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Full text of "Dictionnaire des sciences philosophiques"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/dictionnairedess01fran 


DICTIONNAIRE 


DES 


SCIENCES  PHILOSOPHIQUES 

PAR    UNE    SOCIÉTÉ 
DE    PROFESSEURS    ET    DE    SAVANTS 

sous  LA  DIRECTION  DE 

M.    AD.    FRANCK 


MEMBRE   DE  L  INSTITUT 


DEUXIÈME     ÉDITION 


\ 


PARIS 
LIBRAIRIE    HACHETTE     ET    C 

79,    BOULEVARD   SAINT -GERMAIN,   79 

1875 

Tous  droits  réservés 


LISTE    GÉNÉRALE 


DES   REDACTEURS 


DU    DICTIONNAIRE   DES   SCIENCES    PHILOSOPHIQUES 


A.  B Bertereau  j  doyen  de  la   Faculté 

des  lettres  de  Poitiers. 

A.C.  ouC.T.  CouRNOT,  inspecteur  général  ho- 
noraire de  l'Instruction  publique. 

A.  Cu CHARMA;  ancien  doyen  de  la  Fa- 
culté (les  lettres  de  Caen. 

A.  •  •  .D ARTAun,  ancien  inspecteur  général 

de  l'Instruction  publique. 

A.  U Danton,  ancien  inspecteur  général 

de  l'Instruction  publique. 

A.    G Adolphe    Garnier,    membre    de 

l'Institut. 

Am.   3 Amédée  Jacques,  ancien  professeur 

de  philosophie. 

A.  L Albert  Lemoine,  ancien  inspecteur 

de  l'Académie  de  Paris. 

A.  V VÉRA,  ancien  professeur  de  l'Uni- 

versité de  France,  professeur  de 
philosophie  à  Naples. 

B.  H .  Hauréau  ,  membre  de  l'Institut. 

B.  S. -H Barthélémy  Saint-Hilaire  ,  mem- 

bre de  l'Institut. 
Cu.  B BÉNARD,  ancien  professeur  de  phi- 
losophie. 

C.  Bs Bartholmèss  ,    correspondant    de 

l'Institut. 

Cu.  D....G. ..  Docteur  Dabemberg,  ancien  bi- 
bliothécaire de  la  bibliothèque 
McLzarine. 

C.   J Jourdain,  membre  de  l'Institut. 

Cu.  L Lévèque,  membre  de  l'Institut. 

C.  M Mallet,  ancien  recteur  d'Acadé- 
mie. 

C.  R De  Rémusat,  membre  de  l'Institut. 

C.  Z ZÉvoHT ,    recteur    de     l'Académie 

d'Aix. 

D.  H Henné,  ancien  professeur  de  phi- 

losophie. 

E.  B Bersot,  membre  de  l'Institut. 

Em.  B.  ou  B.  Beaussire,  professeur  de  philoso- 
phie au  collège  Charlemagne. 

E.  C EMILE  Charles,  recteur  de  l'Acadé- 
mie de  Clermont-Ferrand. 

E.  E Egger,  membre  de  l'Institut. 

E.  N Ehnest  Naville,  ancien  profes- 
seur de  philosophie  à  Genève. 


E.  R Renan,  membre  de  l'Institut. 

Em.  s Saisset,  membre  de  l'Institut. 

E.  V Vacherot,  membre  de  l'Institut. 

F.  B Bouillier,  membre  de  l'Institut. 

F.  D Dubois  d'Amiens,  ancien  secrétaire 

perpétuel  de  l'Académie  de  mé- 
decine. 

F.  L Lélut,  membre  de  l'Institut. 

Fr.  r RiAUx,  ancien  professeur  de  philo- 
sophie. 

G.  M.  . .    Mancel,  bibliothécaire  de  la  ville 

de  Caen. 

G.  P Pauthier,  orientaliste. 

G.  V Vapereau  ,    ancien   professeur   de 

philosophie. 

H.  B Bouchitté,  ancien  recteur  d'Aca- 
démie. 

H.  Bt Baudrillart,  membre  de  l'Institut. 

J.  E Babni,  ancien  professeur  de  phi- 
losophie. 

J.  D.-J Duval-Jouve,    ancien    inspecteur 

d'Académie. 

J.  M Matter,  ancien  inspecteur  général 

de  l'Instruction  publique. 

J.  S Jules  Simon,  membre  de  l'Institut. 

J.  T TissoTj  ancien  doyen  de  la  Fa- 
culte  des  lettres  de  Dijon. 

J.  W Wilm  ,  ancien  inspecteur  d'Aca- 
démie. 

L.  D.  L.  . .  .  De  Lens  ,  inspecteur  honoraire 
d'Académie. 

N.  B Bouillet,  ancien  inspecteur  géné- 
ral de  l'Instruction  publique. 

Ph.  I) Damiron,  membre  de  l'Institut. 

P.  J Paul  Janet,  membre  de  l'Instilut. 

Th.  H.  M...   Martin,  membre  de  l'Institut. 

S.  M MuNK,  membre  de  l'Institut. 

S.-R.  T Saint-René  Taillandier,  membre 

de  rinstiiut. 

Val.  P Parisot,  ancien  professeur  de  Fa- 
culté. 

Cu.  W Waddington  (Charles),  correspon- 
dant de  l'Institut. 

X.  R Rousselot,   ancien  professeur  de 

philosophie. 

X Anonyme. 


Les  articles  non  signés  sont  de  M.  Ad.  Franck. 


AVERTISSEMENT 


DE     LA     SECONDE     ÉDITION 


Plus  de  vingt  ans  se  sont  écoulés  depuis  que  ce  livre  a  paru  tout 
entier  pour  la  première  fois  ',  mais  il  n'a  pas  fallu  tout  ce  temps  pour 
l'épuiser.  De  pressantes  sollicitations  en  appelaient  bien  auparavant  une 
édition  nouvelle,  qui  était  en  grande  partie  préparée  quand  de  terribles 
événements  nous  ont  forcé  à  l'ajourner. 

Ce  retard  n'a  pas  été  perdu  pour  notre  œuvre.  Sans  nous  croire  obligé 
d'introduire  aucun  changement  essentiel,  aucune  modification  générale 
dans  notre  rédaction  primitive,  nous  avions  un  certain  nombre  d'arti- 
cles à  remplacer;  d'autres,  dans  une  plus  grande  proportion,  à  ajouter; 
les  renseignements  bibliographiques  à  compléter  par  tous  les  ouvrages 
mis  au  jour  dans  ce  dernier  quart  de  siècle;  enfin,  puisque  nous  nous 
sommes  interdit  de  juger  les  vivants,  à  consacrer  la  mémoire  de  chacun 
des  morts  que  la  philosophie  avait  enregistrés  dans  le  même  laps  de 
temps. 

Une  énumération  détaillée  de  ces  additions  et  substitutions  serait  ici 
superflue  ;  nos  lecteurs  les  reconnaîtront  dans  le  corps  de  l'ouvrage. 
Mais  il  en  est  quelques-unes  qui,  plus  propres  que  les  autres  à  donner 
une  idée  de  ce  travail  de  révision,  nous  ont  paru  dignes  d'être  si- 
gnalées. 

La  place  que,  dans  la  première  édition,  nous  pouvions  donner  à 
Aristote  sans  manquer  aux  proportions  qui  nous  étaient  imposées,  s'est 
trouvée  absorbée  tout  entière  par  la  biographie  et  la  bibliographie  de  ce 
philosophe.  Son  savant  traducteur,  qui  avait  bien  voulu  se  charger  de  cette 
tâche  et  qui  l'a  complétée  dans  le  présent  volume,  n'a  rien  laissé  à  dire 
sur  ce  double  sujet.  Mais  il  restait  encore  à  faire  connaître,  dans  ses  traits 

1.  Le  tome  VI,  qui  est  le  dernier,  porte  la  date  de  1852. 

DICT.    PHILOS.  a 


Il  AVERTISSEMENT  !)]•:   LA  SKCONDl-:  KDlTIOxN. 

les  plus  caractéristiques  et  les  plus  essentiels  et  dans  les  effets  princi- 
paux de  sa  longue  domination,  la  philosophie  même  qu'Aristote  a  fon- 
dée. Dans  un  article  qui  a  pour  titre  Pliilosophie  péripatéticienne,  cette 
lacune  a  été  comblée  avec  autant  d'érudition  que  de  talent  par  notre  con- 
frère M.  Charles  Lévéque. 

Un  autre  membre  de  l'Institut  et  du  haut  enseignement,  qui  avait  déjà 
concouru  pour  une  part  importante  à  la  rédaction  de  la  première  édition, 
M.  Paul  Janet;  a  remplacé  l'article  Devoir,  écrit  dans  un  esprit  trop 
systématique,  par  un  article  nouveau,  plus  conforme  à  l'impartiaUté 
du  vrai  philosophe.  Une  substitution  semblable,  inspirée  par  le  même 
motif,  a  eu  lieu  pour  les  articles  :  Bien,  Anthropomorphisme,  Honnête, 
Instinct,  etc. 

Il  serait  difficile  de  tracer  une  ligne  de  démarcation  infranchissahle 
entre  la  philosophie  et  les  sciences.  Il  y  a,  dans  l'histoire  des  sciences 
mathématiques,  astronomiques,  naturelles  et  médicales,  des  esprits  de 
premier  ordre  dont  les  spéculations  sont  visiblement  dominées  par  une 
idée  philosophique.  Nous  avons  pensé  qu'il  était  possible  de  leur  ouvrir 
notre  recueil  sans  empiéter  sur  un  domaine  qui  nous  est  étranger.  Nous 
avons  donc  accueilli  des  notices  consacrées  à  Ampère,  àBuffon,  aux 
deux  Guvier,  à  Geoffroy  Saint-Hilaire,  à  Lamarck,  à  Stahl  et  à  quel- 
ques autres  savants,  auteurs  de  systèmes  plus  ou  moins  célèbres.  Parmi 
ces  notices,  il  y  en  a  une  à  laquelle  nous  avons  donné  une  étendue  ex- 
ceptionnelle. C'est  celle  de  Galilée.  Bien  des  nuages  planaient  encore  sur 
cette  mémoire  illustre;  des  controverses  passionnées,  au  lieu  de  les  dis- 
siper, n'avaient  servi  qu'à  les  accroître.  Grâce  à  des  recherches  opiniâ- 
tres et  à  une  critique  aussi  érudite  qu'impartiale  ;  grâce  à  des  documents 
nouveaux  et  d'une  incontestable  authenticité,  M.  Martin,  doyen  de  la 
faculté  des  lettres  de  Rennes  et  membre  de  l'Institut,  a  fait  luire  enfin  la 
lumière  de  l'histoire  sur  les  travaux,  la  vie  et  le  procès  du  réformateur 
florentin.  Nous  ne  pouvions  mieux  faire  que  de  lui  laisser  l'espace  et  la 
liberté  dont  il  avait  besoin. 

Parmi  les  noms  nouveaux  dont  la  mort  nous  a  permis  de  prendre  pos- 
session, il  y  en  a  certainement  beaucoup  d'obscurs,  mais  il  y  en  a  aussi 
d'éclatants,  fournis  en  proportions  inégales  par  les  nations  familiarisées 
avec  les  études  philosophiques,  et  d'autres  qui  sont  particulièrement 
chers  à  la  France.  Nous  nous  contenterons  de  citer  ceux  de  Cousin,  Ros- 
mini,  Shopenhauer,  Stuart  Mill,  Gioberti,  Galuppi,  Hamilton,  Balmès, 
Donoso  Corlès,  Ballanche,  Auguste  Comte,  Pierre  Leroux,  Jean  Reynaud, 


AVKUTISSKMKXT   DK  I.A  SECONDE  ÉDITION.  IH 

Gralry,  lUiclicz,  Bordus-Dcnioulin,  Bautain,  Dainiron,  Garnier,  Saisset, 
Lamennais.  Nous  nous  abstenons  à  dessein  de  tout  ordre  hiérarchi- 
que et  de  toute  chissification  dans  cette  énumération  rapide. 

Nous  avons  fait  ce  qui  était  en  notre  pouvoir  pour  ne  rien  omettre 
d'important  et  ne  rien  laisser  subsister  de  trop  défectueux.  La  partie  an- 
cienne aussi  bien  que  la  partie  nouvelle  de  ce  Dictionnaire  a  été  soumise 
à  un  contrôle  attentif;  mais,  bien  loin  de  nous  croire  à  l'abri  des  obser- 
vations de  la  critique,  nous  les  attendons  et  même  nous  les  sollicitons. 
Quelque  sévères  qu'elles  puissent  être,  pourvu  qu'elles  soient  justes, 
elles  peuvent  compter  sur  notre  reconnaissance. 

On  sera  peut-être  étonné  de  la  forme  nouvelle  qui  a  été  substituée  aux 
six  volumes  de  la  première  édition.  Il  semble  que  cette  condensation 
convienne  mieux  à  un  simple  recueil  de  renseignements  qu'à  un  livre 
d'étude,  destiné  à  être  consulté  avec  recueillement.  Mais  elle  offre  cet 
avantage,  grâce  au  soin  avec  lequel  elle  a  été  exécutée,  de  mettre  notre 
livre  à  la  portée  d'un  public  plus  nombreux  sans  en  rendre  la  lecture 
plus  difficile. 

Nous  ne  terminerons  pas  ces  réflexions  préliminaires  sans  payer  un 
légitime  tribut  de  gratitude  à  deux  de  nos  collaborateurs  dont  le  dé- 
vouement et  le  savoir  nous  ont  été  particulièrement  utiles  dans  ce  tra- 
vail de  remaniement.  L'un  est  M.  Emile  Charles,  l'auteur  d'un  remar- 
quable livre  sur  Roger  Bacon.  L'autre  est  M.  Albert  Lemoine,  dont  la 
mort  prématurée  laisse  un  vide  irréparable  dans  l'enseignement  et  dans 
la  science,  surtout  dans  cette  partie  de  la  philosophie  qui  traite  des  rap- 
ports de  l'âme  et  du  corps,  de  l'esprit  et  de  l'organisme. 

Paris,  le  15  janvier  1875. 

AD.  FRANCK. 


PRÉFACE 


DE    LA    PREMIÈRE    ÉDITION 


Lorsqu'après  bien  des  tâtonnements  et  des  vicissitudes ,  à  force  de  luttes,  de 
conquêtes  et  de  préjugés  vaincus,  une  science  est  enfin  parvenue  à  se  constituer, 
alors  commence  pour  elle  une  autre  tâche,  plus  facile  et  plus  modeste,  mais  non 
moins  utile  peut-être  que  la  première  :  il  faut  qu'elle  fasse  en  quelque  sorte  son 
inventaire,  en  indiquant  avec  la  plus  sévère  exactitude  les  propriétés  douteuses,  les 
valeurs  contestées,  c'est-à-dire  les  hypothèses  et  les  simples  espérances,  et  ce  qui 
lui  est  acquis  d'une  manière  irrévocable,  ce  qu'elle  possède  sans  condition  et  sans 
réserve  ;  il  faut  que,  substituant  à  l'enchaînement  systématique  des  idées  un  ordre 
d'exposition  plus  facile  et  plus  libre,  elle  étale  aux  yeux  de  tous  la  variété  de  ses 
richesses,  et  invite  chacun,  savant  ou  homme  du  monde,  à  y  venir  puiser  sans  effort, 
selon  les  besoins  et  même  selon  les  caprices  du  moment.  Tel  nous  paraît  être  en 
général  le  but  des  encyclopédies  et  des  dictionnaires.  Grâce  à  l'exemple  donné  par 
le  dernier  siècle,  dont  les  erreurs  ne  doivent  pas  nous  faire  méconnaître  les  bien- 
faits, il  existe  aujourd'hui  un  recueil  de  ce  genre  pour  chaque  branche  des  connais- 
sances humaines,  et  l'on  ne  voit  pas  que,  pour  être  plus  répandue,  la  science  ait 
perdu  en  profondeur,  ni  que  les  esprits  soient  devenus  moins  actifs  ou  moins 
industrieux.  Pourquoi  donc  la  philosophie  ferait-elle  exception  à  la  loi  commune  ? 
Pourquoi,  lorsque  tant  de  haines  intéressées  se  soulèvent  contre  elle,  resterait-elle 
en  arrière  de  ce  mouvement  qu'elle  seule  a  provoqué  ?  Mais  peut-être  le  temps 
n'est-il  pas  encore  arrivé  pour  la  philosophie  de  franchir  le  seuil  de  l'école  et 
d'offrir  au  nom  de  la  raison  sous  une  forme  accessible  à  toutes  les  intelligences, 
un  corps  de  doctrines  où  l'âme  humaine  puisse  se  reconnaître  avec  toutes  ses 
facultés,  tous  ses  besoins,  tous  ses  devoirs  et  ses  droits,  et  ces  sublimes  espé- 
rances qu'une  main  divine  peut  seule  avoir  déposées  dans  son  sein.  Peut-être 
faut-il  donner  raison  à  ceux  qui  prétendent  qu'après  trois  mille  ans  d'existence 
elle  ne  sait  encore  que  bégayer  sur  des  questions  frivoles,  condamnée  sur  toutes 
les  autres  à  la  plus  honteuse  et  la  plus  irrémédiable  anarchie.  Nous  avons  voulu 
répondre  à  tous  ces  doutes  comme  Diogène  répondit  autrefois  à  ceux  qui  niaient 
le  mouvement.  Nous  nous  sommes  réunis  un  certain  nombre  d'amis  de  la  science, 
de  membres  de  l'Institut  et  de  professeurs  de  l'Université;  nous  avons  mis  en 
commun  les  fruits  de  nos  études,  et,  sans  autre  autorité  que  celle  des  idées  mêmes 
que  nous  cherchons  à  répandre,  sans  autre  artifice  que  l'accojrd  spontané  de  nos 
convictions,  nous  avons  composé  ce  recueil  oii  tous  les  problèmes  qui  intéressent 
à  un  certain  degré  l'homme  intellectuel  et  moral,  sont  franchement  abordés  et 
nettement  résolus  ;  où  la  variété  de  la  forme,  la  diversité  des  détails  ne  met  aucun 
obstacle  à  l'unité  du  fond  et  laisse  subsister  dans  les  principes  le  plus  invariable 
accord. 

Et  quels  sont  ces  principes?  Nous  n'éprouvons  ni  embarras  ni  hésitation  à  les 
exposer  ici  en  quelques  mots  ;  car  il  n  est  pas  dans  notre  intention  d'en  faire 
mystère,  et  ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  qu'ils  gouvernent  notre  pensée.  Les  voici 
donc  sous  la  forme  la  plus  simple  dont  il  soit  possible  de  les  revêtir,  afin  que 
chacun  sache  tout  d'abord  qui  nous  sommes  et  ce  que  nous  voulons. 

P  Gardant  au  fond  de  nos  cœurs  un  respect  inviolable  pour  cette  puissance 


VI  PRÉFACE  DK  LA  PREMIÈRE  ÉDITION. 

tntélaire  qui  accompagno  l'homme  depuis  le  berceau  jusqu'à  la  tombe,  toujours  en 
lui  parlant  de  Dieu  et  en  lui  montrant  le  ciel  comme  sa  vraie  patrie,  nous  croyons 
cependant  que  la  philosophie  et  la  religion  sont  deux  choses  tout  à  fait  distinctes, 
dont  l'une  ne  saurait  remplacer  l'autre,  et  qui  sont  nécessaires  toutes  deux  à  la 
satisfaction  de  l'âme  et  à  la  dignité  de  notre  espèce;  nous  croyons  que  la  philoso- 
phie est  une  science  tout  à  fait  libre,  qui  se  suffit  à  elle-même  et  ne  relève  que  de 
fa  raison.  Mais  nous  soutenons  en  même  temps  que,  loin  d'être  une  faculté  indi- 
viduelle et  stérile,  variant  d'un  homme  à  un  autre  et  d'un  jour  au  jour  suivant,  la 
raison  vient  de  Dieu;  qu'elle  est  comme  lui  immuable  et  absolue  dans  son  essence  ; 
qu'elle  n'est  rien  moins  qu'un  reflet  de  la  divine  sagesse  éclairant  la  conscience  de 
chaque  homme,  éclairant  les  peuples  et  l'humanité  tout  entière  sous  la  condition 
du  travail  et  du  temps. 

2"  Nous  ne  reconnaissons  pas  de  science  sans  méthode.  Or  la  méthode  que 
nous  avons  adoptée  et  que  nous  regardons  comme  la  seule  légitime,  c'est  celle  qui 
a  déjà  deux  fois  régénéré  la  philosophie,  et  par  la  philosophie  l'universalité  des 
connaissances  humaines.  C'est  la  méthode  de  Socrate  et  de  Descartes,  mais  appliquée 
avec  plus  de  rigueur  et  développée  à  la  mesure  actuelle  de  la  science,  dont  l'horizon 
s'est  agrandi  avec  les  siècles.  Également  éloignée  et  de  l'empirisme,  qui  ne  veut 
rien  admettre  au  delà  des  faits  les  plus  palpables  et  les  plus  grossiers,  et  de  la 
pure  spéculation,  qui  se  repaît  de  chimères,  la  méthode  psychologique  observe 
religieusement,  à  la  clarté  de  cette  lumière  intérieure  qu'on  appelle  la  conscience, 
tous  les  faits  et  toutes  les  situations  de  l'âme  humaine.  Elle  recueille  un  à  un  tous 
les  principes,  toutes  les  idées  qui  constituent  en  quelque  sorte  le  fond  de  notre 
intelligence  ;  puis,  à  l'aide  de  l'induction  et  du  raisonnement,  elle  les  féconde,  elle 
les  élève  à  la  plus  haute  unité  et  les  développe  en  riches  conséquences. 

3"  Grâce  à  cette  manière  de  procéder,  et  grâce  à  elle  seule,  nous  enseignons  en 
psychologie  le  spiritualisme  le  plus  positif,  alliant  le  système  de  Leibniz  à  celui 
de  Platon  et  de  Descartes,  ne  voulant  pas  que  l'âme  soit  une  idée,  une  pensée 
pure,  ni  une  force  sans  liberté,  destinée  seulement  à  mettre  en  jeu  les  rouages  du 
corps,  ni  quelque  forme  fugitive  de  l'être  en  général,  laquelle  une  fois  rompue  ne 
laisse  après  elle  qu'une  existence  inconnue  à  elle-même,  une  immortalité  sans 
conscience  et  sans  souvenir.  Elle  est  à  nos  yeux  ce  qu'elle  est  en  réalité,  une  force 
libre  et  responsable,  une  existence  entièrement  distincte  de  toute  autre,  qui  se 
possède,  se  sait,  se  gouverne  et  porte  en  elle-même,  avec  l'empreinte  de  son  ori- 
gine, le  gage  de  son  immortalité. 

4°  En  morale,  nous  ne  connaissons  point  de  transaction  entre  la  passion  et 
le  devoir,  entre  la  justice  éternelle  et  la  nécessité,  c'est-à-dire  l'intérêt  du  mo- 
ment. L'idée  du  devoir,  du  bien  en  soi,  est  pour  nous  la  loi  souveraine,  qui 
ne  souffre  aucune  atteinte  et  repousse  toute  condition,  qui  oblige  les  États  et 
les  gouvernements  aussi  bien  que  les  individus,  et  doit  servir  de  règle  dans 
l'appréciation  du  passé  comme  dans  les  résolutions  pour  l'avenir.  Mais  nous 
croyons  en  même  temps  que,  sous  l'empire  de  cette  loi  divine,  dont  la  charité  et 
l'amour  de  Dieu  sont  le  complément  indispensable,  tous  les  besoins  de  notre  na- 
ture trouvent  leur  légitime  satisfaction;  toutes  les  facultés  de  notre  être  sont  exci- 
tées à  se  développer  dans  le  plus  parfait  accord;  toutes  les  forces  de  l'individu  et 
de  la  société,  rassemblées  sous  une  même  discipline,  sont  également  employées 
au  profit,  nous  n'osons  pas  dire  du  bonheur  absolu,  qui  n'est  pas  de  ce  monde, 
mais  de  la  gloire  et  de  la  dignité  de  l'espèce  humaine. 

5"  Dans  toutes  les  c{uestions  relatives  à  Dieu  et  aux  rapports  de  Dieu  avec 
l'homme,  nous  avons  fait  au  sentiment  sa  part,  nous  avons  reconnu,  plus  qu'on 
ne  l'avait  fait  avant  nous  peut-être,  sa  légitime  et  salutaire  influence,  tout  en 
maintenant  dans  leur  étendue  les  droits  et  l'autorité  de  la  raison.  Nous  accordons 
à  la  raison  le  pouvoir  de  nous  démontrer  l'existence  du  Créateur,  de  nous  instruire 
de  ses  attributs  infinis  et  de  ses  rapports  avec  l'ensemble  des  êtres  ;  mais  par  le 
sentiment  nous  entrons  en  quelque  sorte  en  commerce  plus  intime  avec  lui,  et  son 
action  sur  nous  est  plus  immédiate  et  plus  présente.  Nous  professons  un  égal 
éloignement  et  pour  le  mysticisme  qui,  sacrifiant  la  raison  au  sentiment  et  l'homme 
à  Dieu,  se  perd  dans  les  splendeurs  de  l'infini,  et  pour  le  panthéisme,  qui  refuse 
à   Dieu  les  perfections   mômes   de   l'homme,  en  admettant  sous   ce  nom  on  ne 


PRÉFACE  DE  I-A  PREMIÈRE  ÉDITION.  VII 

sait  quel  être  abstrait,  privé  de  conscience  et  de  liberté.  Grâce  à  cette  con- 
science de  nous-mêmes  et  de  notre  libre  arbitre  sur  laquelle  se  fondent  à  la  fois 
et  notre  méthode  et  notre  philosophie  tout  entière,  ce  dieu  abstrait  et  vague 
dont  nous  venons  de  parler,  le  dieu  du  panthéisme  devient  à  jamais  impossible,  et 
nous  voyons  à  sa  place  la  Providence,  le  Dieu  libre  et  saint  que  le  genre  humain 
adore,  le  législateur  du  monde  moral,  la  source  en  même  temps  que  l'objet  de  cet 
amour  insatiable  du  beau  et  du  bien  qui  se  mêle  au  fond  de  nos  âmes  à  des  pas- 
sions d'un  autre  ordre. 

6"  Enfin  nous  pensons  que  l'histoire  de  la  philosophie  est  inséparable  de  la  phi- 
losophie elle-même,  et  qu'elles  forment  toutes  deux  une  seule  et  même  science. 
Tous  les  problèmes  agités  par  les  philosophes,  toutes  les  solutions  qui  en  ont  été 
données,  tous  les  systèmes  qui  ont  régné  tour  à  tour  ou  se  sont  combattus  dans  un 
même  temps,  sont,  de  quelque  manière  qu'on  les  juge,  des  faits  qui  ont  leur  ori- 
gine dans  la  conscience  humaine,  des  faits  qui  éclairent  et  qui  complètent  ceux 
que  chacun  de  nous  découvre  en  lui-même  :  car  comment  auraient-ils  pu  se  pro- 
duire s'ils  n'avaient  pas  en  noTis,  dans  les  lois  de  notre  intelligence,  leur  fondement 
et  leur  raison  d'être?  Indépendamment  de  ce  point  de  vue,  qui  fait  de  l'histoire  de 
la  philosophie  comme  une  contre-épreuve  et  un  complément  nécessaire  de  la  psy- 
chologie, nous  admettons  que  la  vérité  est  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  lieux, 
qu'elle  fait  en  quelque  sorte  l'essence  même  de  l'esprit  humain,  mais  qu'elle  ne  se 
manifeste  pas  toujours  sous  la  même  forme,  ni  dans  la  même  mesure.  Nous  croyons 
enfin  àf  un  sage  progrès,  compatible  avec  les  principes  invariables  de  la  raison,  et 
dès  lors  l'état  présent  de  la  science  se  rattache  étroitement  à  son  passé  ;  l'ordre 
dans  lequel  les  systèmes  philosophiques  se  suivent  et  s'enchaînent,  devient  l'ordre 
même  qui  préside  au  développement  de  l'intelligence  humaine  à  travers  les  siècles 
et  dans  l'humanité  entière. 

Tels  sont,  en  résumé,  les  principes  que  nous  professons  et  que  nous  avons  essayé 
de  mettre  en  lumière  dans  ce  livre.  Si  nous  sommes  dans  l'erreur,  qu'on  nous  le 
prouve;  qu'on  nous  montre  ailleurs,  si  l'on  peut,  les  fondements  éternels  de  toute 
morale,  de  toute  religion,  de  toute  science,  ou  qu'on  avoue  franchement  qu'on 
regarde  toutes  ces  choses  comme  de  pures  chimères.  Si  l'on  trouve  que  nous  ne 
sommes  pas  toujours  restés  fidèles  à  nous-mêmes,  que  cette  profession  de  foi  que 
nous  venons  d'exposer  a  été  maintes  foi^  trahie;  eh  Bien,  que  l'on  ne  tienne  aucun 
compte  des  difficultés  d'une  œuvre  comme  celle-ci,  où  les  sujets  les  plus  divers  se 
succèdent  brusquement,  sans  autre  transition  qu'une  lettre  de  l'alphabet  ;  que  l'on 
nous  signale  et  qu'on  nous  reproche  sévèrement  chacune  de  nos  inconséquences. 
Mais  aller  au  delà,  soupçonner  au  fond  de  nos  cœurs  et  arracher  de  nos  paroles,  à 
force  de  tortures,  des  convictions  dift'érenfes  de  celles  que  nous  exprimons,  c'est 
le  lâche  procédé  de  la  calomnie.  Nous  déclarons  d'avance  que  nous  n'opposerons  à 
toute  attaque  de  ce  genre,  que  le  silence  et  le  mépris. 

Cependant,  nous  avons  hâte  de  le  reconnaître,  les  principes  que  nous  venons  de 
présenter  comme  la  substance  de  notre  œuvre  et  le  fond  même  de  notre  pensée, 
ont  aussi  des  adversaires  avoués,  sincères,  sur  qui  il  est  nécessaire  que  nous  nous 
expliquions  ici  en  peu  de  mots,  non  pas  tant  pour  les  réfuter,  que  pour  dessiner 
plus  nettement  encore  notre  propre  position  et  la  situation  générale  des  esprits, 
relativement  aux  questions  philosophiques. 

Il  y  a  aujourd'hui,  en  France,  des  hommes  qui  ont  entrepris  une  croisade  régu- 
lière contre  la  philosophie  et  contre  la  raison,  qui  regardent  comme  des  actes  de 
rébellion  ou  de  folie  toutes  les  tentatives  faites  jusqu'à  ce  jour  pour  constituer  une 
science  philosophique  indépendante  de  l'autorité  religieuse,  et  qui  pensent  que  le 
temps  est  venu  de  rentrer  enfin  dans  l'ordre,  c'est-à-dire  que  la  philosophie,  que 
les  sciences  en  général,  si  elles  tiennent  absolument  à  l'existence,  doivent  redevenir 
comme  autrefois  un  simple  appendice  de  la  théologie.  Nous  ne  signalerons  pas  ici 
les  essais  malheureux  qui  ont  été  faits  récemment  en  ce  genre  ;  nous  ne  montrerons 
pas,  comme  nous  pourrions  le  faire  très-facilement,  que  la  foi  n'a  pas  moins  à  s'en 
plaindre  que  le  bon  sens  ;  nous  dirons  seulement  qu'à  la  considérer  en  elle-même, 
ia  prétention  ûont  nous  venons  de  parler  est,  au  plus  haut  point,  dépourvue  de 
raison.  De  quoi  s'agit-il,  en  effet?  D  étouffer  le  principe  de  libre  examen  dans  les 
choses  qui  sont  du  ressort  de  l'intelligence  humaine.  Or  ce  principe,  qu'on  l'ac- 


VIII  PREFACE  DE  LA  PREMIERE  EDITION. 

cepte  ou  non  pour  son  propre  compte,  est  désormais  au-dessus  de  la  discussion. 
Il  est  sorti  voilà  déjà  longtemps,  de  la  pure  théorie,  pour  entrer  dans  le  domaine 
des  faits.  Il  n'est  pas  seulement  consacré  dans  les  sciences,  dont  il  est  la  condition 
suprême,  il  s'est  aussi  introduit  dans  nos  lois  et  dans  nos  mœurs  ;  il  a  affranchi  et 
sécularisé  successivement  notre  droit  civil,  notre  droit  politique,  la  société  tout 
entière.  En  dehors  des  dogmes  révérés  de  la  religion  qui  s'appuient  sur  la  révé- 
lation, rien  ne  se  fait  aujourd'hui,  rien  ne  se  démontre,  ni  même  ne  se  commande, 
qu'au  nom  de  la  raison.  Voulez-vous  que  nous  vous  prenions  au  mot,  et  que,  dans 
toutes  les  questions  de  l'ordre  moral,  nous  regardions  l'usage  de  la  raison  comme 
un  acte  de  démence  et  de  révolte?  Soyez  donc  conséquents  avec  vous-mêmes,  ou 
plutôt  soyez  sincères,  et  commencez  par  nous  faire  prendre  en  haine,  si  vous  le 
pouvez,  tout  ce  qui  nous  entoure,  tout  ce  que  nous  avons  conquis  avec  tant  de 
peine,  et  ce  que  notre  devoir  nous  commande  aujourd'hui  d'aimer  et  de  défendre. 
Dans  quel  temps  aussi  vient-on  nous  parler  de  l'impuissance  de  la  raison?  C'est 
lorsqu'elle  voit  le  succès  couronner  son  œuvre,  lorsqu'elle  voit  tous  les  change- 
ments introduits  en  son  nom  se  raffermir  chaque  jour  et  recevoir  la  consécration 
du  temps.  La  philosophie,  c'est  la  raison  dans  l'usage  le  plus  noble  et  le  plus 
élevé  qu'elle  puisse  faire  de  ses  forces;  c'est  la  raison  cherchant  à  se  gouverner 
elle-même,  imposant  une  règle  à  sa  propre  activité,  s'élevant  au-dessus  de  tous  les 
intérêts  du  moment  pour  découvrir  le  but  suprême  de  la  vie  et  atteindre  la  vérité 
dans  son  essence.  C'est  d'elle  que  part  le  mouvement  que  nous  avons  signalé  tout 
à  l'heure  ;  elle  seule  peut  le  contenir  et  le  discipliner.  Essayer  maintenant  de^retirer 
cet  appui  à  l'homme  qui  en  a  besoin  et  qui  le  réclame  ;  chercher  à  ruiner  une 
science  dont  on  pourrait  faire,  comme  au  dix-septième  siècle,  un  auxiliaire  au  moins 
utile  pour  le  triomphe  des  vérités  que  la  raison  et  la  foi  nous  enseignent  égale- 
ment, c'est  une  entreprise  que  l'on  peut  dire  coupable  autant  qu'impuissante. 

En  nous  tournant  maintenant  d'un  autre  côté,  nous  rencontrerons  des  adversaires 
tout  aussi  prévenus,  mais  pour  ime  cause  bien  moins  digne  de  respect.  Ce  sont 
ceux  qui,  placés  en  dehors  du  mouvement  intellectuel  de  leur  époque  et  n'ayant 
pris  dans  l'héritage  du  siècle  précédent  que  la  plus  mauvaise  part,  c'est-à-dire  les 
rancunes  et  les  erreurs,  continuent  à  faire  une  guerre  désespérée  à  toute  idée  spi- 
ritualistc  et  religieuse,  à  toute  pensée  d'ordre,  à  tout  sentiment  de  respect  et  de 
généreuse  abnégation.  Nous  avons  hâte  de  le  dire,  ce  n'est  pas  de  la  vraie  philoso- 
phie du  dix-huitième  siècle  que  nous  voulons  parler.  L'école  de  Locke  et  de  Con- 
dillac,  il  faut  lui  rendre  cette  justice,  n'est  jamais  descendue  si  bas;  les  penseurs 
éminents  qu'elle  a  comptés  dans  son  sein  ont  suppléé,  par  l'élévation  de  leurs  sen- 
timents personnels,  à  l'imperfection  de  leur  système,  et  se  sont  dérobés  par  une 
heureuse  inconséquence  aux  résultats  que  leur  imposait  une  logique  sévère.  Au 
reste,  cette  mémorable  école  n'est  déjà  plus  qu'un  souvenir.  Ce  que  nous  voyons 
aujourd'hui  à  sa  place  se  parant  de  ses  titres,  usurpant  les  respects  qu'elle  inspi- 
rait autrefois,  c'est  un  grossier  matérialisme.  Le  matérialisme  aurait-il  donc  plus 
de  chances  de  durée  que  la  doctrine  de  la  sensation?  Logiquement,  cela  est  impos-- 
sible  ;  mais  il  est  inutile,  ayant  affaire  à  un  tel  adversaire,  que  nous  appelions  à  no- 
tre aide  le  raisonnement.  Le  langage  des  faits  est  bien  assez  clair.  Or,  quel  spec- 
tacle l'opinion  matérialiste  offre-t-elle  aujourd'hui  à  nos  yeux?  Abandonnée  sans 
retour  par  l'esprit  public  qui  ne  sait  plus  se  plaire  qu'aux  idées  graves  et  sérieuses, 
elle  n'ose  plus  même  avouer  son  nom  ni  parler  sa  propre  langue.  Elle  n'a  plus  à 
la  bouche  que  des  phrases  mystiques  ;  elle  ne  fait  que  citer  les  Écritures  saintes 
pêle-mêle  avec  les  Védas,  le  Koran  et  des  sentences  d'une  origine  encore  plus  sus- 
pecte ;  elle  parle  sans  cesse  de  Dieu,  de  morale,  de  religion;  et  tout  cela  pour  nous 
prouver  qu'il  n'existe  rien  en  dehors  ni  au-dessus  de  ce  monde,  qu'une  âme  distincte 
du  corps  est  une  pure  chimère,  que  la  résignation  aux  maux  inévitables  de  cette  vie 
est  une  lâcheté,  la  charité  une  folie,  le  droit  de  propriété  un  crime  et  le  mariage  un 
état  contre  nature.  Elle  n'a  pas  changé,  comme  on  voit,  quant  au  fond,  sinon  qu'à 
ce  tissu  de  pernicieuses  extravagances  elle  vient  de  mêler  encore  le  rêve  depuis  si  long- 
temps oublié  de  la  métempsycose.  Autrefois  elle  se  vantait  d'avoir  l'appui  des  scien- 
ces naturelles,  et  c'est  par  là  qu'elle  imposait  le  plus  à  quelques  esprits  ;  mais  voilà 
que  cette  dernière  ressource  commence  aussi  à  lui  faire  défaut  ;  car  les  sciences  na- 
turelles, en  y  comprenant  la  physiologie,  n'ont  pas  pu  se  soustraire  à  la  révolution 


PRKFAGE  DK  LA  PREMIERE  EDITION.  IX 

générale  cjui  s'est  opérée  dans  les  idées;  elles  rendent  aujourd'hui  témoignage  on 
faveur  du  spiritualisme. 

Enfin,  si  nous  prêtons  l'oreille  aux  échos  qui  nous  arrivent  de  l'autre  côté  du 
Rhin,  nous  entendons  accuser  notre  méthode  ;  nous  entendons  dire  que  notre  phi- 
losophie, la  philosophie  française  en  général,  manque  d'unité  et  de  hardiesse,  qu  elle 
ne  présente  pas,  comme  certaines  doctrines  allemandes,  un  vaste  système  où  l'ex- 
périence n'entre  pour  rien,  où  tout  est  donné  à  la  spéculation  pure,  j'allais  dire  à  l'i- 
magination ;  où  tout  cnhn,  depuis  l'être  absolu  jusqu'au  dernier  atome  de  matière, 
est  expliqué  a  priori ,  comme  ils  disent,  au  moyen  d'un  principe  arbitraire  que  la 
pensée,  maîtresse  absolue  d'elle-même,  adopte  ou  rejette,  modifie  et  transforme 
comme  il  lui  plaît.  Nous  avouons  sans  détour  que  nous  acceptons  le  reproche,  et 
nous  allons  même  jusqu'à  nous  en  féliciter  :  d'abord  il  peut  servir  de  réponse  à  la 
susceptibilité  patriotique  de  ceux  qui  nous  accusent  d'abandonner  les  traditions 
philosophiques  de  notre  pays,  pour  nous  faire  les  humbles  disciples  de  l'Allemagne, 
ce  qu'au  reste  nous  n'hésiterions  pas  à  faire  si  la  vérité  était  à  ce  prix;  il  a,  en 
outre,  l'avantage  de  constater  comme  un  fait,  comme  une  habitude  de  notre  es- 
prit, ce  qui  est  le  but  le  plus  constant  de  tous  nos  efforts  et  la  plus  grave  obli- 
gation que  nous  nous  imposions  à  nous-mêmes.  Oui,  c'est  précisément  ce  que  nous 
voulons,  de  ne  pas  sacrifier  à  la  folle  espérance  d'atteindre  en  un  jour  à  la  science 
universelle  les  connaissances  positives  que  nous  pouvons  acquérir  en  interrogeant 
modestement  l'histoire  de  notre  propre  conscience,  et  en  appliquant  les  forces  du 
raisonnement  à  des  faits  bien  constatés.  Oui,  c'est  ce  que  nous  voulons,  de  ne  pas 
mettre  nos  rêves  à  la  place  de  la  réalité,  de  ne  pas  nous  ériger  en  prophètes  ou  on 
génies  créateurs,  quand  la  nature  est  là  devant  nous,  en  nous-mêmes,  et  qu'il  suf- 
fit pour  la  connaître  de  l'observer  avec  un  esprit  non  prévenu.  Oui,  nous  sommes 
restés  fidèles  à  Descartes,  en  ajoutant  à  sa  méthode  et  à  ses  doctrines  ce  que  le  pro- 
grès des  siècles  y  ajoute  naturellement.  Nous  sommes  d'un  pays  où  le  bon  sens, 
c'est-à-dire  le  tact  de  la  vérité,  ne  saurait  être  blessé  impunément.  L'unité!  dites- 
vous.  Pas  de  science  sans  unité!  Nous  sommes  du  même  avis;  mais  nous  voulons 
l'unité  dans  la  vérité,  et  la  vérité  n'existe  plus  pour  l'homme  aussitôt  au'il  prétend 
tirer  tout  de  lui-même  et  se  rendre  indépendant  des  faits.  D'ailleurs,  quels  sont 
donc  les  merveilleux  résultats  de  cette  méthode  spéculative  tant  vantée,  et  dont  la 
privation,  à  votre  sens,  condamne  à  la  stérilité  tous  nos  efforts?  S'il  fallait  la  juger 
par  là,  c'est-à-dire  par  les  fruits  qu'elle  a  produits  en  vos  propres  mains,  cela  seul 
suffirait  pour  nous  la  faire  repousser.  Un  Dieu  sans  conscience  et  sans  liberté,  une 
âme  qui  se  perd  dans  l'infini,  qui  n'a  ni  libre  arbitre  en  ce  monde,  ni  conscience 
de  son  immortalité  après  cette  vie  ;  à  la  place  des  êtres  en  général,  des  idées  qui 
s'enchaînent  dans  un  ordre  fatal  et  arbitraire;  enfin  partout  et  toujours  des  ab- 
stractions, des  formules  algébriques  et  des  mots  vides  de  sens  ;  est-ce  là  ce  que  nous 
devons  regretter? 

Maintenant  que  le  but  et  l'esprit  de  cet  ouvrage  doivent  être  suffisamment  con- 
nus, il  nous  reste  à  dire  sur  quel  plan  il  a  été  conçu  et  quels  sont  exactement  les 
éléments  qu'il  embrasse  ;  mais  auparavant  nous  croyons  utile  de  montrer  qu'il  n'est 
pas  sans  antécédents  dans  l'histoire  de  la  philosophie,  qu'il  vient  répondre,  au  con- 
traire, à  un  besoin  depuis  longtemps  senti  et  qui  subsiste  encore  malgré  tous  les 
efforts  tentés  successivement  pour  le  satisfaire. 

Deux  essais  de  ce  genre  ont  déjà  paru  dans  l'antiquité  :  c'étaient  de  simples  vo- 
cabulaires de  la  langue  philosophique  de  Platon,  et  dont  l'un,  le  moins  imparfait 
des  deux,  à  ce  que  nous  assure  Photius,  avait  pour  auteur  Boëthe,  le  même  proba- 
blement qui  a  écrit  un  commentaire  sur  les  catégories  d'Aristote;  l'autre,  qui  est 
seul  parvenu  jusqu'à  nous,  est  l'œuvre  du  grammairien  Timée  le  Jeune.  Suidas 
nous  parle  aussi  d'un  certain  Harpocration  qui  aurait  publié  un  travail  tout  à  fait 
semblable  sur  la  langue  philosophique  d'Aristote. 

Les  dictionnaires  du  moyen  âge  sont  les  Sommes,  véritables  encyclopédies  au 
point  de  vue  religieux  de  l'époque,  mais  où  la  philosophie,  quoique  rejetée  au  se- 
cond rang  et  regardée  comme  un  instrument  au  service  de  la  foi ,  n'occupe  pas 
moins  de  place  peut-être  que  la  théologie.  Ainsi,  le  chef-d'œuvre  de  l'esprit  nu- 
main  au  treizième  siècle,  la  Somme  de  saint  Thomas  d'Aquin,  est  en  même  temps 
un  recueil  à  peu  près  complet  de  toutes  les  connaissances  et  de  toutes  les  idées 


X  PRKFAC.K   DE  LA   PREiMlKllI':   l'iDlTlUX. 

philosophiques  du  temps,  non-seulement  chez  les  Chrétiens,  mais  aussi  chez  les 
Arabes  et  chez  les  Juifs.  Maimonide,  sous  le  nom  de  Rabi  Moses,  Avicenne,  Aver- 
rhoës,  y  sont  cités  presque  aussi  souvent  que  Platon,  Aristotc  et  les  docteurs  de 
l'Eglise. 

Mais  ce  ne  l'ut  guère  qu'à  la  chute  de  la  scolastique,  vers  la  lin  du  seizième  siè- 
cle, que  parurent,  sous  leur  véritable  nom,  les  dictionnaires  spécialement  consa- 
cré.«i  à  la  philosophie.  Le  premier  de  tous,  autant  que  nous  avons  pu  nous  en  as- 
surer, c'est  le  Lexique  en  trois  parties  [Lexicon  triplex)  qui  fut  publié  à  Venise, 
en  1582,  par  Jean-Baptiste  Bernardini,  pour  servir  à  la  fois  à  l'usage  de  la  philo- 
sophie platonicienne,  péripatéticienne  et  stoïcienne. 

Après  cet  ouvrage  informe  et  sans  unité  qui  caractérise  assez  bien  la  philosophie 
de  la  Renaissance,  vient  le  Répertoire  philosophique  [Lexicon  philosophicum),  où 
tous  les  termes  de  philosophie  en  usage  chez  les  anciens,  soit  chez  les  Grecs,  soit 
chez  les  Latins,  sont  expliqués  brièvement,  mais  avec  beaucoup  de  netteté  et  de 
justesse.  Ce  petit  ouvrage,  d'ailleurs  trop  peu  connu  ,  peut  être  regardé  surtout 
comme  une  introduction  utile  à  l'étude  de  Platon  et  d'Aristote. 

Dès  lors  l'usage  et  jusqu'au  nom  des  lexiques  philosophiques  parait  généralement 
consacré  et  se  transmet  comme  une  tradition  commune  d'une  école  de  philosophie 
à  une  autre.  L'école  péripatéticienne  du  dix-septième  siècle  en  eut  plusieurs,  parmi 
lesquels  nous  citerons  celui  de  Pierre  Godart  {Lexicon  et  summa  pjhilosophiœ), 
publié  à  Paris  en  1666,  et  celui  de  Allsted  [Compendium  lexici  philosophici),  qui 
parut  à  Herborn  en  1626.  L'école  cartésienne  reçut  le  sien  des  mains  de  Chauvin, 
qui,  tout  en  admettant  la  plupart  des  principes  de  Descartes,  ne  sut  cependant  pas 
dépouiller  les  formes  arides,  ni  même  les  iaées  de  la  philosophie  scolastique.  Cet 
ouvrage,  où  les  sciences  naturelles  ne  tiennent  pas  moins  de  place  que  la  philoso- 
phie proprement  dite,  a  paru  pour  la  première  fois  en  1692,  à  Berlin,  où  Chauvin 
occupait  avec  distinction  une  chaire  publique.  Après  l'école  de  Descartes  vient 
celle  de  Leibniz  et  de  Wolf,  qui  se  résume  en  quelque  sorte  dans  le  lexique  de 
Walch.  Cet  estimable  recueil,  écrit  en  allemand  et  publié  pour  la  première  fois  à 
Leipzig  en  1726,  est  de  beaucoup  supérieur  à  tous  ceux  qui  l'ont  précédé.  Il  res- 
pire un  esprit  véritablement  philosophique;  il  admet  même,  dans  une  certaine 
mesure,  l'histoire  de  la  philosophie  ;  mais  il  est  encore  trop  étroitement  lié  à  la  théo- 
logie, et  l'auteur  lui-même,  à  ce  qu'il  nous  semble,  est  plus  théologien  que  phi- 
losophe. 

Nous  n'avons  à  nous  occuper  ici  ni  du  Dictionnaire  historique  et  critique  de 
Baijle,  ni  de  la  grande  E)icyclopjédie  du  dix-huitième  siècle,  dont  le  but  ne  sau- 
rait être  confondu  avec  le  nôtre,  et  dont  l'esprit,  suffisamment  connu,  n'est  plus 
celui  de  notre  temps.  Cependant  il  est  bon  de  remarquer,  en  passant,  l'influence 
immense  que  ces  deux  monuments,  le  dernier  surtout,  ont  exercée  sur  l'esprit  mo- 
derne. Pourquoi  donc,  en  remplaçant  ce  qui  nous  manque  du  côté  du  talent  par  la 
force  de  nos  convictions  et  la  patience  de  nos  recherches,  ne  nous  serait-il  pas  per- 
mis d'espérer  une  partie  de  cette  influence  au  profit  d'une  cause  bien  autrement 
noble  que  celle  du  scepticisme  et  du  sensualisme? 

Sur  la  fin  du  dernier  siècle,  de  1791  à  1793,  on  a  publié  séparément,  augmentés 
de  quel{[ues  travaux  plus  récents,  les  principaux  articles  de  V Encyclopédie  qui  con- 
cernent la  philosophie  proprement  dite,  ou  plutôt  l'histoire  de  la  philosophie;  mais 
ce  recueil  est  complètement  gâté  parce  que  l'éditeur  y  ajoute  de  son  propre  fonds. 


d'hui  du  courage  pour  soutenir,  même  pendant  quelques  instants,  la  lecture  de 
cette  compilation  indigeste. 

Nous  arrivons  enfin  au  Lexique  ou  Encyclopédie  philosophique  de  Kru^  [En- 
cyclopaedisch-Philosophisclies  Lexiko)i),  le  plus  récent  de  tous  les  écrits  de  cette 
nature;  car  le  dernier  des  cinq  volumes  dont  il  se  compose,  ne  remonte  pas  au 
delà  de  1838.  Krug  a  bien  quelques  prétentions  à  l'originalité;  il  a  beaucoup  écrit 
et  sur  toutes  sortes  de  sujets;  mais  partout  et  toujours,  au  moment  même  où  il 
pense  avoir  atteint  le  plus  iiaut  degré  de  nouveauté  et  d'indépendance,  on  aperçoit 
en  lui  le  disciple  de  Kant,  et  c'est  véritablement  l'école  kantienne  qui  est  repré- 


PRKFAC.K   DK   LA   l'HK.MlKUK   IIDITIOX.  XI 

scntéc  par  son  recueil,  comme  celle  de  Leibniz  par  le  travail  de  Walch,  celle  de 
Descartes  par  le  Dictionnaire  de  Chauvin,  et  le  dix-huitième  siècle  tout  entier  par 
V Encyclopédie.  Cependant,  à  la  considérer  même  sous  ce  point  de  vue,  qui  ne  lui 
laisse  à  nos  yeux  qu'un  intérêt  purement  historique,  l'cDuvre  de  Krug  est  bien  loin 
de  répondre  à  la  gravité  du  sujet.  Non-seulement  elle  man([ue  de  plan  et  de  mé- 
thode; non-seulement  la  philosophie  proprement  dite  y  est  presque  entièrement 
sacrifiée  à  l'histoire  de  la  philosophie  ;  mais  il  y  règne,  avec  certaines  préventions 
qui  sont  devenues  un  anachronisme,  une  bigarrure  et  une  légèreté  incroyables. 
Ainsi  vous  y  trouverez  un  article  sur  la  bigoterie,  un  autre  sur  la  coquetterie,  un 
troisième  sur  les  arabesques,  un  quatrième  sur  le  célibat  des  prêtres,  et  tout  cela 
sans  une  ombre  de  grâce  ou  d'esprit  qui  puisse  jusqu'à  un  certain  point  faire  par- 
donner ces  inconvenantes  digressions. 

Après  tous  les  écrits  que  nous  venons  de  passer  en  revue,  un  dictionnaire  des 
sciences  philosophiques  rédigé  au  point  de  vue  impartial  de  notre  époque,  d'après 
les  principes  que  nous  avons  exposés  plus  haut,  et  qui  pût  être  regardé  en  même 
temps  comme  l'œuvre  commune  de  toute  une  génération  philosophique,  était  donc 
une  œuvre  à  faire.  C'est  cette  œuvre  que  nous  avons  entreprise,  en  mettant  à  pro- 
fit tous  les  essais  antérieurs.  Puisse  le  résultat  n'être  pas  au-dessous  de  nos  inten- 
tions et  de  nos  efl'orts. 

Les  matériaux  de  ce  recueil,  tous  embrassés  dans  le  même  cadre  et  disposés  sans 
distinction  par  ordre  alphabétique,  peuvent  être  classés  de  la  manière  suivante  : 
1°  la  philosophie  proprement  dite;  2"  l'histoire  de  la  philosophie  accompagnée  de 
la  critique,  ou  tout  au  moins  d'une  impartiale  appréciation  de  toutes  les  opinions 
et  de  tous  les  systèmes  dont  elle  nous  offre  le  tableau  ;  3°  la  biographie  de  tous 
les  philosophes  de  quelque  importance,  contenue  dans  les  limites  où  elle  peut  être 
utile  à  la  connaissance  de  leurs  opinions  et  à  l'histoire  générale  de  la  science.  Nous 
n'avons  pas  besoin  d'ajouter  que  cette  partie  de  notre  travail  ne  concerne  pas  les 
vivants;  4"  la  bibliographie  pnilosophique,  disposée  de  telle  manière,  qu'à  la  suite 
de  chacun  de  nos  articles,  on  trouvera  une  liste  de  tous  les  ouvrages  qui  s'y  rap- 
portent, ou  de  tous  les  écrits  dus  au  philosophe  dont  on  vient  de  faire  connaître  la 
vie  et  les  doctrines  ;  5"  la  définition  de  tous  les  termes  philosophiques,  à  quelque 
système  qu'ils  appartiennent,  et  soit  que  l'usage  les  ait  conservés  ou  non.  Gliacune 
de  ces  définitions  est,  en  quelque  sorte,  l'histoire  du  mot  dont  elle  doit  expliquer 
le  sens;  elle  le  prend  à  son  origine,  elle  le  suit  à  travers  toutes  les  écoles  qui  l'ont 
adopté  tour  à  tour  et  plié  à  leur  usage  ;  et  c'est  ainsi  que  l'histoire  des  mots  devient 
inséparable  de  l'histoire  même  des  idées.  Cette  partie  de  notre  tâche,  sans  contre- 
dit la  plus  modeste,  n'en  est  pas  peut-être  la  moins  utile.  Elle  pourrait  servir, 
continuée  par  des  mains  plus  habiles  que  les  nôtres,  à  établir  enfin  en  philosophie 
l'unité  du  langage. 

Il  semble  d'abord  qu'avec  l'ordre  alphabétique  il  faille  beaucoup  donner  au  ha- 
sard. Nous  ne  sommes  pas  de  ce  sentiment,  et  nous  avons,  au  contraire,  un  plan 
bien  arrêté,  auquel,  nous  osons  l'espérer,  on  nous  trouvera  fidèles  dans  toute  l'é- 
tendue de  cet  ouvrage. 

Nous  avons  voulu,  autant  que  possible,  multiplier  les  articles,  sans  tomber  pour- 
tant dans  l'abus  de  la  division,  sans  détruire  arbitrairement  ce  qui  offre  à  l'esprit 
un  tout  naturel,  afin  de  laisser  à  chaque  point  particulier  de  la  science  son  intérêt 
propre,  et  d'offrir  en  même  temps  des  matériaux  tout  prêts  aux  recherches  spé- 
ciales qu'il  pourrait  provoquer.  C'est  le  besoin  même  de  cette  variété  qui  a  donné 
naissance  à  tous  les  dictionnaires  scientifiques. 

Pensant  que  la  variété  peut  très-bien  se  concilier  avec  l'unité,  nous  avons  subor- 
donné tous  les  points  particuliers  dont  nous  venons  de  parler  à  des  articles  géné- 
raux, au  sein  desquels  on  les  retrouve  formant,  en  quelque  sorte,  un  seul  faisceau, 
c'est-à-dire  un  corps  de  doctrine  parfaitement  homogène.  Ces  articles  généraux 
sont  ramenés  à  leur  tour  à  quelques  points  plus  élevés  encore,  où  se  montrent  net- 
tement nos  principes,  le  caractère  que  nous  avons  donné  à  ce  livre  et  le  fonds  com- 
mun de  nos  idées.  Ainsi,  pour  en  donner  un  exemple,  quoique  nous  traitions  sé- 
parément de  chaque  fait  important  de  l'intelligence  :  du  jugement,  de  l'attention, 
de  la  perception,  du  raisonnement;  nous  consacrons  à  l'intelligence  elle-même  un 
article  général.  Mais  ce  n'est  pas  encore  là  que  doivent  s'arrêter  les  efforts  de  la 


XII  PRKFACK  DK  F, A   rUEMIKUK   ÉDITION. 

synthèse  ;  il  faut  un  article  distinct  destiné  à  faire  connaître  le  système  général 
des  facultés  de  l'ànu';  un  autre  où  il  soit  question  de  l'homme  considéré  comme  la 
réunion  d'une  âme  et  d'un  corps;  un  autre  enfin  où  l'on  expose  les  rapports  de 
tous  les  êtres  entre  eux  et  avec  leur  principe  commun.  Pour  nnstoire  de  la  philo- 
sophie, notre  marche  est  la  même  :  outre  la  part  que  nous  faisons  à  chaque  philo- 
sophe considéré  isolément,  il  y  a  celle  des  diuércntes  écoles,  des  ditférents  peu])les 
qui  ont  joué  un  rôle  dans  l'histoire  de  la  philosophie,  et  de  cette  histoire  elle- 
même  envisagée  dans  son  ensemble  et  à  son  plus  haut  degré  de  généralité. 

Enfin  l'histoire  de  la  philosophie  et  la  philosophie  elle-même  n'étant  à  nos  yeux 
que  deux  faces  diverses  d'une  seule  et  même  science,  nous  avons  cherché,  en  les 
éclairant  l'une  par  l'autre,  à  les  réunir  souvent  dans  des  résultats  communs.  Tou- 
tes les  fois  donc  qu'une  question  importante  s'est  présentée  devant  nous,  nous  ne 
nous  sommes  pas  bornés  à  faire  connaître  et  à  établir  directement,  par  la  méthode 
psychologique,  notre  propre  sentiment;  mais  nous  avons  rapporté  toutes  les  opi- 
nions antérieures,  nous  en  avons  signalé  le  côté  vrai  et  le  côté  faux;  puis  nous 
avons  montré  comment  elles  ont  préparé  et  amené  logiquement  la  solution  véri- 
table. 

Telle  est  la  marche  que  nous  avons  suivie.  Elle  est,  comme  on  voit,  entièrement 
d'accord  avec  nos  principes,  et  elle  offre  l'avantage,  toutes  les  fois  que  nous  nous 
sommes  trompés,  de  mettre  en  regard  de  nos  erreurs  les  idées  et  les  faits  propres 
à  les  combattre. 

Ce  n'est  pas  au  hasard  que  nous  avons  divisé  entre  nous  la  tâche  commune;  mais 
chacun  de  nous  a  pris  la  part  que  ses  études  antérieures  lui  avaient  déjà  rendue  fa- 
milière et  vers  laquelle  n  se  sentait  porté  par  la  pente  naturelle  de  son  esprit. 
Pour  les  diverses  branches  de  connaissances  qui,  sans  appartenir  directement  à  la 
philosophie,  ne  peuvent  pourtant  pas  en  être  séparées,  ou  lui  prêtent  un  utile  con- 
cours, nous  nous  sommes  adressés  à  des  hommes  non  moins  connus  par  l'élévation 
de  leurs  idées  que  par  l'étendue  de  leur  savoir  :  nous  regardons  comme  un  devoir 
de  leur  témoigner  ici  publiquement  notre  reconnaissance. 

Malgré  tous  nos  efforts,  nous  ne  pouvons  pas  espérer  que  notre  œuvre  soit  irré- 

Srochable.  Bien  des  noms  et  bien  des  faits  ont  dû  être  omis;  des  inexactitudes 
s  plus  d'un  genre  ont  dû  nous  échapper;  mais,  nous  l'avouons,  nous  avons  compté 
un  peu  sur  une  critique  à  la  fois  bienveillante  et  sévère.  Loin  de  la  redouter,  nous 
l'appelons  de  tous  nos  vœux,  et  nous  sommes  prêts,  quand  ils  nous  sembleront 
justes,  à  mettre  à  profit  ses  conseils. 

Paris,  le  lo  novembre  1843, 


I 


i 


DICTIONNAIRE 


DES 


SCIENCES  PHILOSOPHIQUES 


ABAI 

A,  dans  les  traités  de  logique,  est  le  si^ne  par 
lequel  on  représente  les  propositions  générales 
et  affirmatives. 

Assei'it  A,  negat  E,  verum  generalîter  ambo  ; 

Asserit  I,  negat  0,  sed  particulariter  ambo. 

Il  représente  encore  dans  les  propositions  com- 
plexes et  modales  l'affirmation  du  mode  et  l'af- 
firmation de  la  proposition.  Consultez  Aristote, 
Premiers  analijtiques,  et  Logique  de  Port- 
Royal,  2"  partie.  Voy.  Proposition,  Syllogisme. 

ABAILARD,  ABEILARD  OU  ABÉLARD 
(Pierre),  né  en  1079,  à  la  seigneurie  du  Pallet  ou 
Palais  {Palatium),  près  de  Nantes,  était  l'aîné 
<i'une  assez  nombreuse  famille.  Son  père,  noble 
et  guerrier,  avait  quelque  teinture  et  un  vif 
amour  des  lettres,  et  il  voulut  polir  l'esprit  de 
ses  enfants  par  l'étude  et  l'instruction,  avant  de 
les  façonner  au  rude  métier  des  armes.  Cette 
éducation  savante  développa  les  dispositions  na- 
turelles d'Abailard  ;  il  s'aperçut  que  la  carrière 
militaire  convenait  peu  à  ses  goûts  et  à  ses  ta- 
lents, et  malgré  les  avantages  qu'elle  lui  offrait, 
il  y  renonça,  abandonna  son  droit  d'aînesse  et 
l'héritage  paternel,  et  se  voua  pour  la  vie  à  la 
culture  des  sciences,  surtout  de  la  dialectique. 
Un  passage  cité  par  M.  Cousin  {Ouvrages  inédits 
d'Abailard,  in-4,  Paris,  1836,  p.  42)  établit  for- 
mellement contre  l'opinion  contraire,  qu'un  de 
ses  premiers  maîtres  fut  Roscelin  de  Compiègne, 
qu'il  a  dû  entendre  vers  l'âge  de  vingt  ans. 
Après  avoir  parcouru  diverses  villes,  cherchant 
partout  les  occasions  de  s'aguerrir  à  la  dispute, 
il  vint  à  Paris,  prendre  place  parmi  les  nombreux 
disciples  auxquels  Guillaume  de  Champeaux, 
archidiacre  de  Notre-Dame  et  le  premier  dialec- 
ticien du  temps,  développait  les  principes  du 
réalisme,  à  l'école  de  la  cathédi'ale  ou  du  cloître. 
Mais  dès  qu'il  eut  assisté  à  quelques-unes  de  ses 
leçons,  mécontent  de  son  système,  il  chercha 
d'abord  à  l'embarrasser  par  des  objections  cap- 
tieuses, puis^  résolut  de  se  poser  publiquement 
comme  son  émule  et  son  adversaire.  Il  commença 
par  ouvrir,  non  sans  difficulté,  une  école  à  Me- 
îun,  où  Pnilippe  P'  tenait  sa  cour,  et  peu  de 
temps  après,  pour  être  plus  à  portée  d'en  venir 
souvent  aux  prises  avec  sort  ancien  maître,  il 
s'établit  à  Corbeil.  L'affaiblissement  de  sa  santé 
l'obligea,  sur  ces  entrefaites,  d'aller  chercher  du 
repos  en  Bretagne.  Lorsqu'il  revint  à  Paris,  vers 

DICT.  PHILOS. 


ABAI 

1110,  Guillaume  s'était  retiré  dans  un  faubourg 
de  la  ville,  près  d'une  chapelle  qui  devint  plus 
tard  l'abbaye  de  Saint-Victor;  mais,  sous  l'habit 
de  chanoine  régulier,  il  continuait  d'enseigner  pu- 
bliquement la  dialectique  et  la  théologie.  Soit  cu- 
riosité, soit  tout  autre  motif.  Abailard  désira 
l'entendre,  et  bientôt,  plein  d'une  nouvelle  ar- 
deur pour  la  polémique,  il  le  provoqua  sur  la 
question  des  universaux.  Guillaume  accepta  le 
défi,  soutint  faiblement  son  opinion,  et  fut,  à  ce 
qu'il  paraît,  obligé  de  s'avouer  vaincu.  Ce  triom- 
phe inespéré,  sur  un  des  plus  célèbres  champions 
du  réalisme,  valut  à  Abailard  une  immense  po- 
pularité; on  alla  jusqu'à  lui  offrir  la  chaire  du 
cloître,  et  si  l'opposition  de  ses  ennemis  fit  avorter 
ce  projet,  il  put,  du  moins,  se  fixer  aux  portes 
de  Paris,  sur  la  montagne  Sainte-Geneviève,  où, 
comme  d'un  camp  retranché,  il  ne  cessa  de  har- 
celer les  écoles  rivales.  Il  avait  alors  plus  de  trente 
ans,  et  ses  études  n'avaient  pas  encore  dépassé  le 
cercle  des  questions  logiques.  Jugeant  avec  rai- 
son qu'un  enseignement  purement  dialectique 
pourrait  paraître  à  la  longue  étroit  et  monotone, 
il  résolut  de  s'appliquer  à  la  théologie,  et  choisit 
l'école  d'Anselme  de  Laon  comme  la  plus  fré- 
quentée et  la  plus  célèbre.  Mais  il  semble  qu'il 
fût  dans  sa  destinée  de  n'être  jamais  satisfait  des 
maîtres  auxquels  il  s'adressait.  Anselme  lui  parut 
un  théologien  sans  portée,  dont  la  parole  ne  lais- 
sait aucune  trace  féconde  dans  l'esprit  de  ses  au- 
diteurs; il  se  sépara  de  lui  avec  l'intention  d'étu- 
dier seul  l'Écriture  sainte,  et  osa  même  ouvrir  une 
école  à  côté  de  la  sienne  et  y  commenter  Ézé- 
chiel.  Obligé,  à  cause  de  ce  fait,  de  quitter  Laon, 
il  trouva,  en  arrivant  à  Paris,  Guillaume  de 
Champeaux  promu  à  l'évêché  de  Chàlons,  l'école 
du  cloître  vacante,  le  parti  qui  le  repoussait  dis- 
persé, et  il  obtint,  à  peu  près  sans  contestation, 
de  paraître  dans  cette  chaire,  au  pied  de  laquelle 
il  s'était  assis  pour  la  première  fois  treize  années 
auparavant.  Une  élocution  abondante  et  facile,  un 
organe  mélodieux,  une  physionomie  agréable, 
beaucoup  d'enjouement,  le  talent  de  la  poésie  re- 
haussant la  profondeur  philosophique,  toutes  les 
qualités  extérieures  jointes  à  tous  les  aons  de  l'es- 
prit, lui  assurèrent  une  vogue  prodigieuse.  On 
accourait  pour  l'entendre  de  l'Angleterre,  de  l'Al- 
lemagne, de  toutes  les  provinces  de  France,  et, 
suivant  des  relations  authentiques,  il  compta  au- 

1 


ABAI 


—  2  — 


ABAI 


tour  de  sa  chaire  cinq  mille  auditeurs  parmi  les- 
quels se  trouvait  le  fougueux  Arnaud  de  Brescia. 
Ce  fut  au  milieu  des  succès  inouïs  de  son  ensei- 
gnement qu'il  se  prit  d'amour  pour  la  nièce  du 
chanoine  Fulbert,  Héloïse,  à  qui  il  s'était  charge 
de  donner  des  leçons  de  grammaire  et  de  dialec- 
tique. On  sait  les  tristes  suites  de  cette  passion 
malheureuse,  la  fuite  des  deux  amants  en  Bre- 
tagne, la  naissance  d'Astrolabe,  la  colère  de  Ful- 
bert et  la  cruelle  vengeance  qu'il  tira  du  séduc- 
teur de  sa  nièce.  Abailard,  humilié  et  confus,  ne 
vit  d'autre  refuge  pour  lui  que  la  solitude,  et, 
tandis  qu'Héloïse  entrait  dans  un  couvent  d'Ar- 
genteuil,  il  embrassa  la  vie  monastique  à  l'ab- 
baye de  Saint-Denis.  Mais  le  cloître,  asile  pfc- 
cieux  et  sûr  pour  les  cœurs  vraiment  désabusés 
de  la  vie,  ne  lui  ofTrait  pas  des  consolations  qui 
pussent  calmer  les  ardeurs  de  son  âme,  son  dépit, 
sa  honte  et  ses  regrets.  A  peine  entré  à  Saint-De- 
nis, il  céda  aux  sollicitations  de  ses  disciples  qui 
le  pressaient  de  reprendre  ses  leçons,  et,  dans 
cette  vue,  gagna  le  monastère  de  Saint-Ayeul  de 
Provins,  seul  théâtre  oii  ses  supérieurs  lui  eus- 
sent permis  de  faire  entendre  sa  voix.  Il  y  pour- 
suivit l'application  de  la  dialectique  à  la  théologie 
chrétienne,  essaya  d'expliquer  le  mystère  de  la 
trinité,  publia  sous  le  titre  à! Introduction  à  la 
théologie,  une  exposition  lucide  et  savante  de  sa 
doctrine;  mais  au  fond  il  excita  moins  d'enthou- 
siasme que  de  répulsion.  On  blâma  la  nouveauté 
de  ses  sentiments  et  l'alliance  des  auteurs  pro- 
fanes et  des  Pères  dans  un  traité  sur  le  plus  pro- 
fond des  dogmes;  on  lui  reprocha  d'avoir  enseigné 
sans  avoir  appartenu  à  l'école  d'aucun  maître, 
sine  magistro.  Albéric  et  Lotulphe  de  Reims,  qu'il 
avait  connus  à  Laon,  le  dénoncèrent  comme  hé- 
rétique, et  cité  devant  le  concile  de  Soissons,  en 
1121,  il  fut  condamné  à  briller  lui-même  son  livre, 
et  à  être  enfermé  pendant  toute  sa  vie  au  mo- 
nastère de  Saint-Medard.  Bientôt  rendu  à  la  li- 
J)erté,  sous  la  condition  de  retourner  à  l'abbaye 
de  Saint-Denis,  il  s'avisa  de  soutenir,  d'après  Bède, 
que  Denis  l'Aréopagite  avait  été  évêque  de  Co- 
linthe  et  non  d'Athènes,  d'où  il  s'ensuivait  qu'il 
n'était  pas  le  même,  comme  on  le  croyait  alors, 
que  l'apôtre  des  Gaules.  Une  fuite  rapide  le  déroba, 
non  sans  peine,  aux  nouveaux  orages  que  souleva 
contre  lui  cette  opinion  ;  et,  bien  que  retiré  sur  les 
terres  du  comte  de  Champagne,  il  ne  put  se  croire 
en  siireté  qu'après  que  Suger,  nouvellement  élu 
abbé  de  Saint-Denis,  lui  eut  permis  d'aller  vivre 
où  il  voudrait.  Il  se  choisit  alors  une  solitude  près 
de  Nogent-sur-Seine,  aux  bords  de  la  rivière  d'Ar- 
dusson,  où  ses  disciples  vinrent  le  trouver,  et  lui 
bâtirent  un  oratoire  qu'il  dédia  à  la  Sainte-Tri- 
nité sous  le  nom  de  Saint-Esprit  ou  Paraclet.  Dans 
les  années  suivantes,  il  fut  choisi  pour  abbé  par  les 
moines  de  Saint-Gildas  en  Bretagne,  qu'il  essaya 
vainement  de  réformer  (1126);  il  établit  au  Pa- 
raclet Héloïse  et  ses  compagnes,  dépossédées  du 
couvent  d'Argenteuil  (1127);  enfin  il  reparut  à 
Paris,  où,  en  1136,  au  témoignage  de  Jean  de 
Salisbury,  il  enseignait  encore  sur  la  montagne 
Sainte-Geneviève,  théâtre  de  ses  premiers  succès. 
De  cruelles  infortunes  et  une  longue  expérience 
des  choses  et  des  hommes  n'avaient  pas  tari  en  lui 
cette  passion  immense  de  la  nouveauté  et  de  la 
dispute  qui  avait  fait  sa  gloire  et,  en  partie,  son 
malheur.  Il  pensait,  il  parlait,  il  écrivait  aussi 
librement  qu'aux  premiers  jours  de  sa  jeunesse  ; 
mais  il  traitait  des  sujets  tout  autrement  épineux, 
sinon  plus  graves,  et  il  avait  contre  lui  les  cham- 
pions les  plus  justement  célèbres  de  l'orthodoxie 
chrétienne.  Guillaume,  abbé  de  Saint-Thierry, 
ayant  jugé  cjuclqucs-unes  de  ses  opinions  peu 
fondées,  en  refera  à  saint  Bernard;  celui-ci  avertit 
Abailard,  et,  ne  pouvant  obtenir  de  lui  une  ré- 


tractation, se  décida,  non  sans  quelque  crainte 
d'un  si  redoutable  adversaire,  à  l'attaquer  publi- 
quement devant  le  concile  de  Sens  que  présida 
Louis  VII  en  personne  (1140).  Abailard,  qui  avait 
provoqué  ce  aébatdans  l'espérance  de  la  victoire, 
ne  se  défendit  pas,  on  ignore  pour  quel  motif,  et 
se  borna  à  en  appeler  au  pape.  Mais  avant  qu'il 
lut  parti  pour  Rome,  la  sentence  de  la  condam- 
nation était  confirmée,  et  Innocent  II,  plus  sévère 
que  le  concile,  ordonnait  qu'on  le  renfermât  et 
([u'on  brûlât  ses  livres.  Pierre  le  Vénérable,  au- 
près duquel  il  avait  trouvé  un  refuge  à  l'abbaye  de 
Cluny,  l'engagea  à  se  résigner,  à  se  réconcilier 
avec  saint  Bernard  et  à  entrer  dans  son  monas- 
tère. Abailard  consentit  à  tout;  et  soit  qu'un  der- 
nier échec  eût  abattu  son  courage  et  son  orgueil, 
soit  que  les  conseils  du  pieux  abbé  eussent  fait 
sur  lui  une  impression  profonde,  tous  les  histo- 
riens s'accordent  à  dire  qu'il  acheva  ses  jours 
dans  une  humble  soumission  à  l'Église  et  dans 
la  pratique  des  plus  austères  vertus.  Il  mourut 
en  1142,  au  prieuré  de  Saint-Marcel. 

Abailard  est  un  des  personnages  les  plus  célè- 
bres du  moyen  âge.  La  gloire  qui  environne  son 
nom  est  prmcipalement  due  aux  agitations  de 
sa  vie,  à  ses  malheurs,  au  dévouement  d'Héloïse; 
mais  il  y  a  aussi  des  droits  par  son  génie,  par 
ses  travaux,  par  les  grandes  choses  qu'il  accom- 
plit et  l'influence  qu'il  exerça. 

Il  appartenait  à  cette  chaîne  de  libres  penseurs 
qui  commence  au  ix=  siècle  avec  Scot-Érigène^  et 
qui  se  continue  à  peu  près  sans  interruption  jus- 
qu'aux temps  modernes.  Il  reconnaissait  que  no- 
tre intelligence  a  des  limites  qu'elle  ne  peut 
sans  présomption  se  flatter  de  franchir;  mais  il 
croyait  que  dans  les  matières  qui  sont  du  domaine 
de  la  raison,  il  est  inutile  de  recourir  à  l'autorité, 
in  omnibus  his  quœ  ratione  discuti  possunt 
non  esse  necessarium  auctoritalis  judicium.  Il 
voulait  même  que  dans  les  questions  purement 
religieuses,  la  foi  fût  dirigée  par  les  lumières 
naturelles.  Suivant  lui,  il  n'appartient  qu'aux  es- 
prits légers  de  donner  leur  assentiment  avant 
tout  examen.  Suivant  lui  encore,  une  vérité 
doit  être  crue,  non  parce  que  telle  est  la  parole 
de  Dieu,  mais  parce  qu'on  s'est  convaincu  que 
la  chose  est  ainsi.  Ajoutez  qu'il  admirait  les 
philosophes  de  l'antiquité,  comme  aurait  pu  le 
faire  un  écrivain  de  la  Renaissance.  Il  consacre 
plusieurs  chapitres  de  son  ouvrage  de  la  Théologie 
chrétienne  à  louer  leurs  vertus,  les  préceptes  de 
conduite  qu'ils  ont  donnés,  leur  genre  de  vie, 
leur  continence,  leur  doctrine  ;  il  exalte  l'hu- 
milité de  Pythagore,  il  met  Socrate  au  rang  des 
saints  ;  il  trouve  que  Platon  donne  une  idée  plus 
haute  que  Moïse  de  la  bonté  divine  :  Dixit  et 
Moiscs  omnia  a  Deo  valde  bona  esse  facta,  sed 
plus  aliquantulum  laudis  divinœ  bonitati  Plato 
assignare  videlur. 

Dans  le  débat  sur  la  nature  des  universaux 
auquel  nous  avons  vu  qu'il  prit  une  part  impor- 
tante, Abailard  adopta  une  opinion  intermédiaire, 
qui  n'était  ni  le  nominalisme,  ni  le  réalisme.  A 
ceux  des  réalistes  qui  faisaient  consister  l'es- 
sence des  individus  dans  le  genre,  il  répondait 
que,  s'il  en  est  ainsi,  et  si  le  genre  est  tout  entier 
dans  chaque  individu,  de  sorte  que  la  substance 
entière  de  Socrate,  par  exemple,  soit  en  même 
temps  la  substance  entière  de  Platon,  il  s'ensuit 
que,  quand  Platon  est  à  Rome  et  Socrate  à 
Athènes,  la  substance  de  l'un  et  de  l'autre  est  en 
même  temps  à  Rome  et  à  Athènes,  et  par  con- 
séquent eu  deux  lieux  à  la  fois;  que  de  même, 
quand  Socrate  estmalade^  Platon  l'est  également; 
que  les  contraires  se  reunissent  en  un  même 
sujet,  puisque  l'homme  qui  est  doué  de  raison 
et  un  animal  qui  eu  est  privé^  appartiennent  tous 


ABAI 


3  — 


ABAI 


deux  au  môme  f^enre,  sont  une  même  substance 
{Ouvrages  incdits  cVAbailard,  p.  513-517;  pré- 
face, p.  133  et  suiv.).  Aux  partisans  d'un  réa- 
lisme plus  modéré  qui  se  bornaient  à  considérer 
les  genres  et  les  espèces  comme  des  manières 
d'être  appartenant  en  commun,  indistinctement, 
indi/ferefiter,  àplusieurs  individus,  il  reprocliait 
d'aboutir  à  des  conclusions  contradictoires  par  la 
confusion  de  l'individu  et  de  rcspccc,  du  parti- 
culier et  de  l'universel.  Si,  en  effet,  chaque  in- 
dividu humain,  en  tant  qu'homme,  est  une 
espèce,  on  peut  dire  de  Socratc,  cet  liommc  est 
une  espèce;  si  Socrate  est  une  espèce,  Socrate 
est  un  universel  ;  et  s'il  est  universel,  il  n'est  pas 
singulier  j  il  n'est  pas  Socrate  (76.,  p.  520,  522). 
On  connaît  moins  k,  polémique  d'Abailard  contre 
le  nominalisme,  et  il  est  probable  qu'elle  fut 
beaucoup  moins  vive  ;  car  à  l'époque  ou  il  parut, 
le  nominalisme  comptait  peu  de  partisans  :  soii 
chef,  Roscelin,  avait  encouru  les  anathèmes  d'un 
concile;  et  la  piété  alarmée  avait  repoussé  une 
doctrine  qui,  en  religion,  aboutissait  à  l'hérésie. 
—  Le  système  nouveau  qu'Abailard  proposa  con- 
sistait à  admettre  que  les  universaux  ne  sont  ni 
des  choses,  ni  des  mots,  mais  des  conceptions  de 
l'esprit.  Placé  en  présence  des  objets,  l'entende- 
ment y  aperçoit  des  analogies  ;  il  considère  ces 
analogies  à  part  des  différences;  il  les  rassemble, 
il  en  forme  des  classes  plus  ou  moins  compré- 
hensives;  ces  classes  sont  les  genres  et  les  es- 
pèces. L'espèce  n'est  pas  une  essence  unique  qui 
réside  à  la  fois  en  plusieurs  individus  ;  elle  est 
une  collection  de  ressemblances.  «  Toute  cette 
collection,  quoique  essentiellement  multiple,  dit 
Abailard,  les  autorités  l'appellent  un  universel, 
une  nature,  de  même  qu'un  peuple,  quoique  com- 
posé de  plusieurs  personnages,  est  appelé  un  (76., 
p.  524).  »  Abailard  appuyait  cette  théorie  sur 
deux  sortes  de  preuves,  les  unes  historiques,  les 
autres  rationnelles.  Il  essayait  de  montrer  qu'elle 
s'accordait  de  tout  point  avec  les  textes  de  Por- 
phyre, de  Boëce,  d'Aristote  :  démonstration  indis- 
pensable, au  xii°  siècle,  dans  l'état  de  la  science 
et  des  esprits;  il  opposait  de  subtiles  réponses 
aux  difficultés  subtiles  que  ses  adversaires  tiraient 
principalement  des  conséquences  apparentes  de 
son  système  ;  enfin  il  essayait,  au  moyen  de  ses 
principes,  de  résoudre  un  problème  difficile  et 
souvent  agité  depuis  dans  les  écoles,  celui  de 
Vindividuation.  Cette  polémique  singulièrement 
déliée,  et  souvent  obscure  par  cela  même,  n'est 
pas  susceptible  d'analyse  ;  il  faut  l'étudier  dans 
le  texte  même  ou  dans  la  traduction  que  M.  Cou- 
sin a  donnée  des  principaux  passages  qui  s'y  rap- 
portent (76.,  p.  526  et  suiv.  ;  préface,  p.  155  et 
suiv.).  —  La  théorie  d'Abailard  a  reçu,  de  son 
caractère  même,  le  nom  de  eonceplualisme.  Sans 
nous  engager  ici  dans  une  discussion  qui  trou- 
vera sa  place  ailleurs  (voy.  Conceptualisme),  nous 
ferons  observer  qu'elle  dissimule  la  difficulté 
plutôt  qu'elle  ne  la  résout.  Dire  que  les  universaux 
sont  des  conceptions  de  l'esprit,  c'est  avancer  une 
proposition  que  personne  ne  peut  songer  à  con- 
tester, ni  les  réalistes  qui  en  font  des  choses,  ni 
même  les  nominalistes  (jui  en  font  des  mots, 
puisque  toute  parole  est  nécessairement  l'expres- 
sion d'une  pensée.  La  vraie  question  était  de 
savoir  si  par  delà  l'entendement  qui  conçoit  les 
idées  générales,  par  delà  les  objets  individuels 
entre  lesquels  se  trouvent  des  ressemblances  que 
les  idées  générales  résument,  il  existe  autre 
chose  encore,  des  lois,  des  principes,  un  plan, 
qui  soient  la  source  commune  de  ces  ressem- 
blances et  le  type  souverain  de  ces  idées.  Or,  cette 
question,  Abailard  ne  la  résout  qu'indirectement, 
d"une  manière  évasive.  Il  se  détend  d'être  nomi- 
naliste,  et  au   fond  il  nie,  comme  Roscelin,  la 


réalité  des  universaux;  il  pense  comme  lui,  s'il 
ne  parle  pas  de  même.  Malgré  son  peu  de  valeur 
scientifique,  le  conrepluaUsme  n'en  obtint  pas 
moins  de  succès.  11  joue  le  principal  rôle  dans  le 
curieux  et  frappant  tableau  que  Jean  de  Salis- 
liury  nous  trace  du  mouvement  des  études  et 
des  luttes  des  écoles  de  Paris,  au  milieu  du 
xu"  siècle. 

Enthéodicée,  Abailard  est  l'auteur  d'un  essai 
d'optimisme  assez  remarquable,  d'après  lequel 
Dieu  ne  peut  faire  autre  chose  que  ce  qu'il  fait, 
et  ne  peut  le  faire  meilleur  qu'il  n'est.  Deux 
motifs  justifiaient  à  ses  yeux  cette  opinion  :  l'un, 
que  toute  sorte  de  bien  étant  également  possible  à 
Dieu,  puisqu'il  n'a  besoin  que  de  la  parole  pour 
faire  usage  de  son  pouvoir,  il  se  rendrait  néces- 
sairement coupable  d'injustice  ou  de  jalousie,  s'il 
ne  faisait  pas  tout  le  bien  qu'il  peut  faire  ;  l'autre, 
qu'il  ne  fait  et  n'omet  rien  sans  une  raison  suffi- 
sante et  bonne.  Tout  ce  qu'il  fait  donc,  il  le  fait 
parce  qu'il  convenait  qu'il  le  fît  ;  et  tout  ce  qu'il 
ne  fait  pas,  il  l'omet  parce  qu'il  y  avait  inconvé- 
nient à  le  faire.  Abailard  tirait  de  là  cette  conclu- 
sion, que  Dieu  n'a  pu  créer  le  monde  dans  un  au- 
tre temps,  puisque,  ne  pouvant  déroger  à  son 
infinie  sagesse,  il  a  dû  placer  chaque  événement 
dans  le  moment  le  plus  convenable  à  la  perfection 
de  l'univers,  et  cette  autre,  qu'il  n'a  pu  empêcher 
le  mal,  parce  que  le  mal  est  la  source  de  grands 
avantages  qui  ne  peuvent  être  obtenus  autrement. 
Cette  théorie  élevée  par  laquelle  Abailard  a  de- 
vancé Leibniz,  se  rattache,  dans  son  Introduction 
à  la  théologie  et  dans  sa  Théologie  chrétienne, 
à  des  interprétations  du  dogme  plus  conformes 
sans  doute  à  son  système  philosophique  qu'à  une 
rigoureuse  orthodoxie.  Il  paraît  bien  qu'il  voyait 
dans  les  personnes  de  la  Trinité,  moins  des  exis- 
tences réelles,  unies  par  une  communauté  de 
nature,  que  des  points  de  vue  divers,  des  attributs 
d'un  seul  et  même  être.  Le  Père,  selon  lui, 
exprimait  la  toute-puissance  ou  la  plénitude  des 
perfections  ;  le  Fils,  la  sagesse  détachée  de  la 
toute-puissance,  et  le  Saint-Esprit,  la  bonté.  Il 
comparait  la  relation  qui  unit  le  Père  au  Fils  et 
le  Saint-Esprit  à  tous  deux,  au  ra[)port  dialectique 
de  la  forme  et  de  la  matière,  de  l'espèce  et  du 
genre,  ou  encore  des  divers  termes  d'un  syllo- 
gisme. Il  pensait  que  le  dogme  de  la  Trinité 
avait  été  entrevu  par  plusieurs  philosophes  an- 
ciens, notamment  par  Platon,  et  que,  par  exem- 
ple, l'âme  du  monde,  dont  il  est  question  dans 
le  Timée,  désigne  le  Saint-Esprit.  Ce  sont  toutes 
ces  propositions  insolites  qui  soulevèrent  contre 
lui  la  voix  redoutable  de  saint  Bernard,  et  qui  le 
firent  condamner  par  les  conciles  de  Soissons  et 
de  Sens. 

En  morale,  la  libre  méthode  et  la  subtile  har- 
diesse d'Abailard  se  reconnaissent  également  à 
plusieurs  traits.  Suivant  lui,  l'intention  est  tout 
dans  la  conduite  de  l'homme;  l'acte  n'est  rien, 
et  par  conséquent  il  importe  peu  d'agir  ou  de  ne 
pas  agir,  lorsqu'on  a  consenti  dans  son  cœur. 
Le  caractère  moral  de  l'intention  doit  s'apprécier 
d'après  sa  conformité  avec  la  conscience.  Tout 
ce  qui  se  fait  contre  les  lumières  de  la  conscience 
est  vicieux,  tout  ce  qui  est  conforme  à  ces  lumiè- 
res est  exempt  de  péché,  et  ceux  qui,  agissant  de 
bonne  foi,  ont  mis  à  mort  Jésus-Christ  et  ses  dis- 
ciples, se  seraient  rendus  plus  criminels  encore, 
s'ils  leur  avaient  fait  grâce  en  résistant  aux  mou- 
vements de  leur  cœur.  Qu'est-ce  que  le  péché  ori- 
ginel ?  moins  une  faute  effective  qu'une  peine  à 
laquelle  tous  les  hommes  naissent  sujets  :  car 
celui  qui  n'a  pas  encore  l'usage  de  la  raison  et 
de  la  liberté,  ne  peut  se  rendre  coupable  d'au- 
cune transgression  ni  d'aucune  négligence.  La 
grâce   de    Jésus-Christ   consiste    uniquement  à 


ABAI 


—  4  — 


ABBT 


nous  instruire  par  ses  paroles^  et  à  nous  porter 
vers  le  Lien  par  l'exemple  de  son  dévouement  : 
l'homme  peut  s'attacher  à  cette  grâce  au  moyen 
de   la   raison  et  sans   secours  étranger. 

Cet  exposé  rapide  de  la  doctrine  d'Abailard, 
rapproche  du  récit  de  sa  vie,  peut  donner  une 
idée  de  la  trempe  de  son  esprit  et  du  rôle  qu'il  a 
joué.  La  pénétration^  l'énergie,  une  hardiesse  tou- 
jours aventureuse,  étaient  chez  lui  les  qualités 
dominantes  :  elles  s'unissaient,  comme  il  arrive 
ordinairement,  à  une  confiance  démesurée  dans 
ses  propres  forces  et  au  mépris  de  ses  adver- 
saires; il  possédait,  à  un  moindre  degré,  l'élé- 
vation, la  profondeur  et  même  l'étendue,  quoi- 
qu'il ait  embrassé  un  grand  nombre  de  sujets. 
Consommé  dans  la  dialectique,  nul  ne  saisissait 
mieux  les  différentes  faces  d'une  même  question  j 
nul  ne  les  présentait  avec  plus  d'art  et  de  clarté; 
peut-être  eût-il  moins  réussi  à  réunir  plusieurs 
idées  sous  une  formule  systématique.  Il  était  na- 
turellement enclin  à  vouloir  s'entendre  avec  lui- 
même,  à  chercher,  à  examiner,  et,  de  bonne 
heure,  il  fortifia  ce  penchant  par  l'habitude.  Il 
s'occupa  dans  sa  jeunesse  de  la  question  des  uni- 
versaux  qui  partageait  les  esprits  ;  arrivé  à  l'âge 
mûr,  de  1  explication  des  mystères  ;  et  son  double 
rôle  consista  à  fonder  en  philosophie  une  école 
nouvelle,  à  donner  en  théologie  un  des  premiers 
exemples  de  cette  application  périlleuse  de  la 
dialectique  au  dogme  chrétien,  «  qui  est  la  sco- 
lastique  même  avec  sa  grandeur  et  ses  défauts.  » 
A  quelque  point  de  vue  qu'on  se  place  pour  le 
juger,  on  ne  saurait  méconnaître  l'impulsion 
qu'il  a  donnée  à  l'esprit  humain,  et  la  philoso- 
phie le  comptera  toujours  parmi  ses  promoteurs 
les  plus  habiles  et  les  plus  courageux. 

Une  première  édition  des  œuvres  d'Abailard 
parut  à  Paris  en  1614,  in-4,  sous  le  titre  suivant: 
Pétri  Abœlardi  et  Hcloissœ  conjugisejus  opéra, 
nunc  primum  édita  ex  Mss.  Codd.  Francisci 
Amboesii.  Elle  est  précédée  d'une  apologie  d'A- 
bailard et  comprend  entre  autres  ouvrages,  ses 
lettres,  ses  sermons,  trois  expositions  sur  l'Oraison 
dominicale,  le  Symbole  des  Apôtres  et  celui  de 
saint  Athanase,  un  Commentaire  sur  les  Épîtres 
de  saint  Paul,  et  l'Introduction  à  la  Théologie. 
André  Duchesne,  à  qui  l'édition  est  attribuée  dans 
quelques  ejemplaires,  y  a  joint  des  notes  sur  le 
récit  des  malheurs  d'Abailard  [Hisloria  calarni- 
tatum)  adressé  par  Abailard  même  à  un  ami,  et 
qui  est  comme  une  confession  de  sa  vie.  L'Intro- 
duction à  la  Théologie  a  été  réimprimée  parMar- 
tenne,  au  tome  III  du  Thésaurus  anecdotorum, 
avec  deux  ouvrages  inédits,  savoir,  un  Commen- 
taire sur  la  Genèse,  intitulé  Hexameron,  et  un 
traité  de  la  Théologie  chrétienne,  où  quelques- 
unes  des  opinions  exposées  dans  l'Introduction 
sont  adoucies.  Quelques  années  après,  Bernard 
Pèze  inséra  dans  son  Thésaurus  anecdotorum 
novissimus,  t.  III,  un  nouveau  traité  inédit  d'A- 
bailard, qui.  sousle  titre SciVotojDSum,  embrasse 
les  principales  questions  de  la  morale.  Enfin,  en 
1831,  M.  Reinwald  a  retrouvé  à  Berlin  et  publié 
un  clialogue  entre  un  philosophe,  un  juif  et  un 
chrétien,  Dialogus  interjudœum,  phiîosophum 
et  christianum,  indiqué  par  VHisloire  littéraire 
(t.  XII,  p.  132).  Toutes  ces  publications  contri- 
buaient a  faire  connaître  dans  Abailard  l'homme 
et  le  tliéologien  ;  mais  le  philosophe  et  son  système 
métaphysique  et  dialectique  continuaient  de  de- 
meurer ignorés.  C'est  à  M.  Cousin  qu'on  doit 
d'avoir  tiré  le  premier  de  la  poussière  des  biblio- 
thèques les  écrits  philosophiques  de  celui  qui 
fut  le  premier  des  dialecticiens  du  xii'  siècle,  et 
un  des  fondateur»  de  la  scolastique;  il  les  a 
réunis  sous  le  titre  suivant  :  Ouvrages  inédits 
d'Abêlard,  pour  servir  à  l'histoire  de  la  philo- 


sophie scolastique  en  France;  Paris,  Imprimerie 
royale,  1836,  1  vol.  in-4.  Ce  volume  comprend 
une  Introduction,  le  Sic  et  non,  la  Dialectique, 
un  Fragment  sur  les  genres  et  les  espèces,  les 
Gloses  sur  Porphyre,  sur  les  catégories,  sur  le 
livre  de  l'interprétation,  sur  les  topiques  de 
Bocce,  et  un  Appendice.  Quelques  années  après, 
M.  Cousin  a  publié,  avec  le  concours  de  MM.  Jour- 
dain et  Despois,  une  nouvelle  édition  des  autres 
ouvrages  d'Abailard  :  Pétri  Abœlardi  Opéra, 
Parisiis,  1859,  2  vol.  in-4.  Ces  deux  volumes 
renferment  les  Lettres  d'Abailard  et  d'Héloïse, 
les  Problèmes  d'Hélo'ise,  les  Poésies,  les  Ser- 
mons, Y  Introduction  à  la  Théologie,  la  Théo- 
logie chrétienne,  VÉthique,  le  Dialogue  entre 
un  philosophe,  un  juif,  et  un  chrétien,  les  Gloses 
sur  Porphyre,  quelques  autres  opuscules,  et  un 
Appendice.  M.  Cousin  a  pu  se  convaincre  qu'A- 
bailard  n'avait  point  écrit  sur  la  Physique  d'Aris- 
tote  et  sur  le  Traité  de  la  génération  et  de  la 
corruption  [Fragm.  de  philos,  scolastique,  it.kki 
et  suiv.),  comme  une  indication  fautive  de  l'His- 
toire littéraire  (t.  XII,  p.  130)  pouvait  le  faire  pré- 
sumer. L'Introduction  aux  Ouvragées  inédits  d'A- 
bélard  a  été  publiée  dans  'les  Fragments  de 
philosophie  du  moyen  âge,  par  M.  V.  Cousin.  En 
1720,  D.  Gervaise,  abbé  delà  Trappe,  mit  au  jour 
une  Vie  d'Abailard,  et  trois  ans  plus  tard  une 
traduction  française  de  ses  Lettres  à  Héloise, 
2  vol.  in-12,  Paris,  avec  le  texte  en  regard'  cette 
traduction  a  été  souvent  réimprimée;  Tes  éditions 
les  plus  estimées  sont  celles  de  1782,  avec  des 
corrections  de  Bastien,  et  de  1796,  3  vol.  in-4, 
avec  une  Vie  d'Abailard  de  M.  Delaulnaye.  Deux 
traductions  nouvelles  ont  été  publiées  en  1823  à 
Paris,  2  vol.  in-8,  par  M.  de  Longchamps,  avec 
des  notes  historiques  de  M.  Henri  de  Puyberland, 
et  1840,  Paris,  2  vol.  grand  in-8,  par  M.  Oddoul; 
celle-ci  est  précédée  d'un  Essai  historique  par 
Mme  Guizot.  On  peut  encore  consulter ,  sans 
parler  de  l'Histoire  littéraire,  The  History  of  the 
lives  of  Abailard  and  Helorsa  wiih  their  ori- 
ginal letlers,  byBerington,  Birmingham,  1787,  et 
Bâle,  1796  ;  Abailard  et  Dulcin.  Vie  et  opinions 
d'un  enthousiaste  et  d'un  philosophe,  par  Fr.- 
Chr.  Schlosser,  in-8.  Gotha,  1807  (en  ail.)  ;  Abélard 
et  Héloïse,  avec  un  aperçu  du  xii"  siècle,  par  C- 
F.  Turlot,  in-8,  Paris,  1822;  Histoire  de  France 
de  M.  Michelet,  t.  IIj  Histoire  de  S.  Bernard  et 
de  son  siècle,  par  Neander,  trad.  en  franc,  par 
Vial,  Paris,  1842;  Abélard,  par  M.  Ch.  de  Ré- 
musat,  2  vol.  in-8,  Paris,  1845;  Abélard,  par 
C.  Lévêque,  dans  le  Journal  des  Savants,  1862-63. 

C.  J. 

ABARIS,  personnage  presque  fabuleux  qui 
passe  pour  avoir  été  disciple  de  Pythagore  ;  on 
ne  connaît  rien  de  ses  opinions  ni  de  ses  écrits 
philosophiques.  Yoy.  Porpliyre,  Vie  de  Pythagore; 
Plutarque.  Quomodo poetœaudiri debeant ;  Tour- 
nier,  de  Âristea  Proconnesio,  in-8,  Paris,  1863. 

X. 

ABBT  (Thomas),  un  des  plus  élégants  écrivains 
et  des  penseurs  les  plus  distingués  de  l'Alle- 
magne, pendant  le  dernier  siècle.  Né  à  Ulm,  à 
la  fin  de  1738,  il  se  signala,  tout  jeune  encore, 
par  son  amour  et  son  aptitude  pour  les  études 
sérieuses.  Il  suivit  les  cours  de  l'université  de 
Halle,  où  il  commença  à  se  consacrer  à  la  théo- 
logie. Mais  il  ne  tarda  pas  à  quitter  cette  science 
pour  la  philosophie  et  les  mathématiques.  II  fut 
nommé  successivement  professeur  extraordinaire 
(professeur  suppléant)  de  philosophie  à  l'univer- 
sité de  Francibrt-sur-1'Oder  et  professeur  de  ma- 
thématiques à  Rinteln.  Dégoûté  à  la  fois  du 
séjour  de  cette  ville  et  des  fonctions  de  l'ensei- 
gnement, il  étudia  le  droit,  puis  se  mit  à  voyager 
dans   le  sud  de  rAllemagae;  en  France,  et  en 


ABEL 


—  5  — 


ABER 


Suisse.  Enfin,  il  mourut  à  la  fin  de  1766,  conseil- 
ler aulique  et  membre  du  consistoire  Tennemann 
le  comprend  dans  l'école  de  Leibniz  et  de  Woliï; 
mais  il  fut  beaucoup  moins  occupe  de  méta- 
physique que  de  morale.  Encore  dans  cette  der- 
nière science  s'est-il  plutôt  signalé  comme  écri- 
vain que  comme  philosophe.  Doué  d'une  imagi- 
nation vive,  d'une  plume  élégante  et  facile,  il 
exerça  sur  sa  langue  maternelle  une  infiuence  sa- 
lutaire, et  contribua  avec  Lessing  à  faire  entrer 
la  littérature  allemande  dans  de  meilleures  voies. 
Un  tel  écrivain  ne  se  prête  pas  facilement  à  l'a- 
nalyse ;  aussi  nous  contenterons-nous  de  citer  ses 
ouvrages.  Ils  furent  tous  recueillis  après  sa  mort 
par  Nicolaï,  et  publiés  en  six  volumes  à  Berlin, 
de  1768  à  1781.  Il  en  parut  une  seconde  édition 
en  1790.  Parmi  ces  écrits,  touchant  des  matières 
fort  diverses,  il  n'y  en  a  que  deux  qui  méritent 
l'attention  du  philosophe  ;  l'un  a  pour  titre  :  de 
la  Mort  de  la  pairie,  in-8,  Breslau,  1761  ;  et 
l'autre,  dit  Mérite,  in-8,  Berlin,  1765.  Heine- 
mann,  dans  son  livre  sur  Mendelssohn,  in-8, 
Leipzig,  1831^  a  aussi  publié  de  lui  quelques 
lettres  adressées  à  ce  philosophe,  avec  lequel  il 
était  lié  d'amitié. 

ABDUCTION  (àTraywYr)).  L'abduction  est,  se- 
lon Aristote,  un  syllogisme,  dont  la  majeure  est 
certaine  et  la  mineure  seulement  probable.  Il  en 
résulte  que  la  conclusion,  sans  être  certaine  comme 
la  majeure,  acquiert  la  probabilité  de  la  mineure. 
Il  y  a  encore  abduction  quand  les  deux  termes  de 
la  mineure  sont  séparés  l'un  de  l'autre  par  un 
plus  petit  nombre  d'intermédiaires  que  les  deux 
termes  de  la  conclusion,  parce  qu'alors  il  est  plus 
court  et  plus  aisé  de  démontrer  la  mineure  d'où 
résultera  la  certitude  de  la  conclusion,  que  de  dé- 
montrer directement  la  conclusion  elle-même. 
Aristote  donne  cet  exemple  d'une  abduction.  Ma- 
jeure certaine  :  la  science  peut  être  enseignée. 
Mineure  plus  probable  que  la  conclusion  :  la  jus- 
tice est  une  science.  Conclusion  plus  incertaine 
en  elle-même  que  la  mineure,  mais  qui  devient 
par  le  syllogisme  aussi  probable  qu'elle  :  Donc 
la  justice  peut  être  enseignée. 

Voy.  Aristote,  Premiers  analytiques,  liv.  II, 
ch.  XXV.  A.  L. 

ABEL  (Jacques-Frédéric  de)  n'est  pas'  un  philo- 
sophe très-original  ni  d'une  grande  réputation  ; 
mais  ses  écrits  et  son  enseignement  ont  servi  à 
répandre  la  science,  et  il  faut  lui  laisser  le  mérite 
d'avoir  su  apprécier  l'importance  de  la  psycholo- 
gie à  une  époque  où  cette  branche  de  la  philoso- 
phie n'était  pas  en  faveur.  Il  naquit  en  1751,  à 
Vayhingen,  dans  le  royaume  de  Wurtemberg.  Dès 
l'âge  de  21  ans,  c'est-à-dire  en  1772,  il  fut  nommé 
professeur  de  philosophe  à  l'école  dite  de  Charles, 
à  Stuttgart.  Appelé  en  1790  à  l'université  de  Tu- 
bingue  en  qualité  de  professeur  de  logique  et  de 
métaphysique,  il  fut  bientôt  enlevé  à  sa  chaire 
pour  être  chargé  (sous  le  titre  ridicule  de  pédaço- 
giarqué)  de  la  direction  générale  de  l'éducation 
dans  les  gymnases  et  dans  les  écoles  du  royaume 
de  Wurtemberg.  Enfin  il  mourut  en  1829,  a  l'âge 
de  79  ans^  avec  le  titre  de  prélat  et  de  surinten- 
dant général,  ^après  avoir  fait  partie  de  la  seconde 
chambre  des'États.  De  Abel  a  beaucoup  écrit  tant 
en  latin  qu'en  allemand;  mais  ses  ouvrages,  en- 
core une  fois,  ne  renfermant  aucune  vue  origi- 
nale, nous  nous  contenterons  de  les  nommer. 
Voici  d'abord  les  titres  des  ouvrages  latins  :  de 
Origine  characteris  animi,  in-4,  1776;  de  Phœ- 
nomenis  sympathiœ  in  corpore  animali  conspi- 
cuis,  in-4,  1780 j  Quomodo  suavitas  virtuti  pro- 
pria in  alia  objecta  derivari  possit^  in-4,  1791  ; 
de  Causa  reproductionis  idearum,  in-4, 1794-95; 
de  Conscientia  et  sensu  interna,  in-4,  1796;  de 
Sensu  interna,  in-4,  1797  ,•  de  Coyiscientiœ  spe- 


ciebus,  in-4,  1798;  de  Forlitudine  animi,  m-k, 
1800.  Les  écrits  suivants  ont  été  publiés  en  alle- 
mand :  Introduction  à  la  théorie  de  l'âme,  in-8, 
Stuttgart,  1786;  des  Sources  de  nos  représenta- 
lions,  in-8,  ib.,  l'iSG ;  Principes  de  la  métaphysi- 
que suivis  d'un  appendice  sur  la  critique  de  la 
Raison  pure,  in-8,  ib.,  1786;  Plan  d'une  méta- 
physique systématique,  in-8,  1787  ;  Essai  sur  la 
nature  de  la  raison  spéculative  pour  servir  à 
Vexamen  du  système  de  liant,  in-8,  Francfort- 
sur-le-Mein,  1787;  Éclaircissements  sur  quelques 
points  importants  de  la  philosophie  et  de  la 
m.orale  chrélienne,m-S,  Tubingen,  1790;  Recher- 
ches philosophiques  sur  le  commerce  de  l'homme 
avec  des  esprits  d'un  ordre  supérieur,  in-8,  Stutt- 
gart, 1791;  Exposition  complète  du  fondement 
de  notre  croyance  à  l'immortalité,  in-8,  Franc- 
fort-sur-le-Mein,  1826.  Ce  dernier  ouvrage  n'est 
que  le  développement  d'une  dissertation  d'abord 
publiée  en  latin  :  Disquisilio  omnium  tam  pro 
immortalitate  quam  pro  mortalilale  animi 
argumentorum,  in-4,  Tubin^ue,  1792.  Nous  ne 
parlons  pas  de  aivers  petits  écrits  étrangers  à  la 
philosophie. 

ABERCROMBIE  (John),  médecin  et  philoso- 
phe, né  à  Edimbourg  en  1781.  Son  père  était 
ministre  de  la  religion  anglicane,  et  sa  première 
éducation  lui  inspira  une  piété  solide  dont  il  ne 
se  départit  jamais.  Reçu  docteur  en  médecine 
en  1803,  et  bientôt  membre  du  collège  de 
chirurgie,  il  se  fit  une  grande  réputation  en 
physiologie.  Ses  travaux  furent  d'abord  bornés 
à  des  mémoires  insérés  dans  le  journal  de  mé- 
decine et  de  chirurgie  d'Edimbourg  ;  mais  ses 
études  le  conduisirent  à  des  recherches  qui 
intéressent  à  la  fois  l'organisation  et  les  fa- 
cultés inteljectuelles.  La  philosophie  dominante 
alors  en  Ecosse,  c'est-à-dire  celle  de  Reid  et 
de  Dugald-Stewart,  trouva  en  lui  un  adepte 
convaincu,  et  il  s'efforça  de  la  mettre  en  har- 
monie avec  la  science  de  l'organisation;  il  de- 
vint à  proprement  parler  le  physiologiste  de 
l'école.  Ses  deux  ouvrages  principaux  sont  : 
1°  Recherches  concernant  les  pouvoirs  intel- 
lectuels et  l'investigation  de  la  vérité,  Edim- 
bourg, 1830.  Ce  livre,  qui  est  un  simple  résumé 
de  psychologie,  eut  un  grand  succès  et  plus  de 
dix  éditions  succes^sives.  2°  Philosophie  des  sen- 
timents morawx,  Edimbourg,  1832.  C'est  la  suite 
et  le  complément  du  premier  ouvrage.  On  peut 
encore  trouver  quelques  observations  intéressan- 
tes dans  son  traité  intitulé  :  Recherches  patho- 
logiques et  pratiques  sur  les  maladies  du  cer- 
veau et  de  la  moelle  cpinière,  Edimbourg,  1828. 
traduit  en  français  par  Gendrin,  Paris,  1835.  Il 
a  laissé  en  outre  un  grand  nombre  d'opuscules 
et  d'essais  sur  des  sujets  de  théologie.  Il  mou- 
rut subitement  en  1844.  Ses  ouvrages  ne  justi- 
fient pas  du  reste  la  grande  renommée  dont  il  a 
joui  pour  un  temps  dans  son  pays.  On  y  trouve 
quelques  idées  justes  sur  les  rapports  du  physi- 
que et  du  moral  ;  et  des  écrivains  anglais  et 
français,  entre  autres  M.  Taine,  lui  ont  emprun- 
té plus  d'une  observation.  Mais  sa  doctrine  philo- 
sophique manque  de  profondeur  et  d'originalité; 
il  se  traîne  sur  les  traces  des  maîtres  écossais, 
et  cherche  seulement  à  confirmer  leurs  opinions 
en  montrant  que  leur  théorie  de  l'esprit  humain 
est  d'accord  avec  la  physiologie.  «  Ses  ouvrages, 
dit  un  historien  anglais,  nous  rappellent  Reid 
sans  sa  profondeur.  Stewart  sans  son  savoir,  et 
Brown  sans  son  génie.  »  Il  ne  paraît  pas,  du 
reste,  avoir  ambitionné  le  titre  de  philosophe  ; 
et,  comme  beaucoup  d'écrivains  de  son  pays, 
il  n'a  employé  la  science  que  comme  un  moyen 
pour  propager  des  idées  morales  et  surtout  des 
croyances  religieuses.  Il  faut  cependant  lui  sa- 


ABSO 


—  6  — 


ABST 


voir  gré  d'avoir  tenté  de  réunir  et  d'éclaircir 
l'une  par  l'autre  la  science  de  l'âme,  et  celle  des 
corpSj  sans  subordonner  la  première  à  la  se- 
conde. Mais  il  a  été  tellement  dépassé  depuis 
dans  cette  voie,  en  Angleterre  et  en  France, 
qu'on  ne  peut  tirer  grand  profit  de  ces  essais  où 
la  physiologie  est  contestable,  et  la  psychologie 
superficielle.  E.  C. 

ABICHT  (Jean-Henri),  né  en  1762àVolkstedt, 
professeur  de  philosophie  à  Erlangcn,  mort  à 
Wilna  en  1804,  embrassa  d'abord  le  système  de 
Kant  et  les  idées  de  Reinliold.  Plus  tard  il  voulut 
se  frayer  lui-même  une  route  indépendante,  et 
entreprit  de  donner  une  direction  nouvelle  à  la 
philosophie;  mais  cette  tentative  eut  peu  de  suc- 
cès :  il  ne  parvint  guère  qu'à  former  une  nomen- 
clature aride,  incapable  de  déguiser  l'absence  de 
conceptions  originales.  Il  composa  un  grand  nom- 
bre d'ouvrages  dont  il  suffit  de  mentionner  les 
principaux  :  L'ssai  d'une  recherche  critique  sur 
la  volonté,  in-8,  Francfort,  1788;  Essai  d'une 
métaphysique  au  plaisir,  in-S,  Leipzig,  1789; 
Nouveau  système  de  morale,  in-8,  ib.,  1790  ; 
Philosophie  de  la  connaissance,  in-8,  Bayreuth, 
1791;  Nouveau  système  de  droit  naturel  tiré  de 
la  nature  humaine,  in-8,  ib.,  1792,-  Lettres  cri- 
tiques sur  la  possibilité  d'une  véritable  science 
de  la  morale,  de  la  théologie,  du  droit  naturel, 
etc.,  in-8,  Nuremberg,  1793;  Système  de  la  phi- 
losophie élémentaire,  in-8,  Erlangen,  179ô;  la 
Loyique  perfectionnée,  ou  Science  de  la  vérité, 
in-8,  FùrLh,  IS02;  Anthropologie  psychologique, 
Erlangen,  1801;  Encyclopédie  de  la  philosophie, 
Francfort,  in-8,  1804. 

ABSOLU  (de  absolvere,  accomplir  ou  délivrer). 
Ce  qui  ne  suppose  rien  au-dessus  de  soi;  ce  qui, 
dans  la  pensée  comme  dans  la  réalité,  ne  dépend 
d'aucune  autre  chose  et  porte  en  soi-même  sa 
raison  d'être.  L'absolu,  tel  qu'il  faut  l'entendre 
en  philosophie,  est  donc  le  contraire  du  relatif 
et  du  conditionnel.  Cependant,  c'est  par  le  der- 
nier terme  de  cette  antithèse  que  nous  nous  éle- 
vons à  la  conception  du  premier;  car,  si  nous 
n'avions  aucune  idée  des  conditions  imposées  à 
toute  existence  contingente  et  finie,  si,  avant  tout, 
nous  n'avions  pas  conscience  de  notre  propre  dé- 
pendance, nous  ne  songerions  pas  à  une  condition 
suprême,  à  une  première  raison  des  choses,  en 
un  mot,  à  l'absolu.  Toutes  les  questions  dont 
s'occupe  la  philosophie  sont  des  questions  rela- 
tives à  l'absolu  et  nous  représentent  les  divers 
points  de  vue  sous  lesquels  cette  idée  peut  être 
conçue.  En  effet,  voulons-nous  savoir  d'abord  si 
l'idée  de  l'absolu  existe  dans  notre  esprit  et  si  elle 
est  réellement  distincte  des  autres  éléments  de 
l'intelligence,  nous  aurons  soulevé  le  problème 
fondamental  de  la.  psychologie,  celui  de  l'origine 
des  idées  ou  de  la  distinction  qu'il  faut  établir 
entre  la  raison  et  les  autres  facultés.  De  l'idée 
passons-nous  à  la  vérité  absolue,  cherchons-nous 
l'accord  de  la  vérité  et  de  la  raison,  nous  aurons 
devant  nous  le  problème  sur  lequel  repose  toute 
la  logique.  On  sait  que  la  morale  doit  nous  faire 
connaître  l'absolu  dans  le  bien,  ou  la  règle  sou- 
veraine de  nos  actions;  la  métaphysique,  l'ab- 
solu dans  l'être,  ou  la  condition  suprême  de  toute 
existence  ;  enfin,  sans  la  manifestation  de  l'absolu 
dans  la  forme,  nous  n'aurions  aucune  idée  ar- 
rêtée sur  le  beau,  et  la  philosophie  des  beaux- 
arts  serait  impossible.  Mais  aucun  de  ces  divers 
aspects  sous  lesquels  notre  intelligence  bornée 
est  obligée  de  se  représenter  successivement  l'ab- 
solu ne  le  renferme  tout  entier  et  ne  peut  en  être 
l'expression  dernière;  il  faut  donc  qu'ils  soient 
tous  réunis,  ou  plutôt  confondus,  dans  une  exis- 
tence unique,  source  suprême  de  la  vérité  et  de 
la  pensée,  être  souverain,  type  éternel  du  bien  et 


du  beau.  Alors  seulement  nous  connaîtrons  l'ab- 
solu, non  plus  comme  une  abstraction,  mais  dans 
sa  réalité  sublime  ;  nous  aurons  l'idée  de  Dieu, 
sur  laquelle  reposent  toutes  les  recherches  de  la 
théodicée.  De  là  résulte  évidemment  que  le  sujei 
qui  nous  occupe  ne  saurait  être  considéré  comme 
une  question  à  part  ;  car,  pour  le  développer  sous 
toutes  ses  faces,  il  ne  faudrait  rien  moins  que  tout 
un  système  ou  toute  la  science  philosophique.  11 
n'est  pas  plus  possible  d'exposer  ici  les  diverses 
opinions  auxquelles  il  a  donné  lieu,  ces  opinions 
n'étant  pas  autre  chose,  dans  leur  succession 
chronologique,  que  l'histoire  entière  de  la  philo- 
sophie. Voy.  particulièrement  les  articles  Principe, 
liAisoN,  Idée. 

ABSTINENCE  (de  abstineo,  àitéxo\iaii,  se  tenir 
éloigné).  Elle  consiste  à  s'imposer  volontairement, 
dans  un  but  moral  ou  religieux,  la  privation  dé 
certaines  choses  dont  la  nature,  principalement 
la  nature  physique,  nous  fait  un  besoin.  L'absti- 
nence est  recommandée  également  par  le  stoï- 
cisme et  par  le  christianisme,  mais  dans  un  but 
et  d'après  des  principes  tout  différents.  L'absti- 
nence stoïcienne,  comprise  dans  le  précepte  d'É- 
pictète  :  'Avéyou  xal  à.Tzéy_o\i  :  «  Supporte  et  ab- 
stiens-toi, »  tendait  à  rendre  l'âme  indépendante 
de  la  nature  et  à  lui  donner  l'entière  possession 
d'elle-même.  Elle  exaltait  outre  mesure  le  senti- 
ment de  la  grandeur  et  de  l'individualité  humaine 
L'abstinence  chrétienne,  au  contraire,  se  fonde 
sur  le  principe  de  l'humilité.  Elle  veut  que 
l'homme  expie  ici-bas  le  mal  qui  est  en  lui  par  sa 
propre  faute  ou  par  celle  de  ses  ancêtres,  et  qu'il 
s'abdique  en  quelque  sorte  lui-même  pour  renaî- 
tre ailleurs.  Enfin,  l'abstinence  est  le  principal 
caractère  de  la  morale  ascétique  qui  regarde  la 
vie  comme  une  déchéance,  la  société  comme  un 
séjour  dangereux  pour  l'àme,  et  la  nature  comme 
une  ennemie.  Voy.  Ascétique  et  Sto'ïcisme. 

ABSTRACTION  (de  abstrahere,  tirer  de).  Du- 
gald-Stewart,  dans  ses  Esquisses  de  philosophie 
morale,  définit  l'abstraction  :  «  Cette  opération 
intime  qui  consiste  à  diviser  les  composés  qui 
nous  sont  offerts,  afin  de  simplifier  l'objet  de 
notre  étude.  »  L'abstraction  n'est  donc  pas  une 
division  réelle  que  nous  accomplissons  dans  les 
choses  en  en  séparant  les  parties,  comme  cela  a 
lieu  dans  l'analyse  chimique  ;  c'est  une  division 
purement  intellectuelle  qui  ne  s'applique  qu'aux 
idées  que  nous  avons  des  choses  et  en  discerne 
les  éléments. 

Dans  l'ordre  moral,  comme  dans  l'ordre  phy- 
sique, la  nature  ne  nous  offre  que  des  composés, 
des  cnoses  concrètes,  et  les  premières  idées  que 
reçoit  notre  esprit  ae  ces  choses  concrètes  sont 
concrètes  elles-mêmes,  c'est-à-dire  nous  repré- 
sentent les  objets  dans  l'état  de  composition  où 
ils  nous  apparaissent.  Un  corps  coloré,  chaud, 
odorant,  sapide,  sonore,  etc.,  affecte  à  la  fois  tous 
mes  sens  par  toutes  sortes  de  propriétés  ;  si  je  le 
considère  tel  qu'il  est  avec  toutes  ces  qualités 
réunies,  l'idée  que  j'en  ai  est  une  idée  concrète, 
parce  qu'elle  représente  la  somme  de  propriétés 
inhérentes  au  même  sujet.  Mais  je  puis  aussi,  dé- 
tachant mon  attention  de  l'ensemble  de  ces  qua- 
lités, la  concentrer  sur  une  seule,  telle  que  la 
couleur,  ou  le  volume,  ou  la  forme,  et  l'idée  que 
je  conçois  alors  de  la  forme  de  ce  corps  est  une 
idée  abstraite,  parce  qu'elle  me  représente  une 
des  qualités  de  ce  corps,  séparée  des  autres  aux- 
quelles elle  est  unie  dans  la  réalité.  C'est  ainsi 
que  Laromiguière  appelait  les  organes  des  sens 
«  des  machines  à  abstraction  »,  parce  que  l'œil 
abstrait  en  effet  la  couleur,  et  l'ouïe  la  sonorité 
d'un  corps  de  la  masse  des  propriétés  qu'il  pos- 
sède, pour  nous  la  faire  sentir  séparément.  De 
même  je  puis  avoir,  d'une  part,  l'idée  concrète 


ABST 


—  7 


ABSU 


du  moi  envisagé  en  tant  que  substance,  siège  de 
tout  un  ensemble  de  phénomènes,  et  sujet  d'un 
certain  nombre  de  facultés;  mais  je  puis  aussi, 
d'autre  part,  éliminant  par  la  pensée  tous  les 
attributs  et  tous  les  phénomènes  du  rnoi,  sauf  un 
seul,  concentrer  mon  attention  sur  celui-ci,  ainsi 
isole  de  l'ensemble  auquel  il  appartient,  et  obte- 
nir par  ce  procédé  des  idées  abstraites,  telles  que 
celles  de  volition,  de  passion,  de  désir,  de  juge- 
ment, de  conception,  do  souvenir.  C'est  confor- 
mément à  cette  définition  que  les  mathématiciens 
appellent  concret  tout  nombre  que  l'on  fait  sui- 
vre de  la  désignation  de  l'espèce  d'unités  que  l'on 
considère  :  une  maison,  vingt  chevaux,  etc.,  et 
abstrait  tout  nombre  qui  n'est  suivi  d'aucune 
détermination  spéciale  des  objets  énumérés  :  un, 
vingt. 

C'est  à  tort  que  l'on  se  sert  quelquefois  de  ce 
terme  d'idées  abstraites  pour  signifier  les  idées 
générales.  Toute  idée  générale,  assurément,  est 
abstraite  ;  car  la  conception  du  général  ne  peut 
avoir  lieu  qu'à  la  condition  d'éliminer  tout  ce  qui 
est  spécial,  individuel,  accidentel,  variable,  c'est- 
à-dire  à  la  condition  d'abstraire.  Mais  la  récipro- 
que n'est  pas  vraie,  et  l'on  ne  saurait  dire  que 
toute  idée  abstraite  soit  en  même  temps  idée 
générale.  Quand  je  juge  que  la  couleur  est  une 
qualité  des  corps,  l'idée  de  couleur,  en  cette  oc- 
casion, est  une  idée  dans  laquelle  le  caractère 
de  généralisation  s'allie  au  caractère  d'abstrac- 
tion. Cette  notion  est  générale  ;  car  elle  porte 
sur  un  objet  qui  n'est  ni  la  couleur  blanche,  ni 
la  couleur  rouge,  ni  aucune  autre  couleur  spé- 
cialement^ et  qui,  par  conséquent,  n'a  rien  de 
détermine.  Elle  est  abstraite,  parce  que  l'objet 
auquel  elle  a  trait,  la  couleur,  n'est  point  une 
chose  qui  existe  réellement  par  elle-même  et  in- 
dépendamment d'un  sujet  d'inhérence.  Il  y  a  dans 
notre  esprit  un  grand  nombre  d'idées,  qui,  à 
l'exemple  de  celle-ci,  sont  tout  à  la  fois  abstraites 
et  générales  ;  mais  il  en  est  aussi  qui  ne  sont 
qu'abstraites,  et  dans  lesquelles  ne  se  trouve  pas 
le  caractère  de  généralisation  ;  telle  est,  par 
exemple,  l'idée  de  la  couleur  de  tel  ou  tel  corps. 
Une  telle  notion  est  abstraite  :  on  en  voit  la  rai- 
son; mais  est-elle  en  même  temps  générale? 
Assurément  non;  car  son  objet  n'est  pas  la  cou- 
leur envisagée  d'une  manière  absolue,  mais  bien 
la  couleur  de  tel  corps  individuel  et  déterminé. 

La  faculté  d'abstraire  n'est  pas  moins  naturelle 
à  l'esprit  que  toutes  ses  autres  puissances.  Ce- 
pendant, il  faut  reconnaître  que  son  développe- 
ment est  ultérieur  à  celui  de  plusieurs  d'entre 
elles.  11  précède  celui  de  la  généralisation  et  ce- 
lui du  raisonnement  ;  mais  il  dépend  de  celui  de 
la  perception  extérieure  et  du  souvenir.  L'expé- 
rience ne  laisse  aucun  doute  à  cet  égard.  On  ne 
parvient  à  constater  chez  l'enfant  l'existence  de 
quelques  idées  abstraites,  qu'à  partir  de  l'époque 
où  il  fait  usage  de  la  parole.  Il  existe,  en  effet, 
entre  l'exercice  de  l'abstraction  et  le  langage  une 
étroite  relation.  Ce  n'est  pas  à  dire,  ainsi  qu'on 
l'a  quelquefois  avancé,  que  le  langage  soit  la 
condition  de  l'abstraction.  La  proposition  inverse, 
savoir  que  l'abstraction  est  la  condition  du  lan- 
gage, pourrait  être  soutenue  avec  au  moins  au- 
tant de  raison.  Tout  porte  à  croire  que  l'idée 
abstraite  peut,  sans  le  secours  du  langage,  naître 
et  se  former  dans  l'esprit.  Que,  antérieurement  à 
l'usage  de  la  parole,  l'idée  abstraite  soit  extrê- 
mement vague  et  confuse,  c'est  ce  qu'il  faut  ad- 
mettre, et  telle  elle  paraît  exister  chez  l'enfant 
qui  ne  peut  encore  se  servir  du  langage,  et  chez 
l'animal  auquel  le  don  du  langage  n'a  pas  été 
départi.  Le  langage  ne  crée  point  l'idée  abstraite, 
mais  il  aide  puissamment  à  son  développement, 
à  sa  précision,  à  sa  lucidité;  il  la  vend  tout  à  la 


fois  plus  claire  à  l'intelligence  et  plus  fixe  au 
souvenir;  il  lui  donne  un  degré  d'achèvement 
qu'elle  n'eût  jamais  acquis  sans  cette  efficace 
a.ssistance;  et  telle  est  la  puissance  de  ce  service, 
qu'on  est  allé  quelquefois,  par  une  appréciation 
exagérée,  jusqu'à  l'ériger  en  une  véritable  créa- 
tion. 

Une  méthode  plus  artificielle  que  vraie,  appli- 
quée à  la  recherche  et  à  la  description  des  pné- 
nomènes  de  l'esprit  humain,  a  conduit  quelques 
métaphysiciens  à  fractionner,  pour  ainsi  clire, 
l'action  de  la  faculté  d'abstraire,  et  à  signaler, 
comme  autant  de  fonctions  distinctes,  l'abstrac- 
tion de  l'esprit,  l'abstraction  du  langage,  l'abstrac- 
tion des  sens.  Une  telle  division  n'a  rien  que  de 
très-arbitraire.  Qu'est-ce  qu'un  terme  abstrait, 
sinon  le  signe  d'une  pensée  abstraite,  et,  par 
conséquent,  le  produit  d'une  abstraction  de  l'es- 
prit? D'autre  part,  les  sens  ne  sont-ils  pas  de 
véritables  fonctions  intellectuelles,  et  leurs  opé- 
rations ne  sont-elles  pas  en  réalite  des  actes  de 
l'esprit?  La  division  proposée  n'a  rien  de  légi- 
time, attendu  que  le  second  et  le  troisième  terme 
dont  elle  se  compose  rentrent  nécessairement 
dans  le  premier. 

Toute  abstraction  opérée  par  l'esprit  présuppose 
quelque  donnée  concrète,  obtenue  par  l'exercice 
préalable  soit  de  la  perception  extérieure,  soit 
du  sens  intime,  soit  de  la  raison.  Décomposer 
cette  donnée  concrète,  et  conserver  sous  les  re- 
gards de  l'intelligence  tel  ou  tel  de  ses  éléments, 
en  éliminant  par  la  pensée  toutes  les  autres,  tel 
est  le  rôle  psychologique  de  la  faculté  dite  ab- 
straction. Sa  règle  logique  peut  se  renfermer  en 
ce  précepte  :  prémunir  l'intelligence  contre  l'in- 
vasion de  l'imagination  dans  le  domaine  de  l'ab- 
straction. Une  telle  alliance,  quelque  favorable 
qu'elle  puisse  être  à  la  poésie,  ne  saurait  qu'être 
préjudiciable  à  la  science.  Elle  a,  en  effet,  pour 
résultat  de  convertir  arbitrairement  des  phéno- 
mènes en  êtres,  et  de  prêter  une  existence  réelle 
et  substantielle  à  de  pures  modalités.  L'ancienne 
physique  et  l'ancienne  philosophie  n'ont  point  été 
assez  attentives  à  se  garantir  de  semblables  er- 
reurs. La  première  en  était  venue  à  considérer 
comme  des  êtres  le  froid,  le  chaud,  le  sec,  l'hu- 
mide, et  autres  qualités  de  la  matière.  La  seconde 
avait  attribué  une  existence  réelle  et  substan- 
tielle à  de  purs  modes  de  la  pensée.  Ainsi,  pour 
citer  un  exemple,  la  célèbre  théorie  de  l'idée  re- 
présentative, qui  régna  si  longtemps  en  philoso- 
phie, n'avait  pas  d'autre  fondement  qu'une  erreur 
de  ce  genre.  L'idée,  au  lieu  d'être  prise  pour  ce 
qu'elle  est  réellement,  c'est-à-dire  pour  un  état 
du  moi,  pour  une  modification  de  l'esprit,  pour 
une  manière  d'être  de  l'àme,  avait  été  convertie 
en  une  sorte  d'être  réel  et  substantiel,  auquel 
les  uns  assignaient  pour  résidence  l'esprit,  les 
autres  le  cerveau.  L'abstraction  n'a  véritablement 
de  valeur  scientifique  qu'autant  qu'elle  sait  main- 
tenir à  ses  produits  leurs  caractères  propres.  Au- 
trement, ainsi  que  l'histoire  de  la  philosophie, 
soit  naturelle,  soit  morale,  en  fait  foi,  au  lieu 
d'aboutir  à  des  notions  légitimes,  elle  n'aboutit 
plus  qu'à  des  fictions.  On  peut  consulter  :  Tb.  Reid, 
V"  Essai  sur  les  facultés  inlcllectuelles  de 
riiomme.  —  Dugald-Stewart,  Éléments  de  la 
philos,  de  Vesprit  humain,  en.  iv.  X. 

ABSURDE  ne  doit  se  aire  que  de  ce  qui  est 
logiquement  contradictoire,  par  conséquent,  de 
ce  qui  ne  peut  trouver  aucune  place  dans  l'intel- 
ligence (àtoTtov,  âXpyov).  En  effet,  une  idée,  un 
jugement  ou  un  raisonnement  qui  se  contredit  est 
par  cela  même  impossible  et  n'existe  que  dans  les 
mots.  Ainsi,  un  triangle  de  quatre  côtés  est  évi- 
demment une  idée  absurde.  Mais  on  n'a  pas  le 
droit  d'étendre  la  même  qualification  à  ce  qui  est 


AGAD 


AGHl 


contredit  par  rcxpérience;  car,  après  tout,  l'ex- 
périence ne  comprend  que  les  lois  et  les  faits  que 
nous  connaissons,  et  rien  ne  nous  empêche  d'en 
supposer  d'autres  que  nous  ne  connaissons  pas, 
ou  qui.  sans  exister,  peuvent  être  regardes  comme 
possibles.  De  là  vient  que,  dans  les  sciences  qui 
ont  pour  unique  appui  les  définitions  et  le  rai- 
sonnementj  par  exemple  en  géométrie,  il  n'y  a 
pas  de  milieu  entre  l'absurde  et  le  vrai  ;  dans 
toutes  les  autres,  l'hypothétique  et  le  faux  servent 
d'intermédiaire  entre  les  deux  extrêmes  dont 
nous  venons  de  parler. 

ACABÉMIE.  L'Académie  était  un  gymnase 
d'Athènes  ainsi  appelé  du  nom  du  héros  Acadé- 
nius.  Platon  ayant  choisi  ce  lieu  pour  y  réunir 
ses  disciples,  l'école  philosophique,  dont  il  est  le 
chef,  prit  à  son  tour  le  nom  d'Ecole;  académique 
ou  simplement  d'Académie. 

L'Kcole  académique,  considérée  en  général, 
embrasse  une  période  de  quatre  siècles,  depuis 
Platon  jusqu'à  Antiochus,  et  comprend  des  sys- 
tèmes philosophiques  d'une  importance  et  d'un 
caractère  bien  différents.  Les  uns  admettent  trois 
Académies  :  la  première,  celle  de  Platon  ;  la 
moyenne,  celle  d'Arcésilas  ;  la  nouvelle,  celle  de 
Carnéade  et  de  Clitomaque.  Les  autres  en  admet- 
tent quatre,  savoir,  avec  les  trois  précédentes, 
celle  de  Philon  et  de  Charmide.  D'autres  enfin 
ajoutent  une  cinquième  Académie,  celle  d'Antio- 
chus  (Sextus  Emp.,  Hyp.  Pyrrn.,  lib.  I,  c. 
xxxni). 

Parmi  ces  distinctions,  une  seule  est  impor- 
tante :  c'est  celle  qui  sépare  Platon  et  ses  vrais 
disciples,  Speusippe  et  Xénocrate.  et  toute  cette 
famille  de  faux  platoniciens,  de  aemi-sceptiques 
dont  Arcésilas  est  le  père,  et  Antiochus  le  der- 
nier membre  considérable. 

Ce  qui  marque  d'un  caractère  commun  cette 
seconde  Académie,  héritière  infidèle  de  Platon, 
c'est  la  doctrine  du  vraisemblable,  du  probable, 
TÔ  Ttiâavôv,  qu'elle  essaya  d'introduire  en  toutes 
choses. 

Arcésilas  la  proposa  le  premier,  et  la  soutint 
avec  subtilité  et  avec  vigueur  contre  le  dogma- 
tisme stoïcien  et  le  pyrrhonisme  absolu  de  Timon 
et  de  ses  disciples,  essayant  ainsi  de  se  frayer 
une  route  entre  un  doute  excessif,  qui  choque  le 
sens  commun  et  détruit  la  vie,  et  ces  tentatives 
orgueilleuses  d'atteindre,  avec  des  facultés  bor- 
nées et  relatives,  une  vérité  définitive  et  absolue. 

Après  Arcésilas,  l'Académie  ne  produisit  aucun 
grand  maître,  jusqu'au  moment  ou  Carnéade  vint 
jeter  sur  elle  l'éclat  de  sa  brillante  renommée. 
Carnéade  était  le  génie  de  la  controverse.  Il  livra 
au  stoïcisme  un  combat  acharné,  où,  tout  en  re- 
cevant lui-même  de  rudes  atteintes,  il  porta  à 
son  adversaire  des  coups  mortels.  Armé  du  sorite, 
son  argument  favori  (Sextus,  Adv.  Malhem.,  éd. 
de  Genève,  p.  212  sqq.),  Carnéade  s'attacha  à 
prouver  qu'entre  une  aperception  vraie  et  une 
apcrception  fausse  il  n'y  a  pas  de  limite  saisis- 
sable,  l'intervalle  étant  rempli  par  une  infinité 
d'aperceptions  dont  la  différence  est  infiniment 
petite  (Cic,  Acad.  quœst.,  lib.  II,  c.  xxix  sqq.). 

Si  la  certitude  absolue  est  impossible,  si  le 
doute  absolu  est  une  extravagance,  il  ne  reste 
au  bon  sens  que  la  vraisemblance,  la  probabilité. 
Disciple  d'Arcésilas  sur  ce  point,  comme  sur  tous 
les  autres,  mais  disciple  toujours  original,  Car- 
néade fit  d'une  opinion  encore  indécise  un  sys- 
tème régulier,  et  porta  dans  l'analyse  de  la  pro- 
babilité^ de  ses  degrés,  des  signes  qui  la  révèlent, 
la  pénétration  et  l'ingénieuse  subtilité  de  son 
esprit  (Sextus,  jldu.  Malhem.,  p.  169  B3  Hyp. 
Pyrrh.,  lib.  I^  c.  xxxin). 

Après  Carnéade,  la  chute  de  l'Académie  ne  se 
fit  pas  attendre.  Clitomaque  écrivit  les  doctrines 


de  son  maître,  mais  sans  y  rien  ajouter  de  consi- 
dérable (Cic,  Acad.  quœst.,  lib.  II,  c.  xxxi  sqq.; 
Sextus,  Adv.  Malhem.,  p.  308).  Ni  Charmadas,  ni 
Melanchtus  de  Rhodes,  ni  Mélrodore  de  Strato- 
nice,  ne  parvinrent  à  relever  l'école  décroissante 
Enfin  Antiochus  et  Philon,  comme  épuisés  par  la 
lutte,  passèrent  à  l'ennemi. 

Philon  ne  combat  qu'avec  mollesse  le  critérium 
stoïcien,  la  célèbre  çavtaaîa  x!iTa),TQ-Ttxi^,  si  vi- 
goureusement pressée  par  Arcésilas  et  Carnéade. 
Il  alla  même  jusqu'à  accorder  à  ses  adversaires 
qu'à  parler  absolument,  la  vérité  peut  être  com- 
prise (Sextus,  Hyp.  Pyrrh.,  lib.  I,  c.  xxxiii). 
L'Académie  n'existait  plus  après  cet  aveu. 

Antiochus  s'allie  avec  le  vieil  adversaire  de  sa 
propre  école,  le  stoïcisme.  Il  ne  veut  reconnaître 
dans  les  diverses  écoles  académiques  que  les 
membres  dispersés  d'une  même  famille,  et  rêvant 
entre  toutes  les  philosophies  rivales  une  harmo- 
nie fantasticjue,  du  même  œil  qui  confond  Xéno- 
crate et  Arcésilas,  il  voit  le  sto'ïcisme  dans  Platon 
(Cic,  l.  c,  c.  XXII,  XLii,  XLiii,  XLVi;  deNat.  Deor., 
lib.  I,  c  vu). 

Cette  tentative  impuissante  d'éclectisme  mar- 
que le  terme  des  destinées  de  l'Ecole  académi- 
que. 

Voyez,  outre  les  ouvrages  que  nous  avons  cités 
et  les  histoires  générales  de  la  philosophie,  Fou- 
cher.  Histoire  des  Académiciens,  in-12,  Paris, 
1690;  le  même.  Dissert,  de  philosophia  acade- 
mica,  in-12,  Paris,  1692;  Gerlach,  Commentatio 
exhibens  academicorum  juniorum  de  probabi- 
lilate  disputationes,  in-4,  Goëtt.  Em.  S. 

ACCIDENT  (de  accidere,  en  grec  CTU[x6;6r,xè;). 
On  appelle  ainsi,  dans  le  langage  de  la  scolasti- 
que  et  de  la  philosophie  aristotélicienne,  toute 
modification  ou  qualité  qui  n'appartient  pas  à 
l'essence  d'une  chose,  qui  n'est  pas  l'expression 
de  ses  attributs  constitutifs  et  invariables.  Tels 
sont  les  vices  par  rapport  à  l'âme  et  le  mouve- 
ment par  rapport  au  corps  :  car  l'âme  n'est  pas 
naturellement  ni  constamment  vicieuse  ;  de 
même  la  matière  ne  peut  être  tirée  de  son  inertie 
gue  par  intervalles,  grâce  à  une  impulsion 
étrangère.  Il  ne  faut  pas  confondre  les  accidents 
avec  les  phénomènes.  En  général,  ceux-ci  peu- 
vent être  constants,  inhérents  à  la  nature  même 
des  choses,  par  conséquent  essentiels  ;  ceux-là. 
toujours  en  aehors  de  l'essence  des  êtres,  ont  été 
très-justement  définis  par  Aristote  {Met.  E,  c.  n)  : 
ce  qui  n'arrive  ni  toujours  ni  ordinairement. 

ACHENWALL  (Godefroy),  né  en  1719  à  El- 
bingen  (Prusse),  fit  ses  études  à  léna,  à  Halle  et 
à  Leipzig,  s'établit  à  Marbourg  en  1746,  puis,  en 
1748,  à  Goëttingue,  où  il  obtint  une  chaire  peu 
de  temps  après.  Il  mourut  en  1772. 

Il  se  distingua  surtout  comme  professeur  d'his- 
toire et  de  statistique  ;  mais  il  appartient  aussi  à 
ce  Recueil  par  ses  leçons  sur  le  droit  naturel  et 
international  et  par  les  écrits  estimables  qu'il  a 
publiés  sur  cette  matière.  A  l'exemple  de  son 
compatriote  Thomasius,  il  sépare  attentivement, 
tout  en  la  fondant  sur  la  raison,  la  science  du 
droit  de  la  morale  proprement  dite.  Ses  vues  sur 
ce  point  sont  développées  dans  les  ouvrages  sui- 
vants :  Jus  naturœ,  Goëtt.,  1750  et  1781  ;  Obser- 
vât, juris  nat.  et  gent.,  in-4, 1754  ;  Prolcgomena 
juris  nat.,  in-8,  1758  et  1781. 

ACHILLE.  Tel  est  le  nom  qu'on  a  donné,  dans 
l'antiquité,  à  l'un  des  arguments  par  lesquels 
Zenon  d'fcîlée,  et  peut-être  avant  lui  Parménide, 
voulait  démontrer  l'impossibilité  du  mouvement. 
On  suppose  Achille  aux  pieds  légers  luttant  à  la 
course  avec  une  tortue  et  ne  pouvant  jamais  l'at- 
teindre, pourvu  que  l'animal  ait  sur  le  héros  l'a- 
vantage de  quelques  pas.  Car,  pour  qu'ils  pussent 
se  rencontrer,  il  faudrait,  dit-on,  que  l'un  fût  ar- 


AGON 


—  9  — 


ACRO 


rivé  au  point  d'où  raulrepart.  Mais  si  la  matière 
est  divisible  à  l'intini,  cela  n'est  pas  possible, 
parce  qu'il  faut  toujours  admettre  entre  les  deux 
coureurs  une  distance  quelconque,  infiniment  pe- 
tite (Arist.,  Plujs.,  lib.  IV,  c.  ix;  Diog.  Laërt., 
lib.  IX,  c.  XXIII,  xxix).  Cet  argument  n'a  de  valeur 
et  n'a  été  dirigé  que  contre  les  partisans  exclu- 
sifs de  l'empirisme,  forcés  par  leurs  principes  à 
nier  toute  continuité  et  toute  unité,  par  consé- 

3uent  le  temps  et  l'espace.  Mais,  à  le  prendre 
'une  manière  absolue,  c'est  une  subtilité  qui  ne 
mérite  pas  d'autre  réponse  que  celle  de  Diogène. 
Voy.  Ecole  Eléatique  et  Zenon. 

ACHILLINI  (Alexandre),  de  Bologne  {Alex. 
Achillinus  Boloniensis),  professait  a  Padoue, 
dans  le  cours  du  w  siècle,  la  philosophie  aris- 
totélicienne commentée  par  Averrhoès,  et  eut 
même  la  gloire  d'être  surnommé  Aristote  second. 
11  n'eut  pourtant  d'autre  titre  à  cette  distinction 
que  l'habileté  de  sa  dialectique,  habileté  dont  il 
fat  surtout  preuve  dans  la  discussion  qu'il  soutint 
contre  son  célèbre  contemporain,  Pierre  Pompo- 
nace.  Il  mourut  en  1512,  sans  avoir  laissé  aucun 
écrit  qui  soit  parvenu  jusqu'à  nous. 

ACONTIUS  (Jacques),  né  à  Trente  au  com- 
mencement du  xvi«  siècle,  est  très-peu  connu  et 
mériterait  de  l'être  davantage.  On  ignore  égale- 
ment l'année  de  sa  naissance  et  celle  de  sa  mort. 
Bayle,  qui  lui  a  consacré  un  article  dans  son 
Dictionnaire,  affirme  qu'il  mourut  en  1565; 
mais  il  vivait  encore  en  1567,  puisque  Ramus,  qui 
entretenait  avec  Acontius  une  correspondance, 
s'adresse  encore  à  lui  en  cette  année  même  dans 
son  Proœmium  maihematicum  et  fait  allusion 
à  son  crédit  auprès  de  la  reine  d'Angleterre. 

La  vie  d' Acontius,  comme  celle  de  la  plupart 
des  philosophes  de  ce  temps-là,  fut  semée  d'a- 
ventures. Il  nous  apprend  lui-même  qu'ayant 
embrassé  la  réforme,  il  se  détermina  à  quitter 
sa  patrie,  en  compagnie  d'un  de  ces  coreligion- 
naires, nommé  Francesco  Betti.  Sans  doute  ils 
suivirent  la  route  que  prenait  alors  l'émigration 
italienne,  et  dont  les  premières  étapes  étaient 
Genève  et  Zurich,  Bâle  et  Strasbourg.  Le  séjour 
d' Acontius  dans  ces  deux  dernières  villes  est 
mentionné  dans  une  lettre  célèbre  à  son  ami 
Jean  Wolf  de  Zurich  (de  Ralione  edendorum 
librorum,  datée  de  Londres,  1562).  C'est  à  Bâle 
qu'il  publia  ses  principaux  ouvrages  et  fit  le  plus 
long  séjour  avant  de  se  réfugier  en  Angleterre, 
où  Ta  reine  Elisabeth  l'accueillit  avec  faveur  et 
le  pensionna,  sinon  comme  jurisconsulte,  ou 
comme  philosophe,  ou  même  comme  théologien, 
au  moins  comme  ingénieur  :  car  il  avait  com- 
posé en  italien  un  traité  sur  l'art  de  fortifier  les 
places  de  guerre,  et  il  entreprit  de  le  mettre  eu 
latin  par  ordre  de  la  reine  :  «  tâche  assez  mal- 
aisée^ disait-il,  pour  un  homme  qui,  après  avoir 
passe  une  bonne  partie  de  sa  vie  à  lire  le  mau- 
vais latin  [sordes)  de  Barthole,  de  Baldus  et  d'au- 
tres écrivains  de  cette  espèce  {ejus  farinœ), 
avait  mené  pendant  plusieurs  années  la  vie  des 
cours.  »  Aussi  ne  paraît-il  pas  qu'il  ait  jamais 
livré  à  l'impression  ce  travail. 

Acontius  a  joui,  durant  le  xvi=  et  le  xvii^  siè- 
cle, d'une  assez  grande  réputation  à  cause  d'un 
livre  ingénieux,  et  souvent  réimprimé,  sur  les 
Ruses  de  Satan  (ou  les  Stratagèmes  du  Diable, 
suivant  une  autre  traduction  du  titre  latin  :  Stra- 
tagematum  Satanœ  libri  octo,  Bàle,  1565).  Mais 
nous  n'avons  à  nous  occuper  ici  que  du  philoso- 
phe qui  eut  l'idée  de  réformer  la  logique,  et  non 
du  théologien  protestant,  accusé  par  quelques- 
uns  de  pousser  jusqu'à  leurs  dernières  limites  la 
largeur  et  la  tolérance,  et  vanté  pour  cela  même 
par  les  arminiens,  les  sociniens  et  les  libres 
penseurs. 


Le  principal  titre  d'Acontius  aux  yeux  de  l'his- 
torien de  la  philosophie  est  un  petit  traité  de  la 
méthode,  qu'il  publia  à  Bâle  en  1558,  intitulé  : 
Jacobi  Acontii  Tridenlini  de  Methodo,  hoc  e^t  de 
invesligandarum  tradendarumque  artium  ac 
scienliarum  ratione  (in-8,  138  pages,  plus  un 
errata  d'après  lequel  nous  rétablissons  le  titre). 
La  logique  étant  définie  l'art  de  découvrir  et 
d'exposer  la  vérité  (recta  contemplandi  docendi- 
que  ratio),  l'étude  de  la  méthode  en  fait  essen- 
tiellement partie,  et  il  y  a  lieu  de  s'étonner  que 
l'on  s'en  occupe  si  peu  :  car,  si  la  méthode  a  pour 
but  de  nous  procurer  la  connaissance  que  nous 
nous  proposons  d'acquérir,  elle  nous  sert  aussi  à 
l'enseigner  aux  autres.  Une  telle  connaissance 
n'est  pas  innée,  comme  celle  des  axiomes  (p.  18, 
19),  ni  obtenue  immédiatement,  comme  les  idées 
que  nous  donnent  les  sens  :  elle  est  le  fruit  du 
raisonnement,  qui  seul  peut  nous  découvrir  l'es- 
sence, les  causes  et  les  effets  de  chaque  chose 
(qui  sit,  quœ  sint  ejus  causae,  quisve  effectus).  A 
la  recherche  de  l'essence  se  rattache  la  théorie  lo- 
gique de  la  définition  que  l'auteur  traite  avec  le 
plus  grand  soin  (p.  49-83).  Pour  découvrir  les 
causes  et  les  effets,  il  distingue  deux  méthodes, 
celle  de  résolution  ou  d'analyse  et  celle  de  com- 
position, qui  convient  surtout  à  l'enseignement, 
quoicju'elle  contribue  aussi  à  la  recherche  de  la 
vérité.  L'analyse  dont  il  est  ici  question  est  celle 
des  géomètres:  il  ne  peut  y  avoir  aucun  doute  à 
cet  égard,  et  en  général  la  méthode  des  mathé- 
mathiques  est  l'idéal  d'Acontius  en  logique.  Il  le 
déclare  à  Wolf  dans  la  lettre  que  nous  citions 
plus  haut,  et  il  prétend  qu'elle  trouve  partout 
son  application,  voire  même  en  théologie,  témoin 
son  livre  des  Ruses  de  Satan,  où  il  part  de  la 
définition  du  but  de  Satan  et  de  principes  géné- 
raux ou  axiomes  dont  il  va  déduisant  les  consé- 
quences jusqu'à  la  fin  lîe  l'ouvrage.  On  trouve 
encore,  dans  le  de  Methodo  d'Acontius,  de  bonnes 
règles  pour  l'emploi  de  la  division  et  pour  la 
culture  de  la  mémoire  ;  mais  en  somme,  si  l'on 
excepte  l'expression  de  notions  innées  et  ce  qui 
est  dit  de  l'analyse,  on  ne  voit  guère  de  quoi  jus- 
tifier un  rapprochement  entre  Acontius  et  Des- 
cartes. Cependant  Baillet  rapporte  dans  sa  Vie 
de  Descartes  (t.  II,  p.  138)  qu'un  cartésien  hol- 
landais, nommé  Huelner,  signala  au  P.  Mer- 
senne  le  livre  d'Acontius  comme  le  seul  qui  lui 
parût  digne  d'être  comparé  au  Discours  de  la 
Méthode:  exagération  évidente,  que  Bayle  se 
contente  de  rappeler,  mais  que  Brucker  semble 
approuver. 

Pour  rester  dans  le  vrai,  il  faut  dire  que  le  de 
Methodo  d'Acontius  est  l'ouvrage  d'un  esprit  net 
et  ferme,  qu'il  est  bien  compose,  écrit  d'un  style 
clair  et  dégagé  de  toute  scolastique.  L'auteur  est 
donc,  en  logique,  un  des  précurseurs  de  la  phi- 
losophie moderne.  Il  en  avait  pressenti  les  glo- 
rieux développements,  témoin  ce  beau  passage 
de  sa  lettre  a  J.  Wolf  :  «  Intelligo  etiam  me  in 
saeculum  incidisse  cultum  praeter  modum,  nec 
tam  certe  vereor  eorum,  qui  regnare  nunc  viden- 
tur,  judicia,  quam  exorientem  quamdam  saeculi 
adhuc  paulo  excultioris  lucem  pertimesco.  Etsi 
enim  multos  habuit  habetque  setas  nostra  viros 
prsestantes,  adhuc  tamen  videre  videor  nescio 
quid  majus  futurum.  »  Quel  dommage  que  cela 
soit  dit  à  propos  d'un  écrit  de  Patrizzil 

Outre  l'article  de  Bayle  cité  plus  haut,  on  peut 
lire  les  quelques  lignes  que  Brucker  a  consacrées 
à  Acontius  dans  son  Hist.  critica  philosophiœ 
(vol.  V,  p.  585,  586).  Mais  les  écrits  du  théolo- 
gien italien  sont  la  source  la  plus  riche  et  la 
plus  sûre  pour  connaître  sa  vie  et  ses  opinions. 

Ch.  W. 

ACROAMATiaUE   (de  àxpoà'-txxi,  entendre). 


AGTU 


C'est  la  q,ualifîcation  que  l'on  donne  à  certaines 
doctrines  non  écrites,  mais  transmises  oralement 
à  un  petit  nombre  d'élus,  parce  qu'on  les  juge 
inaccessibles  ou  dangereuses  pour  la  foule.  Dans 
le  dernier  cas,  acroamalicjue  devient  synonyme 
d'csotcriquc  (voy.  ce  mot).  Quelquefois  même 
on  étend  cette  qualification  à  des  doctrines  écri- 
tes, quand  elles  portent  sur  les  points  les  plus 
arclus  de  la  science,  et  qu'elles  sont  rédigées  dans 
un  langage  en  rapport  avec  le  sujet.  Cest  ainsi 
que  tous  les  ouvrages  d'Aristote  ont  été  divisés 
en  deux  classes  :  les  uns,  par  leur  forme  aussi 
bien  que  par  les  questions  dont  ils  traitent,  pa- 
raissent destinés  à  un  grand  nombre  de  lecteurs; 
on  leur  donnait  le  nom  A'exotériques  (iÇwTEpt- 
xoû;)  ;  les  autres  semblaient  réservés  à  quelques 
disciples  choisis  :  ce  sont  les  livres  acroaina tiques 
{àxpoiJLaTixo;  ou  iyy.vy.).io\)i).  Quant  à  savoir  quels 
sont  ces  livres  et  si  nous  les  avons  entre  les 
mains,  c'est  une  question  qui  ne  peut  être  réso- 
lue ici.  Voy.  dans  le  tome  I  des  Œuvres  d'Aristote 
par  Buhlc,  5  vol.  in-8,  Deux-Ponts,  1791,  une 
dissertation  intitulée  :  Commenlatio  de  libris 
Aristolelis  acroamalicis  etexotericis.  —  Voy. 
Aristote. 

ACRON  d'Agrigente  ne  se  rattache  à  l'histoire 
de  la  philosophie  que  parce  qu'il  fut  le  fondateur 
de  l'école  de  médecine  surnommée  empirique  ou 
métliodique;  cette  école  fleurit  surtout  pendant 
les  deux  premiers  siècles  après  J.  C,  et  arbora, 
en  philosophie,  le  drapeau  du  scepticisme;  elle  a 
produit  un  grand  nombre  de  philosophes  scepti- 
ques, tels  que  Ménodote,  Saturnin,  Tlîéodas,  etc.; 
le  plus  distingué  d'entré  eux  tous  fut,  sans  con- 
tredit, Sextus  Empiricus.  Voy.  Sextus. 

ACTE.  La  signification  vulgaire  de  ce  mot  n'a 
pas  besoin  d'être  définie;  mais  il  est  employé  par 
Aristote  avec  un  sens  spécial  et  rigoureux  qu'il 
importe  de  préciser. 

Nous  voyons  les  objets  passer  d'un  contraire  à 
l'autre,  du  chaud  au  froid  ;  mais  ce  n'est  pas  le 
contraire  qui  devient  son  contraire,  le  chaud  qui 
devient  froid.  Il  y  a  nécessairement  quelque  chose 
en  quoi  le  changement  s'opère;  nécessairement 
aussi  ce  quelque  chose  avait  les  deux  contraires 
en  puissance  et  était  indifférent  à  l'un  et  à  l'au- 
tre. Ce  quelque  chose  c'est  la  matière  qui  ne  se 
distingue  pas  de  la  puissance.  Mais  pouvoir,  ce 
n'est  pas  agir  ;  être  en  puissance  froid  ou  chaud, 
ce  n'est  pas  être  froid  ou  chaud.  Pour  être  froid 
ou  chaud,  la  puissance  a  besoin  d'être  réalisée, 
et  lorsqu'elle  est  réalisée  le  froid  ou  le  chaud  est, 
non  plus  en  puissance,  mais  en  acte  ;  de  sorte 
que  l'acte  et  la  puissance  s'excluent  mutuelle- 
ment. Lorsqu'une  chose  est  en  puissance,  elle 
n'est  pas  en  acte  ;  lorsqu'elle  est  en  acte,  elle 
n'est  plus  en  puissance.  L'acte  n'est  cependant  pas 
la  réalisation  de  la  puissance,  mais  la  fin  de  la 
puissance  qui  se  realise.  La  réalisation  de  la 
puissance  est  le  passage  de  la  puissance  à  l'acte, 
ce  qu'Aristûto  appelle  le  mouvement. 

Voy.  Aristote,  Actuel.  A.  L. 

ACTIVITÉ.  Voy.  Volonté. 

ACTUEL  [quod  est  in  actu)  est  un  terme  em- 
prunté de  la  philosophie  scolastique,  qui  elle- 
même  n'a  fait  que  traduire  littéralement  cette 
expression  d'Aristote  :  16  ôv  xa-c'  èvepYsJav.  Or, 
dans  la  pensée  du  philosophe  grec,  assez  fidèle- 
ment conservée  sur  ce  point  par  ses  disciples  du 
moyen  âge,  Vactuel  c'est  ce  qui  a  cessé  d'être  sim- 
plement possible  pour  exister  en  réalité  et  à  l'é- 
tat de  fait;  c'est  aussi  l'état  d'une  faculté  ou 
d'une  force  quelconque  quand  elle  est  entrée  en 
exercice.  Ainsi,  ma  volonté,  quoique  tThs-7'éelle 
comme  faculté,  ne  commence  à  avoir  une  exis- 
tence actuelle  qu'au  moment  où  je  veux  telle  ou 
elle  chose.  Actuel  dit,  par  conséquent;  plus  que 


—   10  —  ADÉQ 

réel.  De  la  langue  philosopliique,  jui  aurait  tort 
de  l'abandonner,  ce  terme  a  passe  dans  le  lan- 
gage vulgaire,  où  il  signifie  ce  qui  est  présent; 
sans  doute  parce  que  rien  n'est  présent  pour  nous 
que  ce  qui  est  révélé  par  un  acte  ou  par  un  fait. 
■Voy.  Aristote. 

ADAM  DU  Petit-Pont,  né  en  Angleterre  au 
commencement  du  xn"  siècle,  étudia  à  Paris  sous 
Matthieu  d'Angers  et  Pierre  Lombard,  et  y  tint 
une  école  près  du  Petit-Pont,  comme  l'indlcjuc 
son  surnom,  jusqu'en  1176.  où  il  fut  nommé  évê- 
que  d'Asaph,  dans  le  comte  de  Glocester.  Il  mou- 
rut en  1180.  Jean  de  Salisbury  vante  l'étendue 
de  ses  connaissances,  la  sagacité  de  son  esprit,  et 
son  attachement  pour  Aristote  ;  mais  on  lui  re- 
prochait beaucoup  d'obscurité.  Il  disait  qu'il  n'au- 
rait pas  un  auditeur,  s'il  exposait  la  dialectique 
avec  la  simplicité  d'idées  et  la  clarté  d'expres- 
sions qui  conviendraient  à  cette  science.  Aussi 
était-il  tombé  volontairement  dans  le  défaut  de 
ceux  qui  semblent  vouloir,  par  la  confusion  des 
noms  et  des  mots,  et  par  des  subtilités  embrouil- 
lées, troubler  l'esprit  des  autres  et  se  réserver  à 
eux  seuls  l'intelligence  d'Aristote  (Jean  Salisbu- 
ry, Metalogicus,  lib.  11^,  c.  x;  lib.  III,  c.  m;  lib. 
IV,  c.  m).  On  ne  connaît  d'Adam  qu'un  opuscule 
incomplet,  intitulé  Ars  disscrendi,  dont  M.  Cou- 
sin a  publié  quelques  extraits  dans  ses  Frag- 
ments de  philosophie  scolastique.  Voy.  aussi  His- 
toire littéraire  de  France,  t.  XIV,  Paris,  1840, 
p.  417  et  suiv.  C.  J. 

ADÉLARD,  de  Bath,  vivait  dans  les  premières 
années  du  xii'  siècle.  Poussé,  comme  lui-même 
nous  l'apprend,  par  le  désir  de  s'instruire,  il  vi- 
sita la  France,  l'Italie,  l'Asie  Mineure  ;  et,  de  re- 
tour dans  sa  patrie,  sous  le  règne  de  Henri,  fils 
de  Guillaume,  consacra  ses  loisirs  à  propager 
parmi  ses  contemporains  les  vastes  connaissances 
qu'il  avait  acquises.  Son  nom  est  naturellement 
associé  à  ceux  de  Gerbert,  de  Constantin  le  Moine^ 
à  ces  laborieux  compilateurs  qui  introduisirent 
en  Europe  la  philosophie  arabe.  On  lui  doit  des 
Questions  naturelles,  imprimées  sans  date  à  la 
fin  du  XIV'  siècle  ;  un  dialogue  encore  inédit,  in- 
titulé de  Eodem  et  Diverso,  qui,  sous  la  forme 
d'une  fiction  ingénieuse,  renferme  une  éloquente 
apologie  des  études  scientifiques,  une  Doctrine 
de  VAbaque,  une  version  latine  des  Éléments 
d'EuclidCj  et  plusieurs  autres  traductions  faites 
de  l'arabe.  11  est  fréquemment  cité  par  Vincent 
de  Beauvais,  sous  le  titre  de  Philosophus  Anglo- 
rum.  M.  Jourdain,  dans  ses  Recherches  sur  Vo- 
rigine  des  traductions  d'Aristote  (in-8,  Paris, 
1819),  adonné  une  analyse  étendue  du  de  Eodem 
et  Diverso.  X. 

ADELGER  (appelé  aussi  ADELHER),  philoso- 
phe scolastique  et  théologien  du  xii'  siècle,  cha- 
noine à  Liège,  puis  moine  de  Cluny.  Il  s'est  fait 
remarquer  uniquement  par  sa  manière  d'expli- 
quer la  prescience  divine,  en  la  conciliant  avec 
la  liberté  humaine.  Selon  lui,  le  passé  et  l'avenir 
n'existent  pas  devant  Dieu,  qui  prévoit  nos  actions 
comme  nous  voyons  celles  de  nos  semblables, 
sans  les  rendre  nécessaires  et  sans  porter  at- 
teinte à  notre  libre  arbitre.  Voy.  Adelgerus,  de 
Libero  arbilrio  ;  dans  le  Thésaurus  anecaoto- 
rum  de  Pèze,  t.  IV,  p.  2. 

ADÉQUAT,  se  dit  en  général  de  nos  connais- 
sances et  surtout  de  nos  idées.  Une  idée  adéquate 
est  conforme  à  la  nature  de  l'objet  qu'elle  repré- 
sente. Mais  quels  sont  les  objets  véritables  de 
nos  idées,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  quels 
sont  les  modes  de  notre  intelligence  auxquels  le 
mot  idée,  conformément  aux  plus  illustres  exem- 
ples, doit  être  consacré  particulièrement?  L'idée 
nous  représente  l'essence  invariable  et  intelligible 
des  choses,  tandis  que  la  sensation  correspond 


iEGID 


—  11  — 


iENÉS 


aux  modes  variables,  aux  apparences  fugitives. 
Par  conséquent,  plus  elle  est  étrangère  à  la  sen- 
sation, et  épurée  des  alfections  de  la  sensibilité 
en  général,  plus  elle  est  conforme  à  la  nature 
réelle  de  la  cbose  représentée,  c'est-à-dire  plus 
elle  est  adéquate.  C'est  dans  ce  sens  que  ce  mot 
a  été  employé  surtout  par  Spinoza,  qui  s'en  sert 
très-fréquemment.  Aux  yeux  de  ce  pliilosoplic,  la 
connaissance  adéquate  par  excellence,  la  connais- 
sance parfaite,  c'est  celle  de  l'éternelle  et  infinie 
essence  de  Dieu,  implicitement  renfermée  dans 
chacune  de  nos  idées  {lïth.,  part.  II,  de  Anima). 
C'est  dans  cette  connaissance  qu'il  fait  consister 
l'immortalité  de  l'àme  et  le  souverain  bien. 

ADRASTE  d'Ai>iirodisie  (Adrastus  Aphrodî- 
siœus),  commentateur  estime  d'Aristote,  qui  vi- 
vait dans  le  ii'  siècle  après  J.  C,  et  a  été  classé 
parmi  les  péripaléticiens  purs.  Nous  n'avons 
rien  conservé  de  lui,  qu'un  manuscrit  qui  traite 
de  la  musique. 

JEHÉSJE,  femme  philosophe  de  l'école  néo- 
platonicienne, épouse  d'Hermias  et  mère  d'Am- 
monius.  Elle  fut  célèbre  par  sa  vertu  et  sa  beau- 
té, mais  plus  encore  par  le  zèle  avec  lequel  elle 
se  dévoua  à  l'école  néoplatonicienne  et  à  l'in- 
struction de  ses  fils. 

Elle  était  parente  de  Sizianus,  qui  aurait  dé- 
siré l'unir  à  Proclus,  son  disciple  ;  mais  ce  der- 
nier, à  l'exemple  d'un  grand  nombre  de  néopla- 
toniciens, regardait  le  mariage  comme  une 
institution  profane  et  voulut  garder  le  célibat. 
jEdésie  s'unit  à  Hermias  d'Alexandrie,  et  con- 
duisit à  Athènes,  à  l'école  de  Proclus,  les  fils  qui 
naquirent  de  cette  union.  Elle  doit,  [par  consé- 
quent, avoir  vécu  dans  le  v°  siècle  après  J.  G. 

.onDÉSIUS  DE  C APP ADOCE  {jEdesius  Cappadox) , 
néoplatonicien  du  iV  siècle  après  J.  C,  et  suc- 
cesseur de  Jamblique.  Après  l'exécution  de  Sopa- 
ter,  autre  néoplatonicien  que  Constantin  le  Grand, 
converti  au  christianisme,  livra  au  dernier  sup- 
plice, iEdésius  se  tint  caché  pendant  quelque 
temps  pour  ne  pas  subir  le  même  sort;  mais  plus 
tard,  ayant  reparu  à  Pergame,  où  il  établit  une 
école  de  philosophie,  ses  leçons  lui  attirèrent  un 
grand  concours  de  disciples  venus  de  l'Asie  Mi- 
neure et  de  la  Grèce. 

.ffiGiDiUS  COLONNA,  issu  de  la  noble  race 
Italienne  des  Colonna,  appelé  aussi  du  lieu  de  sa 
naissance  jEgidius  Romanus  (Gilles  de  Rome), 
est  un  philosophe  et  un  théologien  célèbre  du  xiv" 
siècle.  Il  reçut  le  surnom  de  Doctor  fundatissi- 
mus  et  de  Pr inceps  theologorum.  Entré,  jeune 
encore,  dans  l'ordre  des  ermites  de  S.  Augustin, 
il  vint  étudier  à  Paris,  où  il  suivit  surtout  les  le- 
çons de  S.  Thomas  d'Aquin  et  celles  de  S.  Bona- 
venture,  devint  précepteur  du  prince  qui  plus 
tard  porta  le  nom  de  Philippe  le  Bel,  enseigna 
la  philosophie  et  la  théologie  à  l'Université  de 
Paris,  fut  nommé  en  1294  archevêque  de  Bourges 
et  mourut  à  Avignon  eu  1316,  après  avoir  pris 
parti  pour  Boniface  VIII  contre  le  prince  qui 
avait  été  son  élève  et  son  bienfaiteur. 

Outre  son  commentaire  sur  le  Magisler  senten- 
tiarum  de  Pierre  Lombard,  on  a  de  lui  deux 
ouvrages  philosophiques  dont  l'un,  sous  le  titre 
de  Tractalus  de  esse  et  cssenlia,  fut  imprimé  en 
1493  ;  l'autre,  intitulé  Quodlibeia,  a  été  publié  à 
Louvain  en  1646,  et  se  trouve  précède  du  de 
Viris  Ulus tribus  de  Curtius,  qui  donne  des  ren- 
seignements circonstanciés  sur  la  vie  et  la  répu- 
tation littéraire  de  ce  philosophe  scolastique.  C'est 
à  tort,  sans  doute,  que  les  Commcnlaliones  pliy- 
sicœ  et  rnelaphysicœ  ont  été  attribuées  à  ^Egi- 
dius  ;  car  non-seulement  il  y  est  nommé  à  la 
troisième  personne,  mais  on  y  voit  aussi  men- 
tionnés des  écrivains  qui  lui  sont  postérieurs,  et 
le  style  est  d'une  latinité  plus  pure  que  dans  les 


écrits  de  notre  auteur.  Ses  recherches  philosophi- 
ques se  rapportent  presque  toutes  à  des  questions 
d'ontologie,  de  théologie  et  de  psychologie  ration- 
nelle, à  divers  problèmes  relatifs  à  l'être,  la  ma- 
tière, la  forme,  l'individualité,  etc.  Il  se  rattache 
strictement  sur  plusieurs  points  à  la  doctrine 
d'Aristote  :  par  exemple,  il  considère  la  matière 
comme  une  simple  puissance  (Potentia  pura), 
qui  ne  possède  aucun  caractère,  aucune  propriété 
de  la  forme  ou  de  la  réalité.  Il  ne  fait  pas  seule- 
ment dépendre  la  vérité  de  la  nature  des  choses, 
mais  encore  des  lois  de  l'intelligence  ;  en  somme, 
il  peut  être  regardé  comme  un  réaliste  assez  con- 
séquent avec  lui-même. 

yEgidius  Romanus  n'est  pas  seulement  un  phi- 
losophe scolastique,  c'est  aussi  un  pliilosophe  po- 
litique. Sur  la  demande  de  son  royal  élève,  il  a 
composé  un  traité  du  Gouvernement  des  princes 
[de  Regimine  principum)  imité  de  celui  qui  a 
été  écrit  en  partie  par  S.  Thomas  d'Aquin,  mais 
beaucoup  plus  étendu;  et  sur  la  fin  de  sa  vie, 
probablement  pendant  la  querelle  de  Boniface  VIII 
et  de  Philippe  le  Bel,  il  a  pris  la  défense  du  pou- 
voir temporel  du  pape  dans  un  traité  de  la  Puis- 
sance ecclésiastique  {de  Ecclesiastica  potesiate), 
qui  a  été  découvert  et  publié  assez  récemment 
par  M.  Jourdain,  sous  le  titre  suivant  :  Un  ou- 
vrage inédit  de  Gilles  de  Rome,  précepteur  de 
Philippe  le  Bel,  en  faveur  de  la  papauté,  in-8, 
Paris,  1858.  Dans  le  premier  de  ces  deux  ouvra- 
ges {in-f»,  Augsbourg,  1473),  on  trouve  un  traité 
à  peu  près  complet  de  droit  naturel,  de  droit  po- 
litique et  même  d'économie  politique,  où  les  idées 
d'Aristote  et  de  S.  Thomas  se  trouvent  unies  à 
quelques  principes  plus  modernes.  Le  second  con- 
tient un  plaidoyer  en  faveur  des  prétentions  les 
plus  exagérées  de  la  papauté,  telles  que  les  con- 
cevait Grégoire  VII.  —  On  trouvera  une  notice 
étendue  sur  Gilles  de  Rome  dans  les  Réforma- 
teurs et  publicistes  de  V Europe  de  M.  Ad.  Franck, 
in-8,  Paris,  1864. 

iïlNEAS  ou  ÉNÉE  DE  Gaza,  d'abord  philosophe 
païen,  puis  philosophe  chrétien  du  v=  siècle.  Après 
avoir  suivi  les  leçons  du  néoplatonicien  Hiéroclès 
à  Alexandrie,  après  avoir  lui-même  enseigné 
quelque  temps  l'éloquence  et  la  philosophie,  il  se 
convertit  au  christianisme,  et  greffa  si  habilement 
sur  cette  doctrine  nouvelle  les  fruits  qu'il  avait 
recueillis  de  la  philosophie  platonicienne,  qu'on 
le  surnomma  le  Platonicien  chrétien.  Outre  un 
bon  nombre  de  lettres,  on  a  conservé  de  lui  un 
dialogue  écrit  en  grec,  et  qui,  sous  le  titre  de 
Théophrasle,  traite  principalement  de  l'immor- 
talité de  l'âme  et  de  la  résurrection  des  corps.  Il 
y  est  aussi  beaucoup  parlé  des  anges  et  des  dé- 
mons. A  ce  propos,  Enée  de  Gaza  invoque  fré- 
quemment la  sagesse  chaldaïque,  ainsi  que  les 
noms  de  Plotin,  de  Porphyre  et  de  plusieurs  au- 
tres néoplatoniciens.  Il  explique  la  Trinité  chré- 
tienne avec  le  secours  de  la  philosophie  platoni- 
cienne, établissant  un  rapport  entre  le  Logos  de 
Platon  et  le  Fils  de  Dieu,  entre  l'àme  du  monde 
et  l'Esprit  saint.  Il  est  facile  de  voir  que  ce  trans- 
fuge du  néoplatonisme  au  christianisme  aime  _à 
faire  un  fréquent  emploi  de  ses  anciennes  doctri- 
nes, afin  de  donner  à  ses  croyances  religieuses 
la  consécration  d'une  conviction  philosophique. 
Voy.  JSneœ  Gazœi  Theophrastus,  gr.  et  lat., 
in-f",  Zurich,  1560;  le  même  ouvrage  avec  la 
traduction  latine,  et  les  notes  de  Gasp.  Barthius, 
in-4,  Leipzig.  1655  ;  enfin  on  a  de  lui  vingt-cinq 
lettres  insérées  dans  le  Recueil  des  lettres  grec- 
ques, publié  par  Aide  Manuce,  in-4,  Rome,  1499, 
et  in-f',  Genève,  1606. 

.ffîNESIDÈMÉ.  L'antiquité  ne  nous  a  laissé  sur 
la  vie  d'^nésidème  qu'un  petit  nombre  de  ren- 
seignements indécis.  A  peine  y  peut-on  découvrir 


iENÉS 


12  — 


AFFl 


l'époque  où  il  vécut,  sa  patrie,  le  lieu  où  il  en- 
seigna, et  le  titre  de  ses  écrits.  Sur  tout  le  reste, 
il  faut  renoncer  môme  aux  conjectures. 

Faljricius  (ad  Sext.  Emp..  Hypoth.  Pijrrh.,  lib. 
I,  c.  ccxxxv)  et  Brucker  (llisl.  crit.  phil.)  ont 
pensé  qu'TIùiésidème  vivait  du  temps  de  Cicéron. 
Cette  opinion  n'a  d'autre  appui  qu'un  passage  de 
Pliotius  mal  interprété  (Pliot.,  Myriob.,  cod. 
ccxii,  p.  169,  Belik.)  ;  il  résulte,  au  contraire, 
d'un  témoignage  décisif  d'Aristoclès  (ap.  Euseb., 
Prœp.  evang.,  lib.  XIV),  que  la  véritable  date 
d'yEnésidème,  c'est  le  premier  siècle  de  l'ère 
chrétienne. 

yEnésidème  naquit  à  Gnosse,  en  Crète  (Diogène 
Laërce,  liv.  IX,  c.  xii)  ;  mais  c'est  à  Alexandrie 
qu'il  fonda  son  école  et  publia  ses  nombreux 
écrits.  (Arist.  ap.  Euseb.,  bb.  I.) 

Aucun  de  ses  ouvrages  n'est  arrivé  jusqu'à 
nous.  Celui  dont  la  perte  est  le  plus  regrettable, 
c'est  le  n-jppwvîwv  ),6Yot,  que  nous  ne  connaissons 
que  bien  imparfaitement  par  l'extiaitque  Pbotius 
nous  en  a  donné  (Pbot.,  Myriob.,  lib.  I).  C'est 
dans  ce  livre  que  se  trouvait  très-probablement 
l'argumentation  célèbre  contre  l'idée  de  causalité, 
que  Sextus  nous  a  conservée  et  qui  est  le  princi- 
pal titre  d'honneur  d'jEnésidème.  (Sext.  Emp., 
Advers.  Math.,  éd.  de  Genève,  p.  34o-3ol,  C;  Cf. 
Pyrrh.  Hyp.,  lib.  I,  c.  xvii.) 

Tennemann  a  dit  avec  raison  que  cette  argu- 
mentation est  l'effort  le  plus  hardi  que  la  philo- 
sophie ancienne  ait  dirigé  contre  la  possibilité  de 
toute  connaissance  apodictique  ou  démonstrative, 
en  d'autres  termes,  de  toute  métaphysique. 

Aucun  sceptique,  avant  iEnésidème,  n'avait  eu 
l'idée  de  discuter  la  possibilité  et  la  légitimité 
d'une  de  ces  notions  a  priori  qui  constituent  la 
métaphysique  et  la  raison,  afin  de  les  détruire 
l'une  et  l'autre  d;i  ns  leur  racine  et,  pour  ainsi  dire, 
d'un  seul  coup.  Cette  idée  est  hardie  et  profonde. 
Mûrie  par  le  temps,  et  fécondée  par  le  génie,  elle 
a  produit  dans  le  dernier  siècle  la  Critique  de  la 
Baison  pure,  et  un  des  mouvements  philosophi- 
ques les  plus  considérables  qui  aient  agité  l'es- 
prit humain. 

On  ne  peut  non  plus  méconnaître  qu'jEnési- 
dème  n'ait  fait  preuve  d'une  grande  habileté, 
lorsque,  pour  contester  l'existence  de  la  relation 
de  cause  à  effet,  il  s'est  placé  tour  à  tour  à  tous 
les  points  de  vue  d'où  il  est  réellement  impossible 
de  l'apercevoir.  C'est  ainsi  qu'il  a  parfaitement 
établi,  avant  Hume,  qu'à  ne  consulter  que  les 
sens,  on  ne  peut  saisir  dans  l'univers  que  des 
phénomènes,  avec  leurs  relations  accidentelles, 
et  jamais  rien  qui  ressemble  à  une  dépendance 
nécessaire,  à  un  rapport  de  causalité. 

Que  si  l'on  néglige  les  idées  grossières  des  sens 
pour  s'élever  à  la  plus  haute  abstraction  méta- 
physique ,  .(Enésidème  force  le  dogmatisme  à 
confesser  que  l'action  de  deux  substances  de  na- 
ture différente  l'une  sur  l'autre,  ou  même  celle 
de  deux  substances  simplement  distinctes,  sont 
des  choses  dont  nous  n'avons  aucune  idée. 

Et,  de  tout  cela,  il  conclut  que  la  relation  de 
causalité  n'existe  pas  dans  la  nature  des  choses. 
Mais,  d'un  autre  côté,  obligé  d'accorder  que  l'es- 
prit humain  conçoit  cette  relation  et  ne  peut  pas 
ne  pas  la  concevoir,  il  s'arrête  à  ce  moyen  terme, 
que  la  loi  de  la  causalité  est,  à  la  vérité,  une 
condition,  un  phénomène  de  l'intelligence,  mais 
qu'elle  n'existe  qu'à  ce  seul  titre;  et  de  là  le 
scepticisme  absolu  en  métaphysique. 

Si  Pyrrhon,  dans  l'antiquité,  conçut  le  premier 
dans  toute  sa  sévérité  la  philosophie  du  doute,  la 
fameuse  ènoxr;,  on  ne  peut  refuser  à  .lEnésidème 
l'honneur  de  lui  avoir  donné  pour  la  première 
fois  une  organisation  puissante  et  régulière.  Et 
c'est  là  ce  qui  assigne  à  ce  hardi  penseur  une  | 


place  à  part  et  une  importance  considérable  dans 
l'histoire  de  la  philosophie  ancienne. 

Dans  ses  IluppwvîtDv  )6yoi,  il  avait  institué  un 
système  d'attaque  contre  le  dogmatisme,  où  il  le 
poursuivait  tour  à  tour  sur  les  questions  logiques, 
métaphysiques  et  morales,  embrassant  ainsi  dans 
son  scepticisme  tous  les  objets  de  la  pensée,  les 
principes  et  les  conséquences,  la  spéculation  pure 
et  la  vie. 

Mais  tous  ses  travaux  peuvent  se  résumer  en 
deux  grandes  attaques,  qui,  souvent  répétées  de- 
puis, ont  fait  jusque  dans  les  temps  modernes 
une  singulière  fortune,  l'une  contre  la  raison  en 
général,  l'autre  contre  son  principe  essentiel,  le 
principe  de  causalité.  Soit  qu'il  s'efforce  d'établir 
la  nécessité  et  tout  à  la  fois  l'impossibilité  d'un 
critérium  absolu  de  la  connaissance,  soit  qu'il 
entreprenne  de  ruiner  la  métaphysique  par  son 
fondement,  il  semble  qu'il  lui  ait  été  réservé 
d'ouvrir  la  carrière  aux  plus  illustres  sceptiques 
de  tous  les  âges.  Par  la  première  attaque,  il  a 
devancé  Kantj  par  la  seconde,  David  Hume*  par 
l'une  et  par  l'autre,  il  a  laissé  peu  à  faire  a  ses 
successeurs. 

Consultez,  sur  ^nésidème,  les  Histoires  géné- 
rales de  Brucker  [Hist.  crit.  philos.,  t.  I,  p.  1328, 
Leipzig,  1766)  et  de  Ritter  {Hist.  de  la  phil.  an- 
cienne, t.  IV,  p.  233  sqq.,  trad.  Tissot,  Paris,  1836); 
l'histoire  spéciale  de  Staeudiin  [Histoire  et  Esprit 
du  scepticisme,  2  vol.  in-S^  t.  I,  p.  299  sqq., 
Leipzig,  1794,  ail.);  un  article  de  Tennemann 
dans  V Encyclopédie  de  Ersch.,  11=  part.,  et  la 
monographie  d'.(Enésidème,  par  M.  E.  Saisset, 
in-8,  Paris,  1840,  réimprimée  dans  l'ouvrage  du 
même  auteur,  le  Scepticisme,  in-8,  Paris,  1865. 

Em.  s. 
.SSCHINE  d'Athènes,  disciple  de  Socrate,  au- 
quel on  attribue  des  dialogues  socratiques,  entre 
autres  Eryxias  et  Axiochus.  Voy.  Diogène  Laërce, 
liv.  II.  —  Boeckh,  Simonis  Socratici  dialogi  qua- 
tuor. Additi  sunt  incerti  auctoris  (vulgo  iEschinis), 
dialogi  Eryxias  et  Axiochus.  Heidelb.,  1810,  in-8. 
AFFECTION  (de  afficere,  même  signification) 
a  un  sens  beaucoup  plus  étendu  en  philosophie 
que  dans  le  langage  ordinaire  :  c'est  le  nom  qui 
convient  à  tous  les  modes  de  sensibilité,  à  toutes 
les  situations  de  l'âme  où  nous  sommes  relative- 
ment passifs.  On  peut  être  affecté  agréablement 
ou  d'une  manière  pénible,  d'une  douleur  ou  d'un 
plaisir  purement  physique,  comme  d'un  senti- 
ment moral.  «  Toute  intuition  des  sens,  dit  Kant 
[Analyt.  transcend.,  V"  sect.),  repose  sur  des 
affections,  et  toute  représentation  de  l'entende- 
ment, sur  des  fonctions.  »  Cependant  il  faut  re- 
marquer que,  lorsqu'il  s'agit  d'une  signification 
aussi  générale,  notre  langue  se  sert  plutôt  du 
verbe  que  du  substantif.  Dans  la  psychologie 
écossaise,  les  affections  sont  les  sentiments  que 
nous  .sommes  susceptibles  d'éprouver  pour  nos 
semblables  ;  en  conséquence,  elles  se  divisent  en 
deux  classes  :  les  affections  bienveillantes  et  les 
affections  malveillantes.  Enfin,  dans  le  langage 
usuel,  on  entend  toujours  par  affection  ou  l'a- 
mour en  général,  ou  un  certain  degré  de  senti- 
ment. Cette  dernière  définition  a  été  adoptée  par 
Descartes,  dans  son  Traité  des  Passions  (art. 
Lxxxiii).  Voy.  Amour  et  Sensibilité. 

AFFIRMATION  (v.a.-.â.io.'ji^).  Elle  consiste  à 
attribuer  une  chose  à  une  autre,  ou  à  admettre 
simplement  qu'elle  est;  car  l'être  ne  peut  pas 
passer  pour  un  attribut,  quoiqu'il  en  occupe  sou- 
vent la  place  dans  le  langage.  L'affirmation,  quand 
elle  est  renfermée  dans  la  pensée,  n'est  pas  autre 
chose  qu'un  jugement;  exprimée  par  la  parole, 
elle  devient  une  proposition.  Ce  jugement  et  cette 
proposition  sont  appelés  l'un  et  l'autre  affirma- 
tifs.  Il  faut  remarquer  qu'un  jugement  affirmatif 


AGRI 


13    — 


AGRI 


dans  la  pensée,  peut  être  exprime  sous  la  forme 
d'une  proposition  négative;  ainsi,  quand  je  nie 
que  l'àme  soit  matérielle,  j'affirme  réellement 
son  immatérialité,  c'est-à  dire  son  existence  mô- 
me. Voy.  Ji  CEMENT  et  Proposition. 

A  FORTIORI  (à  plus  forte  raison).  On  se  sert 
de  ces  mots  dans  les  matières  de  pure  contro- 
verse, quand  on  conclut  du  plus  fort  au  plus  fai- 
ble, ou  du  plus  au  moins. 

AGRICOLA  (Rodolphe)^  surnommé  Frisius  à 
cause  de  son  pays  natal,  était  de  Ballloo,  village 
situé  dans  la  Frise,  à  peu  de  distance  de  Gronin- 
gue.  Son  véritable  nom  était  Rolef  Huesmann,  et 
non  de  Cruningen,  comme  le  prétend  l'abbé  Joly, 
abusé  par  une  mauvaise  prononciation  de  Gro- 
ningen.  On  ne  connaît  la  date  de  sa  naissance  que 
par  celle  de  sa  mort,  arrivée  le  28  octobre  1486. 
Il  avait  alors  à  peine  42  ans  :  c'est  donc  en  1444 
qu'il  faut  placer  sa  naissance,  et  non  en  1442, 
comme  font  la  plupart  des  historiens  de  la  phi- 
losophie. L'autorité  décisive  sur  ce  point  n'est 
pas  Melchior  Adam,  mais  l'historien  de  la  Frise^ 
Ubbo  Emmius,  ainsi  que  l'a  fort  bien  établi 
Bayle  (art.  Agricola  (Rod.).  note  A.) 

Agricola,  si  l'on  en  croit  un  historien  de  la 
ville  de  Deventer,  aurait  fait  ses  premières  études 
au  collège  de  Sainte-Agnès,  près  de  Zvoll,  sous 
le  fameux  Thomas  à  Kempis.  Ainsi  s'expliquerait 
sa  rare  habileté  dans  l'art  de  copier  et  d'illustrer 
les  manuscrits.  A  ce  talent  il  joignit  de  bonne 
heure  ceux  de  musicien  et  de  poète.  De  Zvoll, 
Agricola  se  rendit  à  Louvain,  oii  il  se  distingua 
bientôt  par  ses  dispositions  philosophiques  et  par 
son  talent  à  écrire  en  latin.  Il  faisait  de  Cicéron 
et  de  Quintilien  une  étude  assidue,  et  c'est  d'eux 
qu'il  apprit,  non-seulement  à  écrire,  mais  encore 
à  penser  autrement  que  les  scolastiques.  Il  sou- 
mettait à  ses  maîtres  et  développait  très-habile- 
ment des  objections  contre  l'ordre  suivi  dans 
l'enseignement  traditionnel  de  la  logique.  Il  eut 
tant  de  succès  à  Louvain,  qu'il  aurait  pu  y  rester 
comme  professeur  ;  mais  ses  goûts  et  sa  vocation 
l'attiraient  ailleurs  ;  ayant  appris  le  français  avec 
quelques-uns  de  ses  condisciples,  il  partit  pour 
Paris,  afin  d'y  perfectionner  ses  études.  Il  y  de- 
meura plusieurs  années,  étudiant  et  enseignant 
tour  à  tour  jusqu'à  l'âge  de  trente-deux  ans,  et 
l'on  doit  s'étonner  que  ses  biographes  allemands 
aient  glissé  si  légèrement  sur  ce  séjour  prolongé 
dans  l'Université  de  Paris.  Il  serait  intéressant 
de  savoir  quelle  fut  l'attitude  du  jeune  maître 
es  arts  de  Louvain,  lorsqu'il  se  trouva  en  présence 
des  logiciens  les  plus  illustres  de  cette  époque  et 
dans  la  compagnie  de  son  docte  et  subtil  com- 
patriote, Jean  Wessel,  qu'on  avait  surnommé 
magistcr  contradictionis.  On  peut  affirmer  à 
coup  sûr  que  ses  leçons  n'étaient  pas  l'écho  de 
cette  scolastique  pour  laquelle  il  avait  tout  d'a- 
bord éprouvé  tant  de  répugnance,  et  peut-être  ne 
furent-elles  pas  sans  influence  sur  la  génération 
nouvelle.  Quoi  qu'il  en  soit,  Agricola,  qui  était 
d'humeur  voyageuse  et  fort  amoureux  des  lettres 
anciennes,  se  sentait  attiré  vers  l'Italie  où  elles 
étaient  enseignées  avec  éclat  par  les  Grecs  venus 
de  Constantinople,  et  où  l'avaient  précédé, plu- 
sieurs de  ses  anciens  compagnons  d'études.  Étant 
arrivé  à  Ferrare  en  1476,  il  y  fut  retenu  par  la 
libéralité  du  duc  Hercule  d'Esté,  et  surtout  par 
les  leçons  et  les  entretiens  du  philosophe  et  gram- 
mairien Théodore  de  Gaza,  de  l'humaniste  Gua- 
rini  et  des  deux  poètes  Strozzi.  Avec  le  premier 
il  étudia  Aristote  et  la  langue  grecque  ;  avec  le 
second  il  cultiva  les  lettres  latines ,  avec  tous  il 
rivalisa  de  savoir  et  de  talent.  Après  avoir  suivi 
les  leçons  de  Théodore  de  Gaza,  il  se  fit  entendre 
à  son  tour,  et  l'on  admira  son  éloquence  et  sa 
diction  aussi  pure  qu'élégante.  Il  séjourna  deux 


ans  à  Ferrare^  et  c'est  probablement  à  cette  épo* 
que,  c'est-à-dire  à  l'année  1477,  que  remonte  la 
première  ébauche  de  son  principal  ouvrage  :  car, 
en  dédiant  quelques  années  plus  tard  son  de  In- 
ventione  dialectica  à  Théodoric  (ou  Dietrich)  de 
Plenningen,  qu'il  avait  connu  intimement  à  Fer- 
rare,  il  lui  rappelle  que  c'est  à  sa  prière  et  sur 
ses  conseils  qu'il  a  entrepris  ce  travail,  et  il 
ajoute  qu'il  le  fit  un  peu  vite,  au  milieu  des  pré- 
paratifs de  son  départ  et  pendant  le  voyage,  alors 
assez  long  de  Ferrare  à  Groningue.  On  peut  lire 
là-dessus  le  témoignage  très-intéressant  de  son 
premier  commentateur,  Phrissemius,  au  début  de 
ses  Scholia  in  libros  1res  de  Invent.  dial.  (Co- 
logne et  Paris,  1523  et  1539,  in-4,  Scholia  in 
Epistolam  dcdic).  C'est  donc  à  tort  que  Meiners 
reporte  aux  années  1484  et  1485  la  composition  de 
ce  traité. 

De  retour  dans  sa  patrie,  Agricola  refusa  les 
honneurs  et  les  charges  qu'on  lui  offrit  comme  à 
l'envi,  à  Groningue,  à  Nimègue.  à  Anvers.  Il 
consentit  seulement  à  suivre  quelque  temps,  en 
qualité  de  syndic  de  la  ville  de  Groningue,  la 
cour  de  Maximilien  I",  auprès  de  qui  il  était  pa- 
tronné par  d'anciens  condisciples  ou  élèves;  mais 
au  bout  de  six  mois,  ayant  réussi  dans  sa  négo- 
ciation, il  quitta  la  cour,  malgré  les  efforts  des 
chanceliers  de  Bourgogne  et  de  Brabant  pour 
l'attacher  au  service  de  l'Empereur.  Il  tenait  à 
son  indépendance^  et  répugnait  à  toute  fonction 
cjui  l'aurait  oblige  à  une  vie  sédentaire.  Il  aimait 
à  changer  de  place,  et,  suivant  l'expression  de 
Bayle,  menait  une  vie  fort  ambulatoire.  Cepen- 
dant un  noble  personnage,  nommé  Jean  de  Dal- 
berg,  à  qui  il  avait  appris  le  grec,  ayant  été  fait 
évêque  de  Worms,  trouva  moyen  de  l'attirer  et 
de  le  retenir,  un  peu  malgré  lui  d'abord,  tantôt 
à  Worms,  tantôt  à  Heidelberg,  où  l'électeur  Pa- 
latin le  combla  de  ses  faveurs.  Dans  cette  der- 
nière ville  d'ailleurs  il  retrouvait  son  ami  le  che- 
valier Dietrich  de  Plenningen,  qu'il  surnommait 
son  cher  Pline  [Plinium  suum),  et  dont  la  mai- 
son fut  la  sienne.  Puis  il  gardait  la  faculté  de  se 
déplacer,  en  allant  d'une  ville  à  l'autre;  il  ac- 
compagna même  l'évêque  de  Worms  à  Rome,  en 
1484,  lors  de  l'intronisation  du  pape  Innocent  XIII 
que  Jean  de  Dalberg  allait  complimenter  au  nom 
du  comte  palatin. 

Agricola  fit  quelques  leçons  à  Worms,  mais  il 
y  trouva  des  habitudes  scolastiques  tellement  en- 
racinées, qu'il  désespéra  d'en  triompher.  Il  finit 
par  adopter  de  préférence  le  séjour  de  Heidel- 
berg où  il  passa  la  plus  grande  partie  de  ses  der- 
nières années,  de  1482  à  1486.  Il  y  enseigna  avec 
un  grand  succès,  traduisant  et  commentant  les 
écrits  d'Aristote,  notamment  ceux  d'histoire  na- 
turelle, alors  inconnus  en  Allemagne.  Son  com- 
mentaire était  surtout  philosophique,  comme  on 
en  peut  juger  par  le  développement  qu'il  pré- 
senta un  jour  à  des  auditeurs  enthousiastes  de 
cette  pensée  extraite  du  de  Generalione  anima- 
lium  (liv.  II,  ch.  m)  :  Tôv  voùv  [xôvov  ôùpaOsv  âirsi- 
(Ttevai  xal  ôsîov  elvat  [lôvov^  ce  qu'il  traduisait 
ainsi  :  «  Mens  extrinsecus  accedit,  et  estdivinum 
quid,  nec  nasciturex  materia  corporum.  » 

Agricola  se  livra  aussi  à  l'étude  de  la  théolo- 
gie et  de  la  langue  hébraïque.  Il  y  apporta  la 
même  liberté  d'esprit  qu'en  philosophie,  et  peut- 
être  se  serait-il  appliqué  tout  entier  aux  ques- 
tions rehgieuses,  si  une  mort  prématurée  ne  l'eût 
arrêté  subitement  au  milieu  de  ses  travaux,  le 
28  octobre  1486.  Son  ami,  le  savant  Reuchlin,  qui 
vivait  à  Heidelberg  depuis  quelque  temps,  pro- 
nonça son  oraison  funèbre. 

Agricola  avait  écrit,  en  prose,  en  vers,  en  la- 
tin, et  même  en  allemand.  L'ouvrage  par  lequel 
il  a  conquis  une  place  distinguée  parmi  les  phi- 


AGRI 


—  14  — 


AGRI 


losophes  de  la  Renaissance  est  intitulé  :  de  In- 
ventione  dialeelica  libri  très.  Érasme^  qui  en 
admirait  les  idées  et  le  style,  en  a  fait,  dans  ses 
Adages,  un  éloge  presque  enthousiaste  ;  mais 
par  une  inadvertance  que  justifie  le  contenu  de 
ce  traité,  il  lui  donne  le  titre  de  :  de  Invenlione 
rlietorîca.  Agricola,  en  effet,  ayant  pris  tout 
d'abord  Cicéron  et  Quintilien  pour  guides  dans 
l'étude  de  la  dialectique,  fut  conduit  à  la  consi- 
dérer comme  instrument  de  l'art  oratoire  plutôt 
que  de  la  science  et  de  la  philosophie.  De  là  cette 
définition  :  Dialecticam  esse  arlem  probabiliter 
de  una  qiiavis  re  disserendi.  De  là  aussi  la  di- 
vision de  cet  art  en  deux  parties,  l'invention  et 
le  jugement  ou  disposition.  L'invention  dont  il 
veut  parler  est  celle  des  preuves,  qui  se  fait  au 
moyen  de  lieux  communs,  entendus  aussi  à  la 
manière  des  rhéteurs  grecs  et  latins  plutôt  que 
d'Aristote.  Comment  Brucker  a-t-ii  pu  affirmer 
que  le  traité  d'Agricola  est  conçu  dans  l'esprit  et 
suivant  les  vrais  principes  d'Aristote  (jrixta  ge- 
nuina  Aristotelis  principia)'?  Assurément  rien 
ne  rappelle  ici  les  Analytiques,  à  peine  y  a-t-il 
une  analogie  avec  les  Topiques.  Loin  de  suivre 
l'auteur  de  ÏOrganon,  Agricola  s'en  sépare  assez 
nettement,  tout  en  témoignant  pour  lui  du  res- 
pect et  même  de  l'admiration  ;  mais  en  vérité, 
il  ne  le  comprend  guère,  quoiqu'il  ait  sous  les 
yeux  le  texte  original,  et  l'on  doit  reconnaître 
qu'il  n'était  point  de  force  à  le  corriger  et  à  le 
pcrfcotionntT.  Aussi  ne  trouve-t-on  guère  d'i- 
dées neuves  dans  cet  ouvrage,  dont  le  mérite 
le  plus  saillant  consiste  dans  le  style.  La  théorie 
des  lieux  est  vague  et  confuse;  sous  prétexte  de 
dialectique,  l'auteur  traite  dans  le  second  livre 
des  moyens  de  donner  au  discours  du  mouve- 
ment et  du  charme;  et  dans  le  troisième,  il  se 
livre  à  des  considérations  dont  on  chercherait  en 
vain  le  rapport  avec  l'invention,  dans  le  sens 
restreint  ou  il  prenait  ce  mot.  Ce  qui  donne  au 
de  Inventione  dialcctica  une  physionomie  parti- 
culière, ce  qui  en  fait  l'originalité  et  l'impor- 
tance historique,  c'est  d'une  part  l'esprit  d'indé- 
pendance qui  s'y  déploie,  surtout  à  l'égard  de  la 
scolastique,  et  d'autre  partie  style  qui.  malgré 
la  diffusion  que  le  savant  Huet  a  critiquée  à  bon 
droit,  est  très-remarquable  dans  un  écrivain  al- 
lemand du  XV'  siècle,  par  la  clarté,  l'élégance  et 
une  grande  valeur  d'images,  d'exemples,  de  com- 
paraisons ingénieuses. 

En  résume,  Agricola  était  humaniste  plus  que 
philosophe,  et  c'est  par  ses  qualités  d'homme  et 
d'écrivain,  plus  que  par  les  mérites  sérieux  de  sa 
dialectique,  qu'il  contribua  à  préparer  une  ère 
nouvelle,  celle  de  la  Renaissance.  Il  eut  l'hon- 
neur d'enseigner  le  grec  à  Heidelberg  avant 
Reuchlin,  d'écrire  et  de  parler  un  bon  latin,  avant 
Erasme,  de  tenter  une  réforme  de  l'enseigne- 
ment philosophique  avant  Mélanchthon.  11  fut 
donc,  pour  ainsi  dire,  le  premier  initiateur  de 
l'Allemagne,  puisque  le  premier  il  y  introduisit 
le  goût  et  la  connaissance  de  l'antiquité  classi- 
que. Son  œuvre  fut  continuée  parmi  ses  com- 
patriotes par  de  nombreux  disciples,  parmi  les- 
quels il  suffira  de  citer  Rodolphe  Langius,  Anto- 
nius  Liber  et  Alexandre  Hégius,  qui  fut  le  maître 
d'Erasme.  Sa  réputation  était  grande  en  Italie, 
témoin  l'éloge  que  fit  de  lui  Paul  Jo\e,  et  cette 
épitaphe  composée  par  le  célèbre  humaniste  Her- 
molaus  Barbarus  (Ermolao  Barbare)  de  Venise  : 
Invida  clauserunt  hoc  marmorefala  Rodolphum 

Agricolam,  Frisii  spcmque  decusque  soli. 
Scilicet  hoc  vivo  meruit  Germania  laudis. 
Quicquid  habet Latium,Grœcia  quicquidhabet. 

Le  traité  de  Inventione  dialcctica,  publié  à 
Cologne  en  1523  par  J.  M.  Phrissemius,  fut  bien- 
tôt connu  et  employé  dans  plusieurs  collèges  de 


l'Université  de  Paris,  où  il  obtint  un  si  grand 
succès  grâce  aux  leçons  de  Latomus,  de  J.  Sturm 
et  de  Jean  le  Voyer  (Visorius),  qu'en  1530  la  fa- 
culté de  théologie  accusait  hautement  la  faculté 
des  arts  d'abandonner  Aristote  pour  Agricola. 
Ainsi  ce  dernier  eut  le  privilège  de  préluder  en 
France,  aussi  bien  qu'en  Allema|^ne,  aux  essais 
plus  hardis  et  plus  efficacesde  Mélanchthon  et  de 
Ramus. 

Les  ouvrages  d'Agricola  ne  furent  recueillis 
qu'assez  longtemps  après  sa  mort,  par  un  de 
ses  compatriotes,  Alard  d'Amsterdam,  en  deux 
volumes  in-4  (Cologne,  1539),  dont  le  premier 
est  une  réimpression  des  trois  livres  de  Inven- 
tione dialeelica  ;  le  second,  sous  le  titre  de  Lu- 
cubrationcs,  contient  un  commentaire  du  Pro 
lege  Manilia  de  Cicéron,  des  notes  sur  Sénèque 
le  rhéteur,  la  traduction  latine  de  divers  mor- 
ceaux de  Platon,  de  Démosthène,  d'Isocrate  et  de 
Lucien,  quelques  poésies  latines,  plusieurs  dis- 
cours et  des  lettres  fort  intéressantes  à  Antonius 
Liber,  à  Langius,  à  Reuchlin,  à  Hégius,  à 
J.  Barbirianus,  et  à  un  frère  utérin  d'Agricola, 
qui  s'appelait  Jean.  Il  manque  à  cette  édition, 
pour  être  complète  :  1"  les  Commentaria  in  Boë- 
thium,  publiés  par  Murmelius  à  Deventer  (sans 
date);  2°  des  poésies  allemandes  qui  probable- 
ment ne  furent  jamais  imprimées;  3"  un  livre 
d'histoire,  de  Quatuor  monarchiis,  qu' Agricola 
avait  composé  sur  la  demande  et  sans  doute 
pour  l'usage  exclusif  de  l'électeur  Palatin.  Outre 
les  écrits  de  Rodolphe  Agricola,  on  peut  consul- 
ter sur  la  vie  et  les  travaux  de  ce  personnage, 
les  ouvrages  suivants  :  Oratio  de  vila  Rod. 
Agricolœ,  recitata  Witebergœ  a  loanne  Saxone 
Holsatico,  à  la  suite  de  la  Vie  de  Nie.  Fris- 
chlin  publiée  à  Strasbourg  en  1605,  in-8;  — 
Melchior  Adam,  Vitœ  german.  philosophorum, 
1615,  in-8  (p.  13  et  suiv.)  ;  —  J.  P.Tressling,  Vita 
et  mérita  Rod.  Agricolœ,  Groningœ,  1830,  in-8  ; 
—  A.  Bossert,  de  Rod.  Agricola  Frisio,  Paris, 
1865^  in-8  (64  p.).  Ce  dernier  travail  contient 
des  inexactitudes  et  plusieurs  assertions  qui  au- 
raient besoin  d'être  accompagnées  de  preuves. 

Ch.  W. 

AGRIPPA  mérite  une  place  très-honorable 
dans  l'histoire  du  scepticisme  de  l'antiquité. 
Nous  ne  connaissons  de  lui  que  ses  Cinq  motifs 
de  doute  ([livre  tootioi  tî^ç  énayriz)  ;  mais  cette 
tentative  pour  simplifier  et  coordonner  les  in- 
nombrables arguments  de  son  école  suffit  pour 
témoigner  de  l'étendue  et  de  la  pénétration  de 
son  esprit.  Suivant  cet  ingénieux  sceptique,  le 
dogmatisme  ne  peut  échapper  à  cinq  difficultés 
insolubles  :  1°  la  contradiction,  xçô-koc,  ànà  ôia- 
çwvlaç  ;  2°  le  progrès  à  l'infini,  xpôuoç  elc  àTieipov 
èvc6a>,)  wv  ;  3°  la  relativité,  xpÔTioç  ànb  toû  itpôç 
Tt  ;  4°  l'hypothèse,  Tpôuo?  OttoÔstivcô;;  5°  le  cer- 
cle vicieux,  Tpôuoç  éiâ)>XoXo;.  Voici  le  sens  de 
ces  motifs,  que  les  historiens  n'ont  pas  assez  re- 
marqués. 11  n'y  a  pas  un  seul  principe  qui  n'ait 
été  nié.  Par  conséquent,  aussitôt  qu'un  philoso- 
phe dogmatique  posera  un  principe  quelconque, 
on  pourra  lui  objecter  que  ce  principe  n'est  pas 
consenti  de  tous.  Et  tant  qu'il  se  bornera  à  l'af- 
firmer, on  lui  opposera  une  affirmation  contraire, 
de  façon  qu'il  n'aura  pas  résolu  l'objection  de  la 
contradiction.  Pour  se  tirer  d'affaire,  il  ne  man- 
quera pas  d'invoquer  un  principe  plus  général  ; 
mais  la  même  objection  reviendra  incontinent 
et  le  forcera  de  faire  appel  à  un  principe  encore 
plus  élevé.  Or^  c'est  en  vain  qu'il  remontera 
ainsi  de  principe  en  principe,  l'objection  le  sui- 
vra toujours,  toujours  insoluble,  dans  progrès  à 
Vinfini.  Poussé  a  bout,  le  dogmatiste  déclarera 
qu'il  vient  enfin  d'atteindre  un  principe  premier, 
un  principe  évident  de  soi-même.  Mais  qu'est-ce 


AGRI 


—   15  — 


AGRI 


qu'un  principe  évident?  celui  qui  paraît  vrai. 
Reste  à  démontrer  qu'il  n'a  pas  une  vérité  seu- 
lement relative,  Ttpô;  ti.  Renoncez-vous  aux  preu- 
ves? votre  principe  reste  une  hypothèse.  Ris- 
quez-vous une  démonstration?  vous  voilà  dans  le 
aîaUèle,  car  il  faut  un  critérium  à  la  démonstra- 
tion, et  le  critérium  a  lui-même  besoin  d'être 
démontré. 

On  ne  peut  méconnaître  dans  ces  cinq  motifs 
d'Agrippa  un  grand  art  de  combinaison  et  une 
certaine  vigueur  d'intelligence.  Tennemann  n'y 
a  vu  qu'une  copie  des  dix  motifs  de  Pyrrhon. 
C'est  une  grave  erreur.  Pyrrhon  avait  réuni  en 
dix  catégories  un  certain  nombre  de  lieux  com- 
muns, ou  il  retournait  de  mille  façons  l'objec- 
tion vulgaire  des  erreurs  des  sens;  les  cinq  mo- 
tifs d'Agrippa  trahissent,  au  contraire,  une  analyse 
déjà  savante  des  lois  et  des  conditions  de  l'in- 
telligence. La  valeur  purement  relative  des  pre- 
miers principes,  la  nécessité  et  tout  ensemble 
l'impossibilité  d'un  critérium  absolu,  le  carac- 
tère subjectif  de  l'évidence  humaine,  en  un  mot, 
tout  ce  que  le  génie  du  scepticisme  avait  conçu 
depuis  plusieurs  siècles  de  plus  spécieux,  déplus 
subtil  et  de  plus  profond,  tout  cela  y  est  résumé 
sous  une  forme  sévère  et  dans  une  progression 
exacte  et  puissante. 

Le  besoin  de  rigueur  et  de  simplicité  qui  pa- 
raît avoir  été  le  caractère  propre  d'Agrippa  le 
conduisit  à  une  réduction  plus  sévère  encore.  11 
ramena  tout  le  scepticisme  à  ce  dilemme  :  èÇ 
éaviToO  ou  par  une  autre  chose,  èl  êxépou.  Intelli- 
gible d'elle-même,  cela  ne  se  peut  pas  :  1°  à 
cause  de  la  contradiction  des  jugements  humains  ; 
2°  à  cause  de  la  relativité  de  nos  conceptions  ; 
3°  à  cause  du  caractère  hypothétique  de  tout  ce 
qui  n'est  pas  prouvé.  Intelligible  par  une  autre 
chose,  cela  est  absurde:  car,  du  moment  que 
rien  n'est  de  soi  intelligible,  toute  démonstra- 
tion est  un  cercle,  ou  se  perd  dans  un  progrès  à 
l'infini. 

Simplifier  ainsi  les  questions,  c'est  prouver 
qu'on  est  capable  de  les  approfondir,  c'est  bien 
mériter  de  la  philosophie.  Voy.  Sextus  Empiri- 
cus,  Hyp.  Pyrrh.,  lib.  I,  c.  xiv,  xv,  xvi.  —  Dio- 
gène  Laërce,  liv.  IX.  —  Euseb.,  Prœparat.  Ev., 
lib.  XIV,  c.  xviii.  — Menag.  ad  Laërt.,  p.  2ôl. 

Em.  s. 

AGRIPPA  DE  Nettesheim  (Henri  Cornélius) 
est  un  des  esprits  les  plus  singuliers  que  l'on 
rencontre  dans  l'histoire  de  la  philosophie.  Au- 
cun autre  ne  s'est  montré  à  la  fois  plus  hardi  et 
plus  crédule,  plus  enthousiaste  et  plus  scepti- 
que, plus  naïvement  inconstant  dans  ses  opinions 
et  dans  sa  conduite.  Les  aventures  sont  accumu- 
lées dans  sa  vie  comme  les  hypothèses  dans  son 
intelligence  d'ailleurs  pleine  de  vigueur,  et  l'on 
peut  dire  que  l'une  est  en  parfaite  harmonie  avec 
l'autre.  C'est  pour  cette  raison  que  nous  donne- 
rons à  sa  biographie  un  peu  plus  de  place  que 
nous  n'avons  coutume  de  le  faire. 

Né  à  Cologne,  en  1486,  d'une  famille  noble,  il 
choisit  d'abord  le  métier  de  la  guerre.  Il  servit 
pendant  sept  ans  en  Italie,  dans  les  armées  de 
l'empereur  Maximilien,  où  sa  bravoure  lui  valut 
le  titre  de  chevalier  de  la  Toison-d'Or  [auratus 
equesY  Las  de  cette  profession,  il  se  mit  à  étu- 
dier à  peu  près  tout  ce  que  1  on  savait  de  son 
temps,  et  se  fit  recevoir  docteur  en  médecine. 
C'est  alors  seulement  que  commence  pour  lui  la 
vie  la  plus  errante  et  la  plus  aventureuse.  De 
1506  à  1309  il  parcourt  la  France  et  l'Espagne, 
essayant  de  fonder  des  sociétés  secrètes,  faisant 
des  expériences  d'alchimie  qui,  déjà  à  cette  épo- 
que, étaient  sa  passion  dominante,  et  toujours 
en  proie  à  une  dévorante  curiosité.  En  1509,  il 
s'arrête  à  Dôle,  est  nommé  professeur  d'hébreu  à 


l'université  de  cette  ville,  et  fait  sur  le  de  Vcrbo 
mirifîco  de  Reuchlin  des  leçons  publiques  ac- 
cueillies avec  la  plus  grande  faveur.  Ce  succès 
ne  tarda  pas  à  se  changer  en  revers.  Les  Corde- 
liers,  peu  satisfaits  de  ses  doctrines,  l'accusèrent 
d'hérésie,  et  ses  affaires  prenaient  un  mauvais 
aspect,  quand  il  jugea  à  propos  de  s'enfuir  à 
Londres,  où  ses  études  et  son  enseignement, 
prenant  une  autre  direction,  se  portèrent  sur  les 
épîtres  de  saint  Paul.  En  1510,  on  le  voit  de  re- 
tour à  Cologne,  où  il  enseigne  la  théologie,  et  en 
1511,  il  est  choisi  par  le  cardinal  Santa-Croce 
pour  siéger  en  qualité  de  théologien  dans  un 
concile  tenu  à  Pisc;  mais  le  concile  n'ayant  pas 
duré,  ou  peut-être  n'ayant  pas  eu  lieu,  il  se  ren- 
dit de  là  a  Pavie,  où,  rentrant  à  pleines  voiles 
dans  ses  anciennes  idées,  il  fit  des  leçons  publi- 
ques sur  les  prétendus  écrits  de  Mercure  Tris- 
mégiste.  Il  en  recueillit  le  même  fruit  que  de 
ses  commentaires  sur  Reuchlin  à  Dôle.  Une  ac- 
cusation de  magie  est  lancée  contre  lui  par  les 
moines  de  l'endroit,  et  il  se  voit  obligé  de  cher- 
cher un  refuge  à  Turin,  où  il  n'est  guère  plus 
heureux.  En  1518,  grâce  à  la  protection  de  quel- 
ques amis  puissants,  il  est  nommé  syndic  et 
avocat  de  la  ville  de  Metz.  Ce  poste  semblait  lui 
off"rir  un  asile  assuré;  mais,  combattant  avec 
trop  de  vivacité  l'opinion  vulgaire,  qui  donnait 
à  sainte  Anne  trois  époux,  et  prenant,  en  outre, 
la  défense  d'une  jeune  paysanne  accusée  de  sor- 
cellerie, on  lui  imputa  à  lui-même,  et  pour  la 
troisième  fois,  ce  crime  imaginaire.  Il  reprit 
donc  son  bâton  de  voyage,  s'arrêtant  successive- 
ment dans  sa  ville  natale,  à  Genève,  à  Fribourg, 
et  enfin  à  Lyon.  Là,  en  1524,  dix-huit  ans  après 
avoir  reçu  le  grade  de  docteur,  dont  il  n'avait 
jusque-là  fait  aucun  usage,  il  se  mit  dans  l'esprit 
d'exercer  la  médecine,  et  se  fait  nommer  par 
François  l"  premier  médecin  de  Louise  de  Sa- 
voie. N'ayant  pas  voulu  être  l'astrologue  de  cette 
princesse  dans  le  même  temps  où  il  prédisait,  au 
nom  des  étoiles,  les  plus  brillants  succès  au  con- 
nétable de  Bourbon,  alors  armé  contre  la  France, 
il  se  vit  bientôt  dans  la  nécessité  de  chercher  à 
la  fois  un  autre  asile  et  d'autres  moyens  d'exis- 
tence. Ce  moment  fut  pour  lui  un  véritable 
triomphe.  Quatre  puissants  personnages,  le  roi 
d'Angleterre,  un  seigneur  allemand,  un  seigneur 
italien  et  Marguerite,  gouvernante  des  Pays-Bas, 
l'appelèrent  en  même  temps  auprès  d'eux.  Agrippa 
accepta  l'offre  de  Marguerite,  qui  le  fit  nommer 
historiographe  de  son  frère,  l'empereur  Char- 
les V.  Marguerite  mourut  peu  de  temps  après, 
et  il  se  trouva  de  nouveau  sans  protecteur,  au 
milieu  d'un  pays  où  de  sourdes  intrigues  le  me- 
naçaient déjà.  Agrippa  leur  fournit  lui-même 
l'occasion  d'éclater,  en  publiant  à  Anvers,  qu'il 
habitait  alors,  ses  deux  principaux  ouvrages,  de 
Vanitate  scientiarum,,  et  de  occulta  Philoso- 
phia.  Pour  ce  fait  il  passa  une  année  en  prison 
à  Bruxelles,  de  1530  à  1531.  A  peine  mis  en  li- 
berté, il  retourna  à  Cologne,  repassa  en  France, 
et  chercha  de  nouveau  à  se  fixer  à  Lyon,  où  il 
fut  emprisonné  une  seconde  fois,  pour  avoir 
écrit  contre  la  mère  de  François  P''.  Quelques- 
uns  prétendent  qu'il  mourut  en  1534,  dans  cette 
dernière  ville  ;  mais  il  est  certain  qu'il  ne  ter- 
mina son  orageuse  carrière  qu'un  an  plus  tard, 
à  Grenoble,  au  milieu  du  besoin,  et,  si  l'on  en 
croit  quelques-uns  de  ses  biographes,  dans  un 
hôpital.  Il  assista  aux  commencements  de  la  Ré- 
forme, qu'il  accueillit  avec  beaucoup  de  faveur; 
il  parlait  avec  les  plus  grands  égards  de  Luther 
et  de  Mélanchthon  ;  mais  il  demeura  catholique 
autant  qu'un  homme  de  sa  trempe  pouvait  res- 
ter attaché  à  une  religion  positive. 

Il  y  a  dans  Agrippa,  considéré  comme  philoso- 


AGRI 


—  16  — 


AGRI 


F 


he,  deux  hommes  très-distincts  l'un  de  l'autre: 
'adepte  enthousiaste,  auteur  de  la  Philosophie 
occulte,  et  le  sceptique  désenchanté  de  la  vie, 
mais  toujours  plein  de  hardiesse  et  de  vigueur, 
qui  a  écrit  sur  l'Incertitude  et  la  vanité  des 
sciences.  Nous  allons  essayer  de  donner  une  idée 
de  ces  deux  ouvrages,  auxquels  se  rattachent  plus 
ou  moins  directement  tous  les  autres  écrits  d'A- 
grippa. 

Le  but  de  la  Philosophie  occulte  est  de  faire 
de  la  magie  une  science,  le  résumé  ou  le  com- 
plément de  toutes  les  autres,  et  de  la  justifier 
en  même  temps,  en  la  rattacnant  à  la  théologie, 
du  reproche  d'impiété  si  fréquemment  articulé 
contre  elle.  En  effet,  selon  Agrippa,  toutes  nos 
connaissances  supérieures  dérivent  de  deux  sour- 
ces :  la  nature  et  la  révélation.  C'est  la  nature, 
ou  plutôt  son  esprit,  qui  a  initié  les  hommes  aux 
secrets  de  la  kabbale  et  de  la  philosophie  hermé- 
tique, inventées  l'une  et  l'autre  au  temps  des 
patriarches.  La  révélation  nous  a  donné, l'Ancien 
et  le  Nouveau  Testament^  la  Loi  et  l'Evangile. 
Mais  la  parole  révélée  présente  un  double  sens: 
un  sens  naturel,  accessible  à  toutes  les  intelli- 
gences, et  un  sens  caché  que  Dieu  réserve  seu- 
lement à  ses  élus.  Ce  dernier,  sur  lequel  se 
fonde  aussi  la  kabbale ,  est  regardé  par  Agrippa 
comme  une  troisième  source  de  connaissances 
{de  Triplici  ralione  cognoscendi  Deum).  Eh 
bien,  telle  est  l'étendue  et  l'importance  de  la 
magie,  qu'elle  s'appuie  à  la  fois  sur  la  nature, 
sur  la  révélation  et  sur  le  sens  mystique  de  l'É- 
criture sainte.  Elle  nous  fait  connaître,  à  com- 
mencer par  les  éléments,  les  propriétés  de  tous 
les  êtres,  et  les  rapports  qui  les  unissent  entre 
eux.  En  nous  donnant  le  secret  de  la  composi- 
tion de  l'univers,  elle  nous  livre  en  même  temps 
toutes  les  forces  qui  l'animent  et  le  pouvoir  d'en 
disposer  pour  notre  propre  usage  ;  enfin  elle 
nous  élève  au  dernier  terme  de  toute  science  et 
de  toute  perfection,  à  la  connaissance  de  Dieu, 
tel  qu'il  existe  pour  lui-même,  tel  qu'il  existé 
en  sa  propre  essence,  sans  voile  et  sans  figure. 
Mais  cette  connaissance  sublime,  à  laquelle  on 
ne  parvient  qu'en  se  détachant  entièrement  de 
la  nature  et  des  sens,  qu'en  se  transformant,  à 
proprement  parler,  en  celui  qui  en  est  l'objet. 
Agrippa  fait  l'aveu  de  n'y  avoir  jamais  pu  attein- 
dre, enchaîné  qu'il  était  à  ce  monde  par  une 
famille,  par  des  soucis,  par  diverses  professions, 
dont  l'une  consistait  à  verser  le  sang  humain 
(de  occulta  Phil.  append.,  p.  348).  Aussi  ne 
veut-il  pas  que  l'on  regarde  son  livre  comme  une 
exposition  méthodique  et  complète  de  la  science 
surnaturelle,  mais  comme  une  simple  intro- 
duction à  une  œuvre  de  ce  genre,  ou  plutôt 
comme  un  recueil  de  matériaux  assemblés  sans 
■ordre,  dont  l'usage  cependant  ne  sera  point  perdu 
pour  les  adeptes  [Prœf.  et  Conclus.,  p.  346). 

Tels  sont  à  peu  près  le  caractère  général  et  le 
but  de  la  magie.  Voici  maintenant  comment  elle 
■est  divisée.  L'univers  se  compose  de  trois  sphè- 
res principales,  de  trois  mondes  parfaitement  sub- 
ordonnés l'un  à  l'autre,  et  communiquant  entre 
eux  par  une  action  et  une  réaction  incessantes. 
Ces  trois  mondes  sont  représentés  par  les  élé- 
ments, les  astres  et  les  pures  intelligences.  Ils 
s'appellent  le  monde  élémentaire  ou  physique,  le 
monde  céleste  et  le  monde  intelligible.  11  faut, 
en  conséquence,  que  la  magie  se  partage  en 
trois  grandes  parties.  La  magie  naturelle  a  pour 
objet  l'étude  et  la  domination  des  éléments  ;  la 
magie  céleste  ou  mathématique  a  les  yeux  fixés 
sur  les  astres,  dont  elle  découvre  les  lois,  la 
puissance,  et  auxquels  elle  arrache  le  secret  de 
l'avenir  ;  enfin  le  monde  des  intelligences  et  des 
purs  esprits  est  le  domaine  de  la  magie  reli- 


gieuse ou  cérémoniale,  ou  plutôt  de  la  théurgie. 
Rien  n'est  plus  grand  ni  d'un  effet  plus  poéti- 
que que  la  manière  dont  Agrippa  se  représente 
l'univers  dans  son  ensemble,  et  que  le  rôle  qu'il 
fait  jouer  à  l'homme  par  la  science.  Il  suppose 
que  tous  les  êtres  répartis  entre  les  trois  mondes  ■ 
dont  nous  venons  de  parler  forment  une  chaîne 
non  interrompue^  destinée  à  nous  transmettre 
les  vertus  émanées  du  premier  être,  cause  et 
archétype  de  l'univers  ;  car  c'est  pour  nous,  ex- 
clusivement pour  nous,  que  l'œuvre  des  six  jours 
a  été  accomplie.  Mais  cette  chaîne  par  laquelle 
Dieu  descend  en  quelque  façon  jusqu'à  nous  est 
aussi  le  chemin  qui  doit  conduire  l'homme  jus- 
qu'à Dieu.  Arrivé  à  cette  hauteur,  identifié  par 
l'intelligence  avec  la  source  de  toute  puissance 
et  de  toute  vertu,  il  n'est  plus  dans  la  nécessité 
de  recevoir  les  grâces  d'en  haut  par  le  canal  des 
autres  créatures  ]  il  peut  lui-même  modifier  ces 
créatures  à  son  gré,  et  les  douer  de  propriétés 
nouvelles  [de  occulta  Phil.,  lib.  II,  c.  i).  Il  n'y 
a  pas  lieu  de  suivre  Agrippa  dans  ses  rêveries 
astrologiques,  ni  dans  sa  classification  des  anges 
et  des  démons;  toute  cette  partie  de  son  travail 
n'est  d'ailleurs  qu'une  répétition  des  livres  her- 
métiques et  de  la  kabbale,  considérée  dans  ses 
plus  grossiers  éléments.  Il' suffira  de  signaler  ce 
qu'il  y  a  de  plus  original  dans  sa  théorie  de  la 
nature 

Parmi  les  éléments  qui  ont  servi  à  la  compo- 
sition de  ce  mondCj  il  n'y  en  a  pas  de  plus  pur 
que  le  feu.  Mais  il  existe  deux  espèces  de  feu, 
le  feu  terrestre  et  le  feu  céleste.  Le  premier 
n'est  qu'une  image,  une  pâle  copie  du  second, 
qui  anime  et  qui  vivifie  toutes  choses.  Après  le 
feu  vient  l'air,  que  l'on  compare  à  un  miroir  di- 
vin; car  tout  ce  qui  existe  y  imprime  son  image, 
que  l'élément  fidèle  lui  renvoie.  Et  comme  l'air, 
par  sa  subtilité,  pénètre  à  travers-  notre  corps 
jusqu'au  siège  de  l'âme,  ou  du  moins  de  l'imagi- 
nation, il  nous  apporte  ainsi  les  visions,  les  son- 
ges, la  connaissance  de  ce  qui  se  passe  dans  les 
lieux  et  chez  les  personnes  les  plus  éloignées  de 
nous  [de  occulta  Phil..  lib.  II,  c.  vi).  La  nature  et 
la  combinaison  des  éléments  nous  expliquent  les 
propriétés  de  chaque  objet  de  ce  monde,  même 
nos  propres  passions,  qui,  selon  Agrippa,  n'ap- 
partiennent pas  à  l'âme.  Seulement  il  faut  dis- 
tinguer deux  classes  de  propriétés  :  les  unes  na- 
turelles, sensibles,  auxquelles  s'applique  par- 
faitement le  principe  que  nous  venons  d'é- 
noncer; les  autres  sont  les  qualités  occultes 
dont  nulle  intelligence  humaine  ne  peut  décou- 
vrir la  cause  :  telle  est,  par  exemple,  la  vertu 
qu'ont  certaines  substances  de  combattre  les  poi- 
sons et  la  puissance  d'attraction  exercée  par  l'ai- 
mant sur  le  fer.  Agrippa  ne  doute  pas  que  les 
propriétés  de  cet  ordre  ne  soient  une  émanation 
de  Dieu  transmise  à  la  terre  par  l'âme  du 
monde,  moyennant  la  coopération  des  esprits  cé- 
lestes et  sous  l'innuence  des  astres. 

Le  rapport  de  l'esprit  et  de  la  matière  est  un 
des  problèmes  qui  ont  le  plus  vivement  préoc- 
cupé notre  philosophe,  et  voici  comment  il  a 
essayé  de  le  résoudre.  L'esprit,  qui  se  meut  par 
lui-même,  dont  le  mouvement  est  l'essence,  ne 
peut  rencontrer  le  corps,  naturellement  inerte, 
que  dans  un  milieu  commun^  dans  un  élément 
intermédiaire  comme  le  médiateur  plastique,  les 
esprits  animaux  ou  le  fluide  magnétique  inven- 
tés plus  tard.  C'est  à  la  même  condition  que 
l'âme  du  monde,  qu'il  ne  faut  pas  confondre 
avec^  Dieu,  peut  entrer  en  relation  avec  l'univers 
matériel  et  pénétrer  de  sa  divine  puissance  jus- 
qu'au moindre  atome  de  la  matière.  Or,  cette 
substance  intermédiaire  et  invisible  comme  l'es- 
prt,  ce  fluide  éthéré  dont  les  êtres  sont  plus  ou 


AGRI 


—   17  — 


AILL 


moins  imprégnés,  Agrippa  l'appelle  Vesprit  du 
monde;  ce  sont  les  rayons  du  soleil  et  des  autres 
astres  qu'il  charge  de  le  distribuer,  comme  au- 
tant de  canaux,  dans  toutes  les  parties  de  la  na- 
ture. Plus  l'esprit  du  monde  est  accumulé  dans 
un  corps,  et  dégage  de  Ja  matière  proprement 
dite,  plus  ce  cor[)s  est  soumis  à  l'action  de  l'àme, 
à  la  force  de  la  volonté,  soit  de  la  nôtre,  soit 
de  cette  force  universelle  qui,  sous  le  nom  a'àme 
du  monde,  est  sans  cesse  occupée  à  répandre 
partout  les  vertus  vivifiantes  émanées  de  Dieu. 
Ce  principe  est  la  base  de  l'alchimie  ;  car  l'al- 
chimie n'a  pas  d'autre  tâche  que  d'isoler  l'esprit 
du  monde  des  corps  où  il  est  le  plus  abondant, 
pour  le  verser  ensuite  sur  d'autres  corps  moins 
richement  pourvus,  et  qui,  par  cette  opération, 
deviennent -semblables  aux  premiers:  c'est  ainsi 
que  tous  les  métaux  peuvent  être  convertis  en  or 
et  en  argent  ;  et  Agrippa  nous  assure  avec  le  plus 
grand  sang-froid  qu'il  a  vu  parfaitement  réussir, 
dans  ses  propres  mains,  cette  œuvre  de  transfor- 
mation; mais  l'or  qu'il  a  fait  n'a  jamais  dépassé 
en  quantité  celui  dont  il  avait  extrait  l'esprit.  11 
espère  qu'à  l'avenir  on  sera  plus  habile  ou  plus 
heureux  (Ubi  supra,  Uh.  II,  c.xii-xv). 

Le  livre  intitulé  :  de  VIncertilude  et  de  la  va- 
nité des  sciences  [de  Incerliludine  et  vanitale 
scientiarum)  nous  offre  un  tout  autre  caractère. 
Composé  pendant  les  dernières  années,  les  an- 
nées les  plus  mauvaises  de  la  vie  de  l'auteur, 
il  est  l'expression  d'une  àme  découragée,  portée 
au  scepticisme  par  l'injustice  des  hommes,  par 
le  dégoiit  de  l'existence  et  l'évanouissement  des 
plus  nobles  illusions,  celles  de  la  science.  Il  a 
pour  but  de  prouver  «  qu'il  n'y  a  rien  de  plus 

Sernicieux  et  de  plus  dangereux  pour  la  vie  des 
ommes  et  le  salut  des  âmes,  que  les  sciences  et 
les  arts.  »  Au  lieu  de  nous  consumer  en  vains 
efforts  pour  lever  le  voile  dont  la  nature  et  la 
vérité  se  couvrent  à  nos  yeux,  nous  ferions 
mieux,  dit  Agrippa,  de  nous  livrer  entièrement  à 
Dieu  et  de  nous  en  tenir  à  sa  parole  révélée. 
Cependant,  ni  te  mysticisme,  ni  ce  scepticisme 
absolu  qui  parait  lui  servir  de  base,  ne  doivent 
être  pris  à  la  lettre.  Au  lieu  du  procès  de  l'es- 
prit humain,  Agrippa  n'a  fait  réellement  qu'une 
satire  contre  son  temps,  qu'une  critique  amère, 
mais  pleine  de  verve,  ae  hardiesse,  et  générale- 
ment de  vérité,  contre  l'état  des  sciences  au 
commencement  du  xvi=  siècle.  Elles  sont  toutes 
passées  en  revue  l'une  après  l'autre,  la  philoso- 
phie, la  morale,  la  théologie  et  ces  sciences  pré- 
tendues surnaturelles,  auxquelles  il  avait  consa- 
cré avec  tant  d'ardeur  les  plus  beUes  années  de 
sa  vie.  La  philosophie,  telle  qu'elle  existait  alors, 
c'est-à-dire  la  scolastique,  n'est  à  ses  yeux  qu'une 
occasion  de  frivoles  disputes,  et  une  servilité 
honteuse  envers  quelques  hommes  proclamés  les 
dieux  de  l'École  :  par  exemple,  Aristote,  saint 
Thomas  d'Aquin,  Albert  le  Grand.  La  morale  ne 
repose  sur  aucun  principe  évident  par  lui-même; 
elle  n'a  pour  base  que  l'observation  de  la  vie 
commune,  l'usage,  les  mœurs,  les  habitudes  ;  en 
conséquence,  elle  doit  varier  suivant  les  temps 
et  les  lieux.  La  magie,  l'alchimie  et  la  science 
de  la  nature  ne  sont  que  des  chimères  inven- 
tées par  notre  orgueil.  Enfin,  ce  n'est  pas  envers 
la  théologie  qu'Agrippa  se  montre  le  moins  sé- 
vère ;  il  s'attaque  avec  tant  de  violence  à  certai- 
nes parties  du  culte,  aux  institutions  monasti- 
ques^ au  droit  'canon,  qu'il  n'aurait  sans  doute 
pas  échappé  au  bûcher  sans  les  soucis  que  don- 
naient alors  les  progrès  toujours  croissants  de  la 
Réforme.  Ce  n'est  pas  seulement  une  œuvre  de 
critique  qu'il  faut  chercher  dans  cet  ouvrage 
éminemment  remarquable  ;  c'est  aussi  un  mo- 
nument de  solide  érudition^  et  l'on  y  rencontre 

DICT.    PHILOS. 


souvent,  sur  l'origine  de  certains  systèmes,  les 
vues  les  plus  profondes  et  les  plus  saines.  Ac- 
cueilli par  les  uns  comme  toute  une  révélation, 
par  les  autres  comme  une  œuvre  infâme,  tel  fut 
l'intérêt  qu'il  excita  partout,  qu'en  moins  de  huit 
ans  il  eut  sept  éditions.  Il  n'est  certainement 
pas  étranger  au  mouvement  de  régénération  que 
nous  voyons  plus  tard  personnifié  dans  Bacon 
et  dans  Descartes.  On  lui  pourrait  trouver  plus 
d'une  analogie  avec  le  de  Auymentis  et  digni- 
taie  scientiarum.  Cependant,  il  ne  faut  pas  être 
injuste,  bien  qu'Agrippa  lui-même  nous  en  donne 
l'exemple,  envers  la  Philosophie  occuVe.  Si  l'un 
de  ces  deux  écrits  jparaît  avoir  en  même  temps 
annoncé  et  prépare  l'avenir,  l'autre  répand  sou- 
vent de  vives  lueurs  sur  le  passé  ;  il  nous  mon- 
tre ce  que  sont  devenues  au  commencement  du 
xvi°  siècle,  combinées  avec  les  idées  chrétien- 
nes, ces  doctrines  ambitieuses  et  étranges  dont 
il  faut  chercher  l'origine  dans  l'école  d'Alexan- 
drie et  dans  la  kabbale.  On  peut  même  avancer 
que  le  dernier  a  plus  de  valeur  pour  l'histoire 
que  le  premier. 

Nous  avons  dit  que  le  de  Incerlitudine  et  va- 
nitale scientiarum  a  eu  en  quelques  années, 
depuis  la  première  pubhcation  de  cet  écrit  jus- 
qu'à la  mort  d'Agrippa,  sept  éditions.  Ces  sept 
éditions  sont  les  seules  qui  ne  soient  point  mu- 
tilées ;  elles  parurent,  la  première  sans  date, 
in-8,  les  autres  à  Cologne,  in-12,  1527  j  à  Paris, 
in-8,  1531,  1532,  1537  et  1539.  Cet  ouvrage  a  été 
deux  fois  traduit  en  français  :  d'abord  en  1582 
par  Louis  de  Mayenne  Turquet,  et  par  Gueu- 
deville  en  1726.  Il  en  existe  aussi  des  traduc- 
tions italiennes,  allemandes,  anglaises  et  hollan- 
daises. 

Le  traité  de  occulta  Philosophia  a  été  publié 
une  fois  sans  date,  puis  à  Anvers  et  à  Paris  en 
1531,  à  Malines,  à  Bâle,  à  Lyon,  in-f",  1535.  Il 
a  été  traduit  en  français  par  Levasseur,  in-8, 
Lyon,  sans  date.  Outre  ces  deux  ouvrages  prin- 
cipaux. Agrippa  a  pubhé  aussi  un  Commentaire 
sur  le  grand  art  de  Raymond  Lulle,  qu'il  se  re- 
proche dans  son  dernier  ouvrage  ;  un  petit  traité 
intitulé  de  Triplici  ratione  cognoscendi  Deum,, 
une  dissertation  sur  le  mérite  des  femmes,  de  Fe- 
minei  sexus  prœcellentia,  traduite  en  Irançais 
par  Gueudeville.  Tous  ces  divers  écrits,  et  plu- 
sieurs autres  de  moindre  importance,  ont  été  réu- 
nis dans  les  œuvres  complètes  d'Agrippa  {Agrippœ 
opp.  in  duos  tomos  digesta),  in-8,  Lyon,  1550  et 
16Ô0.  Dans  cette  édition  complète,  on  a  ajouté  à 
la  philosophie  occulte  un  quatrième  livre,  qui 
n'est  point  authentique.  On  peut  consulter  Monin, 
de  H.  Corn.  Agrippa  et  P.  Ramo  Cartesii prœ- 
nuntiis,  in-8,  Paris,  1833. 

AILLY  (Pierre  d'),  Petrus  de  Alliaco,  chan- 
celier de  l'Université  de  Paris,  évêque  de  Cam- 
brai et  cardinal,  légat  du  pape  en  Allemagne, 
aumônier  du  roi  Charles  VI,  n'a  pas  moins  d'im- 
portance dans  l'histoire  de  la  philosophie  scolas- 
tique qu'il  n'en  eut  pendant  sa  vie  au  milieu  des 
événements  du  grand  schisme,  sur  lesquels  il 
exerça  quelque  influence,  et  du  concile  de  Con- 
stance dont  il  présida  la  troisième  session.  Né  à 
Compiègne  en  1350,  il  étudia  au  collège  de  Na- 
varre, dont  plus  tard  il  fut  le  grand  maître  ;  et, 
après  avoir  obtenu  successivement  toutes  les  di- 
gnités que  nous  venons  d'énumérer,  il  mourut 
en  1425.  Parmi  les  ouvrages  nombreux  qu'il  a 
laissés,  quelques-uns  seulement  se  rapportent  à 
l'étude  de  la  philosophie,  qui  ne  se  séparait  pas, 
à  cette  époque,  de  la  scienje  théologique.  Le 
principal,  celui  dont  nous  tirerons  en  grande 
partie  l'exposition  rapide  de  sa  doctrine,  est  le 
commentaire  qu'il  écrivit  sur  le  Livre  des  Sen- 
tences de  Pierre  Lombard,  commentaire  qui  n'a 

2 


AILL 


—  18  — 


AILL 


toutefois  que  des  rapports  partiels  avec  l'ouvrage 
dont  il  a  pour  but  de  faciliter  l'étude.  Il  y  a 
touché  plusieurs  questions  importantes,  dans  les- 
quelles paraît  au  i)lus  haut  degré  la  subtilité  pé- 
nétrante de  sa  dialecli([ue.  La  dialectique  est  le 
caractère  général  de  la  philosophie  au  moyen 
ftge.  Réalistes  et  nominaux,  (juelle  (juc  fût  d'ail- 
leurs leur  opposition,  pratiquent  à  l'envi  cet  exer- 
cice souvent  sophistique  dans  l'emploi  qu'ils  en 
font. 

Pierre  d'Ailly  a  exposé  une  doctrine  sur  la 
connaissance.  Elle  a  surtout  pour  objet  les  prin- 
cipes de  la  théologie;  mais  elle  laisse  voir  quelle 
était  la  pensée  de  l'écrivain  sur  l'évidence  des 
vérités  philosophiques.  Apres  avoir  fait  une  dis- 
tinction entre  les  vérités  théologiques  elles-mêmes, 
dont  plusieurs,  l'idée  de  Dieu,  par  exemple, 
sont  atteintes  par  les  lumières  naturelles,  il  ar- 
rive à  cette  conclusion  générale  :  qu'il  y  a  dans 
la  théologie  des  parties  dont  l'homme  peut  avoir 
une  science  proprement  dite,  et  d'autres,  des- 
quelles cette  science  n'est  pas  possible.  Les  pre- 
mières sont  celles  qui  peuvent  s'acquérir  par  le 
raisonnement,  et  passer  ainsi  de  l'état  d'incer- 
titude à  l'état  d'évidence;  les  secondes,  celles 
qui  n'arrivent  jamais  à  l'évidence,  mais  sont  aux 
yeux  de  la  foi  à  l'état  de  certitude.  L'évidence 
lui  paraît  incompatible  avec  la  foi,  d'après  ces 
paroles  de  J'Apôtre  :  Fides  est  invisibilium  sub- 
alanlia  reruin,  «  La  foi  est  la  substance  des 
choses  invisibles.  » 

Quoiqu'il  admette  et  démontre  que  les  lumières 
naturelles  nous  conduisent  à  la  connaissance  de 
Dieu,  on  ne  saurait  dire  qu'il  s'élève  toujours  à 
ce  principe  par  des  arguments  complètement  sa- 
tisfaisants. Pour  démontrer  la  possibilité  de  la 
connaissance  de  Dieu,  contre  le  scepticisme  de 
ses  adversaires,  il  étaulit,  par  des  considérations 
d'une  rare  sagacité,  que  la  connaissance  consiste 
dans  le  rapport  de  l'objet  conçu  avec  l'intelli- 
gence qui  en  reçoit  la  perception,  dans  une  sorte 
d'opération  de  l'objet  sur  le  sujet  préparé  pour  la 
recevoir  et  pour  y  obéir.  Il  repond  aussi  à  l'ob- 
jection tirée  de  l'immensité  de  Dieu  que  nous  ne 
])Ouvons  comprendre,  et  montre  que,  dans  le 
rapport  établi  plus  haut,  la  connaissance  ne  se 
mesure  pas  à  l'objet  à  connaître,  mais  à  la  portée 
du  sujet  connaissant;  aussi  n'avons-nous  pas  de 
Dieu,  selon  lui,  une  connaissance  formelle,  mais 
une  connaissance  analogue  à  celle  que  nous  avons 
de  l'homme  en  général,  sans  que,  sous  cette  no- 
tion abstraite,  nous  placions  le  caractère  particu- 
lier de  tel  ou  tel  individu.  Après  cette  prépara- 
tion, il  distingue  la  connaissance  abstraite  de  la 
connaissance  intuitive,  celle-ci  lui  paraissant  la 
seule  par  laquelle  on  puisse  savoirs!  un  objet  est 
réellement  ou  n'est  pas.  Quant  à  la  connaissance 
abstraite,  elle  s'applique  aux  qualités  semblables 
que  l'on  saisit  dans  divers  individus  pour  les  gé- 
néraliser, et  aussi  aux  notions  des  êtres,  lors- 
qu'on supprime  par  la  pensée  l'existence  de  l'objet 
qu'elles  représentent. 

Sa  conclusion  consiste  à  dire  que  la  croyance 
en  Dieu,  que  nous  fondons  sur  les  données  natu- 
relles de  notre  intelligence,  est,  non  pas  certaine, 
mais  probable,  et  que  l'opinion  contraire,  ou  la 
négative,  n'est  pas  aussi  probable.  On  s'étonnera 
moins  de  ce  singulier  résultat,  lorsque  l'on  saura 
que  la  nécessité  d'un  premier  moteur,  celle  d'une 
cause  première,  ne  sont  également,  aux  yeux  de 
Pierre  d'Ailly,  que  de  simples  probabilités.  Du 
reste,  il  ne  faut  pas  croire  que  Pierre  d'Ailly 
ait  porté  cette  espèce  de  scepticisme  dans  la 
philosophie,  pour  rehausser  davantage  la  néces- 
sité de  la  foi.  On  ne  peut  douter  qu'il  ne  voulût 
bien  sincèrement  rendre  justice  à  la  raison  et  en 
reconnaître  les   droits.   Son  scepticisme,   en  ce 


point,  est  un  scepticisme  philosophique,  auquel 
il  est  conduit  par  sa  manière  d'envisager  les  prin- 
cipes qui  constituent  les  bases  de  la  raison  hu- 
maine; c'est  d'ailleurs  un  scepticisme  qu'il  ne 
s'avoue  pas  à  lui-même.  Tel  est  l'inconvénient 
inhérent  à  la  dialectique,  lorsqu'elle  n'est  pas 
contenue  dans  de  sages  limites  par  une  psycho- 
logie bien  arrêtée.  Le  scolastique  du  moyen  âge, 
entraîné  par  la  forme  qui  enfermait  son  esprit, 
conduit  par  des  mots  mal  définis,  dont  la  puis- 
sance superstitieuse  le  dominait  comme  ses  con- 
temporains, marchait  de  déduction  en  déduction, 
sans  s'être  avant  tout  rendu  des  principes  un 
compte  satisfaisant. 

Doit-on  conclure  de  tout  ce  qui  précède  que  les 
principes  a  pi'ior tinssent  entièrement  inconnus 
à  Pierre  d'Ailly  ?  Non,  sans  doute  ;  ce  serait  mé- 
connaître le  caractère  de  ses  écrits,  et  la  vraie 
nature  de  l'intelligence  humaine.  Pierre  d'Ailly 
place  son  point  de  départ  dans  la  philosophie  ex- 
périmentale, et  il  reconnaît  dans  Aristote,  avec 
éloge,  l'équivalent  du  principe  célèbre  :  Nihilest 
in  i7ileUectu  quod  non  prius  fueril  in  sensu. 
Seulement,  comme  il  ne  pousse  pas  le  sensua- 
lisme à  ses  dernières  conséquences,  il  admet 
aussi  des  principes  a  priori  sans  cependant  leur 
donner  l'importance  qu'ils  doivent  avoir;  il  leur 
obéit  plutôt  qu'il  ne  les  reconnaît,  il  cède  à  leur  in- 
fluence plutôt  qu'il  ne  les  analyse.  Dans  un  pas- 
sage de  son  commentaire  sur  les  Sentences,  se 
posant  cette  question  :  Qu'est-ce  qui  fait  qu'un 
principe  est  vrai?  il  renvoie  à  un  traité  qu'il  a 
composé,  de  Jnsolubilibus.  Ce  travail,  dont  le  vé- 
ritable titre  est  Conceptus  et  insolubilia,  ne 
jette  aucune  lumière  nouvelle  sur  la  valeur  qu'il 
attribue  aux  principes.  Il  demeure  certain  que  le 
point  de  vue  en  partie  sensualiste  de  Pierre  d'Ailly 
ne  saurait  être  douteux,  et  quand  nous  trouverions 
dans  ses  autres  ouvrages  quelques  affirmations 
contraires,  il  s'ensuivrait  seulement  que  l'au- 
teur n'échappe  au  sensualisme  que  par  l'incon- 
séquence. 

C'est  sans  doute  par  suite  de  ce  défaut  de  vues 
a  priori,  et  de  ce  besoin  d'administrer  la  preuve 
dialectique  des  principes  eux-mêmes  comme  des 
faits  de  conscience,  que  Pierre  d'Ailly  a  rejeté 
l'argument  d'Anselme  dans  le  Proslogium,  connu 
de  nos  jours  sous  le  nom  &&  preuve  ontologique. 
Anselme,  il  est  vrai,  ayant  présenté  sous  la  forme 
dialectique  un  argument  qui  est  surtout  psycho- 
logique, a  donné,  en  apparence,  raison  à  ses  ad- 
versaires; mais  Anselme  était  réaliste  et,  en  dehors 
même  des  termes  de  la  question  en  litige,  il  at- 
tribuait aux  idées  une  valeur  quelenominalisme 
était  naturellement  porté  à  leur  refuser,  ne  voyant 
en  elles  que  le  fruit  de  la  faculté  abstractive.  Au 
contraire,  un  fait  psychologique,  incontestable 
dans  sa  force  et  dans  sa  généralité,  entraînait  la 
conviction  d'Anselme,  sans  qu'il  s'en  rendît  comp- 
te, tandis  que  les  scrupules  de  la  dialectique  no- 
minaliste  ne  pouvaient  manquer  d'en  chercher  la 
démonstration.  Du  reste,  il  était  indispensable 
que  la  pensée  philosophique  se  dégageât  du  réa- 
lisme confus  des  xi'  et  xn"  siècles,  par  un  nomi- 
nalisme  qui,  un  peu  subtil  sans  doute,  devait 
revenir  plus  tard,  par  la  psychologie,  à  une  ap- 
préciation plus  sûre  de  tous  les  éléments  de  l'in- 
telligence. Il  est  facile  de  voir  d^'aillcurs  qu'en- 
core que  soumis  à  l'autorité  de  l'Église  et  à  celle 
d' Aristote,  l'allure  du  nominalisme  avait  une  li- 
berté qui  dut  plus  tard  porter  ses  fruits.  Qu'un 
prélat  du  xv°  siècle  ait  pu  être  à  moitié  sceptique 
et  presque  sensualiste^  sans  cesser  d'être  ortîio- 
doxe,  c'est  un  fait  qui  constate  une  distinction 
singulière  entre  le  philosophe  et  le  théologien, 
distinction  qu'il  n'est  pas  facile  d'admettre  dans 
toutes  les  questions,  mais  qui  fut,  à  plus  d'une 


I 


AILL 


—  19 


AKIB 


époque,  une  sauvegarde  pour  l'indépendance  de 
la  pensée. 

La  notion  de  Dieu  étant  ainsi  obtenue  avec  plus 
ou  moins  de  certitude  pour  l'homme,  plusieurs 
idées  accessoires  s'y  rattachent  dans  la  doctrine 
de  Pierre  d'Ailly.  Dans  son  commentaire  sur  la 
seconde  question  du  Livre  des  Sentences,  il  se  de- 
mande SI  nous  pouvons  jouir  de  Dieu,  et  répond 
avec  adresse  à  ses  adversaires  qui  se  fondaient  sur 
l'impossibilité  où  le  fini  est  de  saisir  l'infini.  11 
conclut  que  l'homme  peut  jouir  de  Dieu,  non-seu- 
lement en  vertu  de  la  révélation,  mais  par  suite 
même  des  lumières  naturelles,  puisque  pouvant 
connaître  Dieu,  nous  pouvons  aussi  l'aimer.  Cette 
question,  qui  passe  tout  naturellement  à  la  théo- 
logie, contientj  dans  son  développement,  des  ré- 
flexions qui  préludent  à  la  querelle  de  Bossuet  et 
de  Fénclon  sur  l'amour  pur. 

L'existence  de  Dieu  fournissait  à  Pierre  d'Ailly 
une  base  inébranlable  pour  y  fonder  d'une  ma- 
nière solide  le  principe  de  la  loi.  Quoiqu'il  ne 
donne  pas  toujours  de  ses  idées  une  démonstration 
satisfaisante,  il  pose  cependant  des  principes  cer- 
tains entre  lesquels  se  trouvent  ceux-ci  :  Parmi 
les  lois  obligatoires,  il  y  en  a  une  première,  une 
et  simple.  —  Il  n'y  a  point  de  succession  à  Vin- 
fini  de  lois  obligatoires.  On  peut  croire  que  le 
spectacle  des  désordres  du  grand  schisme  d'Occi- 
dent, où  les  souverains  pontifes  mettaient  si  sou- 
vent leur  volonté  à  la  place  des  lois  de  toute  es- 
pèce et  de  tous  degrés,  inspira  à  Pierre  d'Ailly  le 
besoin  de  rappeler  son  siècle  à  des  principes  fixes 
dont  la  rigueur  ne  fut  pas  toujours  goûtée  par 
ceux  de  ses  contemporains  qu'ils  blessaient  dans 
leurs  intérêts  ou  condamnaient  dans  leur  con- 
duite. 

L'accord  de  la  prescience  divine  et  de  la  contin- 
gence des  faits  futurs  a  exercé  la  subtilité  de 
Pierre  d'Ailly.  comme  celle  de  la  plupart  des  phi- 
losophes qui  lui  ont  succédé,  mais  sans  plus  de 
succès.  Il  cherche,  après  Pierre  Lombard,  qu'il 
commente,  la  solution  de  ce  problème,  et  croit  y 
être  parvenu  à  l'aide  de  distinctions  qui  ressem- 
blent plus  à  des  jeux  de  mots  qu'à  une  analyse 
quelque  peu  sûre.  A  l'aide  de  cette  conclusion  : 
Illud  quod  Deiis  scit  necessario  eveniet  necessi- 
tate  immutabilitatis,  non  tamen  necessilate  ine- 
vitabilitatis,  il  paraît  ne  pas  douter  que  l'intelli- 
gence ne  doive  être  complètement  satisfaite  par 
ce  non-sens.  Au  milieu  de  ce  travail  d'une  dia- 
lectique spécieuse,  on  ne  peut  disconvenir  que 
les  raisons  en  faveur  de  la  prescience  divine,  soit 
que  l'auteur  les  tire  des  lois  de  l'jntelligence, 
soit  qu'il  les  puise  dans  les  saintes  Écritures,  ne 
soient  beaucoup  plus  concluantes  que  celles  sur 
lesquelles  s'appuie  la  contingence  des  faits,  et 
par  suite  la  liberté  morale  de  nos  actes. 

Quoique  d'Ailly,  à  l'exemple  de  tous  ses  con- 
temporains, ait  fort  négligé  la  science  dont  la  phi- 
losophie fait  aujourd'hui  sa  base  la  plus  essen- 
tielle, cependant  il  a  laissé  un  traité  de  An  ma,  vé- 
ritable essai  psychologique,  tel  qu'il  pouvait  être 
conçu  à  cette  époque.  L'analyse  des  facultés  y 
est  incomplète  et  arbitraire;  mais,  par  une  sorte 
d'anticipation  curieuse  de  phrénologie.  elles  sont 
rapportées  aux  cinq  divisions  que  les  anatomistes 
contemporains  reconnaissaient  dans  le  cerveau. 
Dans  l'examen  des  rapports  de  l'àme  avec  les  ob- 
jets extérieurs,  l'auteur  discute  les  deux  hypo- 
thèses des  idées  représentatives  et  de  l'aperception 
immédiate.  Cette  discussion,  renouvelée  de  nos 
jours  entre  les  partisans  de  Locke  et  ceux  de  l'école 
écossaise,  n'était  pas  nouvelle,  même  du  temps  de 
Pierre  d'Ailly,  et  on  la  retrouve  à  des  époques 
antérieures  du  moyen  âge,  d'où  il  serait  facile  de 
la  suivre  jusqu'à  la  philosophie  grecque. 

Les  historiens  de  la  philosophie  rangent,  avec 


raison,  Pierre  d'Ailly  parmi  les  nominalistes.  Il 
ne  faudrait  pas  cependant  en  conclure  qu'il  n'ait 
point  admis  dans  sa  conception  philosophique 
quelque  élément  réaliste.  Il  est  en  effet  nomina- 
liste  avant  tout,  mais  il  ne  l'est  pas  exclusivement, 
et  ces  expressions  que  l'on  trouve  dans  ses  écrits, 
notiones  œlernœ,  mundus  intelleclualis  et  idea- 
lis,  renferment  le  germe  d'un  réalisme  bien  en- 
tendu. Dans  un  chapitre  où  il  examine  s'il  y  a  en 
Dieu  d'autres  distinctions  que  celle  qui  résulte 
des  personnes  de  la  Trinité,  il  établit,  d'après 
Platon,  qu'il  ne  cite  pas  toutefois  avec  une  par- 
faite intelligence,  et  d'après  S.  Augustin,  qu  il  y 
a  en  Dieu  les  idées  types  ou  modèles  de  toutes  les 
choses  créées.  U  diflère  cependant  des  réalistes 
scolastiques  en  un  point  important  :  il  reconnaît 
l'existence  de  ces  idées  en  tant  qu'elles  répon- 
dent à  tous  les  objets  individuels  créés;  mais  il 
en  nie  l'existence  absolue  comme  universaux.  Il  y 
a  là  un  progrès  réel  vers  l'accord  des  deux  doc- 
trines rivales,  et  Pierre  d'Ailly,  en  se  plaçant  ainsi 
entre  les  deux  extrêmes,  montre  une  réserve 
pleine  de  sagacité. 

Tels  sont  les  traits  principaux  de  la  doctrine  de 
Pierre  d'Ailly.  S'ils  ne  suffisent  pas  pour  établir 
un  système  coordonné  et  complet,  du  moins,  par 
la  manière  dont  ils  sont  présentés,  ils  font  preuve 
d'une  rare  pénétration;  mais  en  même  temps,  la 
certitude  de  quelques  principes  et  l'évidence  de 
certaines  données  s'afl'aiblissent  dans  les  distinc- 
tions d'une  dialectique  qui  étend  son  domaine  à 
toutes  les  parties  de  la  philosophie.  Il  ne  pouvait 
en  être  autrement  à  une  époque  où  l'ignorance 
de  l'observation  psychologique  concentrait  tout 
l'effort  de  la  pensée  sur  les  nuances  que  l'on 
pouvait  trouver  dans  le  sens  des  mots,  et  où  la 
victoire,  dans  la  dispute,  était  plus  souvent  la 
récompense  de  la  subtilité  que  celle  du  bon  sens. 
Il  ne  faut  pas  oublier  que  c'est  à  la  puissance  de 
sa  dialectique  que  Pierre  d'Ailly  dut  sa  gloire,  et 
sans  doute  aussi  le  singulier  surnom  de  Aguila 
Franciœ,  et  mallcus  a  veritate  aberrantium  in- 
dcfessus,  que  lui  donnèrent  ses  contemporains. 
Les  plus  éminents  de  ses  disciples  furent  le  célè- 
bre Jean  Gerson  et  Nicolas  de  Clémangis. 

Le  principal  ouvrage  de  Pierre  d'Ailly  est  ainsi 
intitulé  :  Pelri  de  AUiaco  quœstiones  super 
IV  libb.  Sententiarum.  Argentor.,  1490,  in-f°. 
Ellies  Dupin  a  donné  une  Vie  de  Pierre  d'Ailly 
dans  le  tome  I  des  œuvres  de  Gerson,  Anvers, 
1706,  5  vol.  in-f°.  H.  B. 

AKIBA  (Rabbi),  l'un  des  plus  célèbres  docteurs 
du  judaïsme.  Après  avoir  vécu,  dit-on,  pendant 
cent  vingt  ans,  il  périt,  sous  le  règne  d'Adrien, 
dans  les  plus  atroces  tortures,  pour  avoir  embrassé 
le  parti  du  faux  messie  Barcliochébas.  LeTalmud 
en  fait  un  être  presque  divin,  ne  craignant  pas  de 
l'élever  au-dessus  de  Mo'ise  lui-même,  et,  si  l'on 
en  croit  la  tradition,  il  aurait  eu  jusqu'à  vingt- 
quatre  mille  disciples.  Cependant,  à  considérer  les 
souvenirs  les  plus  authentiques  qui  nous  soient 
restés  de  lui,  il  n'est  guère  possible  de  voir  en 
lui  autre  chose  qu'un  casuiste  et  l'un  des  plus  fa- 
natiques soutiens  de  ce  que  les  Juifs  appellent  la 
Loi  orale.  Aussi  n'aurait-il  pas  été  nommé  dans 
ce  Recueil  si  l'on  n'avait  eu  le  tort  de  lui  attri- 
buer l'un  des  plus  anciens  monuments  de  la  kab- 
bale, le  Sépher  ietzirah  ou  Livre  de  la  création. 
On  lui  a  également  fait  honneur  d'une  autre  pro- 
duction beaucoup  plus  récente,  et  qui  n'est  pas 
tout  à  fait  sans  intérêt  pour  l'histoire  du  mysti- 
cisme. C'est  un  petit  ouvrage  en  hébreu  rabbi- 
nique  qui  a  pour  titre  :  les  Lettres  de  Rabi  Akiba 
{olliioth  schel  Rabi  Akiba,  in-4,  imprimé  à  Cra- 
covie  en  1579,  et  à  Venise  en  1556).  L'auteur  sup- 
pose qu'au  moment  où  Dieu  conçut  le  projet  de 
créer  l'univers,  les  vingt-deux  lettres  de  l'alpha- 


ALAI 


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ALBE 


bet  hébreu,  qui  existaient  déjà  dans  sa  couronne 
de  lumièrCj  parurent  successivement  devant  lui, 
chacune  d'elles  le  suppliant  de  la  placer  en  tctc 
du  récit  de  la  création;  cet  honneur  est  accordé 
à  la  lettre  beth,  parce  qu'elle  commence  le  mot 
qui  signifie  bénir.  C'est  ainsi  que  l'on  prouve 
que  la  création  tout  entière  est  une  bénédiction 
divine,  et  qu'il  n'y  a  pas  de  mal  dans  la  nature. 
Vient  ensuite  une  longue  énumération  de  toutes 
les  propriétés  mystiques  attachées  à  chacune  de 
ces  lettres  et  tous  les  secrets  qu'elles  peuvent 
nous  découvrir,  combinées  entre  elles  par  cer- 
tains procédés  cabalistiques.  Voy.  Kabbale. 

ALAIN  DE  Lille  (de  Insulis,  InsulensiS;  ma- 
gniis  de  Insulis),  appelé  aussi  par  quelques  Al- 
lemands, Alain  de  Ryssel,  surnomme  le  Docteur 
universel.  On  ne  sait  pas  précisément  le  lieu  ni 
la  date  de  sa  naissance  et  de  sa  mort,  et,  en  gé- 
néral, sa  biographie  est  fort  peu  connue.  Casimir 
Oudin  [Comm.  de  Script,  eccl.,  t.  II,  p.  1388), 
suivi  par  Fabricius  [Bibliolh.  med.  et  inf.  lalinil.), 
pense  qu'il  est  le  même  personnage  qu'Alain, 
évêque  d'Auxerre,  mort  en  1203;  mais  cette  hy- 
pothèse est  combattue  par  Du  Boulay  [Hist.  acad. 
Paris.,  t.  II)  et  par  l'abbé  Lebœuf  (Dissert,  sur 
Vhist.  de  Paris),  qui  reconnaissent  l'existence  de 
deux  Alain,  tous  deux  de  Lille;  de  son  côté  l'abbé 
Lebœuf  a  contre  lui  les  auteurs  de  l'Histoire  lit- 
téraire (t.  XIV),  qui,  en  distinguant  le  docteur 
universel  et  l'évèque'  d'Auxerre,  ne  veulent  pas 
que  celui-ci  ait  porté  le  nom  de  de  iJisulis.  Au 
milieu  de  ces  incertitudes  un  seul  fait  est  positif, 
c'est  qu'un  docteur  scolastique  du  nom  d'Alain, 
qui  vivait  dans  le  courant  du  xir  siècle,  a  com- 
posé, entre  autres  ouvrages  célèbres  au  moyen 
âge,  un  traité  de  théologie,  de  Arte  fidei,  et  deux 
poëines  philosophiques  intitulés  l'un,  de  Planctu 
naturœ,  sorte  de  complainte  contre  les  vices  des 
hommes,  l'autre,  Anti-Claudianus.  On  sait  que 
Claudien,  dans  la  satire  qu'il  nous  a  laissée  contre 
Rufin,  imagine  que  tous  les  vices  s'étaient  réunis 
pour  créer  le  ministre  de  Théodose.  L'auteur  de 
V Anti-Claudianus,  se  plaçant  à  un  point  de  vue 
opposé,  montre,  au  contraire,  les  vertus  qui  tra- 
vaillent à  former  l'homme  et  à  l'embellir  de  leurs 
dons.  Parmi  les  idées  communes  et  quelques  dé- 
tails précieux  pour  l'histoire  littéraire  que  cette 
fiction  renferme,  deux  pensées  philosophiques 
peuvent  en  être  dégagées  :  la  première,  que  la 
raison,  dirigée  par  la  prudence^  découvre  par  ses 
seules  forces  beaucoup  de  vérités,  et  spécialement 
celles  de  l'ordre  physique;  la  seconde,  que,  pour 
les  vérités  religieuses,  elle  doit  se  confier  à  la  foi. 
Cependant,  dans  le  traité  de  Arte  fîdei,  Alain 
semble  considérer  la  théologie  elle-même  comme 
étant  susceptible  d'une  démonstration  rationnelle. 
Il  ne  suffit  pas,  selon  lui,  pour  triompher  des  hé- 
rétiques, d'en  appeler  à  l'autorité  ;  il  faut  encore 
«  recourir  au  raisonnement,  de  manière  à  rame- 
ner par  des  arguments  ceux  qui  méprisent  l'É- 
vangile et  les  prophéties.  »  Partant  de  cette  idée, 
il  n'entreprend  pas  moins  que  de  prouver  tous 
les  dogmes  du  christianisme  à  la  manière  des 
géomètres.  Il  pose  des  axiomes,  donne  des  défi- 
nitions, énonce  des  théorèmes  qu'il  démontre, 
tire  des  corollaires  qui  servent  de  base  à  des  dé- 
monstrations nouvelles,  et  ne  s'arrête  qu'après 
avoir  parcouru  tout  le  symbole,  depuis  l'existence 
de  Dieu  jusqu'à  la  vie  future  et  la  résurrection 
des  corps.  C'est  précisément,  comme  on  voit,  le 

Frocéde  suivi  par  Spinoza;  mais  au  xiii^  siècle 
application  d'une  pareille  méthode  à  la  théolo- 
gie est  un  fait  singuhèrement  curieux,  et  qui  fait 
peut-être  mieux  comprendre  que  tout  autre  les 
tendances  nouvelles  des  esprits.  L'ouvrage,  du 
reste,  ne  renferme  aucune  autre  idée  originale.  — 
Les  œuvres  d'Alain  ont  été  réunies  par  Charles  de 


Wisch,  in-f",  Anvers,  1653;  mais  cette  édition  ne 
comprend  pas  le  traité  de  Arte  fidei,  qui  ne  se 
trouve  que  dans  le  Thésaurus  anecaotorum  de 
Pcze,  t.  I,  p.  11.  Legrand  d'Aussy  a  publié  dans 
le  tome  V  de  l'ouvrage  intitulé  :  Notice  et  Extraits 
des  manuscrits,  la  notice  d'une  traduction  fran- 
çaise inédite  de  Y  Anti-Claudianus.  On  peut  aussi 


raire  de  France,  t.  XIV.  C.  J. 

ALBÉRIC^  de  Reims,  docteur  scolastique,  dis- 
ciple d'Anselme  de  Laon,  enseigna  avec  succès 
dans  les  écoles  de  Reims,  déféra  en  1121  les  opi- 
nions. d'Abailard  au  concile  de  Soissons,  qui  les 
condamna,  devint  évêque  de  Bourges  en  1136,  as- 
sista en  1139  au  concile  de  Latran,  et  mourut  en 
1141.  Plus  profond  que  méthodique,  suivant  un 
contemporain  (voy.  Martenne.  Thésaurus  anec- 
dotorum,  t.  III,  p.  1712),  plus  éloquent  que  subtil, 
il  était  diffus  dans  ses  leçons,  et  manquait  d'art 
pour  résoudre  les  questions  captieuses  que  ses  dis- 
ciples affectaient  de  lui  poser.  Quelques  historiens 
le  considèrent  comme  l'auteur  d'un  parti  qui,  au 
témoignage  de  Geoffroy  de  Saint-Victor  (Lebœuf. 
Dissert,  sur  Vhist.  de  Paris,  t.  II,  p.  256),  se  forma 
dans  le  réalisme  sous  le  nom  à'Albéricaitis.  Mais 
il  est  plus  probable  que  le  chef  de  ce  parti  fut  Al- 
béric  de  Paris,  que  Jean  de  Salisbury  appelle 
nominalis  sectœ  acerrimus  impugnator  [Meta- 
logicus,  lib.  II,  c.  x),  et  que  Brucker  et  quelques 
autres  confondent  avec  Albéric  de  Reims.  On  ne 
possède  d' Albéric  qu'une  lettre  insignifiante  sur 
le  mariage,  publiée  par  Martenne  (Amplissima 
collectio,  t.  I).  Consult.  Histoire  littéraire  de 
France,  t.  XII. 

ALBERT  LE  Grand  (Albertus  Teutonicus,  fra- 
ter  Albertus  de  Colonia,  Albertus Ratisboniensis, 
Albertus  Grotus),  de  la  famille  des  comtes  de 
BoUstadt,  né  en  1193,  selon  les  uns,  en  1205,  se- 
lon les  autres,  à  Lavingen,  ville  de  Souabe,  fré- 
quenta les  écoles  de  Padoue.  Esprit  laborieux  et 
infatigable,  il  puisa  de  bonne  heure,  dans  la  lec- 
ture assidue  d'Aristote  et  des  philosophes  arabes, 
une  vaste  érudition  qui  le  rendit  proihptement 
célèbre.  Vers  1222,  il  entra  dans  l'ordre  des  Do- 
minicains, où  la  confiance  de  ses  supérieurs  l'ap- 
pela bientôt  à  professer  la  théologie.  Tour  à  tour 
il  enseigna  avec  un  succès  prodigieux  à  Hildes- 
heim,  Fribourg,  Ratisbonne,  Strasbourg,  Cologne, 
et,  en  1245,  vint  à  Paris,  accompagné  de  S.  Tho- 
mas d'Aquin,  son  disciple.  Après  avoir  séjourné 
dans  cette  ville  environ  trois  ans,  il  retourna  en 
Allemagne  vers  1248,  fut  élu  en  1254  provincial 
de  l'ordre  de  Saint-Dominique,  et  élevé,  en  1260, 
au  siège  de  Ratisbonne.  Mais  les  fonctions  de  l'é- 
piscopat,  en  le  mêlant  aux  affaires  publiques,  et 
en  le  forçant  de  renoncer  à  la  culture  des  scien- 
ces et  de  la  philosophie,  devaient  contrarier  ses 
habitudes  et  ses  goûts.  Aussi,  au  bout  de  quel- 
que temps,  les  resigna-t-il  entre  les  mains  du 
pape  Urbain  IV,  et  se  retira-t-il  dans  un  couvent 
de  Cologne,  pour  s'y  livrer  tout  entier  à  l'étude, 
à  la  prédication  et  à  des  exercices  de  piété.  Ce- 
pendant sa  soumission  au  saint-siége  et  son  zèle 
pour  la  religion  l'arrachèrent  encore  à  sa  solitude. 
En  1270,  il  prêcha  la  croisade  en  Autriche  et  en 
Bohême  ;  peut-être  a-t-il  assisté  à  un  concile  tenu 
à  Lyon  en  1274,  et  des  historiens  assurent  qu'en 
1277,  malgré  son  grand  âge,  il  entreprit  le 
voyage  de  Paris  pour  venir  défendre  la  doctrine 
de  S.  Thomas,  qui  y  était  vivement  attaquée.  11 
mourut  en  1280. 

Albert  le  Grand  est  sans  contredit  l'écrivain  le 
plus  fécond  et  le  savant  le  plus  universel  que  le 
moyen  âge  ait  produit.  La  liste  de  ses  ouvrages 
ne  remplit  pas  moins  de  douze  pages  in-folio  de 


ALBE 


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ALBE 


la  Bibliothèque  des  frères  Prêcheurs  de  Quétif  et 
Echard,  et  dans  cette  vaste  nomenclature,  la  théo- 
logie, la  philosophie,  l'histoire  naturelle,  la  phy- 
sique, l'astronouiie,  l'alchimie,  toutes  les  bl"an- 
ches  des  connaissances  humaines  sont  également 
représentées.  Emerveillés  de  son  étonnant  savoir, 
ses  contemporains  le  regardèrent  comme  un  ma- 
gicien, opinion  qui  fut  longtemps  accréditée,  et 
Sue  le  savant  Naudé  n'a  pas  dédaigné  de  com- 
attre  {Apologie  pour  les  grands  hommes  fausse- 
ment soupçonnés  de  magie,  in-8,  Paris,  1620).  Il 
est  douteux,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  qu'il  ait  su 
l'arabe  et  le  grec,  car  il  défigure  la  plupart  des 
mots  appartenant  à  ces  deux  langues  ;  mais  tous 
les  principaux  monuments  de  la  philosophie  orien- 
tale et  de  la  philosophie  péripatéticienne  lui  étaient 
familiers,  comme  le  prouvent  ses  commentaires 
sur  Aristote,  sur  Denys  l'Aréopagite,  et  ses  fré- 
quentes citations  d'Avicenne,  d'Averrhoès,  d'Al- 
gazel,  d'Alfarabi,  de  Tofail,  etc.  On  s'est  quelque- 
lois  demandé  s'il  n'aurait  pas  eu  entre  les  mains 
des  ouvrages  qui,  depuis,  se  seraient  égarés  ;  dans 
une  curieuse  dissertation  insérée  dans  les  Mé- 
moires de  la  Société  royale  de  Goëttingue  {de 
Fontibus  unde  Alberius  Magnus  libris  suis  xxv 
de  Animalibus  materien  hnuserit  comm,enlatio, 
Ap.  Comment.  Soc.  Reg.  Gotting.,  t.  XII,  p.  94), 
Buhle  s'était  prononcé  pour  l'affirmative  ;  cepen- 
dant des  recherches  ultérieures  n'ont  pas  confirmé 
ce  résultat,  et  il  demeure  aujourd'hui  constant 
que,  dans  son  Histoire  des  Animaux^  par  exem- 
ple, Albert  n'a  employé  aucun  traite  important 
dont  nous  ayons  à  regretter  aujourd'hui  la  perte 
{Rech.  sur  Vâge  et  Vorig.  des  trad.  latines  d'A- 
ristole,  par  Am.  Jourdain,  in-8,  Paris,  1843,  p.  325 
et  suiv.). 

Si  l'originalité  chez  Albert  égalait  l'érudition, 
l'histoire  des  sciences  offrirait  peu  de  noms  su- 
périeurs au  sien.  Mais  l'étude  de  ses  ouvrages 
prouve  qu'il  avait  plus  de  patience  que  de  génie, 
plus  de  savoir  que  d'invention.  Fruit  d'une  im- 
mense lecture,  les  citations  s'y  accumulent  un  peu 
au  hasard  j  les  questions,  péniblement  débattues, 
y  sont  presque  toujours  tranchées  par  le  poids  des 
autorités;  rarement  on  y  remarque  l'empreinte 
d'un  esprit  vigoureux  qui  s'approprie  les  opinions 
même  dont  il  n'est  pas  le  premier  auteur,  et  la 
critique  n'y  peut  recueillir,  au  lieu  d'un  système 
fortement  lie,  que  des  vues  éparses,  dont  voici 
les  plus  importantes. 

A  l'exemple  de  la  plupart  des  docteurs  scolas- 
tiques  de  cet  âge,  Albert,  tout  en  proclamant  la 
suprématie  et  les  droits  de  la  théologie,  reconnaît 
à  la  raison  le  pouvoir  de  s'élever  par  elle-même  à 
la  vérité.  La  philosophie,  suivant  luij  peut  donc 
être  regardée  comme  une  science  a  part,  ou, 
pour  mieux  dire,  comme  la  réunion  de  toutes  les 
connaissances  dues  au  libre  travail  de  la  pensée. 
—  La  logique,  qui  en  est  la  première  partie,  est 
l'étude  des  procédés  qui  conduisent  l'esprit  du 
connu  à  l'inconnu.  Elle  a  pour  objet,  non  le  syl- 
logisme, qui  n'est  qu'une  forme  particulière  de 
raisonnement,  mais  la  démonstration  et  indirec- 
tement le  langage,  instrument  de  la  définition. 
Ici  se  présentait  la  célèbre  question  des  univer- 
saux  qu'un  siècle  et  plus  de  débats  n'avait  point 
encore  assoupie.  Albert  résume  longuement  la 
polénaique  des  écoles  opposées,  et,  comme  on  pou- 
vait s'y  attendre,  il  se  prononce  en  faveur  du  réa- 
lisme, principalement  sur  ce  motif,  que  c'est 
l'opinion  la  plus  conforme  aux  doctrines  péripaté- 
ticiennes, mesure  suprême  du  vrai  et  du  faux. — 
En  métaphysique,  Albert  néglige  le  point  de  vue 
de  la  cause,  indiqué  par  quelques  philosophes 
arabes,  pour  s'attacher  à  celui  de  l'être  en  soi, 
dont  il  examine  les  déterminations  d'après  les 
catégories,  et  suivant  une  méthode  de  distinc- 


tions subtiles,  quelquefois  puériles.  Il  est  ainsi 
conduit  à  analyser  les  idées  de  matière,  de  forme, 
d'accident,  d'éternité,  de  durée,  de  temps,  à  re- 
chercher si,  dans  les  objets  sensibles,  la  matière 
et  la  forme  sont  séparables  l'une  de  l'autre,  à  dis- 
tinguer dans  la  matière  la  substance  qui  est  par- 
tout la  même  et  une  aptitude  variable  à  recevoir 
difl"érentes  formes,  etc.  —  La  psychologie  est 
peut-être  celle  des  parties  de  la  philosophie  où  il 
tempère  le  mieux  les  abus  de  la  dialectique  par 
la  connaissance  des  faits.  II  ne  sépare  pas  l'étude 
de  l'âme  de  l'étude  générale  de  la  nature,  mais 
il  considère  l'âme  tout  à  la  fois  comme  la  forme 
du  corps,  idée  empruntée  au  péripatétisme,  et 
comme  une  substance  distincte  et  indépendante 
des  organes,  capable,  même  lorsqu'elle  en  est  sé- 
parée, de  se  mouvoir  d'un  lieu  dans  un  autre, 
fait  dont  il  assure  avoir  reconnu  la  vérité  dans 
des  opérations  magiques,  cujus  etiam  veritalem 
nos  ipsi  experti  sumus  in  magicis  {0pp.,  t.  III, 
p.  23).  L'âme  possède  plusieurs  facultés,  la  force 
végétative,  la  faculté  de  sentir,  celle  de  se  mou- 
voir et  l'entendement,  facultés  qu'elle  renferme 
toutes  dans  l'unité  puissante  de  son  être  ;  de  là  la 
dénomination  de  tout  virtuel,  iotum  potestati- 
vum,  que  lui  donne  Albert.  Les  sens  sont  un  pou- 
voir purement  organique,  auquel  se  rattachent  des 
pouvoirs  secondaires,  comme  le  sens  commun, 
l'imagination,  le  jugement,  qui  occupent  autant 
de  cellules  distinctes  dans  le  cerveau.  L'entende- 
ment, source  des  notions  mathématiques  et  de  la 
connaissance  des  choses  divines,  est  actif  ou  pas- 
sif. L'entendement  passif  est  une  simple  possibi- 
lité, variable  cependant  suivant  les  individus.  L'en- 
tendement actif  sépare  les  formes  intelligibles  en 
les  rendant  fixes  et  universelles,  et  féconde  l'en- 
tendement passif.  Il  ne  se  confond  pas  avec  l'âme, 
mais  il  s'unit  à  elle,  comme  une  émanation  et 
une  image  de  l'intelligence  suprême  {0pp.,  t.  III, 
p.  152,  153).  L'âme,  ainsi  éclairée,  peut  survivre 
au  corps.  —  En  theodicée,  Albert  s'attache  à  dé- 
terminer les  bases,  l'étendue  et  la  certitude  de 
notre  connaissance  rationnelle  de  Dieu.  Il  en  ex- 
clut les  dogmes  positifs,  et  spécialement  celui  de 
la  Trinité,  l'âme  ne  pouvant  connaître  les  vérités 
dont  elle  n'a  pas  l'image  et  le  principe  en  elle- 
même  •  mais  il  pense  que  l'existence  de  Dieu  peut 
être  démontrée  de  plusieurs  manières,  entre  au- 
tres par  l'idée  de  l'être  nécessaire  en  qui  l'essence 
et  l'être  sont  identiques,  et  il  énumère,  d'après 
les  Alexandrins  et  les  Arabes,  plusieurs  des  attri- 
buts divins,  la  simplicité,  l'immutabilité,  l'unité, 
la  bonté,  etc.  {0pp.,  t.  XVII,  p.  1  et  suiv.).  Aces 
recherches,  dit  Tenriemann,  il  mêlait  souvent  des 
distinctions  subtiles  et  un  fatras  dialectique  sous 
lequel  est  enveloppée  plus  d'une  inconséquence. 
Ainsi  il  explique  la  création  par  l'émanation 
{creatiounivoca),  et  cependant  il  nie  l'émanation 
des  âmes.  Il  soutient  d'un  côté  l'intervention 
universelle  de  Dieu  dans  la  nature;  de  l'autre, 
les  causes  naturelles  déterminant  et  limitant  la 
causalité  de  Dieu.  —  Enfin  la  morale  est  égale- 
ment redevable  à  Albert  de  quelques  aperçus  ori- 
ginaux. Il  considère  la  conscience  comme  la  loi 
suprême  qui  oblige  à  faire  ou  à  ne  pas  faire,  et 
qui  juge  de  la  bonté  des  actions.  Il  distingue  dans 
la  conscience  la  puissance  ou  disposition  morale, 
qu'il  appelle  syndérèse,  avec  quelques  Pères  de 
l'Église,  et  la  manifestation  habituelle  de  cette 
puissance  ou  conscience  proprement  dite  {0pp., 
t.  XVIII,  p.  469).  La  vertu,  en  tant  qu'elle  est  une 
perfection  qui  fait  agir  l'homme  et  qui  rend  ses 
actions  agréables  à  Dieu,  est  versée  par  là  Divinité 
même  dans  les  âmes  {virtus  infusa)  ;  de  là  la  dis- 
tinction des  vertus  théologiques,  la  foi,  l'espérance 
et  l'amour,  lesquelles  conduisent  au  vrai  bien  et 
sont  un  effet  de  la  grâce,  et  des  vertus  cardinales 


ALGI 


—  22 


ALCU 


qui  sont  acquises  et  se  bornent  à  maintenir  les 
mouvements  de  l'esprit  dans  de  justes  bornes 
{Ib.,  p.  476). 

Albert  forma  de  nombreux  disciples,  parmi 
lesquels  nous  avons  déjà  cité  S.  Thomas,  qui, 
sous  le  nom  d'Albertistes,  propagèrent  ses  doc- 
trines. Cependant  il  a  exercé  moins  d'influence 
comme  chef  d'école  que  par  l'exemple  de  son 
érudition  et  de  ses  travaux.  Dès  qu'il  eut  en- 
trepris de  commenter  les  écrits  d'Aristote  et  des 
philosophes  arabes  nouvellement  traduits  en  latin, 
il  semble  que  l'Église  se  soit  montrée  moins  dé- 
fiante envers  des  ouvrages  que  protégeait  l'ad- 
miration du  pieux  docteur.  Un  concile,  tenu  à 
Paris  en  1209,  avait  cru  devoir  en  interdire  la 
lecture;  cette  défense,  renouvelée  en  1215,  était 
déjà  adoucie  en  1231,  et  à  la  mort  d'Albert,  les 
livres  qu'elle  frappait  avaient  acquis  une  immense 
autorité  dans  toutes  les  écoles  de  l'Europe  chré- 
tienne. Ceux  qui  pensent  que  le  règne  d'Aristote 
au  moyen  âge  a  été  funeste  pour  les  sciences 
useront^  sans  doute,  de  sévérité  à  l'égard  de 
l'écrivain  infatigable,  par  l'influence  duquel  ce 
règne  s'est  affermi  et  consolidé  ;  mais  ceux  qui 
ne  partagent  pas  cette  manière  devoir^  qui  jugent, 
loin  de  là,  qu'au  xiii'  siècle  le  peripatétisme 
commenté  par  les  philosophes  arabes  ne  pouvait 
qu'offrir  d'utiles  directions  et  d'abondants  ma- 
tériaux à  l'activité  des  esprits,  compteront  parmi 
les  titres  de  gloire  d'Albert  d'avoir  contribué  à 
le  répandre  et  à  le  faire  connaître. 

La  plupart  des  ouvrages  d'Albert  indiqués  dans 
la  Bibliothèque  des  frères  Prêcheurs  avaient  été 
réunis  à  Cologne  en  1621  par  le  dominicain 
Jammy.  Cette  collection  forme  21  volumes  in-fol. 
dont  voici  le  contenu  :  t.  I  à  VI,  Commenlaires 
sur  Aristole;  t.  VII  à  XI,  Commenlaires  sur  les 
livres  sacrés  ;  t.  XII  et  XIII,  Commentaires  sur 
Denys  l'Aréopagiteet  Abrégé  de  Théologie;t.  XIV, 
XV  et  XVI,  Explication  des  livres  des  Sentences 
de  Pierre  Lombard;  t.  XVII  et  XVIII,  Somme  de 
Théologie;  t.  XIX,  Livre  des  Créatures  {Summa 
de  Crcaturis)]  t.  XX,  Traité  sur  la  Vierge; 
t.  XXI,  huit  Opuscules,  dont  un  sur  l'alchimie. 
Indépendamment  des  ouvrages  et  dissertations 
que  nous  avons  cités,  on  peut  consulter  sur  la 
vie,  les  écrits  et  la  doctrine  d'Albert,  Rudolphus 
Noviomagensis,  de  Vita  Alberti  Magni,  \ihvi  III, 
Coloniœ,  1499;Bayle,  Dictionnaire  historique, 
art.  Albert:  Histoire  littéraire  de  la  France, 
t.  XIX,  et  Albert  le  Grand,  sa  vie  et  sa  science, 
d'après  les  documents  originaux,  par  le  D'  Joa- 
chim  Sighart,  trad.  de  l'allemand  par  un  religieux 
de  l'ordre  des  frères  Prêcheurs.  Paris,  1862,  in-12. 

G.  J. 

ALBINUS,  platonicien  du  ii'  siècle  après  J.  C. 
Tout  ce  qu'on  sait  de  lui,  c'est  qu'il  enseigna  au 
célèbre  médecin  Galien  la  philosophie  platoni- 
cienne, qu'il  a  laissé  une  introduction  gramma- 
ticale et  littéraire  aux  Dialogues  de  Platon,  im- 
primée par  Fischer  (in-8,  Leipzig.  1756),  ainsi 
qu'un  travail  encore  inédit  sur  l'ordre  qui  a 
présidé  à  la  composition  des  écrits  de  Platon. 
Voy.  Alcuin. 

ALGIDAMAS  d'Élée,  sophiste  dont  le  nom  ne 
serait  pas  connu,  si  les  disciples  de  Socratc  ne 
l'avaient  représenté  dans  leurs  écrits  sous  un  jour 
très-défavorable. 

ALCINOUS  florissait  au  i""  siècle  après  J.  C. 
Formé  à  l'école  d'Alexandrie  et  fidèle  à  l'esprit  de 
cette  école,  il  commença  le  premier  à  mêler  à  la 
doctrine  de  Platon  les  opinions  d'Aristote  et  les 
idées  orientales.  On  en  a  trouvé  la  preuve  dans 
son  Introduction  à  la  philosophie  de  Platon, 
espèce  d'abrégé  où  il  expose  assez  complètement 
ce  vaste  système,  mais  en  y  ajoutant  des  éléments 
étrangers.  Par  exemple,  quand  il  parle  des  esprits 


et  des  démons,  il  paraît  en  savoir  beaucoup  plu» 
que  Platon  :  il  les  fait,  les  uns  visibles,  les  autres 
invisibles  ;  il  les  distribue  entre  tous  les  éléments, 
nous  fait  connaître  leurs  rapports,  leur  influence, 
et  met  sous  nos  yeux  une  démonologie  complète, 
de  laquelle  à  la  magie  il  n'y  avait  plus  qu'un 
pas  à  faire.  Voy.  Alcinoi,  latroductio  in  Platonis 
dogmata  Lambini,  grec  et  latin,  in-fol.,  Paris, 
1553;  Scholl.  Dion.  Lambini,  grec  et  latin,  in-4, 
Paris,  1561  ;  cum  Syllabo  alphabetico  platonico- 
rum,  per  Langbœnium  et  Fellum,  Oxford,  1667-68. 

ALCMËON  DE  Crotone.  Un  des  plus  anciens 
pythagoriciens,  s'il  est  vrai  que  Pythagore  lui- 
même,  vers  les  dernières  années  de  sa  vie,  l'ait 
initié  a  sa  doctrine.  D'après  cette  supposition,  il 
aurait  vécu  dans  le  v=  siècle  avant  J.  G.  Quoique 
les  anciens  l'estiment  surtout  comme  médecin,  il 
est  loin  d'être  sans  valeur  comme  philosopne. 
Aristote  {Métaphys.,  lib.  I,  c.  v)  le  signale  comme 
ayant  observe  le  premier  que  les  divers  prin- 
cipes de  la  connaissance  humaine  sont  opposés 
entre  eux,  et  peuvent  être  représentés  par  les 
antithèses  suivantes,  au  nombre  de  dix  : 

Fini  et  infini.  Repos   et   mouvement 

Impair  et  pair.  Droit  et  courbe. 

Unité  et  pluralité.         Lumière  et  ténèbres 

Droit  et  gauche.  Bien  et  mal. 

Mâle  et  femelle.  Carré  et  toute  figure  à 

côtés  inégaux. 

Cette  table  pythagoricienne  tend  évidemment  à 
diviser  le  monde  intelligible  d'après  le  nombre 
réputé  le  plus  parfait;  c'est  pour  la  même  raison 
que  les  pythagoriciens  ont  divisé  en  dix  sphères 
le  monde  sensible.  Il  est  superflu  de  faire  res- 
sortir ce  qu'il  y  a  d'arbitraire  dans  un  tel  arran- 
gement; mais,  malgré  son  imperfection,  cette 
table  n'en  est  pas  moins  remarquable,  car  elle 
peut  être  regardée  comme  la  première  tentative 
qui  ait  été  laite  pour  remonter  aux  notions  les 
plus  générales  et  dresser  une  espèce  de  liste  des 
catégories  ;  c'est  là  sans  doute  qu'Aristote  aura 
puise  l'idée  de  la  sienne,  composée  de  dix  notions 
simples.  Quant  à  savoir  si  ce  pythagoricien  est 
réellement  l'auteur  de  la  table  qui  lui  est  attri- 
buée, ou  s'il  en  a  seulement  donné  l'idée,  c'est 
une  question  peu  importante  et  qui  ne  saurait 
être  résolue  avec  certitude. 

Les  anciens  historiens  lui  attribuent  encore 
quelques  opinions  philosophiques  d'une  moindre 
importance.  On  lui  fait  dire,  par  exemple,  que  le 
soleil,  la  lune  et  les  étoiles  sont  des  substances 
divines,  par  la  raison  que  leur  mouvement  est 
continu  ;  que  l'âme  humaine  est  semblable  aux 
dieux  immortels,  et  par  conséquent  immortelle 
comme  eux,  etc.  (.\rist.,  de  Anima,  lib.  I,  c.  ii. 
—  Cic^  de  Nat.  Dcor.,  lib.  I,  c.  xi.  —  Jambl.,  m 
Vita  Pythag.,  c.  x.xiii.) 

Il  est  à  regretter  que  rien  ne  se  soit  conservé 
de  ses  écrits,  sauf  quelques  fragments  de  fort  peu 
d'étendue  ;  dans  l'un,  cité  par  Diogène  Laërce 
(liv.  VIII,  c.  xiii),  il  accorde  aux  dieux  une  con- 
naissance certaine  ou  probable  des  choses  invisi 
blés  aussi  bien  que  des  choses  périssables,  et  par 
là  il  semble  indiquer  que  cette  connaissance  est 
refusée  à  l'homme;  mais  ce  fait  unique  doit  d'au- 
tant moins  suffire  pour  le  ranger  parmi  les  philo- 
sophes sceptiques,  que  ses  autres  doctrines  portent 
un  caractère  prononcé  de  dogmatisme.  —  On 
mentionne  encore  un  sophiste  du  nom  d'Alcméon^ 
auquel  Crésus  aurait  donné  autant  d'or  qu'il  lui 
était  possible  d'en  emporter  en  une  fois  (Hérod., 
liv.  VI,  ch.  cxxv). 

ALCUIN  {Flaccus  Albinus  Alcuinus),  né,  sui- 
vant les  conjectures  les  plus  probables,  dans  le 
Yorkshire,  vers  735,  fut  élevé  dans  l'école  du  mo- 
nastère d'York,  sous  les  yeux  de  l'archevêque 
Egberg.  Quelques  historiens  pensent  qu'il  a  reçu 


ALCU 


—  23 


ALEM 


des  leçons  de  Bède  le  Vénérable;  mais  comme  il 
ne  le  nomme  jamais  parmi  ses  maîtres,  cette  opi- 
nion, qui  d'ailleurs  s'accorde  dilTicilement  avec 
la  chronologie,  n'est  pas  en  général  admise.  On 
présume  qu'il  était  abbé  de  Cantorbéry,  lorsqu'on 
780,  au  retour  d'un  voyage  entrepris  à  Rome  par 
les  ordres  du  nouvel  archevêque  d'York,  Eanbald, 
il  rencontra  Charlemagne  à  Parme,  et  sur  ses 
pressantes  sollicitations,  consentit  à  venir  se  fixer 
en  France.  Charlemagne,  qui  cherchait  alors  les 
moyens  de  ranimer  dans  son  royaume  la  culture 
intellectuelle  à  peu  près  éteinte,  ne  pouvait  trou- 
ver, pour  l'exécution  de  ses  projets,  un  ministre 
fdus  éclairé  et  plus  actif.  Par  ses  conseils  et  sous 
a  direction  d'Alcuin,  on  s'occupa  de  recueillir  et 
de  reviser  les  manuscrits  de  la  littérature  latine  ; 
les  vieilles  écoles  de  la  Gaule  furent  restaurées; 
de  nouvelles  s'établirent  près  des  monastères  de 
Tours,  de  Fulde,  de  Ferrières,  de  Fontenelle  ; 
tandis  qu'aux  portes  mêmes  du  palais  impérial, 
il  organisait  un  enseignement  régulier,  destiné  au 
prince  et  aux  membres  de  sa  famille.  Ces  diverses 
occupations  ne  l'empêchaient  pas  de  se  livrer  à 
d'autres  soins  et  de  prendre  part  aux  disputes 
théologiques.  Elispand,  archevêque  de  Tolède,  et 
Félix,  évêque  d'Urgel,  ayant  avancé  des  opinions 
hétérodoxes  sur  la  distinction  des  deux  natures 
en  J.  C,  il  composa  un  livre  pour  les  réfuter,  et 
assista  aux  conciles  de  Francfort  (794)  et  d'Aix 
la-Chapelle  (799),  où  leur  doctrine  fut  condamnée. 
Cependant  une  vie  aussi  active,  peut-être  même 
l'amitié  importune  du  prince,  finirent  à  la  longue 
par  le  lasser.  Il  insista  vivement  pour  obtenir  la 

f)ermission  de  quitter  la  cour,  et  Charlemagne  la 
ui  ayant  accordée  en  l'année  800,  il  se  retira  à 
Tours,  dans  l'abbaye  de  Saint-Martin,  qu'il  tenait 
de  la  munificence  impériale.  Ce  fut  dans  cette 
retraite  qu'il  termina  ses  jours  en  804,  âgé  de 
soixante-dix  ans. 

Le  nom  d'Alcuin  appartient  moins  à  l'histoire 
de  la  philosophie  qu'à  celle  de  l'Église  et  à  l'his- 
toire générale  de  la  civilisation.  Cependant  on 
distingue  dans  la  collection  de  ses  œuvres  quelques 
traités  qui  sont  consacrés  aux  matières  philoso- 
phiques, comme  un  opuscule,  de  Ralione  animœ 
un  autre,  de  Virtutibus  etvitiis,  et  des  dialogues 
sur  la  grammaire,  la  rhétorique  et  la  dialectique. 
La  méthode  y  manque  d'originalité  comme  le 
fond  qui  est  emprunte  presque  tout  entier  à  Boëce 
et  aux  Pères;  mais  le  style  en  est  généralement 
supérieur,  par  la  précision,  à  celui  des  écrivains 
de  cet  âge.  Quelquefois  même  Alcuin  parvient, 
par  la  finesse  du  tour,  à  s'approprier  les  idées  de 
ses  modèles,  comme  dans  le  passage  suivant. 
Après  avoir  dit  que  l'âme  possède  l'intelligence, 
la  volonté  et  la  mémoire,  «  ces  trois  facultés,  con- 
tinue-t-il,  ne  constituent  pas  trois  vies^  mais  une 
vie;  ni  trois  pensées,  mais  une  pensée;  ni  trois 
substances,  mais  une  substance....  Elles  sont  trois 
en  tant  qu'on  les  considère  dans  leurs  rapports  ex- 
térieurs. La  mémoire  est  la  mémoire  de  quelque 
chose;  l'intelligence  est  l'intelligence  de  quelque 
chose  ;  la  volonté  est  la  volonté  de  quelque  chose, 
et  elles  se  distinguent  en  cela.  Cependant  il  y  a 
en  elles  une  certaine  unité.  Je  pense  que  je  pense, 
que  je  veux  et  que  je  me  souviens  ;  je  veux  pen- 
ser et  me  souvenir  et  vouloir  ;  je  me  souviens 
que  j'ai  pensé  et  voulu  et  que  je  me  suis  souvenu; 
et  ainsi  ces  trois  facultés  se  réunissent  en  une 
seule  (de  Rat.  animœ,  0pp.,  t.  II).  »  Ajoutons  que 
chez  Alcuin  l'esprit  théologique  ne  règne  pas 
seul  ;  que  si  les  Pères,  S.  Jérôme,  S.  Augustin, 
lui  sont  familiers,  Pythagore,  Aristote,  Platon, 
Homère,  Virgile,  Pline  reviennent  aussi  dans  sa 
mémoire  ;  qu'en  lui  enfin,  comme  l'a  remarqué 
M.  Guizot,  commence  l'alliance  de  ces  deux  élé- 
ments dont  l'esprit  moderne  a  si  longtemps  porté 


l'incohérente  empreinte,  l'antiquité  et  l'Église,  le 
goût,  le  regret  de  la  société  païenne,  et  la  sincé- 
rité de  la  foi  chrétienne,  l'ardeur  à  étudier  ses 
mystères  et  à  défendre  son  pouvoir. 

Les  œuvres  d'Alcuin  ont  été  réunies  par  André 
Duchesno,  in-f°,  Paris,  1617,  et  par  le  chanoine 
Frobben,  2  vol.  in-f",  Ratisbonnc,  1777.  Cette  se- 
conde édition  est  beaucoup  plus  complète  et  plus 
soignée  que  la  première  qui  ne  renferme  pas  le 
livre  de  Ralione  animœ,  et  qui  attribue  à  Alcuin 
un  traité  des  .4 r/s  libéraux  àc  Cassiodore.  On  peut 
consulter  sur  la  vie  et  les  ouvrages  d'Alcuin,  Ma- 
billon,  Acta  sanctorum  ord.  S.  Bencdicli,  t.  V; 
Histoire  littéraire  de  France,  t.  IV  ;  une  leçon  de 
M.  Guizot,  Histoire  de  la  civilisation  en  France, 
t.  Il;  et  une  savante  monographie  de  M.  Monnier, 
Alcuin.  Paris,  18.^3,  in-8.  C.  J. 

ALEMBERT  (Jean  LE  Rond  d"),  un  des  écri- 
vains célèbres  du  xviii'  siècle,  naquit  à  Paris  le 
16  novembre  1717. 

Il  était  fils  naturel  de  Mme  de  Tencin  et  de  Des- 
touches, commissaire  provincial  d'artillerie  :  il 
fut  exposé  sur  les  marches  de  la  petite  église  de 
Saint-Jean  le  Rond,  dans  le  cloître  Notre-Dame; 
de  là  il  reçut  le  nom  de  Jean  le  Rond;  ce  fut  plus 
tard  qu'il  prit  celui  de  d'Alembert.  L'officier  de 
police  auquel  il  fut  porté,  au  lieu  de  l'envoyer 
aux  Enfants-Trouvés,  le  confia  à  la  femme  d'un 
vitrier,  qui  eut  pour  lui  des  soins  tout  à  fait  ma- 
ternels, et  à  laquelle  il  conserva  toute  sa  vie  un 
tendre  attachement.  Serait-il  téméraire  de  con- 
jecturer que  par  la  suite,  lorsque  son  mérite  per- 
sonnel lui  eut  acquis  un  rang  dans  cette  société 
dont  sa  naissance  avait  commencé  par  l'exclure, 
le  ressentiment  de  cette  injustice  fut  une  des 
causes  qui  le  jetèrent  dans  le  parti  philosophique, 
ligué  pour  battre  en  ruine  les  abus  de  l'ancien 
régime?  Ce  bâtard  qui  ne  tenait  à  rien,  était  une 
protestation  vivante  contre  un  ordre  de  choses  où 
lanaissance  était  la  condition  première  pour  jouir 
de  la  considération  et  des  avantages  auxquels  tous 
ont  droit  de  prétendre.  Ainsi  Rousseau,  fils  d'un 
horloger,  et  que  sa  vie  vagabonde  avait  maintes 
fois  ravalé  aux  conditions  les  plus  humbles;  ainsi 
Diderot,  fils  d'un  coutelier,  et  forcé  de  gagner  à 
la  sueur  de  son  front  le  pain  de  chaque  jour;  ainsi 
Marmontel,  fils  d'un  tailleur  de  pierres,  et  La- 
harpe,  autre  bâtard,  et  d'autres  encore  que  le 
talent  ne  préserva  pas  de  mourir  à  l'hôpital, 
n'étaient-ils  pas  destinés,  par  la  nécessité  de  leur 
position,  à  invoquer  un  régime  oii  nul  obstacle 
n'empêchât  l'homme  de  mérite  de  s'élever  par  lui- 
même?  n'étaient-ils  pas  les  apôtres-nés  de  cette 
doctrine,  que  la  vertu  et  les  talents  méritent  seuls 
le  respect,  et  que  le  mépris  doit  être  réservé  au 
vice  et  à  la  sottise? 

Quoi  qu'il  en  soit,  d'Alembert  devait  être  un  de 
ces  esprits  supérieurs  qui  percent  l'obscurité  de 
leur  berceau.  Son  père,  sans  le  reconnaître,  lui 
assura  du  moins  une  pension  qui  permit  de  le 
faire  élever  avec  soin;  il  fut  mis  au  collège 
Mazarin  où  il  fit  de  très-bonnes  études,  et  il 
annonça  de  bonne  heure  les  facultés  les  plus 
heureuses.  Néanmoins  il  parut  hésiter  un  moment 
sur  sa  vocation.  Ses  professeurs,  zélés  jansénistes, 
l'attiraient  vers  la  théologie  ;  d'un  autre  côté,  il 
se  fit  recevoir  avocat  en  1738;  mais  bientôt  son 
goût  décidé  pour  les  sciences  mathématiques 
l'emporta.  Dès  l'âge  de  vingt-deux  ans,  en  1739, 
il  présenta  à  l'Académie  des  sciences  deux  mé- 
moires, l'un  sur  le  mouvement  des  solides  dans 
les  corps  liquides,  l'autre  sur  le  calcul  intégral. 
En  1741,  il  fut  nommé  membre  de  cette  Académie. 
En  1746,  son  mémoire  sur  la  théorie  des  vents 
remporta  le  prix  à  l'Académie  de  Berlin;  qui 
l'admit  dans  son  sein  par  acclamation. 

Jusque-là  d'Alembert,  par  ses  travaux  scienti- 


ALEM 


—  24 


ALEM 


fiques,  avait  ieté  les  bases  d'une  renommée  solide, 
mais  resserrée  dans  le  cercle  étroit  du  monde  sa- 
vant. Un  homme  aussi  ardent  et  aussi  fougueux 
que  d'Alembert  était  réservé,  Diderot,  préparait 
alors  le  plan  de  l'Encyclopédie,  ce  vaste  inven- 
taire des  connaissances  humaines,  cette  associa- 
tion si  puissante  par  le  lien  qu'elle  créait  entre 
les  gens  de  lettres  et  les  jphilosophes,  dont  elle 
allait  devenir  le  quartier  général.  Le  chef  de  l'en- 
treprise chargea  son  ami  d'Alembert  de  rédiger 
le  discours  préliminaire,  péristyle  digne  du  mo- 
nument que  la  philosophie  voulait  élever  aux 
lumières  du  xviu'  siècle.  Ce  travail  fonda  la  ré- 
putation de  d'Alembert. 

Assurément  le  discours  préliminaire  de  VEncy- 
clopédie  n'est  pas  un  ouvrage  à  l'abri  de  toute 
critique.  L'auteur  s'y  proposait  de  retracer  la  gé- 
néalogie des  connaissances  humaines  :  c'était  sa^ 
tisfaire  au  besoin  des  époques  de  grande  activité 
intellectuelle  et  d'ardente  curiosité,  qui  se  jettent 
tout  d'abord  dans  la  question  des  origines.  C'était 
le  temps,  en  effet,  où  Montesquieu  venait  de  pu- 
blier V Esprit  des  lois;  oii  Buffon,  dans  un  tableau 
à  la  fois  poétique  et  philosophique,  avait  essayé 
de  décrire  les  premières  émotions  du  premier 
homme  sortant  des  mains  de  Dieu  et  s'eveillant 
à  la  vie;  où  Condillac,  après  avoir,  dans  un  pre- 
mier essai,  décrit  à  sa  manière  l'origine  de  toutes 
nos  connaissances,  tentait,  par  l'ingénieuse  fiction 
de  sa  statue,  de  montrer  toutes  les  idées  humaines 
sortant  de  la  sensation  transformée;  enfin  c'était 
le  temps  où  Rousseau,  sinon  avec  une  intuition 
plus  complète  de  la  vérité,  du  moins  avec  une 
bien  autre  puissance  de  talent,  recherchait^  les 
causes  de  l'inégalité  parmi  les  hommes.  On  était 
donc  sûr  de  plaire  au  goût  de  l'époque,  en  re- 
cherchant la  filiation  dessciences,  soit  dans  l'ordre 
logique,  soit  dans  leur  développement  historique. 
Telle  est,  en  effet,  la  division  du  discours  de 
d'Alembert.  Mais  l'exécution  est  loin  d'être  irré- 
prochable. La  classification  de  nos  facultés,  em- 
pruntée à  Bacon,  est  des  plus  arbitraires,  et  en- 
traîne une  foule  d'erreurs  de  détails.  Ainsi, 
d  Alembert  prétend  ramener  toutes  les  sciences 
à  une  de  ces  trois  facultés  :  mémoire,  raison, 
imagination.  Sans  insister  sur  la  valeur  de  la 
classification  en  elle-même,  elle  a  un  vice  ra- 
dical, en  ce  que  ces  trois  facultés  se  confondent 
continuellement  dans  leur  action  ;  nulle  science 
n'est  fondée  sur  une  faculté  unique  ;  il  n'en  est 
aucune  pour  laquelle  le  concours  de  plusieurs 
facultés  ne  soit  indispensable.  C'est  par  suite  de 
cet  arbitraire  que  les  sciences  et  les  arts  se 
trouvent  confondus  sous  les  mêmes  titres  géné- 
raux, que  l'éloquence,  par  exemple,  figure  parmi 
les  sciences  naturelles,  et  que  l'histoire  naturelle 
est  prise  pour  une  dépendance  de  l'histoire  pro- 
prement dite. 

Il  y  avait  toutefois  une  idée  ingénieuse  et  \Taie 
à  montrer  toutes  les  sciences  comme  des  bran- 
ches d'un  même  tronc,  et  à  les  rattacher  aux  fa- 
cultés de  lintelligence  comme  à  leur  principe. 
Les  morceaux  les  plus  remarquables  du  discours 
sont  l'esquisse  historique^  où  sont  retracés  les 
progrès  de  l'esprit  humain,  et,  pour  la  partie 
théorique,  ce  qui  se  rapporte  aux  sciences  exactes 
et  à  l'analyse  de  leurs  procédés  :  là  brillent  les 
qualités  éminentes  de  l'esprit  de  d'Alembert,  la 
justesse,  la  sagacité,  la  finesse.  Mais  il  devient 
vague  et  incomplet,  lorsqu'il  traite  des  matières 
purement  philosophiques.  On  ne  sent  pas  en  lui 
cet  enthousiasme,  cette  imagination  élevée^  qui 
ne  sont  nullement  incompatibles  avec  la  philoso- 
phie. Du  reste,  sa  doctrine  se  sépare  nettement 
ici  des  opinions  matérialistes  professées  par  Di- 
derot et  par  la  plupart  des  encyclopédistes. 
D'Alembert  y  reconnaît  formellement  que  les 


propriétés  que  nous  apercevons  dans  la  matière 
n'ont  rien  de  commun  avec  les  facultés  de  vouloir 
et  de  penser. 

On  retrouve  le  même  caractère  dans  VEssai 
sur  les  éléments  de  philosophie  ou  sur  les  prin- 
cipes des  connaissances  humaines.  Tout  en  ad- 
mettant, avec  Locke,  que  toutes  nos  idées,  même 
les  idées  purement  intellectuelles  et  morales, 
viennent  de  nos  sensations,  il  y  établit  avec  soin 
que  la  pensée  ne  peut  appartenir  à  l'étendue,  et 
il  proclame  sans  hésitation  la  simplicité  de  la 
substance  pensante.  On  y  rencontre  aussi  des 
vues  ingénieuses  sur  nos  sens,  et  sur  les  idées 
que  nous  devons  à  chacun  d'eux.  Le  problème 
de  l'existence  du  monde  extérieur  est  très-bien 
posé,  et  l'auteur  se  montre  bien  supérieur  à 
Conaillac  en  cette  partie  ;  il  paraît  s'être  inspiré 
de  l'article  Existence  ,  fait  par  Turgot  pour 
V Encyclopédie.  Après  s'être  élevé  ici  au-dessus 
des  systèmes  contemporains,  il  retombe  dans 
le  sensualisme  et  subit  le  joug  de  son  siècle, 
lorsqu'il  veut  déterminer  le  principe  de  la  mo- 
rale. Il  définit  l'injuste  ou  le  mal  moral,  ce  qui 
tend  à  nuire  à  la  société,  en  troublant  le  bien- 
être  physique  de  ses  membres  ;  il  s'arrête  au 
principe  de  l'intérêt  bien  entendu.  En  même 
temps  on  rencontre  des  choses  bien  vues  et  bien 
dites,  comme  ceci  :  «  Le  vrai  en  métaphysique 
ressemble  au  vrai  en  matière  de  goût  ;  c'est  un 
vrai  dont  tous  les  esprits  ont  le  germe  en  eux- 
mêmes,  auquel  la  plupart  ne  font  pas  d'attention, 
mais  qu'ils  reconnaissent  dès  qu'on  le  leur  montre'. 
Il  semble  que  tout  ce  qu'on  apprend  dans  un  bon 
livre  de  métaphysique  ne  soit  qu'une  espèce  de 
réminiscence  de  ce  que  notre  âme  a  déjà  su.  » 
D'Alembert  a  écrit  quelque  part  :  «  On  ne  saurait 
rendre  la  langue  de  la  raison  trop  simple  et  trop 
populaire.  »  Voilà  le  véritable  esprit  de  la  philo- 
sophie du  xviii'  siècle. 

Les  essais  littéraires  de  d'Alembert  manquent 
d'originalité.  Il  y  montre,  comme  partout,  un 
jugement  droit  et  exact;  mais  dans  les  matières 
de  goût  il  laisse  à  désirer  ce  tact  délicat  que  le 
raisonnement  ne  saurait  remplacer;  son  style 
précis,  mais  froid,  a  toujours  quelque  sécheresse. 
Si,  comme  écrivain,  son  talent  ne  paraît  pas  à 
la  hauteur  de  sa  renommée,  il  n'en  a  pas  moins 
exercé  une  influence  notable  dans  l'histoire  lit- 
téraire de  son  époque.  Il  fut  un  des  propagateurs 
les  plus  actifs  du  mouvement  philosophique,  tout 
en  conservant  beaucoup  de  mesure  et  d'égards 
dans  l'expression  des  idées  les  plus  hardies.  Il 
contribua  même  personnellement  à  la  considéra- 
tion qu'obtinrent  alors  les  gens  de  lettres;  son 
caractère  honorable  et  son  désintéressement  y 
eurent  une  grande  part.  Il  vécut  longtemps  d'une 
modique  pension.  L'impératrice  Catherine  II, 
après  la  révolution  du  palais  qui  la  laissa  seule 
maîtresse  du  trône  de  Russie,  écrivit  à  d'Alem- 
bert pour  lui  offrir  la  place  de  gouverneur  du 
grand-duc,  avec  100000  francs  d'appointements  : 
il  refusa.  Lors  des  premières  persécutions  diri- 
gées contre  VEncyclopédie.  Frédéric  II  lui  offrit 
sans  plus  de  succès  la  présidence  de  l'Académie 
de  Berlin.  Jaloux  de  son  repos,  il  préférait  aux 
positions  les  plus  brillantes  une  vie  modeste, 
mais  indépendante,  avec  l'immense  considéra- 
tion qui  l'entourait  à  Paris.  Ce  fut  ce  goût  du 
repos  et  cette  horreur  des  tracasseries,  qui  lui 
firent,  dès  1759,  abandonner  V Encyclopédie,  et 
en  laisser  tout  le  fardeau  jpeser  sur  Diderot.  De 
là  aussi  la  réserve  et  les  ménagements  qu'il  s'im- 
posait dans  ses  écrits  publics  :  il  se  dédommageait 
de  cette  contrainte  dans  sa  correspondance  avec 
Voltaire  et  avec  le  roi  de  Prusse  ;  c'est  là  que 
son  scepticisme  se  montre  à  découvert,  et  qu'il 
médit  à  son  aise  du  trône  et  de  l'autel.  A  sa  mort, 


, 


ALEM 


ALEM 


ses  amis  les  philosophes  se  scandalisèrent  de  ce 
que  son  testament  commençait  par  ces  mots  :  «  Au 
nom  du  Père,  et  du  Fils,  et  du  Saint-Esprit.  » 

Sans  famille,  sans  place,  sans  fortune,  d'Alem- 
bert  n'en  était  pas  moins  un  personnage  impor- 
tant. Apres  la  mort  de  Voltaire,  il  devint  le  chef 
du  parti  philosophique.  La  société  qu'il  réunissait 
dans  son  petit  entre-sol  du  Louvre  fut  plusieurs 
années  une  des  plus  brillantes  de  Paris.  Là  se 
rendaient  d'anciens  ministres,  comme  le  duc  de 
Choiseul,  de  grands  seigneurs,  parfois  gens  de 
beaucoup  d'esprit  :  tout  ce  qu'il  y  avait  d'étran- 
gers marquants  tenait  à  honneur  d'y  être  admis, 
et  il  y  reçut,  en  1782,  le  comte  et  la  comtesse 
du  Nord  (le  grand-duc  de  Russie  qui  fut  depuis 
Paul  l",  et  son  épouse,  la  mère  de  l'empereur 
Alexandre).  L'àme  de  cette  société  fut  longtemps 
Mlle  de  l'Espinasse,  dont  le  tact  et  la  finesse  ne 
furent  pas  inutiles  à  la  considération  de  son  ami. 

Après  la  mort  de  Duclos,  en  1772,  d'Alembert 
devint  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  fran- 
çaise. Ce  fut  pour  remplir  les  devoirs  de  cette 
place  qu'il  composa  les  éloges  des  académiciens, 
parmi  lesquels  on  a  remarqué  ceux  de  Destou- 
ches, de  Boileau.  de  Fénelon,  etc.;  ils  sont  en 
général  instructifs,  semés  d'anecdotes  piquantes. 
On  lui  a  reproché  quelquefois  de  courir  après  le 
trait,  pour  capter  les  applaudissements  de  la 
multitude  qui  suivait  alors  les  représentations 
académiques.  Sa  conversation  était  spirituelle, 
intéressante  par  un  fonds  inépuisable  d'idées  et 
de  souvenirs  curieux  :  il  contait  avec  grâce  et 
faisait  jaillir  le  trait  avec  une  prestesse  qui  lui 
était  particulière.  On  cite  de  lui  des  mots  qui 
ont  un  caractère  d'originalité  fine  et  profonde  : 
«  Qu'est-ce  qui  est  heureux?  quelque  misérable.» 
Il  disait  «  qu'un  état  de  vapeur  est  un  état  bien 
fâcheux,  parce  qu'il  nous  fait  voir  les  choses 
comme  elles  sont.  »  Il  mourut  à  Paris,  le  29  oc- 
tobre 1783.  A....  D. 

Malgré  ses  mérites  comme  philosophe  et  comme 
écrivain,  c'est  à  titre  de  savant  que  d'Alembert 
est  le  plus  célèbre;  il  est  même  le  seul,  parmi 
les  hommes  supérieurs  qui  ont  dirigé  le  mouve- 
ment philosophique  du  xviu=  siècle,  qu'on  doive 
compter  au  nombre  des  géomètres  du  premier 
ordre.  Cette  circonstance  est  d'autant  plus  re- 
marquable, que  Fontenelle  et  Voltaire,  en  se 
faisant,  à  leur  manière,  les  interprètes  des  grands 
génies  du  siècle  précédent,  avaient  mis,  pour 
ainsi  dire,  la  géométrie  à  la  mode  chez  les  beaux 
esprits.  Il  est  donc  indispensable  de  dire  quelques 
mots  des  travaux  mathématiques  de  d'Alembert, 
en  tant,  du  moins,  que  cela  peut  contribuer  à 
faire  mieux  connaître  et  apprécier  le  philosophe 
et  l'encyclopédiste. 

Du  vivant  de  d'Alembert,  l'esprit  de  parti  n'a 
pas  manqué  de  vouloir  rabaisser  en  lui  le  géo- 
mètre; mais  les  juges  les  plus  compétents,  ceux 
qui  se  tenaient  le  plus  à  l'écart  des  coteries  phi- 
losophiques et  littéraires,  n'ont  jamais  méconnu 
l'originalité,  la  profondeur  de^son  talent,  l'impor- 
tance de  ses  découvertes.  Émule  de  Clairaut, 
d'Euler  et  de  Daniel  Bernouilli,  souvent  plus  juste 
à  leur  égard  qu'ils  ne  l'ont  été  au  sien,  il  n'a  sans 
doute  ni  l'élégante  synthèse  de  Clairaut,  ni  la 
parfaite  clarté,  ni  surtout  la  prodigieuse  fécondité 
dEuler;  mais  quand  on  a  donné  le  premier,  après 
les  tentatives  infructueuses  de  Newton,  la  théo- 
rie mathématique  de  la  précession  des  équinoxes, 
quand  on  a  atta(;;hé  son  nom  à  un  principe  qui 
fait  de  toute  la  dynamique  un  simple  corollaire 
de  la  statique,  on  a  incontestablement  droit  à  un 
rang  éminent  parmi  les  génies  inventeurs.  Après 
Descartes,  Fermât  et  Pascal,  la  France  avait  vu  le 
sceptre  des  mathématiques  passer  en  des  mains 
étrangères  :  Clairaut  et  d'Alembert  le  lui  ont  rendu, 


ou  du  moins  ils  ont  pu  lutter  glorieusement  avec 
les  deux  illustres  représentants  de  l'école  de  IJâle  ; 
et  sur  la  fin  de  sa  carrière,  lorsque  d'Alembert, 
malade,  chagrin,  sentait  son  génie  décliner 
(comme  sa  correspondance  manuscrite  le  laisse 
assez  voir),  il  prodiguait  à  Lagrangc  les  marques 
d'admiration  ;  il  distinguait  le  talent  naissant  de 
Laplace,  et  se  préparait  ainsi  des  successeurs  qui 
l'ont  surpassé. 

Il  faut  pourtant  le  dire  :  le  nom  de  d'Alembert 
est  resté  et  restera  dans  la  science:  mais,  quoi- 
qu'il n'y  ait  guère  plus  d'un  demi-siecle  entre  lui 
et  nous,  déjà  l'on  ne  lit  plus  ses  écrits,  tandis  que 
ceux  de  Clairaut,  d'Euler  et  surtout  de  La- 
grange  demeurent  comme  des  modèles  du  style 
mathématique.  Chose  singulière!  trois  géomètres 
de  la  même  école,  tous  trois  écrivains  élégants, 
membres  de  l'Académie  française,  tous  trois 
adeptes  zélés  de  la  philosophie  du  xviii"  siècle, 
d'Alembert,  Gondorcet  et  Laplace,  ont  eu  tous 
trois  dans  leur  style  mathématique  une  manière 
heurtée,  obscure,  qui  rend  pénible  la  lecture  de 
leurs  ouvrages,  et  les  a  fait  ou  les  fera  vieillir 
promptement.  Assurément  nous  n'entendons  pas 
mettre  Condorcet,  comme  géomètre,  sur  la  ligne 
de  d'Alembert  ou  de  Laplace,  et  nous  reconnais- 
sons que  l'importance  toute  spéciale  des  grandes 
compositions  de  Laplace  doit  les  faire  durer  plus 
que  les  fragments  sortis  de  la  plume  de  d'Alem- 
bert ;  mais  le  trait  de  ressemblance  que  nous  si- 
gnalons n'en  mérite  pas  moins,  à  notre  sens, 
l'attention  du  philosophe. 

Voici  la  liste  des  ouvrages  de  d'Alembert,  pu- 
bliés séparément,  liste  qui  donnerait  une  idée 
démesurée  de  l'étendue  de  ses  travaux,  si  l'on  ne 
prsnait  garde  que  tous  forment  des  volumes  très- 
minces  et  d'un  très-petit  format  in-4. 

1°  Traité  de  Dynamique,  1743,  1  vol.  ;  2°  Trai- 
té de  V Equilibre  et  du  mouvement  des  fluides. 
1740-70,  1  vol.  ;  3°  Réflexions  sur  la  cause  gé- 
nérale des  vents,  1747,  1  vol.  ;  4°  Recherches  sur 
la  précession  des  équinoxes  et  sur  la  nutalion 
de  l'axe  de  la  terre,  1749,  1  vol.  ;  5°  Essai  d'une 
nouvelle  théorie  sur  la  résistance  des  fluides, 
17o2,  1vol.;  6°  Recherches  sur  différents  points 
importants  du  système  dumonde,  1754-56,  3  vol.; 
7°  Opuscules  mathématiques,  8  vol.  publiés  en 
1761,  1764,  1767,  1768,  1773  et  1780. 

Le  Traité  de  Dynamique  est  particulièrement 
remarquable  par  î'énoncé  du  fameux  principe  que 
l'on  désigne  encore  sous  le  nom  de  Principe  de 
d'Alembert.  Si  l'on  imagine  un  système  de  corps 
en  mouvement,  liés  entre  eux  d'une  manière 
quelconque,  et  réagissant  les  uns  sur  les  autres 
au  moyen  de  ces  liaisons,  de  manière  à  modifier 
les  mouvements  que  chaque  corps  isolé  prendrait 
en  vertu  des  seules  forces  qui  l'animent,  on 
pourra  considérer  ces  mouvements  comme  com- 
posés, 1°  des  mouvements  que  les  corps  prennent 
effectivement,  en  vertu  des  forces  cjui  les  animent 
séparément,  combinées  avec  les  reactions  du  sys- 
tème; 2°  d'autres  mouvements  qui  sont  détruits 
par  suite  des  liaisons  du  système  :  d'où  il  résulte 
que  les  mouvements  ainsi  détruits  doivent  être 
tels,  que  les  corps  animés  de  ces  seuls  mouve- 
ments se  feraient  équilibre  au  moyen  des  liaisons 
du  système.  Avec  ce  principe,  la  science  du  mou- 
vement n'est  plus  qu'un  corollaire  purement  ma- 
thématique de  la  théorie  de  l'équilibre.  Il  n'y  a 
plus  de  principe  nouveau  à  emprunter,  soit  à  la 
raison  pure,  soit  à  l'expérience,  plus  d'artifice 
particulier  de  raisonnement  à  imaginer;  il  ne 
reste  que  des  difficultés  de  calcul,  et  celles-ci 
sont  inhérentes  à  la  nature  des  choses.  En  tout 
cas^  l'esprit  humain  a  accompli  sa  tâche  quand 
il  est  parvenu  à  classer  ainsi  les  difficultés,  et  à 
pousser  les  réductions  autant  qu'elles  peuvent 


ALEX 


—  26 


ALEX 


rêtrc.  Le  principe  de  d'Alembert  est  un  bien  bel 
exemple  philosophique  d'une  telle  réduction. 

Dans  le  cours  de  ses  recherches  sur  divers 
points  du  système  du  monde  et  sur  la  mécanique, 
d'Alembert  a  dû  s'occuper  beaucoup  du  calcul 
intégral,  c'est-à-dire  de  l'instrument  sans  lequel 
il  aurait  fallu  renoncer  à  traiter  ces  questions 
épineuses.  En  1747,  il  faisait  paraître  dans  les 
mémoires  de  Berlin  ses  premières  recherches  sit?' 
les  cordes  vibranles,  cjui  sont  le  point  de  départ 
de  l'intégration  des  équations  aux  différences 
partielles,  ou  de  la  branche  de  l'analyse  à  laquelle 
se  sont  rattachées  depuis  presque  toutes  les  ap- 
plications du  calcul  à  la  physique  proprement 
dite.  D'Alembert  eut  avec  Euler  une  discussion 
célèbre  sur  un  point  capital  de  doctrine,  sur  la 
question  de  savoir  si  les  fonctions  indéerminécs, 
ou,  comme  disent  les  géomètres,  les  fonctions 
arbitraires  qui  entrent  dans  les  intégrales  des 
équations  aux  différences  partielles,  peuvent  re- 
présenter des  fonctions  non  soumises  à  la  loi  de 
continuité.  Tous  les  principaux  géomètres  du 
dernier  siècle  ont  pris  part  à  cette  controverse, 
qui  se  résout  tout  simplement,  et,  il  faut  l'avouer, 
contre  les  idées  de  d'Alembert,  lorsqu'on  définit 
avec  précision  les  diverses  solutions  de  conti- 
nuité, et  lorsqu'on  se  place  dans  l'ordre  d'abstrac- 
tion qui  caractérise  la  théorie  des  fonctions  et 
la  distingue  essentiellement  des  autres  branches 
des  mathématiques.  Mais  l'esprit  humain  a  tou- 
jours plus  de  peine  à  bien  fixer  la  valeur  des 
notions  fondamentales  sur  lesquelles  il  opère, 
qu'à  les  faire  entrer  dans  des  constructions  com- 
pliquées et  savantes. 

Fondateur  de  V Encyclopédie,  d'Alembert  s'était 
chargé,  dans  cette  grande  compilation,  des  prin- 
cipaux articles  de  mathématiques  pures  et  même 
appliquées.  Ces  articles  forment  encore  le  fond 
du  Dictionnaire  de  Mathématiques  de  l'Encyclo- 
pédie dite  méthodicjiie.  Tous  les  points  impor- 
tants de  la  philo.sophie  des  mathématiques,  ceux 
qui  se  rattachent  aux  notions  des  quantités  néga- 
tives, de  l'infiniment  petit,  des  forces,  s'y  trou- 
vent traités  de  la  main  de  d'Alembert,  dont  les 
articles  doivent  être  lus  par  tous  ceux  qui  s'occu- 
pent de  ces  matières.  Sans  exagérer,  comme  Con- 
dillac  l'a  fait,  le  rôle  du  langage,  d'Alembert  se 
montre  enclin  aux  solutions  purement  logiques, 
à  celles  qui  s'appuient  sur  des  définitions  et  des 
institutions  conventionnelles.  Il  n'apprécie  pas 
assez  la  valeur  des  idées  abstraites  indépen- 
damment des  procédés  organiques  par  lesquels 
l'esprit  humain  s'en  met  en  possession,  les  éla- 
bore et  les  transmet;  mais,  pour  justifier  cette 
assertion  générale,  il  faudrait  entrer  dans  une 
critique  détaillée,  que  la  spécialité  de  ce  Dic- 
tionnaire ne  comporte  pas.  C...  t. 

L'édition  la  plus  complète  des  œuvres  de  d'A- 
lembert est  celle  de  Belin,  5  vol.  in-8,  Paris,  1821- 
22.  Consultez  un  Mémoire  de  M.  Damiron  sur 
d'Alembert,  dans  le  tome  XXVII  du  Compte  rendu 
des  séances  de  l'Académie  des  sciences  morales 
et  politiques. 

ALEXANDRE  d'ApiIRODISE  OU  plutôt  d'AphRO- 

DisiAs  {Alexaiider  Aphrodisiœus),  ainsi  appelé 
d'une  ville  de  Carie,  son  lieu  de  naissance.  Il 
florissait  à  la  fin  du  ii'  et  au  commencement  du 
iir  siècle  de  l'ère  chrétienne,  sous  le  règne  des 
empereurs  Sévère  et  Caracalla,  de  qui  il  tenait 
la  mission  d'enseigner  la  philosophie  péripatéti- 
cienne. Maison  ne  sait  s'il  remplissait  cette  fonc- 
tion à  Athènes  ou  à  Alexandrie.  Disciple  d'Her- 
minus  et  d'Aristoclès,  il  surpassa  de  beaucoup 
ses  maîtres,  tant  par  les  qualités  naturelles  de 
son  esprit  que  par  son  érudition  et  le  nombre  de 
ses  ouvrages.  C'est  le  plus  célèbre  de  tous  les 
commentateurs  d'Aristote,  celui  qui  passe  pour 


avoir  le  mieux  compris  et  développé  avec  le 
plus  de  talent  les  aoctrincs  du  maître.  Aussi 
tous  ceux  de  son  école  qui  sont  venus  après  lui 
l'appellent-ils  simplement  le  Commentateur  (tôv 
è^riYTiTTi--),  comme  Aristote  lui-même  pendant 
tout  le  moyen  âge,  était  nommé  le  Philosophe. 
Nous  ajouterons  que  cette  distinction,  sauf  l'en- 
thousiasme qui  s'y  joignait,  n'est  pas  tout  à  fait 
sans  fondement,  et  les  commentaires  d'Alexandre 
d'Aphrodise  seront  toujours  consultés  avec  fruit 
par  celui  qui  voudra  lire  dans  l'original,  les  œu- 
vres du  Slagiritc.  Il  n'y  a  pas  jusqu'aux  digres- 
sions qui  s'y  mêlent,  qui  ne  soient  souvent  d'une 
grande  utilité  pour  l'histoire  de  la  philosophie,  et 
ne  témoignent  d'un  jugement  ferme  appuyé  d'une 
vaste  érudition.  Cependant  il  ne  faudrait  pas  re- 
garder seulement  Alexandre  d'Aphrodise  comme 
un  commentateur  ;  il  a  aussi  écrit  en  son  propre 
nom  deux  ouvrages  philosophiques  :  de  la  Nature 
de  l'âme  et  de  la  Fatalité  el  de  la  Liberté.  Dans 
le  premier,  il  cherche  à  prouver  que  l'àme  n'est 
pas  une  véritable  substance,  mais  une  simple 
forme  de  l'organisme  et  de  la  vie  (eIôo:  ti  toû 
cwjxaTo:  ôpYavtxoO),  une  forme  matérialisée  (sTSoc 
£v\j),ov)  qui  ne  peut  avoir  aucune  existence  réelle 
sans  le  corps.  Le  second,  consacré  tout  entier  à 
la  réfutation  du  fatalisme  stoïcien,  n'est  guère 
que  le  développement  plus  ou  moins  étendu  des 
arguments  suivants  :  1°  Dans  l'hypothèse  stoï- 
cienne, toutes  choses  seraient  soumises  exclusi- 
vement à  des  lois  générales  et  inflexibles,  car 
toutes  elles  ne  forment  qu'une  même  chaîne  dont 
chaque  anneau  est  inséparable  des  autres  :  or  il 
n'en  est  point  ainsi  ;  l'expérience  nous  apprend 
qu'il  y  a  des  faits  abandonnés  à  la  liberté  indivi- 
duelle, sans  laquelle  nous  ne  pouvons  concevoir 
la  raison.  En  effet,  à  quoi  nous  servirait  la  fa- 
culté de  raisonner  et  de  réfléchir,  si  nous  ne  pou- 
vions pas  agir  conformément  au  résultat  de  nos 
propres  délibérations?  Mais  ce  caractère  de  néces- 
sité absolue,  que  le  stoïcisme  aperçoit  partout, 
n'existe  pas  davantage  dans  les  lois  générales, 
c'est-à-dire  dans  les  lois  de  la  nature  ;  car  la  na- 
ture aussi  bien  que  l'individu  s'écarte  plus  d'une 
fois  de  son  but  :  elle  a  ses  exceptions  et  ses 
monstres,  ce  cjui  ne  pourrait  avoir  lieu  si  elle 
était  gouvernée  par  des  lois  inflexibles.  2°  Le  fa- 
talisme est  incompatible  avec  toute  idée  de  mo- 
ralité. L'homme  n'étant  pas  maître  de  ses  réso- 
lutions, il  n'a  aucune  responsabilité,  il  ne  mérite 
ni  châtiment,  ni  récompense,  il  ne  peut  être  ni 
vertueux  ni  criminel.  3°  Avec  la  doctrine  de  la 
nécessité  absolue,  il  n'y  a  plus  de  Providence, 
partant  plus  de  crainte  ni  de  respect  de  la  Divi- 
nité. En  effet,  si  tout  est  réglé  à  l'avance  d'une 
manière  irrévocable,  comment  les  dieux  seraient- 
ils  bons,  comment  seraient-ils  justes,  comment 
pourraient-ils  distribuer  les  biens  et  les  maux 
suivant  le  mérite  de  chacun?  Ce  qui  est  un  effet 
de  l'inflexible  destin  ne  peut  être  regardé  ni 
comme  un  bienfait,  ni  comme  une  punition, 
ni  comme  une  récompense.  Si  Alexandre, 
trouvant  sur  son  chemin  l'incompatibilité  appa- 
rente de  la  liberté  humaine  et  de  la  prescience 
divine,  n'hésite  pas  un  instant  à  sacrifier  la 
prescience,  qui  lui  paraît  une  chose  aussi  in- 
concevable qu'un  carré  ayant  sa  diagonale  égale 
à  l'un  de  ses  côtés,  il  n'est  malheureusement  pas 
plus  irréprochable  quand,  après  l'avoir  dé- 
fendue contre  le  fateilisme,  il  essaye  de  définir 
la  divine  Providence  :  ainsi  que  son  maître,  il  la 
confond  avec  les  lois  générales  de  la  nature. 

Les  deux  écrits,  dont  nous  venons  de  signaler 
au  moins  le  but  général,  furent  publiés  ensemble 
avec  les  œuvres  de  Thémistius,  à  Venise,  en  1534 
(in-4),  par  les  soins  de  Trincavellus.  Le  traité  de 
la  Fatalité  el  de  la  Liberté  a.  été  deux  fois  traduit 


ALEX 


—  27  — 


ALEX 


en  latin,  d'ahord  par  Iliigo  Grotiiis  dans  l'ou- 
vrago  intitulé  :  Philosoplwrum  senlcnliœdefalo 
(Aoistcrd.,  1648),  ensuite  par  Sciiulthess,  dans  le 
tome  IV  do  sa  Bibliolhhjue  des philosojihes grecs, 
et  dans  une  édition  séparée  (in-8,  Zurich,  178"2). 
11  a  été  traduit  en  français  par  M.  Nourrissicr 
sous  le  titre  suivant:  de  la  Liberté  et  du  hasard, 
essai  sur  Alexandre  d'Aphrodisias,  in-8.  1870. 
Ouant  aux  commentaires  d'Alexandre  d'Aplirodise 
sur  les  œuvres  d'Aristote,  il  faudrait,  pour  en 
donner  la  liste,  savoir  distinguer  avec  une  entière 
L-tutitudo  ce  qui  est  à  lui  et  ce  qu'on  lui  attribue 
p.ir  supposition.  Or  ce  n'est  pas  ici  que  cette 
question  peut  être  traitée.  Nous  nous  contente- 
rons de  renvoyer  à  Casiri  [BUAioth.  arabico-hisp., 
t.  I,  p.  '243  ;  a  l'édition  de  Bulile,  1. 1,  p.  287  .sqij.  ; 
et  enfin  à  la  DibUolhèque  grecque  de  Fabricius). 
—  Alexandre  d'Aphrodise  a  fait  école  au  sein 
même  de  l'école  péripatéticienne,  et  ses  parti- 
sans, parmi  lesquels  on  compte  un  grand  nombre 
de  philosophes  arabes,  ont  été  nommés  les  alexan- 
diistes. 

ALEXANDRE  d'Egée  [Alexander  JEgeus), 
philosophe  péripatéticienqui  florissait  pendant  lé 
\"  siècle  de  l'ère  chrétienne.  Il  était  disciple  du 
mathématicien  Sosigènc  et  devint  l'un  des  maîtres 
de  l'empereur  Néron.  Il  est  compté  parmi  ceux 
qui  ont  restitué  le  texte  du  traité  des  Catégories, 
et  il  résulterait  d'une  citation  de  Simplicius  [ad 
Categ.,  f"  3)  qu'il  a  aussi  composé  sur  cette  partie 
de  ÏOrgauuin  un  commentaire  fort  estimé.  On 
a  voulu  également  lui  faire  honneur  de  deux 
autres  commentaires  :  l'un  sur  la  Métaphxjsique, 
dont  la  traduction  latine  a  été  publiée  par  Sepul- 
veda  (in-f",  Rome,  1527;  Paris,  1536;  Venise, 
1541  et  156l)j  l'autre  sur  la  météorologie  d'A- 
ristote, publie  en  grec  et  en  latin,  sous  le  titre 
suivant  :  Comment,  in  Meleorol.  grœce  edit.  a 
F.  Asulano  (in-f°,  Ven.,  1527);  Id.  latine  edit. 
a  Piccolomineo  (in-f»,  Ven.,  1540  et  1556).  Mais 
il  est  loin  d'être  démontré  qu'il  soit  réellement 
l'auteur  de  ces  deux  écrits,  plus  généralement 
attribués  à  Alexandre  d'Aphrodise,  bien  que  cette 
dernière  opinion  n'offre  pas  plus  de  certitude 
que  la  première.  Voy.  le  tome  I  de  l'éd.  d'Aristote 
par  Buhle,  p.  291  et  292. 

ALEXANDRE  DE  Halès  OU  Alês  [Alesius), 
ainsi  appelé  du  lieu  de  sa  naissance  ou  du  nom 
d'un  monastère  du  comté  de  Glocester,  où  il  fut 
élevé,  était  déjà  parvenu  à  la  dignité  d'archidiacre 
dans  sa  patrie,  lorsqu'il  résolut  de  venir  en 
France,  poussé  par  le  désir  de  s'instruire.  En 
1222,  des  circonstances,  qui  ne  sont  pas  bien 
connues,  et  sa  vive  piété  le  déterminèrent  à 
prendre  l'halit  de  franciscain.  Cependant,  malgré 
sa  profession,  l'Université  de  Paris  lui  conserva 
le  titre  de  docteur,  et  bientôt  même  il  devint  un 
des  maîtres  les  plus  illustres  de  cette  époque  de 
la  philosophie  scolastique.  Wading  compte  parmi 
ses  disciples  S.  Bonaventure,  S.  Thomas  et  Duns 
Scot.  D'après  les  auteurs  de  V Histoire  littéraire  de 
France,  cette  opinion  serait  inadmissible,  Alexan- 
dre ayant  cessé  d'enseigner  en  1238,  avant  l'arrivée 
en  France  ou  même  avant  la  naissance  de  ses  dis- 
ciples prétendus.  Cependant  nous  ferons  remar- 
quer que  S.  Bonaventure  assure  positivement 
avoir  eu  pour  maître  le  philosophe  qui  nous  oc- 
cupe en  ce  moment.  Alexandre  de  Halès  mourut 
à  Paris  en  1245.  Son  principal  ouvrage  est  une 
Somme  de  Théologie,  divisée  en  quatre  livres, 
où  il  donne  le  premier  exemple  de  cette  méthode 
rigoureuse  et  subtile,  imitée  depuis  par  la  plupart 
des  docteurs  scolastiques,  qui  consiste  à  distin- 
guer toutes  les  faces  d'une  même  question,  à 
exposer  sur  chaque  point  les  arguments  con- 
traires, enfin  à  choisir  entre  l'affirmative  et  la 
négative,  soit  d'après  un  texte,  soit  d'après  une 


distinction  nouvelle,  en  ramenant  le  tout,  autanf 
que  faire  se  peut,  à  la  forme  du  syllogisme. 
Un  grand  nombre  de  ses  décisions  ont  été  re 
produites  par  saint  Thomas,  et  en  général  il  a 
obtenu  au  moyen  âge  une  toile  autorité,  qu'on 
le  surnommait  le  Docteur  irréfraqable  et  la 
Fontaine  de  lumières.  La  Somme  de  Théologie 
a  eu  plusieurs  éditions  (in-f",  Nuremberg,  1481  ; 
Venise,  1576'  Cologne,  1622).  Les  autres  ouvrages 
attribués  à  Alexandre  de  Halos  ou  n'ofl'rent  aucun 
caractère  d'authenticité  ou  ne  sont  pas  do  lui, 
comme  un  Commentaire  sur  la  Métaphysique 
d'Aristote,  qui  a  été  imprimé  sous  son  nom 
(Venise,  1572),  et  dont  l'autour  est  Alexandre 
d'Aphrodise.  Voy.  Histoire  littéraire  de  France, 
t.  XVIII.  C.  J. 

ALEXANDRE  DE  Tr/VLLES  [Alexandere  Tral- 
lensis  ou  Tralliatius)  est  un  médecin  philosophe 
du  vi"  siècle  de  l'ère  chrétienne.  Outre  quelques 
ouvrages  purement  médicaux,  on  lui  attribue 
aussi  les  deux  livres  intitulés  :  Problemata  me- 
dicinalia  et  nalnralia,  que  l'on  compte  plus  gé- 
néralement parmi  les  écrits  d'Alexandre  d'A- 
phrodise. 

ALEXANDRE  NuMENius,  qu'il  ne  faut  pas 
confondre  avec  Kuménius  d'Apamée,  florissait 
pendant  le  ii'  siècle  de  l'ère  chrétienne.  On  ne 
sait  rien  de  lui,  sinon  qu'il  a  écrit  sur  les  figures 
de  la  pensée  (uspi  twv  t^ç  ciavoîa;  <jxyi[jLdtTwv) 
un  ouvrage  très-peu  digne  d'intérêt,  publié  en 
grec  et  en  latin  par  Lorence  Normann  (in-8, 
Upsal,  1690). 

ALEXANDRE  Peloplato  (de  Tzélixc,  proche,  et 
nXàTOJv,  Platon),  ainsi  nommé  à  cause  de  sa  sou- 
mission à  toutes  les  doctrines  platoniciennes, 
sur  lesquelles  d'ailleurs  il  n'a  répandu  aucune 
nouvelle  lumière.  Né  en  Séleucide,  il  eut  pour 
maître  Favorinus,  et  vivait  pendant  le  ii«  siècle 
de  l'ère  chrétienne. 

ALEXANDRE  PoLYHisTOR,  c'est-à-dire  qui  sait 
beaucoup.  On  ne  saurait  dire  avec  précision  à 
quelle  époque  il  vivait.  On  sait  seulement  par 
IJiogène  Laërce  (liv.  VIII,  ch.  xxvi)  qu'il  faisait 
partie  de  la  nouvelle  école  pythagoricienne,  et 
qu'il  admettait,  comme  un  élément  distinct  du 
soleil,  un  feu  central,  principe  générateur  de 
toutes  choses  et  vérjtable  centre  du  monde. 

ALEXANDRIE  (ÉcoLE  d').  L'école  d'Alexandrie 
prend  naissance  vers  le  temps  do  Pertinax  et  de 
Sévère,  etse  continue  jusqu'aux  dernières  années 
du  règne  de  Justinien,  embrassant  ainsi  une 
période  de  plus  de  quatre  siècles.  Son  fondateur 
est  Ammonius  Saccas,  dont  les  leçons  remontent 
à  193  après  J.  C.  Plotin,  son  disciple,  est  sans 
contredit  le  plus  grand  métaphysicien  et  le  pre- 
mier penseur  de  l'école  ;  il  en  est  le  véritable 
chef.  Toute  la  doctrine  qui  se  développa  plus 
tard  en  se  rattachant  à  la  philosophie  d'Orphée, 
do  Pythagore  et  de  Platon,  est  en  germe  dans 
ses  écrits;  et  elle  y  est  avec  plus  de  force  et 
d'éclat,  quoique  avec  moins  de  subtilité  et  d'éru- 
dition que  dans  la  plupart  de  ses  successeurs. 
De  Plotin,  l'école  tomba  entre  les  mains  do  Por- 
phyre et  de  Jamblique,  égaux  ou  supérieurs  à 
Plotin  on  réputation  et  en  influence,  mais  esprits 
d'un  ordre  inférieur  qui  mirent  l'école  d'Alexan- 
drie sur  la  voie  du  symbolisme,  préférèrent  la 
tradition  à  la  dialectique,  et  commenc-èrent  cette 
lutte  impuissante  contre  le  christianisme  qui 
devait  absorber  les  forces  vives  de  l'école,  et 
finalement  amener  sa  ruine  complète.  Le  fameux 
décret  de  Milan,  qui  changea  la  face  du  monde, 
est  de  leur  temps  (312).  L'école  prit,  à  partir  de 
ce  moment,  un  caractère  tout  nouveau  ;  elle  re- 
présenta le  monde  grec,  le  paganisme,  la  philo- 
sophie, contre  îes  envahissements  du  christia- 
nisme :  et  telle  était   la  rapidité  des  progrès  de 


ALEX 


—  28  — 


ALEX 


cette  religion  naissante,  que  les  alexandrins  se 
trouvèrent  tout  d'un  coup  réduits  à  une  imper- 
ceptible minorité.  Julien,  qui  sortit  de  leurs  rangs 
pour  succéder  aux  enlants  de  Constantin,  s'épuisa 
vainement  à  lutter  contre  l'ascendant  du  chris- 
tianisme avec  toutes  les  ressources  de  la  puis- 
sance impériale.  Les  lettres,  les  mœurs  et  la 
philosophie  de  la  Grèce  qui  avaient  régné  sur  les 
patriciens  vers  la  fin  de  la  République  et  dans 
les  plus  beaux  temps  de  l'Empire,  n'arrivaient 
plus  au  peuple  que  transformées  et  renouvelées 
par  l'esprit  nouveau  ;  on  ne  voulait  plus  des  anciens 
dieux  ;  les  traditions  mêmes  étaient  sans  pouvoir. 
Rome  dépossédée,  avec  son  simulacre  de  sénat 
sans  empereur,  les  sanctuaires  violés,  les  ruses 
sacerdotales  découvertes  et  livrées  à  la  risée  pu- 
blique; un  Dieu  dont  le  nom  avait  retenti  à 
toutes  les  oreilles,  qui  occupait  tous  les  esprits 
de  sa  majesté,  et  tous  les  cœurs  des  splendeurs 
de  son  culte  et  de  la  perfection  de  sa  morale  : 
c'était  trop  pour  la  force  d'un  empereur,  et  pour 
le  génie  d'une  école  de  philosophes,  obliges  de 
prêcher  au  peuple  un  polythéisme  qu'eux-mêmes 
désavouaient,  de  se  retrancher  derrière  des  sym- 
boles ou  dangereux  ou  inutiles,  et  d'en  appeler 
sans  cesse  à  des  traditions  dont  ils  altéraient  le 
sens  et  qui  avaient  perdu  tout  leur  prestige.  Le 
successeur  de  Julien  fait  embrasser  le  christia- 
nisme à  toute  son  armée;  le  monde  entier  est 
attentif  aux  querelles  de  l'arianisme  et  à  l'hérésie 
naissante  de  Pelage.  Clément  d'Alexandrie,  Ter- 
tullien,  Origène,  Lactance,  Grégoire  de  Nazianze, 
S.,  Augustin,  défendent,  soutiennent,  illustrent 
l'Église  ;  tandis  que  les  philosophes,  attachés  à 
une  cause  désespérée,  ne  se  recommandent  plus 
à  l'histoire  que  par  d'utiles  travaux  d'érudition 
et  d'infatigables  commentaires.  Proclus  la  relève  ; 
le  génie  des  premiers  alexandrins  revit  en  lui, 
mais  ce  n'est  qu'un  éclat  passager.  Proclus  résume 
dans  sa  personne  le  caractère  et  les  destinées  de 
l'école  ;  avec  lui  tout  semble  s'anéantir.  En  529, 
un  décret  de  Justinien  ferme  les  écoles  d'Atliènes. 
Les  platoniciens  exilés  cherchent  en  vain  un 
asile  auprès  de  Chosroès.  Damascius  revient  sur 
le  sol  de  l'empire,  et  l'école,  dont  il  est  un  des 
derniers  représentants  avec  Philopon  et  Simpli- 
cius,  s'éteint  tout  à  fait  vers  le  milieu  du 
x'=  siècle  de  notre  ère. 

Les  philosophes  qu'on  a  coutume  de  désigner 
sous  le  nom  d'alexandrins  ne  furent  pas  les  seuls 
néoplatoniciens  de  cette  époque.  Des  tendances 
analogues  se  manifestent  vers  le  commencement 
de  notre  ère  chez  des  polygraphes,  des  philo- 
sophes et  même  des  sectes  entières.  C'était  l'es- 
prit du  temps  de  recourir  à  une  érudition  sans 
critique,  de  reshercher  ou  de  créer  des  analogies, 
de  rapprocher  toutes  les  civilisations  et  toutes 
les  doctrines,  de  tenter  enfin  un  compromis  entre 
l'Orient  et  la  Grèce,  entre  la  religion  et  la 
science.  Depuis  la  diffusion  des  lettres  grecques 
Platon  avait  acquis  une  sorte  de  royauté  intel- 
lectuelle ;  mais  le  cadre  de  sa  philosophie  avait 
été  singulièrement  agrandi;  et  dans  ces  doctrines 
comprehensives  où  les  mythes  de  l'Inde  se  trou- 
vaient à  l'aise,  on  ne  retrouve  plus  les  proportions 
sévères  de  la  dialectique,  et  ce  caractère  divin 
d'enthousiasme  et  de  mesure  qui  donne  à  la  phi- 
losophie de  Platon  tant  de  noblesse  et  de  gran- 
deur. 

Alexandre  en  courant  jette  une  ville  sur  les 
bords  du  Nil  :  à  sa  mort,  ce  fut  la  proie  des  La- 
gides,  et  bientôt  le  centre  et  la  capitale  d'un  grand 
empire.  Il  n'y  avait  pour  des  Grecs  que  la  Grèce 
et  la  Barbarie:  les  Ptolémée  se  sentaient  en  exil, 
si  la  langue,  '  les  arts,  les  mœurs  de  la  patrie 
n'étaient  transplantés  dansleurs  États.  Bien  avant 
les  temps  historiques,  l'Egypte  avait  fourni  des 


colonies  à  la  Grèce  ;  après  tant  de  transformations 
glorieuses,   la  civilisation   grecque  se  retrouva 
face  à  face  avec  les  mœurs  immuables  de  l'E- 
gypte. Elle    fleurit  et  se  développa  dans  Alexan- 
drie,   à   côté  des  croyances  et   des  mœurs  du 
peuple  vaincu,  qu'elle  ne  parvint  pas  à  entamer. 
Le  Musée  fondé  par  Démétrius  avec  les  trésors 
de    Ptolémée  Soter,  la  Bibliothèque  bientôt  en- 
combrée de  richesses  et  qui  déborda  dans  le  Sé- 
rapéum  où  un  second  dépôt  s'établit,  les  faveurs 
des  rois  qui,  souvent,  partagèrent  les  travaux  du 
Musée,  plus  tard  celles  des  empereurs  romains 
jaloux  d'encourager  une  compagnie  d'historiens 
et  de  poètes,  la  munificence  d'Auguste,  l'insti- 
tution du  Claudium  par   ce  lettré  imbécile  qui 
eût  tenu   sa  place  parmi  les  grammairiens  du 
Musée  et  ne  fit  que  déshonorer  la  pourpre  im- 
périale, le  concours  de  tant  d'hommes  supérieurs, 
les   Zénodote,    les  Ératosthène,  les  Apollonius, 
les  Callimaque,  toute  cette  splendeur,  toute  cette 
gloire  attira  l'attention  du  monde,  sans  triompher 
de  l'indifi'érence  et  du  mépris  des  Ègj'ptiens.  Les 
Grecs,  au  contraire,  essentiellement  intelligents, 
sans  préjugés,  sans  superstition,  ne  purent  ha- 
biter si  longtemps  le  temple  même  de  Sérapis 
sans  contracter  quelque  secrète  affinité  avec  ce 
vieux  peuple;  leur  littérature  était  celle  d'une 
nation  épuisée  qui  remplace  la  verve  par  l'éru- 
dition. L'étude  enthousiaste  et  persévérante  du 
passé  les  disposait,  en  dépit  de  l'esprit  mobile  el 
léger   de  la  Grèce,  à  respecter  les  traditions,  à 
chercher    la  stabilité.   Par  une  pensée  profon- 
dément politique,  les  Lagides  avaient  voulu  que 
le  chef  du  Musée  fût  toujours  un  prêtre.  Avec 
cela,  nulle  intolérance  :  toutes   les  religions  et 
tous  les  peuples  avaient  accès  dans  le  Musée,  les 
Juifs  seuls  en  étaient  exclus.  Les  Juifs  eux-mêmes, 
quoique  proscrits  du  Musée,  affluaient  à  Alexan- 
drie. Le  besoin  de  se  justifier  aux  yeux  du  monde 
les  poussait  alors,  par  un  retour  d'amour-propre 
national,  à  s'approprier  toutes  les  richesses  pni- 
losophiques  de  la  Grèce,  en  les  faisant  dériver 
des  livres  de  Moïse.  Sur  cette  extrême  frontière 
du  monde  civilisé,  au   milieu  de  ce  concours 
inou'i  jusqu'alors,  voués  au   culte  des  glorieux 
souvenirs  de  leur  peuple,  en  même  temps  qu'i- 
nitiés à  d'autres  croyances  et  à,  d'autres   admi- 
rations, les  Grecs,  sans  devenir  Egyptiens  ou  bar- 
bares, apprenaient  à  concilier  les  traditions  en 
apparence  les  plus  opposées,   à  comprendre,  à 
accepter  l'esprit  des  religions  et  des  institutions 
qu'ils  avaient  sous  les  yeux;   et  le  courant  des 
événements  les  préparait  ainsi  peu  à  peu  à  cet 
éclectisme  qui  devint  le  caractère  dominant  de 
la  philosophie  alexandrine,  quand  les  Diorthontes 
et  les  Chorisontes  eurent  fait  place  aux  disciples 
d'Ammonius  et  de  Plotin. 

Il  est  vrai  qu'Alexandrie  ne  fut  pas  l'unique 
théâtre  des  travaux  de  la  philosophie  alexandrine; 
mais  elle  en  fut  le  berceau  et  en  demeura  le 
principal  centre.  Les  institutions  littéraires  de 
Pergame,  par  lesquelles  lesAttales  avaient  voulu 
rivaliser  avec  les  Lagides,  disparurent  avec  les 
Attales  eux-mêmes,  et  Auguste  donna  leur  bi- 
bliothèque pour  accroître  celle  du  Sérapéum. 
Les  chaires  dotées  par  Vespasien  et  par  Adrien 
dans  plusieurs  grandes  villes  de  l'empire  avaient 
pour  objet  l'enseignement  littéraire  et  non  la 
philosophie.  Rome  n'était  pas  un  séjour  où  l'on 
pût  cultiver  la  philosophie  en  paix.  Si  Plotin  y 
trouva  du  crédit  et  de  la  considération.  Néron, 
Vespasien,  Domitien  y  suscitèrent  de  véritables 
persécutions  contre  les  philosophes.  Une  seule 
école  fut  la  rivale  d'Alexandrie,  l'école  d'Athènes, 
où  les  chaires  fondées  par  Marc-Aurèle  ramenèrent 
l'élite  delà  jeunesse  romaine;  mais  Athènes  et 
Alexandrie  relevaient  l'une  et  l'autre  de  la  doc- 


ALEX 


—  29  — 


ALEX 


Itrine  de  Plotin,  le  même  esprit  les  animait. 
D'ailleurs  si  l'on  excepte  Syrien,  Proclus,  et  Ma- 
rinus^  rétiidc  de  l'éloquence  et  des  lettres  do- 
minait surtout  à  Athènes  :  la  philosophie  avait 
60n  centre  à  Alexandrie.  Au  vi°  siècle,  l'école 
revint  périr  obscurément  sur  les  lieux  où  Am- 
monius  l'avait  fondée,  où  Hiéroclès,  Énée  de  Gaza, 
Olymniodore,  Hypatie,  Isidore  même,  transfuge 
à  AUicnes,  l'avaient  illustrée.  C'était  là  que  les 

Fremicrs  chrétiens  avaient  fondé  le  Didascal^ée  et 
un  des  trois  grands  sièges  épiscopaux  de  l'Église 
naissante;  c'était  là  que   le  polythéisme  devait 
npher  ou  périr, 
premier   caractère  de  la  philosophie   des 
a  .  A.nidrins,  le  plus  frappant  et  aussi  le  plus  exté- 
riiur,  c'est  l'éclectisme.   Ce  fut,  en  effet,  la  prê- 
te iiion  avouée  de   celte  école,  de  réunir  en  un 
>  corps  de    doctrine  la  religion  et  la  philo- 
i.e,  la  Grèce  et  la  mythologie  orientale.  Pour 
esprits,  dont  l'unique  soin  était  de  tout  dé- 
>  lir  et  de  tout  comprendre,  les  différences  ne 
.it  que  des  malentendus  ;  il  n'y  avait  plus  de 

■  ;  toutes  ces  querelles  entreprises  pour  main- 

■  la  séparation  entre  les  dogmes  ae  diverses 
,  :  ^uies  ne  semblaient  qu'une  preuve  d'igno- 
ra.i  e,  des  préjugés  étroits,  l'absence  même  de 
la  philosophie.  Au  fond,  le  genre  humain  n'a 
qu  une  doctrine,  moitié  révélée,  moitié  décou- 
■\eito,  que  chacun  traduit  dans  sa  langue  parti- 
culière et  revêt  des  formes  spéciales  qui  con- 
viennent à  son  imagination  et  à  ses  besoins  : 
celui-là  est  le  sage,  qui  découvre  la  même 
pensée  sous  des  dialectes  divers,    et  qui,   réu- 

'  nissant  à  la  fois  la  sagesse  de  tous  les  peuples, 

I  n'appartient  à  aucun  peuple,  mais  à  tous,  qui  se 
fait  initier  à  tous  les  mystères,  entre  dans  toutes 
,  les   écoles,  emploie   toutes  les  méthodes,  pour 
retrouver  en  toutes  choses,  par  l'initiation,  par 

'  l'histoire,  par  la  poésie,  par  la  logique^  le  même 

I  fonds  de  vérités  éternelles. 

j      Toutefois  on  ne  doit  pas  attribuer  aux  alexan- 

I  drins  un  syncrétisme  aveugle.  S'ils  ont  poussé  à 
l'excès  leuV  indulgence  philosophique  et  reçu  de 
toutes  mains,  quelquefois  sans  discernement,  ils 
n'en  connaissaient  pas  moins  la  nécessité  d'un 
contrôle.  Nous  avons  de  Plotin  une  réfutation  en 
règle  du  gnosticisme  dans  laquelle  il  déploie  un 
sens  critique  et  une  vigueur  d'argumentation 
dignes  des  écoles  les  plus  sévères.  Amélius  écrivit 
quarante  livres  contre  Zostrianus  et  fit  un  paral- 
lèle critique  des  doctrines  de  Numénius  et  de 
Plotin.  Porphyre  réfuta  le  Ttep't  Wv/Ji]c„  et  dé- 
montra que  les  livres  attribués  à  Zoroastre  n'é- 
taient pas  authentiques.  Il  se  rencontre  parmi 
eux  de  véritables  détracteurs  d'Aristote.  Il  est 
vrai  que  leur  qualité  de  platoniciens  pouvait  les 
ranger  parmi  les  adversaires  du  péripatétisme  ; 
mais,  s'ils  sont  platoniciens,  c'est  une  preuve  de 
plus  qu'ils  n'acceptent  pas  toutes  les  traditions  au 
même  titre,  et  qu'ils  se  rattachent  à  une  école 
dogmatique,  au  moins  par  leurs  intentions  et 
leurs  tendances  générales. 

S'ils  sont  à  la  fois  Grecs  et  barbares,  philoso- 
phes et  prêtres,  la  Grèce  et  la  philosophie  domi- 
nent, et  surtout  la  philosophie  platonicienne. 
Puisqu'ils  voulaient  allier  toutes  les  doctrines 
et  pourtant  se  rattacher  principalement  à  l'es- 
prit d'une  certaine  école,  l'Académie  seule  leur 
convenait  :  c'est  dans  l'histoire  philosophique  de 
la  Grèce,  l'école  qui  prête  le  plus  à  l'enthou- 
siasme. Et  dans  le  platonisme,  que  prennent-ils? 
Le  côté  le  plus  vague  et  le  plus  mystérieux,  ce 
que  l'on  pourrait  appeler  le  platonisme  pytha- 
gorique.  Les  symboles  pythagoriciens  leur  ser- 
vaient en  quelque  sorte  de  lien  entre  la  dialectique 
et  l'inspiration,  entre  la  cosmogonie  du  Timée  et 
celle  des  Mages. 


Enfin  l'autorité  même  de  Platon,  quoique  cer- 
tainement prédominante,  n'est  pas  souveraine 
parmi  eux.  Plotin  répétait  pour  lui-même  le  fa- 
meux Amiens  Plalo.  On  connaît  ce  mot  do  Por- 
phyre, cité  par  S.  Augustin  [de  Red.  an.  lib.  1), 
que  le  salut.  Tr,y  (TWTYjpiav,  no  se  trouve  ni  dans 
la  philosophie  la  plus  vraie,  ni  dans  la  disci- 
pline des  gymnosophistes  et  des  brahmanes,  ni 
dans  le  calcul  des  Clialdéens,  et  qu'il  n'y  en  a 
aucune  trace  dans  l'histoire.  Rien  n'est  plus 
propre  à  exprimer  la  véritable  nature  de  cet 
éclectisme  que  la  division  presque  constamment 
einployée  par  les  professeurs  alexandrins  dans 
leurs  leçons  publiques  :  z\  à),riO(î)ç,  t\  ll/atovixwi:, 
ait  point  de  vue  de  la  vérilé,  au  point  de  vue 
de  Platon. 

Ils  nous  ont  laissé  plus  de  commentaires  et 
d'expositions  historiques  que  de  traités  de  philo- 
sophie proprement  dite.  Cependant  les  plus  émi- 
nents  d'entre  eux  ont  une  doctrine  qui  leur  est 
propre  ^  et  il  ne  faut  pas  oublier  que  celui  qui 
interprète  mal  une  théorie,  est  en  réalité  un  in- 
venteur, tandis  qu'il  croit  n'être  qu'historien. 
D'ailleurs  les  commentaires  alexandrins  ne  sont 
pas,  comme  ceux  d'Alexandre  d'Aphrodise,  un 
simple  secours  à  l'intelligence  du  lecteur,  pour 
rendre  plus  accessibles  les  difficultés  du  texte  ; 
ce  sont  presque  toujours  les  mémoires  philoso- 
phiques de  celui  qui  les  écrit,  et  il  y  entasse,  à 
propos  des  opinions  de  son  auteur,  outre  toute 
l'érudition  qu'il  a  pu  recueillir,  les  idées,  les 
sentiments  et  les  systèmes  qui  lui  appartiennent 
en  propre.  Le  rôle  d'historiens  ou  de  disciples 
ne  suffit  pas  à  des  hommes  tels  que  Plotin  ou 
Proclus.  A  côté  de  leur  respect  pour  la  tradition, 
et  surtout  pour  la  tradition  platonicienne,  quelle 
fut  donc  la  méthode  de  philosopher  des  alexan- 
drins? 

Cette  méthode  est  double  ;  elle  commence  par 
la  dialectique  et  finit  par  le  mysticisme.  Il  ne 
faut  pas  tenir  compte  des  intelligences  de  second 
ordre,  qui  n'ont  qu'une  importance  historique 
et  ne  servent  qu'à  transmettre,  en  les  altérant, 
les  traditions  communes  d'un  maître  à  un  autre. 
Ceux-là,  comme  il  arrive,  ont  pris  l'excès  pour  la 
force,  et  se  sont  lancés  d'un  bond  aux  extrémités  ; 
mais  les  premiers  maîtres  alexandrins,  ceux  qui 
ont  imprimé  un  caractère  à  toute  cette  philoso- 
pliie,  ne  se  sont  pas  jetés  de  prime  abord  dans 
î'illuminisme;  ils  y  sont  arrivés  après  expérience 
faite  de  l'impuissance  vraie  ou  prétendue  de  la 
raison. 

Platon  connaissait  et  appliquait  à  merveille  le 
procédé  de  la  dialectique,  mais  il  n'en  compre- 
nait pas  la  nature;  et  c'est  la  source  des  erreurs 
qui  les  ont  tant  troublés,  lui,  Aristote  et  leurs 
successeurs,  et  qui  ont  fini  par  jeter  les  alexan- 
drins dans  le  mysticisme. 

Après  avoir  établi  (jue  l'objet  de  la  science  ou 
l'intelligible  est  le  général,  et  que  le  multiple 
ou  le  divers  n'est  qu'une  ombre  ou  un  reflet  de 
la  réalité,  Platon  s'attache  à  construire  cette 
grande  échelle  hiérarchique  dont  l'unité  absolue 
occupe  le  sommet,  à  titre  de  dernier  universel, 
et  qui  a  pour  base  ce  monde  de  la  diversité  et 
du  changement  dans  lequel  nous  sommes  plon- 
gés ;  mais  ne  comprenant  pas  que  dans  l'opéra- 
tion difficile  que  notre  esprit  accomplit  pour  al- 
ler de  ce  qui  est  moins  à  ce  qui  est  plus,  il 
puisse  avoir  à  éliminer  ses  propres  illusions,  et 
à  rendre  de  plus  en  plus  claire  et  manifeste, 
par  ces  éliminations  toutes  subjectives,  la^  per- 
ception d'une  réalité  conçue  dès  l'origine  à  tra- 
vers un  nuage,  il  prend  tous  ces  états  intermé- 
diaires de  nos  conceptions  pour  des  entités 
successivement  perçues,  et  leur  donne  une  rea- 
lité objective,  c'est-à-dire  qu'il  fait  de  toute  con> 


ALEX 


30  — 


ALEX 


ceplion  générale  un  individu,  un  type  :  de  là 
tout  son  monde  chimérique,  et  Terreur  con- 
stante de  ceux  qui  sont  venus  après  lui  et  se 
sont  nommés  les  réalistes.  Les  nominalistes,  au 
contraire,  comprenant  Lien  qu'il  ne  faut  pas 
mettre  la  logique  à  la  place  de  la  métapliysiciue, 
ni  prendre  pour  des  réalités  de  difTérents  orares 
les  phases  successives  de  nos  conceptions,  ont 
eu  le  tort  d'envelopper  le  terme  final  dans  la 
proscription  des  moyens,  et  d'assimiler  l'unité 
substantielle  vers  lacjuelle  se  meut  la  dialecti- 
que avec  ces  unités  génériques  qu'elle  rencontre 
en  chemin  et  que  Platon  prenait  pour  des  exis- 
tences concrètes  et  individuelles.  Quand  des 
mains  de  Platon  la  dialectique  passa  à  des  philo- 
sophes de  décadence,  cette  sorte  de  puissance 
créatrice  accordée  à  la  logique  produisit  néces- 
sairement deux  résultats  en  apparence  opposés, 
mais  qui  dans  le  fond  n'en  sont  qu'un:  la  multi- 
plication indéfinie  des  êtres  suivant  le  plus  ou 
moins  de  subtilité  des  philosophes,  et  une  faci- 
lité extrême  à  combler  les  intervalles  par  des 
universaux  intermédiaires,  à  produire  des  trans- 
formations et  des  identifications  qui  sont  le  grand 
chemin  du  panthéisme.  Un  troisième  résultat 
non  moins  important  de  la  méprise  des  platoni- 
ciens qui  croyaient  n'arriver  a  l'idée  de  Dieu 
qu'à  travers  toute  cette  armée  d'intelligibles,  et 
ne  s'apercevaient  pas  que  cette  idée,  au  con- 
traire, était  leur  point  de  départ,  c'est  que  leur 
Dieu,  nécessairement  conçu  comme  le  terme 
d'une  série,  devait  rentrer  dans  le  terme  géné- 
ral de  la  série,  tandis  que,  par  la  condition  même 
du  procédé  dialectique,  if  y  échappait.  De  là  l'o- 
bligation où  se  crurent  les  alexandrins  de  créer 
deux  mondes  distincts  et  cependant  nécessaires 
l'un  à  l'autre  :  l'un  qu'ils  regardèrent  comme  le 
véritable  ordre  rationnel,  et  qui  n'était  que  le 
produit  illégitime  de  la  dialectique  ;  l'autre  où 
ils  pénétraient  par  l'extase,  et  qu'ils  croyaient 
supérieur  à  la  raison,  quoiqu'il  ne  fût  que  la  rai- 
son elle-même,  mal  comprise  et  défigurée,  éle- 
vée au-dessus  aune  raison  imaginaire.  Ils  étaient 
Srécisément  dans  le  cas  de  ces  métaphysiciens 
ont  parle  Leibniz,  qui  ne  savent  ce  qu'ils  de- 
mandent, parce  qu'ils  demandent  ce  qu'ils  savent. 
La  raison  considérée  comme  existant  d'abord  sans 
Dieu,  ne  pouvait  plus  leur  donner  Dieu  sans  se 
ruiner  et  se  confondre  elle-même.  Platon  et  les 
alexandrins  tournèrent  la  difficulté  de  deux 
façons  très-différentes  :  Platon  s'arrêta  au  mo- 
ment où  la  contradiction  allait  s'introduire  en- 
tre la  série  qu'il  abandonnait  et  l'idée  nouvelle 
qu'il  voyait  prête  à  sortir  de  l'énergie  de  la  mé- 
thode dialectique.  Il  aperçut  cet  être  supérieur 
à  l'être,  cette  unité  antérieure  à  l'immensité  de 
temps  et  d'espace,  dans  laquelle  l'équation  im- 
médiate et  la  possession  présente  et  absolue  de 
toutes  les  virtualités  produit  l'immutabilité  par- 
faite, et  qui  est  la  suprême  entéléchie  ;  mais  il 
ne  nt  que  l'entrevoir  comme  dans  un  rêve,  et 
s'en  tint  à  ce  Démiurpe  du  Timce,  qui  existe 
avant  le  monde,  qui  rctléchit  en  le  produisant, 
qui  délibère,  qui  se  réjouit,  qui  gouverne; 
un  Dieu  mobile  enfin,  quoiqu'il  soit  lui-même 
le  principe  de  son  mouvement,  et  par  consé- 
quent, comme  le  démontre  Aristote,  un  Dieu 
secondaire.  Les  alexandrins,  au  contraire,  admi- 
rent sans  hésiter  l'unité  et  l'immutabilité  par- 
faite; mais  cette  unité  des  alexandrins,  supé- 
rieure à  l'être  par  l'élimination  de  l'être,  au  lieu 
d'être  seulement  supérieure  aux  conditions  de 
l'étrefini,  n'egt  plus  qu'une  conception  abstraite 
et  stérile,  qui  couronne,  il  est  vrai,  l'édifice  ar- 
bitraire de  la  dialectique,  mais  qui,  transportée 
dans  le  [monde,  y  demeure  à  jamais  séparée  de 
tout  ce  qui  est  réalité  et  vie. 


C'est  en  vain  que  pour  faire  de  ce  néant  la 
source  de  l'être,  ils  l'unissent  à  des  liyposta.sf  s 
dont  en  même  temps  ils  le  séparent.  Parce  que 
la  rigueur  de  la  méthode  dialectique  exige  un 
seul  Dieu,  et  un  Dieu  parfaitement  un;  parce 
que  la  raison  humaine,  de  son  côté,  ne  souffre 
point  que  le  principe  suprême  soit  dépourvu 
d'intelligence,  et  y  fait  pénétrer  avec  la  pensée 
une  dualité  véritable;  parce  qu'enfin  la  contin- 
gence du  monde  entraîne  dans  le  Dieu  du  monde 
une  faculté  productrice,  et  que  cette  faculté,  in- 
compatible avec  l'unité  absolue,  n'est  pas  donnée 
dans  la  conception  pure  de  l'intelligence  pre- 
mière, ils  croient  répondre  atout,  en  échelonnant, 
pour  ainsi  dire,  l'un  au-dessus  de  l'autre,  le  Dieu 
des  écoles  de  physiciens,  celui  de  Platon  et  ce- 
lui des  Élcates,  et  en  essayant  de  sauver  le  prin- 
cipe de  l'unicité  par  l'importation  des  mystères 
inintelligibles  de  l'Inde.  Mais  quand  on  leur  ac- 
corderait, tantôt  que  ces  trois  Dieux  sont  dis- 
tincts, et  tantôt  qu'ils  ne  le  sont  pas,  quand  on 
ferait  celte  violence  à  la  raison  liumaine,  qu'au- 
raient-ils gagné  en  définitive?  Si  le  moncle  est 
expliqué  par  la  seconde  hypostase,  jamais  la  se- 
conde ne  le  sera  par  la  pfemière.  Ils  ont  beau 
identifier  ainsi  l'un  et  le  multiplier  sans  le  trans- 
former, cette  contradiction  même  ne  les  sauve 
pas,  et  toutes  les  difficultés  subsistent. 

Le  mysticisme  des  alexandrins  n'est  donc  qu'une 
illusion  et  ses  résultats  sont  entièrement  diimé- 
riques.  Leur  point  de  départ  les  condamnait  ou 
à  s'arrêter  sans  motif,  comme  Platon,  ou  à  se 
perdre   dans  l'extravagance  en   allant  jusqu'au 
bout,  comme  les  Éléates.  Ce  mysticisme  et  ces 
hypostases  par  lesquelles  ils  croient  pouvoir  re- 
descendre ae  cette  unité  morte  où  les  a  menés 
la  dialectique,  au  monde  et  à  la  vie  qu'ils  veu-  i 
lent  retrouver,  ne  sont  que  des  fantômes  par  les-|| 
quels  ils  cherchent  à  se  tromper  sur  leur  propre  j 
misère.  Leur    réminiscence  n'est  pas   réminis-i 
cence'  leur  unification  ne  détruit  pas  l'altérité.  ) 
Ce  qu  ils  croient  retrouver  dans  leurs  souvenirs,  j 
ils  l'ont  sous  les  yeux;  ce  qu'ils  croient  ne  pou-| 
voir  posséder  que  dans  l'expiration  de  leur  per-  j 
sonnalité,    ils   le  voient    face  à  face,  èv  éTepé- 
Tr,Ti.  A  qui  sait  que  l'idée  de  Dieu  éclaire  et  con- 
stitue la  raison  humaine,  la  réduction  des  idées 
rationnelles  est  immédiate,  et  le  mysticisme  est 
superflu. 

La  philosophie  de  Platon,  en  s'arrêlant  au  Dé- 
miurge^  donnait  au  monde  un  roi  et  un  père, 
et  faisait  de  la  cause  première,  une  cause  analo- 
gue à  celle  que  nous  sommes,  ct^  par  conséquent, 
intelligente  et  libre.  La  théologie  naturelle  et  la 
métajihysique,  dans  un  tel  système,  venaient  en 
aide  a  la  morale  ;  et  si  dans  les  spéculations  de 
Platon  sur  la  vie  future  on  ne  rencontre  rien 
de  précis  et  de  déterminé  sur  la  nature  des  pei- 
nes et  des  récompenses,  le  fait  d'une  rémunéra- 
tion et  la  persistance  de  la  personnalité  humaine 
ne  sont  jamais  mis  en  doute.  Le  dogme  même 
delà  métempsycose,  quand  onle  prendrait  au  sé- 
rieux, ne  détruirait  après  la  mort  que  l'identité 
personnelle,  et  non  l'identité  substantielle.  Dans 
cette  vie,  la  personnalité  humaine  est  respectée, 
même  dans  les  plus  vives  ardeurs  de  lamour ^  t 
platonique,   et   le  caractère   de  la  philosophiez 
alexandrine,  qui  se  prétendit  héritière  de  l'Aca-ï 
demie,  rend  très-remarquable  la  théorie  de  Pla-[ 
ton  sur  la  poésie  et  la  subordination  constante  i 
dans  ses  écrits  de  la  faculté  divinatoire  à  l'Intel- l 
ligence.  11   suit  de  cette  théorie  de  Platon  sur! 
Dieu  et  sur  lame  humaine,  que  son  Dieu  est  un 
Dieu  à  l'image  do  l'homme  :  il  n'est  donc  pas  en  , 
dissentiment  absolu  avec  la  mythologie;  et  s'il 
proscrit  les  récits  des  poètes  et  le  polythéisme 
dans  son  sens  grossier,  il  conserve,  en  l'idéali- 


ALEX 


—  31    — 


ALEX 


sant,  le  Dieu  suprême  du  paganisme,  divitmpa- 
Icr  al(/ue  lioininum  rex.  Les  alexandrins,  au 
c'ontrairo,  avec  leur  première  liyposlase,  admet- 
tent un  l)ieu  inconditionnel  dans  lequel  ils  ne 
savent  plus  retrouver  ni  intelligence,  ni  liberté, 
ni  efUcace  ;  ainsi  au  sommet  des  êtres  point  de 
personnalité  ;  dans  le  monde,  ils  ne  conservent 
pas  même  l'identité  des  substances,  et  font  sans 
cesse  absorber  la  substance  inférieure  par  la 
substance  supérieure  ;  loin  de  conserver  après 
la  mort  Tidenlilé  personnelle,  toute  leur  uic- 
thode,  toute  leur  morale,  tendent  à  la  détruire 
dès  ii  présent,  et  à  produire  l'unification  immé- 
diate par  l'exaltation  de  VajJ'eclus.  Aussi,  quand 
ils  nomment  les  divinités  mythologiques  et  intro- 
duisent des  prières,  dos  expiations,  des  cérémo- 
nies, semblent-ils  n'emprunter  que  les  noms  des 
dieux  sans  aucun  de  leurs  attributs,  à  peu  près 
comme  Aristote,  qui  ne  laissait  subsister  d'au- 
tres divinités  inférieures  que  les  astres.  Quel- 
quefois ils  restent  fidèles  à  ce  symjjolisme  ab- 
solu, et  Ton  trouve  même  dans  Porphyre  des 
explications  de  la  grâce  et  de  la  prière,  analo- 
gues à  celles  que  donne  Malebranche  quand  il 
veut  sauver  Timmutabilité  de  Dieu;  mais  le 
plus  souvent  ils  cherchent  à  accepter  ces  divini- 
tés d'une  façon  plus  littérale,  en  leur  donnant 
une  existence  individuelle,  personnelle.  Ils  ne 
reviennent  pas  sans  doute,  si  ce  n'est  poétique- 
ment et  par  allégorie,  à  la  mythologie  d'Homère; 
mais  ils  adoptent  celle  du  Timée.  Il  s'établit 
ainsi  dans  l'école  une  sorte  de  lutte  entre  deux 
principes  opposés  :  quelques  maîtres  s'attachent 
a  la  personnalité  et  à  la  liberté,  et  veulent  les 
trouver  à  tous  les  degrés  de  l'être,  en  Dieu  d'a- 
bord, puis  dans  toutes  les  émissions  hypostati- 
ques,  et  dans  l'homme  ;  d'autres  livrent  tout  à 
Taction  nécessaire  de  la  nature  dans  chaque 
être  et  à  des  impulsions  irrésistibles;  la  plupart 
se  tourmentent  pour  réunir  les  deux  points  de 
vue.  et  déjà  Plotin,  au  début  de  l'école,  se  con- 
treait  à  chaque  pas.  Le  point  de  vue  qui  semble 
dominer  dans  les  divers  systèmes  est  celui-ci  : 
tout  être  intermédiaire  entre  le  premier  et  le 
dernier  a  une  faculté  qui  le  rattache  à  ce  qui 
précède,  et  une  autre  à  ce  qui  suit  :  la  première, 
est  l'amour,  l'aspiration,  dont  le  but  est  l'unifi- 
cation ;  la  seconde  est  l'irradiation  ou  émission 
hypostatique^  dont  l'effet  est  la  constitution  d'hy- 
postases  inférieures,  et  l'augmentation  de  la 
multiplicité.  La  faculté  de  produire  est  un  prin- 
cipe d'erreur  et  de  chute  qui  appartient  à  l'ordre 
nécessaire  et  fatal;  la  faculté  de  remonter  et  de 
s'unir  est  un  principe  de  grandeur  et  d'amélio- 
ration qui  appartient  à  l'ordre  de  l'amour  et  de 
l'intelligence  :  c'est  en  lui  que  réside  la  liberté, 
si  elle  peut  être  quelque  part;  et  dans  tous  les 
cas,  cette  liberté  périt  dès  que  l'unification  est 
produite,  et,  par  conséquent,  elle  n'est  tout  au 
plus  qu'une  forme  transitoire  de  cette  vie  d'é- 
preuves. 

Ce  qui  trouble  ainsi  profondément  les  alexan- 
drins, c'est  leur  mysticisme.  Ils  portent  la  peine 
d'avoir  reconnu  l'existence  d'une  faculté  intui- 
tive supérieure  à  la  raison  ;  la  force  active  et 
intelligente  qui  a  conscience  d'elle-même,  qui  se 
gouverne  elle-même,  qui  se  possède  enfin,  après 
avoir  cru  réaliser  de  bonne  foi  une  abdication 
impossible,  fait  irruption  de  tous  les  côtés  et  cher- 
che à  se  ressaisir  elle-même.  La  liberté,  la  raison 
font  effort  pour  rentrer  dans  la  psychologie,  dans 
la  métaphysique,  dans  la  théodicée  ;  et,  comme 
on  a  d'abord  détourné  les  yeux  du  Dieu  infini- 
ment infini  dont  la  réalité  se  fait  sentir  à  notre 
raison  dans  ses  plus  secrets  sanctuaires,  on  ne 
parvient  pas  à  se  tenir  dans  cette  conception 
d'un  Dieu  abstrait  et  insignifiant  qu'on  a  mis  à 


la  place  du  Dieu  véritable,  et  l'on  retombe  à 
chaque  pas  dans  l'idée  païenne  d'un  Dieu  gros- 
sier, fabriqué  à  notre  image,  et  d'une  mytholo- 
gie qui  trompe  les  esprits  vulgaires  en  mettant 
au  moins  un  simulacre  de  puissance  et  de  vie 
entre  Dieu  et  nous. 

Au  milieu  de  cette  lutte  entre  deux  esprits  op- 
posés, une  pensée  consolante,  c'est  que  la  morale 
de  l'école  demeura  constamment  pure.  L'élé- 
vation et  la  noblesse  des  idées  de  Plotin  furent 
transmises  à  ses  successeurs.  Porphyre  menait 
une  vie  ascétique  ;  sur  ce  point  l'influence  de 
Platon  resta  souveraine,  sinon  toujours  dans  la 
jiratique,  du  moins  dans  la  théorie.  Plusieurs 
revenaient  même  aux  anciennes  règles  de  l'in- 
stitut pythagorique  :  on  racontait  des  merveilles 
de  la  discipline  des  mages;  plus  d'une  secte 
philosophique  de  cette  époque  affectait  une  sévé- 
rité de  mœurs  égale  aux  règles  monastiques  des 
observances  les  plus  étroites  que  l'on  trouve 
dans  l'Église  chrétienne.  On  faisait  ouverte- 
ment la  guerre  au  corps,  on  aidait  la  réminis- 
cence par  des  pratiques  ;  on  voulait  reconquérir 
de  vive  force  la  béatitude  perdue,  et,  quoique 
dans  un  corps,  mener  déjà  une  vie  angélique. 

Les  chrétiens  réussissaient  mieux  que  les  phi- 
losophes dans  ces  voies  d'austérité  ;  la  raison  en 
est  toute  simple  :  ils  avaient  une  règle  de  foi  et 
de  conduite  ;  ils  avaient  une  espérance  détermi- 
née, certaine,  et,  sauf  les  mystiques  propre- 
ment dits,  n'aspiraient  pas,  comme  les  platoni- 
ciens, à  se  confondre  dans  une  nature  supérieure. 
Cette  différence  entre  les  chrétiens  et  les  philo- 
sophes était  une  des  grandes  douleurs  de  Julien; 
et  ce  fut  sans  doute  une  des  causes  de  son  im- 
puissance. Au  reste,  il  est  assez  remarquable 
que  ces  éclectiques  intrépides,  qui  luttèrent  si 
longtemps  contre  le  christianisme,  ne  cherchè- 
rent pas  à  le  détruire  en  l'absorbant.  Les  pré- 
tendues imitations  du  christianisme  par  l'école 
néoplatonicienne  ou  du  néoplatonisme  par  les 
chrétiens,  ne  sont  le  plus  souvent  que  le  résul- 
tat d'une  même  influence  générale  qui  agissait 
sur  des  contemporains.  Les  rapprochements  que 
l'on  a  voulu  faire  du  mystère  de  la  sainte  Tri- 
nité avec  les  trois  personnes  ou  hypostases  du 
Dieu  de  l'école,  sont  des  analogies  tout  extérieu- 
res, et  la  différence  des  doctrines  est  si  profonde, 
qu'elle  exclut  de  part  et  d'autre  toute  idée  d'em- 
prunt. Il  n'en  est  pas  de  même  sur  quelques 
points  de  discipline,  ou  sur  quelques  opinions 
plus  essentiellement  philosophiques;  ces  com- 
munications sont  naturelles,  nécessaires  :  un 
système  de  philosophie  modifie  toujours  les  doc- 
trines rivales  ou  ennemies.  Il  y  avait  d'ailleurs 
des  apostasies  et  des  conversions  ;  il  y  avait  de 
nombreuses  et  importantes  hérésies  dont  l'ori- 
gine était  évidemment  philosophique,  et  qui,  par 
conséquent,  avaient  pour  résultat  de  faire  discu- 
ter une  thèse  philosophique  en  plein  concile 
Mais  à  l'exception  de  cette  influence  que  l'on 
exerce  et  que  l'on  subit,  pour  ainsi  dire,  à  son 
insu,  il  n'y  a  pas  eu  de  parti  pris  de  la  part  des 
alexandrins  de  faire  entrer  les  dogmes  chrétiens 
dans  leur  éclectisme.  Quand  ils  l'auraient  voulu, 
l'Église  chrétienne  possédait  un  caractère  qui  la 
séparait  éternellement  de  toute  philosophie  :  elle 
était  intolérante.  Elle  devait  l'être  :  une  religion 
tolérante,  en  matière  de  dogme,  se  déclare 
fausse  par  cela  même  ;  et  de  plus,  elle  perd  sa 
sauvegarde,  ce  qui  fonde  et  assure  son  unité. 
La  religion,  qui  repose  sur  l'autorité,  doit  se 
croire  infaillible  et  se  montrer  intolérante,  ex- 
clusive en  matière  de  foi.  La  philosophie  vit 
de  liberté,  et  il  est  de  son  essence  d'être  com- 
préhensive  :  le  tort  de  l'école  d'Alexandrie  est 


ALEX 


—  32  — 


ALLE 


de  l'avoir  élc  trop  ;  elle  a  pcche  par  excès  en 
tout. 

Les  principes  philosophiques  de  cette  école  la 
menaient  tout  droit  à  des  contradictions  qui  de- 
vaient l'épuiser.  Le  rôle  qu'elle  prit,  après  Plo- 
tin,  l'adversaire  déclaré  du  christianisme,  ne  fit 
que  retarder  el  en  même  temps  assurer  sa  chute. 
Le  polythéisme,  dont  personne  ne  voulait  plus  et 
qu'ils  transformèrent  en  symboles,  fut  pour  eux 
un  obstacle  et  non  un  secours.  Le  philosophe  n'a 
pas  besoin  de  symboles  ;  le  peuple  ne  les  entend 
pas.  11  les  reçoit,  mais  grossièrement,  sans  in- 
terprétation. 11  n'y  a  pour  lui  ni  symboles,  ni 
éclectisme,  ni  tolérance  philosophique.  Cette  es- 

ftèce  d'originalité  qui  consiste  à  n'en  point  avoir 
e  touche  peu  ;  il  lui  faut  un  drapeau  et  des  en- 
nemis. On  ne  le  remuera  jamais  que  par  ses  pas- 
sions •  il  n'y  a  pas  d'autre  anse  pour  le  prendre. 
Les  alexandrins  auraient  dû  se  renfermer  dans  la 
spéculation  :  le  rôle  de  philosophes  leur  allait;  ils 
se  sont  perdus  pour  avoir  essayé  celui  d'apôtres. 
De  tous  les  empereurs,  ce  n'est  pas  Justinien  qui 
leur  a  fait  le  plus  de  mal  ;  c'est  Julien. 

Les  alexandrins  se  sont  donné  leur  rôle  et  leur 
caractère  historique  ;  ils  l'ont  choisi,  ils  l'ont 
créé  avec  réflexion  et  intelligence;  ils  ne  l'ont 
pas  reçu  de  l'inspiration  ou  des  circonstances  ; 
ils  l'ont  accommodé  aux  circonstances  de  leur 
temps.  Possédés  à  la  fois  de  ce  double  esprit 
qui  lait  les  superstitieux  et  les  incrédules,  disci- 
ples soumis  jusqu'à  l'abnégation,  frondeurs  in- 
trépides jusqu'au  sacrilège,  absorbant  toutes  les 
religions,  mais  pour  les  dénaturer,  les  suppri- 
mer et  n'en  garder  que  l'enveloppe  utile  à  leurs 
desseins,  profonds  politiques  sans  habileté  véri- 
table, imposteurs  maigre  la  sincérité  de  leurs 
vues,  souvent  trompés  en  dépit  de  leur  pénétra- 
tion, ils  avaient  beau  connaître  à  fond  tous  les 
maux  et  tous  les  remèdes,  tant  de  science  leur 
portait  préjudice.  Ils  poussaient  la  prévoyance 
et  l'habileté  jusqu'à  cet  excès  où  elle  est  nuisi- 
ble; ils  voulaient  à  eux  seuls  rassasier  ces  deux 
besoins  qui  partagent  les  hommes  :  le  besoin  de 
croire  aveuglément,  le  besoin  de  voir  évidem- 
ment. Ils  ne  savaient  pas  qu'à  force  de  tout  am- 
nistier, on  perd  le  sentiment  môme  de  l'histoire 
et  cet  emportement  nécessaire  en  faveur  d'un 
principe  ou  d'une  doctrine,  qui  seul  donne  de 
l'énergie  et  imprime  un  caractère.  Il  est  peut- 
être  beau  de  n'avoir  aucun  parti  ;  mais  alors  il 
faut  renoncer  à  l'influence. 

Consultez,  pour  l'école  en  général,  VHistoire 
critique  de  l'éclectisme,  ou  des  nouveaux  pla- 
toniciens, 2  vol.  in-I2,  1766  (sans  nom  d'auteur 
et  sans  indication  du  lieu  de  la  publication),  par 
l'abbé  Maleville.  —  Matter,  Histoire  de  l'école 
d'Alexandrie,  3»  édition,  in-8.  Paris,  1840.  — 
Sainte-Croix,  Lettre  à  M.  du  Tlieil  sur  une  iiou- 
vclle  éditioti  de  tous  les  ouvrages  des  philoso- 
phes éclectiques,  in-8,  Paris,  1797.  —  Meiners, 
Quelques  considérations  sur  la  philosophie  néo- 
plat., in-8,  Leipzig,  1782  (en  ail.).  —  Emm. 
Ficlite,  de  Philosop/iiœ  novœ  platonicœ  origine, 
in-8,  Berlin,  1818.  —  Bouterweck,  Philosopho- 
rum  alexandrinorum  ac  neoplatonicorum  re- 
censio ^  accuratior,  dans  les  Mémoires  de  la 
Société  de  Goëttingue.  —  Olearius,  Dissert,  de 
philosophia  eclectica.  dans  sa  traduction  latine 
de  l'Histoire  de  la  philosophie  de  Stanley,  p.  1205. 

—  Fiilleborn,  dans  le  3""  cahier  de  son  recueil. 

—  Mosheim,  Diss.  hist.  ecelés.,  t.  I,  p.  85. — 
Keil,  de  Causis  alieni  plalonicorum  receatio- 
rum  a  reiigione  christiana  unimi,  in-4,  Leip- 
zig, 1785.  —  A.  Berger,  Proclus,  exposition  de 
sa  doctrine,  thèse,  gr.  in-S",  1840.—  J.  Simon, 
Histoire  de  l'école  d'Alexandrie,  2  vol.  in-8,  Pa- 
ris, 1845.  —  E.  Vaclierot,  Histoire  critique  de 


l'école  d'Alexandrie,  3  vol.  in-8,  Paris,  1846- 
1851.  —  Barthélémy  Saint-Hilaire,  de  l'École 
d'Alexandrie.  1  vol.  in-8,  Paris,  1845. —  L'abbé 
Biet,  Essai  historique  el  critique  sur  l'école 
juive  d'Alexandrie,  Paris,  1853,  in-8.  —  Voy. 
les  articles  spéciaux  consacrés  aux  principaux 
philosophes  alexandrins.  J.  S. 

ALEXINUS  d'Eus.  Il  vivait  au  commence- 
ment du  ni"  siècle  avant  l'ère  chrétienne.  Il  ap- 
partenait à  l'école  mégarique,  non  pas  tant  par 
lui-même  que  par  son  maître  Eubulide;  car  il  a 
cherché  à  fonder  à  Olympie  une  école  nouvelle 
([u'il  appelait  par  anticipation  l'école  olympique. 
Mais  cette  tentative,  dont  le  but  et  le  caractère 
scientifique  nous  sont  restés  inconnus,  échoua 
misérablement,  et  Alexinus  lui-mèaie  périt  en  se 
baignant  dans  l'Alphée.  Tel  était  chez  ce  philosophe 
l'amour  de  la  discussion,  que,  par  ironie,  on  a 
changé  son  nom  en  celui  d'Élenxinus  ('EXe^Çi- 
vo;).  Il  soutenait  contre  le  fondateur  du  Porti- 
que une  polémique  très-ardente  dont  un  seul 
trait  nous  a  été  conservé  par  Sextus  Empiricus 
{Adv.  Mathem.j  lib.  IX,  p.  108,  éd.  de  Genève). 
Zenon,  sous  prétexte  qu'on  ne  peut  rien  conce- 
voir de  meilleur  et  de  plus  parfait  que  le  monde, 
voulait  qu'on  reconnût  en  lui  un  être  doué  de 
raison;  Alexinus  montrait  parfaitement  le  ridi- 
cule de  cette  opinion  en  demandant  pourquoi, 
par  suite  du  même  principe,  le  monde  ne  passe- 
rait pas  aussi  pour  grammairien,  pour  poète,  et 
pourquoi  enfin  on  ne  lui  accorderait  pas  la 
même  habileté  dans  les  autres  arts  et  dans  les 
autres  sciences.  Alexinus,  d'après  ce  que  nous 
raconte  Eusèbe  [Prœp.  evangel.,  lib,  XV,  c.  ii), 
ne  traitait  pas  mieux  les  doctrines  d'Aristote. 
Outre  les  passages  que  nous  venons  de  citer, 
voy.  Diogène  Laërce,  liv.  II,  c.  cix  et  ex  ;  Sex- 
tus Empiricus,  Adv.  Mathem.,  lib.  VII,  p.  13,  et 
la  dissertation  de  Deyks,  sur  l'école  mégarique 
en  général. 

ALFARABI,  voy.  Farabi. 

ALGAZEL,  voy,  Gazali. 

ALIÉNATION  MENTALE,   VOy.  FOLIE. 

ALKENDI,   voy.  Kendi. 

ALLEMANDE  (PHILOSOPHIE).  La  philosophie 
allemande  commence  avec  Kant.  Leibniz  appar- 
tient au  cartésianisme  dont  il  est  le  dernier  re- 
présentant. La  philosophie  française  du  xviii'  siè- 
cle, accueillie  à  Berlin  à  la  cour  de  Frédéric, 
exerça  peu  d'influence  sur  l'Allemagne  et  ne 
jeta  pas  de  profondes  racines  dans  cette  terre 
classique  du  panthéisme  et  de  l'idéalisme.  Kant 
opéra  en  philosophie  la  même  révolution  que 
Kiopstock,  Goethe  et  Schiller  en  littérature.  Il 
fonda  cette  grande  école  nationale  de  profonds 
penseurs  qui  compte  dans  ses  rangs  Jacobi, 
Fichte,  Schelling  et  Hegel.  En  même  temps,  il 
ferme  le  xviii"  siècle  et  ouvre  le  XIX^  Pour  com- 
prendre sa  réforme,  il  faut  la  rattacher  à  ses 
antécédents;  car,  loin  de  renier  ses  devanciers 
et  l'esprit  des  écoles  qui  l'ont  précédé,  Kant  ra- 
mène la  philosophie  moderne  dans  la  voie  d'où 
elle  n'aurait  pas  dû  sortir;  il  la  replace  à  son 
point  de  départ,  et  s'il  a  été  surnommé  le  se- 
cond Socrate,  on  aurait  pu  l'appeler  le  second 
Descartes. 

Descartes  avait  donné  pour  base  à  la  philoso- 
phie l'étude  de  la  pensée  ;  mais,  infidèle  à  sa 
propre  méthode,  au  lieu  de  faire  l'analyse  de 
l'intelligence  et  de  ses  lois,  il  abandonna  la 
psychologie  pour  l'ontologie,  l'observation  pour 
le  raisonnement  et  l'hypothèse.  En  outre,  parmi 
les  idées  de  la  conscience,  il  en  est  une  qui  le 
préoccupe  et  lui  fait  oublier  toutes  les  autres, 
l'idée  de  la  substance»  Ce  principe  développé  par 
Spinoza  engendre  le  panthéisme  et  devient  la 
théorie  de  la  vision  en  Dieu  de  Malebranche,  ce 


ALLE 


—  33  — 


ALLE 


pantliéismo  déguise.  Une  autre  branche  de  la 
philosophie  du  .wu"  siècle,  récole  de  Locke, 
s'attachant  au  côté  de  la  conscience  négligé  par 
Descartes,  à  l'élément  empirique,  et  méconnais- 
sant le  caractère  des  idées  de  la  raison,  produit 
le  sensualisme.  Leibniz  se  place  entre  les  deux 
systèmes,  combat  leurs  prétentions  exclusives, 
et  faisant  la  part  de  rcxpérience  et  de  la  raison, 
essaye  de  les  concilier  dans  un  système  supé- 
rieur. Mais  il  ne  maintient  pas  la  balance  égale  : 
il  incline  vers  l'idéalisme,  et  s'abandonne  lui- 
même  à  l'iiypcthèse.  Le  système  des  monades 
et  de  l'harmonie  préétablie,  malj,^ré  la  notion  su- 
périeure de  la  force  et  de  la  multiplicité  dans 
l'unité,  a  l'inconvénient  de  reproduire  quekjues- 
unes  des  conséipicnces  de  l'idéalisme  cartésien 
et  de  revêtir  une  apparence  hypothétique,  ce 
qui  le  fait  rejeter  sans  examen  par  le  xviir'  siè- 
cle. Wolf  a  beau  lui  donner  une  forme  régu- 
lière et  géométrique,  aux  yeux  d'hommes  tout 
préoccupes  d'analyse  et  d'expérience,  il  n'est 
que  le  rêve  d'un  homme  de  génie.  Cependant 
le  sensualisme  de  Locke,  développé  et  simplifié 
par  CondiUac,  porte  ses  fruits,  le  matérialisme 
et  le  scepticisme.  En  Angleterre,  Berkeley,  par- 
tant de  l'hypothèse  de  la  sensation  et  de  l'idée 
représentative,  nie  l'existence  du  monde  -exté- 
rieur. Hume,  plus  conséquent  encore  et  plus 
hardi,  attaque  toute  vérité  et  détruit  toute  exis- 
tence ;  il  anéantit  à  la  fois  le  monde  extérieur 
et  le  monde  intérieur,  pour  ne  laisser  subsister 
que  de  vaines  perceptions  sans  objet  ni  réalité. 
Il  essaye  d'ébranler  en  particulier  le  principe 
de  causalité  qui  est  la  base  de  toute  croyance 
et  de  toute  science.  L'école  écossaise  proteste  au 
nom  du  sens  commun  et  de  l'expérience  contre 
tous  ces  résultats  de  la  philosophie  du  xvu"  et 
du  xviii"  siècle.  Elle  s'efforce  de  ramener  la  phi- 
losophie à  l'observation  de  la  conscience  et  à  la 
psychologie  expérimentale"  mais  elle  montre 
dans  cette  entreprise  plus  de  bon  sens  que  de 
génie,  plus  de  sagesse  que  de  profondeur.  Elle 
s'épuise  dans  l'analyse  d'un  seul  fait  interne,  ce- 
lui de  la  perception.  Elle  effleure  ou  néglige 
les  idées  de  la  raison,  qu'elle  se  contente  d'éri- 
ger en  principes  du  sens  commun.  Refusant 
daborder  les  grandes  questions  qui  intéressent 
l'homme,  elle  se  confine  dans  les  régions  inl'é- 
lieures  (le  la  psychologie,  et  par  là  se  sent  in- 
capable, non-seulement  de  faire  faire  un  grand 
pas  à  la  science,  mais  de  juger  les  systèmes  du 
passé. 

Tel  était  l'état  de  la  philosophie  en  Europe, 
au  moment  où  parut  Kant;  ce  grand  penseur, 
voyant  l'incertitude  et  la  contradiction  qui  ré- 
gnaient entre  les  systèmes  des  philosophes,  en 
rechercha  la  cause,  et  la  trouva  dans  la  mé- 
thode qu'ils  avaient  suivie.  Tous,  s'attachant  à 
l'objet  de  la  connaissance  et  poursuivant  la  so- 
lution des  plus  hautes  questions  que  puisse  se 
poser  l'intelligence  humaine,  telles  que  celles  de 
l'existence  de  Dieu,  de  la  spiritualité  de  l'âme  et 
de  la  vie  future,  ont  oublié  le  sujet  même  qui 
donne  naissance  à  tous  ces  problèmes,  savoir  : 
l'esprit  humain,  la  faculté  de  connaître,  la  rai- 
son. Ils  ont  négligé  de  constater  ses  lois,  les 
conditions  nécessaires  qui  lui  sont  imposées  par 
sa  nature,  les  limites  qu'elle  ne  peut  franchir, 
les  questions  qu'elle  doit  s'interdire,  afin  de  s'é- 
pargner de  vaines  et  stériles  recherches.  Voilà 
ce  qui  a  perpétué  sans  fruit  les  débats  et  les  dis- 
putes entre  les  philosophes.  Il  faut  donc  rame- 
ner la  philosophie  à  ce  point  de  départ,  abandon- 
ner l'objet  de  la  connaissance  pour  s'attacher  à  la 
connaissance  elle-même^  analyser  sévèrement 
ses  formes  et  ses  conditions,  déterminer  sa  por- 
tée et  ses  véritables  limites.  Pour  cela  on  doit 

DICT     PHILOS 


écarter  avec  soin  tout  ce  qui  n'est  pas  la  con- 
naissance elle-même,  tout  élément  étranger. 
Par  là  on  pourra  fonder  une  science  indépen- 
dante de  toutes  les  autres  sciences,  une  science 
qui  ne  reposera  que  sur  elle-même,  et  dont  la 
certitude  sera  égale  à  celle  des  matnématiques, 
puisqu'elle  ne  renfermera  que  les  notions  pures 
de  l'entendement.  La  métaphysique  sera  enfin 
assise  sur  une  base  solide,  et,  les  conditions  de 
la  certitude  étant  fixées,  le  scepticisme  sera  dé- 
sormais banni  de  la  philosophie.  Cette  méthode 
renversera  bien  des  prétentions  dogmatiques, 
elle  détruira  bien  des  opinions  et  des  arguments 
célèbres,  mais  elle  les  remplacera  par  des  prin- 
cipes inébranlables,  à  l'abri  des  attaques  du 
doute  et  du  sophisme. 

Tel  est  le  projet  hardi  que  conçut  Kant  et 
qu'il  réalisa  dans  son  principal  ouvrage  dont  le 
titre  seul  annonce  l'esprit  et  le  but  de  cette  ré- 
forme :  la  Critique  de  la  raison  pure. 

Dans  la  Critique  de  la  raison  pure,  Kant  pro- 
cède d'abord  à  l'analyse  des  notions  de  l'espace 
et  du  temps,  qu'il  appelle  les  formes  de  la  sensi- 
bilité. Il  es  sépare  avec  une  admirable  rigueur 
de  toutes  les  perceptions  sensibles  avec  lesquel- 
les on  les  a  confondues;  il  fait  ressortir  leur  ca- 
ractère de  nécessité  et  d'universalité  ;  puis,  ap- 
pliquant la  même  méthode  à  la  faculté  de  juger 
et  aux  principes  de  l'entendement,  il  fait  l'ana- 
lyse de  nos  jugements.  Il  reprend  le  travail  d'A- 
ristote  sur  les  catégories,  il  le  complète  et  le 
simplifie,  lui  donne  une  forme  plus  systémati- 
que ;  enfin,  il  aborde  la  raison  elle-même,  la  fa- 
culté qui  conçoit  l'idéal.  Après  l'analyse  vient  la 
critique.  Ces  idées  et  ces  principes  de  la  raison  une 
foisénumérés  etclas.'iés,  Kant  se  demande  quelle 
est  leur  valeur  objective.  Ces  idées  ont-elles  hors 
de  notre  esprit  un  objet  réel  qui  leur  corres- 
ponde, ou  ne  sont-elles  que  les  lois  de  notre  in- 
telligence, lois  nécessaires,  il  est  vrai,  qui  gou- 
vernent nos  jugements  et  nos  raisonnements, 
mais  n'existent  qu'en  nous  et  sont  purement 
subjectives?  C'est  dans  ce  dernier  sens  que 
Kant  résolut  le  problème.  Selon  lui,  les  objets  de 
toutes  ces  conceptions,  l'espace,  le  temps,  la 
cause  éternelle  et  absolue.  Dieu,  l'âme  humaine, 
la  substance  matérielle  même,  ne  sont  que  de 
simples  formes  de  notre  raison  et  n'ont  pas  de 
réalité  hors  de  l'esprit  qui  les  conçoit.  Ainsi, 
après  avoir  si  victorieusement  réfuté  le  sensua- 
lisme, après  avoir  fondé  un  idéalisme  qui  re- 
pose sur  les  lois  mêmes  de  l'intelligence  hu- 
maine, Kant  aboutit  au  scepticisme  sur  les  objets 
qu'il  importe  le  plus  à  l'homme  de  connaître. 
Dieu,  l'âme  humaine,  la  liberté  ;  il  se  plaît  à 
mettre  la  raison  en  contradiction  avec  elle- 
même  sur  toutes  ces  questions,  dans  ce  qu'il  ap- 
pelle les  antinomies  de  la  raison.  Lui  enfin  qui 
avait  entrepris  sa  réforme  pour  s'opposer  au 
progrès  du  scepticisme  et  le  bannir  pour  ja- 
mais de  la  science,  il  se  trouve  qu'il  lui  a  con- 
struit une  forteresse  inexpugnable  dans  la  science 
même.  Kant  vit  bien  ces  conséquences,  et  il  re- 
cula effrayé  devant  son  œuvre  ;  son  sens  moral 
surtout  en  fut  révolté.  Aussi,  changeant  de  point 
de  vue  et  se  plaçant  sur  un  autre  terrain,  il 
cherche  à  relever  tout  ce  cpa'il  a  détruit,  à  l'aide 
d'une  distinction  qui  a  fait  plus  d'honneur  à  son 
caractère  qu'à  son  génie.  Il  distingue  deux  rai- 
sons dans  la  raison  :  l'une  théorique,  qui  s'oc- 
cupe de  la  vérité  pure  et  engendre  la  science; 
l'autre  pratique,  qui  gouverne  la  volonté  et  pré- 
side à  nos  actions.  Or,  tout  ce  que  la  raison 
spéculative  révoque  en  doute  ou  dont  elle  nie 
l'existence,  la  raison  pratique  l'admet  et  en  af- 
firme la  réalité.  Kant,  sceptique  en  théorie,  re- 
devient dogmatique  en  morale;   il    y  a  en  lui 

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deux  philosophes,  dans  sa  philosophie  deux  sys- 
tèmes. Dieu  est  révélé  par  la  loi  du  devoir,  il 
apparaît  comme  le  rciiréscnlant  de  Tordre  moral 
et  le  principe  de  la  justice.  La  liberté  de  Thomnie 
et  l'immortalité  de  l'àme  sont  également  deu.x 
postulais  de  l'idée  du  devoir. 

On  sent  bien  qu'une  pareille  doctrine  avec  les 
conséquences  qu'elle  renferme,  et  qui  ne  pou- 
vaient manquer  d'être  dévoilées,  ne  devait  pas  se 
faire  admettre  sans  combat  et  sans  essuyer  de 
vives  attaciucs.  A  la  tète  des  adversaires  de  Kant 
se  placèrent  trois  hommes  d'un  esprit  supérieur 
et  dont  le  nom  est  illustre  dans  la  science  et  dans 
la  littérature,  llamann,  Jlerdev  et  Jacobi. 

La  philosophie  de  Kant,  gui  repose  sur  l'ana- 
lyse des  lormes  de  la  pensée,  a  son  point  de  dé- 
part dans  la  réflexion;  mais,  antérieurement  à 
toute  pensée  réfléchie,  la  vérité  se  révèle  à  nous 
spontanément;  l'intuition  précède  la  rédexion.  le 
sentiment,  la  pensée  proprement  dite,  et  la  foi  la 
certitude.  Toute  science,  en  dernière  analyse,  re- 
pose sur  la  foi  qui  lui  fournit  ses  principes,  lla- 
mann entreprend  une  polémique  contre  tous  les 
systèmes  qui  ont  pour  base  la  réflexion  et  le  rai- 
sonnement. 11  démontre  que  cette  métiiode  con- 
duit inévitablement  au  scepticisme,  et  il  en  con- 
clut qu'il  n'y  a  qu'un  moyen  d'éviter  l'écueil, 
c'est  d'admettre  la  foi,  la  révélation  immédiale 
de  la  vérité  dans  la  conscience  humaine.  Ilcrder 
oppose  également  à  la  connaissance  abstraite  que 
donne  le  raisonnement,  l'idée  concrète  qui  est  le 
fruit  de  l'expérience:  il  veut  que  l'on  réunisse  ce 
que  Kant  a  séparé  :  l'élément  empirique  et  l'élé- 
ment rationnel  dans  la  connaissance.  Kant,  selon 
lui,  a  trop  abusé  de  l'abstraction  et  de  la  logique. 
Mais  c'est  surtout  Jacobi  qui  a  développé  ce  prin- 
cipe et  a  su  en  tirer  un  syblème  ;  aussi  doit- 
il  être  regardé  comme  le  chef  de  cette  école.  11 
signale  aussi  l'abus  de  la  logique  et  du  raisonne- 
ment qui,  selon  lui,  ne  peut  que  diviser,  distin- 
guer et  combiner  les  connaissances  et  non  les 
engendrer,  opérations  artificielles  qui  s'exercent 
sur  les  matériaux  antérieurement  donnés.  Jacobi 
accorde  à  Kant  que  la  raison  logique  est  inca- 
pable de  connaître  les  vérités  d'un  ordre  supé- 
rieur, qu'elle  reste  dans  la  sjjhère  du  fini  et  ne 
peut  atteindre  jusqu'à  l'absolu.  Le  principe  de 
toute  connaissance  et  de  toute  activité  est  la  foi, 
cette  révélation  qui  s'accomplit  dans  l'àme  hu- 
maine, sous  la  forme  du  senlimenl,  et  qui  est  la 
base  de  toute  certitude  et  de  toute  science. 

Ce  principe  est  éminemment  vrai,  mais  Jacobi 
l'exagère.  Il  est  bien  d'avoir  reconnu  le  rôle  né- 
cessaire de  la  spontanéité  et  de  la  connaissance 
intuitive  comme  antérieures  à  la  réflexion  et  au 
raisonnement  ;  mais  Jacobi  va  plus  loin,  il  dé- 
précie la  raison  et  ses  procédés  les  plus  légitimes, 
il  méprise  la  science  et  ses  formules,  il  tombe 
dans  le  sentimentalisme,  et  tous  ces  défauts  lui 
ont  été  reprochés  :  le  vague,  l'obscurité,  la  faci- 
lité à  se  contenter  d'hypothèses,  l'absence  de  mé- 
thode et  la  prédominance  des  formes  empruntées 
à  l'imagination.  Le  sentiment  est  un  phénomène 
mixte  qui  apjiartient  à  la  fois  au  développement 
spontané  de  l'intelligence  et  à  la  sensibilité.  Ja- 
cobi ne  se  contente  pas  de  sacrifier  la  réflexion  à 
la  spontanéité,  il  accgrde  aussi  trop  à  la  sensa- 
tion. De  là  une  confusion  perpétuelle  qui  se  fait 
sentir  surtout  dans  la  morale.  La  loi  du  devoir, 
si  admirablement  décrite  par  Kant,  fait  place  au 
sentiment,  à  un  instinct  vague,  au  désir  du  bon- 
heur, à  une  espèce  d'eudémonisme  qui  flotte  entre 
le  sensualisme  et  le  mysticisme.  On  chercherait 
là  vainement  une  règle  fixe  ou  un  principe  inva- 
riable pour  la  conduite  humaine. 

La  doctrine  de  Jacolii  fut  une  protestation  élo- 
quente contre  le  rationalisme  sccptiqiie  de  Kant, 


mais  elle  lui  était  inférieure  comme  œuvre  phi- 
losophique. C'était  déserter  le  véritable  terrain  de 
la  science.  Il  fallait  attaquer  ce  système  avec  ses 
propres  armes  et  le  remplacer  par  un  autre  (jui, 
sans  offrir  ses  défauts,  conservât  ses  avantages. 
Aussi  la  philosophie  de  Kant,  après  avoir  rencon- 
tré d'abord  de  nombreux  obstacles,  se  répandit 
rapidement  parmi  les  savants  cl  dans  les  univer- 
sités. Elle  pénétra  dans  toutes  les  branches  de  la 
science  et  même  de  la  littérature.  On  vit  paraître 
une  foule  d'ouvrages  animés  de  son  esprit  et  de 
sa  méthode.  On  s'occupa  avec  ardeur  de  combler 
ses  lacunes,  de  la  perfectionner  dans  ses  détails, 
de  lui  donner  une  forme  plus  régulière,  de  l'ex- 
poser dans  un  langage  plus  clair  et  plus  accessi- 
ble à  toutes  les  intelligences.  11  suffit  de  citer  ici 
les  noms  des  hommes  qui  se  signalèrent  le  plus 
dans  cette  entreprise,  Schulz,  Rcinholz,  Beck, 
Abichl,  Bouterweck,  Krug. —  Mais  il  était  réservé 
à  un  penseur  du  premier  ordre  de  donner  la  der- 
nière main  au  système  de  Kant,  de  l'élever  à  sa 
plus  haute  puissance  et  en  même  temps  d'en  dé- 
voiler le  vice  fondamental.  Métaphysicien  pro- 
fond, logicien  inflexible,  Fichle  était  un  de  ces 
hommes  qui  font  avancer  la  science  en  dégageant 
un  système  de  toutes  les  réserves  et  les  contra- 
dictions que  le  sens  commun  y  mêle  à  l'originu, 
et  qui,  épargnant  ainsi  de  longues  discussions, 
préparent  l'avènement  d'une  idée  nouvelle.  Fichto 
s'attache  d'abord  à  donner  à  la  science  un  prin- 
cipe unique  et  absolu.  Ce  principe  est  le  moi,  à 
la  fois  sujet  et  objet,  qui,  en  se  développant,  tire 
de  lui-même  l'objet  de  la  connaissance,  la  nature 
et  Dieu.  Le  moi  seul  existe^  et  son  existence  n'a 
pas  besoin  d'être  démontrée  ;  il  est  parce  qu'il 
est.  Tout  ce  qui  est,  est  par  le  moi  et  pour  le 
moi  ;  c'est  là  l'idée  que  Fichte  a  développée  avec 
une  grande  force  de  dialectique  et  en  déployant 
toutes  les  ressources  d'un  esprit  fécond  et  subtil. 
Au  fond  c'est  le  système  de  Kant  dans  sa  pureté 
et  dégagé  de  toute  contradiction.  Du  moment,  en 
efi'et,  que  les  idées  nécessaires  par  lesquelles  nous 
concevons  Dieu  ne  sont  que  des  formes  de  notre 
raison.  Dieu  est  une  création  de  notre  esprit,  et 
il  en  est  de  même  du  monde  extérieur;  c'est 
encore  le  sujet  qui  se  pose  hors  de  lui  et  se  donne 
en  spectacle  à  lui-même;  reste  donc  un  être  so- 
litaire, à  la  fois  sujet  et  objet,  qui,  en  se  dévelop- 
pant, crée  l'univers,  la  nature  et  l'homme. 

Le  système  de  Fichte  est  une  œuvre  artificielle 
de  raisonnement  et  de  dialectique,  d'où  le  senti- 
ment de  la  réalité  est  banni  et  qui  contredit  le 
bon  sens  et  l'expérience.  On  arrive  ainsi  aux  con- 
séquences les  plus  étranges  et  les  plus  para- 
doxales. Mais  Fichte  n'a  pas  épuisé  tout  son  gé- 
nie à  construire  cet  échafaudage  métaphysique; 
il  a  su,  tout  en  restant  fidèle  à  son  principe,  dé- 
velopper des  vues  originales  et  fécondes  dans  plu- 
sieurs parties  de  la  pliilosophie,  particulièrement 
dans  la  morale  et  le  droit.  Il  a  fait  du  droit  une 
science  indépendante  qui  rei)ose  tout  entière  sur 
le  principe  de  la  liberté  et  de  la  personnal.té.  Il 
a  renouvelé  la  morale  stoïcienne,  et  nul  n'a  ex- 
posé avec  plus  d'éloquence  les  idées  du  devoir 
pur  et  désintéressé,  de  l'abnégation  et  du  dévoue- 
ment. 

Cette  noble  et  mâle  doctrine  fut  prêchée  dans 
les  universités  à  une  époque  où  l'Allemagne  se 
leva  tout  entière  pour  secouer  le  joug  de  la  domi- 
nation française;  elle  excita  un  vif  enthousiasme 
et  enflamma  le  courage  de  la  jeunesse.  Les  Dis- 
cours de  Ficlite  à  la  nation  allemande  sont  un 
monument  qui  atteste  que  les  plus  nobles  pas- 
sions, et  en  particulier  le  plus  ardent  patriotisme, 
peuvent  se  rencontrer  avec  l'esprit  métaphysique 
le  plus  abstrait.  Cependant  l'idéalisme  subjectif 
de  Fichte  fa  sait  trop  ouvertement  violence  à  la 


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nature  humaine  et  aux  croyances  du  sens  com- 
mun, pour  être  longtemps  pris  au  sérieux  ;  il  ne 
pouvait  être  ([u'uue  réduction  à  l'absurde  du  sys- 
tème de  Kanl.  Son  auteur  lui-même,  dans  les  der- 
nières années  de  sa  vie,  reconnut  ce  ([ue  sa  doc- 
trine avait  de  contraire  à  la  raison  et  au  bon  sens, 
et  il  essaya  de  la  modifier.  11  eut  recours  aussi  à 
la  distinction  delà  toi  et  de  la  science,  mais  sans 
montrer  le  lien  qui  les  unit.  En  outre,  après  avoir 
fait  sortir  du  moi  la  nature  et  Dieu,  il  fit  rentrer 
le  moi  humain  dans  le  moi  divin  iniini  et  absolu. 
Cette  conception  devait  être  la  base  d'un  nouveau 
système,  celui  de  Schelling. 

Ficlitc  ne  pouvait  l'ondbr  une  école  ;  mais  sa 
philosophie  n  en  exerça  pas  moins  une  grande  in- 
huence,  qui  se  fit  sentir  non-seulement  dans  la 
science,  mais  dans  la  littérature.  L'école  humo- 
ristique de  Jean  Paul,  celle  qui  développa  le  prin- 
cipe de  ['ironie  dans  l'art,  Sol(jerj  Frédéri'c  de 
Schlegel  se  rattachent  à  l'idéalisme  sul)jectif; 
tandis  que  d'un  autre  côté  l'effort  que  fait  le  moi 
pour  sortir  de  lui-même,  l'aspiration  de  l'àme 
vers  l'infini  et  l'absolu  engendrent  le  mysticisme 
de  Nova  lis. 

Après  Fichte  commence  une  nouvelle  phase 
pour  la  philosophie  allemande.  L'idéalisme  trans- 
cendantal  de  Kant  et  de  Fichte  abandonne  la 
forme  subjective  pour  prendre  avec  Schelling  le 
caractère  objectif  et  absolu,  Schelling  fut  d'abord 
disciple  de  Fichte;  peu  à  peu  il  s'éloigna  de  sa 
doctrine  et  s'éleva  par  degrés  à  la  conception  d'un 
nouveau  système  qui  prit  le  nom  de  système  de 
['identité.  Kant,  niant  l'objectivité  des  idées  de  la 
raison,  ramène  tout  au  sujet,  à  ses  formes  et  à 
ses  lois.  Fichte  fait  du  moi  le  principe  de  toute 
existence,  il  tire  l'objet  du  sujet.  Schelling  s'élève 
au-dessus  de  ces  deux  termes  et  les  identifie 
dans  un  principe  supérieur,  au  sein  duquel  le  su- 
jet et  l'objet  s'unissent  et  se  confondent.  A  ce 
point  de  vue  la  différence  entre  le  moi  et  le  non- 
moi,  le  fini  et  l'infini  s'efface  ;  toute  opposition 
disparaît  ;  la  nature  et  l'homme,  sortant  du  même 
principe,  manifestent  leur  confraternité,  leur 
unité  et  leur  identité.  De  même  au-dessus  de  la 
réflexion,  qui  n'atteint  que  le  fini,  se  place  un 
autre  mode  de  connaissance,  la  contemplation 
intellectuelle,  ['intuition,  qui  saisit  immédiate- 
ment l'absolu.  L'absolu  n'est  ni  fini  ni  infini,  ni 
sujet  ni  objet,  c'est  l'être  dans  lequel  toute  dif- 
férence et  toute  opposition  s'évanouissent,  ['Un, 
qui,  se  développant,  devient  l'univers,  la  nature 
et  l'homme. 

II  suit  de  là  que  la  nature  n'est  pas  morte,  mais 
vivante.  Dieu  est  en  elle  ;  elle  est  divine,  ses  lois 
et  celles  du  monde  moral  sont  identiques.  Nous 
ne  pouvons  donner  ici  même  une  légère  esquisse 
de  ce  système.  Il  est  impossible  de  méconnaître 
ce  qu'il  renferme  d'élevé  et  d'original,  la  fécondité 
et  la  richesse  de  ses  résultats.  Schelling  avait  su 
s'approprier  les  idées  de  plusieurs  philosophes, 
de  Platon,  de  Bruno,  de  Spinoza,  et  y  rattacher 
les  découvertes  plus  récentes  de  Kant,  de  Jacobi 
et  de  Fichte.  A  l'aide  d'un  principe  supérieur,  il 
en  avait  composé  un  système  séduisant,  surtout 
par  la  facilite  avec  laquelle  il  expliquait  les  pro- 
blèmes les  plus  élevés,  jusqu'alors  insolubles.  Ce 
panthéisme  allait  d'ailleurs  si  bien  au  génie  alle- 
mand, qu'il  ne  pouvait  manquer  d'être  accueilli 
avec  enthousiasme.  Schelling  fut  le  chef  d'une 
grande  école,  et  l'on  peut  compter  parmi  ses  prin- 
cipaux disciples  Oken,  Stefens,  Goerres,  Baader, 
Hegel  lui-même,  qui  devait  bientôt  fonder  une 
école  indépendante. 

Quoique  la  philosophie  de  Schelling  embrassât 
l'objet  entier  de  la  connaissance,  il  l'appliqua 
principalement  au  monde  physique.  Elle  prit  le 
nom  de  philosophie  de  la  nature  :  son  influence 


ne  s'exerça  pas  seulement  sur  les  sciences  natu- 
relles, elle  s'étendit  à  la  théologie,  à  la  mytho- 
logie, à  reslliéLi(iue  et  à  toutes  les  branches  du 
savoir  humain.  Mais,  malgré  ses  mérites  et  le  gé- 
nie de  son  auteur,  elle  jnésentait  des  lacunes  et 
de  graves  défauts  qui,  tôt  ou  tard,  devaient  frap- 
per les  regards  et  provoquer  une  réaction. 

Schelling  n'a  jamais  exposé  son  système  d'une 
manière  complète  et  régulière  ;  il  s'est  borné  à 
des  esquisses,  à  des  vues  générales  et  à  des  tra- 
vaux partiels  ;  il  ne  sait  pas  pénétrer  dans  les 
détails  de  la  science,  en  coordonner  toutes  les 
parties,  former  sur  chaque  question  une  solution 
nette  et  positive.  La  faculté  (jui  domine  chez  lui 
est  l'intuition;  il  n'a  pas  au  même  degré  l'esprit 
logique  qui  analyse,  discute,  démontre,  (jui  dé- 
veloppe une  idée  et  la  suit  dans  toutes  ses  appli- 
cations; son  exposition  est  dogmalicjue  et  sa  mé- 
thode hypothétique.  Il  s'abandonne  trop  à  son 
imagination,  son  langage  est  souvent  figuré  ou 
poétique.  En  outre,  il  a  plusieurs  fois  modifié 
ses  opinions,  et  il  n'a  pas  toujours  su  établir  le 
lien  entre  les  doctrines  qu'il  voulait  réunir  et 
fondre  dans  la  sienne.  Ces  défauts  devaient  être 
exagérés  par  ses  disciples.  Ceu.x-ci  se  mirent  à 
parler  un  langage  inspiré  et  mystique,  à  dogma- 
tiser et  à  prophétiser,  au  lieu  de  raisonner  et  de 
discuter.  Le  mysticisme  et  la  poésie  envahirent 
la  science;  la  philosophie  entonna  des  hymnes 
et  rendit  des  oracles.  Ce  fut  alors  que  "parut 
Hegel. 

Esprit  sévère  et  méthodique,  logicien  et  dialec- 
ticien avant  tout,  Hegel  vit  le  danger  que  courait 
la  philosophie,  et  il  entreprit  de  la  ramener  aux 
procédés  et  à  la  forme  qui  constituent  son  es- 
sence. Son  premier  soin  fut  de  bannir  de  son 
domaine  tout  élément  étranger,  d'écarter  la  poésie 
de  son  langage,  d'organiser  la  science  dans  son 
ensemble  et  toutes  ses  parties,  de  créer  des  for- 
mules exactes  et  précises.  Dans  ce  but,  il  donna 
pour  base  à  la  philosophie  la  logique:  c'est  là  ce 
qui  constitue  principalement  l'originalité  de  son 
système  ;  mais  il  faut  bien  saisir  son  point  de 
vue.  La  logique  d'Aristote  est  une  analyse  des 
formes  de  la  pensée  et  du  raisonnement,  telles 
qu'elles  sont  exprimées  dans  le  langage.  La  lo- 
gique de  Kant  reprend  et  continue  l'œuvre  d'Aris- 
tote, c'est  une  analyse  des  formes  de  l'entende- 
ment et  de  la  raison,  considérées  dans  l'esprit 
humain  lui-même  ;  mais  ces  formes  et  ces  lois 
sont  celles  de  la  raison  humaine,  elles  n'ont  qu'une 
valeur  subjective.  Pour  Hegel,  au  contraire,  ces 
idées  et  ces  formes,  au  lieu  d'être  de  pures  con- 
ceptions de  notre  esprit,  sont  les  lois  et  les  formes 
de  la  raison  universelle.  Elles  ont  une  valeur 
absolue,  c'est  la  pensée  divine  qui  se  développe 
conformément  à  ces  lois  nécessaires.  Les  lois  de 
l'univers  sont  leur  manifestation  et  leur  réalisa- 
tion ;  le  monde  est  la  logique  visible.  Hegel  refait 
donc  le  travail  d'Aristote  et  de  Kant,  mais  dans 
un  autre  but,  celui  d'expliquer,  à  l'aide  de  ces 
formules.  Dieu,  la  nature  et  l'homme.  D'un  autre 
côté,  la  logique  de  Hegel  n'est  pas,  comme  celle 
d'Aristote  et  de  Kant,  une  simple  juxtaposition  et 
une  succession  d'idées  et  de  formes  ;  elle  repré- 
sente le  développement  de  la  pensée  universelle 
dans  son  évolution  et  son  mouvement  progressif, 
comme  constituant  un  tout  organique  et  vivant. 
Il  part  de  Vidée  la  plus  simple  et  la  suit  à  travers 
ses  oppositions,  dans  tous  ses  développements, 
jusqu'à  ce  qu'elle  atteigne  à  sa  forme  dernière. 
Ainsi  ces  formules  abstraites  contiennent  le  secret 
de  l'univers,  c'est  la  science  a />/'to/'i  et  en  alirégé. 
Toutes  les  parties  du  système  de  Hegel  ont  pour 
base  et  pour  lien  la  logique  et  elles  sont  enchaî- 
nées avec  un  art  et  une  vigueur  d'esprit  admira- 
bles. D'ailleurs,  indépendamment  du  système,  les 


ALLE 


—  36 


ALLE 


ouvrages  de  Ilcgcl  abondent  en  vues  aussi  neuves 
que  profondes  sur  tous  les  points  qui  intéressent 
la  science,  la  religion,  le  droit^  les  beaux-arts, 
la  philosophie  de  riiisloire  et  l'histoire  de  la  phi- 
losophie. 

La  philosophie  de  Kcgel  est  loin  de  pouvoir 
remplir  les  hautes  destineesqu'elle  s'est  promises, 
et  de  mettre  fin  aux  débats  qui  ont  divisé  jus- 
qu'ici les  écoles  philosophi({ues.  Elle  est  loin  de 
répondre  aux  besoins  de  l'âme  humaine  et  même 
de  satisfaire  complètement  la  raison.  On  lui  ajus- 
tement reproché  d'avoir  son  principe  dans  une  ab- 
straction logique,  de  mépriser  l'expérience  et  la 
méthode  expérimentale,  de  vouloir  tout  expliquer 
a  jti'iori,  de  faire  violence  aux  faits  et  à  l'histoire, 
d'avoir  une  confiance  exagérée  dans  ses  formules 
souvent  vides  et  dans  ses  principes  hypothétiques, 
d'affecter  un  ton  dogmatique,  de  s'envelopper 
dans  l'obscurité  de  son  langage.  On  a  surtout  at- 
taqué ce  système  par  ses  conséquences  religieu- 
ses et  morales.  Un  Dieu,  qui  d'abord  n'a  pas  con- 
science de  lui-même,  qui  crée  l'univers  et  l'ordre 
admirable  qui  y  règne,  sans  le  savoir,  qui  suc- 
cessivement devient  minéral,  plante,  animal  et 
homme,  qui  n'acquiert  la  liberté  que  dans  l'hu- 
manité et  les  individus  qui  la  composent,  qui  souffre 
de  toutes  les  souffrances,  meurt  et  ressuscite  de 
toutes  les  morts,  de  celle  de  l'insecte  écrasé  sous 
l'herbe  comme  de  celle  de  Socrate  et  du  Christ, 
n'est  pas  le  Dieu  qu'adore  le  genre  humain.  L'im- 
mortalité de  l'âme,  quand  la  mort  anéantit  la 
personne  et  fait  rentrer  l'individu  dans  le  sein  de 
l'esprit  universel,  est  une  apothéose  qui  équivaut 
pour  l'homme  au  néant.  Le  fatalisme  est  égale- 
ment renfermé  dans  ce  système,  qui  confond  la 
liberté  avec  la  raison  et  qui  d'ailleurs  explique 
tout  dans  le  monde  par  des  lois  nécessaires,  qui 
n'établit  pas  de  différence  entre  le  fait  et  le  droit, 
entre  ce  qui  est  réel  et  ce  qui  est  rationnel.  Avec 
de  pareils  principes,  il  est  inutile  de  vouloir  ex- 
pliquer les  dogmes  du  christianisme,  et  de  cher- 
cher l'alliance  de  la  religion  et  de  la  philosophie. 
Aussi,  après  la  mort  de  Hegel,  la  division  a  éclaté 
au  sein  de  son  école,  et  plusieurs  de  ses  disciples, 
tirant  les  conséquences  que  le  maître  s'était  at- 
taché à  dissimuler,  se  sont  mis  à  attaquer  ouver- 
tement le  christianisme. 

Qu'on  ne  s'imagine  pas  cependant  qu'il  suffit, 
pour  renverser  un  système,  de  l'accabler  sous  ses 
conséquences.  Ce  droit  est  celui  du  sens  com- 
mun, mais  la  position  des  philosoplies  est  tout 
autre  :  un  système  ne  se  retire  que  devant  un 
système  supérieur,  et  encore  faut-il  que  celui-ci 
lui  fasse  une  place  dans  son  propre  cadre.  Pour  le 
remplacer,  il  faut  le  dépasser,  et,  avant  tout,  comp- 
ter avec  lui,  le  juger;  or  jusqu'ici  un  semblable 
jugement  n'a  pas  été  porté  sur  la  philosophie  de 
Hegel.  En  Allemagne,  toutes  les  tentatives  qui 
ont  été  faites  pour  y  substituer  quelque  chose  qui 
eût  un  sens  et  une  valeur  philosophiques  ont  été 
impuissantes.  Un  seul  homme  pouvait  l'entre- 
prendre, et  sa  réapparition  sur  la  scène  du  monde 
philosophique  a  excité  la  plus  vive  attente.  Mais 
on  ne  joue  pas  deux  grands  rôles  ;  ce  serait  là  en 
particulier  un  fait  nouveau  dans  l'histoire  de  la 
philosopliic.  Schelling.  avant  de  condamner  son 
ancien  disciple,  a  été  obligé  de  se  condamner  lui- 
même  j  puis  il  lui  a  fallu  se  recommencer,  ce  qui 
est  plus  difficile,  pour  ne  pas  dire  impossible. 
D'ailleurs  la  méthode  qu'il  a  choisie  ne  pouvait 
lui  assurer  un  triomphe  légitime.  Ce  n'est  pas 
avec  des  phrases  pompeuses  et  de  magnifiques 
paroles  que  l'on  réfute  une  doctrine  aussi  forte- 
ment constituée  que  celle  de  Hegel.  Les  anatliè- 
mes  ne  sont  pas  des  arguments.  Ces  foudres  d'é- 
loquence ont  frappé  à  côté,  et  le  monument  est 
resté  debout.  Il  fallait  se  faire  logicien  pour  atta- 


quer la  logique  de  Hegel,  qui  est  son  système  tout 
entier. 

Schelling,  cependant,  a  touché  la  plaie  de  ,a 
philosophie  allemande,  l'abus  de  la  spéculation  et 
le  mépris  de  l'observation.  Il  a  reconnu  le  rôle 
nécessaire  de  l'expérience  et  de  la  méthode  expé- 
rimentale; mais,  au  lieu  d'entrer  dans  cette  voie 
et  de  montrer  l'exemple  après  avoir  donné  le  pré- 
cepte, il  .s'est  mis  à  faire  des  hypothèses  et  à  con- 
struire de  nouveau  un  système  a  priori,  dont 
malheureusement  les  conséquences  ne  sont  pas 
plus  d'accord  avec  la  religion  et  les  croyances  mo- 
rales du  sens  commun,  que  celles  de  la  doctrine 
qu'il  a  voulu  remplacer.  L'école  hégélienne  peut 
lui  renvoyer  ses  accusations  de  fatalisme  et  de 
panthéisme. 

Dans  cette  revue  rapide,  bien  des  noms  ont  dû 
être  omis.  Nous  ne  pouvons  cependant  refuser 
une  jilace  à  quelques  esprits  distingués,  qui  ont 
su  se  faire  un  système  propre,  sans  parvenir  à 
fonder  une  école.  Parmi  eux  nous  rencontrons, 
en  première  ligne,  Ilerbarl  et  Krause.  Le  pre- 
mier, d'abord  disciple  de  Kant,  puis  de  Fichte, 
chercha  ensuite  à  se  frayer  une  route  indépen- 
dante. Il  entreprit  d'appliquer  les  mathématiques 
à  la  philosophie,  et  de  soumettre  au  calcul  les 
phénomènes  de  l'ordre  moral.  Il  part  de  cette 
hypothèse,  que  les  idées  sont  des  forces,  et  réduit 
la  vie  intellectuelle  à  un  dynamisme  :  pensée 
fausse  et  arriérée,  méthode  stérile,  dernier  abus 
de  l'abstraction  dans  un  successeur  de  Kant  et  de 
Fichte.  Cependant  Herbart  a  développé  son  prin- 
cipe avec  beaucoup  d'esprit  et  un  remarquable 
talent  de  combinaison.  Ses  ouvrages  contiennent 
des  observations  fines  et  des  vues  ingénieuses. 
Pour  ce  qui  est  de  Krause,  quoiqu'il  n'ait  pas 
manqué  d'originalité  sur  un  grand  nombre  de 
points,  son  système  se  rapproche  beaucoup  de  ce- 
lui de  Schelling.  Il  partage  l'univers  en  deux 
sphères,  qui  se  pénètrent  mutuellement  :  celle  de 
la  nature  et^celle  de  la  raison,  au-dessus  desquelles 
se  place  l'Être  suprême,  l'Eternel.  On  reconnaît 
là  une  variante  du  système  de  l'identité.  Krause 
d'ailleurs,  pas  plus  que  Schelling,  n'a  donné  une 
exposition  régulière  et  complète  de  sa  philoso- 
phie. 

Des  excès  de  la  spéculation  devait  naître  une 
réaction  dans  la  philosophie  allemande  ;  après  le 
règne  de  l'idéalisme,  qui  est  le  caractère  de  tous 
ces  systèmes,  un  retour  au  réalisme  et  à  l'empi- 
risme était  inévitable.  L'école  de  Herbart  marque 
déjà  cette  tendance.  Mais  c'est  surtout  un  philo- 
sophe, dont  le  système  longtemps  oublié  apparaît 
tardivement  sur  la  scène,  qui  obtient  cette  vogue 
qu'explique  l'état  général  des  esprits.  Schopen- 
haucr  se  distingue  d'abord  par  sa  violente  polé- 
mique contre  tous  les  systèmes  précédents.  Lui- 
même  propose  le  sien  ;  il  proclame  l'observation 
et  l'induction  la  seule  vraie  méthode.  Comme 
Herbart,  il  se  prétend  disciple  de  Kant  et  veut 
ramener  la  philosophie  allemande  à  son  point  de 
départ.  On  peut  voir  en  effet  dans  Kant  aussi 
bien  le  père  du  réalisme  que  de  l'idéalisme.  Sa 
distinction  des  noumènes  et  des  phénomènes  ou- 
vre cette  double  voie;  l'objet  des  noumènes  étant 
inaccessible  à  notre  raison,  restent  les  phéno- 
mènes. Schopenhauer  l'a  compris.  Il  réduit  le 
monde  à  n'être  qu'un  ensemble  de  représentations 
sensibles.  Ce  qui  ne  l'empêche  pas  d'admettre 
l'absolu  (l'en  soi)  comme  force  universelle  qui, 
sous  le  nom  de  volonté,  espèce  de  fatum  aveugle, 
crée  l'univers  physique  et  moral  d'une  façon  in- 
consciente. En  pratique,  son  nihilisme  le  conduit 
au  pessimisme.  La  verve  humoristique  de  ses 
écrits  et  son  talent  d'exposition  ne  peuvent  mas- 
quer l'incohérence  de  sa  doctrine,  mélange  de 
Kantisme,  de  Platonisme  et  de  SpinosismCj  etc., 


ALLE 


•-    37  — 


ALST 


ni  faire  passer  sur  l'étrangeté  révoltante  de  ses 
conclusions.  — Un  retour  plus  sérieux  à  l'observa- 
tion éclairée  par  la  raison  se  manilcste  chez  des 
esprits  très-distingués  qui  joignent  à  un  rare  ta- 
lent philosophique  des  connaissances  positives 
dans  les  sciences  ou  se  sont  fait  un  nom  par  leurs 
travaux  de  critique  et  d'érudition,  tels  que  Hcr- 
mann,  Fichte,  Lolze,  II.  Riller,  etc.  Ceux-ci  se 
sont  donné  pour  tâche  principale  de  rétablir  les 
vérités  niées  ou  compromises  dans  les  systèmes 
précédents;  de  démontrer  l'individualité  des  êtres, 
la  personnalité  humaine  et  divine,  la  liberté, 
l'immortalité,  comme  conciliables  avec  la  science 
aussi  bien  que  conformes  aux  croyances  de  l'hu- 
manité. On  ne  peut  que  désirer  vivement  le  suc- 
cès d'une  telle  entreprise. 

Que  conclurons-nous  de  cet  exposé  général? 
D'abord  nous  reconnaîtrons  Tiniportance  du  mou- 
vement philosophique  qui  s'est  accompli  en  Alle- 
magne aepuis  un  sicctc.  On  ne  peut  nier  que 
tous  les  grands  problèmes  qui  intéressent  l'huma- 
nité n'aient  été  agités  par  des  hommes  d'une 
haute  et  rare  intelligence;  que  des  solutions  nou- 
velles et  importantes  n'aient  été  proposées,  des 
vues  fécondes  émises,  des  travaux  remarquables 
exécutés  sur  une  foule  de  sujets  et  dans  toutes 
sortes  de  directions;  que  ces  idées  n'aient  exercé 
une  grande  influence  sur  toutes  les  productions  de 
■  la  pensée  contemporaine.  Mais  ces  systèmes  sont 
loin  de  satisfaire  les  exigences  de  l'esprit  humain 
et  les  besoins  de  notre  époque.  Une  admiration 
aveugle  serait  aussi  déplacée  qu'un  injuste  dédain  ; 
il  nous  siérait  mal,  à  nous  particulièrement,  de 
nous  laisser  aller  à  l'engouement  et  à  une  imita- 
tion servile,  quand  Tinsulfisance  de  ces  doctrines 
est  reconnue  par  les  Allemands  eux-mêmes.  Il 
faut  donc  que  la  philosophie  se  remette  en  mar- 
che; attentive  à  éviter  les  écueils  contre  lesquels 
elle  est  venue  tant  de  fois  échouer,  et  qui  sont, 
pour  la  philosophie  allemande  en  particulier,  l'a- 
bus des  hypothèses,  de  la  logique  et  du  raisonne- 
ment a  priori,  le  mépris  de  l'observation  et  de 
l'expérience.  Dans  l'avenir  philosophique  qui  se 
prépare,  il  est  permis  d'espérer  qu'un  rôle  impor- 
tant est  réservé  à  la  France.  Le  génie  métaphy- 
sique n'a  pas  été  refusé  aux  compatriotes  de  Des- 
cartes et  de  Malebranche.  En  outrej  pourquoi  la 
sévérité  des  méthodes  positives,  pourquoi  les  qua- 
lités qui  distinguent  l'esprit  français,  la  justesse, 
la  netteté,  la  sagacité,  l'éloigneraent  pour  toute 
espèce  d'exagération,  le  sentiment  de  la  mesure, 
c'est-à-dire  du  vrai  en  tout,  l'amour  de  la  clarté^ 
ne  seraient-elles  pas  aussi,  dans  la  philosophie, 
les  véritables  conditions  de  succès"?  L'opinion 
'contraire  tournerait  contre  la  philosophie  elle- 
même.  Mais  nous  répéterons,  au  sujet  de  la  phi- 
losophie allemande  en  général,  ce  que  nous  avons 
dit  plus  haut  du  dernier  de  ses  systèmes  :  pour 
la  dépasser  il  faut  la  connaître,  et  par  conséquent 
l'étudier  sérieusement  ;  il  faut  se  placer  au  point 
où  ces  philosophes  ont  conduit  la  science. 

L'ouvrage  le  plus  important  qui  ait  été  écrit 
dans  notre  langue  sur  la  philosophie  allemande 
est  celui  de  J.  Wilm  :  Histoire  de  la  philosophie 
allemande  depuis  Kant  jusqu'à  Hegel,  4  vol. 
in-8,  Paris,  1846-1849.  On  peut  consulter  aussi 
le  rapport  de  M.  de  Rémusat  sur  le  concours 
académique  d'ouest  sorti  l'ouvrage  de  M.  Wilm  : 
de  la  Philosophie  allemande,  in-8,  1845.  —  En 
allemand,  un  des  meilleurs  ouvrages  sur  le 
même  sujet  est  celui  de  Charles-Louis  Michelet  : 
Histoire  des  derniers  systèmes  de  la  philoso- 
phie en  Alle7nagne  depuis  Kant  jusqu'à  Hegel, 
2  vol.  in-8,  Berlin,  1837-1838.  —  Nous  citerons 
encore  le  livre  plus  agréable  que  profond  de 
Chalybœus  :  Développetnenl  historique  de  la 
philosopliie  spéculative    depuis   Kant  jusqu'à 


Hegel,  in-8,  Dresde  et  Leipzig,  1839.  —  Parmi 
les  histoires  plus  récentes,  nous  signalerons, 
outre  le  grand  ouvrage  de  Kuno  Fischer,  His- 
toire de  la  philosophie  moderne  {non  terminé), 
une  Histoire  de  la  philoso/<hie  allemande  depuis 
Lcibnitz,  par  Ed.  Zclier,  Munich.  1873.  Cii.  B. 
ALSTEDT  (Jean-Henri),  en  latin  Ai.stedius, 
né  à  Herborn  en  l.")88,  enseigna  laphilo.sophie,  les 
belles-let(res,  les  sciences  et  la  théologie,  d'abord 
dans  sa  ville  natale,  puis  à  Carlsbourg  {Alba  Ju- 
lia)  en  Transylvanie,  où  il  mourut  en  1638.  11 
fut,  dans  le  premier  tiers  du  xvii'  siècle,  un  des 
représentants  quelque  peu  attardés  du  ramisme 
et  même  du  luUisme.  Doué  d'un  esprit  conciliant, 
mais  de  peu  de  portée,  cet  écrivain  infatigable  et 
qui  justiha  pleinement  l'anagramme  de  son  nom 
{Alstedius,  Sedulitas],  s'efforça  de  mettre  d'ac- 
cord la  dialectique  de  Raymond  LuUe  et  celle  de 
Ramus  avec  la  logique  d'Aristote,  sinon  avec  la 
scolastique,  qu'il  n'aimait  pas.  Son  commentaire 
sur  l'^rs  magna  de  LuUe  {Clavis  arlis  Lullianœ 
et  verœ  Logicœ,  Argentorati,  1609,  in-8)  est  peut- 
être  le  plus  utile  à  consulter  pour  ceux  qui  veu- 
lent saisir  sur  tous  les  points  le  véritable  sens  du 
curieux  et  obscur  travail  par  lequel  le  philosophe 
de  Majorque  préluda  à  la  Renaissance  à  la  fin  du 
xin'  siècle.  Alstedt  est  compté  par  Brucker  (t.  V, 
p.  584)  parmi  les  semi-ramistes  ou  Aristolelico- 
Ramei,  c'est-à-dire  les  logiciens  éclectiques  qui, 
vers  la  fin  du  xvi'^  et  au  début  du  xvii'  siècle,  ten- 
tèrent en  Allemagne  une  sorte  de  fusion  entre  la 
demi-scolastique  de  Mélanchthon  et  la  réforme 
plus  radicale  inaugurée  par  Ramus  dans  l'ensei- 
gnement de  la  logique.  Ce  savant  érudit  avait,  on 
peut  le  dire,  la  passion  de  la  logique  et  de  la  mé- 
thode. Par  méthode  il  entendait  surtout,  comme 
Ramus  et  les  ramistes,  l'ordre  dans  les  idées,  la 
bonne  division  d'un  sujet,  la  distribution  régu- 
lière des  parties  de  chaque  science.  Il  porta  cette 
préoccupation  dans  toutes  les  études  qu'embras- 
sait sa  riche  et  patiente  érudition,  et  dont  il  fit 
tour  à  tour  la  matière  de  son  enseignement.  Il 
écrivit  dans  cet  esprit  sur  la  rhétorique,  sur  la 
logique  et  sur  les  mathématiques  qu'il  voulait  or- 
ganiser d'après  un  plan  nouveau  (voy.  son  Ele- 
mentale  malhematicum,  in  quo  Mathesis  metho- 
dice  traditur,  1615,  in-8).  Des  arts  libéraux  pas- 
sant à  la  théologie^  Alstedt  n'essaya  pas  seule- 
ment, dans  une  Logica  theologica,  de  disposer  les 
parties  de  cette  science  dans  l'ordre  le  plus  mé- 
thodique; il  entreprit  encore,  avec  une  entière 
bonne  foi  et  pour  travailler  à  la  pacification  des 
esprits,  de  montrer  que  la  philosophie  et  toutes 
les  sciences  ont  leurs  principes  et  leurs  éléments 
dans  les  Écritures.  C'est  l'objet  de  l'ouvrage  inti- 
tulé :  Triumphus  biblicus,  sive  Encyclopœdia 
biblica,  exhibens  triumphum  philosophia^,  juris- 
prudentiœ  et  medicinœ  sacrœ,  itemque  sacrae 
theologiae,  quantum  illarum  fundamenta  ex  Scrip- 
toribus  sacris  Veteris  et  Novi  Testamenti  colligun- 
tur  (Francofurti,  1641,  in-8).  11  y  déploya  plus  de 
connaissances  que  de  jugement,  et  le  mauvais  suc- 
cès du  livre  donna  lieu  à  un  critique  de  faire  re- 
marquer que  ce  n'était  pas  pour  l'auteur  un  triom- 
phe, mais  un  désastre.  Aussi  bien  le  principal 
mérite  d'Alstedt  est-il  ailleurs.  Outre  les  ouvrages 
spéciaux  où  il  traitait  de  chaque  science  à  part, 
il  conçut  le  projet  de  rédiger  un  système  de  toutes 
les  connaissances  humaines.  Au  moyen  âge  il  eût 
écrit  une  somme;  homme  do  la  Renaissance,  il 
se  conforma  au  goût  de  son  temps  en  composant 
une  encyclopédie  générale  et  méthodique  des  arts 
libéraux,  qui  jouit  de  quelque  estime  dans  le 
monde  lettré  et  dont  le  P.  Lami,  de  l'Oratoire,  a 
dit  avec  indulgence  dans  ses  Entretiens  sur  les 
sciences  qu'Alstedt  «  est  presque  le  seul  d'entre 
tous  les  faiseurs  d'encyclopédies  qui  mérite  d'être 


AMAU 


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AME 


.u  et  de  tenir  son  rang  dans  une  Libliothèque 
choisie.  »  Cet  ouvrage  paraît  en  effet  avoir  été 
goûté  du  public;  car  il  eut  les  honneurs  de  la 
réimpression  [J.  II.  Alsledii  Enajclopœdia,  etc., 
Herborn;  IG'iô,  in-f",  et  Lyon,  ]()49,  2  vol.  in-l'"). 
Au  moins  peut-on  alfirmer  qu'il  rendit  plus  de 
services  que  les  rêveries  du  même  auteur  sur 
l'ère  bieniieureuse  de  mille  ans  qui  devait,  sui- 
vant ses  calculs,  commencer  en  1694.  On  peut 
consulter  sur  ce  point  et  sur  les  travaux  theolo- 
giques  d'Alstedt  l'article  qui  le  concerne  dans  le 
Dict.  Iml.  et  cril.  de  Bayle.  Ch.  W. 

AMAFANIUS,  l'un  des  premiers  auteurs  la- 
tins qui  aient  écrit  sur  la  philosophie  et  fait  con- 
:Tiaître  à  son  pays  la  doctrine  d'Épicure.  C'est  peut- 
être  à  cette  circonstance  qu'il  faut  attribuer  la 
faveur  que  ce  système  rencontra  tout  d'abord  chez 
les  Romains.  Nous  ne  connaissons  Amafanius  que 
par  les  ouvrages  de  Cicéron,  qui  lui  reproche  à 
la  fois  l'imperfection  de  son  style  et  de  sa  dia- 
lectique {Acad.,  lib.  I,  c.  ii;  Tusc,  lib.  IV,  c.  m; 
Ib.,  Ub.  II.  c.  m),  mais  ne  nous  apprend  rien  de 
sa  biograpnie  et  des  idées  qu'il  peut  avoir  ajoutées 
à  celles  de  son  maître. 

AMAURY,  AMARICUS,  AMALRICUS,  EL- 
MERICUS,  hé  aux  environs  de  la  ville  de  Char- 
Ires,  vers  la  fin  du  xii=  siècle,  avait  fréquenté  les 
écoles  de  Paris,  et  s'était  rapidement  élevé  au 
rang  des  maîtres  les  plus  habiles  dans  la  dialec- 
tique et  les  arts  libéraux.  Doué  d'une  hardiesse 
d'esprit  tout  autrement  remarquable  que  les  pre- 
miers novateurs  du  siècle  précédent,  il  paraît 
avoir  conçu  un  vaste  système  de  panthéisme, 
qu'il  résumait  dans  les  propositions  suivantes  : 
«  Tout  est  un.  tout  est  Dieu,  Dieu  est  tout;  »  ce 
qui  le  conduisait  à  regarder  le  Créateur  et  la 
créature  comme  une  même  chose,  et  à  soutenir 
que  les  idées  de  l'intelligence  divine  créent  tout 
à  la  fois  et  sont  créées.  Variant  l'expression  de  sa 
pensée,  il  disait  encore  que  la  fin  de  toutes  choses 
est  en  Dieu,  entendant  par  là  que  toutes  choses 
doivent  retourner  en  lui  pour  s'y  reposer  éter- 
nellement et  former  un  être  unique  et  immuable 
(Muratori,  licriim  ital.,  t.  III,  p.  1,  col.  481; 
Gerson,  Ôpp.,  t.  IV;  Boulay^  Hisl.  acad.  Paris., 
t.  III,  p.  23  et  48).  Il  est  également  impossible 
d'admettre  qu'on  a  faussement  attribué  ces  princi- 
pes à  Amaury,  comme  le  soupçonne  Brucker  [Hist. 
cril.  phiL;  t.  III,  p.  688),  et  de  n'y  voir  que  le 
simple  résultat  de  ses  méditations  personnelles, 
comme  on  pourrait  le  conclure  d'un  passage  de 
Rigord,  historien  contemporain,  qui  nous  dit 
qu'Amaury  suivait  .sa  méthode  propre,  et  pensait 
entièrement  d'après  lui-même  (cité  par  M.  deGé- 
rando,  Histoire  comparée  des  syslèmes,  4  vol. 
in-8,  Paris,  1822^  t.  IV,  p.  42.^);  mais  c'est  une 
question  de  savon-  où  il  avait  puisé  des  doctrines 
si  contraires  à  l'esprit  de  son  siècle.  Quelques-uns 
veulent  qu'il  en  ait  trouvé  le  germe  dans  la  mé- 
taphysique d'Aristote  ;  et,  pour  qui  a  étudié  cet 
ouvrage  et  connaît  l'esprit  dupéripatétisme,  une 
telle  conjecture  admise,  il  est  vrai,  au  xiii"  siè- 
cle, sera  s:ins  doute  peu  l'ondée.  Thomasieus 
(Orig.  hist.  phil.,  n°  39)  était  beaucoup  plus 
près  de  la  vérité  lorsqu'il  attribuait  les  erreurs 
d'Amaury  à  rinfluen:e  de  Sjot  Érigène.  En  effet, 
on  retrouve  textuellement  dms  le  traité  célèbre 
de  Divisione  naturœ  les  propositions  qui  consti- 
tuent à  proprement  parler  la  doctrine  d'Amaury. 
Toutefois;  il  n'est  pas  impossible  qu'il  ait  eu 
sous  ses  yeux  quelques  ouvrages  récemment 
traduits,  comme  le  livre  de  Causis,  et  le  traité 
d'Avicébron,  intitulé  Fons  Vitœ,  ainsi  que 
Jourdain  le  présume  {Recli.  sur  Vâge  et  l'orig. 
des  trad.  latines  d'Aristote,  in-8,  Paris,  1819, 
p.  210).  Les  étranges  doctrines  d'Amaury  étaient 
en  opposition  trop    ouverte  avec    l'orthodoxie, 


pour  ne  pas  soulever  une  réprobation  universelle. 
Le  pape  Innocent  III  les  condamna  en  120'»; 
Amaury  fut  obligé  de  se  retirer  dans  un  monas- 
tère, ou  il  mourut  en  1203;  après  lui,  sa  mé- 
moire fut  proscrite;  et,  en  1209,  un  décret  du 
concile  de  Latran  ordonna  que  son  tombeau  fût 
ouvert  et  ses  cendres  dispersées.  Malgré  cette 
persécution,  la  doctrine  d'Amaury  trouva  des  par- 
tisans, qui  la  poussèrent  rapidement  à  ses  der- 
nières conséquences.  Suivant  eux,  le  Christ  et  le 
Saint-Esprit  habitaient  dans  chaque  homme  et 
agissaient  en  lui  ;  d'où  il  résultait  que  nos  œu- 
vres ne  nous  appartiennent  pas,  et  que  nous  ne 
pouvons  nous  imputer  nos  désordres.  Ils  niaient, 
d'après  cela,  la  résurrection  des  corps,  le  paradis 
et  l'enfer,  déclarant  qu'on  porte  en  soi  le  para- 
dis, quand  on  possède  la  connaissance  de  Dieu,  et 
l'enfer  quand  on  l'ignore.  Ils  traitaient  de  vaine 
idolâtrie  les  honneurs  rendus  aux  saints,  et  n'at- 
tachaient, en  général,  aycune  valeur  aux  prati- 
ques extérieures  du  culte.  Parmi  les  sectateurs 
de  ces  opinions,  on  cite  surtout  David  de  Dinant 
(voy.  ce  nom).  M.  Daunou  a  consacré  un  long 
article  à  Amaury  dans  le  tome  XVI  de  Vllistoire 
littéraire  de  France.  C.  J. 

AME.  Chez  les  anciens,  et  même  chez  les  phi- 
lo.sophes  du  moyen  âge,  ce  mot  avait  une  signi- 
fication plus  étendue  et  plus  conforme  à  son  ety- 
mologie ,  que  chez  la  plupart  des  philosophes  • 
modernes.  Au  lieu  de  désigner  seulement  la  sub- 
stance du  moi  humain,  il  s'appliquait  sans  di.s- 
tinction  à  tout  ce  qui  constitue,  dans  les  corps 
organisés,  le  principe  de  la  vie  et  du  mouvement. 
C'est  dans  ce  sens  qu'il  faut  entendre  la  célèbre 
définition  d'Aristote  :  «  L'âme  e.st  la  première 
entéléchie  d'un  corps  naturel,  organisé,  ayant  la 
vie  en  puissance  (de  Anima,  lib.  Il,  c.  i).  c'est- 
à-dire  la  force  par  laquelle  la  vie  se  développe  et 
se  manifeste  réellement  dans  les  corps  destinés 
à  la  recevoir  (voy.  le  mot  Entéléchie).  »  C'est  en 
partant  de  la  même  idée  qu'on  a  distingué  tantôt 
trois,  tantôt  cinq  espèces  d'âmes,  à  chacune  des- 
quelles on  assignait  un  centre,  un  siège  et  des 
destinées  à  part.  Ainsi,  dans  le  système  de  Platon, 
l'âme  raisonnable  est  placée  dans  la  tête,  et  peut 
seule  prétendre  à  l'immortalité;  l'âme  irascible, 
le  principe  de  l'activité  et  du  mouvement,  réside 
dans  le  cœur  ;  enfin,  l'âme  appétitive,  source  des 
passions  grossières  et  des  instincts  physiques,  est 
enchaînée  à  la  partie  inférieure  du  corps  et  meurt 
avec  les  organes.  Cette  division  est  également 
attribuée  à  Pythagore,  et  se  retrouve  dans  plu- 
sieurs systèmes  philosophiques  de  l'Orient.  Au 
lieu  de  trois  âmes,  Aristote  en  admet  cinq  :  l'âme 
nutritive,  qui  préside  à  la  nutrition  et  à  la  re- 
production, soit  des  animaux,  soit  des  plantes; 
l'âme  sensitive,  principe  de  la  sensation  et  des 
sens  ;  la  force  motrice,  principe  du  mouvement 
et  de  la  locomotion;  l'âme  appétitive,  source  du 
désir,  de  la  volonté  et  de  l'énergie  morale,  et  en- 
fin l'âme  rationnelle  ou  raisonnable.  Les  philo- 
sophes scolastiques,  rejetant  le  désir  et  la  force 
motrice  parmi  les  simples  attributs,  les  ont  de 
nouveau  réduites  au  nombre  de  trois,  à  savoir  • 
l'âme  végétative,  l'âme  sensitive  ou  animale,  et 
l'âme  raisonnable  ou  humaine.  D'autres  ont  re- 
connu, en  outre,  l'âme  du  monde. 

Mais  s'il  est  vrai  qu'il  y  ait  dans  tous  les  êtres 
organisés  et  sensibles,  et  même  dans  l'univers, 
considéré  comme  un  être  unique,  un  principe 
distinct  de  la  matière,  vivant  de  sa  propre  vie  et 
agissant  de  sa  propre  énergie,  une  âme,  en  un 
mot,  nous  ne  pouvons  nous  eh  assurer  que  par 
la  connaissance  que  nous  avons  de  nous-mêmes  ; 
car  notre  âme  est  la  seule  que  nous  apercevions 
directement,  grâce  à  la  lumière  intérieure  de  la 
conscience  ;  elle  est  la  seule  dont  nous  puissions 


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découvrir  d'une  manière  immédiate  les  opéra- 
tions, les  facultés  et  le  principe  constitutif.  Toute 
autre  existence  immatérielle,  excepté  celle  de 
l'être  nécessaire,  ne  peut  être  connue  que  par 
induction  ou  par  analogie,  au  moyen  de  certains 
effets  purement  extérieurs  qui  la  révèlent,  en 
quelque  sorte,  à  nos  sens. 

Ou  est-ce  donc  que  l'àme  humaine  ?  Il  y  a  deux 
manières  de  répondre  à  cette  question,  qui,  loin 
de  s'exclure  réciproquement,  ne  sauraient,  au 
contraire,  se  passer  l'une  de  l'autre,  et  ont  be- 
soin d'être  réunies  pour  nous  donner  une  idée 
complète  de  notre  existence  morale.  On  peut  dé- 
finir ràmc  humaine  ou  nar  ce  qu'elle  fait  et  ce 
qu'elle  éprouve,  c'est-à-aire  par  ses  facultés  et 
par  ses  modes,  ou  par  ce  qu'elle  est  en  elle-même, 
c'est-à-dire  par  son  essence.  Considérée  sous  le 
premier  point  de  vue,  qui  est  celui  de  la  psycho- 
logie expérimentale,  elle  est  le  principe  qui  sent, 
qui  pense  et  qui  veut  ou  qui  agit  librement  ; 
c*est  elle,  en  un  mot,  qui  constitue  notre  moi  : 
car  ce  fait  par  lequel  nous  nous  apercevons  nous- 
mêmes,  et  qui  nous  rend  témoins,  en  quelque 
sorte,  de  notre  propre  existence,  la  conscience  est 
une  partie  intégrante,  un  élément  essentiel,  une 
condition  invariable  de  toutes  nos  facultés  intel- 
lectuelles et  morales.  Ne  pas  savoir  que  l'on  sent, 
que  l'on  pense,  que  l'on  voit,  c'est  n'éprouver 
aucune  de  ces  manières  d'être. 

Arrêtons-nous  un  peu  à  cette  première  défini- 
tion, et  voyons  quelles  conséquences  nous  en 
pouvons  tirer.  Personne  n'osera  nier  qu'il  y  ait 
en  nous  un  principe  intelligent,  sensible  et  libre; 
en  d'autres  termes,  personne  n'osera  nier  sa  pro- 
pre existence,  celle  de  sa  personne,  de  son  moi. 
Mais  dans  tous  les  temps  on  a  voulu  savoir  si  ce 
moi  a  une  existence  propre,  immaténellc,  bien 
qu'étroitement  unie  à  des  organes  ;  ou  s'il  n'est 
gu'une  propriété  de  l'organisme  et  même  un  des 
cléments  de  la  matière,  quelque  fluide  très-sub- 
til, pénétrant  de  sa  substance  et  de  sa  vertu  les 
autres  parties  de  notre  corps.  S'arrêter  à  la  pre- 
mière de  ces  deux  solutions,  c'est  se  déclarer 
spiritualiste  ;  on  donne  le  nom  de  matérialisme 
à  la  solution  contraire.  11  faut  choisir  l'une  ou 
l'autre  ;  car,  à  moins  de  rester  sceptique  (et  j'en- 
tends parler  d'un  scepticisme  conséquent,  obligé 
de  tout  nier,  jusqu  a  sa  propre  existence),  on  ne 
peut  échapper  à  ralternati\  e  de  confondre  ou  de 
distinguer  le  moi  et  l'organisme.  Le  panthéisme 
lui-même  ne  saurait  échapper  à  cette  nécessité, 
si  l'on  s'en  tient  strictement  au  point  de  vue  où 
nous  venons  de  nous  placer,  au  point  de  vue  de 
la  pure  psychologie.  En  effet,  que  l'on  regarde 
toutes  les  existences  comme  des  modes  fugitifs 
d'une  substance  unique,  cela  ne  change  rien  au 
rapport  du  moi  et  de  l'organisme.  Dira-t-on  que 
le  moi  est  une  partie,  un  effet,  une  simple  pro- 
priété des  organes?  on  sera  matérialiste,  comme 
l'a  été  Straton  de  Lampsaque.  Soutiendra-t-on 
que  le  moi  et  l'organisme  sont  deux  forces,  ou, 
pour  parler  le  langage  du  panthéisme,  deux  for- 
mes de  l'existence  tout  à  fait  distinctes,  bien 
qu'étroitement  unies  entre  elles?  alors  on  ren- 
trera dans  le  spiritualisme:  et  si  l'on  se  refuse  à 
l'admettre  avec  toutes  ses  conséquences,  on  en 
aura  du  moins  consacré  le  principe.  Remarquons, 
en  outre,  que  le  matérialisme  et  le  spiritualisme 
ne  sont  point  deux  systèmes  également  exclusifs 
que  l'on  puisse  unir  dans  un  point  de  vue  plus 
large  et  plus  vrai.  Le  spiritualiste  ne  nie  point 
l'existence  de  la  matière,  il  ne  songe  à  mettre 
en  doute  ni  les  phénomènes,  ni  les  conditions,  ni 
la  puissance  de  l'organisme;  mais  le  matérialiste 
ne  veut  accorder  aucune  part  à  l'esprit,  il  refuse 
au  moi  toute  existence  propre,  pour  en  faire  un 
effet,  une  cropriété  ou  une  simple  fonction  orga- 


nique. Celte  .seule  différence  pourrait  déjà  nous 
faire  soupçonner  de  quel  côté  est  la  vérité,  à  l'ap- 
pui de  laquelle  nous  pourrions  appeler  aussi  tous 
les  nobles  instincts  de  notre  nature,  toutes  les 
croyances  spontanées  du  genre  iiumain.  Mais  la 
science  ne  .se  contente  pas  de  probabilités  et  de 
vagues  aspirations  :  il  lui  faut  des  preuves. 

Il  n'existe  point  de  preuves  plus  solides,  ou  du 
moins  plus  immédiates  de  l'immatérialité  du  moi, 
c'est-à-dire  de  l'existence  même  de  l'àme,  que 
celles  qu'on  a  tirées  de  son  unité  et  de  son  iden- 
tité. IVSans  unité,  point  de  conscience;  et  sans 
conscience,   comme  nous  l'avons  démontré  plus 
haut,  point  de  pensée,  point  de  facultés  intellec- 
tuelles et  morales;  en  un  mot,  point  de  moi;  car, 
je  ne  suis  à  mes  propres  yeux,  qu'autant  que  je  sens^. 
que  je  connais,  ou  que  je  veux  ;  et  réciproquement 
je  ne  puis  sentir,  penser  ou  vouloir,  qu'autant  que 
je  suis,  ou  que  l'unité  de  ma  personne  subsiste  au 
milieu  de  la  diversité  de  mes  facultés,  et  de  la 
variété  infinie  de  mes  manières  d'être.  Cette  unité 
n'est  point  purement  nominale  ou  composée,  ce 
n'est  pas  un  même  nom  donné  à  plusieurs  élé- 
ments, à  plusieurs  existences  réellement  distinc- 
tes, ni  une  pure  abstraction  comme  celles  que  nous 
créons  à  î'u.sage   des   sciences  mathématiques; 
c'est  une  unité  réelle,  c'est-à-dire  substantielle, 
puisqu'elle  se  sent  vouloir,  agir,  et  agir  libre- 
ment ;  c'est,  déplus,  une  unile  indivisible,  puis- 
qu'en  elle  se  reunissent  et  subsistent  en  même 
temps  les  idées,  les  impressions  les  plus  diverses 
et  souvent  les  plus  opposées.  Par  exemple,  quand 
je  doute,  je  conçois  simultanément  l'affirmation 
et  la  négation;   quand  j'hésite,   je  suis  partagé 
entre  deux  sollicitations  contraires,  et  c'est  encore 
moi  qui  décide.  Enfin  le  même  moi  se  sent  tout 
entier,  il  a  conscience  de  son  unité  indivisible 
dans  chacun  de  ses  actes,  aussi  bien  que  dans  leur 
ensemble.  La  quantité  de  mon  être,  s'il  m'est 
permis  déparier  ainsi,  ne  varie  pas,  soit  que  j'é- 
prouve une  sensation  ou  un  sentiment,  soit  que 
je  veuille,  que  je  perçoive  ou  que  je  pense.  Est- 
ce  là  ce  que  nous  offre  l'organisme?  Nous  y  trou- 
verons précisément  les  caractères  opposés.   D'a- 
bord la  matière  dont  nos  organes  sont  formés  ne 
peut  jamais  être  qu'une  unité  nominale,  qu'un 
assemblage  de  plusieurs  corps  parfaitement  dis- 
tincts les  uns  des  autres,  et  divisibles  à  leur  tour 
comme   la  masse  tout   entière.    Cet  argument, 
quoique  très-ancien,  n'a  jamais  été  attaqué  de 
face  et  ne  peut  pas  l'être.  Il  semble,  au  contraire, 
que  les  plus  récentes  hypothèses  du  matérialisme 
aient  voulu  lui  donner  plus  de  force,  en  admet- 
tant pour  chaque  faculté,  pour  chacun  de  nos  pen- 
chants et  pour  chaque  ordre  d'idées,  une  place 
distincte  dans  le  centre  de  l'organisme.  Si  main- 
tenant l'on  considère  séparément  la  masse  encé- 
phalique, dans  laquelle  on  a  voulu  nous  montrer 
la  substance  même  de  notre  moi,  on  verra  com- 
bien ellese  prête  peu  àcette  substitution.  Non-seu- 
lement elle  se  partage  en  trois  grandes  parties, 
en  trois  autres  masses  parfaitement   distinctes 
l'une  de  l'autre,  et  dont  chacune  est  prise  pour 
le  siège  de  certaines  fonctions  particulières  ;  mais 
il  faut  remarquer  encore  que  le  plus  important 
de  ces  organes,  le  cerveau  proprement  dit,  est 
réellement  double  ;  car  chacun  de  ses  deux  lobes 
est  exactement  semblalile  à  l'autre;  il  donne  nais- 
sance aux  mêmes  nerfs,  il  communique  avec  les 
mêmes  sens  et  reçoit  de  ceux-ci  les  mêmes  im- 
pressions. Cette  dualité  est-elle  compatible  avec 
l'unité  de  notre  personne,  avec  l'unité  qui  se  ma- 
nifeste dans  chacune  de  nos  pensées,  dans  chacun 
de  nos  actes,  dans  chacun  des  modes  de  notre 
existence  ?  En  vain  ferez-vous  converger  vers  un 
centre  commun  tous  les  nerfs  qui  enlacent  notre 
corps,  et  dont  les  uns  sont  les  conducteurs  de  la 


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sensation,  les  autres  les  açcnts  de  la  volonté;  ce 
centre  ne  sera  jamais  l'unité;  il  faudra  toujours 
reconnaître  autant  de  corps  distincts  qu'il  y  a 
d'éléments  constitutifs,  autant  de  places  différen- 
tes qu'il  y  a  de  nerfs  qui  en  partent  ou  qui  s'y 
réunissent.  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi;  les  plus  ré- 
centes découvertes  en  physiologie  nous  apprennent 
que  les  agents  physiques  du  mouvement  ont  un 
autre  centre,  une  autre  origine  que  les  nerfs  de 
la  sensation.  2°  Nous  n"avons  pas  seulement  con- 
science d'un  seul  moi,  d'un  moi  toujours  un  au 
milieu  de  la  variété  de  nos  modes  et  de  nos  at- 
tributs ;  nous  savons  aussi  être  toujours  la  même 
personne,  malgré  les  manifestations  si  diverses 
de  nos  facultés  et  la  rapide  succession  des  phé- 
nomènes de  notre  existence.  ISolre  identité  ne 
peut  pas  plus  être  mise  en  doute  que  notre  unité; 
elle  n'est  pas  autre  chose  que  notre  unité  elle- 
même,  considérée  dans  le  temps,  considérée  dans 
la  succession  au  lieu  de  l'être  dans  la  variété  ;  et 
si  on  voulait  la  nier  malgré  l'évidence,  il  faudrait 
nier  en  même  temps  le  souvenir,  par  conséquent 
la  pensée,  car  il  n'y  a  pas  de  pensée,  pas  de  rai- 
sonnement, pas  d'expérience,  sans  souvenir;  il 
faudrait  nier  aussi  la  liberté,  qui  est  impossible 
sans  l'intelligence,  et  les  plus  nobles  sentiments 
du  cœur,  dont  le  souvenir,  c'est-à-dire  dont  l'i- 
dentité de  notre  personne  est  la  condition  indis- 
pensable. Nos  organes,  au  contraire,  ne  demeurent 
les  mêmes  ni  par  la  forme  ni  par  la  substance. 
Au  bout  d'un  certain  nombre  d'années,  ce  sont 
d'autres  molécules,  d'autres  dimensions,  d'autres 
couleurs,  un  autre  volume,  une  autre  consistance, 
un  autre  degré  de  vitalité,  et  l'on  peut  dire  sans 
exagération,  d'autres  organes  qui  ont  pris  la  place 
des  premiers.  Ainsi  notre  corps  se  dissout  et  se 
reforme  plusieurs  fois  durant  la  vie,  tandis  que 
le  moi  se  sait  toujours  le  même  et  embrasse  dans 
une  seule  pensée  toutes  les  périodes  de  son  exis- 
tence. Ce  lait,  si  étrange  qu'il  paraisse,  n'est  pas 
une  hypothèse  imaginée  par  le  spiritualisme, 
c'est  le  résultat  des  plus  récentes  découvertes  et 
des  expériences  les  plus  positives  ;  c'est  un  té- 
moignage que  la  physiologie  rend  au  principe 
même  de  la  science  psychologique. 

Aux  deux  preuves  que  nous  venons  de  citer  nous 
ajouterons  une  observation  générale  qui  servira 
peut-être  à  les  compléter  et  à  séparer  plus  nette- 
ment le  moi  de  l'organisme.  Si  les  actes  de  l'in- 
telligence et  les  phénomènes  du  sens  intime  n'ap- 
partiennent pas  à  un  sujet  distinct,  ils  rentrent 
nécessairement  dans  la  physiologie,  ils  devien- 
nent, aux  termes  de  cette  science,  de  simples 
fonctions  du  cerveau.  Or,  il  n'existe  pas  la  moin- 
dre analogie  entre  les  actes,  entre-  les  phénomè- 
nes dont  nous  venons  de  parler,  et  des  fonctions 
purement  organiques.  Celles-ci,  quoi  qu'on  fasse, 
ne  sauraient  être  connues  sans  les  organes,  sans 
les  instruments  matériels  qui  les  exécutent,  et  ne 
sont  elles-mêmes  que  des  mouvements  matériels. 
Qui  pourrait  se  faire  une  idée  exacte,  une  idée 
scientifique  de  la  respiration  sans  savoir  ce  que 
c'est  que  les  poumons?  Qui  pourrait  se  représen- 
ter la  circulation  sans  savoir  ce  que  c'est  que  le 
cœur,  les  aitères  et  les  veines;  ou  la  nutrition 
sans  avoir  étudié  aucun  des  organes  qui  y  con- 
courent? Il  en  est  de  même  des  organes  sensitifs, 
par  exemple  de  la  vue  et  de  l'ou'ie,  quand  on  a 
distingué  leurs  fonctions  réelles,  leur  concours 
physiologique,  de  la  sensation  et  ue  la  perception 
qui  les  accompagnent.  Tout  au  contraire,  nous 
pouvons  acquérir  par  l'observation  intérieure  une 
connaissance  très-approfondie.  très-analytique  de 
nos  facultés  intellectuelles  et  inorales,  et  du  sujet 
même  de  ces  facultés,  c'est-à-dire  du  moi  consi- 
déré comme  une  personne,  en  même  temps  que 
nous  serons  dans  la  plus  entière  ignorance  de  la 


nature  et  des  fonctions  du  cerveau.  La  sensation 
elle-même  peut  être  connue  dans  son  caractère 
propre,  dans  son  élément  psychologique,  dans  le 
plaisir  ou  la  douleur  qu'elle  apporte  avec  elle, 
indépendamment  de  ses  conditions  matérielles  ou 
de  ses  rapports  avec  le  système  nerveux.  Sans 
doute,  ce  serait  une  manière  très-complète  d'é- 
tudier l'homme  et  sa  condition  pendant  la  vie, 
que  de  l'isoler  ainsi  au  fond  de  sa  conscience,  en 
fermant  les  yeux  sur  tous  les  liens  qui  l'attachent  à 
la  terre,  sur  toutes  les  forces  qui  limitent  la  sienne 
et  dont  le  concours  lui  est  nécessaire  pour  attein- 
dre le  but  de  son  existence.  Mais,  tout  en  se  trom- 
pant sur  leurs  limites,  en  ignorant  leurs  condi- 
tions extérieures  et  leurs  rapports  avec  le  monde 
ptiysique.  il  n'en  connaîtrait  pas  moins  la  vraie 
nature  dé  ses  facultés,  de  ses  modes  et  de  son 
être  proprement  dit,  de  ce  qui  constitue  son  moi. 
Nous  nous  empressons  d'ajouter  que  cette  con- 
naissance il  la  demanderait  en  vain  à  l'étude  des 
nerfs  et  de  l'encéphale,  et  en  général  à  des  expé- 
riences faites  sur  les  organes. 

A  part  les  faits  que  nous  avons  empruntés  a 
la  physiologie,  et  qui  n'appartiennent  pas  direc- 
tement à  notre  sujet,  qui  ne  nous  éclairent  sur 
la  nature  de  l'âme  que  par  les  contrastes,  en  nous 
montrant  dans  l'organisme  des  caractères  tout  op- 
posés, tout  ce  que  nous  avons  dit  jusqu'à  présent 
ne  sort  pas  du  cercle  de  la  psychologie,  ou  de 
l'observation  de  conscience.  En  effet,  comme  nous 
l'avons  démontré  plus  haut,  c'est  par  la  conscience 
que  nous  connaissons  immédiatement  et  l'unité 
et  l'identité  du  moi.  Sans  ces  deux  conditions  la 
conscience  elle-même  serait  impossible,  et  elle 
les  réfléchit  dans  chacun  des  faits  qu'elle  nous  ré- 
vèle aussi  bien  que  dans  le  moi  tout  entier.  Or. 
l'unité  et  l'identité  du  moi  suffisent  pour  le  dis- 
tinguer des  organes  et  de  la  matière  en  général. 
C'est  donc  par  un  excès  de  timidité  qu'un  philo- 
sophe moderne  (Jouffroy,  préface  des  Es<^/utses  de 
philosophie  morale),  d'ailleurs  plein  d'élévation 
et  défenseur  des  plus  nobles  doctrines,  a  voulu 
placer  en  dehors  de  la  psychologie  et  des  faits  de 
conscience  la  question  que  nous  venons  de  résou- 
dre. C'est  là  un  tort  sans  doute,  mais  un  tort  pu- 
rement logique,  dont  on  n'a  pu,  sans  hypocrisie, 
faire  un  crime  à  l'auteur  et  à  la  philosophie  elle- 
même. 

Il  est  vrai,  cependant,  que  l'âme  n'est  pas  con- 
tenue tout  entière  dans  ce  qui  tombe  sous  la  con- 
science ou  dans  le  moi  ;  elle  est  bien  plus  que  le 
moi,  sans  en  être  essentiellement  distincte;  car 
le  moi  n'est  que  l'âme  parvenue  à  une  certaine 
expansion  de  ses  facultés,  à  un  certain  degré  de 
manifestation  qui  peut  être  retardé  ou  suspendu 
par  la  prédominance  de  l'organisme,  sans  qu'il 
en  résulte  aucune  interruption  dans  l'existence 
même  de  notre  principe  spirituel.  Essayez,  en  ef- 
fet, d'admettre  le  contraire;  supposez,  pour  un  in- 
stant, l'identité  absolue  de  l'âme  et  du  moi  :  vous 
aurez  aussitôt  contre  vous  les  plus  formidables 
objections  du  matérialisme.  Oii  était  votre  âme 
pendant  votre  première  enfance,  quand  vous  n'a- 
viez pas  encore  la  conscience  de  vous-même,  quand 
toute  votre  existence  intérieure  était  bornée  à 
quelques  vagues  sensations  dont  le  sujet,  l'objet 
et  la  cause  se  trouvaient  confondus  dans  les  mê- 
mes ténèbres?  Que  devient  cette  àme  dans  l'éva- 
nouissement, dans  la  léthargie,  dans  le  sommeil 
sans  rêves,  dans  l'idiotisme  et  la  démence?  Mais 
si,  d'une  part,  je  suis  obligé  de  croire  à  mon  iden- 
tité comme  à  la  condition  même  de  mon  existence; 
si,  d'une  autre  part,  il  est  prouvé  par  l'expérience 
que  le  fait  sans  lequel  il  n'v  a  plus  de  moi,  que 
la  conscience  peut  rester  aLsente,  s'évanouir  et 
s'éclipser,  il  est  évident  qu'il  faut  étendre  au  delà 
de  la  conscience  et  du  moi  le  principe  constitutif 


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de  mon  être,  c'est-à-dire  mon  àme,  dont  l'idée 
m'est  fournie  par  la  raison  dans  un  fait  de  con- 
s.;ience.  De  là  la  nécessité,  comme  nous  l'avons 
dit  en  commençant,  d'ajouter  à  la  définition  psy- 
chologique de  l'àmc,  ou  à  la  simple  énumération 
de  ses  facultés,  une  autre  définition  plus  élevée, 
ayant  pour  but  de  nous  faire  connaître  son  es- 
sence, son  principe  constitutif  et  vraiment  inva- 
riable. 

Ceux  qui  ont  confondu  l'àme  tout  entière  avec 
le  moi,  ont  dû  nécessairement  se  tromper  sur  son 
essence;  car,  dans  le  cercle  étroit  où  ils  se  sont 
renfermés,  ils  ne  pouvaient  rencontrer  que  les  fa- 
cultés et  les  modes  dont  nous  avons  immédiate- 
ment conscience,  c'est-à-dire,  pour  parler  la  lan- 
gue de  l'école,  des  propriétés  et  des  accidents, 
des  faits  variables  ou  de  simples  abstractions. 
Aussi,  les  uns  ont-ils  cru  voir  l'essence  de  l'âme 
dans  la  pensée  :  tels  sont  tous  les  pliilosoplies  de 
l'école  cartésienne  ;  les  autres,  nous  voulons  parler 
de  Locke  et  de  Condillac,  l'ont  cherchée  dans  la 
sensibilité,  et  dans  un  seul  mode  de  la  sensibi- 
lité, dans  la  sensation  ;  enfin  un  penseur  plus  ré- 
cent, Maine  de  Biran,  a  tenté  de  la  ramener  à 
l'acte  de  volonté,  à  la  volition  proprement  dite, 
désignée  sous  le  nom  d'effort  musculaire.  Les 
conséquences  qui  résultent  de  chacune  de  ces  opi- 
nions (car  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  les  soumettre 
à  un  examen  plus  approfondi)  achèvent  de  nous 
démontrer  combien  il  est  nécessaire  d'étendre  au 
delà  des  limites  de  la  conscience  le  principe  réel 
ou  l'essence  invariable  de  notre  âme.  En  effet, 
avec  Descartes,  notre  pensée  finie,  sans  autre  sub- 
stralum  (ju'elle-mème,  c'est-à-dire  que  les  idées, 
devient  neccssairemcntun  mode  de  l'intelligence 
infinie  et  une  manifestation  passive  de  l'essence 
divine.  La  première  moitié  de  cette  conséquence 
a  été  reconnue  parMalebranche,  et  la  conséquence 
tout  entière  par  Spinoza.  Avec  le  système  de  Con- 
dillac. qui  est  sans  contredit  la  plus  complète,  ou 
du  moins  la  plus  franche  expression  du  sensua- 
lisme, toute  unité  disparaît,  la  conscience  de  notre 
identité  est  une  illusion,  l'activité  en  général,  et, 
à  plus  forte  raison,  l'activité  libre,  ne  peut  être 
admise  que  par  une  flagrante  inconséquence  ;  il 
ne  reste  plus  en  face  de  la  conscience,  que  des 
modes  fugitifs  et  involontaires  ;  le  moi  devient 
une  collection  de  sensations.  La  troisième  opi- 
nion est  sans  doute  bien  plus  près  de  la  vérité, 
mais  ce  n'est  pas  elle  encore;  car,  soit  qu'il  s'a- 
gisse de  l'acte  volontaire  ou  de  là  volonté  elle- 
même,  il  est  impossible  que  nous  y  trouvions  l'es- 
sence,' le  principe  constitutif  de  notre  âme,  le 
fond  identique  et  invariable  de  notre  être  :  l'acte 
de  volonté,  la  volition  ou  l'effort  musculaire  est 
un  simple  phénomène,  un  mode  variable  et  fugi- 
tif, bienquj  nous  en  soyons  les  auteurs.  Un  acte 
n'est  certainement  pas  identique  à  un  autre  acte, 
et  la  volonté,  c'est-à-dire  une  faculté  du  moi,  un 
certain  mode  d'activité  qui  exige  la  plus  parfaite 
conscience,  est  sujette  à  des  interruptions  et  à  des 
absences.  Elle  n'existe  pas,  ou,  ce  qui  revient  au 
même,  elle  ne  se  révèle  pas  encore  dans  le  nou- 
veau-né ;  elle  est  absente  dans  la  léthargie  et  le 
sommeil  profond;  elle  manque  entièrement  chez 
l'idiot. 

Il  ne  suffit  pas  de  démontrer  que  l'âme  ne  peut 
être  contenue  tout  entière  ni  dans  le  moi,  ni  dans 
aucune  des  facultés  du  moi  ;  il  faut  encore,  en 
prenant  pour  guide  la  raison  à  la  place  de  la  con- 
science qui  nous  fait  défaut,  que  nous  sachions 
positivement  ce  qu'elle  est,  j'entends  en  elle-mê- 
me, dans  son  principe  le  plus  intime.  D'abord  elle 
est  comme  le  moi  une  et  identique  ;  car  l'unité 
et  l'identité  de  notre  personne,  quoique  connues 
d'une  manière  immédiate,  ne  sont  pas  simple- 
ment des  faits  de  conscience,  mais  les  conditions 


internes,  les  conditions  absolues  de  css  faits etda 
moi  lui-même.  Or  de  telles  conditions,  je  veux 
dire  de  telles  qualités,  ne  peuvent  avoir  leur  siège 
que  dans  le  principe  réel,  dans  le  véritable  centre 
de  notre  existence.  Mais  cela  n'est  pas  assez  : 
l'unité,  par  elle-même,  n'est  qu'une  abstraction, 
et  l'identité,  comme  nous  l'avons  démontré  pré- 
cédemment, n'est  que  la  persévérance  de  l'unité, 
ou  l'unité  continue.  Rien  n'existe  véritablement, 
rien  ne  sort  du  cercle  des  abstractions  ou  des  ap- 
parences, que  ce  qui  agit  ou  en  soi  ou  hors  ae 
soi  ;  ce  qui  a  quelque  vertu,  quelque  pouvoir, 
en  un  mot,  ce  qui  est  une  cause  efficiente.  Or 
toute  cause  distinguée  de  ses  actes,  distinguée 
de  ses  modes  ou  de  ses  différents  degrés  d'activi- 
té, c'est  ce  qu'on  appelle  une  force.  Donc,  l'âme 
est  une  force  indivisible  et  identique,  c'est-à-dire 
immatérielle;  une  force  susceptible  de  sentiment, 
d'intelligence  et  de  liberté,  quoiqu'elle  n'ait  pas 
toujours  la  jouissance  ou  la  possession  actuelle 
de  ses  facultés  ;  par  là  enfin  elle  est  aussi  une 
force  perfectible,  et  nul  n'oserait  fixer  la  limite 
où  cette  perfectibilité  s'arrête;  car,  d'une  part, 
l'expérience,  lorsque  nous  n'avons  pas  renoncé  à 
nous-mêmes,  nous  montre  toujours  en  avance  sur 
le  passé,  et  de  l'autre  la  raison,  la  conception  de 
l'idéal  et  de  l'infini,  nous  ouvre  un  champ  sans 
bornes  dans  l'avenir.  Cette  théorie,  nous  avons 
hâte  de  le  dire,  n'est  pas  nouvelle  ;  elle  était  dans 
la  pensée  de  Platon  quand  il  définissait  l'âme  un 
mouvement  qui  se  meut  lui-m'me,  /tvriat;  éa-j- 
Ty,v  xtvoîKja  [Leg.,  lib.  X);  elle  était  entrevue  par 
Aristote,  quoiqu'il  ait  compris  très-imparfaite- 
ment, dans  l'homme,  la  distinction  de  l'organisme 
et  du  principe  spirituel.  Elle  a  été  surtout  déve- 
loppée par  Leibniz,  dont  le  tort  est  de  l'avoir  ap- 
pliquée, d'une  manière  absolue,  à  tous  les  objets 
de  l'univers.  Enfin,  grâce  à  des  travaux  plus 
récents,  elle  est  devenue  l'une  des  bases  de  la 
psychologie  moderne. 

Nous  pourrions  sur-le-champ  démontrer  l'im- 
mortalité de  l'âme  comme  une  conséquence  im- 
médiate de  son  caractère  métaphysique,  de  son 
immatérialité,  de  sa  perfectibilité  indéfinie;  mais, 
la  preuve  de  ce  dogme  important  ne  pouvant  être 
complète  sans  l'appui  de  certains  principes  et  de 
certains  faits  qui  ne  seraient  point  ici  à  leur 
place,  nous  avons  cru  nécessaire  d'y  consacrer  un 
article  à  part{voy.  Immortalité).  Nous  nous  bor- 
nerons, dans  celui-ci,  à  passer  en  revue  les  di- 
verses questions  auxquelles  a  donné  lieu  l'idée 
d'une  àme  immatérielle  unie  à  un  corps,  et  à  in- 
diquer sommairement  les  résultats  de  ces  recher- 
ches plus  ou  moins  utiles  à  la  science. 

1°  On  a  demandé  comment  l'âme  et  le  corps, 
l'esprit  et  la  matière,  si  complètement  différents 
l'un  de  l'autre,  peuvent  cependant  agir  l'un  sur 
l'autre  ;  comment,  sans  étendue,  par  conséquent 
sans  occuper  aucun  point  de  l'espace,  le  moi  de- 
vient la  cause  de  certains  mouvements  des  or- 
ganes, et  les  organes  de  certaines  sensations  du 
moi,  qui  devrait,  par  sa  simplicité  indivisible, 
être  entièrement  à  l'abri  de  leur  grossière  in- 
fluence ?  Différents  systèmes  ont  été  imaginés 
pour  résoudre  cette  question  :  les  uns  ont  eu  re- 
cours à  une  substance  intermédiaire,  à  un  être 
d'une  double  nature,  qui,  tenant  à  la  fois  de  l'âme 
et  du  corps,  peut  servir  de  médiateur  entre  ces 
deux  principes  opposés.  Cet  être  imaginaire  a 
reçu  le  nom  de  médiateur  plastique.  Mais  on  le 
reconnaît  aussi  dans  les  esprits  animaux,  ad- 
mis par  les  physiologistes  et  les  pliilosoplies  du 
xvir'  siècle,  dans  Varchée  de  Van-Helmont  et  la 
flamme  vitale  de  Willis.  Les  autres,  ne  voyant 
aucun  lien  possible  entre  l'esprit  qu'ils  faisaient 
consister  exclusivement  dans  la  pensée,  et  la  ma- 
tière à  laquelle  ils  donnaient  pour  essence  l'éten. 


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due,  se  sont  adresses  à  rintervcntion  divine  pour 
exciter  dansl'àme  les  jihcnomcnes  correspondant 
aux  divers  états  du  corps,  et  dans  le  corps  les 
mouvements  nécessaires  pour  exécuter  on  traduire 
aux  yeux  les  pensées  de  l'âme.  Tel  est,  en  sub- 
stance, le  syslcme  des  causes  occasionnelles,  dont 
l'invention  appartient  à  l'école  cartésienne.  Leib- 
niz, ainsi  que  Descartes,  établit  un  aljîme  entre 
les  deux  principes  de  la  nature  humaine;  il  va 
même  jusqu'à  nier  d'une  manière  générale  toute 
influence  d'une  substance  finie  sur  une   autre. 
Mais,  croyant  au-dessous  de  la  sagesse  et  de  la 
majesté  divines  d'intervenir  directement  dans  tous 
les  phénomènes  de  notre  existen':e,  il  a  imaginé 
que  dès  l'instant  où  ils  furent  créés,  l'âme  et  le 
corps  ont  été  tellement  organisés,  que  les  phéno- 
mènes de  l'un  fussent  en  accord  parfait  avec  les 
phénomènes  de  l'autre.  Ce  sont  deux  pendules  fa- 
briquées ave:;  tant  d'art,  qu'elles  marchent  tou- 
jours ensemble  et  n'offrent  jamais  la  plus  petite 
différen:e  dans  l'indication  des  heures.  Voilà  ce 
qu'on  a  appelé  le  système  de  Vharmonie  prééta- 
blie; système  qui  n'est  qu'une  simple  application 
de  celui  des  Monades.  Enfin,  la  plupart  des  phi- 
losophes spiritualistes  se  sont  contentés  d'admet- 
tre,  sans  l'expliquer,   rinfiuence   naturelle   {in- 
fluxum  physicum)     que   les  deux    substances 
exercent  l'une  sur  l'autre.  Mais  ce  n'est  pas  là, 
comme  on  l'enseigne  presque  généralement,  un 
système  de  plus  j   c'est  simplement  l'expression 
du   fait  dont  on  a  cherché  à  se  rendre  compte. 
Quant  aux  trois  opinions  précédentes,    il    n'est 
pas  difficile   d'apercevoir  au  premier  coup  d'œil 
ce  qu'elles  ont  de  faux  et  d'imaginaire.   La  pre- 
mière ne  fait  qu'ajouter  au  fait  qu'il  s'agit  d'ex- 
pliquer une  hypothèse  tout  aussi  inexplicable.  Les 
deux  autres,  non  moins  arbitraires,  ont  en  outre 
le  tort  de  supprimer  la  liberté  humaine  et  de 
rendre  Dieu  responsable  de  toutes  nos  actions. 
Toutes  trois  sont  en  opposition  directe  avec  le  té- 
moignage de  la  conscience;  car  c'est  pour  moi 
une  conviction  intime,  indestructible,  un  faitaussi 
évident  que  celui  de  mon  existence,  que  ma  vo- 
lonté est  la  vraie  cause,  la  cause  immédiate  de 
certains  mouvements  de  mon  corps,  et  que,  d'un 
autre  côté,  les  impressions  de  mes  sens  sont  trans- 
mises jusqu'à  mon  intelligence  et  à  ma  sensibi- 
lité. La  physiologie  me  désigne  les  organes  qui 
concourent  à  cette  opération,  et  me  prouve  par 
de  nombreuses  expériences  que  leur  destruction 
entraîne  avec  elle  celle  des  phénomènes  dont  ils 
senties  agents.  Si  l'on  veut  maintenant respe:ter 
les  faits  sans  renoncer  à  comprendre  le  mystérieux 
commerce  de  l'âme  et  du  corps,  on  y  parviendra 
peut-être  en  se  pénétrant  de  cette  idée  que  l'es- 
sence, le  principe  constitutif  de  la  matière  ne  con- 
siste pas  plus  dans  l'étendue  que  l'essence  de  l'âme 
dans  les  phénomènes  si  fugitifs  de  la  conscience. 
En  effet,  quand  nous  voulons  faire  de  l'étendue 
autre  chose  qu'un  phénomène,  quand  nous  vou- 
lons en  faire  le  principe  de  la  realité  extérieure 
et  la  réduire  à  ses  éléments  les  plus  simples,  aus- 
sitôt elle  fuitdevant nous  comme  une  ombre  vainc 
elle  échappe  à  la  fois  à  nos  sens  et  à  notre  raison 
par  sa  divisibilité  infinie.  Je  dis  sa  divisibilité  in- 
finie, car  nous  ne  pouvons  pas  en  admettre  une 
autre.  Là  où  cesse  la  divisibilité,  cesse  également 
l'étendue  et  par  conséquent  la  matière.  Non,  la 
matière  est  une  force,   ou  plutôt  un  système  de 
forces  subordonnées  les  unes  aux  autres,   et  se 
manifestant  dans  l'espace  sous  des  formes  éten- 
dues et  divisibles  comme  l'âme  se  manifeste  par 
des  faits  de  conscience.  Mais  il  ne  s'agit  pas  ici  de 
la  matière  en  général  ;  il  est  question  d'un  corps 
organisé  et  vivant  :  car  ce  n'est  que  sur  un  tel 
corps  que  l'âme  peut  exercer  une  action  immé- 
diate. Or,  partout  où  se  montrent  l'organisation  | 


et  la  vie,  il  y  a  des  formes  intelligibles  et 
des  principes  iinmatériels.  Voy.  Matière,  Vie, 
Force,  etc. 

2°  On  a  demandé  dans  quelle  partie  du  corps 
la  substance  spirituelle  avait  en  quelque  sorte 
fixé  sa  demeure,  ou,  pour  me  servir  des  termes 
consacrés,  quel  était  le  siège  de  l'âme.  Juscju'à 
ces  derniers  temps,  les  philo.sophes  et  les  méde- 
cins se  sont  montrés  très-occupés  de  cette  ques- 
tion. Ceux  qu  reconnaissent  plusieurs  âmes,  par 
exemple  Platon,  Pythagore  et  leurs  disciples, 
admettaient  pour  chacune  d'elles  un  siège  diffé 
rent.  Ainsi,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  l'âme 
raisonnable  était  placée  dans  le  cerveau,  l'âme 
irascible  dans  la  poitrine,  et  l'âme  concupiscible 
ou  sensitive  dans  le  bas-ventre.  Anst^ote  seul,  re- 
gardant le  cerveau  comme  un  organe  très-froid, 
destiné  seulement  à  rafraîchir  le  cœur  par  les  va- 
peurs qu'il  en  faisait  naître,  a  renfermé  dans  ce 
dernier  organe  le  principe  de  toute  vie  et  de  toute 
intelligence.  Ceux  qui  se  bornaient  à  une  seule 
âme  la  logeaient  dans  la  poitrine  ou  dans  la  tête, 
selon  qu'elle  passait  à  leurs  yeux  pour  le  principe 
(le  la  vie  animale  ou  pour  une  force  tout  à  fait 
distincte  de  l'organisme.  Les  modernes,  non  con- 
tents de  placer  l'âme  dans  le  cerveau,  ont  voulu 
encore  la  circonscrire  dans  une  partie  déterminée 
de  ce  viscère.  Descartes  avait  choisi  la  glande 
pinéale,  sous  prétexte  qu'elle  est  seul^  dans  le 
cerveau,  et  qu'elle  y  est  comme  suspendue  de 
manière  à  se  prêter  facilement  à  tous  les  mouve- 
ments exigés  par  les  phénomènes  intérieurs.  D'au- 
tres, pour  des  raisons  tout  aussi  péremptoires, 
ont  donné  la  préférence  soit  aux  ventricules  du 
cerveau,  soit  au  centre  oval,  soit  au  corps  calleux. 
Aucune  de  ces  hypothèses  n'a  pu  résister  long- 
temps au  sens  commun  et  à  l'expérience.  Aujour- 
d'hui la  question  même  qui  les  avait  provoquées 
a  disparu  complètement.  Les  philosophes  ont  la 
conviction  que  l'âme,  ne  pouvant  être  contenue 
dans  un  point  particulier  de  l'espace,  ne  doit  pas 
non  plus  être  circonscrite  dans  une  partie  déter- 
minée du  corps  ;  mais  qu'elle  tient  dans  sa  puis- 
sance le  corps  tout  entier  et  se  manifeste  par  ses 
mouvements.  Les  physiologistes  ont  pense  qu'au 
lieu  d'assigner  à  l'âme  un  siège  imaginaire,  il 
valait  mieux  rechercher  quels  sont  les  organes 
par  lesquels  elle  reçoit  les  impressions  du  corps 
cl  lui  fait  subir  à  son  tour  sa  propre  influence. 
C'est  ainsi  que  Bichat  a  découvert  en  nous  deux 
sortes  de  vies  parfaitement  distinctes  :  l'une  or- 
ganique, sans  conscience  ;  l'autre  de  relation. 
accompagnée  de  conscience  et  de  sensibilité. 
N'est-ce  pas  la  vie  végétative  et  la  vie  sensitive 
des  anciens,  placées  l'une  et  l'autre  au-dessous 
de  l'âme  proprement  dite  ?  Des  expériences  plus 
récentes  ont  établi  une  autre  distinction  non 
moins  digne  d'intérêt,  celle  des  nerfs  qui  servent 
au  mouvement,  et  des  nerfs  uniquement  consacrés 
à  la  sensation.  Que  le  cerveau  soit  le  centre  et 
le  point  de  départ  de  tous  ces  agents  de  com- 
munication entre  les  deux  principes,  c'est  encore 
un  fait  qui  ne  saurait  être  contesté.  Mais  lors- 
qu'on a  voulu  aller  plus  loin,  quand  on  a  voulu 
assigner  à  chaque  faculté,  à  chaque  ordre  d'idées, 
à  chaque  direction  de  l'activité  morale,  un  or- 
gane séparé  dans  l'encéphale,  alors  on  est  tombé 
dans  le  vieux  matérialisme  qu'on  a  vainement 
essayé  de  rajeunir  par  un  amas  d'anecdotes  et 
de  commérages  contradictoires,  décorés  du  nom 
de  phrcnologie  (voy.  ce  mot). 

3°  On  a  demande  d'où  vient  l'âme,  quelle  est 
son  origine  et  de  quelle  manière  elle  pénètre  dans 
le  corps  poury  fi,xer  momentanément  sa  demeure. 
La  première  de  ces  questions  ne  peut  être  résolue 
que  par  des  vues  générales  sur  l'origine  des 
choses,  sur  l'essence  absolue  des  êtres  et  les  rap- 


AME 


—  43  — 


AMIÎ 


Sorts  de  Dieu  avec  ses  créatures.  11  nous  est 
onc  impossible  de  nous  en  occuper  ici,  môme 
sous  le  point  de  vue  liistorique.  Quant  à  savoir 
comment  s'opère  l'association  de  l'ànie  et  du 
corps,  il  existe  sur  ce  sujet  plusieurs  hypothèses 
ique  nous  nous  bornerons  à  indiquer  sommaire- 
Iment  ;  car  le  problème  en  lui-môme,  conçu 
comme  il  l'a  été  jusqu'à  présent,  échappe  à  tous 
les  procédés  de  la  science.   Les  uns  ont  pensé 

3ue  notre  vie  actuelle  n'est  que  la  conséquence 
'une  vie  antérieure;  que,  par  conséquen.t,  toutes 
les  àmcs  ont  existé  avant  d'appartenir  à  ce  monde, 
et  (lue  chacune  d'elles,  poussée  par  une  force 
iriésistihle,  choisit  nalurellemont  le  corps  dont 
(Mlo  est  diçne  par  son  existence  passée.  Ce  sen- 
liinont,  tres-repandu  en  Orient,  enseigné  par 
Pylliagore,  développé  avec  beaucoup  d'éloquence 
dans  les  Dialogues  de  Platon,  adopté  aussi  par 
(]U('lques  Pères  de  l'Église,  entre  autres  par  Ori- 
txl'nc  (Huet,  Origcninua.  liv.  II,  c.  ii,  quesl.  6), 
est  celui  qu'on  appelle  le  dogme  de  la  préexis- 
tence. Selon  les  autres^  à  mesure  qu'un  corps 
est  sur  le  point  de  naître,  Dieu  crée  pour  lui 
une  àme  nouvelle,  et  par  conséquent  le  nombre 
des  naissances  décide  absolument  du  nombre 
dos  âmes.  Cette  opinion  encore  avait  cours  chez 
plusieurs  Pères  de  l'Église,  chez  les  Pélagiens. 
([ui  croyaient  délivrer  par  ce  moyen  la  liberté 
humaine  du  dogme  de  la  prédestination,  et  chez 
tous  les  pliilosophes  scolastiques,  qui  avaient 
la  naïveté  de  la  croire  parl'aitement  d'accord  avec 
le  système  d'Aristote.  Ils  appliquaient  à  l'âme  ce 
que  ce  philosophe  a  dit  de  l'intelligence  active, 
à  savoir  :  qu'elle  est  immortelle  et  qu'elle  vient 
du  dehors  {de  Anima,  lib.  III,  c.  v).  Enfin  on  a 
miaginé  une  troisième  hypothèse  d'après  laquelle 
toutes  les  âmes,  après  avoir  existé  en  germe 
dans  notre  premier  père,  se  propagent  comme 
]ps  corps  par  la  génération  physique.  Cette  doc- 
t:  ::ic,  soutenue  d'abord  par  Tertullien  {de  Anima, 
c.  xix),  reprise  ensuite  par  Luther,  qui  la  trouvait 
c:i l'orme  au  dogme  du  péché  originel,  fut  aussi 
(k:endue  par  Leibniz  comme  la  seule  où  la 
philosophie  et  la  théologie  pussent  se  rencontrer. 
Voi -i  de  quelle  manière  il  s'exprime  à  ce  sujet 
(/Vsn/s  de  Théod.,  1"  part.,  §  91)  :  «  Je  croirais 
que  les  âmes  qui  seront  un  jour  âmes  humaines, 
C'  lame  celles  des  autres  espèces,  ont  été  dans 
les  semences  et  dans  les  ancêtres  jusqu'à  Adam, 
et  ont  existé,  par  conséquent,  depuis  le  com- 
mencement des  choses, toujours  dans  une  manière 
de  corps  organisé.  »  Mais  Leibniz  ajoute  que  des 
âmes,  d'abord  purement  sensitives  ou  animales, 
ne  reçoivent  la  raison  qu'à  la  génération  des 
hommes  à  qui  elles  doivent  appartenir.  C'est  le 

■  système  général  des  monades  appliqué  au  prin- 

-  cipe  spirituel  de  la  nature  humaine. 

4°  On  a  demandé,  enfin,  si  l'on  pouvait  recon- 
naître chez  les  bêtes  comme  chez  les  hommes 
une  âme  ou  un  principe  immatériel,  quoique 
voué  à  la  mort,  et  privé  d'un  grand  nombre  de 
nos  facultés.  Ici,  comme  dans  les  questions  pré- 
cédentes, des  solutions  très-diverses  viennent 
s'offrir  à  nous.  Nous  laisserons  de  côté  les  solu- 
tions matérialistes,  fondées  sur  une  négation  ab- 
solue du  principe  spirituel,  pour  ne  parler  que 
de  celles  qui  reconnaissent  dans  l'homme  et  au- 
dessus  de  lui  l'existence  de  ce  môme  principe.  La 
plus  ancienne  de  toutes  est  sans  contredit  le  sys- 
tème de  la  métempsycose  qui  fait  des  corps  des 
animaux  comme  autant  de  lieux  de  châtiment 
pour  les  âmes  humaines.  Cependant  nous  ferons 
remarquer  que,  outre  ces  âmes  captives  et  dé- 
chues, condamnées  à  expier  dans  une  organisa- 
tion plus  grossière  les  fautes  d'une  vie  antérieure, 
Pythagore  et  Platon  reconnaissaient  aussi  chez 
les  bêtes  un  principe  particulier,  l'âme  sensitive 


(t6  èirt6u[xïiTixôv),  le  môme  que  celui  à  qui  ils 
confiaient  chez  l'homme  les  fonctions  de  la  vie 
matérielle.  Anaxagore  n'admettait  aucune  diffé- 
rence essentielle  entre  l'âme  des  animaux  et 
celle  des  hommes;  ce  qui,  d'après  lui,  donnait 
aux  uns  et  aux  autres  le  mouvement,  la  sensibi- 
lité et  la  vie,  c'était  l'intelligence  universelle, 
l'âme  du  monde,  le  voùc,  qui  après  avoir  tiré  la 
nature  du  chaos,  se  montrait  également  chez  tous 
les  êtres  animés  dans  des  proportions  analogues 
à  leurs  différentes  organisations.  Aristote,  comme 
nous  l'avons  déjà  dit,  reconnaissait  sous  le  nom 
d'âme  autant  de  principes  différents  qu'il  y  a  de 
degrés  prin-ipaux  dans  la  vie.  Il  n'admettait 
donc  chez  les  bêles  qu'une  âme  sensilive  et  mo- 
trice, à  laquelle  il  faut  joindre  l'âme  nutritive, 
commune  à  tous  les  êtres  organisés.  Celte  opi 
nion,  consacrée  en  quelque  sorte  par  la  théologie 
scolasticiue,  a  régné  paisiblement  jusqu'à  l'avéne- 
ment  de  la  philosophie  cartésienne. Descartes  ayant 
fait  consister  l'essence  de  l'âme  dans  la  pensée, 
et  s'élant  imaginé,  d'un  autre  côté,  que  les  fonc- 
tions vitales  peuvent  être  expliquées  par  des  lois 
purement  mécaniques,  a  été  naturellement  con- 
duit à  regarder  les  animaux  comme  de  vraies 
machines,  comme  des  automates  privés  d'instinct 
et  de  sensibilité.  Les  phénomènes  que  nous  ob- 
servons en  eux  ne  sont  que  des  mouvements 
produits  par  les  esprits  animaux,  c'est-à-dire  par 
des  corps  extrêmement  subtils  qui  se  dégagent 
du  sang  échauffé  par  le  cœur,  se  répandent  dans 
le  cerveau,  de  là  dans  les  nerfs,  et  vont  ensuite 
ébranler  les  muscles  (voy.  les  Lettres  de  Des- 
cartes, principalement  les  lettres  xxvr,  xl,  xli, 
etc.).  Le  fond  de  cette  hypothèse  avait  déjà  été 
imaginé  par  un  médecin  espagnol  du  xvi'  siè- 
cle, appelé  Gomesius  Pereira,  auteur  d'un  ou- 
vrage très-obscur,  publié  pour  la  première  fois  à 
Médine  en  ]bhk,  sous  le  titre  bizarre  d'Antoniana 
Margarita.  Mais  il  ne  fallait  rien  moins  que  le 
génie  de  Descartes  pour  donner  quelque  crédit 
à  un  paradoxe  aussi  étrange.  La  monadologie  de 
Leibniz  rendit  aux  bêtes  leur  âme  sensitive  ; 
car,  lorsque  tout  dans  l'univers  est  composé  de 
principes  spirituels,  de  monades  où  la  vie  et  l'in- 
telligence sont  plus  ou  moins  développées,  il  est 
impossible  de  ne  pas  reconnaître  chez  les  ani- 
maux une  âme  inférieure  à  celle  de  l'homme. 
Buft'on  essaya  vainement  de  réhabiliter  le  para- 
doxe cartésien  ;  mais  Condillac,  dans  son  traité 
des  Animaux,  alla  trop  loin  lorsque,  en  réfu- 
tant le  célèbre  naturaliste,  il  accorda  à  la  brute 
les  mêmes  facultés  qu'à  l'homme,  n'établissant 
entre  eux  d'autre  différence  que  celle  qui  résulte 
de  leui-s  besoins,  et  ne  voyant  dans  ces  besoins 
eux-mêmes  qu'un  effet  de  l'organisation.  La 
psychologie  actuelle,  exclusivement  préoccupée 
de  l'homme,  dont  la  connaissance  est  pour  elle  le 
po  nt  de  départ  de  toute  philosophie,  n'a  pas  en- 
core eu  le  temps  d'arriver  à  cette  question.  Mais, 
à  vrai  dire,  elle  se  trouve  toute  résolue  par  les 
éléments  que  nous  fournit  notre  propre  con- 
science. Si,  d'une  part,  certains  faits  extérieurs 
par  lesquels  se  manifestent  spontanément  les  plus 
grossiers  instincts  et  les  passions  de  l'homme,  se 
montrent  aussi  chez  les  animaux  provoqués  par 
les  mêmes  causes  et  gouvernés  par  les  mêmes 
lois  ;  j'entends  des  causes  et  des  lois  physiques  ; 
si,  d'un  autre  côté,  il  est  psychologiquement  dé- 
montré que  ni  le  désir,  ni  la  sensation,  ni  l'initia- 
tive du  mouvement  ne  sauraient  appartenir  à  un 
sujet  divisible  et  étendu,  il  est  bien  évident  qu'il 
faut  admettre  chez  la  brute  un  prin -ipe  immaté- 
riel, une  force  douée  de  vie  et  de  sensibilité  dont 
les  organes  ne  sont  que  les  instruments.  Cette 
force,  on  l'appellera  si  l'on  veut  une  âme,  pourvu 
qu'on  n'oublie  pas  l'immense  intervalle  qui  la  se- 


AME 


44  — 


AME 


pare  de  l'àme  humaine;  seuls  au  milieu  de  ce 
monde,  nous  avons  en  partage  la  liberté,  la  rai- 
son ou  la  faculté  de  l'absolu,  la  conscience  d'une 
tâche  infinie,  d'une  perfectibilité  sans  limites, 
et  par  conséquent  un  gage  d'immortalité. 

Il  est  impossible  de  joindre  à  cet  article  une 
Libliograpliic  particulière,  car  la  théorie  de  l'àme 
fait  nécessairement  partie  de  tous  les  traités  et 
de  tous  les  systèmes  de  philosophie. 

AME  DU  MONDE.  L'idée  d'une  force  immaté- 
rielle, mais  confondue  avec  la  matière  et  ne  s'é- 
tendant  pas  au  delà,  lui  servant  à  la  fois  de 
principe  moteur  et  de  principe  plastique,  c'est-à- 
dire  lui  donnant  à  la  fois  le  mouvement  et  cette 
variété  de  formes  que  nous  admirons  dans  la  na- 
ture, voilà  ce  que  les  philosophes  ont  désigné 
sous  le  nom  d'âme  du  monde,  et  que  plusieurs 
d'entre  eux  ont  substitué  à  l'idée  même  de  Dieu. 
Cette  hypothèse  est  presque  aussi  ancienne  que 
la  philosophie.  On  la  trouve  d'abord  sous  une 
forme  assez  obscure,  dans  le  système  de  Pytha- 
gore,  qui  pourrait  bien  lavoir  empruntée  du  pan- 
théisme de  l'Orient;  en  plaçant  au-dessus  d'elle 
la  conception  d'un  être  vraiment  infini.  Du  sys- 
tème de  Pythagore  elle  a  passé  dans  celui  de 
Platon,  où  elle  prend  un  caractère  plus  précis  et 
plus  ferme.  Platon,  ne  pouvant  concevoir  que 
l'intelligence  pure,  que  la  substance  des  idées 
éternelles  puisse  agir  directement  sur  la  matière, 
a  placé  entre  ces  deux  principes  une  substance 
intermédiaire,  formée  à  la  fois  d'un  élément  in- 
variable, identique  comme  l'intelligence  (TaviTÔv), 
et  d'un  autre  qui  varie  comme  les  objets  sensi- 
bles (6âTepov).  Il  pensait,  en  outre,  que  l'univers, 
étant  l'œuvre  de  l'intelligence  suprême,  devait 
être  parfait  autant  que  le  permet  son  essence, 
et  que  cette  perfection,  il  la  posséderait  à  un 
plus  haut  degré  s'il  était  animé  que  s'il  ne  l'était 
pas.  C'est  ainsi  qu'il  justifie  l'existence  et  qu'il 
définit  les  caractères  de  l'àme  du  monde.  C'est 
à  elle  qu'il  confie  la  tâche  de  répandre  dans  toute 
la  nature  le  mouvement,  la  sensibilité  et  la  vie. 
Son  action  se  fait  sentir  dans  le  centre  du  monde; 
mais  elle  a  aussi  des  effets  particuliers  qui  s'é- 
tendent jusqu'au  moindre  atome  de  la  matière. 
Elle  est  la  source  de  toutes  les  âmes  particuliè- 
res qui  tirent  de  son  sein  leur  substance  et  leur 
nourriture.  Le  rang  et  les  fonctions  que  Platon  a 
donnés  à  l'âme  du  monde,  ont  été  à  peu  près 
conservés  par  l'école  d'Alexandrie,  car  au-dessus 
de  ce  principe,  les  disciples  d'Ammonius  recon- 
naissaient encore  l'intelligence,  et  au-dessus  de 
l'intelligence,  l'unité  ou  le  bien.  Il  n'en  est  pas 
de  même  des  stoïciens  :  dans  leur  système, 
l'àme  du  monde  prend  la  place  de  Dieu,  et,  non 
contents  de  l'avoir  élevée  à  ce  rang  sublime,  ou 
plutôt  d'avoir  abaisse  jusqu'à  elle  l'idée  de  l'être 
absolu,  ils  en  font  encore  une  force  inséparable 
de  la  matière,  une  force  active  qui  par  sa  propre 
énergie  imprime  aux  corps  les  formes  sous  les- 
quelles ils  se  montrent  à  nos  yeux  [formam 
inundi  inforDiantcm),  et  constitue  ainsi,  tout  à 
la  fois,  le  principe  moteur  et  la  vertu  plastique 
de  l'univers....  Totosque  infusa  par  arlus,  mens 
agitât  molcm  et  magno  se  corporc  miscet.  Quand 
on  compare  cette  opinion  à  celle  de  Straton  le 
physicien,  on  ne  voit  pas  entre  elles  une  grande 
différence  :  ce  que  les  disciples  de  Zenon  déco- 
rent du  nom  de  Dieu,  le  philosophe  de  Lampsa- 
que  l'appelle  la  nature  ;  mais  du  reste,  il  lui 
laisse  absolument  le  même  rôle  :  «  Toute  la  puis- 
sance, disait-il,  que  l'on  attribue  aux  dieux 
existe  dans  la  nature.  »  Omncm  vim  divinam  in 
niilura  silam  esse  {de  Nat.  Deor.,  lib.  I,  c.  x'ii). 
C'est  elle  qui  a  fait  tout  ce  qui  existe,  ou  du 
moins  qui  a  donné  une  forme  à  tous  les  corps 
de  l'univers.  Les  mouvements  sont  la  seule  cause, 


et  les  lois  la  seule  règle  de  tout  ,ce  qui  arrive 
{Acad.  quœst.,  lib.  II,  c.  xxxviii).  L'hypothèse 
de  l'âme  du  monde  a  eu  peu  de  crédit  sous  le 
règne  de  la  philosophie  scolastique;  mais  elle 
reparaît  après  la  renaissance  des  lettres  et  de  la 
jihilosophie  ancienne,  surtout  de  la  philosophie 
de  Platon.  Un  peu  plus  tard  elle  s'introduit  sous 
une  forme  nouvelle  dans  les  systèmes  de  Cor- 
nélius Agrippa,  de  Paracelse,  de  Van-Helmont  et 
de  Henri  Morus  ;  car  ce  qu'on  désigne  sous  le 
nom  û'archve,  ce  que  Henri  Morus  appelle  prin- 
cipium  hylarchicum ,  c'est-à-dire  le  principe 
universel,  agent  de  tous  les  phénomènes  physi- 
ques, véhicule  de  toutes  les  propriétés  et  de  tous 
les  mouvements  de  la  matière,  cause  plastique  de 
toutes  les  formes  de  l'organisme,  ce  n'est  pas  au- 
tre chose  que  l'àme  du  monde.  On  la  rencontre 
aussi,  à  la  môme  époque,  chez  quelques  théolo- 
giens allemands,  par  exemple  chez  Amos  Come- 
nius  et  Jean  Bayer,  qui  ont  eu  la  prétention  de 
fonder  sur  la  BiCle,  mais  sur  la  Bible  interprétée 
à  leur  façon,  un  nouveau  système  de  physique. 
A  les  en  croire,  c'est  l'âme  du  monde  que  l'au- 
teur de  la  Genèse  a  voulu  désigner  par  ces  pa- 
roles :  «  Et  l'esprit  de  Dieu  flottait  sur  la  face  des 
eaux  {Gen.,  c.  i,  v.  2),  cet  esprit,  qui  anime  et 
qui  vivifie  le  monde,  qui  est  la  vie  elle-mêm~ 
répandue  dans  toute  la  nature,  ipsa  vila  rnund 
infusa  ad  operandum  omnia  in  omnibus  {Ph>, 
sices  ad  lumen  divinum  reformalœ  synopsis 
in-8,  Leipzig,  1633,  p.  29).  Ce  n'est  pas  Dieu, 
mais  la  première  création  de  Dieu  ;  c'est  l'œuvre 
du  Saint-Esprit,  comme  la  matière  est  l'œuvre 
de  Dieu  le  Père,  et  la  lumière  celle  du  Fils.  Il 
n'est  plus  question  de  rien  de  semblable  dans  la 
philosophie  de  nos  jours. 

On  voit  par  ce  rapide  résumé  que  l'âme  du 
monde  a  été  comprise  de  deux  manières  :  chez 
les  uns,  elle  représente  le  degré  le  plus  élevé  d. 
l'être,  elle  est  mise  à  la  place  de  Dieu  et  dégi' 
nère  en  un  véritable  panthéisme;  chez  les  autre>. 
elle  n'est  qu'une  production  ou  une  émanation  do 
la  puissance  divine,  et  son  rôle  est  de  servir  d'in- 
termédiaire entre  celle-ci  et  l'univers  matériel 
La  première  de  ces  deux  théories,  manifestemer. 
contraire  à  l'idée  que  nous  donnent  la  conscience 
et  la  raison  de  l'être  souverainement  parfait,  ser;i 
suffisamment  appréciée  dans  l'article  consacré 
au  panthéisme  en  général.  La  seconde  est  une 
hypothèse  que  rien  ne  justifie;  car  pourquoi  Dieu 
ne  pourraiMl  pas  agir  sur  les  êtres?  ou  pourquoi 
des  forces  multiples,  immatérielles  comme  celles 
dont  l'expérience  et  l'induction  constatent  pour 
nous  l'existence,  ne  pourraient-elles  pas  suffire  à 
tous  les  phénomènes  de  la  nature?  Quel  moyen, 
enfin,  a-t-on  de  s'assurer  que  le  monde  est  un 
être  animé  ;  qu'indépendamment  de  la  vie  parti- 
culière de  chacun  des  êtres  dont  il  se  compose,  i 
il  a  aussi  une  vie,  une  sensibilité  à  lui,  et  qu'il  ' 
forme  comme  un  animal  immense  dont  nous  ne 
sommes  que  les  organes?  Ce  qu'il  y  a  de  vrai 
dans  ces  rêves  justement  abandonnés,  c'est  qu'il! 
règne  dans  le  plan  de  l'univers  une  admirable  ( 
unité,  c'est  que  tout  dans  son  sein  se  meut,  s'en- 
chaîne et  se  développe  dans  une  harmonie  su- 
blime, œuvre  d'une  intelligence  et  d'un  pouvoir  [ 
sans  bornes.  I 

"Voyez  d'abord  le  Timée  de  Platon  et  le  résumé  I 
qu'on  en  a  fait  sous  le  nom  de  Timée  de  Locre.  ' 
Voir  aussi  Rcchenberg,  Disputalio  de  inundi 
anima,  Leipzig,  1G78.  —  Schelling.  de  VAyne  du 
monde,  in-8,  Hambourg.  1809(enalï.). — L'homme 
cl  les  cloiles,  fragment  d'une  Histoire  de  l'àme  du 
monde,  par  W.  Piaff,  in-8,  Nuremb.,  1834  (en  ail.)'. 
—  Boeck,  Disscrlalion  sûr  la  formation  de  Vâme 
du  monde,  d'après  le  Timée  de  Platon,  dans  les 
Éludes  de   Daub   et   de  ;Creuzet.  —  Ch.  Gottl. 


AMMO 


—  45  — 


AMOU 


.chmidt,  VUnivcrsct  rame  du  monde  d'apn's  les 
dées  des  anciens,  in-8,  Leipzig,  1835  (en  ail.). — 
(enri  Martin,  Études  suv  le  Timée  de  Platon, 
vol.  in-8,  Paris,  18-'i0. 

AMÉLIUS  ou  AMÉRIUS,  disciple  de  Plotin, 
crissait  vers  la  fin  â\i  m"  siècle  de  Tcre  chré- 
ienne.  11  était  né  cnÉtrurie,  et  s'appelait  do  son 
rai  nom,   Gentilianus.  C'est  probablement  afin 
,e  marquer   son  mépris  pour  les  choses  de  ce 
aonde,  qu'il  y  substitua  celui  sous  lequel  il  est 
onnu  dans   l'histoire  de  la    philosopiiie  (Amé- 
ius  en  grec  signifie  i)isouciant).  Il  s'était  atta- 
hé    d'abord  au  stoïcien  Lysimaque  ;  mais  les 
crits    de  iSHiménius,    aujourd'hui    perdus  pour 
tous,  étant  tombés   entre  ses   mains,  il   en  fut 
elleinent  séduit,  qu'il  les  apprit  par  cœur  et  les 
opia  de  sa  propre  main.  Dès  ce  moment  il  ap- 
lartenait   naturellement  à  l'école  d'Alexandrie, 
lontPlotin  était  alorsleçlus  illustre  représentant. 
Unélius  alla  le  trouvera  Rome,  et  pendant  vingt- 
piatre  ans,  depuis  l'an  246  jusqu'en  270,  il  suivit 
es  leçons  avec  une  rare  assiduité.  Il  rédigeait  tout 
e  qu'il  entendait  de  la  bouche  de  son  nouveau 
naître,  y  ajoutait  ses  propres  commentaires,  et 
omposa   ainsi,   si    nous   en  croyons   Porphyre 
Vita  Plot.,  c.  m),  près  de  cent  ouvrages.  Il  est 
inalheureux  qu'aucun  de  ces  écrits  ne  soit  arrivé 
usqu'à  nous,  car  ils  dissiperaient  probablement 
ien  des  nuages  qui  existent  encore  pour   nous 
juis    la   philosophie    néo-platonicienne.    Cette 
P«rte   doit   nous  sembler  d'autant  plus  regret- 
^le,    que     Plotin    lui-même    désignait    Amé- 
ilius  comme  celui  de  ses  disciples  qui  pénétrait 
le  mieux  dans  le   sens  de  ses  doctrines.  Parmi 
les  ouvrages  sortis  de  la  plume  d'Amélius,  il  y 
en  avait  un  qui  montrait  la  différence  des  idées 
de  Plotin  et  de  celles  de  Numénius,  et  qui  justifiait 
le  premier  de  ces  deux  philosophes  de  l'accusa- 
tion   intentée  contre  lui  de  n'avoir   été  que  le 
plagiaire  du  dernier.  Il  ne  paraît  pas  avoir  dédai- 
gné le  travail  de  la  critique;   car  il  démasqua 
quelques-uns  des  imposteurs,  alors  si  communs, 
qui  publiaient,  sous  les  noms  les  plus  anciens  et 
les  plus  vénérés,  des  rapsodies  de  leur  invention. 
C'est  ainsi  qu'il  écrivit  contre  Zostrianus  un  ou- 
vrage en  quarante  livres.  Après  la  mort  de  Plotin, 
Amélius  quitta  Rome  pour  aller  s'établir  à  Apa- 
luce,  en  Syrie,  oîi  il  passa  le  reste  de  ses  jours. 
Il  avait  cherché,  comme  les  autres  philosophes 
de  la  même  école,  à  relever  par  la  philosophie  le 
paganisme  mourant.  Voy.  Eunape,  Vil.  sophisl. 
et  fragment,  histor.,  etc. —  Suidas,  Amelius. — 
Porphyre,  Vija  Plotini. — Vacherot,  Histoire  cri- 
ticjue  de  l'École  d'Alexandrie,  Paris,^  1846-.t], 
3  vol.  in-8.  —  J.  Simon,  Histoire  de  l'École  d'A- 
[  Icxandrie,  Paris,  1845,  2  vol.  in-8. 
[      AMMONIUS  d'Alexandrie,  jùilosophe  péripa- 
',  téticien  du  r'''  siècle  après  J.  C.  Il  enseignait  la 
'■  philosophie  à  Athènes,  et  Plutarque,  qui  suivait 
ses  leçons,  ne  se  contente  pas  de  le  mentionner 
fréquemment  dans  ses  écrits,  mais  lui  a  consacré 
un  ouvrage  spécial  qui  n'est  pas  arrivé  jusqu'à 
nous;  il  lui  attribue  d'avoir  regardé,  comme  con- 
ditions de  la  philosophie,  l'examen,  l'admiration 
et  le  doute.  On  suppose  qu'Ammonius  est  le  pre- 
.  mier  péripatéticien   qui  ait  tenté  d'établir  une 
conciliation  entre  la  philosophie  d'Aristote  et  celle 
de  Platon  ;  c'est  du  moins  ce  que  veut  démontrer 
Patricius  [Discuss.  péripat.,t.  I,  lib.  iiij  p.  139). 
'■  Aussi  n'appartient-il  pas  à  l'école  des  péripatéti- 
ciens  purs,  mais  à  l'école  syncrétique.  Du  reste, 
ses  œuvres,  s'il  a  écrit,  n'ont  pas  été  conservées, 
et  on  ne  sait  rien  de  plus   précis  sur  ses  opi- 
nions. 

AMMONIUS,  surnommé  Saccas,  à  cause  de  sa 
première  profession  (il  était  portefaix),  était  né  à 
Ale.\andrie,  où  il  vécut  et  enseigna  la  philo.sophie 


vers  la  fin  du  n*  siècle  ou  le  commencement  du 
III".  Né  de  parents  chrétiens,  il  fut  lui-même 
élevé  dans  le  christianisme,  qu'il  abandonna 
plus  tard  pour  la  philosophie  païenne.  C'est  du 
moins  ce  que  nous  apprend  Porphyre  dans  un 
fragment  conservé  par  Euscbe  (Hist.  de  l'Eglise, 
liv.  IV).  Il  est  vrai  que  ce  Père  de  l'Église  sou- 
tient le  contraire,  et,  pour  preuve  qu'Ammonius 
n'a  jamais  déserté  le  christianisme,  il  en  appelle 
à  un  écrit  do  ce  philosophe  où  serait  tentée  une 
conciliation  entre  Moïse  et  Jésus;  mais  il  est 
évident  qu'Eusèbe  se  trompe  et  confond  deux 
Amnioniu.s,  car  celui  dont  nous  parlons  n'a  jamais 
écrit,  et  l'on  sait  par  le  témoignage  de  ses  dis- 
ciples que  son  enseignement  était  purement 
oral. 

AMMONIUS,  fils  d'Hermias  et  d'Aédésie,  Am- 
mo7uus  Hermiœ,  disciple  de  Proclus,  quitta 
Athènes  après  la  mort  de  son  maître  et  revint 
habiter  Alexandrie,  sa  ville  natale,  où  lui-même 
enseigna  la  philosophie  et  les  mathématiques. 
Ainsi  que  tant  d'autres  néo-platoniciens,  il  tenta 
une  conciliation  entre  Aristotc  et  Platon.  Il 
vécut  vers  la  fin  du  v^  siècle;  de  ses  nombreux 
commentaires,  deux  ou  trois  seulement  nous 
sont  connus,  du  moins  ce  sont  les  seuls  qui 
aient  été  imprimés  :  Comm.  inArisl.  Categorias 
et  Porphijrii  Isagogen,  texte  grec,  in-8,  Venise, 
1545,  et  Comm.  in  Arist.  librum  de  Inlerpret., 
texte  grec,  in-8,  ib.^  1545.  Ces  commentaires 
ont  été  souvent  imprimés  séparément;  on  les  a 
réunis  dans  une  édition  faite  également  à  Ve- 
nise, en  1503. 

On  attribue  aussi  à  Ammonius  une  biographie 
d'Aristote,  dont  quelques  autres  font  honneur  à 
Philopon. 

Ammonius,  ayant  adopté  la  philosophie  de 
Platon  telle  qu'elle  était  alors  enseignée  à 
Alexandrie,  l'exposa  avec  tant  de  succès,  que 
plusieurs  historiens  l'ont  regardé  comme  le  fon- 
dateur du  néo-platonisme  ;  mais  cette  opinion  est 
fausse  ;  il  ne  fit  que  donner  un  essor  plus  élevé 
à  l'école  d'Alexandrie,  ne  se  bornant  pas  à  con- 
cilier les  doctrines  de  Platon  et  celle  d'Aristote, 
mais  y  introduisant  aussi  le  système  de  Pytha- 
gore  et  tout  ce  qu'il  savait  de  la  philosophie  de 
l'Orient.  Il  ne  communiquait  que  sous  le  sceau 
du  secret,  à  un  petit  nomjjre  de  disciples  choisis, 
ses  opinions  qu'il  faisait  remonter  à  la  plus 
mystérieuse  antiquité  et  qu'il  donnait  comme  un 
legs  de  la  sagesse  primitive. 

L'enthousiasme  mystique  dont  ses  leçons  por- 
taient l'empreinte  lui  fit  donner  le  surnom  de 
0îoô{5ay.To;  (inspiré  de  Dieu).  Au  nombre  de  ses 
disciples  on  compte  Longin,  Erennius,  Crigènc, 
et  Plotin,  le  plus  distingue  d'eux  tous.  Ces  trois 
derniers  prirent  l'engagement  formel  de  tenir 
secret  l'enseignement  d'Ammonius  ;  mais  Eren- 
nius et  Origène  ayant  manqué  à  leur  parole,  Plo- 
tin se  crut  dégagé  de  la  sienne,  et  c'est  de  lui 
que  nous  tenons  tout  ce  qui  a  rapport  aux  opi- 
nions d'Ammonius. 

Quant  à  faire  connaître  son  système  d'une  ma- 
nière plus  précise,  ce  serait  une  tentative  pleine 
de  périls,  car  on  n'aurait  aucun  moyen  de  le 
distinguer  de  celui  de  Plotin.  Voy.  Alexandrie. 

AMOUR.  Le  fait  qui  joue  un  si  grand  rôle  dans 
le  monde  physique  sous  le  nom  de  gravitation, 
d'attraction  et  d'affinités  électives,  semble  avoir 
son  équivalent  dans  le  monde  moral.  L'homme, 
quoi  qu'il  fasse,  ne  peut  pas  vivre  seulement 
pour  lui-même  et  dans  les  bornes  étroites  de  son 
individualité;  il  ne  peut  détacher  son  existence 
de  celle  des  autres  êtres,  animés  ou  inanimés, 
matériels  ou  immatériels  ;  il  les  recherche,  il 
les  attire  à  lui  ou  se  sent  entraîné  vers  eux  par 
un  mouvement  intérieur  plus  ou  moins  puissant  j 


AMOU 


46  — 


AMOU 


et  il  est  des  âmes  privilégiées  qui,  se  regardant 
comme  exilées  sur  cette  terre,  s'élèvent  de  toutes 
leurs  forces  vers  un  monde  iaéal,  dirigent  toutes 
leurs  aspirations  vers  l'èlre  infini  lui-même, 
centre  et  loyer  de  toute  existence.  C'est  à  ce  sen- 
timent général,  à  ce  fait  primitif  de  la  nature 
humaine,  mais  qui  subit  par  diverses  causes  des 
modifications  sans  nombre,  que  s'applitiue  dans 
sa  plus  grande  extension  le  nom  d'Amour. 

C'est  par  un  étrange  abus  de  langage  que  ce 
nom  se  donne  aussi  à  un  état  de  l'àme  entière- 
ment opposé  à  celui  dont  nous  venons  de  parler, 
et  qu'on  ajipelle  amour  de  so/,  la  somme  des 
instincts,  des  désirs,  des  appétits,  qui,  dirigeant 
toute  notre  activité,  toute  notre  attention  sur 
nous-mêmes,  nous  empêchent  de  nous  livrer  à 
l'amour  véritable.  Que  l'auteur  de  ia  nature  en 
nous  donnant  la  vie  nous  y  ait  attachés  par  des 
liens  puissants;  qu'il  nous  excite  par  le  besoin 
et  nous  encourage  par  le  plaisir  à  tous  les  actes 
dont  dépend  notre  conservation  ;  qu'au  contraire 
il  nous  détourne  par  la  douleur  de  ceux  qui  nous 
sont  nuisibles,  c'est  une  marque  de  sa  bonté  et 
de  sa  sagesse,  ou,  si  l'on  veut,  de  son  amour 
envers  les  créatures;  mais  ce  n'est  pas  dans  nos 
cœurs  que  cet  amour  a  son  siège  ;  ce  n'est  pas 
à  nous  qu'il  appartient,  car  nous  n'en  sommes 
que  les  instruments  souvent  aveugles.  La  même 
remarque  doit  s'étendre  aux  préférences  que 
nous  montrons  pour  certaines  choses  destinées  à 
notre  usage  ou  à  nos  plaisirs;  à  moins  qu'il  ne 
s'agisse  de  ces  plaisirs  de  l'àme  qu'excite  en  nous 
la  vue  du  beau. 

Cependant,  au-dessus  des  impressions  des  sens 
et  des  calculs  de  l'égoïsme,  n'y  a-t-il  pas  pour 
nous-mêmes,  au  fond  de  nos  cœurs,  un  sentiment 
de  respect  et  de  véritable  tendresse?  Et  qu'est-ce 
donc  que  l'amour  de  la  liberté,  de  Tindépendance, 
de  la  gloire,  ce  qu'on  appelle  l'honneur,  et  jusqu'à 
cette  contrefaçon  de  l'honneur  qui  a  pour  nom  la 
vanité?  La  lilJerLé,  n'est-ce  pas  la  jouissance,  et 
l'honneur  le  respect  de  soi?  La  gloire  n'est-elle 
pas  le  moyen  d'étendre  en  quelque  sorte  et  de 
prolonger  notre  existence  au  delà  des  bornes  de 
la  nature  physique?  Oui,  sans  doute,  l'homme 
peut  éprouver  pour  lui-même  un  amour  légitime, 
un  amour  qui  n'est  pas  le  moins  fécond  en  actions 
généreuses.  Mais  à  quelle  condition?  à  la  condi- 
tion d'aimer  en  lui  ce  qui  fait  la  dignité  et  la 
grandeur  de  l'homme  en  général,  c'est-à-dire 
l'être  moral,  le  sujet  de  la  loi  du  devoir,  la  plus 
belle  œuvre  de  la  bonté  et  de  la  sagesse  divines. 
De  cette  manière,  l'amour  de  soi  se  confond  en- 
tièrement avec  l'amour  des  autres,  avec  celui  de 
l'humanité  entière.  Quant  à  la  vanité  et  au  désir 
de  la  gloire,  s'ils  ne  sont  pas  encore  le  sentiment 
que  nous  venons  de  définir,  du  moins  ils  le  sup- 
posent chez  les  autres;  car  si  nous  n'admettions 
pas,  même  instinctivement,  chez  nos  semblables 
l'amour  du  beau  et  du  grand,  comment  pourrions- 
nous  espérer  de  briller  à  leurs  yeux  ou  de  vivre 
dans  leur  mémoire? 

Ainsi  la  première  condition,  l'un  des  caractères 
essentiels  de  l'amour,  même  quand  il  se  réfléchit 
sur  nous,  au  lieu  de  se  répandre,  selon  sa  direc- 
tion naturelle,  sur  les  autres  êtres,  c'est  d'être  un 
sentiment  tout  à  fait  désintéressé.  Mais  cela  ne 
suffit  pas  :  il  existe  aussi  des  instincts  où  l'intérêt, 
oii  l'attrait  du  plaisir  n'ont  aucune  part,  comme 
celui  qui  attache  la  brute  à  ses  petits,  le  chien  à 
son  maître,  et  quelques  hommes  grossiers  à  leurs 
enfants,  dont  ils  se  souviennent  à  peine  quand 
l'âge  les  a  enlevés  à  leurs  premiers  soins.  Assuré- 
ment, ce  n'est  pas  là  ce  qu'on  appelle  aimer  ;  rien 
de  commun  entre  ce  brutal  peuLhant,  ce  mouve- 
ment aveugle  de  la  nature  animale  et  le  noble 
entraînement  qu'excite  dans  une  âme  intelligente 


et  libre  tout  ce  qui  est  beau,  tout  ce  qui  est  bon, 
tout  ce  qui  intéresse  par  la  souffrance  ou  par  la 
grâce.  L'amour  ne  peut  donc  se  passer  des  lu- 
mières de  la  conscience  ni  d'un  certain  degré  de 
liberté;  car  il  n'y  a  que  l'instinct  et  le  besoin 
qui  .soient  des  forces  entièrement  aveugles  et  irré- 
sistibles. C'est  l'amour  physique  que  l'antiquité 
païenne  a  représenté  les  yeux  couverts  d'un  oan- 
deau  ;  mais  le  véritable  amour,  l'amour  dans  sa 
plénitude  et  dans  toute  sa  force,  a  les  yeux  ou- 
verts qu'il  lève  vers  les  cieux. 

Maintenant  que  nous  connaissons  les  caractère- 
généraux  et  les  conditions  essentielles  de  l'amour 
il  faut  que  nous  le  suivions  à  travers  tous  ses  do 
veloppements,  que  nous  nous  fassions  une  idée  de 
ses  diverses  formes  particulières.  Nous  distin- 
guons dans  l'amour,  comme  le  résultat  général 
de  la  faculté  d'aimer,  quatre  degrés  principaux, 
ou  si  l'on  veut,  quatre  formes  parfaitement  dis- 
tinctes les  unes  des  autres  :  1"  l'amour  de  tous 
les  êtres  vivants,  pourvu  qu'ils  ne  menacent  pa» 
notre  propre  existence  ou  que,  par  leur  forme 
extérieure,  ils  ne  blessent  pas  trop  vivement  notre 
imagination;  2"  l'amour  que  nous  avons  pour  nos 
semblables  et  pour  nous-mêmes,  lorsque  nous 
considérons  en  nous  l'être  moral  ou  l'image  de 
la  nature  divine;  3°  l'amour  de  l'idéal  et  des 
réalités  intelligibles,  c'est-à-dire  du  beau,  du  bien 
el  du  vrai  considérés  dans  leur  essence  la  plus 
pure;  4°  l'amour  de  Dieu,  qui  réalise  en  lui  et 
qui  contient  dans  leur  plénitude  et  dans  ia  plus  ' 
parfaite  unité  les  trois  principes  dont  nous  venons 
de  parler. 

Qu'un  penchant  naturel  et  plein  de  douceur, 
un  mouvement  dont  nous  avons  parfaitement 
conscience,  et  que  la  réflexion  augmente  encore, 
nous  attire  vers  tout  ce  qui  sent,  vers  tout  ce  qui 
respire,  ou  qui  nous  ofl're  seulement  l'image  de 
la  vie,  c'est  un  fait  qui  à  peine  a  besoin  d'être 
démontré.  Rien  n'a  plus  de  charme  pour  nou»  iJ 
qu'une  nature  animée,  pleine  de  mouvement;  w 
rien,  au  contraire,  ne  nous  inspire  plus  de  tris- 
tesse et  d'effroi  qu'une  solitude  absolue,  dépeuplée 
de  toute  créature  vivante  ;  à  défaut  d'autres  af- 
fections, les  fleurs  et  les  animaux  deviennent 
pour  nous  des  amis  :  on  s'attache  à  un  chien,  à 
un  cheval,  à  un  oiseau  ;  les  souffrances  de  ces 
créatures  nous  émeuvent,  nous  inquiètent,  les 
signes  de  leur  joie  nous  égayent,  et  leurs  caresses 
nous  sont  chères.  Dans  le  temps  même  oii  notre 
cœur  n'éprouve  aucun  vide  de  la  part  de  nos 
semblables,  il  nous  est  souvent  impossible  de 
renoncer  à  ces  affections  plus  humbles,  tant  elles 
sont  dans  notre  nature  et  dans  celle  des  choses. 

Mais  aucun  autre  sentiment  n'a  plus  de  force, 
n'est  plus  varié  dans  ses  effets  et  dans  ses  formes, 
que  l'amour  de  nos  semblables.  Ces  effets,  nous 
n'avons  pas  l'intention  de  les  décrire  à  la  manière 
des  moralistes  et  des  poètes;  nous  voudrions  seu- 
lement les  classer  avec  une  curieuse  rigueur,  et 
les  ramener  à  leurs  principes  selon  la  méthode 
psychologique.  Nous  distinguerons  donc  au  pre- 
mier degré  le  sentiment  qui  porte  à  si  juste  titre 
le  nom  d'humanité,  cette  commune  sympathie 
que  nous  éprouvons  pour  tout  être  humain,  qui 
nous  fait  compatir  à  ses  maux  sans  le  connaître, 
et,  dans  un  dançer  imminent,  nous  fait  voler  à 
son  secours  au  péril  même  de  notre  tête.  L'huma- 
nité est  un  mouvement  tout  à  fait  spontané  qui 
ne  doit  pas  être  confondu  avec  la  charité  ou  la 
philanthropie,  inspirées  l'une  et  l'autre  par  cer- 
tains principes,  par  certaines  doctrines  acceptées 
ou  produites  par  l'intelligence.  Au-dessus  de  l'hu- 
manité, nous  rencontrons  l'amitié  et  les  senti- 
ments qui  en  approchent  plus  ou  moins;  toutes 
ces  prédilections  individuelles  qui  reposent  ou  sur 
l'appréciation  et  la  convenance  des  caractères,  ou 


AMOU 


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AMOU 


sur  un  échange  do  services,  ou  sur  la  similitude 
des  principes,  l'identité  des  positions  et  des  des- 
tinées, par  conséquent  des  vœux  et  des  espérances. 
Plus  ces  points  de  contact  seront  nombreux  entre 
deux  âmes,  plus  le  lien  (jui  les  unit  sera  durable 
et  fort,  jusqu'à  ce  (jue  ces  deux  existences  soient, 
pour  ainsi  dire,  mises  en  commun.  On  aurait  pu 
se  dispenser  de  prouver  que  l'amitié  n'est  pos- 
sible (Qu'entre  gens  de  bien  ;  car  les  méchants  sont 
firécisement  ceux  qui  n'aiment  pas,  ceux  qui  se 
ivrent  à  un  égoïsme  sans  limite  et  sans  l'rein. 
Enfin  au-dessus,  et  à  certains  égards  au-dessous 
de  l'amitié,  est  l'amour  proprement  dit,  celle 
passion  tantôt  aveugle  et  tantôt  sublime,  celle 
poétique  exaltation  de  l'àme  et  des  sens  qui  nous 
enlève  en  quelque  sorte  à  nous-mêmes,  qui  nous 
ravit  hors  de  la  sphère  de  notre  propre  existence, 

Four  nous  absorber  dans  un  autre  être  devenu 
objet  de  tous  nos  désirs,  de  toutes  nos  pensées, 
de  toute  notre  admiration,  et  comme  le  principe 
de  notre  vie. 

L'amour,  qui  a  tant  exercé  les  romanciers  et 
les  poètes,  a  été,  pour  cette  raison  même  peut- 
être,  un  peu  trop  négligé  par  les  philosophes. 
Cependant  il  tient  une  assez  grande  place  dans 
notre  existence  ;  il  exerce  une  influence  assez 
visible  sur  les  mœurs,  sur  les  arts,  sur  les  indi- 
vidus et  les  sociétés,  pour  mériter  d'être  étudié 
au  point  de  vue  général  et  sévère  de  la  science 
psychologique.  11  l'aut  distinguer  dans  l'amour 
plusieurs  éléments  qui  n'appartiennent  pas  tous 
a  la  même  faculté  de  l'àme,  qui  ne  demeurent 
pas  toujours  unis,  et  qui  sont  loin  d'être  égaux 
en  force,  en  noblesse  et  en  durée.  L'un  de  ces 
éléments  est  purement  sensuel  :  je  veux  parler 
de  l'instinct  qui  rapproche  les  sexes,  et  les  désirs 
qu'il  amène  à  sa  suite  ;  désirs  ordinairement 
exaltés  par  notre  imagination  bien  au  delà  du 
vœu  de  la  nature,  et  voilés  à  nos  yeux  par  cette 
ivresse  générale  où  l'amour  nous  plonge.  Le 
second  élément  appartient  davantage  à  l'àme, 
sans  être  dégagé  complètement  de  l'influence  des 
sens  :  c'est  l'attrait  irrésistible  de  la  beauté  dans 
un  être  de  notre  espèce,  vers  lequel  nous  entraî- 
nent déjà  un  instinct  naturel  et  l'amour  général 
de  nos  semblables.  Sans  doute  la  beauté  de  la 
forme  ne  peut  arriver  jusqu'à  nous  sans  le  mi- 
nistère des  yeux  ;  mais  il  n'y  a  que  notre  àme 
qui  en  soit  charmée  :  la  volupté  des  sens  n'a  rien 
à  gagner  à  celte  divine  splendeur  que  la  main  de 
Dieu  a  répandue  sur  la  plus  parfaite  de  ses  créa- 
tures. Mais  cette  beauté  extérieure  qui  se  flétrit 
et  qui  passe  n'est  que  le  symbole,  l'image  souvent 
trompeuse  d'une  autre  sorte  de  beauté,  d'une 
beauté  tout  intérieure,  source  d'un  sentiment  plus 
profond  et  plus  pur,  conséquemment  plus  durable, 

Sue  l'ascendant  exercé  sur  nous  par  la  perfection 
u  corps.  En  effet,  les  deux  sexes,  quoique  par- 
faitement égaux  devant  la  loi  morale,  ne  se  res- 
semblent pas  plus  par  les  qualités  de  l'àme  que 
far  leurs  formes  et  leurs  qualités  extérieures  :  à 
homme  la  dignité  et  la  force,  le  courage  actif, 
les  vertus  austères,  les  conceptions  d'ensemble 
et  la  puissance  de  la  méditation;  à  la  femme  la 
douceur  et  la  grâce,  la  résignation  mêlée  d'espé- 
rance, les  sentiments  tendres,  qui  font  le  charme 
de  la  vie  intérieure,  la  finesse,  le  tact,  et  une 
sorte  de  divination.  De  là  résulte  que  chacun  des 
deux  est  pour  l'autre  un  type  de  perfection,  une 
apparition  céleste  venant  répandre  sur  sa  vie  un 
jourtout  nouveau,  laplusbellemoitiédelui-même, 
ou  plutôt  le  véritable  foyer  de  son  existence.  Par 
une  illusion  facile  à  comprendre  dans  cet  âge  où 
l'imagination  domine  toutes  les  autres  facultés, 
les  diverses  qualités  qui  sont  l'apanage  d'un  sexe, 
en  général,  ne  manquent  pas  d'être  attribuées, 
dans  toute  leur  perfection,  à  un  seul  homme  ou 


à  une  seule  femme,  ou  de  se  présenter  à  l'esprit 
fasciné  comme  les  dons  extraordinaires  d'un  être 
exceptionnel.  Alors  l'admiration  et  la  tendresse 
ne  connaissent  i)lus  de  bornes  et  se  changent  en 
un  véritable  culte.  Ainsi,  l'amour  proprement  dit 
établit  son  sicgc  dans  toutes  les  parties  de  notre 
être,  dans  les  sens,  dans  l'imagination  et  dans  le 
fond  le  plus  reculé  de  notre  âme;  mais  des  trois 
éléments  que  nous  avons  énumérés,  le  dernier, 
celui  ({ue  nous  appellerons  l'élément  moral,  est 
le  seul  qui  survive  à  la  jeunesse  et  à  la  beauté. 
C'est  par  lui  que  s'opère  celle  fusion  des  existences 
sans  laquelle  le  sexe  le  plus  faible  n'est  que 
l'esclave  du  plus  fort.  Sur  lui  se  fondent  la  di- 
gnité et  le  bonheur  de  la  famille  et  la  sainteté 
du  mariage. 

Près  de  l'amour  proprement  dit,  nous  trouvons 
les  affections  de  famille,  l'amour  des  parents  pour 
les  enfants,  des  enfants  pour  les  parents,  et  des 
enfants  entre  eux.  Ce  dernier  sentiment  approche 
beaucoup  de  l'amitié  ;  le  second  n'est  peut-être 
que  le  plus  haut  degré  du  respect  et  de  la  recon- 
naissance; enfin  le  premier,  comme  nous  l'avons 
déjà  remarqué,  deviendrait  facilement  un  instinct 
sans  l'appui  de  l'intelligence  et  du  sentiment 
moral.  Mais  dans  aucun  cas  on  ne  saurait  ad- 
mettre l'hypothèse  de  quelques  philosophes  du 
xvnr  siècle,  qui  ont  voulu  résoudre  toutes  les 
affections  du  cœur  humain  en  un  vil  calcul  de 
l'égoïsme. 

L'homme  n'est  pas  seulement  attaché  à  sa  fa- 
mille, il  aime  aussi  sa  patrie,  qui  n'est  guère 
pour  lui  qu'une  famille  plus  vaste.  Nos  conci- 
toyens, élevés  comme  nous,  sous  l'empire  des 
mêmes  lois,  des  mêmes  mœurs,  sous  le  charme 
des  mêmes  souvenirs,  avec  qui  nous  partageons 
les  mêmes  craintes,  les  mêmes  espérances  et  les 
mêmes  joies,  sont  véritablement  pour  nous  des 
frères;  et  ne  sommes-nous  pas  obligés  de  recon- 
naître nos  pères  dans  les  générations  qui  nous  ont 
précédés,  qui  ont  fondé  ou  conservé,  quelquefois 
au  prix  ae  leur  sang,  la  prospérité  et  les  institu- 
tions dont  nous  recueillons  les  fruits?  Il  n'y  a 
pas  jusqu'au  sol  de  la  patrie,  cette  terre  qui  nous 
a  nourris,  qui  porte  tout  ce  que  nous  aimons,  dont 
le  sein  renferme  les  cendres  de  nos  aïeux,  qui  ne 
soit  pour  nous,  abstraction  faite  de  tout  le  reste, 
l'objet  d'un  pieux  respect  et  d'une  tendresse  toute 
filiale. 

Mais  la  plus  noble  et  la  plus  grande  de  toutes 
les  affections  du  cœur  humain,  c'est  sans  con- 
tredit l'amour  de  l'humanité,  du  genre  humain, 
considéré  dans  l'ensemble  de  ses  destinées,  et 
conçu  par  notre  pensée  comme  un  seul  être. 
Cependant  il  ne  faut  pas  se  faire  illusion  sur  la 
nature  de  ce  sentiment  ;  il  n'a  rien  de  la  spon- 
tanéité des  autres,  de  ceux  du  moins  qui  nous 
ont  occupés  jusqu'ici  ;  il  ne  dépend  pas  moins  de 
l'intelligence  que  de  la  sensibilité;  car  il  n'existe 
qu'à  la  condition  que  certaines  idées,  que  certains 
principes  de  morale  et  de  métaphysique  seront 
reconnus  vrais,  soit  au  nom  de  la  foi,  soit  au  nom 
de  la  raison.  Ainsi,  comment  aimer  le  genre 
humain,  si  nous  ne  croyons  pas  à  son  unité,  à 
l'idontilé  des  facultés  humaines,  et  à  la  continuité 
de  leur  développement?  Comment  aimer  le  genre 
humain,  si  nous  n'admettons  pas  pour  tous  les 
hommes  les  mêmes  droits,  les  mêmes  devoirs,  la 
même  liberté  pour  faire  le  bien  et  pour  éviter 
le  mal;  si  nous  refusons  de  croire  enfin  qu'ils 
soient  tous  égaux  devant  Dieu  et  devant  la  loi 
morale?  Les  anciens,  qui  ne  connaissaient  point 
ces  principes,  étaient  également  étrangers  au  sen- 
timent qui  en  dépend;  leurs  affections  n'allaient 
point  au  delà  du  cercle  de  la  patrie  et  de  la 
famille. 

Les  êtres  réels,  comme  nos  semblables  et  en 


a:\ip 


—  48  — 


AMP 


général  toutes  les  créatures  vivantes,  ne  sont  pas 
les  seuls  objets  de  notre  amour;  notre  àme^  suf- 
fisamment développée,  se  sent  aussi  entraînée  par 
un  charme  irrésistible  vers  un  monde  tout  idéal, 
vers  certains  types  absolus,  constamment  pré- 
sents à  notre  intelligence,  et  dont  nous  ne  trouvons 
dans  les  choses  qui  nous  entourent  que  d'infidèles 
copies  :  telles  sont  les  idées  universelles  et  néces- 
saires du  beau,  du  bien  et  du  vrai.  N'est-ce  pas 
l'amour  de  la  Vérité  en  elle-même  qui  a  donné 
naissance  à  toutes  les  sciences  spéculatives  et  sur- 
tout à  la  philosophie^  qui  a,  comme  la  religion, 
ses  martyrs  et  ses  héros?  N'y  a-t-il  pas  en  nous 
un  sentiment  du  bien,  un  sentiment  du  juste, 
devant  lequel  nous  nous  croyons  obligés  d'imposer 
silence  à  tous  nos  intérêts  et  à  toutes  nos  affec- 
tions? Ce  sentiment,  sans  doute,  ne  saurait  exister 
sans  l'idée  du  bien  ;  mais  l'idée,  à  son  tour,  ne 
serait  qu'une  forme  stérile  de  notre  intelligence, 
sans  l'amour,  qui  nous  porte  à  la  réaliser.  Nous 
ferons  la  même  remarque  sur  le  beau,  que  nous 
aimons  d'un  amour  plus  ardent,  plus  enthousiaste, 
mais  moins  persévérant  peut-être  que  le  bien  et 
le  vrai  ;  nous  l'aimons  pour  lui-même  et  non  pour 
les  nobles  jouissances  que  sa  présence  nous  ap- 
porte; nous  l'aimons  enfin  d'autant  plus  que  nous 
approchons  davantage  de  son  essence  absolue  et 
purement  intelligible.  C'est  cet  amour  que  Platon 
décrit  avec  tant  d'éloquence  dans  ses  immortels 
dialogues,  et  auquel  il  a  donné  son  nom. 

Le  beau,  le  bien  et  le  vrai,  quand  on  les  con- 
sidère chacun  à  part,  ne  sont  sans  doute  que  des 
idées,  que  de  pures  conceptions  de  notre  intelli- 
gence. Mais  puisque  nous  les  concevons  comme 
universels  et  nécessaires,  nous  sommes  bien  forcés 
de  leur  attribuer,  en  dehors  de  notre  esprit,  et 
en  dehors  des  choses  finies  de  ce  monde,  une 
existence  réelle,  c'est-à-dire  que  nous  devons  leur 
donner  pour  substance  Dieu  lui-même,  car  il  n'y 
a  que  Dieu  au-dessus  de  nous  et  de  l'univers. 
Dieu  est  donc  le  vrai,  le  bien  et  le  beau  dans  leur 
essence  la  plus  pure;  ils  forment  en  lui  la  plus 
parfaite  unité.  Or,  si  chacune  de  ces  trois  formes 
de  l'absolu  est  pour  nous  l'objet  d'un  amour  si 
puissant,  que  ne  devons-nous  pas  éprouver  pour 
l'être  absolu,  considéré  dans  la  plénitude  de  son 
existence,  dans  l'ensemble  de  ses  perfections  in- 
finies? L'amour  de  Dieu  ne  saurait  se  décrire; 
car  il  n'y  a  que  Dieu  lui-même  qui  puisse 
l'éprouver  dans  toute  son  étendue  ;  il  n'y  a  qu'un 
être  infini  qui  soit  capable  d'un  amour  infini. 
Pour  nous,  assujettis  aux  misères  de  cette  vie, 
nous  y  mêlerons  toujours  ou  nos  affections,  ou 
nos  préoccupations  terrestres,  ou  tout  au  moins 
le  sentiment  de  notre  existence,  le  soin  de  notre 
liberté,  sans  laquelle  nous  ne  sommes  plus  rien 
dans  le  monde  moral.  Ceux  qui,  oubliant  les 
conditions  de  notre  nature  finie,  n'ont  pas  voulu 
reconnaître  d'autre  règle  dans  le  vrai  et  dans  le 
bien  que  l'amour  de  Dieu  dans  sa  pureté  absolue, 
les  mystiques,  en  un  mot,  n'ont  abouti  qu'au 
fatalisme,  à  l'anéantissement  de  la  liberté,  de  la 
réflexion,  des  devoirs  les  plus  positifs  de  la  vie. 
Aussi  quelques-uns  n'ont-ils  pas  voulu  s'arrêter 
en  si  beau  chemin  :  du  fatalisme  ils  ont  été 
conduits  à  l'anéantissement  de  l'homme  tout 
entier,  c'est-à-dire  au  panthéisme  (voy.  les  ar- 
ticles Mysticisme  et  Panthéisme). 

Nous  ne  connaissons  sur  l'amour,  considéré 
d'un  point  de  vue  philosophique,  que  ces  deux 
écrits  :  le  Banquet  de  Platon,  et  l'ouvrage  de 
Léon  l'Hébreu  intitulé  :  Dialoghi  diamore,  com- 
posa (la  Leone  medico.  di  nazione  EOreo,  e  di  poi 
fallu  cfisliano,  in-4,  Rome,  1535,  et  Venise. 
1541.  Il  existe  dans  notre  langue  trois  traductions 
de  cet  ouvrage. 

AMPERE  (André-M.\rie);  physicien,  mathéma- 


ticien, philosophe,  naquit  àLyon,  le  22  juin  1775, 
de  commerçants  peu  aisés,  qui,  peu  après  sa  nais- 
sance, se  retirèrent  au  village  de  Poleymieux, 
près  de  Lyon.  Ce  n'est  pas  sans  raison  que  cet 
illustre  savant  fut  toujours  tourmenté  do  la  pensée 
cp'il  aurait  pu  faire  beaucoup  plus  qu'il  n'avait 
fait.  Car,  sans  parler  de  fonctions  officielles  aux- 
quelles il  se  condamnait  pour  suffire  aux  dépenses 
d'un  ménage  mal  administré,  par  exemple  des 
tournées  d'inspection  générale  de  l'Université, 
qui  n'allaient  pas  bien  avec  ses  habitudes  d'esprit 
et  avec  ses  distractions  perpétuelles,  il  faut  dire 
qu'une  grande  et  précieuse  partie  de  son  temps 
fut  employée  à  des  projets  et  à  des  travaux  qu'il 
abandonnait  ensuite.  Il  faut  en  chercher  la  cause 
en  partie  dans  la  vivacité  trop  peu  réglée  de  son 
imagination  et  dans  son  esprit  naturellement 
aventureux,  en  partie  dans  le  défaut  de  direction 
de  son  éducation  première,  qui  laissa  se  dé- 
velopper au  hasard  ses  prodigieuses  facultés. 
Dans  son  village,  le  jeune  Ampère  s'instruisit 
comme  il  put,  sans  autres  maîtres  que  son  père 
et  les  livres  de  la  bibliothèque  paternelle  :  œuvres 
d'éloquence  sacrée  et  profane,  d'histoire,  de  poé- 
sie, de  fiction  romanesque,  tout  lui  plaisait. 
Mais  surtout,  avec  une  mémoire  aussi  prompte 
que  tenace,  l'enfant  étudia  les  vingt  volumes  in- 
folio de  V Encyclopédie  àQ  d'Alembertet  Diderot, 
qu'il  concilia  comme  il  put  avec  les  sentiments 
de  piété  profonde  dans  lesquels  il  était  élevé. 
Quand  la  bibliothèque  paternelle  ne  lui  suffit 
plus,  son  père  le  mena  de  temps  en  temps  à  Lyon, 
où  il  put  étudier  dans  la  bibliothèque  publique. 
Dès  sa  plus  tendre  enfance,  il  avait  montré  un  goût 
et  une  aptitude  extraordinaires  pour  les  mathé- 
matiques. Quelques  leçons  de  latin  et  de  calcul 
différentiel,  données  généreusement  par  le  savant 
bibliothécaire  de  Lyon,  l'abbé  Daburon,  mirent 
cet  enfant  de  douze  ans  en  état  de  comprendre 
les  œuvres  mathématiques  d'Euler  et  de  Ber- 
nouilli.  Plus  tard,  il  apprit  le  grec.  A  treize  ans, 
il  présentait  à  l'Académie  de  Lyon  deux  mémoires 
sur  deux  problèmes  insolubles,  sur  la  quadrature 
du  cercle  et  sur  la  rectification  des  arcs  de  cercle. 
A  dix-huit  ans,  suivant  son  propre  témoignage,  il 
savait  autant  de  mathématiques  qu'il  en  sut  ja- 
mais. Pourtant  combien  d'autres  choses  il  avait 
apprises  avant  cette  fatale  époque  de  1793!  Il  sa- 
vait à  fond  toutes  les  matières  traitées  dans  VEn- 
cijclopédœ.  L'article  Langue  l'avait  spécialement 
frappé  :  ayant  éprouvé  les  inconvénients  de  la 
diversité  des  langues,  il  avait  créé  de  toutes 
pièces  une  langue  destinée  à  tenir  lieu  de  la 
langue  primitive  et  unique  du  genre  humain  et 
à  devenir  universelle.  Il  en  avait  écrit  la  gram- 
maire et  le  dictionnaire,  restés  inédits,  et  il 
composait,  en  cette  langue,  qui  était  bien  la 
sienne,  des  poésies  intelligibles  pour  lui  seul. 

En  1793,  son  père,  devenu  juge  de  paix  à  Lyon, 
fut  guillotiné,  comme  aristocrate,  après  le  siège 
de  cette  ville.  Cet  affreux  malheur  abattit  le  jeune 
homme  au  point  d'altérer  sa  raison;  pendant  plus 
d'un  an  il  vécut  à  Poleymieux  dans  un  état  voisin 
de  l'idiotisme.  Puis  les  Lellres  de  Jean-Jacques 
Rousseau  sur  la  botanique,  l'étude  de  celte 
science,  au  milieu  des  champs,  et  la  lecture  des 
poètes  latins,  lui  rendirent  son  activité  intellec- 
tuelle et  une  sensibilité  vive,  qui  se  portèrent 
surtout  vers  la  poésie  française,  et  qui  produi- 
sirent plusieurs  essais  de  tragédies  et  de  grands 
poèmes.  En  1796,  une  rencontre  fortuite  fit  naître 
soudainement  en  lui  une  passion  aussi  vive  que 
pure,  dont  il  a  écrit  par  fragments  la  touchante 
histoire,  et  (jui,  après  trois  années  d'attente, 
aboutit  à  un  mariage.  Mais  auparavant,  n'ayant 
pas  de  fortune,  il  avait  dû  se  laisser  imposer  une 
carrière,  dans  laciuelle  il  avait  débuté  en  donnant 


AMPÈ 


49  — 


AMPÈ 


à  Lyon  des  leçons  particulières  de  mathématiques. 
Le  soir,  il  se  délassait  en  lisant  avec  d'autres 
jeunes  gens  la  Chimie  de  Lavoisier.  Marié  le 
2  août  1799,  et  devenu,  le  12  août  1800,  père 
d'un  fils  destiné  à  l'Académie  française,  il  deve- 
nait en  1801  professeur  de  physique  à  l'école 
centrale  du  département  de  l'Ain.  Ainsi  exilé  à 
Bourg,  loin  de  sa  femme  déjà  malade  et  de  son 
enfant,  il  écrivait  et  lisait  à  une  Société  d'émula- 
tion des  poésies  gracieuses  et  tendres.  En  même 
temps,  ses  lettres  prouvent  qu'il  rêvait  pour  son 
jeune  ménage  un  prix  de  soixante  mille  francs, 
proposé  par  Bonaparte  pour  quelque  grande  dé- 
couverte sur  l'électricité  :  il  avait  commencé  sur 
ce  sujet  l'impression  d'un  ouvrage  de  physique, 
qui  ne  fut  pas  achevé.  Il  préparait  un  ouvrage 
mathématique,  qu'il  n'acheva  pas  davantage,  sur 
les  séries  et  les  autres  formules  indéfinies.  Faisant 
un  cours  de  chimie  expérimentale,  il  écrivait  un 
ouvraçe  sur  l'avenir  de  la  chimie;  mais  plus  tard, 
efl'raye  de  la  témérité  de  ses  prédictions,  il  le 
détruisit  dans  un  moment  de  ferveur  religieuse, 
et  ensuite  il  en  regretta  amèrement  la  perte.  Ce 
fut  aussi  pendant  son  séjour  à  Bourg,  en  1802, 
qu'il  publia  à  Lyon  des  Considérations  mathé- 
matiques sur  la  théorie  du  jeu,  ouvrage  de  haute 
analyse,  qui,  apprécié  par  Lalande  et  surtout  par 
Delambre,  lui  valut  une  chaire  de  mathématiques 
au  nouveau  lycée  de  Lyon,  dont  ces  deux  savants 
étaient  venus  préparer  l'organisation.  Un  mé- 
moire sur  l'application  du  calcul  des  variations 
à  la  mécanique,  mémoire  présenté  dès  1802  à 
Delambre,  et  vers  1803  à  l'Institut,  acheva  de 
le  faire  connaître  des  savants.  Devenu  veuf  le 
13  juillet  1803,  il  fut  nommé,  vers  la  fin  de  1805, 
répétiteur  d'analyse  à  l'École  polytechnique,  et 
bientôt  il  se  remaria  à  Paris.  Il  fut  nommé,  en 
mars  1806^  secrétaire  du  bureau  consultatif  des 
Arts  et  métiers  ;  mais  il  donna  bientôt  sa  démis- 
sion en  faveur  de  Thénard.  En  1807,  il  faisait  à 
l'Athénée  un  cours  moitié  mathématique,  moitié 
métaphysique,  dans  lequel  la  classification  des 
sciences  et  les  études  psychologiques  avaient  leur 

F  lace.  Il  devint,  en  1808,  inspecteur  général  de 
Université,  et  de  plus,  en  1809,  professeur  d'ana- 
lyse et  de  mécanique  à  l'École  polytechnique. 
En  1814,  il  entra  à  l'Institut  comme  successeur 
du  mathématicien  Bossut.  Chargé  d'un  cours  de 
philosophie  à  la  Sorbonne  en  1819  et  1820^  il  fut 
nommé  en  1820  professeur  de  physique  générale 
au  Collège  de  France.  De  1820  à  1827,  il  fit  les 
découvertes  électro-dynamiques  qui  ont  immor- 
talisé son  nom,  et  presque  toutes  les  sociétés 
savantes  de  l'Europe  voulurent  le  compter  au 
nombre  de  leurs  membres.  Il  mourut  à  Marseille, 
le  10  juillet  1836,  pendant  une  tournée  d'inspec- 
tion générale  de  l'Université. 

De  sa  vie  de  61  ans,  le  commencement  jusqu'à 
l'âçe  de  26  ans  fut  employé  par  lui  à  s'instruire 
et  a  s'essayer  dans  les  études  les  plus  diverses. 
Son  activité  productrice  a  duré  35  ans,  et  se  par- 
tage en  deux  périodes  à  peu  près  égales,  dont  la 
seconde  a  été  la  plus  fructueuse.  De  1802  à  l'au" 
tomne  de  1820,  il  s'est  adonné  surtout  aux  ma- 
thématiques et  à  la  psychologie.  De  l'automne  de 
1820  jusqu'à  sa  mort,  il  s'est  occupé  surtout  de 
physique  et  de  chimie,  de  zoologie,  de  cosmo- 
gonie et  de  philosophie  appliquée  à  l'ensemble 
des  sciences.  De  1802  à  1820,  il  a  marqué  sa  place 
dans  l'histoire  de  la  philosophie  proprement  dite 
par  un  mémoire  psychologique  inachevé,  par  les 
fragments  de  sa  corresponaance  philosophique 
avec  Maine  de  Biran,  par  quelques  unes  de  ses 
leçons  de  1807  à  l'Athénée,  et  par  le  cours  de  phi- 
losophie qu'il  fit  en  1819  et  1820  à  la  Sorbonne. 
En  même  temps,  de  1802  à  1815,  il  a  composé, 
sur  les  mathématiques  pures  et  appliquées,  une 

DICT.   PHILOS. 


série  de  mémoires  importants.  Dans  la  seconde 
période,  on  ne  trouve  plus  de  lui  aucun  écrit  sur 
la  philosophie  pure,  mais  seulement  des  leçons 
orales;  l'on  n'y  trouve,  en  fait  de  mathématiques 
pures,  qu'un  traité  de  calcul  différentiel  et  de 
calcul  intégral,  dont  les  dernières  pages  ne  purent 
pas  être  obtenues  de  lui  par  l'éditeur,  et  qui 
parut  sans  nom  d'auteur,  sans  titre  et  sans  table 
des  matières,  et  en  fait  de  mathématiques  appli- 
quées, un  mémoire  sur  la  théorie  des  ondulations 
lumineuses.  Pendant  la  première  période,  il  avait 
préludé  à  plusieurs  des  travaux  de  la  seconde. 
Ainsi  n  publiait,  de  1814  à  1815,  trois  mémoires 
de  théorie  chimique,  et  en  mars  1832,  dans  la 
Bibliothèque  universelle  de  Genève,  sur  la  struc- 
ture atomique  des  corps,  une  remarquable  théorie, 
dont  il  s'était  occupe  dans  son  cours  au  Collège 
de  France,  et  qui  lui  avait  été  inspirée  par  les 
découvertes  de  Gay-Lussac  sur  les  rapports  des 
volumes  des  gaz  dans  leurs  combinaisons  chimi- 
ques. Dès  1803,  il  avait  eu,  sur  la  philosophie 
zoologique,  des  vues  analogues  à  celles  qui  furent 
développées  plus  tard  par  Etienne-Geoffroy  Saint- 
Hilaire.  Par  un  article  anonyme,  inséré  en  1824, 
dans  les  Annales  des  sciences  naturelles,  sur 
l'existence  et  les  transformations  de  la  vertèbre 
chez  les  insectes,  et  par  les  leçons  qu'en  1832, 
dans  son  cours  au  CoUéçe  de  France,  il  opposait, 
avec  une  vivacité  tempérée  par  le  respect,  aux 
leçons  de  son  illustre  collègue  Georges  Cuvier 
contre  le  système  de  Yunité  de  composition,  il  se 
fit  le  second  de  Geoffroy  Saint-Hilaire  dans  la  dé- 
fense de  leur  système  commun  contre  le  système 
de  la  diversité  des  types  organiques.  Dès  avant 
1815,  la  question  des  époques  géologiques  et  des 
créations  successives  avait  vivement  préoccupé 
Ampère,  et  une  lettre  à  ses  amis  de  Lyon  témoigne 
une  grande  ardeur  pour  l'hypothèse  d'une  ca- 
tastrophe future  à  la  suite  de  laquelle  des  créa- 
tures plus  parfaites  remplaceraient  l'homme  sur 
la  terre.  Depuis  1830,  dans  quelques  leçons  de 
son  cours  du  Collège  de  France  et  dans  des  con- 
versations complémentaires,  il  a  développé  une 
hypothèse  cosmogonique,  dont  le  résume  a  paru 
dans  une  note  à  la  suite  de  la  cinquième  édition 
des  Lettres  sur  les  révolutions  du  globe,  œuvre 
du  docteur  Alexandre  Bertrand,  dont  Ampère 
avait  partagé  la  foi  ardente  aux  phénomènes  les 
plus  incroyables  du  somnambulisme  artificiel. 
Modifiant  l'hypothèse  cosmogonique  des  astro- 
nomes Herschell  et  Laplace  par  celle  du  chimiste 
sir  Humphry  Davy,  Ampère  prend,  comme  les 
deux  premiers,  la  condensation  progressive  des 
nébuleuses  pour  cause  principale  de  la  formation 
du  système  solaire,  de  la  terre  et  des  étoiles; 
mais  il  admet  que  les  substances  successivement 
amenées  par  le  refroidissement  de  l'état  gazeux 
à  l'état  liquide  et  à  l'état  solide  ont  été  échauffées 
de  nouveau  par  leurs  combinaisons  chimiques 
avec  d'autres  substances  condensées  et  déposées 
postérieurement,  et  qu'ainsi  le  maximum  de  tem- 
pérature a  toujours  dû  être,  non  au  centre,  ni  à 
la  surface,  mais  à  une  certaine  profondeur,  au 
contact  de  deux  couches  réagissant  chimiquement 
l'une  sur  l'autre.  Ampère  ébranlait  ainsi  l'hypo- 
thèse de  l'énorme  chaleur  centrale  du  globe 
terrestre.  Depuis  1829  jusqu'à  sa  mort^  la  clas- 
sification philosophique  des  sciences  fut  l'objet 
constant  et  presque  unique  de  ses  travaux  :  nous 
avons  vu  que  dès  1807  il  s'en  étaii  occupé,  et  ses 
études  philosophiques  depuis  1802  en  furent  la 
préparation. 

Quant  à  la  découverte  scientifique  qui  a  placé 
Ampère  au  rang  des  plus  grands  physiciens,  il 
ne  suffit  pas  de  la  mentionner  ici  en  deux  mots; 
car  elle  intéresse  indirectement  la  philosophie 
par  la  méthode  dont  elle  est  une  application.  En 

4 


AMPÊ 


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AMPE 


1802,  Ampère  avait  publié  un  programme  dans 
lequel  il  exprimait  la  prétention  de  démontrer 
l'indépendance  réciproque  des  phénomènes  ma- 
gnétiques et  électriques.  Toujours  prêt  à  aban- 
ûonuer  ses  opinions  pour  la  vérité  mieux  connue, 
le  11  septembre  )820,  il  accueillait  avec  enthou- 
siasme la  preuve  expérimentale^  présentée  à 
l'Académie  des  sciences,  d'une  découverte  faite 
depuis  un  an  par  le  Danois  Œrsted,  qui  avait 
établi  la  dépendance  réciproque  de  ces  phéno- 
mènes, en  constatant  l'action  des  courants  élec- 
triques sur  l'aiguille  aimantée.  Par  l'invention 
de  ïaiguUle  asiatique,  Ampère  complétant  la 
découverte  de  Vcleclro-magnclismc,  prouvait  que 
tout  courant  électrique,  quelque  faible  qu'il  soit, 
quand  son  action  n'est  pas  contrariée  par  celle 
de  la  terre,  fait  prendre  à  l'aiguille  une  position 
perpendiculaire  à  la  direction  du  courant.  Mais 
surtout,  dès  le  18  septembre  1820,  il  montrait 
à  l'Académie  un  nouvel  ordre  de  phénomènes, 
dits  éleclro-dijnamiques,  c'est-à-dire  les  attrac- 
tions et  les  répulsions  mutuelles  de  deux  cou- 
rants électriques,  suivant  qu'ils  vont  dans  le 
même  sens  ou  en  sens  contraires.  Puis,  conti- 
nuant ses  recherches,  non-seulement  il  suivait 
ces  actions  attractives  et  répulsives  dans  tous 
leurs  détails  accessibles  à  l'expérimentation  à 
l'aide  d'appareils  merveilleusement  combinés; 
mais,  de  plus,  appliquant  aux  données  ainsi 
obtenues  l'analyse  mathématique,  il  démontrait, 
ave3  une  certitude  fondée  sur  l'expérimentation 
et  sur  le  calcul,  ce  que  l'expérimentation  seule 
n'aurait  pas  pu  atteindre  directement  :  il  arrivait 
ainsi  aux  lois  premières  de  Vélectro-d\jnamis- 
me,  dans  lesquelles  Vclcctro-magnélisme  rentrait 
comme  cas  particulier  ;  car  Ampère  prouvait  qu'un 
fil  parcouru  par  un  courant  électrique  continu  se 
dirige  comme  l'aiguille  aimantée,  et  par  l'inven- 
tion des  solcnotdes,  il  montrait  que  tous  les  effets 
produits  par  un  barreau  aimanté  le  sont  égale- 
ment par  un  système  de  courants  électriques 
circulaires,  parallèles  entre  eux,  perpendiculaires 
à  leur  axe  commun  et  très -rapprochés  les  uns 
des  autres.  Dès  lors  la  force  directrice  du  globe 
terrestre  sur  la  boussole  pouvait  évidemment 
s'expliquer  par  l'existence  de  courants  électriques 
circulaires,  dirigés  à  la  surface  de  ce  globe  dans 
le  sens  du  mouvement  de  rotation.  Toutes  ces 
belles  découvertes  furent  exposées  par  Ampère 
dans  une  série  de  mémoires  publiés  par  lui  de 
1820  à  1827.  Il  laissait  aux  physiciens  explorateurs 
la  tâche  de  déterminer,  par  les  observations  ma- 
gnéiiques  aidées  du  calcul,  les  directions  et  les 
intensités  de  ces  courants  électriques  dans  toutes 
les  contrées  de  la  terre.  Suivant  une  vue  émise 
par  lui  à  la  fin  de  son  hypothèse  cosmogonique, 
la  direction  de  ces  courants  de  l'est  à  l'ouest  est 
déterminée  par  l'action  de  la  chaleur  solaire  sur 
la  couche  superficielle,  dont  elle  diminue  tem- 
])orairement  la  conductibilité.  Quoi  qu'il  en  soit 
de  cette  dernière  explication,  la  découverte  des 
lois  électro-dynamiques  est  une  des  plus  admira- 
bles applications  de  la  méthode  physico-mathéma- 
tique dont  Galilée  a  été  le  principal  auteur  et  dont 
il  avait  bien  compris  les  principes  philosophiques 
(voy.  art.  Galilée). 

Il  nous  reste  à  parler  de  la  psychologie  d'Am- 
père et  de  sa  classification  philosophique  des 
connaissances  humaines.  Avant  d'examiner  les 
résultats  de  ses  travaux  sur  chacun  de  ces  deux 
objets,  il  est  nécessaire  de  faire  l'histoire  des 
études  qui  les  ont  produits.  Commençons  par  la 
psychologie.  En  1803,  après  la  mort  de  sa  pre- 
mière femme,  il  avait  cherché  avec  ardeur  les 
consolations  religieuses;  mais  bientôt  il  lui  fallut, 
comme  après  la  mort  de  son  père,  l'attrait  d'une 
étude  nouvelle  :  il   s'adonna  avec  passion  à  la 


philosophie,  et  se  mit  à  la  cultiver  avec  ses  amis 
de  Lyon.  Nous  avons  les  fragments  d'un  Mémoire 
inachevé  qu'il  préparait  en  1803  sur  une  question 
de  psychologie  mise  au  concours  pour  1804  par 
l'Institut.  Il  commençait  en  1805  sa  corres- 
pondance philosophique  avec  Maine  de  Biran, 
ex-membre  du  Conseil  des  Cinq-Cents,  retiré  à  la 
campagne  près  de  Bergerac  depuis  1798,  et  don' 
le  Mémoire  sui"  Vhabtlude  avait  été  couronné  en 
1802  et  imprimé  en  1803.  Arrivé  à  Paris  à  la  fin 
de  1805,  Ampère  se  lia  avec  Cabanis,  Destutt  de 
Tracy  et  Gérando,  anciens  amis  de  Maine  de  Bi- 
ran. Il  rédigeait  les  projets  de  divers  ouvrages 
philosophiques,  qui  ne  furent  pas  achevés.  Malis, 
par  la  correspondance  qu'il  entretint  avec  Maine 
de  Biran  de  1805  à  1812  et  en  1815,  il  prenait  une 
part  active  à  la  naissance  d'une  philosophie  qui 
se  détachait  peu  à  peu  du  sensualisme  de  Côn- 
dillacet  du  système  de  \d. sensation  transformée, 
en  constatant  l'activité  volontaire  du  Tnoi,  mé- 
connue par  l'école  sensualiste  et  trop  négligée 
même  par  Descartes  ;  de  plus,  à  côté  de  la  sen- 
sibilité et  de  la  volonté,  Ampère  rétablissait  la 
raison  dans  une  partie  de  ses  droits.  La  passion 
d'Ampère  pour  la  philosophie  devint  telle,  qu'en 
1813,  l'année  même  où  il  publiait  deux  im- 
portants mémoires  d'analyse  mathématique  et  où 
il  se  présentait  en  concurrence a\ec  Poinsot pour 
la  place  laissée  vacante  à  l'Académie  des  sciences 
par  la  mort  de  l'analyste  Lagrange,  il  prenait, 
peut-être  après  l'échec  de  cette  candidature,  un 
profond  dégoût  pour  les  sciences  mathématiques 
et  physiques.  Il  négligeait  de  répondre  à  une 
lettre  de  Davy,  pour  n'avoir  pas,  disait-il,  à  s'oc- 
cuper de  ces  ennuyeuses  choses,  et  il  écrivait  à 
ses  amis  de  Lyon  qu'il  était  presque  décidé  à 
renoncer  aux  études  de  ce  genre,  pour  se  donner 
tout  entier  à  une  science  bien  supérieure,  à  la 
psychologie,  dont  il  se  croyait  destiné,  disait-il, 
à  poser  les  fondements  pour  tous  les  siècles. 
Cette  passion  exclusive  pour  la  philosophie  ne 
dura  pas,  et  ce  fut  heureux;  car  c'était  à  la 
physique  qu'il  devait  bientôt  rendre  les  plus 
grands  services,  tandis  que  cette  philosophie  à 
laquelle  il  avaitététentéde  tout  sacrifier,  pouvait 
accomplir  sans  lui  ses  progrès,  et  en  attendant 
elle  ne  lui  donnait  ni  la  tranquillité  d'âme  ni  le 
bonheur,  mais  seulement  des  illusions  présomp- 
tueuses, qui  risquaient  de  le  détourner  de  sa 
voie  véritable.  Deux  ans  plus  tard,  en  1815, 
lorsqu'avec  le  patriotisme  généreux  dont  il  fut 
animé  toute  sa  vie  depuis  1789,  il  souffrait  des 
malheurs  de  la  France  et  se  plaignait  amèrement 
à  ses  amis  de  Lyon  de  la  joie  de  quelques-uns  de 
ses  amis  de  Paris,  il  ne  trouvait  pas  plus  que 
Jouffroy  à  la  même  époque  une  consolation  et  un 
appui  dans  cette  philosophie  exclusivement  vouée 
à  l'analyse  psychologique  :  tourmenté  par  le 
doute,  il  jetait  à  ses  amis  de  Lyon  un  cri  d'an- 
goisse et  de  regret,  du  fond  du  gouffre  où  il 
s'était  précipité,  disait-il,  en  gardant  de  ses  an- 
ciennes idées  trop  peu  pour  le  faire  croire,  mais 
assez  pour  le  frapper  de  terreur.  Cependant,  à 
partir  de  1816,  la  petite  société  philosophique  à 
laquelle  il  appartenait,  et  qui  se  réunissait  main- 
tenant chez  Maine  de  Biran  fixé  à  Paris  depuis 
1812,  prenait  une  couleur  plus  décidément  spi- 
ritualiste,  et  comptait  parmi  ses  membres  Stapfer, 
le  docteur  Bertrand,  Loyson  et  surtout  M.  Cousin, 
qui,  après  ses  cours  de  1816  et  1817  sur  les 
principes  nécessaires^  ouvrait  le  4  décembre  1817 
son  cours  sur  le  vrai,  le  beau  et  le  Lien.  C'était 
aussi  l'époque  où  Maine  de  Biran,  sans  voir 
assez  nettement  le  rôle  de  la  raison  dans  l'âme 
humaine  et  son  rapport  avec  Dieu,  sentait  de 
plus  en  plus  le  besoin  du  sentiment  religieux  et 
arrivait  peu  à  peu  à  la  foi  chrétienne.  Les  idées 


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AMPÈ 


religieuses  d'Ampère,  ravivées  par  une  corres- 
pondance suivie  avec  le  P.  Barret,  l'un  de  ses 
anciens  amis  lyonnais,  devenu  prêtre  et  jésuite, 
avaient  ramené  le  calme  dans  son  âme.  De  1819 
à  1820,  il  faisait  à  la  Sorbonne  un  cours  de  phi- 
losophie sur  la  classilication  des  laits  intellectuels, 
et  il  songeait  à  publier  une  exposition  complète 
de  son  système  psychologique.  Mais  l'électro-ma- 
gnétisme  et  rélectro-dynamisme  lui  firent  oublier 
pour  un  temps  la  philosophie  ;  et  quand  il  y 
revint,  ce  l'ut  pour  l'appliquer  à  l'ensemble  des 
sciences.  Voyons   ce   qu'était  cette  philosophie 

3u'Ampère  n'a  pas  trouvé  le  temps  d'exposer 
'une  manière  suivie  et  complète. 
Le  système  psychologique  d'Ampère,  formé 
peu  à  peu  et  bien  des  fois  modifié,  appartient  à 
une  philosophie  de  transition,  dans  laquelle  Am- 
père n'a  paru  jouer  qu'un  rôle  secondaire  à  côté 
de  son  ami  Maine  de  Biran.  Dans  ce  passage  lent 
du  sensualisme  au  spiritualisme,  la  pai-t  de 
Maine  de  Biran  paraît  plus  prédominante  qu'elle 
ne  l'a  été  en  réalité,  parce  qu'il  a  laissé  des 
œuvres  plus  étendues,  plus  suivies  et  rédigées 
en  un  style  moins  obscur.  La  part  d'Ampère  a  été 
plus  grande  qu'elle  ne  parait,  parce  qu'il  n'a 
laissé,  en  philosophie  pure,  que  des  lambeaux 
d'écrits  très-décousus  et  dont  le  langage  est  dif- 
ficile à  comprendre.  Les  œuvres  purement  philo- 
sophiques d'André-Marie  Ampère  forment  la 
seconde  moitié  d'un  volume  publié  en  1866,  par 
M.  Barthélémy  Saint-Hilaire,  sous  le  titre  :  Phi- 
losophie des  deux  Ampère;  elles  se  composent 
des  Fragments  du  Mémoire  de  l'an  XII  (1803  à 
1804),  des  lettres  à  Maine  de  Biran,  et  de  quel- 
ques fragments  réunis  par  M.  Jean-Jacques  Am- 
père et  insérés  soit  dans  son  Introduction  à  la 
philosophie  de  mon  père,  soit  surtout  dans  un 
Appendice  à  cette  introduction  qui  forme  la  pre- 
mière moitié  du  volume  cité. 

Quand  Ampère  écrivait  les  fragments  du  Mé- 
moire psychologique  de  l'an  XII,  il  ne  con- 
naissait encore  Maine  de  Biran  que  par  la  lecture 
de  son  Mémoire,  purement  sensualiste,  sur  l'ha- 
bitude. 11  empruntait  à  ce  Mémoire  la  distinction 
de  Vidée  et  à.\x  sentiment,  mais  il  distinguait  plus 
nettement  que  l'auteur  les  sentiments  et  les  sen- 
sations, phénomènes  réunis  sous  un  même  nom 
dans  le  Mémoire  sur  l'habitude,  et  il  devançait 
Maine  de  Biran  en  constatant  l'activité  volon- 
taire comme  parfaitement  distincte  de  la  sen- 
sation, du  sentiment  et  de  l'idée.  Du  reste,  sur 
l'analyse  des  phénomènes  intellectuels,  il  se  con- 
tentait encore  des  amendements  apportés  par 
M.  de  Gérando  au  système  de  Condillac.  Mais  il 
hasardait  quelques  vues  métaphysiques  hardies 
jusqu'à  la  témérité.  Par  exemple,  il  posait  en 
principe  que  tout  être  fini  occupe  nécessairement 
une  place  dans  un  être  infini  de  même  nature. 
Il  admettait,  avec  Newton,  que  le  temps  infini  et 
l'espace  infini  sont  des  êtres  réels;  mais  déplus, 
il  voulait  que  l'étendue  de  chaque  corps  fît  partie 
de  l'espace  infini,  et  que  la  durée  de  chaque  être 
fît  partie  du  temps  infini.  Ce  n'est  pas  tout  :  con- 
séquent jusqu'au  bout  avec  son  faux  principe, 
il  voulait  que  chaque  être  pensant  occupât  une 
place  dans  une  pensée  infinie,  et  que  chaque 
changement  dans  les  pensées  de  cet  être  fini  fût 
un  changement  dans  la  pensée  infinie  qui  em- 
brasse toutes  les  pensées,  comme  chaque  mou- 
vement d'un  corps  est  un  changement  de  lieu 
dans  l'espace  infini  qui  embrasse  tous  les  corps. 
En  un  mot,  en  1804,  pour  être  panthéiste,  il  ne 
manquait  à  Ampère  que  de  s'apercevoir  qu'il 
l'était.  Heureusement  cette  conception  fausse  ne 
se  retrouve  pas  dans  ses  écrits  les  plus  récents. 

Sa  rupture  de  plus  en  plus  complète  avec  le 
sensualisme  s'est  faite  de  1805  à  1812,  en  com- 


mun avec  Maine  de  Biran.  Ampère  avait  porté  le 
premier  son  attention  sur  l'activité  volontaire. 
Maine  do  Biran  en  a  approfondi  la  notion  sur  un 
point,  en  concentrant  ses  études  sur  l'analyse  de 
la  conscience  que  nous  avons  de  l'effort  mus- 
culaire. Mais,  tandis  que,  pour  s'élever  au-dessus 
du  sensualisme,  Maine  de  Biran  prenait  pour 
point  d'appui  Reid,  Ampère  opposait  avec  succès 
à  Reid  Kant  mieux  compris  qu'il  ne  l'était  alors 
par  les  autres  ])hilosoplics  français.  Ampère  avait 
d'abord  été  tenté  d'admettre  le  scepticisme  sub- 
jectif de  Kant;  mais  ensuite  il  l'avait  rejeté,  après 
mûr  examen,  en  attribuant  une  valeur  absolue 
et  objective  &\xx  jugements  synthétiques  à  priori 
de  Kant  et  à  ce  que  lui-même  appela  plus  tard 
les  conceptions  objectives.  11  faisait  ainsi  à  la 
raison  une  part  que  Maine  de  Biran  n'a  jamais 
su  lui  faire.  En  même  temps,  il  conservait  à  la 
perception  externe  toute  sa  valeur,  sans  laquelle 
les  sciences  cosmologiques  ne  seraient  qu'un 
vain  jeu  de  notre  esprit  avec  des  fantômes.  Pour 
rendre  justice  à  cette  philosophie  d'Ampère  an- 
térieure à  1815.  il  faut  constater  encore  les 
points  suivants  :  1"  Ampère  a  aidé  Maine  de  Biran 
a  établir  une  distinction  entre  deux  choses  que 
ce  dernier  avait  d'abord  confondues,  savoir  :  la 
conscience  de  l'effort  et  la  sensation  du  mou- 
vement musculaire.  Ampère  a  bien  vu  que  cette 
sensation  est  rapportée  au  muscle  mis  en  jeu, 
et  qu'il  n'en  est  pas  de  même  de  l'effort  volon- 
taire; mais  il  a  eu  tort  de  croire  que  tout  homme 
a  naturellement  et  primitivement  conscience  de 
la  localisation  de  l'effort  dans  le  cerveau,  tandis 
que  c'est  là  une  notion  acquise,  notion  qui,  jus- 
tifiée par  l'observation  et  l'induction,  et  vul- 
garisée aujourd'hui  par  l'éducation  et  par  les 
habitudes  du  langage,  était  restée  étrangère  aux 
croyances  populaires  des  anciens  Grecs  et  Ro- 
mains, comme  leur  langage  l'atteste,  et  qui  a 
été  rejetée  par  la  plupart  de  leurs  philosophes.  — 
2"  En  restreignant  la  part  trop  large  que  Reid 
avait  faite  et  que  Maine  de  Biran  conservait  à  la 
perception  immédiate  dans  l'acquisition  de  nos 
connaissances  sur  les  objets  extérieurs.  Ampère 
a  fait  une  part  légitime  à  l'induction  spontanée 
et  à  la  raison  dans  l'acquisition  de  ces  connais- 
sances. —  3°  Maine  de  Biran  avait  bien  distingué 
la  perception  des  phénomènes  sensibles,  la  per- 
ception des  rapports  entre  ces  phénomènes,  la 
conception  des  causes  extérieures  et  de  leur  re- 
lation avec  les  phénomènes  sensibles.  Mais  c'est 
Ampère  qui  a  appelé  l'attention  de  son  ami  sur 
la  conception  des  relations  mutuelles  qui  existent 
entre  les  causes  extérieures,  indépendamment 
de  nous  et  de  nos  sensations,  conception  ration- 
nelle, sans  laquelle  les  sciences  mathématiques 
et  physiques  ne  pourraient  pas  exister.  —  4°  Il 
a  réagi  contre  l'abus  de  l'analyse  psychologique 
par  ses  remarques  sur  le  rôle  simultané  de  la 
sensibilité,  de  l'intelligence  et  de  l'activité  vo- 
lontaire dans  les  phénomènes  psychologiques. 
Mais  ces  mérites  sont  difficiles  à  découvrir  dans 
la  correspondance  d'Ampère,  à  cause  des  tâton- 
nements de  la  pensée  et  du  néologisme  étrange 
du  langage.  Par  exemple,  il  faut  savoir  que  la 
conscience  psychologique  se  nomme  tour  à  tour 
émésthcse  ou  autopsie  (pour  hcaulopsie);  que 
la  nouménalité  est  le  caractère  objectif  des  no- 
tions, et  que  la. phénoménali té  est  le  caractère  sub- 
jectif des  perceptions  sensibles.  Mais,  de  plus,  il 
faut  se  familiariser  avec  la  synthétopsic,  la  con- 
tuition,  le  jugement  docimastique,  le  jugement 
étéodictique,  etc.  Quant  aux  mots  connus,  il  faut 
s'habituer  à  leur  laisser  prendre  les  sens  les 
plus  inattendus.  Par  exemple,  que  signifient  ces 
mots  :  «  Mouvoir  à  volonté  une  intuition  dans 
un  ensemble  d'intuitions  fixes?  »  Ils  signifient  : 


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AMPÉ 


«  mouvoir  volontairement  un  coi'ps  que  Von  voit 
au  milieu  d'un  cnscml)le  de  corps  immobiles 
qu'on  voit  aussi.  »  Quand  Ampère  dit  qu'un  ob- 
servateur parcourt  l'intervalle  de  deux  points 
d'une  surface  avec  Vinluilion  mobile  de  la  main, 
cela  veut  dire  qu'il  parcourt  cet  intervalle  avec 
sa  m.ain  qu'il  voit  se  mouvoir.  Que  valait  la 
langue  universelle  inventée  par  Ampère  avant 
l'àgc  de  dix-huit  ans? je  ne  sais;  mais  certes  sa 
langue  philosophique  tirée  du  grec  et  du  latin 
n'ajamais  eu  et  n'aura  jamais  aucune  chance  de 
devenir  universelle. 

La  justice  envers  la  psychologie  d'Ampère  ne 
serait  pas  complète,  si  l'on  ne  cherchait  cette 
psychologie  que  dans  les  fragments  écrits  par 
lui  avant  1815.  Depuis  cette  époque,  dans  ses 
leçons  philosophiques  à  la  Sorbonneet  au  Collège 
de  France,  il  a  développé  de  vive  voix  des  ob- 
servations psychologiques  remarquables  par  leur 
justesse  et  par  leur  nouveauté.  Il  ne  les  a  pas 
mises  par  écrit,  mais  on  en  trouve  un  intéressant 
extrait,  fait  par  M.  Roulin,  dans  un  article  re- 
produit à  la  fin  de  la  préface  de  la  première 
partie  de  VEssai  d'Ampère  sur  la  philosophie 
des  sciences.  Ce  qui  caractérise  surtout  ces  obser- 
vations psychologiques,  c'est  leur  caractère  syn- 
thétique, qui  consiste  à  présenter  les  phénomènes 
dans  leur  réalité  vivante,  dans  leurs  rapports 
naturels  et  dans  leur  ordre  réel  de  succession, 
sans  négliger  pourtant  l'analyse  psychologique, 
qui  signale  la  part  de  chaque  faculté  dans  chaque 
phénomène  complexe,  tandis  que  la  réalité 
échappe  aux  psychologues  qui,  par  l'emploi  trop 
exclusif  de  l'analyse,  isolent  fictivement  les  fa- 
cultés, toujours  plus  ou  moins  associées  dans 
leur  exercice  commun.  Quelques  points  méritent 
spécialement  d'être  signalés.  Par  exemple,  il  faut 
citer  les  vues  d'Ampère  sur  ce  qu'il  appelle  con- 
crélion,  c'est-à-dire  le  phénomène  complexe  ré- 
sultant de  la  réunion  d'une  sensation  présente 
avec  les  images  fournies  par  la  réminiscence 
involontaire  de  sensations  antérieures.  11  faut 
noter  aussi  ce  qui  concerne  le  rôle  de  l'activité 
dans  la  sensation,  c'est-à-dire  ce  qu'Ampère  ap- 
pelle la  réaction,  distincte  de  l'attention  volon- 
taire. Enfin  il  faut  mentionner  une  théorie  qui  a 
exercé  une  influence  prédominante  sur  sa  classi- 
fication des  sciences  :  c'est  la  théorie  des  quatre 
ordres  de  conception,  réunis  deux  à  deux  en 
deux  classes,  dont  la  première  est  dite  indé- 
pendante du  langage,  tandis  que,  suivant  Am- 
père, la  seconde  le  suppose  nécessairement.  La 
première  classe  comprend  :  1°  les  conceptions 
primitives  et  subjectives  de  l'étendue  et  de  la 
durée,  conceptions  qui  prêtent  à  la  perception 
sensible  sa  forme  nécessaire  ;  2°  les  conceptions 
objectives  de  substance  et  de  cause.  La  seconde 
classe  comprend  :  3°les conceptions  onomasliques, 
c'est-à-dire  d'une  part,  pour  les  phénomènes  sen- 
sitifs,  les  conceptions  comparatives  ou  idces  gé- 
nérales; d'autre  part,  pour  les  phénomènes  de 
l'activité  intellectuelle,  les  idées  rcflexives.  Cette 
seconde  classe  comprend  aussi  :  k'ies  conceptions 
cxplicativesj  par  lesquelles  nous  remontons  des 
phénomènes  aux  causes.  Ainsi  le  grand  physicien 
Ampère  est  aussi  rebelle  que  le  grand  physicien 
Galilée  (voy.  art.  Galilék)  à  l'interdiction  pro- 
noncée de  nos  jours  par  le  positivisme  contre  la 
recherche  des  causes. 

Arrivons  à  la  dernière  grande  œuvre  d'Am- 
père, œuvre  de  philosophie  appliquée  aux  autres 
sciences.  Disons  d'abord  comment  il  fut  conduit 
à  ce  grand  travail.  Nous  avons  dit  que  dès  1807 
il  avait  abordé  dans  son  cours  de  TAthénée  la 
question  de  la  classification  des  connaissances 
humaines.  Des  observations  courtes  et  peu  claires 
de  Maine  de  Biran,  conservées  parmi  les  lettres 


d'Ampère  à  ce  philosophe,  nous  permettent  d'en- 
trevoir quelque  chose  des  premières  vues  d'Am- 
jjcre  sur  cette  classification.  Maine  de  Biran 
aurait  voulu  une  première  division  des  sciences 
en  plus  de  deux  règnes.  Au  contraire,  il  paraît 
que  dès  lors  Ampère  avait  divisé  toutes  les  con- 
naissances humaines  en  deux  règnes  seulement, 
dont  l'un  comprenait  à  la  fois  la  métaphysique, 
la  théologie,  la  jurisprudence,  l'histoire,  l'ar- 
chéologie, etc.;  mais  qu'il  avait  fondé  alors  cette 
division  sur  une  considération  qu'il  abandonna 
depuis,  savoir,  sur  la  distinction  de  deux  modes 
d'application  du  principe  de  causalité.  Après  1807, 
la  philosophie  pure,  les  mathématiques  et  les 
sciences  physiques  occupèrent,  comme  nous 
l'avons  vu,  la  pensée  d'Ampère  jusqu'en  1828.  A 
cette  dernière  époque,  après  la  publication  de 
son  Mémoire  mathématique  .sur  les  ondulations 
lumineuses,  ses  amis  l'exhortaient  à  continuer 
dans  la  même  voie  et  à  compléter  l'œuvre  de 
Fresnel  mort  en  1827.  Mais,  en  1829,  obligé  par 
sa  mauvaise  santé  d'aller  chercher  le  climat  du 
midi,  il  revint  à  ses  études  de  philosophie,  pour 
les  appliquer  à  l'ensemble  des  sciences,  et  toute 
son  attention,  pendant  les  sept  dernières  années 
de  sa  vie.  fut  absorbée  par  cette  unique  pensée, 
avec  quelques  épisodes,  qu'il  y  rattachait  et 
dont  nous  avons  parlé,  sur  la  structure  atomique 
des  corps,  sur  la  zoologie  et  sur  la  cosmogonie. 
Une  partie  de  son  cours  au  Collège  de  France  fut 
remplie  par  ces  épisodes,  tandis  que  l'autre 
partie  avait  pour  objet  la  ma//iesîoio(7re,  c'est-à- 
dire  la  classification  des  connaissances  humaines. 
Avec  l'aide  de  M.  Gonod,  professeur  à  Clermont, 
il  rédigeait  son  Essai  sur  la  philosophie  des 
sciences  ou  Exposition  analytique  d'une  clas- 
sification naturelle  de  toutes  les  connaissances 
humaines.  Pendant  une  tournée  d'inspection 
générale^  il  composait  en  chaise  de  poste  158 
vers  latins  techniques,  remarquables  par  leur 
concision  élégante^  et  aans  lesquels  cette  classi- 
fication se  trouve  nabilement  résumée.  La  pre- 
mière partie  de  l'Essai  sur  la  philosophie  des 
sciences  fut  imprimée  avant  sa  mort,  mais  n'a  été 
publiée  qu'en  1838;  l'autre  partie  a  paru  en  1843, 
par  les  soins  de  son  fils,  M.  Jean-Jacques  Ampère, 
avec  une  notice  biographique  de  MM.  Sainte- 
Beuve  etLittré. 

Dans  son  ensemble,  et  surtout  dans  ses  di- 
visions les  plus  générales,  cette  classification  est 
très-supérieure  a  toutes  celles  qui  l'avaient  pré- 
cédée. Mais  dans  beaucoup  de  détails,  et  surtout 
dans  les  dernières  subdivisions,  elle  est  défec- 
tueuse. Botaniste  distingué,  Ampère  prit  pour 
modèle  de  la  classification  des  connaissances  hu- 
maines la  classification  botanique  de  Bernard  de 
Jussieu.  Dès  lors,  il  est  clair  qu'il  ne  devait  pas 
se  placer  au  point  de  vue  subjectif,  en  classant, 
comme  Bacon  et  Dalembert,  les  sciences  d'après 
les  facultés  qu'elles  mettent  principalement  en 
jeu,  mémoire,  imagination,  raison,  ou  bien  en 
les  classant,  comme  le  P.  Ventura,  d'après  les 
procédés  qu'elles  emploient,  autorité,  raison- 
nement, observation;  mais  qu'il  devait,  avec 
raison,  se  placer  au  point  de  vue  objectif,  en 
classant  ces  connaissances  d'après  la  nature  de 
leurs  objets.  Les  connaissances  humaines  portent 
sur  deux  grandes  classes  d'objets,  ceux  qui  ap- 
parlienncnt  à  la  matière,  et  ceux  qui  appartiennent 
a  la  pensée.  C'est  pourquoi  Ampère  les  divisa  en 
deux  règnes,  celui  des  sciences  cosmologiques  et 
celui  des  sciences  noologiques.  11  divisa  le  pre- 
mier en  deux  sous-règnes,  celui  des  sciences 
cosmologiques  proprement  dites  ou  sciences  de 
la  matière  inorganique,  et  celui  des  sciences 
physiologiques  ou  sciences  de  la  matière  orga- 
nisée et  vivante.  Il  divisa  de  même  le  second 


AMPÈ 


—  53  — 


AMPÊ 


règne  en  deux  sous-rcgncs.  celui  des  sciences 
noologiques  proprement  dites,  et  celui  des 
sciences  sociales.  Puis  il  divisa  chacun  des  quatre 
sous-règnes  en  deux  embranchements,  chaque 
embranchement  en  deux  sous-embranchements, 
subdivisés  chacun  en  deux  sciences  du  premier 
ordre,  dans  chacune  desquelles  il  trouva  deux 
sciences  du  second  ordre,  divisées  chacune  en 
deux  sciences  du  troisième  ordre.  11  eut  ainsi 
128  sciences  du  troisième  ordre,  embrassant  dans 
leur  ensemble  toutes  les  connaissances  humaines. 
Ampère  conipare-ces  sciences  du  troisième  ordre 
aux  familles  naturelles,  que  Jussieu  a  déter- 
minées d'abord  sans  aucune  idée  préconçue  et 
d'après  l'ensemble  des  caractères  observés  dans 
les  espèces  végétales  ;  il  a  réuni  ensuite  ces  fa- 
milles en  groupes  plus  ou  moins  élevés,  et  il  les 
a  subdivises  en  descendant  jusqu'aux  espèces  vé- 
gétales. Ampère  s'est  arrêté  aux  sciences  du  troi- 
sième ordre,  sans  pousser  la  division  plus  loin  ; 
mais,  pour  tout  le  reste,  il  croit  avoir  procède 
comme  Jussieu.  Cependant,  de  l'inspection  du 
tableau  final  d'Ampère  et  de  ses  explications 
mêmes,  il  résulte  que  c'est  là  une  illusion.  Il  est 
vrai  que  sa  méthode  d'exposition  consiste  à 
partir  des  sciences  du  troisième  ordre,  en  re- 
montant de  degré  en  degré  jusqu'aux  deux  règnes. 
Mais  il  est  évident  et  l'auteur  lui-même  nous 
apprend  que  telle  n'a  pas  été  sa  méthode  d'in- 
vention, et  qu'une  vue  philosophique  a  priori  l'a 
forcé  de  modifier  après  coup  ses  divisions  et  ses 
subdivisions,  pour  remplir  les  cadres  uniformes 
et  entièrement  semblables  entre  eux  des  deux 
règnes  dans  cette  division  invariablement  dicho- 
tomique. Les  familles  botaniques  de  Jussieu 
existaient  dans  la  nature,  et  ce  savant  n'a  fait  que 
es  y  trouver.  Au  contraire,  parmi  les  sciences 
du  troisième  ordre  d'Ampère,  il  y  en  a  beaucoup 
qui  n'ont  jamais  existé  et  n'existeront  jamais 
comme  sciences  distinctes.  Parmi  les  sciences  de 
SCS  deux  premiers  ordres,  il  y  en  a  moins  qui 
aient  ce  défaut  capital,  mais  il  y  en  a  encore. 
Par  exemple,  dans  le  sous-embranchement  des 
sciences  philosophiques,  la  thélésiologie,  science 
du  premier  ordre,  n'existera  jamais  comme 
science  distincte,  et  des  quatre  sciences  du  troi- 
sième ordre  qu'elle  contient,  la  première,  la 
télésiographie,  description  de  la  volonté,  fait 
partie  de  la  psychologie,  la  seconde  et  la'troi- 
sième  font  partie  de  l'éthique.  Or  la  psychologie 
et  l'éthique  sont  deux  des  quatre  sciences  du  pre- 
mier ordre  de  ce  même  sous-embranchement. 
Prenons  maintenant  l'ontologie,  autre  science 
philosophique  du  premier  ordre.  Parmi  ses  quatre 
subdivisions ,  Vhyparctologie  et  la  théodicée 
n'existeront  jamais  comme  distinctes  des  deux 
autres  qui  sont  Yontothétique  et  la  théologie  na- 
turelle. Le  règne  des  sciences  cosmologiques 
donnerait  lieu  à  des  critiques  du  même  genre. 
Par  exemple,  des  quatre  sciences  du  troisième 
ordre  comprises  dans  Isl zootechnie,  deux  rentrent 
en  partie  dans  les  deux  autres  et  n'en  diffèrent 
qu'à  titre  de  points  de  vue  d'une  même  science, 
tandis  que  les  quatre  sciences  du  troisième 
ordre  comprises  dans  la  physique  médicale  ont 
chacune  un  objet  différent  de  celui  des  trois 
autres.  11  y  a  donc,  dans  ces  divisions  de  chaque 
-science  du  premier  ordre  en  quatre  du  troi- 
-sième,  une  symétrie  apparente  et  non  réelle, 
factice  et  non  naturelle.  Les  cadres  étaient  faits  : 
il  fallait  les  remplir. 

Mais  comment  le  génie  classificateur  d'Ampère 
s'est-il  asservi  à  ces  cadres  arbitraires?  Sa 
théorie  philosophique  des  quatre  ordres  de  con- 
ceptions lui  a  imposé  sa  théorie  des  quatre  points 
de  vue,  et  celle-ci  s'est  imposée  à  sa  classification 
des  sciences.  Dans  sa  préface  et  dans  son  intro- 


duction, il  insiste  sur  cette  pensée,  que  les  con- 
ceptions des  deux  premiers  ordres,  les  unes  sub- 
jectives, les  autres  objectives,  doivent  exister 
chez  les  enfants  avant  l'intelligence  du  langage, 
qui  seule  permet  de  comparer  les  faits  et  de  les 
expliquer.  De  même,  suivant  lui,  dans  chaque 
science  il  y  a  une  première  partie  qui,  sans 
scruter  la  corrélation  des  faits,  les  considère  en  ^ 
eux-mêmes,  et  cette  partie  se  subdivise  en  deux 
autres,  dont  l'une  prend  dans  les  faits  ce  qui 
s'offre  immédiatement  à  l'observation,  et  dont 
l'autre  cherche  ce  qui  est  d'abord  caché  :  ensuite, 
dans  chaque  science,  il  y  a  une  seconclc  partie, 
qui  considère  les  faits  corrélativement,  de  ma- 
nière à  les  comparer  et  à  les  expliquer,  en  exa- 
minant les  changements  successifs  qu'un  même 
objet  éprouve,  ou  bien  les  changements  analogues 
qui  se  produisent  dans  des  objets  différents,  et 
cette  seconde  partie  se  subdivise  en  deux  autres, 
dont  l'une  arrive  par  cette  comparaison  aux  lois 
les  plus  générales,  et  l'autre  se  propose  de  dé- 
couvrir les  causes  des  faits  données  par  les  deux 
premiers  points  de  vue  et  les  causes  des  lois 
données  par  le  troisième  point  de  vue,  et  de 
prévoir  les  effets  par  la  connaissance  des  causes- 
Tout  cela  est  vrai  ;  mais  l'erreur  consiste  à  croire 
que  des  points  de  vue  d'une  même  science  sont 
des  sciences  distinctes.  Par  exemple,  suivant 
Ampère,  dans  l3i  physique  générale  élhnentaire, 
première  partie  de  la  physique  générale,  il  y  a 
la  physique  expérimentale,  qui  s'arrête  aux  faits 
observés,  et  la  chimie,  qui  scrute  les  faits  cachés; 
et  dans  la  physique  mathématique,  seconde 
partie  de  la  physique  générale,  il  y  a  la  stéréo- 
nomie,  qui  applique  à  tous  les  corps  le?  procédés 
nécessaires  pour  arriver  à  l'exactitude  mathé- 
matique dans  les  observations  physiques  et  chi- 
miques et  dans  les  formules  qui  en  résument 
tous  les  résultats,  et  Vatomologie,  qui  s'élè\  e  à 
la  recherche  des  causes  des  phénomènes  et  des 
lois  de  physique  et  de  chimie.  Cet  exemple  choisi 
par  l'auteur  est  malheureux  ;  car  il  est  évident 
que  la  physique  et  la  chimie  sont  deux  sciences 
distinctes,  séparées  avec  raison  dans  la  première 
subdivision  et  confondues  à  tort  dans  la  seconde. 
Les  quatre  points  de  vue  auraient  dû,  suivant 
les  principes  posés  expressément  par  Ampère, 
servir  seulement  de  contre-épreuve  à  la  classi- 
fication des  sciences  divisées  et  subdivisées 
d'après  leurs  objets  :  au  contraire,  ce  sont  bien 
évidemment  les  quatre  points  de  vue  qui  d'une 
part  l'ont  forcé  à  diviser  en  deux  une  science 
naturellement  une,  comme  la  physique,  à  laquelle 
appartient  la  partie  physique  de  la  stéréononiie 
et  de  l'atomologie,  ou  comme  la  chimie,  à  laquelle 
appartient  la  partie  chimique  de  ces  deux  mêmes 
sciences  ;  d'autre  part  ce  sont  aussi  les  quatre 
points  de  vue  qui  l'ont  forcé  à  réunir  eu  une 
seule  science  deux  sciences  naturellement  dis- 
tinctes, comme  la  partie  physique  et  la  partie 
chimique  de  la  slcréonomie  et  de  l'atomologie. 
Cette  même  théorie  des  quatre  points  de  vue 
a  produit  chez  Ampère  une  autre  illusion,  com- 
battue avec  raison  par  M.  Arago  dans  sa  Notice. 
Ces  quatre  points  de  vue,  qui  déterminent  toutes 
les  divisions  et  les  subdivisions  des  connaissances 
humaines,  étant  analogues  aux  quatre  ordres  de 
conceptions  rangés  suivant  l'ordre  de  leur  appa- 
rition successive  dans  la  première  enfance.  Am- 
père se  croit  en  droit  de  conclure  que,  sauf  la 
nécessité  d'une  instruction  primaire  préparatoire, 
ses  128  sciences  se  trouvent  rangées  dans  son 
tableau  dans  l'ordre  le  meilleur  à  suivre  soit 
pour  les  étudier  toutes,  soit  pour  en  étudier  à 
fond  quelques-unes  en  omettant  ou  en  se  con-  , 
tentant  d'effleurer  les  autres.  Ainsi  il  admet  ' 
qu'il  vaut  mieux  avoir  acquis  toute  l'instruction 


ANAL 


—  54  — 


ANAL 


qu'on  peut  et  qu'on   veut  a:~quérir  dans  les  64 
sciences   cosmologiqucs,    avant  de    commencer 

l'étude  des  sciences  noologiques.  De  plus,  il  croit 
qu'il  faut  apprendre  dans  chaque  rigne  les 
sciences  du  premier  ordre  une  à  une,  chacune 
depuis  ses  premiers  éléments  jusqu'à  ses  parties 
les  plus  élevées  dans  les  quatre  sciences  du  troi- 
sième ordre,  avant  de  passer  aux  sciences  sui- 
vantes du  premier  ordre  ;  qu'ainsi  il  faut  ap- 
prendre les  mathématiques  supérieures,  sans 
excepter  l'astronomie,  avant  la  physique  élé- 
mentaire et  par  conséquent  avant  aucune  notion 
d'optique.  Il  n'est  pas  besoin  d'aller  plus  loin  pour 
voir  que  les  sciences  cosmologiques,  classées, 
comme  elles  doivent  l'être,  d'après  leurs  objets, 
ne  sont  pas  rangées  dans  l'ordre  suivant  lequel 
elles  doivent  être  apprises,  et  qu'il  faut  avoir 
appris  les  éléments  de  plusieurs  sciences  du  pre- 
mier ordre,  avant  de  pouvoir  atteindre  les  parties 
les  plus  élevées  de  Tune  cjuelconque  d'entre 
elles,  à  l'exception  des  mathématiques  pures.  11 
en  est  de  même  pour  les  sciences  noologiques. 
Par  exemple,  à  qui  Ampère  fera-t-il  croire  qu'un 
futur  philosophe  doit  commencer  par  acquérir 
une  instruction  aussi  complète  qu'il  pourra  dans 
les  sciences  cosmologiques,  avant  d'aborder  l'é- 
tude de  la  psychologie  élémentaire,  et  que  celui 
(jui  veut  devenir  linguiste  doit  avoir  achevé  ses 
études  dans  les  sciences  cosmologiques,  dans  les 
sciences  philosophiques,  et  de  plus  dans  les  beaux- 
arts,  avant  de  commencer  l'étude  des  langues? 
Cette  illusion  d'Ampère  peut  s'expliquer  par  la 
puissance  exceptionnelle  de  ses  facultés,  par  le 
défaut  de  direction  dans  les  études  de  son  enfance 
et  de  sa  jeunesse,  et  par  l'ordre  étrange  qu'il 
avait  suivi  lui-même,  comme  nous  l'avons  vu, 
dans  l'acquisition  de  ses  vastes  connaissances. 

Sur  Ampère,  outre  les  notices  déjà  mentionnées 
de  MM.  Sainte-Beuve  et  Littré,  voyez  la  notice, 
plus  récente,  de  M.  François  Arago,  qui  a  puise 
des  renseignements  intéressants  dans  ses  sou- 
venirs personnels  et*  dans  ia  correspondance 
intime  d'Ampère  avec  ses  amis  de  Lyon,  mais 
qui  a  commis  quelques  erreurs  de  laits  et  de 
dates  ;  l'article  de  M.  Etienne  Arago,  résumé  de 
la  notice  précédente,  dans  la  nouvelle  édition  de 
la  Biographie  universelle;  Y  Introduction  déjà 
citée  de  M.  J.  J.  Ampère  à  la  philosophie  de  mon 
père;  Y  Avant-propos  de  M.  Barthélémy  Saint- 
Hilaire,  et  quelques  passages  du  volume  de 
M.  E.  Naville  sur  Maine  de  Biran,  sa  vie  et  ses 
pensées.  Th.  H.-M. 

AMPHIBOLIE,  à[xçi6o).ia.  Tel  est  le  nom  con- 
sacré par  Kant,  dans  sa  Critique  de  la  raison 
pure^  à  une  sorte  d'amphibologie  naturelle, 
fondée,  selon  lui,  sur  les  lois  mêmes  de  la  pensée 
et  qui  consiste  à  confondre  les  notions  de  l'enten- 
dement pur  avec  les  objets  de  l'expérience,  à  at- 
tri])uer  à  ceux-ci  des  caractères  et  des  qualités 
([Ui  appartiennent  exclusivement  à  celles-là.  On 
tombe  dans  cette  erreur  quand,  par  exemple,  on 
fait  de  l'identité,  qui  est  une  notion  a  priori, 
une  qualité  réelle  des  phénomènes  ou  des  objets 
que  l'expérience  nous  fait  connaître  [Analyt.  des 
principes,  appendice  du  ch.  m). 

AMPHIBOLOGIE,  de  à[iÇ'.6o),ta,  même  signi- 
fication. On  appelle  ainsi  une  proposition  qui 
présente,  non  pas  un  sens  obscur,  mais  un  sens 
douteux,  un  double  sens.  Aristote,  aans  son  Traite 
des  réfutations  sophistiques  (ch.  iv),  a  compté 
l'amphibologie  parmi  les  sophismes.  Il  la  dis- 
tingue de  Ycquivoque  (ô(ja)v\j|j.t2),  par  laquelle  il 
désigne  l'ambiguité  des  termes,  pris  isolément. 

ANACHABSIS.  VOy.  LES   SEPT    SAGES. 

ANALOGIE.  On  confond  aujourd'hui  le  plus 
souvent  l'analogie  avec  la  ressemblance;  les  an- 
ciens logiciens  y  mettaient  plus  de  scrupule,  et 


conservaient  au  premier  de  ces  termes  le  sens 

aue  lui  avaient  aonné  les  mathématiciens,  celui 
'une  égalité  de  rapports  comme  celle  qui  con- 
stitue une  proportion.  Le  langage  n'a  pas  cessé 
d'exprimer  celte  différence.  Deux  ailes  d'oiseau 
sont  semblables  :  la  nageoire  d'un  poisson  est  ana- 
logue à  une  aile,  parce  qu'elle  a  la  même  con- 
nexion avec  d'autres  organes,  et  qu'elle  sert  au 
même  usage.  Ce  qui  autorise  l'assimilation,  c'est, 
comme  dans  une  proportion,  la  similitude  des 
rapports.  Quoi  de  plus  différent  encore  qu'une 
colonie  et  un  enfant,  et  qui  s'aviserait  de  recher- 
cher entre  ces  deux  termes  des  ressemblances 
intrinsèques?  Mais  la  relation  qui  existe  entre 
l'enfant  et  sa  mère  se  retrouve  en  quelque  me- 
sure dans  celle  qui  rattache  une  colonie  à  la  patrie 
qui  l'a  fondée,  et  que,  par  analogie,  on  appelle 
sa  métropole.  Ainsi,  à  parler  rigoureusement,  il 
n'y  a  de  ressemblance  qu'entre  des  faits  de 
même  espèce,  ou  tout  au  moins  de  même  genre, 
et  une  propriété  dite  semblable  est  inhérente  aux 
objets  où  on  la  constate;  l'analogie,  au  contraire, 
résulte  entre  des  termes  différents,  d'une  relation 
du  même  genre,  et  son  domaine  est,  pour  ainsi 
dire,  sans  limite.  Nous  découvrons  sans  cesse  des 
rapprochements  imprévus  entre  les  objets  les 
plus  divers,  et  la  parole  les  exprime  en  vives  ima- 
ges. Cette  distinction  semble  pourtant  s'évanouir 
quand  on  parle  en  logique  du  raisonnement  par 
analogie,  qui  se  trouve  confondu  avec  le  raison- 
nement par  ressemblance.  Il  y  a  là  dans  les  mots 
et  dans  les  choses  une  grande  incertitude  qu'il 
importe  de  dissiper. 

Les  ressemblances  se  constatent  par  l'observa- 
tion et  la  comparaison,  et  l'induction,  qui,  sans 
doute,  a  d'autres  conditions,  suppose  toujours 
qu'elles  sont  reconnues.  Raisonner  par  ressem- 
blance, c'est  donc,  à  proprement  parler,  raison- 
ner par  induction.  S'il  y  a  un  procédé  différent 
qu'on  appelle  analogie,  il  ne  consistera  donc  pas 
simplement  à  s'appuyer  sur  des  ressemblances, 
ou  bien  il  y  aura  deux  noms  pour  désigner  la 
même  opération.  Le  seul  moyen  de  s'éclairer,  c'est 
d'emprunter  aux  logiciens  quelques  exemples 
qu'ils  proposent  comme  des  modèles  du  raisonne- 
ment par  analogie,  et  de  les  interpréter.  Soutenir 
que  les  colonies  ont  envers  la  mère  patrie  les 
mêmes  devoirs  que  les  enfants  envers  leurs  pa- 
rents ;  concevoir  que  la  foudre  a  la  même  cause 
que  les  phénomènes  électriques  artificiellement 
produits  dans  un  laboratoire;  un  animal  d'une  es- 
pèce inconnue  qu'un  cœur,  une  circulation  double 
et  complète,  etc.,  parce  qu'on  l'a  vu  allaiter  ses 
petits  ;  que  la  planète  Mars  a  des  habitants,  parce 
qu'elle  ressemble  à  la  Terre,  voilà  des  types  qui 
représentent  assez  bien  toutes  les  formes  du  rai- 
sonnement par  analogie,  tels  que  le  décrivent  les 
auteurs  les  plus  considérés.  Or  il  ne  paraît  pas 
possible  d'en  dégager  une  formule  qui  convienne 
a  tous,  et  il  y  a  là  des  procédés  intellectuels  de 
nature  très-différente.  Le  premier  raisonnement 
est  une  véritable  déduction  :  on  conclut  de  l'i- 
dentité des  rapports,  qui  est  supposée  reconnue 
ou  accordée,  à  l'identité  des  devoirs  ;  la  conclu- 
sion est  forcée,  si  l'on  admet  qu'il  y  a  entre  les 
colonies  et  la  patrie  commune  un  vrai  lien  de 
filiation;  elle  est  très-douteuse  si  cette  assimila- 
tion est  précaire.  L'analogie  est  établie,  avant  le 
raisonnement  auquel  elle  sert  de  principe,  par  une 
comparaison  dont  on  peut  contester  ou  soutenir 
l'exactitude.  On  renverra  donc  ce  premier  mode 
d'inférence  à  la  déduction.  En  second  lieu,  quand 
Franklin  soupçonne  que  les  phénomènes  produits 
par  les  appareils  électriques  sont  de  même  espèce 
que  ceux  des  nuages  qui  portent  le  tonnerre,  il  ne 
raisonne  pas,  il  constate  des  ressemblances,  qui 
ont  pu  échapper  à  d'autres,  mais  qui  le  frappent,^ 


ANAL 


—  55 


ANAL 


parce  qu'il  so  sert  d'une  observation  plus  alten- 
tive  et  d'une  comparaison  à  laquelle  on  n'avait 
pas  songé.  Le  raisonnement  commence  au  moment 
où  il  conçoit  une  expcrienco  capable  de  mettre 
cette  ressemblance  en  pleine  lumière,  de  vérilier 
son  idée  ou  de  la  contredire.  Si  le  nuage  est 
comme  un  appareil  électrique,  il  produira  des 
effets  qu'on  peut  déterminer  a'avance,  et,  par 
exemple,  on  pourra  en  tirer  des  étincelles,  comtne 
du  conducteur  d'une  machine.  C'est  un  exemple 
de  ce  qu'un  savant  appelle  le  raisonnement  ex- 
périmental, c'est-à-dire  une  déduction  fondée 
sur  une  hypothèse,  et  aboutissant  en  dernière 
analyse  à  une  induction  :  car  l'expérience  faite, 
il  n'y  a  pas  analogie,  mais  ressemblance  avérée 
entre  les  deux  ordres  de  phénomènes,  soumis  dès 
lors  aux  mêmes  conditions,  expliquées  par  les 
mêmes  causes  prochaines.  C'est  un  travail  ordi- 
naire dans  l'investigation  des  lois  de  la  nature  : 
observation,  conception  d'une  similitude,  déduc- 
tion d'une  expérience,  induction  d'une  loi,  ou  si 
l'on  veut  extension  d'une  loi  déjà  reconnue.  Con- 
sidérons maintenant  le  troisième  exemple.  «  Il 
n'est  pas  un  naturaliste,  dit  M.  Cournat,  qui,  à 
l'aspect  d'un  animal  d'une  espèce  jusqu'à  présent 
i.uconnuc,  occupé  à  allaiter  ses  petits,  ne  soit 
parfaitement  sûr  d'avance  que  la  dissection  y  fera 
trouver  un  cerveau,  une  moelle  épinière,  un  foie, 
un  cœur,  des  poumons,  etc.  »  Il  y  a  évidemment 
ici  un  raisonnement  fondé  sur  une  observation  : 
cet  animal  est  un  mammifère,  voilà  tout  ce  qu'on 
sait,  ou  plutôt  tout  ce  qu'on  voit  :  il  a  un  cerveau, 
un  cœur,  etc.,  voilà  ce  qu'on  affirme,  ou  pour 
parler  à  la  rigueur,  ce  que  l'on  conçoit.  Quelle 
est  la  raison  qui  fait  passer  le  naturaliste  d'une 
idée  à  l'autre?  C'est  une  liaison  précédemment 
établie  entre  les  caractères  de  l'organisation, 
c'est-à-dire  une  loi  obtenue  par  une  induction 
légitime.  Cette  loi,  vérifiée  pour  toutes  les  espèces 
connues,  peut-elle  souffrir  des  exceptions?  Ce  n'est 
pas  absolument  impossible,  mais  c'est  tout  à  fait 
improbable.  Du  reste,  le  doute  ne  sera  pas  de 
longue  durée,  et  sans  recourir  à  la  dissection,  il 
sera  facile  de  la  vérifier  pour  ce  cas  nouveau. 
Entre  l'induction  préalablement  accomplie,  et  son 
extension  à  un  cas  nouveau,  devant  un  cas  sem- 
blable, il  y  a  un  moment  où  l'esprit  anticipe 
l'observation,  ou  même  s'en  dispense.  C'est  un 
droit  qu'il  s'attribue  chaque  fois  qu'il  induit,  et 
s'il  se  maintenait  ici  dans  les  limites  de  la  même 
espèce,  on  ne  pourrait  le  lui  refuser  sans  nier 
l'induction  elle-même  ;  ni  faire  une  obligation  au 
savant  de  ne  rien  affirmer  de  l'organisation  d'un 
chien  ou  d'un  cheval,  avant  de  l'avoir  ouvert.  Ce 
qui  distingue  donc  cette  inférence  de  l'induction 
simple  c'est  que  l'espèce  de  l'animal  est  jusqu'à 
présent  inconnue:  différence  insignifiante,  piais- 
que  le  caractère  qu'on  y  découvre  du  premier 
coup  est  précisément  celui  par  lequel  tant  d'es- 
pèces sont  rangées  dans  la  classe  des  mammifè- 
res. On  pourra  donc  remarquer  que  l'induction 
est  un  procédé  dont  les  formes  sont  variables, 
dont  la  certitude  est  très-inégale,  qui  consiste  à 
la  fois  à  trouver  la  loi  d'une  espèce,  et  à  ramener 
des  espèces  du  même  genre  à  une  même  loi; 
qu'il  faut  induire  pour  établir  des  rapports,  et 
induire  encore  pour  étendre  encore  ces  rapports 
à  de  nouveaux  cas,  mais  on  ne  trouvera  dans 

I l'exemple  proposé  rien  qui  puisse  le  distinguer 
d'un  cas  d'induction.  L'extension  de  la  loi,  quand 
il  s'agit  des  rapports  d'un  organe  avec  un  autre, 
est  tout  d'abord  affirmée  pour  tous  les  cas  où  cet 
organe  existe  :  et  la  subordination  des  caractères 
n'est  pas  entendue  comme  un  accident.  Jusqu'à 
présent,  on  cherche  vainement  un  mode  de  rai- 
sonnement original  auquel  convienne  le  titre  de 
... 


l'exemple  si  souvent  répété  depuis  Reid,  à  savoir, 
le  jugement  problématique  par  lequel  nous  sup- 
posons que  les  planètes  sont  habitées,  parce  que 
ressemblant  à  la  terre  à  d'autres  égards,  elles 
doivent,  comme  elle,  servir  de  séjour  à  des  êtres 
vivants.  Il  est  facile  de  donner  la  formule  de  ce 
procédé  :  des  ressemblances  sont  constatées  entre 
deux  ou  plusieurs  objets;  l'un  d'eux  a  en  outre 
certaine  propriété  qu'on  ne  peut  observer  chez 
les  autres  ;  on  supplée  à  une  expérience  impos- 
sible, et  on  la  leur  attribue  par  supposition.  C'est 
ce  qu'on  appelle  généraliser  les  ressemblances. 
Qu'il  y  ait  dans  l'esprit  un  penchant,  ou  plutôt 
une  habitude  qui  le  porte  à  réunir  les  faits  en 
groupes,  et  à  regarder  comme  inséparables  ceux 
(ju'il  trouve  souvent  associés,  c'est  un  fait  bien 
connu;  mais  ce  n'est  pas  un  principe  ^ui  puisse 
donner  une  valeur  logique  à  cette  téméraire  pré- 
somption. Alléguer,  comme  on  l'a  fait,  pour  la 
justifier,  la  croyance  innée  en  l'unité  du  plan  do 
la  nature,  c'est  gratifier  l'esprit  humain  d'une 
croyance  dont  il  ne  se  doute  pas,  qui,  à  la  sup- 
poser fondée,  ne  peut  être  que  le  résultat  d'une 
science  consommée,  et  qui  d'ailleurs  n'explique- 
rait rien.  En  réalité,  il  n'y  a  rien  de  plus  dans 
cette  inférence  qu'une  induction  commencée  et 
gui  ne  peut  s'achever,  un  projet  d'induction.  S'il 
était  certain  que  l'existence  d'une  atmosphère, 
pour  nous  borner  à  un  seul  fait,  fût  la  condition 
nécessaire  et  suffisante  de  l'apparition  de  la  vie 
sous  ses  diverses  formes,  il  deviendrait  constant 
que  telle  planète.  Mars  par  exemple,  où  l'on  ob- 
serve des  phénomènes  météorologiques  bien  con- 
nus, est  peuplé  de  végétaux  et  d'animaux.  Or, 
nous  savons  bien  que  sans  un  milieu  respirable 
la  vie  ne  peut  se  manifester;  nous  le  savons  parce 
que  nous  pouvons,  à  volonté,  isoler  un  animal  de 
ce  milieu,  ou  l'y  replonger,  et  que  la  vie  s'éteint 
ou  se  rallume  suivant  que  nous  le  lui  enlevons 
ou  le  lui  rendons.  Mais  nous  ignorons  absolument 
si  l'air,  la  chaleur  et  les  autres  conditions  sans 
lesquelles  la  vie  ne  peut  se  produire  ici-bas,  sont 
suffisantes  pour  la  faire  naître.  Nous  pouvons 
donc  inférer  d'une  part  qu'en  l'absence  d'un  fluide 
respirable  il  n'y  aura,  même  dans  les  régions 
que  nous  ne  pouvons  explorer,  aucune  créature 
animée,  et  il  ne  nous  en  faut  pas  davantage  pour 
nous  représenter,  non  sans  une  sorte  d'effroi,  les 
espaces  silencieux  et  déserts  du  globe  lunaire  ; 
mais  d'autre  part  nous  ne  pouvons  conjecturer 
avec  probabilité  que  partout  où  il  y  aura  une 
atmosphère  et  les  autres  conditions  vitales  qui  se 
rencontrent  ici-bas,  elles  produiront  des  êtres 
animés  :  quand  elles  seraient  toutes  réunies,  il 
resterait  toujours  à  savoir  s'il  ne  faut  pas,  pour 
faire  éclore  la  vie,  une  autre  puissance,  une  con- 
dition suprême,  que  nous  n'avons  pu  jusqu'à  pré- 
sent déterminer  par  expérience.  Ce  qui  est  en 
question  dans  le  raisonnement  si  hasardeux  qui 
sert  de  fondement  à  la  croyance  en  la  pluralité 
des  créatures  animées,  c'est  la  détermination  du 
phénomène  de  la  vie  ;  si  toutes  ses  conditions 
étaient  connues,  comme  le  sont  par  exemple 
celles  de  l'ébullition  de  l'eau,  l'induction  serait 
complète,  et  vaudrait  pour  tous  les  temps  et  tous 
les  lieux.  Bref,  on  peut  toujours  d'un  fait  inférer 
ses  conditions,  et  réciproquement;  mais  il  faut 
pour  cela  que  toutes  les  conditions  soient  con- 
nuesj  quand  une  ou  plusieurs  d'entre  elles  res- 
tent Ignorées,  il  n'y  a  pas,  à  proprement  parler, 
d'induction  ni  de  loi,  et  par  suite  on  ne  peut 
conclure  sans  acception  du  temps  et  de  l'espace, 
puisqu'il  n'y  a  pas  de  certitude,  même  pour  un 
lieu  ou  un  instant  particuliers.  Un  fait  ne  peut 
se  produire  dans  toutes  ses  conditions,  et  il  suf- 
fit de  le  constater  pour  être  certain  que  ces  con- 
ditions, encore  qu'elles  échappent  à  l'observa- 


ANAL 


56  — 


ANAL 


tion,  sont  réalisées;  de  même  toutes  les  conditions 
étant  connues  et  observées^  il  n'est  pas  douteux 
que  le  fait  se  produise  :  suivre  l'une  ou  l'autre 
de  ces  voies  c'est  toujours  se  fier  à  l'induction. 
Mais  il  est  impossible  de  s'autoriser  de  la  présence 
de  quelques-unes  des  conditions,  toutes  néces- 
saires qu'elles  soient,  pour  en  conclure  l'existence 
d'un  fait  que  l'on  ne  perçoit  pas  :  ce  fait  est  alors 
indéterminé.  Si  la  science  parvient  un  jour  à 
trouver  un  ensemble  de  faits  physiques  qui  dé- 
terminent la  vie.  partout  où  ces  faits  seront  vé- 
rifiés on  devra,  a  moins  qu'il  n'y  en  ait  d'autres 
qui  excluent  la  vie,  conclure  qu'elle  existe,  en- 
core que  l'on  ne  puisse  s'en  assurer  par  la  per- 
ception. Jusque-là,  il  faut  s'en  tenir  à  la  simple 
conjecture.  L'analogie  n'est  donc  en  rien  distincte 
de  l'induction.  Constater  des  ressemblances  ce 
n'est  pas  raisonner,  et  c'est  le  préliminaire  indis- 
pensable de  l'induction,  aussi  bien  que  de  l'ana- 
logie; conclure  l'identité  des  faits  de  l'identité 
de  leurs  conditions,  c'est  encore  l'acte  propre  de 
l'induction;  présumer  que  certains  faits  sont  la 
condition  des  autres,  c'est  une  conception  qui 
précède  et  motive  la  recherche,  ce  n'est  pas  la 
conclusion  d'un  raisonnement;  c'est  un  des  mo- 
ments du  travail  inductif;  c'est  celui  que  les  lo- 
giciens ont  désigné  sous  ce  terme,  d'ailleurs  si 
mal  défini,  d'Analogie.  Il  n'y  a,  malgré  ces  deux 
noms,  aucune  difl'érence  de  nature  entre  les  deux 
procédés.  Affirmer  que  le  fer  et  les  autres  mé- 
taux fondent  et  se  volatilisent  dans  le  soleil  à  la 
même  température  qu'à  la  surface  de  la  terre, 
c'est  généraliser  un  rapport  constaté  ;  conjecturer 
que  Mars  est  habité,  c'est  généraliser  un  rapport 
supposé  ;  le  doute  ne  provient  pas  de  l'extension 
de  la  loi,  mais  de  son  caractère  :  si  dans  le  pre- 
mier cas  on  raisonne  par  induction,  et  dans  le 
second  par  analogie,  la  différence  ne  provient 
pas,  pour  parler  comme  les  logiciens,  de  la  forme, 
mais  de  la  matière  :  les  deux  procéaés  sont  iden- 
tiques ;  mais  le  travail  préliminaire,  celui  de 
l'expérience,  est  achevé  d'un  côté,  plus  ou  moins 
ébauché  de  l'autre,  et  le  plus  souvent  intermi- 
nable. 

Ainsi  s'expliquent  l'obscurité  et  l'incertitude 
des  théories  d'ailleurs  très-sommaires  de  l'ana- 
logie, et  les  efforts  malheureux  qu'on  a  faits  pour 
la  distinguer  de  l'induction.  Kant  et  ses  imita- 
teurs Esser  et  Krug  ont  beaucoup  contribué  à 
donner  du  crédit  à  cette  superfétation  de  la  lo- 
gique. Suivant  eux,  l'induction  étend  à  toutes  les 
choses  d'un  même  genre  les  propriétés  qui  con- 
viennent à  plusieurs;  l'analogie  conclut  de  la 
ressemblance  particulière  de  deux  choses  à  leur 
ressemblance  totale  :  l'une  va  de  la  pluralité  à 
l'unité,  et  l'autre  de  l'un  au  multiple;  «  par  l'une, 
dit  Kant,  on  étend  les  données  empiriques  du 
particulier  au  général  par  rapport  à  plusieurs  ob- 
jets; par  l'autre  on  étend  les  qualités  données 
d'une  chose  à  un  plus  grand  nombre  de  qualités 
de  la  même  chose.  »  Mais  Kant  n'a  pas  une  idée 
très-exacte  de  l'induction,  et  de  plus  on  ne  voit 
pas  quelle  difl'érence  il  y  a  entre  attribuer  une 
propriété  à  une  chose  de  même  espèce  que  celle 
où  on  l'a  reconnue,  et  conclure  qu'une  qualité 
appartenant  à  la  seconde  appartient  aussi  à  la  pre- 
mière. Les  espèces  sont  fondées  sur  des  ressem- 
blances; dire  que  deux  choses  de  même  espèce 
sont  semblables,  ou  réciproquement  que  deux 
chosessemblables  sont  de  même  espèce,  c'est  énon- 
cer le  même  principe,  qui  n'est  du  reste  pas  ce- 
lui de  l'induction. 

Consulter  sur  l'analogie  :  Aristote,  Topiques, 
liv.  I,  ch.  xvn-^  Derniers  analytiques,  liv.  II,  ch. 
XIV.  Kant,  Logique,  ch.  m,  sect.  III.  Reid,  Essais 
sur  les  facultés  intellectuelles,  essai  I,  ch.  m.  Esser 
Logik,  S§  140, 152.  Krug  Logik,  §  156.  Hamilton^ 


Lectures  on  logic,  t.  II,  p.  166.  Cournat,  Essai 
sur  les  fondements  de  nos  connaissances,  t.  I, 
ch.  IV.  Stuart  Mili,  Système  de  Logique,  liv.  IV, 
ch.  XX.  CondiUac,  Art  de  raisonner,  ch.  m. 

ANALYSE  ET  SYNTHÈSE.  L'analyse  et  la 
synthèse  sont  les  deux  procédés  fondamentaux 
de  toute  méthode;  elles  résultent  de  la  nature 
de  l'esprit  humain,  et  sont  une  loi  de  son  dé- 
veloppement. L'intelligence  humaine  aperçoit 
d'abord  confusément  les  objets  ;  pour  s'en  faire 
une  notion  précise,  elle  est  obligée  de  concentrer 
successivement  son  attention  sur  chacun  d'eux 
en  particulier,  ensuite  de  les  décomposer  dans 
leurs  parties  et  leurs  propriétés.  Ce  travail  de 
décomposition  s'appelle  analyse.  L'opération  in- 
verse, qui  consiste  à  saisir  le  rapport  des  parties 
entre  elles  et  à  recomposer  l'objet  total,  porte  le 
nom  de  synthèse.  Décomposition,  recomposition, 
analyse,  synthèse,  tels  sont  les  deux  procédés 
qui  se  rencontrent  dans  tout  travail  complet  de 
l'intelligence,  dans  tout  développement  régulier  de 
la  pensée,  dans  la  formation  de  toute  science. 

Mais  s'il  est  facile  de  les  définir  dans  leur  gé- 
néralité, il  l'est  beaucoup  moins  de  les  suivre 
dans  leurs  applications,  de  les  distinguer  et  de 
les  reconnaître  dans  les  opérations  plus  ou  moins 
compliquées  de  l'intelligence  humaine  et  les 
procédés  de  la  science.  Il  est  peu  de  questions 
qui  aient  été  plus  embrouillées  et  sur  lesquelles 
les  philosophes  se  soient  moins  entendus.  Ce  que 
les  uns  appellent  analyse,  les  autres  le  nomment 
synthèse,  et  réciproquement.  Le  mal  vient 
d'abord  de  ce  que  l'on  n'a  pas  établi  une  dis- 
tinction entre  nos  diverses  espèces  de  connais- 
sances, et  ensuite  de  ce  que  les  deux  procédés 
analytique  et  synthétique  se  trouvent  réellement 
réunis  dans  tout  travail  de  l'intelligence  un  peu 
compliqué  et  de  quelque  étendue.  Pour  nous 
préserver  d'une  pareille  confusion,  nous  éta- 
blirons d'abord  en  principe  que  toute  opération 
intellectuelle  qui,  considérée  dans  son  ensemble, 
offre  comme  procédé  principal  la  décomposition 
d'une  idée  ou  d'un  objet  dans  ses  éléments,  doit 
prendre  le  nom  d'analyse,  et  que  celui  de  syn- 
thèse doit  s'appliquer  a  toute  opération  de  l'es- 
prit dont  le  but  essentiel  est  de  combiner  des 
éléments,  de  saisir  des  rapports,  de  former  un 
tout  ou  un  ensemble.  Ce  principe  admis,  nous 
distinguerons  plusieurs  espèces  de  connaissances, 
celles  dont  nous  sommes  redevables  à  l'obser- 
vation et  celles  que  nous  obtenons  par  le  raison- 
nement ;  deux  méthodes  correspondantes,  et  par 
conséquent  aussi  deux  sortes  d'analyse  et  de 
synthèse,  l'analyse  et  la  synthèse  expérimentales 
et  l'analyse  et  la  synthèse  logiques. 

Examinons  d'abord  en  quoi  consistent  et  l'ana- 
lyse et  la  synthèse  dans  la  première  de  ces  deux 
méthodes  et  dans  les  sciences  d'observation. 
Lorsque  nous  voulons  connaître  un  objet  réel 
appartenant  soit  à  la  nature  physique,  soit  au 
monde  moral,  nous  sommes  obligés  de  le  consi- 
dérer successivement  dans  toutes  ses  parties,  et 
d'étudier  celles-ci  séparément  ;  ce  travail  ter- 
miné, nous  cherchons  a  réunir  tous  ces  éléments, 
à  saisir  leurs  rapports,  afin  de  reconstituer  l'ob- 
jet total.  De  ces  deux  opérations  la  première  est 
l'analyse,  et  la  seconde  la  synthèse.  Il  est  évident 
qu'elles  sont  l'une  et  l'autre  également  néces- 
saires, et  qu'elles  se  tiennent  étroitement  ;  mais 
elles  n'en  constituent  pas  moins  deux  procédés 
essentiellement  distincts,  et  dont  l'un  est  inverse 
de  l'autre.  CondiUac  a  cependant  prétendu  que 
la  méthode  était  tout  entière  dans  l'analyse,  qui, 
selon  lui,  comprend  la  synthèse.  Il  est,  ait-il, 
impossible  d'observer  les  parties  d'un  tout  sans 
remarquer  leurs  rapports  ;  d'ailleurs,  si  vous 
n'observez  pas  les  rapports  en  même  temps  que 


ANAL 


—  57  — 


ANAL 


les  parties,  il  vous  sera  impossible  de  les  retrou- 
ver ensuite  et  de  recomposer  l'ensemble.  On  doit 
répondre  que,  sans  doute,  on  ne  peut  ne  pas 
apercevoir  quelques  rapports  en  étudiant  les 
parties  d'un  tout  ;  mais  ces  rapports  ne  doivent 
pas  préoccuper  celui  qui  étudie  chaque  partie 
séparément,  car  alors  il  ne  verra  clairement  ni 
les  parties  ni  les  rapports.  L'esprit  humain  est 
borné  et  faible  :  une  seule  tâche  lui  suffit;  la 
concentration  de  toutes  ses  forces  sur  un  point 
déterminé  est  la  condition  de  la  vue  distincte;  il 
doit  donc  oublier  momentanément  l'ensemble, 
pour  fixer  son  attention  sur  ciiacun  des  éléments 
pris  en  particulier;  puis,  quand  il  les  a  suffi- 
samment examinés  en  eux-mêmes,  les  comparer 
et  tâcher  de  découvrir  leurs  rapports.  Ce  sont 
Jà  deux  opérations  distinctes,  et  qui  ne  peuvent 
être  simultanées  sous  peine  d'être  mal  exécu- 
tées. L'analyse  est  un  procédé  artificiel,  et  d'au- 
tant plus  artificiel,  que  l'objet  off're  plus  d'unité. 
Ainsi,  lorsqu'il  s'agit  d'un  être  organisé,  dont 
toutes  les  parties  sont  dans  une  dépendance  ré- 
ciproque, elle  détruit  la  vie  qui  résulte  de 
cette  unité.  Mais  le  moyen  de  faire  autrement,  si 
vous  voulez  étudier  l'organisation  d'une  plante, 
d'un  animal,  de  l'homme^  le  plus  complexe  de 
tous  les  êtres  ?  Il  faut,  dit-on,  s'attacher  à  l'é- 
lément principal,  au  fait  simple,  le  suivre  dans 
ses  développements,  ses  combinaisons  et  ses 
formes.  Mais  ce  n'est  pas  là  faire  de  la  synthèse 
avec  l'analyse,  c'est  faire  de  la  synthèse  pure.  Ce 
fait  simple,  en  effet,  comment  l'a-t-on  obtenu  ? 
A  moins  de  le  supposer  et  de  partir  d'une  hypo- 
thèse, c'est  l'analyse  qui  doit  le  découvrir.  Aussi 
Condillac,  qui  prêche  sans  cesse  l'analyse,  em- 
ploie continuellement  la  synthèse.  Prendre  pour 
principe  la  sensation,  la  suivre  dans,  toutes  ses 
transformations,  expliquer  ainsi  tous  les  phéno- 
mènes de  la  sensibilité,  de  l'intelligence  et  de  la 
volonté,  c'est  procéder  synthétiquement  et  non 
par  analyse.  Le  Traité  des  Sensations  est,  comme 
on  l'a  fait  remarquer,  un  modèle  de  synthèse  ; 
mais  aussi,  où  conduit  une  semblable  méthode  ? 
A  un  système  dont  la  base  est  hypothétique,  et 
dont  la  véritable  analyse,  appliquée  aux  faits  de 
la  nature  humaine,  démontre  facilement  la  faus- 
seté. Mieux  eût  valu  observer  d'abord  ces  faits 
en  eux-mêmes,  sauf  à  ne  pas  bien  apercevoir 
leurs  rapports  et  laisser  à  d'autres  le  soin  d'en 
former  la  synthèse. 

L'analyse  et  la  synthèse  sont  deux  opérations 
de  l'esprit  si  bien  différentes,  (ju'elles  supposent 
dans  les  hommes  qui  les  représentent  des  qua- 
lités diverses  et  qui  s'excluent  ordinairement. 
En  outre,  de  même  qu'elles  constituent  deux 
moments  distincts  dans  la  pensée  de  l'individu, 
elles  se  succèdent  aussi  dans  le  développement 
général  de  la  science  et  de  l'esprit  humain.  Elles 
alternent  et  dominent  chacune  à  leur  tour  dans 
l'histoire.  Il  y  a  des  époques  analytiques  et  des 
époques  synthétiques  :  dans  les  premières,  les 
savants  sont  préoccupés  du  besoin  d'observer  les 
faits  particuliers,  d'étudier  leurs  propriétés  et 
leurs  lois  spéciales  sans  les  rattacher  à  des  prin- 
cipes généraux  ;  dans  les  secondes,  au  contraire, 
on  sent  la  nécessité  de  coordonner  tous  ces 
détails  et  de  réunir  tous  ces  matériaux  pour  re- 
construire l'unité  de  la  science.  C'est  ainsi,  par 
exemple,  que  l'on  a  appelé  le  xvm°  siècle  le 
siècle  de  l'analyse,  parce  qu'il  a  en  effet  pro- 
clamé et  généralisé  cette  méthode,  et  lui  a  fait 
produire  les  plus  beaux  résultats  dans  les  sciences 
naturelles.  Ce  qui  ne  veut  pas  dire  que  la  syn- 
thèse ne  se  rencontre  pas  dans  les  recherches  des 
savants  et  des  philosophes  de  cette  époque.  Ceux 
même  qui  l'ont  dépréciée,  Condillac,  par  exemple, 
l'ont  employée  à  leur  insu.  D'ailleurs,  le  xviii'  siè- 


cle s'est  servi  de  l'induction,  qui  est  une  géné- 
ralisation, et  par  là  une  synthèse,  et  il  n'a  pas 
manqué  non  plus  de  tirer  les  conséquences  de 
ses  principes,  ce  qui  est  encore  un  procédé  syn- 
thétique ;  mais  il  est  vrai  que  ce  qui  domine  au 
xviii"  siècle,  c'est  l'observation  des  faits  de  la  na- 
ture, et  presque  toutes  les  découvertes  qui  l'ont 
illustré  sont  dues  à  l'analyse. 

Mais  si  ces  deux  méthodes  sont  distinctes,  elles 
ne  s'excluent  pas  ;  loin  de  là,  elles  sont  éga- 
lement nécessaires  l'une  à  l'autre;  elles  doivent 
se  réunir  pour  constituer  la  méthode  complète, 
dont  elles  ne  sont,  à  vrai  dire,  que  les  deux  opé- 
rations intégrantes.  Qu'est-ce  qu'une  synthèse 
qui  n'a  pas  été  précédée  de  l'analyse?  Une 
œuvre  d'imagination  ou  une  combinaison  arti- 
ficielle du  raisonnement,  un  système  plus  ou 
moins  ingénieux,  mais  qui  ne  peut  reproduire 
la  réalité  ;  car  la  réalité  ne  se  devine  pas  :  pour 
la  connaître,  il  faut  l'observer,  c'est-à-dire  l'é- 
tudier dans  toutes  ses  parties  et  sous  toutes  ses 
faces.  Une  pareille  synthèse,  en  un  mot,  s'appuie 
sur  l'hypothèse.  D'un  autre  côté,  supposez  que  la 
science  s'arrête  à  l'analyse;  vous  aurez  les  ma- 
tériaux d'une  science  plutôt  qu'une  science 
véritable.  Il  y  a  deux  choses  à  considérer  dans  la 
nature  :  les  êtres  avec  leurs  propriétés,  et  les 
rapports  qui  les  unissent.  Si  vous  vous  bornez  à 
l'étude  des  faits  isolés,  et  que  vous  négligiez 
leurs  rapports,  vous  vous  condamnez  à  ignorer 
la  moitié  des  cnoses,  et  la  plus  importante,  celle 
que  la  sjience  surtout  aspire  à  connaître,  les 
lois  qui  régissent  les  êtres,  leur  action  récipro- 
que, l'ordre,  l'accord  admirable  qui  règne  entre 
toutes  les  parties  de  cet  univers.  Vous  ne  con- 
naîtrez même  qu'imparfaitement  chaque  objet 
particulier,  car  son  rôle  et  sa  fonction  sont  dé- 
terminés par  ses  rapports  avec  l'ensemble.  La 
synthèse  doit  donc  s'ajouter  à  l'analyse,  et  ces 
deux  méthodes  sont  également  importantes.  Les 
règles  qui  leur  conviennent  sont  faciles  à  déter- 
miner. L'analyse  doit  toujours  précéder  la  syn- 
thèse; en  outre,  elle  doit  être  complète,  s'étendre 
à  toutes  les  parties  de  son  objet;  autrement,  la 
synthèse,  n'ayant  pas  à  sa  disposition  tous  les 
éléments,  ne  pourra  découvrir  leurs  rapports. 
Elle  sera  obligée  de  les  supposer  et  de  combler 
les  lacunes  de  l'analyse  par  des  hypothèses. 
Enfin  l'analyse  doit  chercher  à  pénétrer  jusqu'aux 
éléments  simples  et  irréductibles,  ne  s'arrêter 
que  quand  elle  est  arrivée  à  ce  terme  ou  quand 
elle  a  touché  les  bornes  de  l'esprit  humain.  Réu- 
nir tous  les  matériaux  préparés  par  l'analyse, 
n'en  rejeter  et  méconnaître  aucun,  reproduire  les 
rapports  des  objets  tels  qu'ils  existent  dans  la 
nature,  ne  pas  les  intervertir  ou  en  imaginer 
d'autres,  telle  est  la  tâche  et  le  devoir  de  la  syn- 
thèse. Au  reste,  si  ces  règles  sont  évidentes,  il 
est  plus  facile  de  les  exposer  que  de  les  appliquer. 
Aussi,  dans  l'histoire,  elles  sont  loin  d'être  exac- 
tement observées  ;  on  doit  tenir  compte  ici  des 
lois  du  développement  de  l'esprit  humain.  La 
science  débute  par  une  analyse  superficielle,  qui 
sert  de  base  aune  synthèse  hypothétique.  La  fai- 
blesse des  théories  dues  à  ce  premier  emploi  de 
la  méthode  rend  bientôt  nécessaire  une  analyse 
plus  sérieuse  et  plus  approfondie,  à  laquelle  suc- 
cède une  synthèse  supérieure  à  la  première.  Ce- 
pendant il  est  rare  que  l'analyse  ait. été  complète^ 
le  résultat  ne  peut  donc  être  définitif.  La  nécessite 
de  nouvelles  recherches  et  d'une  application 
plus  rigoureuse  de  l'analyse  se  fait  de  nouveau 
sentir.  Tel  est  le  rôle  alternatif  des  deux  mé- 
thodes dans  le  développement  progressif  de  la 
science  et  dans  son  histoire  ;  mais  la  règle  posée 
plus  haut  n'en  conserve  pas  moins  sa  valeur 
absolue.  La  vraie  synthèse  est  celle  qui  s'appuie 


ANAL 


—  58  — 


ANAL 


sur  une  analyse  complète  ;  c'est  là  un  idéal  que 
les  savants  et  les  philosophes  ne  doivent  jamais 
perdre  de  vue. 

Parcourons  rapidement  les  autres  opérations 
de  l'esprit  et  les  procédés  de  la  science,  qui  pré- 
sentent le  caractère  d'une  décomposition  ou  d'une 
composition,  et  qui,  pour  ce  motif,  ont  reçu  le 
nom  d'analyse  ou  de  synthèse. 

D'abord,  pour  étudier  un  objet,  l'esprit  humain 
est  obligé  de  le  décomposer,  non-seulement  dans 
ses  éléments  et  ses  parties  intégrantes,  mais  aussi 
dans  ses  qualités  ou  propriétés  ;  de  l'observer 
sous  ses  divers  points  de  vue.  Or  cette  décom- 
position qui  s'opère,  non  plus  sur  des  parties 
réelles,  mais  sur  des  propriétés  auxquelles  nous 
prêtons  une  existence  indépendante,  est  Vab- 
slraction.  L'abstraction  est  donc  une  analyse, 
puisqu'elle  est  une  décomposition;  mais  ce  qui 
la  distingue  de  l'analyse  proprement  dite,  c'est 
qu'elle  s'exerce  sur  des  qualités  qui,  prises  en 
elles-mêmes,  n'ont  pas  d'existence  réelle.  Après 
l'abstraction  vient  la  classification.  Classer,  c'est 
réunir  ;  par  conséquent,  toute  classification  est 
une  synthèse;  mais  pour  former  une  classification, 
on  peut  suivre  deux  procédés.  Si  dans  la  consi- 
dération des  o])jets,  on  fait  d'abord  abstraction  des 
différences  pour  s'arrêter  à  une  propriété  géné- 
rale, on  pourra  ainsi  réunir  tous  ces  objets  dans 
un  même  genre;  ensuite,  à  côté  de  ce  caractère 
commun  à  tous,  si  on  remarque  une  qualité  par- 
ticulière à  quelques  individus,  on  établira  dans 
le  genre  des  espèces,  et  on  descendra  jusqu'aux 
individus  eux-mêmes.  Or  il  est  clair  qu'en  pro- 
cédant ainsi,  on  va  non-seulement  du  général  au 
particulier,  mais  du  simple  au  composé;  puisqu'à 
mesure  que  l'on  avance,  de  nouvelles  qualités 
s'ajoutent  aux  premières.  Ainsi,  quoique  l'analyse 
intervienne  pour  distinguer  les  qualités,  le  pro- 
cédé général  qui  sert  a  former  la  classification, 
est  synthétique.  Si,  au  contraire,  on  commence 
par  observer  les  individus  dans  l'ensemble  de 
leurs  propriétés,  et  que  l'on  rapproche  ceux  qui 
offrent  le  plus  grand  nombre  de  qualités  sem- 
blables, on  créera  d'abord  des  espèces  ;  puis,  fai- 
sant abstraction  de  ces  qualités  qui  distinguent 
les  espèces,  pour  ne  considérer  que  leurs  pro- 
priétés communes,  on  établira  des  genres;  des 
genres,  on  s'élèvera  à  des  classes  plus  générales 
encore.  Il  est  évident  que  dans  cette  méthode, 
qui  est  l'inverse  de  la  précédente,  si  la  synthèse 
intervient  pour  réunir  et  coordonner  les  indi- 
vidus, les  espèces  et  les  genres,  on  procède  non- 
seulement  du  particulier  au  général,  mais  du 
comçosé  au  simple,  et  du  concret  à  l'abstrait. 
L'opération  fondamentale  est  dans  l'analyse.  La 
méthode  analytique  sert  à  former  les  classifi- 
cations naturelles^  et  la  méthode  synthétique  les 
classifications  artificielles  (voy.  Classification). 
Les  mots  analyse  et  synthèse  s'emploient  aussi 
quelquefois  pour  désigner  Vinduclion  et  la  dé- 
duction. D'abord  toute  induction  légitime  repose 
sur  l'observation  et  l'analyse,  en  particulier  sur 
l'expérimentation.  Or,  l'expérimentation  qui,  en 
répétant  et  variant  les  expériences,  écarte  d'un 
fait  les  circonstances  accessoires  et  accidentelles, 
pour  saisir  son  caractère  constant  et  dégager  sa 
loi,  est  une  véritable  analyse.  Enfin,  si  l'induction 
elle-même,  étendant  ce  caractère  à  tous  les  indi- 
vidus, les  groupe  et  les  réunit  dans  un  seul  prin- 
cipe, ce  principe^  est  abstrait  et  représente  une 
idée  à  la  fois  générale  et  simple.  Le  procédé  qui 
sert  à  le  former  est  donc  une  analyse.  D'un  autre 
côtéj  la  déduction  qui  revient  du  général  au 
particulier,  du  genre  aux  espèces  et  aux  indi- 
vidus, est  une^  opération  synthétique.  Il  en  est 
ici  des  idées  nécessaires'  et  des  vérités  de  la  rai- 
son, comme  des  principes  qui  sont  dus  à  l'expé- 


rience. Le  principe  qui  dégage  l'abstrait  du 
concret,  l'idée  générale  des  notions  particulières, 
est  toujours  l'ctbstraction  et  l'analyse  ;  ainsi  l'in- 
duction de  Socrato  et  la  dialectique  de  Platon 
ont  été  appelées  à  juste  titre  une  méthode  d'a- 
nalyse. La  manière  de  procéder  d'Aristote  et  de 
Kant,  par  rapport  aux  idées  de  la  raison,  offre 
l'emploi  successif  des  deux  méthodes.  Aristote 
et  Kant  séparent  les  notions  pures  de  l'enten- 
dement et  de  la  raison  de  tout  élément  empirique 
et  sensible  ;  ils  les  distinguent,  les  énumèrent  et 
en  dressent  la  liste  :  c'est  un  travail  d'analyse; 
puis  ils  les  rangent  dans  l'ordre  déterminé  par 
les  rapports  qui  les  unissent  :  ils  en  forment  la 
synthèse.  Si  l'on  admet  avec  des  philosophes  plus 
récents  que  toutes  ces  idées  rentrent  dans  un 
principe  unique,  et  ne  sont  que  les  formes  de 
son  développement  progressif,  cette  méthode  sera 
synthétique;  mais  elle  suppose  une  analyse  an- 
térieure, sans  quoi  le  système  repose  sur  une 
base  hypothétique. 

Dans  la  démonstration  qui  se  compose  d'une 
suite  de  raisonnements,  on  retrouve  les  deux 
procédés  fondamentaux  ae  l'esprit  humain.  Aussi 
les  logiciens  distinguent  deux  sortes  de  démons- 
tration :  l'une  analytique,  l'autre  synthétique. 
Si  l'on  veut  traiter  une  question  par  le  raisonne- 
ment, on  peut  suivre,  en  effet,  deux  marches 
différentes.  La  première  consiste  à  partir  de  l'é- 
noncé du  problème,  analyser  les  idées  renfer- 
mées dans  les  termes  de  la  proposition  qui  la 
formule,  et  à  remonter  ainsi  jusqu'à  une  véri'té 
générale  qui  démontre  a  vérité  ou  la  fausseté 
de  l'hypothèse.  Dans  ce  cas,  on  décompose  une 
idée  complexe  qui  constitue  la  question  même, 
et  on  la  met  en  rapport  avec  une  vérité  simple, 
évidente  d'elle-même  ou  antérieurement  démon- 
trée ;  on  procède  alors  du  composé  au  simple  et 
on  suit  une  marche  analytique.  Cette  méthode 
est  en  particulier  celle  qu'on  emploie  en  algèbre. 
Mais  on  peut  suivre  un  procédé  tout  opposé; 
prendre  pour  point  de  départ  une  vérité  géné- 
rale, déduire  les  conséquences  qu'elle  renferme 
et  arriver  ainsi  à  une  conséquence  finale  qui  est 
la  solution  du  problème.  Ici,  on  va  du  général 
au  particulier,  du  simple  au  composé;  la  mé- 
thode est  synthétique.  Cette  méthode  est  celle 
dont  se  servent  habituellement  les  géomètres  ; 
elle  constitue  la  démonstration  géométrique.  Il 
est  évident  que  dans  les  deux  cas,  le  raisonne- 
ment consiste  toujours  à  mettre  en  rapport 
deux  propositions,  l'une  générale,  l'autre  par- 
ticulière, au  moyen  de  propositions  intermé- 
diaires ;  mais  le  point  de  départ  est  diffé- 
rent :  dans  le  premier  cas,  on  part  de  la  ques- 
tion pour  remonter  au  principe  ;  dans  le  second, 
du  principe  pour  aboutir  à  la  question.  Condillac 
a  donc  eu  tort  de  dire  [Logique,  V'  partie,  ch.  vi) 
que  puisque  ces  deux  méthodes  sont  contraires, 
Vune  doit  être  bonne  et  Vautre  mauvaise;  et 
M.  de  Gérando  fait  judicieusement  observer  que 
la  comparaison  qu'il  emploie  à  ce  sujet  est 
inexacte.  «  On  ne  peut  aller,  dit  Condillac,  que 
du  connu  à  l'inconnu  ;  or,  si  l'inconnu  est  sur  la 
montagne,  ce  ne  sera  pas  en  descendant  qu'on 
y  arrivera;  s'il  est  dans  la  vallée,  ce  ne  sera  pas 
en  montant  :  il  ne  peut  donc  y  avoir  deux  che- 
mins contraires  pour  y  arriver.  —  Mais  Condillac 
n'observe  pas  qu'il  y  a  ou  qu'il  peut  y  avoir 
pour  nous  dans  une  question  deux  espèces  de 
connues....  Il  y  a  une  connue  au  sommet  de  la 
montagne,  c'est  l'énoncé  du  problème,  et  il  y  a 
aussi  une  connue  au  fond  de  la  vallée,  c'est  un 
principe  antérieur  au  problème  et  déjà  reconnu 
par  notre  esprit.  Ce  qu'il  y  a  d'inconnu,  c'est  \a. 
situation  respective  de  ces  deux  points  que  sé- 
pare une  plus  ou  moins  grande  distance.  L'arl 


ANAL  —  59  — 

dn  raisonnement  consiste  à  découvrir  un  passage 
de  l'un  à  l'autre,  et,  quelque  roule  que  l'on  ait 
prise,  si  l'on  est  arrivé  du  point  de  départ  au 
terme  do  son  voyage,  le  passage  aura  été  décou- 
vert et  l'on  aura  bien  raisonné.  »  (Des  Sigyies  et 
de  l'Art  de  penser  dans  leurs  rapports,  t.  IV, 
ch.  VI,  p.  189.)  On  ne  doit  pas  oublier,  ainsi  que 
le  fait  remarquer  le  même  auteur,  que  dans 
chacune  des  deux  méthodes,  il  entre  à  la  fois  de 
i'analyse  et  de  la  synthèse,  pour  peu  surtout 
que  le  raisonnement  soit  compliqué  et  d'une 
certaine  étendue  ;  mais  on  doit  considérer  l'en- 
jemble  des  opérations  qui  constituent  le  raison- 
nement total,  et  donnent  à  la  démonstration  son 
caractère  général. 

Quels  sont  les  avantages  respectifs  de  ces  deux 
méthodes,  quel  emploi  faut-il  en  faire,  et  dans 
quel  cas  est-il  bon  d'appliquer  1  une  de  préfé- 
rence à  l'autre?  La  réponse  ne  peut  être  absolue, 
cela  dépend  de  la  nature  des  questions  que  l'on 
traite  et  de  la  position  dans  laquelle  se  trouve 
l'esprit  par  rapport  à  elles.  La  méthode  analy- 
tique qui  se  renferme  dans  l'énoncé  du  problème, 
a  l'avantage  de  ne  pouvoir  s'en  écarter,  et  de  ne 
pas  se  perdre  en  raisonnements  inutiles  :  comme 
procédé  de  découverte,  elle  est  plus  directe.  La 
synthèse,  sous  ce  rapport,  est  plus  exposée  à 
s'éloigner  de  la  question,  à  tâtonner,  à  suivre 
des  routes  sans  issue  ou  qui  la  conduisent  à  d'au- 
tres résultats  que  ceux  qu'elle  cherche.  Sa  mar- 
che est  plus  incertaine  et  plus  aventureuse  ; 
mais  lorsqii'elle  n'a  pas  d'autre  but  positif  que 
celui  de  déduire  d'un  principe  fécond  les  consé- 

Îuences  qu'il  renferme,  elle  arrive  à  découvrir 
es  aperçus  nouveaux  et  des  solutions  à  une 
foule  de  questions  imprévues  qui  naissent  en 
quelque  sorte  sous  ses  pas.  Quand  elle  poursuit 
une  solution  particulière,  et  qu'elle  n'arrive  pas 
à  son  but,  elle  rencontre  souvent  sur  son  chemin 
des  réponses  et  des  solutions  à  d'autres  ques- 
tions. Ces  deux  méthodes  sont  toutes  deux  natu- 
relles; néanmoins  Tune^  la  synthèse,  semble  plus 
conforme  à  la  marche  même  des  choses,  puis- 
;  qu'elle  va  des  principes  aux  conséquences,  des 
causes  aux  effets  :  c'est  la  méthode  démonstra- 
tive par  excellence.  Quand  la  vérité  est  trouvée, 
et  qu'il  ne  s'agit  que  de  la  démontrer  ou  de  la 
transmettre,  le  rapport  entre  le  point  de  départ 
et  le  but  étant  connu,  sa  marche  est  sûre  et 
directe,  et  cette  voie  est  plus  courte  que  celle 
de  l'analyse;  aussi  est-ce  la  méthode  que  l'on 
emploie  surtout  dans  l'enseignement,  ce  qui  ne 
veut  pas  dire  que  l'analyse  n'y  ait  pas  une  place 
importante.  D'ailleurs  les  deux  méthodes,  loin 
de  s'exclure,  se  prêtent  un  mutuel  appui  ;  elles 
se  servent  l'une  à  l'autre  de  vérification  et  de 
preuve. 

Il  n'existe  point  et  il  ne  peut  guère  exister  de 
traités  spéciaux  sur  l'analyse  ni  sur  la  synthèse  ; 
l'étude  de  ces  deux  méthodes  est  une  partie  es- 
sentielle de  la  logique  ;  nous  renvoyons,  par 
conséquent,  à  tous  les  ouvrages  qui  traitent  de 
cette  science,  principalement  aux  ouvrages  mo- 
dernes. Nous  citerons  par.ticulièrement  la  Logi- 
que de  Port-Royal,  4^ partie;  VOptique  de  Neiv- 
ton,  liv.  III,  quest.  21;  le  Discours  de  J.  J.  W. 
Herschell  sur  l'étude  de  la  philosophie;  VEssaide 
M.  Couraot  sur  les  fondements  de  nos  connais- 
sances, Paris,  1851,  2  vol.  in-8.  Ch.  B. 

ANÂLYTiaUE,  VOy.  ANALYSE,  JtJGEMENT,  MÉ- 
THODE. 

ANALYTiaUES  (ta  'Avo>,UTivtâ).  Tel  est  le 
titre  qu'on  a  donné  au  temps  de  Galien,  c'est-à- 
dire  dans  le  ii'  siècle  de  l'ère  chrétienne,  et  qui, 
depuis,  a  été  généralement  consacré  à  une  partie 
de  VOrganum  ou  de  la  logique  d'Aristote.  Cette 
partie  de  l'Organum  est  formée  de  deux  traités 


ANAX 


parfaitement  distincts,  dont  l'un,  portant  le  nom 
de  Premiers  Analijlir/ues,  enseigne  l'art  de  ré- 
duire le  syllogisme  dans  ses  diverses  ligures  et 
dans  ses  éléments  les  plus  simples;  l'autre, 
appelé  les  Derniers  Analijtiques,  donne  les  rè- 
gles et  les  conditions  de  la  démonstration  en  gé- 
néral. A  l'imitation  de  ce  titre,  Kant  a  donné  le 
nom  (l'Analytique  (ranscendenlale  à  cette  partie 
de  la  Critique  de  la  raison  pure  qui  décompose 
la  faculté  de  connaître  dans  ses  éléments  les  plus 
irréductibles. 

ANAXAGOKE.  Il  naquit  à  Clazomène,  dans 
la  Lxx"  olympiade,  quelques  années  avant  Empédo- 
cle,  qui  cependant  le  devança  par  sa  réputation  et 
ses  travaux  {Avistole,  Métaphysique,  liv.  I,  ch.  ni). 
Doué  de  tous  les  avantages  de  la  naissance  et 
de  la  fortune,  il  abandonna,  par  amour  pour  l'é- 
tude, et  son  patrimoine  et  son  pays  natal,  dont 
les  affaires  ne  lui  inspiraient  pas  plus  d'intérêt 
que  les  siennes.  Il  avait  vingt-cinq  ans  quand 
il  se  rendit  à  Athènes,  alors  le  centre  de  la  civi- 
lisation et,  l'on  pourrait  dire,  de  la  nationalité 
grecque.  Admis  dans  l'intimité  de  Périclès,  il 
exerça  sur  ce  grand  homme  une  très-haute  et 
très-noble  influence,  et  cette  position,  au  sein 
d'une  démocratie  jalouse,  fut  probablement  la 
vraie  cause  des  persécutions  qu'il  endura  sous 
le  prétexte  de  ses  opinions  religieuses.  Cette  con- 
jecture ne  paraîtra  pas  dénuée  de  fondement, 
si  l'on  songe  qu'à  l'accusation  d'impiété  dirigée 
contre  Anaxagore,  se  joignait  celle  d'un  crime 
politique,  le  plus  grand  qu'on  piit  imaginer  alors  : 
on  le  soupçonnait  de  médisme,  c'est-à-dire  de 
favoriser  contre  sa  patrie  les  intérêts  du  roi  de 
Perse.  Sauvé  de  la  mort  par  Périclès,  mais  exilé 
d'Athènes  qu'il  habitait  depuis  trente  ans,  il  alla 
passer  le  reste  de  ses  jours  à  Lampsaque,  où  il 
mourut  à  l'âge  de  soixante-douze  ans,  entouré 
de  respect  et  d'honneurs. 

Anaxagore  n'est  pas  seulement  Ionien  par  le 
lieu  de  sa  naissance,  il  l'est  aussi  par  ses  maîtres. 
Cicéron,  Strabon,  Diogène  Laërce,  Simplicius, 
s'accordent  à  dire  qu'il  entendit  les  leçons  d'A- 
naximène;  et,  quoi  qu'en  dise  Ritter,  nous  som- 
mes obligés  d'accepter  ce  témoignage  qu'aucune 
voix  dans  l'antiquité  n'a  démenti.  Mais  c'est 
principalement  ]3ar  la  direction  de  ses  éludes  et 
le  caractère  général  de  sa  doctrine,  qu'Anaxagore 
appartient  à  l'école  ionienne  ;  car,  même  lors- 
qu'il s'élève  jusqu'à  l'idée  d'un  principe  spirituel, 
il  a  toujours  pour  but  l'explication  et  l'intelli- 
gence du  monde  sensible.  Aussi  l'a-t-on  appelé 
le  physicien  par  excellence  (ô  çuaixwTotTo;),  et 
ce  n'est  véritablement  que  par  dérision  qu'il  a 
été  surnommé  Vesprit  (6  voù;),  à  peu  près  comme 
Descartes  l'a  été  par  Gassendi.  Cette  prédilection 
d' Anaxagore  pour  le  monde  extérieur  nous  ex- 
plique la  déception  que  Platon  éprouva  à  la 
lecture  de  ses  ouvrages,  et  les  reproches  fort 
injustes  qu'il  lui  adresse  par  la  bouche  de  Socrate. 
Cependant  il  ne  faut  pas  croire  que  le  philosophe 
de  Clazomène  soit  demeuré  étranger  à  des  études 
d'un  autre  ordre  :  nous  savons,  par  le  témoignage 
de  Favorinus,  que  le  premier  il  tenta  d'exj)li- 
quer  les  poëmes  d'Homère  dans  un  sens  allégo- 
rique, au  profit  de  la  saine  morale.  Il  savait  re- 
vêtir sa  pensée  d'une  forme  aussi  noble  qu'a- 
gréable, et  ne  devait  pas  être  étranger  aux  ques- 
tions politiques  ;  car  Plutarque  nous  assure  qu'il 
enseigna  à  Périclès  l'art  de  gouverner  la  multi- 
tude avec  fermeté.  Enfin,  selon  Platon,  il  s'est 
aussi  beaucoup  occupé  de  la  nature  et  des  lois 
de  l'intelligence;  mais  aujourd'hui  il  ne  nous 
reste  d'Anaxagore  que  des  fragments  relatifs  à 
la  théorie  de  la  nature. 

11  admettait  avec  toute  l'antiquité  ce  principe  : 
que  rien  n'est  produit,  que  rien  ne  peut  s'anéan- 


ANAX 


60 


ANAX 


tir  d'une  manic-re  absolue;  par  conséquent  il 
regardait  la  matière  comme  une  substance  éter- 
nelle et  nécessaire,  quoique  essentiellement  va- 
riable par  sa  forme  et  la  combinaison  de  ses 
cléments.  Mais  les  seules  propriétés  de  la  matière 
lui  semblaient  insuffisantes  pour  expliquer  le 
mouvement  et  l'harmonie  générale  du  monde; 
le  hasard,  pour  lui,  c'était  le  nom  sous  lequel 
nous  déguisons  notre  ignorance  des  causes;  et 
quant  à  cette  nécessité  aveugle  dont  les  autres 
philosophes  se  contentaient  si  facilement,  il  en 
niait  l'existence.  De  là  un  dualisme  entièrement 
inconnu  jusqu'alors  et  qu'Anaxagore  lui-même, 
en  tête  de  l'un  de  ses  ouvrages,  a  formulé  ainsi  : 
«  Toutes  choses  étaient  confondues,  puis  vint 
l'intelligence  qui  fit  régner  l'ordre.  »  Ces  paro- 
les, que  nous  retrouvons  également  dans  les  plus 
anciens  monuments  de  l'histoire  de  la  philoso- 
phie, ne  sauraient  nous  laisser  aucun  doute  sur 
leur  authenticité,  et  nous  tracent  tout  naturelle- 
ment la  marche  que  nous  avons  à  suivre.  Nous 
examinerons  d'abord  quels  sont,  dans  l'opinion 
de  notre  philosophe,  la  nature  et  le  rôle  de  l'es- 
prit; nous  chercherons  ensuite  à  déterminer  les 
divers  caractères  et  les  divers  éléments  de  la 
substance  matérielle  ;  enfin  nous  terminerons 
par  quelques  réflexions  sur  l'origine  de  la  phi- 
losophie d'Anaxagore  et  ses  rapports  avec  les 
systèmes  qui  l'ont  précédée. 

Ce  que  nous  avons  dit  suffit  déjà  pour  nous 
convaincre  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  du  dieu  de  la 
raison  et  de  la  conscience  :  le  dieu  d'Anaxagore 
n'est  qu'un  humble  ouvrier,  condamné  à  tra- 
vailler sur  une  matière  toute  prête,  obligé  de 
tirer  le  meilleur  parti  possible  d'un  principe 
éternel  comme  lui,  et  dont  le  propriétés  impo- 
sent à  sa  puissance  une  limite  infranchissable. 
Telle  sera  toujours  l'idée  qu'on  se  formera  de  la 
cause  suprême,  si  l'on  n'y  arrive  pas  par  un 
autre  chemin  que  l'observation  exclusive  de  la 
nature  extérieure;  car  il  est  facile  de  compren- 
dre que  le  physicien  ne  recourra  à  l'intervention 
divine,  que  lorsque  les  faits  ne  peuvent  s'expli- 
quer par  la  nature  même  des  corps.  Or,  tel  est 
précisément  le  jugement  qu'Aristote  a  porté  sur 
le  philosophe  de  Clazomène  :  «  Anaxagore,  dit- 
il,  se  sert  de  l'intelligence  comme  d'une  machine 
pour  faire  le  monde,  et  quand  il  désespère  de 
trouver  la  cause  réelle  d'un  phénomène,  il  pro- 
duit l'intelligence  sur  la  scène;  mais  dans  tout 
autre  cas,  il  aime  mieux  donner  aux  faits  une 
autre  cause  [de  la  Métaphysique  d'Aristole,  par 
M.  Cousin,  in-8,  Paris,  1835,  p.  140).  »  Platon 
dit  la  même  chose  d'une  manière  encore  plus 
explicite  [Phcd.,^  p.  393,  édit.  Mars.  Ficin). 

Ainsi  renfermé  dans  une  sphère  nécessairement 
très-restreinte,  l'esprit  a  deux  fonctions  à  remplir, 
parce  qu'il  y  a  deux  choses  que  les  propriétés 
physiques  ne  sauraient  jamais  expliquer  :  1°  l'ac- 
tion qui  déplace  les  éléments  matériels,  qui  les 
réunit  ou  les  sépare,  qui  leur  donne  constam- 
ment ou  leur  a  donné  une  première  fois  le  mou- 
vement :  2°  la  disposition  des  choses  selon  cet 
ordre  admirable  qui  éclate  à  la  fois  dans  l'en- 
sernble  et  dans  chaque  partie  de  l'univers.  Con- 
sidéré comme  moteur  universel,  comme  la  cause 
première  des  révolutions  générales  du  monde  et 
des  changements,  des  phénomènes  particuliers 
dont  il  est  le  théâtre,  l'esprit  ne  peut  pas  faire 
partie  du  monde,  il  ne  peut  être  mclé  à  aucun 
de  ses  éléments,  il  est  à  l'abri  de  toute  altéra- 
tion et  doit  être  conçu  comme  une  substance  en- 
tièrement simple,  qui  existe  par  elle-même,  qui 
ne  relève  que  de  sa  propre  puissance,  tant  qu'elle 
n'agit  pas  sur  la  matière.  Si  on  lui  donne  éga- 
lement le  titre  d'infini,  c'est  que  ce  mot  n'avait 
pas,  dans  le  système  d'Anaxagore,  et  en  général 


chez  les  premiers  philosophes,  la  signification 
métaphysique  qu'on  y  attache  aujourd'hui.  Con- 
sidéré comme  ordonnateur,  comme  auteur  de 
l'harmonie  générale  du  monde  et  de  l'organisa- 
tion des  êtres,  le  principe  spirituel  possède  né- 
cessairement la  faculté  de  penser,  d'où  lui  vient 
probablement  le  nom  d'intelligence  (voO:)  sous 
lequel  on  le  désigne  toujours.  L'intelligence  ne 
peut  agir  qu'en  pensant;  et  s'il  est  vrai  qu'elle 
est  l'auteur  du  mouvement,  il  faut  que  ce  mou- 
vement ait  une  raison  (Arist.,  Phys.,  lib.  III 
c.  iv;  Metaph.,  lib.  XII,  c.  ix).  Mais  si  la  pensée 
et  l'action  sont  inséparables,  il  faut  que  l'une 
s'étende  aussi  loin  que  l'autre;  il  faut  que  la 
pensée  s'étende  plus  loin  encore,  car  le  plan  doit 
exister  avant  l'œuvre,  et  le  projet  avant  l'exécu- 
tion. Aussi  Anaxagore  disait-il  expressément  que 
l'intelligence  ou  le  principe  spirituel  du  monde 
embrasse  en  même  temps  dans  sa  connaissance, 
le  présent,  le  passé  et  l'avenir,  ce  qui  est  encore 
à  l'état  de  chaos,  ce  qui  en  est  déjà  sorti  et  ce 
qui  est  sur  le  point  d'y  rentrer.  Anaxagore  attri- 
buait-il aussi  à  son  Dieu  la  connaissance  du  bien 
et  du  juste?  Cette  opinion  pourrait  au  besoin 
s'appuyer  sur  deux  passages  obscurs  d'Aristote 
[Melaph.,  lib.  XII,  c.  x);  mais  elle  ne  s'accor- 
derait guère  avec  le  caractère  général  du  système 
que  nous  exposons. 

Puisque  Anaxagore,  comme  tous  les  autres 
philosophes  de  l'antiquité,  ne  reconnaît  pas  la 
création  absolue,  et  qu'en  dehors  de  son  prin- 
cipe spirituel  il  n'y  a  pour  lui  que  la  matière, 
il  ne  pouvait  pas  admettre  la  pluralité  des  âmes; 
il  ne  pouvait  pas  supposer  que  chaque  être  vi- 
vant soit  animé  par  une  substance  particulière, 
par  un  principe  moteur  distinct  de  l'esprit  uni- 
versel. Par  conséquent,  il  ne  devait  pas  considé- 
rer l'intelligence  suprême  comme  une  existence 
séparée  et  distincte  de  celle  des  choses.  En  effet, 
Platon  nous  assure,  dans  son  Cratyle,  qu'Anaxa- 
gore faisait  agir  l'esprit  sur  le  monde  en  le  pé- 
nétrant dans  toutes  ses  parties.  Aristote  lui  at- 
tribue la  même  pensée  {de  Anima,  lib.  I,  c.  ii)  : 
«  Anaxagore,  dit-il,  prétend  que  l'intelligence 
est  la  même  chose  que  l'âme,  parce  qu'il  croit 
que  l'intelligence  existe  dans  tous  les  animaux, 
dans  les  grands  comme  dans  les  petits,  dans  les 
plus  nobles  comme  dans  les  plus  vils.  »  Ainsi, 
encore  une  fois,  c'est  le  même  principe,  le  même 
esprit,  une  seule  âme  qui  anime  tout  ce  qui 
existe.  Conséquent  avec  lui-même,  Anaxagore 
ne  s'arrête  pas  là;  il  veut  que  l'intelligence  ré- 
side aussi  dans  les  plantes,  puisque  les  plantes 
sont  des  êtres  vivants.  Elles  ont,  comme  les  ani- 
maux, leurs  désirs,  leurs  jouissances  et  leurs 
peines  ;  elles  ne  sont  pas  même  dépourvues  de 
connaissante.  Mais  comment  se  fait-il  que  ce 
principe  unique,  toujours  le  même  dans  la  sub- 
stance et  dans  les  propriétés  générales,  nous  ap- 
paraisse dans  les  divers  êtres  sous  des  formes  si 
difi"érentes?  Pourquoi  ne  le  voyons-nous  pas 
agir  en  tout  temps  et  en  tout  lieu ,  d'après  les 
mêmes  lois,  avec  la  même  sagesse,  avec  la 
même  puissance?  Pourquoi  la  plante  n'a-t-elle 
pas  les  mêmes  passions,  les  mêmes  instincts 
que  l'animal  ?  Pourquoi  l'animal  est-il  si  infé- 
rieur à  l'homme  ?  Ici  reparaissent  les  limites  in- 
franchissables que  rencontre  toujours  le  prin- 
cipe spirituel,  quand  il  veut  agir  sur  la  matière. 
L'intelligence  ne  peut  se  développer  que  dans  la 
mesure  où  l'organisme  le  permet  ;  et  l'orga- 
nisme à  son  tour  dépend  de  la  matière  et  des 
éléments  dont  elle  se  compose.  Ainsi  l'homme, 
disait  Anaxagore,  au  témoignage  d'Aristote, 
l'homme  n'est  le  plus  raisonnable  des  animaux, 
que  parce  qu'il  a  des  mains  ;  et  en  général,  là 
où  le  principe  spirituel  ne  trouve  pas  les  instru- 


! 


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61  — 


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aents  nécessaires  pour  agir  conformément  à  sa 
lature,  il  est  obligé  de  rester  inactif  sans  rien 
jerdre  pour  cela  de  ses  attributs  essentiels.  Il 
>eut  être  comparé  à  une  liqueur  qui,  sans  chan- 
ger de  nature,  ne  peut  cependant  ni  recevoir 
ine  autre  forme,  ni  occuper  une  autre  place 
jue  celle  que  lui  donne  le  vase  où  elle  est  con- 
.enue.  C'est  en  vertu  de  ce  principe,  que  le  som- 
neil  est  regardé  comme  l'engourdissement  de 
:'âme  par  les  fatigues  du  corps.  Toute  âme  par- 
•jculière  n'étant  que  le  degré  d'activité  dont 
»  'intelligence  est  susceptible  dans  un  corps  dé- 
ermine,  on  comprend  qu'elle  meure  aussitôt 
juc  ce  corps  se  dissout.  Telle  est  à  peu  près  ce 
ju'on  pourrait  appeler  la  métaphysique  d'Anaxa- 
'  :»ore. 

;j     La    matière^   dans    le    système    d'Anaxagorc, 
«^a'est  pas  représentée  par  un  principe  unique  ou 
par  un  seul  élément  qui  sans  cesse  change  de 
ilj  nature  et  de  forme,  comme  l'eau  dans  la  doc- 
Sjtrine  de  Thaïes,  l'air  dans  celle  d'Anaximène,  et 
le   feu   dans  celle  d'Heraclite;  il  y  voyait,  au 
contraire,  un  nombre  infini,  non-seulement  de 
:j  parties  très-distinctes  les  unes  des  autres,  mais 
jde  principes  véritablement  différents,  tous  inal- 
jtérables,  indestructibles,   ayant  toujours   existé 
len  même  temps.   Ces  principes  qui,  par  la  va- 
jriété  infinie  de  leurs  combinaisons,  engendrent 
tous    les  corps,  portent  le  nom  d'homéoméries 
(ô|j.otoiJ.ép£tat)  ]  ce  qui  ne  veut  pas  dire   qu'ils 
soient  tous  semblables  ou  de  la  même  espèce; 
mais  il  faut  la  réunion  d'un  certain  nombre  de 
principes  semblables,  pour  que  nous  puissions 
démêler   dans   les   choses  une    propriété,    une 
qualité,  un  caractère  quelconque.  La  prépondé- 
rance aes  principes  d'une  même  espèce  est  la 
condition  qui  détermine  la  nature  particulière 
de  chaque  être.  En  effet,  les  homéoméries  étant 
d'une  petitesse  infinie,  leurs  propriétés  ne  sont 
pas  appréciables  pour  nous,  quand  on  les  consi- 
dère isolées  les   unes   des  autres    et  en  petite 
quantité  ;  dans  cet  état,  elles  échappent  entiè- 
rement à  nos  sens  et  n'existent  qu'aux  yeux  de 
la  raison  (Arist.,  de  Cœlo,  lib.  III,  c.  m). 

Parmi  ces  principes  si  variés,  les  uns  devaient 
concourir  à  la  formation  de  la  couleur  ;  les  au- 
tres, de  ce  qu'on  appelle,  dans  le  langage  des 
physiciens,  la  substance  des  corps.  De  là  résulte 
que  pour  chaque  couleur,  comme  pour  chaque 
substance  matérielle,  par  exemple  pour  l'or, 
pour  l'argent,  pour  la  chair  ou  le  sang,  il  fallait 
admettre  des  parties  constituantes  d'une  nature 
particulière.  Mais  tous  les  principes  ayant  été 
primitivement  confondus,  aucun  d'eux  ne  peut 
exister  entièrement  pur,  aucune  couleur,  aucune 
substance  ne  peut  être  sans  mélange  (Arist., 
Phys.,  lib.  I,  c.  v). 

Puisque  c'est  le  besoin  de  remonter  à  une 
cause  première  de  l'ordre  et  du  mouvement  qui 
a  conduit  Anaxagore  à  l'idée  d'un  principe  spi- 
rituel, il  fallait  bien  qu'il  supposât  un  temps  où 
les  éléments  physiques  de  l'univers  étaient  plon- 
gés dans  un  état  complet  de  confusion  et  d'iner- 
tie :  par  conséquent,  le  monde  a  eu  un  com- 
mencement. Si  cette  opinion  nous  paraît  en 
contradiction  avec  l'idée  que  nous  nous  formons, 
d'après  Anaxagore,  de  la  cause  intelligente,  rien 
n'est  plus  conforme  au  rôle  que  ce  philosophe 
a  été  forcé  de  laisser,  et  qu'il  laisse  en  effet 
à  la  matière.  Une  simple  conjecture  de  Simpli- 
cius  ne  peut  donc  pas  nous  donner  le  droit  de 

Senser,  avec  Ritter,  que  le  monde,  aux  yeux 
'Anaxagore,  est  sans  commencement.  Nous  ne 
voyons  aucune  raison  de  repousser  le  témoignage 
d'Aristote,  qui  affirme  expressément  le  contraire 
et  qui  le  répète  à  plusieurs  reprises  avec  la  plus 
entière  certitude. 


Si  l'on  veut  se  rendre  compte  de  cet  état  pri- 
mitif des  choses,  on  n'a  qu'à  se  rappeler  que  les 
homéoméries  échappent  à  nos  sens  et  qu'il  en 
faut  réunir  un  certain  nombre  de  la  même  es- 
pèce pour  qu'il  en  résulte  une  qualité  distincte, 
ou  un  olijct  parfaitement  déterminé  et  réel. 
Par  conséquent,  tant  qu'une  puissance  libre  et 
intelligente  n'a  pas  établi  l'ordre,  n'a  pas  sé- 
paré les  éléments  pour  les  classer  ensuite  selon 
leurs  diverses  natures,  il  n'y  a  encore  ni  formes, 
ni  qualités,  ni  substances  ;  ou  si  toutes  ces  cho- 
ses existent  pour  la  raison  comme  les  homéomé- 
ries elles-mêmes,  elles  n'existent  pas  pour  l'ex- 
périence, elles  n'appartiennent  pas  encore  au 
monde  réel.  C'est  ce  commencement  des  choses 
qu'Anaxagore  voulait  définir  par  le  principe 
que  tout  est  dans  tout. 

La  confusion  des  éléments  emporte  avec  elle 
l'idée  d'inertie;  car,  si  les  êtres  en  général, 
une  fois  organisés,  une  fois  en  jouissance  de 
leurs  propriétés,  peuvent  exercer  les  uns  sur  les 
autres  une  influence  réciproque,  et  dispensent 
le  physicien  d'expliquer  chaque  phénomène  par 
l'action  du  premier  moteur,  il  n'en  est  pas  ainsi 
quand  toutes  ces  propriétés  sont  paralysées,  in- 
sensibles, ou,  comme  dit  Aristote,  quand  elles 
existent  aans  le  domaine  du  possible,  non  dans 
celui  de  la  réalité.  Mais  ce  n'est  pas  tout  :  aux 
yeux  d'Anaxagore  il  n'y  a  pas  même  de  place 
pour  le  mouvement,  car  le  mélange  de  toutes 
choses,  c'est  l'infini.  Or,  dans  le  sein  même  de 
l'infini,  il  n'y  a  pas  de  vide,  puisqu'il  n'y  a  pas 
encore  de  séparation  ;  et  dans  tous  les  cas,  le 
vide  semblait  à  Anaxagore  une  hypothèse  con- 
traire à  l'expérience  ;  il  s'appuyait  sur  ce  fait 
dont  il  se  faisait  une  arme  contre  la  doctrine 
des  atomes,  que  dans  les  outres  vides  et  dans  les 
clepsydres,  on  rencontre  encore  la  résistance  de 
l'air  (Arist.,  Phys.,  lib.  III,  c.  vi).  Ainsi  tout  se 
touche,  tous  les  éléments  sont  contigus. 

Le  mouvement  n'est  pas  impossible  en  dehors 
de  l'infini,  où  rien  n'existe  ni  ne  peut  exister, 
pas  même  l'espace  ;  car,  disait  Anaxagore,  l'in- 
fini est  en  soi;  il  ne  peut  être  contenu  dans 
rien  ;  il  faut  donc  qu'il  reste  où  il  se  trouve. 
Nous  connaissons  l'ouvrier  et  les  matériaux  ; 
voyons  maintenant  comment  s'est  accomplie 
l'œuvre  elle-même  ;  jetons  un  rapide  coup  d'œil 
sur  la  genèse  d'Anaxagore. 

Quand  l'activité  de  l'intelligence  commença  à 
s'exercer  sur  la  masse  inerte  et  confuse,  elle  ne 
fit  pas  naître  sur-le-champ  tous  les  êtres  et  tous 
les  phénomènes  dont  se  compose  l'univers  ; 
mais  la  génération  des  choses  eut  lieu  successi- 
vement et  par  degrés,  ou,  comme  Anaxagore 
s'exprimait  lui-même,  le  mouvement  se  mani- 
festa d'abord  dans  une  faible  portion  du  tout, 
ensuite  il  en  gagna  une  plus  grande,  et  c'est 
ainsi  qu'il  s'étendit  de  plus  en  plus.  Ce  furent 
des  masses  encore  très-confuses  qui  sortirent  les 
premières  de  la  confusion  universelle.  Le  lourd, 
l'humide,  le  froid  et  l'obscur,  mêlés  ensemble, 
s'amassèrent  dans  cette  partie  de  l'espace  main- 
tenant occupée  par  la  terre  •  au  contraire,  le 
léger,  le  sec  et  le  chaud  se  airigèrent  vers  les 
régions  supérieures,  vers  la  place  de  l'éther. 
Après  cette  première  séparation,  se  formèrent 
les  corps  généralement  appelés  les  quatre  élé- 
ments, mais  qui,  dans  la  pensée  d'Anaxagore, 
ne  sont  que  des  mélanges  ou  se  rencontrent  les 
principes  les  plus  divers.  De  la  partie  inférieure, 
de  la  masse  humide,  pesante  et  froide,  qu'il  se 
représentait  sous  la  forme  des  nuages  ou  d'une 
épaisse  vapeur,  Anaxagore  fait  d'abord  sortir 
l'eau,  de  l'eau  la  terre,  et  de  la  terre  se  sépa- 
rent les  pierres,  formées  d'éléments  concentrés 
par  le  froid.  Au-dessus  de  tous  ces  corps,  dans 


ANAX 


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ANAX 


les  régions  les  plus  pures  de  l'espace,  est  l'é- 
ther,  lequel,  si  nous  en  croyons  Aristole  (de 
Cœlo,  lib.  I,  c.  m;  Mctcor.,  lib.  II,  c.  vu),  n'est 
pas  autre  chose  que  le  feu.  C'est  l'éther  qui,  en 
pénétrant  dans  les  cavités  ou  les  pores  de  la 
terre,  devient  lacausedcs  commotions  qui  l'ébran- 
lent,  lorsque,  se  dirigeant  par  sa  tendance  na- 
turelle vers  les  régions  supérieures,  il  trouve 
toutes  les  issues  fermées.  A  la  formation  des 
éléments,  nous  voyons  succéder  celle  des  corps 
célestes,  du  soleil,  de  la  lune  et  des  étoiles. 
L'éther,  par  la  force  du  mouvement  circulaire 
qui  lui  est  propre,  enlève  de  la  terre  des  masses 
pierreuses  qui  s'enflamment  dans  son  sein  et  de- 
viennent des  astres.  Cette  hypothèse,  conservée 
dans  le  recueil  du  faux  Plutarque  et  littérale- 
ment reproduite  par  Stobée,  s'accorde  à  mer- 
veille avec  l'opinion  attribuée  à  Anaxagore,  que 
le  soleil  est  une  pierre  enflammée  plus  grande 
que  le  Péloponèse,  et  que  le  ciel  tout  entier, 
c'est-à-dire  les  corps  célestes,  sont  composés  de 
pierres  (Diogène  Laërce,  liv.  II,  ch.  viii  et  ix) .  D'a- 
près un  bruit  populaire,  il  aurait  prédit  la  chute 
d'une  pierre  que  l'on  montrait  sur  les  bords  de 
l'Egée,  et  que  l'on  disait  détachée  du  soleil.  Ne 
pourrait-on  pas,  sur  cette  tradition  que  Pline 
(liv.  II,  ch.  Lxviii)  nous  a  conservée,  fonder  la 
conjecture  très-probable  qu'Anaxagore  s'est  oc- 
cupé des  aérolithes,  et  que  ces  corps  étranges 
lui  ont  suggéré  sa  théorie  sur  la  nature  du 
soleil  et  des  autres  corps  célestes?  Les  paroles 
suivantes  de  Diogène  Laërce  (liv.  II,  ch.  xii  et 
XIII  )  sembleraient  confirmer  cette  supposition  : 
«  Silène  rapporte,  dans  la  première  partie  de 
son  Histoire,  que,  sous  le  gouvernement  de  Di- 
myle,  une  pierre  tomba  du  ciel,  et  à  cette  oc- 
casion, ajoute  le  même  auteur,  Anaxagore  en- 
seigna que  tout  le  ciel  est  composé  de  pierres 
qui,  maintenues  ensemble  par  la  rapidité  du 
mouvement  circulaire,  se  détachent  aussitôt  que 
ce  mouvement  se  ralentit.  »  Ayant  découvert 
que  la  lune  est  éclairée  par  le  soleil,  Anaxagore 
ne  devait  pas  croire  qu'elle  fût  embrasée  comme 
les  autres  étoiles  ;  mais  elle  lui  parut  être  une 
masse  de  terre,  entièrement  semblable  à  celle 
que  nous  occupons.  Aussi  disait-il  qu'il  y  a  dans 
la  lune,  comme  ici-bas,  des  collines,  des  vallées 
et  des  nabitants  (Diogène  Laërce,  uoi  supra).  Il 
a  été  le  premier,  si  nous  en  croyons  Platon,  qui 
ait  trouvé  la  véritable  cause  des  éclipses,  et, 
substituant  partout  les  phénomènes  naturels  aux 
fables  mythologiques,  il  enseignait  que  la  voie 
lactée  est  la  lumière  de  certaines  étoiles,  deve- 
nue sensible  pour  nous  quand  la  terre  intercepte 
la  lumière  du  soleil  (Arist.,  Meteor.,  lib.  I, 
c.  viii).  Toute  cette  partie  de  la  doctrine  d'Anaxa- 
gore,  concernant  les  rapports  qui  existent  entre 
le  soleil  et  les  autres  corps  célestes,  a  quelques 
droits  à  notre  admiration  ;  mais  il  était  loin  de 
comprendre  encore  la  rotation  de  la  terre,  qu'il 
se  représentait  comme  immobile  au  centre  du 
monde  (de  Cœlo,  lib.  I,  c.  xxxv).  Les  comètes 
lui  semblaient  une  apparition  simultanée  de 
plusieurs  planètes  qui,  dans  leur  marche,  se 
sont  tellement  rapprochées,  qu'elles  paraissent 
se  toucher  {Meleor.,  lib.  I,  c.  vi).  Les  corps  cé- 
lestes une  fois  formés,  nous  voyons  naître  les 
plantes  qui  ne  pouvaient  exister  auparavant, 
puisque  le  soleil  en  est  appelé  le  père,  comme 
la  terre  en  est  la  mère  et  la  nourrice  (Arist.,  de 
Plant.,  lib.  I,  c.  ii).  Enfin,  après  les  plantes, 
ou  en  même  temps  qu'elles,  viennent  les  ani- 
maux, engendrés  pour  la  première  fois  du  li- 
mon de  la  terre  échauffée  par  le  soleil,  et  doués 
dans  la  suite  de  la  faculté  de  se  reproduire 
(Diogène  Laërce,  liv.  II,  ch.  ix  etx).  Les  animaux 
étant  venus  les  derniers,  les  éléments  dont  ils  se 


composent  sont  aussi  les  plus  simples  ;  car  c'est 
en  eux  que  la  séparation  des  éléments  physi- 
ques ou  des  homéoméries  se  trouve  la  plus 
avancée.  Anaxagore,  voulant  démontrer  cette 
théorie  par  l'expérience,  invoquait  en  sa  faveur 
le  fait  de  la  nutrition:  quand  nous  considérons, 
disait-il,  les  aliments  qui  servent  à  notre  nour- 
riture, ils  nous  font  l'elTet  d'être  des  substances 
simples,  et  cependant  c'est  d'eux  que  nous  tirons 
notre  sang,  notre  chair,  nos  os  et  les  autres 
parties  de  notre  corps  (Plut.,  de  Placit.  philos., 
lib.  I,  c.  m). 

Quand  les  animaux  et  les  plantes  sont  sortis 
de  l'épuration  de  tous  les  éléments,  le  principe 
intelligent  vint,  pour  ainsi  dire,  mettre  la  der- 
nière main  à  son  œuvre.  Jusqu'alors  l'axe  du  ciel 
passait  par  le  milieu  de  la  terre;  maintenant  la 
terre  est  inclinée  vers  le  sud,  et  les  étoiles  pre- 
nant, par  rapport  à  nous,  une  autre  place,  il  en 
résulta  cette  variété  de  température  et  de  cli- 
mats sans  laquelle  plusieurs  espèces  de  plantes 
et  d'animaux  étaient  vouées  à  une  destruction 
inévitable.  Un  tel  changement,  ajoutait  notre 
philosophe,  est  au-dessus  de  toutes  les  forces 
physiques  et  ne  peut  s'expliquer  que  par  une  sage 
intervention  de  la  cause  intelligente.  Mais,  arrivé 
ainsi  à  son  dernier  période,  ce  monde,  dans  la  gé- 
nération duquel  l'éther  ou  le  feu  joue  le  principal 
rôle,  doit  aussi  périr  par  le  feu.  Cependant  il  n'est 
pas  certain  qu'Anaxagore  ait  adopté  cette  opinion. 
Aristote  (P/iys.,  lib.  I,  c.  v)  lui  attribue  posi- 
tivement l'opinion  contraire  :  le  monde  une  fois 
formé,  ses  éléments  ne  doivent  plus  rentrer  dans 
le  chaos;  car  la  cause  intelligente  ne  peut  pas 
permettre  le  désordre,  et  une  fois  l'impulsion 
donnée  à  la  matière,  les  principes  confondus  dans 
son  sein  doivent  de  plus  en  plus  se  dégager  les 
uns  des  autres. 

Il  nous  reste,  pour  avoir  achevé  l'exposition 
de  la  doctrine  d' Anaxagore,  à  déterminer  le  prin- 
cipe logique  sur  lequel  elle  s'appuie.  Quoi  que 
l'on  fasse,  on  est  obligé,  sitôt  qu'on  émet  un 
système,  d'avoir  une  opinion  arrêtée  sur  les  sour- 
ces de  la  vérité  et  la  légitimité  de  nos  facul- 
tés. Anaxagore  n'a  probablement  rien  écrit  sur 
ce  sujet;  mais  il  nous  est  impossible  de  dou- 
ter qu'il  ait  reconnu  la  raison  comme  moyen 
d'arriver  aux  principes  des  choses  ou  à  la  vérité 
suprême.  C'est  uniquement  sur  la  foi  de  la  raison 
qu'il  a  pu  admettre,  à  côté  des  éléments  physi- 
ques, un  principe  immatériel  et  intelligent.  Mais 
ce  qui  est  plus  remarquable  encore,  c'est  cjue 
même  les  éléments  matériels,  dans  leur  pureté  et 
leur  simplicité,  sont  insaisissables  pour  nos  sens; 
notre  raison  seule  peut  les  concevoir.  Il  ne  pou- 
vait donc  pas  admettre,  avec  Démocrite^  que  la 
vérité  est  seulement  dans  l'apparence  ;  il  disait, 
au  contraire,  que  nos  sens  nous  trompent  et 
qu'il  ne  faut  pas  les  consulter  toujours.  Là  est  le 
véritable,  le  plus  grand  progrès  dont  on  puisse 
lui  faire  lionneur.  Quant  à  cette  maxime  que  les 
choses  sont  pour  nous  ce  que  nous  les  croyons, 
il  faut  remarquer  d'abord  que  la  tradition  seule 
l'a  mise  dans  la  bouche  d' Anaxagore  ;  ensuite  ne 
pourrait-elle  pas  s'appliquer  au  sentiment,  et  ne 
voudrait-elle  pas  dire  que  le  bonheur  des  hommes 
et  une  grande  partie  de  leurs  misères  dépendent 
beaucoup  de  leurs  opinions?  Comprises  dans  un 
autre  sens,  ces  paroles  sont  en  contradiction  ma- 
nifeste avec  toutes  les  opinions  que  nous  venons 
d'exposer. 

Pour  trouver  l'origine  du  système  d' Anaxagore, 
nous  ne  remonterons  pas,  comme  l'abbé  Le  Bat- 
teux  {Mém.  de  VAcaa.  des  inscript.),  jusqu'à  la 
cosmogonie  de  Moïse  ;  nous  ne  la  cnercherons  pas 
non  plus,  avec  un  savant  de  l'Allemagne,  dans 
l'antique  civilisation  des  mages.  Nous  ne  croyons 


ANAX 


63  — 


ANAX 


pas  avoir  besoin  de  sortir  de  la  Grèce  ni  de  Té- 
cole  ionienne;  cette  école  se  résume  tout  entière 
dans  la  doctrine  que  nous  venons  d'exposer.  Mais 
AJoaxagore  ne  s'est  pas  contenté  de  la  résumer^  il 
fa  conduite  aux  dernières  limites  qu'elle  pût  at- 
teindre ;  car  elle  avait  commencé  par  la  physique. 
«Ile  ne  cherchait  autre  chose  que  la  nature,  et  il 
l'a  agrandie,  il  l'a  conduite  aux  portes  de  la  méta- 
physique dont  il  entr'ouvrit  même  le  sanctuaire.  En 
effet,  si  nous  ne  savons  pas  ce  qu'il  a  emprunté  à 
son  compatriote  Hcrmotyme,  au  moins  l'existence 
de  celui-ci  ne  saurait  être  révoquée  en  doute,  et 
quelques  mots  d'Aristote,  les  traditions  fabuleuses 
répandues  sur  soncompte,  nous  attestent  suffisam- 
ment qu'il  croyait  à  un  prin.;ipe  spirituel  (Arist., 
Alelajjh.,  lib.  1,  c.  m).  Mais  ce  fait  isolé  a  moins 
d'importance  que  les  traditions  plus  sûres  que 
nous  avons  conservées  des  philosophes  ioniens. 
Ainsi  que  Ritter  l'a  démontre  jusqu'à  l'évidence, 
ils  se  divisent  en  deux  classes  :  les  uns,  comme 
TTialès,  Anaximène  et  Heraclite,  admettent  un 
élément  qui,  en  vertu  d'une  force  interne  et  vi- 
vante, se  développe  sous  les  formes  les  plus  va- 
riées et  produit  l'univers;  en  un  mot,  ils  expli- 
quent la  nature  par  un  principe  dynamique. 
Anaximandre,  qui  forme  a  lui  seul  toute  une 
école,  admet,  au  contraire,  que  la  matière  est 
inaltérable  de  sa  nature  et  qu'elle  ne  change  de 
forme  que  par  la  position  de  ses  éléments  :  de  là 
une  physique  toute  mécanique.  Tous  les  éléments 
sont  d'abord  confondus  dans  une  masse  infinie  ; 
puis  en  vertu  du  mouvement  qui  leur  est  propre. 
en  vertu  de  certaines  antipathies  naturelles,  ils 
se  séparent  peu  à  peu  et  se  combinent  de  mille 
manières.  Ces  deux  principes,  réunis  et  nettement 
distingués  l'un  de  l'autre,  donnent  pour  résultat 
la  philosophie  d'Anaxagore.  Comme  Anaximan- 
dre, il  reconnaît  une  masse  confuse  de  tous  les 
éléments  et  un  nombre  infini  de  principes  inal- 
térables. Comme  Anaximène,  il  admet  une  force 
vitale  et  interne,  une  puissance  qui  se  déve- 
loppe par  elle-même  et  en  vertu  de  sa  propre 
activité.  Seulement  cette  puissance,  nettement 
distinguée  du  principe  matériel,  devient  une  sub- 
stance simple,  intelligente,  active,  en  un  mot, 
spirituelle. 

Anaxagore  est  le  premier  de  tous  les  philoso- 
phes grecs  qui  ait  écrit  ses  pensées.  Mais  ses 
ouvrages  ne  sont  pas  arrivés  jusqu'à  nous.  Il  n'en 
reste  que  des  lambeaux  dans  les  œuvres  d'Aris- 
tote, de  Platon,  de  Cicéron,  de  Diogène  Laërce; 
dans  les  Commentaires  de  Simplicius  sur  la  Phy- 
sique d'Aristote;  dans  le  recueil  de  Stobée  et  le 
livre  pseudonyme  intitulé  :  de  Placilis  philoso- 
phorum.  Ces  fragments,  que  nous  avons  cités  en 
grande  partie,  ont  été  recueillis  et  soumis  à  la 
critique  par  les  auteurs  suivants  :  Le  Batteux, 
Conjectures  sur  le  système  des  Iwméoméries,  dans 
le  tome  XXV  des  Mémoires  de  l'Acad.  des  ijiso-ipt. 

—  Heinius,  Dissertations  sur  Anaxa<jore,  dans 
les  tomes  YIII  et  IX  de  l'Histoire  de  l'Académie 
royale  des  sciences  et  lettres  de  Prusse.  —  De 
Ramsay,  Anaxagoras,  ou  Système  qui  prouve 
l'immortalité  de  l'âme,  etc..  in-8,  la  Haye,  1778. 

—  Ploucquet,  Dissert,  de  aogmatlbus  Tnalclis 
Milesii  et  Anaxagorœ  C/asomou'j,  in-8.  Tubing., 
1763.  —  Carus.  sur  Anaxagore  de  Clazomcnc, 
dans  le  Recueil  de  FûUeborn,  10°  cahier;  le  mê- 
me, Disserlatio  de  cosmo-theologiœ  Anaxagorœ 
fonlibus ,  in-4,  Leipzig,  1798.  —  J.  T.  Hemsen, 
Atiaxagoras  Clazomenius ,  etc.,  in-8,  Goëttin- 
gue,  1821.  — H.  Ritter,  dans  son  Histoire  de  la 
philosophie  ancienne,  et  son  Histoire  de  la  phi- 
losophie ionienne.  —  E.  Bersot,  de  Controversis 
quibusdainAnaxago)^œdoctri)iis,Parisiis,'lSk3, 
in-8.  —  Zévort,  sur  la  Vie  et  la  doctrine  d'A- 
naxagore, Paris,  1844,  in-8.   —  E.  Schaubach, 


Anaxagorœ  Clazomenii  fragmenta,  in-8,  Leip- 
zig, 1827.  —  MulIachiuSj  Fragmenta  philoso- 
phorum  grœcorum,  gr.  in-8,  Paris.  1860.  Ces 
deux  derniers  ouvrages  sont  les  plus  utiles  à 
consulter,  parce  qu'ils  renferment  tous  les  frag- 
ments relatifs  à  Anaxagore. 

ANAXARaUE  d'Abdèue.  Disciple  de  son  com- 
patriote Démocrite,  suivant  les  uns;  dcMétrodore 
de  Chios  ou  de  Diomène  de  Smyrnc,  suivant  les 
autres.  Il  fut  le  maître  de  Pyrrhon  et  l'ami  d'A- 
lexandre le  Grand,  qu'il  accompagnait  dans  ses 
expéditions.  11  vécut,  par  conséquent,  durant  le 
iv°  siècle  avant  J.  C.  Zélé  partisan  de  la  philoso- 
phie de  Démocrite,  il  en  pratiquait  la  morale  dans 
sa  vie  privée  plus  encore  qu'il  n'en  goûtait  la 
théorie  ;  c'est  ce  qui  lui  fit  donner  le  surnom 
à'cudémoniste,  c'est-à-dire  partisan  de  la  philo- 
sophie du  bonheur  (Diogène  Laërce,  liv.  IX,  en.  lx)  . 

ANAXILAS  ou  ANAXILAÛS  DE  Larysse 
\Anaxilaus  Larijssœus].  Pythagoricien  du  siè- 
cle d'Auguste,  moins  fameux  pour  ses  opinions 
philosophiques  que  pour  son  habileté  dans  les 
arts  de  la  magie;  il  a  traité  lui-même  ce  sujet 
dans  un  écrit  (na.ÎYvia,  seu  Ludicra),  dont  nous 
trouvons  quelques  échantillons  chez  Pline  {Hist. 
nal.,  liv.  XIX,  ch.  i  ;  liv.  XXVIII,  ch.  n;  liv.  XXXV, 
ch.  xv).  Cette  prétendue  science  attira  sur  lui  une 
accusation  qui  l'obligea  à  fuir  l'Italie,  comme  le 
rapporte  Eusèbe  dans  sa  Chronique. 

ANAXIMANDRE.  Ce  philosophe  naquit  à  Mi- 
let.  L'époque  de  sa  naissance  paraît  pouvoir  être 
rapportée  à  la  seconde  année  de  la  xlii°  olym- 
piade; car  ApoUodore  dit  qu'il  avait  soixante- 
quatre  ans  la  seconde  année  de  la  Lvm*  olym- 
piade. Le  même  historien  ajoute  qu'il  mourut 
peu  de  temps  après. 

Anaximandre,  qui  avait  été  le  disciple  et  l'ami 
de  Thaïes,  GocXtito;  xo'.v6tr,ç,  se  livra  comme  lui 
aux  études  astronomiques.  Le  témoignage  d'Eu- 
sèbe  en  fait  foi,  et  ce  témoignage  se  trouve  con- 
firmé par  celui  de  Favorinus  dans  Diogène  Laërce. 
Voici  quelles  étaient  en  cette  matière  les  opi- 
nions d'Anaximandre  :  La  terre  est  de  figure 
sphérique,  et  elle  occupe  le  centre  de  l'univers. 
La  lune  n'est  pas  lumineuse  par  elle-même,  mais 
c'est  du  soleil  qu'elle  emprunte  sa  lumière.  Le 
soleil  égale  la  terre  en  grosseur,  et  il  est  com- 
posé d'un  feu  très-pur.  Diogène,  sur  l'autorité 
de  Favorinus,  ajoute  qu'Anaximandre  avait  in- 
venté le  cadran  solaire;  que,  de  plus,  il  avait 
fait  des  instruments  pour  marquer  les  solsti- 
ces et  les  équinoxes  ;  que,  le  premier,  il  avait 
décrit  la  circonférence  de  la  terre  et  de  la  mer, 
et  construit  la  sphère.  Il  est  probable  que  la 
plupart  de  ces  travaux  astronomiques  et  géo- 
graphiques ne  furent  que  de  simples  essais;  car 
on  les  retrouve,  plus  tard,  attribués  également  à 
Anaximène.  Les  découvertes  d'Anaximandre  ne 
furent,  selon  toute  vraisemblance,  que  des  tâton- 
nements scientifiques,  des  tentatives  incomplètes, 
qui^  de  la  main  de  ses  successeurs  dans  l'école 
ionienne,  durent  recevoir  et  reçurent  en  effet 
des  perfectionnements. 

Les  travaux  astronomiques  et  géographiques 
d'Anaximandre  n'étaient,  au  reste,  qu'un  appen- 
dice à  sa  cosmogonie,  et  rentraient  ainsi  dans  un 
système  général  de  philosophie  qui  avait  pour 
objet  l'explication  de  l'origine  et  de  la  formation 
des  choses.  Thaïes  avait  le  premier  tenté  cette 
explication,  et  l'eau  lui  avait  paru  être  l'élément 
primordial  et  générateur  :  «  Car  il  avait  remar- 
qué (Arist.,  Metaph.,  lib.  I,  c.  m)  que  l'humide 
est  le  principe  de  tous  les  êtres,  et  que  les  ger- 
mes de  toutes  choses  sont  naturellement  humi- 
des. »  Anaximandre  vint  modifier  considérable- 
ment la  solution  apportée  par  son  devancier  et 
son  maître  au  problème  cosmogonique.  Non-seu- 


ANAX 


—  64  — 


ANAX 


lement  il  refusa  à  l'eau  le  titre  d'élément  géné- 
rateur, mais  il  ne  reconnut  comme  tel  aucun 
des  éléments  qui,  de  son  temps  ou  après  lui, 
furent  admis  à  ce  rang  par  d'autres  Ioniens.  Pour 
Ana\imandrc,  le  principe  des  choses  n'est  ni 
l'eau,  ni  la  terre,  ni  l'air,  ni  le  feu,  soit  pris  iso- 
lément, comme  le  veulent  Thaïes.  Pherécyde, 
An;ixim('ne,  Heraclite,  soit  pris  collectivement, 
comme  l'entendit  le  Sicilien  Empédocle.  Ce  prin- 
cipe, pour  Anaximandre,  c'est  Vinflni,  àp-/riv  xal 
cTO'.xêïov  To  aTtstpov.  Maintenant,  qu'entendait 
Anaximandre  par  Vin  fini?  Voulait-il  parler  de 
l'eau,  de  l'air  ou  de  quelque  autre  chose?  C'est 
un  point  que,  d'après  Diogène,  il  laissa  sans  dé- 
termination précise.  Toutefois,  Aristote  {Meta- 
ph.,  lib.  XII,  c.  Il)  essaye  de  rendre  compte  de 
Vinflni  d'Anaximandre,  en  disant  que  c'est  une 
sorte  de  chaos  primitif;  et  c'est  en  ce  même  sens 
aussi  que  saint  Augustin,  dans  un  passage  de  sa 
Cité  de  Dieu  (liv.  VIII,  ch.  ii),  interprète  la  don- 
née fondamentale  du  système  d'Anaximandre. 

Thaïes  avait  ouvert  en  Grèce  la  série  des  phi- 
losophes dont  le  système  cosmogonique  devait 
reposer  sur  un  principe  unique,  admis  comme 
élément  primordial,  et  donnant  naissance^  par 
ses  développements  ultérieurs,  à  l'univers. 
Dans  cette  voie  marchèrent  Pherécyde,  Anaxi- 
mène,  Diogène  d'Apollonie,  Heraclite.  Anaxi- 
mandre, au  contraire,  vint  poser  la  base  de  ce 
système  cosmogonique  que  devait  un  jour,  sauf 
quelques  modifications,  reproduire  et  développer 
Anaxagore,  et  qui  consiste  à  expliquer  la  forma- 
tion des  choses  par  l'existence  complexe  et  simul- 
tanée de  principes  contemporains  les  uns  des  au- 
tres, et  confondus  primitivement  dans  le  chaos. 
Tel  est  le  point  de  départ  de  la  cosmogonie 
d'Anaximandre.  Mais  comment  cette  contusion 
primitive  fit-elle  place  à  l'harmonie?  Comment 
Anaximandre  explique-t-il  le  passage  du  chaos  à 
l'ordre  actuel  de  l'univers? 

Il  tire  cette  explication  du  double  caractère 
qu'il  prête  à  l'infini,  immuable  quant  au  fond, 
mais  variable  quant  à  ses  parties.  Or,  en  vertu 
de  cette  dernière  propriété,  une  série  de  modi- 
fications ont  lieu,  non  dans  la  constitution  intime 
des  principes,  qui,  pris  chacun  en  soi,  furent 
dans  l'origine  ce  qu'ils  devaient  être  toujours, 
mais  dans  leur  juxtaposition,  dans  leur  combi- 
naison, dans  leurs  rapports.  Un  dégagement  s'o- 
péra, grâce  au  mouvement  éternel,  attribut  essen- 
tiel du  chaos  primitif,  et  ce  dégagement  amena, 
comme  résultats  graduellement  obtenus,  la  sé- 
paration des  contraires  et  l'agrégation  des  élé- 
ments de  nature  similaire.  C'est  ainsi  que  toutes 
choses  furent  formées.  Toutefois,  cette  formation 
ne  s'opéra  pas  instantanément  :  elle  fut  successive, 
et  ce  ne  fut  que  par  une  série  de  transformations 
que  les  animaux,  et  notamment  l'homme,  arri- 
vèrent à  revêtir  leur  forme  actuelle. 

La  cosmogonie  d'Anaximandre  constitue  une 
sorte  de  panthéisme  matérialiste.  Euscbe  et  Plu- 
tarque  lui  reprot:hent  d'avoir  omis  la  cause  ef- 
ficiente. C'était  à  Anaxagore  qu'il  était  réservé 
de  concevoir  philosophiquement  un  être  distinct 
de  la  matière  et  supérieur  à  elle,  une  intelli- 
gence motrice  et  ordonnatrice. 

Les  documents  relatifs  à  la  philosophie  d'A- 
naximandre se  rencontrent  en  assez  grand 
nombre  dans  Diogène  Laërce  (liv.  II,  ch.  i)  ;  dans 
Aristote  [Phxjs.,  liv.  I,  ch.  iv,  elliv.  III,  ch.  iv  et  vu); 
dans  Simplicius  {Comment,  in  Plujs.  Arislol., 
f"  6,  et  de  Cœlo,  f"  161).  Il  existe  en  outre  des 
écrits  particuliers  sur  cette  philosophie  :  1°  Re- 
cherches sur  Anaximandre,  par  l'abbé  de  Ca- 
naye,  dans  le  tome  X  des  Mémoires  de  VAcad.  des 
inscript.;  2'  Dissertation  sur  la  philosophie  d'A- 
naximandre, par  S-;hleiermacher,  dans  les  Mé- 


moires de  l'Acad.  royale  des  sciences  de  Berlin  ; 
3°  Histoire  de  la  Philosophie  ionienne  (Introd., 
et  notamment  le  chapitre  sur  Anaximandre), 
par  C.  Mallet,  in-8.  Pans,  1842.  On  peut  consul- 
ter encore  les  histoires  générales  de  la  philoso- 
phie de  Tennemann,  Tiedemann  .  Brucker,  et 
notamment  Ritter  {Hist.  de  la  Phil.  ionienne), 
ainsi  que  Bouterweck  [de  Primis  philosophorum 
grœcorum  decretis),  dans  les  Mémoires  de  la 
Société  deGoëttingue,  t.  II,  1811.  X. 

ANAXIMÈNE.  La  ville  de  Milet,  qui  déjà 
avait  vu  naître  Thaïes  et  Anaximandre,  fut  la 
patrie  de  ce  philosophe.  D'après  les  calculs  les 
plus  probables,  Anaximène  a  dû  vivre  entre  la 
Lvr  et  la  Lxx°  olympiade  (environ  de  550  à  500 
ans  avant  J.  C).  Diogène  Laërce  lui  donne  pour 
maîtres  Anaximandre  et  Parménide. 

Les  prédécesseurs  de  ce  philosophe  dans  l'école 
ionienne,  Thaïes,  Pherécyde,  Anaximandre, 
avaient  été  physiciens  et  astronomes.  Anaxi- 
mène continua  leurs  travaux.  On  lui  attribue 
d'avoir  enseigné  la  solidité  des  cieux,  et  leur 
mouvement  autour  de  la  terre  supportée  par 
l'air.  Dans  l'origine  delà  science  astronomique, 
il  dut  en  effet  paraître  assez  naturel  de  penser 
que  le  ciel  était  une  voûte  sphérique  et  solide 
à  laquelle  étaient  fixés  les  astres,  qu'un  mou- 
vement diurne  entraînait  d'orient  en  occident. 
Anaximène  paraît  aussi  avoir  perfectionné  l'u- 
sage des  cadrans  solaires,  inventés  par  Anaxi- 
mandre. 

Le  système  cosmogonique  d'Anaximène  s'é- 
carta de  celui  d'Anaximandre  pour  se  rapprocher 
de  celui  de  Thaïes.  Ce  n'est  pas,  toutefois,  qu'il 
soit  complètement  semblable  à  ce  dernier  :  il  y 
a  entre  eux  cette  difi"érence,  que  l'un  admet  l'eau 
pour  premier  principe,  et  l'autre  l'air.  Mais  il 
est  à  remarquer  qu 'Anaximène  abandonna  l'hypo- 
thèse de  Vinflni,  adoptée  par  Anaximandre,  pour 
se  ranger  avec  Thaïes  à  la  doctrine  d'un  élé- 
ment unique,  considéré  comme  élément  généra- 
teur. Cet  élément,  c'est  l'air,  auquel  Anaximène 
assigna  pour  attributs  fondamentaux  l'immen- 
sité, l'infinité  et  le  mouvement  éternel  :  Anaxi- 
menes  aéra  Deum  stat ait,  esseque  immensum  et 
infinitum,  et  semper  in  motu  (Cic,  de  Nat. 
Deor.,  lib.  I,  c.  x).  En  vertu  de  son  infinité,  l'air 
est  tout  ce  qui  existe  et  peut  exister;  il  rem- 
plit l'immensité  de  l'espace;  il  exclut  tout  être 
étranger  à  lui.  En  vertu  de  son  mouvement  éter- 
nel et  nécessaire,  l'air  subit  une  série  de  dila- 
tations et  de  condensations,  qui  produisent,  d'un 
côté,  le  feu,  de  l'autre,  la  terre  et  l'eau,  les- 
quelles, à  leur  tour,  donnent  naissance  à  tout  le 
reste  :  Anaximenes  infinitum  aéra  dixit,  a  quo 
omnia  gignerentur....  Gigni  autem  terram,  a- 
quam,  ignem,  tum  ex  his  omnia  (Cic,  Quœst. 
acad.,  lib.  II,  c.  ni).  Toutefois,  il  faut  se  garder 
d'envisager  la  production  du  feu,  de  l'eau  et  de 
la  terre,  comme  une  transformation  de  la  sub- 
stance primitive  en  substances  hétérogènes.  Dans 
le  système  d'Anaximène,  la  substance  primor- 
diale ne  s'altère  pas  à  ce  point,  et  lorsque,  par 
l'effet  de  la  dilatation  ou  de  la  condensation, 
elle  donne  naissance  au  feu,  à  l'eau,  à  la  terre, 
on  ne  doit  voir  là  autre  chose  qu'un  change- 
ment de  formes,  la  substance  demeurant  une  et 
identique  ;  et  cette  substance,  c'est  l'air,  prin- 
cipe d'où  tout  émane,  et  où  tout  retourne. 

Le  progrès  de  la  philosophie  devait  un  jour 
conduire  Te  plus  célèbre  des  Ioniens,  Anaxagore, 
à  reconnaître  deux  principes  éternels  :  la  cause 
matérielle,  ii>,n,  et  la  cause  intelligente,  voû;. 
Anaximène,  ainsi  que  son  prédécesseur  Anaxi- 
mandre, n'admet  ostensiblement  que  le  premier 
de  ces  deux  principes.  Est-ce  à  dire  qu'il  rejeta 
formellement  le  second?  Non,  assurément.  Ce 


ANCI 


—  65  — 


ANCI 


qu'on  peut  avancer  avec  le  plus  do  certitude,  c'est 
que  ce  second  principe  ne  joue  aucun  rôle  dans 
son  système.  Ainsi,  dans  la  cosmogonie  d'Anaxi- 
mène,  les  modifications  successives  que  subit  la 
substance  primordiale,  en  vertu  de  la  condensa- 
tion et  de  la  dilatation,  s'effectuent  fatalement, 
et  en  l'absence  de  toute  cause  providentielle,  at- 
tendu que  cette  dilatation  et  cette  condensation, 
d'où  résultent  toutes  ces  modifications,  sont  elles- 
mêmes  la  conséquence  nécessaire  d'un  mouve- 
ment inhérent  de  toute  éternité  à  l'élément  gé- 
nérateur. 

Indépendamment  des  histoires  générales  de  la 
philosophie,  on  peut  consulter  Tiedemann,  Pre- 
miers philosophes  delà  Grèce,  in-8,  Leipzig,  1780 
(ail.).  —  Bouterweck,  de  Primis  philosophiœ 
grœcce  decretis  physicis,  dans  les  Mémoires  de 
la  Société  de  Goëttingue,  1811.  — Sjhmidt,  Dis- 
serlalio  de  Anaximensis  Psychologia,  léna, 
1689.  —  C.  Mallet,  Histoire  de  la  Philos,  ion., 
art.  Anaximène,  in-8,  Paris,  1842.  —  Voy.  en- 
core :  Diogène  Laërce,  liv.  II,  ch.  ii.  —  Aristote, 
Metaphys.,  lib.  I,  c.  m.  —  Simplicius,  in  Physic. 
Aristot.,  {■"  6  et  9.  —  Cic,  Acad.  quœst.,  lib.  Il, 
c.  XXXVII.  —  Plutarch..  de  Placil.  philos.,  lib.  I, 
c.  m.  —  Stob.,  Eclog.,  lib.  I.  —  Sextus  Empiricus, 
Hypoth.  Pyrrh.,  lib.  III,  c.  xxx;  Adv.Mathem., 
lib.  VII  et  IX.  ^  X. 

ANCILLON  (Jean-Pierre-Frédéric),  né  en 
1766,  à  Berlin,  appartient  à  une  famille  de  pro- 
testants français  établis  en  Prusse  depuis  la  revo- 
cation de  l'édit  de  Nantes.  Son  père,  ministre, 
prédicateur  et  théologien  distingué,  a  laissé  quel- 
ques écrits  philosophiques.  Frédéric  Ancillon 
fut  d'abord  ministre  protestant,  puis  professeur 
à  l'Académie  militaire,  membre  de  l'Académie 
des  sciences  de  Berlin,  conseiller  d'État,  secré- 
taire d'ambassade,  et  enfin  ministre  des  affaires 
étrangères  du  roi  de  Prusse.  Sans  parler  de  plu- 
sieurs traités  théologiques,  il  a  composé  des  ou- 
vrages sur  la  politique  et  sur  l'histoire,  dont  le 
plus  remarquable  est  son  Tableau  des  révolutions 
du  système  politique  de  V Europe  depuis  le  quin- 
zième siècle.  Quant  à  ses  publications  philo- 
sophiques, sans  annoncer  un  penseur  original  et 
profond,  elles  assurent  à  l'auteur  une  place  dis- 
tinguée dans  la  réaction  spiritualiste  qui  a  mar- 
que le  commencement  du  xix'  siècle.  Elles  ont 
contribué  à  faire  valoir  et  à  propager  des  idées 
saines,  élevées,  et  à  ramener  les  esprits  à  des 
opinions  sages  et  modérées  en  philosophie,  en 
littérature  et  en  politique.  L'idée  dominante  qui 
fait  le  fond  de  tous  ses  écrits,  est  celle  d'un 
milieu  à  garder  entre  les  extrêmes.  Ce  principe, 
excellent  comme  maxime  de  sens  commun  a 
cause  de  l'esprit  de  sage  modération  et  de  conci- 
liation qu'il  recommande,  a  le  défaut  d'être  vague 
et  indéterminé  comme  formule  philosophique,  et 
de  ne  pouvoir  s'énoncer  d'une  manière  plus  pré- 
cise sans  devenir  lui-même  exclusif,  absolu,  étroit. 
Il  est  d'ailleurs  emprunté  à  un  ordre  d'idées  qui 
ne  peut  s'appliquer  aux  choses  morales  et  à  la 
philosophie  :  dès  qu'on  le  prend  à  la  lettre,  il  se 
résout  dans  un  principe  mathématique.  Cette 
idée  d'un  milieu  entre  les  contraires  est  fort 
ancienne.  Aristote,  comme  on  sait,  faisait  con- 
sister aussi  la  vertu  dans  un  milieu  entre  deux 
extrêmes,  et,  avant  lui,  Pythagore,  appliquant 
au  monde  moral  les  lois  mathématiques,  défi- 
nissait la  vertu  un  nombre  carré,  et  la  justice 
une  proportion  géométrique.  M.  Ancillon  n'a 
sans  doute  pas  voulu  donner  à  son  principe  la 
rigueur  d'une  formule  mathématique;  mais 
alors  que  signifie  ce  principe?  On  conçoit  que 
l'on  prenne  le  milieu  d'une  ligne^  que  l'on  dé- 
termine le  centre  d'un  cercle,  que  l'on  établisse 
une  proportion  entre  deux  quantités  ;  mais  quel 

DICT.    PHILOS. 


est  le  juste  milieu  entre  deux  opinions  contra- 
dictoires, entre  le  oui  et  le  non,  entre  deux  sys- 
tèmes dont  l'un  nie  ce  que  l'autre  affirme,  par 
exemple,  entre  le  matérialisme  et  le  spiritua- 
lisme, l'athéisme  et  le  théisme,  le  fatalisme,  et 
le  libre  arbitre  ?  C'est,  direz-vous,  d'admettre  à 
la  fois  l'esprit  et  la  matière,  le  monde  et  Dieu, 
la  liberté  et  la  nécessité.  Sans  doute,  le  sens 
commun  peut  se  contenter  de  cette  réponse  ;  il 
n'est  pas  obligé  de  mettre  d'accord  les  systèmes 
et  de  résoudre  les  difficultés  qui  naissent  de  l'a- 
doption des  contraires  ;  mais  elle  ne  saurait  sa- 
tisfaire la  philosophie,  dont  le  but  est  préci- 
sément de  chercher  le  rapport  entre  des  termes 
opposés  :  on  n'est  philosophe  qu'à  cette  con- 
dition. Le  panthéisme,  le  matérialisme  et  le 
scepticisme  ne  sont  arrivés  à  des  conséquences 
extrêmes,  que  parce  qu'ils  ont  voulu  expliquer 
l'existence  simultanée  de  l'infini  et  du  fini,  de 
la  matière  et  de  l'esprit,  de  la  vérité  et  de  l'er- 
reur. Ne  pouvant  parvenir  à  concilier  les  deux 
termes,  ils  ont  sacrifié  l'un  à  l'autre.  Il  est  donc 
évident  qu'il  ne  suffit  pas  de  prendre  un  milieu 
entre  la  matière  et  l'esprit,  ce  qui  n'est  rien  du 
tout,  ou  ressemblerait  tout  au  plus  à  la  fiction 
du  médiateur  plastique;  il  faut  montrer  comment, 
l'esprit  étant,  la  matière  peut  exister,  et  comment 
ils  agissent  l'un  sur  l'autre  en  conservant  leurs 
attributs  respectifs.  Il  en  est  de  même  du  fini  el 
de  l'infini,  de  la  liberté  dans  son  rapport  avec 
Dieu  et  la  prescience  divine.  Le  seul  moyen  de 
se  placer  entre  les  systèmes  qui  ont  cherché  à  ré- 
soudre ces  grandes  questions,  c'est  de  proposer  une 
solution  nouvelle  et  supérieure.  Le  rôle  de  Tnédia- 
teurn'est  pas  aussi  facile  qu'on  pourrait  le  croire  < 
d'après  M.  Ancillon  ;  il  impose  des  conditions 
que  les  plus  grands  génies,  Leibniz  entre  autres, 
n'ont  pu  remplir.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  doctrine 
d'un  milieu  entre  les  systèmes  opposés  n'offre 
aucun  sens  véritablement  philosophique  ;  elle 
n'explique  rien,  ne  résout  rien;  elle  laisse  toutes 
les  questions  au  point  de  vue  où  elle  les  trouve. 
Elle  n'est  vraie  qu'autant  qu'elle  se  borne  à  re- 
commander la  modération,  l'impartialité,  qu'elle 
invite  à  se  mettre  en  garde  contre  l'exagération. 
Elle  suppose  d'ailleurs  une  condition  essentielle, 
la  connaissance  approfondie  des  opinions  et  des 
doctrines  que  l'on  cherche  à  concilier.  Or,  M.  An- 
cillon n'a  pas  étudié  à  fond  les  systèmes  de  l'an- 
tiquité; on  peut  s'en  convaincre  par  la  manière 
dont  il  juge  Platon,  et  les  autres  philosophes 
grecs.  Il  est  plus  familiarisé  avec  les  travaux  de 
la  philosophie  moderne.  Cependant  l'exposition 
qu'il  fait  des  grands  systèmes  qui  marquent  son 
développement,  est  faible  et  superficielle.  Sa  cri- 
tique est  étroite  et  ses  conclusions  sans  portée. 
Il  ne  sait  pas  se  placer  à  la  hauteur  des  théories 
qu'il  a  la  prétention  de  juger.  Tout  ce  qu'il  a 
écrit  en  particulier  sur  la  philosophie  allemande, 
sur  Kant,  Fichte,  Schelling,  atteste  cette  insuffi- 
sance. Parmi  les  philosophes  allemands,  sa  place 
est  marquée  dans  l'école  de  Jacobi.  II  adopte, 
comme  lui,  le  principe  du  sentiment^  et  il  fait  de 
la  foi  la  base  de  la  certitude  ;  mais  il  appartient 
plutôt  à  l'école  française  éclectique  et  psycholo- 
gique :  son  principe  du  milieu  est  une  base  un 
peu  étroite  de  l'éclectisme  ;  il  donne  pour  point 
de  départ  à  la  philosophie  l'analyse  du  moi,  et 
ramène  tout  aux  faits  primitifs  de  la  pensée, 
comme  constituant  les  véritables  principes.  Il 
possède  à  un  degré  assez  éminent  le  sens  psy- 
chologique, et  c'est  là  ce  qui  fait  le  principal 
mérite  de  ses  écrits.  Il  a  développé  dans  un  style 
clair,  précis,  qui  ne  manque  ni  de  force  ni  d'élo- 
quence, des  points  intéressants  de  psychologie, 
de  morale,  d'esthétique  et  de  politique.  —  Ses 
principaux  ouvrages  philosophiques  sont  les  sui- 

5 


ANDR 


66  — 


ANDR 


vants  :  Mélanges  de  liltcral'ure  et  de  philosophie, 
2  vol.  in-8,  Paris,  2°  cdit.,  1809;  —  Essais  phi- 
losophiques, ou  Nouveaux  mélanges  de  littéra- 
ture et  de  philosophie,  2  vol.  in-S,  Genève  et 
Paris.  1817;  —  Nouveaux  essais  de  politique  et 
de  philosophie,  2  vol.  in-8j  Paris,  1824  ;  —  du 
Médiateur  entre  les  extrêmes  :  1"  partie,  Histoire 
et  Politique,  in-8,  Berlin,  1828;  2" partie,  Phi- 
losophie et  Poésie,  in-8,  Berlin,  1831.      Cii.  B. 

ANDAIiA  (Ruard),  né  dans  la  Frise  en  1665^  et 
mort  eu  1727.  Comme  penseur,  il  est  sans  origi- 
nalité, et  n'a  aucune  valeur  dans  l'hisloire  de  la 
science;  mais  il  fut  un  des  plus  zélés  défenseurs 
et  des  interprètes  les  plus  éclairés  de  la  philoso- 
phie cartésienne,  qu'il  essaya  d'appliquer  à  la 
théologie.  Voici  les  titres  de  ses  principaux  écrits  : 
Exercitationes  academicœin  philos,  primam  et 
naturalem,  in  quibusphilos.  Carlesii  ex/dicalur, 
confirmatur  et  vindicatur,  in-4,  Franeker,  1709. 
—  Syntagma  theologico-phijsico-methaph]jsi- 
cum,  in-4,  ibid.,  1710.  —  Cartesius  verus  Spi- 
nozismi  eversor  et  physicœ  experimentalis  ar- 
chitectus,  in-4,  ibid.,  1719.  C'est  la  réfutation  de 
l'ouvrage  de  Regius  qui  a  pour  titre  :  Cartesius 
verus  Spinozismi  architectus.  — Andala  est  éga- 
lement l'auteur  d'une  Appréciation  de  la  morale 
de  Geulinx  (Examen  Ethicae  Geulinxii,  in-4j 
1716). 

ANDRÉ  (Yves-Marie)  naquit  à  Châteaulin,  en 
Basse-Bretagne,  le  22  mai  1675.  Il  fit  ses  études, 
y  compris  sa  philosophie,  à  Quimper,  avec  un 
grand  succès.  Sa  piété  naturelle,  encore  déve- 
loppée par  les  exemples  de  sa  famille  et  un  pen- 
chant décidé  pour  la  retraite  et  les  travaux  de 
,  l'esprit,  lui  inspirèrent  à  dix-huit  ans  le  désir  de 
se  vouer  à  la  vie  monastique.  11  entra  donc  en 
1693  chez  les  Jésuites,  malgré  les  sages  avertis- 
sements de  quelques  amis  qui,  connaissant  son 
caractère  et  l'esprit  de  la  célèbre  compagnie, 
semblaient  prévoir  l'avenir.  En  effet,  à  peine  eut- 
il  pris  l'habit  religieux  que  commence  la  série 
des  malheurs  et  des  persécutions  dont  fut  rem- 
plie la  première  partie  de  sa  longue  vie.  Selon 
l'expression  de  M.  Cousin,  André  s'était  égaré 
chez  les  Jésuites.  Son  esprit  était  trop  indépen- 
dant, son  caractère  trop  ferme  pour  se  plier  à 
toutes  les  exigences  de  la  Société.  Enfin  il  est 
ordonné  prêtre  au  commencement  de  1706.  C'est 
durant  son  séjour  à  Paris  qu'il  rencontra  Male- 
branche,  qui  lui  révéla  la  philosophie  de  Des- 
cartes comme  le  Traité  de  thomme  la  lui  avait 
révélée  à  lui-même.  Dès  lors  André  devint  le  plus 
sincère  adepte  de  cette  philosophie  et  le  plus 
chaud  ami  de  Malebranche.  Les  Jésuites,  qui  pro- 
clamaient le  cartésianisme  une  doctrine  aussi 
absurde  qu'impie,  aussi  contraire  à  la  foi  qu'à 
la  raison,  éloignèrent  au  plus  vite  le  jeune 
prêtre  de  Paris  et  de  son  illustre  ami,  et  l'en- 
voyèrent pour  y  terminer  sa  théologie  à  la  Flèche, 
malgré  ses  plaintes  et  ses  réclamations  portées 
hautement  jusqu'à  Rome  auprès  du  Père  géné- 
ral. De  la  Flèche,  transporté  à  Rouen  pour  y 
achever  son  noviciat,  puis  au  collège  d'Hesdin, 
où  il  est  chargé  d'une  basse  classe,  averti,  amende 
ou  supposé  tel,  on  lui  confie  enfin  en  1709  la 
chaire  de  philosophie  du  collège  d'Amiens,  où 
l'on  reconnut  dans  son  enseignement  l'influence 
de  la  doctrine  de  Malebranche,  mais  assez  voilée 
pour  qu'on  se  contentât  d'exiger  du  professeur 
un  écrit  où  il  s'engageait  à  se  prononcer  à  l'a- 
venir pour  les  doctrines  de  la  Compagnie.  On 
lui  fit  cependant  quitter  encore  la  chaire  de  phi- 
losophie d'Amiens  pour  celle  de  Rouen,  dans  la- 
quelle son  enseignement  parut  d'abord  si  satis- 
faisant qu'on  l'admit,  en  récompense,  à  la  der- 
nière profession,  qui  le  faisait  décidément  Jé- 
suite. Mais  le  cartésien  ne  tarda  pas  à  se  montrer 


de  nouveau ,  condamné  à  se  rétracter  publique- 
ment, il  se  soumit,  mais  la  douleur  dans  l'âme. 
On  fit  du  professeur  incorrigible  un  père  spi- 
rituel, que  l'on  envoya  à  Alençon  en  1713.  Un 
nouveau  sujet  d'épreuves  l'y  attendait.  Il  con- 
damnait bien  avec  sa  compagnie  les  cinq  pro- 
positions déclarées  hérétiques  par  la  bulle  Uni- 
genitus,  mais  il  ne  pouvait  ni  approuver  ni 
répéter  les  invectives  et  les  calomnies  dont  les 
Jésuites  accablaient  les  Jansénistes.  Sa  modé- 
ration parut  de  la  froideur  et  sa  charité  une 
hostilité  déguisée.  Envoyé  d'Alençon  à  Arras, 
d'Arras  à  Amiens,  il  est  accusé  dans  cette  ville 
d'être  l'auteur  d'une  violente  brochure  contre  les 
Jésuites.  On  fouille  ses  papiers  et  ses  livres; 
alors  se  révèle  aux  yeux  de  la  compagnie  indi- 
gnée le  grand  crime  aont  le  révérend  Père  était 
bien  réellement  coupable.  Une  vie  de  Male- 
branche, où  le  cartésianisme  était  donné  comme 
la  seule  philosophie  raisonnable  et  chrétienne, 
où  les  doctrines  du  corps,  sa  morale  pratique, 
son  personnel  enfin  étaient  sévèrement  jugés,  se 
trouve,  presque  achevée,  au  nombre  des  ouvra- 
ges à  la  composition  desquels  le  P.  André  con- 
sacrait ses  loisirs.  On  ne  peut  plus  s'y  mépren- 
dre, c'est  un  faux  frère  ;  c'est  un  serpent  que  la 
Société  porte  dans  son  sein  et  qu'il  est  temps 
d'écraser.  On  le  livre  donc,  sous  un  prétexte 
quelconque,  à  la  justice  du  siècle,  et  il  est, 
comme  un  criminel,  enfermé  à  la  Bastille.  Là,  a 
ce  qu'il  paraît,  le  cœur  lui  manqua.  Effrayé  de 
l'avenir  dont  il  se  voyait  menacé,  songeant  sans 
doute  à  cet  abbé  Blacne  que  des  causes  analogues 
avaient  amené  quelques  années  auparavant  entre 
ces  mêmes  murs  où  il  venait  de  mjiurir,  il  con- 
fesse ses  torts  et  en  demande  pardon  à  ses  su- 
périeurs et  à  toute  la  compagnie  dans  une  lettre 
qui  attendrit  probablement  ses  juges,  car  on  le 
retrouve  bientôt  à  Amiens,  où  il  reprend  ses  fonc- 
tions un  moment  interrompues.  D'Amiens  enfin 
on  l'envoie  àCaen,  en  1726,  où  il  est  chargé  de  la 
mathématique,  comme  on  disait  alors. 

Là  se  fixe  sa  vie  errante,  et  s'arrêtent  les  per- 
sécutions dont  il  avait  été  l'objet.  Dans  cette 
ville  de  calme  et  de  silence,  le  P.  André  passe 
les  trente-huit  années  qui  lui  restent,  estimé  de 
tous  les  personnages  influents  dont  la  haute  so- 
ciété se  compose.  Son  évêque,  M.  de  Luynes, 
s'engage  à  le  défendre  envers  et  contre  tous;  et 
le  souvenir  de  la  Bastille  contient  dans  les  limites 
qu'il  s'est  lui-même  posées,  et  son  cartésianisme 
et  l'audace  de  ses  jugements.  Admis  à  l'Académie 
des  sciences,  arts  et  belles-lettres,  il  en  devient 
un  des  membres  les  plus  laborieux.  Quelques-uns 
des  écrits  qu'il  rédige  pour  ses  séances  répan- 
dent au  loin  sa  réputation.  Aussi  tous  les  hommes 
de  quelque  valeur  qui  traversent  la  ville  vien- 
nent lui  rendre  visite.  On  lui  écrit  de  toutes 
parts  pour  prendre  son  avis  sur  différentes  ques- 
tions de  théologie,  de  littérature  ou  de  science; 
et  si  parmi  les  correspondants  dont  sa  jeunesse 
dut  être  aussi  heureuse  que  fière  nous  trouvons 
Malebranche,  au  nombre  de  ceux  dont  sa  vieil- 
lesse s'honore  nous  comptons  Fontenelle.  Ce  ne 
fut  qu'en  1759,  à  quatre-vingt-quatre  ans,  que  le 
courageux  vieillard  auquel  ses  supérieurs  avaient 
souvent  offert  sa  retraite,  consentit  enfin  à  quit- 
ter son  enseignement  et  à  prendre  le  repos  que 
réclamait  son  çrand  âge.  Lorsqu'en  1762  la 
compagnie  de  Jésus  commença  à  se  dissoudre, 
le  collège  qu'elle  dirigeait  à  Caen  ayant  été 
fermé,  le  P.  André  se  retira,  sur  sa  demande, 
chez  les  chanoines  de  l'Hôtel-Dieu,  qui  l'accueil- 
lirent avec  respect,  et  le  parlement  de  Rouen 
subvint  généreusement  à  tous  ses  besoins.  Il  y 
mourut  dans  sa  quatre-vingt-neuvième  année, 
le  26  février  1764. 


ANDR 


—  67  — 


ANDR 


Le  P.  André  a  beaucoup  écrit.  VEssai  sur 
le  Beau,  qui  a  paru  pour  la  première  fois  en 
1741^  se  compose  de  huit  discours,  lus  à  l'Aca- 
démie de  Caen.  On  y  remarque  une  foule  de 
pensées  agréables  et  ingénieuses.  Le  P.  André 
distingue  trois  sortes  de  beau  :  l'un  beau  essen- 
tiel et  indépendant  de  toute  institution,  nv-me 
divine;  2°  un  beau  naturel  et  indépenaant  de 
l'opinion  des  hommes,  mais  d'institution  divine; 
3°  un  beau  d'institution  humaine,  jusqu'à  un 
certain  point  arbitraire.  11  étudie  successive- 
ment ces  trois  espèces  de  beauté  dans  le  beau 
sensible  ou  le  beau  considéré  dans  les  corps,  et 
dans  le  beau  intelligible  ou  le  beau  considéré 
dans  les  esprits  ;  dans  le  beau  sensible  qui  est  ou 
visible  ou  musical  ;  dans  le  beau  intelligible  qui 
est  moral  ou  spirituel.  L'idée  du  beau,  sous  tou- 
tes ses  formes,  se  réduit  à  peu  près  pour  le 
P.  André  aux  idées  d'ordre  et  d'unité. 

Vient  ensuite  le  Traité  de  Vhomme,  c'est-à- 
dire  une  suite  de  discours  sur  les  principales 
fonctions  du  corps,  sur  les  divers  attributs  de 
l'àme,  et  sur  l'union  de  l'âme  et  du  corps.  On  y 
reconnaît  l'influence  de  la  philosophie  de  Des- 
cartes et  de  Malebranche.  Outre  ces  deux  ouvra- 
ges, le  P.  André  a  laissé  beaucoup  de  manuscrits, 
dont  la  bibliothèque  publique  de  Caen  possède 
maintenant  la  plus  grande  et  probablement  la 
meilleure  partie.  On  y  remarque  un  traité  de 
métaphysique  {Metaphysica  sive  Theologia  na- 
turalis,  grand  in-folio  de  128  pages)  ;  un  traité 
de  physique  {Physica,  grand  in-4  de  155  pages), 
et  un  volume  in-4  de  464  pages,  contenant  de 
longs  extraits  de  Descartes  et  de  Malebranche, 
avec  ses  observations  en  marge.  Son  plus  im- 
portant travail  est  très-probablement  cette  Vie 
ae  Malebranche^  prêtre  de  l'Oratoire,  avec  Vhis- 
toire  et  Vabrége  de  ses  ouvrages,  dont  nous  ne 
connaissons  encore  que  le  titre  et  la  première 
phrase  :  Depuis  qu'il  y  a  des  hommes,  on  a  tou- 
jours philosophé. 

Le  P.  André,  tout  en  professant  le  plus  grand 
respect  pour  Platon  et  saint  Augustin,  avait  ce- 
pendant une  préférence  marquée  pour  Descartes 
et  Malebrancne  :  «  Hors  de  Malebranche  et  de 
Descartes,  disait-il,  en  philosophie,  point  de  sa- 
lut l  »  ,   -  ^  .'. 

Son  Cours  de  philosophie  comprenait  :  1°  la  lo- 
gique; 2°  la  morale;  3°  la  métaphysique;  4°  la 
physique. 

Sa  Logique  nous  est  complètement  inconnue  ; 
nous  savons  seulement  de  lui-même  qu'elle  n'é- 
tait qu'un  recueil  des  règles  du  bon  sens,  où  se 
trouvaient  entremêlées  des  questions  choisies  et 
faciles  pour  exercer  l'intelligence  des  enfants  et 
leur  apprendre  à  faire  une  juste  application  des 
règles  qui  leur  auraient  été  proposées.  Il  mépri- 
sait profondément  cette  logicaillerie  in  abstracto 
et  in  concrelo,  et  ce  jargon  scolastique,  sans 
méthode,  sans  goût,  dont  l'enseignement  public 
faisait  encore  usage. 

Sa  Morale  devait  être  comme  une  logique  du 
cœur.  Quelques  mots  recueillis  de  sa  bouche  ou 
détachés  de  ses  livres  nous  montrent  assez  quel- 
les étaient  en  cette  matière  l'élévation  et  l'indé- 
pendance de  son  esprit.  «J'ai  pris,  disait-il,  pour 
règles  de  mes  actions  ces  deux  passages  de 
l'Écriture  :  «  Omnia  propter  semetipsum  opera- 
tus  est  Dominus;  »  Dieu  m'a  donné  une  âme, 
je  dois  donc  l'employer  pour  sa  gloire.  «  Uni- 
cuique  mandavit  Deus  de  proximo  suo  ;  »  qui 
n'est  bon  qu'à  soi,  n'est  bon  à  rien.  «  Je  ne  me 
souviens  pas  du  bien  que  j'ai  fait  aux  autres  ; 
je  me  souviens  seulement  du  bien  que  les  au- 
tres m'ont  fait.  »  Dans  son  premier  Discours 
sur  l'amour  désintéressé,  il  distingue  nettement 
l'amour  de  l'honnête  qui  nous  dit  comme  à  des 


braves  :  Suivez-moi,  c'est  le  devoir  qui  vous  ap- 
pelle; et  l'amour  du  bien  délectable,  qui  nous 
crie  comme  à  des  troupes  mercenaires  :  Suivea- 
moi,  je  vous  payerai  comptant. 

Sa  métaphysique  se  divise  en  trois  sections  : 
la  première  traite  des  principes  de  la  connais- 
sance; la  deuxième,  de  Dieu;  la  troisième,  de 
l'àme  :  le  tout  d'après  saint  Augustin,  et  en  vue 
des  vérités  chrétiennes  que  l'enseignement  gé- 
néral lui  semblait  trop  oublier.  Cette  métaphysi- 
que n'est  guère  qu'un  compromis  entre  le  sys- 
tème de  Malebranche  et  le  péripatétisme  d.es 
Jésuites.  L'auteur  y  prie  ses  lecteurs  de  ne  pas 
l'accuser  malicieusement  de  cartésianisme,  au 
moment  même  où,  malgré  ses  dénégations,  il  est 
le  plus  évidemment  cartésien.  On  comprend  que 
sans  la  surveillance  de  ses  supérieurs,  il  lui  était 
impossible  de  ne  pas  prendre  cette  précaution. 

Nous  ne  citerons  de  sa  Physique  que  le  para- 
graphe qui  la  termine  :  «  Voilà  tout  ce  que  j'a- 
vais à  dire,  ou  plutôt  tout  ce  qu'il  m'était  permis 
de  dire  sur  la  philosophie.  S'il  y  a  ici  quelque 
vérité,  qu'on  la  rapporte  à  la  source  et  au  prin- 
cipe suprême  d'où  toute  vie  émane  ;  si  on  y 
trouve  parfois  le  faux  mêlé  au  vrai,  l'absurde  au 
probable,  l'incertain  au  certain,  qu'on  impute  ce 
mélange  en  partie  à  ma  faiblesse,  en  partie  aussi 
aux  nécessités  de  mon  enseignement....  Que  si 
quelqu'un  me  demandait  pourquoi  cette  philo- 
sophie, qui  devait  être  toute  chrétienne,  n'a  pas 
toujours  évité,  ainsi  que  le  lui  prescrivait  l'Apô- 
tre, les  questions  ridicules,  qu'il  veuille  bien, 
je  l'en  prie,  faire  lui-même  la  réponse.  Je  ne 
voulais  qu'une  chose,  en  écrivant  ce  livre  :  mon- 
trer qu'il  n'est  pat  une  partie  de  la  philosophie 
qui  ne  puisse  être  chrétiennement  traitée  par 
un  philosophe  chrétien;  mais  remplir  ce  cadre, 
c'est  ce  que  je  laisse  à  des  gens  plus  heureux  et 
plus  habiles.  » 

Voici  la  liste  des  ouvrages  du  P.  André,  tant 
imprimés  que  manuscrits  :  1°  les  Œuvres  du 
Père  André,  publiées  par  l'abbé  Guyot,  4  vol. 
in-12,  Paris,  1766;  2°  les  Œuvres  du  Père  An- 
dré, de  la  compagnie  de  Jésus ^  avec  notes  et 
introduction,  par  M.  Victor  Cousin,  un  fort  vol. 
in-12,  Paris,  1843  ;  3°  ses  manuscrits  conservés 
à  la  bibliothèque  de  Caen  ;  4°  deux  recueils  ma- 
nuscrits d'un  de  ses  élèves.  M.  de  Quens,  le  Re- 
cueil Mézeray  et  le  Recueil  J.,  conservé  dans  la 
même  bibliothèque  ;  5°  le  Père  André,  ou  Docu- 
ments inédits  sur  l'histoire  philosophique,  reli- 
gieuse et  littéraire  du  xviii"  siècle,  publies  par 
MM.  A.  Charma  et  G.  Mancel,  2  vol.  in-12,  Caen, 
1843  et  1844. 

ANDRONICXJS  DE  RHODES,  ainsi  appelé  du 
nom  de  sa  patrie,  naquit  à  peu  près  cinquante 
ans  avant  l'ère  chrétienne,  et  passa  à  Rome  la 
plus  grande  partie  de  sa  vie,  consacrée  à  l'ensei- 
gnement de  la  philosophie  péripatéticienne.  Il  jouit 
d'une  grande  célébrité,  non  pas  comme  philoso- 
phe, mais  comme  éditeur  des  ouvrages  d'Aris- 
tote,  et  dont  la  plupart  jusqu'alors  étaient  très-peu 
connus.  Cependant  il  ne  faudrait  pas  croire,  sur 
la  parole  de  Strabon  (liv.  XIII,  ch.  dgviii)^  qu'ils 
ne  le  fussent  pas  du  tout  ;  il  est  à  peu  près  cer- 
tain, au  contraire,  que  la  bibliothèque  d'Apelli- 
con,  où  Sylla  avait  trouvé  les  ouvrages  du  Sta- 
girite,  ne  les  renfermait  pas  seule,  et  qu'il  en 
existait  aussi  plusieurs  copies  à  la  bibliothèque 
d'Alexandrie.  Voici,  d'après  les  recherches  les 
plus  récentes,  à  quoi  se  réduisent  sur  ce  sujet  les 
travaux  d'Andronicus  :  1°  il  livra  à  la  publicité, 
avec  des  tables  et  des  index  de  sa  composition, 
les  manuscrits  qui  lui  furent  communiqués  des 
deux  philosophes  grecs  ;  2°  il  classa  tous  les  écrits 
d'Aristote  et  de  Théophraste  par  ordre  de  matières, 
les  distribuant  en  divers  traités  (TipaYi^aTeiai)  et 


ANGE 


—  68  — 


ANGL 


réunissant  en  un  seul  corps  divers  niorccaux  dé- 
tachés sur  un  même  sujet  ;  outre  cet  arrange- 
ment général,  il  chercha  à  déterminer  l'ordre 
et  la  constitution  de  chacjue  ouvrage  en  particu- 
lier j  3°  il  exposa  les  résultats  de  son  travail 
dans  chaque  ouvrage  en  divers  livres,  où  il 
traitait,  en  général,  de  la  vie  d'Aristote  et  de 
Théophraste,  ainsi  que  de  l'ordre  et  de  l'authen- 
ticité de  leurs  écrits.  C'est  là  sans  doute  qu'il 
faisait  connaître  les  raisons  pour  lesquelles  il 
rejetait,  comme  non  authentiques,  le  livre  de 
l'interprétation  et  l'appendice  des  catégories, 
désigné  chez  les  Latins  sous  le  nom  de  Post 
prœdicamenta.  Mais  la  première  de  ces  deux 
assertions  a  été  victorieusement  combattue  par 
Alexandre  d'Aphrodise,  et  la  seconde  par  Por- 
phyre (Boeth.,  in.  lib.  deinterpret.).  Andronicus 
a  aussi  publié  deux  commentaires,  l'un  sur  la 
Physique,  l'autre  sur  les  Catégories  d'Aristote, 
et  un  livre  sur  la  Division  que  Plotin  estimait 
beaucoup.  Tous  ces  ouvrages  sont  aujourd'hui 
perdus,  et  il  serait  même  difficile  de  restituer 
en  entier  l'ordre  dans  lequel  il  a  divisé  les  écrits 
d'Aristote.  C'est  à  tort  qu'on  a  voulu  lui  attribuer 
un  traité  des  passions  (Ttept  Ilaôoôv),  imprimé  à 
Augsbourg  en  1594,  et  une  paraphrase  sur  la  mo- 
rale à  Nicomaque,  publiée  avec  la  traduction 
latine  à  Leyde  en  1617,  et  à  Cambridge  en  1679. 
Voyez,  pour  les  travaux  d'Andronicus  sur  Aris- 
tote,  Stahr,  Aristolelia,  deuxième  partie,  p.  222 
et  seq.  —  Brandis^  dans  le  Musée  du  Rhin  (en 
ail.),  t.  I.  —  Ravaisson,  Essai  sur  la  Métaphy- 
sique d'Aristote,  in-8,  Paris,  1837,  liv.  I,  en.  ii. 
—  Buhle,  édit.  d'Arist.,  5  vol.  in-8,  Deux-Ponts, 
1791,  t.  I. 

ANÉPONYME  (Georges),  philosophe  grec  du 
XIII'  siècle,  connu  par  ses  Commentaires  sur  Aris- 
tote,  et  principalement  par  celui  qui  traite  de 
rOrganum.  Il  a  pour  titre  :  Compendium  philo- 
sopniœ,  sive  Organi  Aristotelis,  grœc.  et  lat., 
édit.  Joh.  Wegelin,  in-8,  Augsbourg,  1600. 

ANGELUS  SILESIUS,  poëte-philosophè,  né 
en  1624  à  Glatz  ou  à  Breslau,  et  mort  dans  cette 
dernière  ville  en  1677.  Ce  nom,  sous  lequel  il  a 
acquis  en  Allemagne  une  certaine  célébrité,  n'est 
qu'un  noin  d'emprunt,  car  il  s'appelait  Jean 
Schelfler.  Elevé  dans  le  protestantisme,  et  d'a- 
bord médecin  du  duc  de  Wurtemberg,  il  se  con- 
vertit à  la  foi  catholique,  entra  dans  les  ordres 
et  fut  nommé  conseiller  ae  l'évêque  de  Breslau. 
Dès  sa  plus  tendre  jeunesse  il  s'était  nourri  des 
œuvres  de  Tauler,  de  Bœhm  et  de  quelques 
autres  mystiques  dont  il  adopta  les  opinions  en 
les  portant,  au  moins  sous  le  rapport  métaphysi- 
que, à  leurs  dernières  conséquences.  Son  système, 
ou  plutôt  sa  foi,  comme  celle  de  tous  les  hommes 
de  la  même  école,  lorsqu'ils  sont  d'accord  avec 
eux-mêmes,  est  un  vrai  panthéisme  fondé  sur  le 
sentiment  ou  sur  l'amour.  Il  pensait  que  Dieu, 
dont  l'essence  est  tout  amour,  ne  peut  rien  aimer 
qui  soit  au-dessus  de  lui-même.  Mais  cet  amour 
de  Dieu  pour  lui-même  n'est  pas  possible,  si 
Dieu  ne  sort,  en  quelque  façon,  des  profondeurs 
de  sa  nature  ou  de  l'abîme  de  l'infini,  pour  se 
manifester  à  ses  propres  yeux  ;  en  un  mot,  s'il 
ne  se  fait  homme.  Dieu  et  l'homme  sont  donc  au 
fond  le  même  être,  ils  se  confondent  dans  le 
même  amour;  et  cet  amour  infini  se  développe, 
s'élève  éternellement  ainsi  que  l'homme,  sans 
lequel  il  n'existerait  pas.  Tout  se  résume  en  une 
sorte  d'apothéose  successive  de  l'humanité  j  aussi 
n'a-t-on  pas  manqué,  en  Allemagne,  de  regarder 
cette  doctrine  comme  un  antécédent,  et  peut- 
être  comme  le  modèle  de  celle  de  Fichte.  An- 
gélus Silesius  n'a  pas  exposé  ses  opinions  sous 
une  forme  scientifique  ;  mais  on  les  trouve  dis- 
séminées dans  un  grand  nombre  de  cantiques 


spirituels  et  de  sentences  poétiques.  Quelques- 
unes  de  ces  dernières,  que  nous  allons  essayer 
de  traduire,  suffisent  pour  donner  une  idée  de 
son  style  et  de  sa  pensée  dominante  : 

«  Rien  n'existe  que  Dieu  et  moi,  et  si  nous 
n'existions  pas  l'un  et  l'autre,  Dieu  ne  serait  plus 
Dieu  et  le  ciel  s'ébranlerait.  » 

«  Je  suis  aussi  grand  que  Dieu,  il  est  aussi 
petit  que  moi;  nous  ne  pouvons  être  ni  au-dessus 
ni  au-dessous  l'un  de  l'autre.  » 

«  Dieu,  c'est  pour  moi  Dieu  et  l'homme;  moi 
je  suis  pour  lui  l'homme  et  Dieu  ;  je  le  désaltère 
dans  sa  soif;  il  vient  à  mon  aide  dans  le  be- 
soin. » 

«  0  banquet  plein  de  délices  !  c'est  Dieu  lui- 
même  qui  est  le  vin,  les  aliments,  la  table,  la 
musique  et  le  serviteur.  » 

«  Lorsque  Dieu  était  caché  dans  le  sein  d'une 
jeune  fille,  alors  le  point  renfermait  en  lui  le 
cercle  tout  entier.  » 

Ces  deux  dernières  strophes  nous  rappellent^ 
par  l'expression  aussi  bien  que  par  les  idées,  les 
doctrines  kabbalistiques  qui,  déjà  dévoilées  en 
partie  par  Reuchlin  et  Pic  de  la  Mirandole,  com- 
mençaient alors  à  se  lépandre  parmi  les  chré- 
tiens. Les  ouvrages  publiés  par  Angélus  Silesius 
sont  ses  Cantiques  spirituels,  Breslau,  1657. — 
Psyché  affligée,  ib.,  1664.  — La  Précieuse  perle 
évangéUque,  Glatz,  1667.  —  Le  Chérubin  voya- 
geur (littéralement  le  Voyageur  chérubinique), 
Glatz,  1674.  Aucun  de  ces  divers  écrits  n'a  encore 
été  traduit,  soit  en  latin,  soit  en  français.  On  en 
a  publié  des  extraits  sous  les  titres  suivants  : 
Sentences  poétiques  d'Angelus  Silesius,  in-8, 
Berlin,  1820.  —  Collier  de  perles,  ou  sentences, 
etc.,  in-8,  Munich,  1831.  —  Angélus  Silesius  et 
St  Martin,  in-8^  Berlin,  1833.  L'auteur  de  ce 
recueil  est  la  célèbre  Rachel  de  Varnhague.  — 
Enfin  on  pourra  aussi  consulter  avec  fruit  Mûller, 
Bibliothèque  des  poètes  allemands  du  xviV  siècle, 
Leipzig,  1826. 

ANGLAISE  (Philosophie).  L'histoire  de  la 
scolastique  en  Angleterre  rentre  dans  l'histoire 
générale  de  la  philosophie  du  moyen  âge;  d'au- 
tre part,  l'histoire  de  la  philosophie  écossaise 
mérite,  par  le  nombre,  par  l'importance,  et  sur- 
tout par  le  caractère  de  ses  travaux,  qu'il  en  soii 
traite  spécialement. 

La  philosophie  anglaise  ne  commencerait  donc 
qu'avec  le  xvii«  siècle  et  aurait  pour  théâtre 
l'Angleterre  proprement  dite.  Mais  si,  dans  ces 
limites  de  temps  et  d'espace,  on  compte  un  assez 
grand  nombre  de  philosophes  anglais,  on  ne 
peut  pas  dire  qu'il  y  ait  une  philosophie  anglaise. 
Il  n'y  a  d'école  philosophique  qu'à  la  condition 
que  dans  un  certain  pays  ou  dans  un  certain 
temps,  un  groupe  ou  une  succession  de  philoso- 
phes aient  professé  sur  les  points  capitaux  de  la 
philosophie  des  opinions  identiques  ou  sembla- 
bles. Or,  les  problèmes  fondamentaux  de  la  phi- 
losophie ont  reçu  en  Angleterre,  depuis  plus  de 
deux  siècles,  les  solutions  les  plus  difl'érentes  et 
même  les  plus  opposées. 

On  ne  peut,  cependant,  ne  pas  reconnaître  une 
certaine  unité,  sinon  dans  les  doctrines,  au  moins 
dans  l'esprit  général  et  la  méthode  de  la  plupart 
des  philosophes  anglais.  Malgré  des  différences 
profondes  et  d'éclatantes  exceptions,  un  même 
goût  pour  l'expérience,  surtout  pour  l'expérience 
qui  se  fait  par  les  organes  des  sens,  une  cer- 
taine horreur  instinctive  de  la  raison  et  de  la 
métaphysique,  l'amour  des  questions  d'un  intérêt 
immédiat  et  des  solutions  qui  semblent  prati- 
ques, ce  sont  là  des  traits  communs  au  plus 
grand  nombre  des  philosophes  anglais,  mais  qui 
en  font  des  esprits  d'une  même  trempe,  aes 
hommes  d'une  même  nation,  plutôt  que  des  phi- 


ANIM 


—  69  - 


ANIM 


iosophcs  d'une  même  école,  attachés  à  un  mémo 
dogme. 

ANIMISME.  On  désigne  par  ce  mot  la  doc- 
trine qui  fait  de  l'âme  le  principe  de  la  vie.  Le 
nom  est  tout  moderne,  mais  l'attribution  de  la  vie 
à  l'âme  comme  à  son  principe  est  très-ancienne. 
On  peut  même  dire  que  cette  opinion  est  com- 
mune à  tous  les  philosophes  de  l'antiquité,  aux 
Ioniens,  aux  Pylhagoriens,  aux  Éléales,  même 
aux  atomistes,  a  Platon,  à  Aristote,  aux  Stoïciens, 
aux  néo-platoniciens.  C'est  aussi  l'opinion  qui 
domine  dans  la  scolastique.  L'animisme  est  re- 
présenté dans  les  temps  modernes  par  Paracelse, 
Robert  Fludd,  Van  Helmont.  Stahl;  il  l'est  de 
nos  jours  par  un  certain  nombre  de  philosophes 
et  de  physiologistes  distingués,  il  a  même  un 
organe  de  publicité  périodique  dans  la  Revue 
médicale. 

Mais  ces  mots  :  «  L'âme  est  le  principe  de  la 
vie,  »  peuvent  être  le  résumé  trompeur,  quoique 
littéralement  exact,  d'opinions  très -diverses, 
quelquefois  même  ansolument  contraires.il  faut 
donc  distinguer  de  nombreuses  et  très-impor- 
tantes variétés  dans  l'animisme. 

L'animisme  des  Ioniens,  et  plus  généralement 
des  philosophes  antérieurs  à  Platon,  est  grossier, 
confus,  matérialiste  et  profondément  différent 
de  l'animisme  de  Stahl  ou  de  celui  de  nos  jours. 
Pour  les  Ioniens,  le  principe  de  la  vie  c'est 
l'âme,  il  est  vrai;  mais  l'âme  étant  un  air  ou  un 
feu  ou  quelque  autre  matière  plus  ou  moins 
subtile,  le  principe  de  la  vie  est  matériel.  L'ani- 
misme de  Platon  est  moins  grossier,  mais  il  n'est 
guère  plus  scientifique  :  l'âme  est  toujours  le 
principe  de  la  vie,  mais  ce  n'est  pas  l'âme  rai- 
sonnable, immortelle,  immatérielle,  voû;,  c'est 
une  âme  inférieure,  déraisonnable  et  périssable. 
L'animisme  de  Galien  tient  à  la  fois  de  celui  de 
Platon  et  de  celui  des  Ioniens  ;  car,  s'il  admet 
la  distinction  platonicienne  des  trois  âmes  et 
n'attribue  qu'à  l'âme  inférieure  le  principe  de  la 
vie,  il  ne  l'ait  même  pas  immatérielle  et  impé- 
rissable l'âme  raisonnable.  L'animisme  pan- 
théiste des  Stoïciens  ne  diffère  pas  sensiblement 
de  l'animisme  matérialiste  des  Ioniens.  Celui  de 
Paracelse,  Robert  Fludd,  Van  Helmont,  se  rap- 
proche beaucoup  de  la  doctrine  de  Platon.  Selon 
Paracelse,  l'homme  est  formé  d'un  corps,  d'un 
esprit  intelligent  et  d'une  âme  sensible  ;  la  vie 
a  son  principe  dans  cette  âme  intermédiaire, 
distincte  à  la  fois  du  corps  et  de  l'esprit.  C'est 
de  la  même  manière  que  Fludd  distingue  trois 
âmes  et  n'attribue  les  fonctions  de  la  vie  organi- 
que qu'à  l'àme  inférieure.  Enfin,  l'archée  prin- 
cipal, incorporel  mais  périssable  ae  Van  Helmont 
est  de  la  même  matière  que  l'âme  inférieure  des 
précédents. 

Autre  est  l'animisme  d'Aristote.  Dans  le  traité 
de  VAme,  Aristote  distingue  quatre  sortes  d'âmes, 
l'âme  nutritive,  l'âme  sensible,  l'âme  locomotrice 
et  l'âme  raisonnable,  et  fait  de  la  première  le 
principe  de  la  vie.  Mais  ces  c[uatre  sortes  d'âmes 
ne  sont  pas  des  âmes  différentes  qui  se  sur- 
ajoutent dans  un  même  être  vivant,  sensible, 
marchant,  raisonnable  comme  l'homme.  Ce  sont 
les  fonctions  diverses  et  hiérarchiques  dont  l'â- 
me d'un  végétal  remplit  la  première,  l'âme  d'un 
zoophyte  la  première  et  la  seconde,  l'âme  d'un 
animal  les  trois  premières,  et  qu'assume  toutes  à 
la  fois  l'âme  humaine.  La  doctrine  d'Aristote  est 
•donc  sensiblement  différente  de  celle  de  Platon. 
Toutefois,  cette  immortalité  de  l'âme  raisonnable 
dont  parle  si  brièvement  Aristote  à  la  fin  de  son 
Traite  est  difficilement  conciliable  avec  la  par- 
faite unité  de  l'àme  humaine  et  rapproche  sa 
doctrine  de  celle  de  Platon. 

L'animisme  de  Stahl  est  tout  à  fait  différent 


des  précédents,  même  de  celui  d'Aristote.  Pour 
lui^  non-seulement  c'est  la  même  âme,  l'âme 
unique  qui  à  la  lois  pense  et  est  le  principe  de 
la  vie,  mais,  tandis  qu'Aristote  considère  cette 
fonction  du  gouvernement  de  la  vie  comme  in- 
férieure et  ne  l'attribue  pas  à  la  partie  intelli- 
f[ente  de  l'âme,  Stuhl  fait  de  l'âme  le  principe  de 
a  vie  précisément  parce  qu'elle  est  intelligente 
et  raisonnable.  L'âme  de  Stahl  agit  avec  une 
science  parfaite  de  tout  ce  qu'elle  lait,  sans  rai- 
sonnement, mais  avec  raison.  De  plus,  cette 
âme  est  très-positivement  immatérielle  et,  selon 
la  foi,  immortelle. 

L'animisme  de  quelques  philosophes  contem- 
porains est  aussi  ferme  que  celui  de  Stahl  sur 
l'identité  de  l'âme  pensante  et  du  principe  vital, 
et  sur  l'immatérialité  de  ce  principe  unique. 
Mais  il  en  diffère  en  ce  qu'il  n'attribue  pas 
comme  Stahl  au  principe  vital  la  science  de  ce 
qu'il  fait  :  c'est  en  vertu  d'un  instinct  qui  s'i- 
gnore que  l'âme  pensante  accomplit  ses  fonc- 
tions de  principe  de  la  vie. 

Or,  bien  que  toutes  ces  doctrines  différentes 
portent  et  méritent  en  apparence  le  nom  d'ani- 
misme, il  n'y  a  réellement  que  les  trois  dernières, 
celles  d'Aristote,  de  Stahl  et  des  contemporains, 
les  deux  dernières  surtout,  qui  soient  l'animisme 
véritable,  franc  et  conséquent  avec  lui-même. 
En  effet,  la  sincérité,  l'originalité  et  la  valeur 
de  toute  doctrine  qui  attribue  à  l'âme  le  prin- 
cipe de  la  vie,  dépendent  absolument  de  l'idée 
qu'on  se  fait  de  cette  âme  à  laquelle  on  attribue 
la  vie.  Or,  ce  qui  constitue  essentiellement  l'ani- 
misme, ce  qui  seul  peut  en  faire  un  système  franc, 
net  et  original,  ce  n'est  pas  seulement  cette  at- 
tribution équivoque  du  principe  de  la  vie  à  une 
âme,  quoi  que  ce  soit  qu'on  appelle  de  ce  nom  ; 
c'est  l'attribution  de  ce  principe  à  une  âme  imma- 
térielle, à  un  esprit,  qui  soit  à  la  fois  le  principe 
de  la  vie  et  de  la  pensée.  Supprimez  cette  pre- 
mière condition  de  la  spiritualité  du  principe  de 
la  vie,  supposez  matérielle  l'âme  vitale,  vous 
placez  le  principe  de  la  vie  dans  la  matière  et 
n'avez  plus  qu'un  animisme  de  nom;  en  réalité 
vous  avez  une  doctrine  toute  contraire  à  celle 
qui  fait  du  principe  de  la  pensée  celui  de  la  vie, 
parce  que  la  vie  lui  semble  exiger  un  principe 
immatériel  ou  intelligent.  C'est  le  cas  des  physi- 
ciens d'Ionie.  Supprimez  cette  autre  condition 
que  l'âme,  principe  de  la  vie,  soit  la  même  âme, 
l'âme  unique  qui  pense  et  raisonne,  vous  avez 
encore  un  animisme  plutôt  nominal  que  réel  et 
qui  se  rapproche  du  double  dynamisme  de  l'E- 
cole de  Montpellier.  Car,  celui  qui  dira  que  le 
principe  de  la  vie  n'est  pas  dans  le  corps,  qu'il 
est  dans  l'àme,  mais  dans  une  âme  autre  que 
l'âme  pensante  et  raisonnable,  dans  une  âme 
incorporelle  peut-être,  mais  périssable,  douée 
d'instincts,  mais  non  de  raison,  répugne  préci- 
sément à  accepter  ce  qui  fait  l'originalité  et  l'es- 
sence de  l'animisme  véritable,  à  savoir  l'identité 
de  l'âme  pensante  et  du  principe  vital.  C'est  le 
cas  de  Platon,  de  Paracelse,  de  Fludd,  de  Van 
Helmont  et  peut-être  bien  d'Aristote. 

Quelles  sont  les  principales  fonctions  que  l'ani- 
misme attribue  à  l'àme  dans  le  gouvernement 
du  corps?  Non-seulement  elle  entretient  la  vie 
dans  l'individu  par  la  nutrition  et  les  autres 
fonctions  qui  en  dépendent,  mais  elle  construit 
tout  entier  le  corps  à  la  vie  duquel  elle  préside. 
Selon  quelques  animistes,  Stahl  entre  autres, 
elle  est  le  médecin  naturel  de  ce  corps,  elle  le 
répare  quand  H  est  malade,  elle  est  même,  par 
ses  erreurs,  le  principal  auteur  de  ses  maladies; 
rien  ne  se  passe  dans  le  corps  vivant,  que  l'âme 
ne  le  sente,  ne  le  sache  et  dont  elle  ne  soit 
cause. 


ANIM 


—  70  — 


ANIM 


Sur  quels  faits  ou  sur  quels  arguments  s'ap- 
puie cette  doctrine? Ici  encore  les  raisons  varient 
selon  les  temps  et  selon  les  formes  de  l'ani- 
misme. Descartes  a  déjà  remarqué  que  le  com- 
mun des  hommes,  qui  ne  se  rend  pas  un  compte 
sérieux  de  ses  croyances,  attribue  la  vie  à  l'àme 

Sour  les  motifs  les  plus  puérils,  par  l'habitude 
u  langage,  par  la  force  de  la  tradition,  par  la 
puissance  qu'a  l'imagination  de  se  substituer  à 
la  raison.  On  se  représente  la  mort  comme  la  sé- 
paration de  l'àme  et  du  corps,  et  l'on  en  conclut 
que  c'est  l'âme  qui  est  cause  de  la  vie  et  de  la 
mort  du  corps  dans  lequel  elle  entre  ou  dont  elle 
se  retire.  On  se  représente  l'àme  elle-même,  que 
le  matérialisme  le  plus  grossier  fait  toujours  de 
la  nature  la  plus  subtile  et  dont  les  sens  veulent 
toujours  enfermer  l'idée  dans  quelque  image, 
comme  un  air  ;  et,  parce  que  la  fonction  la  plus 
apparemment  essentielle  de  la  vie  est  la  respira- 
tion qui  ne  cesse  qu'avec  elle,  on  dit  que  l'àme 
s'envole  avec  le  dernier  soupir  3  on  appelle  mou- 
rir expirer,  rendre  l'âme,  effiare  animam. 
Simples  apparences,  jeux  de  mots  puérils,  mais 
qui  ont  une  grande  puissance  sur  la  croyance 
vulgaire.  Des  motifs  de  cette  valeur  ont  certai- 
nement contribué  à  former  l'opinion  des  anciens, 
mais  ils  en  avaient  aussi  de  plus  scientifiques,  et 
que  l'animisme  de  nos  jours  ne  renie  pas  com- 
plètement 

Le  mouvement  a  toujours  frappé,  comme  un 
phénomène  particulièrement  considérable  et  di- 
gne d'une  cause  spéciale,  les  savants  et  les  philo- 
sophes. Kepler  donnait  une  âme  aux  planètes,  et 
le  mens  agitai  molem  n'est  pas  seulement  l'ex- 
pression de  la  doctrine  d'un  homme  ou  d'une 
école,  il  est  aussi  celle  d'une  croyance  si  natu- 
relle qu'elle  semble  instinctive  et  prend  chez 
l'enfant  toutes  sortes  de  formes.  Ce  qui  distin- 
guait les  êtres  vivants  des  corps  bruts,  c'était, 
aux  yeux  des  anciens  comme  aux  nôtres,  le 
mouvement,  à  savoir  le  mouvement  spontané. 
Or,  une  définition  de  l'âme  très-répandue  chez 
les  premiers  physiciens  était  que  l'âme  est  ce 
qui  produit  le  mouvement.  Quelques  pythagori- 
ciens la  définissaient  un  nombre  qui  se  meut 
lui-même.  C'est  pour  cela  que  les  uns  faisaient 
de  l'âme  un  air  ou  un  feu,  et  que  les  atomistes 
eux-mêmes  donnaient  aux  atomes  de  l'âme  une 
forme  plus  mobile.  C'est  pour  cela  que  Thaïes 
disait  que  la  pierre  d'aimant  a  une  âme  parce 
qu'elle  meut  le  fer.  Ajoutez  encore  que  les  an- 
ciens ont  souvent  fait  de  l'intelligence  elle- 
même  une  espèce  de  mouvement.  Le  principe 
de  la  vie  dont  le  mouvement  est  la  condition  et 
l'instrument  sera  donc  l'âme  qui,  capable  de  se 
mouvoir  elle-même  et  par  là  de  penser,  est  seule 
capable  aussi  de  mouvoir  le  corps. 

Selon  la  fameuse  définition  d'Aristote,  l'âme 
était  «  l'entéléchie  première  d'un  corps  naturel, 
organisé,  ayant  la  vie  en  puissance,  »  c'est-à-dire 
la  forme  du  corps  vivant,  c'est-à-dire  encore  un 
des  quatre  principes  de  toutes  choses.  Elle  était 
forme  et  par  conséquent  cause  du  corps  vivant, 
parce  qu'elle  était  la  perfection  réalisée  du  corps  j 
a  ce  titre  elle  était  donc  aussi  principe  du  corps, 
parce  qu'elle  en  était  la  cause  finale,  et  enfin 
parce  qu'elle  en  était  la  cause  motrice.  Il  n'y 
avait  donc  que  la  matière  même  du  corps  qui, 
des  (juatre  principes  nécessaires  de  toutes  choses, 
ne  fut  pas  l'âme. 

Un  des  principaux  arguments  que  Slahl  à  son 
tour  faisait  valoir,  c'était  que  «  le  mouvement, 
étant  une  chose  incorporelle,  ne  peut  avoir  qu'un 
principe  incorporel  comme  lui,  l'âme.  »  Il  ap- 
puyait encore  sa  doctrine  sur  bien  d'autres  rai- 
sons. Il  disait  que  l'âme  est  déjà  la  cause  reconnue 
des  mouvements  volontaires  et  instinctifs  de  lo- 


comotion :  donc  elle  peut,  elle  doit  être,  elle  est 
la  cause  de  tous  les  mouvements  qui  composent 
la  vie  de  nutrition.  Il  en  appelait  à  l'influence 
incontestable  des  passions  qui  précipitent  ou  ra- 
lentissent le  cours  du  sang,  troublent  la  diges- 
tion ou  les  autres  fonctions  animales.  Il  insistait 
sur  la  régularité  des  fonctions  organiques  qui  ne 
pouvait  être  ainsi  rapportée  qu'à  une  cause  in- 
telligente. La  plus  forte  de  toutes  ses  raisons  et 
de  celles  que  l'animisme  puisse  donner  est,  d'une 
part,  dans  la  distinction  profondément  établie 
par  Stahl  des  phénomènes  vitaux,  comme  devant 
avoir  une  cause  spéciale  et  des  faits  mécaniques 
ou  chimiques,  de  l'autre,  dans  la  vanité,  l'invrai- 
semblance, l'impossibilité  de  toute  autre  cause 
dans  l'absurdité  des  archées  et  des  médiateurs, 
dans  la  sagesse  de  l'adage  :  cntia  non  sunt 
muUiplicanda  prœtcr  necessitalem. 

Aux  plus  solides  d'entre  ces  arguments,  les 
animistes  contemporains  en  ajoutent  quelques 
nouveaux.  Ils  disent  qu'il  y  a  dans  l'âme  des  phé- 
nomènes qui,  quoique  très-réels,  ne  laissent  pas 
de  traces  dans  la  conscience,  ce  qu'ils  appellent 
des  perceptions  insensibles;  que  la  direction  des 
fonctions  vitales  est  un  phénomène  de  cette  es- 
pèce ;  qu'il  faut  distinguer  l'âme  et  le  moi,  c'est- 
à-dire  l'âme  agissant  sans  conscience  et  l'âme 
ayant  conscience  de  ses  actes  ;  que  le  principe 
de  la  vie  c'est  l'âme  et  non  le  moi.  Quelques-uns 
vont  plus  loin  et  affirment  que  l'âme  a  une  con- 
science positive  de  la  vie  corporelle  et  de  ses 
fonctions  vitales. 

Sans  parler  de  ceux  qui  ne  sont  pas  même  vi- 
talistes,  c'est-à-dire  qui  considèrent  la  vie,  non 
comme  un  phénomène  spécial,  ayant  une  cause 
propre,  mais  comme  un  résultat  plus  savant  des 
forces  mécaniques,  physiques  ou  chimiques,  tous 
les  physiologistes  et  tous  les  philosophes  qui  ad- 
mettent que  les  phénomènes  vitaux  sont  absolu- 
ment inexplicables  par  le  jeu  des  seules  forces 
qui  gouvernent  la  matière  brute,  n'attribuent  pas 
pour  cela  la  vie  à  l'âme.  L'animisme  rencontre 
donc  des  adversaires,  même  parmi  les  vitalistes 
De  quelque  façon  que  ceux-ci  résolvent  le  pro- 
blème, soit  par  le  double  dynamisme,  soit  par 
Vorganicisme,  soit  même  qu'ils  s'abstiennent  de 
conclure  et,  affirmant  la  vie  comme  un  phéno- 
mène spécial,  confessent  que  la  science  est  encore 
impuissante  à  la  rapporter  à  sa  véritable  cause, 
ils  opposent  aux  principaux  arguments  des  ani 
mistes  les  arguments  suivants. 

Ils  disent  que,  si  l'âme  commande  les  mouve 
ments  de  locomotion,  soit  volontaires,  soit  invo- 
lontaires, ce  n'est  pas  une  raison  suffisante  pour 
croire  qu'elle  gouverne  aussi  les  fonctions  vitales, 
car  elle  a  conscience  d'être  cause  des  premiers, 
mais  non  pas  des  secondes;  ils  disent  que  l'âme 
apprend  manifestement  par  l'expérience  à  diriger 
les  uns  avec  précision,  tandis  que  les  fonctions 
vitales  s'exécutent  dès  le  premier  instant  avec 
une  régularité  à  laquelle  le  temps  n'ajoute  rien 
Ils  prétendent  que,  si  de  l'influence  qu'exercent 
sur  les  fonctions  vitales  les  passions  de  l'âme, 
on  tire  une  conclusion  favorable  à  l'animisme, 
on  peut  tirer  avec  la  même  rigueur  une  conclu- 
sion tout  opposée  de  l'influence  non  moins  incon- 
testable des  états  du  corps  sur  les  passions,  les 
pensées  et  les  volontés.  Ils  prétendent  que  1  ani- 
misme, fût-il  le  vrai,  ne  saurait  être  qu'une  hy- 
pothèse, parce  que  nous  ne  connaissons  certaine- 
ment des  actes  de  l'âme  que  ceux  dont  nous  avons 
conscience;  or^  si  l'âme,  comme  le  confessent  la 
plupart  des  animistes  anciens,  modernes  ou  con- 
temporains, n'a  pas  conscience  d'être  le  principe 
de  la  vie.  on  ne  peut  pas  nier  absolument  sans 
doute  qu  elle  remplisse  ce  rôle,  mais  on  peut 
encore  bien  moins  légitimement  l'affirmer   II  y 


ANSE 


—  71 


ANSE 


en  a  même  qui  repoussent  la  distinction  de  l'àme 
et  du  moi,  qui  veulent  que  l'âme  n'accomplisse 
aucun  acte  sans  en  avoir  conscience,  et  concluent 
do,  ce  que  l'âme  n'a  pas  conscience  de  présider 
aux  fonctions  vitales  qu'en  effet  elle  ne  les  gou- 
verne pas.  Aux  rares  partisans  de  l'animisme  qui 
veulent  que  nous  ayons  cette  conscience,  quel- 
ques-uns opposent  qu'il  y  a  là  une  équivoque, 
que  nous  percevons  bien  sans  doute  les  phéno- 
mènes vitaux  les  plus  considérables,  surtout  lors- 
qu'ils sont  troubles  par  la  maladie,  mais  qu'autre 
cnose  est  ce  sentiment  naturel  d'un  fait  qui  se 
passe  dans  le  corps,  autre  chose  est  la  con- 
science qu'aurait  l'âme  d'être  elle-même  la 
cause  de  ces  phénomènes.  Ils  disent  que  nous 
sentons  notre  corps,  nos  organes  et  les  fonc- 
tions qui  s'accomplissent  en  eux,  mais  que 
c'est  abuser  des  mots  que  de  dire  que  nous  en 
avons  conscience.  Ils  demandent  enfin  quelle 
explication  plausible  l'animisme  peut  donner  de 
la  mort  naturelle,  sans  anéantir  l'àme  raisonna- 
ble, en  même  temps  que  cesse  fatalement  sa  puis- 
sance comme  principe  de  la  vie. 

On  trouvera  l'indication  des  ouvrages  à  consul- 
ter et  d'autres  renseignements  utiles  aux  articles 
Vie,  Vitaxisme,  Dynamisme,  Organicisme,  Stahl. 

A.  L. 

ANNICXRIS  DE  Cyrène  florissait  environ 
300  ans  avant  l'ère  chrétienne,  à  Alexandrie,  où 
il  fonda  la  secte  très-obscure  et  très-éphémère 
des  annicériens.  Sa  doctrine  peut  être  regardée 
comme  une  transition  entre  celle  d'Aristippe, 
dont  il  commença  paf  adopter  entièrement  les 
principes,  et  celle  d"Epicure,  un  peu  moins  in- 
juste envers  les  besoins  moraux  de  l'homme. 
C'est  pour  cette  raison,  sans  doute,  que  quelques 
anciens  l'ont  compris  dans  l'école  épicurienne. 
Anniceris  n'assignait  pas  à  la  fin  humaine  une  fin 
commune,  un  but  unique  vers  lequel  doivent  se 
diriger  toutes  nos  actions;  mais  il  prétendait 
que  chaque  effort  de  la  volonté  devait  avoir  une 
fin  particulière,  c'est-à-dire  le  plaisir  qui  peut 
e^n  être  la  suite.  Il  ne  croyait  pas  non  plus  avec 
Epicure  que  le  plaisir  ou  la  volupté  fût  seulement 
l'absence  du  mal  ;  car,  dans  ce  cas,  disait-il,  il 
ne  différerait  pas  de  la  mort.  Il  voulait,  en  vrai 
disciple  de  l'école  cyrénaïque,  le  plaisir  ou  la 
volupté  dans  le  mouvement  (rioovTi  èv  xîvyitei)  ; 
mais  en  même  temps  il  s'efforçait  d'adoucir  les 
conséquences  qui  résultent  et  qu'on  avait  déjà 
tirées  de  cette  doctrine.  11  ne  faut  pas,  disait-il, 
que  la  volupté  soit  le  résultat  immédiat  de  nos 
actions  ;  mais  il  est  quelquefois  nécessaire  de 
renoncer  à  un  plaisir  ou  de  supporter  un  mal 
actuel,  en  vue  d'une  jouissance  à  venir.  C'est 
ainsi  que,  dans  l'espérance  des  biens  qu'elle  nous 
apporte,  nous  saurons,  au  prix  de  quelques  sa- 
crifices, cultiver  l'amitié  et  rechercher  la  bien- 
veillance de  nos  semblables.  Il  ne  faisait  pas 
moins  de  cas  des  jouissances  intellectuelles,  et 
au  lieu  délaisser  l'homme  complètement  livré  à 
ses  instincts  et  à  ses  passions,  il  lui  recommande 
d'extirper  en  lui  les  mauvais  penchants.  Enfin, 
le  respect  des  ancêtres,  l'amour  de  la  patrie,  le 
sentiment  de  l'honneur  et  de  la  bienséance  ont 
également  trouvé  grâce  devant  lui  C'est  toute 
la  morale  d'Épicure  d'un  point  de  vue  moins 
large  et  sous  une  forme  moins  systématique. 
Voyez  Diogène  Laërce,  liv.  II,  eh.  xcvi,  xcvii  et 
xcviii.  —  Suidas,  s.  v.  Anniceris.  —  Clem. 
Alex.,  Strom.,  lib.  II,  c.ccccxvii. 

ANSELME  DE  Laon,  surnommé  le  Scolastique 
ou  VÉcolùtre,  étudia,  dit-on,  à  l'abbaye  du  Bec, 
sous  saint  Anselme.  Vers  1076,  il  vint  à  Paris  où 
il  enseigna  pendant  plusieurs  années,  et  alla 
ensuite  s'établir  à  Laon.  L'école  qu'il  ouvrit  dans 
cette  dernière  ville  acquit  bientôt  une  étonnante 


célébrité.  Parmi  ceux  qui  la  fréquentèrent  on 
cite  les  noms  les  plus  distingués  du  xii"  siècle, 
Gilbert  de  la  Porrée,  Hugues  d'Amiens,  Hugues 
Métal,  Albéric  de  Reims,  Abélard,  et  môme 
Guillaume  de  Ciiampeaux,  déjà  avancé  en  âge. 
Cependant,  le  caractère  de  l'enseignement  d'An- 
selme justifiait  peu  ce  nombreux  concours  d'au- 
diteurs choisis.  Il  tenait  pour  l'autorité  exclusive 
do  la  tradition,  évitait  de  .soulever  de  nouvelles 
questions,  n'approfondissait  pas  les  anciennes,  et 
se  bornait  à  l'exposition  littérale  du  dogme  qu'il 
développait,  en  s'appuyant  .sur  les  saints  Pères. 
Abélard,  dans  une  de  ses  Lettres^  dit  qu'il  n'avait 
ni  une  grande  mémoire  ni  un  jugement  solide, 
qu'on  trouvait  en  lui  plus  de  fumée  que  de  lu- 
mière, qu'enfin  c'était  un  arbre  qui  avait  quelques 
feuilles,  mais  qui  ne  portait  pas  de  fruits.  An- 
selme mourut  en  1117.  On  lui  doit  des  gloses 
interlinéaires  et  des  Commentaires  sur  l'Ancien 
et  le  Nouveau  Testament.  —  Consultez  Histoire 
litt.  de  France,  t.  X.  C.  J. 

ANSELME  (Saint),  né  à  Aoste  en  Piémont, 
en  1033,  mort  archevêque  de  Cantorbéry,  le 
20  avril  1109,  ajoué  un  rôle  important  dans  les 
affaires  de  l'Église  à  la  fin  du  xi'  siècle.  Les 
exemples  de  pieté  de  sa  mère  Ermenburge  lui 
inspirèrent  le  désir  d'embrasser  la  vie  mo- 
nastique. Son  père,  qui  s'y  était  d'abord  opposé, 
suivit  plus  tard  son  exemple,  et,  après  avoir 
passé  sa  vie  dans  le  monde,  la  termina  dans  un 
monastère.  Anselme  s'était  arrêté  au  Bec  en  Nor- 
mandie, dans  un  couvent  de  l'ordre  de  Saint-Be- 
noît dont  l'abbé  se  nommait  Herluin.  Séduit  par 
la  sagesse  de  l'illustre  Lanfranc,  qui  fut  bientôt 
prieur  de  cette  abbaye,  il  prit  l'habit  à  l'âge  de 
vingt-sept  ans,  avec  la  permission  de  Maurilius, 
évèque  de  Rouen.  Lanfranc  étant  devenu  abbé 
du  monastère  de  Caen,  Anselme  lui  succéda  dans 
la  dignité  de  prieur  du  Bec,  et  fit  apprécier  dans 
ses  nouvelles  fonctions  une  douceur  et  une  so- 
lidité de  caractère  dont  la  réputation  se  répandit 
bientôt  en  Normandie,  en  Flandre  et  en  France. 
Après  la  mort  d'Herluin,  les  vœux  des  moines  du 
Bec  l'appelèrent  à  la  tête  de  leur  abbaye.  Il 
céda,  non  sans  quelque  hésitation,  à  leurs  dé- 
sirs, et  s'adonna  particulièrement  à  la  contem- 
plation, à  l'éducation,  à  l'avertissement  et  à  la 
correction  des  moines. 

Anselme  alla  bientôt  en  Angleterre  visiter 
Lanfranc,  devenu  archevêque  de  Cantorbéry,  et 
fréquenta  les  moines  de  cette  abbaye  célèbre. 
Partout,  dans  ce  voyage,  il  fit  admirer  la  sagesse 
des  exhortations  qu'il  adressait  à  tous  les  âges, 
à  toutes  les  conditions. 

Guillaume  le  Conquérant  étant  mort  en  1087, 
et  Lanfranc  en  1089,  Guillaume  le  Roux  appela 
Anselme  au  siège  de  Cantorbéry,  quoiqu'il  connût 
déjà  sa  franchise  et  sa  sévérité.  Quelques  nuages 
élevés  entre  le  roi  et  l'archevêque,  resté  fidèle  à 
Urbain  II  contre  l'antipape  Guibert,  forcèrent  le 
dernier  à  chercher  un  refuge  à  Rome. 

De  retour  en  Angleterre,  après  l'avènement 
de  Henri  I"^  il  rendit  à  ce  prince  l'important 
service  de  détacher  des  intérêts  de  Robert,  son 
frère,  plusieurs  des  barons  mécontents,  et  mé- 
nagea l'accommodement  qui  suspendit  les  hosti- 
lités. Mais  le  parti  pris  par  Anselme,  dans  la 
question  des  investitures,  brouilla  le  prince  et 
le  prélat.  Celui-ci,  parti  pour  l'Italie,  ou  il  allait 
accomplir  une  mission  qui  cachait  une  disgrâce, 
reçut  à  son  retour  l'ordre  de  rester  en  exil;  il 
.s'arrêta  en  France  où  il  demeura  trois  ans,  et  ne 
revint  en  Angleterre  que  lorsque  l'influence  de 
Pascal  II  eut  amené  Henri  L'  à  une  réconcilia- 
tion qui  eut  lieu  au  monastère  du  Bec. 

Plus  célèbre,  cependant,  par  les  productions  de 
son  génie  que  par  l'influence  qu'il  exerça  sur 


ANSE 


—   72  — 


ANSE 


quelques-uns  des  cvcnemcnls  contemporains, 
saint  Anselme  a  laissé  parmi  ses  ouvrages,  la 
plupart  théologiques,  quelques  traités  de  pliilo- 
sopnie  dont  les  principaux  ont  pour  titre  :  Mono- 
logium  et  Proslogium.  Tous  deux  sont  consacrés 
à  exposer  diverses  preuves  de  l'existence  de  Dieu. 
Il  les  composa  pendant  qu'il  était  prieur  de 
l'abbiyè  du  Bec  en  Normandie.  Les  arguments 
contenus  dans  le  premier  de  ces  traités  ne  lui 
appartiennent  pas  particulièrement.  Ils  se  re- 
trouvent dans  plusieurs  des  philosophes  qui  l'ont 
§  récédé  ;  mais  ils  semblent  avoir  pris  plus  de 
éveloppement  et  de  rigueur  sous  sa  plume. 
C'est,  avant  tout,  une  induction  qui,  partant  des 
qualités  que  nous  percevons  dans  les  objets  qui 
nous  environnent,  s'élève  jusqu'aux  qualités  ab- 
solues, aux  attributs  divins,  attributs  qui  se 
résolvent  à  leur  tour  dans  l'être  absolu.  Pour 
en  donner  un  exemple,  nous  citerons  le  morceau 
suivant,  extrait  d'un  résumé  que  nous  avons 
tracé  ailleurs  :  «  L'immense  variété  des  biens 
que  nous  reconnaissons  appartenir  à  la  multi- 
tude des  êtres  dans  des  mesures  diverses,  ne 
peut  exister  qu'en  vertu  d'un  principe  de  bonté 
un  et  universel,  à  l'essence  duquel  ils  participent 
tous  plus  ou  moins.  Quoique  ce  bien  se  montre 
sous  des  aspects  différents,  en  raison  desquels 
il  reçoit  des  noms  divers,  ou,  pour  parler  avec 
plus  d'exactitude  encore,  quoique  cette  qualité 
générale  d'être  bon  puisse  se  présenter  sous  la 
forme  de  vertus  secondaires,  par  exemple  la 
bienfaisance  dans  un  homme,  l'agilité  dans  un 
cheval,  toujours  est-il  que  ces  vertus,  quel  que 
soit  leur  nombre,  se  résolvent  toutes  dans  le 
beau  et  l'utile,  qui  présentent  à  une  rigoureuse 
appréciation  deux  aspects  généraux  du  principe 
absolu,  le  bon.  Ce  principe  est  nécessairement 
ce  qu'il  est  par  lui-même,  et  aucun  des  êtres  de 
la  nature,  à  qui  cette  qualification  convient  dans 
une  certaine  mesure,  n'est  autant  que  lui.  Il  est 
donc  souverainement  bon  ;  et,  comme  cette  idée 
de  souveraine  bonté  entraîne  nécessairement 
celle  de  souveraine  perfection,  il  ne  peut  être 
souverainement  bon,  qu'il  ne  soit  en  même  temps 
souverainement  parfait. 

«  Si,  partant  de  la  bonté  inhérente  à  chaque 
chose,  on  arrive  nécessairement  à  un  principe 
de  bonté  absolue,  qui  donne,  comme  identique 
à  lui-même,  un  principe  de  grandeur  absolue  ; 
réciproquement,  partant  de  la  grandeur  inhérente 
à  chaque  être,  grandeur  mesurée,  non  par  l'espace, 
mais  par  quelque  chose  de  meilleur,  tel  que  la 
sagesse,  on  arrive  nécessairement  à  un  principe 
de  grandeur  et.  par  conséquent,  de  bonté  ab- 
solues. —  La  même  induction  peut  partir  de  la 
qualité  d'être  qui  appartient  à  tous  les  individus, 
quels  qu'Us  soient,  qualité  qui  se  résout  incon- 
testablement, d'après  des  raisons  analogues,  en 
un  principe  absolu  d'être  par  qui  ils  sont  néces- 
sairement tous.  —  Les  êtres  qui  trouvent  ainsi 
leur  raison  dans  l'être  absolu,  sont  de  natures 
différentes,  et  se  distinguent  de  plus  par  leur 
rang  et  leur  dignité.  On  ne  saurait  douter,  par 
exemple,  que  le  cheval  ne  soit  supérieur  au 
bois,  ou  l'homme  au  cheval  ;  mais  cette  différence 
de  aignité  ne  peut  pas  créer  une  hiérarchie  de 
natures  sans  terme,  et  en  exige  nécessairement 
une  supérieure  en  dignité  à  toutes  les  autres  j 
car,  dans  la  supposition  même  de  plusieurs  na- 
tures parfaitement  égales  en  dignité,  la  condition 
à  laquelle  elles  devraient  cette  égalité  même, 
serait  précisément  cette  unité  supérieure  et  plus 
digne,  cette  essence  qui,  ne  pouvant  pas  être  si 
elle  n'est  pas  elle-même,  est  nécessairement 
identique  au  principe  absolu  de  l'être,  du  bon 
et  du  ^rand.  »  [Monol.,  ch.  i-iv.) 

Ce  résumé  d'une  partie  du  Monologium  suffit 


pour  en  donner  l'idée.  Il  semble  avoir  préparé 
l'induction  par  laquelle  Descartes,  six  siècles  plus 
tard,  s'élevait  du  fait  seul  de  la  pensée  à  l'être 
absolu  qui  en  renferme  la  raison  et  l'origine. 

M.iis  c'est  surtout  l'argument  renfermé  dans 
le  Proslogium,  et  reproauit  par  Descartes  dans 
les  Méditations  et  dans  les  Principes  de  philo- 
sophie, qui  fait  la  gloire  de  saint  Anselme.  Il 
l'a  réaigé  après  de  longues  méditations,  dans 
lesquelles  il  se  proposait  de  découvrir  un  argu- 
ment simple,  facile  à  saisir,  et  qui  ne  deman- 
dât pas  à  l'esprit  une  étude  compliquée.  On  peut 
le  présenter  en  peu  de  mots  de  la  manière  sui 
vante  :  «  L'insensé  qui  rejette  la  croyance  en 
Dieu,  conçoit  cependant  un  être  élevé  au-dessus 
de  tous  ceux  qui  existent,  ou  plutôt  tel  qu'on  ne 
peut  en  imaginer  un  qui  lui  soit  supérieur.  Seu 
lement  il  affirme  que  cet  être  n'est  pas.  Mais, 
par  cette  affirmation,  il  se  contredit  lui-même, 
puisque  cet  être  auquel  il  accorde  toutes  les 
perfections,  mais  auquel  en  même  temps  il  re- 
fuse l'existence,  se  trouverait  par  là  inférieur  à 
un  autre  qui,  à  toutes  ces  perfections,  joindrait 
encore  l'existence.  Il  est  donc,  par  sa  conception 
même,  forcé  d'admettre  que  cet  être  existe,  puis- 
que l'existence  fait  une  partie  nécessaire  de  cette 
perfection  qu'il  conçoit.»  {Proslog.,  ch.  ii  et  m.) 

Cet  argument,  parfaitement  compris,  mais  di- 
versement apprécié  aujourd'hui,  a  été  le  plus 
souvent  méconnu  par  le  moyen  âge.  Saint  Tho- 
mas d'Aquin,  Pierre  d'Ailly  et  d'autres  scolas- 
tiques  en  parlent  d'une  manière  inexacte,  et  plu- 
tôt pour  le  réfuter  que  pour  l'admettre.  Leibniz 
lui-même,  le  retrouvant  dans  Descartes,  et  le 
rapportant  à  son  véritable  auteur,  a  cherché  à 
en  démontrer  l'insuffisance.  «  Je  ne  méprise  pas, 
dit-il.  l'argument  inventé,  il  y  a  quelques  siècles, 
par  Anselme,  qui  prouve  que  l'être  parfait  doit 
exister,  quoique  je  trouve  qu'il  manque  quelque 
chose  à  cet  argument,  parce  qu'il  suppose  que 
l'être  parfait  est  possible.  Car,  si  ce  seul  point 
se  démontre  encore,  la  démonstration  tout  entière 
sera  entièrement  achevée.  »  (Leibniz,  édit.  Du- 
tens,  t.  II,  p.  221.) 

La  forme  donnée  par  Anselme  au  Proslogium 
dut  lui  susciter  des  adversaires,  et  cette  marche, 
évidemment  syllogistique  et  dialectique,  le  met- 
tait dans  la  nécessité  de  démontrer  sa  majeure; 
mais  si  nous  dégageons  l'argumentation  d'An- 
selme de  ces  circonstances  dues  à  diverses  causes, 
pour  la  réduire  à  renonciation  d'un  fait  qui 
pourrait  s'exprimer  ainsi  :  Chaque  homme  porte 
dans  son  esprit  Vidée  d'un  l'tre  au-dessus  duquel 
on  n'en  saurait  concevoir  un  autre.  Cet  l'tre 
parfait  est,  en  vertu  de  cette  perfection  même, 
conçu  comme  existant  ;  nous  aurons  alors  le 
développement  d'un  fait  psychologique  incontes- 
table, développement  dont  la  portée  ne  pouvait 
échapper  à  l'attention  des  philosophes  qui  ont 
étudié  le  plus  profondément  la  nature  de  l'intel- 
ligence et  ses  lois,  et  qui  lui  ont  donné  dans  la 
science  une  place  importante  sous  le  nom  de 
preuve  ontologique.  Aussi  Hegel  l'a-t-il  considéré 
comme  le  faîte  de  l'édifice  commencé  par  les 
preuves  cosmologique  et  téléologique.  Celles-ci 
présentent  Dieu  comme  une  activité  absolue 
intelligente,  vivante:  la  preuve  ontologique  y 
ajoute  l'idée  d'être,  ae  substance  ayant  son  in- 
dividualité propre,  la  conscience  de  sa  per- 
sonnalité. Cette  preuve  devait  nécessairement 
venir  la  dernière  dans  le  développement  normal 
de  l'intelligence  ;  elle  devait,  à  plus  forte  raison, 
sembler  telle  au  philosophe  qui  a  établi  que  le 
terme  ultérieur  du  mouvement  qui  s'accomplit 
en  nous  et  hors  de  nous  est  Dieu  ayant  conscience 
de  lui-même.  Hegel  s'empresse  de  reconnaître 
que  cette  preuve  de  l'existence  de  Dieu  appar- 


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tient  à  Anselme,  et  il  ajoute  qu'elle  devait  pa- 
raître à  cette  époque,  et  sortir  du  christianisme, 
{Hege],  Philosophie  de  la  Religion,  t.  II,  p.  290). 

Le  principe  expose  dans  le  Proslogiam  fut 
attaqué  par  un  contemporain  nommé  Gaunillon, 
moine  de  Marmoutiers,  dont  l'argumentation^ 
encore  qu'elle  ne  manquât  pas  de  sagacité  et  de 
finesse,  n'abordait  poinldirectement  la  question, 
et  attira  au  témériire  agresseur  une  solide  ré- 
ponse de  saint  Anselme. 

Dans  un  dialogue  sur  la  vérité,  Anselme  a 
résolu,  sous  la  forme  socratique,  et  d'une  manière 
satisfaisante,  quelques  questions  difficiles,  telles 
que  celles-ci  :  La  vérité  n'a  ni  commencement 
ni  fin;  de  la  vérité  dans  la  volonté;  de  la  vé- 
rité dans  l'essence  des  choses;  la  vérité  est  une 
en  tout  ce  gui  est  vrai.  Il  y  soutient  que  la  loi 
morale,  les  lois  de  la  natufe,  celles  qui  doivent 
diriger  l'intelligence,  ont  leur  source  dans  l'es- 
sence même  des  choses,  et  il  appelle  vérité  dans 
la  volonté  et  dans  l'opération,  dans  la  pensée, 
la  conformité  de  ces  facultés  avec  les  lois  aux- 
quelles il  leur  faut  obéir,  et  qu'elles  doivent 
exprimer.  Il  résout,  par  d'heureuses  distinctions, 
devenues  vulgaires  dans  la  science  moderne,  les 
difficultés  qui  naissent  des  erreurs  de  nos  sens. 
La  base  de  tout  son  traité  se  trouve  dans  ce 
passage  du  Monologium.  «  Que  celui  qui  peut  le 
laire  se  représente  par  la  pensée  quand  l'éternité 
a  commencé,  ou  à  quelle  époque  de  la  durée  ceci 
n'a  pas  été  vrai,  savoir  :  qu'il  y  aurait  quelque 
chose  dans  l'avenir,  ou  à  quelle  époque  ceci  ne 
sera  point  vrai,  savoir  :  qu'il  y  a  eu  quelque 
chose  dans  le  passé.  Que  si  ces  deux  négations 
extrêmes  ne  peuvent  être  admises,  et  si  ces  af- 
firmations, au  contraire,  vraies  toutes  deux,  ne 
peuvent  être  vraies  sans  la  vérité,  il  est  impos- 
sible même  de  penser  que  la  vérité  ait  un  com- 
mencement ou  une  fin.  D'ailleurs,  si  la  vérité  a 
eu  un  commencement  et  doit  avoir  une  fin,  avant 
qu'elle  commençât  d'être,  il  était  vrai  que  la 
vérité  n'était  pas,  et  lorsqu'elle  aura  cessé 
d'exister,  il  sera  vrai  qu'il  n'y  a  plus  de  vérité. 
Or,  le  vrai  ne  peut  être  sans  la  vérité  :  la  vérité 
aurait  donc  été  avant  la  vérité,  et  la  vérité  serait 
donc  encore  après  que  la  vérité  ne  serait  plus  ; 
conclusion  absurde  et  contradictoire.  Soit  donc 
que  l'on  dise  que  la  vérité  a  un  commencement 
et  une  fin,  soit  que  l'on  comprenne  qu'elle  n'a 
ni  l'un  ni  l'autre,  elle  ne  peut  être  limitée  ni 
par  un  commencement  ni  par  une  fin.  La  même 
conséquence  s'applique  à  la  nature  suprême, 
puisqu'elle  est  aussi  la  suprême  vérité.  »  (A/o- 
nol.,  ch.  xvrii.) 

Quelle  que  soit  la  subtilité  que  présente  cette 
citation,  subtilité  qui  se  reproduit  dans  le  dialogue 
sur  la  vérité,  le  raisonnement  n'est  pas  absolu- 
ment sans  justesse.  Cependant  nous  ne  pouvons 
lui  accorder  la  portée  que  quelques  écrivains  lui 
attribuent,  lorsqu'ils  croient  y  découvrir  les 
principes  du  réalisme.  Dans  cette  célèbre  ques- 
tion, saint  Anselme  offre  à  l'étude  une  double 
face.  On  trouve,  dans  le  Monologium,  plusieurs 
passages  oii  sont  exposées  les  bases  du  véritable 
réalisme,  de  celui  que  toute  philosophie  peut 
avouer.  Au  contraire,  dans  la  lettre  au  pape  Ur- 
bain II,  ayant  pour  titre  :  de  Fide  Trinitalis, 
le  réalisme  d'Anselme  paraît  prendre  une  forme 
indécise  et  embarrassée,  qui  permet  de  croire 
qu'il  ne  se  faisait  pas  une  idée  nette  de  la  dif- 
ficulté du  sujet.  Roscelin  était  arrivé  à  ne  con- 
sidérer les  trois  personnes  de  la  Trinité  que 
comme  trois  aspects  sous  lesquels  se  présentait 
l'idée  de  Dieu,  ne  voyant  en  chacune  d'elles 
qu'une  conception  abstraite,  et  renouvelant  ainsi 
l'erreur  de  Sabellius.  Il  avait  été  plus  loin  en- 
core; il  avait  dit  que,  si  les  trois  personnes  de 


la  Trinité  n'étaient  pas  trois  êtres  distincts,  trois 
anges,  par  exemple,  on  devait  en  conclure  que 
le  Père  etje  Saint-Esprit  s'étaient  incarnés  avec 
le  Fils.  C'était  une  autre  hérésie,  celle  des  patri- 
passiens.  Anselme  crut  pouvoir  rapporter  ces  opi- 
nions théologiques  de  Roscelin  aux  principes 
mêmes  du  nominalisme,  et  la  célèbre  querelle 
qui  occupa  tout  le  moyen  âge,  sourde  jusque-là, 
prit  toute  l'importance  que  lui  donnèrent  les 
noms  d'Anselme,  d'Abailard,  de  Roscelin,  de 
Guillaume  de  Champeaux.  Dans  les  passages  du 
Monologium  (ch.  x,  xviir,  xxxiv)  auxquels  nous 
avons  fait  allusion  plus  haut,  Anselme  se  rap- 
proche de  la  théorie  des  idées  de  Platon,  base 
irréprochable  d'un  réalisme  bien  entendu;  mais 
il  ne  rattache  pas  cette  partie  de  sa  doctrine  à 
la  question  du  réalisme  ;  il  n'a  pas  même  l'air 
de  soupçonner  le  rapport  qui  les  unit.  C'est  sur- 
tout dans  le  traité  du  Grammairien  qu'il  a  im- 
primé au  réalisme  un  caractère  de  confusion  et 
d'incertitude  qui  devait  le  faire  tomber  devant  le 
nominalisme.  Il  se  pose,  entre  autres,  les  ques- 
tions suivantes  :  Le  grammairien  est-il  une  sub- 
stance ou  une  qualité  ?  Y  a-t-il  quelque  gram- 
mairien qui  ne  soit  pas  homme?  Que  Vhomme 
n'est  pas  la  grammaire,  etc.  Par  la  nature  des 
problèmes,  on  se  fera  facilement  une  idée  de 
celle  des  solutions. 

Dans  plusieurs  traités,  tels  que  de  Casu  dia- 
boli,  de  Libero  arbitrio,  saint  Anselme  a  abordé 
les  questions  de  l'origine  du  mal,  du  libre  ar- 
bitre, de  l'accord  du  libre  arbitre  avec  la  grâce 
et  la  prescience  divine,  sans  arriver  à  aucune 
solution  satisfaisante.  Tout  ce  qu'il  dit  à  ce  sujet 
se  retrouve  dans  les  ouvrages  de  saint  Augus- 
tin, comme  la  plus  grande  partie  de  la  théologie 
du  moyen  âge.  On  sait  quelle  immense  et  dura- 
ble influence  ont  exercée  sur  l'enseignement  re- 
ligieux les  écrits  de  ce  Père  de  l'Église,  nourri 
lui-même  de  la  culture  philosophique  de  l'an- 
tiquité. Nous  citerons  cependant  une  phrase  du 
traité  Cur  Deus  homo,  ou  l'indépendance  d'es- 
prit de  saint  Anselme  se  montre  sous  un  jour 
inattendu.  «  De  même,  dit-il,  que  nous  croyons 
les  profonds  mystères  ae  la  foi  chrétienne,  avant 
d'avoir  la  présomption  de  les  sonder  par  la  rai- 
son •  de  même  ce  serait  à  nos  yeux  une  coupable 
négligence,  lorsque  nous  sommes  confirmés  dans 
la  foi,  de  ne  pas  travailler  avec  zèle  à  comprendre 
ce  que  nous  savons.»  Nous  rappellerons,  dans  le 
même  esprit,  un  mot  d'Anselme  tiré  d'une  de  ses 
conversations  avec  Lanfranc,  conservée  par  Ead- 
mer,  moine  de  Cantorbéry  :  «Le  Christ,  disait-il, 
étant  la  vérité  et  la  justice,  celui  qui  meurt  pour 
la  vérité  et  la  justice,  meurt  pour  le  Christ.  » 

De  ceux  des  écrits  de  saint  Anselme  qui  nous 
ont  été  conservés,  aucun  ne  présente  un  travail 
véritablement  psychologique  ;  mais  nous  trou- 
vons dans  Guibert,  abbé  de  Notre-Dame  de  No- 
gent-sous-Coucy,  qui  avait  eu  de  fréquentes  con- 
versations avec  le  prieur  du  Bec,  un  renseigne- 
ment qui  prouve  que  cet  esprit  profond  et  subtil 
avait  éprouvé  le  besoin  d'observer  et  de  classer 
les  facultés  de  l'âme. 

«  Anselme,  dit  Guibert  {de  Vita  sua),  m'en- 
seignant  à  aistinguer  dans  l'esprit  de  l'homme 
certaines  facultés,  et  à  considérer  les  faits  de 
tout  mystère  intérieur,  sous  le  quadruple  rap- 
port de  la  sensibilité,  de  la  volonté,  de  la  raison 
et  de  l'intelligence,  me  démontrait,  après  avoir 
établi  ces  divisions,  dans  ce  que  la  plupart  des 
hommes  nous  considérions  comme  une  seule  et 
même  chose,  que  les  deux  premières  facultés  ne 
sont  nullement  les  mêmes,  et  que  cependarit,  si 
l'on  y  réunit  la  troisième  et  la  quatrième,  il  est 
certain,  par  des  arguments  évidents,  qu'elles  for- 
ment à  elles  toutes  un  ensemble  unique   Après 


ANTH 


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ANTH 


qu'il  se  fut  expliqué  en  co  sens,  il  me  montra 
d'abord,  de  la  manière  la  plus  claire,  la  différence 
qui  existe  entre  la  volonté  et  la  sensibilité.  Ces 
preuves,  il  est  certain  qu'il  ne  les  tirait  pas  de 
son  propre  fonds,  mais  plutôt  de  quelques  ou- 
vrages qu'il  avait  à  sa  disposition,  dans  lesquels 
seulement  ces  idées  étaient  exposées  moins  net- 
tement. Je  me  mis  ensuite  moi-môme  à  employer 
sa  méthode,  aussi  bien  qu'il  me  fut  possible,  pour 
des  interprétations  du  même  genre,  et  à  recher- 
cher de  tous  côtés  et  avec  une  grande  ardeur 
d'esprit  les  sens  divers  des  Écritures,  là  où  se 
trouvait  quelque  moralité  cachée.  » 

Les  auteurs  où  l'on  peut  puiser  des  détails  sur 
saint  Anselme  sont  :  Eadmer,  qui  vécut  avec  lui 
et  écrivit  sa  vie-  Jean  de  Salisbury,  Guillaume  de 
Malmcsbury,  ae  Geslis  ponlificum  anglorum; 
Ch.  de  Rémusat,  Saint  Anselme  de  Cantorbh'y, 
Paris,  1853,  1  vol.  in-8.  Il  y  a  plusieurs  éditions 
de  ses  ouvrages  :  1°  in-f°,  Nuremberg,  1491  ; 
2°  in-f",  Paris,  par  D.  Gabriel  Gerberon,  1675; 
3°  réimprimé  en  1721  ;  4°  in-f°,  Venise,  2  vol., 
1744.  Le  Ralionalismc  chrétien  à  la  fin  du  xi" 
siècle,  par  H.  Uouchitté,  Paris,  1842,  in-8,  contient 
le  texte  et  la  traduction  du  Mouologium  et  du 
Proslogiuin.  —  E.  Saisset,  de  Varia  S.  Anselmi 
in  Proslogio  argumenti  fortuna,  Parisiis,  1840, 
in-8  ;  Mélanges  d'histoire,  de  morale  et  de  cri- 
tique, Paris,  18Ô9,  in-12. —Victor  Cousin, /'>ag^- 
menls  de  philosophie  du  moyen  âge.  Beaucoup 
de  manuscrits  de  ses  ouvrages  sont  répandus  dans 
diverses  bibliothèques.  H.  B. 

ANTÉCÉDENT  (de  ante  cedo,  marcher  avant) 
veut  dire  le  premier  terme  d'un  rapport,  soit  lo- 
gique, soit  métaphysique;  le  second  terme  se 
nomme  conséquent.  Par  exemple,  dans  le  rapport 
de  causalité,  la  causalité  est  l'antécédent,  les  ef- 
fets sont  le  conséquent. 

ANTHROPOLOGIE  (de  àvOpwTtoç  et  de  XoYOi;, 
science  de  l'homme)  signifie,  chez  les  natura- 
listes, l'histoire  naturelle  de  l'espèce  humaine. 
Mais  les  philosophes  allemands,  surtout  depuis 
Kant,  ont  donné  à  ce  mot  un  sens  beaucoup  plus 
étendu.  Ils  s'en  servent  pour  désigner,  soit  isolé- 
ment, soit  dans  leur  réunion,  toutes  les  sciences 
3ui  se  rapportent  à  un  point  de  vue  quelconque 
e  la  nature  humaine;  à  l'âme  comme  au  corps, 
à  l'individu  comme  à  l'espèce,  aux  faits  histori- 
ques et  aux  phénomènes  de  conscience,  aux  rè- 
gles absolues  de  la  morale  comme  aux  intérêts 
les  plus  matériels  et  les  plus  variables.  Aussi  a- 
t-il  paru  en  Allemagne,  sous  ce  même  iWva  à' An- 
thropologie, des  ouvrages  presque  innombrables 
et  traitant  des  matières  les  plus  diverses.  Nous 
nous  contenterons  de  citer  par  exemiiie  :  l'^ln- 
thropologie  médicale  et philosophiquedeP\a.tncv, 
in-8.  Leipzig,  1772;  l'Anthropologie  physiogno- 
motiique  de  Ma.DiSs,  in-8,  Leipzig,  1791;  l'Anthro- 
pologie pragmatique  de  Kdnt,  in-8,  Kœnigsberg, 
1798;  l'Anthropologie  psychologique  de  Abicht, 
in-8,  Erlangen,  1801;  l'Anthropologie  jisycholo- 
gique  de  Liebsch,  in-8,  Goëttingue,  1806;  le  Ma- 
nuel d'Anthropologie  physique  dans  ses  appli- 
cations à  la  vie  pratique  et  au  Code  pénal,  par 
Weber,  in-8,  Tubingue,  1829,  etc.  Maine  de  Biran 
aégalement  intitule  un  de  ses  ouvrages  A'ouueawa; 
Essais  d'anthropologie.  Autrefois,  dans  notre  lan- 
gue, on  entendait  par  anthropologie  une  manière 
de  s'exprimer  qui  attribue  à  Dieu  les  actions  et 
les  faiblesses  de  l'homme  :  c'est  ce  sens  que  nous 
voyons  adopte  par  la  plupart  des  philosophes  et 
des  théologiens  du  xvir'  siècle.  Un  terme  aussi 
vague,  qui  peut  s'appliquer  à  la  fois  aux  choses 
les  plus  disparates,  est  justement  tombé  parmi 
nous  en  désuétude,  et  doit  être  exclu  à  jamais 
de  la  langue  philosophique. 

ANTHROPOMORPHISME  [de  àv9p,M7toç,  hom- 


me, et  de  (iops:?i,  forme).  Ce  nom  a  d'abord  été 
donné,  comme  l'élymologie  l'indique,  à  cette  an- 
tique conception  de  la  Divi/iii/;  q^zi  lui  attribuait 
la  forme  corporelle  de  l'homjio.  K. le  avait  son  prin- 
cipe dans  le  besoin  qu'a  l'esprit  humain  d'ajouter 
toujours  une  image  à  ses  conceptions,  même  les 
plus  pures,  et  qui  a  été  si  bien  constaté  par  Aris- 
tote  dans  l'aphorisme  fameux,  ô-jotv  votjtôv  ivsy 
çaviaaiai;.  Ce  besoin  n'étant  pas  contre-balancé 
par  une  idée  assez  élevée  do  la  Divinité  et  par 
les  progrès  de  la  raison,  Dieu  ou  les  dieux,  di- 
sait-on, ne  peuvent  avoir  que  la  plus  belle  de 
toutes  les  formes;  or,  selon  les  uns,  la  plus 
belle  forme  est  la  forme  sphérique,  parce  qu'elle 
est  la  plus  régulière  et  la  plus  parfaite  :  les 
dieux  ont  donc  la  forme  sphérique;  selon  d'au- 
tres, la  plus  belle  de  toutes  les  formes  est  la 
forme  humaine,  elle  est  donc  aussi  la  forme  de 
la  Divinité. 

Aux  exigences  de  l'imagination  s'ajoutait,  dans 
la  seconde  conclusion,  cette  autre  tendance  en 
vertu  de  laquelle  l'homme  conçoit  volontiers  tous 
les  êtres  à  son  image,  se  prend  pour  la  me- 
sure et  le  point  do  comparaison  de  toutes  choses 
Ou  même  interprétant  à  la  lettre  le  mot  de  la 
Genèse  :  «  Dieu  fit  l'homme  à  sa  ressemblance,  » 
on  s'en  autorisait  pour  reconstruire  d'après  la 
copie  le  modèle  divin. 

Cet  anthropomorphisme  est  tellement  grossier 
qu'il  a  depuis  longtemps  disparu  de  l'histoire 
avec  la  mythologie  païenne  et  les  premières  hé- 
résies du  christianisme  en  voie  de  formation.  Il 
ne  subsiste  plus  que  dans  l'imagination  des  en- 
fants et  des  simples  ou  à  l'état  d'innocente  allé- 
gorie dans  les  œuvres  des  peintres  et  des  poètes. 

La  même  dénomination  a  ensuite  été  appliquée 
par  extension  à  toute  doctrine  philosophique  qui 
attribue  à  Dieu,  non  plus  la  figure  humaine, 
mais  les  actions,  les  sentiments,  les  passions  et 
en  général  les  manières  d'être  ou  d'agir  de  l'hu- 
manité. Cette  nouvelle  espèce  d'anthropomorphis- 
me, très-différente  de  la  première,  ne  saurait  être 
ugée  aussi  sommairement.  Sans  doute,  c'est  une 
grave  et  dangereuse  erreur  que  de  concevoir 
Dieu  à  l'image  de  l'homme  moral,  de  le  doter 
de  nos  imperfections  ou  même  de  nos  perfections 
purement  relatives.  Mais  d'une  autre  part,  c'est 
la  connaissance  de  nous-mêmes  et  du  monde  qui 
peut  seule  nous  élever  à  la  connaissance  de  Dieu; 
il  est  donc  à  la  fois  très-difficile  de  fixer  et  très- 
aisé  de  franchir  la  limite  en  deçà  de  laquelle  il 
est  permis  à  la  raison  humaine  de  puiser  dans  la 
connaissance  de  sa  propre  nature  et  dans  celle  du 
monde  les  moyens  de  se  faire  quelque  idée  de  la 
nature  de  Dieu. 

L'anthropomorphisme  est  la  grande  et  facile 
accusation  que  l'athéisme  et  le  panthéisme  adres- 
sent aux  philosophes  qui  croient  que  l'on  peut, 
non-seulement  prouver  l'existence  de  Dieu,  mais 
encore  concevoir  quelque  chose  de  sa  nature, 
sans  pour  cela  faire  de  Dieu  un  homme  divin.  Per- 
sonne n'a  attaqué  plus  vigoureusement  l'anthro- 
pomorphisme et  décrit  d'une  façon  plus  saisissante 
que  Spinoza  la  difficile  situation  du  philosophe 
qui  prétend  déterminer  quelque  perfection  de  la 
nature  divine  et  lui  attribuer,  par  exemple,  la 
pensée  ou  la  volonté.  Attribuera  Dieu  la  pensée, 
disait-il,  ou  bien  c'est  concevoir  Dieu  comme  un 
homme  en  le  dotant  purement  et  simplement  de 
la  pensée  humaine,  ou  bien  c'est  lui  attribuer  une 
puissance  ou  une  manière  d'être  dont  nous  n'avons 
aucune  idée,  car  il  n'existe  pas,  alors,  plus  de  rap- 
port entre  la  pensée  humaine  et  ce  que  nous  attri- 
buons à  Dieu  sous  le  même  nom  qu'entre  le  Chien, 
constellation  céleste,  et  le  chien,  anim;i  I  aboyant. 
Vingt-deux  siècles  avant  Spinoza,  les  Éléates  di- 
saient déjà  :  «  L'Être  est  si  grand,  que  nous  n'en 


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pouvons  rien  dire  qui  soit  digne  do  lui,  que  nous 
ne  pouvons  ni  le  connaître,  ni  le  concevoir,  ni 
même  le  nommer.  » 

11  est  impossible  de  nier  que  ce  ne  soit  au 
nom  d'une  noble  pensée  que  l'on  défende  ainsi  à 
l'homme  déparier  de  Dieu  pour  ne  pas  s'en  faire 
une  idée  inaigne  de  sa  grandeur  et  par  consé- 
quent erronée. 

Il  est  encore  impossible  de  ne  pas  reconnaître 
combien  certains  esprits  abusent  do  ce  procédé 
commode  pour  déterminer  la  nature  de  Dieu  qui 
consiste  à  lui  attribuer  presque  pêle-mêle  tout 
ce  qu'ils  trouvent  dans  l'homme  ou  même  dans 
la  nature,  avec  l'addition  le  plus  souvent  contra- 
dictoire de  l'infinité.  Mais  s'ensuit-il  que  la  rai- 
son humaine  soit  condamnée  à  l'admiration  muette 
et  stérile  d'un  Dieu  dont  elle  ne  pourrait  rien 
connaître,  sous  peine,  dès  qu'elle  ouvrirait  la 
bouche,  ae  le  représenter  grossièrement  à  notre 
image  et  de  diviniser  l'homme  ou  d'humaniser 
Dieu?  La  philosophie  spiritualiste  ne  le  pense  pas. 
Elle  croit  que  si  nous  ne  pouvons  prétendre  à 
comprendre  la  nature  de  Dieu,  la  connaissance 
de  notre  propre  nature  peut  nous  aider  à  conce- 
voir dignement,  quoique  imparfaitement,  celle  de 
Dieu.  Elle  croit  que  Dieu  n'est  pas  l'être  indéter- 
miné, égal  au  néant,  qu'il  a  des  attributs  ou  des 
perfections,  qu'il  nous  est  possible  de  soupçonner 
et  même  dé  connaître  dans  une  certaine  mesure. 
On  doit  passer  condamnation  sur  toute  idée  de 
Dieu  qui  transporte  sans  plus  de  façons  dans  la 
nature  divine  les  qualités  ou  les  facultés  de 
l'homme,  telles  quelles,  fût-ce  les  moins  impar- 
faites, et  se  contente  de  les  agrandir  pour  qu'elles 
atteignent  l'infinité  de  Dieu.  Mais  il  y  a  en  notre 
âme  quelques  attributs  de  notre  essence,  quel- 
ques nobles  facultés,  qui,  en  elles-mêmes,  débar- 
rassées de  toutes  les  conditions  particulières , 
humaines,  contingentes  qui  les  limitent  et  les 
déparent,  sont  bonnes,  belles,  absolument  excel- 
lentes. Celles-là.  il  est  certainement  légitime  de 
concevoir  qu'elles  ont  dans  la  nature  divine 
et  leur  type  et  leur  cause,  qu'elles  représentent 
en  nous,  avec  toute  la  disproportion  qui  sépare 
la  créature  du  créateur,  des  attributs  vraiment 
divins.  Quoi  de  meilleur,  par  exemple,  que  de 
connaître  le  vrai,  quoi  de  plus  beau  que  la  scien- 
ce, quoi  de  plus  excellent  que  la  bonté,  quoi  de 
plus  grand  que  la  puissance  et  la  liberté?  Ce  n'est 
pas  à  dire  qu'il  faille  attribuer  à  Dieu  l'intelli- 
gence humaine,  acquérant  péniblement  par  les 
lents  procédés  que  nous  savons  une  connaissance 
successive  et  partielle  des  choses;  mais  nous 
pouvons  et  nous  devons  lui  attribuer  une  science 
pleine,  entière,  absolue  du  vrai,  sans  nos  défauts, 
nos  lacunes,  nos  détours  et  nos  lenteurs,  aussi 
supérieure  à  notre  ignorance  que  son  infinité  l'est 
à  notre  petitesse.  Est-ce  donc  une  erreur  mon- 
strueuse, un  grossier  anthropomorphisme  que  de 
concevoir  de  Dieu  de  telles  idées?  Est-ce  un  ido- 
lâtre s'adorant  lui-même  dans  son  idole  que  le 
philosophe  qui  croit  à  l'existence  d'un  Dieu  uni- 
que, éternel,  souverainement  puissant,  sage,  bon 
et  libre?  Voy.  Dieu.  A.  L. 

ANTICIPATION  est  la  traduction  littérale  du 
mot  irpo/Y.d,!;  (de  Trpo)aij.6âvfiv,  anfecapere),  d'a- 
bord bais  en  usage  par  Épicure,  pour  désigner 
une  connaissance  ou  une  notion  générale,  servant 
à  nous  faire  concevoir  à  l'avance  un  objet  qui 
n'est  pas  encore  tombé  sous  nos  sens.  Mais,  for- 
mées par  abstraction  d'une  foule  de  notions  parti- 
culières, antérieurement  acquises,  ces  idées  gé- 
nérales devaient,  selon  Épicure,  dériver,  comme 
toutes  les  autres,  de  la  sensation.  Le  même  terme, 
adopté  par  l'école  stoïcienne,  s'appliqua  plus  tard 
à  la  connaissa7ice  naturelle  de  Vabsolu,  c'est-à- 
dire  à  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  les  principes 


a  priori.  Enfin  Kant,  dans  la  Crilique  de  la  rai- 
son pure,  lui  donne  un  sens  encore  plus  restreint; 
car  il  entend  par  Anlicijtalion  de  la  perception 
{Anticipation  dcr  UV(/rr»c/imu«(v)  un  jugement 
a  priori  que  nous  portons,  en  général,  sur  les 
objets  de  l'expérience,  avant  de  les  avoir  perçus; 
par  exemple,  celui-ci  :  tous  les  phénomènes  sus 
ceptibles  d'atTecter  nos  sens  ont  un  certain  degro 
d'intensité.  Aujourd'hui,  dans  quelque  sens  qu'on 
le  prenne,  le  mot  que  nous  venons  d'expliquer 
a  à  peu  près  disparu  de  la  langue  philosophique. 
Voy.  Cic,  deNat.  Deor.,  lib.  I,  c.  xvi.  —  Kernii, 
Dissert,  in  Epicuri  ■Kç.'ù.rii^if.:,,  etc.,  Goëtt.,  1756. 
—  Kant,  ouvr.  cit.,  7«  édit.,  p.  151. 

ANTINOMIE.  Kant  appelle  ainsi  une  contra- 
diction naturelle,  par  conséquent  inévitable,  qui 
résulte,  non  d'un  raisonnement  vicieux,  mais  aes 
lois  mêmes  de  la  raison,  toutes  les  fois  que, 
franchissant  les  limites  de  l'expérience,  nous  vou- 
lons savoir  de  l'univers  quelque  chose  d'absolu  : 
car,  selon  le  philosophe  allemand,  nous  nous  trou- 
vons alors  dans  l'alternative,  ou  de  ne  pas  répondre 
par  nos  résultats  à  l'idée  de  l'absolu,  ou  de  dépas- 
ser les  limites  naturelles  de  notre  intelligence, 
qui  n'atteint  que  les  phénomènes.  C'est  ainsi  que 
l'on  peut  soutenir  à  la  fois,  par  des  arguments 
d'égale  valeur,  que  le  monde  est  éternel  et  infi- 
ni, ou  qu'il  a  un  commencement  dans  le  temps 
et  des  limites  dans  l'espace;  qu'il  est  composé 
de  substances  simples,  ou  que  de  pareilles  sub- 
stances n'existent  nulle  part  ;  qu'au-dessus  de  tous 
les  phénomènes,  il  y  a  une  cause  absolument  li- 
bre, ou  que  tout  est  soumis  aux  lois  aveugles  de 
la  nature  ;  enfin,  qu'il  existe  quelque  part,  soit 
dans  le  monde,  soit  hors  du  monde,  un  être  né- 
cessaire, ou  qu'il  n'y  a  partqut  que  des  existences 
phénoménales  et  contingentes.  Ces  quatre  sortes 
de  résultats  contradictoires  sont  appelées  les  an- 
tinomies de  la  raison  pure.  Chacune  d'elles  se 
compose  d'une  thèse  et  d'une  antithèse  :  la  thèse 
défend  les  droits  du  monde  intelligible;  l'anti- 
thèse nous  retient  dans  les  chaînes  du  monde 
sensible.  Kant  reconnaît  aussi  une  antinomie  de 
la  raison  pratique,  qui  a  sa  place  dans  nos  re- 
cherches sur  la  morale  et  sur  le  souverain  bien  ; 
d'une  part,  nous  regardons  comme  nécessaire 
l'harmonie  de  la  vertu  et  du  bonheur  ;  de  l'autre, 
cette  harmonie  est  reconnue  impossible  ici-bas. 
Mais  cette  dernière  contradiction  n'est  pas,  comme 
les  premières,  absolument  sans  remède;  elle 
trouve,  au  contraire,  une  solution  satisfaisante, 
quoique  dépouillée  de  la  rigueur  scientifique,  dans 
la  foi  d'une  autre  vie.  Pour  répondre  à  cette 
partie  de  la  Critique  de  la  raison  pure  où  la  mé- 
taphysique est  entièrement  sacrifiée  au  scepti- 
cisme, il  faut  s'attaquer  au  principe  même  de  la 
philosophie  de  Kant  et  démontrer  que  la  raison 
n'est  pas,  comme  il  le  prétend,  une  faculté  per- 
sonnelle et  subjective.  Voy.  Raison  et  Kant. 

ANTIOCHUS  d'Ascalon,  philosophe  académi- 
cien, qui  florissait  environ  un  siècle  avant  l'ère 
chrétienne.  Il  enseigna  la  philosophie  avec 
beaucoup  de  succès  à  Athènes,  Alexandrie  et 
Rome,  où  Cicéron  fut  au  nombre  de  ses  audij 
teurs,  et  il  eut  même  la  gloire  d'être  regardé 
comme  le  fondateur  d'une  cinquième  Académie 
Apres  avoir  succédé  à  Philon  à  la  tète  de  l'Aca- 
démie, il  devint,  dans  son  enseignement  oral 
aussi  bien  que  dans  ses  écrits,  l'adversaire  de 
son  ancien  maître,  et  l'attaqua  surtout  dans  un 
livre  intitulé  Sosus,  qui  ne  s'est  pas  plus  con- 
servé que  le  reste  de  ses  œuvres.  Antiochus 
ayant  aussi  écouté  les  leçons  de  Mnésarque, 
c'est  peut-être  à  ce  dernier  qu'il  faut  attribuer 
la  direction  nouvelle  de  ses  opinions.  Il  comprit 
que  les  intérêts  moraux  de  l'homme  ne  s'accor- 
dent ni  avec  le  scepticisme,  ni  avec  le  probabi- 


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ANTI 


lisme.  et,  ne  voyant  nulle  part  cet  intérêt  aussi 
bien  aéfcndu  que  dans  le  stoïcisme,  il  chercha  à 
concilier  cette  philosophie  avec  celle  d'Aristote 
et  de  Platon  ;  il  allégua,  en  conséquence,  que 
ces  divers  systèmes  n'offrent  de  différences  entre 
eux  que  dans  la  forme,  mais  qu'ils  ne  se  distin- 
guent pas  les  uns  des  autres,  pour  le  fond,  et 
qu'il  ne  faut  que  les  entendre  convenablement, 
pour  que  la  conciliation  se  trouve  opérée  d'une 
manière  évidente.  C'est  ainsi  qu'Antiochus  in- 
troduisit le  syncrétisme  dans  l'Académie,  et 
remplit  le  rôle  de  médiateur  entre  le  platonisme 
ancien  et  l'école  néo-plalonicienne,  qui.  une  fois 
entrée  dans  cette  voie,  ne  tarda  pas  à  le  laisser 
bien  loin  derrière  elle.  Ce  philosophe  est  fré- 
quemment cité  par  les  anciens,  et  surtout  par 
Cicéron,  avec  lequel  il  entretenait  des  relations 
d'étroite  amitié  (Cic,  Acad.,  lib.  I,  c.  iv  ;  lib.  II, 
c.  IV,  IX,  XXII,  XXXIV.  XXXV,  XLiii  ;  Epist.  ad  fam., 
lib.  IX,  ep.  viii;  de  Finibus,  lib.  V,  c.  m,  v, 
XXV  ;  de  Nat.  Deor.,  lib.  VII).  Voy.  aussi  Plu- 
tarque,  Vila  Ciceronis.  —  SextusEmp., //y;DO//i. 
Pyrrh.,  lib.  I,  c.  ccxx,  ccxxv. — Eusèbe,  Prœp. 
evano.,  lib.  XIV,  c.  ix.  — Saint  Augustin,  con<ra 
Acaa.,  lib.  III,  c.  xviii.  —  Zwanziger,  Théorie  des 
stoiciens  et  des  philosophes  académiciens,  etc., 
in-S,  Leipzig,  1788.  —  Ghappuis,  de  Anliochi 
Ascalonilœ  vita  et  doctrina,  1854,  in-8. 

ANTIOCHUS  DE  Laodicée,  un  philosophe  scep- 
tique qui  vivait  dans  le  i"  et  le  ii'  siècle  avant 
J.  C.  ;  on  n'a  aucun  renseignement  sur  lui,  si- 
non qu'il  fut  disciple  de  Zeuxis  et  maître  de  Mé- 
nodote. 

ANTIPATER  DE  Cyrène,  disciple  immédiat 
d'Aristippe,  le  fondateur  de  l'école  cyrénaïque.  Il 
vivait  dans  le  iV  siècle  avant  J.  C,  et  ne  s'est 
pas  distingué  par  ses  opinions  personnelles,  qui 
étaient  en  harmonie  parfaite  avec  celles  de  l'é- 
cole dont  il  faisait  partie.  On  en  trouve  la  preuve 
dans  ce  que  Cicéron  dit  à  propos  de  lui  dans 
ses  Tusculanes  (lib.  V,  c.  xxxviii). 

ANTIPATER    DE    SiDON    OU  DE  TaRSE,    phïlOSO- 

phe  stoïcien  du  ii'  siècle  avant  J.  C.  Disciple  de 
Diogène  le  Babylonien,  maître  de  Panétius  et 
contemporain  de  Carnéade,  il  combattit  dans  ses 
écrits  ce  redoutable  adversaire  du  stoïcisme  ;  de 
là  lui  vint  le  surnom  de  Kalamoboas  (de  xà>a[j.o;, 
plume,  et  de  poâu),  crier). 

Cependant  quelques  stoïciens  jugèrent  son  ar- 
gumentation insuffisante,  parce  qu'il  se  conten- 
tait d'accuser  ses  adversaires  d'inconséquence 
sans  entrer  plus  avant  dans  l'examen  de  leur 
système  (Cic,  Acad.,  lib.  II,  c.  vi,  ix,  xxxiv).  On 
n'a  rien  conservé  des  écrits  d'Antiochus;  nous 
savons  seulement  (Cic.^  de  Divin.,  lib.  I,  c.  iv) 
qu'il  fut  l'auteur  d'un  écrit  intitulé:  De  iis  quœ 
mirabililer  a  Socrate  divinaia  sunt.  Plutarque 
nous  apprend  qu'il  reconnaissait  dans  la  nature 
divine  trois  attributs  principaux  :  la  béatitude, 
l'immutabilité,  la  bonté.  Différant  en  cela  des 
autres  stoïciens,  il  ne  croyait  pas  que  nos  désirs, 
par  cela  seul  que  nous  les  tenons  de  la  nature, 
çussent  être  regardés  comme  libres;  mais  ii 
établissait,  au  contraire,  une  distinction  entre 
la  liberté  et  la  nécessité  que  la  nature  nous  im- 
pose {Nemes.  de  Nat.  hom.).  Quant  au  souve- 
rain bien,  il  s'est  contenté  d'éclaircir  ce  prin- 
cipe si  commun  dans  l'école  stoïcienne,  que  le 
but  de  la  vie,  c'est  de  vivre  conformément  à  la 
nature  (Stob.,  Ed.).  Antipater  accorde  quelque 
prix  aux  biens  extérieurs,  regardés  par  les  au- 
tres stoïciens  comme  entièrement  indifférents  ; 
enfin  Cicéron  nous  apprend  {de  Off.,  lib.  III, 
c.  xii)  que,  sur  plusieurs  points  particuliers,  il 
portait  plus  loin  que  son  maître  la  sévérité  stoï- 
cienne. Toutes  ces  différences  en  firent  le  chef 
<l'une  secte  particulière  à  laquelle  il  donna  son 


nom. —  11  a  existé  aussi,  un  siècle  avant  l'ère 
chrétienne,  un  autre  stoïcien  du  même  nom. 
originaire  de  Tyr  (yl«/i/*a/er  Tyrius),  sur  lequel 
on  n'a  pas  d'autres  renseignements. 

ANTIPATHIE  (de  àvTl  et  de  TciOo;,  passion 
contraire).  On  appelle  ainsi,  dans  l'homme,  un 
mouvement  aveugle  et  instinctif  qui,  sans  cause 
appréciable,  nous  éloigne  d'une  personne  que 
nous  apercevons  souvent  pour  la  première  fois. 
Tout  sentiment  analogue,  dont  nous  connaissons 
la  cause  et  l'origine,  n'est  plus  de  Vantipalhie, 
mais  de  la  haine,  ou  de  l'envie,  ou  de  la  colère, 
selon  les  circonstances  au  sein  desquelles  il  s'est 
développé.  Il  est,  par  conséquent,  très-difficile 
de  savoir  quelque  chose  de  certain  sur  la  nature 
et  l'origine  véritable  de  l'antipathie.  Faut-il  la 
compter  parmi  les  sensations  ou  parmi  les  sen- 
timents? Est-elle  fondée  sur  la  constitution  de 
l'àme  et  sur  celle  du  corps?  La  dernière  solu- 
tion pourrait  s'appuyer  au  besoin  sur  les  anti- 
pathies de  races  entre  plusieurs  espèces  d'ani- 
maux. Dans  tous  les  cas,  un  mouvement  aussi 
aveugle  ne  doit  point  être  écouté;  il  faut  juger 
les  autres  par  leurs  actions,  et  se  conduire  soi- 
même  d'après  les  principes  avoués  par  la  rai- 
son. 

ANTISTHÉNE,  le  fondateur  de  l'école  cyni- 
que, naquit  à  Athènes,  d'un  père  athénien  et 
d'une  mère  phrygienne  ou  thrace,  la  deuxième 
année  de  la  lxxxix*  olympiade,  c'est-à-dire 
422  ans  avant  l'ère  chrétienne.  Il  suivit  d'abord 
les  leçons  de  Gorgias,  et  ouvrit  lui-même  une 
école  de  sophistes  et  de  rhéteurs.  Mais,  ayant 
assisté  un  jour  aux  entretiens  de  Socrate,  il  s'at- 
tacha irrévocablement  à  ce  philosophe,  et  devint 
l'un  de  ses  disciples  les  plus  fervents^  sinon  les 
plus  éclairés.  II  faisait  tous  les  jours  un  trajet 
de  40  stades  pour  se  rendre  du  Pirée,  où  il  de- 
meurait, à  la  maison  de  son  nouveau  maître.  Ce 
qui  le  frappait  surtout  dans  la  philosophie  et 
dans  la  conduite  de  Socrate,  c'était  le  mépris  des 
richesses,  la  patience  à  supporter  tous  les  maux 
et  l'empire  absolu  de  lui-même.  Mais,  au  lieu  de 
remonter  jusqu'au  principe  de  ces  vertus  et  de 
les  maintenir  dans  leurs  justes  limites,  Antis- 
thène  les  poussa  à  un  degré  d'exagération  qui 
les  rendait  impraticables,  qui  leur  ôtait  toute 
noblesse  et  qui  le  couvrait  lui-même  de  ridicule. 
Déjà  Socrate  avait  vainement  essayé  de  lutter 
contre  ces  excès,  où  il  méconnaissait  le  fruit  de 
son  enseignement,  et  qu'il  attribuait  avec  beau- 
coup de  sens  à  la  seule  envie  de  se  distinguer  ; 
de  là  ce  mot  spirituel  de  Platon:  «Antisthène, 
je  vois  ton  orgueil  à  travers  les  trous  de  ton 
manteau.  »  Mais  après  la  mort  de  Socrate,  Antis- 
thène ne  connut  plus  de  frein.  Vêtu  seulement 
d'un  manteau,  les  pieds  nus,  une  besace  sur  l'é- 
paule, la  barbe  et  les  cheveux  en  désordre,  un 
bâton  à  la  main,  il  voulut,  par  son  exemple,  et 
en  leur  offrant  pour  tout  attrait  cet  extérieur 
ignoble,  ramener  les  hommes  à  la  simplicité  de 
la  nature.  Cependant  sa  singularité  même  attira 
autour  de  lui  un  certain  nombre  de  disciples 
qu'il  réunissait  dans  le  Cynosarge,  gymnase  si- 
tué près  du  temple  d'Hercule.  De  là,  et  bien 
plus  encore  de  leur  mépris  pour  toute  décence, 
leur  vint  le  nom  de  philosophes  cyniques ,  car 
ils  s'appelaient  eux-mêmes  les  Antisthéniens. 
Leur  patience  fut  bientôt  à  bout,  et  Antisthène, 
en  mourant,  vit  l'école  qu'il  avait  fondée  repré- 
sentée tout  entière  par  Diogène  de  Sinope. 

La  doctrine  d'Antisthène  n'est  intéressante 
que  par  les  conséquences  qu'elle  porta  plus  tard 
dans  l'école  stoïcienne,  dont  elle  est  le  véritable 
antécédent  :  donner  à  l'homme  la  pleine  jouis- 
sance de  sa  liberté  en  l'affranchissant  de  tous 
les  besoins  factices,  et  en  le  ramenant  à  la  sim- 


ANTI 


—  77  — 


ANTI 


S  licite  de  la  nalure  ;  mettre  la  vertu  au-dessus 
a  toutes  choses,  faire  consister  en  clic  le  sou- 
verain bien,  et  regarder  le  reste  comme  indiffé- 
rent; s'exercer  à  la  pratique  de  ce  qui  est  juste 
par  des  habitudes  austères,  par  le  mépris  du 
plaisir  et  des  vaines  distractions  ;  tels  sont  les 
principes  fondamentaux,  les  principes  raisonna- 
Sles  do  cette  doctrine,  et  l'on  aperçoit  immédia- 
tement leur  ressemblance  avec  la  morale  stoï- 
cienne. Mais  voici  où  l'exagération  commence 
et  oii  se  montre  le  caractère  personnel  d'Antis-. 
thène,  peut-être  aussi  l'influence  de  son  temps, 
dont  la  honteuse  mollesse,  érigée  en  système 
par  Aristippe,  a  pu  l'entramer  à  l'extrême  op- 
posé. Le  plaisir  et  les  avantages  extérieurs  ne 
sont  pas  seulement  indifférents,  ils  sont  un  mal 
réel,  tandis  que  la  souffrance  est  un  bien  ;  par 
conséquent,  il  faut  la  rechercher  pour  elle-même, 
et  non  pas  seulement  comme  un  moyen  de  per- 
fectionnement. Quant  à  la  vertu,  à  part  l'exer- 
cice de  la  volonté,  elle  n'offre  aucun  résultat 
positif;  car  on  ne  voit  pas  qu'elle  soit  autre 
chose,  pour  Antisthène,  que  l'absence  de  tous 
les  besoins  superflus  :  «  Moins  nous  avons  de  be- 
soins, disait-il,  plus  nous  ressemblons  aux  dieux, 
qui  n'en  ont  aucun.  »  Toutefois,  il  faut  recon- 
naître qu'il  admettait  certains  plaisirs  de  l'âme, 
résultant  des  efforts  mêmes  que  nous  avons  faits 
et  des  sacrifices  que  nous  nous  sommes  imposés 
pour  vivre  conformément  à  notre  fin.  Socrate 
avait  dit,  avec  une  haute  raison,  gue  la  vertu  de- 
vait être  le  but  suprême  ou  le  véritable  objet  de 
la  philosophie.  Le  chef  de  l'école  cynique,  ou- 
trant ce  principe,  allait  jusqu'à  retrancher  la 
science,  comme  chose  inutile  et  même  perni- 
cieuse. Si  nous  en  croyons  Diogène  Laërce,  il  ne 
voulait  pas  même  qu'on  apprît  à  lire,  sous  pré- 
texte que  c'est  déjà  s'éloigner  de  la  nature  et  du 
but  de  la  vie.  C'est  à  peu  près  l'équivalent  de 
cette  proposition  célèbre  :  «  L'homme  qui  mé- 
dite est  un  animal  dépravé.  »  De  là  une  autre 
exagération  non  moins  ridicule  :  la  vertu,  aux 
yeux  d'Antisthène,  consistait  dans  l'habitude  de 
vivre  d'une  certaine  manière,  et  cette  habitude, 
une  fois  acquise,  ne  pouvant  ni  se  perdre  ni 
nous  abandonner  un  instant,  il  en  résulte^  puis- 
que la  science,  c'est-à-dire  la  philosophie,  est 
identique  à  la  vertu,  que  le  sage  est  au-dessus 
de  l'erreur  (tô  «toçôv  àvafiâpTTjTov).  On  retrouve 
encore  ici  le  germe  d'une  idée  stoïcienne,  celle 
qui  nous  représente  le  sage  comme  le  type  de 
toutes  les  perfections.  Enfin,  défigurant  de  la 
même  manière  l'idée  de  la  liberté,  et  voulant 
que  l'homme  puisse  absolument  se  suffire  à  lui- 
même,  il  anéantissait  tous  les  liens^  par  consé- 
quent tous  les  devoirs  sociaux.  Il  dépouillait  de 
tout  caractère  moral  l'institution  du  mariage 
et  l'amour  des  enfants  pour  les  parents.  11 
mettait  les  lois  de  l'État  aux  pieds  du  sage, 
qui  ne  doit  obéir,  selon  lui,  qu'aux  lois  de  la 
vertu,  c'est-à-dire  à  sa  propre  raison.  Il  mé- 
prisait encore  bien  davantage  tous  les  usages  et 
toutes  les  bienséances  de  la  vie  sociale.  Rien  ne 
lui  paraissait  inconvenant  que  le  mal  ;  rien,  à 
ses  yeux,  n'était  bienséant  et  beau,  si  ce  n'est  la 
vertu. 

Bien  que  l'esprit  d'Antisthène  fut  dirigé  pres- 
que entièrement  vers  la  morale,  il  ne  pouvait 
pas  cependant  garder  un  silence  absolu  sur  la 
métapihysique  et  sur  la  logique.  De  sa  métaphy- 
sique, ou  plutôt  de  sa  physique  (car  la  science 
des  causes  premières  se  confondait  alors  avec  la 
science  de  la  nature),  on  ne  connaît  que  cette 
seule  phrase  :  «  11  y  a  beaucoup  de  dieux  adorés 
par  le  peuple,  mais  il  n'y  en  a  qu'un  dans  la 
nature.  »  {Populares  deos  multos,  naturalem 
unum  esse.  Cic,  de  Nat.  Deor.,  lib.  I,  c.  xiii.) 


Ici,  du  moins,  les  idées  de  Socrate  paraissent 
avoir  été  conservées  dans  toute  leur  pureté. 

Ce  qu'il  y  a  de  çlus  obscur  pour  nous  dans  la 
doctrine  d'Antisthène,  ce  sont  les  propositions 
qu'Aristote  lui  attribue  sur  la  logique.  A  l'exem- 
ple de  Socrate,  et  l'on  peut  dire  de  tous  les  phi- 
losophes sortis  de  son  école,  il  attachait  une  ex- 
trême importance  à  l'art  des  définitions.  Mais  il 
prétendait  qu'aucune  chose  ne  peut  être  définie 
selon  son  essence  (tô  t(  ëutc),  et  qu'il  faut  se 
contenter  de  la  désigner  par  ses  qualités  exté- 
rieures (uoîov)  ou  par  ses  rapports  avec  d'autres 
objets.  Ainsi,  voulons-nous  faire  connaître  la  ma- 
tière de  l'argent"?  nous  sommes  obliges  de  dire 
que  c'est  quelque  chose  d'analogue  à  l'étain 
(Arist.,  Metaph.,  lib.  VIII,  c.  m,  et  lib.  XIV, 
c.  m).  Il  enseignait  aussi  que,  pour  chaque  su- 
jet d'une  proposition,  il  n'y  a  qu'un  seul  attri- 
but, et  que  cet  attrinut  devait  être  l'équivalent 
du  sujet;  en  d'autres  termes,  il  n'admettait 
comme  intelligibles  que  des  propositions  identi- 
ques {ubi  supra,  lib.  V.  c.  xxix),  et  il  arrivait  à 
cette  conséquence  qu'il  nous  est  impossible  de 
contredire  nos  semblables;  bien  entendu  sous  le 
rapport  logique,  et  nullement  au  point  de  vue 
des  faits.  L'esprit  que  respirent  ces  courts  frag- 
ments est  éminemment  sceptique.  Mais  com- 
ment ce  scepticisme  peut-il  se  concilier  avec  le 
dogmatisme  moral  et  religieux  que  nous  avons 
exposé  tout  à  l'heure?  Est-ce  un  reste  des  doc- 
trines de  Gorgias,  ou  bien  un  moyen  sophistique 
imaginé  pour  détruire  toute  philosophie  spécula- 
tive, et  élever  sur  ses  ruines  la  morale  prati- 
que ?  Cette  dernière  supposition,  que  nous  em- 
pruntons à  Tennemann,  paraît  la  plus  fondée. 

Antisthène,  si  nous  en  jugeons  d'après  la  liste 
que  Diogène  Laërce  (liv.  VI,  c.  xvin)  nous  a  con- 
servée de  ses  ouvrages,  a  considérablement  écrit; 
mais  il  ne  nous  reste  de  lui  que  des  lambeaux 
disséminés  de  toutes  parts.  Voy.,  outre  le  grand 
ouvrage  de  Tennemann,  t.  II,  p.  87,  et  V Histoire 
de  la  philos,  de  Ritter,  t.  II,  p.  93,  de  la  traduc- 
tion de  Tissot,  les  deux  dissertations  suivantes  : 
Richteri ,  Diasert.  de  vita,  moribus  ac  placitis 
Aniislhenis  Cynici,  in-4,  lena,  1724.  —  Crellii, 
Progr.  de  Antisthène  Lynico ,  in-8,  Leipzig, 
1728.  —  Delaunay,  de  Cynismo,  ac  prœcipue 
de  Antisthène,  Diogene  et  Craleie,  in-4,  Paris, 
1831.  —  Chappuis,  Antisthène,  1854,  in-8. 

ANTITYPIE,  mot  formé  du  grec  et  signifiant 
proprement  la  propriété  de  rendre  coup  pour 
coup.  Les  philosophes  s'en  sont  servis  pour  dé- 
signer un  des  caractères  essentiels  de  la  matière, 
équivalant  à  la  fois  à  la  résistance  et  à  l'impé- 
nétrabilité. Lorsque  Descartes  eut  fait  consister 
la  nature  ou  l'essence  de  la  matière  dans  la 
simple  étendue,  il  y  eut  des  philosophes^  entre 
autres  Gassendi,  qui  y  ajoutèrent  la  propriété  de 
résister  et  d'exclure  du  même  heu  tout  autre 
corps,  et  qui  empruntèrent  au  grec  l'expression 
à'anlitypie.  Elle  fut  reprise  par  Leibniz  ;  on  lit 
dans  sa  dissertation  sur  la  vraie  méthode  : 
«  Ceux  qui  pour  constituer  la  nature  du  corps 
ont  ajouté  à  l'extension  une  certaine  résistance 
ou  impénétrabilité,  ou,  pour  parler  comme  eux, 
l'antitypie  ou  la  masse,  comme  Gassendi  et  d'au- 
tres hommes  savants,  se  sont  montrés  meilleurs 
philosophes  que  les  Cartésiens;  mais  ils  n'ont 
pas  épuisé  la  difficulté....  il  faut  encore  y  joindre 
l'action.  »  Leibniz  distingue  en  effet  la  matière 
première  et  la  matière  seconde,  comme  l'Ecole 
l'avait  fait  avant  lui.  L'une  est  une  simple  puis- 
sance passive,  un  pur  concept  sans  réalité  ;  elle 
a  pour  essence  l'inertie  :  «  Elle  n'ajoute  pas 
plus  au  corps,  dit-il  dans  une  lettre  à  Wagner, 
que  le  point  n'ajoute  à  la  ligne  ;  car  elle  consiste 
seulement  dans  l'antitypie  et  l'extension  qui  ne 


APAT 


—  78  — 


APER 


sont  rien  autre  chose  que  de  pures  puissances 
passives.  »  L'autre,  au  contraire,  est  une  entèlé- 
chie,  c'est-à-dire  une  substance  réelle  et  active; 
«  la  résistance,  dit-il  encore,  n'est  pas  une  action, 
mais  une  pure  passivité  ;  cette  propriété  qu'on 
appelle  anlitypie  ou  impénétrabilité,  par  laquelle 
la  matière  résiste  à  tout  ce  qui  pourrait  la  pé- 
nétrer, ne  comporte  pas  le  pouvoir  d'agir  à  son 
tour  sur  cet  objet,  non  repercutit,  si  l'on  n'y 
ajoute  une  force  élastique.  »  Plusieurs  critiques 
se  sont  mépris  en  croyant  que  Leibniz  identifiait 
l'antitypie  avec  l'activité  de  la  matière  :  l'une 
est  pour  lui  l'inertie,  l'autre  la  force;  l'une  une 
conception  abstraite,  l'autre  une  chose  réelle. 

E.  C. 
A  PARTE  ANTE,  A  PARTE  POST.  Ces  deUX 
expressions,  empruntées  à  la  philosophie  sco- 
laslique,  ne  peuvent  être  comprises  l'une  sans 
l'autre.  Elles  s'appliquent  à  l'éternité,  que 
l'homme  ne  peut  concevoir  qu'en  la  divisant, 
pour  ainsi  dire,  en  deux  parties.  L'une  n'a  pas 
de  bornes  dans  le  passé  :  c'est  l'éternité  a  parte 
aille;  l'autre  n'en  a  pas  dans  l'avenir  :  c'est  l'é- 
ternité a  parte  post.  Les  philosophes  du  moyen 
âge  attribuaient  à  Dieu  ces  deux  sortes  d'éternité; 
mais  l'âme,  disaient-ils,  ne  possède  que  la  der- 
nière. Voy.  ÉTERNITÉ. 

APATHIE  (de  à  privatif  et  de  nâOoç,  pas- 
sion) signifie  littéralement  l'absence  de  toute 
passion.  Et  comme  les  passions  sont,  aux  yeux 
du  vulgaire,  le  principe  même  ou  du  moins  le 
mobile  le  plus  ordinaire  de  nos  actions,  on  en- 
tend généralement  par  apathie  une  sorte  d'inertie 
morale,  l'absence  de  toute  activité,  de  toute  éner- 

f;ie,  de  toute  vie  spontanée.  Dans  la  langue  phi- 
osophique.  l'acception  de  ce  mot  n'est  pas  tout 
à  fait  la  même.  Là  il  exprime  seulement  l'anéan- 
tissement des  passions  par  la  raison,  une  in- 
sensibilité volontaire  qui,  loin  de  nuire  à  l'acti- 
vité, en  est,  au  contraire^  le  plus  beau  triomphe. 
C'est  ainsi  que  l'entendaient  les  stoïciens,  pour 
qui  toute  passion  et  toute  affection,  même  la 
plus  noble,  était  une  maladie  de  l'âme,  un 
obstacle  au  bien,  une  faiblesse  indigne  dont  le 
sage  doit  être  affranchi.  Dans  leur  opinion, 
l'homme  cessait  d'être  vertueux  et  libre  aussitôt 
qu'à  la  voix  de  la  raison  venait  se  joindre  pour 
lui  une  autre  influence.  Par  suite  du  même  prin- 
cipe, tout  ce  qui  n'est  pas  le  mal  moral  était 
regardé  comme  indifférent;  ils  n'accordaient  pas 
que  les  plus  vives  douleurs  du  corps  ou  les  plus 
cruelles  blessures  de  l'âme  puissent  nous  arra- 
cher un  soupir  ou  une  plainte.  L'apathie  stoï- 
cienne est  donc  tout  autre  chose  que  la  résigna- 
tion, c'est-à-dire  la  patience  dans  le  mal,  par  le 
motif  de  quelque  noble  espérance  ou  d'une  sainte 
soumission  à  des  décrets  impénétrables  :  c'est  la 
négation  même  du  mal  et  de  notre  faiblesse  à 
le  supporter.  Cependant  il  ne  faudrait  pas  croire 
que  l'apathie  ne  fût  qu'un  précepte  stoïcien;  elle 
était  également  recommandée  par  d'autres  phi- 
losophes, mais  dans  un  but  différent.  Pyrrhon  la 
regardait  comme  le  souverain  bien,  comme  le 
but  même  de  la  sagesse,  dont  le  scepticisme,  à 
ses  yeux,  n'était  que  le  moyen  (Cic,  Acad.,  lib. 
II,  c.  xxxxii;  Diogène  Laërce,  liv.  IX,  c.  xxxxii). 
Une  fois  convaincus  que  le  bien  et  le  mal,  le  vrai 
et  le  faux,  ne  sont  que  des  apparences,  nous  ar- 
riverons infailliblement,  pensait-il,  à  ne  plus 
nous  émouvoir  de  rien  et  à  goûter  cette  tran- 
quillité parfaite  au  sein  de  laquelle  doit  s'écouler 
la  vie  du  sage.  Stilpon,  l'un  des  plus  brillants 
disciples  de  l'école  mégarique,  avait  la  même 
opinion  sur  le  souverain  bien.  N'admettant  pas 
d'autre  existence  réelle  que  celle  de  l'Être  ab- 
solu, un  et  immuable  de  sa  nature,  il  voulait 
que  l'homme    s'efforçât  de  lui  ressembler,  ou 


plutôt  qu'il  s'identifiât  avec  lui  par  l'absence  de 
toute  passion  et  de  tout  intérêt  (Senec,  Epist.). 
Enfin,  si  nous  en  croyons  Cicéron  {Tusc,  lib.  V, 
c.  xxvii),  la  règle  de  l'apathie  était  non-seu- 
lement recommandée  en  théorie,  mais  rigoureu- 
sement suivie  en  pratique  par  les  gymnosophistes 
de  l'Inde.  Cependant  il  est  permis  de  supposer 
que  Cicéron  ne  possédait  sur  ce  point  que  des 
connaissances  incomplètes;  car,  dans  la  morale 
des  Hindous,  il  s'agissait  plutôt  de  l'extase,  de 
l'absorption  de  l'âme  en  Dieu,  dont  l'apathie,  ap- 
pliquée aux  choses  de  la  terre,  n'est  qu'une 
simple  condition.  Voy.  Extase. 

L'apathie,  surtout  l'apathie  stoïcienne,  a  été 
traitée  séparément  dans  les  dissertations  sui- 
vantes :  Niemeieri  (Joh.  Barth.),  Disserl.  desloi- 
corum  àuaÔEÎa,  exhibens  eorum  de  affectibus 
doctrinam,  etc.,  in-4,  Helmst.,  1679.  — Becnii, 
Dispp.,  lib.  III,  àTTaOeîa  sapientis  stoici,  in-4,  Co- 
penhague, 1695.  —  Fischeri  {ioh.Kenr.),  Disserl 
de  sloicis  à7ta6eîac  falso  suspectis,  in-4,  Leipzig, 
1716.  —  Quadii,  Disputalio  trilum  illud  stoico- 
ntm,  paradoxon  Ttepi  i^ç  àTcaôeta;  expendens, 
in-4,  Sedini,  1720.  —  Meiners,  Mélanges,  t.  II, 
p.  130  (ail.). 

APERCEPTION  OU  APPERCEPTION  (de  ad 
et  de  percipere,  percevoir  intérieurement  et 
pour  soi).  Leibniz  est  le  premier  qui  ait  in- 
troduit ce  terme  dans  la  langue  philosophique, 
pour  désigner  la  perception  jointe  a  la  conscience 
ou  à  la  reflexion.  Voici  comment  il  définit  lui- 
même  ce  mode  de  notre  existence  :  «  La  per- 
ception, c'est  l'état  intérieur  de  la  monade  repré- 
sentant les  choses  externes,  et  l'açerception  est 
la  connaissance  réflexive  de  cet  état  [intérieurj 
laquelle  n'est  point  donnée  à  toutes  les  âmes,  ni 
toujours  à  la  même  âme.  »  De  là  résulte,  comme 
Leibniz  le  reconnaît  formellement,  que  l'aper- 
ception  constitue  l'essence  même  de  la  pensée, 
qui  ne  peut  être  conçue  sans  la  conscience, 
comme  la  conscience  n'existerait  pas  si  elle 
n'enveloppait  dans  une  même  unité  tous  nos 
modes  de  représentation.  Kant,  dans  sa  Critique 
de  la  raison  pure  [Analyt.  transcend.,  §§  16  et 
17),  se  sert  du  même  terme  sans  rien  changer  à 
sa  première  signification.  Selon  lui,  nos  di- 
verses représentations,  les  intuitions  ou  impres- 
sions diverses  de  notre  sensibilité  n'existeraient 
pas  pour  nous,  sans  un  autre  élément  qui  leur 
donne  l'unité  et  en  fait  un  objet  de  l'entendement. 
Or,  cet  élément  que  nous  exprimons  par  ces 
deux  mots  je  pense,  c'est  précisément  l'aper- 
ception.  «  L&je^ense  doit  pouvoir  accompagner 
toutes  mes  représentations,  car  autrement  quel- 
que chose  serait  représenté  en  moi  sans  pouvoir 
être  pensé,  c'est-à-dire  que  la  représentation  se- 
rait impossible,  ou  du  moins  elle  serait  pour  moi 
comme  si  elle  n'existait  pas  »  {ubi  supra,  tra- 
duction de  M.  Cousin  dans  sa  Crit.  de  laphil.. 
de  Kant,  1. 1.  p.  106).  Mais  le  fait  de  l'aperception 
peut  être  considéré  sous  deux  aspects  :  dans  le 
moment  où  il  s'exerce  sur  les  cléments  très- 
divers  que  nous  fournit  la  sensibilité  et  les  relie, 
en  quelque  sorte,  par  l'unité  de  conscience,  il 
prend  le  nom  à'aperception  empirique  ;  quand 
on  le  considère  isolément,  abstraction  faite  de 
toute  donnée  étrangère,  comme  l'essence  pure  de 
la  pensée  et  le  fond  commun  des  catégories,  c'est 
Vaperception  pure,  ou  Yunitd  primitive  et  syn- 
thétique de  l'aperception,  ou  bien  encore  Vu7iité 
Iranscendentale  de  la  conscience.  Il  y  a  ce- 
pendant une  énorme  différence  entre  Kant  et 
Leibniz,  lorsqu'on  les  interroge,  non  plus  sur  le 
caractère  actuel  de  Vaperception,  mais  sur  son 
origine.  Selon  l'auteur  de  la  monadologie^  tout 
mode  intérieur,  par  conséquent  la  sensation  et 
même  ce  que  nous  éprouvons  dans  l'évanouis- 


APOL 


—  79  — 


APOL 


sèment  ou  dans  le  sommeil,  a  une  certaine  vertu 
représentative,  et  porte  le  nom  de  perception. 
L'apcrception  n'appartient  pas  à  une  faculté  spé- 
ciale, elle  n'est  que  la  perception  elle-même 
arrivée  à  son  état  le  plus  parfait,  éclairant  à  la 
fois,  de  la  même  lumière,  le  moi  et  les  objets 
extérieurs.  D'après  le  fondateur  de  la  philosophie 
critique,  l'apcrception,  complètement  distincte 
de  la  sensibilité,  est  l'acte  fondamental  de  la 
pensée  et  ne  représente  qu'elle-même,  nous  lais- 
sant dans  l'ignorance  la  plus  complète  sur  la 
réalité  du  moi  et  des  objets  extérieurs  consi- 
dérés comme  dos  substances.  Cette  différence  n'a 
rien  d'arbitraire  ;  elle  vient  de  ce  que  le  pre- 
mier des  deux  philosophes  dont  nous  parlons 
s'est  placé  au  point  de  vue  métaphysique  ou  de 
l'absolu,  et  l'autre  au  point  de  vue  psychologique. 
Pour  M.  Cousin,  qui  a  voulu  concilier  les  inté- 
rêts de  la  métaphysique  avec  ceux  de  la  psycho- 
logie, Vaperception  pure  est  la  vue  spontanée 
des  choses,  et  à  ce  titre,  elle  est  opposée  à  la 
connaissance  réfléchie  ou  analytique.  Dans  cette 
dernière,  les  principes  rationnels  étant  consi- 
dérés par  rapport  au  moi,  et  séparés  de  leur 
objet,  ont  par  là  même  un  caractère  subjectif 
qui  a  donné  lieu  au  scepticisme  de  Kant.  Au 
contraire,  dans  l'apcrception  pure,  la  raison  et 
la  vérité,  qui  en  sont  les  deux  termes,  restent 
intimement  unies  et  se  présentent  sous  la  forme 
d'une  affirmation  pure,  spontanée,  irréfléchie,  où 
l'esprit  se  repose  avec  une  sécurité  absolue.  De 
cette  manière,  la  vérité  se  trouve  avec  la  raison 
enveloppée  dans  la  conscience,  et  un  fait  psycho- 
logique devient  la  base  de  la  science  métaphysi- 
que. Maine  de  Biran  appelle  aussi  la  conscience  : 
Yapperception  immédiate  interne. 

APODICTIQUE  (ànoSî'./frtxô;,  de  àiroSsfÇtç, 
démonstration).  Ce  terme  n'a  jamais  été  mis  en 
usage  que  par  Kant,  qui  l'a  emprunté  matériel- 
lement à  Aristote.  Le  philosophe  grec  {Analyt. 
Prior.j  lib.  1,  c.  i)  établit  une  distinction  entre 
les  propositions  susceptibles  d'être  contredites, 
ou  qui  peuvent  être  le  sujet  d'une  discussion  dia- 
lectique, et  celles  qui  sont  la  base  ou  le  résultat 
de  la  démonstration.  Kant,  voulant  introduire 
une  distinction  analogue  dans  nos  jugements,  a 
donné  le  nom  d'apodidiques  (apodictisch)  à 
ceux  qui  sont  au-dessus  de  toute  contradiction. 
Voy.  Kant,  Critique  de  la  raison  pure,  logique 
transcendantale,  analytique  des  concept. 

AFOLLODORE  est  un  philosophe  épicurien 
mentionné  par  Diogène  Laërce  (liv.  X,  ch.  xxv), 
mais  dont  la  vie  et  les  écrits  nous  sont  éga- 
lement inconnus.  Nous  ignorons  même  à  quelle 
époque  il  vivait.  Tout  ce  que  nous  savons  de  lui 
c'est  qu'il  appartient  à  l'ancienne  école  épicu- 
rienne et  qu'il  y  jouissait  d'une  très-grande  au- 
torité, car  on  lui  aonna  le  surnom  de  Cépotyran- 
nus  (le  tyran  du  jardin)  :  c'est  dans  un  jardin 
qu'Épicure  enseignait  ses  doctrines.  On  lui  at- 
tribue jusqu'à  400  ouvrages  dont  le  temps  n'a 
pas  épargné  le  moindre  lambeau.  Il  ne  faut  pas 
le  confondre  avec  Apollodore  le  Grammairien, 
l'auteur  de  la  Bibliothèque  mythologique,  et  qui 
vivait  à  Athènes  environ  140  ans  avant  l'ère 
chrétienne. 

APOLLONIUS  DE  Cyrène^  surnommé  Cronus, 
philosophe  très-obscur  de  l'école  mégarique,  qui 
passe  pour  avoir  été  le  maître  de  Diodore  Cro- 
nus,  le  représentant  le  plus  illustre  et  le  plus 
habile  dialecticien  de  la  même  école.  Il  vivait 
pendant  le  iii'^  siècle  avant  l'ère  chrétienne. 

APOLLONIUS  DE  Tyane  n'est  pas  seulement 
un  philosophe,  un  disciple  enthousiaste  de  Pytlia- 
gore  ;  c'est  le  dernier  prophète,  ou  plutôt  la  der- 
nière idole  du  paganisj^e  expirant,  qu'il  essaya 
vainement,  par  ses  nobles  réformes,  d'arracher  à 


une  mort  inévitable.  Objet  d'une  vénération  su- 
perstitieuse durant  sa  vie,  il  reçoit  pendant  trois 
ou  quatre  siècles  après  sa  mort  les  honneurs  di- 
vins. Les  habilanls  de  sa  ville  natale  lui  élèvent 
un  temple;  ailleurs,  on  place  son  image  à  côté 
de  celle  des  dieux  ;  on  invoque  son  nom  avec 
l'espoir  de  faire  des  prodiges  ou  pour  implorer 
sa  céleste  protection  ;  des  empereurs  sont  à  la 
recherche  de  ses  moindres  paroles,  des  moindres 
traces  de  son  existence;  unnistorien  de  la  philo- 
sophie (Eunap.,  Vit.  sophist.)  l'appelle  un  dieu 
descendu  sur  la  terre,  et  les  derniers  défenseurs 
du  paganisme  ne  cessent  de  l'opposer  à  Jésus- 
Christ,  dont  il  fut  le  contemporain.  Mais,  au 
milieu  de  ces  manifestations  d'enthousiasme,  il 
est  bien  difficile  de  discerner  la  vérité  historique, 
surtout  si  l'on  songe  que  les  ouvrages  d'Apol- 
lonius ne  sont  pas  arrivés  jusqu'à  nous,  et  que 
sa  vie  n'a  été  écrite  que  cent  vingt  ans  environ 
après  sa  mort,  par  le  rhéteur  Philostrate,  et  sous 
l'inspiration  ae  l'impératrice  Julie,  femme  de 
Sévère,  pour  laquelle  notre  philosopne  était  l'ob- 
jet d'un  culte  passionné.  Veut-on  savoir  main- 
tenant quelles  sont  les  sources  où  Philostrate  a 
puisé?  C'étaient,  comme  il  nous  l'apprend  lui- 
même,  les  récits  merveilleux  des  prêtres,  les  lé- 
gendes conservées  dans  les  temples,  et  avec  deux 
autres  écrits  plus  obscurs  encore,  les  Mémoires, 
aujourd'hui  perdus  pour  nous,  de  Damis,  esprit 
crédule  et  borné,  qui,  ayant  passé  une  grande 
partie  de  sa  vie  avec  Apollonius,  l'ayant  accom- 
pagné dans  la  Chaldée  et  dans  l'Inde,  n'a  rien 
trouvé  de  plus  digne  d'être  transmis  à  la  pos- 
térité, que  des  miracles  et  des  prodiges.  Voici 
cependant  ce  que  l'on  peut  recueillir  de  plus 
vraisemblable  sur  la  vie  et  sur  les  doctrines  d'A- 
pollonius. 

11  naquit  sous  le  règne  d'Auguste,  au  commen- 
cement du  I"  siècle  de  l'ère  chrétienne,  d'une 
famille  riche  et  considérée  de  Tyane,  métropole 
de  la  Cappadoce.  Dès  l'âge  de  quatorze  ans,  il  fut 
envoyé  par  son  père  à  Tarse  pour  y  étudier,  sous 
le  Phénicien  Euthydème,  la  grammaire  et  la 
rhétorique.  Un  peu  plus  tard,  il  rencontra  le 
philosophe  Euxène,  qui  lui  enseigna  le  système 
de  Pythagore.  Apollonius,  ne  trouvant  pas  la 
conduite  de  son  maître  d'accord  avec  ses  leçons, 
ne  tarda  pas  à  le  quitter,  et  Pythagore  lui-même 
devint  le  modèle  qu'il  se  proposa  d'imiter  en 
toutes  choses.  En  conséquence,  il  se  soumit  dès 
ce  moment  jusqu'à  sa  mort  à  la  vie  la  plus  aus- 
tère, s'abstenant  rigoureusement  de  toute  nour- 
riture animale,  s'interdisant  l'usage  du  vin,  ob- 
servant la  plus  sévère  continence,  couchant  sur 
la  dure,  marchant  les  pieds  nus,  laissant  croître 
ses  cheveux  et  ne  portant  jamais  que  des  vê- 
tements de  lin.  Il  ne  recula  pas  devant  la  rude 
épreuve  d'un  silence  de  cinq  ans,  et  ce  fut,  dit 
on,  pendant  ce  temps-là  qu'il  commença  ses 
voyages.  Désirant  remonter  aux  sources  des 
idées  pythagoriciennes,  il  se  rend  en  Orient, 
s'arrête  pendant  quatre  ans  à  Babylone  à  con- 
verser avec  les  mages,  passe  de  là  dans  le  Cau- 
case, et  enfin  dans  l'Inde,  où  il  se  met  en  rapport 
avec  les  gymnosophistes  et  les^brahmanes.  Il  vi- 
sita aussi  l'Ethiopie,  la  haute  Egypte,  la  Grèce  et 
l'Italie,  toujours  occupé  à  s'instruire  lui-même 
ou  à  éclairer  les  autres,  cherchant  de  préférence 
à  agir  sur  les  prêtres,  et  recueillant  dans  tous 
les  lieux  où  il  passait  des  honneurs  extraor- 
dinaires. Le  mystère  qui  enveloppa  sa  mort  aug- 
menta encore  la  superstition  dont  il  fut  l'objet  ; 
car,  arrivé  à  un  âge  très-avancé,  il  sembla  tout 
à  coup  disparaître  de  la  terre^  sans  qu'on  put 
jamais  découvrir  ni  en  quel  lieu  ni  de  quelle 
manière  il  termina  ses  jours. 

Ce  que  nous  savons  de  la  vie  d'Apollonius,  et 


APUL 


80  — 


APOL 


même  les  fables  qui  le  dérobent  en  quelque  sorte 
aux  recherches  de  l'histoire,  nous  montrent  en 
Jui  un  prêtre  réformateur,  un  moraliste  religieux 

Slutôt  qu'un  philosophe.  Ainsi,  quoique  disciple 
e  Pythagorc,  il  faisait  assez  peu  de  cas  de  la 
théorie  des  nombres  (Philostr.,  iiv.  III,  ch.  xxx). 
Il  n'accordait  qu'une  valeur  tout  à  fait  secondaire 
aux  mathématiques,  à  l'astronomie  et  à  la  mu- 
sique, qui,  pour  les  autres  philosophes  de  la 
même  école,  étaient  des  sciences  du  premier 
ordre.  S'il  conserve  l'usage  des  symboles,  c'est 
afin  de  donner  un  sens  plus  élevé  aux  céré- 
monies du  culte  et  aux  croyances  religieuses. 
C'est  vers  ce  but  que  tendaient  principalement 
tous  ses  efforts,  son  séjour  prolongé  dans  les 
temples,  son  commerce  assidu  avec  les  prêtres 
de  tous  les  pays,  et  probablement  aussi  ses  ou- 
vrages, dont  l'un,  à  ce  que  nous  apprend  Philos- 
trate, traitait  des  sacrifices,  et  l'autre  de  la  di- 
vination par  les  astres  (u6i  supra,  lib.  III, 
c.  xix).  Ainsi  que  Platon,  il  accuse  les  prêtres 
d'avoir  perverti  chez  les  hommes,  par  leurs 
fables  immorales,  l'amour  de  la  vertu  et  l'idée 
de  la  Divinité.  Pour  remédier  à  ce  mal,  il  voulait 
remonter  aux  traditions  primitives  du  genre  hu- 
main, et  ce  sont  ces  traditions  qu'il  est  allé 
chercher  parmi  les  plus  anciens  peuples  de  l'O- 
rient. Cependant  on  serait  embarrassé  d'exposer 
avec  suite  et  d'une  manière  certaine  les  doctrines 
qu'il  a  tenté  de  substituer  aux  opinions  ré- 
gnantes. Il  paraît  seulement,  d'après  quelques 
paroles  prononcées  en  diverses  circonstances  et 
conservées  par  son  disciple  Damis,  qu'il  regardait 
toute  la  terre  comme  une  même  patrie^  et  tous 
les  hommes  comme  des  frères  qui  devaient  par- 
tager entre  eux  les  biens  que  la  nature  leur 
ofire  à  tous.  En  cela,  il  n'aurait  fait  que  généra- 
liser le  principe  de  la  vie  commune,  que  l'école 
de  Pythagore  avait,  dès  l'origine,  essayé  de 
mettre  en  pratique.  Ses  vues  sur  le  culte  ne 
paraissent  pas  avoir  été  moins  élevées  que  sa 
morale,  dont  il  faut  surtout  se  faire  une  idée  par 
sa  vie  irréprochable  et  ses  goûts  cosmopolites. 
Il  avait  en  horreur  le  sang  et  les  sacrifices  ;  il 
regardait  comme  indignes  du  Dieu  suprême, 
même  les  offrandes  les  plus  innocentes  :  car 
Dieu,  disait-il,  n'a  besoin  de  rien,  et,  comparé  à 
lui,  tout  ce  qui  vient  de  la  terre  est  une  souil- 
lure; des  paroles  entièrement  dignes  de  lui,  et 
qui  n'ont  pas  même  besoin  de  sortir  de  nos  lè- 
vres, voilà  le  seul  hommage  qu'il  faut  lui  adres- 
ser (Eus.,  Prœp.  evang.,  lib.  IV,  c.  xni.  —  Phi- 
lostr.,  vit.  ApolL,  lib.  III,  c.  x.xxv  ;  lib.  IV, 
c.  xxx).  Un  tel  homme  ne  peut  pas  avoir  con- 
servé, comme  on  l'assure,  la  divination,  les  pro- 
nostics, la  prédiction  de  l'avenir  par  les  songes, 
sans  donner  à  toutes  ces  pratiques  du  paganisme 
une  signification  plus  profonde,  ou  sans  les  rat- 
tacher à  quelque  théorie  mystique  sur  l'intuition 
intérieure  et  la  révélation  individuelle.  Quoi 
qu'il  en  soit,  les  tentatives  d'Apollonius  ne  furent 
certainement  pas  sans  résultats  pour  son  épo- 
que. Tout  en  cherchant  à  les  raviver  par  un 
esprit  plus  pur,  il  n'a  pas  peu  contribué  à  faire 
prendre  en  dégoût  ce  vieux  culte  des  sens,  cette 
antique  apothéose  de  la  forme,  et  à  préparer  les 
voies  à  la  religion  nouvelle. 

Dans  le  domaine  de  la  philosophie  proprement 
dite,  son  influence  est  moins  grande,  mais  non 
moins  incontestable.  Ainsi  que  Philon,  ilacontri- 
buéà  élargir  la  sphère  de  la  spéculation  en  faisant 
passer  dans  son  sein  des  éléments  nouveaux.  Il 
a  rapproché  deux  mondes  jusqu'alors  trop  isolés 
l'un  de  l'autre,  l'Orient  et  la  Grèce.  Un  des  pre- 
miers, il  s'est  mis  à  la  recherche  de  cette  chaîne 
invisible  de  la  tradition  qui,  à  leur  insu,  ne 
cesse  de  relier  entre  eux  les  hommes  et  les  peu- 


ples. Enfin  c'est  un  précurseur  de  cette  magni- 
fique école  d'Alexanarie  qui,  en  face  du  chris- 
tianisme naissant,  semble  avoir  voulu  résumer 
et  formuler  en  système  tous  les  efforts  intel- 
lectuels de  l'ancien  monde.  Cependant,  si  les 
lettres  qui  portent  le  nom  d'Apollonius  étaient 
authentiques,  nous  pourrions  attribuer  à  ce  phi- 
losophe un  système  métaphysique  où  tous  les 
êtres  et  toutes  les  existences  finies  sont  repré- 
sentés comme  des  modes  purement  passifs  d'une 
substance  unique  tenant  la  place  de  Dieu;  où  la 
naissance  et  la  mort  ne  sont  que  le  passage  d'un 
état  plus  subtil  à  un  état  plus  dense  de  la  ma- 
tière et  vice  versa;  où  la  matière  elle-même,  se 
raréfiant  et  se  condensant  alternativement,  est 
précisément  cette  substance  unique  dont  nous 
venons  de  parler,  cet  être  éternel,  toujours  le 
même  en  essence  et  en  quantité,  malgré  la  di- 
versité de  ses  formes  (Apoll.,  Episl.  lviii).  Mais 
il  est  facile  de  voir  que  ce  système,  qui  se  réduit 
simplement  au  matérialisme,  est  en  contradiction 
flagrante  avec  le  caractère  moral  et  religieux 
d'Apollonius.  On  y  reconnaîtrait  plutôt  le  lan- 
gage de  la  nouvelle  école  stoïcienne,  et  cette 
observation  s'applique  tant  aux  idées  morales 
qu'aux  opinions  métaphysiques  exprimées  dans 
la  lettre  que  nous  venons  de  citer.  D'ailleurs,  par 
des  raisons  extérieures  qui  ne  trouvent  pas  ici 
leur  place,  la  critique  moderne  est  unanime  à 
regarder  comme  apocryphe  le  recueil  entier  de 
ces  lettres.  —  Voy.  Philostr.,  Vit.  ApolL,  hb. 
VIII,  dont  il  a  paru  plusieurs  éditions  avec  la 
traduction  latine,  à  Venise,  à  Cologne  et  à  Paris. 
Il  existe  aussi  deux  traductions  françaises  de  cette 
biographie,  dont  l'une,  par  Biaise  de  Vigenère,  a 
paru  à  Paris  en  1 611 ,  in-4,  l'autre  à  Berlin  en  1774, 
4  vol.  in  12.  —  Consultez  aussi  Ritter.  Hist.  de  la 
phil.  anc.  Paris,  1836,  t.  IV.  p.  400  de  la  traduc- 
tion de  Tissot.  —  Tennemann,  t.  V,  p.  198.  —  Mos- 
heim,  Comment,  et  orat.  Varr.  argum.,  in-8, 
Hamb.,  1751,  p.  347.  —  Klose,  Dissert.de  Apol- 
lonio  Tyan.  et  de  Philostrato,  in4,  Wittemb., 
1723.  —  ,Zimmermann,  de  Miraculis  ApoUonii 
Tyan.,  Edimb.,  1755.  —  Herzog,  Philosophia 
practica  ApoUonii  Tyan.  in  sciographia,  in-4, 
Leipzig,  1719. — Bayle.  Dict.  crit.,  art.  Apollonius. 

—  Encyclopédie  méthodique,  art.  Pythagore.  — 
Baur,  Apollonius  de  Tyane  et  le  Christ,  ou 
Rapport  du  pylhagorisme  au  christianisme, 
in-8,  Tubing.,  1832  (ail.).  —  Chassang,  Apol- 
lonius de  Tyane,  sa  vie,  ses  voyages,  ses  pro- 
diges,  par  Philostrate,  Paris,  1862.  1  vol.  in-8. 

—  Histoire  critique  de  Vécole  d'Alexandrie, 
par  M.  Vacherot,  Paris,  1846,  2''  vol.  —  Histoire 
de  Vécole  d'Alexandrie,  par  J.  Simon,  Paris, 
1845,  2  vol.  in  8.  —  Mervoyer,  Ihpî  Aito).).(dv£ow 
ToO  TuavÉo:.  Paris,  1864,  in-8.  —  Legrand  d'Aus- 
sy.  Vie  d'Apollonius  de  Tyane,  Paris,  1807, 
2  vol.  in-8. 

APOLLOPHANE,  philosophe  stoïcien,  né  à 
Antioche  en  Mygdonie.  vécut  longtemps  à  Alexan- 
drie. Il  était  le  disciple  direct  d'Ariston,  et  par 
conséquent  devait  être  né  comme  Ératosthène, 
que  les  biographes  anciens  lui  associent,  vers  le 
commencement  du  m'  siècle  avant  Jésus-Christ. 
Les  témoignages  qui  nous  ont  transmis  son  nom 
ne  sont  par  nombreux,  et  encore  moins  instruc- 
tifs. On  peut  dire  seulement  qu'il  avait  écrit  un 
livre  intitulé:  Arislon,  et  qu'il  y  reprochait  à 
son  maître  de  s'être  écarté  de  l'ancienne  rigueur 
morale  des  stoïciens  ;  qu'il  ne  prétendait  pas 
non  plus,^  comme  lui,  borner  toute  la  philoso- 
phie à  l'éthique,  et  avait  composé  nnephysique; 
qu'il  réduisait  toutes  les  vertus  à  la  seule  sa- 
gesse ;  et  enfin  qu'il  divisait  l'âme  en  neuf  par- 
ties. 

Voy.  Diogène  Laërte,  VIT,  92  et  140  ;  Athénée, 


APOS 


—  81 


APUL 


VII,  6;  Tertullien,  de  Anima,  14.  Ménage,  dans 
ses  Obscrvationes  in  Diogcnem  Laertium,  VII, 
9îj  rapporte  en  l'approuvant  une  conjecture  gra- 
tuite, suivant  lacjuelle  ce  philosophe  serait  le 
môme  que  le  médecin  Apollophane,  cité  par 
Pline  l'ancien,  XXII,  2,  par  Celse,  V,  18,  et  par 
Folybe,  liv.  V.  X. 

APONO  (Pierre  d'),  médecin  et  philosophe 
trÈs-renommé  de  son  temps,  naquit  en  1250, 
dans  un  village  des  environs  de  Padoue,  qui 
s'appelle  aujourd'hui  Abano  :  de  là  le  nom  de 
Pierre  d'Abano.  généralement  adopté  par  les 
biograjphes  modernes.  Après  avoir  fait  a  l'Uni- 
versité de  Paris  de  brillantes  études  et  s'y  être 
signalé  déjà  par  la  variété  de  ses  connaissances, 
il  alla  s'établir  à  Padoue,  où  il  exerça  la  méde- 
cine avec  beaucoup  de  succès  et,  il  faut  ajouter, 
avec  un  grand  profit;  car  on  dit  qu'il  mettait 
ses  soins  à  un  prix  exorbitant.  Très-passionné 
pour  tout  ce  qu'on  nommait  alors  les  sciences 
occultes,  il  consacrait  tous  les  loisirs  que  lui 
laissait  l'exercice  de  son  art,  à  la  physiogaomo- 
nie,  à  la  chiromancie,  à  l'astrologie,  ou  plutôt  à 
l'astronomie,  comme  le  prouve  la  traduction  des 
livres  astronomiques  d'Aben-Ezra.  Il  ne  resta 
pas  non  plus  étranger  à  la  philosophie  scolasti- 
que  et  arabe,  et  son  principal  ouvrage  {Conciiia- 
tio  di/ferentiarum  philosophicarum  et  prœci- 
pue  medicarum),  le  seul  qui  puisse  être  cité  ici, 
a  pour  but  de  concilier  entre  elles  les  principa- 
les opinions  des  philosophes,  et  surtout  des  mé- 
decins. De  là  le  nom  de  conciliateur  [concilia- 
tor),  sous  lequel  les  écrivains  du  temps  le  dési- 
gnent ordinairement.  Apono  ne  fut  pas  plus 
heureux  que  Roger  Bacon  et  d'autres  hommes 
de  la  même  trempe  d'esprit.  Traduit  devant  le 
tribunal  de  l'Inquisition,  sous  l'accusation  de 
sorcellerie,  il  n'aurait  probablement  pas  échappé 
au  bûcher,  si  la  mort  ne  fût  venue  le  surpren- 
dre au  milieu  de  son  procès,  en  l'an  1316,  au 
moment  où  il  venait  d'atteindre  l'âge  de  soixante- 
six  ans.  Mais  l'Inquisition  ne  voulut  pas  avoir 
perdu  ses  peines;  elle  brûla  publiquement  son 
effigie  à  la  place  de  son  corps,  que  des  amis  du 
philosophe  avaient  soustrait  à  cette  infamie.  — 
L'ouvrage  d' Apono,  que  nous  venons  de  citer,  a 
été  imprimé  avec  ses  autres  œuvres,  à  Mantoue 
en  1472,  et  à  Venise  en  1483,  in-f".  Voir  Bayle, 
Dict.  crit.,  art.  Apono,  et  Naudé,  Apologie  des 
grands  hommes. 

A  POSTERIORI,  A  PRIORI.  De  ces  deux  ex- 
pressions, unanimement  adoptées  par  la  philoso- 
çhie  moderne,  la  première  s'applique  à  tous  les 
éléments  de  la  connaissance  humaine  que  l'in- 
telligence ne  peut  pas  tirer  de  son  propre  fonds, 
mais  qu'elle  emprunte  à  l'expérience  et  à  l'ob- 
servation des  faits,  soit  intérieurs,  soit  exté- 
rieurs; par  la  seconde,  au  contraire,  on  désigne 
les  jugements  et  les  idées  que  l'intelligence 
ne  doit  qu'à  elle-même,  qu'elle  trouve  déjà 
établis  en  elle  quand  les  faits  se  présentent,  et 
qu'on  a  appelés,  avec  raison,  les  conditions  mê- 
mes de  l'expérience  ;  car,  sans  leur  concours,  la 
connaissance  des  objets  serait  absolument  im- 
possible. Ainsi,  on  dira  de  la  notion  de  corps 
qu'elle  est  formée  a  posteriori,  tandis  que  l'idée 
d'espace  existe  en  nous  a  priori.  Mais  en  même 
temps  l'on  conçoit  qu'en  retranchant  celle-ci,  la 
première  est  entièrement  détruite  ;  car,  si  l'es- 
pace peut  exister  sans  corps,  il  n'y  a  pas  de 
corps  sans  espace,  c'est-à-dire  sans  étendue.  Une 
connaissance  a  posteriori  est  tout  à  fait  la  même 
chose  qu'une  connaissance  acguise.  Mais  a  priori 
n'est  pas  synonyme  d'inné  :  les  idées  innées 
étaient  regardées  comme  indépendantes  de  l'ex- 
périence ;  les  idées  a  priori,  encore  une  fois, 
sont  la  condition  et  se  manifestent  à  l'occasion 

DICT.   PIULOS. 


de  l'expérience.  Voy.  Idées,  Intelligence,  Expé- 
rience. 

APPÉTIT  (de  ap/9e<erc,  désirer).  Par  ce  mot, 
la  philosophie  scolastiquo  n'entendait  pas  uni- 
quement le  désir  proprement  dit,  mais  aussi  la 
volonté;  seulement  on  établissait  une  distinction 
entre  l'appétit  scnsilif  {appelilus  sensitivus)  et 
l'appétit  rationnel  (appelitus  rationalis) ,  qaï, 
éclairé  par  la  raison,  nous  rend  maîtres  de  nos 
passions  animales.  Le  premier  se  divisait  à  son 
tour  en  appétit  irascible  et  appétit  concupisci- 
ble,  c'esl-à-dire  la  colère  et  la  concupiscence. 
Cette  confusion  de  la  volonté  et  du  désir  re- 
monte à  Aristote,  qui,  lui  aussi,  comprenait  ces 
deux  faits  de  l'âme  sous  un  titre  commun,  celui 
d'ôpeÇiç  ou  d'ÔMEXTixàv,  qu'on  ne  saurait  traduire 
que  par  appétit  {de  Anima,  lib.  III,  c.  ix).  Au- 
jourd'hui ce  terme  n'a  plus  d'autre  usage,  en 
philosophie,  que  de  désigner  les  désirs  instinc- 
tifs qui  ont  leur  origine  dans  certains  besoins 
du  corps,  à  savoir  celui  de  la  nutrition  et  de  la 
reproduction.  Le  mot  désir,  appliqué  aux  mômes 
choses,  écarterait  l'idée  d'instinct  et  ferait  sup- 
poser une  certaine  influence  de  l'imagination. 

APPÉTITION.  Ce  terme  est  fréquemment  em- 
ployé par  Leibniz  ;  il  prétendait  que  tous  les 
êtres  qui  composent  la  nature,  toutes  les  mona- 
des sans  exception,  sont  doués  de  deux  qualités 
essentielles  :  1°  la  représentation,  qui  est  la 
forme  la  plus  humble  de  la  sensibilité  et  de 
l'intelligence;  2°  Vappétition,  qui  est  une  ten- 
dance à  l'action  et  la  première  ébauche  de  la 
volonté.  Voy.  Leibniz. 

APPRÉHENSION  (de  apprehendere,  saisir 
ou  toucher).  Ce  terme  a  été  emprunté  par  la  sco- 
lastique  à  la  philosophie  d' Aristote.  Il  est  la  tra- 
duction littérale  du  mot  ôi^iç  ou  Ôiyeiv,  consacré 
par  le  philosophe  grec  à  désigner  les  notions  ab- 
solument simples  qui,  en  raison  de  leur  nature, 
sont  au-dessus  de  l'erreur  et  de  la  vérité  logi- 
que {Metaph.,  lib.  IX,  c.  x).  En  passant  dans  la 
langue  philosophique  du  moyen  âge,  il  perdit 
un  peu  de  sa  valeur  primitive  ;  il  servit  à  dési- 
gner, non-seulement  les  notions  simples,  mais 
toute  espèce  de  notion,  de  conception  propre- 
ment dite,  qui  ne  fait  pas  partie  et  qui  n'est  pas 
le  sujet  d'un  jugement  ou  d'une  affirmation. 
Enfin,  accueilli  dans  la  philosophie  de  Kant,  il 
subit  une  nouvelle  métamorphose;  car  dans  la 
Critique  de  la  raison  pure,  on  donne  le  nom 
d'appréhension  à  un  acte  de  l'imagination  qui 
consiste  à  embrasser  et  à  coordonner  dans  une 
seule  image  ou  dans  une  conception  unique  les 
éléments  divers  de  l'intuition  sensible,  tels  que 
la  couleur,  la  solidité,  l'étendue,  etc.  Mais 
comme  il  y  a,  selon  Kant,  deux  choses  à  distin- 
guer dans  l'exercice  des  sens,  à  savoir  :  la  sen- 
sation elle-même  et  les  formes  de  la  sensibilité, 
représentées  par  le  temps  et  par  l'espace,  il  se 
croit  obligé  d'admettre  aussi  deux  sortes  d'ap- 
préhension :  l'une  empirique,  qui  nous  donne 
pour  résultat  des  notions  sensibles  ;  l'autre  .a 
priori,  appelée  aussi  la  synthèse  pure  de  V ap- 
préhension, qui  nous  fournit  les^  notions  des 
nombres  et  les  figures  de  géométrie.  Aujour- 
d'hui, tant  en  Allemagne  qu'en  France,  ce  terme 
est  à  peu  près  abandonné. 

APULÉE  {Lucius  Apuleius  ou  Appuleius) 
naquit  à  Madaure,  petite  ville  de  la  Numidie, 
alors  province  romaine,  120  ans  environ  après 
J.  C.  Après  avoir  fait  à  Carthage  ses  premières 
études,  il  alla  compléter  son  éducation  à  Athè- 
nes, ou  il  fut  initié  à  la  philosophie  grecque, 
principalement  au  système  de  Platon.  D'Athènes, 
il  se  rendit  à  Rome,  apprit  sans  maître  la  lan- 
gue latine,  et  remplit  pendant  quelque  temps  la 
charge  d'intendant.  Mais  la  mort  de  ses  parents 

6 


APUL 


—  82  — 


ARAB 


l'ayant  mis  en  possession  d'une  fortune  considé- 
rable, il  ne  crut  pas  en  faire  un  meilleur  em- 
ploi que  de  la  dépenser  en  voyages  instructifs. 
En  conséquence,  il  se  mit  à  parcourir,  comme 
les  sages  de  l'antiquité,  l'Orient  et  l'Egypte,  étu- 
diant principalement  les  doctrines  religieuses 
des  contrées  qu'il  visitait,  et  se  faisant  initier  à 
plusieurs  mystères,  entre  autres  à  ceux  d'Osiris. 
De  retour  dans  sa  patrie,  après  avoir  ainsi  dis- 
sipé tous  ses  biens,  il  épousa  une  riche  veuve 
dont  il  avait  connu  le  fils  à  Rome.  Les  parents 
de  cette  femme  l'ayant  accusé  de  magie  devant 
le  proconsul  romain,  Apulée  se  défendit  avec 
beaucoup  d'art  et  d'éloquence,  comme  le  prouve 
son  plaidoyer  que  l'on  a  conservé  parmi  ses  œu- 
vres {Oralio  pro  magia,  etc.).  On  sait  qu'il  vi- 
vait sous  le  règne  d'Antoine  et  de  Marc  Aurèle  ; 
mais  on  ignore  en  quelle  année  il  mourut. 

Apulée  appartient  à  cette  époque  indécise  où 
l'esprit  oriental  et  l'esprit  grec,  les  croyances 
religieuses  et  les  idées  philosophiques,  se  mê- 
laient, ou  plutôt  se  juxtaposaient  dans  l'opinion 
générale,  sans  former  encore  un  tout  systéma- 
tique. Il  est  un  de  ceux  qui  ont  beaucoup  con- 
tribué, par  leur  exemple,  à  amener  ce  résultat, 
et,  quoique  les  qualités  de  son  esprit  et  de  ses 
œuvres  soient  surtout  littéraires,  il  ne  peut  être 
négligé  impunément  par  l'historien  de  la  philo- 
sophie. Ce  n'est  pas  dans  un  recueil  comme  ce- 
lui-ci qu'il  peut  êlre  question  de  VAne  d'or,  vé- 
ritable roman  satirique  sur  lequel  se  fonde  la 
réputation  d'Apulée.  Nous  ne  parlerons  pas  même 
de  la  plupart  de  ses  écrits  philosophiques,  aride 
et  par  là  même  infidèle  analyse  des  doctrines 
de  Platon  et.d'Aristote.  Il  n'y  a  guère  que  sa 
démonologie,  contenue  presque  tout  entière 
dans  l'ouvrage  intitulé  de  Deo  Socraiis,  qui  mé- 
rite l'honneur  d'être  cité-  car  là  se  trouve  l'élé- 
ment nouveau  qu'il  voulait  introduire  dans  la 
philosophie,  et  qui  joue  un  si  grand  rôle  chez 
les  derniers  Alexandrins.  Dans  la  pensée  d'Apu- 
lée, il  est  indigne  de  la  majesté  suprême  que 
Dieu  intervienne  directement  dans  les  phénomè- 
nes de  la  nature.  Par  conséquent,  il  met  à  ses 
ordres  des  légions  de  serviteurs  de  différents 
grades,  qui  gouvernent  et  qui  agissent  d'après 
leur  impulsion  et  leur  plan  éternel.  Ces  servi- 
teurs, ce  sont  les  démons,  revêtus  d'un  corps 
subtil  comme  l'air,  et  habitants  de  la  région 
moyenne  qui  s'étend  entre  le  ciel  et  la  terre. 
Rien  de  ce  qui  se  passe  dans  la  nature  ou  dans 
le  cœur  de  l'homme  ne  peut  échapper  à  leurs 
regards  pénétrants.  Quelquefois  même,  lorsque 
Dieu  nous  appelle  à  quelque  grande  mission,  ils 
viennent,  nous  vivants,  habiter  notre  corps  et 
nous  dicter  ce  que  nous  avons  à  faire.  Ainsi 
s'explique  le  génie  familier  de  Socrate.  C'est  à 
cette  même  croyance  qu'Apulée  veut  rattacher 
tous  les  usages  religieux,  tant  chez  les  Grecs 
que  chez  les  barbares.  Ce  n'est  pas  assez  que  ces 
idées  soient  par  elles-mêmes  d'un  caractère  peu 
philosophique  ;  elles  sont  encore  présentées  sous 
une  forme  confuse' et  dans  un  ordre  tout  à  fait 
arbitraire.  "Voici  les  titres  des  ouvrages  d'Apulée 
et  des  travaux  auxquels  ils  ont  donné  lieu  :  de 
Philosophia,  scu  de  Ilabiludine  doclrinarum 
et  nativitale  Plalonis,  lib.  III  ;  —  de  Mundo 
(une  traduction  de  l'ouvrage  faussement  attri- 
bué sous  le  même  titre  à  Aristole)  ;  —  de  Deo 
Socratis  ;  —  Fabulœ  milcsiœ,  seu  Melamorjih., 
lib.  XI; — Hermctis  Trismeg.  de  Natura  dco- 
rum,  ad  Asclepium  alloijuula.  —  Ses  Œuvres 
complètes,  2  vol.'  in-8,  Lyon,  1014;  et  2  vol. 
in-4,  Paris,  1688. —  Apuleii  Theologia  exhihita 
a  Falslcro,  dans  ses  Cogilata  philosophica, 
p.  37.  —  De  Apuleii  vila,  scriptis,  etc.,  auct. 
Bosscha;  dans  le  3°  vol.  de  l'édition  de  Leyde, 


in-4,  1786.  —  De  mystica  Apuleii  doctrina, 
auct.  Charpentier,  in-8,  Parisiis,  1839. 

ARABES  (Philosophie  des).  Les  monuments 
littéraires  des  Arabes  ne  remontent  pas  au  delà 
du  vi"  siècle  de  Tère  chrétienne.  Si  la  Bible 
nous  vante  la  sages.se  des  fils  de  l'Orient,  si  l'au- 
teur du  Livre  de  Job  choisit  pour  théâtre  de  son 
drame  philosophique  une  contrée  de  l'Arabie,  et 
pour  interlocuteurs  des  personnages  arabes,  nous 
pouvons  en  conclure  tout  au  plus  que  les  anciens 
Arabes  étaient  arrivés  à  un  certain  degré  de  cul- 
ture, et  qu'ils  excellaient  dans  ce  qu'on  compre- 
nait alors  sous  le  nom  de  sagesse,  c'est-à-dire 
dans  une  certaine  philosophie  populaire,  qui 
consistait  à  présenter,  sous  une  forme  poétique, 
des  doctrines,  des  règles  de  conduite,  des  ré- 
flexions sur  les  rapports  de  l'homme  avec  les 
êtres  supérieurs,  et  sur  les  situations  de  la  vie 
humaine.  Il  ne  nous  est  resté  aucun  monument 
de  cette  sagesse,  et  les  Arabes  eux-mêmes  esti- 
ment si  peu  le  savoir  de  leurs  ancêtres,  qu'ils 
ne  datent  leur  existence  intellectuelle  que  depuis 
l'arrivée  de  Mohammed^  appelant  la  longue  sé- 
rie de  siècles  qui  précéda  le  prophète  le  temps 
de  Vignorance. 

Dans  les  premiers  temps  de  l'islamisme,  l'en- 
thousiasme qu'excita  la  nouvelle  doctrine  et  le 
fanatisme  des  farouches  conquérants  ne  laissè- 
rent pas  de  place  à  la  réflexion,  et  il  ne  put  être 
question  de  science  et  de  philosophie.  Cepen- 
dant un  siècle  s'était  à  peine  écoulé  que  déjà 
quelques  esprits  indépendants,  cherchant  à  se 
rendre  compte  des  doctrines  du  Koran,  que  jus- 
que-là on  avait  admises  sans  autre  preuve  que 
l'autorité  divine  de  ce  livre,  émirent  des  opinions 
qui  devinrent  les  germes  de  nombreux  schis- 
mes religieux  parmi  les  Musulmans  ;  peu  à  peu 
on  vit  naître  différentes  écoles,  qui,  plus  tard, 
surent  revêtir  leurs  doctrines  des  formes  dialec- 
tiques, et  qui,  tout  en  subissant  l'influence  de  la 
philosophie,  surent  se  maintenir  à  côté  des  phi- 
losophes, les  combattre  avec  les  armes  que  la 
science  leur  avait  fournies,  et  d'écoles  théo- 
logiques qu'elles  étaient,  devenir  de  véritables 
écoles  philosophiques.  La  première  hérésie,  à  ce 
qu'il  paraît,  fut  celle  des  kadrites,  c'est-a-dire 
de  ceux  qui  professaient  la  doctrine  du  kadr, 
qu'on  fait  remonter  à  Maabed  ben-Khaled  al- 
Djohni.  Le  mot  kadr  (pouvoir)  a  ici  le  sens  de 
libre  arbitre.  Maabed  attribuait  à  la  seule  vo- 
lonté de  l'homme  la  détermination  de  ses  ac- 
tions, bonnes  ou  mauvaises.  Les  choses,  disait-il, 
sont  entières,  c'est-à-dire  aucune  prédestination, 
aucune  fatalité  n'influe  sur  la  volonté  ou  l'action 
de  l'homme.  Aux  kadrites  étaient  opposés  les 
djabarites,  ou  les  fatalistes  absolus,  qui  disaient 
que  l'homme  n'a  de  pouvoir  pour  rien,  qu'on  ne 
peut  lui  attribuer  la  faculté  d'agir  et  que  ses  ac- 
tions sont  le  résultat  de  la  fatalité  et  de  la  con- 
trainte (djabar).  Cette  doctrine,  professée  vers  la 
fin  de  la  dynastie  des  Ommiades,  par  Djahm 
ben-Safwân,  aurait  pu  très-bien  marcher  d'ac- 
cord avec  la  croyance  orthodoxe,  si,  en  même 
temps,  Djahm  n'eût  nié  tous  les  attributs  de 
Dieu,  ne  voulant  pas  qu'on  attribuât  au  Créateur 
les  qualités  de  la  créature,  ce  qui  conduisait  à 
faire  de  Dieu  un  être  abstrait,  privé  de  toute 
qualité  et  de  toute  action.  Contre  eux  s'élevèrent 
les  cifatites,  ou  partisans  des  attributs  (cifàt), 
qui,  prenant  à  la  lettre  tous  les  attributs  de 
Dieu  qu'on  trouve  dans  le  Koran,  tombèrent 
dans  un  grossier  anthropomorphisme. 

De  l'école  de  Hasan  al-Baçri,  à  Bassora,  sortit, 
au  ir  siècle  de  l'hégire,  la  secte  des  motazales,  ou 
dissidents,  dont  les  cléments  étaient  déjà  donnés 
dans  les  doctrines  des  sectes  précédentes.  Wacel 
ben-Atha(né  l'an  80  de  l'hégire,  ou  699-700  de  J. G., 


ARAB 


83  — 


ARAB 


et  mort  l'an  131.  ou  748-749  de  J.  C),  disciple  de 
Hasan,  ayant  été  chassé  de  l'école,  comme  dissi- 
dent (motazal).  au  sujet  de  quelque  dogme  reli- 
gieux, se  fit  lui-même  chef  d'école,  réduisant 
en  système  les  opinions  énoncées  par  les  sectes 
précédentes,  et  notamment  celle  des  kadrites. 
Les  motazales  se  sul)divisent  eux-mêmes  en 
plusieurs  sectes,  divisées  sur  des  points  secondai- 
res; mais  ils  s'accordent  tous  à  ne  point  reconnaî- 
tre en  Dieu  des  attributs  distincts  de  son  essence, 
et  à  éviter,  par  là,  tout  ce  qui  semblait  pouvoir 
nuire  au  dogme  de  l'unité  de  Dieu.  Ils  accordent 
à  l'homme  la  liberté  sur  ses  propres  actions,  et 
maintiennent  la  justice  de  Dieu,  en  soutenant 
que  l'homme  fait,  de  son  propre  mouvement,  le 
bien  et  le  mal^  et  a  ainsi  des  mérites  et  des  dé- 
mérites. C'est  a  cause  de  ces  deux  points  princi- 
paux de  leur  doctrine  que  les  motazales  se  dé- 
signent eux-mêmes  par  la  dénomination  de 
achâb  al-adl  ical-tauhîd  (partisans  de  Injustice 
et  dcïutiitc).  Ils  disent  encore  «  que  toutes  les 
connaissances  nécessaires  au  salut  sont  du  res- 
sort de  la  raison  ;  qu'on  peut,  avant  la  publica- 
tion de  la  loi,  et  avant  comme  après  la  révéla- 
tion, les  acquérir  par  les  seules  lumières  de  la 
raison,  en  sorte  qu'elles  sont  d'une  obligation 
nécessaire  pour  tous  les  hommes,  dans  tous  les 
temps  et  dans  tous  les  lieux.  »  (Voy.  de  Sacy,  £"0;- 
pose  de  la  religion  des  Druzes,  t.  I,  introd., 
p.  xxxvij.)  —  Les  motazales  durent  employer  les 
armes  de  la  dialectique  pour  défendre  leur  sys- 
tème contre  les  orthodoxes  et  les  hérétiques,  en- 
tre lesquels  ils  tenaient  le  milieu  ;  ce  furent  eux 
qui  mirent  en  vogue  la  science  nommée  ilm 
al-calâm  (science  de  la  parole),  probablement 
parce  qu'elle  s'occupait  de  la  parole  divine.  On 
peut  donner  à  cette  science  le  nom  de  dogma- 
tique, ou  de  théologie  scolastique;  ceux  qui  la 
professaient  sont  appelés  motecallemm.  Sous  ce 
nom  nous  verrons  fleurir  plus  tard  une  école 
importante,  dont  les  motazales  continuèrent  à 
former  une  des  principales  branches. 

Ce  que  nous  avons  dit  suffira  pour  faire  voir 
que  lorsque  les  Abbasides  montèrent  sur  le 
trône  des  khalifes,  l'esprit  des  Arabes  était  déjà 
assez  exercé  dans  les  subtilités  dialectiques  et 
dans  plusieurs  questions  métaphysiques,  et  pré- 
paré a  recevoir  les  systèmes  de  philosophie  qui 
allaient  être  importés  de  l'étranger  et  compli- 
quer encore  davantage  les  questions  subtiles 
qui  divisaient  les  différentes  sectes.  Peut-être 
même  le  contact  des  Arabes  avec  les  chrétiens 
de  la  Syrie  et  de  la  Chaldée,  où  la  littérature 
grecque  était  cultivée,  avait-il  exercé  une  cer- 
Uiine  influence  sur  la  formation  des  sectes  schis- 
matiques  parmi  les  Arabes.  On  sait  quels  furent 
ensuite  les  nobles  efforts  des  Abbasides,  et  no- 
tamment du  khalife  Al-Mamoun,  pour  propager 
parmi  les  Arabes  les  sciences  de  la  Grèce;  et 
quoique  les  besoins  matériels  eussent  été  le  pre- 
mier mobile  qui  porta  les  Arabes  à  s'approprier 
les  ouvrages  scientifiques  des  Grecs,  les  différen- 
tes sciences  qu'on  étudia  pour  l'utihté  pratique, 
telles  que  la  médecine^  la  physique,  l'astronomie, 
étaient  si  étroitement  liées  à  la  philosophie, 
qu'on  dut  bientôt  éprouver  le  besoin  de  connaî- 
tre cette  science  sublime,  qui,  chez  les  anciens, 
embrassait,  en  quelque  sorte,  toutes  les  autres, 
et  leur  prêtait  sa  dialectique  et  sa  sévère  mé- 
thode. Parmi  les  philosophes  grecs,  on  choisit 
de  préférence  Aristote,  sans  doute  parce  que  sa 
méthode  empirique  s'accordait  mieux  que  l'idéa- 
lisme de  Platon  avec  la  tendance  scientifique  et 
positive  des  Arabes,  et  que  sa  logique  était  con- 
sidérée comme  une  arme  utile  dans  la  lutte  quo- 
tidienne des  différentes  écoles  théologiques. 

Les  traductions  arabes  des  œuvres  d' Aristote. 


comme  de  tous  les  ouvrages  grecs  en  général, 
sont  dues,  pour  la  plupart,  à  des  savants  chré- 
tiens syriens  ou  chaldéens,  notamment  à  des 
nestoriensj  qui  vivaient  en  grand  nombre  comme 
médecins  a  la  cour  des  khalifes,  et  qui,  familia- 
risés avec  la  littérature  grecque,  indiquaient 
aux  Arabes  les  livres  qui  pouvaient  leur  ofFrir 
le  plus  d'intérêt.  Les  ouvrages  d'Aristote  furent 
traduits,  en  grande  partie,  sur  des  traductions 
syriaques  ;  car  dès  le  temps  de  l'empereur  Jus- 
tinien  on  avait  commencé  à  traduire  en  syria- 
que des  livres  grecs,  et  à  répandre  ainsi  dans 
l'Orient  la  littérature  des  Hellènes.  Parmi  les 
manuscrits  syriaques  de  la  Bibliothèque  natio- 
nale, on  trouve  un  volume  (n"  161)  qui  renferme 
VIsagoge  de  Porphyre  et  trois  ouvrages  d'Aris- 
tote, savoir  :  les  Ca^t'^or/es,  le  livre  de  Ylnter- 
prétation  et  les  Premiers  Anabjtiques.  La  tra- 
duction de  VIsagoge  y  est  attribuée  au  Frère 
Athanase,  du  monastère  de  Beth-Malca,  qui  l'a- 
cheva en  956  (des  Séleucides),  ou  645  de  J.  C. 
Celle  des  Catégories  est  due  au  métropolitain 
Jacques  d'Édesse  (qui  mourut  l'an  708  de  J.  C). 
Un  manuscrit  arabe  (n°  882  A),  qui  remonte 
au  commencement  du  xi'  siècle,  renferme  tout 
YOrganon  d'Aristote,  ainsi  que  la  Rhétorique. 
la  Poétique  et  VIsagoge  de  Porphyre.  Le  travail 
est  dû  à  plusieurs  traducteurs  ;  quelques-uns  des 
ouvrages  portent  en  titre  les  mots  traduit  du 
syriaque,  de  sorte  qu'il  ne  peut  rester  aucun 
doute  sur  l'origine  de  ces  traductions.  On  voit, 
du  reste,  par  les  nombreuses  notes  interlinéai- 
res et  marginales  que  porte  le  manuscrit,  qu'il 
existait,  dès  le  x'  siècle,  plusieurs  traductions 
des  différents  ouvrages  d'Aristote,  et  que  les  tra- 
vaux faits  à  la  hâte  sous  les  khalifes  Al-Mamoun 
et  Al-Motawackel  furent  revus  plus  tard,  corrigés 
sur  le  texte  syriaque  ou  grec,  ou  même  entière- 
ment refaits.  Les  livres  des  Réfutations  des  so- 
phistes se  présentent,  dans  notre  manuscrit, 
dans  quatre  traductions  différentes.  La  seule  vue 
de  l'appareil  critique  que  présente  ce  précieux 
manuscrit  peut  nous  convaincre  que  les  Arabes' 
possédaient  des  traductions  faites  avec  la  plus 
scrupuleuse  exactitude,  et  que  les  auteurs  qui, 
sans  les  connaître,  les  ont  traitées  de  barbares 
et  d'absurdes  (voy.  Brucker,  Hist.  crif.  phil., 
t.  III,  p.  106,  107,  149,  150)  étaient  dans  une 
profonde  erreur;  ces  auteurs  ont  basé  leur  juge- 
ment sur  de  mauvaises  versions  latines  dérivées, 
non  de  l'arabe,  mais  des  versions  hébraïques. 

Les  plus  célèbres  parmi  les  premiers  traduc- 
teurs arabes  d'Aristote  furent  Honain  ben-Ishâk, 
médecin  nestorien  établi  à  Bagdad  (mort  en  873), 
et  son  fils  Ishâk;  les  traductions  de  ce  dernier 
furent  très-estimées.  Au  x'  siècle,  JYahya  ben- 
Adi  et  Isa  ben-Zaraa  donnèrent  de  nouvelles 
traductions  ou  corrigèrent  les  anciennes.  On 
traduisit  aussi  les  principaux  commentateurs 
d'Aristote,  tels  que  Porphyre,  Alexandre  d'Aphro- 
disée,  Themistius,  Jean  Philopon.  Ce  fut  surtout 
par  ces  commentateurs  que  les  Arabes  se  fami- 
liarisèrent aussi  avec  la  philosophie  de  Platon, 
dont  les  ouvrages  ne  furent  pas  traduits  en 
arabe,  ou  du  moins  ne  furent  pas  très-répandus, 
à  l'exception  de  la  République,  qui  fut  com- 
mentée plus  tard  par  Ibn-Roschd  (Averrhoès). 
Peut-être  ne  pouvait-on  pas  d'abord  se  procurer 
la  Politique  d'Aristote,  et  on  la  remplaça  par  la 
République  de  Platon.  Il  est  du  moins  certain 
que  la  Politique  n'était  pas  parvenue  en  Espa- 
gne ;  mais  elle  existait  pourtant  en  Orient, 
comme  on  peut  le  voir  dans  le  posl-scriplum 
mis  par  Ibn-Roschd  à  la  fin  de  son  commentaire 
sur  VÉthique,  et  que  Jourdain  {Recherches 
crit.,  etc.,  in-8,  nouv.  édit.,  Paris,  1843,  p.  438) 
a  cité  d'après  Herrmann  l'Allemand.  —  Un  au- 


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teur  arabe  du  xiii"  siècle,  Djemâl-eddîn  al-Kifti, 
qui  a  écrit  un  Dictionnaire  des  philosophes^ 
nomme,  à  l'article  Platon,  comme  ayant  été 
traduits  en  arabe,  le  livre  ae  la  Ri-publique,  ce- 
lui des  Lois  et  le  Timée;  et,  à  l'article  éocrale, 
le  même  auteur  cite  de  longs  passages  du  Cri- 
ton  et  du  Phcdon.  —  Quoi  qu'il  en  soit,  on  peut 
dire  avec  certitude  que  les  Arabes  n'avaient  de 
notions  exactes,  puisées  aux  sources,  que  la 
seule  philosophie  d'Aristote.  La  connaissance  des 
œuvres  d'Aristote  et  de  ses  commentateurs  se 
répandit  bientôt  dans  toutes  les  écoles,  toutes 
les  sectes  les  étudièrent  avec  avidité.  «  La  doc- 
trine des  philosophes,  dit  l'historien  Makrizi, 
causa  à  la  religion,  parmi  les  Musulmans,  des 
maux  plus  funestes  qu'on  ne  peut  le  dire.  La 
philosophie  ne  servit  qu'à  augmenter  les  er- 
reurs des  hérétiques,  et  à  ajouter  à  leur  impiété 
un  surcroît  d'impiété  »  (de  Sacy,  liv.  c,  p.  xxij). 
On  vit  bientôt  s'élever,  parmi  les  Arabes,  des 
hommes  supérieurs  qui,  nourris  de  l'étude  d'A- 
ristote, entreprirent  eux-mêmes  de  commenter 
les  écrits  du  Stagirite  et  de  développer  sa  doc- 
trine. Aristote  fut  considéré  par  eux  comme  le 
philosophe  par  excellence;  et  si  l'on  a  eu  tort  de 
soutenir  que  tous  les  philosophes  arabes  n'ont 
fait  que  se  traîner  servilement  à  sa  suite,  du 
moins  est-il  vrai  qu'il  a  toujours  exercé  sur  eux 
une  véritable  dictature  pour  tout  ce  qui  con- 
cerne les  formes  du  raisonnement  et  la  méthode. 
Un  des  plus  anciens  et  des  plus  célèbres  com- 
mentateurs arabes  est  Abou  Yousouf  Yaakoub 
ben-Ishâk  al-Kendi  (voy.  Kendi),  qui  florissait 
au  ix=  siècle.  Hasan  ben-Sawàr,  chrétien,  au 
X'  siècle,  disciple  de  Yahya  ben-Adi,  écrivit  des 
commentaires  dont  on  trouve  de  nombreux  ex- 
traits aux  marges  du  manuscrit  de  VOrganon, 
dont  nous  avons  parlé.  Abou-Naçr  al-Farabi,  au 
x"  siècle,  se  rendit  célèbre  surtout  par  ses  écrits 
sur  la  Logique  (voy.  Farabi).  Abou-Ali  Ibn- 
Sina,  ou  Avicenne,  au  xi"  siècle,  composa  une 
série  d'ouvrages  sous  les  mêmes  titres  et  sur  le 
même  plan  qu'Aristote,  auquel  il  prodigua  ses 
louanges.  Ce  que  Ibn-Sina  fut  pour  les  Arabes 
d'Orient,  Ibn-Roschd,  ou  Averrhoès,  le  fut,  au  xii' 
siècle,  pour  les  Arabes  d'Occident.  Ses  commen- 
taires lui  acquirent  une  réputation  immense,  et 
firent  presque  oublier  tous  ses  devanciers  (voy. 
Ibn-Roschd).  Nous  ne  pouvons  nous  empêcher 
de  citer  un  passage  de  la  préface  d'Ibn-Roschd 
au  commentaire  de  la  Physique,  afin  de  faire 
voir  quelle  fut  la  profonde  vénération  des  phi- 
losopjhes  proprement  dits  pour  les  écrits  d'Aris- 
tote :  «  L'auteur  de  ce  livre,  dit  Ibn-Roschd.  est 
Aristote,  fils  de  Nicomaque,  le  célèbre  philoso- 
phe des  Grecs,  qui  a  aussi  composé  les  autres 
ouvrages  qu'on  trouve  sur  cette  science  (la  phy- 
sique), ainsi  que  les  livres  sur  la  logique  et  les 
traités  sur  la  métaphysique.  C'est  lui  qui  a  re- 
nouvelé ces  trois  sciences,  c'est-à-dire  la  logique, 
la  physique  et  la  métaphysique,  et  c'est  lui  qui 
les  a  achevées.  Nous  disons  qu'il  les  a  renouve- 
lées, car  ce  que  d'autres  ont  dit  sur  ces  matières 
n'est  pas  digne  d'être  considéré  comme  point  de 
départ  pour  ces  sciences...,  et  quand  les  ouvra- 
ges de  cet  homme  ont  paru,  les  hommes  ont 
écarté  les  livres  de  tous  ceux  qui  l'ont  précédé. 
Parmi  les  livres  composés  avant  lui,  ceux  qui, 
par  rapport  à^  ces  matières,  se  trouvent  le  plus 
près  de  la  méthode  scientifique,  sont  les  ouvra- 
ges de  Platon,  quoique  ce  qu'on  y  trouve  ne  soit 
que  très-peu  de  chose  en  comparaison  de  ce 
qu'on  trouve  dans  les  livres  de  notre  philosophe, 
et  qu'ils  soient  plus  ou  moins  imparfaits  sous  le 
rapport  de  la  science.  Nous  disons  ensuite  qu'il 
les  a  achevées  (les  trois  sciences)  ;  car  aucun  de 
ceux  qui  l'ont  suivi,  jusqu'à  notre  temps,  c'est-à- 


dire  pendant  près  de  quinze  cents  ans,  n'a  pu 
ajouter  à  ce  qu'il  a  dit  rien  qui  soit  digne  d'at- 
tention. C'est  une  chose  extrêmement  étrange 
et  vraiment  merveilleuse  que  tout  cela  se  trouve 
réuni  dans  un  seul  homme.  Lorsque  cependant 
ces  choses  se  trouvent  dans  un  individu,  on  doit 
les  attribuer  plutôt  à  l'existence  divine  qu'à 
l'existence  humaine;  c'est  pourquoi  les  anciens 
l'ont  appelé  le  divin»  (comparez  Brucker,  t.  III, 
p.  lO.Î). 

On  se  tromperait  cependant  en  croyant  que 
tous  les  philosophes  arabes  partageaient  cette 
admiration,  sans  y  faire  aucune  restriction.  Mai- 
monide,  qui  s'exprime  à  peu  près  dans  les  mê- 
mes termes  qu'Ibn-Roschd  sur  le  compte  d'Aris- 
tote (voy.  sa  lettre  à  R.  Samuel  Ibn-Tibbon, 
vers  la  fin),  borne  cependant  l'infaillibilité  de  ce 
philosophe  au  monde  sublunaire,  et  n'admet  pas 
toutes  ses  opinions  sur  les  sphères  qui  sont  au- 
dessus  de  l'orbite  de  la  lune  et  sur  le  premier 
moteur  (voy.  More  nebouchrm,  liv.  II,  en.  xxii). 
Avicenne  n'allait  même  pas  si  loin  que  Maimo- 
nide;  dans  un  endroit  où  il  parle  de  l'arc-en- 
ciel,  il  dit  :  «  J'en  comprends  certaines  qualités, 
et  je  suis  dans  l'ignorance  sur  certaines  autres; 
quant  aux  couleurs,  je  ne  les  comprends  pas  en 
vérité,  et  je  ne  connais  pas  leurs  causes.  Ce 
qu'Aristote  en  a  dit  ne  me  suffit  pas;  car  ce 
n'est  que  mensonge  et  folie  »  (voy.  R.  Schem- 
Tob  ben-Palkéira,  More  hammorc,  Presburg, 
1837,  p.  109). 

Ce  qui  surtout  a  dû  préoccuper  les  philosophes 
arabes,  quelle  que  pût  être  d'ailleurs  leur  indif- 
férence à  l'égard  de  l'islamisme,  ce  fut  le  dua- 
lisme qui  resuite  de  la  doctrine  d'Aristote,  et 
qu'ils  ne  pouvaient  avouer  sans  rompre  ouverte- 
ment avec  la  religion,  et,  pour  ainsi  dire,  se  dé- 
clarer athées.  Comment  \  énergie  pure  d'Aristote, 
cette  substance  absolue,  forme  sans  matière, 
peut-elle  agir  sur  l'univers?  quel  est  le  lien  en- 
tre Dieu  et  la  matière?  quel  est  le  lien  entre 
l'àme  humaine  et  la  raison  active  qui  vient  de 
dehors?  Plus  la  doctrine  d'Aristete  laissait  ces 
questions  dans  le  vague,  et  plus  les  philosophes 
arabes  devaient  s'eff'orcer  de  la  compléter  sous  ce 
rapport,  pour  sauver  Wuiité  de  Dieu,  sans  tom- 
ber dans  le  panthéisme.  Quelques  pnilosophes, 
tels  qu'Ibn-Bàdja  et  Ibn-Roschd  (voy.  ces  noms), 
ont  écrit  des  traités  particuliers  sur  la  Possibi- 
lité de  la  conjonction.  Cette  question,  à  ce  qu'il 
paraît,  a  beaucoup  occupé  les  philosophes;  pour 
y  répondre,  on  a  mêlé  au  système  du  Stagirite 
des  doctrines  qui  lui  sont  étrangères,  ce  qui  fit 
naître  parmi  les  philosophes  eux-mêmes  plusieurs 
écoles  dont  nous  parlerons  ci-après,  en  dehors  des 
écoles  établies  par  les  défenseurs  des  dogmes 
religieux  des  différentes  sectes. 

Pour  mieux  faire  comprendre  tout  l'éloigne- 
ment  que  les  différentes  sectes  religieuses  de- 
vaient éprouver  pour  les  philosophes,  nous  de- 
vons rappeler  ici  les  principaux  points  du  sys- 
tème métaphysique  de  ces  derniers,  ou  de  leur 
théologie,  sans  entrer  dans  des  détails  sur  la 
divergence  qu'on  remarque  parmi  les  philoso- 
phes arabes  sur  plusieurs  points  particuliers 
de  celte  métaphysique.  Quant  à  la  logique  et  à 
la  physique,  toutes  les  écoles  tant  orthodoxes 
qu'hétérodoxes  sont  à  peu  près  d'accord  : 

1°  La  matière,  disaient  les  philosophes,  est 
éternelle  ;  si  l'on  dit  que  Dieu  a  créé  le  monde, 
ce  n'est  là  qu'une  expression  métaphorique. 
Dieu,  comme  première  cause,  est  l'ouvrier  de 
la  matière,  mais  son  ouvrage  ne  peut  tomber 
dans  le  temps,  et  n'a  pu  commencer  dans  un 
temps  donne.  Dieu  est  à  son  ouvrage  ce  que  la 
cause  est  à  l'eiTet  ;  or  ici  la  cause  est  inséparable 
de  l'effet,   et  si  l'on  supposait  que  Dieu,  à  une 


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certaine  époque,  a  commencé  son  ouvrage  par 
sa  volonté  et  dans  un  certain  but,  il  aurait  été 
impartait  avant  d'avoir  accompli  sa  volonté  et 
atteint  son  but,  ce  qui  serait  en  opposition  avec 
la  perfection  absolue  que  nous  devons  recon- 
naître à  Dieu.  —  2°  La  connaissance  de  Dieu, 
ou  sa  providence,  s'étend  sur  les  choses  univer- 
selles, c'est-à-dire  sur  les  lois  générales  de  l'u- 
nivers, et  non  sur  les  choses  particulières  ou 
accidentelles;  car  si  Dieu  connaissait  les  acci- 
dents particuliers,  il  y  aurait  un  changement 
temporel  dans  sa  connaissance,  c'est-à-dire  dans 
son  essence,  tandis  que  Dieu  est  au-dessus  du 
changement.  —  3°  L'àme  humaine  n'étant  que 
la  faculté  de  recevoir  toute  espèce  de  perfec- 
tion, cet  intellect  passif  se  rend  propre,  par  l'é- 
tude et  les  mœurs,  à  recevoir  l'action  de  Vinlel- 
lect  actif  qui  émane  de  Dieu,  et  le  but  de  son 
existence  est  de  s'identitier  avec  l'intellect  ac- 
tif. Arrivée  à  cette  perfection,  l'âme  obtient  la 
béatitude  éternelle,  n'importe  quelle  religion 
l'homme  ait  professée,  et  de  quelte  manière  il  ait 
adoré  la  Divinité.  Ce  que  la  religion  enseigne  du 
paradis,  de  l'enfer,  etc.,  n'est  qu'une  image  des 
récompenses  et  .des  châtiments  spirituels,  qui 
dépendent  du  plus  ou  du  moins  de  perfection 
que  l'homme  a  atteint  ici-bas. 

Ce  sont  là  les  points  par  lesquels  les  philo- 
sophes déclaraient  la  guerre  à  toutes  les  sectes 
religieuses  à  la  fois:  sur  d'autres  points  secon- 
daires ils  tombaient  d'accord  tantôt  avec  une 
secte,  tantôt  avec  une  autre;  ainsi,  par  exemple, 
dans  leur  doctrine  sur  les  attributs  de  la  Divi- 
nité, ils  étaient  d'accord  avec  les  motazales. 

On  comprend  que  les  orthodoxes  devaient  voir 
de  mauvais  œil  les  progrès  de  la  philosophie  ; 
aussi  la  secte  des  philosophes  proprement  dits 
fut-elle  regardée  comme  hérétique.  Les  plus 
grands  philosophes  des  Arabes,  tels  que  Kendi, 
Farabi,  Ibn-Sina,  Ibn-Roschd,  sont  appelés  sms- 
pects  par  ceux  qui  les  jugent  avec  moins  de  sé- 
vérité. Cependant  la  philosophie  avait  pris  un  si 
Çrand  empire,  elle  avait  tellement  envahi  les 
écoles  théologiques  elles-mêmes,  que  les  théo- 
logiens durent  se  inettre  en  défensCj  soutenir 
les  dogmes  par  le  raisonnement,  et  élever  sys- 
tème contre  système,  afin  de  contre-balancer,  par 
une  théologie  rationnelle,  la  pernicieuse  méta- 
physique d'Aristote.  La  science  du  caldm  prit 
alors  les  plus  grands  développements.  Les  au- 
teurs musulmans  distinguent  deux  espèces  de 
calâm,  l'ancien  et  le  moderne  :  le  premier  ne 
s'occupe  que  de  la  pure  doctrine  religieuse  et  de 
la  polémique  contre  les  sectes  hétérodoxes;  le 
dernier,  qui  commença  après  l'introduction  de 
la  philosophie  grecque,  embrasse  aussi  les  doc- 
trines philosophiques  et  les  fait  fléchir  devant 
les  doctrines  religieuses.  C'est  sous  ce  dernier 
rapport  que  nous  considérons  ici  le  calâm.  De 
ce  mot  on  forma  le  verbe  dénominatif  tecallam 
(professer  le  calâm)  dont  le  participe  mote- 
callem,  au  pluriel  molecailemm,  désigne  les 
partisans  du  calâm.  Or,  comme  ce  même  verbe 
signifie  aussi  parler,  les  auteurs  hébreux  ont 
rendu  le  mot  motecallemm  par  medabberim 
(loquentcs).  et  c'est  sous  ce  dernier  nom  que  les 
motecalleniîn  se  présentent  ordinairement  dans 
les  historiens  de  la  philosophie,  qui  ont  puisé 
dans  les  versions  hébraïques  des  livres  arabes. 
On  les  appelle  aussi  oçouliyyîn,  et  en  hébreu 
schoras'chiijijim  (radicaux),  parce  que  leurs  rai- 
sonnements concernent  les  croyances  fonda- 
mentales ou  les  racines. 

Selon  Maimonide  {More  nebouchîm,  liv.  I, 
ch.  Lxxi),  les  motecallemîn  marchèrent  sur  les 
traces  de  quelques  théologiens  chrétiens,  tels  que 
Jean  le  Grammairien  (Philopon),  Yahya  ibn-Adi 


et  autres,  également  intéressés  à  réfuter  les 
doctrines  des  philosophes.  «  En  général,  dit 
Maimonide,  tous  les  anciens  motecallemîn,  tant 
parmi  les  Grecs  devenus  chrétiens  que  parmi 
tes  Musulmans,  ne  s'attachèrent  pas  d'abord,  en 
établissant  leurs  propositions,  à  ce  qui  est  ma- 
ni leste  dans  l'être,  mais  ils  considéraient  com- 
ment rêtre  devait  exister  pour  qu'il  piit  servir 
de  preuve  de  la  vérité  de  leur  opinion,  ou  du 
moins  ne  pas  la  renverser.  Cet  être  de  leur  ima- 
gination une  fois  établi,  ils  déclarèrent  que  l'être 
est  de  telle  manière;  ils  se  mirent  à  argumenter, 
pour  confirmer  ces  hypothèses,  d'où  ils  devaient 
faire  découler  les  propositions  par  lesquelles 
leur  opinion  pût  se  confirmer  ou  être  à  l'abri 
des  attaques.  »  —  «  Les  motecallemîn,  dit-il 
plus  loin,  quoique  divisés  en  différentes  classes, 
sont  tous  d'accord  sur  ce  principe  :  qu'il  ne  faut 
pas  avoir  égard  à  ce  que  l'être  est,  car  ce  n'est 
là  qu'une  habitude  (et  non  pas  une  nécessité),  et 
le  contraire  est  toujours  possible  dans  notre  rai- 
son. Aussi  dans  beaucoup  d'endroits  suivent-ils 
l'imagination,  qu'ils  décorent  du  nom  de  rai- 
son, » 

Le  but  principal  des  motecallemîn  était  d'é- 
tablir la  nouveauté  du  monde,  ou  la  création  de 
la  matière,  afin  de  prouver  par  là  l'existence 
d'un  Dieu  créateur,  unique  et  incorporel.  Cher- 
chant dans  les  anciens  philosophes  des  principes* 
physiques  qui  pussent  convenir  à  leur  but,  ils 
choisirent  le  système  des  atomes,  emprunté, 
sans  aucun  doute,  à  Démocrite,  dont  les  Arabes 
connaissaient  les  doctrines  par  les  écrits  d'Aris- 
tote. Selon  le  Dictionnaire  des  philosophes,  dont 
nous  avons  parlé  plus  haut,  il  existait  même 
parmi  les  Arabes  des  écrits  attribués  à  Démocrite 
et  traduits  du  syriaque.  —  Les  atomes,  disaient 
les  motecallemîn,  n'ont  ni  quantité  ni  étendue. 
Ils  ont  été  créés  par  Dieu  et  le  sont  toujours, 
quand  cela  plaît  au  Créatenr.  Les  corps  naissent 
et  périssent  par  la  composition  et  la  séparation 
des  atomes.  Leur  composition  s'efl"ectuant  par  le 
mouvement,  les  motecallemîn  admettent,  comme 
Démocrite,  le  vide,  afin  de  laisser  aux  atomes 
la  faculté  de  se  joindre  et  de  se  séparer.  De  même 
que  l'espace  est  occupé  par  les  atomes  et  le  vide, 
de  même  le  temps  se  compose  de  petits  instants 
indivisibles,  séparés  par  des  intervalles  de  repos. 
Les  substances  ou  les  atomes  ont  beaucoup  d'ac- 
cidents ;  aucun  accident  ne  peut  durer  deux 
instants,  ou,  pour  ainsi  dire,  deux  atomes  de 
temps  ;  Dieu  en  crée  continuellement  de  nou- 
veaux, et  lorsqu'il  cesse  d'en  créer,  la  substance 
périt.  Ainsi  Dieu  est  toujours  libre,  et  rien  ne 
naît  ni  ne  périt  par  une  loi  nécessaire  de  la 
nature.  Les  privations,  ou  les  attributs  négatifs, 
sont  également  des  accidents  réels  et  positifs 
produits  constamment  par  le  Créateur.  Le  repos, 
par  exemple,  n'est  pas  la  privation  du  mouve- 
ment, ni  l'ignorance  la  privation  du  savoir,  ni 
la  mort  la  privation  de  la  vie  ;  mais  le  repos, 
l'ignorance,  la  mort,  sont  des  accidents  positifs, 
aussi  bien  que  leurs  opposés,  et  Dieu  les  crée 
sans  cesse  dans  la  substance,  aucun  accident  ne 
pouvant  durer  deux  atomes  de  temps.  Ainsi  dans 
le  corps  privé  de  vie.  Dieu  crée  sans  cesse  l'ac- 
cident de  la  mort  qui  sans  cela  ne  pourrait  pas 
subsister  deux  instants.  —  Les  accidents  n'ont 
pas  entre  eux  de  relation  de  causalité;  dans 
chaque  substance,  il  peut  exister  toute  espèce 
d'accidents.  Tout  pourrait  être  autrement  qu'il 
n'est,  car  tout  ce  que  nous  pouvons  nous  ima- 
giner Yieut  aussi  exister  rationnellement.  Ainsi, 
par  exemple,  le  feu  a  Vhabitudede  s'éloigner  du 
centre  et  d'être  chaud  ;  mais  la  raison  ne  se  re- 
fuse pas  à  admettre  que  le  feu  pourrait  se  mou- 
voir vers  le  centre  et  être  froid,  tout  en  restant 


ARAB 


86  — 


ARAB 


Je  feu.  Les  sens  ne  sauraient  être  considérés 
comme  crilerium  de  la  vérité,  et  on  ne  saurait 
en  tirer  aucun  argument,  car  leurs  perceptions 
trompent  souvent.  En  somme,  les  motecallemîn 
détruisent  toute  causalité,  et  déchirent,  pour 
ainsi  dire,  tous  les  liens  de  la  nature,  pour  ne 
laisser  subsister  réellement  que  le  Créateur  seul. 
—  Tous  les  éclaircissements  relatifs  aux  prin- 
cipes philosophiques  des  motecallemîn  et  les 
preuves  qu'ils  donnent  de  la  nouveauté  du 
monde,  de  l'unité  et  de  l'immatérialité  de  Dieu, 
se  trouvent  dans  le  More  nebouchîm  de  Mai- 
monide,  1"=  partie,  ch.  lxxiii  à  lxxvi.  Malgré  les 
assertions  d'un  orientaliste  moderne,  qui  nous 
assure  en  savoir  plus  que  Maimonide  et  Aver- 
rhoès,  nous  croyons  devoir  nous  en  tenir  aux 
détails  du  More,  et  nous  pensons  qu'un  philo- 
sophe arabe  du  xii=  siècle,  qui  avait  à  sa  dispo- 
sition les  sources  les  plus  authentiques,  qui  a 
ûeaucoup  lu  et  qui  surtout  a  bien  compris  ses 
auteurs,  mérite  beaucoup  plus  de  confiance 
qu'un  écrivain  de  nos  jours,  lequel  nous  donne 
les  résultats  de  ses  études  sur  deux  ou  trois  ou- 
vrages relativement  très-modernes. 

On  a  déjà  vu  comment  les  motazales,  prin- 
cipaux représentants  de  l'ancien  calàm,  pour 
sauver  l'unité  et  la  justice  absolues  du  Dieu 
créateur,  refusaient  d'admettre  les  attributs,  et 
accordaient  à  l'homme  le  libre  arbitre.  Sous  ces 
deux  rapports,  ils  étaient  d'accord  avec  les  phi- 
losophes. Ce  sont  eux  qu'on  doit  considérer  aussi 
comme  les  fondateurs  du  calâm  philosophique, 
dont  nous  venons  de  parler,  quoiqu'ils  n'aient 
pas  tous  professé  ce  système  dans  toute  sa  ri- 
gueur. L'exagération  des  principes  du  calâm 
semble  être  due  à  une  nouvelle  secte  religieuse, 
qui  prit  naissance  au  commencement  du  x'  siè- 
cle, et  qui,  voulant  maintenir  les  principes  or- 
thodoxes contre  les  motazales  et  les  philosophes, 
dut  elle-même  adopter  un  système  philosophique 
pour  combattre  ses  adversaires  sur  leur  propre 
terrain,  et  arriva  ainsi  à  s'approprier  le  calàm 
et  à  le  développer.  La  secte  dont  nous  parlons 
est  celle  des  ascharites,  ainsi  nommée  de  son 
fondateur  Aboulhasan  Ali  ben-Ismaël  &\-Aschari 
de  Bassora  (né  vers  l'an  880  de  J.  C,  et  mort 
vers  940).  Il  fut  disciple  d'Abou-Ali  al-Djabbaï, 
un  des  plus  illustres  motazales,  que  la  mère 
d'Aschari  avait  épousé  en  secondes  noces.  Élevé 
dans  les  principes  des  motazales,  et  déjà  un  de 
leurs  principaux  docteurs,  il  déclara  publi- 
quement, un  jour  de  vendredi,  dans  la  grande 
mosquée  de  Bassora,  qu'il  se  repentait  d'avoir 
professé  des  doctrines  hérétiques,  et  qu'il  recon- 
naissait la  préexistence  du  Korân,  les  attributs 
de  Dieu  et  la  prédestination  des  actions  humaines. 
Il  réunit  ainsi  les  doctrines  des  djabarites  et  des 
cifatites  ;  mais  les  ascharites  faisaient  quelques 
réserves,  pour  éviter  de  tomber  dans  l'anthropo- 
morphisme des  cifatites,  et  pour  ne  pas  nier 
toute  espèce  de  mérite  et  de  démérite  dans  les 
actions  humaines.  S'il  est  vrai,  disent-ils,  que  les 
attributs  de  Dieu  sont  distincts  de  son  essence, 
il  est  Lien  entendu  qu'il  faut  écarter  toute  com- 
paraison de  Dieu  avec  la  créature,  et  qu'il  ne 
faut  pas  prendre  à  la  lettre  lesanthropomorphismes 
du  Koràn.  S'il  est  vrai  encore  que  les  actions 
des  hommes  sont  créées  par  la  puissance  de  Dieu, 
que  la  volonté  éternelle  et  absolue  de  Dieu  est 
la  cause  primitive  de  tout  ce  qui  est  et  de  tout 
ce  qui  se  fait,  de  manière  que  Dieu  soit  réel- 
lement l'auteur  de  tout  bien  et  de  tout  mal,  sa 
volonté  ne  pouvant  être  séparée  de  sa  prescience, 
l'homme  a  cependant  ce  qu'ils  appellent  Vacqui- 
sition  (cash),  c'est-à-dire,  un  certain  concours 
dans  la  production  de  l'action  créée,  et  acquiert 
par  là  un  mérite  ou  un  démérite  ^voy.  Pococke, 


Spécimen  hist.  Arab.,  p.  239,  240,  249).  C'est 
par  cette  hypothèse  de  Vacquisition,  chose  in- 
saisissable et  vide  de  sens,  que  plusieurs  doc- 
teurs ascharistes  ont  cru  pouvoir  attribuer  à 
l'homme  une  petite  part  dans  la  causalité  des 
actions.  Ce  sont  les  ascharites  qui  ont  poussé 
jusqu'à  l'extrémité  les  propositions  des  accidents 
et  de  la  réalité  des  attributs  rirgatifs  que  nous 
avons  mentionnées  parmi  celles  des  motecal- 
lemîn, et  ont  soutenu  que  les  accidents  naissent 
et  disparaissent  constamment  par  la  volonté  de 
Dieu;  ainsi,  par  exemple,  lorsque  l'homme  écrit, 
Dieu  crée  (juatre  accidents  qui  ne  se  tiennent 
par  aucun  lien  de  causalité,  savoir  :  1°  la  volonté 
de  mouvoir  la  plume  ;  2"  la  faculté  de  la  mou- 
voir; 3°  le  mouvement  de  la  main,  4°  celui  de 
la  plume.  Les  motizales,  au  contraire,  disent 
que  Dieu,  à  la  vérité,  est  le  créateur  de  la  fa- 
culté humaine,  mais  que,  par  cette  faculté  créée, 
l'homme  agit  librement  ;  certains  attributs  né- 
gatifs sont  de  véritables  privations  et  n'ont  pas 
de  réalité,  comme,  par  exemple,  la  faiblesse  qui 
n'est  que  la  privation  de  la  force,  l'ignorance  qui 
est  la  privation  du  savoir  (voy.  More,  liv.  I, 
ch.  LXXIII,  proposit.  6  et  7.  —  Ahron  ben  Ella, 
Etz  Ilayyim,  in-8,  Leipzig,  1841,  p.  ll.î). 

On  voit  que  les  motecallemîn,  ou  les  atomistes, 
comptaient  dans  leur  sein  des  motazales  et  des 
ascharites.  Ces  sectes  et  leurs  différentes  subdi- 
visions ont  dû  nécessairement  modifier  çà  et  là 
le  système  primitif,  et  le  faire  plier  à  leurs  doc- 
trines particulières.  Le  mot  motecallemîn,  se 
prenait,  du  reste,  dans  un  sens  très-vaste,  et 
désignait  tous  ceux  qui  appliquaient  les  raison- 
nements philosophiques  aux  dogmes  religieux, 
par  opposition  aux  fakilis,  ou  casuistes,  qui  se 
bornaient  à  la  simple  traàition  religieuse,  et  il 
ne  faut  pas  croire  qu'il  suffise  de  lire  un  auteur 
quelconque  qui  dit  traiter  la  doctrine  du  calàm, 
pour  y  trouver  le  système  primitif  des  motecal- 
lemîn atomistes. 

Au  x"  siècle  le  calâm  était  tout  à  fait  à  la  mode 
parmi  les  Arabes.  A  Bassora  il  se  forma  une 
société  de  gens  de  lettres  qui  prirent  le  nom  de 
Frères  de  la  pureté  ou  de  la  sincérité  (Ikhwân 
al-çafâ)  et  qui  avaient  pour  but  de  rendre  plus 
populaires  les  doctrines  amalgamées  de  la  religion 
et  de  la  philosophie.  Ils  publièrent  à  cet  effet 
une  espèce  d'encyclopédie  composée  de  cinquante 
traités,  où  les  sujets  n'étaient  point  solidement 
discutés,  mais  seulement  effleurés,  ou  du  moins 
envisagés  d'une  manière  familière  et  facile.  Cet 
ouvrage,  qui  existe  à  la  Bibliothèque  nationale, 
peut  donner  une  idée  de  toutes  les  études  répan- 
dues alors  parmi  les  Arabes.  Repoussés  par  les 
dévots  comme  impies,  les  encyclopédistes  n'eu- 
rent pas  grand  accueil  près  des  véritables  philo- 
sophes. 

Les  éléments  sceptiq^ues  que  renferme  la  doc- 
trine des  molecallemm  portèrent  aussi  leurs 
fruits.  Un  des  plus  célèbres  docteurs  de  l'école 
des  ascharites,  Abou-Hamed  al-Gazàli,  théologien 
philosophe,  peu  satisfait  d'ailleurs  dés  théories 
des  naotecallemîn,  et  ])enchant  quelquefois  vers 
le  mysticisme  des  soufis,  employa  habilement  le 
scepticisme,  pour  combattre  la  philosophie  au 
profit  de  la  religion,  ce  qu'il  fit  dans  un  ouvrage 
intitulé  :  Tehâfot  al-faldsifa  (la  Destruction  des 
])hilosophes),  où  il  montra  (fue  les  philosophes 
n'ont  nullement  des  preuves  évidentes  pour  éta- 
blir les  vingt  points  de  doctrine  (savoir  les  trois 
points  que  nous  avons  mentionnés  ci-dessus  et 
dix-sept  points  seiondaires)  dans  lesquels  ils  se 
trouvent  en  contradiction  avec  la  doctrine  reli- 
gieuse (voy.  à  l'article  Gazali).  Plus  tard  Ibn- 
Roschd  écrivit  contre  cet  ouvrage  la  Destruction 
de  la  destruction  (Tehàfot-al-tehàfot) 


ARAB 


—  87  — 


ARAB 


Les  philosophes  proprement  dits  se  divisèrent 
également  en  difTiTentes  sectes.  Il  paraît  que  le 
platonisiue,  ou  plutôt  le  néo-platonisme,  avait 
aussi  trouvé  des  partisans  parmi  les  Arabes;  car 
des  écrivains  musulmans  distinguent  parmi  les 
philosophes  les  mascluhjîn  (péripatéticiens)  et  les 
tschrâkiijyîii,  qui  soni  des  philosophes  contem- 
platifs, et  ils  nomment  Platon  comme  le  chef 
de  ces  derniers  (voy.  Tholuck,  Doctrine  spécu- 
lative de  la  Trinité,  in-8,  Berlin.  1826,  ail.). 
Quant  au  mot  ischrâlc,  dans  lequel  M.  Tholuck 
croit  reconnaître  le  9;a)Ti<T|xà;  mystique,  et  qu'il 
rend  par  illumination,  il  me  semble  qu'il  dérive 

Slutôt  de  schkak  ou  meschrck  (orient),  et  qu'il 
ésigne  ce  que  les  Arabes  appellent  la  philo- 
sophie orientale  (hicma  meschrekiyya),  nom 
sous  lequel  on  comprend  aussi  chez  nous  cer- 
taines doctrines  orientales  qui  déjà,  dans  l'école 
d'Alexandrie,  s'étaient  confondues  avec  la  philo- 
sophie grecque. 

Les  péripatéticiens  arabes  eux-mêmes,  pour 
expliquer  l'action  de  Véncrgie  pure,  ou  de  Dieu, 
sur  la  matière,  empruntèrent  des  doctrines  néo- 
platoniciennes, et  placèrent  les  intelligences  des 
sphères  entre  Dieu  et  le  monde,  adoptant  une 
espèce  d'émanation.  Les  ischrâkiyyîn  péné- 
trèrent sans  doute  plus  avant  dans  le  néo-pla- 
tonisme, et,  penchant  vers  le  mysticisme,  ils 
s'occupent  surtout  de  l'union  de  l'homme  avec  la 
première  intelligence  ou  avec  Dieu.  Parmi  les 
philosophes  célèbres  des  Arabes,  Ibn-Bàdja  (Aven- 
pace)  et  Ibn-Tofaïl  (voy.  ces  noms)  paraissent 
avoir  professé  la  philosophie  dite  ischrdk.  Cette 
philosophie  contemplative,  selon  Ibn-Sina  cité 
par  Ibn-Tofaïl  {Philosophus  aulodidaclus,  sive 
Epistola  de  Hai  Ebn-Yokdhan,  p.  19),  forme  le 
sens  occulte  des  paroles  d'Aristote.  Nous  retrou- 
vons ainsi  chez  les  Arabes  cette  distinction  enire 
l'Aristote  exotérique  et  ésotérique,  établie  plus 
tard  dans  l'école  platonique  d'Italie,  qui  adopta 
la  doctrine  mystique  de  la  kabbale,  de  même  que 
les  ischrâkiyyîn  des  Arabes  tombèrent  dans  le 
mysticisme  des  sou  fis,  qui  est  probablement 
puisé  en  partie  dans  la  philosophie  des  Hindous. 
Nous  consacrerons  à  la  doctrine  des  soufis  un  ar- 
ticle particulier.  — ^  En  général,  on  peut  dire  que 
la  philosophie  chez  les  Arabes,  loin  de  se  borner 
au  péripatétisme  pur,  a  traversé  à  peu  près  toutes 
les  phases  dans  lesquelles  elle  s'est  montrée  dans 
le  monde  chrétien.  Nous  y  retrouvons  le  dogma- 
tisme, le  scepticisme,  la  théorie  de  l'émanation 
et  même  quelquefois  des  doctrines  analogues  au 
spinozisme  et  au  panthéisme  moderne  (voy.  Tho- 
luck, loco  cit.).  —  Nous  renvoyons,  pour  des 
informations  plus  détaillées  sur  les  philosophes 
arabes  et  leurs  doctrines,  aux  articles  Kendi,  Fa- 
RABi,  Ibn-Sina,  Gazali,  Ibn-Badja,  Ibn-Gebirol, 
Ibn-Tofaïl,  Ibn-Roschd,  Maimonide. 

Les  derniers  grands  philosophes  des  Arabes 
florissaient  au  xii'^  siècle.  A  partir  du  xui",  nous 
ne  trouvons  plus  de  péripatéticiens  purs,  mais 
seulement  quelques  écrivains  célèbres  de  phi- 
losophie religieuse,  ou  si  l'on  veut,  des  motecal- 
lemiu,  qui  raisonnaient  philosophiquement  sur 
la  religion,  mais  qui  sont  bien  loin  de  nous  pré- 
senter le  vrai  système  de  l'ancien  calâm.  Un  des 
plus  célèbres  est  Abd-al-rahmân  ibn-Ahmed  al- 
Aïdji  (mort  en  135:)),  auteur  du  Kitùb  al-ma- 
wakif  (Livre  des  stations),  ou  Système  du  calùm, 
imprimé  à  Constantinople,  en  1824,  avec  un 
commentaire  de  Djordjâni. 

La  décadence  des  études  philosophiques,  no- 
tamment du  péripatétisme,  doit  être  attribuée  à 
l'ascendant  que  prit,  au  xii°  siècle,  la  soute  des 
ascharites  dans  la  plus  grande  partie  du  monde 
musulman.  En  Asie,  nous  ne  trouvons  pas  de 
grands   péripatéticiens   postérieurs   à   Ibn-Sina. 


Sous  Salàh-eddîn  (Saladin)  et  ses  successeurs, 
l'ascharismc  se  répandit  en  Egypte,  et  à  la  même 
époque  il  llorissait  dans  l'Occident  nmsulman 
sous  la  fanatique  dynastie  des  Moivalilicdîn  ou 
Almohades.  Sous  Alniançour  (Abou-Yousouf  Yaa- 
koub),  troisième  roi  de  cette  dynastie,  qui  monta 
sur  le  trône  en  118'i,  Ibn-Roschd,  le  dernier 
grand  philosophe  d'Espagne,  eut  à  subir  de 
graves  per.sécutions.  Un  auteur  arabe  espagnol 
de  ces  temps,  cité  par  l'historien  africain  Makari, 
nomme  aussi  un  certain  Ben-IIabîb,  de  Sévillo, 
qu'Almamoun,  fils  d'Almançour,  fit  condamner  a 
mort  à  cause  de  ses  études  philosophiques,  et  il 
ajoute  que  la  philosophie  est  en  Espagne  une 
science  haie,  qu'on  n'ose  s'en  occuper  qu'en 
secret,  et  qu'on  cache  les  ouvrages  qui  traitent 
de  cette  science  (Manuscr.  arabes  de  la  Biblioth. 
nationale,  n°  705,  tk'i  recto).  Partout  on  prêchait, 
dans  les  mosquées,  contre  Aristote,  Farabi,  Ibn- 
Sina.  En  1192,  les  ouvrages  du  philosophe  Al- 
Raon  Abd-al-Salâm  furent  publiquement  brûles 
à  Bagdad.  C'est  à  ces  persécutions  des  philo- 
sophes dans  tous  les  pays  musulmans  qu'il  faut 
attribuer  l'extrême  rareté  des  ouvrages  de  philo- 
sophie écrits  en  arabe.  La  philosophie  chercha 
alors  un  refuge  chez  les  Juifs,  qui  traduisirent 
en  hébreu  les  ouvrages  arabes,  ou  copièrent  les 
originaux  arabes  en  caractères  hébreux.  C'est  de 
cette  manière  que  les  principaux  ouvrages  des 
philosophes  arabes,  et  notamment  ceux  d'ibn- 
Roschd,  nous  ont  été  conservés.  Gazâli  lui-môme 
ne  put  trouver  grâce  pour  ses  ouvrages  purement 
philosophiques;  on  ne  connaît,  en  Europe,  aucua 
exemplaire  arabe  de  son  résumé  de  la  philosophie 
intitulé  Makâcid  al-falâsifa  (les  Tendances  des 
philosophes),  ni  de  sa  Destruction  des  philo- 
sophes, et  ces  deux  ouvrages  n'existent  qu'en 
hébreu  (voy.  Gazali).  Dans  cet  état  de  choses,  la 
connaissance  approfondie  de  la  langue  rabbi- 
nique  est  indispensable  pour  celui  qui  veut  faire 
une  étude  sérieuse  de  la  philosophie  arabe.  Les 
Ibn-Tibbon,  Levi  ben-Gerson,  Calonymos  ben- 
Calonymos,  Moïse  de  Narbonne,  et  une  foule 
d'autres  traducteurs  et  commentateurs  peuvent 
être  considérés  comme  les  continuateurs  des 
philosophes  arabes.  Ce  fut  par  les  traductions 
des  Juifs,  traduites  à  leur  tour  en  latin,  que  les 
ouvrages  des  philosophes  arabes,  et  même,  en 
grande  partie,  les  écrits  d'Aristote,  arrivèrent  à 
la  connaissance  des  scolastiques.  L'empereur 
Frédéric  II  encouragea  les  travaux  des  Juifs; 
Jacob  ben-Abba-Mari  ben-Antoli,  qui  vivait  à 
Naples,  dit,  à  la  fin  de  sa  traduction  du  Com- 
mentaire d'Ibn-Roschd  sur  VOrganon,  achevée 
en  1232,  qu'il  avait  une  pension  de  l'empereur, 
qui,  ajoute-t-il,  aime  la  science  et  ceux  qui  s'en 
occupent.  — Les  ouvrages  des  philosophes  arabes, 
et  la  manière  dont  les  oeuvres  d'Aristote  par- 
vinrent d'abord  au  monde  chrétien,  exercèrent 
une  influence  décisive  sur  le  caractère  que  prit 
la  philosophie  scolastique.  De  la  dialectique  ara- 
bico-aristotélique  naquit  peut-être  la  fameuse 
querelle  des  nominalistes  et  des  réalistes,  qui 
divisa  longtemps  les  scolastiques  en  deux  camps 
ennemis.  Les  plus  célèbres  scolastiques,  tels 
qu'Albert  le  Grand  et  Thomas  d'Aquin,  étudiè- 
rent les  œuvres  d'Aristote  dans  les  versions  la- 
tines faites  de  l'hébreu  (voy.  sur  cette  question, 
le  savant  ouvrage  de  Jourdain,  Recherches  cri- 
tiques sur  l'âge  et  sur  l'origine  des  traductions 
latines  d'Aristote).  Albert  composa  évidemment 
ses  ouvrages  philosophiques  sur  le  modèle  de 
ceux  d'Ibn-Sina.  La  vogue  qu'avaient  alors  les 
philosophes  arabes,  et  notamment  Ibn-Sina  et 
Ibn-Roschd,  résulte  aussi  d'un  passage  de  la  Di- 
vina  commedia  du  Dante,  qui  place  ces  deux 
philosophes  au  milieu  des  plus  célèbres  Grecs, 


ARGÉ 


ARCÉ 


et  mentionne  particulièrement   le  grand  Com- 
mentaire d'Ibn-Roschd  . 

Euclidegeometra  e  Tolommeo, 
Ippocrate,  Avicenna  e  Galieno, 
Averrois  che  'l  gran  comento  feo. 

{Inferno,  canto  iv.) 

Sur  la  philosophie  arabe  en  général,  on  trouve 
dans  le  grand  ouvrage  do  Brucker  {Hist.  crit. 
philosojmiœ,  t.  III)  des  documents  précieux. 
Ce  savant  a  donné  un  résumé  complet,  bien  que 

fieu  systématique,  de  tous  les  documents  qui 
ui  étaient  accessibles,  et  il  a  surtout  mis  à  pro- 
fit Maimonide  et  Pococke.  C'est  dans  Brucker 
qu'ont  puisé  jusqu'à  présent  tous  les  historiens 
de  notre  siècle.  VEsfsai  sur  les  écoles  philoso- 
phiques chez  les  Arabes,  publié  par  M.  Schmœl- 
ders  (in-8,  Paris,  1842,  chez  Firmin  Didot),  ne 
répond  qu'imparfaitement  aux  exigences  de  la 
critique.  Un  pareil  Essai  devrait  être  basé  sur 
la  lecture  des  principaux  philosophes  arabes 
qui  étaient  inaccessibles  à  l'auteur.  Quant  à 
Ibn-Roschd,  ce  nom  même  lui  est  peu  familier, 
et  il  écrit  constamment  .46ou-jRosc/id,- par  ce 
qu'il  dit  sur  le  Tehâfot  de  Gazâli,  on  reconnaît 
qu'il  n'a  jamais  vu  cet  ouvrage.  Il  n'a  pas  tou- 
jours jugé  à  propos  de  nous  l'aire  connaître  les 
autorités  sur  lesquelles  il  fonde  ses  assertions  et 
ses  raisonnements,  et  par  là  même  il  n'inspire 
pas  toujours  la  confiance  nécessaire.  Un  ouvrage 
spécial  sur  la  philosophie  arabe  est  encore  à 
faire.  S.  M. 

ARBITRE  (libre  ou  franc),  voy.  Liberté. 

ARCÉSILAS  naquit  à  Pritane,  ville  éolienne, 
la  première  année  de  la  cxvi'  olympiade.  Après 
avoir  parcouru  tour  à  tour  les  écoles  philosophi- 
ques les  plus  accréditées  de  son  temps,  et  reçu 
les  leçons  de  Théopliraste,  de  Crantor,  de  Diodore 
le  Mégarien  et  du  sceptique  Pyrrhon,  il  se  mit 
lui-même  à  la  tête  d'une  école  nouvelle.  L'Aca- 
démie, livrée  à  des  hommes  de  plus  en  plus  obs- 
curs, et  tombée  des  mains  de  Platon  dans  celles 
de  Socratidès,  était  près  de  périr.  Arcésilas  la  re- 
leva; mais  en  lui  donnant  un  nouvel  éclat,  il  en 
changea  complètement  l'esprit. 

Il  introduisit  à  l'Académie  une  méthode  d'en- 
seignement toute  nouvelle.  Au  lieu  de  dire  son 
sentiment,  il  demandait  celui  de  tout  le  monde 
(Cicéron^  de  Fin.,  lib.  II,  c.  i).  Il  n'enseignait 
pas,  il  disputait.  Dans  cette  inépuisable  contro- 
verse, chaque  système  avait  son  tour,  et  celui 
d'Arcésilas  était  de  détruire  tous  les  autres. 

Arcésilas  prétendait  continuer  Socrate  et  Pla- 
ton; mais  l'apparent  scepticisme  de  Platon  n'est 
3u'un  jeu  d'esprit,  et  sa  dialectique,  négative 
ans  la  forme,  est  au  fond  très-positive  et  très- 
dogmatique.  Arcésilas  abandonna  le  fond,  et, 
ne  s'attachant  qu'à  la  forme  seule,  il  la  corrom- 
pit et  l'altéra.  «  Je  ne  sais  rien,  disait  Socrate, 
excepté  que  je  ne  sais  rien.  »  Mais  dans  sa  pen- 
sée, celui  qui  sait  cela  est  bien  près  d'en  savoir 
davantage.  Arcésilas  gâte,  en  l'exagérant,  cette 
excellente  maxime.  Il  ne  sait,  dit-il,  absolu- 
ment rien,  et  son  ignorance  elle-même,  il  fait 
profession  de  l'ignorer.  Rien,  à  son  avis,  ne 
peut  être  compris,  et  cette  universelle  incom- 
préhensibilité  est  incompréhensible  comme  tout 
le  reste  (Aulu-Gelle,  Nuits  attiques,  liv.  IX, 
ch.  v).  Gorgias  et  Métrodore  disaient-ils  autre 
chose  ? 

Arcésilas  n'épargnait  personne.  Mais  il  devait 
trouver  son  adversaire  naturel  dans  le  stoïcisme, 
la  plus  forte  doctrine  du  temps.  Aussi  l'ensei- 
gnement d'Arcésilas  fut-il  un  duel  de  chaque 
jour  contre  Zenon.  La  doctrine  de  Zenon  repo- 
sait sur  sa  logique,  qui  elle-même  avait  pour 
base  une  théorie  de  la  connaissance    Dans  cette 


théorie,  trois  degrés  conduisent  à  la  science,  la 
sensation  (aidôïiat;),  l'assentiment  (TUYviaT(i6sai;) 
et  la  représentation  véridique  (çavra^ta  xaTaXr,Ti- 
Tixiô),  qui  seule  constitue  une  connaissance  com- 
plète et  certaine  (Cic,  Acad.  quœst.,  lib.  II, 
c.  XLvii.  — Sext.,  Adv.  Math.,  p.  166,  B,  édit. 
de  Genève).  Otez  la  représentation  véridique, 
mesure  et  critérium  de  la  vérité,  c'en  est  fait  de 
la  logique  stoïcienne  et  du  stoïcisme  tout  entier. 
Tout  l'efl'ort  d'Arcésilas  fut  de  prouver  que  ce 
critérium  est  insuffisant  ou  contradictoire.  Il 
sut  profiter  habilement  des  objections  accumu- 
lées par  les  sophistes,  les  mégariques  et  les  pyr- 
rhoniens  contre  les  intuitions  sensibles  (Sextus 
Einp.,  Hijp.  Pyrrh.,  lib.  I.  c.  xxxiii.  —  Cf.  Cic, 
Acad,.  quœst.,  lib.  I,  c.  xiii),  et  y  ajouta  de  son 
propre  fond  plusieurs  arguments  qui  trahissent 
une  sagacité  supérieure. 

C'est  une  chose  curieuse  de  lire  dans  Cicéron 
comment  le  père  de  l'école  stoïcienne  fut  con- 
duit, presque  malgré  lui,  par  les  objections 
d'Arcésilas  qui  le  pressait  et  le  harcelait  sans  re- 
lâche, à  établir  peu  à  peu  une  théorie  régulière 
sur  le  critérium  de  la  vérité. 

Zenon  soutenait  contre  Arcésilas  que  le  sage 
peut  quelquefois  se  fier  sans  réserve  aux  repré- 
sentations de  son  intelligence  (Cicéron,  Acad. 
quœst.,  lib.  II,  c.  xxiv).  Arcésilas  lui  opposait 
les  illusions  des  rêves  et  du  délire,  la  diversité 
des  opinions  humaines,  les  contradictions  de 
nos  jugements  [ibid.,  c.  xxxi).  Pressé  par  sort 
adversaire,  Zenon  crut  qu'il  lui  fermerait  la 
bouche,  s'il  découvrait  un  caractère,  une  règle 
qui  fît  distinguer  les  représentations  illusoires 
de  celles  qui  s'accordent  avec  la  nature  des  ob- 
jets. Ce  caractère,  cette  règle,  il  l'appela  la  re- 
présentation véridique.  Il  la  définissait  :  une 
certaine  empreinte  sur  la  partie  principale  de 
l'âme,  laquelle  est  figurée  et  gravée  par  un  ob- 
jet réel,  et  formée  sur  le  modèle  de  cet  objet 
(Cf.  Sextus  Emp.,  Ado.  Math.,  p.  133,  D  ;  — 
Hijp.  Pyrrh.,  lih.  11^  c.  vu). 

Mais,  objecta  Arcésilas,  cette  espèce  de  repré- 
sentation ne  servirait  de  rien,  si  un  objet  ima- 
ginaire était  capable  de  la  produire.  Zenon 
ajouta  alors  qu'elle  devait  être  telle  qu'il  fût 
impossible  qu'elle  eût  une  autre  cause  que  la 
réalité.  —  Recte  consentit  Arcésilas,  dit  Cicé- 
ron. Cette  définition  était,  en  eff'et,  entre  les 
mains  de  l'habile  académicien,  une  source  inta- 
rissable d'objections. 

Nous  ne  citerons  que  la  principale  :  S'il  existe- 
des  représentations  illusoires  et  des  représenta- 
tions véridiques,  il  faut  un  critérium  pour  les 
démêler.  Quel  sera  ce  critérium?  une  représen- 
tation véridique.  Mais  c'est  une  pétition  de  prin- 
cipe manifeste,  puisqu'il  s'agit  de  distinguer  la 
représentation  véridique  de  ce  qui  n'est  pas  elle. 
Ainsi  donc,  cette  représentation  véridique  qu'on 
aura  prise  arbitrairement  pour  critérium,  de- 
mandera une  autre  représentation  de  la  même 
nature,  et  ainsi  de  suite  à  l'infini. 

Arcésilas  conclut  qu'il  n'y  a  pas  de  différence- 
absolue  pour  l'homme  entre  le  vrai  et  le  faux, 
et  que  le  sage  doit  s'abstenir.  Mais  il  faut  vivre, 
il  faut  agir,  et  si  la  spéculation  pure  peut  se- 
passer  de  critérium,  il  en  faut  un  pour  la  prati- 
que. Arcésilas,  à  qui  la  vérité  échappe,  se  réfu- 
gie dans  la  vraisemblance.  Ce  n'est  pas  (ju'elle 
doive,  suivant  lui,  pénétrer  dans  les  pensées  du 
sage  ;  mais  il  peut  en  faire  la  règle  de  sa  con- 
duite. 

Arcésilas  n'oublie  qu'une  chose,  c'est  que  la 
vraisemblance  suppose  la  vérité,  puisqu'elle  se 
mesure  sur  elle.  La  certitude,  chassée  de  l'enten- 
dement, y  rentre,  malgré  qu  on  en  ait,  à  la  suite 
de  la  vraisemblance.  Car  s'il  n'est  pas  certaia 


ARGII 


—  89  — 


ARGH 


au'une  intuition  soit  vraisemblable,  elle  ne  l'est 
éjà  plus. 

L'école  académique,  à  qui  Arcésilas  légua  cette 
théorie  de  la  vraisemblance,  ne  trouva  pas  la 
route  qu'elle  cherchait  entre  le  dogmatisme  et 
le  scepticisme^,  et  ce  n'est  qu'au  prix  d'une  pal- 
pable inconséquence  qu'elle  se  mit  d'accord 
avec  le  sens  commun.  Voyez,  outre  les  ouvrages 
cités,  Diogène  Laërce,  liv.  IV,  ch.  vi,  et  la  bi- 
bliographie de  l'article  Académie.  Em.  S. 

ARCHÉE  (de  àp/etoc,  qui  commande).  Sous 
ce  nom,  qui  est  de  son  invention,  Paracelse  dési- 
gnait l'esprit  vital,  le  principe  qui  préside  à  la  nu- 
trition et  a  la  conservation  des  êtres  vivants.  Placé 
dans  l'estomac,  l'archée  a  pour  tâche  principale 
de  séparer  dans  les  substances  alimentaires  les 
éléments  nutritifs  des  poisons,  et  de  les  impré- 
gner d'une  sorte  de  fluide  particulier,  appelé 
teinture,  au  moyen  duquel  ces  éléments  sont 
assimilés  au  corps.  Il  ne  faudrait  pas  cependant 
regarder  Vavchce  comme  un  être  spirituel;  c'est 
un  corps,  mais  un  corps  astral,  c'est-à-dire  une 
émanation  de  la  substance  des  astres  qui  de- 
meure en  nous  et  nous  défend  contre  les  agents 
extérieurs  de  destruction,  jusqu'au  terme  inévi- 
table de  la  vie  '  {Paramirum,  lib.  II,  ad  ini- 
tium).  Jean-Baptiste  Van-Helmont  a  donné  à 
cette  hypomèse  une  plus  grande  extension  : 
Varchce  est  pour  lui  le  principe  actif  dans  tous 
les  corps  et  même  dans  chaque  partie  impor- 
tante des  corps  organisés.  Il  ne  préside  pas  seu- 
lement aux  fonctions  de  la  vie,  mais  il  donne 
aux  corps  la  forme  qui  leur  est  propre,  d'après 
une  image  inhérente  et  en  quelque  sorte  innée 
à  la  semence  de  laquelle  ils  sont  engendrés. 
C'est  cette  image  [imago  seminalis)  qui,  en  se 
combinant  avec  le  souffle  vital  {aura  vitalis),  la 
matière  véritable  de  la  génération,  donne  nais- 
sance à  Varchée.  Le  nombre  des  archées  est  in- 
fini, car  il  y  en  a  autant  que  de  corps  organisés 
et  d'organes  principaux  dans  ces  corps.  Voy.  Pa- 
racelse et  Van-Helmont. 

ARCHÉLAÛS  fut,  avec  Périclès  et  Euripide, 
l'un  des  disciples  d'Anaxagore.  Il  succéda  à  son 
maître  dans  l'école  que  celui-ci  avait  fondée  à 
Lampsaque,  depuis  que  la  persécution  sacerdo- 
tale l'avait  chassé  d'Athènes.  Peu  de  temps  après, 
Archélaûs  transporta  cette  même  école  à  Athè- 
nes^ où  Anaxagore  l'avait  d'abord  établie  et 
maintenue  durant  l'espace  d'environ  trente  an- 
nées. Dans  cette  école.  Archélaûs  eut  pour  dis- 
ciple Socrate,  qui  puisa  à  son  enseignement  le 
goût  des  sciences  physiques.  Diogène  Laërce  as- 
sure qu'il  fut  le  premier  qui  apporta  d'Ionie  à 
Athènes  la  philosophie  naturelle.  Mais  cette  as- 
sertion constitue  une  grave  erreur,  attendu 
qn'Archélaiis  succédait  à  Anaxagore,  et  que  c'est 
celui-ci,  et  non  son  disciple,  qui  apporta  à  Athènes 
la  science  que  Thaïes  avait  fondée  en  lonie,  et 
dans  laquelle  Archélaûs  comptait  pour  devan- 
ciers Phérécyde,  Anaximandre,  Anaximène,  Dio- 
gène d'Apollonie,  Heraclite.  Archélaûs  fut  à 
Athènes  le  propagateur  de  cette  science,  ce  qui 
lui  valut  le  surnom  de  <I>u5ix6c;,  lequel,  d'après 
Diogène  Laërce,  lui  fut  encore  donné  parce  que 
la  philosophie  naturelle  s'éteignit  avec  lui  pour 
faire  place  à  la  philosophie  morale,  que  créa  So- 
crate. Toutefois,  l'enseignement  d'Archélaûs  pa- 
raît ne  s'être  pas  exclusivement  renfermé  dans 
la  sphère  de  la  philosophie  naturelle,  puisque, 
au  rapport  de  Diogène  Laërce,  les  lois,  le  beau 
et  le  bien,  avaient  l'ait  plus  d'une  fois  la  matière 
de  ses  discours.  Diogène  ajoute  même  que  ce  fut 
d'Archélaûs  que  Socrate  reçut  les  premiers  ger- 
mes de  la  science  morale,  et  qu'il  passa  ensuite 
Sour  en  être  le  créateur,  bien  qu'il  ne  fît  que 
évelopper  l'enseignement  qu'il  avait  reçu. 


Diogène  ne  détermine  rien  de  précis  touchant 
la  patrie  d'Archélaûs  :  il  .se  contente  de  dire 
qu'il  naquit  à  Athènes  ou  à  Milet.  Quant  à  l'é- 
poque de  sa  naissance,  il  ne  la  mentionne  même 
pas.  Il  est  difficile  d'apporter  ici  une  date  cer- 
taine ;  mais  on  peut  cependant  s'arrêter  à  une 
conjecture  assez  vraisemblable.  On  sait  qu'A- 
naxa^ore  mourut  en  426,  et  qu'Archélaûs  lui 
succéda  dans  l'école  de  Lampsaque.  Or,  il  paraît 
probable  qu'il  ne  devint  pas  chef  d'école  avant 
l'âge  de  quarante  à  cinquante  ans  ;  et  l'on  est 
ainsi  conduit  à  rapporter  approximativement  l'é- 
poque de  sa  naissance  à  l'une  des  dix  années 
qui  séparent  l'an  476  d'avec  l'an  466  avant  l'ère 
chrétienne. 

La  cosmogonie  d'Archélaûs  diff'ère  par  des 
points  essentiels  de  celle  de  ses  prédécesseurs 
dans  l'école  ionienne.  Les  uns,  Thaïes,  Phéré- 
cyde, Anaximène  et  Diogène,  Heraclite,  avaient 
adopté  pour  principe  générateur  un  élément 
unique,  soit  l'eau,  soit  la  terre,  soit  l'air,  soit  le 
feu.  Les  autres,  Anaximandre  et  Anaxagore, 
avaient  reconnu  un  nombre  indéfini  de  principes^ 
àireipov,  une  sorte  de  chaos  primitif,  une  totalité 
confuse,  èv  âp^ïi  uâvTa  ôiaoO.  Archélaûs,  à  son 
tour,  admit  une  pluralité  d'éléments  primor- 
diaux, non  une  pluralité  indéfinie,  mais  une 
pluralité  déterminée,  une  dualité,  cûo  atxîa; 
YEvedstjoç.  Maintenant,  quels  étaient  ces  deux  prin- 
cipes? Diogène  Laërce  les  mentionne  sous  les 
dénominations  de  chaud  et  de  froid,  ce  qui,  vrai- 
semblablement, signifie  le  feu  et  l'eau.  Primiti- 
vement confondus,  ces  deux  principes  se  séparent 
et,  en  vertu  de  l'action  du  feu  sur  l'eau,  prirent 
naissance  la  terre  et  l'air,  de  telle  sorte  que, 
dans  cet  ensemble,  la  terre  et  l'eau  occupèrent 
la  partie  inférieure,  l'air  le  milieu,  et  le  feu  les 
régions  élevées.  L'action  du  feu  fit  éclore  du  li- 
mon terrestre  les  animaux,  et  l'homme  fut  le 
dernier  produit  de  cette  énergie  spontanée  des 
éléments. 

Bibliographie  :  les  travaux  de  Brucker  et  de 
Tennemann  sur  l'histoire  générale  de  la  philoso- 
phie. —  Plus  particulièrement  :  Diogène  Laërce, 
liv.  II,  ch.  XVI.  —  Tiedemann,  Premiers  philoso- 
phes de  la  Grèce,  in-8,  Leipzig,  1780  (ail.).  — 
Bouterwek,  de  Primis  philosophice  grœcœ  de- 
cretis  phijsicis,  dans  le  tome  II  des  Mémoires  de 
la  Société  de  Goëitingue.  —  Ritter,  Histoire  de 
la  philosophie  ionienne,  in-8,  Berlin,  1821  (ail.), 
et  dans  le  lome  I  de  son  Histoire  de  la  philoso- 
phie ancienne,  trad.  franc,  par  Tissot,  4  vol. 
in-8,  Paris,  1835.  —  C.  Mallet,  Histoire  de  la 
philosophie  ionienne,  in-8,  Paris,  1842,  art.  Ar- 
chélaûs. —  Voy.  encore  quelques  passages  rela- 
tifs à  Archélaûs  dans  Simplicius,  in  Physic. 
Arist.,  p.  6.  —  Stobée,  Ecl.  1. 

ARCHÉTYPE  (de  àpXri  et  de  tuttoç)  a  le  même 
sens  que  modèle  ou  forme  première.  C'est  un 
synonyme  du  mot  idée  employé  dans  le  sens 
platonicien,  et,  comme  ce  dernier,  il  s'applique 
aux  formes  substantielles  des  choses,  existant  de 
toute  éternité  dans  la  pensée  divine  (voy.  Pla- 
ton, Idée,  Malebranciie).  Le  même  terme  se 
rencontre  aussi  chez  les  philosophes  sensualis- 
tes  :  Locke  principalement  en  fait  souvent  usage 
dans  son  Essai  sur  l'entendement  humain  ;  mais 
alors  il  ne  conserve  plus  rien  de  sa  première  si- 
gnification. Pour  l'auteur  de  l'^'ssai  sur  l'enten- 
dement humain,  les  idées  archétypes  sont  celles 
qui  ne  ressemblent  à  aucune  existence  réelle,  à 
aucun  mode  en  nous,  ni  à  aucun  objet  hors  de 
nous.  C'est  l'esprit  lui-même  qui  les  forme  par 
la  réunion  arbitraire  des  notions  simples,  et 
c'est  pour  cela,  parce  qu'elles  ne  peuvent  pas 
être  considérées  comme  des  copies  des  choses, 
qu'il  faut  les  admettre  au  nombre    des  formes 


ARGII 


—  90  — 


AREU 


premières  ou  des  archétypes  {Essai  sur  Venlen- 
dement,  liv.  II,  ch.  xxxi,  §  74,  et  liv.  IV,  ch.  xi). 
Quelques  pliilosophes  hermétiques,  par  exemple 
Cornélius  Agrippa,  donnent  le  nom  d'Archétype 
à  Dieu,  considéré  comme  le  modèle  absolu  de 
tous  les  êtres.  Ce  mot  a  disparu  complètement 
de  la  philosophie  de  nos  jours,  sans  laisser  le 
moindre  vide. 

ARCHIDÉME  DE  TARSE,  philosophe  stoïcien 
du  II"  siècle  avant  J.  C.  Dialecticien  halùle,  il 
montra  pour  la  polémique  un  goût  trop  pro- 
noncé ;  aussi  fut-il  souvent  aux  prises  avec  le 
stoïcien  Antipater  (Cic,  Acad.  quœst.,  lib.  II, 
c.  xLvii).  Il  donna  une  nouvelle  définition  du 
souverain  bien,  qu'il  fait  consister  dans  une  vie 
entièrement  consacrée  à  l'accomplissement  de 
tous  les  devoirs  ;  cette  définition  ne  diffère  que 
par  les  mots  de  l'ancienne  formule  stoïcienne. 
Voy.  Diogène  Laërce,  liv.  VII,  ch.  Lxxxviii. —  Sto- 
bée.  Ed.  II,  p.  134,  édit.  de  Hceren. 

ARCHITECTONIQUE.  Kant,  qui  fait  usage 
de  ce  terme,  le  définit  ainsi  :  «  J'entends  par  ar- 
cliitectonique  Varl  des  systèmes  ou  la  théorie  de 
ce  qu'il  y  a  de  scientifique  dans  notre  connais- 
sance générale.  »  La  connaissance  vulgaire  diffé- 
rant précisément  de  la  science  en  ce  que  la  pre- 
mière n'est  pas  réduite  en  système,  l'architec- 
tonique  la  convertit  en  connaissance  scientifique 
en  lui  donnant  l'unité  systématique  qui  lui  man- 
que. Voy.  Kant,  Critique  de  la  raison  pure, 
Mélhodèlogie. 

Leibniz  emploie  aussi  ce  mot  dans  un  sens 
plus  général  comme  synonyme  à' organisateur , 
û' inventeur j  de  créateur. 

ARCHYTAS  DE  Tarente,  philosophe  pytha- 
goricien, disciple  de  Philolaiis,  serait  peut-être 
au  premier  rang  dans  l'histoire  de  la  philosophie 
ancienne,  si  sa  vie  et  ses  ouvrages  nous  étaient 
mieux  connus.  Il  naquit  à  Tarente  vers  l'an  430 
avant  notre  ère,  et,  par  conséquent,  ne  put  re- 
cevoir directement  les  leçons  de  Pythagore. 
Quand  la  conjuration  de  Cylon  ruina  l'institut 
fondé  par  ce  grand  homme  (vers  400),  Archytas 
fut,  avec  Arcliippus  et  Lysus,  du  petit  nombre 
de  ceux  qui  cchai)pèrent  au  désastre,  et  nous  le 
retrouvons  à  Tarente  vers  396,  époque  du  voyage 
de  Platon  en  Italie.  S'il  faut  en  croire  le  témoi- 
gnage assez  suspect  d'un  discours  attribué  à  Dé- 
mosthène  {VEroticos),  Archytas,  dédaigné  jus- 
qu'alors par  ses  concitoyens,  dut  au  commerce 
de  Platon  une  considération  qui  le  mena  rapi- 
dement aux  premières  charges  de  l'État.  Il  est 
certain,  du  moins,  qu'il  fut  six  fois,  selon  Élien, 
sept  fois,  selon  Diogene  Laërce,  général  en  chef 
des  Tarenlins  et  de  leurs  alliés,  qui,  sous  ses  or- 
dres, furent  constamment  victorieux,  entre  autres 
dans  une  guerre  contre  les  Messéniens  ;  c'est  en 
revenant  de  cette  dernière  campagne  qu'il  adres- 
sait à  un  fermier  négligent  une  célèbre  pa- 
role, souvent  réjjétée  par  les  anciens  :  Tu  es 
bien  heureux  que  je  sois  en  colère!  Tout  ce 
qu'on  sait  du  reste  de  sa  vie  se  borne  à  quel- 
ques traits  épars  chez  des  écrivains  de  date  et 
d'autorité  très-diverses  :  ainsi  Tzetzès,  auteur 
insuffisant,  veut  qu'Archytas  ait  racheté  Platon, 
vendu  comme  esclave  par  ordre  de  Denys  l'An- 
cien. Diogène  Laërce  est  plus  digne  de  foi, 
quand  il  nous  montre  les  deux  philosophes  réu- 
nis à  la  cour  de  Denys  le  Jeune;  puis,  lors  du 
troisième  voyage  de  Platon  à  Syracuse,  Archy- 
tas intervenant  d'abord  comme  garant  des  bonnes 
intentions  de  ce  prince,  et  après  la  rupture  en- 
tre Platon  et  Denys,  usant  des  mêmes  droits  de 
l'amitié  pour  sauver  la  philosophie  d'un  nouvel 
outrage.  Cicéron  et  Athénée,  d'après  Aristoxène, 
ancien  biographe  d'Archytas,  nous  ont  encore 
conservé  le  souvenir  de  deux  conversations  phi- 


losophiques auxquelles  il  prit  part,  mais  dont  il 
est  presque  impossible  d'assigner  la  date.  Sa 
mort  dans  un  naufrage  sur  les  côtes  d'Apulie 
nous  est  attestée  par  une  belle  ode  d'Horace,  et 
paraît  de  peu  antérieure  à  celle  de  Platon  (348). 
Dans  cet  espace  de  quatre-vingts  ans  ou  environ 
(430-348)  se  placent  les  travaux  qui  valurent  à 
Archytas  une  haute  réputation  de  mathématicien 
et  de  philosophe  :  1°  sa  méthode  pour  la  dupli- 
cation du  cube,  sa  fameuse  colombe  volante  si- 
gnalée comme  le  chef-d'œuvre  de  la  mécanique 
ancienne,  et  d'autres  inventions  du  même  genre; 
2°  de  nombreux  ouvrages  dont  il  reste  soixante 
fragments,  dont  un  sur  la  musique,  un  sur 
l'arilhinctique,  un  sur  l'astronomie,  un  sur 
Vêtre,  six  sur  la  sagesse,  un  sur  l'esprit  et  le 
sentiment,  deux  sur  les  principes  (des  choses), 
cinq  sur  la  loi  et  la  justice,  trois  sur  Vinstruc- 
lion  morale,  douze  sur  le  bonheur  et  la  vertu, 
quatre  sur  les  contraires,  vingt-six  sur  les  uni- 
versaux  ou  sur  les  catégories,  fragments  con- 
servés par  Simplicius  dans  son  Commentaire 
sur  les  Catégories  d'Aristote,  et  qu'il  faut  bien 
distinguer  du  petit  ouvrage  publié  d'abord  par 
Pizzimenli,  puis  par  Camerarius,  sous  le  même 
titre,  et  qui  n'est  qu'une  copie  incomplète  de 
l'ouvrage  d'Aristote.  On  attribuait  encore  à  notre 
Archytas  des  traités  sur  les  flûtes,  sur  la  dé- 
cade, sur  la  mécanique  et  sur  l'astronomie,  sur 
l'agriculture,  sur  l'éducation  des  enfants,  et 
des  lettres  aont  deux,  relatives  au  troisième 
voyage  de  Platon  en  Sicile,  se  retrouvent  chez 
Diogène  Laërce.  Il  est  impossible  que  plusieurs 
de  ces  citations  et  des  fragments  que  nous  ve- 
nons d'indiquer  ne  soient  pas  authentiques,  et 
alors  quelques-uns  contiendraient  les  origines 
de  certaines  théories  devenues  célèbres  sous  le 
nom  de  Platon  et  d'Aristote  ;  mais  ici,  comme 
dans  toute  l'histoire  de  la  philosophie  pythago- 
ricienne, il  est  difficile  de  distinguer  entre  les 
morceaux  vraiment  anciens  et  le  travail  des 
faussaires;  cette  difficulté  semble  avoir  con- 
duit, dès  le  iV  siècle  de  notre  ère,  quelques 
commentateurs  à  distinguer  deux  philosophes 
du  nom  d'Archytas,  subterfuge  dont  la  mauvaise 
critique  a  fort  abusé.  On  trouvera  dans  Diogène 
Laërce  et  dans  ses  interprètes  la  liste  des  Archy- 
tas réellement  distincts  de  notre  philosophe. 
Voy.  Mullachius,  Fragmenta  philosophorum 
grœcorum,  1  vol.  gr.  in-8,  Paris,  1860,  et  con- 
sultez, outre  les  histoires  générales  de  la  philo- 
sophie (surtout  Brucker  et  Ritter),  E.  Egger,  de 
Architœ  Tarentini  pythagorici  vita ,  operi- 
bus  et  philosophia  disquisitio ,  in-8,  Paris, 
1833.  —  Hartenstein,  de  Fragmentis  Àrchytœ 
philosophicis ,  in-8,  Leipzig,  1833.  —  Gruppe, 
sur  les  Fragments  d'Archytas  (ail.),  Mémoire 
couronné  en  1839  par  l'Académie  de  Berlin. 

E.  E. 

ARÉTÉ,  fille  d'Aristippe  l'Ancien  et  mère  d'A- 
ristippe  le  Jeune,  vivait  au  jv'  siècle  avant  l'ère 
chrélicnne.  Son  père  l'instruisit  assez  complète- 
ment dans  sa  philosophie,  pour  qu'elle  put  a  son 
tour  la  transmettre  à  son  fils:  c'est  pourquoi  elle 
fut  considérée  comme  le  successeur  d'Aristippe 
l'Ancien  à  la  tête  de  l'école  cyrénaiquo.  Du  reste, 
elle  ne  se  distingua  par  aucune  opinion  person- 
nelle. Voy.  Diogène  Laërce,  liv.  II,  ch.  lxxii, 
Lxxxvi. —  Menag.,  Hist.  mulierum  philosophan- 
tium,  §  61,  et  Eck,  de  Arête  philosopha,  in-8, 
Leijizig,  1775. 

AREÛS,  à  tort  nomme  ARIUS,  était  natif 
d'Alexandrie  et  appartenait  à  la  secte  des  nou- 
veaux pythagoriciens.  Il  passe  pour  avoir  été  un 
des  maîtres  de  l'empereur  Auguste,  auprès  du- 
quel, dit-on,  il  jouissait  de  la  plus  haute  faveur. 
On  raconte    qu'Auguste,  entrant   à  Alexandrie 


ARGE 


—  91  — 


ARIS 


aprbs  la  défaite  d'Antoine,  déclara  aux  habitants 
de  cette  ville  qu'il  leur  pardonnait  en  l'honneur 
de  son  maître  Areus  (Suet.,  Auf)..  c.  lxxxix).  Sé- 
nèque  nous  vante  beaucoup  l'éloquence  de  ce 
philosophe,  mais  l'on  n"a  rien  conserve  de  ses 
doctrines.  Il  ne  faut  pas  le  confondre  avec  Areius 
Didymus,  philosophe  platonicien  qui  vivait  à  peu 
près  à  la  même  époque  et  qui  a  beaucoup  écrit, 
tant  sur  les  doctrines  de  Platon  que  sur  celles 
des  autres  philosophes  grecs.  Du  reste,  il  nous  est 
aussi  inconnu  que  son  homonyme.  Voy.  Eusèbe, 
Prœp.  cvaiig.,  lib.  XI,  c.  xxui.  —  Suidas,  adv. 
AîôujjLOî.  —  Jonsius,  de  Script,  hist.phil.,  lib.  III, 
c.  I,  III. 

ABGENS  (Jean-Baptiste  Boyer,  marquis  d'), 
un  des  enfants  perdus  de  la  philosophie  du  xviii"-' 
siècle,  naquit  en  170'»^  à  Aix  en  Provence.  Son 
père,  procureur  général  près  le  parlement  de 
cette  ville,  le  destinait  à  la  magistrature,  mais 
dès  l'âge  de  quinze  ans  il  annonça  une  préférence 
décidée  pour  Fclat  militaire,  moins  gênant  pour 
les  passions  d'une  jeunesse  licencieuse.  Bientôt 
épris  d'une  actrice  qu'il  voulait  épouser,  il  passa 
en  Espagne  avec  elle,  dans  l'intention  d'y  réali- 
ser son  projet;  il  est  poursuivi  et  ramené  au- 
près de  son  père,  qui  le  fait  attacher  à  la  suite 
de  l'ambassadeur  de  France  à  Constantinople. 
Mais  en  Turquie,  sa  vie  ne  fut  pas  moins  aven- 
tureuse. Il  visita  tour  à  tour  Tunis,  Alger,  Tri- 
poli. A  son  retour  en  France,  il  reprit  du  service. 
Mais  en  1734,  il  fut  blessé  au  siège  de  Kehl,  et, 
dans  une  sortie  devant  Philipsbourg,  il  fit  une 
chute  de  cheval  qui  l'obligea  de  quitter  la  car- 
rière des  armes.  Déshérite  par  son  père,  il  se  fit 
auteur,  et  vécut  de  sa  plume.  C'est  alors  que,  re- 
tiré en  Hollande,  il  publia  successivement  les 
Lettres  juives,  les  Lettres  chinoises,  les  Lettres 
cabalistiques,  pamphlets  irréligieux,  quelquefois 
remarquables  par  une  certaine  érudition  anti- 
chrétienne. C'est  sans  doute  ce  qui  en  plut  d'a- 
bord à  Frédéric  II,  encore  prince  royal  ;  et  lors- 
que Frédéric  monta  sur  le  trône,  il  s'attacha  le 
marquis  d'Argens  comme  chambellan ,  et  le 
nomma  directeur  de  son  Académie,  avec  6000  fr. 
de  pension.  D'Argens  continuant  d'écrire,  fit  pa- 
raître la  Philosoj/hie  du  bon  sens  et  la  traduc- 
tion du  discours  de  Julien  contre  les  chrétiens, 
publiée  d'abord  sous  ce  titi-e  :  Défense  du  pa- 
ganisme: il  donna  encore  la  traduction  de  deux 
traités  grecs,  faussement  attribués,  l'un  àOcellus 
Lucanus  sur  la  Nature  de  l'univers,  l'autre  à  Ti- 
mée  de  Locres  sur  Tàme  du  monde.  De  tous  ses 
écrits,  ce  qui  nous  reste  de  plus  intéressant  au- 
jourd'hui, c'est  sans  contredit  sa  correspondance 
avec  Frédéric,  auprès  duquel  il  jouissait  de  la 
plus  grande  faveur.  Avec  bien  des  travers  de 
conduite,  et  souvent  beaucoup  de  dévergondage 
d'esprit,  d'Argens  ne  fut  pas  un  méchant  hom- 
me. Il  n'abusa  jamais  de  sa  position  de  favori. 
Nous  trouvons  en  lui  une  application  frappante 
de  l'adage  qui  dit  que  lorsqu'on  ne  croit  pas  à 
Dieu,  il  laut  croire  au  diable.  Ce  philosophe  si 
acharné  contre  le  christianisme  était  sujet  à  des 
superstitions  misérables  :  ainsi,  il  croyait  à  l'in- 
fluence malheureuse  du  vendredi,  il  n'aurait  pas 
consenti  à  dîner,  lui  treizième  à  table,  et  il  trem- 
blait si  par  hasard  il  voyait  deux  fourchettes  en 
croix.  Agé  de  près  de  soixante  ans,  il  s'éprit  encore 
d'une  actrice,  et  l'épousa  à  l'insu  du  roi,  qui  ne 
lui  pardonna  jamais.  A  son  retour  d'un  voyage 
qu'il  avait  fait  en  France,  il  eut  beaucoup  à  souf- 
frir de  l'humeur  moqueuse  de  Frédéric.  Il  solli- 
cita de  nouveau  la  permission  de  revoir  sa  patrie, 
et  alla  en  effet  passer  un  congé  assez  long  en  Pro- 
vence, 0  1  il  mourutle  11  janvierl771.  Fredériclui 
fit  ériger  un  tombeau  dans  une  des  églises  d'Aix. 
Le  peu  de  philosophie  que  l'on  rencontre  dans  ses 


trop  nombreux  écrits  se  résume  en  un  seul  mot  : 
c'est  le  plus  grossier  matérialisme. 

M.  Damiron  a  public  sur  d'Argens  un  mémoire 
dans  le  tome  X.XXV  du  Compte  rendu  des  séances 
de  l'Acad.  des  se.  mor.  et  politiques.  X. 

ARGUMENT,  ARGUMENTATION.  Un  argu- 
ment n'est  pas  autre  cliosc  qu'un  raisonnement. 
C'est  ainsi  que  la  Fontaine  attribuant  aux  bêtes 
le  jugement,  mais  leur  refusant  le  raisonnement, 
dit  : 

....  Je  rendrais  mon  ouvrage 
Capable  de  sentir,  juger,  rien  davantage, 

Et  juger  imparfaitement. 
Sans  qu'un  singe  jamais  fît  le  moindre  argument. 

C'est  ainsi  que  les  traités  de  logique  et  de  rhé- 
toricjue  énumèrent,  sous  les  noms  d'arguments, 
les  difl'érentes  formes  du  raisonnement,  enthy- 
mème,  épichérème,  etc.  C'est  encore  ainsi  que 
l'on  dit  l'argument  de  saint  Anselme  ou  de  Des- 
cartes, l'argument  des  causes  finales,  l'argument 
ontologique,  cosmologique,  etc.,  pour  désigner 
certains  raisonnements  célèbres  par  lesquels  saint 
Anselme,  Descartes  ou  autres  philosophes  se  sont 
efl'orcés  de  prouver  l'existence  de  Dieu.  On  ap- 
pelle encore  argument,  dans  la  langue  philoso- 
phique comme  dans  la  langue  vulgaire,  le  sujet 
ou  l'exposition  abrégée  d'un  ouvrage.  C'est  ainsi, 
par  exemple,  que  les  Dialogues  de  Platon  sont 
précédés,  dans  la  traduction  qu'en  a  donnée 
M.  Cousin,  de  sommaires  explicatifs  sous  le  titre 
d'arguments. 

L'argumentation  est  l'usage  ou  le  développe- 
ment d'un  argument,  c'est-à-dire  d'un  raisonne- 
ment pour  prouver  quelques  propositions  ;  elle 
peut  enchaîner,  pour  arriver  à  son  but,  plusieurs 
arguments  partiels  dont  l'ensemble  forme  l'ar- 
gument total.  Il  n'est  pas  nécessaire  que  deux 
adversaires  soient  en  présence  pour  qu'il  y  ait 
argumentation.  Saint  Anselme,  dans  son  Mono- 
logium,  et  Descartes,  dans  ses  Méditations,  n'ar- 
gumentent pas  moins  bien,  quoique  solitaires, 
qu'ils  ne  font  dans  leurs  répliques  aux  objections 
de  Gaunilon  ou  de  Gassendi.  Il  n'est  pas  néces- 
saire non  plus  de  réfuter  pour  argumenter;  ce- 
lui qui  cherclie  à  établir  directement  une  vérité 
argumente  tout  comme  celui  qui  s'efforce  de 
réfuter  une  erreur.  La  réi'utation  et  la  discussion 
ne  sont  que  des  espèces  d'argumentation.  On  peut 
lire  au  sujet  de  la  dernière  VArl  de  conférer, 
dans  les  Essais  de  Montaigne,  et  consulter  la  qua- 
trième partie  de  VArt  logique  de  Genovcsi. 

A.  L. 

ARGYROPULE  (Jean),  de  Constantinople,  est 
un  des  savants  du  xv°  siècle  qui  contribuèrent  à 
répandre  en  Italie  l'étude  de  la  littérature  classi- 
que et  de  la  philosophie  grecque.  Prisé  fort  haut 
par  Cosme  de  Médicis,  il  enseigna  le  grec  à  son 
fils  Pierre,  à  son  petit-fils  Laurent  et  à  quelques 
autres  Italiens  de  distinction.  En  1480,  il  quitta 
Florence  pour  aller  habiter  Rome,  où  il  obtint 
une  ctiaire  publique  de  philosophie  et  termina  ses 
jours  en  1486.  Ses  traductions  latines  des  traités 
d'Aristote  sur  la  physique  et  la  morale  (in-f", 
Rome,  16.')2)  inspirèrent  aux  Italiens  le  goût  de 
ces  connaissances  ;  mais  il  se  fit  du  tort  dans  l'o- 
pinion du  plus  grand  nombre  en  traitant  les  La- 
tins avec  un  certain  mépris,  et  surtout  en  accu- 
sant Cicéron,  alors  plus  que  jamais  l'objet  de  la 
vénération  publique,  d'une  complète  ignorance 
touchant  la  philosophie  grecque. 

ARISTÉE  DE  Crotune,  après  avoir  été  le  dis- 
ciple, épousa  la  fille  et  devint  le  successeur  de 
Pythàgore.  C'est  tout  ce  que  nous  savons  de  lui 
avec  quelque  certitude  (lambl.,  Vita  Ptjthag., 
cap.  ult.).  Il  ne  faut  pas  confondre  Aristée  de 
Crotone  avec  un  autre  Aristée,  personnage  réel 


ARIS 


—  92  — 


ARIS 


ou  imaginaire,  à  qui  l'on  attribue,  sous  forme  de 
lettre,  l'histoire  fabuleuse  de  la  traduction  des 
Septante.  Cette  lettre,  d'un  grand  intérêt  pour 
l'histoire  des  livres  canoniques,  mais  qui  n'appar- 
tient que  très-indirectement  à  l'histoire  delà  phi- 
losophie, se  trouve  ordinairement  imprimée  avec 
les  œuvres  de  Flavius  Josèphe  {Ayitùj.  jud.,  liv. 
XII,  ch.  Il),  mais  elle  a  été  aussi  publiée  séparé- 
ment à  Bâle,  enlô61,  par  Richard  Simon.  Depuis, 
elle  est  devenue  l'objet  de  nombreuses  disserta- 
tions. 

ARISTIDEp  philosophe  athénien  du  ii"  siècle 
après  J.  C.  ;  il  se  convertit  à  la  religion  chré- 
tienne, mais  n'en  conserva  pas  moins  les  allures 
et  la  méthode  de  la  philosophie  p.iïenne.  Lors  du 
séjour  que  l'empereur  Adrien  fit  à  Athènes  du- 
rant l'hiver  de  l'année  131,  Aristide  lui  remit  un 
ouvrage  apologétique  sur  le  christianisme.  Cet 
ouvrage  n'est  pas  arrivé  jusqu'à  nous  ;  mais 
nous  pouvons  nous  en  faire  une  idée  par  Justin 
le  martyr,  considéré  comme  son  imitateur.  Voy. 
Eusèbe,"  IJist.  ecclés.,  liv.  IV,  ch.  m,  et  la  plu- 
part des  écrivains  ecclésiastiques. 

ARISTIPPE  naquit  à  Cyrène,  colonie  grecque 
de  l'Afrique,  cité  riche  et  commerçante  {Diogène 
Laërce,  liv.  II,  ch.  viii).  11  florissait  380  ans  avant 
J.  C.  La  réputation  de  Socrate  l'attira  à  Athènes, 
où  il  suivit  les  leçons  de  ce  philosophe.  C'était  un 
homme  d'un  caractère  doux  et  accommodant,  d'une 
humeur  facile  et  légère,  de  goûts  voluptueux. 
Socrate  essaya  vainement  de  le  ramener  à  une  vie 
plus  sévère  et  plus  grave. 

Aristippe  composa  un  assez  grand  nombre  d'ou- 
vrages, à  en  juger  du  moins  par  la  longue  liste 
que  nous  en  donne  Diogène  Laërce.  Quelques  ti- 
tres seulement  indiquent  des  traités  de  morale  ; 
la  plupart  annoncent  des  sujets  frivoles  ou  étran- 
gers à  la  philosophie.  De  tous  ces  livres,  du  reste, 
il  ne  s'est  pas  conservé  une  seule  ligne. 

La  doctrine  d'Aristippe  n'a  d'autre  objet  que  la 
fin  morale  de  Thomme.  Cette  fin,  suivant  lui, 
c'est  le  bien;  et  le  bien,  c'est  le  plaisir.  Or  il  y  a 
trois  états  possibles  de  l'homme,  ni  plus,  ni  moins  : 
le  plaisir,  la  douleur,  et  cet  état  d'indifférence 
qui  est  pour  l'âme  une  sorte  de  sommeil.  Le 
plaisir  est,  de  soi,  bon;  la  douleur  est,  de  soi, 
mauvaise.  Chercher  le  plaisir,  fuir  la  douleur, 
voilà  la  destinée  de  l'homme. 

Le  plaisir  a  son  prix  en  lui-même.  Quelle  que 
soit  son  origine,  il  est  également  bon. 

Le  plaisir  est  essentiellement  actuel  et  présent; 
l'espérance  d'un  bien  à  venir  est  toujours  mêlée 
de  crainte,  parce  que  l'avenir  est  toujours  incer- 
tain. Il  faut  donc  chercher  avant  tout  le  plaisir 
du  moment,  le  plaisir  le  plus  vif  et  le  plus  im- 
médiat. Le  bonheur  n'est  pas  dans  le  repos,  mais 
dans  le  mouvement,  r,ûovYi  èv   x'.vTicrei. 

Telle  est  la  doctrine  morale  d'Aristippe.  Son 
caractère  distinctif,  c'est  de  faire  résider  la  fin  de 
l'homme  et  son  souverain  bien,  non  pas,  comme 
Épicure,  dans  le  calcul  savant  et  la  recherche 
habile  et  prévoyante  du  bonheur,  sùSaifjLovb,  mais 
dans  la  jouissance  actuelle  et  présente,  dans  le 
développement  de  la  sensibilité  livrée  à  ses  pro- 

fres  lois  et  à  tous  ses  caprices,  on  un  mot  dans 
obéissance  passive  aux  instincts  de  notre  nature. 
C'est  là  ce  qui  donne  à  cette  doctrine,  dans  sa 
faiblesse  même,  cjuelque  intérêt  historique  et 
quelque  originalité. 

Voy.  Menlzii,  Aristippus  philosophus  socrati- 
cus,  scu  de  ejus  vila,  nioribus  et  dogmalibus 
commenlarius,  in-4.  Halle,  1719.  —  Wieland, 
Aristippe,  in-8,  Leipzig,  1800. —  Développement 
de  la  morale  d'Aristippe^  dans  les  Mémoires  de 
l'Académie  des  inscriptions,  t.  XXVI.  —  Kun- 
hardt,  de  Aristipp.  philosoph.  moral.,  in-4, 
Helmst.,  1796. 


ARISTIPPE  LE  Jeune,  petit-fils  d'Aristippe 
l'Ancien  et  fils  d'Arété.  Initié  par  sa  mère  à  la 
doctrine  qu'elle-même  avait  reçue  de  son  père, 
il  fut  pour  celte  raison  surnommé  Métrodidacte 
{instruit  par  sa  mère).  Il  n'est  pas  sûr  qu'il  ait 
rien  publié;  mais  des  quelques  paroles  de  Dio- 
gène Laërce  (liv.  II,  ch.  Lxxxvi  et  lxxxvu)^  on  a 
supposé  qu'il  avait  développé  et  systématisé  la 
philosophie  de  son  aïeul.  Il  établissait  une  dis- 
tinction entre  le  plaisir  en  repos,  qu'il  regardait 
seulement  comme  l'absence  de  la  douleur,  et  le 
plaisir  en  mouvement,  qui  est  le  résultat  de 
sensations  agréables,  et  doit  être,  selon  lui,  con- 
sidéré comme  la  fin  de  la  vie  ou  le  souverain 
bien. 

ARISTOBULE.  Ainsi  s'appelait  un  frère  d'É- 
picurc.  épicurien  lui-même  comme  Néoclès  et 
Chéréaème,  ses  deux  autres  frères.  Tous  trois 
paraissent  avoir  été  tendrement  aimés  du  chef  de 
l'école  épicurienne;  ils  vivaient  en  commun  avec 
lui,  réunis  à  ses  disciples  les  plus  chers;  mais 
aucun  d'eux  ne  s'est  personnellement  distingué 
(Diogène  Laërce,  liv.  X,  ch.  m.  xxi). 

ARISTOBULE,  philosophe  juif  dont  le  nom 
nous  a  été  transmis  par  Eusèbe  et  saint  Clément 
d'Alexandrie,  florissait  dans  cette  dernière  ville 
sous  le  règne  de  Ptolémée  Philométor,  c'est-à-dire 
environ  150  ans  avant  l'ère  chrétienne.  Telle  est 
du  moins  l'opinion  la  plus  probable;  car  il  y  a 
aussi  un  texte  qui  le  fait  vivre  sous  le  règne  de 
Ptolémée  Philadelphe  et  qui  le  comprend  dans 
le  nombre  des  Septante  (Eusèbe,  Hist.  ecclés., 
liv.  VII,  ch.  xxxii).  Le  caractère  fabuleux  de  l'his- 
toire des  Septante,  telle  que  Josèphe  la  raconte 
au  nom  d'Aristée,  étant  un  fait  universellement 
reconnu,  le  rôle  qu'on  y  fait  jouer  à  Aristobule 
signifie  seulement  qu'il  a  contribué  un  des  pre- 
miers à  répandre  parmi  les  Grecs  d'Alexandrie 
la  connaissance  des  livres  saints.  En  effet,  s'il  n'a 
pas  publié  une  traduction  de  ces  livres,  il  est  du 
moins  certain  qu'il  a  composé  sur  le  Pentateuque 
un  commentaire  allégorique  et  philosophique  en 
plusieurs  livres,  dont  la  dédicace  était  offerte  au 
roi  Ptolémée.  Cet  ouvrage  n'est  point  parvenu 
jusqu'à  nous  ;  mais  les  deux  auteurs  ecclésiasti- 
ques que  nous  avons  cités  plus  haut  nous  en  ont 
conservé  quelques  fragments  dont  l'authenticité 
ne  peut  guère  être  contestée,  et  qui  marquent 
assez  nettement  le  rang  d' Aristobule  dans  l'his- 
toire de  la  philosophie.  Il  peut  être  regardé 
comme  le  fondateur  de  cette  école  moitié  perse 
moitié  grecque,  dont  Philon  est  la  plus  parfaite 
expression,  et  qui  avait  pour  but,  en  faisant  de 
l'Écriture  une  longue  suite  d'allégories,  de  la 
concilier  avec  les  principaux  systèmes  de  phi- 
losophie, ou  plutt4  de  montrer  que  ces  systèmes 
sont  tous  empruntés  des  livres  hébreux.  Les 
doctrines  péripatéticiennes  faisaient  le  fond  des 
opinions  philosophiques  d'Aristobule  ;  mais  il  y 
mêlait  aussi  quelques  idées  de  Platon,  de  Pytha- 
gore  et  un  autre  élément  qui  a  pris  chez  Philoa 
un  développement  considérable.  Ainsi,  dans  les 
fragments  qu'on  lui  attribue,  la  Sagesse  joue 
absolument  le  même  rôle  que  le  Logos;  elle  est 
éternelle  comme  Dieu,  elle  est  la  puis.sance  créa- 
trice, et  c'est  par  elle  aussi  que  Dieu  gouverne 
le  monde.  Le  nombre  sept  est  un  nombre  sacré, 
emblème  de  la  divine  sagesse;  c'est  pour  cela 
qu'il  marque  le  temps  où  Dieu  termina  et  vit 
sortir  parfaite  de  ses  mains  l'œuvre  de  la  création. 
Enfin  il  professe  aussi  cette  croyance,  dont  Philon 
s'est  emparé  plus  tard,  que  Dieu,  immuable  et 
incompréhensible  par  son  essence,  ne  peut  pas 
être  en  communication  immédiate  avec  le  monde; 
mais  qu'il  agit  sur  lui  et  lui  révèle  son  existence 
par  certaines  forces  intermédiaires  ('.v^ip-ti^).  Ces 
forces  paraissent  être  au  nombre  de  trois  :  d'abord 


ARIS 


—  93  — 


ARIS 


lasagesse,dont  nous  avons  déjà  parlé, puis  !a  grâce 
(yàoii)  et  la  colère  (ôpi-iri),  c'est-à-dire  rameur  et 
la"  lorce.  N'est-ce  point  le  germe  de  toutes  ces 
trinités  devenues  plus  tard  si  communes  dans 
les  écoles  d'Alexandrie?  Pour  prouver  que  toute 
sagesse  vient  des  Juifs,  Aristobule,  comme  un 
grand  nombre  de  ses  successeurs,  ne  se  contente 
pas  d'expliquer  la  Bible  d'une  manière  allégo- 
rique, il  a  aussi  recours  à  des  citations  falsifiées. 
C'est  ainsi  c^u'il  rapporte  un  fragment  dos  hymnes 
d'Orphée,  ou  cet  ancien  poète  de  la  Grèce  parle 
d'Abraham,  des  dix  commandements  et  des  deux 
tublcs  de  la  loi. —  Voy.,  pour  les  textes  originaux, 
Eusèbe,  Pnrp.evang.,  lib.  VIR,  c.  ix  ;  lib.  XIII, 
c.  v;  et  llist.  ecclcs.,  lib.  YII,  c.  xxxii.  —  Clem. 
Alex..  Strom.,  lib.  I,  c.  xii,  xxv;  lib.  V,  c.  xx; 
lib.  VI,  c.  XXXVII.  —  Pour  connaître  sur  ce  sujet 
tous  les  résultats  de  la  critique  moderne,  il  suf- 
tira  de  lire  Walckenaër,  Diatribe  de  Aristobitlo 
Judœo,  etc.,  in-4,  Lugd.  Bat.,  1806. —  Gfroerer, 
Hist.  au  christianisme  primitif,  2  vol.  in-8, 
Stuttgart,  1830,  liv.  II,  p.  71  (ail.).  —  Daehne, 
Histoire  de  la  philosophie  7'eligieuse  des  Juifs 
à  Alexandrie,  2  vol.  in-8;  Haile,  1834,  t.  II, 
p.  72  (ail.). 

ARISTOCLÉS  DE  Messène,  péripateticien  du  ii^ 
ou  du  iir"  siècle  après  J.  C,  fut  aussi  regardé 
comme  appartenant  à  l'école  néo-platonicienne, 
car  il  vivait  précisément  au  temps  où  commença 
la  fusion  entre  les  deux  systèmes.  L'analogie  de 
son  nom  avec  celui  d'Aristote  l'a  fait  souvent 
confondre  avec  ce  grand  homme.  Il  écrivit  une 
Histoire  des  philosophes  et  de  leurs  opinio7is. 
dont  quelques  fragments  ont  été  conservés  par 
Eusèbe  dans  sa  Préparation  évangclicjue.  Il 
paraît  y  avoir  combattu  le  scepticisme  d'Œné- 
sidème. 

ARISTON  DE  Chios,  stoïcien  du  iii=  siècle  avant 
l'ère  chrétienne.  Il  faut  le  distinguer  d'un  autre 
Ariston  de  l'île  de  Ccos,  avec  lequel  on  l'a  souvent 
confondu.  Disciple  immédiat  du  fondateur  de 
l'école  stoïcienne,  il  entendit  aussi  les  leçons  de 
Polémon.  S'étant  éloigné  sur  plusieurs  points 
de  la  doctrine  de  Zenon,  il  forma  une  secte 
particulière,  celle  des  aristoniens;  mais  elle 
n'eut  point  de  durée,  et  on  ne  lui  connaît  que 
deux  disciples  fort  obscurs,  Miltiades  et  Ui- 
philus. 

Ariston  rejeta  de  la  philosopnie  tout  ce  qui 
concerne  la  logique  et  la  physique,  sous  prétexte 
que  l'une  est  indigne  d'intérêt,  et  que  l'autre  ne 
traite  que  de  questions  insolubles  pour  nous;  il 
ne  conserva  que  la  morale,  comme  la  seule  étude 
qui  nous  touche  directement;  encore  ne  l'a-t-il 
envisagée  que  d'un  point  de  vue  général,  laissant 
.  aux  nourrices  et  aux  instituteurs  de  notre  enfance 
le  soin  de  nous  enseigner  les  devoirs  particuliers 
de  la  vie.  Il  disait  que  le  philosophe  doit  seule- 
ment faire  connaître  en  quoi  consiste  le  souverain 
bien.  Il  n'existait  à  ses  yeux  d'autre  bien  que  la 
vertu,  d'autre  mal  que  le  vice;  il  rejetait  toutes 
les  distinctions  que  d'autres  stoïciens  ont  admises 
sur  la  valeur  des  choses  intermédiaires.  Les 
questions  relatives  à  l'essence  divine  rentrant  à 
ses  yeux  dans  l'objet  de  la  physique,  il  les  plaçait 
en  dehors  de  la  portée  de  noire  intelligence  ; 
mais  ce  scepticisme,  sur  un  point  particulier  de 
la  science,  ne  nous  aonne  pas  le  droit  de  l'exclure 
de  lécole  stoïcienne.  Du  reste,  il  n'enseignait 
pas  dans  le  Portique,  mais  dans  le  gymnase 
Cynosarge.  à  Athènes.  C'est  à  lui  que  l'on  rap- 
porte ces  paroles  mentionnées  par  Diogène  Laërce, 
et  commenté  s  par  Épictète  et  Antonin  {Enchir., 
c.  XVII,  §  50;  c.  I,  §8),  que  le  sage  est  semblable 
à  un  bon  comédien,  parce  qu'entièrement  indif- 
férent à  tous  les  rapports  extérieurs  de  la  vie.  il 
est  aussi  capable  de  jouer  le  rôle  d'Agamemiîon 


que  celui  de  Thersite.  Les  écrits  d'Ariston  n'ont 
pas  été  conservés. 

Voy.  Cic,  de  Leg.,  lib.  I,  c.  xiii.  —  De  Fin., 
lib.  II,  c.  XIII  ;  lib.  iv,  c.  xvii.  —  Diogène  Laërce, 
liv.  VII,  ch.  ci.x  et  clxi.  —  Sextus  Emp.,  Adv. 
Math.,  lib.  VII,  c.  xii.  —  Stob.,  Serm.  78.  — 
Sen.,  Ep.  89  et  94. 

ARISTON  DE  IuLis,  de  l'Ile  de  Céos,  péripate- 
ticien qui  florissait  260  ans  avant  J.  C,  disciple  et 
successeur  de  Lycon.  Il  n'est  rien  resté  de  ses 
nombreux  écrits,  que  Cicéron  mentionne  d'une 
manière  peu  favorable  {de  Fin.,  lib.  V,  c.  v),  et 
nous  n'en  savons  pas  davantage  à  l'égard  de  ses 
opinions  philosophiques.  Tout  fait  supposer  qu'il 
ne  s'est  écarté  en  rien  des  principes  de  l'école 
péripatéticienne  (voy.  Diogène  Laërce,  lib.  V, 
c.  Lxx,  Lxxiv;  lib,  VII,  c.clxiv.  —  Strabon,  Geogr., 
lib.  X). 

Un  péripateticien  du  même  nom  vivait  au  siècle 
d'Auguste;  il  était  né  à  Alexandrie  et  ne  se  dis- 
tingua par  aucun  caractère  particulier. 

ARISTOTE,  le  plus  grand  nom  peut-être  de 
l'histoire  de  la  philosophie,  si  ce  n'est  par  la  va- 
leur morale  des  vérités  découvertes,  du  moins  par 
le  nombre  et  l'étendue  de  ces  vérités  dans  le  do- 
maine de  la  nature  et  de  la  logique,  et  surtout  par 
l'incomparable  influence  qu'il  a  exercée  sur  les 
développements  scientifiques  de  l'esprit  humain, 
dans  l'Orient  aussi  bien  que  dans  l'Occident,  dans 
les  temps  modernes  aussi  bien  que  dans  l'antiquité, 
parmi  les  chrétiens  aussi  bien  que  parmi  les  peu- 
ples croyant  à  d'autres  religions.  Aristote  naquit 
la  première  année  de  la  xcix*  olympiade,  c'est- 
à-dire  384  avant  l'ère  chrétienne,  à  Stagire,  colo- 
nie grecque  de  la  Thrace^  fondée  par  des  habi- 
tants de  Chalcis  en  Eubee,  sur  le   bord   de  la 
mer,  au  commencement  de  cette  presqu'île  dont 
le  mont  Athos  occupe  l'extrémité  méridionale. 
Stagire  et  .son  petit  port  paraissent  n'avoir  point 
été  sans  quelque  importance;  elle  joue  un  rôle 
dans  tous  les  grands  événements  qui  agitèrent  la 
Grèce,   pendant  l'expédition  de  Xerxès,  pendant 
la  rivalité  de  Sparte  et  d'Athènes,  et  plus  tard, 
pendant  les  guerres  de  Philippe,  père  d'Alexandre. 
Le  lieu  qu'occupait  jadis  Stagire  se  nomme  au- 
jourd'hui Macré  ou  Nicalis,  suivant  quelques  au- 
teurs,  philologues   et   géograplies,    ou    suivant 
d'autres,    dont  l'opinion  paraît   plus   probable, 
Stavro,  nom  qui  conserve   du  moins  quelques 
traces    de    l'antique   appellation.    Par   sa  mère 
Phaestis,  qu'il  perdit,  à  ce  qu'il  semble,  de  fort 
bonne  heure ,    Aristote   descendait  directement 
d'une  famille  de  Chalcis  ;  son  père,  Nicomaque, 
était  médecin  et  ami  d'Amyntas  II,  qui  régna  sur 
la  Macédoine  de  393  à  369.  Nicomaque  avait  com- 
posé quelques  ouvrages  de  médecine  et  de  phy- 
sique, et  il  était  un  Asclépiade.  Il  a  donné  son 
nom  à  une  préparation  pharmaceutique  que  Galien 
cite  encore  avec  éloge.  Sa  haute  position  à  la  cour 
d'un  roi,  l'illustration  de  son  origine  médicale, 
la  nature  de  ses  travaux,  influèrent  certainement 
beaucoup  sur  l'éducation  de  son  fils.  Philippe,  le 
plus  jeune  des  enfants  d'Amyntas,  était  du  même 
âge  à  peu  près  qu'Aristote;  et  l'on  peut  croire 
que,  dès  leurs  plus  tendres  années,  s'établirent 
entre  eux  des  relations  qui  préparèrent  pour  plus 
tard  la  confiance  du  roi  dans  le  précepteur  de  son 
héritier.  Il  est  certain  qu'Aristote  n'avait  pas  dix- 
sept  ans  quand  son  père  mourut.  Du  moins  nous 
le  voyons,   avant  cet  âge,  confié,  ainsi  que  son 
frère  et  sa  sœur,  aux  soins  d'un  ami  de  sa  fa- 
mille, Proxène  d'Atarnée  en  Mysie,  qui  habitait 
alors  Stagire.  Aristote  conserva  pour  son  bienfai- 
teur et  pour  la  femme  de  son  bienfaiteur,  qui 
sans  doute  lui  avait  tenu  lieu  de  mère,  la  recon- 
naissance la  plus  vive  et  la  plus  durable.  Dans 
I  son  testament,   que  cite  tout  au  long  Diogène 


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Laérce,  il  désire  qu'on  élève  des  statues  à  la  mé- 
moire de  l'un  et  de  l'autre.  Bien  plus,  après  la 
mort  de  Proxène,  il  fit,  pour  un  orphelin  qu'il 
laissait,  ce  que  Proxène  avait  fait  jadis  pour  lui  ; 
il  adopta  cet  orphelin  pour  fils,  bien  qu'il  eût 
d'autres  enfants,  et  il  lui  donna  en  mariage  sa 
fille  Pythias.  Il  est  bon  d'insister  sur  ces  détails 
que  les  biographes  attestent  unanimement,  pour 
réduire  à  leur  juste  mesure  les  reproches  d'ingra- 
titude qu'on  lui  a  si  souvent  adressés.  La  recon- 
naissance, comme  le  prouveront  quelques  autres 
faits  encore,  a  été  une  des  qualités  les  plus  écla- 
tantes d'Aristote  ;  et  il  n'est  pas  à  soupçonner  que 
son  cœur  ait  manqué  pour  son  maître  seul  à  ce 
devoir  qu'il  a  toujours  sci'upuleusement  accom- 
pli à  l'égard  de  tant  d'autres.  Des  biographes  fort 
postérieurs  ont,  sur  la  foi  d'Ëpicure,  il  est  vrai, 
donné  quelques  détails  peu  favorables  sur  la  jeu- 
nesse d'Aristote.  A  les  en  croire,  il  aurait  dissipé 
son  patrimoine  par  sa  conduite  désordonnée,  et 
il  aurait  été  réduit  à  se  faire  soldat,  et  plus  tard 
même,  commerçant  et  marchand  droguiste.  Pour 
sentir  combien  tout  ceci  est  faux,  il  suffit  de  se 
rappeler,  ce  qu'on  sait  d'ailleurs  d'une  manière 
irrécusable,  qu'Aristote  vint  étudier  à  Athènes  à 
l'âge  de  dix-sept  ans.  Il  est  impossible,  quelque 
précocité  qu'on  lui  veuille  prêter,  qu'il  eût  pu 
dès  cette  époque  avoir  subi  toutes  les  épreuves 
par  lesquelles  on  veut  bien  le  faire  passer.  Il  est 
plus  probable  que,  vers  cet  âge,  son  tuteur,  dont 
la  surveillance  ne  l'avait  point  quitté,  l'envoya 
dans  la  capitale  scientifique  de  la  Grèce,  achever 
des  études  commencées  sans  doute  sous  les  yeux 
de  son  père,  et  continuées  ensuite  sous  la  direc- 
tion de  Proxène.  Si  Aristote  vit  alors  Platon,  ce 
ne  fut  que  pendant  bien  peu  de  temps;  car  c'est 
dans  cette  année  même,  la  seconde  de  la  cni"  olym- 
piade, 367  avant  J.  C,  que  Platon  fit  son  second 
voyage  en  Sicile.  Il  y  resta  près  de  trois  ans,  et 
n'en  revint  que  dans  la  quatrième  année  de  la 
même  olympiade.  Aristote  avait  donc  vingt  ans 
environ  quand  il  put  recevoir  les  premières  leçons 
d'un  tel  maître.  Il  paraît  que  Platon  rendit  tout 
d'abord  justice  au  génie  de  son  élève  :  il  l'appelait 
«  le  liseur,  l'entendement  de  son  école,  »  faisant 
allusion  par  là  et  à  ses  habitudes  studieuses,  et  à 
la  supériorité  de  son  intelligence.  Il  ne  lui  repro- 
chait que  la  causticité  de  son  caractère  et  un  soin 
exagéré  de  sa  personne,  qu'Aristote,  peu  favorisé 
de  ce  côté,  ce  semble,  poussait  plus  loin  qu'il  ne 
convenait  à  un  philosophe.  Quelques  auteurs,  qui 
vivaient  d'ailleurs  plusieurs  siècles  après,  ont 
essayé  de  prouver  que  le  disciple  n'avait  point 
eu  pour  son  maître  tout  le  respect  et  toute  la 
gratitude  qu'il  lui  devait.  C'est  surtout  Élien  qui, 
d'après  le  témoignage  fort  incertain  d'Eubulide, 
déjà  réfuté  par  Aristoclès,  a  donné  cours  à  ces 
fables  ridicules  qu'ont  répétées  et  propagées 
plusieurs  Pères  de  l'Église,  et  qui  tiennent  une 
place  assez  importante  dans  l'histoire  de  la  phi- 
losophie. D'autres,  au  contraire,  affirment  qu'A- 
ristote avait  voué  à  Platon  une  admiration  pleine 
de  respect,  et  qu'il  lui  consacra  un  autel  ou  une 
inscription  composée  par  le  disciple  reconnaissant 
exaltait  les  vertus  de  cet  «  homme  que  les  mé- 
chants eux-mêmes  ne  sauraient  attaquer.  »  Ce 
qui  explique  cette  inimitié  prétendue,  c'est  l'op- 
position du  génie  des  deux  philosophes.  La  pos- 
térité crédule  et  peu  bienveillante  aura  converti 
en  luttes  personnelles  la  rivalité  et  l'antagonisme 
des  systèmes.  Le  plus  exact  et  le  plus  récent  des 
biographes  d'Aristote,  M.  Stahr,  a  beaucoup  insisté, 
avec  raison,  sur  le  fameux  passade  de  la  Morale 
à  Nicomaque  (liv.  I,  ch.  m,  §  1),  ou  Aristote  donne 
un  témoignage  personnel  des  sentiments  qu'il 
avait  pour  son  maître  :  «  Il  vaut  peut-être  mieux, 
dit-il  en  parlant  d'une  théorie  qu'il  veut  réfuter, 


examiner  avec  soin  et  de  près  ce  qu'on  a  prétendu 
dire,  bien  que  cette  recherche  puisse  devenir  fort 
délicate,  puisque  ce  sont  des  philosophes  qui  nous 
sont  chers  (sO.ou:  àvôpa:)  qui  ont  avancé  la  théorie 
des  Idées.  Mais  il  doit  paraître  mieux  aussi,  sur- 
tout quand  il  s'agit  de  philosophes,  de  mettre  de 
côté  ses  sentiments  personnels,  pour  ne  songer 
qu'à  la  défense  du  vrai;  et  quoique  la  vérité  et 
l'amitié  nous  soient  bien  chères  toutes  les  deux, 
c'est  un  devoir  sacré  de  donner  la  préférence  a 
la  vérité,  ôuiov  i:poTi[iâv  tïjv  à).Tî6eiav.  »  Il  est 
difficile  de  comprendre  comment,  en  face  d'un 
témoignage  si  décisif  et  si  précis,  l'histoire  a  be- 
soin d'en  aller  chercher  d'autres.  On  peut  ajouter 
d'ailleurs  que  cette  maxime  d'Aristote  n'a  point 
été  stérile  pour  lui;  et  que  dans  toute  sa  polémi- 
que contre  la  grande  théorie  des  Idées,  il  a  su 
toujours  allier  les  droits  de  la  vérité,  et  les  ména- 
gements dus  à  son  maître  et  au  génie  de  Platon. 
Une  rivalité  dont  on  parle  moins,  en  général,  et 
qui  paraît  avoir  été  beaucoup  plus  réelle,  si  ce 
n'est  plus  digne  de  lui,  c'est  celle  qu'Aristote 
soutint  contre  Isocrate.  Pour  combattre  le  mau- 
vais goût  et  les  grâces  efféminées  que  ce  rhéteur 
introduisait  dans  l'éloquence,  Aristote  ouvrit  une 
école  où  il  professa  les  principes  qu'il  devait  con- 
signer ensuite  dans  ses  ouvrages  de  rhétorique. 
C'est  un  fait  qui  nous  est  attesté  par  Cicéron,  et 
il  paraît  que  dès  lors  Philippe  vit  dans  le  fils  du 
médecin  de  son  père  et  dans  le  compagnon  de 
son  enfance,  l'homme  qui  devait  enseigner  plus 
tard  l'éloquence  au  futur  conquérant  de  l'Asie. 
La  lutte  d'ailleurs,  toute  brillante  qu'elle  pouvait 
être,  n'était  peut-être  pas  fort  généreuse,  puis- 
qu'Isocrate  avait  alors  plus  de  quatre-vingts  ans  ; 
il  est  vrai  qu'il  vécut  jusqu'à  quatre-vingt-dix- 
huit  ans.  Les  attaques  d'Aristote  furent  assez  gra- 
ves pour  que  les  élèves  du  vieux  rhéteur  dussent 
prendre  sa  défense  dans  des  ouvrages  longs  et 
importants,  dont  l'un  existait  encore  au  temps 
de  Denys  d'Halicarnasse  et  d'Athénée.  Cette  po- 
lémique n'a  point  laissé  de  traces  dans  les  œuvres 
qui  nous  restent  d'Aristote.  Il  ne  faut  pas  atta- 
cher non  plus  d'importance  à  ses  discussions  avec 
Xénocrate,  le  second  successeur  de  Platon  à  l'A- 
cadémie. Aristote  ne  put  jamais  prétendre  à  l'hé- 
ritage de  son  maître,  dont  il  avait  toujours  com- 
battu le  système  ;  et,  de  plus,  nous  le  voyons, 
quelques  mois  après  la  mort  de  Platon,  faire  un 
voyage  en  Asie  Mineure,  de  compagnie  avec  Xé- 
nocrate, qui  paraît  lui  avoir  été  attaché  par  les 
liens  d'une  assez  étroite  amitié.  Ainsi  l'on  peut 
dire  que  les  inimitiés  attribuées  à  Aristote  contre 
Platon,  contre  Isocrate  et  contre  Xénocrate,  n'ont 
point  du  tout  ce  caractère  odieux  qu'on  a  voulu 
souvent  leur  donner.  Tout  ce  qui  doit  résulter 
pour  nous  de  ces  récits  divers,  c'est  qu'avant  la 
mort  de  Platon  (348  ans  avant  J.  C),  Aristote  n'a- 
vait point  encore  ouvert  son  école  philosophique, 
mais  qu'il  s'était  fait  connaître  par  des  cours 
d'éloquence.  Le  talent  qu'il  y  déploya^  ses  an- 
ciennes relations  avec  la  cour  de  Macédoirfe,  le 
firent  choisir  pour  ambassadeur  par  les  Athéniens, 
si  l'on  en  croit  un  témoignage  assez  douteux  rap- 
porté par  Diogène  Laërce.  Philippe  avait  ruiné 
dans  la  Thrace  bon  nombre  de  villes  grecques 
qui  tenaient  le  parti  d'Athènes,  et  Stagire  entre 
autres.  Le  fils  de  Nicomaque  fut  chargé  d'aller 
demander  au  vainqueur  macédonien  le  rétablis- 
sement des  villes  détruites  ;  il  n'est  pas  sûr  qu'il 
ait  réussi  dans  cette  mission  assez  délicate,  puis- 
que ce  n'est  que  beaucoup  plus  tard  qu  il  put 
obtenir  de  Philippe  ou  peut-être  même  de  son 
disciple,  fils  de  Philippe,  la  restauration  de  la 
petite  ville  qui  lui  avait  donné  naissance.  Quoi 
qu'il  en  soit,  Platon  mourut  durant  son  absence 
(348  avant  J.  C);  et  à  son  retour,  Aristote  se  hâta 


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de  quitter  Athènes,  où  alors  les  partisans  de  la 
Macédoine  n'étaient  point  en  faveur:  suivi  de  Xc- 
nocrate,  il  se  rendit  en  Asie  près  d'Ileruiias,  tyran 
d'Atarnée,  qui  avait  été,  à  ce  que  l'on  suppose, 
un  des  auditeurs  les  plus  assidus  de  ses  cours 
d'éloquence.  On  peut  croire  d'ailleurs  que  les  re- 
lations d'Aristote  avec  Hermias  avaient  commencé 
sous  les  auspices  de  son  tuteur  Proxène,  qui  était 
aussi  de  ce  pays,  comme  on  l'a  vu  plus  haut. 
Hermias  avait  été  jadis  esclave  d'un  tyran  d'A- 
tarnée, Eubule,  auquel  il  succéda,  et  qui,  comme 
lui,  était  un  ami  déclaré  de  la  philosophie;  c'é- 
tait par  son  seul  mérite  qu'il  s'était  élevé  au  poste 
brillant  et  dangereux  qu'il  occupa  quelque  temps. 
Attiré  dans  un  piège  par  Mentor,  général  grec  au 
service  de  la  Perse^  il  fut  livré  aux  mains  d'Ar- 
taxerce,  qui  le  fit  étrangler.  La  liberté  des  cités 
grecques  dans  l'Asie  Mineure  perdit  en  lui  un  de 
ses  soutiens  les  plus  courageux  et  les  plus  habiles. 
Cette  catastrophe  alfligea  profondément  Aristote, 
dont  le  voyage  auprès  d'Hermias  avait  peut-être 
aussi  quelque  but  politique  ;  et  la  douleur  de  son 
amitié  est  attestée  par  deux  monuments  qui  sont 
parvenus  jusqu'à  nous.  L'un  est  ce  chant  admi- 
rable, ce  Pcan,  adressé  à  la  Vertu  et  à  la  mémoire 
du  tyran  d'Atarnée,  dont  la  noble  simplicité  et  la 
douloureuse  inspiration  n'ont  été  surpassées  par 
aucun  poète;  Athénée  et  Diogène  Laërce  nous 
l'ont  transmis  ;  l'autre  est  une  inscription  de  quatre 
vers  que  nous  possédons  aussi  et  qu'Aristote  fit 
placer  sur  la  statue,  d'autres  disent  le  mausolée, 
qui,  par  ses  soins,  fut  élevé  à  son  ami  dans  le 
temple  de  Delphes.  De  plus,  il  épousa  la  fille 
qu'Hermias  laissait  en  mourant  ;  et  il  se  retira. 
pour  la  mettre,  ainsi  que  lui-même,  en  sûreté 
contre  la  vengeance  des  Perses,  à  Mitylène  dans 
l'île  de  Lesbos,  où  il  séjourna  deux  années  envi- 
ron (jusqu'en  343  avant  J.  C).  Son  union  paraît 
avoir  été  fort  heureuse  ;  et,  dans  son  testament, 
il  prescrit  qu'on  réunisse  ses  cendres  à  celles  de 
son  épouse  bien-aimée.  Du  reste,  les  liaisons  d'A- 
ristote avec  le  tyran  d'Atarnée  sont  une  des  cir- 
constances de  sa  vie  qui  ont  prêté  le  plus  aux  ca- 
lomnies de  toute  espèce  ;  et  ces  calomnies  étaient 
assez  accréditées  pour  que,  cinq  siècles  plus  tard, 
Tertullien,  les  répétant  sans  doute,  ait  avancé  que 
c'était  Aristote  lui-même  qui  avait  livré  son  ami 
aux  agents  des  Perses.  Ces  fables  sont  tout  aussi 
ridicules  que  celles  dont  nous  avons  déjà  parlé  ; 
seulement  elles  sont  plus  odieuses.  On  ne  sait  si 
Aristote  était  encore  à  Mitylène  quand  Philippe 
l'appela  près  de  lui  pour  diriger  l'éducation  d'A- 
lexandre (343  avant  J.  C).  Le  jeune  prince  avait 
alors  treize  ans,  et  la  lettre  de  Philippe  au  philo- 
sophe, lettre  dont  l'authenticité  n'est  pas  très- 
certaine,  malgré  le  témoignage  d'AuIu-Gelle  et  de 
Dion  Chrysostôme,  ne  se  rapporte  point  à  cette 
époque.  Elle  annonce  à  celui  dont  I-'hilippe  fera 
plus  tard  l'instituteur  de  son  héritier,  la  naissance 
d'un  fils:  et  si  elle  n'a  point  l'importance  spéciale 
qu'on  lui  attribue  d'ordinaire,  elle  prouve  du 
moins,  comme  le  remarque  fort  bien  M.  Stahr, 
que  les  relations  de  Philippe  avec  l'ancien  com- 
pagnon de  son  enfance  étaient  assez  fréquentes  et 
assez  intimes.  Aristote  paraît  avoir  profité  de  sa 
faveur  à  la  cour  de  Macédoine  pour  faire  relever 
les  murs  de  sa  ville  natale;  on  dit  même  qu'il  lui 
donna  des  lois  de  sa  propre  main,  qu'il  y  fit  éta- 
blir des  gymnases  et  une  école.  Les  habitants  re- 
connaissants consacrèrent  à  leur  illustre  compa- 
triote le  nom  d'un  des  mois  de  l'année,  et  celui 
d'une  fête  solennelle  qui  était  probablement 
la  fête  de  son  jour  de  naissance.  Du  temps  de 
Plutarque,  on  montrait  encore  aux  voyageurs  les 
promenades  publiques,  garnies  de  bancs  de  pierre, 
qu'Aristote  y  avait  fait  établir.  Bien  que  l'éduca- 
tion d'Alexandre  n'ait  pas  pu  durer  plus  de  quatre 


ans,  bien  que  son  précepteur  eût  à  corriger  de 
graves  erreurs  commises  dans  la  direction  anté- 
rieurement donnée  au  jeune  prince  par  Lconidas, 
parent  d'Olympias,  et  par  Lysimaque,  on  ne  peut 
douter  qu'Aristote  n'ait  exercé  sur  son  élève  Ja 
plus  décisive  influence.  Il  sut  prendre  sur  ce 
fougueux  caractère  un  ascendant  qu'il  ne  perdit 
pas  un  instant,  et  lui  inspirer  la  plus  sincère  et  la 
plus  noble  affection.  Les  études  auxquelles  il  ap- 
pliqua surtout  Alexandre  furent  celles  de  la  mo- 
rale, de  la  politique,  de  l'éloquence  et  de  la  poésie. 
La^  musique,  l'histoire  naturelle,  la  physique,  la 
médecine  même,  occupèrent  beaucoup  le  jeune 
prince,  et  l'on  peut  s'en  rapporter  au  génie  si 
positif  d'Aristote  pour  être  sûr  qu"il  ne  donna 
toutes  ces  connaissances  à  son  élève  que  dans  la 
mesure  où  elles  devaient  être  utiles  a  un  roi.  Il 
paraît  aussi,  à  en  croire  la  lettre  citée  par  Aulu- 
Gelle  et  Plutarque,  qu'Alexandre  attachait  le  plus 
grand  prix  aux  études  de  métaphysique  qu'il  avait 
alors  commencées,  puisqu'au  milieu  même  de  ses 
conquêtes  il  écrit  à  son  ancien  maître,  pour  lui 
reprocher  d'avoir  rendues  publiques  des  doctrines 
et  des  théories  qu'il  voulait  être  le  seul  à  possé- 
der. Il  est  certain  que  cette  édition  de  l'Iliade 
qu'Alexandre  porta  toujours  avec  lui,  qu'il  met- 
tait sous  son  chevet,  cette  fameuse  édition  de  la 
Cassette,  avait  été  revue  pour  lui  par  Aristote;  et 
le  conquérant  qui,  dans  Thèbes  en  cendres,  ne 
respectait  que  la  maison  de  Pindare,  devait  avoir 
bien  profite  des  leçons  d'un  maître  qui  nous  a 
laissé  les  règles  de  la  poétique,  et  qui  lui-même 
eût  été  un  grand  poète,  s'il  l'eût  voulu.  Aristote 
composa  quelques  ouvrages  spécialement  destinés 
à  l'éducation  de  son  élève  ;  mais,  parmi  eux,  on 
ne  saurait  compter  celui  qui  nous  reste  sous  le 
titre  de  Rhétorique  à  Alexandre,  et  qui  est  cer- 
tainement apocryphe.  Il  fit  particulièrement  pour 
lui,  à  ce  qu'affirme  Diogène  Laërce,  un  traite  sur 
la  royauté.  Callisthène,  neveu  d'Aristote,  et  qui 
devait  accompagner  Alexandre  en  Asie  pour  y 
tomber  victime  de  ses  soupçons,  partageait  les 
leçons  données  au  jeune  prince,  ainsi  que  Théo- 
phraste,  et  Marsyas,  depuis  général  et  historien, 
qui  fit  un  ouvrage  sur  l'éducation  même  d'Alexan- 
dre. C'était  à  Pella  le  plus  habituellement,  dans 
un  palais  appelé  le  Nymphaeum,  qu'Aristote  rési- 
dait avec  son  royal  élève,  et  quelquefois  aussi  à 
Stagire  relevée  de  ses  ruines.  Alexandre  n'avait 
pas  encore  dix-sept  ans  quand  son  père,  partant 
pour  une  expédition  contre  Byzance,  lui  remit  la 
direction  des  affaires,  sans  qu'une  si  grande  res- 
ponsabilité dépassât  en  rien  la  précoce  habileté 
du  jeune  roi.  On  peut  croire  que  son  précepteur 
continua  de  lui  donner  dès  conseils,  qui,  pour 
n'être  plus  littéraires,  n'en  furent  pas  moins 
utiles.  Mais  dès  lors  les  études  régulières  et  l'é- 
ducation furent  nécessairement  interrompues  ;  en 
338,  nous  voyons  Alexandre,  âgé  de  dix-huit  ans, 
combattre  au  premier  rang  et  parmi  les  plus  bra- 
ves à  la  bataille  de  Chéronée,  qui  décida  du  sort 
de  la  Grèce.  Aristote  resta  une  année  encore 
auprès  de  son  élève,  devenu  roi  après  le  meurtre 
de  Philippe,  et  ne  quitta  la  Macédoine  qu'en  335 
avant  J.  C,  quand  Alexandre  se  disposait  à  passer 
en  Asie,  la  seconde  année  de  la  cxi'  olympiade.  Il 
se  rendit  alors  à  Athènes,  où  il  resta  sans  inter- 
ruption durant  treize  années,  et  qu'il  ne  quitta 
gue  vers  la  mort  d'Alexandre.  C'est  donc  à  cette 
époque  qu'il  ouvrit  une  école  de  philosophie  dans 
un  des  gymnases  de  la  ville  nommé  le  Lycée,  du 
nom  d'un  temple  du  voisinage  consacré  à  Apol- 
lon Lycien;  et  ses  disciples,  bientôt  nombreux, 
reçurent,  ainsi  que  lui,  le  surnom  de  péripatéti- 
ciens,  de  l'habitude  toute  personnelle  qu'avait  le 
maître  d'enseigner  en  marchant,  au  lieu  de  de- 
meurer assis.  11  donna,  comme  Xénocrate  l'avait 


ARIS 


96 


ARIS 


fait  avant  lui,  une  sorte  de  discipline  à  son  école  : 
un  chef,  un  archonte,  renouvelé  tous  les  dix 
jours,  veillait  à  maintenir  le  bon  ordre  ;  et  des 
banquets  périodiques  réunissaient  tous  les  élèves 
plusieurs  fois  dans  l'année.  Aristote  avait  pris 
soin  lui-même,  à  l'imitation  de  son  ami  et  de 
son  rival  platonicien,  de  tracer  le  règlement  de 
ces  réunions  (v6[jl?)'.  ffyixitoxi/.oî),  et  un  article,  in- 
spiré par  ses  goûts  très-connus,  interdisait  l'entrée 
de  la  salle  du  festin  au  convive  qui,  sur  sa  per- 
sonne, n'aurait  point  observé  la  plus  scrupuleuse 
propreté.  Aristote  faisait  deux  leçons  ou,  comme 
on  disait  pour  lui  particulièrement,  deux  prome- 
nades par  jour  :  l'une  le  matin,  nEpiTtaxo;  Êw6tvo;  ; 
l'autre  le  soir,  SeO.tvô;.  L'enseignement  variait  de 
l'une  à  l'autre,  comme  l'exigeait  la  nature  même 
des  choses  :  la  première  destinée  aux  élèves  plus 
avancés  traitait  des  matières  les  plus  difficiles, 
àxpoaiia-rixol  Xôyot;  l'autre  s'adressait  en  quelque 
sorte  au  vulgaire,  et  n'abordait  que  les  parties  les 
moins  ardues  de  la  philosophie,  èltorepixot  Xôyoi, 
èyxOxXtoi  ),6yoi,  ).6Yot  âv  xoîvw.  C'est  de  cette  divi- 
sion nécessaire  dans  toute  espèce  d'enseignement, 
que  des  historiens  postérieurs  ont  tiré  ces  singu- 
lières assertions  sur  la  différence  profonde  de 
deux  doctrines,  l'une  secrète,  l'autre  publique, 
qu'Aristote  aurait  enseignées.  La  philosophie  en 
Grèce,  à  cette  époque  surtout,  a  été  trop  indépen- 
dante, trop  libre,  pour  avoir  eu  besoin  de  cette 
dissimulation.  Le  précepteur  d'Alexandre,  l'ami 
de  tous  les  grands  personnages  macédoniens,  l'au- 
teur de  la  Métaphysique  et  de  la  Morale,  n'avait 
point  à  se  cacher  :  il  pouvait  tout  dire  et  il  a  tout 
dit,  comme  Platon  son  maître,  dont  un  disciple 
zélé  pouvait  d'ailleurs  recueillir  quelques  théories, 
qui  de  la  leçon  n'avaient  point  passé  jusque  dans 
les  écrits  (âypaça  oôytAaTa).  Mais  supposer  aux 
philosophes  grecs,  au  temps  d'Alexandre,  cette  ti- 
midité, cette  hypocrisie  antiphilosophique,  c'est 
mal  comprendre  quelques  passages  douteux  des 
anciens  ;  c'est,  de  plus,  transporter  à  des  temps 
profondément  divers  des  habitudes  que  les  om- 
brages et  les  persécutions  mêmes  de  la  religion 
n'ont  pu  imposer  aux  philosophes  du  moyen  âge. 
Il  faut  certainement  distinguer  avec  grand  soin 
les  ouvrages  acroamatiques  des  ouvrages  exoté- 
riques  d'Aristole;  mais  il  ne  s'agit  que  d'une  dif- 
férence dans  l'importance  et  l'exposition  des  ma- 
tières ;  il  ne  s'agit  pas  du  tout  de  la  publicité,  qui 
était  égale  pour  les  uns  et  pour  les  autres.  Aristote 
avait  donc  cinquante  ans  quand  il  commença  son 
enseignement  philosophique,  et  l'on  peut  juger, 
d'après  les  détails  biographiques  qui  précèdent,  ce 
que  devait  être  cet  enseignement  appuyé  sur  d'im- 
menses travaux,  des  méditations  continuelles,  une 
expérience  consommée  des  choses  et  des  hommes, 
et  une  position  toute-puissante  par  l'estime  que 
lui  avait  vouée  son  élève,  dominateur  de  la  Grèce 
et  de  l'Asie.  C'est  durant  ces  treize  années  de 
séjour  à  Athènes  qu'Aristote  composa  ou  acheva 
de  composer  tous  les  grands  ouvrages  qui  sont 
parvenus  jusqu'à  nous,  à  travers  les  siècles  qui 
les  ont  sans  cesse  étudiés.  On  sait  avec  quelle 
générosité,  digne  d'un  conquérant  du  monde, 
Alexandre  contribua,  pour  sa  part,  à  ces  monu- 
ments éternels  de  la  science.  Si  l'on  en  croit  Pline, 
plusieurs  milliers  d'hommes,  aux  gages  du  roi, 
et  lient  chargés  uniquement  du  soin  de  recueillir 
et  de  faire  parvenir  au  philosophe  tous  les  ani- 
maux, toutes  les  plantes,  toutes  les  productions 
curieuses  de  l'Asie  ;  et  c'est  avec  ce  secours  qu'au- 
jourd'hui les  nations  les  plus  libérales  et  les  plus 
riches  peuvent  à  peine  assurer  à  la  science,  qu'A- 
ristote composa  cette  prodigieuse  Histoire  des 
animaux,  ces  traités  d'anatomie  et  de  physiologie 
comparées,  que  les  plus  illustres  naturalistes  de 
nos  jours  admirent  plus  encore  peut-être  que  ne 


l'a  fait  l'antiquité.  Athénée  affirme  qu'Alexandre 
donna  plus  de  800  talents  à  son  maître  pour  faci- 
liter ses  travaux  de  tous  genres,  et  la  formation  de 
sa  riche  bibliothèque,  ce  qui  fait,  en  ne  comptant 
le  talent  qu'à  5000  fr.,  4  000  000  de  notre  monnaie. 
Cette  somme,  toute  considérable  qu'elle  est,  n'a 
rien  d'exagéré  quand  on  songe  aux  trésors  incal- 
culables que  la  conquête  mit  aux  mains  d" Alexan- 
dre. On  peut  croire  que  ces  libér-alités  du  royal 
élève  et  cette  intelligente  protection  servirent 
aussi  au  philosophe  pour  composer  cet  admirable 
et  si  dilficile /îccweti  des  constitutions  politiques, 
grecques  et  barbares,  que  le  temps  n'a  pas  laisse 
parvenir  jusqu'à  nous,  mais  qui  n'avait  pas  dii 
coiiter  moins  de  recherches  que  ÏJIistoire  des 
animaux.  Aristote,  entouré,  comme  il  l'était  à  ce 
moment,  d'une  famille  qu'il  paraît  avoir  beaucoup 
aimée;  de  sa  fille  Pythias  mariée  à  Nicanor,  son 
fils  adoptif  ;  d'Herpyllis  sa  seconde  femme,  et  au- 
paravant son  esclave,  pour  laquelle  il  semble, 
d'après  son  testament,  avoir  eu  la  plus  vive  affec- 
tion; de  Nicomaque,  fils  qu'il  avait  eu  d'elle;  il- 
lustre parmi  les  philosophes,  les  naturalistes,  les 
médecins  même  de  son  temps,  comblé  des  faveurs 
d'Alexandre,  Aristote  était  alors  dans  une  de  ces 
rares  positions  qui  font  l'envie  du  reste  des  hom- 
mes. Il  ne  paraît  point  qu'il  en  abusa  :  mais  ce 
bonheur  si  complet,  si  réel,  si  éclatant,  dura  peu. 
La  conspiration  d'Hermolaiis,  dans  laquelle  Alexan- 
dre impliqua  le  neveu  d' Aristote,  Callisthène,  dont 
la  rude  franchise  l'avait  blessé,  éclata  vers  cette 
époque,  et  il  est  certain  que  dès  lors  la  froideur 
entre  le  roi  et  son  ancien  maître  succéda  aux  re- 
lations si  affectueuses  qui  jusque-là  les  avaient 
unis.  Le  meurtre  d'un  homme  tel  que  Callisthène, 
accompagné  des  circonstances  odieuses  que  n'ont 
pu  dissimuler  même  les  historiographes  officiels 
du  roi,  indigna  la  Grèce  entière,  et  la  postérité 
le  regarde  encore  comme  une  tache  ineflaçable  à 
la  mémoire  du  héros.  On  peut  juger  delà  douleur 
que  cette  catastrophe  dut  causer  à  l'oncle  de  la 
victime,  au  précepteur  de  celui  cjui  venait  de  se 
déshonorer  par  ce  forfait.  Six  années  s'écoulèrent 
encore  jusqu'à  la  mort  d'Alexandre,  et  l'on  doit 
croire  que  durant  tout  ce  temps  les  rapports  d'A- 
ristote  et  de  son  coupable  élève  durent  être  aussi 
rares  que  pénibles.  Mais  si  le  ressentiment  devait 
être  profond  dans  le  cœur  du  philosophe,  rien 
n'autorise  à  supposer,  avec  quelques  auteurs  an- 
ciens, qu'Aristote  ait  nourri  des  projets  de  ven- 
geance. Tout  dément  cette  abominable  calomnie, 
répétée  par  Pline,  qui  lui  attribue  d'avoir,  d'ac- 
cord avec  Antipater,  empoisonné  Alexandre,  ca- 
lomnie dont  s'autorisa  plus  tard  Caracalla.  le  singo 
du  héros  macédonien,  pour  chasser  les  peripatéti- 
ciens  d'Alexandrie  et  brûler  leurs  livres.  Alexan- 
dre est  mort  à  la  suite  d'orgies,  d'une  mort  par- 
faitement naturelle,  comme  l'attestent  les  mé- 
moires mêmes  de  ses  lieutenants,  Aristobule  et 
Ptolémée,  que  possédaient  et  que  citent  Plutar- 
que  et  Arrien  ;  comme  l'attestaient  le  journal  qu'on 
tenait  chaque  jour  des  actions  du  roi,  è^TjjiepîSeç 
PaaO.eiat,  et  en  particulier  le  journal  de  sa  mala- 
die. Aristote  passait  si  peu  pour  l'ennemi  d'A- 
lexandre, malgré  son  juste  ressentiment,  et  il 
était  si  bien  resté  l'ancien  partisan  du  Macédonien, 
qu'aussitôt  après  la  mort  du  roi,  à  ce  qu'il  paraît, 
il  dut  songer  à  se  soustraire  aux  dangers  de  la 
réaction,  et  qu'il  se  retira  dans  une  ville  soumise 
aux  autorités  macédoniennes  et  protégée  par  elles. 
11  serait  également  dilficile  de  comprendre  et  que 
le  parti  antimacédonien,  dirigé  par  Démosthène 
et  Hypérides,  ait  poursuivi  l'empoisonneur  d'A- 
lexandre, et  que  les  Macédoniens  l'aient  défendu. 
Aristote  dut  fuir,  non  point  devant  une  accusation 
politique,  mais  devant  une  accusation  d'impiété 
portée  contre  lui  par  le  grand  prêtre  Eurymedon, 


ARIS 


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ARIS 


soutenu  d'un  citoyen  nommé  Dcmophilc.  On  lui 
reprochait  d'avoir  commis  un  sacrilège  en  élevant 
des  autels  à  la  mémoire  de  sa  première  lemme 
et  de  son  ami  Hermias.  Sa  j)ieuse  amitié  devint 
un  crime;  et  Aristote,  comme  il  semble  l'avoir  dit 
lui-même,  se  retira  pour  épargner  aux  Athéniens. 
dont  l'esprit  lui  était  bien  connu,  «  un  second 
attentat  contre  la  philosophie.  »  Tous  ces  détails, 
qui  semblent  assez  positifs,  doivent  être  rapportés 
peut-être  à  une  époque  antérieure;  et  l'on  peut 
conjecturer,  d'après  quelques  indications,  comme 
l'a  l'ait  M.  Slalir,  qu'Aristote  s'était  retiré  à  Chalcis, 
même  avant  la  mort  d'Alexandre,  laissant  la  di- 
rection de  son  école  à  Théopiiraste,  qui  lui  suc- 
céda dans  le  Lycée.  Quelques  biographes  lui  ont 
attribué  une  apologie  contre  cette  accusation,  sans 
doute  pour  faire  pendant  à  VAj)ologie  de  Sacrale 
par  Platon;  mais  Athénée,  qui  en  cite  un  passage, 
ne  la  regarde  pas  comme  authentique.  Aristote 
vécut  un  an  à  Chalcis  et  mourut  en  322,  vers  le 
mois  de  septembre,  peu  de  temps  avant  Démos- 
thène,  qui,  lui  aussi,  victime  d'autres  passions, 
vint  s'empoisonner  à  Calaure,  et  termina  par  une 
mort  héro'ique  une  vie  consacrée  tout  entière  à 
la  patrie  et  à  la  liberté.  Quelques  biographes  ont 
soutenu  qu'Aristote  s'était  tué,  assertion  contre 
laquelle  protestent  et  le  témoignage  d'ApoUodore, 
et  celui  de  Denys  d'Halicarnasse,  et  les  théories 
même  du  philosophe  contre  le  suicide.  Il  parait 
certain  qu'il  succomba,  après  plusieurs  années 
de  souffrance,  à  une  maladie  d'estomac  qui  était 
héréditaire  dans  sa  famille,  et  qui  le  tourmenta 
pendant  toute  sa  vie,  malgré  les  soins  ingénieux 
par  lesquels  il  cherchait  à  la  combattre.  Quelques 
Pères  de  l'Église,  on  ne  sait  sur  quels  témoigna- 
ges, ont  avancé  qu'il  s'était  précipité  dans  l'Eu- 
ripe  par  désespoir  de  ne  pouvoir  comprendre  les 
causes  du  flux  et  du  reflux.  Cette  fable  ne  mérite 
pas  même  d'être  réfutée  ;  mais  elle  témoigne  qu'on 
supposait  au  philosophe  une  immense  curiosité 
des  phénomènes  naturels.  Si  c'est  là  tout  ce  qu'on 
a  voulu  dire,  ses  ouvrages  sont  un  bien  meilleur 
témoignage  que  tous  les  contes  inventés  à  plai- 
sir :  la  Météorologie  et  VHistoire  des  animaux 
attestent  suffisamment  les  efforts  d'Aristote  pour 
comprendre  le  grand  spectacle  de  la  niture  qui 
pose  éternellement  devant  nous.  Diogène  Laërce 
et  Athénée  nous  ont  conservé  sous  le  nom  de  7'es- 
tamenl  d'Aristote  une  pièce  qui  ne  porte  aucun 
caractère  positif  de  fausseté  ;  mais  on  a  remarqué 
avec  raison  (M.  Stahr)  que  le  philosophe  n'y  fai- 
sait aucune  mention  ni  de  ses  manuscrits,  ni  de 
sa  bibliothèque,  qui  lui  avait  coûté  tant  de  soins 
et  de  recherches.  C'est  tout  au  moins  un  oubli  fort 
singulier,  à  moins  que  ce  prétendu  testament  ne 
soit  un  simple  extrait  d'un  acte  beaucoup  plus 
long  et  beaucoup  plus  complet.  Il  avait,  du  reste, 
institué  Antipater  pour  son  exécuteur  testamen- 
taire ;  et  son  puissant  ami  dut  assurer  à  tous  ceux 
que  le  philosophe  avait  aimés  les  bienfaits  qu'il 
répandait  sur  eux,  et  particulièrement  sur  ses  es- 
claves. 

Cette  esquisse  rapide  de  la  vie  d'Aristote  suffit 
pour  montrer  que  si  la  nature  avait  fait  beaucoup 
pour  lui,  les  circonstances  extérieures  ne  lui  fu- 
rent pas  moins  favorables.  Sa  première  éducation, 
les  leçons  d'un  maître  tel  que  Platon,  continuées 
pendant  près  de  vingt  ans,  la  protection  de  deux 
rois,  et  surtout  celle  d'Alexandre,  et  d'autre  part 
les  immenses  ressources  qu'avaient  accumulées 
déjà  les  efforts  des  philosophes  antérieurs,  tout 
se  réunissait  pour  rendre  complète  et  décisive 
l'influence  d'un  génie  tel  que  le  sien,  se  dévelop- 

Sant  dans  de  si  heureuses  conditions.  Cette  in- 
uence  a  été  sans  égale  ;  elle  agit  depuis  plus  de 
deux  mille  ans,  et  l'on  peut  affirmer,  sans  crainte 
d'erreur,  qu'elle  sera  aussi  durable  que  l'huma- 

DICT.  PHILOS. 


nité  sur  laquelle  elle  s'exerce.  L'autorité  souve- 
raine de  ce  grand  nom  a  pu  être  ébranlée  et  dé- 
truite en  physique  ;  elle  est  éternelle  en  logique, 
en  niétai)hysi(iue,  en  esthétique  littéraire^  en 
histoire  naturelle,  tout  aussi  bien  qu'en  politique 
et  en  morale. 

Aristote,  doué  d'une  activité  prodigieuse,  qui, 
suivant  l'observation  même  de  son  maître,  avait 
besoin  du  frein,  comme  la  lenteur  de  Xénocrate 
avait  besoin  de  l'éperon  ;  aidé  par  tous  les  secours 
que  lui  offraient  des  disciples  nombreux  et  in- 
telligents, des  livres  et  des  collections  de  tout 
genre,  Aristote  avait  beaucoup  écrit.  On  peut  voir 
par  les  citations  diverses  des  auteurs,  et  par  les 
catalogues  de  Diogène  Laërce,  de  l'anonyme  de 
Ménage,  de  l'anonyme  arabe  de  Casiri,  quelles  ont 
été  nos  pertes.  Ces  catalogues,  tout  informes,  tout 
inexacts  qu'ils  sont,  nous  attestent  qu'elles  furent 
bien  graves.  Parmi  tous  ces  trésors  détruits,  nous 
n'en  citerons  qu'un  seul  ;  c'est  ce  Recueil  des 
constitutions  dont  Aristolc  lui-même  fait  mention 
à  la  fin  de  la  Morale  à  Nicomaque,  et  qui  con- 
tenait l'analyse  des  institutions  de  cent  cinquante- 
huit  États,  selon  les  uns,  de  deux  cent  cinquante 
et  même  de  deux  cent  cinquante-cinq  selon  les 
autres.  C'est  de  cette  vaste  collection  de  faits  gé- 
néralisés, résumés,  qu'il  a  tiré  l'ouvrage  politique 
qui  nous  reste.  Ce  qui  est  parvenu  jusqu'à  nous 
de  toutes  ses  œuvres  forme  le  tiers,  tout  au  plus, 
de  ce  qu'il  avait  composé  ;  mais  ce  qui  peut  nous 
consoler,  c'est  que  ces  admirables  débris  sont 
aussi  les  plus  importants  de  son  édifice,  sinon 
par  l'étendue,  du  moins  par  la  nature  et  la  qua- 
lité des  matériaux  qui  les  forment.  Les  commen- 
tateurs grecs  des  cinq  ou  six  premiers  siècles  ont 
donné  beaucoup  de  soin  à  la  classification  des 
œuvres  d'Aristote.  Un  d'eux,  Adraste,  qui  vivait 
lôO  ans  environ  après  J.  C,  avait  fait  un  traité 
spécial  fort  célèbre  sur  ce  sujet,  qui  de  nos  jours 
en  est  encore  un  pour  les  érudits.  On  distri- 
buait les  ouvrages  du  maître  de  diverses  façons, 
soit  en  les  considérant  simplement  sous  le  rap- 
port de  la  rédaction  plus  ou  moins  parfaite  oîi  il 
les  avait  lui-même  laissés,  soit  en  les  considérant 
plus  philosophiquement  sous  le  rapport  de  la  ma- 
tière dont  ils  traitaient.  Ainsi  d'abord  on  distin- 
guait les  simples  notes,  les  documents,  les  ûiro- 
[xvTfjjxaTixà,  des  ouvrages  complètement  mis  en 
ordre  auvxayixax'.xâ,  et  parmi  ceux-ci  on  distin- 
guait encore  les  acroamatiques  ou  ésotériques, 
des  exotériques;  puis,  en  second  lieu,  on  divisait 
les  œuvres  d'Aristote  presque  selon  les  divisions 
qu'il  avait  tracées  quelquefois  lui-même  à  la  phi- 
losophie, en  théorétiques,  pratiques,  organiques 
ou  logiques.  Ces  classifications  peuvent  être  jus- 
tifiées selon  le  point  de'vue  auquel  on  se  place; 
mais,  pour  se  rendre  compte  comme  dans  une 
sorte  d'inventaire  des  richesses  que  nous  avons 
reçues  des  siècles  passés,  il  suffit  de  s'en  tenir  à 
l'ordre  donné  par  Veditio  princeps  des  Aide,  et 
que  depuis  lors  tous  les  éditeurs,  si  l'on  excepte 
Sylburge  et  Buhle  après  lui,  ont  scrupuleusement 
suivi.  "Voici,  selon  cet  ordre,  les  divisions  princi- 
pales qu'on  peut  faire  des  œuvres  d'Aristote  : 

1'  La  Logique,  composée  de  six  traités  tous  au- 
thentiques, malgré  quelques  doutes  d'ailleurs 
très-réfutables,  élevés  dans  l'antiquité  et  dans  les 
temps  modernes,  traités  qui  doivent  se  succéder 
ainsi  :  les  Catégories,  VHermhieia,  les  Premiers 
Analytiques^  en  deux  livres,  appelés  par  Aristote 
Traité  du  Syllogisme;  les  Derniers  Analyti- 
ques, en  deux  livres,  appelés  par  Aristote  Traité 
de  la  Démonstration  ;  les  Topiques,  en  huit  li- 
vres, appelés  par  Aristote  Traité  de  Dialectique, 
et  les  Réfutations  des  sophistes.  La  collection  de 
ces  traités  est  ce  qu'on  nomme  habituellement 
l'Organon,  mot  qui  n'appartient  pas  plus  à  l'au- 


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tour  que  celui  do  I.nriiqup,^  et  qui  vient  des  com- 
mentateurs grecs. 

2"  La  Phijtsù/iic,  en  prenant  ce  mot  dans  le  sens 
général  (jii'y  donnaient  les  Grecs,  et  non  dans  le 
.sens  spécial  où  nous  l'entendons  actuellement. 
Ellese  compose  des  ouvrages  suivants  :  1»  la  Phy- 
sique, ou  pour  mieux  dire  les  Leçons  de  Physi- 
que, en  huit  livres;  2"  le  Traiîé  du  Ciel,  en 
Suatre  livres;  3°  le  Traité  de  la  Génération  et 
e  la  Destruction,  en  deux  livres  ;  4'  Ia  Météoro- 
logie, en  quatre  livres  ;  5"  le  petit  Traité  du 
Monde,  adressé  à  Alexandre,  apocryphe;  6°  le 
Traité  de  l'Ame,  en  trois  livres;  7°  une  suite  de 
petits  traités  appelés  par  les  scolastiques  :  Parva 
naturalia  :  de  la  Sensation  et  des  Choses  sensi- 
bles, de  la  Mémoire  et  de  la  Réminiscence,  du 
Sommeil  et  de  la  Veille  ,  des  Rfves  et  de  la  Di- 
vination par  le  sommeil,  de  la  Longévité  et  de 
la  Brièveté  de  la  vie,  de  la  Jeunesse  et  de  la 
Vieillesse,  de  la  Vie  et  de  la  Mort,  et  enfin  de  la 
Respiration;  8"  V Histoire  des  animaux,  en  dix 
livres,  dont  le  dernier  est  peut-être  apocryphe  ; 
9^  le  Traité  des  Parties  des  animaux,  en  quatre 
livres  ;  1 0  '  le  Tra  ité  du  Mouvement  des  animaux; 
11°  le  Traité  de  la  Marche  des  animaux;  12°  le 
Traité  de  la  Génération  des  animaux,  en  cinq 
livres  ;  13"  le  Traité  des  Couleurs:  14°  un  extrait 
d'un  Traité  d'Acoustique;  15"  le  Traité  de  Phy- 
siognomonie;  16"  le  Traité  des  Plantes,  en  deux 
livres,  dont  le  texte  grec  a  été  refait  à  Constanti- 
uople,  d'après  le  texte  arabe  et  latin,  en  deux  li- 
vres, 17°  le  Petit  Recueil  des  récits  surprenants, 
apocryphe;  18°  le  Traité  de  Mécanique,  sous 
forme  de  questions;  19'  le  vaste  recueil  de  laits 
de  tout  genre,  sous  forme  de  questions,  et  inti- 
tulé :  les  Problèmes  en  cinquante-sept  sections; 
20°  le  petit  Traité  des  lignes  insécables;  21°  et 
enfin  les  Positions  et  les  noms  des  vents,  frag- 
ment d'un  grand  ouvrage  sur  les  signes  des  sai- 
sons. 

3°  La.  Métaphysique,  nom  qui  ne  vient  pas 
d'Aristote  lui-même,  en  quatorze  livres,  et  avec 
laquelle  il  faut  classer  le  petit  ouvrage  sur  Mé- 
lissus,  Xénophane  et  Gorgias. 

4°  La  Philosophie  pratique,  ou,  comme  le  dit 
aussi  Aristote,  la  Philosophie  des  choses  humai- 
nes :  la  Morale,  proprement  dite,  composée  de 
trois  traités,  dont  les  deux  derniers  ne  sont  que 
des  rédactions  différentes  des  élèves  d'Aristote  : 
1°  la  Morale  à  Nicomaque,  en  dix  livres;  2°  la 
Grande  Morale  en  deux  livres;  3°  la  Morale  à 
Eudcme,  en  sept  livres  ;  4°  le  fragment  sur  les 
Vertus  et  les  Vices;  5°  la  Politique,  en  huit  li- 
vres; 6°  r Économique,  en  deux  livres,  dont  le 
second  est  apocryphe  ;  7°  VArt  de  la  Rhétorique, 
en  trois  livres,  suivi  de  \a.Rhétorique  à  Alexari- 
dre,  qui  est  apocryphe;  8°  le  Traité  de  la  Poéti- 
que, qui  n'est  qu'un  fragment. 

5°  Il  l'audrait  ajouter  à  tous  ces  ouvrages  :  l°les 
fragments  épars  dans  les  auteurs  de  l'antiquité, 
et  dont  quelques-uns  sont  assez  considérahles; 
2°  les  poésies;  3°  enfin  les  Lettres,  bien  qu'elles 
ne  soient  pas  authentiques.  Jusqu'à  présent  au- 
cune édition,  même  la  plus  récente,  celle  de  Ber- 
lin, n'a  donné  complète  celte  cin([uièiue  partie 
des  œuvres  d'Aristote;  elle  n'est  pas  cependant 
sans  importance. 

Il  est  impossible  de  donner  ici,  en  quelques  pa- 
ges, une  idée  suffisante  du  vaste  et  profond  sys- 
tème que  renferment  ces  divers  ouvrages,  et  qui 
a  régné  sans  interruption,  bien  qu'avec  des  in- 
termitten:es  de  force  et  de  déclin,  depuis  Aris- 
tote jusqu'à  nous,  d'abord  sur  les  écoles  de  la 
Grèce  et  de  Rome,  puis  exclusivement  sur  toutes 
celles  du  moyen  âge.  berceau  de  la  science  mo- 
derne, puis  sur  les  écoles  arabes,  et  qui  règne 
Souverainement  encore  dans  les  parties  les  plus 


importantes  de  la  philosophie,  la  logique  entre 
autres,  et  sur  les  belles-lettres,  la  rhétorique  et 
la  poétique.  Quelques  observations  cependant 
pourront  faire  comprendre,  même  en  les  restrei- 
gnant dans  d'étroites  limites,  comment  cet  em- 
pire a  été  et  est  encore  légitime  autant  que  bien- 
faisant. 

Parmi  les  causesqui  ont  fait  d'Aristote  lepréccp- 
teur  de  l'intelligence  humaine,  comme  disent  les 
Arabes,  il  faut  mettre  en  première  ligne  le  ca- 
ractère tout  encyclopédique  de  ses  ouvrages.  Nul 
philosophe  avant  lui,  nul  autre  après  lui,  n'a  su, 
doué  d'un  tel  génie,  embrasser,  dans  une  théorie 
une  et  systématique,  l'ensemble  des  choses.  La 
philosophie  grecque,  quelque  valeur  qu'eussent 
ses  recherches  avant  le  siècle  d'Alexandre,  n'avait 
pu  rien  produire  d'aussi  complet  ni  d'aussi  pro- 
fond. Démocrite,  qui,  avant  Aristote,  a  pu  être 
appelé  le  plus  savant  et  le  plus  lajjorieux  des 
Grecs,  n'avait  pu  entrevoir  qu'une  faible  partie 
de  la  science.  Il  avait  recueilli  beaucoup  de  faits; 
mais  le  point  de  vue  tout  matérialiste  oii  il  s'était 
placé  ne  lui  avait  permis  de  les  comprendre  que 
bien  insuffisamment.  Platon^  dont  on  ne  veut  pas 
d'ailleurs  rabaisser  ici  le  mérite,  et  qui  certaine- 
ment est  supérieur  à  son  disciple  par  la  simpli- 
cité et  la  grandeur  morale  de  son  système  ;  Platon 
s'était  condamné,  par  la  direction  même  de  son 
génie,  à  ignorer  une  partie  des  faits  naturels,  dont 
il  n'avait  point  à  tenir  un  compte  bien  sérieux; 
de  plus,  la  forme  de  ses  ouvrages  ne  lui  permet- 
tait pas  cette  rigueur  systématique  sans  laquelle 
une  encyclopédie  n'est  qu'une  vaste  confusion, 
sans  laquelle  surtout  un  enseignement  positif  et 
général  est  impossible.  Platon  a,  dans  un  sens, 
trouvé  beaucoup  mieux  que  cela  ;  il  n'a  pas  joue 
le  rôle  de  précepteur,  il  a  joué  le  rôle  beaucoup 
plus  grand,  beaucoup  plus  utile  même,  de  légis- 
lateur des  croyances  religieuses  et  des  mœurs  : 
c'est  comme  un  prophète  philosophe.  Mais  avant 
Aristote,  la  science  éparse  n'avait  point  été  réunie 
en  un  corps  ;  des  matériaux  isolés  attendaient 
l'architecte  et  ne  formaient  point  un  édifice  ;  c'est 
lui  qui  le  construisit.  Quelques  historiens  de  la 
philosophie,  M.  Ritter  entre  autres,  lui  ont  repro- 
ché d'avoir  le  premier  introduit  l'érudition  dans 
la  philosophie.  La  critique  ne  semble  pas  méritée. 
Pour  composer  l'œuvre  totale  de  la  science,  la 
ranger  tout  entière  sous  une  seule  discipline,  les 
forces  d'un  individu,  quelque  puissant  qu'il  soit, 
ne  pourront  jamais  suffire.  S'il  ne  datait  que  de 
lui  seul,  ce  serait  un  révélateur;  ce  ne  serait  plus 
un  philosophe.  Au  contraire,  Aristote  s'est  fait  une 
gloire,  et  cette  gloire  n'appartient  qu'à  lui  seul, 
d'être  l'historien  de  ses  prédécesseurs.  L'odieuse 
accusation  de  Bacon  est  complètement  fausse  ■ 
loin  d'égorger  ses  frères,  comme  font  les  despotes 
ottomans  pour  régner  seuls,  c'est  lui  qui  les  a 
fait  vivre  en  transmettant  à  la  postérité  leurs 
noms  et  leurs  doctrines.  Il  n'a  jamais  prétendu 
cacher  tout  le  profit  qu'il  avait  tiré  de  leurs  tra- 
vaux. Mais  s'il  doit  à  ses  devanciers  une  partie 
des  matériaux  qu'il  a  employés,  c'est  à  lui  seul 
qu'il  doit  d'avoir  su  les  mettre  en  œuvre.  C'est  du 
haut  de  la  philosophie  première,  de  la  métaphy- 
sique dont  il  est  le  fondateur,  qu'il  a  pu  saisir, 
d'un  regard  ferme,  la  valeur  relative  de  tous  les 
faits  particuliers,  de  toutes  les  notions  particu- 
lières, et  les  classer  entre  elles  de  manière  à  re- 
produire, dans  une  théorie  complète,  l'ordre  ad- 
mirable de  la  réalité.  C'est  de  ce  faîte  élevé  qu'il 
a  pu  voir  sans  confusion,  sans  erreur,  cette  pro- 
digieuse variété  de  phénomènes  que  l'homme  et 
la  nature  présentent  incessamment  à  l'observation 
du  philosophe.  La  métaphysique  fut  pour  lui  ce 
que  le  vulgaire  trop  souvent  ignore,  la  science 
de  la  réalité,  la  science  de  ce  qui  est,  de  l'être  en 


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soi.  Pour  Platon,  la  réalité  des  choses,  rcssencc 
lies  choses,  était  en  dehors  d'elles  et  résidait  tout 
enlière  dans  les  idées  séparées,  distinctes,  élcr- 
aelles,  immuables.  Aristote,  au  contraire,  ne  vit 
de  réalité  et  ne  put  en  concevoir  que  dans  l'indi- 
vidu, dont  la  science  doit  tirer  les  notions  géné- 
rales et  les  premiers  principes  qui  composent  ses 
théories  et  ses  démonstrations.  Tout  être,  et  il 
n'y  a  que  des  cires  particuliers,  est  nécessaire- 
ment l'assemblage  de  quatre  causes  dont  l'une  est 
sa  forme,  qui  tout  d'abord  se  révèle  à  nos  sens; 
l'autre,  sa  matière;  la  troisième,  le  mouvement, 
qui  l'a  l'ait  devenir  ce  qu'il  est,  qui  l'a  produit  ; 
la  quatrième  enfin,  la  cause  finale,  la  fin  même 
vers  laquelle  il  tend,  qui  lui  assigne  un  hut,  et 
lui  donne  un  sens  aux  yeux  de  la  raison.  Sans  ces 
quatre  causes,  l'être  ne  se  comprend  plus  ;  il  n'est 
rien  sans  elles.  Les  deux  premières  nous  sont 
attestées  par  le  témoignage  irrécusable  de  notre 
sensibilité,  les  deux  autres  par  le  témoignage  non 
moins  certain  de  notre  raison.  Elles  sont  toujours 
réunies  dans  toute  chose  qui  n'est  pas  le  simple 
accident  d'une  autre.  Mais  l'être,  produit  de  ces 
quatre  causes,  n'est  pas  seulement  d'une  essence 
stérile  et  purement  logique;  il  revêt  des  attributs 
qui  le  modifient  et  que  la  science  peut  affirmer 
de  lui.  Ces  attributs,  ces  catégories,  sont  au  nom- 
bre de  dix,  comme  les  causes  sont  au  nombre  de 
quatre.  La  science,  en  affirmant  ou  en  niant  ces 
attributs,  fait  la  vérité  ou  l'erreur;  quanta  l'être 
et  à  ses  attributs,  ils  n'ont  d'autre  caractère  que 
d'exister,  et  pour  les  connaître,  c'est  dans  les  ter- 
mes simples  et  non  dans  les  propositions  compo- 
sées qu'il  faut  les  chercher.  Les  catégories  sont: 
d'abord,  celle  de  la  substance  sans  laquelle  les 
autres  ne  seraient  pas,  à  laquelle  elles  sont  toutes 
comme  suspendues;  puis,  la  quantité,  la  qualité, 
la  relation,  le  temps,  le  lieu,  la  situation,  la  ma- 
nière d'être,  l'action  et  la  passion.  Les  catégories 
senties  éléments  nécessaires  dont  les  propositions 
se  forment,  comme  la  réalité  même:  d'une  part, 
les  êtres  en  soi,  les  sujets  avec  cette  merveilleuse 
diversité  qu'a  d'abord  faite  la  nature,  et  avec 
celle  que  l'esprit  de  l'homme  vient  y  joindre  par 
l'abstraction;  et  d'autre  part,  les  attributs.  Ici  la 
seule  catégorie  de  la  substance,  là  les  neuf  au- 
tres ;  les  unes  et  les  autres  liées  entre  elles  par 
cette  notion  de  l'existence,  la  seule  qui  puisse 
unir  le  prédicat  au  sujet,  et  qui  fournit  également, 
soit  qu'on  l'affirme  ou  qu'on  la  nie,  l'indispensa- 
ble condition  sans  laquelle  les  deux  autres  n'ont 
ni  valeur  ni  détermination.  De  là  toute  la  théorie 
de  la  proposition,  les  formes  diverses  qu'elle  peut 
prendre;  de  là  toute  la  théorie  du  syllogisme  où 
deux  propositions  enchaînées  l'une  a  l'autre  par 
un  moyen  terme  compris  dans  l'attribut  et  com- 
prenant le  sujet,  forment  une  conclusion  où  l'at- 
tribut est  uni  au  sujet  d'une  nécessité  logique  ; 
de  là,  enfin,  toute  cette  théorie  de  la  démonstra- 
tion où  le  rapport  de  l'attribut  au  sujet  repose 
sur  la  vraie  cause  qui  met  l'un  dans  l'autre,  et 
qui  prouve  leur  union  d'une  irréfutable  manière, 
non  plus  par  la  seule  nécessité  logique,  mais  par 
cette  nécessité  réelle,  effective,  que  les  phéno- 
mènes mêmes  portent  avec  eux.  Mais  rien  ne  se 
démontre  qu'à  la  condition  d'un  indémontrable; 
les  causes,  et  par  suite  les  moyens  termes,  ne  sont 
point  infinis.  Dans  les  démonstrations,  il  faut 
s'arrêter  aux  axiomes,  sans  lesquels  la  démons- 
tration ne  serait  pas  possible,  bien  qu'elle  ne  les 
emploie  jamais  directement.  Les  axiomes  sont  les 
principes  communs,  et  en  tête  de  tous  est  le  prin- 
cipe de  contradiction  qu'implique  la  notion  même 
d'existence.  Les  principes  propres  sont  ceux  qui 
appartiennent  à  chaque  sujet  spécial  que  la  science 
étudie,  et  sans  lesquels  les  principes  communs 
resteraient  inféconds  et  stériles.  L'ordre  de  la  na- 


ture et  l'ordre  de  la  science  se  correspondent 
ainsi  l'un  à  l'autre;  la  pensée  n'est  rien  sans 
l'expérience,  bien  (jue  l'expérience  soit  fort  au- 
dessous  de  la  pensée.  Ce  que  la  science  doit  faire 
avant  tout,  c  est  d'observer  scrupuleusement 
tous  ces  phénomènes  qu'elle  doit  comprendre  et 
démontrer  par  leurs  causes,  les  lois  générales 
du  mouvement  dont  la  nature  entière  est  animée, 
les  lois  de  plus  en  plus  complexes  par  lesquelles 
l'organisation  s'élève  du  végétal  jusqu'à  l'homme, 
et  de  la  vie  aveugle,  obscure  des  derniers  êtres, 
à  cette  vie  supérieure  de  la  pensée  et  de  l'intel- 
ligence dans  le  plus  parfait  des  êtres*  ces  lois, 
enfin,  les  plus  admirables,  les  plus  élevées  de 
toutes,  qui  président  à  la  vie  morale  des  indivi- 
dus et  des  sociétés.  Et  pour  couronner  cette  œuvre 
de  la  science,  il  faut  qu'elle  monte  encore  un  de- 
gré plus  haut,  il  faut  qu'au-dessus  de  la  nature, 
où  les  causes  sont  nécessaires  et  fatales,  au-des- 
sus de  l'homme,  cause  libre  et  volontaire,  elle 
arrive  jusqu'à  la  cause  première,  à  la  cause  uni- 
que, au  premier  moteur,  qui  communij^ue  atout 
le  reste  le  mouvement,  la  vie,  la  pensée;  il  faut 
qu'elle  arrive  jusqu'à  Dieu.  Tel  est  l'immense 
système  qu'Aristote  a  tracé  et  qu'il  a  rempli.  Il 
a  fait  la  logique  et  fondé  la  science  de  la  pensée 
de  telle  sorte,  que  depuis  lui,  comme  le  dit  Kant, 
elle  n'a  fait  ni  un  pas  en  avant,  ni  un  pas  en  ar- 
rière; il  a  fondé  dans  l'histoire  naturelle  celte 
admirable  méthode  d'observation,  que  personne 
n'a  mieux  appliquée  que  lui;  il  y  a  tracé  quel- 
ques-unes de  ces  lois  de  la  vie  que  la  physiologie 
comparée  s'efforce  encore  de  nos  jours  de  consta- 
ter; il  a  fondé  la  métaphysique  sur  des  bases  qu'on 
ne  peutplus  changer;  ii  a  fondé  la  psychologie, 
la  science  morale,  la  science  politique,  l'esthétique 
littéraire,  etc.  Cette  magnifique  encyclopédie, 
résumé  à  peu  près  complet  de  tout  ce  qu'avait 
su  le  monde  grec,  n'avait  que  peu  de  chose  à  en- 
seigner à  la  Grè^e,  si  on  la  compare  à  ces  peuples 
qui,  dans  la  suite  des  temps,  privés  de  toute 
spontanéité  scientifique,  durent  aller  se  mettre  à 
l'école  des  siècles  passés.  Pour  refaire  au  milieu 
de  la  barbarie  l'éducation  de  l'esprit  humain,  il 
iàllut  s'adresser  à  la  Grèce,  la  sage  institutrice  des 
nations,  et,  dans  la  Grèce,  il  n'y  avait  qu'un 
maître  possible  :  c'était  Aristote,  parce  que  seul 
il  pouvait  enseigner  et  démontrer  la  totalité  de 
la  science.  Aujourd'hui  même,  si  par  une  catas- 
trophe qui  heureusement  est  impossible,  le  genre 
humain  avait  à  subir  la  même  épreuve  qu'il  a 
subie  dans  le  moyen  âge,  nul  doute  que  le  choix 
ne  fût  absolument  identique.  Il  n'est  point  de 
philosophe  qui  pût  aujourd'hui  même  remplacer 
Aristote  :  Descartes,  Leibniz,  Kant  n'y  suffiraient 
pas.  L'enseignement  péripatéticien,  après  tout  ce 
qu'aurait  appris  l'humanité,  serait  sans  doute 
bien  incomplet;  mais,  sans' contredit,  il  serait 
encore  le  moins  imparfait  de  tous. 

Il  faut  ajouter  à  celte  première  cause  de  la  do- 
mination aristotélique,  la  forme  même  de  ses 
livres  :  il  avait  fait  des  dialogues,  à  ce  qu'atteste 
Cicéron;  ils  ne  sont  pas  parvenus  jusqu'à  nou.'^, 
et  l'on  peut  aifirmer  sans  aucune  témérité  qu'en 
face  des  dialogues  de  son  maître,  celte  perte  ne 
fait  point  tort  à  sa  gloire.  Mais  les  ouvrages  que 
la  postérité  a  conservés,  et  que  nous  possédons, 
ont  donné  à  la  science  cette  forme  didactique  que, 
depuis  lors,  elle  n'a  point  changée,  et  qu'elle  a 
reçue  pour  la  première  Ibis  des  mains  d'Aristote. 
Un  ton  magistral,  coiume  s'il  eût  prévu  le  rôle 
qu'il  devait  reuiplir  plus  tard  ;  un  style  austère, 
sans  autres  ornements  que  la  pensée  même  qu'il 
revêt;  une  concision  et  une  rigueur  faites  pour 
exciter  le  zèle  et  la  sagacité  des  élèves,  tels  sont 
les  mérites  secondaires,  mais  non  point  inutiles, 
qui  ont  contribué  à  faire  donner  au  disciple  de 


ARIS 


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ARIS 


Platon  la  préférence  sur  son  maître.  Platon  a 
rendu  d'autres  services  à  l'esprit  humain^  et  le 
christianisme,  en  particulier,  sait  tout  ce  qu'il  lui 
doit;  mais  Platon,  avec  la  divine  élégance  de  ses 
formes,  n'était  point  l'ait  pour  les  labeurs  de  l'é- 
cole. Sa  mission  était  de  charmer,  de  convaincre 
les  âmes,  en  les  purifiant.  C'était  à  un  autre  d'i- 
nitier les  esprits  aux  pénibles  investigations  de 
la  science.  C'est  qu'en  effet,  quand  on  parle  de 
l'empire  souverain  exercé  par  Aristote,  c  est  sur- 
tout de  sa  logique  qu'il  s'agit;  et,  pour  qui  se 
rappelle  l'hisloire  de  la  scolastique,  pour  qui 
connaît  la  nature  vraie  de  la  logique,  il  n'y  a  pas 
de  doute  que  YOrganon  d'Aristote,  étudié  sans 
interruption  pendant  cinq  ou  six  siècles  par  tou- 
tes les  écoles  de  l'Europe,  commenté  par  les  maî- 
tres les  plus  illustres,  ne  pouvait  être  remplacé 
fiar  aucun  livre  ;  il  n'y  a  pas  de  doute  qu'aucun 
ivre,  si  ce  n'est  celui-là,  ne  pouvait  donner  à 
l'esprit  moderne  et  à  toutes  les  langues  par  les- 
quelles il  s'exprime  cette  rectitude,  cette  justesse, 
celte  méthode  que  le  génie  européen  seul  jusqu'à 

firésent  a  connues.  Il  est  tout  aussi  certain  que 
a  logique  était  la  seule  science  qui  pût  être  cul- 
tivée avec  cette  ardeur  et  ce  profit,  sans  porter 
atteinte  aux  croyances  religieuses  qui  firent  alors 
le  salut  du  monde.  La  logique,  précisément  parce 
qu'elle  ne  consiste  que  dans  les  formes  de  la 
science,  et  qu'elle  n'engage  expressément  aucune 
question,  ne  peut  jamais  causer  d'ombrage.  Elle 
ne  s'inquiète  point  des  principes,  auxquels  elle 
est  complètement  indifférente.  C'est  là  ce  qui  fait 
qu'elle  a  pu  tout  à  la  fois  être  adoptée  par  les 
chrétiens  et  les  mahométans,  par  les  protestants 
et  les  catholiques,  par  les  croyants  et  les  philo- 
sophes. Où  trouver  rien  de  pareil  dans  Platon? 
Oii  trouver  rien  de  pareil  dans  aucun  autre  phi- 
losophe? Si  la  science  et  ses  procédés  étaient  l'es- 
prithumain  toutentier,  Aristote  eûtétéplus  grand 
encore  qu'il  n'est;  l'esprit  humain  n'aurait  point 
eu  d'autre  guide  que  lui. 

Mais  sur  les  questions  essentielles  que  Platon 
avait  résolues  d'une  manière  si  nette  et  si  vraie, 
sur  la  Providence,  sur  l'âme,  sur  la  nature  de  la 
science,  Aristote  s'est  montré  indécis,  obscur, 
incomplet.  Le  dieu  de  sa  métaphysique  n'est  pas 
le  dieu  qui  convient  à  l'homme;  Dieu  est  plus 
que  le  premier  moteur,  au  sens  oîi  Aristote 
semble  le  comprendre;  il  a  créé  le  monde, 
comme  il  le  protège  et  le  maintient;  il  ne  peut 
avoir  pour  ses  créatures  cette  indifférence  où  le 
laisse  le  philosophe,  il  préside  au  monde  moral 
tout  aussi  bien  qu'il  meut  le  monde  physique  ; 
il  doit  intervenir  dans  la  vie  des  individus  et  des 
sociétés  tout  aussi  bien  qu'il  intervient  dans  les 
phénomènes  naturels.  Incertain  sur  la  Providence 
et  sur  Dieu,  Aristote  ne  l'est  guère  moins  sur 
l'immortalité  de  l'âme  et  sur  la  vie  qui  doit 
suivre  celle  d'ici-Las.  Il  ne  nie  pas  que  l'âme 
survive  au  corps,  sans  toutefois  l'aifirmcr  bien 
positivement;  mais  de  ce  principe  il  ne  tire 
aucune  de  ces  admirables  conséquences  qui  ont 
fait  du  platonisme  une  véritable  religion.  Quant 
à  la  science,  il  ne  la  fait  pas  sortir  tout  entière 
de  la  sensation,  comme  le  lui  attribue  le  fameux 
axiome  qu'on  chercherait  vainement  dans  ses 
œuvres;  mais  il  est  sur  la  pente  où  son  maître 
avait  voulu  retenir  la  philosophie;  il  est  sur  le 
bord  de  l'abîme,  ou  tant  d'autres  se  sont  préci- 
pités en  suivant  ses  traces,  malgré  les  avertis- 
sements de  Platon.  D'ailleurs,  ces  lacunes  si 
graves,  et  d'autres  encore  qu'on  pourrait  citer, 
ne  devaient  rien  ôter  à  son  autorité.  Dans  le 
mahométisme,  comme  dans  le  christianisme, 
c'était  à  une  autre  source  qu'on  puisait  des 
croyances;  il  n'y  avait  point  à  lui  en  demander, 
et  les  siennes,  chancelantes  comme  elles  l'étaient, 


ne  pouvaient  pas  blesser  bien  vivement  des  con- 
victions contraires.  Cette  indécision  même  ne 
nuisait  en  rien  à  la  science;  elle  s'accordait  fort 
bien  avec  elle,  et  l'Église  catholique,  tout  om- 
brageuse qu'elle  était,  oublia  bien  vite  les  ana- 
thèmes  dont  jadis  quelques  Pères  de  l'Église 
avaient  frappé  le  péripatétisme.  On  attendait  et 
l'on  lirait  d'Aristote  trop  de  services,  pour  qu'on 
pût  s'arrêter  à  ce  que  dans  un  autre  on  eût 
poursuivi  comme  des  opinions  condamnables. 

C'est  une  histoire  qui  est  encore  à  faire,  toute 
curieuse  qu'elle  est,  que  celle  de  l'arislolclisme. 
Les  ouvrages  d'Aristote,  d'abord  peu  connus  après 
sa  mort,  par  suite  de  quelques  circonstances 
assez  douteuses  qu'ont  rapportées  Strabon  et 
Plutarque,  ne  commencèrent  à  être  vraiment 
répandus  que  vers  le  temps  de  Cicéron  ;  c'est 
Sylla  qui  les  avait  apportés  à  Rome  après  la  prise 
d'Athènes.  Il  n'est  pas  présumable  d'ailleurs  que 
l'enseignement  d'Aristote,  qui  dura  treize  années 
dans  la  capitale  de  la  Grèce,  eût  laissé  ses  doc- 
trines ignorées  autant  qu'on  le  suppose  en  gé- 
néral ;  mais  ce  qui  est  certain,  c'est  que  ce  n'est 
guère  que  vers  l'ère  chrétienne  que  son  empire 
s'étendit.  Ce  fut  d'abord,  comme  plus  tard,  la 
logique  qui  pénétra  dans  les  écoles  grecques  et 
latines.  Sans  acception  de  systèmes,  toutes  se 
mirent  à  étudier,  à  commenter  YOrganon;  les 
Pères  de  l'Église,  et  à  leur  suite  tous  les  chré- 
tiens, n'y  étaient  pas  moins  ardents  que  les  gen- 
tils; et  tout  le  moyen  âge  n'a  pas  craint  d'at- 
tribuer à  saint  Augustin  lui-même  un  abrégé  des 
Catégories,  qui  d'ailleurs  n'est  pas  authentique. 
Boëce,  au  vr  siècle,  voulait  traduire  tout  Aris- 
tote, et  nous  avons  de  sa  main  YOrganon.  Les 
commentateurs  grecs  furent  très-nombreux, 
même  après  que  les  écoles  d'Athènes  eurent  été 
fermées  par  le  décret  de  Justinien  ;  et,  parmi  ces 
commentateurs,  quelques-uns  furent  vraiment 
considérables.  L'étude  de  la  logique  ne  cessa  pas 
un  seul  instant  à  Constantinople  ni  dans  l'Europe 
occidentale.  Bède.  Isidore  de  Séville  la  culti- 
vaient au  vii=  siècle,  comme  Alcuin  la  cultivait 
au  VIII'  à  la  cour  de  Charlemagne.  C'est  de 
YOrganon  que  sortit,  au  xi"  siècle,  toute  la  que- 
relle du  nominalisme  et  du  réalisme,  tout  l'en- 
seignement d'Abeilard.  Vers  la  fin  du  xii'  siècle, 
quelques  ouvrages  autres  que  la  Logique  s'intro- 
duisirent en  Europe,  ou,  ce  qui  est  plus  probable, 
y  lurent  retrouves;  et,  dès  lors,  les  doctrines 
physiques  et  métaphysiques  d'Aristote  commen- 
cèrent à  prendre  quelque  influence.  L'Église  s'en 
effraya,  parce  qu'elles  avaient  provoqué  et  auto- 
risé des  hérésies.  Un  envoyé  du  pape  dut  venir 
inspecter  l'Université  de  Paris,  centre  et  foyer 
de  toutes  lumières  pour  l'Occiaent;  et,  en  1210, 
les  livres  d'Aristote  autres  que  la  Logique  furent 
condamnés  au  feu;  non-seulement  on  défendit 
de  les  étudier,  mais  encore  on  enjoignit  à  tous 
ceux  qui  les  avaient  lus  d'oublier  ce  qu'ils  y 
avaient  appris.  La  précaution  était  inutile,  et  elle 
venait  trop  tard.  L'exemple  des  Arabes,  qui,  dans 
leurs  écoles,  n'avaient  point  d'autre  maître  qu'A- 
ristote,  et  qui  l'avaient  traduit  et  commenté  tout 
entier  à  leur  u.sage;  les  besoins  irrésistibles  de 
l'esprit  du  temps,  qui  demandait  à  grands  cris 
une  sphère  plus  large  que  celle  où  l'Église  avait 
tenu  l'intelligence  depuis  cinq  ou  six  siècles,  la 
prudence  même  de  l'Église,  revenue  à  des  sen- 
timents plus  éclairés,  tout  se  réunit  pour  abaisser 
les  barrières;  et,  après  quelques  essais  encore 
infructueux,  et  une  nouvelle  mission  apostolique 
qui  n'avait  pas  plus  réussi  que  la  première,  on 
ouvrit  la  digue  et  on  laissa  le  torrent  se  pré- 
cipiter par  toutes  les  voies,  par  toutes  les  issues. 
Pendant  près  de  quatre  siècles,  il  se  répandit  en 
toute  liberté  dans  toutes  les  écoles,  et  il  suffit  à 


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alimenter  tous  les  esprits.  Albert  le  Grand,  une 
des  lumières  de  l'Église,  et  l'on  doit  ajouter  de 
l'Occident  à  cette  époque,  commenta  les  œuvres 
d'Aristote  tout  entières;  saint  Thomas  d'Aquin, 
l'ange  de  l'école,  en  expliqua  quelques-unes  des 
parties  les  plus  difficiles;  et,  à  leur  suite,  une 
loule  de  docteurs  illustres  suivirent  leur  exemple, 
et  bientôt  Aristote,  traduit  par  les  soins  mêmes 
d'un  pape,  Urbain  V,  et  du  cardinal  Bessarion, 
devint  pour  la  science  ce  que  les  Pères  de  l'É- 
glise, et  l'on  pourrait  presque  dire  les  livres 
saints,  étaient  pour  la  toi.  Il  est  inutile  de  re- 
marquer qu'ici,  comme  dans  la  religion,  l'en- 
thousiasme, la  soumission  aveugle  dépassa  bientôt 
les  bornes.  11  ne  fut  plus  permis  de  penser  au- 
trement qu'Aristote,  et  une  doctrine  soutenue 
contre  les  siennes  était  traitée  à  l'égal  d'une  hé- 
résie. 11  sulfit  de  rappeler  le  déplorable  destin 
de  Ramus,  qui  périt  victime  de  sa  lutte  coura- 
geuse contre  ce  despotisme  philosophique,  plus 
encore  que  de  ses  opinions  suspectes  ;  il  suffit  de 
se  rappeler  que,  même  en  1629,  sous  le  règne 
de  Louis  XIII,  un  arrêt  du  Parlement  put  dé- 
fendre, sous  peine  de  mort,  d'attaquer  le  système 
d'Aristote.  Heureusement  qu'alors  cette  défense 
était  plus  ridicule  encore  qu'elle  n'était  odieuse; 
mais  on  ne  saurait  répondre  que,  si  quelque 
imprudent  se  fût  alors  élevé  en  France  contre  le 
père  de  l'école,  il  n'eût  point  été  frappé  comme 
un  criminel^  et  l'on  peut  voir  par  cette  défense 
même  que  jamais  l'Eglise  n'avait  défendu  plus 
énergiquement  contre  les  hérétiques  l'autorité 
des  Évangiles.  11  fallait  être  à  Venise  et  sous  la 
protection  de  la  République  pour  oser  attaquer 
Aristote  comme  le  fit  Francesco  Patrizzi  dans  ses 
Discuisiones  peripateticœ  (1571).  Ce  qu'il  y  a  de 
remarquable,  c'est  que  le  protestantisme,  après 
quelques  hésitations,  avait  adopté  Aristote  tout 
aussi  ardemment  que  les  catholiques.  Mélanch- 
thon  l'introduisit  dans  les  écoles  luthériennes. 
Mais  il  faut  ajouter  que  l'Arislote  de  Mélanchthon 
n'était  plus  celui  du  moyen  âge  et  de  la  sco- 
lastique  ;  et  le  péripatétisme,  mieux  compris 
qu'on  ne  l'avait  fait  jusqu'alors,  n'avait  plus 
rien  qui  dût  effrayer  l'esprit  de  liberté  qui  faisait 
le  fond  de  la  réforme.  La  Société  tout  entière  de 
Jésus,  à  l'imitation  de  l'Église,  adopta  l'aris- 
totélisme,  et  s'en  servit  avec  son  habileté  bien 
connue  contre  tous  les  libres  penseurs  du  temps, 
et  surtout  contre  les  adhérents  de  Descartes.  Ce 
n'est  que  le  xviii'  siècle  qui,  victorieux  de  tant 
d'autres  abus,  vit  aussi  finir  celui-là.  Aristote  ne 
régna  plus  que  dans  les  séminaires,  et  les  Ma- 
nuels de  philosophie  à  l'usage  des  établissements 
ecclésiastiques  n'étaient  et  ne  sont  encore  qu'un 
résumé  de  sa  doctrine.  La  réaction  alla  trop  loin, 
comme  il  arrive  toujours  :  malgré  les  sages  a'ds 
de  Leibniz,  représentant  des  écoles  protestantes 
qui  avaient  compris  le  philosophe  comme  il  faut 
le  comprendre  ;  malgré  l'admiration  de  Voltaire 
et  de  Buffon;  maigre  les  affinités  certaines  que 
les  doctrines  aristotéliques  avaient  sur  tant  de 
points  avec  l'esprit  philosophique  de  ce  temps, 
le  xvm»  siècle  laissa  le  père  de  la  logique,  de 
l'histoire  des  animaux,  de  la  politique,  dans  le 
plus  profond  oubli.  Il  fut  enveloppé  dans  cet  in- 
juste dédain  dont  tout  le  passé  fut  alors  frappé. 
Les  historiens  de  la  philosophie  les  plus  graves, 
Brucker,  entre  autres,  ne  surent  même  pas  lui 
rendre  justice.  Il  n'y  avait  peut-être  pas  assez 
longtemps  que  le  joug  était  brisé,  et  l'on  se  sou- 
venait encore  combien  il  avait  été  pesant.  Au- 
jourd'hui, Aristote  a  repris  dans  la  philosophie 
la  place  qui  lui  appartient  à  tant  de  litres.  Grâce 
à  Kant,  surtout  à  Hegel  et  à  M.  Brandis,  en  Al- 
lemagne, où  d'ailleurs  l'étude  d'Aristote  n'avait 
jamais  tout  à  fait  péri  ;  grâce  à  M  Cousin,  parmi 


nouSj  cette  grande  doctrine  a  été  plus  connue 
et  mieux  appréciée.  Des  travaux  de  toute  sorte 
ont  été  entrepris.  On  ne  regarde  plus  Aristote 
comme  un  oracle;  mais  on  sait  tous  les  services 
qu'il  a  rendus  à  l'humanité,  et,  parmi  tous  les 
grands  systèmes  de  philosophie  que  la  curiosité 
historique  de  notre  siècle  cherche  à  bien  com- 
prendre, on  accorde  à  celui-là  plus  d'attention 
3u'à  tout  autre;  ce  n'est  que  justice,  et  sans 
oute  la  philosophie  de  notre  temps  ne  profitera 
pas  moins  de  ces  labeurs,  bien  qu'ils  soient  au- 
trement dirigés,  que  n'en  a  profité  le  moyen 
âge.  Connaître  Aristote,  connaître  l'histoire  de 
l'aristolélisme,  c'est  mieux  connaître,  non  pas 
seulement  le  passé  de  l'esprit  humain,  mais  son 
état  actuel.  Par  le  moyen  âge,  d'où  nous  sortons, 
Aristote  a  plus  fait  pour  nous  que  nous  ne  sommes 
portés  à  le  croire.  Il  y  a  tout  avantage  et  comme 
une  sorte  de  piété  à  bien  savoir  tout  ce  que  nous 
lui  devons. 

Le  XIX'  siècle,  en  attendant  ce  qui  doit  le 
suivre^  aura  donc  ajouté  un  chapitre  de  plus  à 
l'histoire  des  fortunes  diverses  d'Aristote;  et  l'on 
peut  douter  que  nos  successeurs  jugent  un  jour 
plus  équitablement  que  nous  la  philosophie  pé- 
ripatéticienne. Il  semble  que  désormais  cette  pni- 
losophie  est  classée  à  son  vrai  rang  dans  les  des- 
tinées et  les  annales  de  l'intelligence  humaine. 
Il  n'y  a  rien  de  plus  vaste  ni  de  plus  fécond  ^ 
mais  il  y  a  des  doctrines  qui  sont  à  la  fois  plus 
profondes  et  plus  pratiques.  On  a  pu  dire  avec 
raison  du  platonisme  qu'il  avait  préparé  les 
voies  à  la  morale  chrétienne  et  même  au  dogme 
chrétien  ;  on  n'a  rien  pu  soutenir  de  pareil  d'A- 
ristote ;  et  si  quinze  siècles  plus  tard  l'Europe 
l'a  adopté  pour  maître  et  pour  instituteur,  elle 
n'a  jamais  songé  à  lui  demander  ce  qu'elle  devait 
croire,  mais  exclusivement  ce  qu'elle  devait 
étudier  et  apprendre.  La  différence  est  énorme. 
Platon  a  été,  à  bien  des  égards,  un  initiateur,  et 
il  est  toujours  resté  un  appui  si  ce  n'est  un 
guide,  témoin  saint  Augustin.  Aristote,  qui  n'a 
été  connu  et  accepté  que  postérieurement,  a  été 
aussi  fort  utile;  mais  son  secours  a  été  beaucoup 
moins  intime;  et  s'il  a  formé  les  esprits,  il  n'a 
guère  touché  les  âmes  ni  les  cœurs.  Ce  n'est 
pas  le  rabaisser  ni  lui  rien  ravir  de  sa  gloire  ; 
mais  c'est  exercer  envers  lui,  au  nom  de  la 
vérité,  la  justice  qu'il  a  proclamée  lui-même  le 
premier  devoir  du  philosophe,  et  la  plus  sacrée 
de  ses  obligations.  Si  l'on  peut  un  instant  forcer 
un  peu  les  choses  afin  de  les  faire  mieux  com- 
prendre, on  dirait  que,  dans  ce  partage  des  plus 
hautes  qualités  et  des  influences  les  plus  nobles, 
Platon  représente  la  morale  et  qu'Aristote  repré- 
sente la  science,  les  deux  legs  inappréciables  que 
la  Grèce,  notre  mère  vénérée,  a  transmis  à  la 
civilisation  occidentale.  Ce  n'est  pas  à  dire  que 
la  science  manque  tout  à  fait  dans  Platon  ni  que 
la  vertu  fasse  défaut  dans  Aristote  ;  mais  pour  voir 
la  distance  qui  les  sépare,  il  suffirait  de  com- 
parer le  Timce  à  Y  Histoire  des  animaux,  et  le 
Phédon  au  Traité  de  l'Ame.  Le  contraste  est 
frappant;  et  de  ces  œuvres  prises  au  hasard 
comme  mesures,  l'opposition  s'étend  à  l'ensemble 
des  deux  systèmes.  C'est  là  ce  que  doit  affirmer 
la  critique  de  notre  siècle  si  instruite,  si  sagace, 
si  impartiale  ;  c'est  là  le  verdict  qu'elle  doit 
rendre  et  la  sentence  qu'elle  doit  porter  au  nom 
des  faits  les  moins  contestables  et  de  l'observation 
la  plus  attentive.  Les  œuvres  des  deux  philosophes 
sont  entre  nos  mains  ;  l'action  qu'ont  exercée  leurs 
doctrines  nous  est  également  connue,  et  nous  ne 
pouvons  nous  tromper,  sauf  des  détails  de  peu 
d'importance,  ni  sur  leur  mérite  propre  ni  sur 
la  nature  des  enseignements  qu'ils  ont  propagés, 
au  grand  avantage  de  tous  ceux  qui  les  ont  reçus 


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et  goûtés.  La  science  ou  la  vertu,  la  vertu  ou  la 
science,  l'alternative  est  toujours  bien  Lcllc  ;  et 
quel  que  soit  le  parti  qu'on  adopte,  ou  plutôt  vers 
lequel  on  penclu',  on  ne  risque  guère  de  déchoir 
ni  de  s'égarer.  Cependant  la  raison  humaine  a 
fait  son  choix;  elle  incline  à  Socrale  et  à  Platon 
plus  qu'à  Aristote  et  à  Théophraste.  Dans  le 
spiritualisme  de  notre  temps,  dont  M.  Cousin  a 
si  longtemps  et  si  fermement  tenu  le  drapeau, 
c'est  encore  Platon  qui  occupe  le  plus  de  place  ; 
et  Aristote,  tout  admiré  qu'il  est,  n'a  pas  reçu 
les  mêmes  hommages  et  ne  nous  a  pas  soufflé 
les  mêmes  inspirations.  C'est  que  la  science  nous 
fait  penser;  elle  ne  nous  fait  pas  agir,  malgré  les 
illusions  dont  elle  se  berce  trop  souvent.  Le  pla- 
tonisme est  et  restera  la  réelle  école  de  la  vie  ; 
le  péripatétisme  est  surtout  l'école  de  la  nature. 
Ce  qui  doit  même  un  peu  nous  étonner,  c'est  que 
notre  époque,  où  les  sciences  font  tant  de  bruit, 
et  jouissent  d'une  telle  vogue,  n'ait  pas  pousse 
plus  loin  qu'elle  ne  l'a  fait  la  réhabilitation  d'A- 
ristote.  Nous  sommes  demeurés  dans  les  limites 
quand  il  était  si  facile  de  les  dépasser.  On  a 
vanté  son  génie,  mais  on  ne  s'est  pas  approprié 
ses  opinions;  et  de  nos  jours  les  savants  suivent 
sa  méthode  sans  bien  se  rendre  compte  de  tout 
ce  qu'il  a  fait  pour  eux.  Par  habitude,  on  rapporte 
toujours  à  Bacon  le  réveil  de  l'esprit  moderne  ; 
et  l'on  ne  voit  pas  assez  que  l'esprit  moderne 
n'a  fait  que  reprendre  absolument  la  trace  et  les 
exemples  d'Arisfote  et  de  l'antiquité,  dès  que  les 
circonstances  plus  favorables  lui  ont  permis  de 
renouer  la  chaîne  interrompue  de  la  tradition 
hellénique.  Malgré  ce  qu'en  peut  croire  notre 
vanité  trop  facile  à  se  satisfaire  et  à  s'aveugler, 
nous  n'avons  pas  découvert  une  voie  nouvelle 
dans  les  deux  ou  trois  derniers  siècles  qui 
viennent  de  s'écouler.  La  science,  que  l'Orient 
n'a  jamais  connue  sous  aucune  forme,  est  née 
dans  la  Grèce  où  elle  a  été  cultivée  comme  la 
poésie,  comme  les  arts,  comme  les  lettres  avec 
une  perfection  que  notre  amour-propre  a  grand'- 
peine  à  s'avouer,  quoiqu'elle  n'ait  rien  d'hu- 
miliant pour  nous.  Nous  en  savons  mille  fois 
plus  que  la  Grèce,  de  même  que  nos  successeurs 
en  sauront  un  jour  mille  fois  plus  que  nous.  Mais 
c'est  la  Grèce  qui  a  et  conservera  la  gloire  supé- 
rieure d'avoir  tout  commencé  et  d'avoir  ouvert  la 
carrière  où  nous  devons  tous  marcher.  Pour  sa  part 
spéciale,  Aristote  est  à  l'apogée  de  la  science  grec- 
que, et  sans  diminuer  rien  de  ce  qui  est  venu  avant 
ou  après  lui,  à  cet  égard  il  domine  le  monde  ancien 
comme  il  a  domine  le  moyen  âge,  le  plus  savant 
des  philosophes  et  le  plus  philosophe  des  sa- 
vants. 11  observe  les  faits  aussi  bien  que  per- 
sonne ;  et  il  sait  de  plus  que  l'observation  est  la 
condition  préalable  de  la  science,  qui  ne  peut 
rien  sans  des  matériaux  exactement  recueillis. 
Ce  n'est  pas  le  xvii'  siècle  ni  le  xviii°  qui  ont 
fondé  la  méthode  d'observation  :  c'est  Aristote, 
comme  ses  ouvrages  l'attestent  quand  on  prend 
la  peine  de  les  consulter  ;  personne  parmi  les 
modernes  n'a  plus  fortement  ni  plus  fréquem- 
ment recommandé  l'observation  de  la  nature 
et  de  la  réalité.  L'éloge  peut  même  être  poussé 
plus  loin;  et  l'on  peut  ajouter  encore  à  la  louange 
d'Aristote  qu'il  a  pratiqué  et  conseillé  l'expé- 
rimentation dans  la  mesure  où  elle  était  pos- 
sible dans  ces  temps  reculés.  La  science  contem- 
poraine, si  elle  était  plus  éclairée  ou  plus  mo- 
deste, devrait  proclamer  dans  Aristote  son  glo- 
rieux ancêtre  et  son  précurseur;  non  pas  qu'il 
ait  à  lui  seul  tout  fait  dans  la  science  telle  que 
l'a  connue  l'antiquité  grecque,  mais  il  en  est  le 
plus  complet  et  le  plus  illustre  représentant.  Il 
clôt  cette  période  à  jamais  écoulée  de  la  pensée 
humaine  où  le  domaine  trop  varié  de  la  philo- 


sophie comprenait  encore  toutes  les  sciences,  en 
les  réunissant  en  un  faisceau  qui  depuis  lors  a 
dû  se  diviser.  Personne  ne  l'a  embrasse  ni  étreint 
d'une  main  aussi  vigoureuse  qu'Arislote,  et  il 
restera  comme  un  modèle  inaccessible  et  impé- 
rissable, sans  cesse  proposé  aux  siècles,  mais  que 
les  siècles  ne  reproduiront  pas.  Parmi  ces  génies 
souverains  et  inégaux,  il  restera  le  plus  extra- 
ordinaire si  ce  n'est  le  plus  beau.  Il  est  autant 
que  qui  que  ce  soit  digne  de  la  Grèce,  qui  seule 
pouvait  enfanter  un  tel  fils  ;  et  parmi  tous  ces 
personnages  merveilleux  dont  elle  nous  a  trans- 
mis les  œuvres  et  le  souvenir,  celui-là  est  avant 
tout,  comme  le  disait  de  lui  son  incomparable 
maître,  l'entendement  et  l'intelligence  univer- 
selle. 

Pour  étudier  cet  immense  sujet,  dont  on  n'a 
pu  indiquer  ici  que  les  points  les  plus  saillants, 
voici  les  principaux  ouvrages  qu'il  faudrait  con- 
sulter : 

Pour  la  biographie  d'Aristote  :  Diogène  Laërce 
(liv.  V)j  q\ii  a  fait  usage  des  travaux  spéciaux  de 
ses  prédécesseurs  fort  nombreux  et  beaucoup 
plus  habiles  que  lui;  —  r.4nonyme  publié  par 
Ménage  dans  le  second  volume  de  son  édition  de 
Diogène  Laërce  ;  puis  la  biographie  attribuée  à 
Ammonius  et  qu'on  trouve  habituellement  à  la 
suite  de  son  commentaire  sur  les  Catégories; 
Nunncsius  en  a  donné  une  édition  spéciale  in-4, 
Helmstaedt,  1666.  Buhle  a  réuni  toutes  ces  bio- 
graphies dans  le  premier  volume  de  l'édition 
complète  qu'il  avait  commencée.  —  Parmi  les 
modernes  on  peut  citer  Patrizzi,  dans  son  pre- 
mier livre  des  Discussiones  peripaleticœ,  si  nos- 
tile  contre  Aristote;  —  Andréas  Schott,  qui  a 
écrit  la  vie  comparée  d'Aristote  et  de  Démosthène, 
in-4,  Augsb.,  1603j  —  Buhle,  et  surtout  M.  Ad. 
Stahr  qui  a  résume  tous  les  travaux  antérieurs, 
dans  ses  Arislotelia,  2  vol.  in-8.  Halle,  1832 
(ail.)  ;  le  premier  est  consacré  tout  entier  à  la 
biographie.  On  pourrait  ajouter  aussi  des  articles 
de  Dictionnaires,  comme  celui  de  Bayle,  la  Bio- 
graphie  universelle,  l'article  de  M.  Zellj  dans 
V Encyclopédie  générale  (ail.).  La  vie  d'Aristote, 
en  anglais,  par  M.  J.  W.  Blakesley,  1839,  et  enfin 
les  Biographies  résumées  des  historiens  de  la 
philosophie,  Brucker,  Tennemann,  Ritter,  Zel- 
ler,  etc..  etc. 

Pour  la  connaissance  du  système  général  d'A- 
ristote, d'abord  les  Œuvres  complètes  dont  la 
première  édition  a  été  publiée  par  les  Aide, 
5  vol.  in-f",  Venise,  1495-1498;  l'édition  deSil- 
burge,  11  vol.  in-4,  Francf.,  1584-1587,  éga- 
lement sans  traduction,  mais  avec  des  notes 
courtes  et  substantielles  ;  celle  de  Duval,  1619, 
plusieurs  fois  reproduite  ;  —  celle  de  Buhle, 
1791-1800,  laissée  inachevée  au  cinquième  vo- 
lume ;  —  celle  de  l'Académie  de  Berlin,  in-4, 
1831-1837,  dont  il  a  paru  quatre  volumes,  deux 
de  texte,  avec  des  variantes  nombreuses,  mais 
incomplètes,  tirées  des  principaux  manuscrits 
de  l'Europe;  une  traduction  latine  revue,  mais 
non  refaite  de  toutes  pièces,  et  des  commentaires 
grecs  qui  ne  sont  donnés  que  par  extraits.  Il  doit 
paraître  encore  au  moins  un  volume  de  com- 
mentaires. On  ne  sait  si  M.  Brandis,  l'un  des 
éditeurs  avec   M.   Bekker,  y  ajoutera  des  notes. 

Enfin  l'édition  complète  de  la  Bibliothèque 
grecque  de  Firmin  Didot,  avec  une  table  des  plus 
étendues  et  une  traduction  latine.  —  Après  les 
éditions  complètes,  il  faut  consulter  les  Com,' 
mentaires  généraux  d'Averroès,  traduits  de  l'a- 
rabe en  latin,  11  vol.  in-8,  'Venise,  1540,  et 
d'Albert  le  Grand,  5  vol.  in-f»,'  Lyon^  1651.  Il  n'y 
a  jamais  eu  de  commentaire  général  en  grec. 
—  Après  les  commentaires,  les  traductions  com- 
plètes :  en  latin,  du  carainal  Bessarion,  in-f% 


ARIS 


—  103  — 


ARIS 


Venise,  1487;  en  anglais,  de  ïaylor,  10  vol. 
in-'i,  Londres,  1812,  peu  connue  sur  le  con- 
tinent, et  laite,  à  ce  qu'il  semble,  avec  un  ])eu 
troj)  (le  précipitation.  Deu.Y  traductions  géné- 
rales, l'une  en  allemand,  par  une  réunion  de 
savants  à  Stuttgart,  l'autre  en  français,  par 
M.  B.  Saint-llilaire,  sont  commencées  et  se 
poursuivent  actuellement;  celte  dernière  com- 
prend déjà  dix-huit  volumes.  Enfin  deux  livres 
récents,  sans  parler  des  historiens  de  la  phi- 
losophie, et  de  Hegel  en  particulier,  peuvent 
contribuer  à  faire  connaître  la  doctrine  générale 
d'Aristote  :  l'un  est  en  allemand,  de  M.  Biese  ; 
l'autre  est  VEssai  sur  la  Métaphysique,  par 
M.  Ravaisson,  ouvrage  très-remarquable,  et  le 
plus  distingué  de  tous  ceux  qui  ont  été  publiés 
sur  ce  sujet.  M.  Brandis  a  publié  les  travaux  les 
plus  étendus  et  les  plus  exacts  sur  Aristote  et  ses 
contemporains  de  l'Académie,  sur  son  système 
général  et  sur  ses  successeurs.  On  peut  consulter 
aussi  :  de  Aristoleiis  operum  série  et  distinc- 
tione,  par  M.  Titze,  in-8,  Leipzig,  1826,  et  de 
Aristoleiis  librorum  ordine  et  aucloritale,  par 
M.  Valentin  Rose,  Berlin,  1854. 

Pour  la  Logique,  qui  a  fourni  matière  à  un 
nombre  presque  incalculable  de  Commentaires, 
il  faudrait  consulter  surtout  les  commentateurs 
grecs  :  Porphyre,  Simplicius,  Ammonius,  Philo- 
pon,  David  l'Arménien,  pour  les  Catégories  ; 
Ammonius,  Philopon,  les  anonymes,  pour  VHer- 
méneia  ;  Alexandre  d'Aphrodise.  Philopon,  pour 
les  Premiers  Analytiques  ;  Philopon,  et  la  para- 
phrase de  Thémistius,  pour  les  Derniers  Analy- 
tiques; Alexandre  d'Aphrodise,  pour  les  Topi- 
ques et  les  Réfutations  des  sophistes.  —  Parmi 
les  modernes,  les  Commentaires  des  jésuites  de 
Coïmbre  ;  le  Commentaire  général  de  Pacius 
joint  à  son  édition  de  ÏOrganon,  in-4,  Genève, 
1605;  celui  de  Lucius,  in-4,  Bàle,  1619;  le  Com- 
mentaire spécial  de  Zabarella  sur  les  Derniers 
Analytiques;  et,  de  nos  jours,  la  traduction 
allemande  de  M.  Zell,  Stuttgart,  1836;  la  traduc- 
tion de  M.  B.  Saint-Hilaire,  en  quatre  volumes  ; 
l'ouvrage  de  M.  Franck  intitulé  :  Esquisse  d'une 
histoire  de  la  Logique,  précédée  d'une  analyse 
étendue  de  VOrganon  d'Aristote,  in-8,  Paris,  1838. 
et  le  Mémoire  de  M.  B.  Saint-Hilaire,  couronne 
par  l'Institut,  2  vol.  in-8,  Paris,  1838,  avec  le  Rap- 
port de  M.  Damiron  sur  le  concours,  dans  le  troi- 
sième volume  des  Mémoires  de  l'Académie  des 
sciences  morales  et  politiques  ;  les  Elementa  lo- 
g-iccs ^?*(S/o/.,Trendelenburg,  in-8,  Berlin,  1836; 
l'édition  de  VOrganon  de  M.  Waitz,  1846.  et  l'his- 
toire de  la  Logique  de  M.  Prantl,  en  allemand, 
1855.  Il  a  été  démontré  qu'Aristote  n'avait  point 
emprunté  sa  logique  aux  Indiens,  comme  on  l'a 
souvent  répété  :  voy.  dans  le  troisième  volume 
des  Mémoires  de  l'Académie  des  sciences  morales 
et  politiques,  le  Mémoire  de  M.  B.  Saint-Hilaire 
sur  le  Nyâya. 

Pour  les  Leçons  de  Physique,  le  Commentaire 
très-précieux  de  Simplicius;  celui  des  jésuites 
de  Coïmbre,  in-4,  1593  ;  celui  de  Zabarella, 
in-f°,  1600  ;  celui  de  Pacius  avec  son  édition, 
in-8,  Hanovre  ;  la  traduction  allemande  et  les 
remarques  de  Weisse,  Leipzig,  1829;  la  traduc- 
tion allemande  avec  le  texte  de  M.  Prantl,  1854. 
L3i  Physique  est  un  des  ouvrages  d'Aristote  qui 
dans  les  temps  modernes  ont  été  le  moins  étu- 
diés. 

Pour  le  Traité  du  Ciel,  le  Commentaire  de 
Simplicius,  et  parmi  les  modernes  celui  de  Pa- 
cius ;  la  traduction  française  de  M.  B.  Saint- 
Hilaire.  —  Pour  la  Météorologie,  les  Commen- 
taires d'Olympiodore  pour  les  quatre  livres,  et 
celui  de  Philopon  pour  le  premier;  le  Commen- 
taire des  jésuites  de  Coïmbre,    in-4,    1596,    et 


l'édition  avec  notes  et  commentaires  de  M.  Ide- 
Icr,  2  vol.  in-8,  Leipzig,  1834;  la  traduction 
française  de  M.  B.  Saint-llilaire,  1863. 

Pour  le  Traité  de  l'Ame,  les  Commentaires  do 
Simplicius  et  de  Piiihipon,  la  paraphrase  de  Thé- 
mistius, l'ouvrage  d'Alexandre  d'Aphrodise  sur 
le  même  sujet.  —  Parmi  les  modernes,  l'excel- 
lente édition  de  M.  Trendelenburg  avec  notes 
et  commentaires,  in-8,  léna,  1833,  et  celle  de 
M.  Torstrilv  ;  puis  les  aeux  traductions  alleman- 
des de  Voigl,  1803,  et  de  Weisse,  1829. 

Pour  ÏJIistuire  des  animaux,  l'édition  et  la 
traduction  française  de  Camus,  2  vol.  in-4,  Paris, 
1783;  la  célèbre  édition  de  Schneider,  4  vol.  in-8, 
Leipzig,  1811.  11  est  à  regretter  que  Schneider 
n'ait  pu  étendre  les  mêmes  soins  aux  auti'es  trai- 
tés d'histoire  naturelle  et  de  physiologie  com- 
parée. Le  texte  épuré  de  Vllisloire  des  animaux 
a  été  donné  par  M.  Piccolos,  en  1865. 

Pour  le  Traité  de  Mécanique,  l'édition  avec 
traduction  et  notes  de  J.  S.  de  Capelle,  in-8, 
Amsterdam,  1812. 

Pour  la  Métaphysique,  les  Commentaires  d'A- 
lexandre d'Aphrodise,  publiés  pour  la  première 
fois,  mais  non  tout  entiers,  dans  l'édition  de 
Berlin,  et  qui.  au  xvr  siècle,  avaient  été  traduits 
en  latin  par  Sépulvéda^  le  précepteur  de  Phi- 
lippe II  ;  le  texte  grec  de  ce  commentaire  a  été 
donné  par  M.  HermannBonitz,  Berlin,  1847,  in-8; 
le  Commentaire  de  Philopon,  traduit  par  Pa- 
trizzi,  mais  dont  le  texte  grec  n'a  pas  encore  été 
publié  ;  celui  de  Thémistius,  sur  le  douzième 
livre,  en  latin,  traduit  de  l'hébreu  :  le  texte  grec 
est  perdu  ;  les  fragments  du  Commentaire  d'As- 
clépius  de  Tralles,  publiés  dans  l'édition  de  Ber- 
lin ;  les  fragments  de  ceux  de  Syrianus.  traduits 
en  latin  au  x''  siècle,  et  dont  le  texte  a  été  publié 
dans  l'édition  de  Berlin,  t.  IV,  p.  837-942.  — 
Au  moyen  âge,  le  Commentaire  d'Avicenne,  sans 
parler  de  celui  d'Averroès;  surtout  celui  de 
saint  Thomas,  sans  parler  de  celui  de  son  maî- 
tre Albert  le  Grand  ;  l'Exposition  de  Duval  dans 
son  édition  complète  d'Aristote.  —  Et  de  nos 
jours,  l'édition  de  M.  Brandis,  in-8^  Berlin,  1823, 
et  son  ouvrage  :  de  Perditis  Aristoleiis  libris 
deideis  et  de  bono  sive  philosophia,  in-8,  Bonn, 
1823  ;  le  Rapport  de  M.  Cousin  sur  le  concours 
ouvert  par  l'Académie  des  sciences  morales  et 
politiques,  avec  la  traduction  des  premier  et 
douzième  livres,  in-8,  1836;  et  les  deux  Mémoi- 
res couronnés  :  Examen  critique  de  l'ouvrage 
d'Aristote  inliiulé  Métaphysique,  par  M.  Miche- 
let.  de  Berlin,  Paris,  1836,  in-8;  Essai  sur  la 
Métaphysique  d'Aristote,  par  M.  F.  Ravaisson, 
ouvrage  refait  d'après  le  Mémoire  qui  avait  ob- 
tenu le  prix,  in-8,  t.  1, 1837,  Paris,  Inipr.  royale; 
t.  II,  1846,  impr.  Fournier  ;  la  traduction  alle- 
mande de  la  Métaphysique,  par  Hengsterberg^ 
in-8,  Bonn,  1824,  publiée  par  M.  Brandis,  qui 
devait  y  joindre  un  volume  de  notes  qui  n'ont 
point  paru  ;  la  traduction  française  de  MM.  Pier- 
ron  et  Zévort,  très-bon  travail  que  l'Académie 
française  a  honoré  d'un  de  ses  prix,  2  vol.  in-8, 
Paris,  1840;  la  traduction  allemande  avec  le 
texte,  notes  et  commentaires,  par  M.  A.  Schwe- 
gler,  1847-48;  l'édition  de  M.  H.  Bonitz,  1849.  —A 
ces  travaux,  il  faut  en  ajouter  d'autres  de  moin- 
dre étendue  :  Théorie  des  premiers  principes 
selon  Aristote,  par  M.  E.  Vacherot,  in-8,  Paris, 

1836  :   Aristote   considéré  comme  historien  de 
la  philosophie,  par  M.  A.  Jacques,   in-8,  Paris, 

1837  ;  du  Dieu  d'Aristote,    par    M.   J.    Simon, 
in-8,  Paris,  1840. 

Pour  la  Morale,  la  traduction  française  de 
Thurot,  2  vol.  in-8,  Paris,  1823,  d'après  l'édition 
de  Coray,  in-8,  Paris.  1822;  celle  de  M.  B.  Saint- 
Hilaire,  3  vol.  in-8,   1856,  et  l'édition  de  M.  Mi- 


ARIS 


—  104  — 


ARNA 


chelet.  de  Berlin,  2  vol.  in-8,  1829-183ri.  — 
Pour  la  Politique,  rédition  de  Schneider,  2  vol. 
in-8,  Francfort-sur-l'Oder,  1809  ;  l'excellente 
édition  de  Gœtlling,  in-8,  léna,  1824  ;  celle  de 
M.  Stalir.  in-4,  Leipzig,  1836-39,  avec  traduction 
allemanae  ;  l'cdition  de  M.  Fr.  Susemihl,  avec  la 
traduction  de  M.  Guillaume  de  Morjcka,  Leip- 
zig. in-8,  1872  ;  celle  de  M.  B.  Saint-Hilaire,  2  vol. 
in-8,  Paris,  1837,  Impr.  royale,  avec  traduction 
française.  Cette  édition  se  distingue  de  toutes  les 
autres  en  ce  que  l'ordre  des  livres  y  a  été  changé 
et  rétabli  d'après  divers  passages  du  contexte 
lui-même.  Dans  cet  ordre,  le  traducteur  a  jugé 
que  l'ouvrage  était  complet,  ce  qu'on  avait  nié 
jusque-là.  Notre  langue  compte,  outre  cette  tra- 
duction avec  le  texte,  cinq  autres  traductions  sans 
le  texte.  Celle  de  Nicolas  Oresme,  au  xiV  siècle, 
sous  Charles  V,  imprimée  en  1489;  celle  de 
Louis  Leroy,  1568  ;  celle  de  Champagne,  an  V 
de  la  République,  2  vol.  in-8;  celle  de  MiUon, 
3  vol.  in-8,  1803;  enfin,  celle  de  Thurot,  in-8, 
1824.  —  M.  Neumann  eh  1827,  M.  Stahr,  dans 
son  édition  de  la  Politique,  et  M.  Valentin  Rose, 
Arislolelis  pseudepigraplius ,  1863,  ont  donné 
les  fragments  du  recueil  des  Constitutions. 

L'édition  générale  de  Firmin  Didot  donne  aussi 
les  fragments  du  Recueil  des  Constitutions, 
p.  219-297,  de  la  collection  des  Fraf/men/s  d'Aris- 
tote,  par  M.  Em.  Heitz,  1869,  t.  IV  de  l'édition 
générale. 

Notre  langue  possède  aussi  plusieurs  traduc- 
tions de  la  Rhétorique  et  de  la  Poétique,  ou- 
vrages qui  ont  donné  naissance  à  une  foule  de 
travaux  philosophiques  et  littéraires. 

Les  dernières  traductions  de  la  Rhétorique 
(1870)  et  de  la  Poétique  (1838)  sont  celles  de 
M.  B.  Saint-Hilaire. 

L'Académie  de  Berlin  a  proposé  pour  sujet 
d'un  de  ses  prix  la  collection  des  Fragments 
d'Aristote,  et  c'est  à  cet  ordre  d'idées  que  répon- 
dent les  deux  ouvrages  de  M.  Valentin  Rose  et 
de  M.  E.  Heitz,  1865. 

Pour  l'Histoire  de  la  doctrine  aristotélique  : 
Jean  Launoy,  de  Varia  Aristol.  in  Academia 
parisiensi  forluna,  avec  un  supplément  de  Jon- 
sius,  et  un  autre  de  Elswich,  sur  la  fortune  d'A- 
ristote dans  les  écoles  protestantes,  Wittenberg, 
in-8,  1720.  —  Recherches  critiques  sur  l'âge  et 
sur  l'origine  des  traductions  latines  d'Aristote, 
par  Jourdain,  in-8,  Paris,  1819,  ouvrage  cou- 
ronné par  l'Académie  des  inscriptions  et  belles- 
lettres;  2=  édition  par  son  fils,  M.  Charles  Jour- 
dain, 1843.  Pour  ['Histoire  de  la  logique  en 
particulier,  l'ouvrage  de  M.  Franck  et  le  Mé- 
moire de   M.  B.  Saint-Hilaire,  t.  IL 

Pour  la  distinction  des  livres  Acroamatiques 
et  Exotériques  :  la  discussion  spéciale  de 
M.  F.  Stahr,  tome  II  des  Aristotelia,  p.  239; 
celle  de  M.  Ravaisson,  Essai  sur  la  Métaphysi- 
que, t.  I,  p.  210. 

Pour  la  transmission  des  ouvrages  d'Aristote, 
depuis  Théophraste  jusqu'à  Andronicus  de  Rho- 
des et  la  discussion  des  passages  de  Strabon, 
Plutarque  et  Suidas,  il  faut  consulter,  parmi  les 
travaux  parus  de  nos  jours,  Schneider,  Epime- 
Ira,  c.  II  et  m  en  tête  de  son  Histoire  des  ani- 
maux ;  Brandis,  dans  le  Musée  du  Rhin,  t.  II, 
p.  236-254,  et  p.  259-284,  avec  les  additions  de 
Kopp  dans  le  troisième  volume  de  ce  recueil;  le 
deuxième  volume  de  Stahr,  Aristotelia.  p.  1- 
169,  et  aussi  son  ouvrage  allemand,  Àristote 
chez  les  Romains  ;  B.  Saint-Hilaire,  préface  de 
la  Politique;  Ravaisson,  Essai  sur  la  Métaphy- 
sique, t.  I,  p.  5  et  suiv.  ;  Pierron  et  Zévort, 
traduction  de  la  Métaphysique,  t.  I,  p.  92.  Sur 
ce  sujet  très-controversé,  le  travail  de  M.  Stahr 
est  le  plus  complet.  B.  S.-H. 


ARISTOXÈNE  DE  Tarente,  disciple  immé- 
diat, mais  disciple  ingrat  d'Aristote.  On  dit  que, 
dépité  de  n'avoir  pas  été  choisi,  au  lieu  de  ïnéo- 
phraste,  pour  lui  succéder  à  la  tête  de  l'école 
jiérip  iléticienne,  il  fut  un  de  ceux  qui  cherchè- 
rent à  répandre  des  bruits  injurieux  contre  son 
maître.  Quoi  qu'il  en  soit,  Aristoxène  se  distin- 
gua par  son  talent  et  par  l'étendue  de  ses  con- 
naissances. Fils  d'un  musicien,  il  s'occupa  lui- 
même  de  cet  art  et  y  appliqua  les  leçons  qu'il 
avait  reçues  du  pythagoricien  Xénophylax.  On  a 
conservé  de  lui  un  traité  en  trois  livres  sur 
l'harmonie,  publié  par  Meursius  et  Meibom  avec 
d'autres  ouvrages  sur  la  même  matière.  Lors- 
que Aristoxène  se  livra  à  l'étude  de  la  philoso- 
phie, il  devint  disciple  d'Aristote;  mais  il  ne 
nous  reste  aucun  ouvrage  touchant  ses  doctrines. 
On  sait  seulement,  par  le  témoignage  de  quel- 
ques anciens  (Cic,  Tusc,  lib.  I,  c.  x,  xviit,  xxir, 
—  Sextus  Emp.,  Ado.  Mathem.,  lib.  VI,  ci), 
qu'il  appliquait  ses  connaissances  musicales  à  la 
philosophie  et  surtout  à  la  psychologie  ;  par 
exemple,  il  disait  que  l'âme  n'est  pas  autre  chose 
qu'une  certaine  tension  du  corps  (intentio  quœ- 
dani  corporis)  ;  et  de  même  qu'en  musique 
l'harmonie  résulte  des  rapports  qui  existent  en- 
tre les  différents  tons,  ainsi,  selon  lui,  l'âme 
est  produite  par  le  rapport  des  différentes  par- 
ties du  corps.  On  voit  par  là  qu'à  l'exemple  de 
tant  d'autres  péripatéticiens  il  penchait  vers  le 
matérialisme.  Voy.  Mahne,  de  Aristoxeno,  phi- 
losopha pcripntetico,  in-8,  Amst.,  1793. 

ARNAULD  (Antoine),  né  à  Paris,  le  6  février 
1612,  était  le  vingtième  enfant  d'un  avocat  du 
même  nom,  qui  avait  plaidé  en  1594,  au  parle- 
ment de  Paris,  la  cause  de  l'Université  contre 
les  jésuites.  L'exemple  de  son  père  et  ses  pro- 
pres goûts  le  portaient  à  suivre  la  carrière 
du  barreau  ;  mais  il  en  fut  détourné  par  l'abbé 
de  Saint-Cyran,  directeur  de  l'abbaye  de  Port- 
Royal  et  ami  de  sa  famille,  qui  le  décida  à  em- 
brasser l'état  ecclésiastique.  Apres  de  fortes 
études  de  théologie,  où  il  se  pénétra  des  senti- 
ments de  saint  Augustin  sur  la  grâce,  il  fut  ad- 
mis, en  1643,  [au  nombre  des  docteurs  de  la  mai- 
son de  Sorbonne.  La  même  année  vit  paraître 
son  traité  de  la  Fréquente  communioyi  ;  mais 
ce  livre,  dont  l'austérité  formait  un  contraste 
remarquable  avec  la  morale  indulgente  des  jé- 


l'orage,  et  se  cacher  comme  un  fugitif.  A  partir 
de  ce  moment,  objet  de  haine  pour  les  uns  et 
d'admiration  pour  les  autres,  mêlé  activement 
aux  querelles  théologiques  que  les  doctrines  de 
Jansenius  provoquèrent  en  France,  la  vie  d'Ar- 
nauld  fut  celle  d'un  chef  de  parti,  et  se  passa 
dans  la  lutte,  dans  la  persécution  et  dans  l'exil. 
En  1656,  la  Sorbonne  l'effaça  du  rang  des  doc- 
teurs, pour  avoir  soutenu  cette  proposition  jan- 
séniste, que  les  Pères  de  l'Église  nous  montrent 
dans  la  personne  de  saint  Pierre  un  juste  à 
qui  la  grâce,  sans  laquelle  on  ne  peut  rien, 
a  manqué.  Une  transaction  entre  les  partis,  con- 
clue en  1669  sous  le  nom  de  Paix  de  Clé- 
ment VH,  lui  procura  quelques  instants  d'un 
repos  glorieux  qu'il  employa  à  défendre  la  cause 
de  l'orthodoxie  catholique  contre  les  ministres 
protestants  Claude  et  Jurieu;  mais  en  1679,  de 
nouvelles  persécutions  de  la  part  de  l'archevê- 
que de  Paris,  François  de  Harlay,  les  rigueurs 
exercées  contre  Port-Royal,  et  les  craintes  per- 
sonnelles qu'il  inspirait  à  Louis  XIV,  l'obligè- 
rent à  quitter  la  France.  Il  se  rendit  d'abord  à 
Mons,  puis  à  Gand,  à  Bruxelles,  à  Anvers,  cher- 
chant de   ville   en  ville   une    retraite  qu'il  ne 


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trouvait  pas,  et,  malfjré  son  grand  âge,  ses  in- 
firmités et  les  imj^uicludes  de  cette  vie  errante, 
ne  cessant  pas  d'écrire  et  de  combattre.  Il  est 
mort  à  Liège,  le  6  août  1694,  à  l'âge  do  quatre- 
vingt-trois  ans. 

Considéré  comme  philosophe,  Arnauld  appar- 
tient à  l'école  cartésienne  par  l'esprit  et  par  la 
méthode.  Comme  Descartes,  il  distingue  la  théo- 
logie et  la  philosophie,  la  foi  et  la  raison,  et, 
sans  assujettir  la  première  à  la  seconde,  il  main- 
tient les  droits  de  celle-ci.  Il  n'accorde  pas  que 
la  foi  puisse  être  érigée  en  principe  universel  de 
nos  jugements,  ni  qu'en  dehors  de  cette  règle 
il  n'y  ait  pour  l'esprit  aucune  certitude:  il  trouve 
[Œui\  compl.,  t.  XXXVIII,  p.  97)  que  «  celte 
prétention  n'est  qu'un  renouvellement  de  l'erreur 
dos  académiciens  et  des  pyrrlioniens  que  saint 
Augustin  a  jugée  si  préjuaiciaMe  à  la  religion, 
qu'il  a  cru  devoir  la  réfuter  aussitôt  qu'il  fut 
converti.  »  Arnauld  ne  s'élève  pas  avec  moins 
de  force  contre  le  préjugé  qui  attribue  aux  opi- 
nions des  anciens  le  pouvoir  de  trancher  les 
controverses  scientifiques,  comme  si  la  raison 
d'un  homme  avait  aucun  droit  sur  celle  d'un 
autre,  et  que  tous  deux  n'eussent  pas  Dieu  seul 
pour  maître  {Œuv.  compl.,  t.  XXXVIII,  p.  92). 
Plus  il  exigeait  de  rintelligence  une  entière 
soumission  a  l'autorité  dans  les  matières  reli- 
gieuses, plus,  en  philosophie,  il  faisait  une  large 
part  au  travail  de  la  réflexion,  au  progrès  au 
temps  et  de  l'expérience.  Sa  maxime  constante, 
le  principe  qui  se  retrouve  dans  tous  ses  ouvra- 
ges, c'est  qu'il  y  a  des  choses  oii  il  faut  croire, 
d'autres  oîi  on  peut  savoir,  et  qu'on  ne  doit  ni 
rechercher  la  science  dans  les  premières,  ni  se 
borner  à  la  foi  dans  les  secondes. 

De  tous  les  travaux  philosophiques  d' Arnauld, 
le  plus  célèbre  est  un  ouvrage  qui  ne  porte  pas 
son  nom,  et  auquel  Nicole  paraît  avoir  contri- 
bué, la  Logique  ou  VArt  de  penser.  L'auteur  l'a 
divisé,  d'après  les  principales  opérations  de  l'es- 
prit, en  quatre  parties,  dont  la  première  traite 
des  idées,  la  seconde  du  jugement,  la  troisième 
du  raisonnement,  et  la  (quatrième  de  la  méthode. 
Les  idées  sont  considérées  selon  leur  nature  et 
leur  origine,  les  difi"érences  de  leurs  objets  et 
leurs  principaux  caractères.  L'étude  du  raison- 
nement est  ramenée  à  celle  de  la  proposition 
et,  par  conséquent,  du  langage,  dont  le  rôle  et 
l'influence,  comme  expression  et  comme  auxi- 
liaire de  la  pensée,  sont  appréciées  avec  une 
exactitude  égalée  peut-être,  mais  non  surpassée 
par  l'école  de  Locke.  La  théorie  du  raisonne- 
ment ne  diffère  que  par  un  degré  de  précision 
supérieur  de  l'analyse  qu'en  ont  donnée  Aristote 
et  les  scolastiques.  Pour  la  méthode,  Arnauld 
s'en  réfère  à  Descartes,  qu'il  a  même  reproduit  à 
la  lettre  dans  son  chapitre  de  l'analyse  et  de  la 
synthèse,  comme  il  a  la  bonne  foi  d'en  avertir 
le  lecteur.  Ce  plan  laisse  en  dehors  de  la  logi- 
que la  théorie  de  l'induction  et  les  règles  de 
l'expérience,  si  savamment  exposées  par  Bacon, 
si  habilement  pratiquées  par  Galilée  et  Coper- 
nic. Mais,  cette  lacune  si  regrettable  exceptée, 
VArt  de  penser  est  un  livre  parlait  en  son  genre. 
On  ne  peut  apporter  dans  l'exposition  des  arides 
préceptes  de  la  logique,  plus  d'ordre,  d'élégance 
et  de  clarté  qu' Arnauld,  un  discernement  plus 
habile  de  ce  qu'il  faut  dire  parce  qu'il  est  né- 
cessaire, et  de  ce  qu'il  faut  taire  parce  qu'il  est 
superflu,  un  choix  plus  heureux  d'exemples  in- 
structifs, une  connaissance  plus  rare  de  la  nature 
humaine  et  de  ce  qui  forme  le  jugement  en  épu- 
rant le  cœur.  Aussitôt  que  lAit  de  penser  eut 
paru,  il  devint  ce  qu'il  est  resté  depuis,  un  ou- 
vrage classique  que  les  écoles  d'Allemagne  et 
d'Angleterre  ont  de  bonne  heure  emprunté  à  la 


France,  et  qui  peu  à  peu  a  pris  dans  l'enseigne- 
ment la  place  des  indigestes  compilations  héri- 
tées de  la  scolastique. 

En  métaphysique,  comme  dans  les  autres  par- 
ties de  la  philosophie,  Arnauld  est  le  continua- 
teur fidèle  de  Descartes  sur  presque  tous  les 
points;  car  on  ne  peut  considérer  comme  un  in- 
dice de  sérieux  dissentiment  les  objections  res- 
pectueuses qu'il  adressa  au  P.  Merscnne  contre 
les  Méditations,  et  sur  lesquelles  il  n'insista 
plus,  après  avoir  vu  la  Réponse.  Mais  dans  le 
sein  mrme  du  cartésianisme,  il  s'est  fait  une 
place  comme  métaphysicien  par  sa  théorie  de 
la  perception  extérieure  opposée  à  la  vision  en 
Dieu,  de  Malebranche,  et  à  l'hypothèse  ancienne 
des  idées  représentatives.  Si  par  idées  on  entend 
des  modifications  de  notre  âme  qui,  outre  le 
rapport  qu'elles  ont  avec  nous-mêmes,  en  ont 
un  second  avec  les  objets,  Arnauld  consent  à 
admettre  l'existence  des  idées;  mais  si  on  les 
considère  comme  des  images  distinctes  des  per- 
ceptions, et  interposées  entre  l'esprit  et  les  cho- 
ses, il  nie  que  rien  de  semblable  se  trouve  dans 
la  nature.  Premièrement  l'expérience  ne  nous 
fait  découvrir  aucun  de  ces  êtres  qui  ne  sont  ni 
les  pensées  de  l'intelligence,  ni  les  corps.  En 
second  lieu,  elle  nous  montre  fort  clairement 
que  la  présence  locale  de  l'objet,  et,  pour  ainsi 
dire,  son  contact  avec  l'esprit,  n'est  pas  une  con- 
dition indispensable  de  la  perception,  puisque 
celle-ci  a  lieu  pour  des  choses  très-éloignées 
comme  le  soleil.  Troisièmement,  si  l'on  admet 
que  Dieu  agit  toujours  par  les  voies  les  plus 
simples,  il  a  dû  donner  à  notre  âme  la  faculté 
d'apercevoir  les  corps  le  plus  directement  qu'il 
se  peut,  et,  par  conséquent,  sans  le  secours  de 
ces  intermédiaires  qui  n'ajoutent  rien  à  la  con- 
naissance. Quatrièmement,  si  nous  n'apercevions 
les  choses  que  dans  leurs  images,  nous  ne  pour- 
rions pas  dire  que  nous  les  voyons  ;  nous  ne 
saurions  pas  qu'elles  existent.  Mais  ce  qui  paraît 
à  Arnauld  le  comble  de  l'extravagance,  c'est 
l'application  paradoxale  que  Malebranche  fait  de 
ce  principe,  c'est  l'opinion  que  l'esprit  voit  tout 
en  Dieu.  Ou  chaque  objet  de  la  nature  nous  est 
représenté  par  une  idée  particulière  de  la  pen- 
sée divine,  telle  pierre,  telle  plante,  tel  animal, 
par  telles  idées,  ce  qui  est  inadmissible,  même 
aux  yeux  de  Malebranche  ;  ou  bien  nous  aper- 
cevons tous  les  objets  dans  le  sein  d'une  étendue 
intelligible,  infinie,  ce  qui  ne  donne  pas  lieu  à 
de  moindres  difficultés.  Car  d'abord,  l'existence 
de  cette  étendue  intelligible  que  Dieu  renferme 
seul,  et  qui  ne  se  trouve  pas  dans  l'âme,  est  un 
problème  ;  de  plus,  sa  nature  est  assez^  difficile 
à  déterminer,  et,  pour  peu  qu'on  s'égare  en 
cherchant  à  la  définir,  on  peut  être  conduit  à 
se  représenter  Dieu  sous  une  forme  matérielle  ; 
enfin,  par  cela  seul  qu'elle  comprend  tous  les 
corps  en  général,  elle  n'en  comprend  spéciale- 
ment aucun,  et  n'explique  pas  les  idées  particu- 
lières que  nous  nous  formons  des  objets  indivi- 
duels :  c'est  à  peu  près  comme  un  bloc  de  marbre 
qui  ne  représente  rien,  tant  que  le  ciseau  du 
sculpteur  ne  lui  a  pas  donné  une  forme  détermi- 
née. Ce  qu'il  faut  reconnaître,  parce  que  l'expé- 
rience nous  l'atteste,  c'est  que  l'âme  atteint  les 
corps  extérieurs  sans  idées  représentatives,  sans 
images  créées  ou  incréées,  directement,  im- 
médiatement, en  vertu  de  la  faculté  de  pen- 
ser que  Dieu  lui  a  départie.  Telle  est  la  conclu- 
sion à  laquelle  Arnauld  arrive  dans  son  traité 
des  Vraies  et  des  Fausses  idées  contre  ce  qu'en- 
seigne l'auteur  de  la  Recherche  de  la  vérité, 
dans  la  Défense  de  cet  ouvrage  et  dans  plusieurs 
lettres  à  Malebranche.  Appliquée  à  la  perception 
extérieure,  cette  conclusion  a  du  moins  le  me- 


ARNA 


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ART 


rite  de  satisfaire  le  sens  commun,  et  Arnauld  a 
lieureuseiuent  devance,  dans  ses  recherches  à  ce 
sujet,  Thomas  Reid  et  l'école  écossaise.  Mais  il 
ne  s'est  point  arrête  là,  et  non-seulement  contre 
Malebranche^  mais  contre  Nicole,  Huyghens  et 
le  P.  Laini,  il  a  soutenu,  malgré  l'autorité  de 
saint  Augustin,  que  nous  ne  voyons  en  Dieu 
aucune  vérité,  pas  même  les  ventés  nécessaires 
et  immuables;  que  nous  les  découvrons  toutes 
par  le  travail  intérieur  de  notre  esprit,  la  com- 
paraison et  le  raisonnement  {Œuv.  compl., 
t.  XL,  p.  117  et  suiv.)-  Or  cette  seconde  partie 
de  son  opinion  est  radicalement  fausse.  Il  est 
impossible  de  comprendre  les  premiers  princi- 
pes, les  axiomes,  dans  le  nombre  des  conceptions 
qui  s'expliquent  par  lesprocédés  de  l'analyse  et  de 
l'abstraction  comparative  :  leur  portée  absolue 
dépasse  infiniment  les  étroites  limites  de  l'expé- 
rience 3. faute  de  l'avoir  reconnu,  Arnauld,  disci- 
ple de  Descartes,  abandonne  les  traditions  de 
son  école  et  finit  par  tomber  dans  la  même  er- 
reur que  Locke.  Ajoutons  que  l'esprit  aperçoit 
toute  vérité  là  où  elle  se  trouve  :  l'étendue  dans 
les  corps  parce  qu'elle  est  un  de  leurs  attributs  ; 
les  corps  dans  la  nature  parce  qu'ils  en  font 
partie.  Mais  quel  peut  être  le  centre  des  vérités 
nécessaires  et  immuables,  sinon  une  substance 
également  nécessaire,  immuable,  infinie,  sinon 
Dieu?  Il  ne  semble  donc  pas  si  étrange  de  pen- 
ser qu'en  les  découvrant  l'esprit  contemple  les 
perfections  divines  ;  et  ce  qui,  au  contraire,  est 
inacceptable,  c'est  de  les  isoler  de  la  vérité  in- 
créée, et  de  les  faire  dépendre  d'un  rapport  mo- 
bile entre  les  pensées  de  l'esprit  humain. 

La  théodicée  doit  encore  à  Arnauld  d'intéres- 
santes recherches  sur  l'action  de  la  Providence 
divine.  Dans  ses  Reflexions  philosophiques  et 
thdologiques  sur  le  nouveau  système  de  la  na- 
ture et  la  grâce,  il  établit  contre  Malebranche 
les  quatre  points  suivants  :  le  premier,  que  l'idée 
de  l'être  parfait  n'implique  pas  nécessairement 
qu'il  ne  doive  agir  que  par  des  volontés  généra- 
les et  par  les  voies  les  plus  simples;  le  second, 
que,  loin  de  suivre  dans  la  création  du  monde 
les  voies  les  plus  simples,  Dieu  a  fait  une  infi- 
nité de  choses,  par  dés  volontés  particulières 
sans  que  des  causes  occasionnelles  aient  déter- 
miné ses  volontés  générales;  le  troisième,  que 
Dieu  ne  fait  rien  par  des  volontés  générales 
qu'il  ne  fasse  en  même  temps  par  des  volontés 
particulières;  quatrièmement  enfin,  que  la  trace 
des  volontés  particulières  se  retrouve  dans  la 
conduite  même  de  l'homme,  et,  en  général, 
dans  tous  les  événements  qui  dépendent  de  la 
liberté.  Des  propositions  aussi  graves  demande- 
raient un  examen  approfondi  ;  nous  nous  bor- 
nons à  les  indiquer  :  la  discussion  en  viendra 
en  son  lieu. 

En  résumé,  Arnauld,  théologien  de  profession, 
philosophe  par  circonstance,  a  maintenu  avec  une 
égale  énergie  les  droits  de  la  raison  et  ceux  de 
la  foi.  Par  un  ouvrage  qui  est  un  chef-d'œuvre, 
VArt  de  penser,  il  a  porté  à  la  scolastique  un 
dernier  coup  dont  elle  ne  s'est  pas  relevée.  Dans 
son  traité  des  Vraies  et  des  Fausses  idées,  il  a 
devancé  l'école  écossaise  par  sa  théorie  de  la 
perception  et  ses  arguments  contre  l'hypothèse 
des  idées  représentatives.  Ces  titres  sont  suffisants 
pour  lui  assurer  une  place  honorable  à  la  suite 
des  maîtres  de  la  philosophie  moderne,  qu'il 
aurait  sans  doute  égalés,  si  d'autres  soucis, 
d'autres  études,  d'autres  luttes  n'avaient  pas 
rempli  sa  vie  et  comme  absorbé  cette  vigoureuse 
intelligence. 

Les  œuvres  d'Arnauld,  recueillies  à  Lausanne 
en  1780,  forment  42  volumes  in-4,  auxquels  il  faut 
joindre  2  volumes  de  la  Perpétuité  de  la  foi  de 


Vfùjlise  catholique  louchant  VEucharistie.  et  la 
Vie  de  l'auteur,  1  vol.  Les  ouvrages  relatifsàia  phi- 
losophie se  trouvent  aux  tomes  XXXVIII,  XXXIX 
et  XL;  les  œuvres  littéraires  dans  les  deux  tomes 
suivants.  Il  existe  deux  éditions  récentes  des 
ûfuive.s/j/nïoso/j/uV/wes d'Arnauld  :  l'une  de  M.  J. 
Simon,  Paris,  18  W,  in-1 2;  l'autre  de  M.  C.Jourdain, 
Paris, ']84:!;  in-12.  Toutes  deux  sont  précédées 
d'introductions.  Brucker,  dans  son  Ilistoria  phi- 
losophica  doclrincc  de  ideis,  in-8,  Augsb.,  1723, 
a  donné  un  résumé  fidèle  de  la  polémique  d'Ar- 
nauld et  de  Malebranche.  On  lira  aussi  avec  in- 
térêt un  chapitre  de  Reid  {Essais  sur  les  facultés 
inteUccL,  ess.  II,  ch.  xiii),  relatif  à  cette  polémi- 
que, quoiqu'il  n'ait  pas  toujours  bien  compris  la 
pensée  du  philosophe  de  Port-Royal.        G.  J. 

ARNOLD  DE  'Vii.LANovA,  philosophe  contem- 
porain de  Raymond  Lulle  et  attaché  à  ses  doc- 
trines. Ses  œuvres  ont  été  recueillies  et  annotées 
par  Nie.  Taurellius,  Bas.,  1.585,  in-f°. 

ABRIA,  femme  philosophe  qui  embrassa  les 
doctrines  de  Platon;  elle  est  connue  surtout  par 
l'éloge  qu'en  fait  Galien,  dont  elle  était  contem- 
poraine. C'est  à  .son  instigation,  dit-on,  que 
Diogène  Laërce,  quoiqu'il  ne  lui  consacre  pas 
même  une  mention,  a  composé  son  recueil,  si 
précieux  pour  l'histoire  de  la  philosophie.  —  Il 
ne  faut  pas  la  confondre  avec  Arria,  fçmme  de 
Pétus. 

ARRIEN  {Flavius  Arrianus  Nicomediensis), 
né  à  Nicomédie  en  Bithynie,  vers  la  fin  du  i"  siècle 
de  l'ère  chrétienne,  se  distingua  à  la  fois  comme 
guerrier^  comme  liislorien,  comme  géographe, 
comme  écrivain  militaire,  et  enfin  comme  phi- 
losophe. Il  commença  par  servir  dans  l'armée 
romaine,  et  fut  élevé  ensuite,  grâce  à  sa  valeur 
et  à  ses  talents,  au  poste  important  de  préfet  de 
la  Cappadoce.  On  estime  beaucoup  son  ouvrage 
sur  les  Campagnes  d'Alexandre,  son  Histoire  de 
l'hide,  et  plusieurs  fragments  qui  intéressent  la 
navigation  et  l'art  militaire  ;  mais  nous  n'avons 
à  nous  occuper  ici  que  du  philosophe.  Arrien 
était  un  zélé  disciple  d'Épictète,  dont  les  doctrines 
nous  seraient  inconnues  sans  lui.  Il  a  réuni  toutes 
les  idées  de  son  maître  en  un  corps  de  doctrine 
auquel  il  a  donné  le  nom  de  Manuel  ('Ey/EipiSiov, 
Enchiridion);  c'est  le  fameux  Manuel  d'Épictète. 
Il  a  aussi  rédigé  en  huit  livres  les  leçons  de  ce 
philosophe  pendant  qu'il  enseignait  à  Nicopolis; 
mais  la  moitié  seulement  de  cet  ouvrage,  c'est-à- 
dire  les  quatre  premiers  livres,  est  arrivée  jusqu'à 
nous.  Pour  les  différentes  éditions  de  ces  deux 
écrits  et  pour  les  travaux  modernes  dont  ils  ont 
été  l'objet,  voy.  l'article  Épictète. 

ART.  Ce  mot  a  plusieurs  sens  différents  qui  se 
déterminent  aisément  par  opposition  avec  d'autres 
termes.  Par  opposition  à  la  nature,  l'art  est  le 
travail  de  l'homme.  Par  opposition  aux  métiers 
qui  ont  pour  but  l'utile,  aux  sciences  qui  cher- 
chent le  vrai,  les  arts  ont  le  beau  pour  objet  et 
se  nomment  pour  cette  raison  les  beaux-arts,  se 
distinguant  encore  des  belles-lettres,  parce  qu'ils 
se  proposent  la  production  du  beau  par  les  formes, 
les  couleurs,  les  sons,  et  celles-ci  par  le  discours. 
Mais  c'est  surtout  quand  le  mot  art  est  opposé 
absolument  au  mot  science  qu'il  est  d'un  usage 
plus  particulièrement  philosophique.  La  science 
est  desintéressée,  c'est  un  des  caractères  essentiels 
que  lui  assigne  Aristote;  elle  recherche  la  vérité, 
sans  s'inquiéter  de  l'application  qu'on  en  peut 
faire  et  du  profit  qu'on  en  peut  tirer;  elle  demeure 
dans  les  régions  élevées  de  la  pure  théorie.  L'art 
se  préoccupe  d'une  façon  générale  de  l'application 
possible  des  vérités  théoriques,  en  proposant  à 
l'esprit  des  métliodes  de  travail,  et  peut  descendre 
jusqu'à  la  pratique  même  de  ces  règles.  Par 
exemple,  ceux  qui  réduisent  la  logique  à  l'étude 


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dos  lois  de  la  démonstration,  dans  le  seul  hnt 
de.  les  connaître,  comme  a  fait  Aristote,  disent 
que  la  logique  n'est  qu'une  science,  tandis  que 
(l'autrcs,  pensant  que  la  logique  doit  dicter  aussi 
ili's  i'è":los  pour  la  direction  de  l'esprit,  enseignent 
li's  méthodes  qui  conviennent  à  la  recherche  des 
iliirércnts  objets  de  la  connaissance,  et  que  c'est 
surtout  en  vue  de  cette  utilité  qu'elle  étudie  les 
lois  de  l'entendement,  disent  qu'elle  est  à  la 
lois  une  science  et  un  art,  surtout  un  art,  comme 
les  auteurs  de  \Si  Logique  de  Port-Royal  qui  l'ont 
intitulée  l'Art   de  penser.  Voy.  Arts  (Beaux-), 

l.OGIQUI-:. 

ARTS  (Beaux-).  La  théorie  des  beaux-arts  appar- 
tient à  une  des  sciences  qui  forment  le  domaine 
do  la  philosophie,  à  l'esthétique.  On  essayera  de 
donner  dans  cet  article  une  idée  de  l'art  en  gé- 
néral, de  déterminer  sa  nature  et  son  but,  et  de 
montrer  ses  rapports  avec  la  religion  et  la  phi- 
losophie. 

I.  Plusieurs  opinions  ont  été  émises  sur  le  but 
de  l'art  ;  la  plus  ancienne  et  la  plus  commune  est 
relie  qui  lui  donne  pour  objet  l'imitation  de  la 
nature  :  de  là  le  nom  d'arts  d'imitation,  par 
lequel  on  désigne  souvent  les  beaux-arts.  Ce 
système,  cent  fois  réfuté  et  reproduit  sans  cesse, 
ne  supporte  pas  l'examen,  il  contredit  l'idée  de 
l'art  et  rabaisse  sa  dignité;  il  ne  peut  se  défendre 
qu'à  l'aide  d'une  foule  de  restrictions  et  de  con- 
tradictions; il  confond  le  but  de  l'art  avec  son 
origine.  D'abord,  pourquoi  l'homme  imiterait-il 
la  nature?  quel  intérêt  trouverait-il  à  ce  jeu 
puéril?  le  plaisir  de  se  révéler  son  impuissance, 
car  la  copie  resterait  toujours  au-dessous  dé 
loriginal.  Puis,  quel  est  l'art  qui  imite  réelle- 
ment? est-ce  l'architecture?  Que  l'on  me  montre 
le  modèle  du  Parthénon  ;  quand  il  serait  vrai 
que  le  premier  temple  ait  été  une  grotte,  et  que 
les  arceaux  de  la  cathédrale  gothique  rappellent 
l'ombrage  des  forêts,  on  avouera  que  l'imitation 
s'est  bien  écartée  du  type  primitif.  Il  faudrait 
donc,  pour  être  conséquent,  soutenir  que,  plus 
l'art  s'est  éloigné  de  son  origine,  plus  il  a  dé- 
généré; que  c'est  la  pagode  indienne,  et  non  le 
temple  grec,  qui  est  l'œuvre  classique.  La  sculpture 
elle-même,  qui  reproduit  les  belles  formes  du 
corps  humain,  ne  se  borne  pas  davantage  à  imiter. 
En  supposant  qu'il  se  soit  trouvé  un  homme  pour 
servir  de  modèle  à  l'Apollon,  où  le  sculpteur  a-t-il 
pris  les  traits  qu'il  a  donnés  au  dieu?  la  noblesse 
et  le  calme  divins  qui  rayonnent  dans  cette 
figure?  Il  a,  dites-vous,  idéalisé  la  forme  humaine 
et  son  expression;  je  le  crois  comme  vous;  mais 
qu'est-ce  que  l'idéal  ?  ce  mot  n'a  pas  de  sens  dans 
votre  système.  Le  principe  de  l'imitation,  qui 
offre  quelque  vraisemblance,  appliqué  aux  arts 
figuratifs,  perd  tout  à  fait  son  sens  quand  il  s'agit 
des  arts  qui  ne  s'adressent  plus  aux  yeux,  mais 
au  sentiment  et  à  l'imagination,  à  la  musique  et 
à  la  poésie.  Ainsi,  la  poésie,  pour  ne  pas  s'écarter 
de  sa  loi  suprême,  devra  se  renfermer  exclusive- 
ment dans  le  genre  descriptif.  Elle  se  bornera  à 
reproduire  les  scènes  variées  de  la  nature  et  les 
diverses  situations  de  la  vie  humaine;  de  plus, 
comme  la  poésie  dispose  des  moyens  particuliers 
à  chacun  des  autres  arts,  elle  les  imitera  à  leur 
tour.  Le  poète  sera  l'imitateur  par  excellence; 
mais  ce  mot  est  un  injurieux  contre-sens  :  poète, 
en  effet,  veut  dire  créateur,  et  non  imitateur. 
Ce  système  méconnaît  donc  le  but  de  l'art,  gui 
n'est  pas  d'imiter,  mais  de  créer,  non  de  créer 
de  rien,  ce  qui  n'est  pas  donné  à  l'homme,  mais 
de  représenter,  avec  des  matériaux  empruntés  à 
la  nature,  les  idées  de  la  raison.  Ces  idées  que 
l'homme  porte  en  lui-même  et  qui  sont  l'essence 
de  son  esprit,  la  nature  les  renferme  aussi  dans 
son  sein;  ce  sont  elles  qui  répandent  dans  le 


monde  la  vie  et  la  beauté.  La  nature  les  révèle 
et  les  manifeste,  mais  d'une  manière  imparfaite; 
elles  nous  apparaissent  également  dans  la  vie 
humaine,  conibndues  avec  des  particularités  qui 
les  obscurcissent  et  les  défigurent.  L'art  s  en 
saisit  à  son  tour  et  les  dépose  dans  des  images 
plus  pures,  plus  transparentes  et  plus  belles,  qu'il 
crée  librement  par  la  puissance  qui  lui  est  propre. 
Représenter  des  idées  par  des  syinholes  qui  parlent 
à  la  fois  aux  .sens,  à  l'àme  et  à  la  raison,  tel  est 
le  véritable  but  de  l'art;  il  n'en  a  pas  d'autre. 
C'est  ce  que  fait  l'architecture  par  des  lignes 
géométriques,  la  sculpture  par  les  formes  du 
rogne  organique  et  du  corps  humain  en  particu- 
lier, la  peinture  par  les  couleurs  et  le  dessin,  la 
musique  par  les  sons,  et  la  poésie  par  tous  ces 
symboles  réunis.  Ainsi,  la  nature  et  l'homme 
représentent  tous  deux  ces  idées  divines,  l'une 
fatalement  et  aveuglément,  l'autre  avec  conscience 
et  liberté.  L'homme  ne  copie  pas  la  nature,  il 
s'inspire  de  son  spectacle  et  lui  dérobe  ses  formes 
pour  en  composer  des  œuvres  qu'il  ne  doit  qu'à 
son  propre  génie.  Il  lui  laisse  le  soin  de  produire 
des  créatures  vivantes;  en  cela,  il  se  garderait 
bien  de  vouloir  rivaliser  avec  Dieu;  car  alors  il 
ne  parviendrait  qu'à  fabriquer  des  automates  ou 
à  représenter  des  êtres  qui  n'auraient  de  la  vie 
qu'une  apparence  mensongère.  Mais  s'agil-il  de 
créer  des  symboles  qui  manifestent  la  pensée  aux 
sens  et  à  l'esprit,  qui  aient  la  vertu  de  réveiller 
tous  les  sentiments  de  l'àme  humaine,  de  faire 
naître  l'enthousiasme  et  de  nous  transporter  dans 
un  monde  idéal  ;  ici,  non-seulement  le  génie  de 
l'homme  peut  lutter  avec  avantage  contre  la  na- 
ture, mais  elle  doit  reconnaître  en  lui  son  maître. 
Il  est  son  maître  dans  l'art  comme  il  l'est  dans 
l'industrie  lorsqu'il  assujettit  ses  forces  à  son 
empire  et  les  plie  à  ses  desseins,  comme  il  l'est 
dans  la  science  lorsqu'il  lui  arrache  ses  secrets 
et  découvre  ses  lois,  comme  il  l'est  dans  la  morale 
lorsqu'il  dompte  ses  passions  et  les  soumet  à  la 
règle  du  devoir,  comme  il  l'est  partout  par  le 
privilège  de  sa  raison  et  de  sa  liberté. 

En  résumé,  l'art  a  pour  but  de  représenter,  au 
moyen  d'images  sensibles  créées  par  l'esprit  de 
l'homme,  les  idées  qui  constituent  l'essence  des 
choses;  c'est  là  son  unique  destination,  son  prin- 
cipe et  sa  fin  ;  c'est  de  là  qu'il  tire  à  la  fois  son 
indépendance  et  sa  dignité.  Cette  tâche  lui  suffit, 
et  il  n'est  pas  permis  de  lui  en  assigner  une  autre. 
Elle  fait  de  lui  une  des  plus  hautes  manifestations 
de  l'intelligence  humaine,  car  il  est  une  révéla- 
tion; il  révèle  la  vérité  sous  la  forme  sensible. 
C'est  en  même  temps  ce  qui  lui  impose  des  con- 
ditions dont  il  ne  peut  s'affranchir,  et  des  limites 
qu'il  ne  peut  dépasser. 

Que  l'on  examine,  à  la  lumière  de  ce  principe, 
les  doctrines  qui  donnent  à  l'art  un  autre  but, 
par  exemple,  ïagrément  ou  Vutile,  ou  même  un 
but  moral  et  religieux.  Ces  systèmes  confondent 
les  accessoires  avec  le  fait  principal,  les  consé- 
quences avec  le  principe,  l'efl'et  avec  la  cause. 
En  outre,  ils  ont  le  grave  inconvénient  de  faire 
de  l'art  un  instrument  au  service  d'un  objet 
étranger,  et  de  lui  ôter  sa  liberté,  qui  est  son 
essence  et  sa  vie.  Longtemps  on  a  méconnu 
l'idépendance  de  l'art;  aujourd'hui  encore,  chaque 
parti  veut  l'enrôler  sous  sa  bannière  :  les  uns  en 
font  un  instrument  de  civilisation,  un  moyen 
d'éducation  pour  le  genre  humain;  d'autres  de- 
mandent que  les  monuments  et  les  œuvres  de 
l'art  offrent  avant  tout  un  caractère  religieux; 
enfin,  le  plus  grand  nombre  ne  voit  dans  les 
productions  des  arts  qu'un  objet  d'agrément. 
Tous  repoussent  ce  qu'ils  appellent  la  théorie  de 
l'art  pour  l'art.  Cette  théorie,  nous  n'hésitons 
pas  à    l'admettre,    mais   non  avec  l'étroite    et 


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fausse  interprétation  qu'il  a  plu  de  lui  donner. 
La   maxime    de   l'art    pour    l'art   ne    veut  pas 
dire,   en  effet,  que   l'artiste  peut  s'abandonner 
à  tous  les  caprices  d'une  imagination  déréglée, 
qu'il  ne  respectera  aucun  principe,  et  ne  se  sou- 
mettra à  aucune   loi,    qu'il   sera   impunément 
licencieux,  immoral,  impie;  que,  s'il  lui  plaît  de 
braver  la  pudeur,  de  faire  rougir  l'innocence,  de 
prêcher  l'adultère,  il  ne  sera  pas  permis  de  lui 
demander  compte  de  l'emploi  qu'il  fait  de  son 
talent.  Non  ;  mais  la  critique  devra  lui  montrer 
avant  tout  qu'il  a  violé  les  lois  du  beau,  qu'en 
outrageant  les  mœurs,  il  a  péché  contre  les  règles 
de  l'art,  que  ses  ouvruges  blessent  le  bon  goût 
autant  qu'ils  révoltent  la  conscience,  qu'il  s'est 
trompé  s'il  a  cru  trouver  le  chemin  de  la  gloire 
en  s'ccartant  du  vrai,  qu'il  a  flatté  des  penchants 
grossiers  et  des  passions  vulgaires,  mais  qu'il  est 
loin  d'avoir  satisfait  des  facultés  plus  nobles  et 
les  besoins  élevés  de  l'âme  humaine;  que,  par 
conséquent,  de  pareilles  productions  sont  éphé- 
mères,  et  n'iront  jamais  se  placer  à  côté  des 
chefs-d'œuvre  immortels  des  grands  maîtres  de 
l'art,  ])arce  que  cela  seul  est  durable  qui  répond 
aux  idées  éternelles  de  la  raison  et  aux  senti- 
ments profonds  du  cœur  humain.  On  démontre 
ainsi  à  un  auteur  que  c'est  pour  n'avoir  pas  fait 
de  l'art  pour  l'art,  mais  de  l'art  pour  la  fortune, 
pour  la  faveur  populaire,  et  même  pour  un  but 
plus  élevéj   mais  étranger  à  l'art,  pour  un  but 
moral,  politique  ou  religieux,  qu'il  a  manqué  le 
sien,  et  qu'il  a  été  si  mal  inspiré.  En  tout  ceci, 
il   n'est  question  ni  des  règles  du  juste  et  de 
l'injuste,  ni  d'orthodoxie,  ni  d'éducation  morale 
et  religieuse.  Le  critérium  n'est  pris  ni  dans  la 
religion,  ni  dans  la  morale,  ni  dans  la  logique, 
mais  dans  l'art  lai-même,  qui  a  ses  principes  à 
lui,  sa  législation  et  sa  juridiction  particulières, 
qui  veut  être  jugé  d'après  ses  propres  lois.  Ne 
craignez  rien;  ces  lois,  que  le  coût  seul  connaît 
et  applique,  ne  sont  point  opposées  à  celles  de  la 
morale  ;  ces  principes  ne  sont  pas  hostiles  aux 
vérités  religieuses.  Comment  la  vérité,  dans  l'art, 
serait-elle  l'ennemie  de   toute  autre  vérité?  le 
fond  n'est-il  pas  identique?  ne  sont-ce  pas  toujours 
ces  mêmes  idées,  éternelles  et  divines,  qui  se 
manifestent  dans  des  sphères  et  sous  des  formes 
différentes?  Elles  ne  peuvent  ni  se  combattre, 
ni  se  contredire;  ce  n'est  pas,  cependant,  une 
raison  pour  confondre  ce  qui  est  et  doit  rester 
distinct.  Laissez  les  facultés  humaines   se  dé- 
velopper dans  leur  diversité  et  leur  liberté,  c'est 
la  condition  même  de  leur  harmonie.  La  pensée 
religieuse,  la  pensée  philosophique  et  la  pensée 
artistique  sont  sœurs,  leur  cause  est  commune, 
et  elles  aspirent  au   même  but,  mais  par  des 
moyens  différents,  et  sans  s'en  douter,  sans  s'en 
inquiéter,   sans  s'en  faire  un  perpétuel  souci. 
Elles  suivent  chacune  la  voie  que  Dieu  leur  a 
tracée,  sûres  qu'elles  arriveront  au  même  terme 
final.  Après  qu'on  a  eu  tout  divisé  et  séparé,  est 
venue  la  manie  de  tout  ramener  à  l'unité  et  de 
tout  confondre;   rien   n'est  plus  fastidieux  que 
cette  perpétuelle  identification  de  toutes  choses, 
qui  efface,  avec  la  diversité,  la  vie  et  l'originalité, 
qui  enlève  les  limites,  brise  toutes  les  barrières, 
intervertit  les  rôles,  fait  de  l'artiste,  tantôt  un 
prêtre,  tantôt  un  philosophe,  tantôt  un  pédago- 
gue, tout,  excepté  un  artiste.  Laissons  à  l'art  son 
caractère  et  sa  physionomie  propres,   gardons- 
nous  de   le  travestir  ou  de  l'asservir.  Nous  ne 
comprenons   pas  l'intolérance  de  ceux  qui   ré- 
clament une  liberté  entière  pour  la  raison  philo- 
sophique, et  qui  la  refusent  à  l'art.  Ils  blâment 
le  moyen  âge  de  ce  qu'il  a  fait  de  la  philosophie 
la  servante  de  la  théologie.  Mais  l'artiste  a-t-il 
donc  moins  besoin  de  cette  liberté  que  la  philo- 


sophie? son  esprit  doit-il  être  moins  dégagé  de 
toute  contrainte  et  affranchi  de  toute  préoccupa- 
tion? Obligé  d'avoir  les  yeux  fixés  sur  une  vérité 
morale  à  développer,  sur  un  dogme  à  représenter, 
sur  une  découverte  scientifique  à  propager,  ou 
sur  une  idée  métaphysique  à  rendre  sensible  par 
des  images,  il  attendra  vainement  l'inspiration, 
ses  compositions  seront  froides,  la  vie  manquera 
à  ses  personnages^  n'espérez  pas  qu'il  parvienne 
jamais  à  toucher,  a  émouvoir,  à  exciter  l'admira- 
tion et  l'enthousiasme.  Dans  les  œuvres  d'où 
l'inspiration  est  absente,  il  ne  faut  pas  même 
chercher  ce  que  vous  demandez,  édification, 
leçon  morale  ou  salutaire  impression;  vous  n'y 
trouverez  que  l'ennui. 

II.  Mais  essayons  de  déterminer  d'une  manière 
plus  précise  la  nature  et  le  but  de  l'art  en  mon- 
trant les  différences  qui  le  séparent  de  la  re- 
ligion et  de  la  philosophie,  malgré  les  rapports 
qui  les  unissent. 

Ce  qui  distingue  d'abord  essentiellement  l'art 
de  la  religion,  le  voici  en  peu  de  mots  :  l'art, 
ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut,  a  pour  mission  de 
révéler  par  des  images  et  des  symboles  les  idées 
qui  constituent  l'essence  des  choses.  Dans  toute 
œuvre  d'art  il  y  a  donc  deux  termes  à  considérer  : 
une  idée  qui  en  fait  le  fond,  et  une  image  qui  la 
représente  ;  mais  ces  deux  termes  sont  tellement 
combinés  et  fondus  ensemble,  ils  forment  si  bien 
un  tout  unique  et  indivisible,  qu'ils  ne  peuvent 
se  séparer  sans  que  l'œuvre  d'art  soit  cfétruite. 
L'art  réside  essentiellement  dans  cette  unité. 
Son  domaine  est  illimité^  il  s'exerce  au  milieu 
d'une  infinie  variété  d'idées  et  de  formes;  mais 
il  est  retenu  dans  le  monde  des  sens,  il  ne  peut 
s'élever  par  la  pensée  pure  jusqu'à  l'invisible, 
concevoir  l'idée  en  elle-même  dégagée  de  ses 


images  et  de  ses  enveloppes.  L'alliance  de  l'élé- 
ment sensible  et  de  l'élément  spirituel  est  donc 
le  premier  caractère  de  l'art. 

Un  autre  caractère  non  moins  essentiel,  c'est 
que  l'art  est  une  création  libre  de  l'esprit  de 
l'homme.  La  vérité  dans  l'art  n'est  pas  révélée, 
l'artiste  ne  la  reçoit  pas  toute  faite,  ou  s'il  la 
reçoit,  il  lui  fait  subir  une  transformation  ;  c'est 
librement  qu'il  l'accepte  et  l'emploie,  librement 
qu'il  la  revêt  d'une  forme  façonnée  par  lui.  Idée 
et  forme  sont  sorties  de  son  activité  créatrice; 
c'est  pour  cela  que  ses  œuvres  s'appellent  des 
créations.  L'artiste  est  inspiré,  mais  l'inspiration 
est  interne,  elle  ne  vient  pas  du  dehors  ;  la  Muse 
habite  au  fond  de  l'âme  du  poëte.  A  côté  de  la 
libre  personnalité  se  développe  un  principe  spon- 
tané, naturel,  qui  se  combine  avec  elle  comme 
l'image  avec  l'idée.  L'harmonie  de  ces  deux 
principes,  leur  pénétration  réciproque  et  leur 
action  simultanée  constituent  la  vraie  pensée 
artistique. 

La  religion  diffère  de  l'art  en  ce  que  la  vérité 
religieuse,  non-seulement  est  révélée,  mais  encore 
n'est  pas  essentiellement  liée  à  la  forme  sensible. 
Sans  doute  la  religion  est  obligée  de  présenter 
ses  idées  dans  des  emblèmes  et  des  symboles  qui 
parlent  à  la  fois  aux  yeux  et  à  l'esprit;  elle  ap- 
pelle alors  à  son  secours  l'art  qui  traduit  ses 
enseignements  en  images  ;  celui-ci  est  son  inter- 
prète auprès  des  intelligences  encore  incapables 
de  comprendre  le  dogme  dans  sa  pureté;  mais 
ce  n'est  là  qu'une  préparation  et  une  initiation. 
Le  véritable  enseignement  religieux  se  transmet 
par  la  parole  et  s'adresse  à  l'esprit.  D'un  autre 
côté,  le  véritable  culte  est  celui  que  l'àme  rend 
au  Dieu  invisible  en  cherchant  à  s'unir  à  lui  dans 
le  silence  de  la  méditation  et  de  la  prière;  c'est 
là  le  culte  en  esprit  et  en  vérité;  or  l'art  ne 
saurait  y  atteindre.  L'union  mystique  de  l'âme 
avec  Dieu  s'accomplit  dans  le  silence  et  le  re- 


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rueilloment.  A  ce  degré,  l'art  non-seuloment  est 
inutile,  mais  il  opère  une  distraction  profane.  Le 
lidèle  ferme  les  yeux,  il  ne  voit  plus,  n'entend 
plus,  l'esprit  s'envole  dans  des  régions  où  les 
sens  et  l'imagination  ne  sauraient  le  suivre.  Ainsi 
l'art  est  incapable  d'atteindre  la  hauteur  de  la 
])ensée  religieuse,  il  n'est  pour  la  religion  qu'un 
accessoire  et  un  auxiliaire;  celle-ci  ne  le  regarde 
pas  comme  son  véritable  mode  d'expression  et 
son  organe,  ainsi  qu'on  l'a  apjjclé;  elle  n'accorde 
à  ses  œuvres  qu'une  valeur  secondaire.  Elle  pré- 
fère à  une  belle  statue,  sortie  des  mains  du  plus 
habile  sculpteur,  l'image  grossière  vénérée  des 
fidèles,  une  humble  chapelle  sur  le  tombeau  d'un 
martyr,  consacrée  par  des  miracles,  à  la  cathé- 
drale de  Cologne  et  a  Saint-Pierre  de  Rome.  L'art, 
do  son  côté,  conserve  son  indépendance  et  le 
témoigne  de  mille  manières.  Jamais  il  n'est 
strictement  orthodoxe;  jamais  il  ne  se  plie  tout 
à  fait  aux  volontés  d'autrui.  Il  ne  reçoit  jamais 
une  idée  toute  faite  ni  une  forme  imposée  sans 
les  modifier.  II  a  ses  conditions  et  ses  lois  qu'il 
respecte  avant  tout  sous  peine  de  n'être  pas  lui- 
même.  11  a  de  plus  ses  fantaisies  et  ses  caprices 
u'il  faut  lui  passer.  Lorsqu'il  travaille  au  service 
e  la  religion,  il  s'écarte  sans  cesse  du  texte  bi- 
blique, du  fait  historique  ou  du  type  consacré; 
il  transforme  le  récit  traditionnel  et  la  légende, 
et,  si  on  ne  le  surveille,  il  finira  par  altérer  le 
dogme  lui-même.  Vous  chercherez  vainement  à 
le  retenir  et  à  l'enchaîner,  il  vous  échappera 
toujours.  D'ailleurs,  quelque  docile  et  soumis 
qu'il  paraisse,  n'oubl  ez  pas  que  son  but  est  de 
captiver  les  sens  et  l'imagination.  Si  vous  vous 
abandonnez  à  lui,  il  vous  enchaînera  à  votre  tour 
dans  les  liens  du  monde  sensible  et  fera  de  vous 
un  idolâtre  et  un  païen.  Il  vous  voilera  le  Saint 
des  saints  et  vous  empêchera  de  communiquer 
en  esprit  avec  le  Dieu  esprit.  Enfin  entre  la  re- 
ligion et  l'art  se  manifestent  non-seulement  des 
différences  réelles,  mais  une  tendance  opposée 
et  contradictoire.  Le  caractère  de  la  vérité  re- 
ligieuse est  l'immobilité.  L'art,  au  contraire,  est 
essentiellement  mobile.  Il  tend,  par  conséquent, 
à  altérer  et  à  défigurer  la  vérité  religieuse  en 
cherchant  à  l'embellir  et  à  la  revêtir  de  formes 
nouvelles,  en  l'associant  aux  intérêts,  aux  goûts, 
aux  idées  de  chaque  époque  et  aux  passions  hu- 
maines. Aussi,  après  avoir  marché  pendant  quelque 
temps  ensemble  au  moyen  âge,  ils  finissent  par  se 
séparer. 

Si  nous  comparons  maintenant  Fart  et  la  philo- 
sophie, nous  remarquerons  entre  eux  un  rapport 
intime,  mais  aussi  des  différences  essentielles. 
L'art  et  la  philosophie  ont  l'un  et  l'autre  pour 
objet  les  idées  qui  sont  le  principe  et  l'essence 
des  choses;  mais  l'art  représente  ces  idées  sous 
des  formes  sensibles  ;  la  philosophie,  au  contraire, 
cherche  à  les  connaître  en  elles-mêmes,  dans  leur 
nature  abstraite  et  dégagées  de  tout  symbole. 
Elle  les  exprime  dans  un  langage  également 
abstrait  qui  ne  rappelle  à  l'esprit  que  la  pensée 
même,  et  ne  s'adresse  qu'à  la  raison.  La  religion 
traverse  tous  les  degrés  du  symbole  pour  s'élever 
jusqu'à  l'adoration  de  Dieu  en  esprit  et  en  vérité; 
mais  la  pensée  religieuse,  même  sous  sa  forme 
la  plus  pure,  s'allie  avec  le  sentiment;  comprendre 
n'est  pas  son  but.  La  philosophie,  au  contraire, 
veut  comprendre,  et  elle  ne  comprend  réellement 
que  quand  la  vérité  lui  apparaît  nue,  sans  voile, 
environnée  de  sa  propre  lumière.  Les  belles 
formes,  les  images  brillantes,  les  magnifiques 
emblèmes  la  touchent  peu;  elle  y  voit  plutôt  un 
obstacle  qu'un  moyen  pour  contempler  le  vrai  : 
aussi  elle  les  écarte  à  dessein,  ou  bien  elle  en 
pénètre  le  sens  ;  mais  alors  elle  détruit  l'œuvre 
d'art  qui  consiste  dans  l'union  indissoluble  de 


l'idée  et  de  l'image  sensible.  D'un  autre  côte,  si 
l'art,  comparé  à  la  religion,  est  une  création  lil)re 
de  l'intelligence  humaine,  l'inspiration  est  in- 
dépendante de  la  volonté;  1  artiste  sent  au  dedans 
de  lui-même  un  principe  qui  agit  et  se  développe 
comme  une  puissance  fatale  et  à  la  manière  des 
forces  de  la  nature,  qui  l'émeut  et  l'écliaufre.  le 
su])jugue  et  le  transporte.  Sans  doute  il  doit  se 
posséder,  et,  jusque  dans  l'enthousiasme  et  le 
délire  poéti([ue,  maîtriser  et  diriger  l'essor  de  sa 
pensée.  Néanmoins  ce  souffle  divin  qui  l'anime  ne 
vient  pas  de  lui,  de  sa  personnalité,  il  ra()pelle 
sa  muse  ou  un  dieu.  Il  en  est  tout  autrement  du 
philosophe;  quoiqu'il  sache  bien  que  sa  raison 
émane  d'une  source  divine,  et  que  la  vérité  est 
indépendante  de  lui,  c'est  librement  qu'il  la 
cherche,  c'est  par  un  effort  volontaire  de  son  in- 
telligence qu'il  tend  à  se  mettre  en  rapport  avec 
elle.  Dans  ce  travail  de  son  esprit,  il  impose 
silence  à  son  imagination  et  à  sa  sensibilité; 
dans  le  calme  de  la  méditation,  il  observe,  il 
raisonne,  il  réfléchit.  Attentif  à  surveiller  tous 
les  mouvements  de  sa  pensée,  il  l'assujettit  à 
une  marche  régulière,  et  la  soumet  aux  procédés 
de  la  méthode.  La  philosophie  est  la  raison  hu- 
maine sous  sa  forme  véritablement  libre. 

A  son  origine,  la  philosophie  présente  un  rap- 
port avec  l'art  de  la  poésie  ;  mais  voyez  avec 
quelle  rapidité  la  séparation  s'opère.  Les  pre- 
miers philosophes  écrivent  en  vers,  leurs  systèmes 
sont  des  poèmes  cosmogoniques;  quoique  la 
poésie  didactique  se  rapproche  de  la  prose,  cette 
forme  est  bientôt  remplacée  par  le  dialogue. 
Mais  le  dialogue  est  encore  une  œuvre  d'art, 
c'est  un  petit  drame  quia  ses  personnages,  une  ex- 
position, une  intrigue  et  un  dénoûment.  L'en- 
tretien socratique  le  reproduit  d'une  manière 
vivante  ;  il  est  porté  à  son  plus  haut  point  de 
perfection  par  Platon,  non  moins  artiste  et  poète 
que  grand  philosophe.  Mais  vient  Aristote,  qui, 
à  la  savante  ordonnance  du  dialogue  platonicien, 
substitue  l'exposition  simple,  crée  la  prose  philo- 
sophique et  enferme  la  pensée  dans  le  syllogisme. 
Le  poëme  didactique  et  le  dialogue  ont  leur 
place  naturelle  et  légitime  à  l'origine  de  la  phi- 
losophie. Ils  marquent  les  degrés  de  cette  tran- 
sition par  laquelle  la  philosophie  se  dégage  de 
l'art;  ce  sont  des  formes  irrévocablement  pas- 
sées. Mais,  dira-t-on,  n'y  a-t-il  pas  des  pensées 
profondes  dans  les  créations  de  l'art  et  dans  les 
ouvrages  en  particulier  des  grands  poètes  ?  Oui, 
sans  doute  ;  mais  si  l'on  entend  par  là  que  l'ar- 
tiste ou  le  poète  a  eu  une  conscience  nette  de  ses 
idées,  qu'il  était  capable  de  s'en  rendre  compte, 
et  d'en  donner  une  explication  philosophique,  on 
se  trompe.  Homère,  Hésiode  ne  sont  point  des 
philosophes  parce  qu'on  a  cru  pouvoir  dégager 
de  leurs  poèmes  toute  une  philosophie.  Hésiode 
ne  s'est  jamais  douté  qu'en  composant  sa  Thi'O- 
(jonie,  il  exposait  un  système  cosmogonique, 
métaphysique  et  moral;  ce  furent  des  philoso- 
phes qui,  douze  siècles  après  Homère,  trouvèrent 
la  Théorie  des  nombres  de  Pythagore  et  les 
idées  de  Platon  dans  sa  Mijlhologie.  On  peut  en 
dire  autant  de  la  philosophie  du  théâtre  grec, 
comme  on  a  coutume  de  dire  aujourd'hui.  Es- 
chyle, qui  révéla  les  mystères  d'Eleusis,  aurait 
été  probablement  fort  embarrassé  de  donner  le 
sens  philosophique  de  ses  tragédies.  Sophocle 
aurait-il  su  dégager  la  formule  de  VŒdipe  roi  et 
faire  une  théorie  de  l'expiation  ?  Euripide  le 
philosophe  sur  la  scène,  comme  l'appelèrent  ses 
contemporains,  fait  des  contre-sens  toutes  les  fois 
qu'il  tire  la  morale  de  ses  j)ièces.  Jusqu'à  quel 
point  l'inspiration  et  la  reflexion  peuvent-elles 
se  combiner  pour  produire  une  œuvre  d'art^  ou 
de  poésie?  c'est  une  question  qui  ne  peut  être 


ASGÊ 


—  110  — 


ASGÉ 


tranchée  en  quelques  mots;  il  suffit  de  remar- 
quer que  rinspiralion  doit  avoir  l'initiative,  et 
que    SI   la    réflexion   intervient  autrement   que 

§our  la  diriger,  si  elle  la  remplace,  c'en  est  lait 
e  l'art  et  de  la  poésie.  Dans  les  temps  modernes, 
en  Allemagne,  deux  grands  poètes  ont  paru  réa- 
liser celle  alliance  de  la  poésie  et  de  la  philoso- 
phie ;  mais  Goethe  a  eu  raison  de  dire  que 
Schiller  n'avait  jamais  été  moins  poëte  que  quand 
il  avait  voulu  être  philosophe,  et  Schiller  aurait 
pu  renvoyer  à  Goethe  le  même  reproche.  La  plus 
grande  composition  poético-philosophique  que 
Ton  puisse  citer,  le  Fuusl,  confirme  notre  opi- 
nion. La  première  partie  est  incomparablement 
plus  intéressante  que  la  seconde,  et  lui  est  supé- 
rieure comme  œuvre  dramatique,  précisément 
parce  que  l'allégorie  philosophique  y  joue  un 
plus  faible  rôle.  Le  second  Faust,  œuvre  de 
réflexion  plus  que  d'inspiration,  offre  sans  doute 
de  grandes  beautés  d'ensemble  et  surtout  de 
détails  ;  mais  on  ne  peut  nier  que  ce  ne  soit  une 
composition  froide;  elle  ne  peut  être  goûtée 
qu'après  une  longue  et  profonde  étude  ;  mais  dès 
lors  elle  manque  l'effet  que  doit  produire  l'œu- 
vre d'art,  une  impressionsoudaine.  le  sentimentdu 
beau  et  l'enthousiasme  que  sa  vue  excite.  Les  sa- 
vants veulent  être  traités  en  cela  comme  le  vul- 
gaire. Les  artistes  allemands  rêvent  aujourd'hui 
l'union  de  la  science  et  de  l'art  ;  nous  ne  voudrions 
pas  nier  que  cette  alliance  ne  puisse  produire 
d'heureux  effets,  mais  d'al)ordon  doit  reconnaître 
que  l'idée,  pour  passer  de  la  sphère  philosophi- 
que dans  celle  de  l'art,  est  obligée  de  subir  une 
transformation  dans  la  pensée  de  l'artiste  ;  il  faut 
que  celui-ci  s'en  soit  inspirée;  ensuite  il  est  un 
ordre  d'idées  qui  échappera  toujours  à  l'art, 
ce  sont  précisément  celles  qui  sont  vraiment 
philosophiques.  Les  artistes  allemands  n'ont  sans 
doute  pas  songé  à  représenter  les  Antinomies 
de  la  raison  et  VImpératif  catégorique  de  Kant 
sur  les  bas-reliefs  de  la  Valhalla;  et  il  ne  s'est 
pas  trouvé  parmi  les  disciples  enthousiastes  de 
Hegel  quelque  jeune  poëte  pour  mettre  sa  logi- 
que en  vers.  —  Pour  la  bibliographie  et  pour  le 
sujet  lui-même,  voy.  Beau,  Esthétique.      C.  B. 

ASCÉTISME  ou  MORALE  ASCÉTIQUE  (de 
(3C(7XYi(7tç,  exercice;  sans  doute  parce  que  la  vie 
ascétique  était  regardée  comme  l'exercice  par 
excellence).  On  appelle  ainsi  tout  le  système  de 
morale  qui  recommande  à  l'homme,  non  de  gou- 
verner ses  besoins  en  les  subordonnant  à  la  raison 
et  à  la  loi  du  devoir,  mais  de  les  étouffer  entiè- 
rement, ou  du  moins  de  leur  résister  autant  que  nos 
forces  le  permettent;  et  ces  besoins  ce  ne  sont  pas 
seulement  ceux  du  corps,  mais  encore  ceux  du 
cœur,  de  l'imagination  et  de  l'esprit  ;  car  la  so- 
ciété, la  famille,  la  plupart  des  sciences,  et  tous  les 
arts  de  la  civilisation,  sont  quelquefois  proscrits 
avec  la  même  rigueur  que  les  plaisirs  matériels. 
Le  soin  de  son  âme  et  la  contemplation  de  Dieu, 
c'est  tout  ce  qui  reste  à  l'homme  ainsi  abîmé 
dans  les  austérités  et  dans  le  silence.  Encore,  la 
conscience  de  lui-même  doit-elle  s'anéantir  peu 
à  peu  dans  l'amour  divin. 

Il  faut  distinguer  deux  sortes  d'ascétisme: l'un, 
fondé  sur  le  dogme  de  l'expiation,  n'a  pas  d'autre 
but  que  d'apaiser  la  colère  divine  par  des  souf- 
frances volontaires  :  c'est  l'ascétisme  religieux. 
dont  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici,  car  il 
ne  saurait  être  séparé  de  la  théologie  positive,  et 
souvent  même  il  fait  partie  du  culte.  L'autre 
espèce  d'ascétisme  est  instituée,  d'après  des 
principes  purement  rationnels,  pour  rendre  l'àme 
a  sa  vraie  destination,  pour  développer  en  elle 
toutes  ses  facultés  et  toutes  ses  forces,  en  l'af- 
franchissant de  la  servitude  du  corps  et  des  lois 
prétendues  tyranniqucs  de  la  nature  extérieure  : 


nous  lui  donnerons  le  nom  d'ascétisme  philoso- 
phique. 

Nous  rencontrons  les  premiers  germes  de  ce 
système  dans  l'école  pythagoricienne,  qui,  res- 
pectant jusque  dans  les  animaux  le  principe  de 
la  vie,  confondu  mal  à  propos  avec  le  principe 
spirituel,  imposait  à  ses  adeptes  l'abstiaencedela 
chair  et  même  des  végétaux,  lorsque,  par  leur 
forme,  ils  rappellent  à  l'imagination  quelque  être 
vivant.  Elle  demandait,  en  outre,  le  sacrifice  de 
la  volonté  par  l'obéissance,  et  son  silence  prover- 
bial devait  être  à  la  fois  le  résultat  et  la  condi- 
tion de  la  vie  contemplative. 

Le  point  de  vue  que  nous  essayons  de  définir 
est  déjà  plus  nettement  prononcé  dans  l'école 
cynique  ;  car  ici  il  ne  s'agit  plus  d'un  sentiment 
qui  est  déjà  par  lui-même  un  frein  aux  excès  de  la 
morale  ascétique  (nous  voulons  parler  de  ce  vague 
re^ect  qu'inspirait  aux  pythagoriciens^  partout  où 
il  se  manifeste, le  principe  de  la  vie),  mais  on  exalte, 
aux  dépens  même  de  la  bienséance,  le  senti- 
ment de  la  liberté,  dont  le  développement  inces- 
sant est  regardé  comme  le  fond  de  la  moralité 
humaine  :  de  là  cette  maxime  d'Antisthène,  que 
la  douleur  et  la  fatigue  sont  un  bien  ;  que  le 
plaisir,  au  contraire,  est  toujours  un  mal.  Non 
contents  d'affranchir  l'homme  des  lois  de  la  na- 
ture, les  philosophes  cyniques  cherchaient  aussi, 
comme  on  sait,  à  le  rendre  indépendant  de  la 
société  ;  c'est  dans  ce  but  qu'ils  répudiaient  les 
affections  de  famille  et  même  l'amour  de  la  pa- 
trie, si  puissant  chez  les  peuples  de  l'antiquité. 

Les  stoïciens,  dont  toute  la  morale  se  résume 
en  ces  deux  mots,  abstinence  et  résignation 
(àv£/ou  xal  àr.éy/i^j),  n'ont  fait  que  donner  au 
principe  d'Antisthène  plus  de  dignité,  en  le  con- 
ciliant avec  toutes  les  bienséances  de  la  vie  so- 
ciale, et  plus  de  valeur  scientifique,  en  le  ratta- 
chant à  un  vaste  système  de  philosophie.  Mais  on 
reconnaît  sans  peine  le  caractère  ascétique  dans 
cette  insensibilité  absolue  qu'ils  affectaient  pour 
tous  les  biens  et  pour  tous  les  maux  de  la  vie,  dans 
leur  mépris  de  toutes  les  œuvres  extérieures  et 
leur  indifférence  pour  les  intérêts,  par  conséquent 
pour  les  devoirs  de  la  société.  Dans  leur  opinion, 
comme  dans  celle  de  leurs  devanciers  de  l'école 
d'Antisthène,  le  sage  ne  devait  pas  plus  dépendre 
de  ses  semblables  que  du  monde  extérieur. 

Mais  nulle  part,  au  moins  dans  l'antiquité,  les 
principes  ascétiqiies  n'ont  été  portés  aussi  loin 
que  dans  l'école  d'Alexandrie.  Là.  la  matière  étant 
considérée  comme  une  simple  négation.  Dieu 
comme  la  substance  commune  de  tous  les  êtres, 
et  l'homme  comme  d'autant  plus  parfait  qu'il 
abdique,  en  quelque  sorte,  sa  propre  existence 
pour  se  confondre  dans  celle  de  l'Être  unique, 
siège  de  toute  réalité  et  de  toute  perfe.:tion,  il  en 
résultait  nécessairement  le  plus  complet  mépris 
de  la  nature,  de  la  vie,  de  la  société,  de  tout  ce 
qui  est  limité  et  fini.  L'âme  ne  devait  plus  seu- 
lement se  détacher  de  ses  liens  matériels,  elle 
devait  aussi  se  détacher  d'elle-même,  renoncer 
à  la  conscience  de  son  être  individuel,  et  s'a- 
néantir, s'abîmer  en  Dieu.  Ainsi  que  nous  en 
avons  déjà  fait  la  remarque,  la  culture  même  de 
l'intelligence,  la  science,  devait  paraître  misé- 
rable dans  ce  système,  parce  que,  au-dessus  de 
la  science,  il  plaçait  l'intuition  et  l'enthousiasme, 
faculté  toute  divine,  par  l'intermédiaire  de  la- 
quelle disparaît  la  différence  de  notre  intelli- 
gence bornée  et  de  l'Être  ineffable.  Cette  morale 
n'était  pas  seulement  enseignée  chez  les  païens, 
qui  formaient  plus  particulièrement  l'école  néo- 
platonicienne; nous  la  trouvons  également  chez 
Philon  le  juif,  chez  Origène  le  chrétien,  et, 
longtemps  avant  Philon,  si  nous  en  croyons  le 
témoignage  de  ce  dernier,   elle   était   mise  en 


ASGL 


—  111  — 


ASSO 


pratique,  dans  toute  sa  sévérité,  par  les  tliéra- 
IHUites.  Aux  yeux  de  ces  hommes,  les  vertus  ordi- 
naires et  sociales,  la  moralité  proprement  dite, 
n'était  qu'une  préparation  aux  vertus  solitaires 
(le  la  vie  contemplative,  regardée  comme  le  terme 
(le  la  perfection  humaine. 

Si  Ton  juge  la  morale  ascétique  d'un  point 
do  vue  purement  relatif,  comme  un  contre-poids 
nécessaire  à  des  excès  d'un  autre  genre,  elle 
mérite  assurément  notre  indulgence  et  même 
notre  respect.  Dans  les  temps  de  mollesse  et  de 
désordre,  elle  vient  rappeler  à  l'homme  le  sou- 
\onir  de  sa  force  et  de  son  principe  spirituel 
([u'elle  met  à  nu  par  les  plus  héro'iques  résis- 
tances contre  les  lois  du  corps;  elle  exagère  le 
lu'ant  des  choses  de  la  terre,  les  vanités  et  les 
misères  de  la  vie,  pour  élever  sa  pensée  vers  les 
régions  de  Tidcal  et  de  l'infini.  Mais,  à  la  consi- 
dérer en  elle-même  et  dans  sa  valeur  absolue, 
comme  le  dernier  terme  de  la  moralité  liumaine 
ou  comme  le  but  même  de  la  vie,  elle  renferme 
des    conséquences   aussi    dangereuses  peut-être 

3ue  celles  du  système  diamétralement  opposé  ; 
c  plus,  elle  est  en  contradiction  avec  son  pro- 
pre principe,  car  elle  veut  la  fin  sans  vouloir  les 
moyens  ;  elle  appelle  la  perfection  de  l'homme 
et  repousse  les  conditions  sans  lesquelles  il  est 
impossible  d'y  atteindre.  En  effet,  ce  n'est  pas 
par  lui  seul,  mais  c'est  au  sein  de  la  société,  grâce 
a  son  concours  et  à  ses  institutions,  que  l'homme 
peut  arriver  au  complet  développement,  à  la 
conscience  de  son  être,  à  la  connaissance  parfaite 
de  sa  nature,  de  son  principe  et  de  ses  devoirs. 
Donc,  le  perfectionnement  de  l'état  social  est 
tout  a  fait  inséparable  de  notre  perfectionnement 
individuel,  sous  quelque  point  de  vue  qu'on  l'en- 
visage. Mais  vivre  dans  la  société,  c'est  vivre 
pour  elle,  c'est  prendre  part  à  ses  biens  comme 
à  ses  maux,  c'est  veiller  à  ses  intérêts  et  défen- 
dre son  existence,  en  un  mot,  c'est  tout  le  con- 
traire de  la  vie  ascétique.  En  second  lieu,  si 
l'état  social  est  pour  l'âme  qui  aspire  à  la  perfec- 
tion un  mal  et  un  danger  ;  si  l'abandon,  les 
misères  et  les  souffrances  sont  un  bien,  une  pu- 
rification nécessaire,  quelle  pitié  restera-t-il  dans 
nos  cœurs  pour  les  douleurs  de  nos  semblables, 
quel  devoir  nous  commandera  de  les  soulager, 
quelle  raison  aurons-nous  d'interrompre  nos  su- 
blimes méditations  pour  rentrer  dans  les  impu- 
retés de  ce  monde?  L'ascétisme,  conséquent  avec 
lui-même,  doit  donc  aboutir  à  l'isolement  de 
l'àme  comme  à  celui  du  corps;  et  cet  isolement, 
pour  être  commandé  par  les  intentions  les  plus 
pures,  n'en  mérite  pas  moins  le  nom  d'égoïsme. 
Enfin,  si,  comme  le  supposent  les  apologistes  de 
la  vie  ascétique,  notre  existence  ici-bas  est  une 
déchéance,  notre  corps  une  prison,  et  tous  les 
besoins  qiii  en  dépendent  autant  ae  souillures, 
n'aurions-nous  pas  le  droit  d'accuser  la  bonté  et 
l'intelligence  divines,  qui,  pour  fournir  à  l'homme 
un  lieu  d'épreuves,  auraient  tout  exprès  créé  le 
mal?  Oui,  sans  doute,  la  vie  est  une  épreuve; 
mais,  pour  la  soutenir  dignement,  il  faut  que 
nous  développions  tous  les  germes  qu'une  main 
divine  a  déposés  en  nous,  que  nous  comprenions 
toute  la  grandeur  et  la  beauté  de  la  nature  inté- 
rieure, que  nous  acceptions  tous  les  devoirs  que 
nous  avons  à  remplir  envers  les  autres  et  envers 
nous-mêmes^,  qu'enfin  la  création  de  l'homme 
soit  regardée  comme  le  chef-d'œuvre  de  Dieu. 
Voy.  Ch.-L.  Schmidt,  de  Asceseos  fine  et  origine 
dissert.,  in-4.  Caris.,  1830. —Jean-B.  Buddeus, 
de  Kàfiapo-£t  Pyihagorico-Platonica,  in-4,  Halle, 
nOl;  —  et  de  'A(j/.riaii  philosopliica,  dans  son 
recueil  intitulé  :  Analecla  liistoriœ philosophiœ, 
in-8,  Halle,  1706  et  1724. 
ASCLÊPIADE    DE  Phlionte.   Philosophe   de 


l'école  d'Érétrie  ;  il  était  disciple  de  Stilpon  et 
vécut  au  IV"  siècle  avant  J.  C,  connu  surtout 
par  son  étroite  intimité  avec  Ménédème,  le  fon- 
dateur de  cette  école  :  voy.  Diogène  Laërce, 
liv.  II,  ch.  XVII.  Il  y  eut  aussi  un  neo-platonicien 
du  même  nom  qui  fut  disciple  de  Proclus;  c'est 
tout  ce  (|u'on  sait  de  lui. 

ASCLÉPIGËNIE.  Fille  du  néo-platonicien  Plu- 
tarque  d'Athènes,  sœur  d'IIiérius  et  femme  d'Ar- 
chiade;  complètement  initiée  à  tous  les  mystères 
de  la  philosophie  néo-platonicienne,  elle  put  les 
enseigner  à  Proclus  quand  celui-ci  vint  à  Athènes 
pour  y  suivre  les  leçons  de  Plutarque.  Voy.  Pro- 
clus et  Plutarohe  d'ATiiÈNES. 

ASCLÉPIODOTE.  Néo-platonicicn;  tout  ce  que 
nous  savons  de  lui,  c'est  qu'il  fut  disciple  de 
Proclus. 

ASCLEPIUS  DE  Tralles.  Un  des  plus  anciens 
commentateurs  d'Aristote,  disciple  d'Ammonius, 
fils  d'Hermias,  vivait  au  vr  siècle  après  J.  C.  ;  ses 
travaux  n'ont  pas  été  conservés. 

ASPASIUS.  Ancien  commentateur  d'Aristote, 
dont  les  écrits  ne  sont  pas  arrivés  jusqu'à  nous. 

ASSENTIMENT.  On  appelle  ainsi  l'acte  par 
lequel  l'esprit  reconnaît  pour  vraie,  soit  une 
proposition,  soit  une  perception  ou  une  idée.  De 
là  résulte  que  l'assentiment  fait  nécessairement 
partie  du  jugement  ;  car,  si  l'on  retranche  de 
cette  dernière  opération  l'acte  par  lequel  j'af- 
firme ou  je  nie,  par  lequel  je  reconnais  qu'une 
chose  est  ou  qu'elle  n'est  pas,  soit  absolument, 
soit  par  rapport  à  une  autre,  il  ne  restera  plus 
qu'une  simple  conception  sans  valeur  logique, 
qu'une  proposition  qu'il  faut  examiner  avant  de 
l'admettre.  Le  même  acte  est  nécessaire  à  la 
perception,  qui  peut  n'être  pour  nous  qu'une 
simple  apparence  tant  que  l'esprit  ne  l'a  pas  en 
lui-même  reconnue  pour  vraie.  C'est  ainsi  qu'il 
a  existé  des  philosophes  qui  ont  révoqué  en  doute 
la  réalité  des  objets  perçus,  ou  qui  ont  cru  né- 
cessaire de  .s'en  convaincre  par  le  raisonnement. 
L'assentiment  est  spontané  ou  réfléchi,  libre  ou 
nécessaire.  11  est  libre  quand  il  n'est  pas  imposé 
par  l'évidence,  nécessaire  quand  je  ne  puis  le 
refuser  sans  me  mettre  en  contradiction  avec 
moi-même.  Les  stoi'ciens  sont  les  premiers,  et 
peut-être  les  seuls  philosophes  de  ranti(iuité,  qui 
aient  donné  au  fait  dont  nous  nous  occupons  une 
place  importante  dans  la  théorie  de  la  connais- 
sance :  tout  en  admettant,  avec  l'école  sensua- 
liste,  que  la  plupart  de  nos  idées  viennent  du 
dehors,  ils  ne  croyaient  pas  que  les  images  pu- 
rement sensibles  (5avTa0iai)  puissent  être  con- 
verties en  connaissances  réelles  sans  un  acte 
spontané  de  l'esprit,  qui  n'est  pas  autre  chose 
que  l'assentiment  ((TuyxotTdGEo-i:). 

ASSERTOIRE  OU  ASSERTORIQUE  (asserto- 
risch,  de  asserere).  Mot  forgé  par  Kant  pour  dé- 
signer les  jugements  qui  peuvent  être  l'objet 
d'une  simple  assertion  à  laquelle  ne  se  joint 
aucune  idée  de  nécessité.  Leur  place  est  entre 
les  jugements  problématiques  et  apodictiqucs. 
Voy.  Kant,  Critique  de  la  raison  pure,  Logique 
transcendanlale,  analytique  des  concepts. 

ASSOCIATION  DES  IDÉES.  Quand  un  voya- 
geur parcourt  les  ruines  d'Atliènes,  la  campagne 
de  Rome,  les  champs  de  Pharsale  ou  de  Mara- 
thon, la  vue  de  ces  lieux  illustres  éveille  dans 
son  esprit  le  souvenir  des  grands  hommes  qui  y 
ont  vécu  et  des  événements  qui  s'y  sont  passés. 
Lorsqu'un  philosophe,  un  astronome  ou  un  phy- 
sicien entendent  prononcer  les  noms  de  Descar- 
tes, de  Copernic  ou  de  Galilée,  leur  pensée  aus- 
sitôt se  reporte  vers  les  découvertes  qui  sont  dues 
à  ces  immortels  génies.  Le  portrait  d'un  ami  ou 
d'un  parent  que  nous  avons  perdu  a-t-il  frappé 
nos  regards,   les  vertus   et  l'atTection   de  cette 


ASSO 


—  112  — 


ASSO 


personne  chérie  se  retracent  dans  notre  âme  et 
renouvellent  la  douleur  que  nous  a  causée  sa 
perte.  Quelquefois  môme,  au  milieu  d'un  entre- 
tien, un  mot  qui  paraissait  indiflerent,  une  allu- 
sion dclourncc,  suffisent  pour  provoquer  le  ré- 
veil soudain  d'un  sentiment  ou  d'une  idée  qui 
paraissaient  endormis;  et  voilà  pourquoi  la  me- 
sure dans  les  paroles  est  le  premier  précepte  de 
l'art  de  converser. 

Ces  exemples,  (^ue  nous  pourrions  aisément 
multiplier,  nous  découvrent  un  des  faits  les  plus 
curieux  de  l'esprit  humain,  une  de  ses  lois  les 
plus  remarquables,  la  propriété  dont  jouissent 
nos  pensées  de  s'appeler  réciproquement.  Cette 
propriété  est  connue  sous  le  nom  d'association 
ou  de  liaison  des  idces  ;  à  quelques  égards,  elle 
est  dans  l'ordre  intellectuel  ce  que  1  attraction 
est  dans  l'ordre  matériel  :  de  même  que  les  corps 
s'attirent,  les  idées  s'éveillent,  et  ce  second  phé- 
nomène ne  paraît  pas  être  moins  général,  ni 
avoir  moins  de  portée  que  le  premier. 

Tour  peu  qu'on  observe  avec  attention  la  ma- 
nière dont  une  pensée  est  appelée  par  une  autre, 
il  devient  évident  que  ce  rappel  n'est  pas  for- 
tuit, comme  il  peut  paraître  à  une  vue  distraite, 
mais  qu'il  tient  aux  rapports  secrets  des  deux 
conceptions.  Hobbes,  cité  par  Dugald-Stewart 
(Élém.  de  la  Phil.  de  Vesprit  hum.,  trad.  de 
l'anglais  par  P.  Prévost,  in-8,  t.  I,  p.  162,  Ge- 
nève, 1808),  nous  en  fournit  un  exemple  remar- 
quable. Il  assistait  un  jour  à  une  conversation 
sur  les  guerres  civiles  qui  désolaient  l'.Xnglelerre, 
lorsqu'un  des  interlocuteurs  demanda  combien 
valait  le  denier  romain.  Cette  question  inatten- 
due semblait  amenée  par  un  caprice  du  hasard, 
et  parfaitement  étrangère  au  sujet  de  l'entretien  ; 
mais,  en  y  réfléchissant  mieux,  Hobbes  ne  tarda 
pas  à  découvrir  ce  qui  l'avait  suggérée.  Par  un 
progrès  rapide  et  presque  insaisissable,  le  mou- 
vement de  la  conversation  avait  amené  l'histoire 
de  la  trahison  qui  livra  Charles  \"  à  ses  ennemis  ; 
ce  souvenir  avait  rappelé  Jésus-Christ,  égale- 
ment trahi  par  Judas,  et  la  somme  de  trente 
deniers,  prix  de  cette  dernière  trahison,  s'était 
offerte  alors  comme  d'elle-même  à  l'esprit  de 
l'interlocuteur. 

Souvent  des  rapports  plus  faciles  à  reconnaître, 
parce  qu'ils  sont  plus  directs,  unissent  entre  elles 
nos  idées.  Comme  le  nombre  en  est  infini,  nous 
ne  prétendons  pas  en  donner  une  énumération 
complète  ;  nous  nous  bornerons  à  citer  les  prin- 
cipaux, la  durée,  le  lieu,  la  ressemblance,  le 
contraste,  les  relations  de  la  cause  et  de  l'effet, 
du  moyen  et  de  la  fin,  du  principe  et  de  la  con- 
séquence, du  signe  et  de  la  chose  signifiée. 

1°  Au  point  de  vue  de  la  durée,  les  événements 
sont  simultanés  ou  successifs.  Une  association 
d'idées,  fondée  sur  la  simultanéité,  est  ce  qui 
rend  les  synchronismes  si  commodes  dans  l'étude 
de  l'histoire.  Deux  faits  qui  ont  eu  lieu  à  la 
même  époque  se  lient  dans  notre  esprit,  et,  dès 
que  le  souvenir  de  l'un  nous  a  frappés^  il  sug- 
gère l'autre.  César  fait  penser  à  Pompée,  Fran- 
çois I"'  à  Léon  X,  Louis  XIV  aux  écrivains  cé- 
lèbres que  son  règne  a  produits.  D'autres  liaisons 
reposent  sur  un  rapport  de  succession  qui  nous 
permet  de  parcourir  tous  les  termes  d'une  longue 
série,  pourvu  qu'un  seul  nous  soit  présent.  Notre 
mémoire  jjeut  ainsi  descendre  ou  remonter  le 
cours  des  événements  qui  remplissent  les  âges; 
elle  peut  de  même  conserver  et  reproduire  une 
suite  de  mots  dans  l'ordre  où  ils  s'étaient  offerts 
à  l'esprit,  et  ce  qu'on  nomme  apprendre  par 
cœur  n'est  pas  autre  chose. 

2°  Que  plusieurs  objets  soient  contigus  dans 
l'espace  et  n'en  forment,  pour  ainsi  dire,  qu'un 
seul;  ou  bien  qu'ils  soient  séparés  et  simplement 


voisins,  leur  relation  locale  en  introduit  une 
autre  dans  les  idées  qui  y  correspondent.  Une 
contrée  rappelle  les  contrées  limitrophes;  un 
paysage  oublié  cesse  de  l'être,  lorsque  nous  nous 
sommes  retracé  un  de  ses  points  de  vue.  Là  est 
tout  le  secret  de  la  mémoire  dite  locale.  Telle 
est  aussi  une  des  sources  de  la  vive  émotion  que 
produit  sur  l'âme  la  vue  des  lieux  illustres. 
Nous  en  avons  donné  plus  haut  des  exemples  qui 
nous  permettent  de  ne  pas  insister. 

3"  Le  pouvoir  de  la  ressemblance,  comme  élé- 
ment de  liaison  entre  les  pensées,  apparaît  dans 
les  arts,  dont  les  chefs-d'ctuvre,  pure  imitation 
d'un  modèle  absent  ou  d'une  idée  imaginaire, 
nous  touchent  comme  fait  la  réalité.  Ce  même 
pouvoir  est  le  principe  de  la  métaphore  et  de 
l'allégorie,  et  en  général  de  toutes  les  figures 
qui  supposent  un  échange  d'idées  analogues.  Il 
se  retrouve  même  dans  une  foule  de  jeux  de  mots 
comme  les  équivoques,  et  principalement  les 
pointes  ;  une  parité  accidentelle  de  consonnance 
entre  deux  termes  qui  n'ont  pas  la  même  signi- 
fication inspire  ces  saillies  si  chères  aux  esprits 
légers. 

4°  Souvent  on  pense  une  chose,  on  en  dit  une 
autre  qui  y  est  contraire,  et  toutefois  on  est 
compris.  Ainsi,  dans  Andromaque,  Oreste  rend 
grâce  au  ciel  de  son  malheur,  qui  passe  son  es- 
pérance. Les  poètes  ont  donné  aux  Furies  le  nom 
(ïEuménidcs,  ou  de  bennes  déesses.  La  mer 
Noire,  funeste  aux  navigateurs,  était  appelée 
chez  les  anciens  Ponl-Euxin,  ou  mer  hospita- 
lière. Ces  antiphrases  ou  ironies,  transition  d'une 
idée  à  l'idée  opposée,  sont  l'effet  d'une  associa- 
tion fondée  sur  le  contraste.  Les  pensées  con- 
traires ont  la  propriété  de  s'éveiller  mutuelle- 
ment, comme  les  pensées  qui  se  ressemblent  :  la 
nuit  fait  penser  au  jour,  la  santé  à  la  maladie, 
l'esclavage  à  la  liberté,  la  guerre  à  la  paix,  le 
bien  au  mal.  Un  fait  aussi  simple  n'est  ignore  de 
personne. 

5"  La  vie  privée  et  la  science  ont  de  nombreux 
exemples  de  la  manière  dont  nos  idées  peuvent 
s'unir  d'après  des  rapports  de  cause  et  d'effet  : 
ainsi,  l'œuvre  nous  rappelle  l'ouvrier,  et  réci- 
proquement; ainsi,  le  père  nous  fait  songer  aux 
enfants,  et  les  enfants  à  leur  père.  C'est  par  l'ef- 
fet d'une  relation  analogue  que  le  spectacle  de 
l'univers  excite  dans  l'âme  le  sentiment  de  la 
Divinité;  on  ne  peut  contempler  un  si  merveil- 
leux ouvrage,  sans  qu'aussitôt,  par  un  progrès 
irrésistible,  l'intelligence  se  reporte  vers  son  au- 
teur. 

6°  Nos  conjectures  sur  les  intentions  de  nos 
semblables,  les  jugements  criminels  dans  les  cas 
de  préméditation,  la  pratique  des  arts  et  de  l'in- 
dustrie, sont  autant  de  preuves  de  la  facilité 
avec  laquelle  on  passe  de  la  notion  d'un  but  aux 
moyens  propres  à  y  conduire,  et  réciproquement. 
Un  projet,  avant  d'être  accompli,  nous  est  révélé 
par  les  actes  qui  en  préparent  l'exécution;  et  si, 
par  exemple,  un  inconnu  a  pénétré  dans  un  ap- 
partement en  forçant  les  portes,  chacun  présu- 
mera qu'il  est  venu  pour  voler.  A  la  vérité,  l'in- 
duction a  beaucoup  de  part  dans  ces  jugements, 
puisqu'elle  en  détermine  le  fait  capital,  qui  est 
l'affirmation  ;  mais  ici  l'affirmation  a  pour  objet 
un  rapport  qui  suppose  lui-même  deux  termes. 
Or,  qu'est-ce  qui  met  ces  deux  termes  en  pré- 
sence, qu'est-ce  qui  suggère  que  tel  acte  a  tel 
but,  et  que  telle  fin  peut  s'obtenir  par  tels 
moyens,  sinon  l'association  des  idées? 

7°  Pour  apprécier  le  rôle  et  la  fécondité  des 
derniers  rapports  signalés,  ceux  du  principe  à  la 
conséquence,  du  signe  à  la  chose  signifiée,  il  suf- 
fit d'une  simple  remarque  :  l'un  est  la  condition 
du  raisonnement,  l'autre  est  la  condition  du  lan- 


ASSO 


113 


ASSO 


§age.  Que  l'esprit  cesse  d'avoir  ses  idées  unies 
0  manière  à  découvrir  facilement  le  particulier 
dans  le  jjéncral  et  le  général  dans  le  particulier, 
que  devient  la  l'acuité  de  raisonner?  Qu'il  nous 
si'it  interdit  d'aller,  soit  d'un  sentiment  ou  d'une 
idée  au  mot  qui  les  traduira,  soit  d'un  signe  quel- 
conque aux  secrètes  pensées  dont  il  est  l'expres- 
sion, que  deviennent  ce  pouvoir  de  la  parole  et 
du  geste,  et  l'art  précieux  de  l'écriture? 

Tous  les  éléments  d'association  que  nous  ve- 
nons de  parcourir,  en  avouant  qu'ils  ne  sont  pas 
les  seuls,  peuvent,  selon  Hume  {lissais  philoso- 
}hi(]ues,  ess.  III),  être  ramenés  à  trois  princi- 
paux  :  la  ressemblance,  la  contiguïté  de  temps 
LU  de  lieu  et  la  causalité.  Une  remarque  ingé- 
r.icuse  et  plus  solide , peut-être,  qui  apoartient  à 
iM.  de  Cardaillac  [Étud.  clém.  de  PliiL,  in-8, 
t.  II,  p.  217,  Paris,  1830),  c'est  que  la  simulta- 
néité est  la  condition  commune  de  tous  les  autres 
rapports;  en  effet,  deux  idées  ne  peuvent  s'unir 
par  un  lien  quelconque,  si  elles  ne  nous  ont  été 
présentes  toutes  deux  à  la  fois. 

Comme  toutes  les  facultés  de  l'esprit,  l'asso- 
ciation est  soumise  à  l'influence  de  différentes 
causes  qui  en  modifient  profondément  l'exercice 
et  les  lois.  La  première  de  ces  causes  est  la 
constitution  que  chacun  de  nous  a  reçue  de  la 
nature.  Unies  par  les  liens  du  contraste  et  de 
l'analogie,  les  conceptions  du  poète  se  tradui- 
sent, pour  ainsi  dire  à  son  insu,  en  images  et  en 
métaphores  ;  mais  les  pensées  du  mathémati- 
cien, fatalement  disposées  d'après  des  rapports 
de  conséquence  à  principe,  auraient  toujours 
formé  une  suite  régulière  et  savante,  quand  bien 
même  il  n'eût  jamais  étudié  la  géométrie.  Il  y  a 
ainsi  entre  les  esprits  des  différences  originelles 
que  toute  la  puissance  de  l'art  et  du  travail  ne 

Eeut  ni  expliquer  ni  entièrement  abolir.  Tous  les 
ommes  ont  un  penchant  plus  ou  moins  éner- 
^i^e  qui  les  porte,  dès  le  bas  âge^  à  unir  leurs 
idées  d'une  certaine  manière  de  préférence  à  une 
autrCj  et  c'est  en  partie  de  là  que  la  variété  des 
vocations  provient. 

La  volonté  exerce  un  empire  moins  absolu 
peut-être  que  l'organisation,  mais  aussi  incon- 
testable. Reid  observe  ingénieusement  que  nous 
en  usons  avec  nos  pensées  comme  un  grand 
prince  avec  les  courtisans  qui  se  pressent  en 
foule  à  son  lever  :  il  salue  l'un,  sourit  à  l'autre, 
adresse  une  question  à  un  troisième  ;  un  qua- 
trième est  honoré  d'une  conversation  particu- 
lière; le  plus  grand  nombre  s'en  va  comme  il 
était  venu  :  ainsi  parmi  les  pensées  qui  s'offrent 
à  nous,  plusieurs  nous  échappent,  mais  nous  re- 
tenons celles  qu'il  nous  plaît  de  considérer,  et 
nous  les  disposons  dans  l'ordre  que  nous  jugeons 
le  meilleur.  Cet  empire  de  la  volonté  est  Je  fon- 
dement de  la  mnémotechnie,  cet  art  de  soulager 
la  mémoire,  qui  consiste  à  unir  nos  connais- 
sances aux  objets  les  plus  propres  à  nous  les  rap- 
peler 

Enfin,  parmi  les  éléments  qui  doivent  entrer 
dans  le  fait  de  l'association,  il  faut  encore  pla- 
cer la  vivacité  des  impressions,  leur  durée,  leur 
fréquence,  l'époque  plus  ou  moins  lointaine  où 
elles  se  sont  produites.  On  ne  voit  pas  sans  hor- 
reur l'arme  qui  nous  a  privés  d'un  ami,  ni  les 
lieux  témoins  de  sa  mort  :  une  arme  différente 
et  d'autres  lieux  ne  touchent  pas.  Un  jour  qui  a 
souvent  ramené  des  malheurs,  est  dit  néfaste  : 
la  veille  et  lendemain  n'ont  pas  de  nom. 

Si  l'association  des  idées  est  soumise  à  l'in- 
fluence de  la  plupart  des  autres  principes  de  notre 
nature,  elle-même  réagit  avec  force  contre  les 
causes  qui  la  modifient,  et  exerce  un  empire  se- 
cret et  continuel  sur  l'esprit  et  sur  le  cœur  de 
l'homme. 

DICT.    PHILOS. 


Parmi  les  liaisons  qui  peuvent  s'établir  entre 
nos  pensées,  plusieurs,  accidentelles  et  irrégu- 
lières, se  forment  au  hasard  par  un  caprice  de 
l'imagination.  On  peut  citer  entre  autres  celles 
que  suggèrent  la  ressemi)lance,  le  contraste  et 
les  rapports  de  temps  et  de  lieu.  Ce  sont  elles  qui 
font  en  partie  le  charme  de  la  conversation,  où 
elles  répandent  la  variété,  la  grâce  et  l'enjoue- 
ment. Tout  entretien  avec  nos  semblables  devien- 
drait un  labeur,  si  elles  ne  répandaient  pas  un 
peu  de  variété  dans  le  cours  ordinaire  de  nos 
conceptions.  Toutefois,  quand  on  les  recherche 
plus  qu'il  ne  convient,  voici  infailliblement  ce 
qui  arrive.  Comme  elles  sont  pluscjue  toutes  les 
autres  indépendantes  de  la  volonté,  elles  empê- 
chent qu'on  soit  maître  de  ses  pensées.  Loin  que 
l'esprit  gouverne,  il  est  gouverné.  La  vie  intel- 
lectuelle se  change  en  une  sorte  de  rêverie  in- 
cohérente, où  brillent  des  saillies  heureuses, 
quelques  éclairs  d'imagination,  mais  qui  flotte  à 
l'aventure  sans  unité  et  sans  règle.  Le  désordre 
des  pensées  réagit  sur  le  caractère;  les  senti- 
ments sont  versatiles,  la  conduite  légère  et  in- 
conséquente; toutes  les  facultés,  devenues  re- 
belles au  pouvoir  volontaire,  s'affaiblissent  ou 
s'égarent. 

Il  est  d'autres  associations  plus  étroites  et 
moins  arbitraires  qui  supposent  un  effort  systé- 
matique de  l'attention^  les  liaisons  fondées  sur 
des  rapports  de  cause  a  effet,  de  moyen  à  fin,  de 
principe  à  conséquence.  Celles-ci  engendrent  à 
la  longue  la  fatigue  et  l'ennui  par  je  ne  sais 
quelle  uniformité  désespérante  ;  mais,  d'un  autre 
côté,  lorsqu'elles  sont  passées  en  habitude,  elles 
donnent  à  l'esprit  et  de  l'empire  sur  lui-même 
et  de  la  régularité.  II  acquiert  cette  suite  dans 
les  idées  et  cette  profondeur  méthodique  d'où 
résulte  l'aptitude  aux  sciences.  Le  jugement 
étant  droit,  le  caractère  l'est  aussi  ;  l'enchaîne- 
ment rigoureux  dans  les  conceptions  donne  plus 
de  poids  à  la  conduite,  plus  de  solidité  aux  sen- 
timents; tout  ce  que  l'esprit  a  gagné  profite  au 
cœur. 

Outre  cette  influence  générale  sur  l'intelli- 
gence et  sur  le  caractère,  l'association  joue  un 
rôle  essentiel  dans  plusieurs  phénomènes  de  la 
nature  humaine.  Elle  est,  sans  contredit,  je  ne 
dirai  pas  seulement  une  des  parties,  mais  la  loi 
même  et  le  principe  créateur  de  la  mémoire  ; 
car,  en  parcourant  la  variété  infinie  de  nos  sou- 
venirs, on  n'en  trouverait  pas  un  seul  qui  n'eût 
été  éveillé  par  un  autre  souvenir  ou  par  une 
perception  présente.  Elle  explique  aussi  pour- 
quoi on  se  rappelle  plus  volontiers  les  formes, 
les  couleurs,  les  sons,  ou  bien  un  principe  et  sa 
conséquence,  une  cause  et  ses  effets:  pourquoi 
la  mémoire  est  présente,  facile  et  fidèle  chez  les 
uns,  lente  et  infidèle  chez  les  autres  :  ces  va- 
riétés, fondées  sur  la  marche  des  conceptions  ou 
sur  la  différence  de  leurs  objets,  dépendent  des 
rapports  que  nous  établissons  entre  nos  pensées, 
et  de  la  manière  dont  elles  s'appellent. 

S'il  est  vrai,  comme  on  l'a  répété  mille  fois, 
que  l'imagination,  alors  même  qu'elle  s'écarte  le 
plus  de  la  réalité,  ne  crée  pas  au  sens  propre  du 
mot,  et  se  borne  à  combiner  tantôt  capricieuse- 
ment, tantôt  avec  règle  et  mesure,  des  matériaux 
empruntés,  il  est  bien  clair  que,  à  l'exemple  de  la 
mémoire,  elle  a  son  principe  dans  l'association. 
C'est  la  propriété  qu'ont  les  idées  de  s'appeler  et 
de  s'unir,  qui  lui  permet  de  les  évoquer  et  de  les 
assortir  à  son  gré;  qui  met  à  la  disposition  du 
peintre  tous  les  éléments  de  ses  tableaux  ;  qui 
amène  en  foule,  sous  la  plume  du  poète,  les 
pensées  bizarres  ou  sublimes  ;  qui  fournit  au  ro- 
mancier tous  les  traits  dont  il  compose  les  aven- 
tures fabuleuses  de  ses  héros  ;  qui  même  suggère 


ASSO 


—  114 


ATHE 


au  savant  )es  hypothèses  brillantes  et  les  utiles 
découvertes. 

Puisque  l'association  est  un  des  éléments  du 
pouvoir  d'imaginer,  elle  doit  se  retrouver  néces- 
sairement dans  tous  les  faits  qui  dépendent  plus 
ou  moins  de  ce  pouvoir,  comme  le  t'ait  de  la  rê- 
verie, la  folie,  les  songes.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu 
de  décrire  ces  divers  phénomènes,  dont  chacun 
exigerait  une  étude  approfondie  et  des  dévelop- 
pements étendus.  11  suffit  de  faire  observer  qu'à 
part  leurs  différences  profondes,  à  part  les  causes 
qui  peuvent  directement  les  produire,  ils  ne  sont 
à  bien  prendre  que  des  suites  de  pensées  formées 
par  association. 

Comme  dernier  exemple  du  pouvoir  de  l'asso- 
ciation, nous  indiquerons  la  plupart  de  nos  pen- 
chants secondaires.  Que  l'homme  désire  la  vé- 
rité, la  puissance,  l'union  avec  ses  semblables,  la 
dignité  de  ces  biens  qui  sont  des  éléments  de  sa 
destinée,  en  motive  la  recherche  ou  la  rend  né- 
cessaire. Mais  la  possession  des  richesses,  objet 
des  convoitises  de  l'avare,  ne  compte  pas  entr.' 
les  fins  de  notre  nature  ;  elles  ne  valent  que  par 
les  idées  qu'on  y  attache,  comme  signes  des 
biens  véritables,  ou  comme  moyens  de  les  obte- 
nir. Pourquoi  cet  amour  que  nous  ressentons 
pour  la  terre  de  la  patrie?  Parce  que  nous  y 
sommes  nés,  que  nous  y  fûmes  élevés,  et  qu'elle 
renferme  tout  ce  qui  nous  est  cher,  nos  parents, 
nos  amis,  nos  bienfaiteurs,  les  objets  de  notre 
culte  et  de  notre  amour.  Ces  souvenirs  de  l'en- 
fance, de  la  famille  et  de  la  religion,  éveillés  par 
le  sol  natal,  émeuvent  doucement  l'âme,  et  com- 
muniquent leur  attrait  à  un  coin  de  terre  isolé  à 
la  surface  du  globe.  Combien  d'antipathies  et  d'af- 
fections étrangères  à  la  nature  ont  ainsi  pour 
cause  un  rapport  souvent  fortuit  entre  deux 
idées  I 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  faire  la  critique  des 
systèmes  qui  expliquent,  par  l'association  des 
idées,  quelques-uns  des  principes  fondamentaux 
de  la  raison  :  par  exemple  celui  de  Hume,  qui  veut, 
par  ce  moyen,  rendre  compte  du  principe  de  cau- 
salité; nous  nous  contenterons  d'apprécier  en 
peu  de  mots  l'opinion  de  Reid  et  de  quelques  au- 
tres philosophes  qui  ont  cru  pouvoir  faire  ren- 
trer l'association  des  idées  dans  l'habitude.  Si, 
comme  le  soutient  M.  de  Cardaillac,  partisan  de 
cette  opinion  {Étud.  élém.  de  Phil.,  t.  II,  p.  121), 
Khabitudc  est  la  propriété  qu'ont  les  phénomènes 
intérieurs  de  s'appeler  l'un  l'autre,  l'association 
des  idées  y  rentre  indubitablement.  Mais  le  mot 
habitude  a  un  sens  plus  ordinaire  dans  la  langue 
philosophique,  où  il  désigne,  en  général,  une  dis- 
position produite  dans  l'âme  par  la  répétition  fré- 
quente des  mêmes  actes.  Or,  nous  voyons  bien 
comment  des  liaisons  d'idées,  qui  se  sont  souvent 
répétées,  se  forraei'ont  à  l'avenir  plus  facilement, 
et,  devenues,  pour  ainsi  dire,  une  seconde  nature, 
changeront  notre  caractère  et  la  tournure  de 
notre  esprit;  mais  la  propriété  en  vertu  de  la- 
quelle elles  ont  eu  lieu  une  première  fois,  nous 
paraît  un  fait  parfaitement  distinct  et  indépen- 
dant de  l'habitude.  Le  pouvoir  de  celle-ci  peut  la 
fortifier,  mais  il  ne  la  crée  pas  plus  qu'il  n'en 
découle.  En  un  mot,  l'association  des  idées  nous 
paraît  une  loi  primilive'ct  irrésistible  de  l'esprit 
humain,  un  fait  duquel  tous  les  faits  psychologi- 
ques ne  dépendent  pas,  mais  qui  en  explique  un 
fort  grand  nombre. 

L'association  des  idées  est  au  nombre  des  phé- 
nomènes intellectuels  qui  ont  été  le  plus  ancien- 
nement observés,  comme  le  prouvent  quelques 
mots  d'Aristote,  au  chapitre  deuxième  de  son 
traité  de  la  Réminiscence  :  mais  elle  n'a  été  l'ob- 
jet d'une  élude  approfondie  que  dans  les  temps 
modernes.  Sans  parler  de  Hobbes,  qui  s'y  arrête 


seulement  par  occasion,  la  liste  des  philosophes 
qui  s'en  sont  occupés  sérieusement  est  fort  con- 
sidérable. Nous  citerons  seulement  :  Locke.  Es- 
sai sur  V Entendement  humain,  liv.  II,  ch.  xxiii. 
—  Hume,  Essais  philosophiques,  ess.  III.  — 
Hartlcy,  Observât ioiis  on  man,  2  vol.  in-8,  Lond., 
1749.  —  Reid,  Essais  sur  les  Fac.  intell.,  t.  IV, 
ess.  IV.  —  Dugald-Stewait,  Elém.  de  la  Phil. de 
Vesprit  humain^  t.  II,  ch.  v,  p.  1  et  suiv.  de  la 
traduct.  franc,  citée  plus  haut. — Thomas Brown, 
Lectures  on  the  Philosophy  of  the  human  mind, 
4  vol.  in-8,  Édirnb..  1827,  lect.  XXXIII  et  sq. — 
De  Cardaillac,  Études  élémentaires  de  Philoso- 
phie, t.  II,  édition  citée.  —  Damiron,  Psycholo- 
gie, in-8,  Paris,  1837,  t.  1,  p.  196.  —  P.  M.  Mer- 
voyer.  Etude  sur  l'association  des  idées,  in-8, 
Paris,  1864.  —  J.  St.  Mill.,  Logic,  t.  II.  —  Beto- 
laud,  de  Consocialionibus  idearurn,  in-4,  Paris, 
1826.  —  Gratacap,  Théorie  de  la  Mémoire,  Pa- 
ris, 1866,  in-8. 

AST  (Frédéric),  né  à  Gotha  en  1778,  fit  ses 
études  et  prit  ses  grades  à  l'Université  d'Iéna,  où 
il  ouvrit  un  enseignement  particulier.  Il  professa 
ensuite  successivement  à  Landshut  et  à  Munich. 
Il  s'attacha  particulièrement  à  la  philosophie  de 
Schelling,  qu'il  développa  avec  talent,  surtout 
dans  ses  applications  à  la  théorie  de  l'art.  C'était 
un  esprit  ingénieux  et  doué  d'imagination.  Son 
ouvrage  sur  la  vie  et  les  écrits  de  Platon  révèle 
de  l'érudition  et  un  sentiment  vrai  de  l'antiquité; 
mais  il  s'abandonne  aux  conjectures  et  aux  hypo- 
thèses les  plus  hardies.  C'est  ainsi  qu'il  regarde 
comme  apocryphes  plusieurs  dialogues  de  Pla- 
ton, doni  l'authenticité  est  le  mieux  établie,  le 
Premier  Alcibiadc,  le  Ménon,  les  Lois,  etc.  Ses 
ouvrages  sur  l'esthétique  ont  le  défaut  de  ne  ren- 
fermer guère  que  des  généralités;  ce  sont  des 
cadres  et  des  esquisses.  Les  divisions  et  les  clas- 
sifications sont  souvent  arbitraires  ;  cependant  on 
trouve  çà  et  là  des  vues  originales,  des  critiques 
ingénieuses  et  fines.  Le  style  ne  manque  pas  de 
richesse  et  d'éclat.  Les  principaux  ouvrages  d'Ast 
sont  les  suivants  :  Système  de  la  Science  de  l'art, 
in-8,  Leipzig,  1806;  —  Ma7iuel  d' Esthétique, 
in-8,  Leipzig,  180.5;  —  Esquisse  des  principes 
de  l'Esthétique,  in-8,  Landshut,  1807;  —  Es- 
quisse de  l'Esthétique,  in-8,  ib.,  1813;  — Prin- 
cipes fondamentaux  de  la  Philosophie,  in-8, 
ib.j  1807.  1809;  —  Esquisse  générale  de  l'his- 
toire de  la  Philosophie,  in-8,  ib.,  1807j  —  Épo- 
ques principales  de  l'histoire  de  la  Philosophie, 
in-8,  ib.,  1829  ;  —  Sur  la  vie  et  les  écrits  de  Pla- 
ton, in-8,  Leipzig.  1816.  Tous  ces  ouvrages  sont 
écrits  en  allemana. 

ATHÉISME  (de  à  privatif  et  de  0côç,  Dieu). 
On  appelle  ainsi  l'opinion  des  athées  ou  de  ceux 
qui  nient  l'existence  de  Dieu.  Il  n'entre  pas  dans 
notre  plan  de  donner  ici,  soit  une  réfutation^  soit 
une  histoire  proprement  dite  de  cette  opinion  : 
on  la  réfute  par  la  démonstration  même  de  l'exi- 
stence de  Dieu,  et  par  un  examen  approfondi  de 
la  nature  de  l'homme,  par  la  distinction  de  l'àme 
et  du  corps,  par  une  analyse  exacte  des  principes 
de  la  raison,  en  un  mot,  par  l'ensemble  des  doc- 
trines enseignées  dans  ce  recueil;  et  quant  à 
faire  de  l'athéisme  l'objet  d'une  histoire  tout  à 
fait  distincte  de  celle  des  autres  systèmes,  cela  est 
impossible  :  car  l'atliéisme  n'est  pas  un  système, 
mais  une  simple  négation,  conséquence  immé- 
diate et  inévitable  de  certains  principes  positifs. 
On  n'est  pas  athée  parce  qu'on  a  voulu  l'être, 
parce  qu'on  a  posé  en  principe  qu'il  n'y  a  pas  de 
Dieuj  mais  parce  qu'on  attribue  à  la  matière  la 
pensée,  la  vie,  le  mouvement,  ou  tout  au  moins 
une  existence  absolue  ;  parce  qu'on  affirme  que 
ce  monde  a  pu  être  une  combinaison  du  hasard, 
ou  par  l'effet  de  telle  autre  hypothèse  où  l'on  croit  ' 


ATHE 


—  115  — 


ATHÉ 


pouvoir  se  passer,  dans  l'explication  des  phéno- 
mènes de  la  nature,  de  l'intervention  d'une  cause 
intelligeule,  antérieure  et  supérieure  au  monde. 
Nous  nous  bornerons  donc  à  déterminer  les  vrais 
caractères  de  l'athéisme  et  les  limites  dans  les- 
quelles se  renferme  son  existence.  Nous  remon- 
terons ensuite  à  ses  causes,  aux  principes  qui  l'ont 
mis  au  jour  et  dont  il  ne  peut  être  séparé  que  par 
une  grossière  contradiction;  ce  qui  nous  con- 
duira naturellement  à  indiquer  les  principales 
formes  sous  lesquelles  il  s'est  montré  dans  l'iiis- 
toire.  Enfin,  nous  le  considérerons  dans  ses  con- 
séquences praticjues  ou  dans  ses  rapports  avec  la 
morale  et  avec  la  société. 

Aucune  accusation  n'a  été  plus  prodiguée  que 
celle  d'athéisme.  11  suffisait  autrefois,  pour  en 
être  atteint,  de  ne  point  partager,  si  grossières, 
et  même  si  impies  qu'elles  pussent  être,  les  opi- 
nions dominantes,  les  croyances  officielles  d'une 
époque.  Socrate^  le  premier  apôtre  dans  la  Grèce 
païenne  d'un  Dieu  unique,  pur  esprit,  législateur 
suprême  et  providence  au  monde,  a  été  con- 
damné à  mort  comme  athée.  Avant  lui  Anaxa- 
gore,  après  lui  Aristote  furent  sur  le  point  de  su- 
bir le  même  sort,  et  sans  doute  Platon  lui-même 
n'eût  pas  été  plus  heureux  s'il  n'avait  pas  quel- 
quefois abrité  la  vérité  sous  le  manteau  de  la 
fable.  L'exemple  de  l'antiquité  fut  perdu  pour  les 
temps  modernes.  Sans  parler  de  Vanini  et  de  Jor- 
dano  Bruno,  qui  éveilleraient  des  souvenirs  trop 
amers,  nous  rappellerons  que  Descartes  a  été  lui 
aussi  accusé  d'athéisme.  Et  pourquoi  cela?  pour 
s'être  écarté  d'Aristote,  qui  avait  subi  avant  lui 
la  même  accusation.  Un  contemporain,  un  ami  de 
Descartes,  le  P.  Mersenne,  comptait  de  son  temps, 
dans  la  seule  ville  de  Paris,  jusqu'à  cinquante 
mille  athées.  Ce  fut  ensuite  le  tour  de  ceux  qui 
abandonnèrent  le  cartésianisme,  ou  qui  le  com- 
prirent à  leur  manière,  Spinoza,  Locke,  Kant, 
Fichte  entendirent  successivement  cet  éternel  cri 
de  guerre,  jusqu'à  ce  que,  le  trouvant  trop  su- 
ranné, on  lui  substitua  un  jour  le  grand  mot  de 
panthéisme.  Cependant  il  ne  faut  pas  que,  par  un 
excès  contraire,  nous  regardions  l'athéisme  comme 
une  chimère  qui  n'a  existé  nulle  part.  Cette  fu- 
neste maladie  de  l'esprit  humain  n'est  que  trop 
réelle  ;  elle  date  de  fort  loin,  et  les  eflforts  réunis 
de  la  religion  et  de  la  science  ne  sont  pas  par- 
venus encore  à  la  faire  disparaître.  Mais  où  com- 
mence-t-elle  ?  où  finit-elle  ?  et  quels  en  sont  les 
symptômes  ? 

L'homme  ne  pouvant  jamais  comprendre  l'infini 
dans  l'ensemble  de  ses  perfections,  il  faut  laisser 
le  nom  d'athée,  non  pas  à  celui  qui  a  une  idée 
incomplète  de  la  nature  divine,  mais  à  celui  qui 
la  nie  entièrement  et  qui  sait  qu'il  la  nie.  Le  po- 
lythéisme, le  culte  des  astres  étaient  des  reli- 
gions fort  grossières,  mais  non  l'absence  de  toute 
religion  et  de  toute  connaissance  de  Dieu.  La 
même  règle  doit  être  appliquée  aux  systèmes 
philosophiques.  Or,  la  nature  divine  se  présente 
à  notre  intelligence  sous  deux  points  de  vue  prin- 
cipaux :  sous  un  point  de  vue  métaphysique, 
comme  la  cause  première,  comme  la  raison  des 
choses,  comme  la  source  de  toute  existence,  ou 
du  moins  comme  le  moteur  suprême;  et  sous  un 
point  de  vue  moral,  comme  la  source  du  bien  et 
du  beau,  comme  le  législateur  des  êtres  libres, 
doué  lui-même  de  conscience  et  de  liberté,  enfin 
comme  le  modèle  de  toute  perfection,  auquel 
l'homme  et  l'humanité  tout  entière  doivent  s'ef- 
forcer de  ressembler  autant  que  le  permettent  les 
conditions  de  leur  existence.  Dans  la  réalité, 
c'est-à-dire  dans  l'essence  même  de  Dieu,  et  dans 
le  fond  constitutif  de  notre  raison,  ces  deux  or- 
dres d'idées  sont  inséparables;  mais  dans  un 
système  ou  dans  une  croyance  religieuse,  l'un  ou 


l'autre  suffira  pour  écarter  l'athéisme  ;  car  l'un 
et  l'autre  nous  transportent  au  delà  des  bornes 
de  ce  monde,  au  delà  de  toute  expérience  pos- 
sible, dans  le  champ  de  l'invisible  et  de  l'infini. 
En  elTet,  nier  Dieu,  n'est-ce  pas  se  renfermer  dans 
la  sphère  des  existences  finies,  dont  l'expérience 
seule  peut  nous  donner  connaissance?  N'est-ce 
pas  s'en  tenir  à  ce  qui  paraît,  c'est-à-dire  à  la  ma- 
tière et  aux  piiénomèncs  qui  lui  sont  propres, 
sans  rechercher  ce  qui  est,  sans  élever  ses  regards 
vers  quelque  puissance  antérieure  ou  supérieure 
à  la  matière?  Sitôt,  au  contraire,  que  l'on  fran- 
chit ce  cercle  étroit,  c'est  Dieu  que  l'on  rencontre 
ou  l'un  de  ses  attributs,  c'est-à-diic,  de  quekjue 
nom  qu'on  l'appelle,  l'essence  divine  considérée 
sous  l'une  de  ses  faces  et  dans  l'un  de  ses  rap- 
ports avec  nous;  car  il  n'existe  rien  et  notre  in- 
telligence ne  peut  rien  coni  evoir  que  Dieu  et  la 
création,  que  le  fini  et  l'infini.  Ainsi,  pour  con- 
server l'exemple  que  nous  avons  cité  plus  haut, 
le  Sabéen  qui  adore  dans  le  soleil  le  maître  et 
le  suprême  ordonnateur  du  monde,  lui  attribue 
certainement  de  la  puissance,  de  l'intelligence  et 
de  la  bonté  ;  autrement,  pourquoi  lui  adresse- 
rait-il des  prières  et  des  actions  de  grâces?  Or 
les  qualités  que  l'idolâtrie  rapporte  au  soleil  ne 
diffèrent  que  dans  une  certaine  mesure  des  at- 
tributs avec  lesquels  la  raison  nous  représente 
la  nature  divine;  elles  répondent  au  même  besoin 
de  l'intelligence  et  du  sentiment;  celui  de  cher- 
cher au-dessus  de  nous,  et  de  tous  les  objets  pé- 
rissables qui  nous  entourent,  un  principe  d'exis- 
tence plus  réel  et  plus  propre  à  nous  rendre 
compte  des  merveilles  de  la  nature.  Seulement 
ces  idées  de  bonté,  d'intelligence,  de  force,  d'é- 
ternité, que  le  philosophe  conçoit  en  elles-mêmes 
comme  la  suprême  réalité,  comme  l'essence  vé- 
ritable du  souverain  Être,  l'homme  enfant  veut 
les  voir  revêtues  d'une  forme  sensible,  et  natu- 
rellement il  choisit  d'abord  la  plus  éclatante,  celle 
qui  offre  d'abord  à  ses  yeux  étonnés  le  spectacle 
le  plus  extraordinaire. 

Mais  quoi  1  les  systèmes  de  philosophie  doivent- 
ils  rester  exclus  de  cette  justice  qui  n'a  jamais 
été  refusée  à  la  plus  grossière  idolâtrie  ?  On  re- 
connaîtrait l'idée  de  Dieu  dans  le  culte  des  astres, 
et  l'on  ne  trouverait  rien  de  pareil  dans  le  sys- 
tème de  Spinoza?  Les  termes  dans  lesquels  nous 
parlons  ailleurs  de  ce  philosophe  (voy.  l'article 
Spinoza)  prouvent  suffisamment  combien  nous 
sommes  éloignés  de  ses  doctrines.  Mais,  quelque 
distance  qui  nous  sépare  de  ce  noble  génie,  il 
nous  est  impossible  d'accepter  pour  lui  cette  ba- 
nale accusation  d'athéisme,  adressée  indistincte- 
ment à  tous  les  systèmes  nouveaux.  L'on  n'est  pas 
un  athée  lorsqu'on  croit  à  une  substance  absolue, 
éternelle,  infinie,  ayant  pour  attritiuts  essentiels 
et  également  infinis,  non  la  matière,  qui  n'est 
qu'un  mode  fugitif  de  l'étendue,  mais  l'étendue 
elle-même,  l'étendue  intelligible  et  la  pensée. 
L'on  n'est  pas  un  athée  quand  on  enseigne,  et, 
ce  qui  est  mieux  encore,  lorsqu'on  pratique  la 
morale  la  plus  élevée  et  la  plus  austère,  lorsqu'on 
reconnaît  pour  souverain  bien  et  pour  fin  der- 
nière de  nos  actions  la  connaissance  et  l'amour 
de  Dieu.  Hoc  idea  Dei  dictât,  Deum  summum 
esse  nostrum  bonum,  sive  Dei  cognUionem  et 
amorem  finem  esse  ultimum,  ad  quem  om,ne^ 
actiones  nostrœ  sunt  dirigendœ  {Tract.  Thcol. 
poL,  c.  IV).  Quels  que  soient  les  rapports  établis 
par  Spinoza  entre  Dieu  et  le  monde,  il  nous  élève 
au-dessus  du  monde,  je  veux  dire  au-dessus  du 
contingent,  du  fini,  de  la  matière  et  de  ses  modes 
périssables,  en  nous  parlant  d'une  substance  in- 
finie, douée  de  pensée  .et  d'intelligence.  Nous 
n'en  dirons  pas  autant  des  systèmes  de  Hobbes 
et  d'Épicure.  Là,  quoique  le  nom  de  Dieu  soit 


ATHÉ 


116  — 


ATHÉ 


conservé,  l'athéisme  coule  à  pleins  bords.  En  ef- 
fet, à  commencer  par  Épicure,  quelle  part  reste- 
t-il  à  faire  à  la  puissance  suprême,  quand  l'atome 
et  le  vide,  c'est-à-dire  quand  la  matière  seule  a 
suffi  à  tout  produire,  même  l'intelligence?  Quel 
degré  d'existence  peut-on  accorder  a  ces  dieux 
relégués  dans  le  vide,  sans  action  sur  le  monde, 
vains  fantômes  qui  ne  sont  ni  corps  ni  esprits,  et 
dont  la  seule  attribution  est  un  éternel  repos?  Il 
est  évident,  comme  les  anciens  eux-mêmes  l'a- 
vaient déjà  remarqué,  que  leur  fonction  réelle 
était  de  protéger  le  ptiilosophe  contre  la  haine 
de  la  multitude.  L'athéisme  de  Hobbes  n'est  pas 
moins  visible  sous  le  voile  transparent  qui  le 
couvre;  car,  laissant  au  pouvoir  politique  le  soin 
de  prescrire  ce  qu'il  faut  penser  de  Dieu  et  de  la 
vie  à  venir,  il  ôle  à  ces  deux  croyances  toute  va- 
leur réelle,  il  en  fait  un  instrument  de  domina- 
tion à  l'usage  du  despotisme,  et  destiné  à  l'agran- 
dir de  toute  la  puissance  que  les  idées  religieuses 
exercent  sur  les  hommes.  D'ailleurs,  Hobbes  est 
franchement  matérialiste  comme  le  philosophe 
grec  dont  nous  avons  parlé  tout  à  l'heure;  il  re- 
garde comme  une  contradiction  l'idée  d'un  pur 
esprit,  ne  reconnaît  pas  d'autres  causes  dans  l'u- 
nivers que  le  mouvement  et  des  moteurs  maté- 
riels; et  quant  à  Dieu,  il  n'est  pour  nous  q_ue  l'i- 
déal du  pouvoir  ;  sa  justice  même  ne  signihe  que 
sa  toute-puissance;  tous  les  autres  attributs  que 
nous  croyons  lui  donner  ont  un  sens  purement 
négatif,  à  savoir:  qu'il  est  incompréhensible  pour 
nous. 

Nous  n'admettons  pas,  avec  certains  philoso- 
phes, qu'il  y  ait  des  athées  par  ignorance,  c'est- 
à-dire  que  ridée  de  Dieu  soit  complètement  ab- 
sente chez  certains  peuples  ou  chez  certains 
hommes  doués  d'ailleurs  d'une  intelligence  ordi- 
naire, et  libres  de  faire  usage  de  toutes  leurs  fa- 
cultés. Les  récits  de  quelques  obscurs  voyageurs, 
seules  preuves  qu'on  ait  alléguées  en  laveur  de 
cette  opinion,  ne  sauraient  prévaloir  contre  l'his- 
toire du  genre  humain  et  contre  l'observation 
directe  de  la  conscience.  Or,  l'histoire  nous  at- 
teste que  les  institutions  religieuses  sont  aussi 
anciennes  que  l'humanité,  et  la  conscience  nous 
montre  l'idée  de  Dieu,  le  sentiment  de  sa  pré- 
sence, Famour  et  la  crainte  de  l'infini  se  mêlant 
à  toutes  nos  autres  idées,  à  tous  nos  autres  sen- 
timents. L'athéisme,  comme  toute  négation,  sup- 
pose toujours  une  lutte  dans  la  pensée  ou  un  effort 
de  réflexion  pour  remonter  aux  principes  des 
choses  :  par  conséquent  il  n'a  pu  commencer 
qu'avec  l'histoire  de  la  philosophie;  il  est  le  ré- 
sultat d'une  réaction  naturelle  de  l'esprit  philo- 
sophique contre  les  grossières  superstitions  du 
paganisme.  Mais,  comme  nous  l'avons  déjà  dit, 
l'athéisme  n'a  point  d'existence  par  lui-même  ; 
il  n'est  que  la  conséquence  plus  ou  moins  di- 
recte de  certains  principes  erronés,  de  certains 
systèmes  incompatibles  avec  l'idée  de  Dieu.  Les 
systèmes  qui  présentent  ce  caractère  ne  sont  qu'au 
nombre  de  deux  :  le  matérialisme  et  le  sensua- 
lisme. Sans  doute  il  existe  entre  ces  deux  doc- 
trines une  dépendance  très-étroite  ;  cependant  il 
n'est  pas  permis  de  les  confondre  :  le  matérialis- 
me, essayant  de  démontrer  que  tous  les  êtres  et 
tous  les  phénomènes  de  ce  monde  ont  leur  ori- 
gine ou  leurs  éléments  constitutifs  dans  la  ma- 
tière, se  place  évidemment  en  dehors  de  la  con- 
science, et  se  montre  1  eaucoup  plus  occupé  des 
objets  de  la  connaissance  que  de  la  connaissance 
elle-même  :  c'est  tout  le  contraire  dans  la  doc- 
trine sensualiste  ;  car  ce  qui  l'occupe  d'abord,  ce 
qui  l'occupe  avant  tout,  et  quelquefois  d'une  ma- 
nière exclusive,  c'est  un  phénomène  psychologi- 
que, c'est  la  sensation  par  laquelle  elle  prétend 
nous  expliquer  toutes  nos  idées  et  toutes  nos  con- 


naissances.  Il  arrive  de  là  que  le  partisan  de  ce 
dernier  système  se  croit  beaucoup   plus  éloigné 
de  l'athéisme  que  le  matérialiste;  et  quelquefois, 
en  effet,  il  parvient  à  s'y  soustraire  par  une  heu- 
reuse inconséquence,  ou  en  restant  dans  les  li- 
mites du  scepticisme.  De  ce  que,  à  tort  ou  à  rai- 
son, je  ne  trouve  dans  mon  intellig:ence  que  les 
notions  originaires  de  la  sensation,  il  ne  s  ensuit 
pas  immédiatement  qu'il  n'existe  hors  de  moi  que 
des  objets  sensibles  ou  matériels  ;  car.  au  point 
de  vue  où  je  me  suis  placé,  les  idées  aont  je  me 
vois  en  possession,  c'est-à-dire  les  idées  que  me 
fournit  l'expérience,  ne  sont  pas  nécessairement 
la  mesure  ou  l'expression  exacte  et  complète  de 
l'existence:  il  peut  y  avoir  des  êtres  qui  ne  cor- 
respondent à  aucune  donnée  de  mon  intelligence 
et,  par  conséquent,  tout  différents  de  ceux  que  je 
comprends  et  que  je  perçois.  Admettez  avec  cela 
une  révélation,  un  témoignage  extraordinaire  au- 
quel j'accorde  la  puissance  de  changer  cette  sup- 
position en  certitude,  et  vous  aurez  toute  la  doc- 
trine de  Gassendi,  demeuré  chrétien  sincère,  en 
même  temps  qu'il  admirait  Hobbes  et  qu'il  res- 
suscitait Ëpicure.  Si,  au  contraire,  je  commence 
par  me  prononcer  sur  ce  qui  est,  si  j'affirme  d'a- 
bord que  rien  n'existe  que  la  matière  et  ses  pro- 
priétés, la  question  est  tranchée  sans  ressource. 
Est-il  vrai  que  l'athéisme,  comme  on  le  répète 
si  souvent,  soit  aussi  renfermé,  au  moins  impli- 
citement, dans  le  panthéisme?  Pour  répondre  à 
cette  question,  il  faut  savoir  d'abord  ce  que  l'on 
entend  par  panthéisme.  Veut-on  dire  qu'il  n'y  a 
pas  d'autre   Dieu,  qu'il  n'existe  pas  autre  chose 
que  la  somme  des  objets  et  toute  la  série  des  phé- 
nomènes qui  composent  le  monde?  Alors  évidem- 
ment on  sera  athée  ;  mais  à  quel  titre?  A  titre  d« 
matérialiste  et  de  sensualiste;  car,  ôter  à  l'infini 
toute  réalité  pour  en  faire  une  simple  abstraction 
ou  la  somme  des  objets  finis,  c'est  l'application 
de  la  théorie  de  Locke  sur  la  Nature  et  l'origine 
de  nos  idées;  c'est  le  sensualisme.  D'un  autre  cô- 
té, ne  reconnaître  aucune  réalité  substantielle  en 
dehors  du  monde  visible,  ou  distincte  des  objets 
matériels,  c'est  regarder   la  matière  comme  la 
substance  unique  des  choses,  c'est,  en  un  mot,  le 
matérialisme.  Veut-on  affirmer,  au  contraire,  que 
Dieu  seul  existe,  c'est-à-dire  une  substance  véri- 
tablement infinie,  invisible,  éternelle,  renfermant 
dans  son  sein  le  principe  de  toute  vie,  de  toute 
perfection,  de  toute  intelligence,  et  que  tout  le 
reste  n'est  qu'une  ombre  ou  un  mode  fugitif  de 
cette  existence  absolue?  On  pourra  alors  se  trom- 
per gravement  au  sujet  de  la  liberté,  de  la  per- 
sonnalité humaine  et  des  rapports  de  l'âme  avec 
le  corps  ;  mais  assurément,  comme  nous  l'avons 
déjà  démontré  pour  Spinoza,  on  ne  pourra  pas 
être  accusé  d'athéisme.  Quoique  au  fond  toujours 
le  même,  l'athéisme,  ainsi  que  les  deux  systèmes 
qui  le  portent  dans  leur  sein,  change  souvent  de 
forme,  suivant  qu'on  lui  oppose  une  idée  de  Dieu 
plus  ou  moins  complète.  Dans  l'antiquité,  quand 
l'idée  de  Dieu  ne  se  montrait  encore  que  dans 
les  rêves  de  la  mythologie,  quand  elle  n'était  que 
la  personnification  poétique  des  cléments  ou  des 
forces  de  la  nature,  la  physi(jue  la  plus  grossière 
suffisait  pour  la  compromettre;  aussi  les  physi- 
ciens de  cette  époque,  c'est-à-dire  les  philosopnes 
de  l'école  ionienne  et  les  inventeurs  de  l'école 
atomistique,  ont-ils  tous,  à  l'exception  d'Anaxa- 
gore,  essayé  d'expliquer  la  formation  du  monde 
par  les  seules  propriétés  de  la  matière.  L'unique 
di  fTcrence  qui  les  sépare,  c'est  que  les  uns,  comme 
Thaïes,  Anaximène,  Heraclite,  font  naître  toutes 
choses  des  transformations  diverses  d'un  seul  élé- 
ment ;  les  autres,  comme  Leucippe  et  Démocrite, 
ont  recours  au  mouvement  et  aux  atomes.   Des 
athées  déclarés,  poursuivis  comme  tels  par  leurs 


ATHÉ 


—  117  — 


ATHÉ 


contemporains,  sortirent  également  de  ces  deux 
écoles  :  à  la  première  se  rattache  le  célèbre  so- 
phiste Protagoras  ;  à  la  seconde,  Diagoras  de  Mé- 
los, le  premier,  je  crois,  qui  reçut  le  nom  d'athée. 
Un  peu  ])lus  tard,  ce  n'est  nlus  seulement  au 
nom  de  la  physique  que  l'athéisme  entreprend 
de  s'établir  dans  les  esprits  :  il  veut  aussi  avoir 
pour  lui  la  philosophie  morale  et  se  montrer  d'ac- 
cord avec  la  nature  intérieure  de  l'homme.  C'est 
ainsi  qu'il  se  produit  dans  l'école  cyrénaïque,  qui 
ne  re^:onnaîl  chez  l'homme  d'autres  principes 
d'action  que  les  instincts  les  plus  matériels,  que 
les  sensations  les  plus  immédiates,  les  plus  gros- 
sières, et  (jui  a  donné  naissance  à  deux  athées  fa- 
meux, Tlieodore  et  Evhémère.  Enfin,  après  les 
deux  vastes  systèmes  de  Platon  et  d'Arislote,  l'a- 
théisme dut  prendre  également  une  forme  plus 
large,  plus  élevée,  autant  que  l'élévation  est  aans 
sa  nature,  et,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  plus 
métaphy.sique.  Ce  changement  a  été  opéré  par 
Straton  de  Lampsaque,  disciple  égaré  de  l'école 
péripatéticienne.  En  effet,  repoussant  la  physique 
purement  mécanique  de  Démocrite,  Straton  re- 
connaissait dans  la  matière  une  force  organisa- 
trice, mais  sans  intelligence,  une  vie  intérieure 
sans  conscience  ni  sentiment,  qui  devait  donner 
à  tous  les  êtres  et  les  formes  et  les  facultés  que 
nous  observons  en  eux.  Cette  force  aveugle  rece- 
vait de  lui  le  nom  de  nature,  et  la  nature  rem- 
plaçait à  ses  yeux  la  puissance  divine  [Omnem 
vim  divinam  in  natura  sitam  esse.  Cic,  de  Nat. 
Deor.j  lib.  I,  c.  xiii).  Épicure,  dont  l'athéisme  a 
été  suffisamment  établi,  était  le  contemporain  de 
Straton  et  le  servile  imitateur  de  Démocrite. 
Tout  son  mérite  est  d'avoir  épuré  et  développé 
avec  beaucoup  d'art  la  morale  qui  découle  de 
cette  manière  de  comprendre  la  nature  des  cho- 
ses. A  partir  de  cette  époque,  l'étude  de  la  nature 
humaine  se  substituant  de  plus  en  plus  aux  hy- 
pothèses générales,  l'athéisme  prend  un  caractère 
moins  dogmatique,  moins  tranchant,  et  se  rattache 
ordinairement  à  une  psychologie  sensualiste.  C'est 
ainsi  qu'il  s'offre  à  nous  chez  les  modernes,  même 
dans  Hobbes,  dont  le  matérialisme  n'est  guère  que 
la  conséquence  d'une  analyse  incomplète  de  la 
théorie  nominaliste  de  l'intelligence  humame. 
Mais  à  cette  influence  il  faut  en  ajouter  une  autre 
toute  négative;  je  veux  parler  de  cet  esprit  d'hos- 
tilité qui  se  manifesta  à  la  fin  du  xvii"  et  dans 
tout  le  cours  du  xviii''  siècle  contre  les  dogmes  de 
la  religion  positive.  Et  cet  esprit  à  son  tour  ne 
doit  pas  être  isolé  des  passions  d'un  autre  ordre 
qui  ont  amené  la  rénovation  de  la  société  tout 
entière.  Ce  mouvement  une  fois  accompli,  l'a- 
théisme devient  de  plus  en  plus  rare;  et  l'on  peut 
dire  aujourd'hui,  s'il  en  reste  encore  des  traces 
dans  quelques  autres  sciences,  il  a  disparu  à  peu 
près  complètement  de  la  philosophie.  Les  progrès 
d'une  sanie  psychologie  en  rendront  le  retour  à 
jamais  impossible;  car  c'est  par  une  observation 
exacte  de  toutes  les  facultés  humaines  que  l'on 
rencontre  en  soi  tous  les  éléments  de  la  connais- 
sance de  Dieu,  et  que  l'on  aperçoit  le  vice  i-adical 
des  deux  systèmes  dont  l'athéisme  est  la  consé- 
quence. Sans  doute  il  y  aura  toujours  à  côté  de 
l'idée  de  Dieu  des  mystères  impénétrables,  des 
difficultés  invincibles  pour  la  science  ;  mais,  de 
ce  que  nous  ne  savons  pas  tout,  il  n'en  résuite 
pas  que  nous  ne  sachions  rien;  ae  ce  que  nous  ne 
voyons  pas  fous  les  rapports  qui  lient  les  deux 
termes,  le  fini  et  l'infini,  on  n'en  peut  pas  con- 
clure que  les  termes  eux-mêmes  n'existent  pas. 
On  a  dépassé,  et  par  là  même  on  a  compromis 
la  vérité,  quand  on  a  prétendu  que  l'athéisme 
conduisait  nécessairement  à  tous  les  désordres  et 
à  tous  les  crimes.  Considéré  individuellement, 
l'athée  peut  trouver,   dans  son  intérêt  même^  la 


seule  règle  de  conduite  à  laquelle  il  puisse  s'ar- 
rêter, un  contre-poids  suffisant  à  ses  passions  : 
mais  la  société  ne  .saurait  se  contenter  ni  d'un  tel 
mobile,  ni  d'un  tel  frein.  En  fait  d'intérêt,  un 
autre  n'a  rien  à  me  prescrire;  chacun  juge  de  ce 
qui  lui  est  utile  d'après  sa  position,  d'après  ses 
moyens  d'agir,  et  surtout  d'après  ses  passions.  Et 
quand  on  parviendrait,  avec  ce  faible  ressort,  à 
empêcher  le  mal,  jamais  on  ne  ferait  naître  l'a- 
mour du  bien;  car  le  bien  n'est  qu'une  abstrac- 
tion, un  mot  vide  de  sens,  s'il  n'est  pas  confondu 
avec  l'idée  même  de  Dieu. 

Il  existe  sur  l'athéisme  plusieurs  traités  spé- 
ciaux dont  nous  donnons  ici  les  titres  :  Pritius, 
Dissert,  de  Atheismo  in  se  fœdo  et  humano  ge- 
neri  noxio,  in-4,  Leipzig,  1695.  — Grapius,  an 
Alheismus  necessario  ducat  ad  co/ruptionem 
morum,  in-4,  Rostock,  1697. —  Abicht,  deDamno 
Atheismi  in  republica,  in-8,  Leipzig,  1703.  — 
Buddeus,  Thés,  de  Atheismo  et  Super stitione, 
in-8,  léna,  1717.  —  StuUitia  et  irrationabilitas 
Atheismi,  par  Jablonski,  in-8,  Magdeb.,  1696.  — 
Leclerc,  dans  la  Bibliothèque  choisie,  Histoire 
des  systèmes  des  anciens  athées. —  Miiller,  Atheis- 
miis  devictus,  in-8,  Hamb.,  1672. —  Theoph.  Spi- 
zelii,  Scrutinium,  Atheismi  historico-theologi- 
cum^  in-8,  Augsb.,  1663.  —  Heidenreich,  Lettres 
sur  l'Athéisme,  in-8,  Leipzig,  1796  (ail).  —  Reim- 
mann,  Historia  Atheismi  et  Atheorum  falso  et 
merito  suspectorum,',  etc.,  in-8,  Hildesh.,  1725. 
—  Sylvain  Maréchal,  Dictionnaire  des  Athées, 
in-8,  Paris,  1799. 

ATHÉNAGORE  d'Athènes  florissait  vers  le 
milieu  du  ii"  siècle  de  l'ère  chrétienne,  et  fut 
d'abord  un  zélé  disciple  de  Platon,  dont  il  a  long- 
temps enseigné  la  philosophie  dans  son  pays  na- 
tal. S'étant  converti  au  christianisme,  il  essaya 
de  concilier  dans  son  esprit  les  principes  de  sa 
foi  nouvelle  avec  les  doctrines  de  son  premier 
maître.  Ce  mélange  fait  le  principal  caractère 
des  deux  ouvrages  que  nous  avons  conservé  de 
lui,  une  apologie  des  chrétiens  adressée  à  l'em- 
pereur Marc-Aurèle  et  à  son  fils  Commode,  et  un 
traité  de  la  résurrection  des  morts,  Athenagorœ 
legatio  pro  christianis,  et  de  Resurrectione 
mortuorum  liber,  grœc.  et  lat.,  éd.  Adam  Be- 
chenberg,  2  vol.  in-8,  Leipzig,  1684.  —  Une  se- 
conde édition  en  a  paru  à  Oxlord,  en  1706,  pu- 
bliée par  Ed.  Dechair.  Il  existe  une  traduction 
française  de  ces  deux  ouvrages  par  Armand  Du- 
ferrier,  1777,  et  une  autre  du  second,  par  P.  L. 
Renier,  Breslau,  1753.  Voy.  aussi  Brucker,  Hist. 
crit.  de  la  Phil.,  ch.  m,  et  toutes  les  histoires 
ecclésiasti(|ues.  Du  reste,  Athénagore  est  très-ra- 
rement cite  par  les  auteurs  un  peu  anciens. 

ATHÉNODORE  DE  SoLi  {Athenodorus  Solen- 
sis),  philosophe  stoïcien  dont  on  ne  sait  absolu- 
ment rien,  sinon  qu'il  a  été  disciple  immédiat 
de  Zenon,  le  fondateur  du  stoi'cisme.  (Voy.  Dio- 
gène  Laërce,  liv.  VII,  ch.  i.) 

ATHÉNODORE  DE  Tarse  {Athenodorus  Tar- 
sensis).  Il  a  existé  deux  philosophes  de  ce  nom, 
tous  les  deux  attachés  à  l'école  stoïcienne.  L'un, 
surnommé  Cordylion,  était  le  contemporain  et 
l'ami  de  Caton  le  Jeune.  Il  était  placé  à  la  tête  de  la 
fameuse  bibliothèque  de  Pergame,  et  l'on  raconte 
de  lui  (Diogène  Laërce,  liv.  VII)  que,  dans  un  ac- 
cès de  zèle  pour  l'honneur  de  l'école  dont  il  fai- 
sait partie,  il  essaya  d'effacer  des  livres  stoïciens 
tout  ce  qui  ne  lui  semblait  pas  absolument  irré- 
prochable; mais  cette  supercherie  ne  tarda  pas 
à  être  découverte,  et  l'on  rétablit  les  passages 
supprimés. —  L'autre  Athénodore  est  plus  récent. 
H  porte  le  surnom  de  Cananites  et  a  donné  des 
leçons  à  l'empereur  Auguste,  sur  qui  il  a  exercé, 
dit-on,  une  salutaire  influence.  Il  a  publié  plu- 
sieurs écrits  qui  ne  sont  pas  arrivés  jusqu'à  nous. 


ATOM 


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ATOM 


Voy.  Recho'ches  sur  la  vie  et  les  ouvrages  d'A- 
thcnodorc,  par  M.  l'abbé  Scvin  (Mém.  de  l'Acad. 
des  inscript.,  t.  XIII).  —  Hoffmanni,  Disserl.  de 
Alhenodoro  Tarsensi,  philosopha  stoico,  in-4, 
Leipzig,  17:î"2. 

ATOMISME  (philosophie  atomistique  ou  cor- 
pusculairk).  On  comprend  sous  ce  titre  çéncral 
tous  les  systèmes  qui  se  fondent  en  totalité  ou  en 
partie  sur  l'hypothèse  des  atomes.  Quoique  nous 
ayons  consacré  dans  ce  recueil  une  place  séparée 
à  chacun  de  ces  systèmes,  nous  avons  jugé  utile 
de  les  examiner  dans  leur  ensemble,  dans  leur 
commune  destinée,  et  de  suivre  dans  toutes  ses 
transformations  le  principe  qui  fait  leur  ressem- 
blance. 

Réfléchissant  que  la  division  des  corps  ne  peut 
être  illimitée,  bien  que  cette  limite  échappe  en- 
tièrement à  l'expérience,  on  s'est  représenté  la 
matière  comme  la  réunion  d'un  nombre  infini 
d'éléments  indécomposables  et  indivisibles,  qui, 
par  leur  disposition,  la  diversité  de  leurs  formes  et 
de  leurs  mouvements,  nous  rendent  compte  des 
phénomènes  de  la  nature.  Voilà  l'atomisme  dans 
sa  base.  Mais,  la  base  une  fois  trouvée,  l'hypothèse 
une  fois  admise  dans  sa  plus  haute  généralité,  il 
restait  encore  à  en  faire  l'application,  à  en  fixer 
les  limites,  à  déterminer  la  nature  même  de  ces 
principes  matériels  que  l'intelligence  seule  devait 
concevoir.  L'univers  tout  entier  et  toutes  les  for- 
mes de  l'existence  peuvent-ils  s'expliquer  par  les 
seuls  atomes  ?  ou  faut-il  admettre  encore  un  autre 
principe,  par  exemple  une  substance  intelligente 
et  essentiellement  active?  Les  atomes  existent- 
ils  de  toute  éternité,  ou  bien  faut-il  les  considérer 
comme  des  existences  contingentes,  œuvre  d'une 
cause  vraiment  nécessaire?  Enfin,  les  atomes 
sont-ils  aussi  variés  dans  leurs  espèces  que  les 
corps  et,  en  général,  que  les  êtres  dont  ils  for- 
ment la  substance?  ou  n'ont-ils  tous  qu'une  même 
essence  et  une  même  nature?  Les  solutions  qu'on 
a  données  à  toutes  ces  questions  sont  très-diverses, 
et  constituent,  provoquées  comme  elles  le  sont  les 
unes  par  les  autres,  l'histoire  même  de  la  philo- 
sophie atomistique. 

La  doctrine  des  atomes  n'a  pas  pris  naissance 
dans  la  Grèce,  comme  on  le  croit  généralement; 
elle  est  plus  ancienne  que  la  philosophie  grecque 
et  appartient  à  l'Orient.  Posidonius,  à  ce  que  nous 
assurent  Strabon  (liv.  XVI)  et  Sextus  Empiricus 
(Adv.  Mathem.),  eu  faisait  honneur  à  un  Sido- 
nien  appelé  Moschus,  qu'il  affirme  avoir  vécu 
avant  la  guerre  de  Troie.  Jamblique,  dans  sa  Vie 
de  Pylhagore,  nous  assure  qu'il  a  connu  les  suc- 
cesseurs de  ce  même  Moschus.  Mais  aucun  n'a 
pu  nous  dire  en  quoi  précisément  consistait  son 
système,  ni  s'il  était  d'accord  ou  en  opposition 
avec  le  dogme  fondamental  de  toute  religion.  La 
doctrine  des  atomes  a  été  trouvée  aussi  dans 
l'Inde,  où  elle  prend  un  caractère  plus  ])récis  et 
plus  net.  Elle  lait  partie  du  système  philosophi- 
que appelé  vaisêchika  et  n'exclut  pas  l'existence 
du  principe  spirituel  ;  car  elle  ne  rend  compte 
que  de  la  composition  et  des  phénomènes  de  la 
matière.  Kanada,  l'auteur  de  ce  système,  recon- 
naît expres.sément  une  âme  distincte  du  corps, 
siège  de  l'intelligence  et  du  sentiment,  et  une  in- 
telligence infinie  distincte  du  monde.  Mais  il  ne 
peut  croire  que  la  divisibilité  de  la  matière  soit 
sans  bornes.  Si  chaque  corps,  dit-il,  était  composé 
d'un  nombre  infini  de  parties,  il  n'y  aurait  aucune 
différence  de  grandeur  entre  un  grain  de  moutarde 
et  une  montagne,  entre  un  moucheron  et  un  élé- 
phant; car  l'infini  est  égal  à  l'infini.  Nous  sommes 
donc  obligés  de  considérer  la  matière^  en  général, 
comme  un  composé  de  particules  indivisiiiles,  par 
conséquent  indestructibles  et  éternelles  :  tels  sont 
les  atomes.  Les  atomes  ne  tombent  pas  sous  nos  | 


sens,  autrement  ils  ne  seraient  pas  de  vrais  prin- 
cipes; mais,  comme  tout  ce  qui  afTecte  nos  orga- 
nes, ils  seraient  sujets  au  changement  et  à  la 
destruction.  Ainsi,  la  plus  petite  partie  de  matière 
que  notre  œil  puisse  saisir  dans  un  rayon  de  lu- 
mière, n'est  encore  qu'un  composé  ou  un  agrégat 
de  parties  plus  simples.  Chacun  des  grands  élé- 
ments de  la  nature  comprend  des  atomes  d'une 
espèce  particulière,  ayant  toutes  les  propriétés  des 
corps  qui  en  sont  formés  :  il  y  a  donc  des  atomes 
terrestres,  aqueux,  aériens,  lumineux,  et  d'autres 
qui  appartiennent  à  l'éther.  Ce  n'est  pas  le  hasard 
qui  les  réunit  lorsqu'ils  donnent  nais.sance  aux 
corps  composés,  ce  n'est  pas  non  plus  le  hasard 
qui  les  sépare  à  la  dissolution  de  ces  mêmes 
corps  ;  ils  suivent,  au  contraire,  une  progression 
invariable.  La  première  combinaison  est  binaire 
ou  ne  comprend  que  deux  atomes;  la  seconde  se 
compose  de  trois  atomes  doubles  ou  molécules 
binaires.  Quatre  molécules  de  cette  dernière  es- 
pèce, c'est-à-dire  quatre  agrégats  dont  chacun  se 
compose  de  trois  atomes  doubles,  forment  la  qua- 
trième combinaison,  et  ainsi  de  suite.  La  dissolu- 
tion des  corps  suit  la  progression  inverse. 

Lorsqu'on  songe  que  ce  sy  tème  est  à  peu  près 
le  même  que  celui  d'Anaxagore;  quand  on  se 
rappelle  que,  d'après  une  tradition  fort  ancienne 
et  très-répandue,  Démocrite,  l'auteur  présumé  de 
la  philosophie  atomistique,  a  été  cnercher  en 
(,'rient^  même  dans  l'Inde,  les  éléments  de  sa 
vaste  érudition  ;  quand  on  pense  enfin  que  Pytha- 
gore  a  été,  lui  aussi,  selon  l'opinion  commune, 
dans  ces  antiques  régions,  et  qu'il  n'y  a  pas  un 
abîme  entre  ces  atomes  invisibles  et  l'idée  des 
monades  :  alors  il  est  absolument  impossible  de 
laisser  à  la  Grèce  le  mérite  de  l'invention.  Un 
disciple  de  Pythagore,  Ecphante  de  Syracuse,  re- 
gardait positivement  la  théorie  des  monades 
comme  un  emprunt  fait  à  la  philosophie  atomis- 
tique (Stob.,  Ed.  i).  et  la  manière  dont  le  philo- 
sophe de  Samos  expliquait  la  génération  des  corps 
offre  aussi  quelque  ressemblance  avec  la  progres- 
sion géométrique  sur  laquelle  se  fonde  la  doctrine 
indienne.  Un  autre  pytliagoricien,  ou  du  moins 
un  homme  profondément  imbu  des  idées  de  cette 
école,  Empédocle,  a  fondé  toute  sa  physique  sur 
la  théorie  des  atomes,  à  laquelle  il  ajoute,  comme 
le  philosophe  indien,  la  distinction  vulgaire  des 
quatre  éléments  et  la  croyance  à  un  principe  spi- 
rituel, cause  première  du  mouvement,  de  l'ordre 
et  de  la  vie.  Ce  principe,  c'est  Vamour,  qui,  selon 
lui,  vivifie  et  pénètre  toutes  les  parties  du  sphé- 
rus,  c'est-à-dire  de  l'univers  considéré  comme  un 
seul  et  même  être.  A  côté,  ou  plutôt  au-dessous 
de  l'amour,  il  reconnaît  encore  un  principe  de 
dissolution,  ou,  comme  nous  dirions  aujourd'hui, 
une  force  lépulsive  qui  désunit  et  sépare  ce  que 
l'amour  a  rassemblé  selon  les  lois  de  l'harmonie. 
Anaxagore  est  à  peu  près  dans  le  même  cas  ;  car, 
lui  aussi,  il  reconnaît  deux  principes  également 
éternels,  également  nécessaires  à  la  formation  du 
monde  :  l'un  est  le  principe  moteur,  la  l'orce  in- 
telligente, la  substance  spirituelle,  sans  laquelle 
tout  serait  plongé  dans  l'inertie  et  dans  le  chaos; 
l'autre,  c'est  la  matière,  composée  elle-même  d'un 
nombre  infini  d'éléments  indécomposaJjles,  invi- 
sibles dans  l'état  d'isolement  et  d'abord  réunis  en 
une  masse  confuse,  jusqu'à  ce  que  l'intelligence 
vînt  les  séparer.  Ces  éléments  qui,  dans  le  sys- 
tème d'Anaxagore,  portent  le  nom  d'homéoméries, 
ne  sont  pas  autre  chose  que  les  atomes.  Seule- 
ment^ au  lieu  de  les  diviser  en  quatre  classes, 
d'après  le  nombre  des  éléments  généralement  re- 
connus, Anaxagore  en  a  prodigieusement  multi- 
plié les  espèces  :  ainsi,  les  uns  servent  exclusive- 
ment à  la  formation  de  l'or,  les  autres  à  celle  de 
l'argent  ;  ceux-ci  constituent  le  sang,  ceux-là  la 


ATOM 


—  119  — 


ATOM 


oliair  ou  les  os;  et  de  même  pour  tous  les  autres 
ri  Tps  qu'on  distingue  dans  la  nature.  Il  y  a  niênic 
des  iKimcoméries  d'un  caractère  particulier  (jui 
Il  imposent  les  couleurs,  et  naturellement  elles  se 
lagent  en  autant  d'espèces  secondaires  qu'il  y 

le  couleurs  principales.  C'est  un  commencement 
'i  ciiimie  à  côté  d'une  physique  toute  méca- 
nique. 

Les  trois  systèmes  que  nous  venons  d'esquisser, 
celui  du  philosophe  indien,  et  ceux  qui  ont  pour 
auteurs  Empédocle  et  Anaxagore,  nous  représen- 
tent l'atomisme  dans  sa  première  forme,  quand 
il  n'exclut  pas  encore  l'intervention  du  principe 
sjirituel,  quandil  se  réduit  aux  proportions  d'une 
l'Iiysique  admettant  à  côté  d'elle  une  métaphysi- 
i;iie  quelconque,  ou  du  moins  une  théologie.  Mais 

V.  Leucippe   et  Dcmocrite,  qu'il    n'est  guère 

-sible  de  séparer  l'un  de  l'autre,  commence, 
1  oiiv  ainsi  dire,  une  nouvelle  ère.  La  puissance 
spirituelle  est  écartée  comme  une  machine  inutile, 
t  ut  s'explique  dans  l'univers  par  les  propriétés 

>  atomes,  et  la  physique,  ou  plutôt  la  mécani- 

'  se  substitue  à  la  totalité  de  la  science  des 
unuses,  à  ce  qu'on  appelait  alors  la  philosophie. 
En  effet,  pour  Démocrite  et  pour  son  ami  Leucippe, 
comme  l'appelle  toujours  Aristote,  rien  n'existe 
que  le  vide  et  les  atomes.  Ceux-ci  ont  en  propre 
non-seulement  la  solidité^  mais  aussi  le  mouve- 
ment, ce  qui  rend  inutile  toute  autre  hypothèse. 
Les  atomes  se  suffisent  à  eux-mêmes  et  à  tout  le 
reste;  car  le  vide  n'est  rien  en  soi,  que  l'absence 
de  toutobstacle  au  mouvement.  Ils  se  rencontrent, 
se  réunissent  ou  se  séparent  sans  dessein,  sans  loi 
et  suivant  les  seuls  caprices  du  hasard.  L'univers 
tout  entier  n'est  que  l'une  de  ces  combinaisons 
fortuites,  et  le  hasard  qui  l'a  lait  naître  peut  aussi, 
d'un  instant  à  l'autre,  le  détruire.  Ne  parlez  pas 
de  la  vie  ;  elle  n'est  qu'un  jeu  purement  mécani- 
que de  ces  petits  corps  toujours  en  mouvement: 
ni  de  l'âme,  qui  est  un  agrégat  d'atomes  plus 
légers  et  plus  rapides.  Épicure,  comme  l'a  très- 
bien  démontré  Cicéron,  n'a  rien  ajouté  au  fond 
de  cette  doctrine  ;  il  n'a  que  le  mérite  d'en  avoir 
tiré  avec  beaucoup  de  sagacité  toutes  les  consé- 
quences morales  et  d'avoir  ennobli  l'idée  du  plai- 
sir, sans  pouvoir  cependant  la  substituer  à  celle 
du  devoir.  Lucrèce  lui  a  prêté  le  secours  de  sa 
riche  imagination  ;  il  a  été  le  poëte  de  cette  mal- 
heureuse école,  comme  Épicure  en  a  été  le  mora- 
liste et  Démocrite  le  physicien  (de  métaphysique, 
elle  n'en  a  pas)  ;  mais  les  ressources  mêmes  de  son 
génie  nous  sont  une  preuve  que  la  poésie  expire 
comme  la  vertu  sous  le  souffle  glacé  du  matéria- 
lisme. Ces  trois  noms,  que  nous  venons  de  pronon- 
cer, nous  représentent  la  doctrine  des  atomes  sous 
sa  seconde  forme,  sans  contredit  la  plus  hardie  et 
la  plus  complète,  lorsque,  repoussant  l'alliance  de 
tout  autre  principe,  elle  essaye  de  constituer  par 
elle  seule  la  philosophie  tout  entière. 

A  partir  de  cette  époque,  nous  voyons  les  ato- 
mes rentrer  dans  les  ténèbres  et  se  perdre  dans 
l'oubli,  jusqu'à  ce  que,  au  beau  milieu  du  xvii° 
siècle,  un  prêtre  chrétien  ait  songé  à  réhabiliter 
Épicure.  Mais  gardons-nous  de  nous  laisser  trom- 
per aux  apparences.  Gassendi,  en  cherchant  à  res- 
taurer la  philosophie  atomistique,  n'a  pas  peu 
contribué  à  l'amoindrir  et  à  la  refouler  pour  tou- 
jours dans  le  domaine  des  sciences  naturelles.  En 
effet,  enchaîné  par  la  foi,  et  par  une  foi  bien  sin- 
cère, "au  dogme  de  la  création  ex  nihilo,  il  ôte 
aux  atomes  l'éternité,  dont  on  n'avait  pas  songé  à 
les  dépouiller  jusqu'alors,  même  dans  les  systè- 
mes qui  reconnaissaient  l'existence  d'un  moteur 
spirituel.  Il  les  fait  déchoir  du  rang  que  la  matière 
a  toujours  occupé  chez  les  anciens,  du  rang  d'un 
principe  non  moins  nécessaire  que  la  cause  intel- 
ligente ;  et,  les  considérant  comme  une  œuvre  de 


la  création,  comme  une  œuvre  qui  a  commencé 
et  qui  devra  aussi  finir  selon  le  dogme  chrétien 
de  la  fin  du  monde,  il  nous  les  montre  réellement 
comme  des  phénomènes  servant  à  expliquer  d'au- 
tres phénomènes  plus  complexes,  je  veux  parler 
des  corps  composes.  C'est  à  ce  titre  qu'ils  sont  en- 
trés dans  la  physique  et  dans  la  chimie  moderne, 
et  que  la  philosophie  proprement  dite  les  a  abjurés 
pour  toujours.  Encore  faut-il  remarquer  que,  dès 
ce  moment,  leur  indivisibilité  même,  c'est-à-dire 
leur  existence  comme  substances  distinctes,  se 
trouve  formellement  niée  par  les  uns  et  regardée 
par  les  autres  comme  une  hypothèse.  Descartes, 
en  continuant  d'expliquer  les  phénomènes  du 
monde  visible  par  la  matière  et  le  mouvement, 
c'est-à-dire  par  une  physique  purement  mécani- 
que comme  celle  de  Démocrite  et  d'Épicure;  en 
appliquant  le  même  système  à  la  physiologie,  jus- 
qu'au point  de  refuser  tout  sentiment  à  la  brutej 
Descartes,  disons-nous,  a  cependant  nié  l'existence 
des  atomes.  «  Il  est,  dit-il  [Principes  de  laPhilo- 
sojihie,  2"  partie,  ch.  xxx),  très-aisé  de  connaître 
qu'il  ne  peut  pas  y  avoir  d'atomes,  c'est-à-dire  de 
parties  des  corps  ou  de  la  matière  qui  soient  de 
leur  nature  indivisibles,  ainsi  que  quelques  phi- 
losophes l'ont  imaginé.  Nous  dirons  que  la  plus 
petite  partie  étendue  qui  puisse  être  au  monde 
peut  toujours  être  divisée,  parce  qu'elle  est  telle 
de  sa  nature.  »  Bientôt,  grâce  aux  découvertes  de 
Newton,  un  nouvel  élément,  un  principe  pure- 
ment immatériel  pénètre  peu  à  peu  dans  toutes 
les  sciences  naturelles,  dans  le  système  du  monde 
sous  le  nom  de  gravitation,  dans  la  physique  et 
dans  la  chimie  sous  les  noms  de  pesanteur,  d'at- 
traction, de  répulsion,  d'affinité,  et  enfin  dans  la 
physiologie  sous  le  nom  de  principe  vital.  Nous  ne 
doutons  pas  que  cet  élément  nouveau  ne  finisse 
par  emporter,  un  jour  ou  l'autre,  cette  ombre  de 
réalité  que  les  atomes  conservent  encore.  Au 
point  où  nous  sommes  arrivés,  il  n'est  pas  difficile 
de  reconnaître  que  si  la  matière  n'est  pas  vraiment 
quelque  chose  par  elle-même,  un  principe  éter- 
nel et  nécessaire  comme  Dieu,  elle  rentre  dans  la 
classe  des  existences  contingentes  et  phénomé- 
nales. Or  un  phénomène  doit  toujours  être  conçu 
tel  que  l'expérience  nous  le  montre  ;  car,  si  nous 
le  concevons  autrement,  c'est-à-dire  d'après  les 
idées  de  la  raison,  d'après  une  base  admise  a 
priori,  ce  n'est  plus  un  phénomène  que  nous  avons, 
et  ce  n'est  plus  l'expérlcnco  qui  est  notre  guide 
dans  l'étude  des  choses  extérieures.  Mais  quel  est 
le  caractère  avec  lequel  nous  percevons  toujours 
la  matière,  et  sans  lequel  elle  demeure  absolu- 
ment en  dehors  de  la  perception?  C'est  la  divisi- 
bilité. Donc  la  divisibilité  entre  nécessairement 
dans  l'essence  de  la  matière,  et  vous  ne  pouvez 
y  mettre  un  terme  qu'en  niant  l'existence  de  la 
matière  elle-même.  La  divisibilité,  direz-vous,  est 
un  simple  phénomène  :  la  matière  aussi  n'est 
qu'un  phénomène;  elle  est  la  forme  sous  laquelle 
je  saisis  dans  l'espace  les  forces  qui  limitent  ma 
propre  existence,  et  en  l'absence  de  laquelle  ces 
forces  ne  sont  plus  pour  moi  que  des  puissances 
immatérielles,  telles  que  la  gravitation,  l'affinité, 
le  principe  vital,  etc.  Voulez-vous  reculer  vers 
l'hypothèse  antique  et  faire  de  la  matière,  en  dé- 
pit de  vos  sens,  une  substance  réelle,  un  prin- 
cipe nécessaire  et  indestructible?  Alors,  ou  vous 
reconnaîtrez  à  côté  d'elle  un  moteur  intelligent, 
et  vous  aurez  à  lutter  contre  toutes  les  absurdi- 
tés du  dualisme  ;  ou  vous  la  regarderez  comme 
le  principe  unique  des  choses,  et  vous  soulèverez 
contre  vous  les  difficultés  bien  autrement  graves 
du  matérialisme;  vous  serez  forcé  de  nous  expli- 
quer comment  le  hasard  est  devenu  le  père  de 
la  plus  sublime  harmonie,  comment  ce  qui  ne 
pense  pas  a  produit  la  pensée,  ce  qui  ne  sent  pas 


ATTE 


—  120 


le  sentiment,  et  comment  l'unité  du  moi  a  pu 
sortir  d'un  assemblage  confus  d'éléments  en  des- 
ordre ;  ou  enfin  vous  vous  réfugierez  dans  le 
système  de  Gassendi  et  vous  armerez  contre  vous 
les  sciences  physiques  et  la  métaphysique  à  la 
fois  ;  en  un  mot,  vous  serez  forcé  de  recommencer 
l'histoire  entière  de  l'atomisme,  pour  arriver  fi- 
nalement au  point  où  nous  en  sommes,  c'est-à- 
dire  à  ne  pas  séparer  l'idée  de  la  matière  du  phé- 
nomène de  la  divisibilité,  par  conséquent,  à  la 
regarder  elle-même  comme  un  simple  phéno- 
mène. De  cette  manière,  l'histoire  de  la  philoso- 
phie atomistique  est  la  meilleure  réfutation  de  ce 
système,  et  cette  réfutation  est  en  même  temps 
celle  du  matérialisme  tout  entier.  Elle  nous  mon- 
tre toutes  les  hypothèses  imaginées  jusqu'aujour- 
d'hui pour  élever  la  matière  au  rang  d'un  prin- 
cipe absolu,  se  détruisant  les  unes  les  autres  et 
abandonnant  enfin,  vaincues  par  leurs  propres 
luttes,  le  champ  de  la  philosophie.  Cependant  les 
recherches,  ou,  si  on  l'aime  mieux,  les  inventions 
de  tant  de  grands  esprits  n'ont  pas  eu  seulement 
un  résultat  négatif;  la  philosophie  atomistique  a 
été  éminemment  utile  à  l'étude  des  corps,  et  peut- 
être  aussi,  comme  nous  l'avons  avance  plus  haut, 
a-t-elle  mis  sur  la  voie  de  la  théorie  des  mo- 
nades. 

Voy.  la  Philosophie  alomislique,  par  Lafaye 
(Lafaist),  in-8,  Paris,  1833,  et  pour  les  détails, 
les  articles  Empédocle,  Anaxagore,  Démocrite, 
Epicure,  Gassendi,  etc. 

ATTALUS.  philosophe  stoïcien,  qui  vivait  dans 
le  I"  siècle  de  l'ère  chrétienne;  nous  ne  savons 
absolument  rien  de  lui,  sinon  qu'il  fut  le  maître 
de  Sénèque. 

ATTENTION  (de  tendere  ad,  application  de 
l'esprit  à  un  objet).  Nous  recevons  a  tout  instant 
d'innombrables  impressions  qui,  étant  très-con- 
fuses et  très-obscures,  passeraient  toutes  inaper- 
çues, si  quelques-unes  ne  provoquaient  une  réac- 
tion de  la  part  de  l'àme.  Cette  réaction,  par  la- 
quelle l'âme  fait  effort  pour  les  retenir,  est  ce 
qu'on  nomme  attention.  Je  ne  suis  pas  encore 
attentif  lorsque,  ouvrant  les  yeux  sur  une  cam- 
pagne, j'aperçois  d'un  regard  les  divers  objets 
qui  la  remplissent;  je  le  deviens,  lorsque,  attiré 
par  un  objet  déterminé,  je  m'y  attache  pour  le 
mieux  connaître. 

Le  premier  et  le  plus  saillant  des  phénomènes 
que  l'attention  détermine,  est  l'énergie  croissante 
des  impressions  auxquelles  l'âme  s'applique,  tan- 
disque  les  autres  s'affaiblissent  graduellement  et 
s'effacent.  L'état  où  nous  nous  trouvons  quand 
nous  assistons  à  une  représentation  théâtrale  en 
est  un  exemple  frappant.  Plus  nous  avons  les  yeux 
fixés  sur  la  scène,  plus  nous  prêtons  l'oreille  aux 
paroles  des  acteurs,  plus,  en  un  mot,  les  péripé- 
ties du  drame  nous  attachent,  moins  nous  voyons, 
moins  nous  entendons  ce  qui  se  passe  autour  de 
nous.  Peut-être  en  perdrions-nous  tout  à  fait  le 
sentiment  si  notre  attention  parvenait  à  un  degré 
encore  plus  intense.  Dans  le  tumulte  d'une  ba- 
taille, un  soldat  peut  être  blessé  sans  en  rien  sa- 
voir. Archimède,  absorbé  dans  la  solution  d'un 
problème,  ne  s'aperçut  pas,  dit-on,  que  les  Ro- 
mains avaient  pris  Syracuse,  et  mourut  victime 
de  sa  méditation  trop  profonde.  Reid  {Essai  sur 
les  fac.  actives,  ess.  II,  ch.  m)  connaissait  une 
personne  qui,  dans  les  angoisses  de  la  goutte, 
avait  coutume  de  demander  l'échiquier,  «  comme 
elle^  était  passionnée  pour  ce  jeu,  elle  remarquait 
qu'à  mesure  que  la  partie  avançait  et  fixait  son 
attention,  le  sentiment  de  sa  douleur  disparais- 
sait. » 

Chacun  a  pu  remarquer  aussi  que  l'attention 
permet  de  démêler  dans  les  choses  beaucoup  de 
propriétés  et  de  rapports  qui  échappent  à  une  vue 


ATTE 

distraite.  Comme  un  ingénieux  écrivain  l'a  dit, 
elle  est  une  sorte  de  microscope  qui  grossit  les 
objets,  et  en  découvre  les  plus  fines  nuances 
Lorsque  nous  n'avons  pas  été  attentifs,  il  ne  reste 
à  l'esprit  que  de  vagues  perceptions  qui  se  mêlent 
et  se  détruisent.  Cette  vue  imparfaite  des  objets 
mérite  à  peine  le  nom  de  connaissance;  aussi 
quelques  philosophes  ont-ils  pu  avancer,  non  sans 
raison,  que,  pour  connaître,  il  fallait  être  atten- 
tif. Toutefois,  présentée  sous  une  forme  aussi  ab- 
solue, cette  proposition  est  exagérée.  Si  une  notion 
quelconque,  aussi  vague  qu'on  le  voudra,  ne  pré- 
cédait pas  l'attention,  comment  notre  âme  se  por- 
terait-elle vers  des  objets  dont  elle  ne  soupçonne- 
rait pas  même  l'existence?  Ignoti  nuUa  cupido, 
dit  le  poëte,  et  la  raison  avec  lui. 

Un  dernier  effet  de  l'attention  important  à  si- 
gnaler, c'est  la  manière  dont  elle  grave  les  idées 
aans  la  mémoire.  Lorsque  nous  avons  fortement 
appliqué  notre  esprit  à  un  objet,  il  est  d'observa- 
tion constante  que  nous  en  conservons  beaucoup 
mieux  le  souvenir  ;  l'expérience  nous  dit  même 
que  les  faits  auxquels  nous  sommes  attentifs,  sont 
les  seuls  que  nous  nous  rappelions.  «  Si  quelqu'un 
entend  un  discours  sans  attention,  dit  Reid  (ib.), 
que  lui  en  reste-t-il?  s'il  voit  sans  attention  l'é- 
glise de  Saint-Pierre  ou  le  Vatican,  quel  compte 
peut-il  en  rendre?  Tandis  que  deux  personnes 
sont  engagées  dans  un  entrelien  qui  les  intéresse, 
l'horloge  sonne  à  leur  oreille  sans  qu'elles  y  fas- 
sent attention  :  que  va-t-il  en  résulter?  la  minute 
d'après,  elles  ne  savent  si  l'horloge  a  sonné  ou 
non.  » 

Étudiée  en  elle-même,  l'attention  est  un  phé- 
nomène essentiellement  volontaire;  comme  tous 
les  autres  phénomènes  du  même  ordre,  elle  subit 
l'influence  de  divers  mobiles  dont  les  principaux 
sont  le  contraste,  la  nouveauté,  le  chmgement; 
souvent  elle  est  provoquée  avant  qu'aucune  dé- 
cision de  l'âme  ait  pu  intervenir  ;  mais  elle  n'en 
demeure  pas  moins  soumise  à  l'autorité  supé- 
rieure du  moi.  Je  la  donne  ou  la  retire,  comme 
il  me  plaît  ;  je  la  dirige  tour  à  tour  vers  plusieurs 
points;  je  la  concentre  sur  chaque  point  aussi 
longtemps  que  ma  volonté  peut  soutenir  son  ef- 
fort. 

Condillac  {Logique,  1"  partie,  ch.  vn)  pensait 
que  toute  la  part  de  l'âme,  lorsqu'elle  est  atten- 
tive, se  réduisait  à  une  sensation  «  que  nous 
éprouvons,  comme  si  elle  était  seule,  parce  que 
toutes  les  autres  sont  comme  si  nous  ne  les 
éprouvions  pas.  »  Il  est  évident  qu'abusé  par 
l'esprit  de  système,  Condillac  n'avait  pas  reconnu 
la  nature  vraie  de  l'attention,  qui  est  la  dépen- 
dance du  pouvoir  personnel,  opposé  au  rôle  pas- 
sif que  nous  gardons  dans  les  faits  de  la  sensi- 
bilité. 

M.  Laromiguière  {Leçons  de  Philosophie, 
1"  partie,  leçon  iv)  a  mis  dans  tout  son  jour 
cette  grave  méprise  du  père  de  la  philosophie 
sensualiste;  il  a  rappelé  la  différence  établie  par 
tous  les  hommes  entre  voir  et  regarder,  enten- 
dre et  écouter,  sentir  et  flairer,  en  un  mot,  pâ- 
tir et  agir;  mais  il  est  tombe  lui-même  dans 
une  confusion  fâcheuse,  lorsqu'il  a  envisagé  l'at- 
tention comme  la  première  des  facultés  de  l'en- 
tendement, et  celle  qui  engendre  toutes  les  au- 
tres. Puisque  l'attention  est  volontaire,  elle  est 
aussi  distincte  de  l'intelligence  que  la  sensibilité; 
car  nos  idées  ne  dépendent  pas  plus  de  nous  que 
nos  sentiments.  Cette  différence  est  d'ailleurs  con- 
firmée d'une  manière  directe  par  l'observation. 
Ainsi  que  la  remarque  en  a  été  souvent  faite, 
je  puis  m'appliquer  avec  force  à  une  vérité  sans 
la  comprendre,  à  un  théorème  de  géométrie  sans 
pouvoir  le  démontrer,  à  un  problème  sans  pou- 
voir le  résoudre. 


ATTE 


—  121  — 


ATTR 


Quelques  philosophes  se  sont  demandé  si  l'at- 
tention était  une  faculté  proprement  dite,  ou 
seulement  une  manière  d'être,  un  état  de  l'àme. 
On  vient  de  voir  que  M.  Laromiguière  soutenait 
la  première  opinion  ;  la  seconde  appartient  à 
M.  Destutt  de  Tra^'y  {Idéologie,  ch.  xi).  Au  fond, 
toutes  deux  diflcrent  moins  qu'on  ne  croit,  et 
peuvent  aisément  se  cont'ilicr.  Ceux  qui  ne 
voient  dans  l'attention  qu'une  manière  d'être, 
ne  prétendent  pas  sans  doute  qu'elle  soit  un  ef- 
fet sans  cause  ;  ils  reconnaissent  qu'elle  suppose 
dans  l'àme  le  pouvoir  de  considérer  un  objet  à 
part  de  tout  autre;  seulement  ils  soutiennent 
que  ce  pouvoir  n'est  pas  distinct  de  la  volonté. 
Or  les  partisans  de  l'opinion  en  apparence  oppo- 
sée n'ont  jamais  contesté  ce  point  ;  l'attention, 
pour  les  uns  et  pour  les  autres,  est  une  faculté; 
mais  elle  n'est  pas  une  faculté  primitive,  irré- 
ductible; elle  est  déterminée  par  son  objet  plutôt 
3ue  par  sa  nature;  c'est  un  mode,  une  aépcn- 
ance  de  l'activité  libre;  c'est  la  liberté  même 
appliquée  à  la  direction  de  l'intelligence. 

L'attention  présente  de  nombreuses  variétés, 
suivant  les  individus.  Faible  et  aisément  dis- 
traite chez  ceux-ci,  elle  est  incapable  de  se  re- 
poser deux  instants  de  suite  sur  un  même  objet, 
et  ne  fait  que  passer  d'une  idée  à  une  autre. 
Naturellement  forte  chez  ceux-là,  elle  ne  connaît 
pas  la  fatigue;  elle  est  encore  éveillée  au  mo- 
ment où  on  croirait  qu'elle  sommeille,  et  d'une 
étendue  égale  à  sa  puissance,  elle  peut  embras- 
ser simultanément  plusieurs  objets.  César  dic- 
tait quatre  lettres  à  la  fois.  Un  phénomène  vul- 
gaire, inaperçu  de  tout  autre,  est  remarqué  par 
un  Newton,  auquel  il  suggère  la  découverte  du 
système  du  monde. 

Ces  différences  tiennent  en  partie  à  la  prépon- 
dérance inégale  du  pouvoir  personnel.  Puisqu'au 
fond  ce  pouvoir  constitue  l'attention,  il  est  natu- 
rel qu'il  en  mesure  la  force  et  la  faiblesse  par 
son  énergie  propre  et  ses  défaillances*  qu'elle 
soit  moins  soutenue  dans  l'enfance,  oii  il  ne  fait 
que  poindre,  dans  le  trouble  de  la  maladie  ou  de 
la  passion  qui  l'énervent,  enfin  chez  tous  les 
esprits  qui  ne  sont  pas  maîtres  d'eux-mêmes  ; 
qu'elle  le  soit  davantage  dans  l'âge  mûr,  dans 
la  santé,  partout  où  se  rencontre  une  volonté 
puissante  et  forte. 

Une  autre  cause  de  l'inégalité  en  ce  genre  est 
l'habitude.  Comme  tous  les  philosophes  qui  ne 
reconnaissent  dans  l'àme  aucune  disposition  pri- 
mitive et  innée,  Helvétius  a  exagère  l'influence 
de  ce  principe  {de  l'Esprit,  dise.  III,  ch.  iv),  lors- 
qu'il a  dit  que  la  nature  ayant  accordé  à  tous  les 
nommes  une  capacité  d'attention  pareille,  l'usage 
qu'ils  en  faisaient  produisait  seul  toutes  les  difl'é- 
rences.  Toutefois  il  est  certain  que  l'exercice 
contribue  beaucoup  à  nous  rendre  plus  faciles  la 
direction  et  la  concentration  de  nos  facultés  in- 
tellectuelles. Incertaine  et  pénible  au  début, 
l'attention,  comme  tout  effort,  devient,  quand  on 
la  répète,  facile  et  assurée.  Nous  apprenons  à 
être  attentifs,  comme  à  parler,  à  écrire,  à  mar- 
cher. Si  beaucoup  de  personnes  ne  savent  pas 
conduire  et  fixer  leur  esprit,  c'est,  on  peut  le 
dire,  pour  ne  s'y  être  point  accoutumées  de 
bonne  heure. 

L'attention  appliquée  aux  choses  extérieures 
constitue  à  proprement  parler  Vobservation.  Lors- 
qu'elle a  pour  objet  les  faits  de  conscience,  elle 
prend  le  nom  de  réflexion.  Voy.  ces  mots. 

On  peut  consulter  outre  les  auteurs  cités  dans 
le  cours  de  cet  article.  Bossuet,  Traité  de  la  con- 
naissance de  Dieu  et  de  soi-in'me,  ch.  m,  §  17, 19. 
—  Dugald-Stewart,  Eléments  de  la  philos,  de 
Vespr.  humain,  ch.  ii;  Bonnet,  Essai  analytique 
sur  VAme,  ch.  vu  ;  Prévost,  Essais  de  Philoso- 


phie, 1  ■"  partie,  liv.  IV,  sect.  Vj  et  surtout  M.  de 
Cardaillac,  Études  élémentaires  de  Philosophie, 
sect.V,  ch.  II.  Malebranche,  dans  le  sixième  livre 
de  la  Recherche  de  la  Vérité,  a  présenté  des 
vues  ingénieuses  et  utiles  sur  la  nécessité  de 
l'attention,  pour  conserver  l'évidence  dans  nos 
connaissances,  et  sur  les  moyens  de  la  soutenir. 

C.  J. 

ATTICUS.  Philosophe  platonicien  du  W  siècle 
de  l'ère  chrétienne.  Nous  ne  connaissons  ni  son 
origine  ni  ses  ouvrages,  dont  il  n'est  parvenu 
jus([u'à  nous  que  de  rares  fragments  conservés 
par  Eusèbe  ;  nous  savons  seulement  que,  disciple 
fidèle  de  Platon,  et  voulant  conserver  dans  toute 
leur  pureté  les  doctrines  de  ce  grand  homme,  il 
s'est  montré  l'adversaire  de  l'éclectisme  alexan- 
drin. Il  repoussait  surtout  les  principes  d'Aris- 
tote,  qu'il  accusait  de  ne  s'être  éloigné  des  idées 
de  son  maître  que  par  un  vain  désir  d'innovation. 
Il  lui  reprochait  avec  amertume  d'avoir  altéré 
l'idée  de  la  vertu,  en  soutenant  qu'elle  est  insuf- 
fisante au  bonheur,  d'avoir  nié  l'immortalité  de 
l'àme  pour  les  héros  et  les  démons,  enfin  d'avoir 
méconnu  la  Providence  et  la  puissance  divine,  en 
rejetant  la  première  de  ce  monde  où  nous  vi- 
vons, et  en  enseignant  que  la  seconde  ne  pour- 
rait pas  préserver  l'univers  de  la  destruction. 
Tous  ces  reproches  ne  sont  pas  également  justes, 
mais  ils  témoignent  de  sentiments  très-éleves.  Mal- 
gré cette  résistance  à  l'esprit  dominant  de  son 
temps,  Plotin  avait  une  telle  estime  pour  les 
écrits  d'Atticus,  que,  non  content  de  les  recom- 
mander à  ses  aisciples,  il  n'a  pas  dédaigné  d'en 
faire  le  texte  de  quelques-unes  de  ses  leçons. 
Voy.  Porphyre,  Vil.  Plot.,  c.  xiv.  —  Eusèbe, 
Prœpar.  evang.,  lib.  XI,  c.  i;  lib.  XV,  c.  iv,  vi'. 
—  Il  faut  se  garder  de  confondre  le  philosophe 
dont  nous  venons  de  parler  avec  un  sophiste  du 
même  nom  et  de  la  même  époque,  Tiberius 
Claudius  Herodes  Atticus.  On  peut  consulter 
sur  ce  dernier  Ed.  Raph.  Fiorillo,  lier.  Attici 
quœ  supersunt,  in-8,  Leipzig,  1801,  et  Philos- 
trate, Vit.  sophist.  cum  notis  Olearii,  lib.  II, 
c.  I.  —  Quant  à  l'ami  de  Cicéron,  Titus  Pompo- 
nius  Atticus,  que  l'on  compte  avec  raison  parmi 
les  disciples  d'Épicure,  il  suffit  de  lui  accorder 
une  simple  mention. 

ATTRIBUT  (de  tribuerc  ad)  signifie,  en  gé- 
néral, une  qualité,  une  propriété  quelconque, 
toute  chose  qui  peut  se  dire  d'une  autre  (xa-cri- 
yopeiffOai,  xaTriyopoufAîvov).  Il  faut  établir  une 
distinction  entre  les  attributs  logiques  et  les  at- 
tributs réels  ou  métaphijsiqucs;  nous  ne  parle- 
rons pas  des  attributs  extérieurs,  qui  ne  doivent 
occuper  que  les  artistes  et  les  poètes.  Le  seul  ca- 
ractère distinctif  des  attributs  logiques,  c'est  la 
place  qu'ils  occupent  dans  la  proposition  ou  dans 
le  jugement;  c'est  de  se  rapporter,  sinon  à  une 
substance,  à  un  être  réel,  du  moins  à  un  sujet. 
Par  conséquent ,  les  attributs  de  cette  nature 
peuvent  exprimer  autre  chose  que  des  qualités, 
si  toutefois  ils  ne  renferment  pas  une  pure  néga- 
tion. Ainsi ,  dans  cette  fameuse  proposition  de 
Pascal  :  l'homme  n'est  ni  ange  ni  bête  ;  les  mots 
qui  tiennent  la  place  de  l'attribut  ne  représentent 
ni  une  qualité  ni  une  idée  positive.  Les  attributs 
métaphysiques,  au  contraire,  sont  toujours  des 
qualités  réelles,  essentielles  et  inhérentes,  non- 
seulement  à  la  nature,  mais  à  la  substance  même 
des  choses.  Ainsi  l'unité,  l'identité  et  l'activité 
sont  des  attributs  de  l'àme  ;  car  je  ne  saurais  les 
nier  sans  nier  en  même  temps  l'existence  de 
l'àme  elle-même.  La  sensibilité,  la  liberté  et  l'in- 
telligence ne  sont  que  des  facultés.  En  Dieu,  il 
n'y  a  que  des  attributs,  parce  qu'en  Dieu  tout  est 
divin,  c'est-à-dire  absolu,  tout  est  enveloppé  dans 
la  substance  et  dans  l'unité  de  l'être  nécessaire. 


AUGU 


122  — 


AUGU 


—  Dans  l'école,  on  désignait  sous  le  nom  d'a<- 
tribuls  dialectiques,  la  définition,  le  genre,  le 
propre  et  l'accident,  parce  que  tels  sont,  aux 
yeux  d'Aristote  {Top.,  lib.  I,  c.  vi),  les  quatre 
points  de  vue  sous  lesc^uels  doit  être  envisagée 
toute  question  livrée  a  la  discussion  philoso- 
phique. 

ATTRIBUTIF,  se  dit  de  tous  les  termes  qui  ex- 
priment un  attribut  ou  une  qualité,  de  quelque 
nature  qu'ils  puissent  être. 

AUGUSTIN  (Saint).  Aurelius  Augustinus 
naquit  à  Tagaste,  en  Afrique,  le  13  novembre 
de  l'année  354.  Son  père,  d'une  bonne  naissance, 
mais  d'une  médiocre  fortune,  s'appelait  Patrice, 
et  sa  mère,  femme  d'une  grande  vertu,  portait 
le  nom  de  Monique.  C'est  d'elle  qu'il  reçut  les 
crémiers  principes  de  la  religion  chrétienne.  Il 
étudia  successivement  la  grammaire  à  Tagaste, 
les  humanités  à  Madaure,  et  la  rhétorique  à  Car- 
thage.  Son  goût  pour  les  poètes  fut  la  tau^e  prin- 
cipale de  son  ardeur  pour  le  travail.  Après  avoir 
fréquenté  le  barreau  à  Tagaste,  il  retourna  à 
Carthage  en  379,  et  y  professa  la  rhétorique.  Il 
était,  dfès  ce  temps,  engagé  dans  les  erreurs  des 
manichéens.  Plus  tard,  il  porta  son  talent  à 
Rome,  et  de  Rome  à  Milan,  où  il  quitta  le  mani- 
chéisme. Il  avait  été  disposé  à  le  faire  par  un 
discours  de  saint  Ambroise  et  par  la  lecture  de 
Platon.  La  connaissance  des  épîtres  de  saint 
Paul  acheva  ce  que  les  paroles  et  les  écrits  de 
ces  deux  grands  hommes  avaient  commencé. 
L'année  suivante,  387,  il  reçut  le  baptême.  Peu 
de  temps  après,  il  perdit  sa  mère  à  Ostic.  De  re- 
tour en  Afrique,  il  fut  élu  par  le  peuple,  sans 
qu'il  s'y  attendît,  prêtre  de  l'église  d'Hippone.  Les 
succès  qu'il  obtint  en  celte  qualité  au  concile  de 
Carthage,  en  398,  où  il  expliqua  le  symbole  de 
la  foi  devant  les  évêques,  et  la  crainte  que  con- 
çut Valère,  évêque  d'Hippone,  qu'on  ne  lui  enle- 
vât un  prêtre  si  nécessaire  au  gouvernement  de 
son  diocèse,  décidèrent  le  prélat  africain  à  le 
choisir  pour  son  coadjuleur.  Il  le  fit  consacrer 
par  Megalius,  évêque  de  Calame,  primat  de  Nu- 
midie.  Ses  nouvelles  fonctions  le  forcèrent  à 
deraeurer  dans  la  maison  épiscopale;  c'est  pour- 
quoi il  quitta  le  monastère  qu'il  avait  élevé  à 
Hippone,  dans  lequel  il  vivait  en  communauté 
avec  quelijues  personnes  pieuses.  Il  s'adonna  plus 
que  jamais  à  la  prédication  et  à  la  composition 
d'ouvrages  qui  intéressaient  la  pureté  de  la  foi. 
Les  'Vandales,  maîtres  d'une  partie  de  l'Afrique 
depuis  l'année  428,  vinrent  en  430  mettre  le 
siège  devant  Hippone.  Ce  fut  pendant  que  .sa  ville 
épiscopale  était  assiégée,  que  saint  Augustin 
mourut,  âgé  de  soixante-seize  ans.  Il  s'était 
mêlé  depuis  411  à  la  querelle  du  pélagianisme, 
et  à  celle  des  donatistes  depuis  393. 

Parmi  les  nombreux  ouvrages  de  .saint  Augus- 
tin, plusieurs  appartiennent  plutôt  à  la  philoso- 
phie qu'à  la  théologie,  d'autres  appartiennent  à 
l'une  et  à  l'autre,  d'autres  enfin  sont  purement 
thcologiques;  nous  indiquerons  ceux  des  deux 
premières  clas.ses.  Les  écrits  de  saint  Augustin  à 
peu  près  exclusivement  philosoiiiiiques  sont  : 
1°  les  trois  livres  contre  les  Académiciens; 
2°  le  livre  de  la  Vie  heureuse;  3"  les  deux  li- 
vres de  l'Ordre  ;  k°  le  livre  de  l'Immortalité  de 
l'Ame;  5"  de  ta  Quantité  de  l'Ame;  6°  ses  qua- 
torze premières  lettres.  Ses  écrits  mêlés  de  phi- 
losophie et  de  théologie  sont  :  1°  les  Solilo(/ues; 
2°  le  livre  du  Maître;  3'  les  trois  livres  du  Li- 
bre arbitre;  4"  des  Mœurs  de  l'Église;  5°  de  la 
Vraie  religion;  6»  Réponses  à  quatre-vingt-trois 
questions;  7°  Conférence  contre  Fortunat  ; 
8°  trente-trois  disputes  contre  Fauste  et  les  Ma- 
nichéens; 9"  traite  de  la  Créance  des  choses  que 
Von  ne  conçoit  pas;  lO"  les  deux  livres  contre  le 


Mensonge;  11"  discours  sur  la  Patience;  12*  de 
la  Cité  de  Dieu;  13°  les  Confessions;  14*  traité 
de  la  Nature  contre  les  Manichéens;  15°  de  la 
Trinité. 

Les  doctrines  philosophiques  contenues  dans 
ces  ouvrages  peuvent  se  résumer  ainsi. 

Théodicée.  —  «  Dieu  est  l'être  au-dessus  duquel, 
hors  duquel,  et  au-dessous  duquel  rien  n'est  de 
ce  qui  est  véritablement.  Dieu  est  donc  la  vie 
suprême  et  véritable,  de  laquelle  toutes  choses 
vivent  d'une  manière  vraie  et  suprême  ;  il  est  en 
réalité  la  béatitude,  la  vérité,  la  bonté,  la  beauté 
suprême.  Tous  ces  attributs  ne  doivent  point 
être  en  Dieu  considérés  comme  ils  le  seraient 
dans  l'homme,  c'est-à-dire  comme  des  qualités 
qui  revêtent  une  substance;  mais  ils  doivent  être 
regardés  comme  sa  substance  et  son  essence.  La 
bonté  absolue  et  l'éternité  sont  Dieu  lui-même. 
Il  n'y  a,  dans  la  substance  divine,  rien  qui  ne 
soit  être,  et  c'est  de  là  que  vient  son  immutabi- 
lité. »  {Soliloque  i,  n°*  3  et  4:  —  de  Trinitate, 
lib.  VIII,  c.  v;  —  de  Vera  reiigione,  c.  xlix.) 

Dans  toutes  ces  idées  sur  Dieu,  on  ne  rencon- 
tre rien  qui  ne  se  retrouve  dans  la  tradition  pla- 
tonicienne et  aristotélicienne  de  la  philosophie 
antique,  et  l'influence  de  la  révélation  ne  s'y 
aperçoit  pas.  Il  n'y  avait  pas  lieu,  en  effet, 
qu'elle  s'v  exerçât;  car  la  révélation,  supposant 
toujours  la  croyance  en  Dieu  et  la  connaissance 
de  ses  attributs  établies  dans  les  esprits,  n'a 
nulle  part  cru  nécessaire  de  démontrer  l'existence 
de  la  cause  première  et  absolue. 

On  doit  remarquer  avec  quel  soin  saint  Au- 
gustin, en  ex])Osani  l'ubiquité  de  Dieu,  environ- 
nait sa  définition  de  réserves  de  tout  genre,  dans 
la  crainte  qu'on  n'en  tirât  quelque  conséquence 
favorable  à  des  hérésies  qui  tendaient  à  identi- 
fier la  création  et  le  Créateur.  Il  développe  sa 
pensée  dans  plusieurs  passages  où  il  dit  :  «  Dieu 
est  substantiellement  répandu  partout,  de  telle 
manière,  cependant,  qu'il  n'est  point  qualité  par 
rapport  au  monde,  mais  qu'il  en  est  la  substance 
créatrice,  le  gouvernant  sans  peine,  le  contenant 
sans  efforts,  non  comme  diffus  dans  la  masse, 
mais,  en  lui-même,  tout  entier  partout.  »  {Épî- 
tre  Lvii).  Il  ajoute  ailleurs  :  «  Dieu  n'est  donc  pas 
partout  comme  contenu  dans  le  lieu,  car  ce  qui 
est  contenu  dans  le  lieu  est  corps.  Quant  à  Dieu, 
il  n'est  pas  dans  le  lieu;  toutes  choses,  au  con- 
traire, sont  en  lui,  sans  qu'il  soit  cependant  le 
lieu  de  toutes  choses.  Le  lieu,  en  effet,  est  dans 
l'espace  occupé  par  la  largeur,  la  longueur,  la 
profondeur  du  corps  :  Dieu  cependant  n'est  rien 
de  tel.  Toutes  choses  sont  donc  en  lui,  sans  qu'il 
soit  néanmoins  lui-même  le  lieu  de  toutes  cho- 
ses. »  {Quest.  divers.,  n°  20;  —  Soliloq.  i, 
n°''3  et  4). 

On  ne  peut  se  dissimuler  sans  doute  que,  sous 
le  mystère  de  l'ubiquité  divine,  affirmée  par 
ces  passages,  plutôt  qu'elle  n'est  expliquée,  il  ne 
se  trouve  des  principes  d'où  sortirait  sans  beau- 
coup d'efforts,  en  apparence  du  moins,  une  philo- 
sophie inclinant  au  panthéisme.  Mais  si  ces  ex- 
pressions, par  exemple  :  Dieu  est  substantielle- 
ment répandu  partout ,  faiblement  modifiées  par 
ce  qui  suit,  mettent  le  lecteur  sur  la  voie  de  sem- 
blables conséquences,  saint  Augustin  ne  saurait 
être  justement  repris  d'avoir  énoncé  un  principe 
incontestable  en  soi.  En  cela,  il  procédait  en 
vertu  des  lois  de  l'intelligence,  et  par  conséquent, 
de  toute  philosophie  rigoureuse,  disposée  à  ou- 
blier l'individuel  et  le  fini ,  lorsqu'elle  s'arrête  à 
la  contemplation  de  l'immanence  de  la  cause  ab- 
solue. Quoique  nous  le  surprenions  ici  obéissant 
à  ces  tendances  inhérentes  à  l'esprit  humain,  et 
qui  ne  s'arrêtent  que  devant  la  connaissance  des 
données  psychologiques  sous  l'influence  desquel- 


AUGU 


—  123 


AUGU 


les  l'homme  se  considère  comme  un  être  limité, 
créé,  doué,  en  un  mot,  de  qualités  irréductiijles 
dans  les  attributs  de  la  cause  suprême,  il  est 
certain  que  saint  Augustin  a  de  bonne  heure 
porté  son  attention  sur  ces  conséquences,  et  sur 
les  résultats  qu'elles  peuvent  avoir  dans  la  pra- 
tique. Il  est  également  certain  qu'il  les  a  com- 
battues, tantôt  par  sa  doctrine  sur  la  nature  du 
mal,  tantôt  par  le  principe  de  la  création  ex  ni- 
hilo  dont  il  est  le  défenseur,  quoiqu'il  le  réfute 
souvent,  sans  s'en  rendre  compte,  par  les  efforts 
mêmes  qu'il  fait  pour  l'expliquer. 

Entre  un  grand  nombre  de  difficultés,  deux 
principales  ne  pouvaient  manquer,  en  effet,  de  se 
présenter  à  cet  esprit  actif  et  pénétrant.  1"  Com- 
ment le  mal  peut-il  subsister  en  même  temps 
que  la  bonté  suprême,  absolue^  toute-puissante? 
Le  faire  sortir  de  Dieu,  c'eut  bien  été,  sans 
doute,  le  lui  subordonner  ;  mais  cette  origine, 
runtradictoire  à  sa  nature  absolument  bonne,  ne 
pouvait  être  admise  ;  croire  qu'il  n'avait  pu  naî- 
tre de  Dieu,  et  lui  accorder  cependant  une  exis- 
tence quelconque,  c'était  le  supposer  indépen- 
dant du  principe  i)on,  et  revenir  a  l'opinion  des 
manichéens  que  saint  Augustin  avait  abandon- 
née, non  sans  considérer  cette  phase  de  sa  vie 
comme  un  bienfait  de  la  grâce  céleste.  Il  crut 
avoir  trouvé  la  solution  de  cette  difficulté,  et  la 
vraie  nature  du  mal,  dans  cette  considération, 
que  Dieu,  étant  absolument  bon,  n'a  pu  créer 
que  des  choses  bonnes;  qu'il  a  créé  toutes  les 
substances,  qu'elles  sont  donc  toutes  bonnes j 
que  le  mal,  par  conséquent,  doit  être  cherche 
ailleurs  que  dans  les  substances,  qu'il  n'existe 
que  dans  les  rapports  faux  qui  s'établissent  entre 
les  êtres,  ou  que  les  êtres  établissent  volontaire- 
ment entre  eux.  Cette  doctrine,  qui  n'est  dé- 
nuée ni  de  vérité  ni  de  profondeur,  est  loin  ce- 
pendant de  satisfaire  à  toutes  les  exigences  de  la 
question.  2°  L'autre  difficulté  consistait  en  ce 
que  quelques-uns  considéraient  Dieu  comme 
ayant  tiré  de  lui-même  la  matière,  substance  si 
contraire  à  la  sienne,  ce  que  semblaient  cepen- 
dant enseigner  les  systèmes  d'émanation  mis  en 
avant  par  les  valentiniens,  les  gnosliques  et  les 
manichéens,  dont  les  opinions  encore  répandues 
excitaient  saint  Augustin  à  leur  répondre.  La 
matière  ne  pouvant  donc  être  émanée  de  Dieu, 
ce  qui  eût  supposé  qu'elle  faisait  auparavant 
partie  de  sa  substance;  ne  pouvant  pas  non  plus 
être  admise  comme  une  force  rivale  et  indépen- 
dante de  lui ,  les  orthodoxes  la  considérèrent 
comme  créée,  qualification  dont  le  sens  n'impli- 
quait pas,  aussi  clairement  que  celui  d'émaner, 
que  la  matière  fût  sortie  de  la  substance  divine 
elle-même.  Cependant  il  était  facile  à  des  esprits 
peu  dociles  de  suppléer  au  silence  de  l'étymolo- 
gie,  et  de  supposer  dans  l'être. créé  une  partici- 
pation réelle  à  l'essence  de  l'Etre  créateur.  On 
ajouta  donc  au  mot  creavit  les  mots  ex  nihilo, 
autorisés  par  une  traduction  inexacte  du  II"  livre 
des  Machabées  (c.  vu,  v.  28),  et  saint  Augustin 
défend  cette  formule,  en  l'appuyant,  comme 
nous  l'avons  dit,  d'explications  qui  la  détruisent 
le  plus  souvent.  Après  s'être,  dans  le  livre  de  la 
Vraie  religion,  fait  cette  question  :  Unde  fecil  ? 
et  avoir  répondu  :  Ex  nihilo,  il  ajoute  plus  bas 
(c.  xviii)  :  Omne  auletn  bonum  aut  Deus ,  aut 
ex  Deo  est,  et  il  termine  cette  partie  de  ces  ré- 
flexions par  ces  mots  remarquables  :  Illud  quod 
in  comparalione  perfeclorum  informe  dicitur, 
si  habet  alic/uid  formœ,  quamvis  exiguum, 
quamvis  inchoatum,  nondum  est  nihil,  ac  per 
hoc  id  quoque  in  quantum  est,  non  est  nisi  ex 
Deo. 

Sans  entrer  ici  dans  le  domaine  de  la  théologie, 
nous  ne  pouvons  passer  complètement  sous  si- 


lence lo  travail  d'interprétation  philosophique 
auquel  saint  Augustin  a  soumis  l'analy-se  de  l'es- 
sence divine  connue  sous  le  nom  de  Trinité, 
principalement  la  définition  de  celle  des  person- 
nes dont  l'idée  se  retrouve  dans  ranti([uité  grec- 
que, et  que  Platon,  et^  plus  de  trois  siècles  après, 
saint  Jean,  ont  appelé  du  nom  de  ^ôyo;.  Dans  les 
quinze  livres  qu'il  a  consacrés  à  l'étude  de  ce 
mystère,  saint  Augustin  a  cherché,  dans  la  nature 
et  dans  la  constitution  morale  de  l'homme,  des 
similitudes  qui  fissent  comprendre  la  Trinité 
de  personnes  dans  l'unité  de  substance.  Nous 
n'avons  pas  besoin  de  dire  qu'il  est  rarement 
heureux  dans  cette  tentative  :  mais  il  avoue  lui- 
même  qu'il  ne  prétend  qu'approcher  du  vrai 
sens  du  dogme,  n'en  donner  qu'une  intelligence 
incomplète,  sachant  à  l'avance  que  le  mystère 
ne  serait  plus,  s'il  pouvait  être  pénétré  tout  en- 
tier. Il  y  a  cependant  un  singulier  oubli  des 
conditions  du  problème  qu'il  cherche  à  résoudre, 
dans  le  rapprochement  qu'il  fait  entre  la  personne 
du  Père  et  la  mémoire,  faisant  passer  ainsi  l'es- 
sence éternelle  sous  la  loi  du  temps,  condition 
nécessaire  de  la  mémoire. 

Saint  Augustin  a  raconté  lui-même  que,  lors- 
qu'il était  encore  dans  les  erreurs  des  mani- 
chéens, et  lorsqu'il  admettait  deux  principes, 
l'un  du  bien,  l'autre  du  mal,  ce  fut  à  la  lecture 
des  livres  de  Platon  qu'il  dut  le  premier  retour 
à  la  vérité.  Il  s'est  plu  d'ailleurs  a  répéter,  dans 
plusieurs  de  ses  écrits,  et  principalement  dans 
la  Cité  de  Dieu,  que  Platon  et  ses  disciples  eu- 
rent connaissance  du  vrai  Dieu.  Ces  faits  expli- 
quent comment  il  a  toujours  compris  et  exposé 
au  sens  platonicien,  la  notion  du  Verbe  ou  du 
lôyo:,  et  pourquoi  nous  trouvons,  dans  le  traité 
de  la  Trinité  (liv.  X),  sur  la  nécessité  de  conce- 
voir nos  œuvres  avant  de  les  réaliser,  des  consi- 
dérations qu'il  transporte,  par  induction,  des 
faits  psychologiques  a  l'essence  divine,  et  qui 
reproduisent  assez  fidèlement  la  théorie  des 
idées  du  philosophe  grec.  C'est  surtout  sous  l'in- 
fluence de  cette  philosophie  que  la  pensée  de 
saint  Augustin  s'élève  à  l'enthousiasme;  cette 
partie  de  sa  doctrine  a  été  souvent,  après  lui, 
reproduite  par  les  philosophes  du  moyen  âge, 
par  ceux  principalement  qui  inclinaient  au  réa- 
lisme. 

Saint  Augustin  ne  s'est  pas  contenté,  en  appli- 
quant la  philosophie  aux  doctrines  révélées,  de 
pénétrer,  le  plus  avant  qu'il  a  pu,  dans  la  con- 
naissance de  l'essence  divine  ;  il  a  aussi  présenté 
Dieu  comme  le  bien  suprême  et  la  véritable  fin 
à  laquelle  l'homme  doit  aspirer.  Dans  ses  deux 
livres  contre  les  Académiciens,  et  dans  celui  de 
la  Vie  heureuse,  il  a  démontre  que  le  doute  ou 
l'incertitude  dans  lesquels  vivaient  les  académi- 
ciens, en  leur  ôtant  le  terme  fixe  auquel  nous 
devons  tendre,  ne  pouvaient  que  troubler  leur 
âme,  et  éloigner  d'eux  le  bonheur  que  tout 
homme  appelle  de  ses  vœux,  auquel  toute  vie 
aspire.  Passant  ensuite  à  l'objet  de  ce  désir,  il 
arrive,  par  l'exclusion  successive  des  êtres  im- 
parfaits, à  Dieu  lui-même,  comme  seul  objet  di- 
gne de  tous  nos  efforts,  seul  capable  de  nous 
procurer  un  bonheur  éternel  et  sans  mélange. 
Ici,  quelle  que  soit  l'influence  de  la  révélation 
chrétienne,  il  y  a  néanmoins,  dans  la  considéra- 
tion de  Dieu  comme  sagesse  absolue,  loi  morale, 
terme  dernier  et  ensemble  complet  de  la  science, 
quelque  chose  qui  semble  emprunté  au  dieu 
abstrait  des  anciens.  Saint  Augustin  semble  un 
instant  oublier  que  le  christianisme,  par  le 
dogme  de  l'incarnation,  a  mis  Dieu  en  commu- 
nication immédiate,  réelle,  physique  même,  avec 
l'humanité.  Toute  la  discussion  contenue  dans 
ces  deux  écrits  reproduit,  pour  le  fond  et  pour 


AUGU 


—  124  — 


AUGU 


la  forme,  la  philosophie  aiilicjue,  bien  plus  que 
les  livres  révélés.  Quelques  rcdexions  même  ne 
rappellent  que  trop  la  subtilité  de  Séncque. 

Par  suite  des  idées  que  nous  venons  d'expo- 
ser, la  religion,  aux  yeux  de  saint  Augustin,  est 
le  moyen  de  réunir  à  Dieu  l'homme  oui  s'en 
trouve  éloigné,  l'acte  qui  nous  ramène  a  notre 
véritable  source.  Deum,  dit-il  {de  Civil.  Dei,  lib.  X^ 
c.  m)  avec  des  expressions  que  leur  singularité 
nous  engage  à  conserver,  qui  fons  est  noslrœ 
beatHuaitiis,  el  omnis  dcsiderii  nostri  finis,  eli- 
gentcs,  imo  potius  religenlcs,  amiseramus  enim 
nenligentes  ;  hune,  inquam,  religenlcs,  unde  el 
reïigio  dicta  est,  ad  eum  ailechone  tendamus, 
ut  perveniendo  quiescamus. 

Pour  saint  Augustin,  le  mot  religio  suppose 
donc  avec  raison  deux  termes  :  Dieu  et  l'homme. 
Aussi,  tandis  que  quelques  doctrines  sorties  du 
sein  de  l'Église  par  les  iiérésies  qui  le  déchirè- 
rent tendaient  à  confondre  l'homme,  la  nature 
et  Dieu  en  un  seul  être,  et  que  d'autres,  origi- 
naires de  l'antiquité  grecque,  enfermaient  Dieu 
dans  l'univers,  comme  l'àme  dans  le  corps,  le 
vit-on  distinguer  soigneusement  la  cause  et  l'ef- 
fet^ et  s'élever  avec  force  contre  toute  philoso- 
phie qui  identifie  la  matière  et  l'homme  avec 
Dieu,  ou  seulement  qui,  tout  en  distinguant 
Dieu  de  la  matière,  l'en  revêt  en  quelque  sorte, 
et  le  place  au  centre  du  monde  pour  en  vivifier 
et  en  mouvoir  les  diverses  parties.  De  pareilles 
aberrations  lui  paraissaient  le  comble  de  l'im- 
piété {ib.,  lib.  IV,  c.  xii). 

Dans  l'obligation  de  distinguer,  par  une  juste 
critique,  entre  les  sources  philosophiques  et  les 
sources  révélées  auxquelles  puisa  saint  Augus- 
tin, il  est  évident  pour  nous  que  sa  connaissance 
du  platonisme,  encore  qu'imparfaite,  lui  suffi- 
sait pour  ne  pas  admettre  la  grossière  théologie 
des  stoïciens,  (jui  enfermaient  Dieu  dans  son 
œuvre,  et  le  réduisaient  à  la  simple  condition 
d'une  force  physique  ou  d'un  principe  moteur. 

Psychologie.  —  Dans  la  psychologie  de  saint 
Augustin,  «  la  nature  de  l'âme  est  simple.  Elle 
n'a  rien  en  elle  que  la  vie  et  la  science,  car 
elle  est  elle-même  la  science  et  la  vie.  Aussi  ne 
peut-elle  perdre  la  science  et  la  vie,  pas  plus 
qu'elle  ne  peut  se  perdre  elle-même,  tant  qu'elle 
est,  ou  se  priver  d'elle-même.  Elle  est  tout  en- 
tière présente  dans  chacune  des  parties  du  corps, 
sans  être  plus  dans  l'une,  moins  dans  l'autre, 
encore  qu'elle  n'opère  pas  les  mêmes  choses  par- 
tout et  dans  tous  les  membres.  C'est  pourquoi  le 
corps  est  une  chose,  la  vie  et  l'âme  une  autre. 
La  nature  de  l'âme  étant  spirituelle,  l'âme  ne 
contient  aucun  mélange,  rien  de  condensé,  rien 
de  terrestre,  d'humide,  d'aérien  ou  d'igné  ;  elle 
n'a  point  de  couleur,  n'est  contenue  dans  aucun 
lieu,  enfermée  par  aucun  système  d'organes,  li- 
mitée par  aucun  espace  ;  mais  on  doit  la  conce- 
voir et  se  la  représenter  comme  la  sagesse,  la 
justice  et  les  autres  vertus  créées  par  le  Tout- 
Puissant.  »  Voy.  de  Civitate  Dei,  lib.  XI,  c.  x  ; 
de  Immortalité  Animœ,  et  de  Quanlitale  Ani- 
mœ,  passim. 

Cette  dernière  partie  de  la  définition  semble 
exclure  de  l'âme  l'idée  de  substance,  pour  la  ré- 
duire à  des  vertus  abstraites,  qui  ne  pourraient, 
dans  ce  cas,  trouver  leur  base  substantielle  que 
dans  Dieu  lui-même.  Nous  ne  tirerons  pas  la 
conséquence  extrême  de  ces  principes,  nous 
bornant  à  faire  remarquer  que  la  doctrine  de 
saint  Augustin  sur  l'âme  n'est  pas  en  tout  point 
d'accord  avec  elle-même;  que,  d'un  côté,  il  la 
considère  comme  une  substance,  d'un  autre, 
comme  une  qualité  ;  qu'il  flotte  entre  les  sys- 
tèmes de  l'antiquité^  ou  plutôt  qu'il  en  rappro- 
che  les    divers    éléments    d'une   manière    qui 


n'est  pas  toujours  heureuse.  Il  est  cependant 
juste  de  reconnaître  qu'il  est  {ilus  particulière- 
ment platonicien.  Dans  la  définition  la  plus 
concise  qu'il  ait  donnée  de  l'âme  {de  Quanlttate 
Animœ.  c.  xiii),  il  s'exprime  ainsi  :  «  L'âme  est 
une  suostance  douée  de  raison,  disposée  pour 
gouverner  le  corps.  »  Celte  définition  rappelle  la 
doctrine  de  Platon,  résumée  de  la  manière  sui- 
vante par  Proclus  {Comm.  in  Alcib.)  :  «  L'homme 
est  une  âme  qui  se  sert  d'un  corps.  » 

Ainsi  définie,  l'âme  parcourt  sept  situations, 
s'élève  successivement  par  sept  degrés  difTérents. 
Dans  sa  première  condition,  elle  anime  par  sa 
présence  un  corps  terrestre  et  mortel,  elle 
en  forme  l'unité  et  le  conserve  ;  dans  la  seconde, 
la  vie  se  manifeste  par  les  organes  des  sens;  dans 
la  troisième,  l'homme  devient  l'unique  objet  de 
l'attention  :  de  là  l'invention  de  tant  de  langues 
diverses,  des  arts,  des  jeux,  des  charges,  des  lois, 
des  dignités,  de  la  poésie,  du  raisonnement,  etc.; 
dans  la  quatrième,  commence  à  se  montrer  le 
désir  du  bon  :  l'âme  a.  pour  la  première  fois, 
conscience  de  sa  dignité  propre  et  de  la  fin  poui 
laquelle  elle  a  été  créée;  elle  entre  ensuite  dans 
la  cinquième  période,  dans  laquelle  elle  marche 
à  Dieu  avec  confiance  ;  dans  la  sixième,  l'âme 
dirige  vers  Dieu  lui-même  son  intelligence,  elle 
commence  à  le  voir  tel  qu'il  est  ;  le  septième 
degré  n'est  plus  même  un  degré  de  cette  ascen- 
sion glorieuse,  c'est  une  situation  fixe  et  con- 
stante, dans  laquelle  l'âme  jouit  de  Dieu,  heu- 
reuse et  éclairée  de  sa  lumière;  la  langue  de 
l'homme  ne  saurait  en  parler  dignement  {de 
Quanlitale  Animœ,  c.  xxxiii). 

Quant  à  l'origine  de  l'âme,  saint  Augustin  la 
trouve  dans  Dieu:  Deum  ipsum  credo  esse,  dit- 
il,  a  quo  creala  est  {ib.,  c.  i).  Cette  origine,  la 
plus  générale  possible,  ne  l'empêche  pas  de  re- 
chercher les  systèmes  particuliers,  à  l'aide  des- 
quels on  a  tenté  de  s'en  faire  une  idée  plus 
précise.  Il  distingue  quatre  opinions  qui  lui  pa- 
raissent également  admissibles,  et  qu'il  essaye 
d'accorder  avec  le  péché  originel  par  des  rai- 
sonnements plus  ou  moins  satisfaisants.  La  pre- 
mière est  que  les  âmes  sont  formées  par  celles 
des  parents;  la  seconde,  que  Dieu  en  crée  de  nou- 
velles à  la  naissance  de  tous  les  hommes;  la  troi- 
sième, que,  les  âmes  étant  déjà  créées,  Dieu  ne 
fait  que  les  envoyer  dans  les  corps  ;  la  qua- 
trième, qu'elles  y  descendent  d'elles-mêmes  {Li- 
ber, arbiir.,  lib.  III,  c.  x).  Mais  ce  que  nous  nous 
hâtons  de  constater  avec  plus  d'intérêt  que  ces 
hypothèses,  c'est  que  saint  Augustin,  fidèle  à  l'es- 
prit de  la  philosophie  platonicienne,  regarde 
Dieu  comme  l'habitation  de  l'âme,  et,  s'il  n'ex- 
prime pas  explicitement  qu'elle  est  déjà  et  tou- 
jours dans  l'éternité  par  son  essence,  on  peut 
l'entrevoir  sous  l'élévation  habituelle  de  sa 
pensée. 

L'âme  ainsi  considérée  sous  ces  divers  rap- 
ports, son  immortalité  semble  une  conséquence 
nécessaire  de  sa  nature.  Saint  Augustin  a  con- 
sacré un  traité  tout  entier  à  cette  question,  et 
il  y  est  revenu  à  plusieurs  reprises  dans  d'autres 
parties  de  ses  ouvrages.  La  science  moderne 
pourrait  sans  doute,  en  les  développant  avec  une 
meilleure  méthode,  en  les  traduisant  dans  le  lan- 
gage de  notre  temps,  donner  quelque  importance 
a  plusieurs  de  ses  arguments;  mais,  présenté» 
comme  ils  le  sont,  avec  obscurité  et  incertitude, 
ils  perdent  beaucoup  de  leur  valeur.  L'âme  est 
immortelle,  selon  saint  Augustin,  parce  que  la 
science,  qui  est  éternelle,  y  a  établi  sa  demeure; 
elle  est  immortelle,  parce  que  la  raison  et  l'âme 
ne  font  qu'un,  et  que  la  raison  est  éternelle.  Les 
développements  donnés  à  ces  propositions  ne  sont 
ni  plus  précis,  ni  plus  clairs,  ni  mieux  démontrés. 


AUGU 


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AUGU 


On  ne  peut  pas  ignorer,  sans  doute,  par  quel- 
ques autres  passages,  que  s  lint  Augustin  recon- 
naît à  i'àrae  une  existence  substantielle;  cepen- 
dant, presque  partout,  les  expressions  qu'il  em- 
ploie feraient  soupçonner  qu'il  la  considère  plus 
volontiers  comme  la  conception  abstraite  de  la 
raison,  de  la  sagesse,  etc.  On  est  même  amené 
à  croire  que,  dans  certains  passages,  saint  Au- 
gustin suppose  à  lame  une  éternité  simplement 
conditionne. le  :  impossible,  si  elle  s'écarte  de  la 
raison  et  de  la  vérité:  possible,  nécessaire  même, 
si  elle  s'y  conforme  ac  plus  en  plus  {de  Immort. 
Animœ,  c.  vi).  Quoique  saint  Augustin  rappelle 
à  la  fin  du  même  chapitre  que  nous  citons  qu'il 
a  déjà  démontré  que  l'àme  ne  pouvait  se  sépa- 
rer de  la  raison,  et  ((ue,  de  toutes  ces  prémisses, 
il  conclue  qu'elle  est  immortelle,  la  difficulté  qui 
reste  n'est  pas  moins  grande,  puisqu'il  est  incon- 
testable que  l'àme  s'écarte  souvent  de  la  raison 
et  rejette  la  vérité,  et  que  c'est  sur  cette  possi- 
bilité même  que  repose  l'idée  du  péché  et  la  doc- 
trine du  libre  arbitre.  Du  reste,  cette  incertitude 
se  produira  toujours,  lorsqu'on  cherchera  l'im- 
mortalité de  l'àme  ailleurs  que  dans  sa  nature  et 
son  essence,  lorsqu'on  la  placera  dans  certaines 
modifications  qu'elle  peut  ou  non  recevoir,  dans 
certaines  lois  auxquelles  elle  peut  ou  non  se  con- 
former. Saint  Augustin  admet  donc  ici,  sur  la  foi 
de  quelques  anciens,  principalement  d'Aristote, 
et  sans  en  saisir  toute  la  portée,  des  principes 
qui  par  quelques-unes  de  leurs  conséquences  se 
rapprocheraient  facilement  de  plusieurs  doctri- 
nes modernes  justement  suspectes. 

Ce  n'est  pas  qu'il  n'ait  considéré  l'âme  sous  le 
rapport  de  son  existence  substantielle  ;  mais  il 
a  moins  insisté  sur  ce  point,  et  là  aussi,  nous 
surprenons  dans  ses  écrits  des  affirmations  inat- 
tendues. Ainsi,  dans  le  chapitre  viii  du  traité  de 
l'Immortalité,  il  fonde  l'immortalité  de  l'âme 
sur  ce  que,  étant  de  beaucoup  meilleure  que  le 
corps,  et  le  corps  ne  faisant  que  se  transformer 
sans  pouvoir  être  anéanti,  l'âme  doit^  à  plus 
forte  raison,  échapper  au  néant.  Cependant  nous 
devons  reconnaître  que  le  principe  de  l'indes- 
tructibilitê  de  la  substance,  ainsi  que  celui-ci  : 
Rien  ne  se  peut  créer,  rien  ne  se  peut  anéan- 
tiry  n'y  sont  pas  aussi  formellement  exprimés 
que  semblent  le  croire  plusieurs  des  abrévia- 
teurs  ecclésiastiques  de  ce  Père  {Xouv.  Bibliolh. 
cccit^.,  par  ElliesDupin,  t.  III,  p.  545. —  Biblioth. 
portative  des  Pères,  t.  V,  p.  59). 

Au  milieu  des  graves  sujets  que  saint  Augus- 
tin a  traités,  il  a  été  plus  d'une  fois  appelé  à 
s'expliquer  sur  des  questions  psychologiques 
d'un  ordre  secondaire,  auxquelles  nous  ne  nous 
arrêterons  pas.  Nous  signalerons  seulement  la 
théorie  des  idées  représentatives  des  objets,  théo- 
rie plus  ancienne  que  saint  Augustin,  quoi- 
qu'elle ait  traversé  le  moyen  âge,  en  partie 
sous  l'autorité  de  son  nom  et  de  ses  écrits,  avant 
de  devenir,  dans  la  philosophie  de  Locke,  la 
base  de  l'idéalisme  de  Berkeley  et  de  Hume,  et 
plus  tard  l'objet  des  attaques  de  Reid  et  de  Du- 
gald-Stewart.  C'est  au  chapitre  vu  du  second  li- 
vre du  Libre  Arbitre  qn'û  il  étàhïi  la  doctrine  d'un 
sensorium  central  qui  perçoit  les  impressions 
des  sens,  impressions  transformées  en  idées,  en 
images,  et  qui  ne  sauraient  être  les  objets  eux- 
mêmes  tombant  immédiatement  sous  l'action  de 
nos  organes. 

De  toutes  les  doctrines  psychologiques  de  saint 
Augustin,  la  plus  digne  d'attention  est  celle 
qu'il  a  émise  sur  la  nature  du  libre  arbitre.  Les 


cause  de  la  manière  dont  il  a  combattu  les  péla- 


giens,  donnent  une  importance  particulière  à  ce 
qu'il  a  écrit  sur  cette  matière. 

Le  traité  du  Libre  Arbitre,  divisé  en  trois  li- 
vres, fut  achevé  en  :}95,  vingt-deux  ans,  par  con- 
séquent, avant  la  condamnation  de  Pelage  par 
le  pape  Innocent  l",  en  417.  Il  était  dirigé  con- 
tre les  manichéens,  qui  affaiblissaient  la  liberté 
en  soumettant  l'homme  à  l'action  d'un  principe 
du  mal  égal  en  puissance  au  principe  du  bien. 
Il  était  naturel  (lue,  pour  combattre  avec  succès 
de  semblables  adversaires,  saint  Augustin  accor- 
dât le  plus  possible  au  libre  arbitre.  Aussi  voit- 
on,  par  une  lettre  adressée  à  Marcellin,  évêque, 
en  412,  qu'il  n'est  pas  sans  crainte  que  les  pé- 
lagiens  ne  s'autorisent  de  ses  livres  composés 
longtemps  avant  qu'il  fût  question  de  leur  erreur. 
La  philosophie  ne  peut  donc  rester  indifférente 
au  désir  d'étudier  de  quelle  manière  l'auteur  du 
traité  du  Libre  Arbitre  a  pu  se  retrouver  plus 
tard  le  défenseur  exclusif  de  la  grâce,  et  conci- 
lier ses  principes  philosophiques  avec  les  don- 
nées de  la  révélation.  Nous  ne  pouvons,  toute- 
fois, sur  ce  point,  présenter  que  de  courtes  ex- 
plications. 

Dans  ses  livres  sur  le  Libre  Arbitre,  saint 
Augustin  reconnaît  que  le  fondement  de  la  li- 
berté est  dans  le  principe  même  de  nos  déter- 
minations volontaires.  Le  point  de  départ  de 
tout  acte  moral  humain  est  l'homme  seul,  con- 
sidéré dans  la  faculté  qu'il  a  de  se  déterminer 
sans  l'intervention  d'aucun  élément  étranger  {de 
Lib.  Arb.  lib.  III,  c.  n).  Dans  sa  manière  de  dé- 
finir le  libre  arbitre,  le  mérite  de  la  bonne  action 
appartient  à  l'homme  ;  rien  n'a  agi  sur  sa  vo- 
lonté en  un  sens  ou  en  un  autre;  sa  détermina- 
tion est  parfaitement  libre. 

Saint  Augustin  a-t-il  maintenu  ces  principes 
dans  sa  controverse  contre  Pelage  ?  une  étude 
plus  attentive  des  saintes  Écritures,  et  princi- 
palement de  saint  Paul,  ne  lui  a-t-elle  pas  fait 
modifier  sa  manière  de  voir?  Il  ne  parait  pas  le 
croire;  mais  l'examen  philosophique  de  ses 
écrits  ne  nous  semble  laisser  aucun  doute  à  cet 
égard.  Entre  la  doctrine  de  saint  Paul  [Philipp., 
c.  II,  V.  13),  que  Dieu  opère  en  nous  le  vouloir 
et  le  faire  {operatur  in  nobis  et  velle  et  perfi- 
cere),  doctrine  à  laquelle  plusieurs  écoles  de  phi- 
losophie, l'école  de  Descartes  en  particulier,  ne 
sont  pas  restées  étrangères,  et  celle  qui  recon- 
naît un  libre  arbitre  véritable,  la  conciliation  ne 
paraît  pas  s'offrir  d'elle-même,  l'accord  complet 
est  difficile.  Sans  doute,  nous  voyons  l'homme 
exercer  tous  les  jours  une  action  quelquefois 
heureuse,  plus  souvent  funeste,  sur  la  volonté 
des  autres,  et  nous  sommes  néanmoins  forcés  de 
reconnaître  que,  sous  l'empire  de  la  séduction  la 
plus  adroite,  comme  de  la  menace  la  plus  puis- 
sante, le  libre  arbitre  persiste.  De  là  il  semble- 
rait naturel  de  conclure  que,  le  pouvoir  divin 
étant  infiniment  supérieur  à  celui  de  l'homme, 
il  peut  toujours  agir  sur  notre  volonté  sans  que 
le  libre  arbitre  en  soit  blessé;  mais  les  rapports 
ne  sont  pas  les  mêmes  dans  ces  deux  situations. 
Dans  la  première,  ce  n'est  toujours  qu'une  force 
humaine  en  face  d'une  force  humaine,  une  vo- 
lonté humaine  sous  l'action  d'une  séduction  hu- 
maine, deux  puissances  extérieures  l'une  à  l'au- 
tre et  de  même  nature,  aux  prises  dans  une  lutte 
de  leur  ordre  ;  tandis  que,  dans  le  fait  de  la  grâce, 
les  déterminations  de  la  volonté  dépendent  d'une 
action  intérieure  et  plus  profonde  que  celle  de 
l'homme.  Or,  l'investigation  philosophique,  pous- 
sée jusqu'où  elle  peut  légitimement  aller,  arrive 
toujours  à  ce  résultat,  que  la  liberté  existe  là 
seulement  où  la  spontanéité  de  la  volonté  est 
intacte.  Si  Dieu  siège  en  quelque  sorte  au  cen- 
tre de  l'homme  pour  régler  les  mouvements  de 


AUGU 


126  — 


AUGU 


son  libre  arbitre,  quelle  que  soit  la  douceur 
avec  laquelle  il  l'incline,  quelle  que  soit  l'appa- 
rente liberté  qui  se  manifeste  à  la  conscience, 
cette  liberté  n'est-elle  pas  une  pure  illusion  ?  et 
la  volonté   captive,   sans  sentir,  il  est  vrai,  le 

Soids  de  ses  chaînes,  ne  restc-t-elle  pas  déi)cn- 
ante  d'une  puissance  supérieure?  Telles  sont, 
du  moins,  les  conséquences  que  donne  la  raison 
livrée  à  elle-même,  sans  que  nous  prétendions 
les  défendre  outre  mesure.  Nous  ne  discutons 
point,  en  effet,  la  doctrine  de  la  grâce;  nous 
n'établissons  point  de  préférence  entre  elle  et  la 
théorie  purement  philosophique  du  libre  arbitre, 
encore  moins  en  cherchons-nous  l'accord;  nous 
constatons  seulement  que  les  conditions  dhar- 
monie  que  saint  Augustin  se  flattait  d'avoir 
trouvées  entre  elles  ne  sauraient  satisfaire  en- 
tièrement l'intelligence,  et  nous  pensons  qu'il 
vaut  mieux  garder  ces  vérités  sous  le  sceau  du 
mystère,  que  de  les  compromettre  par  des  solu- 
tions imparfaites. 

Tels  sont,  parmi  les  questions  que  la  philo- 
sophie a  pour  objet  de  résoudre,  les  points  prin- 
cipaux auxquels  saint  Augustin  s'est  arrêté  dans 
ses  nombreux  écrits.  Si  l'on  ne  peut  refuser  à  la 
manière  dont  il  les  a  traités  l'élégance  de  la 
forme,  et  beaucoup  d'aperçus  de  détails  dont  la 
finesse  est  portée  quelquefois  jusqu'à  la  subtilité, 
on  doit  reconnaître  aussi  que  le  fond  appartient 
à  l'ensemble  des  connaissances  philosophiques 
transmises  au  monde  romain  par  le  génie  des 
Grecs.  Du  reste,  saint  Augustin  est  loin  de  s'en 
défendre,  et  sa  reconnaissance,  pour  les  hommes 
dans  les  travaux  desquels  il  a  puisé  une  partie 
de  son  savoir,  éclate  avec  enthousiasme  dans  plu- 
sieurs de  ses  écrits.  Dans  la  Cit'i  de  Dieu,  en  par- 
ticulier (liv.  X,  ch.  Il),  il  reconnaît  que  les  plato- 
niciens ont  eu  connaissance  du  vrai  Dieu,  et  re- 
garde l'opinion  de  Platon  sur  l'illumination  divine 
comme  parfaitement  conforme  à  ce  passage  de 
saint  Jean  (c.  i,  v.  9)  :  Lux  vera  quœ  illuminât 
omnem  hominem  venientem  in  hune  nxundum. 
Il  revient  même  sur  une  erreur  par  lui  commise 
en  supposant  que  Platon  avait  reçu  la  connais- 
sance de  la  vérité  de  Jérémie,  qu'il  aurait  vu 
dans  son  prétendu  voyage  en  Egypte.  11  rétablit 
de  bonne  foi  les  dates,  qui  mettent  un  intervalle 
de  plus  d'un  siècle  entre  le  prophète  hébreu  et  le 
philosophe  grec  {la  Cité  de  Dieu,  liv.  VIII,  c.  xi)  ; 
mais  il  n'en  maintient  pas  moins  ce  qu'il  a 
avancé  de  Platon.  La  seule  différence  qu'il  trouve 
entre  lui  et  saint  Paul,  c'est  que  l'apôtre,  en 
nous  faisant  connaître  la  grâce,  nous  a  montré, 
agissant  et  opérant,  le  Dieu  qui,  pour  la  philo- 
sophie platonicienne,  n'était  qu'un  objet  de  con- 
templation. 

Saint  Augustin  était  trop  éclairé,  son  érudition 
trop  étendue,  sa  supériorité  sur  la  plupart  de 
ses  contemporains  trop  peu  contestable,  pour 
qu'il  crût  avoir  à  redouter  quelque  chose  de  la 
science,  ou  qu'il  pensât  que  la  foi  qu'il  défendait 
dût  perdre  à  en  accepter  le  secours.  Dans  le 
second  livre  du  Traité  de  l'Ordre,  il  fait  voir 
que  la  science  est  le  produit  le  plus  digne  d'ad- 
miration de  la  raison;  il  la  décompose  dans  ses 
divers  éléments  :  la  grammaire,  la  dialectique, 
la  rhétorique,  la  géométrie,  l'arithmétique,  l'as- 
tronomie, et  il  en  rétablit  ensuite  les  rapports  et 
l'ensemble.  Telle  qu'elle  est,  il  la  considère 
comme  une  introduction,  comme  une  préparation 
nécessaire  à  la  connaissance  de  l'àme  et  de  Dieu, 
qui  constitue  à  ses  yeux  la  véritable  sagesse. 
Mais  nulle  part  il  n'a  exprimé  son  opinion  sur  la 
dignité  de  la  science,  sur  le  devoir  pour  l'esprit 
d'en  sonder  les  profondeurs,  aussi  bien  que  dans 
le  morceau  suivant,  oîi  il  applique  à  cette  re- 
cherche  le  quœrite  et  invenietis  de  saint  Mat- 


thieu :  ce  Si  croire,  dit-il  (de  FJb.  Arb.,  lib.  II 
c.  h),  n'était  pas  autre  chose  que  comprendre 
s'il  ne  fallait  pas  croire  d'abord,  pour  éprouver 
le  désir  de  connaître  ce  qui  est  grand  et  divin, 
le  prophète  eût  dit  inutilement  :  «  Si  vous  ne 
»  commencez  par  croire,  vous  ne  sauriez  com- 
«  prendre.  »  Notre-Seigneur  lui-même,  par  ses 
actes  et  par  ses  paroles,  a  exhorté  à  croire  ceux 
qu'il  a  appelés  au  salut;  mais,  en  parlant  du  don 
qu'il  promet  de  faire  au  croyant,  il  ne  dit  pas 
cjue  la  vie  éternelle  consiste  a  croire,  mais  bien 
à  connaître  le  seul  vrai  Dieu,  et  Jésus-Chrisl 
cjuHl  a  envoyé.  A  ceux  qui  croient  déjà,  il  dit 
ensuite  :  Cherchez  et  vous  trouverez  ;  car  on  ne 
saurait  regarder  comme  trouvé  ce  qui  est  cru 
sans  être  connu,  et  personne  n'est  capable  de 
parvenir  à  la  connaissance  de  Dieu^  s'il  ne  croit 
d'abord  ce  qu'il  doit  connaître  ensuite.  Obéissons 
donc  au  précepte  du  Seigneur,  et  cherchons  sans 
discontinuer.  Ce  que  ses  exhortations  nous  in- 
vitent à  chercher,  ses  démonstrations  nous  le 
feront  comprendre  autant  que  nous  le  pouvons 
dès  cette  vie,  et  selon  l'état  actuel  de  nos  fa- 
cultés. •> 

Nous  ne  pouvons  terminer  cette  esquisse  des 
doctrines  philosophiques  de  saint  Augustin,  sans 
dire  quelque  chose  des  deux  plus  célèbres  ou- 
vrages de  ce  Père.  Nous  voulons  parler  des  Con- 
fessions et  de  la  Cité  de  Dieu. 

Les  Confessions  sont  l'histoire  des  trente-trois 
premières  années  de  la  vie  de  saint  Augustin,  et 
surtout  des  mouvements  intérieurs  qui  l'agitèrent 
dans  sa  longue  incertitude  entre  les  principes 
du  manichéisme  et  les  dogmes  orthodoxes  qu'il 
embrassa  enfin  en  386.  Il  ne  cherche  ni  à  dissi- 
muler ses  fautes,  ni  à  exagérer  son  repentir. 
L'enthousiasme  qui  règne  dans  ces  récits  est  un 
enthousiasme  sincère,  quoique  dans  l'expression 
on  retrouve  quelquefois  les  habitudes  du  rhé- 
teur. Cette  biographie  se  termine  à  la  mort  de 
sa  mère,  qu'il  raconte  à  la  fin  du  IX"  livre.  Les 
quatre  aerniers  contiennent  diverses  solutions 
qui  préoccupaient  vers  cette  époque  l'esprit  de 
saint  Augustin,  et  principalement  l'ébauche  des 
livres  qu'il  écrivit  plus  tard  sur  la  Genèse  contre 
les  manichéens. 

Quant  à  la  Cité  de  Dieu,  vantée  outre  mesure 
par  des  écrivains  dont  plusieurs  semblent  n'en 
avoir  connu  que  le  titre,  cet  ouvrage  est  loin  de 
répondre  à  l'idée  qu'on  s'en  fait.  Composé  pour 
démontrer  que  la  prise  de  Rome  par  Alaric  n'était 
pas  un  effet  de  la  colère  des  dieux  irrités  du 
triomphe  du  christianisme,  il  présente  quelques 
aperçus  très-faibles  sur  le  gouvernement  tempo- 
rel de  la  Providence,  et  sur  les  côtés  défectueux 
de  la  religion  et  de  la  politique  des  Romains.  Cet 
examen  de  la  supériorité  du  vrai  Dieu  sur  les  ' 
dieux  du  paganisme  ne  saurait  être  d'aucun  inté- 
rêt pour  nous,  et  il  nous  importe  peu  de  savoir  si 
les  demi-dieux  de  l'antiquité  sont  ou  ne  sont  pas 
les  démons  des  traditions  chrétiennes.  Cette  lutte 
des  deux  cités,  ou  plutôt  du  peuple  élu  avec  les 
peuples  que  Dieu  a  laissés  dans  l'ignorance  de  la 
vérité,  et  que  saint  Augustin  parcourt  depuis  l'o- 
rigine du  monde  jusqu'à  la  consommation  des 
siècles,  est  plus  remarquable  par  l'érudition  que 
par  l'ordre  et  le  discernement,  et  ne  remplit 
nullement  l'attente  de  ceux  qu'attire  naturel- 
lement un  titre  si  magnifique. 

En  résumé,  les  ouvrages  de  l'évêque  d'Hip- 
ponc  témoignent  d'une  vaste  érudition,  d'une 
connaissance,  sinon  très-profonde,  au  moins  éten- 
due de  la  philosophie  antique,  d'un  esprit  facile, 
enthousiaste  et  sincère.  Ce  qui  frappe  le  plus 
chez  lui,  c'est  le  besoin  incessant  de  se  rendre 
un  compte  raisonné  de  sa  croyance,  de  pénétrer 
aussi  avant  dans  lintelligence  du  dogme,  que  le  . 


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—   127   — 


AVIG 


lui  permettaient  son  génie  et  les  lumières  dont 
l'esprit  humain  était  éclairé  à  cette  époque.  On 
peut  trouver  que  partout  la  discussion  n'est  pas 
é^'alenient  tortc,  et  que  trop  souvent  les  habitu- 
des d'une  rhétorique  et  d'une  dialectique  un  peu 
vides  ont  disjiosé  l'illustre  théologien  à  se  faire 
illusion  sur  la  valeur  de  ses  arguments  j  mais  à 
part  ces  défauts  que  personne  ne  ]ieut  méconnaî- 
tre, et  qui  appartiennent  aux  lettres  latines  en 
décadence,  saint  Augustin  est  un  des  plus  beaux 
génies  qui  aient  honoré  l'Église  par  l'étendue 
de  sa  science,  et  par  son  ardent  amour  pour  la 
vérité. 
La  meilleure  édition  des  œuvres  de  saint  Au- 

Pustin  est  l'édition  des  Bénédictins,  10  vol.  in-f", 
aris,  1677-1700.  réimprimée  à  Paris  en  183.V 
40,  11  vol.  gr.  in-8.  Plusieurs  des  ouvrages  de 
saint  Augustin  ont  été  traduits  en  français  :  la 
Cité  de  Dieu,  par  Lambert,  1675,  et  par  M. 
E.  Saisset.  1855;  ies  Confessions,  par  Arnauld 
d'Andilly,  1649,  et  par  M.  P.  Janet,  1857;  les 
Soliloques ,  par  M.  Pellissier,  1853,  etc.  On 
pourra  consulter,  en  outre,  le  Tableau  de  l'é- 
loquence chrétienne  au  quatrième  siècle  de 
M.  Villemain;  —  V Introduction  à  la  Cité  de 
Dieu  de  M.  Saisset;  la  Psychologie  de  saijit  Au- 
gustin, par  M.  Ferraz,  Paris,  1862,  in-8  ;  —  Doc- 
trine de  saint  Augustin  sur  la  liberté  et  la 
Providence,  par  M.  E.  Bersot,  Paris,  1843^  in-8; 
—  Sadous,  Sancti  Augustini  de  Doctrina  chris- 
tiana,  Paris,  1847,  in-8  ;  —  Nourrisson,  la  Phi- 
losophie de  saint  Augustin,  Paris,  1865,  2  vol. 
in-8.  H.  B. 

AUTONOMIE  (de  aÙTÔ;  vofio: ,  être  à  soi-même 
sa  propre  loi)  est  une  expression  qui  appartient 
à  la  philosophie  de  Kant.  Lorsque  ce  philosophe 
proclame  Vautonomie  de  la  raison,  il  veut  dire 
simplement  qu'en  matière  de  morale,  la  raison 
est  souveraine  ;  que  les  lois  imposées  par  elle  à 
notre  volonté  sont  universelles  et  absolues  ;  que 
l'homme,  trouvant  en  lui  des  lois  pareilles, 
devient  en  quelque  sorte  son  propre  législateur. 
C'est  dans  cette  propriété  de  notre  nature,  c'est- 
à-dire,  encore  une  lois,  dans  la  souveraineté  du 
devoir,  que  Kant  fait  consister  le  véritable  ca- 
ractère et  la  seule  preuve  possible  de  la  liberté. 
Il  appelle,  au  contraire,  du  nom  àliéléronomie 
les  lois  que  nous  recevons  de  la  nature,  la  vio- 
lence qu'exercent  sur  nous  nos  passions  et  nos 
besoins. 

AVEN-PACE,  voy.  Ibn-Badja. 

AVERROÉS,  voy.  Ibn-Roschd. 

AVICEBRON.  Ce  nom  rappelle  une  énigme 
historique  aujourd'hui  résolue.  11  nous  a  été  con- 
servé par  les  philosophes  du  moyen  âge  qui, 
depuis  Guillaume  d'Auvergne  jusqu'à  Duns  Scot, 
ne  cessent  de  le  citer  comme  l'auteur  d'un  livre 
qui  les  intéresse  au  plus  haut  point  et  qu'ils 
nomment  tantôt  Fons  vitœ,  tantôt  Fons  sapien- 
liœ.  Les  uns  l'invoquent  comme  un  guide  éclairé, 
les  autres  le  maudissent  comme  un  impie;  mais 
tous  s'accordent  à  ignorer  s'il  est  juif,  chrétien, 
ou  arabe,  s'il  est  ancien  ou  moderne.  On  n'en 
savait  pas  davantage  avant  ces  dernières  années. 
Il  restait  certain  que  la  Source  de  vie,  comme 
le  fameux  livre  de  Causis,  avait  eu  le  plus  grand 
crédit  dans  les  écoles  ;  mais  quel  en  était  l'au- 
tetir,  en  quelle  langue  et  dans  quel  temps  avait- 
il  écrit,  par  quelle  voie  son  livre  était-il  venu 
entre  les  mains  de  nos  docteurs,  et"  quelles 
étaient  au  fond  ses  doctrines,  à  peine  entrevues 
dans  les  réfutations  d'Albert  et  de  saint  Thomas, 
voilà  des  questions  intéressantes  pour  l'histoire 
et  qui  n'avaient  reçu  aucune  réponse.  M.  Munk. 
a  réussi  à  les  résoudre.  11  a  d'abord  rétabli  le 
nom  défiguré  de  l'écrivain;  puis  il  a  retrouvé 
et  traduit  de  nombreux  extraits  de  la  Source  de 


vie;  en  un  mot,  il  nous  a  fait  connaître  l'homme 
et  la  doctrine. 

11  y  avait  à  Sarago.sse  en  1045  un  poëte  nommé 
lbn-(iebirol,  dont  les  hymnes  mystiques  écrits  en 
hébreu,  et  empreints  d'un  ardent  sentiment  re- 
ligieux, ont  été  conservés  jusqu'à  nos  jours  dans 
la  liturgie  des  synagogues.  C'était  en  même 
temps  un  critique  et  un  savant;  il  avait  com- 
menté la  Bible,  en  donnant  à  ses  récits  un  sens 
allégorique:  il  avait  composé  une  grammaire 
hébraïque  dont  on  a  encore  l'introduction,  et 
avait  écrit  un  petit  traité  de  morale,  de  la  Cor- 
rection des  mœurs,  qui  a  été  traduit  de  l'arabe 
en  hébreu  et  i.mprimé  plusieurs  fois. 

M.  Munk  le  soupçonnait  déjà  d'être  l'auteur  du 
Fons  vitœ,  quand  il  découvrit  à  la  Bibliothèque 
nationale  une  traduction  en  hébreu  d'une  grande 
partie  du  texte  de  ce  livre,  d'abord  écrit  en 
arabe.  Ces  extraits  étaient  l'œuvre  d'un  savant 
Israélite  du  xiii"  siècle,  Ibn-Falaquéra.  Bientôt 
après  il  retrouvait  aussi  une  version  latine  du 
même  ouvrage,  précieux  moyen  de  contrôle  pour 
le_  texte  hébreu.  Depuis  lors  M.  Seyerlen  en  a 
découvert  un  autre  exemplaire  moins  défectueux 
à  la  bibliothè(jue  Mazarine.  L'identité  d'Avi- 
cebron  avec  Ibn-Gebirol  est  démontrée;  la  tra- 
duction latine  qui  a  été  faite  directement  de 
l'arabe  concorde  avec  la  partie  du  texte  hébreu 
que  Ibn-Falaquéra  a  reproduite.  L'histoire  de 
la  philosophie  juive  compte  un  grand  nom  de 
plus,  et  nous  connaissons  une  des  voies  par  oîi 
le  néo-platonisme  s'infiltra  dans  la  scolastique. 

Les  extraits  de  la  Source  de  vie,  tels  que  nous 
pouvons  les  étudier  aujourd'hui,  comprennent 
des  fragments  des  cinq  livres  du  traité  original, 
très-suffisants  pour  juger  du  système  tout  entier. 
Sans  doute  l'auteur  n'a  jamais  entendu  parler 
des  discussions  philosophiques  qui,  au  moment  où 
il  écrit,  commencent  à  passionner  les  esprits  à 
Paris;  ni  de  la  querelle  naissante  du  réalisme 
et  du  nominalisme  ;  et  pourtant  son  attention 
est  fixée  sur  les  problèmes  qui  préoccupent  les 
docteurs  chrétiens;  le  jour  où  ses  opinions  leur 
seront  connues,  elles  s'introduiront  tout  naturel- 
lement dans  leurs  écoles,  pour  y  recevoir  le 
blâme  ou  l'approbation  :  mais,  en  tout  cas,  ils  n'en 
contesteront  ni  la  gravité,  ni  l'à-propos  ;  elles 
leur  paraîtront  faites  pour  jeter  une  grande  clarté 
sur  quelques-uns  des  sujets  qui  les  tiennent  per- 
plexes, et  principalement  sur  celui  qui  bientôt 
va  dominer  tous  les  autres,  la  question  de  la 
nature  de  la  substance,  qui  renouvelle,  en  le 
continuant,  le  grand  débat  sur  les  universaux. 
Aristote  analysant  l'idée  de  l'être,  en  avait  dégagé 
deux  éléments  étroitement  unis,  la  matière  et  la 
forme.  Cette  division  purement  mentale  corres- 
pondait dans  son  système  à  celle  de  la  puissance 
et  de  l'acte,  et  ne  peut  s'entendre  que  par  elle. 
Pour  qu'une  chose  existe  dans  l'ordre  de  la 
nature,  il  faut  d'abord  qu'elle  puisse  être,  et 
ensuite  qu'elle  devienne  de  simplement  pos- 
sible, réelle  ou  actuelle  :  en  d'autres  termes, 
qu'elle  ait  une  matière  et  une  forme.  Ainsi  dans 
une  sphère  d'airain  ou  peut  distinguer  l'airain 
même  qui  pouvait  aussi  bien  devenir  un  cylindre 
ou  une  pyramide,  et  la  forme  sphérique  dont  il 
a  été  revêtu.  Il  va  sans  dire  que  l'un  de  ces  élé- 
ments ne  peut  subsister  sans  l'autre,  et  qu'on  ne 
peut  pas  plus  feindre  une  masse  d'airain  sans 
forme  qu'une  forme  qui  ne  serait  la  forme  de 
rien.  Ces  principes  de  l'être  se  retrouvent  donc 
partout,  excepté  dans  la  cause  première  qui  est 
forme  pure,  activité  simple.  Les  alexandrins 
trouvent  le  moyen  de  concilier  cette  métaphysique 
avec  celle  de  Platon,  et  Plotin,  par  exemple, 
acceptant  cette  proposition  que  tout  être*  se  com- 
pose d'une  matière  et  d'une  forme,  en  conclut 


AVIG 


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AVIC 


que  les  principes  constitutifs  du  monde  sont 
d'abord  Dieu  qui  est  la  forme  par  excellence, 
l'unité  absolue,  et  ensuite  la  matière  qui  n'a 
qu'une  puissance  passive,  et  ne  peut  être  appelée 
principe  au  même  titre  que  Dieu.  Ibn-Gebirol 
s'inspire  évidemment  des  traditions  alexandrines, 
et  son  maître  véritable,  ce  n'est  pas  Platon 
auquel  il  attribue  parfois  des  idées  qu'il  n'a  ja- 
mais connues;  c'est  Plotin  qu'il  ne  cite  jamais,  et 
dont  il  ignore  peut-être  le  nom,  mais  dont  les 
doctrines  ont  passé  jusqu'à  lui  par  l'intermé- 
diaire de  livres  çlus  ou  moins  authentiques, 
comme  la  Théologie  attribuée  à  ArJstote.  Suivant 
lui,  ii  suffit  de  trois  principes  pour  expliquer 
l'univers  :  d'un  côté  l'unité  pure  qui  est  Dieu,  de 
l'autre  la  matière  avec  la  forme,  qui  est  le 
monde;  et  entre  ces  deux  extrémités,  la  volonté, 
qui  est  intermédiaire  entre  la  cause  suprême, 
et  ses  effets.  Sa  philosophie  se  réduit  donc  à 
trois  sciences  ;  l'auteur  a  traité  de  la  seconde, 
celle  de  la  volonté,  dans  un  livre  qu'il  men- 
tionne et  qui  est  demeuré  inconnu  ;  il  ne  paraît 
pas  avoir  beaucoup  approfondi  la  première,  celle 
de  l'unité,  mais  il  a  fait  sur  la  dernière,  celle  de 
la  matière  et  de  la  forme,  d'ingénieuses  et  pro- 
fondes remarques  qu'il  importe  avant  tout  de 
recueillir. 

Ibn-Gebirol  est  un  réaliste  :  toute  réalité,  dit- 
il,  est  dans  les  genres,  et  comme  en  définitive 
tous  les  genres  quels  qu'ils  soient  se  ramènent 
aux  deux  grandes  catégories  de  la  matière  et  de 
la  forme,  il  en  résulte  que  ces  deux  abstractions 
deviennent  pour  lui  les  fondements  de  toute 
réalité,  exception  faite  de  la  nature  divine.  Voici 
le  procédé  qui  le  conduit  à  cette  conclusion. 
D'abord  il  y  a  une  matière  universelle,  commune 
à  la  terre,  au  ciel,  aux  âmes,  aux  substances 
intermédiaires  entre  l'homme  et  Dieu.  En  effet, 
si  on  considère  les  corps,  tels  que  nous  les  con- 
naissons ici-bas,  il  est  clair  que,  malgré  leurs 
différences,  ils  présentent  un  fond  commun,  qui 
sert  de  sujet  à  toutes  les  qualités  corporelles, 
qui  permet  de  les  ranger  sous  une  seule  idée, 
dans  l'entendement,  et  qu'on  peut  appeler,  au 
sens  le  plus  rigoureux,  la  matière.  Si  cette  ma- 
tière n'existait  pas,  il  n'y  aurait  entre  les  corps 
que  des  différences,  et  ce  mot  même  de  corps  ne 
pourrait  avoir  de  sens.  Mais  au-dessus  des  corps, 
il  y  a  les  âmes  particulières  ou  universelles; ont- 
elles  aussi  leur  matière,  ou  sont-elles  de  simples 
formes^  comme  on  le  répétera  d'après  Aristote 
dans  l'école  thomiste  ?  C'est  par  sa  réponse  hardie 
à  cette  question  qu'Ibn-Gebirol  a  surtout  frappé 
l'attention  des  scolastiques  et  provoqué  les  réfuta- 
tions du  plus  grand  nombre.  Les  âmes  sont  compo- 
sées, comme  tout  le  reste,  de  matière  et  de  forme: 
sinon,  elles  ne  formeraient  pas  un  genre,  et  il 
n'y  aurait  entre  elles  que  des  dissemblances;  on 
ne  pourrait  pas  dire  de  toutes  réunies  qu'elles 
sont  spirituelles.  Ces  deux  genres  ne  sont  à  leur 
tour  que  les  espèces  d'un  genre  supérieur,  à 
savoir,  la  matière  qui  est  identique  dans  chacun 
d'eux  :  car  la  matière  corporelle  et  la  matière 
spirituelle  ne  sont  que  des  divisions,  des  déter- 
minations de  la  matière  universelle.  Il  peut 
être  choquant  au  premier  abord  d'entendre  as- 
socier ces  deux  mots  matière  et  esprit;  mais 
on  doit  se_  rappeler  que  le  premier  a  d.ans  le 
langage  péripatéticien  un  sens  qu'il  a  perdu 
depuis  :  il  désigne  un  des  principes  de  l'exis- 
tence, et  en  affirmant  que  ce  principe  se  retrouve 
partout  où   il  y  a  un  être,  Ibn-Gebirol  ne  fait 

fias  profession  de  matérialisme  ;  il  constate  seu- 
ement,  suivant  ses  expressions,  «  que  tous  les 
êtres  sont  joints  et  unis;  »  qu'il  n'y  a  pas  d'hia- 
tus dans  cette  immense  hiérarchie  de  créatures, 
et  que  celle  qui  est  au  sommet  a  encore  avec  la 


plus  infime  une  communauté  de  nature;  une 
seule  matière,  disons  le  mot,  une  seule  sub- 
stance soutient  le  monde  de  l'étendue  et  celui 
de  la  pensée.  Il  y  en  a  une  preuve  que  l'auteur 
a  considérée  comme  décisive,  et  qui  rappelle 
certaines  assertions  de  Spinoza.  On  convient 
généralement,  dit-il,  que  le  monde  intelligible 
est  la  cause  du  monde  sensible  ;  mais  une  chose 
qui  est  causée  par  une  autre  a  nécessairement 
avec  elle  quelque  communauté  de  nature;  sans 
quoi  elle  n'en  tirerait  rien.  Or  si  tout  ici-bas 
est  matière  et  forme,  et  si  cette  matière  ne  se 
retrouve  pas  dans  le  monde  supérieur,  d'où 
peut-elle  venir,  et  comment  dire  qu'elle  y  a  sa 
cause?  Il  ne  sert  à  rien  d'objecter  que  les  sub- 
stances spirituelles  sont  simples,  et  les  autres 
composées,  car  leur  simplicité  est  relative;  elles 
sont  simples  si  l'on  veut,  par  rapport  aux  sub- 
stances qui  sont  au-dessous  d'elles;  mais  elles 
sont  véritablement  composées  par  rapport  à  l'u- 
nité absolue  qui  est  Dieu.  En  somme  il  y  a  une 
seule  et  même  matière  commune  à  tout  ce  qui 
existe,  hormis  Dieu,  soutenant  l'univers  des 
âmes  et  celui  des  corps,  également  répandue 
dans  les  substances  intermédiaires  entre  Dieu  et 
le  monde,  et  dans  le  monde  lui-même.  L'idée 
n'en  est  pas  fixée  avec  une  grande  précision  : 
elle  est  indéfinissable;  mais  on  peut  la  décrire  : 
c'est  une  faculté  spirituelle,  de  nature  intel- 
ligiblej  et  non  sensible,  tout  à  fait  insaisissable  à 
l'imagination  ;  une  substance  subsistant  par 
elle-même,  une  en  nombre,  supportant  toutes 
les  différences,  recevant  toutes  les  formes,  et 
donnant  à  tout  son  essence  et  son  nom  (liv.  V, 
29).  Son  être,  à  vrai  dire,  est  une  simple  puis- 
sance d'être,  et  en  même  temps  un  éternel 
désir  d'exister,  «  d'échapper  à  la  douleur  du 
néant.  »  Voilà  pourquoi  elle  se  meut  pour  re- 
cevoir la  forme  et  pour  se  perfectionner.  Quoi- 
qu'elle ne  soit  jamais  sans  forme,  elle  peut  ce- 
pendant être  sans  certaines  formes,  comme  on 
le  voit  à  ses  degrés  inférieurs  où  elle  est  dénuée 
non  pas  de  toute  spiritualité,  mais  de  «  cette 
spiritualité  seconde  qui  constitue  l'essence  des 
substances  simples.  »  De  même,  quoique  n'ayant 
pas  de  parties  constituant  un  tout  individuel, 
elle  a  comme  deux  extrémités ,  et  par  un  bout 
elle  s'élève  presque  à  la  hauteur  du  principe 
souverain,  à  la  limite  de  la  création,  tandis  que 
par  l'autre  elle  descend  jusqu'aux  confins  du 
non-être,  à  la  limite  de  la  cessation  (liv.  V, 
30  à  45).  Elle  a  deux  propriétés,  elle  porte  la 
forme,  et  elle  est  divisible  et  multiple  ;  ce  n'est 
plus  la  pure  unité,  mais  une  unité  qui  se  frac- 
tionne et  qui  devient  la  dyade,  principe  de  la 
multiplicité  (liv.  IV,  18,  20).  Ces  explications  sont 
un  peu  hésitantes  :  mais  Spinoza  lui-même  ne 
sera  guère  plus  intelligible  dans  sa  doctrine  de 
l'étendue  indivisible  et  imperceptible  au  sens, 
qui  ne  diffère  pas  beaucoup  de  ce  qu'Ibn-Gebi- 
rol appelle  la  matière. 

S'il  n'y  a  qu'une  seule  matière,  d'où  peut  pro- 
venir la  variété  des  êtres?  Sans  doute  de  la  mul- 
tiplicité des  formes;  car  si  toutes  les  choses 
sont  composées  de  ces  deux  principes,  et  si 
chacun  d'eux  reste  identique,  et  unique  en  es- 
sence, on  cherchera  vainement  à  distinguer  les 
êtres.  Mais  les  raisonnements,  par  lesquels  on 
établit  qu'une  seule  et  même  matière  circule 
dans  l'univers,  s'appliquent  avec  plus  de  rigueur 
encore  à  la  forme.  En  montant  d'espèce  en  es- 
pèce, de  genre  en  genre,  on  arrive  à  l'idée  d'une 
forme  universelle,  «  c'est-à-dire  d'une  espèce 
générale  dans  laquelle  toutes  les  espèces  ont 
leur  principe  »  (liv.  IV,  20).  C'est  elle  qui  est 
unie  à  la  matière  universelle,  et  constitue  ainsi 
l'intelligence  absolue,   la  première  des  choses 


AVIG 


—  129 


AVIG 


créées,  dont  on  parlera  plus  loin.  Elle  seule  est 
vraiment  réelle,  puisque  seule  elle  est  perceptible 
au  sens  et  à  la  raison,  et  que  seule  elle  existe 
en  acte;  on  peut  la  décrire,  en  disant  qu'elle  est 
une  substance  constituant  Tcssence  de  toutes  les 
formes,  une  science  essentiellement  parfaite,  et 
une  lumière  pure  »  (liv.  V,  29).  Elle  est  l'unité 
immédiatement  inférieure  à  l'unité  première, 
celle  qui  peut  entrer  en  composition  et  former 
un  nombre.  Comuient  alors  un  univers  composé 
de  ces  deux  principes,  qui  à  leur  origine  sont 
tous  deux  indéterminés,  d'une  matière  qui  est 
la  mémo  en  toute  chose,  et  d'une  forme  qui 
devient  la  qualité  de  toute  substance,  pourra-t-il 
comporter  la  diversité  dans  ses  développements; 
comment,  pour  parler  comme  Platon,  fera-t-on 
plusieurs  de  un?  Le  juif  espagnol  aborde,  sans  se 
troubler,  cette  difficulté  et  il  la  résout,  sans 
recourir  aux  thèses  obscures  et  profondes  du  Par- 
ménide  ou  du  Sophiste.  11  place  résolument 
dans  la  matière,  au  risque  de  se  contredire,  le 
principe  de  la  différence  des  êtres,  ou  tout  au 
moins    de    l'inégalité   des    espèces.    Quoiqu'elle 

Saraisse  d'après  lui-même  avoir  des  parties  in- 
istinctes,  comme  celles  de  l'espace  vide,  il  y 
reconnaît  des  parties  pures  et  des  parties  so- 
lides, les  unes  supérieures,  les  autres  inférieures; 
elle  a,  comme  on  l'a  déjà  ditplus  haut,  deux  extré- 
mités. Par  l'une  elle  est  voisine  de  la  forme  que 
l'on  peut  comparer  à  la  lumière,  et.  pénétrable 
à  ses  rayons,  elle  les  laisse  passer  dans  son  es- 
sence intime,  et  devient  elle-même  entièrement 
lumineuse  ;  par  l'autre  extrémité,  elle  s'épaissit 
à  raison  de  la  distance  du  foyer  qui  l'éclairé  ; 
elle  devient  opaque,  repousse  les  rayons  qui 
parviennent  jusqu'à  elle,  et  ne  reçoit  la  forme 
qu'en  l'altérant,  en  ternissant  son  éclat.  Des 
comparaisons  font  entendre  cette  dégradation  de 
la  lumièie  primitive,  qui  va  toujours  en  s'obs- 
curcissant,  à  mesure  qu'elle  s'éloigne  de  sa 
source  et  qu'elle  passe  par  chacune  des  sphères 
dont  se  compose  l'univers  :  le  regard  qui  pénètre 
sans  peine  dans  les  couches  d'air  les  plus  voi- 
sines de  l'œil,  ne  peut  plus  les  percer  quand  elles 
s'étendent  à  l'infini  entre  lui  et  les  objets;  ce 
n'est  pourtant  pas  sa  force  qui  s'est  émoussée, 
c'est  le  milieu  qui  s'est  épaissi;  l'étoffe  blanche 
et  transparente  que  l'on  place  sur  un  corps  noir 
s'assombrit;  elle  n'a  pourtant  pas  perdu  sa  cou- 
leur. On  conclura  donc  gue  «  la  forme  est  une  seule 
chose  à  quelque  extrémité  des  êtres  qu'on  la 
prenne,  mais  qu'il  lui  arrive  d'être  troublée  par  la 
matière  à  laquelle  elle  est  unie,  comme  la  couleur 
^u  corps  »  (liv.  lYjpassim).  Il  y  a  donc  des  degrés 
dans  l'union  de  la  matière  et  de  la  forme,  et 
entre  le  monde  que  nos  sens  découvrent,  et 
son  principe  absolu,  devant  qui  la  raison  se 
•confond,  il  y  a  des  substances  intermédiaires. 
D'abord  le  monde  est  éloigné  de  Dieu,  sinon, 
ils  se  confondraient,  et  le  premier  serait  le  der- 
nier, en  d'autres  termes  le  parfait  serait  l'im- 
parfait et  réciproquement.  Cette  séparation  c'est 
«  la  discontinuation  de  la  ressemblance.  »  Si  ces 
deux  termes  extrêmes  sont  séparés,  il  y  a  quel- 
que chose  entre  eux,  qui  s'interpose,  les  em- 
pêche de  se  toucher  et  de  faire  une  seule  et 
même  substance.  Ensuite  l'œuvre  immédiate 
d'une  puissance  simple  doit  être  simple,  et  le 
monde  est  composé;  il  n'est  donc  pas  la  première 
effusion  de  la  substance  divine,  qui  cependant 
doit  rendre  nécessaire  celle  des  substances  les 
unes  dans  les  autres.  Le  monde  est  en  mouve- 
ment, c'est-à-dire  qu'il  tombe  dans  le  temps  ;  le 
temps  lui-même  tombe  dans  l'éternité,  et  l'agent 
premier  est  au-dessus  de  l'éternité  même,  qui 
l'orme  ainsi  une  région  moyenne  entre  ce  qui 
dure  et  ce  qui  ne  dure  pas.   Donc  enfin  entre 

DICT.   PHILOS. 


nous  et  Dieu  il  y  a  des  substances  simples,  in- 
visibles aux  sens,  qui  réunissent  le  corps  à 
l'esprit,  et  le  corps  et  l'esprit  à  l'unité  (liv.  III, 
passini)  ;  elles  sont  à  la  fois  actives  et  passives, 
puisqu'elles  reçoivent  l'impression  de  l'unité  et 
(ju'elles  transmettent  la  vie  et  le  mouvement; 
c'est  un  milieu  nécessaire  entre  le  principe  qui 
est  toute  activité,  et  la  matière  terrestre  qui  est 
passivité  absolue.  Elles  forment  une  hiérarchie 
dont  voici  les  degrés.  Au  plus  haut  sommet,  au 
point  même  où  se  fait  sentir  directement  «  cette 
impression  de  l'unité,  »  la  matière  universelle 
est  jointe  à  la  forme  absolue;  à  cette  origine, 
co'incident,  pour  ainsi  dire,  dans  une  commune 
existence  tous  les  êtres  et  toutes  les  idées  ;  c'est 
«  l'intellect  universel  »  illuminant  toutes  les  in- 
telligences particulières,  qui  grâce  à  lui  peuvent 
transformer  en  idées  les  images  fournies  par  les 
sens,  et  passer  de  la  puissance  à  l'acte.  C'est  le 
lien  des  esprits,  cette  afttre  sorte  d'intelligence 
dont  Aristote  a  parlé,  qui  est  impassible  et  éter- 
nelle, au-dessus  de  laquelle  il  n'y  a  plus  rien 
que  l'unité,  et  qui  elle-même  a  pour  objet  l'unité. 
Son  action  consiste  à  percevoir  toutes  les  formes 
intelligibles,  hors  du  temps  et  de  l'espace,  sans 
éprouver  aucun  désir,  aucun  besoin,  et  dans  une 
entière  perfection  (liv.  III,  33).  Cette  intel- 
ligence pense  tout,  sans  rien  penser  de  déter- 
miné :  «  Elle  n'a  pas  de  forme  qui  lui  soit 
propre,  sans  cela  elle  ne  pourrait  percevoir  les 
formes  de  toutes  choses  en  dehors  de  la  sienne.  » 
Elle  est  l'unité  de  la  pensée  et  de  son  objet, 
tout  l'intelligible  saisi  par  toute  l'intelligence. 
C'est  de  là  que  les  formes  s'épanchent  dans  les 
sphères  inférieures,  où  elles  constituent,  toujours 
unies  à  la  matière,  le  principe  des  âmes,  sub- 
stance universelle  qui  produit  toutes  les  âmes 
particulières,  avec  leurs  diverses  espèces.  La 
première  en  dignité,  celle  qui  est  le  plus  près 
de  l'intellect  suprême,  c'est  l'âme  rationnelle,  la 
raison  universelle,  à  laquelle  participent  tous 
les  hommes  et  qui  est  propre  a  recevoir  la  lu- 
mière d'en  haut,  sans  avoir  la  puissance  de  la  pro- 
duire elle-même.  Puis  viennent  l'âme  sensitive,  et 
l'âme  végétative,  telles  qu'on  les  admet  dans  l'école 
sur  la  foi  d' Aristote,  et  qui  animent,  conservent 
et  nourrissent  les  corps.  Ce  sont  là,  comme  on 
voit,  des  idées  générales  qui  deviennent  des 
êtres,  suivant  ce  principe,  «  que  le  genre  est  le 
véritable  être  »  (liv.  III,  26).  Il  est  à  peine  ques- 
tion, dans  ces  élucubrations  sur  les  substances 
intermédiaires,  des  individus,  et  de  la  façon  dont 
ils  participent  à  l'existence  de  ces  principes  uni- 
versels. Ce  qui  est  clair  pourtant,  c'est  qu'ils 
n'en  sont  que  des  formes  fugitives,  des  modes 
passagers,  qu'ils  ont  à  peine  une  existence  dis- 
tincte de  celle  des  âmes  universelles  qui  sont  à 
la  fois  des  âmes  collectives.  —  Au-dessous  encore, 
en  descendant  un  degré  dans  cet  intermonde, 
se  trouve  la  Nature,  le  principe  des  phénomènes 
de  l'univers,  substance  simple  d'où  émane  le 
mouvement  et  l'ordre  dans  les  choses  terrestres 
qui  ne  participent  pas  à  la  vie.  C'est,  pour  ainsi 
dire,  l'âme  des  corps  bruts.  Après  quoi  on  ne 
trouve  plus  que  la  matière  proprement  dite, 
celle  que  les  Grecs  appellent  hylé,  c'est-à-dire  les 
corps,  limite  extrême  de  l'existence  qui  semble 
expirer  en  eux.  La  lumière  d'en  haut  pénètre  à 
peine  dans  ces  couches  profondes,  et  y  vacille 
comme  une  flamme  troublée  par  l'humidité. 
L'activité  ne  va  pas  plus  loin,  car  elle  suppose  un 
terme  sur  lequel  elle  s'exerce,  et  il  n'y  a  rien 
au-dessous  de  la  substance  corporelle  qui  puisse 
en  supporter  l'action;  elle  se  borne^  et  se  nje 
elle-même  et  devient  aussi  la  passivité.  Éloignée 
de  la  source  et  de  la  racine  du  mouvement^ 
cette  substance  ne  peut  recevoir  de  la  faculté 

9 


AVIG 


—   130  — 


AVIG 


active  de  quoi  devenir  elle-même  un  principe 
d'action  :  clic  supporte  le  mouvement,  mais  elle 
ne  le  donne  à  rien.  La  quantité,  nombre  et 
étendue,  pèse  sur  clic  comme  un  fardeau  et  la 
tient  immobile.  Telle  est  la  hiérarchie  des  choses 
créées,  depuis  la  plus  noblejusqu'à  la  plus  vile. 
Il  n'y  a  pas  d'hiatus  dans  la  série  :  chaque  terme 
supérieur  est  comme  une  cause  pour  l'inférieur, 
et  l'inférieur  comme  une  matière  pour  le  su- 
périeur. L'idée  de  cause  elle-même  ne  rend  pas 
un  compte  exact  de  ces  rapports  multiples; 
concevons  que  chaque  substance  s'épanche  et 
i-ayonne,  qu'elle  fait  passer  sa  force  dans  une 
autre,  non  pas  comme  une  chose  qui  lui  soit 
étrangère,  mais  comme  une  qualité  qui  lui  reste 
propre,  ainsi  que  la  chaleur  reste  dans  le  soleil 
tout  en  échauffant  les  corps.  Peut-être  même 
cette  sorte  d'émanation  représente-t-cUe  encore 
faiblement  les  relations  des  substances  entre 
elles  :  il  vaudrait  mieux  dire  qu'elles  s'envi- 
ronnent, ou  plutôt  encore  qu'elles  sont  les  unes 
dans  les  autres,  que  chacune  d'elles  est  comme 
un  lieu,  un  espace  pour  une  autre,  l'intellect 
pour  l'âme  rationnelle,  celle-ci  pour  l'âme  sen- 
sitive,  etc.  Bref,  et  pour  dire  le  dernier  mot, 
«  en  général  une  substance  réside  dans  une 
autre  comme  les  couleurs  dans  les  surfaces,  les 
surfaces  dans  les  solides,  ou  mieux  encore  comme 
les  actes  de  l'âme  résident  dans  l'âme  elle- 
même.  »  Ainsi  tout  à  l'heure  l'univers  nous  pa- 
raissait livré  à  une  diversité  excessive  ;  les  êtres 
s'y  multipliaient  au  gré  de  l'imagination  du  phi- 
losophe ;  et  maintenant  ces  fantômes  auxquels 
il  a  prêté  la  vie  s'évanouissent  dans  l'unité  de 
l'être;  ces  diverses  substances  ne  sont  les  unes 
par  rapport  aux  autres  que  des  qualités  par 
rapport  à  un  sujet,  ou  comme  le  dira  Spinoza, 
des  modes  par  rapport  à  une  substance.  La  der- 
nière, «  celle  qui  environne  tout  et  porte  tout,  » 
c'est  cette  grande  fiction  de  l'intelligence  univer- 
selle, qui  conduisit  bientôt  Averroès  à  ce  système 
que  Leibniz  appelle  le  monopsychisme. 

L'intelligence  universelle  est  la  première  des 
substances  simples;  mais  n'y  a-t-il  rien  au-dessus 
des  substances?  Même  à  cette  hauteur,  on  discerne 
toujourii  ces  deux  éléments  de  la  matière  et  de  la 
forme,  et  par  conséquent  on  est  obligé  de  monter 
plus  haut  jusqu'à  un  principe  qui  puisse  les  unir 
et  les  tenir  ensemble.  En  d'autres  termes,  c'est  là 
la  limite  de  la  nature  naturée  —  le  mot  n'est  pas 
d'Ibn-Gebirol,  mais  on  le  dira  dans  ce  sens  bien 
avant  Spinoza  —  et  il  reste  encore  à  découvrir  les 
mystères  de  la  nature  naturante.  A  la  rigueur 
on  pourrait  peut-être  s'en  dispenser;  car  la  ma- 
tière et  la  forme  réunies  ont  en  elles  la  raison 
même  de  leur  existence,  impliquée  dans  leur 
essence  (liv.  V^  30),  elles  sont  une  sorte  d'être 
nécessaire  et  éternel.  Mais  ce  qui  empêche  la 
pensée  de  s'y  arrêter  comme  au  premier  principe, 
c'est  précisément  cette  unité  qui  ne  s  explique 
pas  par  elle-même,  et  qui  de  deux  choses,  à 
savoir  la  matière  et  la  forme  —  Spinoza  dira  la 
pensée  et  l'étendue  —  fait  une  seule  et  même 
chose.  Il  y  a  donc  quelque  part  une  vertu 
unissante,  qui  combine  en  un  seul  tout  l'idée 
et  son  objet.  C'est  Dieu,  qui  peut  se  définir  «  l'un 
agent,  »  et  dont  l'unité  domine  tout,  pénètre  dans 
tout,  retient  tout  (liv.  'V,  53).  On  l'entrevoit  à 
peine  par  delà  le  point  où  l'esprit  rencontre  la 
matière  et  la  forme  qui  sont  «  comme  deux  portes 
fermées.  »  Mais  celui  qui  les  ouvre,  a  atteint  la 
perfection  et  est  devenu  un  être  spirituel  et  divin, 
son  mouvement  s'arrête  et  sa  jouissance  est  per- 
pétuelle.» pans  cette  unité  à  laquelle  on  ne  s'élève 
qu'en  se  séparant  des  choses  sensibles  —  procédé 
qui  ressemble  à  l'extase  —  dans  cette  unité  existe 
«  tout  l'être  spirituel  et  corporel,  et  réciproque- 


ment son  essence  existe  en  chaque  chose.  »  La 
première  impression  qu'elle  fait  sur  la  matière  et 
la  forme,  les  unit;  à  la  rigueur,  la  forme  est 
antérieure  et  Dieu  la  connaît  d'abord,  mais  elle 
n'existe  pas  «  un  clin  d'oeil,  »  sans  la  matière. 
Elle  y  est  unie  éternellement,  car  l'acte  de  Dieu 
ne  peut  tomber  sous  le  temps;  elle  y  est  unie 
par  <■  un  procédé  nécessaire,  »  de  même  que  la 
matière  elle-même  est  produite  nécessairement. 
Entre  elles  et  Dieu,  il  n'y  a  pas  d'intermédiaire, 
pas  plus  qu'on  n'en  peut  découvrir  entre  un  et 
deux.  Aussi  l'union  est-elle  plus  forte  dans  les 
sphères  supérieures,  elle  tenu  à  se  relâcher  dans 
les  autres,  et  dégénère  tout  au  bas,  où  commence 
la  matière  corporelle.  Pourtant  même  à  l'extré- 
mité inférieure,  où  éclate  la  division,  on  retrouve 
encore  les  traces  de  l'impression  de  l'unité,  une 
sorte  de  tendance  à  se  rapprocher,  d'attraction 
qui  pousse  les  individus,  les  espèces,  les  genres 
à  s'unir,  à  se  rassembler  «  au  moyen  d'une  chose 
qui  les  met  d'accord.  »  La  matière  tout  entière  se 
meut  vers  l'unité,  qui  en  définitive  est  Dieu; 
elle  l'aime,  elle  y  aspire.  Mais,  dira-t-on,  comment 
le  monde  peut-il  aimer  Dieu,  sans  lui  ressembler? 
Il  lui  ressemble  en  quelque  mesure,  et  d'ailleurs 
faut-il  ressembler  à  la  lumière  pour  se  tourner 
vers  elle  et  en  recevoir  un  rayon?  Comment  ce 
monde  qui  n'est  pas  intelligent,  avant  d'être  uni 
à  la  forme,  c'est-a-dire  à  l'esprit,  se  meut-il  déjà 
pour  la  recevoir,  pour  la  chercher;  possède-t-il 
le  mouvement  et  l'amour  sans  avoir  la  connais- 
sance? Ibn-Gebirol  répond  avec  subtilité  qu'avant 
toute  chose  la  matière  a  toujours  un  peu  de 
lumière,  comme  l'air  au  lever  de  l'aurore  ;  ce  n'est 
pas  la  nuit  absolue;  il  ne  lui  en  faut  pas  plus 
pour  désirer  en  recevoir  davantage.  De  là  une 
sorte  d'aspiration  vers  la  lumière,  la  vie,  et  la 
perfection,  qui  travaille  déjà  les  profondeurs  les 
plus  obscures  du  monde.  La  matière  naturelle, 
c'est-à-dire  la  substance  étendue,  se  meut  pour 
atteindre  la  forme  des  quatre  éléments;  puis  elle 
aspire  à  prendre  la  forme  des  minéraux,  plus 
haut  encore  celle  des  végétaux,  celle  des  animaux, 
à  s'imprégner  enfin  de  raison,  et  à  s'élever  jusqu'à 
l'intellect  universel,  limite  et  mesure  de  tout  ce 
progrès,  où  tout  mouvement  va  cesser. 

L'unité,  la  forme,  Dieu  d'une  part,  et  de  l'autre 
la  matière,  voilà  les  principes  de  toute  réalité. 
Mais  l'esprit  religieux  du  philosophe  Israélite, 
imbu  des  préceptes  de  la  loi  mosaïque,  a  cherche 
à  atténuer  les  conclusions  d'un  système  qui 
aboutit  clairement  à  l'unité  substantielle  de  Dieu 
et  du  monde.  Entre  l'unité  pure  et  la  diversité, 
il  a  placé  un  principe  intermédiaire  qu'il  a  appelé 
la  volonté.  «  C'est,  dit-il,  une  faculté  divine  qui 
fait  la  matière  et  la  forme  et  les  lie  ensemble, 
qui  pénètre  du  haut  dans  le  bas  comme  l'âme 
pénètre  dans  le  corps  et  s'y  répand;  qui  meut 
tout  et  conduit  tout  »  (liv.  'V,  60).  Elle  est  comme 
l'écrivain,  la  forme  est  l'écriture,  et  la  matière 
le  tableau  ou  le  papier.  Elle  produit  dans  la 
matière  de  l'intellect  l'existence,  qui  est  la  forme 
des  formes;  dans  la  matière  de  l'âme,  la  vie  et 
le  mouvement;  dans  la  matière  de  la  nature,  la 
locomotion.  Toutes  les  substances  sont  mues  par 
elle,  comme  notre  corps  par  notre  volonté.  C'est 
d'elle  que  la  forme  sort,  comme  l'eau  de  sa 
source  ;  c'est  d'elle  que  la  matière  reçoit  la  forme, 
comme  le  miroir  reçoit  l'image  de  celui  qui  y 
regarde.  Elle  n'est  pas  la  même  chose  que  la 
forme  ;  elle  la  meut,  la  mesure  et  la  partage. 
Elle  est  infinie  quant  à  son  essence,  et  bornée 
quant  à  son  action.  Telle  est  la  conception  la  plus 
originale  de  la  Source  de  vie;  elle  pénètre  au. 
milieu  de  ce  néo-platonisme  pour  lequel  elle  n'est 
pas  faite,  et  s'accorde  mal  avec  l'ensemble  de  la 
doctrine.  Elle  permet  sans  doute  au  croyant  de 


I 


AVIG 


—  131  — 


AXIO 


parler  de  la  création,  et  de  la  présenter  comme 
an  acte  libre  :  mais  elle  ne  peut  l'aire  oublier  tant 
de  paroles  qui  sont  la  négation  la  plus  absolue  de 
l'acte  créateur.  Non-seulement  dans  le  monde 
créé  il  y  a  émanation  d'une  substance  à  l'autre, 
ou  pour  mieux  dire,  une  seule  substance  diverse- 
ment modifiée,  mais  encore  au-dessus  même  de 
l'intellect,  la  volonté  elle-même  ne  fait  que 
s'épancher  en  toute  chose  avec  la  forme  qui  est 
en  elle,  et  qui  en  sort  comme  l'eau  sort  de  sa 
source;  elle  pénètre  la  matière,  elle  y  fait  im- 
pression :  voilà  tout  son  rôle  ;  cette  matière,  si 
elle  la  crée,  n'est  que  le  développement  mémo 
de  son  essence;  si  elle  ne  la  crée  pas.  ce  qui 
paraît  bien  l'opinion  d'Ibn-Gebirol,  elle  est  à 
côté  d'elle  un  principe  mal  défini,  coétcrnel  à 
Dieu;  et  dans  tous  les  cas  il  n'y  a  là  rien  qui 
ressemble  à  l'idée  d'un  monde  distinct  de  Dieu 
et  tenant  pourtant  de  lui  tout  ce  qu'il  a  d'être. 
Étrange  volonté,  cause  de  l'intelligence  sans  la- 
quelle on  ne  la  conçoit  pas;  singulière  intelli- 
gence produite  par  une  puissance  qui  elle-même 
ne  connaît  rien  !  Le  philosophe  ne  parvient  pas  à 
combiner  deux  dogmes  qui  répugnent  l'un  à 
l'autre.  A-t-il  mieux  réussi  à  sauvegarder  la 
liberté  de  l'àme?  c'est  le  sentiment  de  M.  Franck, 
dont  l'autorité  est  grande  en  ces  matières.  11 
faut  reconnaître  avec  lui  qu'il  ne  témoigne  nulle 
part  cette  sorte  de  haine  de  la  personnalité,  et 
cette  impatience  de  s'absorber  en  Dieu,  qui 
éclatent  dans  les  écrits  de  Plotin  et  de  Proclus. 
Mais  quelle  individualité  peut-on  attribuer  à  une 
âme  qui  est  une  émanation  de  la  substance  ra- 
tionnelle «  qui  pénètre  le  monde  entier  et  s'y 
enfonce  ?  »  Elle  est  en  quelque  sorte  une  idée  : 
«  l'idée  de  la  forme  est  une  avec  la  forme  de 
l'àme;  car  l'une  et  l'autre  sont  des  formes,  et  les 
formes  particulières,  savoir  toutes  les  formes 
sensibles,  se  réunissent  dans  la  forme  univer- 
selle, c'est-à-dire  dans  celle  qui  renferme  toutes 
les  formes.  Ces  formes  particulières  se  réunissent 
par  conséquent  dans  la  forme  de  l'àme,  parce 
que  la  forme  universelle  qui  les  renferme  toutes 
se  réunit  avec  la  forme  de  l'âme  (liv.  III,  25).  » 
Tel  est  le  système;  il  est  facile  d'en  marquer 
l'origine.  On  ne  le  rattachera  pas  au  péripaté- 
tisme;  et  quoique  les  idées  et  la  terminologie 
d'Aristote  y  soient  souvent  reproduites,  on  n'y 
verra  qu'une  étrange  corruption  de  cette  grande 
doctrine.  L'esprit  en  est  plus  franchement  pla- 
tonicien, mais  d'un  platonisme  qui  a  passé  par 
Alexandrie  et  s'est  compliqué  des  emprunts  faits 
à  d'autres  écoles  et  même  aux  cosmogonies 
orientales.  En  un  mot,  les  véritables  maîtres  du 
juif  de  Malaga  ce  sont  Plotin  et  Proclus.  Pour- 
tant il  est  douteux  qu'il  les  ait  jamais  lus  :  les 
Arabes  au  milieu  desquels  il  vivait  ont  peu  connu 
le  dernier,  et  ils  ont  ignoré  le  nom  du  premier, 
de  Plotin,  dont  les  idées  se  retrouvent  a  chaque 
page  de  la  Source  de  vie.  Comment  sont-elles 
parvenues  jusqu'à  lui?  Ce  n'est  pas  par  des  textes 
originaux,  puisqu'il  les  attribue  de  bonne  foi  à 
Platon.  Il  les  a  puisées  sans  doute  dans  ces 
compilations  néo-platoniciennes,  si  multipliées 
vers  le  déclin  de  l'école,  circulant  sous  les  noms 
de  philosophes  anciens,  et  que  les  Arabes  tradui- 
sirent, bien  persuadés  qu'elles  étaient  les  œuvres 
d'Empédocle,  de  Pythagore,  de  Platon,  d'Aris- 
tote. Il  est  certain  que  dès  le  ix'  siècle  les 
musulmans  possédaient  des  versions  de  ces  livres 
apocryphes^  qui  gardèrent  leur  crédit  jusqu'au 
moment  ou  Al-Farabi  et  Ibn-Sina  firent  con- 
naître un  péripatétisme  plus  pur. 

Quelle  fut  la  destinée  de  ce  système  qui  malgré 
des  défauts  trop  visibles  est  un  événement  im- 
portant dans  l'histoire  de  la  pensée?  Il  paraît 
être  resté  à  peu  près  inconnu  de  ceux  qui  pou- 


vaient le  mieux  en  profiter,  des  Arabes  et  des 
Juifs.  Le  premier  musulman  philosophe  qui  ait 
brillé  en  Espagne  est  Ibn-Bâdja  ou  Avempacc; 
il  est  disciple  du  grand  péripatéticien  d'Orient, 
d'Avicenne,  et  il  ne  paraît  connaître  ni  le  nom 
ni  les  doctrines  d'Ibn-Gebirol;  Averroès  donne 
un  grand  développement  à  une  des  théories  do 
la  bowce  de  vie,  celle  de  l'intellect  universel, 
mais  il  ne  l'emprunte  pas  à  cet  ouvrage.  Les 
juifs  semblent  eux-mêmes  l'oublier;  son  nom 
n'est  cité  ni  par  Maimonide,  ni  par  les  kabba- 
listes,  quoique  ces  derniers  aient  pu  le  connaître 
et  introduire  dans  leurs  doctrines^  dont  les  com- 
mencements sont  bien  plus  anciens,  quelques- 
unes  de  ses  idées.  Les  littérateurs  et  les  com- 
pilateurs sont  les  seuls  qui  gardent  son  souvenir, 
et  M,  Munk  a  reproduit  quelques-unes  de  leurs 
mentions^  il  y  est  généralement  décrié  comme 
s'étant  révolté  contre  la  communion  Israélite. 
En  revanche  il  s'introduit  de  bonne  heure  dans 
les  écoles  chrétiennes,  sous  le  nom  d'Avicebron, 
et  grâce  à  une  traduction  faite  par  Dominique 
Gundisalvi,  vers  le  milieu  du  xii°  siècle.  Ses 
idées  y  causèrent  une  profonde  émotion,  qui  se 
prolongea  jusqu'au  déclin  de  la  scolastique;  il 
initia  ces  esprits  curieux  et  hardis,  malgré  leur 
apparente  soumission,  à  une  philosophie  péril- 
leuse qui  en  ramena  plus  d'un  dans  la  voie  où 
Jean  Scot  Érigène  s'était  déjà  égaré.  Dès  le 
commencement  du  xin'  siècle  il  y  a  à  Paris,  et 
autour  de  Paris,  de  véritables  cénacles  de  pan- 
théistes, dont  les  chefs  les  plus  connus,  con- 
damnés en  1209  avec  leurs  disciples,  sont  Amaury 
de  Bène  et  David  de  Dinan ,  qui  pourraient 
avoir  lu  la  Source  de  vie.  Après  eux  le  nom 
d'Avicebron  est  répété  par  tous  les  docteurs; 
Albert  essaye  de  réfuter  sa  théorie  de  la  matière 
universelle,  et  celle  de  l'intellect  actif;  saint 
Thomas  substitue  aux  critiques  puériles  de  son 
maître  une  réfutation  qui  fait  honneur  à  sa 
clairvoyance  ;  Roger  Bacon,  au  contraire,  adopte 
hardiment  l'ensemble  du  système,  tout  en  le 
corrigeant.  Duns  Scot  ne  craint  pas  non  plus  de 
se  placer  sous  ce  patronage  suspect  :  Ego  autem 
redeo  ad  positionem  Avicebronis ,  s'écrie-t-il  ; 
et  il  en  tire  les  conséquences  naturelles,  en 
confondant  tous  les  êtres  comme  des  accidents 
dans  l'unité  la  plus  générale,  in  ratione  enlis. 
Au  xvi=  siècle,  Giordano  Bruno  cite,  admire  et 
interprète  à  son  profit  cet  Avicebron  qui,  dit-il, 
regarde  les  formes  comme  des  accidents  et  la 
matière  comme  la  seule  substance.  Spinoza  l'a-t-il 
connu?  il  serait  téméraire  de  l'affirmer  ;  mais  il 
n'y  a  pas  loin  de  la  doctrine  de  l'identité  de  la 
matière  et  de  la  forme,  à  celle  de  l'union  substan- 
tielle de  la  pensée  et  de  l'étendue. 

Consulter  :  S.  Munk,  Mélanges  de  philosophie 
juive  et  arabe,  Paris,  1857-59,  2  vol. 

Seyerlen,  Annales  de  théologie,  publiées  à  Tu- 
bingue,  t.  XV  et  XVI. 

Ad.  Franck,  Études  orientales,  Paris,  1861, 
p.  361.  E.  C. 

AVICENNE,  voy.  Ibn-Sina. 

AXIOME.  Ce  terme,  dont  l'usage  paraît  très- 
ancien,  n'a  été  employé  d'abord  que  par  les  ma- 
thématiciens pour  désigner  les  principes  mêmes 
de  leur  science,  ou  un  certain  nombre  de  pro- 
positions d'une  évidence  immédiate  et  servant 
de  base  à  toutes  leurs  démonstrations.  C'est  ce  qui 
résulte  d'un  passage  de  la  Métaphysique  d'Aris- 
tote (liv.  III,  ch.  ni),  où  ce  philosophe  se  demande 
si  la  science  de  l'être  ou  de  l'absolu  ne  doit  pas 
aussi  s'occuper  de  ce  qu'en  mathématiques  on 
appelle  du  nom  d'axiomes.  Pour  lui,  il  donne  à 
ce  mot  une  signification  plus  étendue  ;  car  il 
l'applique  sans  distinction  à  tous  les  principes 
qui    n'ont  pas  besoin   d'être  démontres,  et  sur 


AXIO 


132  — 


AXIO 


lesquels  se  fondent,  au  contraire,  toutes  les 
sciences  ;  à  tous  les  jugements  universels  et  évi- 
dents par  eux-mêmes,  sans  lesquels,  dit-il,  le 
syllogisme  ne  serait  pas  possible  [Analyt.  Post., 
liJb.  I,  c.  II).  Mais  ces  divers  principes  sont  sub- 
ordonnés à  un  seul ,  qui  passe  à  ses  yeux  pour 
la  condition  suprême  de  toute  démonstration  et 
même  de  tout  jugement  :  c'est  le  fameux  prin- 
cipe d'identité  et  de  contradiction;  à  savoir,  que 
le  même  ne  saurait  à  la  fois  être  et  n'être  pas 
dans  le  même  sujet,  sous  le  même  rapport  et 
dans  le  même  temps  {Méfaph.,  lib.  III,  c.  ni). 
Après  Aristotc,  les  stoïciens  ont  compris  sous  le 
nom  d'axiome  toute  espèce  de  proposition  géné- 
rale, qu'elle  soit  nécessaire  ou  d'une  vérité  con- 
tingente. Ce  sens  a  été  conservé  par  Bacon  :  car, 
non  content  de  soumettre  ce  qu'il  appelle  les 
axiomes  à  l'épreuve  de  l'expérience  et  des  faits, 
ce  philosophe  distingue  encore  plusieurs  sortes 
d'axiomes,  les  uns  plus  généraux  que  les  autres 
{Nov.  Organ.,  lib.  I,  aphor.  xiii,  xvir,  xix,  et 
pass.).  Le  sens  d'Aristote  s'est  maintenu  dans 
l'école  cartésienne,  qui  voulait,  comme  on  sait, 
appliquer  à  la  philosophie  la  méthode  des  géo- 
mètres. C'est  ainsi  que  Spinoza  et  Wolf  ont  com- 
mencé leurs  œuvres  par  des  axiomes  et  des  dé- 
finitions dont  se  déduisent  ensuite  toutes  leurs 
théories.  Kant,  ayant  distingué  plusieurs  sortes 
de  principes,  aussi  différents  les  uns  des  autres 

{lar  leur  usage  que  par  leur  origine,  a  consacré 
e  nom  d'axiomes  à  ceux  qui  servent  de  base  aux 
sciences  mathématiques  :  ce  sont,  d'après  lui, 
des  jugements  absolument  indépendants  de  l'ex- 
périence, d'une  évidence  immédiate,  et  qui  ont 
pour  origine  commune  l'intuition  pure  du  temps 
et  de  l'espace.  Par  cette  raison,  il  les  appelle 
aussi  les  axiomes  de  V intuition.  A  l'exemple 
d'Aristote,  il  néglige  d'en  fixer  le  nombre,  et 
cherche  à  les  subordonner  à  un  principe  su- 
prême qu'il  formule  en  ces  termes  {Critique  de 
la  Raison  pure,  analyt.  des  principes)  :  «  Tous 
les  phénomènes  peuvent  être  considérés  comme 
des  grandeurs  étendues.  Grâce  à  ce  principe,  les 
propriétés  de  l'espace  ou  de  l'étendue,  en  dehors 
de  laquelle  nous  ne  pouvons  rien  percevoir, 
c'est-à-dire  les  vérités  et  les  définitions  mathé- 
matiques, deviennent  les  conditions  nécessaires, 
les  formes  a  priori  des  choses  elles-mêmes  ou 
des  phénomènes  que  nous  découvrons  par  l'expé- 
rience. » 

Si  maintenant  nous  passons  de  l'histoire  du 
mot  à  la  nature  même  de  la  chose  ;  si  nous  vou- 
lons connaître  le  vrai  caractère  des  principes 
mathématiques,  et  le  comparer  à  celui  des  autres 
principes  de  l'intelligence  humaine,  nous  serons 
forcés  de  choisir  entre  la  proposition  suprême 
d'Aristote  et  celle  de  Kant  ;  car,  dans  l'état  actuel 
de  la  psychologie,  c'est  à  ce  choix  seul  que  se 
réduit  toute  la  question.  Si,  comme  le  prétend 
le  philosophe  grec,  tous  les  axiomes  peuvent  se 
résoudre  dans  le  principe  de  contradiction,  ils 
ne  sont  plus  que  des  jugements  analytiques  et 
même  de  simples  formules  abstraites,  dont  le  seul 
résultat  est  de  décomposer  dans  ses  divers  élé- 
ments une  notion  générale  déjà  présente  à  l'es- 
prit, sans  enrichir  notre  intelligence  d'aucune 
connaissiince  nouvelle.  Si,  au  contraire,  les 
axiomes  sont  de  véritables  principes,  c'est-à-dire 
des  connaissances  intuitives,  imméaiates,  que  ni 
l'expérience  ni  l'analyse  n'ont  pu  nous  fournir, 
il  faut  alors,  avec  le  philosophe  allemand,  les 
regarder  comme  des  jugements  synthétiques  a 
priori.  Nous  n'hésitons  pas,  uniquement  en  ce 
qui  concerne  les  principes  mathématiques,  à 
nous  prononcer  pour  l'opinion  d'Aristote.  En  effet, 
quand  je  dis,  par  exemple,  que  la  ligne  droite 
est  le  plus  court  chemin  d'un  point  à  un  autre. 


il  m'est  impossible  de  ne  pas  voir  qu'entre  le 
sujet  et  l'attribut  de  cette  proposition,  il  n'y  a 
pas  seulement,  comme  entre  l'effet  et  sa  cause, 
un  rapport  de  dépendance  ou  un  enchaînement 
nécessaire,  mais  une  véritable  identité,  ou  au 
moins  la  relation  d'un  tout  à  sa  partie  ;  dans 
l'idée  que  je  me  fais  d'une  ligne  droite,  est  cer- 
tainement déjà  comprise  celle  du  plus  court 
chemin  d'un  point  à  un  autre  ;  par  conséquent, 
il  n'y  a  que  l'analyse  qui  ait  pu  les  séparer. 
Kant,  il  est  vrai,  en  choisissant  précisément  le 
même  exemple,  arrive  à  un  résultat  tout  op- 
posé :  «  La  ligne  droite,  dit-il,  me  représente 
seulement  une  qualité;  le  plus  court  chemin 
d'un  point  à  un  autre  me  rappelle,  au  contraire, 
une  quantité  ;  ce  n'est  donc  que  par  une  vérita- 
ble synthèse,  mais  par  une  synthèse  nécessaire, 
que  j'ai  pu  réunir  dans  un  même  jugement  deux 
notions  aussi  différentes  l'une  de  l'autre.  »  Une 
telle  subtilité,  malgré  le  nom  qui  la  recom- 
mande^ mérite  à  peine  d'être  prise  au  sérieux. 
Il  est  évident  qu'en  pensant  à  une  ligne  droite^ 
je  suis  forcé  de  tenir  compte  de  la  quantité 
aussi  bien  que  de  la  qualité;  car,  faites  abstrac- 
tion de  la  quantité,  et  la  ligne  n'aura  plus  d'é- 
tendue ;  elle  ne  représentera  plus  aucune  dimen- 
sion de  l'espace  ;  en  un  mot,  elle  aura  cessé 
d'exister.  De  plus,  l'étendue  d'une  ligne  droite, 
la  quantité  d'espace  qu'elle  me  représente,  est 
nécessairement  telle,  qu'entre  ses  deux  extré- 
mités je  ne  saurais  en  concevoir  une  plus  petite, 
c'est-à-dire  qu'elle  est  le  plus  court  chemin 
d'un  point  à  un  autre.  Nous  ne  parlerons  pas  des 
autres  axiomes  considérés  par  Kant  lui-même 
comme  des  applications  diverses  du  principe  de 
contradiction,  par  conséquent  comme  des  juge- 
ments analytiques;  nous  ferons  seulement  re- 
marquer que  ce  caractère  n'est  pas  le  seul  qui 
établisse  une  différence  entre  les  axiomes  pro- 
prement dits  et  les  véritables  principes  ou  les 
connaissances  intuitives  de  la  raison.  Quand  je 
dis  que  la  partie  est  moindre  que  le  tout,  ou 
que  deux  quantités  égales  à  une  même  troisième 
sont  égales  entre  elles,  je  n'affirme  rien  des 
existences,  je  ne  dis  pas  qu'il  y  ait  quelque  part 
un  tout,  aes  parties,  une  quantité  et  des  quan- 
tités égales  entre  elles;  je  prétends  seulement, 
comme  il  a  été  démontré  tout  à  l'heure,  que, 
dans  l'un  des  deux  termes  dont  se  compose  prin- 
cipalement chacun  de  ces  axiomes,  l'autre  est 
nécessairement  compris.  En  outre,  ces  deux 
termes,  avec  les  idées  qu'ils  expriment,  peuvent 
être  l'un  et  l'autre  empruntés  à  l'expérience. 
C'est,  en  effet,  à  cette  source  de  nos  connaissan- 
ces, plutôt  qu'à  la  raison,  que  nous  devons  les 
notions  d'un  tout  et  de  ses  parties.  Il  en  est  au- 
trement de  ce  principe  qui  est  le  fondement  de 
toute  morale  :  toutes  nos  actions  libres  sont  sou- 
mises à  une  loi  obligatoire,  universelle  et  né- 
cessaire. Non-seulement  la  loi  du  devoir  ne  sau- 
rait être  déduite  par  voie  d'analyse  de  l'idée  de 
liberté;  mais  de  plus,  je  crois  à  l'existence  de 
ces  deux  termes,  dont  le  premier  dépasse  entiè- 
rement les  limites  de  l'expérience.  Il  ne  faut 
donc  pas  confondre  sous  un  même  titre  des  ju- 
gements aussi  différents  les  uns  des  autres  que 
ceux  qui  servent  de  base  aux  démonstrations 
mathématiques,  et  ceux  que  la  métaphysique  et 
la  morale  sont  obligées  de  chercher  dans  une 
analyse  approfondie  de  la  raison  humaine.  Les 
premiers  sont  purement  analytiques,  c'est-à-dire 
qu'ils  reposent  sur  un  rapport  d'identité  ou  celui 
d'un  tout  à  sa  partie;  ils  ont  pour  objet  et  pour 
attribut  deux  termes  corrélatifs  dont  l'existence 
est  hypothétique  ;  enfin,  ces  deux  termes  peu- 
vent être  également  empruntés  à  l'expérience. 
Les  autres,  au  contraire,  sont  des  jugements 


AZAI 


133  — 


AZAI 


synthétiques  où  deux  termes  complètement  dis- 
tincts l'un  de  l'autre  sont  enchaînés  par  un  lien 
nécessaire  ;  chacun  de  ces  deux  termes  repré- 
sente une  existence  réelle^  et  l'un  au  moins  est 
tout  à  fait  étranger  à  l'expérience.  Il  faut  laisser 
aux  premiers  le  nom  aaxiomes,  et  consacrer 
aux  autres  celui  de  principes.  Comme  l'a  dit 
avec  un  sens  profond  l'auteur  de  la  Critique  de 
la  Raison  pure  (Introd.),  les  mathématiques 
n'ont  pas  d'autres  principes  que  leurs  définitions, 
car  elles  n'ont  affaire  qu'à  un  monde  idéal  :  à 
l'aide  des  limites  et  des  figures  dans  lesquelles 
elles  circonscrivent  lihrement  l'espace  et  l'éten- 
due, elles  produisent  elles-mêmes,  elles  créent 
en  quelque  sorte  toutes  les  données  qu'elles 
soumettent  ensuite  au  procédé  de  la  démonstra- 
tion. Voy.  Prin-cipes  et  Mathématiques. 

AXIO'thɣ  de  Philius,  l'une  des  femmes 
qui,  après  avoir  suivi  les  leçons  de  Platon  et  de 
Speusippe,  transmettaient  à  leur  tour  la  doctrine 
qu'elles  avaient  reçue.  Elle  passe  pour  avoir 
porté  des  vêtements  d'homme,  probablement  le 
manteau  de  philosophe;  cet  usage  paraît  avoir 
été  adopté  également  par  Lasthénie  de  Mantinée 
(voy.  Diogène  Lacrce,  liv.  III,  ch.  xlvi;  liv.  IV, 
ch.  II). 

AZÂÏs.  Né  à  Sorèze  en  1766,  mort  en  1845,  a 
eu  pour  un  moment  une  réputation  que  ne  justi- 
fient guère  les  ouvrages  volumineux  et  insigni- 
fiants qu'il  nous  a  laissés.  Ses  premières  études 
le  destinaient  plutôt  à  l'enseignement  de  la  mu- 
sique qu'à  la  culture  de  la  philosophie,  qu'il  ne 
connut  jamais.  Admis  à  l'école  fondée  par  les  bé- 
nédictins, dans  sa  ville  natale,  il  entra  d'abord 
comme  novice  dans  la  congrégation  des  orato- 
riens,  fut  pendant  quelque  temps  régent  de  cin- 
quième à  Tarbes,  puis  secrétaire  de  l'évêque 
d'OIéron,  et  au  moment  de  la  révolution  il  em- 
brassa les  idées  nouvelles  avec  une  ardeur  qui 
devait  bientôt  se  refroidir.  Après  le  18  fructidor, 
il  fut  poursuivi  pour  avoir  publié  une  brochure 
trop  franchement  royaliste,  et  condamné  à  la 
déportation.  Il  trouva  un  asile  dans  l'hospice  des 
Sœurs  de  la  Charité  de  Tarbes.  et  y  écrivit  son 
premier  ouvrage  où  il  propose  aéjà  son  système, 
qu'il  reproduira  avec  monotonie  dans  tous  ses 
autres  livres.  Grâce  à  l'amitié  de  Mme  Cottin, 
alors  en  pleine  renommée,  après  que  le  danger 
fut  passé,  il  eut  l'honneur  de  fréquenter  à  Pa- 
ris quelques-uns  des  hommes  célèbres  du  temps, 
Lacépède,  Hauy,  Cuvier,  Laplace,  qui  parais- 
sent n'avoir  pas  fait  grand  cas  de  son  mérite. 
Il  vivait  dans  un  état  voisin  de  la  misère 
quand  il  obtint  les  fonctions  d'inspecteur  de  la 
librairie.  Pendant  les  Cent-Jours  il  se  prononça 
pour  le  gouvernement  qu'il  avait  servi,  et  fut 
nommé  recteur  à  Nancy.  Après  la  Restauration, 
il  retomba  dans  la  gêne,  et  vécut  d'une  pension 
qui  fut  peu  à  peu  réduite.  Des  leçons  faites  à 
l'Athénée  lui  avaient  valu  une  sorte  de  célébrité, 
qui  attira  l'attention  sur  les  ouvrages  qu'il  ne 
cessait  de  faire  paraître.  Cette  renommée  était 
dans  tout  son  éclat  vers  1827.  Azaïs  réunissait 
alors  dans  son  jardin  de  Passy  un  auditoire  bril- 
lant, et  exposait  dans  des  conférences  animées 
son  explication  universelle.  Cette  prospérité  fut 
courte,  et  à  partir  de  1830,  quoiqu'il  ne  cessât 
de  publier,  il  serait  tombé  dans  l'oubli,  si  l'on 
n'avait  gardé  le  souvenir  des  railleries  qui  ac- 
cueillirent son  Système  des  compensations.  Il 
mourut  en  1845. 

Dans  les  nombreux  ouvrages  qu'il  a  fait  pa- 
raître de  1800  à  1840,  on  ne  trouve  guère  qu'une 
seule  idée,  et  elle  n'est  ni  originale  ni  vraie.  11 
la  répète  sous  toutes  les  formes,  l'applique  à 
l'homme  et  à  la  nature,  au  présent  et  au  passé, 
à  l'individu  et  à  la  société,  et  en  fait  la  formule 


d'un  optimisme  banal;  il  y  a,  suivant  lui,  «  uns 
succession  équitable  dans  les  vicissitudes  du 
sort  de  l'homme,  un  balancement  continu  dans 
les  diverses  conditions  et  les  divers  événements 
qui  constituent  sa  destinée.  »  Voilà  la  grande  loi 
des  compensations,  qu'on  déduirait  de  la  justice 
de  Dieu,  qui  n'a  pas  pu  traiter  inégalement  ses 
enfants,  et  qui  se  vérifie  aussi  par  1  observation. 
Dans  l'univers  entier  se  joue  une  seule  et  même 
force  qui  d'un  côté  poursuit  une  œuvre  de  des- 
truction, de  l'autre  ne  cesse  de  réparer  ses  ruines 
et  de  construire.  Ces  deux  opérations  sont  soli- 
daires :  car  on  ne  peut  détruire  un  édifice  qui 
n'est  pas  bâti,  et  d'autre  part  il  faut  des  débris 
pour  réparer  et  réédifier  ;  elles  sont  nécessaire- 
ment égales  l'une,  à  l'autre  :  plus  il  y  a  d'ê- 
tres en  formation  plus  il  y  a  d'êtres  sur  la 
voie  de  la  destruction,  et  réciproquement.  Or, 
pour  les  êtres  sensibles  le  premier  acte  est  ce 
qu'on  appelle  un  bien,  et  le  second  un  mal. 
Chacun  d'eux  reçoit  un  plaisir  pendant  la  durée 
des  opérations  qui  le  forment,  ou  le  développent, 
et  une  douleur  pendant  la  durée  des  opérations 
contraires.  Il  en  résulte  qu'il  y  a  équilibre  parfait 
entre  son  malheur  et  son  bonheur  :  plus  il  lui 
est  accordé  d'avantages,  plus  il  doit  en  perdre, 
et  ses  regrets,  ses  souffrances  et  son  desespoir 
sont  une  rançon  qu'il  doit  infailliblement  payer 
et  qui  demeure  proportionnelle  aux  bienfaits  qu'il 
a  reçus.  A  défaut  des  épreuves  qui  lui  sont  rare- 
ment épargnées,  le  mortel  le  plus  fortuné  doit 
au  moins  subir  la  mort,  et  c'en  est  assez  pour 
que  cette  suprême  tristesse,  croissant  avec  le 
prix  de  la  vie,  compense  toutes  ses  joies,  et  le 
rende  égal  au  plus  misérable  esclave.  En  résulte- 
t-il  qu'après  avoir  vécu,  tous  les  hommes  ont 
reçu  une  quantité  égale  de  maux  et  de  bien? 
Non  sans  doute,  et  l'auteur  qui  hésite  et  se  con- 
tredit sur  ce  point,  se  borne  à  soutenir  qu'il  y  a 
un  rapport  invariable  entre  les  deux  sommes, 
qui  peuvent  d'ailleurs  être  très-différentes  suivant 
les  individus,  tout  en  restant  toujours  égales 
pour  un  seul  d'entre  eux.  L'homme  le  plus  favo- 
risé a  peu  de  biens,  mais  il  a  aussi  peu  de  maux  ; 
et  les  déshérités,  mal  pourvus  des  uns,  sont  aussi 
bien  moins  accanlés  des  autres. 

Cette  loi  s'applique  aux  sociétés,  comme  aux 
particuliers.  Le  sauvage  que  le  hasard  de  la 
génération  a  jeté  sur  quelque  plage  inhospi- 
talière, au  milieu  d'hommes  grossiers,  et  aux 
prises  avec  une  nature  ennemie,  a  sans  doute  des 
misères  qui  épargnent  l'homme  civilisé;  mais 
comme  toute  peine  vient  d'un  bien  et  y  est  pro- 
portionnelle, l'homme  policé  subit  à  son  tour 
mille  tourments  qui  sont  épargnés  à  l'autre. 
Aussi  le  système  des  compensations  est-il  destiné 
à  adoucir  les  haines  sociales  et  à  mettre  fin  à 
cette  hostilité  croissante  entre  les  riches  et  les 
pauvres.  Les  philosophes  et  les  théologiens 
qui  défendent  d'autres  doctrines  sèment  la 
haine  et  la  discorde  :  <•  Le  principe  de  l'iné- 
galité naturelle  et  essentielle  dans  les  destinées 
humaines  conduit  inévitablement  au  fanatisme 
révolutionnaire,  ou  au  fanatisme  religieux.  » 

Enfin,  l'univers  entier  est  l'application  de  cette 
loi  de  balancement  :  tout  être  «  tend  à  être  en 
expansion  continue.  »  Mais  par  cela  même  il 
rencontre  dans  les  forces  qui  l'entourent  sa  li- 
mite et  son  obstacle  :  plus  il  se  déploie  et  plus  il 
est  refoulé.  Quand  la  terre  a  soulevé  de  son  sein 
les  hautes  montagnes  qui  la  sillonnent,  pour- 
quoi ne  se  sont-elles  pas  élevées  à  l'infini?  c'est, 
dit  l'auteur,  parce  que  sa  force  d'expansion  est 
équilibrée  par  la  nature  expansive  des  autres 
globes.... Tout  s'explique,  et  l'harmonie  des  glo- 
bes, et  la  réciprocité  de  tous  les  actes  physiques, 
physiologiques,  politiques    etc.;  équilibre  con- 


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134  — 


BAAD 


stammcnt  invariable  dans  un  mouvement  con- 
stamment varié,  telle  est  la  définition  de  l'uni- 
vers. »  On  voit  que  la  physique  d'Azaïs  ne  vaut 
gu^re  mieux  que  sa  philoso])hie.-Le  vice  inhérent 
à  l'une  et  à  l'autre,  c'est  l'ignorance.  La  morale 
douce  et  résignée  qui  accompagne  ces  élucu- 
brations  banales  ou  creuses,  et  la  pureté  des 
intentions  honorent  le  caractère  d'Azaïs  :  mais 
il  ne  suffit  pas  d'avoir  l'àme  tendre  et  d'aimer 
les  hommes  pour  être  compté  parmi  les  philo- 
sophes. 

Voici  la  liste  chronologique  des  œuvres  les 
plus  intéressantes  d'Azaïs  :  du  Malheur  el  du 
Bonheur,  1800; —  Introduction  à  l'essai  sur  le 
monde,  1806  ;  —  les  Compensations  dans  les  desti- 
nées, etc.,  1808; — Système  universel,  en  huit 
volumes,  1809  ;  —  Cours  de  philosophie  générale, 
1821,  reproduit  en  1826  sous  cet  autre  titre  : 
Explication  universelle.  11  a  lui-même  résumé 
ses  idées  dans  l'article  Compensations  du  Dic- 
tionnaire de  la  conversation.  E.  C. 

B.  Dans  la  composition  des  termes  numéri- 
ques par  lesquels  les  logiciens  désignent  les 
différents  modes  du  syllogisme,  cette  consonne 
indique  que  tous  les  modes  des  trois  autres  figu- 
res, qui  ont  cette  initiale,  peuvent  être  ramenés 
au  mode  de  la  première  qui  commence  par  la 
même  lettre  ;  par  exemple,  Barbari  et  Baroco 
se  ramènent  de  différentes  manières  au  mode 
Barbara.  Voy.  Conversion,  Syllogisme. 

BAADER  (François),  un  des  plus  éminents 
penseurs  de  l'Allemagne,  étudia  d'abord  la  méde- 
cine et  les  sciences  naturelles.  Il  ne  se  voua 
qu'assez  tard  aux  spéculations  métaphysiques. 
11  occupe  dans  la  philosophie  moderne  une  place 
à  part.  11  n'a  pas  rédige  de  corps  de  système. 
Ses  idées  se  trouvent  dispersées  dans  une  foule 
d'écrits  détachés.  Cette  exposition,  déjà  si  peu 
suivie,  est  sans  cesse  brisée  par  des  digressions. 
Baader  est  ardent  à  la  polémique  :  il  ne  sait  pas 
résister  au  plaisir  d'une  escarmouche,  et  ne  perd 
aucune  occasion  de  faire  le  coup  de  feu  contre  ses 
adversaires.  La  rapidité  de  la  pensée  et  de  fré- 
quentes allusions  rendent  difficile  la  lecture  de 
ses  écrits.  Les  étrangetés  d'un  style  original, 
embrouillé,  bizarre,  ajoutent  encore  à  l'obscu- 
rité. On  peut  aussi  reprocher  à  Baader  des  pué- 
rilités mystiques  que  ce  viril  esprit  aurait  dû 
s'interdire.  Tout  cela  fait  autour  de  sa  vraie  pen- 
sée un  fourré  que  peu  de  gens  ont  le  courage 
de  traverser.  Mais  ceux  qui  l'essayent  sont  bien 
récompensés.  Les  écrits  de  Baader  sont  une 
mine  des  plus  riches.  Ils  ont  une  grande  valeur 
critique,  et  forment  un  arsenal  précieux  pour 
qui  veut  combattre  les  diverses  écoles  de  l'Alle- 
magne. Baader  en  a  saisi  les  côtés  faibles  avec 
une  singulière  pénétration,  et  de  sa  dialectique 
acérée  il  a  frappé  au  défaut  de  l'armure  tour  à 
tour  Kant,  Kichte,  Schelling  et  Hegel.  Baader  a 
profité  de  tous  les  progrès  que  ces  grands  esprits 
ont  fait  faire  à  la  pensée  ;  mais  il  a,  dès  l'ori- 
gine, combattu  leurs  erreurs,  quand  personne 
encore  ne  les  soupçonnait,  et  a  été  seul  à  soute- 
nir toujours  contre  eux  là  cause  de  la  science 
chrétienne. 

Baader  unit  la  religion  positive  et  la  philoso- 
phie par  un  mysticisme  qui  rappelle  Jacob 
Bœhm.  *acob  Bœhm  a  partagé  l'étonnante  des- 
tinée de  Spinoza.  Ces  étranges  génies  n'ont 
exercé  aucune  influence  sur  leur  temps.  Il  a 
fallu  deux  siècles  et  plus  à  l'esprit  humain  pour 
arriver  à  les  comprendre.  Ils  n'ont  trouvé  qu'au- 
jourd'hui des  penseurs  capables  de  les  péné- 
trer ;  et  ils  ont  présidé  à  la  révolution  philoso- 
phique de  l'Allemagne ,  comme  Montesquieu 
et  Rousseau  à  la  révolution  politique  de  la 
France.  Schelling,  dans  son  premier  système,  et 


Hegel,  relèvent  de  Spinoza  ;  ils  se  réclament 
aussi  de  Jacob  Bœhm,  mais  c'est  à  tort;  ils  l'ont 
mal  compris.  Baader  est  son  véritable  descen- 
dant. Les  mystiques  du  moyen  âge,  Paracelse, 
Van  Helmont,  sainte  Thérèse,  Mme  Guyon^  Swe- 
denborg, Pascalis,  et  surtout  Saint-Martin,  étaient 
également  familiers  à  Baader. 

Lorsque  le  roi  de  Bavière  voulut  faire  de  l'uni- 
versité de  Munich  le  centre  d'une  réaction  reli- 
gieuse contre  les  idées  nouvelles,  Baader  fut 
appelé  à  y  professer  la  philosophie.  Il  finit  par 
être  assez  mal  vu.  Le  roi  voulait  restaurer  le 
moyen  âge  plus  encore  que  le  christianisme,  et 
Baader  avait  une  libéralité  de  vue  qui  s'accor- 
dait mal  avec  ses  projets.  Nous  avons  parlé  de 
bizarreries  mystiques  ;  mais  toutes  les  fois  qu'il 
sait  s'en  préserver,  il  retrouve  le  bon  sens  du 
génie.  Il  se  distingue  même  entre  les  penseurs 
de  l'Allemagne  par  son  esprit  pratique.  Il  s'est 
fort  occupé  de  politique,  et  toujours  avec  indé- 
pendance. En  181.Ô,  il  conseilla  à  la  Sainte- 
Alliance  de  légitimer  sa  cause  par  un  grand 
acte  de  justice,  la  restauration  de  la  nationalité 
polonaise.  A  la  même  époque,  il  signalait  avec 
un  coup  d'œil  prophétique  ie  besoin  qu'avait 
donné  la  révolution  française  de  réaliser  socia- 
lement les  principes  évangéliques  de  justice  et 
de  charité.  Après  1830,  il  s'occupa  le  premier, 
dans  son  pays,  des  prolétaires,  et  ce  fut  avec  un 
esprit  généreux.  Tout  cela  ne  le  mettait  pas  en 
faveur  auprès  du  roi,  moins  encore  ses  idées  sur 
l'Église.  Baader  s'est  détaché  de  Rome  ;  il  s'est 
prononcé  avec  force  contre  la  suprématie  du 
pape.  Il  voulait  d'un  catholicisme  régi  par  les 
conciles  et  démocratiquement  constitue.  L'Eglise 
grecque  répondait  le  mieux  à  son  idéal  ;  et  dans 
son  dernier  écrit,  peu  de  temps  avant  sa  mort, 
il  cherche  à  établir  la  suprématie  de  cette  Église 
sur  celle  de  Rome. 

La  théorie  de  la  liberté  est  ce  qu'il  y  a  de  ca- 
pital dans  Baader.  La  philosophie  allemande  est 
venue  aboutir  au  panthéisme.  Hegel  est  l'inévi- 
table conclusion  de  Kant.  On  a  compris  alors  que 
la  logique  seule  menait  à  un  Dieu  universel,  à 
un  monde  nécessaire,  et  (jue,  pour  échapper  au 
panthéisme,  il  fallait  la  dépasser  et  réhabiliter  la 
liberté.  Tout  l'effort  des  adversaires  intelligents 
de  Hegel  porte  sur  ce  point.  Baader  a  suivi  cette 
tactique  bien  avant  les  autres.  Il  a  donné  le  si- 
gnal et  le  plan  de  l'attaque,  et  a  beaucoup  con- 
tribué au  changement  de  Schelling  et  au  discré- 
dit du  panthéisme  en  Allemagne. 

Il  faut,  d'après  Baader,  distinguer  trois  mo- 
ments dans  l'histoire  de  l'homme.  Dieu  le  crée 
innocent;  mais  cette  pureté  originelle  n'est  pas 
la  perfection.  L'homme  est  créé  pour  aimer  Dieu. 
Or  l'amour  n'est  pas  cet  instinct  primitif  du  bien 
imposé  par  la  nature  ;  il  suppose  le  consente- 
ment, il  est  le  libre  don  de  soi-même.  Mais  la  li- 
berté n'est  pas  le  libre  arbitre,  le  choix  du  bien 
ou  du  mal.  Le  bien  seul  est  la  liberté.  Le  mal  est 
l'esclavage;  car  la  volonté  coupable  est  sous  la 
servitude  des  attraits  qui  la  dominent,  et  des  lois 
divines  qui  répriment  ses  désordres,  la  frappent 
d'impuissance  et  la  paralysent.  Le  libre  arbitre 
n'est  donc  pas  la  liberté;  il  est-le  choix  entre  elle 
et  l'esclavage.  Il  n'est  pas  la  perfection  ;  il  n'en 
est  que  la  possibilité.  Il  n'est  pas  l'amour  ;  il  n'en 
est  que  la  porte.  Il  doit  donc  être  franchi  et  dé- 
passé. Mais  si  la  liberté  est  une  charité  immua- 
ble, éternelle,  une  vie  divine  dont  on  ne  peut  dé- 
choir, elle  n'en  présuppose  pas  moins  le  libre 
arbitre.  Pour  se  donner  librement,  il  faut  pou- 
voir se  refuser.  Il  y  a  donc  un  momentoù  l'homme 
est  appelé  à  se  donner  ou  à  se  refuser  à  Dieu  ; 
l'alternative  est  offerte  :  il  choisit.  Après  l'inno- 
cence,  avant  l'amour,  le  libre  arbitre  ou  lé- 


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—  135  — 


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preuve.  La  tentation  est  donc  pour  l'homme,  et 
gcncraicmcnt  pour  toutes  les  créatures  libres,  une 
nécessité,  mais  non  point  la  chute.  Unies  d'abord 
fatalement  à  Dieu,  sans  conscience  propre,  elles 
doivent  se  distinguer  de  lui.  Mais  celte  distinction 
n'est  point  nécessairement  une  contradiction  ou 
une  révolte  ;  c'est  ce  que  le  panthéisme  mécon- 
naît. Il  dislingue  au.ssi  dans  l'histoire  de  l'homme 
trois  moments,  mais  le  second  est  la  chute,  au 
lieu  d'être,  comme  l'exige  la  pensée,  la  tentation 
qui  peut  avoir  deux  issues. 

Le  choix  l'ait  ne  peut  être  prévu.  Il  ne  se  con- 
naît pas  a  priori;  car  le  contraire  était  égale- 
ment possible.  On  ne  le  connaît  donc  que  par 
l'événement.  C'est  l'expérience,  et  non  la  raison, 
qu'il  faut  interroger  j  elle  trouve  ainsi  sa  place 
dans  toute  philosophie  qui  reconnaît  la  liberté. 

Or  le  mal  est  entré  dans  le  monde  :  l'expé- 
rience le  témoigne.  Quelle  devait  être  la  suite  de 
cette  chute?  Le  choix  accompli,  le  libre  arbitre 
cesse  aussitôt.  11  n'est  ni  le  bien  ni  le  mal  ;  il  le 

Précède  ;  il  est  l'égale  possibilité  de  l'un  et  de 
autre.  L'homme  devait  demeurer  à  jamais  fixé 
dans  la  décision  prise.  Or  le  mal  n'est  que  néant 
et  douleur;  car  Dieu  est  la  vie.  La  conséquence 
delà  chute  était  pour  le  monde  l'éternel  néant  et 
l'universelle  douleur  :  ce  n'est  pas  ce  qui  a  lieu  : 
la  chute  a  donc  été  réparée.  Mais  l'homme  déchu 
ne  pouvait  recevoir  la  vie  que  si  Dieu,  le  prin- 
cipe de  vie,  s'associait  de  nouveau  à  lui.  Dieu  de- 
vait descendre  pour  cela  dans  les  abîmes  où  nous 
a  précipités  le  mal  ;  il  devait  partager  nos  dou- 
leurs, porter  le  faix  de  nos  peines,  s'abaisser  à 
toutes  nos  humiliations,  se  faire  entièrement  sem- 
blable à  nouSj  connaître  même  la  mort.  Le  sacri- 
fice du  Calvaire  pouvait  seul  sauver  une  race  dé- 
chue. Le  but  de  ce  grand  holocauste  était  d'élever 
l'homme  à  l'amour  éternel  dont  il  s'était  exclu; 
mais  ce  ne  pouvait  être  l'effet  immédiat.  Cetamour 
exige  la  coopération  du  libre  arbitre,  le  libre  arbitre 
devait  donc  être  rendu.  L'homme  a  été  replacé,  par 
la  vertu  de  l'expiation  divine,  dans  la  position 
où  il  se  trouvait  à  l'heure  de  l'épreuve,  libre  de 
choisir,  avec  une  différence  toutefois.  Il  avait 
alors  l'instinct  du  bien,  il  a  maintenant  celui  du 
mal.  Il  doit  mourir  à  lui-même  s'il  veut  renaître 
à  Dieu.  La  croix  est  pour  l'homme  et  pour  Dieu 
le  seul  moyen  de  réunion  depuis  la  chute. 

Le  déisme  et  le  panthéisme  pallient  le  mal  : 
l'un  et  l'autre  n'y  voient  que  l'inévitable  imper- 
fection du  fini  ;  mais  le  mal  est  si  peu  le  fini, 
qu'il  est,  au  contraire,  l'effort  du  fini  à  se  poser 
comme  l'infini,  de  la  créature  à  se  faire  le  centre 
de  tout,  à  usurper  le  droit  de  Dieu.  Il  n'est  point 
d'ailleurs  le  contraire  seulement  du  bien,  comme 
le  fini  l'est  de  l'infini;  il  en  est  la  contradiction. 
Le  manichéisme  regarde  le  mal  comme  positif; 
mais  il  a  le  tort  d'en  faire  une  substance,  un 
principe  éternel.  Or,  le  dualisme  est  incompa- 
tible avec  l'idée  de  Dieu.  Ce  système  d'ailleurs^ 
qui  semble  exagérer  le  mal,  en  atténue  la  gravite 
non  moins  que  les  précédents.  En  faisant  du  mal 
un  principe  éternel,  il  en  fait  un  principe  néces- 
saire; c'est  l'absoudre.  Ces  trois  systèmes,  à  les 
prendre  rigoureusement,  sont  donc  unanimes  à 
nier  la  liberté  et  la  responsabilité  du  mal  :  ils  en 
méconnaissent  la  nature. 

Ici  se  présente  une  grande  difficulté.  On  peut 
dire  :  Le  mal  est  impossible;  il  ne  saurait  exis- 
ter :  ce  que  l'on  appelle  de  son  nom,  ou  n'est 
rien,  ou  n'est  qu'une  forme  du  bien,  un  de  ses 
déguisements.  Le  bien  seul  peut  exister  ;  car 
Dieu  est  l'Être.  On  ne  peut  donc  supposer  quel- 
que chose  qui  soit  hors  de  lui,  qui  soit  contre  lui  : 
ce  serait  un  non-sens.  —  D'autre  part,  si  l'on  ne 
veut  pas  nier  le  libre  arbitre,  il  faut  accepter  la 
possibilité  du  mal.  Or,  nier  le  libre  arbitre,  c'est 


nier  l'expérience,  la  conscience,  tomber  dans  le 
fatalisme  et  avec  lui  dans  le  panthéisme.  — 
■Voilà  deux  exigences  également  impérieuses.  La 
contradiction,  heureusement,  n'est  pas  inso- 
luble. ,  I 

Dieu  est  l'Etre,  donc  hors  de  lui  il  n'y  a  que 
néant.  L'homme  est  libre,  donc  il  peut  vouloir 
contre  Dieu.  Seulement  alors  sa  volonté  est  néant. 
Il  ne  peut  la  réaliser,  il  trouve  l'opposé  de  ce 
qu'ilclicrche.  et  son  oeuvre  le  trompe.  La  vo- 
lupté ruine  les  sens,  l'orgueil  amène  l'abaisse- 
ment, l'cgoïsme  est  l'ennemi  de  notre  intérêt  :  le 
mal  se  tourne  toujours  contre  lui-même  ;  il  est 
châtié  par  une  divine  ironie  qui  lui  fait  faire 
perpétuellement  le  contraire  de  ce  qu'il  se  pro- 
pose. Il  obéit  donc  malgré  lui,  et  son  impuis- 
sante révolte  est  aussi  bien  soumise  que  la  plus 
fidèle  obéissance.  Le  mal  manifeste  Dieu  comme 
le  bien,  seulement  d'une  autre  manière  :  par  son 
néant  il  proclame  que  Dieu  seul  règne  et  seul 
est.  L'effet,  étant  toujours  le  contraire  de  ce  que 
veut  la  volonté  coupable,  est  divin.  Le  mal 
n'cxi^ste  que  subjectivement;  il  essaye  en  vain  de 
se  réaliser,  il  ne  peut  se  donner  l'existence  ob- 
jective. 11  y  a  dualité  dans  les  volontés,  non  pas 
dans  leurs  actes  :  toutes,  elles  exécutent  les  des- 
seins éternels.  Les  créatures,  qu'elles  le  veuillent 
ou  non,  n'accomplissent  jamais  que  les  ordres 
divins.  Faia  volentem  ducunt,  nolentem  tra- 
hunt. 

Contemplée  de  ce  point  de  vue,  l'histoire  se 
montre  à  nous  sous  un  jour  tout  nouveau. 
L'homme,  malgré  les  obstinés  égarements  de  sa 
liberté,  ne  fait  jamais  que  suivre  la  route  tracée 
par  la  Providence  ;  il  est  inhabile  à  troubler  l'u- 
niverselle harmonie  ;  il  exécute  toujours  la  pen- 
sée divine.  Et  quelle  est  cette  pensée?  Pour 
notre  race  déchue,  il  n'y  en  a  qu'une,  la  ré- 
demption. Elle  est  l'œuvre  miséricordieuse,  l'é- 
vénement magnifique  dont  les  siècles  se  transmet- 
tent l'accomplissement.  Au  milieu  de  l'histoire, 
s'offre  le  sacrifice  qui  sauve  l'humanité  :  le  chris- 
tianisme, est  fondé.  Tout  jusqu'alors  le  prépa- 
rait; tout,  depuis  son  apparition,  concourt  à  son 
établissement  universel.  Il  est  la  puissance  qui 
entraîne  le  monde  à  un  progrès  incessant,  et  le 
provoque  infatigablement  à  la  justice,  à  l'unité, 
à  l'amour.  On  ne  peut  connaître  d'avance  la  vo- 
lonté de  l'homme  :  on  peut  prévoir  celle  de  Dieu, 
que  l'homme  a  deux  manières,  à  son  choix,  d'ac- 
complir. On  n'est  plus  dans  le  fatalisme,  cet  in- 
sipide lieu  commun  des  modernes  philosophies 
de  l'histoire;  mais  on  demeure  dans  un  ordre 
d'autant  plus  majestueux  que  le  désordre  même 
finit  par  l'établir. 

A  cette  théorie,  que  Baader  a  développée  en 
plusieurs  endroits  de  ses  ouvrages,  notamment 
dans  le  premier  cahier  de  la  Dogmatique  spécu- 
lative, se  rattache  encore  une  idée  importante. 
Le  bien  et  le  mal  donnent  à  toutes  nos  facultés, 
à  l'imagination,  à  la  pensée,  au  sentiment,  aussi 
bien  qu'à  la  volonté,  une  direction  différente.  Les 
passions  asservissent  tout  notre  être.  L'homme, 
sous  leur  empire,  ne  voit  plus  les  choses  sous 
leur  véritable  aspect,  et  il  en  est  incapable.  Le 
mal  obscurcit,  trouble,  égare  l'entendement,  le 
frappe  de  folie  et  de  sophisme  :  le  bien  l'illu- 
mine et  le  rectifie.  La  volonté  a  donc  sur  l'intel- 
ligence une  décisive  influence.  Dans  l'ordre  mo- 
ral, les  convictions  dépendent  de  la  pratique.  Une 
vie  sensuelle  et  égoïste  mène  à  d'autres  croyances 
qu'une  vie  chaste  et  dévouée.  Les  âmes  médio- 
cres ont  une  autre  philosophie  que  les  cœurs  tour- 
mentés de  la  noble  ambition  de  l'infini.  Tous  les 
hommes,  à  l'origine,  ont  sar.s  doute  un  principe 
commun  :  ils  entendent  d'abord  un  même  ordre 
de  la  conscience  ;  mais,  selon  qu'ils  obéissent  ou 


BAAD 


—  136  — 


BAAD 


non,  leur  conscience  s'altère  ou  garde  sa  pureté, 
leur  entendement  s'obscurcit  ou  s'éclaire.  Il  y  a 
action  de  la  pensée  sur  la  volonté,  et  réaction  de 
la  volonté  sur  la  pensée  ;  elles  ne  sont  point  iso- 
lées :  l'homme  est  un.  Il  faut  donc,  dans  la  re- 
cherche de  Dieu,  se  ceindre  d'obéissance,  selon 
l'expression  du  poëte  oriental.  Tout  ceci  peut 
être  regardé  comme  vrai.  L'expérience  montre 
que  notre  conduite  exerce  un  grand  empire  sur 
notre  pensée.  La  raison  enseigne  que  le  vrai  et 
le  bon  sont  un.  L'homme  n'est  donc  pas  dans  la 
vérité,  tant  qu'il  demeure  dans  le  mal.  Il  peut 
avoir  d'elle  alors  une  image  abstraite  et  morte  ; 
il  ne  possède  pas  la  vérité  vivante  et  réelle.  Pour 
bien  penser,  il  faut  bien  vivre. 

Baader  s'est,  dans  la  philosophie  de  la  nature, 
aussi  nettement  séparé  du  panthéisme  que  dans 
la  théorie  de  la  liberté.  Les  poètes,  inspirés  par 
leur  génie  divinatoire,  ont  vu  dans  les  tristesses 
et  les  joies  de  la  nature,  dans  ses  fêtes  et  ses 
deuils,  dans  ses  voluptés  et  ses  fureurs,  l'image 
de  nos  espérances  et  de  nos  regrets,  de  notre 
bonheur  et  de  notre  infortune,  de  nos  amours  et 
de  nos  haines,  l'image  de  l'homme  tombé.  Les 
religions  sont  unanimes  à  expliquer  par  une 
chute  les  fléaux  de  la  nature,  et  par  le  péché  la 
mort.  Que  doit  penser  la  philosophie?  On  trouve 
ici  les  mêmes  solutions  que  pour  la  liberté.  Le 
déisme  et  le  panthéisme  voient  dans  la  mort 
comme  dans  le  mal  une  institution  nécessaire  à 
l'économie  du  fini.  Mais  la  mort  n'est  pas  plus 
nécessaire  que  le  mal.  Nous  avons  au  dedans  de 
nous  le  type  d'une  nature  idéale,  dont  les  formes 
sont  d'une  irréprochable  correction-  elle  ne  con- 
naît ni  souffrance,  ni  laideur,  ni  déclin;  elle  a 
l'éternelle  jeunesse  de  ce  qui  est  parfaitement 
beau.  La  raison  enseigne  qu'il  doit  y  avoir  har- 
monie de  l'idéal  et  du  réel.  Cette  harmonie 
n'existe  pas  dans  l'ordre  présent  de  la  nature;  il 
n'est  donc  pas  l'ordre  divin,  l'ordre  légitime, 
l'ordre  primitif.  La  nature  souffrante,  infirme, 
périssable,  est  une  nature  déchue.  La  mort  est 
donc  la  suite  du  mal,  et  n'affligeait  pas  le  monde 
avant  le  péché.  Baader  arrive  ici  à  une  hypo- 
thèse aventureuse.  La  mort,  selon  lui,  était  avant 
l'homme;  l'histoire  des  révolutions  du  globe  le 
prouve  :  il  y  a  donc  eu  une  chute  antérieure  à 
celle  de  l'homme,  et  la  création  de  la  terre  est 
en  rapport  avec  cette  ancienne  catastrophe.  Le 
chaos  de  la  Genèse  n'est  que  les  ruines  confuses 
de  la  région  céleste  que  gouvernait  Satan  et  que 
troubla  sa  révolte.  Le  travail  des  six  jours  a  eu 
pour  fin  d'ordonner  et  de  réparer  cette  grande 
destruction.  Ce  ne  fut  qu'au  terme  de  l'œuvre  que 
la  puissance  du  mal  fut  domptée.  La  mort  était 
emprisonnée  ;  la  désobéissance  de  l'homme  lui 
ouvrit  de  nouveau  les  portes. 

La  nature,  Isis  voilée,  semble  vouloir  punir  les 
audacieux  qui  osent  tenter  ses  mystères.  Baader 
s'est  permis  dans  la  philosophie  de  la  nature  d'é- 
tranges aberrations.  Il  revient  aux  élucubrations 
de  Jacob  Bœhm  et  de  Paracelse.  Il  est  à  regret- 
ter aussi  qu'il  ait  donné  dans  son  système,  aux 
merveilles  du  somnambulisme,  une  place  qu'elles 
n'ont  pas  dans  la  nature.  S'il  est  frivole  de  ne  négli- 
ger aucun  fait,  il  est  téméraire  de  trop  vite  les 
expliquer;  il  faut  d'ailleurs  toujours  garder  la 
juste  proportion,  et  l'univers  ne  s'explique  pas 
par  une  crise  nerveuse.  Baader  a  suivi  avec 
grande  attention  la  fameuse  voyante  de  Pré- 
vorst,  qui  a  tant  occupé  toute  l'Allemagne  sa- 
vante et  rêveuse,  et  jusqu'à  Strauss  lui-même;  il 
est  fâcheux  qu'il  ait  jeté  par  là  quelque  défaveur 
sur  sa  philosophie,  qui  renferme,  du  reste,  tant 
de  précieux  aperçus. 

Baader  n'a  pas  en  Allemagne  toute  la  réputa- 
tion qu'il  mérite.  On  ne  lui  a  pas  encore  par- 


donné le  dédain  qu'il  avait  de  l'appareil  syslc- 
matique  dont  on  a  si  fort  la  superstition  au  delà 
du  Rhin.  Il  a  dérouté  les  habitudes  de  lourde 
méthode  qu'affectionne  la  science  allemande. 
Baader,  au  lieu  de  faire  un  gros  livre,  a  dispersé 
ses  idées  dans  une  multitude  de  brochures,  et  l'on 
a  bien  quelque  peine  à  réunir  en  un  même  corps 
tous  les  membres  de  son  système.  Mais  on  sent 
toujours  chez  lui  l'intime  harmonie  qui  coor- 
donne tous  les  détails.  Baader  n'en  a  pas  moins 
exercé  une  grande  influence  :  par  sa  polémique 
surtout,  si  incisive  et  si  spirituelle,  il  a  beaucoup 
contribué  à  la  réaction  contre  le  panthéisme.  IL 
compte  ses  partisans  les  plus  nombreux  parmi 
les  mystiques  et  les  théologiens  philosophes.  Ju- 
lius  Muller,  entre  autres,  a  écrit  d'après  ses- 
principes  un  livre  remarquable  sur  la  chute  et 
la  rédemption.  Hoffmann  a  publié,  pour  servir 
d'introduction  à  la  philosophie  de  Baader,  un 
volume  facile  et  agréable ,  die  Vorhalle  zu 
Baader. 

Il  paraîtra  peut-être  paradoxal,  après  tout 
cela,  de  dire  que  Baader  est  un  des  philosophes 
allemands  dont  l'étude  pourrait  avoir  le  plus 
d'attrait  et  de  profit  pour  nous.  Nous  croyons 
qu'il  en  est  ainsi  pourtant.  Baader  aimait  l'es- 
prit français,  et  le  savait  comprendre.  Il  avait 
même  pour  lui  une  prédilection  qui  lui  a  donné 
la  fantaisie  d'écrire  un  jour  en  français  (et  quel 
français  !)  deux  petits  traités,  qui  feraient  prendre 
de  ce  penseur  une  idée  bien  fausse  à  ceux  qui 
ne  le  connaîtraient  pas  autrement.  Malgré  toutes 
ces  excentricités  et  de  fâcheuses  préoccupations, 
il  y  a  dans  Baader  une  verve,  une  originalité, 
un  rapide  et  libre  mouvement  que  nous  suivons 
plus  volontiers  que  les  lentes  évolutions  d'une 
métaphysique  d'école.  Sa  pensée  est  profonde  et 
difficile,  mais,  sauf  les  abus  de  mysticisme,  pré- 
cise, nette,  bien  déterminée.  Surtout,  ce  ne  sont 
point  chez  Baader  de  vaines  abstractions;  c'est 
l'homme,  trop  visionnaire  sans  doute  et  trop  en- 
touré de  spectres,  mais  enfin  l'homme  vivant  et 
réel,  qu'il  s'efforce  d'étudier  et  de  faire  con- 
naître. Baader  a  semé  ses  ouvrages  d'une  foule 
d'aperçus  ingénieux,  de  vues  nouvelles  et  d'idées 
fécondes.  Il  y  a  plus  de  bonne  psychologie  chez 
lui  que  dans  aucun  autre  philosophe  allemand. 
Ce  n'est  souvent  qu'un  trait,  une  saillie,  quelque- 
fois une  boutade,  toujours  une  vive  lumière. 

Voici  la  liste  des  principaux  ouvrages  de  Baa- 
der. dont  une  édition  complète  vient  d'être  pu- 
bliée sous  ce  titre  :  Œuvres  complètes  de  Fr. 
Baader  publiées  par  Fr.  Hoffmann,  Leipzig, 
1860,  15  vol.  in-8;  — Extravagance  absolue  de 
la  Raison  pratique  de  Kant,  lettre  à  Fr.  H.  Ja- 
cobi,  in-8,  1797  (ail.);  —  Considérations  sur  la 
philosophie  élémentaire,  en  opposition  au  traite 
de  Kant  intitulé  :  Principes  élémentaires  de  la 
Science  de  la  nature,  in-8,  Hamb.,  1797  (ail.)  ;. 

—  Mémoire  sur  la  Physiologie  élémentaire, 
in-8,  Hamb.,  1799  (ail.);  —  sur  le  Carré  des 
pythagoriciens  dans  la  nature,  in-8,  Tubin- 
gue,  1799  (ail.); —  Mémoire  de  Physique  dyna- 
mique, in-8,  Berlin,  1809  (ail.);  — Démonstra- 
tion de  la  morale  par  la  physique,  in-8,  Munich, 
1813  ;  et  dans  ses  Ecrits  et  Com])ositio7is  philo- 
sophiques, 2  vol.  in-8.  Munster,  1831  et  1832;  — 
de  Vhclair,  comme  père  de  la  lumière  (dans  le 
même  recueil)  ;  —  Principes  d'une  Théorie  des- 
tinée à  donner  une  forme  cl  une  base  à  la  vie 
humaine,  in-8,  Berlin,  1820  (ail.);  —  Fermenta 
cognitionis,  3  cahiers  in-8,  Berlin,  1822-1823;  — 
de  la  Quaaruplicité  de  la  vie,  in-8^  Berlin,  1819; 

—  Leçons  sur  la  Philosophie  religieuse  en  oppo- 
sition avec  la  Philosophie  irréligieuse  dans  les 
temps  anciens  et  modernes,  in-8,  Munich,  1827 
(ail.);  —  Leçons  sur  la  Dogmatique  spécula- 


BACO 


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BACO 


tive ,  in-8.  Stuttgart  et  Tubingue,  1828,  et 
Munster,  1830j  —  Quarante  propositions  d'une 
erotique  religieuse,  iu-8,  Munich,  1831  ;  —  de  la 
Bénédiction  et  de  la  Malédiction  de  la  créature, 
in-8,  Strasb.,  18"26  ;  —  de  la  Révolution  du  droit 
positif,  in-8,  Munich,  1832  j  —  Idée  chrétienne 
de  Ummortatité  en  opposition  avfc  les  doctrines 
«ou  chrétiennes,  in-8,  Wurtzb.,  1836,  —Leçons 
sur  une  théorie  future  du  sacrifice  et  du  culte, 
in-8,  Munich,  1836.  Nous  ne  parions  pas  de  ses 
écrits  purement  politiques  ou  théologiques.  X. 
BACON  (Roger)  naquit  probablement  en  1214 
dans  le  comté  de  Sommerset.  non  loin  d'Il- 
chester.  Sa  famille  était  noble  et  possédait 
une  grande  fortune,  qui  fut  compromise  dans 
les  guerres  civiles  du  temps.  Destiné  à  l'état 
ecclésiastique,  il  alla  étudier  à  l'université  d'Ox- 
ford ;  il  y  rencontra  des  maîtres  alors  célèbres, 
unis  entre  eux  par  l'amitié,  par  un  goût  com- 
mun pour  des  sciences  suspectes  et  dédaignées, 
et  par  l'indépendance  de  leur  caractère.  C'é- 
taient Robert  Bacon ,  Richard  Fisacre ,  Adam 
Marsh,  Edmond  Rich,  et  surtout  Robert  Grosse- 
Tête,  qui  devint  évêque  de  Lincoln,  et  resta 
jusqu'à  sa  mort  l'ami  et  le  protecteur  de  Ro- 
ger. L'école  d'Oxford  a  alors  son  originalité 
propre;  elle  est  indocile  au  joug  de  la  discipline 
scolastique,  et  encourt  souvent  les  arrêts  du 
pouvoir  ecclésiastique.  Ses  docteurs,  si  on  les 
compare  aux  autres,  sont  presque  de  libres  pen- 
seurs. Leurs  leçons  et  leurs  exemples  ne  furent 
pas  perdus  pour  le  jeune  clerc,  dont  le  caractère 
était  par  lui-même  peu  traitable,  et  dès  l'an- 
née 1233,  première  date  certaine  de  son  histoire, 
il  se  signalait  par  des  paroles  audacieuses  adres- 
sées au  roi  Henri  III,  réduit  à  subir  publique- 
ment les  remontrances  de  ses  barons  et  des 
membres  du  clergé.  Bientôt  après,  il  passa  en 
France,  et  vint,  comme  tous  les  savants  du 
temps,  demander  aux  écoles  de  Paris  le  titre  de 
docteur.  Il  arriva  dans  cette  ville  au  moment  où 
la  scolastique  y  jetait  le  plus  vif  éclat  ;  mysti- 
ques, péripatéticiens,  panthéistes,  averroïstes  et 
sceptiques  s'agitaient  autour  des  chaires  de  l^i- 
niversité  et  des  ordres  mendiants.  Au  lieu  de  pren- 
dre parti  au  milieu  de  ces  débats,  Roger  Bacon, 
fuyant  une  agitation  qu'il  jugeait  stérile,  choisit 
pour  maître  non  pas  un  de  ces  philosophes  dont 
l'histoire  a  conservé  le  nom,  mais  un  person- 
nage obscur  dont  lui-même  nous  a  fait  connaî- 
tre l'intéressante  figure.  C'est  un  solitaire,  nous 
dit-il,  qui  redoute  la  foule  et  les  discussions,  et 
se  dérobe  à  la  gloire  ;  il  a  l'horreur  des  que- 
relles de  mots  et  une  grande  aversion  pour  la 
métaphysique;  pendant  qu'on  disserte  bruyam- 
ment sur  l'universel,  il  passe  sa  vie  dans  son  la- 
boratoire, à  fondre  les  métaux,  à  manipuler  les 
corps,  à  inventer  des  instruments  utiles  à  la 
guerre,  à  l'agriculture,  aux  métiers  des  artisans. 
Il  n'est  pas  ignorant  pourtant  ;  mais  il  puise  sa 
science  a  des  sources  fermées  au  vulgaire  :  il  a 
des  ouvrages  grecs,  arabes,  hébreux,  chaldéens; 
il  cultive  l'alchimie,  les  mathématiques,  l'opti- 
que, la  médecine  j  il  apprend  à  son  disciple  les 
langues  et  les  sciences  méconnues,  et  par-des- 
sus tout  il  lui  donne  le  goût  et  l'habitude  d'ob- 
1  server,  de  ne  rien  dédaigner,  d'interroger  les 
simples  d'esprit,  et  de  se  servir  de  ses  mains 
autant  que  de  son  intelligence.  Pour  tout  dire, 
c'est  le  maître  des  expériences,  dominus  experi- 
mentorum.  le  plus  grand  génie  de  son  temps,  le 
seul  qui  puisse  diriger  l'esprit  moderne  à  la  re- 
cherche de  la  vérité.  Bacon  nous  apprend  qu'il 
est  Picard,  qu"il  s'appelle  Pierre  de  Maricourt; 
nous  avons  de  bonnes  raisons  de  croire  que  ce 
grand  homme  ignoré  est  l'auteur  d'un  petit  traité 


les  savants,  et  que  son  nom  est  bien  celui  qu'on 
lit  en  tète  do  cet  opuscule ,  Pierre  Péregrin. 
Pendant  qu'il  se  forme  auprès  de  ce  maître,  Ba- 
con reste  simple  clerc,  sans  entrer  dans  l'un  ou 
l'autre  des  deux  grands  ordres  mendiants,  pour 
lesquels  il  n'a  jamais  dissimulé  son  mépris.  Un 
peu  plus  tard,  un  événement  mal  connu  le  dé- 
cide à  prendre  la  robe  des  franciscains  ;  il  de- 
vait cruellement  s'en  repentir. 

Vers  1250  il  retourne  à  Oxford,  et  y  acquiert 
par  ses  travaux  «t  son  enseignement  une  renom- 
mée qui  a  laissé  un  souvenir  durable  dans  les 
légendes  populaires,  il  y  a  là  pour  lui  cinq  ou 
six  années  qui  sont  les  j)lus  belles  et  les  plus 
tranquilles  de  sa  vie.  Mais  peu  à  peu,  ses  har- 
diesses, son  dédain  pour  ses  confrères,  son  mé- 
pris pour  les  autorités  du  siècle,  et  son  zèle  à 
réformer  l'enseignement,  soulèvent  contre  lui  les 
défiances  et  bientôll'animosité  de  ses  supérieurs. 
Le  général  de  l'ordre  était  alors  Jean  de  Fi- 
danza,  le  mystique  auteur  de  Vitinerarium, 
l'homme  le  moins  disposé  à  comprendre  Bacon, 
et  à  lui  pardonner  son  indocilité.  En  1257  il 
force  Bacon  à  quitter  Oxford,  où  son  influence 
devenait  dangereuse,  et  lui  impose  une  retraite, 
ou  même  un  emprisonnement  dans  le  cou- 
vent des  Mineurs  à  Paris.  Pendant  dix  an- 
nées on  y  exerça  sur  lui  une  persécution  dont  il 
nous  a  laissé  le  lamentable  récit.  La  disci- 
pline tracassière  du  cloître,  avec  ses  rigueurs 
aggravées  pour  punir  un  rebelle,  fut  appliquée 
sans  pitié  à  ce  puissant  esprit  :  défense  d'écrire, 
d'enseigner,  d'avoir  des  livres,  et  à  chaque  dés- 
obéissance, les  châtiments  réservés  aux  écoliers 
mutins,  le  jeûne  au  pain  et  à  l'eau,  la  prison  et 
la  confiscation.  Pendant  ce  temps,  il  n'eut  qu'une 
consolation:  il  se  prit  d'affection  pour  un  novice 
pauvre  et  ignorant,  et  par  ses  leçons,  il  en  fit, 
assure-t-il,  un  des  grands  savants  du  siècle, 
parmi  lesquels  on  cherche  vainement  son  nom. 
Mais  il  y  avait  alors  dans  l'Église  un  prélat, 
tour  à  tour  soldat  et  légiste,  avant  d'être  prêtre, 
et  plus  éclairé  que  ces  moines  implacables:  c'é- 
tait Guy  de  Foulques,  archevêque,  cardinal,  et 
légat  du  pape  en  Angleterre.  Quelques  amis  de 
Bacon  implorèrent  son  assistance,  et  l'intéressè- 
rent au  sort  du  savant  religieux  ;  il  lui  écrivit 
avec  bonté,  l'encouragea;  mais  son  bon  vouloir 
échoua  contre  la  règle  du  cloître,  et  valut  à  son 
protégé  un  redoublement  de  rigueur.  Bacon 
semblait  à  jamais  condamné  à  la  réclusion, 
lorsque,  en  1265,  Guy  de  Foulques  devint  pape, 
sous  le  nom  de  Clément  IV.  Dès  l'année  sui- 
vante, il  écrivait  au  prisonnier  une  lettre  dont 
on  a  le  texte,  et  sans  oser  exiger  qu'on  le  mît 
en  liberté,  il  l'affranchissait  du  silence  qu'on  lui 
avait  imposé,  et  lui  ordonnait.  «  nonobstant 
toute  injonction  contraire  de  quelque  prélat  que 
ce  soit,  »  de  composer  un  ouvrage  où  il  expose- 
rait ses  idées,  et  de  le  lui  envoyer.  La  haine 
des  franciscains  n'en  fut  que  plus  irritée,  et, 
sans  désobéir  ouvertement  aux  ordres  du  souve- 
rain pontife,  ils  prirent  à  tâche  de  mettre  leur 
victime  hors  d'état  d'en  profiter.  Pour  travailler 
à  ce  livre,  qui  pouvait  le  sauver  et  faire  triom- 
pher ses  idées,  Bacon  aurait  eu  besoin  d'une  bi- 
bliothèque; il  lui  fallait  des  aides  pour  ses  ex- 
périences et  ses  calculs;  on  lui  refusait  tout, 
jusqu'au  parchemin  pour  écrire.  11  était  sans 
ressources;  il  avait  épuisé  le  peu  d'argent  qu'il 
tenait  de  sa  famille;  il  fut  réduit  à  mendier,  au- 
près de  son  frère  aîné,  qui,- ruiné  par  la  guerre 
civile,  ne  put  l'assister;  auprès  de  grands  per- 
sonnages qui  le  rebutèrent,  quoiqu'il  ieur  mon- 
trât l'ordre  du  pape  ;  il  dut  épuiser  la  bourse  de 
quelques  amis,  pauvres  comme  lui,  et  qu'il  se 
désespérait  de  condamner  à  la  gêne.  Voilà  quel 


BACO 


—  138  — 


BACO 


fut  le  douloureux  cnfanlement  de  VOpus  majus, 
qui  en  1267  fut  confié  à.  son  disciple  bien-aimc, 
pour  qu'il  le  remît  lui-même  entre  les  mains  du 
souverain  pontife.  Comme  le  voyage  était  long 
et  dangereux,  comme  la  réponse  du  pape  se  fai- 
sait attendre,  Bacon  le  fit  suivre  de  deux  autres 
ouvrages  considérables,  VOpus  mmus  et  VO/ms 
ieriium,  où  se  trouve,  en  guise  d'épître  dédi- 
catoire,  le  touchant  récit  de  ses  infortunes, 
qu'on  a  justement  comparé  à  Vllisloria  calami- 
tatum  d'un  autre  persécuté.  Enfin,  le  pape,  sans 
doute  frappé  d'admiration  cour  ce  courage  et  ce 
génie,  usa  de  son  autorité  souveraine;  Bacon 
fut  libre;  il  put  quitter  Paris  et  retourner  à 
Oxford;  il  avait  un  protecteur  puissant,  décide 
à  seconder  ses  projets  de  réforme,  et  il  songeait 
avec  son  aide  à  donner  à  l'enseignement  une 
impulsion  qui  changerait  la  face  du  siècle.  Mais 
ce  rêve  fut  court;  des  1268,  Clément  IV  mourut, 
et  les  grands  projets  de  Bacon  n'eurent  plus 
d'appui. 

Il  restait  donc  seul  en  face  des  rancunes  de 
ses  ennemis  ;  et  rien  n'indique  qu'il  se  soit 
soucié  de  ne  pas  les  braver.  On  le  perd  de  vue 
pendant  quelques  années.  Mais,  en  1278,  le  suc- 
cesseur de  saint  Bonaventure,  Jérôme  d'Ascoli, 
esprit  étroit  et  disposé  à  la  tyrannie  par  carac- 
tère autant  que  par  politique,  convoque  un  cha- 
pitre général  de  l'ordre,  y  condamne  Jean  d'O- 
live, et,  après  lui,  «  Roger  Bacon,  Anglais,  maître 
en  théologie,  »  et  le  fait  jeter  en  prison.  Bacon  y 
resta  cette  fois  quatorze  années.  Il  n'est  pas  dif- 
ficile de  découvrir  les  motifs  de  cette  sentence. 
Bacon  est  un  révolté;  il  n'aime  ni  son  ordre  ni 
son  temps;  il  raille  sans  révérence  Alexandre 
de  Halès,  la  grande  gloire  des  franciscains,  ra- 
baisse Albert  et  Thomas,  dont  les  dominicains 
étaient  si  fiers,  et  confond  dans  un  commun 
mépris  les  chefs  des  deux  ordres.  Il  s'attaque  à 
l'Église,  reproche  à  la  curie  romaine  ses  moeurs 
dissolues,  son  avidité,  ses  scandales  ;  au  clergé, 
son  ignorance;  il  n'épargne  pas  même  les  pou- 
voirs politiques  et  les  légistes  alors  si  puissants, 
et  enfin  il  soulève  contre  lui  le  peuple  haineux 
des  écoles  dont  il  condamne  la  science  stérile. 
Il  est  le  vrai  précurseur  de  la  Réforme,  l'un  des 
promoteurs  de  ce  mouvement  de  liberté,  qui  a 
ses  origines  jusque  dans  les  profondeurs  du 
moyen  âge,  et  qui  commence  au  moins  à  Grosse- 
Tête,  pour  aboutir  à  Wiclef.  Mais  à  tous  ces 
griefs  il  faut  joindre  un  prétexte  qu'on  saisit 
avec  empressement.  Non-seulement  Bacon  croit 
à  l'astrologie  —  qui  n'y  croit  pas  au  xiii"  siècle? 
—  mais  il  complique  cette  erreur  d'une  doctrine, 
particulièrement  odieuse  à  l'Église,  qui  l'a  tou- 
jours poursuivie,  qui  la  condamna  encore  en 
1303  dans  la  personne  de  l'averroïste  Jean  d'A- 
bano,  et  qu'il  avait  empruntée  à  l'Arabe  Albu- 
mazar.  Il  croyait,  avec  cet  astronome  et  avec 
Averroès,  qu'il  y  a  des  rapports  nécessaires  en- 
tre les  conjonctions  des  planètes  et  Tapparition 
des  religions,  dont  il  rattachait  ainsi  l'origine 
aux  phénomènes  réguliers  de  la  nature.  Voilà 
quelle  fut  la  cause  apparente  de  sa  condamna- 
tion, prononcée,  dit  l'historien  de  l'ordre,  prop- 
ter  quasdam  novitatcs  suspectas. 

A  partir  de  ce  moment.  Bacon  disparaît  ;  il 
est  enseveli  dans  quelque  cachot  d'un  couvent 
d'Angleterre  ou  de  France,  et  jusqu'en  1292  il 
n'écrit  plus  une  ligne.  Cette  année,  Jérôme 
d'Ascoli,  devenu  pape  sous  le  nom  de  Nicolas  IV, 
vient  à  mourir;  Raymond  Gaufredi  lient  à  Pa- 
ris un  çrand  chapitre  de  l'ordre,  pour  réparer 
les  sévérités  de  l'assemblée  de  1278.  Jean  d'O- 
live est  renvoyé  en  paix  et  Bacon  rendu  à  la  li- 
berté. Il  en  profite  pour  commencer,  à  soixante- 
dix-huit  ans,  un  grand  ouvrage,  dont  on  trouve 


des  fragments  manuscrits,  et  qui  probablement 
ne  fut  jamais  achevé.  Il  n'y  dément  pas  la  foi 
de  toute  sa  vie;  mais  une  sorte  de  mélancolie 
a  remplacé  la  fougue  de  ses  premiers  écrits.  On 
ignore  l'année  de  sa  mort,  qu'on  peut  placer  avec 
vraisemblance  vers  1294.  La  haine  s'acharna  sur 
sa  mémoire  :  ses  ouvrages  proscrits  furent  dis- 
persés ou  anéantis  ;  on  en  trouve  des  débris 
épars  dans  plusieurs  bibliothèques.  L'imagina- 
nation  populaire  lui  fut  plus  clémente;  elle  l'a- 
dopta en  l'accommodant  à  son  goût  pour  le  mer- 
veilleux, et  le  philosophe  hardi  fut  transformé 
en  magicien  occupé  de  sortilèges. 

Si  on  consulte  les  bibliographes,  tels  que 
Baie,  Pits,  Wadding,  on  est  étonné  du  nombre 
prodigieux  des  écrits  attribués  à  Roger  Bacon. 
En  interrogeant  les  manuscrits  conservés  en  An- 
gleterre et  en  France,  on  découvre  qu'ils  ont 
multiplié  les  textes  au  gré  de  leur  fantaisie,  et 
changé  de  simples  chapitres  en  traités  de  lon- 
gue haleine.  Somme  toute,  l'œuvre  capitale  du 
«  docteur  admirable  »  se  compose  de  cinq  gran- 
des compositions  qui  souvent  se  répètent,  qui 
toujours  se  complètent,  et  qui  renferment  toute 
rencyclopédie  des  sciences,  telle  qu'il  la  conce- 
vait. Ce  sont  :  1°  VOpus  maïus  en  sept  parties, 
qui  forment  autant  de  traites  sur  les  causes  des 
erreurs,  la  dignité  de  la  philosophie,  la  gram- 
maire, les  principes  des  mathématiques,  la  pers- 
pective, la  science  des  expériences  et  la  morale; 
2°  VOpus  minus  avec  six  parties,  une  introduc- 
tion, un  traité  d'alchimie  pratique,  un  résumé 
de  VOpus  majus,  un  opuscule  sur  les  sept  dé- 
fauts de  la  théologie,  un  essai  A' Alchimie  spé- 
culative, et  d'Astronomie;  3°  VOpus  tertium  en 
cinq  sections,  une  épître  à  Clément  IV,  un  traité 
des  langues,  de  logique,  de  mathématiques,  de 
physique  et  enfin  de  métaphysique  et  de  mo- 
rale. Plusieurs  de  ces  parties,  et  entre  autres  la 
quatrième,  où  se  trouve  toute  la  philosophie  de 
Bacon,  ont  été  conservées  à  peu  près  intactes  ;  il 
reste  quelques  débris  des  autres.  Ces  trois  pre- 
miers ouvrages  ont  été  écrits  pendant  les  années 
1267  et  1268;  4°  Compendium  philosophiœ 
(1272),  en  six  parties,  qui  répètent  souvent  les 
ouvrages  précédents:  toutefois  l'introduction  est 
d'un  grand  intérêt.  Bacon  y  attaque  violemment 
les  universités,  l'Église,  les  légistes  et  même  les 
souverains;  5°  Compendium  studii  theologiœ 
(1292),  le  dernier  ouvrage  de  Bacon,  dont  il 
reste  quekjues  fragments.  Outre  ces  vastes  com- 
positions, il  faut  citer  des  commentaires  sur  la 
physique  et  la  métaphysique  d'Aristote,  dont  le 
manuscrit  est  à  Amiens,  et  des  traités  sur  le  ca- 
lendrier. On  a  imprimé  de  lui  plusieurs  opus- 
cules :  de  Mirabili  potcstate  artis  et  naturœ; 
de  Retardandis  senectutis  accidcntibus ;Perspec- 
tiva,  simple  extrait  de  VOpus  majus.  On  doit  à 
Jebb  une  belle  édition  de  ce  dernier  ouvrage 
(Londres^  1733,  réimprimé  à  Venise  en  1750), 
que  l'éditeur  anglais  a  défiguré  en  y  introdui- 
sant un  traité  qui  appartient  à  VOpus  tertium, 
en  mutilant  la  troisième  partie,  et  en  suppri- 
mant la  septième  doi.t  il  existe  pourtant  des  ma- 
nuscrits. On  a  publié  à  Londres  en  18.)9  un  pre- 
mier volume  des  Œuvres  inédites  de  Roger 
Bacon  ;  cette  publication,  entreprise  par  ordre 
du  Parlement,  a  été  faite  sans  critique  et  avec 
une  connaissance  imparfaite  des  manuscrits.  La 
suite  s'en  fait  attendre  depuis  quatorze  ans. 

Ces  ouvrages  permettent  de  rendre  à  Roger 
Bacon  la  place  qui  lui  appartient  parmi  les  plus 
grands  philosophes  du  xiii'-"  siècle,  dont  il  se  dis- 
lingue par  sa  singulière  originalité.  Son  mérite 
éminent  n'est  pas  dans  une  doctrine  nouvelle, 
mais  plutôt  dans  une  critique  des  méthodes  et 
des  doctrines  de  son  temps.  C'est  un  homme  de 


BACO 


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BAGO 


Ilenaissanco  perdu  parmi  les  scolastiqucs  :  il 
l'S  passions,  les  préjugés,  les  illusions  mêmes 
(lu  XVI*  siècle;  il  y  joint  le  génie  d'un  rélorma- 
irur  ;  il  no  lui  a  manciué  que  le  succès.  Sur  un 
seul  point  important,  il  semble  d'accord  avec  ses 
contemporains  :  il  professe  que  la  philosophie 
et  la  théologie  sont  une  seule  et  même  science, 
et  ne  dilTèrent  que  comme  la  main  ouverte  do 
la  main  fermée;  mais  en  cela  môme,  il  a  son 
sentiment  propre,  qui  ne  ressemble  en  rien  à 
celui  qui  domine.  C'est  une  alliance  et  non  pas 
un  esclavage  qu'il  propose  à  la  philosophie;  il 
veut  la  rendre  plus  respectable  sans  rien  lui 
ôter  de  sa  liberté.  Dans  ce  but,  il  emprunte  à 
Averroès,  en  la  modifiant  toutefois,  sa  théorie 
de  l'intelligence  active  :  il  y  a  une  raison  uni- 
que qui  communique  le  mouvement  à  tous  les 
esprits  et  les  fait  passer  de  la  puissance  à  l'acte; 
c'est  Dieu  lui-même  qui  éclaire  toutes  les  intel- 
ligences comme  la  lumière  éclaire  tous  les  yeux. 
Il  y  a  donc  une  vraie  révélation  qui  instruit  en 
tout  temps  et  en  tous  lieux  les  sages  et  les  sa- 
vants; elle  ne  manque  pas  à  ceux  qui  ignorent 
ou  refusent  celle  qui  s'est  transmise  par  les  li- 
vres saints;  et  elle  a  aussi  des  vérités  sacrées, 
habet  sacralissimas  verilales.  Tout  ce  qui  est 
raisonnable  est  donc  divin  ;  la  science  et  la  reli- 
gion ne  sont  que  deux  rayons  de  la  même 
clarté,  una  sapientia  in  utvaquc  relucens,  et 
Platon,  Aristole,  voire  même  Avicenne  et  Albu- 
mazar,  des  précurseurs  ou  des  interprètes  de 
ce  christianisme  universel.  Les  philosophes  se 
sont  parfois  trompés,  mais  les  saints  ne  sont  pas 
I  non  plus  infaillibles.  Bacon  a  pour  la  science 
■  tant  d'enthousiasme,  que,  non  content  de  la  rat- 
tacher à  une  origine  divine,  il  la  confond  avec  la 
vertu,  et  soutient  cette  proposition  qu'assuré- 
ment il  n'a  pas  trouvée  chez  Aristote:  que  le 
méchant  n'est  qu'un  ignorant,  et  que  le  vrai 
c'est  le  bien.  Il  ne  comprend  donc  pas  tout  à 
fait  la  philosophie  comme  les  docteurs  de  l'é- 
cole; il  accepte  encore  moins  la  méthode  qu'ils 
y  appliquent. 

Cette  méthode,  on  le  sait,  a  pour  principe  l'au- 
torité de  quelques  livres,  et  pour  procède  le  rai- 
sonnement par  déduction.  Bacon  n'admet  la  tra- 
dition et  le  syllogisme  qu'avec  beaucoup  de 
réserve,  et  préfère  à  l'une  et  à  l'autre  la  sim- 
ple expérience.  D'abord  où  trouver  une  autorité 
qui  soit  incontestable?  Les  livres  saints  sont-ils 
bien  compris,  bien  traduits?  Les  Pères  de  l'É- 
glise sont-ils  toujours  d'accord,  et  saint  Augus- 
tin et  saint  Jérôme  n'avouent-ils  pas  qu'ils  se 
sont  trompés,  ne  se  rétractent-ils  pas?  Parmi  les 
philosophes,  il  y  en  a  trois  qui  dépassent  de 
beaucoup  tous  les  autres,  Aristote,  Avicenne, 
Averroès.  Est-il  défendu  de  les  contredire?  Mais 
Aristote  enseigne  parfois  des  erreurs,  et  d'ail- 
leurs qui  peut  se  reconnaître  dans  ses  ouvrages 
mutilés,  défigurés  par  d'ineptes  traductions:  «  Il 
vaudrait  bien  mieux  qu'ils  ne  fussent  jamais  ve- 
nus aux  mains  des  Latins,  et  quant  à  moi,  s'il 
m'était  permis  d'en  disposer,  je  les  ferais  tous 
briller  :  car  ils  ne  servent  qu'à  faire  perdre  le 
temps,  à  embrouiller  l'esprit  et  à  propager  l'i- 
gnorance. »  Avicenne  et  Averroès  sont  des  gui- 
des bien  moins  sûrs  encore:  de  l'un,  on  n'a  que 
sa  philosophie  populaire,  et  non  pas  son  grand 
traité  de  la  Philosophie  orientale,  le  seul  où  il 
ait  divulgué  sa  pensée;  et  quant  à  l'autre,  il 
commet  des  erreurs  si  prodigieuses,  qu'on  ne 
sait  où  il  a  pu  trouver  les  grandes  vérités  qu'il  y 
mêle.  Il  resterait  donc,  pour  régenter  la  pensée, 
les  docteurs  modernes,  les  chefs  des  franciscains 
et  des  dominicains,  un  Alexandre  de  Halès  dont 
la  Somme  pourrit  dans  la  bibliothèque  des  Pères 
mineurs,  un  Albert  qui  ignore  les  langues  sa- 


vantes, n'entend  rien  à  la  physique,  et  dont  on 
résumerait  les  gros  volumes  en  quelques  pages; 
ou  enfin  un  Thomas  qui  est  devenu  maître 
avant  d'avoir  été  élève.  Voilà  les  gens  à  qui  il 
faut  soumettre  sa  pen.sée,  et  donner  plus  de  cré- 
dit qu'on  n'en  a  jamais  accordé  au  Christl  Sans 
doute  la  foule  les  admire  ;  mais  la  foule  est 
slupide,  entichée  do  préjugés,  rebelle  à  toute 
nouveauté,  et  prompte  à  maudire  ceux  qui  la 
s(M'vent;  c'est  elle  qui  après  avoir  été  éclairée 
jx'ndant  deux  ans  par  les  prédications  de  Jésus, 
l'abandonna  et  s'écria  :  Crucifiez-le  1  Le  consen- 
tement du  peuple,  c'est  la  marque  certaine  de 
l'erreur.  Ces  protestations.  Bacon  les  répète 
pendant  vingt-cinq  ans  avec  une  constance  qui 
tourne  à  la  monotonie  :  quand  il  énumère. 
avant  son  homonyme,  les  causes  de  l'erreur,  il 
en  signale  quatre,  toujours  les  mêmes  :  la  fausse 
autorité,  la  routine,  la  stupidité  du  vulgaire,  et 
le  sot  orgueil  des  savants;  il  connaît  le  mal  de 
son  siècle,  il  l'a  nommé  et  flétri  de  toute  façon, 
et  quand  il  parle  froidement,  en  philosophe,  il 
juge  l'autorité  d'un  seul  mot  décisif  :  elle  n'a  pas 
de  valeur,  si  on  ne  la  justifie  pas,  non  sapit 
nisi  datur  ejus  ratio. 

Le  raisonnement  n'a  pas  les  mêmes  défauts, 
mais  il  est  incomplet  par  lui-même.  II  convainc 
sans  instruire ,  et  souvent  il  établit  l'erreur 
avec  la  même  rigueur  que  la  vérité;  enfin  ses 
conclusions  les  plus  certaines  ne  sont  pour- 
tant que  des  hypothèses  si  on  ne  les  vérifie  pas. 
L'expérience  seule  supplée  à  ces  lacunes,  et  de 
plus  elle  se  suffit  à  elle-même,  tandis  que  ni 
l'autorité  ni  le  raisonnement  ne  peuvent  se  passer 
d'elle.  Rien  n'est  au-dessus  d'elle  :  lorsque  Aris- 
tote affirme  que  la  connaissance  des  raisons  et 
des  causes  la  dépasse,  il  parle  de  l'expérience 
vulgaire  et  inférieure,  qui  est  à  l'usage  des  ar- 
tisans, qui  ne  connaît  ni  sa  puissance  ni  ses 
procédés  :  celle  dont  il  est  ici  question  est  pro- 
pre aux  savants,  ou  plutôt  elle  est  la  science 
maîtresse,  et  «  elle  s'étend  jusqu'à  la  cause 
qu'elle  découvre  par  l'observation.  »  Elle  a,  par 
rapport  aux  autres  sciences,  trois  grandes  pré- 
rogatives :  elle  les  contrôle  en  vérifiant  leurs 
conclusions;  elle  les  complète  en  leur  fournis- 
sant des  principes,  auxquels  elles  ne  peuvent  at- 
teindre ;  elle  les  ciépasse  parce  qu'elle  embrasse 
le  passé  et  l'avenir.  En  un  mot,  hœc  est  domina 
scienliarum  omnium  et  finis  lotiiis  speculalio- 
nis.  Voilà  donc  un  fait  mémorable  dans  l'histoire 
de  l'esprit  humain  :  c'est  la  première  fois  qu'on 
signale  avec  précision  cette  expérience  savante, 
«  qui  s'étend  jusqu'aux  causes,»  et  qu'on  la  pro- 
pose comme  une  puissance  plus  féconde  que 
l'interprétation  d'un  texte  ou  un  raisonnement 
abstrait. 

La  scolastique  est  jugée  depuis  longtemps,  et 
il  n'y  a  pas  grand  mérite  aujourd'hui  à  en  dé- 
couvrir les  défauts.  Bacon  les  a  aperçus,  comme 
s'il  avait  eu  d'autres  lumières  que  ses  contem- 
porains, et  d'avance  il  a  tracé  le  programme 
d'une  réforme  aujourd'hui  consommée.  Il  ne  se 
borne  pas  à  dénigrer  son  temps,  il  voudrait 
remplacer  ce  qu'il  blâme,  et  passionner  les  es- 
prits pour  l'idéal  qu'il  entrevoit.  D'abord  il  nous 
révèle,  en  la  combattant,  la  prodigieuse  illusion 
de  cette  génération  qui  de  bonne  foi  croyait 
avoir  achevé  la  philosophie  et  la  science,  et  at- 
teint la  dernière  limite  du  vrai  et  du  bien.  Il  la 
rappelle  à  la  modestie,  et  essaye  de  lui  prouver 
qu'elle  ne  sait  rien,  que  «les  Latins  »  n'ont  ja- 
mais rien  produit  d'excellent,  et  qu'il  n'y  a  eu 
dans  le  monde  que  trois  civilisations  fécondes, 
celle  des  Hébreux,  des  Grecs  et  des  Arabes. 
«Voilà,  dit-il,  nos  vrais  ancêtres;  nous  devons 
être  leurs  fils  et  leurs  héritiers.  »  Non  pas  qu'il 


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BAGO 


faille  s'arrêter  au  point  où  ils  ont  cessé  de  tra- 
vailler :  ils  ont  plante  l'arbre  de  la  science,  c'est 
à  d'autres  à  lui  faire  produire  tous  ses  rameaux 
et  tous  SCS  fruits^  la  tâche  est  infinie,  «  et  quand 
un  homme  vivrait  pendant  des  milliers  de  siè- 
cles ,  il  apprendrait  toujours  sans  parvenir  à  la 
perfection  de  la  science.  »  Les  anciens  sont  donc 
nos  maîtres,  à  condition  qu'on  les  dépasse,  et, 
en  réalité,  «  ce  sont  les  derniers  venus  qui  sont 
les  anciens,  puisqu'ils  profitent  des  travaux  de 
ceux  qui  les  ont  précédés.  »  Ainsi,  il  propose 
à  des  esprits  satisfaits  de  leur  immobilité  la 
perspective  du  progrès,  et  en  trouve  une  for- 
mule presque  aussi  nette  que  celle  de  Pascal. 
Mais,  en  attendant,  il  comprend  qu'il  faut  faire 
sortir  de  son  isolement  la  civilisation  chrétienne, 
exposée  à  mourir  d'inanition,  depuis  qu'elle  a 
brisé  la  chaîne  des  traditions  de  l'antiquité.  11 
veut  la  retremper  aux  sources  du  génie  grec, 
hébreu,  arabe,  lui  faire  connaître  tant  d'ouvra- 
ges, écrits  dans  des  idiomes  qu'elle  ne  comprend 
pas.  lui  rendre  avec  un  Aristote  authentique  les 

fihilosophes  de  la  Grèce,  et  tous  les  Juifs,  et  tous 
es  Arabes  qui  ont  traauit,  commenté  ou  déve- 
loppé leurs  doctrines.  Lui-même  a  appris  l'hébreu, 
le  chaldéen,  l'arabe,  le  grec:  il  a  fait  chercher 
partout  des  livres  ;  mais  il  faudrait  pour  cette 
œuvre  la  richesse  et  la  puissance  d'un  roi  ou 
d'un  pape  ;  il  y  a  là  des  trésors  que  l'Orient  ré- 
serve aux  peuples  latins,  et  Bacon  se  désespère 
de  rindifl"érence  qui  en  fait  négliger  la  recher- 
che. Qu'on  ouvre  des  écoles,  qu'on  cherche  des 
maîtres,  qu'on  l'emploie  lui-même,  et  qu'on 
inscrive  surtout  au  premier  rang  parmi  les  étu- 
des obligatoires  «  celle  des  langues  savantes.  » 
Il  pressent  donc  et  il  appelle  la  révolution  que 
le  xvi°  siècle  consommera  en  retrouvant,  par  de- 
là les  ténèbres  du  moyen  âge,  les  grandes  lu- 
mières du  génie  antique. 

On  ne  peut  adresser  à  la  scolastique  aucun 
autre  reproche  que  Bacon  ne  lui  ait  déjà  fait, 
souvent  en  l'exagérant.  Les  scolastiques  se  dé- 
fient des  mathématiques,  qu'ils  confondent  vo- 
lontiers avec  la  magie;  il  les  exalte,  et  dans  son 
plan  d'études,  il  leur  donne  la  première  place 
après  la  connaissance  des  langues.  Ils  ont  le  culte 
de  la  logique  abstraite  ;  il  la  dédaigne,  estime  que 
l'homme  le  plus  simple  en  remontrerait  aux 
raisonneurs  de  profession,  et  va  jusqu'à  mettre 
au-dessus  de  tout  VOrganon  d'Aristote,  ses  deux 
traités  de  la  Rhétorique  et  de  la  Poétique,  qui 
sont,  dit-il,  sa  véritable  et  pure  logique.  Le 
même  contraste  entre  leur  pensée  et  la  sienne 
éclate  dans  l'idée  qu'il  se  fait  de  l'usage  des 
sciences  :  il  les  apprécie  surtout,  en  véritable 
Anglais,  parce  qu'elles  contribuent  au  bien-être 
et  aux  agréments  de  la  vie.  La  métaphysique, 
qu'il  a  pourtant  approfondie,  lui  paraît  devoir 
être  une  sorte  de  philosophie  des  sciences,"  com- 
prenant les  idées  qui  leur  sont  communes^  et 
propre  à  leur  donner  leur  forme,  leurs  limites 
et  leur  méthode.  »  A  la  physique  générale,  celle 
d'Aristote  et  de  l'école,  il  préfère  l'alchimie,  non 
pas  seulement  celle  qui  poursuit  la  transmuta- 
tion des  métaux,  mais  celle  qu'il  appelle  théo- 
rique, qui  traite  aes  combinaisons  des  minéraux, 
de  la  structure  des  tissus  des  animaux  et  des 
végétaux,  et  qui  est  profondément  ignorée  dans 
les  universités.  En  toute  chose  il  tient  en  honneur 
les  sciences  qu'on  dédaigne,  et  qui  peuvent  s'appli- 
q.uer  à  la  construction  des  villes  et  des  mai- 
sons, à  la  fabrication  de  machines  destinées  à 
augmenter  la  puissance  de  l'homme,  à  l'art  de 
cultiver  la  terre  et  d'élever  des  troupeaux,  à 
la  connaissance  et  à  la  mesure  du  temps;  on 
peut  même  dire,  sans  forcer  sa  pensée,  qu'il  de- 
vine quel  essor  elles  peuvent  donner  à  l'industrie 


humaine.  Bref,  il  est,  comme  on  l'a  écrit,  un 
positiviste  à  sa  manière.  11  a  pourtant  le  senti- 
ment de  la  forme  littéraire  ;  il  fait  des  efforts, 
le  plus  souvent  inutiles,  pour  retrouver  en  écri- 
vant les  traditions  de  l'antiquité  ;  il  déplore  le 
langoge  barbare  des  auteurs,  sans  pouvoir  en 
employer  un  beaucoup  meilleur;  il  gémit  de  leur 
dédain  pour  la  «  beauté  rhétorique,  »  se  raille 
du  mauvais  goût  des  prédicateurs  et  de  la  gros- 
sièreté des  chants  d'église.  L'antiquité,  si  peu 
qu'il  l'ait  connue,  réveille  en  lui  cette  délica- 
tesse^ et  il  n'est  pas  moins  révolté  de  la  pau- 
vreté de  la  forme  que  de  la  stérilité  du  fond. 

Ses  doctrines  philosophiques,  il  est  facile 
de  le  prévoir,  sont  surtout  remarquables  par 
leur  caractère  critique:  il  semble  moins  dési- 
reux de  résoudre  les  questions  alors  agitées  que 
de  les  supprimer,  ou  du  moins  de  les  simplifier. 
Il  ne  manque  pas  de  subtilité  ni  de  profondeur, 
mais  il  n'a  pas  le  génie  de  saint  Thomas  ou  de 
Duns  Scot.  Ses  opinions  l'inclinent  naturelle- 
ment vers  le  nominalisme,  mais  il  a  des  retours 
imprévus  vers  l'autre  doctrine,  et  généralement 
il  prend  le  contre-pied  des  tnéories  thomistes. 
Voici,  du  reste,  un  court  exposé  de  ses  idées 
sur  l'universel,  sur  la  matière  et  la  forme,  sur 
la  connaissance. 

Les  idées  universelles  sont  l'objet  de  la  science  ; 
si  elles  sont  de  simples  mots,  la  science  n'est 
qu'une  combinaison  de  paroles;  si  elles  sont  de 
pures  conceptions,  elle  n'a  pas  de  valeur  hors 
de  l'esprit,  et  Bacon  repousse  ces  deux  opinions 
qui  la  détruisent.  D'un  autre  côté,  il  est  con- 
vaincu que  l'individu  seul  est  réel;  il  a  même 
le  vif  sentiment  de  la  personnalité,  et  l'exprime 
d'une  manière  qui  n'est  pas  commune  en  son 
temps.  Il  veut,  dit-il,  se  fonder  sur  la  dignité 
de  l'individu,  super  dignitalem  individui.  Le 
monde  a  été  fait  pour  des  individus  et  non  pour 
l'homme  universel;  ce  sont  des  personnes  et 
non  des  universaux  qui  ont  été  rachetées  par  un 
Dieu,  et  quand  il  n'y  en  aurait  qu'une  seule, 
elle  vaudrait  mieux  que  tous  les  universaux  du 
monde.  L'espèce  et  le  genre  ne  sont-ils  donc 
que  des  abstractions  ?  Non  ;  l'individu  est  dou- 
ble, et  il  y  a  en  lui  deux  sortes  de  caractères  : 
les  uns  lui  sont  propres,  constituent  son  unité 
et  son  identité,  et  subsisteraient  encore  quand 
même  il  serait  seul  ;  les  autres  lui  sont  pour 
ainsi  dire  extérieurs  et  résultent  de  sa  ressem- 
blance avec  d'autres  êtres;  les  uns  ont  en  eux- 
mêmes  une  existence  fixe  et  absolue  ;  les  autres. 
sans  être  tout  à  fait  des  accidents,  ne  sont  pas 
cependant  l'essence  même  des  choses  auxquelles 
ils  appartiennent  ;  en  d'autres  termes,  d'un 
côté  il  y  a  un  être,  et  de  l'autre  un  rapport.  Les 
universaux  sont  des  rapports  ;  mais  des  rapports 
entre  des  choses  réelles  sont  très-réels  ;  ce  n'est 
pas  l'esprit  qui  les  crée,  en  les  connaissant;  ils 
subsistent  aussi  bien  que  les  termes  qu'ils  re- 
lient. 

Mais,  parmi  les  idées  universelles,  il  en  est 
deux  qui  préoccupent  toutes  les  écoles  depuis 
qu'elles  connaissent  la  physique  et  la  métaphy- 
sique d'Aristote.  Les  docteurs  y  ont  lu  que  toute 
substance  est  composée  de  matière  et  de  forme, 
et  que,  par  exemple,  pour  réaliser  une  sphère 
d'airain,  il  faut  la  matière,  c'est-à-dire  l'airain 
lui-même,  et  la  forme  qui  la  fait  passer  de  la 
puissance  à  l'acte.  Voilà  des  universaux  bien  plus 
mystérieux  que  ceux  de  Porphyre,  et  une  belle 
occasion  pour  les  philosophes  de  poser  des  «  ques- 
tions »  et  de  satisfaire  leur  penchant  à  réaliser  des 
abstractions.  Y  a-t-il  une  ou  plusieurs  matières, 
une  ou  plusieurs  formes,  l'un  de  ces  éléments 
subsiste-t-il  sans  l'autre,  l'âme  les  réunit-elle,  et 
comment  se  combinent-ils  pour  former  un  indi- 


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vidu?  Bacon  soutient  contre  les  thomistes  que 
dans  la  réalité,  il  n'y  a  ni  matière  ni  forme, 
mais  seulement  des  substances  composées  de 
l'une  et  do  l'autre:  il  n'y  en  a  pas  d'autres  ni  sur 
la  terre,  ni  dans  le  ciel,  ni  dans  Tàme  humaine, 
qui  elle-même,  si  elle  est  quelque  chose^  est  à  la 
l'ois  matière  et  forme.  Séparer  ces  deux  éléments 
l'un  de  l'autre,  et  tous  deux  do  la  substance, 
c'est  isoler  la  toile,  les  couleurs  et  le  tableau. 
Il  professe  donc  avec  Avicehron  qu'il  y  a  une 
matière  spirituelle,  comme  il  y  en  a  une  corpo- 
relle ;  et  il  n'y  a  aucune  contradiction  dans  ces 
termes,  si  on  prend  le  mot  de  matière  au  sens 
où  il  l'entend.  Maintenant,  chaque  substance  a 
en  elle  un  principe  d'individualité  et  de  difle- 
rence,  et  il  n'y  a  de  commun  entre  elles  toutes, 
que  l'unité  du  genre  et  non  celle  de  l'être.  Si 
l'on  soutient  qu'il  y  a  en  toutes  choses  un  élé- 
ment identique  qui  persiste  malgré  d'apparentes 
diversités,  on  est  obligé  de  choisir  entre  l'opi- 
nion d'Avicebron  et  d'Averroès ,  et  celles  des 
thomistes.  Les  uns  appellent  matière  ce  prin- 
cipe universel  qui  se  retrouve  le  même  dans 
chaque  être,  qui  dès  lors  devient  infini,  éternel, 
et  par  suite  égal  à  Dieu  ou  Dieu  lui-même;  les 
autres  confondent  tous  les  êtres  dans  l'unité 
d'un  même  principe  formel,  qui  est  Dieu  lui- 
même,  qui  sans  cesse  fait  passer  la  matière  de 
la  puissance  à  l'acte,  ou,  pour  mieux  dire,  est 
l'acte  de  la  matière,  s'engendre  et  périt  avec 
chaque  corps,  de  façon  que  l'univers  n'est  que 
l'acte  de  Dieu.  La  vérité  c'est  que  toutes  les 
choses  créées  ont  en  elles-mêmes  leurs  principes 
d'existence,  tous  individuels,  et  que  tous  les 
phénomènes  naturels  s'expliquent  par  leurs  pro- 
priétés absolues.  Hors  d'elles,  il  n'y  a  que  la 
cause  première,  la  cause  efficiente  qui  n'est  ni 
la  forme,  ni  la  matière  du  monde,  mais  l'arti- 
san et  l'exemplaire  qui  dirige  les  opérations  de 
la  nature  vers  une  fin  que  Dieu  seul  connaît,  et 
réalise  par  elle.  C'est  dans  le  monde  lui-même 
qu'il  faut  chercher  le  secret  de  ses  lois.  Ces  con- 
clusions ne  tendent  à  rien  moins  qu'à  ruiner  la 
théorie  des  formes  substantielles,  et  des  causes 
occultes,  dont  Bacon  se  moque  ouvertement,  à 
simplifier  les  questions  de  la  science  en  les  sé- 
parant des  hypothèses  métaphysiques,  et  à  sup- 
primer les  spéculations  de  l'école  sur  les  sub- 
stances séparées,  et  sur  le  principe  d'individua- 
tion.  On  sait  quelles  disputes  a  soulevées  ce 
dernier  problème,  avant  et  après  Bacon.  Pour 
lui,  il  n'existe  pas.  Ce  qui  constitue  l'individu, 
ce  n'est  pas  la  matière,  comme  l'enseigne  saint 
Thomas,  ni  la  forme,  comme  Boèce  l'a  prétendu  : 
l'individu  est  à  lui-même  sa  propre  cause  après 
Dieu;  il  est  tel  parce  qu'il  existe,  parce  que 
l'existence  est  individuelle  ;  se  demander  pour- 
quoi, c'est  chercher  pourquoi  il  y  a  quelque 
chose,  c'est  vouloir  forcer  la  pensée  à  remonter 
au  delà  de  l'être,  «c'est  remuer  une  question 
absurde.  »  Cette  solution  sera  celle  d'Ockam, 
celle  de  Fénelon  lui-même.  En  admettant  qu'elle 
ne  soit  pas  la  bonne,  il  est  certain  qu'on  n'en  a 
trouvé  guère  de  meilleure,  même  après  les  dis- 
sertations des  scotistes  sur  Vhacceitc. 

La  doctrine  des  idées  représentatives,  ou  des 
espèces,  qui  n'est  guère  contestée  au  moyen  âge, 
n'a  pas  trouvé  grâce  devant  Bacon,  et  ses  tra- 
vaux sur  ce  sujet  mériteraient  d'être  plus  con- 
nus. Les  scolastiques  admettent,  bien  persuadés 
de  suivre  Aristote,  qu'entre  l'âme  et  les  objets 
connus  il  y  a  des  intermédiaires,  qui  représen- 
lentles  choses,  et  sont  le  terme  immédiat  de  la  con- 
naissance, que  la  forme  seule  est  perceptible  et  non 
la  matière.  On  sait  déjà  ce  que  Bacon  pense  de  cette 
distinction  de  la  forme  et  de  la  matière  qui  em- 
brouille toute  la  philosophie.  Pour   lui,  il  n'y  a 


que  des  substances  qui  toutes  sont  actives,  om- 
7iis  substanlia  est  activa,  et  des  rapports  entre 
elles,  fixes,  immuables  et  généraux,  comme  des 
lois.  Ces  relations  que  la  science  peut  détermi- 
ner avec  une  rigueur  mathémati(iuc,  s'établis- 
sent d'un  corps  à  un  autre,  ou  à  un  autre  es- 
prit, ou  même  entre  les  esprits  eux-mêmes. 
Tout  ce  que  nous  appelons  phénomène  dans 
l'ordre  physique  ou  moral  est  un  cas  particu- 
lier de  cette  loi  universelle  des  actions  récipro- 
ques. Quand  elles  ont  lieu  entre  un  corps  et  no- 
tre entendement,  par  l'intermédiaire  des  nerfs 
et  du  cerveau,  il  en  résulte  une  idée.  Sa  con- 
naissance s'ajoute  à  l'effet  primitif;  elle  ne  pro- 
vient donc  pas  de  l'objet,  mais  de  l'âme,  et  si 
on  l'appelle  une  idée,  l'idée  sera  une  action  de 
l'âme  provoquée  par  une  action  de  l'objet.  Elle 
n'est  dont  pas  un  intermédiaire  entre  l'une  et 
l'autre,  ou,  comme  le  dit  saint  Thomas,  un 
moyen  de  connaître  :  elle  est  la  connaissance 
elle-même.  S'il  fallait  un  tiers  à  l'objet  pour 
agir  sur  l'esprit,  pourquoi  ne  pas  imaginer  un 
nouveau  ministre  à  ce  tiers,  et  ainsi  de  suite  jus- 
qu'à l'infini?  il  y  aura  toujours  un  moment  ou  le 
sens  et  les  choses  extérieures  seront  en  rapport, 
pourquoi  ne  pas  commencer  par  reconnaître 
celte  communication.  Bacon,  dans  une  théorie 
qui  forme  à  elle  seule  un  long  traité,  devance 
le  jugement  d'Ockam  et  celui  d'ArnauId;  il  ne 
faut  pas  sans  doute  chercher  chez  lui  l'explica- 
tion vraie  de  la  connaissance  des  corps,  mais 
une  critique  singulièrement  forte  d'une  fausse 
explication. 

Roger  Bacon  a  donc  découvert  quelques-unes 
des  erreurs  dont  on  ne  s'est  débarrassé  que  long- 
temps après  lui  ;  il  a  même  deviné  quelques  vé- 
rités qui  auraient  pu  abréger  pour  l'humanité 
la  longue  et  dure  épreuve  du  moyen  âge.  Peut- 
être  n'a-t-il  été  que  l'écho  d'un  petit  groupe 
d'hommes,  demeurés  inconnus,  et  il  n'est  pas 
probable  qu'il  ait  été  le  seul  à  avertir  une  soj 
ciété  qui  se  fourvoyait.  En  tout  cas,  il  a  devancé 
son  temps,  comme  il  est  possible,  par  des  vues 
générales  qu'un  génie  inventif  peut  tirer  de  son 
propre  fonds  et  soustraire  à  l'empire  des  préju- 
gés régnants  ;  mais  il  ne  lui  a  pas  été  donné  de 
s'élever  beaucoup  au-dessus  de  lui  par  ses  con- 
naissances. Les  découvertes  merveilleuses  qu'on 
lui  prête,  outre  qu'elles  sont  une  erreur  histo- 
rique, seraient  la  négation  de  la  loi  du  progrès, 
qui  ne  comporte  pas  ces  soudaines  anticipations. 
Bacon  n'a  inventé  ni  les  lunettes,  ni  le  téles- 
cope, ni  la  cloche  à  plongeur,  ni  les  aérostats, 
ni  les  locomotives,  ni  la  boussole,  pas^  même  la 
poudre  à  canon;  il  a  pourtant  proposé  quelques 
idées  nouvelles  dans  les  sciences,  et  il  serait 
juste  de  les  lui  restituer.  Mais  ses  prétendues 
inventions,  ou  bien  appartiennent  à  d'autres,  ou 
bien  ne  sont  que  les  prévisions  d'une  imagina- 
tion puissante,  qui  conçoit  les  progrès  futurs  de 
l'étude  de  la  nature,  en  décrit  d'avance  les  ef- 
fets, et,  parmi  beaucoup  d'illusions,  rencontre 
parfois  les  résultats  où  la  science  n'arrivera 
qu'après  de  longs  efforts.  Les  erreurs  étranges 
où  il  se  complaît,  ses  rapprochements  puérils, 
ses  croyances  superstitieuses,  sa  crédulité,  et  sa 
foi  au  merveilleux  et  aux  sciences  occultes,  té- 
moignent, aussi  vivement  que  ses  critiques,  con- 
tre un  siècle  où  le  génie  ne  pouvait  se  défendre 
de  pareilles  aberrations. 

On  a  cité  plus  haut  les  ouvrages  imprimés 
de  Roger  Bacon.  Pour  sa  vie  et  ses  œuvres,  on 
peut  consulter  :  Victor  Cousin,  Fragments  phi- 
losophiques, philosophie  du  moyen  âge,  Paris, 
1865.  —  E.  Saisset,  Précurseurs  et  disciples  de 
Descartes,  Paris,  1862.  —  E.  Oïdivles,  Roger  Ba- 
con, sa  vie,  ses  œuvres  et  ses  doctrines,  Paris, 


BACO 


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BACO 


1861. —  G.  Lewes,  Histoire  de  la  philosophie 
(en  anglais),  Londres,  1871,  t.  XI,  p.  77.      E.  C. 

BACON  (François),  célèbre  philosophe  anglais, 
regardé  comme  le  père  de  la  philoso[)hie  expé- 
rimentale, naquit  à  Londres  le  22  janvier  lôGO. 
Il  était  fils  de  Nicolas  Bacon,  jurisconsulte  dis- 
tingué, garde  des  sceaux  sous  Elisabeth,  et 
d'Anna  Cook,  femme  d'une  grande  instruction  et 
d'un  rare  mérite.  Il  se  fit  remarquer,  dès  son 
enfance,  par  la  vivacité  de  son  esprit  et  la  pré- 
cocité de  son  intelligence,  et  fut  envoyé  à  treize 
ans  au  collège  de  la  Trinité,  à  Cambridge,  où  il 
fit  de  rapides  progrès.  11  n'avait  pas  encore  seize 
ans  qu'il  commença  à  sentir  le  vide  de  la  philo- 
sophie scolastiquej  il  la  déclara  dès  lors  stérile 
et  bonne  tout  au  plus  pour  la  dispute.  C'est  ce 
que  nous  apprend  le  plus  ancien  de  ses  biogra- 
phes, le  révérend  W.  Rawley,  son  secrétaire^  qui 
le  tenait  de  lui-même.  Destiné  aux  affaires,  j1  fut 
envoyé  en  France,  et  attaché  à  l'ambassade  d'An- 
gleterre; mais  il  perdit  son  père  àvin^t  ans,  au 
moment  même  où  un  tel  appui  lui  eût  été  le  plus 
utile.  Laissé  sans  fortune,  il  abandonna  la  car- 
rière diplomatique,  revint  dans  sa  patrie  et  se 
mit  à  étudier  le  droit  afin  de  se  créer  des  moyens 
d'existence.  Il  ne  tarda  pas  à  devenir  un  avocat 
habile,  et  fut  nommé  avocat  au  conseil  extraor- 
dinaire do  la  reine,  fonctions  honorifiques  plu- 
tôt que  lucratives  ;  il  se  vit  aussi,  vers  le  même 
temps,  chargé  par  la  Société  de  Grarfs  Inn  de 
professer  un  cours  de  droit.  Ses  nouvelles  études 
ne  lui  faisaient  pourtant  pas  perdre  de  vue  l'in- 
térêt de  la  philosophie,  qui  avait  toutes  ses  pré- 
dilections :  on  le  voit  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans 
tracer  la  première  ébauche  de  VInstauratio 
magna  dans  un  opuscule  auquel  il  donnait  le  ti- 
tre ambitieux  de  Temporis  partus  maximus 
{La  plus  grande  production  du  temps). 

Afin  de  concilier  son  amour  pour  la  science 
avec  le  soin  de  sa  fortune.  Bacon  sollicitait  un 
emploi  avantageux  qui  lui  laissât  du  loisir.  Il 
s'attacha  pour  réussir  à  des  personnages  in- 
fluents, notamment  à  William  Cécil  et  à  Robert 
Cécil,  ministres  tout-puissants-  mais  ceux-ci, 
quoique  étant  ses  parents,  ne  firent  rien  pour 
lui.  il  se  tourna  ensuite  vers  le  comte  d'Essex, 
favori  de  la  reine,  qui,  avec  plus  de  bonne  vo- 
lonté, ne  put  rien  obtenir.  Mieux  traité  par  ses 
concitoyens,  il  fut  nommé,  en  1592,  membre  de 
la  Chambre  des  communes  par  le  comté  de  Mid- 
dlesex. 

C'est  à  trente-sept  ans  seulement  que  Bacon 
débuta  comme  auteur.  Il  fit  paraître  à  cette 
époque  (1597)  des  Essais  de  morale  et  de  poli- 
tique, écrits  originairement  en  anglais,  et  qu'il 
mit  plus  tard  en  latin  sous  le  titre  de  Sermones 
fidèles,  sive  Tnteriora  rerum  (1625),  ouvrage 
rempli  de  réflexions  justes,  de  conseils  d'une 
utilité  pratique  qui  lui  fit  prendre  rang  parmi 
les  premiers  écrivains  de  son  pays  comme  parmi 
les  plus  profonds  penseurs.  Il  composa  aussi 
vers  le  même  temps,  sur  des  matières  de  juris- 
prudence et  d'administration ,  divers  ouvrages 
qui  n'ont  vu  le  jour  qu'après  sa  mort,  et  il  con- 
çut le  vaste  projet  de  refondre  toute  la  législa- 
tion anglaise;  mais  ce  projet,  auquel  il  revint 
plusieurs  fois  par  la  suite,  resta  sans  exécution. 

Lorsque  le  malheureux  comte  d'Essex,  poussé 
au  désespoir,  eut  tramé  la  plus  folle  des  conspi- 
rations, Elisabeth  exigea  que  Bacon,  en  sa  qua- 
lité de  conseiller  extraordinaire  de  la  reine,  as- 
sistât le  ministère  public  dans  l'instruction  du 
procès,  et  le  courtisan  consentit  à  devenir  un 
des  accusateurs  de  celui  dont  il  avait  recherché 
la  protection.  Malgré  cette  lâche  complaisance, 
il  n'obtint  rien  tant  que  vécut  Elisabeth. 

Plus  heureux  sous  Jacques  I",  il  plut  par  sa 


vaste  instruction  et  son  esprit  à  ce  prince  qui 
avait  de  grandes  prétentions  à  la  science,  et  sut 
bientôt  se  concilier  toute  sa  faveur,  soit  en  dé- 
fendant avec  chaleur  auprès  de  la  Chambre  des 
communes  l'important  projet  que  le  roi  avait 
formé  de  réunir  l'Angleterre  et  l'Ecosse,  soit  en 
travaillant  par  ses  écrits  à  faire  cesser  les  dis- 
sensions religieuses,  soit  en  publiant  sous  les 
auspices  du  roi  un  ouvrage  qui  devait  honorer 
son  règne  :  nous  voulons  parler  du  traité  of  Ihe 
Profîcienceand  Advancement  of  learning  divine 
and  human  (1605),  que  l'auteur  refondit  plus 
tard  en  le  mettant  en  latin  sous  ce  titre  :  de 
Dignitale  et  Augmentis  scientiarum  (1623). 
Dans  ce  livre,  qui  est  le  premier  fondement  de 
sa  gloire  comme  philosophe,  il  s'attachait  à  mon- 
trer le  prix  de  l'instruction  en  repoussant  les  ac- 
cusations des  ennemis  des  lumières,  et  passait 
en  revue  toutes  les  parties  de  la  science,  afin  de 
reconnaître  les  lacunes  ou  les  vices  qu'elle  pou- 
vait offrir,  et  d'indiquer  les  moyens  d'accroître 
ou  de  perfectionner  les  connaissances  humaines. 
En  même  temps  qu'il  méritait  ainsi  la  faveur  du 
roi,  il  ne  dédaignait  pas  de  se  concilier  son  in- 
digne favori,  Villiers,  duc  de  Buckingham,  et  il 
obtenait  ses  bonnes  grâces  en  lui  rendant  avec 
un  empressement  obséquieux  des  services  qui 
faisaient  pressentir  ce  qu'on  pourrait  attendre 
de  sa  complaisance  s'il  arrivait  un  jour  au  pou- 
voir. 

Jacques  I",  qui,  dès  son  avènement  (1603), 
avait  créé  Fr.  Bacon  chevalier,  ne  tarda  pas  à 
accumuler  sur  lui  les  faveurs.  En  1604,  il  lui 
donna  le  titre  de  conseil  ou  avocat  ordinaire  du 
roi,  au  lieu  de  celui  de  conseil  extraordinaire, 
qu'il  avait  porté  jusque-là,  l'appelant  ainsi  à  un 
service  plus  actif  auprès  de  sa  personne;  il  lui 
accorda  en  même  temps  une  pension  de  100  li- 
vres sterling.  En  1607,  il  le  nomma  sollicitor 
général;  en  1613,  attorney  général;  en  1616, 
membre  du  Conseil  privé;  en  1617,  garde  du 
grand  sceau;  enfin,  lord  grand  chancelier  (1618); 
en  outre,  il  le  créa  baron  de  Vérulam  (1618), 
puis  vicomte  de  Saint-Alban  (1621),  et  le  dota 
d'une  riche  pension. 

Tout  en  remplissant  avec  zèle  les  diverses  fonc- 
tions qui  lui  furent  confiées  successivement,  Bacon 
trouvait  encore  des  loisirs  pour  se  livrer  à  ses  étu- 
des favorites  :  ainsi,  en  1609,  il  publia  l'ingénieux 
opuscule  de  Sapientia  veterum  {de  la  Sagesse 
des  anciens)^  où  il  voulut  montrer  que  les  véri- 
tés les  plus  importantes  de  la  philosophie,  aussi 
bien  que  de  la  morale,  étaient  cachées  sous  les 
fables  que  l'antiquité  nous  a  transmises,  s'effor- 
çant  de  propager  ainsi  à  l'aide  de  l'allégorie  les 
principaux  dogmes  d'une  philosophie  nouvelle. 
En  1620,  il  fit  paraître,  sous  le  titre  de  Novum 
Organum,  sive  Indicia  vera  de  interpretatione 
naturœ  et  regno  hominis,  un  ouvrage  qu'il  mé- 
ditait depuis  bien  des  années,  et  dont  il  avait 
déjà  tracé  plusieurs  ébauches  (notamment  l'opus- 
cule intitulé  Cogitala  et  visa  de  interpretatione 
naturœ,  sive  de  Inventione  rerum  et  artium, 
rédigé  dès  1606,  mais  resté  inédit).  Dans  ce  li- 
vre, qui  devait  commencer  la  révolution  des 
sciences,  Bacon  se  propose,  comme  l'indique  le 
titre  même,  de  substituer  à  la  logique  scolasti- 
que,  au  célèbre  Organon  d'Aristote,  une  logique 
toute  nouvelle,  un  Organon  nouveau.  L'auteur 
récrivit  en  latin,  afin  que  ses  conseils  pussent 
être  lus  et  mis  en  pratique  par  tous  les  savants 
de  l'Europe;  il  le  partagea  en  aphorismes  afin 
que  les  préceptes  qu'il  contenait  fussent  plus 
frappants  et  pussent  se  graver  plus  facilement 
dans  la  mémoire. 

La  gloire  de  Bacon  comme  savant,  son  crédit 
et  sa  puissance  comme  homme  d'État  étaient  au 


BAGO 


—  143  — 


BAGO 


comble,  lorsqu'il  se  vit  attaqué  dans  son  hon- 
neur par  une  accusation  flétrissante,  et  précipité 
du  faite  des  grandeurs  par  le  coup  le  plus  inat- 
tendu. Pour  se  conserver  les  bonnes  grâces  du 
roi,  ainsi  que  celles  de  Buckingham,  il  avait 
prêté  son  concours  à  des  mesures  vexatoires.  et 
avait,  par  une  complaisance  servile,  appose  le 
sceau  royal  à  d'injustes  concessions  de  privilèges 
et  de  monopoles,  qui  pouvaient  remplir  les  cof- 
fres du  roi  et  de  son  favori,  mais  qui  irritaient 
la  nation.  En  outre,  le  grand  chancelier,  peu 
scrupuleux  sur  les  moyens  de  s'enrichir  ou  d'en- 
richir les  siens,  avait,  avec  une  coupable  facilité, 
accepté  lui-même  des  plaideurs,  ou  laissé  rece- 
voir par  ses  gens,  des  dons  qu'on  pouvait  regar- 
der comme  des  arrhes  d'iniquité. 

Au  commencement  de  l'an  1621,  un  nouveau 
parlement,  élu  sous  linfluence  du  mécontente- 
ment universel,  résolut  de  mettre  un  terme  à  tous 
ces  abus.  Bacon,  dénoncé  à  la  Chambre  des  com- 
munes par  des  plaideurs  déçus,  fut  accusé  par 
celle-ci,  devant  la  Chambre  des  lords,  de  corrup- 
tion et  de  vénalité.  Sur  le  conseil  du  roi,  qui 
craignait  lui-même  d'être  compromis  si  une  dis- 
cussion s'engageait,  Bacon  renonça  à  toute  dé- 
fense, et  s'avoua  humblement  coupable.  Il  fut, 
par  une  sentence  du  3  mai  1621,  condamné  à 
perdre  les  sceaux,  à  payer  une  amende  de 
40  000  livres  sterling,  et  à  être  enfermé  à  la 
tour  de  Londres. 

Sans  aucun  doute,  le  chancelier  n'était  pas  in- 
nocent ;  mais  la  haine  et  l'envie  furent  pour  beau- 
coup dans  sa  condamnation  :  longtemps,  ses 
prédécesseurs  avaient  reçu  des  présents  sans  être 
inquiétés  ;  il  est  d'ailleurs  certain  que  Bacon  ne 
fut,  pour  ainsi  dire,  qu'une  victime  expiatoire; 
ce  ne  fut  pas,  comme  il  le  dit  lui-même  dans  une 
de  ses  lettres,  siu-  les  plus  grands  coupables 
que  tombèrent  les  ruines  de  Silo.  Le  roi.  pour 
lequel  il  s'était  dévoué,  ne  tarda  pas  à  lui  rendre 
sa  liberté  et  à  le  décharger  des  peines  portées 
contre  lui  •  mais  il  n'osa  le  rappeler  au  pouvoir. 

Rentré  aans  la  vie  privée,  Bacon  se  remit  avec 
plus  d'ardeur  que  jamais  à  ses  études,  se  félici- 
tant de  pouvoir  enfin  suivre  librement  l'impul- 
sion de  son  génie.  Après  avoir  terminé  une  his- 
toire de  Henri  VII,  qu'il  n'avait  rédigée  que  pour 
plaire  au  roi  Jacques,  issu  de  ce  prince,  il  revint 
à  sa  grande  entreprise  de  la  restauration  des 
sciences.  Sentant  que  pour  travailler  efficace- 
ment à  l'avancement  de  la  philosophie,  il  devait 
donner  l'exemple  comme  il  avait  donné  le  pré- 
cepte, il  se  mit  lui-même  à  l'œuvre,  et  s'imposa 
l'obligation  de  traiter  chaque  mois  quelqu'un 
des  sujets  qui  lui  semblaient  avoir  le  plus  d'im- 
portance; c'est  ainsi  qu'il  rédigea,  dès  1622, 
l'Histoire  des  Vents,  l'Histoire  de  la  Vie  et  de 
la  Mort,  et,  dans  les  années  suivantes,  VHis- 
toire  de  la  Densité  et  de  la  Rareté;  de  la  Pesan- 
teur et  de  la  Légèreté;  V Histoire  du  Son,  et 
qu'il  entreprit  des  recherches  sur  la  chaleur,  la 
lumière,  le  magnétisme,  etc.  Dans  ces  essais, 
qui  ne  sont  guère  que  des  tables  d'observations, 
on  trouve  quelques  expériences  curieuses,  et  le 
germe  de  précieuses  découvertes.  En  même 
temps,  il  recueillait  et  consignait  par  écrit,  à 
mesure  que  l'occasion  les  lui  présentait,  les 
faits  de  toute  espèce  qui  pouvaient  avoir  quel- 
que intérêt  pour  la  science  :  c'est  ce  qui  com- 
pose le  recueil  que  William  Rawley,  son  secré- 
taire, publia  après  sa  mort  sous  le  titre  de 
Sylva  sylvarum ,  sive  Historia  i^aturalis  {la 
Foret  des  forets,  ou  Histoire  naturelle)  ;  on  y 
trouve  mille  observations  distribuées  en  dix 
centuries.  A  la  même  époque,  il  revisait,  éten- 
dait et  mettait  en  latin,  avec  le  secours  d'habi- 
les collaborateurs,  parmi  lesquels  on  remarque 


Hobbes,  Herbert  et  Ben-Johnson,  son  traité  de 
l'Avancement  des  sciences;  ses  Essais  moraux, 
son  Histoire  de  Henri  VH,  et  quelques  opus- 
cules. 

Accablé  par  tant  de  travaux,  et  déjà  affaibli 
par  une  maladie  épidémique  qui  avait  régné 
dans  Londres  en  1625,  Bacon  ne  tarda  pas  à  suc- 
comber. Au  commencement  de  1626,  il  fut  saisi 
d'un  mal  subit  pendant  qu'il  faisait  des  expé- 
riences en  plein  air.  Il  expira  le  9  avril  1626, 
âgé  de  soixante-six  ans.  Il  avait  été  marié,  mais 
n'eut  pas  d'enfants.  Dans  son  testament,  qui  of- 
fre plusieurs  dispositions  remanjuables,  il  lègue 
sa  mémoire  aux  discours  des  hommes  charita- 
bles, aux  nations  étrangères,  et  aux  âges  futurs. 
Il  créait,  par  le  même  acte,  diverses  chaires 
pour  l'enseignement  des  sciences  naturelles; 
mais  le  peu  de  fortune  qu'il  laissa  ne  permit 
pas  de  remplir  ses  intentions. 

Pour  apprécier  complètement  Fr.  Bacon,  il 
faudrait  distinguer  en  lui  l'homme,  le  juriscon- 
sulte, le  politique,  l'orateur,  l'historien ,  l'écri- 
vain et  le  philosophe.  Devant  surtout  ici  nous 
occuper  du  philosophe,  nous  nous  bornerons  à 
dire  que,  comme  jurisconsulte.  Bacon  a  laissé 
des  travaux  qui  lui  assignent  le  rang  le  plus 
éminent,  et  que,  portant  partout  son  génie  ré- 
novateur, il  voulut  réformer  et  refondre  les  lois 
de  l'Angleterre  ;  que,  comme  politique,  il  mon- 
tra de  la  souplesse  et  de  l'habileté,  qu'il  accueil- 
lit toutes  les  idées  grandes,  et  concourut  de  tout 
son  pouvoir  à  une  mesure  de  laquelle  date  la 
puissance  de  la  Grande-Bretagne,  l'union  de 
l'Ecosse  avec  l'Angleterre;  qu'en  écrivant  son 
Histoire  de  Henri  VH,  il  donna  à  son  pays  le 
premier  ouvrage  qui  mérite  le  nom  d'histoire  ; 
que,  comme  orateur  et  écrivain,  il  n'eut  point 
d'égal  en  son  siècle  ;  qu'à  la  force,  à  la  profon- 
deur, il  unit  l'éclat,  et  qu'il  n'a  d'autre  défaut 
que  de  prodiguer  les  images  et  les  métaphores  ; 
que,  comme  homme,  il  nous  apprend,  par  son 
ingratitude,  par  ses  lâches  complaisances  et  ses 
prévarications,  jusqu'où  peut  aller  la  faiblesse 
humaine,  et  nous  offre  un  affligeant  exemple  du 
divorce  trop  fréquent  des  qualités  du  cœur  et 
des  dons  de  l'esprit;  ajoutons  cependant  que,  au 
témoignage  de  ses  contemporains,  il  avait  toutes 
les  qualités  qui  rendent  un  homme  aimable  ;  il 
était  affable,  bon  jusqu'à  la  faiblesse,  généreux 
jusqu'à  la  prodigalité. 

Comme  philosophe^  Fr.  Bacon  a  attaché  son 
nom  à  une  grande  révolution.  Frappé  de  l'état 
déplorable  dans  lequel  se  trouvaient  la  plupart 
des  sciences,  il  reconnut  qu'il  fallait  reprendre 
l'édifice  par  la  base,  et  il  tenta  d'accomplir  cette 
œuvre  immense.  C'est  là  que  tendent  tous  ses 
travaux  scientifiques,  sous  quelque  titre  et  à 
quelque  époque  qu'ils  aient  été  publiés.  Tous  ne 
sont  que  des  fragments  de  Vlnstauratio  ma- 
gna, vaste  ouvrage  divisé  en  six  parties,  dont 
nous  allons  Iracer  le  plan. 

I.  L'auteur  sent  avant  tout  le  besoin  de  réha- 
biliter dans  l'opinion  publique  les  sciences  qui 
étaient  tombées  dans  un  grand  discrédit,  de  re- 
connaître les  vices  de  la  philosophie  du  temps 
pour  les  corriger,  de  signaler  les  lacunes  afin  de 
les  combler.  C'est  là  l'objet  d'une  première  par- 
tie de  Vlnstauratio  ;  on  la  trouve  exécutée  dans 
le  traité  de  Dignitale  et  Augmcntis  scientiarum, 
qui  est  comme  l'introduction  et  le  vestibule  de 
tout  l'édifice.  —  II.  Le  mal  connu,  il  fallait  en 
indiquer  le  remède  :  ce  remède  se  trouve  dans 
l'emploi  d'une  meilleure  méthode,  dans  la  sub- 
stitution de  l'observation  à  l'hypothèse,  de  l'in- 
duction au  syllogisme.  Une  seconde  partie  de 
Vlnstauratio  est  consacrée  à  l'exposition  de  la 
méthode  nouvelle  :  c'est  le  Novum  Organum. 


BAGO 


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BAGO 


—  m  et  IV.  Ce  n'était  pas  encore  assez  d'avoir 
trouvé  la  méthode,  si  l'on  n'enseignait  la  ma- 
nière de  s'en  servir  :  pour  cela,  il  fallait  d'abord, 
avec  le  secours  de  l'observation  et  de  l'expé- 
rience, rassembler  le  plus  grand  nombre  de  faits 
possible,  c'est  l'objet  de  la  troisième  partie, 
l'Histoire  naturelle  et  expérimentale;  puis,  tra- 
vaillot  »uf  Ciis  faits  de  manière  à  s'élever  gra- 
duellement, par  une  sorte  d'échelle  ascendante, 
de  la  connaissance  des  faits  singuliers  à  la  dé- 
couverte de  leurs  causes  et  de  leurs  lois,  ou  à 
redescendre  par  une  marche  inverse  de  ces  lois 
générales  à  leurs  applications  particulières;  ce 
travail  est  l'olfice  d'une  quatrième  partie  que 
Bacon  appelle  VÉchelle  de  V entendement  [Scala 
inlellectus) .  —  V  et  VI.  Il  semblait  qu'après  ces 
recherches  il  n'y  eût  plus  pour  constituer  la 
science  qu'à  recueillir  et  ordonner  en  un  corps 
régulier  les  vérités  découvertes  par  l'application 
de  la  méthode;  mais  Bacon,  pensant  avec  raison 
que  le  moment  n'était  pas  encore  venu  de  don- 
ner des  solutions  définitives,  fait  précéder  la 
vraie  philosophie  d'une  science  provisoire  dans 
laquelle  il  consigne  les  résultats  obtenus  par  les 
méthodes  vulgaires.  De  là  encore  deux  parties 
qui  complètent  VInslauratio  ;  l'auteur  appelle 
la  cinquième  Avant-coureurs  ou  Anticipations 
de  la  philosophie  [Prodromi  sive  Anticipationes 
philosophiœ) ,  et  la  sixième.  Philosophie  seconde 
(par  opposition  à  la  philosophie  provisoire  ou 
préliminaire),  Science  active  (c'est-à-dire  propre 
a  l'action,  à  la  pratique),  Philosophia  secunda 
sive  activa. 

De  ces  six  parties,  l'auteur  a,  comme  on  l'a  dit, 
exécuté  la  première  dans  le  de  Augmentis  ;  il  a 
écrit  aussi  la  portion  la  plus  importante  de  la 
deuxième  :  en  effet,  il  ne  manque  guère  au  No- 
vum  Orgajium,  pour  être  une  exposition  com- 
plète de  la  nouvelle  méthode,  que  les  préceptes 
sur  l'art  de  redescendre  du  général  au  particu- 
lier, et  d'appliquer  la  théorie  à  la  pratique  ;  la 
troisième  et  la  quatrième  partie  ont  été  à  peine 
ébauchées  par  l'auteur  dans  ses  diverses  histoires 
(Historia  Densi  et  Rari,  Historia  Venlorum, 
Historia  Vitœ  et  Mortis,  Sylva  sylvarum),  ainsi 
que  dans  les  morceaux  qui  ont  pour  titres  :  To- 
pica  inqtiisitionis  de  luce  et  lumine,  Inquisilio 
de  forma  calidi.  etc.,  qui  offrent  quelques  es- 
sais informes  de  l'application  de  l'induction  à  la 
recherche  des  causes  et  des  essences.  A  la  phi- 
losophie provisoire,  qui  forme  la  cinquième  par- 
tie, appartiennent  plusieurs  mémoires  sur  di- 
vers points  de  la  science,  que  Bacon  a  laissés 
manuscrits;  tels  sont  ceux  qui  ont  pour  titres  : 
Cogitationcs  de  nalura  rerum,  de  Fluxii , 
Thema  cœli,  de  Prijicipiis  et  Originibus.  Quant 
à  la  sixième  partie,  c'est  un  monument  dont  il 
pouvait  tout  au  plus  tracer  l'ordonnance,  mais 
dont  il  laissait  la  construction  aux  siècles  i^uturs. 
En  effet,  l'édifice  n'a  pas  tardé  à  s'élever  :  il  a 
été  promptement  avancé  par  ceux  qui  ont  su 
manier  le  nouvel  instrument,  par  les  Boyle,  les 
Newton,  les  Franklin,  les  Lavoisier,  les  Volta, 
les  Linné,  les  Cuvier. 

Il  nous  faut  maintenant  entrer  dans  quelques 
détails  sur  ce  qu'il  y  a  de  plus  important  dans 
la  réforme  tentée  par  Bacon,  à  savoir  :  son  but, 
sa  méthode  et  ses  résultats. 

Son  but,  c'est  l'utilité  pratique  de  la  science, 
c'est  le  bien  de  l'humanité.  Bacon  voulut  qu'au 
lieu  de  se  livrer  à  d'oiseuses  et  stériles  spé- 
culations, la  science  ne  visât  qu'à  des  applications 
Pratiques;  qu'au  lieu  de  nous  apprendre  à  com- 
attre  un  adversaire  par  la  dispute,  elle  tendît 
à  enchaîner  la  nature  elle-même-,  et  à  établir 
l'empire  de  l'homme  sur  l'univers;  qu'au  lieu 
de  dépendre  d'heureux  hasards  le  progrès  des 


arts  et  de  l'industrie  fût  assuré  par  le  progrès 
de  la  science  ;  c'est  dans  ce  sens  qu'il  répète 
sans  cesse  :  «  Savoir,  c'est  pouvoir;  —  Ce  qui 
est  cause  dans  la  spéculation,  devient  moyen 
dans  l'industrie;  — Pour  dompter  la  nature,  il 
faut  s'en  faire  l'esclave,  etc.  »  Scientia  etpoten- 
lia  humana  in  idem  coincidunt,  quia  igno- 
ratio  causœ  deslituil  effectum  ;  —  Natura  non 
nisi  parendo  vincitur;  —  Quod  in  contem- 
platione  instar  causœ  est,  id  in  operatione 
instar  regulœ  est  {Nov.  Or  g.,  lib.  I.  c.  in).  C'est 
par  les  mêmes  motifs  que,  dans  le  deuxième 
titre  du  Novum  Organum,  à  ces  mots  :  sive  de 
Interpretatione  naturœ,  il  ajoute  ceux-ci  :  et 
regno  hominis,  et  qu'il  donne  à  la  science  défi- 
nitive vers  laquelle  doivent  tendre  tous  nos 
efforts  le  nom  de  scientia  activa.  Les  innom- 
brables applications  qu'on  a  faites  de  la  science 
à  l'industrie,  les  merveilleuses  découvertes  qui, 
depuis  deux  siècles,  sont  nées  de  ce  concert  et 
qui  ont  centuplé  la  puissance  de  l'homme  en 
augmentant  ses  jouissances,  prouvent  surabon- 
damment combien  ce  grand  homme  avait  vu 
juste  sur  tous  ces  points.  Ainsi,  sous  ce  rapport, 
la  révolution  dont  il  avait  donné  le  signal  a  été 
pleinement  consommée. 

Sa  méthode,  c'est  l'observation,  soit  pure,  soit 
aidée  de  l'expérimentation,  et  fécondée  par  l'in- 
duction. Il  voulut,  en  effet,  qu'au  lieu  de  se  con- 
tenter, comme  on  l'avait  fait  jusque-là,  d'hypo- 
thèses gratuites,  la  science  ne  s'appuyât  que  sur 
l'observation  qui  recueille  les  révélations  spon- 
tanées de  la  nature^  ou  sur  des  expériences  ha- 
biles et  hardies  qui  mettent,  pour  ainsi  dire,  la 
nature  à  la  jjuestion  pour  lui  arracher  ses  se- 
crets; qu'au  lieu  de  débuter,  comme  la  scola- 
stique,  par  de  vaines  abstractions,  par  des  pro- 
positions générales  admises  sans  contrôle,  la 
philosophie  commençât  par  le  particulier  et  le 
concret,  et  qu'elle  soumît  à  un  examen  rigoureux 
tout  ce  qui  avait  été  regardé  jusque-là  comme 
un  axiome  incontestable;  qu'au  lieu  de  préten- 
dre découvrir  la  vérité  par  la  seule  force  du 
syllogisme,  et  en  la  tirant  par  déduction  d'un  petit 
nombre  de  principes  abstraits,  on  ne  procédât  à 
la  recherche  des  causes  des  phénomènes  et  des 
lois  de  la  nature  qu'avec  le  secours  d'une  induc- 
tion légitime.  Ces  recommandations  sont  cent 
fois  répétées.  L'induction  de  Bacon,  pour  em- 
ployer une  comparaison  qui  lui  est  familière, 
est  une  échelle  double  par  laquelle  on  s'élève 
des  effets  aux  causes,  des  faits  particuliers  aux 
lois  générales  de  la  nature,  pour  redescendre  en- 
suite des  causes  aux  effets,  des  lois  générales  aux 
applications  particulières.  Afin  de  découvrir  par 
cette  induction  la  véritable  cause,  la  véritable 
loi  d'un  phénomène,  la  véritable  essence  d'une 
propriété  (ce  que  Bacon  appelle  sa  forme,  en  con- 
servant une  expression  de  la  scolastique  dont  il 
change  le  sens),  il  faut,  après  avoir  recueilli  par 
l'observation  tous  les  faits  qui  précèdent  ou  qui 
accompagnent  le  phénomène  en  question,  con- 
fronter tous  ces  faits  avec  le  plus  grand  soin,  re- 
jeter ou  exclure  tous  ceux  en  l'absence  desquels 
le  phénomène  peut  se  produire,  noter  ceux  en 
présence  desquels  il  se  produit  toujours  ;  recher- 
cher parmi  ces  derniers  ceux  qui  varient  en  de- 
gré, c'est-à-dire  qui  croissent  ou  décroissent  avec 
lui;  c'est  à  ces  caractères  que  l'on  reconnaît  la 
véritable  cause;  la  manière  dont  cette  cause  agit 
constamment  en  est  la  véritable  loi.  On  appli- 
(juera  ensuite  la  même  méthode  à  la  recherche 
clu  principe  de  cette  première  cause,  de  la  loi  de 
cette  première  loi,  et  l'on  s'élèvera  ainsi  graduel- 
lement aux  causes  suprêmes,  aux  lois  univer- 
selles. 

Bacon  ne  se  contente  pas  de  ces  vues  généra- 


BAGO 


—  145  — 


BAGO 


les,  il  institue  un  nouvel  art  logique  qui  le  dis- 
pute presque  en  complication  à  la  logiciue  scola- 
stique.  11  régleiuente  et  la  méthode  expérimen- 
tale et  la  méthode  inductivc.  Pour  la  j)remière, 
il  passe  en  revue  tous  les  procédés  de  l'observa- 
tion, tous  les  genres  d'expérience^  et  indique  le 
parti  que  Ton  peut  tirer  de  certains  faits  qu'il 
nomme privilégirs  {Prœrogalivœ  itistantiarum). 
Pour  l'induction,  il  veut  que  l'on  fasse  sur  cha- 
que sujet  une  sorte  d'enquête,  et  que  l'on  dresse 
trois  tables  :  une  Table  de  présence  {Tabula  prœ- 
senlice),  qui  réunira  tous  les  faits  ou  se  trouvent 
les  causes  présumées;  une  Table  d'absence  [Ta- 
bula absent io;)j  où  seront  consignés  les  cas  dans 
lesauels  l'une  de  ces  causes  aura  manqué  ;  une 
Taole  de  degrés  (Tabula  graduum),  où  l'on  indi- 
quera les  variations  correspondantes  des  effets  et 
des  causes.  C'est  dans  le  deuxième  livre  du  No- 
vum  Organum  que  cette  méthode  est  exposée  en 
détail. 

Peut-dtre  Bacon  a-t-il  trop  donné  à  la  méthode 
d'induction,  maltraitant  fort  le  syllogisme  (au- 
quel cependant  il  sait  faire  sa  part),  et  connais- 
sant peu  les  procédés  de  transformation  et  d'a- 
nalyse qu'emploie  le  mathématicien  ;  peut-être 
aussi  trouverait-on  quelques  points  obscurs, 
quelques  détails  inapplicables  dans  l'exposé  de 
sa  méthode,  mais,  ces  réserves  faites,  on  doit 
reconnaître  qu'ici  encore  il  a  vu  la  vérité,  et  qu'il 
a  obtenu  un  plein  succès.  Les  fausses  méthodes 
qu'il  a  signalées  ont  été  peu  à  peu  abandonnées; 
la  méthode  nouvelle  qu'il  préconisait  a  été  par- 
tout proclamée,  a  partout  triomphé.  Quand  New- 
ton, dans  ses  Principes  de  la  Philosophie  natu- 
relle et  dans  son  Optique,  expose  la  marche  qu'il 
a  suivie,  que  fait-il  autre  chose  que  reproduire 
les  règles  de  méthode  tracées  par  Bacon? 

Dans  l'examen  des  résultats  de  la  méthode 
baconienne,  il  faut  distinguer  ce  que  Bacon  a  fait 
lui-même  et  ce  qu'ont  fait  ses  successeurs.  On 
doit  à  ce  philosophe  un  assez  grand  nombre  de 
découvertes  et  d'aperçus  qui  suffiraient  pour  le 
placerparmi  les  premiers  physiciens  deson  siècle  : 
il  invente  un  thermomètre  {Nov.  Org.,  lib.  II, 
aph.  13)  ;  il  fait  des  expériences  ingénieuses  sur 
la  compressibilité  des  corps,  sur  leur  densité,  sur 
la  pesanteur  de  l'air  et  son  efficacité;  il  soup- 
çonne l'attraction  universelle  et  la  diminution  de 
cette  force  en  raison  de  la  distance  (aph.  35, 
36  et  45)  ;  il  entrevoit  la  véritable  explication  des 
marées  (aph.  45  et  48),  la  cause  des  couleurs, 
qu'il  attribue  à  la  manière  dont  les  corps,  en  vertu 
de  leur  texture  di  fférente,  réfléchissent  la  lumière, 
et  mérite  ainsi  d'être  appelé  le  prophète  des  gran- 
des vérités  que  Newton  est  venu  révéler  aux  hom- 
mes. D'un  autre  côté,  il  est  tombé  dans  de  graves 
erreurs,  et  a  eu  le  tort  de  combattre  le  système 
de  Copernic  ;  de  sorte  que  si  l'on  voulait  juger  sa 
méthode  par  les  seuls  résultats  qu'il  a  obtenus 
lui-même,  on  pourrait  la  juger  assez  défavora- 
blement, ou  même  lui  refuser  toute  valeur, 
comme  l'a  fait  Joseph  de  Maistre.  Mais  il  ne 
serait  pas  équitable  de  procéder  ainsi.  Bacon  lui- 
même  ré[)ète  en  vingt  endroits  que  son  but  est 
moins  de  faire  des  découvertes  que  d'en  faire 
faire,  se  comparant  tantôt  à  ces  statues  de  Mer- 
cure qui  montrent  le  chemin  sans  marcher  elles- 
mêmes,  tantôt  au  trompette  qui  sonne  la  charge 
sans  combattre.  En  outre,  il  déclare  formellement, 
en  donnant  son  opinion  sur  certains  points  de  la 
science,  (ju'il  ne  prétend  point  en  cela  appliquer 
sa  méthode,  et  qu'il  n'offre  encore  que  des  résul- 
tats provisoires  obtenus  par  la  méthode  vul- 
gaire. 

Mais  si,  au  lieu  de  considérer  Bacon,  on  con- 
sulte ses  disciples  et  ses  successeurs,  on  voit  bien- 
tôt l'arbre  porter  tous  ses  fruits.  Grâce  à  la  me- 

DICT.    PHILOS. 


thode  nouvelle,  les  sciences  prennent  un  rapide 
essor,  et  font  en  deux  cents  ans  plus  de  progrès 
qu'il  n'en  avait  été  fait  en  trente  siècles.  C'est  à 
tort  que  Bacon  a  été  accusé  d'être  l'adversaire 
des  sciences  métaphysiques;  sa  méthode  s'appli- 
que aux  recherches  psychologiques  aussi  bien 
qu'aux  sciences  physiques  et  naturelles,  et  c'est 
du  progrès  des  recherches  ainsi  conduites  qu'il 
fait  dépendre  la  découverte  de  moyens  efficaces 
pour  aider  ou  réformer  l'esprit  humain.  La  gloire 
de  l'école  écossaise  a  été  d'appliquer  la  méthode 
baconienne  à  la  science  de  l'esprit  humain,  et  de 
donner  ainsi  à  la  psychologie  une  base  solide. 

Toutefois,  en  attribuant  à  la  méthode  expéri- 
mentale et  inductive  les  rapides  progrès  des 
sciences,  nous  ne  prétendons  pas,  avec  les  parti- 
sans fanatiques  de  Bacon,  qu'avant  lui  on  n'avait 
rien  su,  et  que  c'est  à  lui  seul  qu'on  doit  faire 
honneur  de  tout  ce  qui  s'est  fait  depuis.  Bien  des 
découvertes  isolées  s'étaient  faites  avant  le  xvii° 
siècle  ;  dans  le  temps  même  de  Bacon  plusieurs 
hommes  de  génie,  Galilée  à  leur  tête,  travaillaient 
à  l'avancement  de  la  science  ;  enfin  depuis  Bacon, 
bien  des  recherches  ont  été  entreprises  avec  suc- 
cès par  des  hommes  qui  peut-être  ne  connais- 
saient nullement  le  Novum  Organum.  Ce  qui  est 
vrai,  c'est  qu'avant  Bacon,  on  n'avait  pas  compris 
toute  l'importance  de  la  méthode  expérimentale 
et  inductive,  et  que  personne  n'avait  songé  à  la 
réduire  en  art;  ce  qui  est  vrai  encore,  c'est  que 
tous  les  travaux  de  quelque  valeur  entrepris  de- 
puis ont  été  exécutés  d'après  les  règles  posées 
par  Bacon,  qu'on  le  siit  ou  qu'on  l'ignorât.  En 
proclamant  comme  la  seule  voie  de  salut  la  mé- 
thode expérimentale  et  inductive.  Bacon  expri- 
mait un  besoin  qui  commençait  à  se  faire  géné- 
ralement sentir;  et  comme  tous  les  grands  nom- 
mes, il  ne  faisait  que  résumer  son  siècle,  et  aider 
à  la  marche  des  temps,  en  accomplissant  une 
révolution  qui  était  mûre. 

Après  la  grande  question  de  la  méthode,  un  des 
objets  auxquels  le  nom  de  Bacon  est  resté  atta- 
ché, c'est  la  division  des  sciences,  ou  plutôt  des 
produits  dje  l'esprit  humain.  Il  fonde  cette  division 
sur  la  différence  même  des  facultés  que  l'esprit 
applique  aux  objets  après  qu'ils  ont  été  saisis  par 
les  sens  :  de  la  mémoire,  il  fait  naître  l'histoire  (qui 
comprend  l'histoire  naturelle  comme  l'histoire  ci- 
vile); de  l'imagination,  la  poésie,  dans  laquelle  il 
fait  entrer  tous  les  arts;  de  la  raison,  la  philosophie 
(qui  embrasse,  avec  la  science  de  la  nature,  celle 
de  Dieu  et  de  l'homme).  Cette  classification,  re- 
produite au  dernier  siècle  avec  de  nouveaux  dé- 
veloppements en  tête  de  VEncijclopédie,  acquit 
alors  une  grande  célébrité,  et  elle  a  donné  lieu 
depuis  à  de  nombreuses  critiques  et  à  plusieurs 
essais  de  remaniement.  Mais  Bacon  n'y  attachait 
qu'une  importance  fort  secondaire  ;  placée  en  tête 
du  de  Augmentis,  cette  division  n'était  pour  lui 
qu'un  cadre  propre  à  recevoir  les  conseils  de  ré- 
forme qu'il  adressait  à  ch  ique  science. 

On  a  élevé  contre  la  philosophie  de  Bacon  d'as- 
sez graves  accusations.  On  a  fait  de  ce  philosophe 
le  père  du  sensualisme  moderne.  Si  par  là  on  a 
voulu  dire  qu'il  conseille  à  la  science  de  viser  à 
des  applications  utiles,  commodis  humants  in- 
servire.  on  a  raison;  mais  si  on  prétend  qu'il  for- 
mula et  défendit  cette  doctrine  qui  fait  dériver 
toutes  nos  idées  des  sens,  on  se  trompe  :  nulle 
part  il  ne  soutient  cette  opinion;  il  ne  se  pose 
pas  même  la  question,  et  ne  paraît  pas  l'avoir 
soupçonnée.  Il  est  vrai  que,  dans  la  Philosophie 
naturelle,  il  recommande  de  ne  s'appuyer  que 
sur  l'expérience,  de  se  défier  des  axiomes  gra- 
tuits qu'on  admettait  aveuglément  ;  mais  s'en- 
suit-il qu'il  niât  ou  qu'il  fît  dériver  des  sens  les 
idées  et  les  vérités  absolues  sur  lesquelles  la  lutte 

10 


BALD 


—   146  — 


BAGO 


s'est  depuis  cngngcc  entre  les  idéalistes  et  les 
sensualistes?  on  serait  tout  au  plus  là-dessus  ré- 
duit à  dos  conjectures. 

On  l'accuse  aussi  d'avoir  condamné  les  causes 
finales,  et  par  là  d'avoir  affaibli  les  preuves  de 
l'existence  de  Dieu.  Joseph  de  Maislrc,  dans 
un  ouvrage  posthume,  qui  n'est  qu'un  pamphlet 
virulent,  va  bien  plus  loin  encore  ;  parce  que  le 
nom  de  Bacon  a  été  invoqué  par  les  encyclopé- 
distes, il  t'ait  de  ce  philosoi)hc  le  père  de  toutes 
les  erreurs,  il  accumule  sur  lui  les  imputations 
d'athéisme,  d'immoralité,  d'impiété;  il  en  fait  le 
véritable  antechrist.  Tout  au  contraire,  loin  de 

rroscrire  les  causes  finales,  Bacon  en  recommande 
usage  comme  un  des  objets  spéciaux  de  la  théo- 
logie naturelle,  et  comme  fournissant  les  plus 
belles  preuves  de  la  sagesse  divine;  mais  il  ne 
veut  pas  qu'on  les  introduise  dans  la  physique, 
qu'on  les  substitue  aux  causes  efficientes,  et  que 
l'on  croie  avoir  tout  expliqué  quand  on  a  dit,  en 
ne  consultant  que  son  imagination,  à  quelle  fin 
chaque  chose  peut  servir  dans  l'ordre  de  la  créa- 
tion. Quant  à  l'accusation  d'athéisme,  comment 
a-t-on  pu  l'adresser  sérieusement  à  celui  qui,  dans 
ses  Essais,  a  écrit  un  si  beau  raorceiu  contre  les 
athées,  à  l'auteur  de  cette  belle  pensée  {Serm. 
fid.,  16)  tant  de  fois  répétée  :  «  Un  peu  de  philo- 
sophie naturelle  fait  pencher  les  hommes  vers 
l'athéisme  ;  une  connaissance  plus  approfondie 
de  cette  science  les  ramène  à  la  religion.  »  L'im- 
putation d'irréligion  n'est  pas  mieux  fondée;  il 
suffit  pour  la  détruire  de  renvoyer  -dUxMrditations 
sacrées  de  Bacon,  et  à  sa  Cotifcssioi  de  foi,  trou- 
vée dans  ses  papiers,  confession  tellement  ortho- 
doxe qu'on  s'étonne  que  celui  qui  l'a  écrite  ap- 
partienne à  la  religion  réiormée.  L'auteur  du 
Christianisme  de  Bacon,  le  pieux  et  savant  abbé 
Eymery,  ancien  supérieur  de  Saint-Sulpice,  était 
loin  de  soupçonner  l'impiété  du  philosophe  an- 
glais, lui  qui  a  composé  un  livre  tout  exprès  pour 
opposer  la  foi  de  ce  grand  homme  à  l'incrédulité 
des  beaux-esprits  du  xviii"  siècle. 

Les  oeuvres  de  Bacon,  dont  une  partie  seule- 
ment avait  vu  le  jour  de  son  vivant,  n'ont  été 
réunies  qu'un  siècle  après  sa  mort.  Les  éditions 
les  plus  estimées  qui  en  aient  été  faites  sont 
celle  de  1730,  publiée  à  Londres  par  Blacld)Ourne, 
en  4  vol.  in-fol.  ;  celle  de  1740,  Londres,  4  vol. 
in-f",  due  au  libraire  Millar;  celle  de  1765,  Lon- 
dres, f)  vol.  in-4,  magnifique  et  plus  complète  que 
les  précédentes  (elle  est  due  aux  soins  de  Robert 
Stcphens^  John  Locker  et  Thomas  Birch),  et  celle 
qui  a  été  donnée  à  Londres,  de  182ô  à  1836,  en 
12  vol.  in-8,  par  Bazil  Montagu,  la  plus  complète 
de  toutes,  avec  une  traduction  anglaise  des  œu- 
vres latines  et  avec  des  éclaircissements  de  tout 
genre.  M.  Bouillet  a  donné  une  édition  des  Œuvres 
pliilosophi(/ues  de  Bacon,  3  vol.  in-8,  Paris, 
1834-183Ô;  c'est  la  première  qui  ait  paru  en 
France;  elle  est  accompagnée  d'une  notice  sur 
Bacon,  d'introductions,  de  sommaires  de  chacun 
des  ouvrages,  et  suivie  de  notes  et  d'éclaircisse- 
ments. 

Plusieurs  des  ouvrages  de  Bacon  avaient  été 
traduits,  de  son  vivant  même,  en  français  ou  en 
d'autres  lingues;  à  la  fin  du  dernier  siècle,  Ant. 
Lasalle,  aidé  des  secours  du  gouvernement,  fit 
paraître,  de  l'an  VIII  à  l'an  XI  (1800-1 803),  en 
15  vol.  in-8,  les  Œuvres  de  F.  Bacon,  chancelier 
d^ Angleterre,  traduites  en  français,  avec  des  notes 
criticiues,  hislori(|ues  et  litténiires.  Cette  traduc- 
tion si  volumineuse  est  loin  d'être  complète,  et 
elle  n'est  pas  toujours  fidèle,  le  traducteur  s'étant 
permis  de  retrancher  les  passages  favorables  à  la 
religion.  On  a  reproduit  dans  le  Panthéon  lillé- 
raire  (1  vol.  grand  in-8j  1840)  et  dans  la  collec- 
tion Charpentier  (2  vol.  in-12, 1842)  la  traduction  ' 


des  Œuvres  philosophiques  de  Bacon  avec  de 
légères  variantes;  cette  dernière  publication  est 
due  à  M.  F.  Riaux,  qui  l'a  fait  précéder  d'un  in- 
téressant travail  sur  la  personne  et  la  philosophie 
de  Bacon,  et  y  a  joint  des  notes,  empruntées  pour 
la  plupart  au  travail  de  M.  Bouillet. 

La  vie  de  Bacon  a  été  écrite  par  le  révérend 
"William  Rawley,  qui  avait  été  son  secrétaire  et 
son  chapelain  (il  la  donna  en  1658,  en  tête  d'un 
recueil  d'œuvres  inédites  de  son  ancien  maître); 
par  W.  Dugdal,  dans  le  Baconiana  de  Th.  Teni- 
son,  1679  •  par  Robert  Stephens,  Londres.  1734: 
par  David  Mallet,  en  tête  de  l'édition  ae  1740 
(cette  vie  a  été  traduite  en  français  par  Pouillot, 
1755,  et  par  Bertin,  1788);  par  M.  de  Vauzelles, 
2  vol.  in-8,  Paris.  1833^  et  par  M.  Bazil  Montagu, 
en  tête  de  la  belle  édition  de  Londres,  1825,  que 
nous  avons  déjà  citée  :  cette  dernière  n'est  guère 
qu'une  apologie. 

La  philosophie  de  l'auteur  de  la  Grande  Béno- 
valion  et  ses  doctrines  ont  été  aussi  l'objet  d'un 
assez  grand  nombre  de  travaux,  parmi  lesquels 
nous  citerons  :  V Analyse  de  la  philosophie  de  Ba- 
con, par  Deleyre.  2  vol.  in-12,  Paris,  1755;  — le 
Précis  de  la  j/hilosophiede  Bacon,  par  J.  A.  De- 
luc,  2  vol.  in-8,  Genève,  1801  ; —  le  Chrislianisma 
de  Bacon,  par  l'abbé  Eymery,  2  vol.  in-12,  Paris, 
1799;  —  V Examen  de  la  philosophie  dé  Bacon, 
ouvrage  posthume  du  comte  Joseph  de  Maistre, 
2  vol.  in-8,  Paris,  1836,  factum  dicte  par  une  haine 
aveugle  contre  toute  philosophie,  et  dont  nous 
avons  déjà  fait  connaître  la  valeur  ;  —  de  Baco- 
nis  Verulamii  philosophia^  par  M.  Huet,  in-8, 
Paris,  1838; —  Bacon,  sa  vie,  so7i  temps,  saphi- 
losojjhie,  parM.  Ch.  de  Rémusat, Paris,  1857,  in-8; 
elle  a  encore  été  l'objet  de  plusieurs  articles  dans 
diverses  Revues,  parmi  lesquels  on  distingue  un 
article  de  la  Bévue  d'Edimbourg,  de  juillet  1837, 
dû  à  la  plume  de  M.  Macaulay  •  ce  morceau  a  été 
en  partie  traduit  en  français  dans  la  Revue  bri- 
tannique du  mois  d'août  suivant,  et  a  donné  lieu 
à  une  savante  réplique  de  M.  Benjamin  Lafaye, 
insérée  dans  Isi  Revue  française  et  étrangère.  Sur 
quelques  points  particuliers,  on  pourra  consulter 
une  thèse  de  M.  Jacquinet,  F.  Buconi  de  re  lit- 
teraria  judida,  Paris,  1863,  in-8.  Enfin  l'exposi- 
tion et  l'appréciation  de  cette  philosophie  occu- 
pent une  grande  place  dans  plusieurs  ouvrages 
importants,  tels  que  la  Logique  de  Gassendi;  les 
Lettres  sur  les  Anglais,  de  Voltaire;  VHistoire 
d'Angleterre  de  Hume  (cet  historien  établit  un 
parallèle  entre  Bacon  et  Galilée,  et  donne  la  su- 
périorité au  grand  physicien  de  l'Italie)  ;  le  dis- 
cours préliminaire  de  V Encyclopédie  :l  Essai  sur 
les  Connaissances  humaines,  de  Condillac;  la 
Logique  de  Destutt  de  Tracy  (Discours  prélimi- 
naire), et  dans  toutes  les  histoires  de  la  philoso- 
phie. N.  B. 

BALDINOTTI  (César),  philosophe  italien  de 
la  lin  du  siècle  dernier.  Son  premier  ouvrage  est 
de  1787  et  en  182011  enseignait  encore  à  Padoue  : 
il  y  avait  pour  élève  Rosmini^  qui  plus  d'une  fois 
embarrassa  son  maître  par  les  objections  qu'il 
opposait  à  sa  doctrine  sensualiste.  Baldinotti 
reconnaît  pour  maîtres  Gassendi,  Locke,  Condillac 
et  Bonnet;  mais  il  fait  des  efforts  louables  pour 
concilier  l'empirisme  avec  les  vérités  religieuses 
et  morales  que  ce  système  semble  exclure.  Il 
ne  confond  pas  l'acte  de  la  conscience  avec  la 
perception,  et  distingue  surtout  l'idée,  sous  sa 
forme  universelle  et  abstraite,  de  la  sensatioUj 
d'où  elle  est  dégagée  par  un  acte  rationnel.  Aussi 
après  avoir  critiqué  ce  que  les  philosophes  appel- 
lent les  principes,  et  montré  que  ce  sont  des 
propositions  stériles,  il  proclame  qu'il  y  a  pour- 
tant des  vérités  nécessaires,  celles  qui  concernent 
les  idées  universelles,  qui  sont  l'œuvre  de  notre 


BALL 


—  147 


BALL 


esprit,  mais  ont  leur  fondement  dans  la  réalité 
des  choses.  Bref,  il  appartient  à  cctto  famille 
d'esprits  éclairés,  qui  par  prudence  se  défient  de 
tout  ce  qui  dépasse  l'expérience,  mais  qui  sont 
perpétuellement  tentés  de  sortir  des  limites  où 
ils  Se  sentent  trop  à  l'étroit.  On  connaît  de  Baldi- 
nottideux  ouvrages:  l'deBecta  humanœ mentis 
instilutione,  Pavie,  1787,  in-8,  sans  nom  d'au- 
teur. C'est  un  livre  clair,  un  peu  superficiel, 
comprenant  d'abord  une  revue  sommaire  de  l'his- 
toire de  la  philosophie,  puis  ([uatre  livres  qui 
traitent  de  la  connaissance  considérée  dans  ses 
éléments,  en  elle-même,  dans  ses  instruments 
et  dans  ses  sources.  2°  fenlamimun  melaphy- 
sicorum,  lib.  III,  Padoue,  1807,  in-8.  Le  progrès 
de  la  pensée  est  visible  d'un  ouvrage  à  l'autre. 

K.  C. 
BALLANCHE    (Pierre-Simon),  né  à   Lyon  en 
1776,  mort  à  Paris  en  1847.  Après  des  études  qui 

Earaissenl  avoir  été  assez  superficielles,  il  em- 
rassa  d'abord  la  profession  de  son  père,  dont  il 
dirigea  l'imprimerie  pendant  trois  ans.  Il  était 
dès  lors  disposé  à  la  rêverie,  recherchait  la 
solitude,  et  prenait  des  habitudes  méditatives. 
La  révolution,  et  les  épreuves  qu'elle  infligea  à 
sa  ville  natale,  l'obligèrent  à  fuir  à  l'étranger 
avec  sa  mère;  il  ne  revint  en  France  qu'après 
le  9  thermidor,  et  les  événements  dont  il  avait 
été  le  témoin  et^  jusqu'à  un  certain  point,  la 
victime,  contribuèrent  à  développer  ses  disposi- 
tions mélancoliques,  et  à  affaiblir  une  constitu- 
tion déjà  maladive,  sans  altérer  le  fonds  de  bonté 
et  de  douceur  qui  fut  toujours  la  vertu  dominante 
de  son  caractère.  C'était  une  âme  tendre,  pas- 
sionnée pour  les  choses  divines,  et  portée  à 
chercher  les  causes  secrètes  et  les  raisons  in- 
visibles des  événements  ;  mais  son  esprit  qui 
n'avait  pas  l'appui  d'une  science  solide,  et  où 
l'imagination  avait  plus  de  force  que  la  raison, 
le  rendait  plus  propre  à  inventer  des  concep- 
tions poétiques  qu'à  découvrir  des  vérités  phi- 
losophi<iues.  Il  s'essaya  d'abord  dans  un  récit 
épique  du  siège  de  Lyon,  dont  le  manuscrit  a 
disparu  ;  puis  il  publia  en  1801  :  du  Sentiment 
considéré  daris  ses  rapports  avec  la  littérature 
et  les  beaux-arts,  œuvre  très-imparfaite  qu'il  a 
prudemment  retranchée  de  sa  collection.  Il  eut 
en  arrivant  à  Paris,  à  vingt-cinq  ans,  la  bonne 
fortune  de  mériter  l'amitié  de  Chateaubriand, 
et  d'être  admis  parmi  les  hommes  d'élite^  que 
l'esprit  et  la  beauté  de  Mme  Récamier  réunis- 
saient en  une  sorte  de  cénacle,  et  qui  ne  cessèrent 
de  le  protéger,  et  de  le  vanter  peut-être  avec 
un  peu  d'exagération.  Lui-même  ne  résista  pas 
au  charme  que  tant  d'autres  ont  subi,  et  ses 
Fragments  d'élégies  sont  des  confidences  d'amour 
pur  pour  cette  femme  qu'il  appelle  sa  Béatrice, 
et  qui,  dit-il,  l'ut  douce  à  ses  souffrances.  En  1814 
il  publia  VAntigone,  sorte  de  poëme  en  prose, 
qu'un  biographe  trop  indulgent  compare  au  Té- 
lémaque.  Il  faut  beaucoup  de  bonne  volonté  pour 
découvrir  dans  ces  pages  prolixes,  et  d'un  style 
sans  naturel,  des  idées  philosophiques  cachées 
sous  d'obscurs  symboles.  Il  n'y  en  a  pas  davan- 
tage dans  VEssai  sur  les  institutions  sociales 
(Paris,  1817),  dont  on  peut  louer  du  reste  la 
politique  modérée  et  généreuse.  Tout  au  plus  y 
démêlerait-on  l'esquisse  d'une  théorie  du  lan- 
gage, qui  prétend  concilier  les  doctrines  de  de 
Bonald  et  celles  des  idéologues  sur  cette  question 
alors  vivement  débattue.  Suivant  Ballanche,  la 
parole  à  l'origine  était,  non  pas  le  signe  de  l'idée, 
mais  l'idée  elle-même  formant  avec  son  expres- 
sion un  tout  indivisible,  l'idée  ayant  sa  forme 
avec  elle-même.  Mais  peu  à  peu  celte  synthèse 
subit  une  décomposition  ;  la  pensée  se  sépare 
des  signes  qui  y  sont  inhérents,  qui  dès  lors 


sont  comme  des  formes  vides,  perdent  leur  force, 
et  se  matérialisent  pour  s'écrire  et  s'imprimer. 
De  son  côté  la  pensée  tend  à  s'isoler,  à  se  suffire 
à  elle-même,  et  il  devient  possible  à  l'homme 
de  penser  sans  parole.  On  voit  que  la  rigueur  et 
la  clarté  ne  sont  pas  les  qualités  saillantes  de 
celte  conception.  Il  n'y  a  pas  non  plus  grand 
profit  à  tirer  pour  la  science  de  quel([ues  pro- 
ductions de  courte  haleine  :  le  Vieillard  et  le  jeune 
homm.c,  Vllomme  sans  nom,  l'Elégie.  La  phi- 
losophie de  l'auteur,  ou  plutôt  les  inventions 
mystiques  qu'on  a  décorées  de  cor  nom,  sont  tout 
entières  réservées  à  son  grand  ouvrage,  la  Pa- 
Ungénésie  sociale,  qui,  suivant  M.  de  Laprade, 
«  est  peut-être  le  monument  le  plus  original,  le 
plus  entièrement  à  part  dans  les  lettres  fran- 
çaises. »  Cette  vaste  composition  devait  être  une 
trilogie  dont  les  parties  auraient  reçu  ces  titres  : 
Orphée,  la  Formule,  la  Ville  des  expiations,  et 
auraient  dû  former  ce  que  l'auteur  appelle  une 
«  Ihéodicée  de  l'histoire.  »  Ses  œuvres  complètes, 
publiées  en  4  vol.  (Paris,  1830)  et  réimprimées 
sans  additions  en  5  vol.  (Paris,  1833),  ne  contien- 
nent que  la  première  partie  et  des  fragments 
des  deux  autres,  entre  autres  un  morceau  de 
forme  apocalyptique,  intitulé  la  Vision  d'IIébal, 
que  ses  admirateurs  déclarent  «  étrange  et  gran- 
diose. »  Les  qualités  littéraires  de  ces  écrits, 
réelles  sans  doute  puisqu'elles  ont  recueilli  des 
suffrages  considérables,  avaient  valu  à  Ballanche 
un  fauteuil  à  l'Académie  française  en  1841.  Il 
mourut  en  1847,  en  laissant  une  mémoire  chère 
à  ses  amis,  et  une  renommée  qui  ne  paraît  pas 
destinée  à  s'accroître.  Deux  volumes  qu'il  a  laissés 
manuscrits  n'ont  pas  été  publiés.  On  éprouve  un 
grand  embarras  quand  on  a  le  devoir  de  faire  con- 
naître les  opinions  philosophiques  de  Ballanche  : 
ses  amis  affirment  qu'il  a  un  système  «  homogène 
comme  sa  vie  et  son  style,»  une  profonde  érudi- 
tion, et  un  génie  métaphysique  de  premier  ordre  ; 
mais  ils  se  dispensent  d'en  donner  des  preuves, 
et  ne  peuvent  s'empêcher  d'avouer  qu'il  y  a  dans 
ses  ouvrages,  d'ailleurs  incomplets,  du  vague  et 
de  l'obscurité.  Le  plus  bienveillant  d'entre  eux 
l'appelle  d'un  nom  qui  semble  bien  appliqué  : 
«  l'illustre  théosophe.  »  En  réalité,  il  y  a  peu  de 
])hilosophie  dans  ces  compositions  solennelles, 
et  si  on  en  trouve,  elle  ressemble  à  celle  que 
Montaigne  appelle  «  de  la  poésie  sophistiouée.  » 
Des  formules  ambitieuses  et  de  froides  allégories 
dissimulent  mal  des  idées  creuses,  et  une  igno- 
rance complète  de  l'histoire  de  la  philosophie. 
La  méthode  est  celle  d'un  inspiré,  c'est-à-dire 
une  sorte  de  divination,  qui  procède  par  oracles 
et  néglige  les  preuves;  celle  dont  les  sciences 
font  usage  est  tenue  pour  pernicieuse,  et  doit 
céder  la  place  «  à  une  méthode  synthétic^ue  et 
inspirée.  »  Les  meilleures  idées  ainsi  séparées  de 
toutes  leurs  raisons  ne  sont  plus  que  des  vues 
plus  ou  moins  ingénieuses,  sans  aucune  valeur 
scientifiiiue;  il  y  en  a  sans  doute  dans  la  Palin- 
génésie  sociale;  mais  elles  ne  se  prêtent  pas  à 
l'analyse,  et  d'ailleurs  concernent  l'histoire,  la  po- 
litique et  la  religion,  plutôt  que  la  métaphysique 
ou  la  psychologie.  Ces  remarques  sont  faites  pour 
expliquer  l'indigence  du  résumé  qui  suit. 

Pour  prendre  les  choses  à  l'origine,  il  faut 
remonter  à  Dieu,  qui  est  avant  toutes  choses.  La 
création  est  d'abord  en  lui-même,  mais  à  l'état 
de  possibilité,  et  non  pas  en  acte  ;  plus  tard  elle 
en  émane.  Pourquoi  ?  <•  Dieu  avait-il  besoin  de 
rayonner  en  dehors  de  lui,  de  se  manifester  dans 
les  choses  et  les  existences?  avait-il  besoin  d'être 
contemplé,  d'être  adoré,  d'être  aimé?  ayait-jl 
besoin  de  s'assurer  de  sa  puissance  de  réalisa- 
tion? ne  lui  sulfisait-il  pas  d'être?»  Devant  ces 
questions   redoutables  l'auteur   ne  trouve  que 


BALIM 


—   148  — 


BALM 


cette  explication  :  «  il  ne  faut  pas  lui  demander 
compte  de  ses  œuvres;  il  lui  a  plu  de  sortir  de 
son  repos.  »  C'est  son  Verbe  qui  crée,  «  sa  parole 
est  le  moule  qui  donne  à  notre  planète  une  forme 
sphériquc.  »  Pour  ne  parler  que  de  l'homme,  il  en 
dclache  l'essence  de  l'intelligence  universelle,  il 
lui  communique  un  pouvoirpropre,  etde  sa  propre 
volonté  il  d("7ac/ie  aussi  des  volontés  individuelles. 
Naguère  encore  la  Providence  avait  une  action 
irrésistible  ;  maintenant  les  volontés  isolées  ou 
concourant  ensemble  vont  lui  opposer  une  sorte 
de  force  des  choses,  un  véritable  destin^,  et  in- 
troduire dans  le  monde  le  mal  et  le  desordre, 
qui  ne  peuvent  cesser  que  par  un  suprême  et 
définitif  accord  de  la  Providence  et  de  la  liberté 
humaine,  «  une  confarréation  universelle.  »  Mais 
avant  ce  retour  à  l'unité  de  volonté,  il  y  a  de 
longs  siècles  de  malheur.  Dieu  ne  peut  tolérer 
la  révolte,  la  lutte  du  fatum  humain  contre  la 
volonté  divine  ;  d'autre  part  il  ne  peut  non  plus 
se  démentir,  se  repentir  d'avoir  créé  des  forces 
libres,  ni  les  abolir.  Il  faut  donc  à  la  fois  qu'il 
frappe  l'humanité  et  qu'il  la  sauve,  et  que  du 
même  coup  l'homme  soit  déchu  et  réhabilité. 
Les  hommes  n'avaient  primitivement  tous  en- 
semble qu'une  seule  volonté,  et  par  son  unité 
même  elle  avait  plus  de  puissance  pour  s'opposer 
à  la  Providence.  Dieu  brise  ce  pouvoir  unique  en 
une  infinité  de  morceaux,  et  les  éparpille  dans 
chaque  individu,  pour  diminuer  la  résistance 
primitive.  De  là  les  divisions,  les  discordes,  une 
humanité  coupée  en  tronçons,  variant  avec  les 
nations,  les  familles,  les  individus;  de  là  des 
castes  et  des  sexes  aifTérents.  Car  Dieu  voulut 
séparer  l'une  de  l'autre  ces  deux  facultés  cou- 
pables, l'intelligence  et  la  volonté,  et  donna  l'une 
a  l'homme  et  l'autre  à  la  femme  «  qui  est  l'ex- 
pression volitive  de  l'homme.  »  Mais  il  y  aura 
une  palingcnésie  qui  ramènera  tout  à  l'unité 
(l'auteur  ne  dit  pas  si  elle  réalisera  l'androgyne 
de  Platon),  et  pour  cette  «nouvelle  génération  » 
Dieu  a  initié  l'homme  par  sa  parole,  et  lui  a 
ordonné  le  retour  à  la  loi.  Cette  révélation, 
mieux  entendue  de  certains  hommes,  les  élève 
à  la  dignité  d'initiateurs;  ce  sont  les  chefs  des 
nations,  les  magistrats  et  les  patriciens;  mais  le 
christianisme  fait  la  révélation  égale  pour  tous: 
il  est  le  but  de  toute  l'évolution  historique.  Son 
règne  doit  assurer  à  l'homme,  non  pas  le  bonheur 
de  l'homme,  qui  n'est  passa  vraie  destinée,  mais 
la  grandeur.  Toute  créature,  après  une  série  d'é- 
preuves qui  ne  se  termine  pas  avec  la  vie,  mais 
qui  doit  se  poursuivre,  suivant  les  besoins  de 
chaque  âme,  jusqu'à  l'expiation  définitive,  arri- 
vera à  la  perfection  de  sa  nature.  La  bonté  uni- 
verselle, voilà  le  terme  de  celte  ascension,  et  le 
but  vers  lequel  tous  les  progrès  convergent. 

On  peut  consulter  sur  Ballanche,  outre  l'étude 
que  Sainte-Beuve  lui  a  consacrée  :  de  Laprade, 
Ballanche,  sa  vie  et  ses  écrits,  Paris,  1848.  — 
J.  J.  Ampère,  Ballanche,  Paris,  1848.        E.  C. 

BALMÉS  (Jacques-Lucien) ,  philosophe  espa- 
gnol, naquit  à  Vich  en  Catalogne,  le  28aoiit  1810. 
Il  entra  dans  les  ordres,  et  s'etant  voué  à  l'ensei- 
gnement, il  fut  attaché  au  collège  de  sa  ville  na- 
tale comme  professeur  de  mathématiques.  Il  prit 
part  auTC  luttes  politiques  et  religieuses  de  son 
pays,  protesta  contre  la  vente  des  biens  du  clergé 
et  l'ut  exilé  par  Espartero.  Après  la  chute  du  ré- 
gent, il  vint  fonder  à  Madrid  un  journal  hebdo- 
madaire :  el  Pensamientos  de  la  nacion,  destiné 
à  combattre  les  idées  libérales.  Il  a  laissé  de 
nombreux  ouvrages,  parmi  lesquels  la  philosophie 
peut  réclamer  en  tout  ou  en  partie  les  quatre 
suivants  :  Corso  de  filosofia  elemental,  Madrid, 
1837,  in-8;  el  Criterio,  Barcelone,  1845,  in-8;  Fi- 
loso/ia  fondamental,  Barcelone,  1846, 4  vol.  in-8; 


el  Proteslantismo  comparado  con  elCatolicismo 
en  sus  relaciones  con  la  civilisacion  Europea, 
M  idrid.  1848,  3  vol.  in-8.  Les  trois  derniers  ont 
été  traduits  en  français,  par  M.  l'abbé  Edouard 
Monec:  Art  d'arriver  au  vrai,  1  vol.  ;  Pldloso- 
phie  fondamentale^  3  vol.;  le  Protestantisme 
comparé  au  Catholicisme  dans  ses  rapports  avec 
la  civilisation  européenne,  3  vol.,  Paris,  Auguste 
Vaton,  plusieurs  éditions,  in-8etin-18. 

L'Espagne,  qui  tient  une  si  grande  place  dans 
l'histoire  des  lettres  et  des  arts,  comme  dans 
l'histoire  politique  des  temps  modernes,  n'en  a, 
pour  ainsi  dire,  aucune  dans  l'histoire  de  la  phi- 
losophie. Suarez  n'y  représente  que  le  dernier  ef- 
fort de  la  scolastique  expirante.  Raymond  Lulle, 
Raymond  de  Sebonde.  Michel  Servet  ne  lui  ap- 
partiennent que  par  leur  naissance.  Si,  de  nos 
jours,  elle  a  voulu  avoir  une  philosophie^  elle  n'a 
su  s'approprier  que  la  moins  philosophique  des 
écoles  contemporaines,  l'école  néo-catholique. 

Balmès  a  été,  en  Espagne,  le  métaphysicien 
de  cette  école.  C'est  un  homme  de  parti  en  poli- 
tique et  en  religion.  De  là,  dans  l'exposition  de 
ses  idées,  quelque  chose  de  plus  vivant,  le  fruit 
souvent  amer,  mais  presque  toujours  plein  de 
suc,  d'une  expérience  personnelle.  Il  aime  à 
prendre  dans  la  politique  ses  exemples  de  logi- 
que, et  il  décrit  avec  finesse,  en  homme  qui  les 
a  observées  de  près  et  qui  n'en  a  pas  été  la  dupe, 
les  erreurs  et  les  contradictions  de  l'esprit  de 
parti.  Mais  il  lui  est  plus  facile  de  les  signaler 
que  de  s'y  soustraire.  Dans  son  antipathie  pour 
les  idées  démocratiques,  il  cite  à  plusieurs  repri- 
ses, comme  un  exemple  d'équivoque,  l'idée  de 
l'égalité,  et  il  ne  s'aperçoit  pas  qu'il  y  introduit 
lui-même  la  confusion  dont  il  se  plaint.  L'égalité 
devant  la  loi  ne  lui  paraît  pas  moins  chimérique 
et  moins  injuste  que  l'égalité  physique  et  l'éga- 
lité des  biens  :  car,  dit-il,  une  même  loi  appliquée 
au  fort  et  au  laible,  au  riche  et  au  pauvre,  au  sa- 
vant et  à  l'ignorant  ne  saurait  produire  des  effets 
égaux.  Or  la  chimère  et  l'injustice  consisteraient 
précisément,  pour  l'égalité  devant  la  loi,  à  tenir 
compte  des  différences  de  forces,  de  fortune  ou 
d'éducation  qui  peuvent  exister  entre  les  hom- 
mes; elle  n'est  un  principe  éminemment  juste 
que  parce  qu'elle  fait  abstraction  de  ces  différen- 
ces inévitables,  pour  assurer  à  tous  les  droits, 
chez  tous  les  individus,  un  égal  respect. 

C'est  surtout  au  point  de  vue  religieux  que 
Balmès  se  laisse  égarer  par  l'esprit  de  parti.  Non 
contente  de  proclamer,  comme  la  philosophie 
chrétienne  du  xvii'  siècle,  la  conformité  néces- 
saire de  la  raison  et  de  la  foi.  ou,  comme  la  sco- 
lastique, la  subordination  de  la  première  à  la  se- 
conde, l'école  à  laquelle  il  appartient  confond  les 
deux  domaines;  elle  ne  se  sert  de  la  raison  que 
comme  d'un  instrument  de  polémique  au  profit 
de  la  foi.  Confusion  pleine  de  périls  et  pour  la 
philosophie  et  pour  la  théologie  elle-même  1  Mieux 
vaut  renoncer  à  interroger  la  raison  que  de  lui 
demander  des  réponses  toutes  faites,  non  pour 
se  convaincre  soi-même,  mais  pour  convaincre 
ses  adversaires.  D'un  autre  c'te,  c'est  faire  bon 
marché  de  la  foi  que  de  mettre  !a  raison  à  sa 
place,  même  pour  assurer  son  triomphe.  Balmès 
n'évite  pas  ce  double  écueil.  Il  fait  entrer  dans 
sa  logique  toute  une  démonstration  de  la  religion 
catholique  réduite  aux  points  suivants:  une  révé- 
lation surnaturelle  est  possible;  elle  est  néces- 
saire ;  elle  a  besoin,  pour  se  conserver  et  pour  se 
transmettre,  d'une  Église  infaillible;  l'Église  ca- 
tholique peut  seule  s'attribuer  ce  caractère  d'in- 
faillibilité; l'autorité  de  l'Église  une  fois  recon- 
nue, toutes  ses  décisions  exigent  par  elles-mêmes 
une  soumission  sans  examen.  Le  rôle  des  apolo- 
I  gislcs  serait  bien  simplifié  si  quelques  pagesa'une 


BALM 


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BALM 


démonstration  purement  rationnelle  pouvaient 
leur  suffire.  Mais,  quand  on  accorderait  àBalmcs 
tous  les  points  qu'il  croit  avoir  si  aisément  éta- 
blis, il  n'éviterait  pas  l'examen  particulier  de 
tous  les  dogmes;  car  il  reconnaît  lui-même  que 
la  raison  ne  peut  souscrire  qu'aux  dogmes  où 
elle  no  rencontre  pas  une  impossibilité  absolue. 
Aussi,  sans  se  borner  à  invoquer  l'infaillibilité 
générale  de  l'Église,  il  entruinc  plus  d'une  fois 
la  philosophie  sur  le  terrain  théologique;  et  bien 
qu'il  se  montre  dans  ces  excursions  moins  témé- 
raire que  plusieurs  philosophes  de  la  même  école, 
elles  sont  loin  de  lui  avoir  porté  bonheur.  Il  voit, 
dans  le  mystère  de  la  Trinité,  «  le  type  sublime 
de  la  distinction  nécessaire  du  sujet  et  de  l'objet 
au  plus  profond  de  l'intelligence.  »  Si  les  trois 
personnes  divines  sont  à  la  l'ois  unies  et  distinctes 
comme  le  sujet  et  l'objet  dans  la  connaissance, 
OU  bien  elles  constituent  des  êtres  différents, 
c'est-à-dire  autant  de  dieux,  ou  bien  leur  unité 
se  manifeste  dans  l'identité  du  sujet  et  de  l'objet, 
c'est-à-dire  dans  l'identité  universelle  du  pan- 
théisme. Sur  le  mystère  eucharistique,  Balmès 
n'est  pas  plus  heureux.  Il  fait  revivre,  pour  l'ex- 
pliquer, une  des  distinctions  les  plus  subtiles  et 
les  plus  obscures  de  la  scolastique,  celle  de  deux 
sortes  de  rapports  entre  les  parties  de  l'étendue, 
les  unes  intrinsèques  {ordo  ad  se),  les  autres  sub- 
ordonnées à  une  certaine  situation  dans  l'espace 
(ordo  ad  locinn).  Il  oublie  qu'il  a  ruiné  d'avance 
cette  distinction  en  identifiant  l'étendue  et  l'es- 

Face  :  si  l'espace  occupé  par  un  corps  n'est  que 
abstraction  de  son  étendue  même,  que  devien- 
nent ces  rapports  intrinsèques,  dans  lesquels  se 
conserverait,  sous  les  apparences  d'un  autre  corps 
et  en  plusieurs  lieux  à  la  fois,  tout  ce  qui  consti- 
tue l'étendue  réelle  du  corps  divin? 

Comme  tous  les  philosophes  de  la  même  école, 
Balmès  a,  pour  la  scolastique,  une  admiration 
de  parti  pris,  qui  l'entraîne  non-seulement  à  faire 
revivre  des  théories  justement  condamnées,  mais 
.souvent  aussi  à  les  dénaturer  pour  les  concilier 
avec  ses  propres  doctrines.  C'est  ainsi  qu'après 
avoir  combattu  par  d'excellents  arguments  le  sen- 
sualisme moderne,  il  accepte  le  sensualisme 
scolastique  comme  faisant  la  part  de  l'activité 
propre  de  l'àme,  grâce  à  l'intervention  de  Vin- 
tellect  agent.  Or  lui-même  reconnaît  ailleurs 
que  Viritellcct  agent  n'est  qu'un  intermédiaire 
inutile,  suscité  par  la  fausse  hypothèse  des 
espèces  intelligibles.  Il  se  montre  juste,  en  gé- 
néral, pour  les  grands  philosophes  de  l'antiquité 
et  des  temps  modernes  ;  mais,  à  partir  du  xviii" 
siècle,  il  apporte  dans  ses  jugements  toute  la 
partialité  de  son  école.  Il  ne  voit  que  des  monu- 
ments de  déraison  dans  les  constructions  de  la 
métaphysique  allemande,  et  il  n'est  pas  même 
désarme  par  le  bon  sens  timide  des  Écossais. 
Ouant  à  notre  école  spirituaiiste  et  éclectique,  il 
refuse  d'y  voir  autre  chose  que  le  panthéisme 
germanique  :  «  Si  les  philosophes  universitaires 
sont,  en  France,  les  humbles  disciples  de  M.  Cou- 
sin, M.  Cousin  lui-même,  à  son  tour,  qu'est-il 
autre  chose  que  le  successeur  de  Hegel  et  de 
Schelling?» 

L'injustice  de  ce  dernier  jugement  est  d'autant 
plus  manifeste  que  Balmès,  dès  qu'il  se  maintient 
sur  un  terrain  philosophique,  se  rattache,  par  tout 
l'ensemble  de  ses  théories,  au  spiritualisme  fran- 
çais du  xix^  siècle.  Sa  méthode  est  la  méthode 
psychologique,  éclairée  par  le  sens  commun  et 
par  l'étude  comparée  des  systèmes,  et,  dans  cette 
étude,  il  professe  un  véritable  éclectisme.  «  Quand 
tous  les  philosophes  discutent,  dit-il,  c'est,  en 
quelque  soHe,  le  genre  humain  qu'i  discute.  »  Et 
ailleurs  :  «  En  général,  il  est  dangereux  de  traiter 
légèrement  une  opinion  que  des  intelligences  de 


premier  ordre  ont  défendue;  si  ces  opinions  no 
sont  pas  toutes  la  vérité,  il  est  rare  qu'elles  n'aient 
pas  en  leur  laveur  de  fortes  rai.sons  et  au  moins 
une  portion  de  la  vérité.  ■>  Son  éclectisme  a 
d'ailleurs  les  mêmes  antipathies  et  les  mêmes 
préférences  ([ue  l'éclectisme  français.  I^a  polémi- 
que contre  l'école  de  Condillac  tient  une  grande 
place  dans  ses  écrits  philosophiques,  et,  après  les 
scolastiques,  dont  il  est  le  sectateur  plutôt  que 
le  disciple,  les  philosophes  qu'il  cite  le  ])lus  sou- 
vent et  avec  l'admiration  la  plus  sympathique, 
sont  les  grands  métaphysiciens  du  xvii"  siècle. 
Descartes,  Malebranche  et  Leibniz. 

Si  l'on  pouvait  séparer  dans  Balmès  le  philo- 
sophe de  l'homme  de  parti,  le  premier  ne  méri- 
terait guère  (jue  des  éloges.  C'est  un  esprit  judi- 
cieux et  élevé,  qui  sait  honorer  la  raison  et  l'hu- 
manité, lia  même  une  certaine  impartialité  gé- 
nérale, trop  souvent  démentie  malheureusement 
dans  ses  jugements  particuliers.  «  Je  suis  loin  de 
confondre,  dit-il,  l'esprit  philosophique  du  der- 
nier siècle  avec  l'esprit  du  siècle  présent;  à  mes 
yeux,  le  panthéisme  moderne  n'est  point  un  ma- 
térialisme pur,  et  jusque  dans  l'athéisme  qui 
déshonore  les  doctrines  de  certainee  écoles,  il 
m'est  doux  de  signaler  des  tendances  spiritua- 
listes.  » 

La  Philosophie  fondamentale  contient  toute 
la  doctrine  philosophique  de  Balmès.  L'Art  d'ar- 
river au  vrai  ou  le  Crilerium.  n'est  qu'un  ma- 
nuel de  logique  pratique,  entremêlé,  comme  la 
Logique  de  Port-Royal,  de  réflexions  morales. 
Des  pensées  ingénieuses,  parfois  profondes,  pres- 
que toujours  dictées  par  un  bon  sens  élevé,  y  sont 
développées  dans  un  style  élégant,  mais  un  peu 
diffus.  L'auteur  y  suit  le  mouvement  de  sa  pen- 
sée, sans  s'attacher  à  un  ordre  didactique.  Un 
chapitre  sur  le  choix  d'une  carrière  se  place  entre 
une  théorie  de  l'attention  et  des  considérations 
métaphysiques  sur  la  possibilité  et  sur  l'existence. 
Nulle  question  n'est  approfondie  dans  ses  princi- 
pes, et  si  quelques  pages  affectent  un  caractère 
spéculatif  et  abstrait,  elles  ne  servent  qu'à  relier 
entre  eux,  souvent  d'une  façon  peu  heureuse,  les 
conseils  et  les  exemples  pratiques  auxquels  l'ou- 
vrage emprunte  tout  son  prix. 

Balmès  a  suivi,  dans  la  Philosophie  fonda- 
mentale, l'ancienne  division  de  la  philosophie  en 
Logique,  Métaphysique  et  Morale.  Il  traite,  dans 
le  premier  livre,  de  la  certitude,  dans  les  sui- 
vants, des  sensations,  de  l'étendue  et  de  l'espace, 
des  idées,  de  l'idée  de  l'être,  de  l'unité  et  du 
nombre,  du  temps,  de  l'infini,  de  la  substance, 
de  la  nécessité  et  de  la  causalité.  Le  dernier  li- 
vre se  termine  par  des  principes  de  morale,  rat- 
tachés à  l'idée  de  causalité  libre.  Il  n'y  a  point  de 
place  spéciale  pour  la  psychologie,  mais  elle  rem- 
plit et  anime  en  réalité  toutes  les  parties  de  l'ou- 
vrage. 

Balmès  pose  la  certitude  comme  un  fait,  qu'il 
s'agit  non  d'établir,  mais  d'expliquer.  Repoussant 
un  critérium  unique,  il  distingue  trois  sources 
de  certitude:  la  conscience,  pour  les  faits  inté- 
rieurs; l'évidence,  pour  les  vérités  idéales;  et 
Vinstinct  intellectuel,  pour  le  passage  des  faits 
de  conscience  et  de  l'ordre  idéal  aux  réalités  ex- 
térieures. La  conscience  et  l'évidence  sont  réunies 
dans  le  Cogito  de  Descartes,  que  Balmès  analyse 
et  justifie  avec  une  certaine  profondeur,  mais  au- 
quel il  reproche,  comme  Maine  de  Biran,  de  mê- 
ler deux  principes  distincts  :  un  simple  fait  de 
conscience,  et  une  proposition  idéale,  à  savoir  le 
rapport  universel  et  nécessaire  de  la  pensée  avec 
l'existence.  Quant  à  l'instinct  intellectuel,  il  est 
aisé  d'y  reconnaître,  bien  que  Balmès  n'en  dise 
rien,  le  sens  commun  et  les  principes  constitutifs 
de  l'entendement  des  Écossais 


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—  150  — 


BARB 


La  théorie  de  la  perception  est  également  tout 
écossaise,  sauf  une  tentative  assez  malheureuse 
pour  attribuer  à  la  vue  la  perception  complète 
de  l'étendue,  dans  le  but  de  faciliter  l'explication 
de  l'Eucharistie,  en  écartant  de  l'essence  de  la 
matière  l'idée  d'impénétrabilité.  Sur  l'espace  et  le 
temps,  sur  la  nature  des  corps,  sur  les  idées  innées, 
Balmcs  suit  en  général  les  traces  de  Leibniz. 
Il  ne  voit  dans  l'espace  et  dans  le  temps  que  des 
rapports  de  coexistence  et  de  succession,  soit  dans 
l'ordre  réel,  soit  dans  l'ordre  idéal.  Sous  ces 
rapports,  il  incline  à  placer,  quoique  avec 
une  certaine  hésitation,  des  forces  simples  ou  des 
monades.  Il  rejette  l'expression  d'idées  innées, 
mais  il  admet  dans  l'intelligence  une  activité 
innée,  inhérente  à  tous  les  esprits  et  qui  consti- 
tue la  raison  universelle,  et  il  lui  donne  pour 
objet  propre  l'idée  de  Dieu,  à  laquelle  il  ramène 
toutes  les  conceptions  idéales.  Son  ontologie  a, 
dans  la  forme,  quelque  chose  d'hégélien.  Elle  se 
résume  d;ins  les  combinaisons  des  idées  d'être  et 
de  non-être,  par  lesquelles  il  explique  les  idées 
de  nombre,  de  temps,  d'infini  et  de  fini,  de  sub- 
stance et  d'attribut,  de  cause  et  d'efifet.  Mais  son 
bon  sens  ne  se  pera  pas  dans  l'abstrait  ;  il  revient 
promptement  à  l'observation  psychologique,  et 
elle  lui  fournit  une  excellente  démonstration  de 
la  substantialité  et  de  la  causalité  du  moi,  et  une 
réfutation  non  moins  solide  du  panthéisme. 

La  morale  de  Balmès  est  celle  de  Malebranche. 
Elle  a  pour  principe  l'amour  de  Dieu  et  de  toutes 
les  choses  que  Dieu  aime,  dans  l'ordre  même  où 
il  les  aime,  c'est-à-dire  suivant  leurs  degrés  de 
perfection  tels  qu'ils  sont  représentés  dans  l'en- 
tendement divin  :  théorie  très-élevée,  mais  qui  a 
le  tort  de  faire  reposer  le  devoir  sur  un  senti- 
ment, l'amour  de  Dieu,  et  de  le  subordonner  à  la 
connaissance  toujours  incomplète  de  l'ordre  uni- 
versel. 

Balmès,  on  le  voit,  n'a  point  édifié  un  système 
original.  Sa  philosophie  ne  se  compose  guère  que 
d'emprunts  à  tous  les  philosophes  spiritualistes. 
Elle  n'en  tient  pas  moins  une  place  très-honora- 
ble dans  le  mouvement  philosophique  du  xix' siè- 
cle, comme  le  plus  remarquable  effort  qui  ait  été 
tenté  en  Espagne  depuis  la  Renaissance,  pour  y 
ranimer  les  études  métaphysiques.  Quoique  peu 
sympathique  à  l'état  présent  de  sa  patrie,  Bal- 
mès se  plaisait  à  y  reconnaître  des  symptômes 
évidents  de  renaissance  :  «  Malgré  le  trouble  du 
temps,  disait-il,  il  s'opère  dans  mon  pays  un  dé- 
veloppement intellectuel  dont  on  connaîtra  plus 
tard  la  portée.  » 

On  peut  consulter  sur  la  philosophie  de  Balmès 
une  étude  de  M.  de  Blanche- Raffin  :  Jacques 
Balmès,  sa  vie  el  ses  ouvrages,  Paris,  1860,  et 
un  article  de  M.  Emile Beaussire  {Revue moderne 
du  10  décembre  1869).  Ém.  B. 

BARALIPTON.  Terme  de  convention  mné- 
monique, par  lequel  les  logiciens  désignaient  un 
des  modes  indirects  de  la  première  des  trois  fi- 
gures_  du  syllogisme  reconnues  par  Aristote.  La 
dernière  syllabe  de  ce  mot  n'a  aucun  sens,  elle 
est  ajoutée  pour  la  mesure  du  vers  mnémonique, 
usité  dans  lÉcole  : 

Barbara,  Celarent,  Darii,  Ferio,  Baralipton. 
Voy.  la  Logique  de  Porl-Royal,  3'  partie,  et  l'ar- 
ticle Syllogismr. 

Barbara.  Terme  mnémonique  de  conven- 
tion dans  lecjuel  les  logiciens  désignaient  un  des 
modes  de  la  première  figure  du  syllogisme,  le 
plus  parfait  et  le  type  de  tous  les  autres.  Voy.  la 
Logique  de  Port-Royal,  3'  partie,  et  l'article  Syl- 
logisme. 

BARBARI.  Terme  de  convention  mnémoni- 
que, par  lequel  les  logiciens  désignaient  un  des 
modes  de   la  quatrième  figure   du   syllogisme. 


Voy.  la  Logique   de   Port-Royal,    3'  partie,  et 
l'article  Syllogisme. 

BARBEYRAC  (Jean),  né  à  Béziers  en  1674 
d'une  famille  calviniste,  est  un  de  ces  réfugiés 
français  dont  la  révocation  de  l'édit  de   Nantes 
enrichit  les  pays  protestants,  la  Suisse,  la  Hol- 
lande et  surtout  la  Prusse.  Il  professa  les  belles 
lettres  au  collège  français  de  Berlin,  Thistoire  et 
le  droit  civil  à  Lausanne,  le  droit  public  à  Gro- 
ningue.  Il   mourut  dans  cette  dernière  ville  en 
1744.  Il  était  membre  de  l'Académie  royale  des 
sciences  de  Prusse.  Il  a  rendu  service  à  T'une  des 
branches  de  la  philosophie,  le  droit  naturel,  par 
ses  traductions  de  Grotius,  de  Pufendorf,  deCum- 
bcrland,  de  Noot  (voy.  ces  noms),  et  par  les  pré- 
faces et  les  notes  dont  il  les  a  accompagnées.  La 
préface  qu'il  a  mise  en  tête  du  traite  de  Pufen- 
dorf, du  Droit  de  la  nature  et  des  gens,  est  un 
véritable  ouvrage,  dans  lequel  il  passe  en  revue 
tous  les  systèmes  de  morale  anciens  et  modernes, 
avec    un  grand  luxe  de   citations,  mais  peu  de 
critique.  Les  Pères  de  l'Église  y  sont  jugés  avec 
une  sévérité,  que  Barbeyrac  dépassa  encore  dans 
son  célèbre  traité  de  la  Morale  des  Pères.  Quel- 
ques vues  théoriques  se  mêlent  à  ces  considéra- 
tions historiques.  Il   suit,  en   général,  les  prin- 
cipes de   Locke  plutôt   que  ceux  de  Descartes, 
bien    qu'il    emprunte   à  ce  dernier   une  de  ses 
théories  les  moins  heureuses,  celle  qui  fait  ren- 
trer le  jugement  dans  la  volonté.  Il  repousse  les 
idées  innées,  et,  comme   Locke,   il  ramène  les 
idées    morales  à  des  rapports    de   convenance, 
fondés  sur  la  nature  des  actions  humaines.  Ces 
rapports  constituent  le  bien  et  le  mal,  mais  non 
la  loi  morale  ;  car  il  ne  s'y  attache  un  caractère 
obligatoire  qu'en  vertu  d'un  commandement  di- 
rect de  la  volonté  divine,  naturellement  révélé  à 
la  conscience.  Barbeyrac  insiste  dans  presque  tous 
ses  écrits  sur  cette  théorie  de  l'obligation,  dont 
le  germe  se  trouve  dans  Pufendorf  et  dans  Locke 
lui-même,  mais  confusément  et  avec  des  contra- 
dictions manifestes.  Il  l'a  défendue  contre  Leib- 
niz dans  un  écrit  spécial,  qui  est  le  meilleur  de 
ses  titres  comme  philosophe.  Leibniz  avait  vive- 
ment attaqué  le  système  de  Pufendorf,  dans  une 
lettre  à  Gérard  Molanus,  publiée  d'abord  sans 
nom  d'auteur.  Barbeyrac  traduisit  cette  lettre,  et 
il  l'inséra,  avec  ses  propres  remarques,  à  la  suite 
de  sa  traduction   du  petit  traité  de  Pufendorf, 
des  Devoirs  de  Vhomme  et  du  citoyen.  Il   ac- 
corde à  Leibniz  que  l'obligation  est  toujours  con- 
forme aux  principes  de  la  raison.  Il  reconnaît 
que  le  bien  et  le  juste  n'ont  rien  d'arbitraire,  et 
il  les  dégage  de  toute  considération  d'utilité^  soit 
personnelle,  soit  sociale.  Mais  il  distingue  entre 
l'idée  et  le  fait  même  de  l'obligation.  Si   l'idée 
de  l'obligation  est  une  conception  de  la  raison, 
ou  plutôt  de  la  conscience,  le  fait  de  l'obligation 
consiste  dans  un  commandement,  qui  ne  peut  être 
que  l'acte  d'une  volonté.  Or  la  seule  volonté  à 
laquelle  toutes  les  volontés  particulières  soient 
soumises,  et  dont  tous  les  ordres  soient  nécessai- 
rement l'expression  de  la  droite  raison,  c'est  la  vo- 
lonté de  Dieu.  En  vain  objecte-t-on  qu'il  y  a  des 
règles  de  morale  reconnues  et  observées  par  les 
athées;  ce  ne  peut  être  qu'une  morale  tres-im- 
parfaite,  fondée    sur   des    idées  de  convenance 
plus  ou  moins  exactes,  mais  sans  caractère  obli- 
gatoire. Barbeyrac  aurait  pu  répondre  plusjustc- 
ment  qu'on  peut  reconnaître  l'obligation  sans  la 
rapporter  à  sa  véritable  source,  de  même  qu'on 
ne  nie  pas  l'existence  des  choses,  parce  qu'on  re- 
fuse d'admettre  un  Dieu  créateur.  Quant  au  fond 
de  sa  théorie,  elle  ne  se  sépare  qu'en  apparence 
d  s    doctrines  philosophiques  qui  ont  repoussé 
avec  le  plus  de  force  la  volonté  divine  comme 
fondement  de  l'obligation  morale  3  car  ces  doc- 


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trlnes  n'ont  en  vue  qu'une  volonté  arbilruircj 
qui  détruirait  la  distinction  absolue  du  bien  et 
du  mal.  Leibniz  lui-mênic,  dans  la  Icltic  que 
Barbcyrac  a  prétendu  réfuter,  proclame  que  les 
hommes  tbrmcnt  une  seule  société  sous  le  gou- 
vernement de  Dieu.  Kant  définit  Tobligation  un 
impératil'  de  la  raison  pure,  considérée  comme 
pratique,  c'est-à-dire  comme  investie  de  la  l'a- 
cuité de  commander,  ce  qui  l'assimile  à  la  vo- 
lonté, et,  quand  il  a  établi  l'existence  de  Dieu, 
comme  un  postulat  nécessaire  de  la  raison  pra- 
tique, il  n'hésite  pas  à  rapporter  le  devoir  à  la 
volonté  divine,  qui  seule  y  attache  une  sanction. 
Si  Barbcyrac  maintient  la  dépendance  de  la  mo- 
rale à  regard  de  la  religion  naturelle,  il  exclut 
cependant  de  la  considération  de  l'obligation 
l'idée  de  l'immortalité  de  l'àmc  et  des  peines  à 
venir.  Il  distingue,  avec  une  netteté  dont  on  ne 
trouverait  guère  d'exemple  avant  Kant,  entre  le 
devoir  lui-même  et  les  mobiles  qui  peuvent  en- 
gager à  l'accomplir.  L'immortalité  de  l'âme  est 
un  de  ces  mobiles;  mais,  lors  même  qu'on  l'écar- 
terait,  l'obligation  ne  perdrait  rien  de  sa  force. 
Il  devance  aussi  une  autre  distinction  de  Kant  : 
celle  des  devoirs  de  droit,  bornés  aux  actes  exté- 
rieurs, et  des  devoirs  de  vertu,  qui  ne  regardent 
que  le  for  intérieur,  et  qui  échappent  à  toute 
sanction  civile.  Cette  distinction  indiquée  dans 
sa  réponse  à  Leibniz,  est  développée  dans  deux 
discours  sur  la  permissio7i  et  sur  le  bénéfice  des 
lois,  qu'il  a  insérés  également  à  la  suite  de  sa 
traduction  de  l'abrégé  de  Pufendovf.  11  y  établit 
que  les  lois  ne  sont  pas  la  mesure  du  juste,  non- 
seulement  parce  qu'elles  peuvent  être  injustes, 
mais  parce  qu'elles  n'embrassent  que  les  devoirs 
qui  intéressent  l'ordre  social.  11  ne  faut  donc  pas 
se  prévaloir,  contre  le  témoignage  clair  et  posi- 
tif de  la  conscience,  des  permissions  qu'elles  ac- 
cordent et  des  droits  qu'elles  confèrent. 

Dans  les  notes  qu'il  a  jointes  aux  ouvrages  de 
Grotius  et  de  Pufenforf,  Barbcyrac  a  éclairé  plu- 
sieurs questions  de  droit  naturel,  entre  autres 
celle  de  la  propriété,  qu'il  fonde,  non  pas  sur  le 
fait  physique  de  l'occupation  et  ûe  la  possession, 
mais  sur  l'acte  moral  de  la  volonté,  par  lequel 
l'homme  s'empare  de  ce  qui  n'est  à  personne, 
pour  en  faire  un  usage  intelligent  et  libre.  Il  re- 

fiousse  l'assimilation  féodale  entre  la  propriété  et 
a  souveraineté  politique.  Cette  dernière  n'est 
fondée  que  sur  le  consentement  exprimé  ou  ta- 
cite des  peuples,  et  il  leur  appartient  d'en  modi- 
fier les  conditions,  et  d'en  empêcher  l'abus,  dus- 
sent-ils recourir  à  l'insurrection,  à  défaut  de 
garanties  légales.  Le  consentemeut  des  peuples 
lui  paraît  nécessaire,  même  en  cas  de  conquête  : 
autrement  la  prise  de  possession  du  pays  conquis 
n'est  que  la  continuation  de  l'état  de  guerre,  et 
elle  autorise  toujours  tous  les  moyens  de  ré- 
sistance que  les  vaincus  ont  encore  en  leur  pou- 
voir. Enfin  il  rejette,  avec  Pufendorf,  le  droit  des 
gens  arbitraire,  admis  par  Grotius  et  par  Leibniz  : 
les  principes  du  droit  des  gens  sont  ceux  du 
droit  naturel,  et,  quant  aux  conventions  ou  aux 
traités,  leur  force  est  tout  entière  dans  les 
maximes  du  droit  naturel  qui  défendent  de  violer 
un  engagement  librement  contracté.  Sa  théorie 
do  la  famille  est  moins  acceptable.  Il  fait  dé- 
river les  devoirs  du  mariage  des  engagements 
arbitraires  des  époux;  d'où  il  infère  la  légitimité 
du  divorce  par  consentement  mutuel  et  de  la 
polygamie  elle-même.  Il  ne  conteste  pas  aux 
pères  le  droit  de  vendre  leurs  enfants.  Il  ne  faut 
pas  oublier  que  l'esclavage  est  admis  par  Leib- 
niz lui-même,  ainsi  que  par  presque  tous  les  au- 
teurs qui  ont  traité  du  droit  naturel  jusqu'au  mi- 
lieu du  xvni'=  siècle. 
Barbcyrac  montre  en  général  un  esprit  net, 


judicieux,  libéral,  suffisamment  versé  dans  les 
matières  pliilo.soi)hiiiues  et  leur  faisant  une  large 
part  dans  les  études  spéciales  auxquelles  il  a 
consacré  sa  vie.  Son  style  est  clair,  mais  peu 
élégant  et  d'une  prolixité  souvent  fastidieuse. 

Les  meilleures  éditions  des  traductions  de 
Barbcyrac  sont  :  1"  pour  le  traité  du  Droit  de 
la  nature  et  des  gens,  de  Pufendorf,  celles 
d'Amsterdam.  1720  et  1734,  2  vol.  in-4,  et  de 
Londres,  1740,  3  vol.  in-4;  2°  pour  l'abrégé  de 
Pufendorf,  avec  les  opuscules  qu'y  a  joints  le 
traducteur,  celle  de  1741,  2  vol.  in-12;  3"  pour  le 
traité  de  Grutms,  du  Droit  de  la  paix  et  de  la 
guerre,  celles  d'Amsterdam,  1724  et  1729,  et  de 
Bàle,  1746,  2  vol.  in-4. 

On  peut  consulter  sur  la  philosophie  de  Barbcy- 
rac une  thèse  de  M.  Beaussire,  du  Fondement 
de  l'obligation  morale,  Grenoble,  ISôo.      Ém.  B. 

BARCLAY  (.lean).  Il  naquit  eiî  1582,  à  Pont-à- 
Mousson,  où  son  père,  l'Écossais  Guillaume  Bar- 
clay, enseignait  avec  distinction  le  droit,  après 
avoir  quitté  son  pays  par  suite  de  la  chute  de  Marie 
Stuart,  sa  bienfaitrice.  Les  jésuites,  sous  la  di- 
rectio  _  desquels  il  fit  ses  premières  études  dans 
le  collège  de  sa  ville  natale,  ayant  remarqué  en 
lui  des  facultés  peu  communes,  essayèrent  de  le 
gagner  à  leur  ordre  ;  mais,  voyant  leurs  ofl'res 
repoussées,  leur  faveur  se  changea  bientôt  en 
persécutions.  En  1603,  le  jeune  Barclay  partit 
avec  son  père  pour  l'Angleterre,  où  il  ne  tarda 
pas  à  attirer  sur  lui  l'attention  de  Jacques  I".  Il 
mourut  à  Rome  en  1621.  Les  ouvrages  sur  Icst 
quels  se  fonde  principalement  sa  réputation  ap- 
partiennent à  la  politique  et  à  l'histoire;  mais  il 
est  aussi  l'auteur  d'un  écrit  philosophique  inti- 
tulé Icon  aiiimarum  (in-12,  Londres,  1614). 
Dans  ce  petit  livre,  d'ailleurs  plein  de  fines  ob- 
servations et  composé  dans  un  latin  assez  pur, 
on  chercherait  en  vain  quelque  chose  qui  res- 
semblât à  de  la  psychologie.  11  ne  contient 
qu'une  sorte  de  classification  des  intelligences 
et  des  peintures  de  caractères,  d'après  des  consi- 
dérations purement  extérieures.  L'auteur  veut 
prouver  que  nos  facultés  intellectuelles  et  mo- 
rales varient  suivant  les  âges,  les  pays,  les 
grandes  époques  de  l'histoire,  les  constitutions 
individuelles  et  les  positions  sociales.  Dans  ce 
but  il  passe  en  revue  les  différentes  physiono- 
mies par  lesquelles  se  distinguent  entre  eux 
les  peuples  anciens  et  modernes,  et  celles  que 
nous  présentent  les  individus  dans  les  diverses 
classes  de  la  société,  dans  les  professions  les 
plus  importantes.  Voici  la  liste  des  autres  ouvra- 
ges de  Jean  Barclay  :  Euphormionis  Satyricon, 
in-12,  Lond.,  1603; — Histoire  de  la  conspiration 
des  poudres,  in-12,  Lond.,  1605; —  Argenis, 
Paris,  1621.  Le  premier  de  ces  trois  écrits  est, 
sous  la  forme  d'un  roman,  une  satire  politique 
principalement  dirigée  contre  les  jésuites.  Le 
dernier  est  une  allégorie  politique  sur  la  situa- 
tion de  l'Europe,  et  particulièrement  de  la  France 
au  temps  de  la  Ligue. 

BARDESANE  d'Édesse,  voy.  Gnosticisme. 

BARDILI  (Ghristophe-Godefroi),  né  à  Blau- 
beuren  en  1761,  d'abord  répétiteur  de  théologie, 
puis  professeur  de  philosophie  dans  plusieurs  éta- 
blissements. Il  mourut  en  1806.  Il  eut  la  préten- 
tion de  réformer  la  philosophie  en  la  ramenant 
à  une  sorte  de  logique  mathématique  qui  rap- 
pelle les  idées  de  Hobbes  sur  ce  sUjCt,  mais  qiii 
l'ait  surtout  pressentir  la  logique  de  Hegel.  Il  at- 
taque avec  une  extrême  violence  les  doctrines  de 
Kant,  de  Fichfe  et  de  Schelling;  il  prétend  que 
la  philosophie  allemande  est  très-malade,  et  ne 
voit  d'autre  moyen  de  la  sauver  que  l'analyse 
raisonnée  de  la  pensée.  'Voici  les  principaux  ré- 
sultats de  son  travail. 


BARD 


—  152  — 


BATT 


Le  principe  suprême  de  toute  science,  de  toute 
philosophie,  est  le  principe  d'identité  logique  ou 
de  contradiction,  i)rinci[)o  qui  doit  servir  aussi 
de  pierre  de  louche  pour  reconnaître  la  vé- 
rité d'une  proposition  quelconque.  D'où  il  suit 
deux  choses  :  la  première,  qu'il  n'y  a  que  des 
vérités  logiques,  c'est-à-dire  des  vérités  qui  ne 
concernent  que  le  rapport  des  idées  entre  elles, 
et  non  point  le  rapport  des  idées  aux  choses;  à 
moins  toutefois  que  l'identité  logique  ne  puisse 
être  convertie  en  une  identité  réelle  ou  méta- 
physique. L'autre  conséquence  de  ce  principe, 
c'est  que  tout  ce  qui  n'implique  pas  contradic- 
tion est  vrai.  M  lis  si  l'identité  logique  n'est  pas 
la  même  que  l'identité  ontologique  ou  réelle, 
l'absence  de  toute  contradiction  ne  permettra 
de  conclure  qu'une  vérité  logique,  et  point  du 
tout  une  vérité  réelle.  Or  une  vérité  logique,  par 
opposition  à  une  vérité  réelle,  n'est  pas  autre 
chose  qu'une  pure  possibilité,  et  même  une  possi- 
bilité subjective  ou  formelle,  et  non  une  possibi- 
lité intrinsèque  ou  tenant  de  la  nature  même  des 
choses,  de  leur  essence  la  plus  intime.  Bardili  a 
fort  bien  aperçu  la  difficulté,  et,  comme  il  ne 
peut  se  résigner  à  reconnaître  que  des  vérités  de 
l'ordre  logique,  il  applique  aussi  son  principe  aux 
vérités  métaphysiques,  et  en  déduit  cet  autre 
principe  moins  élevé,  à  savoir,  que  rien  de  ce 
qui  implique  contraaiction  n'existe,  et  que  tout 
ce  qui  n'implique  pas  contradiction  (tout  ce  qui 
est  possible)  existe  réellement. 

Il  n'est  pas  nécessaire  de  relever  ce  qu'il  y  a 
d'erroné  dans  une  semblable  assertion.  Mais  nous 
ferons  remarquer  que  cette  erreur  a  son  origine 
dans  le  point  de  départ  purement  logique  de 
l'auteur,  dans  la  prétention  de  faire  du  prin- 
cipe de  contradiction  le  critérium  de  toute  vé- 
rité. 

Bardili  a  cru  pouvoir  s'élever  de  l'identité  lo- 
gique à  l'identité  métaphysique,  en  faisant  con- 
sister toutes  les  fonctions  de  la  pensée  dans  la 
conception  du  rapport  qui  unit  les  deux  termes 
des  jugements,  et  que  nous  exprimons  par  le 
verbe  rtre.  Il  prouve  bien  que,  considéré  en  lui- 
même,  ce  rapport  est  constant,  universel  ;  mais 
il  conçoit  en  même  temps  que  par  luiseu4il  ne 
constitue  pas  la  connaissance  proprement  dite,  et 
que,  d'un  autre  côté,  admettre  les  termes  du  ju- 
gement parmi  les  données  de  l'intelligence,  c'est 
tomber  dans  le  variable,  le  contingent;  c'est 
sortir  de  la  ligne  qu'on  s'était  tracée  en  voulant 
faire  dériver  toute  la  philosophie  du  principe 
d'identité.  En  deux  mots,  si  Bardili  reste  fidèle  à 
son  principe  d'identité,  il  n'a  qu'une  forme  vide, 
sans  réalité,  et  la  théorie  de  la  connaissance  est 
impossible;  si,  au  contraire,  il  tient  compte  de 
la  matière  déterminée,  diverse,  ou  des  termes  va- 
riables de  nos  jugements,  il  s'écarte  de  son  prin- 
cipe et  des  conséquences  qui  en  découlent.  C'est 
ce  dernier  parti  que  prend  l'auteur,  mais  en  fai- 
sant pille  elTorts  pour  dissimuler  sa  marche  in- 
conséquente. Cette  doctrine  n'est  donc  pas, 
comme  le  croyait  Reinhold,  qui  s'y  était  laisse 
prendre,  un  réalisme  rationnel,  mais  tout  sim- 
plement un  idéalisme  qui  dégénère,  par  incon- 
séquenre,  en  réalisme.  Cette  transition  vicieuse 
s'est  opérée  au  moyen  d'une  double  confusion  : 
l'être  logique  a  été  converti  en  un  être  réel,  et  la 
matière  de  la  pensée  en  une  matière  véritable. 
Celle-ci  s'est  ensuite  déterminée  en  minéral,  en 
plante,  en  animal    en  homme,  en  Dieu. 

Bardili  prétend  prouver  la  réalité  de  l'espace 
et  du  temps,  par  la  raison  que  les  animaux,  dont 
sans  doute  il  suppose  l'àme  exempte  de  certaines 
lois  de  notre  faculté  perceptive,  ont  aussi  les  no- 
tions de  temps  et  d'espace. 

Les  ouvrages  laissés  par  Bardili  soui-  Époques 


des  principales  idées  philosophiques,  in-8 
1"  partie.  Halle,  1788;  —  Sophi/lus,  ou  Mora- 
lité et  nature  considérées  comme  les  fondements 
de  la  philosophie,  in-8^  Stuttgart,  1794;  — Phi- 
losophie pratique  générale,  in-8,  Stuttgart, 
179.J  ;  —  des  Lois  de  l'association  des  idées, 
Tubingue^  1796;  —  Origine  des  idées  de  Vim- 
mortalite  et  de  la  transmigration  des  âmes. 
Revue  mensuelle  de  Berlin,  2'  liv.,  1792;  — de 
l'Origine  de  Vidée  du  libre  arbitre,  in-8,  Stutt- 
gart, 1796;  —  Lettres  sur  l'origine  de  la  méta- 
physique^ in-8,  Altona,  1798;  —  Philosophie 
élémentaire,  in-8,  2'  cahier,  Landshut,  1802- 
1806;  —  Considérations  critiques  sur  l'état  ac- 
tuel de  la  théorie  de  la  raison,  in-8,  Landshut, 
1803  ;  —  Correspondance  de  Bardili  et  de  Rein- 
hold sur  l'objet  de  la  philosophie  et  sur  ce  qui 
est  en  dehors  de  la  spéculation,  in-8,  Munich, 
1804.  —  Son  principal  ouvrage  est  V Esquisse  de 
la  logique  première,  purgée  des  erreurs  qui 
l'ont  généralement  défigurée  jusqu'ici,  particu- 
lièrement de  celles  de  la  logigue  de  Kant  ;  ow- 
vrage  exempt  de  toute  critique,  mais  qui  ren- 
ferme une  Medicina  mentis^  destinée  principale- 
ment à  la  philosophie  critique  de  l'Allemagne, 
in-8,  Stuttgart,  1800.  J.T. 

BAROCO.  Terme  mnémonique  de  convention, 
par  lequel  les  logiciens  désignaient  un  des  modes 
de  la  seconde  figure  du  syllogisme.  C'est  de  ce 
terme  qu'a  été  formé  vraisemblablement  le  mot 
baroque.  Voy.  la  Logique  de  Port-Royal,  3°  par- 
tie, et  l'article  Syllogisme. 

BASEDO"W  (J.  Bernard),  né  à  Hambourg  en 
1723,  mort  en  1790,  philanthrope  et  pédagogue, 
auteur  de  plusieurs  ouvrages  dans  lesquels  il 
propose  comme  critérium  pratique  du  vrai  ou 
de  la  vraisemblance,  le  bonheur,  l'assentiment 
intérieur  et  l'analogie  :  Philaléthie  ou  nouvelles 
considérations  sur  la  vérité  et  la  religion  ra- 
tionnelle jusqu'aux  limites  de  la  révélation, 
Altona,  1764,  in-8  ;  —  S>jstème  métaphysique  de 
la  saine  raison,  ibid.,  176,i,  in-8;  —  Philosophie 
pratique  pour  toutes  les  conditions  de  la  so- 
ciété, Dessau,  1777,  2  vol.  in-8.  Tous  ces  ouvrages 
sont  écrits  en  allemand. 

BASILIDE^  On  connaît  trois  philosophes  de 
ce  nom  :  un  épicurien,  qui  vécut  vers  la  fin  du 
m"  siècle  avant  J.  G.  ;  un  stoïcien,  contemporain 
de  Dion  Chrysostôme  et  de  Sénèque  ;  un  gnosti- 
que  d'Alexandrie,  au  n'  siècle  après  J.  C. 

BASSUS  AUFIDIUS  est  un  iphilosophe  épi- 
curien contemporain  de  Sénèque,  qui  seul  nous 
a  transmis  son  nom  dans  une  de  ses  lettres 
{epist.  xxx),  où  il  nous  fait  l'éloge  le  plus  pom- 
peux de  sa  patience  et  de  son  courage  en  pré- 
sence de  la  mort.  Quant  aux  opinions  parti- 
culières de  Bassus,  si  toutefois  il  a  été  autre 
chose  qu'un  philosophe  pratique,  elles  nous  sont 
totalement  inconnues. 

BATTEUX  (Charles),  écrivain  français,  né  en 
1713,  mort  en  1780,  est  surtout  connu  par  des 
ouvrages  de  rhétorique  qui  après  avoir  été  en 
grand  crédit  sont  aujourd'hui  très-oubliés.  Mais 
il  a  composé  plusieurs  traites  qui  touchent  à  la 
philosophie.  Sans  parler  de  la  Morale  d'Épicure 
tirée  de  ses  propres  écrits,  Paris,  1758,  on  doit 
mentionner  son  Histoire  des  causes  premières, 
exposé  sommaire  des  pensées  des  philosophes 
sur  le  principe  des  êtres,  Paris.  1769,  et  les 
Beaux-Arts  réduits  à  un  niéme  principe,  Paris, 
1746.  Ces  deux  écrits  sans  prétention  ne  sont  pas 
absolument  sans  mérite.  Dans  le  premier,  l'abbé 
Batteux  divise  en  trois  époques  toute  l'nistoire 
de  la  philosophie,  et  se  propose  dans  ses  courtes 
notices  de  fournir  «  des  espèces  de  précis  ou  de 
résultats  pour  ceux  qui  veulent  savoir  à  peu 
près.   »  Dans  ces  limites,  on  peut  dire  qu'il  a 


BAUM 


—  153  — 


BAUM 


réussi  autant  qu'on  le  pouvait  alors  :  il  est 
curieux  de  voir  comment  un  homme  instruit  se 
représentait  en  ce  temps  le  système  de  Platon 
ou  celui  d'Aristote,  et,  Iranchement,  Battcux  ne 
les  entend  pas  trop  mal.  Il  a  parfois  des  ré- 
flexions qui  ne  mantiuent  pas  de  profondeur,  et 
il  comprend  assez  exactement  l'enchaînement 
des  doctrines.  Un  esprit  tout  à  fait  médiocre 
n'aurait  pas  écrit  celte  pensée  :  «  Otez  au  Dieu  de 
Zenon  l'intelligence  et  le  sentiment,  qui  dans  le 
fait  lui  étaient  inutiles  pour  la  formation  et  la 
conservation  des  êtres,  et  vous  avez  le  natu- 
ralisme de  Straton.  »  La  doctrine  qui  s'accuse 
dans  ces  pages  est  celle  d'un  spiritualisme  tem- 

§éré,  qui  a  peur  des  hypothèses,  mais  non  pas 
e  la  liber'.é,  et  qui  ne  veut  pas  «  se  perdre 
dans  l'abime  des  causes  métaphysiques.  •>  Dans 
le  second  ouvrage,  que  l'on  appellerait  main- 
tenant un  traité  d'esthétique,  Batteux  soutient 
que  les  arts  ne  subsistent  que  par  l'imitation  j 
mais  il  se  demande  où  ils  trouveront  leur  modèle. 
Dans  la  nature  sans  doute,  mais  à  condition  de 
ne  pas  la  copier,  c'est-à-dire  suivant  sa  très- 
juste  expression,  dans  la  belle  nature  :  «  Ce  n'est 
fias  le  vrai  qui  est,  mais  le  vrai  qui  peut  être, 
e  beau  vrai,  qui  est  représenté,  comme  s'il 
existait  réellement  et  avec  toutes  les  perfections 
qu'il  peut  recevoir.  •  Mais  pour  se  le  représenter 
ainsi,  il  faut  être  inspiré,  et  outre  les  dons  de 
l'esprit,  posséder  «  surtout  un  cœur  plein  de  ff^u 
noble,  et  qui  s'allume  aisément  à  la  vue  des 
objets.  Voilà  la  fureur  poétique;  voilà  l'enthou- 
siasme, voilà  le  Dieu  !  »  Sans  doute  il  n'y  a  en 
tout  cela  rien  de  bien  original  ;  mais  un  livre  qui 
contient  des  analyses  exactes,  exposées  en  style 
simple  et  clair,  est  toujours  bon  à  lire,  et  peut- 
être  a-t-on  trop  définitivement  jugé  que  Batteux 
a  vieilli,  et  qu'il  n'y  a  dans  ses  œuvres  que  des 
lieux  communs  de  littérature.  E.  C. 

BAUMEISTER  (Frédéric-Chrétien),  né  en  1708, 
mort  en  1"8;j,  recteur  à  Gœrlitz.  Il  suivait  la 
philosophie  de  Leibniz  et  de  Wolf,  tout  en  re- 
gardant l'harmonie  préétablie  comme  une  hypo- 
thèse. Il  présenta  les  raisons  qui  la  défendent 
et  les  objections  qu'elle  soulève  d'une  manière 
assez  complète  et  assez  impartiale.  Ses  ouvrages 
élémentaires  ont  été  utiles.  Il  donnait  beaucoup 
de  définitions,  les  expliquait  et  les  éclaircissait 
par  des  exemples  généralement  bien  choisis. 
Comme  Wolf,  il  eut  le  tort  de  vouloir  tout  dé- 
montrer. C'était  la  méthode  du  temps  et  de 
l'école.  Ses  écrits,  maintenant  peu  recherchés, 
sont  :  Philosophia  definitiva,  h.  e.  Dcfiniliones 
philosophicœ  ex  sijstcmale  libri  baronis  a  Wolf 
in  unum  collectée,  in-8,  Wittemb.,  1735  et  1762; 
—  Historia  doclrinœ  de  mundo  optimo,  in-8, 
Gœrlitz.  1741  ;  —  Instiluliones  metaphysicœ  me- 
thodo  \Volfii  adornatœ,  in-8,  Wittemb.,  1738, 
1749,  17r.4. 

BAUMGARTEN  (Alex.-Gottlieb),  né  en  1714  à 
Berlin,  étudia  la  théologie  et  la  philosophie  à 
Halle,  où  il  enseigna  lui-même.  Il  occupa  ensuite 
une  chaire  de  philosophie  à Francfort-sur-l'Oder, 
et  mourut  dans  cette  ville  en  1762.  Baumgarten 
fut  un  disciple  de  Leibniz  et  de  Wolf.  Il  se 
montra,  plus  encore  que  Wolf,  partisan  déclaré 
de  la  monadologie  et  de  l'harmonie  préétablie. 
Seulement  il  chercha  à  concilier  cette  dernière 
hypothèse  avec  celle  de  l'influx  physique,  ce 
qu'il  ne  fit  pas  sans  mériter  le  reproche  do  con- 
tradiction. Il  montra  d'ailleurs  un  talent  assez 
remarquable  de  combinaison  logique.  Le  prin- 
cipal service  qu'il  a  rendu  à  la  philosophie, 
c'est  d'avoir  le  premier  séparé  la  théorie  du  beau 
des  sciences  philosophiques,  avec  lesquelles  elle 
avait  été  confondue  jusqu'alors,  et  d'en  avoir 
fait  une  science  indépendante.   Il   essaya  d'en 


tracer  le  plan  et  d'en 'expliquer  les  parties  prin- 
cipales ;  mais  son  travail  est  resté  incomplet. 
On  a  eu  tort  de  reçirder  Baumgarten  comme  le 
fondateur  de  l'esthétique.  Ce  titre  est  acquis  et 
doit  rester  à  Platon.  Sans  doute,  l'auteur  de 
Phèdre  et  de  Vllippias  a  eu  tort  d  identifier  le 
beau  avec  le  bien;  mais  il  n'en  a  pas  moins  fait 
de  l'idée  du  beau  l'objet  d'une  étude  spéciale,  et 
il  a  pénétré  dans  cette  analyse  à  une  profondeur 
qui  laisse  bien  loin  derrière  lui  Baumgarten, 
et  tous  les  autres  disciples  de  Wolf  (jui  se  sont 
occupés  du  même  sujet.  La  faiblesse  du  point 
de  vue  de  Baumgarten  se  trahit  déjà  dans  la 
dénomination  même  qu'il  donne  à  la  science  du 
beau.  Il  l'appelle  esthétique,  parce  qu'il  con- 
sidère le  beau  comme  une  qualité  des  objets  qui 
s'adresse  aux  sens,  et  que,  pour  lui,  l'idée  du 
beau  se  réduit  à  une  perception  confuse,  c'est-à- 
dire  à  un  sentiment.  Dans  le  système  de  Wolf, 
la  clarté  n'appartient  qu'aux  idées  logiques.  Le 
sentiment  du  beau  n'est  donc  pas  susceptible 
d'être  déterminé  par  des  règles  fixes.  Il  se  trouve 
ainsi  que  cette  science  nouvelle,  qui  vient  d'être 
tirée  de  la  foule,  n'a  été,  pour  ainsi  dire,  éman- 
cipée que  pour  être  placée  dans  une  condition 
inférieure,  et  se  voir  refuser  jusqu'à  son  titre 
même  de  science.  Le  formalisme  de  Wolf  a  em- 
pêché Baumgarten  de  comprendre  la  véritable 
nature  de  l'idée  du  beau  et  la  dignité  de  la 
science  qui  la  représente.  —  On  sait  que  la 
morale  de  Wolf  repose  sur  l'idée  du  perfection- 
nement. Baumgarten  applique  ce  principe  à  l'es- 
thétique ;  mais  en  même  temps  il  le  modifie. 
Autrement,  ce  n'était  pas  la  peine  d'avoir  séparé 
la  théorie  du  beau  de  celle  du  bien;  l'esthétique 
rentrait  de  nouveau  dans  la  morale,  l'ancienne 
confusion  subsistait.  Voici  la  différence  qu'établit 
Baumgarten  :  la  perfection,  selon  Wolf,  consiste 
dans  la  conformité  d'un  objet  avec  son  idée  (par 
idée  il  faut  entendre  la  conception  logique  qui 
sert  de  base  à  la  définition).  La  perfection  ne 
peut  donc  être  saisie  que  par  l'entendement,  qui 
contient  toutes  les  hautes  facultés  de  l'intel- 
ligence; elle  échappe  aux  sens.  Or  le  beau,  c'est 
la  perfection  telle  que  les  sens  peuvent  la  per- 
cevoir, c'est-à-dire  d'une  manière  obscure  et 
confuse.  Une  pareille  perception  ne  peut  produire 
une  connaissance  rationnelle  (c'est  la  perception 
confuse  de  Leibniz  et  de  Wolf).  Les  facultés  qui 
sont  en  jeu  dans  la  considération  du  beau  sont 
donc  d'une  nature  inférieure,  et  Baumgarten 
va  jusqu'à  définir  le  génie,  les  facultés  infé- 
rieures de  l'esprit  portées  à  leur  plus  haute  puis- 
sance. 

Il  est  facile  de  découvrir  une  première  contra- 
diction dans  cette  théorie.  Si  la  perfection  con- 
siste dans  un  rapport  de  conformité  entre  l'objet 
et  son  idée,  l'idée,  ainsi  que  le  rapport,  ne  peu- 
vent être  saisis  que  par  une  opération  de  l'esprit 
qui  sépare  les  deux  termes  et  s'élève  jusqu'à  la 
notion  abstraite.  Alors  la  perception  cesse  d'être 
confuse  ;  mais  le  beau  disparaît,  il  rentre  dans  le 
bien.  En  second  lieu,  la  beauté  n'est  pas  réelle- 
ment dans  les  objets,  elle  n'est  que  dans  notre 
esprit.  Ce  n'est  pas  une  qualité  de  l'objet,  mais 
une  manière  de  voir  du  sujet  qui  le  considère. 
Baumgarten,  pour  échapper  à  ces  conséquences, 
admet  une  perfection  sensible;  mais  c'est  une 
autre  contradiction  ;  il  ne  peut  y  avoir  de  perfec- 
tion pour  les  sens,  puisque  ceux-ci  sont  incapa- 
bles de  saisir  l'idée.  Dans  le  système  de  Wolf,  la 
différence  entre  le  fond  et  la  forme,  l'idée  et  sa 
manifestation  extérieure,  n'existe  pas  non  plus 
au  sens  que  l'on  a  donné  depuis  à  ces  termes.  La 
perfection  sensible  n'est  donc  pas  la  manifesta- 
tion sensible  d'une  idée  qui  constitue  l'essence 
d'un  objet  beau;  il  faut  seulement  supposer  qu'en 


BAUT 


—   154  — 


BAUT 


percevant  un  objet  par  les  sens,  nous  songeons 
vaguement  à  son  idée.  Ainsi,  en  analysant  l'idée 
du  beau,  on  trouve  une  conception  obscure  mê- 
lée à  une  perception  sensible  ;  mais  c'est  une  sim- 
ple concomitance.  Le  lien  qui  unit  les  deux  ter- 
mes de  la  pensée  n'est  pas  mieux  marqué  (jue  le 
rapport  de  l'élément  sensible  et  de  l'élément 
idéal  dans  l'objet.  D'ailleurs,  l'idée  n'est  qu'une 
abstraction  logique.  —  Les  successeurs  de  Baum- 
garten,  comme  il  arrive  lorsqu'un  principe  est 
vague  et  mal  déterminé,  essayèrent  de  le  préci- 
ser; les  uns  les  firent  rentrer  dans  celui  de  la 
conformité  à  un  but.  Kant  a  démontré  la  faus- 
seté de  celte  définition  (voy.  Beau).  D'autres 
s'attachèrent  à  l'élément  sensible  ;  dès  lors  il  ne 
fut  plus  question  que  de  beauté  sensible  ou  cor- 

fiorelle.  La  beauté  spirituelle  se  trouve  exclue  de 
a  science  du  beau  ;  néanmoins,  la  théorie  de 
Baumgarten  n'est  pas  complètement  fausse  ;  il  a 
entrevu  la  vraie  définition  du  beau,  lorsqu'il  a 
reconnu  que  le  beau  se  compose  de  deux  élé- 
ments combinés  dans  un  rapport  que  la  raison 
seule  ne  peut  saisir,  et  qui  exige  le  concours  des 
sens.  Il  a  ainsi  frayé  la  voie  à  des  théories  plus 
profondes  et  plus  exactes. 

Les  principaux  ouvrages  de  Baumgarten  sont  : 
Philosophia  generalis,  cum  dissertatione  proœ- 
iniali  de  dubitatione  et  certitudine,  in-8,  Halle, 
1770;  —  Metaphysica,  in-8.  Halle,  1739  3  — 
IJthica  philosophica,  in-8.  Halle,  1740;  — Jus 
naturœ,  in-8.  Halle,  1765;  —  de  Nonnullis  ad 
Poema  perlinentibus,  in-4,  Halle,  1735;  — 
/Esthetica,  2  vol.  in-8,  Francfort-sur-l'Oder,  1750 
et  1759.  Ce  dernier  ouvrage  est  resté  ina- 
chevé. C.  B. 

BAUTAIN  (Louis-Eugène-Marie,  abbé)  naquit 
à  Paris  le  17  février  1796.  Entré  à  l'École  nor- 
male en  1813,  il  eut  pour  maître  M.  Cousin,  de 
quatre  ans  plus  âgé  que  lui,  et  pour  condisciples 
JoufTroy  et  Damiron.  11  partageait  toutes  les  idées 
qui  taisaient  la  base  de  l'enseignement  philoso- 
phique de  1  École  normale,  quand  il  entra  en 
1816  dans  l'a  carrière  de  l'enseignement  pu- 
blic. Nommé  d'abord  professeur  de  philoso- 
phie au  collège  de  Strasbourg,  il  ne  tarda  pas  à 
être  appelé  avec  le  même  titre  à  la  Faculté 
des  lettres  de  cette  ville.  Il  occupa  simultané- 
ment les  deux  chaires  jusqu'en  1830.  Dans  l'une 
et  l'autre  il  exerça  sur  la  jeunesse  un  grand  as- 
cendant par  l'éloquence  de  sa  parole  et  la  variété 
de  ses  connaissances.  M.  Bautain,  profitant  de 
son  séjour  dans  une  ville  qui  réunissait  toutes 
les  Facultés,  avait  ajouté  à  son  titre  de  docteur 
es  lettres  le  doctorales  sciences,  en  médecine,  en 
droit  et  en  théologie. 

Gagné  par  le  mouvement  religieux  qu'avaient 
provoqué  en  France,  sous  la  Restauration,  les  écrits 
de  de  Maistre,  de  de  Bonald  et  de  Lamennais,  Bau- 
tain se  détacha  des  opinions  de  M.  Cousin  et  de  toute 
doctrine  philosophique  indépendante  des  dogmes 
de  la  foi.  Mais  il  ne  se  contenta  pas  de  se 
soumettre  à  l'autorité  de  l'Église,  il  voulut  de- 
venir un  de  ses  ministres  et  de  ses  apôtres.  11 
entra  dans  les  ordres  en  1828,  signala  son  zclc 
par  d'éclatantes  conversions,  notamment  celles 
de  plusieurs  Israélites  appartenant  aux  familles 
les  plus  distinguées  de  Strasbourg,  et  sans  quit- 
ter ses  fonctions  universitaires,  fut  nommé  cha- 
noine de  la  cathédrale  et  directeur  du  petit  sé- 
minaire. A  toutes  ces  dignités  il  joignit  en  1838 
celle  de  doyen  de  la  Faculté  deslettres.il  se  dé- 
mit de  ce  titre  en  1849  et  fut  nommé  vicaire  gé- 
néral du  diocèse  de  Paris.  En  1853,  après  avoir 
obtenu  de  grands  succès  comme  prédicateur, 
après  avoir  fait  à  Notre-Dame  des  conférences 
très-suivies  sur  la  religion  et  la  liberté,  il  fut 
chargé  du  cours  de  théologie  morale  à  la  Fa- 


culté de  théologie  de  Paris.  11  est  mort  le  18  oc- 
tobre 1867. 

En  renonçant  au  libre  usage  de  la  raison, 
Bautain  n'a  pas  entendu  renoncer  à  la  philoso- 
phie. Il  s'est  efforcé,  au  contraire,  de jusljficrpar 
des  arguments  et  des  spéculations  philosophiques 
son  adhésion  à  tous  les  dogmes  religieux  et  à 
l'enseignement  traditionnel  de  l'Église.  C'est  au 
nom  même  de  la  raison  qu'il  a  abaissé  la  raison 
devant  la  révélation.  Il  s'est  fait  un  système  où 
la  philosophie  et  la  théologie,  absolument  con- 
fondues, ne  forment  plus  qu'un  seul  corps  de 
doctrine.  Voici  les  traits  essentiels  de  ce  sys- 
tème tel  qu'il  est  exposé  dans  les  trois  princi- 
paux ouvrages  de  l'abbé  Bautain  :  la  Pldloso- 
phie  du  Christianisme  (2  vol.  in-4,  Strasbourg, 
1833)  ;  la  Psychologie  expérimentale  (2  vol.  in-8, 
Strasbourg,  1839)^  rééditée  plus  tard  sous  un  au- 
tre titre  :  l'Esprit  humain  et  ses  facultés  (2  vol. 
m-8,  Paris,  \^h9);  et  la.  Philosophie  morale  (2  vol. 
in-8,  Paris,  18.52). 

«  Ce  qu'on  veut  bien  appeler  ma  philosophie, 
dit  Bautain  dans  la  dédicace  de  sa  Psychologie 
expérimentale ,  n'est  que  la  parole  chrétienne 
scientifiquement  expliquée.  »  Voilà  le  but  qu'il 
se  propose  indiqué  en  quelques  mots  ;  mais  ces 
mots  appellent  un  éclaircissement  que  l'on  trou- 
vera dans  les  lignes  suivantes  :  «  La  parole  sa- 
crée doit  fournir  au  vrai  philosophe  les  princi- 
pes, les  vérités  fondamentales  de  la  sagesse  et  de 
la  science  ;  mais  c'est  à  lui  qu'il  appartient  de 
développer  ces  principes,  de  mettre  ces  vérités 
en  lumière  ;  en  d'autres  termes,  de  les  démon- 
trer par  l'expérience  en  les  appliquant  aux  faits 
de  l'homme  et  de  la  nature,  donnant  ainsi  à 
l'mtelligence  l'évidence  de  ce  qu'elle  avait  d'a- 
bord admis  de  confiance  ou  cru  obscurément 
{Discours  préliminaire,  p.  88).  »  C'est  la  géné- 
ralisation systématicjue  de  ces  paroles  de  saint 
Anselme  de  Cantorbery  :  Fides  quœrens  intellec- 
tum. 

Et  pourquoi  faut-il  procéder  de  cette  façon? 
Pourquoi  devons-nous  chercher  les  principes  et 
les  vérités  fondamentales  de  la  philosophie  dans 
les  livres  saints  au  lieu  de  les  chercher  en  nous- 
mêmes,  i'.u  lieu  de  les  demander  à  la  raison? 
Parce  que  la  raison,  comme  nous  l'apprend 
Kant,  dont  l'abbé  Bautain  tient  la  doctrine  pour 
parfaitement  démontrée  dans  les  limites  où  il  la 
croit  utile  à  son  propre  système;  la  raison  ne 
nous  apprend  rien  des  choses  en  elles-mêmes; 
elle  nous  donne  seulement  les  lois  suivant  les- 
quelles nous  pouvons  observer,  juger  et  classer 
dans  notre  entendement  les  phénomènes  de  la 
nature  et  de  la  conscience.  Voilà  donc  le  scepti- 
cisme pris  pour  base  du  dogmatisme,  et,  qui 
plus  est,  d'un  dogmatisme  chrétien. 

Cette  difficulté,  ou  pour  l'appeler  de  son  vrai 
nom,  cette  contradiction,  Bautain  croit  l'écarter 
en  supposant  l'existence  d'une  faculté  supérieure 
à  la  raison,  et  que  seul  il  investit  du  privilège 
de  nous  mettre  en  communication  avec  Dieu  et 
les  purs  esprits.  A  cette  faculté  transcendante,  il 
donne  le  nom  d'intelligence.  Le  philosojihe  ita- 
lien Gioberti,  en  reconnaissant  une  faculté  ana- 
logue^ l'appelle  plus  justement  la  surintelligence 
(sovrintetligenza). 

Si  l'intelligence,  telle  que  Bautain  l'imagine 
et  la  définit,  avait  par  elle-même  le  don  de  nous 
faire  connaître  le  monde  spirituel  et  les  plus 
hautes  vérités  de  l'ordre  moral  et  métaphysique, 
nous  n'aurions  pas  besoin  des  livres  saints;  la 
philosophie  pourrait  encore  se  rendre  indépen- 
dante de  la  religion;  mais  telle  n'est  pas  la  pen- 
sée de  Bautain  :  il  aamet  dans  l'intelligence  des 
germes  d'idées,  non  des  idées  complètes;  et  pour 
féconder  ces  germes,  pour  les  changer  en  con- 


BAUT 


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BAUT 


naissances  et  en  principes  de  connaissances,  il 
nous  faut  une  lumière  supérieure  même  à  celte 
faculté  qui  est  supérieure  à  la  raison,  il  nous 
faut  la  lumière  surnaturelle  de  la  révélation 
conservée  dans  les  Écritures  {]^luloso))liie  du 
Christianisme,  t.  I,  p.  193,  221,  222  et  suiv.)- 

Ainsi  la  raison  ne  compte  pour  rien  en  philo- 
sophie, puiscju'elle  ne  peut  démontrer  que  sa 
1  propre  impuissance.  La  faculté  imaginaire  qu'on 
place  au-dessus  d'elle  sous  le  nom  d'intelligence 
compte  pour  peu  de  chose,  puisque,  ne  conte- 
nant que  des  germes  ou  des  embryons  d'idées, 
elle  appelle  le  concours  d'une  autre  puissance, 
tout  extérieure  à  l'homme,  à  savoir  :  la  révéla- 
tion. Au  moins  peut-on  dire  que  la  parole  révé- 
lée^ que  le  texte  des  livres  saints  offre  un  appui 
solide?  Non,  puisqu'il  s'agit  de  l'expliquer  d'une 
manière  philosophique,  de  lui  imposer  un  sens 
qu'on  n'y  trouve  pas  naturellement,  et  de  la 
convertir  en  système  à  l'aide  d'une  faculté  autre 
que  la  raison,  par  conséquent  affranchie  des  lois 
de  la  logique.  Aussi  rien  de  plus  arbitraire,  de 
plus  chimérique  et  de  plus  incohérent  que  la 
doctrine  que  Bautain  a  édifiée,  nous  ne  disons 
pas  en  prenant  pour  base,  mais  en  prenant  pour 
prétexte  de  pareilles  prémisses.  Cela  ressemble 
au  gnosticisme  combiné  avec  l'alchimie  et  relevé 
de  loin  en  loin  par  quelques  observations  tirées 
de  la  science  moderne.  Comme  il  ne  s'agit  de 
rien  moins  que  de  nous  faire  comprendre  l'es- 
sence et  les  mutuels  rapports  de  la  nature,  de 
l'âme  et  Dieu,  nous  allons  résumer  les  principa- 
les propositions  qui  ont  trait  à  ces  trois  objets 
de  nos  connaissances. 

Bautain  distingue  entre  la  nature  et  le 
monde.  La  nature,  c'est  le  principe  qui  nous  re- 
présente la  forme  des  êtres,  le  principe  de  leur 
organisation  et  la  simple  capacité  de  la  vie,  car 
par  elle-même  la  nature  est  passive,  elle  n'a  pas 
la  propriété  d'engendrer,  mais  de  concevoir.  Le 
monde,  c'est  la  nature  passée  à  l'état  objectif  ou 
de  manifestation.  Pour  que  ce  passage  ait  lieu, 
il  faut  l'intervention  d'un  principe  actif,  à  la 
fois  supérieur  à  la  nature  et  supérieur  au 
monde.  Ce  principe,  c'est  l'esprit  de  la  nature. 
L'esprit  de  la  nature  se  divise  en  deux  :  l'esprit 
psychique  et  l'esprit  physique,  qui,  lui-même, 
se  partage  en  esprit  animal,  en  esprit  végétal  et 
en  esprit  minéral.  Enfin,  outre  l'esprit  psychique 
et  l'esprit  physique  de  la  nature,  il  y  a  Vespril 
du  monde,  produit  par  l'union  des  deux  précé- 
dents esprits. 

Sans  nous  attacher  aux  attributions  distinc- 
tives  de  ces  cinq  entités,  nous  dirons  qu'on  les 
retrouve  dans  la  constitution  de  l'homme,  parce 
que  l'homme,  selon  la  doctrine  du  microcosme 
et  du  macrocosme,  est  un  abrégé  et  une  image 
fidèle  de  l'univers.  Or,  la  nature  humaine  nous 
offre  d'abord  une  âme  et  un  corps  qui  répondent 
à  la  nature  et  au  monde.  Puis  viennent  trois  es- 
prits :  un  esprit  de  l'âme  ou  psychique,  un  es- 
prit du  corps  ou  physique,  et  un  esprit  moyen 
qui  résulte  de  la  combinaison  des  deux  premiers. 
Deux  substances  et  deux  esprits,  cinq  dun  côté 
et  cinq  de  l'autre;  rien  ne  manque  au  parallé- 
lisme. L'esprit  psychique,  c'est  l'intelligence, 
fkir  laquelle  nous  sommes  mis  en  relation  avec 
e  monde  invisible.  L'esprit  physique  remplace 
chez  Bautain  les  esprits  animaux  de  la  vieille 
physiologie  et  le  principe  vital  de  l'école  de 
Montpellier.  L'esprit  mixte,  produit  par  l'union 
de  l'intelligence  et  de  l'esprit  physique,  c'est  ce 
que  nous  appelons  la  raison.  Semblable  à  l'esprit 
du  monde,  elle  ne  règne  que  sur  des  phénomè- 
nes et  ne  pénètre  point  jusqu'aux  principes. 

11  ne  faut  pas  croire  que  la  raison,  l'intelli- 
gence et  ce  qui  lui  lient  lieu  de  principe  vital 


soient  pour  Bautain  de  .simples  facultés  de  l'âme 
ou  des  propriétés  diverses  d'un  seul  et  même 
être;  non,  ce  .sont  de  véritables  esprits,  dans  le 
sens  du  gnosticisme,  c'est-à-dire  des  émanations, 
des  elfluves ,  une  sorte  d'excroissance  métujihy- 
sique  tout  à  fait  distincte  de  l'âme  et  du  corps, 
quoiqu'elle  ne  puisse  pas  se  séparer  de  ces  deux 
substances. 

Non  content  de  nous  montrer  dans  l'homme 
un  abrégé  et  une  image  de  l'univers,  Bautain 
veut  aussi  que  chaque  fonction,  chafjue  partie  de 
notre  corps  et  notre  corps  tout  entier  soit  à  nos 
yeux  comme  un  symbole  des  mystères  les  plus 
cacl  es  de  l'âme.  Selon  lui,  «  l'âme  et  le  corps  se 
pénétrant  sans  cesse  par  leurs  esprits,  il  y  a  en- 
tre eux  une  correspondance  continue  qui  sup])0se 
une  grande  analogie  dans  leurs  fonctions  et  doit 
établir  une  sorte  de  parallélisme  dans  leur  dé- 
veloppement (Psychologie  cxpcrimenlalc,  t.  II, 
p.  267  et  268).  »  De  là  les  rapprochements  les 
plus  arbitraires  entre  les  phénomènes  de  la  vie 
physique  et  ceux  de  la  vie  morale.  Il  n'y  a  pas 
jusqu'aux  dogmes  religieux,  entre  autres  le  pé- 
ché originel,  dont  Bautain  ne  cherche  à  trouver 
la  preuve  dans  la  conformation  de  nos  organes. 
«  Le  corps  humain,  dit-il  {ubi  supra,  p.  232),  est 
une  croix  désharmonisée;  ce  qui  peut  nous  faire 
pressentir  pourquoi  tout  a  dû  être  restauré  par 
le  mystère  de  la  croix.  » 

Ainsi  que  de  Bonald,  Saint-Martin,  et  l'on  peut 
dire  ainsi  que  tous  les  mystiques,  Bautain  attri- 
bue une  origine  et  un  rôle  surhumains  à  la  pa- 
role. Sans  elle  l'intelligence,  toute  divine  qu'elle 
est  par  son  objet  et  son  principe,  nous  serait 
absolument  inutile,  parce  qu'elle  resterait  inac- 
tive. »  La  parole,  pour  lui,  est  la  manifestation 
la  plus  pure  du  divin  par  l'humain,  de  l'absolu 
par  le  relatif,  de  Dieu  par  l'homme  {ubi  supra, 
t.  II,  p.  2ol).  Non-seulement  la  parole  dans 
son  ensemble,  mais  chacun  de  ses  éléments  con- 
sidéré à  part  et  principalement  les  voyelles, 
présentent  à  son  esprit  des  mystères  insonda- 
bles. Il  n'y  aurait  aucun  intérêt  à  le  suivre  sur 
ce  terrain  ;  mais  après  avoir  résumé  ses  opinions 
sur  l'univers  et  sur  l'homme,  il  nous  reste  à  dire 
quelle  idée  il  se  fait  de  Dieu. 

Réduisant  les  notions  de  cause  et  de  substance, 
comme  toutes  les  autres  idées  que  nous  tenons 
de  la  raison,  à  n'être  que  de  simples  formes  sans 
réalité,  ou  ae  simples  lois  de  la  pensée,  Bautain 
ne  peut  concevoir  Dieu  ni  comme  une  substance 
ni  comme  une  cause;  par  conséquent,  ni  comme 
la  substance  absolue  ni  comme  la  cause  pre- 
mière. «  La  loi  de  la  substance,  dit-il  {Psycholo- 
gie expérim,enlale ,  t.  11,^  p.  363),  qui  altirme 
qu'il  n'y  a  pas  de  qualité  sans  substance,  n'est 
applicable  que  là  où  la  substance  se  manifeste 
et  se  distingue  par  des  qualités.  Appliquée  à 
Dieu,  elle  n'a  plus  de  sens,  parce  que  Dieu  est 
celui  qui  est ,  qu'en  lui  il  n'y  a  qu'être  et  sub- 
stance, rien  d'accidentel,  de  contingent,  de  phé- 
noménique.  La  loi  de  causalité  qui  dit  :  tout  ce 
qui  existe  a  une  cause,  s'arrête  impuissante  de- 
vant 1'  tre,  principe  de  tous  les  êtres,  au  delà 
duquel  il  n'y  a  plus  de  cause.  » 

Mais  si  Dieu  n'est  pas  la  cause  de  l'univers, 
comment  donca-t-il  produit  l'univers?  Comment 
en  est-il  le  créateur?  Bautain  pense,  comme 
Saint-Martin,  que  le  monde  est  la  pensée  divine 
devenue  visible  :  «  en  sorte  qu'en  affirmant  que 
Dieu  a  créé  l'univers,  nous  entendons  dire  qu'il 
a  divinement  exprimé  son  idée,  qu'il  a  parle 
l'univers  {Philosophie  du  Christianisme,  t.  II, 
p.  243).  «  En  réalité,  quand  on  se  rappelle  tous 
les  esprits  qui,  dans  la  métaphysique,  nous 
pourrions  dire  dans  la  théosophie  de  Bautain, 
s'interposent  entre  Dieu  et  le  dernier  degré  de 


BAYE 


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BAYL 


l'existence,  on  a  le  droit  de  penser  que  l'auteur, 
ou  plutôt  le  restaurateur  de  cette  doctrine,  dont 
le  berceau  est  dans  l'Inde  brahmanique,  est  plus 
près  du  système  de  l'émanation  que  de  la  créa- 
tion ex  nihilo.  Il  ne  serait  même  pas  difficile  de 
trouver  dans  la  Philosophie  du  Christianisme 
(t.  II,  p.  276)  des  passages  où  le  dogme  de 
la  création  est  formellement  répudié. 

Aussi  le  clergé  catholique  a-t-il  accueilli  avec 
défiance  une  philosophie  qui  contenait  de  telles 
propositions  et  qui,  sous  prétexte  d'interpréter 
l'Écriture,  la  livrait  à  la  discrétion  de  l'esprit 
de  système.  L'évéque  de  Strasbourg,  M.  de  Tré- 
vern,  a  cru  devoir  la  condamner  publiquement 
dans  un  écrit  qui  a  pour  titre  :  Avertissement 
sur  l'enseignement  de  M.  Bautain  (Strasbourg, 
1834).  Une  commission  ecclésiastique,  appelée 
un  peu  plus  tard  à  donner  son  avis  sur  la  même 
question,  justifie  la  sévérité  du  prélat.  Elle  re- 
proche à  l'abbé  Bautain  «  des  théories  insoute- 
nables où  tout  se  réduit  à  un  dangereux  mysti- 
cisme qui  nous  ferait  prendre  l'illusion  de  l'ima- 
gination pour  des  oracles  du  Saint-Esprit,  et  les 
rêveries  d'un  esprit  malade  pour  des  vérités  de 
la  foi  [Rapport  à  Mgr  l'évéque  de  Strasbourg 
sur  les  écrits  de  M.  Vabbé  Bautain ,  Stras- 
bourg, 1838).  Obligé  de  se  rétracter,  l'abbé  Bau- 
tain l'a  fait,  dans  la  préface  de  sa  Philosophie 
morale,  en  termes  assez  équivoques  pour  laisser 
subsister  le  fond  de  ses  opinions. 

Aux  écrits  philosophiques  de  Bautain  qui  vien- 
nent d'être  cités  et  analysés,  il  faut  ajouter  sa 
thèse  en  médecine  :  Propositions  générales  sur  la 
vie,  présentées  à  la  Faculté  de  .médecine  de 
Strasbourg,  1826;  la  Morale  de  l'Évangile  com- 
parée à  la  morale  des  philosophes,  in-8,  Stras- 
bourg, 1827,  et  Paris,  1855;  Lettre  à  Mgr  de 
Trévern,  in-8,  Strasbourg  1838;  la  Conscience, 
ou  la  Règle  des  actions  humaines,  in-8,  Paris, 
18G0  ;  Manuel  dePhilosophie morale,  in-18,  Paris, 
1866.  Sous  le  titre  suivant  :  la  Religion  et  la  Li- 
berté considérées  dans  leurs  rapports,  in-8,  Paris, 
1848,  on  a  réuni  ses  conférences  à  Notre-Dame. 

BAYER  (Jean),  né  près  d'Êpéries,  en  Hongrie, 
dans  la  première  moitié  du  xvi°  siècle,  étudia  la 
philosophie,  la  théologie  et  les  sciences  à  Toul, 
où  il  ne  tarda  pas  à  enseigner.  Rappelé  dans  son 
pays  pour  y  diriger  une  école,  il  fut  ensuite  reçu 
pasteur  et  en  exerça  les  fonctions.  Ennemi  de 
la  philosophie  d'Aristote,  qu'il  ne  croyait  propre 
qu'à  faire  naître  des  discussions  sans  pouvoir  en 
terminer  aucune,  il  s'appliqua  d'une  manière 
particulière  à  une  sorte  de  physique  spéculative, 
et  suivit  en  partie  les  doctrines  de  Coménius. 
Voulant  arriver  à  une  théorie  physique  de  la 
nature,  en  prenant  surtout  Moïse  pour  guide. 
Bayer,  ainsi  que  Coménius,  admet  trois  prin- 
cipes :  la  matière,  l'esprit  et  la  lumière.  Par  an- 
tipathie pour  la  nomenclature  d'Aristote,  il  évite 
le  mot  matière,  se  sert  de  celui  de  masse  mo- 
saïque {massa' mosaica),  et  lui  reconnaît  deux 
états  successifs  :  celui  d'une  première  création, 
c'est  alors  la  matière  universelle;  celui  d'une 
seconde  création,  état  en  vertu  duquel  elle 
devient  telle  ou  telle  espèce  de  matière.  Le  pre- 
mier de  ces  états  ne  dura  qu'un  jour,  et  il  n'en 
reste  plus  rien  aujourd'hui.  Le  second  fut  l'eff'et 
de  la  création  pendant  les  jours  suivants;  il 
subsiste  encore  maintenant  sous  les  difl^érentes 
espèces  et  les  difl'érents  genres  des  choses.  Sui- 
vant que  la  matière  revêt  l'un  ou  l'autre  de  ces 
deux  états,  elle  est  primordiale  ou  séminale, 
native  ou  adventice,  permanente  ou  passagère. 
La  génération  des  choses  exige  l'union  de  la 
matière,  de  l'esprit  et  de  la  lumière.  L'esprit,  qui 
intervient  dans  la  formation  de  toutes  choses, 
n'est  pas  seulement  Dieu,  mais  c'est  encore  un 


esprit  vital,  plastique  ou  formateur  {mosaicus 
plasmalor).  Parmi  les  agents  extérieurs,  les  uns 
sont  des  causes  efficientes  solitaires,  c'est-à-dire 
assez  puissantes  pour  produire  leurs  efl"ets  par 
elle-mêmes  ;  les  autres  ne  sont  que  des  causes 
concurrentes,  incapables  d'agir  efficacement  si 
elles  ne  sont  pas  aidées  par  d'autres  causes.  L'es- 
prit vital  tire  son  origine  de  l'Esprit  saint,  qui 
l'a  créé  pour  qu'il  réalisât  les  idées  dans  les 
choses  corporelles,  en  faisant  celles-ci  à  l'image 
des  premières.  Cet  esprit  vital  se  divise  et  se  sub- 
divise à  l'infini;  ou  plutôt  il  prend  des  noms 
divers  selon  les  effets  qu'il  produit  et  selon  la 
sphère  dans  laquelle  son  action  se  manifeste.  Il 
donne  aux  corps  la  forme  et  le  principe  qui  les 
anime;  il  donne  à  l'univers  physique  le  mou- 
vement et  l'harmonie.  C'est  à  lui  qu'est  due  la 
fermentation,  qui  est  une  de  ses  principales 
fonctions.  Il  est  le  principe  actif,  et  la  matière 
le  principe  passif.  La  lumière  est  le  principe 
auxiliaire;  elle  tient  une  sorte  de  milieu  entre  la 
matière  et  l'esprit,  et  son  intervention  est  né- 
cessaire pour  achever  l'œuvre  de  la  création. 
Bayer  distingue  une  lumière  primitive  ou  uni- 
verselle, et  une  lumière  adventice  ou  carac- 
térisée, et  en  fait  consister  le  mode  d'action  dans 
le  mouvement,  l'agitation,  la  vibration  :  ce  mou- 
vement s'accomplit  ou  à  la  surface  des  corps  ou 
à  leur  centre,  deux  circonstances  qui  expliquent 
le  chaud  et  le  froid.  Bayer  distingue  une  foule 
de  points  de  vue  dans  la  lumière,  et  fait  naître 
à  chaque  instant  de  nouvelles  entités,  telles  quela 
nature  dirigeante  ou  l'idée,  principe  plastique  ou 
formateur  des  qualités  des  choses  ;  la  nature  figu- 
rée (na/ura  sî'oiiia/a),  d'où  résultent  les  caractè- 
res distinctifs  des  corps  et  leurs  diff'érentes  formes. 
La  forme  a  cependant  une  autre  raison  encore  : 
c'est  la  configuration  de  la  matière  première,  ou 
la  concentration  des  esprits,  et  le  degré  sous 
lequel  se  montre  la  lumière  [temperamenlum 
lucis).  Bayer  fait  de  la  plupart  des  propriétés  ou 
des  qualités  des  choses  autant  de  principes. 
Ainsi,  l'étendue,  la  limite,  la  figure,  la  conti- 
nuité, la  juxtaposition,  la  situation  sont  des  na 
tures  ou  des  principes.  D'autres  propriétés  ou 
natures  procèdent  de  l'esprit  :  ce  sont  la  vie,  la 
connaissance,  le  désir,  la  force,  l'effort,  l'acte. 
L'esprit  peut  revêtir  la'  substance  corporelle  de 
toutes  ces  propriétés  ;  d'où  il  suit  que  la  matière 
peut  penser  et  vouloir.  Ce  n'est  pas  tout  encore. 
La  combinaison  de  ces  principes  divers  donne 
naissance  à  d'autres  propriétés,  qualités  ou  na- 
tures. C'est  de  là  que  procèdent  l'entité  par 
excellence  ou  l'être,  la  subsistance,  le  nombre, 
le  lieu,  etc.  L'amour,  la  haine,  le  désir,  l'a- 
version ont  une  nature  et  une  origine  sembla- 
bles. —  Brucker,  et  avant  lui  Morhof,  ont-ils  eu 
tort  de  perdre  patience  devant  toutes  ces  fictions 
ontologiques,  et  de  les  appeler  des  subtilités 
sans  valeur  et  sans  ordre? 

Bayer  a  laissé  les  ouvrages  suivants  :  Ostium 
vel  atrium  naturœ  iconographice  delineatum, 
id  est  Fundamenta  interprelalionis  et  admi- 
nistrationis  generalia,  ex  mundo,  mente  et 
scripturis  jacla,  in-8,  Cassov.,  1662;  —  Filo 
labxjrinthi,  vel  Cgnosura  seu  luce  mentium 
universali,  cognoscendis,  expendendis  et  com- 
municandis  universis  rébus  accensa,  in-8,  Leip- 
zig, 1685.  J.  T. 

BAYLE  (Pierre)  naquit,  en  1647,  à  Cariât, 
dans  le  comté  de  Foix.  Son  père,  ministre  cal- 
viniste, se  chargea  de  sa  première  éducation,  et 
lui  enseigna  lui-même  le  latin  et  le  grec.  Plus 
tard,  le  jeune  Bayle  est  envoyé  à  Puyiaurens,  où 
il  continue  ses  éludes  avec  autant  d'ardeur  que 
de  succès.  Sa  rhétorique  achevée  dans  cette  aca- 
démie, il  va,  en  1669,  à  Toulouse,  chez  lesjésui- 


BAYL 


—  157  — 


BAYL 


tes,  faire  son  cours  de  philosopliie.  Là,  embar- 
rassé par  quelques  objections  élevées  contre  ses 
croyances  religieuses,  il  abjure  en  faveur  du 
catholicisme,  qui  lui  parut  un  moment  plus  ra- 
tionnel que  le  calvinisme,  auquel  de  nouvelles 
réflexions  et  les  instances  de  sa  famille  le  ra- 
mènent bientôt.  A  peine  rattaché  à  l'Église  ré- 
formécj  il  se  rend  à  Genève,  s'y  familiarise  avec 
le  cartésianisme,  auquel  il  sacrifie  le  péripaté- 
tisme  scolastique  qu'il  avait  appris  des  jésuites, 
et  y  contracte  avec  les  célèbres  professeurs  en 
théologie  Pictet  et  Léger,  et  surtout  avec  un 
jeuno  nomme  qui  se  fit  remarquer  dans  la  suite 
comme  écrivain  et  ministre  du  saint  Évangile, 
avec  Basnage,  une  de  ces  liaisons  que  la  mort 
seule  peut  rompre.  Puis  nous  le  voyons,  grâce  à 
l'active  amitié  de  Basnage,  entrer  successive- 
ment, comme  précepteur,  dai  s  la  maison  de 
M.  de  Normandie,  à  Genève  ;  dans  celle  du  comte 
Dohna,  à  Coppet;  et  enfin  à  Paris,  dans  celle  de 
M.  de  Beringhen.  En  1675,  une  cliaire  de  philo- 
sophie, vacante  à  l'Académie  de  Sedan,  est  mise 
au  concours.  Pressé  par  Basnage,  qui  achevait 
alors  dans  cette  ville  ses  études  théologiques,  et 
qui  avait  gagné  à  son  ami  l'appui  de  Jarieu,  son 
maître,  Bayle  vient  disputer  la  place  et  l'obtient. 
Il  occupait  ce  poste  depuis  six  ans,  à  la  satisfac- 
tion de  tout  le  monde  et  de  Jurieu  lui-même, 
qui,  malgré  son  caractère  envieux,  n'avait  pu  lui 
refuser  son  estime,  lorsqu'en  1681.  cinq  ans  avant 
la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  l'université  cal- 
viniste de  Sedan  fut  supprimée.  Bayle  passe  avec 
Jurieu  à  Rotterdam,  ou  M.  de  Paets  fait  créer 
pour  eux  l'Ecole  iUuslre.  L'enseignement  dont 
Bayle  y  fut  chargé  comprenait  la  philosophie 
et  l'histoire.  Ses  leçons  et  surtout  ses  publi- 
cations, remarquables  à  tant  de  titres,  attirent 
bientôt  sur  le  professeur  de  Rotterdam  l'attention 
générale;  ses  relations  s'étendent;  tous  les  sa- 
vants de  l'Europe  correspondent  avec  lui  ;  la 
reine  Christine  lui  écrit  de  sa  main.  Mais  il  faut 
un  nuage  à  nos  plus  belles  journées.  La  haine  et 
l'envie  vinrent  tourmenter  cette  heureuse  exi- 
stence. Jurieu  poursuit  avec  un  acharnement 
odieux  son  trop  célèbre  rival.  Il  le  dénonce 
comme  athée  au  consistoire,  comme  conspirateur 
à  l'autorité  politique.  Ses  menées,  après  avoir 
longtemps  échoué,  à  la  fin  réussirent.  Bayle  per- 
dit sa  chaire  et  sa  pension.  Cette  perte  ne  parait 
l'avoir  affecté  qu'en  ce  qu'elle  donnait  gain  de 
cause  à  son  adversaire.  D'ailleurs  le  philosophe 
se  félicitait  vivement  d'avoir  échappé  aux  cabales 
et  aux  enlremangerics  professorales,  si  commu- 
nes dans  les  académies,  et  de  pouvoir  vivre  pour 
lui-même  et  les  muses,  sibi  et  musis.  Il  se  trou- 
vait si  bien  de  cette  indépendante,  malgré  les 
poursuites  de  Jurieu  et  celles  de  Jaquelot  et  de 
Leclerc,  qui  se  liguèrent  pour  inquiéter  ses  der- 
nières années,  qu'en  1706,  le  comte  d'Albemarle 
lui  ayant  demandé  comme  une  grâce  de  venir 
habiter  sa  maison  à  la  Haye.  Bayle  refusa.  Mais 
déjà  il  souffrait  de  la  maladie  qui  devait  l'em- 
porter. Une  affection  de  poitrine  à  laquelle 
quelques-uns  de  ses  parents  avaient  succombé, 
et  qu'il  refusait  de  soigner,  faisait  chez  lui  des 
progrès  rapides  qu'il  observait  avec  un  calme 
imperturbable.  Son  activité  n'en  fut  pas  un  in- 
stant ralentie  ;  ses  travaux  se  poursuivaient 
comme  par  le  passé;  et  la  mort,  une  mort  sans 
douleur,  sans  agonie,  le  surprit,  le  28  décem- 
bre 1706,  comme  dit  son  panégyriste,  ia  jsiwme 
à  la  main:  il  avait  cinquante-neuf  ans. 

On  connaît  peu  d'existences  littéraires  aussi 
bien  fournies  que  celle  de  P.  Bayle.  Depuis  l'âge 
de  vingt  ans  il  s'était  à  peine  accordé  quelques 
instants  de  repos.  A  ceux  qui  s'étonnaient  de  la 
rapidité  avec  laquelle  ses  publications  se  succé- 


daient, il  pouvait  répondre  ce  qu'on  lit  dans  la 
préface  du  tome  II  ae  son  Diclionnaire  histori- 
que et  critique  :  «  Divertissements,  parties  de 
plaisir,  jeux,  collations,  voyages  à  la  campagne, 
visites,  et  telles  autres  récréations  nécessaires  a 
quantité  de  gens  d'étude,  à  ce  qu'ils  disent,  ne 
sont  point  mon  fait;  je  n'y  perds  point  de  temps. 
Je  n'en  perds  point  aux  soins  domestiques,  ou  à 
briguer  quoi  que  ce  soit,  ni  à  des  sollicitations, 
ni  a  telles  autres  affaires....  Avec  cela,  un  auteur 
va  loin  en  peu  d'années.  » 

Il  écrivait  avec  une  extrême  facilité,  et  il  reve- 
nait rarement  sur  son  premier  travail.  «  Je  ne 
fais  jamais,  dit-il  quelque  part,  l'ébauche  d'un 
article;  je  le  commence  et  l'achève  sans  discon- 
tinuation. »  Ce  qu'il  cherche  surtout  dans  les  for- 
mes dont  il  revêt  sa  pensée,  c'est  la  clarté,  et  son 
style  est  plutôt  vif  et  coulant  qu'élégant  et 
châtié. 

Son  érudition  était  Immense,  et  elle  ne  man- 
quait pour  cela  ni  d'exactitude  ni  de  profondeur. 
11  avait  d'ailleurs  autant  de  logique  que  de 
science;  c'était  un  de  ces  hommes  rares  chez  les- 
quels la  mémoire  ne  semble  pas  nuire  au  raison- 
nement. Malheureusement  toutes  ces  forces  sont 
dépensées  en  pure  perte  au  profit  du  paradoxe  et 
du  scepticisme. 

Toutes  les  questions  importantes  que  la  philo- 
sophie se  propose  de  résoudre  se  hérissent,  selon 
Bayle,  d'inextricables  difficultés.  Cette  proposi- 
tion, il  y  a  un  Dieu,  n'est  pas  d'une  évidence 
incontestable.  Les  meilleures  preuves  sur  les- 
quelles on  a  coutume  de  s'appuyer,  comme  celle 
qui  conclut  de  l'idée  d'un  être  parfait  à  son  exi- 
stence, soulèvent  mille  objections.  Il  peut  même 
y  avoir,  touchant  l'existence  divine,  une  invinci- 
ble ignorance.  A  la  rigueur,  tous  les  hommes 
pourraient  encore  se  reunir  dans  une  croyance 
commune  à  l'existence  de  Dieu  ;  mais  il  leur  sera 
difficile  de  s'entendre  sur  sa  nature;  car  jamais 
ils  ne  pourront  accorder  son  immutabilité  avec 
sa  liberté,  son  immatérialité  avec  son  immensité. 
Son  unité  est  loin  d'être  démontrée.  Sa  prescience 
et  sa  bonté  ne  se  concilient  pas  aisément,  l'une 
avec  les  actes  libres  de  l'homme,  l'autre  avec  le 
mal  physique  et  moral  qui  règne  sur  la  terre  et 
les  peines  éternelles  dont  l'enfer  menace  le  péché. 
Ses  décrets  sont  impénétrables,  ses  jugements 
incompréhensibles.  Nous  n'avons  que  des  idées 
purement  négatives  de  ses  diverses  perfections 
{Œuvres  diverses,  passim). 

Qu'est-ce  que  la  nature?  «  Je  suis  fort  assuré 
[Diclionn.  hist.  et  crit.,  art.  Pyrrhon)  qu'il  y  a 
très-peu  de  bons  physiciens  dans  notre  siècle  qui 
ne  soient  convenus  que  la  nature  est  un  abîme 
impénétrable,  et  que  ses  ressorts  ne  sont  connus 
qu'à  celui  qui  les  a  faits  et  les  dirige.  »  Bayle  ne 
voit  aucune  contradiction  à  ce  que  la  matière 
puisse  penser  {Object.  in  libr.  secund.,  c.  m). 

«  L'homme  est  le  morceau  le  plus  difficile  à 
digérer  qui  se  présente  à  tous  les  systèmes.  II  est 
recueil  du  vrai  et  du  faux  ;  il  embarrasse  les  na- 
turalistes, il  embarrasse  les  orthodoxes....  Je  ne 
sais  si  la  nature  peut  présenter  un  objet  plus 
étrange  et  plus  difficile  à  pénétrer  à  la  ra,ison 
toute  seule,  que  ce  que  nous  appelons  un  animal 
raisonnable.  Il  y  a  là  un  chaos  plus  embrouillé 
que  celui  des  poètes.  » 

Que  savons-nous  de  l'essence  et  de  la  destinée 
des  âmes?  On  établit  également,  avec  des  argu- 
ments qui  se  valent,  leur  matérialité  et  leur  irn- 
matérialité,  leur  mortalité  et  leur  immortalité. 
Notre  liberté  ne  nous  est  garantie  que  par  des 
raisons  d'une  extrême  faiblesse;  et  les  principes 
sur  lesquels  la  morale  s'appuie  sont  encore 
moins  assurés  que  ceux  qui  donnent  aux  scien- 
ces physiques  leur  base  chancelante  et  leur  mo- 


BAYL 


—  158 


BEAT 


bile  fondement.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'homme 
peut,  sans  avoir  la  moindre  idée  d'un  Dieu,  dis- 
tinguer la  vcrlu  du  vice.  Souvent  même  un  athée 
portera  i)lus  loin  qu'un  croyant  la  notion  et  la 
prati(iue  du  bien;  et,  sous  ce  rapport,  l'athéisme 
semble  infiniment  prél'érable  à  la  superstition  et 
à  l'idolâtrie  {Œuvres  diverses,  passim). 

Que  rcsulte-t-il  pour  l'esprit  humain  des  incer- 
titudes dans  lesquelles  il  tombe  quand  il  médite 
ces  grandes  questions?  Bayle  nous  dira  bien  des 
lèvres  que  la  suite  naturelle  de  cela  doit  rire  de 
renoncer  à  preyidre  la  raison  pour  guide,  et 
d'en  demanaer  un  meilleur  à  la  cause  de  toutes 
choses;  il  nous  donnera  le  conseil  hypocrite  de 
captiver  notre  entendement  à  l'obéissance  de  la 
foi  {Dictionn.  hist.  et  crit.,  art.  Pyrrhon)  ;  mais 
il  ne  nous  aura  pas  plutôt  amenés  à  sacrifier  la 
science  à  la  croyance,  la  raison  à  la  révélation, 
qu'il  se  hâtera  de  briser  sous  nos  pieds  le  pré- 
tendu support  sur  lequel  ses  artifices  nous  auront 
attirés.  «  Qu'on  ne  dise  plus  que  la  théologie  est 
une  reine  dont  la  philosophie  n'est  que  la  ser- 
vante ;  car  les  théologiens  eux-mêmes  témoi- 
gnent par  leur  conduite  qu'ils  regardent  la  phi- 
losophie comme  la  reine,  et  la  théologie  comme 
la  servante....  Ils  reconnaissent  que  tout  dogme 
qui  n'est  point  homologué,  pour  ainsi  dire,  véri- 
fié et  enregistré  au  parlement  suprême  de  la 
raison  et  de  la  lumière  naturelle,  ne  peut  être 
que  d'une  autorité  chancelante  et  fragile  comme 
le  verre  [Comment,  philos,  sur  ces  paroles,  etc., 
Impartie,  ch.  i).  »  Non,  Bayle  n'a  point,  il  nous 
l'affirme  lui-même,  une  arrière-pensée  aogmati- 
que.  «  Je  ne  suis,  nous  dit-il  ailleurs  [Lettre  au 
P.  Tournemine) ,  que  Jupiter  assemble-nues; 
mon  talent  est  de  former  des  doutes,  mais  ce  ne 
sont  pour  moi  que  des  doutes.  »  Son  scepticisme 
enveloppe  tout. 

Mais  comment  fera-t-il  ces  ruines?  Bayle  n'est 
pas  un  lâche,  à  coup  sûr  ;  et  ses  intérêts  maté- 
riels lui  demanderaient  en  vain  une  bassesse.  Ce 
n'est  pas  non  plus  un  enthousiaste  j  il  n'y  a  en 
lui  ni  un  héros  ni  un  martyr.  Il  n'attaquera 
donc  pas  directement,  ouvertement,  les  dogmes 
contre  lesquels  il  conspire.  Sa  méthode,  qui  sa- 
tisfera à  la  fois  et  son  érudition  et  sa  prudence, 
opposera  à  un  système  qui  soutient  telle  ou  telle 
assertion  quelque  système  ancien  ou  moderne 
qui  la  nie,  broiera  ainsi  l'une  par  l'autre  les  doc- 
trines contradictoires,  et  ensevelira  sous  leurs 
débris  les  vérités,  ou  du  moins  les  opinions  que 
leur  désaccord  compromet. 

D'où  venaient  chez  Bayle  ces  dispositions 
sceptiques?  11  faut  d'abord  faire,  pour  la  for- 
mation et  la  constitution  de  ce  caractère,  une 
large  part  à  l'esprit  des  temps  nouveaux,  dont 
les  libres  penseurs  devaient  être  les  premiers 
pénétrés^  et  auquel  le  protestantisme  était  plus 
particulièrement  accessible.  A  cette  cau.se  gé- 
nérale, des  causes  spéciales  étaient  venues  se 
joindre.  A  vibgt  ans,  c'est-à-dire  à  l'âge  où  l'in- 
telligence se  prête  avec  le  plus  de  docilité  aux 
doctrines  qui  lui  sont  prêthées,  nous  le  trouvons 
lisant  sans  cesse  et  relisant  Montaigne.  Pus  tard, 
sa  double  apostasie,  et  la  honte  accompagnée  de 
remords  dont  elle  l'accabla,  lui  inspira  une  aver- 
sion profonde  pour  cette  légèreté  avec  laquelle 
les  hommes,  en  général,  se  rendent  à  ce  qui  leur 
présente  le  masque  de  la  vérité;  et  sans  doute  il 
a  sacrifié  outre  mesure  à  une  disposition  dont  il 
s'accuse  dans  une  lettre  datée  du  3  avril  1675, 
«  à  la  honte  de  paraître  inconstant;  »  le  meilleur 
moyen  de  ne  se  jamais  mettre  en  contradiction 
avec  soi-même,  c'est  de  ne  jamais  rien  alfirmer. 

Les  principaux  ouvrages  de  Bayle  sont  :  1"  les 
Pensées  diverses  sur  la  comète  qui  parut  en 
1680;  —  2°  les  Nouvelles  de  la  République  des 


Lettres,  journal  fondé  en  1684,  et  qui  eut  jus- 
qu'en 1687,  où  il  finit,  un  succès  prodigieux;  — 
3"  un  Commentaire  philosophique  sur  ces  pa- 
roles de  VÈvanr/ile  :  Contrains-les  d'entrer;  — 
4°  Ohjectiones  in  libros  quatuor  de  Deo,  animM 
et  malo  :  —  fi»  les  Réponses  aux  questions  d'un 
provincial.  Tous  ces  ouvrages  forment  le  recueil 
des  Œuvres  diverses ,  4  vol.  in-8,  la  Haye,  1725- 
1731  ■  —  6°  le  plus  important  de  tous  les  ouvra- 
ges de  Bayle,  c'est  son  Dictioyinaire  historique 
et  critique.  Il  a  eu  douze  éditions,  dont  les  deux 
meilleures  sont  celles  de  Des-Maiseaux,  avec  la 
vie  de  Bayle  par  le  même,  4  vol.  in-f",  Amsterdam 
et  Leyde,  1740,  et  celle  de  M.  Beuchot,  16  vol. 
in-8,  Paris,  1820.  —  On  consultera  avec  fruit  sur 
Bayle  les  articles  que  Tennemann  et  Buhle  lui 
ont  consacrés  dans  leurs  travaux  sur  l'histoire 
générale  de  la  philosophie,  un  Mémoire  sur 
Rayle  et  ses  doctrines,  par  M.  P.  Damiron,  Pa- 
ris, 18.Ï0,  in-4,  une  Élude  sur  Bayle,  par  M.  Le- 
nient,  Paris,  1855,  in-8;  —  Lefranc,  Leibnitiiju^ 
dicium  de  noiinullis  Baylii  sententiis,  Parisiis, 
1843,  in-8. 

BEATTIE  (James)  naquit  en  1735  àLawrence- 
kirk,  dans  le  comté  de  Kincardine,  en  Ecosse.  Il 
fit  ses  études  dans  l'université  d'Aberdeen,  fut 
placé  ensuite  comme  maître  d'école  à  Fordoun, 
dans  le  voisinage  de  Lawrencekirk,  et  y  composa 
des  vers  qui  lui  vamrent  une  assez  grande  répu- 
tation. En  1758,  il  fut  nommé  professeur  dans  une 
école  de  grammaire  à  Aberdeen.  et  obtint,  en 
1760,  la  chaire  de  logique  et  de  pnilosophie  mo- 
rale du  collège  Maréchal.  Après  plusieurs  années 
d'un  brillant  enseignement,  Beattie  se  fit  suppléer 
par  son  fils,  de  1787  à  1789.  La  mort  de  ce  fils, 
en  1789,  et  celle  de  son  second  fils,  en  1796.  le 
jetèrent  dans  une  mélancolie  inconsolable.  Il  se 
fit  donner  un  remplaçant,  s'enferma  dans  la  so- 
litude et  mourut  en  1803. 

Beattie  est  presque  aussi  célèbre  en  Ecosse  par 
ses  ouvrages  de  poésie  et  de  littérature  que  par 
ses  écrits  philosophitiues.  Le  plus  vanté  de  ses 
poèmes,  leMénestrel  ou  leprogrèsdu  génie,  paraît 
avoir  été  imité  dans  les  premiers  vers  ae  lord 
Byron.  C'est  du  moins  l'opinion  exprimée  par 
M.  de  Chateaubriand  (voy.  VEt^sai  sur  la  littéra- 
ture anglaise).  Nous  n'avons  à  examiner  ici  que 
les  ouvi-cjges  philosophiques  de  Beattie. 

Beattie  a  écrit  sur  toutes  les  parties  de  la  phi- 
losophie, sur  la  psychologie,  la  logique,  la  théo- 
dicée,  la  morale,  la  politique  même,  ainsi  que 
l'esthétique.  Il  suffit  de  parcourir  la  liste  de  ses 
livres,  que  nous  donnons  plus  bas,  pour  s'assurer 
qu'il  n'y  a  pas  une  question  philosophique  un  peu 
importante  à  laquelle  il  n'ait  touché.  Mais  si  l'on 
veut  rechercher  parmi  ces  questions  celles  qui 
reviennent  le  plus  souvent  dans  les  ouvrages  de 
Beattie,  celles  qui  ont  le  plus  préoccupé  sa  pen- 
sée et  le  plus  contribué  à  lui  faire  un  nom  dans 
la  philosophie  écossaise,  on  trouve  qu'à  l'exem- 
ple de  Reid  il  a  particulièrement  insisté  sur  les 
points  suivants  : 

1'  Distinction  des  vérités  du  sens  commun  et  de 
celles  de  la  raison,  les  unes  qui  sont  évidentes 
par  elles-mêmes  et  sans  démonstration,  les  autres 
qui  le  deviennent  à  l'aide  du  raisonnement. 
Beattie  ne  néglige  rien  pour  établir  fortement 
cette  distinction  qui  joue  un  si  grand  rôle  dans 
le  système  des  philosoi)lies  écossais.  Le  sens  com- 
mun pour  lui  est  «  cette  faculté  de  l'esprit,  qui 
perçoit  la  vérité  ou  commande  la  croyance  par 
une  impulsion  instantanée,  instinctive,  irrésisti- 
ble, dérivée  non  de  l'éducation  ni  de  l'habitude^ 
mais  de  la  nature.  »  En  tant  que  cette  faculté 
agit  indépendamment  de  notre  volonté,  toutes  les 
fois  qu'elle  est  en  présence  de  son  objet,  et  con- 
formément à  une  loi  de  l'esprit,  Beattie  trouve 


BEAT 


—  15;) 


BEAU 


qu'à  proprement  parler,  elle  est  un  sens  (c'est 

Sréciséiuentla  raison  qu'alléguait  Hutcheson  pour 
onncr  le  nom  de  sens  à  la  faculté  morale  et  à 
la  faculté  qui  nous  fait  saisir  le  beau).  En  tant 
qu'elle  agit  de  la  même  manière  dans  tous  les 
hommes,  il  croit  qu'elle  peut  s'ajipeler  sois  com- 
mun. Quant  à  la  raison,  il  la  définit  Œssai  sur 
la  nature  et  rinimutabililé  de  la  vérité)  :  a  la 
faculté  qui  nous  rend  capables  de  chercher,  d'a- 
près des  rapports  ou  des  idées  que  nous  connais- 
sons, une  idée  ou  un  rapport  que  nous  ne  con- 
naissons pas,  faculté  sans  laquelle  nous  ne  pou- 
vons faire  un  pas  dans  la  découverte  de  la  vérité 
au  delà  des  premiers  principes  ou  des  axiomes 
intuitifs.  » 

2°  Polémique  contre  le  scepticisme  spiritualiste 
de  Berkeley,  contre  le  scepticisme  universel  de 
Hume,  enfin  contre  Descarles^  que  Beattie,  de 
même  que  Reid,  accuse  d'avoir  produit  le  scep- 
ticisme moderne  en  cherchant  à  tout  démontrer. 
Beattie  traite  impitoyablement  les  sce|)liques.  Le 
titre  même  de  son  meilleur  ouvrage  (Essai  sur 
la  nature  et  rimmutabilitc  de  la  vérité,  en  op- 
position aux  sophistes  et  aux  sceptiques)  indi- 
que assez  la  place  que  cette  polémique  occupe 
dans  ses  écrits.  Il  analyse  la  philosopnie  scepti- 

Sue  ;  il  la  considère  surtout  dans  les  temps  mo- 
ernes,  et  la  suit  depuis  sa  première  apparition 
dans  les  œuvres  de  Descartes,  jusqu'à  son  déve- 
loppement le  plus  complet  dans  les  écrits  de 
Hume.  11  montre  qu'elle  admet  des  principes  en- 
tièrement opposés  à  ceux  qui  ont  dirigé  les  re- 
cherches des  mathématiciens  et  des  physiciens, 
qu'elle  substitue  l'évidence  du  raisonnement  a 
celle  du  sens  commun,  et  qu'elle  aboutit  à  des 
conclusions  qui  contredisent  les  principes  les  plus 
légitimes  et  les  plus  universels  de  la  croyance 
humaine. 

Tels  sont  les  points  les  plus  saillants  de  la  phi- 
losophie de  Beattie.  On  voit  assez  combien  il  se 
rapproche  de  Reid,  dont  il  avait  été  l'ami  et  le 
collègue  à  Aberdeen,  et  dont  il  reproduit  presque 
constamment  les  doctrines.  En  dehors  dès  ques- 
tions que  nous  venons  d'indiquer,  et  toutes  les 
fois  que  Beattie  n'a  pas  à  revendiquer  contre 
le  scepticisme  les  principes  du  sens  commun,  ses 
opinions  ont  peu  d'intérêt.  Nous  avons  remarqué 
toutefois,  dans  sa  morale,  une  coïncidence  assez 
frappante  entre  l'idée  générale  qu'il  se  fait  du 
bien  et  du  devoir,  et  l'idée  que  s'en  faisaient  les 
stoïciens.  On  sait  que  les  stoïciens  fondaient  la 
morale  sur  ces  deux  principes  :  «  vivre  confor- 
mément à  la  nature;  vivre  conlormémenl  à  la  rai- 
son, »  et  qu'ils  ramenaient  ces  deux  principes  à 
un  seul,  en  ce  sens  que,  la  nature  de  l'homme 
étant  éminemment  rationnelle,  obéir  à  la  nature 
et  obéir  à  la  raison  leur  paraissaient  une  seule 
et  même  chose.  C'est  par  un  raisonnement  ana- 
logue que  Beattie  arrive  à  identifier  l'idée  de 
l'accomplissement  de  la  fin  de  notre  nature  et 
l'idée  de  l'accomplissement  des  lois  de  la  con- 
science morale.  Voici  sa  conclusion  :  «  ....  De  ce 
que  la  conscience,  ainsi  qu'il  vient  d'être  prou- 
vé, est  le  principe  par  excellence,  le  mobile  ré- 
gulateur de  la  nature  humaine,  il  suit  que  l'action 
vertueuse  est  la  fin  suprême  pour  laquelle  l'hom- 
me a  été  créé.  Car  la  vertu,  c'est  ce  que  la  con- 
science approuve....  C'est  donc  agir  d'après  la  fin 
et  la  loi  de. la  nature,  que  d'agir  d'après  la  con- 
science. »  [Éléments  de  science  morale,  1"  partie, 
ch.  I). 

Au  fond,  la  philosophie  de  Beattie  manque  de 
profondeur  et  d'originalité.  On  peut  citer  des  opi- 
nions célèbres  et  durables  que  l'histoire  a  enre- 
gistrées sous  les  noms  de  Huicheson,  de  Smith, 
de  Reid^  de  Ferguson;  ou  en  citerait  difficilement 
une  qui  appartienne  en  propre  à  Beattie.  C'est 


par  la  clarté  et  l'élégance  de  son  style,  par  l'au- 
torité attachée  à  sa  ré|)utation  littéraire,  ([ue 
Beattie  a  servi  la  philosophie  écossaise,  beaucoup 
plus  que  par  la  nouveauté  ou  la  fécondité  de  ses 
idées. 

Les  ouvrages  de  philosophie  de  Beattie  sont 
intitulés  :  Essai  sur  lu  nature  et  l'immutabilité 
de  la  vérité,  en  ojnjosition  aux  sophistes  et  aux 
sceptiques,  in-8,  Edimbourg,  1770.  Cet  ouvrage 
a  été  réfuté  en  même  temps  que  la  Recherche  sur 
Vespril  humain,  de  Reid,  et  V Appel  au  sens  com- 
mun, d'Oswald,  par  le  docteur  Priestley  ;  —  Essai 
sur  la  Poésie  et  la  Musique,  sur  le  Rire,  sur 
l'utilité  des  Études  classiques,  in-4,  Édimbourgj 
1777.  L'Essai  sur  la  Poésie  et  la  Musique  a  été 
traduit  en  français,  iii-8^  Paris,  1798.  —  Disser- 
tations morales  et  critiques  sui'  la  Mémoire  et 
l'Imagination,  sur  les  Rêves,  sur  la  Théorie  du 
Langage,  sur  la  Fable  et  le  Roman,  sur  les  Af- 
fections de  fam.ille.  sur  les  Exemples  du  sublime, 
in-4,  Londres,  178j;  —  Éléments  de  science  mo- 
rale, publiés  à  Edimbourg,  le  premier  volume 
en  1790,  le  deuxième  en  1793,  et  traduits  en  fran- 
çais par  Mallet,  2  vol.  in-8,  Paris,  1840.  —  Il  faut 
ajouter  à  cette  liste  plusieurs  lettres  relatives  à 
la  philosophie  qui  se  trouvent  dans  le  livre  de 
W.  Forbes  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  Beatjtic. 
Enfin  on  a  de  ce  philosophe  un  traité  sur  l'Évi- 
dence du  Christianisme,  publié  en  1786,  et  réim- 
primé en  1  vol.  in-8,  Londres,  1814.  On  peut  con- 
sulter un  mémoire  de  M.  Mallet  sur  la  vie  et  les 
écrits  de  James  Beattie  dans  le  tome  LXVI  du 
compte  rendu  de  l'Académie  des  sciences  morales 
et  politiques,  année  1863.  A.  D. 

BEAU.  Dans  cet  article  nous  nous  attacherons 
d'abord  à  distinguer  l'idée  du  beau  des  autres  no- 
tions de  l'esprit  humain  avec  lesquelles  on  serait 
tenté  de  la  confondre.  Nous  essayerons  ensuite 
de  la  caractériser  en  elle-même  et  de  la  définir. 
Nous  terminerons  en  indiquant  ses  formes  prin- 
cipales. 

I.  L'idée  du  heau  diffère  essentiellement  de 
celle  de  l'utile:  pour  s'en  convaincre,  il  suffit  de 
remarquer  qu'il  y  a  des  objets  utiles  qui  ne  sont 
pas  beaux  et  des  objets  beaux  qui  ne  sont  pas 
utiles.  S'il  y  a  des  objets  à  la  fois  utiles  et  beaux, 
nous  ne  confondons  pas  en  eux  ces  deux  points 
de  vue.  Le  laboureur  qui  contemple  une  riche 
moisson  et  le  voyageur  qui  admire  un  paysage 
ne  voient  pas  la  nature  du  même  œil.  Il  y  a  plus, 
pour  jouir  du  beau,  il  faut  faire  abstraction  de 
l'utile;  ces  deux  sentiments  se  contrarient  loin 
de  se  fortifier.  Le  plaisir  du  beau  est  d'autant 
plus  vif  et  plus  pur  qu'il  est  plus  dégagé  de  toute 
considération  d'utilité  et  d'intérêt.  L'idce  de  l'utile 
est  purement  relative,  elle  exprime  le  rapport 
entre  un  moyen  et  un  but;  l'objet  utile  n'est  rien 
par  lui-même  ;  le  but  atteint,  le  besoin  satisfait, 
le  moyen  perd  sa  valeur.  Au  contraire,  l'objet 
beau  est  beau  par  lui-même,  indépendamment  de 
l'avantage  qu'il  procure,  du  plaisir  que  sa  vue 
excite  et  de  son  rapport  avec  nous.  Une  belle 
fleur  n'est  pas  moins  belle  dans  un  désert  que 
dans  nos  jardins.  Si  on  prétend  que  l'objet  beau 
est  utile  puisqu'il  nous  fait  éprouver  du  plaisir, 
c'est  faire  une  pétition  de  principe.  Pourquoi  le 
beau  nous  plaît-il  ?  est-ce  parce  qu'il  est  utile  ou 
parce  qu'il  est  beau  ? 

L'utilité,  si  toutefois  on  peut  se  servir  ici  de  ce 
mot,  vient  alors  de  la  beauté,  et  non  la  beauté  de 
l'utilité.  En  d'autres  termes,  le  beau  n'est  pas 
beau  parce  qu'il  nous  est  agréable,  mais  il  est 
agréable  parce  qu'il  est  beau.  Ceux  qui  ont  con- 
fondu l'agréable  et  le  beau,  ont  donc  pris  l'effet 
pour  la  cause.  D'ailleurs  la  jouissance  que  nous 
fait  éprouver  la  vue  du  beau  est  d'une  nature 
toute  particulière  et  n'a  rien  de  commun  avec 


BEAU 


—  160  — 


BEAU 


celle  que  nous  procure  l'utile  :  l'une  est  intéres- 
sée, l'autre  ne  l'est  pas  ;  l'une  est  accompagnée 
du  désir  de  posséder  l'objet  utile  et  de  le  l'aire 
servir  à  notre  usage,  l'autre  est  dégagée  de  tout 
semblable  désir;  elle  laisse  l'objet  subsister  tel 
qu'il  est,  libre  et  indépendant,  ce  qui  fait  dire 
que  le  désir  de  l'utile  tend  à  consommer  et  à  dé- 
truire, tandis  que  le  sentiment  du  beau  aspire  à 
la  conservation  et  à  l'union.  Enfin  les  deux  actes 
de  l'esprit  par  lesquels  nous  saisissons  le  beau  et 
l'utile  sont  différents;  nous  voyons,  nous  contem- 
plons le  beau^  nous  concevons  l'utile.  Pour  aper- 
cevoir l'utilité  d'un  objet,  il  faut  le  comparer  avec 
son  but  ou  sa  fin;  or  ce  jugement,  qui  suppose 
une  comparaison,  est  un  acte  réfléchi  ;  la.  per- 
ception du  beau,  au  contraire,  est  immédiate: 
c'est  une  intuition.  Aussi,  quand  un  objet  est  à  la 
l'ois  utile  et  beau,  sa  beauté  nous  frappe  avant 
que  nous  ayons  pu  souvent  deviner  son  utilité. 

L'idée  du  beau  est  également  distincte  de  celle 
du  bien.  Plusieurs  philosophes  ont  identifié  le 
beau  et  le  bien.  C'est  la  théorie  de  Platon  ;  il  est 
possible  que  ces  deux  idées  soient  identiques  dans 
leur  principe,  mais  pour  l'esprit  de  l'homme  elles 
sont  différentes.  D'abord  l'idée  du  bien  comme 
celle  de  l'utile  implique  la  conception  d'une  fin. 
Le  bien  pour  un  être  est  l'accomplissement  de  sa 
fin.  Le  bien  général,  l'ordre,  est  l'accomplisse- 
ment de  toutes  les  fins  particulières  dans  leur 
rapport  avec  une  fin  totale.  Or  il  est  évident  que 
l'idée  du  beau  ne  renferme  pas  la  conception  d'un 
but  ou  d'une  fin  propre  à  chaque  existence.  Lors- 
que je  contemple  la  beauté  d'un  objet,  je  ne 
songe  nullement  à  sa  destination  ni  à  celle  de 
chacune  des  parties  qui  le  composent.  Ce  juge- 
ment supposerait  d'ailleurs  une  comparaison  ;  or 
nous  avons  vu  que  la  perception  du  beau  est  im- 
médiate et  intuitive.  Aussi,  pour  le  dire  en  pas- 
sant, le  sentiment  du  beau  précède  l'idée  du  bien 
con;me  celle  de  l'utile.  Lajouissance  qui  accom- 
pagne la  vue  du  bien  est  infiniment  plus  noble 
que  celle  de  l'utile,  mais  nous  ne  la  confondons 
pas  avec  le  plaisir  du  beau.  Ainsi  que  l'a  fait  re- 
marquer Kant,  elle  n'est  pas  non  plus  désintéres- 
sée, en  ce  sens  qu'elle  ne  nous  laisse  pas  indif- 
férents à  l'existence  réelle  de  l'objet.  Que  l'objet 
beau  existe  réellement  ou  ne  soit  que  la  repré- 
sentation du  beau,  le  plaisir  n'en  est  pas  moins 
vif;  souvent  même  l'image  nous  plaira  plus  que 
la  réalité.  Il  n'en  est  pas  de  même  du  bien;  la 
volonté  est  loin  d'être  indifférente  à  son  accom- 
plissement et  à  sa  réalisation,  elle  veut  que  le 
bien  soit  pratiqué  et  en  fait  une  obligation  à  tout 
être  raisonnable.  Celui-ci,  quoique  moralement 
libre,  apparaît  soumis  à  une  loi.  Or  toute  idée  de 
dépendance  doit  être  écartée  de  la  considération 
du  beau.  Le  même  philosophe  démontre  que 
l'idée  du  beau  ne  peut  rentrer  dans  celle  de  per- 
fection, qui  d'ailleurs  se  confond  avec  l'idée  de 
bien.  La  perfection  consiste  à  posséder  en  soi  tous 
les  moyens  de  réaliser  sa  fin.  Dans  l'utile,  le  but 
est  en  dehors  du  moyen;  dans  le  parfait,  les 
moyens  et  le  but  sont  inséparables.  L'être  par- 
fait est  donc  celui  à  qui  jien  ne  manque  et  qui 
jouit  de  la  plénitude  de  ses  facultés.  Mais  la  con- 
ception d'une  fin  et  d'un  rapport  entre  les  moyens 
et  la  fin  n'en  est  pas  moins  comprise  dans  l'idée 
de  perfection. 

On  établit  une  corrélation  entre  les  trois  idées 
du  beau,  du  bieti  et  du  vrai.  Nous  devons  donc 
montrer  lu  différence  de  cette  dernière  avec  l'idée 
du  beau.  Le  vrai  est  la  parfaite  identité  de  l'idée 
et  de  son  objet.  Il  est  évident  dès  lors  que  le  vrai 
s'adresse  à  la  ra/son  seule,  et  suppose  la  concep- 
tion pure  des  idées  de  la  raison,  dépouillées  de 
toute  forme,  de  toute  manifestation  sensible  ;  or 
le  beau  se  voit,  se  contemple  et  ne  se  conçoit 


pas;  il  diffère  donc  du  vrai,  en  ce  qu'il  est  insé- 
parable de  la  manifestation  sensible.  Le  beau  et 
le  vrai  au  fond  sont  identiques  ;  mais  pour  s'i- 
dentifier avec  le  vrai,  le  beau  doit  se  dégager  de 
sa  forme  :  ce  qui  par  là  même  l'anéantit  comme 
beau. 

II.  Nous  nous  trouvons  ainsi  conduits  à  la  vé- 
ritable définition  du  beau.  Sans  entrer  dans  une 
analyse  que  ne  comporte  pas  cet  article,  nous 
dirons,  en  nous  appuyant  sur  ce  qui  précèae,  que 
l'idée  du  beau  renferme  la  notion  fondamentale 
d'un  principe  libre  indépendant  de  toute  relation, 
qui  est  à  lui-même  sa  propre  fin  et  sa  loi,  et  qui 
apparaît  dans  un  objet  déterminé,  sous  une  forme 
sensible.  Le  beau  nous  offre  donc  les  deux  termes 
de  l'existence,  l'invisible  et  le  visible,  l'infini  et 
le  fini,  l'esprit  et  la  matière,  l'idée  et  la  forme, 
non  isolés  et  séparés,  mais  réunis  et  fondus  en- 
semble de  manière  que  l'un  est  la  manifestation 
de  l'autre.  Cette  harmonieuse  unité  est  l'essence 
du  beau  qui  peut  se  définir  :  la  manifestation  sen- 
sible du  principe  qui  est  l'âme  et  l'essence  des 
choses. 

Il  est  facile  d'expliquer  à  l'aide  de  cette  défini- 
tion les  caractères  de  l'idée  da  beau  et  du  senti- 
ment qu'il  nous  fait  éprouver.  En  effet,  s'il  est 
vrai  que  le  beau  nous  présente  réunis  dans  le 
même  objet  les  deux  éléments  de  l'existence,  le 
spirituel  et  le  sensible,  le  fini  et  l'infini;  il  s'a- 
dresse à  la  fois  aux  sens  et  à  la  raison,  à  la  rai- 
son par  l'intermédiaire  des  sens.  A  travers  la 
forme  sensible,  l'esprit  atteint  l'invisible,  c'est 
une  révélation  instantanée,  soudaine,  qui  ne  sup- 
pose ni  comparaison  ni  réflexion;  ce  n'est  ni  une 
conception  pure,  ni  une  simple  perception,  mais 
une  intuition  qui  renferme  dans  un  a:te  complexe 
les  deux  termes  de  toute  connaissance,  comme 
elle  saisit  les  deux  principes  de  toute  existence. 
On  voit  donc  en  quoi,  sous  ce  rapport,  le  beau 
diffère  de  l'utile,  du  bien  et  du  vrai;  l'utile  nous 
retient  dans  la  sphère  bornée  du  monde  sensi- 
ble, dans  le  cercle  des  besoins  de  notre  nature 
finie.  l!e  beau  nous  révèle  l'infini,  non  en  soi, 
mais  dans  une  image  et  sous  une  forme  sensi- 
ble. Le  bien  nous  fait  concevoir  la  fin  des  êtres 
et  le  but  auquel  ils  tendent;  mais  dans  le  bien  la 
fin  est  distincte  des  êtres  eux-mêmes;  elle  est 
placée  en  dehors  d'eux  ;  ils  y  aspirent,  ou  ils 
doivent  l'accomplir.  Dans  le  beau,  la  fin  et  les 
moyens  sont  identiques;  la  fin  se  réalise  d'elle- 
même  par  un  développement  naturel,  libre  et  har- 
monieux. 

Puisque  le  beau  nous  offre  l'image  d'un  être  au 
sein  duquel  toute  opposition  est  effacée  et  se  dé- 
veloppant harmonieusement  et  librement,  la  con- 
templation du  beau  doit  éveiller  dans  notre  âme 
une  jouissance  délicieuse  qui  n'a  rien  de  commun 
avec  celle  que  fait  naître  la  satisfaction  des  be- 
soins physiques,  jouissance  pure  et  désintéressée 
qui  se  suffit  à  elle-même,  et  n'est  accompagnée 
d'aucun  désir  de  faire  servir  l'objet  à  notre  usage, 
de  nous  l'approprier  ou  de  le  détruire.  Nous  nous 
sentons  seulement  attirés  vers  la  beauté  par  la 
sympathie  et  Vamojir. 

Nous  pouvons  distinguer  aussi  l'idée  du  beau 
de  celle  du  sublime,  et  les  deux  sentiments  qui 
leur  correspondent.  Le  beau,  c'est  l'harmonie  par-  , 
faite  des  deux  principes  de  l'existence,  de  l'infini 
et  du  fini.  Dans  le  sublime,  cette  proportion 
n'existe  plus;  l'infini  dépasse  à  tel  point  la  ma- 
nifestation sensible,  que  celle-ci  apparaît  comme 
incapable  de  le  contenir  et  de  l'exprimer.  D'un 
côté,  l'infini  se  révèle  dans  sa  grandeur  et  son 
infinité;  de  l'autre,  le  fini  s'effa  e,  disparaît,  ou 
ne  manifeste  que  son  néant;  dès  lors  l'équilinre, 
qui  dans  le  beau  maintenait  le  rapport  et  l'har- 
monie des  deux  principes,  est  rompu.  La  sensi- 


BEAU 


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BEAU 


bilité  est  refoulée  sur  elle-même  ;  l'homme, 
comme  être  fini,  sent  sa  petitesse  et  son  néant; 
il  est  accablé  par  cette  mystérieuse  puissance  de 
l'absolu  et  de  l'infini  dont  le  spectacle  lui  est  of- 
fert. Un  sentiment  de  terreur  et  d'épouvante  s'em- 
pare de  son  âme  ;  mais  en  même  temps,  la  partie 
de  son  être  qui  se  sent  infinie  prend  d'autant 
mieux  conscience  de  sa  grandeur,  de  son   indé- 

Sendance  et  de  son  infinité.  Aussi,  le  sentiment 
u  sublime  est  mixte;  à  la  tristesse, à  la  frayeur, 
se  mêle  une  joie  intime  et  profonde  et  un  attrait 
puissant  qui  s'exerce  particulièrement  sur  les 
âmes  fortes. 

III.  Dieu  est  le  principe  du  beau,  comme  il  est 
celui  du  vrai  et  du  bien.  Où  trouver,  en  efTet, 
l'idée  du  beau  complètement  réalisée,  sinon  dans 
le  seul  être  au  sein  duquel  la  contraaiction,  l'op- 
position et  le  désaccord  n'existent  pas,  dont  l'in- 
telligence, la  volonté-et  la  puissance  se  dévelop- 
pent dans  une  éternelle  harmonie  et  ne  rencon- 
trent aucun  obstacle,  dans  l'être  qui  agit  et  crée 
sans  effort  et  dont  la  félicité  est  inaltérable  ?  Dieu, 
qui  est  le  type  de  la  liberté  absolue,  est  donc 
aussi  la  beauté  suprême  ;  toute  beauté  dérive  de 
lui.  La  beauté  du  monde  est  une  image  et  un 
reflet  de  la  beauté  divine. 

Parcourons  les  principaux  degrés  de  l'existence, 
nous  verrons  le  beau  suivre  dans  la  création  le 
même  progrès  que  l'intelligence,  la  vie  et  la  spi- 
ritualité. La  beauté  n'est  pas  dans  la  matière, 
celle-ci  ne  devient  belle  que  par  l'arrangement 
et  la  disposition  de  ses  parties,  et  par  le  mouve- 
ment qui  lui  est  communiqué.  Une  forme  régu- 
lière, des  mouvements  qui  s'exécutent  selon  des 
lois  nxes,  la  lumière  et  la  couleur,  voilà  ce  qui 
constitue  la  beauté  des  êtres  inanimés,  celle  du 
système  astronomique  et  du  rè^ne  minéral;  or  il 
est  évident  qu'elle  est  empruntée  à  l'intelligence. 
Qu'est-ce  que  la  régularité,  l'harmonie,  que  sont 
les  lois  du  mouvement,  sinon  la  manifestation 
d'une  force  intelligente?  Qu'est-ce  que  l'ordre, 
sinon  la  raison  visible  ?  Ce  que  nous  trouvons  à  ce 
premier  degré  de  l'existence,  c'est  la  beauté  ma- 
thématique; à  elle  peut  s'appliquer  cette  défini- 
tion du  beau  :  r unité  dans  la  variété,  la  propor- 
tion, la  convenance  des  parties  entre  elles.  Mais 
cette  formule  ne  peut  être  générale;  appliquée 
^ux  êtres  vivants  et  à  la  beauté  spirituelle,  elle 
devient  trop  abstraite,  elle  est  vide  et  insigni- 
fiante. Dans  Li  beauté  physique  elle-même,  un 
élément  lui  échappe,  la  couleur  qui  nous  plaît 
indépendamment  de  ses  combinaisons  et  possède 
déjà  le  caractère  symbolique.  Dans  le  règne  or- 
ganique, l'exactitude  et  la  simplicité  des  lignes 
géométriques  font  place  à  des  formes  plus  riciies 
et  plus  variées,  qui  annoncent  une  plus  grande 
liberté  et  un  commencement  de  vitalité.  Les  forces 
qui  animent  la  plante,  se  déploient  sous  des  for- 
mes et  par  des  phénomènes  qui  se  dérobent  à  la 
mesure  précise  et  au  calcul.  En  outre,  l.i  plante 
jouit  de  l'expression  symbolique  à  un  degré  plus 
élevé  que  le  minéral.  Par  son  aspect  extérieur, 
par  la  disposition  et  la  direction  de  ses  bran  lies 
et  de  ses  feuilles,  par  ses  couleurs,  elle  exprime 
des  idées  et  des  sentiments  qui  répondent  aux 
affections  de  l'âme  :  la  grâce,  l'élégance,  la  mé- 
lancolie, etc.  Aussi,  nous  commençons  à  sympa- 
thiser vivement  avec  ces  êtres,  quoiqu'ils  ne  pos- 
sèdent pas  les  qualités  dont  ils  nous  offrent  l'em- 
blème ou  le  symbole.  Le  règne  animal  nous  pré- 
sente une  beauté  d'un  ordre  supérieur,  et  dont 
il  est  fa:ile  de  suivre  les  degrés  à  travers  le  pro- 
grès des  espèces.  L'animal  possède,  outre  les 
propriétés  qui  appartiennent  à  la  plante,  c'est-à- 
dire  l'orginisation  et  la  vie,  des  facultés  qu'elle 
n'a  pas,  la  sensibilité,  le  mouvement  spontané, 
l'instinct;  il  a  des  organes  appropriés  à  ces  fonc- 

DICT.   PUILOS. 


tiens  et  qui  non-seulement  servent  à  les  accom- 
plir, mais  les  manifestent  au  dehors.  La  plante 
est  enracinée  au  sol,  immobile  et  muette  ;  quoique 
doué  d'une  intelligence  qui  n'a  pas  conscience 
d'elle-même,  et  d'une  activité  qui  ne  se  possède 
pas,  l'animal  se  meut  et  agit  en  vertu  de  déter- 
minations intérieures,  en  apparence  volontaires 
et  libres.  Son  caractère,  ses  mœurs  et  ses  habi- 
tudes nous  donnent  l'image  des  qualités  morales 
qui  appartiennent  à  l'âme  humaine  ;  la  laideur  et 
la  difformité  sont  ici  bien  plus  fortement  pronon- 
cées qu«  dans  le  règne  précédent  ;  mais  cela  tient 
à  la  détermination  même  des  formes  et  à  la  su- 
périorité de  l'expression.  Les  dissonances  doivent 
être  plus  choquantes,  les  mélanges  offrir  un  as- 
pect bizarre  et  monstrueux,  et  à  côté  des  qualités 
qui  nous  plaisent,  la  légèreté,  la  grâce,  la  dou- 
ceur, la  force,  la  finesse,  le  courage^  apparais- 
sent la  lenteur,  la  stupidité,  la  féro.ite.  Mais  que 
peut  être  la  beauté  dans  le  règne  animal,  si  on  la 
compare  à  la  beauté  dans  l'homme  ?  «  L'âme  seule 
est  belle^  »  a  dit  Plotin  •  aussi  nous  avons  vu  que 
dans  les  êtres  inférieurs  a  l'homme,  ce  sont  encore 
l'intelligence,  la  vie  et  l'expression  des  qualités 
morales  qui  font  leur  beauté  ;  mais  l'âme  vérita- 
ble, c'est  l'âme  humaine,  le  corps  est  fait  pour 
elle,  et  il  n'est  pas  seulement  sa  demeure,  il  est 
son  image.  Tout  annonce  dans  le  corps  humain, 
dans  ses  proportions,  dans  la  disposition  des  mem- 
bres, dans  la  station  droite,  dans  les  attitudes  et 
les  mouvements,  une  force  intelligente  et  libre. 
La  surface  n'est  plus  recouverte  de  végétations 
inanimées,  d'écaillés,  de  plumes  ou  de  poils  ;  la 
sensibilité  et  la  vie  apparaissent  sur  tous  les 
points;  enfin  la  figure  humaine  est  le  miroir  dans 
lequel  viennent  se  refléter  tous  les  sentiments  et 
toutes  les  passions  de  l'âme.  Qui  pourrait  dire 
tout  ce  qu'il  y  a  de  puissance  d'expression  dans 
le  regard,  dans  le  geste  et  dans  la  voix  humaine  ? 
L'homme'possède  en  outre  un  moyen  de  manifes- 
ter sa  pensée  qui  lui  est  propre  :  la  parole.  Enfin 
il  se  révèle  tout  entier  dans  ses  actes.  Les  actions 
humaines  ne  sont  pas  seulement  utiles  ou  nuisi- 
bles, bonnes  ou  mauvaises  ;  elles  sont  aussi  belles 
ou  laides,  selon  qu'elles  expriment  les  qualités 
de  l'âme  en  harmonie  avec  son  essence,  l'intelli- 
gence, la  noblesse,  la  bonté,  la  force,  ou  leur 
opposé  :  l'ignorance,  la  stupidité,  la  bassesse,  la 
faiblesse  et  la  méchanceté,  selon  qu'elles  annon- 
cent une  nature  richement  douée,  dont  le  déve- 
loppement facile  est  conforme  à  l'ordre,  ou  une 
âme  pauvre,  bornée,  misérable,  comprimée  dans 
le  développement  de  ses  tendances,  folle  et  désor- 
donnée dans  ses  mouvements. 

Telles  sont,  grossièrement  indiquées  sans  doute, 
les  principales  manifestations  du  beau  dans  la 
nature  et  dans  l'homme,  c'est-à-dire  dans  le 
monde  réel  ;  mais  le  spectacle  de  la  nature  et  de 
la  vie  humaine  est  loin  de  nous  offrir  une  réa- 
lisation de  l'idée  du  beau,  cipable  de  nous  satis- 
faire; partout  le  laid  à  côté  du  beau;  le  hideux 
et  le  difforme,  le  chétif,  l'ignoble  forment  con- 
traste avec  la  beauté,  l'obscurcissent  et  la  défi- 
gurent; partout,  dans  la  vie  réelle,  la  prose  est 
mêlée  à  la  poésie;  aussi  l'homme  sent  le  besoin 
de  créer  lui-même  des  images  et  des  représen- 
tations plus  conformes  à  l'idée  du  beau,  que 
conçoit  son  intelligence,  et  de  reproduire  cette 
beauté  idéale  qu'il  ne  trouve  nulle  part  autour 
de  lui.  Alors  naît  l'art,  dont  la  destination  est 
de  représenter  l'idéal  (voy.  Arts). 

Nous  reconnaissons  donc  trois  formes  princi- 
pales de  l'idée  du  beau  :  le  beau  absolu,  le  beau 
réel,  et  le  beau  idéal  ;  le  premier  n'existe  que 
dans  Dieu,  le  second  nous  est  ofierE  dans  la  na- 
ture et  dans  la  vie  humaine,  et  le  troisième  est 
l'objet  de  l'art. 

11 


BEAU 


162  — 


BECG 


Les  ouvrages  que  Ton  peut  consulter  particu- 
lièrement sur  le  beau  sont  :  d'abord  quel(|ucs 
dialogues  de  l'IattJii,  tels  que  le  Grand  Ilippius, 
le  Plirdix,  le  Banquet  et  la  Bi'piiblùjue.  — 
Plolin,  Traité  sur  le  Beau,  dans  le  VI«  livre  de 
la  1"  ennéade,  et  dans  le  VIII"  livre  de  la  5"  en- 
néade.  —  Spilellij  Saggio  sopra  la  Bellczza, 
in-8;  Rome,  ITôti.  —  Crouzas,  Traité  du  Beau, 
Amsterdam,  1724.  —  Le  P.  André,  Essai  sur 
le  Beau,  Paris,  1763.  —  Diderot,  Traité  sur  le 
Beau,  dans  le  recueil  de  ses  œuvres.  —  Marcenay 
de  Ghuy,  Essay  sur  la  Beauté,  in-8,  Paris,  1770. 

—  Hutcheson's  Inquinj  into  Ihe  original  of 
our  ideas  of  Beauly  and  Virtue,  Lond.,  1753. — 
Donaldson's  Eléments  of  Beauly,  Lond.,  1787. 

—  Hogarth's  Anahjsis  of  Beautij,  etc.,  Lond., 
17.Î3,  trad.  en  Trançais  par  Jansen,  Paris,  1803. 

—  Van  Beek  Galkocn,  Euryales  ou' du  Beau,  en 
hollandais.  —  Kant,  Traité  du  Beau  et  du  Su- 
blime ;  Critique  du  Jugement,  dans  le  recueil 
de  ses  œuvres. — Heydenreich,  Idées  sur  la  Beauté 
et  la  Politesse. —  Ferd.  Delbriick,  le  Beau,  in-8, 
Berlin,  1800. — Bouterwelk,  Idéessur  la  ynétaphy- 
sique au  Beau,  Le\Y)z\g,  1807.  —  Adam  Mûller,rte 
l'Idée  de  Beauté,  in-i,BevUn,  1808.  —  Staeckling, 
delaNoliondu  Beau,  in-12,  Berlin,  1808. — Vogel, 
Idées  sur  la  théorie  du  Beau,  in-4,  Dresde,  1812 
(ail.).  —  Solger,  Quatre  dialogues  sur  le  Beau  et 
sur  VArt,  in-8,  Berlin,  1815.  —  Krng,  Calliope 
et  ses  sœurs,  ou  Nouvelles  leçons  sur  le  Beau 
danslanatureet  dans  l'art,  in-8,  Leipzig.  1805. 

—  Ch.  Lévêque,  la  Science  du  Beau  étudiée  dans 
son  principe,  dans  ses  applications  et  dans  son 
histoire,  Paris,  1861,  2  vol.  in-8.  —  Chaignet, 
Principes  de  la  science  du  Beau,  Paris,  1860, 
in-8.  —  Lamennais,  de  VArt  et  du  Beau,  Paris, 
1865,  in-12.  —  Voy.,  pour  le  complément  de  la 
bibliographie  du  beau,  l'article  Esthétique. 

Les  idées  sur  le  beau  contenues  dans  le  précé- 
dent article  ont  été  développées  par  l'auteur  dans 
son  livre  :  Questions  de  Philosophie,  section  V 
(Esthétique),  2^  édit.,  Paris,  1872.  G.  B. 

BEAUSOBRE  (Isaac  de)  naquit  à  Niort,  le 
8  mars  1659^  d'une  famille  noble  et  ancienne, 
qui  professait  le  culte  réformé.  Son  père  le  des- 
tinait à  la  magistrature,  où,  comptant  sur  la 
protection  de  Mme  de  Maintenon.  avec  laquelle 
il  avait  quelque  lien  de  parente,  il  espérait  le 
voir  parvenir  bientôt  à  une  position  élevée.  Lé 
jeune  Beausobre  préféra  les  fonctions  ecclésias- 
tiques. II  s'y  prépara  à  l'Académie  de  Saumur, 
fut  nommé  pasteur  en  1683,  et  envoyé  en  cette 
qualité  à  Chàtillon-sur-Indre.  Mais  peu  de  temps 
après  son  installation,  la  révocation  de  l'édit  de 
Nantes  et  les  persécutions  exercées  contre  les 
protestants  l'ayant  forcé  de  quitter  son  pays,  il 
alla  chercher  un  refuge  à  Rotterdam,  passa  de 
là  à  Dessau  en  qualité  de  chapelain  de  la  prin- 
cesse d'Anhalt,  et  se  fixa  définitivement  à  Berlin, 
où  il  occupa  plusieurs  postes  importants.  11 
mourut  en  1738,  ayant  près  de  quatre-vingts  ans, 
et  récemment  marié  à  une  jeune  femme  dont 
il  eut  plusieurs  enfants.  Beausobre  est  un  théo- 
logien, un  controversiste,  et  n'appartient  à  ce 
recueil  qu'à  cause  du  service  rendu  à  l'histoire 
de  la  philosophie,  surtout  de  la  philosophie  reli- 
gieuse des  premiers  temps  du  christianisme,  par 
son  Histoire  critique  de  Manichce  et  du  Mani- 
chéisme (2  vol.  in-4,  Amst.,  1734).  Ce  travail 
n'est  pas  écrit  tout  entier  de  la  main  de  Beau- 
sobre ;  le  deuxième  volume  a  été  rédigé  par 
Formey^  d'après  les  notes  de  l'auteur,  et  il  de- 
vait même  être  suivi  d'un  troisième,  qui  n'a 
jamais  paru.  Vllistoire  critique  du  Manichéis- 
me sera  consultée  avec  fruit  par  tous  ceux  qui 
voudront  connaître  l'état  des  esprits  en  Orient 
pendant  les  premiers  siècles  qui  ont  suivi  lavé- 


nement  du  christiatisme.  11  y  règne  une  pro- 
fonde connaissance  de  l'antiquité  ecclésiasticiue, 
beaucoup  de  critique  et  de  sagacité.  Malheureu- 
sement, toutes  ces  qualités  sont  gâtées  par  l'es- 
prit de  secte.  De  plus,  comme  on  ne  connaissait 
alors  ni  les  Védas,  ni  le  Zend-Avesta,  ni  le  Code 
Nazaréen,  les  faits  exposés  dans  l'ouvrage  dont 
nous  parlons  ont  dû  nécessairement  souffrir  de 
cette  lacune.  Nous  ne  parlons  pas  des  œuvres 
purement  théologiques  de  Beausobre,  où  règne 
toute  la  passion  du  sectaire  persécute. 

BEAUSOBRE  (Louis  de),  fils  du  précédent, 
naquit  à  Berlin  en  1730,  quand  son  père  venait 
d'atteindre  sa  soixante  et  onziè.me  année.  Adopté 
par  le  prince  royal  de  Prusse,  plus  tard  Frédéric 
le  Grand,  il  fut  élevé  au  collège  français  de 
Berlin,  et  acheva  ses  études  à  l'université  de 
Franciort.  Après  avoir  voyagé  en  France  pen- 
dant quelques  années,  il  retourna  dans  la  capi- 
tale de  la  Prusse,  où  il  fut  nommé  membre  de 
l'Académie  des  sciences  et  conseiller  privé  du 
roi.  Il  mourut  en  1783.  Louis  de  Beausobre  était 
un  homme  d'esprit,  doué  de  connaissances  très- 
variées,  mais  dépourvu  d'originalité  et  de  pro- 
fondeur. Il  a  laissé  divers  écrits  philosophiques, 
où  l'on  retrouve,  sous  une  forme  assez  vulgaire, 
les  idées  sceptiques  et  sensualistes  du  xvni"  siè- 
cle. En  voici  les  titres  :  Dissertations  philoso- 
phiques sur  la  nature  du  feu  et  les  différentes 
parties  de  la  philosophie,  in-12,  Berlin,  1753; — 
le  Pyrrhonisme  du  sage,  in-8,  Berlin,  1754;  — 
Songe  d'Épicure,  in-8,  Berlin,  1756; —  Essai 
sur  le  Bonheur,  introduction  à  la  statistique, 
introduction  générale  à  la  statistique,  etc., 
2  vol.  in-8,  Amst.,  1765. 

BECCARIA  (Gésar  Bonesana,  marquis  de), 
né  à  Milan  en  1735,  fut  nommé  professeur  d'éco- 
nomie politique  en  1768,  dans  sa  ville  natale,  et 
remplit  cette  chaire  avec  beaucoup  de  distinc- 
tion jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  arrivée  en  1793.  Il 
avait  eu  le  projet  de  faire  un  grand  ouvrage  sur 
la  législation  ;  mais  les  critiques  injustes  dont 
son  Traité  des  Délits  et  des  Peines  fut  l'objet 
l'empêchèrent  de  donner  suite  à  cette  idée.  Ses 
leçons  n'ont  été  imprimées  qu'en  1804.  11  avait 
commencé  sa  carrière  d'écrivain  en  1764,  par  la 
publication  d'un  journal  littéraire  et  philosophi- 
que intitulé  le  Café.  Les  ouvrages  de  Montes- 
quieu, particulièrement  les  Lettres  persanes  et 
l'Esprit  des  lois,  déterminèrent  sa  vocation  de 
publiciste  et  de  philosophe.  Son  Traité  des  Délits 
et  des  Peines  (in-8,  Naples,  1764)  lui  a  fait  une 
très-grande  réputation.  Cet  ouvrage,  à  l'influence 
duquel  est  due  en  très-grande  partie  la  réforme 
du  droit  criminel  en  Europe,  particulièrement 
en  France,  est  l'expression  de  la  philosophie  et 
des  sentiments  philanthropiques  du  siècle  der- 
nier. L'auteur  s'élève  avec  force  contre  les  vices 
de  la  procédure  criminelle,  contre  la  torture  en 
particulier;  il  pose  les  véritables  principes  du 
droit  pénal,  en  détermine  l'origine,  les  limites, 
la  fin^  les  moyens.  Il  termine  son  livre  par  ce 
théorème  général,  théorème  très-utile,  ajoute-t-il, 
mais  peu  conforme  aux  usages  législatifs  les 
plus  ordinaires  des  nations  :  «  C'est  que,  pour 
qu'une  peine  quelconque  ne  soit  pas  un  acte  de 
violence  d'un  seul  ou  de  plusieurs  contre  un  ci- 
toyen ou  un  particulier,  elle  doit  être  essentiel- 
lement publique,  prompte,  nécessaire,  la  plus 
légère  possible  eu  égard  aux  circonstances,  pro- 
portionnée au  délit,  dictée  par  les  lois.  »  Il  n'est 
paspirtism  du  druit  de  grâce,  du  moins  sous 
l'empire  d'une  législation  pénale  qui  serait  ce 
qu'elle  doit  être.  «  A  mesure,  dit-il,  que  les 
peines  deviennent  plus  douces,  la  clémence  et  le 
pardon  deviennent  moins  nécessaires.  Heureuse 
la  nation  dans   laquelle  l'exercice  du  droit  de 


BEGK 


—  163  — 


BEGK 


grâce  serait  funeste!  »  La  pénalité  a  perdu  pour 
la  première  l'ois,  dans  le  livre  de  Bcccaria,  le 
caractère  de  la  p;ission  et  de  la  vengeance,  pour 
revêtir  celui  do  la  raison  et  de  la  moralité.  Elle 
n'est  plus,  à  ses  yeux,  qu'un  régime  moral  pour 
le  coupable,  et  un  etVroi  salutaire  pour  les  mé- 
chants. Le  germe  des  systèmes  pénitentiaires 
avait  donc  été  déjjosé  dans  le  livre  des  Dclils  et 
des  Pei)xes.  L'auteur  se  prononce  aussi  avec  force 
contre  la  peine  de  mort.  Rousseau,  dans  son 
Contrat  social,  n'a  fait  que  reproduire  les  argu- 
ments du  publiciste  italien  sur  cette  grave  ques- 
tion. Kant  a  répondu  à  tous  deux.  L'esprit  du 
Traite  des  Dclils  et  des  Peines  a  aussi  inspiré 
Filangieri,  Romagncsi,  et  beaucoup  d'autres. 
Cet  ouvrage  a  été  traduit  en  français  plusieurs 
foisj  la  première  traduction  en  fut  faite  par 
l'abbé  Morellet  en  1766,  sur  l'invitation  de  Ma- 
lesherbes  ;  celle  de  Collin  de  Plancy,  1823,  con- 
tient les  commentaires  de  Voltaire,  de  Diderot, 
etc.  ;  la  plus  récente  est  de  M.  Faustin  Hélie, 
Paris,  1856,  in-12.  —  On  a  aussi  de  Beccaria  : 
Recherches  sur  la  nature  du  style,  in-8,  Milan, 
1770.  Mais  ce  dernier  ouvrage  est  tombé  dans 
l'oubli.  On  peut  consulter  sur  Beccaria  les  Pu- 
blicisles  modernes,  par  M.  BaudriUart,  Paris, 
1862,  in-8.  X. 

BECCHETTI,  évêque  de  città  délia  Pieve, 
faisant  alors  partie  de  l'État  ecclésiastique,  a 
écrit  en  1812  un  livre  où  se  trouve  inscrit  le 
nom  de  la  philosophie  :  Philosophie  des  anciens 
peuples....  en  réponse  à  Vouvrage  de  M.  Dupuis, 
Pérouse,  1812,  in-12.  C'est  une  composition  con- 
fuse, sans  méthode  et  sans  érudition,  combinant 
en  proportions  inégales  la  théologie  qui  a  le 
premier  rang  et  la  philosophie,  représentée  sur- 
tout par  les  indiens,  les  persans,  les  gnostiques. 
Le  tout  a  pour  but  de  réfuter  la  doctrine  du 
livre  de  VOrigine  des  Cultes,  et  voici  la  con- 
clusion :  la  religion  n'a  rien  d'allégorique,  et 
Jésus-Christ  n'est  pas  un  mythe.  X. 

BECK  (Jacques-Sigismond),  né  à  Lissau,  près 
de  Dantzig,  vers  1761,  successivement  professeur 
de  philosophie  à  Halle  et  à  Rostock,  s'est  distin- 
gue comme  interprète  de  laphilosophie  de  Kant. 
Mais  cette  mterprétation  fut  un  progrès  vers 
l'idéalisme  de  Fichte.  Pour  lui,  «  la  chose  en 
soi,  ou  le  noumène  de  Kant,  n  est  qu'une  œu- 
vre d'imagination.  » 

Mécontent  du  scepticisme  de  Schulze,  qui  n'est 
qu'une  espèce  de  dogmatisme  empirique  ;  peu 
satisfait  de  la  fausse  manière  dont  Reinhold 
avait  compris  et  présenté  la  philosophie  criti- 
que, BecK  entreprit  de  mettre  cette  philoso- 
phie sous  son  véritable  jour,  et  de  porter  un 
jugement  définitif  sur  sa  valeur.  Mais  il  n'abou- 
tit, comme  le  remarque  très-bien  M.  Michelet  de 
Berlin,  qu'à  un  scepticisme  idéaliste.  En  effet, 
malgré  ses  efforts  apparents  pour  sortir  du  doute, 
Beck  ne  tient  pas  essentiellement  à  conserver  à 
nos  connaissances  une  valeur  objective;  car, 
pour  lui,  le  degré  le  plus  élevé  de  la  science,  la 
philosopnie  transcendantale,  n'est  que  l'art  de 
se  comprendre  soi-même. 

Partant  de  l'acte  primitif  de  la  représentation, 
c'est-à-dire  du  fait  constitutif  de  l'intelligence, 
comme  d'un  principe  suprême,  Beck  donne  à  la 
philosophie  un  caractère  expérimental  et  exclu- 
sivement psychologique,  c'est-à-dire  qu'il  ne 
laisse  plus  rien  debout  que  les  représentations 
mêmes  de  notre  esprit,  distinguées  les  unes  des 
autres  par  les  différents  degrés  de  la  réflexion. 
Ainsi,  l'espace,  le  temps,  les  catégories  de  notre 
entendement,  ne  sont  pas  quelque  chose  de  réel, 
mais  les  représentations  primitives  de  notre  in- 
telligence. La  catégorie  de  la  quantité,  par 
exemple,  est  une   synthèse  par   laquelle   nous 


réunissons  divers  éléments  homogènes  en  un 
seul  tout  ;  et  ce  tout,  au  yeux  de  Beck,  n'est 
pas  autre  chose  que  l'espace  lui-même.  Seu- 
lement il  établit  une  distinction  subtile  entre 
l'espace,  tel  qu'il  vient  d(!  nous  l'expliiiuer.  et  la 
représentation  de  l'espace.  Le  premier  est  le 
produit  d'une  synthèse  .spontanée,  sans  aucun 
mélange  de  réflexion;  on  l'appelle,  pour  cette 
raison,  une  intuition.  La  seconde,  c'est-à-dire  la 
notion  de  l'espace;  car  ce  n'est  plus  un  produit  spon- 
tané ou  intuitif.  Quand  j'ai  la  notion  d'une  ligne, 
je  la  perçois,  je  ne  la  crée  point;  an  contraire,  je 
la  crée,  je  la  produis  par  une  synthèse  spontanée, 
lorscjuc  je  la  tire.  Il  y  a  donc  ici  toute  la  diffé- 
rence qui  sépare  la  spontanéité  de  la  réflexion. 

Outre  l'acte  primitif  de  la  représentation,  Beck 
en  admet  un  autre  en  rapport  avec  le  premier, 
et  qu'il  appelle  l'acte  de  la  reconnaissance  pri- 
mitive. C'est  à  peu  près  ce  que  Kant  a  appelé  le 
schématisme  transcendantal.  La  synthèse  pri- 
mitive, jointe  à  la  reconnaissance  primitive,  pro- 
duit l'unité  objectivCj  synthétique  et  originelle 
des  objets  {Seul  point  de  vue  possible,  etc., 
p.  140-145). 

Un  point  essentiel  par  lequel  Beck  est  séparé 
de  Kant,  c'est  qu'il  n'accorde  au  noumène,  à  la 
chose  en  soi,  qu'il  appelle  l'inintelligible,  qu'une 
existence  purement  subjective,  tandis  que  le 
fondateur  de  la  philosophie  critique  en  faisait 
la  véritable  objectivité.  J'affirme  de  la  manière 
la  plus  absolue,  dit-il,  quel'existencc,  tout  comme 
la  non-existence  des  choses  en  soi,  n'est  absolu- 
ment rien  {Ib.,  p.  248,  250,  252,  265  et  266).  Ce 
concept  est  donc  complètement  dépourvu  de 
matière,  rien  pour  nous  ne  lui  est  adéquat.  Beck 
n'a  cependant  pas  le  courage  de  rejeter  entière- 
ment le  monde  réel.  — 11  regarde  la  liberté  mo- 
rale comme  un  fait  et  un  acte  original.  Quant  à 
la  foi  morale  en  Dieu  et  à  l'immortalité,  elle 
n'est  pour  lui  qu'un  certain  état  de  la  réflexion 
chez  l'homme  de  bien  {Ib.,  p.  287,  298). 

On  a  de  Beck  :  Extraits  explicatifs  des  ou- 
vrages critiques  de  Kant,  Riga,  1793-1796,  3  vol. 
in-8  (le  troisième  volume  de  cet  ouvrage  porte 
aussi  ce  titre  particulier  :  Seul  point  de  vue 
possible  d'où  la  philosophie  critique  doit  être 
envisagée)  ;  —  Esquisse  de  la  philosophie  criti- 
que, in-8,  Halle,  1796;  —  Commentaire  de  la 
métaphysique  aes  mœurs  de  Kant,  1"  partie 
{le  Droit),  in-8.  Halle,  1798;  —  Propédeutique 
à  toute  étude  scientifique,  in-8,  Halle,  1799;  — 
Principes  fondamentaux  de  la  législation,  in-8, 
Leipzig,  1806  ;  —  Manuel  de  la  logique,  in-8, 
Rostock  et  Schwer.,  1820;  — Manuel  du  droit 
naturel,  in-8,  léna,  1820. —  On  lui  attribue  aussi 
l'écrit  anonyme  suivant  :  Exposition  de  Vam- 
phibolie  des  concepts  de  réflexion,  ,avec  un 
essai  de  réfutation  des  objections  d'Enésidhne 
(Schulze),  dirigées  contre  la  philosophe  élémen- 
taire de  Reinhold,  in-8,  Franclort-sur-le-Mein, 
1795.  J.  T. 

BECKER  ou  BEKKER  (Baltliazar),  né  en 
103 'i  à  Metslawier  dans  la  West  frise,  fut  long- 
temps persécuté,  et  finit  par  être  retranché  du 
sein  de  l'Église  réformée,  dont  il  était  ministre. 
H  fut  coupable,  aux  yeux  de  ses  ennemis,  de 
nier  l'action  des  esprits  sur  les  hommes,  et  d'être 
attaché  au  cartésianisme.  Ces  deux  chefs  d'accu- 
sation se  tiennent  plus  étroitement  qu'il  ne  le 
paraît  au  premier  abord.  En  effet,  si  l'esprit  fini 
n'a  aucune  action  possible  sur  la  matière,  comme 
le  soutenaient  les  cartésiens,  le  démon  ne  peut 
agir  sur  le  corps  humain.  L'intervention  divine 
ne  serait  donc  pas  moins  nécessaire  ici  que  pour 
opérer  l'action  et  la  réaction  entre  l'âme  et  le 
corps.  Becker  niait  aussi  la  magie  et  la  sorcel- 
lerie, l'homme  ne  pouvant  pas  plus  agir  sur  les 


BEDE 


—  164  — 


BEND 


esprits,  que  les  esprits  sur  l'homnie.  Il  a  laisse 
les  ouvrages  suivants  :  Candida  et  sincera  ad- 
monilio  de  philosophia  cartesiana,  in-12^  Wesel, 
1668.  Cette  philosophie  ayant  paru  hétérodoxe, 
il  en  fit  une  Apologie,  qui  ne  fut  pas  plus  goûtée 
que  son  Explication  du  catéchisme  de  lleidel- 
hcrg.  —  Le  Monde  enchanté,  en  holl.,  in-4,  4  vol., 
Leuwarden,  Î690;  Amst.,  1691-1693  :  ouvrage 
qui  a  été  traduit  en  français,  en  italien,  en  es- 
pagnol et  en  allemand.  Becker  publia  cet  ou- 
vrage à  l'occasion  de  la  grande  comète  de  1680, 
la  même  qui  fixa  l'attention  de  Bayle.  Ces  deux 
philosophes  furent  également  persécutés  pour 
avoir  voulu  rassurer  leurs  contemporains  contre 
les  vaines  frayeurs  que  leur  inspirait  l'appari- 
tion de  cette  comète,  et  pour  avoir  voulu  les 
délivrer  de  quelques  superstitions  funestes.  On 
peut  voir  sur  sa  polémique  :  0.  G.  H.  Becker, 
Schediasma  crilicolitterarium  de  controversiis 
prœcipuis  B.  Beckero  molis,  in-4,  Kœnigsb.  et 
Leipzig,  1721.  Schwager  a  écrit  la  vie  de  B.  Bec- 
ker, in-8,  Leipzig,  1780. 

BECKEB  (Rodolphe-Zacharie) ,  né  à  Erfurt 
en  1786,  précepteur  à  Dessau,  puis  professeur 
privé  à  Gotha,  a  popularisé  la  philosophie  mo- 
rale, par  ses  Leçons  sur  les  droits  et  les  devoirs 
des  hommes,  in-8,  2  parties.  Gotha,  1791-1792. 
—  Un  Mémoire  couronné  par  l'Académie  de 
Berlin,  sur  la  question  de  savoir  s'il  y  a  des 
manières  de  tromper  le  peuple  qui  lui  soient 
avantageuses.  Cet  ouvrage  a  aussi  paru  en  fran- 
çais, in-4,  Berlin,  1780. —  Du  Droit  de  propriété 
en  malirre  d'ouvrages  d'esprit,  in-8,  Francfort 
et  Leipzig,  1789. 

BÉDÉ,  surnommé  le  Vénérable,  naquit  en  672 
ou  673,  dans  un  village  du  diocèse  de  Durham. 
A  l'âge  de  sept  ans,  ses  parents  le  confièrent  aux 
soins  des  moines,  depuis  peu  établis  à  Were- 
mouth  et  à  Jarrow  ;  à  dix-neuf  ans,  il  fut  ordonné 
diacre,  prêtre  à  trente  ans,  et  le  premier  asile 
de  son  enfance  devint  le  séjour  où  sa  vie  entière 
s'écoula.  En  701,  le  pape  Sergius  l'ayant,  dit-on, 
mandé  à  Rome,  il  avait  refusé,  malgré  les  vives 
instances  du  pontife,  de  quitter  sa  solitude  et 
son  pays.  Au  milieu  des  devoirs  aussi  nombreux 
que  pénibles  de  la  profession  monastique,  innu- 
mera  monasticœ  servilulis  retinacula,  comme 
il  les  appelle,  son  esprit  laborieux  et  vaste  se 
livra  assidûment  à  l'étude  de  toutes  les  bran- 
ches des  connaissances  humaines  qui  étaient 
alors  cultivées,  et  il  acquit  une  instruction  bien 
supérieure  à  celle  de  ses  contemporains.  Dans 
le  catalogue  des  livres  qu'il  avait  composés,  et 
dont  la  plupart  nous  sont  parvenus,  on  trouve 
des  introductions  élémentaires  aux  différentes 
sciences,  des  traités  sur  l'arithmétique,  la  phy- 
sique, l'astronomie  et  la  géographie,  des  ser- 
mons, des  notices  biographiques  sur  les  abbés 
de  son  monastère  et  sur  d'autres  personnages 
éminents,  des  commentaires  sur  l'Écriture  sainte, 
enfin  une  Histoire  ecclésiastique  des  Anglo- 
Saxons,  qu'il  rédigea  sur  des  documents  en- 
voyés de  tous  les  diocèses  d'Angleterre  et  même 
de  l'Église  de  Rome.  La  tradition  lui  attribue 
un  recueil  d'axiomes  tirés  des  ouvrages  d'Aris- 
tote,  et  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  en  a  tiré  la 
conclusion  qu'ilavaitcu  sous  les  yeux  ]a.Politique 
du  philosophe  grec  {Polit.  d'Aristole,  préf.)  ; 
mais  d'habiles  critiques  pensent  que  ce  recueil 
est  plus  nncien,  et  que  Bède,  comme  les  doc- 
teurs .scolastiques  des  siècles  suivants,  jusqu'au 
xiii",  n'a  connu  d'Aristote  que  VOrqanum  {Rech. 
sur  l'âge  et  l'origine  des  trad.  à'Aristote,  par 
C.  Jourdain,  in-8,  2°  édit.,  p.  21).  Boëce,  Cicéron 
et  les  Pères,  sont  les  autorités  qu'il  suit  le  plus 
fréquemment;  et  comme  il  leur  emprunte  à  peu 
près  tout  ce  qu'il  avance,  on  ne  doit  chercher 


dans  ses  ouvrages  ni  un  système  régulier,  ni  des 
théories  qui  lui  soient  propres;  ce  sont  de  labo- 
rieuses compilations  dont  l'utilité  fut  inappré- 
ciable au  viii' siècle,  mais  qui  aujourd'hui  n'of- 
frent pour  nous  que  fort  peu  d'intérêt.  Bède 
mourut  en  73.t,  comme  il  avait  vécu,  au  milieu 
de  travaux  littéraires,  et  dans  la  pratique  de  la 
dévotion.  Quelques  auteurs  reculent  sa  mort, 
sans  aucune  vraisemblance,  jusqu'à  l'année  762 
ou  même  766.  —  Les  œuvres  de  Bède  ont  eu 
plusieurs  éditions.  La  dernière  et  la  plus  com- 
plète est  celle  de  Cologne,  1688,  en  8  volumes 
in-fol.,  dont  les  deux  premiers  comprennent  .les 
ouvrages  sur  les  sciences  humaines:  les  Elé- 
ments de  philosophie,  qui  forment  le  second, 
sont  de  Guillaume  de  Couches.  11  faut  y  joindre 
divers  opuscules  publiés  par  Wharton  (  in-4, 
Londres,  1693);  Martenne,  Thésaurus  Anecdo- 
torum,  t.  V;  Mabillon,  Analecta.  VHistoire  des 
Saxons,  traduite,  dit-on,  en  saxon,  par  Alfred 
le  Grand,  a  été  souvent  réimprimée  à  part.  On 
peut  consulter  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  Bède  : 
Oudin,  Comm.  de  Scriptoribus  ecclesiasticis, 
t.  I  ;  —  Dupin,  Bibliothèque  def  auteurs  ecclés., 
t.  VI  ;  —  Mabillon,  Acta  sanct.  ord.S.  Boiedicli, 
t.  III,  p.  1;  et  parmi  les  écrivains  plus  récents, 
Lingard,  Antiquités  de  l'Eglise  saxonne,  dans 
les  Preuves  de  l'Histoire  d'Angleterre.     C.  J. 

BENDAVID  (Lazare),  philosophe  Israélite, 
d'un  esprit  très-distingué,  et  disciple  zélé  de 
Kant,  qui  en  parle  dans  ses  ouvrages  avec  la 
plus  haute  estime.  Né  à  Berlin,  en  1762,  de 
parents  très-pauvres,  il  exerça  d'abord  un  métier, 
celui  de  polir  le  verre,  tout  en  faisant  lui-même 
sa  première  éducation.  Il  ne  fut  pas  plutôt  par- 
venu à  s'assurer  une  petite  position  contre  le 
besoin,  qu'il  se  rendit  à  Goëttingue  pour  y  suivre 
les  cours  de  l'Université.  Ses  goûts  le  portèrent 
d'abord  vers  l'étude  des  mathématiques,  qu'il 
cultiva  pendant  quelque  temps  avec  un  grand 
succès.  Mais  la  philosophie  de  Kant  commençant 
alors  à  faire  beaucoup  de  bruit  en  Allemagne, 
Bendavid  voulut  la  connaître  et  s'y  attacha  d'une 
manière  irrévocable.  De  retour  àBerlin,  en  1790, 
il  fit  des  leçons  publiques  sur  la  Critique  de  la 
Raison  pure.  Il  se  rendit  ensuite  à  Vienne,  où  il 
exposa  le  système  entier  de  la  philosophie  criti- 
que, à  la  satisfaction  générale  de  tous  les  esprits 
éclairés.  Le  gouvernement  autrichien,  dans  ses 
préjugés  étroits,  lui  ayant  interdit  l'enseignement 
public,  Bendavid  fut  accueilli  dans  la  maison  du 
comte  de  Harrah.  où  pendant  quatre  ans  il  con- 
tinua ses  leçons  devant  un  auditoire  choisi. 
Cependant,  de  sourdes  persécutions  l'obligèrent 
enfin  à  regagner  sa  ville  natale,  où,  par  ses  cours 
et  par  ses  écrits,  il  rendit  de  grands  services  à 
la  nouvelle  école.  Il  prit  aussi  part  à  la  rédaction 
d'un  journal  politique,  qui  se  publiait  à  Berlin 
pendant  l'invasion  française,  et  montra  jusqu'à 
la  fin  de  sa  vie  le  plus  grand  zèle  pour  l'instruc- 
tion de  ses  coreligionnaires.  Il  mourut  le  28  mars 
1832,  sans  avoir  apporté  la  moindre  modification 
à  ses  opinions  purement  kantiennes.  Voici  les 
titres  de  ses  écrits  philosophiques,  tous  publiés 
en  allemand  :  Essai  sur  le  Plaisir,  2  vol.  in-8. 
Vienne,  1794; —  Leçoyis  sur  la  critique  de  la 
Raison  pure,  in-8.  Vienne  179."i,  et  Berlin,  1802; 

—  Leçons  sur  la  critique  de  la  Raison  pratique, 
in-8.  Vienne  1796;  —  Leçons  sur  la  critique  du 
Jugement,  in-8.  Vienne,  1796; — Malériauxpour 
servir  â  la  critique  du  Goût,  in-8,  Vienne,  1797  ; 

—  Essai  d'une  Ihéoricdu  Goût,  in-8,  Berlin,  1798  ; 

—  Leçons  sur  les  principes  métaphysiques  des 
sciences  naturelles,  in-8j  Vienne,  1798; — Essai 
d'une  th'^oriedu  droit,  in-8,  Berlin,  1802;  —  de 
l'Originede  nos  connaissances,  in-8,  Berlin,  1802. 
Ce  dernier  ouvrage  est  un  Mémoire  adressé  à 


BENT 


—  165 


BENT 


rAcadémic  des  sciences  de  Berlin,  sur  une  ques- 
tion mise  nu  concours. 

BENTHAM  (Jérémie),  ne  à  Londres  en  1748, 
l'un  des  jurisconsultes  et  des  publicistes  philo- 
sophes les  plus  distingues  de  notre  siècle.  II  se 
destinait  d'abord  à  la  profession  d'avocat;  mais, 
en  voyant  le  chaos  de  la  législation  anglaise, 
l'inconstance  et  l'arbitraire  de  la  jurisprudence, 
il  ne  put  se  décider  à  l'aire  partie  active  d'un 
corps  où  Ton  porte  des  toasts  à  la  glorieuse 
incerlilude  de  la  loi.  Il  comprit  que  le  plus  grand 
service  à  rendre  à  son  pays,  était  de  jirovoquer 
la  rél'orme  des  abus  dans  la  législation  et  l'ad- 
ministralion  de  la  justice.  11  consacra  donc  toute 
sa  vie  à  des  travaux  de  ce  genre.  11  était  lié  avec 
le  conventionnel  Brissot,  connaissait  la  France 
qu'il  avait  visitée  plus  d'une  fois,  et  reçut  même 
de  la  Convention  le  titre  de  citoyen  français. 
Ennemi  des  préjugés  et  des  abus,  deux  choses 
qui  ont  d'aillc'ursune  liaison  si  étroite,  Bentham 
ordonna  par  son  testament  que  son  corps  lut 
livré  aux  amphithéâtres  d'anatomie.  11  mourut 
en  1832. 

Bentham  voulait  que  la  justice  ne  fût  rendue 
au  nom  de  personne,  ne  voyant  dans  l'habitude 
de  la  rendre  au  nom  du  roi  qu'un  reste  de  la 
barbarie  féodale.  Tout  tribunal  doit  être,  suivant 
lui,  universellement  compétent.  Du  reste,  il  croit 
que  certains  tribunaux  d'exception  sont  néces- 
saires. Un  seul  juge  par  tribunal,  avec  pouvoir 
de  délégation,  lui  semble  offrir  plus  de  garantie 
que  plusieurs.  Il  ne  veut  point  de  vacances  pour 
les  tribunaux.  Les  autres  points  principaux  des 
réformes  qu'il  propose  sont  :  l'amovibilité  des 
juges;  une  accusation  et  une  défense  publiques; 
la  fusion  des  prol'essions  d'avocat  et  d'avoué,  et 
l'abolition  du  monopole  ;  pas  de  jury  en  matière 
civile;  enfin  une  codification  qui  permette  de 
savoir  au  juste  quelles  sont  les  lois  en  vigueur, 
quelles  lois  régissent  chaque  matière,  et  comment 
elles  doivent  être  entendues.  Bentham  s'est  beau- 
coup occupé  de  la  constitution,  des  règlements 
et  des  habitudes  des  assemblées  législatives.  Il 
expose  très  au  long  ce  qu'il  appelle  les  Sophism.es 
politiques  et  les  Sophismes  anarchiques.  Il 
intitule  aussi  ce  dernier  traité  :  Examen  critique 
des  diverses  déclarations  des  droits  de  Vhomme 
et  du  citoyen.  Toute  cette  logique  parlementaire 
est  fort  curieuse. 

Pour  se  faire  une  juste  idée  du  système  et  des 
opinions  de  Bentham,  il  faut,  dit  M.  Jouffroy, 
lire  son  Introduction  aux  principes  de  la  mo- 
rale et  de  la  législation;  c'est  là  qu'il  a  cherché 
à  remonter  aux  principes  philosophiques  de  ses 
opinions.  Habitue,  comme  légiste,  à  n'envisager 
les  actions  humaines  que  par  leur  côté  social  ou 
leurs  conséquences  relatives  à  l'intérêt  général, 
Bentham  finit  par  en  méconnaître  le  côté  moral 
ou  individuel.  C'est  ainsi  qu'il  a  été  conduit  à 
croire  et  à  poser  en  principe  que  la  seule  dif- 
férence possible  entre  une  action  et  une  autre, 
réside  dans  la  nature  plus  ou  moins  utile  ou 
plus  ou  moins  nuisible  de  ses  conséquences,  et 
que  l'utilité  est  le  seul  principe  au  moyen  duquel 
il  soit  donné  de  la  qualifier.  Aux  yeux  du  publi- 
ciste  anglais,  toute  action  et  tout  objet  nous 
seraient  parfaitement  indifférents,  s'ils  n'avaient 
la  propriété  de  nous  donner  du  plaisir  et  de  la 
douleur.  Nous  ne  pouvons  donc  chercher  ou 
éviter  un  objet,  vouloir  une  action  ou  nous  y 
refuser,  qu'en  vue  de  cette  propriété.  La  recherche 
du  plaisir  et  la  fuite  de  la  douleur,  tel  est  donc 
le  seul  motif  possible  des  déterminations  hu- 
maines, et  par  conséquent  l'unique  fin  de  l'homme 
et  tout  le  but  de  la  vie.  Tel  est  le  principe  moral 
et  juridique  suprême  de  Bentham,  principe 
égoïste,  base  du  système  d'Épicure  et  de  la  phi- 


losophie pratique  de  Hobbes.  Il  n'est  donc  jpas 
aussi  nouveau  que  l'auteur  avait  la  simplicité  de 
le  croire.  Seulement,  Ëpicure  et  Ilobbcs  le  pré- 
sentent comme  une  déduction  des  lois  de  notre 
nature,  tandis  que  Bentham  le  pose  tout  d'abord 
comme  un  axiome  qui  n'aurait  d'autre  raison 
que  sa  propre  évidence. 

Bentham,  après  avoir  ainsi  naïvement  posé 
son  principe,  le  prend  pour  base  de  ses  défini- 
tions et  de  ses  raisonnements.  Vulilité  est  pour 
lui  cette  propriété  d'une  action  ou  d'un  objet 
qui  consiste  à  augmenter  la  somme  de  bonheur, 
ou  à  diminuer  la  somme  de  misère  de  l'individu 
ou  de  la  personne  collective  sur  laquelle  cette 
action  ou  cet  objet  peut  influer.  La  légitimité, 
la  justice,  la  bonté,  la  moralité  d'une  action,  ne 
peuvent  être  définies  autrement,  et  ne  sont  que 
d'autres  mots  destinés  à  exprimer  la  même 
chose,  Vutilité  :  s'ils  n'ont  pas  cette  acception, 
dit  Bentham,  ils  n'en  ont  aucune.  D'après  ces 
principes,  l'intérêt  de  l'individu,  c'est  évidem- 
ment la  plus  grande  somme  de  bonheur  à  la- 
quelle il  puisse  parvenir,  et  l'intérêt  de  la  société, 
la  somme  des  intérêts  de  tous  les  individus  qui 
la  composent. 

Sa  doctrine  ainsi  établie,  Bentham  cherche 
quels  peuvent  être  les  principes  de  qualification 
opposes  à  celui  de  l'utilité,  ou  simplement 
distincts  de  ce  principe,  et  il  n'en  reconnaît  que 
deux  :  l'un  qu'il  appelle  le  principe  ascétique  ou 
l'ascétisme,  l'autre  qu'il  nomme  le  principe  de 
sympathie  et  d'antipathie.  Le  premier  de  ces 
principes  qualifie  bien  les  actions  et  les  choses, 
les  approuve  ou  les  désapprouve  d'après  le  plaisir 
ou  la  peine  qu'elles  ont  la  propriété  de  produire  ; 
mais,  au  lieu  d'appeler  bonnes  celles  qui  pro- 
duisent du  plaisir,  mauvaises  celles  qui  produi- 
sent de  la  peine,  il  établit  tout  l'opposé,  appelant 
bonnes  celles  qui  entraînent  à  leur  suite  de  la 
peine,  et  mauvaises  celles  qui  conduisent  au 
plaisir.  Le  second  de  ces  principes  opposés  à 
celui  de  l'utilité,  le  principe  de  sympathie  et 
d'antipathie,  comprend  tout  ce  qui  nous  fait 
déclarer  une  action  bonne  ou  mauvaise,  par  une 
raison  distincte  et  indépendante  des  conséquences 
de  cette  action.  Bentham  cherche  ensuite  à  ré- 
futer ces  principes,  différents  du  sien. 

C'est  dans  les  conséquences  de  ce  système  que 
l'originalité  de  l'auteur  se  montre  plus  parti- 
culièrement. Un  des  principaux  titres  de  gloire 
de  Bentham,  c'est  d'avoir  essayé  de  donner  une 
mesure  pour  évaluer  ce  qu'il  appelle  la  bonté  et 
la  méchanceté  des  actions,  ou  la  quantité  de 
plaisir  et  de  peine  qui  en  résulte.  11  commence 
donc  son  arithmétique  morale  par  une  énuméra- 
tion  et  une  classification  complète  des  différentes 
espèces  de  plaisirs  et  de  peines.  Vient  ensuite 
une  méthode  pour  déterminer  la  valeur  com- 
parative des  différentes  peines  et  des  différents 
plaisirs  :  opération  délicate  et  qui  consiste  à 
peser  toutes  les  circonstances  capables  d'entrer 
dans  la  valeur  d'un  plaisir.  Ces  circonstances 
sont  déterminées  en  envisageant  un  plaisir  sous 
ses  rapports  principaux  :  ceux  de  l'intensité,  de 
la  durée,  de  la  certitude,  de  la  proximité,  de  la 
fécondité,  enfin  de  la  pureté.  La  même  méthode 
s'applique  évidemment  aux  peines.  Ce  n'est 
qu'après  avoir  envisagé  les  plaisirs  et  les  peines 
qui  résulteront  de  deux  actions  sous  tous  ces 
rapports,  qu'on  peut  décider  avec  assurance 
laquelle  est  réellement  la  plus  utile  ou  la  plus 
nuisible,  la  meilleure  ou  la  pire,  et  mesurer  la 
différence  qui  existe  entre  elles.  Il  faut  aussi 
tenir  compte  des  différences  qui  existent  entre 
les  agents,  différences  qui  se  distinguent  en  deux 
ordres,  dont  le  crémier  comprend  les  tempéra- 
ments, les  divers  états  de  santé  ou  de  maladie, 


BENT 


—   166 


BERA 


les  degrés  de  force  ou  de  faiblesse  du  corps,  de 
fcrinetcou  de  mollesse  du  caractère,  les  habitudcSj 
les  inclinati(ins,  le  dcveloj)pement  plus  ou  moins 
grand  de  rintelligence,  etc.,  etc.  Bentliam  ne  se 
contente  pas  de  dresser  un  catalogue  exact  de 
toutes  CCS  circonstances,  il  entre  sur  cliacune 
d'ellesdansdes  développements  pleinsdesagacité. 

Mais  le  législateur  ne  peut  tenir  compte  de 
tous  ces  détails  ;  il  est  obligé  de  procéder  d'une 
manière  générale  et,  par  consé([uent,  de  se  guider 
d'après  des  vues  d'ensemble,  d'après  les  grandes 
classifications  dans  lesquelles  se  répartissent  les 
individus;  ce  sont  ces  vues  qui  nous  fournissent 
les  circonstances  du  second  ordre,  où  les  pre- 
mières se  trouvent  naturellement  comprises. 
Telles  sont  celles  qui  résultent  du  sexe,  de  l'âge, 
de  l'éducation,  de  la  profession,  du  climat,  de 
la  race,  de  la  nature  du  gouvernement  et  de 
l'opinion  religieuse.  De  là  une  conséquence  lé- 
gislative :  c'est  que,  pour  qu'il  y  ait  égalité  dans 
la  peine  infligée  à  un  coupable,  il  faut  que  cette 
peine  ne  soit  pas  matériellement  la  même  pour 
tous  les  sexes,  pour  tous  les  âges,  enfin  pour 
toutes  les  circonstances  dont  nous  venons  de 
parler. 

Mais  les  peines  et  les  plaisirs  ne  se  bornent  pas 
tous  à  un  seul  individu  ;  il  en  est  qui  s'étendent 
à  un  grand  nombre.  De  là  un  troisième  élément 
du  calcul  moral,  élément  que  Bentliam  a  analysé 
avej  le  plus  grand  soin.  Les  résultats  de  cette 
analyse  sont  peut-être  ce  que  son  système  offre 
de  plus  original  et  de  plus  utile.  Le  calcul  de 
tout  le  mal  ou  de  tout  le  bien  que  fait  une  action 
à  la  société;  par  delà  l'individu  qui  la  subit 
dirc:tement,'et  les  lois  suivant  lesquelles  se  ré- 
pandent et  se  multiplient  les  effets  de  ce  bien 
ou  de  ce  mal,  voilà  ce  que  nous  offre  l'ingénieuse 
analyse  de  Bentham. 

Pour  apprécier  une  action  au  moyen  de  ces 
données,  il  faut  envisager  comparativement  ses 
bons  et  ses  mauvais  effets;  c'est  uniquement 
d'après  le  résultat  de  cette  comparaison  qu'il 
sera  permis  de  la  qualifier  de  bonne  ou  de 
mauvaise.  On  décidera  de  la  même  manière 
quelle  est,  de  deux  actions,  celle  qu'il  faut  juger 
la  meilleure  ou  la  pire.  On  résoudra  enfin  par 
un  procédé  analogue  la  question  de  savoir  quel 
est  le  degré  de  bonté  ou  de  méchanceté  d'une 
action  déterminée  faisant  partie  d'un  certain 
nombre  d'autres  actions. 

Pour  savoir  maintenant  si  le  législateur  doit 
ériger  en  délits  certaines  actions  et  leur  infliger 
des  peines,  il  faut  rechercher  si  la  peine  peut 
empêcher  le  délit,  ou  du  moins  le  prévenir  sou- 
vent; et,  en  supposant  qu'elle  le  puisse,  si  le  mal 
de  la  peine  est  moindre  que  celui  de  l'action.  Ben- 
tham examine  ensuite  (juels  sont  les  meilleurs 
moyens  à  employer  par  le  législateur  pour  porter 
les  hommes  à  faire  le  plus  d'actions  utiles,  et 
les  détourner  le  plus  efficacement  des  actions 
nuisibles  à  la  communauté.  Il  se  livre  ici  à  une 
nouvelle  étude  du  plaisir  et  de  la  peine,  envisa- 
gés comme  leviers  entre  les  mains  du  législateur, 
et  en  distingue  quatre  sortes  :  1°  les  plaisirs  et 
les  peines  qui  résultent  naturellement  de  nos  ac- 
tions, et  que  Bentham  appelle,  pour  cette  raison, 
la  sanction  naturelle;  2°  ceux  qui  viennent  de  la 
sanction  morale,  c'est-à-dire  de  l'opinion  publi- 
que; 3°  ceux  qui  ont  pour  causela  sanction  légale; 
et  4°  enfin  ceux  qui  ont  leur  origine  dans  la  sanc- 
tion religieuse.  La  sanction  légale  peut  seule  être 
appliquée  par  le  législateur  ;  mais  il  doit  prendre 
garde  de  se  mettre  en  opposition  avec  les  trois 
autres.  Bentham  trace  à  ce  sujet  la  ligne  de  dé- 
marcation qui  sépare  le  droit  et  la  morale.  11 
montre  très-bien,  et  par  des  raisons  très-sages, 
ce  qui  avait  été  démontré  mille  fois,  mais  jamais 


peut-être  avec  la  même  évidence,  jusqu'où  peut 
aller  la  législation,  et  jusqu'où  elle  ne  doit  pas 
pénétrer.  Ajirès  cela,  Bentham  entre  dans  la  lé- 
gislation elle-même,  et  jette  les  bases  du  Code 
civil  et  du  Code  jiénal.  Il  divise  les  différents  re- 
cueils de  lois  en  Codes  substantifs  et  en  Codes 
adjectifs,  suivant  qu'ils  sont  principaux  ou  ac- 
cessoires. Nous  ne  le  suivrons  pas  dans  les  der- 
nières conséquences  de  sa  philosophie  pratique; 
elles  appartiennent  plutôt  à  la  science  de  la  lé- 
gislation qu'à  celle  de  la  philosophie.  Nous  ne  re- 
lu lerons  même  pas  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  faux  et  de 
dangereux  dans  la  philosophie  que  nous  venons 
d'esquisser.  Cette  réfutation  se  trouve  faite  par 
cela  seul  qu'on  reconnaît  dans  l'homme  un  autre 
principe  d'action  que  l'intérêt. 

Les  principaux  ouvrages  de  Bentham  sont  :  In- 
troduction aux  principes  de  morale  et  de  juris- 
prudence, in  8,  Londres,  1789  et  1823  ; —  Traités 
de  législation  civile  et  pénale,  in-8,  l'aris,  1802 
et  1820;  —  Théorie  des  peines  et  des  récompjcnses, 
in-8,  Paris,  1812  et  1826;  —  Tactique  des  as- 
semblées délibérantes  et  des  sophisrnes  politiques, 
in-8,  Genève,  1816;  Paris,  1822;  —  Code  consti- 
tutionnel, in-8,  Londres,  1830-1832;  —  Déontolo- 
gie ou  Théorie  des  devoirs  (œuvre  posthume), 
in-8,  Londres,  1833;  —  Essai  sur  la  nomencla- 
ture et  la  classification  en  matière  d'art  et  de 
science,  publié  parle  neveu  de  l'auteur  en  1823; 
—  Défense  de  Vusure,  in-8,  Londres,  1787;  — 
Panoptie  ou  Maison  d'inspection,  in-8,  Londres, 
1791  ;  —  Chrestomathie,  in-8,  Londres,  1718.  — 
Pour  l'exposition  générale  et  la  critique  du  sys- 
tème de  Bentham,  voy.  particulièrement  Joufifroy, 
Cours  de  Droit  naturel,  t.  II,  leç.  xiv.      J.  T. 

BÉRABD  (Frédéric),  né  à  Montpellier  en  1789, 
et  professeur  d'hygiène  à  l'école  de  cette  ville, 
a  bien  mérité  de  la  philosophie  spiritualiste  par 
son  livre  intitulé:  Doctrine  des  rapports  duphy- 
sique  et  du  m,oral  (in-8,  Paris,  1823).  11  reconnaît 
que  l'étude  de  l'homme  ne  peut  être  bien  faite 
qu'à  la  condition  de  l'envisager  tout  à  la  fois  sous 
les  points  de  vue  physiologique  et  psychologique: 
c'est  le  moyen,  dit-il,  de  ne  tomber  ni  dans  le 
matérialisme  ni  dans  le  spiritualisme  outré.  La 
sensation  est  inexplicable  par  le  mouvement,  soit 
vital,  soit  chimique;  elle  ne  l'est  pas  davantage 
par  le  galvanisme  et  l'électricité,  ou  par  tout  autre 
fluide  impondérable.  Ce  ne  sont  point  les  nerfs 
qui  sentent,  et  le  cerveau  lui-même  n'est  pas  in- 
dispensable pour  qu'il  y  ait  sensation.  Il  est  plus 
raisonnable  d'admettre  que  l'âme  sent  dans  la 
partie  du  corps  à  laquelle  la  sensation  est  rap- 
portée que  de  penser  qu'elle  sent  ailleurs.  Le 
temps  pendant  lequel  le  sentiment  persiste  après 
la  décapitation  varie  suivant  les  diflcrentes  clas- 
ses d'animaux,  et  suivant  la  manière  de  faire 
l'opération.  Les  mouvements  des  animaux  déca- 
pités présentent  les  mêmes  caractères  que  les 
mouvements  volontaires.  Ni  le  jugement,  ni  la 
mémoire,  ni  l'imagination  ne  s'expliquent  par  la 
sensation,  quoiqu'il  y  ait,  suivant  l'auteur,  des 
sensations  actives.  Le  moi  n'est  pas  toujours  en- 
tièrement passif  dans  les  rêves.  L'instinct  lui- 
même  appartient  au  moi,  comme  modification  des 
sentiments  ;  il  est  actif  sous  certains  rapjiorts,  et 
se  combine  avec  les  données  de  la  réflexion.  Les 
langues  sont  aussi  le  produit  de  l'activité  du  moi  : 
l'esprit  est  tout  à  la  fois  actif  et  passif  dans  le 
somnambulisme.  La  personnalité  morale,  l'exis- 
tence substantielle  d'un  être  simple  en  nous  et  son 
immortalité,  sont  aussi  établies  dans  le  livre 
estimable  du  docteur  Bérard.  Il  n'était  point  par- 
tisan du  système  de  Gall  ;  il  l'a  réfuté  dans  le  Dicr 
tionnaire  des  Sciences  médicales,  article  Cra- 
NiOMÉTRiE.  Bérard  a  lait,  dans  cet  ouvrage,  plu- 
sieurs autres  articles  importants.  On  a  encore  de 


BÉRE 


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BERG 


lui  :  Doctrine  médicale  de  Vccole  de  Montpellier , 
cl  comparaison  de  ces  principes  avec  ceux  des 
autres  écoles  de  l'Europe. 

BËRENGER,  ne  à  Tours,  au  commencement 
du  XI"-' siècle,  (le  parents  riches  et  distingués,  étu- 
dia les  arts  libéraux  et  la  théologie  sous  Fulbert 
de  Chartres,  un  des  maîtres  les  plus  l'ameux  de 
ce  temps.  Revenu  dans  sa  patrie  en  1030,  il  l'ut 
choisi  pour  écolàtre,  magisicr  scholarum,  du  mo- 
nastère de  S.iint-Marlin,  et  remplit  ces  l'onctions 
jusqu'en  1039.  où  il  devint  archidiacre  d'Angers. 
Un  point  qui  touche  au  lond  même  du  christia- 
nisme, celui  de  savoir  quel  est  le  sens  du  sacre- 
ment eucharisti<iue,  soulevait  alorsde  vifs  débats. 
Déterminé,  dit-on,  par  une  rivalité  d'école,  Bé- 
rengersoutintcontre  Lanlranc  dePavie  supérieur 
de  l'abbaye  du  Bec  et  son  émule,  que  ^eucharis- 
tic  n'était  qu'un  pur  symbole,  opinion  déjà  émise 
par  Scot  Érigène.  Divers  conciles  tenus  en  1050, 
a  Rome,  à  Verceil,  à  Brienne,  en  Normandie,  et 
à  Paris,  condamnèrent  la  doctrine  de  Bérenger, 
et  celui  de  Paris  le  priva  même  de  ses  bénéfices. 
Bérenger^  qui  s'était  vigoureusement  dél'endu, 
pensa  qu'il  devait  céder  à  l'orage  et  abjurer.  Mais  a 
peine  se  fut-il  rétracté,  en  lOôi),  devant  le  concile 
de  Tours,  qu'il  revint  a  son  premier  sentiment, 
et  désormais  sa  vie  offrit,  pour  tout  spectacle,  de 
continuelles  variations.  Une  seconde  abjuration 
devant  le  concile  de  Rome,  en  10.")9,  fut  aussitôt 
suivie  d'une  nouvelle  rechute.  En  1078^  il  abjura 
une  troisième  fois  aux  pieds  du  pape  Grégoire  VII, 
et  deux  années  plus  tard  l'incertitude  de  son  or- 
thodoxie obligea  encore  de  le  citer  devant  le  con- 
cile de  Bordeaux,  où  il  confirma  ses  précédentes 
rétractations.  Quelques  auteurs  pensent  que  sa 
conversion  fut  sincère  et  définitive;  d'autres  le 
contestent,  entre  autres  Oudin,  Cave,  et  la  plu- 
part des  écrivains  protestants.  11  mourut  en  1088. 
Un  chroniqueur  cité  par  Launoy  {de  Scholis  celc- 
brioribus  liber)  loue  les  connaissances  de  Béren- 
ger en  grammaire,  en  philosophie  et  en  nécro- 
mancie. Hildebert  de  Lavardin,  son  disciple,  dans 
une  épitaphe  qu'il  lui  a  consacrée,  dit  que  son 
génie  a  embrassé  tous  les  objets  aécrits  par  la 
science,  chantés  par  la  poésie,  quidquid  philoso- 
'j'hi,quid(juid  cecinere poetœ.  Sigebert  de  Gem- 
bloux  parle  de  son  talent  pour  la  dialectique  et 
les  arts  libéraux  {de  Scripl.  Eccles.,  c.  ni);  tous  les 
historiens  le  représentent  comme  versé  profondé- 
ment dans  les  sciences  humaines.  Ceux  de  ses 
ouvrages  qui  nous  sont  parvenus  portent,  en  ef- 
fetj  l'empreinte  d'une  érudition  assez  variée,  et 
qui,  au  xi"  siècle,  était  peu  commune.  Lanfranc, 
son  adversaire,  lui  reprochait  ses  réminiscences 
prolanes,  et  ce  n'était  pas  sans  motifs  ;  car,  dans 
un  de  ses  opuscules,  il  cite  cinq  fois  Horace.  Cette 
préoccupation  de  l'antiquité  classique  s'allie,  chez 
Bérenger,  comme  chez  tant  d'autres,  à  un  esprit 
d'indépendance,  attesté  d'ailleurs  par  riiistoirc 
entière  de  sa  vie.  Il  ne  récusait  pas  l'autorité  ; 
mais  il  a  écrit  ces  mots  que  beaucoup  de  philo- 
sophes d'une  époque  plus  éclairée  n'auraient  pas 
désavoués  {de  Sacra  cœna,  p.  100)  :  «  Sans  doute, 
il  faut  se  servir  des  autorités  sacrées  quand  il  y 
a  lieu,  <]uoiqu'on  ne  puisse  nier,  sans  absurdité, 
ce  fait  évident,  qu'il  est  infiniment  supérieur  de 
se  servir  de  la  raison  pour  découvrir  la  vérité.  » 
Ailleurs,  dans  son  élan  pour  la  dialectique,  il 
s'écrie  que  Dieu  lui-même  a  été  dialecticien,  et  à 
l'appui  de  celte  étrange  assertion  il  cite  quelques 
raisonnements  tirés  de  l'Ëvangile.  On  ne  saurait 
donner  au  droit  de  discussion,  comme  le  dit  in- 
génieusement M.  J.-J.  Ampère,  une  plus  haute 
garantie.  Telle  est  donc  la  physionomie  générale 
sous  laquelle  Bérenger  se  présente  :  il  a  conti- 
nué Scot  Érigène  et  prépare  Abailard.  Inférieur 
à  tous  deux,  par  le  génie  et  par  l'influence,  il 


s'est  trompé  comme  l'un  et  l'autre  en  appliquant 
la  dialectique  aux  objets  de  la  foi;  mais  de  son 
entreprise  échouée  il  est  resté  un  ébranlement 
profitable  sous  quelques  rapports  à  l'esprit  hu- 
main, qui,  au  commencement  du  xi*  .siècle,  se 
mourait  de  langueur  et  d'immobilité. — Quelques 
opuscules  do  Bérenger  sont  épars  dans  les  œu- 
vres de  Lanfranc  (in-f",  Paris,  1648),  et  diverses 
collections  bénédictines.  En  17?0,  Lessing,  ayant 
retrouvé  dans  la  Bibliothèque  de  Brunswick  un 
manuscrit  deson  livre  de  Sacra  cœna,  en  publia 
quelques  fragments  sous  le  titre  de  Berengarius 
Turonensis,  in-4.  Depuis,  l'ouvrage  complet  a 
été  imprimé  par  les  soins  de  M.  Fred.  Vischer, 
in-8,  Berlin,  1834.  On  peut  consulter,  en  outre  : 
Oudin,  Dissert,  de  vila,  scriptis  et  docirina  Be- 
rengariij  ap.  Comment,  de  Scripl.  Eccles.,  t.  II, 
p.  622;  —  Histoire  littéraire  de  France,  t.  VIII; 
—  M.  Ampère^  Histoire  littéraire  de  France 
avant  le  xir'  siècle.  C.  3 

BÉRENGER  (Pierre),  natif  de  Poitiers  et  dis- 
ciple d'Abailard,  écrivit  après  le  concile  de  Sens 
une  Apologétique  où  il  essayait  de  justifier  son 
maître.  Le  fond  de  cette  défense,  qui  est  semée 
de  beaucoup  de  réminiscences  profanes,  est  moi- 
tic  plaisant,  moitié  sérieux,  et  la  forme  en  est 
généralement  très-acerbe.  Les  Pères  du  concile  y 
sont  représentés  sous  les  figures  les  plus  grotes- 
ques, préparant,  au  milieu  des  désordres  d'une 
orgie,  une  sentence  de  condamnation,  arrachée 
par  la  crainte  et  la  vengeance.  Mais  c'est  .surtout 
à  saint  Bernard  que  l'impitoyable  champion  d'A- 
bailard prodigue  le  sarcasme  et  l'outrage.  Il  con- 
teste son  éloquence;  il  nie  jusqu'à  son  ortho- 
doxie; il  lui  reproche  de  se  payer  de  jeux  de 
mots  et  d'abuser  les  esprits  par  des  frivolités 
puériles  ou  par  des  erreurs  que  l'Église  réprouve. 
Ce  pamphlet  est  une  œuvre  de  la  jeunesse  de 
l'auteur,  qui  n'en  publia  que  la  première  partie. 
Plus  tard,  tout  en  refusant  de  le  désavouer,  Bé- 
renger se  défendit,  dans  une  lettre  à  l'évêque  de 
Mende,  d'admettre  les  opinions  imputées  à  Abai- 
lard, et  d'avoir  voulu  attaquer  la  personne  de 
saint  Bernard.  «J'ai  mordu,  dit-il,  je  l'avoue; 
mais  ce  n'est  point  le  béat  contemplatif,  c'est  le 
philosophe;  ce  n'est  point  le  confesseur,  mais  l'é- 
crivain. J'ai  attaqué  non  pas  l'intention,  mais  la 
langue  ;  non  pas  le  cœur,  mais  la  plume.  »  VA- 
pologétique  et  la  lettre  à  l'évêque  de  Mende  ont 
été  imprimées  à  la  suite  des  œuvres  d'Abailard 
et  d'Heloïse,  soit  dans  l'édition  d'Abailard  don- 
née par  Amboise,  soit  dans  celle  de  M.  Cousin, 
in-4,  Paris,  1614.  C.  J. 

BERG  (François),  né  en  17o3,  dans  le  royaume 
de  Wurtemberg,  professeur  d'fiistoire  ecclésias- 
tique et  conseiller  ecclésiastique  à  Wurtzbourg, 
fut  un  des  plus  ardents  adversaires  de  Schelling. 
Il  publia  contre  lui,  sous  le  titre  de  Sexlus,  un 
traité  de  la  connaissance  humaine,  où  le  dogma- 
tisme le  plus  absolu,  celui  que  professait  M.  de 
Schelling  avant  sa  seconde  apparition  sur  la  scène 
philosophique,  est  combattu  par  le  scepticisme. 
Cet  écrit  provoqua  une  réponse  anonyme,  qui  re- 
çut le  nom  d'Anti-Sextus.  Berg  essaya  plus  tard, 
dans  un  second  ouvrage  intitulé  :  Épicrilique  de 
la  philosophie,  de  poser  les  bases  de  son  propre 
système,  où  la  volonté  appliquée  à  la  pensée,  la 
volonté  logique,  ainsi  qu'il  la  nomme,  est  re- 
gardée comme  le  seul  moyen  d'arriver  à  la  con- 
naissance de  la  réalité.  Il  pense  que  le  principe 
unique  de  toute  erreur  en  philosophie  consiste 
en  ce  qu'on  ne  songe  pas  à  s'entendre  sur  le  point 
de  la  question  à  éclaircir.  Le  premier  remède  à 
cet  inconvénient  serait,  selon  lui,  de  donner  un 
Organon  à  la  philosophie,  ainsi  que  Kant  l'avait 
voulu  faire.  VÉpicritique  est  la  philosophie 
destinée  à  combler  cette  lacune,  et  elle  doit,  en 


BERG 


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BÉRI 


se  conformant  rigoureusement  à  la  nouvelle  mé- 
thode, soumettre  à  l'examen  toutes  les  solutions 
possibles  du  problème  fondamental,  jusqu'à  ce 
qu'on  ait  enfin  Irouvé  l'unique  solution  capable 
de  répondre  à  toutes  les  difficultés.  Les  faits  in- 
tellectuels, en  tant  qu'objets  de  ce  problème,  doi- 
vent être  expliqués  sous  le  triple  point  de  vue  de 
l'expérience,  de  la  connaissance,  et  surtout  de  la 
réalité.  Celte  tentative  sans  originalité  et  sans 
profondeur  passa  tout  à  fait  inaperçue.  Berg  mou- 
rut en  1821,  ne  laissant  que  les  deux  ouvrages 
dont  nous  venons  de  faire  mention.  Le  Sextns  a 
été  publié  à  Nuremberg,  en  1804,  in-8,  et  V Épi- 
critique  à  Arnsladt  et  Rudolstadt,  en  1805,  in-8. 

BERGER  (Jean-Eric  de) ,  philosophe  danois, 
né  en  1772,  et  mort  en  1833  à  Kiel,  où  il  était 
professeur  de  philosophie  et  d'astronomie.  Il  s'es- 
saya d'abord  sur  divers  sujets  de  morale  et  de 
politique  ;  puis,  se  vouant  entièrement  à  la  phi- 
losophie, il  publia  les  écrits  suivants,  qui  ne 
manquent  pas  d'une  certaine  originalité  :  Expo- 
sition philosophique  du  système  de  funivers, 
in-8,  Altona,  1808;  —  Esquisse  générale  de  la 
science, in-S,  Altona,  1817-1827.  Cet  ouvrage,  écrit 
en  allemand  comme  le  précédent,  se  compose  de 
quatre  parties,  dont  chacune  a  son  titre  particu- 
lier :  la  1"  s'appelle  Analyse  de  la  faculté  de 
connaitre;  la  2",  de  la  Connaissance  pjhilosophi- 
que  de  la  nature;  la  3°,  de  V Anthropologie  et  de 
la  Psychologie  ;  la  4^  traite  de  la  morale,  du 
droit  naturel  et  de  la  philosophie  religieuse. 

BERGER  (Jean-Godefroy-Emmanuel),  théolo- 
gien-philosophe très-distingué,  né  à  Ruhland, 
dans  la  haute  Lusace,  le  27  juillet  1773,  et  mort 
le  20  mai  1803.  Ses  écrits,  tous  en  allemand, 
sont  remarquables  par  la  liberté  de  ses  opinions 
et  l'élévation  de  sa  morale.  Voici  les  titres  de 
ceux  qui  intéressent  particulièrement  la  philoso- 
phie :  Apliorismes  pour  servir  à  une  doctrine 
philosophique  de  la  religion,  in-8,  Leipzig,  1796; 
—  Histoire  de  la  philosophie  des  religions,  ou 
Tableau  historique  des  opinions  et  de  la  doctrine 
des  philosophes  les  plus  célèbres  sur  Dieu  et  la 
religion,  in-8,  Berlin,  1800;  —  Idées  sur  la  phi- 
losophie de  l  histoire  des  religions,  dans  le  Re- 
cueil de  Stauedlin,  5  vol.  in-8,  Lubeck,  1797- 
1799,  t.  IV,  n°5. 

BERGIER  (Nicolas-Sylvestre),  théologien, 
philologue  et  apologiste  du  christianisme,  mérite 
une  place  dans  ce  recueil  par  la  lutte  qu'il  soutint 
contre  J.  J.  Rousseau  et  les  autres  philosophes 
du  dernier  siècle.  Né  à  Darnay,  en  Lorraine,  le 
31  décembre  1718,  il  fut  successivement  curé 
dans  un  village*  de  la  Franche-Comté,  professeur 
de  théologie,  principal  du  collège  de  Besançon, 
chanoine  de  Notre-Dame  de  Paris,  et  confesseur 
du  roi.  Il  est  mort  à  Paris  le  9  avril  1790.  Après 
avoir  débuté  dans  la  carrière  d'écrivain  par  dif- 
férents travaux  d'érudition  et  une  traduction 
d'Hésiode  assez  estimée  de  son  temps,  il  s'attaqua 
aux  philosophes,  alors  tout-puissants  sur  l'opi- 
nion. Les  seuls  de  ses  ouvrages  qui  se  fondent 
sur  la  raison,  et  qui,  laissant  de  côté  les  dogmes 
rév<^lés,  présentent  un  caractère  purement  phi- 
losophique, sont  les  deux  suivants  :  1°  le  Déis- 
me réfuté  par  lui-même,  2  vol.  in-12,  Paris, 
1765,  1766,  1768.  C'est  l'examen  des  principes 
religieux,  et  une  réfutation  purement  personnelle 
de  Rousseau  ;  2"  Examen  du  m,atérialisme,  ou 
Réfutation  du  système  de  la  nature,  2  vol.  in-12, 
Paris,  1771.  On  lui  attribue  aussi  des  Principes 
métaphysiques,  imprimés  dans  le  Cours  d'études 
à  l'usage  de  l'Ecole  militaire.  On  remarque  dans 
ces  écrits  de  l'ordre,  de  la  netteté,  de  la  suite, 
mais  rien  de  distingué  dont  la  science  puisse 
faire  son  profit. 

BERGK  (Jean-Adam),  né  en  1769  près  de  Zeitz, 


dans  le  gouvernement  de  Mersebourg  en  Prusse, 
et  mort  à  Leipzig,  en  1834,  fut  principalement 
occupé  des  ru[)portsde  la  philosophie  et  du  droit; 
mais  il  publia  aussi  quelques  ouvrages  de  philo- 
sophie pure,  conçus  dans  le  sens  des  idées  de 
Kant.  Voici  les  titres  de  ses  principaux  écrits,  qui 
d'ailleurs  ne  se  distinguent  par  aucune  origina- 
lité :  Recherches  sur  le  droit  naturel  des  États  et 
des  peuples,  in-8,  Leipzig,  1796;  —  Lettres  sur 
les  principes  métaphysiques  du  droit,  de  Kant, 
in-8,  Leipzig  et  Géra^  1797  ;  —  Réflexions  sur  les 
principes  métaphysiques  de  la  morale  de  Kant, 
in-8,  Leipzig,  1798  ;  —  l'Art  de  lire,  in-8,  léna, 
1799;  —  l'Art  dépenser,  in-8,  Leipzig,  1802 •  — 
l'Art  de  philosopher,  in-8^  Leipzig,  1805  ;  —  Phi- 
losophie dt;  di^oil  pénal,  m-8,  Meissen,  1802;  — 
Théorie  delà  législation. 'm-8, Meissen,  1802;  — 
Moyens  psychologii/ues  cle  prolonger  la  vie,  in-8, 
Leipzig,  1804  ;  —  Recherches  sur  l'âme  des  bêtes, 
in-8,  Leipzig,,  1805;  —  Quel  est  le  but  de  l'É- 
tat et  de  l'Église,  quels  sont  leurs  rapports, 
etc.,  in-8,  Leipzig,  1827;  —  la  Vraie  Religion; 
recommandé  à  l'attention  des  rationalistes  et 
destiné  à  la  guérison  radicale  des  supjer-nalu- 
ralistes,  des  mystiques,  etc.,  in-8,  Leipzig.  1828. 
Ces  deux  derniers  ouvrages  furent  publies  sous 
le  pseudonyme  de  Jules  Frey.  —  Défense  des 
droits  des  femmes,  Leipzig,  1829.  —  Bergk  a  pu- 
blié aussi,  accompagnée  de  notes  et  d'éclaircis- 
sements, une  traduction  allemande  de  l'ouvrage 
de  Beccaria  sur  les  Délits  et  les  Peines  (Leipzig, 
1798),  et  plusieurs  autres  petits  écrits  de  droit. 
—  Dans  tous  ces  ouvrages,  comme  il  est  facile 
de  le  voir  par  les  titres,  règne  l'esprit  du  xviii" 
siècle. 

BÉRIGARD  ou  BEAUREGARD  (Claude  GuiL- 
LERMET,  seigneur  de),  naquit  à  Moulins,  selon  les 
uns  en  1578,  en  1591  selon  les  autres.  Il  acheva 
la  plus  grande  partie  de  ses  études  à  l'Académie 
d'Aix  en  Provence,  où  il  s'appliqua  particulière- 
ment à  la  philosophie  et  à  la  médecine.  Il  se  ren- 
dit ensuite  successivement  à  Paris,  à  Lyon  et  à 
Avignon,  et  se  fit  partout  une  telle  réputation, 
que  le  grand-duc  de  Florence  l'appela  à  l'univer- 
sité de  Pise,  avec  la  mission  d'enseigner  ses  deux 
sciences  de  prédilection.  Douze  ans  plus  tard,  en 
1640,  le  sénat  de  Venise  lui  confia  les  mêmes 
fonctions  dans  l'université  de  Padoue,  à  laquelle 
il  resta  attaché  jusqu'à  sa  mort.  Il  est  l'auteur 
de  deux  ouvrages,  dont  l'un  :  Dubitationes  in 
dialogos  Galilœi  pro  terrœ  immobilitate  (in-4, 
1632),  a  été  publie  sous  le  pseudonyme  de  Gali- 
lœus  Lincœus.  C'est,  comme  le  titre  l'indique, 
une  critique  du  nouveau  système  du  monde. 
L'autre,  intitulé  Circulus  Pisanus.seu  de  vete- 
rum  et  peripatetica  philosophia  Dialogi  (in-4, 
Udine,  1641  et  1643;  Padoue,  1661),  a  eu  beau- 
coup plus  de  réputation,  grâce  aux  colères  qu'il 
a  soulevées  parmi  les  théologiens.  Sous  la  forme 
d'un  dialogue  entre  un  disciple  d'Aristote  et  un 
partisan  de  l'ancienne  physique  des  ioniens,  sur- 
tout de  celle  d'Anaximandre,  l'auteur  met  sous 
nos  yeux  les  deux  hypothèses  entre  lesquelles  son 
esprit  semble  balancer  :  l'une  où  la  formation  du 
monde  est  expliquée  simultanément  par  les  pro- 
priétés d'une  matière  première,  éternelle,  et  l'ac- 
tion d'une  cause  motrice,  d'un  Dieu  sans  provi- 
dence ;  l'autre  où  tout  s'explique  par  la  seule 
puissance  des  éléments  matériels,  des  atomes  ou 
des  homéoméries  (voy.  Anaxagore),  et  où  l'exis- 
tence de  Dieu  est  regardée  comme  inutile.  Peut- 
être  aussi,  comme  Tennemann  le  soutient  avec 
beaucoup  d'esprit  [Histoire  de  la  Philosophie), 
son  dessein  était-il  de  miner  sourdement  l'auto- 
rité d'Aristote,  en  lui  opposant  avec  avantage  des 
doctrines  plus  anciennes;  car,  l'attaquer  en  face 
était  impossible  à  Bérigard,  dont  les  fonctions 


BERK 


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BERK 


consistaient  à  enseigner  officiellement  la  philo- 
sophie péripatéticienne.  A  propos  et  sous  le  nom 
d'Arislole.  il  lait  aussi  la  critique  des  opinions 
erronées  de  son  temps,  par  exemple  de  la  théorie 
des  causes  occultes,  qu'il  compare  à  des  lambc;iux 
cousus  sur  le  vêtement  des  philosophes  pour  ca- 
cher leur  nudité,  c'cst-à-dirc  leur  ignorance.  Ce- 
pendant, quand  on  considère  l'impuissance  à  la- 
Suelle  il  réduit  la  raison,  il  n'est  guère  permis 
avoir  en  lui  autre  chose  qu'un  sceptique.  Il  ne 
pense  pas  que,  sans  le  secours  de  la  révélation, 
nous  puissions  résoudre  aucune  des  questions 
qui  touchent  à  la  religion  et  à  la  morale;  il  ne 
nous  accorde  pas  même  la  faculté  de  savoir  par 
nous-mêmes  s'il  y  a  un  Dieu,  encore  moins  de 
démontrer  son  existence  et  de  pénétrer  dans  les 
secrets  de  la  nature  {Cii-culus  Pisanus  in  prio- 
rem  Ubruin  j/hijsices,  p.  24).  Les  contemporains 
de  Bérigard  ne  se  sont  pas  mépris  sur  le  sens  de 
ces  protestations,  en  apparence  si  favorables  à 
l'autorité  religieuse. 

BERKELEY  (Georges)  naquit  à  Kilkrin  en 
Irlande,  en  1684,  et  mourut  à  Oxford  en  1753. 
Les  années  de  son  adolescence  et  de  sa  jeunesse 
se  passèrent  à  Kilkenny,  l'une  des  villes  les  plus 
considérables  de  l'intérieur  de  l'Irlande.  C'est  là 
que  fut  commencée  son  éducation,  qui  reçut  son 
achèvement  au  collège  de  la  Trinité,  à  l'université 
de  Dublin,  dont  il  devint  associé  en  1707.  Après 
une  série  de  voyages  en  France,  en  Italie,  en 
Sicile,  il  fut  nommé  au  doyenne  de  Derry,  ri- 
che bénéfice,  qui  semblait  devoir  le  retenir  et 
le  fixer  dans  sa  patrie,  lorsque,  cédant  à  un 
mouvement  tout  à  la  fois  d'humeur  aventureuse 
et  de  prosélytisme  religieux,  il  partit  pour  Rhode- 
Island ,  avec  le  projet  d'y  créer,  sous  le  nom 
de  collège  de  Saint-Paul,  un  établissement  qui, 
moyennant  une  instruction  fondée  sur  des  prin- 
cipes évangéliques,  devait  devenir  un  foyer  de 
civilisation  pour  les  sauvages  d'Amérique.  Ce 
dessein  échoua.  De  retour  en  Angleterre,  Ber- 
keley fut,  en  1734,  promu  à  l'évéché  de  Cloyne, 
qu'il  refusa  plus  tard  de  quitter  pour  un  béné- 
fice deux  fois  plus  considérable.  Il  était  venu  à 
Oxford  pour  y  surveiller  l'éducation  de  son  fils  ; 
il  y  mourut  presque  subitement  en  1753.  Il  avait 
été  l'ami  de  Steele,  de  Swift,  de  lord  Péterbo- 
rough,  du  duc  Gralton  et  de  Pope.  Il  laissait  un 
grand  nombre  d'écrits,  réunis  par  lui  et  publiés 
en  un  recueil,  sous  le  titre  de  Traités  divers,  à 
Oxford,  en  1752,  un  an  avant  sa  mort. 

Parmi  les  ouvrages  de  Berkeley,  il  en  est  qua- 
tre qui,  au  point  de  vue  philosophique,  sont 
particulièrement  importants.  Ce  sont:  1°  la  Théo- 
rie de  la  vision,  publiée  en  1709;  2°  le  Traité 
sur  les  principes  de  la  connaissance  humaine, 
publié  en  1710,  c'est-à-dire  à  une  époque  où  Ber- 
keley n'avait  encore  que  vingt-six  ans;  3"  les 
Trois  Dialogues  entre  Hylas  et  Philonoiis,  pu- 
bliés en  1713;  4°  ÏAlciphron,  ou  le  Petit  Phi- 
losophe, publié  en  1732.  Les  Dialogues  ont  été 
traduits  en  français  par  l'abbé  du  Gua  de  Malves 
(in-12,  Amsterdam,  1750),  et  ÏAlciphron  par  de 
Joncourt  (2  vol.  in-12,  la  Haye,  1734). 

Alciphron,  ou  le  Petit  Philosophe  {the  Minute 
Philosopher),  est  un  traité  tout  à  la  fois  de 
théodicee,  de  logique  et  de  psychologie,  mais 
surtout  de  morale.  L'Essai  sur  Veniendement 
humain  avait  donné  naissance  à  une  foule  de 
■théories  matérialistes,  fatalistes,  sceptiques. 
L'objet  général  du  livre  de  Berkeley  est  la  réfu- 
tation de  ces  doctrines.  Toutefois,  VAlciphron 
paraît  plus  spécialement  dirigé  contre  les  écrits 
de  Mandeville,  qui,  dans  sa  Fable  des  abeilles  et 
autres  ouvrages,  avait  prétendu  que  ce  qu'on 
appelle  la  vertu  n'est  qu'un  produit  artificiel  de 
la  politique   et  de  la  vanité.  Berkeley  adopta 


dans  cet  ouvrage  la  forme  du  dialogue,  dont  il 
s'était  déjà  servi  dans  plusieurs  autres  écrits.  Les 
prinv^^ipales  questions  relatives  au  devoir,  au  libre 
arbitre,  à  la  certitude,  à  la  nature  de  l'àme  et  de 
Dieu,  s'y  trouvent,  les  unes  traitées  en  détail, 
les  autres  sommairement  examinées,  et  les  unes 
et  les  autres  y  sont  résolues  dans  le  sens  des 
croyances  universelles. 

Le  livre  intitulé  Théorie  de  la  vision  {Theory 
of  vision)  contient  en  germe  le  scepticisme  en 
matière  de  perception  extérieure,  qui  devait, 
quelques  années  plus  tard,  se  produire  sous  des 
formes  plus  complètes  et  plus  hardies  dans  les 
Principes  de  la  connaissance  humaine  et  dans 
les  Dialogues  entre  Ilylas  et  Phivonoûs.  Le  sys- 
tème de  Berkeley  sur  la  non-réalité  du  monde 
matériel  n'était-il  pas  encore  parfaitement  arrêté 
dans  son  esprit^  ou  l'auteur  jugea-t-il  préférable 
de  ne  le  produire  que  graduellement?  Ce  sont 
là  deux  hypothèses  qui  ont  l'une  et  l'autre  leur 
probabilité.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  Théorie  de  la 
vision  contient  d'excellents  aperçus  sur  les  opé- 
rations des  sens.  La  distinction  que,  plus  tard, 
l'école  écossaise,  avec  Reid  et  Stewart,  devait 
établir  entre  les  perceptions  naturelles  et  les 
perceptions  acquises  du  sens  de  la  \ue,  s'y 
trouve  déjà  présentée  par  Berkeley.  Cette  distinc- 
tion était  d'autant  plus  importante,  qu'elle  était 
rendue  plus  difficile  par  la  longue  et  presque 
invincible  habitude  où  nous  sommes  dès  les 
premiers  jours  de  notre  enfance  d'associer  les 
unes  aux  autres  dans  une  étroite  union  les  opé- 
rations de  nos  divers  sens. 

Le  Traité  sur  les  principes  de  la  connais- 
sance humaine  {Treatise  on  the  principles  of 
human  knowledge),  et  les  Trois  Dialogues  en- 
tre Hylas  et  Philonoiis  [Three  Dialogues  belwen 
Hylas  and  Philonoiis),  malgré  la  différence  de 
la  forme  dans  laquelle  ils  sont  écrits,  ont  un 
seul  et  même  objet,  qui  est  de  contester  la  réa- 
lité objective  de  nos  perceptions.  «  Il  est,  dit 
Berkeley  (T/ieorie  des  principes  de  la  connais- 
sance humaine,  §  6),  des  vérités  si  près  de  nous 
et  si  faciles  à  saisir,  qu'il  suffit  d'ouvrir  les 
yeux  pour  les  apercevoir,  et  au  nombre  des 
plus  importantes  me  semble  être  celle-ci,  que, 
la  terre  et  tout  ce  qui  pare  son  sein,  en  un  mot, 
tous  les  corps  dont  l'assemblage  compose  ce  ma- 
gnifique univers,  n'existe  poipt  hors  de  nos  es- 
prits. »  Ainsi,  point  de  réalités  matérielles.  Les 
seules  existences  réelles  sont  les  êtres  incorpo- 
rels, les  esprits,  c'est-à-dire  Dieu  et  nos  âmes. 
Deux  causes  principales  paraissent  avoir  dé- 
terminé chez  Berkeley  l'adoption  d'une  telle 
doctrine.  La  première,  d'un  caractère  tout  per- 
sonnel, se  trouve  dans  les  dispositions  religieu- 
ses du  pieux  évêque  de  Cloyne.  Nous  pouvons, 
sur  ce  point,  recueillir  son  propre  aveu  :  «  Si 
l'on  admet  (dit-il  dans  sa  Préface  aux  Trois 
Dialogues)  les  principes  que  je  vais  tâcher  de 
répandre  parmi  les  hommes,  les  conséquences 
qui,  à  mon  avis,  en  sortiront  immédiatement, 
seront  que  l'athéisme  et  le  sceptiLisme  tombe- 
ront totalement.  »  Berkeley  croyait  donc,  par  la 
négation  de  la  matière,  servir  la  cause  du  spi- 
ritualisme. L'école  de  Locke  avait  converti  en  uns 
négation  hardie  le  doute  timide  du  maître  à  l'en- 
droit de  la  spiritualité,  et  Berkeley  répondait  à 
cette  école  par  la  négation  de  la  substance  ma- 
térielle. 11  ne  s'attendait  pas  qu'un  jour  vien- 
drait où  le  scepticisme,  par  la  main  de  Hume,, 
saisirait  l'arme  dont  il  venait  de  frapper  le 
monde  matériel,  et  la  tournerait  contre  le  monde 
des  esprits. 

La  seconde  cause,  il  faut  la  chercher  dans  le 

caractère  fondamental  de   la  théorie,  qui,  tout 

bsurde  qu'elle    fût,   régnait  alors  souveraine- 


BERN 


—   170  — 


BERN 


ment  en  philosophie  relativement  au  mode  d'ac- 
quisition de  la  connaissance.  Nous  voulons  parler 
de  la  tiiéorie  de  l'idée  représentative.  D'après 
cette  théorie,  la  connaissance  et  l'idée  étaient 
deux  choses  distinctes.  L'idée  n'était  qu'un 
moyen  de  connaissance  et  non  la  connaissance 
même.  L'idée  était  une  sorte  d'intermédiaire 
entre  l'oljjet  et  le  sujet.  L'idée  était  pour  le 
sujet  l'image  ou  la  représentation  de  l'objet;  et 
l'exactitude  de  la  connaissance  se  mesurait  sur 
le  plus  ou  le  moins  de  conformité  de  l'image, 
avec  l'objet  qu'elle  représentait.  Cette  tliéorie, 
d'abord  imaginée  pour  expliquer  la  formation  de 
nos  connaissances  sensibles,  avait  graduellement 
acquis  plus  d'extension,  et,  à  l'époque  à  laquelle 
apparut  Berkeley,  elle  servait  a  rendre  compte 
de  la  formation  de  toutes  nos  connaissances. 
Berkeley  l'adopta,  mais  cependant  avec  restric- 
tion. Ainsi  que  paraît  l'avoir  l'ait  Malebranche  à 
la  même  époque,  il  n'attribua  à  l'intervention 
de  l'idée  représentative  que  la  formation  d'un 
certain  ordre  de  connaissinces,  à  savoir  celles 
qui  ont  pour  objet  le  monde  extérieur.  Quant 
aux  notions  qu'a  notre  âme  de  son  propre  être 
et  de  ses  modifications,  Berkeley  en  regarde 
l'acquisition  comme  s'opérant  par  un  simple 
acte  d'aperception  intérieure,  et  sans  qu'il  soit 
besoin  d'aucune  image  ou  iclée  à  titre  d'inter- 
médiaire entre  l'objet  et  le  sujet.  Cette  dis- 
tinction explique  comment  Berkeley  affirme  à 
la  fois  l'existence  de  l'esprit  et  nie  celle  de  la 
matière.  En  effet,  l'esprit  se  saisissant  lui-même 
par  une  aperccption  immédiate,  son  existence 
ne  saurait  être  mise  en  question;  tandis  qu'il 
en  est  tout  autrement  des  objets  corporels, 
qu'il  ne  nous  est  jamais  donné  d'atteindre  di- 
rectement à  cause  de  la  présence  de  cette  idée, 
qui  vient  toujours  s'interposer  entre  notre  âme 
et  la  réalité  extérieure,  et  rendre  ainsi  cette 
réalité  à  jamais  insaisissable.  C'est,  assurément, 
par  cette  voie  que  Berkeley  fut  conduit  à  pré- 
tendre que  les  objets  que  nous  regardons  comme 
constituant  le  monde  extérieur  ne  sont  que  des 
idées  de  notre  esprit.  Cet  idéalisme,  poussé  par 
la  logique  à  ses  conséquences  dernières,  ne  tar- 
derait pas  à  aboutir  à  un  absolu  égoi'sme.  Car, 
la  doctrine  de  Berkeley  une  fois  adoptée,  rien 
ne  me  garantit  plus  l'existence  extérieure  d'êtres 
semblables  à  moi,  et  je  reste  seul  dans  l'univers, 
ou  plutôt  je  constitue  l'univers  à  moi  seul,  avec 
mon  esprit  et  mes  idées,  les  seules  choses  qui, 
dans^  un  idéalisme  conséquent,  puissent  échap- 
per à  la  négation  et  au  doute.  Berkeley  n'a  pas 
formellement  avoué  celte  conclusion;  mais  elle 
s'impose  irrésistiblement  à  sa  doctrine. 

On  peut  consulter  sur  Berkeley,  indépendam- 
ment des  écrits  de  ce  philo.sophe  dont  les  titres 
ont  été  menlionncs  plus  haut,  et  des  historiens 
généraux  de  la  philosophie,  un  ouvrage  allemand 
intitulé  :  CoUcclion  des  principaux  écrivains 
qui  nient  la  rcalilé  de  leur  propre  corps  el  du 
monde  matériel  tout  entier,  contenant  les  Dia- 
logues de  Berkeleti  entre  llijlas  el  Philonoûs  et 
la  Clef  universelle  de  Collier^  avec  des  noies 
qui  servent  à  la  réfutation  du  texte,  et  un  sup- 
plément da7is  lequel  on  démontre  la  réalité  des 
corps,  par  J.  Chr.  Eschenbach,  in-8,  Rostock, 
l"j^j-  C.  M. 

BERNARD  DE  CHARTRES,  dit  Sijlveslris,  écri- 
vain du  xiie  siècle,  enseigna  dans  les  écoles  de 
Cliartres.  Jean  de  Sarisbéry,  qui  l'appelle  le 
meilleur  des  platoniciens  de  son  temps,  perfec- 
tissimus  inter  platonicos  hujus  sœculi,  lui  at- 
tribue deux  ouvrages  :  l'un  oii  il  cher,  hait  à 
concilier  Platon  et  Arislole,  l'autre  oii  il  prou- 
vait l'éternité  des  idées,  justifiait  la  Providence, 
et  montrait  que  tous  les  êtres  matériels,  étant 


de  leur  nature  soumis  au  changement,  doivent 
nécessairement  périr  (.l/c<aiû<7.,  lib.lV.  c.  xxxv). 
Ces  deux  ouvrages  sont  aujourd'hui  perdus  ; 
mais  plusieurs  biiiliollicques  possèdent  encore, 
.sous  le  nom  de  Bernard  Sylvestris,  un  traité 
philosoplii(iue  en  deux  parties,  Mcgacosmus  et 
Microrosnius,  le  Grand  et  le  Petit  monde,  qui 
en  effet  est  empreint  d'une  forte  teinte  de  pla- 
tonisme. L'auteur  y  reconnaît  deux  cléments 
des  choses:  la  matière  et  les  idées.  La  matière 
est  privée  de  toute  forme  et  susceptible  de  les 
recevoir  toutes.  Les  idées  résident  dans  l'enten- 
dement divin;  elles  sont  les  exemplaires  de  la 
vie,  le  principe  immuable  de  ce  qui  doit  être,  et 
toutes  choses  résultent  de  leur  union  avec  la 
matière.  Créé  à  l'image  du  monde  intelligible, 
le  monde  sensible  a  toute  la  perfection  de  son 
modèle.  Il  est  complet,  parce  que  Dieu  est  com- 
plet ;  il  est  beau,  parce  que  Dieu  est  beau;  il 
est  éternel  dans  son  exemplaire  éternel.  Le 
temps  a  sa  racine  dans  l'éternité  et  il  retourne 
dans  l'éternité.  En  lui  l'éternité  paraît  se  mou- 
voir et  il  paraît  se  reposer  en  elle.  Il  gouverne 
le  monde,  gouverné  lui-même  par  l'ordre.  A 
l'exposition  de  ces  principes  qui  sont  évidem- 
ment empruntés  du  Timée,  un  des  monuments 
de  la  philosophie  ancienne  que  le  xiic  siècle  a 
le  mieux  connus,  succède,  dans  le  Microcosme. 
une  théorie  de  l'iiomme.  Bernard  reconnaît  la 
distinction  du  corps  et  de  l'âme  ;  il  admet  la 
préexistence  de  celle-ci,  et  semble  adopter  l'hy- 
pothèse de  la  réminiscence.  Les  détails  physio- 
logiques occupent  d'ailleurs  la  plus  grande  place 
dans  cette  partie  de  l'ouvrage.  —  M.  Cousin  a 
publié  à  la  suite  des  Œuvres  inédites  d'Abailard 
quelques  extraits  du  Mcgacosmus  et  du  Micro- 
cosmus,  avec  des  fragments  d'un  Commentaire 
de  Bernard  de  Chartres  sur  le  VI^  livre  de  l'^"- 
néide.  —  Voy.  aussi  :  Fragments  de  philosophie 
du  moijen  âge,  par  V.  Cousin  ;  et  un  article 
étendu  de  VHistoire  littéraire  de  France,  t.  XIL 

C.  J. 
BERNARD  (Saint),  abbé  de  Clairvaux,  né 
en  1091,  mort  en  1153,  est  certainement  une  des 
figures  les  plus  imposantes  du  xii'  siècle.  Mais 
on  n'a  pas  à  rappeler  ici  ses  vertus,  ses  talents, 
sa  fermeté  à  maintenir  l'ordre  dans  les  esprits 
et  la  discipline  dans  les  moeurs,  ni  son  éloquence 
qui  envoya  des  foules  en  terre  sainte,  ni  même 
ses  écrits  qui  touchent  de  plus  près  à  la  religion 
qu'à  la  science.  Il  n'a  guère  abordé  la  philosophie 
que  pour  exprimer  combien  il  la  dédaignait;  et  les 
philosophes  qui  ont  attiré  son  attention,  comme 
Abailard  et  Gilbert  de  la  Porrée,  n'ont  pas  eu  à 
s'en  louer.  L'histoire  de  ces  débats  se  trouve 
ailleurs  (voy.  Abailard,  Gilbert  de  la  Pûhrée). 
On  doit  seulement  indiquer  ici  qu'en  poursuivant 
ses  adversaires,  saint  Bernard  ne  les  a  jamais 
attaques  sur  le  terrain  de  la  philosophie  :  il  a 
voulu  réprimer  les  excursions  qu'ils  faisaient  en 
pleine  théologie,  non  sans  porter  dommage  à 
plus  d'un  dogme.  Abailard  est  très-maltraité  dans 
les  cinq  lettres  envoyées  contre  lui  au  pape 
Innocent  :  c'est  un  autre  Goliath,  un  lion,  un 
dragon  c^u'il  faut  fouler  aux  pieds  ;  et  dans  douze 
autres  epîtres  à  divers  personnages,  toujours 
contre  le  même  Abailard,  il  le  représente  comme 
le  précurseur  de  l'antcchrist  et  comme  un  fabri- 
cateur  de  mensonges.  Mais  toujours  et  partout 
ce  sont  des  hérésies  formelles  qu'il  lui  impute  à 
tort  ou  à  raison  :  «  Quand  il  parle  de  la  trinité, 
dit-il,  on  croirait  entendre  Arius;  il  pense  sur  la 
grâce  comme  Pelage,  sur  la  personne  du  Christ 
comme  Nestor...,  et  tout  en  s'évertuant  à  faire 
de  Platon  un  chrétien,  il  prouve  que  lui-même 
est  pa'ien.  »  Quant  à  Gilbert  de  la  Porrée,  en 
distinguant  d'une  part  la  divinité  et  de  l'autre 


BERN 


171   — 


BERT 


trois  personnes  qui  en  sont  revêtues,  il  com- 
lettail  le  dofjaie  de  la  Iriuilé.  Ces  luttes  ne 
uellent   donc   pas  de   préjuger  les  opinions 
•sopiiiques  de  saint  Bernard,  et  l'examen  de 
i  crils  donne  à  penser  qu'il  n'en  a  pas  eu  do 
suivies.  Il  parle  avec  un  certain  dédain  de 
on  et  d'Arisloto,  et  ne  choisit  pas  enire  les 
ilics    de   l'un  et  le   bavardage   de   l'autre  : 
-toiclicœ   snblilitatis  facunda    quidcin   sed 
unda  loquacitas   {Sermons,  édit.  Martcne, 
1).  Cependant  il  in/linc  vers  le  platonisme, 
s  idées,  dit-il,  ne  sont  pas  seulement  des  idées, 
111,1  is  leur  être  est  l'être  vrai,  puisqu'elles  sont 
iniinuables  et  éternelles,  et  que  tout  ce  ((ui  est,  do 
(]uolque  manière  qu'il  soit,  n'arrive  à  l'existence 
(lue  par  leur  participation  »  {dcQuœstionibuSj  etc., 
qiKL'stio  46).  Ces  idées  ont  leur  substance  dans 
Ir  \'erbc,  où  l'homme  saint  les  contemple  après 
la   vie.  Mais  dès  à  présent  il  s'y   prépare   par 
l'aïuour.    La  première  aurore   de   cette  passion 
divine  c'est  le  sentiment  de  Dieu  :  «  Ce  n'est  pas 
Il  'angue,  c'est  l'onction  de  la  grâce  qui  enseigne 
■lioses;  elles  sont  cachées  aux  grands  et  aux 
s  du  siècle;  mais  Dieu  les  révèle  aux  petits 
(S  iinon  Lxxxv).  »  Mais  il  y  a  toute  une  hiérar- 
ciue  d'amours,  et  au  dernier  degré  la  volonté 
"'"  aime   et  l'intelligence   qui  contemple   sont 
bndues,  et  s'unissent  entre  elles  etavec  Dieu. 
I     iiefois  cette  union  est  d'affection  et  de  sen- 
ti:;ient,  sans   qu'elle  abolisse  la  différence  des 
substances.  «  Dieu  est  l'être  de  toutes  choses,  non 
que  toutes  choses  soient  un  même  tout  avec  lui  ; 
mais  elles  sont  de  lui,  en  lui,  et  par  lui.   Il  en 
r>t   le  principe  et  non   la  matière,  principium 
sale  non    materiale    (Sermon'  iv).  »    Saint 
nard  est  sur  la  pente  du  mysticisme  où  va 
6  (  ugager  l'école  de  saint  Victor.  Mais  il  ne  dé- 
passe pas  la  limite  où  s'est  arrêté  saint  Augustin. 
L'amour  qu'il  place  au-dessus  de  la  science  n'est 
pas  mercenaire,  et  comme  il  le  dit  avec  délicatesse, 
Ita'jct  prœmium,  sed  id  quod  amatw   [de  Deo 
diUijendo).  La  grâce  qu'il  oppose  à  la  liberté  ne 
la  détruit  pas  :   «  Sans  le  libre  arbitre,  il  n'y  a 


rien  à  sauver;  sans  la  grâce,  il  n'y  a  rien  qui 
puisse  sauver;  Dieu  est  l'auteur  du  salut,  le 
libre  arbitre  est  seulement  capable  d'être  sauvé. 


La  grâce  fait  tout  dans  le  libre  arbitre,  et  le  libre 
Arbitre  fait  tout  par  la  grâce.  »  Les  œuvres  com- 
plètes de  saint  Bernard  ont  été  publiées  par  Mar- 
tène,  Venise,  1567,  et  depuis  souventréimprimées. 
Elles  renferment  des  lettres,  des  sermons  et  des 
traités.  Parmi  les  lettres,  il  y  en  a  vingt-six  qui 
traitent  de  matières  plus  ou  moins  pliilosophi- 
■ques;  on  en  trouvera  les  numéros  dans  Vllisloirc 
littéraire,  t.  XIII,  p.  148;  quelques  sermons  (il  y 
en  a  trois  cent  quarante)  renferment  des  passages 
intéressants  ;  enfin  parmi  les  traités  on  consultera 
ceux  de  l'amour  de  Dieu  et  de  la  grâce  et  du 
libre  arbitre.  De  nombreux  travaux,  entre  autres 
ceux  de  Néander,  de  MM.  Ratisbonne  et  de  Monta- 
lembert,  ont  illustré  la  figure  de  saint  Bernard  ; 
mais,  sauf  erreur,  on  ne  s'est  pas  inquiété  par- 
ticulièrement de  sa  philosophie,  qui  n'a  ni  ori- 
ginalité ni  étendue.  E.  C. 

BERNIER  (François),  voyageur,  médecin  et 
philosophe,  naquit  le  2ô  ou  26  septemlye  1620,  à 
.Joué,  aujourd'hui  commune  de  Joué-Étiau,  près 
•d'Angers,  et  mourut  à  Paris  le  22  septembre  1688. 
Élevé  par  les  soins  d'un  curé  de  campagne^  son 
oncle  paternel,  il  fut,  encore  très-jeune,  mis  en 
relation  avec  Gassendi,  alors  prévôt  de  la  cathé- 
drale de  Digne.  Gassendi,  après  plusieurs  voyages 
à  Paris,  s'étant  décidé  à  y  demeurer,  Bernier  ne 
tarda  pas  à  l'y  joindre  et  fut  admis  à  suivre  ses 
leçons  de  philosophie  et  d'astronomie.  Il  enseigna 
lui-même  ces  deux  sciences  au  jeune  de  Jler- 
veilles,  qui,  chargé  plus  tard  d'une  mission  di- 


ploniJitique,  l'emmena  avec  lui  en  Allemagne  et 
en  Italie.  Reçu  docteur  en  médecine  en  16.V2,  il 
fit  servir  l'autorité  que  lui  donnait  ce  titre  pour 
défendre  .son  maître  contre  les  attaques  pas- 
sionnées de  Morin.  En  ]()')6,  ajirès  la  mort  de 
(iassendi,  dont  il  entoura  la  vieillesse  d'une  sol- 
licitude toute  filiale,  il  s'embarqua  pour  l'Orient. 
Il  passa  plusieurs  années  dans  l'Inae,  à  la  cour 
d'.\ureng-Zeyb,  dont  il  fut  le  médecin,  et  ne  re- 
vint en  Kurope  qu'en  1669,  après  avoir  visité  la 
Palestine,  l'Egypte,  la  Perse  et  la  Turquie.  Les 
Mémoires,  qu'il  publia  peu  de  temps  après  son 
retour  sur  les  événements  dont  il  fut  témoin  pen- 
dant son  séjour  dans  la  presqu'île  hindousta- 
nique,  le  rendirent  promptemenl  célèbre  [Mé- 
moires du  sieur  Bernier  sur  l'empire  du  Grand 
Mofjol,  4  vol.  in-12,  Paris,  1670-1671). 

Lié  d'amitié  avec  Chapelle,  Boileau,  Racine, 
la  Fontaine  et  Molière^  son  compagnon  d'étude  a 
l'école  de  Gassendi,  il  lut  mêlé  indirectement  à  la 
littérature  du  xvir  siècle.  On  suppose  qu'il  a 
fourni  à  Molière  plusieurs  traits  satiriques  contre 
les  médecins  et  à  la  Fontaine  les  sujets  de 
quelques-unes  de  ses  fables.  Il  a  contribué  avec 
Racine  et  Boileau  à  la  rédaction  de  VArrH  bur- 
lesque, et  fut  un  des  collaborateurs  les  plus 
actifs  des  journaux  scientifiques  et  littéraires  de 
l'époque.  Mais  les  ouvrages  par  lesquels  il  mérite 
surtout  d'occuper  une  place  dans  ce  recueil  sont 
les  suivants  :  Abrégé  de  la  philosophie  de  Gas- 
sendi (8  vol.  in-12,  Lyon,  1678  et  1684);  Doutes 
de  M.  Bernier  sur  plusieurs  chapitres  de  son 
Abrégé  de  Gassendi  (in-12,  Paris,  1682);  Éclair- 
cissements sur  le  livre  de  M.  de  la  Ville  (le  P.  le 
Valois)  intitulé  :  Sentiments  de  M.  Descartes 
touchant  l'essence  et  les  propriétés  des  corps; 
Traité  du  libre  et  du  volontaire,  in-12,  Amster- 
dam, 1685;  Mémoire  sur  le  Quiétisme  des  Indes, 
dans  VHistoire  des  ouvrages  des  Savants,  de 
Basnage,  septembre  1688.  Voici  les  titres  des 
deux  autres  écrits  où  M.  Bernier  défend  contre 
Morin  la  doctrine  et  la  personne  de  son  maître  : 
Anatom.ia  ridiculi  mûris,  hoc  est  disserta- 
tiunculœ  J.  B.  Morini  astrologi,  adversus  cx- 
positatn  a  P.  Gassendo  philosophiam ,  in-4, 
Paris,  1651;  —  Favilla  ridiculi  Mûris,  etc.,  in-4, 
Paris,  1653. —  Consulter  sur  Bernier  la  notice  que 
lui  a  consacrée  M.  de  Lens  dans  le  Dictionnaire 
historique,  géograpliique  et  biologique  de  l'Anjou. 

X. 
BERTRAND  (Alexandre),  né  à  Rennes  en  1795, 
mort  en  1831,  élève  de  l'École  polytechnique, 
docteur  en  médecine,  a  étudié  en  physiologiste  i 
et  en  philosophe  les  phénomènes  du  somnambu- 
lisme et  particulièrement  ceux  qu'on  a  attribués 
au  magnétisme  animal. 

Dans  un  ouvrage  intitulé  Traité  du  Somnam- 
bulisme (Paris,  1823,  in-8),  il  distingue  quatre 
espèces  de  somnambulisme  :  1°  le  somnambu- 
lisme essentiel,  se  produisant  pendant  le  sommeil 
chez  des  individus  qui  paraissent  jouir  d'ailleurs 
d'une  santé  parlaite;  2"  le  somnambulisme  symp- 
tomaiique,  apparaissant  dans  le  cours  de  certaines 
maladies  dont  on  peut  le  considérer  comme  une 
crise  ou  un  symptôme  ;  3°  le  somnambulisme 
artificiel,  que  iont  naître  à  volonté  chez  certains 
sujets  les  pratiques  des  magnétiseurs  ;  4°  le  som- 
nambulisme extatique,  résultat  d'une  exaltation 
morale  exagérée,  contagieux  par  imitation,  celui 
des  possédés  au  moyen  âge.  Il  pense  que  toutes 
ces  espèces  de  somnambulisme  sont  de  la  même 
nature,  mais  que  l'étude  des  deux  dernières  peut 
éclairer  la  science  sur  les  phénomènes  du  som- 
nambulisme, d'autant  mieux  que  l'observateur 
peut  entrer  en  communication  avec  les_ somnam- 
bules de  ces  deux  genres.  Voici  le  résumé  de 
sa  théorie.  Il  y  a  dans  l'homme  deu.x  vies,   la 


BERT 


—  172  — 


BERT 


vie  organique  intérieure  et  la  vie  extérieure 
ou  do  relation.  Dans  le  sommeil,  la  vie  de 
relation  est  plus  ou  moins  complètement  sus- 
pendue: au  contraire,  la  vie  intérieure  de- 
vient plus  intense,  selon  l'aphorisme  d'Hippo- 
crate  :  In  somno  motus  intra;  sorritius  labor 
visccribus.  Dans  le  sommeil,  les  fibres  cérébrales 
produisent  par  leurs  mouvements  spontanés  une 
foule  d'impressions  et  d'images  qui  afTcctent  le 
dormeur  comme  feraient  des  perceptions  vérita- 
bles: ce  sont  les  rêves.  Lorsque  la  vie  de  relation 
n'est  pas  assez  entièrement  suspendue  pour  en- 
lever la  possibilité  des  mouvements  musculaires, 
lorsque  quelques  sens  demeurent  en  activité,  le 
dormeur  devient  somnambule.  L'état  de  somnam- 
bulisme, dans  quelques  circonstances  qu'il  se 
produise,  cons'ste  surtout  en  deux  choses  :  1°  dans 
le  reflux  de  la  vie  vers  les  organes  intérieurs; 
2°  dans  la  surexcitation  du  cerveau.  Cette  con- 
centration de  la  vie  vers  les  organes  internes 
rend  perceptibles  au  somnambule  les  impressions 
qui  se  rapportent  à  ces  organes  et  qu'il  ne  perçoit 
pas  en  temps  ordinaire.  De  là  des  faits  d'appa- 
rence merveilleuse  :  la  prévision  des  accidents 
pathologiques  qui  doivent  s'accomplir  en  lui, 
le  développement  de  l'instinct  des  remèdes,  l'ap- 
préciation de  la  durée,  l'apparition  des  symptômes 
morbides  de  personnes  étrangères.  La  surexcita- 
tion du  cerveau  explique  des  phénomènes  d'un 
autre  ordre  :  le  perfectionnement  de  la  mémoire, 
l'activité  extraordinaire  de  l'imagination,  l'oubli 
au  réveil,  la  communication  des  pensées  et  des 
volontés  étrangères,  enfin  la  puissance  du  som- 
nambule sur  les  phénomènes  de  la  vie  inté- 
rieure. 

On  voit  que  le  docteur  Bertrand  accepte  tous 
ou  presque  tous  les  faits  que  l'on  dit  se  produire 
chez  les  somnambules  extatiques  ou  chez  les 
sujets  des  magnétiseurs,  mais  il  ne  discute  pas 
quelle  est  la  cause  qui  produit  l'état  de  ces 
derniers;  c'est  pourquoi  il  appelle  leur  somnam- 
bulisme artificiel  et  non  magnétique.  Il  les  prend 
dans  cet  état  et  cherche  à  expliquer  physiologi- 
quement  les  phénomènes  qu'ils  présentent.  On 
peut  trouver  qu'il  met  quelcjue  complaisance  et 
même  un  peu  de  crédulité  dans  la  simple  ac- 
ceptation de  tous  ces  faits;  mais,  comme  la 
théorie  qu'il  expose  est  purement  scientifique, 
elle  mérite  déjà  d'être  discutée  par  les  médecins 
et  les  philosophes.  Cependant,  malgré  le  soin 
qu'il  apporte  à  ne  pas  s'expliquer  sur  la  nature 
de  la  cause  qui  produit  le  somnambulisme  arti- 
ficiel et  à  refuser  à  celui-ci  le  nom  de  magné- 
tique, il  est  évident  qu'il  admet  l'existence  d'un 
fluide  particulier  dont  le  magnétiseur  dirigerait 
à  son  gré  les  effluves  vers  le  somnambule.  En 
effet,  dans  un  autre  ouvrage  dont  il  sera  ques- 
tion tout  à  l'heure,  il  reconnaît  avoir  partage 
avec  une  foi  profonde  les  principales  croyances 
des  plus  chauds  partisans  du  magnétisme  animal 
et  avoir  envoyé  en  1821,  pour  un  concours  ouvert 
à  Berlin,  un  mémoire  oii  il  défend  la  cause 
commune.  Le  Traité  du  Somnambulisme  n'est 
même  que  le  résumé,  très-atténué,  comme  on 
l'a  vu,  de  leçons  publiques  faites  par  le  docteur 
Bertrand  sur  le  magnétisme  animal  et  en  sa 
faveur,  au  milieu  des  railleries  des  incrédules. 

Dans  un  traité  intitulé  :  du  Magnétisme 
animal  en  France  et  des  jugements  qu'en  ont 
portés  les  sociétés  savantes,  suivi  de  Considéra- 
tions sur  Vapparition  de  l'extase  dans  les 
traitements  magnétiques  (Paris,  1826,  in-8),  de 
nouvelles  lumières  se  l'ont  dans  l'esprit  du  docteur 
Bertrand.  Il  se  sépare  des  partisans  absolus  du 
magnétisme,  en  déclarant  que  le  magnétisme 
animal  n'existe  pas,  qu'il  n'y  a  pas  de  fluide 
magnétique,  que  la  volonté  du  soi-disant  ma- 


gnétiseur n'est  pour  rien  dans  la  production  du 
somnambulisme  artificiel;  mais  il  se  sépare  à  la 
fois  de  ses  adversaires  également  exagérés,  en 
maintenant  la  réalité  des  faits  du  somnambu- 
lisme, seulement  comme  des  efl"ets  étrangers  au 
])rétendu  magnétisme  animal  et  procédant  d'une 
tout  autre  cause.  Le  somnambulisme  artificiel 
n'est  plus  à  .ses  yeux  qu'une  variété  de  l'extase, 
et  il  propose  de  remplacer  le  premier  mot  par 
le  second.  Du  reste  il  défiait  assez  vaguement 
l'extase,  «un  étatpartiLulier,  qui  n'est  ni  Ta  veille, 
ni  le  sommeil,  un  état  qui  est  naturel  à  l'homme, 
en  ce  sens  qu'on  le  voit  constamment  apparaître, 
toujours  identique  au  fond,  dans  certaines  cir- 
constances données.  »  La  plus  puissante  de  ces 
circonstances  qui  produisent  l'extase,  est  une 
exaltation  morale  portée  à  un  haut  degré.  Ce 
second  ouvrage  diffère  donc  du  premier  en  ce 
seul  point,  que  le  magnétisme  animal  admis  dans 
celui-ci,  au  moins  comme  possible  et  tacitement 
comme  réel,  est  décidément  repoussé  dans  celui- 
là.  Mais  les  faits  du  somnambulisme  artificiel, 
devenus  ceux  de  l'extase,  demeurent  les  mêmes 
et  conservent  la  même  explication. 

Puisque  le  docteur  Bertrand,  débarrassé  par  la 
seule  puissance  de  son  bon  sens  de  la  croyance 
temporaire  au  fluide  magnétique,  ramenait  à 
l'extase  tous  les  faits  du  somnambulisme,  quelles 
que  fussent  les  causes  déterminantes  de  cet  état, 
il  devait  être  conduit  naturellement  à  étudier 
l'extase  de  plus  près,  d'autant  plus  qu'il  la  dé- 
clarait être  un  état  réel,  historique  et  toujours 
actuel,  mais  inconnu  à  la  science;  il  devait  en 
donner  une  théorie  scientifique  qui  expliquât  les 
phénomènes  d'apparence  merveilleuse  à  la  réalité 
desquels  il  ne  cessait  d'accorder  sa  croyance.  En 
effet,  il  se  proposait,  dit-on,  de  composer  un 
volumineux  ouvrage  sur  l'extase.  Ce  projet  n'a  pas 
été  exécuté  dans  ces  vastes  proportions  ;  le  docteur 
Bertrand  a  seulement  écrit  pour  V Encyclopédie 
progressive  un  petit  traité  de  cinquante-six  pages 
intitulé  :  Extase;  de  l'état  d'extase  considéré 
comme  une  des  causes  des  effets  attribués  au 
magnétisme  animal  (1826,  8'  traité).  Dans  ces 
pages  qui  ne  sont  en  partie  que  le  résumé  de 
l'ouvrage  précédent,  le  docteur  Bertrand  ne 
s'occupe  que  de  l'extase  produite  par  l'exaltatiou 
morale,  dont  le  somnambulisme,  dit  magnétique, 
est  un  cas  particulier.  Après  avoir  rappelé  l'in- 
fluence si  puissante  que  le  moral  e.xerce  sur  le 
physique  et  les  phénomènes  physiologiques  qui 
en  résultent  et  qui  ont  souvent  passe  pour  des 
miracles,  il  place  l'état  d'extase  au  nombre  de  ces 
effets,  comme  un  fait  d'aulant  plus  surprenant 
qu'il  ne  se  produit  pas  seulement  chez  des  in- 
dividus isolés,  mais  qu'il  se  propage  à  la  façoa 
d'une  épidémie.  L'histoire  a  enregistré  plusieurs 
de  ces  épidémies  singulières,  par  exemple,  celle 
qui  éclata  parmi  les  religieuses  de  Louaun  et 
dont  Urbain  Grandier  fut  la  victime.  Le  somnam- 
bulisme, dit  magnétique,  serait  une  épidémie  de 
plus.  Parmi  les  phénomènes  qu'on  observe  chez 
les  extatiques,  A.  Bertrand  prend  à  part  ceux 
qu'il  appelle  du  nom  général  d'inspiration.  Il 
définit  l'inspiration  :  l'acquisition  d'idées  et  de 
notions  que  l'intelligence  n'a  pas  la  conscience 
d'avoir  formées  ou  acquises,  la  manière  dont 
l'extatique  prétend  qu'elles  lui  sont  inspirées 
n'étant  qu'une  circonstance  accessoire.  De 
l'inspiration  ainsi  définie  il  donne  l'explication 
suivante.  Quand  nous  faisons  un  raisonnement^ 
soit  :  tout  homme  est  mortel,  Pierre  est  homme, 
donc  il  est  mortel,  après  avoir  considéré  atten- 
tivement les  deux  prémisses,  nous  ne  pouvons 
nous  refuser  à  admettre  la  conclusion,  et  notre 
seule  participation  active  à  l'acquisition  de  cette  [ 
conclusion  est  l'attentioo  que  nous  avons  donnée 


BESS 


—  173  — 


BEUR 


i|nix  prémisses;  la  conclusion  elle-même  s'impose 
''  «r  son  évidence.  Si  donc  les  idées  que  notre 
.ttention  rapprooiie  ainsi  avec  eflbrt  naissaient 
le  notre  cerveau  sans  exercice  de  notre  volonté, 
a  conclusion  nous  en  paraîtrait  révélée.  C'est 
précisément  ce  (jui  arrive  aux  extatiques  :  leur 
cerveau  surexcite  suscite  et  rapproche  une  foule 
d'idées  à  la  production  et  à  la  comparaison  des- 
quelles ils  ne  partiL-ipent  pas  :  la  conclusion  leur 
en  tombe  da))s  l'esprit  et  ils  cnerchent,  ils  rêvent 
une  cause  qui  en  explique  l'apparition. 

Le  mérite  du  docteur  Bertrand  est.  outre  une 
parfaite  sincérité,  d'avoir,  le  premier  ou  l'un 
des  premiers,  su  tenir  un  juste  milieu  vraiment 
philosophique  entre  les  opinions  extrêmes  de 
ceux  qui  a  ceptaient  .sans  contrôle  le  magnétisme 
animal  avec  tous  ses  miracles  et  de  ceux  qui 
rejetaient  indistinctement  avec  le  magnétisme 
les  faits,  incontestables  et  naturels  quoique  éton- 
nants en  apparence,  du  somnambulisme  et  de 
l'extase;  mérite  d'autant  plus  grand  qu'il  avait 
tout  d'abord  abondé  dans  l'erreur.  Toutel'ois  on 
peut  lui  reprocher  en:ore  d'être  trop  peu  sévère 
dans  l'acceptation  et  dans  l'explication  de  certains 
faits,  même  après  avoir  abjuré  le  magnétisme. 
Ces  reproches  s'adressent  en  particulier  à  son 
second  ouvrage  ;  les  excellentes  quoique  très- 
courtes  considérations  que  renferme  son  petit 
traité  de  V Extase  donnent  peut-être  lieu  de 
croire  que,  s'il  eût  vu  le  jour,  son  grand  ouvrage 
les  eiit  réduits  à  néant. 

A.  Bertrand  a  encore  publié  des  Lettres  sur 
les  révolutions  du  globe,  Paris,  1824,  in-18,  et  des 
Lettres  sur  la  plujsiijue,  Paris,  1825,  2  vol.  in-8, 
où  il  a  essayé  de  vulgariser  les  découvertes  de 
la  science.  Enfin  il  a  rédigé  pendant  plusieurs 
années  la  partie  scientifique  du  journal  le  Globe. 

A.  L. 

BESSABION  (Jean),  un  de  ceux  qui  ont  le 
plus  contribué  à  répandre  en  Octident  la  con- 
naissance des  lettres  et  de  la  philosophie  grec- 
ques. Né  à  Trébizonde  en  1389,  selon  quelques- 
uns  en  1393,  il  entra  d'abora  dans  l'ordre  de 
Saint-Basile,  et  passa  vingt  et  un  ans  dans  un 
monastère  du  Péloponnèse,  occupé  de  l'étude 
des  lettres,  de  la  théologie  et  de  la  philosophie, 
à  laquelle  il  fut  initié  par  le  célèbre  Gémiste 
Pléthon.  En  1438,  il  accompagna  en  Italie,  avec 
d'autres  Grecs  de  distinction,  l'empereur  Paléo- 
logue  se  rendant  au  concile  de  Ferrare  pour 
opérer  la  réunion  de  l'Église  grecque  et  de  l'É- 
glise latine.  S'étant  prononcé  pour  les  Latins,  et 
ayant  fait  prévaloir  son  opinion  dans  l'esprit  de 
Paléologue,  le  pape  Eugène  lY  l'en  récompensa 
en  le  nommant  cardinal-prêtre  du  litre  des  Apô- 
tres. Dès  lors,  soit  pour  se  conformer  aux  exi- 
gences de  sa  nouvelle  dignité,  soit  pour  échap- 
per aux  troubles  qu'excita  dans  son  pays  le 
projet  de  réunion  arrêté  à  Ferrare,  Bessarion  se 
hxa  en  Italie,  où  sa  maison  devint  le  centre  du 
mouvement  intellectuel  qui  s'opérait  alors  en 
faveur  des  lettres  antiques.  Les  successeurs 
d'Eugène  IV  le  traitèrent  avec  la  même  faveur. 
Nicolas  I"  le  nomma  archevêque  de  Siponlo  et 
cardinal-évêque  du  titre  de  Sabin.  Pie  II  lui 
conféra  le  titre  de  patriarche  de  Constantinople. 
Il  remplit  successivement  différentes  missions 
diplomatiques  de  la  plus  haute  importance;  deux 
fois  même  il  faillit  être  élu  souverain  pontife. 
Enfin  ^1  mourut  à  Ravenne,  le  19  novembre 
1472. 

Les  é,:rits  philosophiques  de  Bessarion  se  rap- 
portent tous  à  la  querelle  qui  s'éleva  de  son 
temps  et  au  milieu  de  ses  compatriotes  habitant 
l'Italie,  entre  les  partisans  d'Aristote  et  de  Pla- 
ton. Gémiste  Pléthon,  dans  un  petit  écrit  sur  la 
Différence  de   la  philosophie   de  Platon  et  de 


celle  d'Aristote,  avait  attaqué  ce  dernier  avec 
assez  de  violence.  Le  chef  du  Lycée  fut  défendu 
par  Oennadius  et  Théodore  de  Gaza.  Bessarion, 
con.sulté  sur  la  question,  essaya  de  concilier  les 
deux  partis,  en  montrant  que  Platon  et  Aristote 
no    sont   pas   aussi    divisés  qu'on  le  pense,  et 

au'il  faut  les  vénérer  également  comme  les 
eux  plus  grands  génies  de  l'antiquité.  Ce  fut 
alors  que  Geor^çc  de  Trébizonde  vint  ranimer  la 
dispute,  en  publiant,  sous  le  titre  de  Compa- 
raison entre  IHaton  et  Aristote  [Comparatio 
Platonis  et  Aristotelis),  une  longue  et  amère 
diatril)e  contre  Platon.  Bessarion  publia  à  cette 
occasion  deux  écrits,  qui  ne  servirent  pas  peu  à 
préparer  les  voies  à  une  manière  plus  large 
d'étudier  la  philosophie  et  à  une  connaissance 
plus  approfondie  des  monuments  originaux: 
l'un  [Epistola  ad  Mich.  Apostolium  de  Prœs- 
tantia  Platonis  prœ  Aristotcle,  gr.  et  lat.,  dans 
les  Mémoires  de  l'Académie  des  inscriptions, 
t.  III,  p.  303)  est  adressé  sous  la  forme  d'une 
lettre  au  jeune  Apostolius,  qui,  sans  rien  enten- 
dre au  sujet  de  la  discussion,  avait  écrit  contre 
Aristote  un  véritable  pamphlet;  l'autre,  beau- 
coup plus  considérable,  est  dirigé  contre  Geor- 
ge de  Trébizonde,  et  a  pour  titre  :  In  calum- 
niatorem  Platonis  (in-f°,  Venise,  1.503  et  1516; 
in-f°,  Rome,  1469).  Bessarion  démontre  très- 
bien  à  son  adversaire  qu'il  n'entend  pas  les 
écrits  du  philosophe  contre  lequel  il  se  déchaîne 
avec  tant  de  violence.  Mais,  quant  à  sa  propre 
impartialité,  il  ne  faut  pas  qu'elle  nous  fasse  il- 
lusion ;  le  disciple  de  l'enthousiaste  Gémiste 
Pléthon  ne  pouvait  pas  tenir  la  balance  égale 
entre  les  deux  princes  de  la  philosophie  an- 
cienne. Dans  son  opinion,  Platon  est  beaucoup 
plus  près  de  la  vérité  quand  il  nous  décrit  la  na- 
ture du  ciel,  celle  des  éléments  et  les  diverses 
figures  des  corps.  Que  pense-t-il  donc  de  sa 
théologie  et  de  sa  morale  ?  Il  n'hésite  pas  à  les 
regarder  comme  parfaitement  orthodoxes,  et  il 
va  même  jusqu'à  les  présenter  comme  la  plus 
grande  preuve  qu'on  puisse  donner  de  la  vérité 
de  la  religion,  comme  le  moyen  le  plus  efficace 
d'y  ramener  les  esprits  sceptiques  et  incrédules. 
Pour  lui,  oser  attaquer  Platon,  c'est  se  révolter 
contre  l'autorité  des  Pères  de  l'Église  et  contre 
la  religion  elle-même;  car,  ainsi  qu'il  cherche  à 
le  démontrer  avec  beaucoup  d'esprit  et  d'érudi- 
tion, tout  ce  que  Platon  a  enseigné  sur  la  nature 
divine,  sur  la  création,  sur  le  gouvernement  du 
monde,  sur  la  liberté  et  la  fatalité,  sur  l'âme 
humaine,  a  été  consacré  par  les  dogmes  du 
christianisme.  On  conçoit  que  de  telles  opinions, 
malgré  la  réserve  avec  laquelle  elles  furent  ex- 
posées, aient  pu,  non-seulement  achever  la  ruine 
déjà  commencée  de  la  scolastique,  mais  prépa- 
rer de  loin  l'indépendance  de  la  philosophie  mo- 
derne, en  élevant  la  raison  humaine  au  niveau 
de  la  révélation. 

Outre  les  ouvrages  que  nous  venons  de  men- 
tionner, Bessarion  a  publié  aussi  une  traduction 
latine  des  MemorabiUa  de  Xénophon,  Louvain, 
1533,  in-4  ;  de  la  Métaphysirjue  d'Aristote,  avec 
le  fragment  attribué  à  Theophraste,  Paris,  1516, 
in-4  ;  et,  dans  un  écrit  intitulé:  Correctorium 
interpretationis  librorum  Platonis  de  Legibus, 
il  releva  les  fautes  commises  par  son  adver- 
saire George  de  Trébizonde  dans  la  traduction 
des  Lois  de  Platon.  —  Voy.  Vacherot,  Histoire 
critique  de  l'école  d'Alexandrie,  3  vol.  in-8, 
Paris,  18'i6-5l'. 

BEURHUSIUS  (Frédéric),  philosophe  alle- 
mand, contemporain  de  Ramus  dont  il  adopta 
la  doctrine  avec  ardeur.  Il  n'admettait  pas  même 
qu'il  pût  y  avoir  quelque  erreur  dans  sa  dialec- 
tique et  soutenait  qu'elle  était  parfaite,  perfectam 


BICH 


174  — 


BIEN 


esse  omnibus  modis  Rami  dialecticam,  nous  dit 
Elswich.  Lorsque  Schegk  eut  donné  le  signal  de 
la  résistance  a  cette  rélbrmc,  et  que  Cornélius 
Martini  eut  publié  contre  Ramus  une  violente 
diatribe,  Beurhusius,  de  concert  avec  ses  amis 
Hoddée  et  Buscber,  recteurs  des  académies  de 
Gœttingue  et  de  Hanovre,  écrivit  une  délense 
du  ramisme,  en  trois  dissertations  qui  parurent 
réunies  en  1596  à  Lemgow.  Voy.  Elswich,  de 
Varia  Arislolelis  in  scholis  proleslantismis  j'or- 
tuna,  Wittemberg,  1720,  p.  55  et  62. 

BIAS,  l'un  des  sept  sages  de  la  Grèce,  naquit 
à  Priène,  une  des  principales  villes  de  l'Ionie, 
vers  l'an  570  avant  J.  C.  Il  fut  principalement 
occupé  de  morale  et  de  politique,  comme  tous 
ceux  qu'on  honorait  alors  du  titre  de  sages.  11 
avait,  en  quelque  sorte,  condamné  à  l'avance 
les  spéculations  philosophiques,  en  disant  que 
nos  connaissances  sur  la  Divinité  se  bornent  à 
savoir  qu'elle  existe,  et  qu'on  doit  s'abstenir  de 
toute  recherche  sur  son  essence.  11  fit  une  étude 
particulière  des  lois  de  sa  patrie,  et  consacra  les 
connaissances  qu'il  avait  acquises  en  cette  matière 
à  rendre  service  à  ses  amis,  soit  en  plaidant 
pour  eux,  soit  en  se  faisant  leur  arbitre.  11  refusa 
toujours  l'appui  de  son  talent  à  l'injustice,  et 
l'on  avait  coutume  de  dire,  pour  désigner  une 
cause  éminemment  droite  :  c'est  une  cause  de 
l'orateur  do  Priène.  Possesseur  d'une  grande 
fortune,  il  la  consacrait  à  de  nobles  actions,  tout 
en  la  dédaignant  pour  son  propre  usage  ;  on  sait 
à  quelle  occasion  il  prononça  le  mot  célèbre  : 
«  Je  porte  tout  avec  moi.  »  Bias  passa  toute  sa 
vie  dans  sa  patrie,  où  il  mourut  dans  un  âge  fort 
avancé,  en  plaidant  pour  un  de  ses  amis.  Les 
Priéniens  lui  firent  des  funérailles  splendides, 
et  consacrèrent  à  sa  mémoire  une  enceinte, 
qu'on  appelait  du  nom  de  son  père,  le  Tenta- 
mium.  A  défaut  d'ouvrages,  nous  citerons  quel- 
ques maximes  de  Bias  :  «  Il  faut,  disait-il,  vivre 
avec  ses  amis  comme  si  l'on  devait  les  avoir  un 
jour  pour  ennemis.  »  —  «  Il  vaut  mieux  être  pris 
pour  arbitre  par  ses  ennemis  que  par  ses  amis  ; 
car,  dans  le  premier  cas,  on  peut  se  faire  un 
ami  ;  dans  le  second,  on  est  sûr  d'en  perdre  un.  » 
—  Voy.  Diogène  Laërce,  liv.  I,  ch.  v  ;  une  excel- 
lente biographie  de  Bias  par  M.  Clavier,  dans  le 
IV'  vol.  delà  Biographie  universelle:  la  Morale 
dans  Vanliquilé,  par  A.  Garnier,  Paris,  1865, 
in-12:  la  Morale  avant  les  philosophes,  par 
L.  Ménard,  Paris,  1860,  in-8j  l'article  Sages  (les 
Sept). 

BICHAT  (Marie-François-Xavier),  né  en  1771 
à  Thoirette,  département  de  l'Ain^  mort  à  31  ans 
en  1802,  anatomiste  et  physiologiste  du  premier 
ordre,  ne  mérite  d'être  compté  au  nombre  des 
philosophes  que  pour  ses  idées  sur  la  vie  et  la 
sensibilité.  Il  admettait  deux  sortes  de  vies  : 
l'une  animale,  l'autre  organique.  La  première  a 

Four  instruments  les  organes  au  moyen  desquels 
être  vivant  se  trouve  en  rapport  avec  le  monde 
entier  :  c'est  par  cette  raison  que  la  vie  animale 
s'appelle  aussi  vie  de  relation.  La  vie  organique 
a  pour  but  le  développement,  la  nutrition  et  la 
conservation  de  l'animal  :  les  organes  spécia- 
lement consacrés  à  cette  triple  fonction  sont 
placés  dans  les  profondeurs  du  corps;  mais  ils 
communiquent  avec  ceux  de  la  vie  externe  ou 
de  relation,  parce  que  ces  deux  vies  sont  réel- 
lement subordonnées  l'une  à  l'autre  et  ne  forment 
que  deux  aspects  différents  d'un  même  système. 
La  fonction  de  la  reproduction,  destinée  à  la 
conservation  de  l'espèce,  se  classe  mal  dans 
l'une  et  l'autre  espèce  de  vie  ;  elle  appartient 
très-visiblement  à  toutes  deux.  Bichat  reconnaît 
deux  sensibilités  :  l'une  animale,  source  des 
plaisirs  et  de  la  douleur  et  dont  nous  avons  par- 


faitement conscience  ;  l'autre  organique,  sur  le» 
phénomènes  de  laquelle  la  conscience  est  muette. 
La  vie  organique  est  donc  renfermée  dans  les 
limites  de  la  matière  organisée  et  a  pour  effet 
de  la  rendre  sensible  aux  impressions.  De  là 
deux  sortes  de  conlractilité  :  l'une  animale  ou 
volontaire,  l'autre  organique  et  involontaire. 
Bichat  rapporte  toutes  les  fonctions  de  l'intel- 
ligence à  la  vie  animale,  et  toutes  les  passions 
à  la  vie  organique.  En  plaçant  la  sensation  dans 
les  organes  eux-mêmes,  en  réduisant  toutes  les 
fonctions  intellectuelles  à  cette  sensibilité  or- 
ganique, Bichat  a  favorisé  le  matérialisme  con- 
temporain. Ses  Recherches  physiologiques  sur 
la  vie  et  la  mort,  publiées  en  1800,  ont  été  plu- 
sieurs fois  réimprimées.  J.  T. 

BIEL  (Gabriel),  philosophe  et  théologien  al- 
lemand, né  à  Spire  vers  le  milieu  du  xv«  siècle, 
se  fit  d'abord  remarquer  a  Mayence  comme  pré- 
dicateur. Lorsque  l'université  de  Tubingue  fut 
fondée  par  Éberhard,  duc  de  Wittemberg,  en 
1477,  il  y  fut  appelé  comme  professeur  de  théo- 
logie. Vers  la  fin  de  ses  jours,  il  se  retira  dans 
une  maison  de  chanoines  réguliers,  où  il  mourut 
en  1495.  Biel  est  un  des  plus  habiles  défenseur» 
du  nomiftalisme  d'Occam,  qu'il  exposa,  d'une 
manière  très-lucide,  dans  l'ouvrage  suivant  :  Col- 
leclorium  super  libros  senlentiarum  G.  Oc- 
cami,  in-f",  1501.  Il  a  laissé  aussi  quelques  ou- 
vrages de  théologie  plusieurs  fois  réimprimés. 

BIEN.  Tous  les  êtres  capables  de  quelque 
degré  d'activité,  on  pourrait  dire  simplement 
tous  les  êtres,  puisque  l'inertie  absolue  équivaut 
au  néant;  tous  les  êtres  tendent  à  une  fin,  vers 
laquelle  se  dirigent  tous  leurs  efforts  et  toutes 
leurs  facultés.  Cette  fin,  sans  laquelle  ils  n'a- 
giraient pas,  c'est-à-dire  n'existeraient  pas,  c'est 
ce  qu'on  appelle  le  bien.  Le  bien,  dans  sa  géné- 
ralité, qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  son  unité 
et  sa  perfection,  c'est  donc  le  but  proposé  à  l'ac- 
tivité des  êtres,  c'est  la  fin  dans  laquelle  ils 
cherchent  la  plénitude  de  leur  existence,  et, 
quand  ils  sont  doués  de  sensibilité,  de  leuroien.- 
être. 

Il  résulte  de  cette  définition,  la  seule  qui  s'ac- 
corde avec  le  sens  universellement  attribué  aa 
mot  défini,  qu'il  y  a  autant  d'espèces  de  bien, 
qu'il  y  a  d'espèces  d'êtres.  Mais  ce  serait  faire 
violence  au  langage  et  à  la  pensée  que  de  parler 
du  bien  des  minéraux,  des  liquides  et  des  gaz, 
en  un  mot,  des  corps  bruts,  simples  ou  com- 
posés. Les  corps  bruts  ne  sont  pas^  à  vrai  dire, 
des  êtres;  ce  ne  sont  que  des  phénomènes.  Ils 
n'ont  en  propre  aucun  bien  parce  qu'ils  ne  ten- 
dent vers  aucune  fin  déterminée.  Ils  servent 
d'instruments  et  de  moyens  à  des  existences 
moins  incomplètes  dans  la  recherche  des  biens 
qui  leur  appartiennent.  Le  bien  directement  in- 
telligible pour  nous  ne  commence  qu'avec  l'or- 
ganisation et  la  vie.  Il  y  a  certainement  un  bien 
pour  les  végétaux,  quoiqu'ils  soient  privés  de 
sentiment  et  de  connaissance.  Ce  bien,  vers 
lequel  ils  tendent  par  le  concert  de  leurs  organes 
et  de  leurs  propriétés  actives,  c'est  d'abord  leur 
complet  développement  conformément  à  un  type 
plus  ou  moins  arrêté,  ensuite  leur  conservation, 
et  enfin  leur  reproduction  ou  la  conservation  de 
leur  espèce.  Tout  ce  qui  favorise  ce  triple  résultat 
leur  est  bon;  tout  ce  qui  l'empêche  leur  est 
mauvais.  Les  idées  du  bien  et  du  mal  laur  sont 
donc  parfaitement  applicables. 

Quand  on  passe  du  règne  végétal  au  règne 
animal,  le  bien  est  encore  plus  facile  à  apercevoir, 
et  il  devient  plus  manileste  à  mesure  qu'on 
monte  plus  haut  sur  l'échelle  des  êtres  animés. 
Comme  pour  les  plantes,  le  bien  consiste  d'abord 
dans   le    développement,   la  conservation  et  la 


BIEN 


—   175  — 


BIEN 


reproduction  des  êtres,  c'est-à-dire  d;ins  l'exer- 
cice des  facultés  essentielles  de  ki  vie  sous  une 
l'orme  déterniince,  quoique  plus  ou  moins  va- 
riable. A  l'exercice  des  l'acullés  essentielles  de 
la  vie  vient  se  joindre  la  sensibilité,  (|ui  change 
le  bien  en  bien-être  et  le  mal  en  soufl'rance  ;  (|ui 
fait  rechercher,  on  pourrait  prcs(]ue  dire  qui 
l'ait  aimer  l'un  par  la  puissance  du  désir,  et  lait 
fuir  ou  ha'ir  l'autre  par  la  force  de  l'aversion.  A 
la  sensibilité  elle-même  s'ajoute  un  degré  de 
plus  en  plus  élevé  de  perception,  sinon  de  con- 
naissance, et  une  activité  instinctive  qui  a  quel- 
que ressemblance  éloignée  avec  la  volonté.  L'a- 
nimal n'est  pas  réduit  à  sentir  son  bien;  il  en  a 
une  représentation  intérieure  puisqu'il  est  ca- 
pable d'imagination  et  de  souvenir.  Il  ne  se 
borne  pas  à  le  poursuivre  et  à  l'accomplir  par  le 
mouvement  purement  physique  de  ses  organes; 
il  le  désire  et  jusqu'à  un  certain  point  il  le 
veut. 

Mais  c'est  dans  l'homme  que  le  bien  se  dé- 
couvre à  nous  sous  une  forme  éclatante  et  admet 
une  variété  d'expression,  par  conséqueni  une 
étendue  dont  il  n'est  pas  susceptible  dans  les 
êtres  inférieurs.  Le  bien,  dans  l'homme,  nous 
présente  au  moins  trois  caractères  qui  répondent 
à  trois  ordres  de  facultés.  Le  bien  physique,  re- 
présenté à  son  plus  haut  degré  par  le  dévelop- 
pement et  la  conservation  de  son  corps,  ou  pour 
le  désigner  d'un  seul  mot,  le  bien-être,  est  la 
fin  à  laquelle  tendent  les  propriétés  actives  ou 
les  énergies  multiples  de  ses  organes,  secondées 
et  dirigées  non-seulement  yav  Ta  perception  et 
la  sensation,  mais  par  la  reflexion  et  la  volonté, 
facultés  étrangères  à  l'animal.  Le  bien  intel- 
lectuel, c'est  la  fin  à  laquelle  tendent  toutes  les 
facultés  de  l'esprit,  toutes  les  forces  et  toute  l'ac- 
tivité de  la  pensée.  Il  se  résume  dans  la  vérité, 
ou  pour  parler  plus  exactement  dans  la  connais- 
sance de  la  vérité,  dans  la  science.  Le  bien 
moral,  c'est  le  but  que  poursuit  ou  la  règle  à 
laquelle  obéit  la  volonté  éclairée  par  la  raison; 
c'est  la  fin  que  doit  atteindre  ou  au  moins  se 
proposer  tout  être  raisonnable  et  libre,  sous 
peine  de  se  rendre  indigne  de  la  raison  et  de  la 
liberté!  Cette  fin,  c'est  le  devoir,  et  le  devoir 
accompli  se  nomme  la  vertu. 

Le  bien-être,  tel  que  nous  venons  de  le  définir, 
compris  comme  la  satisfaction  du  corps  et  des 
facultés  qui  dépendent  directement  des  sens, 
est  étroitement  lié  à  la  satisfaction  des  besoins 
et  des  facultés  de  l'âme.  Il  est  certain  que  nos 
forces  et  notre  santé  déclinent  quand  nos  affec- 
tions sont  blessées,  ou  comme  on  dit  vulgai- 
rement, quand  notre  cœur  est  en  souffrance, 
quand  le  mépris  nous  poursuit,  quand  l'inquié- 
tude nous  accable,  quand  le  remords  nous  dé- 
chire. Si,  au  contraire,  le  corps  et  l'âme  sont 
satisfaits  en  même  temps,  alors  ce  n'est  pas  du 
bien-être  que  nous  sommes  en  possession,  mais 
du  bonheur. 

Ces  trois  biens  de  l'homme  :  le  bonheur,  la 
science  et  la  vertu,  ou  le  bonheur,  la  vérité  et 
le  devoir,  devraient  être  par  leur  nature  insé- 
parables et  ne  former  qu'un  bien  unique.  On  ne 
comprend  pas,  en  effet,  qu'un  être  intelligent, 
qui  a  reçu  en  même  temps  la  faculté  et  le  be- 
soin de  connaître  la  vérité,  puisse  trouver  le 
bonheur,  un  bonheur  complet  et  digne  de  lui,  en 
dehors  de  la  science.  On  ne  comprend  pas  da- 
vantage que  le  bonheur  se  passe  de  la  vertu, 
puisque  la  vertu  est  l'accomplissement  habituel 
des  lois  les  plus  élevées  et  des  conditions  les 
plus  nécessaires  de  la  nature  de  l'homme,  con- 
sidéré comme  un  être  raisonnable  et  libre.  Est- 
il  admissible  qu'un  être  quelconque  soit  heureux 
ou  trouve  la  satisfaction  de  tous  ses  besoins  en 


dehors  des  conditions  essentielles  de  son  exis- 
tence? Enfin,  s'il  est  vrai  que  les  principes  sur 
les([uels  repose  la  veitu  ne  soient  que  les  lois  les 
plus  élevées  de  la  nature  humaine,  il  est  im- 
possible de  supposer  que  ces  lois  ne  s'accordent 
pas  avec  toutes  celles  qui  déterminent  le  but  et 
qui  règlent  l'exercice  de  nos  facultés;  par  con- 
sc([ucnl  a  vertu  ne  devrait  pas  pouvoir  se  dis- 
joindre du  bonheur. 

C'est  cette  union  de  tous  les  biens,  au  moins 
de  ceux  que  conçoit  la  raison  et  que  poursuit 
l'activité  de  l'homme^  en  un  bien  unique  et  in- 
divisible, que  les  anciens  ont  appelé  le  souverain 
bien.  En  dehors,  ou  ce  qui  revient  au  même,  au- 
dessous  du  souverain  bien,  ils  ne  reconnaissaient 
que  des  biens  secondaires. 

Que  cette  unité  existe  dans  la  nature  des 
choses,  dans  la  nature  du  bien,  cela  est  incon- 
testable. Mais  quand  on  tient  compte  des  limites 
diverses  dans  lesquelles  s'arrêtent  les  désirs,  les 
efforts  et  les  conceptions  habituelles  de  l'homme, 
on  rencontre  inévitablement  la  multiplicité  et  la 
division.  Combien  y  en  a-t-il  qui,  en  recherchant 
soit  le  bonheur,  ."^oit  la  vertu,  les  demandent 
complets  ou  même  sont  en  état  de  comprendre 
les  conditions  sous  lesquelles  l'objet  de  leurs 
vœux  atteint  cette  perfection?  L'immense  majo- 
rité d'entre  eux  se  contente  d'un  bonheur  relatif 
ou  d'une  vertu  relative.  Peu  leur  importe  que 
toutes  les  facultés  et  tous  les  besoins  de  leur  être 
soient  satisfaits  ;  il  leur  suffit  que  quelques-uns 
le  soient.  Ils  accepteraient  volontiers  le  bonheur 
avec  l'içnorance  et  avec  les  désordres  de  l'im- 
moralité, jusqu'à  ce  que  l'expérience  leur  ait 
démontré  que  le  bonheur  n'existe  pas  à  ce  prix. 
De  môme,  quand  ils  se  flattent  de  marcher  dans 
les  sentiers  de  la  vertu,  ils  n'ont  le  plus  souvent 
d'autre  but  que  d'échapper  aux  rigueurs  de  la 
loi  ou  au  mépris  de  leurs  semblables,  que  de 
vivre  en  paix  avec  eux-mêmes  et  avec  les  autres 
ou  d'échapper  aux  peines  d'une  autre  vie. 

Quand  le  souverain  bien,  le  bien  unique,  qui 
consiste  dans  la  perfection  de  notre  être,  se 
trouve  ainsi  divisé  et  mutilé  par  l'ignorance,  la 
faiblesse  ou  les  passions  humaines,  alors  il  faut 
établir  une  hiérarchie  entre  les  éléments,  les 
buts  partiels,  les  principes  multiples  dans  lesquels 
il  se  décompose.  Il  est  évident  que  le  bonheur 
nedépendantplusquede  nos  facultés  secondaires; 
ne  représentant  plus  que  des  biens  particuliers 
et  variables,  tels  que  le  plaisir,  l'intérêt,  le  pou- 
voir, doit  être  subordonné^  et  quand  cela  est- 
nécessaire,  doit  être  sacrifie  à  la  loi  du  devoir, 
qui  commande  à  nos  facultés  supérieures;  qui 
est  la  règle  et  la  condition  de  la  liberté  ;  qui, 
imposé  par  la  raison,  participe  à  son  unité,  à  sa 
perpétuité  et  à  son  universalité.  La  vertu,  c'est- 
à-dire  l'accomplissement  du  devoir,  devient  alors 
le  bien  absolu  ;  le  bonheur  n'est  plus  qu'un  bien 
relatif,  et  la  science,  revêtue  du  même  carac- 
tère, est  un  moyen  d'atteindre  à  tous  les  deux. 

De  même  que  les  biens  de  l'homme^  les  biens 
de  tous  les  êtres  qui  sont  susceptibles  d'en 
avoir  un,  ou  qui  possèdent  un  certain  degré  de 
vie  et  d'individualité,  se  réduisent  à  un  bien 
unique.  Tous  les  êtres,  depuis  les  plus  humbles 
jusqu'aux  plus  élevés,  sont  soumis  à  des  lois 
générales  qui,  se  coordonnant  les  unes  avec  les 
autres,  forment  ce  qu'on  appelle  le  plan  de  la 
création  ou  l'ordre  universel.  Hors  de  ce  plan 
rien  n'existe,  rien  ne  peut  exister,  parce  que 
rien  n'échappe  aux  lois,  c'est-à-dire  aux  con- 
ditions de  son  existence,  et  que  ces  conditions 
elles-mêmes  seraient  impossibles  si  elles  ne  s'ac- 
cordaient entre  ellessous  l'empire  d'une  loi  com- 
mune, d'un  ordre  souverain  qui  s'impose  éga- 
lement au  monde  physique  et  au  monde  moral, 


BIEN 


—  176  — 


BILF 


à  la  nature  et  à  la  conscience.  C'est  cet  ordre 
absolu  qui  est  le  bien  unique  et  indivisible  de 
tous  les  êtres.  Selon  Platon  et  les  philosophes  de 
l'école  d'Alexandrie,  le  bien  unique,  indivisible, 
universel,  qui  se  communique,  d.ins  une  cer- 
taine mesure,  à  tous  les  êtres,  se  conlond  avec 
riutclUgcnce  divine,  avec  Dieu  lui-même,  qu'on 
ne  peut  sTparer  de  son  intelligence.  Voilà  pour- 
quoi, dans  leurs  écrits.  Dieu  s'appelle  le  liien. 
Mais  il  n'est  pas  nécessaire  d'aller  jusqu'à  cette 
identification  pour  concevoir  le  bien  dans  son 
universalité  et  son  unité  suprême. 

Lidée  du  bien,  quand  nous  jugeo  s  les  actions 
humaines,  ou  quand  nous  voulons  leur  prescrire 
une  règle'  commune,  étant  souvent  substituée  à 
l'idée  du  devoir,  il  n'est  pas  sans  intérêt  de  re- 
chercher jusqu'à  quel  point  cette  substitution 
est  légitime  ou  quel  est  exactement  le  rapport 
des  deux  idées  qui  prennent  ainsi,  dans  les  ha- 
bitudes de  notre  esprit  et  de  notre  langage,  la 
place  l'une  de  l'autre. 

Le  devoir  est  nécessairement  compris  dans  le 
bien,  mais  le  bien  n'est  pas  tout  entier  compris 
dans  le  devoir.  Celui-ci  est  moins  étendu  que 
celui-là,  et  les  rapports  qui  existent  entre  eux 
peuvent  être  représentés  sous  la  figure  de  deux 
sphères  concentriques  qui,  ayant  le  même  centre, 
ditrèreni  par  leurs  circonlerences.  Qu'est-ce,  en 
effet,  que  le  devoir?  C'est  cette  loi  écrite  en 
nous-mêmes  à  laquelle  un  être  libre,  un  être 
raisonnable  ne  peut  laillir  sans  se  rendre  indigne 
de  la  raison  et  de  la  liberté,  par  conséquent  sans 
dé:hoir  du  rang  qui  lui  est  assigné  par  sa 
nature,  sans  encourir  son  propre  mépris  et  celui 
de  ses  semblables.  Cela  revient  à  dire  que  le 
devoir  s'impose  à  nous  absolument,  et  que  celui 
qui  le  viole  avec  intention,  se  plaçant  en  dehors 
ou  plutôt  au-dessous  de  l'iiumanité  et  de  la  so- 
ciété, donne  à  la  société  et  à  l'humanité  le  droit 
de  le  répudier,  de  le  rejeter  de  leur  sein.  Il  est 
hors  de  doute  que  ce  que  la  raison  nous  com- 
mande avec  ce  caractère  d'impérieuse  obligation 
est  essentiellement  bon.  Mais  tout  ce  qui  est  bon, 
tout  ce  qui  est  conforme  aux  lois  de  la  raison, 
tout  ce  qu'admire  et  applaudit  la  conscience  mo- 
rale, ne  saurait  passer  pour  obligatoire  et  être 
compté  au  nombre  de  nos  devoirs. 

Le  bien,  même  quand  on  le  considère  dans 
les  seules  limites  de  l'humanité,  est  donc  plus 
■que  le  devoir,  quoique  le  devoir  soit  une  des 
iormes  ai  bien.  Le  devoir,  c'est  la  limite  au- 
dessous  de  laquelle  il  ne  nous  est  pas  permis  de 
descendre,  sans  perdre,  dans  l'ordre  moral, 
notre  qualité  d'1-iomme.  Le  bien,  c'est  le  but  le 
plus  élevé  que  puissent  se  proposer  les  efforts 
réunis  de  toutes  nos  facultés;  c'est  l'ordre  éternel, 
l'ordre  suprême,  auquel,  par  les  attributs  dis- 
tinctifs  de  notre  nature,  nous  sommes  appelés  à 
concourir  dans  la  mesure  de  notre  intelligence 
et  de  nos  forces;  c'est  plus  qu'une  simple  loi  de 
notre  existence  ou  une  perfection  relative,  c'est 
la  perfection  même,  vers  laquelle  nous  portent 
à  la  fois  la  raison  et  le  sentiment,  la  reflexion 
et  de  sublimes  instincts,  et  dont  il  est  en  notre 
pouvoir  d'approcher  de  plus  en  plus  sans  l'at- 
teindre jamais. 

11  n'est  pas  une  œuvre  philosophique  de  quel- 
que valeur  et  de  quelque  importance  ou  la 
question  du  bien  ne  soit  traitée  avec  plus  ou 
moins  d'étendue.  Celles-là  mêmes  où  elle  est 
examinée  séparément  sont  encore  trop  nom- 
breuses pour  être  citées.  Nous  nous  contenterons 
de  rappeler  parmi  ces  dernières  celles  qui  portent 
les  plus  grands  noms  de  l'histoire  de  la  phi- 
losophie :  la  République  de  Platon  ;  la  Morale  à 
Nicomaque,  la  Morale  à  Eudème  et  la  Grande 
Mo -aie   d'Aristole;  le   de  Finibus  bonorum  cl 


malorum  de  Ciccron  ;  le  de  Summo  bono  contra 
Manichœos  de  suint  Augustin;  le  1"V'  et  le 'V' 
livre  de  la  Recherche  de  la  Vérild,  les  Médita- 
lions  chrétiennes,  et  le  Traité  de  l'amour  de 
Dieu  de  Malebranche;  la  Critique  de  la  raison 
pratique  et  la  Métaphysique  des  mœurs  de 
Kant;  Méthode  pour  arriver  à  la  vie  bienheu- 
reuse deFichte;  Philosophie  du  droit  de  He- 
gel :  Cou7's  de  Droit  naturel  et  Mélanges  philo- 
sophiques de  Jouffroy;  du  Vrai,  du  Beau  et  du 
Bien  de  "V.  Cousin. 

BiLfinger  ou  BULFFINGER  (Georges-Ber- 
nard), né  le  23  janvier  1G93,  à  Canstadt,  dans  le 
Wurtemberg,  s'est  distingué  à  la  fois  comme 
physicien,  comme  théologien,  comme  homme 
d'Etat  et  comme  philosophe.  Il  est,  sans  con- 
tredit, l'un  des  esprits  les  plus  remarquables  qui 
soient  sortis  de  l'école  de  Leibniz,  et  le  petit 
royaume  qui  lui  donna  le  jour  le  compte  encore 
aujourd'hui  pirmi  ses  plus  grands  hommes.  Se 
destinant  à  l'état  ecclésiastique,  il  entra  d'abord 
au  séminaire  théologique  de  Tubingue;  mais  les 
livres  de  Wolf  étant  tombés  entre  ses  miiins,  il 
en  fut  tellement  charmé,  qu'il  se  voua  entiè- 
rement à  1.1  philosophie  leibnizienne.  Revenu 
plus  tard  à  la  théologie,  il  voulut  du  moins 
la  mettre  d'accord  avec  ses  éludes  de  pré- 
dilection. C'est  dans  ce  but  qu'il  composa  son 
traité  intitulé  :  Dilucidationes  philosophicœ  de 
Deo,  anima  humana,  mundo  et  gcneralibus 
rerum  aff'ectionibus  (in-4,  Tubingue,  1725,  1740 
et  1768).  Cet  ouvrage  eut  un  grand  succès  et  fit 
nommer  l'auteur  prédicateur  du  château  de  Tu- 
bingue et  répétiteur  au  séminaire  de  théologie; 
muis  Bilfinger,  éprouvant  le  besoin  d'aller  puiser 
à  sa  source  la  doctrine  dont  il  s'était  épris,  ne 
tarda  pas  à  se  rendre  à  l'Université  de  Halle,  où 
Wolf  enseignait  alors  avec  beaucoup  d'autorité 
le  système  de  son  maître.  Il  fut  nommé  ensuite, 
par  l'entremise  de  Wolf,  professeur  de  logique 
et  de  métaphysique  à  Saint-Pétersbourg.  Pendant 
qu'il  occupait  ce  poste,  l'Académie  des  sciences 
do  Paris  mit  au  concours  le  fameux  problème  de 
la  cause  de  la  pesanteur  des  corps.  Bilfinger 
entra  dans  la  lice  et  remporta  le  prix.  C'est  alors, 
c'est-à-dire  vers  1731,  que  le  duc  de  Wurtemberg 
songea  à  le  rappeler  comme  une  des  gloires  de 
son  pays.  11  fut  élevé  successivement  au  rang 
de  conseiller  privé,  de  président  du  consistoire 
et  de  secrétaire  du  grand  ordre  de  la  Vénerie. 
Bilfinger  se  servit  de  son  crédit  pour  opérer  des 
réformes  utiles  dans  l'administration  des  affaires 
publiques  et  dans  l'organisation  des  études  ;  car, 
aux  différentes  dignités  que  nous  venons  de 
mentionner,  il  joignait  celle  de  curateur  de  l'U- 
niversité. Il  mourut  à  Stuttgart  en  1750.  Sans 
doute  Bilfinger  n'a  rien  ajouté,  pour  le  fond,  au 
système  qu'il  reçut  des  mains  de  Leibniz  et  de 
■Wolf  comme  le  dernier  mot  de  la  sagesse  hu- 
maine; mais  il  l'a  exposé  et  développé  avec  une 
r.ire  intelligence,  dans  les  ouvrages  suivants: 
Disputatio  de  Iriplici  rerum  coynitione,  his- 
torica.  philosophica  et  mathematicaj  in-4,  Tu- 
bingue, 1722;  Disputatio  de  harmonia  prœsta- 
bilita,  in-4,  Tubingue,  1721;  Commentalio  de 
harmonia  animi  et  corporis  humani,  maxime 
prœstabilita,  ex  mente  Leibnizii,  in-8,  Franc- 
fort-sur-le-Mein,  1723,  et  Leipzig,  1735;  Epis-, 
tolœ  amœbeœ  Bulfingeri  cl  Hollmanni  de  har- 
monia prœstabilita,  ïn-k,  1728;  Commentalio 
philosophica  de  origine  et  permissione  mali, 
prœcipue  moralis,  in-8,  Francfort  et  Leipzig, 
1824;  Prœcepta  logica,  curante  Vellnagel,  in-8, 
léna,  1729.  Le  plus  important  de  tous  ces  ou- 
vrages est  celui  que  nous  avons  mentionné 
plus  haut  :  Dilucidationes  philosophicœ,  etc. 
Nous   citerons    aussi,    quoiqu'ils   se  rapportent 


BODI 


—  177  — 


BODI 


moins  directement  à  la  philosophie,  deux  autres 
écrits,  l'un  sur  les  Chinois  :  Spécimen  docli'inœ 
veterum  Shiarum  inoralis  et  polilicœ,  in-i, 
Francfort,  17"24;  l'autre  sur  le  Tractatus  theo- 
logico  politicus  de  Spinoza  :  Notas  brèves  in 
Ben.  Spinozœ  methodum  explicandi scripturas, 
in-4,  Tubing.,  1733. 

BION  DE  BoiiYSTiiKNE,  aiusi  appelé  parce  qu'il 
naquit  à  Boryslhènc,  ville  grecque  sur  les  bords 
du  fleuve  de  ce  nom,  aujourd'hui  le  Dnieper.  11 
était,  comme  il  le  dit  lui-même  à  Antigone  Go- 
natas,  auprès  de  qui  il  était  en  grande  faveur, 
fils  d'un  affranchi  et  d'une  courtisane.  Vendu 
comme  esclave  avec  toute  sa  famille,  il  tomba 
entre  les  mains  d'un  orateur  à  qui  il  eut  le  bon- 
heur de  plaire  et  qui  lui  laissa,  en  mourant, 
tous  ses  biens.  Bion  les  vendit  pour  aller  à  Athè- 
nes étudier  la  philosophie.  11  s'attacha  d'abord  à 
Cratès  et  à  l'éL-ole  cynique,  puis  il  reçut  les  le- 
çons de  Théodore  l'Athce,  et  finit  enfin  par  se 
Basser  de  maître,  sans  échapper  cependant  à  l'in- 
uence  qu'il  avait  subie  jusque-là.  Il  fut  lui-même 
accusé  d'athéisme,  si  l'on  en  croit  une  tradition  se- 
lon laquelle  il  aurait  regardé  comme  indifférentes 
toutes  les  questions  relatives  à  la  nature  des 
dieux  et  à  la  divine  Providence.  On  cite  de  lui 
plusieurs  paroles  qui  prouvent  au  moins  son  in- 
crédulité à  l'égard  du  paganisme.  Diogène  Ltiërce 
le  regarde  comme  un  sophiste  ;  Ératosthène  disait 
qu'il  avait  le  premier  revêtu  de  pourpre  la  phi- 
losophie. Bion  a  beaucoup  écrit;  mais  il  ne  nous 
reste  de  ses  ouvrages  que  quelques  fragments 
disséminés  dans  Stobée. 

Il  a  existé  un  autre  Bion,  désigné  également 
sous  le  titre  de  philosophe,  et  à  qui  nous  ne  pou- 
vons assigner  aucune  époque  précise  dans  l'his- 
toire. C'était  un  mathématicien  d'Abdère  et  de  la 
famille  de  Démocrite.  Selon  Diogène  Laërce,  il 
est  le  premier  qui  ait  enseigné  qu'il  y  a  des  con- 
trées de  la  terre  où  l'année  ne  se  compose  que 
d'un  seul  jour  et  d'une  seule  nuit  dont  la  durée 
est  également  de  six  mois.  Il  connaissait  donc  la 
sphéricité  de  la  terre  et  l'obliquité  de  l'éclipti- 
que.  Il  est  malheureux  que  nous  ne  sachions  pas 
à  quel  temps  remonte  cette  découverte.  Voy. 
Diogène  Laërce,  liv.  IV,  ch.  vu. —  Rossignol,  Frag- 
menta Bionis  Borystenilhœ  philosophi,  e  variis 
scriptoribus  collecta,  in-4,  Paris,  1830. 

BOCARDO.  Terme  mnémonique  de  convention 
par  lequel  les  logiciens  désignaient  un  des  modes 
de  la  troisième  figure  du  syllogisme.  Voy.  la  Lo- 
gique de  Port-Royal,  3'  partie,  et  l'article  Syllo- 
gisme. 

BODIN  (Jean)  naquit  à  Angers  en  1520,  et, 
sans  rien  savoir  de  précis  sur  sa  famille,  on  peut 
présumer  pourtant  que  son  père  était  juriscon- 
sulte, et  que  sa  mère  appartenait  à  la  religion 
Israélite  pour  laquelle  Bodin  s'est  toujours  montré 
respectueux  et  bienveillant.  Il  étudia  le  droit  à 
Toulouse,  oii  plus  tard  il  professa  cette  science. 
et  arriva  à  Paris  vers  l'âge  de  quarante  ans.  Il 
avait  déjà  publié  un  opuscule  sur  l'éducation,  et 
un  traité  de  jurisprudence,  qu'il  détruisit  en- 
suite. Mai^  sa  véritable  carrière  commence  en 
1566  avec  sa  Méthode  pour  connaître  l'histoire, 
et  deux  écrits  de  peu  d'étendue  sur  les  monnaies 
et  l'enchérissement  de  toutes  choses.  Ses  idées, 
assez  neuves  pour  le  temps,  le  mirent  en  grande 
réputation,  et  après  avoir  été  attaché  au  duc  d'A- 
lençon  en  qualité  de  conseiller,  il  obtint  la  faveur 
assez  précaire  de  Henri  III,  Il  ne  parut  pas  en 
avoir  tiré  grand  profit  pour  sa  fortune.  Il  était 
avocat  du  roi  à  Laon,  lorsqu'en  1576  il  fut  en- 
voyé comme  députe  du  tiers  aux  États  de  Blois. 
11  y  montra  un  grand  zèle  à  soutenir  les  droits 
de  l'assemblée,  et  défendit  la  religion  réformée 
contre  les  violences  dont  on  la  menaçait;  aussi 

mCT.   PHILOS. 


encourut-il  lui-même  le  soupçon  d'iiérésie,  qui 
faillit  lui  être  fatal  dans  la  nuit  de  la  Saint-Bar- 
thélémy. Après  un  voyage  en  Angleterre  à  la 
suite  du  duc  d'Alençon,  devenu  duc  d'Anjou,  il 
revint  à  Laon  en  qualité  de  procureur  général.  Il 
ne  devait  plus  quitter  cette  ville.  Malgré  son  res- 
pect pour  la  liberté  de  conscience,  et  ses  prédi- 
lections pour  la  monarchie,  il  embrassa  le  parti 
de  la  Ligue,  entraîna  par  son  exemple  la  ville  de 
Laon,  et  quand  il  voulut  calmer  le  peuple  et  s'op- 
poser à  ses  violences,  il  excita  contre  lui  sa  dé- 
fiance et  sa  haine.  Sa  personne  fut  en  butte  aux 
outrages,  sa  maison  saccagée,  ses  livres  brûlés. 
Aussi  lut-il  un  des  premiers  à  se  déclarer  pour 
Henri  IV.  Il  mourut  de  la  peste  en  1.596. 

Dans  sa  longue  carrière,  outre  les  ouvrages 
que  l'on  a  cités,  il  avait  composé  les  six  livres  de 
la  République,  la  Drmonomanie,  un  traité  en 
latin  intitulé:  Universce  Naturœ  Iheatrum,  et  un 
long  dialogue  sur  la  religion,  Heptaplomeres, 
sive  colloquinm  de  sublimium  rerum,  abdilis.  La 
République  a  eu  du  vivant  même  de  l'auteur  un 
nombre  considérable  d'éditions  et  a  été  traduite 
dans  toutes  les  langues  de  l'Europe.  Le  Théâtre 
de  la  nature.  «  œuvre  de  pure  spéculation  et 
trop  souvent  d'imagination,  dit  M.  Franck,  où  la 
métaphysique  et  la  physique,  associées  ensemble, 
ne  servent  qu'à  se  nuire  réciproquement,  »  a  été 
traduit  en  Irançais,  mais  c'est  un  livre  qui  est 
resté  rare.  Quant  à  V Heptaplomeres,  Bodin  l'avait 
laissé  en  manuscrit.  Les  trois  premiers  livres  en 
ont  été  publiés  en  latin  et  les  deux  autres  en  al- 
lemand par  M.  Guhraueren  1841.  Il  en  existe  un 
manuscrit  à  la  Bibliothèque  nationale,  n°  6564. 

Ces  ouvrages  assurent  à  leur  auteur  une  place 
éminente  parmi  les  hommes  de  la  Renaissance, 
dont  il  a  les  qualités  et  les  défauts,  beaucoup  de 
hardiesse  et  d'activité  dans  la  pensée,  peu  de  sû- 
reté dans  le  jugement,  rien  de  médiocre  ni  dans 
le  vrai  ni  dans  le  faux.  Faisons^  pour  n'y  plus 
revenir,  la  part  du  mal.  L'érudition  du  xvi"  siècle 
n'est  pas  contestable,  et  Bodin  est  de  la  famille 
de  ces  grands  lettrés  dont  le  savoir  nous  étonne: 
mais  sa  science  est  confuse  et  sans  critique  ;  il 
accepte  de  toutes  les  mains  les  témoignages  qui 
peuvent  lui  être  utiles,  sans  s'inquiéter  de  leur 
valeur,  et  parfois  sans  se  mettre  en  peine  de  les 
concilier.  La  littérature  hébraïque,  l'antiquité, 
les  Pères  de  l'Église,  les  ouvrages  authentiques 
ou  apocryphes  de  tous  les  temps  et  de  tous  les 
pays  lui  fournissent  d'inépuisables  citations  qui 
étouffent  sa  pensée,  loin  de  la  rendre  plus  vive. 
Les  idées  ne  sont  pas  moins  discordantes  que  les 
textes  :  l'auteur  paraît  parfois  arrivé  à  cette  in- 
dépendance d'esprit  qu'on  appelle  la  libre  pensée, 
et  dégagé  de  toute  religion  positive;  puis  on  dé- 
couvre qu'il  est  imbu  des  superstitions  les  plus 
étranges;  il  croit  à  peine  au  Christ,  mais  il  est 
persuadé  des  folies  de  l'astrologie,  donne  une 
théorie  formelle  de  la  prophétie^  et  croit  aux  ma- 
léfices et  aux  sortilèges.  Ces  préjugés  se  glissent 
dans  les  parties  les  plus  sérieuses  de  son  œuvre 
et  les  corrompent.  L'homme  qui,  on  va  le  voir 
tout  à  l'heure,  fonde  la  science  politique  et  la 
philosophie  de  l'histoire,  explique  les  révolutions 
des  États  par  des  mouvements  planétaires,  «  les 
conjonctions,  éclipses,  et  regards  des  basses  pla- 
nètes et  des  étoiles  fixes  ;  »  il  établit  entre  les 
événements  et  les  combinaisons  de  nombres  des 
analogies  puériles  et  compliquées;  il  écrit  tout 
un  livre  sur  la  sorcellerie,  et  ce  n'est  pas  pour 
éclairer  ses  compatriotes  sur  cette  maladie  men- 
tale, c'est  pour  donner  des  armes  aux  juges  qui 
la  poursuivent  comme  une  impiété,  et  leur  indi- 
quer à  quels  signes  certains  ils  pourront  recon- 
naître les  vassaux  de  Satan,  et  par  quelles  tor- 
tures leur  arracher  l'aveu  de  leur  sacrilège.  La 

12 


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DrmonoloQie.c9.l  comme  le  code  de  ces  procédures 
détestables  dont  le  bûcher  était  presque  toujours 
le  dénoùmeut.  (;cs  aberrations,  il  est  vrai,  étaient 
communes  à  toute  celte  génération;  la  concor- 
dance des  événements  d'ici-bas  avec  les  i)liéno- 
mènes  aslronomiciues  avait  été  enseignée  par  tous 
les  averroïstes,  les  plus  savants  peut-être  des 
philosophes  du  moyen  âge,  et  la  sorcellerie  pou- 
vait bien  être  prise  au  sérieux  par  un  homme 
qui  l'avait  entendu  confesser  par  ses  adeptes. 

Cet  esprit  asservi  à  de  misérables  préjugés  est 
pourtant  un  esprit  hardi.  Ses  contemporains  ne 
s'y  sont  pas  trompés;  ils  le  désignent  comme  un 
novateur;  ils  l'associent  à  tous  ceux  qui  ont  laissé 
une  renommée  suspecte,  aux  ennemis  de  toutes 
les  religions,  aux  athées.  Huet  le  désigne,  en  plein 
XVII'  siècle,  comme  un  écrivain  dangereux,  et  plus 
tard  encore,  Morhof  rapproche  son  nom  (le  celui 
deVanini  et  signale  «  ses  opinions  monstrueuses.» 
Les  théories  politiques  de  la  République  ne  suf- 
fisent pas  pour  justilier  cette  réputation;  mais 
elle  s'explique  à  la  lecture  de  ses  dialogues  inti- 
tulés lle/itaploineres.  Les  personnages  représen- 
tent toutes  les  religions,  et  de  plus  l'épicurisme 
et  la  philosophie.  Leur  discussion  ne  conclut  pas, 
et  il  semble  que  l'auteur  ait  voulu  comme  Car- 
dan renvoyer  toutes  les  religions  dos  à  dos,  et  les 
détruire  l'une  par  l'autre,  pour  établir  la  néces- 
sité d'une  tolérance  universelle.  Quant  à  la  phi- 
losophie qui  à  son  tour  prend  la  parole,  il  serait 
dilTicilc  de  la  caractériser;  elle  respire  d'un  côté 
le  sentiment  très-décidé  de  la  liberté  humaine, 
de  l'autre  elle  ne  s'élève  à  Dieu  que  par  l'inter- 
médiaire d'un  nombre  infini  de  créations  imagi- 
naires, qui  comblent  l'intervalle  entre  lui  et  la 
nature,  anges,  archanges,  esprits  de  toute  sorte 
bons  ou  mauvais,  exerçant  tous  leur  empire  sur 
la  nature  et  sur  l'homme,  et  prenant  part  à  la 
production  des  événements.  11  y  a  là  quelque 
chose  qui  ressemble  à  l'échelle  d'Averroës,  à  cette 
hiérarchie  de  principes  qui  transmettent  à  l'uni- 
vers l'action  de  l'unité  divine.  Au  milieu  de  ces 
rêveries,  qui  sentent  le  mysticisme,  on  remarque 
les  premiers  es.sais  de  critique  religieuse  d'après 
l'examen  des  textes.  Bodin  n'est  pas  un  incrédule, 
mais  il  est  tiède  ou  même  indifférent  pour  les 
religions  positives,  sauf  le  judaïsme  envers  lequel 
il  laisse  percer  assez  de  prédilection,  pour  que 
Guy  Patin  ait  écrit  :  «  qu'il  était  juif  en  son  âme 
et  que  tel  il  mourut.  »  En  lui  se  réunissent  tant 
Lien  que  mal  les  deux  esprits  qui  se  heurtent  au 
xvi"  siècle  :  la  foi  et  le  doute  ;  mais  sa  foi  est  plu- 
tôt philosophique  que  religieuse,  et  son  doute  ne 
le  délend  pas  de  la  superstition.  Il  suffit  cepen- 
dant à  lui  inspirer  le  goût,  et  à  lui  découvrir  les 
vrais  ])ro-;édés  de  l'exégèse  religieuse,  qui,  au 
témoignage  de  M.  BaudrjUart,  parait  dans  cet 
ouvrage  armée  de  toutes  pièces.  Ce  mystique 
singulier  est  donc  le  précurseur  des  rationalistes 
allemands,  et  des  critiques  français  du  xviii"  siè- 
cle. «  11  réunit  en  lui,  dit  M.  Franck,  avec  la 
connaissance  la  plus  ajiprorondie  du  texte  sacré 
le  spiritualisme  traditionnel  de  la  Mischna,  la 
subtile  dialectique  du  Talmud,  le  platonisme  al- 
légorique de  Philon,  le  myslii  isme  de  la  Kabale, 
le  demi-rationalisme  de  MoiseMaimonide,  s'éman- 
cipantplus  d'une  fois  jusqu'à  la  pure  philosophie.» 
Le  vrai  titre  de  gloire  de  Bodin  n'en  reste  pas 
moins  son  traité  sur  l'État,  ou,  pour  parler  comme 
lui  au  sens  antique,  son  livre  de  la  République. 
Il  aurait  pu,  avec  plus  de  raison  que  Montes- 
quieu,  y  mettre  cette  épigraphe:  proies  sine 
maire  creata.  Non  jias  qu'il  n'ait  été  préiédé  dans 
cette  carrière,  ni  qu'il  ignore  les  travaux  de  ses 
devanciers  :  il  connaît  les  dialogues  de  Platon, 
il  sait  mieux  encore  la  Politique  d'Aristote,  à 
laquelle  il  lait  de  nombreux  emprunts;  il  a  lu 


Machiavel  et  essaye  dès  sa  préface  une  juste  cri- 
tique de  l'écrivain  <>  qui  n'a  jamais  sondé  le  gué 
de  la  science  polititjue,  qui  ne  gist  pas  en  ruses 
tyranniques;  »  et  du  livre  qui  «  rehausse  jus- 
qu'au ciel  et  met  pour  un  parangon  de  tous  les 
rois  le  plus  desloyal  fils  de  preslre  qui  fut  on- 
qucs.  »  Mais  sa  doctrine  reste  oriçinale:  il  la 
puise  dans  ses  principes  philosophiques,'  dans 
l'étude  de  l'histoire  et  dans  l'expérience  des  choses 
de  son  temps  ;  elle  n'a  rien  d'artificiel  ni  de  com- 
mun et  elle  contient  des  parties  d'une  puissante 
originalité.  En  voici  l'esquisse.  Le  souverain  bien 
de  l'État  est  le  même  que  celui  de  l'individu. 
L'homme  de  bien  et  le  bon  citoyen  sont  tout  un, 
«  et  la  félicité  d'un  homme  et  de  toute  la  répu- 
blique est  pareille.  »  Or  chaque  homme  en  par- 
ticulier trouve  son  bien  dans  la  pratique  de  la 
vertu,  dans  l'obéissance  à  la  raison  ;  mais  la  rai- 
son règle  les  appétits  et  ne  peut  les  supprimer; 
il  faut  donc  qu'ils  soient  satisfaits,  que  la  vie  et 
la  sécurité  de  chacun  soient  assurées.  Le  prin- 
cipe de  la  communauté  n'est  donc  pas  le  bonheur, 
mais  ne  peut  être  non  plus  exclusif  du  bonheur, 
ou  contraire  au  bien-être.  Les  anciens  avaient 
tort  de  définir  la  république  une  société  d'hom- 
mes assemblés  pour  bien  et  heureusement  vivre. 
«  Ce  mot  heureusement  n'est  point  nécessaire, 
autrement  la  vertu  n'aurait  aucun  prix,  si  lèvent 
ne  soufflait  toujours  en  poupe.  »  En  résumé,  l'É- 
tat le  mieux  ordonné  est  celui  qui  rend  le  plus 
facile  la  satisfaction  des  besoins  et  l'accomplisse- 
ment des  devoirs.  Il  implique  des  sujets  ayant 
des  intérêts  communs,  et  une  souveraineté.  Les 
sujets  ce  sont  les  «  mesnages  «  ou  la  famille, 
«  vraye  source  et  origine  de  toute  république.  » 
La  souveraineté  c'est  la  volonté  même  de  ces  fa- 
milles, qui  forment  ce  qu'on  appelle  un  peuple, 
personne  collective,  qui  ne  meurt  jamais.  Cette 
volonté  est  l'origine  de  la  loi;  elle  est  indépen- 
dante de  tout  autre  pouvoir,  excepté  de  la  raison, 
et  de  ses  règles  absolues  qui  sont  les  ordres  du 
«  Grand  Dieu  dénature.  »  Ces  souverains  peuvent 
déléguer  leur  autorité  à  des  personnes  chargées 
de  l'exercer,  et  constituer  ainsi  un  gouvernement 
qui  n'a  d'autre  droit  que  celui  qu'il  tient  de  ce 
mandat,  de  cette  «  commission.  »  Mais  il  a  toutes 
les  prérogatives  que  cette  délégation  implique, 
pour  tout  le  temps  qu'elle  les  lui  a  conférées  ;  il 
peut  la  retenir  à  jamais  si  on  la  lui  a  confiée  à 
cette  condition:  il  peut  la  transmettre  à  ses  des- 
cendants, la  donnera  son  tour  «  sans  autre  cause 
que  sa  linéralité.  »  Ainsi  Bodin  admet  à  la  fois  la 
souveraineté  populaire;  il  la  déclare  perpétuelle, 
indépendante;  et  d'autre  part  il  estime  qu'elle 
peut  être  aliénée  à  jamais  entre  les  mains  d'une 
seule  per.sonne.  Il  arrive  presque  au  môme  excès 
que  Hobbes,  et  l'on  ne  voit  pas  ce  qu'il  reste  de 
droits  à  ces  «  mesnages  »,  du  jour  qu'ils  ont  ab- 
diqué au  bénéfice  d'un  chef;  non-seulement  ils 
se  sont  dépouillés,  mais  ils  ont  d'avance  stipulé 
la  servitude  de  leurs  descendants,  qui  naîtront 
sans  rien  exercer  de  cette  souveraineté  qu'on  leur 
accorde  nominalement.  Bodin,  au  milieu  des  trou- 
bles qui  déihiraient  la  France  et  en  menaçaient 
l'unité,  ne  voyait  le  saiut  que  dans  la  monar- 
chie absolue,  indépendante  à  la  fois  de  la  foule 
aveugle,  de  la  noblesse  avide,  et  de  l'Église  into- 
lérante. C'est  son  excUse  :  il  en  a  d'autres,  meil- 
leures encore,  dans  les  limites  qu'il  assigne  à  ce 
pouvoir,  qu'on  aurait  pu  croire  illimité.  11  trouve 
sa  borne,  non  pas  précisément  dans  le  droit  in- 
dividuel, auquel  Bodin  ne  s'attache  pas  assez, 
mais  dans  celui  de  la  famille  et  de  la  propriété 
qui  en  .est  la  condition.  Ce  sont  là  des  choses 
saintes,  inviolables  par  nature,  des  droits  que 
nulle  loi  n'a  dictés,  que  nulle  loi  ne  peut  cH'acer. 
Il  n'y  a  pas  de  souverain  qui  y  puisse  porter  at- 


BODI 


—  179  — 


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teinte;  les  républiques  de  Platon,  de  Morus,  des 
anabaptistes  sont  à  la  luis  des  conceptions  in- 
sensées et  criminelles.  Aussi  dans  un  «  droit  gou- 
vernement »  la  loi  fondamentale  comprend  deux 
prescriptions  essentielles:  l'aulorité  du  père  de 
famille  restera  entière,  et  s'exercera  sur  sa  femme 
et  sur  ses  enfants,  comme  une  véritable  souve- 
raineté qui  ne  peut  se  déléguer,  et  d'une  manièi-c 
si  absolue  qu'elle  entraîne  le  droit  de  vie  et  de 
mort,  et  la  licence  de  tester  à  son  gré.  Le  prince 
ne  pourra  porter  atteinte  à  la  propriété,  garantie 
de  la  famille,  ni  même  lever  aucun  imp6t  sans  le 
consentement  de  la  nation^  ou  de  ses  délégués 
les  états  généraux.  L'esprit  do  l'auteur  oscille 
sans  cesse  du  droit  des  sujets  à  celui  du  souve- 
rain et  les  sacrifie  et  les  relève  tour  à  tour  :  on 
ne  peut  le  critiquer  sévèrement  pour  n'avoir  pas 
résolu  un  problème  si  épineux  :  à  vrai  dire  il  ne 
l'a  pas  même  posé,  puisque  sans  descendre  j  usqu'à 
l'individu  qui  est  l'élément  actif  et  vivant  de  la 
société,  il  s'arrête  à  la  famille  et  concentre  en 
son  chef  toute  la  liberté.  Pourtant  il  est  une  pré- 
rogative qu'il  lui  refuse  ;  il  n'aura  pas  d'esclaves, 
l'esclavage  est  odieux  et  dangereux  tout  à  la  fois. 
Il  est  un  outrage  à  la  justice  et  se  tourne  à  la 

ferte  de  ceux  qui  semblent  en  profiter.  11  faut 
abolir  et  préparer  par  l'éducation  l'affranchis- 
sement de  ces  êtres  dégradés.  Aucune  voix  chez 
les  anciens,  ni,  il  faut  le  dire  avec  regret,  chez 
les  écrivains  sacrés,  ne  s'était  encore  élevée  avec 
tant  de  force  contre  cette  honteuse  institution. 

Quelle  est  maintenant  la  forme  du  gouverne- 
ment qui  répond  le  mieux  à  ces  principes,  et  d'a- 
bord y  en  a-t-il  quelqu'une  qui  vaille  mieux  que 
les  autres?  Avec  un  sens  très-rare,  Bodin  se  garde 
d'une  solution  trop  absolue  et  ne  paraît  pas  per- 
suadé qu'il  y  ait  telle  ou  telle  constitution  par- 
faite, capable  de  procurer  le  bonheur  du  peuple. 
Il  sent  qu'à  part  les  principes  qui  tiennent  de  la 
morale  leur  fixité,  la  politique  est  chose  d'expé- 
rience et  peut  varier  avec  les  temps  et  les  hom- 
mes. Aussi  il  se  souvient  à  temps  de  cette  maxime 
de  sa.  Méthode  historique:  «  La  philosophie  mour- 
rait d'inanition  si  elle  ne  vivifiait  ses  préceptes 
par  l'histoire.  »  Les  nations  ne  sont  pas  partout 
les  mêmes,  et  dans  chacune  d'elles  il  peut  même 
y  avoir  des  différences  entre  les  habitants  de  di- 
verses provinces  :  il  faut  tenir  compte  de  cette 
diversité,  et  l'expliquer.  Elle  tient  surtout  au  cli- 
mat et  à  la  configuration  géographique,  peut-être 
même  à  la  race.  Cette  influence,  déjà  indiquée 
)ar  Platon  et  surtout  par  Aristote,  au  livre  IV  de 
a  Politique,  si  souvent  marquée  depuis  Montes- 
quieu et  Herder,  fait  varier  les  caractères,  la  for- 
tune, les  mœurs,  les  occupations;  et  elle  rend  les 
hommes  si  dissemblables  qu'ils  ne  peuvent  sup- 
porter les  mêmes  institutions.  On  peut  les  ranger 
en  trois  catégories  :  les  peuples  du  Midi,  ceux 
du  Nord  et  les  «  mitoyens.  »  Leurs  qualités  et 
leurs  défauts  sont  analysés  avec  sagacité,  mais 
peut-être  avec  un  peu  de  partialité  poUr  ceux  des 
régions  moyennes  :  il  les  juge  plus  propres  à  res- 
pecter les  d!roits  et  les  lois,  et  à  combiner  les 
œuvres  de  l'intelligence  avec  celles  de  la  force. 
Ainsi  les  Français  sont  supérieurs  aux  Allemands 
«  qui  font  grand  état  du  droit  des  Reistres,  qui 
n'est  ni  divin,  ni  humain,  ni  canonique;  ainsi 
iC'est  le  plus  fort  qui  veut  qu'on  fasse  ce  qu'il 
'  ommande.  »  Il  faudra  donc  accommoder  la  répu- 
lique  à  ces  humeurs,  par  exemple,  elle  sera 
iéocratique  dans  le  Midi  et  dans  l'Orient,  mili- 
taire dans  le  Nord,  et  libre  dans  les  contrées 
moyennes.  Quant  aux  diversités  qui  distinguent 
une  province  d'une  autre,  il  n'en  faut- pas  tenir 
compte,  et  Bodin  réclame  l'unité  de  législation 
qui  déjà  avait  été  demandée  par  le  tiers,  aux 
Etats  de  1560.  Ces  sages  considérations  ne  l'em- 


l 


pèchent  pourtant  pas  de  classer  et  de  comparer 
les  diverses  formes  de  gouvernement  qu'il  réduit 
à  trois,  suivant  que  le  pouvoir  est  exercé  par  un 
seul,  par  tous  ou  par  quehiues-uns.  Il  y  en  a 
bien  une  quatrième  (jue  l'antiquité  a  prônée  et 
qui  lui  arrive  recommandée  par  Platon,  Aristote, 
Polybe,  Cicéron,  c'est  le  gouvernement  mixte, 
formé  d'un  mélange  savant  de  la  monarchie,  de 
l'aristocratie,  de  la  démocratie,  et  qui  devait  avoir 
plus  tard  des  destinées  si  variables.  Bodin  n'en 
est  pas  enthousiaste  ;  il  juge  qu'en  théorie  il  est 
impossible  de  comprendre  comment  l'équilibre 
se  maintiendra  entre  ces  éléments  ennemis;  cî 
remarque  qu'en  fait  l'histoire  n'en  donne  aucun 
exemple  encourageant.  Parfois  il  semble  réfuter 
Cicéron  et  le  de  ite/iit6iica  qu'on  cherchait  vaine- 
ment au  xvi"  siècle;  parfois  aussi  il  a  des  argu- 
ments qu'on  croirait  empruntés  aux  polémique-; 
de  nos  jours,  et  qui  pourraient  être  embarrassants 
pour  les  partisans  ae  la  monarchie  constilution- 
nelle.  Surtout  il  se  refuse  à  avouer  la  moindre 
ressemblance  entre  ce  système  et  la  monarchie 
française,  qu'il  déclare  monarchie  absolue.  Entre 
les  trois  formes  simples,  il  n'exagère  pas  les  dif- 
férences et  comprend  que  le  nombre  des  per- 
sonnes qui  exercent  l'autorité  n'est  pas  d'une 
extrême  conséquence  pour  l'ensemble  des  insti- 
tutions :  il  accorde  qu'il  peut  y  avoir  quelque 
chose  de  semblable  à  la  démocratie  sous  le 
nom  de  monarchie,  et  qu'il  est  fréquent  de  dé- 
couvrir la  tyrannie  sous  le  régime  démocratique. 
Mais  les  principes  de  ces  trois  constitutions  n'en 
sont  pas  moins  très-différents.  La  démocratie  re- 
pose sur  l'égalité,  c'est  là  son  mérite  ;  elle  «cher- 
che une  égualité  et  droiture  en  toutes  loix;  sans 
faveur  ni  acception  de  personne;  »  mais  en  même 
temps  c'est  sa  faiblesse  et  sa  ruine.  Car  son  prin- 
cipe ne  peut  être  maintenu  sans  violer  celui  de 
la  justice  qui  exige  quelque  degré  de  dignité, 
parce  qu'il  y  a  des  degrés  de  vertu,  d'intelligence, 
de  travail.  L'aristocratie  est  fondée  sur  la  modé- 
ration, parce  qu'elle  est  une  sorte  de  milieu  entre 
les  deux  extrêmes  ;  mais  cette  modération  est  à 
la  fois  nécessaire  et  impossible.  Reste  la  monar- 
chie, qui  peut  être  tyrannique,  seigneuriale, 
c'est-à-dire  féodale,  ou  simplement  royale.  La 
dernière  seule  est  «  la  plus  seure  république 
et  la  meilleure  de  toutes.  »  La  seconde  n'est 
qu'une  transition,  et  la  première  est  si  odieuse, 
que  le  meurtre  d'un  tyran  est  un  acte  légitime. 
Si  l'on  demande  à  quel  signe  on  reconnaît  un  ty- 
ran d'un  roi  et  qui  sera  le  juge,  Bodin  répond 
en  énumérant  les  institutions  dont  il  entoure  le 
pouvoir  royal,  et  qui  le  limitent  de  toutes  parts, 
tout  absolu  qu'il  est  nominalement  :  nécessité 
d'obtenir  le  consentement  de  la  nation  pour  per- 
cevoir les  impôts,  pour  lever  les  soldats;  convo- 
cation fréquente  des  États  généraux,  création  d'un 
sénat  inamovible,  sorte  de  conseil  d'État,  qui 
parfois  devient  une  cour  de  justice^  et  d'assem- 
blées provinciales  chargées  de  représenter  les  in- 
térêts de  chaque  région;  indépendance  des  ma- 
gistrats et  des  officiers  qui  ne  doivent  obéir  qu'à 
la  loi,  voilà  les  précautions  à  prendre  pour  ar- 
rêter la  monarchie  sur  la  pente  du  despotisme^ 
et  partout  où  elles  existent,  on  est  sous lautorite 
d'un  roi  et  non  sous  le  despotisme  d'un  tyran. 
Ce  ne  sont  pas  des  garanties  illusoires  destinées 
à  dissimuler  la  servitude  :  on  ne  peut  confondre 
celui  qui  les  propose  avec  les  défenseurs  du  droit 
absolu  des  monaniues;  d'autant  moins  qu'il  y 
ajoute  les  conséquences  ordinaires  des  gouverne- 
ments libres,  l'égalité  devant  la  loi,  le  droit  de 
parvenir  à  toutes  les  charges,  à  tous  les  honneurs, 
reconnu  à  tous  les  citoyens  sans  distinction  de 
naissance,  de  caste;  une  pénalité  équitable  et 
personnelle,  des  impôts  qui  n'épargnent  que  les 


BOÊG 


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BOÊG 


indigents,  le  pouvoir  de  s'associer,  de  former  des 
communautés  et  la  liberté  de  conscience.  Il  cite 
souvent  cette  parole  de  Théodoric  qui  sert  aussi 
de  conclusion  à  VlJeptaplomeres :  "La  religion 
ne  s'impose  pas,  car  personne  ne  peut  être  forcé 
de  croire  malgré  lui.  »  Outre  l'article  du  diction- 
naire de  Bayle,  excellent  pour  la  biographie,  on 
consultera  avec  profit  le  livre  de  M.  Baudrillart, 
Jean  Dodin  et  son  temps,  Paris,  1853,  et  celui 
de  M.  Ad.  Franck  :  Réformateurs  et  publicisles 
de  l'Europe,  Paris,  1864.  C'est  à  ce  dernier  ou- 
vrage qu'on  a  emprunté  la  substance  de  cette 
notice.  E.  C. 

BOËCE  [Anicius  Manlius  Torqualus  Severi- 
711IS  Boetitis  ou  Boethius)  naquit  à  Rome,  en  470, 
d'une  famille  noble  et  riche.  Son  \>hre,  avait  été 
trois  fois  consul.  Bocce  obtint  le  môme  honneur 
sous  le  règne  de  Théodoric.  Ce  prince  faisait  le 
plus  grand  cas  de  son  génie  et  de  ses  lumières. 
Il  exerça  sur  le  roi  barbare  l'influence  la  plus 
heureuse,  jusqu'à  ce  que,  l'âge  ayant  altéré  le 
caractère  de  Théodoric,  lesGoths,  flattant  ses  idées 
sombres  et  soupçonneuses,  éloignèrent  de  lui  les 
Romains  et  en  firent  leurs  victimes.  Boëce,  en- 
fermé à  Pavie,  périt  dans  d'afl"reux  tourments  le 
23  octobre  526,  après  six  mois  de  captivité.  Les 
catholiques  enlevèrent  son  corps,  et  l'enterrèrent 
religieusement  à  Pavie  même.  Les  bollandistes 
lui  donnent  le  nom  de  saint,  et  il  est  honoré 
comme  tel  dans  plusieurs  églises  d'Italie. 

Les  travaux  philosophiques  de  Boë.e  n'ont  rien 
d'original  ;  il  porta  presque  exclusivement  son 
attention  sur  les  divers  traités  d'Aristote  qui 
composent  la  logique  péripatéticienne,  ou  VOrga- 
num  :  1°  le  Traité  des  Catégories;  2°  celui  de 
Y  Interprétation  ;  3'  les  Analytiques;  4°  les  To- 
piques; 5"  les  Arguments  sophistiques  ;  il  com- 
menta les  uns,  traduisit  les  autres,  et  composa 
quelques  traités  particuliers  qui  se  rapportent  au 
même  sujet.  L'exposition  de  sa  doctrine  se  con- 
fond nécessairement  avec  celle  de  la  doctrine 
d'Aristote,  qu'elle  reproduit  fidèlement,  et  n'a 
d'intérêt  que  pour  cette  période  de  l'histoire  qui 
sert,  en  quelque  sorte,  de  transition  entre  la 
çhilosophie  ancienne  et  le  renouvellement  des 
études  au  moyen  âge.  Sous  ce  rapport ,  Boëce  a 
exercé  une  incontestable  influence  sur  les  siècles 
qui  l'ont  suivi.  Cette  influence  a  été  d'autant 
plus  facile,  d'autant  plus  naturelle,  que  le  res- 
pect pour  sa  qualité  de  saint,  et  presque  de  mar- 
tyr, recommandait  ses  écrits  au  sacerdoce  catho- 
lique, avide  de  trouver  quelque  part  les  con- 
naissances logiques  et  dialectiques  nécessaires 
à  l'exposition  et  à  la  défense  du  dogme,  et  de 
puiser  aux  sources  aristotéliciennes,  auxquelles 
saint  Augustin  lui-môme  n'avait  pas  craint  de  re- 
courir. Deux  choses,  cependant,  empêciiaient 
d'étudier  Aristote  dans  les  textes  originaux  :  la 
difficulté  où  l'on  était  de  se  le  procurer,  et  l'igno- 
rance, presque  universelle  alors,  de  la  langue 
grecque.  Les  écrits  de  Boëce  étaient  donc  d'autant 
plus  précieux,  que  seuls  ils  pouvaient  fournir  les 
renseignements  désirés.  Aussi  en  peut-on  suivre 
la  trace  dans  les  siècles  suivants,  au  moins  jus- 
qu'au XIIl". 

Boëce  a  aussi  commenté  la  traduction  faite  par 
le  rhéteur  Victorinus  de  VIsagoge  de  Porphyre, 
considéré  alors  comme  une  introduction  à  l'é- 
tude d'Aristote.  Une  circonstance  particulière 
ajoute  encore  à  l'importance  de  ce  travail.  On 
sait  qu'une  phra.se  de  cet  ouvrage  devint,  plu- 
sieurs siècles  après,  l'occasion  de  la  querelle  des 
réalistes  et  des  nominalistes ,  qui  tentèrent,  par 
des  voies  diff'érentes,  de  donner  une  solution  au 
problème  qu'elle  posait  dans  les  termes  suivants  : 
"  Si  les  genres  et  les  espèces  existent  par  eux- 
mêmes,  ou  seulement  dans  l'intelligence;  et,  | 


dans  le  cas  ou  ils  existent  par  eux-mêmes,  s'ils 
sont  corporels  ou  incorporels,  s'ils  existent  sépa- 
rés des  objets  sensibles,  ou  dans  ces  objets  et  en 
faisant  partie.  »  Porphyre,  à  la  suite  de  ce  pas- 
sage, reconnaît  la  dirfi.-ulté,  et  se  hâte  de  décla- 
rer qu'il  renonce,  au  moins  pour  le  moment,  à 
résoudre  celte  question.  Mais  le  commentaire 
supplée  à  ce  silence  de  l'auteur,  et  expose  rapi- 
dement des  considérations  que  nous  allons  ana- 
lyser, comme  le  premier  monument  de  la  dis- 
cussion à  laquelle  furent  soumis  les  universaux. 
«  Nous  concevons,  dit  Boëce  [In  Porphyrium 
a  Viclorino  translatum,  lib.  I,  sub  nne),  des 
choses  qui  existent  réellement,  et  d'autres  que 
nous  formons  par  notre  imagination,  et  qui  n'ont 
point  de  réalité  extérieure.  A  laquelle  de  ces 
deux  classes  doit-on  rapporter  les  genres  et  les 
espèces?  Si  nous  les  rangeons  dans  la  première, 
nous  aurons  à  nous  demander  s'ils  sont  corporels 
ou  incorporels,  et  s'ils  sont  imorporcls.  il  iaudra 
examiner  si,  comme  Dieu  et  l'âme,  ils  sont  en 
dehors  des  corps,  ou  si,  comme  la  ligne,  la  sur- 
face, le  nombre,  ils  leur  sont  inhérents.  Or  le 
genre  est  tout  entier  dans  chacun  de  ces  objets; 
il  ne  saurait  donc  être  un,  e* ,  n'étant  pas  un,  il 
n'est  pas  réel  ;  car  tout  ce  qui  est  réellement,  est 
en  tant  qu'individuel  ;  on  peut  en  diie  autant  des 
espèces.  De  là  cette  alternative  :  si  le  genre  n'est 
pas  un,  mais  multiple,  il  faut  de  nécessité  qu'il 
se  résolve  dans  un  genre  supérieur,  et  successi- 
vement de  genre  su[)érieur  en  genre  supérieur, 
en  remontant  toujours  sans  limite  et  sans  terme; 
si,  au  contraire,  il  est  un,  il  ne  saurait  être 
commun  à  plusieurs;  il  n'est  donc  véritablement 
pas.  Sous  un  autre  point  de  vue,  si  le  genre  et 
l'espèce  sont  simplement  un  concept  de  l'intelli- 
gence, comme  tout  concept  est  ou  l'affirmation 
ou  la  négation  de  l'état  d'un  sujet,  d'un  être  qui 
est  soumis  à  notre  perception,  tout  concept  sans 
un  sujet  est  vain,  le  genre  et  l'espèce  viennent 
d'un  concept  fondé  sur  un  sujet,  de  manière  à 
le  reproduire  fidèlement,  ils  ne  sont  pas  alors 
seulement  dans  l'intelligence,  ils  sont  encore 
dans  la  réalité  des  choses.  Il  faut  aussi  chercher 
ciuelle  est  leur  nature.  Car  si  le  genre,  emprunté 
à  l'objet,  ne  les  reproduisait  pas  fidèlement,  il 
semble  qu'il  faudrait  abandonner  la  question , 
puisque  nous  n'aurions  i^i  ni  objet  vrai,  ni  con- 
cept fidèle  d'un  objet.  Cela  serait  juste,  s'il  n'é- 
tait pas  d'ailleurs  inexact  de  dire  que  tout  con- 
cept emprunté  à  un  sujet,  et  qui  ne  le  reproduit 
pas  fidèlement,  est  faux  en  lui-même;  car^  sans 
nous  arrêter  aux  conceptions  fantastiques,  incon- 
testablement vraies  en  tant  que  conLcptions,  nous 
voyons  que  la  ligne  est  inhérente  au  corps,  et 
qu'elle  n'en  saurait  être  conçue  séparée.  C'est 
donc  rame  qui,  par  sa  propre  force,  distingue 
entre  ces  éléments  mêlés  ensemble,  et  nous  les 
présente  sous  une  forme  inLorporelle,  comme 
elle  les  voit  elle-même.  Les  choses  incorporelles, 
telles  que  celles  que  nous  venons  d'indiquer, 
possèdent  diverses  propriétés  qui  subsistent, 
même  lorsqu'on  les  sépare  des  objets  corporels 
auxquels  elles  sont  inhérentes.  Tels  sont  les 
genres  et  les  espè.  es  ;  ils  sont  donc  dans  les  ob- 
jets corporels,  et  aussitôt  que  l'âme  les  y  trouve, 
elle  en  a  le  concept.  Elle  dégage  du  corps  ce  qui 
est  de  nature  intellectuelle,  pour  en  contempler 
la  forme  telle  qu'elle  est  en  elle-même ,  elle  ab- 
strait du  corps  ce  qui  est  incorporel.  La  ligne 
que  nous  concevons  est  donc  réelle,  et,  quoique 
nous  la  concevions  hors  du  corps,  elle  ne  peut 
pas  s'en  séparer.  Cette  opération  accomplie  par 
voie  de  division,  d'abstra  tion^  ne  conduit  pas  à 
des  résultats  faux;  car  l'intelligence  seule  peut 
aborder  véritablement  les  propriétés.  Celles-ci 
sont  donc  dans  les  choses  corporelles,  dans  les 


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objets  soumis  à  l'action  des  sens;  mais  elles  sont 
conçues  en  dehors  de  ces  objets,  et  c'est  la  seule 
manière  dont  leur  nature  et  leurs  propriétés 
iniissenl  être  comprises.  Les  genres  et  les  espè- 
ces en  tant  que  concepts  de  l'intelligence,  sont 
formés  de  la  similitude  des  objets  entre  eux  j  par 
exemple  l'iiomme,  considéré  dans  les  propriétés 
communes  à  tous  les  hommes,  constitue  l'espè.-e 
humaine,  l'iiumanité,  et,  dans  un  degré  supé- 
rieur de  généralité,  les  ressemblances  des  espè- 
ces donnent  le  genre.  Mais  ces  ressemblances 
que  nous  retrouvons  dans  les  espèces  et  dans  les 
genres,  existent  avant  tout  dans  les  individus; 
de  sorte  que,  en  réalité,  les  universaux  sont 
dans  les  objets,  tandis  qu'en  tant  que  conçus,  ils 
en  sont  distincts  et  séparés.  Ainsi  donc  le  parti- 
culier et  l'universel,  l'espèce  et  le  genre  ont  un 
seul  et  même  sujet,  et  la  dilTérence  consiste  en 
ce  que  l'universel  est  pensé  en  dehors  du  sujet, 
le  particulier  senti  dans  le  sujet  même  où  il 
existe.  » 

Telles  sont  les  considérations  indiquées  par 
Boë-'e  sur  les  universaux.  Nous  n'en  ferons  point 
la  critique,  et  nous  ne  tenterons  pas  de  distin- 
guer les  aperçus  ingénieux  des  notions  confuses 
qui  s'y  rencontrent.  Le  lecteur  verra  facilement 
que  toutes  les  difficultés  résultent  de  l'incerti- 
tude où  l'on  était  encore,  en  partie,  sur  la  véri- 
table nature  de  l'idée  abstraite.  Il  n'est  pas  sans 
intérêt  de  savoir  qu'il  a  fallu  à  rintelligence  hu- 
maine plusieurs  siècles  de  discussion  pour  en  re- 
trouver la  connaissance  précise.  Boëce,  à  la  suite 
d'un  passage  de  ses  écrits  que  nous  venons  d'ana- 
lyser, ajoute  :  «  Platon  pense  que  les  universaux  ne 
sont  pas  seulement  conçus,  mais  qu'ils  sont  réel- 
lement, et  qu'ils  existent  en  dehors  des  objets. 
Aristote,  au  contraire,  regarde  les  incorporels  et 
les  universaux  comme  conçus  par  l'intelligence, 
et  comme  existant  dans  les  objets  eux-mêmes.  » 
Boëce,  comme  Porphyre,  renonce  à  décider  en- 
tre ces  deux  philosopnes,  la  question  lui  parais- 
sant trop  difficile  :  Allions  enim  est  philoso- 
phiœ,  dit-il. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ces  lignes  constatent  qu'à 
son  point  de  départ,  la  querelle  du  réalisme  et 
du  nominalisme  se  présente  sous  deux  faces 
principales  :  la  face  platonicienne  et  la  face  aris- 
totélicienne. Non  qu'elles  s'opposent  absolument 
l'une  à  l'autre  :  la  doctrine  platonicienne,  il  est 
vrai,  caractérise,  à  l'exclusion  de  toute  autre, 
une  des  formes  du  réalisme  :  mais  en  dehors  d'elle, 
dans  le  cercle  même  du  peripatétisme  renouvelé 
par  la  scolastique,  il  y  eut  des  réalistes  et  des  no- 
minaux. Ce  sont  les  arguments  péripatétioiens 
pour  et  contre  que  Boëce  vient  de  nous  faire  con- 
naître. La  lutte  s'est  continuée  sous  les  mêmes 
influences;  toutefois  la  face  platonicienne  s'est 
montrée  plus  rarement,  la  face  aristotélicienne  a 
prédominé,  et  cette  prédominance  devait  contri- 
buer à  la  victoire  du  nominalisme. 

Le  livre  qui  fait  le  plus  d'honneur  à  Boëce,  et 
dont  la  forme  élégante  et  le  style  varié  le  placent 
au  rang  des  écrivains  les  plus  distingués  de 
Rome  cnrétienne,  c'est  le  Traité  de  la  Consola- 
tion, en  cinq  livres,  qu'il  écrivit  dans  sa  capti- 
vité de  Pavie.  Cet  opuscule,  composé  alternati- 
vement de  vers  et  de  prose,  est  l'expression 
d'une  âme  éclairée  par  une  saine  philosophie 
qui  supporte  ses  maux  avec  patience,  parce 
qu'elle  a  mis  son  espoir  dans  une  Providence 
qui  ne  saurait  la  tromper.  «  Ce  n'est  pas  en  vain 
que  nous  espérons  en  Dieu,  dit-il  en  terminant, 
ou  que  nous  lui  adressons  nos  prières  ;  quand 
elles  partent  d'un  cœur  droit,  elles  ne  sauraient 
^  demeurer  sans  effet.  Fuyez  donc  le  vice,  et  cul- 
tivez la  vertu;  qu'une  juste  espérance  soutienne 
votre  cœur,  et  que  vos  humbles  prières  s'élèvent 


jusqu'à  l'Éternel!  Il  faut  marcher  dans  la  voie 
droite,  car  vous  êtes  sous  les  yeux  de  celui  aux 
regards  duquel  rien  n'échappe.  »  Ce  petit  traité 
a  été  souvent  réimprimé.  La  meilleure  édition 
est  celle  de  Lcyde,  cum  notis  variorum,  in-8, 
1777.  11  a  été  souvent  traduit.  La  plus  ancienne 
traduction  française  est  attribuée  à  Jean  de 
Meun,  auteur  du  roman  de  la  Rose,  in-f",  Lyon, 
1483.  Elle  passe  pour  la  premièrô  traduction  du 
latin  en  français.  La  meilleure  et  la  plus  com- 
plète édition  des  œuvres  de  Boëce  est  celle  de 
Bàle,  in-f",  l.j70,  donnée  par  II.  Loritius  Glarea- 
nus.  Indépendamment  des  commentaires  et  des 
traductions  que  nous  avons  indiqués,  on  y  trouve 
encore  des  traités  d'Arithmclicjue,  de  Musique 
et  de  Géométrie.  L'abbé  Gervaise  a  publié  en 
1715  une  Histoire  de  Borce.  Voy.  Thesis  philo- 
sophica  de.  Boelhii  consolationis  pkilosophicœ 
liùro,  par  M.  Barry,  Paris,  183'2,  in-8.      H.  B. 

BOEHM  ou  BOEHBIS  (Jacob),  communément 
appelé  le  Philosophe  teutonique,  un  des  plus 
grands  représentants  du  mysticisme  moderne  et 
de  cette  science  prétendue  surnaturelle  que  les 
adeptes  ont  décorée  du  nom  de  théosophie.  Il 
naquit,  en  1575,  dans  le  Vieux-Seidenbourg,  vil- 
lage voisin  de  Gorlitz,  dans  la  haute  Lusace, 
d'une  famille  de  pauvres  paysans  qui  le  laissa, 
jusqu'à  l'âge  de  dix  ans,  privé  de  toute  instruc- 
tion et  occupé  à  garder  les  bestiaux.  Mais  déjà 
alors,  si  l'on  en  croit  ses  biographes^  il  se  fit  re- 
marquer par  une  vive  imagination,  a  laquelle  se 
joignait  la  dévotion  la  plus  exaltée.  Après  avoir 
été  initié,  dans  l'école  de  son  village,  à  quelques 
connaissances  très-élémentaires,  il  fut  mis  en 
apprentissage  chez  un  cordonnier  de  Gorlitz,  et 
il  exerça  cette  profession  dans  la  même  ville 
jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  Mais  ce  n'était  là  que  le 
côté  matériel  de  son  existence  ;  dans  le  monde 
spirituel,  Boehm  se  voyait,  par  un  effet  de  la 
grâce,  élevé  au  comble  de  toutes  les  grandeurs. 
Les  querelles  religieuses,  les  subtilités  théologi- 
ques  de  son  temps,  et  plus  tard  l'influence  de  la 
philosophie  de  Paracelse,  jointe  à  son  exaltation 
naturelle ,  entraînèrent  vers  le  mysticisme  sa 
riche  et  profonde  intelligence.  Dès  lors,  prenant 
son  amour  de  la  méditation  pour  une  vocation 
d'en  haut,  et  les  confuses  lueurs  de  son  génie 
pour  une  révélation  surnaturelle,  il  ne  douta  pas 
qu'il  n'eût  reçu  la  mission  de  dévoiler  aux  hom- 
mes des  mystères  tout  à  fait  inconnus  avant  lui. 
bien  qu'ils  soient  exprimés  sous  une  forme  sym- 
bolique à  chaque  page  de  l'Écriture.  Boehm 
nous  raconte  lui-même  qu'avant  de  se  déider  à 
prendre  la  plume,  il  a  été  visité  trois  fois  par  la 
grâce,  c'est-à-dire  qu'il  a  eu  trois  visions  séparées 
l'une  de  l'autre  par  de  longs  intervalles  :  la  pre- 
mière vint  le  surprendre  quand  il  voyageait  en 
qualité  de  compagnon  et  n'avait  pas  encore 
atteint  l'âge  de  dix-neuf  ans.  Elle  laissa  peu  de 
traces  dans  son  esprit,  quoiqu'elle  eût  duré 
sept  jours.  La  seconde  lui  fut  accordée  en  1600, 
au  moment  où  il  venait  d'atteindre  sa  vingt-cin- 
quième année.  Il  avait  les  yeux  fixés  sur  un  vase 
d'étain  quand  il  éprouva  tuut  à  cuup  une  vive 
impression  ,  et  au  même  instant  il  se  sentit  ravi 
dans  le  centre  même  de  la  nature  invisible  ;  sa 
vue  intérieure  s'éclaircit;  il  lui  semblait  qu'il  li- 
sait dans  le  cœur  de  chaque  créature ,  et  que 
l'essence  de  toutes  choses  était  révélée  à  ses  re- 
gards. Enfin,  dix  ans  plus  tard,  il  eut  la  dernière 
vision^  et  c'est  afin  d'en  conserver  le  souvenir 
qu'il  écrivit,  sous  l'influence  même  des  impres- 
sions extraordinaires  qui  le  dominaient,  son  pre- 
mier ouvrage  intitulé  :  Aurot^a  ou  VAube  7iais- 
sanle.  Ce  livre  avait  déjà  fait  l'admiration  de 
quelques  enthousiastes,  amis  de  l'auteur,  quand 
il  fut  publié  en  1612.  Il  fut  moins  goûté  d'un  cer- 


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tain  Jean  Richter,  pasteur  de  Gorlitz,  lequel, 
croyant  la  religion  gravement  compromise  par 
cette  prochifition  étrange,  attira  sur  Boehm  une 
petite  persécution  dont  le  seul  résultat  fut  de 
l'ontrclcnir  dans  son  fanatisme  et  d'accroître  son 
importance.  Cependant ,  soit  pour  obéir  à  une 
défense  de  l'autorité,  soit  par  l'effet  d'une  réso- 
lution tout  à  fait  libre.  Boehm  garda  le  silence 
jusqu'en  1619.*  C'est  alors  seulement  que  parut 
.son  second  ouvrage,  la  Description-  des  vrais 
principes  de  l'essence  divine,  et  tous  les  autres, 
à  peu  près  au  nombre  de  trente ,  suivirent  sans 
interruption.  Il  n'y  a  que  l'ignorance  et  la  cré- 
dulité la  plus  aveugle  qui  aient  pu  prétendre 
que  Boehm  ne  cnnnai.ssait  pas  d'autre  livre  que 
la  Bible;  il  suffit  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  ses 
écrits,  même  le  premier,  pour  y  reconnaître  à 
chaque  pas  le  langage  et  les  idées  de  Paracelse". 
Il  connaissait  certainement  les  écrits  de  Wagen- 
seil,  théosophe  et  alchimiste  de  son  temps,  et  il 
vivait  habituellement  dans  la  société  de  trois 
médecins  pénétrés  du  même  esprit.  Balthazar 
Walther,  Cornélius  Weissner  et  Tonias  Rober. 
Ces  trois  enthousiastes,  dont  le  premier  avait 
voyagé  en  Orient  pour  y  chercher  la  sagesse  et 
la  pierre  philosophale,  formèrent  autour  de  no- 
tre cordonnier-prophète  le  noyau  d'une  secte 
nouvelle,  qui  ne  tarda  pas  à  compter  dans  son 
sein  des  hommes  très-distingués  par  leur  savoir 
ou  par  leur  naissance.  Boehm  mourut  en  1G24, 
au  retour  d'un  voyage  à  Dresde,  où  il  avait  dé- 
fendu avec  succès,  devant  une  commission  de 
théologiens,  l'orthodoxie  de  ses  principes. 

Le  but  que  poursuit  Boehm  dans  tous  ses  écrits, 
ou  plutôt  le  don  qu'il  croit  avoir  obtenu  de  la 
faveur  divine,  c'est  la  science  universelle  ou  ab- 
solue, c'est  la  connaissance  de  tous  les  êtres  dans 
leur  essence  la  plus  intime  et  dans  la  totalité  de 
leurs  rapports.  Ce  don  surnaturel,  il  le  communi- 
que à  ses  lecteurs  comme  il  prétend  l'avoir  reçu, 
sans  ordre,  sans  preuves,  sans  logique,  dans  un 
langage  inculte,  dont  l'Apocalypse  et  l'alchimie 
font  les  principaux  frais,  entremêlé  de  déclama- 
tions fanatiques  contre  toutes  les  églises  établies 
et  traversé  de  loin  comme  par  des  éclairs  de 
génie  qui  ouvrent  à  l'esprit  des  horizons  sans  fin. 
11  repousse  les  procédés  ordiniiires  de  la  réflexion 
pour  les  autres  comme  pour  lui-même,  regardant 
la  grâce,  les  inspirations  du  Saint-Esprit  comme 
la  source  unique  de  toute  vérité  et  de  toute 
science.  Son  unique  souci  est  de  se  mettre  d'ac- 
cord avec  l'Écriture;  mais  cela  n'est  pas  difficile 
avec  la  méthode  arbitraire  des  interprétations 
symboliques,  qui  fait  sortir  des  livres  saints  tout 
ce  qu'on  est  résolu  d'y  trouver.  Cependant,  une 
fois  qu'on  a  traversé  cette  grossière  enveloppe  du 
mysticisme,  on  aperçoit  dans  les  ouvrages  de 
Boehm  un  vaste  système  de  métaphysique  dont 
un  panthéisme  effréné  fait  le  fond,  et  qui,  par  sa 
construction  intérieure,  par  sa  prétention  à  réu- 
nir dans  son  sein  l'universalité  des  connaissances 
humaines,  ne  ressemble  pas  mal  à  quelques-unes 
des  doctrines  philosophiques  de  l'Allemagne  con- 
temporaine. Nous  allons  maintenant  faire  con- 
naître ce  système  dans  ses  résultats  les  plus 
essentiels  et  dans  un  ordre  approprié  à  sa  na- 
ture. 

Dieu  est  à  la  fois  le  principe,  la  substance  et 
la  fin  de  toutes  choses.  En  créant  le  monde,  il  n'a 
fait  autre  chose  que  s'engendrer  lui-même,  que 
sortir  des  ténèbres  pour  se  produire  à  la  lumière, 
que  secouer  l'indifférence  d'une  éternité  immo- 
bile pour  donner  carrière  à  soniictivité,  à  son  in- 
telligence infinie,  et  ouvrir  en  lui  toutes  les  sour- 
ces de  la  vie.  Il  est  donc  indispensable,  pour  bien 
le  connaître,  de  le  considérer  sous  un  double 
aspect  :  tel  qu'il  est  en  lui-même,  caché  dans  les 


profondeurs  de  .sa  propre  essence;  et  tel  qu'il  se 
montre  dans  la  nature  ou  dans  la  création. 

Dieu,  considéré  en  lui-môme  en  dehors  ou  au- 
dessus  de  la  nature,  est  un  mystère  impénétrable 
à  toutes  nos  facultc.s,  qui  ne  peut  être  défini  par 
aucune  qualité  ni  par  aucun  attribut.  Il  n'est  ni 
bon  ni  méchant,  il  n'a  ni  volonté  ni  désir,  ni  joio 
ni  douleur,  ni  haine  ni  amour.  Le  bien  et  le  mal, 
les  ténèbres  et  la  lumière  sont  confondus  dans 
son  sein;  il  est  tout,  et  en  même  temps  il  n'est 
rien.  Il  est  tout;  car  il  est  l'origine  elle  principe 
des  choses,  dont  l'essence  se  confond  avec  son 
essence.  Il  n'est  rien;  car  la  matière  n'existe 
pas  encore,  c'est-à-dire  qu'il  y  a  absence  de  vie, 
de  forme,  de  qualité,  de  tout  ce  qui  lui  donne  dé 
la  réalité  à  nos  yeux  {de  Signalura  rerum,  lib.  III, 
c.  II).  C'est  cet  être  sans  conscience  et  sans  per- 
sonnalité, comme  nous  dirions  aujourd'hui,  ou, 
comme  dit  Boehm,  cet  abîme  sans  commence- 
ment ni  fin,  où  régnent  la  nuit,  la  paix  et  le  si- 
lence, qui  occupe  le  rang  de  Dieu  le  Père.  Dieu 
le  Fils,  c'est  la  lumière  qui  luit  dans  les  ténè- 
bres; c'est  la  volonté  divine  qui  d'indifférente 
qu'elle  était  a  un  objet,  mais  un  objet  éternel  et 
infini.  Or,  l'objet  de  la  volonté  divine,  c'est  cette 
volonté  elle-même  se  réfléchissant  dans  son  pro- 
pre sein,  ou  se  reproduisant  à  sa  ressemblance, 
c'est-à-dire  se  connaissant  par  le  Verbe,  par  l'é- 
ternelle sagesse.  Enfin  l'expansion,  la  manifesta- 
tion continue  de  la  lumière,  l'expression  de  la 
sagesse  par  la  volonté,  ou,  si  l'on  peut  s'exprimer 
ainsi,  l'exercice  même  des  facultés  divines,  c'est 
le  Saint-Esprit,  dont  on  a  raison  de  dire  qu'il 
procède  à  la  fois  du  Père  et  du  Fils.  Pour  mieux 
nous  faire  comprendre  cette  explication  du  dogme 
de  la  Trinité,  Boehm  nous  engage  [Description 
des  trois  principes,  liv.  VII,  ch.  xxv)  à  jeter  un 
coup  d'œil  sur  notre  propre  nature.  «  Prends  une 
comparaison  en  toi-même.  Ton  âme  te  donne  en 
toi  :  1°  l'esprit  par  où  tu  penses;  cela  signifie 
Dieu  le  Père;  2'  la  lumière  qui  brille  dans  ton 
âme,  afin  que  tu  puisses  connaître  ta  puissance 
et  te  conduire;  cela  signifie  Dieu  le  Fils;  3°  la 
base  affective  qui  est  la  puissance  de  la  lumière, 
l'expansion  de  la  lumière  par  laquelle  tu  régis  le 
corps;  cela  signifie  Dieu  l'Esprit-Saint.  «  Tel  est 
Dieu  considéré  en  lui-même  et  dans  sa  sainte 
Trinité,  c'est-à-dire  dans  la  totalité  infinie  de  ses 
perfections,  dans  la  plénitude  de  son  existence  et 
de  son  amour.  Voyons  maintenant  ce  qu'il  devient 
dans  la  nature. 

Selon  Ja^ob  Boehm,  il  y  a  deux  natures,  qu'il 
faut  se  garder  de  confondre,  quoique  toutes  doux 
sortent  de  la  même  source  :  l'une  est  éternelle, 
invisible,  directement  émanée  de  Dieu,  formée 
par  la  réunion  de  toutes  les  essences  qui  entrent 
dans  la  composition  des  choses  et  qui,  par  la  di- 
versité de  leurs  rapports,  donnent  naissance  à  la 
diversité  des  êtres  :  véritable  intermédiaire  entre 
Dieu  et  la  création,  espèce  de  démiourgos,  d'ar- 
tisan invisible  mis  au  service  de  l'éternelle  sa- 
gesse ;  ce  que,  dans  la  langue  de  Spinoz  i,  on  ap- 
pellerait la  nature  naturante.  L'autre,  c'est  la 
nature  visible  et  créée,  l'univers  proprement  dit. 

Voici  comment  du  sein  de  l'unité  divine  sortent 
toutes  les  essences,  toutes  les  qualités  fondamen- 
tales ou,  comme  nous  dirions  aujourd'hui,  toutes 
les  forces  dont  l'ensemble  constitue  la  nature 
éternelle.  Elles  existent  d'abord  confondues  et 
identifiées  dans  l'essence  suprême,  c'est-à-dire 
dans  la  volonté  ou  dans  la  puissance  divine,  que 
Boehm  nous  représente  comme  Dieu  le  Père.  Mais 
la  volonté  divine  se  regardant  à  la  lumière  de 
l'éternelle  sagesse,  et  se  voyant  dans  sa  perfection 
infinie,  conçoit  pour  elle  un  amour,  ou  plutôt  un 
désir  irrésistible,  par  l'effet  duquel  elle  se  trouve 
en  quelque  sorte  divisée  en  deux  et  mise  en  op- 


BOEH 


—   183  — 


BOEII 


position  avec  elle-même.  Or  ce  qu'il  y  a  de  plus 
parfait,  c'est  la  lumière,  et  ce  qui  est  on  opposi- 
tion avec  la  lumière,  ce  sont  les  ténèbres.  Ces 
doux  principes,  ou  plutôt  ces  deux  aspects  de  la 
nature  divine,  se  divisent  à  leur  tour,  et  ainsi  se 
distinguent,  les  unes  des  autres,  les  sept  cssemes, 
ou,  comme  les  appelle  Saint-Martin,  les  Soiirccu- 
Esprils  qui  constituent  le  fonds  commun  de 
toute  existence  finie  et  de  l'univers  tout  entier. 

La  première  do  ces  essences,  c'est  le  désir, 
qui  engendre  successivement  l'àpre,  le  dur,  le 
froid,  l'astringent^  en  un  mot  tout  ce  qui  résiste. 
C'est  le  désir  qui  a  présidé  à  la  formation  des 
choses  et  les  a  l'ait  passer  du  néant  à  l'existence. 

La  seconde,  c'est  le  mouvement  ou  l'expansion 
dont  résulte  la  douceur,  la  force  qui  a  pour  at- 
tribut de  séparer,  de  diviser,  de  multiplier, 
comme  le  désir  de  condenser  et  de  réunir.  C'est 
par  cette  seconde  puissance  que  tous  les  éléments 
sont  sortis  du  inyslerium  magnum,  c'est-à-dire 
du  chaos. 

La  troisième  est  celle  qui  donne  un  but  et  une 
direction  à  l'expansion.  Dans  le  monde  physique 
elle  se  produit  sous  forme  de  l'amertume  ;  dans 
le  monde  moral  elle  engendre  à  la  fois  la  sensi- 
bilité et  la  volonté  naturelle,  c'est-à-dire  les 
instincts,  les  passions  et  la  vie  aes  sens.  Ces  trois 
premières  qualités  ou  essences  sont  le  fondement 
de  ce  que  Boehm  appelle  colère;  car,  lorsqu'elles 
ne  sont  pas  tempérées  par  les  qualités  suivantes, 
elles  n'engendrent  que  le  mal  :  elles  donnent 
naissance  a  la  mort,  et  à  l'enfer  et  à  l'éternelle 
damnation  {Auiora,  c.  xxiii,  §  23). 

La  quatrième,  c'est  le  feu  spirituel  au  sein 
duquel  doit  se  montrer  la  lumière;  c'est  l'effort, 
l'énergie  qui  résulte  des  trois  qualités  précé- 
dentes, l'énergie  de  la  volonté  instinctive  et  de 
la  vie  elle-même.  Joignez-y  la  lumière,  c'est-à- 
dire  la  sagesse,  ce  sera  l'amour;  mais  qu'on  la 
laisse  abandonnée  à  elle-même,  elle  ne  sera 
qu'un  instrument  de  destruction,  un  feu  dévo- 
rant, le  feu  de  la  colère. 

La  cinquième  qualité  ou  essence,  c'est  la  lu- 
mière qui  change  en  amour  le  feu  de  la  colère, 
la  lumière  éternelle  qui  n'a  pas  eu  de  commen- 
cement et  qui  n'aura  pas  de  fin,  celle  qu'on 
appelle  le  Fils  de  Dieu  [ubi  supra,  §  34-40). 

La  sixième,  c'est  le  son  ou  la  sonoréité,  c'est-à- 
dire  l'entendement,  l'intelligence  finie,  qui  est 
comme  un  écho,  un  retentissement  de  la  sagesse 
éternelle  et  la  parole  par  laquelle  elle  se  révèle 
dans  la  nature. 

Enfin  la  septième  émane  du  Saint-Esprit  comme 
les  deux  précédentes  émanent  du  Fils.  Elle  est  re- 
présentée, tantôt  comme  la  forme,  comme  la 
figure  qui  donne  à  l'existence  son  dernier  ^ca- 
ractère {ubi  supra,  c.  xuii),  tantôt  comme  l'Être 
lui-même,  comme  la  substance  au  sein  de  la- 
quelle se  combinent  entre  elles  toutes  les  autres 
essences  ;  car  de  même  qu'elles  sont  sorties  de 
l'unité,  elles  doivent  y  rentrer  et  former  dans 
leur  ensemble  un  seul  principe  que  Boehm, 
dans  son  langage  alchimique  emprunté  de  Pa- 
racelse,  appelle  souvent  du  nom  de  teinture  (voy. 
Aurora,  c.  xxiii.  —  Clef  et  explication  de 
plusieurs  points,  x\.°^  Ih-l'à).  Aussi  a-t-il  soin  de 
nous  dire  que  la  destruction  de  ces  sept  qualités 
ou  productions  premières,  quoique  nécessaire 
pour  donner  aux  hommes  une  idée  de  la  nature 
éternelle,  est  en  elle-même  sans  réalité.  «  De 
ces  sept  productions  aucune  n'est  la  première  et 
aucune  n'est  la  seconde,  la  troisième  ou  la  der- 
nière; mais  elles  sont  toutes  sept  Lhacune  la  pre- 
mière, la  seconde,  la  troisième,  la  quatrième  et 
la  dernière.  Cependant  je  suis  obligé  de  les  pla- 
cer l'une  après  l'autre,  selon  le  mode  et  le  lan- 
gage crcaturel,  autrement  tu   ne  pourrais   me 


comprendre;  car  la  Divinité  «est  comme  une 
roue,  formée  de  sept  roues  l'une  dans  l'autre,  où 
l'on  ne  voit  ni  commencement  ni  fin.  »  [Aurora, 
c.  xxiii,  §  18.) 

Au-dessous  de  la  nature  éternelle,  nous  ren- 
controns la  nature  visible,  ou,  comme  dirait  en- 
core Spinoza,  la  nature  naturée,  qui  est  une 
émanation  et  une  image  de  la  première.  Tout  co 
que  contient  celle  ci  dans  les  conditions  de  l'é- 
ternité, l'autre  nous  le  présente  sous  une  forme 
créalurclle,  c'est-à-dire  que  dans  son  sein  les 
essences  se  traduisent  en  existences  et  les  idées 
en  phénomènes.  Les  corps  qui  nous  environnent, 
les  éléments  et  les  étoiles,  ne  sont  qu'un  écou- 
lement, une  effluve,  une  révélation  du  monde 
spirituel,  et,  malgré  leur  diversité  apparente, 
ils  sont  tous  sortis  du  môme  principe,  tous  ils 
participent  de  la  même  substance.  «  Si  tu  vois 
une  étoile,  un  animal,  une  plante  ou  toute  autre 
créature,  garde-toi  de  penser  que  le  créateur  de 
ces  choses  habite  bien  loin,  au-dessus  des  étoiles. 
Il  est  dans  la  créature  même.  Quand  lu  regardes 
la  profondeur,  et  les  étoiles,  et  la  terre^  alors  lu 
vois  ton  Dieu,  et  toi-même  tu  ^s  en  lui  l'être  et 
la  vie.  »  {Aurora,  c.  xxiii,  §  3,  4,  6.)  Il  ne  faut 
donc  point  prendre  à  la  lettre  le  dogme  de  la 
création  ex  nihilo  ;  mais  ce  néant,  ce  rien  dont 
on  nous  apprend  que  Dieu  a  tiré  tous  les  êtres, 
ce  n'est  pas  autre  chose  que  sa  propre  substance 
avant  d'avoir  revêtu  aucune  forme.  Aux  yeux  de 
Boehm  la  nature  est  le  corps  de  Dieu,  un  corps 
qu'il  a  tiré  de  lui-même  et  dont  les  éléments,  les 
diverses  parties  ont  d'autant  plus  de  durée  et  de 
perfection  qu'elles  sont  plus  rapprochées  de  leur 
centre  commun,  c'est-à-dire  de  l'unité.  Au  con- 
traire, plus  elles  s'éloignent  de  ce  centre,  plus 
elles  sont  grossières  et  fugitives  {Signatura  re- 
rum,  c.  VI,  §  8). 

Si  Dieu  est  la  substance  commune  de  tout  ce 
qui  existe,  il  est  aussi  la  substance,  ou  du  moins 
le  principe  du  mal,  et  le  mal,  le  démon,  l'enfer, 
sont  en  lui  comme  le  reste.  Boehm  ne  recule 
pas  devant  cette  monstrueuse  conséquence.  «  Il 
est  Dieu,  dit-il  en  parlant  du  premier  être,  il  est 
le  ciel,  il  est  l'enfer,  il  est  le  monde  {2"  Apologie 
contre  Tilken,  n°  140).  Le  vrai  ciel  où  Dieu  de- 
meure est  partout,  en  tout  lieu,  ainsi  qu'au  mi- 
lieu de  la  terre.  Il  comprend  l'enfer  où  le  démon 
demeure  et  il  n'y  a  rien  hors  de  Dieu.  »  {Des- 
cript.  des  trois  principes,  ch.  vn,  §21.)  En  effet, 
nous  avons^déjà  vu  précédemment  comment  le 
souverain  Etre,  épris  d'amour  pour  sa  propre 
perfection,  se  met  en  opposition  avec  lui-même  : 
on  le  conçoit  sous  deux  aspects  dont  l'un  repré- 
sente la  lumière  et  l'autre  les  ténèbres.  Eh  bien, 
les  ténèbres  ne  sont  pas  autre  chose  que  le  mal, 
sans  lequel  il  serait  impossible,  même  à  l'intel- 
ligence divine,  de  dire,  de  concevoir  et  d'aimer 
le  bien.  Cependant,  il  ne  faudrait  pas  seulement 
regarder  le  mal  comme  une  pure  négation,  à 
savoir  l'absence  du  bien  et  de  la  perfection  ab- 
solue; il  forme  aussi  une  puissance  positive,  il 
est  la  force,  l'énergie,  la  volonté  et  le  dé.sir  sé- 
parés de  la  sagesse,  il  est  ce  feu  de  la  colère  dont 
nous  avons  parlé  un  peu  plus  haut;  il  est  aussi 
l'enfer,  car  il  n'existe  point  d'angoisse  compa- 
rable à  celle  de  ce  désir  séparé  de  son  objet  et 
brûlant  dans  les  ténèbres  {Signatura  rerum, 
c.  XVI,  §  26). 

La  nécessité  du  mal  est  plus  évidente  encore 
dans  la  nature;  car  le  désir,  les  obstacles  et  la 
souffrance  sont  les  conditions  mêmes  des  biens 
qui  nous  arrivent,  tant  dans  l'ordre  moral  que 
dans  l'ordre  physique.  S'il  n'existait,  dit  Boehm, 
aucune  contradiction  dans  la  vie,  il  n'y  aurait 
pas  de  sensibilité,  pas  de  volonté,  pas  d'activité, 
pas    d'entendement,   pas    de   science;   car   une 


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BOET 


chose  qui  ne  rencontre  pas  de  résistance  capable 
de  la  provoquer  au  mouvement,  demeure  immo- 
bile {Conternjdalion  divine,  liv.  I,  cli.  ix).  Si  la 
vie  naturelle  ne  rencontrait  pas  de  contradictionj 
elle  ne  s'informerait  jamais  du  principe  dont 
elle  est  sortie,  et  de  cette  manière,  le  Dieu  ca- 
ché demeurerait  inconnu  à  la  vie  naturelle  {ubi 
supra).  On  démontre  par  un  raisonnement  sem- 
blable que  sans  la  douleur  nous  ne  connaîtrions 
pas  la  joie,  que  la  jouissance  sort  toujours  des 
angoisses  et  des  ténèbres  du  désir.  Aussi  Boehm, 
dans  son  langage  inculte,  mais  plein  d'imagina- 
tion, a-t-il  appelé  le  démon,  c'est-à-dire  le  mal 
personnifié,  le  cuisinier  de  la  nature  j  car,  dit-il 
en  continuant  la  métaphore,  sans  les  aromates, 
tout  ne  serait  qu'une  fade  bouillie  [Mysterium 
magnum,  c.  xviii). 

Avec  les  éléments  que  nous  possédons  déjà,  il 
est  facile  de  deviner  le  rang  que  ce  système 
donne  à  la  nature  humaine.  L'homme  nous  offre 
en  lui  une  image  et  un  résumé  de  toutes  choses; 
car  il  appartient  à  la  fois  aux  trois  sphères  de 
l'existence  que  nous  venons  de  parcourir.  11 
tient  à  Dieu  par  son  âme,  dont  le  principe  se 
confond  avec  l'essence  divine  ;  c'est  la  lumière 
divine  qui  fait  le  fond  de  notre  intelligence,  et 
c'est  Dieu  lui-même  'qui  est  notre  vie  et  notre 
savoir.  L'esprit  qui  est  en  nous  est  celui-là  même 
qui  a  assiste  à  la  création  ;  il  a  tout  vu  et  il  voit 
tout  à  la  lumière  suprême  [Description  des  trois 
principes,  ch.  vu,  §  6).  Par  l'essence  de  son 
corps,  l'homme  tient  à  la  nature  éternelle,  source 
et  siège  de  toutes  les  essences.  Enfin,  par  son 
corps  proprement  dit,  il  appartient  à  la  nature 
visible.  Ainsi  s'explique  la  faculté  que  nous 
avons  de  connaître  Dieu  et  l'univers  tout  entier. 
Car,  dit-il  {ubi  supra),  «  lorsqu'on  parle  du  ciel 
et  de  la  génération  des  éléments,  on  ne  parle 
point  de  choses  éloignées,  ni  qui  soient  à  dis- 
tance de  nous  •  mais  nous  parlons  de  choses  qui 
sont  arrivées  dans  notre  corps  et  dans  notre  âme, 
et  rien  n'est  plus  près  de  nous  que  cette  géné- 
ration au  sein  de  laquelle  nous  avons  la  vie  et  le 
mouvement,  comme  dans  notre  mère.  » 

Avec  une  pareille  métaphysique,  toute  morale 
devient  un  non-sens.  Cependant  Boehm  en  a  une 
sur  laquelle  nous  n'insisterons  pas,  car  elle  est 
commune  à  tous  les  mystiques  :  ne  s'attacher  à 
rien  dans  ce  monde,  ne  penser  ni  au  jour  ni  au 
lendemain,  se  dépouiller  de  la  volonté  et  du 
sentiment  de  son  existence  personnelle,  s'abîmer 
dans  la  grâce,  et  hâter  par  la  contemplation  et 
par  la  prière  l'instant  où  l'âme  doit  se  réunir  à 
Dieu,  en  un  mot,  s'efforcer  de  ne  pas  être,  tel 
est,  selon  lui,  le  but  suprême  de  la  vie. 

Ce  système  est  le  fruit  des  idées  protestantes 
sur  la  grâce,  mêlées  à  l'alchimie  et  à  certains 
principes  cabalistiques  très-répandus  au  xvi' siè- 
cle. Ce  que  nous  ne  comprenons  pas,  c'est  que 
des  hommes  qui  se  croient  des  chrétiens  ortho- 
doxes, aient  partagé  cet  engouement,  ce  respect 
presque  religieux  pour  ce  chaos  informe,  ou  le 
panthéisme  coule  à  pleins  bords. 

Les  œuvres  de  J  Boehm,  toutes  écrites  en 
allemand,  ont  été  réimprimées  plusieurs  fois.  Il 
en  a  paru  à  Amsterdam  quatre  éditions  :  l;i  pre- 
mière, chez  Henri  Betcke,  in-4,  1675  ;  Li  seconde, 
beaucoup  plus  complète,  a  été  publiée  par  Gichtel, 
un  sectateur  de  Boehm,  en  10  vol.  in-8,  1682;  la 
troisième,  2  vol.  in-4,  a  paru  en  1730,  sous  le 
titre  de  Theologia  reveluta  ;  enfin  la  quatrième, 
en  6  vol.  in-8,  est  de  11  même  année.  En  1831, 
un  autre  sectaire  de  Boehm,  Sciieibler,  a  com- 
mencé à  Leipzig,  la  publication  d'une  nouvelle 
édition  des  Œuvres  complètes  de  Jacob  Boehm, 
in-8.  —  Les  œuvres  de  Boehm  ont  été  traduites 
en  anglais  par  Guillaume  Law,  4  vol.  in-4;  Lon- 


dres, 1765,  et  5  vol.  in-4,  1772.  Saint-Martin  a 
traduit  en  français  les  trois  ouvrages  suivants  : 
1°  l'yl u>'o;'c  naissante,  2  vol.  in-8,  Paris,  an  VIII; 
2"  les  Trois  Principes  de  l'essence  divine,  2  vol. 
in-8,  Paris,  an  X;  3°  le  Chemin  pour  aller  à 
Christ,  1  vol.  in-12,  Paris,  1822.  On  avait  com- 
mencé, en  1684,  une  traduction  italienne  qui  n'a 
pas  eu  de  suite.  —  Il  existe  aussi,  sur  Jacob 
Boehm,  plusieurs  écrits  biographiques,  apologé- 
tiques et  critiques  dont  voici  les  principaux  : 
Histoire  de  Jacob  Boehm,  ou  Description  des 
événements  les  plus  importants,  etc.,  in-8, 
Hamb.,  1608,  et  dans  le  premier  volume  de  l'é- 
dition de  1682  (ail.). —  Joh.  Ad.  Calo,  Disputalio 
sislens  historiam  Jac.  Boehmii ,  in-4,  Wittem- 
berg,  1707  et  1715.  —  Just  Wessel  Raupaeus, 
Disserlatio  de  Jac.  Boehmio,  in-4,  Soest,  1714. 

—  Ad.  Sig.  Biirger,  Disputalio  de  suloribus  fa- 
naticis.  in-4,  Leipzig,  1730.  —  Jacob  Boehm, 
L'ssai  hiographicjue,  in-8,  Dresde,  1802  (ail.). — 
Introduction  à  la  coniiaissance  véritable  et  fon- 
damentale du  grand  mystère  de  la  Béatitude, 
etc.,  1  vol.  in-8,  Amsterdam,  1718  (lU.).  —  De 
la  Motte  Fouquet,  Essai  biographique  sur  J. 
Boelim,  1  vol.  in-8,  Greiz,  1831.  —  Henrici  Mori, 
Philosophiœ  teulonicœ  censura,  dans  le  tome  I 
de  ses  œuvres,  Londres,  1679,  p.  529. 

BOEHME  (Christian-Frédéric),  théologien-phi- 
losophe, né  en  1766,  à  Risenberg,  professeur  au 
gymnase  d'Altenberg,  pasteur  et  inspecteur  à 
Luck.au ,  do.teur  en  théologie  et  membre  du 
consistoire.  Il  appartient  à  l'école  de  Kant, 
dont  il  a  défendu  les  doctrines  contre  l'idéa- 
lisme de  Fichte.  Voici  les  titres  de  ses  ouvrages 
philosophiques  :  de  la  Possibilité  des  jugements 
synthétiques  a  priori,  in-8,Altenb.,  1801^  —  Com- 
m.enlaire  sur  et  contre  le  premier  principe  de 
la  science  d'après  Fichte,  suivi  d'uyi  Épilogue 
sur  le  système  idéaliste  de  Fichte,  in-8,  ib.,  1802  ; 
— Eclaircissement  et  solution  de  cette  question: 
Qu'est-ce  que  la  vérité  ?  in-8,  ib.,  1804.  A  ces  trois 
ouvrages,  écrits  en  allemand,  il  faut  ajouter  celui- 
ci,  qui  s'est  publié  en  latin  :  de  Miraculis  Enchi- 
ridion,  1805.  — Les  écrits  suivants  appartiennent 
à  la  philosophie  et  à  la  théologie  :  la  Cause  du 
supernaturalisme  raa'onnei,  in-8,  Neust.  s.  l'O., 
1823;  —  delà  Moralité  du  Mensonge,  dans  le 
cas  de  nécessité. 

BOËTHIUS  (Daniel),  philosophe  suédois,  at- 
taché à  la  doctrine  de  Kant  qu'il  enseignait  à 
l'Université  d'Upsal  pendant  les  premières  an- 
nées de  ce  siècle.  Mais,  comme  écrivain,  il  s'est 
appliqué  principalement  à  l'histoire  de  la  philo- 
sophie, qui  lui  doit  les  ouvrages  suivants  :  Diss. 
de  philosophiœ  nomine  apud  vctcres  Bomanos 
inviso,  in-4,  Upsal,  1790;  —  Diss.  de  idea  histo- 
ria  philosophiœ  rite  formanda,  in-4,  ib.^  1800; 

—  Diss.  de  prœcipuis  philosophiœ  epochis,  in-4, 
Londres,  1800;  —  de  Philosophia  Socratis,  Up- 
s.il,  1788. 

BOÉTHUS.  Ce  nom,  qu'il  ne  faut  pas  confon- 
dre avec  celui  de  Boëthius,  appartient  à  la  fois 
à  quatre  philosophes  de  l'antiquité  :  le  premier 
est  un  stoïcien  dont  le  souvenir  nous  a  été 
transmis  par  Cicéron  et  par  Diogène  Laërce, 
liv.  VII,  ch.  I.  Il  n'admettait  pas,  avec  les  autres 
philosophes  de  son  école,  que  le  monde  fût  un 
animal,  et,  au  lieu  de  deux  motifs  de  nos  juge- 
ments, il  en  conn  lissait  qu  itre,  à  s  ivoir  :  l'esprit, 
la  sensation,  l'appétit  et  l'anticipation.  Il  avait 
composé  une  Physique  et  un  traité  du  Destin 
en  plusieurs  livres.  Le  second  est  un  péripatéti- 
cien,  disciple  d'Andronicus  de  Rhodes  et  origi- 
naire de  Sidon.  Strabon,  son  condisciple,  le  cite 
(liv.  XVI)  au  nombre  des  philosophes  les  plus 
,  distingués  de  son  temps,  ce  qui  veut  dire,  sans 
doute,  de  son  école,  et  Simplicius  ne  craint  pas 


BOÉT 


—   185 


BOLI 


de  lui  donner  l'épithète  d'admirable.  Ses  travaux, 
auiourd'iiui  perdus  pour  nous,  paraissent  avoir 
cte  connusjusqu'au  vi'  sic.Ic,  car  ils  sont  cites, 
à  cette  époque,  par  Aminonius  (m  Categ.,  fol.  h, 
a)  et  David  l'Arménien.  Us  consistaient  en  un 
commentaire  sur  les  Catégories  d'Aristote  et  un 
ouvrage  original,  destiné  à  soutenir  la  théorie 
du  relatif  selon  Arislole,  contre  la  doctrine  stoï- 
cienne. Le  troisième  philosoi)he  du  nom  de 
Boéthus  est  un  autre  péripatéticien ,  Flavius 
Boéthus,  de  Plolémaïs,  disciple  d'Alexandre  de 
Damas  et  contemporain  de  Galien.  Enfin,  le  qua- 
trième est  un  épicurien  et  un  géomètre  cité  par 
Plutarque,  qui  en  a  fait  un  des  interlocuteurs 
de  son  Dialogue  sur  Voracle  de  la  Pythie. 

BOÉTIE  (La),  né  à  Sarlat  en  1530  et  mort  en 
1563,  serait  sans  doute  peu  connu,  malgré  quel- 
ques écrits  ébauchés  pend  int  le  cours  d'une  vie 
prématurément  terminée  et  consacrée  aux  de- 
voirs de  la  magistrature,  si  Montaigne  ne  s'était 
chargé  de  recueillir  ses  travaux,  et  surtout  de 
rendre  son  nom  immortel  en  rappelant  souvent, 
et  avec  des  traits  qu'on  n'oubliera  jamais,  leur 
commune  amitié.   Ce  n'est  pas  à  ce  titre  qu'il 
mérite  une  brève  mention  dans  ce  recueil,  et 
quoiqu'il  ait  traduit  une  partie  de  VÉconomique, 
attribuée  à  Aristote ,  et  la  Mesnagerie  de  Xéno- 
phon,  rien  n'autorise  à  penser  qu'il  ait  étudié 
particulièrement  la  philosophie  ;  mais  une   élo- 
quente déclamation  de  quelques  pages  contre  la 
tyrannie  lui  assure  une  plaje  parmi  les  publi- 
cistes  du  xvi''  siècle.  Comment  un  grave  magis- 
trat ,   toujours  soumis  au   pouvoir  et  d'opinion 
très-modérée,  fut-il  conduit  à  écrire  cette  véhé- 
mente philippique  qu'on  appelle  le  traité  de  la 
Servitude  volontaire,  ou  le  Contr'un?  D'Aubigné 
insinue  qu'il   obéit  a  un  mouvement  d'amour- 
propre  froissé;  Montaigne,  qui  est  un  peu  confus 
de  la  vivacité  de  son  ami,  et  qui  n'ose  publier 
son  opuscule,  de  peur  qu'il  ne  donne  des  armes 
«  à  ceux  qui  cherchent  à  troubler  et  à  changer 
Testât  de  notre  police,  »  avance  qu'il  le  composa 
«  dans  son  enfance ,  par  manière  d'exorcilation 
seulement.  »  De  Thou,  qu'il  vaut  peut-être  mieux 
croire  en  ce  point,  assure  que  le  spectacle  de  la 
ville  de  Bordeaux  en  proie  aux  fureurs  du  con- 
nétable de  Montmorency,  exécuteur  de  la  ven- 
geance royale,  arracha  du  cœur  de  La  Boétie  ce 
cri  d'indignation.  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  oeuvre, 
pour  être  courte,  n'est  pas  à  dédaigner  :  l'anti- 
quité y  respire,  non  pas  en  ses  doctrines,  mais 
en  ses  sentiments  et  à  son  langage,  également 
passionnés  contre  la  tyrannie  ;  et  la  politique, 
dégagée  de  toute  théorie,  s'y  appuie  sur  le  bon 
sens  et  la  justice.  On  réduirait  facilement  ces 
pages  à  ces  trois  idées  :  l'opposition  de  la  liberté 
naturelle    et  de    la  servitude   politique,   et  le 
moyen  de  se  débarrasser  de  celle-ci  pour  retour- 
ner à  celle-là.  Les  hommes  sont  libres  par  la  vo- 
lonté de  Dieu,  «  subjects  à  la  raison  et  serls  de 
personne.  »  En  cela  tous  sont  égaux,  «  tous  faicts 
de  mesme  forme,  et  comme  il  semble,  à  mesme 
moule,  afin  de  nous  entrecognoistre  tous  pour 
compaignons ,  ou  plutost  frères.  ■>  La  société  n'a 
pas  d'autre  but  que  de  maintenir  cette  libre  éga- 
lité, de  resserrer  les  liens  de  l;i  fraternité,  et  de 
faire  «  une  communion  de  nos  volontés.  »  Si  la 
nature  réi»artit  parfois  ses  dons  d'une  manière 
inégale,  ce  n'est  pas  pour  envoyer  ici-bas  les 
plus  forts  comme  dans  une  forêt  où  ils  attaque- 
ront les  plus  faibles;  c'est  pour  donner  lieu  à  une 
mutuelle  affection,  «  ayant  les  uns  puissance  de 
donner  aide,  et  les  autres  besoing  d'en  recevoir, 
et  ne  peut   tomber   en   Tentendemcnt  de  per- 
sonne que  nature  ayt  mis  aulcuns  en  servitude, 
nous  ayant  tous  mis  en  compaignie.  »  Voilà  le 

droit   naturel;   mais  comme   il  est  en  contra- 


diction avec  l'état  social!  il  s'est  trouvé  des 
hommes,  des  «  meschants  princes  »  de  diverses 
espèces^  tous  intéressés  à  avilir  les  peuples,  à 
leur  faire  perdre  l'amour  inné  de  la  liberté,  à 
transformer  la  servitude  en  une  sorte  d'habitude 
qui  fait  leur  sécurité.  La  Boétie  flétrit  les  tyrans 
au  nom  de  la  justice^  au  nom  de  l'histoire,  et 
répète  contre  eux  les  im[)récations  des  écrivains 
de  l'antiquité,  depuis  Platon  jusqu'à  Cicéron.  11 
les  dépasse  en  montrant  à  quel  degré  d'avilisse- 
ment descend  sous  ce  régime  la  nature  humaine; 
comment  les  esprits  y  semblent  privés  de  tout 
commerce  et  comme  dénués  «  de  ce  grand  pré- 
sent de  la  voix  et  de  la  parole,  »  comment  il  n'y 
a  plus  de  ressort  à  l'activité,  plus  d'honneur  dans 
les  mœurs,  et  comment  enfin  le  sentiment  reli- 
gieux lui-même  est  corrompu  dans  sa  source , 
parce  que  le  tyi'an  prend  la  religion  pour  com- 
plice, «  et  se  la  met  devant  comme  garde  corps.  » 
Quant  au  remède,  il  n'est  pas  difficile  à  indi- 
quer, et  encore  moins  à  employer.  Cette  servi- 
tude qui  opprime  les  citoyens ,  ce  sont  eux-mê- 
mes qui  l'ont  nourrie ,  fortifiée ,  et  qui  la 
maintiennent.  «  Soyez  résolus  de  ne  plus  servir, 
et  vous  voilà  libres.  »  Il  n'y  faut  pas  grands  ef- 
forts ni  combats  périlleux  ;  il  suffit  de  consentir 
à  ne  pas  se  donner  beaucoup  de  peine  pour  s'im- 
poser un  maître  :  «  Je  ne  veulx  pas  que  vous  le 
poulsiez  ny  l'esbranliez  ;  mais  seulement  ne  le 
soubstenez  plus,  et  vous  le  verrez,  comme  un 
grand  colosse  à  qui  on  a  desrobé  la  base,  de  son 
poids  même  fondre  en  bas  et  se  rompre.  »  Voilà 
le  fond  de  ce  «  discours.  »  Il  est  difficile  de  n'y 
pas  reconnaître  l'esprit  républicain  de  l'antiquité  : 
on  peut  sans  doute  distinguer  entre  la  tyrannie 
et  la  royauté,  et  soutenir  que  les  reproches 
adressés  a  l'une  sont  même  une  façon  détournée 
de  louer  l'autre  ;  mais  La  Boétie  ne  paraît  pas 
avoir  eu  cette  arrière-pensée.  Aussi  les  protes- 
tants qui  rêvaient  la  république  ont-ils  fait  grand 
accueil  à  sa  dissertation;  et  Montaigne,  qui  de- 
vait en  savoir  long  sur  les  opinions  de  son  ami, 
ne  permet  pas  à  la  critique  d'hésiter  :  «  Je  ne 
fays  nul  double,  dit-il,  qu'il  ne  creust  ce  qu'il 
escrivait;  car  il  estait  assez  conscientieux  pour 
ne  mentir  pas  mesme  en  se  jouant;  et  say  da- 
vantage que  s'il  eust  eu  à  choisir,  il  eust  mieulx 
aymé  estre  nay  à  Venise  qu'à  Sarlat;  et  avec- 
ques  raison.  » 

Les  œuvres  de  La  Boétie  ont  été  publiées  par 
Montaigne  en  1571;  mais  le  discours  de  la  Ser- 
vitude volontaire  ne  figure  pas  dans  cette  édi- 
tion. Il  circula  longtemps  manuscrit  et  sans  nom 
d'auteur,  et  fut  imprimé  pour  la  première  fois 
dans  un  recueil,  Mémoires  de  V Estât  de  France, 
en  1576.  Au  xvii'=  siècle,  c'était  un  livre  rare. 
Coste  l'a  inséré  dans  son  édition  des  Essais  de 
Montaigne,  et  son  exemple  a  été  imité.  M.  de 
Lamennais  l'a  publié  à  part  en  1835.        E.  G. 

BOLINGBROCKE  (Henri  Saint-Jean,  vicomte) 
fut  un  des  hommes  les  plus  célèbres  et  les  plus 
influents  du  xvnr  siècle.  11  naquit  en  1672  à 
Battersea,  près  Londres,  d'une  famille  ancienne 
et  considérée.  Doué  des  qualités  les  plus  heu- 
reuses, d'un  esprit  prompt  et  facile,  d'une  ima- 
gination vive  et  féconde,  d'une  certaine  grâce 
mêlée  de  fermeté  qui  savait  séduire  et  subju- 
guer tout  à  la  fois,  il  ne  résista  pas  à  l'ivresse 
de  ses  premiers  succès,  et  sa  jeunesse  se  passa 
dans  tous  les  genres  de  dérèglements.  Il  venait 
d'atteindre  sa  vingt-troisième  année,  quand  son 
père,  espérant  le  ramener  à  une  vie  plus  sage, 
obtint  de  lui  qu'il  se  mariât  à  une  femme  non 
moins  distinguée  par  ses  qualités  personnelles 
que  par  sa  fortune  et  par  sa  naissance:  mais  le 
remède  fut  impuissant,  et  les  jeunes  époux  ne 
1  tardèrent  pas  à  se  séparer  pour  toujours.  La  po- 


BOLI 


—  186  — 


BONA 


litique  eut  un  résultat  plus  heureux  que  le  ma- 
riage. Entré  à  la  Chambre  des  communes  peu 
de  temps  après  cette  rupture,  Bolingbrockc  y 
développa  tous  les  talents  qu'il  avait  reçus  de 
la  nature  ;  son  éloquence,  la  solidité  de  son  ju- 
gement, la  profondeur  de  son  coup  d'œil  en  fi- 
rent tout  d'abord  un  personnage  politique  de  la 
plus  haute  importance.  Il  s'engagea  dans  le 
parti  des  torys  et  fut  successivement  secrétaire 
d'État  au  département  de  la  guerre,  puis  minis- 
tre des  affaires  étrangères.  C'est  en  cette  qua- 
lité qu'au  milieu  des  plus  graves  obstacles,  et 
malgré  tous  les  partis  déchaînés  contre  lui,  il 
amena  la  conclusion  de  la  paix  d'Utrecht.  Mais 
après  la  mort  de  la  reine  Anne,  tout  changea  de 
face  ;  les  whigs  furent  les  maîtres,  et  Boling- 
brocKe,  sur  le  point  d'être  mis  en  accusation 
pour  crime  de  haute  trahison,  se  réfugia  en 
France,  où  il  accepta,  près  du  prétendant  Jac- 
ques III,  les  fonctions  de  ministre.  Toute  espé- 
rance étant  ruinée  aussi  de  ce  côté,  et  se  voyant 
abandonné  par  le  prétendant  lui-même,  Boling- 
brocke  sollicita  de  Georges  I"  la  permission  de 
retourner  en  Angleterre.  Il  l'obtint,  après  bien 
des  difficultés,  en  1723  ;  mais  la  carrière  des  af- 
faires lui  resta  fermée.  Bolingbrocke  tourna 
alors  son  activité  vers  l'étude  et  vers  la  presse, 
où  il  fit  une  vive  opposition  au  gouvernement. 
Huit  ans  s'écoulèrent  ainsi  lorsque,  après  un  se- 
cond voyage  en  France,  il  prit  le  parti  de  vivre 
entièrement  dans  la  retraite  entre  Swift  et  Pope, 
ses  deux  amis.  Il  mourut  en  1751,  laissant  un 
assez  grand  nombre  de  manuscrits  qui  furent 
publiés  deux  ans  plus  tard  par  le  poëte  David 
Mallet. 

Bolingbrocke,  comme  on  vient  de  le  voir  par 
ce  rapide  résumé  des  événements  de  sa  vie,  fut 
principalement  un  publiciste  et  un  homme  d'É- 
tat. Cependant,  durant  les  années  qu'il  passa 
dans  la  retraite,  il  s'occupa  aussi  de  philosophie. 
11  embrassa  avec  chaleur  les  opinions  de  son 
siècle.  Dans  un  de  ces  écrits  posthumes  dont 
nous  venons  de  parler,  examinant  la  nature^  les 
limites  et  les  procédés  de  l'intelligence,  il  se 
déclare  hautement  pour  le  système  de  la  sensa- 
tion, tel  que  Locke  l'avait  conçu,  et  pour  l'em- 
ploi exclusif  de  la  méthode  expérimentale.  Tous 
les  systèmes  qui  se  sont  succédé  depuis  Platon 
jusqu'à  Berkeley  lui  paraissent  de  pures  chimè- 
res, des  rêveries  plus  ou  moins  poétiques  qu'on 
a  décorées  mal  à  propos  du  nom  de  philosophie, 
et  qui  pourraient  être  supprimées  sans  aucun 
préjudice  pour  la  science.  Il  pense  que  le  corps 
fait  partie  de  l'homme,  aussi  Lien  et  au  même 
titre  que  l'esprit;  que  ce  dernier  n'est  pas  l'ob- 
iet  d'une  science  distincte,  mais  qu'il  est,  comme 
le  premier,  du  ressort  de  la  physique  ou  de 
l'histoire  naturelle.  Pour  les  connaître  l'un  et 
l'autre,  il  n'est  pas  d'autre  moyen  que  d'obser- 
ver scrupuleusement  tous  les  faits  qui  se  pas- 
sent en  nous  depuis  l'instant  de  la  naissance 
jusqu'à  celui  de  la  mort.  Viser  plus  haut,  c'est 
de  la  folie;  et  les  métaphysiciens  proprement 
dits  lui  semblent,  comme  à  Buchanan,  des  hom- 
mes qui  prennent  la  raison  elle-même  pour 
complice  de  leur  délire:  Gens  ratione  furcns. 

Cependant,  par  une  inconséquence  dont  il 
n'offre  pas  le  seul  exemple,  Bolingbrocke  ne  re- 
fuse pas  à  l'homme  la  connaissance  de  Dieu  ; 
mais  c'est  uniquement  par  l'expérience  et  par 
l'analogie  qu'il  prétend  démontrer  son  exis- 
tence. Ouelque  chose  existe  maintenant;  donc 
ij  a  toujours  existé  quelque  chose  ;  car  le  non- 
être  n'a  pas  pu  devenir  la  cause  de  l'être,  et  une 
série  de  causes  à  l'infini  est  chose  tout  à  fait  in- 
concevable. Ce  n'est  pas  encore  tout:  parmi  les 
phénomènes  de  la  nature  nous  rencontrons  l'in- 


telligence; or,  l'intelligence  ne  peut  pas  avoir 
été  produite  par  un  être  qui  serait  lui-même 
prive  de  cette  faculté;  donc  la  première  cause 
des  êtres  est  une  cause  intelligente.  De  là  ré- 
sulte que  nier  l'existen.e  de  Dieu,  c'est  se  met- 
tre dans  la  nécessité  logique  de  nier  sa  propre 
existence.  Mais  les  convictions  religieuses  de 
Bolingbrocke  ne  vont  pas  plus  loin.  Il  s'arrête 
au  déisme,  à  un  déisme  inconséquent,  et  traite 
les  religions  révélées  à  la  façon  de  ceux  qu'on 
appelait  alors  les  philosophes.  Toute  autorité 
en  matière  de  croyance  est  illégitime  à  ses  yeux, 
et  il  n'admet  l'intervention  du  témoignage  hu- 
main que  pour  les  faits  de  l'ordre  naturel  et 
historique.  Un  tel  homme  devait  beaucoup 
plaire  à  Voltaire,  qui  en  parle,  en  effet,  avec  la 
plus  haute  admiration  dans  la  plupart  de  ses  ou- 
vrages philosophiques. 

Tous  les  écrits  de  Bolingbrocke  qui  intéres- 
sent la  philosophie  portent  le  titre  d'£'ssafs  et 
remplissent  à  peu  près  le  troisième  et  le  qua- 
trième volume  de  ses  Œuvres  complètes,  pu- 
bliées après  sa  mort  par  Mallet  (5  vol.  in-4, 
Londres,  1753-1754),  et  condamnées  par  le  grand 
jury  de  Westminster  comme  hostiles  à  la  reli- 
gion, aux  bonnes  mœurs,  à  l'État  et  à  la  tran- 
quillité publique. 

William  Warburton,  évêque  de  Glocester,  a 
écrit,  en  1775,  un  Aperçu  de  la  philosophie  de 
Bolingbrocke.  —  On  peut  aussi  consulter  sur  Bo- 
lingbrocke de  Rémusat,  l'Angleterre  au  dix- 
huitième  siècle,  1  vol.  in-8,  Paris,  1856;  2  vol. 
in-18,  Paris,  1865. 

BONAJLD  (Victor-Gabriel-Ambroise,  vicomte 
de),  né  en  1753  à  Monna,  près  Milhau,  départe- 
ment de  l'Aveyron,  émigra  en  1791.  Après  s'être 
montré  peu  de  temps  à  l'armée  de  Condé,  il  se 
retira  à  Heidelberg,  et  bientôt  après  à  Constance. 
La  tranquillité  rétablie  en  France^  et  consolidée 
par  le  sacre  de  Napoléon,  le  décida  à  rentrer 
dans  sa  patrie,  où  sa  réputation  littéraire  et 
l'influence  de  ses  amis  le  firent  nommer  conseil- 
ler titulaire  de  l'Université.  En  1815,  la  Restau- 
ration lui  fournit  l'occasion  de  jouer  le  rôle  po- 
litique auquel  semblait  l'appeler  la  nature  de 
ses  écrits.  Député  de  1815  à  1822,  pair  de  France 
de  1822  à  1830,  il  refusa  de  prêter  serment  au 
gouvernement  établi  par  la  révolution  de  juillet. 
Il  est  mort  en  1840,  le  23  novembre,  dans  le 
lieu  de  sa  naissance,  où  il  s'était  retiré. 

La  plupart  des  ouvrages  de  M.  de  Bonald  ont 
pour  but  la  solution  de  questions  sociales  :  VEs- 
saianabjlique  sur  les  lois  naturelles  de  Vordre 
social,  la  Législation  primitive,  le  traité  du 
Divorce  sont  les  écrits  d'un  publiciste,  plus  en- 
core que  ceux  d'un  philosophe.  Cependant  l'au- 
teur a  éprouvé  le  besoin  de  rattacher  à  des 
principes  abstraits  le  système  politique  qu'il  a 
développé  ;  il  a  cherché  la  justification  de  ses 
vues  dans  une  philosophie  qui  lui  est  propre. 

La  philosophie  de  M.  de  Bonald  repose  en 
grande  partie  sur  ce  principe  :  l'homme  pense  sa 
parole  avant  de  parler  sa  pensée.  Nous  ne  nous 
arrêterons  qu'un  moment  pour  faire  remarquer 
l'obscurité  de  la  première  partie  de  cet  axiome  : 
l'homme  pense  sa  parole.  La  pensée,  d'après 
l'auteur,  ne  se  manifestant,  chez  l'homme  indi- 
viduel, qu'à  l'instant  où  la  parole  se  prononce 
dans  son  esprit,  tout  acte  antérieur  reste  insai- 
sissable, et  les  expressions  que  nous  venons  de 
citer,  alléguant  une  opération  inobservable  dans 
les  données  mêmes  du  système,  ne  présentent 
dans  le  fait  aucun  sens. 

Nous  sommes  loin  assurément  de  méconnaître 
ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  la  théorie  de  M.  de 
Bonald;  mais,  comme  il  n'arrive  que  trop  sou- 
vent, la  considération  exclusive  d'une  idée  juste, 


BONA 


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BONA 


peut-être  le  désir  secret  do  donner  à  cette  idée 
une  portée  sociale,  en  a  altéré  l'exactitudo.  Il 
n'est  personne  qui  méconnaisse  lo  rapport  étroit 
qui  unit  la  pensée  à  la  parole.  Les  philosophes 
les  plus  spiritualistes,  Leibniz,  par  exemi)le, 
aussi  bien  que  ceux  qui  ont  tout  rapporté  à  la 
sensation,  comme  Condillac,  ont  unanimement 
reconnu  que  le  langage  exerce  la  plus  grande 
influence  sur  la  pensée.  Nul  doute  que  par  sa 
i  iarté  et  sa  précision  une  langue  ne  puisse 
ctro,  plus  qu'une  autre,  favorable  au  développe- 
ment de  l'intelligence  ;  nul  doute  que,  dans  le 
travail  individuel  de  la  pensée,  les  mots  qui 
nous  la  figurent  et  nous  la  présentent,  n'en 
soient  les  corrélatifs,  et  ne  contribuent  à  l'éclai- 
rer ou  à  la  modifier.  Mais  partir  de  ces  faits 
pour  établir,  entre  la  parole  et  la  pensée,  une 
dépendance  tellement  rigoureuse  que  l'homme 
ne  voie  jamais  dans  sa  pensée  que  ce  qui  est 
contenu  dans  sa  parole  ;  que  celle-ci  circon- 
scrive les  données  pures  de  l'intelligence  de  ma- 
nière à  les  empêcher,  dans  tous  les  cas,  de  fran- 
chir ce  cercle  étroit,  c'est  faire  sortir  d'un  fait, 
vrai  en  lui-même,  des  conséquences  forcées  et 
inacceptables. 

Et  d'abord,  la  conscience  de  notre  existence 
propre,  qui  seule  rend  possibles  nos  autres  con- 
naissances, précède  incontestablement  en  nous 
la  pré.sence  de  toute  espèce  de  signes.  A  cette 
raison  décisive  peuvent  se  joindre  d'autres  con- 
sidérations qui  démontrent  la  même  vérité  :  il  est 
certain,  par  exemple,  que  la  pensée  se  prête  à  un 
nombre  beaucoup  plus  considérable  de  nuances, 
que  la  parole  n'en  saurait  exprimer.  De  là  le  tra- 
vail de  l'écrivain  qui  essaye,  en  quelque  sorte,  les 
mots  à  ses  idées,  rejette  l'un,  adopte  l'autre, 
crée  une  expression  nouvelle,  ou  modifie  l'ex- 
pression déjà  connue  par  la  place  qu'il  lui  donne, 
par  les  expressions  secondaires  dont  il  l'entoure. 
Pour  que  cette  opération  puisse  avoir  lieu,  il 
faut  qu'il  conçoive,  chacun  à  part,  la  pensée  et 
le  mot  dont  il  veut  la  revêtir;  il  faut  qu'il  lui 
s^oit  possible  d'apercevoir  l'idée  en  elle-même, 
d'en  sentir  toutes  les  nuances,  pour  constater 
ensuite  par  comparaison  que  le  mot  choisi  les 
exprime  fidèlement,  ou  se  décider  à  en  cher- 
cher un  autre.  Sans  doute  la  pensée  ne  reste- 
rait pas  longtemps  dans  l'intelligence  à  cet  état 
purement  abstrait  :  fatigués  d'une  contempla- 
tion difficile,  nous  la  laisserions  s'évanouir,  et 
nous  avons  besoin  que  le  langage  vienne  à  no- 
tre secours;  mais  la  psychologie  constate  facile- 
ment la  mesure  d'indépendance  qui  appartient  à 
l'esprit  sous  ce  rapport,  indépendance  qui  s'ac- 
croît de  plus  en  plus,  selon  le  degré  de  culture 
et  la  puissance  d'abstraction  qu'il  acquiert  par 
l'exercice. 

On  voit  dès  l'abord  le  parti  que  M.  de  Bo- 
nald,  dél'enseur  des  gouvernements  traditionnels 
et  absolus,  dut  tirer  de  cette  théorie  pour  ap- 
puyer ses  vues  sociales.  Si,  en  efifet,  l'homme 
n'a  dans  sa  pensée  que  ce  que  sa  parole  lui  ré- 
vèle, il  est  enfermé  sans  retour  dans  les  condi- 
tions de  la  langue  qu'il  parle  :  il  ne  saurait  con- 
cevoir autre  chose  que  les  idées  transmises, 
que  les  formes  politiques,  les  maximes  religieu- 
ses, morales,  déjà  en  vigueur.  Cependant  il 
nous  semble  résulter  de  cette  doctrine  une  con- 
séquence que  M.  de  Bonald  aurait  désavouée, 
nous  n'en  doutons  pas,  car  elle  est  en  contra- 
diction avec  le  désir  de  donner  une  base  immua- 
ble aux  institutions  sociales.  L'homme  n'aspire 
pas  à  la  connaissance  d'une  vérité  relative;  il 
tend  à  la  vérité  elle-même,  à  la  vérité  en  soi. 
Le  christianisme  (Jean,  ch.  xiv,  v.  16)  et  la  phi- 
losophie sont  d'accord  sur  ce  point.  Or,  la  vérité, 
avec  son  caractère  éternel,  ne  saurait  dépendre 


do  certaines  conditions  finies,  changeantes,  re- 
latives du  langage.  Son  siège  est  l'intelligence 
et  la  pensée.  C'est  là,  dans  le  silence  des  sens  et 
dans  l'absence  de  leurs  images,  que  nous  devons 
la  chercher.  La  parole  n'est  donc  et  ne  doit  être 
que  son  instrument;  et  si  la  puissance  tradition- 
nelle des  langues  est  assez  grande  pour  agir  sur 
notre  intelligence,  malgré  sa  liberté  et  sa  sponta- 
néité, nous  ne  devons  pas  oublier  que  l'eflort  de 
l'esprit  humain  tend  chaque  jour  à  nous  affran- 
chir de  nlus  en  plus  des  liens  de  cette  autorité 
contestable.  L'influence  exclusive  du  langage, 
telle  que  l'entend  M.  de  Donald,  ne  saurait  donc 
produire  qu'une  vérité  restreinte  et  relative, 
bonne  peut-être  pour  garantir  la  stabilité  d'un 
ordre  social  déterminé,  et  assurer  la  sécurité 
des  classes  qui  le  constituent  ce  qu'il  est  ;  mais 
elle  détournerait  certainement  l'homme  et  la 
société  du  terme  qui  leur  est  assigné:  la  pos- 
session de  la  vérité  considérée  en  elle-même,  et 
placée  à  ce  titre  au  delà  des  conditions  et  des 
formes  qui  servent  à  l'exprimer  et  à  la  faire 
connaître.  On  pourrait  répondre,  sans  doute, 
pour  justifier  M.  de  Bonald,  que  ce  sont  surtout 
les  lois  générales  abstraites  du  langage,  sa  con- 
nexion étroite  et  nécessaire  avec  les  formes  de 
l'intelligence,  qui  constituent  le  point  de  départ 
des  considérations  qu'il  a  développées,  et  que, 
de  ce  point  de  vue,  l'influence  de  la  langue  sur 
l'intelligence  est  incontestable,  puisque  c'est 
l'intelligence  elle-même  qui  se  traduit  sous  ces 
formes.  Tout  en  admettant,  en  partie,  cette  rec- 
tification, nous  répondrons  à  notre  tour  que  les 
lois  de  la  pensée  préexistent  à  celles  du  langage, 
qu'elles  en  sont  la  raison  et  les  produisent,  loin 
de  les  subir,  et  que,  vouloir  qu'il  en  soit  autre- 
ment, c'est  nier  la  puissance  spontanée  de  l'es- 
prit ;  c'est,  sans  descendre,  il  est  vrai,  jusqu'au 
sensualisme^  compromettre  cependant,  en  les 
soumettant  a  des  conditions  extérieures,  son  ac- 
tivité et  son  indépendance.  On  serait  disposé  à 
croire  que  telle  fut  en  réalité  la  pensée  de 
M.  de  Bonald,  lorsqu'on  examine  la  définition 
qu'il  avait  donnée  de  l'homme  d'après  Proclus, 
mais  en  l'allérant  :  «  L'homme,  dit-il,  est  une 
intelligence  servie  par  des  organes.  »  L'activité 
de  l'âme  nous  paraît  plus  précisément  réservée 
dans  les  paroles  du  philosophe  grec  :  Anima 
utens  corpore  {<\''jyr,  GWjj.aTt  ypcop.£vT,).  Quoi  qu'il 
en  soit,  nous  regardons  plutôt  la  conséquence 
que  nous  venons  de  signaler,  comme  une  ten- 
dance indéterminée  du  système  de  l'auteur,  que 
comme  une  conséquence  avouée  et  réfléchie. 

M.  de  Bonald  a  encore  affaibli  la  part  de  vérité 
que  renferme  sa  théorie  de  la  parole,  en  considé- 
rant le  langage  comme  un  don  spécial  de  Dieu, 
comme  une  faveur  miraculeuse  de  sa  toute-puis- 
sance. Sans  doute  il  est  impossible  de  croire, 
comme  quelques  philosophes  l'ont  soutenu,  que 
l'homme  a  invente  le  langage,  si  l'on  entend  par 
le  mot  inventer  un  acte  fortuit,  un  effort  de 
génie,  tels  que  ceux  qui  ont  conduit  à  découvrir 
l'imprimerie,  ou  la  force  de  la  vapeur.  Non, 
l'homme  n'a  pas  inventé  le  langage  de  cette 
manière.  Mais  il  n'est  pas  plus  juste  de  considérer 
le  don  du  langage  comme  distinct  de  celui  auquel 
nous  devons  nos  autres  facultés,  comme  ajouté, 
en  quelque  sorte,  par  surcroit  à  l'organisation 
déjà  complète  de  la  créature.  Dieu  a  crée  l'homme 
pensant  et  sociable,  et  lui  a  donné  dans  la  parole 
un  moyen  de  se  rendre  compte  à  lui-même  de 
ses  propres  pensées  et  de  les  communiquer  aux 
autres  ;  l'action  de  cette  faculté,  que  nous  étudions 
dans  le  développement  régulier  des  langues 
considérées  soit  dans  leur  unité,  soit  dans  leur 
variété,  porte  en  elle  tous  les  caractères  d'une 
loi  providentielle,  et  n'a  pas  besoin,  pour  qu'on 


BONA 


—   1! 


en  apprécie  l'importance,  de  se  produire  sous  la 
lorme  d'un  miracle,  lorsque  son  universalité,  sa 
ré"-ularité  s'opposent  à  ce  qu'on  la  considère 
comme  un  fait  surnaturel. 

Ncius  ne  soumettrons  qu'à  une  critique  som- 
maire quehiues  autres  parties  de  la  philosophie 
de  M.  de  Donald,  où,  par  un  abus  des  expressions 
parole,  fcnscr  sa  parole,  parler  sa  pensée,  il 
semble  réduire  à  de  véritables  jeux  de  mots  la 
solution  de  plusieurs  problèmes  importants.  De 
ce  que  le  mot  verbe  signifie  en  latin  parole,  et 
qu'il  a  servi  à  traduire  le  mot  lôyot^  de  l'Évangile 
de  saint  Jean,  il  ne  suit  pas  que,  de  traduction 
en  traduction,  on  puisse,  sans  confusion,  établir, 
entre  la  parole  humaine  et  l'essence  divine,  des 
similitudes  qui  ne  sauraient  exister  entre  des 
êtres  si  différents.  Nous  ne  saurions  admettre 
la  légitimité  de  ces  rapprochements,  purement 
apparents,  pas  plus  que  l'introduction,  dans  la 
métaphysique  et  la  tnéologie,  de  la  langue  de 
sciences  qui  leur  sont  étrangères.  Lorsque,  par 
exemple,  M.  de  Donald,  pour  caractériser  à  sa 
manière  le  dogme  de  l'incarnation,  énonce  cette 
proposition  :  Dieu  est  à  Vhomme  Dieu,  comme 
Vhomme  Dieu  est  à  Vhomme;  quel  lecteur  ne 
s'aperçoit  que  ce  langage  arithmétique  ne  pré- 
sente aucun  sens  admissible,  et  que  ce  serait  le 
comble  de  la  témérité  que  de  vouloir  faire  su- 
bir, à  cette  étrange  proportion,  les  transforma- 
tions régulières  que  la  science  enseigne  à  opé- 
rer sur  les  chiffres? 

Nous  ferons  encore  une  seule  réflexion  sur  ces 
passages,  dans  lesquels  M.  de  Donald,  établissant 
la  nécessité  d'un  terme  moyen  entre  le  terme 
extrême  Dieu  et  le  terme  extrême  homme,  passe 
insensiblement  à  l'idée  de  médiateur,  et  identifie 
ce  terme  moyen  avec  la  personne  du  Verbe  in- 
carné, comme  il  a  identifié  la  parole  divine  avec 
la  parole  conçue  ou  articulée.  Nous  croyons  que 
l'orthodoxie  ne  saurait  accepter  un  système  qui, 
regardant  la  venue  de  Jésus-Christ  comme  une 
suite  nécessaire  de  la  création  de  l'homme  et  de 
l'univers,  enlève  à  la  doctrine  de  la  rédemption 
la  libre  détermination  de  la  miséricorde  divine, 
pour  en  faire  le  développement  rigoureux  d'une 
loi  providentielle,  qui  n'aurait  pas  même  attendu 
la  chute  de  l'homme  pour  rendre  nécessaire 
l'intervention  du  Rédempteur.  Mais  nous  n'avons 

F  as  à  nous  occuper  d'accorder  M.  de  Donald  avec 
Église;  nous  dirons  seulement  que  l'originalité 
de  cette  idée  appartient  à  Malebranche.  Indiquons 
maintenant,  en  peu  de  mots,  le  caractère  général 
de  la  théorie  sociale  que  l'auteur  coordonne  avec 
ces  principes. 

A  sa  doctrine  du  langage,  M.  de  Donald  joint 
un  principe  général  par  lequel  il  considère  tous 
les  objets  comme  entrant  dans  les  trois  catégories 
de  cause,  m,oyen,  effet.  Ces  termes.  Dieu,  m,é- 
diateur  et  homme,  ainsi  devenus,  dans  le  monde 
physique,  cause  ou  premier  moteur ,  mouvement, 
effets  ou  corps,  se  transforment  dans  sa  théorie 
so  Jale  en  pouvoir,  ministre,  sujet,  dont  on  nous 
montre  l'application  jusque  dans  la  famille,  oii 
le  pouvoir  est  l'époux,  le  m.inistre,  la  femme, 
le  sujet,  l'enfant.  Nous  pourrions  nous  arrêter 
à  faire  remarquer  que  l'époux  est,  dans  ce  qui 
concerne  la  famille,  aussi  souvent  au  moins  mi- 
nistre que  la  femme,  dont  les  fonctions  ont  été, 
car  la  nature,  renlermées  dans  un  cercle  assez 
étroit;  mais  de  Donald  ne  met  pas  dans  l'obser- 
vation des  faits  une  rigoureuse  exactitude,  et  il 
renferme  toute  l'organisation  politique  de  la  so- 
ciété dans  ces  trois  termes.  Est-il  nécessaire  de 
faire  remarquer  qu'il  ne  peut  sortir  de  cette 
conception  que  le  despotisme?  Nous  lisons,  en 
effet,  dans  la  Législation  primitive  (liv.  I,  ch.  ix)  : 
«Le  pouvoir  veut,  il  doit  être  un;  les  ministres 


8  —  BONA 

agissent,  ils  doivent  être  plusieurs;  car  la  vo- 
lonté est  nécessairement  simple,  et  l'action  né- 
cessairement composée.  »  On  voit  que  les  mi- 
nistres responsables  des  États  modernes  n'ont 
point  de  place  dans  cette  doctrine. 

Il  serait  parfaitement  inutile  de  suivre  M.  de 
Donald  à  travers  les  rapports  forcés,  les  défini- 
tions inattendues,  dont  se  compose  l'exposition 
de  ses  idées  ;  car  partout  nous  rencontrerions  la 
même  formule,  appuyée  sur  des  considérations 
et  des  faits  qui,  tous,  fléchissent  et  se  modifient, 
afin  de  se  prêter  plus  facilement  à  une  conclu- 
sion évidemment  préconçue.  Pour  ne  citer  qu'un 
exemple  de  ces  définitions  où  personne  ne  sau- 
rait reconnaître,  dans  les  mots,  le  sens  connu 
et  admis  par  tous,  nous  demanderons  si  la  diffé- 
rence qui  existe  entre  la  religion  naturelle  et  la 
religion  révélée  a  jamais  été  conçue  telle  que 
l'auteur  la  présente,dans  le  passage  suivant  {ib., 
liv.  I,  ch.  viii)  :  «  L'État  purement  domestique  de 
la  société  religieuse  s'appelle  religion  natu- 
relle, et  l'état  public  de  cette  société  est,  chez 
nous,  la  religion  révélée....  Ainsi,  la  religion 
naturelle  a  été  la  religion  de  la  famille  primi- 
tive, considérée  avant  tout  gouvernement,  et  la 
religion  révélée  est  la  religion  de  l'État.  »  Une 
des  conclusions  immédiates  de  cette  définition 
arbitraire,  c'est  la  consécration  de  l'intolérance, 
et  l'identification  de  la  loi  religieuse  et  de  la  loi 
politique.  Ces  principes  expliquent  facilement 
plus  d'un  vote  de  l'auteur  en  faveur  des  lois 
réactionnaires  de  la  Restauration.  Nous  ajoute- 
rons que  M.  de  Donald  ne  recule  pas  devant  la 
conséquence  des  principes  qu'il  a  posés^  et  que 
c'est  même  là  un  des  traits  caractéristiques  de 
cette  doctrine,  où  la  politique  s'unit  à  la  philo- 
sophie. 

Nous  reconnaissons  cependant  que  l'origina- 
lité de  la  pensée,  la  fermeté  et  la  précision,  du 
moins  apparente,  du  style  ont,  ajuste  titre, mé- 
rité à  M.  de  Donald  l'enthousiasme  de  nombreux 
lecteurs.  En  cherchant ,  dans  une  philosophie 
qui  lui  est  propre,  la  raison  des  mystères  du 
christianisme,  il  s'est  peut-être  écarte  quelque- 
fois des  définitions  orthodoxes  de  l'Église;  il  a 
néanmoins  rendu  à  la  religion  un  véritable  ser- 
vice; car  il  en  réhabilitait  la  philosophie,  en 
môme  temps  que  M.  de  Chateaubriand  vengeait 
des  dédains  du  xvui=  siècle  le  côté  sentimental 
et  poétique  du  christianisme.  Quelles  que  soient 
les  erreurs  qu'aient  pu  soutenir  quelques-uns  de 
ses  disciples;  et  quoique  son  école,  vouée  à  la 
tâjhe  ingrate  de  défendre  l'absolutisme  reli- 
gieux et  politique,  soit  à  peu  près  demeurée 
stérile,  M.  de  Donald  n'en  a  pas  moins  disposé 
les  esprits  à  rattacher  à  des  considérations  ra- 
tionnelles l'étude  des  lois,  de  la  politique  et  de 
la  théologie,  et  apporté  sa  part  dans  le  mouve- 
ment qui  a  fait,  de  la  philosophie  de  l'histoire 
et  de  celle  de  la  religion,  une  des  préoccupa- 
tions particulières  à  notre  âge. 

Indépendamment  de  la  théorie  du  langage,  que 
l'on  peut  considérer  comme  la  base  de  ses  écrits, 
M.  de  Donald  a  développé,  dans  ses  Recherches 
philosophiques,  des  considérations  qui  ne  sont 
pas  sans  intérêt,  sur  la  cause  première,  sur  les 
causes  finales,  sur  Vhomme  considère  comme 
cause  seconde,  sur  les  animaux,  etc.  Il  a  tenté  de 
démontrer  l'existence  de  Dieu,  en  se  fondant  sur 
ce  principe  qn'iaïc  vérité  connue  est  tme  véritée 
nommée.  C'est,  en  d'autres  termes,  la  preuve  par 
le  consentement  des  nations,  dans  laquelle  l'au- 
teur a  reproduit  sa  théorie  des  rapi)orts  de  la 
parole  et  de  la  pensée.  Il  a  aussi  défendu  le 
système  de  la  préexistence  des  germes,  contre 
ceux  qui  ne  voyaient,  dans  l'apparition  du  règne 
animal,   qu'une  transformation  de   la  matière, 


BONA 


189  — 


BONA 


devenue  vivante  par  ses  altérations  successives. 
Il  a  ingénieusement  démontre  la  spiritualité  de 
l'âme  et  son  indépendance  du  corps,  par  le  l'ait 
du  suicide,  ai.  te  que  la  nature  animée  ne  présente 

3ue  dans  l'homme,  et  qui  suppose  à  un  haut 
egré  dans  l'âme,  la  faculté  de  s'abstraire  du 
corps,  et  de  le  condamner  à  périr  comme  un  être 
qui  lui  est  étranger.  11  nous  suffira  do  mention- 
ner l'essai  où  l'auteur,  reproduisant  ce  qu'il  a 
dit  du  don  gratuit  du  langage,  a  tenté  ae  dé- 
montrer que  l'écriture  a  été  également  révélée 
à  l'homme  par  un  moyen  surnaturel.  Les  argu- 
ments, à  l'aide  desquels  il  a  soutenu  cette  thèse, 
pourraient  s'appliquer  à  une  foule  d'autres  su- 
jets, avec  une  égale  apparence  de  justesse,  et  l'on 
pourrait  réduire,  de  cette  manière,  à  une  suite  de 
révélations  miraculeuses  le  plus  grand  nombre 
des  inventions  qui  constatent  et  honorent  la  spon- 
tanéité créatrice  de  l'intelligence  humaine. 

Diverses  éditions  des  ouvrages  de  M.  de  Bonald 
ont  paru  de  1816  à  1829  et  années  suivantes,  chez 
Adrien  Lee  1ère.  On  a  réimprimé  sa  Théorie  du 
pouvoir  social-,  3  vol.  in-8,  Paris,  1843  :  la  pre- 
mière édition  de  cet  ouvrage,  publiée  en  1796, 
avait  été  détruite  par  ordre  du  Directoire.  Voy. 
Examen  critique  des  opinions  de  M.  de  Bonald, 
composé  en  1818,  publié  pour  la  première  fois 
dans  le  troisième  volume  des  Œuvres  inédiles 
de  Maine  de  Biran.  Paris,  1859,  in-8.        H.  B. 

BONAVENTURE  (Saint).  Jean  de  Fidanza, 
plus  connu  sous  le  nom  de  saint  Bonaventure, 
naquit  en  1221,  à  Bagnarea,   en  Toscane.   Les 

Frieres  de  saint  François  d'Assise  l'ayant,  à 
âge  de  quatre  ans,  guéri  d'une  maladie  grave, 
et  le  saint  s'étant  écrié  à  cette  vue  :  0  buona 
Ventura,  ce  surnom  resta  à  l'enfant  miraculeu- 
sement sauvé.  11  entra  en  1243  chez  les  Frères 
mineurs,  et  fut  envoyé  à  Paris  pour  étudier  sous 
Alexandre  de  Haies.  Il  professa  successivement 
la  philosophie  et  la  théologie,  et  fut  reçu  docteur 
en  1255.  Devenu,  l'année  suivante,  général  de  son 
ordre,  il  y  rétablit  la  discipline.  Ëlevé,  en  1273, 
par  Grégoire  X,  au  siège  épiscopal  d'Albano  et  à 
la  dignité  de  cardinal,  il  mourut  en  1274,  le 
15  juillet,  pendant  le  second  concile  de  Lyon, 
auquel  il  avait  été  appelé  par  le  pontife.  Il  fut 
canonisé  en  1482  sous  le  pontifical  de  Sixte  IV, 
et  reçut  de  Sixte  V  le  surnom  de  Doctor  sera- 
phicus.  Ce  surnom  semble  nous  annoncer  à 
l'avance  que  nous  devons  le  ranger  parmi  les 
théologiens  mystiques. 

Indépendamment  de  son  caractère  général , 
le  mystiLisme  de  saint  Bonaventure  se  rattache, 
sous  certains  rapports,  à  saint  Augustin,  mais 
plus  particulièrement  au  prétendu  Dcnys  l'Aréo- 
pagite ,  qu'il  suit  de  près,  dans  un  traité  de 
Ecclesiastica  hierarchia,  dont  il  lui  a  emprunté 
le  titre.  Nous  en  dirions  autant  de  sa  Théologie 
mystique,  dans  l'introduction  de  laquelle  il  rap- 
pelle celle  de  l'Aréopagite,  si  quelques  critiques 
n'avaient  pas  douté  que  ce  traité  dut  lui  être  at- 
tribué. On  peut  encore  s'assurer  de  cette  filiation 
en  constatant  les  rapports  qui  existent  entre  le 
traité  des  No>ns  divins  de  l'auteur  dont  nous 
parlons,  et  les  idées  développées  dans  la  distinc- 
tion wii'du  livre  I  du  Commentaire  de  saint  Bo- 
naventure sur  les  Sentences  de  Pierre  Lombard, 
où  est  traitée  la  question  suivante  :  de  Noininum 
differcntia  quibus  utimur  loquentes  de  Deo. 

Le  lait  qui  sert  de  point  de  départ  au  mysti- 
cisme de  saint  Bonaventure  est  le  péché  originel. 
L'homme  avait  été  créé  pour  contempler  la  vérité 
directement,  Siins  trouble  et  sans  travail;  mais 
la  faute  d'Adam  a  rendu  pour  lui  celte  contem- 
plation immédiatement  impossible,  et  entraîné 
sa  postérité  dans  les  mêmes  ténèbres  [Itiner. 
mentis  in  Deum,  c.  i).  L'ignorance  actuelle  de 


l'homme  n'est  pas  le  résultat  de  sa  nature  vé- 
ritable, mais  celui  d'une  révolution  qui  s'est 
accomplie  dans  son  être;  elle  n'est  pas  la  con- 
dition nécessaire  de  l'état  de  ses  facultés  intel- 
lectuelles, telles  que  Dieu  les  lui  a  données, 
mais  l'état  de  ses  facultés  est  l'effet  de  la  faute 
dont  se  sont  rendus  coupables  les  premiers  pa- 
rents du  genre  humain.  Ce  n'est  donc  pas  à  une 
culture  intellectuelle,  toujours  laborieuse  et  in- 
complète, qu'il  faut  demander  la  connaissance 
du  vrai  en  toute  chose,  mais  au  rétablissement 
de  la  pureté  la  plus  parfaite  dans  le  cœur,  au 
retour  de  l'homme  aux  véritables  conditions  qui 
l'unissaient  à  Dieu  dont  il  est  maintenant  sé- 
paré. C'est  là  une  œuvre  toute  pratique,  et  qui 
ne  peut  s'accomplir  que  par  une  vie  pure,  par  la 
prière,  par  l'ardeur  soutenue  de  l'amour,  et  par 
de  saints  désirs  [loco  cit.). 

Les  phases  successives  de  ce  retour  de  l'âme 
à  Dieu  sont  présentées  par  saint  Bonaventure 
comme  les  trois  degrés  d'une  échelle,  image  fa- 
milière aux  saintes  Écritures.  «  Dans  notre  con- 
dition actuelle,  l'universalité  des  choses  est  l'é- 
chelle par  laquelle  nous  nous  élevons  jusqu'à 
Dieu.  Dans  les  objets,  les  uns  sont  les  vestiges 
de  Dieu,  les  autres  en  sont  les  images;  les  uns 
sont  temporels,  les  autres  éternels;  ceux-là  cor- 
porels, ceux-ci  spirituels;  et,  par  conséquent,  les 
uns  hors  de  nous,  les  autres  en  nous.  Pour  par- 
venir au  principe  premier,  esprit  suprême  et 
éternel,  placé  au-dessus  de  nous,  il  faut  que  nous 
prenions  pour  guides  les  vestiges  de  Dieu,  ves- 
tiges temporels,  corporels  et  hors  de  nous;  cet 
acte  s'appelle  être  introduit  dans  la  voie  de 
Dieu.  Il  faut  ensuite  que  nous  entrions  dans 
notre  âme,  image  de  Dieu,  éternelle,  spirituelle 
et  en  nous  :  c  est  là  entrer  dans  la  vérité  de 
Dieu^  mais  il  faut  encore  qu'au  delà  de  ce 
degré,  nous  atteignions  l'Éternel,  le  spirituel 
suprême,  au-dessus  de  nous,  contemplant  le 
principe  premier  ;  c'est  là  se  réjouir  dans  la 
connaissance  de  Dieu,  et  l'adoration  de  sa  ma- 
jesté. » 

A  ces  trois  degrés  répondent,  selon  saint  Bo- 
naventure, trois  faces  de  notre  nature  :  la  sensi- 
bilité, par  laquelle  nous  percevons  les  objets 
matériels  extérieurs,  que  le  docteur  séraphique, 
par  une  heureuse  image,  appelle  les  vestiges  de 
Dieu;  Vintelligence,  qui,  à  la  vue  de  ces  objets, 
en  atteint  l'origine,  en  conçoit  le  dévelo[)pement 
successif,  en  prévoit  et  en  marque  le  terme  ;  la 
raison  enfin  ,  qui,  s'élevant  plus  haut  encore, 
arrive  à  considérer  Dieu  dans  sa  puissance,  dans 
sa  sagesse,  dans  sa  bonté,  le  concevant  comme 
existant,  comme  vivant,  comme  intelligent,  pu- 
rement spirituel,   incorruptible,  intransiuutable. 

Ces  passages,  fidèlement  résumés  ou  traduits, 
suffisent  pour  démontrer  la  prédominance  du 
mystiLisme  dans  les  travaux  philosophiques  et 
théologiques  de  saint  Bonaventure,  et  le  caractère 
biblique  dont  se  revêt  son  langage.  Ce  mysti- 
cisme, en  effet,  ne  consiste  pas,  comme  le  mys- 
ticisme philosophique,  à  faire  à  la  spontanéité 
de  l'intelligence  une  part  plus  lar^e  qu'à  ses 
autres  [acuités;  il  rappelle  l'homme  à  la  science 
par  la  loi  et  la  vertu,  qui  seules  peuvent  le  ra- 
mener à  son  premier  état. 

Cependant,  en  constatant  l'importance  du 
rôle  que  joue  le  mysticisme  dans  les  écrits^  de 
Saint  Bonaventure,  nous  devons  reconnaître 
qu'il  n'est  pas  exclusif.  La  distintion  observée 
dans  les  divers  degrés  d'as,  ension  de  l'homme  à 
Dieu,  établit  différents  points  dont  les  dévelop- 
pements constitueraient  une  théorie  de  la  per- 
ception sensible,  une  théorie  des  opérations 
inductives  et  déductives  de  la  raison,  et  même 
une  sorte  de  philosophie  transcendantale  [Opor' 


BONA 


—  190  — 


BONA 


tet  etiam  nos  transcendere  ad  spirituahssimum, 
etc.,  Itincr.,  c.  i)-  Ainsi  la  philosophie  ralion- 
nclle  se  joint,  dans  saint  Bonavcnture,  au  mys- 
ticisme rcvclc,  et  ses  nombreux  ouvrages  mon- 
trent que,  malgré  sa  prédilection  pour  la  vie 
contemplative,  il  était  très-familier  avec  la  dia- 
lectique et  toute  la  culture  philosophique  du 
moyen  âge.  Cette  connaissance  se  remarque  sur- 
tout dans  ses  vastes  commentaires  sur  les  Qua- 
tre livres  des  Sentences^  dans  lesquels  Pierre 
Lombard  semble  avoir  rédigé  à  l'avance  le  pro- 
gramme de  la  philosophie  aes  xii',  xiii=,  xiv°  et 
xv°  siècles.  Il  est  facile  cependant  de  voir  que, 
retenu  par  l'unité  et  la  grandeur  de  son  point  de 
départ,  il  ne  se  perd  pas  dans  les  mille  subtilités 
où  l'école  mettait  sa  gloire  ;  son  argumentation 
a  plus  de  largeur  et  de  fermeté  que  celle  de  la 
plupart  des  scolastiques,  ses  contemporains  et 
ses  successeurs. 

Appuyé,  d'une  part,  sur  les  principes  mys- 
tiques de  la  foi  chrétienne,  versé,  de  l'autre, 
dans  la  philosophie  d'Aristote,  il  a,  comme  saint 
Augustin  avant  lui,  comme  Scot  Erigène  et 
d'autres  encore,  tenté  d'unir  le  rationalisme 
au  supernaturalisme.  Son  petit  traité  intitulé 
de  Reductione  artium  ad  theologiam,  en  don- 
nerait une  preuve  irrécusable,  s'il  n'était  pas 
facile  de  le  reconnaître  même  dans  ses  autres 
écrits.  Dans  ce  résumé  de  quelques  pages,  il 
distingue  quatre  sources  de  la  connaissance  na- 
turelle, parmi  lesquelles  la  plus  importante  et 
la  plus  élevée  est  la  lumière  de  la  connaissance 

fhilosophique.  Les  prenant  ensuite  l'une  après 
autre,  et  les  plaçant  en  regard  des  ensei- 
gnements de  la  religion,  il  montre  leur  confor- 
mité de  but  et  d'objet  avec  les  saintes  Écritures, 
base  de  la  théologie  spéculative.  Il  n'y  a  sans 
doute  là  qu'une  ébauche.  Ni  l'état  des  esprits 
alors,  ni  la  science  de  l'auteur  ne  comportaient 
un  meilleur  résultat;  mais  l'essai  même  n'en 
couvait  être  fait  que  par  un  esprit  profond  et 
éclairé. 

Cette  mesure  à  la  fois  dans  la  soumission  et 
dans  l'indépendance,  cette  prudente  appréciation 
des  forces  relatives  de  la  croyance  et  de  l'intel- 
ligence, ont,  sans  doute,  motivé  le  jugement 
favorable  que  Gerson  porta  sur  les  ouvrages  de 
saint  Bonaventure,  près  de  deux  siècles  après  sa 
mort.  Ce  jugement  nous  a  paru  assez  remar- 
quable, pour  mériter  d'être  cité  :  «  Si  l'on  me 
demande,  dit  Gerson  (de  Exam.  doct.),  quel 
est,  entre  les  docteurs,  celui  des  écrits  duquel  on 
peut  retirer  le  plus  grand  profit,  je  réponds  que 
c'est  saint  Bonaventure,  solide,  sûr,  pieux,  juste, 
Çlein  d'une  dévotion  sincère  dans  tout  ce  qu'il  a 
écrit.  Exempt  d'une  curiosité  inquiète,  ne  mêlant 
point  à  la  religion  des  emprunts  étrangers,  ne 
se  livrant  pas  sans  réserve  à  la  dialectique  du 
siècle,  comme  le  font  beaucoup  d'autres,  et  ne 
couvrant  pas  les  principes  physiques  de  termes 
de  théologie,  il  ne  cherche  jamais  à  éclairer 
l'esprit,  sans  rapporter  ses  efforts  à  la  piété,  à  la 
religion  du  cœur.  C'est  pour  cela  qu'un  trop 
grand  nombre  de  scolastiques,  ennemis  de  la  vé- 
ritable piété,  ont  négligé  ses  écrits,  quoique  au- 
cune autre  doctrine  ne  soit,  pour  les  théolo- 
giens, plus  sublime,  plus  divine,  plus  salutaire, 
plus  douce  que  la  sienne,  » 

Nous  résumerons,  en  terminant,  quelques-uns 
des  principes  les  plus  importants  et  les  plus 
féconds  entre  ceux  que  présentent  les  travaux 
philosophiques  de  saint  Bonaventure. 

1°  Le  négatif  n'est  connu  que  par  le  positif; 
notre  intelligence  ne  serait  point  capable  d'at- 
teindre à  la  connaissance  parfaite  d'un  objet 
créé  quelconque,  si  elle  n'était  pas  encore  éclairée 
par  l'idée  de  la  pureté,  de  la  réalité,  de  la  per- 


fection de  l'essence  absolue.  La  connaissance  de 
l'imparfait,  sans  celle  de  la  perfection  suprême, 
n'est  pas  possible.  L'intelligence  contient  ainsi 
l'idée  de  l'essence  divine;  elle  ne  peut  être  fer- 
mement convaincue  d'une  vérité,  elle  ne  peut 
atteindre  à  aucune  connaissance  nécessaire,  si 
elle  n'est  éclairée  par  une  lumière  immuable, 
n'étant  pas  immuable  elle-même  {Itiner.^  c.  m). 
2°  La  réflexion  et  le  jugement  ne  sont  pos- 
sibles qu'à  la  même  condition.  —  Celui  qui  ré- 
fléchit a,  pour  objet  médiat  ou  immédiat  de  sa 
réflexion,  le  bien  suprême.  Il  ne  pourrait  le 
faire  s'il  n'avait  pas  lui-même  une  idée  de  ce 
bien;  il  a  donc  en  soi-même  l'idée  du  bien  su- 
prême, c'est-à-dire  l'idée  de  Dieu.  —  Celui  qui 
juge,  juge  nécessairement  en  vertu  d'une  règle 
qu'il  regarde  comme  véritable,  mais  il  ne  peut 
être  convaincu  de  la  vérité  de  cette  règle,  que 
parce  qu'il  reconnaît  qu'elle  est  conforme  a  une 
autre  règle  qui  existe  dans  l'infini  (ubi  supra). 
3°  Le  rien  n'est  qu'une  conception  en  oppo- 
sition à  celle  de  quelque  chose,  qui  doit  être 
pensé  d'abord  par  nous.  De  même,  le  possible  ne 
saurait  être  conçu  par  notre  esprit,  que  nous 
n'ayons  auparavant  conçu  l'actuel.  L'être  absolu, 
par  conséquent,  est  l'idée  fondamentale  par 
laquelle  seule  nous  pouvons  penser  le  possible; 
cet  être  est  Dieu  {loco  cit.,  c.  v). 

4°  Le  fondement  de  l'individualité  et  des  dif- 
férences des  êtres  est  l'union  de  la  matière  et  de 
la  forme,  d'un  élément  modifiable  et  d'une 
force  moaifiante.  La  matière  donne  à  la  forme  le 
fondement  de  l'être,  la  forme  donne  à  la  matière 
son  essence  {in  II  Lib.  Sentent.,  dist.  m,  memb. 
2,  quaest.  3,  4). 

5°  Il  n'est  pas  nécessaire  d'admettre  une  àme 
générale  du  monde;  chaque  être  est  animé  par 
sa  propre  forme  et  son  activité  intérieure  {loco 
cit.,  dist.  xiv). 

6"  Si  Dieu  donne  à  chaque  chose  la  forme  qui 
la  distingue  des  autres  et  la  propriété  qui  l'in- 
dividualise, il  faut  qu'il  y  ait  en  lui  une  forme 
idéale,  ou  plutôt  des  formes  idéales  (m  Hexaem., 
serm.  VI). 

7°  Toute  âme  raisonnable  est  destinée  au  bon- 
heur suprême  ;  personne  n'en  doute,  tout  le 
monde  l'éprouve.  Il  suit  donc  que  l'âme  est 
immortelle;  car  elle  ne  goûterait  pas  le  bonheur 
suprême  si  elle  pouvait  craindre  de  le  perdre 
{in  II  Lib.  Sentent.,  dist.  xix,  art.  ii,  quaest.  1). 
8°  Aucune  bonne  action  ne  demeure  sans  ré- 
compense, aucune  mauvaise  sans  punition.  Les 
choses,  il  est  vrai,  ne  se  passent  pas  ainsi  dans 
cette  vie;  la  connaissance  que  nous  avons  de  la 
justice  de  Dieu  nous  conduit  donc  nécessairement 
à  admettre  une  autre  vie  {ib.). 

9"  Lorsqu'un  homme  meurt,  comme  il  le  doit, 
plutôt  que  de  commettre  une  mauvaise  action, 
si  l'âme  n'était  point  immortelle,  que  deviendrait 
la  justice  de  Dieu,  puisque,  dans  cette  cir- 
constance, une  action  irréprochable  produirait 
le  malheur  de  celui  qui  l'aurait  accomplie  (î6.)? 
10°  Tous  les  vrais  philosophes  ont  adoré  un 
seul  Dieu;  de  là  le  destin  de  Socrate.  Comme  il 
défendait  de  sacrifier  à  Apollon,  et  qu'il  n'adorait 
qu'un  seul  Dieu,  il  lut  mis  à  mort  (m  Hexaem., 
serm.  V). 

11°  La  métaphysique  s'élève  à  la  considération 
des  rapports  du  principe  premier  avec  la  totalité 
des  choses  dont  il  est  la  source.  En  ce  point, 
elle  se  confond  avec  la  physique,  à  laquelle  il 
appartient  d'étudier  l'origine  des  choses.  La  mé- 
taphysique s'élève  encore  à  la  contemplation  de 
l'Etre  éternel,  et  en  ce  point,  elle  se  confond  avec 
la  philosoiihie  morale,  qui  ramène  toutes  choses 
à  une  seule  fin,  au  bien  suprême,  soit  qu'elle 
ait  pour  but  la  félicité   pratique,  ou  la  félicité 


BONN 


—   191   — 


BONN 


spéculative,  et  qu'elle  considère  le  bonheur 
comme  la  lin  dernière^  encore  qu'elle  ne  con- 
nuisse  i);is  la  vraie  lélicitc.  Mais  en  tant  que  la 
mélapliysique  considère  l'être  premier  comme 
l'exemplaire  absolu  et  le  type  de  toutes  choses, 
elle  n'a  rien  de  commun  avec  les  autres  sciences; 
c'est  là  où  elle  est  vraiment  elle-même,  où  elle 
est  purement  la  métaphysique  {in  Jlexacm., 
serm.  I). 

Les  œuvres  de  saint  Bonaventure  ont  été  re- 
cueillies pour  la  première  fois,  à  Rome,  1588- 
96,  par  l'ordre  de  Sixte-Quint  et  par  les  soins  du 
P.  Ùuonat'oco  Farnera,  franciscain,  7  vol.  in-f"j 
c'est  sur  cette  édition  que  fut  faite  celle  de  Lyon 
in-f",  166S.  Il  en  a  paru  une  plus  récente  àVenise, 
1752-56,  14  vol.  in-4.  Voy.  aussi  IJistoire  abrégée 
de  la  vie,  du  culte  et  des  vertus  de  saint  Bona- 
venture. in-8,  Lyon,  1747;  Essai  sur  la  philo- 
sophie de  saint  Bonaventure,  par  de  Margerie, 
Paris,  1855,  in-8.  H.  B. 

BONNET  (Charles),  né  à  Genève  en  1720,  est 
mort  en  1793.  Il  n'a  pas  quitté  la  Suisse  pendant 
le  cours  d'une  vie  paisible  et  tout  entière  consa- 
crée à  l'étude  et  à  la  méditation.  Avant  d'étu- 
dier l'homme,  Bonnet  a  étudié  la  nature;  il  est 
à  la  fois  naturaliste  et  philosophe.  Ses  premiers 
travaux  eurent  pour  objet  la  botanique  et  l'ento- 
mologie; mais  il  apporte  un  caractère  particu- 
lier dans  l'étude  de  la  nature.  A  la  patiente 
sagacité  de  l'observateur,  il  joint  la  sensibilité 
et  l'imagination  du  poète,  en  même  temps  que 
des  idées  philosophiques  sur  l'ensemble  des 
êtres.  L'univers  est  pour  lui  comme  un  temple 
sacré,  où  Dieu  de  toute  part  se  révèle.  Il  aper- 
çoit dans  toutes  ses  parties  la  sagesse  adorable, 
la  puissance  infinie  qui  en  a  conçu  et  exécuté 
le  plan;  il  l'aperçoit  jusque  dans  le  dernier  des 
végétaux  et  le  dernier  des  insectes,  où  se  dé- 
couvrent à  lui  de  merveilleuses  harmonies.  Des 
élans  d'amour  et  de  reconnaissance  s'échappent 
à  chaque  instant  de  son  âme  pénétrée  de  la 
beauté  et  de  la  grandeur  de  l'œuvre  de  Dieu  et 
donnent  à  ses  ouvrages  une  sorte  de  poésie  qui 
ne  nuit  pas  toujours  à  la  rigueur  de  sa  mé- 
thode. Ses  deux  principaux  ouvrages  d'histoire 
naturelle  ont  pour  titres  :  Considérations  sur 
les  corps  organisés  et  Conl&inplation  de  la 
nature.  La  méthode  et  la  profondeur  de  ces  deux 
ouvrages  ont  été  louées  par  les  plus  grands  na- 
turalistes de  notre  époque,  entre  autres  par  Cu- 
vier.  Il  a  consacré  à  l'étude  de  l'homme  deux 
autres  grands  ouvrages:  l'Essai  analglique  sur 
l&>  facultés  de  l'âme  et  la  Palingénésie  philoso- 
phique. 

Comme  philosophe,  Charles  Bonnet  appartient 
à  l'école  sensualiste;  mais  le  sentiment  religieux 
dont  il  est  pénétré,  ses  spéculations  sur  l'encliaî- 
nement  des  êtres,  .sur  l'état  futur  de  l'homme  et 
des  animaux,  son  attachement  à  quelques  prin- 
cipes de  la  philosophie  de  Leibniz,  le  distin- 
guent_  profondément  des  autres  philosophes  de 
cette  école  et  lui  donnent  une  physionomie  tout 
à  fait  originale.  La  psychologie  de  Bonnet  est 
contenue  dans  VEssai  analytique  des  facultés 
de  l'ùme.  Le  plan  de  l'ouvrage  est  le  même  que 
celui  du  Traité  des  Sensations  qui  parut  à  peu 
près  à  la  même  époque.  Bonnet,  comme  Con- 
dillac,  imagine  une  sorte  de  statue  vivante  dont 
il  ouvre  pu  ferme,  pour  ainsi  dire,  chaque  sens 
à  volonté,  afin  d'étudier  la  série  d'impressions, 
d'idées  qui  découlent  de  chacun  de  ces  sens  iso- 
lés ou  combinés  ensemble.  Mais  VEssai  ana- 
lytique se  dislingue  du  Traité  des  Sensations 
par  le  mélange  de  la  physiologie  avec  la  psy- 
chologie. L'homme,  selon  Bonnet,  est  un  être 
mixte,  un  composé  de  deux  substances,  l'une 
immatérielle,  l'autre  corporelle.  L'homme  n'est 


pas  une  certaine  àme,  il  n'est  pas  non  plus  un 
certain  corps,  mais  le  résultat  de  l'union  d'une 
certaine  âme  à  un  certain  corps.  Pour  connaître 
l'homme,  il  faut  donc  l'étudier  dans  son  âme 
et  dans  son  corps.  Mais  comment  peut-on  l'étu- 
dier dans  son  âme?  Selon  Bonnet,  on  ne  peut 
étudier  l'âme  en  elle-même,  parce  que  l'âme 
ne  peut  ni  se  voir  ni  se  palper.  Nous  ne  pou- 
vons rien  savoir  de  ce  qui  se  passe  dans  l'âme 
que  par  l'étude  du  jeu  et  du  mouvement  des 
organes  qui  nous  le  représente.  «  J'ai  mis  dans 
mon  livre  beaucoup  de  physique  et  assez  peu 
de  métaphysique  ;  mais  en  vérité  que  pou- 
v;iis-je  dire  de  l'âme  considérée  en  elle-même  ? 
nous  la  connaissons  si  peu  1  L'homme  est  un 
être  mixte,  il  n'a  des  idées  que  par  l'intervention 
des  sens,  et  ses  notions  les  plus  abstraites  dé- 
rivent encore  des  sens.  C'est  sur  son  corps  et 
par  son  corps  que  l'âme  agit.  Il  faut  donc  tou- 
jours en  revenir  au  physique  comme  à  la  pre- 
mière origine  de  tout  ce  que  l'âme  éprouve  ; 
nous  ne  savons  pas  plus  ce  que  c'est  qu'une 
idée  dans  l'âme,  que  nous  ne  savons  ce  qu'est 
l'âme  elle-même  ;  mais  nous  savons  que  nos 
idées  sont  attachées  à  certaines  fibres  ;  nous 
pouvons  donc  raisonner  sur  ces  fibres,  parce  que 
nous  les  voyons;  nous  pouvons  étuclier  un  peu 
leurs  mouvements,  les  résultats  de  leurs  mou- 
vements et  les  liaisons  qu'elles  ont  entre  elles.  » 
(Préf.  de  l'Essai  analytique  sur  les  facultés  de 
l'âme.) 

Toutes  les  idées  viennent  des  sens;  les  idées 
ne  peuvent  être  étudiées  que  dans  les  fibres  qui 
en  sont  les  organes  :  tels  sont  les  deux  grands 
principes  de  la  psychologie  de  Charles  Bonnet. 
Les  fibres  nerveuses  jouent  le  rôle  le  plus  im- 
portant dans  cette  psychologie.  C'est  par  l'action 
des  fibres  nerveuses  qu'il  entreprend  de  rendre 
compte  de  tous  les  phénomènes  de  la  pensée 
sans  exception.  Toutefois,  il  n'identifie  pas  l'ac- 
tion de  la  fibre  nerveuse  avec  la  pensée  ;  c'est 
l'action  de  la  fibre  qui  éveille  la  pensée,  mais 
elle  ne  se  confond  pas  avec  elle.  Comment  l'é- 
branlement d'une  fibre  peut-il  produire  la 
pensée?  Bonnet  n'a  pas  la  prétention  de  l'expli- 
quer; il  déclare  cette  action  de  deux  substances 
opposées  l'une  sur  l'autre  un  mystère  profond 
qu'en  vain  l'intelligence  tenterait  d'éclaircir. 
Mais  si  nous  ignorons  comment  l'ébranlement 
(le  la  fibre  produit  la  pensée,  nous  savons 
très-bien  que  cet  ébranlement  est  la  condition 
indispensable  de  l'existence  des  idées.  Puisque 
les  idées  considérées  en  elles-mêmes  échappent 
à  notre  observation,  ce  sont  les  mouvements  des 
fibres  qui  les  produisent  que  le  psychologue  doit 
observer  et  étudier.  Si  les  fibres  ne  sont  pas  nos 
idées  elles-mêmes,  elles  sont  les  organes,  les 
signes  de  nos  idées,  et  c'est  seulement  en  étu- 
diant les  rapports  du  mouvement  de  ces  fibres, 
qu'on  peut  saisir  les  rapports  et  la  génération  de 
nos  idées. 

L'erreur  de  Charles  Bonnet  est  d'avoir  mé- 
connu le  fait  si  évident  de  la  conscience  immé- 
diate de  ce  qui  se  passe  au  dedans  de  nous,  le 
fait  du  moi  se  sachant  et  s'observant  lui-même, 
sans  l'intermédiaire  d'aucune  espèce  d'organe. 
Néanmoins,  on  ne  peut  l'accuser  de  matérialisme, 
puisqu'il  soutient  la  distinction  de  la  fibre  et  de 
l'idée,  la  distinction  de  l'âme  et  du  corps. 

L'Essai  analytique  est  rempli  d'ingénieuses 
hypothèses  de  physiologie  sur  la  mécanique  des 
sens,  pour  me  servir  d'une  expression  de  Char- 
les Bonnet.  Chaque  nerf,  selon  lui,  se  compose 
d'une  multitude  de  fibres  infiniment  déliées  qui 
toutes  viennent  aboutir  au  cerveau.  Non-seule- 
ment la  structure  de  ces  fibres  varie  pour  cha- 
que sens,   mais   encore  dans  chaque  espèce  de 


BONN 


192 


BONN 


sens  il  y  a  des  fibres  de  structure  diverse  pour 
chaque  espèce  do  sensation  :  ainsi  ce  n'est  pas 
la  même  libre  qui  conduit  au  cerveau  l'odeur 
d'œiliet  et  l'odeur  de  rose.  Un  objet  quelcon- 
que venant  à  luire  impression  sur  l'une  de  ces 
fibres,  un  changement  survient  dans  l'àme  i 
l'occasion  de  ce  changement  survenu  dans  la  fi- 
bre. L'objet  agit  par  impulsion  sur  les  fibres  ner- 
veuses; les  finrcs  sont  ébranlées  et  communi- 
quent au  cerveau  leur  ébranlement.  Mais  l'âme 
n'est  pas  bornée  à  sentir  par  le  ministère  des 
sens,  elle  a  encore  le  souvenir  de  ce  qu'elle  a 
senti,  et  voici  comment  Bonnet  prétend  expli- 
quer la  condition  organique  de  la  mémoire. 

L'état  d'une  libre  qui  a  déjà  été  mue  par  l'im- 
pression d'un  objet  extérieur  n'est  pas  le  même 
que  celui  d'une  fibre  qui  n'a  encore  été  mue  par 
aucune  espèce  d'action.  Les  objets  extérieurs 
meuvent  les  fibres  qui  ne  peuvent  être  mues 
une  seule  fois  sans  qu'un  changement  durable 
survienne  dans  leur  état.  Une  fibre  déjà  mue 
a  contracté  une  tendance  à  reproduire  le  mou- 
vement déjà  imprimé.  Cette  tendance  est  un 
degré  de  mobilité,  de  flexibilité  plus  grand  ac- 
quis par  la  fibre  qui  a  été  mue.  Lors  donc  que 
le  même  oljet,  la  même  couleur,  la  même 
odeur,  etc.,  viendra  une  seconde  fois  agir  sur 
cette  même  fibre,  il  ne  la  trouvera  pas  dans  ie 
même  état,  et,  en  conséquence,  cette  seconde 
impression  aura  un  caractère  qui  la  distinguera 
de  la  première.  Une  fibre  qui  est  ébranlée  pour 
la  première  fois  ofTre  une  certaine  raideur,  une 
certaine  résistance  qui  est  l'indice  auquel  l'àme 
reconnaît  qu'elle  éprouve  cette  sensation  pour 
la  première  fois:  mais  lorsque  le  même  objet 
vient  une  seconae  fois  agir  sur  la  même  fibre, 
il  la  trouve  plus  mobile.  Or,  c'est  le  sentiment 
•attaché  à  cette  augmentation  de  souplesse  et  de 
flexibilité  de  la  fibre  ébranlée  pour  la  seconde 
fois  qui  est  la  condition  de  la  réminiscence. 

Après  avoir  considéré  l'âme  comme  passive 
et  modifiée  par  l'action  des  objets  extérieurs. 
Bonnet  la  considère  comme  active.  Il  définit 
l'âme  :  une  force,  une  puissance,  une  capacité  de 
produire  certains  effets.  L'âme  étant  une  force, 
est  douée  d'une  activité  qui  s'exerce  sur  elle- 
même  et  sur  le  corps.  Ce  qui  met  en  jeu  l'acti- 
vité de  l'âme,  c'est  le  plaisir  et  la  douleur.  Sans 
le  plaisir  et  la  douleur,  l'âme  demeurerait  inac- 
tive; Dieu  a  subordonné  l'activité  de  l'âme  à  sa 
sensibilité,  sa  sensibilité  au  jeu  des  fibres,  et 
le  jeu  des  fibres  à  l'action  des  objets.  Bonnet 
distingue  entre  la  liberté  et  la  volonté;  il  donne 
le  nom  de  liberté  à  l'activité  de  l'âme  considérée 
en  elle-même,  indépendamment  de  toute  déter- 
mination et  application;  et  celui  de  volonté  aux 
déterminations  de  l'activité.  La  volonté  est  sou- 
mise à  la  faculté  de  sentir  ou  de  connaître. 
Moins  un  être  a  de  connaissances  et  moins  il  a 
de  motifs  de  vouloir,  et,  au  contraire,  plus  il  a 
d'idées  et  plus  il  a  de  motifs  de  vouloir,  et  plus, 
en  Lonséquence.  il  peut  déployer  de  liberté. 

Bonnet  appelle  reflexion  la  réaction  de  l'âme 
contre  les  objets  extérieurs,  l'intervention  de  la 
volonté  dans  l'acquisition  et  la  combinaison  des 
idées  sensibles.  C'est  la  réflexion  qui,  s'appli- 
quant  aux  idées  sensibles,  produit  les  idées  ab- 
straites et  les  idées  générales,  depuis  les  plus 
humbles  jusqu'aux  plus  élevées.  A  mesure  que, 
par  le  travail  de  la  réflexion,  l'abstraction  s'é- 
tend et  s'élève,  à  mesure  aussi  elle  s'éloigne  da- 
vantage des  idées  sensibles  qui  en  ont  été  le 
point  de  départ.  Cepend.mt,  quelque  éloignées 
que  soient  de  l'expérience  certaines  idées  ab- 
straites et  générales,  elles  en  dérivent  néan- 
moins tomme  toutes  les  autres. 
Nos  idées  les  plus  abstraites,  les  plus  spiritua- 


lisées,  suivant  l'expression  de  Bonnet,  dérivent 
des  idées  sensibles  comme  de  leur  source  natu- 
relle. Il  en  donne  pour  exemple  l'idée  de  Dieu, 
qui  est  la  plus  spiritualisée  de  toutes  nos  idées 
et  qui  cependant  tient  manifestement  aux  sens. 
C'est  de  la  contemplation  des  faits,  de  la  succes- 
sion des  êtres,  que  l'esprit  déduit  la  nécessité 
de  celte  première  cause  qu'il  nomme  Dieu.  Des 
traits  de  puissance,  de  bonté ,  de  sagesse  qui 
sont  répandus  dans  le  monde,  et  qui  sont  trans- 
mis à  l'âme  par  les  sens.  Il  en  est  de  même, 
selon  lui,  de  toutes  les  idées  abstraites  ou  mo- 
rales sans  exception,  et  toutes  ne  sont  que  des 
espèces  d'esquisses  des  objets  sensibles. 

Telles  sont  les  principales  idées  contenues 
dans  l'Essai  analytique  sur  les  facultés  de 
l'àme  et  sur  la  mécanique  de  ses  facultés. 
Nous  ne  reprochons  pas  à  Bonnet  d'avoir  cher- 
ché à  déterminer  les  conditions  organiques  de 
l'exercice  de  ces  facultés,  des  sens,  de  la  mé- 
moire, de  la  réflexion;  mais  nous  lui  reprochons 
de  n'avoir  pas  reconnu  que  ces  facultés  pouvaient 
être  directement  étudiées  en  elles-mêmes  par 
la  conscience,  et  d'avoir  ainsi  confondu  la  psy- 
chologie avec  la  physiologie.  Nous  nous  borne- 
rons également  à  signale  cette  autre  erreur 
fondamentale  de  la  psychologie  de  Bonnet,  qui 
consiste  à  faire  dériver  toutes  les  idées  des  sens 
et  du  travail  de  la  réflexion  sur  les  données 
des  sens. 

Il  y  a  un  rapport  remarquable  entre  la  psy- 
chologie de  l'Essai  analytique  et  celle  de  |r£'s- 
sai  sur  l'entendement  humain.  Charles  Bonnet, 
comme  Locke,  reconnaît  l'existence  de  deux 
sources  d'idées^  la  sensation  et  la  réflexion;  com- 
me Locke,  il  lait  intervenir  l'activité  de  l'esprit 
dans  la  formation  de  nos  idées.  Il  reproche,  non 
sans  raison,  à  Condillac  d'avoir  confondu  deux 
faits  profondément  distincts,  sentir  et  être  at- 
tentif. Mais  si,  de  ce  ccté^  il  se  rapproche  de 
Locke,  d'un  autre  il  s'en  éloigne.  Locke,  fidèle 
en  général  à  la  vraie  méthode  psychologique, 
étudie  l'âme  avec  la  conscience  et  la  réflexion  ; 
Bonnet,  au  contraire,  affirme  qu'on  ne  peut  sai- 
sir et  étudier  l'âme  en  elle-même,  et  qu'on  n'ob- 
serve ses  divers  phénomènes  que  dans  les  mou- 
vements du  cerveau  et  des  fibres  qui  en  sont  les 
instruments  et  les  conditions. 

Donnons  maintenant  une  idée  de  sa  Palingé- 
nésie  philosophique.  Palingénésie  veut  dire  re- 
naissance, résurrection.  En  effet,  dans  cet  ou- 
vrage, Bonnet  traite  exclusivement  de  la  renais- 
sance, de  la  résurrection,  de  l'état  futur  des 
hommes  et  des  animaux.  Que  devient  l'homme  à 
la  mort?  Quels  changements  doivent  s'opérer 
dans  son  âme  et  dans  son  corps?  Comment, 
dans  sa  condition  nouvelle,  gardera-t-il  le  sou- 
venir de  sa  condition  pissée?  Quel  sera  son 
nouveau  séjour?  Voilà  les  questions  auxquel- 
les Bonnet  a  cherché  une  réponse  dans  sa 
Palingénésie.  C'est  dans  cet  ordre  de  questions 
qu'il  s'est  inspiré  de  Leibniz,  pour  lequel  il 
professe  la  plus  vive  admiration.  Il  proclame, 
applique  et  développe  cette  grande  loi  de  conti- 
nuité, posée  par  Leibniz  :  Rien  ne  se  fait  dans 
la  nature  par  bond  et  par  saci  ade,  tous  les  êtres 
se  tiennent  et  s'enchaînent  les  uns  aux  autres 
par  des  différen  :es  presque  insensibles.  De  ce 
principe  il  déduit,  comme  Leibniz,  la  survi- 
vance de  toutes  les  âmes  et  leur  union  perpé- 
tuelle à  des  organes. 

L'homme  est  immortel  ;  mais,  selon  Bonnet, 
son  âme  ne  doit  pas  cesser  d'être  unie  à  un 
corps.  Croire  que  l'àme,  à  la  mort,  doive  se  sé- 
parer tout  à  coup  d'un  corps  pour  exister  à  l'é- 
tat d'esprit  pur,  c'est  croire  que,  dans  l'enchaî- 
nement des  existences  les  unes  aux  autres,  il  y  a 


BONN 


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BONN 


des  lacunes  ot  des  abîmes,  c'est  croire  que  la 
vie  nouvelle  ne  sera  pas  reliée  à  la  vie  passée, 
c'est  aller  contre  la  loi  de  continuité.  Donc 
l'homme  tout  entier,  donc  notre  àmc  et  notre 
cori)s  doivent  survivre  à  celte  vie.  La  mort, 
suivant  l'expression  de  Bonnet,  est  une  prépara- 
tion à  une  sorte  de  métamorphose  qui  doit  taire 
jouir  l'homme  tout  entier  d'une  vie  nouvelle  et 
meilleure.  Mais  ([uel  est  ce  corps  au(]uel  l'àme 
doit  demeurer  atlacliée  dans  une  autre  vie? Sera- 
ce  le  corps  actuel  diversement  modifié,  ou  bien 
un  corps  nouveau?  Selon  Bonnet,  ce  sera  un 
corps  nouveau  qui  existe  déjà  en  germe  dans  le 
corps  actuel,  et  que  la  mort  ne  fait  que  dégager 
et  développer.  Quel  est  ce  germe  et  où  est-il 
placé?  Les  physiologistes  s'accordent,  en  géné- 
ral, à  mettre  le  siège  du  sentiment  et  de  la  pen- 
sée dans  le  cerveau  et  plus  spécialement  dans  ce 
qu'ils  appellent  le  corps  calleux.  Or,  selon  Bon- 
net, le  corps  calleux  ne  serait  pas  l'oi'gaiie  im- 
médiat de  l'àme,  mais  seulement  l'enveloppe  de 
cette  machine  organique  nouvelle  à  laquelle 
l'àme  doit  être  unie  dans  une  vie  nouvelle.  Cet 
organe  immédiat  de  l'àme  doit  être  d'une  pro- 
digieuse mobilité  et  d'une  nature  analogue  à 
celle  du  l'eu  ou  du  tluide  électrique.  A  la  mort, 
cette  petite  machine  éthérée  n'est  nullement  at- 
teinte par  l'action  des  causes  qui  dissolvent  le 
corps  actuel.  Le  moi  y  demeure  attaché  et  il 
garde  dans  son  existence  nouvelle  le  souvenir  de 
son  existence  passée,  parce  que  la  machine  éthé- 
rée, en  communication  avec  le  corps  grossier, 
pendant  cette  vie,  a  gardé  des  traces  de  ses  im- 
pressions et  de  ses  déterminations.  Alors  se  dé- 
velopperont des  organes  nouveaux,  en  rapport 
avec  le  nouveau  séjour  que  l'homme  transformé 
doit  aller  habiter,  abandonnant  ici-bas  la  pre- 
mière place  au  singe  et  à  l'éléphant.  Toutefois, 
dans  cette  vie  nouvelle,  les  conditions  ne  seront 
pas  égales  ;  les  progrès  que  chaque  homme  aura 
faits  dans  la  connaissance  et  dans  la  vertu  dé- 
termineront le  point  d'où  il  commencera  à  se 
développer  et  à  se  perfectionner,  en  même 
temps  que  la  place  qu'il  occupera  dans  la  vie  fu- 
ture. D'après  la  loi  de  continuité,  nous  ne  pas- 
sons jamais  d'un  état  à  un  autre  sans  raison  ; 
l'état  qui  suit  doit  avoir  sa  raison  sulfisanle 
dans  l'état  qui  l'a  précédé  ;  donc  le  châtiment 
et  la  récompense  dans  une  autre  vie  sont  le  ré- 
sultat d'une  loi  naturelle  et  non  d'une  interven- 
tion miraculeuse  de  Dieu. 

Bonnet  embrasse  aussi,  dans  ses  spéculations, 
les  destinées  des  animaux  qu'il  croit  appelés 
également  à  participer,  en  un  certain  degré,  à 
ce  perfectionnement  qui  doit  élever  indéfiniment 
l'espèce  humaine  dans  l'échelle  des  êtres.  Il 
suppose  que  l'àme  de  l'animal,  comme  l'àme  de 
l'homme,  est  unie  à  une  petite  machine  de  ma- 
tière éthérée.  Lorsque  l'animal  sera  séparé  du 
corps  grossier  par  la  mort,  alors  se  dévelop- 
peront aussi,  dans  cette  petite  machine  orga- 
nique, des  orgmes  nouveaux  qui  y  étaient  con- 
tenus en  germe  dès  le  jour  de  la  création.  Ces 
organes  nouveaux  seront  en  rapport  avec  le 
monde  transformé,  comme  ceux  du  vieil  animal 
.étaient  en  rapport  avec  le  vieux  monde.  Selon 
Bonnet,  les  révolutions  du  globe  co'incident  avec 
les  évolutions  des  espèces  vivantes  qui  l'habitent. 
Avant  la  dernière  révolution  que  le  globe  a 
subie,  les  animaux  qui  l'habitaient  étaient  bien 
moins  parlaits  qu'ils  ne  le  sont  aujourd'hui,  et 
nul  sous  sa  forme  primitive  n'aurait  reconnu 
l'animal  qui  depuis,  en  se  perfectionnant,  est  de- 
venu le  singe  ou  l'éléphant.  Mais  l'animal  pri- 
mitif impartait  contenait  déjà  en  germe  l'animal 
plus  parfait  qui  a  paru  sur  le  globe  à  sa  der- 
nière révolution.  Dieu,  en  efïet,  pour  accomplir 

DICT.    PHILOS. 


l'œuvre  de  la  création,  ne  s'est  pas  mis  plusieurs 
fois  à  l'ouvrage.  Tout  ce  qui  a  été,  tout  ce  qui 
est,  tout  ce  qui  sera  dans  l'univers,  découle  d'un 
acte  uiii(iue  de  sa  volonté  toute-puissante.  Il  a 
créé  chaque  être  contenant  en  lui-même,  des 
l'origine,  le  germe  de  toutes  les  évolutions,  de 
toutes  les  métamorphoses  qu'il  devait  accomplir 
dans  la  suite  des  temps.  Les  àraes  unies  à  des 
corps  se  sont  développées  en  même  temps  que  les 
corps,  et  les  corps  se  sont  développés  en  même 
temps  que  les  âmes,  par  suite  d'une  virtualité 
déposée  en  eux  par  le  Créateur.  L'animal  actuel 
contient  le  germe  do  l'animal  futur,  de  même 
que  la  chenille  contient  en  elle  le  germe  du  pa- 
pillon, dans  lequel  elle  doit  se  métamorphoser  un 
jour.  Bonnet  considère  les  animaux  comme  étant 
encore  dans  un  état  d'enfance  et  il  espère  qu'en 
vertu  de  cette  perfectibilité  dont  ils  sont  doués, 
ils  s'élèveront  un  jour  jusqu'à  l'état  d'êtres  pen- 
sants, jusqu'à  la  connaissance  et  l'amour  de  celui 
qui  est  la  source  de  vie.  Dans  ce  grand  rêve  de 
perfectibilité  il  comprend  les  plantes  elles-mêmes; 
il  conjecture  qu'elles  pourront  s'élever  un  jour 
jusqu'à  l'animalité,  comme  les  animaux  jusqu'à 
l'humanité.  Ainsi,  dans  la  création,  il  y  a  un 
avancement  perpétuel  de  tous  les  êtres  vers  une 
perfection  plus  grande.  A  chaque  évolution  nou- 
velle, chaque  être  s'élève  d'un  degré,  et  le  der- 
nier terme  de  la  progression,  l'être  le  plus 
parfait  de  tous  les  êtres  créés,  s'approche  d'un 
degré  de  plus  de  la  perfection  souveraine.  «  II 
y  aura,  dit  Bonnet,  un  flux  perpétuel  de  tous  les 
individus  de  l'humanité  vers  une  plus  grande 
perfection  ou  un  plus  grand  bonheur,  car  un 
degré  de  perfection  acquis  conduira  par  lui- 
même  à  un  autre  degré;  et  parce  que  la  distance 
du  fini  à  l'infini  est  infinie,  ils  tendront  conti-r 
nuellement  vers  la  souveraine  perfection,  sans 
jamais  y  atteindre.  » 

Voilà,  en  résumé,  les  principales  hypothèses 
sur  l'état  futur  de  l'homme  et  des  animaux,  dé- 
veloppées par  Charles  Bonnet  dans  sa  Palingd- 
nésie  philosophique.  Il  a  emprunté  à  Leibniz  les 
deux  idées  fondamentales  de  l'union  perpétuelle 
et  indissoluble  de  l'âme,  avec  des  organes,  et 
du  progrès  continuel  des  êtres  dans  une  série 
indéfinie  d'existences  successives.  Mais  il  a  donné 
à  ces  deux  idées  des  développements  qui  ne  se 
trouvent  pas  dans  Leibniz,  sans  s'arrêter  là  où 
l'observation  refuse  tout  point  d'appui  à  l'induc- 
tion et  au  raisonnement.  Dans  VEssai  analy- 
tique sur  les  facultés  de  l'âme,  Bonnet  refuse 
de  traiter  la  question  du  rapport  de  l'ébranle- 
ment de  la  fibre  avec  l'idée  de  la  communica- 
tion de  l'àme  avec  le  corps,  parce  que  c'est  une 
question  insoluble,  un  profond  mystère  que  ja- 
mais l'intelligence  humaine  ne  pourra  éclaircir. 
Comment  n'a-t-il  pas  reconnu  que  la  plupart  des 
questions  qu'il  agite  dans  la  Palingénésie  étaient 
de  même  nature?  Nous  ne  suivrons  donc  pas 
Charles  Bonnet  dans  un  monde  qui  n'est  plus  ce- 
lui de  la  science,  et  nous  nous  garderons  des 
brillantes  conjectures  et  des  aventureuses  hypo- 
thèses dans  lesquelles  s'est  égarée  son  imagina- 
tion. 

Voici  la  liste  des  principaux  ouvrages  de  Char- 
les Bonnet  :  Traité  d'Inseclolofjie,  2  parties  in-8, 
Paris,  1745; —  Recherches  sur  l'usage  des  feuil- 
les, in-4,  Goëttingue  et  Leyde,  1754;  ^-  Consi- 
dérations sur  les  corps  orga7iisés,  2  vol.  in-8, 
Amst.  et  Paris,  1762  et  1776;  — Contemplation 
de  la  Nature,  2  vol.  iu-8,  Amst.,  1764  et  1765; 

—  Essai  de  Psychologie,  in-12,  Londres,  1754; 

—  Essai  analytique  sur  les  facultés  de  l'âme, 
in-8,  Cooenhague,  1160;  —  Palingénésie philoso- 
pldque,  2\ol.  in-8,  Genève,  1770;  — Recherches 
philosophiques  sur  les  preuves  du  christianisme, 

13 


BORD 


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BORD 


in-8,  ib.,  1770.  Ses  œuvres  complètes  ont  paru  à 
Neufchâtel,  de  1779  à  1783.  en  8  vol.  in-4,  ou 
18  vol.  in-8.  —  Voy.  aussi  Mémoire  pour  servir 
à  Vhistoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  de  Bonnet. 
par  Jean  Trembley,  in-8,  Berne,  1794 ; —  Tableau 
de  la  littérature  franraise  au  xviii"  siècle,  par 
M.  Villcmain,  19'leçon  •  —  Ch.  Bonnet  deGenrvc, 
philosophe  et  naturaliste,  par  A.  Lemoine.  Pa- 
ris, ]8r)0,  in-8.  F.  B. 

BONSTETTEN  (Charles-Viclor  de)  naquit  en 
174.1,  à  Berne,  d'une  noble  et  ancienne  famille. 
Apres  avoir  commence  ses  études  dans  sa  ville 
natale,  il  les  continua  à  Yverdun  et  à  Genève, 
où  il  fit  connaissance  de  plusieurs  hommes  du 

filus  haut  mérite,  entre  autres  Voltaire  et  Char- 
es  Bonnet.  Mais  ce  fut  ce  dernier  qui  exerça  sur 
son  esprit  le  plus  d'influence,  et  dont  il  resta 
toute  sa  vie  le  disciple  et  l'ami.  Après  avoir  passé 

auelques  années  à  Genève,  Bonstetten,  toujours 
ans  l'intérêt  de  son  instruction,  se  rendit  suc- 
cessivement à  Leyde,  à  Cambridge,  à  Paris,  puis 
il  visita  aussi  une  grande  partie  de  l'Italie.  De 
retour  en  Suisse,  il  fut  nommé  membre  du  con- 
seil souverain  de  Berne,  puis  bailli  de  Sarnen. 
Pendant  qu'il  exerçait  les  mêmes  fonctions  à 
Kyon,  il  se  lia  d'amitié  avec  le  poëte  Matthison 
et  avec  le  célèbre  historien  Jean  de  Muiler.  Les 
troubles  de  son  pays  l'ayant  forcé  de  fuir,  il  se 
rendit  de  nouveau  en  Italie,  puis  à  Copenhague, 
où  il  resta  trois  ans  chez  un  de  ses  amis.  Enfin 
il  passa  le  reste  de  sa  vie  à  Genève,  où  il  mourut 
au  commencement  de  1832. 

Malgré  l'influence  exercée  sur  son  esprit  par 
les  écrits  de  Leibniz  et  de  Bonnet,  Bonstetten  ne 
manque  pas  d'originalité.  II  règne  dans  quel- 
ques-uns de  ses  ouvrages  une  profonde  connais- 
sance des  hommes,  une  rare  finesse  d'aperçus, 
des  vues  neuves,  élevées ,  des  sentiments  tou- 
iours  nobles  et  généreux,  et  un  remarquable  ta- 
lent d'observation.  Mais  il  y  a  deux  hommes  à 
considérer  dans  Bonstetten  :  le  moraliste  et  le 
philosophe.  C'est  au  moraliste  qu'appartiennent 
toutes  les  qualités  que  nous  venons  d'énumérer; 
le  philosophe  proprement  dit  est  beaucoup 
moins  bien  partagé;  et  lorsqu'on  le  considère 
uniquement  sous  ce  dernier  point  de  vue,  Bon- 
stetten est  bien  au-dessous  de  sa  réputation.  Ses 
analyses  psychologiques  manquent  d'exactitude 
et  de  profondeur  ;  ses  idées,  en  général,  se  sui- 
vent sans  ordre  et  sont  développées  sans  nulle 
rigueur  ni  méthode.  On  retrouve  dans  son  lan- 
gage les  défauts  de  sa  pensée.  Son  style  est  plein 
d'images,  de  chaleur  et  quelquefois  d'élégance; 
mais  il  manque  de  précision  et  de  clarté,  et  ne 
saurait  satisfaire  ceux  qui  ont  le  besoin  ou  l'ha- 
bitude de  s'entendre  avec  eux-mêmes.  Ses  prin- 
cipaux ouvrages  sont  :  Recherches  sur  la  nature 
et  les  lois  de  l'imagination,  2  vol.  in-8,  Genève, 
1807  ;  —  Études  de  l'homme,  ou  Recherches  sur 
les  facultés  de  sentir  et  de  penser.  3  vol.  in-8, 
Genève  et  Paris,  1821;  —  Sur  l'Eaucalion  na- 
tionale, 2  vol.  in-8,  Zurich,  1802;  —  Pensées  sur 
divers  objets  de  bien  public,  in-8,  Genève,  1815; 
—  VHomme  du  midi  et  l'Homme  du  nord,  in-8, 
Genève,  1814.  Ce  dernier  ouvrage,  d'ailleurs 
plein  d'intérêt,  avait  été  composé  en  1789.  De- 
puis cette  époque,  l'auteur  avait  revu  l'Allema- 
gne et  l'Italie,  et  il  déclare  qu'au  moment  où  il 
publie  son  ouvrage,  les  idées  qu'il  y  exprime  se 
sont  beaucoup  modifiées  avec  les  faits  eux-mê- 
mes. Néanmoins  il  semble  toujours  laisser  la 
préférence  à  l'homme  du  nord  sur  l'homme  du 
midi.  —  On  a  aussi  do  Bonstetten  plusieurs  re- 
cueils de  lettres  dont  la  lecture  ne  manque  pas 
d'attrait.  J.  T. 

BORDAS  (Jean),  philosophe  français,  né  en 
1798  au  hameau  de  la  Bertinie,  arrondissement 


de  Bergerac,  et  plus  connu  sous  le  nom  de 
Bordas-Démoulin,  qu'il  adopta  par  caprice.  Or- 
phelin de  bonne  heure,  recueilli  et  élevé  pieu- 
sement par  une  tante,  il  fut  envoyé  à  l'âge  de 
quinze  ans  au  collège  de  Bergerac,  où  il  montra 
peu  de  goût  pour  les  lettres  et  une  aptitude 
plus  grande  i^our  les  mathématiques.  11  était 
médiocrement  instruit,  lorsqu'il  arriva  en  1819 
à  Paris,  sans  autre  dessein  que  d'y  travailler  à 
son  esprit.  Il  était  alors  préoccupé  et  hésitant 
entre  deux  passions  ordinairement  inconcilia- 
bles, l'enthousiasme  pour  le  christianisme,  et  le 
dévouement  à  la  révolution  française;  ses  au- 
teurs étaient  à  la  fois  de  Bonald,  de  Maistre  et 
Condorcet;  il  mêlait  de  profondes  études  de 
théologie  et  de  droit  canonique  à  la  lecture  des 
philosophes  et  des  mathématiciens;  et  déjà  se 
préparait  la  grande  conviction  qui  a  été  l'origi- 
nalité et  l'unité  de  sa  vie,  celle  de  l'harmonie 
profonde  du  christianisme  et  de  la  civilisation 
moderne.  Au  bout  de  quelques  années,  il  avait 
dévoré  son  patrimoine,  et  ne  s'était  créé  aucune 
ressource.  Insouciant  de  ses  intérêts,  ombra- 
geux et  sauvage,  il  souffrit  toutes  les  extrémités 
de  la  misère,  pendant  six  années  qui  laissèrent 
en  lui  une  longue  impression  de  tristesse.  Em- 
ployé d'abord  comme  nomme  de  peine  chez  un 
libraire,  puis  contrôleur  d'omnibus,  il  finit  par 
rester  sans  place,  sans  argent.  Souvent  contraint 
de  garder  le  lit  toute  la  journée,  il  quittait 
le  soir  sa  mansarde  de  la  rue  des  Postes,  et  se 
risquait  dans  les  rues  pour  y  respirer,  parfois 
même  pour  y  chercher  quelque  vieille  paire  de 
souliers.  Il  était  résolu  à  se  laisser  mourir, 
quand  sa  destinée  s'adoucit  un  peu,  sans  jamais 
lui  devenir  clémente  :  quelques  leçons,  quelques 
articles  dans  les  journaux  ou  dans  les  revues  le 
mirent  à  l'abri  de  la  faim.  Mais  il  n'était  pas  de 
ceux  qui  savent  forcer  la  fortune  à  les  favoriser. 
Penseur  isolé  et  peu  compris,  il  était  suspect 
au  clergé  qui  l'accusait  de  jansénisme  et  d'hé- 
résie, et  aux  philosophes  qui  blâmaient  juste- 
ment en  lui  le  mélange  du  dogme  et  de  la 
science.  Il  avait  d'ailleurs  un  orgueil  immense, 
au-dessus  même  de  son  mérite  très-réel,  et  un 
caractère  intraitable  et  violent.  En  1834,  il  pu- 
bliait une  Lettre  sur  l'Éclectisme  et  le  Doctri- 
narisme,  où  il  critiquait  avec  amertume  l'école 
alors  florissante  de  M.  Cousin,  et  reprochait  à 
son  chef  «  son  intolérance,  son  irréligion  et  son 
hypocrisie.  »  Quelques  années  plus  tard  il  re- 
courait à  la  bienveillance  de  son  adversaire  pour 
obtenir  l'impression  dans  les  Mémoires  de  l'A- 
cadémie des  sciences  morales  d'un  article  sur 
Platon.  L'homme  qu'il  avait  violemment  attaqué 
se  montra  bienveillant  et  empressé  pour  lui,  et 
ne  cessa  depuis  de  lui  donner  des  marques 
d'intérêt.  Mais  Bordas  ne  lui  pardonna  pas  de 
ne  pas  s'être  rendu  à  ses  objections  et  d'avoir 
résisté  aux  séductions  de  «  la  philosophie  des 
idées.  »  Son  amour-propre  fut  cruellement  froissé, 
lorsque,  dans  le  concours  de  1840,  l'Académie 
partagea  entre  lui  et  M.  Fr.  Bouillier  le  prix 
destiné  à  une  histoire  du  cartésianisme  :  ce  suc- 
cès, qu'il  obtint  encore  plus  tard  dans  les  mêmes 
conditions  à  l'Académie  française,  pour  un  éloge 
de  Pascal,  lui  parut  un  déni  de  justice  et  une 
offense  à  son  génie.  Vers  le  même  temps,  il  se 
brouillait  brusquement  avec  un  homme  géné- 
reux qui  l'avait  soutenu  et  nourri  pendant  de 
longues  années,  l'abbé  Sénac,  aumônier  du  col- 
lège RoUin,  et  auteur  du  Christianisme  consi- 
déré dans  ses  rapports  avec  la  civilisation  mo- 
derne (Paris,  1837),  ouvrage  auquel  Bordas  a 
sûrement  collaboré.  Il  avait  peu  d'amis^  encore 
moins  de  disciples,  et  l'on  n'en  citerait  qu'un 
seul    qui  lui    soit  resté   fidèle,    le   regrettable 


BORD 


—  195 


BORD 


M.  Fr.  Huet.  Ses  ouvrages  avaient  peu  de  succès, 
et  no  paraissaient  que  grâce  au  dévoucmeiU  d'un 
éditeur  désintéressé.  11  avait  pourtant  la  con- 
science très-vive  de  son  mérite,  croyait  passion- 
nément à  la  vérité  de  ses  idées  en  politiciue,  en 
religion,,  en  philosophie,  et  était  persuadé  qu'il 
devait  renouveler  la  face  du  monde.  Il  est  cer- 
tain du  moins  que  sa  gloire  fut  beaucoup  au- 
dessous  de  son  talent,  et  que  ses  contemporains 
n'ont  pas  assez  rendu  justice,  sauf  quelques 
rares  exceptions,  à  cet  esprit  original  et  pro- 
fond. Il  mourut  à  l'hôpital  le  24  juillet  1859. 
Pour  terminer  l'esquisse  de  celte  vie  malheu- 
reuse, il  est  juste  de  reconnaître  que  si  Bordas 
eut  à  se  reprocher  quelques  travers  et  une  hu- 
meur peu  sociable,  il  s'est  rendu  digne  de  respect 
et  d'admiration  par  ses  mœurs  exemplaires,  sa 
fidélité  obstinée  à  ses  croyances,  et  son  amour 
constant  pour  la  liberté,  la  religion  et  la  science. 

Ses  ouvrages  traitent  tous  de  questions  reli- 
gieuses et  piiilosophiqueSj  et  il  n'en  est  pas  un 
seul  qui  soit  à  négliger  pour  la  connaissance  de 
sa  doctrine.  En  voici  la  liste  chronologique  : 
le  Cartcsianisme,  2  vol.  in-8,  Paris,  1843,  avec 
une  préface  de  Fr.  Huet,  et  deux  très-remarqua- 
bles mémoires  sur  la  Substance  et  sur  V Infini; 
—  Mélanges  philosophiques  et  religieux,  2  vol. 
in;8,  Paris,  1846;  —  les  Pouvoirs  constitutifs  de 
VÉglise,  in-8,  Paris,185o; — Essais  sur  la  réforme 
catholique,  en  collaboration  avec  Fr.  Huet,  Paris, 
1856;  —  (Euvres  posthumes,  Paris,  1861,  2  vol. 
in-8.  Les  opuscules  ou  les  articles  disséminés  de 
côté  et  d'autre  se  retrouvent  dans  ces  ouvrages 
qui  renferment  tout  ce  que  Bordas  a  écrit.  Voici 
l'exposé  sommaire  de  la  doctrine  qui  s'y  trouve 
répétée,  abstraction  faite  des  vues  historiques 
qui  sont  parfois  neuves  et  profondes,  et  des 
théories  religieuses;  qui  n'intéressent  pas  ce  re- 
cueil. 

Bordas  relève  à  la  fois  de  Platon  et  de  Des- 
cartes, mais  il  ne  se  borne  pas  à  combiner  leurs 
doctrines,  il  les  corrige  et  les  complète.  A  l'un 
il  emprunte  sa  théorie  des  idées  ;  à  l'autre  celle 
de  la  substance  et  de  l'infini  ;  et  pourtant  son 
système  ne  peut  recevoir  le  nom  de  platonisme 
ni  de  cartésianisme.  Pour  lui,  les  idées  sont  les 
principes  régulateurs  de  toute  pensée,  et  les 
philosophes  ont  assez  exactement  reconnu  le 
rôle  qu'elles  jouent  dans  nos  opérations  intellec- 
tuelles. Mais  que  sont-elles  en  elles-mêmes?  A 
cette  question  on  a  répondu  de  trois  façons  dif- 
férentes :  suivant  les  uns,  les  idées  constituent 
l'essence  même  de  Dieu,  et  ses  perfections  ;  se- 
lon les  autres,  ce  sont  de  simples  formes  de 
l'entendement,  et  enfin  il  en  est  qui  les  définis- 
sent l'acte  de  l'esprit,  quand  il  connaît.  La  pre- 
mière solution  est  celle  des  platoniciens,  la  se- 
conde appartient  à  Kant,  et  la  troisième  aux 
Écossais  et  à  leurs  disciples  français.  Mais  elles 
sont  toutes  ou  incomplètes  ou  fausses  :  les 
idées  sont  bien  quelque  chose  de  réel,  comme 
le  pense  Platon,  mais  cette  réalité  n'a  pas  son 
centre  unique  et  son  unique  substance  en  Dieu; 
elle  rayonne  partout,  vivifie  tout,  et  se  retrouve 
dans  l'àme,  qui  a  ses  idées,  et  dans  la  nature 
elle-même.  Ce  ne  sont  pas  non  plus  de  simples 
conceptions,  comme  le  dit  Kant,  mais  des  forces 
agissantes,  de  véritables  êtres.  Enfin,  préten- 
dre, comme  les^  Écossais,  qu'elles  n'existent 
qu'au  moment  où  elles  se  montrent,  c'est  ré- 
duire l'intelligence  à  des  pensées  fugitives,  qui 
commencent  sans  s'achever,  l'éparpiller  en  mo- 
ments distincts  qui  ne  se  tiennent  pas,  en  faire 
un  phénomène  variable  et  intermittent,  nier  le 
progrès  dans  l'esprit  et  la  suite  dans  les  raison- 
nements et  même  rendre  la  mémoire  impossi- 
ble.   Que  peut-il  y   avoir  dans  la  pensée  alors 


que  l'idée  s'évanouit;  que  devient-elle  pendant 
ses  éclipses"?  Ce  qui  change  et  comporle  des  in- 
termittences, ce  n'est  pas  l'idée,  mais  son  appli- 
cation particulière,  c'est-à-dire  notre  connais- 
sance :  les  idées  préexistent  à  chaque  percep- 
tion, et  survivent  après  elle;  elles  ne  peuvent 
être  acquises  ni  perdues,  et  il  n'y  a  de  variable 
dans  l'esprit  que  les  combinaisons  où  elles  se 
trouvent  engagées,  comme  les  lettres  de  l'al- 
phabet suffisent  à  une  multitude  de  mots  sans 
cesser  d'être  les  mêmes.  11  faut  donc  conclure 
que  l'esprit  est  en  lui-même  l'ensemble  des 
idées,  qui  toutes  se  tiennent,  se  mêlent,  se  super- 
posent, et  forment  un  tout  indivisible  qui  est  à 
la  fois  unité  et  pluralité  ;  tout  au  moins  faut-il 
reconnaître  que  les  idées  sont  les  propriétés  es- 
sentielles, ou  mieux  encore  l'essence  de  l'esprit. 
Depuis  Descaries  il  est  constant  que  «  philosopher 
c'est  rappeler  la  pensée  à  soi-même  ;  »  or  quel  est 
ce  fond  immuable  que  la  pensée  contemple  en  se 
saisissant?  ce  sont  les  idées;  et  comme  elle  ne 
peut  rien  tirer  que  d'elle-même,  chaque  fois 
qu'elle  se  tourne  vers  elles,  c'est  elle-même 
qu'elle  aperçoit  dans  son  fond  le  plus  intime,  et 
dans  sa  vraie  substance.  Ce  qui  est  vrai  de 
l'homme,  l'est  aussi  pour  les  mêmes  raisons  de 
Dieu  lui-même;  seulement  les  idées  qui  forment 
l'essence  du  premier  sont  inférieures  à  celles 
qui  ont  une  essence  divine,  comme  le  particu- 
lier est  au-dessous  de  l'universel;  elles  en  dé- 
pendent, mais  elles  en  sont  distinctes.  Bref, 
«  l'esprit  humain  est  constitué  par  des  idées  gé- 
nérales dépendant  immédiatement  d'idées  géné~ 
raies  supérieures  constitutives  de  Dieu  ou  de 
l'esprit  incréé.  »  {Cartésianisme,  t.  II,  p.  358.) 

Analyser  les  idées  c'est  donc  pénétrer  au  fond 
de  la  nature  humaine;  du  même  coup,  on  at- 
teint la  nature  divine,  et  indirectement  l'uni- 
vers matériel  lui-même,  que  nous  ne  pour- 
rions nous  représenter,  s'il  n'avait  rien  d'analogue 
à  nous-mêmes.  Or  cette  analyse  a  déjà  été  com- 
mencée, sinon  achevée,  par  Malebranche,  qui 
distingue  excellemment  des  rapports  de  perfec- 
tion et  des  rapports  de  grandeur  ;  les  uns  exis- 
tent d'après  lui  entre  les  idées  des  êtres  ou 
des  manières  d'être  de  nature  différente,  comme 
entre  le  corps  et  l'esprit,  le  plaisir  et  la  dou- 
leur; ils  ne  peuvent  être  mesurés;  les  autres,  au 
contraire,  s'établissent  entre  les  choses  sembla- 
bles, et  qui  comportent  une  mesure.  Cette  dis- 
tinction n'est  pas  tout  à  fait  exacte,  puisqu'il 
peut  y  avoir  des  rapports  de  perfection  entre 
des  êtres  de  même  nature,  par  exemple  entre 
deux  esprits  ;  mais,  sauf  cette  correction,  elle 
doit  être  conservée  et  étendue.  «  Quant  à  la  dif- 
férence entre  les  idées  de  perfection  et  les  idées 
de  grandeur,  à  leur  fondement  respectif,  à  la 
constitution  de  la  substance,  Malebranche  seul 
a  quelques  vues;  mais  il  ne  considère  que  Dieu. 
Les  autres  confondent  et  dénaturent  tout  :  cette 
théorie  qui  était  encore  à  faire,  je  l'ai  faite.  » 
{Cartésianisme,  t.  II,  p.  359.)  Grandeur  et  per- 
fection, voilà  donc  les  deux  catégories  qui  con- 
tiennent toutes  les  idées  :  mais  la  grandeur  c'est 
aussi  bien  la  quantité,  le  nombre,  l'étendue,  la 
pluralité;  et  le  vrai  nom  de  la  perfection  c'est 
la  vie,  la  force,  l'unité.  S'il  est  constant  que  les 
idées  sont  la  vraie  substance  de  l'àme,  il  est 
donc  prouvé  que  dans  l'âme  se  trouvent  réunis 
ces  deux  éléments  qu'un  faux  spiritualisme  a 
séparés,  et  qui  ne  peuvent  subsister  l'un  sans 
l'autre.  L'âme  enferme  à  la  fois  la  force  et  l'é- 
tendue, la  vie  et  la  quantité;  d'un  côté  elle  a  les 
idées  de  grandeur,  et  de  l'autre  celles  de  per- 
fection. Dans  les  unes,  il  s'agit  de  grand  et  de 
petit,  d'égal  et  d'inégal  ;  dans  les  autres,  d'a- 
chevé ou  d'inachevé,  d'accompli  ou  d'inaccom- 


BORD 


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BORD 


pli.  Il  faut  insister  sur  ce  point  décisif.  L'éten- 
due ne  peut  subsister  sans  la  force  ;  elle  serait 
alors  une  collection  sans  unités,  une  pluralité 
sans  ternie,  se  divisant  et  se  subdivisant  tou- 
jours et  s'évanouissant  dans  l'infini.  Le  nombre 
indéterminé  n'est  qu'une  chimère,  s'il  n'a  aucun 


paraît  et  emporte  tout  avec  elle.  Veul-on  substi- 
tuer à  ces  mots  de  perfection  et  d'unité  ceux  de 
vie  et  de  force,  qui  en  sont  les  équivalents,  on 
dira  que,  sans  la  force  ou  la  vie,  la  quantité  n'a 
plus  rien  qui  retienne  ses  parties,  et  les  empê- 
che de  se  dissoudre  :  elle  est  un  pur  néant. 
Ainsi,  une  substance  ne  peut  être  purement  éten- 
due, divisible,  et  le  matérialisme  enferme  une 
contradiction  insoluble  ;  il  reconnaît  le  nombre, 
et  nie  l'unité  sans  laquelle  il  n'y  a  pas  de  nom- 
bre. Réciproquement,  la  vie,  la  force,  l'unité  ne 
peuvent  se  séparer  de  l'étendue .  de  la  quan- 
tité, du  nombre.  «  Sans  quantité^  la  vie  n'a 
point  de  règle  et  ne  peut  se  déterminer,  ni 
comme  pluralité,  puisque  de  soi  elle  est  indivi- 
sible, ni  comme  unité,  puisque  l'unité  implique 
à  la  fois  union  et  mesure;  or  si  la  vie  est  le 
principe  de  toute  union,  elle  ne  l'est  pas  de  la 
mesure,  qui  ne  vient  que  de  la  quantité.  »  [Car- 
tésianisme, t.  II,  p.  371.)  Si  les  substances  sont 
des  forces  pures,  il  faudra  comme  les  Éléates, 
et  même  comme  Leibniz,  s'il  était  conséquent, 
se  les  représenter  sous  la  forme  de  l'unité  sans 
rapport  avec  le  nombre,  unité  vide  et  fausse 
qui  n'a  rien  à  unir,  rien  à  mesurer.  Descartes 
est  donc  tombé  dans  une  erreur  égale  à  celle  des 
matérialistes,  quoique  très-différente  :  il  a  érigé 
en  choses  distinctes  et  se  suffisant  par  elles- 
mêmes  les  éléments  indissolubles  d'une  seule  et 
même  substance  :  la  force  qui  lie  la  quantité,  et 
la  quantité  qui  détermine  la  vie.  En  les  réunis- 
sant, on  ne  confond  pas  pour  cela  la  matière  et 
l'esprit;  on  n'ôte  pas  a  l'homme  son  âme,  et  l'on 
n'en  donne  pas  une  à  la  matière.  Malebranche 
a-t-il  fait  de  Dieu  un  être  corporel  en  lui  attri- 
buant l'étendue  intelligible?  Qu'importe  qu'il 
y  ait  et  dans  l'âme  et  dans  la  nature,  à  la  fois 
et  partout,  de  la  force  et  de  l'étendue,  si  la  force 
matérielle  est  différente  de  celle  de  l'esprit,  et  si 
l'étendue  de  l'àme  n'a  rien  de  commun  avec 
celle  des  corps? 

On  s'est  donc  trompé  sur  la  nature  de  la 
substance,  et  pour  réformer  cette  erreur  il  faut 
restaurer  «  l'antique  doctrine  des  idées.»  Par  le 
même  moyen  on  verra  clair  dans  la  question  de 
l'infini  «  qui  est  resté  encore  inconnu  jusqu'à 
moi,  »  dit  Bordas.  La  querelle  du  dynamisme  et 
du  mécanisme  à  propos  de  l'âme,  se  reproduit 
ici  sous  une  autre  forme,  et  doit  être  conciliée 
de  la  même  façon.  Les  philosophes  considèrent 
l'infini  comme  l'unité,  et  les  mathématiciens  le 
placent  dans  le  nombre.  Tous  deux  se  trompent, 
comme  PLiton  l'a  bien  compris.  L'infini  n'est  ni 
l'unité,  ni  le  nombre,  mais  ces  deux  choses  àla  fois. 

En  effet  considérons  cette  série  :  s  +  7  +  5;  etc. 

2  4  8 
A-t-elle  un  dernier  terme?  Bernouilli  répondrait 
qu'elle  en  a  un  qui  est  infiniment  petit,  ce  qui 
est  absurde;  Leibniz  soutiendrait  qu'elle  n'en  a 
pas.  Ce  qui  est  sûr,  c'est  qu'elle  est  indéterminée, 
et  par  conséquent  iniom])atible avec  l'infini.  Mais 
elle  n'existe  pas  seule,  elle  n'est  qu'un  membre 
d'une  égalité   dont   l'autre  terme  est  l'unité  : 

1  =  2  +  r  +  ô,  etc.  Le  second  nombre  est  égal 

au  premier,  non  pas  par  la  somme  de  ses  termes, 
car  l'addition  est  impossible;  mais  par  la  loi  de 


génération  qui  les  fait  sortir  l'un  de  l'autre,  son 
essence  est  de  pouvoir  s'approcher  infiniment  de 
l'unité  sans  l'atteindre  jamais.  Ainsi  l'unité  du 
premier  membre  est  le  principe  de  l'ensemble 
indivisible  des  termes  du  .second;  et  à  son  tour 
cet  ensemble  épuise  l'unité  du  premier.  Voilà 
l'infini  :  il  est  comme  la  substance,  puisque  c'est 
la  substance  par  excellence,  à  la  fois  unité  et 
nombre,  force  et  quantité.  «  La  substance  est, 
voilà  son  unité;  elle  ne  peut  être  sans  être  d'une 
certaine  manière,  c'est-à-dire  déterminée,  voilà 
son  nombre  ;  sa  détermination  l'embrasse  tout 
entière,  répond  à  tout  ce  qu'elle  est,  voilà  l'égalité 
de  son  nombre  et  de  son  unité;  le  tout  pris  en- 
semble, triple  et  indivisible.  Voilà  où  est  l'infi- 
ni. »  [Cartésianisme,  t.  II,  p.  430.)  L'infini  montre 
donc  sa  fécondité  par  le  nombre;  il  est  l'unité 
concentrée,  comme  le  nombre  est  l'unité  dé- 
veloppée, et  il  est  l'ensemble  indivisible  de  l'un 
et  du  multiple  unis  par  un  rapport  d'égalité  par- 
faite. Il  n'est  pas  seulement  l'absence  de  bornes, 
de  limites;  car  alors  il  serait  le  nombre  indéter- 
miné, le  second  membre  de  l'égalité  qu'on  a  eue 
tout  a  l'heure;  il  faut  de  plus  qu'il  ne  reste  pas 
sans  mesure,  et  que  cette  mesure  soit  encore 
lui-même,  et  que  cette  unité  soit  parfaitement 
égale  au  nombre.  «  Le  nombre  de  l'infini  déter- 
mine son  unité;  ce  sont  ses  attributs  tous  divers, 
tous  réels;  et  son  unité  est  la  source  de  son 
nombre;  c'est  l'être  qui  se  trouve  tout  entier  et 
le  même  en  chaque  attribut.  Le  nombre  est 
égal  à  l'unité,  quoiqu'il  ait  un  autre  genre 
d'existence  qu'elle.  »  En  définitive,  l'infini  est 
la  vraie  substance;  il  est  partout;  il  est  le  mode 
universel  d'existence.  En  effet  toute  substance 
a  une  quantité  divisible  à  l'infini,  parties  après 
parties,  sans  qu'on  arrive  jamais  au  néant  de 
l'étendue  qui  lui  est  propre  ;  elle  a  aussi  une 
force  individuelle,  il  est  vrai,  mais  ayant  une 
infinité  de  degrés,  jouissant  de  propriétés  dififé- 
rentes,  et  correspondant  à  l'infinité  des  parties 
de  la  quantité,  et  ainsi  de  suite  degrés  par 
degrés.  Où  trouvera-t-on  le  fini?  A  la  rigueur  il 
n'est  nulle  part,  si  on  le  cherche  dans  le  réel 
et  le  positif  des  créatures;  elles  sont  toutes  in- 
finies, en  tant  qu'elles  sont  des  êtres;  elles  sont 
finies  seulement  parce  qu'elles  n'ont  pas  la  plé- 
nitude de  l'être,  et  participent  plus  ou  moins  du 
néant.  Il  y  a  en  effet,  comme  le  soutient  Male- 
branche, des  infinis  de  diverses  sortes  :  «  Ces 
infinités  d'infinités  de  degrés  et  de  parties  de 
la  force  et  de  la  quantité,  forment  des  infinités 
d'infinités  d'ordres  dans  les  substances,  qui  sont 
ce  que  j'appelle  leur  manière  d'être  particulière, 
leur  nombre.  Dans  chacune  il  y  a  un  infini  prin- 
cipal, que  l'on  jieut  considérer  comme  leur  unité, 
et  qui  comjjrend  une  infinité  d'infinis  intérieurs, 
par  lesquels  il  est  nombre,  rapport,  raison.  » 
[Cartésianisme,  t.  II,  p.  430.)  Cela  est  vrai  de 
l'homme  et  de  la  nature  ;  et  vrai  encore  de 
chacune  de  nos  idées  universelles.  Que  l'on 
considère  par  exemple  l'idée  d'homme  :  elle  a 
son  unité  indivisible,  qui  peut  être  possédée 
par  une  infinité  d'êtres  sans  qu'elle  s'y  épuise; 
et  le  nombre  de  ces  êtres,  tout  en  restant  égal 
à  l'unité,  n'a  pas  de  terme,  puisqu'il  comprend 
tous  les  hommes  passés,  présents,  et  possibles. 
Ainsi  se  termine  le  vieux  débat  des  scolastiques 
sur  les  universaux  :  le  particulier  est  en  germe 
dans  l'universel,  et  l'universel  soutient  et  porte 
le  particulier,  sans  jamais  se  séparer  d'un  élément 
individuel.  Si  l'on  accuse  cette  doctrine  de  res- 
sembler au  panthéisme.  Bordas  répondra  que 
Spinoza  et  ses  disciples  donnent  à  Dieu  pour 
nombre  l'univers  qui  par  suite  lui  devient  égal; 
tandis  que  lui  fait  de  l'univers  une  substance  à 
part  ayant  son  nombre  et  son  unité,  et  consti- 


BORD 


—   197  — 


BORN 


tuant  un  infini  relatif  qui  ne  se  confond  pas  avec 
Dieu,  seul  absolument  infini.  11  est  bien  loin 
d'attribuer  à  l'univers  les  attributs  de  la  divinité  : 
il  n'a  pour  lui  que  des  paroles  méprisantes  :  la 
somme  d'être,  dit-il,  n'est  pas  plus  grande  après 
la  création  qu'avant;  l'être  créé  ne  peut  entrer 
en  ligne  de  compte  avec  son  créateur,  et  son 
infini  est  néant  devant  celui  de  Dieu  :  Substanlia 
mea  lanquam  nihilum  ante  te.  Cependant  tout 
chétif  qu'il  est,  rétro  créé  perçoit  directement  l'in- 
fini dans  les  idées  qui  appartiennent  à  son  enten- 
dement" il  les  distingue  de  celles  qui  constituent 
rentendemenl  divin,  et  se  pose  ainsi  comme  une 
réalité,  comme  une  personne.  Maine  de  Biran 
se  trompe  quand  il  dit  :  »  Nous  apercevons  le 
moi  actuel  de  la  conscience,  mais  le  moi  ab- 
solu, l'àme,  substance  ou  chose  pensante,  nous 
échappe.  »  Tout  au  contraire  le  moindre  juge- 
ment implique  l'affirmation  de  notre  être,  et 
rien  de  nous-mêmes  n'échappe  à  notre  percep- 
tion :  notre  substance,  ce  sont  nos  idées. 

La  «  philosophie  des  idées  »  s'applique  à  la 
nature  comme  à  l'homme  et  à  Dieu  :  la  substance 
de  l'univers  matériel  est  constituée  par  les  mêmes 
éléments  que  celle  de  l'homme  et  de  Dieu;  il  y 
a  en  elle  quelque  chose  de  semblable  aux  idées, 
un  fond  intelligible,  analogue  à  celui  que  nous 
reconnaissons  en  nous-mêmes.  Le  monde  et  nous 
nous  sommes  faits  de  la  même  étoffe.  La  force  et 
l'étendue  y  sont  indissolublement  unis.  Ce  qui 
frappe  d'abord  l'attention  ce  sont  les  rapports 
de  grandeur  et  de  quantité,  plus  saillants,  plus 
aisés  à  saisir  que  les  idées  de  perfection  et  de 
force.  Aussi  la  première  métaphysique  de  la 
nature  est-elle  un  mécanisme  matérialiste  qui 
réduit  l'univers  à  des  atomes  sans  vie ,  sans 
spontanéité,  simples  corpuscules  à  la  fois  étendus 
et  indivisibles,  ce  qui  implique  contradiction.  Le 
dynamisme  est  une  erreur  déjà  plus  savante. 
Mais  en  ramenant  l'idée  de  la  substance  à  celle 
de  la  force,  Leibniz  ne  peut  expliquer  les  notions 
de  division,  d'organisme,  dénombre;  une  pensée 
qui  est  une  simple  force  ne  peut  les  puiser  en 
elle-même:  elle  ne  peut  non  plus  les  tirer  du 
dehors  puisque  ces  forces  prétendues  n'agissent 
pas  les  unes  sur  les  autres.  Ll  risque  donc  de 
confondre  toute  réalité  dans  l'unité  immobile  des 
Éléates.  Sans  doute  on  peut  à  la  rigueur  expliquer 
la  constitution  des  corps  par  des  forces  mo- 
léculaires agissant  avec  des  intensités  et  des 
directions  différentes.  Mais  d'où  proviennent  ces 
différences  de  degré  ou  de  nature  dans  le  mou- 
vement, sinon  de  la  figure  qui  les  détermine; 
on  retrouve  ici  comme  partout  l'alliance  indis- 
soluble de  la  force  et  de  l'étendue,  de  l'unité  et 
du  nombre.  Seulement  ce  n'est  plus  la  même 
force,  ni  la  même  étendue  que  chez  l'homme  ou 
chez  Dieu  ;  ni  le  même  rapport  entre  l'une  et 
l'autre.  On  ne  confondra  pas  la  grandeur  pure, 
Vétendue  spirituelle,  qui  convient  seulement  à 
Dieu  et  aux  êtres  pensants,  et  la  quantité  ma- 
térielle qui  est  inhérente  au  corps;  il  faudra 
même  faire  entre  ces  deux  extrémités  une  di- 
vision particulière  pour  les  animaux  et  les  végé- 
taux. De  plus,  en  remontant  du  corps  brut  jusqu'à 
Dieu,  on  voit  changer  les  relations  respectives  de 
la  force  avec  la  grandeur  :  dans  le  règne  inorga- 
nique la  force  est  avec  la  grandeur  «  dans  un  rap- 
port rigoureux  »  ;  elle  prédomine  à  mesure  qu'on 
s'élève  dans  Féchelle  des  êtres.  De  là  cette  consé- 
quence que  le  mécanisme  n'est  calculable  que  dans 
les  limites  de  la  nature  brute,  là  où  toute  la  force 
se  déploie  suivant  la  quantité.  Il  y  aura  donc 
deux  ordres  de  sciences  bien  distinctes  :  d'un 
côté  la  métaphysique,  la  théologie,  la  morale,  la 
politique,  la  médecine,  la  zoologie,  la  botanique, 
et  de  l'autre  les  mathématiques;  il  y  a  entre  ces 


deux  parties  du  savoir  humain  des  barrières  in- 
franchissables, et  rien  ne  doit  passer  de  l'une 
à  l'autre.  Sans  doute  dans  la  première  comme 
dans  la  seconde  on  mesure,  on  compte,  on  parle 
de  petit  et  de  grand,  de  plus  et  de  moins,  etc.; 
mais  ces  idées  de  grandeur  sont  ici  de  simples 
moyens,  et  n'entrent  dans  nos  opérations  que 
pour  aider  à  se  produire  les  idées  de  perfection 
qui  sont  alors  les  objets  vrais  de  la  pensée.  Le 
contraire  a  lieu  dans  les  mathématiques.  Pytha- 
gorc  et  Platon  ne  sont  pas  les  seuls  qui  aient 
confondu  ces  deux  règnes,  le  nombre  idéal  et 
le  nombre  mathématique.  La  prétention  de  tout 
soumettre  au  calcul  se  reproduit  à  chaque  instant . 
«  elle  n'est  ni  matérialiste,  ni  spiritualiste;  elle 
est  destructive  de  toute  substance.  »  Les  ma- 
thématiques ne  peuvent  s'appliquer  aux  autres 
sciences;  l'extension  qu'on  a  voulu  donner  aux 
applications  du  calcul  des  probabilités  «  est  une 
des  plus  grandes  extravagances  qui  soient  tombées 
dans  l'esprit  humain.  •>  De  même  la  logique  qui 
affecte  parfois  des  allures  mathématiques,  est 
J'ennemie  la  plus  acharnée  de  la  philosophie.  Elle 
repose  sur  cette  hypothèse  imaginaire  que  les 
idées  de  perfection  s'expriment  exactement  par 
les  mots,  comme  les  idées  de  grandeur  par  les 
symboles  mathématiques:  elle  traite  donc  la 
pensée  comme  s'il  n'y  avait  en  elle  que  des  idées 
de  quantité.  De  là  un  duel  à  mort  entre  la  logique 
et  la  philosophie  :  «  elles  s'excluent  comme  la 
mort  et  la  vie.  »  Les  logiciens  ont  une  pensée  qui 
agit  hors  d'elle-même,  les  philosophes  voient  en 
eux-mêmes  l'idée  de  leur  propre  nature,  la 
force,  la  perfection.  Aussi  y  a-t-il  une  lutte  sans 
cesse  renaissante  entre  les  uns  et  les  autres. 
Aristote,  ce  grand  logicien,  «  a  exterminé  la  phi- 
losophie, »  fondée  par  Platon.  La  logique  à  son 
tour,  succombe  sous  les  coups  de  Plotin  et  de 
saint  Augustin,  se  ranime  encore,  «  s'ébat  dans 
les  vastes  et  profondes  ténèbres  du  moyen  âge^» 
pour  être  anéantie  par  Descartes,  et  ressuscitee 
de  nouveau  par  Wolf.  Kant  et  Hegel,  ces  derniers 
destructeurs  de  la  pnilosophie.  «La  logique  est 
impossible  aux  philosophes.  » 

On  n'a  pas  interrompu  cet  exposé  par  des  cri- 
tiques qui  auxaient  pu  le  compliquer.  Quand  un 
système  est  peu  connu,  sans  disciples  pour  le 
soutenir,  il  est  plus  utile  de  le  reconstruire  que 
de  le  réfuter.  Celui  de  Bordas-Démoulin  est 
certainement,  malgré  son  réalisme  excessif,  et 
ses  contradictions  insolubles,  un  des  plus  puis- 
sants efforts  de  la  philosophie  au  xix"  siècle. 
On  ne  peut  s'y  méprendre  :  cette  pensée  vigou- 
reuse qui  approfondit  sans  se  lasser  une  seule 
idée  féconde,  et  ramène  à  son  unité,  parfois  non 
sans  violence,  tout  un  ensemble  de  vérités,  est 
celle  d'un  vrai  métaphysicien;  et  c'est  justice  de 
décerner  à  cet  homme  méconnu  et  malheureux 
ce  titre  si  rarement  mérité  en  notre  temps  et  en 
notre  pays. 

Outre  les  ouvrages  cités  plus  haut  on  peut 
consulter  :  Fr.  Huet  :  Histoire  de  la  vie  et  des 
ouvrages  de  Bordas -Démoidin,  Paris,  1861. 
L'auteur  a  été  le  disciple  et  l'ami  fidèle  de 
Bordas  ;  il  est  mort  récemment  après  avoir  eu 
la  tristesse  de  confesser  que  l'idée  d'une  conci- 
liation entre  la  philosophie  et  la  religion  était 
une  chimère.  E.  G. 

BORN  (Ferdinand-Gottlob),  professeur  de  phi- 
losophie à  Leipzig,  où  il  était  né  en  1785,  est 
principalement  connu  comme  auteur  d'une  tra- 
duction latine  des  œuvres  de  Kant  (3  vol.  in-8, 
Leipzig,  1796-1798).  Mais  il  a  aussi  publié,  dans 
le  sens  de  la  philosophie  critique,  plusieurs  ou- 
vrages originaux  dont  voici  les  titres  :  Essai  sur 
les  pinnctpès  fondamentaux  de  la  doctrine  de 
la  sensibilité,  ou  Examen  de  divers  doutes,  etc., 


BOSG 


—  198 


BOSS 


in-8,  Leipzig,  1788  (ail.);  —  Recherches  sur  les 
premiers  fondements  de  la  pensée  humaine. 
in-8,  Leipzig,  1789  (ail.),  réimprimé  en  17!)1 
sous  ce  titre  :  Essai  sur  les  conditions  primiti- 
ves de  la  pensée  humaine  et  les  limites  de  noire 
connaissance.  Il  a  également  travaillé  avec 
Abicht  au  Nouveau  Magasin  philosophique, 
consacré  au  développement  du  système  de  Kant, 
11  vol.  in-8,  Leipzig,  1789-1791  (ail.). 

BOSCOVICH  (Roger-Joseph),  de  la  compagnie 
de  Jésus,  naquit  à  Raguse,  le  18  mai  1711. 11  an- 
nonça de  bonne  heure  des  dispositions  si  heu- 
reuses, qu'avant  même  d'avoir  terminé  le  cours 
de  ses  études,  il  fut  nommé  professeur  de  ma- 
thématiques et  de  philosophie  au  collège  Romain. 
Une  dissertation  sur  les  taches  du  soleil  [de  Ma- 
culis  solariius),  qu'il  publia  en  1736,  le  plaça 
au  rang  des  astronomes  les  plus  distingués  de 
l'Italie.  Elle  fut  suivie  d'opuscules  nombreux  et 
de  quelques  grands  ouvrages  sur  toutes  les  bran- 
ches des  sciences  mathématiques  et  physiques, 
qui  accrurent  d'année  en  année  la  réputation  de 
l'auteur,  non-seulement  en  Italie,  mais  dans 
l'Europe  entière.  Diverses  missions  scientifiques 
et  diplomatiques  furent  confiées  par  des  pontifes 
et  par  des  princes  à  l'habileté  de  Boscovich  ;  la 
Société  royale  de  Londres  l'accueillit  parmi  ses 
membres,  et  il  a  même  rempli  pendant  quelque 
temps  en  France  la  place  de  directeur  de  l'opti- 
que de  la  marine.  Il  est  mort  à  Milan  en  1787. 

Boscovich  était  partisan  des  idées  de  Newton, 
et  son  rôle  comme  physicien  et  mathématicien  a 
consisté  principalement  à  appuyer,  par  ses  ob- 
servations et  ses  calculs,  le  système  de  la  gravi- 
tation universelle.  Considéré  comme  philosophe, 
il  a  attaché  son  nom  à  une  théorie  de  la  sub- 
stance matérielle  qui  offre  quelques  analogies 
avec  l'hypothèse  des  monades,  mais  qui  touche 
de  plus  près  encore  à  l'idéalisme.  Suivant  Bos- 
covich, les  derniers  éléments  de  la  matière  et 
des  corps  seraient  des  points  indivisibles  et  iné- 
tendus, placés  à  distance  les  uns  des  autres  et 
doués  d'une  double  force  d'attraction  et  de  ré- 
pulsion. L'intervalle  qui  les  sépare  peut  aug- 
menter ou  diminuer  à  l'infini,  mais  sans  dispa- 
raître entièrement  ;  à  mesure  qu'jj  diminue  ,  la 
répulsion  s'accroît;  à  mesure  qu'il  augmente, 
elle  s'affaiblit,  et  l'attraction  tend  à  rapprocher 
les  molécules.  Cette  double  loi  suffit  à  expliquer 
tous  les  phénomènes  de  la  nature  et  toutes  les 
qualités  du  corps,  soit  les  qualités  secondaires, 
soit  les  qualités  primaires.  L'étendue  et  l'impé- 
nétrabilité qu'on  a  rangées  à  tort  parmi  celles-ci, 
non-seulement  n'ont  rien  d'absolUj  mais  ne  sont 
pas  même  des  propriétés  de  la  sunstance  corpo- 
relle que  nous  devons  considérer  uniquement 
comme  une  force  de  résistance  capable  de  con- 
trarier la  force  de  compression  déployée  par  no- 
tre puissance  physique.  Il  est  aisé  de  voir  le  vice 
de  cette  théorie  ingénieuse,  mais  hypothétique, 
qui  altère  la  nature  de  la  matière,  puisqu'elle  nie 
les  propriétés  fondamentales  du  corps,  et  qui  ne 
mène  pas  à  moins  qu'à  en  révoquer  en  doute 
l'existence.  Boscovich  y  est  revenu  dans  plusieurs 
de  ses  ouvrages,  parmi  lesquels  nous  nous  bor- 
nerons à  indiquer  les  suivants  :  Dissertation  es 
duce  de  viribus  vivis,  in-4,  1745:  —  de  Lumine, 
in-4,  1748;  —  de  Continuilalis  lege,  in-4,  1754; 
—  Theoria  philosophiœ  naturalis  reducta  ad 
uriicam  legem  virium  in  nalura  existentium, 
in-4.  Vienne,  1758;  Venise,  1763.  A  la  fin  de 
cet  ouvrage  se  trouve  une  liste  étendue  de  tous 
les  travaux  publiés  par  l'auteur  jusqu'en  1763. 
On  doit  aussi  à  Boscovich  une  excellente  édition 
du  poëme  de  Stay  sur  la  philosophie  de  Newton  : 
Philosophiœ  recentioris  a  benedicto  Staxj  versi- 
bus  traditœ  libriX,  cum  adnolalionibus  et  sup- 


plemenlis,  3  vol.  in-8,  Rome,  1755-1760.  L'astro- 
nome Lalande  a  publié  dans  le  Journal  des  Sa- 
vants, février  1792,  un  éloge  de  Boscovich.  Voy. 
aussi  Dugald-Stewart,  Essais  philosophiques, 
trad.  par  Ch.  Huret,  in-8,  Paris,  1828,  p.  157  et 
suiv. 

BOSSUET  (Jacques-Bénigne),  évêque  de 
Meaux,  un  des  plus  grands  théologiens  et  le 
plus  grand  orateur  sacré  dont  s'honore  la  France, 
né  à  Dijon  en  1627,  mort  à  Paris  en  1704,  a  sa 
place  marquée  dans  l'histoire  de  la  philosophie, 
pour  le  Traité  de  la  Connaissance  de  Dieu  et 
de  soi-même,  et  la  Logique,  ouvrages  excellents 
qui  suffiraient  à  la  renommée  d'un  écrivain 
ordinaire,  et  que  Bossuet  composa  pour  l'édu- 
cation du  Dauphin.  Bossuet  est  un  de  ces  es- 
prits pénétrants  qui,  dans  les  discussions  théo- 
logiques ,  ne  s'enferment  point  dans  l'aride 
nomenclature  des  textes;  il  répand  la  lumière  à 
flots  sur  toutes  les  questions,  parce  qu'il  puise 
sans  cesse  au  plus  profond  de  la  nature  humaine. 
S'il  est  vrai,  selon  saint  Augustin,  que  les  hé- 
résies sont  transportées  dans  l'Eglise  du  sein  des 
écoles  philosophiques.  l'Eglise,  à  son  tour,  guérit 
par  la  philosophie  lesnlessures  que  la  philosophie 
lui  a  faites.  Dans  sa  lutte  contre  les  diverses 
communions  protestantes  Bossuet  discute  les 
droits  et  les  limites  respectifs  de  l'autorité  et  de 
la  raison  ;  avec  les  molinistes,  il  sonde  les  mys- 
tères du  libre  arbitre  et  de  la  grâce  ;  en  réfutant 
les  quiétistes,  il  détermine,  en  psychologie  et  en 
morale,  les  rapports  de  l'amour  avec  l'intelligence 
et  la  volonté.  Aussi  à  l'aise  avec  Leibniz  qu'avec 
Richard  Simon  et  Tournemine,  s'il  n'a  point  de 
système  proprement  dit,  c'est  qu'il  avait  donné 
toute  sa  pensée  à  l'Église  ;  mais  il  abonde  en 
vues  profondes  et  étendues,  dont  les  philosophes 
peuvent  faire  leur  profit.  Ce  qui  le  distingue 
partout,  c'est  une  sorte  de  dédain  pour  la  .spé- 
culation pure,  et  une  direction  constante  et  sûre 
vers  la  pratique,  disposition  admirable,  quand 
elle  se  rencontre  unie  à  tant  de  grandeur  dans 
les  idées  et  d'élévation  dans  les  sentiments.  Bos- 
suet était  un  esprit  et  une  âme  fermes,  et  de 
cette  trempe  particulière  qui  fait  qu'on  peut 
viser  au  plus  haut  sans  jamais  se  perdre. 

L'esprit  de  rigueur  et  d'opiniâtreté  que  montra 
Bossuet  dans  l'affaire  du  pur  amour,  s'accorde  à 
merveille  avec  les  dispositions  conciliatrices  qu'il 
apporta  dans  les  querelles  du  protestantisme.  Si 
l'on  tient  compte  d'un  peu  d'aigreur  personnelle, 
dont  on  ne  saurait  disculper  sa  mémoire  à  l'é- 
gard de  Fénelon,  il  fut  dirigé  dans  les  deux  cas 
par  le  même  génie  pratique.  Le  pur  amour 
n'allai  t  à  rien  moins  qu'à  la  destruction  du  dogme 
et  de  la  discipline;  il  était,  au  contraire,  de 
l'intérêt  de  la  religion  et  de  celui  de  l'Etat  de 
faire  des  concessions  aux  communions  protes- 
tantes, pour  détruire  le  schisme  et  éviter  des 
collisions  nouvelles.  Rien  n'est  plus  admirable 
que  la  tentative  de  fusion  des  deux  églises  dans 
laquelle  Bossuet  a  joué  le  principal  rôle  avec 
Leibniz.  C'est  une  grande  leçon  pour  ces  esprits 
étroits  qui  font  consister  l'intégrité  de  la  foi 
dans  des  points  d'une  importance  secondaire,  et 
aiment  mieux  perdre  la  moitié  du  monde  que  de 
reculer  sur  un  point  où  leur  orgueil  est  engagé 
plutôt  que  leur  croyance.  Bossuet  montra  la 
même  liberté  d'esprit  et  la  même  modération 
dans  la  détermination  des  rapports  de  la  religion 
et  de  la  philosophie.  Il  ne  crut  pas  que  toute  re- 
ligion devenait  impossible  si  on  laissait  à  la  pen- 
sée humaine  la  liberté  de  croire  ce  qui  serait 
une  l'ois  démontre  par  des  raisons  solides  à  la 
suite  d'un  inîir  et  consciencieux  examen.  Il  ad- 
met sans  hésiter  l'infaillibilité  de  la  raison,  lors- 
qu'elle prononce  clairement  sur  les  matières  que 


BOSS 


—  199 


BOUC 


la  foi  catholique  n'a  point  réglécSj  et  ne  tombe 
jamais  dans  la  funeste  contradiction  de  ceux  qui 
rendent  d'abord  l'esprit  humain  incapable  de 
comprendre  et  de  croire,  pour  lui  imposer  en- 
suite la  foi  à  un  dogme  révélé.  Le  scepticisme 
philosophique  de  Huct,  qui  ne  fut  connu  tout  en- 
tier qu'après  sa  mort,  par  la  publication  d'un 
ouvrage  posthume,  fut  pour  lui  un  objet  de  dou- 
leur et  de  scandale,  parce  qu'il  n'admettait  pas 
de  scepticisme  philosophique  qui  ne  fût  néces- 
sairement suivi  du  scepticisme  religieux.  II  par- 
tageait sur  tous  ces  points  la  doctrine  de  Des- 
cartes et  d'Arnaud;  et  s'il  y  trouve  quelque  chose 
à  blâmer,  c'est  l'excès  deîs  scrupules  que  Des- 
cartes faisait  paraître.  Sa  doctrine,  qui  est  celle 
de  l'école,  peut  se  résumer  par  ce  mot  de  saint 
Augustin,  qui  dit  en  parlant  de  la  raison  :  Et 
omnibus  communis  est,  et  singulis  casta  est. 

Pour  bien  apprécier  l'opinion  de  Bossuet  sur  le 
libre  arbitre  et  la  grâce,  il  faut  distinguer  les 
faits  eux-mêmes^,  et  l'explication  qu'il  en  a  don- 
née. Bossuet  a  démontré  philosophiquement  l'exi- 
stence de  la  liberté  humaine  ;  il  n'a  jamais  varié 
ni  vacillé  dans  cette  conviction,  et  ceux  même 
qui  ne  reconnaissent  aucune  influence  divine 
dans  la  direction  des  conseils  humains,  ne  sont 
pas  plus  que  lui  fermes  et  inébranlables  dans 
leur  croyance  au  libre  arbitre.  En  même  temps, 
il  admet  la  grâce,  et  toute  la  doctrine  de  saint 
Augustin  :  question  difficile  et  délicate,  et  dans 
laquelle  la  théologie  s'avance  au  delà  des  limites 
de  la  lumière  naturelle;  mais  si  la  raison  ne  va 

{)as  jusqu'à  établir  la  nécessité  de  la  grâce  pour 
e  salut,  elle  démontre  aisément,  par  les  rela- 
tions de  Dieu  avec  ses  créatures,  par  la  création, 
par  la  Providence,  elle  vérifie  et  constate  par  les 
faits,  la  présence  intérieure  de  Dieu  conçu 
comme  souverain  intelligible  et  comme  principe 
béatifiant,  et  ne  permet  pas  plus  de  nous  isoler 
de  Dieu  dans  notre  vie  et  notre  activité,  que 
dans  notre  être  et  notre  substance.  La  solution 
de  Jlalebranche.  si  habile  et  si  philosophique  pour 
la  grâce  générale,  et  si  défectueuse  pour  les  grâ- 
ces spéciales,  ne  suffisait  pas  à  Bossuet,  qui  s'at- 
tachait davantage  à  l'esprit  des  Écritures  et  ne 
voyait  pas  la  Providence  à  travers  les  nécessités 
d'un  système. 

Dans  tous  ses  ouvrages,  et  en  particulier  dans 
un  passage  célèbre,  passage  du  Mémoire  sur  la 
Bibliothèque  ecclésiastique  de  M.  Dupin,  Bossuet 
se  montre  préoccupé  de  la  discipline,  de  la  pra- 
tique du  culte,  de  la  prière,  de  l'amour  de  Dieu, 
et  ne  consent  jamais  à  sacrifier  ni  notre  dépen- 
dance ni  notre  liberté. 

Il  s'est  moins  occupé,  et  avec  moins  de  succès, 
de  la  conciliation  de  ces  deux  principes  en  appa- 
rence opposés.  Pourvu  qu'il  tînt  les  deux  bouts 
de  la  chaîne,  comme  il  le  dit,  il  admettait  sur 
la  foi  de  la  toute-puissance  divine  que  des  liens 
existaient  entre  eux,  quoiqu'il  ne  vît  pas  «  le 
milieu  par  où  l'enchaînement  se  continuait.  » 

Quant  à  la  théorie  de  la  force  motrice,  Bossuet 
va  presque  aussi  loin  que  Malebranche,  et  met- 
tant, comme  lui,  toutes  les  forces  de  la  nature 
•dans  la  main  de  Dieu,  il  semble  ne  point  admet- 
tre de  causes  secondes  dans  l'ordre  de  la  physio- 
logie et  de  la  physique.  Celte  doctrine  aurait  pu 
le  conduire  aux  causes  occasionnelles.  Il  faut  no- 
cer  cependant  cette  différence  capitale,  que,  sui- 
vant lui,  l'homme  se  détermine  spontanément, 
quoique  sous  l'intluence  de  la  grâce. 

Pour  qui  sait  reconnaître  toute  la  force  d'un 
principe  et  les  liens  qui  unissent  les  questions 
diverses,  Bossuet  est  le  même  quand  il  juge  en- 
tre l'amour  pur  et  l'amour  de  Dieu  comme  objet 
Léati fiant,  et  quand  il  prononce  entre  la  philoso- 
phie et  la  religion ,  entre  la  liberté  et  la  grâce. 


Partout  il  fait  sa  part  au  mysticisme  en  élevant 
au-dessus  le  c6tc  raisonnable  de  la  nature  hu- 
maine. Une  voulait  ni  livrer  l'homme  à  sa  propre 
intelligence;  ni  le  courber  sous  un  joug  qui  ren- 
drait son  intelligence  inutile;  ni  lui  donner  cette 
liberté  d'action  qui  isole  ses  destinées  de  celles 
de  l'univers  et  le  rend  indifférent  à  son  Dieu; 
ni  la  réduire  à  la  condition  des  êtres  aveugles  et 
sourds  qui  subissent  la  loi  de  la  Providence  et 
concourent  à  ses  desseins  sans  les  comprendre. 
Il  ne  voulait  pas  enfin  laisser  le  cœur  humain 
s'égarer  dans  des  aspirations  vagues,  sans  règle, 
sans  frein,  sans  bous.sole,  ni  le  resserrer  dans 
l'aridité  de  la  pratique  et  le  restreindre  à  l'a- 
mour intéressé  qui  le  dégrade  et  l'avilit.  Il  a 
tenu  le  milieu  entre  les  doctrines  qui  détruisent 
la  liberté  et  la  raison  individuelle,  et  celles  qui 
les  exaltent  jusqu'à  oublier  Dieu  ;  et  c'est  pour 
cela  qu'il  est  toujours  dans  la  vérité. 

Il  nous  reste  à  ajouter  quelques  mots  sur  les 
ouvrages  purement  philosophiques  de  Bossuet,  la 
Connaissance  de  Dieu  et  de  soi-même  et  la 
Logique.  Le  premier,  publié  sous  le  titre  d'In- 
troduction à  la  philosophie,  se  compose  de  cinq 
chapitres  où  l'auteur  traite  successivement  de 
l'âme,  du  corps,  de  l'union  de  l'âme  et  du  corps, 
de  Dieu,  et  de  l'extrême  différence  entre  l'homme 
et  la  bête.  L'esprit,  la  méthode  et  les  principes 
de  Descartes  dominent  dans  cet  admirable  ou- 
vrage; cependant  sur  la  question  de  la  nature 
des  animaux,  Bossuet  ne  se  prononce  pas  ouver- 
tement en  faveur  de  la  philosophie  cartésienne 
et  paraît  pencher  pour  l'opinion  de  saint  Thomas, 
qui  accorde  aux  bêtes  une  âme  sensitive.  La 
Logique,  divisée  en  trois  livres,  d'après  les  trois 
opérations  de  l'entendement,  concevoir,  juger, 
raisonner,  expose  avec  précision  et  clarté  les 
règles  données  par  tes  anciens  logiciens.  Quelques 
préceptes  généraux,  placés  à  la  fin  de  chaque 
livre,  résument  la  doctrine  qui  y  est  développée. 
Les  exemples  sont  nombreux  et  choisis  avec  cet 
habile  discernement  qui  a  tant  contribué  au 
succès  de  la  Logique  de  Port-Royal.  C'est  bien 
à  tort  que  l'authenticité  de  cette  Logique  a  été 
quelquefois  contestée  ;  la  plume  du  grand  écrivain 
s'y  reconnaît  à  chaque  page. 

Il  existe  plusieurs  éditions  des  Œuvres  de 
Bossuet:  20  vol.  in-4,  Paris,  1743-53;  19vol.  in-4, 
ib., 1772-88;  43  vol.  in-8,  Versailles,181o-19;  43  vol. 
in-8,  Besançon,  1828-30;  12  vol.  grand  in-8,  Paris, 
1835-37.  Les  Œuvres  philosophiques  ont  été 
publiées  séparément  par  MM.  Jules  Simon,  de 
Lens  et  Jourdain,  1  vol.  in-12. 

On  peut  consulter  :  Monty,  de  Politica  Bos- 
suetii  doctrina,  Paris,  1844;  Bonnel,  de  la  Con- 
troverse de  Bossuet  et  de  Fénelon  sur  le  quiétisme, 
Paris,  1850;  Nourrisson,  Essai  sur  la  philosophie 
de  Bossuet,  Paris,  1852;  Delondre,  Doctrine  phi- 
losophique de  Bossuet  sur  la  connaissance  de 
Dieu,  Paris,  1855;  Fr.  Bouillier,  Histoire  de  la 
philosophie  cartésienne,  Paris,  1869,  t.  II,  ch.  ix; 
Damiron,  Essai  sur  l'histoire  de  la  philosophie  en 
France  au  dix-septième  siècle,  Paris,  1846,  t.  II, 
liv.  VII.  J.  S. 

BOUCHITTÉ  (Louis-Firmin-Hervé),  écrivain 
français,  né  à  Paris  en  1795,  se  destina  d'abord 
à  l'état  ecclésiastique;  mais  il  quitta  le  séminaire 
pour  entrer  à  l'École  normale.  Il  en  sortit  en  1817 
et  professa  les  lettres  et  l'histoire  dans  deux 
collèges  de  province,  et  fut  nommé  inspecteur 
d'Académie  en  1845  et  recteur  d'une  Académie 
départementale  en  1849.  Il  est  mort  à  Versailles 
en  1866.  Quoique  son  enseignement  dût  le  tenir 
un  peu  loin  des  questions  de  la  philosophie,  il  y 
fut  toujours  attiré  par  un  goût  naturel.  On  lui 
doit  quelques  travaux  sérieux  sur  divers  points 
d  histoire.  Le  plus  intéressant  à  coup  sûr,  c'est  le 


BOUD 


200  — 


BOUD 


Rationalisme  chrétien  à  la  fin  du  onzième  siècle, 
Paris  1842.  L'auteur  y  donne  une  traduction  des 
deux  ouvrages  si  connus  de  saint  Anselmej  et  de 
l'opuscule  de  Gaunilon,  le  Liber  pro  insipientc, 
et  dans  une  longue  introduction  il  explique  le 
sens  des  démonstrations  de  saint  Anselme  et  les 
compare  à  celles  que  d'autres  grands  philosophes 
ont  proposées.  Du  reste  l'histoire  des  preuves  de 
l'existence  de  Dieu  était  pour  lui  un  sujet  de 
prédilection.  On  le  trouve  traité  dans  plusieurs 
Mémoires  insérés  dans  le  recueil  des  savants 
étrangers  de  l'Académie  des  sciences  morales  et 
politiques.  On  trouvera  dans  la  même  collection 
un  Mémoire  sur  la/  notion  de  Dieu  dans  ses 
rapports  avec  l'imagination  et  la  sensibilité 
(t.  II,  1847),  et  un  autre  intitulé  :  de  la  Per- 
sistance de  la  personnalité  après  la  mort.  Dans 
ces  divers  écrits  M.  Bouchitte  défend  les  vérités 
religieuses,  comme  l'école  spiritualiste  à  laquelle 
il  se  rattache  ;  malgré  une  extrême  circonspection, 
il  ne  manque  pas  de  l'indépendance  nécessaire 
au  philosophe  ;  des  ju^es  rigoureux  estiment  qu'il 
manque  plutôt  de  méthode  et  de  concision.  Il  a 
donné  plusieurs  articles  à  la  première  édition 
de  ce  dictionnaire. 

BOUDDHISME.  On  désigne  sous  ce  nom  une 
doctrine  pliilosophique  et  religieuse,  sortie  du 
sein  du  brahmanisme  indien,  à  une  époque  qui 
remonte,  selon  les  autorités  chinoises,  à  mille 
ans  avant  notre  ère,  et  selon  les  autorités  in- 
diennes, ou  d'origine  indienne,  à  cinq  ou  six 
cents  ans  seulement  avant  la  même  époque. 

Le  fondateur  de  cette  doctrine,  qui  est  répan- 
due aujourd'hui,  sous  deux  formes,  sur  la  vaste 
surface  de  l'Asie^  Indien  d'origine  et  de  nais- 
sance, appartenait  à  la  famille  royale  de  Ma- 
gadha,  aujourd'hui  partie  méridionale  de  la 
province  du  Béhar.  Cette  famille,  selon  le  Vich- 
nou-Pourâna ,  était  celle  à'Ikctiwakou ,  dans 
laquelle  le  fondateur  du  bouddliisme  jporta  le 
nom  de  S'âkya,  ce  qui  l'a  fait  considérer,  par 
quelques  écrivains,  comme  ayant  appartenu  à  la 
race  des  Saces  ou  Scythes. 

Le  nom  de  Bouddha  signifie  en  sanscrit  :  celui 
qui  a  acquis  la  connaissance  absolue  des  choses. 
Le  célèbre  encyclopédiste  chinois  Mathouan-lin, 
en  parlant  de  Bouddha,  dit  :  «  qu'il  quitta  sa 
maison  pour  étudier  la  doctrine  ;  qu'il  ré^la  ses 
actions  et  fit  des  progrès  dans  la  pureté,  qu'il 
apprit  toutes  les  connaissances  et  qu'on  l'appela 
Fo  (ou  Bouddha).  Ce  mot  étranger,  ajoute-t-il, 
signifie  la  connaissance  absolue,  Vinlelligence 
pure,  l'intelligent  par  excellence.  »  Selon  les 
traditions  et  les  légendes,  S'âliya  Bouddha  se 
sentit  poussé  à  sa  mission  de  réformateur  du 
brahmanisme,  par  la  vue  du  spectacle  des  mi- 
sères humaines  et  par  une  immense  commiséra- 
tion pour  les  souffrances  du  peuple.  Il  se  retira 
un  grand  nombre  d'années  dans  le  désert  pour 
méditer  et  préparer  sa  nouvelle  doctrine  dans 
laquelle  il  repoussa  formellement  l'autorité  des 
Védas;  ensuite  il  alla  avec  quelques  disciples  la 
prêcher  dans  les  principales  villes  de  l'Inde, 
entre  autres  à  Bénarès,  où  sont  établis,  depuis 
la  plus  haute  antiquité,  les  grands  collèges  des 
Brahmanes  ;  ceux-ci  enseignaient  alors  et  en- 
seignent encore  la  distinction  imprescriptible  de 
différentes  castes  parmi  les  hommes,  dont  l'une, 
la  plus  éminente,  celle  des  Brahmanes ,  est 
destinée,  par  sa  nature,  à  la  suprématie  intel- 
lectuelle et  religieuse;  dont  l'autre,  celle  des 
Kc.hatriyas,  ou  guerriers,  est  destinée,  par  sa 
nature,  au  métier  des  armes  et  au  commande- 
ment militaire;  dont  la  troisième,  celle  des 
Faîs'yas,  est  destinée,  par  sa  nature,  au  com- 
merce et  à  l'agriculture,  et  dont  la  quatrième, 
celle  des  S'oudras,  est  destinée,  par  sa  nature,  a 


servir  les  trois  premières.  A  l'époque  où  parut 
Bouddha,  le  brahmanisme  indien,  essentiellement 
fondé  sur  cette  distinction  des  castes  et  soumis  à 
toutes  les  pratiques  religieuses  prescrites  dans 
les  Védas  et  dans  les  anciennes  lois  de  Manou, 
était  dominant,  exclusivement  dominant,  dans 
l'Inde.  Cependant,  autant  que  les  monuments 
connus  jusqu'ici  peuvent  permettre  de  le  con- 
jecturer, il  s'était  déjà  manifesté  plus  d'une 
protestation  philosophique  contre  l'intolérant  en- 
seignement des  brahmanes.  La  secte  des  Djaînas, 
qui  a  dû  peut-être  à  cette  circonstance  d'être 
restée  longtemps  à  l'état  de  spéculation  philo- 
sophique, la  faveur  d'être  tolérée  dans  l'Inde, 
tandis  que  le  bouddhisme  passé  à  l'état  de  re- 
ligion essentiellement  propagandiste,  en  a  été 
violemment  expulsé,  dans  le  v"  et  le  vi'  siècle 
de  notre  ère;  la  secte  des  Djaînas,  disons-nous, 
dont  la  doctrine  philosophique  a  tant  d'analogie 
avec  celle  des  bouddhistes,  existait  déjà  dans 
l'Inde  lorsque  Bouddha  parut,  et  un  passage  du 
Bhâgavata  Pourâna,  cité  par  M.  E.  Burnouf 
{Journal  Asiat.,  t.  'V^ll,  p.  201),  ferait  croire  que 
ce  grand  réformateur  appartenait  à  cette  secte 
philosophique.  Voici  ce  passage  : 

«  Alors,  dans  la  suite  du  temps,  à  une  époque 
de  confusion  et  de  trouble  causés  par  les  ennemis 
des  dieux,  un  fils  de  Djina  (un  Djàina),  du  nom 
de  Bouddha,  naîtra  parmi  les  Kikât'as  (habitants 
du  Magadha).  » 

Les  sectateurs  de  Bouddha,  comme  ceux  de 
Lao-tseu,  ont  cru  rehausser  le  mérite  et  les  vertus 
de  ces  deux  personnages  historiques  en  leur 
attribuant  une  origine  céleste  et  en  entourant 
de  prodiges  leur  vie  terrestre.  Ce  n'est  point  ici 
le  lieu  de  rapporter  tout  ce  que  les  légendes 
bouddhiques  déjà  connues  racontent  sur  >a  nais- 
sance et  la  vie  de  Bouddha.  Notre  devoir,  au 
contraire,  est  de  dégager  de  ces  légendes  les 
seuls  traits  qui  peuvent  être  considérés  comme 
historiques,  et  de  faire  connaître  en  quoi  le 
bouddhisme  a  droit  de  trouver  place  dans  un 
Dictionnaire  des  sciences  philosophiques. 

Ayant  atteint  sa  dix-neuvième  année,  S'âkya 
Bouddha,  selon  ces  légendes,  désira  quitter  sa 
famille  et  toutes  les  jouissances  d'une  demeure 
royale  pour  se  consacrer  tout  entier  au  bien  des 
hommes.  Il  réfléchit  sur  le  parti  qu'il  devait 
prendre.  Il  vit  aux  quatre  portes  par  où  il  pouvait 
passer,  c'est-à-dire  au  levant,  au  midi,  au  couchant 
et  au  nord,  régner  les  quatre  degrés  delà  misère 
humaine,  et  son  âme  en  fut  pénétrée  de  douleur. 
Au  milieu  même  des  joies  de  son  âge,  il  ne  pouvait 
s'empêcher  de  penser  aux  maux  nombreux  qui 
affligent  la  vie  :  à  la  vieillesse,  aux  maladies,  à 
la  mort  et  à  la  destruction  finale  de  l'homme. 

Il  séjourna  de  trente  à  quarante  ans  dans  les 
forêts  ae  l'Inde,  peuplées  alors  de  religieux  pé- 
nitents et  de  philosophes  de  toutes  sectes  (au 
nombre  desquels  étaient  ceux  que  les  Grecs  du 
temps  d'Alexandre  appelèrent  Gymnosophistes^ 
ou  philosophes  nus).  Là,  Bouddha  chercha  a 
s'instruire,  à  constituer  sa  doctrine,  à  l'enseigner 
à  un  certain  nombre  de  disciples  et  ensuite  à  la 
propager  par  son  enseignement.  Il  essaya  même; 
comme  nous  l'avons  dit  précédemment,  de  con- 
vertir les  Brahmanes,  qui  soutinrent  avec  lui  de 
longues  controverses  auxquelles  assistèrent,  dit- 
on,  des  mages  ou  sectaleurs  de  Zoroastre  venus 
de  la  Perse  pour  l'entendre  et  le  combattre.  Mais 
ses  prédications  eurent  peu  de  succès,  si  l'on  s'en 
rapporte  aux  légendes  mêmes  ;  car  il  sentit  la 
nécessité  de  communiquer  sa  doctrine  complète 
à  quelques-uns  de  ses  disciples  en  leur  donnant 
la  mission  de  la  propager  après  sa  mort  par  tous 
les  moyens  qui  seraient  en  leur  pouvoir.  Il 
s'adressa  ainsi  à  son  disciple  favori  Manà  Kàçyapa 


ROUD 


—  201  — 


BOUD 


(lo  grand  Kdnjapa)  :  «  Prends  le  kia-li  (lial)il 
ecclésiastique  à  broderies  d'or),  je  te  le  remets 
pour  que  tu  le  conserves  jusqu'à  ce  que  Vaccompli 
se  montre  comme  Bouddlia,  plein  de  compassion 
pour  le  monde;  ne  permets  pas  qu'il  le  gâte  ou 
qu'il  le  détruise.  »  Le  disciple  ayant  entendu  ces 
paroles,  se  prosterna  aux  pieds  de  son  maître,  la 
face  contre  terre,  en  disant  :  «  0  trcs  excellent 
maître  1  j'obéirai  à  tes  ordres  bienveillants.  » 

Bouddha  se  rendit  dans  une  grande  assemblée, 
où,  après  avoir  exposé  de  nouveau  sa  doctrine, 
il  dit  :  «  Tout  m'attriste,  et  je  désire  entrer  dans 
le  Nirvana,  c'est-à-dire  aansVexistetïcedcpoidllée 
de  tout  attribut  corporel,  et  considérée  comme  la 
suprcme  et  éternelle  béatitude.  »  Il  alla  ensuite 
sur  le  bord  d'une  rivière  où,  après  s'être  couché 
sur  le  côté  droit,  et  avoir  étendu  ses  pieds  entre 
deux  arbres,  il  expira.  «  Il  se  releva  ensuite  de 
son  cercueil,  ajoute  la  légende,  pour  enseigner 
les  doctrines  qu'il  n'avait  pas  encore  transmises.» 

Il  est  difficile,  dans  l'état  actuel  de  nos  con- 
naissances, de  savoir  avec  exactitude  quelle  fut 
la  véritable  doctrine  que  Bouddha  enseigna  à 
ses  disciples,  et  que  ceux-ci  transmirent  à  la 
postérité  dans  des  écrits  que  l'on  croit  subsister 
encore  parmi  les  livres  sanskrits,  si  nombreux, 
conservés  au  Népal,  et  dont  on  possède  main- 
tenant en  Europe  plusieurs  copies.  Cependant, 
on  peut  déjà  conjecturer,  par  l'examen  de  divers 
écrits  bouddhiques,  ainsi  que  par  la  forme  et 
le  développement  de  ces  écrits  chez  les  diffé- 
rents peuples  de  l'Asie  où  le  bouddhisme  a 
pénétre  (en  Chine,  dans  le  Thibet  et  dans  la 
Mongolie),  que  la  partie  philosophique  de  cette 
doctrine  a  suivi,  comme  la  partie  religieuse  sans 
doute,  une  marche  progressive,  et  qu'elle  n'est 

§lus  dans  les  écrits  modernes,  ce  qu'elle  était 
ans  ceux  du  fondateur  ou  de  ses  disciples  im- 
médiats. Dans  les  écrits  de  ces  derniers,  tous  les 
principes  que  les  écrivains  bouddhiques  posté- 
rieurs ont  portés  jusqu'aux  plus  extrêmes  limites 
de  la  subtilité,  c'est-à-dire  jusqu'à  l'extrava- 
gance (comme  dans  la  distinction  de  dix-huit 
espèces  de  vides),  n'existent  quelquefois  qu'en 
germe  dans  les  écrits  des  fondateurs  de  la  doc- 
trine. Il  en  est  résulté  que  des  interprétations 
diverses  ont  pu  être  données  au  même  texte; 
de  là  plusieurs  écoles  qui  ont  eu  chacune  leur 
chef.  Colebrooke  {Philosophie  des  Hindous,  tra- 
duct.  franc,  de  l'auteur  de  cet  article,  p.  222) 
en  distingue  quatre^  dont  il  expose  les  principes 
fondamentaux. 

I.  Quelques-uns  soutiennent  que  tout  est  vide 
{sarva  soûn]ja),  suivant,  à  ce  qu'il  paraît,  une 
interprétation  littérale  (les  soûlras  ou  axiomes 
de  Bouddha.  Cette  école  est  considérée  comme 
tenant  le  milieu  {mâdhyamika)  entre  toutes 
celles  qui  sont  nées  de  l'interprétation  philoso- 
phique de  la  doctrine  primitive.  ■ 

II.  D'autres  bouddhistes  exceptent  du  vide 
universel  la  sensation  interne  ou  l'intelligence 
qui  perçoit  {vidjnâna),  et  soutiennent  que  tout 
le  reste  est  vide.  Ils  maintiennent  seulement 
l'existence  éternelle  du  sens  qui  donne  la  cou- 
science  des  choses.  On  les  nomme  Yôgâtchâras, 
livrés  ou  adonnés  à  V abstraction. 

III.  D'autres,  au  contraire,  affirment  l'existence 
réelle  des  objets  externes,  non  moins  que  celle 
des  sensations  internes;  considérant  les  objets 
externes  comme  perçus  par  les  sens^  et  les  sen- 
sations internes,  la  pensée,  comme  mduites  par 

.le  raisonnement. 

IV.  Quelques  autres  enfin  reconnaissent  la  per- 
ception immédiate  des  objets  extérieurs,  d'autres 
me  conception  médiate  de  ces  mêmes  objets 
par  le  moyen  d'images  ou  formes  ressemblantes 
présentées  à  l'intelligence;   les  objets,  disent- 


ils^  .sont  induits,  mais  non  efTectivement  ou  im- 
médiatement perçus.  De  là  deux  autres  br.'inchcs 
de  la  secte  de  I3ouddha,  dont  l'une  s'attaciie 
littéralement  aux  Soûlras,  l'autre  aux  commen- 
taires de  ces  Soûlras.  Mais  comme  ces  deux 
dernières  branches  ont  un  grand  nomiire  de 
principes  communs,  plies  sont  généralement  con- 
fondues et  considérées  comme  une  seule  secte 
dans  les  controverses  soutenues  avec  leurs  ad- 
versaires. 

Les  différentes  écoles  bouddhiques  établis- 
sent deux  grandes  divisions  de  tous  les  êtres. 
La  première  comprenant  tous  les  rires  exter- 
nes, et  la  seconde  tous  les  êtres  internes.  A  la 
première  appartiennent  les  éléments  [bhoûta], 
et  tout  ce  qui  en  est  formé  [bhaulika);  à  la 
seconde  appartient  la  pensée  ou  l'intelligence 
{Ichitta),  et  tout  ce  qui  en  dépend  {Ichaitta).  Ces 
écoles  reconnaissent  quatre  éléments  à  l'état 
d'atomes.  Ce  sont  la  terre,  Veau,  le  feu  et  l'air. 
Les  atomes  terreux  sont  durs;  les  aqueux,  li- 
quides; les  ignés,  chauds;  les  aériens,  mobiles. 
Les  agrégats  de  ces  atomes  partagent  ces  carac- 
tères distincts.  Ces  différentes  écoles  soutiennent 
l'agrégation  atomique  indéfinie,  regardant  les 
substances  composées  comme  étant  des  atomes 
primordiaux  conjoints  ou  agrégés. 

Les_  bouddhistes  ne  reconnaissent  pas  l'e'ie'menf 
éthéré  {dkdsa),  admis  dans  presque  tous  les  autres 
systèmes  philosophiques  de  l'Inde,  ni  une  âme 
individuelle  vivante  et  distincte  de  l'intelligence 
ou  phénomène  de  la  pensée,  ni  aucune  substance 
irréductible  aux  quatre  éléments  ci-dessus  men- 
tionnés. 

Les  corps  qui  sont  les  objets  des  sens  sont  des 
agrégats  d'atomes,  étant  composés  de  la  terre 
et  des  autres  éléments.  L'intelligence,  qui  habite 
dans  le  corps,  et  qui  possède  la  conscience  indi- 
viduelle, perçoit  les  objets  et  subsiste  comme 
étant  elle-mnne;  et  sous  ce  point  de  vue  seu- 
lement elle  est  elle-même  ou  ârne  [âlman). 

Quelques  bouddhistes  prétendent  que  les  agré- 
gats, ou  les  corps  composes  des  éléments  primitifs, 
ne  sont  perçus  par  les  organes  des  sens  (qui  sont 
pareillement  des  composes  atomiques)  qu'à  l'aide 
des^  images  ou  des  représentations  de  ces  objets 
extérieurs  :  ce  sont  les  Saâtruntikas  ou  adhé- 
rents stricts  aux  axiomes  de  Bouddha.  D'autres 
reconnaissent  la  perception  directe  des  objets 
extérieurs  :  ce  sont  les  Vaibhâchikas  ou  adhé- 
rents aux  Commentaires.  L'une  et  l'autre  de  ces 
sectes  pensent  que  les  objets  cessent  d'exister  dès 
l'instant  qu'ils  ne  sont  plus  perçus  :  ils  n'ont 
qu'une  courte  durée,  comme  la  lueur  d'un  éclair, 
n'existant  pas  plus  longtemps  que  la  perception 
qui  les  fait  connaître.  Alors  leur  identité  n'est 
que  momentanée  :  les  atomes  ou  les  parties  com- 
posantes sont  dispersées,  et  l'agrégation  était 
seulement  instantanée. 

C'est  cette  doctrine  qui  a  porté  les  adversaires 
philosophiques  des  bouddhistes  à  les  désigner 
comme  soutenant  que  toutes  choses  sont  sujettes 
à  périr  ou  à  se  dissoudre  [Poûrna  o\x  Sarva- 
vaînâsikas). 

Voilà  pour  le  m.onde  extérieur,  ou  pour  la 
première  division  ontologique.  Quant  au  monde 
intérieur,  c'est-à-dire  Vintelligence  et  tout  ce  qui 
lui  appartient,  qui  est  la  seconde  division  onto- 
logique, elle  consiste  en  cinq  catégories,  qui 
sont  : 

1°  La  catégorie  des  formes,  comprenant  les 
organes  des  sens  et  leurs  objets  considérés  dans 
leurs  rapports  avec  la  personne,  ou  la  faculté 
sensible  et  intelligente  qui  est  impressionnée  par 
eux.  Les  couleurs  et  les  qualités  sensibles,  ainsi 
que  tous  les  corps  perceptibles,  sont  externes^  et 
comme  tels^  ils  sont  classés  sous  la  seconde  série 


BOUD 


—  202 


DOUI 


de  la  première  division  ontologique;  mais  comme 
objets  de  la  sensation  et  de  la  connaissance,  ils 
sont  regardés  comme  étant  internes,  et,  par  con- 
séquent, ils  sont  classés  dans  la  seconde  division 
ontologique. 

2'  La  catégorie  de  la  cognilion,  consistant 
dans  rintclligence,  ou  la  pensée  {Ichitia),  qui 
est  identique  avec  la  personnalité  {âtma,  soi- 
même)  et  avec  la  connaissance  {vldjnâna).  C'est 
la  connaissance  des  sensations^  ou  le  cours  con- 
tinu de  la  cognition  et  du  sentiment.  Il  n'y  a  pas 
d'autre  agent,  d'être  à  part,  ou  distinct,  qui 
agisse  et  qui  jouisse;  il  n'y  a  pas,  non  plus,  une 
âme  éternelle,  mais  une  pure  succession  de  pen- 
sées, accompagnée  d'une  conscience  individuelle 
qui  réside  dans  le  corps. 

3°  La  catégorie  des  impressions,  comprenant 
le  plaisir,  la  peine  ou  l'absence  de  l'un  et  de 
l'autre,  et  les  autres  sentiments  excités  dans  l'es- 
prit par  les  objets  agréables  ou  désagréables. 

4°  La  catégorie  des  connaissances  admises, 
comprenant  la  connaissance  provenant  des  noms, 
ou  mots  du  langage,  comme  bœuf,  cheval,  etc., 
ou  d'indications  particulières,  de  signes  figuratifs, 
comme  une  maison  indiquée  par  un  pavillon, 
un  homme  par  son  bâton. 

5"  La  catégorie  des  actions,  comprenant  les 
passions,  comme  le  désir,  la  haine,  la  crainte,  la 
joie,  le  chagrin,  etc.,  en  même  temps  que  l'il- 
lusion, la  vertu,  le  vice  et  toute  autre  modification 
de  la  pensée  ou  de  l'imagination.  Tous  les  sen- 
timents sont  momentanés. 

Le  cours  apparent,  mais  non  réel,  des  évé- 
nements, ou  la  succession  mondaine,  externe  et 
interne,  ou  physique  et  morale,  est  décrite  comme 
étant  un  enchaînement  de  causes  et  d'effets  qui 
opèrent  dans  un  cercle  continu. 

La  cause  prochaine  et  la  cause  occasionnelle 
concomitante  sont  distinguées  l'une  de  l'autre. 

L'école  bouddhique,  ainsi  que  la  plupart  de 
celles  qui  ont  une  origine  indienne,  propose, 
comme  le  grand  objet  auquel  l'homme  doit  as- 
pirer, Voblention  d'un  état  de  bonheur  final, 
d'où  le  retour  aux  conditions  de  ce  monde  est 
impossible. 

L'obtention  de  cette  félicité  finale  parfaite 
s'exprime  par  le  terme  général  d'émancipation, 
de  délivrance,  d'affranchissement  (moukti  ou 
mokcha).  Le  terme  que  les  bouddhistes  affection- 
nent plus  particulièrement,  mais  qui  n'est  pas 
employé  exclusivement  par  cette  école ,  est  le 
mot  nirwâna  (calme  profond).  La  notion  qui  est 
attachée  à  ce  terme,  dans  son  acception  philoso- 
phique, est  celle  de  apathie  parfaite.  C'est  une 
condition  de  bonheur  tranquille  et  sans  mélange, 
ou  d'extase  mentale,  regardée  comme  le  suprême 
bonheur.  Cet  état  de  l'homme  accompli  après  la 
mort,  n'est  point,  comme  dans  l'école  des  Vé- 
dantins  indiens,  la  réunion  finale  avec  l'Ame 
suprême,  obtenue  par  une  discontinua  lion  de 
l'individualité  ;  ce  n'est  pas,  non  plus,  une  an- 
nihilation, comme  on  Ta  prétendu,  c'est  un 
repos  absolu,  une  cessation  de  tout  inouvemeiit, 
une  négation  de  tous  modes  d'être  et  de  sentir. 

L'accusation  d'athéisme  ne  pouvait  manquer 
d'atteindre  un  pareil  système  de  philosophie. 
Aussi,  trouve-t-on  déjà  cette  accusation  dans  cer- 
taines recensions  du  Ramâijâna,  le  plus  ancien 
poème  épique  de  l'Inde,  oîi  il  est  dit  : 

«  Comme  apparaît  un  voleur,  ainsi  est  apparu 
Bouddha;  sache  que  c'est  de  lui  que  Y  athéisme 
est  venu.  » 

Le  mot  que  nous  traduisons  par  athéisme  [nâs- 
tikam)  signifie  littéralement  la  doctrine  du  7ion- 
ctre.  Il  est  composé  de  na,  négation,  et  de  asti 
(est)  I  c'est  donc  plutôt  la  négation  de  l'être,  que 
la  négation  de  la  Divinité.  Cependant,  comme 


les  bouddhistes  n'admettent  pas,  en  dehors  des 
quatre  éléments,  d'Être  suprême  qui  aurait  créé 
le  monde,  on  ne  peut  disconvenir  qu'ils  ne  soient 
athées  dans  le  sens  habituel  du  mot. 

L'esquisse  précédente  de  la  philosophie  boud- 
dhique, d'après  l'exposition  de  Colebrooke,  re- 
présente principalement  l'ancienne  doctrine. 
Cette  doctrine  paraît  s'être  modifiée  sur  plusieurs 
points  dans  les  temps  modernes,  ainsi  que  le 
l'ont  connaître  les  Mémoires  que  M.  Hodgson, 
résident  anglais  du  Népal,  a  publiés  sur  le  boud- 
dhisme (Voy.  Nouv.  Journal  Asiat.,  t.  VI,  p.  81), 
après  avoir  recueilli  leur  contenu  de  la  bouche 
même  de  plusieurs  savants  bouddhistes.  Selon 
cette  dernière  autorité,  le  bouddhisme  se  divise 
en  quatre  principales  sectes,  ou  systèmes  distincts 
d'opinions  sur  l'origine  du  monde,  la  nature  de 
la  cause  première,  la  nature  et  la  destinée  de 
l'âme.  Les  sectateurs  du  premier  système,  nom- 
més Svjdbhâvikas,  nient  l'existence  de  ïimma- 
térialilé.  Ils  affirment  qua  la  matière  est  la 
substance  unique,  et  ils  lui  donnent  deux  mo- 
des :  l'action  ou  l'activité,  et  le  repos  ou  l'i- 
nertie  (en  sanscrit  pravritti  et  nirvritti).  La 
révolution,  ou  la  succession  de  ces  deux  états, 
est  éternelle,  et  embrasse  la  naissance  et  la 
destruction  de  la  nature,  ou  des  formes  corporelles 
palpables.  Ils  affirment  que  l'homme  peut  ac- 
croître ses  facultés  à  l'infini  jusqu'à  la  parfaite 
identification  de  sa  nature  avec  celle  qui  existe 
dans  l'état  de  repos. 

Les  sectateurs  du  second  système,  nommés 
Aiswarikas,  ou  théistes, Reconnaissent  l'essence 
immatérielle,  c'est  un  Etre  suprême,  infini  et 
immatériel,  que  quelques-uns  d'entre  eux  consi- 
dèrent comme  la  cause  unique  de  toutes  choses, 
tandis  que  d'autres  lui  associent  un  principe 
matériel  égal  et  coéternel.  Quoique  tous  ceux 
qui  professent  ce  second  système  admettent  Vim- 
matérialité  et  un  Dieu  suprême,  ils  nient  sa 
providence  et  son  autorité  sur  les  êtres. 

Les  sectateurs  du  troisième  système,  les  Kar- 
mikas,  ceux  qui  croient  aux  effets  des  œuvres 
(fcarma),  aux  actions  morales; 

Et  les  sectateurs  du  quatrième  système,  les 
Yâtnikas  {deyatna.  effort),  ceux  qui  croientaux 
effets  des  austérités  physiques  dans  une  vue 
morale,  ont  modifié  le  quiétisme  absolu  des 
premiers  systèmes,  et  donnent  plus  à  l'empire 
des  bonnes  actions  et  de  la  conscience  morale  en 
reconnaissant  la  libre  volonté  de  l'homme. 

Quant  à  la  destinée  de  l'âme,  tous  admettent 
la  métempsycose  et  l'absorption  finale.  Mais  en 
quoi  l'âme  est-elle  absorbée?  C'est  là  un  grand 
sujet  de  controverse  parmi  les  bouddhistes.  On 
ne  pourra  connaître  d'une  manière  un  peu  com- 
plète l'ensemble  de  la  philosophie  bouddhique, 
que  lorsque  les  principaux  monuments  de  cette 
philosophie  auront  été  mis  à  la  portée  de  l'in- 
vestigation européenne;  mais  ce  que  l'on  en 
connaît  déjà  peut  suffire  pour  en  avoir  une  idée. 
M.  E.  Burnouf,  auquel  la  science  indo-arienne 
devait  déjà  tant,  a  publié  également  l'un  des 
principaux  traités  bouddhiques  venus  du  Népal  : 
le  Lotus  de  la  bonne  loi,  in-4,  Paris,  1852;  et 
l'Introduction  au  bouddhisme  indien,  in-4, 
Paris,  1852.  Voy.  Bar  th.  Saint-Hilaire,  le  Boud- 
dha et  sa  religion,  Paris,  in-8;  le  Lalita-Vista- 
ra,  traduit  par  Ph.-Ed.  Foucaux,  Paris,  1848; 
the  Life  or  legend  of  Gaudama  the  Budha  of 
the  Burinese,  by  Rev.  P.  Bigander,  Rangoon, 
1866;  a  Manual  of  Budhism,  by  R.  Spence 
Hardy,  London,  1853;  Histoire  du  bouddha 
Sahja-Moimi,  par  Mme  Mary  Summer,  in-18, 
Paris,  1874.  G.  P. 

BOUILLET  (Marie-Nicolas),  philosophe  fran- 
çais, né  en  1798  à  Paris,  entra  en  1816  à  l'École 


BOUL 


—  203  — 


BOUR 


normale  où  il  put  entendre  les  leçons  de  Cousin 
et  de  JoutlVoy.  Nommé  ensuite  suppléant  de  la 
chaire  de  philosophie  du  collège  de  Rouen,  il  dut, 
comme  beaucoup  d'autres,  renoncer  à  l'ensei- 
gnement public  lors  du  mouvement  de  réaction 
qui  entrafna  le  licenciement  de  l'École  normale 
en  1821.  11  obtint  néanmoins  le  titre  d'agrégé,  et 
professa  plusieurs  années  au  collège  RoUin,  qui 
«tait  alors  une  instituttion  particulière.  Après  la 
révolution  de  1830,  il  exerça  les  mêmes  fonctions 
aux  collèges  Saint-Louis,  Charlemagnc.  Henri  IV, 
et  fut  nommé  en  1840 proviseur  du  collège  Bour- 
bon, puis  membre  du  Conseil  royal  de  l'instruc- 
tion publique,  inspecteur  de  l'Académie  de  Paris 
et  enfin  inspecteur  général;  il  est  mort  en  1864. 
Ses  titres  philosophiques,  sans  être  éclatants,  sont 
recommandables  :  il  a  publié  dans  la  collection 
Lemaire  les  œuvres  philosophiques  de  Cicéron  et 
celles  de  Sènèque,  avec  des  notes  qu'il  aurait 
sans  doute  pcrlectionnées,  s'il  avait  pu  reprendre 
ce  travail  dans  sa  maturité;  il  a  donné  une  excel- 
lente édition  des  œuvres  philosophiques  de  F. 
Bacon,  la  meilleure,  sans  contredit,  que  nous 

Sossédions.  Enfin  il  a  employé  une  bonne  partie 
'une  vie  laborieuse,  et  distraite  par  d'autres  tra- 
vaux bien  connus,  a  traduire  les  Enncades  de 
Plotin  (1837,  3  volumes  in-8).  La  tâche  était  diffi- 
cile; elle  exigeait  la  connaissance  de  la  langue 
et  celle  des  systèmes  :  M.  Bouillet  l'a  accomplie 
avec  succès.  Ces  cinquante-quatre  livres,  hérissés 
de  passages  obscurs,  ont  été  traduits  en  un  lan- 
gage exact  et  qui  s'anime  quand  le  texte  devient 
éloquent;  les  difficultés  en  ont  été  signalées, 
discutées,  souvent  éclaircies  ;  des  notes  remar- 
quables, de  vraies  dissertations  ont  fait  connaître, 
non  sans  une  certaine  surabondance  de  rensei- 
gnements, tout  ce  que  Plotin  doit  à  ses  devan- 
ciers et  tout  ce  que  ses  successeurs  lui  ont  em- 
prunté ;  et  le  traducteur  s'est  si  bien  passionné 
pour  son  auteur  qu'il  voudrait  non-seulement 
imposer  sa  doctrine,  mais  encore  la  justifier,  et 
la  laver  du  reproche  de  panthéisme.  E.  C. 

BOXJIiATNVILIilERS  (Henri,  comte  de),  né  à 
Saint-Laire,  en  Normandie,  en  1658,  d'une  an- 
cienne famille  nobiliaire,  et  mort  en  1722,  em- 
brassa d'abord  le  parti  des  armes,  qu'il  quitta 
bientôt  pour  consacrer  le  reste  de  ses  jours  aux 
affaires  de  sa  famille  et  aux  travaux  de  la  pen- 
sée. Sa  réputation  se  fonde  principalement  sur 
ses  œuvres  historiques,  où  il  soutient,  entre 
autres  paradoxes,  que  le  gouvernement  féodal 
est  le  chef-d'œuvre  de  Vespril  humain.  Mais  il 
appartient  aussi  à  l'histoire  de  la  philosophie  par 
quelques  écrits,  les  uns  imprimés,  les  autres 
manuscrits,  où  se  décèle  un  esprit  inquiet,  flot- 
tant entre  la  superstition  et  l'incrédulité.  Sous 
prétexte  de  rendre  plus  facile  la  réfutation  de 
Spinoza  en  mettant  ses  opinions  à  la  portée  de 
tout  le  monde,  BoulainviUiers  a  eu  réellement 
pour  but  de  propager  le  système  de  ce  philo- 
sophe, en  dissimulant  toutes  les  difficultés  dont 
il  estnérissé^,  et  en  substituant  au  langage  aus- 
tère du  métaphysicien  hollandais  une  forme 
simple  et  pleine  d'attraits.  Tel  est  le  véritable 
caractère  du  livre  intitulé  :  Réfutation  deserreurs 
de  Benoît  de  Spinoza^  par  M.  de  Fénelon,  ar- 
chevêque de  Cambrai,  par  le  P.  Lami,  béné- 
dictin, et  par  3/.  le  comte  de  BoulainviUiers, 
I  etc.,  in-12,  Bruxelles,  1731.  Ce  même  ouvrage, 
avant  d'être  imprimé,  était  aussi  connu  sous  ce 
titre  :  Essai  de  mélaph]jsique  dans  les  principes 
de  B.  de  Sp.,  et  c'est  à  tort  que  la  Biographie 
de  Michaud  en  fait  un  ouvrage  distinct.  Quoique 
l'auteur  déclare,  avec  cette  hypocrisie  devenue 
plus  tard  si  commune  chez  Voltaire,  que  la  Pro- 
vidence ne  manquera  pas  de  se  susciter  des  dc- 
fenseurSj   et    que  si    les  années  n'avaient  déjà 


affaibli  sa  vivacité,  il  aurait  lui-même  pris  part 
à  la  réfutation  du  plus  dangereux  livre  qui  ait 
été  écrit  contre  la  religion  (uuvr.  cité.  Préface), 
ses  intentions  ne  sauraient  échapper  à  personne. 

Il  a  écrit  dans  le  même  esprit,  comme  il  nous 
l'apprend  lui-même  {ubi  supra),  une  analyse  du 
Traité  théolorjico-politique,  imprimée  à  la  suite 
des  Doutes  sur  la  religion  {m-\'l,  Londres,  1767). 
Le  Traité  des  trois  Imposteurs,  qu'on  lui  attribue 
également  (in-8,  sans  nom  de  lieu,  1775,  de 
102  p.),  n'est  qu'un  extrait  du  livre  intitulé  :  la 
Vie  et  l'Esprit  de  Spinoza,  in-8,  Amst.,  1799, 
ou  plutôt  de  la  deuxième  partie  de  ce  livre, 
l'Esprit  de  Spinoza.  Enfin  BoulainviUiers  est 
l'auteur  d'un  ouvrage  demeuré  manuscrit  sous 
le  titre  de  :  Pratique  abrégée  des  jugements 
astrologiques  sur  les  nativités  (3  vol.  in-4, 
n"*  569  et  570  dans  la  bibliothèque  de  M.  Jariel 
de  Forge^  dont  le  fonds  provenait  de  celle  de 
BoulainviUiers).  Il  avait  réuni  plus  de  200  vo- 
lumes sur  la  philosophie  hermétique  et  les  scien- 
ces occultes.  Les  écrits  philosophiques  de  Bou- 
lainviUiers ont  aujourd'hui  perdu  toute  leur 
valeur.  La  prétendue  Réfutation  du  système  de 
Spinoza  est  une  exposition  très-faible  et  très-in- 
complète de  la  doctrine  contenue  dans  l'Ethique, 
et  n'offre  plus  d'autre  intérêt  que  celui  (te  la 
rareté.  Voy.  Œuvres  de  Spinoza  publiées  par 
M.  E.  Saisset. 

BOURDIN  (Pierre),  jésuite  français,  né  à  Mou- 
lins en  1595,  enseigna  la  rhétorique  et  les  ma- 
thématiques à  la  Flèche  et  à  Paris,  où  il  mourut 
en  1653.  Il  a  laissé  quatre  ou  cinq  ouvrages  de 
mathématique.  Mais  son  nom  serait  profondément 
inconnu,  s'il  n'avait  opposé  aux  méditations  de 
Descartes  les  septièmes  objections  qu'on  lit  à  la 
suite  de  cet  ouvrage,  et  si  Descartes  ne  lui  avait 
fait  l'honneur  de  lui  répondre.  Bourdin  avait 
commencé  par  écrire  en  1640  quelques  traités 
contre  les  idées  de  Descartes  surtout  en  matière 
d'optique  ;  puis  il  en  composa  des  thèses  qu'il  fit 
imprimer  «  et  qu'il  soutint,  dit  Descartes,  pendant 
trois  jours  avec  une  pompe  et  un  appareil  extra- 
ordinaires. »  Enfin  il  rédigea  contre  les  Médi- 
tations une  longue  et  lourde  dissertation,  remar- 
quable seulement  par  la  mauvaise  foi  des 
interprétations  et  la  grossièreté  des  critiques. 
Descartes  prit  la  peine  de  se  défendre,  et  de  se 
justifier  du  reproche  de  scepticisme,  qui  résume 
tous  les  arguments  du  P.  Bourdin.  11  eut  la 
faiblesse  d'accuser  auprès  du  P.  Dinet,  pro- 
vincial des  jésuites,  son  indigne  adversaire  et 
son  écrit  «  conçu  en  termes  si  pleins  d'aigreur 
qu'un  particulier  même  et  qui  ne  serait  tenu  par 
aucun  vœu  solennel  de  pratiquer  la  vertu  plus 
que  le  commun  des  hommes,  ne  pourrait  avec 
bienséance  se  donner  la  licence  d'écrire  de  la 
sorte.»  {Lettre  au  Père  Dinet,  Œuvres  complètes 
de  Descartes,  édition  Cousin,  t.  IX,  p.  1.)  —  Les 
seuls  détails  biographiques  qu'on  ait  trouvés  sur 
le  P.  Bourdin  sont  contenus  dans  une  courte 
notice  de  la  Bibliotheca  scriplorum  societatis 
Jesu.  On  n'y  parle  pas  de  sa  querelle  avec  Des- 
cartes. E.  C. 

BOURSIER  (Laurent-François),  docteur  de 
Sorbonne,  né  à  Ecouen  en  1679,  mort  à  Paris  en 
1749,  fut  un  des  chefs  du  parti  janséniste,  et  prit 
en  cette  qualité  une  part  active  aux  querelles 
religieuses  des  premières  années  du  règne  de 
Louis  XV.  Il  mérite  une  place  dans  l'histoire  de 
la  philosophie  par  son  ouvrage  De  l'action  de 
Dieu  sur  les  créatures,  traité  dans  lequel  on 
prouve  la  prémotion  physique  par  le  raison- 
nement, et  oit  l'on  examine  plusieurs  questions 
qui  ont  rapport  à  la  nature  des  esprits  et  à  la 
grâce,  2  vol.  in-4,  Paris,  1715.  Boursier  est  un 
disciple  de  Malebranche  qui  exagère  la  théorie 


BOUT 


204  — 


BOUT 


des  causes  occasionnelles  au  point  de  soutenir 
que,  pour  toute  action^  «  nous  avons  besoin  d'un 
secours  actuel  et  prédéterminant.  »  Maiebranche, 
dont  il  ne  partageait  pas  les  opinions  sur  la 
grâce,  écrivit  contre  lui  ses  Réflexions  sur  la 
prémotion  physique.  Boursier  a  eu  aussi  pour 
adversaire,  le  P.  Dutertre,  qui  l'a  réfuté  durement. 
Voy.  Histoire  de  la  philosophie  cartésienne,  par 
M.  Bouillier,  Paris,  1854,  2  vol.  in-8;  Essai  sur 
l'histoire  de  la  philosophie  en  France  au  dix- 
septième  siècle,  par  M.  Damiron,  Paris,  1846, 
2  vol.  in-8. 

BOUTERWECK  (Frédéric)  n'est  pas  seu- 
lement connu  comme  philosophe;  il  était  aussi 
poëte.  et  surtout  fort  bon  critique.  Né  à  Oker 
dans  le  Hartz,  en  1776,  il  étudia  d'abord  le  droit, 
et  finit  par  s'adonner  exclusivement  à  la  litté- 
rature et  à  la  philosophie.  Il  professa  cette  der- 
nière science  à  Goëttingue,  où  il  termina  sa 
carrière  en  1828. 

D'abord  partisan  des  doctrmes  de  Kant,  mais 
bientôt  mécontent  de  l'idéalisme  qui  en  est  le 
dernier  mot,  et  effrayé  des  conséquences  que 
Fichte  semblait  en  avoir  rigoureusement  tirées, 
il  finit  par  se  jeter  dans  une  sorte  de  mysticisme 
philosophique  analogue  à  celui  de  Jacobi.  —  Il 
retourne  contre  les  sceptiques  leurs  propres  ar- 
guments, et  les  met  au  défi  de  prouver  que  la 
certitude  est  impossible.  C'est  peut-être  leur 
demander  plus  qu'ils  ne  sont  tenus  de  donner, 
les^  sceptiques  pouvant  fort  bien  borner  leurs 
prétentions  à  soutenir  qu'il  n'y  a  rien  de  certain, 
pas  même  ceci  :  que  nous  ne  savons  rien. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Bouterweck,  soutenant  que 
le  sceptique  est  tenu  d'établir  l'impossibilité  de 
la  science  philosophique,  le  place  par  là  même 
sur  le  terrain  du  dogmatisme,  puisque  toute 
preuve  exige  un  principe,  un  point  de  départ 
certain.  Tel  est  le  principe  commun  entre  les 
sceptiques  et  les  dogmatiques,  principe  qui  doit 
servir  à  ruiner  la  thèse  des  premiers.  Le  but  de 
VApodictique,  ou  Traité  de  la  cerlitude  dé- 
monstrative, publié  par  l'auteur  en  1799,  est  de 
trouver  ce  point  de  départ  certain,  ce  principe 
générateur  de  la  science;  que  cette  science 
doive  être  positive,  comme  le  veulent  les  dog- 
matiques, ou  qu'elle  doive  être  négative,  comme 
le  prétendent  les  sceptiques.  Et,  de  peur  de  ren- 
contrer un  principe  qui  ne  serait  pas  suffisam- 
ment large  pour  garantir  toutes  les  croyances 
humaines  primitives  contre  les  atteintes  du 
scepticisme,  Bouterweck  commence  par  recon- 
naître les  grandes  manifestations  de  la  vie  in- 
tellectuelle, la^pensée,  la.  connaissance  et  V action. 
De  là  trois  parties  dans  VApodictique.  Dans  la 
première^  on  examine  s'il  y  a  un  principe  possible 
de  vérité  pour  la  sphère  de  la  pensée  pure  et 
simple;  c'est  l'objet  de  VApodictique  logique. 
Dans  la  seconde,  on  recherche  l'existence  et  la 
portée  de  ce  même  principe  en  fait  de  science; 
c'est  VApodictique  transcendantale.  Dans  la 
troisième,  il  s'agit  également  d'établir  le  fonde- 
ment de  la  certitude  pratique,  et  d'en  déterminer 
la  sphère  d'application  ;  c'est  VApodictique  pra- 
tique. 

Le  résultat  de  VApodictique  logique  est  que 
la  pensée  elle-même  suppose  la  connaissance,  et 
par  conséquent  la  réalité.  En  effet,  les  jugements 
n'ont  pas  simplement  pour  objet  de  pures  for- 
mules, mais  encore  quelque  chose  que  nous 
connaissons.  En  ne  les  considérant  d'abord  que 
sous  le  point  de  vue  logique,  on  n'y  trouve  rien 
de^  plus,  ce  semble,  que  le  fait  de  la  pensée 
même  :  Je  pense.  Mais,  outre  que  ce  fait  est 
incontestable,  il  implique  en  outre  un  principe 
supérieur,  celui-ci  :  Je  sais  que  je  pense.  La 
pensée  suppose  donc  réellement  le  savoir;  elle 


le  suppose  même  à  un  double  titre,  puisqu'il  y 
a  là  deux  choses  connues,  le  sujet  de  la  pensée 
et  le  fait  de  la  pensée.  ' 

Mais  il  s'agit  de  savoir  maintenant  quel  est  le 
principe  de  la  connaissance  ou  du  savoir.  Si  ce 
n'est  pas  la  chose  en  soi,  comme  le  veut  Kant, 
ni  le  moij  comme  le  prétend  Fichte,  qu'est-ce 
donc?  Tel  est  le  problème  de  VApodictique 
transcendantale.  L'idée  fondamentale  la  plus 
élevée  que  l'homme  puisse  avoir  est  celle  A'i'lre, 
de  quelque  chose  en  général.  On  peut  très-bien 
appeler  cet  être  Vabsolu.  Or,  en  fait,  l'existence 
de  l'idée  en  nous  est  incontestable.  Nous  nous 
sentons  attachés,  dans  notre  nature  la  plus  in- 
time, à  quelque  chose  d'innommé,  qui,  loin 
d'opprimer  notre,  liberté,  en  est,  au  contraire, 
comme  le  principe  secret,  le  sujet  dernier.  Mais 
à  ce  sentiment  se  joignent  aussi  ceux  de  la  né- 
cessité et  de  la  vérité,  qui  sont  subordonnés  à 
l'idée  de  l'absolu,  idée  qui  accompagne  toute 
pensée.  Le  scepticisme,  tout  aussi  bien  que  le 
dogmatisme,  ne  peut  se  dispenser  de  partir  de 
cette  idée,  de  l'idée  de  l'être  en  général;  son 
doute,  autrement,  n'aurait  ni  sens  ni  raison.  Le 
sceptique,  il  est  vrai,  demande  qu'on  lui  prouve 
que  l'idée  de  l'absolu,  dont  il  reconnaît  la  né- 
cessité dans  le  raisonnement,  est  quelque  chose 
de  plus  qu'une  idée;  mais,  quoiqu'il  ne  puisse 
pas  dire  ce  qu'il  entend  par  là,  il  le  sent  cependant 
et  l'appelle  réalité.  L'idée  de  l'absolu  n'a  donc 
pas,  pour  le  sceptique  lui-même,  une  valeur 
purement  logique  ou  idéale,  mais  encore  une 
valeur  ontologique  ou  réelle. 

Reste  à  savoir  comment  nous  parvenons  à 
l'absolu,  comment  nous  pouvons  légitimement 
lui  donner  une  valeur  ontologique,  et  ne  pas  en 
faire  simplement  un  principe  régulateur  de  la 
pensée,  comme  le  voulait  Kant.  On  ne  peut  ré- 
soudre cette  question,  dit  Bouterweck,  qu'en 
réfléchissant  à  l'origine  de  l'idée  de  l'absolu. 
Vêire  étant  impliqué  dans  toute  pensée,  il  ne 
peut  être  le  produit  de  la  pensée.  Donc  il  est 
quelque  chose  d'imaginaire  et  de  chimérique, 
ou  bien  il  doit  y  avoir  une  faculté  de  connaître 
absolue,  fondement  de  la  raison  même,  et  qui 
ait  pour  fonction  la  découverte  de  l'être.  L'être 
se  trouve  aussi  au  fond  du  sentiment;  c'est  à  lui 
que  le  sentiment  est  rapporté.  La  faculté  absolue 
de  connaître  n'est  donc  pas  la  même  chose  que 
le  sentiment.  Celui-ci  suppose  la  réalité  connue 
par  celle-là.  Enfin,  l'être  véritable,  réel,  n'est 
pas  plutôt  découvert  par  la  faculté  absolue  de 
connaître,  que  l'entendement  le  conçoit  identique 
avec  l'idée  de  l'absolu,  en  sorte  que  l'être  réel  et 
l'être  absolu  idéal  sont  une  seule  et  même  chose. 
La  faculté  absolue  de  connaître  produit  donc 
immédiatement  et  simultanément  l'idée  de  l'ab- 
solu comme  prificipe  régulateur  de  la  raison,  et 
la  reconnaissance  réelle  de  l'être  comme  principe 
ontologique  ou  constitutif  des  choses.  Cette  fa- 
culté est  donc  supérieure  à  la  sensibilité  et  à  la 
raison. 

Mais  la  réalité  se  présentant  sous  deux  faces, 
comme  sujet  et  comme  objet,  Bouterweck  est 
conduit  à  désigner,  dans  la  faculté  absolue  de 
connaître,  la  réflexion  absolue  et  le  jugement 
absolu.  La  première  donne  les  deux  aspects  de 
la  réalité  absolue,  le  sujet  et  l'objet;  le  second 
en  donne  l'essence  invisible,  la  réalité  absolue 
sans  distinction.  Du  reste,  le  sujet  ne  se  pose 
pas  lui-même,  comme  le  pense  Fichte;  il  est 
moins  encore  un  produit  de  l'objet,  comme  le 
prétend  le  réalisme  vulgaire;  mais  le  sujet  et 
l'objet  se  posent  simultanément,  à  titre  de  réalités 
opposées,  lorsque  la  réflexion  absolue  vient  à 
redoubler  la  réalité  absolue.  On  n'explique  pas, 
du  reste,  la  possibilité  de  la  réflexion  absolue. 


BOUT 


—  205  — 


BOUT 


Ce  résultat  de  VApodictique  Iranxcendantale 
est  appelé  par  Buhlc  un  spinozisme  négatif.  Il 
ne  le  juge  guère  plus  avantageusement  sous  le 
rapport  logique,  i)uisqu'il  ne  le  croit  pas  plus 
fort  contre  le  scepticisme  que  le  système  de  Kunt 
et  de  Fichte.  De  nos  jours,  M.  H.  Kichte  n'y  voit 
(ju'une  hypothèse,  une  sorte  de  dogmatisme  ré- 
trograde, déjà  mis  justement  à  l'écart  par  Kant 
et  par  G.  Fichte.  Un  autre  historien  contemporain 
de  la  philosophie  allemande  ne  trouve  de  neuf 
dans  Bouterweck  que  le  mot  de  virtualité^  qui 
ne  lui  paraît  pas  d'un  heureux  emploi.  Ces  juge- 
ments, le  dernier  surtout,  sont  un  peu  sévères. 
Revenons  à  l'analyse  de  la  troisième  partie  de 
VApodicligue. 

La  volonté  ne  peut  être  conçue  que  par  le 
l'rincipe  de  la  liberté;  celui  qui  veut  quelque 
chose  doit  pouvoir  aussi  ne  pas  le  vouloir.  Mais 
au-dessus  de  la  liberté,  se  conçoit  la  force  vi- 
vante qui  en  est  le  fondement.  Le  moi  idéal  qui 
>"évanouit,  aux  yeux  de  la  philosophie  théorique, 
lans  l'Être  infini,  prend,  dans  la  philosophie 
i  ratique.  le  caractère  d'une  réalité  individuelle. 
1,'unité  des  points  de  vue  tli-éorique  et  pratique 
rcsullc  de  ce  que  la  réalité  pratique  de  l'individu 
doit  être  reconnue  par  un  seul  et  même  jugement 
absolu,  en  même  temps  que  la  réalité  absolue  en 
général.  La  réalité  et  l'individualité  se  réunissent 
doii'.  au  moyen  de  la  faculté  absolue  de  con- 
naiiic.  en  une  réalité  unique,  qui  n'est  que  la 
réalité  pratique  en  général,  c'est-à-dire  réalité 
par  puissance  et  résistance  j  c'est  cette  réalité  que 
Bouterweck  appelle  virtualité.  La  virtualité  est 
donc  l'unité  absolue  de  forces  contraires  et  qui 
n'existent,  ou  du  moins  ne  s'exercent,  qu'à  cause 
de  leur  opposition  mutuelle.  La  virtualité  est  le 
fondement  réel  de  toute  VApodictique.  En  sorte 
qu'on  pourrait  très-bien  appeler  ce  système  du 
nom  propre  de  virtualisme.  Le  moi  n'est  que  par 
la  virtualité;  c'est  une  force  relative  qui  s'appuie 
sur  la  force  absolue,  et  n'existe  qu'en  elle.  11  ne 
constitue  pas  l'opposition  ou  la  résistance,  comme 
le  pense  Fichte^  mais  il  coexiste  avec  elle  et  la 
suppose. 

Suivant  VApodictique,  il  n'y  a  pas  une  raison 
pratique  opposée  à  la  raison  théorique;  il  n'y 
a  qu'une  laculté  absolue  de  connaître,  qui  ne 
contient  ni  intuition  sensible,  ni  concept  logique, 
mais  la  pensée  théorique  pure  de  l'être,  de  la 
réalité,  et  la  pensée  pratique  pure  de  la  puis- 
sance et  de  la  résistance,  ou  de  la  virtualité,  de 
l'individualité  de  la  personne  et  de  la  loi  morale. 
Celte  loi  n'est  pas  un  principe  primitif,  quoique 
l'entendement  lui  prête  ce  caractère.  Elle  n'est 
d'abord  qu'un  sentiment,  et  agit  comme  tel.  Mais 
dès  qu'une  fois  l'entendement  a  développé  la 
matière  de  ce  sentiment,  les  deux  idées  morales 

fiures,  celles  de  droit  et  de  devoir,  se  révèlent  à 
ui.  Le  droit  est  la  liberté  en  présence  d'elle- 
même  ;  le  devoir,  la  liberté  en  face  de  la  né- 
cessité. Ce  sont  deux  corrélatifs  inséparables, 
qui  résultent  tous  deux  d'une  loi  morale,  la- 
quelle n'est,  par  conséquent,  ni  celle  de  droit, 
ni  celle  de  devoir,  mais  la  loi  pure  de  la  moralité 
en  général. 

Les  conséquences  métaphysiques  de  VApodic- 
tique relativement  à  l'àme,  au  monde  et  à  Dieu, 
sont  les  suivantes  :  1"  Notre  savoir  se  fonde  sur 
notre  existence  subjective  dans  une  réalité  infinie. 
Dès  qu'une  fois  nous  existons,  et  à  titre  d'êtres 
libres  et  vivants  surtout,  nous  n'avons  plus 
aucune  raison  de  penser  que  nous  puissions 
cesser  d'être  à  la  mort  du  corps.  Étant  une 
partie  constitutive  de  la  réalité  infinie,  nous 
pouvons  espérer  une  existence  subjective  éter- 
nelle. 2°  Le  monde,  l'univers,  e.st  l'ensemble 
des  choses.  Il  peut  être  conçu  de  deux  manières  : 


ou  comme  monde  sensible,  le  monde  des  corps; 
ou  comme  monde  insensible,  le  monde  des 
mondes,  celui  des  choses  en  soi.  Tous  deux  sont 
donc,  comme  mondes,  l'ensemble  de  tout  ce  qui 
est.  Mais  il  y  a  une  réalité  absolue,  qui  n'est 
composée  ni  d'atomes  ni  de  monades,  tjui  est 
virtualité,  c'est-à-dire  qui  résulte  incessamment 
de  l'action  et  de  la  réaction  de  principes  profon- 
dément inconnus  à  tous  les  mortels.  En  d'autres 
termes,  la  philosophie  n'a  pas  de  chapitre  pour 
le  monde,  la  cosmologie  n'est  pas  une  science 
possible.  3°  Pour  ce  qui  est  de  la  Divinité,  toute 
la  tâche  de  la  philosophie  consiste  purement  et 
simplement  à  rectifier  les  fausses  idées  que  se 
fait  l'homme  de  l'Être  infini.  Dieu  n'est  pas  un 
être  qu'on  se  puisse  représenter.  Et  si  l'on  s'entend 
soi-même  en  parlant  de  Dieu,  on  ne  peut  le  con- 
cevoir que  comme  la  réalité  infinie,  principe  de 
tout  ce  qui  est  fini. 

Dans  son  dernier  ouvrage,  la  Religion  de  la 
raison,  Bouterweck  a  modifié  le  système  que 
nous  venons  d'esquisser.  Il  essaye  d'abord  de 
montrer  que,  dès  qu'une  fois  la  réflexion  a  mis 
en  regard  l'une  de  l'autre  la  représentation  et  la 
chose  représentée  (l'idée  et  son  objet),  le  doute 
concernant  la  réalité  de  la  chose  représentée  est 
inévitable.  En  vain  l'on  prétend  sortir  de  la  re- 
présentation, s'élever  au-dessus  d'elle,  atteindre 
la  chose  même;  il  y  a  là  contradiction.  «  Lorsque 
je  crois  atteindre  la  chose,  dit-il,  je  ne  saisis 
encore  que  la  représentation  que  j'en  ai,  repré- 
sentation qui  est  l'intermédiaire  entre  la  chose 
et  moi.  »  C'est  l'ancienne  proposition  si  connue 
de  G.  Fichte,  que  «  la  conscience,  dans  tout 
savoir,  dans  toute  représentation,  ne  connaît 
immédiatement  que  son  état  propre.  »  En  vain 
l'on  voudrait  regarder  comme  ayant  une  valeur 
objective  les  conceptions  qui  sont  accompagnées 
du  sentiment  de  la  nécessité  ;  même  dans  ce  cas, 
nous  ne  franchissons  pas  les  limites  de  notre 
conscience.  La  vérité  est  toujours  ce  que  nous 
devons  nous  représenter  dune  certaine  manière, 
par  cela  seul  que  nous  sommes  hommes  (p.  73). 
De  là  une  sorte  de  scepticisme  absolu,  fruit  de 
1,1  réflexion,  mais  auquel  Bouterweck  oppose  la 
foi,  dans  le  sens  le  plus  large  du  mot,  entendant 
par  là  une  confiance  immédiate  à  notre  savoir. 
La  foi,  dit-il,  est  l'état  de  l'esprit,  dans  lequel 
le  doute  est,  ou  entièrement  anéanti,  ou  du  moins 
partiellement  dissipé  par  Vadhésion  de  l'esprit  à 
une  représentation  déterminée  (p.  77).  La  foi  est 
le  principe  de  tout  savoir,  et  le  fondement  de 
l'intuition  sensible,  comme  des  idées  les  plus 
hautes.  Sans  la  foi,  Vabsolue  réalité  ne  serait 
toujours  quhme  représentation  subjectivement 
nécessaire.  La  théorie  de  Bouterweck  n'est, 
comme  on  voit,  qu'une  affirmation  tendant  à 
rassurer  l'esprit  contre  les  résultats  de  l'analyse 
du  fait  de  connaître;  mais  cette  affirmation,  qui 
rappelle  aussi  la  seconde  période  de  la  philosophie 
de  G.  Fichte,  ne  nous  semble  être  qu'une  fai- 
blesse et  une  inconséquence.  Aussi  voit-on  flotter 
Bouterweck  entre  la  loi  et  la  réflexion,  entre  le 
doute  et  l'affirmation,  et  toujours  il  menace  de 
tomber  dans  la  négation.  Ainsi  placé  entre  la  foi 
spontanée  et  primitive  de  la  raison,  et  les  ré- 
sultats obtenus  par  la  réflexion,  trouvant  toujours 
ces  deux  puissances  en  lutte,  partout  Bouterweck 
décide  sentencieusement  ou  d'autorité,  mais  sans 
aucune  preuve  en  faveur  de  la  foi.  Cette  foi,  qui 
n'est  autre  chose  qu'un  instinct,  une  loi  de  iiotre 
nature,  ne  prouve  donc  absolument  qu'elle-même. 

Bouterweck  a  laissé  un  grand  nombre  d'ou- 
vrages, entre  autres  :  Aphorismes  d'après  la 
doctrine  de  Kant,  etc.,  in-8,  Goëttingue,  1793; 
—  Paulus  Septimus,  ou  le  Dernier  mystère  du 
prêtre  dÉleusis,    in-8,  2  parties,  Halle    1795 


BROU 


—  206  — 


BROU 


(roman  philosophique):  —  Idée  d'une  apodiclîque 
universelle,  2  vol.  in-8,  Halle,  1799;  — £7emeri/s 
de  la  philosophie  spéculative,  in-8,  Goëltingue, 
1800;  —  les  Époques  de  la  raison,  d'après 
Vidée  d'une  apodiclique,  in-8,  il).,  1802; — Intro- 
duction à  la  philosophie  des  sciences  naturelles, 
in-8,  ib.,  1803;  —  Nouveau  Muséum  de  philo- 
sophie et  de  littérature,  in-8,  ib.,  1803;:— /fs^/ic- 
tique,  Leipzig,  1806,  1815,  Goëttingue,  1824-25; 

—  Idées  sur  la  Métaphysique  du  beau,  in-8, 
Leipzig,  1807;  —  Aphorismes  pratiques,  ou 
Principes  pour  un  nouveau  système  des  sciences 
morales,  ib.,  1808;  —  Manuel  des  connaissances 
philosophiques  préliminaires ,  contenant  une 
Introduction  générale,  la  Psychologie  et  la  Lo- 
gique, in-8,  Goëttingue^  1810,  1820;  —  Manuel 
des  Sciences  philosophiques,  exécuté  d'après  un 
nouveau  système,  in-8,  2  parties,  ib.,  1815, 1820; 

—  Religion  de  la  raison,  idée  concernant  l'avan- 
cement d'une  religion  philosophique  durable, 
in-8,  ib.,  1824;  —  de  Primis  philos,  grœcorum 
decretis  physicis  dans  les  Comm.ent.  Soc.  Goett. 
récent.,  vol.  II,  1811  ;  —  Philosophorum  alexan- 
drinorum  ac  neoplatonicorum,  recensio  accura- 
tior;  Com,ment.  in  Soc.  Goett.  habita,  in-4,  1821. 

—  Son  Histoire  de  la  poésie  et  de  l'éloquence 
depuis  la  fin  du  treizièm.e  siècle,  9  vol.  in-8, 
Goëttingue,  1801-12,  contient  aussi  plusieurs 
notices  qui  intéressent  la  philosophie.  Une  par- 
tie de  cet  ouvrage  a  été  traduite  en  français 
sous  le  titre  d'Histoire  de  la  poésie  espagnole, 
2  vol.  in-8,  Paris,  1812.  J.  T. 

BREDENBURG  (Jean),  de  Rotterdam,  contem- 
porain de  Spinoza,  a  d'abord  combattu  ce  philo- 
sophe dans  un  petit  écrit  intitulé  :  Enervatio 
tractatus  theologico-politici,  una  cum  demon- 
stratione  geometrico  ordine  disposita  naturam 
non  esse  Deum,  etc.  (in  4,  Rotterdam,  1675).  Mais 
plus  tard,  revenant  sur  ce  petit  traité,  il  en  fut 
de  plus  en  plus  mécontent ,  il  relut  les  écrits  de 
son  illustre  adversaire,  et,  ayant  fini  par  se  con- 
vertir à  ses  doctrines,  il  composa  en  flamand  une 
réfutation  de  ses  propres  objections,  ce  qui  ne 
l'empêcha  pas  de  rester  sincèrement  attaché  au 
christianisme  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  C'est  contre 
ce  second  ouvrage,  aujourd'hui  complètement 
tombé  dans  l'oubli,  qu'est  dirigé  le  petit  écrit 
d'Orobio,  imprimé  à  la  suite  de  la  prétendue 
Réfutation  de  Boulainvilliers,  sous  le  titre  sui- 
vant :  Refutatio  demonstrationum  Joh.  Breden- 
burg  et  B.  D.  Spinozœ.  Voy.  les  Œuvres  de 
Spinoza,  publiées  par  M.  E.  Saisset. 

BHOUSSAIS  (François-Joseph-Victor),  mé- 
decin, philosophe,  naquit  à  Saint-Malo,  le  17  dé- 
cembre 1772;  son  bisaïeul  avait  été  médecin  dans 
le  pays,  son  grand-père  pharmacien,  et  son  père 
s'était  établi,  comme  médecin,  au  village  de 
Pleurtuit,  non  loin  de  Saint-Malo.  La  première 
éducation  de  Broussais  fut  très-négligée.  A  douze 
ans  il  fut  envoyé  au  collège  de  Dinan,  et  ne  s'y 
fit  guère  remarquer,  dit-on,  que  par  la  fermeté 
de  son  caractère  et  l'activité  de  son  esprit.  En 
1792,  il  s'enrôla  dans  une  compagnie  franche; 
mais  une  maladie  assez  grave  le  força  bientôt  de 
revenir  près  de  ses  parents.  Cédant  aux  sollici- 
tations de  sa  famille,  il  se  décida  à  embrasser  la 
profession  médicale,  et  entra  comme  élève  à  l'hô- 
pital de  Saint-Malo  et  à  celui  de  Brest.  Broussais 
s'embarqua  ensuite,  comme  chirurgien,  à  bord 
de  la  frégate  la  Renommée;  il  passa  bientôt 
après,  comme  chirurgien-major,  sur  la  corvette 
l'Hirondelle  et  le  corsaire  le  Bougainville.  En 
1799,  Broussais  vint,  pour  la  première  fois,  à 
Paris,  où  Bichat  enseignait  alors  avec  tant  d'éclat 
l'anatomie  et  la  physiologie;  Broussais  fut  un 
des  élèves  les  plus  assidus  de  ce  grand  maître; 
il  suivait  en  même  temps  les  leçons  de  Pinel,  et 


adoptait  de  tout  point  des  doctrines  contre  les- 
quelles il  devait  s'élever  plus  tard  avec  tant  de 
force  et  de  retentissement.  En  1803.  Broussais  se 
fit  recevoir  docteur-médecin;  il  avait  pris  pour 
sujet  de  thèse  la  fièvre  hectique;  dans  cette  dis- 
sertation il  allait  au  delà  des  idées  de  Pinel  lui- 
même,  en  lui  reprochant  de  chercher  à  localiser 
une  fièvre,  ou  plutôt  une  affection,  essentiel- 
lement générale.  Après  avoir  essayé,  mais  en 
vain,  de  se  former  une  clientèle  à  Paris,  Brous- 
sais reprit  du  service  dans  l'armée  de  terre  :  il 
fut  nommé  médecin  aide-major  dans  la  division 
des  côtes  de  l'Océan  ;  du  camp  de  Boulogne  il 
suivit  nos  soldats  dans  les  Pays-Bas  et  en  Alle- 
magne ;  attaché  ensuite  à  l'hôpital  d'Udine,  dans 
le  Frioul,  il  y  rassembla  les  matériaux  de  son 
meilleur  ouvrage,  le  Traité  des  Phlegmasies 
clironiques,  qui  ne  fut  publié  qu'en  1808.  De 
1809  à  1814^  Broussais  fut  employé,  comme  mé- 
decin principal,  d'abord  en  Espagne,  puis  dans  le 
midi  de  la  France.  Nommé  en  1814  .second  pro- 
fesseur à  l'hôpital  militaire  du  Val-de-Grâce, 
Broussais  put  se  livrer  exclusivement  à  l'ensei- 
gnement clinique  de  la  pathologie  ;  il  ouvrit  en 
même  temps  des  cours  particuliers  dans  un  am- 
phithéâtre de  la  rue  des  Grès,  et  ensuite  à  l'Hos- 
pice de  perfectionnement.  Cet  enseignement  eut 
un  remarquable  succès  :  les  élèves  assiégeaient 
les  portes  de  cette  étroite  enceinte;  c'est  que 
Broussais  se  posait  alors  comme  une  sorte  de 
tribun  en  médecine.  A  l'issue  de  ses  leçons,  en- 
touré d'un  groupe  d'élèves,  on  le  voyait  traverser 
la  place  de  l'École-de-Médecine,  déclamant  avec 
véhémence  contre  les  professeurs  de  l'ancienne 
Faculté,  qu'il  appelait  des  hommes  à  robe  et  à 
rabat  :  sans  avoir  le  talent  de  l'improvisation  ni 
même  celui  de  la  parole  réfléchie,  il  était  cha- 
leureux, toujours  acerbe  et  sans  mesure,  sans 
ménagement  pour  ses  adversaires  ;  aussi,  tant 
qu'il  se  trouva  placé  dans  ce  rôle  d'opposition, 
ses  leçons  eurent  un  remarquable  succès.  Mais 
comment  se  fit-il  que  de  médecin  Broussais  vou- 
lut tout  à  coup  devenir  philosophe?  Comment  se 
fit-il  que,  livré  jusque-là  à  l'enseignement  de  la 
pathologie,  il  essaya  de  lutter  avec  les  repré- 
sentants de  la  nouvelle  philosophie?  C'est  ce  que 
nous  aurons  à  examiner  tout  à  l'heure  ;  disons 
seulement  ici  que  c'est  en  1828  qu'il  fit  paraître 
la  première  édition  de  son  Traité  de  l'Irritation 
et  de  la  Folie  :  peu  de  temps  avant  sa  mort,  il  se 
proposait  d'en  publier  une  seconde  édition,  édi- 
tion augmentée  et  surtout  modifiée;  car  ae  l'é- 
cole de  Cabanis  il  avait  passé  dans  l'école  de 
Gall.  Cette  seconde  édition  a  été  publiée  depuis, 
et  avec  toutes  les  additions.  En  1831,  le  nouveau 
gouvernement,  pour  ne  pas  laisser  en  dehors  de 
l'enseignement  officiel  de  la  Faculté  une  aussi 
grande  renommée  médicale,  créa  une  chaire  de 
pathologie  et  de  thérapeutique  générales,  et  cette 
chaire  fut  confiée  à  Broussais.  Mue  par  les  mê- 
mes sentiments,  c'est-à-dire  par  le  désir  de  s'ad- 
joindre un  grand  nom,  la  cinquième  classe  de 
l'Institut,  nouvellement  reconstituée,  ouvrit  ses 
portes  à  Broussais;  mais,  aussi  bien  dans  cette 
paisible  enceinte  que  dans  le  bruyant  amphi- 
théâtre de  la  Faculté,  tout  prestige  était  tombé, 
et  Broussais,  qui  pouvait  lutter  a  armes  égales 
avec  ses  adversaires  en  philosophie  comme  en 
médecine,  Broussais,  en  quelque  sorte  épuisé  par 
son  ancienne  guerre  d'opposition,  vécut,  pour 
ainsi  dire,  sur  sa  renommée,  sans  exercer  au- 
cune influence  sur  la  nouvelle  génération.  Doué 
d'une  vigueur  de  constitution  peu  commune, 
Broussais  avait  résisté  à  toutes  les  fatigues  de  la 
vie  militaire;  mais  ver-s  la  fin  de  1837  sa  santé 
parut  s'altérer  profondément;  en  1838,.  on  recon- 
nut en  lui  un  mal  toujours  au-dessus  des  res- 


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sources  de  l'art,  et  qui  le  minait  sourdement  de 
jour  en  jour  :  il  succomba  à  cette  cruelle  mala- 
die le  17  novembre  de  la  même  année,  à  l'âge  de 
soixante-six  ans. 

Comme  médecin,  comme  pathologiste,  Brous- 
sais  a  occupe,  sans  contredit,  un  rang  fort  cmi- 
qent  dans  la  science;  mais  ce  n'est  pas  à  ce  litre 
nu'il  doit  nous  occuper  ici  :  c'est  comme  philo- 
sophe que  nous  devons  le  faire  connaître  ;  c'est 
son  système  tout  matérialiste  que  nous  devons 
rappeler  en  peu  de  mots,  ainsi  que  la  polémique 
qu'il  a  soutenue  avec  les  représentants  de  la  phi- 
losophie spiritualistc. 

Pour  apprécier  à  leur  juste  valeur  les  idées  de 
Broussais  en  philosophie,  il  faut,  pour  un  mo- 
ment, nous  reporter  aux  doctrines  qu'il  avait 
adoptées  en  physiologie  ;  car,  comme  l'a  fort  bien 
dit  M.  Mignet  {Eloge  de  Broussais),  Broussais  a 
été  conduit  par  la  marche  de  ses  études  premiè- 
res à  rattacher  l'homme  moral  à  l'homme  physi- 
que, et  il  a  ainsi  appliqué  ses  théories  physiologi- 
ques aux  actes  intellectuels. 

Mais  ces  théories  ne  lui  appartenaient  pas,  il 
les  avait  empruntées  à  Bichat  :  à  l'exemple  de 
ce  phj'siologiste,  il  avait  supposé  que,  sous  l'in- 
fluence de  certaines  causes,  il  s'établit  dans  les 
tissus  vivants  un  état  particulier  désigné  sous  le 
nom  d'irritation;  et  cette  irritation  était  deve- 
nue la  base  de  toutes  ses  doctrines  ;  sauf  quel- 
ques variantes,  qui,  suivant  lui,  ne  changeaient 
rien  au  fond  des  choses.  Ainsi  il  disait  indiffé- 
remment stimulation,  excitation,  ou  irritation, 
ou  incitation;  et  il  faisait  jouer  un  rôle  à  ces 
mêmes  états  pour  rendre  raison  de  tous  les  actes 
de  l'économie  et  de  tous  les  phénomènes  de  la 
pensée. 

La  définition  que  Broussais  donnait  de  ces 
états  d'irritation,  de  stimulation,  etc.,  n'était 
pas,  non  plus,  tout  à  fait  celle  de  Bichat  :  Brous- 
sais supposait  que  tous  les  tissus  sont  formés  de 
fibres;  or,  disait-il,  quand  ces  fibres  se  contrac- 
tent naturellement,  il  y  a  excitation;  si  leur  con- 
traction est  portée  au  delà  de  certaines  limites, 
il  Y  a.  irritation....  Puis,  à  l'aide  de  son  excita- 
tion ou  de  sa  contraction  normale  des  fibres, 
Broussais  prétendait  expliquer  tous  les  actes  in- 
tellectuels. Donnons  une  idée  de  ces  prétendues 
explications. 

Broussais  se  propose  d'abord  de  rendre  compte 
des  phénomènes  de  perception.  Suivant  lui,  ces 
phénomènes  sont  fort  simples,  tout  se  borne  alors 
à  une  excitation  de  la  pulpe  cérébrale;  et  notez 
qu'il  dira  la  même  chose  pour  la  comparaison, 
pour  le  jugement,  les  volitions,  etc.,'  etc.  11  n'est 
pas  même  fidèle  ici  à  son  langage,  il  voulait 
bannir  de  son  dictionnaire,  comme  autant  d'en- 
tités, les  mots  âme,  esprit,  intelligence;  et  par 
la  force  des  choses,  ces  mots  reviennent  sans 
cesse  sous  sa  plume.  Que  fait-il  alors  ?  ceci  pa- 
raîtra presque  une  naïveté,  il  s'arrête,  comme 
mécontent  de  lui-même,  il  interrompt  sa  phrase, 
ajoute  quelques  points....  puis,  pour  maintenir 
son  divorce  avec  les  substantifs  abstraits,  il  es- 
saye de  délayer  la  même  idée  dans  une  phrase 
un  peu  plus  longue. 

Je  vais  en  citer  un  exemple  qui  a  trait  préci- 
sément à  la  perception.  Broussais  commence  par 
dire  :  Les  objets  sont  perçus  par  notre  intelli- 
gence. Mais  tout  à  coup'  il  s'aperçoit  que  lui 
aussi  vient  de  donner  de  la  réalité  à  ce  qu'il  ap- 
pelle une  entité,  qu'il  vient  de  reconnaître  in- 
volontairement l'existence  d'un  principe  imma- 
tériel; il  s'arrête  alors,  et  se  reprend  de  la 
manière  suivante  :  Je  veux  dire  que  nous  per- 
cevons les  objets  !  Et  il  croit  avoir  ainsi  échappé 
à  cette  nécessité  de  personnifier  l'intelligence, 
ou  le  mol.  et  il  se  montre  tout  satisfait  d'avoir 


corrigé  sa  façon  de  jiarler  de  manière  à  ne  plus 
dire  que  c'est  le  7noi  qui  perçoit,  mais  bien  le 
nous. 

Arrivant  ensuite  aux  émotions,  Broussais  trouve 
qu'on  les  a  distinguées  à  tort  en  morales  et  en 
physiques;   elles  sont  toutes  physiques  suivant 
lui;  mais  comment,  pour  énoncer  ce  fait,  va-t-il 
s'y  prendre?  Il  faut  citer  encore  ici  .ses  expres- 
sions, car  il  aura  de  nouveau  à  se  débattre  avec 
les  difficultés  de  son  propre  langage  :  Les  émo- 
tions, dit-il,  viennent  toujours  d'une  stimula- 
tion de  l'appareil  nerveux  du  percevant!  Mais 
qu'est-ce  que  ce  percevant  qui  a,  qui  possède  un 
appareil  nerveux,  et  qui  se  distingue  ainsi  de  ce 
même  appareil?  Et  comment  ce  percevant  peut-il 
avoir  la  conscience  de  la  prétendue  stimulation 
qui   se   passerait   dans   son    appareil   nerveux? 
C'est  là  ce  que  Broussais  ne  s'est  pas  demandé. 
Quant   aux   phénomènes   relatifs   au  jugement, 
Broussais  ne  les  a  pas  même  abordés  ;  on  le  con- 
çoit parfaitement  :  ce  sont  des   questions  qu'il 
voulait  considérer  au  seul  point  de  vue  de  la  sen- 
sation ou  plutôt  de  la  stimulation;  il  ne  pouvait 
donc  en  concevoir  ni  l'importance  ni  l'étendue. 
Il  accepte  néanmoins  ici  toutes  les  propositions 
des  psychologues,  lui  qui  écrivait  un  livre  pour 
les  combattre  :  avec  eux  il  reconnaît  que  quand 
l'homme  a  satisfait  ses  premiers  besoins,  il  se 
met  à  analyser  ses  propres  perceptions  ;  rju'il  se 
perçoit  lui-même  percevant.  Cet  aveu  nous  suffi- 
rait  pour   prouver   que   Broussais,  arrivé  à  ce 
point  des  opérations  intellectuelles^  a  été  obligé 
de  mettre  de  côté  tout  son  attirail  organique, 
toutes  ces  prétendues  stimulations  envoyées  du 
cerveau  aux  viscères  et  des  viscères  au  cerveau. 
Il  semble,  au  reste,  qu'il  ait  reconnu  lui-même 
l'incompétence  des  physiologistes  pour  ces  sortes 
de  questions;  il   n'a  rien  analyse,   rien  appro- 
fondi ;  il  n'a  donné  qu'un  sommaire,  une  enon- 
ciation  générale.  Il  s'était  fait  fort,  à  l'exemple 
de  son  maître  Cabanis,  de  prouver  que  le  moral 
chez  l'homme  n'est  encore  que  le  physique  con- 
sidéré sous  un  certain  aspect;  mais,  après  avoir 
matérialisé  tant  bien  que  mal  les  sensations,  une 
fois  arrivé  aux  actes  de  l'esprit,  le  voici  arrêté 
court  et  obligé  de  changer  jusqu'à  son  langage. 
Comme  les  psychologues,  il   est  forcé  de  recon- 
naître et  l'activité  et  l'initiative  de  l'esprit;  seu- 
lement au  mot  esprit  il  substitue  le  mothomme; 
il  dit  :  l'homme  perçoit  les  émotions  qui  se  passent 
dans  son  cerveau,  l'homme  compare   ces  émo- 
tions, l'homme  les  juge,  se  détermine,  etc.,  etc. 
Ainsi  Broussais,    qui   croyait   avoir    fait   aux 
psychologues  une  objection  sans  réplique,  en  leur 
disant  que,  pour  rendre  compte  des  actes  intel- 
lectuels, ils  en  étaient  réduits  à  placer  dans  le 
cerveau  un  être  doué  de  toutes  les  qualités  d'un 
homme,  faisant  de  cet  être  une  espèce  de  musi- 
cien placé  devant  un  jeu  d'orgues,  Broussais  fait 
précisément  ici  cette  supposition  :  à  qui  vient-il, 
en  effet,  d'attribuer  la  faculté  de  percevoir  les 
objets,  si  ce  n'est  à  ce  qu'il  appelle  l'homme?  à 
qui  vient-il  de  reconnaître  la  faculté  de  comparer 
et  la  faculté   de    juger,   si  ce   n'est   encore  à 
l'homme?  Et  quand  on  le  presse  de  s'expliquer 
sur  ce  qu'il  entend  ici  par  homme,  il  se  borne  à 
dire  que  c'est  le  cerveau  percevant,  le  cerveau 
percevant  qu'il  perçoit,  le  cerveau  jugeant  ses 
perceptions  !   De  sorte    que,    dans   son  langage 
prétendu  positif,   qui  dit  homme,  dit  cerveau. 
Mais  d'où  vient  qu'après  avoir  tant  parlé  du  cer- 
veau quand  il  s'agissait  des  impressions  et  des 
sensations  venues  du   dehors,  lorsqu'il    a  fallu 
parler  des  actes  de  l'intelligence  et  de  la  part 
qu'y  prend  l'esprit,  d'où  vient  que  Broussais  n'a 
pas  fait  intervenir  le  cerveau,  mais  son  entité 
homme  ?  C'est  que  la  force  des  choses  l'emportai  i 


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sur  les  nécessites  d'un  mauvais  système  ;  c'est 
qu'après  avoir  invoqué  le  rôle  des  organes,  des 
viscères,  des  nerfs  et  de  l'encéphale  pour  tout 
ce  qui  est  relatif  aux  sensations,  Broussais,  ar- 
rive aux  phénomènes  intellectuels  proprement 
dits,  a  été  obligé  de  laisser  le  cerveau  dans  la 
passivité  de  ses  ébranlements,  de  ses  stimulations 
et  de  laire  intervenir,  pour  tout  ce  qui  a  trait 
aux  forces  mentales,  à  l'activité  de  la  pensée,  de 
faire  intervenir,  dis-je,  un  principe  nouveau,  un 
principe  autre  que  le  cerveau,  et  qu'il  a  désigné, 
pour  ne  pas  trop  se  compromettre,  sous  le  nom 
d'homme.  Il  nous  reste  maintenant  à  nous  ré- 
sumer en  peu  de  mots  sur  le  système  de  Brous- 
sais. 

Ce  système,  nous  l'avons  vu,  est  étroitement 
lié  aux  systèmes  de  Cabanis  et  de  Gall.  Ceci  est 
tellement  vrai,  que  Broussais  s'était  d'abord 
donné  comme  le  continuateur  de  Cabanis,  et  que, 
vers  la  fin  de  sa  vie,  il  a  embrassé  avec  chaleur 
toutes  les  idées  de  Gall.  Mais,  tout  en  adoptant 
ainsi  les  principes  de  ces  deux  physiologistes,  il 
avait  voulu  entrer  plus  avant  dans  l'explication 
des  phénomènes  de  l'intelligence  :  Cabanis  s'était 
efforcé  de  rattacher  ces  phénomènes  au  jeu  des 
organes  encéphaliques;  Gall  avait  voulu  les  loca- 
liser dans  le  sein  de  ces  mêmes  organes  ;  Brous- 
sais a  voulu  nous  dire  quel  est  positivement  l'état 
de  la  masse  cérébrale  ou  de  la  portion  de  cette 
masse  dévolue,  selon  lui,  ;à  la  production  de  ces 
mêmes  phénomènes. 

Ses  prédécesseurs  n'avaient  exigé  pour  cela 
qu'un  certain  développement,  une  structure  ré- 
gulière de  ces  parties  ;  Broussais  a  pensé  que 
cela  ne  suffisait  pas,  et  de  là  sa  supposition  d'un 
certain  état  de  la  fibre  nerveuse,  état  caractérisé, 
suivant  lui,  par  l'excitation  ou  la  stimulation, 
c'est-à-dire  par  le  raccourcissement  de  cette 
même  fibre.  Comme  en  cela  Broussais  dénonçait 
un  état  matériel  directement  observable,  il  a 
suffi  d'en  appeler  aux  recherches  de  tous  les 
anatomistes  pour  prouver  que  sa  fibre  contractile 
n'existe  dans  aucune  portion  du  système  nerveux, 
et  que,  partant,  il  n'y  a  pas  d'état  organique  qui 
puisse  offrir  les  caractères  de  la  stimulation. 

Ceci  une  fois  prouvé,  tout  le  système^  tout  l'é- 
chafaudage organique  de  Broussais,  s'écroulait; 
il  n'en  restait  plus  rien;  et  s'il  y  a  quelque  chose 
aujourd'hui  qui  puisse  exciter  notre  étonnement, 
c'est  que  le  livre  où  se  trouvent  amassées  tant 
de  suppositions,  tant  d'erreurs  et  de  mauvais 
raisonnements,  ait  suscité,  lors  de  son  apparition, 
une  aussi  vive  émotion  parmi  les  philosophes  et 
les  médecins  ;  il  le  devait  sans  doute  à  ses  for- 
mes, à  cette  polémique  si  ardente,  si  impétueuse 
3ui  en  remplit  presque  toutes  les  pages.  On  se 
emandera  peut-être  ici  d'où  venaient  cette  colère 
de  Broussais,  ces"*  attaques  si  véhémentes.  C'est 
que  ses  premiers  maîtres  avaient  été  remplacés, 
comme  le  dit  M.  Mignet  (Éloge  de  Broussais), 
par  les  savants  et  brillants  introducteurs  des 
théories  psychologistes  et  idéalistes,  récemment 

firofessées  en  Ecosse  et  en  Allemagne;  c'est  que 
es  chefs  de  cette  nouvelle  école  attiraient  autour 
d'eux  la  jeunesse  par  la  beauté  de  leur  parole, 
et  qu'ils  avaient  fondé  en  France  une  philo- 
sophie décidément  spiritualiste.  Broussais  ne 
pouvait  leur  pardonner  leur  succès  et  l'éclat  de 
leur  enseignement  :  de  là  la  violence  de  ses  at- 
taques, ces  reproches  continuels  d'ontologie,  ces 
prétendues  entités  qui  reviennent  sans  cesse  sous 
sa  plume. 

«  Ces  philosophes,  disait-il,  sont  des  rêveurs  ; 
c'est  dans  un  genre  particulier  de  rêverie  qu'ils 
ont  découvert  gue  le  principe  de  l'intelligence 
est  un  être  indépendant  de  l'appareil  nerveux  ; 
principe  qu'ils  ont  comparé  à  un  éther,  à  un  gaz, 


etc.  »  Broussais  a  fait  souvent  parler  ainsi  ses 
adversaires,  il  a  même  organisé  avec  eux,  dans 
son  livre,  des  espèces  de  dialogues;  il  les  tance, 
il  les  gourmande  et  parfois  même  les  réduJt  au 
silence,  toujours  dans  son  livre  bien  entendu. 
Ici,  par  exemple,  il  monte  en  chaire  et  se  met  à 
prouver  sérieusement  qu'un  gaz,  qui  est  un  corps 
inerte  [sic)  et  qui  n'a  jamais  donné  de  marque 
d'intelligence,  ne  peut  produire  des  opérations  ia- 
tellectucUes,  ou  les  faire  exécuter  au  système 
nerveux. 

Ce  n'était  pas  là  cependant  ce  que  prétendaient 
les  adversaires  de  Broussais  :  ils  avaient  reconnu 
que  la  science  des  phénomènes  intellectuels  doit 
avoir  ses  véritables  fondements  dans  l'obser- 
vation; mais  qu'il  y  a  différentes  voies,  différents 
modes  d'observation.  Puisqu'il  y  a  deux  ordres 
de  faits  également  certains  relatifs  à  l'homme, 
l'histoire  de  l'homme  est  double,  disaient-ils^  ce 
serait  en  vain  que  les  naturalistes  prétendraient 
la  faire  complète  avec  les  seuls  faits  du  domaine 
des  sens,  et  les  philosophes  avec  les  seuls  faits 
de  conscience;  ces  deux  ordres  de  faits  ne  pour- 
ront jamais  se  confondre. 

Rien  de  plus  conciliant  que  ces  prétentions; 
eh  bien,  Broussais,  qui  vient  lui-même  de  citer 
ces  paroles,  n'en  va  pas  moins  répéter  qu'on  veut 
dépouiller  les  médecins  de  ce  qui  leur  appartient 
véritablement;  que  les  psychologues  "n'ont  rien 
à  faire  ici.  «  Il  n'a  qu'un  regret,  dit-il,  c'est  que 
les  médecins  qui  cultivent  la  physiologie  ne  ré- 
clament qu'à  demi-voix  la  science  des  facultés 
intellectuelles,  et  que  des  hommes  qui  n'ont 
point  fait  une  étude  spéciale  des  fonctions,  veu- 
lent s'approprier  cette  science  sous  le  nom  de 
psychologie.  »  [De  V Irritation  et  de  la  Folie,  t.  Il, 
p.  10.) 

Cinq  ou  six  mois  avant  sa  mort,  Broussais  avait 
cru  devoir  consigner  sur  un  carré  de  papier, 
déposé  aujourd'hui  à  la  Bibliothèque  nationale, 
quelques  réflexions  portant  pour  suscription  : 
Développement  de  mon  opinion  et  expression 
de  ma  foi.  Nous  nous  sommes  fait  représenter 
cette  pièce,  qui  ne  porte  ni  date  ni  signature, 
et,  après  l'avoir  lue,  nous  nous  sommes  demande 
ce  qui  a  pu  engager  Broussais  à  écrire  cette  es- 
pèce de  testament  philosophique.  Était-ce  dans 
l'intention  d'imiter  Cabanis,  qui,  après  avoir 
professé  pendant  toute  sa  vie  que  l'âme  est  une 
sécrétion  du  cerveau,  a  fini,  dans  sa  lettre  à 
M.  Fauriel.  par  déclarer  que,  de  toute  nécessité, 
il  faut  admettre  un  principe  immatériel?  ou 
bien  était-ce,  comme  le  prétend  M.  Montègre, 
pour  répondre  aux  lettres  que  de  toutes  parts 
on  lui  adressait  sur  l'étendue  de  sa  foi? 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  bien  que  Broussais,  dans 
cette  pièce,  se  déclare  déiste,  ses  opinions  sont 
à  peu  près  les  mêmes  que  celles  qu'on  trouve 
dans  le  traité  De  Virrilation  et  de  la  folie; 
seulement  il  veut  bien  reconnaître  qu'une  intel- 
ligence atout  coordonné  dans  l'univers;  ajoutons 
qu'il  n'en  peut  conclure  qu'elle  ait  créé  quelque 
chose. 

Quant  à  Y  âme,  il  ne  fait  aucune  concession; 
il  reste  bien  convaincu  que  Vâme  est  un  cerveau 
agissant  et  rien  de  plus;  et  quelles  sont  les 
raisons  qui  l'ont  engagé  à  persister  dans  cette 
opinion?  les  voici  telles  qu'il  les  a  rappelées  dans 
cette  expression  de  sa  foi  : 

Dès  que  je  sus,  dit-il,  par  la  chirurgie,  quedu 
pus  accumulé  à  la  surface  du  cerveau  détruit 
nos  facultés,  et  que  V  évacuation  de  ce  pus  leur 
permet  de  reparaitre,  je  ne  fus  plus  maître  de 
les  concevoir  autrement  que  comme  des  actes 
d'un  cerveau  vivant! 

On  ne  voit  pas  trop  pourquoi  Broussais  avait 
réservé  cette  pièce  pour  ses  amis,  pour  ses  seuls 


BROW 


—  209 


BROW 


amis  (mots  écrits  de  sa  main  en  tête  de  ce 
testament  philosophique);  on  croirait  lire  une 
page  détachée  de  son  Traité  de  l'Irritation.  Sauf 
ce  singulier  aveu  :  qu'il  sent  comme  beaucoup 
d'autres,  qu'une  intelligence  a  tout  coordonné, 
on  ne  voit  rien  de  compromettant,  rien  même  qui 
soit  en  désaccord  avec  ses  anciennes  doctrines. 

Au  reste,  c'est  probablement  ce  que  ses  amis, 
ses  seuls  amis  ont  parfaitement  compris,  puisque, 
tout  en  déposant  religieusement  cette  expression 
de  foi  dans  ies  archives  de  la  Bibliothcque,  ils 
se  sont  hâtés  de  lui  donner  la  plus  grande  pu- 
blicité. Voy.,  outre  l'Éloge  de  Droussais,  par 
M.  Mignet,  Broussais  philosophe  dans  l'ouvrage 
intitulé  :  l'Ame  et  le  Corps,  par  A.  Lemoine, 
Paris,  1862,  in-12.  F.  D. 

BROWN  (Pierre),  évêque  de  Corke  et  de  Ross, 
contemporain  et  adversaire  de  Locke,  a  écrit 
contre  lui  les  ouvrages  suivants  :  the  Procédure, 
extent  and  limits  ofhuman  understanding,  in-8, 
Londres,  1729,  continué  sous  ce  titre  :  Things 
divine  and  supernatural  conserved  bxj  analogxj 
with  Things  natural  and human,  in-8,  ib.,  1733; 
—  Two  dissertations  concerning  sensé  and  ima- 
gination with  and  essay  on  consciousness,  in-8, 
ib.,  1628.  C'est  contre  le  premier  de  ces  écrits 

aue  Berkeley  a  publié  son  Alciphron.  L'opinion 
e  Brown  est  que  nous  ne  savons  rien  de  Dieu 
ni  du  monde  spirituel  que  par  analogie  avec  les 
objets  sensibles;  que,  par  conséquent,  toutes  les 
connaissances  que  nous  pouvons  acquérir  sur  les 
sujets  importants  sont  vagues  et  incertaines,  et 
qu'il  nous  faut  recourir  aux  lumières  de  la  ré- 
vélation. Brown  a  laissé  encore  d'autres  écrits 
purement  théologiques,  qui  donnent  une  haute 
idée  de  son  érudition.  Il  est  mort  dans  son  palais 
épiscopal  de  Corke  en  173.5. 

BROAATN  (Thomas),  philosophe  écossais,  né  en 
1778  à  Kirkmabreck,  près  d'Edimbourg,  était  fils 
d'un  ministre  presbytérien.  Il  perdit  son  père  de 
bonne  heure,  lut  élevé  avec  le  plus  grand  soin 
par  sa  mère,  se  fit  remarquer  par  sa  précocité, 
prit,  dès  l'âgé  de  quinze  ans,  un  goût  très-vif  pour 
la  philosophie  en  lisant  les  Éléments  de  la  Phi- 
losophie de  l'esprit  humain  de  Dugald-Stewart; 
suivit  bientôt  après  les  leçons  de  cet  illustre  pro- 
fesseur, qui  ne  tarda  pas  à  le  distinguer^  et  lui 
accorda  dès  lors  son  amitié;  étudia  la  médecine, 
et  même  pratiqua  cet  art  avec  assez  de  succès, 
mais  sans  s'y  donner  tout  entier,  et  pai-tagea  ses 
loisirs  entre  deux  études  qui  avaient  plus  d'attrait 
pour  lui,  et  qui  sont  bien  rarement  unies  :  la 
poésie  et  la  philosophie. 

Nous  laisserons  le  poète,  dont  les  œuvres  ne 
sont  cependant  pas  sans  mérite  (elles  ont  été 
réunies  après  sa  mort  en  4  vol.  in-8,  Edimbourg, 
1821-22),  pour  ne  nous  occuper  que  du  philosophe. 
Brown  avait,  dès  l'âge  de  dix-huit  ans,  composé 
une  réfutation  de  la  Zoonomie  de  Darwin,  qui 
avait  attiré  l'attention  (1796).  L'un  des  fondateurs 
de  la  Revue  d'Edimbourg,  il  y  donna  des  articles 
remarquables  sur  la  philosophie,  notamment  une 
Exposition  de  la  philosophie  de  Kant  (janvier 
1^803),  une  des  premières  tentatives  faites  en 
Ecosse  pour  faire  connaître  les  nouvelles  doctrines 
de  l'Allemagne.  En  1804,  à  l'occasion  d'une  con- 
troverse assez  animée,  qui  s'était  élevée  à  Edim- 
bourg sur  les  doctrines  de  Hume,  il  publia  un 
Examen  de  la  Théorie  de  Hume  sur  la  relation 
de  cause  et  d'effet,  où  il  prit  en  main  la  défense 
du  philosophe  sceptique,  et  voulut  montrer  que 
si  sa  théorie  n'est  pas  irréprochable  en  métaphy- 
sique, elle  est  loin  d'entraîner  les  conséquences 
funestes  qu'on  lui  attribuait.  Cet  ouvrage,  qui 
eut  trois  éditions  (la  troisième,  publiée  en  1818, 
a  pour  titre  :  Eechcrches  sur  la  relation  de  cause 
et  d'effet),  lui  fit  prendre  rang  parmi  les  méta- 

DICT.  PHILOS, 


physiciens.  En  1808,  Dugald-Stewart,  se  sentant 
affaibli  par  l'âge,  lui  confia  le  soin  de  le  suppléer. 
Deux  ans  après,  Brown  fut  régulièrement  nommé 
professeur  adjoint  de  philosophie  morale  à  l'Uni- 
versité d'Edimbourg;  il  fit  le  cours  avec  un  grand 
succès  jusqu'à  sa  mort,  arrivée  prématurément 
en  1820.  Il   venait  de  commencer  l'impression 
d'un  ouvrage  qui  devait  servir  de  manuel  à  ses 
élèves  ;  cet  ouvrage,  quoique  resté  incomplet,  fut 
publié  sous  le  titre  de  Physiologie  de  l'esprit 
humain  (in-8,  Edimbourg,   1820).  Il  avait  aussi 
rédigé  avec  soin  tout  son  cours,  en  cent  leçons; 
ce  cours  parut  après  sa  mort  sous  le  titre  de 
Leçons  sur  la  Philosophie  de  l'esprit  humain 
(4 'vol.  .in-8j  Edimbourg,  1822),  et  fut  souvent 
réimprimé,  a  Edimbourg,  à  Londres  et  aux  États- 
Unis.  C'est  là  son  principal  titre  philosophique. 
Brown  est,  comme  on  l'a  dit  avec  vérité,  un 
disciple  infidèle  de  l'école  écossaise.   Il  est  en 
révolte  ouverte  contre  ses  maîtres,  contre  Reid 
surtout;  et  sur  plusieurs  questions  capitales,  il 
prend  le  contre-pied  de  ses  prédécesseurs.  Reid 
et  Stewart  avaient  laborieusement  rassemblé  les 
faits  et  décrit  scrupuleusement   les  phénomènes 
sans  vouloir  faire  de  systèmes  ni  même  de  clas- 
sifications systématiques;  ils  avaient  été  conduits 
par  là  à  multiplier  les  principes;  Brown  blâme 
cette  timidité;  il  veut  simplifier,  systématiser  les 
faits,   et  les  ramener  au  plus  petit  nombre  de 
causes  ou  de   classes    possibles  (Leçon  13'=;  et 
Physiol.,  sect.  III,  ch.  i).  Reid  avait  cru  découvrir 
que  tout  le  scepticisme  moderne  est  né  de  l'hypo- 
thèse gratuite  d'idées,  ou  images  intermédiaires 
entre  l'âme  et  le  corps,  et  il  avait  dirigé  contre 
cette  hypothèse  tous  les  efforts  de  sa  dialectique  ; 
Brown  prétend  que  si  cette  hypothèse  a  pu  sé- 
duire quelques  philosophes  parmi    les   anciens, 
elle  a  été  rejetee  par  la  plupart  des  modernes , 
excepté  peut-être  Malebranche   et  Berkeley,  et 
qu'en  l'attribuant  à  Descartes,  Arnauld,  Hoboes, 
Locke,   etc.,  Reid  a  été  dupe   d'un  langage  in- 
correct, et  a  pris  pour  une  doctrine  sérieuse  ce 
qui  n'était  qu'une  métaphore  [Leçons  18'  et  31"; 
Physiol.,  sect.  II,  ch.  vi).  Reid  enseigne  l'existence 
d'une  faculté  spéciale  de  perception,  au  moyen 
de  laquelle  nous  connaissons  immédiatement  et 
directement  les  corps  extérieurs;  Brown  rejette 
cette  assertion,  comme  gratuite,  comme  n'expli- 
quant rien  et,  par  conséquent,  antipliilosophique  ; 
il  rend  compte  de  la  connaissance  des  corps  par 
la  sensation  de' résistance,  et  la  conception  d'une 
cause  qui  excite  cette  sensation  (ib.;  et  Physiol., 
p.  109).  Reid  avait  paru  faire  de  la  conscience,  ou 
sens  intime,  une  faculté  à  part,  s'appliquant  aux 
opérations    de   l'àme^   comme   l'œil   aux  objets 
extérieurs;  Brown  démontre  longuement  que  la 
conscience  ne  peut  être  séparée  «des  opérations 
de  l'âme  dont  elle  nous  instruit,  qu'elle  en  fait 
partie  intégrante  et  n'en  est  qu'une  face,  un  point 
de  vue  (1  h'  Leçon).  Reid  avait  combattu  à  outrance 
les  doctrines  'de  Hume,  surtout  son  paradoxe  re- 
latif à  la  causalité,  que  Hume  réduit  à  la  succes- 
sion ou  à  la   connexion;   Brown  s'eff'orce,  soit 
dans  ses  Leçons  (Leçons  6'  et  7'),  soit  dans  sa 
Recherche  sûr  la  relation  de  cause  et  d'effet,  de 
réliabiliter  Hume    et  expose  une  doctrine   qui 
ressemble  fort  à  celle  du  célèbre  sceptique,  tout 
en  déclinant  les  funestes  conséquences  qu'on  en 
voudrait  tirer.  Il  s'efforce  également  d'atténuer 
le  scepticisme  de  Hume  relativement  au  monde 
extérieur;  et  prétend  que  Reid  et  Hume  diffèrent 
de  langage  bien  plus  que  d'opinion,  l'un  criant  à 
tue-tête   qu'on   doit  croire   à   l'existence  de   ce 
monde,  mais  avouant  qu'on  ne  peut  la  prouver  ; 
l'autre  soutenant,  avec  non  moins  de  force,  qu'on 
ne  peut  prouver  l'existence  des  corps,  mais  con- 
fessant tout  bas   qu'il  ne  peut  s'empêcher  d'y 

14 


BROW 


210  — 


BRUG 


croire  (Leron  28'';  et  Pliyslol.,  secl.  II,  ch.  v, 

fi.  143).  Eiîfin,  et  c'est  là  cerlaincment  le  point 
e  plus  grave,  Rcid  et  Slcwart  avaient  reconnu 
et  décrit  (le  la  manière  la  plus  claire  l'activité, 
la  volonté,  la  liberté;  ils  l'avaient  nettement 
distinguée  du  désir,  phénomène  passif,  fatal. 
Brown,  sans  oser  combattre  ouvertement  la  doc- 
trine que  ses  maîtres,  d'accord  avec  le  genre 
humain,  avaient  professée  sur  ce  point,  supprime 
purement  et  simplement  cette  grande  faculté, 
sœur  de  Tintelligence  et  de  la  sensibilité^,  cette 
faculté  si  importante  que  de  profonds  métaphy- 
siciens ont  cru  pouvoir  réduire  l'homme  à  la 
puissance  active,  en  le  définissant  une  force  libre. 
Dans  ses  Leçons,  il  se  borne  à  garder  le  silence 
sur  cette  question  capitale  ^  comprenant  sans 
cloute  qu'on  ne  pouvait  guère  enseigner  à  la 
jeunesse  une  doctrine  qui  avait  des  conséquences 
si  funestes  ;  mais  il  s'explique  clairement  dans 
la  Pliijsiologie  de  Vesprit  humain  (p.  165),  et 
plus  encore  dans  son  Traité  de  la  relation  de 
cause  et  d'effet  :  là,  le  disciple  caché  de  Kume 
proclame,  presque  dans  les  mêmes  termes  que 
Condillac,  que  la  volonté,  sur  laquelle,  dit-il,  on 
a  tant  divagué,  n'est  qu'un  désir  avec  V opinion 
que  Vejfet  va  suivre  (voy.  1"  partie,  sect.  III, 
p.  39-43). 

Pour  achever  de  faire  connaître  un  philosophe 
dont  les  écrits  sont  peu  répandus  en  France,  nous 
indiquerons  brièvement  le  plan  de  ses  leçons  et 
les  idées  qui  sont  propres  à  l'auteur. 

Brown  divise  la  philosophie  en  quatre  parties  : 
Physiologie  de  Vesprit  liumain.  Morale,  Poli- 
tique, Théologie  naturelle.  Il  emprunte  à  la 
médecine  cette  dénomination  de  Physiologie  de 
Vesprit  humain,  ce  qui  indique  assez  la  tendance 
de  son  esprit.  11  ne  fait  pas  de  la  logique  une 
cinquième  partie,  mais  il  la  remplace  soit  par 
des  observations  qui  se  trouvent  répandues  dans 
son  analyse  de  l'intelligence  (surtout  dans  les 
leçons  48,  49  et  50),  soit  par  une  longue  intro- 
duction sur  la  Méthode,  dans  laquelle,  assimilant 
les  sciences  philosophiques  aux  sciences  "  natu- 
relles, il  établit  que  dans  les  unes  comme  dans 
les  autres  il  ne  s'agit  jamais  que  d'observer  des 
rapports  de  coexistence  et  des  rapports  de  suc- 
cession,  de  décrire  des  phénomènes  complexes  et 
de  reconnaître  des  effets  et  des  causes. 

Dans  la  Physiologie  de  Vesprit  humain,  il  di- 
vise tous  les  phénomènes  psychologiques  en  étals 
externes  et  états  internes  de  l'âme,  rapportant  à 
la  première  classe  les  sensations,  à  la  seconde 
les  phénomènes  intellectuels  et  les  phénomènes 
moraux  qu'il  nomme  émotions. 

Étals  externes.  Il  traite  avec  étendue  des  sen- 
sations et  des  rapports  qu'elles  ont  avec  les  objets 
extérieurs,  et  réfute  longuement  ce  que  Reid 
avait  enseigné  sur  la  théorie  des  idées  et  la  per- 
ception. 

États  internes.  Il  commence  par  Vintelligence, 
et,  au  lieu  de  cette  diversité  de  facultés  intellec- 
tuelles que  l'on  admet  ordinairement,  il  ramène 
tous  les  faits  à  deux  :  la  reproduction  d'idées 
d'objets  absents,  qu'il  nomme  suggestion  simple, 
et  la  perception  des  rapports  entre  les  idées,  qu'il 
nomme  suggestion  relative.  A  la  première  il 
rapporte  la  conception,  l'imagination,  la  mémoire, 
l'habitude;  à  la  deuxième,  le  juçement,  le  rai- 
sonnement, l'abstraction,  la  généralisation;  en 
traitant  de  l'abstraction  et  de  la  généralisation, 
il  combat  à  la  fois  les  réalistes  et  les  nominaux, 
et  se  rapproche  du  conceptualisme  en  demandant 
la  permission  de  créer  pour  rendre  son  opinion 
le  mot  de  relalionaliste  (Physiol.,  p.  295). 

Dans  l'étude  des  émotions  il  range  les  senti- 
ments en  diverses  classes,  selon  qu'ils  se  rap- 
portent au  présent,  au  passé  ou  à  l'avenir,  et  les 


nomme  émotions  immédiates,  rétrospectives  ou 
prospectives  (ces  dernières  comprennent  le  désir 
et  les  passions  qu'il  engendre).  Chacune  de  ces 
trois  grandes  classes  se  subdivise  d'après  la  di- 
versité des  objets  qui  excitent  le  sentiment,  et 
selon  que  le  sentiment  implique  ou  non  quelque 
idée  morale.  On  y  trouve  une  énumération  com- 
plète et  une  analyse  assez  approfondie  des  passions 
ainsi  que  des  sentiments  du  beau,  du  sublime, 
du  bien  moral,  et  une  critique  des  diverses  ex- 
plications qui  en  ont  été  proposées. 

Les  parties  qui  suivent,  la  Morale  et  la  Théo- 
logie naturelle,  offrent  peu  d'idées  originales; 
nous  ne  nous  y  arrêterons  pas.  Quant  à  la  Po- 
litique, l'auteur  ne  l'aborde  pas,  et  la  renvoie  à 
un  enseignement  d'un  autre  ordre. 

Brown  a  pu  faire  aux  philosophes  écossais  qui 
l'ont  précédé  quelques  reproches  de  détail  qui  ne 
sont  pas  sans  fondement,  et  qui  d'ailleurs  leur 
avaient  été  déjà  souvent  adressés,  notamment 
par  Priestley,  comme  de  trop  multiplier  les  prin- 
cipes, de  ne  pas  faire  de  classifications  scientifi- 
ques, d'avoir  pris  trop  à  la  lettre,  dans  la  question 
de  la  perception  extérieure,  certaines  expressions 
peu  rigoureuses  de  leurs  prédécesseurs  ;  mais, 
en  voulant  éviter  ces  défauts,  il  est  tombé  dans 
un  mal  bien  pire  :  il  a  fait  des  classifications 
arbitraires  et  artificielles;  il  a,  en  croyant  simpli- 
fier, supprimé  ou  dénaturé  plusieurs  des  facultés 
de  l'àme  et,  avant  tout,  la  volonté;  sur  les  points 
les  plus  importants,  notamment  sur  les  questions 
de  la  causalité,  de  la  perception  des  corps,  il  a 
compromis  les  résultats  obtenus  par  ses  maîtres; 
et  s'il  n'a  pas  ouvertement  professé  le  scepticisme 
et  le  fatalisme,  il  a  mis  la  philosophie  sur  le 
bord  de  ces  deux  abîmes. 

Du  reste,  si  ses  Leçons  ne  sont  pas  d'un  pro- 
fond métaphysicien,  elles  attestent  un  homme 
d'esprit,  un  littérateur  distingué,  et  offrent  des 
descriptions  exactes,  des  analyses  délicates.  Le 
style  en  est  fleuri,  poétique,  éloquent  même 
parfois,  bien  que  souvent  diffus  et  vague.  Elles 
ont  obtenu  une  vogue  extraordinaire  dans  la 
Grande-Bretagne  et  dans  l'Amérique  anglaise. 
Comme  elles  offrent  un  ensemble  complet  en 
apparence,  elles  sont  devenues,  dans  la  plupart 
des  écoles,  le  manuel  de  l'enseignement. 

La  philosophie  de  Brown  a  été  diversement 
jugée  par  ses  compatriotes.  Mackintosh,  qui,  il 
est  vrai,  était  son  ami,  en  fait  le  plus  grand 
éloge,  et  s'appuie  de  son  autorité  pour  confirmer 
sa  propre  théorie  sur  le  fondement  de  la  morale 
(voy.  Histoire  de  la  Philosophie  morale,  p.  370 
de  la  trad.  de  M.  Foret).  Hamilton,  au  contraire, 
le  juge  très-sévèrement,  et,  prenant  contre  lui 
la  défense  de  Reid  dans  la  question  de  la  per- 
ception et  des  idées,  il  soutient  que  les  erreurs 
combattues  par  le  philosophe  de  Glascow  ne  sont 
que  trop  réelles,  et  que  c'est  Brown  qui  n'a  rien 
compris  à  la  question  qu'il  traitait  (voy.  un  long 
art.  de  M.  Hamilton  dans  la  Revue  d'Edimbourg, 
octobre  1830,  traduit  en  français  par  M.  Peisse 
dans  les  Fragments  de  philosophie  par  William 
Hamilton,  in-8,  Paris,  1840).  Quoi  qu'il  en  soit, 
les  doctrines  de  Brow^n  ont  acquis  de  l'autre 
côté  du  détroit  une  telle  importance,  que  tout 
homme  qui  écrit  sur  les  matières  philosophi- 
ques, croit  devoir  les  discuter  et  compter  avec 
elles. 

David  Welsh,  professeur  d'histoire  ecclésias- 
tique à  Edimbourg.  On  peut  consulter  :  Notice 
sur  la  vie  et  les  écrits  de  Th.  Broivn.  in-8, 
Ëdimb.,  1825,  qui  fait  connaître  à  fond  l'homme, 
mais  où  le  philosophe  est  jugé  avec  trop  de  fa- 
veur; —  Rhétoré,  Critique  de  la  philosophie  de 
Th.  Uroicn,  in-8,  N.  B. 

BRUCE  (Jean),  publiciste  ef  philosophe  écos- 


BRUC 


—  211  — 


BRUG 


sais,  né  en  1744,  et  mort  le  15  avril  1826.  Il  des- 
cendait de  Tanciennc  dynastie  écossaise  de 
Bruce,  et  joua  un  assez  grand  rôle  dans  la  jn-esso, 
couime  organe  de  la  politique  de  lord  Molville. 
Eti  échange  de  ses  services,  lord  Melville  l'écrasa 
littéralement  d'honneurs  et  de  riches  sinécures. 

f  Comme  philosophe,  il  ne  s'écarte  pas  de  l'esprit 
général  do  l'école  écossaise  ;  mais  il  n'y  a  rien 
dans  ses  écrits  qui  le  distingue  personnellement. 
Il  n'y  a  que  deux  de  ses  ouvrages  cjui  méritent 
d'être  cités  ici  :  les  Premiers  prùicipes  de  Phi- 
losophie, in-8,  Édimb.,  1870,  et  les  Éléments  de 
Morale,  in-8,  1786. 

BRUCK£R  (Jean-Jacques),  né  à  Augshourg 
en  1G96,  fit  ses  études  à  léna.  Il  exerça  les 
fonctions  de  pasteur,  et  se  distingua  dans  la  pré- 
dication. Ses  études  se  tournèrent  de  bonne 
heure  vers  l'histoire  de  la  philosophie,  et  il  pu- 
blia divers  écrits  qui  servirent  de  préparation  à 
son  grand  ouvrage  intitulé  :  Hislona  critica 
philosophiœ  a  imindi  incunubilis  ad  nostram, 
usque  œtatem  deducla.  Un  abrégé  qui  parut  en 
1747  et  qui  eut  plusieurs  éditions  du  vivant 
même  de  l'auteur,  a  servi  de  base  à  l'ensei- 
gnement dans  les  universités  allemandes  jusqu'à 
la  publication  du  Manuel  de  Tennemann.  Bruc- 
ker  est  mort  à  Augsbourg,  en  1770. 

L'histoire  de  la  philosophie  est  une  science 
moderne,  et  Brucker  en  est  le  premier  repré- 
sentant sérieux.  Aristote  n'est  pas  un  historien 
de  la  philosophie,  parce  qu'ordinairement,  avant 
d'exposer  ses  propres  doctrines,  il  passe  en  revue 
et  apprécie  celles  de  ses  devanciers;  Diogène 
Laërce  n'est  qu'un  biographe  et  un  compilateur. 
On  doit  en  dire  autant  de  tous  ceux  qui  nous 
ont  laissé  des  documents  sur  la  vie  et  les  écrits 
des  philosophes  de  l'antiquité.  Au  milieu  du 
XVII'  siècle,  Stanley  publia,  il  est  vrai,  une  his- 
toire de  la  philosophie  {the  Histonj  of  philo- 
sophy,  4  parties  en  1  vol.  in-f°,  Londres,  1659- 
60)  j  mais  elle  comprend  seulement  les  écoles  et 
les  sectes  de  la  philosophie  ancienne;  elle  repose 
d'ailleurs  sur  cette  idée  fausse,  que  la  philosophie 
est  exclusivement  pa'ienne  et  que  ses  destinées 
sont  achevées  à  l'apparition  du  christianisme. 
D'autres  travaux  de  Hornius,  Graevius,  Heinsius 
et  autres  sont  également  incomplets  et  insuf- 
sants.  Si  on  veut  indiquer  les  vrais  fondateurs  de 
l'histoire  de  la  philosophie,  c'est  à  Bayle  et  à 
Leibniz  que  ce  titre  doit  être  décerné.  Le  pre- 
mier a  mis  au  monde  la  critique,  et  le  second  a 
tracé  le  plan  de  la  nouvelle  science  ;  Brucker  a 
eu  l'honneur  de  lui  élever  son  premier  mo- 
nument. 

On  ne  doit  pas  s'attendre  à  trouver  dans  un 
ouvrage  qui  représente  une  science  à  son  début 
les  qualités  qu'on  serait  en  droit  d'exiger  à  une 
époque  plus  avancée.  Quand  on  songe  d'ailleurs 
à  toutes  les  conditions,  si  difficiles  à  remplir, 
auxquelles  doit  satisfaire  l'historien  de  la  philo- 
sophie, il  faut  savoir  gré  à  celui  qui  est  entré 
le  premier  dans  la  carrière  d'en  avoir  réuni 
quelques-unes  à  un  degré  éminent.  Certes,  ce 
n'était  pas  une  intelligence  commune  que  celui 
dont  le  livre,  après  les  travaux  accumules  depuis 
deux  siècles  et  tant  de  recherches  récentes,  est 
encore  aujourd'hui  consulté  même  par  les  savants, 
et  dont  la  lecture  est  obligée  pour  quiconque  se 
livre  à  l'étude  sérieuse  des  systèmes  philoso- 
phiques. Brucker  possédait  une  érudition  im- 
mense. Il  avait  exploré  le  vaste  champ  des  opi- 
nions et  des  systèmes.  Il  avait  fait  une  étude 
consciencieuse  de  tous  les  monuments  qui  figu- 
rent dans  cette  histoire  qui  commence  avec  le 
monde  et  finit  aii  xvm'  siècle.  Chose  rare  !  il  a 
su  tout  embrasser  sans  être  superficiel.  On  voit 
qu'il  a  compulsé  les  écrits  des  philosophes  dont 


il  retrace  la  doctrine,  ou  il  n'en  parle  que  d'après 
les  autorités  les  plus  respectables.  Il  discute  l'au- 
thenticité de  leurs  ouvrages.  Sa  critique  est 
saine  et  judicieuse;  de  plus,  les  écoles  et  les 
systèmes  ne  sont  pas  entassés  sans  ordre  et  dis- 
tribués au  hasard  dans  son  livre  :  il  les  range 
selon  la  méthode  chronologique,  et  il  établit 
entre  eux  une  certaine  filiation.  La  biographie 
des  philosophes  est  traitée  avec  le  plus  grand 
soin.  Il  n'omet  aucune  circonstance  qui  peut 
jeter  quelque  lumière  sur  le  développement  de 
leurs  idées.  Quanta  l'exposition  des  systèmes,  il 
ne  se  contente  pas  de  quelques  maigres  aperçus 
ou  d'un  résumé  général  :  chaque  système  est 
analysé  dans  toutes  ses  parties  avec  une  étendue 
proportionnée  à  son  importance.  Ses  points  fon- 
damentaux sont  présentés  dans  une  série  d'ar- 
ticles classés  avec  ordre  et  symétrie.  Dans  l'ap- 
préciation et  la  critique,  Brucker  se  montre 
pénétré  de  l'esprit  d'indépendance  qui  caractérise 
la  philosophie  moderne  et  le  xvn"  siècle;  cet 
esprit  se  trahit  dans  le  titre  même  du  livre  :  liis- 
toria  crilica.  Disciple  de  Bacon  et  de  Descartes, 
Brucker  ne  s'en  laisse  imposer  par  aucune  au- 
torité ;  il  est,  pour  lui  emprunter  ses  propres 
expressions,  aussi  éloigné  d'un  excessif  respect 
pour  l'antiquité,  que  d'un  amour  peu  raisonné 
de  la  nouveauté.  On  reconnaît  dans  ses  jugements 
un  sens  droit  et  solide  qui  ne  manque  pas  de 
sagacité  et  de  pénétration.  A  ces  qualités  de 
l'esprit,  joignez  celles  qui  tiennent  au  caractère 
et  qui  ne  sont  pas  moins  essentielles  à  l'historien 
de  la  philosophie  qu'au  philosophe  :  l'amour  de 
la  vérité,  la  sincérité,  la  candeur,  la  modestie, 
la  réserve  dans  les  jugements,  qualités  que  per- 
sonne n'a  possédées  à  un  degré  plus  éminent  que 
Brucker,  et  qui  le  font  aimer  et  vénérer  comme 
un  sage  des  temps  anciens.  Sans  doute  il  a  ses 
préjugés;  il  est  de  son  siècle,  il  appartient  à 
une  école,  celle  de  Leibniz  et  de  WoU,  et  il  est 
théoloo;ien;  mais  toutes  ces  dispositions  sont 
dominées  par  lamour  du  vrai,  le  désir  d'être 
juste  avant  tout,  et  une  certaine  bienveillance 
universelle  (^ui  l'élève  comme  malgré  lui  jusqu'à 
l'impartialité.  On  ne  doit  pas  craindre  de  dé- 
passer la  vérité  en  disant  que  chez  lui  on  re- 
marque un  vif  respect  pour  l'esprit  humain  et 
ses  productions;  ce  qui  lui  fait  consacrer  de 
longues  et  patientes  recherches  à  des  ouvrages 
et  des  hommes  qu'il  ne  pouvait  ni  comprendre 
ni  même  beaucoup  estimer.  Cette  impartialité 
qui  n'étonne  pas  dans  Leibniz,  doit  nous  faire 
d'autant  plus  admirer  celui  qui  n'était  pas  doué 
du  même  génie  compréhensif  et  conciliateur. 
Brucker  est  souvent  plus  impartial  que  bien  des 
historiens  qui  professent  la  tolérance  pour  tous 
les  systèmes  et  qui  les  mutilent  pour  les  faire 
entrer  dans  des  classifications  et  des  théories  a 
priori. 

Tels  sont  les  mérites  que  l'on  doit  reconnaître 
dans  le  père  de  l'histoire  de  la  philosophie  ;  son 
ouvrage  doit  être  classé  parmi  les  plus  grands 
travaux  de  l'érudition  et  de  la  science;  si  nous 
en  signalons  les  défauts,  c'est  moins  qu'il  soit 
nécessaire  de  porter  un  jugement  absolu,  que  de 
montrer  les  progrès  que  devait  faire  l'histoire  de 
la  philosophie  pour  sortir  de  son  berceau  et 
s'avancer  vers  son  but  idéal. 

1"  Brucker  n'a  pas  une  idée  bien  nette  de 
l'objet  de  la  philosophie-  il  résulte  de  là,  qu'il 
est  incapable  de  tracer  les  véritables  limites  de 
son  histoire,  d'en  marquer  le  point  de  départ, 
de  distinguer  ses  monuments  de  ceux  qui  appar- 
tiennent à  d'autres  histoires  spéciales.  Il  s'enfonce 
dans  les  origines  ;  il  fait  la  philosophie  contem- 
poraine des  premiers  jours  de  la  création;  son 
histoire  commence  au  berceau  du  genre  humain 


BRUG 


212  — 


BRUN 


(d  mundi  incunabulis) .  La  philosophie  est  anté- 
rieure au  déluge,  Ph'dosophia  anlediluviana ; 
il  va  la  chercher  sous  la  tente  des  patriarches  et 
les  chênes  des  druides,  et  jusque  parmi  les  peu- 
plades à  moitié  sauvages  de  l'Amérique,  Philo- 
sophia  barbarica;  il  interroge  les  codes  des 
premiers  législateurs,  de  Minos,  de  Lycurgue  et 
ae  Selon,  les  poëmes  d'Homère  et  d'Hésiode, 
Philosophia  homerica  ;  il  confond  ainsi  l'his- 
toire de  la  philosophie  avec  celle  de  la  religion, 
de  la  mythologie,  de  la  poésie  et  de  la  politique. 
Mais  quand  on  voit  la  même  confusion  systéma- 
tiquement introduite  de  nos  jours  dans  l'histoire 
de  l'esprit  humain,  il  faudrait  être  bien  injuste 
pour  ne  pas  pardonner  à  Brucker  d'avoir  été 
trop  scrupuleux  et  d'avoir  voulu  faire  un  ouvrage 
complet. 

2"  Confondre,  ce  n'est  pas  saisir  les  rapports, 
mais  les  supprimer.  Aussi  Brucker  ne  comprend 
pas  les  véritables  rapports  qui  unissent  l'histoire 
de  la  philosophie  avec  les  autres  histoires  parti- 
culières, ni  l'influence  exercée  sur  le  dévelop- 
pement de  la  pensée  philosophique  par  les  évé- 
nements qui  appartiennent  à  l'histoire  religieuse, 
politique  et  littéraire,  etc.  H  ne  peut  marquer  la 
place  de  la  philosophie  parmi  les  autres  éléments 
de  la  civilisation  j  mais  cette  pensée  n'était  pas 
de  son  siècle. 

3°  Brucker  suit  la  méthode  chronologique, 
mais  d'une  manière  tout  extérieure  •  il  ne  sait 

Sas  déterminer  les  grandes  époques  de  l'histoire 
e  la  philosophie  d'après  les  phases  qu'a  par- 
courues dans  son  développement  la  pensée  hu- 
maine et  la  réflexion.  Il  emprunte  à  l'histoire 
générale  ses  divisions  matérielles.  Une  première 
époque  renferme  avec  la  philosophie  orientale, 
la  philosophie  grecque,  et  s'arrête  à  l'ère  chré- 
tienne ;  la  seconde  commence  avec  l'empire 
romain  et  s'étend  jusqu'à  la  renaissance  des  let- 
tres :  de  sorte  que  l'école  d'Alexandrie  et  la  sco- 
lastique  se  trouvent  comprises  dans  la  même 
époque.  Le  xvu"=  siècle  forme  à  lui  seul  la  troi- 
sième. Pour  faire  l'histoire  des  écoles  qui  figurent 
dans  chacune  de  ses  grandes  périodes,  Brucker 
suit  un  procédé  très-commode  ;  il  les  range  par 
séries  et  les  fait  passer  successivement  devant 
nos  yeux  :  les  Ioniens  d'abord,  ayant  à  leur  tête 
Thaïes,  puis  les  socratiques,  les  cyréna'iques, 
Platon.  Aristote,  les  cyniques  et  les  stoïciens. 
■Vient  ensuite  une  autre  série  qui  a  pour  chef 
Pythagore  et  qui  se  continue  avec  les  éléates, 
les  héraclitéens,  les  épicuriens  et  les  sceptiques. 
D'abord  cet  ordre  pacifique  n'est  guère  conforme 
à  l'histoire  ;  il  est  loin  de  représenter  la  mêlée 
des  opinions  humaines.  Les  systèmes  ne  marchent 
pas  ainsi  sur  des  lignes  parallèles  ;  ils  se  dévelop- 
pent simultanément,  agissent  les  uns  sur  les 
autres,  s'opposent  et  se  combattent.  On  ne  peut 
donc  les  comprendre  isolément.  Ensuite,  n'est- 
on  pas  étonné  de  trouver  Socrate  parmi  les  suc- 
cesseurs de  Thaïes  et  de  voir  Epicure  et  les 
sceptiques  marcher  sous  la  même  bannière  que 
les  pythagoriciens  et  les  éléates?  Cette  classi- 
fication est  arbitraire  et  superficielle. 

4''  Brucker  est  très-érudit  et  très-savant;  mais 
la  critique  ne  faisait  que  de  naître  de  son  temps. 
Il  accueille  trop  facilement  les  fables  et  les  récits 
de  l'antiquité,  et  ne  sait  pas  assez  distinguer  la 
tradition  de  l'histoire.  Il  ne  discute  pas  suffi- 
samment les  autorités.  Les  sources  où  il  puise  ne 
sont  pas  toujours  pures,  il  lui  arrive  alors  de 
prêter  aux  philosophes  des  opinions  qui  ne  sont 
pas  les  leurs,  et  qui  contredisent  l'esprit  général 
de  leur  doctrine. 

5°  Ce  qui  manque  surtout  à  Brucker,  c'est 
qu'il  n'est  pas  assez  philosophe  ;  il  ne  sait  pas 
suivre  un  système  dans  son  développement  or- 


ganique, dans  sa  méthode,  ses  principes  et  ses 
conséquences.  Cette  série  de  propositions  juxta- 
posées et  numérotées  rappellent  trop  la  méthode 
géométrique  et  le  formalisme  de  'Wolf.  La  véri- 
table clarté  ne  peut  naître  que  de  l'enchaînement 
logique  des  idéeSj  et  cette  régularité  apparente 
cache  une  confusion  réelle. 

La  faiblesse  des  jugements  portés  par  Brucker 
lui  a  fait  donner  le  nom  de  compilateur.  Cette 
quahfication  est  injuste,  surtout  dans  la  bouche 
de  ceux  qui  compilent  son  livre  sans  le  citer,  et 
dont  la  critique  n'est  pas  toujours  beaucoup  plus 
profonde  ni  plus  vraie  que  la  sienne.  Les  appré- 
ciations de  Brucker,  quoique  ne  dépassant  guère 
le  simple  bon  sens  déveioppé  par  l'étude  des 
systèmes,  ne  sont  pas  toujours  aussi  insignifiantes 
qu'on  pourrait  le  croire;  il  suffirait  de  citer  le 
jugement  remarquable  sur  le  cartésianisme.  Le 
disciple  intelligent  de  Leibniz  se  montre  plus 
d'une  fois  dans  le  cours  de  ce  savant  ouvrage. 
D'ailleurs  cette  infériorité  est  le  sort  commun  de 
tous  les  historiens  de  profession  de  la  philo- 
sophie ;  car,  à  un  degré  supérieur,  l'histoire  de 
la  philosophie  se  confond  avec  la  philosophie 
même.  Le  véritable  historien  est  le  plus  grand 
philosophe  de  l'époque.  Le  dernier  venu  a  seul 
le  droit  de  juger  ses  prédécesseurs,  quand  il  a  su 
les  dépasser  et  se  placer  au  sommet  de  son  siè- 
cle. L'histoire  de  la  science  se  renouvelle  et  fait 
un  pas  à  chaque  progrès  notable  que  fait  la 
science  elle-même.  En  ce  sens,  Platon,  Aristote, 
Leibniz  seraient  les  vrais  historiens  de  la  philo- 
sophie. 

Voici  la  liste  des  ouvrages  de  Brucker  :  de 
Comparatione  philosophiœ  gentilis  cum  Scrip- 
tura  sacra  caute  instiluenda,  in-4,  léna,  1719; 
—  Historia  philosophicœ  doclrinœ  de  ideis, 
in-8,  Augsb.,  1723;  —  Othim  vindelicum,  seu 
Meletemalum  historico-philosophicorum  triga, 
in-8,  ib.,  1729;  —  Courtes  queslions  sur  l'his- 
toire de  la  philosophie,  7  vol.  in-12,  Ulm,  1731  et 
années  suivantes.  Un  extrait  de  ce  livre  parut  en 
1736,  sous  le  titre  de  Principes  élémentairr^  de 
l'histoire  de  la  philosophie,  in-12;  —  Dissertatio 
epistol.  de  Vila  Hieron.  Wolfii,  in-4,  Augsb., 
1739  ;  —  Historia  critica  philosophiœ  a  mundi 
incunabulis,  etc.,  5  vol.  in-4,  Leipzig,  1742-44. 
La 2"=  édition  parut  en  1766  et  1767,  accompagnée 
d'un  6'  volume,  sous  le  titre  d'Appendix  acces- 
siones,  obscrvationes,  emendaliones,  illustra- 
tiones,  atque  supjdementa  exhibcns  ;  —  Institu- 
tiones  hisloriœ  philosophicœ,  in-8,  ib.,  1774  et 
1756  (abrégé  du  gTa.nd  ouvrage): Miscella7^ea hist. 
phil.  lut.  crit.,  olimsparsim  édita,  in-8,  Augsb., 
1748;  —  Lettre  sur  Valhcisme  dé  Parmcnide,- 
dans  la  Biblioth.  German.,  t.  XXII  ;  —  Disserta- 
tio de  atheismo  Slralonis,  au  tome  XIII  des 
Amœnitates  litterariœ  de  Schcllhorn;  —  Pina- 
cotheca  scriplorum  nostra  œtale  litleris  illus- 
Irium,  etc.,  avec  des  portraits,  in-f",  Augsb., 
1741-55;  —  Monument  élevé  en  ihonneur  de 
l'érudition  allemande,  ou  Vies  des  savants  alle- 
mands qui  ont  vécu  dans  les  xv*-',  wi'  et  xvii' 
siècles,  avec  leurs  portraits,  in-4,  Augsb.,  1747-49 
(ail.).  Au  commencement  de  la  leçon  douzième 
de  l'Introduction  à  l'histoire  de  la  philosophie, 
M.  Cousin  a  présenté  une  appréciation  étendue 
de  l'ouvrage  de  Brucker;  cet  article  en  repro- 
duit les  points  principaux.  Ch.  B. 

BRUNO  (Giordano)  naquit  à  Noie  vers  1548, 
dans  la  terre  de  Labour,  province  de  ce  royaume 
de  Naples  qui  avait  déjà  produit  saint  Thomas, 
et  où  bientôt  allaient  naître  Campanella  et  Va- 
nini.  On  ne  sait  pourquoi  cet  ardent  esprit  se 
résolut  à  entrer  dans  l'ordre  des  dominicains; 
on  présume  qu'il  y  excita  par  la  hardiesse  de 
ses  opinions  la  haine  de  ses  confrères,  et  qu'il. 


BRUN 


—  213  — 


BRUN 


eut  quelque  peine  à  s'enfuir  du  cloître,  «  pri- 
son étroite  et  noire,  dit-il  dans  un  sonnet,  où 
l'erreur  m'a  tenu  si  longtemps  enchaîné.  »  11 
avait  recouvré  la  liberté,  mais  non  le  repos,  et  on 
le  voit  dès  lors  promener  de  ville  en  ville  une 
■\'ie  errante  et  persécutée.  11  était  à  peu  près 
dans  sa  trentième  année  ;  il  avait  toutes  les  grâ- 
ces du  visage  et  du  corps,  tous  les  dons  de  l'es- 
prit, poète,  prédicateur,  philosophe,  astronome 
et  mathématicien,  habile  à  passionner  les  esprits 
et  à  les  égayer.  Mais,  pour  sa  gloire  et  son  mal- 
heur, il  était  obsédé  d'une  idée  à  laquelle  il  se 
sacrifia  avec  l'enthousiasme  d'un  dévot  :  en  op- 
position à  la  scolastique  expirante,  et  à  l'Église 
encore  dans  sa  force,  il  avait  conçu  une  doc- 
trine qu'il  croyait  salutaire  pour  le  bonheur  des 
hommes;  et  n'étant  pas  de  ceux  qui  ferment  la 
main  quand  ils  tiennent  la  vérité,  il  voulait  la 
propager  dans  le  monde.  La  tâche  était  dure  en 
ce  temps  :  voyager  de  ville  en  ville,  s'arrêter 
dans  chaque   université,  défier  ses  adversaires, 

fagner  les  indifTérents,  amasser  sur  sa  tête  les 
aines  de  l'intolérance  et  les  rancunes  de  la 
fausse  science,  s"enfuir  aussitôt  comme  pour 
courir  à  d'autres  luttes,  à  d'autres  dangers, 
jusqu'à  une  catastrophe  trop  facile  à  prévoir. 
Bayle  a  beau  railler  «  ce  personnage  qui  en  ma- 
tière de  philosophie  fait  le  chevalier  errant;  »  il 
n'y  a  rien  de  ridicule  dans  ce  dévouement  nourri 
par  une  conviction  profonde  et  couronné  par 
une  mort  héroïque.  Bruno  commence  sa  mission 
par  l'Italie  ;  il  passe  rapidement  à  Gênes,  à  Milan. 
a  Venise,  à  Nice  ;  et  chassé  de  ville  en  ville,  il 
quitte  ce  pays  pour  aller  combattre  dans  toute 
l'Europe,  sinon  pour  la  vérité,  du  moins  pour  la 
liberté  qui  seule  peut  la  conquérir.  On  le  voit 
tour  à  tour  à  Genève,  où  le  fanatisme  calviniste 
lui  ferme  bientôt  la  bouche;  à  Lyon,  à  Toulouse, 
si  inhospitalière  à  la  philosophie  ;  à  Paris,  où 
grâce  à  la  protection  d"Henri  III  il  obtint  de  se 
l'aire  entendre,  et  où  il  aurait  pu  même,  dit-on, 
occuper  une  chaire,  «  s'il  avait  voulu  aller  à  la 
messe.  »  A  partir  de  ce  moment,  il  commence  à 
publier  cette  longue  suite  d'ouvrages  en  italien 
et  en  latin,  en  prose  et  en  vers,  qui,  condamnés 
ou  suspects  dès  leur  apparition,  deviennent  bientôt 
introuvables,  et  où  se  dissémine,  sans  jamais  se 
contredire,  sa  pensée  qu'il  n'a  pas  eu  le  loisir  de 
ramasser  en  un  système  rigoureux.  Si  tout  le 
monde  ne  comprend  pas  son  panthéisme  subtil. 
ni  sa  logique  renouvelée  de  l'art  de  Raymona 
LuUe,  ses  disciples,  car  il  en  a,  et  ses  ennemis 
peu  nombreux,  entendent  des  attaques  contre 
Aristote,  contre  l'astronomie  de  Ptolémée,  contre 
l'intolérance^  et  ses  appels  incessants  à  la  liberté: 
«  Pourquoi  ecrit-il  au  recteur  de  l'Université  de 
Paris,  pourquoi  invoquer  toujours  l'autorité?  Entre 
Platon  et  Aristote,  cjui  doit  décider?  Le  juge 
souverain  du  vrai,  l'évidence.  Si  l'évidence  nous 
manque,  si  les  sens  et  la  raison  se  taisent,  sa- 
chons retenir  notre  jugement  et  douter.  L'auto- 
rité n'est  pas  hors  de  nous,  elle  est  en  nous-mêmes  ; 
c'est  la  lumière  divine  qui  brille  en  nos  âmes 
pour  inspirer  et  diriger  nos  pensées.  »  De  telles 
idées  semblèrent  importunes  à  ceux  qui  avaient 
ordonné  ou  permis  la  Saint-Barthélémy.  Bruno 
se  flatte  qu'elles  seront  moins  odieuses  à  l'An- 
gleterre protestante  ;  il  trouve  à  Londres,  comme 
partout,  des  protecteurs  dont  la  bienveillance  est 
un  témoignage  en  faveur  de  la  dignité  de  sa  vie. 
Il  est  même  admis  à  la  cour  d'Elisabeth,  auto- 
risé à  prendre  part  aux  discussions  de  l'Univer- 
sité d'Oxford,  et  à  y  donner  quelques  leçons. 
Mais  à  mesure  qu'il  dévoile  ses  opinions,  il  de- 
vient suspect,  et  doit  recommencer  ses  voyages. 
11^  revient  à  Paris,  puis  se  risque  en  Allemagne, 
où  il  trouve  à  Wittemberg  un  moment  de  repos. 


11  n'en  quitte  pas  moins  ce  berceau  de  la  réforme, 
qu'il  appelle  l'Athènes  de  la  Germanie,  pour  aller 
attaquer  le  catholicisme  à  Prague;  il  passe  suc- 
cessivement àHelmstadt,  où,  dit-on,  malgré  toute 
vraisemblance,  le  duc  de  Brunswick  veut  lui  con- 
fier l'éducation  de  son  héritier,  et  enfin  à  Franc- 
fort sur  le  Mein.  Là,  il  apprend  qu'un  noble  vé- 
nitien, Mocenigo,  averti  ae  son  mérite  et  de  sa 
science,  désire  se  l'attacher  comme  précepteur.  Il 
ne  craint  pas  de  remettre  les  pieds  en  Italie  ;  à 
peine  arrivé,  il  est  trahi,  dénoncé  par  celui-là 
môme  qui  l'avait  appelé,  et  arrêté  a  Venise  en 
1592.  Son  odyssée  avait  duré  dix  années;  il  lui 
restait  encore  à  subir  une  longue  captivité.  Le 
grand  inquisiteur  de  Rome  le  réclama  :  le  gou- 
vernement de  Venise  refuse  de  le  livrer,  mais  le 
garde  sous  les  Plombs.  En  1598,  le  Saint-Office 
obtient  enfin  qu'on  lui  livre  sa  proie  ;  pendant 
une  procédure  qui  dure  deux  ans,  il  est  sommé 
de  retracter  ses  erreurs,  il  peut  acheter  la  vie 
au  prix  d'une  abjuration  :  il  refuse  avec  une 
fermeté  héro'ique.  On  le  livre  enfin  au  bras  sécu- 
lier, pour  que,  suivant  l'hypocrite  formule,  «  il 
soit  puni  avec  toute  la  clémence  possible  et  sans 
effusion  de  sang,  »  c'est-à-dire  brûlé  vif.  «  Vous 
êtes  plus  épouvanté  de  prononcer  ma  sentence 
que  moi  de  l'entendre  ;  »  telles  furent  les  der- 
nières paroles  de  ce  martyr  qui  garda  sa  sérénité 
au  milieu  des  flammes.  Cette  tragédie  se  termi- 
nait la  première  année  du  xvii'  siècle.  Ses  enne- 
mis furent  modestes  en  leur  triomphe,  et  au  lieu 
de  publier  cet  exemple,  ils  s'attachèrent  à  en 
faire  disparaître  les  traces.  Pendant  longtemps 
on  douta  du  sort  de  Bruno  :  «  Voilà  qui  est  sin- 
gulier, s'écrie  Bayle,  on  ne  sait  pas  au  bout  de 
80  ans  si  un  jacobin  a  été  brûlé  en  place  publi- 
que pour  ses  blasphèmes.  »  Aussi  il  a  été  difficile 
de  retrouver  les  considérants  de  la  sentence  :  on 
sait  pourtant  que  Bruno  fut  condamné  pour  crime 
d'athéisme.  Des  juges  même  ignorants  et  préve- 
nus n'ont  pu  se  tromper  à  ce  point  ;  ils  ont  frappé, 
non  pas  l'athée,  mais  le  libre  penseur,  le  partij 
san  du  mouvement  de  la  terre  et  de  la  pluralité 
des  mondes.  L'esquisse  de  son  système  suffit 
pour  prouver  qu'il  eut  iusqu'à  la  passion  le  sen- 
timent religieux. 

La  philosophie  de  Giordano  Bruno  est  le  pan- 
théisme ;  les  critiques  en  ont  indiqué  la  source  ; 
c'est,  disent-ils,  un  rejeton  du  néo-platonisme 
d'Alexandrie.  Il  est  certain,  en  effet,  que  l'idéa- 
lisme alexandrin,  souvent  alors  confondu  avec 
le  vrai  platonisme,  est  parvenu  jusqu'à  Giordano 
Bruno;  qu'il  le  connaît,  non  pas  peut-être  direc- 
tement et  par  l'étude  des  textes  de  Plotin  ou  de 
Proclus,  mais  par  une  longue  tradition  :  Avice- 
bron,  Maimonide,  Nicolas  de  Cusa  et  les  plato- 
niciens d'Italie  lui  ont  communiqué  plus  d'une 
idée.  Cependant  le  panthéisme  n'a  pas  grandi  peu 
àpeu  dans  son  esprit;  ce  n'est  pas  le  fruit  tar- 
dif de  l'érudition;  il  y  est  né  tout  d'un  coup, 
spontanément,  et  l'étude  n'a  pu  que  le  confir- 
mer dans  cette  croyance.  L'imagination  et  le 
sentiment  ont  devancé  chez  lui  les  procédés  de 
la  méthode,  qu'il  n'a  jamais  maniés  avec  beau- 
coup de  succès.  Après  tant  de  systèmes  qui  sen- 
tent l'école,  c'est  une  joie  pour  l'historien  de  ren- 
contrer une  doctrine  vivante,  sortie  du  fond  d'un 
cœur  passionné,  et  à  ce  seul  titre  Bruno  mérite 
une  des  premières  places  dans  son  siècle.  Il  est, 
en  efifet,  inspiré  par  un  sentiment  que  les  âges 
précédents  avaient  à  peu  près  ignoré,  l'amour  de 
la  nature.  L'univers  lu^  paraît  rayonnant  de  beauté, 
la  vie  aimable,  la  nature  admirable  jusque  dans 
ses  œuvres  les  plus  '^étives,  et  prodigieuse  dans 
sa  puissance  :  elle  lui  révèle  l'infini.  Sa  doctrine 
est  si  bien  née  d'un  libre  effort  de  son  génie,  que 
l'érudition  ne  parvient  pas  à  lui  enlever  son  ori- 


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BRUN 


ginalité.  Il  ne  lit  que  pour  trouver  des  témoins 
et  des  autorités,  il  ne  cite  que  pour  confirmer  ses 
opinions  personnelles.  S'il  faut  l'en  croire,  il  était 
copernicien  avant  d'avoir  connu  les  travaux  de 
Copernic,  et  pour  de  tout  autres  raisons  :  l'as- 
tronomie de  Ptolémée  rétrécit  le  monde  ;  il  faut 
briser  ces  cieux  imaginaires,  et  ouvrir  les  espa- 
ces où  Dieu  accumule  «  les  soleils  blanchissant 
la  voie  lactée,  où  il  envoie  les  étoiles  comme 
des  ambassadeurs.  »  De  même  il  est  panthéiste 
avant  d'avoir  étudié  les  alexandrins,  et  d'une 
tout  autre  façon  que  les  idéalistes  néo-platoni- 
ciens. Pour  cette  âme  poétique  le  monde  est  beau 
comme  un  symbole,  comme  un  discours,  par  ce 
qu'il  exprime,  par  ce  qu'il  révèle,  c'est-à-dire  par 
la  divinité  qui  l'anime.  Le  mouvement  de  la 
pensée^  l'induction,  la  découvre  en  toute  chose. 
En  effet,  au  delà  des  phénomènes  il  y  a  des 
causes,  et  en  chaque  être  il  y  a  des  principes  ; 

Sarmi  ces  causes  les  unes  semblent  en  dehors 
e  leurs  effets  et  peuvent  être  d'une  autre  na- 
ture, les  autres  sont  inhérentes  aux  choses  et  de 
même  essence  qu'elles.  Les  péripatéticiens  recon- 
naissent quatre  causes;  mais  il  n'y  en  a  en  réalité 
que  deux,  la  cause  efficiente  qui  produit  le  mou- 
vement et  la  cause  finale  qui  le  dirige  :  la  forme 
et  la  matière  ne  sont  pas  des  causes,  mais  des 
principes  de  l'être.  Bien  plus,  la  forme  n'existe 
pas  en  elle-même,  sinon  à  titre  d'abstraction;  «  elle 
n'est  qu'un  accident,  une  circonstance  de  la  ma- 
tière ;  elle  n'est  ni  substance  ni  nature,  mais 
quelque  chose  de  la  substance  et  de  la  nature.  » 
La  matière  n'est  pas,  comme  le  dit  Aristote, 
une  simple  possibilité,  ni  même  un  principe 
passif  comme  le  veulent  les  platoniciens  ;  c'est 
une  force  féconde,  toujours  en  acte,  c'est-à-dire 
toujours  revêtue  d'une  forme,  simple  et  indivisi- 
ble dans  son  essence^  d'où  toutes  les  choses  sor- 
tent, avec  leurs  différences,  comme  l'enfant  sort 
déjà  vivant  et  individualisé  du  sein  de  sa  mère. 
Si  l'on  considère  les  deux  causes  on  pourra  de 
même  les  réduire  à  l'unité  :  car  la  cause  finale 
ne  peut  être  séparée  de  la  cause  motrice,  puis- 
qu'il ne  peut  y  avoir  de  mouvement  sans  but, 
c'est-à-dire  sans  direction.  Il  ne  reste  donc  plus 
qu'un  principe,  la  matière,  et  une  cause,  le  mo- 
teur, et  on  peut  dire  avec  les  stoïciens  que  toute 
chose  est  constituée  par  la  matière  et  la  force. 
Que  l'on  simplifie  encore,  et  surtout  qu'on  s'élève 
du  monde  où  les  choses  s'opposent,  où  l'esprit  et 
le  corps,  les  idées  et  les  mouvements  semblent 
différents,  à  l'absolu  où  tout  se  concilie  :  à  cette 
hauteur  la  force  et  la  matière  se  confondent 
dans  l'unité  de  la  substance  ;  la  cause  et  le  prin- 
cipe se  combinent;  et  comme  tout  être  est  à  la 
fois  ces  deux  choses,  il  est  permis  de  dire  qu'il 
n'y  a  qu'un  être.  Dieu,  identique  en  tout,  présent 
à  tout,  «  nature  de  la  nature,  »  ou  suivant  une 
expression  que  Spinoza  a  retenue  :  «  nature  natu- 
rante.  »  Quant  à  la  nature  proprement  dite,  elle 
est  distincte  de  Dieu,  sans  en  être  séparée,  elle 
est  sa  fille  unique,  imigenita.  Dieu  est  donc,  si 
l'on  veut,  quelque  chose  hors  de  l'univers,  se 
orsiim  et  in  se  unum;  mais  à  ce  degré  d'exis- 
tence il  est  inaccessible  à  la  pensée,  inexprima- 
ble au  langage,  supérieur  à  toute  détermination. 
Il  n'est  pour  nous  qu'en  tant  qu'il  se  commu- 
nique, «  substance  universelle,  par  qui  tout  est, 
essence  qui  est  l'origine  de  toute  essence,  fonde- 
ment le  plus  profond  de  toute  nature  particu- 
lière. »  Voilà  le  principe  secret  de  l'univers,  ou 
plutôt  l'univers  lui-même,  non  pas  tel  que  les 
sens  nous  le  révèlent,  mais  tel  que  la  raison  le 
conçoit;  les  sens  sont  bornés  aux  choses  indivi- 
duelles, qui  sont  de  simples  mnnifeslations  de  la 
force  cachée;  la  raison  reconnaît  un  fond  iden- 
tique sous  ces  contraires  qui  ont  en  Dieu  leur 


non-différence,  en  suivant  l'expression  peu  éner- 
gique de  l'auteur,  leur  coïncidence.  Ce  Dieu  est 
donc  à  la  fois  distinct  de  l'univers  et  uni  à  lui 
comme  un  artiste  intérieur  qui  le  façonne, 
comme  une  substance  qui  le  soutient.  Il  en  est 
l'unité,  non  pas  une  unité  vide,  mais  une  force 
qui,  sans  être  corps  ni  esprit,  produit  tous  les 
esprits  et  tous  les  corps.  Elle  réunit  dans  sa  sim- 
plicité une  sorte  de  trinité  :  elle  est  l'unité,  l'être, 
le  lieu,  la  résistance  de  toute  che.so  ;  elle  est 
aussi  l'intelligence  en  qui  sont  les  raisons  ou  les 
idées  «  dont  les  créatures  ne  sont  que  les  om- 
bres. »  Elle  est  enfin  le  foyer  de  la  vie  univer- 
selle, le  principe  qui  anime  tout,  et  que  pour 
cela  on  appelle  l'âme  ;  elle  est  de  plus  tout  ce 
qu'elle  produit,  tout  ce  qu'elle  soutient,  c'est-à- 
dire  l'univers^  le  grand  tout.  Les  principes  unis 
dans  la  simplicité  de  sa  nature  ne  l'attirent  pas; 
ce  ne  sont  pas  des  personnes,  ni  même  des  attri- 
buts différents,  ce  sont  divers  aspects  sous  les- 
quels notre  regard  envisage  successivement  une 
seule  et  même  substance. 

L'univers,  qui  est  la  manifestation  de  Dieu,  est 
donc  infini.    L'imagination  elle-même  ne   peut 
pas  plus  le  louer  que  la  raison;  elle  est  impuis- 
sante à  circonscrire  l'espace  ;  or,  de  deux  choses 
l'une  :  ou  l'espace  est  quelque  chose  de  réel,  et 
alorSj  comme  jamais   on  ne  peut  le  terminer, 
jamais  on  ne  peut  atteindre  les  limites  de  l'âme; 
au  bien  c'est  un  pur  néant,  et  alors  on  sera  ré- 
duit à  cette  absurdité  de  dire  que  l'être  est  créa- 
teur et  enveloppé  par  le  néant.  Il  n'est  pas  seu- 
lement infini   selon  l'étendue  du  contenu,   mais 
encore    suivant   la  quantité   discrète,    celle   du 
nombre.  Il  est  l'unité  d'une  série  infinie  de  nom- 
bres, car  tout  infini  numérique  se  résout  en  une 
unité  ;  il  est  indivisible,  parce  qu'une  étendue 
infinie  est  tout  entière  en  chacun  de  ses  points. 
«  L'un,  l'infini,  l'être  qui  est  en  tout  et  partout 
est  aussi   partout  le  même.  L'extension  infinie, 
parce  qu'elle  n'est  pas  une  grandeur,  coïncide 
avec  l'individu ,   et  la  multitude  infinie,  parce 
qu'elle  n'est  plus  un  nombre,  coïncide  avec  l'u- 
nité. »  D'ailleurs  il  y  a  des  preuves  directes  de 
cette  infinitude,   qui  est  impliquée  dans  celle  de 
Dieu.  Est-ce  qu'en  Dieu  tout   n'est  pas  infini, 
l'activité  comme  l'intelligence,  la  volonté  comme 
l'action  ;  est-ce  que  pour  lui  vouloir,  pouvoir  et 
faire  ne  sont  pas  trois  actes  qui  sont  solidaires? 
Comprend-on  un  Dieu  qui  aurait  mesuré  la  vie, 
borné  son  œuvre,  en  la  confinant  dans  un  coin 
de  l'espace,  qui   ne  serait  qu'une  cause  impar- 
faite produisant  un  effet  dérisoire;  nul  en  com- 
paraison  du  possible?  «   Pourquoi   voulez-vous 
que  cette  divinité  qui  peut  infiniment  se  répan- 
dre dans  une  sphère  infinie,  se  retire  parcimo- 
nieusement en  elle-même,  et  aime  mieux  rester 
stérile  que  de  se  communiquer  comme  une  mère 
féconde  et  pleine  de  beauté?  Pourquoi  faudrait- 
il    qu'une    puissance  sans    bornes   fût   perdue, 
que  tous  les  mondes  possibles  fussent  privés  de 
l'existence  qu'ils  peuvent  avoir,  et  que  l'image 
divine  fût  altérée  en  sa  perfection,  qui  ne  peut 
resplendir  qu'en  un  miroir  infini,  et  conforme  à 
son  mode  d'être,  c'est-à-dire  immense?  »  Ce  que 
nous  prenons  pour  une  étendue  limitée,  c'est  le 
monde,  simple  partie  du  tout,   forme  éphémère 
de  la  substance,  resserrée  par  le  défaut  de  notre 
perception,  qui  l'isole  de  son  tout,  de  l'univers 
indivisible,  et  accessible  au  seul  entendement. 
Rien  de  plus  opposé  que  le  monde  et  l'univers  : 
l'un,  mobile,  changeant,   imparfait,   périssable; 
l'autre,   éternel,   immuable,  «  ayant  son  centre 
partout  et  sa  circonférence  nulle  part.  »  Non  pas 
que  le  monde  soit  contenu  dans  l'univers  comme 
dans  un  récipient;  il  y  est  comme  dans  sa  cause, 
et  l'on  peut  dire  aussi  que  sa  cause  est  en  lui  ;  il 


BRUN 


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BUGH 


en  tire  la  vie,  comme  le  corps  tire  de  ses  veines 
lo  sang  qui  lo  nourrit. 

Mais  il  semble  qu'à  ce  compte  les  causes  se- 
condes ne  sont  plus  que  des  apparences,  la  di- 
versité des  êtres  une  illusion,  et  la  personnalité 
humaine  le  rêve  de  notre  orgueil.  Il  n'en  est  pas 
ainsi.  L'unité  se  modifie,  elle  a  ses  évolutions  qui 
comportent  trois  moments.  Au  premier  moment 
elle  comprend  en  elle  les  principes  de  tout  ce  qui 
existe,  principes  qu'on  appelle  monades  pour  les 
âmes,  atomes  pour  les  corps;  alors  elle  est,  à 
vraiment  parler,  la  monade  des  monades,  monas 
vionadttm,  vel  entium  entilas,  sans  élvo  pour  cela 
composée  :  car  ces  monades  sont  toutes  identi- 
ques, indiscernables,  et  n'apportent  avec  elles  ni 
le  nombre  ni  la  division;  elles  sont  dans  l'unité 
primordiale  sans  individualité,  comme  les  par- 
ties de  l'espace  dans  l'espace  infini.  Cette  phase 
de  l'être  constitue  ce  qu'on  appelle  le  minimum. 
Mais  il  y  a  dans  cette  pure  virtualité  une  puis- 
sance de  développement,  grâce  à  laquelle  ces 
points  indistincts  a  l'origine  commencent  à  paraî- 
tre, à  se  séparer,  à  se  détacher  de  ce  fond  obscur 
et  uniforme  où  la  vie  est  endormie.  C'est  comme 
l'être  qui  s'éveille,  et  qui  revêt  des  formes  dif- 
férentes sous  l'action  de  la  vie.  Voilà  la  région 
des  diflerences  qui  ne  sont  jamais  que  des  diffé- 
rences de  degrés,  des  progrès  plus  ou  moins 
marqués  dans  l'activité,  le  cours  plus  ou  moins 
précipité  d'une  même  essence.  Le  terme  de  cette 
phase  d'opposition  et  de  contrariété,  c'est  la 
constitution  même  de  l'univers,  l'épanouissement 
complet  de  l'être,  qu'on  appellera  le  maximum. 
Entre  ces  deux  extrémités  il  y  a  un  mouvement 
alternatif  qui  porte  de  l'un  à  l'autre  et  ramène 
de  la  seconde  à  la  première,  progressa,  régressa, 
une  circulation  ascendante  et  descendante,  cir- 
colo  di  ascenso  e  di  descenso.  «  La  naissance, 
c'est  le  point  central  qui  se  développe  ;  la  vie, 
c'est  la  sphère  qui  se  maintient;  la  mort,  c'est  la 
sphère  qui  de  nouveau  se  resserre  au  centre.  » 
Ainsi,  rêtre  est  d'abord  simple  puissance,  c'est 
Dieu  réduit  et  confiné  comme  dans  un  germe, 
puis  il  devient  variété,  opposition,  contraste  ; 
puis  enfin  il  aboutit  à  cette  autre  unité  vivante, 
organique,  qui  tout  à  la  fois  contient  toutes  les 
oppositions  et  les  supprime  toutes.  La  mort  n'est 
donc  qu'un  simple  changement,  la  vie  future  une 
métamorphose,  qui  n'a  rien  d'effrayant;  car  il 
n'y  a  place  dans  l'univers  ni  pour  le  ciel  ni  pour 
l'enfer.  D'ailleurs  Dieu  est  la  bonté  même;  l'u- 
nivers ne  peut  être  mauvais,  et  il  est  ridicule 
à  nous  de  le  juger,  puisque  nous  n'en  voyons 
qu'une  chétive  partie,  tandis  qu'il  embrasse  l'in- 
finité des  espaces,  et  continue  ses  progrès  dans 
l'éternité  des  temps.  Tels  sont  les  traits  sail- 
lants d'une  doctrine  qui  encourt  les  mêmes  re- 
proches que  tous  les  systèmes  panthéistes.  Ses 
défauts  sont  assez  visibles  ;  mais  elle  n'est  point 
l'œuvre  d'un  esprit  médiocre,  et  ses  erreurs 
même  paraissent  dignes  de  respect,  quand  on 
songe  comment  Giordano  Bruno  les  a  exposées. 
Après  deux  siècles  d'oubli,  la  postérité  lui  a 
rendu  justice  ;  on  a  cherché,  rassemblé  et  publié 
ses  ouvrages;  on  a  écrit  sa  vie,  glorifié  son  nom, 
et  peut-être  surfait  son  mérite.  On  a  découvert 
qu'il  avait  prêté  quelques  idées  aux  plus  grands 
philosophes.  Descartes  lui  aurait  emprunté  la 
méthode  du  doute  raisonné,  la  substitution  de 
l'évidence  à  l'autorité,  et  ses  vues  sur  l'infi- 
nité du  monde,  et  sur  les  tourbillons;  Spinoza 
lui  devrait  l'idée  d'un  Dieu  consubstantiel  à  l'u- 
nivers, d'une  cause  immanente,  et  la  distinction 
de  la  nature  naturante  et  de  la  nature  naturée  ; 
Leibniz,  la  théorie  des  monades,  et  l'optimisme  ; 
Schelling  avoue  qu'il  a  trouvé  dans  ses  ouvrages 
les  rudiments  du  principe  de  l'identité  des  cho- 


ses et  de  la  pensée,  et  a  écrit  son  nom  en  tête 
d'un  de  ses  livres.  La  théorie  du  minimum  et  du 
maximum  n'a  peut-être  pas  été  inutile  à  Hegel. 
Ces  rapprochements  no  doivent  pas  être  pris  trop 
au  sérieux  ;  mais  ils  prouvent  que  si  Bruno  n'a 
pas  laissé  un  système  régulier,  il  a  prodigué  les 
grandes  vues;  il  avait  plus  de  génie  que  de  mé- 
thode. 

Les  ouvrages  de  G.  Bruno  sont  très-nombreux, 
et  la  liste  en  serait  longue,  on  la  trouvera  dans 
la  belle  étude  de  M.  Barthblmess.  Deux  recueils 
suffisent  pour  étudier  sa  doctrine  :  Opère  di 
Giordano  Bruno,  publiés  par  Wagner,  Leipzig, 
1830,  2  volumes  comprenant  les  ouvrages  écrits 
en  italien  :  Jordani  bruni  Nolani  scripla,  pu- 
bliés par  Grœfer,  Paris,  1834,  et  restés  incomplets. 
Sa  vie  a  été  racontée  par  trois  écrivains  :  Debs, 
Bruni  Nolani  Vila  et  plcata,  Paris,  1840;  Bar- 
tholmess,  Jordano  Bruno,  Paris,  1847,  2  vol.; 
Domenico  Berti,  Vita  di  Giordano  Bruno,  Flo- 
rence, 1868.  Pour  l'appréciation  de  ses  doctrines, 
outre  les  historiens  de  la  philosophie  on  consul- 
tera :  E.  Saisset,  Revue  des  Deux-Mondes,  15  juin 
1847  ;  T.  Vacherot,  Histoire  critique  de  l'école 
d'Alexandrie,  Paris,  1851,  t.  III,  p.  189;  F.  Bouil- 
lier.  Histoire  de  la  philosophie  cartésienne, 
Paris,  1854,  t.  I,  p.  11. 

BRYSON  ou  DRYSON.  Sous  ces  deux  noms 
on  a  coutume  de  désigner  un  seul  et  même  per- 
sonnage, un  disciple  de  l'école  mégarique,  qui 
passe  pour  avoir  été  à  son  tour  le  maître  de  Pyr- 
rhon;  mais  il  est  permis  de  croire,  ens'appuyant 
sur  l'autorité  de  Diogène  Laërce,  qu'il  y  a  eu  con- 
fusion. Selon  cet  ancien  historien  de  la  philoso- 
phie, Bryson  est  un  philosophe  cynique,  originaire 
de  l'Achaïe,  et  qui  a  été  l'un  des  maîtres  de  Gra- 
tès  (Diogène  Laërce,  liv.  VI,  ch.  lxx.\v).  Dryson  est 
le  nom  d'un  fils  de  Stilpon,  l'un  des  plus  grands 
représentants  de  l'école  de  Mégare  (td.,  liv.  IX, 
ch.  I.X]). 

BUCHEZ  (Philippe),  né  en  1796  dans  un  vil- 
lage belge  qui  faisait  alors  partie  du  département 
des  Ardennes,  mort  en  1866,  homme  politique, 
historien,  médecin,  théologien  et  philosophe  tout 
à  la  fois.  Il  étudiait  la  médecine  à  Paris,  dans  les 
premières  années  de  la  Restauration,  et  dès  lors 
se  signalait  par  l'ardeur  de  ses  opinions  républi- 
caines :  il  fondait,  avec  d'autres  amis^  la  char- 
bonnerie  française,  prenait  part  à  plusieurs  com- 
plots, et  surtout  à  l'affaire  de  Belfort,  qui  faillit 
lui  être  fatale.  Revenu  à  ses  études  scientifiques, 
et  déjà  connu  par  quelques  publications,  il  adopta 
pour  un  moment  les  doctrines  saint-simoniennes, 
travailla  à  la  rédaction  du  Producteur,  mais  se 
sépara  définitivement  de  l'école,  quand  elle  en- 
treprit de  fonder  une  religion.  Il  était  profondé- 
ment attaché  au  catholicisme,  qu'il  voulait  re- 
nouveler en  l'associant  à  la  démocratie,  à  la 
révolution,  et  à  l'idée  d'un  progrès  indéfini.  Cette 
conception  inspira  tous  ses  travaux  et  tous  ses 
actes  :  elle  domine  dans  le  journal  l'Européen 
qu'il  rédigea  presque  seul  de  1831  à  1832  et  de 
1835  à  1838;  dans  la  volumineuse  Histoire  par- 
lementaire de  la  Révolution  française,  qu'il  pu- 
blia de  concert  avec  M.  Roux  Lavergne  ;  elle  est 
aussi  le  trait  saillant  de  ses  deux  ouvrages  phi- 
losophiques :  Introduction  à  la  science  de  l'his- 
toire, Paris,  1833;  Essai  d'un  traité  complet  de 
philosophie  au  point  de  vue  du  catholicisme  et 
du  progrès,  Paris,  1840.  Devenu  le  chef  d'un  pe- 
tit groupe  de  publicistes  néo-catholiques,  il  n'en 
resta  pas  moins  un  des  membres  les  plus  respec- 
tés du  parti  républicain,  persévéra  dans  son  oppo- 
sition à  la  monarchie  de  Juillet,  devint  après  la 
révolution  de  1848  président  de  l'Assemblée  con- 
stituante, qu'il  délendit  faiblement  contre  l'at- 
tentat du  15  mai,  rentra  dans  la  vie  privée  à  la 


BUCH 


—  216  — 


BUDD 


chute  de  la  seconde  Republique,  et  après  avoir 
publié  quelques  ouvrages  de  physiologie  et  d'his- 
toire, mourut  en  186G. 

La  pliilosophie  de  Bûchez  est  celle  de  Tccole 
théologique  ;  elle  ressemble  beaucoup  à  celle  de 
de  Bonald,  malgré  la  différence  des  conclusions  ; 
elle  s'inspire  visiblement  des  opinions  de  Ros- 
mini  et  elle  se  rapproche,  malgré  sa  grande  in- 
fériorité métaphysique,  de  la  doctrine  de  Bordas- 
Démoulin,  qui  poursuit  le  même  but  ou  plutôt  la 
même  chimère,  la  confusion  de  la  science  et  de 
la  révélation....  Elle  manque  surtout  de  profon- 
deur et  de  cohésion;  et  malgré  ses  prétentions  à 
l'originalité.  Bûchez,  qui  laisse  voir  à  chaque  page 
une  ignorance  profonde  des  travaux  des  philoso- 
phes anciens  et  modernes,  reproduit  sous  le  nom 
d'innovations  des  erreurs  souvent  proposées  avec 
plus  de  vraisemblance.  I!  se  croit  appelé  à  ouvrir 
une  voie  inconnue  à  la  science,  qui  jusqu'à  ce 
moment  est  restée  païenne.  Les  Grecs  qui,  d'a- 
près lui,  sont  les  serviles  imitateurs  des  Orien- 
taux, l'ont  corrompue  à  sa  source,  et  les  chrétiens, 
y  compris  saint  Thomas,  c^ui  est  convaincu  de 
paganisme,  n'ont  fait  que  dégager  plus  nettement 
de  cette  masse  confuse  les  fléaux  qu'elle  enve- 
loppe, à  savoir  le  matérialisme,  le  panthéisme, 
et  surtout  l'éclectisme.  Il  faut  restituer  à  la  phi- 
losophie la  vérité  religieuse,  fondée  sur  la  révé- 
lation, et  la  vérité  historique  qui  se  résume  dans 
la  loi  du  progrès.  L'intelligencehumaine  est  mal 
connue,  on  en  a  dénaturé  le  fait  capital,  à  savoir 
l'idée.  L'idée  est  un  phénomène  complexe,  im- 
pliquant deux  éléments  inséparables,  à  savoir,  un 
acte  de  l'esprit  et  un  mouvement  moléculaire  du 
cerveau.  L'impression  n'est  pas  seulement  un  an- 
técédent ou  une  condition  de  la  pensée,  elle  en 
est  une  partie  constitutive  ;  on  ne  l'en  dégage  que 
par  une  abstraction  artificielle  ;  le  fait  cérébral 
et  le  fait  intellectuel  ne  sont  rien  indépendam- 
ment l'un  de  l'autre,  et  le  spiritualisme  pur  est 
aussi  faux  que  le  matérialisme.  Si  l'on  objecte 
qu'il  est  difficile  d'expliquer  par  là  certaines 
idées  et  entre  autres  celle  de  l'infini.  Bûchez 
répond  que  cette  idée  se  produit  en  nous  par  la 
répétition  de  nos  actions  et  par  la  pensée  que 
nous  pouvons  les  répéter  toujours,  infiniment. 
Il  croit  de  bonne  foi  que  cette  explication  est  dé- 
cisive, et  non  moins  sincèrement  qu'elle  n'a  rien 
de  commun  avec  le  sensualisme.  Cependant  nous 
avons  des  idées  qui  ne  viennent  pas  des  sens  : 
celle  de  l'àme,  celle  de  Dieu,  celle  du  devoir. 
Faut-il  admettre  çu'il  y  a  un  mode  de  penser  tout 
à  fait  pur  et  isole  de  l'activité  cérébrale  ;  faut-il 
reconnaître  cette  faculté  mystérieuse  qu'on  ap- 
pelle la  raison?  Sans  doute  la  raison  est  natu- 
relle à  l'homme,  mais  elle  est  «  un  fait  physique 
et  animal,  »  comme  la  connaissance.  Ces  idées 
qui  sont  hors  de  sa  portée,  nous  viennent  d'une 
révélation,  et  la  première  parole  révélée  c'est 
celle  du  devoir^  «  la  morale,  loi  de  la  fonction 
humaine.  »  vérité  originelle  qui  sert  de  critérium 
à  toutes  les  autres,  et  à  la  révélation  elle-même, 
toujours  connue,  toujours  entendue,  principe  de 
toute  science,  bien  au-dessus  des  principes  mé- 
taphysiques, source  d'action  et  de  connaissance 
pour  l'individu,  idéal  d'organisation  pour  la  so- 
ciété. Cette  parole  féconde  crée  en  nous-même  la 
conscience  morale,  c'est-à-dire  la  faculté  de  l'en- 
1  tendre,  car  il  n'y  a  rien  d'inné  dans  nos  âmes; 
le  monde  extérieur  d'une  part,  et  la  révélation 
de  l'autre,  y  mettent  tout  ce  que  nous  appelons 
nos  idées.  Nous  sommes  même  obligés  de  raison- 
ner pour  nous  convaincre  qu'il  y  a  un  Dieu;  et  la 
meilleure  sinon  la  seule  preuve  qu'on  en  puisse 
fournir,  c'est  que  nous  parlons,  impuissants, 
comme  nous  sommes,  à  inventer  le  langage. 
Voilà  le  »  complément  du  catholicisme.  »  Voilà 


aussi  le  but  du  progrès,  marqué  d'avance,  imposé 
et  non  choisi,  révélé  et  non  découvert  par  l'hom- 
me. Néanmoins  l'expérience  nous  montre  que  le 
progrès  est  la  loi  universelle  de  la  création,  et 
confirme  cette  nécessité  d'une  ascension  vers  le 
meilleur.  On  en  découvre  les  preuves  dans  les 
couches  superposées  du  globe,  dans  la  formation 
successive  d'êtres  vivants  de  plus  en  plus  parfaits, 
dans  les  évolutions  de  la  vie  depuis  ses  premiers 
efforts  dans  l'embryon,  jusqu'à  son  épanouisse- 
ment dans  l'animal  complet.  Partout  la  matière 
obéit  à  Dieu  qui  en  diminue  la  passivité,  non  pas 
par  son  action  directe,  mais  par  celle  des  êtres 
qu'il  crée  successivement.  Le  monde  est  donc  im- 
parfait, mais  il  le  sera  de  moins  en  moins  :  «Dieu 
le  fera  meilleur.  »  Quant  à  nous,  sans  doute  nous 
devons  disparaître  et  faire  place  à  d'autres  créa- 
tures moins  misérables  ;  mais  l'avenir  ne  nous  en 
appartient  pas  moins.  Nous  ne  sommes  en  défi- 
nitive, chacun  pris  à  part,  qu'un  mot  de  Dieu  ; 
«  nous  retournerons  prendre  place  dans  sa  mé- 
moire, et  y  représenter  notre  existence  terrestre 
tout  animée  encore  des  sentiments  de  la  terre.  » 
Toutes  ces  idées  sont  mêlées  à  des  vues  scienti- 
fiques qui,  suivant  le  jugement  de  Geoffroy  Saint- 
Hilaire  {Revue  encyclopédique ,  juillet  et  août 
1833),  ne  sont  pas  plus  solides  que  la  philosophie 
aventureuse  dont  on  vient  de  lire  l'esquisse.  Voy. 
Damiron,  Essai  sur  l'histoire  de  la  philosophie 
au  xix°  siècle.  Paris.  1834,  t.  II  ; —  Jules  Simon, 
Philosophie  de  M.  Bûchez,  Revue  des  Deux-Mon- 
des, 16  mai  1841  ;  —  OU,  Manuel  d'histoire  uni- 
verselle, Paris,  1842.  E.  C. 

BUDDÉE  OU  BUDDEUS  (Jean-François),  qu'il 
ne  faut  pas  confondre  avec  notre  Guillaume  Budé, 
naquit  en  1677  à  Anklam,  dans  la  Poméranie. 
Après  avoir  terminé  ses  études  à  l'université  de 
Wittemberg^  il  enseigna  successivement  la  phi- 
losophie à  lena,  les  langues  grecgue  et  latine  au 
gymnase  de  Cobourg,  la  morale  a  Halle  ;  puis  il 
revint  à  léna  en  1705,  pour  y  occuper  une  chaire 
de  théologie,  et  mourut  en  1729.  Plus  théologien 
que  philosophe,  plus  distingué  comme  professeur 
que  comme  écrivain,  Buddée  a  cependant  rendu 
de  grands  services  à  la  science  philosophique  par 
ses  recherches  sur  l'histoire  de  la  philosophie,  et 
les  ouvrages  qu'il  publia  sur  ce  sujet  ont  obtenu, 
pendant  un  temps,  une  véritable  estime.  11  a 
combattu  le  dogmatisme  de  Wolf,  et  s'est  déclaré 
franchement  éclectique;  cependant  l'on  se  trom- 
perait si  l'on  croyait  que  cet  éclectisme  fût  en- 
tièrement au  profit  de  la  science  et  de  la  raison. 
Dans  les  questions  difficiles,  mais  qui  sont  pour- 
tant du  ressort  de  la  philosophie,  Buddée  en  ap- 
pelle souvent  à  la  révélation  et  ne  recule  pas 
même  devant  le  mysticisme.  C'est  ainsi  qu'il 
cherche  à  établir  psychologiquement,  comme  un 
fait  possible,  l'apparition  des  esprits  et  leur  in- 
fluence sur  l'àme  humaine.  11  est  plus  heureux 
lorsqu'il  soutient,  contre  Descartes,  que  la  nature 
de  l'esprit  ne  consiste  pas  dans  la  seule  pensée, 
et  qu'il  cherche  à  établir  l'influence  de  la  volonté. 
Mais  soit  dans  la  volonté,  soit  dans  la  pensée  ou  l'en- 
tendement. Buddée  reconnaît  deux  états  :  l'état  de 
maladie  et  l'état  de  santé.  L'entendement  souffre 
dans  le  doute,  dans  l'erreur,  dans  la  défiance,  dans 
l'étonnement  même.  Les  maladies  de  la  volonté 
peuvent  toutes  se  réduire  à  l'égoïsme.  Il  reconnaît 
aussi  des  altérations  des  fonctions  de  l'àme  qui  ont 
leur  source  dans  le  corps,  et  qu'il  explique  en  même 
temps  par  le  dogme  de  la  chute  de  l'homme  ;_tels 
sont  la  folie,  le  délire,  l'idiotisme,  et,  en  général, 
toutes  les  infirmités  de  ce  genre.  Dans  ses  recher- 
ches historiques,  Buddée  est  plein  de  conscience  et 
d'érudition;  mais  sa  critique  manque  de  profon- 
deur. Voici  la  liste  de  ceux  de  ses  écrits  qui  peu- 
vent intéresser  ce  Recueil:  Uisloria juris nalu- 


BUFF 


—  217 


BUFF 


rœ,  etc.,  contenu  dans  un  ouvrage  plus  général 
qui  a  pour  litre  :  Sclccta  juris  nalurœ  cl  (/en- 
tiuin,  in-8,  Halle,  1704;  —  Elementa  phiïoso- 
j)liiœ  instrumcntalis  seu  institutionum  philo- 
sophice  eclecticœ,  t.  I,  in-8,  Halle,  1703;  7"*  édit., 
1719;  —  t'icmcnta  jihiloaophice  Iheorelicœ  seu 
inslitulionum  philosophiœ  eclecticœ,  t.  II,  in-8. 
Halle,  1703;  6"  édit.,  1717;  —  Elementa  philo- 
sopliiœpracticœ  seu  institutionum  philosophiœ 
eclecticœ,  t.  lîl,  in-8,  Halle,  1703;  7'  édit.,  1717  ; 
—  Thèses  de  alheismo  et  superstitione,  in-8, 
léna,  1717;  trad.  ail.  du  môme  ouvrage,  in-8, 
1723;  trad.  franc,  avec  des  remarq.  liist.  et  phil., 
in-8,  Amsterdam  et  Leipzig,  1756;  —  Analecta 
hisloriœ  philosophiœ,  in  8,  Halle,  1706-  2''  édit., 
1724;  —  fntroductio  ad  historiam  philosophiœ 
Hebrœorum,  in-8.  Halle,  1702,  réimprimé  en 
1721;  —  Sapientia  veterum,  h.  e.  Dicta  illus- 
triora  septem  Grœciœ  sapientium  cxplicata, 
in-4.  Halle,  1699;  —  De  xaflapaei  pylhagorico- 

{Hatonica,  in-4,  Halle,  1701,  et  réimprimé  dans 
es  Analecta,  dont  nous  avons  parlé  plus  haut; 
Introduclio  in  philosophiam  stoicam,  en  tête 
des  Œuvres  d'Antonin  (Marc-Aurèle),  édition  de 
WoUe,  in-8,  Leipzig,  1729;  —  Exercitationes 
historico-philosophicœ,  iaS,  Halle,  1695-1696; — 
Isagoge  historico-lheologica  ad  theologiam  uni- 
versam,  etc.,  2  vol.  in-4,  Leipzig,  1727;  —  Bud- 
dei  dissertalionum  aliorumque  scriptoruni  a  se 
eut  suis  auspiciis  edilorum  isagoge,  in-8,  léna, 
1724,  3'  édit.  ;  —  Réflexions  sur  la  philosophie 
de  Wolf,  in-8,  Fribourg,  1724  (ail.);  —Modeste 
réponse  aux  observations  de  Wolf,  in-8,  léna, 
1724  (ail.);  —  Modeste  démonstration  pour 
prouver  que  les  difficultés  proposées  par  Bud- 
deus  subsistent,  in-8,  ib.,  1724  (ail.). 

BUFFIER  (Claude)  naquit  en  Pologne,  de  pa- 
rents français,  en  1640.  Encore  enfant,  il  fut  ra- 
mené en  France  et  naturalisé  Français.  Il  acheva 
ses  études  au  collège  de  Rouen,  tenu  par  les  jé- 
suites, et  entra  dans  leur  compagnie  à  l'âge  de 
dix-neuf  ans.  A  la  suite  d'un  démêlé  avec  l'arche- 
vêque de  Rouen,  il  alla  à  Rome,  et  de  Rome  il 
revint  à  Paris,  dans  le  collège  des  jésuites,  où  il 
passa  une  vie  consacrée  tout  entière  à  l'étude  et 
a  l'enseignement.  Il  mourut  en  1737. — Il  a  com- 
posé un  grand  nombre  d'ouvrages  sur  la  philo- 
sophie_,  sur  l'éducation  et  la  religion.  La  plupart 
ont  été  réunis  par  l'auteur  en  une  collection  à 
laquelle  il  a  donné  pour  titre  :  Cours  des  sciences 
sur  des  principes  nouveaux  et  simples,  in-f", 
Paris,  1732,  et  qui  forme  une  véritable  encyclo- 
pédie où  l'intelligence  et  l'application  des  vérités 
scientifiques  sont  mises  à  la  portée  de  tous  les 
esprits. 

Quoique  Voltaire  ait  dit  dans  son  Siècle  de 
Louis  XIV  que  le  P.  Buffier  était  le  seul  jésuite 
qui  eût  écrit  quelque  chose  de  raisonnable  en  phi- 
losophie, quoique  Reid  et  Destutt  de  Tracy  aient 
fait  de  lui  de  grands  éloges,  il  est  demeuré  trop 
oublié  et  n'a  pas  encore  obtenu  la  place  qui  lui 
est  due  dans  l'histoire  de  la  philosophie  française. 

Le  P.  Buffier,  comme  philosophe,  relève  à  la 
fois  de  Descartes  et  de  Locke.  Un  jésuite  à  demi 
cartésien  au  commencement  du  xviir  siècle,  c'est 
quelque  chose  de  piquant  et  d'étrange  pour  qui- 
conque connaît  l'histoire  de  la  philosophie  car- 
tésienne? En  effet,  que  n'avait  pas  entrepris  contre 
cette  philosophie  l'ordre  des  jésuites  !  Il  avait 
provoqué  des  arrêts  de  proscription,  il  avait  sus- 
cité un  vrai  commencement  de  persécution.  Ce- 
pendant, quelques  années  plus  tard,  la  compagnie 
approuve  le  P.  Buffier,  qui  adopte  la  plupart  de 
ces  mêmes  principes  auxquels  elle  avait  si  vive- 
ment déclaré  la  guerre.  Dans  un  changement 
aussi  rapide  il  faut  voir  la  victoire  complète  de 
la  révolution  cartésienne  et  la  force  triomphante 


de  ses  principes.  Le  P.  Buffier  est  tout  entier  ani- 
mé de  l'esprit  pliilosopliique  nouveau;  il  a  com- 
plélenicnt  dépouillé  ces  formes  de  la  scolastique 

Eour  lesquelles  son  ordre  avait  longtemps  com- 
attu,  et  il  fait  bon  marché  des  accidents  absolus 
et  des  formes  substantielles.  Mais  l'influence  de 
Descartes  se  révèle  [)lus  encore  par  ce  qui  se 
trouve  dans  le  Traité  des  vérités  premières,  que 
par  ce  qui  ne  s'y  trouve  pas.  En  effet,  le  P.  Buf- 
fier adopte  le  critérium  de  l'évidence;  il  suit  la 
méthode  de  Descartes,  il  professe  de  l'estime  pour 
le  fameux  «  Je  pense,  donc  je  suis;  »  il  admet 
des  idées  innées  au  sens  même  où  l'entend  Des- 
cartes. Mais^àcùtéde  l'influence  de  Descartes,  on 
reconnaît  l'influence  de  Locke,  dans  la  philoso- 
phie du  P.  Bulfier.  Il  manifeste  pour  Locke  la 
plus  vive  admiration;  comme  lui,  il  restreint  la 
philosophie  dans  les  bornes  d'une  analyse  de  l'en- 
tendement humain"  comme  lui,  il  combat  la 
preuve  cartésienne  ae  l'existence  de  Dieu  par  l'in- 
fini et  confond  l'infini  avec  l'indéfini.  Mais,  sur 
la  question  de  l'origine  des  idées,  le  P.  Buffier 
se  sépare  de  Locke  pour  revenir  à  Descartes,  et 
il  soutient  contre  Locke  l'existence  de  principes 
innés  auxquels  il  donne  le  nom  de  ventés  pre- 
mières, par  des  arguments  qui  contiennent  en 
Çerme  tous  ceux  que,  depuis,  a  développés  l'école 
écossaise. 

Après  avoir  signalé  les  deux  grandes  influences 
philosophiques  qu'a  subies  le  P.  Buffier,  nous  al- 
lons exposer  ce  qu'il  y  a  de  plus  original  dans  sa 
propre  philosophie.  Cette  philosophie  est  contenue 
tout  entière  dans  le  Traité  des  vérités  premières, 
et  elle  est  résumée  sous  forme  de  dialogues  dans 
les  Eléments  de  Métaphysique  mis  à  la  portée 
de  tout  le  monde. 

Y  a-t-il  des  vérités  premières,  c'est-à-dire  des 
propositions  qui  n'aient  pas  besoin  d'être  prouvées, 
qui  soient  évidentes  par  elles-mêmes?  Rien  n'est 
plus  important  qu'une  pareille  recherche,  la  pos- 
sibilité de  la  science  dépend  de  son  résultat.  Car, 
s'il  n'est  point  de  premières  vérités,  il  n'en  est 
point  de  secondes,  ni  de  troisièmes,  il  n'en  est 
d'aucun  ordre  et  d'aucune  nature.  Or,  selon  le 
P.  Bulfier,  il  existe  de  telles  vérités;  d'abord  il 
en  est  qui  découlent  du  sentiment  de  notre  propre 
existence.  Ainsi,  cette  vérité,  que  nous  pensons, 
que  nous  existons,  n'est-elle  pas  une  vérité  pre- 
mière, évidente  par  elle-même?  Mais  si  le  sens 
intime  est  une  source  de  vérités  premières,  il 
n'est  pas  la  seule,  comme  quelques  philosophes 
l'ont  prétendu.  A  suivre  le  sentiment  de  ces  phi- 
losophes, il  n'y  aurait  rien  d'évident  que  le  fait 
de  notre  propre  existence;  par  conséquent  nous 
ne  pourrions  être  certains  ni  de  l'existence  de  la 
matière,  ni  de  l'existence  de  nos  semblables.  De 
telles  conséquences  sont  extravagantes,  donc  le 
principe  d'où  elles  découlent  est  lui-même  extra- 
vagant, et  il  faut  admettre  l'existence  d'une  autre 
source  de  vérités  premières.  Ce  raisonnement  par 
l'absurde  est  le  raisonnement  favori  du  P.  Buffier, 
et  d'ordinaire  il  n'en  emploie  pas  d'autre. 

Quelle  est  cette  autre  source  de  vérités  pre- 
mières? C'est  le  sens  commun,  qu'il  définit  :  «  la 
disposition  que  la  nature  a  mise  dans  tous  les 
hommes  pour  leur  faire  porter,  à  tous,  un  juge- 
ment communet  uniforme  sur  des  objets  différents 
du  sentiment  intime  de  leur  propre  perception, 
jugement  qui  n'est  point  la  conséquence  d'un 
jugement  antérieur.  »  Il  décrit  ensuite,  en  dé- 
veloppant cette  définition,  les  caractères  auxquels, 
toujours,  sans  se  tromper,  on  peut  reconnaître 
ces  vérités  premières.  Elles  sont  universelles, 
elles  se  manifestent  chez  quiconque  est  doué  de 
raison.  Celui  qui  ne  les  aurait  pas  en  son  esprit 
ne  pourrait  porter  aucun  jugement  vrai  et  certain 
sur   tout  ce  qui  n'est  pas  sa  propre  existence. 


BUFF 


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BUFF 


Non-seulement  elles  sont  universelles,  mais  encore 
elles  déterminent  nécessairement  l'esprit  :  ainsi 
il  nous  est  tout  aussi  impossible  de  juger  que  la 
nature  n'existe  pas,  qu'il  nous  est  impossible  de 
juger  que  nous-mêmes  n'existons  pas.  Enfin  elles 
n'ont  point  de  vérités  antérieures;  et  si  quelqu'un 
niait  une  do  ces  vérités,  il  serait  impossible  de 
la  lui  démontrer  par  aucune  vérité  plus  simple 
et  plus  évidente.  Le  P.  Buffier  donne  les  exemples 
suivants  de  ces  premières  vérités  :  «  1°  Il  y  a 
d'autres  êtres  et  d'autres  hommes  que  moi  au 
monde;  2°  il  y  a  dans  eux  quelque  chose  qui 
s'appelle  vérité,  sagesse,  prudence;  3°  il  se  trouve 
dans  moi  quelque  chose  qui  s'appelle  intelligence 
et  quelque  chose  qui  n'est  point  cette  intelligence 
et  qu'on  appelle  corps;  4°  ce  que  disent  et  pensent 
les  hommes  en  tous  les  temps  et  en  tous  les  pays 
du  monde  est  vrai  ;  5°  tous  les  hommes  ne  sont 
pas  d'accord  à  me  tromper  et  à  m'en  faire  ac- 
croire ;  6°  ce  qui  n'est  point  intelligence  ne  saurait 
produire  tous  les  effets  de  l'intelligence,  ni  des 
parcelles  dematière  remises  au  hasard  former  un 
ouvrage  d'un  ordre  et  d'un  mouvement  régulier.  » 

Cette  liste,  que  le  P.  Buffier  n'a  pas^  la  pré- 
tention de  donner  comme  complète,  présente  de 
nombreuses  analogies  avec  la  liste  que  Reid  a 
donnée  des  mêmes  principes  sous  le  nom  de  pre- 
miers principes  des  vérités  contingentes.  Dans 
l'une  et  l'autre  liste  on  peut  remarquer  des  défauts 
analogues,  des  lacunes,  du  vague  et  des  répéti- 
tions. Le  P.  Buffier,  prenant  ensuite  une  à  une 
chacune  des  vérités,  montre  qu'elle  porte  avec 
elle  les  caractères  distinctils  des  vérités  premières. 

Cette  théorie  du  sens  commun  est  ce  qu'il  y  a 
de  plus  important  et  de  plus  caractéristique  dans 
la  philosophie  de  Buffier.  C'est  au  nom  de  ces 
vérités  premières  du  sens  commun  qu'il  juge 
tous  les  systèmes,  et  qu'il  tranche  ou  déclare 
insolubles,  sans  hésiter,  la  plupart  des  questions 
de  la  métaphysique,  et  toute  discussion  se  ré- 
sume, pour  lui,  en  un  appel  au  sens  commun. 
En  un  mot,  il  a  la  même  méthode,  les  mêmes 

f recédés,  le  même  horizon  philosophique  que 
école  écossaise.  Pour  nous,  ce  n'est  pas  tout  à 
fait  ainsi  que  nous  concevons  le  rôle  de  la  phi- 
losophie. Sans  doute  elle  doit  constater  l'existence 
de  vérités  premières,  évidentes  par  elles-mêmes; 
mais  là  n'est  pas  toute  sa  tâche.  L'existence  de 
ces  vérités  étant  établie,  il  faut  en  rechercher 
l'origine,  il  faut  remonter  à  leur  source.  Comment 
se  fait-il  que  certaines  vérités  marquées  du  double 
caractère  de  l'universalité  et  de  la  nécessité  se 
retrouvent  dans  toutes  les  intelligences?  Quelle 
est  la  source  commune  d'où  elles  découlent?  C'est 
là  une  question  que  le  P.  Buffier  n'a  pas  résolue, 
qu'il  ne  s'est  pas  même  posée.  En  outre,  s'en 
tenir  aux  affirmations  pures  et  simples  du  sens 
commun,  c'est  retrancher  de  la  philosophie  toute 
l'ontologie,  et  les  questions  qui  de  tout  temps  ont 
eu  le  privilège  d'intéresser  au  plus  haut  degré  le 
genre  humain.  La  philosophie,  sans  nul  doute, 
ne  doit  jamais  aller  contre  les  vérités  universel- 
lement reconnues;  mais  elle  peut,  mais  elle  doit 
aspirer  à  en  rendre  compte.  En  effet^  à  quoi  se 
bornent  les  affirmations  de  vérités  du  sens 
commun?  Elles  nous  attestent  que  tout  phéno- 
mène se  rapporte  à  une  substance  et  à  une  cause; 
mais  elles  ne  nous  apprennent  rien  sur  la  nature 
de  cette  substance  et  de  cette  cause.  Le  sens 
commun  nous  affirme  l'existence  du  temps  et  de 
l'espace  ;  mais  si  vous  l'interrogez  sur  la  nature 
du  temps  et  de  l'espace,  il  ne  vous  répondra  pas. 
De  même,  il  nousaifirme  l'existence  d'une  beauté, 
d'une  justice;  mais  il  ne  sait  pas  en  quoi  consiste 
l'essence  de  cette  beauté  et  de  cette  justice.  Donc, 
si  la  philosophie  comprend  nécessairement  ces 
grandes   questions  relatives  à  la  nature  de   la 


substance,  de  l'espace,  du  temps,  de  la  justice, 
de  la  beauté,  la  philosophie  ne  peut  s'en  tenir 
au  sens  commun,  puisque  sur  ces  questions  le 
sens  commun  est  m.uet.  Or  l'esprit  humain  ne  se 
pose-t-il  pas  ces  questions,  et  la  philosophie  ne 
doit-elle  pas,  en  conséquence,  les  agiter  et  s'ef- 
forcer de  les  résoudre?  Ainsi,  la  philosophie, 
comme  Buffier,  Reid  et  la  plupart  des  philosophes 
écossais  semblent  le  croire,  ne  doit  pas  se  tenir 
dans  les  bornes  des  croyances  du  sens  commun, 
elle  doit  les  approfondir  et  les  expliquer  sous 
peine  d'en  demeurer  à  un  dogmatisme  vulgaire. 

A  côté  de  la  théorie  du  sens  commun,  on  trouve 
encore  dans  le  Traité  des  vérités  premières 
quelques  questions  que  le  P.  Buffier  a  traitées  avec 
une  certaine  originalité,  et  résolues  à  l'avance 
dans  le  sens  de  l'école  écossaise  :  telles  sont  les 
deux  questions  de  la  valeur  du  témoignage  des 
sens  et  de  la  nature  des  idées.  Tous  les  philoso- 
phes de  toutes  les  écoles  s'accordaient,  à  cette 
époque,  à  déclarer  suspect  et  trompeur  le  témoi- 
gnage des  sens;  Buffier,  néanmoins,  entreprend 
d'en  défendre  en  une  certaine  mesure  la  légiti- 
mité. Il  explique  assez  bien  la  vraie  cause  des 
prétendues  erreurs  attribuées  aux  sens.  Ce  ne 
sont  pas  les  sens  qui  nous  trompent,  mais  les 
jugements  que  nous  portons  à  l'occasion  du 
témoignage  des  sens  :  les  sens  ne  nous  montrent 
jamais  que  ce  qu'ils  doivent  nous  montrer  con- 
formément aux  lois  générales  de  la  nature.  Ainsi 
l'objet  propre  de  la  vue,  c'est  la  couleur.  Toutes 
les  couleurs  que  nous  montre  la  vue  n'ont  que 
deux  dimensions  et  sont  toutes  sur  un  même 
plan;  néanmoins  nous  voulons  juger  par  la  vue 
de  ce  qui  est  l'objet  propre  du  toucher,  à  savoir  : 
des  distances  et  des  dimensions  des  corps,  et 
alors  il  nous  arrive  de  nous  tromper;  mais 
l'erreur  vient  de  ce  jugement  par  lequel  nous 
«tendons  arbitrairement  les  affirmations  immé- 
diates du  sens  de  la  vue  au  delà  de  leurs  vraies 
limites,  et  non  du  témoignage  de  la  vue.  Toutes 
les  erreurs  imputées  à  l'ouïe  et  aux  autres  sens 
s'expliquent  de  la  même  manière;  toutes  pro- 
viennent, non  du  témoignage  direct  et  immédiat 
de  chacun  de  ces  sens,  mais  des  jugements  par 
lesquels  nous  en  étendons  arbitrairement  la 
portée.  Reid  a  traité  la  même  question  avec  plus 
d'étendue,  et  il  la  résout  aussi  de  la  même  ma- 
nière et  à  peu  près  avec  les  mêmes  arguments. 

Buffier  a  encore  devancé  Reid  sur  la  question 
de  la  nature  des  idées,  sans  toutefois  y  attacher 
la  même  importance.  En  effet,  dans  un  chapitre 
intitulé  :  Ce  qu'on  peut  dire  d'intelligible  sur 
les  idées,  il  définit  les  idées  de  pures  modifica- 
tions de  notre  àme,  qui  ne  peuvent  pas  plus  être 
distinguées  de  l'entendement  que  le  mouvement 
du  corps  remué.  Dans  ses  observations  sur  la 
métaphysique  de  Malebranche,  il  soutient  encore 
que  les  idées  ne  sont  pas  des  êtres  réels  distincts 
de  l'esprit  qui  connaît,  et  que  leur  réalité  est 
une  réalité  purement  idéale.  Il  est  impossible  de 
condamner  d'une  manière  plus  expresse  la  théorie 
des  idées  représentatives. 

Tels  sont  les  points  les  plus  remarquables  et 
les  plus  originaux  du  Traitédes  vérités  premières. 
Le  P.  Buffier,  dans  le  même  ouvrage,  aborde  bien, 
il  est  vraij  une  foule  de  questions  métaphysiques 
relatives  a  la  nature  des  êtres,  à  la  nature  de 
l'àme,  à  la  liberté,  à  l'immortalité  ;  mais  il  les 
traite  et  les  résout  un  peu  superficiellement,  et 
le  plus  souvent  il  ne  semble  pas  même  entrevoir 
les  vraies  difficultés.  Néanmoins,  et  malgré  ses 
défauts  et  ses  lacunes,  la  philosophie  du  P.  Buffier, 
placée  entre  la  philosophie  de  Descartes,  qui, 
comme  système,  va  bientôt  mourir^  en  laissant 
toutes  les  sciences  et  toute  la  société  pénétrées 
de  son  esprit  et  de  sa  méthode,  et  la  philosophie 


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219  — 


BUFF 


do  Locke  qui  va  lui  succéder,  possède  une  cer- 
taine originalité  qui  lui  est  propre  et  mérite 
assurément  une  part  dans  les  éloges  qui  ont  clé 
[irodigués  à  la  pl^ilosophio  écossaise.  Entre  Reid 
(  t  le  P.  BulTier,  les  analogies  sont  nombreuses: 
tous  deux  se  proposent  de  remettre  le  sens  com- 
mun en  honneur  ;  tous  deux,  au  nom  du  sens 
commun,  combattent  la  plupart  des  systèmes 
de  leur  temps;  tous  deux  proclament  l'existence 
d'un  certain  nombre  de  vérités  premières  qu'on 
ne  peut  méconnaître  et  môme  chercher  à  dé- 
montrer sans  tomber  dans  les  conséquences  les 
plus  extravagantes  de  l'idéalisme  et  du  scepti- 
cisme; tous  deux  ont  le  tort  de  s'en  tenir  trop 
souvent  à  ces  affirmations  du  sens  commun, 
sans  chercher  à  les  expliquer,  comme  doit  le 
l'aire  toute  vraie  philosophie.  Les  analogies  n'exis- 
tent pas  seulement  dans  le  fond,  mais  encore 
dans  la  forme  :  tous  deux  combattent  leurs  ad- 
versaires avec  l'arme  do  l'ironie,  et,  au  nom 
du  sens  commun,  ne  se  font  pas  faute  de  les 
renvoyer  aux  petites  maisons;  toutes  deux  en- 
fin ont  une  clarté  quelquefois  un  peu  superfi- 
cielle et  un  peu  diil'use,  puisée,  en  partie,  dans 
les  habitudes  de  l'enseignement.  Enfin  il  y  a 
dans  le  P.  Buffier  une  certaine  libéralité  d'esprit 
qu'on  est  étonné  de  rencontrer  chez  un  Père 
jésuite,  et  qui  le  rapproche  encore  de  Reid  et  des 

Shilosophes  de  l'école  écossaise.  Cette  libéralité 
'esprit  se  manifeste  surtout  dans  son  examen 
des  préjugés  vulgaires,  où,  sous  la  forme  d'un 
badinagc  ingénieux  et  léger,  se  cachent  des 
apologies  de  la  liberté  de  penser  et  d'écrire,  et 
des  protestations  souvent  justes  et  hardies  contre 
les  opinions  le  plus  généralement  reçues  dans  la 
société.  Il  s'y  élève  contre  la  censure,  qui,  sous 
prétexte  d'arrêter  les  mauvais  livres,  en  arrête 
une  foule  de  bons  ;  il  soutient  qu'il  y  a  beaucoup 
moins  de  mauvais  livres  que  d'ordinaire  on  ne 
se  l'imagine,  et  que  dans  presque  tous  il  y  a 
quelque  bon  côté.  Enfin  il  développe  et  justifie, 
d'une  manière  fort  galante,  cette  thèse,  que  l'in- 
telligence des  femmes  est  tout  aussi  apte  aux 
sciences  que  l'intelligence  des  hommes.        F.  B. 

BUFFON  (Georges-Louis  Leclerc,  comte  de), 
né  à  Montbar  le  7  septembre  1707,  mort  à  Paris 
au  Jardin  du  roi  le  17  avril  1788. 

La  plus  grande  gloire  de  Buffon  est  celle  de 
l'éctivain  et  du  savant;  mais  la  science,  à  la 
hauteur  où  elle  s'élève  avec  le  génie,  est  insépa- 
rable de  la  philosophie.  Outre  que  les  travaux  de 
Buffon  sont  remplis  de  ces  vues  générales  où  la 
philosophie  et  la  science  proprement  dites  ne  se 
distinguent  plus,  on  y  rencontre  aussi  certaines 
théories  particulières  sur  des  questions  qui  agitent 
spécialement  les  philosophes,  sur  l'esprit  humain, 
sur  la  différence  qui  sépare  l'homme  de  la  bête, 
sur  les  sens,  sur  la  vie,  sur  la  nature  et  sur  Dieu. 
Renvoyant  le  lecteur  aux  nombreux  historiens  de 
la  littérature  ou  de  la  science  qui  ont  jugé  le 
style  de  l'écrivain  et  les  mérites  du  naturaliste, 
et  aux  biographes  plus  nombreux  encore  de 
Buffon,  nous  nous  bornons  à  exposer  dans  ce 
Dictionnaire  des  sciences  philosophiques  l'ensem- 
ble de  ses  idées  philosophiques,  soit  générales, 
soit  particulières. 

Si  l'on  ne  fait  pas  des  travaux  de  Buffon  une 
étude  complète  et  suffisamment  attentive,  comme 
il  peut  arriver  à  celui  qui  y  chercherait  surtout 
les  beautés  de  son  langage;  si  on  lit  sans  ordre, 
sans  suite  et  sans  tenir  compte  des  dates  quelques 
fragments  détachés  de  son  œuvre  immense;  si 
l'on  rapproche, certains  passages  de  la  Théorie  de 
la  terre,  des  Époques  de  la  nature,  ou  de  toute 
autre  partie  de  l'Histoire  7ialurelle,  on  peut,  on 
doit  même  être  frappé  de  la  différence  et  parfois 
de  la  contradiction  des  opinions  et  des  théories 


de  Buffon  .sur  un  môme  sujet.  Quelques-uns  en 
ont  conclu  que  Buffon  était  un  magnifique 
écrivain,  un  peintre  admirable  de  la  nature, 
mais  au  demeurant  un  savant  médiocre,  un  esprit 
sans  méthode  et  peu  philosopiiique.  Cette  di- 
versité, celle  contradiction  même  dans  les  idées 
sont  réelles,  mais  une  élude  sérieuse  de  l'œuvre 
entier  do  Buffon  les  explique  et  les  fait  tourner 
à  la  glorification  plutôt  qu'à  l'amoindrissement 
de  son  génie  philosophicjue. 

Une  intelligence  supérieure  n'a  pu  travailler 
durant  cinquante  années  consécutives,  avec  une 
régularité  proverbiale,  douze  et  quatorze  heures 
par  jour  au  milieu  des  richesses  du  cabinet  du 
roi  et  des  matériaux  affluant  de  toutes  les  parties 
du  monde,  étudier  les  cieux,  la  terre,  les  mi- 
néraux, l'homme,  les  quadrupèdes,  les  oiseaux, 
en  plein  xviii"  siècle,  lorsque  les  sciences  physi- 
ques et  naturelles  n'étaient  pas  encore  constituées, 
sans  faire  d'immenses  progrès  dans  la  découverte 
de  la  vérité,  sans  que  ses  yeux  s'ouvrissent  aux 
nouvelles  lumières  que  lui  apportaient  tous  les 
jours  des  faits  nouveaux,  sans  rejeter  quelques- 
unes  des  erreurs  inévitables  du  passé.  Dans  de 
semblables  circonstances,  l'inconséquence  avec 
soi-même  est  presque  une  condition  et  une  ga- 
rantie du  progrès.  Lorsqu'on  1739  Buffon  entreprit 
son  grand  ouvrage,  il  était  loin  de  savoir  tout  co 
qu'il  devait  apprendre  peu  à  peu  ;  son  siècle 
même  était,  comme  lui,  d'une  ignorance  relative, 
et  il  ne  connaissait  pas  tout  ce  que  savait  déjà 
son  siècle.  Il  avait  traduit  la  Statique  des  vé- 
gétaux de  Haies  et  la  Théorie  des  fluxions  de 
Newton;  mais  il  n'était  ni  botaniste,  ni  astronome, 
ni  géologue,  ni  anatomiste,  ni  zoologiste.  Il 
préférait  Tournefort  à  Linné  et  subissait  encore 
l'influence  de  Descartes.  Dans  son  Discours  sur 
la  manière  d'étudier  et  de  traiter  l'histoire  na- 
turelle, de  1749,  il  ne  voit  dans  la  méthode  et 
dans  les  classifications  que  des  procédés  purement 
artificiels,  que  des  mots  commodes  pour  alléger 
la  mémoire  et  ordonner  l'exposition;  il  fait  con- 
sister l'histoire  naturelle  dans  la  peinture  des 
individus;  il  range  les  quadrupèdes  selon  les 
services  qu'ils  nous  rendent.  Mais  dans  l'Histoire 
des  oiseaux  il  applique  cette  méthode  qu'il  mé- 
prisait autrefois  dans  Linné,  et  tout  en  conservant 
l'éclat  de  son  pinceau,  il  essaye  de  classer  les 
espèces  et  les  genres.  Il  commence  par  se  railler, 
dans  la  Théorie  de  la  terre,  des  faiseurs  de  romans 
qui  recourent,  pour  expliquer  la  formation  du 
globe,  à  des  causes  lointaines  et  possibles;  mais 
dans  son  article  c/e  la  Formation  des  planètes,  il 
met  en  œuvre  ces  mêmes  causes  possibles,  et  il  finit, 
dans  ses  Époques  de  la  nature,  par  construire 
le  plus  beau  de  ces  romans  physiques.  C'est  en 
s'instruisant  avec  cette  patience  dont  il  a  fait  lui- 
même  une  des  formes  du  génie  que  Buffon  est 
parvenu  à  établir  ou  à  deviner  quelques-unes 
des  plus  grandes  lois  de  la  nature.  C'est  ainsi 
qu'il  a  conçu  le  premier  cette  idée  que  la  nature 
suit  un  plan  général  et  unique  dans  la  structure 
des  êtres,  dont  le  développement  fait  la  gloire  de 
Geoffroy  Saint-Hilaire.  De  même  Buffon  a  pro- 
clamé la  continuité  de  l'échelle  des  êtres  toujours 
unis  les  uns  aux  autres  par  des  nuances  graduées; 
conceptions  trop  absolues  sans  doute  et  fondées 
sur  l'observation  insuffisante  des  seuls  vertébrés, 
mais  qui,  corrigées  par  les  progrès  de^  la  science, 
renferment  une  grande  part  de  vérité.  Si  Cuvier 
a  démontré  scientifiquement,  Buffon  a  du  moins 
deviné  la  loi  de  la  subordination  des  organes  et 
des  caractères.  Il  a  devancé  de  même  la  fameuse 
distinction  de  Bichat  entre  les  deux  vies  qu'il 
nommait  animale  et  organique  et  auxquelles  il 
assignait  déjà  pour  caractères  opposés  l'intermit- 
tence et  la  continuité.  Il  a  soupçonné  la  vérité 


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sur  les  fossiles.  Il  a  découvert  la  loi  générale  de 
la  distribution  des  animaux  sur  le  globe,  qu'une 
science  plus  avancée  n'a  fait  que  confirmer  et 
étendre.  Personne  n'a  mieux  affirmé  l'unité  de 
l'espèce  humaine  sous  la  diversité  des  races  : 
w  L'homme,  blanc  en  Europe,  noir  en  Afrique, 
îaune  en  Asie  et  rouge  en  Amérique,  n'est  que 
le  même  homme  teint  de  la  couleur  du  climat.  » 
A  cette  belle  raison  qui  se  corrige  elle-même, 
à  ces  idées  générales  qui  embrassent  facilement 
l'ensemble  des  faits  et  des  êtres,  à  ces  grandes 
vues  qui  devancent  l'avenir,  on  ne  saurait  mé- 
connaître un  esprit  vraiment  philosophique.  Rien 
n'est  plus  propre  à  donner  une  idée  des  change- 
ments et  des  progrès  apportés  par  le  travail  et 
les  années  dans  les  doctrines  de  Buffon  que  la 
comparaison  de  la  Théorie  de  la  terre  et  des 
Époques  de  la  nature,  le  premier  et  le  dernier 
de  ses  ouvrages.  Dans  le  premier,  distinguant  les 
causes  actuelles,  présentement  visibles,  par  les- 
quelles on  donne  de  ce  qui  est  une  explication 
fiositive,  des  causes  lointaines  et  possibles,  par 
esquelles  on  ne  fait  qu'imaginer  ce  qui  peut 
être,  il  construit  une  histoire  et  une  théorie  de 
la  terre.  Partout  jusque  sur  les  montagnes  on 
trouve  des  amas  de  coquilles,  donc  la  mer  a 
couvert  la  terre.  Les  couches  de  la  terre  sont 
horizontales,  donc  elles  n'ont  pu  être  déposées 
que  par  les  eaux.  Enfin  les  angles  des  montagnes, 
toujours  correspondants,  n'ont  pu  être  ainsi  formés 
que  par  les  courants.  La  terre  est  l'ouvrage  des 
eaux.  Puis,  dans  son  article  sur  la  Formation 
des  planètes,  il  met  en  œuvre  ces  causes  éloignées, 
possibles  et  non  plus  actuelles  et  lentes,  avec 
lesquelles  on  bâtit  des  romans  et  des  systèmes, 
et  il  bâtit  le  sien  à  son  tour.  Du  reste  il  ne  prétend 
pas  l'imposer  à  la  raison  ;  né  de  l'imagination,  c'est 
a  l'imagination  seule  que  le  système  s'adresse. 
Buffon  imagine  donc  qu'une  comète  a  frappé 
obliquement  le  soleil  et  en  a  détaché  des  parties 
qui  sont  devenues  les  planètes,  par  conséquent 
brûlantes  et  lumineuses  à  l'origine.  En  se  re- 
froidissant, cette  matière  du  soleil  est  devenue 
opaque;  les  vapeurs  se  sont  condensées  en  mers 
et  l'air  s'est  dégagé  des  eaux.  Cette  terre  du 
passé  est  donc  l'ouvrage  du  feu.  Ce  sont  deux 
époques  différentes  de  la  terre,  l'une  histori- 
que, l'autre  romanesque.  C'est  aussi  la  première 
ébauche  des  Epoques  de  la  nature.  Dans  ce 
second  ouvrage  séparé  du  premier  par  trente 
années  d'étude,  et  le  plus  grand  qui  soit  sorti  de 
sa  plume,  Bufi"on  complète,  modifie  son  système, 
et  distingue  sept  grandes  époques  de  la  nature. 
Remarquant  que  «  la  terre  est  enflée  à  l'équateur 
et  abaissée  sous  les  pôles  dans  les  proportions 
qu'exigent  la  pesanteur  et  la  force  centrifuge,  « 
il  en  conclut  qu'elle  a  d'abord  été  fluide;  de  ce 
que  le  globe  terrestre  a  une  chaleur  intérieure 
qui  lui  est  propre,  il  conclut  qu'il  a  été  incan- 
descent, et  distingue  une  première  et  une  seconde 
époque,  «  lorsque  la  terre  et  les  planètes  ont 
pris  leur  forme,  »  et  «  lorsque  la  matière  s'étant 
consolidée  a  formé  la  roche  intérieure  du  globe.» 
La  présence  des  coquilles  dans  les  plaines  et  sur 
les  montagnes  lui  permet  d'établir  une  troisième 
et  une  quatrième  époque,  «  lorsque  les  eaux  ont 
couvert  nos  continents,  »  et  «  lorsque  lès  eaux  se 
sont  retirées  et  que  les  volcans  ont  commencé 
d'agir.  »  De  la  présence  des  débris  d'éléphants 
dans  les  régions  septentrionales  du  vieux  et  du 
nouveau  monde,  il  induit  une  cinquième  et  une 
sixième  époque,  «  lorsque  les  éléphants  et  les 
autres  animaux  du  Midi  ont  habité  les  terres  du 
Nord,  »  et  «  lorsque  s'est  faite  la  séparation  des 
continents.  »  Enfin  l'absence  de  débris  humains 
dans  ces  monuments  du  passé  lui  permet  de 
distinguer   une    septième   et   dernière   époque, 


«  lorsque  la  puissance  de  l'homme  a  secondé  celle 
de  la  nature.»  Plusieurs  de  ces  inductions  hardies 
sont  erronées;  il  était  réservé  à  Cuvier  et  à 
quelques  autres  savants  plus  modernes  qui  ont 
mieux  connu  les  faits  de  corriger  ces  erreurs; 
mais,  comme  le  dit  M.  Flourens,  «  Buffon  a  vu  que 
l'histoire  du  globe  a  ses  âges,  ses  changements, 
ses  révolutions,  ses  époques,  comme  l'histoire  de 
l'homme.  Il  a  été  le  premier  historien  de  la  terre. 
Cet  art  de  faire  renaître  les  choses  perdues  de 
leurs  débris,  et  le  passé  du  présent,  ce  grand  art, 
le  plus  puissant  de  l'esprit  moderne,  c'est  à  Buffon 
qu'il  remonte.  » 

Entre  ces  deux  ouvrages  se  place  l'histoire  na- 
turelle de  l'homme,  des  quadrupèdes,  des  oiseaux 
et  des  minéraux.  C'est  dans  l'histoire  de  l'homme 
surtout  que  se  rencontrent  certaines  théories 
particulières  sur  des  questions  essentiellement 
philosophiques.  Ce  ne  sont  plus  ici  de  ces  vues 
générales  pour  lesquelles  Buffon  a  eu  des  suc- 
cesseurs et  des  égaux,  mais  point  de  supérieurs 
ni  presque  de  devanciers.  Quand  il  parle  de 
l'homme,  Buffon  a  derrière  lui  le  xvii«  siècle  et 
les  noms  imposants  de  Descartes  et  de  Locke; 
or  il  est  aise  de  reconnaître  que  ses  idées  sur 
l'homme  procèdent  à  la  fois  de  celles  de  ces 
deux  grands  philosophes,  et  qu'il  est  incontes- 
tablement inférieur  à  l'un  et  à  l'autre.  Ses 
hypothèses,  bâties  sur  des  faits  trop  peu  nombreux 
observés  par  quelques-uns  de  ses  contemporains 
et  dont  il  se  hâte  de  tirer  des  inductions  géné- 
rales et  arbitraires,  manquent,  non-seulement  de 
vérité,  mais  de  nouveauté,  de  clarté  et  de  pré- 
cision. Tremblay  et  Ch.  Bonnet  ont  remarqué, 
en  hachant  par  morceaux  des  polypes  d'eau  douce, 
que  chaque  morceau  devient  un  polype  complet; 
en  coupant  les  pattes  et  la  queue  d'une  sala- 
mandre, que  pattes  et  queue  repoussent,  peut- 
être  indéfiniment;  qu'en  séparant  un  ver  de 
terre  en  deux  parties,  ces  tronçons  se  complètent, 
la  tête  poussant  une  queue  nouvelle  et  la  queue 
une  nouvelle  tête.  Buffon  en  conclut  avec  Bonnet 
qu'un  individu  vivant  est  composé  d'une  infinité 
d'êtres  organiques,  dont  chacun  peut  devenir 
semblable  au  tout.  Ce  sont  des  germes  accumulés 
qui  peuvent  former  autant  d'individus  complets. 
Ch.  Bonnet  expliquait  la  génération  par  une 
hypothèse  empruntée  à  Leibniz,  celle  de  ïem,- 
botlement  des  germes.  Il  supposait  que  les  germes 
de  tous  les  êtres  préexistent  dans  la  matière  et 
sont  enfermés  les  uns  dans  les  autres,  c'est-à-dire 
les  enfants  dans  les  parents,  que  les  générations 
présentes  étaient  dans  les  générations  passées 
indéfiniment  et  en  sont  sorties  par  un  simple 
développement,  que  les  générations  futures  sont 
de  même  contenues  dans  les  présentes  et  se  dé- 
velopperont de  même.  Buffon  accepte  les  germes 
accum.ulés,  mais  il  repousse  Vemboîtemcnt  de 
Bonnet  et  de  Leibniz.  Il  suppose,  pour  expliquer 
la  nutrition  et  la  génération,  que  la  matière  est 
pleine  de  molécules  organiques  de  diverses 
espèces,  en  nombre  infini,  indestructibles,  tout 
à  fait  semblables  aux  homéomcries  d'Anaxagore. 
Ces  molécules  organiques  servent  à  la  nourriture 
de  l'animal  que  Bufion  représente  comme  une 
sorte  de  moule  intérieur  élastique,  qui  s'accroît 
sans  changer  de  formes  ni  de  proportions,  par 
l'admission  de  molécules  respectivement  sem- 
blables à  chacune  de  ses  parties,  à  peu  près 
comme  croît  et  se  renouvelle  la  machine  cor- 
porelle dans  la  physique  de  Descartes.  Quand  le 
corps  a  atteint  sa  croissance,  le  surplus  des  mo- 
lécules convenables,  au  lieu  d'être  rejeté  comme 
les  autres  molécules  organiques  qui  ne  convien- 
nent pas  à  l'homme,  s'accumule  dans  de  certains 
organes  et  y  forme,  sous  la  condition  indispen- 
sable du  mélange  des  liqueurs  des  deux  sexes, 


BUFF 


—  221  — 


BUHL 


des  individus  semblables  au  ptre  et  à  la  mèro 
]ur  la  réunion  de  molécules  semblables  à  toutes 
les  parties  du  corps.  Le  nouvel  individu  est  niàle 
uu  l'emelle,  selon  que  l'apport  de  molécules  pro- 
venant du  père  ou  de  la  mère  est  plus  considc- 
Me.  BufTon  croyait  voir  ces  molécules  organicTucs 
dans  les  animaux  infusoires  ou  spermatiques  dont 
il  méconnaissait  la  nature.  Il  admettait  même, 
malgré  les  expériences  de  Rédi,  la  génération 
spontanée  par  l'union  do  ces  molécules  qui, 
douées  d'activité,  se  rapprochaient  et  donnaient 
naissance,  à  l'état  libre,  à  des  êtres  inférieurs, 
champignons  ou  vers  de  terre,  et  même  dans 
l'intérieur  des  corps  vivants,  aux  parasites. 

Hommes  et  animaux  se  forment  de  même,  mais 
Buffon  établit  entre  eux  une  différence  qui  rap- 
pelle, sans  en  avoir  au  moins  la  clarté,  l'hypothèse 
cartésienne  des  animaux-machines.  Uescartes  re- 
fusait aux  bêtes,  non  pas  la  vie,  puisque  la  vie, 
même  dans  l'homme,  n'était  pour  lui  qu'un  mé- 
canisme, mais  l'intelligence  et  jusqu'à  la  sensi- 
bilité. Il  expliquait  la  production  de  leurs  actes, 
si  semblables  aux  nôtres  en  apparence,  par  le 
jeu  des  espritsanimaux  dans  les  nerfs  et  le  cerveau. 
Buffon  accorde  aux  bêtes,  outre  la  vie^  la  sensi- 
bilité, des  passions,  une  sorte  de  mémoire,  en  un 
mot  un  certain  degré  d'intelligence,  mais  le  tout 
procédant  de  la  môme  matière,  et  il  remplace  le 
jeu  des  esprits  animaux  par  celui  de  ce  qu'il  ap- 
pelle \&s  ébranlements  organiques.  Pour  l'homme, 
il  pense;  la  pensée  est  la  seule  forme  de  l'àmc 
indivisible,  immatérielle.  Voilà  un  pur  souvenir 
de  Descartes.  Mais,  sans  contester  ce  spiritualisme 
tout  cartésien  de  Buffon,  il  faut  reconnaître  qu'il 
n'est  pas  toujours,  ni  très-conséquent,  ni  très- 
intelligible;  que,  tout  en  admettant  la  doctrine 
de  Descartes  sur  l'âme  et  en  reproduisant  ses 
paroles,  Buffon  subit  également  l'influence  de 
Locke  et  des  tendances  générales  du  xviii"  siècle. 
C'est  par  la  contrariété  de  ces  deux  influences 

3ue  s'explique  cette  singulière  distinction  de 
eux  mémoires,  de  deux  sensibilités,  de  deux 
intelligences,  l'une  dérivant  de  la  matière  et  qui 
appartient  aux  bêtes,  l'autre  de  l'esprit  et  qui  est 
celle  de  l'homme.  Buffon  est  plus  heureux  lors- 
que, s'abandonnant,  à  la  suite  de  Locke,  avec 
Condillac  et  Bonnet,  au  courant  qui  entraîne  tout 
son  siècle,  il  cherche  ce  que  l'homme  doit  à  ses 
sens.  C'est  le  meilleur  morceau  philosophique  de 
Buffon,  que  celui  où  il  compare  les  cinq  sens 
comme  avait  fait  Aristote,  attribue  à  chacun  sa 
valeur  et  donne  la  palme  au  toucher  dont  il  fait 

Far  excellence  le  sens  de  l'homme,  tandis  que 
odorat  est  celui  du  quadrupède  et  la  vue  celui 
de  l'oiseau  ;  où,  sans  tomber  dans  les  excès 
d'Helvétius,  il  montre  quels  changements  ap- 
portent dans  les  idées  et  dans  les  passions  le 
développement  et  l'exercice  des  organes  des  sens, 
le  climat  et  la  nourriture.  Ces  pages  sont  moins 
brillantes  sans  doute^  mais  bien  plus  vraies  que 
le  monologue  si  vante  du  premier  homme,  œuvre 
magnifique  d'imagination  et  de  style,  qui  n'a 
qu'une  assez  mince  valeur  philosophique.  Cet 
Adam  qui  s'éveille  n'est  plus  vivant  que  la  statue 
de  Condillac  ou  de  Ch.  Bonnet  que  parce  qu'il 
est  une  fiction  poétique  en  même  temps  que 
l'instrument  artificiel  d'une  trop  légère  analyse. 
Hérault  de  Séchelles  attribue  à  Buffon  ce 
discours  :  «  J'ai  toujours  nommé  le  Créateur, 
mais  il  n'y  a  qu'à  oter  ce  mot  et  mettre  à  la 
place  la  puissance  de  la  nature.»  Il  est  difficile 
de  repousser  un  tel  témoignage,  mais  c'est  là 
une  parole  bien  invraisemblable.  On  comprendrait 
plus  aisément  que  Buffon  eût  dit  au  contraire  : 
«  J'ai  toujours  nommé  la  nature,  mais  il  n'y  a 
qu'à  ôter  ce  mot  et  mettre  à  la  place  la  puissance 
de  Dieu.  »  En  effet,  tout  en  disant  que  la  nature 


est  un  être  idéal  auquel  on  a  coutume  do  rap- 
porter les  piiénomènes  de  l'univers,  Buffon  la 
fait  agir  comme  agirait  un  Dieu.  Le  fait  incon- 
testable et  qui  ressort  do  tous  les  écrits  de  BufTon, 
c'est  qu'il  n'a  pas  donné  de  ce  mot  nature,  si 
souvent  employé  par  lui,  une  définition  constante 
et  précise  ;  c'est  aussi  que,  s'il  a  nommé  Dieu 
souvent  comme  l'auteur  de  l'univers,  la  contem- 
plation assidue  de  ses  œuvres  ne  paraît  pas  lui 
en  avoir  inspiré  un  sentiment  aussi  profond  qu'à 
Linné  qui  voyait  Dieu  passer j:  Deum  sempiter- 
num,  immensum,  omniscium  omnipotentem 
expergefeclus  a  iergo  transeuntem  vidi  et 
obstupui! 

Les  meilleures  éditions  do  Buffon  sont  :  la 
première,  donnée  par  Buffon  lui-même  sous  ce 
titre  :  Histoire  naturelle  générale  et  particulière 
avec  la  description  du  cabinet  du  roi,  Paris, 
Imprimerie  royale,  1749-1789,  36  vol.  in-4. —  Celle 
de  Lamouroux  et  de  Desmarest,  Paris,  1824-1830, 
40  vol.  in-8. 

G.  Cuvier  avait  formé  le  projet  de  donner  lui- 
même  une  édition  des  Œuvres  de  BufJ'on];  l'édi- 
tion de  Richard  est  souvent  appelée,  mais  à  tort, 
édition  du  baron  Cuvier,  parce  qu'elle  contient 
un  supplément  de  Cuvier  sur  les  oiseaux  et 
quadrupèdes  connus  depuis  Buffon. 

On  peut  consulter  :  ,"Vicq  d'Azyr,  Éloge  de 
Buffon  ;  —  Condorcet,  Eloge  de  Buffon  ;  —  G. 
Cuvier,  Article  Buffon  dans  la  Biographie  uni- 
verselle de  Michaud  ;  —  Geoffroy  Saint-Hilaire, 
Etude  sur  la  vie,  les  ouvrages  et  les  doctrines 
de  Buffon.  Paris,  1838,  in-8  ;  —  Flourens,  Buffon, 
histoire  de  ses  travaux  et  de  ses  idées,  Paris, 
1850,  in-12;  —  Hérault  de  Séchelles,  Voyage  à 
Monlbar,  Paris,  an  IX,  in-8j  —  H.  Nadault  de 
Buffon,  Correspondance  inédite  de  Buffon,  Paris, 
1860,  2  vol.  in-8.  A.  L. 

BUHLE  (J.  Gottlieb),  né  à  Brunswick  en  1763, 
professa  la  philosophie  d'abord  à  Goëttingue,  puis 
à  Moscou,  et  enfin  à  Brunswick,  où  il  mourut 
en  1821.  Il  s'est  borné  à  enseigner  et  à  développer 
la  doctrine  de  Kant;  mais  s'il  occupe  un  rang 
peu  élevé  comme  penseur,  il  a  rendu  à  l'histoire 
de  la  philosophie  de  nombreux  et  d'importants 
services.  Lorsque  l'Académie  de  Goëttingue  ar- 
rêta le  projet  d'une  Histoire  encyclopédique  des 
connaissances  humaines,  ce  fut  lui  qui  fut  chargé 
d'écrire  YHistoire  de  la  philosophie  moderne, 
depuis  le  rétablissement  des  sciences  jusqu'à 
Kant.  Son  ouvrage  parut  sous  ce  titre  à  Goëttin- 
gue, en  6  vol.  in-8,  de  1800  à  1805  ;  il  a  été  traduit 
en  français  par  J.  Jourdan,  7  vol.  in-8,  Paris,  1816. 
Buhle  avait  publié  précédemment  une  Histoire 
de  la  raison  philosophique,  1793,  1  vol.  (ouvrage 
non  continué),  et  un  Manuel  de  l'histoire  de  la 
philosophie,  avec  une  Bibliographie  de  cette 
science,  8  vol.  in-8,  1796-1804  (ail.).  L'Histoire 
de  la  Philosophie  moderne  de  Buhle  manque  en 
général  de  méthode  et  de  proportion.  Les  systèmes 
y  sont  exposés  dans  un  ordre  arbitraire  qui  ne 
permet  pas  d'en  saisir  l'enchaînement;  l'auteur 
ne  mesure  pas  assez,  d'après  l'importance  des 
doctrines,  la  place  qu'il  leur  donne  dans  son  livre. 
C'est  ainsi  que  Bruno  occupe  plus  de  cent  pages, 
la  Pneumalologie  de  Ficin  cent  cinquante-six, 
Gassendi  cent  vingt,  et  Descartes  soixante-dix  à 
peine.  Malgré  ces  graves  défauts,  VHistoire  de 
la  philosophie  moderne  ne  laisse  pas  que  d'être 
éminemment  utile  par  l'exactitude  irréprochable 
et  l'abondance  des  résumés  et  des  extraits  qu'on 
y  trouve.  Buhle  avait  aussi  entrepris  une  traduc- 
tion de  Sextus  Empiricus,  demeurée  inachevée, 
in-8,  Lemgo,  1793,  et  une  édition  d'Aristote,  dont 
cinq  volumes  seulement  ont  paru,  Deux-Ponts, 
1791-1800.  Le  premier  volume  contient  plusieurs 
biographies  d'Aristote,  une  dissertation  sur  les 


BURI 


—  222 


BURI 


Livres  acroamatiques  et  axolériques,  le  catalogue 
des  éditions  et  des  traductions  du  Stagirite,  la 
nomenclature  historique  de  ses  commentateurs  et 
le  truite  des  Catégories.  Les  autres  volumes 
renferment  la  suite  des  ouvrages  logiques,  la 
Bhdtorique  et  la  Poétique,  accompagnes  d'une 
traduction  latine  et  suivis  de  notes  explicatives. 
Cette  publication  fait  le  plus  grand  honneur  au 
savoir  de  Buhle,  et  il  est  à  regretter  que  les 
circonstances  ne  lui  aient  pas  permis  de  la  ter- 
miner. —  On  trouvera  un  examen  de  V Histoire 
de  la  Philosophie  moderne  de  Buhle  dans  les 
Fragments  de  philosophie  contemporaine  de 
M.  Cousin.  X. 

BUONAFEDE  (Appiano),  philosophe  et  publi- 
ciste  italien  du  dernier  siècle.  11  naquit  à  Com- 
machio,  dans  le  duché  de  Ferrare,  en  1716,  entra 
en  1745  dans  l'ordre  des  célestins,  fut  nommé 
professeur  de  théologie  à  Naples,  en  1740,  et 
occupa  successivement  plusieurs  abbayes.  Il  mou- 
rut en  1793j  général  de  son  ordre.  Il  céda  à  l'in- 
fluence des  idées  du  xvin'  siècle,  dont  on  retrouve 
les  qualités  et  les  défauts  dans  les  ouvrages  sui- 
vants, remarquables  d'ailleurs  par  l'originalité 
du  style  :  Istoria  critica  e  filosofîca  del  suicido, 
in-8,  Lucques,  1761  ;  —  Istoria  délia  indole  di 
ogni  fdosofia,  7  vol.  in-8,  Lucques,  1772,  Venise, 
1783  :  c'est,  sans  contredit,  le  meilleur  et  le  plus 
estimé  de  ses  ouvrages;  —  délia  Restaurazlone 
d'ogni  filosofîa  ne'  secoli  xvi,  xvii  e  xviii,  3  vol. 
in-8,  Venise,  1789.  Les  idées  de  Buonafede  sur 
le  droit  naturel  et  public  ont  été  exposées  dans 
deux  ouvrages  à  part  :  délie  Conquiste  celebri 
esaminate  col  nalurale  dirilto  délie  genti,  in-8, 
Lucques,  1763;  Sloria  critica  del  moacrno  dirit- 
to  di  natura  e  délie  gentij  in-8,  Pérouse,  1789. 
Dans  un  écrit  intitulé  :  Rilratti  poetici,  storici 
e  critici  di  varj  moderni  uomini  di  leltere,  il 
imite  avec  assez  de  bonheur  la  manière  satirique 
de  Lucien.  Enfin  il  est  aussi  l'auteur  d'un  recueil 
de  comédies  philosophiques  :  Saggio  di  commedie 
fdosofiche,  in-4,  Faenza,  1754,  publié  sous  le  nom 
de  Agalopislo  Cromaziano. 

BUHIDAN  (Jean),  l'un  des  plus  célèbres  et 
des  plus  habiles  défenseurs  du  nominalisme.  On 
ne  connaît  ni  l'époque  précise  de  sa  naissance 
ni  celle  de  sa  mort  ;  mais  on  sait  qu'il  naquit  à 
Béthune,  qu'il  suivit  les  leçons  d'Occam,  dont 
plus  tard  il  enseigna  les  doctrines  avec  un  im- 
mense succès  ;  qu'en  1327  il  était  recteur  de  l'U- 
niversité de  Paris,  et  qu'en  1358  il  vivait  encore, 
âgé  de  pius  de  soixante  ans.  Nous  n'hésitons  pas 
à  regarder  comme  une  fable  la  tradition  suivant 
laquelle  Buridan,  après  avoir  cédé  aux  séductions 
de  Jeanne  de  Navarre,  femme  de  Philippe  le  Bel, 
aurait  échappé  comme  par  miracle  à  la  mort  qui 
l'attendait  au  sortir  du  lit  de  cette  princesse  : 
car  c'est  par  ce  moyen,  dit-on,  que  la  reine  adul- 
tère achetait  le  silence  de  ses  complices.  Jeanne 
de  Navarre  est  morte  en  1304  à  un  âge  assez 
avancé,  et  cinquante-quatre  ans  plus  tard  nous 
trouvons  Buridan  encore  plein  de  vie.  On  a  dit 
aussi  qu'obligé  de  fuir  les  persécutions  exercées 
contre  son  parti,  c'est-à-dire  contre  les  nomi- 
nalistes,  il  se  réfugia  en  Autriche,  et  qu'il  y  fonda 
une  école  devenue  le  berceau  de  l'Université  de 
Vienne.  La  date  qu'on  assigne  à  cet  événement 
est  1356  :  or  on  sait  que  l'Université  de  Vienne 
fut  fondée  en  1237  par  l'empereur  Frédéric  II. 
Quant  aux  prétendues  persécutions  dont  il  fut 
l'objet,  elles  commencèrent  longtemps  après  sa 
moFt,  quand  une  ordonnance  royale,  signée  par 
Louis  XI,  proscrivit  ses  œuvres  avec  toutes  celles 
où  le  nominalisme  se  trouvait  enseigné. 

Dans  un  temps  où  la  philosophie  et  la  théologie 
étaient  presque  entièrement  confondues,  il  y  a 
cela  de  remarquable  dans  Buridan,  qu'il  a  évité 


avec  précaution  toutes  les  questions  thcologiques. 
Il  se  bornait,  dans  son  enseignement  comme 
dans  ses  écrits,  à  expliquer  les  œuvres  les  plus 
importantes  d'Aristote  sur  la  logique,  la  mcta- 
physique,  la  morale  et  la  politique.  Or  on  sait 
qu'à  cette  époque  on  ne  connaissait  pas  d'autre 
manière  de  cultiver  la  philosophie  que  de  com- 
menter les  écrits  du  Stagirite.  En  logique,  il  s'est 
appliqué  surtout  à  rassembler  un  certain  nombre 
de  règles  à  l'aide  desquelles  on  devait  trouver 
des  termes  moyens  pour  toute  espèce  de  syllo- 
gisme. C'était  recommencer  le  grand  art  de 
Raymond  Lulle,  et  réduire  la  pensée  à  une  opé- 
ration presque  mécanique,  qu'on  a  nommée  par 
dérision  le  pont  aux  ânes.  En  morale  il  penche 
visiblement  au  fatalisme  ;  mais  la  manière  dont 
il  pose  le  problème  de  la  liberté,  les  objections 
quil  élève  contre  cette  faculté,  quoique  sans 
force  en  elles-mêmes,  témoignent  d'une  dia- 
lectique habile,  d'une  intelligence  très-exercée 
aux  discussions  philosophiques,  et  contiennent  en 
germe  tout  ce  qu'on  a  écrit  plus  tard  en  faveur 
de  la  même  cause.  Selon  Buridan,  toute  la  ques- 
tion se  réduit  à  savoir  si,  placé  entre  deux  motifs 
opposés,  nous  pouvons  nous  décider  indifférem- 
ment pour  l'un  ou  pour  l'autre.  Sommes-nous 
privés  de  ce  pouvoir  ;  adieu  la  liberté  !  Si,  au 
contraire,  nous  l'avons,  l'action  elle-même  devient 
impossible,  car  elle  est  sans  raison  et  sans  but. 
Comment,  en  effet,  choisir  entre  deux  partis  pour 
lesquels  nous  éprouvons  une  égale  indifférence? 
Que  si  l'on  prétend  que  notre  volonté  incline 
naturellement  et  nécessairement  vers  le  sou- 
verain bien,  mais  que  nous  avons  toujours  le 
choix  des  moyens,  la  situation  n'aura  pas  changé  ; 
car  il  nous  faut  une  raison  pour  nous  arrêter  à 
un  moyen  plutôt  qu'à  un  autre.  S'il  est  néces- 
saire que  cette  raison  l'emporte,  nous  ne  sommes 
pas  libres.  Dans  le  cas  contraire,  notre  déter- 
mination est  sans  motif  et  sans  règle  ;  elle 
échappe  à  toutes  les  lois  de  la  raison,  ce  qui  est 
également  incompatible  avec  l'idée  que  nous 
nous  faisons  de  la  liberté  {in  Ethicam  Nico- 
muchi,  lib.  III,  quœst.  1).  Il  ne  pensait  pas  que 
la  liberté  puisse  consister  à  choisir  le  mal,  quand 
nous  avons  devant  nous  les  moyens  de  faire  le 
bien,  à  agir  d'une  manière  déraisonnable  quand 
Dieu  nous  a  donné  la  raison,  et  enfin  à  nous 
montrer  moins  parfaits  que  nous  ne  le  serions  sans 
elle.  Il  faisait  consister  le  libre  arbitre  dans  la 
seule  faculté  de  suspendre  nos  résolutions  et  de 
les  soumettre  à  un  examen  plus  approfondi. 
Quand  nous  donnons  au  mal  la  préférence  sur 
le  bien,  c'est  que  notre  esprit  est  troublé  ou  dans 
l'ignorance;  c'est  que  nous  mettons  l'un  à  la 
place  de  l'autre  [uèi  supra,  quœst.  3,  4,  sqq.). 

Quant  à  l'argument  auquel  Buridan  a  donné 
son  nom,  et  qui  nous  montre  un  âne  mourant 
de  faim  entre  deux  mesures  d'avoine  également 
éloignées  de  lui,  ou  mourant  de  faim  et  de  soif 
entre  une  mesure  d'avoine  et  un  seau  d'eau,  dans 
l'instant  où  ces  deux  appétits  le  sollicitent  en 
sens  contraire  avec  une  force  égale,  on  le  cher- 
cherait vainement  dans  les  écrits  du  célèbre 
nominaliste,  et  il  n'est  pas  facile  de  dire  quel 
en  pouvait  être  l'usage  ;  car  Buridan  s'occupe  de 
la  liberté  des  hommes  et  non  de  celle  des  ani- 
maux, que  personne  ne  songeait  à  défendre.  Nous 
admettrons  volontiers  avec  Tennemann  {Histoire 
de  la  philosophie,  t.  VIII,  2*^  part.)  que  cet  ar- 
gument célèbre  était  plutôt  un  moyen  imaginé 
par  ses  adversaires  pour  tourner  en  ridicule  son 
opinion  sur  la  liberté  d'indifférence. 

Voici  les  titres  des  ouvrages  de  Buridan  :  Sum- 
mula  de  dialeclica,  in-f",  Paris,  1487  ;  —  Compen- 
diiim  logicœ,  in-f",  Venise,  1489;  —  Quœsliones 
in  X  libros  Ethicorum  Aristotelis,  in-f",  Paris, 


BURK 


—   223  — 


BURK 


1489,  et  in^»,  Oxfo-d,  1637;  —  Quœstioncs  in 
VIII  libros  Physicorum  Aristotelis,  in  libidos  de 
Anima  et  in  parva  naturalia,  Paris,  1516;  — 
In  Ai'iatolelis  Metaphysica,  ib.,  1518;  —  So- 
phismala,  in-8.  —  Voy.  Bayle,  Dictionnaire 
critique,  et  les  Histoires  générales  de  la  philo- 
sophie, surtout  celle  de  Tiedmann. 

BURIGNY  (J.  LÉVESQUE  de),  né  à  Reims  en 
1692,  mort  en  1785.  était  frère  de  Lévesque  de 
Pouilly,  avec  lequel  il  travailla  longtemps  et  fut, 
comme  lui,  membre  do  l'Académie  des  inscrip- 
tions et  belles-lettres.  Lié  d'amitié  avec  M.  de 
Saint-Hyacinthe,  l'auteur  du  chef-d'œuvre  d'un 
inconnu,  il  fut  attiré  par  lui  en  Hollande  où 
il  composa  une  grande  partie  des  articles  de 
VEurope  savante.  On  doit  à  Lévesque  de  Bu- 
rigny^  outre  un  certain  nombre  de  mémoires 
insères  dans  le  recueil  de  l'Académie  des  inscrip- 
tions, plusieurs  ouvrages  d'histoire  et  de  poli- 
tique :  de  l'Autorité  du  pape,  1720,  4  vol.  in-12, 
où  il  défend  les  droits  du  souverain  pontife, 
mais  fixe  en  même  temps  les  bornes  de  sa  puis- 
sance et  attaque  son  infaillibilité  ;  soutient  la 
suprématie  de  l'Église,  les  droits  des  évêques  et 
l'indépendance  temporelle  des  princes;  —  His- 
toire de  Sicile,  la  Haye,  1746,  2vol.in-4; — His- 
toire des  révolutions  de  Constantinople,  la  Haye, 
1750,  in4  ou  3  vol.  in-12; —  Vie  de  Grotius,  avec 
l'histoire  de  ses  ouvrages  et  des  négociations 
auxquelles  il  fut  employé,  Paris,  1752,  2  vol. 
in-12;  —  Vie  d'Érasme,  Paris,  1757,  2  vol.  in-12; 
—  Viede  Bossuel,  Paris,  1761,  in-12;  —  Vie  du 
cardinal  Dupcrron,  Paris,  1768,  in-12;  —  Let- 
tre à  Mercier  de  Saint-Léger,  sur  les  démêlés  de 
Voltaire  avec  Saint-Hyacinthe,  1780,  in-8.  On 
lui  attribue  VExamen  critique  des  apologistes 
de  la  religion  chrétienne,  attribué  également  à 
Fréret.  En  outre  il  a  rendu  à  la  philosophie 
quelques  services  estimables.  En  1724,  il  avait 
publié  une  Histoire  de  la  philosophie  paienne, 
2  vol.  in-12,  pleine  de  fautes  typographiques 
qui  la  rendaient  presque  illisible.  Cette  histoire 
ayant  été  malgré  cela  jugée  très-favorablement 
par  Fabricius,  Le  Clerc  et  Brùcker,  il  en  fit  pa- 
raître une  seconde  édition,  corrigée  et  sensi- 
blement améliorée  sous  le  titre  de  Théologie 
paienne,  Paris,  1754.  Il  a  donné  encore  une  tra- 
duction française  du  traité  de  Porphyre  :  Sur 
Vabstinence  de  la  chair,  avec  la  vie  de  Plotin, 
accompagnée  d'une  dissertation  sur  les  Génies, 
Paris,  1740.  in-12. 

Voy.  VÈloge  de  Burigny  par  Dacier,  dans  le 
tome  XLVII  des  Mémoires  de  l'Académie  des 
inscriptions,  et  le  recueil  des  notions  historiques 
de  Walcknaer. 

BURKE  (Edmond)  naquit  en  1730,  et  mourut 
en  1797.  Il  fit  une  partie  de  ses  études  à  l'Uni- 
versité de  Dublin,  sa  ville  natale.  Il  ne  nous  ap- 
partient pas  de  le  suivre  dans  la  carrière  où  il 
s'est  illustré  comme  orateur  et  comme  écrivain 
politique.  Sa  place  est  marquée  dans  l'histoire 
du  parlement  anglais  et  dans  celle  des  grands 
événements  de  la  fin  du  dernier  siècle.  Comme 
philosophe,  il  a  mérité  une  réputation  durable 
par  un  livre  qui  obtint  un  grand  succès  à  l'époque 
où  il  parut^  et  qui  jouit  encore  aujourd'hui  d'une 
certaine  réputation,  sa.  Recherche  philosophique 
sur  l'origine  des  idées  du  sublime  et  du  beau. 
Cet  ouvrage,  écrit  avec  élégance,  et  rempli  d'ob- 
servations ingénieuses,  est  un  des  meilleurs  qui 
aient  marqué  les  premiers  progrès  d'une  science 
encore  peu  avancée.  Burke  commence  par  éta- 
blir, dans  une  introduction  étendue,  l'universalité 
des  principes  du  goût.  Le  goût,  selon  lui,  est  une 
faculté  complexe,  où  les  sens,  l'imagination  et 
la  raison  entrent  comme  éléments.  Or,  chez  tous 
les  hommes,  les  sens  sont  organisés  de  manière 


à  percevoir  de  même  les  objets;  l'imagination 
ne  fait  que  varier  la  disposition  des  idées  qu'ils 
lui  transmettent;  la  raison,  qui  est  le  pouvoii 
de  discerner  le  vrai  du  faux,  a  ses  règles  fixes. 
Primitivement,  le  goût  ne  peut  donc  être  qu'uni- 
forme, et  ses  différences  doivent  tenir  à  des 
causes  accidentelles,  comme  l'habitude,  l'exer- 
cice, etc.  Il  est  dilficile  de  contester  l'excellente 
thèse  que  soutient  Burke*  mais  une  critique 
sévère  serait  en  droit  de  lui  reprocher  la  part 
trop  large  qu'il  fait  aux  sens,  comme  cléments 
du  goût  et  comme  sources  d'idées.  Quoi  qu'il  en 
soit,  Burke,  arrivant  à  parler  du  sublime  et  du 
beau,  se  livre  d'abord  à  une  étude  approfondie 
des  émotions  qui  peuvent  agiter  le  cœur  de 
l'homme.  Il  distingue  le  plaisir  positif  que  pro- 
duit en  nous  la  présence  des  objets  agréables, 
et  la  sensation  mélangée  de  crainte  et  de  jouis- 
sance, le  délice,  comme  il  l'appelle,  que  provoque 
l'éloignement  de  la  douleur.  Il  dislingue  de 
même  les  passions  qui  se  rapportent  à  la  conser- 
vation de  soi,  et  celles  qui  ont  pour  objet  la  so- 
ciété; parmi  celles-ci,  la  sympathie  occupe  le 
premier  rang.  Cela  posé,  il  place  le  sentiment 
du  sublime  dans  la  classe  des  sentiments  person- 
nels, le  sentiment  du  beau  dans  celle  des  passions 
sociales,  et  il  considère  le  premier  comme  déve- 
loppé en  nous  par  l'idée  d'une  douleur  ou  d'un 
danger  auquel  nous  ne  sommes  pas  actuellement 
exposés.  Le  sentiment  du  sublime  n'est  autre  que 
la  terreur  accompagnée  de  la  conscience  de  notre 
sécurité.  C'est  le  suave  mari  magno  de  Lucrèce. 
Burke  examine  dans  une  seconde  partie  les  cau- 
ses qui  produisent  le  sublime;  ce  sont,  pour  ne 
citer  que  les  principales,  l'obscurité,  la  puissance, 
la  privation,  l'infinité,  la  magnificence,  la  lu- 
mière. Cette  analyse  abonde  en  observations 
intéressantes  et  vraies,  que  suggère  à  l'auteur 
la  connaissance  étendue  de  la  littérature  et  des 
arts  ;  mais  l'explication  des  faits  manque  souvent 
de  profondeur.  Une  troisième  partie  est  consacrée 
à  l'idée  du  beau.  Burke  y  réfute  d'abord  quel- 
ques-unes des  définitions  proposées  par  les  phi- 
losophes. Il  fait  voir  que  la  beauté  ne  réside  ni 
dans  la  proportion,  ni  dans  la  convenance  des 
parties,  ni  dans  la  perfection.  C'est  peut-être  le 
meilleur  chapitre  de  l'ouvrage.  Burke  a  eu  le 
mérite  de  montrer  que  le  jugement  du  beau 
n'est  pas  le  résultat  d'une  comparaison,  qu'il  est 
instinctif  et  immédiat.  La  conclusion  qu'il  tire 
de  là  sert  à  établir  sa  définition  :  «  La  beauté  est 
le  plus  souvent  une  qualité  des  corps  qui  agit 
physiquement  sur  l'esprit  humain  par  l'inter- 
vention des  sens  ;  »  théorie  singulièrement  étroite 
qui  ne  permet  pas  d'appliquer  le  terme  de  beauté 
à  l'intelligence  et  à  la  vertu,  et  qui  réduit 
l'étude  du  beau  à  la  recherche  des  qualités  sen- 
sibles des  objets  qui  nous  paraissent  tels.  Engagé 
dans  cette  voie  exclusive,  Burke  ne  s'y  arrête 
plus.  Après  avoir  indiqué  les  caractères  extérieurs 
de  la  beauté,  comme  la  petitesse,  la  délicatesse, 
le  poli,  etc.,  il  en  cherche  la  cause  efficiente  dans 
les  lois  de  l'organisme  et  le  système  nerveux. 
Tout  ce  qui  est  propre  à  produire  une  tension 
extraordinaire  des  nerfs,  doit  causer  une  passion 
analogue  à  la  terreur  et,  par  conséquent,  est 
une  source  de  sublime;  tout  ce  qui  produit,  au 
contraire,  un  relâchement  dans  les  fibres,  est  un 
objet  beau  :  telle  est  la  conclusion  hypothétique, 
arbitraire,  insuffisante,  à  laquelle  aboutit  un 
ouvrage  ibrt  bon  à  beaucoup  d'égards.  Esprit  fin 
et  pénétrant  plutôt  que  solide,  Burke  excellait 
surtout  à  saisir  les  nuances  les  plus  délicates  des 
sentiments  et  des  idées.  Il  a  légué  à  la  philo- 
sophie de  l'art  les  observations  de  détails  les 
plus  originales  et  les  plus  précieuses  et  une  théo- 
rie contestable.  La  Recherche  philosophique  sur 


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224  — 


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Vorîgîne  de  nos  idées  du  sublime  et  du  beau  a 
été  traduite  en  français  par  E.  Lagentie  de  La- 
viiisse,  in-8,  Paris,  1803.  C.  B. 

BURLAMAQUI  (Jean- Jacques)  naquit  en  1694 
à  Genève,  où  il  occupa  longtemps  une  chaire  de 
droit  naturel  ;  mais  le  mauvais  état  de  sa  santé 
l'ayant  oblige  à  renoncer  à  l'enseignement,  il 
devint  meml)re  du  conseil  intime  de  la  répu- 
blique, qualité  qu'il  conserva  jusqu'à  sa  mort, 
arrivée  en  1748.  Adoptant  les  vues  libérales  de 
Barbeyrac  avec  leouel  il  était  lié  d'amitié,  Bur- 
lamaqui  fit  faire  ae  grands  pas  à  la  science  du 
droit  naturel  et  ne  contribua  pas  peu  à  la  répan- 
dre. Mais  il  avait  le  tort,  comme  la  plupart  de 
ses  prédécesseurs,  de  ne  pas  la  distinguer  assez 
de  la  morale  proprement  dite.  Loin  de  penser, 
comme  Hobbes,  que  la  société  civile  soit  tout  le 
contraire  de  l'état  de  nature^  il  admettait  une 
société  naturelle  dont  la  société  civile  n'est  que 
le  perfectionnement.  Le  but  de  celle-ci  est  d'as- 
surer à  un  certain  nombre  d'hommes  réunis  sous 
la  dépendance  d'une  autorité  commune  le  bon- 
heur auquel  ils  aspirent  naturellement,  et  que 
l'ordre  et  les  lois  peuvent  seuls  leur  procurer. 
Afin  que  ce  but  soit  réellement  atteint  et  ^ue 
l'autorité  ne  puisse  pas  faillir  à  l'intérêt  général 
pour  lequel  elle  est  instituée,  des  garanties  sont 
nécessaires  de  la  part  du  souverain  au  profit  du 
peuple,  et  ces  garanties  sont  la  condition  indis- 
pensable d'une  solide  liberté.  C'est  à  peu  près 
sur  ce  principe  que  reposent  toutes  les  consti- 
tutions modernes.  Le  souverain  ne  peut  avoir 
au-dessus  de  lui  aucun  autre  pouvoir  pour  le 
juger  et  lui  infliger  un  châtiment,  autrement  il 
perdrait  son  caractère  le  plus  essentiel  :  c'est  ce 
que  nous  appelons  aujourd'hui  être  inviolable  et 
irresponsable.  Cependant  Burlamaqui  accorde  au 
peuple  tout  entier  le  droit  de  reprendre  ou  de 
déplacer  l'autorité  souveraine;  mais  il  préfère 
aux  royautés  électives  les  royautés  héréditaires. 

On  a  de  Burlamaqui  les  ouvrages  suivants  : 
Principes  du  droit  naturel,  in-4,  Genève,  1747 
et  souvent  réimprimé;  —  Principes  du  droit  po- 
litique, in-k,  Genève,  M o\]  — Principes  du  droit 
naturel  et  politique,  in-4,  Genève.  1763,  et  3  vol. 
in-12,  1764  :  ce  dernier  ouvrage  n  est  que  la  réu- 
nion des  deux  précédents  ;  —  Eléments  du  droit 
naturel....  ouvrage  posthume  d'après  le  vérita- 
ble manuscrit  de  l'auteur,  in-8,  Lausanne,  1774. 
Sous  le  titre  de  Principes  du  droit  de  la  nature 
et  des  gens,  de  Félice  a  donné  une  édition  com- 
plète des  œuvres  de  Burlamaqui,  accompagnée 
de  beaucoup  de  notes,  8  vol.  in-8,  Iverdun,  1766, 
et  Paris,  1791.  Une  autre  édition  en  a  été  publiée 
par  M.  Dupin,  5  vol.  in-8,  Paris,  1820.  Tous  ces 
écrits  se  distinguent  par  la  clarté  et  la  précision 
et  ofTrent  un  résumé  substantiel  de  la  science  du 
droit  naturel,  au  degré  où  elle  était  parvenue  du 
temps  de  l'auteur.  J.  T. 

BURLEIGH  (Walter)  ou  Gauthier  Bourlei,  ec- 
clésiastique anglais,  né  à  Oxford  en  1275,  mort 
en  1337,  avait  étudié  sous  Duns  Scot  et  pris  le 
grade  de  docteur  à  Paris.  Il  y  professa  avant  de 
retourner  en  Angleterre,  où  il  fut  le  précepteur 
d'Edouard  III.  Il  avait  été  le  condisciple  d'Occam. 
Éprouva-t-il  le  besoin  de  se  distinguer  par  quel- 
que différence  systématique  de  son  célèbre  rival? 
L'intérêt  de  sa  réputation,  qui  fut  grande  aussi  à 
cette  époque,  le  poussait-il  à  chercher  quelque 
nuance  qui  empêchât  de  confondre  son  école  avec 
celle  d'Occam  ?  Ou  enfin  obéit-il  à  des  convictions 
sincères?  Quelle  que  soit  la  cause  qui  ait  exercé 
sur  lui  de  rinfluence,  il  a  développe,  sur  les  uni- 
versaux,  une  opinion  moins  approfondie  que  celle 
d'Occam,  et  différente  de  celle  de  Duns  Scot.  Il 
nous  paraît  s'être  rapproché  du  réalisme  conci- 
liateur de  saint  Thomas  d'Aquin,  qui  reconnais- 


sait que  les  univcrsaux,  en  tant  qu'universaux, 
n'ont  point  de  réalité  dans  la  nature  (non  habent 
esse),  mais  qu'ils  en  ont,  en  tant  qu'ils  sont  ren- 
fermés dans  les  objets  individuels  (secundum 
quod  sunt  individuata)  ;  aussi  les  historiens  do 
la  philosophie  ne  sont-ils  point  d'accord  sur  la 
place  qu'ils  lui  assignent  dans  la  grande  contro- 
verse du  moyen  âge  :  Brucker  et  Tiedmann  le 
regardent  comme  nominaliste  ;  Tennemann  en 
fait  un  réaliste.  Peut-être  n'est-il  pas  impossible 
de  concilier  ces  jugements  contradictoires. 

Dans  un  livre  qu'il  a  composé  sur  les  univcr- 
saux, sous  la  forme  d'un  commentaire  sur  Vlsa- 
goge  de  Porphyre,  Burlcigh,  reproduisant  les  ex- 
pressions mêmes  de  la  traduction  qu'en  a  donnée 
Boëce,  annonce  à  l'avance  l'intention  de  s'abste- 
nir de  traiter  la  question  dans  le  sens  platonicien, 
et  telle  que  Porphyre  l'a  posée.  Il  n'examinera 
pas  si  les  univensaux  sont  corporels  ou  incorpo- 
rels ;  il  place  cette  question  au  delà  de  l'investi- 
gation qu'il  se  propose;  il  se  promet  seulement 
de  faire  connaître  les  opinions  des  anciens  philo- 
sophes, principalement  celle  des  péripatéticiens 
sur  la  véritable  nature  des  idées  de  genre  et  d'es- 
pèce. D'après  cette  entrée  en  matière,  il  est  facile 
de  voir  que  le  problème  ontologique  ne  sera  pas 
abordé,  et,  dès  que  l'auteur  se  renferme  dans  le 
point  de  vue  logique  et  dialectique,  on  doit  s'at- 
tendre à  ce  que  les  conclusions,  à  son-  insu  même, 
ne  seront  point  complètement  défavorables  au  no- 
minalisme,  ou,  du  moins,  qu'elles  fourniront  des 
armes  contre  ses  adversaires.  Aussi,  au  terme  de 
ses  efTorts,  Burleigh  est-il  nominaliste,  en  tant 
que  regardant  les  univcrsaux  comme  de  purs 
noms,  lorsqu'on  les  saisit  dans  leur  conception 
abstraite,  et  réaliste  en  tant  qu'il  les  considère 
comme  des  réalités  dans  leur  union  avec  les  ob- 
jets qu'ils  modifient;  il  est  facile  de  voir  qu'ici 
toute  la  dispute  repose  sur  le  sens  que  l'on  donne 
au  mot  réalité. 

Rixner,  sans  le  déclarer  exclusivement  réaliste, 
incline  cependant  aie  regarder  plutôt  comme  tel, 
en  se  fondant  sur  le  passage  suivant,  extrait  ou 
résumé  de  son  commentaire  sur  la  Physique 
d'Aristote  (tractât.  1,  c.  ii)  :  «  Que  le  général 
n'existe  pas  seulement  comme  idée  dans  1  esprit, 
mais  qu'il  existe  encore  en  réalité;  que,  par  con- 
séquent, il  ne  soit  pas  un  pur  idéal,  mais  qu'il 
soit  quelque  chose  de  réel,  c'est  ce  que  démon- 
trent les  observations  suivantes  :  a,  puisque  la 
nature  n'a  pas  seulement  pour  but,  dans  ses  créa- 
tions, les  individus,  mais  plus  encore  les  espèces, 
et  que,  d'un  autre  côté,  ce  que  propose  la  nature 
ne  peut  être  que  quelque  chose  de  réel,  existant 
en  soi  et  en  dehors  de  l'idée,  il  suit  que  le  gé- 
néral est  quelque  chose  d'existant  ;  b,  puisque 
les  appétits  naturels  cherchent  toujours  et  uni- 
quement le  général  ;  comme  on  voit,  par  exem- 
ple, le  désir  de  manger  en  général,  ne  pas  con- 
voiter telle  ou  telle  nourriture  en  particulier; 
sur  ce  fondement,  nous  devons  reconnaître  que 
le  général  n'est  pas  seulerûent  dans  la  pensée  et 
dans  l'idée,  mais  encore  qu'il  est  en  réalité;  c,  en- 
fin, puisque  les  droits,  traités,  lois,  ont  tous  pour 
objet  le  général,  il  suit  encore  nécessairement 
que  le  général  doit  être  quelque  chose  de  réel, 
car  les  commandements  généraux  doivent  avoir 
une  réalité  objective  et  une  force  obligatoire.  » 

Tel  est  le  point  principal  des  travaux  philoso- 
phiques de  Walter  Burleigh.  Quant  au  reste  de 
ses  commentaires  sur  les  diverses  parties  de  la 
Logique,  et  sur  la  Physique  d'Aristote,  ils  re- 
produisent, comme  l'a  fait  le  moyen  âge  tout  en- 
tier, sans  en  avoir  une  complète  intelligence,  les 
travaux  de  ce  grand  philosophe.  Peut-être  est-il 
juste  de  reconnaître  que  l'exposition  de  Burleigh 
a  un  certain  degré  de  clarté  qu'on  ne  trouve  pas 


BUTL 


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CABA 


toujours  dans  les  écrivains  de  cette  période,  et 
ijui  n'échappa  point  à  ses  contemporains;  c'est  à 
cotte  qualité,  sans  doute,  qu'il  a  dû  le  surnom  de 
Docloi'  planas  et  perspicuus.  Indcpondainmont 
lie  ses  coininentaires  sur  Aristote,  publiés  à  Ve- 
nise et  à  Oxford,  au  xvi«  siècle,  on  a  de  lui  un 
traité  de  Vita  et  moribus  philosophorum  (in-4, 
Cologne,  1472;  in-f",  Nuremberg,  1477),  dont  l'é- 
rudition ne  parait  pas  fort  exacte,  s'il  est  vrai 
qu'entre  autres  erreurs,  l'auteur  confonde  Pline  le 
Naturaliste  avec  Pline  le  Jeune.  H.  15. 

BUTLER  (Joseph),  théologien  et  moraliste 
anglais,  naquit,  en  1692,  à  Wantage  dans  le  comté 
de  Bcrk.  Ses  parents  étaient  presuytériens  ;  mais 
il  ahjura  dès  sa  jeunesse  les  principes  de  celte 
communion,  pour  embrasser  la  religion  épisco- 
pale.  Cinq  lettres  adressées  à  Clarke,  en  1713,  au 
sujet  de  sa  démonstration  de  l'existence  de  Dieu, 
commencèrent  la  réputation  de  Butler  comme 
philosophe.  11  y  proposait  au  célèbre  théologien 
des  objections  conçues  avec  une  rare  sagacité 
contre  les  preuves  de  plusieurs  attributs  divins, 
entre  autres  l'omniprésence.  Clarke  publia  les 
lettres  de  son  jeune  adversaire  avec  ses  propres 
réponses  dans  la  première  édition  qu'il  donna  de 
son  ouvrage,  et  peu  après  il  fournit  à  Butler  une 
occasion  de  développer  ses  talents  et  ses  opinions 
en  le  faisant  nommer  prédicateur  à  la  chapelle 
du  maître  des  rôles.  Quinze  sermons  prêches  à 
cette  chapelle  et  publiés  en  1726,  in-8,  ainsi  qu'un 
Traité  de  l'analogie  de  la  reliç/ion  naturelle  et 
révélée  avec  la  constitution  et  le  coiu^s  de  la  na- 
ture, qui  vit  le  jour  en  1756,  in-4,  achevèrent  de 
placer  Butler  au  nombre  des  penseurs  les  plus 
distingués  de  l'Angleterre.  Après  avoir  possédé 
différents  bénéfices  et  avoir  été  environ  un  an 
secrétaire  du  cabinet  de  la  reine  Caroline,  il  fut 
nommé  en  1737  évéque  de  Bristol,  et  en  1750 
évéque  de  Durham.  11  est  mort  en  1752. 

La  doctrine  philosophique  de  Butler  est  tout 
entière  contenue  dans  ses  sermons  et  dans  une 
double  dissertation  sur  l'identité  personnelle  et 
sur  la  nature  de  la  vertu,  qu'on  trouve  assez  or- 
dinairement imprimée  à  la  suite  du  Traité  de 
Vanalogie.  Butler  a  le  mérite  d'avoir  éclairci  un 
des  premiers  la  notion  de  l'identité  du  moi,  al- 
térée par  Locke  et  surtout  par  CoUins.  Il  établit 
avec  force  que  chacun  de  nous  est  convaincu  de 
persister  toujours  le  même  pendant  tout  le  cours 
de  la  vie,  et  qu'on  ne  peut  révoquer  en  doute 
cette  croyance,  sans  ébranler  en  nous  l'autorité 
de  nos  facultés  intellectuelles  et  sans  tomber  dans 
un  scepticisme  absolu.  Il  avait  encore  vu  que  la 
conscience  et  la  mémoire  qui  nous  attestent  notre 
identité  ne  la  constituent  pas,  «  qu'un  homme, 
comme  il  le  dit,  est  toujours  le  même  homme, 
qu'il  le  sache  ou  qu'il  l'ignore;  que  le  passé  n'est 
pas  anéanti  poiir  être  oublié,  et  que  les  bornes 
de  la  mémoire  ne  sont  pas  les  bornes  nécessaires 
de  l'existence.  »  En  morale,  Butler  a  démontré 
que  l'amour  de  soi  est  si  peu  le  principe  de  tou- 
tes les  affections  de  la  nature  humaine,  qu'il  ne 
rend  pas  môme  compte  des  tendances  personnel- 
les, comme  les  appétits.  L'amour  de  soi  recher- 
che, en  effet,  les  choses  comme  moyens  de  bon- 
heur; les  appétits,  au  contraire,  les  recherchent, 
non  comme  moyens,  mais  comme  fins.  Chaque 
penchant  tend  à  son  objet  simplement  en  vue  de 
l'obtenir.  L'objet  une  fois  atteint,  le  plaisir  en  ré- 
sulte; mais  il  ne  fait  pas  distinctement  partie  du 
but  de  l'agent.  Il  y  a  plus,  l'amour  de  soi  ne 
pourrait  se  développer  si  tous  les  désirs  particu- 
liers n'avaient  pas  une  existence  indépendante  ; 
car  il  n'y  aurait  point  de  bonheur,  puisque  celui- 
ci  se  compose  de  la  satisfaction  des  différents  dé- 
sirs. Par  ces  aperçus  pleins  de  justesse,  Butler 
se  séparait  des  moralistes^  qui   ont  placé  dans 

DICT.    PHILOS. 


l'intérêt  le  motif  et  la  règle  de  toutes  les  actions- 
Il  est  plus  difficile  de  dire  s'il  a  considéré  la  fa- 
culté morale  comme  un  sentiment  ou  comme  un 
pouvoir  rationnel.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'au- 
dessus  des  passions,  soit  personnelles,  soit  bien- 
veillantes, il  adajet  l'autorité  de  la  conscience, 
juge  suprême  du  bien  et  du  mal,  chargée  de  sur- 
veiller, d'approuver  ou  de  désapprouver  les  dif- 
férentes affections  de  notre  âme,  ainsi  que  les 
actes  de  notre  vie;  mais  il  ne  se  prononce  pas 
sur  la  nature  de  la  conscience;  il  ne  se  hasarde 
même  pas  à  la  désigner  par  une  dénomination 
constante.  Butler,  sous  tous  ces  rapports,  se  mon- 
tre un  des  précurseurs  de  l'école  écossaise  ;  il  a 
le  bon  sens  et  l'exactitude,  il  a  aussi  l'indécision 
et  la  timidité  qui  caractérisent  les  chefs  de  cette 
école.  Il  a  paru,  en  182], une  traduction  française 
du  Traité  de  l'analogie  de  la  nature  et  de  la  re- 
ligion, in-8,  Paris.  Une  excellente  édition  de  ce 
traité,  accompagnée  d'une  Vie  de  Butler  et  d'un 
examen  de  ses  ouvrages,  et  suivie  des  deux  dis- 
sertations dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  avait 
été  publiée  en  1809,  Londres,  in-8,  par  milord 
Halifax,  évéque  de  Glocester.  Consultez  aussi 
M.  Cousin,  Cours  d'histoire  de  la  philosophie 
moderne  pendant  les  années  1816  et  1817  ;  — 
Mackintosh,  Histoire  de  la  jjhilosophie  morale, 
trad.  de  l'anglais  par  M.  H.  Poret,  in-8,  Paris, 
1834,  p.  184  et  suiv.  ;  —  Jouffroy,  Cours  de  droit 
naturel,  XIX"  leçon.  X. 

C.  Dans  les  termes  de  convention  par  lesquels 
certains  logiciens  désignent  les  différents  modes 
du  syllogisme,  la  lettre  C,  quand  elle  est  la  pre- 
mière du  mot,  indique  que  tous  les  modes  des 
trois  autres  figures  marqués  de  cette  initiale  peu- 
vent être  ramenés  au  mode  de  la  première  qui 
commence  par  la  même  lettre;  par  exemple,  que 
Cesare  et  Camestres  se  ramènent  au  mode  Cela- 
rent.  Quand  cette  consonne  est  placée  dans  le 
corps  du  mot,  elle  indique  que  le  mode  dans  le 
nom  duquel  elle  se  trouve,  par  exemple  Baroco 
ou  Bocardo,  ne  peut  être  ramené  au  mode  cor- 
respondant de  la  première  figure,  Barbara,  qu'à 
l'aide  d'une  démonstration  par  l'absurde.  Voy. 
Conversion,  Syllogisme. 

CABALE,  voy.  Kabbale. 

CABANIS  (Pierre-Jean-Georges),  médecin,  phi- 
losophe et  littérateur,  naquit  à  Cosnac  en  1757. 
Confié,  dès  l'âge  de  sept  ans,  à  deux  prêtres  du 
voisinage,  il  manifesta  de  bonne  heure  du  goût 
pour  le  travail  et  de  la  persévérance  dans  ses 
études.  A  dix  ans,  il  entra  au  collège  de  Brives; 
mais  là,  une  sévérité  mal  entendue,  loin  d'assou- 
plir et  de  discipliner  un  caractère  naturellement 
irritable,  n'eut  d'autre  ré.sultat  que  de  l'exaspérer 
et  de  lui  donner  une  raideur  dont  il  eut  plus  tard 
beaucoup  de  peine  à  se  corriger. 

Dans  les  hautes  classes,  dirigé  par  des  maîtres 
pleins  de  bienveillance,  Cabanis  montra  plus  de 
docilité  ;  mais  en  rhétorique,  maltraité  de  nouveau 
par  l'un  des  chefs  du  collège,  il  se  livra  plus  que 
jamais  à  toute  la  violence  de  son  caractère  ;  il 
lutta  d'opiniâtreté  avec  ses  maîtres  ;  à  de  nou- 
velles rigueurs,  il  répondait  par  de  nouvelles 
provocations;  enfin,  et  après  plus  d'une  année  de 
répressions  rigoureuses  et  toujours  inutiles,  on 
finit  par  renvoyer  à  son  père  cet  eniant  rebelle. 

Dans  la  maison  paternelle,  on  ne  sut  pas  mieux 
s'y  prendre  :  on  aigrit  encore  ce  caractère  in- 
domptable ;  on  le  mit  de  nouveau  en  révolte  ou- 
verte, et  il  fallut  plus  d'une  année  encore  pour 
que  son  père  se  décidât  à  changer  de  méthode  : 
il  conduisit  à  Paris  le  jeune  Cabanis  et  l'aban- 
donna complètement  à  lui-même.  «  Le  parti  était 
extrême,  a  dit  plus  tard  Cabanis  dans  une  notice 
citée  par  Ginguené  et  conservée  dans  sa  famille, 
mais  cette  fois  le  succès  fut  complet.  »  Cabanis 

15 


CABA 


226  — 


CABA 


ne  se  sentit  pas  pliiUM  libre  du  joug  que  toutes 
ses  forces  s'étaient  employces  à  secouer,  que  le 
goût  de  l'étude  se  réveilla  chez  lui  avec  une  sorte 
de  fureur.  Peu  assidu  aux  leçons  de  ses  profes- 
seurs de  li)gi(iue  et  de  piiysique,  il  lisait  Locke 
et  suivait  les  cours  de  Brisson  ;  en  même  temps 
il  repren  lit  en  sous-œuvre  les  différentes  parties 
de  son  éducation  première.  Deux  années  s'écou- 
lèrent ainsi  dans  la  société  des  classiques  grecs, 
latins  et  français. 

A  rage  de  seize  ans,  il  se  livre  à  des  mains 
étrangères,  et  va  par  mer  chercher  un  pays  qu'on 
lui  représentait  comme  à  demi  sauvajje,  c'est-à- 
dire  la  Pologne  :  c'était  en  1773,  à  l'cpoque  du 
premier  démembrement  de  ce  malheureux  royau- 
me. 11  n'y  resta  que  deux  année.s:  à  dix-huit  ans 
il  était  de  retour  à  Paris,  et  y  cultivait  la  société 
de  quelques  gens  de  lettres;  il  se  lia  plus  parti- 
culièrement avec  le  poète  Rouchcr:  celui-ci  lui 
inspira  le  goût  des  vers.  L'Académie  française 
avait  alors  proposé,  pour  sujet  de  prix,  la  traduc- 
tion de  queUjues  fragments  de  l'Iliade  en  vers 
français;  Cabanis  envoya  au  concours  deux  mor- 
ceaux qui,  dit  on,  ne  furent  pas  même  remarqués. 
Routher  en  a  depuis  inséré  quelques  passages 
dans  les  notes  du  pocme  des  Mois. 

Ces  succès  de  société  ne  pouvaient  assurer  à 
Cabanis  une  existence  honorable  et  indépendante  ; 
sa  santé,  naturellement  délicate,  s'était  altérée  ; 
son  père  le  pressait  de  choisir  une  prol'ession  utile, 
il  se  décida  pour  la  médecine.  Son  premier  maî- 
tre fut  Dubreuil;  il  ne  devint  jauaais  ce  qu'on  ap- 
pelle un  praticien,  bien  que  plus  tard  il  ait  été 
nommé  professeur  de  clinique;  les  généralités 
de  la  science  con\enaient  mieux  à  son  esprit,  et 
d'ailleurs  ses  liaisons  a\  ec  les  derniers  représen- 
tants des  doctrines  philosophiques  du  xviir  siè- 
cle donnèrent  à  ses  études  une  direction  toute 
en  dehors  de  la  pratique  médicale  :  la  faiblesse 
de  sa  santé  ne  lui  aurait  guère  permis,  non  plus, 
d'affronter  les  fatigues  et  les  inquiétudes  qu'en- 
traîne nécessairement  une  grande  clientèle. 

Après  avoir  terminé  toutes  ses  études  médica- 
les, Cabanis,  pour  trouver  du  repos,  sans  s'éloi- 
gner de  Paris,  s'était  retiré  à  Auteuil  :  c'est  là 
qu'il  fut  admis  dans  la  société  de  Mme  Helvétius 
et  dans  l'intimité,  par  conséquent,  des  hommes 
les  plus  célèbres  de  l'époque  ;  il  y  retrouva  Tur- 
got,  et  y  fit  la  connaissance  de  Diderot,  de  d'A- 
lembert,  Thomas,  Condillac  et  celle  du  baron 
d'ffolbach;  il  y  vit  Jefferson  et  Franklin.  A  peu 
près  à  la  même  époque  il  fut  présenté  à  Voltaire 
par  Turgot;  le  vieillard  de  Ferney  était  venu  à 
Paris  pour  y  faire  jouer  sa  tragédie  d'Ifène;  Ca- 
banis lui  soumit  (juelques  morceaux  de  sa  tra- 
duction de  l'Iliade,  et  en  obtint  quelques  encou- 
ragements; il  eut  cependant  le  bon  esprit  de 
reconnaître  qu'il  n'était  pas  né  pour  ce  genre  de 
composition,  et  fit  ses  adieux  a  la  poésie  dans 
une  imitation  lijjre  du  serment  d'Hippocrate  in- 
titulé :  Seivncnl  d'un  mcdccin. 

Cependant  la  révolution  approchait.  Cabanis 
l'avait  d'abord  appelée  dotons  ses  vœux,  ets'était 
lié  d'une  amitié  assez  étroite  avec  l'un  des  plus 
grands  personnages  de  cette  époque,  avec  Mira- 
beau. Cabanis  partageait  toutes  les  idées  de  ce 
grand  orateur,  et  il  s'était  associé  à  (jnelques-uns 
de  ses  travaux  :  c'est  à  lui  que  Mirabeau  dut  son 
travail  sur  l'instruction  publique.  Dans  sa  dernière 
maladie,  Mirabeau  s'était  confié  aux  soins  de  Ca- 
banis. Les  versions  les  plus  contradictoires  ont 
été  répandues  sur  la  nature  des  graves  accidents 
qui  s'étaient  déclarés  chez  Mirabeau  :  Cabanis  n'y 
a  vu  qu'une  péricardite  suraiguë,  et  il  en  a  publié 
la  relation^  en  1791,  sous  le  titre  de  Journal  de 
la  maladie  et  de  la  mort  d'IIor.-Gabr.-Vict. 
Riqueili  de  Mirabeau. 


Cabanis  s'était  lie,  et  plus  étroitement  encore 
avecun  savant  illustre  devenu  aussi  l'un  des  prin- 
cipaux personnages  de  la  révolution  :  nous  vou- 
lons parler  de  Condorcet,  qui  rivalisa  de  talents 
et  de  malheurs  avec  les  Girondins;  Cabanis  lui 
rendit  le  dernier  service  qu'un  philosophe  de  son 
école  pouvait  rendre  à  un  piiilosophe  en  d'aussi 
grandes  calamités.  Quand  la  tourmente  révolu- 
tionnaire en  vint  à  men.icer  les  hommes  les  plus 
purs,  Condorcet  se  fit  donner  par  son  ami  Caba- 
nis un  morceau  d'extrait  de  stramonium,  poison 
bien  plus  actif  que  la  ciguë,  à  l'aide  duquel  ce 
philosophe  mit  fin  à  ses  jours  dans  la  nuit  qui 
suivit  son  arrestation.  «  Je  ne  leur  demande 
qu'une  nuit,  »  disait  Condorcet,  tant  cet  infortuné 
était  sûr  d'échapper  ainsi  à  l'échafaud. 

Cabanis  recueillit  les  derniers  écrits  de  Con- 
dorcet ;  il  épousa  plus  tard  sa  belle-sœur,  Char- 
lotte Grouchy,  sœur  du  maréchal  de  te  nom.  Pen- 
dant la  Terreur,  il  s'était  exclusivement  livré  à 
la  pratique  de  son  art  et,  pour  s'effacer  davan- 
tage, il  s'était  fait  attacner  au  service  médical 
d'un  hôpital.  C'est  dans  cet  asile  de  la  douleur 
et  sous  la  livrée  de  la  misère  qu'il  trouva  le 
moyen  de  sauver  une  foule  de  malheureux  pros- 
crits. 

Après  le  9  thermidor,  en  l'an  III,  Cabanis  com- 
mença sa  carrière  publique;  il  fut  nommé  pro- 
fesseur d'hygiène  à  l'École  centrale  de  Paris;  en 
l'an  IV,  il  fut  élu  membre  de  l'Institut  national, 
classe  des  sciences  morales  et  politiques,  section 
de  l'analyse  des  sensations  et  des  idées  ;  en  l'an  V, 
il  fut  nommé  professeur  de  clinique  à  l'École  de 
santé,  et,  en  l'an  VI,  représentant  du  peuple  au 
Conseil  des  Cinq-Cenis. 

Cabanis  ne  fut  pas  étranger  au  mouvement  du 
18  brumaire,  et  plus  tard  cette  circonstance, 
jointe  à  son  mérite  personnel,  ne  contribua  pas 
peu  à  le  faire  entrer  au  sénat  conservateur.  Il 
conserva,  du  reste,  dans  cette  assemblée,  ses  opi- 
nions philosophiques  et  politiques,  et  fit  partie 
de  la  minorité. 

Cabanis  ne  pouvait  rien  désirer  de  plus,  il  était 
arrivé  aux  plus  grands  honneurs  en  passant  par 
l'enseignement;  il  avait  réalisé  en  quelque  sorte 
ce  que  plus  tard  Napoléon  disait  de  l'Université, 
quand  il  voulait  que  ce  grand  corps  eût  ses  pieds 
dans  les  bancs  de  l'école  et  sa  tête  dans  le  sénat. 

Mais  Cabanis  ne  devait  point  jouir  longtemps 
de  sa  haute  position;  sa  santé,  naturellement 
précaire,  s'altérait  de  plus  en  plus  :  au  commen- 
cement de  1807,  il  éprouva  une  première  attaque 
d'apoplexie  ;  il  interrompit  dès  lors  tout  travail 
intellectuel,  et  quitta  Auteuil  pour  aller  passer 
la  belle  saison  près  de  Meulan,  chez  son  beau- 
père;  l'hiver  suivant,  il  s'établit  dans  une  maison 
près  du  village  de  Rueil.  Les  soins  les  plus  assi- 
dus et  les  plus  éclairés  ne  purent  conjurer  de 
nouveaux  accidents  :  le  5  mai  1808,  il  succomba 
à  une  nouvelle  attaque  d'apoplexie,  à  l'âge  de 
cinquante-deux  ans. 

Les  ouvrages  de  Cabanis  peuvent  être  partagés 
en  trois  séries  bien  distinctes  :  les  uns  sont  pure- 
ment littéraires,  les  autres  embrassent  les  ques- 
tions médicales,  et  les  autres  portent  sur  des 
questions  de  philosophie. 

Nous  n'avons  ici  à  nous  occuper  que  des  der- 
niers, et  plus  particulièrement  des  douze  mé- 
moires publiés  d'abord  en  1802  sous  le  titre  de 
Traité  du  phijsiqne  et  du  moral  de  lliomme,  et 
augmentés,  en  1803,  de  deux  tables,  l'une  analy- 
tique, par  M.  Destutt  de  Tracy,  et  l'autre  alpha- 
bétique, par  M.  Sue.  C'est  l'o'uvrage  connu  au- 
jourd'hui sous  le  titre  de  Rapports  du  phnsique 
et  du  moral  de  l'homme.  Les  six  premiers  mé- 
moires, ayant  été  lus  à  l'Institut  en  179(5  et  1797, 
se  trouvent  imprimés  dans  les  deux  premiers  vo- 


GABA 


—  227 


GABA 


mmes  de  la  cinquième  classe  ;  les  autres  ont  été 
publiés  ultérieurement. 

Les  premiers  mémoires  renferment  des  consi- 
dérations générales  sur  l'étude  de  l'homme  et  sur 
les  rapports  de  son  or};;anisation  physique  avec 
ses  facultés  intellectuelles  et  morales  :  un  court 
historique  en  forme  le  préambule.  Cal)anis  veut 
tout  d'abord  prouver  que  Pytiiagore,  Démocrite, 
Hippocrate,  Aristote  et  Epicure  ont  fondé  leurs 
systèmes  rationnels  et  leurs  principes  moraux 
sur  la  connaissance  physique  de  l'homme;  mais, 
en  mémo  temps,  il  déclare  qu'on  ne  sait  rien  de 
précis  sur  la  doctrine  de  Pythagore,  et  qu'on 
peut  en  dire  autant  de  Démocrite.  Quant  à  Hip- 
pocrate, il  ne  mentionne  guère  que  ses  travaux 
en  médecine.  II  termine  par  quelques  mots  sur 
ÉpicurCj  et  arrive  immédiatement  à  Bacon.  De 
Platon  il  n'est  parlé  qu'en  termes  do  mépris  : 
«  Les  rêves  de  Platon,  dit  Cabanis,  convenaient 
aux  premiers  Nazaréens  et  ne  pouvaient  guère 
s'allier  qu'avec  un  fanatisme  sombre  et  igno- 
rant. » 

Arrivé  aux  temps  modernes,  Cabanis  a  réservé 
toute  son  admiration  pour  les  chefs  de  l'école 
sensualiste,  pour  Hobbes,  Locke,  Helvctius  et 
Condillac;  toutefois,  son  admiration,  dit-il,  ne 
l'empêchera  pas  de  regretter  qu'Helvétius  et 
Condillac  aient  manque  de  connaissances  phy- 
siologiques. Broussais  disait  précisément  la 
même  chose  de  Destutt  de  Tracy.  «  Si  Condillac 
eût  mieux  connu  l'économie  animale,  dit  Caba- 
nis, il  aurait  senti  que  l'àme  est  une  faculté 
et  non  pas  un  être,  »  c'est-à-dire  que  Condillac 
serait  resté  un  pur  matérialiste.  Quant  à  Des- 
cartes, Cabanis  a  bien  voulu  le  mentionner, 
mais  avec  des  restrictions,  ses  erreurs  ne  devant 
pas  nous  faire  oublier,  dit-il,  les  services  qu'il  a 
rendus  à  la  raison  humaine. 

Tel  est,  suivant  Cabanis,  le  tableau  rapide  des 
progrès  de  l'analyse  rationnelle;  ce  philosophe 
y  voit  déjà  clairement  un  rapport  étroit  entre 
les  progrès  des  sciences  morales  et  ceux  des 
sciences  physiologiques  ;  mais  ce  rapport  devra 
se  retrouver  encore  bien  mieux  dans  la  nature 
même  des  choses. 

Pour  exposer  convenablement  cette  nature  des 
choses^  Cabanis  pose  d'abord  en  fait  que  la  sen- 
sibilité physique  est  le  principe  le  plus  général 
que  fournisse  l'analyse  des  facultés  intellectuel- 
les et  des  affections  morales,  et  il  en  conclut  que 
le  physique  et  le  moral  se  confondent  à  leur 
source  ;  ou,  en  d'autres  termes,  que  le  moral 
n'est  que  le  physique  considère  sous  certains 
points  de  vue  plus  particuliers. 

Cette  proposition  paraît  tellement  démontrée 
à  Cabanis,  qu'il  ne  cherchera  pas  même  à  en 
donner  la  preuve.  Si  cependant  on  trouvait 
qu'elle  a  besoin  de  développement,  il  suffirait, 
suivant  lui,  d'observer  que  les  opérations  de 
l'àme  ou  de  l'esprit  résuUenl  d'une  suite  de 
mouvements  exécutés  par  l'organe  cérébral. 
Singulier  complément  d'une  proposition  dénuée 
elle-même  de  preuves,  qu'une  observation  abso- 
lument impraticable!  Quels  sont,  en  effet,  les 
prétendus  mouvements  invoqués  ici  par  Cabanis? 
Il  suffirait,  dit-il,  de  les  observer  :  mais  qui  a 
jamais  pu  les  observer?  et  quand  ils  seraient 
observables,  comment  en  inférer  que  la  pensée 
résulte  de  ces  mouvements? 

Après  avoir  posé  ainsi  cette  pierre  d'attente  de 
tout  son  édifice,  Cabanis  traite  incidemment  des 
tempéraments ,  puis  il  revient  aux  organes 
particuliers  du  sentiment  ;  son  but  est  surtout 
de  prouver  que  la  connaissance  de  l'organisation 
répand  beaucoup  de  lumière  sur  la  formation 
des  idées.  Cette  proposition  peut  être  vraie;  mais 
Cabanis   nous   montre  qu'il    n'avait   lui-même 


qu'une  connaissance  fort  imparfaite  des  faits  d'ex- 
périmentation ;  il  assure,  par  exemple,  que  ce 
sont  véritablement  les  nerfs  qui  sentent;  que 
c'est  non-seulement  dans  le  cerveau  et  dans  la 
moelle  allongée,  mais  aussi  dans  la  moelle  épi- 
nière,  que  l'individu  perçoit  les  sensations!  et 
il  ajoute  que  sans  ces  connaissances  il  est  im- 
possible de  se  faire  des  notions  complètement 
justes  de  la  manière  dont  les  instruments  de  la 
pensée  agissent  pour  la  produire  1 

Ëtrange  manière  de  raisonner  1  Cabanis,  d'une 
part,  se  contente  des  notions  les  plus  superfi- 
cielles et  les  j)lus  inexactes  pour  se  rendre 
compte  des  phénomènes  de  la  pensée ,  et  d'au- 
tre part,  il  assure  que  cette  pensée,  qui  a  par- 
dessus elle  des  instruments  matériels,  est  néan- 
moins produite  par  ces  mêmes  instruments! 

Les  mémoires  suivants  sont  consacrés  à  l'his- 
toire physiologique  des  sensations  :  c'est  du 
moins  le  but  que  se  proposait  Cabanis  ;  mais  il 
n'y  a  véritablement  ici  aucune  histoire  physiolo- 
gique. Au  lieu  de  nous  exposer,  par  exemple, 
quel  est  le  mode  d'action  des  corps  extérieurs 
sur  les  organes  de  sensations  spéciales,  de  nous 
dire  ce  qui  se  passe  dans  chacun  de  ces  organes 
sous  l'influence  des  divers  excitants,  Cabanis  s'est 
jeté  dans  l'idéologie  de  l'époque  :  ce  qu'il  prétend 
démontrer,  c'est  que  les  impressions  reçues  par 
les  organes  sont  également  la  source  de  toutes  les 
idées  et  de  tous  les  mouvements.  Nous  ne  cher- 
chons pas  à  réfuter  la  première  partie  de  cette 
proposition,  savoir  que  toutes  les  idées  provien- 
nent des  impressions  faites  sur  les  organes;  nous 
dirons  seulement  que  l'école  à  laquelle  apparte- 
nait Cabanis  a  cela  de  particulier,  en  psychologie 
comme  en  physiologie,  qu'elle  n'ajamais  pu  con- 
cevoir un  fait  d'activité  sans  un  fait  préalable 
de  sensibilité  :  il  lui  faut  d'abord,  et  à  toute  force, 
une  sensation,  et  elle  veut  que  celle-ci  vienne 
toujours  du  dehors.  Cabanis  change  les  mots, 
mais  il  accepte  l'idée  fondamentale  ;  seulement, 
il  trouvait  que  ses  maîtres  avaient  un  peu  trop 
restreint  la  source  des  sensations  :  il  voulait 
qu'il  en  vînt  aussi  du  dedans  ;  il  disait  qu'en 
idéologie^  il  conviendrait  de  faire  la  part  des 
idées  qui  révèlent  des  sensations  internes.  Ca- 
banis, en  cela,  avait  parfaitement  raison;  il  y 
avait  là  toute  une  source  de  sensations,  qui  avait 
été  négligée  par  ses  prédécesseurs  :  ceux-ci  n'a- 
vaient tenu  compte  que  du  toucher  externe,  en 
quelque  sorte.  Or,  il  est  évident  que  du  sein 
même  des  organes  il  surgit  une  foule  de  sensa- 
tions, et  de  sensations  qui  doivent,  pour  une 
bonne  part,  contribuer  à  la  formation  des  idées. 
Cette  extension  devait  donc  être  faite  ;  et  nous 
ajouterons  que  Cabanis  a  été  aussi  loin  que  pos- 
sible dans  ce  sens  ;  ceci  l'a  conduit  à  exposer, 
mieux  qu'on  ne  l'avait  fait  avant  lui,  un  ordre 
tout  entier  de  déterminations  ;  nous  voulons 
parler  des  déterminations  instinctives.  Cabanis 
a  bien  traité  cette  question  :  il  a  fait  voir  que 
sur  ce  point  les  idées  d'Helvétius  étaient  erro« 
nées  ;  qu'il  est  une  foule  de  déterminations  tout 
à  fait  en  dehors  de  l'expérience  et  de  la  raison, 
pour  lesquelles  il  n'est  nullement  besoin  d'édu- 
cation, qui  tout  d'abord  acquièrent  leur  plus  haut 
degré  de  perfection ,  parce  qu'elles  émanent 
d'une  source  tout  à  fait  distincte,  c'est-à-dire  de 
Yinstinct. 

Il  est  d'autres  faits  que  Cabanis  avait  encore 
parfaitement  remarqués,  mais  son  système  l'é- 
garait  à  chaque  instant;  en  voici  de  nouvelles 
preuves.  Nous  savons  avec  certitude,  dit-il,  que 
l'attention  modifie  directement  l'état  local  des 
organes  ;  et  il  ne  se  demande  pas  ce  que  c'est 
au  fond  que  cette  attention  qui  jouit  ainsi  du 
privilège  de  modifier  ses  propres  organes;  cela 


CABA 


—  228  ~ 


CABA 


lui  paraît  tout  simple,  tout  naturel,  et  il  pense 
avoir  fait  sul'lisainment  connaître  cette  faculté  en 
la  mentionnant  en  ces  termes:  Vallention  de  l'or- 
gane sensitif!  Et  pour  rendre  compte  de  certaines 
impressions  sur  le  moral  de  l'iiomme,  il  pense 
avoir  tout  dit  en  affirmant  que  c'est  Vallention  de 
Vorgane  sensitif  qui  met  les  extrémités  nerveu- 
ses en  état  de  recevoir  ou  de  leur  transmettre 
Vimprcssion  tout  entière.  Il  ne  se  demande  pas 
ce  que  c'est  que  cette  attention  de  l'organe  sensi- 
tif, et  comment  un  organe  sensitif  peut  avoir 
une  attention. 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  Les  sensuaiistes  anté- 
rieurs à  Cabanis,  purs  idéologues  qu'ils  étaient, 
s'étaient  bornés  à  dire,  ou  du  moins  à  faire  en- 
tendre, que  c'est  le  cerveau  qui  produit  la  pen- 
sée ;  Cabanis ,  fort  de  ses  connaissances  phy- 
siologiques, croit  fermement  qu'il  va  compléter 
cette  doctrine  et  la  mettre  hors  de  doute.  Pour 
cela  il  s'est  servi  d'une  comparaison  qui  depuis 
a  acquis  une  sorte  de  célébrité.  «  Pour  se  faire 
une  idée  juste,  dit-il,  des  opérations  d'oii  résulte 
la  pensée,  il  faut  considérer  le  cerveau  comme 
un  organe  particulier  destiné  spécialement  à  la 
produire,  de  même  que  l'estomac  et  les  intes- 
tins à  opérer  la  digestion.  »  Mais  Cabanis  n'a 
pas  entendu  faire  ici  un  simple  rapprochement; 
il  y  a  pour  lui  similitude  complète  entre  ces 
prétendues  opérations.  Pour  le  prouver,  il  com- 
mente ainsi  son  texte.  Et  d'abord,  pour  ce  qui 
concerne  les  impressions,  «  ce  sont,  dit-il,  des 
aliments  pour  le  cerveau  ;  les  impressions  che- 
minent vers  cet  organe,  de  même  que  les  ali- 
ments cheminent  vers  l'estomac.  »  Puis  le  cer- 
veau et  l'estomac  entrent  en  activité.  «  En  effet, 
reprend  Cabanis,  les  impressions  arrivent  au 
cerveau,  le  font  entrer  en  activité,  comme  les 
aliments,  en  tombant  dans  l'estomac,  l'excitent 
à  la  sécrétion,  etc.  »  Ce  n'est  pas  tout  encore  : 
«  Nous  voyons,  poursuit  Cabanis,  les  aliments 
tomber  dans  l'estomac  avec  les  qualités  qui  leur 
sont  propres  ;  nous  les  en  voyons  sortir  avec  des 
qualités  nouvelles,  et  nous  en  concluons  qu'il 
leur  a  fait  véritablement  subir  cette  altération  ; 
nous  voyons  également  les  impressions  arriver 
au  cerceau....  isolées,  sans  cohérence....  mais  le 
cerveau  entre  en  action,  il  réagit  sur  elles,  et 
bientôt  il  les  renvoie  métamorphosées  en  idées.  » 
Maintenant  voici  la  conclusion.  «  Donc,  nous  con- 
cluons avec  certitude  que  le  cerveau  digère  les 
impressions,  et  qu'il  fait  organiquement  la  sé- 
crétion de  la  pensée  !  » 

Cabanis  n"avait-il  pas  bien  fait  de  mettre  sa 
physiologie  au  service  des  sensuaiistes?  n'avait- 
il  pas  fait  voir  avec  certitude  commentles  choses 
se  passent?  Voilà  cependant  comment  les  doctri- 
nes de  Locke,  d'Helvétius  et  de  Condillac  avaient 
d'abord  été  complétées  par  Cabanis  ;  voilà  les  do- 
cuments sans  réplique  qu'une  observation  pré- 
tendue positive  était  venue  donner  à  l'idéologie 
du  xviH"'  siècle  ;  voilà  enfin  comment  Cabanis 
avait  cru  devoir  définitivement  matérialiser  l'in- 
telligence! 

Mais,  hâtons-nous  de  le  dire,  cette  déplorable 
théorie  de  la  formation  des  iclées  est  rachetée, 
dans  l'ouvrage  de  Cabanis,  par  une  suite  non  in- 
terrompue de  recherches  pleines  d'intérêt  :  ce 
Shilosophe  traite  successivement  de  l'influence 
es  âges,  des  sexes,  des  tempéraments,  du  ré- 
gine  et  du  climat,  sûr  les  idées  et  les  affections 
morales;  ici,  il  se  montre  observateur  conscien- 
cieux et  écrivain  élégant  :  ses  considérations  sur 
les  âges  et  les  sexes  rappellent  quelques-uns  des 
beaux  passages  de  J.  J.  Rousseau. 

Mais,  dans  ses  théories  physiologiques,  il  reste 
souvent  en  contradiction  avec  lui-même.  Ainsi, 
après  avoir  eu  la  prétention  de  tout  expliquer 


dans  l'économie  animale  par  les  lois  générales 
de  la  physique  ou  de  la  mécanique,  après  avoir 
dit  que  les  causes  de  l'organisation  de  la  matière, 
de  la  formation  du  fœtus,  et  des  manifestations 
intellectuelles,  ne  sont  pas  plus  difficiles  à  dé- 
couvrir que  celles  d'où  résulte  la  composition 
de  l'eau,  de  la  foudre,  de  la  grêle,  etc.  (Mé- 
moire X,  §  11),  il  ne  veut  rien  mcrtns  qu'un 
principe  particulier  et  distinct  pour  l'accomplis- 
sement des  actes  de  l'économie. 

Non-seulement  il  n'est  pas  organicien,  comme 
on  l'entend  aujourd'hui;  il  ne  croit  pas,  comme 
certains  physiologistes  contemporains,  qu'il  n'y 
a  dans  l'homme  que  des  jihénomènes  ]ihysiques  ; 
mais  il  n'est  pas  même  de  l'école  vilaliste  de 
Bichat.  Bichat,  en  effet,  à  peu  près  à  la  môme 
époque  que  Cabanis,  professait  qu'il  suffit  de 
quelques  propriétés  vitales  pour  que  tous  les 
phénomènes  se  manifestent  en  nous.  Pour  tirer 
le  monde  du  chaos,  disait-il.  Dieu  n'a  eu  besoin 
que  de  douer  la  matière  de  propriétés  générales  ; 
pour  organiser  une  portion  de  cette  même  ma- 
tière, pour  l'animer,  il  lui  a  suffi  de  la  douer  de 
propriétés  spéciales. 

Mais  Cabanis,  nous  le  répétons,  n'est  pas  de 
l'école  de  Bichat,  qui  alors  était  celle  de  Paris  : 
il  est  de  l'école  de  Barthez  ou  de  Montpellier  ;  il 
spiritualise  davantage  la  vie;  il  n'admet  pas 
seulement  des  propriétés,  des  facultés;  il  admet 
un  principe,  un  être  distinct.  Quelque  idée  que 
l'on  adopte,  dit-il  (Mémoire  IV,  §  1),  sur  la 
cause  qui  détermine  V organisation,  on  ne  peut 
s'empêcher  d'admettre  un  jtrincipe  que  la  na- 
ture fixe  ou  répand  dans  les  liqueurs  séminales 
Plus  loin  {loco  cit.),  il  affirme  non  moins  positi- 
vementj  qu'aux  éléments  matériels  de  l'écono- 
mie se  joint  un  principe  inconnu  quelconque. 

On  voit  quelle  est  la  différence  des  trois 
écoles  physiologiques  contemporaines  :  les  unes 
ne  veulent  voir  en  nous  que  de  simples  phéno- 
mènes physiques,  et  tels  que,  pour  les  manifes- 
ter, la  matière  animale  n'a  pas  besoin  d'être 
régie  par  d'autres  lois  que  celles  qui  gouvernent 
la  matière  inorganique;  d'autres  admettent 
qu'indépendamment  des  phénomènes  physiques, 
il  y  a  des  phénomènes  qui  attestent  des  pro- 
priétés plus  spéciales,  c'est-à-dire  des  propriétés 
vitales;  d'autres  enfin  veulent  qu'aux  éléments 
matériels  se  joigne,  s'ajoute  un  principe  inconnu 
quelconque  qu'ils  appellent  âme,  archée,  ou 
principe  vital. 

Cabanis  est  de  ce  nombre,  et  Bichat  aurait  pu 
lui  adresser,  sur  ce  dernier  point,  le  reproche 
que  lui,  Cabanis,  adressait  à  Conciillac  au  sujet 
du  principe  de  l'intelligence.  Nous  avons  vu  que 
Cabanis  disait,  en  parlant  de  Condillac,  que,  si 
cet  idéologue  avait  eu  des  notions  plus  exactes 
sur  l'économie  animale,  il  n'aurait  pas  fait  de 
l'âme  un  être  distinct  ou  un  principe,  mais  bien 
une  faculté  ou  une  propriété;  or  Bichat  attrait 
pu  semblablement  dire  à  Cabanis,  qu'avec  des 
notions  plus  exactes  en  anatomie  générale,  il 
n'aurait  pas  fait,  non  plus,  de  la  vie  un  être  dis- 
tinct ou  un  principe,  mais  un  ensemble  de  pro- 
priétés. 

Maintenant  que  l'on  connaît  les  opinions  que 
professait  Cabanis  sur  ce  point  de  doctrine,  il 
pourra  paraître  assez  étrange  que,  dès  cette  même 
époque,  il  n'ait  pas  été  tout  d'abord  conduit  à 
adopter  des  idées  analogues  sur  les  fonctions  de 
rame.  Comment  se  fait-il,  en  eHet.  que,  par  le 
fait  de  ses  observations  en  physiologie,  et  de  la 
rectitude  naturelle  de  son  esprit,  Cabanis  ait 
compris  que  la  vie  ne  saurait  être  une  résultante, 
un  produit  du  jeu  des  organes;  et  qu'il  n'ait 
pas  également  senti  que,  pour  les  manifestations 
intellectuelles,  il  faut;  de  toute  nécessité,  ou  un 


a\BA 


—  229  — 


CABA 


principe  immatériel  analogue^  susceptible  d'en- 
trer en  conflit  avec  les  organes,  ou,  comme  le 
voulait  Stalil,  un  seul  et  même  principe  chargé, 
d'une  part,  d'organiser  la  matière,  de  l'animer, 
et,  d'autre  part,  une  fois  le  cerveau  développé, 
de  se  montrer  cause  efficiente  de  toutes  les  ma- 
nifestations mentales? 

Ceci  est  d'autant  plus  inexplicable,  que  la 
logique  est  la  mémo  dans  les  deux  cas.  Aussi  les 
matérialistes  complets  le  sont  aussi  bien  pour  la 
vie  que  pour  l'âme  :  d'un  côté  comme  de  l'autre, 
ils  ne  voient  que  de  la  matière  et  des  pnénomènes 
physiques.  Or,  Cabanis  ne  fait  pas  difficulté  de 
spiritualiser  la  vie,  et  il  ne  lui  répugne  pas  de 
matériali.scr  l'âme  !  dans  l'une  il  voit  un  principe, 
dans  l'autre  un  résultat,  et  son  livre  tout  entier 
roule,  au  fond,  sur  ces  deux  points.  Donc,  quand 
il  dit  que  dans  l'homme  il  n'y  a  que  du  physique, 
il  faut  entendre  cela  pour  l'intelligence  et  non 
pour  la  vie.  Mais  ces  doctrines  n'ont  pas  toujours 
été  celles  de  Cabanis  ;  il  est  venu,  dans  le  cours 
de  sa  vie,  une  époque  mémorable  où  un  grand 
changement  s'est  opéré  dans  son  esprit  relati- 
vement aux  causes  premières. 

Vers  180.i,  un  homme  jeune  encore,  mais  qui, 
depuis,  s'est  l'ait  connaître  par  des  travaux  esti- 
mables, vint  partager  la  retraite  où  vivait  Ca- 
banis. Nourri  de  la  lecture  des  anciens,  versé 
profondément  dans  les  doctrines  de  la  philoso- 
phie stoïcienne ,  dont  il  se  proposait  même 
d'écrire  l'histoire,  ce  jeune  homme,  qui  n'est 
autre  que  M.  Fauriel,  eut  avec  Cabanis  de  longs 
entretiens  :  il  discutait  avec  lui  ces  hautes  ques- 
tions qui  de  tout  temps,  ont  si  vivement  inté- 
ressé les  esprits  distingués.  Empruntant  à  la 
philosophie  du  Portique  de  sublimes  enseigne- 
ments, il  montrait  sans  doute  à  Cabanis  l'insuf- 
fisance des  doctrines  physiologiques  entées  sur 
la  philosophie  du  xvm°  siècle.  Cabanis  finit  in- 
sensiblement par  modifier  ses  idées,  non  sur  les 
causes  premières  des  phénomènes  vitaux,  mais 
sur  les  causes  premières  des  phénomènes  intel- 
lectuels ,  puis  sur  celles  des  phénomènes  du 
monde  physique  ou  de  l'univers. 

De  là  sa  fameuse  lettre  à  M.  Fauriel  sur  les 
causes  premières;  lettre  publiée  en  1824  et  su- 
brepticement par  Bérard,  de  Montpellier,  avec 
des  notes,  sur  l'esprit  desquelles  nous  navons 
pas  à  nous  expliquer. 

Cabanis  aurait  pu  véritablement  donner  ces 
nouvelles  idées  comme  le  complément  logique 
de  celles  qu'il  avait  émises  dans  son  ouvrage,  du 
moins  en  ce  qui  concerne  le  moral  de  l'homme. 

Le  matérialisme  auquel  il  visait  autrefois  était 
réellement  en  désaccord  avec  son  spiritualisme 
physiologique,  et  sa  théorie  de  la  sécrétion  des 
idées  n'était  qu'un  hors-d'œuvre  ridicule. 

Dans  sa  lettre  à  M.  Fauriel  il  se  montre  con- 
séquent avec  ses  doctrines  fondamentales  ;  mais 
il  tombe  dans  le  stahlianisme,  auquel  ne  pou- 
vait manquer  de  le  conduire  son  principe  vital 
inné. 

Il- persiste  encore  à  soutenir,  il  est  vrai,  que 
toutes  nos  idées,  que  tous  nos  sentiments,  que 
toutes  nos  affections,  en  un  mot  que  tout  ce  qui 
compose  notre  système  moral,  est  le  produit 
des  impressions  qui  sont  l'ouvrage  du  jeu  des 
organes;  mais  il  se  pose  une  question  toute  nou- 
velle et  qui  montre  que  son  esprit  était  enfin 
dégagé  des  préjugés  de  son  école  :  il  se  demande 
si,  pour  cela,  on  est  en  droit  d'affirmer  que  la 
dissolution  des  organes  entraîne  celle  du  sys- 
tème moral  et  surtout  de  la  cause  qui  relie  "ce 
même  système. 

Si  donc  Cabanis  est  resté  trop  exclusif,  trop 
sensualiste,  en  ce  qui  concerne  les  éléments  de 
la  pensée,  ou  plutôt,  les  matériaux  des  idées,  il 


devient  tout  à  fait  spiritualiste  quant  au  principe 
de  l'intelligence,  puisqu'il  conclut  qu'à  raison 
de  son  innéité  et  de  sa  nature  non  matérielle, 
ce  principe  ne  saurait  partager  la  dissolution  de 
la  matière  organique. 

le  moi,  dit-il,  ainsi  que  tout  le  système  moral 
auquel  il  sert  de  point  d'appui,  de  lien,  ou 
plutôt  la  force  vitale  elle-même,  est  le  simple 
produit  des  actions  successives  des  organes  et 
des  impressions  transmises;  ou  bien  les  combi- 
naisons systématiques  des  organes,  leur  dévelop- 
pement successif  et  leurs  facultés  et  fonctions 
sont  détermines  par  un  principe  actif:  telle  est, 
en  efTet,  l'alternative  que  se  sont  toujours  posée 
les  philosophes  et  les  physiologistes.  Cabanis 
examine  à  fond  ce  double  problème;  il  pèse  le 
pour  et  le  contre,  aidé  cette  fois  par  les  lumières 
de  la  physiologie  moderne  et  de  la  philosophie 
antique,  et  il  conclut  que  le  principe  vital  dont 
il  fera  tout  à  l'heure  le  principe  mental,  est,  non 
pas  le  résultat  des  actions  des  parties,  non  pas 
même,  ajoute-t-il,  une  propriété  attachée  à  une 
combinaison  animale,  mais  une  substance^  un 
être  à  part  et  distinct  :  proposition  qu'il  avait  en 
quelque  sorte  ébauchée  dans  ses  Rapports  du 
/■lnjsique  et  du  moral  de  l'homme,  en  donnant  le 
principe  vital  comme  surajouté  par  la  nature  aux 
éléments  m.atérJels  de  l'économie;  mais  ici  il  la 
complète  en  avouant  que  ce  principe  fonctionne 
plus  tard  comme  principe  de  l'âme  ou  du  moi  : 
le  principe  vital  est  sensible,  dit-il,  par  con- 
séquent la  conscience  du  moi  lui  est  essentielle. 

Ainsi  par  cela  même  que  Cabanis  croyait  déjà 
à  l'immatérialité  et  à  l'innéité  du  principe  de  la 
vie^  il  s'est  trouvé  amené  à  croire  à  l'immatéria- 
lité et  à  l'innéité  du  principe  de  l'intelligence, 
puisque  c'est  tout  uti  pour  lui,  et  enfin  comme 
conséquence  encore  de  la  préexistence  ds  ce 
principe,  il  est  forcé  de  croire  à  sa  persistance 
après  la  mort. 

La  persistance  du  principe  vital,  dit-il  {Let- 
tre, etc.,  74),  après  que  le  système  a  cessé  de 
vivre,  entraîne  celle  du  moi. 

Ajoutons  que  Cabanis  n"a  pas  formulé  ces  pro- 
positions comme  des  articles  de  foi  ;  il  a  examiné 
toutes  les  raisons  produites  de  part  et  d'autre  et 
il  termine  en  disant  :  Tels  sont  les  motifs  qui 
peuvent  faire  pencher  la  croyance  d'un  homme 
raisonnable  en  faveur  de  la  persistance  du  prin- 
cipe vital  ou  du  moi,  après  la  cessation  des  mou- 
vements vitaux  dans  les  organes. 

Cabanis,  du  rctte,  n'émettait  à  ce  sujet  que 
des  probabilités;  il  a  eu  soin  de  le  rappeler  à  la 
fin  de  sa  lettre  :  N'oublions  pas,  dit-il,  que  nous 
sommes  ici  dans  le  domaine  des  probabilités. 

Aussi  a-t-il  assigné  une  somme  diverse  de  pro- 
babilités en  raison  de  l'étendue  des  croyances 
sur  tous  les  points. 

Il  trouve  par  exemple  que  pour  ce  qui  est  de 
cet  ensemble  d'idées  et  de  sentiments  que  nous 
regardons  comme  identifiés  avec  le  moi  et  sans 
lesquels  nous  le  concevons  dijficilement  ;  si  on 
se  demande  s'il  peut  encore  subsister  quand  les 
fonctions  organiques,  dont  il  est  tout  entier 
le  produit,  ne  s'exécutent  déjà  plus  ;  on  trouve 
que  les  probabilités  favorables  à  l'affirmative 
deviennent  plus  faibles. 

Et  dans  l'hypothèse  de  Cabanis  elles  devaient, 
en  effet,  être  devenues  plus  faibles,  puisqu'il  ne 
voyait  dans  cet  ensemble,  dans  ce  système  moral, 
qu'un  simple  produit  des  impressions  faites  sur 
les  organeSj  et  par  suite  des  fonctions  de  l'éco- 
nomie; mais  s'il  est  resté  trop  exclusif  sur  ce 
point,  il  n'en  a  pas  moins  fini  par  individualises 
et  par  immatérialiser  son  double  principe  de  la 
vie  et  de  l'intelligence  humaine. 

Maintenant   à  quelles    idées    Cabanis   était-il 


CABA 


—  230  — 


CALE 


arrivé  sur  la  cause  première  des  phénomènes 
de  l'univers?  Cabanis,  nous  l'avons  vu,  avait  déjà 
reconnu  l'existence  et  l'unité  de  cette  cause 
sous  le  nom  de  nature,  mais  sans  s'expliquer  sur 
aucun  de  ses  attributs  j  ici  il  ne  fait  pas  diffi- 
culté de  lui  accorder  ae  l'intelligence  et  de  la 
volonté  :  aujourd'hui  on  l'accuserait,  sans  doute, 
de  panthéisme,  car  il  ajoute  que  ce  principe 
d'intelligence  doit  être  partout,  puisque  partout 
la  matière  tend  à  s'organiser. 

Du  reste,  sa  physiologie  générale  ressemble  à 
sa  physiologie  de  l'homme  :  il  trouve  que  l'idée 
d'un  système  purement  mécanique  de  l'univers 
ne  peut  entrer  que  dans  peu  de  têtes,  et  qu'il 
faut  toujours  supposer  une  intelligence  et  une 
volonté  dans  cette  cause  générale. 

Cabanis,  en  physiologie  humaine,  n'avait  pas 
voulu  se  contenter  des  propriétés  vitales  de  Bi- 
cliat^  il  ne  croit  pas,  non  plus,  que  tous  les  phé- 
nomènes de  l'univers  soient  le  simple  résultat 
des  propriétés  de  la  matière  ;  il  ne  croit  pas, 
comme  Bichat,  qu'il  aurait  suffi  à  Dieu,  pour 
tirer  le  monde  du  chaos,  de  douer  la  matière  de 
trois  ou  quatre  propriétés  :  il  voit  dans  l'ordon- 
nance et  dans  la  marche  universelle  des  choses, 
une  intelligence  qui  veille,  et  une  volonté  qui 
agit. 

Mais  Cabanis  ne  va  pas  plus  loin  dans  sa 
croyance;  pour  lui  cette  cause  est,  comme  il  le 
dit,  une  intelligence  voulante,  et  rien  de  plus. 
L'intelligence  et  la  volonté  lui  sont  essentielles  ; 
mais  il  ne  se  croit  pas  fondé  à  la  revêtir  d'autres 
attributs,  tels  que  la  bonté  ou  la  justice,  par 
exemple.  Là  s'arrêtent  ces  probabilités  qui,  du 
reste,  lui  paraissent  plus  fortes  encore  pour  la 
cause  première  que  celles  qui  militent  en  fa- 
veur de  l'existence  d'un  principe  immatériel  dans 
l'homme. 

Telles  sont  les  modifications  ou  plutôt  les 
extensions  que  les  idées  de  Cabanis  avaient  éprou- 
vées vers  les  derniers  temps  de  sa  vie,  à  une 
époque  où  son  intelligence  n'était  affaiblie  ni 
par  l'âge,  ni  par  la  maladie;  il  avait  alors  à 
peine  cinquante  ans! 

On  ne  saurait  donc  regarder  sa  lettre  à  M.  Fau- 
riel  comme  une  palinodie,  ou  comme  une  rétrac- 
tation; c'est  le  dernier  mot  d'un  penseur,  d'un 
physiologiste  de  bonne  foi,  dont  les  idées  étaient 
devenues  plus  justes  et  surtout  plus  étendues. 

Les  ouvrages  publiés  par  Cabanis  sont  les  sui- 
vants :  Observations  sur  les  hôpitaux,  in-8,  Pa- 
ris, 1789;  —  Journal  de  la  maladie  et  de  la 
mort  d'Hor.-Gabr.-Vict.  Riquelti  de  Mirabeau, 
in-8,  ib.,  1791  ;  —  Essai  sur  les  secours  publics, 
in-8,  ib.,  1796;  —  Mélanges  de  littérature  al- 
lemande, ou  Choix  de  traductions  de  Vallemand, 
in-8,  ib.,  an  V  (1797)  ;  —  du  Degré  de  certitude 
en  médecine,  in-8,  ib.,  1797,  et  in-8,  ib.,  1802, 
avec  des  notes  ;  —  Rapport  fait  au  Conseil  des 
Cinq-Cents  sur  l'organisation  des  écoles  de 
médecine,  in-8,  an  VII  (1799)  ;  —  Quelques  con- 
sidérations sur  l'organisation  sociale  en  général 
et  particulièrement  sur  la  nouvelle  constitution, 
in-12,  ib.,  1799;  —  Traité  du  physique  et  du 
moral  de  l'homme,  in-8,  Paris,  1802,  2  vol.  in-8; 
ib.,  1803,  augmenté  de  deux  tables  :  l'une  ana- 
lytique, par  M.  Destutt  de  Tracy,  l'autre  alpha- 
bétique, par  M.  Sue,  2  vol.  in-8,  ib.,  181.ï,  sous 
le  titre  de  Rapport  du  physique  et  du  moral  de 
l'homme;  2  vol.  in-8.  ib.,  1824,  avec  la  table  et 
quelques  notes  de  M.  Pariset;  3  vol.  in-12,  ib., 
1824,  avec  les  tables  et  une  Notice  sur  la  Vie  de 
l'auteur^  par  Boisseau;  —  Coup  d'œil  sur  la 
révolution  et  la  réforme  de  la  médecine,  in-8, 
ib.,  an  XII  (1804)  ;  —  Observations  sur  les  affec- 
tions catarrhales,  in-8,  ib.,  1807;  —  Lettre  à 
M.  F.  sur  les  causes  premières  avec  des  notes, 


par  Bérard,  in-8,  ib.,  1824.  —  Dans  l'édition 
publiée  en  1823-2.'),  par  Thurot,  on  trouve  encore 
quelques  autres  travaux  de  Cabanis  :  tels  que  la 
Note  sur  le  supplice  de  la  guillotine;  le  Travail 
sur  l'éducation  publique;  une  Note  sur  un  genre 
particulier  d'apoplexie  ;  deux  Discours  sur  Hip- 
pocrate  ;  une  Notice  sur  Benj.  Franklin  ;  un  Éloge 
de  Vicq-d'Azir;  une  Lettre  sur  les  poèmes  d'Ho- 
mère; des  Fragments  de  sa  traduction  de  l'Iliade, 
et  le  Serment  d'un  médecin.  M.  L.  Peisse  a 
donné  une  excellente  édition,  annotée,  des  Rap- 
ports du  physique  et  du  moral  de  l'homme, 
Paris,  1844,  in-8.  F.  D. 

CAIUS,  philosophe  platonicien  du  ii'  .siècle  de 
l'ère  chrétienne.  11  passe  pour  avoir  enseigné  la 
philosophie,  sans  doute  la  philosophie  platoni- 
cienne, au  célèbre  Galien.  C'est  tout  ce  qu'on 
sait  de  lui,  car  il  n'a  laissé  aucun  écrit. 

CAJETAN  (Thomas  de  Vio,  dit),  né  à  Caiète, 
aujourd'hui  Gaëte,  le  20  février  1469,  entra  à 
l'âge  de  seize  ans  chez  les  dominicains,  professa 
avec  succès  la  théologie  à  Brescia  et  à  Pavie,  de- 
vint procureur  de  son  ordre  en  1500,  général  en 
1508,  cardinal  en  1517,  et  fut  envoyé  en  Allema- 
gne, l'année  suivante,  avec  le  titre  de  légat,  pour 
opérer  un  rapprochement  entre  le  saint-siege  et 
Luther.  Au  retour  de  cette  mission  qui  ne  put 
réussir,  malgré  les  talents  du  négociateur,  Caje- 
tan  obtint  l'évêché  de  Caiète,  qu'il  conserva  jus- 
qu'en 1 530.  Rappelé  à  Rome  vers  cette  époque  par 
Clément  VII,  il  mourut  dans  cette  ville  le  9  aoiit 
1534.  Le  nom  de  Cajetan  appartient  principale- 
ment à  l'histoire  de  l'Église;  cependant,  parmi 
ses  nombreux  ouvrages,  qui  ont  la  plupart  pour 
objet  des  points  de  théologie  ou  de  discipline  ec- 
clésiastique, la  philosophie  peut  revendiquer  des 
commentaires  sur  la  Somme  de  saint  Thomas,  sur 
les  Seconds  Analytiques  d'Aristote,  les  Catégo- 
ries, le  traité  de  l'Ame,  les  livres  au  Ciel  et  du 
Monde,  et  la.  Physique.  Quelques-uns  de  ces  com- 
mentaires ont  vu  le  jour  ;  d'autres  sont  restés 
manuscrits.  Voy.  la  notice  étendue  consacrée 
au  cardinal  Cajetan  par  Quetif  et  Echard,  dans 
la  Bibliothèque  des  Frères  Prêcheurs,  t.  II,  p.  14 
et  suiv.  X. 

CALANUS.  Tel  est  le  nom  sous  lequel  les  au- 
teurs grecs  nous  ont  conservé  le  souvenir  d'un 
philosophe  indien,  dun  gymnosophiste,  ou,  comme 
nous  dirions  aujourd'hui,  d'un  brahmane  qui 
s'attacha  à  la  fortune  d'Alexandre  le  Grand.  Son 
vrai  nom,  suivant  Plutarque  (Vie  d'Alexandre), 
était  Spines;  mais  parce  qu'à  tous  ceux  qui  l'a- 
bordaient il  adressait  le  mot  cala  qui,  dans  sa 
langue,  signifiait  salut,  les  Macédoniens  l'appe- 
lèrent Calanus.  Il  serait  du  plus  haut  prix  pour 
l'histoire  de  la  philosophie  que  l'on  eût  conservé 
de  ce  personnage  quelques  paroles,  quelques  sen- 
tences philosophiques  ou  religieuses;  mais  nous 
ne  connaissons  absolument  de  lui  que  sa  mort 
extraordinaire.  Arrivé  à  l'âge  de  quatre-vingt-six 
ans,  et  ne  pouvant  supporter  les  infirmités  et  les 
maladies  qu'il  s'était  attirées  en  changeant  de 
climat  pour  suivre  le  conquérant  de  l'A-sie,  Ca- 
lanus se  brûla  avec  une  pompe  tout  à  fait  théâ- 
trale, couvert  de  vêtements  somptueux,  sur  un 
bûcher  jjarfumé^  en  présence  d'Alexandre  et  de 
son  armée  rangée  en  bataille.  On  dit  qu'avant  de 
mourir  il  prononça  ces  paroles  :  «  Après  avoir  vu 
Alexandre  et  perdu  la  santé,  la  vie  n'a  plus  rien 
qui  me  touche.  Le  feu  va  brûler  les  liens  de  ma 
captivité.  Je  vais  remonter  au  ciel  et  revoir  ma 
patrie.  »  Ses  funérailles  furent  célébrées  par  une 
orgie  où  plusieurs  des  convives  d'Alexandre  per- 
dirent la  vie.  Voy.  Gymnosopiiistes. 

CALENTES  OU  CADENTES.  Terme  de  con- 
vention mnémonique  par  lequel  les  logiciens  dé- 
signaient un  des  modes  de  la  quatrième  figure 


GAME 


—  231   — 


CAMP 


du  syllogisme.  Voy.  la  Logique  de  Porl-Royal, 
[V  ]iarlic,  et  l'article  Syi.uk.isme. 

CALKER  (Frédéric),  philosophe  allemand,  pro- 
fesseur à  rUnivcrsilé  de  Bonn  depuis  1818,  auteur 
d'un  grand  noinhre  d'ouvrages  :  suv  la  Si(i>ii/Î- 
calion  de  la  philosophie,  Berlin,  1818;  Théorie 
des  lois  primilives  du  vrai,  du  bon  et  du  beau, 
Berlin,  1820;  Propnleulique  delà  philosophie, 
Bonn,  1820;  Ri'gles  de  la  pensée  ou  Logique  et 
Dialectique,  Bonn,  1822.   De  tous  ces  écrits,  le 

Elus  important  est  celui  qui  traite  du  vrai,  du 
ien  et  du  beau.  11  ne  peut  pourtant  pas  mériter 
à  son  auteur  le  renom  de  penseur  original.  Il  ne 
fait  guère  que  reproduire  les  idées  de  Fries  (voy. 
ce  nom)  en  leur  donnant  une  forme  systématique 
et  en  se  servant  d'une  terminologie  qui  lui  est 
propre.  Comme  son  maître,  il  semble  incertain 
entre  Kant  et  Jacobi,  mais  il  finit  par  incliner 
vers  ce  dernier.  En  dernière  analyse,  tout  a  pour 
lui  sa  raison  suffisante  et  sa  fin  dans  la  foi,  con- 
sidérée sous  trois  aspects,  dans  la  connaissance, 
dans  l'amour,  dans  l'action.  Fries  n'a  pas  manque 
de  faire  remarquer  lui-même  que  Calker,  en  don- 
nant une  place  considérable  à  l'amour  parmi  les 
jouissances  de  l'âme  humaine,  n'a  fait  que  se  con- 
former à  ses  propres  opinions. 

CALLICLÈS.  Nous  ne  connaissons  Calliclès 
que  par  le  Gorgias  de  Platon,  où  il  nous  est  re- 
présenté comme  un  Athénien  de  distinction,  in- 
timement lié  avec  les  sophistes,  très-vivement 
pénétré  de  leur  esprit  et  de  leurs  doctrines,  mais 
n'en  faisant  pas  métier  pour  s'enrichir,  et  n'en 
développant  que  pour  son  propre  compte  les  con- 
séquences morales  et  politiques.  Il  n'est  pas  pos- 
sible de  croire  que  ce  personnage  soit  imaginaire, 
lorsque  tous  les  autres  noms,  chargés  d'un  rôle 
dans  les  drames  philosophiques  de  Platon,  appar- 
tiennent non-seulement  à  l'histoire,  mais  à  l'his- 
toire contemporaine.  Selon  Schleiermacher  (M- 
irod.  au  Thdélcle,  p.  335),  Calliclès  n'est  qu'un 
prête-nom,  et  c'est  Aristippe  que  Platon  veut 
frapper  en  lui  ;  cette  conjecture  peut  être  vraie, 
mais  il  est  difficile  de  la  changer  en  certitude. 
Quoi  qu'il  en  soit,  généralisant  les  idées  qu'il  s'é- 
tait faites  de  la  législation  et  du  gouvernement 
dans  la  société  démocratique  où  il  vivait,  Calli- 
clès regardait  les  lois  comme  l'œuvre  de  la  mul- 
titude pour  contenir  les  hommes  qui  pourraient 
s'élever  au-dessus  d'elle,  comme  l'œuvre  des  fai- 
bles pour  enchaîner  les  forts.  Il  n'est  pas  le  seul 
homme  de  son  temps  à  qui  on  ait  attribué  des 
opinions  de  ce  genre;  si  nous  en  croyons  Sextus 
Empiricus  (Adv.  Malhem.,  p.  318,  édit.  de  Ge- 
nève; H\]p.  Pyrrh.,  p.  155),  elles  appartenaient 
aussi  à  Critias,  l'un  des  trente  tyrans  d'Athènes. 
CALLIPHON,  philosophe  très-obscur  dont  nous 
ne  connaissons  absolument  rien,  sinon  cette  opi- 
nion citée  et  adoptée  par  Carnéade,  que  le  sou- 
verain bien  consiste  dans  l'alliance  du  plaisir  et 
de  la  vertu,  en  laissant  toutefois  à  la  vertu  la 
prépondérance.  Le  nom  même  de  Calliphon  ne 
nous  est  connu  que  par  cette  obscure  mention  de 
Carnéade.  Voy.  Cicéron,  Acad.,  lib.  II,  c.  xlii  et 
XLv;  de  FinibuSj  lib.  II,  c.  vi;  TuscuL,  lib.  V, 
c.xxx  et  XXXI. 

CAMERARIUS  (Joachim  P'),  littérateur  et  sa- 
vant uni^  ersel,  disent  les  biographes,  naquit  à 
Bamberg,  en  1.500,  et  mourut  en  1574.  Son  vrai 
nom  est  Liebhard;  Camerarius  n'est  qu'un  sur- 
nom donné  à  sa  famille  dont  plusieurs  membres 
avaient  été  chambellans.  Enfin  il  est  appelé  Joa- 
chim I"  pour  qu'on  ne  le  confonde  pas  avec  son 
fils  dit  Camerarius  junior,  médecin  distingué 
de  son  temps.  Il  prit  une  grande  part  aux  affaires 
religieuses  et  politio[ues  de  son  siècle.  Possédant 
à  un  très-haut  degré  de  perfection  l'intelligence 
du  g.ec  et  du  latm,  il  fit  passer  avec  bonheur 


plusieurs  ouvrages  de  la  première  de  ces  deux 
langues  dans  11  seconde.  Il  avait  à  peine  treize  ans, 
que  ses  maîtres  n'avaient  déjà  plus  rien  à  lui  ap- 
prendre. Ami  de  Mélanchthnn,  il  rédigea,  de  con- 
cert avec  lui,  l'acte  célèbre  connu  sous  le  nom 
de  Confession  d'/h(_7.s/;ottr(/.  Naturellement  grave 
et  sérieux,  Camerarius  ne  parlait,  dit-on,  que  par 
monosyllalies,  même  à  ses  enfants.  Il  avait  une 
aversion  si  prononcée  pour  le  mensonge  qu'il  le 
trouvait  impardonnable  jusque  dans  la  plaisan- 
terie. Grammairien,  poëlc,  orateur,  historien, 
médecin,  agronome,  naturaliste,  géomètre,  ma- 
thématicien, astronome,  antiquaire,  théologien, 
Camerarius  s'est  fait  aussi  un  certain  nom  en  phi- 
losophie. Il  passait  surtout  pour  posséder  supé- 
rieurement l'histoire  ancienne  de  cette  science. 
Editeur  d'Archytas,  commentateur  d'Aristote.  de 
Xénopiion,  de  Cicéron,  et  de  quelques  autres  e:;ri- 
vains  de  l'antiquité,  il  s'était  appliqué  à  pénétrer 
les  doctrines  mystérieuses  des  pythagoriciens,  et 
donnait,  avec  connaissance  de  cause,  la  préfé- 
rence à  la  morale  d'Aristote  sur  les  morales  stoï- 
cienne et  épicurienne.  Il  répétait,  avec  Cicéron, 
que  les  platoniciens  et  lesacadémiciensdiiïéraient 
bien  plus  dans  les  mots  que  dans  les  choses.  Parmi 
ses  cent  cinquante  ouvrages  indiqués  dans  les 
Mémoires  de  Nicéron,  t.  XIX,  nous  n'en  trouvons 
qu'un  assez  petit  nombre  qui  soient  relatifs  à  la 
philosophie.  Ce  sont  les  suivants  :  Prœce/)la  mo- 
rum  ac  vilœ,  accommodata  œtati  puerili,  in-8, 
Bâle,  1541  ;  —  Capila  quœdam  perlincnlia  ad 
doctrinam  de  moribus,  et  civilis  raiionis  facul- 
talem,  quœ  est  elhica  et  poliiica,  in-8,  Leipzig, 
1561;  — Capita  proposita  ad  dispulandum,  ea 
explicantia  et  distinguentia,  quibus  sfudium 
sapientiœ  ,  quœ  est  philosophia  ,  conl.inetur, 
in-8,  ib.,  1564;  — Capila  ad  dispulandum  pro- 
posita, consuetudinc  A cademiœ  lipsicœ  in  scJwla 
philos.,  in-8,  ib.,  1567  ;  —  'rTToôïixai,  sive  Prœ- 
cepta  de  principis  officio  ; —  riapa'.vÈrrstç,  sive 
Admoniliones  ad  prœcipuœ  familiœ adolescen- 
lem  ;  —  Gnomœ,  sive  Sententiœ  générales  sena- 
riis  versibus  comprehensœ.  Ces  trois  derniers 
ouvrages  ont  été  publiés  par  le  fils  de  l'auteur, 
avec  d'autres  opuscules  littéraires,  sous  le  titré 
de  :  Opuscula  quœdam  moraliaj  ad  vilam  tam, 
publicam  quam  privatam  rccte  instituendam 
utilissima,  etc.,  in-12,  Francf.,  1583.  Camerarius 
a  rendu  d'autres  services  encore  à  la  philosophie, 
soit  en  éditant,  soit  en  traduisant,  soit  en  com- 
mentant des  ouvrages  des  philosophes  grecs  et 
latins.  Fabricius,  dans  ses  Bibliothèques  grecque 
et  latine,  indique  tous  les  travaux  de  ce  genre 
dus  à  Camerarius.  J.  T. 

CAMESTRES.  Terme  mnémonique  de  conven- 
tion par  lequel  les  logiciens  désignaient  un  des 
modes  de  la  seconde  figure  du  syllogisme.  Voy. 
la  Logique  de  Porl-Royal,  3'  partie,  et  l'article 
Syllogisme. 

CAMPANELLA  (Thomas),  né  à  Steynano,  petit 
village  près  de  Stylo,  en  Calabre,  le  5  .septembre 
1568,  est  mort  à  Paris  le  21  mai  1639,  à  l'âge 
de  soixante  et  onze  ans.  Ses  parents  le  destinaient 
à  l'étude  du  droit;  mais,  entraîné  par  le  goût  de 
la  science  et  de  la  philosophie,  il  entra  dans  l'or- 
dre des  dominicains.  Bientôt  il  éprouva  ce  dégoût 
de  la  philosophie  scolastique  par  lequel  ont 
passé  tous  les  hommes  supérieurs  de  cette  pé- 
riode. Il  étudia  successivement  tous  les  systèmes 
de  philosophie  de  l'antiquité,  et  pas  un,  pas 
même  celui  d'Aristote,  ne  put  le  satisfaire.  Étant 
novice  à  Cosenza,  il  défendit  avec  éclat,  dans  des 
discussions  publiques.  Bernardine  Telesio,  dont 
il  ne  partageait  pas  toutes  les  idées,  luais  dopt  il 
admirait  l'indépendance.  Par  la  supériorité  de 
son  esprit,  par  ses  attaques  hardies  contre  Aris- 
tole,  il  excita  bientôt  contre  lui  des  inimitiés 


CAMP 


232 


CAMP 


puissantes  et  fut  accusé  de  magie  et  d'hérésie. 
Aux  haines  et  aux  défiances  religieuses,  vinrent 
encore  s'ajoulcr  les  haines  et  les  défiances  poli- 
tiques, car  on  l'accusait  en  même  temps  d'avoir 
conspiré  contre  la  domination  espagnole,  qui 
pesait  alors  sur  sa  pairie.  L'accusation  était-elle 
vraie  ?  c'est  un  point  sur  lequel  les  biographes  ne 
sont  pas  d'accord.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
qu'il  l'ut  traduit  devant  les  tribunaux  du  royaume 
de  Naples,  pour  cause  de  crime  contre  l'Etat  et 
contre  l'Église,  et  sept  fois  soumis  aux  cruelles 
tortures  de  la  question  ordinaire  et  extraordi- 
naire. Il  échappa  à  la  mort  ;  mais,  condamné  à 
une  prison  perpétuelle,  il  demeura  enfermé  pen- 
dant vingt-sept  ans  dans  un  cachot  et  supporta 
avec  courage  cette  longue  et  cruelle  captivité. 
Dans  la  préface  de  l'un  de  ses  ouvrages  {Phi- 
losophia  realis),  il  remercie  le  ciel  de  l'avoir  ainsi 
enlevé  à  toutes  les  distractions  du  monde,  pour 
travailler  dans  le  silence  et  la  solitude  au  perfec- 
tionnement de  la  science.  Il  se  félicite  d'avoir  été 
arraché  au  monde  de  la  matière,  et  d'avoir  pu 
vivre  dans  le  monde  bien  plus  vaste  de  l'esprit. 
Enfin,  le  pape  Urbain  VIII,  ami  des  lettres,  le 
réclama  comme  suspect  d'hérésie  et  le  fit  trans- 
porter à  Rome  sous  prétexte  de  le  faire  juger 
par  l'inquisition.  En  realité  il  le  laissa  complète- 
ment libre.  Mais  le  gouvernement  espagnol, 
acharné  à  sa  perte,  allait  le  ressaisir  par  la  main 
de  ses  agents,  lorsque,  de  connivence  avec  Ur- 
bain VIII,  le  comte  de  Noailles,  ambassadeur  du 
roi  de  France,  le  fit  évader  et  partir  pour  la 
France.  Il  lut  accueilli  avec  la  plus  grande  bonté 
par  Louis  XIII  et  le  cardinal  de  Richelieu,  et 
vécut  à  Paris  d'une  pension  que  lui  assura  le 
cardinal,  récompensant  en  lui  non  le  philosophe, 
mais  l'ennemi  de  la  puissance  espagnole. 

De  même  que  Telesio,  il  a  combattu  toute  sa 
vie,  et  dans  presque  tous  ses  ouvrages,  l'autorité 
d'Aristote.  Il  traite  spécialement  cette  question 
dans  les  premiers  chapitres  de  la  Philosophia 
realis.  Il  expose  longuement  les  raisons  pour  et 
contre;  et  il  conclut  que,  sur  certaines  questions 
il  est  de  toute  nécessité,  pour  le  salut  et  la  foi, 
de  rompre  avec  le  philosophe  grec;  que  sur  d'au- 
tres il  est  utile,  et  sur  un  grand  nombre,  avanta- 
geux de  se  mettre  en  contradiction  avec  lui.  Cam- 
panella  diffère  de  PomponaceetdeVanini  par  une 
tendance  au  mysticisme  qui  s'allie  en  lui  à  l'étude 
des  phénomènes  et  des  lois  de  la  nature.  Dieu, 
selon  Campanella,  est  la  vérité;  c'est  de  Dieu  que 
vient  toute  vérité,  et  les  hommes  sans  lui  ne  sau- 
raient la  trouver.  Pour  arriver  à  la  vérité,  il  faut 
donc  s'adresser  à  Dieu,  qui  nous  la  découvre  de 
deux  manières  :  1°  en  nous  mettant  sous  les  yeux 
le  livre  de  la  nature  dans  lequel  on  lit  par  l'ob- 
servation et  l'induction;  2"  en  nous  révélant  les 
choses  par  l'inspiration  directe  et  interne  ou  par 
les  prophètes. 

Campanella  semble  s'être  fait  de  la  métaphysi- 
que une  idée  plus  juste  et  plus  profonde  que  la 
plupart  de  ses  prédécesseurs  et  même  de  ses  con- 
temporains. Il  la  divise  en  trois  parties.  La  pre- 
mière a  pour  objet  la  recherche  des  principes  de 
la  connaissance;  la  seconde,  la  recherche  des 
principes  de  l'existence  ;  la  troisième,  la  recherche 
des  principes  de  l'action.  Il  traite  la  première 
partie  par  une  longue  et  savante  énumération 
des  diverses  objections  que  les  sceptiques  ont 
imaginées  contre  la  valeur  des  témoignages  de 
la  raison  humaine.  A  ces  objections  il  oppose 
principalement  le  témoignage  irrécusable  de  la 
conscience,  qui  nous  atteste  que  nous  sommes 
des  êtres  doues  d'intelligence  et  de  volonté.  Mais 
c'est  surtout  dans  la  seconde  partie  de  la  méta- 
physique que  Campanella  fait  preuve  de  force  et 
de  profondeur  Qu'est-ce  que  l'être,  quels  sont  ses 


principes  constitutifs?  Comment  du  développe- 
ment de  ces  principes  sortent  tous  les  êtres  par- 
ticuliers et  contingents  dont  l'univers  se  compose? 
Voilà  les  principales  nuestions  qu'il  se  pose,  et 
voici  comment  il  les  résout. 

Il  y  a  deux  principes  de  toutes  choses,  l'être  et 
le  néant.  L'être  n'est  autre  chose  que  Dieu  lui- 
même  et  le  néant  n'est  que  la  privation,  la  limite 
de  l'être.  L'être  se  manifeste  par  trois  puissances 
essentielles  et  primordiales  :  la  force,  la  sagesse 
et  l'amour.  Ces  trois  puissances  essentielles  de 
l'être  infini  se  trouvent  à  des  degrés  différents 
dans  tous  les  êtres  finis,  qui  tous  émanent  de  l'être 
infini.  En  tant  qu'êtres,  ils  ont  aussi  tous  pour  es- 
sence, la  force,  la  sagesse,  l'amour;  mais  en  tant 
qu'êtres  finis,  ils  ont  aussi  pour  essence  la  pri- 
vation de  la  force,  de  la  sagesse  et  de  l'amour. 
Ils  participent  de  l'impuissance,  de  l'inintelli- 
gence, de  la  haine,  qui  sont,  pour  ainsi  dire,  les 
qualités  essentielles  du  néant.  Ce  défaut,  cette 
privation  se  retrouvent  à  des  degrés  différents 
dans  tous  les  êtres.  Dieu  seul,  en  tant  qu'être  in- 
fini, est  exempt  de  toute  privation,  de  toute  im- 
perfection, de  toute  limite.  A  des  degrés  différents 
et  sous  des  formes  différentes,  Campanella  re- 
trouve dans  tous  les  êtres,  ces  trois  attributs  es- 
sentiels de  l'être,  et  il  admire  quelle  lumière 
vient  jeter  sur  la  science  cette  trinité  mystérieuse. 
Placé  à  ce  point  de  vue,  Campanella  a  soutenu 
que  tous  les  êtres,  les  plantes,  les  minéraux  eux- 
mêmes,  étaient  doués  de  sentiment  et  d'amour 
en  une  certaine  mesure.  Il  a  développé  spéciale- 
ment cette  idée  dans  le  de  Sensu  rerum. 

A  peu  près  à  la  même  époque  où  Bacon  tra- 
vaillait au  de  Augmentis  el  de  Dignitale  scien- 
liarum,  Campanella  essayait  aussi  de  faire  une 
classification  des  connaissances  humaines.  Sans 
doute,  dans  cette  classification,  Campanella  est 
loin  d'avoir  déployé  le  même  génie  que  Bacon  : 
il  n'a  pas,  comme  lui,  marque  du  doigt  sur  la 
carte  du  monde  intellectuel  les  pays  qui  étaient 
encore  à  découvrir  ;  il  n'a  pas  montré  cette  même 
fécondité,  cette  même  justesse  et  cette  même 
grandeur  d'aperçus  sur  l'avenir  de  la  science  ; 
mais  il  faut  néanmoins  reconnaître  que  les  bases 
de  la  classification  de  Campanella  sont  meilleu- 
res que  les  bases  de  la  classification  de  Bacon. 
En  effet,  Campanella  a  entrepris  de  diviser  les 
sciences  par  rapport  à  leur  objet,  tandis  que 
Bacon  les  divisait  d'après  un  point  de  vue  plus 
vague  et  plus  arbitraire,  d'après  leur  sujet,  c'est- 
à-dire  d'après  les  diverses  facultés  intellectuelles 
qui  concourent  à  leur  formation.  Les  sciences, 
d'après  leur  objet,  se  divisent,  selon  Campanella, 
en  sciences  divines  et  sciences  humaines,  ou 
bien  en  théologie  et  en  micrologie.  Au-dessus  de 
la  micrologie  et  de  la  théologie  se  place  la  mé- 
taphysique, qui  embrasse  également  les  prin- 
cipes communs  à  ces  deux  classes  de  sciences. 
La  micrologie  présente  deux  grandes  divisions  : 
la  science  naturelle  et  la  science  morale.  Les 
principales  divisions  de  la  science  naturelle  sont 
la  médecine ,  la  géométrie,  la  cosmographie, 
l'astronomie,  l'astrologie.  La  science  morale  se 
divise  en  éthique,  politique,  économique,  La 
rhétorique  et  la  poétique  sont  des  sciences  auxi- 
liaires des  sciences  morales.  Parmi  les  sciences 
appliquées,  Campanella,  conformément  aux  idées 
de  son  temps,  place  la  magie,  qu'il  divise  en  ma- 
gie naturelle,  magie  angélique  et  magie  diabo- 
lique. 

Pour  achever  de  faire  connaître  l'esprit  original 
et  novateur  de  Campanella,  il  faut  donner  une 
idée  de  sa  Cité  du  Soleil.  Dans  cet  opuscule 
remarquable,  on  trouve  plusieurs  principes  de 
nos  utopistes  modernes.  Le  gouvernement  de  la 
cité  du  Soleil  découle  des  principes  métaphysi- 


CAMP 


—  233  — 


CAMP 


qucs  de  la  tlicorie  do  rétrc.  Le  chef  suprôme  do 
ce  gouvernement  s'appelle  IIOII,  ce  qui  veut  dire 
en  latin,  selon  Canipancila,  melapliisicum.  Ce 
chef  est  assiste  dans  le  gouvernement  par  trois 
ministres,  qui  ont  pour  noms  la  Force,  la  Sagesse, 
l'Amour.  Le  premier  a  la  direction  des  travaux 
de  la  guerre,  le  second  a  la  direction  de  tout  ce 
qui  concerne  les  sciences,  le  troisième  veille  sur 
les  mariages  et  sur  la  génération  des  enl'ants. 
Au-dessous  de  ces  trois  ministres,  il  y  a  autant  de 
magistrats  qu'il  y  a  de  vertus.  Campanella  appli- 
que à  sa  république  les  mêmes  principes  de  com- 
munauté que  Platon.  Tout  est  commun  dans  la 
cité  du  Soleil  comme  dans  la  république  de  Pla- 
ton. Les  femmes  et  les  hommes  sont  élevés  de 
la  même  manière.  Les  enfants,  dès  l'âge  le  plus 
tendre,  sont  placés  au  milieu  des  instruments  de 
tous  les  arts  et  de  tous  les  métiers,  afin  que  leur 
vocation  se  réveille;  car,  dans  la  cité  du  Soleil, 
tout  citoyen  est  tenu  de  travailler^  et  nous  som- 
mes, dit  Campanella,  l'objet  des  railleries  des 
citoyens  de  cet  État,  parce  que  nous  avons  at- 
tache l'idée  de  bassesse  au  travail  et  l'idée  de 
noblesse  à  l'oisiveté. 

Le  chef  suprême  est  nommé  par  élection.  Il 
faut  qu'il  ait  des  notions  sur  chaque  chose,  car 
il  doit  présider  atout,  politique,  histoire,  science, 
philosophie.  Mais  le  plus  savant  sera-t-il  toujours 
le  plus  habile?  A  cette  objection  les  habitants 
de  la  cité  du  Soleil  répondent  qu'un  savant  leur 
offre  toujours  plus  de  garanties  qu'un  ignorant 
qu'on  choisit  pour  roi  parce  qu'il  est  fils  de  roi. 
D'ailleurs,  la  science  dont  il  s'agit  est  une  science 
vraie,  solide,  féconde,  et  non  une  science  stérile 
et  scolastique  comme  la  nôtre.  Campanella  entre 
ensuite  dans  des  détails  sur  leur  métaphysique  et 
leur  religion.  La  métaphysique  qu'il  leur  attri- 
bue est  tout  naturellement  la  sienne.  Quant  à 
leur  religion,  elle  consiste  à  adorer  Dieu  dans 
le  dogme  de  la  trinité.  Dieu,  disent-ils,  est  la 
souveraine  puissance;  de  la  souveraine  puissance 
procède  la  souveraine  sagesse,  et  de  la  souve- 
raine sagesse  unie  à  la  souveraine  puissance  pro- 
cède l'amour,  qui,  avec  la  sagesse  et  la  puissance, 
ne  fait  qu'un  seul  et  même  Dieu.  Ce  sont  les 
magistrats  eux-mêmes  qui  sont  les  prêtres  de 
cette  religion. 

Même  dans  cette  courte  analyse  et  au  milieu 
de  bien  des  erreurs,  il  est  impossible  de  ne  pas 
reconnaître  des  idées  qui  attestent  un  grand  es- 
prit. Campanella  doit  donc  être  considéré  comme 
un  des  plus  remarquables  précurseurs  de  la  ré- 
volution philosophique  du  xvii"  siècle,  et  comme 
un  des  esprits  les  plus  originaux  et  les  plus 
vastes  du  xvi'. 

Voici  la  liste  des  ouvrages  de  Campanella  et 
des  dissertations  dont  il  a  été  l'objet  :  de  Libris 
propriis  cl  recta  raiione  studcndi  syntagma, 
éd.  Gabriel  Naudé,  in-8,  Paris,  1642  ;  Amst.,164o  ; 
in-4,  Rotterdam,  1692;  — ad  Doctorem  gentium 
de  gentilismo  non  relinendo,  et  de  prœdeslina- 
tione  et  gratia,  in-4,  Paris,  1657; —  Philosophia 
sensibus  demonstrata,  in-4,  Naples,  1590  (cet 
écrit  est  une  défense  de  la  philosophie  deTelesio); 
—  de  Sensu  rerum  et  magia,  in-4,  Francf.-s.-le- 
M.,  1620,  et  Paris,  1637  ;  —  Pliilosophiœ  ralio- 
nalis  et  realis  partes  F,  in-4,  Paris,  1638;  — 
Universalis  philosophiez,  seu  Meiaphysicarum 
rerum  juxta  propria  dogmata,  §  III,  in-f", 
Paris,  1638:  —  Atheismus  triumphatus,  seu 
Reductio  ad  religionem  per  scientiam  veritatis. 
in-f",  Rome,  1631;  in-4,  Paris,  1636;—  Ci- 
vitas  Solis,  in-12,  Utrecht,  1643;  — de  Rerum 
natura,  libri  IV,  publié  avec  d'autres  écrits,  sous 
le  titre  suivant  :  Rcaiis  philosophiœ  epilogis- 
(icœ,  §  IV,  hoc  est  de  Rerum  natura,  hominum. 
moribuSj  politica,  cui  Civilas  Solis  adjuncta  est 


œconomica  cum  adnott.  physioll.,  in-4,  Francf.- 
s.-le.M.,  1623.  —  On  a  publie  aussi  un  extrait  de 
ce  recueil,  sous  le  titre  suivant  :  Prodromus 
philosophiœ  inslaurandœ,  i.  e.  Dissert,  de  na- 
tura rerum,  compendium,  etc.,  in-4,  Francf.-s.- 


sies  piuiosopniques,  bcella  dalcune  /  oesie  fîlo- 
sofiaie,  publiées  sous  le  pseudonyme  de  Setti- 
montano  Squilla,  Francf.,  1622.  Il  a  défendu  le 
catholicisme  dans  l'ouvrage  intitulé  Monarchia 
Messiœ,  Aix,  1633,  et  dans  un  autre  ouvrage 
écrit  en  italien  :  délia  Libéria  e  délia  felice 
suggezzione  allô  stato  ecclcsiastico,  in-4,  Aix, 
1633.  La  Bibliothèque  nationale  de  Paris  possède 
de  lui  quelques  manuscrits  politiques.  Ses  Lettres 
et  ses  Poésies  ont  été  traduites  en  français  par 
Mme  Colet,  Paris,  1844.— Voy.  sur  la  philosophie 
de  Campanella  :  Cipriani,  Vita  et  philosophia 
Th.  Campanellœ,  in-8,  Amst.,  1705  et  1722;  — 
Notices  biographiques  de  Schrocckh,  t.  I,  p.  281; 
—  Recueil  de  Fiilleborn,  6'  cahier,  p.  114;  — 
Vies  et  opinions  de  quelques  physiciens  célèbres 
à  la  fin  du  .xvi=  siècle,  par  Rixner  et  Siber, 
6°  livraison  (ail.);  —  de  Rcligiosis  Campanellœ 
opinionibus,  Ferrari,  Parisiis,  1840,  in-8;— T/i., 
1843,  in-8;  —  Morus  et  Campanella,  par  C.  Da- 
reste,  Paris;  — Baldacchini,  Vita  e  filosophia  di 
Tomaso  Campanella,  2  vol.  in-8,  Naples,  1840- 
1843.  F.  B. 

CAMPE  (Joachim-Henri)  naquit  en  1746,  à 
Deersen  ou  Teersen,  dans  le  Brunswick.  Après 
avoir  étudié  la  théologie  à  l'Université  de  Halle, 
il  fut  successivement  aumônier  de  régiment  au 
service  de  la  Prusse,  conseiller  de  l'instruction 
publique  à  Dessau,  et  directeur  du  collège  fondé 
dans  la  même  ville  par  le  célèbre  Basedow,  sous 
le  nom  de  Philanthropin.  Bientôt  il  quitta  cette 
position  pour  fonder  lui-même^  à  Hambourg,  un 
autre  établissement,  d'où  la  faiblesse  de  sa  santé 
l'obligea  à  se  retirer  encore.  Enfin  il  mourut  en 
1818,  doyen  de  l'église  de  Saint-Cyriaque,  à 
Brunswick,  et  docteur  en  théologie  de  la  faculté 
de  Helmstacdt.  Campe  s'est  principalement  si- 
gnalé par  ses  travaux  sur  la  lexicographie  et  sur 
l'éducation.  Il  a  embrassé,  avec  chaleur,  et  per- 
fectionné, sous  beaucoup  de  rapports,  le  système 
de  Basedow  qui  présente  assez  d'analogie  avec 
celui  de  J.  J.  Rousseau.  Mais  il  a  aussi  laissé  des 
écrits  philosophiques  dont  le  principal  mérite  est 
dans  la  noblesse  des  sentiments  qu'ils  expriment, 
dans  la  justesse  de  certains  aperçus  psychologi- 
ques et  surtout  dans  la  clarté,  dans  l'élégante 
iacilité  du  style,  qualités  alors,  encore  plus  qu'au- 
jourd'hui, très-rares  en  Allemagne.  En  voici  les 
titres  :  Dialogues  philosophiques  sur  l'ensei- 
gnement immédiat  de  la  religion  et  sur  certaines 
preuves  insuffisantes  qui  en  ont  été  données, 
in-8,  Berlin,  1773  ;  —  Commentaire  philosophi- 
que sur  les  paroles  de  Plularque  :  «  La  vertu 
est  une  longue  habitude;  »  ou  bien,  de  l'Origine 
des  penchants  qui  nous  portent  à  la  vertu,  in-8, 
ib.,  1774;  —  de  la  Faculté  de  sentir  et  de  la  fa- 
culté de  connaître  dans  l'âme  humaine;  la 
première  envisagée  dans  ses  lois,  toutes  deux 
dans  leur  destination  primitive,  dans  leur  in- 
fluence réciproque,  etc.,  in-8,  Leipzig,  1776;  — 
de  la  Sensibilité  et  de  la  Sentimentalité,  in-8, 
Hambourg,  1779;  —  Petite  psychologie  à  l'usage 
des  enfants,  in-8,  ib.,  1780.  —  Indépendamment 
de  ces  divers  ouvrages,  tous  écrits  en  allemand, 
Campe  a  aussi  publié  dans  plusieurs  recueils 
périodiques,  comme  dans  le  Muséum  allemand 
(année  1780,  p.  195;  année  1781,  p.  393),  et  dans 
le  Journal  de  Brunswick  (année  1788,  p.  407), 
plusieurs  articles  de  théologie  dans  le  sens  du 
rationalisme    11  était  grand  partisan  des  idées 


GANZ 


234  — 


CAPA 


libérales  et  admirateur  passionne  de  la  révolu- 
tion française,  comme  le  prouvent  ses  Lettres 
de  Paris,  au  temps  de  la  Révolution  (in-8;  Paris, 
1790).  Tous  ses  ouvrages  d'éducation  ont  été 
publics  séparément  (30  vol.  in-12,  Brunswick^ 
1807,  et  37  vol.  Brunswick,  1829-1832). 

CANON.  Kant  appelle  ainsi  l'ensemble  des 
principes  a  priori  de  lusage  légitime  de  cer- 
taines facultés  de  connaître.  Or,  comme  il  pré- 
tend que  l'utilité  de  la  raison  est  toute  négative, 
elle  ne  saurait  avoir  de  canon;  la  raison  pratique 
seule  en  peut  avoir.  Voy.  Kant,  Critique  de  la 
raison  pure,  Méthodologie. 

CANONIQUE.  C'est  le  mot  dont  s'est  servi 
Épicure  pour  désigner  ce  qui  chez  lui  tient  la 
place  de  la  logique.  Voulant  réformer  et  simpli- 
fier, à  son  point  de  vue,  toutes  les  parties  de  la 
philosophie,  il  a  proposé  de  substituer  à  VOrga- 
non  d'Aristote  un  recueil  de  règles  en  petit 
nombre  et  d'ailleurs  très-sages,  mais  fort  suffi- 
santes pour  guider  l'esprit  dans  toutes  ses  re- 
cherches. Ces  règles  sont  au  nombre  de  dix,  dont 
la  meilleure  est  la  recommandation  expresse  de 
la  clarté  dans  l'expression,  comme  Aristote  l'avait 
déjà  prescrit.  Les  neuf  autres  se  bornent  à  pro- 
clamer les  sens  le  critérium  unique  de  la  vérité 
et  la  source  de  toutes  nos  connaissances.  La  ca- 
nonique d'Épicure  n'est  donc  pas  autre  chose 
que  la  négation  même  de  la  logique  comme 
science.  Voj'.  Épicure. 

CANZ  (Israël-Gottlieb),  né  à  Heinsheim,  en 
1690,  y  professa  successivement  la  littérature,  la 
philosophie  et  la  théologie.  Il  fut  grand  partisan 
des  doctrines  de  Leibniz  et  de  Wolf,  et  prit  à 
tâche  d'en  concilier  les  principaux  points  avec  la 
théologie.  11  prétendit  donner  à  la  métaphysique 
une  forme  démonstrative,  tout  en  reconnaissant 
qu'elle  a  ses  difficultés  et  ses  doutes  ;  mais  il 
tâcha  de  dissiper  les  uns  et  de  lever  les  autres. 
La  métaphysique  était  pour  lui  la  source  des 
vérités  premières,  d'où  les  autres  dérivent  par 
le  procédé  analytique.  C'est  ainsi  qu'en  partant 
des  phénomènes  tant  externes  qu'internes,  nous 
arrivons  à  nous  convaincre  de  l'existence  de 
notre  âme.  Canz  divise  la  métaphysique  en  qua- 
tre parties  qui  sont  :  l'ontologie,  la  théologie 
naturelle,  la  cosmologie  et  la  psychologie.  Quel- 
ques parties  de  la  psychologie,  comme  celles  qui 
traitent  du  plaisir  et  de  la  peine,  de  la  volonté, 
sont  exécutées  avec  un  remarquable  talent. 
L'une  d'elles  a  pour  titre  Animœ  abijssus,  texte 
fort  heureux  entre  ses  mains  et  qui  lui  inspire 
de  nombreuses  et  belles  pensées.  Il  appelle  ré- 
fléchie la  connaissance  de  soi-même,  par  opposi- 
tion à  la  connaissance  des  autres  choses,  qu'il 
nomme  directe.  11  se  demande  à  cette  occasion 
comment  une  connaissance  réfléchie  est  possible 
dans  une  seule  et  m'me  substance.  L'entende- 
ment [intellectus)  est  pour  lui  la  faculté  d'avoir 
des  idées  distinctes,  la  raison,  la  faculté  de  con- 
naître les  rapports  aes  vérités  entre  elles;  l'esprit 
(ingenium),  la  propriété  de  saisir  promptement 
la  ressemblance  des  choses,  que  ces  ressemblan- 
ces soient  essentielles  ou  accessoires.  Il  n'admet 
ni  ne  rejette  complètement  les  deux  systèmes  de 
l'harmonie  préétablie  et  de  l'influx  physique. 
Quant  à  la  nature  des  animaux,  il  n'était  ni  de 
l'avis  de  Rorarius,  qui  leur  accordait  une  âme 
raisonnable,  ni  de  celui  de  Descartes,  qui  les 
regardait  comme  des  machines.  Il  leur  reconnaît 
la  sensation,  l'imagination,  le  jugement  même, 
pourvu  qu'il  s'agisse  de  choses  sensibles  et  con- 
crètes :  car  pour  les  idées  abstraites  et  générales, 
il  les  en  croit  totalement  privés.  Canz  mourut 
en  1753.  On  a  de  lui  :  Philosophiœ  leibniziariœ 
et  wolfianœ  usus  in  theologia,  in-4,  Francfort  et 
Leipzig,  1728-1739  ;  —  Gramm,aticœ  universalis 


tenuia  rudimenla,  in-4,  ib.,  1737  j—DiscyjZmo; 
morales  omnes  perpétua  nexu  traditœ,  in-8 
Leipzig,  VSO  ;  —  Ontologia  polemica,  in-8,  ib.' 
1741  ;  —  Medilaliones  philosophicœ,  in-4,  1750. 
CAPACITÉ.  Le  sens  de  ce  mot  ne  peut  être 
bien  compris  que  par  opposition  à  celui  de  fa- 
culté. Une  faculté  est  un  pouvoir  dont  nous  dis- 
posons avec  une  parfaite  conscience  et  que  nous 
dirigeons,  au  moins  dans  une  certaine  mesure, 
vers  un  but  déterminé.  La  faculté  suprême,  celle 
qui  gouverne  toutes  les  autres,  en  même  temps 
qu'elle  en  est  le  type  le  plus  parfait,  c'est  notre 
libre  arbitre.  Une  capacité,  au  contraire,  est  une 
simple  disposition,  une  aptitude  à  recevoir  cer- 
taines modifications  où  nous  jouons  un  rôle 
entièrement  passif,  ou  à  produire  certains  efl"ets 
dont  le  pouvoir  n'est  pas  encore  arrivé  à  notre 
conscience.  Il  est  certain  que,  sans  de  telles 
dispositions,  les  difficultés  elles-mêmes  n'existe- 
raient pas;  car,  quoique  nous  exercions  sur  nous- 
mêmes  une  très-grande  puissance,  nous  ne  pou- 
vons pas  cependant  nous  faire  tout  ce  que  nous 
sommes,  ni  nous  donner  tout  ce  que  nous  trou- 
vons en  nous.  Indépendamment  de  cela,  les 
facultés  dont  nous  sommes  déjà  en  possession  ne 
peuvent  agir  que  d'après  ou  sur  des  données  que 
nous  avons  seulement  la  capacité  de  recevoir. 
Ainsi  ni  la  volonté  ni  la  réflexion  n'entreraient 
jamais  en  exercice,  si  elles  n'y  étaient  provo- 
quées par  certaines  impressions  spontanées  et 
par  une  intuition  confuse  des  choses  qui  peuvent 
nous  être  utiles  ou  que  nous  désirons  connaître. 
Cependant  faut-il  considérer  les  capacités  et  les 
facultés  comme  deux  ordres  de  faits  absolument 
distincts  et  qui  se  développent  séparément  dans 
l'âme  humaine  ;  en  d'autres  termes,  y  a-t-il  en 
nous  de  pures  capacités  qui  nont  rien  de  per- 
sonnel ni  de  volontaire?  Évidemment  non  :  car 
prenons  par  exemple  le  phénomène  sur  lequel 
nous  exerçons  sans  contredit  le  moins  d'influence, 
je  veux  dire  la  sensation.  Sans  doute  la  .sensa- 
tion dépend  des  objets  extérieurs  et  d'un  certain 
état  de  nos  propres  organes  ;  mais  n'est-il  pas 
vrai  que  si  elle  n'arrivait  pas  à  notre  conscience, 
elle  n'existerait  pas  pour  nous,  et  qu'elle  tient 
d'autant  plus  de  place  dans  notre  existence,  que 
la  conscience  que  nous  en  avons  est  plus  vive  et 
plus  noble  ?  Or,  qu'est-ce  que  c'est  qu'avoir  par- 
faitement conscience  d'une  chose?  C'est  après 
tout  la  saisir  avec  son  esprit,  l'embrasser  dans 
sa  pensée  ;  ce  qui  ne  saurait  avoir  lieu  sans  le 
concours  de  l'attention  et  du  pouvoir  personnel. 
La  même  chose  se  démontre  encore  mieux  pour 
le  sentiment,  qui  n'existe  pas,  ou  qui  existe  à  un 
très-faible  degré,  dans  les  âmes  privées  d'éner- 
gie, s'abandonnant  sans  réflexion  et  sans  résis- 
tance aux  impressions  venues  du  dehors.  Donc 
nous  disposons  dans  une  certaime  mesure 
de  notre  sensibilité,  nous  pouvons  la  diriger 
dans  un  sens  ou  dans  un  autrej  c'est-à-dire 
qu'elle  est  une  véritable  faculté,  bien  que 
l'intervention  de  l'activité  libre  n'en  fasse  pas 
la  plus  grande  part.  Qui  ne  reconnaît  égale- 
ment cette  intervention  dans  la  mémoire,  dans 
l'imagination,  dans  tous  les  faits  qui  dépendent 
de  l'intelligence,  et  jusque  dans  la  rêverie?  II 
n'y  a  donc,  encore  une  fois,  dans  l'âme  humaine, 
parvenue  à  l'état  où  elle  a  connaissance  d'elle- 
même,  que  des  facultés  plus  ou  moins  person- 
nelles, plus  ou  moins  dépendantes  de  ce  qui  est 
au-dessus  ou  au-dessous  de  nous  ;  mais  point  de 
capacités  pures,  de  propriétés  inertes  ou  d'aveu- 
gles instincts  comme  ceux  qui  appartiennent 
aux  animaux  et  aux  choses.  La  liberté,  une  force 
qui  se  connaît  et  qui  se  gouverne  entre  plusieurs 
impulsions  très-diverses,  mais  susceptibles  de 
s'harmoniser  entre  elles;  voilà  le  fonds  même  de 


GARD 


—  235  — 


GARD 


notre  nature  et  de  tous  ses  éléments  secondaires. 
Voy.  FACUi.Ti': 

CAPELLA  {Marcia7^us  Mineus  Félix),  Afri- 
cain d'origine,  écrivait,  selon  l'opinion  la  plus 
générale,  en  474  ou  490  après  Jésus-Christ.  Sous 
le  titre  de  Salyricon  et  de  Satira,  il  a  composé 
en  latin  une  espèce  d'encyclopédie,  mélange  de 
prose  et  de  vers,  divisée  en  sept  livres  que  pré- 
cède un  petit  roman  en  deux  livres  intitulé  des 
Noces  de  Mercure  et  de  Philologie.  Les  vues 
que  Capella  expose  sur  la  grammaire^  la  dia- 
lectique et  tous  les  arts  libéraux  en  général  n'ont 
par  elles-mêmes  que  peu  de  valeur,  et  sont  em- 
Ijruntces  à  Varron,  à  Pline,  et  aux  autres  écri- 
vains de  l'antiquité;  mais,  considéré  au  point 
de  vue  Instoriquc,  le  Salyricon  n'est  pas  dénué 
d'importance.  Pendant  que  la  plupart  des  monu- 
ments littéraires  de  la  Grèce  cl  de  Rome  se 
trouvaient  perdus  ou  oubliés,  il  échappa  au  nau- 
frage qui  submergeait  tant  ae  chefs-d'œuvre,  et 
servit  ensuite  à  renouer  les  traditions  de  la  cul- 
ture antique.  Vers  l'année  534,  un  rhéteur  nommé 
Félix,  qui  enseignait  dans  l'Auvergne,  en  cor- 
rigea un  exemplaire  sur  lequel  on  fit  sans  doute 
de  nouvelles  copies  :  car,  au  temps  de  Grégoire 
de  Tours  et  d'après  son  propre  témoignage,  l'ou- 
vrage était  employé  dans  les  cloîtres  pour  l'in- 
struction des  jeunes  élèves  {Hisl.  littéraire  de 
France,  t.  111,  p.  21  et  22).  Au  x"'  siècle,  Capella 
jouissait  d'une  telle  autorité,  qu'on  cite  trois 
commentaires  dont  il  a  été  l'objet,  ceux  de  l'é- 
vêque  Duncan,  de  Rémi  d'Auxerre  et  deReginon 
(76.,  t.  VI,  p.  120,  153,  549).  Au  commencement 
du  siècle  suivant,  le  moine  Notker  traduisit  en 
langue  allemande  les  Noces  de  Mercure  et  de 
Philologie,  et  il  n'est  pas  douteux  que  le  Saly- 
ricon entier  ne  continuât  d'être  très-répandu 
dans  les  écoles.  L'influence  de  Capella  .s'est  ainsi 
maintenue  jusqu'à  l'époque  où  les  ouvrages  d'A- 
ristote  et  des  Arabes  se  répandirent  en  Occident; 
il  fit  place  alors  à  des  modèles  d'un  génie  supé- 
rieur au  sien  et  plus  dignes  d'être  étudiés. 

L'édition  la  plus  connue  de  Capella  est  sans 
contredit  celle  que  Grotius  entreprit  à  l'âge  de 
quatorze  ans,  et  qu'il  publia  l'année  suivante, 
1599,  Leyde,  in-8.  Cependant,  de  l'aveu  de  juges 
très-compétents  en  cette  matière,  elle  est  fort 
insuffisante;  il  faut  lui  préférer  de  beaucoup  celle 
que  Fréd.  Kopp  avait  préparée,  et  qui  a  paru 
après  sa  mort,  in-4,  Francfort,  1836.  M.  GrafT  a 
publié  à  Berlin,  en  1836,  in-8,  la  traduction  de 
Notker  indiquée  plus  haut.  C.  J. 

CARDAILIiAC  (Jean-Jacques-Séverin  de),  né 
le  16  juillet  1766,  au  château  de  Lotraine^  dans 
le  département  du  Lot,  fut  élevé  au  collège  de 
Sorèze  et  acheva  ses  études  au  grand  séminaire 
de  Saint-Sulpice.  Son  père,  le  marquis  de  Car- 
daillac,  le  destinait  à  l'état  ecclésiastique.  Sans 
avoir  encore  reçu  les  ordres,  il  avait  le  titre 
d'aumônier  de  la  reine  lorsque  éclata  la  révolu- 
tion de  1789.  Emprisonné  pendant  la  Terreur,  il 
fut  délivré  par  le  9  thermidor  et  entra  dans 
l'Université  sous  l'Empire.  Il  professa  la  philo- 
sophie au  collège  de  Montauban,  au  collège  de 
Bourbon  et  à  la  Faculté  des  lettres  de  Paris,  où 
il  occupa  pendant  quelque  temps,  en  qualité  de 
suppléant,  la  chaire  de  Laromiguière.  Il  mourut 
inspecteur  de  l'Académie  de  Paris,  le  22  juillet 
1845. 

Par  sa  première  éducation  il  est  évidemment 
l'élève  des  philosophes  du  xviii=  siècle  ;  il  leur 
emprunte  quelques-unes  de  leurs  idées,  et  sur- 
tout leur  méthode  prudente,  et  leur  langage 
précis.  Mais  Condillac  et  les  idéologues  ne  sont 
pas  ses  seuls  maîtres  :  il  a  suivi  d'abord  La- 
romiguière, et  avec  lui  il  est  d'accord  pour 
restituer  à  l'âme  une  activité  propre,  dont  le 


système  de  la  sensation  transformée  l'avait  dé- 
pouillée ;  puis  il  a  entendu,  avec  un  sentiment 
mélangé  de  satisfaction  et  d'inquiétude,  les 
leçons  de  Royer-CoUard  et  de  Cousin,  et  même  il 
a  parfois  jeté  un  regard  sur  ces  doctrines  alle- 
mandes qui  commencent  à  faire  du  bruit,  et 
entrevu  la  critique  de  la  raison  pure  de  Kant. 
Tous  ces  éléments  réunis  sans  confusion,  savam- 
ment agencés  par  un  esprit  très-délié,  qui  ne 
les  accepte  jamais  sans  le  contrôle  d'une  obser- 
vation sincère,  ont  formé  un  système  de  tran- 
sition, parfois  superficiel,  toujours  clair,  et  plus 
défectueux  par  les  vérités  qu'il  néglige  que  par 
les  erreurs  qu'il  admet.  11  se  demande  lui-même 
dans  quelle  école  il  doit  se  ranger  :  Est-il  empi- 
risle,  sensualiste,  rationaliste  ou  éclectique?  Il 
ne  lui  convient  pas  de  prendre  parti  entre  les 
écoles,  et  il  proteste  contre  les  classifications  ar- 
bitraires qui  imposent,  contre  son  gré,  à  un  phi- 
losophe la  solidarité  d'une  école  répudiée  par 
lui,  et  lui  défend  d'être  indépendant  et  de  pen- 
ser pour  son  compte.  La  philosophie,  dit-il,  est 
personnelle  ;  chacun  se  fait  la  sienne,  et  la  seule 
vraie  est  celle  qu'on  trouve  par  sa  propre  ré- 
flexion. Aussi  ]es  Études  élémentaires  de  philo- 
sophie n'ont  satisfait  pleinement  aucune  école  : 
elles  dépassent  de  beaucoup  le  niveau  où  le  sen- 
sualisme prétend  s'arrêter  ;  elles  ne  s'élèvent  pas 
jusqu'au  point  où  le  spiritualisme  pur  essaye  de 
se  hausser.  C'est  une  doctrine  moyenne,  par  elle- 
même  destinée  à  passer  inaperçue,  et  plus  re- 
marquable par  le  bon  sens,  la  justesse  des  obser- 
vations et  la  clarté  du  raisonnement  que  par  la 
profondeur  et  l'originalité  des  idées.  Suivant  de 
Cardaillac,  il  y  a  dans  le  moi  trois  forces  irré- 
ductibles, le  sentiment,  la  connaissance,  et  la 
volonté.  Le  sentiment  est  le  fait  fondamental; 
non  pas  la  cause  des  autres,  mais  la  condition 
sans  laquelle  ils  ne  peuvent  se  produire.  Il  est 
en  lui-même  bien  plus  complexe  que  ne  l'ont 
cru  les  disciples  de  Condillac  :  il  enferme  à  la 
fois  la  sensation,  qui  nous  met  en  rapport  avec 
les  corps  ;  le  sentiment  moral,  par  lequel  l'homme 
communique  avec  ses  semblables  ;  le  sentiment 
des  rapports,  par  lequel  il  compare  entre  eux  et 
d'une  manière  tout  immédiate  diverses  impres- 
sions ou  diverses  idées,  et  enfin  le  sens  intime, 
qui  lui  permet  de  se  connaître  et  de  juger  des 
autres  par  lui-même.  Ce  qui  distingue  cette 
faculté,  composée  de  pouvoirs  différents,  c'est  que 
ses  formes  multiples  sont  toutes  des  manières  de 
sentir,  c'est-à-dire  de  communiquer  directement 
avec  la  réalité,  d'être  averti  de  sa  présence.  Cette 
impression  n'est  pas  encore  la  connaissance  :  elle 
est  même  souvent  en  rapport  opposé  avec  elle, 
d'autant  plus  vive  que  l'autre  est  peu  obscure; 
mais  elle  est  la  seule  matière  sur  laquelle  l'in- 
telligence puisse  s'exercer,  la  source  d'où  elle 
fera  jaillir  toutes  les  idées  et  tous  les  jugements. 
La  raison  elle-même,  dont  on  parle  comme  d'une 
puissance  mystérieuse,  est  simplement  la  vue 
des  vérités  générales  engagées  dans  les  faits 
particuliers  ;  elle  domine,  elle  dirige  et  féconde 
toutes  les  autres  facultés,  mais  elle  dépend  de 
l'expérience,  et  n'existerait  pas  sans  elle.  Il  est 
vrai  pourtant  qu'elle  conçoit  des  rapports  néces- 
saires, alors  que  dans  la  réalité  saisie  par  l'ob- 
servation tout  est  particulier  et  contingent.  Cette 
nécessité  est  son  œuvre  propre  ,  c'est  elle  qui  en 
vertu  de  sa  constitution  l'impose  aux  choses  : 
«  La  seule  réponse,  dit-il,  qu'on  puisse  faire  à 
cette  partie  de  la  question,  savoir  quelle  est  la 
cause  qui  fait  que  nous  reconnaissons  à  certaines 
vérités  ce  caractère  à' universelles,  absolues,  néces- 

I  sai7^es,  qui  les  distingue  des  vérités  contingentes, 
est  que  nous  les  reconnaissons  et  affirmons  comme 

1  telles,  parce  que  la  raison,  qui  nous  est  donnée 


GARD 


236  — 


GARD 


pour  voir  la  vérité,  pour  la  constater,  l'apprécier, 
et  nous  en  servir,  les  voit^  les  reconnaît,  les 
apprécie,  les  juge  et  les  alfirme  telles.  »  Peut- 
être  ne  se  doute-t-il  pas  qu'en  parlant  ainsi,  il  est 
plus  rapproclic  de  Kant  que  de  Laromiguièrc. 
Enfin  il  proclame  itien  haut,  et  démontre  par  des 
preuves  sérieuses,  l'activité  essentielle  du  moi  : 
il  pense,  comme  Maine  de  Biran,  que  nous  aper- 
cevons, par  un  sentiment  immcaiat,  nos  actes 
dans  leur  rapport  avec  la  force  personnelle  qui 
les  produit;  nous  nous  percevons  à  la  fois  comme 
cause  et  comme  effet  ;  le  même  moi,  qui  modifie, 
est  modifié.  C'est  même  par  suite  de  cette  con- 
naissance primitive  que  nous  pouvons  conclure 
de  nos  sensations  à  l'existence  des  objets;  quand 
les  corps  extérieurs  agissent  sur  nos  organes 
nous  éprouvons  le  contre-coup  de  cette  action. 
Nous  avons  alors  comme  la  moitié  d'un  fait  que 
par  le  sens  intime  nous  percevons  tout  entier  ; 
nous  sommes  simplement  effet,  et  non  plus 
cause  ;  nous  jugeons  que  la  cause  n'étant  pas 
en  nous  est  au-dessous,  et  ainsi  nous  formons  la 
conception  de  l'extérieur.  Ces  idées  n'ont  rien  de 
bien  neuf;  mais  elles  ne  sont  pas  ordinaires  dans 
un  système  qui  s'annonce  dès  le  début,  comme 
une  interprétation  de  l'expérience.  Elles  sont 
accompagnées  d'observations  qui  depuis  ont  été 
produites  comme  nouvelles;  de  Cardaillac  pré- 
tend que  l'acte  par  lequel  nous  rapportons  nos 
sensations  à  l'organe  est  une  pure  illusion,  mais 
une  illusion  instructive  ;  il  distingue  des  sen- 
sations qui  échappent  à  la  conscience,  et  ne  lais- 
sent pas  que  d'agir  sur  nos  jugements  et  nos 
actes;  il  sait  que  toute  sensation  est  composée 
de  ces  éléments  inaperçus;  il  comprend  l'impor- 
tance de  l'association  des  idées ,  en  résume 
les  lois  avec  une  précision  que  les  psychologues 
anglais  n'ont  pas  dépassée,  et  ramène  la  mémoire 
à  une  sorte  d'habitude.  11  mériterait  d'être  plus 
connu,  et  son  livre  est  un  de  ceux  qu'on  doit 
avoir  lu.  Oublié  en  France,  il  est  apprécié  à 
l'étranger.  Hamilton,  si  bon  juge  en  matière  de 
psychologie,  en  cite  plusieurs  passages,  et  plus 
souvent  encore  il  en,  adopte  les  idées  pour  son 
propre  compte.  Les  Éludes  clémenlaires  de  phi- 
losophie ont  été  publiées  à  Paris  en  1830  (2  vo- 
lumes in-8).  E.  C. 

CARDAN.  Ce  nom,  que  l'on  rencontre  dans 
l'histoire  de  toutes  les  sciences,  qui  partout 
éveille  le  souvenir  du  génie  mêlé  aux  plus  déplo- 
rables aberrations,  n'appartient  pas  moins  à 
l'histoire  de  la  philosophie,  où  il  se  montre  en- 
touré des  mêmes  ombres  et  de  la  même  lumière. 
Mais  s'il  existe  des  travaux  importants  et  conçus 
dans  un  esprit  d'impartialité  sur  Cardan  consi- 
déré comme  médecin,  comme  naturaliste,  comme 
mathématicien,  il  reste  encore  à  l'étudier  comme 
philosophe  :  car,  parmi  ceux  qui  avaient  mission 
de  le  juger  sous  ce  point  de  vue,  pas  un  seul  ne 
l'a  pris  au  sérieux,  ou  peut-être  n'a  osé  aborder 
les  10  volumes  in-folio  et  les  deux  cent  vingt- 
deux  traités  sortis  de  son  intarissable  plume, 
dont  le  besoin  augmentait  encore  la  fécondité. 
Bayle  ne  lui  a  consacré  qu'un  article  biogra- 
phique ;  Brucker  semble  avoir  eu  pour  but  de  ne 
recueillir  de  lui  que  les  opinions  les  moins  sen- 
sées; et  Tennemann,  même  dans  son  grand  ou- 
vraçCj  daigne  à  peine  lui  accorder  une  mention. 

Jérôme  Cardan  naquit  à  Pavie,  le  24  septem- 
bre l.iOl.  Son  père  était  un  jurisconsulte  dis- 
tingué, fort  instruit  dans  les  sciences  mathé- 
matiques, dont  U  enseigna  à  son  fils  les  premiers 
éléments,  et  .sa  mère,  a  ce  que  l'on  soupçonne 
d'après  quelques  aveux  échappés  à  Cardan  lui- 
même,  n'était  point  mariée;  elle  cherciia  même 
à  se  faire  avorter  pendant  qu'elle  le  portait  dans 
son  sein.   Quoi  qu'il  en  soit,   Cardan  fut  élevé 


dans  la  maison  de  son  père,  et,  sans  nous  arrêter 
à  toutes  les  circonstances  extraordinaires  dont  il 
remplit  le  récit  de  ses  premières  années,  nous 
dirons  qu'à  vingt  ans  il  suivit  les  cours  de  l'Uni- 
versité de  Pavie.  Deux  ans  plus  tard,  il  y  expli- 
quait les  Éléments  dEuchde.  En  l.')24  et  en 
1525,  il  étudiait  à  Padoue,  où  il  prit  successi- 
vement les  grades  de  maître  es  arts  et  de  docteur 
en  médecine.  La  profession  de  médecin,  qu'il 
avait  embrassée  malgré  les  vœux  de  son  père, 
lui  fournissant  à  peine  les  moyens  de  subsister, 
il  retourna  à  ses  premières  études,  et  fut  nommé, 
vers  l'âge  de  trente-trois  ans,  professeur  de  ma- 
thématiques à  Milan.  Mais,  à  peine  élevé  à  ce 
poste,  il  voulut  de  nouveau  tenter  la  fortune  par 
l'exercice  de  la  médecine,  et  cet  essai  fut  pour 
lui  aussi  malheureux  que  la  première  fois.  Il 
aurait  bien  pu,  dans  ce  temps,  devenir  professeur 
de  médecine  à  l'Université  de  Pavie^  malheu- 
reusement il  ne  voyait  pas  d'où  l'on  tirerait  ses 
honoraires  ;  et,  déjà  marié,  à  la  tête  d'une  fa- 
mille, il  n'était  pas  dans  un  état  à  offrir  à  la 
science  un  culte  désintéressé.  Sa  réputation  paraît 
mieux  établie  que  sa  fortune;  car,  en  1547,  le 
roi  de  Danemark  lui  offrit,  à  des  conditions 
très-avantageuses,  d'être  le  médecin  de  sa  cour. 
Cardan  refusa,  craignant,  dit-il,  les  rigueurs  du 
climat,  et,  ce  qui  est  plus  étonnant  de  la  part 
d'un  homme  comme  lui,  la  nécessité  de  changer 
de  religion.  Quelques  années  plus  tard,  il  fut 
appelé  en  Ecosse  par  l'archevêque  de  Saint-André, 
qu'il  se  vante  d'avoir  guéri,  par  des  moyens  a 
lui  seul  connus,  d'une  maladie  de  poitrine  jugée 
incurable.  Après  avoir  successivement,  et  à  di- 
verses reprises,  enseigné  la  médecine  à  Milan, 
à  Pavie  et  à  Bologne,  il  s'arrêta  dans  cette  der- 
nière ville  jusqu'en  1570.  Alors,  pour  un  motif 
que  ni  Cardan  ni  ses  historiens  n'ont  indiqué 
bien  clairement,  il  fut  jeté  en  prison,  puis  con- 
damné, au  bout  de  quelques  mois,  à  garder  les 
arrêts  dans  sa  propre  maison.  Enfin,  devenu 
complètement  libre  en  1571,  il  se  rendit  à  Rome, 
où  il  fut  agrégé  au  collège  des  médecins,  et  pen- 
sionné par  le  pape  jusqu'au  moment  de  sa  mort, 
arrivée  le  15  octobre  de  l'an  1576,  onze  jours 
après  qu'il  eut  mis  la  dernière  main  à  l'ouvrage 
intitule  de  Vita  propria.  C'est  de  ce  livre,  émi- 
nemment curieux,  tenant  à  la  fois  du  journal, 
du  panégyrique  et  des  confessions,  que  sont 
tirés  tous  les  faits  qui  précèdent.  Nous  ajouterons, 
pour  les  rendre  plus  complets,  qu'outre  la  misère 
et  la  persécution.  Cardan  eut  à  supporter  des 
malheurs  domestiques  de  la  nature  la  plus  hu- 
miliante et  la  plus  cruelle  :  un  de  ses  fils  mourut 
sous  la  hache  du  bourreau,  convaincu  d'avoir 
empoisonné  sa  femme;  un^  autre  l'affligeait  par 
une  telle  conduite,  qu'il  se  vit  obligé  de  solliciter 
lui-même  son  emprisonnement. 

Mais  ce  n'est  pas  assez  de  connaître  les  événe- 
ments qui  composent  la  vie  extérieure  de  Cardan; 
il  faut  avoir  une  idée  de  son  caractère,  de  sa 
physionomie  morale,  une  des  plus  bizarres  qu'on 
puisse  se  représenter,  et  que  nul  n'aurait  imaginée 
si  elle  n'avait  pas  existé  réellement.  On  peut  dire 
sans  exagération  qu'il  réunissait  en  lui  les  éléments 
les  plus  opposés  de  la  nature  humaine.  D'une 
vanité  sans  mesurej  qui  perce  dans  chaque  ligne 
de  ses  écrits,  qui  le  porte  à  compter  sa  propre 
naissance  parmi  les  événements  les  plus  mémo- 
rables du  monde,  et  à  se  regarder  comme  l'objet 
dune  protection  miraculeuse  de  la  part  du  ciel, 
il  parle  de  lui  en  des  termes  qui,  dans  la  bouche 
d'un  autre,  pourraient  sembler  d'atroces  calom- 
nies. Il  était,  s'il  faut  l'en  croire,  naturellement 
enclin  à  tous  les  vices,  et  porté  vers  tout  ce  qui 
est  mal:  colère,  débauciie,  vindicatif,  joueur, 
impie,   intempérant   en   actions  et   en   paroles, 


GARD 


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GARD 


toujours  prêt  à  blesser  même  ses  meilleurs  amis 
{de  Vita  propria,  c.  xii).  Nous  ajouterons  que  le 
tableau  qu'il  nous  a  laissé  lui-même  de  ses  habi- 
tudes et  de  ses  mœurs  n'est  pas  propre  à  dcmenlir 
ce  jugement.  Ci  oit  on  que  ce  soit  l'amour  de  la 
vérité  qui  lui  lait  tenir  un  tel  langage?  Mais  le 
même  homme  ne  recule  pas  devant  les  plus 
grossiers  mensonges.  Il  se  vante  de  posséder 
plusieurs  langues  sans  les  avoir  jamais  appriies. 
et  toutes  les  sciences  sans  les  avoir  étudiées  ;  il 
s'attribue  le  don  surnaturel  de  connaître  l'avenir, 
de  voir  en  plein  jour  le  ciel  semé  d'étoiles, 
d'entendre  ce  qu'on  dit  de  lui  en  son  absence, 
et  de  tomber  en  extase  à  volonté.  Enfin  il  nous 
assure  avoir  eu,  comme  Socrate,  un  génie  fa- 
milier. S'il  s'élève  quelquefois  à  la  hauteur  du 
génie,  si  les  aperçus  les  plus  originaux  et  les 
plus  profonds  ne  manquent  pas  dans  ses  écrits, 
d'ailleurs  si  variés,  plus  souvent  encore  il  tombe 
au-dessous  du  vulgaire  bon  sens  dans  les  su- 
perstitions les  plus  décriées,  dans  des  actes  qui 
touchent  à  la  folie.  11  croit  aux  songes,  à  la  di- 
vination, aux  amulettes,  à  l'astrologie  judiciaire; 
il  fait  des  horoscopes  parmi  lesquels  il  faut  compter 
celui  de  Jésus-Christ;  et  malgré  les  éclatants  dé- 
mentis qu'il  reçoit  des  événements,  il  persiste 
dans  sa  chimère.  Quant  à  la  folie,  comment  ne 
point  la  reconnaître  dans  le  trait  suivant  :  il  ne 
pouvait  pas,  nous  assurc-t-il,  se  passer  de  souffrir, 
et  quand  cela  lui  arrivait,  il  sentait  s'élever  en 
lui  une  telle  impétuosité,  que  toute  autre  douleur 
lui  semblait  un  soulagement.  Aussi  avait-il  l'ha- 
bitude, dans  cet  état,  de  mettre  son  corps  à  la 
torture  jusqu'à  en  verser  des  larmes,  et  la  pensée 
même  du  suicide  venait  plus  d'une  fois  se  pré- 
senter à  son  esprit.  Ce  n'est  pas  seulement  la 
raison,  mais  aussi  la  pudeur  qui  se  trouve  blessée, 
lorsque  arrivé  presque  au  terme  de  son  existence 
il  compte  sérieusement  au  nombre  de  ses  plus 
grands  malheurs  létat  d'impuissance  où  il  a  vécu 
jusqu'à  l'âge  de  trente  ans.  Qui  oserait  s'attendre 
ensuite  à  rencontrer  à  côté  d'un  regret  si  ex- 
traordinaire ces  nobles  et  touchantes  paroles  : 
«  J'aime  la  solitude;  car,  lorsque  je  me  trouve 
seul,  je  suis  plus  qu'en  tout  autre  temps  avec 
ceux  que  j'aime  ;  je  veux  dire  avec  Dieu  et  avec 
mon  bon  génie  »?  La  vérité  est  que  Cardan  avait 
souvent  des  élans  presque  mystiques,  et  son  esprit 
s'était  nourri  de  la  lecture  de  Platon,  de  Plotin 
et  d'autres  écrivains  du  même  ordre  {de  Vita 
propria,  c.  xviii).  Mais  là  ne  se  bornait  pas  son 
érudition  philosophique.  11  connaissait  aussi 
Aristote,  Avicenne.  Alexandre  d'Aphrodise,  mais 
surtout  Galien,  qu'il  cite  à  chaque  pas  dans  le 
texte  grec.  Nous  avons  cru  devoir  insister  sur 
ces  détails,  parce  que  la  personne  de  Cardan 
ne  nous  paraît  pas  moins  intéressante  pour  la 
science  de  l'esprit  humain,  que  ses  idées  et  ses 
doctrines. 

Les  opinions  philosophiques  de  Cardan  sont 
inséparables  de  ses  vues  générales  sur  la  nature 
et  la  composition  de  1  univers.  Elles  ne  sont  pas 
toujours    très -arrêtées   ni    parfaitement   consé- 

Juentes  dans  les  détails;  cependant  elles  offrent 
ans  leur  ensemble  un  caractère  d'incontestable 
unité.  Le  fond  en  est  souvent  ancien  et  visible- 
ment emprunté  d'ailleurs  ;  mais  les  développe- 
ments auxquels  elles  donnent  lieu,  et  les  idées 
accessoires  qui  s'y  rattachent,  ne  manquent  ni 
d'originalité  ni  de  profondeur.  En  voici  à  peu 
près  la  substance. 

Ce  qu'on  appelle  la  nature  n'est  pas  un  principe 
à  part  dans  l'univers,  ni  une  force  distincte  ayant 
ses  attributions  propres  :  c'est  l'ensemble  des  êtres 
et  des  choses  ;  c'est  l'univers  lui-même. 

Il  faut  distinguer  dans  l'univers  trois  principes, 
trois  choses  éternelles  et  également  nécessaires, 


sans  lesquelles  aucune  autre  ne  saurait  exister, 
à  savoir  :  l'espace,  la  matière  et  l'intelligence  ou 
l'àme  du  monde.  Quelquefois  ces  principes  sont 
portés  au  nombre  de  cinq,  lorsqu'un  y  ajoute  lo 
mouvement  et  qu'on  distingue  l'âme  du  monde 
de  l'intelligence.  Mais  cette  distinction,  comme 
nous  le  verrons  bientôt,  est  aux  yeux  de  Cardan 
une  pure  abstraction  ;  et  quant  au  mouvement, 
il  n'est  que  l'une  des  fonctions  de  l'âme  univer- 
selle. 

L'espace,  c'est  ce  qui  contient  les  corps  ;  mais 
il  ne  contient  pas  1  univers,  y  étant  lui-même 
contenu.  Il  est  éternel,  immobile,  immuable,  et 
n'existe  nulle  part  sans  corps  ;  en  a'aulres  termes, 
il  n'y  a  pas  de  vide  dans  la  nature.  Sur  ce  point 
Cardan  a  devancé  Descartes. 

La  matière  est  éternelle  comme  l'espace,  qu'elle 
remplit  partout;  mais  elle  n'est  ni  immobile  ni 
immuable;  elle  passe,  au  contraire,  incessamment 
d'une  forme  à  une  autre  par  l'intermédiaire  de 
deux  qualités  primordiales  :  la  chaleur  et  l'humi- 
dité. La  chaleur  est,  non  pas  le  principe,  mais 
l'organe,  l'instrument  du  mouvement,  et  le  véhi- 
cule de  la  vie;  c'est  au  moyen  de  la  chaleur  que 
l'âme  ou  le  principe  de  la  forme  agit  sur  la 
matière;  et  que  les  éléments  de  la  matière  se 
décomposent  et  se  réorganisent,  pour  passer  de 
la  vie  à  la  mort  et  de  la  mort  à  la  vie.  L'humidité, 
au  contraire,  est  l'instrument  de  la  résistance  et 
la  condition  de  l'inertie.  La  matière  avec  ses 
deux  qualités  opposées,  étant  un  principe  néces- 
saire des  choses,  on  ne  peut  pas  dire  qu'elle  soit 
un  mal  :  elle  n'est  que  le  moindre  et  le  dernier 
des  biens;  et  ceux-ci  ne  sont  pas  détruits,  mais 
diminués  par  sa  présence. 

11  n'est  pas  un  corps,  pas  une  portion  de  ma- 
tière qui  puisse  être  conçue  sans  forme.  Toute 
forme  est  essentiellement  une  et  immatérielle, 
c'est-à-dire  une  âme  ;  par  conséquent  tous  les 
corps,  même  les  plus  insensibles  en  apparence, 
sont  des  êtres  animés.  D'ailleurs,  tous  les  corps 
sont  susceptibles  de  mouvement,  et  le  mouve- 
ment ne  peut  s'expliquer  que  par  une  force 
immatérielle.  Encore  bien  moins  peut-on  ex- 
pliquer sans  un  principe  pareil  la  sensibilité, 
l'instinct  et  l'intelligence.  Mais  toutes  les  âmes 
particulières  ne  sont  que  des  fonctions  ou  des 
attributions  diverses  d'une  âme  universelle,  c'est- 
à-dire  de  l'âme  du  monde  (de  Nalura,  '6'  partie, 
ch.  II). 

L'àme  du  monde  est  à  la  nature  entière  ce  que 
notre  âme  particulière  est  à  notre  corps,  et  Cardan 
n'hésite  pas  à  citer  pour  son  propre  compte  ces 
vers  fameux  : 

Spiritus  intus  alit  fotumque  infusa  per  orbem 
Mens  agitât  molem  et  magno  se  corpore  inîscet 
Toutes  les  formes  des  êtres,  toutes  les  âmes  par- 
ticulières sont  renfermées  en  puissance  dans  l'àme 
unique  et  universelle,  comme  tous  les  nombres 
sont  renfermés  dans  la  décade.  Pour  les  produire 
hors  de  son  sein  et  donner  naissance  aux  créatures 
innombrables  dont  l'univers  est  peuplé,  il  lui 
sulfit  de  se  montrer  elle-même  et  de  se  développer 
dans  toute  l'étendue  de  sa  puissance.  On  peut  la 
comparer  à  la  lumière  du  soleil,  qui,  bien  qu'une 
dans  son  essence  et  toujours  la  même,  ne  laisse 
pas  d'apparaître  à  nos  yeux  sous  une  diversité 
infinie  d'images  {ubi  supra).  Le  rapport  des  âmes 
particulières  à  l'âme  universelle  peut  aussi  se 
comprendre  par  ce  qui  se  passe  entre  les  vers  et 
la  plante  dont  ils  se  nourrissent  et  sur  laquelle 
ils  vivent.  Or,  il  est  évident  que  la  plante  et  les 
vers,  quoique 'parfaitement  distincts  par  la  forme, 
ne  sont  pourtant  qu'une  seule  et  même  substance. 
Seulement  il  ne  s'agit  ici  que  d'une  substance 
relative  et  mortelle,  tandis  que  les  âmes  jouissent 
de  l'immortalité  comme  le  principe  dont  elles 


GARD 


238  — 


GAllD 


sortent  {Theonoston ,   scu  de  Animi  îmmoria- 
lilale,  lib.  II,  §  31). 

On  se  demande,  après  cela,  quelle  place  il  reste 
à  Dieu,  et  comment  il  se  distingue  de  cette  force 
universelle,  également  infinie,  principe  spirituel 
de  tous  les  êtres,  moteur  et  organisateur  de 
l'univers.  Cardan  ne  répond  nulle  part  à  cette 
question.  11  adresse  bien  à  Dieu  des  hymnes;  il 
reconnaît  en  lui  l'être  infini,  et  parle  de  son 
immensité;  mais  ses  autres  attributs,  et  surtout 
ses  rapports  avec  l'âme  du  monde,  son  rôle  dans 
la  création,  il  se  garde  do  les  définir.  On  ne  peut 
pas  dire  qu'il  admette,  à  l'exemple  de  Platon^ 
au-dessus  de  l'âme  du  monde,  une  intelligence 
suprême,  ayant  sa  propre  substance,  et  exerçant 
sur  tous  les  autres  principes  un  pouvoir  absolu. 
Cardan  dit  expressément  que  le  principe  de 
l'intelligence,  de  la  sensibilité  et  de  la  vie,  est 
un  seul  et  même  être  ;  que  l'âme  n'est  pas 
seulement  le  principe  universel,  qu'elle  est  la 
substance  première  et  véritable  de  toutes  choses. 
Planum  est  idem  esse  quod  sentit,  inlelligit, 
vivit....  Anima  est  ergo  quœ  non  solum  prin- 
cipium  est  omnium,  sed  etiam,  primum  et  verum 
subjeclnm.  {Theonoston,  lib.  IV,  t.  I",  p.  439  de 
l'édit.  de  Lyon.) 

Cependant  nous  devons  dire  que  Cardan,  de  son 
propre  aveu,  n'a  pas  toujours  été  du  même  avis 
sur  la  nature   de   l'intelligence  et  ses  rapports 
avec  les  différents  êtres.  Dans  le  traité  de  Une, 
un  des  premiers  qu'il  ait  publiés  sur  des  matières 
philosophiques,  il  se  déclare  pour   la  doctrine 
d'Averroès  et  n'admet  pour  tous  les  êtres  qu'une 
seule  intelligence,  un  seul  entendement  pénétrant 
dans  tous  les  corps  organisés,   capable   de  lui 
donner  accès;  demeurant,  au  contraire,  plus  ou 
moins  éloigné  de  ceux  qui  ne  remplissent  pas 
cette  condition,  illuminant  le  corps  de  l'homme, 
parce  qu'il  est  d'une  composition  plus  subtile,  et 
rayonnant  extérieurement  autour  de  la  brute, 
parce  qu'elle  est  formée  d'une  matière  plus  gros- 
sière.  Plus  tard,  dans  le  livre  de  Consolatione 
(liv.  II,  t.   I",  p.  598  de  l'édition  de  Lyon),  il 
enseigne  précisément  le  contraire.  Il  nie  formelle- 
ment qu'il  puisse  exister  une  intelligence  unique, 
soit  pour  les  êtres  vivants  en  général,  soit  seule- 
ment pour  les  hommes  :  il  soutient,  au  contraire, 
que  l'intelligence  e.st  toute  personnelle,  cju'elle 
ne  vient  pas  du  dehors  comme  un  rayon  émané 
d'un  foyer  étranger  ;  mais  qu'elle  a  son  siège  en 
nous-mêmes,  qu'elle  fait  partie  de  nous,  et  nous 
est  entièrement  propre  comme  la  sensibilité.  Car. 
dit-il,  nous  savons  par  expérience  que  la  faculté 
de  comprendre   ne  s'exerce  pas  en   nous  d'une 
autre  manière   que   la  faculté   de   sentir.    Cela 
n'empêche  pas  l'esprit  de  l'homme  d'être  dune 
origine  céleste  ;  mais  il  se  divise  en  un  nombre 
infini  de  parcelles  dont  chacune  devient  le  centre 
d'une  existence  à  part.  De  là  résulte  évidemment 
que  les  âmes  elles-mêmes  doivent  être  considérées 
comme  autant  de  substances  distinctes  et  parfai- 
tement indépendantes  les  unes  des  autres,  ce  que 
Cardan  n'hésite  pas  à  reconnaître,  non-seulement 
pour  la  vie  présente,  mais  pour  celle  qui  nous 
attend  au  delà  du  tombeau.  Voici,  au  reste,  ses 
propres  paroles   {ubi  supra)  :    «  Ainsi  les  âmes 
humaines    demeurent   distinctes    les    unes   des 
autres^    même   après  la  mort,   avec  toutes   les 
facultés  qui  leur  sont  propres,  comme  la  volonté, 
l'intelligence,  la  sagesse,  la  science,  la  réflexion, 
la  raison,  la  connaissance  des  arts  et  toutes  autres 
qualités  semblables.»  Enfin,  dans  un  troisième 
écrit,  intitulé  Theonoston,  om  de  Vlmmorlalilc  de 
l'âme.  Cardan  s'écarte  à  la  fois  des  deux  opinions 
précédentes,  en  s'efforçant,  en  quelque  sorte,  de 
les  concilier  entre  elles.  Il  n'admet,  comme  la 
première  fois,  qu'une  seule  âme  et  une  seule 


intelligence  ;  mais  cette  intelligence  lui  apparaît 
sous  un  double  point  de  vue  :  elle  peut  être 
considérée  en  elle-même,  comme  absolue  et  dans 
l'éternité  ;  alors  elle  ne  connaît  que  l'universel, 
c'est-à-dire  sa  propre  essence,  et  ses  opérations 
ne  peuvent  pas  se  distinguer  les  unes  des  autres. 
Mais  elle  se  montre  aussi  dans  le  temps:  elle  se 
manifeste  par  certains  organes,  au  nomijre  des- 
quels il  faut  compter  l'homme,  et  dans  ce  cas 
ses  opérations  sont  multiples,  chacune  d'elles 
devant  occuper  un  point  différent  de  la  durée; 
elle  nous  semble  douée  de  facultés  diverses  plus 
ou  moins  développées,  selon  la  perfection  de 
l'organe  ou  de  l'instrument  {Theonoston,  lib.  IV, 
t.  1",  p.  439).  Pour  excuser  ces  variations  dans 
ses  doctrines,  Cardan  fait  remarquer  que  telle  est 
la  condition  de  l'esprit  humain,  que  les  vérités 
les  plus  utiles  et  les  plus  importantes  ne  peuvent 
pas  être  trouvées  en  un  jour. 

Nous    venons   de  voir    que   Cardan    regarde 
l'homme  comme  un  organe  de  l'intelligence  et, 
par  conséquent,  de  l'âme  universelle.    Cela  ne 
l'empêche  pas  de  le  considérer  isolément  comme 
un  être  à  part,  et  nous  nous  hâtons  d'ajouter  que 
l'on  trouve  dans  cette  partie  de  sa  philosophie 
des  observations  profondes,  délicates,  mais  mê- 
lées, comme  toujours,  de  paradoxes  et  d'erreurs. 
Ce  qui  constitue  à  ses  yeux  le  caractère  distinctif 
de  l'être  humain,  c'est  (il  l'appelle  par  son  nom) 
la  conscience.   Les  animaux,   doués  seulement 
d'une  âme  sensitive,  ne  connaissent  pas,  si  par- 
faits qu'ils  soient,  d'autre  règle  que  celle  d'un 
aveugle  instinct;   en  un  mot,  ils  ne  savent  pas 
ce  qu'ils  sont;  tandis  que   l'homme  se  connaît 
lui-même  et  a  conscience  de  la  connaissance  qu'il 
a  des  autres  êtres.  Ipse  aulem  se  ipsum  agnoscit 
ac  reliqua  se  agnoscere  inlelligit  {de  Nalura, 
c.  i).  La  conscience  le  conduit  à  la  distinction  de 
l'âme   et  du  corps,   qu'il  démontre  aussi   bien 
qu'on  pourrait  le  faire  aujourd'hui  par  l'unité, 
l'identité  de  l'être  pensant  et   le  fait  du  libre 
arbitre.  Il  n'y  a  qu'un  être  intelligent,  ayant  con- 
science de  lui-même,  c'est-à-dire  un  être  identique, 
qui  puisse  trouver  en  soi  la  règle  de  ses  actions 
{Theonoston,  lib.  II,   ^  19,  et  lib.   III).    Enfin, 
après  avoir  établi  que  l'âme  est  distincte  du  corps. 
Cardan,  entreprend  d'en  démontrer  l'immortalité. 
C'est  ici  surtout  qu'il  fait  preuve  d'une  solide  et 
profonde  érudition.  Il   rapporte  avec  beaucoup 
d'exactitude,  avec  beaucoup  d'ordre  et  de  préci- 
sion, tous  les  arguments  allégués  par  les  philo- 
sophes pour  ou  contre  le  dogme  de  la  vie  future 
{Theonoston,  lib.  V).  Quant  à  lui,  sur  des  preuves 
qui  n'offrent  ;^as  un  grand  caractère  d'originalité, 
il  admet  ce  dcgme  ;  mais,  en  même  temps,  il  le 
déclare  tout  à  fait  inutile,  et  même  dangereux 
dans  la  pratique.  Le  sceptique,   le   matérialiste 
avoué,  est  obligé,  selon  lui,  de  se  montrer  d'au- 
tant plus  irréprochable  dans  sa  conduite,  qu'il 
attire  tous  les  regards  et  qu'il  éveille  tous  les 
soupçons.  D'ailleurs  n'avons-nous  pas,  pour  rem- 
placer la  crainte  d'une  autre  vie,  les  mouvements 
naturels  de  la  conscience,  la  crainte  de  la  justice 
des  hommes,  le  sentiment  de  l'honneur,  le  res- 
pect de  nous-mêmes  et  de  nos  amis,  enfin  la  force 
de  l'habitude  et  de  l'éducation?  En  revanche,  le 
mal  dont  Cardan  accuse  le  dogme  de  l'immor- 
talité lui  paraît  incontestable;  car  s'il  n'existait 
pas  dans  l'esprit  des  hommes,  on  n'aurait  pas  à 
déplorer  les  guerres  de  religion,  les  plus  cruelles 
entre  toutes  les  guerres,  et   le  plus  grand  des 
fléaux  {de  Immortalitate  animarum,  c.  xi). 

11  est  évident  que  l'immortalité,  pour  Cardan, 
ne  saurait  être  autre  chose  que  la  continuité, 
que  l'éternité  du  principe  unique  de  toute  vie  et 
de  toute  intelligence.  Il  nous  apprend  lui-même, 
dans  le  de  Vita  propria  (c.  xliv),  le  dernier  ou- 


GARD 


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GARN 


\  rago  sorti  de  sa  plume,  nu'il  croyait  à  l'égalitô 
non-seuleiucnt  de  tous  lesliommes,  ruais  de  tous 
les  êtres  vivants.  Mais  il  distingue  dans  ce  prin- 
cipe plusieurs  fonctions  ou  plusieurs  attributs, 
qui  suffisent  à  l'explication  de  tous  les  phénomè- 
nes de  la  vie  huruaine  et  de  l'univers  en  général  : 
1°  rintclligeiue  proprement  dite;  2°  l'iiuagina- 
tion;  3°  les  opérations  des  sens;  4°  les  Ibnclions 
vitales;  o"  le  mouvement.  L'intelligence  est  le 
privilège  exclusif  de  l'homme.  L'imagination  et 
les  sens  appartiennent  à  la  fois  à  l'homme  et  aux 
animaux;  le  principe  vital  est  dans  tous  les  êtres 
organisés,  dans  les  plantes  comme  dans  les  ani- 
maux. Enfin  le  mouvement  existe  indistinctement 
dans  tous  les  corps  {Theonoslon,  lib.  IV.  t.  l"', 
p.  439). 


chose,  au  fond,  qu'un  résumé  de  la  Lor/ùyucd'A- 
ristote,  on  y  trouve  cependant  des  détails  inté- 
ressants et  des  réflexions  judicieuses  sur  la  mé- 
thode à  observer  dans  les  différentes  sciences. 

Nous  n'en  dirons  pas  autant  de  l'écrit  qui  a 
pour  titre  de  Socralis  studio,  véritable  pamphlet 
composé  de  toutes  les  calomnies  répndues  contre 
Socrate  par  Aristophane  et  Athénée.  Croirait-on 
que  les  plus  grands  griefs  reprochés  par  Cardan 
au  philosophe  athénien  soient  précisément  son 
désintéressement,  sa  prédilection  pour  la  morale, 
son  aversion  pour  les  disputes  stériles  de  l'épo- 
que, enfin  sa  mansuétude  et  sa  patience  au  sein 
de  sa  propre  famille?  Il  prétend  que  cette  der- 
nière vertu  est  un  encouragement  funeste  pour 
les  femmes  qui  manquent  de  soumission  envers 
leurs  maris.  Il  ne  traite  pas  mieux  les  disciples 
de  Socrate.  Platon  est  un  vil  flatteur  des  tyrans, 
Xénophon  un  soldat  ignorant,  cupide  et  traître  à 
sa  patrie;  Aristippe  n'a  fait  que  développer  en 
pratique  et  en  théorie  les  véritables  conséquences 
de  l'enseignement  de  son  maître. 

Il  serait  beaucoup  trop  long  d'énumérer  ici 
tous  les  écrits  de  Cardan,  dont  la  plupart  sont 
étrangers  à  l'objet  de  ce  Recueil.  Nous  nous  con- 
tenterons de  citer  le  Theonosion,  le  livre  de  Con- 
solatione,  les  traités  de  Nalura,  de  Immorlaii- 
tate  animarum,  de  Uno,  de  Summo  bono,  de 
Sapicntia,  et  le  livre  de  Vila  propria,  comme 
la  source  où  nous  avons  puisé  les  éléments  de  la 
doctrine  philosophique  de  Cardan.  Sa  théorie  de 
la  nature  se  trouve  exposée  principalement  dans 
les  deux  ouvrages  de  SuOlilitale  et  de  Rcruin  va- 
rietate.  Les  œuvres  complètes  de  Cardan  ont  été 
réunies  par  Charles  Spon  en  10  vol.  in-f°,  Lyon, 
1663,  et  Cardan  lui-même,  sous  le  titre  de  Libris 
propriis,  nous  en  a  laissé  une  notice  étendue, 
imprimée  dans  le  premier  volume  de  l'édition 
que  nous  venons  de  citer,  et  que  nous  avons  sous 
les  yeux  en  rédigeant  la  présente  analyse. 

CARDINALES  (vertus  cardinales).  On  appelle 
ainsi  les  aspects  les  plus  généraux  et  les  plus 
importants  de  la  moralité  humaine,  essentielle- 
ment une  de  sa  nature;  les  vertus  qui  contien- 
nent en  elles  et  sur  lesquelles  s'appuient  toutes 
les  autres.  Elles  sont  au  nombre  de  quatre  :  la 
force,  la  prudence,  la  tempérance  et  la  justice. 
Tout  le  monde  comprendra  sans  peine  ce  qu'il 
faut  entendre  par  la  tempérance  et  parla  justice, 
laquelle  n'est  vraiment  efficace  que  par  la  bonté 
{justtlia  cum  liberalitate  conjuncia).  Mais  com- 
ment la  force  et  la  prudence  sont-elles  comptées 
au  nombre  des  vertus?  C'est  que  par  la  force  il 
faut  entendre  ici  avec  Cicéron  {de  Offic,  lib.  I, 
c.  xx)  cette  grandeur  d'àme,  cette  énergie  morale 
qui  consiste  à  se  mettre  au-dessus  de  tous  les 
avantages  et  de  toutes  les  misères  de  ce  monde, 
et  à  ne  reculer  devant  aucun  sacrifice  pour  faire 


le  bien.  La  prudence  doit  être  entendue  dans  le 
sens  de  son  étymologie  antique;  elle  est  la  con- 
naissance de  la  vérité  dans  son  caractère  le  plus 
élevé,  et  suppo.se  que  l'intelligence  y  a  été  pré- 
parée par  la  méditation  et  par  la  science. 

Cette  division  de  la  vertu  est  très-ancienne, 
aussi  ancienne,  on  peut  le  dire,  que  la  morale; 
car  on  la  trouve  déjà  dans  l'enseignement  de  So- 
crate, tel  qu'il  nous  a  été  conservé  par  Xénophon, 
mais  avec  une  légère  différence  :  c'est  que  le 
respect  de  la  Divinité  (lùaiSzia.)  y  tient  la  place 
de  la  prudence  ou  de  la  science,  qui,  réunie  à  la 
vertu,  doit  constituer  la  sagesse.  Platon  a  con- 
servé la  même  doctrine  en  lui  donnant  seulement 
un  caractère  plus  systématique  et  en  le  ratta- 
chant intimement  à  ce  qu'on  peut  appeler  sa 
psychologie.  En  effet,  après  avoir  distingué  dans 
i'àme  trois  éléments,  le  principe  de  la  pensée,  le 
principe  de  l'action  et  celui  de  la  sensibilité,  ou 
ce  qu'on  appelle  vulgairement  l'esprit,  le  cœur 
et  les  sens,  il  admet  pour  chacun  de  ces  éléments 
une  vertu  particulière,  destinée  à  le  développer 
ou  à  le  contenir  :  pour  les  sens,  la  modération  ou 
la  tempérance  ;  pour  le  cœur,  la  force  et  le  cou- 
rage •  pour  l'esprit,  la  science  dans  ce  qu'elle  a 
de  plus  élevé,  c'est-à-dire  la  science  du  bien. 
Enfin,  du  mélange  et  de  l'accord  de  ces  trois 
premières  vertus,  il  en  naît  une  quatrième  qui 
est  la  justice.  Mais  la  justice,  pour  Platon,  n'est 
pas  simplement  cette  qualité  négative  qui  con- 
siste à  respecter  les  droits  d'autrui  et  à  rendre 
à  chacun  ce  qui  lui  est  dû;  elle  est  l'ordre  même 
dans  la  plus  noble  acception  du  mot;  elle  est  le 
développement  harmonieux  de  toutes  les  facultés 
de  l'individu  et  de  toutes  les  forces  de  la  société; 
elle  est  la  vie  humaine  dans  sa  perfection  (Platon, 
Republ.,  liv.  IV).  Après  Platon,  l'école  stoïcienne 
a  donné  à  ce  même  point  de  vue  une  consécra- 
tion nouvelle,  mais  en  le  détachant  du  système 
psychologique  et  métaphysique  sur  lequel  il  s'ap- 
puyait d'abord,  pour  en  faire  un  principe  indé- 
pendant, appartenant  exclusivement  à  la  morale. 
Des  stoïciens  il  a  été  transmis  à  Cicéron,  qui  le 
développe  avec  beaucoup  d'élégance  dans  son 
traité  des  Devoirs,  d'où  il  a  passe  dans  la  plupart 
des  traités  de  la  morale  chrétienne,  avec  les  ter- 
mes mêmes  de  la  langue  latine,  termes  qui  ont 
aujourd'hui  perdu  leur  signification  primitive. 
Mais  le  christianisme,  trouvant  incomplète  celte 
base  de  la  morale,  et  forcé  de  la  trouver  telle 
par  la  nature  de  ses  dogmes,  y  a  ajouté  ce  qu'il 
appelle  les  vertus  théologales.  Les  philosophes 
modernes,  au  lieu  de  s'occuper  de  la  division  des 
vertus,  travail  assez  stérile  en  lui-même,  ont 
mieux  aimé  rechercher  d'abord  quel  est  le  prin- 
cipe suprême  de  la  moralité  humaine,  la  loi  ab- 
solue de  nos  actions,  ensuite  quels  sont  les  de- 
voirs particuliers  qui  en  découlent,  quelle  est 
notre  tâche  dans  chacune  des  positions  de  la  vie. 

11  existe  sur  le  sujet  qui  vient  de  nous  occu- 
per deux  traités  spéciaux  :  l'un  de  Clodius,  qui 
a  pour  tiire:  de  Virtutibus  quas  cardinales  ap- 
pellant  (in-4,  Leipzig,  1815);  l'autre,  beaucoup 
plus  ancien,  est  l'ouvrage  de  Gémiste  Pléthon,  de 
Quatuor  Virtutitus  cardinalibus,  publié  en  grec 
avec  une  traduction  latine  par  Ad.  Occone  (in-8, 
Bâle,  1552). 

CAKNÉADE  DE  Cyrène,  ne  vers  la  troisième 
année  de  la  cxu"  olympiade,  est  l'esprit  le  plus 
ingénieux  et  le  plus  brillant  qui  ait  honoré  la  dé- 
cadence de  l'école  académique.  Moins  original, 
moins  profond,  moins  sérieux  même  qu'Arcésilas, 
qui  est  le  véritable  père  de  la  philosophie  de  la 
vraisemblance,  Carnéade  a  été  surtout  un  rhéteur 
plein  de  ressources  et  d'esprit,  un  dialecticien 
d'une  subtilité  et  d'une  souplesse  merveilleuses, 
un  adversaire  habile  et  acharné  de  l'école  stoï- 


CARN 


—  24C  — 


GARP 


cienne.  Il  se  peignait  fort  bien  lui-même  et  don- 
nait une  fort  juste  idée  de  son  rôle  philosophique, 
en  disant  :  «  Si  Clirysippe  n'eût  point  existe,  il 
n'y  aurait  pas  eu  de  Carnéade.  » 

lîlève  d'Hcgésinus,  qui  lui  transmit  l'enseigne- 
ment traditionnel  de  l'école,  initié  par  Uiogène 
de  Babylone  à  la  dialectique  stoïcienne,  Carnéade 
reprit  avec  un  éclat  nouveau  la  lutte  engagée 
par  Arcésilas,  et  il  fut  pour  Chrysippe  ce  que  le 
chef  de  la  nouvelle  Académie  avait  été  pour  Ze- 
non. 

Les  historiens  anciens  de  la  philosophie  nous 
représentent  Carnéade  comme  un  raisonneur  vrai- 
ment merveilleux  et  doué  de  ressources  extraor- 
dinaires. Capable  de  tout  oser  et  de  réussir  en 
tout,  il  savait  tout  rendre  vraisemblable,  môme 
l'absurde,  et  tout  obscurcir,  même  Tévidence. 
Un  jour,  devant  l'élite  de  Rome,  qui,  pour  l'en- 
tendre, désertait  ses  fêtes  (Lactance^  Inst.  cliv., 
liv.  V,  ch.  XV ;  —  Plut.,  in  Cat.  maj.),  il  peignit 
la  justice  avec  une  éloquence  divine.  Le  lende- 
main il  démontra  que  la  justice  est  un  mot  vide 
de  sens,  et  se  fit  applaudir  du  même  auditoire 
(Cicéron,  de  VOraleur,  liv.  III,  ch.  xviij). 

Quelle  doctrine  eût  subi  impunément  les  atta- 
ques d'un  tel  adversaire?  Le  stoïcisme,  déjà 
ébranlé,  faillit  y  périr.  La  physiologie  de  Zenon 
et  de  Chrysippe,  leur  dieu-monde,  animal  éter- 
nel dont  la  providence  universelle  n'est  qu'une 
universelle  fatalité,  leur  théorie  de  l'indifférence 
du  plaisir,  toute  leur  métaphysique,  toute  leur 
morale,  Carnéade  n'épargnait  rien.  Mais  la  lutte 
s'engagea  principalement  sur  les  questions  logi- 
ques, et,  entre  autres,  sur  la  question  de  la  cé- 
lèbre çavia^ia  xaTa).ïnrTixT^  (Sextus,  Adv.  Ma- 
them.,  p.  212  sqq.,  édit.  de  Genève),  type  et  me- 
sure de  la  vérité  dans  toute  l'école  stoïcienne.  A 
l'aide  de  sorites  ingénieux  (le  sorite  était  l'ar- 
gument favori  de  Carnéade),  il  s'attacha  à  prou- 
ver qu'entre  une  perception  vraie  et  une  percep- 
tion fausse  il  n'y  a  pas  de  limite  saisissable, 
l'intervalle  étant  rempli  par  une  infinité  de  per- 
ceptions dont  la  différence  est  infiniment  petite 
(Cicéron,  Quest.  acad.,  liv.  II,  ch.  xvi  ;  —  Sextus, 
Hyp.  Pijrrh.,  lib.  I,  c.  clxvii  sqq.).  Il  alla  jus- 
qu'à combattre  l'axiome  des  mathématiques  : 
deux  quantités  égales  à  une  troisième  sont  égales 
entre  elles  (Jalenus,  de  Optimo  dicendi  génère, 
p.  558  dans  Sextus,  édit.  latine).  Or,  dégagez  cet 
axiome  du  caractère  mathématique  qui  en  voile 
la  généralité,  vous  avez  le  principe  de  contra- 
diction qui,  sous  une  forme  logique,  n'exprime 
rien  moins  que  la  foi  de  la  raison  en  elle-même. 
Le^  nier,  c'est  nier  la  raison,  et  atteindre  la  der- 
nière limite  et  la  suprême  extravagance  du  scep- 
ticisme. 

Carnéade  n'hésita  pas,  seulement  il  fit  une 
réserve  pour  la  pratique.  Déjà  la  théorie  du 
vraisemblable  lui  montrait  la  route  de  l'incon- 
séquence; il  y  suivit  Arcésilas.  Toutefois,  dis- 
ciple toujours  original,  il  fit  d'une  théorie  in- 
décise un  système  régulier ,  et  porta  dans 
l'analyse  de  la  probabilité,  de  ses  degrés,  des 
signes  qui  la  révèlent,  la  pénétration  et  Tingé- 
nieuse  subtilité  de  son  esprit  (Sextus,  Adv.  Ma- 
ifiein.,  169,  B.;  II)jp.  Pijrrh.,  lib.  1,  c.  xxxiii  ; 
—  Cicéron,  Quest.  acad.,  lib.  II,  c.  xxii  et  suiv.). 
Mais  à  quoi  sert  tout  l'esprit  du  monde,  séparé 
du  vrai?  La  première  condition  d'une  solide 
théorie  de  la  prohabilité,  c'est  une  théorie  de  la 
certitude.  Car  qu'est-ce  que  la  probabilité,  sinon 
une  mesure?  Et  comment  mesurer  sans  une 
unité? 

On  n'échappe  pas  à  la  logique  par  l'incon- 
séquence. Arcésilas  et  Carnéade  avaient  nié  la 
certitude  spéculative  ;  il  fallut,  bon  gré,  mal  gré, 
aller  jusqu'au  scepticisme  absolu  et  universel. 


On  peut  dire  que  l'école  académique  périt  avec 
Carnéade.  Elle  jeta  quelque  éclat  encore,  il  est 
vrai,  sous  Antiochus  et  l'hilon;  mais  ces  esprits 
timides  ne  sont  pas  les  véritables  disciples  de 
Carnéade  et  d'Arcésilas  :  l'iiérilier  de  la  nouvelle 
Académie,  c'est  l'école  pyrrhonienne  renaissante  ; 
le  continuateur  de  Carnéade,  c'est  ylùnésidème. 

Sur  Carnéade,  voy.  Parti  le  de  Baylc  dans  le 
Dictionnaire  critique;  —  Huet,  de  la  Faiblesse 
de  V esprit  humain;  —  Gouraud,  Dissertalio  de 
Carneadis  vita  et  placidis.  Paris,  1848,  in-8;  — 
Foucher,  Histoire  des  académiciens,  et  les  autres 
ouvrages  indiqués  à  rarti:le  Académie. 

Em.  s. 

CABPENTIER  OU  CHARPENTIER  (Jacr[Ues), 
né  à  Clermont  en  Beauvoisis  en  1Ô24.  Il  étudia 
la  philosophie  à  Paris,  et  la  professa  d'abord  au 
collège  de  Bourgogne.  Nommé  plus  tard  pro- 
cureur de  la  nation  de  Picardie,  il  parvint  aux 
fonctions  de  recteur  de  l'Académie  de  Paris  pour 
la  philosophie,  et  remplit  cette  place  durant 
seize  ans,  jusqu'à  sa  mort,  arrivée  en  1574.  Doc- 
teur en  médecine,  ce  fut  sans  doute  à  la  pro- 
tection du  cardinal  de  Guise  qu'il  dut  d'être  le 
médecin  du  roi  Charles  IX.  Mathématicien  dis- 
tingué, il  soutint  une  lutie  très-vive  contre  Ra- 
mus.  pour  une  chaire  de  malhématiqueSj  laissée 
vacante  par  la  retraite  du  titulaire,  qui  la  lui 
résignait.  La  contestation  lut  portée  jusqu'au 
Parlement.  Le  conseil  même  du  roi  dut  inter- 
venir; et,  après  de  longs  débats,  en  1568,  la 
chaire  fut  maintenue  à  Charpentier. 

Le  nom  de  Charpentier  est  surtout  célèbre 
par  la  mort  de  son  infortuné  rival.  De  Thou,  dans 
le  livre  III  de  son  Histoire,  à  Tannée  1572,  n'hé- 
site pas  à  charger  la  mémoire  de  Charpentier  du 
meurtre  de  Ramus.  Suivant  lui,  et  il  ne  faut  pas 
oublier  que  c'est  le  témoignage  d'un  contem- 
porain, c'est  Charpentier  qui  excita  l'émeute  des 
écoliers,  assassins  du  hardi  novateur  ;  le  témoi- 
gnage du  grave  historien  n'a  pu  être  formel- 
lement démenti  ;  et,  dans  les  œuvres  de  Char- 
pentier lui-même,  certains  passages,  que  nous 
citerons  plus  bas,  semblent  prouver  qu'il  avait 
prévu  cette  catastrophe,  et  qu'il  en  fut  certai- 
nement peu  affecté. 

Charpentier  n'a  point,  en  philosophie,  de  doc- 
trine originale  ;  il  ne  tient  une  place  dans  l'his- 
toire de  la  science  que  par  son  ardent  attachement 
au  système  d'Aristote  ;  et  il  faut  le  classer  parmi 
les  plus  purs  péripatélicicns.  Il  se  porta  contre 
Ramus  le  constant  adversaire  de  toute  innovation  ; 
et  il  crut  devoir,  pour  l'intérêt  même  de  la  jeu- 
nesse qui  lui  était  confiée,  maintenir  dans  toute 
leur  sévérité  les  études  et  la  discipline  telles  que 
le  passé  les  avait  faites  et  les  lui  avait  transmises. 
Tous  ses  ouvrages,  toute  sa  polémique  n'eurent 
que  ce  seul  but.  11  se  contenta  de  porter  dans 
l'exposition  des  doctrines  plus  d'ordre,  plus  de 
clarté  que  la  scolastique  n'en  avait  mis;  et  à  cet 
égard,  il  rendit  de  très-réels  services;  mais, 
quant  au  fond  même,  quant  aux  principes,  il  s'y 
montra  fidèle  jusqu'à  la  passion  et  à  l'entêtement. 
Il  est  vrai  que  les  réformes  proposées  par  Ramus 
n'étaient  guère  acceptables;  mais  à  ces  tentatives 
un  peu  hasardeuses,  on  pouvait  en  substituer  de 
plus  prudentes,  et  Ciiarpentier  n'y  parut  pas 
même  songer.  Ses  livres  de  logique,  assez  nom- 
breuXj  ne  sont  qu'une  reproduction  fidèle  et 
très-régulière  des  opinions  d'Aristote;  il  ne  va 
point  au  delà;  ses  livres  de  pliysique  le  répètent 
également,  et  c'est  toujours  aux  observations  du 
philosophe  grec  qu'il  a  recours;  ce  n'est  pas  aux 
sienne»  propres,  qui  pouvaient  certainement  lui 
en  apprendre  bien  davantage  sur  les  questions 
de  physiologie  qui  paraissent  l'avoir  occupé. 
Parmi   ses  ouvrages    on   en  peut  distinguer 


GARP 


—  241  — 


GARP 


deux  :  Descriptio  universce  naturœ,  en  quatre 
livres,  où  il  traite  successivement  des  principes 
communs  des  choses,  des  cinq  corps  simples,  des 
mixtes  imparfaits  ou  météores,  et  enfin  de  l'àme. 
Ce  n'est  qu'un  extrait  fort  clair  du  système  d'A- 
ristote  sur  ces  grands  objets,  et  il  le  tire,  avec 
une  sagacité  qui  pouvait  être  mieux  employée, 
de  la  Physique,  du  traité  du  Ciel,  de  la  Météo- 
rologie et  du  traité  de  l'Ame.  Le  second  ouvrage 
de  Charpentier  qu'on  peut  citer  est  plus  impor- 
tant que  celui-ci  :  c'est  sa  traduction,  avec  com- 
mentaires, du  petit  traité  d'Alcinoùs  sur  le  sys- 
tème de  Platon.  C'est  pour  lui  une  occasion  de 
comparer  Aristote  et  Platon  sur  toutes  les  par- 
ties de  la  philosophie  ;  et  il  établit  cette  com- 
paraison avec  une  érudition  étendue  et  très-solide, 
qui  peut  encore  éclairer  les  études  de  notre 
temps.  Sa  préface  surtout  est  remarquable,  et 
elle  sera  toujours  lue  avec  grand  profit  par  ceux 
qui  voudront  traiter  cet  inépuisable  sujet.  A  la 
suite  de  chacun  des  chapitres  d'Alcinoiis,  des 
remarques  parfaitement  classées,  et  rédigées 
avec  un  ordre  fort  rare  à  cette  époque  de  science 
un  peu  confuse,  expliquent  toutes  les  difficultés 
du  texte,  et  servent  à  en  éclaircir  le  résumé,  qui 
est  lui-même  concis  et  substantiel.  Charpentier  y 
déploie  des  connaissances  très-profondes  et  très- 
exactes.  L'histoire  de  la  philosophie  comptait 
certainement  alors  fort  peu  de  savants  qui  la 
connussent  aussi  bien;  et  Ramus,  sur  ce  point, 
était  loin  do  valoir  son  adversaire.  De  plus. 
Charpentier,  tout  péripatéticien  qu'il  est,  sait 
rester  parfaitement  juste  envers  Platon,  et  il 
n'hésite  pas,  sur  quelques-uns  des  points  les 
plus  graves,  à  lui  donner  tout  avantage  sur  Aris- 
tote, notamment  en  ce  qui  concerne  l'immortalité 
de  l'àme.  Ce  livre,  quoique  très-bien  composé, 
est  entremêlé  de  digressions  au  nombre  de  douze, 
dans  lesquelles  Charpentier,  à  propos,  il  est  vrai, 
des  questions  traitées  par  Alcinoiis,  revient  à  ses 
querelles  personnelles,  et  expose  aussi  ses  propres 
opinions  sur  quelques-uns  des  plus  grands  pro- 
blèmes de  la  science,  les  idées  et  les  universaux, 
l'immortalité  de  l'àme,  le  destin,  le  libre  ar- 
bitre, etc.  Il  défend,  dans  l'une  entre  autres,  le 
dieu  d'Aristote  contre  la  théodicée  de  Platon,  et 
il  s'appuie  même  sur  les  dogmes  chrétiens  pour 
soutenir  la  doctrine  péripatéticienne. 

La  première  de  ces  digressions  est  consacrée 
à  sa  méthode,  question  fort  controversée  entre 
Ramus  et  lui;  et,  à  cette  occasion,  il  reprend 
toute  la  lutte  antérieure  et  en  raconte  les  phases. 
Il  remonte  jusqu'au  fameux  arrêt  royal  du 
10  mars  1543,  époque  à  laquelle  il  n'avait  lui- 
même  que  dix-neuf  ans;  il  cite  cet  arrêt  tout 
entier  avec  la  sentence  du  Parlement,  et  les 
sentences  non  moins  graves  que  tous  les  savants 
français  et  étrangers  avaient  portées  contre  les 
audaces  de  Ramus.  Après  cette  interruption,  qui 
n'a  pas  moins  de  132  pages,  l'auteur  reprend  son 
commentaire  précisément  au  point  où  il  l'a 
laissé  ;  et  de  la  note  4,  où  il  avait  quitté  Alcinoûs 
pour  Ramus,  il  passe  à  la  note  5,  où  il  continue 
et  achève  sa  pensée.  Les  autres  digressions  sont 
conçues  sur  un  plan  tout  pareil  ;  et  de  même 
que  la  première  est  dédiée  au  cardinal  de  Lor- 
raine, les  autres  le  sont  à  quelques-uns  des  per- 
sonnages dont  Charpentier  avait  obtenu  la  pro- 
tection ou  l'amitié.  Ce  sont,  en  quelque  sorte, 
des  repos  et  des  distractions  que  l'auteur  donne 
à  sa  propre  pensée  et  à  ses  lecteurs;  et,  chose 
assez  singulière,  cette  étrange  façon  de  composer 
un  livre  n'ôte  rien  à  la  clarté  et  à  l'unité  de 
celui-là.  Le  ton  de  la  polémique  contre  Ramus 
est  celui  d'une  ironie  qui  ne  se  lasse  point  un 
seul  instant.  Ramus  y  est  rarement  désigné  par 
son  nom  personnel.  Il  y  est  appelé  Logodœdalus, 

DICr.    PHILOS. 


et  le  plus  souvent  Thessalus,  du  nom  d'un  mé- 
decin contre  lequel  Galien  avait  autrefois  dirigé 
des  sarcasmes  non  moins  amers.  Le  commentaire 
sur  Alcinoûs  est  suivi  d'une  lettre  où  l'auteur 
répond  aux  attaques  de  Ramus,  qu'un  premier 
pamphlet  avait  fait  sortir  d'un  silence  gardé 
depuis  près  de  vingt  ans.  Charpentier,  en  se  dé- 
fendant, affirme  qu'il  n'a  pas  été  le  premier 
agresseur,  qu'il  a  môme  jadis  rendu  des  services 
à  celui  qui  le  provoque.  Et  dans  une  seconde 
lettre,  datée  de  janvier  1571,  il  avertit  Ramus  de 
prendre  garde  à  l'issue  que  ses  invectives  pour- 
raient bien  avoir  un  jour.  Nulla  animi  aiten- 
tione  considéras  guis  tuarum  contenlionum 
exitus  esse  possit.  Est-ce  un  sinistre  présage?  et 
ces  paroles  que  l'aigreur  de  la  polémique  a  peut- 
être  seule  inspirées,  indiquent-elles  déjà  la  dé- 
plorable vengeance  sous  laquelle  Ramus  suc- 
combait dix-huit  mois  plus  tard?  Qui  pourrait 
le  dire?  En  terminant  l'édition  de  son  Alcinoiis, 
qui  est  de  1573,  Charpentier  lui-même  parle  de 
la  mort  de  son  ancien  adversaire,  et  il  n'a  pas 
un  mot  pour  le  plaindre.  11  rejette  sur  les  aés- 
ordres  du  temps  le  retard  apporté  dans  ses  tra- 
vaux; mais  il  s'applaudit  de  cette  nouvelle  lu- 
mière, qui,  au  mois  d'août  dernier,  s'est  levée 
sur  la  religion  chrétienne,  de  même  qu'il  félicite 
le  roi  et  les  Guise  dans  sa  dédicace  :  «  Puis  est 
venue  s'y  joindre  la  mort  inopinée  de  Ramus  et 
de  Lambin.  Ils  sont  morts  tous  deux  comme  je 
mettais  la  dernière  main  à  mon  ouvrage,  dont 
la  plus  grande  partie  était  dirigée  contre  eux, 
non  sans  quelque  aigreur  venue  delà  discussion. 
Je  me  suis  pris  à  craindre  de  sembler  combattre 
contre  des  ombres  ou  me  réjouir  insolemment 
de  leur  mort,  qui  m'a  ôté,  je  l'avoue,  les  plus 
vifs  aiguillons  à  la  culture  assidue  des  lettres.  » 
Bien  qu'il  avoue  qu'il  a  été  sur  le  point  de  sup- 
primer cette  seconde  édition,  ce  n'est  pas  le  lan- 
gage d'un  homme  qui  comprend  ou  qui  prévoit 
l'affreuse  responsabilité  qui  va  peser  sur  lui.  A 
côté  de  ce  souvenir  si  peu  généreux  donné  à  son 
adversaire,  il  souffrait  qu'un  de  ses  collègues, 
Duchesne,  insultât  la  mémoire  de  Ramus  dans 
une  de  ces  pièces  de  vers  que  l'usage  du  temps 
exigeait  en  tête  des  ouvrages  les  plus  sérieux. 
Duchesne  se  moque  de  la  tombe  que  Thessalus 
a  trouvée  dans  la  Seine,  toute  digne  qu'elle  était 
de  lui  ;  et  Charpentier  place  cette  atroce  épi- 
gramme  au  frontispice  de  son  Alcinoiis.  Mais, 
d'un  autre  côté,  il  ne  faut  pas  oublier  que  cet 
Alcinoiis  est  dédié  au  cardinal  de  Lorraine, 
qui,  protecteur  de  Charpentier,  l'avait  été  jadis 
aussi  de  l'infortuné  Ramus.  Charpentier  mourait 
lui-même,  l'année  suivante,  de  phthisie,  et  à 
peine  âgé  de  cinquante  ans. 

On  peut  distinguer  encore  parmi  ses  ouvrages 
ses  Animadversiones  in  lioros  très  dialecti- 
carum  inslitutionum  Pétri  Rami  :  c'est  le  plus 
important  de  ses  travaux  logiques;  il  est  de 
1555.  Charpentier  occupait  déjà  des  fonctions 
assez  élevées  dans  l'Académie  de  Paris  ;  il  se 
plaint  des  provocations  de  Ramus,  et  ce  n'est 
qu'à  grand'peine  qu'il  se  décide  à  lui  répondre. 
Il  le  fait  d'ailleurs  avec  une  sorte  de  modération  ; 
et,  reprenant  une  à  une  ses  assertions  prin- 
cipales, il  lui  en  démontre  la  fausseté  avec  une 
érudition  et  une  science  certainement  très-supé- 
rieures. Avant  ce  combat  public,  les  deux  adver- 
saires avaient  discuté  ces  règles  d'abord  devant 
l'Académie,  puis  devant  le  cardinal  de  Lorraine, 
qui  s'était  porté  modérateur  entre  eux.  Ce  qui 
indigne  surtout  Charpentier  c'est  que  Ramus 
veut  enseigner  la  logique  aux  jeunes  gens  en 
moins  de  deux  mois.  Qu'aurait-il  dit  s'il  avait  su 
que,  plus  tard,  les  écrivains  de  Port-Royal  en  pré- 
tendraient réduire  l'étude  à  quatre  ou  cinq  jours; 

Ifi 


GART 


—  242 


GART 


Quels  qu'aient  été  les  torts  de  Charpentier,  on 

Saut  dire  qu'il  apportait  dans  ses  discussions 
es  qualités  rares,  un  savoir  étendu  et  précis, 
une  méthode  excellente,  une  parl'aite  justesse 
d'esprit  à  défaut  de  génie,  et  qu'il  employait  déjà 
les  procédés  d'une  critique  saine  et  forte,  qui 
depuis  a  été  rarement  surpassée.  C'étaient  là  des 
titres  suffisants  à  l'attention  de  l'histoire,  et  l'on 
doit  s'étonner  que  l'exact  Bruckcr  l'ait  passé 
sous  silence  dans  son  grand  ouvrage.  Il  y  a  fait 
figurer  bien  des  noms  qui  ne  valent  pas  celui- 
là. 

Voici  la  liste  des  ouvrages  les  plus'  remar- 
quables de  Charpentier  par  ordre  de  dates  :  Des- 
cripiio  universœ  artis  disserendi  ex  Arislot. 
Organo  collecta  et  in  très  libros  dislincta,  in-4, 
Paris,  1654;  —  Animadversiones  in  libros  très 
dialecticarum  institutionum  Pétri  Ramij  in-4, 
ib..  1555:  —  de  Elementis  et  de  meteoris,  tra- 
duit de  1  italien,  in-4,  ib.,  1558;  — Disputatio 
de  animo,  melhodo  peripatetica  utrum  Arislot. 
mortalis  sit  an  immortalis,  traduit  aussi  de 
l'italien,  in-4,  ib.,  1558;  —  Descriptionis  logicœ 
liber  primus,  in-4,  ib.^  1560;  —  Descriplio  uni- 
versœ naturœ  ex  Aristotele,  in-4,  ib.,  1560;  — 
Artis  anahjticœ  sive  judicandi  descriplio  ex 
Aristot.  Anahjt.  poster.,  in-4,  ib.,  1561;  — 
Compendium  in  communem  artem  disserendi, 
in-4,  ib.,  1561  ;  —  Plalonis  cum  Aristotele  in 
universa  philosophia  comparatio  quœ  hoc 
commentario  in  Alcinoi  institutioncm  ad  ejus- 
dem  Plalonis  doctrinam  explicatur,  in-4,  ib., 
1573.  Cette  édition  contient  plusieurs  lettres  et 
pamphlets  contre  Ramus,  de  1564,  1566,  1569  et 
1571.  —  On  attribue  aussi  à  Charpentier  la  pu- 
blication de  l'ouvrage  apocryphe  d'Aristote  de  la 
Métaphysique  Égyptienne  :  Liori  XIV qui  Aristo- 
telis  esse  dicuntur  de  secretiore  parte  divinœ 
sapientiœ  secundum  AUgyptios  ex  arabico  ser- 
mone,  in-4,  Paris,  1571.  B.  S. -H. 

CARPOCRATE,  originaire  d'Alexandrie  et 
chrétien  de  naissance,  est  le  fondateur  d'une  secte 
philosophique  et  religieuse  qui  jeta  un  certain 
éclat  dans  le  second  siècle  de  notre  ère.  11  paraît 
avoir  eu  le  projet  de  concilier  le  christianisme, 
non-seulement  avec  la  philosophie  orientale,  mais 
aussi  avec  les  principaux  systèmes  de  la  philoso- 
phie grecque,  et,  en  particulier,  avec  le  platonis- 
me, auquel  il  emprunta  la  théorie  de  la  préexis- 
tence des  âmes  et  de  la  réminiscence.  Comme  la 
plupart  des  gnostiques,  il  attribuait  la  création 
du  monde  à  des  génies  inférieurs  et  malfaisants, 
au-dessus  desquels  il  reconnaissait,  comme  prin- 
cipe suprême,  l'unité  que  l'esprit  peut  atteindre 
par  un  mode  supérieur  de  connaissance.  Épipha- 
ne,  fils  de  Carpocrate,  compléta  la  doctrine  mé- 
taphysique de  son  père  par  un  système  de  morale 
dont  le  point  de  départ  était  la  communauté  de 
toutes  cnoses  :  ce  qui  l'amenait  à  considérer  les 
lois  humaines  comme  des  infractions  à  la  loi  di- 
vine, puisqu'elles  ne  permettent  pas  que  le  sol, 
les  biens  de  la  terre  et  les  femmes  soient  com- 
muns entre  les  hommes.  Ces  détestables  maximes 
firent  imputer  aux  disciples  de  Carpocrate  de  hon- 
teux excès.  Cependant  saint  Irénée  déclare  douter 
qu'il  se  fît  parmi  eux  «  dos  choses  irréligieuses, 
immorales,  dcl'cndues.  >>  Voy.  Gnosticisme.     X. 

CARTÉSIANISME.  Nous  donnons  le  nom  de 
cartésianisme  au  mouvement  philosophique  qui 
s'est  accompli  pendant  le  .wii*  siècle  sous  l'in- 
fluence de  Descartes.  Nulle  révolution  philoso- 
phique, soit-  dans  les  temps  anciens,  soit  dans  les 
modernes,  n'a  été  plus  grande  et  plus  féconde  ; 
nulle  n'a  donné  une  plus  sûre  impulsion  à  toutes 
les  branches  des  connaissances  humaines;  nulle 
n'a  suscité  plus  de  systèmes,  et  entraîné  plus  de 
grandes  intelligences.  Mais  est-il  juste  de  donner 


exclusivement  le  nom  de  Descartes  à  cette  révo- 
lution de  laquelle  est  sortie  la  philosophie  mo- 
derne tout  entière?  Descartes  en  est-il  bien  le 
chef  et  le  principal  promoteur?  N'est-clle  pas  en 
grande  partie  l'ouvrage  des  philosophes  du  x\' 
et  du  xvi"  siècle?  et  Bacon  ne  peut-il  pas  aussi 
en  revendiquer  la  gloire?  Il  est  vrai  que  dans  le 
cours  du  xv"  et  duxvi'^  siècle  la  philosophie  avait 
vu  se  succéder  d'audacieux  réformateurs  qui  sont 
les  précurseurs  de  Descartes.  Tous  par  des  voies 
diverses,  les  uns  par  le  péripatélisme,  les  au- 
tres parle  platonisme  et  le  mysticisme;  les  uns 
avec  une  tendance  empirique,  les  autres  avec 
une  tendance  idéaliste,  avec  plus  ou  moins  de 
talent  et  d'audace,  ont  préparé  la  ruine  de  la 
philosophie  scolastique  et  de  l'émancipation  de  la 
raison.  Pomponace.  Vanini  suivent  encore  en  ap- 
parence l'autorité  a'Aristote,  mais  ils  l'interprè- 
tent à  leur  manière;  François  Patrizzi  et  Ramus 
s'attachent,  au  contraire,  à  Platon  et  font  la 
guerre  à  Aristotc;  Telesio,  Giordano  Bruno  et 
Campanella  rejettent  également  l'autorité  de  l'un 
et  de  l'autre,  et  entreprennent  de  fonder  des 
systèmes  sur  la  seule  autorité  de  la  raison.  Enfin 
les  grands  mystiques  de  la  même  époque,  tels 
que  Paracelse,  Robert  Fludd,  j.  B.  Van  Helmont, 
entraînent  aussi  l'esprit  humain  dans  des  voies 
nouvelles.  La  plupart  de  ces  novateurs  ardents 
ont  même  été  martyrs  de  leurs  généreux  efforts 
pour  conquérir  l'indépendance  de  la  pensée  phi- 
losophique. Rien  de  plus  vrai  que  ce  portrait  du 
philosophe  de  la  Renaissance  tracé  par  Pompona- 
ce :  «  La  soif  de  la  vérité  le  consume,  il  est  honni 
de  tous  comme  un  insensé,  les  inquisiteurs  le 
persécutent  :  il  sert  de  spectacle  au  peuple.  »  Tel 
a  été,  en  effet,  le  sort  des  malheureux  précur- 
seurs de  Descartes.  La  soif  de  la  vérité  les  con- 
sume, et  pour  l'éteindre,  leur  esprit  fougueux  se 
précipite  dans  toutes  les  directions  sans  règle  ni 
méthode.  Leur  vie  est  errante  et  agitée,  les  in- 
quisiteurs les  persécutent,  l'exil,  la  prison,  les 
tortures,  le  bûcher,  voilà  leur  lot  et  leur  partage. 
Ainsi  ont  vécu,  ainsi  sont  morts  Ramus,  Giordano 
Bruno,  Vanini,  Campanella.  Sans  nul  doute,  tous 
ces  intrépides  martyrs  des  droits  de  la  raison 
avaient  déjà  beaucoup  fait  pour  l'émanciper  et 
préparer  les  voies  à  une  philosophie  nouvelle,  et 
cependant  beaucoup  restait  encore  à  faire.  Ils 
avaient,  il  est  vrai,  courageusement  protesté 
contre  le  joug  de  la  i)hilosophie  scolastique  ; 
mais  tous  n'avaient  pas  osé  ouvertement  protester 
au  nom  de  la  raison,  la  plupart  avaient  invoqué 
seulement  une  autorité  contre  une  autre  autorité, 
Platon  contre  Aristote,  ou  bien  le  véritable  Aris- 
tote  contre  l'Aristote  aéfiguré  des  écoles.  Ceux-là 
mêmes  (jui  avaient  protesté  contre  le  principe  de 
l'autorité,  au  nom  de  la  raison,  n'avaient  pas 
élevé  leurs  protestations  à  la  hauteur  d'une  mé- 
thode. Mais  il  importe  surtout  de  remarquer 
qu'aucun  d'entre  eux  n'avait  encore  produit  un 
système  qui  renfermât  une  part  de  vérité  assez 
grande  et  dont  les  parties  fussent  assez  fortement 
liées  entre  elles  pour  aspirer  à  remplacer  la  phi- 
losophie scolastique  et  à  dominer  sur  les  intelli- 
gences. Toutes  ces  diverses  tentatives  de  réforme 
philosophique  plus  ou  moins  incomplètes,  plus 
ou  moins  malheureuses,  viennent  aboutir  a  Des- 
cartes, qui  achève  et  fait  triompher  la  révolution 
philosophique  commencée  avec  tant  d'ardeur  et 
d"héroïsme  par  les  philosophes  du  xv"  et  du  xvi* 
siècle. 

Nous  ne  nions  pas  que  l'auteur  de  Vlnstaura- 
tio  magna  ait  rendu  des  services  à  l'esprit  hu- 
main et  à  la  philosophie  moderne  ;  mais  nous  ne 
pouvons  pas  le  considérer,  avec  quelques  philo- 
sophes écossais  et  quelques  philosophes  encyclo- 
pédistes du  xviii»  siècle,   comme  le  promoteui- 


CL'VRT 


—  243  — 


GART 


Srincipal  de  la  rénovation  de  la  philosonhie  et 
es  sciences  au  xvii".  Si  Bacon  a  eu,  aans  le 
xviii' siècle,  des  admirateurs  qui  ont  fait  sa  part 
beaucoup  trop  grande,  il  a,  de  nos  jours,  des 
détracteurs  qui  la  l'ont  beaucoup  trop  petite.  Nous 
ne  donnons  point  dans  l'excès  de  ces  détracteurs 
aveugles  et  passionnés.  Bacon  est  un  grand  es- 
prit, ses  ouvrages  contiennent  des  vues  fécondes 
et  vraiment  propliéti<iues  sur  l'avenir  de  la 
science,  sur  la  méthode  et  le  perfectionnement 
des  sciences  d'observation;  mais  Bacon  n'est  pas 
un  métaphysicien,  il  ne  pose  ni  ne  recherche  le 
principe  de' la  certitude,  et,  en  dehors  de  la  mé- 
taphysique, son  nom  ne  se  rattache  à  aucune  de 
ces  grandes  découvertes  par  lesquelles  Descaries 
a  renouvelé  les  sciences  et  préparé  tous  leurs 
dévelopiiements  ultérieurs. 

D'ailleurs,  en  fait,  la  question  est  tranchée  par 
le  peu  d'infiuence  qu'a  exercé  Bacon  sur  le  xvii« 
siècle.  A  peine  est-il  connu,  à  peine  est-il  cité 
par  ses  contemporains  et  par  les  savants  et  phi- 
losophes illustres  qui  parurent  après  lui.  Mais  si 
le  xvii°  siècle  connaît  à  peine  Bacon,  partout  il 
porte  l'empreinte  profonde  de  la  philosophie  de 
Descartes.  Voilà  pourquoi  nous  avons  donné  le 
nom  de  cartésianisme  au  mouvement  philosophi- 
que qui  s'est  accompli  pendant  cette  grande  pé- 
riode de  l'histoire  de  la  philosophie  moderne. 

Le  principe  de  toute  certitude,  placé  dans  l'é- 
vidence, c'est-à-dire  dans  la  raison,  juge  souve- 
rain du  vrai  et  du  faux  ;  le  point  dé  départ  de  la 
philosophie  cherché  dans  l'observation  du  moi 
par  lui-même;  la  distinction  de  l'àme  et  du 
corps;  celle  des  idées  innées  ou  naturelles  et  des 
idées  acquises;  l'existence  de  Dieu  démontrée 
par  la  notion  même  de  l'infini;  la  substance  cor- 
porelle ramenée  à  l'étendue,  et  la  substance  in- 
tellectuelle à  la  pensée;  la  conservation  du 
monde  assimilée  à  une  création  continuée;  et, 
par  suite,  une  forte  tendance  à  concentrer  toute 
activité  dans  la  cause  première  :  voilà  les  côtés 
les  plus  considérables  de  la  doctrine  de  Descartes. 
Ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  développer  ces  divers 
principes  et  moins  encore  de  les  apprécier;  bor- 
nons-nous à  indiquer  la  part  qu'ils  ont  eue  dans 
les  destinées  de  la  philosophie  moderne. 

De  toutes  les  théories  de  Descartes,  il  n'en  est 
pas  qui  ait  exercé  une  influence  plus  générale 
que  sa  théorie  sur  le  fondement  de  la  certitude. 
A  partir  de  Descartes,  non-seulement  la  philoso- 
phie du  xvir'  siècle,  mais  la  philosophie  moderne 
tout  entière  rejette  le  principe  de  l'autorité,  qui, 
sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  avait  con- 
stamment dominé  dans  la  philosophie  du  moyen 
âge,  et  ne  reconnaît  et  n'accepte  comme  vrai  que 
ce  qui  est  évident.  Les  plus  pieux  métaphysiciens 
du  XVII'  siècle  tiennent  aussi  fermement  pour  ce 
principe  que  les  philosophes  les  plus  incrédules 
du  XVIII',  avec  cette  différence,  toutefois,  qu'ils 
distinguent  sévèrement  entre  les  vérités  de  la  loi 
et  les  vérités  de  la  raison,  entre  la  théologie  et 
la  philosophie.  Autant  est  faux  et  pernicieux, 
dans  l'ordre  de  la  foi,  le  principe  de  l'évidence; 
autant  est  faux  ei  pernicieux  le  principe  de  l'au- 
torité transporté  dans  l'ordre  de  la  science  et  de 
la  philosophie  :  voilà  ce  que  répètent  constam- 
ment Arnauld,  Malebranche,  Bossuet,  Fénelon. 
Il  faut  donc  reconnaître  que  Descartes  a  fait 
triompher  d'une  manière  définitive  en  philosophie 
le  critérium  de  l'évidence  ou  l'autorité  souve- 
raine de  la  raison;  car  c'est  la  raison  qui  juge 
de  ce  qui  est  évident  ou  n'est  pas  évident  et,  en 
conséquence,  de  ce  qui  est  vrai  ou  faux. 

La  méthode  de  Descartes  a  eu,  à  peu  de  chose 
près,  la  même  fortune  que  sa  théorie  de  la  certi- 
tude. Deseartes  prend  pour  point  de  départ  la 
pensée.  Il  la  distingue  rigoureusement  de  tout 


ce  qui  n'est  pas  elle,  du  corps  et  des  organes.  Il 
pose  d'abord  comme  fait  primitif,  environné  d'une 
évidence  irrésistible,  l'existence  de  la  pensée,  et 
c'est  de  l'existence  de  la  pensée  et  de  l'étude  du 
moi  qu'il  tire  ensuite  l'existence  de  Dieu  et  du 
monde.  On  peut  dire  qu'ici  encore  l'influence  de 
Descartes  a  été  générale  et  décisive.  En  effet, 
si  vous  exceptez  Spinoza  tout  entier  absorbé  par 
une  autre  tendance  et  quelques  philosophes  al- 
lemands de  notre  siècle,  tous  les  piiilosoplies  mo- 
dernes partent  du  moi  et  de  la  pensée,  tous  s'ac- 
cordent à  considérer  le  moi,  non  pas  comme  le 
terme,  mais  comme  le  point  de  départ  nécessaire 
de  la  philosophie. 

Non-seulement  Descartes  a  posé  dans  l'étude 
du  7noi  le  point  de  départ  de  la  ])hilosophic,  mais 
il  a  déterminé  et  appliqué  la  vraie  méthode  à 
suivre  dans  l'étude  du  ^noi.  Il  en  a  donné  à  la 
fois  le  précepte  et  l'exemple.  Quel  est  ce  pré- 
cepte? Il  ne  faut  pas  étudier  le  moi  avec  les 
yeux  du  corps,  avec  les  sens,  avec  l'imagination 
qui  emprunte  toutes  ses  données  aux  objets  ex- 
térieurs; c'est  avec  l'àme  qu'il  faut  étudier  l'âme, 
avec  la  pensée  qu'il  faut  étu  lier  la  pensée.  La 
conscience  et  la  réflexion  peuvent  seules  nous 
informer  de  ce  qui  appartient  au  moi.  Tous  les 
phénomènes  que  les  sens  nous  révèlent  se  passent 
dans  la  matière  étendue  et  sont  étrangers  à  l'es- 
prit. Voilà  la  vraie  méthode  psychologique  que 
Descartes  a  nettement  déterminée  et  appliquée 
avec  profondeur  dans  les  Mcdilations,  qu'il  a 
défendue  victorieusement  contre  toutes  les  ob- 
jections de  Hobbes  et  de  Gassendi.  Grâce  à  lui, 
cette  méthode,  qui  est  la  seule  vraie  méthode 
psychologique^  a  généralement  triomphé  dans  la 
philosophie  moderne.  C'est  par  là  que  Locke,  en 
particulier,  se  rattache  au  cartésianisme.  Les  his- 
toriens de  la  philosophie,  qui  ont  placé  Locke  en 
dehors  du  mouvement  cartésien,  se  sont,  en  gé- 
néral, trop  préoccupés  de  la  polémique  contre 
les  idées  innées,  et  n'ont  pas  assez  remarqué  que 
Locke  applique  à  l'entendement  humain  cette 
même  méthode  dont  Descartes  a  donné  le  pré- 
cepte et  l'exemple. 

Par  un  autre  côté  de  sa  philosophie,  la  Théorie 
des  idées  innées,  Descartes  a  frayé  la  voie  à  ses 
successeurs  sur  d'importantes  vérités.  La  doctrine 
de  Malebranche  sur  la  raison  est  sans  nul  doute 
supérieure  à  la  doctrine  cartésienne,  qui  se  bor- 
nait à  reconnaître  l'existence  des  idées  innées,  et 
qui  n'en  déterminait  ni  les  caractères,  ni  l'ori- 
gine, ni  la  nature.  Cependant  Descartes  a  démon- 
tré que  nous  ne  pouvons  avoir  l'idée  de  l'impar- 
fait et  du  fini  sans  avoir  en  même  temps  l'idée 
du  souverainement  parfait  et  de  l'infini.  Contre 
Hobbes  et  Gassendi,  il  a  établi  que  cette  idée  de 
l'infini  est  irréductible  à  l'idée  de  l'indéfini  et  à 
toute  autre  idée  dérivée  de  l'expérience  et  de  la 
généralisation.  Il  s'ensuit  que  l'existence  de  l'Être 
infini  ou  de  Dieu  est  implicitement  contenue 
dans  l'idée  que  nous  en  avons,  et  il  a  fondé  sur 
cette  idée  la  vraie  preuve  de  l'existence  de  Dieu, 
et  par  là  il  a  préparé  la  théorie  de  Malebranche. 

Il  y  a  une  raison  universelle  qui  éclaire  tous 
les  hommes;  cette  raison  est  en  nous,  mais  elle 
n'est  pas  nous  ;  elle  ne  vient  pas  de  nous,  elle  est 
la  sagesse,  le  Verbe  de  Dieu  même,  avec  qui 
nous  sommes  constamment  unis  par  l'idée  de 
l'infini,  et  en  qui  nous  voyons  toutes  les  vérités 
éternelles  et  absolues  ;  voilà  l'essencede  tous  les 
admirables  développements  renfermés  dans  les 
ouvrages  de  l'auteur  de  la  Recherche  de  la  vérité 
sur  la  nature  de  la  raison.  Or  le  germe  de  toute 
cette  théorie  n'cst-il  pas  contenu  dans  ce  que 
Descartes  a  établi  d'une  manière  si  solide  rela- 
tivement à  l'idée  de  l'infini?  La  théorie  de  Male- 
branche a  été  suivie  à  son  tour  par  Bossuet  et 


CART 


—  244  — 


GART 


Fénelon.  Elle  tient  une  grande  place  dans  toute 
la  métaphysique  de  l'époque.  Plus  tard,  elle  a 
été  mal  comprise  et  repoussée;  mais  la  philoso- 
phie de  nos  jours  l'a  de  nouveau  adoptée,  et  con- 
stamment s'en  inspire.  C'est  donc  à  Descartes,  et 
après  lui  à  Malebranche,  que  nous  devons  rap- 
porter le  principe  de  cette  théorie,  qui  a  exercé 
une  si  grande  influence  sur  la  philosophie  du 
xvn"  siècle,  et  qui  semble  appelée  à  en  exercer 
une  non  moins  grande  sur  la  philosophie  du  xix". 

La  théorie  de  Descartes  sur  la  substance  et  sur 
la  conservation  de  l'univers  a  produit  des  résul- 
tats moins  heureux  :  car  elle  a  conduit  une  partie 
de  son  école  à  nier  l'efficacité  des  causes  secon- 
des et  la  personnalité  humaine.  Descartes  ne  nie 
pas  positivement  la  réalité  des  causes  secondes, 
il  ne  nie  pas  la  liberté  et  la  personnalité,  il  ac- 
corde à  l'âme  le  pouvoir  de  diriger  le  mouve- 
ment; mais  il  y  a  dans  les  Méditations  et  dans 
les  Priyicipes  quelques  semences,  comme  parle 
Leibniz,  qui,  cultivées  par  des  esprits  exclusifs, 
doivent  produire  ces  conséquences.  Bientôt,  en 
effet,  de  la  Forge  considéra  Dieu  comme  la  cause 
directe  et  efficiente  de  tous  les  rapports  de  l'âme 
et  du  corps,  qui  sont  indépendants  de  notre  vo- 
lonté. Sylvain  Régis,  allant  plus  loin,  nia  que  la 
volonté  fût  une  cause  véritable,  et  soutint  qu'il 
fallait  aussi  rappprter  directement  à  Dieu  les 
actes  que,  par  suite  d'une  illusion,  nous  avons 
coutume  de  rapporter  à  nous-mêmes.  Geulinx 
admet  que  toutes  nos  idées,  tous  nos  sentiments, 
sans  exception,  viennent  de  Dieu,  qui  les  produit 
dans  notre  âme  par  une  opération  merveilleuse, 
au  moment  même  où  il  produit  certains  mouve- 
mants  dans  nos  organes.  Selon  Glauberg,  l'homme 
et  toutes  les  choses  de  l'univers  ne  sont  que  des 
actes  divins  :  nous  sommes  à  l'égard  de  Dieu,  ce 
que  sont  nos  pensées  à  l'égard  de  notre  esprit. 
Malebranche  prêta  à  ces  théories  extrêmes  l'au- 
torité de  son  génie  et  de  sa  piété,  et  il  se  plut  à 
répéter  que  Dieu  seul  est  la  cause  de  toutes  les 
modifications  de  notre  âme,  de  toutes  les  idées 
de  notre  entendement,  de  toutes  les  inclinations 
de  notre  volonté,  de  tous  les  mouvements  de 
notre  corps;  que  tout  vient  de  Dieu  et  rien  des 
créatures.  Enfin  Spinoza,  qui  avait  répudié  de 
l'héritage  de  Descartes  la  meilleure  et  la  plus 
noble  part,  pour  n'en  conserver  que  les  erreurs, 
Spinoza  refusa  le  nom  de  substance  à  ces  choses 
incapables  d'agir  par  elles-mêmes,  qui  ne  peuvent 
continuer  d'exister  qu'à  la  condition  d'être  con- 
tinuellement créées:  et  comme  il  ne  voyait  dans 
l'univers  qu'une  seule  cause,  il  ne  reconnut  qu'un 
seul  être  dont  toutes  les  autres  existences  sont  des 
formes  fugitives.  Leibniz  même,  qui  avait  si  bien 
reconnu  la  source  des  erreurs  de  l'école  carté- 
sienne, ne  sut  pas  s'en  garantir  ;  et,  après  avoir 
démontré  l'activité  essentielle  de  la  substance, 
il  refusa  à  ses  monades  tout  pouvoir  d'agir  les 
unes  sur  les  autres,  et  finit  par  l'hypothèse  de 
l'harmonie  préétablie. 

Après  avoir  suivi  les  destinées  philosophiques 
des  principes  de  Descartes  dans  les  grands  sys- 
tèmes qu'il  a  précités,  et  qui.  plus  ou  moins 
directement,^  relèvent  de  lui,  il  faut  apprécier 
l'action  générale  qu'il  a  exercée  sur  la  société 
du  xvn'  siècle,  sur  les  hommes  de  génie,  sur  les 
grands  écrivainsde  cette  époque  dont  la  philo- 
sophie n'a  pas  été  l'étude  spéciale  et  la  principale 
gloire.  La  doctrine  cartésienne  avait  eu,  dès  son 
apparition,  un  immense  retentissement,  comme 
on  en  peut  juger  par  les  discussions  qu'elle 
souleva  d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre.  Les 
savants  et  les  théologiens  les  plus  illustres  de 
l'Angleterre,  de  la  France  et  des  Pays-Bas, 
Hobbes,  Gassendi,  Arnauld,  Catérus,  le  P.  Bourdin, 
Henri  Morus,  etc.,  engagèrent  avec   Descartes 


même  une  polémique  dont  l'éclat  rejaillit  sur 
la  nouvelle  doctrine,  et  contribua  à  ses  progrès. 
Pendant  que  les  universités  hésitaient,  le  carté- 
sianisme gagnait  sa  cause  auprès  des  gens  du 
monde.  Il  pénétra  dans  le  Parlement  et  dans  la 
magistrature,  dans  la  congrégation  de  l'Oratoire 
et  jusque  dans  la  Sorbonne;  Descartes  put  même 
se  vanter  de  compter  parmi  ses  disciples  une 
reine  sur  le  trône,  Christine,  et  la  princesse 
Elisabeth,  célèbre  par  la  profondeur  et  l'étendue 
de  son  esprit.  En  1650,  année  de  sa  mort.  «  il 
était  le  philosophe  de  tout  ce  qui  pensait  en 
France  et  en  Europe.  » 

Mais  bientôt  les  anciens  maîtres  de  Descartes 
au  collège  de  la  Flèche,  les  jésuites,  d'abord  in- 
décis, s'alarment  de  l'esprit  et  des  progrès  de  sa 
philosophie,  et  s'efforcent  de  la  détruire.  Ils  ne 
se  contentent  pas  des  violentes  critiques,  des 
satires,  des  pamplilets  de  quelques-uns  de  leurs 
pères;  ils  ont  recours  à  la  persécution.  Grâce  à 
leurs  intrigues,  treize  ans  après  la  mort  de 
Descartes,  ses  ouvrages  sont  condamnés  à  Rome 
par  la  congrégation  du  Saint-Office,  avec  la  formule 
adoucie  du  Donec  corriganlur.  Ils  empêchent, 
par  un  ordre  du  roi,  de  prononcer  l'oraison  funèbre 
de  Descartes  dans  l'église  Sainte-Geneviève  du 
Mont,  au  milieu  du  concours  d'amis  et  de  disci- 
ples qui  s'étaient  réunis  pour  célébrer,  par  de 
magnifiques  funérailles,  le  retour  de  ses  restes 
mortels  en  France.  Excitée  par  eux,  la  Sorbonne, 
en  1670,  sollicita  du  parlement  de  Paris  un  arrêt 
contre  la  philosophie  nouvelle.  Pendant  quelque 
temps,  il  fut  vivement  question  de  remettre  en 
vigueur  ce  fameux  arrêt  de  1624,  qui  avait  été 
aussitôt  abrogé  que  publié,  et  par  lequel  il  était 
défendu,  à  peine  de  vie,  de  soutenir  aucune  opinion 
contraire  aux  auteurs  anciens  et  approuvés.  Mais 
l'arrêt  burlesque  par  lequel  Boileau  tourna  en 
ridicule  la  prétention  du  Parlement  à  maintenir, 
envers  et  contre  tous,  l'autorité  d'Aristote,  et  un 
mémoire  éloquent  d'Arnauld,  publié  par  M.  Cousin 
[Fragm.  phit.,  3'  édit.),  prévinrent  la  condam- 
nation immédiate  du  cartésianisme. 

L'avis  des  plus  sages  et  des  plus  modérés  pré- 
valut, et  le  Parlement  ne  rendit  pas  l'arrêt 
qui  lui  était  demandé;  mais  les  jésuites  ne  se 
tiennent  pas  pour  battus  ;  ils  en  appellent  du 
Parlement  au  conseil  du  roi,  qui,  à  leur  re- 
quête, proscrit  en  France  l'enseignement  de  la 
philosophie  cartésienne.  Conformément  à  cet 
arrêt,  toutes  les  universités  de  France,  et  entre 
autres  les  universités  de  Paris,  de  Caen  et  d'An- 
gers, proscrivent  la  philosophie  nouvelle  et  dé- 
fendent de  l'enseigner,  de  vive  voix  ou  par  écrit, 
sous  peine  de  perdre  tous  ses  privilèges  et  ses 
degrés.  En  1680,  le  P.  Valois  citait,  devant  l'as- 
semblée du  clergé  de  France,  Descartes  et  ses 
disciples  comme  des  sectateurs  et  des  fauteurs 
de  Calvin.  Tous  les  cartésiens  furent  un  moment 
alarmés;  Régis  fut  obligé  de  suspendre  son  cours 
à  Paris.  Chacun  craignait  de  se  voir  exposé  à  la 
signature  d'un  formulaire  et  d'être  excommunié 
comme  hérétique  {Recueil  de  pièces  curieuses 
concernant  la  philosophie  de  Descartes).  La 
congrégation  de  l'Oratoire  veut  d'abord  résister, 
mais  bientôt  elle  est  obligée  de  céder  et  de  subir 
un  concordat  qui  lui  est  imposé  par  les  jésuites, 
en  1778.  par  lequel  elle  s'engage  à  enseigner  : 
1°  que  l'extension  n'est  pas  1  essence  de  la  ma- 
tière; 2°  qu'en  chaque  corps  naturel  il  y  a  une 
somme  substantielle  réellement  distinguée  de  la 
matière;  3°  que  la  pensée  n'est  pas  l'essence  de 
l'ànic  raisonnable;  4°  que  le  vide  n'est  pas  im- 
possible, etc. 

Alors  la  philosophie  de  Descartes  eut  de  cou- 
rageux confesseurs,  un  siècle  plus  tôt  elle  aurait 
eu  des  martyrs.  Parmi  ses  confesseurs,  nommons 


CART 


—  245  — 


GART 


le  P.  Lamy,  do  l'Oratoire,  chassé  de  sa  chaire 
de  philosophie,  interdit  de  renseignement  et  de 
la  prédication,  à  cause  de  son  opiniâtre  attaciie- 
nient  aux  principes  de  Descartes  ;  nommons  encore 
le  célèbre  P.  André,  jésuite,  chassé  pour  la  môme 
cause  de  collège  en  collège,  puis  enfin  mis  à  la 
Bastille  à  la  demande  des  chefs  de  son  ordre. 
Cette  persécution,  qui  se  prolonge  jusque  dans 
les  premières  années  du  xvin"  siècle,  ne  réussit 
pas,  pour  nous  servir  d'une  expression  du  P. 
André,  à  dccarlêsianiscr  la  France.  Pendant 
quelque  temps  elle  arrêta,  dans  les  collèges  et 
les  universités,  l'enseignement  de  la  philosophie 
nouvelle  ;  mais,  en  deliors  des  écoles,  le  carté- 
sianisme ne  continua  pas  moins  de  se  propager 
et  de  se  développer  dans  le  monde  en  toute 
liberté.  Malgré  ia  censure  prononcée  par  Rome 
contre  le  cartésianisme,  les  plus  grands  théolo- 
giens du  siècle,  les  hommes  les  plus  éminents 
par  leur  science  et  leur  piété,  tels  qu'Arnauld, 
Bossuet,  Fénelon,  ne  continuèrent  pas  moins 
d'être  ouvertement  cartésiens,  tout  comme  les 
anathèmes  du  concile  de  Sens  et  les  condamna- 
tions des  papes  n'avaient  pas  empêché,  au  moyen 
âge,  Albert  le  Grand  et  saint  Thomas  d'Aquin  de 
commenter  Aristote  et  de  professer  le  peripaté- 
tisme.  C'est  avec  l'autorité  de  Descartes  qu'Ar- 
nauld cherche  le  plus  souvent  à  combattre  Male- 
branche.  Une  partie  du  traité  de  VExistence  de 
Dieu  de  Fénelon  n'est  qu'une  éloquente  paraphrase 
du  discours  de  la  Méthode;  et  quand  Fénelon  aban- 
donne Descartes,  c'est  pour  suivre  Malebranche. 
Enfin  Bossuet,  dans  son  traité  de  la  Connaissance 
de  Dieu  et  de  soi-m>~me,  expose  et  résume  la 
plupart  des  principes  métaphysiques  et  physiolo- 
giques de  Descartes. 

L'influence  de  Descartes  n'embrasse  pas  seule- 
ment la  philosophie,  mais  aussi  la  littérature  de 
son  siècle.  C'est  dans  l'esprit  et  dans  les  principes 
du  cartésianisme  qu'il  faut  chercher  l'explication 
des  caractères  les  plus  généraux  de  la  grande  lit- 
térature du  siècle  de  Louis  XIV.  Descartes  avait 
profondément  séparé  la  philosophie  de  la  politique 
et  de  la  religion.  La  littérature  du  xvii"  siècle 
imite  son  exemple.  Elle  écarte  soigneusement 
toutes  les  questions  sociales  et  politiques  en  ce 
qui  concerne  les  vérités  de  la  foi;  elle  est  toujours 
pieuse  et  soumise  ;  en  tout  autre  ordre  d'idées,  elle 
est  pleine  d'indépendance  et  de  bon  sens,  elle  a 
secoué  tout  respect  superstitieux  pour  l'autorité 
des  anciens  ;  elle  n'accepte  rien  comme  vrai  dont 
la  raison  ne  reconnaisse  l'évidence.  La  littérature 
du  xyii"  siècle  doit  encore  à  la  philosophie  de 
Descartes  cette  tendance  fortement  idéaliste  et 
spiritualiste  qu'elle  manifeste  dans  ses  produc- 
tions les  plus  diverses.  C'est  l'âme,  et  non  pas 
le  corps,  qu'ont  en  vue  les  grands  écrivains  de 
ce  siècle.  Nul  ne  s'adresse  exclusivement  au 
corps,  nul  ne  flatte  les  sens  et  les  passions,  nul 
ne  finit  à  cette  terre  la  destinée  de  l'homme. 
Tous,  comme  Descartes  et  d'après  Descartes, 
distinguent  l'âme  du  corps,  tous  placent  dans 
l'àme  et  dans  la  pensée  l'essence  de  l'homme, 
tous  lui  affirment  une  destinée  par  delà  cette  vie 
et  par  delà  ce  monde. 

Dans  les  premières  années  du  xviii^  siècle,  le 
cartésianisme  était  ainsi  parvenu  au  plus  haut 
degré  de  sa  splendeur  et  régnait  en  France  sans 
contradiction.  Cinq  ans  plus  tard,  tout  était 
changé  sur  la  scène  philosophique;  le  cartésia- 
nisme avait  disparu,  et  il  avait  fait  place  à  une 
philosophie  entièrement  opposée.  Vers  le  com- 
mencement de  la  seconde  moitié  du  xviii'  siècle, 
à  peine  reste-t-il,  dans  la  philosophie  et  dans  la 
science,  quelques  traces  de  cartésianisme;  à 
peine  en  est-il  question,  si  ce  n'est  pour  le 
tourner   en  ridicule   et  le  reléguer   parmi  les 


chimères  et  les  vieilles  erreurs  du  passé,  à  l'égal 
de  la  philosophie  scolasliquc.  Comment,  en  un 
temps  aussi  court,  une  aussi  grande  révolution 
s'esl-elle  accomplie? 

Il  faut  l'attribuer  sans  doute  à  la  part  d'erreur 
que  renferme  le  cartésianisme,  part  que  nous 
signalerons  à  l'article  Dicscartes.  Mais,  à  côté 
de  cette  cause  fondamentale,  il  en  est  d'autres 
accessoires  dont  il  faut  tenir  compte.  Ainsi,  après 
avoir  posé  en  principe  la  souveraineté  de  la 
raison  et  la  règle  de  l'évidence,  le  cartésianisme 
était  parvenu  à  un  tel  degré  d'autorité  et  de 
puissance,  qu'il  menaçait  de  devenir  à  son  tour 
un  redoutable  obstacle  aux  développements  ul- 
térieurs de  l'esprit  humain.  Les  disciples  de  Des- 
cartes, comme  ces  péripatéticiens  qu'ils  avaient 
combattus,  s'étaient  mis  à  jurer  sur  la  parole  du 
maître.  Il  leur  semblait  qu'après  Descartes,  nul 
progrès  nouveau  ne  fût  possible,  ni  en  physique 
ni  en  métaphysique.  Descartes  allait  bientôt  suc- 
céder à  celte  infaillibilité  dont,  pendant  si  long- 
temps, avait  joui  Aristote^  et  le  cartésianisme 
en  était  déjà  venu  au  point  de  consacrer  l'im- 
mobilité en  physique  et  en  métaphysique,  l'im- 
mobilité en  toutes  choses.  Dès  lors,  il  eut  contre 
lui  tous  ceux  qui  pensaient  ^ue  le  dernier  mot 
de  la  science  n'avait  pas  été  dit  par  Descartes. 
Mais  ce  sont  surtout  les  grandes  découvertes  de 
Newton  qui  vinrent  porter  le  coup  mortel  au 
cartésianisme.  La  fortune  de  la  physique  de  Des- 
cartes n'avait  été  ni  moins  prompte  ni  moins 
éclatante  que  celle  de  sa  métaphysique.  L'hypo- 
thèse des  tourbillons  semblait  avoir  à  jamais 
résolu  tous  les  problèmes  physiques  et  astrono- 
miques que  présente  l'étude  du  monde  matériel. 
Or,  au  moment  où  cette  grande  hypothèse  régnait 
en  souveraine  dans  la  science,  voici  que  Newton 
découvre  la  loi  de  la  gravitation  universelle  qui 
la  renverse  en  ses  fondements.  En  vain  les  car- 
tésiens voulurent-ils  d'abord  défendre  l'hypothèse 
des  tourbillons;  il  fallut  céder  à  l'évidence  et 
reconnaître  que  Newton  avait  raison  contre 
Descartes.  Maupertuis,  dans  son  ouvrage  sur  la 
figure  des  astres,  a  l'honneur  d'introduire  en 
France  et  d'adopter  le  premier,  entre  les  savants 
français,  la  loi  de  la  gravitation  universelle. 
Après  Maupertuis,  c'est  un  adversaire  plus  habile 
et  plus  dangereux,  c'est  Voltaire,  qui  entre  en 
lice  contre  les  cartésiens.  Dans  ses  éléments  de 
physique,  il  attaque  vivement  l'hypothèse  des 
tourbillons;  il  démontre  son  impuissance  à  ex- 
pliquer des  faits  dont  l'explication  simple  et 
naturelle  vient  donner  à  la  théorie  de  Newton 
la  plus  éclatante  confirmation.  L'ouvrage  de 
Voltaire  mettait  à  la  portée  de  presque  toutes 
les  intelligences  ce  grand  débat  scientifique.  Il 
était  à  la  fois  un  modèle  de  clarté,  de  bon  goût 
et  de  convenance.  Désormais  il  fut  impossible 
de  soutenir  l'hypothèse  des  tourbillons,  qui  périt 
tout  entière  avec  Fontenelle,  son  dernier  défen- 
seur. Mais  la  physique  cartésienne  ne  tomba  pas 
toute  seule  :  dans  la  plupart  des  esprits,  elle  était 
étroitement  associée  avec  la  métaphysique;  elle 
l'entraîna  dans  sa  chute.  De  la  fausseté  démontrée 
de  la  physique  de  Descartes,  on  conclut  générale- 
ment à  la  fausseté  de  sa  métaphysique,  et^  elle 
fut  enveloppée  tout  entière  dans  la  même  répro- 
bation. 

C'est  ainsi  que,  vers  1750,  le  cartésianisme  fit 
place  à  une  philosophie  qui,  certes^  ne  valait  pas 
celle  de  Descartes,  la  philosophie  de  Locke; 
mais  s'il  paraît  mort  dans  la  seconde  partie  du 
xviir  siècle,  il  ressuscite,  en  quelque  sorte,  au 
XIx^  Après  avoir  combattu  et  renversé  le  sen^ 
sualisme,  la  philosophie  de  nos  jours  a  renoué 
la  chaîne  des  grandes  traditions  métaphysiques 
qu'avait  rompue  la  philosophie  superficielle  du 


CASM 


246  — 


GASS 


siècle  dernier.  Elle  s"cst  portée  l'hcritière  directe 
du  cartésianisinc,  et,  tout  en  se  préservant  des 
excès  dans  Icscjucls  il  est  tombe,  elle  a  pieusement 
recueilli  toutes  les  vérités  immortelles  qu'il  con- 
tenait en  son  sein.  En  effet,  c'est  du  cartésianisme 
que  nous  tenons  et  notre  méthode  et  la  plupart 
de  nos  principes.  Comme  Descartes,  nous  ne 
reconnaissons  la  vérité  qu'au  signe  infaillible  de 
l'évidence;  comme  Descartes,  nous  partons  de 
la  conscience,  qui  nous  atteste  immédiatement 
et  l'existence  de  notre  pensée  et  celle  d'une  âme 
simple  et  immortelle  profondément  distincte  du 
corps  et  des  organes;  comme  Descartes,  nous 
trouvons  au  dedans  de  nous  l'idée  de  l'infini, 
laquelle  renferme  implicitement  la  preuve  de 
l'existence  de  l'Etre  infini;  comme  Descartes, 
nous  croyons  à  des  idées  innées,  et,  comme 
Malebranche,  à  une  raison  souveraine  qui  est  le 
Verbe  de  Dieu  même,  qui  éclaire  également 
toutes  les  intelligences  et  leur  révèle  l'absolu  et 
l'infini,  et  qui  est  la  source  des  idées  innées. 
Enfin,  si  nous  ne  donnons  pas  dans  l'excès  de 
nier  toute  substantialité  et  toute  causalité  véri- 
table, toute  réalité  aux  suljstances  créées,  et  de 
les  considérer  seulement  comme  des  actes  répétés 
de  la  toute-puissance  divine,  nous  pensons,  avec 
l'école  cartésienne  tout  entière,  que  ces  substances 
finies  et  créées  n'existent  qu'en  vertu  d'un  rapport 
permanent  avec  la  substance  infinie  et  increée; 
nous  croyons  à  une  participation  continue  du 
créateur  avec  les  créatures,  de  Dieu  avec  l'homme 
et  le  monde. 

Voyez,  pour  la  bibliographie,  tous  les  articles 
sur  les  principaux  philosophes  de  l'école  carté- 
sienne, et  consultez,  pour  l'école  en  général  et 
son  histoire  :  le  Recueil  de  pièces  curieuses  con- 
cernant la  philosophie  de  Descartes,  petit  in-12, 
Amsterdam,  1684,  publié  parBayle;  —  Mémoires 
pour  servir  à  l'histoire  du  cartésianisme,  in-12, 
Paris,  1693,  par  M.  G.  Huet;  —  Vie  de  M.  Des- 
cartes, in-4,  Paris,  1691,  par  Baillet; — Préface 
de  l'Encyclopédie,  et  article  Cartésianisme,  par 
d'AIembert;  —  Mémoire  sur  la  persécution  du 
cartésianisme,  par  M.  Cousin; —  Fragments 
philosophiques  et  Fragments  de  philosophie 
cartésienne,  par  le  même  auteur;  —  Introduc- 
tion aux  Œuvres  du  P.  André,  in-1'2,  Paris, 
1843;  —  le  Cartésianisme  ou  la  Véritable  ré- 
novation des  sciences,  par  M.  Bordas-Démoulin, 
2  vol.  in-8,  Paris,  1843;  —  Histoire  et  critique 
de  la  révolution  cartésienne,  par  M.  Francisque 
Bouillier,  1  vol.  in-8,  Paris,  1842,  et  2  vol.  in-8, 
Paris,  1854  et  1868;  —  Manuel  d'histoire  de  la 
philosophie  moderne,  par  M.  Renouvier,  1  vol. 
in-12,  Paris,  1842;  —  Précurseurs  et  disciples 
de  Descartes,  par  E.  Saisset,  Paris,  1863,  in-8; 
—  Essai  sur  l'histoire  de  la  philosophie  en 
France  au  xvii=  siècle,  par  P.  Damiron,  Paris, 
1845,  2  vol.  in-8.  F.  B. 

CASMANN  (Othon),  savant  théologien  du 
xvi=  siècle,  à  qui  l'on  doit  aussi  quelques  ouvra- 
ges_  philosophiques,  compte  au  nombre  de  ses 
maîtres  Goclenius,  philosophe  éclectique.  Après 
avoir  dirigé  quelque  temps  l'école  de  Steinfurt, 
il  mourut  prédicateur  à  Stade,  en  1607.  Il  fut  le 
premier  qui  donna  à  une  partie  de  la  philosophie 
le  titre  de  psychologie  ;  mais  la  science  de  l'àme 
n'était  pour  lui  qu'une  partie  de  l'anthropologie, 
qui  embrasse  aussi  la  connaissance  du  corps,  ou, 
pour  nous  servir  de  son  expression,  la  somato- 
logie. 

L'esprit  aristotélique  respire  encore  dans  cetou- 
vrage,  d'ailleurs  remarquable  par  les  détails  et  la 
clarté  de  l'exposition.  Suivant  Casmann.  la  psycho- 
logie nous  fait  connaître  la  nature  de  l'esprit  hu- 
main ou  de  l'âme  raisonnable,  en  nous  donnant 
une  idée  de  toutes  ses  facultés.  L'âme  est  l'essence 


même  de  l'homme.  Elle  possède  quatre  facultés: 
la  première  est  le  principe  de  vie  et  d'action 
dans  l'homme  ;  la  seconde  est  l'intelligence  ou 
la  faculté  de  connaître  et  de  raisonner;  la  troi- 
sième est  la  volonté,  qu'il  regarde  comme  une 
seconde  faculté  de  la  raison  ;  enfin  la  faculté  de 
penser.  Il  entend  par  facultés  irraisonnables  la 
force  végétative  ou  vitale.  L'homme  est  défini  la 
réunion  substantielle  de  deux  natures,  l'une  cor- 
porelle, l'autre  spirituelle.  Dans  sa  physiologie 
intellectuelle,  les  esprits  vitaux  et  les  fluides  de 
toute  nature  jouent  encore  un  très-grand  rôle. 
Du  reste,  sa  philosophie  porte  en  général  un 
caractère  théologique  très-prononcé,  tout  en  ad- 
mettant une  âme  du  monde.  Il  voulait,  si  le 
temps  le  lui  avait  permis,  composer  une  gram- 
maire, une  rhétorique,  une  logique,  une  arith- 
métique, une  géométrie  et  une  optique  chré- 
tiennes. Il  a  laissé  les  ouvrages  suivants  :  Psy- 
chologia  anthropologica,  sive  Animai  humanœ 
doclrina,  in-8,  Hanovre,  1594,  et  Francfort,  1604; 
— Anthropologiœ  parssecunaa,  h.  e.  de  Fabrica 
humani  corporis  m.ethodice  descripta,  in-8,  Ha- 
novre, 1 596  ;  —  Angelographia,  sive  Comm.  phys. 
de  angelis  creatis,  spiritibus,  in-8,  Francfort, 
1597  ;  —  Somatologia  physico,  gcneralis,  in-8, 
ib.,  Î598; —  Modesta  assert io  philosophiez  et 
christianœ  et  veroe  adversus  insanos  hostium 
cjus  et  nonnullorum,  hierophantarum,  m,orsus 
et  axlumnias,  in-8,  ib.,  1601  ;  —  Biographia  et 
comm.  melhod.  de  hominis  vita  naturali,  mo- 
rali  et  œconom.,  in-8,  ib.,  1602.  J.  T. 

CASSIODOKE  {Magn  usAurelius  Cassiodorus) 
naquit,  vers  470,  à  Squillace  en  Calabre,  d'une 
famille  riche  et  considérée.  Suivant  quelques 
biographes,  dont  l'opinion  est  controversée, 
Odoacre,  roi  des  Hérules,  frappé  de  ses  talents 
précoces,  l'aurait  nommé,  à  peine  âgé  de  vingt 
ans,  comte  des  largesses  privées  et  publiques. 
Un  fait  constant,  c'est  qu'après  la  chute  du 
royaume  des  Hérules,  il  fut  appelé  à  la  cour  de 
Théodore,  roi  des  Ostrogoths,  qui  le  choisit  pour 
son  secrétaire  et  l'éleva  plus  tard  à  la  dignité 
de  questeur  et  de  maître  des  offices.  Sous  les 
successeurs  de  ce  prince,  Cassiodore  continua 
de  prendre  part  aux  affaires  publiques,  et  devint 
préfet  du  prétoire.  Mais,  attristé  par  les  revers 
des  Goths,  et  accablé  par  cinquante  années  de 
travaux  et  de  succès,  il  céda  enfin  au  désir,  qu'il 
avait  depuis  longtemps,  de  quitter  le  monde,  et 
alla  fonder,  à  l'extrémité  de  la  Calabre,  le  mo- 
nastère de  Viviers.  Il  vivait  encore  en  562,  et  on 
croit  que  sa  carrière  s'est  prolongée  au  delà  de 
cent  ans. 

Comme  ministre  de  Théodoric.  Cassiodore  con- 
tribua à  donner  à  l'Italie  désoiée  la  paix  et  la 
tranquillité,  et  surtout  s'appliqua  à  préserver  les 
sciences  du  naufrage  qui  les  menaçait.  Comme 
l'a  si  bien  dit  Tiraboschi,  «  il  montra  au  monde 
un  spectacle  qui  peut-être  ne  s'est  jamais  pré- 
sente :  quelques-uns  des  souverains  les  plus  gros- 
siers qui  se  soient  assis  sur  un  trône  devenus  de 
généreux,  de  magnanimes  protecteurs  des  bonnes 
éludes.  »  Retiré  au  monastère  de  Viviers,  Cas- 
siodore demeura  fidèle  aux  habitudes  et  aux 
goûts  de  sa  vie  entière.  Ce  pieux  asile  devint, 
par  ses  soins,  une  sorte  d'académie,  où  les  moi- 
nes étudiaient  les  sciences  sacrées  et  profanes, 
les  arts  libéraux  et  l'agriculture.  Afin  de  faci- 
liter le  travail,  il  avait  formé  une  bibliothèque 
qui  renfermait,  avec  les  ouvrages  des  Pères,  les 
principaux  manuscrits  de  l'antiquité  latine.  Don- 
nant lui-même  l'exemple  d'un  zèle  infatigable  pour 
l'étude,  il  composa  des  commentaires  sur  TÉcri- 
ture  sainte,  et  plusieurs  ouvrages  pour  l'instruc- 
tion des  moines,  entre  autres  son  Traité  des 
sept  arts  libéjfaûx,  si  répandu  dans  les  écoles 


(L\.TÊ 


—  247  — 


GATE 


au  début  du  moyen  âge.  II  n'est  pas  impossible 
qu'il  ait  comnienlé  quelques  parties  de  lu  Loqï- 
(jtie  d'Aristote;  mais  ces  commentaires  ne  sont 
l)as  parvenus  jusqu'à  nous,  et  quelques  allusions 
éparses  dans  ses  autres  écrits  sont  la  seule  trace 
qui  nous  en  reste.  Kn  général,  les  ouvrages  de 
Cassiodore  manquent  d'originalité  j  on  doit  s'at- 
tendre à  y  trouver  beaucoup  de  réminiscences 
et  fort  peu  d'idées  neuves.  Son  livre  de  l'Ame, 
qu'il  composa  lorsqu'il  était  préfet  du  prétoire, 
est  peut-être  de  tous  celui  qui  présente  le  plus 
d'intérêt.  Pour  faire  ressortir  l'importance  de 
l'étude  de  la  pensée,  il  demande  s'il  n'y  aurait 
pas  une  sorte  d'injustice  à  ne  pas  s'enquérir 
de  ce  qui  s'occupe  de  tout,  à  ne  rien  savoir  de 
ce  qui  sait  tout.  L'âme  raisonnable  étant  l'image 
de  la  Divinité,  Cassiodore  conclut  qu'elle  est 
spirituelle.  Ses  expressions  ne  doivent  pas  être 
prises  à  la  lettre, -lorsqu'il  appelle  l'esprit  im- 
mortel une  substance  déliée,  et  qu'il  fait  de 
notre  âme  une  lumière  substantielle;  car  il  dit 
positivement  ailleurs,  que  tout  ce  qui  est  cor- 
porel a  trois  dimensions,  et  que  l'ien  de  sembla- 
ble ne  se  trouve  dans  notre  âme,  qu'elle  n'a 
aucune  quantité,  ni  celle  de  l'espace  ou  de  l'é- 
tendue, ni  celle  du  nombre.  Bien  que  l'âme  soit 
créée  à  l'image  de  Dieu,  Cassiodore  n'hésite 
pas  à  déclarer,  avec  tous  les  Pères  de  l'Église, 
qu'elle  ne  saurait  être  une  partie  de  la  sub- 
stance divine,  puisqu'elle  peut  passer  du  bien  au 
mal,  ce  qui  est  incompatible  avec  les  attributs 
divins. 

La  meilleure  édition  des  œuvres  de  Cassiodore 
est  celle  que  dom  Garet  a  donnée  à  Rouen,  en 
1679,  2  vol.  in-f°,  et  qui  a  été  réimprimée  à  Ve- 
nise en  1729.  La  Vie  de  Cassiodore  a  été  publiée, 
avec  des  remarques,  par  D.  de  Sainte-Marthe, 
in-12,  Paris,  1(594.  Voy.  aussi  :  Cassiodore  con- 
servateur des  livres  de  Vantiqidlé  latine,  par 
Alex.  OUeris,  in-8,  Paris,  1841  ;  —  V.  Durand, 
Quid  scripserit  dé  anima  M.  A.  Cassiodorus, 
1851,  in-8. 

CATÉGORIE,  du  mot  grec  xaTriyopia,  qui  ne 
signifiait  d'abord  qu'Accusation,  et  auquel  Aris- 
îote,  le  premier,  donna  le  sens  qu'il  a  gardé 
plus  tard  en  philosophie.  Dans  cette  acception 
nouvelle,  il  veut  dire  proprement  Attribution  ; 
mais  pour  quelques  systèmes  postérieurs,  et 
particulièrement  celui  de  Kant,  le  mot  de  caté- 
gorie a  un  sens  tout  différent.  De  plus,  il  est 
passé  de  la  science  dans  le  langage  ordinaire,  où 
il  ne  représente  que  l'idée  de  classe,  c'est-à-dire 
la  partie  la  plus  générale  et  la  plus  vague  de  la 
notion  totale  qu'il  embrassait  d'abord.  Pour  se 
rendre  un  compte  bien  exact  de  ce  que  la  phi- 
losophie, selon  les  diverses  écoles,  et  le  vulgaire, 
selon  l'usage  commun,  entendent  par  catégorie, 
il  faudrait  dire  que  les  catégories  sont  les  clas- 
ses les  plus  hautes  dans  lesquelles  sont  distri- 
bués, soit  des  idées,  soit  des  êtres  réels,  d'après 
un  certain  ordre  àe  subordination  et  d'après 
certaines  vues  systématiques.  Cette  définition, 
sans  être  rigoureuse,  pourrait  s'appliquer  cepen- 
dant en  une  certaine  mesure,  aux  doctrines  di- 
verses qui  ont  employé  ce  mot,  et  parfois  aussi 
en  ont  abusé. 

Les  catégories  reparaissent  à  plusieurs  repri- 
ses dans  l'histoire  de  la  science,  et  l'on  peut 
distinguer  à  côté  de  celles  d'Aristote  et  de  Kant, 
qui  sont  les  plus  célèbres,  celles  des  philosophes 
indiens,  et  spécialement  celles  de  Kanâda,  celles 
des  pythagoriciens,  celles  d'Archytas,  celles  des 
stoïciens,  celles  de  Plotin,  et  dans  la  philosophie 
moderne,  celles  de  Port-Royal,  qu'on  peut  re- 
garder aussi  comme  étant  celles  de  Descartes. 
On  conçoit  sans  peine  que,  sous  un  mot  identi- 
que, on  a  compris  dans  tous  ces  systèmes,  sépa- 


rés par  tant  de  siècles  et  si  dissemblables,  des 
choses  fort  différentes.  Mais  du  moins,  tous  ces 
efforts,  quehiue  divers  qu'ils  soient,  attestent  un 
besoin  de  l'intelligence  qu'ils  avaient  tous  pour 
but  de  satisfaire.  Quel  est  au  juste  ce  besoin? 
Qu'y  a-t-il  d'analogue  et  de  permanent  sous  la 
variété  de  tous  ces  essais?  Que  doivent  être  pré- 
cisément les  catégories  ?  C'est  ce  qu'on  ne  peut 
bien  dire  qu'après  avoir  su  historiquement  le 
caractère  et  la  portée  des  tentatives  faites  suc- 
cessivement par  les  grandes  écoles  ou  les  hommes 
de  génie. 

Pour  tous  les  systèmes  de  la  philosophie  in- 
dienne, si  nombreux,  si  originaux,  mais  si  obs- 
curs, nous  ne  pouvons  presque  rjen  savoir  en- 
core, si  ce  n'est  par  Colebrooke  ;  et  Colebrooke, 
qui  n'était  pas  très-versé  dans  la  philosophie,  a 
vu  souvent  des  analogies  où  il  n'y  en  avait  pas, 
et  les  a  exagérées  là  où  il  y  en  avait.  Ce  n'est 
donc  qu'avec  circonspection  qu'il  faut  recevoir 
son  témoignage,  tout  précieux  qu'il  est.  A  quelle 
époque  d'ailleurs  remontent  les  catégories  in- 
diennes? c'est  ce  que  Colebrooke  n'a  pas  dit, 
c'est  ce  qu'il  est  jusqu'à  présent  impossible  de 
dire  avec  quelque  apparence  d'exactitude.  Si 
donc  on  y  trouve  des  ressemblances  frappantes 
avec  celles  d'Aristote,  il  faudra  se  borner  à 
constater  ces  rapports,  sans  pouvoir  affirmer 
que  tel  des  deux  systèmes  est  l'original  et  l'autre 
la  copie.  Il  faut  remarquer  que  le  mot  traduit 
par  celui  de  catégorie  dans  les  ouvrages  de  Co- 
lebrooke est  en  sanscrit  un  peu  différent.  Pa- 
dârtha  ne  signifie  pas  attribution,  il  signifie  sens 
des  mots  {artha,  sens,  pada,  mot),  et  l'idée  en 
est,  par  conséquent,  plus  précise  que  celle  du 
mot  grec.  Le  mot  d'ailleurs  est  plus  spécial  à  la 
philosophie  véiséshikâ  fondée  par  Kanâda,  bien 
que  toutes  les  écoles  indépendantes  ou  ortho- 
doxes aient  aussi  des  théories  analogues.  Les 
catégories  ou  padârthas  de  Kanâda  sont  au  nom- 
bre de  six  :  la  substance,  la  qualité,  l'action,  le 
commun,  le  propre  et  la  relation.  Une  septième 
catégorie  est  ajoutée  le  plus  ordinairement  par 
les  commentateurs  :  c'est  la  privation  ou  néga- 
tion des  six  autres.  Les  six  premières  sont  posi- 
tives ;  la  dernière  est  négative  [bhûva,  abhâva). 
Sous  la  substance,  Kanâda  range  les  corps  ou  les 
agents  naturels  aans  l'ordre  suivant  :  la  terre, 
l'eau,  la  lumière,  l'air,  l'éther,  le  temps,  l'es- 
pace, l'âme  et  l'esprit.  Chacune  de  ces  substan- 
ces a  des  qualités  propres  qui  sont  énumérées 
avec  le  plus  grand  soin. 

Les  catégories  de  Kanâda  peuvent  donner  lieu 
à  deux  remarques  :  1°  elles  sont  presque  identi- 
quement celles  d'Aristote  ;  2*  c'est  une  classifi- 
cation des  choses  matérielles,  plus  encore  que 
des  mots. 

A  côté  des  catégories  de  Kanâda,  Colebrooke 
place  celles  de  Gotâma;  mais  Colebrooke  em- 
ploie ici  un  mot  qui  n'est  pas  applicable,  et  ces 
prétendues  catégories  ne  sont  que  l'ensemble 
des  lieux  communs  de  la  discussion  régulière, 
selon  le  système  logique  de  Gotâma,  le  nyâya. 
C'est  ce  qui  a  été  prouvé  par  M.  Barthélémy 
Saint-Hilaire  (voy.  les  Mémoires  de  V Académie 
des  sciences  morales  et  politiques,  t.  III).  Ces  ca- 
tégories sont  au  nombre  de  seize  :  la  preuve, 
l'objet  de  la  preuve,  le  doute,  le  motif,  l'exem- 
ple, l'assertion,  les  membres  de  l'assertion  ré- 
gulière (ou  prétendu  syllogisme  indien),  le  rai- 
sonnement supplétif,  la  conclusion,  l'objection, 
la  controverse,  la  chicane,  le  sophisme,  la  fraude, 
la  réponse  futile  et  enfin  la  réduction  au  si- 
lence. Ce  sont  là,  comme  on  voit,  des  topiques 
de  pure  dialectique,  de  rhétorique  ;  ce  ne  sont 
pas  des  catégories,  ni  au  sens  de  Kanâda,  ni  au 
sens  d'Aristote. 


CATÉ 


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GATE 


ColeLrooke  a  signale  enfin  les  catégories  des 
é.-oles  hctcrodoxos  des  djinas  et  des  bouddhistes. 
Ces  catégories  sont  en  partie  purement  logiques 
comme  celles  de  Gotàmaj  ou  purement  matériel- 
les comme  celles  de  Kanada. 

Les  catégories  indiennes,  sur  lesquelles  d'ail- 
leurs il  est  aujourd'hui  très-difficile  de  se  pro- 
noncer, présentent  donc  déjà  deux  caractères 
qu'il  est  bon  de  remarquer,  parce  qu'on  les  re- 
trouvera plus  tard  aussi  dans  les  autres  systè- 
mes. Elles  sont  ou  une  classification  des  choses, 
ou  une  classification  des  idées.  Selon  toute  appa- 
rence, les  tentatives  des  philosophes  indiens,  et 
surtout  celle  de  Gotàma,  sont  antérieures  aux 
systèmes  qu'a  produits  la  philosophie  grecque. 

Les  catégories  pythagoriciennes  nous  ont  été 
conservées  par  Aristote,  au  premier  livre  de  la 
Métaphysique.  Elles  sont  au  nombre  de  dixj  ce 
sont:  le  fini  et  l'innni,  l'impair  et  le  pair,  l'u- 
nité et  la  pluralité,  le  droit  et  le  gauche,  le 
mâle  et  la  femelle,  le  repos  et  le  mouvement,  le 
droit  et  le  courbe,  la  lumière  et  les  ténèbres,  le 
bien  et  le  mal,  le  carré  et  toutes  figures  à  côtés 
inégaux.  Alcméon  de  Crotone  soutenait  une  doc- 
trine à  peu  près  pareille.  Aristote  conclut  que 
les  pythagoriciens  regardaient  les  contraires 
comme  les  principes  des  choses  ;  il  trouve  que 
ce  premier  essai  de  détermination  est  bien  gros- 
sier (voy.  la  traduction  de  M.  Cousin  dans  son 
rapport  sur  la  Métaphysique  d' Aristote,  p.  144  et 
148). 

Les  catégories  d'Archytas  sont  apocryphes, 
bien  que  Simplicius,  après  Jamblique  et  Dexippe, 
les  ait  crues  authentiques.  C'est  un  ouvrage 
qui  fut  fabriqué,  comme  tant  d'autres  dans 
l'école  d'Alexandrie^  vers  l'époque  de  l'ère  chré- 
tienne, et  qui  servit  aux  ennemis  du  péripaté- 
tisme  pour  rabaisser  le  mérite  et  l'originalité  d'A- 
ristote.  Simplicius  en  cite  de  longs  passages  ;  et 
il  serait  possible,  en  rapprochant  toutes  ces  cita- 
tions, de  refaire  le  prétendu  livre  du  pythago- 
ricien contemporain  de  Socrate  et  de  Platon.  Il 
ressort  évidemment  de  cette  comparaison,  que 
la  doctrine  d'Aristote  et  celle  d'Archytas  sont 
identiques,  sauf  quelques  différences  insigni- 
fiantes. Thémistius  et  Boëce  en  ont  conclu  que 
cet  ouvrage  était  supposé,  et  la  chose  est  cer- 
taine. Quand  on  sait  la  place  que  les  catégories 
tiennent  dans  le  système  aristotélique  j  on  ne 
peut  admettre  que  l'auteur  de  ce  système  les 
ait  empruntées  à  qui  que  ce  soit;  ou  bien,  il  fau- 
drait aller  jusqu'à  dire  que  le  système  tout  en- 
tier n'est  qu'un  long  plagiat.  Les  catégories  sont 
la  base  de  tout  l'édifice  ;  elles  en  sont  insépara- 
bles, et  si  Archytas  les  eût  en  effet  conçues 
comme  Simplicius  semble  le  croire,  il  eût  été  le 
père  du  péripatétisme,  à  la  place  d'Aristote.  Au 
XVI»  siècle,  un  autre  faussaire  imagina  de  pu- 
blier, sous  le  nom  d'Archytas,  un  livre  des  caté- 
gories où  l'on  ne  retrouve  aucun  des  fragments 
conservés  par  le  péripatéticien  du  vr;  et  le  nou- 
vel ouvrage  n'est  pas  moins  apocryphe  que  le 
premier.  11  faut  donc  laisser  à  Aristote  la  gloire 
d'avoir  créé  le  mot  de  catégorie,  et  d'avoir  le 
premier,  chez  les  Grecs,  fondé  la  doctrine  qui 
porte  ce   nom. 

Les  catégories  d'Aristote  sont  au  nombre  de 
dix  :  la  substance,  la  quantité,  la  relation,  la 
qualité,  le  lieu,  le  temps,  la  situation,  la  ma- 
nière d'être,  l'action  et  la  passion. 

Ces  catégories  sont  à  la  fois  logiques  et  méta- 
physiques. 

Il  faut  d'abord  remarquer  que  le  traité  spécial 
où  cette  théorie  est  exposée,  est  placé  en  tête  de 
VOrganon  et  précède  le  traité  de  la  Proposition 
ou  Herméneia.  On  a  dû  en  conclure  qu'Aristote 
avait  voulu,  dans  ce  traité,  faire  la  théorie  des 


mots  dont  sont  formées  les  propositions  ;  et  c'est 
là  le  caractère  particulier  que  les  commentateurs 
ont  le  plus  généralement  donné  aux  catégories. 
Mais  comme  les  mots  ne  sont  que  les  images 
des  choses,  il  est  clair  qu'on  ne  peut  classer  les 
mots  sans  classer  les  choses.  Voilà  ce  qui  expli- 
que comment  les  catégories  reparaissent  avec 
tant  d'importance  dans  la  Métaphysique,  après 
avoir  figuré  d'abord  dans  VOrganon.  Mais  Aris- 
tote dit  positivement  dans  la  phrase  qui  résume 
tout  son  ouvrage  :  «  Les  mots  pris  isolément  ne 
peuvent  signifier  qu'une  des  dix  choses  suivan- 
tes; »  puis  il  énumère  les  dix  catégories.  Il  sem- 
ble donc  que,  dans  la  pensée  d'Aristote  aussi 
bien  que  par  la  place  qu'elles  occupent  en  tête 
de  la  Loqique,  les  catégories  ne  sont  guère 
qu'une  théorie  générale  des  mots.  La  grande  di- 
vision qu'y  trace  Aristote,  est  celle  que  toutes 
les  langues  humaines,  les  plus  grossières  comme 
les  plus  savantes,  ont  unanimement  établie.  Les 
mots  ne  représentent  que  des  substances  et  des 
attributs;  les  substances  existent  par  elles-mê- 
mes, ce  sont  les  sujets  dans  la  proposition  ;  et 
les  attributs  existent  dans  les  substances,  ce  sont 
les  adjectifs.  Voilà,  au  fond,  à  quoi  se  réduisent 
les  catégories  d'Aristote,  dont  le  but  d'ailleurs  a 
été  si  souvent  controversé  et  peut  l'être  encore, 
parce  que  l'auteur  n'a  pas  eu  le  soin  de  l'indi- 
quer assez  nettement  lui-même.  Mais  cette  théo- 
rie même  est  très-importante,  et  Aristote  a  su 
la  rendre  profondément  originale  par  les  déve- 
loppements qu'il  lui  a  donnés,  autant  qu'elle 
était  neuve  au  temps  où  il  l'établit  pour  la  pre- 
mière fois. 

Aristote  a  traité  tout  au  long  les  quatre  pre- 
mières catégories;  il  les  définit  et  en  énumère 
avec  une  exactitude  admirable  les  propriétés  di- 
verses. Celle  de  substance  surtout  est  analysée 
avec  une  perfection  qui  n'a  jamais  été  surpas- 
sée. Quant  aux  six  dernières,  il  les  trouve  assez 
claires  par  elles-mêmes  pour  qu'il  soit  inutile  de 
s'y  arrêter.  Enfin  le  traité  des  Catégories  se  ter- 
mine par  une  sorte  d'appendice  que  les  com- 
mentateurs ont  appelée  Hypothéorie.  et  où  sont 
étudiés  les  six  objets  suivants  :  les  opposés,  les 
contraires,  la  priorité,  la  simultanéité,  le  mou- 
vement et  la  possession.  Il  est  assez  difficile  de 
dire  comment  cette  dernière  portion  de  l'ouvrage 
se  rattache  à  ce  qui  précède  ;  et  Aristote  n'a 
pas  lui-même  montré  ce  lien,  que  les  commen- 
tateurs n'ont  pas  trouvé. 

En  métaphysique,  les  catégories  changent  un 
peu  de  caractère;  elles  ne  représentent  plus  la 
substance  et  ses  attributs  ;  elles  représentent  plu- 
tôt l'être  et  ses  accidents.  Elles  ne  sont  pas  des 
genres,  et  Aristote  a  pris  soin  de  le  dire  sou- 
vent, en  ce  sens  qu'elles  aboutiraient  toutes  à 
un  genre  supérieur  qui  serait  l'être:  il  n'y  a 
d'être  véritable,  de  réalité,  que  dans  la  première, 
dans  celle  de  la  substance,  laquelle  seule  com- 
munique quelque  réalité  aux  autres.  Les  substan- 
ces existent  en  soi  ;  les  accidents  ne  peuvent 
exister  que  dans  les  substances  et  n'ont  pas  d'ê- 
tre par  eux-mêmes.  La  catégorie  de  la  substance 
se  confond  avec  l'être  lui-même  ;  les  autres  sont 
en  quelque  sorte  suspendues  à  celle-là,  comme 
le  dit  Aristote.  En  définitive,  elles  reposent  tou- 
tes sur  l'être  ;  et  comme  pour  Aristote,  il  n'y  a 
d'être  que  l'être  individuel,  l'être  particulier, 
tel  que  nos  sens  le  voient  dans  la  nature,  il  s'en- 
suit que  les  dix  catégories  doivent  se  retrouver 
dans  tout  être  quel  qu'il  soit  d'ailleurs.  C'est  là 
ce  qui  a  fait  dire  que  les  catégories  n'étaient 
que^  les  cléments  d'une  définition  complète.  La 
catégorie  de  la  substance  nomme  d'abord  l'être, 
et  les  neuf  suivantes  le  qualifient.  Toutes  c(>s 
déterminations  réunies  formeraient  la  détermi- 


GATE 


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GÂTÉ 


nation  totale  de  l'être  individuel,  qu'on  étudie- 
rait ainsi  dans  toute  son  étendue. 

Aristote  a  varié  sur  le  nombre  et  l'ordre  des 
catégories  ;  la  substance  restant  toujours  la  pre- 
mière, c'est  tantôt  la  qualité  et  non  la  quantité 
qui  vient  après  elle  ;  tantôt  les  catégories  sont 
réduites  à  nuit,  dans  des  énumérations  qui  pré- 
tendent cependant  être  complètes.  Quoi  qu'il  en 
soit  de  ces  différences  partielles,  auxquelles  on 
a  peut-être  attaché  trop  d'importance,  dans  le 
système  d'Aristote,  les  catégories  sont  au  nom- 
bre de  dix,  et  elles  doivent  être  rangées  suivant 
l'ordre  oue  présente  le  traité  spécial  qu'il  leur  a 
consacre. 

Les  stoïciens  paraissent  avoir  considéré  les 
catégories  au  même  point  de  vue  qu'Aristote. 
Seulement,  ils  tentèrent  d'en  réduire  le  nom- 
bre; et,  au  lieu  de  dix,  ils  n'en  reconnurent  que 
quatre:  la  substance,  la  qualité,  la  manière  d'ê- 
tre, la  relation.  Quels  étaient  les  motifs  de  cette 
réduction,  et  comment  les  stoïciens  la  justifiè- 
rent-ils? C'est  ce  qu'il  serait  difficile  de  dire, 
soit  d'après  Plotin.  qui  a  combattu  et  le  système 
stoïcien  et  celui  d'Aristote,  soit  d'après  Simpli- 
cius,  qui,  dans  son  commentaire  sur  les  catégo- 
ries, a  donné  quelques  détails  sur  la  doctrine 
stoïcienne. 

Plotin  a  consacré  les  trois  premiers  livres  de 
la  sixième  Ennéade  à  une  réfutation  des  caté- 
gories d'Aristote  et  des  stoïciens,  et  à  l'exposi- 
tion d'un  nouveau  système.  Il  traite  fort  sévère- 
ment ses  prédécesseurs,  et  n'approuve  ni  leur 
méthode,  ni  leurs  théories.  Pour  lui,  il  distin- 
gue les  catégories  en  deux  grandes  classes  : 
celles  du  monde  intelligible,  au  nombre  de  cinq, 
et  celles  du  monde  sensible,  en  nombre  égal. 
Les  premières  sont  la  substance,  le  repos, 
le  mouvement,  l'identité  et  la  différence; 
les  secondes  sont  la  substance,  la  relation,  la 
quantité,  la  qualité  et  le  mouvement.  De  plus, 
il  propose  de  réduire  ici  les  quatre  dernières  à 
une  seule,  celle  de  la  relation,  qui  compren- 
drait les  trois  suivantes;  et  par  là  les  catégories 
du  monde  sensible  seraient  réduites  à  deux,  la 
substance  et  la  relation. 

Après  l'antiquité  et  durant  le  moyen  âge,  la 
doctrine  des  catégories  ne  joue  pas  de  rôle  nou- 
veau. Elle  n'est  que  celle  d'Aristote  commentée, 
mais  non  point  discutée,  acceptée  et  reproduite 
par  toutes  les  écoles.  A  la  fin  du  xvi°  siècle, 
Bacon  attaque  les  catégories  d'Aristote  ;  mais  ce 
n'est  point  par  une  discussion  sérieuse  et  appro- 
fondie, c'est  par  le  sarcasme  et  l'injure.  Aristote, 
suivant  lui,  a  voulu  bâtir  le  monde  avec  ses  ca- 
tégories ;  il  a  voulu  plier  la  nature,  qu'il  ne  con- 
naissait pas,  à  ses  classifications.  Les  objections 
de  Bacon  ne  sont  pas  plus  sérieuses,  et  elles 
n'ébranlent  en  rien  la  doctrine  qu'il  condamne. 
Descartes,  sans  combattre  Aristote,  et  se  plaçant 
à  un  autre  point  de  vue,  partage  toutes  les  cho- 
ses en  deux  grandes  séries  ou  catégories,  l'absolu 
et  le  relatif;  mais  cette  division,  selon  lui,  ne 
doit  servir  qu"à  faire  mieux  connaître  les  élé- 
ments de  chaque  question,  en  montrant  les  rap- 
ports d'ordre  et  de  génération  qu'ils  soutiennent 
entre  eux.  Port-Royal,  dans  sa  Logique  ou  Art 
de  penser j  a  essayé  une  classification  nouvelle 
des  catégories,  qu'il  fait  remonter  jusqu'à  Des- 
cartes même.  D'abord,  suivant  les  penseurs  de 
Port-Royal,  les  catégories  sont  une  chose  tout 
arbitraire  ;  et  ils  croient  que,  sans  s'inquiéter 
de  l'autorité  d'Aristote,  chacun  a  le  droit,  tout 
aussi  bien  que  lui,  d'arranger  d'autre  sorte  les 
objets  de  ses  pensées  selon  sa  manière  de  philo- 
sopher. Ils  établissent  donc  sept  catégories,  qu'ils 
renferment  en  deux  vers  latins  et  qui  sont:  les- 
pritj  la  mesure  (ou  quantité),  le  repos,  le  mou- 


vement, la  position,  la  figure,  et  enfin  la  ma- 
tière (]••  partie,  ch.  m).  C'est  donc  encore  le 
monde  qu'il  s'agit  pour  Port-Royal  de  construire 
avec  les  catégories,  comme  pour  Bacon,  comme 
pour   Kanâda  et  peut-être  aussi  pour  Plotin. 

Le  système  de  Kant,  qui  est  le  plus  récent  de 
tous,  si  nous  exceptons  les  contemporains,  est 
fort  différent  des  précédents,  et  no  ressemble  à 
aucun  d'eux.  Kant  s'est  trompé,  quand  il  a  dit 
que  son  projet  était  tout  à  fait  pareil  à  celui 
d'Aristote.  Il  n'en  est  rien.  Kant,  étudiant  la 
raison  pure  et  voulant  se  rendre  compte  de  ses 
éléments^  trouve  d'abord  que  la  sensibilité  pure 
a  deux  formes,  le  temps  et  l'espace  ;  puis  il 
trouve  que  l'entendement,  qui  vient  après  la 
sensibilité,  a  douze  formes  qui  répondent  par  or- 
dre aux  douze  espèces  de  jugements  possibles. 
Ces  douze  jugements  sont  les  suivants:  géné- 
raux, particuliers,  individuels;  affirmatifs,  néga- 
tifs, limitatifs;  catégoriques,  hypothétiques,  dis- 
jonctifs;  problématiques,  assertoriques,  apodic- 
tiques.  Les  catégories  correspondantes  sont  : 
unité,  pluralité,  totalité;  affirmation,  négation, 
limitation  ;  substance,  causalité,  communauté  ; 
possibilité,  existence,  nécessité.  Les  jugements 
et  les  catégories  ou  formes  de  l'entendement  dans 
lesquelles  se  moulent  les  jugements  pour  être 
intelligibles,  se  divisent  encore  trois  par  trois 
symétriquement,  en  quatre  grandes  classes  :  les 
trois  premiers  sont  de  quantité,  les  trois  seconds 
de  qualité,  les  trois  suivants  de  relation,  et  les 
trois  derniers  de  modalité.  La  quantité  ne  con- 
cerne que  le  sujet,  dont  l'extension  peut  être 
plus  ou  moins  grande,  totale  ou  partielle;  la 
qualité  ne  concerne  que  l'attribut,  qui  peut  être 
dans  le  sujet  ou  hors  du  sujet;  la  relation  ex- 
prime la  nature  du  rapport  qui  lie  le  sujet  à 
l'attribut;  enfin,  la  modalité  exprime  le  rapport 
du  jugement  à  l'esprit  qui  porte  ce  jugement 
même.  «  Cette  liste  des  catégories,  comme  l'a 
dit  M.  Cousin,  est  complète  selon  Kant;  elle 
renferme  tous  les  concepts  purs  ou  a  priori  au 
moyen  desquels  nous  pouvons  penser  les  objets  : 
elle  épuise  tout  le  domaine  de  l'entendement.  « 
[Leçons  sur  la  philosophie  de  Kant.)  On  voit 
que*  ce  système  ne  ressemble  point  à  celui  d'A- 
ristote, et  que  rien  n'indique  que  le  philosophe 
grec  ait  prétendu  classer  des  concepts  purs,  au 
sens  où  le  philosophe  allemand  les  comprend. 

Kant  a  cet  avantage  sur  Aristote,  qu'il  a  dit 
nettement  à  quelle  source  il  puisait  ses  catégo- 
ries. C'est  aux  jugements  qu'il  les  emprunte;  et, 
pour  mieux  dire,  c'est  des  jugements  qu'il  les 
infère.  Les  jugements  sont-ils  bien  tels  que  le 
dit  Kant?  sont-ils  aussi  nombreux?  C'est  une 
première  question  que  l'observation  directe  peut 
résoudre,  puisque  les  jugements  se  formulent 
dans  le  langage  et  peuvent  y  être  directement 
étudiés.  Si  les  jugements  sont  bien  tels  que  Kant 
les  croit,  est-il  nécessaire,  pour  que  ces  juge- 
ments soient  intelligibles,  qu'ils  viennent  se  mo- 
deler sur  ces  cadres  vides  que  Kant  suppose 
dans  l'entendement?  c'est  là  une  autre  question 
non  moins  grave  que  la  première,  et  à  laquelle 
il  n'a  pas  davantage  répondu.  Il  affirme  que  les 
jugements  sont  de  quatre  espèces  divisées  cha- 
cune en  trois  sous-espèces  parfaitement  symétri- 
ques ;  il  affirme  que  l'entendement  a  douze  for- 
mes correspondantes  qu'il  appelle  catégories. 
Qui  prouve  ces  deux  assertions?  Qui  les  démon- 
tre? Rien  dans  le  système  de  Kant;  on  a  pu 
démontrer,  au  contraire,  que  quelques-uns  de 
ces  jugements  qu'il  distingue  rentrent'  les  uns 
dans  les  autres  et  se  confondent  peut-être  en  un 
seul. 

Voilà  donc  ce  que  l'histoire  peut  nous  appren- 
dre sur  les  catégories  :  elles  ont  été  tour  à  tour, 


CATÉ 


—   250    - 


GAUS 


et  dans  les  syslèmcs  où  leur  caractère  éclate  le 
plus  clairement,  une  classification  universelle  ou 
des  choses,  ou  des  mots,  ou  des  idées,  ou  des 
formes  de  la  pensée.  De  tous  ces  points  de  vue, 
quel  est  le  plus  vrai  ?  quel  est  le  préférable  ? 
Tous  sont  vrais  dans  une  certaine  mesure^  mais 
il  ne  faut  pas  s'y  tromper,  tous  sont  differenls. 
Quand  on  veut  étudier  ce  grand  sujet,  il  faut  bien 
savoir  avant  tout  ce  qu'on  se  propose.  Quels  objets 
prétend-on  classifier  ?  Voilà  ce  dont  il  faut  se  ren- 
dre compte  clairement,  ce  qu'il  faut  clairement 
indiquer.  Il  ne  paraît  pas  que  les  philosophes  in- 
diens aient  eu  ce  soin,  et  certainement  Aristote 
l'a  néglige.  Kant  l'a  eu  ;  mais  il  a  omis,  ainsi 
qu'Aristotc,  de  dire  par  quelle  méthode  il  était 
arrivé  à  reconnaître  les  catégories  qu'il  énumère 
ou  qu'il  classe.  Les  formes  de  l'entendement, 
c'est  la  conscience,  c'est  la  réflexion  qui  les  lui 
donne  très-probablement  j  ou  bien,  s'il  les  induit 
uniquement  de  l'existence  des  jugements  eux- 
mêmes,  encore  fallait-il  justifier  la  légitimité  de 
cette  induction,  et  c'est  ce  qu'il  ne  fait  pas.  Une 
doctrine  régulière  des  catégories  exigerait  donc  : 
1°  qu'on  lixât,  sans  qu'aucune  hésitation  fût 
possible,  le  but  qu'on  veut  atteindre;  2"  qu'on 
exposât  la  méthode  qu'on  prétend  suivre  pour 
arriver  à  ce  but. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  tracer  un  système 
nouveau,  et  de  recommencer  l'œuvre  difficile  où 
ont  échoué  tant  de  génies  ;  mais  s'il  fallait  se 
prononcer  pour  l'un  d'eux,  c'est  encore  celui 
d'Aristote  qui  semblerait  le  plus  acceptable.  Il 
s'adresse  surtout  aux  choses  par  l'intermédiaire 
des  mots;  mais  comme  l'esprit  part  aussi  delà 
réalité  pour  y  puiser,  si  ce  n'est  tous  les  élé- 
ments, du  moins  l'origine  de  la  connaissance, 
ce  système  s'adresse  ou  peut  s'adresser  aussi  à 
l'esprit.  On  y  retrouve  donc  les  deux  grands  cô- 
tés de  la  question.  Les  catégories  d'Aristote  sont 
à  la  fois  objectives  et  subjectives,  comme  on 
pourrait  dire  dans  le  langage  kantien  ;  celles  de 
Kant,  au  contraire,  sont  purement  subjectives,  et 
elles  sont  une  des  bases  de  ce  scepticisme  sin- 
gulier que  le  criticisme  est  venu  produire  dans 
le  sein  de  la  science.  Le  schématisme,  dont  Kant 
a  cru  les  devoir  accompagner  pour  les  rendre 
applicables  et  pratiques,  n'est  lui-même  qu'une 
invention  plus  vaine  encore.  Les  concepts  pas 
plus  que  les  schèmes  ne  nous  apprennent  rien  de 
la  réalité;  ils  ne  peuvent  rien  nous  en  appren- 
dre ;  ils  ne  sortent  point  de  l'enceinte  infran- 
chissable de  la  raison  pure.  Quoi  qu'en  ait  pu 
dire  Kant,  l'idéalisme  exagéré  de  Fichte  était 
une  conséquence  parfaitement  rigoureuse  de 
sa  Crilique,  et  la  doctrine  seule  des  catégories 
suffirait  pour  l'attester.  Aristote  a  procède  tout 
autrement,  et  ici  il  en  a  appelé,  comme  partout 
ailleurs,  à  l'observation  régulière  et  méthodi- 
que. 11  n'y  a  pour  lui  de  réalité  que  dans  l'indi- 
vidu, dans  le  particulier.  La  substance  première, 
c'est  l'individu  qui  tombe  sous  nos  sens  ;  le  gé- 
néral n'est  que  la  substance  seconde  qui  n'a 
d'être  que  par  l'être  individuel,  et  en  tant  qu'elle 
le  reproduit  d'une  certaine  façon.  Platon,  au 
contraire,  n'avait  voulu  reconnaître  de  réalité 
que  dans  l'universel  et  dans  le  genre,  et  de  là 
toute  la  théorie  des  idées.  Aristote  essaye  de  bâ- 
tir tout  l'édifice  des  catégories  sur  le  ferme  fon- 
dement de  la  réalité  individuelle.  Nous  pensons 
que  c'est  là,  quelque  résultat  qu'on  obtienne 
d'ailleurs,  la  seule  base  vraiment  stable.  Les  ca- 
tégories ainsi  construites  peuvent  être  transpor- 
tées sans  peine  de  la  réalité  où  on  les  a  re- 
connues, à  l'esprit  qui  les  a  faites;  et,  toutes 
différences  gardées,  on  peut  les  retrouver  iden- 
tiques sur  ce  nouveau  terrain.  Au  contraire,  en 
voulant  partir,  comme  Kant  l'a  fait,  de  la  rai- 


son elle-même,  on  ne  peut  pas  sortir  de  la  rai- 
son ;  la  réalité  échappe,  la  raison  n'a  pas  le 
droit  de  pousser  jusque-là,  et  elle  reste  enfer- 
mée dans  ce  cercle  de  scepticisme  où  la  Crili- 
rjiie  de  la  raison  pure  est  condamnée  à  tourner 
sans  cesse.  Le  scepticisme  n'a  jamais  pu  naître 
dans  le  sein  du  péripatélisme  ;  il  n'y  a  point  un 
seul  péripatéticien  qui  ait  été  sceptique,  et  le 
dogmatisme  du  maître  a  été  si  puissant  qu'au- 
cun disciple,  à  quelque  rang  qu'il  fût  placé,  n'a 
même  jamais  incline  à  cette  pente  fatale  où  le 
criticisme  s'est  perdu.  Parmi  tant  d'autres  bar- 
rières, la  doctrine  des  catégories,  telle  qu'Aris- 
totc l'a  conçue,  a  été  une  des  plus  fortes  et  des 
plus  utiles.  Le  système  d'Aristote  est  loin  d'être 
parfait  sans  doute  ;  mais  c'est  encore  en  suivant 
ses  traces  qu'on  peut  en  élever  un  meilleur  et 
un  plus  solide.  Toute  théorie  qui  n'embrassera 
pas  la  question  tout  entière,  sera  ruineuse  :  il 
faut  que  les  catégories  puissent  à  la  fois  s'appli- 
quer à  la  réalité  et  à  l'esprit.  C'est  le  sentiment 
vague  de  cette  nécessité  qui  poussait  Plotin 
quand  il  tentait  de  faire  les  catégories  du 
monde  intelligible  et  celles  du  monde  sensible. 
Seulement  il  ne  fallait  pas  séparer,  comme  il 
l'a  fait,  les  unes  des  autres,  et  creuser  entre  elles 
un  abîme  infranchissable.  Mais,  du  moins,  voilà 
les  deux  termes  qu'il  s'agit  d'unir  ;  c'est  le  rap- 
port seul  qui  a  manqué  au  philosophe  alexan- 
drin. Kant  n'a  pas  même  voulu  s'occuper  de  ce 
rapport,  et  il  s'est  confiné  dans  un  seul  terme, 
en  méconnaissant  et  en  niant  l'autre.  Aristote  a 
été  plus  près  de  la  solution  que  tous  les  deux, 
parce  que  le  fondement  sur  lequel  il  s'appuyait 
était  à  la  fois  le  plus  inébranlable  et  le  plus 
simple. 

Une  théorie  complète  des  catégories  est  en- 
core dans  la  science  une  sorte  de  desideratum 
que  l'auteur  de  VOrganon  lui-même  n'a  pu  faire 
disparaître.  C'est  une  lacune  qui  est  toujours 
à  combler,  et  c'est  un  labeur  vraiment  digne 
des  plus  vigoureuses  et  des  plus  délicates  intel- 
ligences. On  peut  consulter,  outre  les  ouvrages 
cités,  VEssai  sur  la  métaphysique  d'Aristote, 
par  M.  F.  Ravaisson,  Paris,  1837,  1"  volume.  Voy. 
les  articles  Kanâda,  Gotâma,  Pythagore,  Aris- 
tote, Kant.  B.  S.-H. 

CATIUS,  philosophe  latin,  contemporain  de 
Cicéron,  était  né  dans  la  Gaule  Cisalpine.  Il 
professa  les  doctrines  d'Épicure,  et  il  est,  avec 
Amafanius,  un  des  premiers  qui  les  firent  con- 
naître aux  Latins  ;  mais  il  paraît  les  avoir  expo- 
sées avec  assez  peu  d'habileté,  si  l'on  en  juge 
par  les  railleries  de  Cicéron  {Epist.  ad  fam., 
lib.  XV,  ep.  XVI  et  xix)  et  d'Horace  {Sat.,  liv.  II, 
sat.  vi).  Cependant  Quintilien  [Inst.  oral.,  liv.  X, 
ch.  i)  le  présente  comme  un  écrivain  qui  n'est 
pas  sans  agrément.  Il  avait  laissé  un  ouvrage 
en  quatre  livres  sur  la  nature  des  choses  et  le 
souverain  bien.  Cet  ouvrage  est  aujourd'hui 
perdu. 

CAUSE.  (Idée  de  cause.  —  Principe  de  causa- 
lité.) Rien  de  plus  familier  à  l'esprit  que  les 
notions  d'effet  et  de  cause;  rien  de  plus  univer- 
sel, de  plus  évident  ni  d."une  application  plus 
constante  que  le  rapport  qui  les  unit  et  qu'on 
appelle  le  rapport  ou  le  principe  de  causalité. 
Essayez,  si  vous  le  pouvez,  de  supprimer  ce 
principe  et  les  termes  qu'il  contient  dans  son 
sein;  essayez  seulement  de  l'ébranler  par  le 
doute;  à  l'instant  même  la  perturbation  la  plus 
profonde  est  jetée  dans  notre  intelligence  :  au 
lieu  d'idées  qui  s'enchaînent,  se  coordonnent  et 
se  rattachent  à  un  centre  commun,  il  ne  reste 
plus  que  des  impressions  confuses  et  fugitives  ; 
il  n'est  plus  permis  de  voir  autre  chose  dans 
l'univers  qu'un  monstrueux  assemblage  de  phé- 


CAUS 


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CAUS 


nomèncs  qui  se  suivent  sans  ordre  et  sans  mo- 
teur ;  on  un  mot,  la  pensée,  et  par  conséquent 
la  science,  devient  impossible.  De  là  vient  sans 
doute  que  la  science,  dans  ses  résultats  les  plus 
élevés,  a  été  confondue  avec  la  connaissance 
des  causes. 

Félix  qui  potuit  rerum  cognoscere  causas. 

Considéré  dans  les  limites  particulières  de  la 
philosophie,  le  principe  de  causalité  n'a  pas 
moins  a'importance  :  car  s'il  est  défiguré  dans 
notre  esprit  par  une  analyse  superficielle  ou 
obscurci  par  des  sophismes  mis  à  la  place  des 
faitSj  les  erreurs  les  plus  funestes  apparaissent 
aussitôt  en  psychologie,  en  morale  et  surtout 
en  métaphysique;  la  personne  et  la  responsabi- 
lité humaines  sont  compromises;  Dieu  lui-même, 
dépouillé  de  sa  puissance,  n'est  plus  qu'une 
abstraction  et  un  fantôme. 

Mais  d'abord  il  faut  rendre  au  mot  cause  sa 
véritable  acception,  ou  plutôt  il  faut  que  nous 
fassions  rentrer  le  rapport  de  causalité  dans  ses 
limites  naturelles,  que  des  analogies,  des  asso- 
ciations d'idées  presque  inévitables  ont  fait  mé- 
connaître. En  cfiet,  toute  œuvre  finie,  toute  ac- 
tion arrivée  à  son  complet  développement,  sup- 
pose :  1°  un  agent  par  la  puissance  duquel 
elle  a  été  produite;  2"  un  élément  ou  une  ma- 
tière dont  elle  a  été  tirée;  3°  un  plan,  une  idée 
d'après  laquelle  elle  a  été  conçue  ;  4°  une  fin 
pour  laquelle  elle  a  été  exécutée.  Par  exemple, 
une  statue  ne  peut  pas  avoir  été  produite  sans 
un  statuaire,  sans  un  bloc  de  marbre  ou  de 
bronze,  sans  un  i  lan  préconçu  dans  la  pensée 
de  l'artiste,  sans  un  motif  qui  en  a  sollicité 
l'exécution.  Ces  quatre  conditions  semblant  être 
inséparables  l'une  de  l'autre  et  concourir  simul- 
tanément à  un  même  résultat,  on  les  a  admises 
au  même  titre,  on  les  a  toutes  désignées  sous  le 
nom  de  causes.  L'agent  a  été  appelle  cause  effi- 
ciente, l'élément  ou  le  sujet  cause  matérielle  ; 
par  cause  formelle,  on  a  entendu  Tidce,  et  le 
but  par  cause  finale.  Aristote  est  le  premier  qui 
ait  établi  cette  classification,  d'ailleurs  pleine  de 
sagacité  et  de  profondeur  ;  après  Aristote,  elle  a 
été  consacrée  par  tous  les  philosophes  scolasti- 
ques,  et  elle  est  entrée  ensuite  avec  quelques 
modifications  dans  le  langage  de  la  philosophie 
moderne.  Mais  qui  ne  s'aperçoit  que  le  même 
terme  exprime  ici  des  rapports  essentiellement 
différents,  bien  qu'étroitement  enchaînés  les  uns 
aux  autres?  Ce  qu'on  nomme  la  cause  matérielle 
n'est  pas  autre  chose  que  l'idée  de  substance  ;  la 
cause  formelle  nous  montre  le  rapport  néces- 
saire de  l'action  et  de  la  pensée,  de  la  volonté  et 
de  l'intelligence;  la  cause  finale  celui  d'un  acte 
libre  à  un  motif  suprême  suggère  par  la  raison  ; 
mais  la  notion  de  l'acte  même  et  le  lien  qui  le 
rattache  à  la  puissance  qui  le  produit,  en  un 
mot,  le  rapport  de  causalité  proprement  dit, 
n'existe  pas  ailleurs  que  dans  l'idée  de  cause 
efficiente. 

D'où  nous  vient  cette  idée  ?  Comment  a-t-elle 
pris  naissance  en  nous,  et  qu'est-ce  qu'elle  nous 
représente  positivement?  Telle  est  la  question 
qui  se  présente  la  première;  car  si  l'idée  de 
■cause  ne  s'applique  pas  d'abord  à  quelque  chose 
que  nous  connaissons  parfaitement  et  dont  l'exis- 
tence ne  puisse  être  l'objet  d'aucun  doute,  c'est 
en  vain  que  nous  chercherons  à  défendre  le  rap- 
port de  cause  à  eft'et  ou  le  principe  de  causalité 
comme  un  principe  absolu  et  universel. 

S'il  est  un  point  bien  établi  en  psychologie, 
c'est  que  la  notion  de  cause  ne  peut  en  aucune 
manière  nous  être  suggérée  par  l'expérience  des 
sens  ou  par  le  spectacle  du  monde  extérieur. 
Qu'apercevons-nous,  eneffet,  hors  de  nous  quand 
nous  voulons  nous  en  rapporter  au  seul  témoi- 


gnage de  la  sensation?  Des  phénomènes  qui  se 
suivent  dans  un  certain  ordre,  et  rien  au  delà. 
A  part  le  rapport  de  succession  dans  le  temps  et 
de  contiguilé  ou  de  juxtaposition  dans  l'espace, 
nous  n'en  découvrons  pas  d'autre.  Par  exemple, 
est-ce  la  vue,  j'entends  la  vue  seule  sans  le  se- 
cours d'aucune  autre  faculté,  qui  m'apprend  que 
le  feu  a  la  propriété  de  fondre  la  cire?  Évidem- 
ment non  ;  la  vue  ne  me  découvre  que  des  cho- 
ses visibles  et  purement  extérieures  :  elle  me 
montre  très-bien,  dans  le  cas  présent,  la  cire 
entrant  en  fusion  au  contact  du  feu  ;  mais 
le  pouvoir  que  le  premier  de  ces  deux  corps 
exerce  sur  le  second,  est  un  fait  invisible  qui 
lui  échappe  entièrement  :  elle  me  montre  très- 
bien  un  phénomène  succédant  à  un  autre  phé- 
nomène d'après  ^un  ordre  déterminé;  mais  le 
lien  qui  unit  ces  deux  phénomènes  et  fait  de 
celui-ci  l'effet,  de  celui-là  la  cause,  la  force 
mystérieuse  par  laquelle  l'un  a  pu  produire  ou 
seulement  provoquer  l'autre,  en  un  mot,  le 
rapport  de  causalité,  voilà  ce  que  la  vue  ni 
aucun  de  nos  sens  ne  peut  saisir.  Il  y  a 
plus,  c'est  un  cercle  vicieux  de  prétendre  que 
la  notion  de  cause  nous  soit  donnée  par  les  sens 
et  développée  par  le  spectacle  du  monde  exté- 
rieur ;  car  la  connaissance  du  monde  extérieur, 
la  foi  que  nous  avons  en  son  existence  ne  peut 
s'expliquer  elle-même  que  par  la  notion  de  cause 
et  l'application  du  principe  de  causalité.  Les 
sens,  en  effet,  ne  peuvent  nous  donner  que  des 
sensations.  Or,  qu'est-ce  qu'une  sensation,  de 
quelque  nature  qu'elle  soit  d'ailleurs?  Un  mode 
particulier  de  notre  propre  existence,  un  fait 
intérieur  et  personnel  qui  nous  est  attesté  par  la 
conscience,  comme  tous  les  autres  phénomènes 
appartenant  directement  à  l'âme  ou  produits  par 
elle.  Entre  un  tel  mode  et  la  croyance  qu'il  y  a 
hors  de  nous  des  existences  distinctes  et  complè- 
tement différentes  de  la  nôtre,  il  y  a  tout  un 
abîme..  Qu'est-ce  qui  nous  donne  le  droit,  qu'est- 
ce  qui  nous  fait  une  nécessité  de  le  franchir  ? 
Pas  autre  chose  que  le  principe  de  causalité. 
Les  sensations  que  nous  éprouvons  ne  dépendant 
pas  de  nous,  étant  involontaires,  nous  en  cher- 
chons la  cause  hors  de  nous,  dans  les  forces 
distinctes  de  celle  que  nous  nous  attribuons  à 
nous-mêmes.  Joignez  à  l'idée  de  ces  forces  celle 
de  l'espace,  qui  ne  vient  pas  non  plus  des  sens, 
et  vous  aurez  la  notion  de  corps,  vous  serez  in- 
troduit au  milieu  du  monde  extérieur. 

La  notion  de  cause,  qu'il  ne  faut  pas  confon- 
dre avec  le  principe  de  causalité,  dont  nous 
parlerons  tout  à  l'heure;  la  notion  de  cause,  con- 
sidérée en  elle-même,  ne  nous  est  pas  non  plus 
donnée  par  la  pure  raison.  La  raison  a  été  jus- 
tement appelée  la  faculté  de  l'absolu  ;  elle  nous 
fait  connaître  l'universel,  le  nécessaire,  l'im- 
muable, les  rapports  qui  ne  changent  pas  et  qui 
sont  les  lois,  les  conditions  de  tous  les  êtres 
Mais  la  notion  de  cause,  au  moins  dans  la  sphère 
où  nous  l'employons  d'abord  et  le  plus  ordinai- 
rement, dans  la  sphère  de  la  nature  et  de  notre 
propre  existence,  implique  nécessairement  l'ac- 
tion, la  production  ou  un  certain  effort  pour 
arriver  à  cette  fin  :  conalum  involvit,  comme 
disait  Leibniz.  Une  cause  qui  n'agit  pas  et  ne 
produit  rien,  une  cause  inerte  et  stérile,  n'est 
qu'une  vaine  chimère,  un  mot  vide  de  sens.  Or, 
l'idée  d'action,  l'idée  d'effort,  l'idée  d'une  chose 
qui  commence  et  qui  cesse,  qui  peut  varier  infi- 
niment en  énergie  et  en  étendue,  appartient  sans 
contredit  à  l'expérience.  Donc  il  faut  aussi  rap- 
porter à  l'expérience  la  notion  de  cause,  qu'il 
est  impossible  d'en  séparer. 

Mais  quelle  sera  cette  expérience  ?  Celle  des 
sens  étant  écartée,  nous  sommes  bien  forcés  de 


CAUS 


—  252  — 


CAUS 


nous  adresser  à  la  conscience  ou  à  la  faculté  que 
nous  avons  de  nous  connaître  directement,  par 
simple  intuition,  nous-mômes  et  tout  ce  qui  se 
passe  en  nous.  Or,  la  conscience  nous  apprend 
que  nous  ne  sommes  pas  des  êtres  purement 
passifs,  mais  que  nous  avons  la  puissance  de 
nous  modifier  nous-mêmes  et  de  produire,  tantôt 
dans  notre  esprit  seulement,  tantôt  dans  notre 
esprit  et  dans  notre  corps,  un  changement  dont 
nous  savons  certainement  être  les  auteurs  et 
dont  nous  revendiquons  à  bon  droit  la  respon- 
sabilité. Cette  puissance,  c'est  la  volonté,  et  les 
actes  par  lesquels  elle  signale  sa  présence  sont 
l'attention  et  TefTort  musculaire.  Qu'est-ce,  en 
effet,  que  l'attention?  Un  effort  de  Tâme  pour  se 
rendre  maîtresse  des  impressions  fugitives,  des 
vagues  et  confuses  idées  qui  précèdent  dans 
notre  esprit  la  vraie  connaissance.  Ce  but  peut 
être  atteint  plus  ou  moins  complètement,  selon 
la  nature  et  la  portée  des  diverses  intelligences, 
selon  les  moyens  extérieurs  mis  à  leur  u'^age  ; 
mais  l'effort  avec  lequel  il  est  poursuivi  est  tou- 
jours en  notre  pouvoir  :  il  dépend  de  nous  de  le 
suspendre,  de  le  faire  cesser,  de  le  produire 
tantôt  faible,  tantôt  énergique,  et  de  le  diriger 
comme  il  nous  plaît.  Il  n'est  donc  pas  seulement 
en  nous  comme  une  qualité  dans  un  sujet,  comme 
un  phénomène  dans  une  substance  ou  comme 
un  fait  invariablement  lié  à  un  autre  fait;  mais 
nous  en  sommes  la  cause  efficiente,  et  pour 
avoir  l'idée  d'une  telle  cause,  pour  nous  assurer 
tout  à  la  fois  qu'elle  répond  à  une  existence 
réelle,  il  nous  suffit  d'invoquer  le  témoignage 
de  la  conscience;  il  nous  suffit  de  nous  observer 
et  de  nous  connaître  nous-mêmes.  Dans  l'effort 
musculaire,  il  y  a  quelque  chose  de  plus  encore; 
notre  puissance  causatrice  s'exerce  à  la  fois  au 
dedans  et  au  dehors,  sur  nous-mêmes  et  sur  le 
monde  physique.  Par  exemple,  quand  nous  re- 
muons notre  bras,  il  est  évident  que  nous  pro- 
duisons à  la  fois  deux  actes  dénature  différente  : 
1  "  un  acte  intérieur  qui  ne  sort  pas  des  limites 
du  moi  et  de  la  conscience  ;  nous  voulons  parler 
de  l'effort  même  de  la  volonté,  autrement  ap- 
pelé la  volition  ;  2°  un  mouvement  extérieur  qui 
a  son  siège  dans  l'organe  et  peut  se  communi- 
quer à  son  tour  à  d'autres  objets  matériels.  Ces 
deux  actes  nous  appartiennent  également,  ils 
sont  aperçus  tous  deux  par  la  conscience,  mais 
non  pas  au  même  titre  :  car  l'un  est  l'effet,  et 
l'autre  la  cause.  Nous  savons  que  le  mouvement 
a  eu  lieu  par  cela  seul  que  nous  l'avons  voulu, 
et  c'est  parce  que  nous  l'avons  voulu  et  qu'il 
nous  a  suffi  de  le  vouloir  pour  le  produire,  que 
nous  en  revendiquons  la  responsabilité  et  nous 
l'attribuons  avec  une  entière  certitude.  Sans 
doute  nous  ignorons  et  ignorerons  toujours  com- 
ment l'âme  agit  sur  le  corps,  et  la  volonté  sur 
les  organes.  Mais  parce  que  nous  ne  savons  pas 
nous  expliquer  un  fait,  parce  que  nous  ne  som- 
mes pas  dans  le  secret  de  tous  les  moyens  par 
lesquels  il  a  reçu  l'existence,  avons-nous  le  droit 
de  le  nier  contre  le  témoignage  exprès  du  sens 
intime  et  contre  l'autorité  du  genre  humain  ?  Et 
quelle  vérité  d'expérience  se  trouverait  alors  à 
l'abri  du  doute?  Comprenons-nous  mieux,  par 
hasard,  comment  sont  possibles  la  sensation,  la 
pensée,  la  mémoire  et  notre  existence  elle- 
même?  Comprenons-nous  mieux,  dans  un  autre 
ordre  de  choses,  la  vie,  la  génération  et  le  mou- 
vement? Et,  alors  même  que  nous  pourrions  sa- 
voir comment  tous  ces  phénomènes  se  produi- 
sent, serions-nous  plus  sûrs  de  leur  existence 
que  nous  ne  le  sommes  actuellement?  L'objec- 
tion à  laquelle  nous  venons  de  répondre  est 
pourtant  la  seule  qu'un  sceptique  célèbre  (Hume, 
Essais  philosophiques,  V  essai)  ait  pu  trouver 


contre  la  notion  dé  cause,  telle  que  la  conscience 
nous  la  peut  fournir.  Mais,  l'argumentation  de 
Hume  fût-elle  aussi  fondée  qu'elle  l'est  peu,  il 
resterait  toujours  le  fait  de  la  volition,  sur  le- 
quel nous  avons  le  même  pouvoir  que  sur  l'at- 
tention, et  qui  est,  comme  elle,  entièrement 
notre  œuvre.  La  volition  seule  suffirait  pour 
nous  montrer  à  nos  propres  yeux  comme  une 
véritable  cause,  comme  une  cause  efficiente  et 
libre,  et  pour  nous  donner  l'idée  d'une  exis- 
tence de  cette  nature.  Seulement  notre  activité 
serait  alors  concentrée  sur  nous-mêmes  dans  le 
cercle  borné  de  notre  moi;  nous  ressemblerions 
parfaitement  aux  monades  de  Leibniz.  L'expé- 
rience nous  enseigne  qu'il  n'en  est  pas  ainsi. 
L'âme  humaine  n'est  pas  une  pure  monade  ;  elle 
est  aussi  une  force  motrice,  elle  agit  à  la  fois 
sur  elle-même  et  sur  les  autres  êtres;  l'action 
qu'elle  produit  dans  son  propre  sein  arrive  jus- 
qu'au corps,  et  par  le  corps  aux  limites  les  plus 
reculées  du  monde  extérieur.  Où  trouver  un 
type  plus  complet,  plus  réel  de  la  notion  de 
cause  et  tout  à  la  fois  mieux  connu  de  nous? 

Il  ne  suffit  pas  d'avoir  assigné  à  la  notion  de 
cause  sa  véritable  origine  et.  son  caractère  le 
plus  essentiel,  il  faut  encore  la  suivre  dans  son 
entier  développement  et  dans  toutes  ses  appli- 
cations possibles.  Or  ici  se  présentent  deux  dif- 
ficultés inséparables  l'une  de  l'autre  :  1"  comment 
l'idée  d'une  cause  tout  à  fait  personnelle,  telle 
que  la  conscience  nous  la  fournit,  peut-elle  de- 
venir le  principe  absolu  de  causalité,  qui  s'impose 
sans  distinction  et  .sans  exception  à  tous  les  phé- 
nomènes, à  toutes  les  existences  finies  et  contin- 
gentes; 2°  comment  une  cause  intelligente  et 
libre,  semblable  à  nous-mêmes,  peut-elle  nous 
suggérer  l'idée  d'autres  causes  absolument  privées 
de  liberté  et  d'intelligence? 

Le  principe  de  causalité,  comme  le  remarque 
avec  raison  toute  l'école  moderne,  n'est  pas  ren- 
fermé dans  cette  proposition  identique  :  point 
d'effet  sans  cause.  Lorsqu'on  s'exprime  ainsi,  ce 
n'est  pas  un  jugement  qu'on  énonce;  c'est  la 
même  idée  qu'on  reproduit  sous  deux  formes 
différentes  :  car,  par  cela  seul  que  vous  appelez 
une  chose  du  nom  d'effet,  vous  êtes  obligé  de 
vous  la  représenter  comme  produite  par  une 
cause.  Le  second  terme  de  la  proposition  est 
implicitement  renfermé  dans  le  premier  et  ne 
sert  qu'à  en  développer  le  sens  ;  mais  rien  ne 
nous  apprend  encore  que  nous-mêmes  et  les 
existences  qui  nous  entourent  soient  réellement 
des  effets.  Le  principe  de  causalité  a  un  tout 
autre  caractère,  c'est  une  croyance  sérieuse,  pro- 
fondément enracinée  dans  l'intelligence  humaine 
et  qui  peut  s'énoncer  en  ces  mots  :  toutjphéno- 
mène,  toute  existence  qui  commence  a  nécessai- 
rement une  cause;  tout  changement  suppose  une 
force  qui  l'a  produit.  Cette  croyance  n'admet  pas 
d'exception;  elle  s'impose  spontanément  à  toutes 
les  intelligences:  elle  s'applique  à  tous  les  phé- 
nomènes possibles  comme  à  ceux  qui  existent  ou 
qui  ont  existé  ;  elle  est,  en  un  mot,  universelle 
et  nécessaire.  Evidemment  ce  n'est  pas  la  seule 
conscience  qui  a  pu  nous  la  fournir.  Évidemment 
ce  n'est  pas  l'induction  qui  a  pu  la  tirer  de  la 
notion  de  cause  personnelle  que  nous  trouvons 
en  nous-mêmes  :  car  l'induction  peut  étendre, 
elle  peut  généraliser  un  fait;  mais  elle  ne  peut 
pas  en  changer  la  nature,  ou  substituer  une  idée 
nécessaire  et  universelle  à  un  fait  éminemment 
personnel  et  contingent.  Encore  bien  moins  le 
principe  de  causalité  a-t-il  son  origine  dans  l'ex- 
périence des  sens,  puisque  les  sens  ne  sont  pas 
même  aptes  à  nous  donner  la  notion  de  cause. 
Il  faut  donc  que  nous  admettions  ici  l'interven- 
tion d'une  faculté  supérieure  à  l'expérience,  soit 


GAUS 


—  253 


GAUS 


des  sens,  soit  de  la  conscience  :  nous  voulons 
parler  de  la  raison.  Mais  comment  la  raison 
intcrvient-elle,  et  quelle  part  faut-il  lui  lairô 
dans  le  principe  de  causalité?  11  y  a  là  trois 
éicments  à  considérer  :  1°  la  notion  des  phéno- 
mènes; 2°  la  notion  de  cause;  3°  le  rapport  qui 
lie  ces  deux  notions.  Les  deux  premiers  de  ces 
éléments  sont,  comme  nous  l'avons  démontré, 

fiuisés  dans  l'expérience;  il  ne  reste  donc,  pour 
a  part  de  la  raison,  que  le  troisième  ;  et,  en  effet, 
c'est  le  seul  qui  demeure  invariable,  le  seul  qui, 
par  son  double  caractère  de  nécessité  et  d'univer- 
salité, appartienne  à  la  sphère  des  connaissances 
purement  rationnelles.  Un  ptu'nonicne  est  sans 
cesse  remplacé  par  un  autre  phénomène  ;  la  cause 
aussi  peut  dianger  et  change  réellement  :  car 
ma  volonté  n'est  pas  la  même  quand  je  dors  et 
quand  je  veille;  à  la  place  de  ma  volonté,  je 
puis  en  imaginer  une  autre,  ou  plus  intelligente, 
ou  plus  forte;  enfin  elle  n"est  elle-même  qu'une 
existence  contingente,  un  phénomène  qui  com- 
mence et  qui  finit.  Mais  quelle  que  soit  la  cause 
et  quel  que  soit  le  phénomène  qui  viennent 
s'offrir  à  mon  expérience,  le  rapport  qui  les  lie, 
qui  les  enchaîne  et  les  sunordonne  l'un  à  l'autre, 
ne  peut  ni  changer  ni  varier.  A  la  première  fois 

3ueje  l'aperçois,  dans  le  premier  acte  d'attention, 
ans  le  premier  effort  que  je  fais  avec  conscience 
pour  imprimer  un  mouvement  à  mes  organes, 
il  m'apparaît  ce  qu'il  est  toujours,  ce  qu'il  est 
partout,  comme  une  loi  universelle  et  absolue, 
comme  une  des  conditions  mêmes  de  la  pensée 
et  de  l'existence.  D'ailleurs  on  se  tromperait  si 
l'on  pouvait  croire  que  la  notion  de  cause,  telle 
que  l'expérience  intérieure  nous  la  donne,  re- 
présente par  elle-même  une  existence  complète 
et  capable  de  se  suffire.  Non,  la  cause  est  insé- 
parable de  la  substance,  sans  laquelle  elle  n'est 
qu'un  phénomène  constamment  renouveléj  sans 
laquelle  elle  perd,  avec  la  durée  et  la  fixité,  la 
force  même  qui  la  constitue.  Or,  l'idée  de 
substance,  l'idée  d'unité,  de  permanence  et  de 
durée  dans  l'être,  l'idée  de  l'être  lui-même  dans 
son  caractère  le  plus  simple  et  le  plus  absolu, 
n'appartient  pas  moins  à  la  raison  que  le  rapport 
de  causalité.  Voy.  le  mot  Substance. 

Mais  la  seconde  difficulté  que  nous  avons  sou- 
levée subsiste  toujours  :  si  la  notion  de  cause 
nous  est  donnée  primitivement  dans  un  fait  de 
conscience  qui  nous  révèle  à  nous-mêmes,  com- 
ment faisons-nous  pour  la  dépouiller  du  caractère 
personnel  que  la  conscience  lui  attribue  ;  comment 
concevons-nous  des  causes  qui  ne  sont  ni  libres 
ni  intelligentes?  On  le  comprend;  tant  que  cette 
difficulté  n'est  pas  écartée,  on  a  de  la  peine  à 
concevoir,  malgré  tout  ce  que  nous  venons  de 
dire,  la  portée  universelle  et  la  vérité  absolue 
du  principe  de  causalité.  Le  problème  n'est  pas 
aussi  difficile  qu'on  peut  le  croire  :  il  suffit  pour 
le  résoudre  de  se  rappeler  les  faits  précédemment 
établis  en  les  éclairant  par  quelques  nouvelles 
observations.  Nous  nous  sommes  con\aincus  que 
notre  moi  n'est  pas  une  simple  monade  exclusive- 
ment renfermée  dans  le  cercle  étroit  de  sa  propre 
existence,  mais  qu'il  est  capable  à  la  fois  de  se 
modifier  lui-même  et  d'agir  sur  le  monde  extérieur 
par  les  organes  dont  il  dispose.  Sans  doute  la 
volition  dont  nous  avons  conscience  est  en  même 
temps  l'acte  par  lequel  un  mouvement  est  produit 
dans  quelque  partie  de  notre  corps  ;  mais  cela 
n'empêche  pas  l'idée  de  cause,  telle  que  le  sens 
intime  nous  la  fournit  tout  d'abord,  d'offrir  à 
notre  esprit  un  double  aspect  :  1°  celui  d'une 
cause  personnelle,  intelligente,  qui  agit  sur  elle- 
même  ,  2  ■  celui  d'une  force  motrice  dont  l'action, 
si  je  puis  parler  ainsi,  transpire  au  dehors.  11  est 
incontestable  que  ces  deux  aspects   demeurent 


unis  dans  notre  pensée,  tant  que  de  nouveaux 
faits  ne  nous  forcent  pas  à  les  séparer.  Notre 
premier  mouvement,  comme  on  l'a  déjà  re- 
marqué, est  de  trouver  partout,  hors  de  nous,  des 
causes  animées,  intelligentes  et  libres.  L'enfant 
gourmande  la  pierre  contre  laquelle  il  s'est 
heurté;  le  sauvage  s'efforce  de  fléchir  par  des 
prières  et  des  offrandes  le  serpent  do  la  forêt 
voisine;  l'Indien  a  des  formules  d'invocation  pour 
la  pluie  et  pour  la  rosée  ;  le  paganisme  grec  avait 
peuplé  toute  la  nature  de  divinités  faites  à  notre 
image.  Mais  quand  l'expérience  est  venue  nous 
convaincre  que  tous  ces  objets  extérieurs  sont 
dépourvus  des  facultés  dont  nous  les  avions  dotés 
si  libéralement,  alors,  par  la  suppression  de  l'in- 
telligence et  de  la  liberté,  il  nous  reste,  au  lieu 
d'une  cause  personnelle,  l'idée  d'une  simple  force. 
Toutes  ces  forces  sont  ensuite  classées  dans  notre 
esprit,  et  distinguées  les  unes  des  autres  en  raison 
des  effets  qu'elles  produisent;  l'observation  et  la 
science  de  la  nature  chassent  insensiblement 
devant  elles  les  rêveries  mythologiques.  Toute 
cause  aveugle  ou  purement  physique,  n'est  donc 
pas  autre  chose  qu'une  limitation  de  la  cause 
personnelle ,  une  abstraction  que  l'expérience 
nous  impose.  Mais  précisément,  pour  cette  raison, 
la  notion  de  cause  ne  peut  pas  être  épuisée  par 
la  connaissance  des  forces  qui  se  meuvent  dans 
la  nature,  et  nous  sommes  obligés  de  les  consi- 
dérer comme  des  instruments  au  pouvoir  d'une 
cause  supérieure ,  où  tous  les  caractères  de 
la  personnalité,  la  liberté,  l'intelligence  et  la 
force  elle-même,  sont  élevés  au  degré  de  l'in- 
fini. 

La  notion  de  cause  et  le  principe  de  causalité 
ont  été  l'objet,  de  la  part  des  philosophes,  de 
plusieurs  théories  plus  ou  moins  fondées,  que 
nous  avons  à  exposer  sommairement.  Ces  théo- 
ries, au  nombre  de  cinq,  sont  toutes  jugées  et 
réfutées  dans  ce  qu'elles  ont  de  faux,  par  les 
observations  qui  précèdent. 

1°  Locke,  et  après  lui  tous  les  philosophes  de 
l'école  sensualisle,  ont  prétendu  trouver  l'origine 
de  la  notion  de  cause  dans  la  sensation  ;  sous 
prétexte  que  les  corps  ont  la  propriété  de  se 
modifier  les  uns  les  autres,  il  suffit,  d'après  eux, 
de  les  observer,  pour  apercevoir  aussitôt  et  pour 
être  forcé  d'admettre  le  principe  de  causalité 
{Essai  sur  V entendement  humain,  liv.  II,  ch.  xxi 
et  xxvi). 

2°  Aux  yeux  de  Hume  {Essais  sur  Ventende- 
m,ent,  1"  essai),  le  pouvoir  que  nous  attribuons 
à  un  objet  sur  un  autre  est  une  pure  chimère  ; 
un  pareil  pouvoir  n'existe  pas,  ou  s'il  existe, 
nous  n'en  avons  aucune  idée.  Qu'est-ce  donc  que 
nous  appelons  cause  et  effet?  Deux  phénomènes 
qui  se  suivent  toujours  dans  le  même  ordre,  et 
que  nous  prenons  l'habitude  d'associer  dans  notre 
esprit  de  telle  manière,  qu'en  apercevant  le  pre- 
mier, nous  attendons  inévitablement  le  second. 
Le  rapport  de  causalité  est  un  simple  rapport 
de  succession  qui  repose  sur  le  souvenir  et  sur 
l'association  des  idées.  Il  est  facile  de  voir  où 
conduit  cette  doctrine  :  elle  détruit  la  relation 
même  de  cause  à  effet,  nous  réduit  à  l'impos- 
sibilité de  croire,  sans  inconséquence,  à  nous- 
mêmes,  à  Dieu,  à  tout  autre  être,  et  aboutit  au 
scepticisme  absolu. 

3°  Dans  la  pensée  de  Leibniz  il  n'y  a  pas  une 
existence,  si  humble  qu'elle  puisse  être,  qui  ne 
soit  une  force,  c'est-à-dire  une  véritable  cause. 
La  notion  de  force  est  la  base  même  de  la  notion 
d'existence  et  de  la  notion  de  l'être;  car  toute 
substance  est  une  force  ;  tout  ce  qui  est,  a  une 
certaine  virtualité,  une  certaine  puissance  cau- 
s  itrice  Mais  en  même  temps  Leibniz  ne  veut 
pas  que  cette  puissance  s'exerce   ailleurs  ^e 


GAUS 


25  i  — 


GAUS 


dans  le  sein  de  l'être  à  qui  elle  appartient.  L'àme 
humaine,  comme  toutes  les  autres  forces  limitées 
de  ce  monde,  n'est  qu'une  monade  isolée  en  elle- 
même,  mais  au  sein  de  laquelle  la  création 
entière  se  réfléchit,  et  dont  la  divine  sagesse  a 
coordonné  à  l'avance  tous  les  mouvements  avec 
le  mouvement  harmonieux  de  l'univers.  Voy. 
Leibniz. 

4°  Selon  la  doctrine  de  Kant,  la  notion  de  cause 
et  le  principe  de  causalité  existent  hien  dans 
notre  esprit;  mais  ils  ne  sont  que  de  simples 
formes  de  notre  entendement,  ou  les  conditions 
toutes  subjectives  de  notre  pensée.  Tous  les  objets 
que  notre  imagination  nous  représente,  tous  les 
phénomènes  que  l'expérience  nous  ûécouvre , 
nous  sommes  obliges ,  en  vertu  d'une  loi  ou 
d'une  forme  préexistante  dans  notre  intelligence, 
de  les  disposer  selon  le  rapport  de  cause  à  effet; 
mais  nous  ne  savons  pas  s'il  existe  réellement, 
indépendamment  de  notre  intelligence,  quelque 
chose  qui  ressemble  à  une  cause,  à  une  force,  à 
une  puissance  effective  [Critique  de  la  raison 
pure,  Analytique  transcendant  aie). 

5°  Enfin,  Maine  de  Biran  est  le  premier  qui, 
par  une  analyse  approfondie  des  faits  volontaires, 
ait  trouvé  dans  la  conscience  la  véritable  origine 
de  la  notion  de  cause.  Mais  en  même  temps  il 
méconnaît  les  caractères  et  attaque  sans  le  savoir 
la  valeur  objective  du  principe  de  causalité, 
lorsqu'il  cherche  à  l'expliquer  par  l'expérience 
seule,  aidée  de  l'induction,  par  une  sorte  d'ha- 
bitude que  nous  aurions  prise  d'étendre  à  tous 
les  faits  en  général  la  relation  permanente  que 
nous  observons  en  nous-mêmes  entre  l'acte  vo- 
lontaire et  la  cause  personnelle  dont  il  est  l'effet 
{Nouvelles  considérations  sur  les  rapports  du 
physique  et  dxi  moral  de  Vhomme,  in-8,  Paris, 
1834,  p.  274-290;  363-402). 

La  meilleure  critique  de  la  théorie  de  Locke, 
c'est  la  théorie  de  Hume,  et  la  réfutation  que 
Locke  en  a  donnée  lui-même,  lorsqu'il  démontre 
avec  un  rare  talent  d'observation  que  la  notion 
de  pouvoir,  c'est-à-dire  cette  même  notion  de 
cause  dont  ailleurs  il  fait  honneur  à  l'expérience 
des  sens,  a  son  origine  dans  la  conscience  de 
nos  propres  déterminations  [Essai  sur  Veniende- 
ment  humain,  liv.  II,  ch.  xxi). 

La  théorie  de  Hume  se  réfute  d'elle-même  : 
aucun  homme  dans  la  jouissance  de  son  bon  sens 
n'oserait  la  prendre  au  sérieux.  Elle  est  cependant 
d'une  grande  valeur  dans  l'histoire  de  la  philo- 
sophie, mais  à  un  point  de  vue  purement  critique, 
comme  moyen  de  dévoiler  tout  le  vide  et  le 
danger  du  sensualisme  dont  elle  est  la  légitime 
conséquence. 

A  la  doctrine  de  Kant  et  à  celle  de  Leibniz, 
en  ce  qu'elle  a  de  faux,  il  suffit  d'opposer  le 
témoignage  irrécusable  de  l'expérience  et  de 
l'intuition  directe.  Avec  la  conscience  que  nous 
avons  de  disposer  à  notre  gré  de  nos  corps, 
comment  soutenir  qu'une  cause  est  sans  influence 
sur  une  autre,  qu'entre  l'âme  et  le  corps  il  n'y 
a  qu'un  rapport  d'association  et  non  de  dépen- 
dance? Comment  aussi  la  notion  de  cause  serait- 
elle  une  pure  forme  de  la  pensée,  une  forme 
abstraite  à  laquelle  ne  répond  aucune  réalité, 

auand  cette  notion  nous  est  donnée  précisément 
ans  un  fait,  dans  un  acte  immédiatement  connu 
et  produit  par  nous-mêmes,  dans  un  des  phéno- 
mènes les  plus  certains  qui  puissent  nous  être 
attestés  par  l'expérience?  L'idéalisme  subjectif 
est  renversé  de  fond  en  comble  par  les  solides 
observations  de  Maine  de  Biran.  Quant  à  ce 
dernier,  nous  avons  déjà  comblé  la  lacune  qui 
reste  dans  sa  théorie,  en  montrant  précédemment 
la  part  de  la  raison  dans  le  principe  de  causalité, 
et  fimpuissance  de  l'induction  à  tirer  d'un  fait 


entièrement  personnel  une  croyance  universelle 
et  nécessaire. 

Consultez  sur  le  sujet  de  cet  article,  outre  les 
ouvrages  déjà  cités  plus  haut,  les  Œuvres  com- 
plètes de  Reid,  traduction  de  Jouffroy,  6  vol.  in-8, 
Paris,  1828-1836,  t.  IV,  p.  273,  t.  V,  p.  319  etsuiv.; 
et  une  excellente  leçon  de  M.  Cousin,  dans  son 
Cours  de  pJnlosophie  de  1829. 

CAUSES  FINALES.  Nous  avons  fait  connaître 
dans  l'article  précédent  l'origine  de  cette  expres- 
sion, et  le  sens  qu'il  faut  y  attacher  en  général. 
Ici  nous  voulons  parler  de  la  méthode  qui  con- 
siste à  déterminer  les  causes  et  les  lois  des  phé- 
nomènes de  la  nature,  par  les  diverses  fins  aux- 
quelles nous  les  voyons  concourir,  par  le  but 
qu'ils  atteignent,  ou  dans  l'ensemble  des  choses, 
ou  dans  l'économie  particulière  de  chaque  être. 
C'est  à  ce  titre  que  les  causes  finales  ont  vivement 
préoccupé  les  philosophes  les  plus  éminents  des 
temps  modernes.  Bacon  en  proscrit  l'usage  sans 
restriction.  Tout  le  monde  connaît  ces  paroles, 
encore  plus  ingénieuses  que  vraies,  et  devenues 
plus  tard  un  axiome  aux  yeux  du  xviir  siècle  : 
«  La  recherche  des  causes  fina'es  est  stérile,  et, 
comme  ces  vierges  consacrées  au  Seigneur,  ne 
portent  aucun  fruit.  »  [De  Augment.  scientia- 
rum,  lib.  III,  c.  v.)  Descartes  ne  se  montre  pas 
moins  sévère  à  l'égard  de  ce  procédé  si  cher  à 
quelques  philosophes  de  l'antiquité,  et  surtout  à 
ceux  du  moyen  âge;  il  le  regarde  comme  puéril 
et  absurde  en  métaphysique,  et  sans  aucun  usage 
dans  les  sciences  naturelles.  «  11  est  évident,  dit- 
il,  que  les  fins  que  Dieu  se  propose  ne  peuvent 
être  connues  de  nous  que  si  Dieu  nous  les  révèle, 
et  quoiqu'il  soit  vrai  de  dire,  en  considérant  les 
choses  de  notre  point  de  vue,  comme  on  le  fait 
en  morale,  que  tout  a  été  fait  pour  la  gloire  de 
Dieu,...  il  serait  cependant  puéril  et  absurde  de 
soutenir  en  métaphysique  que  Dieu,  semblable  à 
un  homme  exalte  par  l'orgueil,  a  eu  pour  unique 
fin,  en  donnant  l'existence  à  l'univers,  de  s'attirer 
nos  louanges,  et  que  le  soleil,  dont  la  grosseur 
surpasse  tant  de  fois  celle  de  la  terre,  a  été  créé 
dans  le  seul  but  d'éclairer  l'homme,  qui  n'occupe 
de  cette  terre  qu'une  petite  partie.  »  [Partie 
philosophique  des  Lettres  de  Descartes,  dans  l'é- 
dition de  ses  œuvres,  publiée  par  M.  Garnier, 
4  vol.  in-8,  Paris,  1835,  t.  IV,  p.  260.— Voy.  aussi 
dans  la  même  éaition  le  tome  I,  p.  138.)  Leibniz, 
au  contraire,  en  proclamant  le  principe  de  la  rai- 
son suffisante,  est  venu  relever  les  causes  finales, 
dont  l'emploi  ne  lui  paraît  pas  moins  légitime 
dans  les  sciences  naturelles  qu'en  métaphysique. 
Par  exemple,  c'est  parce  que  la  Providence  agit 
nécessairement  par  les  voies  les  plus  simples  et 
les  plus  courtes,  qu'un  rayon  de  lumière,  dans 
un  même  milieu,  va  toujours  en  ligne  droite, 
tant  qu'il  ne  rencontre  pas  d'obstacle;  c'est  par 
la  même  raison  que,  rencontrant  une  surface  so- 
lide, il  se  réfléchit  de  manière  que  les  angles 
d'incidence  et  de  réflexion  soient  égaux  [Acta 
eruditorum,,\6%2).  Pour  nous,  nous  n'admettons 
ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  deux  opinions  extrêmes; 
nous  reconnaissons  avec  Bacon  et  Descartes  qu'il 
faut  observer  les  phénomènes,  de  quelque  ordre 
qu'ils  soient,  sans  préoccupation,  sans  aucun 
dessein  de  les  faire  entrer  dans  un  plan  conçu 
d'avance,  et  dont  on  fait  témérairement  honneur 
à  l'auteur  de  la  nature.  Mais  lorsque  les  faits  que 
nous  avons  scrupuleusement  étudiés  conspirent 
évidemment  à  un  seul  but,  quand  nous  les 
voyons  disposés  avec  ordre,  avec  intelligence, 
avec  prévoyance  pour  les  besoins  et  pour  le  bien 
de  chaque  être,  comment  nous  refuser  de  croire 
à  l'existence  d'une  cause  intelligente  et  souve- 
rainement bonne?  Cette  manière  de  raisonner 
dont  Socrate  le  premier  a  fait  un  usage  savant 


ŒliÈ 


—  255  — 


CEIU 


et  réfli^chi  (Xénophon,  Memorabilia  Soo-atig, 
dialogue  entre  Socratc  et  Arislodènic  le  Petit), 
demeurera  toujours  la  preuve  la  plus  populaire 
de  rexistciice  de  Dieu,  et  la  plus  accessible  îi 
toutes  les  intelligences.  Cependant  ce  n'est  pas 
seulement  en  mctaphysiciue  qu'il  est  nécessaire 
de  la  laisser  subsister;  contenue  dans  des  limites 
[irécises,  appliquée  à  des  faits  d'un  caractère 
bien  connu,  nous  ne  le  croyons  pas  d'un  usage 
moins  légitime  dans  la  science  de  la  nature.  Par 
exemple,  n'est-ce  pas  le  principe  des  causes  que 
l'on  reconnaît  dans  cet  axiome  de  la  physiologie 
moderne:  point  d'organe  sans  fonction?  On  a 
]irétendu  que  les  physiciens  de  l'école,  affirmant 
que  l'eau  monte  dans  les  pompes  parce  que  la  na- 
ture a  horreur  du  vide,  faisaient  également  usage 
des  causes  finales  ;  mais  ce  n'est  là  qu'un  ridicule 
non-sens,  qui  n'a  rien  de  commun  avec  le  prin- 
cipe que  nous  défendons.  Voy.,  outre  les  ouvra- 
ges cités,  Kant,  Critiques  du  jugement  télcolo- 
gique. 

CAUSES  OCCASIONNELLES.  Ce  nom  reste 
exclusivement  consacré  à  Ihypothèse  imaginée 
par  l'école  cartésienne,  pour  expliquer  les  rap- 
ports de  rame  et  du  corps.  Entre  l'âme,  disent 
les  philosophes  de  cette  école,  entre  l'âme,  sub- 
stance purement  pensante ,  et  le  corps ,  dont 
l'essence  consiste  dans  l'étendue,  tous  les  rap- 
ports sont  inexplicables  sans  une  intervention  di- 
recte de  la  cause  première.  C'est  par  conséquent 
Dieu  lui-même  qui,  à  l'occasion  des  phénomènes 
de  l'âme,  excite  dans  notre  corps  les  mouve- 
ments qui  leur  correspondent,  et  qui,  à  l'occa- 
sion des  mouvements  de  notre  corps,  fait  naître 
dans  l'âme  les  idées  qui  les  représentent,  ou  les 
passions  dont  ils  sont  l'objet.  Le  système  des 
causes  occasionnelles  n'existe  encore  qu'implici- 
tement et  sous  une  forme  peu  arrêtée  dans  les 
écrits  de  Descartes.  Claubcrg,  ensuite  Malebran- 
che,  Régis  et  surtout  Geulinx,  l'ont  développé 
dans  toutes  ses  conséquences.  Enfin  un  autre  c!îr- 
tésien,  de  Laforge,  en  le  restreignant  aux  mou- 
vements involontaires,  a  essayé  de  le  concilier 
avec  le  sens  commun  et  l'expérience,  qui  don- 
nent à  la  volonté  un  pouvoir  réel  sur  nos  orga- 
nes. 'Voy.,  pour  plus  de  détails,  les  articles  rela- 
tifs aux  diflérents  noms  que  nous  venons  de  citer. 

CÉBÉS  DE  TniÎBEs,  philosophe  de  l'école  de 
Socrate,  un  des  interlocuteurs  que  Platon  intro- 
duit dans  le  Phédon,  avait  écrit  trois  dialogues: 
l"  Ilebdomade,  ou  la  Semaine;  2°  Phrynicus; 
3"  Pinax,  la  Table  ou  le  Tableau.  Le  dernier 
est  le  seul  qui  nous  reste.  C'est  une  sorte  d'al- 
légorie dans  laquelle  l'auteur  a  représenté  tous 
les  penchants  bons  ou  mauvais  de  la  nature 
humaine,  toutes  les  vertus  et  tous  les  vices.  On 
y  voit  d'un  côté  l'imposture  qui  enivre  les  hom- 
mes du  breuvage  de  l'erreur  et  de  l'ignorance, 
et  qui  les  pousse,  escortés  des  passions  et  des 
préjugés,  vers  la  fortune,  la  volupté  et  la  débau- 
che, et  plus  tard  vers  la  tristesse,  le  deuil  et  le 
désespoir  :  d'un  autre  côté,  sont  la  patience  et 
la  modération  qui  conduisent  à  l'instruction  vé- 
ritable, aux  vertus  et  à  la  félicité.  L'intention  de 
ce  petit  dialogue  est,  comme  on  voit,  excellente, 
et  la  forme  ne  manque  pas  d'élévation,  ni  d'une 
certaine  grâce.  Plusieurs  critiques,  entre  autres 
Jérôme  Wolf  [Annot.  adEpist.  et  Cebet.)  et  l'abbé 
Sevin  {Mémoires  de  VAcad.  des  iyiscriptions  et 
belles-lettres,  t.  III),  en  ont  contesté  l'authenti- 
cité, sur  ce  motif,  que  parmi  les  adorateurs  de 
la  fausse  instruction,  il  y  est  fait  mention  de 
plusieurs  sectes  postérieures  à  Cébès,  les  hédo- 
niques,  lespéripatéticiens,  les  videstiniens  ;  mais 
'  ces  mots  jieuvent  avoir  été  interpolés,  et,  en 
tout  cas,  il  semble  difficile  de  rejeter  le  témoi- 
gnage formel  de  Diogène  Laërce,  de  Tertullien, 


do  Chalcidius  et  de  Suidas,  qui  tous  attribuent 
la  7'a6/c  à  Cébès,  disciple  de  Socrate.  Le  Tableau 
de  Cébès  a  été  .souvent  réimprimé  à  la  suite  du 
Manuel  d'Epictèle  :  il  en  existe  en  outre  plu- 
sieurs éditions  spéciales,  parmi  lesquelles  nous 
citerons  celles  de  Gronovius,  in-12,  Amsterdam, 
1G89;  de  Th.  Johnson,  in-8,  Londres,  1721,  et  de 
Schweighaeuser  in-12,  Strasbourg,  1806.  On 
peut  aussi  consulter  :  Flade,  de  Cebele  cjusque 
Tabula,  in-4,  Freiberg,  1797  ;  —  Klopfer,  de  Ce- 
bctis  tabula  dissertationes  très,  in-4,  Zwikaw, 
1818-22. —  Un  autre  philosophe  du  nom  de  Cébès, 
natif  de  Cyzique,  est  cité  par  Athénée  (Deipnos., 
lib.  IV,  c.  Lxii).  Il  appartenait  à  la  secte  des  cy- 
niques, et  a  été  regardé  comme  le  véritable  au- 
teur de  la  Table  par  ceux  qui  enlèvent  cet  ou- 
vrage à  Cébès  le  Socratique.  X. 

CELANTES.  Terme  mnémonique  de  conven- 
tion par  lequel  les  logiciens  désignaient  un  des 
modes  indirects  de  la  première  des  trois  figures 
du  syllogisme  reconnues  par  Aristote.  'Voy.  la 
Logique  de  Port-Royal,  3°  partie,  et  l'article  Syl- 

LOGISMK. 

CELARENT.  Terme  mnémonique  de  conven- 
tion, par  lequel  les  logiciens  désignaient  un  des 
modes  de  la  première  figure  du  syllogisme.  'Voy. 
la  Logique  de  Port-Royal,  3°  partie,  et  l'article 
Syllogisme. 

CELSUS,  CELSE.  Il  a  existé  plusieurs  philo- 
sophes de  ce  nom.  — l^A.  Cornélius  Celsus.  11 
paraît  avoir  vécu  sous  le  règne  de  Tibère  ;  mais 
on  ignore  l'époque  précise  de  sa  naissance  et 
de  sa  mort.  Huit  livres  sur  la  médecine,  formant 
la  sixième  partie  d'un  grand  traité  sur  les  arts, 
sont  le  seul  de  ses  ouvrages  que  nous  possédions. 
Quintilien  nous  apprend  {Inst.  orat.,  lib.  XI, 
c.  i)  qu'il  suivait,  non  sans  éclat,  l'école  d'Épi- 
cure.  —  2°  Celsus,  célèbre  adversaire  du  christia- 
nisme. Il  a  vécu  sous  le  règne  d'Adrien,  et  s'il  est 
le  même,  comme  tout  le  fait  présumer,  que  le 
personnage  à  qui  Lucien  a  adressé  l'histoire  de 
l'imposteur  Alexandre,  il  doit  avoir  poussé  sa  car- 
rière jusque  sous  le  règne  de  Marc  Aurèle.  C'est 
un  point  fort  controversé  de  savoir  à  quelle  secte 
il  appartenait.  Selon  les  uns,  il  était  stoïcien; 
selon  les  autres,  platonicien  ;  suivant  l'opinion  la 
plus  commune,  épicurien.  Ce  dernier  sentiment 
est  celui  auquel  incline  Brucker  {Hist.  crit.  phi- 
los., t.  II,  p.  604  et  suiv.),  qui  a  longuement  dis- 
cuté la  question.  Celsus  avait  composé,  sous  le 
titre  de  Discours  véritable,  un  ouvrage  contre 
les  juifs  et  les  chrétiens,  qui  a  été  réfuté  par  Ori- 
gène.  Il  avait  écrit  aussi  un  livre  contre  la  magie 
et  un  autre  sur  l'art  de  bien  vivre.  Aucune  de 
ces  productions  n'est  parvenue  jusqu'à  nous.  — 
3°  Celsus,  auteur  d'une  Histoire  de  la  philosophie 
dont  parle  saint  Augustin  {de,  Hœresib.  prœf.). 
Fabricius  [Biblioth.lat.)  pense  qu'il  est  le  même 
que  Cornélius  Celsus;  mais  cette  opinion  a  été 
contestée.  X. 

CERCLE,  voy.  Sophisme.  Diallèle. 

CERDON,  hérésiarque  au  ii*  siècle  de  l'ère 
chrétienne,  était  originaire  de  Judée.  Il  vint  à 
Rome  vers  l'an  139,  sous  le  pontificat  du  pape 
Hygin,  et  y  enseigna  dans  le  secret  une  doctrine 
moitié  philosophique,  moitié  religieuse,  mélange 
confus  des  dogmes  chrétiens,  du  dualisme  orien- 
tal et  des  idées  gnostiques.  Ses  disciples  se  con- 
fondirent avec  ceux  de  Marcion,  qui  propagea, 
quelques  années  plus  tard,  des  opinions  sembla- 
bles. Consultez  le  Dictionnaire  des  hércsies.  de 
Pluquet,  et  l'Histoire  du  Gnosticisme  de  M.  Mat- 
ter.  Voy.  Gn'osticisme.  X. 

CÊRINTHE,  à  peu  près  contemporain  de  Cor- 
don, était  comme  lui  originaire  de  Judée.  Il  sé- 
journa longtemps  en  Egypte,  s'y  familiarisa  avec 
les  doctrines  orientales,  et  plus  tard  se  traus- 


CERT 


—  256  — 


CERT 


porta  dans  le  christianisme,  qu'il  altéra^  ainsi 
que  tant  d'autres,  par  ce  mélange  d'éléments 
étrangers.  Il  regardait  le  monde,  non  comme  une 
création  de  la  Divinité,  mais  comme  l'ouvrage 
d'une  puissance  inférieure  qui  ne  connaissait  pas 
l'Être  suprême  ou  qui,  du  moins,  ne  le  connais- 
sait que  très-imparfaitement  et  était  séparée  de 
lui  par  une  infinité  d'éons.  On  attribue  aussi  à 
Cérinthe  les  sentiments  des  millénaires  sur  le 
règne  à  venir  du  Christ,  qu'il  prétendait  devoir 
durer  ici-bas  mille  ans,  pendant  lesquels  les 
justes  auraient  en  partage  toutes  les  voluptés 
charnelles.  Voy.  Cerdon  et  Gnosticisme.       X. 

CERTITUDE.  Que  tous  les  hommes  se  croient 
capables  de  parvenir  à  la  vérité,  c'est  là  un  fait 
qui  ne  saurait  être  contesté  sérieusement,  car  il 
ressort  de  l'expérience  de  la  vie  entière. 

Si  la  conscience  nous  avertit  que  nous  éprou- 
vons du  plaisir  ou  de  la  douleur,  si  la  vue  ou  le 
toucher  nous  transmet  la  notion  d'un  objet,  si  la 
mémoire  nous  rappelle  le  souvenir  d'un  événe- 
ment, nous  ne  contestons  pas  la  véracité  de  la 
conscience,  des  sens  ni  de  la  mémoire,  mais  nous 
jugeons  d'après  leur  témoignage  que  cet  événe- 
ment a  eu  lieu,  que  cet  objet  existe,  que  notre 
âme  est  affectée  en  bien  ou  en  mal. 

Les  conceptions  absolues  de  la  raison,  telles 
que  les  idées  de  beauté  et  de  perfection,  subju- 
guent notre  assentiment  avec  non  moins  de  force 
et  de  rapidité. 

Nous  considérons  aussi  comme  parfaitement 
légitime  le  procédé  de  l'esprit  dans  le  raisonne- 
ment, et  jamais  personne  ne  douta  de  la  vérité 
d'une  conséquence  régulièrement  déduite  de  pré- 
misses vraies. 

Il  en  est  de  même  à  l'égard  d'une  dernière  fa- 
culté, l'induction  :  bien  que  les  erreurs  où  elle 
tombe  soient  fréquentes,  cependant  nous  n'hési- 
tons pas  à  croire,  sur  son  autorilé,  que  dans  tous 
les  lieux  de  la  terre  les  corps  tombent  et  s'atti- 
rent, le  mouvement  se  communique,  la  vie  cir- 
cule, tous  les  phénomènes  se  produisent  suivant 
des  lois  uniformes. 

Cette  confiance  naturelle  de  l'homme  dans  le 
témoignage  de  ses  facultés,  cette  adhésicn  vive 
et  profonde  à  la  vérité  qu'elles  lui  révèlent,  a 
reçu  le  nom  de  cerlilude. 

La  certitude  suppose  à  la  fois  un  objet  à  con- 
naître, un  esprit  qui  le  connaît,  et  en  troisième 
lieu,  un  rapport  entre  l'esprit  et  l'objet,  rapport 
qui  n'est  autre  chose  que  la  connaissance  elle- 
même  à  ses  degrés  divers.  Or  si  l'esprit  ne  pos- 
sédait pas  certains  pouvoirs  appropries  aux  diffé- 
rents ordres  de  vérités,  ou  bien  si,  possédant  ces 
pouvoirs,  il  ne  les  appliquait  pas,  aucune  com- 
munication ne  s'établirait  de  nous  aux  choses j 
nous  ne  pourrions  affirmer  qu'elles  existent,  ni 
le  contester  ;  étrangers  au  doute  comme  à  la  foi, 
privés  de  toute  idée,  nous  n'aurions  pas  même  le 
sentiment  de  notre  existence  personnelle.  Il  ré- 
sulte de  là  que  le  point  de  départ  de  la  connais- 
sance et  de  la  certitude  qui  en  résulte,  est  l'opé- 
ration des  facultés  de  l'intelligence.  Ce  sont  elles 
qui  nous  mettent  en  relation  avec  la  réalité  ;  ce 
qui  échappe  entièrement  à  leur  portée,  ce  qu'elles 
ne  peuvent  en  aucune  sorte  ni  comprendre,  ni 
entrevoir,  ne  saurait  fournir  la  matière  d'un  ju- 
gement. 

Mais^  cette  première  condition  ne  suffirt  pas 
pour  déterminer  ladhésion  de  l'esprit;  elle  en 
appelle  une  autre  du  côté  de  l'objet  qui  doit  pou- 
voir se  manifester  à  la  pensée,  et  l'éclairer  de  sa 
lumière  ;  sans  quoi  il  n'existerait  jamais  pour 
elle.  Cette  action  particulière  de  la  vérité  qui  la 
rend  visible,  cette  clarté  pénétrante  que  l'analyse 
ne  saurait  définir,  mais  dont  nous  nous  sentons 
frappés,  est  l'évidence.  Toutes  les  fois  qu'une  vé- 


rité nous  parait  évidente,  nous  ne  pouvons  nous 
empêcher  de  l'admettre  ;  nous  en  sommes  cer- 
tains, ou,  ce  qui  revient  au  même,  elle  est  cer- 
taine pour  nous.  La  certitude  est  donc  un  état 
de  l'âme  corrélatif  à  une  propriété  des  objets, 
l'évidence.  Il  y  a  entre  elles  le  rapport  de  l'effet 
à  la  cause;  celle-ci  implique  celle-là,  et  elles 
s'accompagnent  invariablement. 

Maintenant  faut-il  croire  qu'elles  constituent 
en  elles-mêmes  un  de  ces  phénomènes  primitifs 
et  irréductibles  qu'il  est  à  la  fois  impossible  de 
supprimer  et  de  confondre  avec  d'autres?  La  cer- 
titude ne  serait-elle  pas,  au  contraire,  une  sim- 
ple variété  de  l'opinion,  c'est-à-dire  du  doute, 
et  considérée  dans  les  choses,  le  plus  haut  degré 
de  la  probabilité?  Ce  point,  qui  a  longtemps  par- 
tagé la  philosophie,  a  des  conséquences  trop 
graves  pour  ne  pas  appeler  un  sérieux  examen. 

Si  nous  considérons  attentivement  ce  qui  se 
passe  en  nous  lorsque  nous  sommes  certains 
d'une  vérité,  nous  serons  tout  d'abord  frappés  de 
l'assurance  où  nous  nous  trouvons  de  ne  pas 
nous  tromper.  Chacun  de  nous,  par  exemple,  est 
certain  de  son  existence  personnelle.  Or  quand  il 
prononce  intérieurement  cette  parole  :  J'existe, 
est-ce  que  son  esprit  conçoit  la  possibilité  d'une 
illusion?  Assurément  non.  Il  en  est  de  mêm^ 
quand  nous  affirmons  que  les  corps  sont  étendus, 
qu'ils  occupent  un  lieu  dans  l'espace,  que  les  évé- 
nements s'accomplissent  dans  la  durée,  qu'ils  ont 
tous  une  cause  :  nous  portons  ces  jugements  sans 
nous  représenter  et  sans  nous  dire  à  nous-mêmes 
qu'il  pourrait  bien  se  faire  que  nous  fussions 
victimes  d'une  erreur  des  sens  ou  de  la  raison. 

La  certitude  est  donc  une  affirmation  absolue 
de  la  vérité  à  laquelle  l'entendement  adhère.  Or 
une  affirmation  absolue  ne  saurait  l'être  plus  ou 
moins.  Elle  est  ou  elle  n'est  pas,  sans  milieu.  Il 
ne  peut  donc  y  avoir  de  plus  ou  de  moins  dans  la 
certitude,  et  en  fait  il  n'y  en  a  pas.  Quel  est 
l'homme  qui  est  plus  certain  de  son  existence 
aujourd'hui  qu'hier,  dans  une  contrée  que  dans 
une  autre?  Quel  est  celui  qui  commence  par 
avoir  une  demi-certitude  que  deux  et  deux  font 
quatre,  puis  une  certitude  plus  haute,  puis  une 
entière  certitude,  sauf  à  voir  plus  tard  l'adhésion 
de  l'entendement  entrer  dans  une  période  décrois- 
sante, et  venir  peu  à  peu  s'effacer  et  s'éteindre 
dans  les  nuances  du  doute? 

Mais  si  telle  est  la  nature  de  la  certitude,  il  est 
plus  clair  que  le  jour  qu'elle  ne  doit  pas  être  con- 
fondue avec  la  probabilité,  qui  présente  des  ca- 
ractères tout  différents.  En  effet,  quand  un  évé- 
nement n'est  que  probable,  il  y  a  beaucoup  de 
chances  pour  qu'il  ait  lieu,  et  d'autres  chances 
pour  qu'il  n'ait  pas  lieu.  Le  jugement  que  nous 
en  portons  ne  peut  donc  pas  être  absolu.  L'affir- 
mation de  l'esprit  est,  pour  ainsi  parler,  mêlée 
d'une  négation;  ou  plutôt,  on  n'affirme  pas,  on 
conjecture,  on  hasarde,  on  hésite,  en  un  mot, 
on  n'est  pas  certain. 

Il  y  a  plus;  cette  chance  contraire  qui  subsiste 
en  dehors  de  notre  jugement,  et  qui  l'infirme, 
ne  reste  pas,  ne  peut  pas  rester  constamment  la 
même.  Tantôt  elle  est  très-considérable,  tantôt 
elle  l'est  ou  le  paraît  beaucoup  moins.  Dans  le 
premier  cas,  nous  disons  que  le  fait  en  question 
est  peu  probable  :  il  le  devient  de  plus  en  plus 
dans  le  second.  La  probabilité  parcourt  ainsi  tous 
les  degrés  d'une  échelle  immense,  là  plus  haute, 
ici  moins  élevée,  suivant  que  les  occasions  d'er- 
reur sont  plus  ou  moins  nombreuses;  au  lieu  que 
la  certitucie  demeure  invariable  et  toujours  iden- 
tique à  elle-même.  Et  ce  serait  en  vain  que  vous 
augmenteriez  à  l'infini  la  quantité  des  chances 
heureuses  en  diminuant  dans  la  même  propor- 
tion les  cliances  contraires;  tant  que  subsiste- 


fl 


CERT 


—  257  — 


CERT 


niicnt  celles-ci,  n'y  en  eût-il  qu'une  seule  contre 
mille  des  premières,  notre  assurance,  quoique 
très-fondée,  resterait  inquiète  et  chancelante; 
nous  n'aurions  pas  le  droit  de  dire  :  nous  sommes 
certains.  La  probabilité,  en  un  mot,  peut  croître 
indéfiniment,  sans  engendrer  la  certitude;  par- 
venue à  son  plus  h,iut  degré,  elle  est  encore  sé- 
parée de  révidence  par  un  abîme. 

Une  fois  constaté  que  la  certitude  prise  en 
elle-même  est  une  manière  d'être,  un  état,  un 
phénomène  à  part  et  sui  generis,  l'observation 
i-onduit  à  y  reconnaître  des  variétés  assez  nom- 
breuses qui  tiennent  à  la  fois  aux  objets  et  au 
mode  d'action  des  j  ouvoirs  de  l'esprit. 

11  Y  a  une  certitude  de  la  conscience  qui  com- 
IH'cnci  les  états  et  les  opérations  du  moi,  ses  fa- 
cultés, son  existence,  sa  nature;  une  certitude 
des  sens,  qui  a  pour  objet  le  monde  matériel  et 
les  propriétés  des  corps;  une  certitude  de  la  rai- 
son, qui  environne  les  vérités  premières  de  I'of- 
dre  moral  et  métaphysique  ;  la  certitude  de  la 
mémoire,  qui  nous  rappelle  les  événements  an- 
térieurs ;  celle  du  raisonnement,  qui  nous  conduit 
d'une  vérité  à  une  autre,  comme  d'un  fait  à  une 
loi,  d'un  princiie  à  sa  conséquence;  celle  enfin 
du  témoignage,  car  les  faits  qui  nous  sont  attes- 
tés par  nos  semblables  obtiennent  de  nous  la 
même  foi  que  si  nous  les  avions  découverts  par 
nous-mêmes. 

Dans  tous  ces  cas,  la  certitude  n'a  pas  lieu  de 
la  même  manière.  Dans  les  uns,  elle.est  instan- 
tanée, immédiate  •  nous  y  parvenons  avant  même 
de  l'avoir  cherchée;  c'est  ce  qui  arrive  pour  les 
données  de  la  conscience,  des  sens,  de  la  mé- 
moire et  de  la  raison.  Au  contraire,  dans  l'exer- 
cice du  raisonnement,  elle  se  forme  péniblement 
et  suppose  la  réflexion  ainsi  que  des  idées  inter- 
médiaires. Je  me  souviens,  tel  corps  existe,  la 
ligne  droite  est  le  plus  court  chemin  d'un  point 
à  un  autre,  voilà  des  propositions  que  tous  les 
hommes  jugent  vraies,  sans  avoir  besoin  d'autre 
explication  que  celle  du  sens  des  mots.  Mais  il 
n"en  est  pas  de  même  si  l'on  nous  dit  que  la 
somme  des  angines  d'un  triangle  est  égale  à  deux 
angles  droits;  nous  n'admettons  ce  théorème 
qu"ai'rès  y  avoir  réfléchi  et  en  avoir  pesé  et  com- 
yxré  tous  les  termes. 

Ce  qui  est  plus  grave  que  les  distinctions  qui 
précèdent,  et  ce  qu'il  importe  de  bien  compren- 
dre, c'est  que  l'origine  de  la  certitude  ne  doit 
pas  être  attribuée  à  telle  ou  telle  faculté  à  l'ex- 
clusion des  autres,  mais  qu'elles  sont  toutes, 
prises  chacune  dans  leur  sphère,  également  lé- 
gitimes et  véridiques.  Une  école  conteste  le  té- 
moignage des  sens,  de  la  raison,  du  raisoimement 
et  de  la  mémoire;  elle  ne  reconnaît  d'autre  au- 
torité que  celle  de  la  conscience,  et  elle  prétend 
faire  sortir  toute  certitude  de  l'idée  seule  du  moi. 
Une  autre  école  demande  à  la  sensation  le  prin- 
cipe unique  de  la  vérité,  et,  depuis  Épicure  jus- 
qu'à M.  de  Tracy,  les  représentants  de  cette  école 
regardent  comme  illusoires  les  notions  qui  ne 
peuvent  se  ramener  à  des  éléments  sensibles.  En- 
fin, si  l'on  en  croit  l'auteur  de  l'Essai  sur  Vin- 
di/fcrence  en  matière  de  religion,  le  fondement 
de  la  connaissance  ne  se  trouve  pas  dans  la  raison 
de  l'individu,  mais  dans  l'accord  des  opinions  et 
dans  l'autorité.  Toutes  ces  théories  sont  hors  du 
vrai,  et  entraînent  des  conséquences  qui  ne  per- 
mettent pas  de  les  admettre. 

Placez-vous  dans  la  conscience  l'origine  de  la 
certitude?  vous  supposez  d'abord  très-arbitraire- 
ment que  l'évidence  ne  se  rencontre  que  dans  les 
phénomènes  intérieurs,  tandis  que  de  fait,  elle 
appartient  à  bien  d'autres  vérités.  Votre  suppo- 
sition va  même  contre  votre  principe,  car  la 
conscience  nous  dit  que  nous  n'avons  pas  plus  le 

DICT.   PUILOS. 


pouvoir  de  mettre  en  question  la  réalité  de  la  ma- 
tière et  les  axiomes  mathématiques  que  notre 
existence  propre.  En  second  lieu,  vous  êtes  ré- 
duit, si  vous  voulez  rester  conséquent,  à  ne  rien 
admettre  d'assuré,  hors  votre  esprit  et  ses  opé- 
rations, comme  ces  disciples  de  Descartes  qui, 
de  l'exagération  même  de  leur  système,  reçurent 
le  nom  d'cgo'istes;  ou  bien,  si  vous  prétendez 
sortir  de  vous-même  et  arriver  à  Dieu  et  au 
monde,  vous  n'y  parvenez  qu'au  prix  d'inévitables 
contradictions  ;  car  vous  êtes  tenu  d'employer 
l'aide  du  raisonnement,  de  la  raison  et  de  la  mé- 
moire, en  d'autres  termes,  toutes  les  facultés  dont 
vous  avez  commencé  par  infirmer  la  valeur  et  la 
véracité.  L'histoire  nous  dit  combien  Malebranche 
et  Descartes  ont  dépensé  de  travail  et  de  génie  à 
donner  une  preuve  de  l'existence  du  monde  meil- 
leure que  le  témoignage  des  sens;  mais  l'histoire 
nous  apprend  aussi  que  tant  d'efforts  n'ont  abouti 
qu'aux  plus  étranges  paralogismes,  à  des  so- 
phismes  qu'on  appellerait  grossiers,  comme  l'a 
dit  Royer-Collard,  s'il  ne  s'agissait  d'aussi  grands 
hommes. 

Voulez-vous,  au  contraire,  que  le  fondement 
de  la  certitude  soit  la  sensation  :  vous  retrouvez 
toutes  les  difficultés  contre  lesquelles  le  carté- 
sianisme a  échoué,  et  même  de  beaucoup  plus 
grandes  encore;  car  cette  hypothèse  conduit  lo- 
giquement à  la  négation  de  la  pensée,  des  causes 
et  des  substances,  de  l'infini,  du  bien  et  du  beau, 
toutes  choses  qui  ne  sont  pas  visibles  à  l'œil  ni 
tangibles  à  la  main.  Voila  donc  la  science  et 
l'art,  la  religion  et  la  morale,  privés  des  idées 
qui  leur  servaient  de  base;  et  la  nature  sensible 
elle-même,  qui  était  supposée  renfermer  toute  réa- 
lité, se  trouve  n'offrir  que  de  vaines  apparences, 
des  phénomènes  sans  lois,  des  qualités  sans  su- 
jet, partout  une  surface,  et  de  fond  nulle  part. 
Mais  ces  apparences  qui  varient  d'individu  à  in- 
dividu, et  pour  le  même  individu  selon  le  pays, 
le  temps  et  les  circonstances,  n'offrent  elles- 
mêmes  au  sujet  pensant  aucun  point  capable  de 
le  fixer.  Il  peut  également  les  affirmer  ou  les 
nier  tour  à  tour,  ou  dans  le  môme  instant,  de 
sorte  qu'après  être  parti  de  cette  maxime  que 
toute  vérité  est  dans  la  sensation,  on  se  trouve 
amené  à  celle-ci,  que  tout  est  faux  et  que  tout 
est  vrai  à  la  fois,  c'est-à-dire  qu'il  n'y  a  rien 
d'assuré  ni  dans  la  science  ni  dans  la  vie,  ni  pour 
l'entendement  ni  pour  la  sensibilité.  La  philoso- 
phie de  la  sensation  a  porté  en  tous  lieux  et  dans 
tous  les  pays  ces  douloureux  et  inévitables  fruits. 
Elle  les  portait  déjà  il  y  a  deux  mille  ans,  lors- 
qu'un sophiste  resté  fameux,  Protagoras,  consi- 
dérait l'homme  comme  la  mesure  de  toutes 
choses,  et  que  Platon  écrivait  un  de  ses  admira- 
bles dialogues,  le  Théétète,  pour  combattre  une 
aussi  funeste  maxime;  elle  les  a  portés  de  nou- 
veau à  une  époque  voisine  de  nous,  avec  les  suc- 
cesseurs de  Locke,  avec  ceux  de  Condillac,  et  on 
peut  affirmer  que  si  la  raison  la  repousse,  le  té- 
moignage de  l'histoire  la  condamne  également. 

Que  si,  enfin,  vous  rejetez  l'autorité  de  la  con- 
science, des  sens,  et  en  général  de  toutes  les  fa- 
cultés du  moi,  pour  concentrer  toute  certitude 
dans  l'accord  des  opinions,  vous  exagérez  singu- 
lièrement la  portée  du  témoignage,  qui  est  sans 
contredit  pour  l'homme,  nous  l'avons  reconnu, 
une  source  féconde  de  jugements  indubitables, 
mais  qui  ne  saurait  tenir  lieu  des  autres  moyens 
de  connaître.  Combien  de  faits  dont  nous  sommes 
certains  et  que  nous  n'avons  appris  que  par 
nous-mêmes!  Faudrait-il  qu'un  homme,  relégué 
dans  une  île  déserte,  comme  Robinson.  doutât  de 
toutes  choses,  parce  qu'il  n'aurait  jamais  à  con- 
sulter d'autre  opinion  que  la  sienne?  Faudrait-il, 
par  le  même  motif,  ne  tenir  aucun  compte  des 

n 


GERT 


—  258  — 


GERT 


phénomènes  intérieurs,  des  secrètes  modifica- 
tions du  moi?  Ajoutez  mille  autres  difficultés, 
dont  nous  pouvons  à  peine  indiquer  quelques- 
unes.  On  conteste  au  moi  la  légitimité  de  ses  fa- 
cultés, et  cependant  la  confiance  qu'il  a  dans  le 
jugement  de  ses  semblables  n'est  et  ne  peut  être 
qu'une  induction  de  sa  propre  véraeitc.  On  veut 
que  les  sens,  la  mémoire,  la  raison  soient  des 
facultés  trompeuses,  et  cependant  c'est  avec  leur 
secours  que  nous  connaissons  qu'il  existe  des 
hommes,  que  nous  entendons  leur  parole,  que 
nous  la  comprenons.  On  frappe  d'une  déclaration 
d'impuissance  la  raison  qui  luit  dans  chacun  de 
nous,  et  cependant  la  raison  générale  qu'on  lui 
substitue  n'est  que  la  collection  de  toutes  les 
raisons  particulières,  comme  si  on  pouvait  former 
une  seule  unité  en  accumulant  des  zéros.  Du  mo- 
ment que  la  philosophie  prétend  ne  pas  se  fier 
à  l'intelligence  de  l'individu,  elle  marche  d'une 
inconséquence  à  une  autre,  et  elle  s'épuise  en 
stériles  efforts  pour  reconquérir  une  vérité  qui 
ne  cesse  de  fuir,  précisément  parce  qu'on  l'a 
laissée  échapper  une  première  fois.  Et  quel  est 
le  résultat  de  ces  étranges  contradictions?  Évi- 
demment le  découragement  et  le  sceiiticisme.  On 
a  commencé  par  mettre  en  question  la  véracité 
de  ses  propres  facultés;  par  le  progrès  nécessaire 
des  idées,  on  arrive  à  contester  l'autorité  du  ju- 
gement des  autres,  et  on  finit  par  ne  croire  désor- 
mais à  rien,  faute  d'avoir  eu  la  sagesse  de  croire 
à  soi-même. 

Il  y  a  d'ailleurs  un  motif  bien  simple  qui  fait 
que  la  certitude  ne  peut  pas  être  le  privilège 
d'une  faculté,  quel  qu'en  soit  le  nom,  mais  doit 
rester,  pour  ainsi  dire,  le  patrimoine  de  toutes  : 
c'est  l'unité  de  l'intelligence  et  sa  foi  en  elle- 
même.  On  croirait,  à  entendre  certains  philoso- 
phes, que  les  pouvoirs  de  l'esprit  constituent  au- 
tant d'attributs  séparés  et  indépendants  les  uns 
des  autres;  rien  n'est  moins  conforme  à  la  vé- 
rité qu'une  pareille  opinion.  Ce  sont  les  vérités 
connues  qui  diffèrent;  mais  au  fond  nous  les 
connaissons  toutes  avec  le  même  esprit,  avec  la 
même  faculté  de  connaître.  Qu'est-ce  que  la  con- 
science? La  pensée  prenant  connaissance  d'elle- 
même.  Qu'est-ce  que  les  sens?  La  pensée  prenant 
connaissance  des  corps.  Qu'est-ce  que  la  raison? 
La  pensée  prenant  connaissance  de  l'absolu.  Il 
en  est  de  même  de  nos  autres  facultés  :  la  mé- 
moire, la  généralisation,  le  raisonnement,  qui  ne 
sont  jamais  que  la  pensée  appliquée  à  des  objets 
divers  et  placée  dans  des  conditions  différentes. 
Or,  si  la  pensée  est  véridique  dans  un  cas,  qui 
empêche  qu'elle  ne  le  soit  dans  tous  ?  Pourquoi  res- 
treindre arbitrairement  sa  portée,  et  parmi  tant 
de  jugements  qu'elle  porte  avec  des  titres  égaux, 
avouer  et  accepter  les  uns,  désavouer  et  rejeter 
les  autres?  Toutes  les  notions  acquises  régulière- 
ment, en  conformité  aux  lois  de  la  pensée,  sont 
vraies,  ou  aucune  ne  l'est.  Reste  maintenant  à 
savoir  s"il  se  peut  que  l'homme  possède  des  con- 
naissances vraies.  Nous  touchons  ici  à  une  der- 
nière question,  de  toutes  la  plus  célèbre  et  la 
plus  grave. 

Ce  qui  frappe  d'abord,  lorsqu'on  envisage  la 
situation  actuelle  de  l'intelligence  en  face  de  la 
vérité,  c'est  le  sentiment  qu'elle  a  de  ne  pou- 
voir se  soustraire  à  son  action  en  ne  portant 
pas  certains  jugements.  Non-seulement  nous 
croyons  à  notre  existence,  à  celle  du  monde  ex- 
térieur, à  la  réalité  du  libre  arbitre,  à  la  dis- 
tinction du  bien  et  du  mal  ;  mais  nous  pensons 
qu'il  est  impossible  de  ne  pas  y  croire.  Ces 
croyances,  et  mille  autres  pareilles,  s'emparent 
invinciblement  de  nous,  et  nos  efforts  pour  les 
rejeter  ne  servent  qu'à  en  mieux  faire  ressortir 
l'irrésistible  ascendant- 


Mais  si  la  connaissance  humaine  présente  ce 
caractère  de  nécessité,  peut-elle  être  considérée 
comme  l'expression  fidèle  de  la  nature  des  cho- 
ses ?  Ne  serait-elle  pas  plutôt  un  résultat  tout 
objectif  de  notre  constitution  intellectuelle  ?  et 
ce  que  nous  prenons  pour  la  vérité  une  image 
décevante  émanée  de  nous-mêmes?  Kant  l'a 
soutenu  dans  sa  Critique  de  la  raison  pure.  Il 
prétend  que  nous  connaissons  les  objets,  non  en 
eux-mêmes,  mais  suivant  ce  qu'ils  nous  parais- 
sent :  que  les  premiers  principes  ne  sont  que 
des  formes  ou  des  catégories  de  l'entendement  ; 
que  toute  la  réalité  se  réduit  pour  nous  à  une 
illusion  d'optique  produite  par  le  jeu  de  nos  fa- 
cultés. 

Cette  opinion  de  Kant  paraîtrait  mieux  fondée, 
si  la  vérité  ne  se  manifestait  jamais  que  sous  la 
forme  d'une  notion  nécessaire.  Mais,  pour  qui 
veut  y  regarder  de  près,  ce  mode  de  la  connais- 
sance n'est  ni  le  seul  ni  le  premier.  Combien  de 
fois  n'arrivc-t-il  pas  que  la  vérité  répand  une 
clarté  si  vive,  que  la  connaissance  a  lieu  immé- 
diatement et,  pour  ainsi  dire,  à  notre  insu?  L'es- 
prit n'a  pas  même  le  loisir  de  se  replier  sur  lui- 
même  et  d'acquérir  la  conscience  de  l'action  qui 
le  pénètre;  il  ignore  si  elle  est  invincible  ou 
s'il  peut  la  combattre;  il  croit  à  la  réalité  parce 
qu'elle  est  devant  lui,  et  non  pour  une  autre 
cause.  Ces  occasions  où  toute  empreinte  person- 
nelle du  moi  disparaît  dans  la  spontanéité  de 
l'aperception  se  reproduisent  si  souvent,  quïl 
serait  impossible  de  trouver  des  jugements, 
même  réfléchis  qui  eussent  une  origine  diffé- 
rente. Toute  réflexion  suppose  une  opération  an- 
térieure qui  consiste  à  affirmer  les  principes 
dont  on  essayera  plus  tard  de  se  rendre  compte. 
Aurions-nous  songé  à  mettre  en  doute  la  vérité, 
si  nous  ne  l'avions  d'abord  recontrée  sans  la 
chercher?  La  nécessité  de  nos  jugements,  qui 
éclate  surtout  dans  l'effort  que  nous  faisons  pour 
les  approfondir,  n'en  est  donc  pas  le  premier 
caractère.  Ils  commencent  par  être  spontanés, 
et  ce  n'est  que  plus  tard  que,  devenus  réfléchis, 
ils  contractent  une  fausse  apparence  de  subjec- 
tivité, et  ressemblent  à  une  loi  toute  relative  de 
notre  intelligence,  au  lieu  qu'ils  sont  un  reflet 
fidèle  et  comme  l'œuvre  de  la  vérité.  Si  Kant 
avait  approfondi  cette  importante  distinction, 
peut-être  aurait-il  reculé  devant  les  paradoxes 
qui  lui  assignent  un  rang  parmi  les  chefs  du 
scepticisme  moderne. 

Dira-t-on  que,  même  dans  ces  moments  où 
l'intelligence  perd  le  sentiment  d'elle-même 
sous  l'action  infaillible  de  la  vérité,  elle  n'a  au- 
cune preuve  qu'elle  n'altère  pas  cette  vérité  en 
l'apercevant,  et  que  ce  qui  lui  paraît  est  con- 
forme à  ce  qui  est  ?  Nous  convenons  que  telle 
est  la  condition  de  l'intelligence.  Non,  elle  ne 
peut  pas  démontrer  sa  propre  véracité  ;  car  elle 
n'a  à  sa  disposition  qu'elle-même  et  ses  facultés 
qu'il  s'agirait  précisément  de  justifier.  Mais  ici 
la  démonstration,  qu'il  faut  reconnaître  impossi- 
ble, n'est-elle  pas  en  même  temps  superflue  ?  Tout 
se  peut-il,  tout  se  doit-il  prouver?  N'y  a-t-il 
jas  des  choses  qui  portent  leurs  preuves  avec 
elles-mêmes  dans  l'évidence  immédiate  qui  les 
accompagne  ?  Et  au  premier  rang  de  ces  vérités 
lumineuses  ne  faut-il  pas  nommer  la  légitimité 
de  nos  moyens  de  connaître? 

Si  la  raison  était  placée  dans  l'alternative  de 
mettre  en  question  toutes  ses  connaissances,  ou 
d'établir  qu'elle  n'est  pas  un  pouvoir  trompeur, 
il  n'y  aurait  pas  d'intelligence  qui  fût  assurée  de 
posséder  la  vérité.  Imaginez  un  esprit  doué  de 
facultés  surhumaines,  si  vous  voulez,  divines  ; 
il  remarquera,  comme  nous,  que  ses  facultés  ré- 
sident dans  un  sujet  qui  est  lui-même  ;   comme 


GÉSA 


—  259  — 


GÉSA 


nous,  il  pourra  se  demander  si  elles  réfléchis- 
sent exaciemént  la  nature  des  choses,  ou  si  d'au- 
tres cieux  et  une  nouvelle  terre  ne  s'offriraient 
pas  aux  regards  d'une  intelligence  difl'éremment 
organisée  ;  et,  placé  comme  nous  dans  l'impuis- 
sance d'éclaircir  avec  sa  raison  ce  soupçon  qui 
atteint  sa  raison  même,  il  devra  rester  sous  le 
poids  d'une  éternelle  incertitude.  Le  scepticisme 
deviendrait  donc  la  loi  commune  de  tous  les  es- 
prits, depuis  l'homme  jusqu'à  Dieu,  et  la  pos- 
session de  la  vérité  n'appartiendrait  pas  môme  à 
celte  raison  infinie  qui  doit  tout  connaître, 
puisqu'elle  a  tout  créé. 

On  découvre  d'ailleurs  dans  la  doctrine  de 
Kant  la  contradiction  inhérente  à  tous  les  sys- 
tèmes, qui  affaiblissent,  à  tel  degré  que  ce  soit, 
la  portée  légitime  de  la  raison.  Elle  peut  être 
dissimulée  jilus  habilement,  mais  elle  n'en 
existe  pas  moins.  En  effet,  quel  est  le  résultat 
des  analyses  profondes,  et  cependant  si  incom- 
plètcSj  du  philosophe  allemand?  C'est  que  nous 
connaissons  les  choses  en  tant  qu'hommes  seu- 
lement; qu'il  peut  se  faire  que  nos  facultés 
nous  trompent  ;  que,  notre  organisation  venant 
à  changer,  rien  ne  prouve  que  nous  ne  verrions 
pas  les  objets  d'une  manière  différente.  Or,  sous 
la  forme  d'une  simple  hypothèse,  ces  trois  juge- 
ments ont  au  plus  haut  degré  un  caractère  dog- 
matique qu'il  est  impossible  de  méconnaître  ;  ils 
reviennent  à  dire:  Il  est  vrai,  d'une  vérité  abso- 
lue, que  la  vérité  absolue  nous  échappe.  Ainsi, 
au  fond  des  incertitudes  du  philosophe,  est  ca- 
chée une  affirmation  qui  en  démontre  la  va- 
nité. 

Concluons  que  l'autorité  de  la  raison  ne  sau- 
rait être  ni  contestée  ouvertement,  ni  infirmée 
d'une  manière  indirecte.  On  l'a  souvent  dit,  et 
nous  tenons,  en  terminant,  à  le  répéter,  l'homme 
ne  doit  pas  espérer  de  pouvoir  connaître  toutes 
choses.  Être  imparfait  et  borné,  une  partie  de  la 
réalité  ne  cessera  de  lui  échapper.  Là  est  le  se- 
cret de  notre  ignorance  et  de  nos  erreurs,  dont 
le  pyrrhonisme  s'est  fait  tant  de  fois  une  arme 
contre  la  certitude.  Mais  si  notre  science  doit 
rester  à  jamais  incomplète,  elle  n'est  pas  pour 
cela  illusoire,  et  ce  qu'il  importe  de  remarquer, 
à  l'éternel  honneur  de  l'esprit  humain,  les  véri- 
tés les  plus  importantes  sont  précisément  celles 
qui  nous  sont  le  mieux  démontrées.  On  peut 
consulter  Javary,  de  la  Cerlilude ,  Paris, 
1847,  in-8;  —  Franck,  de  la  Certitude,  rapport 
à  l'Académie  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques, Paris,  1847,  in-8. 

—  Voyez  les  articles  Scepticisme,  Kant, 
Doute,  etc.  C.  J. 

CËSAIiPIN  {Andréa  Cesalpîno),  né  en  1519 à 
Arezzo,  en  Toscane,  fit  d'abord  des  études  assez 
médiocres;  mais  lorsqu'une  fois  il  fut  débarrassé 
du  joug  de  l'école,  et  qu'il  eut  obtenu  le  titre 
de  médecin,  il  développa  des  talents  que  ses  dé- 
buts n'auraient  pu  faire  présager.  Animé  du  vé- 
ritable esprit  du  péripatétisme,  il  attaqua  la 
scolastique  sans  ménagement.  C'est  assez  dire 
qu'il  se  fit  un  grand  nombre  d'ennemis,  à  la 
tête  desquels  on  remarque  Samuel  Parker,  ar- 
chidiacre de  Cantorbéry,  et  Nicolas  Taurel,  mé- 
decin de  Montbéliard.  Ils  n'eurent  cependant 
pas  assez  de  crédit  pour  le  faire  déférer  au  tri- 
bunal de  l'inquisition,  ni  même  pour  lui  faire 
perdre  la  confiance  de  la  jeunesse  qui  se  pres- 
sait à  ses  leçons  ;  car  il  enseigna  la  philosophie 
et  la  médecine  d'abord  à  Pise,  puis  au  collège 
de  la  Sapience  à  Rome,  où  il  fut  appelé  par  Clé- 
ment VIII,  qui  le  fit  son  premier  médecin.  Il 
pressentit  la  découverte  de  Harvey,  ou  la  grande 
circulation  ;  car  il  n'a  décrit  que  la  petite,  ou  la 
circulation  pulmonaire  (G.  Cuvier,  Hist.  des  se. 


nal.,  t.  II,  p.  41).  Mais  il  inventa  le  premier 
système  de  botanique  fondé  sur  la  forme  de  la 
fleur  et  du  fruit  et  sur  le  nombre  des  graines. 
Son  livre  des  Plantes  est  remarquable  par  la  lo- 
gique et  la  méthode.  «  On  y  voit,  dit  G.  Cuvier 
[Ibid.,  p.  198),  des  traces  de  l'étude  profonde 
que  l'auteur  avait  faite  d'Aristote  :  c'est,  en  un 
mot,  une  œuvre  de  génie.  »  Le  môme  esprit  d'a- 
nalogie, de  logique  et  de  méthode  lui  fit  classer 
aussi  les  métaux  de  la  manière  la  plus  satisfai- 
sante [Ibid.,  p.  236).  —  Mais,  quelque  puissance 
de  raison  que  ces  divers  travaux  annoncent,  le 
philosophe  d'Arezzo  a  des  titres  plus  directs  en- 
core pour  figurer  parmi  les  philosophes  les  plus 
éniinents  du  xvi"  siècle.  Voici  quelques-unes  des 
idées  qu'il  a  exposées  dans  ses  Questions  péri- 
patéticiennes (qucst.  1  et  3).  La  substance  pre- 
mière ne  peut  être  la  matière  ]jrute  et  grossière, 
ni  même  la  matière  organisée.  La  matière  a  dû 
être  précédée  de  la  forme  formatrice  et  vivi- 
fiante. Le  principe  de  toutes  les  formes  est  Dieu, 
l'intelligence  première  et  suprême,  et,  par  con- 
séquent, l'acte  absolument  pur,  simple  et  pre- 
mier. 

La  substance  primitive  est  donc  la  force  pri- 
mitive, l'intelligence  première,  le  bien  originel, 
ou  absolument  digne  d'amour  ;  cette  substance 
n'a  rien  de  commun  avec  la  quantité  et  ne  peut 
absolument  pas  être  appelée  finie  ou  infinie. 
L'intelligence  première  n'a  pas,  non  plus,  créé 
ou  agi  dans  un  but  proprement  dit,  puisqu'elle 
est  la  fin  des  fins,  et  qu'elle  est  immuable  en 
elle-même  [Ibid.,  quest.  3). 

Le  bien  absolu  ou  divin,  étant  seul  absolu- 
ment désirable  (unum  divinum  appelibile),  il 
doit  y  avoir  aussi  quelque  chose  qui  soit  capa- 
ble de  le  désirer.  11  existe  donc,  indépendam- 
ment d'une  substance  primitive,  d'autres  sub- 
stances, qui  sont  redevables  de  leur  existence  à 
la  première,  et  qui  ne  sont  même  des  substan- 
ces que  suivant  la  mesure  d'après  laquelle  elles 
participent  du  principe  de  la  forme  vivifiante. 
C'est  ce  principe  qui  constitue  l'unité  du  monde 
{Ibid.,  quest.  7). 

Les  genres  et  les  espèces  sont  éternels;  les 
individus  seuls  ont  une  existence  passagère  : 
car,  malgré  la  mort  des  individus,  la  substance 
primitive  et  éternellement  active  conserve  tou- 
jours l'impérissable  faculté  de  produire,  et  pro- 
duit en  effet  toutes  les  espèces  d'êtres  {Ibid., 
liv.  V,  quest.  1). 

De  toutes  les  choses  créées,  c'est  le  ciel  qui 
approche  le  plus  de  la  perfection  de  l'intelligence 
suprême  :  car,  de  même  que  cette  intelligence 
ne  relève  que  d'elle-même,  voit  tout  en  elle 
{Receptio  suiipsius,  non  alterius),  de  même,  le 
ciel  s'appartient  à  lui-même,  puisqu'il  est  con- 
stamment dans  le  même  lieu  [Ibid.,  liv.  III, 
quest.  3  et  4). 

Toutes  les  créatures  qui  se  propagent  actuel- 
lement par  la  voie  de  la  génération  pourraient 
également  résulter  de  l'action  de  la  chaleur  cé- 
le-;te  sur  certains  mélanges  de  matières.  Les  ani- 
maux supérieurs  pourraient  encore  sortir  de  la 
terre  humide  et  échauffée  par  la  chaleur  fécon- 
dante du  soleil,  si  tous  les  individus  qui  compo- 
sent actuellement  ces  espèces  d'animaux  ve- 
naient à  périr.  C'est  ainsi  que  nous  voyons 
encore  tous  les  jours  des  insectes  se  former  au 
sein  de  la  putréfaction  {Ibid.,  liv.  V,  quest.  1). 
Mais  la  propagation  ordinaire  et  celle  qui  naît 
de  la  corruption  supposent  également  une  for- 
mation primitive. 

De  tous  les  êtres  périssables,  l'homme  seul  a 
une  âme  pensante  et  immortelle.  L'action  de 
l'âme  est,  en  soi,  indépendante  de  l'organisme 
{Ibid.,  liv.  Il,  quest.  8). 


CHAL 


—  2Ô0  — 


CHAL 


L'àme  n'est  ni  partiellement  dans  chaque  par- 
tie du  corps,  ni  tout  entière  dans  le  corps  tout 
entier;  mais  elle  réside  dans  le  cœur.  C'est  le 
coeur  qui  entre  le  premier  en  fonction  dans 
l'œuf  fécondé,  et  qui  est  le  point  le  plus  impor- 
tant de  tout  le  corps,  le  principe  des  artères  et 
dos  veines,  cl  même  celui  des  nerfs;  car  les  ar- 
tères ont  déjà  des  téguments  nerveux,  et  se 
rendent  du  cœur  au  cerveau.  C'est  pourquoi  le 
cœur  est  le  siège  des  sensations,  comme  le 
prouve  invinciblement  l'influence  des  passions 
sur  cet  organe  {Ibid.,  liv.  V,  quest.  7) 

Césalpin  repoussait  la  magie  et  la  sorcellerie, 
comme  des  extravagances  ou  des  impostures.  Ses 
opinions  se  répandirent,  non-seulement  en  Ita- 
lie, mais  encore  en  Allemagne,  à  tel  point  que, 
selon  les  paroles  de  Taurel,  son  adversaire,  elles 
y  étaient  en  plus  grande  considération  que  les 
oracles  d'Apollon  p'armi  les  Grecs.  Parker  disait 
aussi  de  lui  qu'il  avait  été  le  premier  et  peut- 
être  le  dernier  des  modernes  qui  ait  compris 
Aristote.  Césalpin  exposait  sans  restriction  la 
doctrine  de  ce  philosophe  ou  ce  qu'il  regardait 
comme  tel,  laissant  à  la  théologie  le  soin  d'en  ré- 
futer les  erreurs.  On  a  cru  voir  en  lui  un  pré- 
curseur de  Spinoza  et  même  un  athée.  Il  mourut 
en  1603.  —  Brucker  a  donné  une  analyse  de  la 
doctrine  de  Césalpin  au  tome  VI  de  son  Histoire 
de  la  Philosophie^  p.  723  et  suiv.  On  peut  con- 
sulter aussi  un  excellent  article  du  Diction- 
naire historique  de  Bayle  et  l'Histoire  de  la 
Philosophie  de  M.  Rixner.  Les  ouvrages  philo- 
sophiques de  Césalpin,  aujourd'hui  for:  rares, 
sont  :  Quœsliones  peripateticœ,  in-f"_,  Venise, 
1571  ;  —  Dœmonum  investigalio  peripatetica, 
in-4,  ib.,  1593.  J.  T. 

CESABE.  Terme  mnémonique  de  convention 
par  lequel  les  logiciens  désignaient  un  des  modes 
de  la  seconde  figure  du  syllogisme.  Voy.  la  Lo- 
gique de  Port-Royalj  3'  partie,  et  l'article  Syllo- 

GIS.ME. 

CH.ffiRÉM:ON  vivait  dans  le  i"^''  siècle  de  l'èro 
chrétienne.  Suidas  lui  attribue  une  Histoire  d'E- 
gypte et  un  ouvrage  intitulé  Hiéroglijphiques. 
Porphyre  {de  Abstin.,  lib.  IV)  nous  apprend  qu'il 
professait  le  stoïcisme  :  ce  qui  porte  à  croire 
qu'il  est  ce  même  Chaerémon  contre  lequel  il 
existe  une  épigramme  de  Martial  (liv.  XI,  épigr. 
5C).  On  le  croit  aussi  le  même  que  l'auteur  d'un 
traité  sur  les  comètes,  cité  par  Scncque  [Quœst. 
nat.,  lib.  Vil;  c.  v)  sous  le  nom  de  Charimander. 

X. 

CHALDZENS  (SAGESSE  des).  Tout  le  monde 
connaît  l'antique  renommée  de  la  sagesse  chal- 
déenne  et  de  la  science  des  mages;  on  sait  quel 
prestige  s'attachait  autrefois  à  ces  noms  pleins 
de  mystères,  quelle  autorité  ils  avaient  surtout 
à  l'é.ole  d'Alexandrie,  où  l'Orient  et  la  Grèce  ont 
commencé,  pour  la  première  fois,  à  se  mêler  et 
à  s«  connaître.  Mais  lorsqu'on  veut  savoir  sur 
quoi  se  fonde  cette  gloire  séculaire  ;  lorsqu'on 
entreprend  d'en  recueillir  les  titres  et  de  les 
examiner  à  la  lumière  d'une  saine  critique,  alors 
on  ne  trouve  plus  que  ténèbres  et  confusion. 
Quelques  passages  obscurs  des  prophètes  hébreux, 
torturés  en  mille  sens  par  les  commentateurs, 
quelques  indications  superficielles  de  Strabon  et 
de  Diodore  de  Si  ile,  quelques  lignes  de  Sextus 
Empiricus,  de  Cicéron,  de  Lactancc  et  d'Eusèbe, 
telles  sont  à  peu  près  toutes  les  traces  qui  nous 
restent  de  la  civilisation  d'un  immense  empire 
et  de  cette  sagesse  tant  vantée  de  laquelle, 
disait-on.  Thaïes,  Pythagore.  Démocrite  et  Pla- 
ton lui-même  se  sont  nourris  et  inspirés.  Nous 
nous  garderons  de  citer  comme  des  autorités 
incontestables  les  philosophes  d'Alexandrie, 
comme   Philon  le  Juif,    Porphyre,    Jamblique, 


saint  Clément,  et  d'accueillir  sans  réserve  les 
opinions  qu'ils  nous  ont  transmises  sous  le  titre 
pompeux  d'Oracles  chaldcens  (Aôyia  -/aÀ^aîxâ). 
Ces  prétendus  oracles  ont  une  ressemblance  trop 
évidente  avec  les  doctrines  professées  par  les 
disciples  d'Ainmonius  et  de  Plotin^  pour  qu'il 
soit  permis  de  croire  à  leur  authenticité.  Puis  il 
y  a  lieu  de  s'étonner  que,  remontant  jusqu'à 
Zoroastre,  ils  soient  restes  entièrement  inconnus 
jusqu'à  cette  époque,  malheureusement  coupable 
de  plus  d'un  mensonge.  Nous  accorderions  vo- 
lontiers plus  de  crédit  aux  fragments  que  nous 
avons  conservés  de  Bérose  (Fabricius,  Biblio- 
thcque  grecque,  t.  XIV,  p.  175  et  suiv.),  s'ils 
contenaient  autre  chose  que  des  faits  purement 
historiques  entremêlés  de  fables  populaires.  Mais, 
si  faibles  que  soient  les  documents  demeurés  en 
notre  pouvoir,  ils  suffisent  pour  autoriser  en 
nous  la  conviction  que  la  sagesse  chaldéenne,  à 
part  certaines  connaissances  astronomiques  assez 
Ijornées,  n'a  jamais  été  qu'un  système  religieux 
enseigné  au  seul  nom  des  traditions  sacerdo- 
tales, et  non  moins  éloigné  que  le  paganisme 
grec  de  la  véritable  science  philosophique. 

D'abord  il  faut  prendre  garae  de  confondre  les 
Chaldéens  avec  les  Perses,  bien  que  ces  deux 
peuples  aient  été  réunis  plus  tard  en  une  seule 
nation,  par  les  armes  de  Cyrus  et  la  réforme  re- 
ligieuse de  Zoroastre,  accomplie  environ  cinq 
siècles  avant  notre  ère.  La  civilisation  des 
Perses  est  plus  rapprochée  de  nous,  quoique 
très-éloignée  encore  relativement  à  celle  des 
Romains  et  des  Grecs  ;  elle  nous  a  laissé  des 
traces  plus  nombreuses  et  plus  certaines,  et  un 
monument  du  plus  haut  prix  rapporté  de  1  Orient 
pendant  le  dernier  siècle  :  nous  voulons  parler 
du  Zend-Avesta  (voy.  le  mot  Perses).  De  la  civi- 
lisation chaldéenne  il  ne  nous  reste  que  les 
faibles  et  obscurs  débris  dont  nous  avons  parlé 
tout  à  l'heure. 

Mais  au  sein  même  de  l'empire  d'Assyrie, 
séparé  de  celui  des  Perses,  il  faut  distinguer 
encore  les  Chaldéens  proprement  dits,  la  race 
sacerdotale  dépositaire  de  toutes  les  connaissances 
que  l'on  possédait  alors,  de  toutes  les  traditions 
religieuses  et  historiques  de  la  nature,  et  que 
l'Écriture  sainte  désigne  sous  le  nom  de  Chas- 
dim.  C'étaient  probablement  les  descendants 
d'un  peuple  plus  ancien  encore,  lequel,  après 
avoir  fait  la  conquête  de  la  Babylonie,  y  avait 
apporté  sa  propre  civilisation,  ses  propres  croyan- 
ces, dont  il  garda  le  dépôt  au  milieu  des  races 
ignorantes  soumises  à  son  joug.  Leur  rôle  et  leur 
position  étaient  à  peu  près  les  mêmes  que  ceux 
des  prêtres  égyptiens.  Ils  étaient  exempts  de 
toute  charge;  ils  avaient  leur  territoire  parti- 
culier au  milieu  de  l'empire,  et  se  gouvernaient 
d'après  leurs  propres  lois.  Leur  langue,  comme 
nous  le  voyons  par  le  livre  de  Daniel  (ch.  ii,  t.  4) 
n'était  point  celle  du  peuple,  et  ils  possédaient, 
outre  des  traditions  orales,  des  monuments 
écrits  dont  eux  seuls  connaissaient  le  sens  {ubi 
supra,  ch.  i.  *.  4).  Parmi  les  fonctions  de  leur 
ministère,  il  faut  compter  celle  de  prédire  l'a- 
venir par  l'observation  des  astres,  d'expliquer 
les  visions,  les  songes  et  tous  les  autres  prodiges 
dont  l'imagination  des  hommes  était  sans  cesse 
effrayée  pendant  ces  temps  de  superstition.  C'est 
à  eux  que  s'adresse  le  roi  Nabuchodonosor  pour 
avoir  le  sens  des  visions  terribles  qui  ont  troublé 
son  sommeil  [ubi  supra,  ch.  xi,  *.  2).  C'est  à 
eux  aussi  que  le  roi  Balthazar  demande  l'expli- 
cation des  trois  mots  mystérieux  tracés  par  une 
main  inconnue  sur  les  murs  de  son  palais  {ubi 
sujira,  ch.  y,  t.  5-7).  A  côté  des  Chaldéens  ou 
Chasdim,  l'Ëcriture  nous  montre  encore  trois 
autres  classes  de  sages  qu'elle  désigne  sous  les 


CHAL 


—  261  — 


CHAL 


noms  de  Ifarlonmiin,  AscJinphi'm  et  Me'has- 
chphim  {ubi  supra,  ch.  i,  t.  20;  ch.  ii,  ♦.  2). 
Quelles  étaient  les  attributions  de  cessnges?  Par 
quels  caractères  se  distinguaient-ils  les  uns  des 
autres?  Quelles  connaissances  positives  s'alliaient 
dans  leur  esprit  à  celle  des  arts  magiques  dont 
ils  faisaient  profession  aux  yeux  d'une  foule 
ignorante,  et  sur  les([uels  se  fondait  tout  leur 
crédit?  Ces  diverses  questions,  malgré  les  ten- 
tatives qu'on  a  faites  pour  y  répondre,  malgré 
les  lumières  réunies  de  la  philologie,  de  la  théo- 
logie et  de  l'histoire,  attendent  encore  une  solu- 
tion satisfaisante. 

Ce  qui  nous  paraît  certain,  c'est  que  les  Chal- 
déens,  sur  les  grands  objets  qui  ont  excité  en 
tout  temps  la  curiosité  de  l'homme,  n'ont  pas 
toujours  eu  les  mêmes  opinions.  D'abord  nous 
les  voyons  plongés  dans  la  plus  grossière  ido- 
lâtrie; leur  religion,  comme  celle  des  Sabéens, 
des  anciens  Arabes  et  de  plusieurs  autres  peu- 
ples de  l'Orient,  c'est  le  culte  des  astres.  Ils  ado- 
raient principalement  le  soleil,  la  lune,  les  cinq 
filanètes  et  les  douze  signes  du  zodiaque  dont  ils 
urent  vraisemblablement  les  inventeurs.  Une 
des  fonctions  de  leurs  prêtres  était,  comme  nous 
l'avons  déjà  dit,  d'observer  ces  divers  signes  et 
tous  les  corps  célestes,  afin  de  leur  arracher  le 
secret  de  l'avenir.  A  cet  effet,  on  avait  assigné  à 
chacun  ses  attributions,  son  influence  bonne  ou 
mauvaise,  et  une  part  déterminée  dans  le  gou- 
vernement général  des  choses  de  la  terre.  Ainsi 
Jupiter  et  Vénus  autrement  appelés  Bélus  et 
Mylitta,  cette  même  Mylitta  en  l'honneur  de 
laquelle  les  femmes  de  Babylone  se  prostituaient 
une  fois  dans  leur  vie,  passaient  pour  bienfai- 
sants ;  Saturne  et  Mars  pour  malfaisants;  Mer- 
cure, que  l'on  suppose  être  le  même  que  Nébo, 
était  tantôt  l'un,  tantôt  l'autre,  selon  la  position 
qu'il  occupait  dans  le  ciel.  Parmi  les  douze 
signes  du  zodiaque,  les  uns  représentaient  les 
sexes,  les  autres  le  mouvement  ou  le  repos, 
ceux-ci  les  diverses  parties  du  corps,  ceux-là  les 
différents  accidents  de  la  vie,  et,  se  divisant 
pour  se  subdiviser  encore  à  l'infini,  ils  formaient 
comme  une  langue  mystérieuse,  mais  complète, 
dans  laquelle  le  ciel  nous  annonce  nos  destinées. 
Outre  les  douze  signes  du  zodiaque,  les  Chal- 
déens  reconnaissaient  encore  des  étoiles  très- 
influentes  au  nombre  de  vingt-quatre,  dont  douze 
occupaient  la  partie  supérieure  et  douze  la  par- 
tie inférieure  du  monde,  en  considérant  la  terre 
comme  le  milieu.  Les  premières  étaient  pré- 
posées aux  destinées  des  vivants,  les  autres 
étaient  chargées  de  juger  les  morts.  Les  cinq 
planètes  aussi  avaient  sous  leur  direction  trente 
astres  secondaires  qui,  voyageant  alternati- 
vement d'un  hémisphère  à  l'autre,  leur  annon- 
çaient ce  qui  se  passait  dans  toute  l'étendue  de 
l'univers,  et  portaient  le  titre  de  dieux  conseil- 
lers. Enfin,  au-dessus  des  planètes,  désignées 
sous  le  nom  de  dieux  interprèles,  par  coiiséquent 
au-dessus  de  toute  l'armée  céleste,  étaient  le 
soleil  et  la  lune  :  le  soleil  représentant  le  prin- 
cipe màle  ou  actif,  et  la  lune  le  principe  femelle 
ou  passif.  Sans  nous  initier  d'une  manière  bien 
précise  à  tous  ces  détails  que  nous  empruntons 
à  deux  auteurs  grecs,  Diodore  de  Sicile  (liv.  II) 
et  Sexlus  Empiricus  {Adv.  Mathem.,  lib.  V,  p.  111, 
édit.  de  Genève),  la  Bible  nous  montre  aussi  les 
Chaldéens  d'abord  livrés  à  la  plus  grossière  ido- 
lâtrie et  ne  reconnaissant  pas  d'autre  divinité 
que  les  astres.  Llle  nous  apprend  que  le  père  des 
Hébreux  a  été  obligé,  pour  rendre  hommage  au 
vrai  Dieu,  de  quitter  s'a  famille  et  sa  patrie  qu'elle 
désigne  sous  le  nom  d'Our  en  Chaldée  {Our- 
Chasdim).  Cependant,  à  une  époque  moins  re- 
culée, elle  nous  laisse  apercevoir  chez  ce  même 


peuple  des  croyances  déjà  bien  différentes.  Au 
culte  des  astres,  lequel,  sans  doute,  n'a  pas 
encore  entièrement  disparu,  est  venu  se  joindre 
un  autre  culte  beaucoup  moins  matériel,  celui 
des  anges  et  des  génies.  Sans  nous  arrêter  à 
d'autres  preuves  plus  ou  moins  évidentes,  nous 
dirons  que  les  plus  anciens  parmi  les  docteurs 
juifs  affirment  positivement  que  leurs  ancêtres 
ont  rapporté  du  pays  de  Babylone  ces  trois 
choses  :  les  caractères  de  l'écriture  assyrienne, 
les  noms  des  mois  et  les  noms  des  anges  (Thal- 
mud,  tract,  de  Sanhédrin,  ch.  xxiii).  Dès  le 
début  de  l'histoire  de  Job,  que  l'écrivain  sa»  ré 
nous  représente  comme  un  Chaldéen,  nous  voyons 
Dieu  entouré  d'une  cour  céleste  appelée  les  en- 
fants de  Dieu,  et  au  milieu  de  cette  cour  appa- 
raît Satan,  le  génie  du  mal,  dont  le  nom  même 
appartient  à  la  langue  araméenne,  à  cette  langue 
sacrée  dans  laquelle  les  prêtres  chaldéens  s'en- 
tretiennent avec  le  roi  Nabuchodonosor  {Daniel, 
ch.  II,  t.  4).  Quand  la  Bible  nous  dit  ailleurs  que 
Daniel,  le  prophète  du  vrai  Dieu,  n'a  pas  craint 
de  faire  partie  du  collège  de  ces  prêtres,  et  que 
même  il  en  a  été  nommé  le  chef  {ubi  supra, 
ch.  V,  t.  11),  elle  suiipose  sans  doute  que  les 
Chaldéens  n'étaient  pas  complètement  étrangers 
à  l'idée  d'un  Dieu  unique,  principe  intelligent  et 
immatériel  de  tout  ce  qui  existe.  Un  tel  principe 
a  pu  très-bien  conserver  le  nom  de  Belus,  ou 
plutôt  de  Bel  ou  de  Baal,  qui,  dans  les  langues 
sémitiques,  signifie  le  maître,  le  seigneur. 
L'idée  même  du  soleil,  considéré  d'abord  comme 
le  roi  de  la  nature,  l'idée  du  feu  et  de  la  lumière, 
a  dû  rester  dans  ce  culte  plus  pur  comme  le 
symbole,  comme  le  signe  extérieur  de  l'intel- 
ligence divine.  Aussi  n'avons-nous  pas  de  peine 
à  comprendre,  dans  un  livre  écrit  chez  les  Chal- 
déens et  dans  leur  langue  sacrée,  ces  magni- 
fiques images  qui  nous  représentent  le  souverain 
Être,  V Ancien  des  jours  avec  un  vêtement  écla- 
tant de  blancheur,  assis  sur  un  trône  de  flamme 
et  de  feu  ardent,  répandant  autour  de  lui  des 
torrents  de  lumière  {ubi  supra,  ch.  vu,  *.  9  et 
10).  Ce  sont,  du  reste,  de  telles  croyances  qui 
nous  expliquent  la  facilité  avec  laquelle  toute  la 
Chaldée  se  laissa  convertir  à  la  religion  de  Zo- 
roastre. 

Les  résultats  que  vient  de  nous  fournir  la  lec- 
ture attentive  des  livres  hébreux  sont  confirmés 
par  d'autres  témoignages  en  assez  grand  nombre. 
Eusèbe  {Prœp.  evang.,  lib.  IV,  c.  v,  et  lib.  IX, 
c.  x)  et  saint  Justin  le  martyr  [Éxhort.  ad  Gent.) 
rapportent  un  oracle,  c'est-à-dire  une  tradition 
antique  qui  attribue  à  la  fois,  aux  Chaldéens  et 
aux  Hébreux,  la  connaissance  d'un  principe  éter- 
nel, père  et  roi  de  l'univers.  Nous  retrouvons  la 
même  idée,  sous  une  forme  bien  plus  matérielle 
et  plus  grossière,  dans  la  cosmogonie  que  ren- 
ferment les  fragments  de  Bérose  ;  car  voici  la 
substance  de  ce  récit  bizarre  placé  dans  la  bou- 
che d'un  personnage  symbolique,  moitié  homme, 
moitié  poisson,  qui  vient  raconter  aux  premiers 
habitants  de  la  Chaldée  le  mystère  de  leur  ori- 
gine et  leur  enseigner  les  arts  et  les  lois  de  la 
civilisation.  Au  commencement  était  le  chaos, 
composé  d'eau  et  de  ténèbres,  au  sein  desquelles 
nageaient  des  êtres  difformes,  des  animaux  et 
des  hommes  à  demi  achevés.  Sur  ce  chaos  ré- 
gnait une  puissance  dont  le  nom  se  traduit  en 
grec  par  thalalta,  c'est-à-dire  la  mer,  et  qui, 
dans  la  langue  chaldéenne,  signifie  la  mère  du 
firmament  (Omorka  ou  Omoroka).  Ce  principe, 
qui  dominait  le  chaos  primitif,  la  mer  ou  le 
firmament,  comme  on  voudra  l'appeler^  a  été 
]  artagé,  par  le  dieu  Bélus,  en  deux  moitiés,  dont 
l'une  servit  à  former  le  ciel,  et  l'autre  la  terre. 
En  même  temps,  Bélus  substitua  la  lumière  aux 


CHAL 


—  262  — 


CHAR 


ténèbres,  l'ordre  à  la.  confusion,  et,  mêlant  son 

fjroprc  sang  au  limon  de  la  terre,  il  fit  naître  à 
a  place  des  êtres  diflormes  dont  nous  avons 
parlé,  des  animaux  et  des  hommes  pareils  à 
ceux  que  nous  voyons  aujourd'hui  (voy.  Fahri- 
cius,  Bibliothèque  grecque,  t.  VI,  et  J.  C.  Sca- 
liger,  Emendatio  temporum,  à  la  fin).  Évidem- 
ment ce  n'est  pas  du  soleil  qu'il  peut  être  ici 
question;  mais  il  s'agit  d'un  principe  intelligent, 
moteur  et  ordonnateur  de  l'univers.  En  même 
temps  nous  voyons  que  la  matière  et  les  cléments 
constitutifs  des  êtres  ont  toujours  existé  à  côté 
de  cette  puissance  supérieure  qui  leur  a  donné 
l'organisation  et  la  vie.  Eh  hien,  cette  douhle 
croyance  est  très-clairement  désignée  par  Dio- 
dore  de  Sicile  (liv.  II,  p.  143,  édit.  d'Amsterdam), 
dans  le  trop  court  passage  qu'il  a  consacré  à  la 
science  et  à  la  religion  chaldéennes. Voici  ses  pro- 
pres termes  :  «  Les  Chaldéens  prétendent  que  la 
nature  du  monde  (triv  fjiàv  Toy  x6<j[xôu  cpùaiv,  — 
sans  doute  il  veut  parler  de  la  substance)  est 
éternelle,  qu'elle  n'a  jamais  eu  de  commen- 
cement et  n'aura  jamais  de  fin,  mais  que  l'ar- 
rangement et  l'ordre  de  l'univers  ont  été  l'œuvre 
d'une  providence  divine,  et  tout  ce  qui  arrive 
encore  aujourd'hui  dans  le  ciel,  loin  d'être  dû 
au  hasard  ou  à  une  cause  aveugle,  a  lieu  par  la 
volonté  expresse  et  fermement  arrêtée  des 
dieux.  »  Mais,  tout  en  renonçant  au  culte  des 
astres,  les  Chaldéens  n'ont  jamais  abandonné 
l'astrologie;  ils  la  justifiaient,  au  contraire,  par 
l'idée  même  de  la  Providence  et  de  l'harmonie 
universelle,  prétendant  que  tout  se  tient,  que 
tout  s'enchaîne  dans  la  nature,  les  événements 
de  la  terre  aux  mouvements  du  ciel,  et  que  les 
premiers  sont  la  conséquence  inévitable  des 
derniers.  Ils  ont  même  porté  si  loin  l'abus  de 
cette  science  chimérique,  que,  sous  le  consulat 
de  Popilius  Laena  et  de  Cneius  Calpurnius,  le 
préteur  Cornélius  Hispalus  se  crut  obligé  de 
chasser  de  Rome  et  de  l'Italie  tous  les  Chaldéens 
qui  s'y  trouvaient  alors  (Valère  Maxime,  liv.  I, 
ch.  m).  Alexandre  le  Grand,  après  leur  avoir 
témoigné  quelque  respect,  fut  conduit,  par  le 
spectacle  des  mêmes  aberrations,  à  les  mépriser 
complètement,  et  dans  toute  l'antiquité  le  nom 
de  Chaldéen  devint  synonyme  d'astrologue  (Dio- 
dore  de  Sicile,  liv.  XVII). 

Les  écrivains  grecs,  tant  païens  que  chrétiens, 
sont  aussi  d'accord  avec  la  Bible  et  les  traditions 
hébraïques  pour  attribuer  aux  Chaldéens  le  culte 
des  démons  et  des  anges,  ou  des  bons  et  des 
mauvais  génies,  de  quelque  nom  qu'on  les  ap- 
pelle. Mais  nous  ne  saurions  admettre  comme 
authentiques  les  détails  qu'ils  nous  transmettent 
sur  ce  point  ;  ceux  que  nous  trouvons,  par  exem- 
ple, dans  les  écrits  d'Eusèbe  {Prœp.  cvang., 
lib.  IV,  c.  v),  de  Porphyre  {de  Abstinentia),  de 
Jamblique  {de  Mysteriis  J^gypliorum,  sect.  viii), 
et  dans  le  recueil  des  prétendus  oracles  chaldaï- 
ques  :  car  il  est  évident  que  toute  cette  hiérarchie 
de  dieux  secondaires,  de  démons,  de  héros,  de 
génies  de  tout  ordre  et  les  noms  mêmes  qu'ils 
portent,  appartiennent  à  la  philosophie  néo-pla- 
tonicienne. C'est  de  là  aussi  qu'on  a  pris,  sans 
nul  doute,  la  distinction  du  Père,  c'est-à-dire  du 
principe  suprême  et  de  la  première  intelligence, 
des  substances  intelligibles  et  des  substances 
intellectuelles,  d'une  lumière  génératrice  ou 
hypercosmique  et  d'une  lumière  engendrée,  et 
cette  idée  toute  platonicienne  d'une  âme  du 
monde,  source  du  mouvement  et  de  la  vie  dans 
toutes  les  parties  de  la  nature.  Voy.  Stanley,  P/i/- 
losophia  orientalis,  lib.  IV. 

Les  noms  propres  dans  lesquels  on  a  voulu 
personnifier  la  sagesse  chaldéenne  nous  offrent 
encore  plus  d'incertitude  que  les  doctrines.  Ainsi, 


il  est  fort  douteux  qu'il  ait  existé  un  ou  plusieurs 
Zoroastre  chaldéens,  distincts  du  grand  Zoroastre, 
fondateur  delà  religion  des  Perses.  Nous  ne  con- 
naissons que  le  nom  d'un  certain  Azonace,  men- 
tionné par  Pline  (liv.  XXX,  ch.  i),  comme  le 
maître  de  Zoroastre.  Notre  ignorance  est  tout 
aussi  irrémédiable  à  Tégard  de  Zoromasdre  et  de 
Teurer  le  Babylonien.  Enfin,  au  milieu  des  as- 
sertions contradictoires  dont  il  a  été  l'objet,  on 
se  demande  encore  ce  que  c'est  que  Bérose,  s'il 
en  a  existé  un  seul  ou  plusieurs,  dans  quel  temps 
il  a  vécu  et  quel  fonds  l'on  peut  faire  sur  les 
fragments  historiques  et  mythologiques  qui  nous 
sont  parvenus  sous  son  nom  par  des  canaux  di- 
vers. 

Bien  que  ces  résultats  ne  soient  pas  d'une  uti- 
lité directe  pour  l'histoire  de  la  philosophie,  nous 
avons  cru  cependant  devoir  y  insister;  car  ils 
serviront  peut-être  à  affaiblir  un  préjugé  encore 
trop  accrédité  dans  certains  esprits,  celui  qui 
rend  tributaires  de  la  sagesse  orientale  les  sys- 
tèmes les  plus  originaux  de  la  philosophie  grec- 
que. 

Voy.,  outre  les  auteurs  que  nous  avons  cités 
dans  le  cours  de  cet  article  :  Brucker,  Histoire 
critique  de  la  Philosophie^  t.  I,  ch.  ii;  —  Stanley, 
Ilisloria  Philosophiez  orientalis,  avec  les  notes 
de  Leclerc,  in-8,  Amsterdam,  1690; — Norberg, 
Dissertatio  deChaldœis  seplentrionalis  originis, 
in-4,  Londres,  1787;  —  Gesenius,  l'article  Chaldée 
dans  V Encyclopédie  d'Ersch  et  Gruber,  t.  III, 
Leipzig,  1827. 

CHARMA  (Antoine),  philosophe  français,  né 
en  1801,  à  la  Charité-sur-Loire.  Après  avoir  ter- 
miné ses  études  au  collège  Bourbon,  il  entra  à 
l'École  normale,  qui  fut  licenciée  en  1822,  avant 
qu'il  y  ait  achevé  sa  deuxième  année.  Il  avait  dès 
lors  le  goût  de  la  philosophie,  et,  quoique  la  vi- 
vacité de  son  imagination  ])ût  nuire  parfois  à  la 
rectitude  de  son  jugement,  il  avait  été  engagea 
y  persévérer  par  un  premier  succès  au  concours 
général,  et  par  les  suff"rages  de  M.  Cousin,  qui  le 
distingua  à  l'École  normale.  Aussi,  lorsque  la 
Restauration  eut  succombé,  il  fut  désigné,  en 
1830,  pour  aller  professer  la  philosophie  à  la 
Faculté  de  Caen.  C'est  là  qu'il  prit  le  grade  de 
docteur  ;  c'est  là  aussi  que  pendant  trente-neuf 
ans  il  donna  un  enseignement  qui  souleva  parfois 
des  orages  ;  on  l'accusait  d'attaquer  le  christia- 
nisme, et  plus  tard  de  se  mêler  à  des  débats  po- 
litiques, oti  il  ne  paraît  pas  d'ailleurs  avoir  montré 
une  grande  constance  d'opinions.  A  la  fin  de  sa 
vie  il  était  réconcilié  avec  tous  ses  adversaires, 
et,  tout  à  fait  dégoûté  des  luttes  qu'il  avait  cher- 
chées avec  une  sorte  de  passion,  il  dépensait  dans 
des  études  d'archéologie  une  activité  d'esprit  qui 
ne  risquait  plus  d'exciter  les  défiances  politiques 
ou  religieuses.  Il  mourut  à  Caen,  en  1869.  Outre 
des  biographies  intéressantes,  comme  celles  de 
Fontenelle,  de  Lanfranc,  de  saint  Anselme  et  un 
manuel  de  philosophie  élémentaire,  on  a  de  lui  : 
1°  Essai  sur  les  bases  et  les  développements  de 
la  moralité,  Paris,  1834.  L'ouvrage  est  divisé  en 
deux  parties,  la  théorie  de  la  volonté  et  son  his- 
toire. On  y  trouve  une  grande  vigueur  de  pensée, 
mais  des  erreurs  de  goût  et  un  penchant  trop 
marqué  pour  l'emphase  ;  2°  Leçons  de  philosophie 
sociale  et  de  logique,  Paris,  1838-1840  ;  3°  Essai 
sur  la  philosophie  orientale,  1842.  Ces  deux  der- 
niers écrits  sont  inférieurs  aux  précédents,  et 
tous  réunis  ne  paraissent  pas  valoir  le  premier 
essai  de  l'auteur,  sa  thèse  sur  le  Layigage,  réim- 
primée en  1846.  Malgré  des  écarts  d'imagination, 
et  surtout  malgré  une  préface  ridicule,  ce  livre 
a  des  parties  excellentes  et  mériterait  d'être  plus 
souvent  consulté.  L'auteur  y  réduit  le  discours  à 
trois  parties  essentielles,  et  soutient  par  des  rai- 


CHAR 


—  263  — 


CHAR 


sons  plausibles  que  le  verbe  a  pour  fonction  d'ex- 
primer l'existence,  qu'il  est  le  vrai  substantif,  que 
les  noms,  au  contraire,  ne  traduisent  que  des 
notions  de  qualités^  et  les  prépositions  (elle  des 
rapports  qui  existait  entre  elles  et  la  substance. 
M.  Charma  a  aussi  donnô  quelques  articles  à  la 
première  édition  de  ce  dictionnaire.        E.  C. 

CHARMIDÀS  ou  CHARMADAS,  philosophe 
de  la  nouvelle  Académie,  disciple  de  Clitomaquc, 
et  lié  d'amitié  avec  Philon,  vivait  dans  le  der- 
nier siècle  avant  l'ère  chrétienne.  Cicéron 
(Tuscul.,  liv.  I,  ch.  XXIV :  de  VOrat.,  liv.  II, 
ch.  Lxxxvin),  Ouintilien  {Inst.  oral.,  liv.  XI, 
ch.  Il),  Pline  [llisl.  nat.,  liv.  VII,  ch.  xxiv), 
louent  la  mémoire  remarquable  dont  il  était 
doué.  Quelquos  éditeurs  l'ont  confondu  avec  Car- 
néado. 

CHARMIDÉS,  dont  Platon  a  donné  le  nom  à 
un  de  SCS  dialogues,  était  fils  de  Glaucon  et  oncle 
maternel  de  Platon.  Après  avoir  dissipé  les  biens 
considérables  que  son  père  lui  avait  laissés,  il  se 
rangea  parmi  les  disciples  de  Socrate,  dont  les 
conseils  le  portèrent  à  s'occuper  des  affaires  pu- 
bliques. Il  fut  un  des  dix  tyrans  que  Lysandre 
établit  dans  le  Piréc  pour  gouverner  conjointe- 
ment avec  les  trente  de  la  ville,  et  périt  dans  le 
premier  combat  que  livrèrent  les  exilés  comman- 
dés par  Thrasybule.  Xénophon  parle  de  Charmidès 
dans  plusieurs  de  ses  ouvrages,  entre  autres  dans 
le  Banquet.  X. 

CHARONDAS,  célèbre  législateur,  placé  à  tort 
par  quelques  historiens,  entre  autres  Diogène 
Laërce  (liv.  VIII,  ch.  xvi)  et  Jamblique  [Vila 
Pylhag.,  chap.  vu),  au  nombre  des  disciples  de 
Pythagore,  était  natif  de  Catane,  et  florissait  vers 
ràn  650  av.  J.  C.  Aristote,  qui  imrle  de  Charon- 
das  en  divers  passages  de  la  Politique  (liv.  II, 
ch.  i.x),  nous  apprend  qu'il  appartenait  à  la  classe 
moyenne,  et  qu'il  avait  donné  des  lois,  non-seu- 
lement à  Catane  sa  patrie,  mais  à  toutes  les  co- 
lonies fondées  par  la  ville  de  Chalcis  en  Italie  et 
en  Sicile.  Ces  lois  étaient  en  vers  et  destinées  à 
être  chantées.  Elles  étaient  conçues  avec  beau- 
coup de  sagesse,  et  elles  ont  dû  exercer  la  plus 
salutaire  influence  sur  toute  la  partie  méridio- 
nale de  l'Italie. 

Consultez  Cicéron,  de  Legibus,  lib.  II,  ch.  vi; 
Epist.  ad  Atiic,  lib.  VI,  ep.  i; —  Diodore  de 
Sicile,  liv.  XII; — Stobée,  Senn.  145;  —  Sainte- 
Croix,  Mémoires  de  VAcad.  des  inscript,  et  belles- 
lettres,  t.  XLII;  —  Heyne,  Opuscula  Academ., 
in-8,  t.  II,  Goëttingue,  1786.  X. 

CHARRON.  Il  est  sans  contredit  un  de  ceux 
qui  ont  le  plus  contribué  à  éveiller,  en  France, 
au  commencement  du  xvii«  siècle,  l'esprit  de  cri- 
tique et  de  libre  examen,  dont  le  scepticisme 
n'est  que  le  premier  et  plus  grossier  essai.  Avec 
des  qualités  beaucoup  moins  brillantes  que  Mon- 
taigne, dont  il  fut  l'ami  et  le  disciple  ;  avec  moins 
de  force  et  de  fécondité  dans  la  pensée,  moins 
de  verve  et  d'originalité  dans  le  style,  il  exerça 
peut-être  sur  les  esprits  un  ascendant  plus  con- 
sidérable, grâce  à  la  méthode  avec  laquelle  il 
sut  présenter  des  idées  d'emprunt,  grâce  au  cadre 
élégant  dans  lequel  il  réunit  et  condensa  tout  le 
contenu  des  immortels  Essais,  ^ràce  aussi  à  la 
hardiesse,  ou  peut-être  à  l'inexpérience  avec  la- 
quelle il  en  laisse  voir  toutes  les  conséquences. 
Les  éditions  de  son  traité  de  la  Sagesse  se  succé- 
dèrent avec  une  étonnante  rapidité,  et  jusqu'à 
l'avènement  d'une  philosophie  plus  élevée  et 
plus  sérieuse,  de  ce  même  cartésianisme,  si  fré- 
quemment accusé  de  nos  jours  d'avoir  semé  par- 
tout l'ini  rédulité  et  le  doute,  il  fut  à  peu  près 
le  seul  précepteur  des  gens  du  monde,  et  faisait 
les  délices  des  classes  éclairées  de  la  société.  A 
4je  titre,  il  doit  occuper  ici  une  place  plus  impor- 


tante qu'il  ne  semble  mériter  par  ses  œuvres  et 
sa  valeur  personnelle. 

Pierre  Charron,  ou  plutôt  Le  Charron,  était  fils 
d'un  libraire  qui  avait  vingt-cinq  enfants.  Il  na- 
quit à  Paris  en  1541,  et  y  fit  ses  premières  étu- 
des. Destiné  par  son  père  à  la  carrière  du  bar- 
reau, il  étudia  le  droit  à  Orléans  d'abord,  puis  à 
Bourges,  où  il  fut  admis  au  grade  de  docteur.  Il 
revint  alors)  à  Paris,  se  fit  recevoir  avocat  au 
Parlement,  et  conserva  cette  profession  pendant 
cinq  ou  six  ans^  mais,  voyant  qu'il  y  obtenait 
peu  de  succès,  il  embraiîsa  l'état  ecclésiastique 
et  se  fit  en  peu  de  temps  une  grande  réputation 
comme  prédicateur.  Il  charma,  par  son  élo- 
quence, Arnaud  de  Pontac,  évêque  de  Bazas,  qui 
l'emmena  avec  lui  dans  son  diocèse.  Il  fut  suc- 
cessivement chanoine  théologal  de  Bazas,  d'Acqs, 
de  Lectoure,  d'Agen,  de  Cahors  et  de  Condom. 
La  reine  Marguerite  le  nomma  son  prédicateur 
ordinaire,  et  il  prêcha  plusieurs  fois  devant 
Henri  IV,  qui  témoigna,  dit-on,  un  grand  plaisir 
à  l'entendre.  Après  dix-sept  ans  d'absence,  en 
1.585,  il  revint  à  Paris  pour  accomplir  le  vœu 
qu'il  avait  fait  d'entrer  dans  un  monastère  de 
chartreux  ;  mais  les  chartreux  le  repoussèrent 
sous  prétexte  qu'il  était  trop  avancé  en  âge. 
Ayant  essuyé  le  môme  refus  de  la  part  de  quel- 
ques autres  ordres  religieux,  il  retourna  à  la  vie 
de  prédicateur,  se  rendit  d'abord  à  Agen,  puis  à 
Bordeaux,  oii  la  rencontre  d'un  personnage  cé- 
lèbre donna  à  ses  idées  une  tout  autre  direction. 
Les  relations  d'amitié  qui  ont  existé  entre  Char- 
ron et  Montaigne  ne  peuvent  pas  être  l'objet  d'un 
doute.  Montaigne,  n'ayant  pas  d'enfants,  permit 
à  Charron,  par  son  testament,  de  porter  les  armes 
de  sa  famille.  A  son  tour  Charron  institua  son 
légataire  universel  un  sieur  de  Camin,  beau- 
frère  de  Montaigne.  Le  premier  ouvrage  publié 
par  notre  chanoine  a  cependant  un  tout  autre  ca- 
ractère que  celui  qui  a  fait  sa  réputation  d'écri- 
vain. Il  a  pour  titre  les  Trois  Vérités,  parce 
qu'il  se  partage  en  trois  livres,  dont  le  premier 
est  consacré. à  prouver,  contre  les  athées,  l'exi- 
stence de  Dieu,  et  à  poser  les  bases  de  la  reli- 
gion en  général;  dans  le  second  on  établit,  contre 
les  païens,  les  juifs  et  les  mahométans,  que  le 
christianisme  est  la  vraie  religion  ;  le  troisième, 
dirigé  contre  les  protestants,  a  pour  but  de  mon- 
trer qu'il  n'y  a  de  salut  que  dans  TÉglise  catho- 
lique. Ce  traité,  aussi  orthodoxe  pour  le  fond  que 
régulier  dans  la  forme,  attira  en  même  temps  à 
Charron  les  attaques  ae  Duplessis-Mornay  etila 
faveur  d'Ébrard  de  Saint-Sulpice,  évêque  de 
Cahors.  Celui-ci  le  nomma  son  grand  vicaire  et 
chanoine  théologal  de  son  église.  En  1595,  Char- 
ron fut  député,  par  le  même  diocèse,  à  l'assem- 
blée générale  au  clergé,  laquelle,  à  son  tour,  le 
choisit  pour  son  premier  secrétaire.  En  1600  et 
1601,  il  fit  paraître  à  Bordeaux,  presque  en  même 
temps,  deux  ouvrages  de  nature  bien  différente: 
son  célèbre  traité  de  la  Sagesse,  dont  nous  allons 
tout  à  l'heure  donner  une  idée,  et  ses  Discours 
chrestiens,  non  moins  irréprochables  d'orthodoxie 
que  son  traité  des  Trois  Vérités.  Auquel  de  ces 
deux  ouvrages  pouvons-nous  appliquer  ces  pa- 
roles [de  la  Sagesse,  liv.  I,  ch.  i)  :  «  Ne  vous  ar- 
restez  pas  là,  ce  n'est  pas  luy,  c'est  tout  un  autre, 
vous  ne  le  cognoistriez  pas?  »  De  retour  à  Paris 
en  1C03,  Charron  y  mourut  subitement,  dans  la 
rue.  d'une  attaque  d'apoplexie,  le  16  novembre 
de  la  même  année,  au  moment  où  il  faisait  im- 
primer une  seconde  édition  de  son  livre  de  la  Sa- 
gesse. Le  recteur  de  l'Université  de  Paris,  la 
Sorbonne,  le  Parlement  et  même  le  Châtelet  s'op- 
posèrent à  cette  réimpression.  Les  premières 
feuilles  en  furent  saisies  jusqu'à  trois  fois  et  dé- 
noncées à   la  cour.  Enfin,   grâce  au  président 


CHAR 


264  — 


CHAR 


Jeannin,  qui  déclara  que  ces  matiîires  n'étaient 
pas  à  la  portée  du  vulgaire,  grâce  aussi  au  zèle 
de  la  Rochcmaillet,  l'ami  et  le  biographe  de 
Charron,  l'ouvrage  put  paraître  en  1 G04  avec  beau- 
coup de  changements  et  de  suppressions.  Celte 
édition  mutilée  n'ayant  pas  eu  de  succès,  on  en 
publia  bientôt  une  troisième,  conforme  aux  ma- 
nuscrits de  l'auteur  (in-8,  Paris,  1607),  et  à  celle- 
là  en  succédèrent  plusieurs  autres  avec  une  rapi- 
dité qui  ne  laisse  pas  de  doute  sur  la  direction 
des  idées  à  cette  éj)oque. 

Dès  qu'on  a  jeté  les  yeux  sur  la  préface  de  ce 
livre,  on  en  connaît  l'esprit  et  le  but.  «  J'ai  ici 
usé,  nous  dit  Charron,  d'une  grande  liberté  et 
franchise  à  dire  mes  advis  et  à  heurter  les  opi- 
nions contraires,  bien  que  toutes  vulgaires  et 
communément  rcceuës.  »  Si  on  lui  objecte  que, 
cette  franchise  va  peut-être  un  peu  trop  loin,  il 
répond  qu'il  n'écrit  point  pour  le  cloître,  mais 
pour  les  gens  du  monde  ;  qu'il  ne  fait  pas  le  théo- 
logien ou  le  cathcdrant,  mais  qu'il  use  de  la  li- 
berté philosophique.  Quant  à  l'objet  même  de  ses 
recherches,  la  sagesse  n'est  pas  pour  lui  un  état 
de  perfection  inaccessible,  ou  cette  science  chi- 
mérique des  choses  divines  et  humaines  que 
poursuivent  en  vain  depuis  tant  de  siècles  les 
théologiens  et  les  philosophes  :  il  veut  seulement 
nous  montrer  l'homme  tel  qu'il  est,  avec  ses  qua- 
lités et  ses  défauts,  avec  ses  avantages  et  ses  mi- 
sères, et  lui  enseigner  à  être  le  moins  malheu- 
reux possible  dans  la  condition  que  la  nature  et 
la  société  lui  ont  faite. 

Malgré  l'aversion  que  Charron  professe  pour 
les  formes  didactiques,  son  ouvrage  est  ordonné 
avec  une  régularité  parfaite  et  moins  éloignée 
qu'il  ne  le  pense  des  habitudes  de  l'école.  Il  se 
partage,  comme  le  traité  des  Trois  Vérités,  en 
trois  livres,  dont  chacun  nous  offre  à  son  tour 
un  grand  luxe  de  divisions,  sans  qu'il  y  ait  plus 
de  rigueur  dans  la  pensée  et  moins  de  redites 
dans  l'expression.  Le  premier  de  ces  trois  livres 
;i  pour  but  de  nous  initier  à  la  connaissance  de 
nous-mêmes  dans  le  sens  que  nous  avons  indiqué 
tout  à  l'heure;  le  second  nous  propose  des  règles 
générales  de  conduite,  également  applicables  à 
tous  les  hommes  et  à  la  vie  humaine,  considérée 
dans  son  ensemble;  dans  le  dernier  se  trouvent 
réunis,  sous  le  titre  des  Quatre  Vertus  cardi- 
nales, différents  préceptes  particuliers  à  l'usage 
des  princes,  des  magistrats,  des  époux,  des  pa- 
rents et  de  tous  les  hommes,  dans  certaines  cir- 
constances définies  de  leur  existence  intérieure 
ou  extérieure.  Partout  respire  le  plus  découra- 
geant scepticisme  et  le  plus  profond  dédain 
pour  les  croyances  qui  font  la  force  et  la  dignité 
de  l'homme.  Pas  un  mouvement  généreux ,  pas 
un  regret  pour  les  biens  qu'on  nous  enlève  ;  vous 
ne  trouverez  un  peu  de  vie,  un  peu  de  chaleur 
que  dans  la  peinture  de  nos  faiblesses  et  de  nos 
misères;  le  chapitre  qui  traite  de  ce  sujet  (liv.  I, 
ch.  vi)  ne  serait  peut-être  pas  indigne  de  Mon- 
taigne. 

Le  scepticisme  de  Charron  ne  prend  aucun 
soin  de  se  dissimuler.  «  La  vérité,  dit-il  (liv.  I, 
ch.  xvi),  n'est  point  un  acquest  ni  chose  qui  se 
laisse  prendre  et  manier,  et  encore  moins  possé- 
der à  l'esprit  humain.  Elle  loge  dedans  l'esprit 
de  Dieu,  c'est  là  son  giste  et  sa  retraite....  Les 
erreurs  se  reçoivent  en  noslre  âme  par  mesme 
voye  et  conduite  que  la  vérité;  l'esprit  n'a  pas 
de  quoi  les  distinguer  et  choisir.  »  En  effet,  quel- 
les sont  les  différentes  sources  de  nos  jugements 
et  de  nos  prétendues  connaissances?  Charron  les 
réduit  au  nombre  de  trois  :  la  raison,  l'expé- 
rience et  le  témoignage  de  nos  semblables,  le 
consentement  général  des  hommes.  Les  deux 
premières,  selon  lui  (liv.  I,  ch.  iv  et  xvi),  sont 


faibles,  incertaines,  ondoyantes;  mais  l'expé- 
rience encore  plus'  que  la  raison,  bien  que  la 
raison  se  prête  aussi,  avec  une  souplesse  extrême, 
aux  résultats  les  plus  opposés.  Le  consentement 
général  des  hommes  serait  sans  doute  un  grand 
argument  en  faveur  de  la  vérité;  mais  malheu- 
reusement le  nombre  des  fous  sui passe  de  beau- 
coup celui  des  sages;  ensuite  ce  consentement 
se  forme  par  une  sorte  de  contagion,  sans  juge- 
ment ni  connaissance,  et,  pour  nous  servir  de 
l'expression  originale  de  notre  philosophe,  à  la 
suite  de  quelques-uns  qui  ont  commencé  la 
danse  (liv.  I,  ch.  xvi).  A  l'exemple  de  Montai- 
gne, Charron  insiste  avec  beaucoup  de  complai- 
sance sur  la  diversité  des  opinions,  des  moeurs, 
des  lois  et  des  croyances  qui  régnent  parmi  les 
hommes.  «  Ce  qui  est,  dit-il  {ubi  supra),  impie, 
injuste,  abominable  en  un  lieu,  est  pitié,  justice 
et  honneur  ailleurs,  et  ne  saurait  nommer  une 
loy,  coustume,  créance  receuë  ou  rejetée  géné- 
ralement partout.  » 

Charron  est  conséquent  avec  lui-même  lors- 
que, après  avoir  établi  que  la  vérité  se  dérobe  à 
toutes  nos  recherches,  il  déclare  la  liberté  de  la 
pensée  tout  à  fait  inutile  et  même  dangereuse 
pour  le  repos  de  la  société  II  vaut  beaucoup 
mieux,  nous  assure-t-il,  mettre  l'esprit  en  tutelle 
et  le  coucher  (ce  sont  ses  propres  expressions), 
que  de  le  laisser  aller  à  sa  guise.  «  Il  a  plus  be- 
soin, dit-il  encore  {ubi  supra),  en  parlant  pres- 
que comme  Bacon^  il  a  plus  besoin  de  plomb 
que  d'aisles,  de  bride  que  d'esj  erons.  »  Mais  il 
n'est  pas  question  ici  de  méthode;  il  s'agit  de 
force  et  de  contrainte.  Charron  observe  que  les 
États  les  plus  heureux  et  les  mieux  gouvernés  ne 
sont  pas  ceux  oii  l'intelligence  exerce  le  plus 
d'empire.  Il  y  a  eu  plus  de  troubles  et  de  sédi- 
tions, en  dix  ans,  dans  la  seule  ville  de  Flo- 
rence, qu'en  cinq  cents  ans  au  pays  des  Grisons. 
La  raison  qu'il  en  donne,  c'est  que  «  les  hommes 
d'une  commune  suffisance  sont  plus  souples  et 
font  plus  volontiers  joug  aux  lois,  aux  supé- 
rieurs, à  la  raison,  que  ces  tant  vifs  et  clair- 
voyants qui  ne  peuvent  demeurer  en  leur  peau.  » 
C'est  un  spectacle  fait  pour  étonner,  mais  ce- 
pendant moins  rare  qu'on  ne  pense,  de  voir  le 
scepticisme  arriver  aux  mêmes  résultats  que  le 
fanatisme  le  plus  intolérant. 

Il  y  a  diverses  manières  d'être  sceptique  :  les 
uns  le  sont  par  une  piété  mal  entendue,  pour  hu- 
milier l'homme  devant  l'autorité  ou  devant  la 
grandeur  divine  ;  les  autres  par  suite  d'un  idéa- 
lisme exagéré  qui  ne  veut  rien  comprendre  au 
delà  de  l'intelligence  elle-même.  Le  scepticisme 
de  Charron  incline  visiblement  au  sensualisme  et 
même  au  matérialisme.  «  Toute  cognoissance, 
dit-il  (liv.  I,  ch.  xii),  s'achemine  en  nous  par  les 
sens  :  ce  sont  nos  premiers  maistres,  elle  com- 
mence par  eux  et  se  résoult  en  eux.  Ils  sont  le 
commencement  et  la  fin  de  tout.  »  C'est  par  des 
hypothèses  purement  matérialistes,  et  il  faut 
ajouter  parfaitement  puériles,  qu'il  s'efforce  de 
rendre  compte  de  nos  diverses  facultés.  L'âme, 
sur  la  nature  de  laquelle  il  évite  de  se  pronon- 
cer, est  logée  dans  les  ventricules  du  cerveau. 
Or  le  cerveau  est  susceptible  de  trois  tempéra- 
ments :  le  sec,  l'humide  et  le  chaud.  Le  tempé- 
rament sec  est  la  condition  de  l'entendement;  de 
là  vient  que  les  vieillards,  les  personnes  à  jeun 
et  celles  qui  mènent  habituellement  une  vie  au- 
stère^ ont  plus  de  jugement,  de  prudence  et  de 
solidité  dans  l'esprit  que  les  autres.  Le  tempé- 
rament humide  est  la  condition  de  la  mémoire  : 
aussi  les  enfants  ont-ils  cette  faculté  plus  déve- 
loppée que  les  hommes  faits,  et  les  habitants 
du  nord  plus  que  ceux  du  midi.  Enfin  l'imagina- 
tion est  le  fruit  d'un  tempérament  chaud,  comme 


CHAR 


—  265  — 


CHIN 


nous  le  voyons  par  l'excinplc  des  jeunes  gens, 
des  hommes  du  raidi  et  môme  des  lous,  de  ceux 
qui  soufl'reat  d'une  miiladio  ardente.  Mais  que 
rcste-t-il  de  toutes  ces  facultés  et  de  notre  cire 
tout  entier  quand  le  cerveau  se  dissout,  avec 
tous  les  autres  org;\ncs,  par  la  mort?  Nous  lais- 
serons à  Charron  le  soin  de  répondre  lui-même 
à  cette  question.  «  L'immortalité  de  l'âme  est  la 
chose  la  plus  universellement,  religieusement  et 
plausiblement  receuë  par  tout  le  monde  (j'en- 
tends d'une  externe  et  publique  profession,  non 
d'une  interne,  sérieuse  et  vraye  créance),  la  plus 
utilement  creuë,  la  plus  faiblement  prouvée  et 
cstablie  par  raison  et  moyens  humains.  •>  (Liv.  I, 
ch.  XV.) 

Il  faut  l'entendre  aussi  lorsqu'il  compare 
l'homme  aux  animaux.  Selon  lui,  tous  les  avan- 
tages que  nous  prétendons  posséder  sur  les  bê- 
tes, les  facultés  de  l'esprit  dont  nous  sommes  si 
fiers  et  au  nom  desquelles  nous  les  méprisons  si 
fort,  les  bêtes  les  partagent  avec  nous.  Elles  ont 
un  cerveau  composé  de  la  même  manière  ;  or, 
c'est  par  le  cerveau  qu'on  raisonne.  Elles  savent 
comme  nous  conclure  du  particulier  au  général, 
réunir  des  idées,  les  séparer,  distinguer  ce  qui 
leur  est  utile  ou  nuisible,  et  elles  ont  de  plus  que 
nous  la  bonté,  la  force,  la  modération  des  dé- 
sirs, la  vraie  liberté,  exempte  des  craintes  ser- 
viles  et  de  toute  superstition,  et  même  la  vertu  : 
car  elles  ne  connaissent  ni  notre  ingratitude  ni 
notre  cruauté;  on  ne  voit  jamais,  par  exemple, 
des  animaux  de  la  même  espèce  faire  un  carnage 
les  uns  des  autres  ou  se  réduire  à  la  condition 
d'esclaves  (liv.  I,  ch.  viii).  Au  milieu  de  ces 
doutes  et  de  ces  paradoxes,  on  ne  peut  cependant 
s'empêcher  de  reconnaître  parfois  un  esprit  so- 
lide. Ainsi,  après  avoir  distingué  les  trois  facul- 
tés intellectuelles  dont  nous  avons  parlé  plus 
haut,  Charron  essaye,  comme  Bacon  l'a  fait  plus 
tard  avec  beaucoup  de  profondeur,  de  fonder 
sur  cette  base  une  classification  des  connaissan- 
ces humaines  (liv.  I,  ch.  xv).  Il  désire  qu'on 
nous  vante  un  peu  moins  la  sublimité  de  l'esprit 
et  qu'on  s'occupe  davantage  à  le  connaître,  à 
l'observer  et  à  l'étudier  dans  tous  les  sens 
(liv.  I,  ch.  xvi).  En  un  mot,  il  nous  laisse  voir 
partout,  nous  ne  dirons  pas  le  talent,  mais  l'in- 
stinct de  la  psychologie.  On  s'aperçoit  que  Des- 
cartes n'est  pas  loin. 

Malgré  les  deux  livres  qui  y  sont  consacrés, 

Quelques  lignes  suffiront  pour  donner  une  idée 
e  la  morale  ou  de  la  sagesse  pratique  de 
Charron.  La  première  règle  qu'il  nous  propose, 
c'est  de  nous  défendre  de  rien  affirmer  ;  c'est  de 
suspendre  notre  jugement  et  de  ne  prendre  parti 
pour  aucune  des  opinions  entre  lesquelles  le 
genre  humain  se  partage  (liv.  II,  ch.  ii).  La  se- 
conde règle,  c'est  de  se  tenir  libre  de  toute  af- 
fection et  de  tout  attachement  un  peu  vif.  «  Et 
pour  ce  faire,  dit  Charron  (itèt  supra),  le  souve- 
rain remède  est  de  se  prester  à  aultruy  et  de  ne 
se  donner  qu'à  soy,  prendre  les  affaires  en  main, 
non  à  cœur,  s'en  charger  et  non  se  les  incorpo- 
rer^  ne  s'attacher  et  mordre  qu'à  bien  peu  et  se 
tenir  toujours  à  soy.  »  Dans  ces  deux  règles  sont 
renfermées,  d'après  lui,  toute  prudence  et  toute 
sagesse;  tout  le  reste,  si  nous  pouvons  emprun- 
ter cette  expression  d'une  morale  bien  dififérente, 
n'en  est  que  le  commentaire.  Dans  les  limites 
où  ses  principes  leur  permettent  d'exister,  il 
veut  bien  consentir  à  admettre  toutes  les  vertus, 
et  il  prend  même  la  peine  de  les  définir  et  de 
les  régler  très-longuement.  L'indifférence  en 
matière  d'opinion  et  l'égoïsme  en  matière  de 

sentiment,  voilà  le  dernier  mot  de  la  sagesse  de 

Charron. 
Si  on  avait  la  tentation  de  croire  que  Charron, 


ecclésiastjquc,  prédicateur  célèbre,  défenseur  do 
l'orthodoxie  catholique  contre  les  protestants,  a 
pu  admettre,  au  nom  de  l'autorité  religieuse, 
tout  ce  qu'il  a  attaqué  au  nom  de  la  raison,  on 
serait  bientôt  désabusé  en  voyant  dans  quels 
termes  il  parle  en  général  et  d'une  manière  ab- 
solue de  toutes  les  religions.  Toutes,  selon  lui 
(liv.  II,  ch.  v),  sont  également  cstrangcs  et  hor- 
ribles au  sens  commun.  «  Elles  sont,  quoy  qu'on 
die,  tenues  par  mains  et  moyens  humains,  tes- 
moin  premièrement  la  manière  que  les  religions 
ont  été  reçues  au  monde  et  sont  encore  tous  les 
jours  par  les  particuliers  :  la  nation,  le  pays,  le 
lieu  donne  la  religion;  l'on  est  de  celle  que  le 
lieu  auquel  on  est  né  et  eslevé  tient;  nous  som- 
mes circoncis,  baptisés,  juifs  mahométans, 
chrcstiens,  avant  que  nous  sçacnions  que  nous 
sommes  hommes.  »  Voltaire,  par  la  bouche  de 
Zaïre,  ne  parle  pas  autrement  : 

Je  le  vois  trop;  les  soins  qu'on  prend  de  notre 

[enfance 
Forment   nos   sentiments ,  nos    mœurs ,  notre 

[croyance. 
J'eusse  été  près  du  Gange  esclave  des  faux  dieux, 
Chrétienne  dans  Paris,  musulmane  en  ces  lieux. 

Il  serait  inutile  d'indiquer  ici  toutes  les  édi- 
tions du  traité  de  la  Sagesse;  nous  ajouterons 
seulement  à  celles  qui  ont  été  mentionnées 
dans  le  cours  de  cet  article  le  traité  de  la  Sa- 
gesse (in-8,  Paris,  1608),  composé  par  Charron 
peu  de  temps  avant  sa  mort,  et  où  l'on  trouve  à 
la  fois  une  apologie  et  un  résumé  de  son  livre. 
Il  a  paru  aussi  à  Amsterdam  une  Analyse  rai- 
sonnée  de  la  Sagesse  de  Charron,  par  M.  de  Lu- 
chet,  in-12,  1763.  Le  traité  des  Trois  Vérités  a 
été  publié  pour  la  première  fois  à  Cahors  en 
1594,  sans  nom  d'auteur.  Il  fut  réimprimé  l'an- 
née suivante  à  Bruxelles  (in-8) ,  sous  le  nom  de 
Benoît  Vaillant^  et  à  Bordeaux  sous  le  nom  de 
l'auteur.  Les  Discours  chrétiens  furent  imprimés 
à  Bordeaux  en  1600  et  à  Paris  en  1604.  in-8.  En- 
fin nous  indiquerons  encore  un  recueil  intitulé  : 
Toutes  les  Œuvres  de  Pierre  Charron,  Pari- 
sien, in-4,  Paris,  1635.  Ce  recueil  est  précédé  de 
la  Vie  de  l'auteur,  par  Michel  de  la  Roche- 
maillet. 

CHILON,  un  des  sept  sages  de  la  Grèce,  né  à 
Sparte  d'un  père  nommé  Damagète,  fut  nommé 
éphore  dans  sa  patrie,  la  première  année  de  la 
Lvi*  olympiade  (556  av.  J.  C).  On  rapporte  qu'il 
mourut  de  joie  en  apprenant  que  son  fils  venait 
d'être  couronné  aux  jeux  Olympiques.  Diogène 
L:\erce  nous  a  conservé  (liv.  I,  ch.  lxviii)  plu- 
sieurs maximes  de  morale  pratique  qui  justi- 
fient la  réputation  de  sagesse  de  Chilon.  Voy.  la 
Morale  dans  Vantiquite,  par  A.  Garnier,  Paris , 
1865,  in-12;  la  Morale  avant  les  philosophes, 
par  L.  Menard,  Paris,  1860,  in-12;  et  l'article 
Sages  (les  sept). 

CHINOIS  (Philosophie  des).  C'est  encore  une 
question  pour  beaucoup  de  personnes,  de  savoir 
s'il  y  a  une  philosophie  chinoise,  si  les  Chinois 
ont  connu  et  pratiriué  ce  que  l'on  appelle  de  nos 
jours  la  philosophie.  Depuis  Brucker,  qui  la 
trouvait  partout,  jusqu'à  Hegel,  qui  ne  la  voyait 
presque  nulle  part,  les  historiens  de  la  philoso- 
phie ont  été  fort  embarrassés  pour  parler  de  la 
philosophie  chinoise,  et  plusieurs  d'entre  eux  ont 
pris  le  parti  de  nier  son  existence.  L'embarras, 
il  faut  le  dire,  était  légitime  et  tenait  à  l'insuf- 
fisance ou  plutôt  à  l'absence  presque  complète 
de  documents  philosophiques  mis,  par  les  sino- 
logues, à  la  portée  des  penseurs  européens. 
Avant  l'exposition  si  substantielle  qne  Colebrooke 
a  faite  des  différents  systèmes  de  la  philosophie 
indienne  dans  ses  admirables  Essais,  on  soup- 


cniN 


—  26G  — 


GiilN 


connaît  à  peine  rcxistcncc  de  celle  philosopliic. 
Il  en  est  encore  de  même  aujourd'hui  pour  la 
philosophie  des  Chinois.  Celle-ci  ne  présente  pas, 
il  est  vrai,  un  ensemhle  aussi  imposant,  aussi 
complet  de  textes  spéciaux  et  de  commentaires, 
avec  les  divisions  et  les  formules  rigoureuses  de 
l'école;  cependant,  elle  est  riche  aussi  en  monu- 
ments de  difTérents  genres,  les  uns  assez  moder- 
nes, les  autres  antérieurs  aux  plus  anciens  frag- 
ments que  nous  ayons  conservés  de  la  philosophie 
grecque. 

Les  éternels  problèmes  qui,  depuis  plus  de 
trois  mille  ans,  n'ont  pas  cessé  d'occuper^  l'in- 
telligence humaine,  ont  aussi  exercé  les  médita- 
tions des  philosophes  chinois,  et  la  composition 
même  de  leur  langue,  peu  l'avoraLle  en  appa- 
rence aux  conceptions  abstraites,  n'a  servi  qu'à 
donner  à  leur  génie  plus  d'originalité  et  de 
ressort.  Nous  allons  passer  en  revue  leurs  divers 
systèmes  dans  l'ordre  môme  où  ils  ont  reçu  le 
jour,  et  nous  diviserons  en  trois  périodes  tout  le 
temps  que  nous  avons  à  parcourir. 

Première  période.  —  Le  plus  ancien  monu- 
ment que  nous  possédions  de  la  philosophie  chi- 
noise a  pour  titre  le  Livre  des  Transformations 
(Y-Kîng).  Il  se  compose  de  deux  textes  :  l'un 
plus  ancien,  qu'on  attribue  à  Fou-hi,  l'inventeur 
des  premiers  linéaments  de  l'écriture  chinoise, 
et  qui  vivait  à  peu  près  trois  mille  ans  avant 
notre  ère  ;  l'autre  plus  moderne  et  plus  intelli- 
gible, que  l'on  croit  avoir  été  composé  dans  le 
xii'  siècle  avant  la  môme  époque. 

La  pensée  générale  de  ce  livre,  dégagée  de  la 
forme  symbolique  du  nombre  dont  elle  est  gé- 
néralement revêtue,  est  d'enseigner  l'origine  ou 
la  naissance  dos  choses,  et  leurs  transformations, 
subordonnées  au  cours  régulier^  des  saisons  ;  de 
sorte  qu'on  y  trouve,  dans  un  état  encore  très- 
grossier  ,  il  est  vrai ,  une  cosmogonie ,  une 
physique  et  une  sorte  ae  psychologie. 

On  comprendra  facilement  qu'une  écriture  qui 
remplaçait  les  cordeie</cs  nouées  et  qui  consistait 
uniquement  dans  une  simple  ligne  continue  ou 
brisée,  combinée  de  diverses  manières,  ne  pou- 
vait qu'exprimer  très-imparfaitement  les  idées 
principales  de  la  pensée  humaine  à  son  début. 
C'est  ce  qui  eut  effectivement  lieu  pour  le 
Y-Kîng  de  Fou-hi.  Les  figures  avec  lesquelles  ce 
personnage  antédiluvien  construisit  la  science 
de  son  temps,  sont  pour  nous,  dans  l'ordre  [in- 
tellectuel, ce  que  sont,  dans  l'ordre  physique, 
ces  débris  organiques  fossiles  que  l'on  découvre 
dans  les  entrailles  de  la  terre  :  ce  sont  des  restes 
d'une  civilisation  dont  nous  n'avons  plus  la 
complète  intelligence. 

Ce  que  nous  pouvons  dire  cependant  de  Fou-hi, 
c'est  que  le  principe  fondamental  de  sa  concep- 
tion ontologique  est  le  principe  binaire,  l'ab- 
straction ou  le  raisonnement  n'étant  pas  encore 
assez  avancé  pour  atteindre  jusqu'à  la  concep- 
tion de  VUnilé  suprême.  Fou-hi  pose  donc  au 
sommet  de  ses  catégories  le  ciel  et  la  terre,  re- 
présentés le  premier  par  la  ligne  continue  ( — ), 

la  seconde  par  la  ligne  brisée  ( ).  Le  premier 

symbole  représente  en  même  temps  le  premier 
principe  mâle,  le  soleil,  la  lumière,  la  chaleur, 
le  mouvement,  la  force,  en  un  mot  tout  ce  qui  a 
un  caractère  de  supériorité,  d'activité  et  de  per- 
fection; le  second  symbole  représente  en  même 
temps  le  premier  principe  femelle,  la  lune,  les 
ténèbres,  le  froid,  le  repos,  la  faiblesse,  en  un 
mot  tout  ce  qui  a  un  caractère  d'infériorité,  de 
passivité  et  d'imperfection. 

Toutes  les  choses  naissent  par  la  composition 
et  périssent  par  la  décomposition.  Ce  mode  de 
génération  et  de  dissolution  est  le  seul  connu  et 
exprimé  dans  le  Y-King  :  la  génération,  par  un 


caractère  qui  exprime  le  passage  du  non-être  à 
l'être  corporel  ;  la  dissolution,  par  un.  caractère 
qui  exprime  le  passage  de  l'être  au  non-être; 
de  sorte  que  ces  deux  termes  réunis  expriment 
les  mutations  ou  les  transformations  de  toutes 
choses. 

Il  y  a  dans  le  Livre  des  Transformations  une 
certaine  métaphysi([ue  des  nombres  qui  rappelle 
le  système  de  Pythagore.  Vunilé,  représentée 
par  la  ligne  horizontale  simple,  est  la  base  fon- 
damentale de  ce  système;  c'est  la  représentation 
du  parfait,  et,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  le 
symbole  du  ciel  ;  c'est  la  source  pure  et  primor- 
diale de  tout  ce  qui  existe.  La  création  des  êtres, 
ou  plutôt  leur  combinaison  dans  l'espace  et  le 
temps,  se  fait  selon  la  loi  des  nombres.  Le  mou- 
vement des  astres  et  le  cours  des  saisons]  dé- 
pendent aussi  de  la  loi  des  nombres.  Dans  ce 
système,  les  nombres  impairs,  qui  ont  pour 
base  Vunilé,  sont  parfaits;  et  les  nombres  pairs, 
qui  ont  pour  base  la  dualité,  sont  imparfaits. 
Les  différentes  combinaisons  de  ces  nombres 
expriment  toutes  les  lois  qui  président  à  la  for- 
mation des  êtres. 

L'ancien  Livre  des  Transformations  distingue 
les  hommes  supérieurs  et  vertueux,  des  hommes 
inférieurs  et  vicieux  :  les  premiers  sont  ceux  qui 
se  conforment  aux  lois  du  ciel  et  de  la  terre, 
qui  suivent  la  droiture  et  pratiquent  la  justice  ; 
les  seconds,  ceux  qui  agissent  dans  un]  sens  con- 
traire. Des  félicités  terrestres  sont  la  récom- 
pense des  premiers,  et  des  calamités  le  châtiment 
des  seconds. 

Il  serait  difficile  de  décider  si  la  doctrine  d'une 
âme  immatérielle  distincte  du  corps,  celle  d'une 
vie  future,  celle  d'un  Dieu  suprême  séparé  du 
monde,  sont  exprimées  dans  le  Livre  des  Trans- 
formations. Si  ces  doctrines  y  existent,  c'est 
d'une  manière  si  obscure  qu'il  faudrait  un  long 
et  persévérant  labeur  pour  les  en  dégager.  Nous 
pourrions  dire  que  ces  doctrines  ne  se  trouvent 
pas  même  en  germe  dans  l'ancien  texte  du 
Y-Kîng  ;  car  il  n'y  est  question  des  esprits  et 
des  génies  que  dans  les  Commentaires  de  Con- 
fucius.  Nous  ne  pouvons  donc  pas  admettre 
l'opinion  des  anciens  missionnaires  jésuites,  qui 
soutenaient,  contrairement  à  l'opinion  des  do- 
minicains, que  les  anciens  Chinois  avaient  connu 
les  doctrines  chrétiennes  sur  Dieu,  sur  l'âme 
et  la  vie  future,  et  que  ces  doctrines  se  trou- 
vaient exprimées  dans  leurs  anciens  livres.  C'est 
en  aidant  à  la  lettre  des  textes,  en  les  confon- 
dant avec  des  textes  postérieurs  ou  avec  des 
commentaires  modernes,  que  les  missionnaires 
en  question  prouvaient  ou  croyaient  prouver  leurs 
assertions.  Quelques-uns  d'entre  eux,  comme  le 
P.  Prémare,  étaient  sincèrement  persuadés,  nous 
le  croyons,  de  la  vérité  de  ce  qu'ils  avançaient, 
mais  le  désir  de  trouver  dans  les  anciens  livres 
chinois  ce  qu'ils  voulaient  y  trouver  les  a  en- 
traînés au  delà  de  la  vérité. 

Ce  qui,  dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances 
et  de  la  composition  des  textes,  nous  paraît  le 
plus  vraisemblable,  c'est  que  la  conception  phi- 
losophique du  Livre  des  Transformations  est 
un  vaste  naturalisme,  fondé  en  partie  sur  un 
système  mystique  ou  symbolique  des  nombres, 
dont  on  retrouve  les  traces  dans  les  fragments 
qui  nous  restent  des  premiers  philosophes  grecs. 
Encore  la  doctrine  des  nombres  paraît-elle  dans 
le  Y-Kîng  comme  une  addition  postérieure  et 
étrangère  à  la  conception  primitive. 

Toutefois,  le  ciel  y  est  considéré  comme  une 
puissance  supérieure,  intelligente  et  providen- 
tielle dont  les  événements  humains  dépendent  et 
qui  rémunère  en  ce  monde  les  bonnes  et  les 
mauvaises  actions.  C'est  surtout  dans  le  Chou- 


CHIN 


—  267  — 


GIIIN  ' 


King  ou  Livre  par  excellence,  dont  la  rédaction 
est  duc  à  Confucius  (vi"  siècle  avant  notre  ère), 
que  cette  puissance  providentielle  est  représen- 
tée comme  agissant  d'une  manière  non  équivo- 
3ue  sur  le  cours  des  événements.  Ce  ciel  provi- 
entiel  est  représenté,  dans  l'ancien  texte  du 
K-AYn(7,par  trois  lignes  convexes  superposées,  à 

{)cu  près  comme  les  Ëgypticns  représentaient 
e  ciel  dans  leur  écriture  hiéroglyphique. 

Après  le  Livre  des  Transformatio72s,  le  plus 
ancien  monument  de  la  philosophie  chinoise  est 
un  fragment  du  Livre  des  Annales  {Choû-King) 
intitulé  la  Suhli)ne  doctrine,  que  le  ministre 
philosophe  Ki-lscu  dit  avoir  été  reçue  autrefois 
du  ciel  par  le  grand  Yu  (2200  ans  avant  notre 
ère),  et  qu'il  expose  au  roi  Wou-wang,  de  1122 
à  1166  avant  notre  ère.  Le  roi  interroge  le  phi- 
losophe sur  les  voies  secrètes  que  le  ciel  em- 
ploie pour  rendre  les  peuples  heureux  et  tran- 
quilles, et  le  prie  de  lui  expliquer  ces  voies  qu'il 
ignore.  Ki-tseu  répond  au  roi  en  lui  exposant 
tout  un  système  de  doctrines  abstraites  et  de 
catégories  restées  fort  obscures  pour  nous,  mal- 
gré les  explications  des  commentateurs  chinois. 

Il  dit  d'abord  que  la  Sublime  doctrine  com- 
prend neuf  règles  ou  catégories  fondamentales, 
dont  la  cinquième,  celle  qui  concerne  le  souve- 
rain, est  le  pivot  ou  le  centre.  La  première  ca- 
tégorie comprend  les  ci7iq  grands  éléments,  qui 
sont  Veau,  le  feu,  le  bois,  les  métaux,  la  terre. 
La  seconde  comprend  les  cinq  facultés  actives, 
qui  sont  l'attitude  ou. la  contenance,  le  langage, 
la  i'!<e,  l'ouïe,  la  pensée.  La  troisième  comprend 
les  huit  principes  ou  règles  de  gouvernement 
concernant  la  nourriture  ou  le  nécessaire  à 
tous,  la  richesse  publique,  les  sacrifices  et  les 
cérémonies,  V administration  de  la  justice,  etc. 
La  quatrième  comprend  les  cinq  choses  périodi- 
ques, à  savoir  :  l'année,  la  lune,  le  soleil,  les 
étoiles,  planètes  et  constellations,  les  nombres 
astronomiques.  La  cinquième  comprend  le  faîte 
impérial  ou  pivot  fixe  du  souverain  qui  consti- 
tue la  règle  fondamentale  de  sa  conduite  appli- 
quée au  bonheur  du  peuple.  La  sixième  com- 
prend les  trois  vertus,  qui  sont  la  vérité  et  la 
droiture,  la  sévérité  ou  l'indulgence  dans  l'exer- 
cice du  pouvoir.  La  septième  comprend  l'exa- 
men des  cas  douteux  par  sept  différents  pronos- 
tics. La  huitième  comprend  l'observation  des 
phénomènes  célestes.  Enfin  la  neuvième  com- 
prend les  cinq  félicités  et  les  six  calamités  (la 
somme  des  maux  dans  la  vie  dépassant  celle  des 
biens). 

Voilà  une  esquisse  rapide  des  idées  philoso- 
phiques de  la  Chine,  pendant  la  première  pé- 
riode, celle  qui  a  précédé  la  philosophie  grecque. 
La  période  suivante,  qui  correspond  à  celle  de 
Thaïes,  de  Pythagore  et  de  tous  les  philosophes 
grecs  jusqu'à  Zenon,  est  la  plus  féconde  et  la 
plus  brillante. 

Seconde  période.  —  Elle  commence  au  vi*  siè- 
cle avant  notre  ère,  avec  deux  grands  noms, 
Lao-tseu  et  Confucius  (Khoung-tseu),  chefs  de 
deux  écoles  qui  se  sont  partagé  avec  une  troi- 
sième, fondée  six  cents  ans  plus  tard  (celle  de 
Fo  ou  Bouddha),  toutes  les  intelligences  de  la 
Chine. 

La  méthode  suivie  par  ces  deux  anciens  philo- 
sophes n'est  pas  moins  différente  que  leurs  doc- 
trines. Lao-tseu,  dévoré  du  besoin  de  s'expliquer 
l'origine  et  la  destination  des  êtres,  prend  pour 
base  une  première  cause  et  pour  poitit  de  départ 
l'unité  primordiale.  Confucius  est  plus  préoc- 
cupé du  perfectionnement  de  l'homme,  de  sa 
■  nature  et  de  son  bien-être,  que  des  questions 
purement  spéculatives,  qu'il  regardait  d'ailleurs 
comme  inaccessibles   à  la  raison  humaine,  ou 


comme  résolues  par  la  tradition  et  par  les  écrits 
des  saints  hommes  dont  il  se  disait  seulement  le 
continuateur  et  l'interprète.  Ce  n'est  pas  qu'il 
méconnût  l'existence  des  causes  ;  au  contraire,  il 
s'attache  scrupuleusement  à  étudier,  à  scruter 
celles  qui  ont  les  rapports  les  plus  directs  avec 
le  cœur  de  l'homme,  pour  bien  déterminer  sa 
nature  et  pour  reconnaître  les  lois  qui  doivent 
présider  à  ses  actions  dans  toutes  les  circonstan- 
ces de  la  vie.  Pour  lui,  le  ciel  intelligent,  le  ciel 
])rovidentiel  est  partout  et  toujours  l'exemplaire 
sublime  et  éternel^  sur  lequel  l'homme  doit  se 
modeler  et  que  doit  suivre  l'humanité  entière, 
depuis  celui  qui  a  reçu  la  haute  et  grave  mis- 
sion de  gouverner  les  hommes,  jusqu'au  dernier 
de  ses  sujets.  Pour  Confucius,  le  ciel  est  la  per- 
fection même.  L'homme,  étant  imparfait  de  sa 
nature,  a  reçu  du  ciel,  en  naissant,  un  principe 
de  vie  qu'il  peut  porter  à  la  perfection  en  se 
conformant  à  la  loi  de  ce  principe,  loi  formu- 
lée ainsi  par  lui-même  :  «  Depuis  l'homme  le 
plus  élevé  en  dignité,  jusqu'au  plus  humble  et 
au  plus  obscur,  devoir  égal  pour  tous  :  corriger 
et  améliorer  sa  personne,  ou  le  perfectionne- 
ment de  soi-mcme.  est  la  base  fondamentale  de 
tout  progrès  moral.  »  {Tâ-hio,  ch.  i,  §  6.) 

1°  Ecole  du  Tao  (Tao-Kia),  ou  Conception  phi- 
losophique de  Lao-tseu.  —  La  conception  philoso- 
])hique  de  Lao-tseu  est  un  panthéisme  absolu 
dans  lequel  le  monde  sensible  est  considéré 
comme  la  cause  de  toutes  les  imperfections  et 
de  toutes  les  misères,  et  la  personnalité  humaine 
comme  un  mode  inférieur  et  passager  du  grand 
Être,  de  la  grande  Unité,  qui  est  l'origine  et  la 
fin  de  tous  les  êtres. 

Dès  le  début  de  son  livre,  intitulé  Tao-te-Kîng, 
ou  le  Livre  de  la  Raison  suprême  et  de  la  Vertu, 
Lao-tseu  s'efforce  d'établir  le  caractère  propre  et 
absolu  de  son  premier  principe  et  la  démarca- 
tion profonde,  infranchissable  qui  existe  entre  le 
distinct  et  l'indistinct,  le  limité  et  l'illimité,  le 
périssable  et  l'impérissable.  Tout  ce  qui,  dans 
le  monde,  est  distinct,  limité,  périssable,  appar- 
tient au  mode  phénoménal  de  son  premier  prin- 
cipe, de  sa  première  cause,  qu'il  nomme  Tao, 
Voie,  Raison  ;  et  tout  ce  qui  est  indistinct,  illi- 
mité, impérissable,  appartient  à  son  mode  d'être 
transcendantal. 

Ces  deux  modes  d'être  de  la  première  cause  de 
Lao-tseu  ne  sont  point  coéternels  :  le  m.ode 
transcendant  a  précédé  le  mode  jjhénoménal. 
C'est  par  la  contemplation  de  son  premier  mode 
d'être  que  se  produisent  toutes  les  puissances 
transcendantes,  comme  c'est  aussi  par  la  con- 
templation de  son  second  mode  d'être  gue  se 
produisent  toutes  les  manifestations  phénomé- 
nales. 

Lao-tseu  est  le  premier  philosophe  de  l'anti- 
quité qui  ait  positivement  et  nettement  établi 
qu'il  n'était  pas  au  pouvoir  de  l'homme  de  don- 
ner une  idée  adéquate  de  Dieu  ou  de  la  première 
cause,  et  que  tous  les  efl"orts  de  son  intelligence 
pour  le  définir  n'aboutiraient  qu'à  prouver  son 
impuissance  et  sa  faiblesse.  Dans  plusieurs  en- 
droits de  son  livre,  Lao-tseu  dit  que,  forcé  de 
donner  un  nom  à  la  première  cause  pour  pouvoir 
en  parler  aux  hommes,  celui  qu'il  a  choisi  n'en 
donne  qu'une  idée  très-imparfaite,  mais  suffit 
cependant  à  rappeler  quelques-uns  de  ses  attri- 
buts éternels  :  c'est  le  caractère  figuratif  Tao, 
dont  la  composition  signifiait  d'abord  marche 
intelligente,  voie  droite,  mais  dont  le  sens  s'é- 
lève quelquefois  jusqu'à  l'idée  ^'intelligence 
souveraine  et  directrice,  àe  raison  primordiale, 
comme  le  Logos  des  Grecs.  De  sorte  que  ce 
terme  chez  Lao-tseu  est  pris  tout  à  la  fois  au 
propre  et  au  figuré,  dans  un  sens  matériel  et 


•  CHIN 


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CHIN 


dans  un  sens  spirituel;  comme  l'idée  complexe 
qu'il  veut  donner  de  sa  cause  première.  Au  pro- 
pre, c'est  la  grande  voie  de  l'univers,  dans  la- 
quelle marchent  ou  circulent  tous  les  êtres.  Au 
figure,  c'est  le  premier  principe  du  mouvement 
universel,  la.  cause,  la  raison  première  de  tout: 
du  monde  idéal  et  du  monde  rrel,  de  Vincor- 
porel  et  du  corporel^  de  la  virtualité  et  du 
phénomène. 

Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  signaler 
ici  un  trait  caractéristique  de  la  philosophie  chi- 
noise à  toutes  les  époques  de  son  histoire  :  c'est 
qu'elle  n'a  aucun  terme  propre  pour  désigner  la 
première  cause,  et  que  Dieu  n'a  pas  de  nom  dans 
cette  philosophie.  En  Chine,  où  aucune  doctrine 
ne  s'est  jamais  posée  comme  révélée,  Vidée  aussi 
bien  que  le  nom  d'un  Dieu  personnel  sont  res- 
tés hors  du  domaine  de  la  spéculation.  Les  phi- 
losophes chinois  et  Lao-tseu,  tout  le  premier, 
pensèrent  que.  tout  nom  étant  la  représentation, 
pour  l'esprit,  d'un  objet  sensible  ou  d'idées  nées 
des  objets  sensibles,  il  n'en  existait  point  qui 
soit  légitimement  applicable  à  l'Être  absolu  que 
nul  objet  sensible  ne  peut  représenter. 

Lao-tseu,  en  définissant,  ou  plutôt  en  voulant 
caractériser  son  premier  principe,  sa  première 
cause,  représentée  par  le  caractère  et  le  mot 
Tao,  ie  dégage  de  tous  les  attributs  variables  et 
périssables,  pour  ne  lui  laisser  que  ceux  d'éter- 
nité, à'immulabililé  et  d'absolu.  Ces  derniers 
attributs  lui  semblent  encore  trop  imparfaits,  et 
il  le  désigne  en  disant  qu'il  est  la  négation  de 
tout,  jïxcepté  de  lui-même ;^qu'il  est  le  Rien,  le 
Non-Etre,  relativemenj^  à  VÊtre,  mais  en  même 
temps  qu'il  est  aussi  Y  Être  relativement  au  Non- 
Être.  Considéré  dans  ces  deux  modes,  il  est  tout 
à  la  fois  le  monde  invisible  et  le  monde  visible. 
Aussi  Lao-tseu  regarde-t-il  VUn  ou  l'Unité  abso- 
lue comme  la  formule  la  plus  abstraite,  la  der- 
nière limite  à  laquelle  la  pensée  puisse  remon- 
ter pour  caractériser  le  premier  principe  :  car 
l'unité  précède  de  toute  nécessité  les  autres  mo- 
des d'existence.  Pour  arriver  à  ce  résultat,  Lao- 
tseu  ne  s'est  pas  contenté  de  considérer  en  lui- 
même  le  principe  absolu  des  choses,  il  en  ap- 
pelle jusqu'à  un  certain  point  au  témoignage  de 
l'expérience.  Il  a  vu  qu'aucun  des  attributs 
changeants  et  périssables  des  êtres  qui  tombent 
sous  les  sens  ne  peut  convenir  à  ce  premier 
principe,  et  que  ces  attributs  ne  sont  et  ne  peu- 
vent être  que  des  modes  variés  de  l'existence 
phénoménale. 

Toutefois  l'unité,  pour  Lao-tseu,  n'est  pas  en- 
core le  principe  le  plus  élevé.  Au-dessus  de 
l'unité,  qui  n'est  dans  sa  pensée  que  l'état  d'm- 
dislinction  où  est  d'abord  plongée  l'universalité 
des  êtres,  il  place  un  principe  supérieur,  une 
première  cause  intelligente,  à  savoir  le  Tao  ou 
la  Raison  suprême,  le  principe  de  tout  mouve- 
ment et  de  toute  vie,  la  raison  absolue  de  toutes 
les^  existences  et  de  toutes  les  manifestations 
phénoménales.  Mais  cette  distinction  n'est  pas 
toujours  rigoureusement  maintenue,  et  sous  cer- 
tains points  de  vue,  la  Raison  supr'me  et 
l'Unité  sont  identiques,  quûi([ue,  sous  d'autres, 
elles  soient  différentes  ou  du  moins  différen- 
ciées. 

Dans  la  doctrine  de  Lao-tseu,  tout  ce  qui  subit 
la^  loi  du  mouvement  est  contingent,  mobile, 
périssable  ;  la  forme  corporelle,  étant  essentiel- 
lement contingente,  mobile,  est  donc  aussi  es- 
sentiellement périssable.  Il  n'y  a,  par  consé- 
quent, que  ce  qui  garde  l'immobilité  absolue  et 
ne  revêt  aucune  forme  corporelle,  qui  ne  soit 
pas  continrent  et  périssable.  L'incorporéité , 
l'immobilité  absolues  sont  donc  pour  lui  les 
exemplaires,   les   types  éternels  de   l'éternelle 


perfection.  Les  modes  d'être  contingents  ne  sont 
que  des  formes  passagères  de  l'existence,  laquelle, 
une  fois  dépouillée  de  ces  mêmes  formes,  re- 
tourne à  son  principe. 

Les  idées  de  Lao-tseu  sur  l'être  en  général  peu- 
vent déjà  nous  faire  prévoir  la  manière  de  con- 
cevoir la  nature  humaine.  De  môme  qu'il  distin- 
gue dans  son  premier  principe  une  nature  in- 
corporelle ou  transcendante,  et  une  nature  cor- 
porelle ou  phénoménale,  de  même  il  reconnaît 
dans  l'homme  un  principe  matériel  et  un  prin- 
cipe igné  ou  lumineux,  le  principe  de  l'intelli- 
gence  dont  le  premier  n'est,  en  quelque  façon, 
que  le  véhicule. 

La  doctrine  de  Lao-tseu  sur  la  nature  et  la  desti- 
née de  l'âme,  ou  du  principe  immatériel  que 
nous  portons  en  nous  et  qui  opère  les  bonnes 
actions,  n'est  pas  explicite.  Tantôt  il  lui  laisse, 
même  longtemps  après  la  mort,  le  sentiment  de 
sa  personnalité,  tantôt  il  le  fait  retourner  dans 
le  sein  de  la  Raison  suprême,  si  toutefois  il  a 
accompli  des  œuvres  méritoires,  et  s'il  ne  s'est 
point  écarté  de  sa  propre  destination. 

On  a  dit  et  répété  souvent  que  la  morale  de 
Lao-tseu  avait  beaucoup  Je  rapports  avec  celle 
d'Épicure.  Rien  n'est  plus  loin  de  la  vérité.  Si  on 
pouvait  la  comparer  à  celle  de  quelques  philoso- 
phes grecs,  ce  serait  à  la  morale  des  stoïciens. 
Et  cela  devait  être,  puisque  les  idées  de  Lao-tseu 
sur  la  nature  et  sur  l'homme  ont  beaucoup  de 
rapports  avec  la  physiologie  et  la  psychologie 
stoïciennes. 

On  a  vu  dans  le  stoïcisme  comme  une  sorte  de 
protestation  contre  la  corruption  de  la  société 
antique.  La  morale  de  Lao-tseu  fut  aussi  une 
protestation  contre  la  corruption  de  la  société  de 
son  temps,  qu'il  ne  cesse  de  combattre.  Ce  phi- 
losophe ne  voit  le  bien  public,  le  bien  privé,  que 
dans  la  pratique  austère  et  constante  de  la  vertu, 
de  cette  vertu  souveraine  qui  est  la  conformité 
des  actions  de  la  vie  à  la  suprême  Raison,  prin- 
cipe formel  de  toutes  les  existences  transcen- 
dantes et  phénoménales,  et,  par  conséquent, 
leur  loi  est  leur  raison  d'être.  Il  n'y  a  d'autre 
existence  morale  que  celle  de  la  Raison  supr  'me; 
il  n'y  a  d'autres  lois  que  sa  loi,  d'autre  science 
que  sa  science.  Le  souverain  bien  pour  l'homme, 
c'est  son  identification  avec  la  Raison  suprême, 
c'est  son  absorption  dans  cette  origine  et  cette 
fin  de  tous  les  ctres. 

L'homme  doit  tendre  de  toutes  ses  forces  à  se 
dépouiller  de  sa  forme  corporelle  contingente, 
pour  arriver  à  l'état  incorporel  permanent,  et  par 
cela  même  à  son  identification  avec  la  Raison 
suprême.  Il  doit  dompter  ses  sens,  les  réduire, 
autant  que  possible,  à  l'état  d'impuissance,  et 
parvenir,  dès  cette  vie  même,  à  l'état  d'inaction 
et  d'impassibilité  complètes.  De  là  le  fameux 
dogme  du  non-agir  auquel  Lao-tseu  réduit  pres- 
que toute  sa  morale,  et  qui  a  été  le  principe  des 
plus  grands  abus  chez  ses  sectateurs,  l'origino 
des  préceptes  ascétiques  les  plus  absurdes  et  de 
la  vie  monacale  portée  jusqu'à  l'excès. 

Par  cela  même  qu'il  y  a  dans  l'homme  deux 
natures,  l'une  spirituelle,  l'autre  matérielle,  il  y 
a  aussi  en  lui  deux  tendances,  l'une  qui  le  porte 
au  bien,  l'autre  qui  le  porte  au  mal.  C'est  la 
première  tendance  seule  que  l'on  doit  suivre. 

La  politique  de  Lao-tseu  est  en  tout  conforme 
à  sa  morale.  Le  but  d'un  bon  gouvernement  doit 
être,  selon  lui,  le  bien-être  et  la  tranquillité  du 
peuple.  L'un  des  moyens  que  les  sages  princes 
doivent  employer  pour  atteindre  ce  but,  c'est  de 
donner  au  peuple,  dans  leurs  propres  personnes 
et  dans  ceux  qui  exercent  des  fonctions  publi- 
ques, l'exemple  du  mépris  des  honneurs  et  des 
richesses.  En  outre,  et  comme  dernière  consé- 


CHIN 


—  269  — 


GHIN 


quence  de  ce  système,  Lao-tseu  prescrit  de  faire 
en  sorte  que  le  peuple  soit  sans  instruction  et, 
par  conséquent,  sans  désirs;  les  désirs,  et  les 
troubles  qui  en  résultent,  étant  les  résultats 
inévitables  du  savoir,  selon  cette  doctrine  qui 
veut  le  maintien  de  l'homme  dans  la  simplicité 
et  dans  l'ignorance,  regardée  comme  son  état 
naturel  et  primitif.  Tels  sont  les  sentiments 
adoptés,  600  ans  avant  notre  ère,  par  un  des  plus 
grands  penseurs  de  la  Chine. 

Nous  ne  pouvons  que  citer  ici  les  noms  des 

Srincipaux  philosophes  qui  se  rattachent  à  l'école 
e  Lao-tseu.  Ce  sont  :  Kouan-yun-tseu.  contem- 
Sorain  de  Lao-tseu,  et  qui  composa  un  livre  pour 
éveloppcr  les  idées  de  ce  dernier  philosophe; 
Yun-wcn-tseu,  disciple  de  Lao-tseu;  Kia-tscu  et 
Han-feï-tseu  (400  ans  avant  notre  ère)  ;  Lie-tseu 
(398  ans  avant  notre  ère);  Tchouang-seu  (338); 
Ho-kouan-tseu  et  Hoaï-nan-tseu,  quoique  ce  der- 
nier, prince  philosophe^  qui  vivait  à  peu  près 
deux  siècles  après  notre  ère,  soit  placé,  par  quel- 

3ues  critiques  chinois,  au  nombre  des  disciples 
"une  autre  école,  dite  école  mixte  (Tsa-Kia). 

2°  École  des  Lellrés  (Jou-Kia). — La  philosophie 
des  lettrés  reconnaît  pour  son  chef  Confucius 
(Koung-tscu)  et  pour  ses  fondateurs  plusieurs  rois 
ou  empereurs,  qui  tous  vivaient  plus  de  vingt 
siècles  avant  notre  ère.  Elle  remplit  une  période 
de  deux  à  trois  cents  ans  (du  \"  au  ii°  siècle  av. 
J.  C),  et  compte  un  grand  nombre  de  sectateurs 
parmi  lesquels  il  faut  comprendre  Mencius  (Mcng- 
tseu)  et  ses  disi  iples. 

La  doctrine  de  Confucius  sur  Vorigine  des  cho- 
ses et  l'existence  d'un  premier  être  est  assez  dif- 
ficile à  déterminer,  par.  e  qu'il  ne  l'a  exposée 
nulle  part  d'une  manière  explicite  :  soit  qu'il  con- 
sidérât l'enseignement  de  la  morale  et  de  la  po- 
litique comme  d'une  efficacité  plus  immédiate 
et  plus  utile  au  bien-être  du  genre  humain  que 
les  spéculations  métaphysiques,  soit  que  l'objet 
de  ces  dernières  lui  parût  au-dessus  de  l'intelli- 
gence humaine,  Confucius  évita  toujours  d'ex- 
primer son  opinion  sur  l'origine  des  choses  et  la 
nature  du  premier  principe.  Aussi  un  de  ses  dis- 
ciples, Tseu-lou,  dit-il  dans  ses  Entretiens  phi- 
losophiques (Lûn-yu,  k.  m)  :  «  On  peut  souvent 
entendre  notre  maître  disserter  sur  les  qualités 
qui  doivent  former  un  homme  distingué  par  ses 
vertus  et  ses  talents;  mais  on  ne  peut  obtenir  de 
lui  qu'il  parle  sur  la  nature  de  l'homme  et  sur 
la  voie  céleste,  r, 

«  La  nature  de  Vhomme,  dit  à  ce  sujet  le  cé- 
lèbre commentateur  Tchou-hi,  c'est  la  raison  ou 
le  principe  céleste  que  l'homme  reçoit  en  nais- 
sant; la  voie  céleste^  c'est  la  raison  céleste  qui 
est  une  essence  primitive,  existant  par  elle-même, 
et  qui,  dans  sa  réalité  substantielle,  est  une  rai- 
son ayant  lunité  pour  principe.  » 

Ou  lit  encore  ailleurs  (liv.  I,  ch.  vu,  §  20)  : 
«  Le  philosophe  ne  parlait  dans  ses  entretiens, 
ni  des  choses  extraordinaires,  ni  de  la  bravoure, 
ni  des  t.'oubles  civils,  ni  des  esprits.  »  Enfin, 
dans  un  autre  endroit  des  mêmes  Entretiens 
philosophiques  (k.  vi),  on  lit  :  »  Ki-lou  demanda 
comment  il  fallait  servir  les  esprits  et  les  génies. 
—  Le  philosophe  dit  :  Lorsqu'on  n'est  pas  encore 
en  état  de  servir  les  hommes,  comment  pourrait- 
on  servir  les  esprits  et  les  génies? — Permettez- 
moi,  ajouta  le  disciple,  de  vous  demander  ce  que 
c'est  que  la  mort.  —  Le  philosophe  dit  :  Lors- 
qu'on ne  sait  pas  ce  que  c'est  que  la  vie,  com- 
ment pourrait-on  connaître  la  mort?  » 

La  pensée  du  philosophe  chinois  sur  les  grandes 
questions  qui  ont  tourmenté  tant  d'esprits  res- 
terait donc  complètement  impénétrable  pour  nous, 
si  nous  ne  cherchions  à  la  découvrir  dans  les  ex- 
plications qu'il  a  données  du  Livre  des  Trans- 


formations (Y-Kîng).  On  peut  dire,  il  est  vrai, 
que  dans  les  explications  de  cet  ancien  livre, 
c'est  plutôt  la  pensée  de  l'auteur  ou  des  auteurs 
qu'il  a  exposée,  que  la  sienne  propre.  Mais,  comme 
Confucius  se  proclame  en  plusieurs  endroits  de 
ses  ouvrages  le  continuateur  des  anciens  sages, 
le  propagiteur  de  leurs  doctrines,  ces  mêmes 
doctrines  peuvent  être  d'autant  plus  légitimement 
considérées  comme  les  siennes,  qu'il  opéra  sur 
les  écrits  de  ses  devanciers  un  certain  travail  de 
révision.  Or,  quelque  bonne  volonté  que  l'on  ait, 
il  serait  bien  difficile,  après  un  examen  attentif 
de  ces  textes,  d'en  dégager  le  dogme  d'un  Dieu 
distinct  du  monde,  d'une  âme  séparée  de  toute 
forme  corporelle,  et  d'une  vie  future.  Ce  que  l'on 
y  trouve  réellement,  c'est  un  vaste  naturalisme 
qui  embrasse  ce  que  les  lettrés  chinois  nomment 
les  trois  gra>ides  puissances  de  la  nature,  à  sa- 
voir :  le  ciel,  la  terre  et  Vhomme.  dont  l'influence 
et  l'action  se  pénètrent  mutuellement,  tout  en 
réservant  la  suprématie  au  ciel. 

Que  l'on  ne  se  méprenne  point  cependant  sur 
notre  pensée.  Nous  sommes  loin  de  prétendre 
que  les  doctrines  des  anciens  Chinois,  et  celles 
de  Confucius  en  particulier,  aient  été  matéria- 
listes; rien  ne  serait  plus  opposé  et  aux  faits  et 
à  notre  opinion  personnelle.  Aucun  philosophe 
n'a  attribué  au  ciel  une  plus  grande  part  dans 
les  événements  du  monde,  une  influence  plus 
grande  et  plus  bienfaisante,  que  Confucius  et  son 
école.  C'est  le  ciel  qui  donne  aux  rois  leur  man- 
dat souverain  pour  gouverner  les  peuples,  et  qui 
le  leur  retire  quand  ils  en  font  un  usage  con- 
traire à  sa  destination.  Les  félicités  ainsi  que  les 
calamités  publiques  et  privées  viennent  de  lui. 
La  loi  ou  la  raison  du  ciel  est  la  loi  suprême,  la 
loi  universelle,  la  loi  typique,  si  on  peut  s'ex- 
primer ainsi,  qu'il  infuse  dans  le  cœur  de  tous 
les  hommes  en  même  temps  que  la  vie,  dont  il 
est  aussi  le  grand  dispensateur.  Tous  les  attributs 
que  les  doctrines  les  plus  spiritualistes  donnent 
à  Dieu^  l'école  de  Confucius  les  donne  au  ciel, 
excepte,  toutefois,  qu'au  lieu  de  le  reléguer  loin 
du  monde  et  d'en  faire  une  pure  abstraction,  il 
est  dans  le  monde  et  en  fait  essentiellement  par- 
tie. Le  ciel  est  l'exemplaire  parfait  de  toute  puis- 
sance, de  toute  bonté,  de  toute  vertu,  de  toute 
justice.  «  Il  n'y  a  que  lui,  comme  il  est  dit  dans 
le  Livre  des  Annales,  qui  ait  la  souveraine,  l'u- 
niverselle intelligence;  »  et,  comme  dit  à  ce  su- 
jet Tchou-hi,  il  n'est  rien  qu'il  ne  voie  et  rien 
qu'il  n'entende,  et  cela,  «  parce  qu'il  est  souve- 
rainement juste.  » 

Quant  à  la  doctrine  m,orale  de  Confucius,  le 
philosophe  chinois  part  dii  principe  que  l'homme 
est  un  être  qui  a  reçu  du  ciel,  en  même  temps 
que  la  vie  physique,  un  principe  de  vie  morale, 
qu'il  doit  utiliser  et  développer  dans  toute  son 
étendue  afin  de  pouvoir  arriver  à  la  perfection, 
conformément  au  modelé  céleste  ou  divin.  Ce 
principe  est  immatériel,  ou,  s'il  est  matériel,  il 
est  d'une  nature  tellement  subtile,  qu'il  échappe 
à  tous  les  organes  des  sens.  Son  origine  est  cé- 
leste, par  conséquent  il  est  de  la  même  nature 
que  le  ciel  ou  la  raison  céleste. 

Le  fondement  de  la  morale  de  Confucius  exclut 
formellement  tout  mobile  qui  ne  rentrerait  pas 
dans  les  prescriptions  de  la  raison,  de  cette  rai- 
son universelle  émanée  du  ciel,  et  que  tous  les 
êtres  ont  reçue  en  partage.  Aussi  sa  morale  est- 
elle  une  des  plus  pures  qui  aient  jamais  été  en- 
seignées aux  hommes,  et  en  même  temps,  ce  qui 
est  plus  important  peut-être,  une  des  plus  con- 
formes à  leur  nature. 

Confucius  a  eu  la  gloire  de  proclamer,  le  pre- 
mier de  tous  les  philosophes  de  l'antiquité,  que 
\e perfectionnement  de  soi-même  était  le  principe 


CHIN 


—  270  — 


CHIN 


fondamental  de  toute  véritable  doctrine  morale 
et  politique,  la  base  de  la  conduite  privée  et  pu- 
blique de  tout  homme  qui  veut  accomplir  sa  des- 
tinée, laquelle  est  la  loi  du  devoir.  Rien  de  va- 
riable, d'arbitraire,  de  contingent  dans  les 
firéceptes  de  la  loi  du  devoir,  qui  consiste  dans 
e  perfectionnement  de  soi-même  et  des  autres 
hommes  sur  lesquels  nous  sommes  appelés  à 
exercer  une  action.  Il  suit  de  ces  principes  que 
celui-là  seul  qui  exerce  un  continuel  empire  sur 
lui-même,  qui  n'a  plus  de  passion  que  pour  le 
bien  public,  le  bonheur  de  tous,  qui  est  arrivé 
à  la  perfection  enfin,  peut  dignement  gouverner 
les  autres  hommes. 

Les  disciples  de  Confucius  et  les  philosophes 
de  son  école,  qui,  comme  Meng-tseu,  sans  avoir 
reçu  son  enseignement  oral,  en  continuent  la 
tradition,  professent  les  mêmes  doctrines  ;  seu- 
lement, ils  leur  ont  donné  un  plus  grand  déve- 
loppement. Ce  qui  n'était  qu'en  [germe  dans  les 
écrits  ou  dans  les  paroles  du  maître  a  été  fécondé, 
et  même  souvent  ce  gui  n'y  était  que  logique- 
ment contenu  en  a  été  déduit  avec  toutes  ses 
conséquences.  C'est  ainsi  que  l'on  trouve  dans 
Meng-tseu  une  dissertation  sur  la  nature  de 
Vhomme  (k.  vi),  qui  fait  connaître  parfaitement 
l'opinion  de  l'école  sur  ce  sujet.  Meng-tseu  y  sou- 
tient que  le  principe  pensant  de  l'homme  est  na- 
turellement porté  au  bien,  et  que  s'il  fait  le  mal, 
c'est  qu'il  y  aura  eu  une  contrainte  exercée  par 
les  passions  sur  le  principe  raisonnable  de  l'hom- 
me j  il  s'ensuit  qu'il  devait  admettre  le  libre  ar- 
bitre, et,  par  conséquent,  la  moralité  des  actions. 
Ce  libre  arbitre  était  aussi  reconnu  par  Confuciusj 
mais  Meng-tseu  l'a  mieux  fait  ressortir  de  ses 
discussions.  Ainsi  il  veut  prouver  à  un  prince  que 
s'il  ne  gouverne  pas  comme  il  doit  gouverner 
pour  rendre  le  peuple  heureux,  c'est  parce  qu'il 
ne  le  veut  pas,  et  non  parce  qu'il  ne  le  peut  pas  : 
il  lui  cite  entre  autres  exemples  celui  d'un 
homme  à  qui  l'on  dirait  de  transporter  une  mon- 
tagne dans  l'Océan,  ou  de  rompre  un  jeune  ra- 
meau d'arbre;  s'il  répondait,  dans  les  deux  cas, 
qu'il  ne  le  peut  pas,  on  ne  le  croirait  que  dans 
le  premier  ;  la  raison  s'opposerait  à  ce  qu'on  le 
crût  dans  le  second. 

Il  serait  impossible  de  parler  ici  de  tous  les 
philosophes  de  l'école  de  Confucius  qui  appar- 
tiennent à  cette  période.  Nous  nous  bornerons  à 
citer  Thsêng-tseu  et  Tseu-sse,  disciples  de  Con- 
fucius, et  qui  publièrent  les  deux  premiers  des 
Quatre  livres  classiques.  Le  plus  célèbre  des  autres 
philosophes  est  Sun-tseUj  qui  vivait  environ  220 
ans  avant  notre  ère.  Celui-ci  avait  une  autre  opi- 
nion que  celle  de  Meng-tseu  sur  la  nature  de 
Vhomme,  car  il  soutenait  que  cette  nature  était 
vicieuse,  et  que  les  prétendues  vertus  de  l'homme 
étaient  fausses  et  mensongères.  Cette  opinion 
pouvait  bien  lui  avoir  été  inspirée  par  l'état  per- 
manent des  guerres  civiles  auxcjuelles  les  sept 
royaumes  de  la  Chine  étaient  livres  de  son  temps. 

Ce  même  Sun-tseu  distinguait  ainsi  l'existence 
matérielle  de  la  vie,  la  vie  de  la  connaissance,  et 
la  connaissance  du  sentiment  de  la  justice: 
«  L'eau  et  le  feu  possèdent  l'élément  matériel, 
mais  ils  ne  vivent  pas;  les  plantes  et  les  arbres 
ont  la  vie,  mais  ils  ne  possèdent  pas  la  connais- 
sance; les  animaux  ont  la  connaissance,  mais  ils 
ne  possèdent  pas  le  sentiment  du  juste.  L'homme 
seul  possède  tout  à  la  fois  l'élément  matériel,  la 
vie,  la  connaissance  et,  en  outre,  le  sentiment  de 
la  justice.  C'est  pourquoi  il  est  le  plus  noble  de 
tous  les  êtres  de  ce  monde.  » 

Troisième  période.  —  Depuis  Yang-tseu,  qui 
florissait  vers  le  commencement  de  notre  ère, 
il  faut  franchir  un  intervalle  de  près  de  mille 
ans  pour  arriver  à  la  troisième  période  de  la 


philosophie  chinoise.  Ce  fut  seulement  sous  le 
règne  des  premiers  empereurs  de  la  dynastie  de 
Soung  {!K50-1119  de  notre  ère)  que  se  forma  une 
grande  école  philosophique,  laquelle  eut  pour 
fondateur  Tcheou-lien-ki  ou  Tchéou-tseu,  pour 
promoteurs  les  deux  Tching-tseu,  et  pour  chef  le 
célèbre  Tchou-hi.  Le  but  hautement  avoué  de 
cette  nouvelle  école  est  le  développement  ra- 
tionnel et  systématique  de  l'ancienne  doctrine, 
dont  elle  se  donne  comme  le  complément. 

L'établissement  en  Chine  de  deux  grandes  écoles 
rivales,  celle  de  Lao-tseu  ou  du  Tao,  et  celle  de 
Fo  ou  Bouddha,  importée  de  l'Inde  en  Chine  vers 
le  milieu  du  i''  siècle  de  notre  ère,  avait  dû  né- 
cessairement susciter  des  controverses  avec  les 
lettrés  de  l'école  de  Confucius.  Ces  controverses 
durent  aussi  faire  reconnaître  les  lacunes  frap- 
pantes qui  existaient  dans  les  doctrines  de  cette 
dernière  école,  concernant  l'existence  et  les  at- 
tributs d'une  première  cause,  et  toutes  les  grandes 
questions  spéculatives  à  peine  effleurées  par  l'é- 
cole de  Confucius,  et  qui  avaient  reçu  une  solu- 
tion quelconque  dans  les  écoles  rivales.  Aussi 
les  plus  grands  efforts  de  l'école  des  lettrés  mo- 
dernes, que  l'on  pourrait  appeler  Néoconfucéens, 
s'appliquèrent-ils  à  ces  questions  ontologiques. 
Mais,  afin  de  donner  plus  d'autorité  à  leur  sys- 
tème, ils  prétendirent  l'dtablir  sur  la  doctrine 
de  l'ancienne  école. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Tchéou-lien-ki  s'empara  de 
la  conception  de  la  cause  première  ou  du  grand 
faîte  [Tàï-ki),  placé,  pour  la  première  fois,  dans 
les  Appendices  du  Y-Kîng,  au  sommet  de  tous 
les  êtres,  pour  construire  son  système  métaphy- 
sique. Mais  il  en  modifie,  ou  plutêt  il  en  déter- 
mine la  signification,  en  nommant  son  premier 
principe  le  sans  faîte  et  le  grand  faîte,  que  l'on 
peut  aussi  traduire  par  Villimité  et  le  limité,  Vin- 
distinct  et  le  dernier  terme  de  la  distinction; 
Vindéterminé  et  le  point  culminant  de  la  déter- 
mination sensible. 

Voilà  le  premier  principe  à  l'état  où  il  se  trou- 
vait avant  toute  manifestation  dans  l'espace  et 
le  temps,  ou  plutôt  avant  l'existence  de  l'espace 
et  du  temps.  Mais  il  passe  à  l'état  de  distinction, 
et  par  son  mouvement  il  constitue  le  principe 
actif  et  incorpopel  ;  par  son  repos  relatif  il  con- 
stitue le  principe  passif  et  matériel.  Ces  deux  at- 
tributs ou  modes  d'être  sont  la  substance  même 
du  premier  principe  et  n'en  sont  point  séparés. 

Viennent  ensuite  les  cinq  éléments  :  le  feu, 
Veau,  la  terre,  le  bois,  le  métal,  dont  la  généra- 
tion procède  immédiatement  du  principe  actif  et 
du  principe  passif,  lesquels,  comme  nous  l'avons 
déjà  dit,  ne  sont  que  des  modes  d'être  du  grand 
faîte. 

Cependant,  le  Taï-ki  ou  grand  faîte  n'en  est 
pas  moins  la  cause  première  efficiente  à  laquelle, 
en  tant  que  cause  efficiente  et  formelle,  on  donne 
le  nom  de  Li.  «  Le  Taï-ki,  dit  Tchou-hi,  est  sim- 
plement ce  Li  ou  cette  cause  efficiente  du  ciel 
et  de  la  terre  et  de  tous  les  êtres  de  l'univers. 
Si  on  en  parle  comme  résidant  dans  le  ciel  et  la 
terre,  alors  dans  le  sein  même  du  ciel  et  de  la 
terre  existe  le  Tai-ki;  si  on  en  parle  comme 
résidant  dans  tous  les  êtres  de  l'univers,  alors 
même  dans  tous  les  êtres  de  l'univers,  et  dans 
chacun  d'eux  individuellement,  existe  le  Taï-ki. 
Avant  l'existence  du  ciel  et  de  la  terre,  avant 
l'existence  de  toutes  choses,  existait  cette  cause 
efficiente  et  formelle  Li.  Elle  se  mit  en  mouve- 
ment et  engendra  le  Yang  (le  principe  actif), 
lequel  n'est  également  que  cette  même  cause 
efficiente  Li.  Elle  rentra  dans  son  repos  et  en- 
gendra le  Yn  (le  principe  passif),  lequel  n'est 
encore  que  la  cause  efficiente  Li.  »  {Tchou-tseu- 
tsiouan-choû,  k.  49,  f"  8-9.) 


CHIN 


—  271 


CHIN 


II  résulte  do  ces  explications  que  le  Taï-ki, 
duns  le  système  des  lettrés  modernes,  représente 
kl  substance  absolue  et  l'état  où  elle  se  trouvait 
à  l'époque  qui  a  précédé  toute  manifestation  dans 
l'espace  et  le  temps j  que  ce  même  Taï-ki  pos- 
sédait en  lui-même  une  force  ou  énergie  latente 
qui  prend  le  nom  de  cause  cf/îciente  et  formelle, 
à  l'époque  de  sa  manifestation  dans  l'espace  et 
le  temps  ;  que  cette  manifestation  est  représentée 
par  deux  grands  modes  ou  accidents  :  le  mouve- 
ment et  le  repos,  qui  ont  donné  naissance  aux 
cinq  éléments,  et  ceux-ci  à  tous  les  êtres  de 
l'univers. 

Maintenant,  quel  rôle  joue  l'homme  dans  ce 
système  ?  quelle  est  sa  nature  ?  Selon  Tchéou-lien- 
ki,  aucun  autre  être  de  la  nature  n'a  reçu  une 
intelligence  égale  à  celle  de  l'homme.  Cette  in- 
telligence, qui  se  manifeste  en  lui  par  la  science, 
est  divine  ;  elle  est  de  la  même  nature  que  la 
raison  efficiente  {Li)  d'où  elle  est  dérivée,  et 
que  tout  homme  reçoit  en  naissant  (Tchou-hi, 
Œuvres  complètes,  k.  51,  f°  18).  A  côté,  et  comme 
terme  corrélatif  du  Li,  ou  principe  rationnel,  les 
philosophes  de  l'école  dont  nous  parlons  placent 
le  ATii,  ou  principe  matériel,  dont  la  portion 
pure  est  une  espèce  d\îme  vitale,  et  dont  la 
portion  grossière  ou  impure  constitue  la  substance 
corporelle.  En  outre,  l'homme  a  aussi  en  lui  les 
deux  principes  du  mouvement  et  du  repos  :  l'in- 
telligence, la  science,  représentent  le  premier  ; 
la  forme,  la  substance  corporelle,  tout  ce  qui 
constitue  le  corps  enfin,  se  rapportent  au  second. 
La  réunion  de  ces  principes  et  de  ces  éléments 
constitue  la  vie;  leur  séparation  constitue  la  mort. 
Quand  celle-ci  a  lieu,  le  principe  subtil,  qui  se 
trouvait  uni  à  la  matière,  retourne  au  ciel  ;  la 
portion  grossière  de  la  forme  corporelle  retourne 
à  la  terre  (Thou-hi,  Œuvres  complètes,  k.  51, 
f"  19).  Après  la  mort,  il  n'y  a  plus  de  person- 
nalité. 

Le  sage  s'impose  la  règle  de  se  conformer, 
dans  sa  conduite  morale,  aux  principes  éternels 
de  la  modération,  de  la  droiture,  de  l'humanité 
et  de  la  justice,  en  même  temps  qu'il  se  procure, 
par  l'absence  de  tous  désirs,  un  repos  et  une 
tranquillité  parfaits.  C'est  pourquoi  le  sage  met 
ses  vertus  en  harmonie  avec  le  ciel  et  la  terre; 
il  met  ses  lumières  en  harmonie  avec  celles  du 
soleil  et  de  la  lune;  il  arrange  sa  vie  de  manière 
qu'elle  soit  en  harmonie  avec  les  quatre  saisons, 
et  il  met  aussi  en  harmonie  ses  félicités  et  ses 
calamités  avec  les  esprits  et  les  génies  {Si7ig-li- 
lioéï-thoung,  k.  1,  f"  47). 

Les  esprits  et  les  génies  ne  sont  rien  autre 
chose  que  le  principe  actif  et  le  principe  passif; 
ce  n'est  que  le  souffle  vivifiant  qui  anime  et 
parcourt  la  nature,  qui  remplit  l'espace  situé 
entre  le  ciel  et  la  terre,  qui  est  le  même  dans 
l'homme  que  dans  le  ciel  et  dans  la  terre,  et 
qui  agit  toujours  sans  intervalle  ni  interruption 
(Ib.).  ^ 

Il  y  a  des  écrivains  chinois  qui  ont  donne  un 
sens  plus  spiritualiste  aux  textes  de  leurs  anciens 
livres,  surtout  depuis  l'arrivée  en  Chine  des 
missionnaires  chrétiens  de  l'Europe;  mais  nous 
pensons  que  ces  interprétations  ne  peuvent  changer 
en  rien  l'ensemble  des  systèmes  et  des  opinions 
que  nous  avons  cherché  à  esquisser  avec  la  plus 
grande  exactitude  possible. 

Nous  ne  pousserons  pas  plus  loin  l'exposition 
du  système  philosophique  des  lettrés  modernes, 
qui  embrasse  le  cercle  entier  de  la  connaissance 
humaine;  ce  que  nous  en  avons  dit  suffira  pour  faire 
comprendre  de  quelle  importance  serait,  pour 
l'histoire  de  la  philosophie,  un  exposé  un  peu 
complet  des  écoles  et  des  systèmes  que  nous 
n'avons  pu  qu'esquisser.  Nous  ne  craignons  pas 


d'avancer  qu'il  y  a  là  un  côté  ignoré  de  l'esprit 
humain,  un  côte  des  plus  curieux  à  dévoiler  et 
à  faire  connaître. 

Nous  nous  sommes  attachés  à  indiquer  les 
principales  doctrines  de  la  philosophie  chinoise 
et  ses  principaux  représentants,  en  négligeant 
les  représentants  secondaires;  mais  il  ne  faudrait 
pas  conclure  de  ce  silence  que  la  philosophie 
chinoise  n'a  qu'un  petit  nombre  de  systèmes  et 
de  philosophes  à  révéler  à  l'Europe  :  nulle  part 
la  philosophie  n'a  eu  de  si  nombreux  apôtres  et 
écrivains  qu'en  Chine,  depuis  trois  mille  ans  où 
elle  est,  en  quelque  sorte,  l'occupation  univer.selle 
des  hommes  instruits.  On  pourra  se  faire  une 
idée  de  ce  mouvement  intellectuel  lorsqu'on  saura 
que  du  temps  de  Han,  au  commencement  de  notre 
ère,  l'historien  Sse-ma-thsian  comptait  déjà  six 
écoles  de  philosophie.  L'auteur  de  la  Statistique 
de  la  littérature  et  des  arts,  publiée  sous  la 
même  dynastie,  en  énumère  dix.  Elles  augmen- 
tèrent encore  beaucoup  par  la  suite.  Ma-touan-lin 
en  énumère  une  quinzaine,  au  nombre  desquelles 
on  compte  l'école  des  Lettrés,  l'école  du  Tao, 
l'école  des  Légistes,  l'école  mixte,  etc. 

Les  écrits  que  l'on  peut  consulter  sur  la  phi- 
losophie chinoise,  en  général,  mais  concernant 
l'école  des  Lettrés  seulement,' la  seule  dont  on 
ait  traité  juscju'ici,  sont  :  1°  un  opuscule  du  P. 
Longobardi,  écrit  originairement  en  latin,  dont 
on  ne  connaît  que  des  traductions  incomplètes, 
espagnole,  portugaise  et  française  ;  cette  dernière 
publiée  sous  le  titre  de  Traite  sur  quelques 
points  de  la  religion  des  Chinois,  in-18,  Paris, 
1701,  réimprimée  dans  les  œuvres  de  Leibniz, 
avec  des  remarques  de  ce  philosophe  ;  2°  l'ouvrage 
du  P.  Noël  intitulé  Philosophia  sinica,  in-4, 
Prague,  1711.  L'article  sur  la  philosophie  chi- 
noise attribué  à  Ab.  Rémusat,  et  publie  dans  le 
premier  numéro  de  la  Revue  trimestrielle,  n'est 
guère  qu'un  essai  littéraire  destiné  aux  gens  du 
monde;  3°  Esquisse  d'une  histoire  de  la  philo- 
sophie chinoise,  par  G.  Pauthier,  Paris,  1844.  Cet 
ouvrage,  composé  d'après  les  textes  originaux, 
renferme  la  traduction  d'un  grand  nombre  de 
passages  des  philosophes  chinois;  4°  la  Morale 
chez  les  Chinois,  par  Aug.  Martin,  Paris,  1862, 
in-12. 

Quant  aux  traductions  des  textes,  les  voici 
énnmérées  par  ordre  de  date  : 

1°  Confucius ,  Sinarum  philosophus,  traduit 
en  latin  par  quatre  missionnaires  jésuites,  in-f", 
Paris,  1687;  2°  Sinensis  imper'ii  libri  classici 
sex,  traduits  par  le  P.  Noël,  in-4.  Prague,  1711  ; 
3°  le  Choû-Kîng  ou  le  Livre  des  Annales,  traduit 
par  le  P.  Gaubil  et  publié  par  de  Guignes  le 
père,  in-4,  Paris,  1770;  4°  le  Tchoûng-yoûng ,  le 
second  des  livres  classiques,  traduit  par  M.  Abel 
Rémusat  et  publié  dans  le  tome  X  des  Notices 
et  extraits  des  ma7iuscrits,  in-4  ;  5°  le  Mcng-tseu, 
le  quatrième  des  Quatre  Hures  classiques ,  re- 
traduit en  latin  par  M.  Stan.  Julien,  in-8,  Paris, 
1824-1829;  6»  the  Four  books,  les  Quatre  livres 
classiques,  traduits  en  anglais  par  M.  Collie, 
1828,  Malacca.  Une  traduction  anglaise  du  Tahio 
et  la  première  partie  du  Lun-ya  avaient  déjà  été 
publiées  par  M.  Marshman,  à  Serampoore,  en  1809 
et  1814;  7"  le  Y-Kîng,  antiquissimus  Sinarum 
liber,  quem  ex  latina  interpretatione  P.  Régis, 
aliorumqueex  Societ.  Jesu  P.  P.  edidit.  J.  Mohl., 
in-8,  Stuttgart,  1834-1839;  8°  le  Ta-hio  ou  la 
Grande  Étude,  le  premier  des  Quatre  livres 
classiques,  trad.  en  français  avec  une  version 
latine  et  le  texte  chinois  en  regard,  accompagné 
du  Commentaire  complet  de  Tchou-hi,  etc.,  par 
M.  G.  Pauthier,  gr.  in-8,  Paris,  1837  ;  9°  le  Tao-te- 
King,  ou  le  Livre  révéré  de  la  Raison  suprême 
et  de  la  Vertu,  par  Lao-tseu,  traduit  en  français 


CIIRY 


272 


CHRY 


et  publié  pour  la  première  fois  en  Europe  avec 
une  version  latine  et  le  texte  chinois  en  regard, 
accompagné  du  Commentaire  complet  de  Sie- 
hoeï,  par  M.  G.  Pauthier,  gr.  in-8,  Paris,  1838, 
l"  livraison,  comprenant  les  neuf  premiers  cha- 
pitres: 10°  les  Livres  sacres  de  VOrient,  compre- 
nant le  Choû-Kmg  ou  le  Livre  par  excellence 
(le  Livre  des  Annales);  les  Quatre  livres  moraux 
de  Confucius  el  de  ses  disciples,  etc.,  traduits 
ou  revus  et  publics  par  M.  G.  Pauthier,  gr.  in-8, 
Paris,  1840;  11°  Confucius  el  Mencius,  ou  les 
Quatre  livres  de  philosophie  morale  el  politique 
de  la  Chine,  traduits  du  chinois  par  M.  G.  Pau- 
thier, in-12,  Paris,  1841  ;  12"  le  Livre  de  la  Voie 
et  de  la  Vertu,  composé  par  Lao-tseu,  traduit  en 
français  par  M.  Stan.  Julien,  in-8,  Paris,  1842. 

G.  P. 

CHRYSANTHE  DE  Sardes,  philosophe  néo- 
platonicien qui  a  vécu  dans  le  iV  siècle  de  l'ère 
chrétienne,  descendait  d'une  famille  de  séna- 
teurs. Après  avoir  étudié  sous  Edesius  toutes  les 
doctrines  antiques  et  parcouru  le  champ  entier 
de  la  philosophie  d'alors,  il  s'appliqua  particu- 
lièrement à  cette  partie  de  la  philosophie,  dit 
Eunape,  que  cultivèrent  Pythagore  et  son  école, 
Archytas,  Apollonius  de  Tyane  et  ses  adorateurs, 
c'est-à-dire  à  la  théologie  et  à  la  théurgie.  Lorsque 
Julien,  jeune  encore,  visita  l'Asie  Mineure,  il 
rencontra  Chrysanthe  à  Pergame,  entendit  ses 
leçons,  et,  plus  tard,  étant  devenu  empereur, 
voulut  l'attirer  auprès  de  lui.  Mais  Chrysanthe, 
après  avoir  consulté  les  dieux,  se  refusa  à  toutes 
les  sollicitations  de  son  royal  disciple.  Nommé 
alors  grand  prêtre  en  Lydie,  il  n'imita  pas  le 
zèle  outré  de  la  plupart  des  autres  dépositaires 
du  pouvoir  impérial,  et,  loin  d'opprimer  les  chré- 
tiens, gouverna  d'une  manière  si  modérée,  qu'on 
s'aperçut  à  peine  de  la  restauration  de  l'ancien 
culte.  Chrysanthe  mourut  dans  une  vieillesse 
avancée ,  étranger  aux  événements  publics  et 
uniquement  occupé  du  soin  de  sa  famille.  Il 
avait  composé  plusieurs  ouvrages  en  grec  et  en 
latin  ;  mais  aucun  n'est  parvenu  jusqu'à  nous. 
Eunape,  parent  de  Chrysanthe,  nous  a  laissé 
une  curieuse  biographie  de  ce  philosophe  {Vit. 
sophist.).  On  en  trouvera  une  analyse  étendue 
dans  le  mémoire  que  M.  Cousin  a  consacré  à 
l'historien  de  l'école  d'Alexandrie  dans  ses  Frag- 
ments philosophiques.  X. 

CHRYSIPPE  est  un  des  fondateurs  de  l'école 
stoïcienne,  un  des  maîtres  que  l'antiquité  cite 
le  plus  souvent  et  avec  le  plus  de  respect.  Il 
naquit,  selon  toute  vraisemblance,  280  ans  avant 
notre  ère,  à  Soli,  ville  de  Cilicie,  et  non  à  TarsCj 
comme  on  l'a  dit,  pour  avoir  trop  remarque 
peut-être  que  Tarse  était  la  patrie  de  son  père 
(Diogène  Laërce,  liv.  VII,  ch.  clxxxiv).  Ses  com- 
mencements furent  obscurs,  comme  ceux  de 
tous  les  premiers  stoïciens.  C'était  un  des  cou- 
reurs du  cirque;  le  malheur  en  fit  un  sage. 
Dépouillé  de  son  patrimoine,  il  quitta  son  pays 
et  vint  à  Athènes.  Cléanthe  y  florissait;  tout 
porte  à  croire  que  Zenon  et  Cléanthe  étaient  nés 
en  Asie  comme  lui,  comme  lui  ils  étaient  exilés; 
ils  étaient  pauvres,  et  le  plus  sûr  refuge  d'un 
malheureux,  ce  devait  être  l'école  où  l'on  ap- 
prenait à  mépriser  toutes  les  douleurs.  Cependant, 
en  vrai  philosophe,  avant  de  se  donner  aux  stoï- 
ciens, Chrysippe  voulut  connaître  l'ennemi  qu'ils 
ne  cessaient  de  combattre,  et  l'on  rapporte  que 
les  académiciens  Arcésilas  et  I.acyde  contribuè- 
rent à  former  cet  ardent  adversaire  de  l'Académie. 
Un  jour  même,  dit-on,  le  jeune  disciple  céda  à 
l'ascendant  de  ses  nouveaux  maîtres,  et  composa, 
d'après  leurs  principes,  son  livre c/cs  Grandeurs  et 
desNombres (Diogène Laërce,  liv.  VII,  ch.  l.xxxiv). 
Mais  enfin  le  stoïcisme  le  ressaisit  pour  ne  plus 


le  perdre,  et  il  était  temps  qu'il  lui  vînt  un  pareil 
auxiliaire. 

Disciple  de  toutes  les  écoles,  Zenon  avait  puisé 
à  tous  les  systèmes  (voy.  Zenon).  Cyniques,  mé- 
gariques,  acidémiciens,  héraclitiens,  pythagori- 
ciens revendiquaient,  l'un  après  l'auti-e,  toutes 
les  parties  de  sa  doctrine  et  l'accusaient  de 
n'avoir  inventé  que  des  mots  (Cic,  de  Fin., 
lib.  III,  c.  n;  lib.  IV,  c.  ii).  Et  de  fait,  la  doc- 
trine de  Zenon  n'avait  ni  l'unité  ni  la  précision 
d'un  système.  HériUus,  Ariston,  Athénodore, 
tous  les  anciens  de  l'école  stoi'cienne  s'étaient 
divisés  dès  qu'ils  avaient  essayé  de  s'en  rendre 
compte  :  ils  n'étaient  pas  d'accord  avec  Zenon 
lui-même.  Cléanthe,  le  seul  disciple  fidèle,  at- 
taqué de  front  par  l'Académie,  sans  cesse  harcelé 
par  les  épicuriens  et  tous  les  dogmatiques,  ne 
se  défendait  guère  que  par  la  sainteté  de  sa  vie. 
Le  stoïcisme  était  en  péril,  lorsque  Chrysippe 
parut. 

Esprit  vif  et  subtil,  travailleur  infatigable,  il 
avait  par-dessus  tout  ce  qui  fait  le  logicien,  ce 
qu'il  faut  au  défenseur  et  au  réparateur  d'une 
doctrine,  une  étonnante  facilite  à  saisir  les 
rapports.  «  Donnez-moi  seulement  les  thèses, 
disait-il  à  Cléanthe,  je  trouverai  de  moi-même 
les  démonstrations.  »  Il  s'en  fallait  toutefois  que 
Chrysippe  eût  conservé  toutes  les  thèses  du  vieux 
sto'ïcisme.  Nous  savons  que  le  hardi  logicien 
avait  rejeté  presque  toutes  les  opinions  de  ses 
maîtres  (Diogène  Laërce,  liv.  VII,  ch.  clxxix),  et 
que ,  sur  les  différences  de  Cléanthe  et  de 
Chrysippe,  le  sto'icien  Antipater  avait  composé 
un  ouvrage  entier  (Plut.,  de  Stoic.  repug.,  c.  iv). 
Malheureusement,  depuis  l'antiquité,  on  n'a 
guère  manqué  d'attribuer  au  fondateur  de  l'école 
sto'ïcienne  toutes  les  idées  de  ses  successeurs,  et 
c'est  aujourd'hui  chose  très-difficile  que  de  resti- 
tuer à  Chrysippe  une  faible  partie  de  ce  qui  lui 
appartient. 

D'abord,  tout  en  subordonnant  la  logique  à  la 
morale,  les  premiers  stoïciens  avaient  abaissé 
cette  dernière  jusqu'à  n'en  faire  qu'une  prépa- 
ration à  la  physique.  La  physique,  science  toute 
divine,  disaient-ils,  est  à  la  morale ,  science 
purement  humaine,  ce  que  l'esprit  est  à  la  chair, 
ce  que  dans  l'œuf  le  jaune  qui  contient  l'animal 
est  au  blanc  qui  le  nourrit  (Sext.  Emp.,  Adv. 
Mathein.,  lib.  VII).  Chrysippe  a  fait  justice  de 
cette  erreur  :  il  a  montré  que  la  morale  est  un 
but,  que  la  physique  n'est  qu'un  moyen.  Par  là, 
il  a  renoué  la  chaîne  interrompue  des  traditions 
socratiques;  il  a  imprime  à  l'école  stoïcienne  la 
direction  qu'elle  a  gardée  et  qui  a  fait  sa  gloire. 
Passons  maintenant  aux  diverses  parties  de  sa 
philosophie,  et  d'abord  à  sa  logique. 

La  préoccupation  du  temps  était  la  question 
logique  par  excellence,  l'éternelle  question  de 
la  certitude.  Le  dogmatisme  stoïcien  s'appuyait, 
comme  il  arrive  toujours,  sur  une  théorie  de  la 
connaissance.  L'objet  sensible,  disait  Zenon,  agit 
sur  l'âme  et  y  laisse  une  représentation  ou 
image  de  lui-même  (çavTaaîa).  Cette  représen- 
tation, analogue  à  l'empreinte  du  cachet  sur  la 
cire,  produit  le  souvenir;  de  plusieurs  souvenirs 
vient  l'expérience.  Jusque-là,  l'esprit  est  passif. 
Il  ne  cesse  pas  de  l'être  lorsque  la  représenta- 
tion n'a  point  à  l'extérieur  d'objet  réel  correspon- 
dant. Daui  le  cas  contraire,  après  la  représenta- 
tion vient  l'assentiment  iavyy.ax6.^iaii)  \  après 
l'assentiment,  la  conviction  pareille  à  la  main 
qui  se  serre  pour  saisir  l'objet  (y.aTâ),r,i|ii:).  Et, 
puisque  l'assentiment  et  la  conviction  sont  l'œu- 
vre de  la  raison,  il  s'ensuit  que  la  droite  raison 
(opOô;  /oyo;)  est  la  seule  marque  du  vrai.  Chry- 
sippe attaque  d'abord  cette  théorie  de  la  repré- 
sentation renouvelée   des  matérialistes  d'Ionie. 


CHRY 


—  273 


CHRY 


Puisque  la  pensée,  dit-il,  conçoit  à  la  fois  ]jilu- 
siours  objets,  il  faudrait  que  l'âme  reçiît  a  la 
l'ois  plusieurs  empreintes,  celles  d'un  triangle  et 
d'un  carré  par  exemple,  ce  qui  est  absurde.  Dans 
la  théorie  ae  la  représentation  sensible,  jamais 
on  n'expliquera  comment  l'intelligence  peut  réu- 
nir des  perceptions  diverses  et  simultanées  dans 
l'unité  de  l'acte  qui  les  combine  et  les  compare 
(Sext.  Emp.,  Adv.  Mathem.,  lib.  VIT.  p.  232). 
Ce  que  l'objet  sensible  produit  dans  1  âme  n'est 
qu'une  modification  pure  et  simple,  un  effet,  non 
une  image.  L'esprit  peut  éprouver  en  même 
temps  plusieurs  modifications  distinctes,  comme 
1  air  qui,  frappé  simultanément  par  plusieurs 
voix,  rend  autant  de  sons  qu'il  a  subi  de  modi- 
fications diverses.  Puisque  cette  modification  de 
l'àme  est  un  effet,  elle  révèle  la  cause  qui  l'a 
produite,  comme  la  lumière  se  manifeste,  et 
manifeste  aussi  les  objets  qu'elle  éclaire  (Plut., 
de  Plac.  phil.,  lib.  IV,  c.  xii).  Ici  apparaît  de 
nouveau  la  question  de  la  certitude.  Ce  n'était 
pas  en  invoquant  la  droite  raison,  c'est-à-dire  le 
bon  sens,  que  Zenon  avait  pu  fermer  la  bouche 
aux  chefs  de  l'Académie.  Arcésilas  lui  objectait 
les  illusions  des  songes,  celles  du  délire,  celles 
de  l'ivresse,  et  demandait  en  quoi  l'assentiment 

Sui  accompagne  ces  perceptions  mensongères 
iffère  de  la  vérité.  Chrysippe  s'attache  donc 
à  déterminer  toutes  les  circonstances  qui  ac- 
compagnent les  phénomènes  du  rêve  et  de  la 
folie,  toutes  celles  qui  sont  propres  aux  étals  de 
veille  et  de  santé.  Toute  connaissance  légitime, 
dit-il,  présente  nécessairement  les  caractères 
suivants  :  1°  elle  est  produite  par  un  objet  réel; 
2°  elle  est  conforme  à  cet  objet  j  3°  elle  ne  peut 
être  produite  par  un  objet  différent.  Restait  à 
dire  quand  la  connaissance  présente  en  effet  ces 
caractères,  ce  qui  est  toute  la  question  du  crité- 
rium de  la  certitude.  Ici  Chrysippe,  deux  mille 
ans  avant  Descartes,  en  appelle  à  l'évidence  ir- 
résistible et  impersonnelle,  au  sentiment  direct 
et  immédiat  de  la  réalité.  «  Les  perceptions  et 
les  idées  qui  proviennent  d'objets  réels,  dit-il, 
arrivent  à  l'âme  pures  et  sans  mélange  d'élé- 
ments hétérogènes,  dans  leur  simplicité  native, 
et  elles  sont  fidèles,  parce  que  l'âme  n'y  a  rien 
ajouté  de  son  propre  fonds.  »  Telle  est  en  peu 
de  mots  cette  théorie  du  critérium  de  la  certi- 
tude, qui  a  ruiné  l'école  d'Arcésilas  et  régné 
dans  la  science  jusqu'au  temps  de  Carnéade  et 
de  la  troisième  Académie. 

Nous  ne  pouvons  qu'indiquer  ici  quelques  au- 
tres doctrines  de  moindre  importance.  Chrysippe 
avait'  fait  de  profondes  recherches  sur  les  élé- 
ments et  les  lois  du  langage,  et  ce  sont  ses  ou- 
vrages qui  ont  servi  de  modèle  aux  grammai- 
riens de  son  école.  Comme  tout  logicien,  il 
attribuait  aux  signes  une  grande  importance. 
Certains  signes,  disait-il,  rappellent  à  l'esprit  les 
idées  précédemment  acquises  ;  ils  sont  commé- 
moratifs.  Certains  autres  ont  la  vertu  de  porter 
à  l'intelligence  des  idées  nouvelles  ;  ils  sont  dé- 
monstratifs. Comme  tout  logicien  aussi,  Chry- 
sippe avait  remarqué  que  certaines  idées  entrent 
de  force  dans  toutes  nos  conceptions,  dans  toutes 
nos  croyances  ;  il  s'était  occupé  d'en  faire  le 
compte,  et  avait  donné  une  liste  des  catégories 
de  l'intelligence.  Ces  catégories  étaient  au  nom- 
bre de  quatorze  :  ce  qui  sert  de  fondement,  la 
substance,  l'être  ;  la  qualité,  la  manière  d'être 
purement  accidentelle  ;  la  manière  d'être  pure- 
ment relative.  On  remarque  d'abord  que  ces 
termes  sont  entre  eux  dans  un  rapport  décrois- 
sant d'extension.  En  tête  la  substance,  c'est-à- 
dire  l'absolu,  l'universel  ;  puis  les  modes  selon 
leur  ordre  d'importance,  c'est-à-dire  le  déter- 
miné, le  relatif  à  ses  divers  degrés.  La  question 

DICT.  PHILOS, 


est  de  savoir  comment,  dans  une  doctrine  où  la 
raison  ne  fait  qu'accepter  ou  rejeter  les  déposi- 
tions des  sens,  on  arrive  légitimement  à  la  sub- 
stance, à  l'absolu.  On  se  demandera  même  com- 
ment, avec  les  sens  pour  témoins  et  la  raison 
pour  gage,  on  peut  savoir  qu'il  y  a  des  qualités 
essentielles  et  permanentes.  On  n'en  acceptera 
pas  moins  cette  classification  de  Chrysippe,  aussi 
judicieuse,  aussi  complète  que  celle  d'Aristote, 
mais  moins  arbitraire  et  plus  profonde.  On  trou- 
vera seulement  que  cette  liste  déjà  réduite  était 
encore  susceptible  de  réduction.  Ce  que  Chry- 
sippe avait  fait  pour  les  idées  et  pour  leurs  si- 
gnes, il  l'a  fait  pour  les  propositions  et  les  argu- 
ments. Dans  ses  nombreux  ouvrages,  il  avait 
traité  des  propositions  en  général,  des  divers 
genres  d'opposition  qu'elles  ont  entre  elles,  des 
propositions  simples  et  complexes,  possibles  et 
impossibles,  nécessaires  et  non  nécessaires,  pro- 
bables, paradoxales,  rationnelles  et  réciproques. 
Bien  plus,  parmi  toutes  les  propositions  imagi- 
nables, il  avait  essayé  de  déterminer  celles  qui 
ne  dépendent  que  d'elles-mêmes  et  brillent  de 
leur  propre  évidence.  Il  en  avait  trouvé  cinq 
classes  qui  se  ramenaient  toutes  au  principe  lo- 
gique par  excellence,  à  l'axiome  de  contradiction 
(Sext.  Emp.,  Hyp.  Pyrrh.,  lib.  I,  c.  lxix  ;  Adv. 
Malhem.,  lib.  VIII,  p.  223  sq.).  Enfin,  tout  en 
cherchant  à  simplifier  les  règles  de  l'argumen- 
tation, Chrysippe  avait  découvert  de  nouvelles 
classes  de  syllogismes,  et  fait  remarquer  que 
plusieurs  espèces  de  raisonnements  ne  sont  pas 
réductibles  à  la  forme  syllogistique. 

La  physique  de  Chrysippe  est  en  parfait  accord 
avec  sa  logique.  En  voici  le  premier  dogme  :  il 
n'y  a  que  des  corps.  L'infini  n'a  pas  d'existence 
réelle;  «  ce  qui  est  sans  limite,  dit  Chrysippe, 
c'est  le  néant.  »  (Stob.,  Ed.  I,  p.  392.)  Le  vide, 
le  lieu,  le  temps  sont  incorporels  et  infinis,  au- 
trement dit,  ne  sont  rien.  Deux  choses  existent  : 
l'homme  et  le  monde  ;  mais  le  monde  et  l'homme 
sont  doubles.  Il  y  a  dans  l'homme  une  matière 
inerte  et  passive,  et  une  âme,  principe  de  mou- 
vement et  de  vie.  De  même,  le  monde  a  sa  ma- 
tière passive  et  son  âme  vivifiante  qu'on  appelle 
Dieu.  Pour  arriver  à  Dieu,  Chrysippe  essaye  de 
démontrer  :  1°  que  l'univers  est  un  et  dépend 
d'une  seule  cause  ;  2°  que  cette  cause  est  vrai- 
ment divine,  c'est-à-dire  souverainement  rai- 
sonnable. L'unité  du  monde  résulte  de  la  liaison 
des  parties  entre  elles  et  avec  le  tout.  Rien 
n'est  isolé,  disait  Chrysippe,  et  une  goutte  de 
vin  versée  dans  la  mer,  non-seulement  se  mêle 
à  toute  la  masse  liquide,  mais  doit  même  péné- 
trer tout  l'univers  (Plut.,  Adv.  Sloic,  c.  xxxvii). 
Puis,  entrant  dans  les  harmonies  de  la  nature, 
il  montrait  que  les  plantes  sont  destinées  à  ser- 
vir de  nourriture  aux  animaux,  ceux-ci  à  être 
les  serviteurs  de  l'homme  ou  à  exercer  son  cou- 
rage, l'homme  à  imiter  les  dieux,  les  dieux  eux- 
mêmes  à  contribuer  au  bien  de  la  société  di- 
vine, c'est-à-dire  du  vaste  ensemble  des  choses. 
Ainsi,  tout  se  tient  dans  l'enchaînement  univer- 
sel des  causes,  de  là  cette  audacieuse  parole  : 
«  Le  sage  n'est  pas  moins  utile  à  Jupiter  que 
Jupiter  au  sage.  »  (Plut.,  Adv.  Stoic,  xxxiii.) 
L'intelligence  et  la  divinité  de  la  cause  du 
monde  se  démontre  par  l'ordre  qui  y  règne,  par 
la  régularité  avec  laquelle  s'accomplissent  tous 
les  phénomènes  de  la  nature  ;  et  à  ceux  qui 
parlaient  du  hasard,  Chrysippe  disait  :  «  Il  n'y 
a  pas  de  hasard,  ce  qu'on  appelle  de  ce  nom 
n'est  qu'une  cause  cachée  à  l'esprit  humain.  » 
Dieu  est  donc  à  la  fois  le  principe  de  vie,  le  feu 
artistique  d'où  le  monde  est  sorti  comme  d'une 
semence,  et  l'intelligence  souveraine  qui  l'a  or- 
ganisée  et  qui  le  conserve.  Ici  se  présente  la 


GHRY 


274  — 


CIGÉ 


théorie  des  raisons  spermaliques  dont  Zenon 
avait  pos6  le  principe,  dont  Chrysippe  a  déve- 
loppé les  conséquences.  Puisque  toutes  choses 
étaient  à  l'avance  contenues  en  germe  dans  le 
feu  primitif  qui  est  la  semence  du  monde,  et 
puisqu'elles  ne  se  développent  que  conformé- 
ment aux  lois  immuables  de  la  raison  divine,  il 
s'ensuit  que  le  monde  et  tous  les  phénomènes 
du  monde  sont  sous  l'empire  d'une  invincible  et 
absolue  nécessité.  De  là  cette  conception  d'une 
providence  identique  au  destin  qui  soumet  tout 
aux  lois  nécessaires  du  rapport  de  cause  et 
d'effet. 

Quelle  peut  être  dans  ce  système  la  nature  de 
l'âme  ?  Chrysippe  l'indique  lui-même  :  «  Jupiter 
et  le  monde,  dit-il.  sont  comme  l'homme  ;  la 
providence  comme  l'àme  de  l'homme.  »  (Plut., 
Adv.  Sloic,  c.  XXXVI.)  Dieu  est  un  feu  vivant; 
l'âme,  émanation  de  Dieu,  est  une  étincelle,  un 
air  chaud,  un  corps.  C'est  là  un  des  dogmes  que 
Chrysippe  a  le  plus  à  cœur  d'établir  :  «  La  mort, 
dit-il,  est  la  séparation  de  l'âme  et  du  corps. 
Or,  rien  d'incorporel  ne  peut  être  séparé  du 
corps,  puiso[u'il  n'y  a  de  contact  que  d'un  corps 
à  un  autre.  Mais  l'âme  peut  toucher  le  corps 
et  en  être  séparée.  L'âme  est  donc  un  corps.  » 
Maintenant  cette  âme,  qui  est  un  corps,  n'en 
a  pas  moins  pour  faculté  dominante  la  raison 
que  Chrysippe  déclare  identique  au  ')noi.  C'est 
la  raison  qui  fait  l'unité  de  l'âme,  c'est  à  la 
raison  que  se  ramènent  toutes  les  facultés 
d'ordre  secondaire,  môme  les  instincts  et  les 
passions,  qui  n'en  sont  que  des  formes  gros- 
sières et  inachevées.  Bien  plus,  dans  ce  système 
où  le  destin  plane  sur  toutes  choses,  l'âme  est 
libre.  Et  dans  quels  actes  l'est-elle?  Dans  l'assen- 
timent qu'elle  donne  aux  impressions  qu'elle  re- 
çoit des  objets  extérieurs,  c'est-à-dire  dans  ses 
jugements  cataleptiques,  dans  sa  certitude.  Et  il 
en  est  ainsi,  dit  Chrysippe,  parce  qu'alors  l'âme 
n'obéit  qu'aux  seules  lois  de  sa  nature.  Mais 
cette  nature,  dira-t-on,  c'est  le  destin  qui  l'a 
faite  et  qui  la  gouverne  comme  tout  le  reste. 
Chrysippe  en  convient,  mais  il  soutient  que 
sous  la  loi  du  destin  nous  restons  libres,  de 
même  que  la  pierre  lancée  du  haut  d'une  mon- 
tagne continue  sa  route  en  raison  de  son  poids 
et  de  sa  forme  particulière.  Après  quoi  il  ne 
reste  plus  à  Chrysippe  qu'à  se  porter  comme  dé- 
fenseur de  la  liberté,  et  à  réfuter  les  épicuriens, 
qui  n'accordent  à  l'homme  qu'une  liberté  d'in- 
différence. Chrysippe  soutient  en  effet  contre 
eux,  que  ce  que  nous  appelons  équilibre  des  mo- 
tifs ne  prouve  au  fond  que  notre  ignorance  des 
raisons  qui  ont  déterminé  l'agent  moral.  Enfin, 
malgré  ces  nobles  attributs  de  liberté  et  d'intel- 
ligence, l'âme  ne  peut  espérer  d'être  immortelle. 
Elle  est  destinée,  lors  de  la  future  combustion 
du  monde,  à  perdre  son  individualité,  à  se  réu- 
nir au  principe  divin  dont  elle  émane.  Au  moins 
survivra-t-elle  au  corps  ?  Cléanthe  l'affirme  ; 
mais  pour  Chrysippe,  cette  vie  à  venir  de  quel- 
ques instants  est  un  privilège  qui  n'est  accordé 
qu'aux  âmes  des  sages. 

La  morale  tient  intimement  à  la  physique. 
Chrysippe  disait  qu'on  ne  peut  trouver  la  cause 
et  l'origine  de  la  justice  que  dans  Jupiter  et  la 
nature.  Delà  cette  grande  maxime  :  «Vis  con- 
formément à  la  nature  ;  >>  à  la  nature  univer- 
selle, entendait  Cléanthe;  à  la  nature  humaine, 
abrégé  de  la  nature  universelle,  dit  Chrysippe. 
Le  précepte  reste  le  même,  mais  le  sens  en  est 
plus  précis  et  l'interprétation  moins  périlleuse. 
Et  pourtant,  c'est  dans  l'interprétation  de  ce  pré- 
cepte que  ce  ferme  esprit  se  trahit  lui-même  et 
s'égare  en  un  cynisme  extravagant.  On  trouve 
dans  Chrysippe  une  justification  de  l'inceste,  une 


exhortation  à  prendre  pour  nourriture  des  cada- 
vres humains,  une  ajîologie  de  la  prostitu- 
tion, etc.,  etc.  «Considérez  les  animaux,  disait 
le  hardi  logicien,  et  vous  apprendrez  par  leur 
exemple  qu'il  n'est  rien  de  tout  cela  qui  soit 
immoral  et  contre  nature.  »  (Plut.,  de  Stoic. 
repug.,  c.  xxii.)  Déplorable  sophisme  que  réfu- 
tent assez  ces  nobles  paroles  de  Chrysippe  lui- 
même:  «Vivez  conformément  à  la  nature...;  la 
nature  humaine  est  dans  la  raison.  »  Étrange 
aberration  par  laquelle  on  prétend  rentrer  dans 
la  nature  lorsqu'on  l'outrage  dans  ce  qu'elle  a 
de  plus  sacré.  Chrysippe  s'est  pourtant  gardé  de 
certaines  exagérations.  Cléanthe  considérait  le 
plaisir  comme  contraire  à  la  nature.  Chrysippe 
avoue  qu'il  serait  d'un  insensé  de  considérer  les 
richesses  et  la  santé  comme  choses  sans  valeur, 
puisqu'elles  peuvent  conduire  au  bien  véritable. 
C'est  encore  à  Chrysippe  que  revient  l'honneur 
d'avoir  établi  le  droit  naturel  sur  une  base  so- 
lide, en  montrant  que  le  juste  est  ce  qu'il  est 
par  nature,  non  par  institution.  Enfin,  nous  sa- 
vons que  de  tous  les  sto'iciens  Chrysippe  est  ce- 
lui qui  a  le  plus  contribué  à  organiser  la  science 
morale;  mais,  faute  de  témoignages,  il  nous 
est  impossible  de  séparer  son  œuvre  de  celle  de 
ses  devanciers  et  de  ses  successeurs. 

Cette  doctrine  dont  nous  venons  de  recueillir 
quelques  détails,  Chrysippe  l'avait  défendue  par 
sa  parole,  l'avait  exposée  dans  de  nombreux  ou- 
vrages. L'esprit  subtil  des  Grecs  était  émerveillé 
de  sa  dialectique.  «  Si  les  dieux  se  servaient  de 
dialectique,  disaient-ils,  ce  serait  celle  de  Chry- 
sippe qu'ils  choisiraient.  »  Les  quelques  sophis- 
mes  qui  nous  en  sont  restés  ne  justifient  pas  ce 
magnifique  éloge  et  ne  sont  même  pas  dignes  de 
l'attention  de  l'historien.  Quant  aux  ouvrages 
écrits,  le  nombre  en  est  prodigieux.  Diogène 
cite  (liv.  III,  ch.  clxxx)  les  titres  de  trois  cent 
onze  volumes  de  logique,  et  il  y  avait  environ 
quatre  cents  volumes  de  physique  et  de  morale. 
Une  telle  fécondité  s'explique  en  partie  quand 
on  sait  que  dans  ses  improvisations  écrites, 
Chrysippe  faisait  entrer  toute  sorte  de  témoi- 
gnages, et  que  dans  un  seul  livre  il  avait  inséré 
toute  la  Médée  d'Euripide.  Les  rares  fragments 
qui  nous  sont  restés  de  tant  de  volumes,  ne  suf- 
fisent pas  à  nous  faire  connaître  cet  éminent  stoï- 
cien que  SCS  contemporains  appelèrent  la  co- 
lonne du  Portique,  et  dont  l'antiquité  disait  : 
«  Sans  Chrysippe,  le  Portique  n'eût  j3as  existé.  » 
Nous  ignorons  même  l'époque  précise  de  sa 
mort.  Apollodore  la  place  en  208,  Lucien  en  19i). 
On  raconte  qu'après  avoir  assisté  à  un  sacrifice, 
il  but  un  peu  de  vin  pur  et  mourut  sur-le-chamii' 
D'autres  disent  que,  voyant  un  âne  manger  des 
figues  destinées  à  sa  table,  il  fut  pris  d'un  tel 
accès  de  rire,  qu'il  expira. 

Consultez  sur  Chrysippe  :  Baguct,  Coramen- 
tatio  de  Chrxjsippi  vita,  dodrina  et  reliquiis, 
in-4,  Louvain,  1822;  —  Petersen,  Philosophici 
Chrijsippeœ  fundamenla,  in-8,  Altona,  1827. 
—  Ajoutez-y  les  dissertations  plus  anciennes  de 
Hagedorn  :  Moralia  Cknjsippea  e  rerum  naturis 
peiita,  in-4,  Altenb.,  1683;  Elhica  Clrrrjsippi, 
in-8,  Nuremberg,  1715;  et  celle  de  Richter,  de 
Chrysippo  stoico  fastuoso ,  in-4,  Leipzig,  1738. 

D.  H. 

CICÉRON  (Marcus  Tullius),  né  à  Arpinum^ 
106  ans  avant  l'ère  chrétienne,  a  plus  brille 
comme  orateur  et  comme  homme  d'État  que 
comme  philosophe.  Sa  carrière  littéraire  et  poli- 
tique étant  assez  connue,  nous  nous  bornons  à 
indiquer  la  part  qu'ont  obtenue  dans  sa  vie  les 
études  et  les  travaux  philosophiques.  On  doit  re- 
marquer, et  lui-même  reconnaît,  qu'il  ne  s'y  li- 
vra guère  d'une  manière  assidue,  qu'aux  époques 


GIGÊ 


275  — 


GIGÉ 


où  l'état  de  la  république  et  du  barreau  ne  lui 
permettaient  pas  un  autre  emploi  de  ses  brillan- 
tes facultés.  Ce  fut  ainsi  que,  pendant  les  temps 
difficiles  de  la  domination  de  Sylla,  il  suivit  tour 
à  tour,  à  Rome,  à  Athènes  ou  à  Rhodes,  les  leçons 
des  représentants  les  plus  fameux  des  écoles  phi- 
losophiques do  la  Grèce,  notamment  celle  de 
Philon  et  d'Antiochus,  sectateurs  de  la  nouvelle 
Académie,  et  celles  du  stoïcien  Posidonius.  Plus 
tard,  après  son  consulat,  et  lorsque  les  intrigues 
de  ses  ennemis  parvinrent  à  diminuer  l'influence 
que  ses  services  lui  avaient  justement  acquise, 
il  chercha  dans  la  philosophie  un  remède  a  ses 
chagrins,  un  aliment  à  l'activité  de  son  esprit.  Il 
y  revint  encore,  après  la  défaite  de  Pharsale,  du- 
rant le  long  silence  que  lui  imposa  la  victoire  de 
César  sur  les  libertés  publiques.  Quand  le  meur- 
tre du  dictateur  lui  eut  rendu  quelque  influence 
dans  les  affaires  de  son  pays,  fidèle  aux  études 
qui  l'avaient  consolé  dans  sa  disgrâce,  il  fit  mar- 
cher de  front,  autant  qu'il  dépendit  de  lui,  ses 
travaux  philosophi([ucs  avec  ses  devoirs  dq  séna- 
teur. Mais  la  proscription  ordonnée  par  les  trium- 
virs, et  dont  il  fut  la  plus  illustre  victime,  ter- 
mina bientôt  avec  sa  vie  le  cours  de  ses  nobles 
travaux  (43  av.  J.  C). 

Quelques  essais  de  traduction,  particulièrement 
du  Protagoras  et  du  Timée  de  Platon,  paraissent 
avoir  été  les  seuls  résultats  des  études  philoso- 
phiques de  sa  jeunesse;  et,  parmi  les  ouvrages 
plus  sérieux  auxquels  il  se  livra  dans  la  suite, 
on  ne  rapporte  à  l'intervalle  compris  entre  son 
consulat  et  la  dictature  de  César,  que  les  deux 
traités  de  la  République  et  des  Lois,  composés 
sur  le  modèle  de  ceux  de  Platon.  LHorte)isius, 
ou  exhortation  à  la  philosophie  ;  les  Académiques, 
dans  lesquelles  la  question  de  la  certitude  est 
discutée  entre  les  partisans  de  la  nouvelle  aca- 
démie et  leurs  adversaires;  le  de  Finibus  bono- 
rum  et  malorum,  qui  est  consacré  à  la  discus- 
sion des  théories  sur  le  souverain  bien;  les  Tus- 
culanes,  recueil  de  plusieurs  dissertations  de 
psychologie  et  de  morale  sur  l'existence  et  l'im- 
mortalité de  l'àme,  sur  la  nature  des  passions  et 
le  moyen  d'y  remédier,  sur  l'alliance  du  bonheur 
et  de  la  vertu;  le  de  Natura  Deorum,  le  de  Di- 
vinatione  et  le  de  Fato,  où  se  trouvent  débattus 
l'existence  et  la  providence  des  dieux,  les  signes 
vrais  ou  faux  par  lesquels  ils  découvrent  aux 
hommes  les  choses  cachées,  et  la  conciliation  du 
destin  et  de  la  liberté  humaine  ;  le  de  Officiis,  ou 
traité  des  Devoirs  ;  en  un  mot,  ses  plus  importants 
ouvrages,  sous  le  rapport  philosophique,  ont  tous 
été  rédigés  durant  la  dernière  période  de  sa 
vie,  à  laquelle  appartiennent  aussi  le  de  Senec- 
iute,  le  de  Amicilia  et  le  livre  de  la  Consolation. 

Les  écrits  qui  viennent  d'être  mentionnés  sont 
tous  parvenus  jusqu'à  nous,  excepté  VHorlen- 
sius,  pour  lequel  nous  sommes  réduits  à  un  petit 
nombre  de  fragments  conservés  par  saint  Au- 
gustin, et  le  traité  de  la  Consolation,  dont  il 
reste  seulement  quelques  lignes.  Mais  parmi  les 
autres  ouvrages^  plusieurs  sont  aujourd'hui  in- 
complets ou  présentent  des  lacunes  considéra- 
bles, comme  les  Académiques,  le  de  Fato,  le 
de  Legibus,  et  surtout  le  de  Republica,  monu- 
ment remarquable,  que  les  curieuses  découvertes 
de  M.  Angelo  Mai  n'ont  pu  reconstruire  en  en- 
tier. 

La  forme  sous  laquelle  Cicéron  présente  les 
discussions  qui  remplissent  ses  écrits  est  celle 
d'un  entretien  entre  plusieurs  Romains  dis- 
tingués. Il  ne  déroge  complètement  à  cet  usage 
et  ne  parle  en  son  propre  nom  que  dans  le 
de  Officiis,  le  plus  dogmatique  de  ses  traités; 
partout  ailleurs,  il  nous  met  en  présence  de 
plusieurs  personnages,  qui  prennent   successi- 


vement la  parole  pour  exposer  une  partie  plus 
ou  moins  considérable  d'un  .système  important, 
ou  pour  soumettre  à  une  critique  régulière  la 
doctrine  développée  par  un  précédent  interlocu- 
teur. Le  dialogue  de  Cicéron,  généralement  peu 
coupé,  n'a  pas  la  piquante  ironie  de  celui  de  Pla- 
ton, où  Socrate  fait  tomber  ses  faibles  adver- 
saires en  de  continuelles  contradictions.  L'orateur 
romain  semble  s'être  proposé  de  reproduire  dans 
la  forme  de  ses  ouvrages  les  débats  graves  et 
mesures  de  la  tribune  politique  ou  du  barreau, 
plutôt  que  les  allures  vives  et  soudaines  d'une 
conversation  spirituelle  et  savante. 

Quant  au  fond  des  traités,  il  est  presque  complè- 
tement emprunté  aux  écoles  grecques  des  siècles 
antérieurs,  et  la  part  d'invention  qui  revient  à 
Cicéron  se  borne  à  l'éclaircissement  de  quelques 
questions  secondaires  de  morale.  Quelles  sont  au 
moins,  entre  les  opinions  qu'il  expose,  celles  qui 
obtiennent  sa  préférence?  C'est  ce  qu'on  ne  par- 
vient pas  toujours  à  déterminer  facilement.  Cette 
difficulté  s'explique  par  le  caractère  de  Cicéron, 
par  l'histoire  de  sa  vie,  enfin  par  l'esprit  de  la 
secte  à  laquelle  il  fait  profession  d'appartenir. 
Doué  dès  sa  jeunesse  de  plus  de  vivacité  dans 
l'imagination  que  de  fermeté  dans  le  jugement, 
Cicéron  développa  dans  les  exercices  qui  forment 
l'orateur  ces  qualités  et  ces  défauts  naturels,  que 
les  événements  contemporains,  bien  plus  propres 
à  ébranler  l'esprit  qu'à  le  rassurer,  vinrent  en- 
core fortifier.  Ce  fut  sous  l'influence  de  ces  dis- 
positions et  de  ces  circonstances,  qu'il  s'attacha  à 
la  nouvelle  Académie.  La  prétention  avouée  du 
chef  de  cette  école  était  le  scepticisme;  mais 
Carnéade,  dont  Cicéron  se  rapprochait  plus  que 
d'Arcésilas,  y  avait  joint  un  probabilisme  appli- 
qué surtout  aux  opinions  qui  sont  du  ressort  de 
la  morale.  Enfin,  Philon  et  Antiochus,  les  maîtres 
de  sa  jeunesse,  quoiqu'ils  maintinssent  en  appa- 
rence le  scepticisme  de  leurs  devanciers,  l'a- 
vaient remplacé  en  effet  par  une  tentative  de  con- 
ciliation entre  les  opinions  contradictoires.  Le 
premier,  pour  réhabiliter  Platon,  confondait  les 
deux  Académies  en  une  seule;  et  le  second,  al- 
lant plus  loin  encore,  s'efforçait  de  démontrer 
l'accord  du  péripatétisme  et  même  du  stoïcisme 
avec  la  doctrine  académique. 

Cicéron  adopta  tout  à  la  fois  l'esprit  sceptique 
des  fondateurs  de  la  nouvelle  Académie  et  le 
syncrétisme  de  ses  derniers  représentants.  Les 
professions  de  scepticisme  se  rencontrent  souvent 
sous  sa  plume  et  viennent  tout  à  coup  attrister 
le  lecteur  au  milieu  même  des  traités  où  le  ton 
et  les  convictions  de  l'auteur  paraissent  le  plus 
fermes.  C'est  l'effet  que  produit  la  préface  du 
deuxième  livre  du  de  Officiis,  et  plus  encore  le 
dernier  chapitre  de  l'Orateur,  beau  traité  de  rhé- 
torique où  la  philosophie  occupe  une  assez  large 
place.  Hàtons-nous  de  le  dire  :  après  ces  décla- 
rations, qui  assurent  sa  tranquillité  et  protègent, 
quelles  qu'elles  puissent  être,  ses  opinions  et  ses 
paroles,  Cicéron  se  prête  volontiers  à  reconnaître 
pour  vraisemblables  les  sentiments  des  différents 
philosophes  qui  ont  montré  le  plus  d'élévation 
dans  leurs  doctrines.  En  les  modifiant  et  les  com- 
binant à  sa  manière,  il  s'en  forme  une  doctrine 
personnelle,  qu'avec  un  peu  d'étude  on  parvient 
à  démêler  et  à  suivre  dans  ses  nombreux  écrits. 
Pour  en  indiquer  seulement  ici  les  points  prin- 
cipaux, constatons  que  Cicéron  croit  avec  Socrate 
à  l'existence  des  dieux  et  à  leur  providence,  ma- 
nifestée surtout  par  l'ordre  de  l'univers;  qu'a 
l'exemple  des  mêmes  maîtres,  il  admet  une  lo- 
morale,  qui  n'est  autre  chose  que  la  raison  éter- 
nelle et  la  volonté  immuable  de  Dieu;  que,^  sans 
compromettre  la  suprématie  de  l'honnête  à_  l'é- 
gard de  l'utile,  il  proclame  leur  alliance  néccs- 


GICÊ 


—  276  — 


CICÉ 


saire;  qu'il  tient  l'âme  pour  incorporelle  et  di- 
vine, inclinant  toutefois  a  en  expliquer  la  nature 
par  rentclcchic  d'Aristotej  qu'il  maintient,  aux 
dépens  même  de  la  prescience  et  de  la  provi- 
dence de  Dieu,  la  liberté  humaine  sacrifiée  par 
les  stoïciens^  qu'enfin  il  revendique  pour  l'âme, 
avec  Platon,  et  au  risque,  dit-il,  de  se  tromper 
avec  lui,  une  autre  vie  après  la  mort,  heureuse 
ou  malheureuse,  selon  notre  conduite  ici-bas. 

Toutel'ois,  ces  opinions  qui  ne  sont  pas  même 
énoncées  dans  ses  ouvrages  avec  la  fermeté  d'un 
esprit  convaincu,  lui  appartiennent  à  peu  de  ti- 
tres. Ce  n'est  donc  pas  là  qu'est  son  principal 
mérite  comme  philosophe,  ou,  si  l'on  veut,  son 
droit  évident  à  occuper  une  place  importante 
dans  l'histoire  de  la  philosophie. 

Pour  le  juger  avec  équité,  il  faut  considérer 
le  but  qu'il  s'est  principalement  proposé  dans  ses 
travaux  philosophiques.  C'a  été  d'initier  les  Ro- 
mains par  des  écrits  composés  dans  leur  propre 
langue,  à  la  connaissance  des  systèmes  de  la 
Grèce.  Il  voulait  qu'ils  n'eussent  rien  à  envier 
sous  ce  rapport  à  ce  peuple,  soumis  par  leurs 
armes,  et  auquel  déjà  ils  disputaient  avec  succès 
les  palmes  de  l'éloquence.  En  dirigeant  ses  ef- 
forts vers  cette  fin,  Cicéron  a  façonné  la  langue 
latine  à  l'expression  des  idées  philosophiques,  et 
l'a  enrichie  d'un  assez  çrand  nombre  de  mots 
techniques  qui  ont  passe,  en  partie,  dans  nos 
idiomes  modernes.  Et  ce  ne  sont  pas  ses  conci- 
toyens seuls  qui  ont  profité  de  ces  expositions 
étendues  renfermées  dans  ses  Dialogues  :  l'his- 
toire de  la  philosophie  y  a  recueilli  de  précieuses 
indications,  et  des  citations  textuelles  de  philo- 
sophes dont  on  a  perdu  les  ouvrages.  C'est  à  Ci- 
céron, par  exemple,  que  nous  devons  de  connaî- 
tre, autrement  que  par  leurs  noms,  plusieurs 
disciples  distingués  des  écoles  grecques,  particu- 
lièrement de  l'école  stoïcienne.  L'exactitude  de 
ses  renseignements,  puisés  aux  sources  mêmes^ 
est,  en  général,  irréprochable.  Elle  ne  laisse  a 
désirer  que  dans  un  petit  nombre  de  passages, 
où  Cicéron  n'a  pas  bien  compris  les  idées  qu'il 
exprimait;  où  par  respect  pour  la  marche  du  dia- 
logue, il  a  fait  parler  le  défenseur  d'un  système 
avec  les  préjugés  habituels  de  sa  secte;  où  enfin 
il  a  prêté  à  son  auteur,  comme  on  lui  reproche  de 
l'avoir  fait  pour  Épicure,  les  conséquences  que 
renfermait  sa  doctrine. 

Dans  la  critique  des  opinions  qu'il  expose,  Ci- 
céron se  borne  encore  le  plus  souvent  à  réunir 
et  à  présenter  sous  une  nouvelle  forme  les  ar- 
guments que  les  diff"érentes  écoles  s'adressaient 
l'une  à  l'autre,  et  il  se  met  peu  en  peine  de  les 
apprécier.  Il  semble  pourtant  s'être  plus  spécia- 
lement proposé  la  réfutation  de  l'épicuréisme, 
dont  les  principes  choquaient  tous  les  senti- 
ments élevés  de  son  âme  et  que  plusieurs  pu- 
blications récentes,  parmi  lesquelles  il  faut 
sans  doute  compter  le  poëme  de  Lucrèce , 
avaient  signalé  aux  préférences  de  ses  contem- 
porains. On  peut  même  penser  que  l'espoir  de 
contre-balancer  l'influence  de  ce  système  par 
celle  des  systèmes  opposés,  ne  fut  pas  étranger 
à  son  projet  d'exposer  complètement  les  diverses 
doctrines  philosophiques. 

Cicéron  n'a  pas  eu  de  disciples  :  le  peu  d'origi- 
nalité et  de  fermeté  de  ses  opinions  ne  le  com- 
portait pas;  mais  ses  traites  de  philosophie, 
comme  ses  discours  oratoires,  ont  excité  l'atten- 
tion et  le  plus  souvent  obtenu  l'estime  de  la  pos- 
térité. Les  Pères  de  l'Église  latine,  Lactance  et 
saint  Jérôme,  saint  Ambroise  et  saint  Augustin, 
l'ont  tour  à  tour  loué  et  blâmé,  imité  et  com- 
battu. A  la  renaissance  des  lettres,  l'engouement 
dont  la  plupart  des  savants  ont  été  pris  pour  le 
style  cicéronien;  a  produit,  entre  autres  résul- 


tats, une  étude  assez  sérieuse  des  monuments  de 
lapnilosophie.  Cette  étude,  introduction  agréable 
et  facile  à  des  travaux  approfondis  sur  les  philo- 
sophes de  l'antiquité,  n'a  pas  discontinué  jusqu'à 
nos  jours,  grâce  à  la  faveur  dont  jouit  l'histoire 
de  la  philosophie  depuis  Brucker.  Elle  a  donné 
lieu,  particulièrement  en  Allemagne,  à  un  grand 
nombre  de  dissertations  spéciales,  que  nous 
allons  signaler. 

Consultez  pour  la  connaissance  des  traités  de 
Cicéron,  toutes  les  éditions  de  ses  œuvres  com- 
plètes, et  surtout  celles  de  M.  J.-V.  Le  Clerc,  avec 
traduction  française,  30  vol.  in-8,  Paris,  1821- 
1825,  et  37  vol.  in-18,  1823  et  suiv.  — Quelques 
éditeurs  ont  aussi  publié  à  part  les  Opéra  philo- 
sophica;  nous  citerons,  parce  qu'elles  sont  ac- 
compagnées de  commentaires,  l'édition  de  Halle, 
6  vol.  in-8,  1804  à  1818,  par  MM.  Rath  et  Schùtz, 
qui  y  ont  joint  les  notes  de  Davies;  et  celle  de 
Gœrenz,  3  vol.  in-8,  Leipzig,  1809-1813,  qui  mal- 
heureusement est  inachevée.  Nous  ne  pouvons 
mentionner  les  innombrables  éditions  ou  traduc- 
tions des  différents  traités  de  Cicéron.  Nous 
croyons  néanmoins  devoir  faire  une  exception  à 
l'égard  de  la  traductien  allemande  et  du  com- 
mentaire philosophique  que  Garve  a  donnés  du 
de  Of/lciis. 

Pour  l'exposition  et  l'appréciation  des  opinions 
de  Cicéroxi,  ainsi  que  des  services  qu'il  a  rendus 
à  la  philobophie,  voyez  le  livre  XII'  de  VHisloire 
de  Cicéron  de  Conyer  Middleton,  traduite  de 
l'anglais  par  l'abbé  Prévost,  4  vol.  in-12,  Paris, 
1743;  et  les  grands  ouvrages  d'histoire  de  la 
philosophie.  Recourez,  en  outre,  aux  monogra- 
phies suivantes  :  Hùlsemann,  de  Indole  philo- 
sophica  M.  T.  Ciceronis  ex  ingenio  ipsiiis  et 
aliis  rationibus  œslimanda,  in-4,  Lunebourg, 
1799;  —  Gautier  de  Sibert,  Examen  de  la  phi- 
losophie de  Cicéron;  trois  dissertations  lues  par 
l'auteur  à  l'Académie  des  inscriptions  de  1735  à 
1778^  et  insérées  dans  les  Mémoires  de  cette 
société,  t.  XLI  et  XLIII.  La  table  générale  men- 
tionne cinq  mémoires;  mais  les  volumes  qui 
devaient  contenir  les  deux  derniers  n'ont  pas 
été  publiés;  —  Meiners,  Oralio  de  philosophia 
Ciceronis,  ejusque  in  universam  philosophiam 
meritis,  dans  ses  Vermischle  philosophischen 
Schriften,  t.  I;  —  Briegleb,  Programma  de  phi- 
losophia Ciceronis,  in-4,  Cobourg,  1684;  et  de 
Cicérone  cum  Epicuro  disputante,  in-4,  ib., 
1799;  —  Waldin,  Oratio  de  philosophia  Cice- 
ronis plalonica,  in-4,  léna,  1753; —  Fremling, 
Philosophia  Ciceronis,  in-4,  Lond.,  1795;  —  Her- 
bart.  Dissertation  sur  la  philosophie  de  Ci- 
céron da.ns  les  Konigsb.  archiv.,  n"  1  (ail.);  — 
Kuchner,  M.  T.  Ciceronis  in  philosophiam  ejus- 
que partes  mérita,  in-8,  Hambourg,  1825;  — 
Adami  Bursii  Logica  Ciceronis  sloica,  in-4, 
Zamosc,  1604; — Nahmmacheri  Thcologia  Cice- 
ronis; accedil  onlologiœ  Ciceronis  spécimen, 
in-8,  Frakenberg,  1767;  —  Pétri  van  Weselen 
Schotten  Dissertatio  de  philosophiœ  Ciceronia- 
nœ  loco  qui  est  de  Deo,  in-4,  Amst.,  1783;  — 
Essai  pour  terminer  le  débat  entre  Middleton 
et  Ernesli  sur  le  caractère  philosophique  du 
traité  de  Natura  Deorum,  en  cinq  dissertations, 
Altona  et  Leipzig  (ail.  par  Franck)  ;  —  Wunder- 
lich,  Cicero  de  anima  platonizans,  in-4,  Viteb., 
1714; —  Ant.  Bucheri  Ethica  Ci cer oniana,  in-S, 
Hambourg,  1610;  —  Jasonis  de  Nores  Drevis  et 
distincta  inslitutio  in  Ciceronis  philosophiam 
de  vita  et  moribus,  Passau,  1.597; —  M.  T.  Cice- 
ronis historia  philosophiœ  anliquœ  ;  ex  illius 
scriptis  edidit  Gedike,  in-8,  Berlin,  1782.  Cet 
ouvrage,  simple  recueil  de  passages  de  Cicéron 
accompagnés  de  quelques  notes,  a  été  longtemps 
suivi  comme  manuel  classique  d'histoire  de  la 


CLAR 


—  277 


CLAR 


philosophie  ancienne  dans  les  gymnases  do  la 
Prusse,  et  a  eu  plusieurs  éditions;  —  Pensées  de 
Cicéron,  par  l'abbé  d'Olivet,  in-12,  Paris,  1744, 
souvent  réimprimées:  —  Chreslomathie  cicéro- 
îiienne  de  Gesner  ;  —  Extraits  philosophiques  de 
Cicéron,  précédés  d'une  notice  sur  sa  vie  et  sur 
ses  ouvrages,  in-12,  Paris,  1842;  —  Le  Geay, 
M.  T.  Cicero,  philosophiœ  nistotncus^  1845,  in-8, 
Parisiis.  On  peut  consulter  encore  Cicéron  et  ses 
amis,  par  M.  G.  Boissier.  Paris,  1865,  in-8. 

L.  D.  L. 

CLâRKE  (Samuel)  est  né  en  1675  à  Norwich, 
et  mort  en  1729.  De  sa  vie  et  de  ses  travaux, 
une  part  revient  à  la  religion,  une  autre,  qui 
n'est  ni  la  moins  étendue  ni  la  moins  honorable, 
à  la  philosophie. 

Le  rôle  de  Clarke,  comme  philosophe,  a  été 
de  défendre,  contre  les  extravagances  systéma- 
tiques de  tout  genre,  les  grandes  vérités  natu- 
relles de  Tordre  moral  et  religieux.  Sa  vie  s'est 
consumée  à  combattre  toute  violation  flagrante 
du  bon  sens,  toute  dégradation  de  la  dignité 
morale  de  l'homme.  II  n'a  rien  fondé  de  bien 
grand;  mais  il  a  plaidé  toutes  les  bonnes  causes 
contre  tous  les  mauvais  systèmes,  celle  de  Dieu 
et  de  ses  perfections  contre  l'athéisme  de  Hobbes 
et  le  panthéisme  de  Spinoza,  celle  de  la  spiri- 
tualité et  de  l'immortalité  des  âmes  contre 
Locke  et  Dodwell,  celle  du  libre  arbitre  contre 
CoUins,  celle  du  désintéressement  contre  les 
moralistes  formés  à  l'école  de  Locke.  La  philo- 
sophie de  son  pays  lui  a  fourni,  comme  on  voit, 
ses  principaux  adversaires  et  presque  toutes  les 
occasions  de  ses  combats;  c'est  qu'en  effet  l'An- 
gleterre a  été  depuis  Bacon,  et  elle  était  surtout 
devenue,  avec  Locke,  comme  la  patrie  de  l'em- 
pirisme ;  celte  philosophie  y  est  née  au  xvii*  siè- 
cle; elle  y  a  porté,  en  s'y  développant  réguliè- 
rement, toutes  ses  tristes  conséquences.  Clarke 
est  du  petit  nombre  des  hommes  généreux  qui 
ont  protesté  contre  la  philosophie  régnante;  il 
apportait  à  cette  tâche,  avec  un  cœur  noble  et 
un  esprit  droit,  une  éducation  toute  cartésienne, 
puisée  à  l'Université  de  Cambridge,  et  dont  l'in- 
fluence, plus  forte  qu'il  ne  le  croyait  lui-même, 
le  soutenait  dans  ses  résistances.  Cependant  il 
n'a  positivement  embrassé  aucune  école,  comme 
il  n'en  a  fondé  aucune:  il  faisait  servir  la  phy- 
sique de  Newton,  son  maître  d'adoption,  à  cor- 
riger celle  de  Rohault;  il  livrait  d'aussi  rudes 
attaques  à  Spinoza  qu'à  Hobbes,  aux  excès  du 
rationalisme  qu'aux  extravagances  de  l'empi- 
risme, toujours  fermement  attaché  au  sens  com- 
mun au  milieu  des  aberrations  de  l'esprit  de 
système,  adversaire  né  de  toutes  les  folies  hon- 
teuses ou  funestes,  de  quelque  part  qu'elles 
vinssent  ou  de  quelque  grand  nom  qu'elles  fus- 
sent appuyées. 

La  théodicée  de  Clarke  est,  au  fond,  celle  du 
rationalisme,  mais  d'un  rationalisme  tempérant. 
Il  ne  proscrit  pas  absolument  la  preuve  a  pos- 
teriori de  l'existence  de  Dieu  ;  il  la  trouve  à  tout 
le  moins  morale  et  raisonnable,  mais  métaphy- 
siquement  insuffisante;  eile  n'établit  pas  les 
attributs  essentiels  de  Dieu  :  ni  l'éternité,  ni 
l'immensité,  ni  l'infinitude,  ni  la  toute-puissance, 
ni  l'unité  divines  ne  peuvent  rigoureusement 
résulter  de  l'expérience  et  des  faits.  La  vraie 
preuve,  c'est  la  preuve  métaphysique,  c'est  l'ar- 
gument a  priori  qui  se  tire  de  la  nécessité. 
«  L'existence  de  la  cause  première  est  néces- 
saire, nécessaire^  dis-je,  absolument  et  en  elle- 
même.  Cette  nécessité,  par  conséquent,  est  a 
priori  et  dans  l'ordre  de  nature,  le  fondement 
et  la  raison  de  son  existence.  » 

^  «  L'idée  d'un  être  qui  existe  nécessairement 
s^empare  de  nos  esprits,  malgré  que  nous  en 


ayons,  et  lors  même  que  nous  nous  efforçons  de 
supposer  qu'il  n'y  a  point  d'être  qui  existe  de 
cette  manière....  Et  si  on  demande  quelle  espèce 
d'idée  c'est  que  celle  d'un  être  dont  on  ne  sau- 
rait nier  l'existence  sans  tomber  dans  une  ma- 
nifeste contradiction,  je  réponds  que  c'est  la  pre- 
mière et  la  plus  simple  de  toutes  nos  idées,  une 
idée  qu'il  ne  nous  est  pas  possible  d'arracher  de 
notre  âme,  et  à  laquelle  nous  ne  saurions  re- 
noncer sans  renoncer  tout  à  fait  à  la  faculté  de 
penser.  »  Telle  est  la  preuve  principale  dont  on 
peut  lire  le  développement  dans  le  Traite  de 
Vexistence  de  Dieu;  Clarke  y  démontre  les  pro- 
positions suivantes,  exprimées  et  enchaînées  en 
manière  de  théorèmes  ;  1°  Quelque  chose  a  existé 
de  toute  éternité,  puisque  quelque  chose  existe 
aujourd'hui  ;  2°  Un  être  indépendant  et  immuable 
a  existé  de  toute  éternité;  car^  le  monde  étant 
un  assemblage  de  choses  contingentes,  qui  n'a 
pas  en  soi  la  raison  de  son  existence,  il  faut  que 
cette  raison  se  trouve  ailleurs,  dans  un  être  dis- 
tingué de  l'ensemble  des  choses  produites,  par 
conséquent  indépendant,  par  conséquent  im- 
muable; 3°  Cet  être  indépendant  et  immuable 
qui  a  existé  de  toute  éternité,  existe  aussi  par 
lui-même;  car  il  ne  peut  être  sorti  du  néant,  et 
il  n'a  été  produit  par  aucune  cause  externe. 

Cette  argumentation  de  Clarke,  avec  l'expo- 
sition, qui  la  complète,  de  la  toute-puissance, 
de  la  sagesse  parfaite  et  de  la  justice  de  Dieu, 
est  peut-être  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans  son 
livre;  ce  n'est  pas  assurément  ce  qui  en  est  le 
plus  original  et  le  plus  nouveau.  Dans  le  courant 
du  même  écrit,  on  rencontre  un  autre  argument, 
d'abord  ajouté  aux  premiers,  comme  pour  en 
fortifier  l'effet,  et,  en  quelque  sorte,  insinué 
dans  la  discussion  principale;  plus  tard  dégagé 
sous  une  forme  plus  précise,  articulé  avec  plus 
de  force,  proposé  comme  inaépendant  de  tout  le 
reste,  et  qui  est  devenu  enfin,  l'attaque  et  la 
résistance  aidant,  l'opinion  la  plus  chère  à 
Clarke,  son  titre  philosophique,  la  doctrine  à  la- 
quelle son  nom  demeure  attaché,  et  par  laquelle 
il  est  surtout  connu  dans  l'histoire.  C'est  l'ar- 
gument célèbre  qui  conclut  Dieu  des  idées  de 
temps  et  d'espace.  Clarke  l'avait  emprunté  aux 
idées  de  son  maître  Newton  ;  il  l'a  défendu  avec 
opiniâtreté  contre  Leibniz.  On  peut,  en  prenant 
ses  dernières  expressions,  l'exposer  à  peu  près 
ainsi  :  Nous  concevons  un  espace  sans  bornes, 
ainsi  qu'une  durée  sans  commencement  ni  fin. 
Or  ni  la  durée  ni  l'espace  ne  sont  des  substances, 
mais  bien  des  propriétés,  des  attributs  ;  et  toute 
propriété  est  la  propriété  de  quelque  chose  ; 
tout  attribut  appartient  à  un  sujet.  Il  y  a  donc 
un  être  réel,  nécessaire,  infini,  dont  l'espace  et 
le  temps,  nécessaires  et  infinis,  sont  les  pro- 
priétés, qui  est  le  subslratwn  ou  le  fondement 
de  la  durée  et  de  l'espace.  Cet  être  est  Dieu. 

Telle  est  la  doctrine  qui  a  suscité  à  Clarke  son 
plus  redoutable  adversaire,  Leibniz.  Celui-ci, 
armé  d'une  dialectique  impitoyable,  retire  à 
l'espace  et  au  temps,  avec  la  qualité  d'êtres  réels 
et  distincts,  indépendants  des  événements  et  du 
monde,  le  rang  d'attributs  de  Dieu. 

D'abord,  ni  l'espace  ni  la  durée  ne  sont  une 
propriété  de  Dieu.  L'espace  a  des  parties,  et 
Dieu  est  un;  son  unité  est  l'unité  parfaite,  ab- 
solue, qui  exclut  non-seulement  la  division  ac- 
tuelle, mais  la  division  possible  et  mentale.  Il 
ne  sert  donc  de  rien  de  répondre,  comme  le  fait 
Clarke,  que  l'espace  infini  n'est  pas  véritablement 
divisible;  tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est  qu'il 
n'est  pas  divisé;  c'est  que  ses  parties  ne  sont 
point  séparables  et  ne  sauraient  être  éloignées 
les  unes  des  autres  par  discerption.  Mais,  sépa- 
rables ou   non,  l'espace  a  des  parties  que  Ton 


GLAR 


—  278 


GLAR 


peut  assigner,  soit  par  le  moyen  des  corps  qui 
s'y  trouvent,  soit  par  les  lignes  ou  les  surfaces 
qu'on  y  peut  mener.  Prétendre  que  l'espace  in- 
lini  est  sans  parties,  c'est  prétendre  que  les 
espaces  finis  ne  le  composent  point,  et  que  l'es- 
pace infini  pourrait  subsister,  quand  tous  les 
espaces  finis  seraient  réduits  à  rien.  Voilà  donc 
une  étrange  imagination  que  de  dire  que  l'es- 
pace est  une  propriété  de  Dieu,  c'est-à-dire 
qu'il  entre  dans  l'essence  de  Dieu.  L'espace  a 
des  parties,  donc  il  y  aurait  des  parties  dans 
l'essence  de  Dieu  :  Speclatum  admissi...  !  De 
pIuS;  les  espaces  sont  tantôt  vides,  tantôt  rem- 
plis ;  donc  il  y  aura  dans  l'essence  de  Dieu  des 
parties  tantôt  vides,  tantôt  remplies,  et^  par 
conséquent,  sujettes  à  un  changement  perpétuel. 
Les  corps  remplissant  l'espace,  rempliraient  une 
partie  de  l'essence  de  Dieu,  et  y  seraient  com- 
mensurés  :  et  dans  la  supposition  du  vide,  une 
partie  de  l'essence  ressemblera  fort  au  dieu  stoï- 
cien, qui  était  l'univers  tout  entier,  considéré 
comme  un  animal  divin.  Et  encore,  l'immensité 
de  Dieu  fait  que  Dieu  est  dans  tous  les  espaces. 
Mais  si  Dieu  est  dans  l'espace,  comment  peut-on 
dire  que  l'espace  est  en  Dieu  ou  qu'il  est  sa  pro- 
priété? on  a  bien  ouï  dire  que  la  propriété  soit 
dans  le  sujet  j  mais  on  n'a  jamais  ouï  dire  que 
le  sujet  soit  dans  sa  propriété.  Les  mêmes  choses 
peuvent  être  alléguées,  et  à  plus  forte  raison, 
contre  la  durée,  propriété  de  Dieu  :  car  non-seu- 
lement la  durée  est  multiple,  mais  elle  est  de 
plus  successive  et,  par  conséquent,  incompatible 
avec  l'immutabilité  divine  :  tout  ce  qui  existe 
du  temps  et  de  la  duration,  étant  successif, 
périt  continuellement;  du  temps  n'existent  ja- 
mais que  des  instants,  et  l'instant  n'est  pas  même 
une  partie  du  temps. 

En  second  lieu,  l'espace  et  la  durée  ne  sont 
point  des  êtres  reels^  hors  de  Dieu;  car,  si  l'es- 
pace est  une  réalite  absolue,  bien  loin  d'être 
une  propriété  ou  accidentalité  opposée  à  la  sub- 
stance, il  sera  plus  subsistant  que  les  substances. 
Dieu  ne  le  saurait  détruire,  ni  même  changer 
en  rien.  Il  est  non-seulement  immense  dans  le 
tout,  mais  encore  immuable  et  éternel  en  chaque 
partie.  Il  y  aura  donc  une  infinité  de  choses 
éternelles,  hors  de  Dieu.  Et  puis,  cette  doctrine 
fait  de  l'espace  la  place  de  Dieu;  en  sorte  que 
voilà  une  chose  coéternelle  à  Dieu  et  indépen- 
dante de  lui,  et  même  de  laquelle  il  dépendrait, 
s'il  a  besoin  de  place.  Il  aura  de  même  besoin 
du  temps,  s'il  est  dans  le  temps.  D'ailleurs,  on 
dit  que  l'espace  est  une  propriété;  il  vient  d'être 
prouvé  qu'il  ne  pouvait  être  la  propriété  de 
Dieu;  de  quelle  substance  sera-t-il  donc  l'at- 
tribut, quand  il  y  aura  un  vide  borné  entre  deux 
corps?  Vide,  il  sera  un  attribut  sans  sujet,  une 
étendue  d'aucun  étendu. 

L'espace  n'est  donc  ni  une  propriété  de  Dieu, 
ni  un  être  réel  hors  de  Dieu;  il  ne  peut  pas  être 
davantage  une  propriété  des  corps,  puisque  le 
même  espace  étant  successivement  occupé  par 
plusieurs  corps  différents,  ce  serait  une  affection 
qui  passerait  de  sujet  en  sujet,  en  sorte  que  les 
sujets  quitteraient  leurs  accidents  comme  un 
habit,  afin  que  d'autres  s'en  puissent  revêtir. 

Clarke  s'est  débattu  courageusement^  et  sans 
jamais  céder,  contre  cette  argumentation  pres- 
sante. Il  soutient  l'indivisibilité  absolue  de  l'es- 
pace, par  laquelle  sa  nature  reste  compatible 
avec  l'unité  de  Dieu.  Fini  ou  infini,  l'espace  est 
indivisible,  môme  par  la  pensée:  car  on  ne  peut 
s'imaginer  que  ses  parties  se  séparent  l'une  de 
l'autre,  sans  s'imaginer  qu'elles  sortent,  pour 
ainsi  aire,  hors  d'elles-mêmes.  C'est  d'ailleurs 
une  contradiction  dans  les  termes,  que  de  sup- 
poser qu'il  soit  divisé;  car  il  faudrait  qu'il  y  eut 


un  espace  entre  les  parties  que  l'on  supposerait 
divisées,  ce  qui  est  supposer  que  l'espace  est 
divisé  et  non  divisé  en  même  temps.  L'espace  n'a 
pas  de  parties,  dans  le  vrai  sens  du  mot  :  par- 
ties, c'est  choses  séparables,  composées,  désunies, 
indépendantes  les  unes  des  autres,  et  capables 
de  mouvement  ;  les  prétendues  parties  de  l'es- 
pace, improprement  ainsi  dites,  sont  essentiel- 
lement immobiles  et  inséparables  les  unes  des 
autres.  On  convient  aisément  que  l'espace  n'est 
pas  une  substance,  un  être  éternel  et  infini,  mais 
une  propriété,  ou  une  suite  de  l'existence  d'un 
être  infini  et  éternel.  L'espace  infini  est  l'im- 
mensité; mais  l'immensité  n'est  pas  Dieu,  donc 
l'espace  infini  n'est  pas  Dieu.  L'espace  destitué 
de  corps  est  une  propriété  d'une  substance  im- 
matérielle. L'espace  n'est  pas  renfermé  entre  les 
corps;  mais  les  corps,  étant  dans  l'espace  im- 
mense, sont  eux-mêmes  bornés  par  leurs  propres 
dimensions.  Vide,  il  n'est  pas  un  attribut  sans 
sujet  ;  car  alors,  on  ne  dit  pas  qu'il  n'y  ait  rien 
dans  l'espace,  mais  qu'il  n'y  a  pas  de  corps.  11 
reste  l'attribut  de  l'être  nécessaire,  nécessaire 
lui-même,  comme  son  sujet.  L'espace  est  im- 
mense, immuable  et  éternel;  et  l'on  doit  en  dire 
autant  de  la  durée;  mais  il  ne  s'ensuit  pas  de  là 
qu'il  y  ait  rien  d'éternel  hors  de  Dieu.  Car  l'es- 
pace et  la  durée  ne  sont  pas  hors  de  Dieu;  ce 
sont  des  suites  immédiates  et  nécessaires  de  son 
existence.  Dieu  n'existe  donc  point  dans  l'es- 
pace, ni  dans  le  temps*  mais  son  existence  est 
la  cause  de  l'espace  et  du  temps.  Enfin,  l'espace 
n'est  pas  une  affection  d'un  ou  de  plusieurs  corps, 
ou  d'aucun  être  borné,  et  il  ne  passe  point  d'un 
sujet  à  un  autre;  mais  il  est  toujours,  et  sans 
variation,  l'immensité  d'un  être  immense,  qui 
ne  cesse  jamais  d'être  le  même. 

On  voit  que  Clarke  reproduit  sa  théorie  sous 
diverses  formes,  plutôt  qu'il  ne  lève  les  difficul- 
tés. 

Il  a  été  plus  heureux  dans  son  plaidoyer  pour 
l'immortalité  de  l'âme  et  pour  la  liberté  humaine  : 
là,  il  se  rencontre  souvent  avec  Leibniz  dans  la 
réfutation  de  l'objection  qui  se  tire  de  la  pre- 
science divine,  et  il  réfute  beaucoup  mieux  que 
ce  dernier  la  prétendue  influence  des  motifs, 
montrant  clairement,  non-seulement  la  vérité  du 
libre  arbitre,  mais  encore  sa  nécessité,  et  ce  que 
l'être  humain  y  gagne  en  dignité.  Sa  morale  est 
une  apologie  du  désintéressement  posé  comme 
un  fait  et  prescrit  comme  un  devoir;  Clarke  en 
pousse  avec  raison  la  défense  jusqu'à  dire  que  la 
loi  morale  serait  également  sacrée,  également 
inviolable,  alors  même  qu'il  n'y  aurait,  pour  les 
mauvaises  et  les  bonnes  actions,  ni  peines  ni  ré- 
compenses, ou  présentes  ou  futures.  C'est  un 
honneur  à  lui  d'avoir,  comme  Platon  dans  l'Eu- 
typhron,  et  aussi  comme  Cudworth,  marqué  la 
justice  de  ce  caractère  d'immutabilité  absolue, 
par  lequel  elle  est  indépendante  même  du  décret 
de  Dieu,  auquel  elle  est  copréexistante.  puisqu'elle 
le  règle,  étant  la  nature  même  et  l'essence  de 
Dieu,  non  pas  une  décision  purement  arbitraire 
de  sa  volonté,  et  de  lui  à  nous  ;  une  loi  qu'il  nous 
propose  de  suivre  comme  il  la  suit  lui-même,  non 
pas  un  ordre  sans  raison  émané  de  sa  toute-puis- 
sance. Mais,  après  cela,  Clarke  se  fourvoie  quand 
à  cette  simple  exposition  de!?  caractères  de  la 
justice,  et  à  cette  belle  défense  de  la  sainteté  du 
devoir,  il  veut  joindre  une  définition  du  bien  : 
tentative  déjà  faite,  souvent  renouvelée  depuis, 
et,  si  nous  ne  nous  trompons,  toujours  impuis- 
sante. Selon  Clarke,  la  notion  du  bien  moral  se 
résout  dans  l'idée  des  rapports  réels  et  immuables 
qui  existent  entre  les  choses,  en  vertu  de  leur 
nature  :  conforme  à  ces  rapports,  la  conduite 
humaine  est  bonne  ;  mauvaise,  si  elle  y  est  con- 


CLAS 


—  279 


GLAS 


traire.  On  a  déjà  bien  fait  voir  que  cette  défini- 
tion est  trop  étendue  :  en  ciïet,  il  y  a  des  rap- 
ports très-reels  et  très-permauents  des  clioses, 
auxquels  il  est  indiflercnl  de  lonformcr  ou  non 
sa  conduite  ;  il  y  en  a  auxquels  il  serait  coupable 
de  l'accommoder.  11  faut  donc  faire  un  choix  do 
ces  relations,  et  lesquelles  choisir?  apparemment 
les  relations  morales.  C'est-à-dire  que  les  rela- 
tions morales  sont  et  resteront  toujours  des  rela- 
I  ions  d'un  ordre  spécial,  sui  gcneriSj  irréductibles 
à  toute  autre.  On  les  désigne  par  leurs  caractères  ; 
on  les  compte;  la  conscience  les  reconnaît  entre 
toutes  à  l'ouligation  qu'elles  entraînent;  maison 
no  peut  les  définir.  Donc  la  définition  de  Clarkc, 
prise  en  son  entier,  est  trop  vaste  et  devient 
fausse  dans  l'application;  réduite  à  ses  justes  li- 
mites, elle  n'est  plus  qu'un  cercle,  une  frivole 
tautologie  ;  elle  revient^  en  eft'et,  à  ceci  :  le  bien 
moral  est  la  conformité  de  notre  conduite  avec 
les  relations  morales,  qui  sont  immuables  ;  c'est 
bien  là  définir  idem  per  idem. 

Les  deux  principaux  écrits  philosophiques  de 
S.  Clarke  sont  la  Démonstration  de  Vexistence 
et  des  attributs  de  Dieu,  pour  servir  de  réponse 
à  Hobbes,  à  Spinoza  et  à  leurs  sectateurs  ;  et  le 
Discours  sur  les  devoirs  immuables  de  la  religion 
naturelle.  Il  faut  y  joindre  un  choix  de  ses  lettres, 
et  surtout  une  lettre  très-longue  sur  l'immorta- 
lité de  l'âme.  Les  deux  premiers  écrits  ont  été 
fort  bien  traduits  en  français  par  Ricottier,  2  voj. 
in-18,  Amst.,  1744.  Il  en  existe  une  édition  pré- 
cédée d'une  introduction  par  M.  A.  Jacques,  Paris, 
1843,  in-r2.  sous  ce  titre  :  Œuvres  philosophiques 
de  S.  Clarke.  Voy.  un  mémoire  de  M.  Damiron 
sur  Clarke  dans  le  tome  XIV  du  compte  rendu 
des  séances  de  l'Académie  des  sciences  morales 
et  politiques.  Am.  J. 

CLASSIFICATION.  Division  par  genres  et  par 
espèces. 

Parmi  les  divisions  que  l'esprit  peut  établir 
dans  les  objets  de  ses  pensées,  il  n'en  est  pas  de 
plus  importantes  que  celles  qui  ont  reçu  le  nom 
de  classification,  et  qui  consistent  à  disposer  les 
choses  par  genres  et  par  espèces. 

Telle  est  l'inépuisable  fécondité  de  la  nature, 
que  l'homme  aurait  promptement  succombé  à  la 
tâche  d'en  étudier  les  innombrables  productions, 
s'il  n'avait  su  les  coordonner.  Mais,  doué  comme 
il  l'est  de  la  faculté  de  comparer  et  d'abstraire, 
il  ne  tarde  point  à  s'apercevoir  que,  partout,  à 
côté  des  différences,  il  y  a  entre  les  êtres  de  pro- 
fondes analogies,  dont  l'induction  le  porte  à  ad- 
mettre la  généralité  et  la  constance.  Il  se  trouve 
ainsi  amené  à  embrasser,  sous  une  appellation 
commune,  les  choses  entre  lesquelles  il  découvre 
des  rapports  :  les  individus  semblables  sont  réu- 
nis pour  former  une  espèce;  les  espèces,  un 
genre;  les  genres,  une  famille  ou  un  ordre;  les 
familles,  une  classe.  Ce  travail  achevé,  voici  quels 
résultats  il  produit  :  1°  parmi  l'infinie  variété  des 
objets,  l'esprit  peut  distinguer,  sans  confusion 
et  sans  peine,  ceux  qu'il  a  intérêt  de  connaître- 
2^  dès  qu'il  sait  le  rang  qu'une  chose  occupe,  il 
en  sait  les  caractères  généraux  indiqués  par  le 
seul  nom  de  l'espèce  à  laquelle  cette  classe  ap- 
partient ;  3°  la  transmission  des  vérités  scientifi- 
ques se  trouve  ramenée  à  ses  règles  fondamen- 
tales, qu'il  est  aussi  aisé  de  comprendre  que 
d'exposer.  La  clarté  pénètre  donc  avec  l'ordre 
dans  nos  connaissances  :  le  jugement  et  la  mé- 
moire sont  merveilleusement  soulagés,  et  la 
science  est  mise  à  la  portée  d'un  plus  grand 
nombre  d'esprits. 

Mais  ces  avantages  ne  sont  pas  les  seuls  que 
présentent  les  classifications.  S'il  est  vrai,  comme 
on  n'en  saurait  douter,  que  ce  monde  est  l'œuvre 
d'une  cause  intelligente,  il  a  été  créé  avec  poids. 


nombre  et  mesure  ;  il  y  règne  un  ordre  caché  qui 
en  lie  toutes  les  parties,  et  la  variété  des  détails 
n'y  détruit  i>as  l'uniformité  du  i)lan.  Or  ce  i)lan 
ne  peut  consister  que  dans  les  lois  qui  gouvernent 
les  phénomènes,  ou  dans  les  relations  générales 
qui  unissent  les  êtres  particuliers.  Au-dessus  des 
classes  qui  dépendent  des  conceptions  de  l'hom- 
me et  qui  changent  avec  elles,  la  nature  renferme 
donc  un  système  permanent  de  genres  et  d'es- 
pèces, où  chaque  être  a  sa  ])lace  invariablement 
fixée.  Lor.sque  le  savant  détermine  un  de  ces 
genres  établis  par  la  sagesse  divine,  il  aperçoit 
une  face  de  l'ordre  universel.  Peut-être  sa  dé- 
couverte résume-t-elle  utilement  pour  la  mémoire 
un  certain  nombre  d'idées  éparscs;  mais  ce 
n'en  est  que  le  côté  le  moins  important.  Elle 
vaut  bien  plus  qu'une  simple  méthode  propre 
à  aider  le  travail  de  l'esprit;  car  elle  nous  as- 
socie aux  vues  de  la  Providence,  et,  si  elle  com- 
prenait tous  les  genres  et  toutes  les  espèces, 
le  plan  de  la  création  se  déroulerait  à  nos  re- 
gards. 

Les  classifications  peuvent  donc  être  envisagées 
sous  deux  points  de  vue  :  soit  comme  un  procédé 
commode,  mais  arbitraire  et  artificiel,  qui  nous 
permet  dé  coordonner,  d'éclaircir  et  de  commu- 
niquer aux  autres  nos  connaissances;  soit  comme 
l'expression  des  rapports  essentiels  et  invariables 
des  choses.  La  condition  générale  qu'elles  doi- 
vent remplir,  dans  les  deux  cas,  est  de  tout  com- 
prendre et  de  ne  rien  supposer.  Serait-ce  classer 
avec  méthode  les  phénomènes  psychologiques 
que  de  les  partager  en  faits  sensibles  et  en  laits 
volontaires,  et  d'omettre  les  faits  intellectuels, 
ou  bien,  à  l'intelligence,  à  la  volonté  et  à  la  sen- 
sibilité, de  joindre  telle  ou  telle  de  ces  puissan- 
ces supérieures  et  mystérieuses,  que  les  écrivains 
mystiques  attribuent  si  facilement  à  l'âme  hu- 
maine? Le  premier  précepte  de  la  méthode  ex- 
périmentale est  de  se  montrer  fidèle  aux  indica- 
tions de  la  nature,  c'est-à-dire  de  repousser  les 
hypothèses  que  son  témoignage  ne  confirme  pas, 
et  d'accueillir  toutes  les  vérités  qu'elle  découvre  : 
hors  de  là,  il  ne  reste  à  l'esprit  d'autre  alternative 
que  l'erreur  ou  l'ignorance. 

Mais  les  classifications  naturelles  sont  soumises 
à  d'autres  règles  plus  sévères,  que  les  classifica- 
tions artificielles  ne  comportent  pas.  Chaque 
point  de  vue  ou  ])ropriété  des  objets  peut  servir 
à  les  classer,  quand  on  ne  cherche  que  les  avan- 
tages de  l'ordre.  Je  puis,  par  exemple,  classer  les 
végétaux  d'après  la  grosseur  de  la  tige,  la  di- 
mension des  feuilles,  la  couleur  et  la  forme  de 
la  corolle,  le  nombre  des  étamines,  leur  insertion 
autour  du  pistil,  etc.  ;  les  pierres,  d'après  leur 
composition  chimique,  leur  contexture  molécu- 
laire, leur  densité;  les  animaux,  d'après  la  con- 
formation des  organes  de  nutrition,  de  reproduc- 
tion, de  locomotion,  de  sentiment,  etc.  ;  et  ce 
qui  prouve  qu'en  effet  tous  ces  caractères  offrent 
les  éléments  d'une  division  commode,  c'est  qu'ils 
ont  tour  à  tour  été  employés  dans  plusieurs  sys- 
tèmes de  botanique,  de  minéralogie  et  de  zoolo- 
gie. Mais  les  classifications  dites  naturelles  ne 
nous  laissent  pas  le  choix  entre  plusieurs  points 
de  vue  ;  il  n'y  en  a  alors  qu'un  seul  qui  soit  lé- 
gitime, parce  qu'il  n'y  en  a  qu'un  seul  qui  soit 
vrai,  et,  pour  le  découvrir,  il  faut  préalablement 
évaluer,  avec  le  concours  de  l'expérience  et  du 
raisonnement,  l'importance  relative  des  diverses 
parties  des  objets.  Tel  est  le  principe  de  la  subor- 
dination des  caractères,  que  M.  de  Jussieu  a  le 
premier  dégagé,  et  qui,  généralisé  par  M.  Cuvier, 
a  renouvelé  la  face  des  sciences  naturelles.  Ce 
principe  s'étend  à  toutes  les  branches  des  con- 
naissances humaines  où  il  se  trouve  des  êtres  à 
décrire  et  à  classer,  et  il  y  sépare  les  méthodes 


CLAU 


—  280  — 


CLEA 


véritables  de  celles  qui  n'ont  que  la  valeur  d'un 
procédé  mnémonique. 

La  nature  offre  d'abondants  matériaux  à  la  clas- 
sification; mais  l'homme  peut  aussi  chercher  à 
coordonner  les  produits  de  son  activité  propre, 
les  sciences  et  les  arts.  Le  plus  ancien  essai  en 
ce  genre  est  dû  à  Aristote,  qui  partageait  les 
sciences  philosophiques  en  sciences  spéculatives, 
pratiques  et  poétiques,  et  chacune  de  ces  bran- 
ches en  groupes  secondaires,  d'après  les  trois 
modes  possibles  du  développement  intellectuel, 
penser,  agir,  produire.  Un  système  de  classifica- 
tion plus  connu  est  celui  que  le  c  hancelier  Bacon 
a  développé  dans  son  ouvrage  de  la  Dignité  et  de 
V Accroissement  des  sciences,  et  qui  repose  sur  la 
distinction  des  facultés  de  l'esprit,  à  savoir  la 
mémoire,  d'où  l'histoire;  la  raison,  d'où  la  phi- 
losophie; l'imagination,  d'où  la  poésie  et  les  arts. 
D'Alembert  l'a  reproduit,  avec  de  légers  change- 
ments, dans  le  Discours  préliminaire  de  VEncij- 
clopéaie.  D'autres  classifications,  dont  quelques- 
unes  remontent  au  moyen  âge,  sont  fondées 
sur  la  division  préalable  des  objets  de  la  pensée, 
et  peut-être  ce  point  de  vue  est-il  le  meilleur; 
c.ir,  tous  les  pouvoirs  de  l'esprit  concourant  dans 
chaque  espèce  de  sciences  et  d'arts,  on  ne  peut 
partager  les  connaissances  d'après  les  facultés  du 
sujet  qui  connaît^  à  moins  d'un  abus  de  l'abstrac- 
tion qui  engendre  beaucoup  d'erreurs.  Le  dernier 
travail  sérieux  qui  ait  été  entrepris  pour  classer 
les  produits  de  l'esprit  humain,  est  l'ouvrage  pu- 
blié par  M.  Ampère,  sous  le  titre  d'Essai  sur  la 
philosophie  des  sciences,  ou  Exposition  analy- 
tique d'une  classification  naturelle  de  toutes  les 
connaissances  humaines.  La  première  partie  a 
paru  en  1834,  et  la  seconde  en  1838,  après  la 
mort  de  l'auteur.  Voy.  Bacon,  Novum,  organum, 
liv.  I,  ch.  II  ;  Leibniz,  Nouveaux  Essais  sur 
l'entendement  humain,  liv.  III.  ch.  ni,  §  6. 

C.  J. 

CLAUBERG  est  né  à  Solingen,  dans  le  duché 
de  Berg,  en  1622.  Après  avoir  voyagé  en  France 
et  en  Angleterre,  il  vint  à  Leyde,  où  Jean  Ray 
l'initia  à  la  philosophie  de  Descartes.  Clauberg 
est  un  des  premiers  qui  aient  enseigné  en  Alle- 
magne la  philosophie  nouvelle.  Il  travailla  à  la 
propager  par  son  enseignement  dans  la  chaire  de 
philosophie  de  Duisbourg  et  par  ses  ouvrages.  Il 
mourut  en  1665. 

Clauberg,  dans  ses  divers  ouvrages,  a  exposé 
toutes  les  parties  de  la  philosophie  cartésienne 
avec  une  clarté  et  une  méthode  qu'admirait  Leib- 
niz. Il  a  écrit  une  paraphrase  des  Méditations 
de  Descartes,  dans  lav-juelle  le  texte  est  commenté 
avec  une  fidélité  et  une  exactitude  qui  rappellent 
les  anciennes  gloses  des  philosophes  scolastiques 
sur  VOrganon  d'Aristote.  Mais  Clauberg  ne  se 
borne  pas  toujours  au  rôle  de  commentateur 
exact  de  la  pensée  du  maître,  et,  dans  quelques- 
uns  de  ses  ouvrages,  il  a  développé  des  consé- 
quences contenues  en  germe  dans  les  principes 
de  la  Métaphysique  de  Descartes.  De  conjunclione 
animœ  et  corporis  humani  scriptum,  et  Exer- 
citationes  centum  de  cognitione  Dei  et  nostri, 
tels  sont  les  titres  des  deux  ouvrages  dans  lesquels 
Clauberg  a  donné  un  développement  original  aux 
principes  de  Descartes.  Voici  de  quelle  manière, 
dans  le  premier  ouvra  ge,  Clauberg  résout  la  ques- 
tion de  l'union  de  l'àme  et  du  corps.  Comment 
rame,  qui  ne  se  meut  pas,  pourrait-elle  mouvoir 
le  corps?  comment  le  corps,  qui  ne  pense  pas, 
pourrait-il  faire  penser  l'àme?  L'âme  n'est  et  ne 
peut  être  que  la  cause  morale  des  mouvements 
du  corps,  c'est-à-dire  l'occasion  à  propos  de  la- 
quelle Dieu  meut  le  corps  ;  de  son  côte,  le  corps 
ne  saurait  agir  directement  sur  l'âme,  et  ses 
mouvements  ne  sont  que  les  q,?s.\xsqs  procathar- 


tifjues  des  idées  qui  s'éveillent  dans  l'âme,  parce 
qu'elles  y  sont  contenues.  Il  est  facile  de  voir  le 
rapport  de  ces  idées  de  Clauberg  avec  la  théorie 
des  causes  occasionnelles  de  Malebranche.  Au 
fond,  les  deux  théories  sont  parfaitement  sembla- 
bles, et  Clauberg  a  sur  ce  point  devancé  Male- 
branche. 

Sur  la  question  des  rapports  de  Dieu  avec  les 
créatures,  Clauberg  est  encore  plus  original  que 
sur  la  question  de  l'union  de  l'àme  et  du  corps. 
Il  pousse  à  l'extrême  cette  opinion  de  Descartes, 
que  conserver  et  créer  sont  une  seule  et  même 
chose.  Comme  nous-mêmes  et  tous  les  autres 
êtres  nous  n'existons  qu'à  la  condition  d'être 
continuellement  créés,  il  en  résulte,  selon  Clau- 
berg, que  nous  et  toutes  les  choses  qui  sont  dans 
le  monde  nous  ne  sommes  que  des  actes,  des 
opérations  de  Dieu;  nous  ne  sommes  à  l'égard 
de  Dieu  que  ce  que  sont  nos  pensées  à  l'égard  de 
notre  esprit;  nous  sommes  moins  encore,  car 
souvent  il  arrive  que  notre  esprit  est  impuissant 
à  chasser  certaines  pensées  importunes  qui  se 
présentent  sans  cesse  à  lui  malgré  lui,  tandis 
que  Dieu  est  tellement  le  maître  de  ses  créatu- 
res, qu'aucune  ne  peut  résister  à  sa  volonté. 
Toutes  sont  à  son  égard  dans  une  si  élroive  dé- 
pendance, qu'il  suffit  qu'un  seul  instant  il  dé- 
tourne d'elles  sa  pensée,  pour  qu'aussitôt  elles 
rentrent  dans  le  néant.  Je  cite  ce  passage  signi- 
ficatif d'un  disciple  immédiat  de  Descartes,  qui, 
tout  en  voulant  suivre  pas  à  pas  la  doctrine  du 
maître,  est  entraîné  par  la  logique  en  des  con- 
séquences qui  bientôt  vont  engendrer  le  pan- 
théisme de  Spinoza,  la  vision  en  Dieu  et  les 
causes  occasionnelles  de  Malebranche.  «  Tantum 
igitur  abcst  ut  magnifiée  sentiendi  occasionem 
ullam  habeamus,  ut  potius  maximam  habeamus 
e  contrario  judicandi  nos  erga  Deum  idem  esse 
quod  cogitationes  nostrae  sunt  erga  mentem  nos- 
tram,  et  adhuc  aliquid  minus,  quoniam  dantur 
nonnulla  quae,  nobis  etiam  invitis,  menti  se  of- 
fcrunt.  Quaî  causa  fuit  Themistocli  ut  artem  po- 
tius oblivionis  quam  memoriae  sibi  optaret.  Sed 
Deus  suarum  creaturarum  adeo  dominus  est,  ut 
voluntati  suae  resistere  minime  valeant  et  ab  eo 
tam  stricte  dépendent  ut,  si  semel  ab  eis  cogita- 
tionem  suam  averteret,  statim  in  nihilum  redi- 
gerentur.  »  (Exercit.  de  cognit.  Dei  et  nostri, 
ex.  28.)  Pour  arriver  au  panthéisme,  il  n'a  man- 
qué à  Clauberg  qu'un  peu  plus  de  force  de  logi- 
que ;  il  y  touche  sans  s'en  douter,  sans  s'aperce- 
voir même  qu'il  ne  s'est  écarté  en  rien  des 
principes  de  son  maître.  A  la  même  époque .  on 
retrouve  plus  ou  moins  la  même  tendance  dans 
Geulincx,  en  Hollande,  dans  Sylvain  Régis,  en 
France  :  tant  était  glissante  la  pente  logique  qui 
entraînait  les  principes  de  Descartes  aux  systè- 
mes de  Malebranche  et  de  Spinoza  ! 

Outre  les  deux  ouvrages  que  nous  avons  cités 
un  peu  plus  haut,  Clauberg  a  publié  encore  les 
écrits  suivants  :  Logica  velus  et  nova,  in-8,  Duis- 
bourg, 1656;  —  Ontosophia,  de  cognitione  Dei 
et  nostri  (dans  le  même  volume);  —  Initiatio 
philosophi,   seu   Dubitatio    cartesiana,    in-12 
Muhlberg,    1687.    —    Les    Œuvres    complètes 
Opéra  philosophica,  ont  été  publiées  à  Amster^ 
dam  en  1691,  2  vol.  in-4.  —  Voy.  sur  Clauberg 
Essai  sur  l'histoire  de  la  philosophie  au  x\ii' siè 
de,  par  P.  Damiron,  Paris,  1846,  2  vol.  in-8 
Histoire    de    la   philosophie    cartésienne,    par 
F.  Bouillier,  Paris,  1854  et  1868,  2  vol.  in-8.~ 

F.  B. 

CLÉANTHE,  fils  de  Phanias,  naquit  à  Assos, 
dans  l'Asie  Mineure,  vers  l'an  300  avant  Jésus- 
Christ.  Il  se  destina  d'abord  à  la  profession  d'a- 
thlète, et  s'exerça  au  pugilat.  Puis,  réduit,  par 
une  de  ces  révolutions  si  fréquentes  alors  dans 


ca.EA 


281  — 


CLEM 


l'Asie  Mineure,  à  la  plus  extrême  indigence,  il 
prit  le  chemin  d'Athènes,  où  il  arriva  n'ayant 
pour  toute  ressource  qu'une  somme  de  quatre 
drachmes.  Il  lut  obligé  de  pourvoir  à  sa  subsis- 
tance en  portant  des  fardeaux,  en  puisant  de 
l'eau  pour  les  jardiniers,  et  en  consacrant  à 
d'autres  occupations  non  moins  pénibles  presque 
toutes  ses  nuits.  Le  jour  était  réserve  à  l'étude 
de  la  philosophie.  Il  s'était  attaché  d'abord  au 
successeur  de  Diogène,  à  Cratès  le  Cynique  ; 
mais  bientôt,  dégoûté,  comme  tant  d'autres,  des 
exagérations  de  cette  école,  il  se  tourna  vers  le 
stoïcisme,  que  Zenon  venait  de  fonder. 

Son  dénviment  était  tel,  que,  dans  l'impossibi- 
lité où  il  se  trouvait  de  se  procurer  les  objets 
nécessaires  pour  écrire,  il  gravait  sur  des  frag- 
ments de  tuile  et  sur  des  os  de  bœuf  ce  qu'il 
voulait  retenir  des  leçons  auxquelles  il  assistait. 

Après  la  mort  de  Zenon,  Cléanthe  fut  placé, 
comme  le  plus  digne  de  ses  élèves,  à  la  tête  de 
l'école- mais  il  n'en  continua  pas  moins,  afin  de 
n'être  a  charge  à  personne,  de  se  livrer  à  ses 
simples  travaux.  «  Quel  homme,  s'écrie  Plutar- 
gue,  qui,  la  nuit,  tourne  la  meule  et,  de  jour, 
écrit  de  sublimes  traités  sur  les  astres  et  sur  les 
dieux!  »  Il  mourut  vers  l'an  220  ou  225  avant 
Jésus-Christ,  après  avoir  compté  au  nombre  de 
ses  disciples  un  roi  de  Macédoine,  Antigène  Go- 
natas,  et  Chrysippe,  la  colonne  du  Portique,  qui 
devint  son  successeur.  Le  sénat  romain,  pour  ho- 
norer sa  mémoire,  lui  éleva  une  statue  dans 
Assos. 

Cléanthe  était  stoïcien  de  fait  comme  de  nom. 
Les  railleries  les  plus  mordantes,  les  injures  les 
plus^  grossières  ne  le  touchaient  point.  Quoique 
doué  d'un  beau  génie,  on  affirme  qu'il  avait  la 
conception  lente  et  embarrassée  au  point  de 
s'attirer  quelquefois  le  nom  injurieux  d'âne. 
«  Un  âne,  soit,  répondait-il  ■  mais  le  seul,  après 
tout,  qui  puisse  porter  le  bagage  de  Zenon.  » 

Cléanthe  avait  beaucoup  écrit.  La  liste  de  ses 
ouvTages ,  que  nous  a  transmise  Diogène  de 
Laërce,  comprend  quarante-neuf  titres,  dont 
voici  les  principaux  :  Sur  le  temps;  — Sur  laphy- 
siologie  de  Zenon  ;  —  Exposition  de  la  philosophie 
d'Heraclite  ;  —  Sur  le  poêle;  —  Sur  le  discours; 
—  Sur  le  plaisir;  —  Que  la  vertu  est  la  mcme 
pour  la  femme  et  pour  Vhomme  ;  —  VArt  d'ai- 
mer ;  —  VArt  de  vivre;  —  Sur  le  devoir  ;  —  le 
Politique;  —  Sur  la  royauté.  De  tous  ces  trai- 
tés, il  ne  nous  reste  que  de  courts  et  rares 
fragments  conservés  par  Cicéron,  Sénèque,  saint 
Clément  d'Alexandrie,  Stobée  et  quelques  autres 
écrivains  de  l'antiquité. 

Cléanthe  s'était  aussi  exercé  à  la  poésie  ;  ce 
sont  surtout  se-;  vers  que  le  temps  a  respectés,  et 
Stobée  a  sauvé  de  l'oubli  un  fragment  considé- 
rable de  son  Hymne  à  Jupiter. 

Ce  que  nous  savons  de  sa  philosophie  peut  se 
ramener  à  ces  trois  chefs  :  astronomie ,  théolo- 
gie et  morale. 

Dans  son  système  astronomique,  le  soleil  est 
un  feu  intelligent  qui  se  nourrit  des  exhalaisons 
de  la  mer  (Stobée,  Sur  la  nature  du  soleil). 
Voilà  pourquoi  au  solstice  d'été  ainsi  qu'au  sol- 
stice d'hiver,  l'astre  revient  sur  ses  pas,  ne  vou- 
lant pas  trop  s'éloigner  du  lieu  d'où  lui  vient  sa 
nourriture  (Cicéron,  de  A  a/um  Deorum,  lib.  III, 
c.  xiv).  C'est  dans  le  soleil  que  réside  la  puis- 
sance qui  gouverne  le  monde  (Stobée,  Sur  le  le- 
ver et  le  coucher  des  astres).  La  terre  est  immo- 
bile; Aristarque.  qui  la  faisait  tourner  autour 
du  soleil  et  sur  elle-même,  fut  juridiquement  ac- 
cusé d'impiété  par  Cléanthe,  pour  avoir  violé  le 
respect  dû  à  Vesta  et  troublé  son  repos. 

Sa  théologie,  que  saint  Clément  d'Alexandrie 
appelle  la  vraie  théologie,  reconnaît  un  Dieu  su- 


prême, tout-puissant,  éternel,  qui  gouverne  la 
nature  suivant  une  loi  immuable.  Tout  ce  qui 
vit ,  tout  ce  qui  rampe  sur  cette  terre  pour  y 
mourir,  vient  de  lui.  C'est  à  lui  qu'il  faut  rap- 
porter le  bien  qui  se  fait  dans  le  monde;  l'homme 
seul,  l'homme  pervers  y  jette  des  germes  de  dés- 
ordre que  l'intelligence  infinie  sait  encore  tour- 
ner au  profit  de  l'ordre  universel.  Il  est  le  Dieu 
que  le  sage  adore  et  en  l'honneur  duquel  il 
chante  l'hymne  sans  fin  {Hymne  à  Jupiter). 
Quant  à  la  substance  dans  laquelle  résident  ces 
attributs  divins,  elle  est  pour  Cléanthe  tantôt  le 
monde  lui-même,  tantôt  l'âme  qui  meut  ce 
grand  corps;  tantôt  l'éther,  ce  fluide  enflammé 
dans  lequel  nagent  tous  les  êtres,  tantôt  enfin 
la  raison  (Cicéron,  de  Natura  Deorum,  lib.  I, 
c.  xiv).  L'idée,  d'ailleurs,  que  nous  nous  formons 
de  la  Divinité  découle  pour  nous  de  ces  quatre 
sources. 

Le  point  fondamental  de  la  morale  de  Cléanthe, 
c'est  la  théorie  du  souverain  bien.  Le  souverain 
bien,  selon  lui,  c'est  la  justice^  l'ordre,  le  de- 
voir (saint  Clément  d'Alexandrie,  Exhortation 
aux  Gentils).  A  la  formule  de  Zenon,  «  Vivre  se- 
lon la  vertu,  »  Cléanthe  substituait  celle-ci  : 
«  Vivre  conformément  à  la  nature,  c'est-à-dire  à 
la  raison  faisant  son  choix  dans  nos  tendances 
naturelles.  »  (Id.,  Stromates,  liv.  II).  Si  le  plai- 
sir était  notre  but,  l'homme  n'aurait  reçu  l'in- 
telligence que  pour  mieux  faire  le  mal  (Stobée, 
Sur  l'intempérance,  dise.  38).  La  foule  est  un 
mauvais  juge  de  ce  qui  est  beau,  de  ce  qui  est 
juste  ;  ce  n'est  que  chez  quelques  hommes  privi- 
légiés que  le  sens  moral  se  rencontre  dans  toute 
sa  pureté  (saint  Clément  d'Alexandrie,  Stroma- 
tes, liv.  V).  Les  hommes  sans  éducation  ne  se 
distinguent  des  animaux  que  par  leur  figure 
seule  (Stobée,  Sur  la  discipline  de  la  philoso- 
phie, dise.  210).  Toute  la  vertu  stoïque  est  con- 
densée dans  ces  vers  de  Cléanthe,  dont  Sénèque 
[Epist.  cvii)  nous  a  donné  la  traduction  que 
nous  traduisons  à  notre  tour.  «  Conduis-moi, 
père  et  maître  de  l'univers,  au  gré  de  tes  désirs  : 
me  voici;  je  suis  prêt  à  te  suivre.  Te  résister, 
c'est  te  suivre  encore,  mais  avec  la  douleur  que 
cause  la  contrainte  ;  les  destinées  entraînent  au 
terme  fatal  ceux  qui  n'y  marchent  pas  d'eux- 
mêmes  ;  seulement  on  subit,  lâche  et  faible,  le 
sort  au-devant  duquel,  fort  et  digne,  on  pouvait 
se  porter.  » 

Cléanthe  croyait  à  l'immortalité;  mais  les 
âmes,  selon  lui,  conservaient,  dans  une  autre 
vie,  la  force  ou  la  faiblesse  qu'elles  avaient  dé- 
ployée dans  celle-ci  (Ritter,  Histoire  de  la  phi- 
losophie, trad.  de  Tissot,  t.  III,  p.  509). 

Voy.  Diogène  Laërce,  liv.  VII,  les  différents 
écrivains  cités  dans  le  cours  de  cet  article,  et 
les  historiens  de  la  philosophie.  X. 

CLÉMÂNGIS  (Nicolas-Nicolai'),  né  à  Clamange, 
près  Châlons-sur-Marne,  et  connu  sous  le  nom 
de  Nicolas  de  Clémangis,  eut  pour  maîtres 
Pierre  d'Ailly  et  Gerson  au  collège  de  Navarre, 
où  il  entra  à  l'âge  de  douze  ans.  D'un  esprit  plus 
délicat  que  la  foule  des  scolastiques,  dont  toute 
la  littérature  se  bornait  à  la  connaissance  de  la 
langue  à  moitié  barbare  de  l'école,  il  avait  un 
goût  particulier  pour  la  culture  des  lettres. 
Soupçonné  d'être,  par  intérêt,  défavorable  à  la 
résolution  de  Charles  VI  de  retirer  l'obédience  à 
Benoît  XIII,  dont  il  était  secrétaire,  il  fut  persé- 
cuté et  se  retira  dans  l'abbaye  des  Chartreux  du 
Valprofond,  d'où  il  chercha  une  retraite  plus  so- 
litaire encore  dans  un  lieu  appelé  Fons  i7i  Bosco. 
C'est  là  qu'il  composa  son  traité  de  Studio  theo- 
logico,  et,  peu  de  temps  après,  le  livre  de  Cor- 
rupto  Ecclesiœ  statu.  Nonobstant  ce  dernier  ou- 
vrage, peut-être  même  à  cause  de  lui,  il  n'assista 


CLÉM 


282 


CLËM 


pas  au  concile  de  Constance.  On  pense  qu'il 
mourut  vers  14'i0.  Il  avait  été  successivement 
trésorier  de  Langres  et  chantre  à  Bayeux.  Fi- 
dèle à  l'idée  d'une  reforme  dont  il  avait  démon- 
tré la  nécessité,  il  ne  consentit  jamais  à  possé- 
der plusieurs  bénéfices  à  la  l'oiSj  et  il  refusa  une 
Frébende  qu'on  voulait  lui  faire  accepter  dans 
église  du  Mans,  ajoutant  spirituellement  {Epist. 
Lxxvi)  :  Ne  quo  minus  milii  restât  viœplus  via- 
tici  cjiiœsisse  merito  arguas.  Ses  liaisons  avec 
Benoît  XIII  ne  l'empêchèrent  pas  de  le  quitter, 
lorsqu'il  ne  douta  plus  que  l'ambition  ne  lût  l'u- 
nique mobile  des  actions  de  ce  pontife. 

11  n'est  pas  facile  de  savoir  quelle  direction 
philosophique  suivit  Nicolas  de  Clémangis.  Ses 
lettres,  conservées  au  nombre  de  cent  trente-sept, 
ses  nombreux  écrits  sur  les  vices  des  ecclésiasti- 
ques, et  les  abus  invétérés  dans  l'Église,  son  traité 
même  de  Studio  thcologico,  ne  donnent  point  de 
lumières  à  ce  sujet.  Ce  qui  paraît  certain,  c'est 
le  peu  de  cas  qu'il  faisait  de  la  scolastique.  Aussi 
sommes-nous  disposés  à  penser  que,  s'il  a  adopté 
les  idées  de  Pierre  d'Ailly,  son  maître  dans  les 
matières  alors  controversées,  ce  fut  sans  attri- 
buer à  la  dialectique  une  grande  importance. 
Quelques  indices  nous  portent  à  croire  que,  fati- 
gué des  arguties  sans  résultat  de  la  philosophie 
des  écoles,  et  dégoûté  des  vices  qui  réduisaient 
le  clergé  à  l'impuissance,  il  chercha  quelques 
diversions  dans  la  culture  des  lettres  et  dans  la 
lecture  des  livres  saints.  Il  reproche,  en  effet, 
aux  théologiens  la  négligence  qu'ils  mettaient  à 
étudier  l'Écriture  sainte,  et  leur  applique  cette 
parole  de  saint  Paul  à  Timothée  :  Langucre  circa 
guœstiones  et  pugnas  verborum  (I,  c.  vi,  *  4); 
quod  est  sophistarum,  ajoute-t-il,  non  theologo- 
rum.  On  n'apprend  pas  sans  intérêt,  par  le  pas- 
sage qui  suit  immédiatement  cette  citation  {Spi- 
cileg.y  t.  VII,  p.  150),  quelle  supériorité  les 
scolastiques  de  ce  temps  attribuaient  à  la  raison 
sur  la  parole  de  la  Bible;  c'est,  sous  une  forme 
moins  hardie,  la  querelle  des  temps  modernes 
entre  la  raison  et  la  foi,  et  la  recommandation 
que  fait  Nicolas  de  Clémangis  de  se  soumettre  à 
la  parole  sainte  est  presque  un  rappel  à  l'auto- 
rité. Nous  croyons  donc  que  cet  écrivain,  juste- 
ment célèbre  par  l'élégance  et  la  pureté  de  son 
style,  plus  lettré  d'ailleurs  que  philosophe, 
partagea  plutôt  la  réserve  de  Gerson  que  la 
confiance  avec  laquelle  d'Ailly  se  voua  à  la 
dialectique  qui  fit  sa  puissance  et  sa  gloire. 
Ses  œuvres  ont  été  publiées  à  Leyde,  1613,  in-4. 

H.  B. 

CLÉMENT  (Titus  Flavius),  plus  connu  sous  le 
nom  de  saint  Clément  d'Alexandrie,  naquit  dans 
cette  ville,  suivant  les  uns,  à  Athènes,  selon  d'au- 
tres, vers  le  milieu  du  second  siècle  de  notre 
ère.  11  avait  été  élevé  dans  la  religion  païenne; 
mais  les  leçons  de  saint  Pantène  qu'il  entendit  en 
Egypte,  après  avoir  fréquenté  diverses  écoles,  le 
décidèrent  à  embrasser  le  christianisme.  Vers 
190,  il  succéda  à  son  maître  dans  la  foi  comme 
catéchiste  de  l'école  d'Alexandrie,  fonctions  qu'il 
remplit  avec  autant  de  zèle  que  d'éclat  jusqu'en 
202,  où  il  paraît  qu'une  persécution  ordonnée  par 
l'empereur  Scptime  Sévère  l'obligea  de  se  réfu- 
gier en  Syrie.  On  ignore  la  date  précise  de  sa 
mort,  qui,  dans  toute  hypothèse,  ne  doit  pas  être 
reculée  au  delà  de  220. 

Ce  qui  distingue  Clément  d'Alexandrie  entre 
tous  les  Pères  de  l'Église,  ce  qui  marque  sa  place 
dans  l'histoire  des  sciences  profanes,  c'est  une 
connaissance  étendue  et  surtout  une  admiration 
sincère  et  éclairée  de  la  philosophie  ancienne. 
Loin  de  partager  le  sentiment  de  Tertullien  et 
d'Athénagore,  qui  ne  voyaient  dans  les  brillants 
systèmes  des  écoles  grecques  qu'une  inspiration 


du  démon,  il  repousse  une  pareille  opinioncomme 
sacrilège.  La  philosophie  est  à  ses  yeux  une  œu- 
vre divine,  un  bienfait  de  la  Providence,  dont  la 
sagesse  luit  pour  tous  les  peuples,  tous  les  hom- 
mes et  tous  les  temps.  Les  philosophes  furent  les 
prophètes  du  paganisme,  et  leurs  enseignements 
ont  préparé  les  voies  du  Christ  chez  les  Gentils, 
comme  l'ancienne  loi  chez  les  Hébreux. 

Clément  d'Alexandrie  cependant  ne  se  prononce 
pour  aucune  école  à  l'exclusion  des  autres.  La 
philosophie,  selon  lui,  n'est  ni  le  stoïcisme,  ni  le 
platonisme,  ni  la  doctrine  d'Épicure,  ni  celle 
d'Aristote  {Stromates,  liv.  I,  ch.  cxxiv),  mais  un 
choix  de  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans  ces  divers 
systèmes.  11  compare  la  vérité  à  une  harmonie 
qui  se  compose  de  tons  différents,  et  il  en  re- 
cueille de  côté  et  d'autre  les  éléments  épars,  per- 
suadé que  tous  les  philosophes  l'ont  connue  et 
que  pas  un  ne  l'a  possédée  entièrement.  Il  est, 
pour  tout  dire,  partisan  de  l'éclectisme  en  philo- 
sophie, et  le  mot,  comme  la  chose,  se  trouve  dans 
ses  ouvrages. 

A  part  cette  méthode  générale,  et  en  dehors 
du  dogme  chrétien,  on  ne  saurait  affirmer  que 
saint  Clément  ait  eu,  comme  philosophe,  un 
corps  arrêté  de  doctrines  positives.  Soit  indéci- 
sion dans  la  pensée,  soit  embarras  de  l'exprimer, 
soit  obscurité  volontaire,  son  exposition  manque 
de  netteté  et  présente  d'apparentes  contradictions 
dont  il  est  quelquefois  difficile  de  découvrir  le 
secret.  Ce  qui  paraît  indubitable,  c'est  qu'au- 
dessus  du  raisonnement,  au-dessus  même  de  la 
foi^  envisagée  comme  un  effort  de  l'âme  vers  la 
pieté,  saint  Clément  reconnaissait  sous  le  nom  de 
gnose  un  mode  supérieur  de  connaissance,  dont 
la  perfection  rend  superflu  tout  autre  genre  d'in- 
struction et  réagit  sur  l'âme  entière  pour  la  pu- 
rifier. Le  véritable  gnostique,  tels  que  furent  les 
apôtres,  sait  toutes  choses  d'une  science  certaine, 
même  celles  dont  nous  ne  pouvons  rendre  raison, 
parce  qu'il  reste  le  disciple  du  Verbe,  à  qui  rien 
n'est  incompréhensible.  Il  est  étranger  aux  pas- 
sions qui  tourmentent  les  hommes,  la  tristesse, 
l'envie,  la  colère,  l'émulation,  l'amour.  La  dou- 
ceur de  la  contemplation,  dont  il  se  repaît  à  tout 
instant  sans  en  être  rassasié,  le  rend  insensible 
aux  plaisirs  du  monde.  11  supporte  la  vie  par 
obéissance  à  la  loi  divine  ;  mais  il  a  dégagé  son 
âme  des  désirs  terrestres. 

Saint  Clément  paraît  n'avoir  pas  admis  que 
l'existence  divine  pût  se  démontrer;  car,  dit-il, 
chaque  chose  doit  se  démontrer  par  ses  principes, 
et  Dieu  n'a  pas  de  principes.  Il  considérait  même 
comme  purement  négative  la  connaissance  que 
nous  avons  de  l'Être  divin.  Selon  lui.  Dieu  n'est 
ni  le  bon,  ni  l'un,  ni  esprit,  ni  essence,  ni  Dieu, 
ni  Père  à  proprement  parler  :  nous  n'employons 
ces  magnifiques  appellations  que  pour  fournir  à 
l'intelligence  un  point  où  elle  puisse  s'appuyer. 
Dieu  est  élevé  au-dessus  de  toutes  choses  et  de 
tout  nom;  il  est  l'infini  que  nulle  pensée  ne  peut 
embrasser.  Toutefois,  saint  Clément  n'hésite  pas 
à  regarder  la  bonté  comme  l'attribut  primitif  et 
essentiel  de  Dieu,  qu'elle  porte  à  répandre  le 
bien  autour  de  lui,  comme  le  feu  échauffe, 
comme  le  soleil  éclaire,  mais  sous  la  réserve 
d'une  liberté  suprême.  Tel  a  été  le  motif  de  la 
création  du  monde;  car,  malgré  le  témoignage 
contraire  de  Photius  et'  les  expressions  vagues 
dont  se  sert  Clément,  il  paraît  bien  avoir  admis- 
ce  dogme  important.  11  maintient,  du  reste,  un 
rapport  si  étroit  entre  l'univers  et  son  auteur, 
que  les  choses,  dit-il  {Pœdag.,  lib.  III,  c.  cxv), 
sont  les  membres  de  Dieu  ;  que  Dieu  est  tout  et 
que  tout  est  Dieu,  paroles  rémarquables^qui  mon- 
trent avec  quelle  force  les  Pères  de  l'Église  ont 
quelquefois  voulu  indiquer  la  présence  et  l'action 


CLEO 


283  — 


COGG 


divines  dans  lo  monde,  sans  qu'on  puisse  leur 
imputer  l'aberration  du  panthéisme. 

Saint  Clément  était  naturellement  conduit  à 
chercher  comment  Dieu,  souverainement  bon, 
avait  pu  créer  un  monde  imparl'ait.  Il  tranche  la 

auestion  dans  le  sens  des  idées  chrétiennes  et 
'un  sage  optimisme.  Dieu  a  doué  l'homme  de 
facultés  excellentes;  mais,  par  un  abus  de  sa  li- 
berté, l'homme  s'est  détourné  de  sa  fin,  do  sa 
ressemblance  avec  son  créateur,  et  c'est  ainsi  que 
le  mal  s'est  introduit  dans  l'univers.  Mais  dans 
sa  chute,  l'humanité  a  été  secourue  et  sauvée  par 
la  grâce.  Dieu  a  pris  soin  de  l'instruire,  de  la 
former,  de  l'attirer  doucement  à  lui  par  un  mé- 
lange ue  sévérité  et  de  douceur,  par  l'épreuve  de 
la  souffrance,  par  des  révélations  progressives. 
Le  terme  de  cet  enseignement  surnaturel  est  l'in- 
carnation du  Verbe  divin,  descendu  sur  la  terre 
afin  de  nous  apprendre,  par  son  exemple  et  sa 
parole,  comment  un  homme  devient  un  dieu. 

On  a  émis  quelquefois  l'opinion  que  saint  Clé- 
ment avait  emprunté  son  éclectisme  à  l'école  néo- 
platonicienne; et,  en  effet,  sa  doctrine  offre  des 
traits  frappants  de  ressemblance  avec  celle  des 
disciples  et  des  successeurs  d'Ammonius  Saccas. 
Mais,  outre  que  cette  hypothèse  ne  s'appuie  sur 
aucun  témoignage  historique,  elle  n'est  pas  né- 
cessaire pour  expliquer  le  caractère  du  système 
philosophique  de  saint  Clément,  que  motivent 
assez  et  l'esprit  général  de  l'époque  où  il  a  vécu, 
et  sa  foi  religieuse,  et  sa  manière  personnelle  de 
comprendre  les  choses. 

Il  nous  est  parvenu,  sous  le  nom  de  saint  Clé- 
ment d'Alexandrie,  quatre  ouvrages  d'une  im- 
portance inégale  :  1°  les  Stromates,  recueil,  en 
nuit  livres,  de  pensées  chrétiennes  et  de  maximes 
philosophiques,  disposées  sans  beaucoup  d'ordre 
ni  de  liaison  ;  2°  le  Pédagogue,  traité  de  morale 
en  trois  livres  ;  3°  une  Exhortation  aux  Gentils; 
4°  un  opuscule  sous  ce  titre  :  Quel  riche  sera 
sauvé?  Clément  avait  composé  beaucoup  d'autres 
ouvrages  dont  on  ne  possède  que  des  fragments. 
La  première  édition  de  ses  œuvres  a  été  donnée 

§ar  le  savant  Vettori,  in-f°,  Florence,  1550.  La 
ernière  remonte  à  quelques  années,  4  vol.  in-12, 
Leipzig,  1831-34;  mais  la  plus  estimée  est  celle 
qu'a  publiée  l'évêque  Jean  Polter,  in-f ',  Oxford, 
1715  :  le  texte  y  est  accompagné  de  la  traduc- 
tion latine  et  aes  commentaires  d'Hervé.  Le 
Clerc,  au  tome  X  de  sa  Bibliothèque  universelle, 
a  donné  une  Vie  de  Clément  d'Alexandrie,  dont 
plusieurs  assertions,  répétées  dans  ses  Lî/ierœcrz- 
ticœ  et  ecclesiasticœ,  ont  été  combattues  par  le 
P.  Baltus,  dans  son  Apologie  des  SS.  Pères  ac- 
cusés de  platonisme,  in-4,  Paris,  1711.  On  peut 
consulter  aussi  D.  Cellier,  Histoire  des  auteurs 
sacrés  et  ecclésiastiques,  in-4,  Paris,  1729  et  1750, 
t.  II; —  Cave,  Scriptorum  ecclesiasticorum  His- 
ioria  litleraria,  in-f",  Oxford,  1740,  t.  I;  — 
Daehm.  de  Tvûxjti  Clementii  Alexandrini,  Haie, 
1 831  ;  —  Histoire  de  la  philosophie  chrétienne,  par 
M.  Ritter,  trad.  française,  in-8,  Paris,  1843,  t.  I, 
p.  377-418;  —  Histoire  critique  de  l'école  d'A- 
lexandrie, par  M.  Vacherot,  Paris,  1845-51^  3  vol. 
ia-8;  —  Histoire  de  l'école  d'Alexandrie,  par 
M.  J.  Simon,  Paris,  1845,  2  vol.  in-8.        X. 

CLÉOBULE,  que  Plutarque  et  Suidas  placent 
au  nombre  des  sept  Sages  de  la  Grèce,  était  né, 
selon  l'opinion  la  plus  commune,  à  Lindos,  dans 
rîle  de  Rhodes,  dont  son  père,  Évagoras,  était 
roi.  Quelques  autres,  au  témoignage  de  Diogène 
Laërce,  faisaient  remonter  son  origine  jusqu'à 
Hercule.  Il  visita  l'Egypte,  occupa  le  pouvoir, 
après  la  mort  de  son  père,  et  mourut  à  l'âge  de 
soixante-dix  ans,  vers  la  lV  olympiade.  Cléobule 
avait  composé  des  chants  et  des  questions  énig- 
matiques,  jusqu'au  nombre  de  trois  mille  vers  ; 


mais  on  n'a  conservé  que  quelques-unes  do  ses 
sentences  et  une  lettre  adressée  à  Solon.  Il  eut 
une  llUc,  Eumétis,  plus  connue  sous  le  nom  de 
Cléobulino,  qui  acquit  une  certaine  célébrité  en 
se  livrant  au  même  genre  d'études  que  son  père. 
Voy.  Diogène  Laërce,  liv.  I^  ch.  lxxxix  et  suiv.; 
la  Morale  dans  l'antiquité,  par  M.  A.  Garnier, 
Paris,  1862,  iii-12;  — la  Morale  avant  les  philo- 
sophes, par  L.  Ménard,  Paris.  1860,  in-8. 

CLERSELIER  (Claude)  mérite  une  place  dans 
l'histoire  des  premiers  développements  du  carté- 
sianisme. Il  était  l'ami  intime  de  Descartes;  après 
la  mort  du  P.  Mersenne,  il  devint  à  son  tour 
le  correspondant  par  lequel  Descartes,  pendant 
les  dernières  années  de  sa  vie,  du  fond  de  la  Hol- 
lande, communiquait  avec  le  monde  savant.  Il  a 
droit  à  la  reconnaissance  de  tous  les  amis  de  la 
philosophie,  par  le  zèle  et  le  soin  avec  lesquels 
il  recueillit  et  publia  les  ouvrages  posthumes  de 
Descartes.  C'est  Clerselier  qui  a  réuni  et  publié, 
en  un  recueil  de  trois  volumes,  les  lettres  de 
Descartes,  qui  sont  d'un  si  haut  intérêt  philoso- 
phique. C'est  encore  Clerselier  qui  fit  impri- 
mer le  Traité  de  l'Homme,  le  Traité  de  la  con- 
formation du  Fœtus,  le  Traité  de  la  Lumière 
et  le  Traité  du  Monde.  Il  fut  aidé  dans  ces  di- 
verses publications  par  Jacques  Rohault  et 
Louis  de  la  Forge.  Il  contribua  beaucoup  à 
répandre  le  cartésianisme  dans  Paris,  à  cause 
de  la  force  et  de  la  sincérité  de  ses  convic- 
tions philosophiques,  et  à  cause  de  l'estime 
générale  dont  il  était  environné.  Un  fait  rapporté 
par  Baillet,  l'historien  de  la  vie  de  Descartes, 
prouve  à  quel  point  son  zèle  était  grand  pour  la 
propagation  de  la  philosophie  nouvellle.  Avocat 
au  parlement  de  Paris,  et  d'une  famille  riche  et 
distinguée,  il  maria  néanmoins  sa  fille  à  Jacques 
Rohault,  qui  était  pauvre  et  d'une  famille  bien 
inférieure  à  la  sienne.  Il  voulut  absolument  ce 
mariage  dans  un  intérêt  purement  philosophi- 
que, et  par  la  considération  seule  de  la  philoso- 
phie de  Descartes,  dont  il  prévoyait  que  son  gen- 
dre devait  être  un  jour  un  puissant  appui.  Il  ne 
fut  pas  trompé  dans  cette  espérance,  et  Jacques 
Rohault,  par  son  zèle,  par  son  talent,  fut  un 
de  ceux  qui  contribuèrent  le  plus  puissam- 
ment à  répandre  les  principes  philosophiques  de 
Descartes.  Claude  Clerselier  mourut  en  1686. 
Voy.  Histoire  de  la  philosophie  cartésienne,  par 
M.  Bouillier,  Paris,  1854,  2  vol.  in-8.       F.  B. 

CLINOMAQUE,  philosophe  grec,  né  à  Thu- 
rium,  dans  la  Lucanie,  fut  un  des  disciples  d'Eu- 
clide  de  Mégare.  S'il  faut  en  croire  Diogène 
Laërce  (liv.  II.  ch.  cxii),  il  serait  le  premier  au- 
teur qui  eiit  écrit  sur  les  prépositions,  les  prédi- 
caments,  et  autres  sujets  du  même  genre.  Sa 
vie,  ses  doctrines  et  ses  ouvrages  nous  sont  d'ail- 
leurs entièrement  inconnus.  X. 

CLITOMAaxJE,  un  des  chefs  de  la  nouvelle 
Académie,  était  natif  de  Carthage,  et  se  nommait 
Asdrubal  dans  son  pays.  Il  quitta  l'Afrique  vers 
le  milieu  du  second  siècle  av.  J.  C,  âgé,  selon 
les  uns,  de  vingt-huit  ans,  de  quarante  selon 
d'autres,  et  vint  à  Athènes  suivre  les  leçons  de 
Carnéade,  auquel  il  succéda  à  l'Acadérnie  en  130. 
Sans  ajouter  aux  arguments  de  son  maître  contre 
l'autorité  de  la  raison,  il  se  distingua  par  une 
connaissance  profonde  aes  écoles  péripatéticienne 
et  stoïcienne.  Diogène  Laërce  le  considère  comme 
le  chef  de  l'école  dialectique  et  lui  attribue  quatre 
cents  volumes,  entre  lesquels  Cicéron  cite  un 
traité  en  quatre  livres  sur  la  Suspension  du 
jugement  [neçl  'ET.oyr,:).  Voy.  Diogène  Laërce, 
liv.  IV,  ch.  Lxvii  et  suiv.  X. 

COCCÉIUS  (Jean),  théologien  hollandais,  ne 
à  Brème  en  1603,  commença  ses  études  dans 
cette  ville,  les  continua  à  Hambourg,  et  les  acheva 


COIM  —  284  — 

à  Francker.  Sa  connaissance  profonde  de  la  litl6- 
r.iture  rabbiniquc  le  fit  nommer  professeur  d'hé- 
breu dans  sa  patrie;  il  enseigna  ensuite  à  Fra- 
ncker ;  en  1649,  il  obtint  la  chaire  de  théologie  de 
Lcyde,  qu'il  a  occupée  jusqu'à  sa  mort,  arrivée 
on  1669.  Coccéius  a  attaché  son  nom  à  un  système 
d'exégèse  biblique,  d'après  lequel  tous  les  événe- 
ments qui  doivent  arriver  dans  l'Église,  jusqu'à 
la  fin  des  siècles,  se  trouveraient  annoncés  par 
les  figures  de  l'Ancien  Testament.  La  science  n'a 
rien  a  voir  dans  une  pareille  hypothèse,  et  Coc- 
céius doit  à  une  circonstance  toute  fortuite  d'oc- 
cuper un^  place  dans  l'histoire  de  la  philosophie. 
Ses  adversaires,  entre  autres  Desmarets  et  Gil- 
bert Voët,  afin  de  décrier  sa  doctrine  auprès  du 
clergé  hollandais,  le  dénoncèrent  comme  fauteur 
des  idées  de  Descartes,  qui,  selon  eux,  n'étaient 
propres  qu'à  ébranler  l'autorité.  Il  en  résulta  que 
les  cartésiens  et  les  disciples  de  Coccéius,  réunis 
jiar  la  nécessité  de  combattre  les  mêmes  adver- 
saires, firent  tout  d'abord  cause  commune,  et  à 
la  fin  ne  formèrent  plus  qu'un  seul  parti.  On 
peut  voir  dans  Brucker  {Ilist.  cril.  phil.,  t.  V) 
l'histoire  de  ce  grand  débat  qui  a  partagé  les 
universités  de  Hollande,  et  auquel  se  rattache  le 
célèbre  synode  de  Dordrecht,  où  le  cartésianisme 
fut  condamné.  Il  existe  plusieurs  éditions  des 
œuvres  de  Coccéius:  Amsterdam,  1673-1675^  8  vol. 
in-f»;  Hid.,  1701,  10  vol.  in-f°.  —  Voy.  Nicéron, 
Mémoires  pour  servir  à  V Histoire  des  hommes 
illuslres,  1727  et  ann.  suiv.,  t.  'VIII.  X. 

COÎMBRE.  Il  ne  faut  pas  confondre  l'université 
de  Coïmbre,  toute  lai'que,  avec  le  collège  que 
fondèrent  les  Jésuites  dans  cette  ville,  et  qui 
reçut  d'eux  l'empreinte  religieuse  qui  caractérise 
leur  enseignement  •  c'est  le  collège  seul  qui  est 
fameux  en  philosophie.  Il  y  avait  quelques  années 
que  l'université  de  Coïmbre  avait  été  fondéepar 
Jean  III  de  Portugal,  et  déjà  sa  réputation  était 
européenne,  quand  les  Jésuites,  dont  l'ordre  venait 
de  naître,  arrivèrent  à  Lisbonne  en  1540.  François 
Xavier,  l'apôtre  des  Indes,  faisait  partie  de  cette 
première  colonie,  qui  devait  être  suivie  de  bien 
d'autres.  L'accueil  que  leur  fit  le  roi  fut  plein 
de  bienveillance  et  même  d'enthousiasme.  Bien 
qu'il  fût  lui-même  le  créateur  de  l'université,  il 
n'hésita  point  à  lui  susciter  une  rivalité  qui  devait 
être  fatale,  en  permettant  aux  nouveaux  venus 
d'établir  un  collège  dans  la  ville  où  elle  résidait. 
Par  suite  de  circonstances  parliculières,  Co'imbre, 
sans  être  la  capitale  politique  du  pays,  en  était  de- 
puis longtemps  la  capitale  intellectuelle;  et  au- 
jourd'hui même  c'est  à  Coïmbre  et  non  à  Lisbonne 
que  siège  la  direction  supérieure  de  l'instruction 
publique. 

En  1542,  les  Jésuites  sont  autorisés  à  ouvrir 
leur  collège;  et  c'est  le  premier  du  monde  entier 
que  posséda  la  Société,  qui  n'en  eut  jamais  ni 
de  plus  illustre  ni  de  plus  considérable.  Dans 
l'édition  de  Ribadeneira  par  Sotwel,  c'est  par 
erreur  qu'on  a  donné  la  date  de  1552;  elle 
doit  être  rapportée  dix  ans  plus  haut.  Dans 
ce  collège,  les  Jésuites  pouvaient  enseigner  ce 
qu'on  appelait  alors  les  arts,  c'est-à-dire  les 
belles-lettres,  la  philosophie  et  les  langues, 
parmi  lesquelles  on  comptait  surtout  les  langues 
grecque  et  hébra'ïque.  C'était  là  précisément  tout 
ce  dont  se  composait  l'enseignement  inférieur 
de  l'université,  l'enseignement  supérieur  com- 
prenant le  droit,  la  médecine  et  la  théologie.  Ils 
obtinrent  tout  d'abord  de  la  faiblesse  du  roi^  les 
mêmes  droits  que  ceux  qu'il  avait  conférés  à 
l'université,  et  ils  se  prétendirent  complètement 
indépendants.  L'université,  qui  les  avait  dé- 
daignés à  cause  de  leur  petit  nombre,  dut  bientôt 
s'en  inquiéter;  en  1545,  elle  eut  la  force  d'exiger 
que  le  collège  lui  fût  ouvert,  et  elle  soumit  les 


COÏM 

études  à  une  sévère  inspection.  Les  Jésuites  ré- 
clamèrent énergiquement.  et  il  s'établit  dès  lors 
une  lutte  qui,  à  travers  aes  phases  diverses,  ne 
dura  pas  moins  de  quarante  ans,  et  qui  se  ter- 
mina, pour  l'ordre  entreprenant  et  habile,  par 
une  victoire  complète.  En  1547,  le  roi  vint  en 
personne  poser  la  première  pierre  d'une  fondation 
dont  il  avait  lui-même  tracé  tous  les  plans,  et 
qui,  malgré  la  protection  royale,  fut  arrêtée 
quelque  temps  par  l'opposition  violente  du  peuple 
de  Coïmbre;  mais  en  1550,  le  collège,  triomphant 
de  tous  les  obstacles,  était  construit,  et  le  roi 
venait  le  visiter  solennellement. 

Trois  ans  plus  tard,  les  Jésuites  obtenaient  de 
faire  chez  eux  le  cours  de  théologie  que  jusque- 
là  ils  devaient  suivre  dans  les  classes  de  l'univer- 
sité; et  dès  1555,  ils  étaient  à  peu  près  vainqueurs, 
et  ils  se  faisaient  adjuger  la  moitié  de  l'univer- 
sité, en  se  chargeant  de  l'enseignement  inférieur 
tout  entier,  qui  fut  retiré  aux  professeurs  laïques. 
Seulement  la  Société  eut  le  soin,  pour  se  faire 
moins  d'ennemis,  de  leur  assurer  des  pensions 
viagères  sur  les  fonds  de  l'État,  et  elle  se  fit 
accorder  à  elle-même  les  plus  belles  conditions. 
Elle  consentit  à  tenir  dans  son  collège  toutes  les 
classes  mineures  qu'avait  possédées  l'université, 
pourvu  qu'on  lui  constituât  des  revenus  indépen- 
dants, et  que  surtout  on  l'exemptât  de  toute 
surveillance.  Ces  conditions  lui  furent  concédées 
à  perpétuité  par  une  ordonnance  du  roi  que  vint 
bientôt  confirmer  une  bulle  du  pape.  Il  y  eut 
dès  lors  à  Coi'mbre  deux  collèges  de  Jésuites 
séparés,  l'un  pour  la  théologie,  et  l'autre  appelé 
collège  des  Arts.  Par  un  reste  de  condescendance 
pour  l'université,  les  élèves  du  premier  collège 
lui  demandèrent  encore  leurs  grades  en  théo- 
logie; et  les  Jésuites  ne  s'afl'ranchirent  tout  à 
fait  de  cette  contrainte  que  vingt  ans  plus  tard, 
en  1575,  bien  qu'elle  fût  toute  volontaire  de  leur 
part.  Mais  dès  1558  ils  avaient  su,  pour  les  cours 
et  les  examens  de  philosophie,  se  faire  attribuer 
tous  les  droits  académiques.  Les  juges  étaient 
tous  pris  parmi  eux,  et  de  plus  les  examens  et 
la  collation  des  grades  se  firent  dans  leur  maison, 
tout  en  demeurant  à  la  charge  de  l'université, 
condamnée  à  payer  ceux  qui  la  dépouillaient. 
Ce  fut  à  cette  occasion  que  le  fameux  Pierre 
Fonseca  fut  chargé  de  rédiger  un  manuel  de 
philosophie,  de  tout  point  conforme  à  la  doctrine 
d'Aristote,  que  la  Société  avait  pris  sous  son 
patronage.  Vers  1583,  et  grâce  à  quelques 
circonstances  favorables,  l'université  tenta  un 
dernier  combat;  elle  voulut  revendiquer  son 
droit  d'inspection.  Mais  après  dix  années  de  lutte 
nouvelle,  l'énergique  Fonseca  sut  faire  définiti- 
vement consacrer  le  privilège  de  la  Société;  et, 
de  plus,  il  fut  assez  habile  pour  faire  accroître 
encore  les  revenus  déjà  considérables  du  collège. 

A  dater  de  cette  époque  jusqu'à  l'expulsion, 
c'est-à-dire  pendant  près  de  doux  siècles,  les 
Jésuites  dominèrent  à  Co'imbre  sans  partage,  et 
l'éducation  de  la  jeunesse  leur  fut  complètement 
abandonnée.  Leur  collège  avait  habituellement 
jusqu'à  deux  mille  élèves.  Mais  la  violence  dont 
ils  avaient  usé  envers  l'université  ne  put  être 
oubliée.  En  1771,  le  marquis  de  Pombal  qui  avait 
le  premier  la  gloire  d'attaquer  la  Société  et  de  la 
détruire  dans  son  pays,  fit  renaître  de  trop  justes 
griefs,  et  une  commission  royale,  composée  des 
plus  grands  personnages  de  l'État,  dut  publier 
un  récit  officiel  des  manœuvres  et  des  intrigues 
par  lesquelles  les  Jésuites  étaient  parvenus  à 
détruire  l'université  nationale.  C'est  un  acte 
régulier  d'accusation  sur  ce  chef  si  grave;  et  ce 
factura,  publié  dix-neuf  ans  après  l'expulsion  des 
soi-disant  Jésuites,  est  encore  empreint  de  toute 
la  juste   colère  qui  l'avait   provoquée   {Recueil 


GOÏM 


—  285  — 


GOLE 


historique  sur  l'université  de  Coimbre,  publié 
par  lordre  du  roi,  petit  in-f°,  en  portugais, 
Lisbonne,  1771).  Un  appendice  contient,  en  outre, 
la  rél'utation  des  doctrines  morales  et  politiques 
les  plus  l)lâmables  qu'avait  soutenues  la  Société 
dans  les  ouvrages  qu'elle  publiait,  soit  à  Coïmbro, 
soit  ailleurs. 

Les  seuls  qui  doivent  nous  intéresser  ici  sont 
ceux  qui  concernent  la  philosophie.  Ils  sont  au 
nombre  de  vingt-deux,  de  1542  à  1726.  Ils  portent 
sur  la  logique,  la  physique,  la  métaphysique,  la 
morale,  la  politique  et  la  philosophie  générale. 
On  peut  en  voir  le  catalogue  exact  dans  les 
Annales  de  la  Société  de  Jésus  en  Portugal, 
par  Antonius  Franco,  in-f»,  Augsbourg,  1726. 
Parmi  tous  ces  ouvrages,  il  n'y  en  a  point  un 
seul  do  vraiment  illustre.  Les  plus  importants 
sont  ceux  de  Fonseca  sur  l'Introduction  de  Por- 
phyre, et  surtout  sur  la  3/e7a^/ii/s/(/ued'Aristote. 
Le  Cours  de  philosophie  générale  qu'on  ensei- 
gnait au  collège  de  Coïmbre  est  d'Emmanuel 
Goës.  11  a  été  publié  en  1599,  in-4,  à  Cologne, 
et  il  comprend  la  physique,  le  ciel,  les  météores, 
la  morale,  les  parva  naturalia,  le  traité  de  la  gé- 
nération et  de  la  corruption,  et  le  traité  de  l'âme. 
Les  véritables  commentaires  de  Coïmbre  sur  la 
Logique  d'Aristote  sont  de  1607,  in-4,  Lyon. Trois 
ans  auparavant,  Frobes  avait  publié  un  ouvrage 
apocryphe,  qu'on  attribuait  aux  Coïmbrois.  Cet 
ouvrage  était  tout  à  fait  indigne  d'une  si  haute 
parenté  :  indigna  tali  parente  proies,  dit  Riba- 
deneira;  et  ce  fut  pour  l'étouffer  que  la  Com- 
pagnie publia  ses  propres  commentaires,  dont  la 
rédaction  fut  confiée  à  Sébastien  Contus  ou  Conto. 

Les  œuvres  des  Coïmbrois  n'ont  rien  de  bien 
original  pour  la  pensée  philosophique;  mais  c'est 
cette  absence  même  d'originalité  qui  leur  donne 
le  caractère  qui  leur  est  propre.  Ils  sont  unique- 
ment fidèles  à  la  tradition  péripatéticienne.  Le 
besoin  d'innovation  qui,  à  la  fin  du  xv  siècle, 
travaillait  les  esprits,  leur  est  tout  à  fait  étranger, 
et,  de  plus,  il  leur  est  tout  à  fait  antipathique. 
Ils  défendent  Aristote  et  l'Église  avec  une  égale 
ardeur;  et  le  péripatétisme  ne  leur  est  pas  moins 
cher  que  la  doctrine  catholique.  Ils  se  bornent 
donc,  en  général,  à  de  simples  commentaires; 
et  lors  même  qu'ils  n'adoptent  pas  cette  forme, 
c'est  toujours  la  pensée  du  maître  qu'ils  repro- 
duisent. Mais  ils  la  reproduisent  aussi  avec  des 
développements  que  la  scolastique  lui  avait 
donnés.  Ils  sont  en  ceci  encore  les  représentants 
très-fidèles  de  la  tradition  dont  ils  n'osent  guère 
s'écarter,  et  qui  les  rattache  surtout  à  samt 
Thomas.  Toutes  ces  questions,  en  nombre  presque 
infini,  les  unes  subtiles,  les  autres  profondes,  la 
plupart  ingénieuses ,  que  la  scolastique  avait 
soulevées  à  propos  des  principes  péripatéticiens, 
surtout  en  logique,  sont  reprises  par  les  Coïm- 
brois. Ils  parcourent  avec  le  plus  grand  soin  et 
une  exactitude  vraiment  admirable  toutes  les 
solutions  qui  y  ont  été  données  par  les  écoles 
et  les  docteurs  les  plus  renommés;  ils  les  classent 
avec  une  méthode  parfaite  ;  ils  les  subordonnent 
selon  l'importance  qu'elles  ont,  et  ils  arrivent 
à  les  exposer  et  à  les  discuter  toutes  sans  con- 
fusion ,  sans  prolixité,  et  sans  perdre  un  seul 
instant  de  vue  la  question  principale  à  travers 
les  mille  détours  de  cette  minutieuse  analyse. 
Puis,  après  avoir  noté  toutes  les  phases  diverses 
et  souvent  si  délicates  par  lesquelles  a  passé  la 
discussion,  ils  la  résument  et  donnent  leur  solu- 
tion propre,  conséquence  souvent  heureuse  de 
toutes  celles  qui  ont  précédé.  Ils  n'ajoutent  pas 
beaucoup,  si  l'on  veut,  aux  travaux  antérieurs; 
mais  ils  les  complètent  en  les  rapprochant  les 
uns  des  autres,  et  en  en  laissant  voir  le  résultat 
dernier.  Malheureusement  ce  labeur  si  patient 


n'est  pas  toujours  achevé;  et,  pour  la  logique  en 
particulier,  les  commentaires  de  Coïmbre,  qui, 
a  certains  égards,  sont  un  véritable  chef-d'œuvre, 
présentent  des  lacunes  considérables.  Les  pre- 
mières parties  de  VOrganon  ont  été  traitées  avec 
un  soin  exquis  et  des  développements  exagérés; 
les  dernières,  au  contraire,  ont  été  mutilées, 
soit  que  le  temps,  soit  que  la  patience  peut-être 
ait  manqué  aux  auteurs.  Les  commentaires  de 
Fonseca  sur  la  Métaphysique  d'Aristote  sont 
pleins  de  sagacité  et  de  solidité  tout  à  la  fois, 
et  ils  pourront  être  toujours  consultés  avec  fruit. 

Les  Coïmbrois  tiennent  donc,  en  philosophie, 
une  place  assez  considérable;  ils  maintiennent 
l'autorité  d'Aristote  par  des  travaux  fort  esti- 
mables, si  ce  n'est  fort  nouveaux,  à  une  époque 
où  cette  autorité  est  menacée  de  toutes  parts.  Us 
instituent  les  plus  laborieuses  études  sur  cette 
grande  doctrine  à  une  époque  où  elle  est  décriée, 
et  ils  cherchent  à  conserver  dans  toute  leur 
rigueur  des  habitudes  qui  ne  conviennent  plus 
à  l'esprit  du  temps.  Ce  sont  des  scolastiques  dans 
le  xvi°  et  le  xvii°  siècle.  Ils  n'imitent  point  les 
écoles  protestantes,  qui  ne  veulent  connaître 
Aristote  que  dans  Aristote  lui-même.  Les  Coïm- 
brois veulent  étudier  Aristote  avec  l'arsenal 
entier  de  tous  les  commentaires  qu'il  a  produits. 
Les  Jésuites  n'ont  fait,  du  reste,  en  cela,  que  ce 
que  faisaient  les  autres  ordres  plus  anciens  que 
le  leur,  et  qui  gardaient  les  traditions  scolastiques 
avec  la  plus  scrupuleuse  fidélité.  Brucker  les  en 
a  blâmés,  peut  être  avec  un  peu  d'injustice.  La 
Société  de  Jésus,  avec  les  principes  qu'elle  devait 
défendre,  ne  pouvait  faire  en  philosophie  que  ce 
qu'elle  a  fait.  Le  rôle  de  novateurs  appartenait 
aux  esprits  libres  qui,  comme  Ramus,  Bacon  et 
Descartes,  cherchaient  des  voies  nouvelles  dans 
la  science  et  dans  la  philosophie.  Les  Coïmbrois, 
pour  leur  part,  ont  rajeuni  autant  qu'ils  l'ont 
pu  la  scolastique  appuyée  sur  Aristote  ;  ils  ne 
pouvaient  aller  au  delà.  Cette  réserve  a  eu 
certainement  son  côté  faible;  et,  prolongée  trop 
tard,  elle  put  avoir  au  xviir  siècle  son  côté 
quelque  peu  ridicule.  Mais  elle  a  eu  aussi  ses 
avantages;  et  c'est  elle  en  partie  qui  a  conservé 
pour  l'antiquité  ces  souvenirs  de  respect  et 
d'étude  que  Leibniz  appréciait  tant,  et  que  notre 
âge  a  ravivés  avec  succès.  Brucker  est  plus  juste, 
en  pensant  que  L'histoire  complète  de  la  scolasti- 
que devrait  comprendre  les  Coïmbrois.  C'est  un 
jugement  équitable  qui  doit  démontrer  et  cir- 
conscrire à  la  fois  l'importance  de  leurs  travaux. 

B.  S.-H. 

COLEBROOKE  (Henri-Thomas),  né  à  Londres, 
le  15  juin  1765,  mort  en  1837,  a  aidé  plus  que 
personne  aux  progrès  des  études  orientales  en 
Europe,  du  moins  en  ce  qui  concerne  la  philo- 
sophie. Envoyé  dans  l'Inde  en  qualité  de  secré- 
taire de  la  Compagnie,  et  préparé  par  une  solide 
éducation  à  profiter  de  son  séjour  pour  s'initier 
à  l'histoire  de  cette  antique  civilisation,  il  en 
apprit  la  langue  sacrée  et  en  recueillit  partout 
les  monuments  écrits.  Il  se  fit  aussi  la  plus  riche 
bibliothèque  du  temps  en  ouvrages  sanscrits,  et 
s'attacha  surtout  à  recueillir  les  écrits  philoso- 
phiques dont  personne  jusqu'alors  ne  s'était 
sérieusement  occupé.  Après  plusieurs  travaux 
sur  le  droit  et  la  législation  des  Hindous,  il 
entreprit  de  faire  connaître  leur  philosophie  et 
publia  de  1824  à  1829  les  deux  premiers  volumes 
des  Transactions  de  la  Société  Asiatique,  une 
série  de  mémoires  qui  révèlent  aux  savants  les 
principales  doctrines,  dont  les  noms  apparais- 
saient pour  la  première  fois,  et  qui  furent  long- 
temps l'unique  source  où  l'on  pût  puiser  quelques 
renseignements  sur  l'histoire  de  la  philosophie 
indienne.  Abel  Rémusat  en  donna  de  longs  ex- 


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traits  dans  le  Journal  des  Savants,  de  1825  à 
1831  et  M.  Cousin  les  mit  à  profit  dans  ses  leçons 
à  son  cours  de  1828.  Sans  doute  il  a  pu  se  glisser 
plus  d'une  erreur  dans  ce  premier  débrouillemcnt 
d'une  philosophie,  qui  jusqu'à  présent  allend 
son  historien;  mais  il  était  difficile  d'y  porter 
plus  de  sagacité  et  de  critique.  Aujourd'hui 
encore  ces  mémoires  restent  un  des  plus  im- 
portants documents  de  cette  histoire  obscure.  On 
a  sur  le  bouddhisme,  d'une  part,  et  sur  les  védas, 
de  l'autre,  des  travaux  de  premier  ordre,  et  qui 
laissent  bien  loin  derrière  eux  les  Essais  de 
Colebrooke.  Mais  la  philosophie  proprement  dite, 
orthodoxe  ou  non,  n'a  pas  beaucoup  profité  de 
ces  belles  recherches,  et  les  notices  du  savant 
anglais  sont  encore  à  beaucoup  d'égards,  malgré 
leur  insuffisance,  l'unique  ressource  de  ceux  qui 
ne  peuvent  pas  consulter  les  originaux.  On  trou- 
vera les  Essais  sur  les  védas  et  sur  la  philo- 
sophie des  Hindous,  dans  les  Mélanges  publiés  à 
Londres  en  1839;  ils  ont  été  réimprimés  en  18.')8 
sous  ce  titre  :  Essais  sur  la  religion  el  la  philo- 
sophie des  Hindo  us.  Ils  avaient  été  traduits  en  1 834 
par  le  savant  M.  Pauthier,  avec  quelques  autres 
fragments  intéressants  pour  l'histoire  de  la  phi- 
losophie orientale.  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire, 
dont  on  peut  lire  dans  ce  dictionnaire  les  savants 
articles  sur  les  philosophes  de  l'Inde,  a  rendu  un 
hommage  mérité  aux  travaux  de  Colebrooke. 

COLLIER  (Arthur),  philosophe  anglais,  naquit 
en  1680.  Son  père  était  recteur  du  collège  de 
Langford-Magna,  dans  le  comté  de  Witts.  Il  lui 
succéda  en  1704,  et  conserva  ces  fonctions  jusqu'à 
sa  mort,  arrivée  en  1732. 

Collier  est  l'auteur  d'un  ouvrage  assez  curieux, 
publié  en  1713,  sous  le  titre  de  Clef  universelle, 
ou  Nouvelle  recherche  de  la  vérité,  contenant 
une  démonstralion  de  la  non-existence  ou  de 
l'impossibilité d'unmondeextérieur.  Ce  titre  seul 
décèle  l'esprit  et  le  but  de  l'ouvrage.  Partisan 
déclaré  de  l'idéalisme,  Collier  veut  établir  que 
les  corps  n'existent  pas  indépendamment  et  en 
dehors  de  la  pensée.  On  ne  peut,  en  eflfetj  donner 
d'autre  preuve  de  l'extériorité  des  objets  ma- 
tériels, que  la  notion  même  que  nous  eu  avons 
en  nous;  or,  cette  preuve, dit  Collier,  est  dénuée 
de  valeur,  puisque  nous  nous  représentons  beau- 
coup de  choses  qui  ne  sont  pas  extérieures  à 
l'esprit,  mais  de  pures  idées  de  l'esprit,  comme 
les  chimères  qui  remplissent  l'imaginalion  du 
poète  et  la  raison  pervertie  de  l'halluciné,  ou 
même  comme  le  son,  la  couleur,  le  chaud,  le 
froid  et  plusieurs  autres  qualités  de  la  matière, 
qui,  aux  yeux  de  tout  homme  éclairé,  sont  de 
simples  modifications  du  sujet  pensant.  Collier 
demande,  d'ailleurs,  comment  l'âme  verrait  des 
objets  qui  existeraient  en  dehors  d'elle?  Elle  ne 
peut  en  voir  aucun  qui  ne  lui  soit  présent,  qui 
ne  se  confonde,  pour  ainsi  dire,  avec  elle-même. 
Dans  l'hypothèse  de  la  réalité  d'un  monde  ex- 
térieur^ ce  monde  resterait  donc  ignoré  de  nous 
et  différerait  de  celui  que  nous  pensons  et  con- 
naissons. Collier  va  plus  loin,  il  soutient  qu'à 
parler  d'une  manière  absolue,  l'existence  d'un 
pareil  monde  est  en  soi  impossible:  sa  démonstra- 
tion se  compose  de  neuf  arguments,  dont  les  uns 
sont  des  corollaires  des  précédents,  et  dont  les 
autres  sont  tirés  des  contradictions  de  toute 
espèce  qu'entraîne  l'existence  de  la  matière,  soit 
quant  à  son  étendue  qui  ne  peut  être  ni  finie  ni 
infinie,  soit  cpant  à  sa  divisibilité  qui  ne  peut 
être  ni  limitée  ni  illimitée,  soit  par  rapport  à 
Dieu  et  à  l'âme  humaine.  Cependant,  malgré  la 
nature  tout  idéale  des  objets  corporels,  on  ne 
doit  pas  renoncer,  en  parlant  de  ces  objets,  aux 
'  expressions  du  langage  ordinaire  ;^car  ce  langage 
a  été  sanctifié  par  la  Divinité  qui  s'en  est  servie 


pour  manifester  sa  volonté.  La  dernière  con- 
clusion de  Collier  est,  ainsi  qu'on  pouvait  s'y 
attendre,  l'utilité  de  sa  doctrine  pour  le  genre 
humain  ;  il  y  découvre,  entre  autres  avantages, 
le  moyen  de  terminer  les  controverses  sur  le 
dogme  de  la  transsubstantiation. 

La  doctrine  de  Collier  présente  de  frappantes 
analogies  avec  celle  de  Berkeley;  ce  sont  de 
part  et  d'autre  mêmes  conclusions  et  à  peu  près 
mêmes  arguments  ;  toute  la  différence  réside 
dans  la  forme,  élégante  et  enjouée  chez  l'évêque 
de  Cloyne,  plus  didactique  et  surchargée  de  di- 
visions chez  Collier.  Cependant  Berkeley  n'est 
cité  dans  aucun  passage  de  la  Clef  universelle, 
dont  l'idée  fondamentale  remonte,  à  l'idée  de 
l'auteur,  à  1703  environ,  c'est-à-dire  a  précédé 
de  plusieurs  années  le  Traité  de  la  Connais- 
sance humaine  et  les  Dialogues  d'Hijlas  et  de 
Philonoùs.  Les  véritables  maîtres  de  Collier  fu- 
rent Descartes^  Malebranche  et  iNorris,  dont  les 
ouvrages  paraissent  lui  avoir  été  très-familiers  ; 
peut-être  même  a-t-il  personnellement  connu 
Norris,  qui  habitait  à  quelques  milles  seulement 
de  Longlord-Magna,  et  qu'il  appelle,  daris  une 
lettre,  son  ingénieux  voisin.  Malgré  la  pénétra- 
tion remarquable  dont  il  fut  doué,  il  n'a  exercé 
aucune  influence,  et  son  nom  est  demeuré  long- 
temps ignoré,  même  dans  sa  patrie.  Reid  est,  à 
notre  connaissance,  le  premier  qui  ait  appelé 
l'attention  sur  ses  doctrines.  Dugald-Stewart  se 
borne  à  regretter  l'oubli  où  il  est  resté;  Tenne- 
raann  le  mentionne  en  passant  ;  les  autres  his- 
toriens et  tous  les  biographes  se  taisent.  La  bi- 
zarrerie du  système  de  Collier  explique  cet 
injuste  silence,  auquel  a  d'ailleurs  beaucoup 
contribué  l'extrême  rareté  de  son  principal  ou- 
vrage. 11  y  a  quelques  années,  on  ne  connais- 
sait pas  en  Angleterre  dix  exemplaires  de  l'édi- 
tion originale  de  la  Cie/'ttm'uerseiie;  elle  vient 
d'être  réimprimée  dans  une  collection  de  Trai- 
tés métaphysiques  par  des  philosophes  anglais 
du  xviii"  siècle,  Londres,  1837,  in-8,  avec  un 
second  ouvrage  de  Collier,  intitulé:  Spécimen 
d'une  vraie  philosophie,  Discours  sur  le  pre- 
mier chapitre  et  le  premier  verset  de  la  Genèse. 
On  peut  aussi  consulter  les  Mémoires  sur  la  vie 
et  les  ouvrages  du  Rév.  Arthur  Collier,  par  Ro- 
bert Benson,  in-8,  Londres,  1837.  'Voy.  Berkeley. 
'        '  C.  J. 

COLLINS  (Jean-Antoine)  naquit  le  21  juin 
1676  à  Heston,  dans  le  comté  de  Middlesex^ 
d'une  famille  noble  et  riche.  Après  avoir  achevé 
ses  études  à  l'Université  de  Cambridge,  il  vint  à 
Londres,  dans  le  but  de  se  consacrer  à  la  ju- 
risprudence ;  mais  la  carrière  du  barreau  con- 
venait peu  à  ses  goûts,  et  il  abandonna  bientôt 
le  droit  pour  la  littérature  et  la  philosophie.  Le 
premier  ouvrage  sorti  de  sa  plume  en  1707  est 
un  Essai  sur  l'usage  de  la  raison  dans  les  pro- 
positions dont  l'évidence  dépend  du  témoignage 
humain.  Il  publia,  la  même  année,  une  lettre 
adressée  à  Henri  Dodwell,  dans  laquelle  il  cri- 
tiquait les  arguments  de  Clarke  en  faveur  de 
l'immatérialité  et  de  l'immortalité  de  l'àme^  et 
en  1713,  son  fameux  Discours  de  la  liberté  de 
penser,  dont  la  hardiesse  et  l'impiété  firent  beau- 
coup de  scandale,  et  le  contraignirent  à  se  réfu- 
gier en  Hollande.  Revenu  peu  de  temps  api'ès 
dans  son  pays  natal,  il  continua  de  se  livrer  à 
ses  études  favorites,  et  fit  paraître  quelques  nou- 
veaux ouvrages,  entre  autres  des  Recherches  sur 
la  liberté  humaine,  publiées  en  1724.  Vers  la 
même  époque,  il  fut  nommé  juge  de  paix  du 
comté  de  Sussex,  et  remplit  cette  charge  jusqu'à 
sa  mort,  arrivée  en  1729. 

CoUins  a  longtemps  vécu  dans  l'amitié  de 
Locke,  qu'il   avait  gagné  par  son  caractère  et 


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COLL 


ses  talents,  et  qui,  avant  de  mourir,  lui  adressa 
une  dernière  lettre  remplie  des  témoignages  do 
la  plus  vive  affeetion.  Après  des  rapports  aussi 
intimes  avec  un  pareil  maître,  il  n'est  pas  éton- 
nant que  Collins  se  soit  trouvé  imlni  de  ses  doc- 
trines, et  qu'il  n'ait  fait  ([ue  les  développer  en 
les  poussant  d'ailleurs  à  leurs  conséquences  les 
plus  extrêmes.  Cette  phrase  trop  célèbre  où 
Locke  émet  le  soupçon  (jue  Dieu  aurait  pu  ac- 
corder rintclligcnce  à  la  matière,  a  évidemment 
inspiré  la  lettre  à  DodwcU  et  les  nombreuses 
répliques  qui  l'ont  suivie.  La  thèse  de  Collins, 
dans  cette  grave  discussion,  est  1°  que^  l'unité 
du  principe  intellectuel  fùt-elle  nécessaire  à  la 
connaissance,  chaque  partie  distincte  de  la  ma- 
tière l'orme  un  être  individuel  qui  peut  avoir 
conscience  de  son  individualité,  c'est-à-dife  pen- 
ser ;  2°  que  plusieurs  molécules  corporelles 
peuvent  être  unies  si  étroitement  par  la  puis- 
sance divine,  qu'elles  soient  désormais  insépara- 
bles et  forment  un  nouvel  être  un  et  simple  ; 
[]'  que  l'intelligence  peut  résider  dans  un  sujet 
composé,  et  n'être  cjue  le  résultat  de  l'organisa- 
tion et  du  jeu  des  éléments,  comme  on  voit  les 
membres  posséder  des  propriétés  et  accomplir 
des  fonctions  dont  chacune  de  leurs  parties  est 
incapable  par  elle-même.  Collins  ajoutait  que 
l'immortalité  de  l'àme  ne  découle  pas  nécessai- 
rement, comme  le  voulait  Clarke,  de  son  imma- 
térialité, et  que  d'ailleurs,  en  regardant  l'âme 
humaine  comme  immortelle,  on  était  amené  à 
des  conséquences  inacceptables,  soit  à  ne  voir 
dans  les  animaux  que  de  pures  machines,  soit  à 
supposer  l'anéantissement  de  leur  âme  à  l'in- 
stant de  la  mort.  Il  concluait  de  là,  et  ici  encore 
il  est  resté  fidèle  à  l'esprit  général  de  VEssaisur 
Ventendement  humain,  que  la  vie  future  est 
une  vérité  de  foi  qu'il  faut  croire  en  chrétiens, 
mais  que  la  philosophie  ne  peut  démontrer. 
L'unité  substantielle  du  moi  étant  le  point  qu'il 
importait  le  plus  de  maintenir  contre  l'argumen- 
tation du  disciple  de  Locke,  Clarke  y  insista 
dans  une  suite  de  réponses  avec  une  profondeur 

3ui  paraît  avoir  mis  en  défaut  l'esprit  cepen- 
ant  si  souple  de  Collins  ;  car  celui-ci  n'opposa 
aucune  défense  à  la  dernière  réplique  de  son 
opiniâtre  et  vigoureux  antagoniste. 

Dans  des  Recherches  sur  la  liberté,  Collins  a 
suivi  de  moins  près  les  traces  de  Locke,  dont 
l'influence  se  fait  toutefois  sentir  en  plus  d'un 
passage.  Le  but  de  cet  ouvrage  est  d'établir  que 
l'homme  est  un  agent  nécessaire  dont  toutes  les 
notions  sont  tellement  déterminées  par  les  cau- 
ses qui  les  précèdent,  qu'il  est  impossible,  dit 
Collins,  qu'aucune  des  actions  qu'il  a  faites  ait 
pu  ne  pas  arriver,  ou  arriver  autrement,  et 
qu'aucune  de  celles  qu'il  fera,  puisse  ne  pas 
avoir  lieu.  Collins  énumère  les  éléments  qui, 
suivant  lui,  constituent  toute  détermination,  sa- 
voir: 1°  la  perception,  2°  le  jugement,  3°  la  vo- 
lonté, 4°  l'exécution.  La  perception  et  le  juge- 
ment ne  dépendent  pas  de  nous,  car  il  n'est  pas 
en  notre  pouvoir  de  former  telle  ou  telle  idée, 
ou  bien  de  juger  que  telle  proposition  est  vraie 
ou  fausse,  évidente  ou  obscure,  douteuse  ou  pro- 
bable. D'une  autre  part,  l'exécution  suit  toujours 
et  nécessairement  les  résolutions  de  la  volonté,  à 
moins  qu'elle  ne  soit  arrêtée  par  un  obstacle  exté- 
rieur. La  volonté  est  donc  le  siège  de  la  liberté  hu- 
maine, ou  bien  l'homme  n'est  pas  libre  ;  mais  la 
volonté  est-elle  une  faculté  indépendante  et 
maîtresse  d'elle-même?  Collins  le  nie  par  les 
raisons  suivantes  :  1°  Étant  donnés  deux  par- 
tis contraires,  nous  ne  pouvons  pas  ne  pas  choi- 
sir l'un  ou  l'autre  ;  2°  notre  choix  n'est  au  fond 
qu'un  jugement  pratique  par  lequel  nous  décla- 
rons   une    chose   meilleure   qu'une    autre;    et 


comme  tout  jugement  est  nécessaire,  tout  choix 
l'est  aussi  ;  3"  dans  les  actions  qui  paraissent  le 
plus  indilfércntes,  notre  préférence  est  détermi- 
née par  une  multitude  de  causes,  telles  que  le 
tempérament,  l'habitude,  les  préjugés,  etc.  ; 
4°  quand  on  ne  se  rendrait  pas  compte  des  mo- 
tifs qui  ont  amené  une  détermination,  ce  ne  se- 
rait pas  une  raison  de  les  révoquer  en  doute, 
puisqu'elle  doit  nécessairement  avoir  une  cause, 
comme  tout  autre  phénomène.  Collins  appuyait 
ses  arguments  par  d'autres  considérations,  par 
exemple  :  Que  le  dogme  de  la  liberté  fut  admis 
par  l'école  impie  d'Épicure,  tandis  qu'il  était 
rejeté  par  les  stoiciens  ;  qu'en  effet,  il  introduit 
ici-bas  l'empire  du  hasard  et  peut  conduire  à 
regarder  le  monde  comme  un  effet  sans  cause, 
c'est-à-dire  mène  à  l'athéisme;  qu'en  suppo- 
sant l'homme  indifférent  à  tout,  il  rend  inu- 
tiles les  exhortations  et  les  menaces,  les  récom- 
penses et  les  peines;  qu'il  détruit  toute  idée  du 
bien  ou,  du  moins,  toute  rai.son  de  s'y  atta- 
cher, etc.  Cependant  comme  les  mots  libre  et 
liberté  font  partie  du  vocabulaire  de  toutes  les 
langues,  et  que  les  idées  qu'ils  expriment  pa- 
raissent être  communes  à  tous  les  hommes,  Col- 
lins consent  à  admettre  dans  l'âme  une  certaine 
liberté;  mais  quelle  liberté?  la  liberté  d'exécu- 
tion, le  pouvoir  de  faire  ce  qu'on  veut,  ce  pou- 
voir que  Collins  déclare  ailleurs  n'être  que  le 
résultat  nécessaire  des  déterminations  égale- 
ment nécessaires  de  la  liberté.  C'est  par  une 
aussi  étrange  confusion  de  langage  et,  il  faut  le 
dire,  par  ce  misérable  subterfuge,  qu'il  essaye 
de  réconcilier  avec  la  croyance  universelle  du 
genre  humain  une  doctrine  que  le  sens  commun 
désavoue. 

Clarke,  qu'il  paraissait  dans  la  destinée  de  Collins 
d'avoir  toujours  pour  adversaire,  ne  laissa  pas 
sans  réponse  les  Recherches  sur  la  liberté.  Dans 
quelques  pages  pleines  de  sens  et  de  précision, 
il  rétablit  la  distinction  du  jugement  par  lequel 
nous  affirmons  qu'une  chose  doit  être  faite,  et 
de  la  résolution  qui  consiste  à  la  vouloir,  l'un 
nécessaire  et  passif,  l'autre  essentiellement  actif 
et  libre;  il  ramena  l'influence  des  perceptions  de 
l'intelligence  et  des  motifs  à  sa  véritable  portée, 
qui  est  de  solliciter  le  pouvoir  volontaire,  mais 
non  de  l'entraîner  irrésistiblement,  comme  les 
plateaux  d'une  balance  sont  entraînés  par  les 
poids;  il  dévoila  les  autres  sophismes  de  Col- 
lins, concernant  la  nécessité  morale,  la  causa- 
lité, les  récompenses  et  les  peines,  etc.,  et, 
pour  tout  dire,  il  sauva  des  atteintes  d'un  dan- 
gereux scepticisme  cette  grande  cause  du  libre 
arbitre,  qui  est  en  même  temps  celle  de  la  mo- 
ralCj  de  la  religion  et  de  la  société.  Voltaire,  qui 
inclinait  par  position  pour  l'avis  de  Collins,  sauf 
à  en  médire  aans  ses  bons  moments,  reproche  à 
Clarke  d'avoir  traité  la  question  en  théologien 
d'une  secte  singulière  pour  le  moins  autant 
qu'en  philosophe.  Ce  qui  est  plus  conforme  à  la 
vérité,  c'est  que  le  témoignage  de  la  conscience 
et  de  la  raison  est  seul  invoqué  par  Clarke,  tan- 
dis que  son  adversaire  ne  s'était  pas  fait  scru- 
pule d'étayer  une  erreur  manifeste  par  un  luxe 
de  citations  empruntées  aux  écrivains  de  tous 
les  âges  et  de  toutes  les  communions. 

Les  ouvrages  de  Collins  furent  introduits  de 
bonne  heure  en  France,  où  ils  ont  acquis  une 
influence  notable  sur  la  marche  des  idées  philo- 
sophiques. Au  commencement  du  xviii=  siècle, 
tandis  que,  parmi  les  adeptes  de  l'école  empi- 
rique, les  plus  modérés  s'attachaient  au  sage 
Locke,  les  plus  emportés  accueillirent  avec  en- 
thousiasme un  écrivain  dont  le  matérialisme  et 
le  fatalisme  se  déguisaient  à  peine  sous  un  faux 
respect  pour  la  foi.  Les  Recherches  sur  le  libre 


COMÉ 


—   288 


COMP 


arbitre,  la  Lettre  à  Dodwell  et  le  Discours  sur 
la  liberté  furent  traduits,  commentes,  propages 
par  les  écrivains  du  parti,  et  l'auteur  se  trouva 
classé  parmi  les  fortes  têtes  de  la  science  mo- 
derne. Cette  réputation  usurpée  ne  pouvait  sur- 
vivre aux  passions  qui  en  furent  les  instruments. 
Esprit  moins  pénétrant  que  subtil,  et  plus  pro- 
pre à  défendre  un  paradoxe  qu'à  découvrir  une 
vérité,  Collins  n'a  légué  à  ses  successeurs  au- 
cune théorie  profonde  et  durable.  Son  meilleur 
titre  est  peut-être  l'énergie  avec  laquelle  il  sou- 
tint les  droits  de  la  raison  ;  mais  il  a  tellement 
exagéré  ce  principe  excellent,  qu'il  se  trouve^  en 
dernier  résultat,  avoir  plutôt  compromis  que 
servi  les  intérêts  permanents  de  la  philosophie. 

Les  auteurs  de  Y  Encyclopédie  méthodique  ont 
inséré,  à  l'article  Collins,  ses  divers  écrits  sur 
l'immortalité  de  l'âme,  et  ses  Recherches  sur  la 
liberté.  Une  autre  traduction  de  cet  ouvrage  fait 
partie  des  Recueils  de  diverses  pièces  sur  la 
philosophie,  publiés  par  Desmaissaux,  3*=  édition, 
2  vol.  in-12,'  Lauzanne,  1759.  Il  existe  aussi  une 
traduction  française  du  Discours  sur  la  liberté 
de  penser,  in-8,  Londres,  1714;  2  vol.  in-12,  ib., 
1766,  avec  une  réfutation  par  Crousaz.  On  peut 
consulter,  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  Collins, 
l'Histoire  critique  du  philosophisme  anglais, 
par  M.  Tabaraud,  2  vol..  in-S,  Paris,  1806,  t.  I, 
p.  387  et  suiv.  C.  J. 

COLOTÉS,  disciple  d'Êpicure,  ne  doit  pas  être 
confondu  avec  Colotès  de  Lampsaque,  cité  par 
Diogène  Laërce  (liv.  VI,  ch.  eu)  comme  maître 
de  Ménédème  et  attaché  à  l'école  cynique.  Il 
avait  écrit  un  ouvrage  sous  ce  titre  :  Qu'à  sui- 
vre les  maximes  des  philosophes  autres  qu'h- 
picure,  on  ne  jouit  pas  de  la  vie.  Il  a  fourni  à 
Plutarque  la  matière  de  deux  traités  employés  à 
le  réfuter:  On  ne  peut  vivre  même  agréable- 
ment en  suivant  la  doctrine  d'Êpicure;  contre 
l'épicurien  Cololcs.  On  a  retrouvé  parmi  les  pa- 
pyrus d'Herculanum  quelques  fragments  de  Co- 
lotès, mais  ils  n'ont  encore  pu  être  publiés. 

COIffÊNIUS  ou  COMENSKY  (Jean-Amos)  na- 
quit, en  1J92,  dans  le  village  de  Comna,  non 
loin  de  Prenow,  en  Moravie.  C'est  le  lieu  de  sa 
naissance  qui  lui  fournit  le  nom  sous  lequel  il 
est  connu,  et  par  lequel  il  remplaça  son  nom  de 
famille,  afin  d'échapper  aux  persécutions  dont  il 
eut  à  souffrir  en  sa  qualité  de  protestant.  Il  ap- 
partenait, ainsi  que  ses  parents,  à  la  secte  des 
Frères  Moraves.  Après  avoir  fait  ses  études  aux 
universités  de  Herborn  et  de  Heidelberg,  il  par- 
courut une  partie  de  l'Angleterre  et  de  la  Hol- 
lande, et  fut  nommé  recteur,  d'abord  à  Prérau^ 
ensuite  à  Fulncck.  Cette  dernière  ville  ayant  été 
brûlée  en  1621  par  les  Espagnols,  Coménius, 
poursuivi  lui-même  avec  la  dernière  rigueur, 
s'enfuit  en  Pologne,  et  s'arrêta  dans  la  petite 
ville  de  Lissa  ou  Lesna,où  il  fut  bientôt  nommé 
recteur  de  l'école  et  évêque  de  la  petite  église 
des  Frères  Moraves.  Après  avoir  passé  successi- 
vement plusieurs  années  de  sa  vie  en  Angleterre, 
en  Suède,  en  Hongrie,  et  dans  quelques  villes  de 
l'Allemagne,  où  il  était  appelé  pour  réformer  le 
système  des  études,  il  retourna  en  Hollande,  se 
fixa  à  Amsterdam,  et  y  mourut  le  15  novembre 
1671,  un  des  plus  ardents  admirateurs  de  la  cé- 
lèbre Antoinette  Bourignon.  La  réputation  de 
Coménius,  qui  était  fort  grande  de  son  vivant,  se 
fonde  plutôt  sur  ses  travaux  philologiques,  sur 
les  réformes,  la  plupart  très-judicieuses,  qu'il 
introduisit  dans  l'étude  des  langues  et  d.ins  l'or- 
ganisation des  écoles,  que  sur  ses  recherches 
philosophiques,  si  toutelois  on  peut  donner  ce 
nom  aux  rêveries  sans  originalité  dont  il  fut  oc- 
cupé sur  la  fin  de  sa  vie.  Marchant  sur  les  traces 
de  Jacques  Boehm  et  de  Robert  Fludd,  il  crut 


trouver  toutes  les  sciences  et  la  plus  haute  phi- 
losophie dans  les  livres  de  l'Ancien  Testament, 
interprétés,  selon  l'usiige  de  leur  école,  d'une 
façon  tout  à  fait  arbitraire.  Son  nom  s'attache 
surtout  à  l'idée  d'un",  physique  mosaïque  tirée 
de  la  Geni'se.  Il  admettait  au-dessous  de  Dieu 
trois  principes  générateurs  des  choses,  mais  qui 
appartiennent  eux-mêmes  au  nombre  des  choses 
créées,  à  savoir  :  la  matière,  l'esprit,  la  lumière. 
La  première  est  la  substance  commune  de  tous 
les  corps;  l'esprit  est  la  substance  subtile,  vi- 
vante par  elle-même,  invisible,  intangible,  qui 
habite  dans  tous  les  êtres  et  leur  donne  la  sensi- 
bilité et  la  vie.  C'est  le  premier-né  de  la  création, 
et  c'est  de  lui  que  l'Écriture  veut  parler,  lors- 
qu'elle dit  que  l'esprit  de  Dieu  flottait  sur  la  sur- 
face des  eaux.  Enfin  la  lumière  est  une  substance 
intermédiaire  entre  les  deux  principes  précé- 
dents :  elle  pénètre  la  matière,  la  prépare  à  re- 
cevoir l'esprit,  et  par  là  lui  donne  la  forme. 
Chacun  de  ces  trois  principes  est  l'oeuvre  d'une 
personne  distincte  de  la  sainte  Trinité:  la  matière 
a  été  créée  par  le  père,  la  lumière  par  le  Fils, 
et  le  Saint-Esprit  a  fait  cette  substance  spirituelle 
qui  tient  évidemment  ici  la  place  de  l'âme  du 
monde.  L'ouvrage  où  Coménius  développe  ces 
idées  a  pour  titre  :  Synopsis  physices  ad  lumen 
divinum  reform.atœ,  in-8,  Leipzig,  1633.  Les  au- 
tres écrits  de  Coménius  qui  méritent  d'être  cités 
sont  :  le  Theatrum  divinum,  in-4,  Prague,  1616, 
et  le  Labyrinthe  du  monde,  in-4,  ib.,  1631.  Tous 
deux  furent  composés  en  langue  bohémienne, 
et  sont  regardés,  à  cause  du  style,  comme  des 
ouvrages  classiques.  Le  premier,  qui  est  un  ta- 
bleau des  six  jours  de  la  création,  a  été  traduit 
en  latin,  et  le  second  en  allemand,  sous  ce  titre: 
Voyages  philosophiques  et  satiriques  dans  tous 
les  états  de  la  vie  humaine,  in-8,  Berlin,  1787. 
On  peut  consulter  aussi  ])lusieurs  articles  du  Ta- 
geblal  des  Menschheil  lebens  (Éphémérides  de  la 
vie  de  l'humanité),  publiés  par  Ch.-Chr.  Krause, 
1811,  n"  18  et  suiv.,  sur  un  ouvrage  de  Comé- 
nius, intUnlé  :  Pariégersie^  ou  Considérations 
générales  sur  l'amélioration  de  la  condition 
humaine  par  le  perfectionnement  de  notre  es- 
],èce,  in-4,  Halle,  1702. 

COMPARAISON.  Parmi  les  nombreux  rap- 
ports qui  peuvent  exister  entre  les  divers  objets 
de  nos  connaissances,  il  en  est  quelques-uns  qui  se 
présentent  d'eux-mêmes  à  l'esprit;  mais  la  plu- 
part nous  resteraient  inconnus,  si  nous  ne  cher- 
chions à  les  découvrir.  Cette  recherche  est  ce 
qu'on  appelle  acte  de  comparer  ou  comparaison. 

Lorsque  l'esprit  compare,  il  s'applique  à  deux 
objets  à  la  fois;  il  est  à  la  fois  attentif  à  deux 
objets;  la  comparaison  n'est  donc  autre  chose 
qu'une  double  attention  mêlée  du  désir  ou  de 
l'espérance  d'apercevoir  un  rapport  entre  les 
idées  qui  occupent  l'esprit. 

Il  suit  de  là  que  la  comparaison  est  essentiel- 
lement ce  que  l'attention  est  elle-même,  c'est-à- 
dire  une  opération  volontaire  que  diverses  causes 
peuvent  bien  rendre  plus  facile,  plus  prompte  ou 
plus  sûre,  mais  qui  n'en  est  pas  moins  sous  la 
dépendance  étroite  de  la  volonté. 

il  suit  de  là  aussi  qu'elle  ne  doit  pas  être  con- 
fondue avec  la  perception  même  du  rapport  :  car 
cette  perception  ne  dépend  pas  de  l'activité  libre 
du  moi.  Tantôt  elle  précède  l'application  volon- 
taire de  l'esprit;  tantôt  elle  ne  la  suit  pas  et,  en 
quelque  sorte,  y  résiste.  Que  de  vérités  échap- 
pent aux  regards  du  savant  qui  en  poursuit  la 
découverte  avec  le  plus  d'ardeur! 

Une  dernière  conséquence  du  principe  que 
nous  avons  posé,  c'est  que  la  comparaison  est 
moins  un  phénomène  intellectuel  par  sa  nature 
propre  que  par  ses  résultats,  moins  un  pouvoir 


COMT 


—  289  — 


COMT 


do  l'entendement  qu'une  intervention  particulière 
de  l'activité  d-ins  le  domaine  de  la  connaissance, 
ou,  pour  mieux  dire,  que  l'activité  même  appli- 
quée à  une  certaine  classe  d'idées. 

La  comparaison  exerce  une  influenoe  notable 
sur  la  formation  de  la  pensée.  Elle  engendre  la 

Slupart  de  nos  idées  de  rapport,  et  elle  contribue 
les  éclaircir  toutes;  elle  devient  par  là  la  con- 
dition de  celles  de  nos  idées  générales  qui  sont 
dérivées  de  l'expérience  ;  car,  étant  l'expression 
des  caractères  communs  à  une  quantité  d'objets, 
ces  idées  ne  se  seraient  jamais  formées,  si  plu- 
sieurs objets  n'avaient  pu  être  observés  ou  suc- 
cessivement rapprochés.  Elle  explique  enfin  une 
catégorie  de  jugements,  tels  que  les  théorèmes 
des  mathématiques  consistant  d.ins  la  perception 
d'un  rapport  qui  échappe  à  la  simple  vue. 

Quelques  auteurs,  entre  autres  Condiliac  et 
M.  Laromiguière,  vont  plus  loin,  et  pensent  que 
le  raisonnement  n'est  qu'une  double  coi  iparaison; 
mais  cette  opinion  paraîtra  sans  doute  peu  l'on- 
dée, ou  du  moins  exagérée,  si  on  réfléchit  que 
la  comparaison  est,  comme  nous  avons  dit,  un 
acte  libre,  et  que  le  raisonnement  est  souvent 
involontaire.  Voy.  Malebranche,  Recherche  de  la 
vérité,  lib.  VI,  2'  partie,  c.  vu.  C.  J. 

COMPLEXE  se  dit  à  la  fois  d'une  proposition 
et  des  différents  termes  d'une  proposition.  Une 
proposition  complexe  est  celle  qui  a  plusieurs 
membres,  c'est-à-dire  qui  n'est  pas  simple.  Les 
termes  complexes  sont  ceux  qui  désignent  plu- 
sieurs idées.  Voy.  Proposition. 

COMPRÉHENSION.  Autrefois  on  entendait 
par  ce  mot  l'acte  même  de  comprendre,  ou  le 
fait  le  plus  complet  de  l'intelligence;  souvent  il 
servait  à  désigner  l'intelligence  elle-même.  Au- 
jourd'hui il  a  cessé  d'être  employé  dans  ce  sens; 
mais  il  exprime  l'un  des  deux  points  de  vue  gé- 
néraux sous  lesquels  les  logiciens  ont  coutume 
d'envisager  nos  idées.  En  effet,  il  y  a  dans  cha- 
cune de  nos  idées,  du  moins  de  nos  idées  géné- 
rales, deux  choses  à  considérer  :  1°  les  éléments 
constitutifs,  c'est-à-dire  les  attributs  qu'elle  ren- 
ferme et  qu'on  ne  peut  lui  ôter  sans  la  détruire  : 
c'est  ainsi  que  dans  l'idée  de  triangle  il  y  a  l'é- 
tendue, la  figure,  les  trois  lignes  qui  terminent 
le  triangle,  les  trois  angles,  l'égalité  de  ces  trois 
angles  à  deux  angles  droits,  etc.;  2°  le  nombre 
plus  ou  moii;s  considérable  des  objets  auxquels 
cette  même  idée  peut  s'appliquer,  et  dont  elle 
représente  le  type  commun  :  ainsi,  pour  conser- 
ver l'exemple  que  nous  venons  de  citer,  l'idée 
générale  de  triangle  s'applique  à  la  fois  au  trian- 
gle rectangle,  au  triangle  scalène,  au  triangle 
isocèle  et  à  toute  espèce  de  triangle.  Le  premier 
de  ces  points  de  vue  se  nomme  la  compréhension 
d'une  idée;  le  second  c'est  son  extension,  ou 
plutôt  son  étendue  au  degré  de  généralité.  Ainsi 
que  nous  venons  de  le  dire,  on  ne  peut  rien 
changer  à  la  compréhension  d'une  idée,  sans  que 
l'idée  elle-même  soit  détruite.  Mais  la  même 
chose  n'a  pis  lieu,  soit  qu'on  augmente,  soit 
qu'on  diminue  son  extension. 

COMTE  (Auguste),  philosophe  français,  né  en 
1798  à  Montpellier,  fit  ses  études  au  collège  de 
cette  ville  et  entra  en  1814  à  l'École  polytech- 
nique, d'où  il  fut  obligé  de  sortir,  à  la  suite  de 
quelque  acte  d'indiscipline,  avant  d'y  avoir  ter- 
miné le  cours  de  ses  deux  années.  En  1818.  alors 
qu'il  vivait  en  donnant  des  leçons  de  matiiéma- 
tiques,  il  se  lia  avec  Saint-Simon,  dont  il  adopta 
d'abord  les  opinions;  mais  dès  1822  il  se  sépara 
de  lui,  en  déclarant  que  sa  rencontre  avec  le  cé- 
lèbre socialiste  avait  été  pour  lui  un  malheur 
sans  compensation.    Des  froissements  d'amour- 

Sropre,  l'esprit  de  domination  du  maître  et  l'in- 
ocilite  de  l'élève  paraissent  avoir  amené  cette 

riCT.    PHILOS. 


rupture.  Elle  éclata  à  propos  de  la  publication 
d'un  opuscule  de  Comte,  intitulé  :  Système  de  po- 
litique positive  (1822)^  où  le  jeune  réformateur 
énonçait  les  lois  de  l'évolution  sociale  qui,  aux 
yeux  de  ses  disciples,  sont  une  de  ses  plus  belles 
conceptions.  11  n'en  donna  pas  moins  plusieurs 
articles  au  Producteur,  et,  pressé  par  la  gène 
que  son  mariage  avait  aggravée,  il  essaya  d'ou- 
vrir en  1826  un  cours  de  philosophie  positive.  Ses 
travaux  excessifs,  ses  débats  avec  les  saints-si- 
moniens,  une  sorte  de  manie  orgueilleuse  qui  lui 
faisait  reconnaître  partout  comme  siennes  des 
idées  qu'il  se  désespérait  de  se  voir  enlever^  dé- 
terminèrent chez  lui  un  premier  a:cès  d'aliéna- 
tion mentale  (1826).  Il  put  néanmoins  reprendre 
son  cours  en  1828,  et  réunit  à  ses  leçons  un  cer- 
tain nombre  de  disciples,  dont  plusieurs  furent 
bientôt  éloignés  par  le  caractère  despotique  d'un 
maître  qui  leur  disait  :  «  Je  ne  conçois  pas  d'as- 
sociation sans  le  gouvernement  de  quelqu'un.  » 
11  fut  en  1832  nommé  répétiteur,  et  bientôt 
après  examinateur  d'admission  à  l'École  poly- 
technique, où  il  essaya  vainement  d'obtenir  une 
chaire.  On  lui  préiera  M.  Sturm;  il  en  garda  un 
profond  ressentiment  contre  Arago,  qui  ne  se 
repentit  pourtant  pas,  dit-il,  d'avoir  préféré  un 
illustre  géomètre  au  concurrent  chez  lequel  il  ne 
voyait  de  titres  mathématiques  d'aucune  sorte, 
ni  grands  ni  petits.  »  Il  poursuivait  alors  la  pu- 
blication de  son  Cours  de  philosophie  positive, 
dont  le  sixième  et  dernier  volume  parut  en  1842. 
La  perte  de  sa  place  d'examinateur  à  l'École  po- 
lytechnique le  mit  de  nouveau  aux  prises  avec 
la  gêne;  il  vécut  dès  lors  en  partie  des  subsides 
fournis  par  ses  disciples  et  qu'il  acceptait  d'eux 
comme  l'accomplissement  d'un  simple  devoir  so- 
cial. Il  en  avait  de  très-dévoués  en  Angleterre  et 
en  France,  et  parmi  eux  des  hommes  du  plus 
grand  mérite,  comme  MM.  Grote,  MiU,  de  Blain- 
ville,  Littré  et  Robin,  qui  cependant  n'ont  pas 
consenti  à  le  suivre  dans  sa  dernière  évolution. 
En  effet,  à  partir  de  184.5.  A.  Comte,  sous  l'in- 
fluence de  quelques  troubles  nerveux  qui  firent 
craindre  le  retour  de  sa  première  maladie,  et 
aussi  dans  l'ardeur  d'un  sentiment  passionné,  se 
plongea  inopinément  dans  les  contemplations 
mystiques.  On  eut  alors  ce  singulier  spectacle 
d'un  homme  qui  avait  mis  toute  sa  gloire  à  éta- 
blir scientifiquement  que  l'ère  des  religions  avait 
disparu,  pour  faire  place  à  celle  des  sciences  po- 
siti. es,  et  qui  non-seulement  proclamait  la  néces- 
sité d'un  culte,  mais  encore  prétendait  en  être  le 
législateur  et  le  grand  pontife.  Beaucoup  de  ceux 
qui  avaient  applaudi  le  philosophe,  se  refusèrent 
à  consacrer  par  leur  assentiment  les  étranges 
illusions  du  prêtre  de  l'humanité,  et  la  publica- 
tion du  Système  de  politique  positive  (1851),  qui 
instituait  la  religion  nouvelle  et  prêchait  l'abso- 
lutisme, affligea  la  plupart  de  ses  disciples,  qui 
protestèrent  au  nom  des  principes  mêmes  et  <•  de 
la  méthode  objective.  »  Ils  ne  lui  en  restèrent  pas 
moins  attachés  de  cœur,  et  depuis  sa  mort,  ar- 
rivée en  1857,  ils  n'ont  cessé  de  témoigner  pour 
lui  le  plus  profond  respect;  tous  pensent  avec 
M.  Littré  «  qu'il  fut  illuminé  des  rayons  du  génie, 
et  qu'il  mérite  une  grande  place  à  côté  des  plus 
illustres  coopérateurs  de  cette  vaste  évolution, 
qui  entraîna  le  passé  et  qui  entraînera  l'avenir.  » 
Ce  n'est  pas  le  lieu  d'examiner  si  A.  Comte  doit 
être  compté  au  nombre  des  grands  philosophes; 
il  est  juste  de  le  juger  par  sa  doctrine;  cette  doc- 
trine, on  le  sait,  est  le  posilioisme;  nous  ren- 
voyons à  ce  mot.  Voici  les  ouvrages  les  plus  con- 
sidérables où  l'on  en  trouve  l'expression:  Cours 
de  philosophie  positive,  Paris,  1830-1842,  6  vol. 
réimprimés  pour  la  troisième  fois  en  1864;  Sys- 
tème de  politique  positive,  ou  Traité  de  socio- 

19 


GONG 


—  290  — 


GONG 


logie  instituant  la  religion  de  Vhumanitè,  Pa- 
ris, 18.M-18Ô4,  4  vol.;  S>jnlhrse  subjective,  t.  I, 
Paris,  18,'i6.  On  peut  y  joindre  deux  petites  pièces 
inti-ressanles  :  Calendrier  posiliviale,  1849  à 
1860  ;  Bibliothèque  positiviste,  1851.  Voy.  aussi  : 
Ad.  Franck,  Philosophie  et  religion,  Paris,  1867, 
et  les  monographies  de  MM.  LÙtré  et  Robinet. 

E.  C. 

CONCEPT.  Dans  notre  langue  philosophique, 
telle  que  le  xvn"  siècle  nous  l'a  laite,  le  mot 
notion  ou  idée  exprime  en  général  ce  fait  de  l'es- 
prit qui  nous  représente  simplement  un  objet, 
sans  allirmation  ni  négation  de  notre  part,  ou  ce 
que  les  logiciens  de  l'école  désignaient  sous  le 
nom  de  simple  appréhension.  Mais  comme  nous 
observons  en  nous  plusieurs  sortes  d'idées,  on  est 
convenu  d'ajouter,  au  terme  général  dont  nous 
venons  de  parler,  divers  titres  particuliers  qui 
non-seulement  sullisent  à  distinguer  les  uns  des 
autres  les  divers  produits  de  notre  intelligence, 
mais  qui  ont  encore  l'avantage  de  les  caractéri- 
ser très-nettement.  C'est  ainsi  qu'on  reconnaît 
des  idées  particulières  et  des  idées  générales, 
des  idées  relatives  et  des  idées  absolues,  des 
idées  sensibles,  des  idées  de  conscience,  des 
idées  de  la  raison,  etc.  Il  n'en  est  pas  de  même 
dans  l'école  allemande  :  là,  chaque  fait  de  la 
pensée,  chaque  acte  de  notre  intelligence  a  reçu 
un  nom  à  part,  plus  ou  moins  barbare  ou  arbi- 
traire, et  il  a  été  nécessaire  de  se  conformer  à. 
cet  usage  quand  on  a  voulu  faire  passer  dans 
notre  langue  les  œuvres  de  Kant,  ou  celles  de 
ses  successeurs.  Telle  est  l'origine  du  mot  con- 
cept, que  les  traducteurs  de  Kant  ont  jusqu'à 
E  résent  seuls  employé ,  et  dont  nous  n'avons 
eureusement  nul  besoin,  comme  on  va  s'en  as- 
surer. Kant  et  ses  successeurs  ayant  réserve  ex- 
clusivement le  nom  d'idre  aux  données  absolues 
de  la  raison,  et  celui  d'intuition  aux  notions 
particulières  que  nous  devons  aux  sens,  ont  con- 
sacré le  mot  concept  {begri/f)  à  toute  notion  gé- 
nérale sans  être  absolue.  Le  choix  de  ce  terme 
se  justifie,  d'après  eux,  parce  que.  dans  le  genre 
de  notions  qu'il  exprime,  nous  reunissons,  nous 
rassemblons  {capere  cum,  bcgrci,en)  plusieurs 
attributs  divers  ou  plusieurs  objets  particuliers 
dans  un  type  commun.  Les  concepts  se  divisent 
en  trois  classes:  1"  les  concepts  purs,  qui  n'em- 
pruntent rien  de  l'expérience  :  par  exemple,  la 
notion  de  cause,  de  temps  ou  d'espace;  2"  les 
concepts  empiriques,  qui  doivent  tout  à  l'expé- 
rience, comme  la  notion  générale  de  couleur  ou 
de  plaisir;  3"  les  concepts  7nixles,  composés  en 
partie  des  données  de  l'expérience  et  des  données 
de  l'entendement  pur.  Voy.  Kant,  Critique  de 
la  raison  pure,  Analytique  transccndaulale , 
passim;  et  Schmid,  Dictionnaire  pour  servii' 
aux  écrits  de  Kant,  hi-V2,  léna,  1798. 

CONCEPTION.  Cette  expression  métaphorique 
ne  présente  dans  notre  langue  aucun  sens  pré- 
cis; mais  elle  s'applique  également  à  la  forma- 
tion intérieure  de  toutes  nos  pensées.  Nous  ne 
concevons  pas  seulement  une  idée,  mais  aussi 
un  raisonnement,  surtout  quand  un  autre  l'ex- 
pose devant  nous.  Quar.d  je  conçois  Dieu  comme 
un  cire  souverainement  bon,  souverainement 
juste,  c'est  un  jugement  qui  se  forme  en  moi,  et 
conception  devient  alors  synonyme  de  juge- 
ment. Il  y  a  des  choses  réelles  que  je  ne  con- 
çois pas,  c'est-à-dire  dont  je  ne  saisis  pas  le 
rapport,  dont  je  ne  me  rends  pas  compte,  et 
d'autres  que  je  conçois  et  qui  sont  purement 
imaginaires.  Je  puis  concevoir  aussi  tout  un 
système,  tout  un  plan  de  poëme,  en  un  mot, 
toute  une  chaîne  d'idées,  de  raisonnements,  de 
jugements  et  d'images.  Cependant  plusieurs 
philosophes  emploient  ce  mol  avec  une  signifi- 


cation déterminée.  Comme  on  distingue  généra- 
lement trois  principales  opérations  de  l'esprit, 
concevoir,  juger  et  raisonner,  beaucoup  appellent 
conception  ou  concept  une  idée  prise  isolément. 
(Voy.  Th.  Reid,  4'  Essai  sur  les  facullcs  intel- 
lectuelles, ch,  i.)Il  y  en  a  qui  opposent  encore  la 
conception,  la  simple  pensée  d'un  objet,  imagi- 
naire ou  réel,  absent  ou  présent,  à  la  percep- 
tion, c'est-à-dire  à  la  connaissance  d'un  objet 
présent  qui  affecte  nos  sens.  (Voy.  A.  Garnier, 
Traite  des  facultés.) 

CONCEPTUALISME.  Entre  l'extrême  nomi- 
tialismc,  attribué  à  Roscelin,  et  le  réalisme 
prescjue  toujours  confus  de  la  scolastique,  l'his- 
toire de  la  philosophie  du  moyen  âge  place  une 
conception  intermédiaire,  le  concept ualisme. 
Roscelin  avait-il  réduit  les  universaux  et  les  quar 
lités  abstraites  des  corps  à  de  simples  mots,  ou 
plutôt  à  de  simples  articulations  dénuées  de  toute 
espèce  de  sens?  Il  est  difficile  de  le  croire,  mal- 
gré les  accusations  de  quelques-uns  de  ses  con- 
temporains. Comment  admettre,  en  clfet,  qu'un 
homme  de  quelque  savoir,  qu'un  professeur, 
qu'un  philosophe,  qui  eut  assez  d'importance  à 
son  époque  pour  attirer  sur  lui  de  vives  et  per- 
sévérantes persécutions,  ait  pu  donner  l'exemple 
d'un  semblable  non-sens? Quoi  qu'il  en  soit,  que 
Roscelin  ait  soutenu  que  les  universaux  étaient 
de  purs  mots,  ou  seulement  que  ses  explications 
aient  été  mal  comprises,  toujours  est-il  qu'Abai- 
lard  crut  avancer  la  solution  du  problème,  et 
peut-être  concilier  les  écoles  ennemies,  en  éta- 
blissant que,  sous  les  mots  qui  expriment  les 
universaux,  il  y  a  un  sens,  un  concept;  que,  par 
conséquent,  les  universaux  ont  une  existence  lo- 
gique ou  psyi-hologique  en  tint  que  notions  ab- 
straites, tandis  qu'ils  ne  sauraient  avoir,  en  de- 
hors de  l'esprit,  aucune  sorte  de  réalité. 

Dans  l'introduction  aux  ouvrages  inédits  d'.V- 
bailard,  où  M.  Cousin  a  résumé,  d'une  manière 
supérieure,  cette  époque  de  la  scolastique,  il  a 
fait  justice  de  cette  vaine  subtilité,  et  montré 
l'identité  parfaite  du  conceptualisme  et  du  nomi- 
nalisme.  Nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  de 
citer  les  paroles  qu'il  met  dans  la  bouche  de 
Roscelin,  répondant  à  son  disciple  devenu  son 
adversaire  : 

«  Pour  abstraire  et  généraliser  au  point  d'ar- 
river à  cette  conception  que  vous  appelez  une  es- 
pèce, il  faut  des  mots,  et  ces  mots-ià  sont  néces- 
saires pour  permettre  à  l'esprit  de  s'élever  à 
une  abstraction  et  à  une  généralisation  plus 
haute  encore,  celle  du  genre.  Vous  me  dites  que, 
si  les  espèces  ou  les  genres  sont  des  mots,  comme 
les  genres  sont  la  matière  des  espèces,  il  s'ensuit 
qu'il  y  a  des  mots  qui  sont  la  matière  d'autres 
mots.  Au  langage  près,  qui  vous  appartient,  tout 
cela  n'est  pas  si  déraisonnable.  Comme  c'est  avec 
des  idées  moins  générales  (jne,  dans  la  doctrine 
du  conceptualisme,  qui  nous  est  commune,  on 
arrive  à  des  idées  plus  générales,  de  même  c'est 
avec  des  mots  moins  abstraits  qu'on  fait  des 
mots  plus  abstraits  encore.  Il  est  incontestable 
que,  sans  l'artifice  du  langage,  il  n'y  aurait  pas 
d'universaux.  en  entendant  les  universaux  comme 
nous  l'entendons  tous  les  deux,  à  savoir  :  de 
pures  notions  abstraites  et  comparatives.  Donc, 
encore  une  fois,  les  universaux,  précisément 
parce  qu'ils  ne  sont  que  des  notions,  des  concep- 
tions abstraites,  ne  sont  que  des  mots;  et  si  le 
nominalisme  part  du  conceptualisme.  le  concep- 
tualisme doit  aboutir  au  nominalisme.  »  {Intro- 
duction aux  ouvrages  inédits  d'Abailard,  in-4, 
Paris.  18:i6.  p.  181.)  Voy.  Abailard. 

CONCHES  {Guillaume  de),  voy.  GcillAuME. 

CONCLUSION.  On  appelle  ainsi,  en  logique, 
•  la  proposition  qu'on  avait  à  prouver  et  qu'on 


GO:sD 


291  — 


GOND 


déduit  des  prémisses.  Ce  terme  a,  comme  on 
voit,  un  sens  plus  restreint  que  celui  de  con- 
séijuence.  La  conséquence  peut  rester  dans  la 
pensée,  elle  peut  se  manilester  dans  l'action  ou 
par  certains  ellets  autres  que  des  idées  ou  des 
jugements.  Far  exemple,  le  relâchement  des 
mœurs  est  la  conséquence  de  l'afraiblissement 
des  idées  morales.  Elle  peut  aussi  se  montrer 
immédiatement  à  la  suite  du  principe.  La  con- 
clusion est  une  conséquence  exprimée  par  une 
proposition  et  démontrée  par  voie  de  syllogisme. 
Voy.  Syllogisme. 

Autrefois  on  donnait  aussi  le  nom  do  con- 
clusions aux  différentes  thèses  ou  propositions 
que  l'on  voulait  démontrer  et  soutenir  en  public^ 
sur  les  diverses  parties  de  la  philosophie,  parmi 
lesquelles  on  comprenait  la  physique. 

CONCIŒT.  C'est  l'opposé  et  le  corrélatif  d'ab- 
strait. Une  notion  concrète  nous  représente  un 
sujet  revêtu  de  toutes  ses  qualités,  et  tel  qu'il 
existe  dans  la  nature.  Une  notion  abstraite,  au 
contraire,  nous  représente  certaines  qualités, 
certains  attributs  séparés  de  leur  sujet  et  dé- 
pouillés de  tous  les  caractères  particuliers  avec 
lesquels  l'expérience  nous  les  fait  connaître,  ou 
le  sujet  lui-même,  la  substance  séparée  de  quel- 
ques-unes de  ses  facultés  et  de  ses  propriétés. 
Dans  ce  sens  concret  devient  synonyme  de  parti- 
culier, et  abstrait  de  général.  —  Voy.  Abstrac- 
tion. 

CONDUXAC  (Etienne  Bonnot  de)  naquit  à 
Grenoble,  en  1715.  Sa  famille  était  une  famille 
de  robe.  11  eut  un  frère  qui  comme  lui  devint 
célèbre,  l'abbé  Mably.  Tous  deux  furent  destinés 
à  l'Église,  mais  tous  deux  n'eurent  d'abbé  que 
le  nom,  et  l'un  fut  philosophe,  l'autre  publiciste. 
Cependant,  quoique  la  vocation  ecclésiastique 
de  Condillac  ne  lût  peut-être  pas  une  vocation 
bien  prononcée,  son  état  et  son  caractère  lui 
imposèrent  une  réserve  dans  ses  opinions,  une 
retenue  dans  sa  conduite  dont  jamais  il  ne  s'é- 
carta. Il  s'enferma  dans  la  sphère  de  la  philo- 
sophie purement  spéculative,  il  évita  avec  soin 
la  plupart  des  questions  de  théodicée  et  de 
morale,  il  se  tint  à  l'écart  de  la  philosophie  mi- 
litante et  audacieusement  réformatrice  de  son 
temps.  Venu  jeune  encore  à  Paris,  il  eut  d'abord 
quelques  relations  avec  Diderot  et  J.  J.  Rous- 
seau; mais  ces  relations  ne  furent  pas  intimes, 
et  jamais  il  ne  contracta  d'engagements  indis- 
crets et  compromettants  avec  les  philosophes 
contemporains.  Devenu  célèbre  par  ses  ouvrages, 
il  fut  choisi  pour  précepteur  de  l'infant  de  Parme, 
dont,  malgré  sa  méthode  savante  et  analytique, 
il  ne  réussit  pas  à  former  un  grand  homme. 
Après  cette  éducation,  il  fut  nommé  à  l'Aca- 
démie française  à  la  place  du  célèbre  gram- 
mairien, l'abbé  d'Olivet.  En  1780,  il  mourut 
paisible  dans  l'abbaye  de  Flux,  près  de  Beau- 
gency,  dont  il  était  bénéficier.  Le  premier  ou- 
vrage philosophique  de  Condillac  est  VEssai  sur 
Vorigine  des  connaissances  humaines.  Cette 
question  de  l'origine  des  connaissances  humaines 
est  pour  Condillac,  comme  pour  Locke,  la  ques- 
tion fondamentale  et  même  unique  de  la  philo- 
sophie. Dans  ce  premier  ouvrage,  Condillac  suit 
fidèlement  les  traces  de  son  maître  Locke  ;  il 
reproduit  la  méthode,  les  questions,  les  prin- 
cipes, les  conséquences  de  VEssai  sur  l'enten- 
dement humairi.  Il  distingue,  comme  Locke, 
dans  l'homme,  deux  séries  de  pensées  :  la  pre- 
mière, qui  vient  de  la  sensation  ;  la  seconde,  qui 
a  son  origine  dans  le  retour  de  l'âme  sur  ses 
propres  opérations,  et  il  donne  une  part  à  l'ac- 
tivité de  l'âme  dans  la  formation  des  idées.  Plus 
tard  il  doit  complètement  nier  l'intervention  de 
cette  activité 


En  effet,  il  faut  distinguer  deux  époques  dans 
la  vie  philosophi(|ue  de  Condillac  :  l'une  où  il 
reproduit  lideleiuent  la  philosophie  de  Locke; 
l'autre  où  il  l'allère  profondément  sous  prétexte 
de  lui  donner  ulus  d'unité  et  de  rigueur.  VEssai 
sur  l'origine  aes  connaissances  humaines  et  le 
Traité  des  sensations  marquent  ces  deux  phases 
de  la  philosophie  de  Condillac. 

La  question  de  l'oriçine  du  langage  et  de  ses 
rapports  avec  la  pensée  tient  une  grande  place 
dans  VEssai  sur  l'origine  des  connaissances. 
Condillac  l'a  reprise  et  développée  dans  presque 
tous  ses  ouvrages,  mais  surtout  dans  sa  Gram- 
maire. 11  la  traite  avec  une  sorte  de  prédilection, 
et  les  erreurs  dans  lesquelles  il  est  tombé  sur 
ce  sujet  sont  mêlées  de  beaucoup  de  vues  ingé- 
nieuses et  vraies.  Locke  avait  signalé  d'une  ma- 
nière générale  l'influence  du  langage  sur  la  pen- 
sée; mais  il  n'avait  pas  analysé  avec  précision 
les  rapports  qui  existent  entre  le  langage  et  les 
diverses  opérations  intellectuelles  de  notre  esprit. 
Condillac  pousse  plus  loin  que  lui  l'analyse,  et, 
passant  en  revue  toutes  nos  opérations  intellec- 
tuelles, il  a  déterminé  celles  qui  ne  peuvent 
s'accomplir  sans  le  langage  et  les  signes,  et  celles 
qui  n'ont  pas  besoin  de  leur  secours.  Nous  pour- 
rions penser  sans  les  signes  ;  mais  notre  pensée 
serait  renfermée  dans  les  bornes  les  plus  étroites  ; 
car  nous  serions  réduits  à  la  perception  des 
objets  extérieurs,  et  à  l'imagination  qui,  en  leur 
absence,  nous  en  reproduit  la  figure;  mais  nous 
ne  pourrions  ni  abstraire,  ni  généraliser,  ni  rai- 
sonner, et  notre  intelligence  ne  dépasserait  pas 
celle  des  animaux,  qui  s'exerce  uniquement  par 
la  perception  et  par  la  liaison  des  images.  Ce 
sont  les  signes,  selon  Condillac,  qui  engendrent 
la  réflexion,  l'abstraction,  la  généralisation,  le 
raisonnement,  et  toutes  les  facultés  par  lesquelles 
l'intelligence  de  l'homme  s'élève  au-dessus  de 
l'intelligence  de  l'animal.  Condillac  a  raison 
d'affirmer  que  toutes  ces  facultés  ne  peuvent 
s'exercer  qu'à  la  condition  du  langage  ;  mais  si 
le  langage  en  est  la  condition,  il  n'en  est  pas  le 
principe,  comme  il  semble  le  croire.  La  véritable 
cause  de  la  supériorité  de  l'homme  sur  l'animal 
n'est  pas  dans  les  signes,  mais  dans  l'excellence 
de  sa  nature,  dans  la  supériorité  de  son  intel- 
ligence et  de  sa  volonté.  Il  n'est  pas  supérieur 
aux  animaux  parce  qu'il  possède  le  langage, 
mais  il  produit  et  perfectionne  ce  langage,  parce 
qu'il  est  supérieur  aux  animaux.  Condillac  n'a 
pas  compris  que  le  langage  était  un  eflet  avant 
d'être  une  cause  :  de  là  une  continuelle  exagé- 
ration de  l'influence  du  langage  sur  les  idées  et 
sur  les  progrès  des  idées;  de  là  ce  singulier 
axiome  devenu  célèbre  :  «  Une  science  n'est 
qu'une  langue  bien  faite.  »  Sans  doute,  dans  un 
certain  état  de  la  science,  une  langue  bien  faite 
est  une  condition  nécessaire  de  ses  dévelop- 
pements ultérieurs;  mais  une  langue  bien  faite 
ne  suppose-t-elle  pas  antérieurement  à  elle  des 
idées  bien  laites,  des  résultats  bien  enchaînés 
les  uns  aux  autres  dont  elle  est  l'expression? 
Condillac  s'est  donc  trompé  en  faisant  du  lan- 
gage la  cause  première  et  unique  de  toutes  les 
erreurs,  comme  de  tous  les  progrès  et  de  toutes 
les  découvertes  de  l'esprit  humain. 

Il  ne  traite  pas  seulement  la  question  des  rap- 
ports du  langage  avec  la  pensée,  mais  aussi  la 
question  de  l'origine  du  langage.  Il  le  considère 
comme  le  produit  d'une  invention  purement 
humaine.  Le  premier  langage  que  les  hommes 
aient  créé  est  le  langage  d'action.  Ils  ont  formé 
successivement  le  langage  d'action  en  observant 
mutuellement  les  gestes,  les  cris  inarticulés  dont 
ils  avaient  coutume  de  se  servir  pour  exprimer 
certains  sentiments,  certaines  passions.  Du  lan- 


GOND 


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GOND 


gage  d'action  ils  ont  passé  au  langage  parlé  ; 
mais  ce  passage  a  clé  long  et  difficile.  L'organe 
de  la  parole,  n'étant  pas  exercé,  se  prétait  dilfi- 
cilement  d'anord  aux  articulations  les  plus  sim- 
ples, et  d'ailleurs  le  langage  d'action  a  dii  sulfire 
Sondant  longtemps  à  l'expression  des  bcsoinS; 
es  sentiments  et  des  idées  aes  premiers  hommes'. 
Il  a  donc  fallu  bien  du  temps  et  bien  des  géné- 
rations pour  que  ce  langage  parlé  s'élevât  au 
niveau  du  langage  d'action,  et  il  en  a  fallu  plus 
encore  pour  qu'il  le  remplaçât  dans  l'usugo  ordi- 
naire de  la  vie.  Telle  est,  en  résumé,  l'opinion 
de  CondiUac  sur  l'origine  et  la  formation  du 
langage.  Nous  croyons  avec  Condillac  que  le 
langage  n'est  pas,  comme  le  pense  une  certaine 
école,  un  don  miraculeux  fait  par  Dieu  à  l'homme 
après  la  création,  mais  nous  ne  croyons  pas 
cependant  qu'il  soit  un  produit  arbitraire,  une 
invention  artificielle  de  l'homme,  semblanle  à 
l'invention  de  l'imprimerie  ou  de  la  poudre  à 
canon.  Le  langage  est,  il  est  vrai,  un  produit  de 
l'activité  de  l'homme,  mais  il  en  est  un  produit 
naturel  et  nécessaire.  Ainsi  le  langage  d'action 
est  naturel,  chaque  sentiment,  chaque  passion  a 
sa  pantomime  naturelle,  la  même  chez  tous  les 
hommes,  et  comprise  également  par  tous  anté- 
rieurement à  toute  convention.  Nous  croyons 
que  le  langage  parlé  est  également  naturel, 
non  pas  dans  ses  formes,  mais  dans  son  principe. 
L'homme,  par  une  loi  de  son  organisation  physio- 
logique, a  été  constitué  pour  parler,  pour  arti- 
culer. Construit  pour  l'articulation,  l'organe  de 
la  voix  a  tout  d'abord  articulé  sans  peine  et  sans 
efforts.  En  outre  de  cette  loi,  de  sa  constitution 
physiologique,  l'observation  prouve  qu'il  y  a 
dans  sa  constitution  intellectuelle  uns  autre  loi 
par  laquelle  il  est  naturellement  disposé  à  prendre 
l'articulation  comme  signe  de  ses  pensées,  et 
peut-être  même  telle  ou  telle  espèce  d'arti- 
culation plutôt  que  telle  autre  pour  exprimer 
telle  ou  telle  pensée.  L'homme  a  donc  naturel- 
lement parlé,  et  il  a  construit  le  langage  en  sui- 
vant plus  ou  moins  ces  règles  de  logique,  ces 
lois  de  l'analogie  qui  sont  naturelles  à  l'intel- 
ligence humaine.  Voilà  pourquoi  le  langage 
parlé,  comme  le  langage  d'action,  est  universel  j 
voilà  pourquoi  il  ne  s'est  pas  encore  rencontre 
de  peuplade  si  grossière  et  si  sauvage  qui  n'eût 
sa  langue,  et  une  langue  avec  des  principes 
et  des  règles  en  une  harmonie  plus  ou  moins 
rigoureuse  avec  ces  lois  de  la  logique  et  de 
l'analogie,  sous  l'empire  desquelles  est  placé  et 
opère  même  à  son  insu  l'esprit  humain.  Con- 
dillac démontre  parfaitement  que  le  langage  est 
nécessaire  au  développement  intellectuel  et  moral 
de  l'homme.  Comment  donc  comprendre  que 
Dieu  n'ait  pas  mis  dans  l'homme,  en  le  créant, 
le  germe  de  tout  ce  qui  était  nécessaire  à  l'exis- 
tence et  au  développement  de  son  être  intel- 
lectuel et  moral?  comment  comprendre  que  dès 
l'origine  il  n'ait  pas  mis  en  lui  la  faculté  de 
créer  le  langage?  Ainsi,  notre  opinion  sur  l'o- 
rigine du  langage  est  placée  à  égale  distance 
entre  l'hypothèse  de  l'école  théologique,  d'après 
laquelle  le  langage  serait  un  don  miraculeux 
fait  par  Dieu  à  l'homme,  et  l'hypothèse  de 
l'école  sensualiste,  d'après  laquelle  il  serait  une 
invention  arbitraire  et  artificielle  de  l'activité 
humaine. 

Revenons  de  la  question  du  langage  à  l'ori- 
gine de  nos  connaissances  et  de  la  génération 
de  nos  facultés.  Après  avoir  fidèlement  suivi  les 
traces  de  Loclvc,  Condillac  s'en  écarte,  et  construit 
un  système  qui  lui  est  propre,  sinon  par  le  prin- 
cipe et  par  le  fond,  au  moins  par  la  forme  et 
par  les  développements  systématiques  qu'il  lui  a 
donnés.  L'expression  la  plus  rigoureuse  de  ce 


système  est  contenue  dans  le  Traité  des  sen- 
sations. Séduit  par  l'appât  trompeur  d'une  ap- 
parente et  fausse  unité,  Condillac  croit  pouvoir 
ramener  toutes  nos  facultés  et  la  réflexion  elle- 
même  au  principe  unique  de  la  sensation.  De  là 
une  différence  profonde  entre  le  Traité  des 
sensations  et  VEssai sur  l'entendement  humain; 
différence  dont  quelques  historiens  de  la  philo- 
sophie n'ont  peut-être  pas  tenu  assez  de  compte. 
Locke  distingue  deux  sources  de  nos  idées  :  la 
réflexion,  principe  actif,  et  la  sensation  principe 
passif;  il  admet  l'activité  de  l'âme,  il  reconnaît 
l'intervention  nécessaire  de  cette  activité  dans  la 
formation  de  nos  idées.  Condillac,  au  contraire, 
nie  cette  activité,  et  prétend  faire  dériver  toutes 
nos  facultés  et  toutes  nos  idées  du  principe 
unique  de  la  sensation;  et,  dans  la  réflexion 
elle-même,  il  ne  voit  qu'une  transformation  de 
la  sensation. 

L'âme  est,  à  l'origine,  une  table  rase;  toutes 
les  idées  viennent  de  l'expérience  :  voilà  le  point 
commun  entre  Locke  et  Condillac.  Mais  dans  la 
formation  des  idées  qui  viennent  s'imprimer  sur 
cette  table  rase,  l'un  fait  intervenir  l'activité, 
l'autre  la  supprime  :  voilà  la  différence. 

Le  plan  au  Traité  des  sensations  est  à  peu 
près  le  même  que  celui  de  VEssai  analytique 
sur  les  facultés  de  l'âme,  par  Charles  Bonnet. 
Condillac  suppose  une  statue  organisée  intérieu- 
rement comme  nous,  animée  par  un  esprit  qui 
n'a  encore  reçu  aucune  idée,  et  il  ouvre  succes- 
sivement aux  diverses  impressions  dont  ils  sont 
susceptibles  chacun  des  sens  de  celte  statue.  Il 
commence  par  l'odorat,  parce  que  l'odorat  est, 
de  tous  les  sens,  le  moins  étendu,  celui  qui  semble 
contribuer  le  moins  aux  connaissances  de  l'es- 
prit. Il  fait  ensuite  subir  la  même  épreuve  à 
chacun  des  autres  sens.  Puis,  après  avoir  exa- 
miné les  idées  qui  découlent  de  chacun  de  ces 
sens  considéré  isolément,  il  analyse  celles  qui 
dérivent  de  l'action  combinée  de  plusieurs  sens; 
et  ainsi,  en  partant  d'une  simple  sensation  d'o- 
deur, il  élève  graduellement  sa  statue  à  l'état 
d'être  raisonnable  et  intelligent  :  car  il  n'a  pas 
seulement  la  prétention  de  décrire  les  facultés 
et  les  idées  qui  en  dérivent,  mais  d'en  expliquer 
la  génération.  Or,  voici  cette  génération  qu'il 
déduit  de  l'analyse  de  nos  sensations.  11^  dis- 
tingue deux  sortes  de  facultés  :  les  facultés  in^ 
tellectuelles,  qu'il  rapporte  toutes  à  une  faculté 
générale,  à  l'entendement;  et  les  facultés  affec- 
tives, qu'il  rapporte  toutes  aussi  à  une  faculté 
générale,  à  la  volonté.  Or,  ces  facultés,  soit 
intellectuelles,  soit  affectives,  dérivent  toutes 
également  d'un  principe  unique,  de  la  sensation. 
«  Locke,  dit-il  dans  les  premières  pages  du 
Traité  des  sensations,  distingue  deux  sources  de 
nos  idées  :  les  sens  et  la  réflexion.  11  serait  plus 
exact  de  n'en  reconnaître  qu'une,  soit  parce  que 
la  réflexion  n'est  dans  son  principe  que  la  sen- 
sation elle-même,  soit  parce  qu'elle  est  moins 
la  source  des  idées  que  le  canal  par  lequel  elles 
découlent  des  sens.  »  C'est  ainsi  que  Condillac 
fait  tout  d'abord  le  procès  de  la  réflexion,  éli- 
mine l'activité  de  l'àme,  et,  dans  l'intérêt  d'une 
unité  trompeuse,  altère  prolbndénient  la  doctrine 
de  Locke.  Le  bût  que  Condillac  se  propose  est 
donc  de  démontrer  (]ue  toutes  les  facultés,  toutes 
les  capacités  de  l'âme,  sans  aucune  exception, 
telles  que  l'attention,  la  comparaison,  le  ju- 
gement, le  raisonnement,  les  passions,  !a  volonté, 
ne  sont  que  la  sensation  elle-même  diversement 
transformée.  Voici  comment,  selon  Condillac,  a 
lieu  cette  génération.  Lorsqu'une  multitude^  de 
sensations,  ayant  toutes  à  peu  près  le  même 
degré  de  vivacité,  se  font  sentir  en  même  temps 
à  un  même  individu,  dont  l'âme,   pour  la  pre- 


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mière  fois,  commence  à  connaître  et  à  sentir,  la 
multitude  de  ces  impressions  6te  toute  action  à 
son  esprit,  et  il  n'est  encore  qu'un  animal  qui 
sent.  Mais  si,  au  milieu  de  celte  foule  de  sen- 
sations, une  seule  d'une  grande  vivacité  se  pro- 
duit dans  l'àme,  ou  vient  à  prédominer  sur 
toutes  les  autres,  aussitôt  l'esprit  est  tout  entier 
attaché  à  cette  sensation,  qui,  en  raison  de  sa 
vivacité,  absorbe  toutes  les  autres.  Or.  cette  sen- 
sation unique,  prédominante,  devient  l'attention, 
ou,  pour  employer  la  formule  sacramentelle  de 
Conaillac,  se  transforme  en  attention.  Cette 
transformation  de  la  sensation  en  attention  est  la 
pierre  fondamentale  de  toute  la  théorie  des  facul- 
tés de  l'àme,  développée  au  chapitre  ii  du  Traité 
des  sensations  :  «  A  la  première  odeur,  la  capa- 
cité de  sentir  de  notre  statue  est  tout  entière  à 
l'impression  qui  se  fait  sur  son  organe  :  voilà  ce 
que  j'appelle  attention.  »  Si  donc  l'attention  est 
quelque  chose  de  plus  qu'une  sensation  vive, 
toute  cette  théorie  est  ruinée  dans  son  fon- 
dement. Or,  qui  ne  comprend  la  différence  pro- 
fonde qui  existe  entre  ces  deux  faits  :  être 
vivement  impressionné,  et  être  attentif?  Être 
vivement  impressionné  ne  dépend  pas  de  nous; 
être  attentif  dépend  de  nous.  Entre  une  sensation 
vive  et  l'attention,  il  y  a  donc  toute  la  différence 
qui  sépare  l'activité  de  la  passivité. 

De  la  sensation,  selon  Condillac,  sort  l'atten- 
tion ;  de  l'attention  sortent  à  leur  tour  toutes 
les  autres   facultés   de   notre   intelligence.   Et, 

Suisque  l'attention  n'est  qu'une  sensation,  en 
ernière  analyse,  toutes  ces  autres  facultés,  soit 
intellectuelles,  soit  effectives,  dérivent  delà  sen- 
sation. 

A  une  première  attention  peut  en  succéder 
une  nouvelle,  c'est-à-dire  une  sensation  qui  se 
transforme  aussi  en  attention  par  la  vivacité. 
Mais  l'impression  que  la  première  sensation  a 
faite  sur  notre  àme  se  conserve  encore,  l'expé- 
rience le  prouve  en  raison  de  sa  vivacité.  Notre 
capacité  de  sentir  se  trouve  alors  partagée  entre 
la  sensation  que  nous  avons  eue  et  la  sensation 
que  nous  avons.  Nous  les  apercevons  à  la  fois 
toutes  les  deux;  mais  nous  les  apercevons  diffé- 
remment :  l'une  nous  paraît  passée,  l'autre  nous 
paraît  actuelle.  A  l'impression  actuelle  on  donne 
le  nom  d'attention;  à  l'impression  qui  s'est  faite 
dans  l'âme^  et  qui  ne  s'y  fait  plus,  on  donne  le 
nom  de  mémoire.  La  mémoire,  comme  l'atten- 
tion, n'est  donc  qu'une  sensation  transformée. 

Dès  que  notre  intelligence  se  trouve  ainsi  par- 
tagée entre  deux  attentions,  nécessairement  elle 
les  compare;  car.  dès  qu'il  y  a  double  attention, 
il  y  a  comparaison.  Être  attentif  à  deux  idées, 
ou  les  comparer,  c'est  la  même  chose.  La  com- 
paraison n'est  donc  autre  chose  qu'une  double 
attention;  et,  l'attention  n'étant  qu'une  sensa- 
tion, la  comparaison  n'est  encore  qu'une  sensa- 
tion transformée.  Mais  on  ne  peut  comparer 
deux  idées  sans  apercevoir  entre  elles  quelque 
ressemblance  ou  quelque  différence.  Or,  aperce- 
voir de  pareils  rapports,  c'est  juger.  Les  actions 
de  comparer  et  déjuger  ne  sont  donc  que  l'atten- 
tion elle-même.  Le  raisonnement  n'étant  qu'une 
suite  de^  jugements,  il  se  ramène  avec  la  même 
facilité  à  l'attention,  c'est-à-dire  à  la  sensation. 
La  réflexion  elle-même  n'est  que  l'attention  qui 
se  porte  successivement  sur  les  diverses  parties 
d'un  objet.  Ainsi,  pour  Condillac,  la  réflexion 
n'est  qu'une  sensation  transformée,  et  ne  signifie 
plus  un  principe  actif  comme  dans  le  système 
de  Locke. 

Il  démontre  de  la  même  manière  que  la  sen- 
satiouj  en  se  transformant,  engendre  toutes  les 
facultés  de  la  volonté.  La  première  des  facultés 
de  la  Yolonté  est  le  besoin  ou  le  désir.  Du  désir 


naissent  toutes  les  affections  de  l'âme,  et  le  désir 
lui-même  naît  de  la  sensation.  Chaque  sensa- 
tion, considérée  en  elle-même,  est  agréable  ou 
désagréable;  sentir,  et  ne  pas  être  affecté  agréa- 
blement ou  désagréablement,  sont  des  expres- 
sions contradictoires.  C'est  le  plaisir  ou  la  peine 
inhérents  à  la  sensation,  qui  produisent,  excitent 
l'attention,  d'où  se  forment  la  mémoire  et  le 
jugement.  Nous  ne  saurions  donc  être  mal  ou 
moins  bien  que  nous  n'avons  été^  sans  comparer 
l'état  où  nous  sommes  avec  l'état  par  lequel 
nous  avons  déjà  passé.  Cette  comparaison  nous 
fait  juger  qu'il  est  important  pour  nous  de  chan- 
ger de  situation  ;  nous  sentons  le  besoin  de  quel- 
que chose  de  mieux.  Bientôt  la  mémoire  nous 
rappelle  l'objet  que  nous  croyons  pouvoir  con- 
tribuer à  notre  bonheur,  et.  à  l'instant  même, 
l'action  de  toutes  nos  facultés  se  dirige  vers  cet 
objet.  Cette  action  des  facultés  constitue  le  désir. 
Qu'est-ce  donc  que  le  désir,  sinon  l'action  même 
des  facultés  de  l'entendement,  déterminé  vers  un 
objet  particulier  par  l'inquiétude  que  cause  la  pri- 
vation de  cet  objet?  Du  désir  naissent  à  leur 
tour  toutes  les  affections,  toutes  les  passions  ;  car 
la  passion  n'est  autre  chose  qu'un  désir  vif,  un 
désir  dominant.  L'amour,  la  haine,  l'espérance, 
la  crainte  naissent  aussi  du  désir,  ne  sont  que 
le  désir  lui-même  envisagé  sous  différents  as- 
pects. Lorsque  le  désir  qui  possède  l'âme  est 
de  telle  nature  que  nous  avons  grand  intérêt  à 
le  satisfaire,  et  lorsque  l'espérance  nous  a  appris 
qu'il  pouvait  être  satisfait,  alors  l'âme  ne  se 
borne  pas  à  désirer;  elle  sent,  et  le  désir  se 
transforme  en  volonté.  La  volonté  est  un  désir 
absolu,  un  désir  tel  que  nous  pensons  pouvoir 
le  satisfaire.  Condillac  conserve  donc  le  mot  de 
volonté  comme  il  a  conservé  le  mot  de  réflexion, 
tout  en  supprimant  le  fait  d'activité  volontaire 
et  libre  qu'ils  expriment  tous  les  deux  si  for- 
tement dans  notre  langue. 

Telle  est  l'explication  que  donne  Condillac  de 
la  génération  des  facultés  de  l'âme.  Il  la  résume 
lui-même  parfaitement  dans  le  passage  suivant  : 
a  Si  nous  considérons  que  se  ressouvenir^  com- 
parer, juger,  discerner,  imaginer,  être  étonné, 
avoir  des  idées  abstraites,  en  avoir  du  nombre 
et  de  la  durée,  connaître  des  vérités  générales 
et  particulières,  ne  sont  que  différentes  maniè- 
res d'être  attentif;  qu'avoir  des  passions,  aimer, 
haïr,  espérer,  craindre  et  vouloir,  ne  sont  que 
différentes  manières  de  désirer;  et  qu'enfin  être 
attentif  et  désirer,  ne  sont  dans  l'origine  que 
sentir,  nous  conclurons  que  le  sensation  enve- 
loppe toutes  les  facultés  de  l'âme.  » 

Mais  si  toutes  les  opérations  de  l'âme  se  ré- 
duisent à  la  sensation  diversement  transformée, 
qu'est-ce  que  l'âme  elle-même,  qu'est-ce  que  le 
moi?  Condillac  répond  à  cette  question  :  «  Le 
moi  de  chaque  homme  n'est  que  la  collection 
des  sensations  qu'il  éprouve  et  de  celles  que  la 
mémoire  lui  rappelle,  c'est  tout  à  la  fois  la  con- 
science de  ce  qu'il  est  et  le  souvenir  de  ce  qu'il 
a  été.  »  L'âme  n'étant  qu'une  collection,  d'après 
Condillac^  il  en  résulte  qu'elle  n'est  pas  une 
réalité  vivante,  active,  indivisible,  elle  n'est 
qu'une  pure  abstraction,  elle  n'a  point  d'identité, 
d'unité,  ou  du  moins  elle  n'a  qu'une  identité  et 
une  unité  purement  artificielles,  purement  no- 
minales. Étrange  démenti  donné  à  la  conscience, 
opinion  absurde,  mais  logique,  qui  dérive  d'une 
psychologie  superficielle  s'arrêtant  à  la  surface 
des  phénomènes  sans  remonter  à  leur  principe, 
c'est-à-dire  à  la  force  essentiellement  active  dont 
ils  sont  les  modifications  ou  les  actes  ! 

Mais  si  Condillac  est  sensualiste,  il  n'est  pas 
cependant  matérialiste  comme  plusieurs  philo- 
sophes de  la  même  école.  Il  insiste  sans  cesse 


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sur  ce  point  important  que  le  sii'ffc  do  la  sensa- 
tion est  dans  l'âme  et  non  dans  les  organes  :  il 
distingue  avec  soin  la  psychologie  de  la  physio- 
logie. Il  serait  même  beaucoup  plus  juste  de  l'ac- 
cuser d'idéalisme  que  de  matérialisme,  car  il  a 
une  tendance  marquée  à  ne  considérer  nos  sen- 
sations que  comme  des  modifications  de  nous- 
mêmes  purement  subjectives,  et  il  va  jusqu'à 
affirmer  que  nous  ne  connaissons  jamais  que 
notre  propre  pensée.  «  Soit  que  nous  nous  éle- 
vions, dit-il  (Art  de  penser,  ch.  i),  jusque  dans 
les  cieux,  soit  que  nous  descendions  jusque  dans 
les  abîmes,  nous  ne  sortons  point  de  nous- 
mêmes;  ce  n'est  jamais  que  notre  propre  pensée 
que  nous  apercevons.  »  Dans  sa  lettre  sur  les 
aveugles,  Diderot  cite  cette  phrase,  et,  faisant 
un  rapprochement  ingénieux  entre  Condillac  et 
Berkeley,  il  remarque  avec  raison  que  cette 
maxime  contient  le  résultat  du  premier  dialo- 
gue de  Berkeley  et  le  fondement  de  tout  son 
système. 

Condillac  a  répété  à  peu  près  dans  presque 
tous  ses  ouvrages,  et  surtout  dans  la  Grammaire 
et  dans  la  Logique,  cette  analyse  des  facultés 
de  l'âme  développée  dans  le  Traité  des  sensa- 
tions. Sa  confiance  en  la  vérité  de  cette  analyse 
est  si  grande,  qu'il  va  jusqu'à  dire  qu'en  géo- 
métrie il  n'y  a  pas  de  vérité  mieux  démontrée. 
C'est  du  point  de  vue  de  cette  analyse  qu'il  juge 
l'histoire  de  la  philosophie  tout  entière  dans  la- 
quelle, avant  Locke,  il  n'aperçoit  qu'épaisses  té- 
nèbres, rêves  et  chimères.  Pour  nous,  au  con- 
trairCj  qui  ne  partageons  pas  l'aveuglement  sys- 
tématique de  Condillac  et  de  son  école,  il  nous 
semble  qu'aucune  théorie  des  facultés  de  l'âme, 
qu'aucune  philosophie,  puisque  la  philosophie 
tout  entière  consiste,  selon  Condillac,  dans  l'ex- 
plication de  la  génération  des  facultés,  n'a  jamais 
mutilé  et  défiguré  davantage  l'âme  humaine. 
L'homme  de  Condillac,  dépourvu  de  toute  force 
pour  réagir  contre  le  monde  extérieur,  et  ne 
possédant  en  lui  le  germe  d'aucune  connaissance, 
ni  aucune  tendance  naturelle,  n'est  autre  chose 
que  l'écho  de  la  sensation  et  du  monde  exté- 
rieur; il  n'est  que  ce  que  l'action  du  monde  ex- 
térieur le  fait  être  ;  toute  son  intelligence  est 
fille  de  la  sensation,  ou  plutôt  n'est  que  la  sen- 
sation elle-même  diversement  transformée.  Non- 
seulement  pour  elle  il  n'y  a  plus  de  vérité,  de 
beauté,  de  justice  absolue  ;  mais  encore  plus  de 
pouvoir  de  se  commander  à  elle-même  et  de 
résister  au  monde  extérieur  et  à  la  sensation. 
Tel  est  l'homme  de  Condillac.  Cet  homme  n'est 
qu'une  fiction;  cette  nature  que  Condillac  a  dé- 
crite n'est  point  notre  nature  ;  celui  qui  l'a  créée, 
l'a  créée  sur  un  autre  modèle  et  d'après  d'autres 
proportions. 

Sans  nous  arrêter  à  réfuter  ici  l'idée  si  fausse 
que  Condillac  s'est  faite  de  la  philosophie  (voy. 
le  mot  Sensualisme),  signalons  les  erreurs  et  les 
lacunes  les  plus  graves  de  sa  théorie  des  facul- 
tés. Négation  de  l'énergie  propre  de  la  raison, 
négation  de  l'activité  personnelle  de  l'âme,  telles 
sont  les  deux  erreurs  fondamentales  du  système 
de  Condillac.  La  première,  comme  il  a  déjà  été 
remarqué,  lui  est  commune  avec  Locke;  la  se- 
conde lui  est  particulière.  Condillac,  de  même 
que  Locke,  nie  l'existence  de  toute  idée  natu- 
relle, de  toute  vérité  universelle  et  absolue;  il 
nie  l'infini  ou,  du  moins,  tente  de  l'expliquer  par 
le  fini  :  erreur  fondamentale  d'où  sort  la  néga- 
tion de  toute  ontologie,  de  toute  vérité  absolue, 
de  tout  droit  et  de  tout  devoir.  Pour  la  réfuta- 
tion de  cette  erreur  et  l'appréciation  de  ses  con- 
séquences, nous  renvoyons  à  l'article  sur  Locke 
dont  Condillac  n'a  fait  que  reproduire  la  polé- 
mique contre  les  idées  innées.  En  outre,  Con- 


dillac a  nié,  ou  du  moins  entièrement  mcconnn 
le  fait  de  l'activité  de  l'âme.  Il  conçoit  l'âme 
comme  une  table  rase  qui  ne  fait  qu'enregistrer 
passivement  les  empreintes  qui  lui  viennent  du 
dehors  par  l'intermédiaire  des  sens.  Une  telle 
conception  de  la  nature  de  l'âme  n'est  qu'une 
vaine  hypothèse  en  opposition  avec  le  témoignage 
de  la  conscience.  Comment,  en  effet,  nous  con- 
naissons-nous nous-mêmes,  et  à  quelle  condi- 
tion? Nous  nous  connaissons  comme  une  cause, 
comme  une  force  toujours  agissante.  Le  moi  ne 
peut  se  saisir  lui-même,  et  s'affirmer  comme  moi 
qu'à  la  condition  de  se  distinguer  de  ce  qui  n'est 
pas  moi,  de  s'opposer  au  non-moi.  Or  pour  se 
distinguer,  pour  s'opposer,  il  faut  nécessaire- 
ment agir  et  réagir  :  donc  tout  fait  de  conscience 
suppose  l'activité  du  moi;  donc  le  moi  est  actif, 
non  pas  seulement  dans  telle  ou  telle  classe 
de  phénomènes,  mais  dans  tous  les  phénomènes 
de  conscience  sans  exception  ;  il  est  une  force 
et  il  a  l'activité  pour  essence.  C'est  là  ce  qu'a 
démontré  M.  Maine  de  Biran,  et  c'est  par  là 
que  la  philosophie  du  xix'  siècle  a  commencé  à. 
rompre  avec  la  philosophie  de  Condillac.  Jus- 
qu'alors, pendant  un  espace  de  presque  cin- 
quante ans,  cette  philosophie  avait  régné  sans 
rivale,  et  le  Traité  des  sensations  avait  été 
l'évangile  philosophique  de  la  France.  Quand  on 
considère  combien  une  telle  philosophie  est  dé- 
pourvue de  tout  ce  qui  peut,  à  défaut  de  vérité, 
séduire  les  esprits  et  entraîner  les  imaginations, 
on  a  de  la  peine  à  se  rendre  compte  de  sa  prodi- 
gieuse fortune  et  de  sa  longue  domination.  Néan- 
moins on  peut  l'expliquer  par  l'action  de  deux 
sortes  de  causes,  les  unes  générales  et  les  autres 
particulières.  La  grande  cause  qui,  au  xviii"  siè- 
cle, fit  triompher  la  philosophie  sensualiste  de 
la  philosophie  cartésienne,  c'est  son  alliance 
avec  les  idées  de  réforme,  de  mouvement,  de 
progrès.  Mais,  indépendamment  de  celte  cause 
générale,  on  trouve  dans  la  nature  même  et 
dans  les  caractères  de  la  doctrine  de  Condillac 
des  causes  particulières  qui  peuvent  expliquer 
en  partie  son  succès.  Nul  doute  que  la  simplicité, 
la  clarté,  la  rigueur  apparente  des  ouvrages  dans 
lesquels  elle  est  contenue  et  développée  n'aient 
beaucoup  contribué  à  rendre  populaire  cette 
doctrine.  Elle  est  à  la  portée  de  toutes  les  intel- 
ligences; elle  semble,  au  premier  abord,  avoir 
tout  simplifié,  tout  éclairci  en  métaphysique,  et 
un  esprit  superficiel,  séduit  par  cette  simplicité 
et  cette  clarté,  peut  bien  s'imaginer  qu'il  pos- 
sède la  métaphysique  tout  entière,  et  que  le 
dernier  mot  de  la  science  de  l'esprit  humain  a 
été  dit  par  Condillac.  Mais  du  jour  où  cette  doc- 
trine a  été  sérieusement  examinée  en  elle-même 
dans  son  principe  et  dans  ses  conséquences,  de 
ce  jour  elle  a  été  jugée  et  condamnée  sans  re- 
tour. C'est  la  gloire  de  la  philosophie  française 
de  notre  temps  d'avoir  détruit  son  règne  et  de 
lui  avoir  substitué  une  philosophie  plus  vaste 
et  plus  profonde,  qui  a  remis  en  lumière  ces 
grands  faits  de  la  nature  humaine  niés  ou  mé- 
connus par  l'école  sensualiste,  à  savoir  l'activité 
essentielle  de  l'âme  humaine  et  la  réalité  de 
l'infini  et  de  l'absolu  avec  lequel  nous  entrons 
en  rapport  par  la  raison.  Il  n'y  a  plus  aujour- 
d'hui dans  le. monde  scientifique  de  partisans 
avoués  de  la  doctrine  de  Condillac,  et  son  der- 
nier représentant  est  descendu  dans  la  tombe 
avec  M.  Destutt  de  Tracy. 

Ouvrages  de  Condillac  :  Essai  sur  l'origine 
des  connaissances  humaines,  2  vol.  in-12,  Amst., 
1746;  —  Traité  des  systèmes,  2  vol.  in-12,  ib., 
1749;  —  Recherches  sur  Vorigine  des  idées  que 
nous  avons  de  la  beauté,  2  vol.  in-12,  ib.,  1749; 
—  Traité  des  sensations,  2  vol.  in-12,  Paris  et 


COND 


—  295  — 


COND 


Londres,  1754;  —  Traité  des  animaux,  2  vol. 
in-12,  Amst.,  1755; —  Cours  d'ctudes  pour  Vin- 
slruction  du-princ.e  de  Parme  (rcnrermaiit  : 
Grammaire,  Art  d'écrire,  Art  de  raisonner, 
Art  de  penser,  Histoire  gànérnle  des  hommes  et 
des  empires),  13  vol.  in-8,  Parme,  1769-1773;  — 
le  Commerce  et  le  Gouvernement  considérés  re- 
lativement l'un  à  l'autre,  in-12,  Amst.  et  Paris, 
1776;  —  Logique,  in-12,  Paris,  1781  ;  —  Langue 
des  calculs  (ouvrage  posthume),  in-Pi,  ib.^  1798. 
Les  œuvres  complètes  de  Condillac  ont  été  pu- 
bliées en  23  vol.  in-8,  Paris,  1798.  D'autres  édi- 
tions ont  paru  plus  tard.  F.  B. 

CONDORCET  (Marie-Jean-Antoine-Nicolas  Ca- 
RITAT,  nutrijuis  de)  naquit  le  17  septembre  1743, 
à  Ribemont  en   Picardie.    Il    n'avait  encore  que 

Juatre  ans  lorsqu'il  perdit  son  père.  Sa  mère, 
ont  l'ardente  piété  allait  jusqu'à  la  supersti- 
tion, pour  préserver  son  fils  unique  des  dan- 
gers qui  entourent  l'enfance,  l'avait  voué  au 
blanc,  comme  dit  le  peuple,  et  jusqu'à  l'àgc  de 
dix  ans  il  ne  connut  d'autres  vêtements  et  d'au- 
tres jeux  que  ceux  des  jeunes  filles  :  ce  qui  ex- 
plique en  partie,  au  physique,  la  délicatesse  de 
sa  complexion;  au  moral,  cette  timidité,  cette 
réserve  excessive  dont,  en  public  du  moins,  il  ne 
put  jamais  se  défaire,  et  qu'on  prit  quelquefois 
pour  de  la  froideur.  C'est  cette  froideur  appa- 
rente, comparée  à  l'exaltation  réelle  de  son  âme, 
qui  le  faisait  appeler  par  d'Alcmbert  tm  volcan 
couvert  de  neige. 

A  onze  ans,  son  oncle,  Jacques-Marie  de  Con- 
dorcet,  qui  occupa  successivement  comme  évê- 
que  les  sièges  de  Gap,  d'Auxerre  et  de  Lisieux. 
le  confie  aux  soins  d'un  membre  de  la  Société 
de  Jésus,  le  P.  Giraud  de  Kéroudon.  A  treize  ans, 
il  remporta  le  prix  de  seconde  au  collège  des 
Jésuites,  à  Reims.  De  là  il  passe  au  collège  de 
Navarre,  à  Paris,  et  il  y  soutient,  à  peine  entré 
dans  sa  seizième  année,  avec  un  éclat  inaccou- 
tumé, une  thèse  de  mathématiques  en  présence 
de  Clairaut,  de  d'Alembert  et  de  Fontaine,  qui 
lui  annoncèrent  dès  lors  le  plus  brillant  avenir. 

Les  encouragements  de  ces  hommes  illustres 
déterminèrent,  contre  le  gré  de  sa  famille,  qui 
le  consacrait  au  métier  des  armes,  sa  vocation 
scientifique,  et  décidèrent  de  la  direction  qu'il 
imprima  d'abord  à  ses  travaux.  Deux  mémoires 
remarquables,  Tun  Sur  le  calcul  intégral,  l'au- 
tre Sur  le  problême  des  trois  corps,  publiés  en- 
semble sous  le  titre  d'Essais  d'analyse  {in-4, 
Paris,  1768),  lui  valurent  l'admiration  de  La- 
grange.  Les  Éloges  de  quelques  académiciens 
morts  depuis  1666  jusqu'à  1699  (in-12,  Paris, 
1773),  l'un  de  ses  meilleurs  ouvrages,  le  signa- 
lèrent aux  suffrages  de  ses  confrères  comme  se- 
crétaire perpétuel  de  l'Académie;  et,  en  effet, 
Grandjean  de  Fouchy  étant  venu  à  mourir,  il  fut 
élu  à  sa  place. 

D'Alembert,  dont  il  devint  plus  tard  l'ami 
intime  et  l'exécuteur  testamentaire,  avait  fait 
du  jeune  Condorcet  un  mathématicien;  Turgot 
en  lit  un  économiste  et  un  philosophe.  Condor- 
cet,  dans  cette  double  carrière,  s'en  tint  à  peu 
près  à  développer,  à  populariser,  à  servir  les 
idées  et  les  croyances  de  son  illustre  et  géné- 
reux ami.  Depuis  sa  Lettre  d'un  laboureur  de 
Picardie  à  M.  Necker,  jusqu'à  cette  Esquisse 
d'un  tableau  historique  des  progrès  de  l'esprit 
humain  (in-8,  Paris,  179.)),  le  dernier  et  le  plus 
important  de  ses  écrits,  il  n'a  pas,  sur  ces  ma- 
tières, publié  un  ouvrage  dont  Turgot  ne  lui  ait 
fourni  le  thème. 

Peut-être  aussi  faut-il  rapporter  à  son  com- 
merce avec  Voltaire,  et  au  besoin  qui  paraît  le 
dominer  d'imiter  tout  ce  qu'il  admire,  ses  essais 
en  littérature.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  ce  fut 


après  avoir  visité  avec  d'Alembert  le  patriarche 
de  Ferney,  en  1770.  qu'il  se  tourna  de  ce  côté. 
Sa  Lettre  d'un  théologien  à  l'auteur  du  Diction- 
naire^des  trois  siècles  date  de  1772  (in-8,  Berlin)  ; 
son  Éloge  et  ses  Pensées  de  Pascal  ont  été  pu- 
bliés pour  la  première  fois  à  Londres,  en  1773 
(in-8).  C'était  d'ailleurs  un  titre  que  ses  amis 
l'engagèrent  à  se  donner  aux  suffrages  de  l'Aca- 
démie française,  où  il  n'arriva  cependant  qu'en 
1782.  Il  prit  pour  texte  de  son  discours  de  ré- 
ception :  Les  avantages  que  la  société  peut  reti- 
rer de  la  réunion  des  sciences  physiques  aux 
sciences  morales.  Trois  ans  plus  tard,  en  1785,  il 
publia  ses  Essais  sur  l'application  de  l'analyse 
à  la  probabilité  des  décisions  rendues  à  la  plu- 
ralité des  voix,  ouvrage  qui  reparut  après  sa 
mort,  entièrement  refondu,  et,  avec  de  nombreu- 
ses additions,  sous  ce  titre  :  Éléments  de  calcul 
des  probabilités  et  son  application  aux  jeux  de 
hasard,  à  la  loterie  et  aux  jugements  des  hom- 
mes, avec  lin  discours  sur  les  avantages  des 
mathématiques  sociales,  et  une  Notice  sur  M.  de 
Condorcet  (in-8,  Paris,  1804).  En  1786,  il  fit  pa- 
raître à  Londres  une  Vie  de  Turgot  (in-8),  qui 
fut  aussitôt  traduite  en  allemand  et  en  anglais. 
Le  même  honneur  a  été  fait  à  sa  Vie  de  Voltaire, 
publiée  à  Genève  en  1787  (2  vol.  in-18).  et  repro- 
duite en  tête  de  quelques  éditions  des  œuvres  de 
Voltaire,  entre  autres  celles  de  Kehl.  Condorcet 
fut,  en  outre,  un  des  collaborateurs  les  plus 
actifs  de  l'Encyclopédie,  et  il  fournit  quelques 
articles  à  la  Bibliothèque  de  l'homme  public 
(28  vol.  in-8,  Paris,  1790-1792).  Membre  des 
Académies  de  Berlin,  de  Pétersbourg,  de  Turin, 
et  de  l'Institut  de  Bologne^  il  enrichit  les  mé- 
moires de  ces  diverses  sociétés  savantes  de  plu- 
sieurs travaux  remarquables  qui  demandent  en- 
core à  être  réunis. 

La  vie  et  les  écrits  politiques  de  Condorcet  se 
rattachent  trop  étroitement  aujc  plus  grands 
événements  de  notre  histoire,  pour  qu'il  nous 
soit  possible  d'en  parler  ici.  Nous  dirons  seule- 
ment comment  il  mourut,  et  dans  quelles  circon- 
stances il  écrivit  son  dernier  ouvrage,  le  seul  par 
lequel  il  appartienne  véritablement  à  l'histoire  de 
la  philosophie. 

Après  la  journée  du  31  mai,  proscrit  par  la  Con- 
vention comme  complice  de  Brissot,  il  trouva  un 
asile  chez  Mme  Vernet,  proche  parente  des  célè- 
bres peintres  de  ce  nom,  et  qui  tenait,  rue  Ser- 
vandoni,  n°  21,  une  maison  garnie  pour  des  étu- 
diants. C'est  là  que,  sans  livres,  abandonné  aux 
seules  ressources  de' sa  mémoire,  il  composa  son 
Esquisse  d'un  tableau  historique  des  progrès  de 
l'esprit  humain.  Chaque  soir  il  remettait  à  sa 
bienfaitrice  les  feuilles  qu'il  avait  écrites  dans  la 
journée,  et  jamais  il  ne  relut  ni  le  travail  de  la 
veille^  ni  l'ouvrage  dans  son  ensemble.  Cependant 
un  décret  de  la  Convention  étant  venu  menacer 
de  mort  quiconque  oserait  recueillir  un  proscrit, 
Condorcet  ne  put  se  résoudre  à  compromettre  plus 
longtemps  cette  généreuse  femme,  qui,  pendant 
huit  mois,  était  parvenue  à  le  soustraire  à  toutes 
les  recherches.  «  Il  faut  que  je  vous  quitte,  lui 
dit-il  un  jour;  je  suis  hors  la  loi.  —  Vous  êtes 
hors  la  loi  !  lui  répondit-elle ,  mais  vous  n'êtes 
pas  hors  l'humanité,  et  vous  resterez.  »  Mais  Con- 
dorcet n'accepta  point  cet  admirable  dévouement. 
Profitant  d'un  instant  où  il  n'était  pas  surveillé, 
il  s'échappa  de  sa  retraite,  à  peine  vêtu,  le  5  avril 
1794;  et  après  avoir  passé  plusieurs  jours  dans 
la  situation  la  plus  horrible,  couchant  la^  nuit 
dans  les  carrières  abandonnées^  il  fut  arrêté,  à 
Clamart,  dans  une  auberge,  ou  la  faim  l'avait 
forcé  d'entrer.  Conduit  aussitôt  à  Bourg-la-Reine, 
il  y  lut  jeté  dans  un  cachot  ;  et  lorsqu'on  vint  le 
lendemain  pour  l'interroger,  on  le  trouva  mort. 


GOND 


296  — 


GOND 


Il  avait  fait  usage  du  poison  que,  depuis  quelque 
temps,  il  portail  sur  lui,  dans  le  chaton  de  sa 
bague,  pour  se  dérober  au  supplice. 

De  tous  les  ouvrages  de  Condorcet,  un  seul, 
comme  nous  l'avons  déjà  dit,  appartient  vérita- 
blement au  sujet  de  ce  recueil  :  c'est  celui  qu'il 
composa  dans  la  maison  de  la  rue  Servandoni,  et 
que  nous  allons  essayer  de  faire  connaître  par 
une  courte  analyse. 

UEsqiiisse  d'un  tableau  historique  des  progrès 
de  l'esprit  humain  n'est,  pour  ainsi  dire,  que  le 
programme  d'un  ouvrage  plus  considérable  que 
Condorcet  voulait  écrire  sur  le  même  sujet,  et 
dont  il  commença  même  l'exécution  dans  quel- 
ques fragments  qui  nous  ont  été  conservés.  Son 
but  est  de  nous  montrer,  par  le  développement 
des  facultés  humaines  à  travers  les  siècles,  que 
l'homme  est  un  être  essentiellement  perfectible  j 
que,  depuis  le  jour  de  son  apparition  sur  la  terre, 
il  n'a  pas  cessé  d'avancer  par  une  marche  plus 
ou  moins  rapide  vers  la  vérité  et  le  bonheur,  et 
que  nul  ne  peut  assigner  un  terme  à  ses  progrès 
futurs,  car  ils  n'en  ont  pas  d'autre  que  la  durée 
même  du  globe  où  la  nature  nous  a  jetés;  ils 
continueront  tant  que  la  terre  occupera  la  même 
place  dans  le  système  de  l'univers,  et  tant  que 
les  lois  de  ce  système  n'auront  pas  amené  un 
bouleversement  général. 

Mais  nevoir  dans  l'histoire  de  l'humanité  qu'une 
suite  non  interrompue  de  progrès,  c'est  tout  jus- 
tifier, c'est  accepter  tout  ce  qui  s'est  fait  et  tout 
ce  que  l'on  croyait  avant  nous,  comme  une  pré- 
paration nécessaire  à  nos  propres  idées  et  à  nos 
institutions  les  plus  chères.  Or,  on  sait  que  Con- 
dorcet était  bien  éloigné  de  cette  indulgence  pour 
le  passé.  Aussi  a-t-il  soin  de  nous  prévenir  qu'en 
nous  faisant  assister  au  développement  de  laper- 
feclibilité  humaine,  il  veut  nous  signaler  en 
même  temps  les  obstacles  qui  l'ont  arrêté  quel- 
quefois, et  les  influences  funestes  qui  ont  fait  ré- 
trograder plusieurs  peuples  d'une  civilisation 
déjà  avancée  vers  les  ténèbres  de  la  plus  gros- 
sière ignorance.  La  superstition  et  la  tyrannie, 
telles  sont,  d'après  lui,  c'est-à-dire  d'après  le 
langage  et  l'esprit  de  son  temps,  les  causes  de 
toutes  les  erreurs,  de  toutes  les  calamités  qui 
ont  régné  parmi  les  hommes,  et  la  source  inépui- 
sable des  déclamations  par  lesquelles  il  se  croit 
obligé  d'interrompre  à  chaque  pas  son  intéres- 
sante exposition. 

L'ouvrage  est  partagé  en  dix  époques  :  dans  les 
neuf  premières  nous  voyons  la  suite  des  progrès 
que  l'esprit  humain  a  déjà  accomplis  depuis  les 
temps  les  plus  obscurs  et  les  plus  reculés  jusqu'à 
l'établissement  de  la  république  française  ;  la 
dixième,  qui  est  de  beaucoup  la  plus  curieuse, 
nous  offre  en  quelque  sorte  une  description  pro- 
phétique de  l'avenir  ;  elle  nous  montre  les  géné- 
rations futures  conduites  par  degrés  à  un  état  où 
la  science,  la  vertu,  la  liberté  et  le  bonheur  sont 
unis  par  un  lien  indissoluble. 

Le  premier  état  de  la  civilisation  est  celui  de 
quelques  peuplades  isolées  subsistant  de  la  pê- 
che ou  de  la  chasse,  ne  connaissant  pour  toute 
industrie  que  l'art  de  construire  des  cabanes, 
des  ustensiles  de  ménage  et  quelques  armes 
grossières,  mais  possédant  déjà  une  langue  ar- 
ticulée, une  sorte  d'autorité  publique  et  les  ha- 
bitudes de  la  famille. 

A  la  chasse  et  à  la  pêche  nous  voyons  succéder 
la  vie  pastorale,  qui  consacre,  avec  le  droit  de 
propriété,  l'inégalité  des  conditions,  puis  la  do- 
mesticité et  bientôt  l'esclavage,  mais  qui  en 
même  temps  laisse  à  l'homme  assez  de  loisirs 
pour  cultiver  son  intelligence,  pour  inventer 
quelques  arts,  entre  autres  la  musique,  et  pour 
acquérir  les  premières  notions  de  l'astronomie. 


Les  peuples  pasteurs,  à  leur  tour,  sont  rem- 
placés par  les  peuples  agriculteurs,  au  sein  des- 
quels les  arts,  les  professions  et  les  classes  de  la 
société  se  multiplient.  A  la  suite  de  ce  change- 
ment, les  progrès  deviennent  plus  rapides  et 
plus  faciles  :  car,  d'un  côté,  il  existe  plus  de 
loisirs  pour  la  culture  des  sciences;  de  l'autre, 
la  distinction  des  professions  ne  peut  manquer 
d'être  favorable  au  perfectionnement  des  arts  ; 
l'abondance  des  fruits  de  la  terre  donne  l'idée  des 
échanges  et  fait  naître  des  relations  entre  des 
peuples  jusque-là  isolés  les  uns  des  autres;  enfin, 
le  dernier  résultat  de  cette  civilisation,  c'est  l'in- 
vention de  l'écriture  alphabétique. 

Relativement  à  ces  trois  premières  époques, 
Condorcet  avoue  qu'il  n'a  pu  nous  donner  que  de 
simples  conjectures,  appuyées  de  quelques  ob- 
servations générales  sur  la  nature  de  l'homme  et 
le  développement  de  ses  facultés.  La  quatrième 
et  la  cinquième  embrassent  toute  la  civilisation 
grecque  et  romaine,  depuis  l'origine  de  ces  deux 
peuples  jusqu'à  l'invasion  des  barbares.  Mais  ici 
nous  nous  bornerons  à  citer  les  jugements  portés 
par  Condorcet  sur  quelques-uns  des  systèmes 
philosophiques  nés  sous  l'empiie  de  cette  civili- 
sation fameuse.  Avant  Socrate,  il  ne  trouve  à 
louer  que  les  systèmes  de  Pythagore  et  de  Dé- 
mocrite,  dans  lesquels,  à  ce  qu'il  nous  assure, 
on  reconnaît  aisément  ceux  de  Newton  et  de 
Descartes.  En  effet,  Démocrite  et  Descartes  ont 
également  voulu  expliquer  tous  les  phénomènes 
de  l'univers  par  les  propriétés  de  la  matière  et 
du  mouvement.  Newton  et  Pythagore  ont  re- 
connu l'un  et  l'autre  le  vrai  système  du  monde, 
et  les  nombres  du  philosophe  grec  ne  signifient 
pas  autre  chose  que  l'application  du  calcul  aux 
lois  de  la  nature.  Le  caractère  de  Socrate  est 
assez  bien  apprécié  ;  il  a  voulu  substituer  la 
méthode  d'observation  aux  hypothèses  ambi- 
tieuses où  la  philosophie  s'égarait  avant  lui,  et 
à  l'esprit  sophistique  qui  la  faisait  descendre  aux 
plus  puériles  arguties.  La  méthode  de  Socrate  est 
également  applicable  à  tous  les  objets  que  la 
nature  a  mis  à  notre  portée,  et  ne  mérite  pas  le 
reproche  de  ne  laisser  subsister  d'autre  science 
que  celle  de  l'homme  moral.  Platon  est  traité 
plus  durement.  On  ne  lui  pardonne  ses  rêveries 
et  ses  frivoles  hypothèses  qu'en  faveur  de  son 
style,  de  sa  morale  et  de  certains  principes  de 
pyrrhonisme  que  l'on  croit  reconnaître  dans  ses 
Dialogues.  Dans  la  philosophie  d'Aristote^  rien 
n'a  trouvé  grâce,  que  le  principe  qui  fait  dériver 
de  la  sensation  toutes  nos  connaissances.  Le  sys- 
tème des  stoïciens,  même  la  partie  métaphysi- 
que de  ce  système,  est  traité  avec  indulgence, 
et  dans  plus  d'une  occasion  Condorcet  semble  in- 
cliner à  la  croyance  d'une  âme  du  monde  et 
d'une  immortalité  sans  conscience.  Mais  toute  sa 
sympathie  est  pour  la  morale  d'Épicure,  telle 
qu'il  l'entend  et  qu'il  se  plaît  à  la  développer  : 
suivre  ses  penchants  naturels  en  sachant  les  épu- 
rer et  les  diriger;  observer  les  règles  de  la  tem- 
pérance, qui  prévient  la  douleur  en  nous  assu- 
rant toutes  les  jouissances  que  la  nature  nous  a 
préparées;  se  préserver  des  passions  haineuses 
ou  violentes  qui  tourmentent  le  cœur;  cultiver, 
au  contraire,  les  affections  douces  et  tendres,  re- 
chercher les  plaisirs  qui  résultent  d'une  bonne 
action  et  éviter  la  douleur  du  remords  ;  «  telle 
est,  dit-il,  la  route  qui  conduit  à  la  fois  et  au 
bonheur  et  à  la  vertu.  » 

Après  avoir  fait  aux  Grecs  une  part  immense 
dans  l'histoire  de  l'intelligence  humaine,  Condor- 
cet daigne  à  peine  parler  des  Romains  :  à  l'en 
croire,  la  civilisation  ne  leur  doit  rien  que  la  ju- 
risprudence ;  encore  cette  science,  telle  que  les 
Romains  nous  l'ont  transmise,  a-t-elle  servi  à 


GOND 


—  297  — 


CONP 


répandre  plus  de  préjugés  odieux  que  de  vérités 
utiles. 

Le  moyen  âge,  qui  remplit  les  deux  époques 
suivantes,  est  traité  avec  toute  l'injustice  qu'on 
devait  attendre  d'un  philosophe  du  xviii*  siècle. 
Après  le  triomphe  des  idées  chrétiennes  sur  le 
paganisme,  toute  liberté  d'esprit,  toute  trace  de 
civilisation  disparaît,  jus(iu'à  ce  que  les  Arabes 
viennent  rendre  à  l'Occident  quelques  faibles 
débris  de  la  science  de  l'antiquité.  Condorcet  veut 
bien  admettre  cependant  ([ue  la  scolastique  n'a 
pas  été  entièrement  inutile,  et  que  ses  argumen- 
tations si  subtiles,  ses  distinctions  et  ses  divi- 
sions sans  nombre  ont  préparé  les  esprits  à  l'a- 
nalyse philosophique. 

La  huitième  épotiue  commence  à  l'invention 
de  l'imprimerie  et  se  termine  par  Descartes.  Con- 
dorcet reconnaît  en  lui,  avec  beaucoup  de  jus- 
tesse, le  vrai  londateur  de  la  liberté  philosophi- 
que parmi  les  modernes,  et  le  premier  qui  ait 
cherché,  dans  l'observation  des  opérations  de 
l'esprit,  les  vérités  premières  dont  toute  science 
a  besoin. 

Un  tableau  très-animé  du  mouvement  des  es- 

fjrits  pendant  le  dernier  siècle,  remplit  à  lui  seul 
a  neuvième  époque.  11  résume  en  lui  tous  les 
efforts  précédents,  et  a  mis  au  jour  des  vérités 
que,  selon  l'expression  de  Condorcet,  il  n'est  plus 
permis  ni  d'oublier  ni  de  combattre.  Parmi  ces 
vérités  sont  comptés  en  première  ligne  la  philo- 
sophie de  Locke  et  de  Condiliac,  les  principes 
{>olitiques  de  Rousseau,  et  surtout  la  doctrine  de 
a  perfectibilité  indéfinie  de  l'espèce  humaine, 
dont  tout  l'honneur  est  rapporté  à  Price,  à  Priest- 
ley  et  à  Turgot. 

Nous  voici  enfin  arrivés  à  la  partie  la  plus  ori- 
ginale et  la  plus  intéressante  du  livre  de  Con- 
dorcet, celle  qui  renlerme  la  prédiction  de  nos 
destinées  à  venir.  Tous  les  progrès  qui  restent 
encore  à  faire  à  l'espèce  humaine  doivent  abou- 
tir à  ces  trois  résultats  :  la  destruction  de  l'iné- 
galité entre  les  citoyens  d'un  même  peuple  ;  la 
destruction  de  l'inégalité  entre  les  nations  ;  le 
perfectionnement  de  la  nature  même  de  l'homme 
et  des  facultés  dont  elle  est  douée.  Pour  obtenir 
le  premier  de  ces  trois  résultats,  l'égalité  entre 
les  citoyens  d'un  même  peuple,  il  faut  d'abord 
faire  disparaître  l'inégalité  des  richesses  par  la 
destruction  des  monopoles,  par  l'abolition  de 
toutes  les  mesures  qui  entravent  l'industrie  et 
le  commerce,  par  l'extension  des  avantages  du 
crédit  à  toutes  les  classes  de  la  société,  enfin  par 
l'établissement  des  caisses  d'épargne  et  des  caisses 
d'assurance.  Mais  ces  moyens  purement  maté- 
riels ne  suffisent  pas;  il  faut  répartir  aussi  d'une 
manière  équitable  les  avantages  de  l'instruction. 
Sans  espérer,  sur  ce  point,  une  égalité  impossi- 
ble, il  faut  enseigner  à  chacun  les  connaissances 
qui  lui  sont  nécessaires  pour  n'être  point  dans  la 
dépendan -e  d'un  autre,  pour  faire  lui-même  ses 
aff"aires,  pour  connaître  ses  droits  et  ses  devoirs, 
pour  savoir  défendre  les  uns  et  remplir  les  autres. 
Avec  le  bien-être  et  l'instruction  des  hommes,  on 
verra  croître  aussi  leur  moralité,  et  voici  com- 
ment :  telle  sera  dans  l'avenir  la  perfection  des 
lois  et  des  institutions  publiques,  que  les  intérêts 
particuliers  seront  entièrement  confondus  avec 
l'intérêt  commun  ;  or,  comme  les  vices  et  les 
crimes,  dans  l'opinion  de  Condorcet,  ont  à  peu 
près  tous  leur  origine  dans  l'opposition  qui  a 
existé  jusqu'à  présent  entre  ces  deux  intérêts,  les 
vices  et  les  crimes  seront  désormais  impossibles, 
la  vertu  sera  en  quelque  sorte  l'état  naturel  de 
l'homme.  C'est  ainsi  que  la  nature  a  lié  par  une 
chaîne  indissoluble  la  vérité,  le  bonheur  et  la 
vertu. 

L'égalité  des  citoyens,  au  sein  de  chaque  peu- 


ple, aura  nécessairement  pour  résultat  l'égalité 
entre  les  nations;  car.  une  fois  parvenue  à  l'état 
que  nous  venons  de  décrire,  chaque  nation  à  part 
aura  conquis  le  droit  de  disposer  elle-même  de 
ses  richesses  et  do  son  sang  ;  dès  lors  la  guerre 
sera  regardée  comme  le  plus  grand  des  fiéaux  et 
le  plus  odieux  des  crimes  ;  la  garantie  de  la  force 
sera  remplacée  par  celle  des  traités  ;  la  liberté  du 
commerce  distribuera  partout,  d'une  manière 
égale,  le  bien-être  et  les  richesses;  l'identité  des 
intérêts  et  des  idées  aura  pour  conséquence  la 
création  d'une  langue  universelle,  et  tous  les 
peuples  ne  formeront  qu'une  seule  famille. 

Enfin,  s'il  y  a  des  races  d'animaux  et  de  végé- 
taux susceptibles  de  perfectionnement  par  la 
culture,  pourquoi  n'en  serait-il  pas  ainsi  de  la 
race  humaine?  Condorcet  ne  doute  pas  et  ne 
permet  à  personne  de  douter  que  les  progrès  de 
la  médecine,  de  l'hygiène,  de  l'économie  politi- 
que et  du  gouvernement  général  de  la  société  ne 
doivent  prolonger  pour  les  hommes  la  durée  de 
la  vie,  en  leur  assurant  une  santé  plus  constante 
et  une  constitution  plus  robuste.  Mais  qui  oserait 
assigner  un  terme  à  ce  genre  de  conquête?  Con- 
dorcet ne  promet  pas  positivement  à  l'homme  le 
don  de  l'immortalité  :  «  Mais  nous  ignorons,  dit- 
il,  quel  est  le  terme  que  la  vie  ne  doit  jamais 
dépasser;  nous  ignorons  même  si  les  lois  géné- 
rales de  la  nature  en  ont  déterminé  un  au  delà 
duquel  elle  ne  puisse  s'étendre.  » 

Plus  d'une  idée  profonde  se  trouve  mêlée  à  ces 
rêves,  dont  quelques-uns  touchent  au  ridicule  ; 
mais,  de  quelque  manière  que  l'on  juge  l'ouvrage 
de  Condorcet,  on  ne  peut  lire  .sans  attendrisse- 
ment cet  hymne  en  l'honneur  de  l'humanité  et 
de  l'avenir,  composé  en  quelque  sorte  sous  la 
hache  du  bourreau,  et  où  l'on  chercherait  vaine- 
ment un  reproche  adressé  par  la  victime  à  ses 
persécuteurs.  Tout  y  respire  l'amour  des  hom- 
mes, la  paix,  l'espérance  :  malheureusement 
cette  espérance  ne  s'élève  jamais  au-dessus  de 
la  terre. 

Les  ouvrages  de  Condorcet,  recueillis  et  im- 
primés à  Paris  en  1804,  forment  21  vol.  in-8  ; 
mais  dans  ce  recueil  ne  sont  pas  comptés  les  ou- 
vrages de  mathématiques,  qui  ont  été  publiés  à 
part.  On  peut  consulter  sur  sa  vie  et  ses  écrits  : 
les  Trois  siècles  de  la  littérature  française, 
par  Sabatier  de  Castres  (6°  édit.,  t.  II,  p.  2d);  la 
Notice  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  Condorcet, 
par  M.  Diannyêre,  son  ami  (2^  édit.,  Paris, 
1799)  ;  la  Biographie  nouvelle  des  contempo- 
rains, publiée  par  MM.  Arnault,  Jay,  Jouy,  Nor- 
vins,  etc.;  le  Dictionnaire  historique  et  biblio- 
graphique de  Peignot  ;  enfin  la  Biographie  de 
Condorcet,  lue  à  l'Académie  des  sciences,  par 
M.  Arago,  dans  la  séance  publique  de  1842. 

CONFUCIUS  (en  chinois  Khoung-fou-tseu,  ou 
plus  communément  if/ioun^-<scw).  Ce  philosophe, 
sous  le  nom  duquel  s'est  personnifiée  en  Europe, 
aussi  bien  qu'en  Chine,  toute  la  science  morale 
et  politique  des  Chinois,  naquit  dans  le  village 
de  Chang-ping,  dans  le  royaume  feudataire  de 
Lou  (aujourd'hui  province  de  Chan-lhoung) , 
551  ans  avant  notre  ère  et  54  ans  après  Lao- 
tseu.  Les  historiens  chinois  disent  que  Khoung- 
tseu,  bien  qu'il  soit  né  dans  le  petit  royaume  de 
Lou,  lut  cependant  le  plus  grand  instituteur  du 
genre  humain  qui  ait  jamais  paru  dans  le  monde. 
Si  l'on  doit  juger  de  la  cause  par  les  effets,  cet 
éloge  est  loin  d'être  exagéré  ;  car  aucun  autre 
homme,  quel  qu'ait  été  d'ailleurs  son  génie,  n'a 
eu,  comme  Confucius,  la  gloire  d'établir  un  code 
de  philosophie  morale  et  politique  qui  règne 
presque  exclusivement,  depuis  plus  de  deux 
mille  ans,  sur  un  empire  dont  la  population  dé- 
passe  aujourd'hui   trois   cent  soixante  millions 


GONF 


—  298  — 


GONF 


d'àmes.  Ayant  déjà  exposé  ailleurs  (voy.  le  mot 
Chinois)  ses  doctrines  philosophiques,  nous  nous 
bornerons  ici  à  faire  connaître  sa  vie,  son  véri- 
table caractère,  et  le  rôle  qu'il  a  joué  dans  l'his- 
toire générale  de  la  civilisation  de  son  pays. 

Les  historiens  chinois  font  remonter  les  ancê- 
tres de  Confucius  jusqu'à  l'empereur  Iloang-li, 
3ui  régnait  2637  ans  avant  notre  ère.  Plusieurs 
e  ses  ancêtres  occupèrent  des  emplois  considé- 
rables. Son  père  fut  gouverneur  de  la  ville  de 
Tséou.  Confucius  lui-même  occupa  plusieurs  fois 
des  emplois  publics,  que  sa  passion  pour  faire 
régner  la  justice  et  les  sages  lois  de  l'antiquité 
lui  faisait  rechercher  avec  ardeur  et  persévé- 
rance. 

Dès  l'âge  de  six  ans,  si  l'on  en  croit  des  tradi- 
tions un  peu  suspectes,  on  remarqua  en  lui  une 
sagesse  qui  tient  du  prodige.  Il  ne  prenait  au- 
cune part  aux  jeux  de  son  âge,  et  il  ne  mangeait 
rien  sans  l'avoir  offert  au  ciel,  selon  la  coutume 
des  anciens.  A  l'âge  de  quinze  ans,  il  s'appliqua 
tout  entier  à  la  lecture  des  livres  anciens,  et  en 
tira  tous  les  enseignements  qui  pouvaient  être  de 
quelque  utilité  pour  ses  projets  de  régénération. 
Ses  parents  étant  pauvres,  il  se  trouva,  dit-on, 
obligé  de  travailler  pour  vivre,  et  l'on  raconte 
même  qu'il  exerça  pendant  quelque  temps  la 
profession  de  berger.  Cependant,  à  cause  de  sa 
grande  intelligence  et  de  sa  vertu  éminente,  il 
fut  chargé,  à  l'âge  d'environ  vingt  ans,  par  le 
premier  ministre  du  royaume  de  Loii,  son  pays 
natal,  de  la  surintendance  des  grains,  des  bes- 
tiaux et  des  marchés  publics.  Il  lit  ensuite  quel- 
ques voyages,  et  alla  voir  Lao-tseu,  dans  le 
royaume  de  Tchéou. 

Après  avoir  parcouru  plusieurs  contrées  de  la 
Chine,  dans  le  but  de  ramener  à  des  principes 
d'équité  et  de  justice  les  chefs  des  petits  États 
dont  l'empire  se  composait  alors,  Confucius, 
voyant  ses  efforts  impuissants  pour  détruire  les 
abus,  se  retira  avec  quelques  disciples  dans  la 
solitude,  et  là  il  s'occupa  exclusivement  à  re- 
cueillir et  à  revoir  le  texte  des  Livres  sacrés 
{Ktng),  dans  lesquels  il  voyait,  comme  la  Chine 
tout  entière  la  toujours  fait  avec  lui,  les  plus 
précieux  monuments  de  la  sagesse  ancienne. 
C'est  ici  le  lieu  de  justifier  notre  philosophe  d'un 
reproche  étrange  qui  lui  a  été  fait,  en  France, 
dans  ces  derniers  temps  ;  on  l'a  accusé  «  d'avoir 
opéré  sur  les  Kîng  et  les  livres  de  l'antiquité 
chinoise  un  travail  analogue  à  celui  de  Platon, 
analogue  à  celui  d'Aristote  sur  les  dogmes  reli- 
gieux des  grandes  sociétés  auxquelles  la  Grèce 
était  redevable  de  sa  civilisation ,  c'est-à-dire 
que  ce  philosophe  élagua  de  ces  livres  toute  la 
partie  religieuse  qu'il  ne  comprenait  pas  très- 
bien,  tout  ce  qui  se  rapportait  à  l'explication  et 
au  développement  des  dogmes  traditionnels  ;  en 
un  mot,  tout  ce  qui  devait  lui  paraître  dépourvu 
d'intérêt.  »  (Appendice  à  la  traduction  de  l'ou- 
vrage sur  la  Chine,  de  M.  Davis.) 

Cette  assertion,  dont  plusieurs  écrivains  se 
sont  déjà  emparés  comme  d'une  grande  et  im- 
portante découverte,  ne  repose  sur  aucun  fonde- 
ment, et  quelques  mots  suffiront  pour  la  dé- 
truire. 

Les  Kîng  ou  les  Grands  livres  de  VAntiquilé, 
que  Confucius  est  accusé  d'avoir  a'térés,  ne  peu- 
vent être  que  le  Livre  des  Transformations 
{Y-King).  le  Livre  des  Vers  [Chi-King),  et  le  Li- 
vre des  Annales  [Choû-Kîng).  Quant  au  premier, 
loin  d'avoir  été  altéré  par  Confucius,  ce  philoso- 
phe avait  un  tel  respect  pour  ce  livre,  qu'il  di- 
sait dans  ses  Entretiens  philosophiques  (ch.  vu, 
§  16)  :  «  S'il  m'était  accordé  d'ajouter  à  mon 
âge  de  nombreuses  années,  j'en  demanderais 
cinquante  pour  étudier  le  Y-Kîng,  afin  que  je 


pus.se  me  rendre  exempt  de  fautes.  »  Tout  son 
travail  de  révision  se  borna  pour  ce  livre  à  de 
courts  commentaires,  que  les  Chinois  ont  nom- 
més Appendices  au  Y-King,  et  que,  dms  toutes 
les  éditions,  on  trouve  joints  au  Livre  des  Trans- 
formations. 

Le  travail  critique  de  Confucius  sur  le  Livre 
des  Vers  n'a  jamais  été  mis  en  doute.  Il  est  vrai 
que,  de  trois  mille  chants  populaires  recueillis 
dans  les  diverses  provinces  de  l'empire,  il  n'en  a 
guère  conservé  que  trois  cents;  mais  que  faut-il 
conclure  de  ce  fait,  sinon  que  notre  philosophe 
avait  de  la  critique  et  du  goût? 

Quant  au  Livre  des  Annales,  Confucius  le  ré- 
digea d'après  les  documents  historiques  officiels 
qui  existaient  de  son  temps.  Il  n'avait  donc  rien 
à  élaguer  de  sa  propre  rédaction.  Qu'il  ait  aussi 
fait  un  choix  dans  les  documents  historiques  mis 
à  sa  disposition,  ce  serait  faire  peu  d'honneur  à 
son  intelligence  que  de  supposer  le  contraire. 
Mais  qu'il  n'ait  pas  recueilli,  qu'il  n'ait  pas  jugé 
à  propos  de  transmettre  à  la  postérité,  et  de  lui 
offrir  comme  modèle  à  suivre,  tout  ce  qui  s'était 
fait,  dit  ou  écrit,  il  est  par  trop  étrange  de  lui 
en  faire  un  crime.  D'ailljurs,  le  ChoiÀ^Kîng, 
comme  nous  le  possédons,  n'est  pas  tel  qu'il 
sortit  des  mains  de  Confucius,  puisqu'il  avait 
alors  cent  chapitres,  et  qu'il  n'en  a  plus  que  cin- 
quante-huit depuis  l'incendie  des  livres,  213  ans 
avant  notre  ère. 

Reste  donc  l'accusation  indirecte  d'avoir  été 
infidèle  à  la  tradition  de  son  pays,  d'en  avoir  al- 
téré les  dogmes^  tandis  qu'un  de  ses  contempo- 
rains, dont  les  écrits  sont  parvenus  jusqu'à  nous, 
les  aurait,  dit-on,  religieusement  conservés.  Nous 
allons  démontrer  que  cette  accusation  n'a  pas 
plus  de  fondement  que  la  précédente.  Il  suffira 
de  traduire  littéralement  la  dissertation  rappor- 
tée par  Tso-khiéou-ming ,  le  contemporain  de 
Confucius,  auquel  il  est  fait  allusion. 

«  Mou-chOj  se  trouvant  dans  le  royaume  de 
Tçin,  Fan-siouan-tseu,  alla  à  sa  rencontre  et 
l'interrogea  en  disar^t  :  «  Les  hommes  de  l'anti- 
«  quité  avaient  un  proverbe  qui  disait  :  On 
«  ineurtj  mais  on  ne  pétnt  pas  tout  entier.  Quel 
«  est  le  sens  de  ce  proverbe?  » 

Mou-cho  n'ayant  pas  répondu.  Fan,  surnommé 
Siouan-tseu,  dit  :  «  Autrefois  les  ancêtres  de 
Khaï  (c'est-à-dire  de  Siouan-tseu  lui-même)  pré- 
cédèrent les  temps  de  Chun,  et  furent  de  la  fa- 
mille de  Yao.  Du  temps  de  la  dynastie  des  Hia, 
ce  fut  la  famille  du  Dragon  impérial  {Ya-loung- 
chi)  ;  du  temps  de  la  dynastie  des  Chang,  ce/ut 
la  famille  Chi-toeï  (qui  régnait  sur  le  petit  État 
vassal  nommé  Pc)  ;  du  temps  de  la  dynastie  des 
Tchéou,  ce  fut  la  famille  des  Thang  et  des  Tou 
(noms  de  deux  petits  royaumes,  dont  le  premier 
fut  anéanti  et  l'autre  absorbé  par  Tching-wang 
de  Tchéou,  111  ans  avant  J.  C).  Le  chef  du 
royaume  de  Tçin,  qui,  par  la  coupe  pleine  de 
sang  de  bœuf,'  jura  fidélité  aux  nouveaux  Hia 
(c'est-à-dire  aux  premiers  Tchéou),  fut  le  chef 
de  la  famille  Fan.  N'est-ce  pas  la  perpétuité  des 
familles  que  le  proverbe  cité  a  en  vue?  » 

Mou-cho  dit  :  «  Ce  que  moi,  Pao,  j'ai  entendu 
dire  à  ce  sujet,  diffère  totalement  de  ce  que 
vous  appelez  la  perpétuité  mondaine  des  famil- 
les dans  une  position  élevée,  dont  on  ne  peut 
pas  dire  qu'ei^es  ne  périssent  pas  comme  les  bois 
à  l'état  de  décomposition. 

«  Dans  le  royaume  de  Lou,  il  y  avait  ancien- 
nement un  ministre  d'État  qui  disait  :  Thsang, 
surnommé  après  sa  mort  Wen-lchoung  (le  puîné 
lettré),  étant  venu  à  décéder,  on  dit  de  lui  qu'il 
était  toujours  subsistant  (c'est-à-dire,  ajoute  la 
glose,  que  l'on  disait  que  ses  bonnes  instructions 
seraient  transmises  aux  siècles  à  venir).  N'est- 


CONP 


—  299  — 


CONF 


ce  pas  là  l'explication  du  proverbe?  moi  je  l'ai 
compris  ainsi.  Ceux  qui  sont  supérieurs  aux  au- 
tres hommes  (les  saints,  selon  la  glose)  ont  des 
vertus  qui  subsistent  indéfiniment  (qui  parvien- 
nent aux  siècles  futurs)  ;  ceux  qui  viennent  im- 
médiatement après  (les  sages)  ont  des  mérites 
qui  subsistent  aussi  indéfiniment;  ceux  qui  vien- 
nent après  ces  derniers  ont  des  paroles  qui  sont 
également  transmises  aux  générations  lutures. 
Quoique  ces  trois  ordres  de  sages  ne  vivent 
qu'un  certain  temps,  on  dit  d'eux  qu'ils  ne  pé- 
rissent pas  tout  entiers.  Voilà  ce  que  signifie 
l'expression  7te  pas  périr  tout  entier....  »  {Tso- 
tehouan,  k.  5,  1°  'ii) 

On  peut  voir,  par  cette  citation  fidèle,  si  le 
prétendu  conservateur  des  dogmes  traditionnels 
contemporain  de  Confucius  en  a  respectueuse- 
ment conservé  un  que  ce  dernier  philosophe  au- 
rait altéré,  et  même  supprimé,  dans  la  révision 
ou  la  rédaction  des  Ktuff,  ou  dans  ses  pro- 
pres écrits.  Loin  qu'il  y  ait,  dans  le  texte  précé- 
dent, dont  l'ancienneté  remonte  au  v'  siècle 
avant  notre  ère,  la  moindre  trace  d'un  pareil 
dogme,  la  supposition  qu'une  partie  de  nous- 
mêmes,  l'àme  ou  le  principe  pensant,  puisse 
subsister  individuellement  après  la  mort,  n'est 
pas  même  faite,  et  ne  se  rencontre  dans  aucune 
partie  du  livre. 

Il  n'est  plus  au  pouvoir  de  personne  de  contes- 
ter à  Confucius  le  rang  qu'il  occupe  depuis  plus 
de  deux  mille  ans  parmi  les  grands  hommes  qui 
ont  le  plus  contribué  à  civiliser  le  monde,  ni  de 
lui  refuser  une  place  à  côté  de  Platon  et  d'Aris- 
tote.  Il  était  doué  au  plus  haut  point  de  l'esprit 
philosophique,  et  s'est  montré  toute  sa  vie  l'apô- 
tre infatigable  de  la  justice  et  de  la  raison. 
D'une  rigidité  inflexible  pour  lui-même,  il  avait, 
on  peut  le  dire,  la  passion  du  bien  et  un  dé- 
vouement sans  bornes  au  bonheur  de  l'huma- 
nité; et  c'est  ce  qui  justifie  ces  paroles  d'un  em- 
pereur chinois,  gravées  sur  le  frontispice  des 
temples  élevés  dans  tout  l'empire  en  l'honneur 
de  notre  philosophe  :  «  Il  était  le  plus  grand,  le 
plus  saint,  le  plus  vertueux  des  instituteurs  du 
genre  humain  qui  ont  paru  sur  la  terre.  » 

Nous  n'entrerons  pas  ici  dans  les  détails  de 
cette  grande  et  noble  vie.  Nous  dirons  seulement 
qu'après  bien  des  vicissitudes,  Confucius  prit  la 
résolution  de  cesser  tous  ses  voyages  et  de  re- 
tourner dans  sa  province  natale  pour  y  instruire 
plus  complètement  ses  disciples,  afin  qu'ils  pus- 
sent transmettre  sa  doctrine  à  la  postérité.  C'est 
alors  qu'il  mit  la  dernière  main  à  ses  écrits,  et 
qu'il  composa  son  ouvrage  historique  intitulé  : 
le  Printemps  et  VAutomne  {Tchun-lhsiéou) , 
dont  on  ne  possède  encore  aucune  traduction 
européenne.  Il  mourut  quelque  temps  après  l'a- 
voir achevé ,  en  laissant  à  ses  nombreux  disci- 
ples le  soin  de  recueillir  ses  paroles  et  sa  doc- 
trine. En  efTet,  les  trois  livres  qui  portent  son 
nom  :  la  Grande  Étude  (Ta-hio),  Vlnvariabi- 
lité  dans  le  Milieu  {Tchoimg-yoûng) ,  les  Entre- 
tiens philosophiques  {Lun-yu),  ne  sont  que  les 
doctrines  et  les  paroles  de  Confucius  recueillies 
par  ses  disciples.  Ce  sont  ces  trois  ouvrages  qui, 
avec  celui  de  Mencius  ou  Meng-lseu  (voy.  ce 
nom),  forment  les  Quatre  livres  classiques  {Sse- 
chou)  que  l'on  fait  apprendre  par  cœur  aux  jeu- 
nes gens  de  toutes  les  écoles  et  dans  tous  les 
collèges  de  l'empire.  C'est  le  code  moral,  civil  et 
politique  des  Chinois,  la  loi  de  la  loi,  que  le 
souverain,  pas  plus  que  le  dernier  de  ses  sujets, 
n'oserait  ouvertement  transgresser. 

En  considérant  la  grande  et  séculaire  vénéra- 
tion qui  entoure,  en  Chine,  le  nom  de  Confucius, 
on  se  demande  quelle  cause  a  pu  donner  à  ses 
écrits  cette  influence  toute-puissante  sur  les  des- 


tinées de  son  immense  pays,  et  le  pouvoir  de 
résister  à  toutes  les  révolutions,  à  toutes  les  con- 
quêtes de  peui)les  barbares,  de  telle  sorte  qu'ils 
soient  encore  aujourd'hui  le  code  sacré  de  la  na- 
tion chinoise.  L'histoire  de  la  philosophie  an- 
cienne et  moderne  n'ofTre  pas  d'exemple  d'une 
influence  pareille.  Il  faut  que  les  souverains  de 
la  Chine  aient  reconnu  dans  ses  doctrines  un 
grand  principe  d'ordre  et  de  stabilité.  L'espèce 
de  culte  qu'on  lui  rend  au  printemps  et  à  l'au- 
tomne, dans  plus  de  quinze  cents  temples  ou 
édifices  publics,  a  été  autrefois  le  sujet  d'une 
grande  controverse  entre  les  missionnaires  jé- 
suites et  les  dominicains;  ces  derniers  considé- 
rant ces  honneurs  comme  des  pratiques  d'idolâ- 
trie, qui  devaient  être  défendues  aux  néophytes; 
tandis  que  les  premiers  les  regardaient  seulement 
comme  des  honneurs  purement  civils  qui  pou- 
vaient se  concilier  sans  inconvénients  avec  les 
croyances  chrétiennes. 

Dans  les  cérémonies  en  question,  le  premier 
fonctionnaire  public  civil  du  lieu  s'avance,  à  la 
tête  de  tous  les  autres  fonctionnaires,  devant  la 
tablette  sur  laquelle  est  écrit  en  grosses  lettres 
le  nom  de  Confucius  et  lui  adresse  ces  paroles  : 
«  Grandes,  admirables  et  saintes  sont  vos  vertus, 
6  Confucius!  Elles  sont  manifestes  à  tous,  nobles 
et  sublimes,  dignes  d'honneur  et  de  magnificence; 
et,  si  les  rois  gouvernent  leurs  peuples  de  ma- 
nière à  les  rendre  heureux,  c'est  à  vos  vertus  et 
à  votre  assistance  qu'ils  le  doivent.  Tous  vous 
prennent  pour  guide,  vous  oflfrent  des  sacrifices, 
implorent  votre  assistance,  et  il  en  a  toujours 
été  ainsi.  Tout  ce  que  nous  vous  off'rons  est  pur, 
sans  tache  et  abondant.  Que  votre  esprit  vienne 
donc  vers  nous  et  qu'il  nous  honore  de  sa  sainte 
présence  !  » 

Chaque  maison  d'étude,  chaque  collège  a  une 
salle  élevée  à  la  mémoire  de  Confucius,  pour  lui 
rendre  les  honneurs  prescrits.  C'est  là  que,  dans 
tous  les  concours,  les  étudiants  reçoivent  leurs 
grades  en  présence  des  examinateurs.  La  vénéra- 
tion pour  ce  grand  nom  est  telle  que  ceux  d'entre 
les  lettrés  chinois  qui  se  firent  chrétiens  au  temps 
des  premiers  missionnaires  ne  purent  jamais  se 
résoudre  à  cesser  de  lui  rendre  leurs  hommages 
accoutumés.  Ces  missionnaires  eux-mêmes  le  re- 
gardaient comme  un  modèle  de  vertu  et  de  sain- 
teté. «  On  ne  peut,  dit  l'un  d'eux  (le  P.  Le 
Comte),  rien  ajouter  ni  à  son  zèle,  ni  à  la  pureté 
de  sa  morale.  Il  semble  quelquefois  que  ce  soit 
un  docteur  de  la  nouvelle  loi  qui  parle  plutôt 
qu'un  homme  élevé  dans  la  corruption  de  la  loi 
de  nature;  et,  ce  qui  persuade  que  l'hypocrisie 
n'avait  point  de  part  dans  ce  qu'il  disait,  c'est 
que  jamais  ses  actions  n'ont  démenti  ses  maxi- 
mes. Enfin  sa  gravité  et  sa  douceur  dans  l'usage 
du  monde,  son  abstinence  rigoureuse  (car  il  pas- 
sait pour  l'homme  do  l'empire  le  plus  sobre),  le 
mépris  qu'il  avait  pour  les  biens  de  la  terre,  cette 
attention  continuelle  sur  ses  actions,  et,  ce  que 
nous  ne  trouvons  point  dans  les  sages  de  l'anti- 
quité, son  humilité  et  sa  modestie,  donneraient 
lieu  ae  juger  que  ce  n'a  pas  été  un  pur  philosophe 
formé  par  la  raison,  mais  un  homme  inspiré  de 
Dieu  pour  la  réforme  de  ce  nouveau  monde.  » 

Nous  n'ajouterons  rien  à  ce  portrait.  Ceux  qui 
voudront  connaître  plus  en  détail  cette  belle  et 
noble  vie  peuvent  consulter  le  12"  volume  des 
Mémoires  sur  les  Chinois,  et  le  1" volume  delà 
DescrijAion  de  la  Chine,  par  M.  G.  Pauthier 
(p.  120  etsuiv.). 

Les  éditions  chinoises  des  œuvres  de  Confucius, 
qui  sont  presque  toutes  enrichies  de  nombreux 
commentaires,  dont  le  plus  célèbre  et  le  plus  ré- 
pandu est  celui  de  Tchou-hi,  se  comptent  par 
milliers.  Excepté  peut-être  la  Bible,  il  n'est  au- 


CONR 


—  300  — 


CONS 


cun  ouvrage  dans  le  monde  qui  ait  reçu  et  qui 
continue  à  recevoir  une  aussi  grande  publicité. 

G.  P. 
CONNAISSANCE,  VOy.   INTELLIGENCE. 

CONRING  ne  peut  compter,  en  philosophie, 
que  |)ar  son  dévouement  au  peripatetisme  :  il  a 
beaucoup  écrit,  mais  il  n'a  point  trouvé  d'idées 
nouvelles  et  n'a  aucune  originalité.  Né  en  1606  à 
Norden  en  Osl-Frise,  il  se  distingua  de  très-bonne 
heure,  et  malgré  sa  faible  santé,  par  des  études 
brillantes.  Il  suivit  les  leçons  des  plus  célèbres 
professeurs  de  l'Université  de  Leyde;  et  lui-même, 
à  l'âge  de  vingt-six  ans,  il  enseignait  la  philoso- 
phie naturelle  àHelmsta;dt.  Il  fut  quelque  temps 
le  médecin  de  la  régente  d'Ost-Frise  et  même  de 
la  reine  Christine,  qui  ne  put  le  fixer  auprès 
d'elle.  Plus  tard,  professeur  de  droit  à  Helmstœdt, 
ce  fut  surtout  à  ce  titre  qu'il  se  fit  connaître;  et 
ses  vastes  connaissances,  ses  labeurs  immenses 
et  tout  pratiques,  en  firent  bientôt  l'un  desjuris- 
consultcs  les  plus  distingués  de  l'Allemagne,  qui 
en  comptait  dès  lors  un  très-grand  nombre.  Les 
souverains  le  consultèrent  souvent  sur  les  ques- 
tions les  plus  délicates  de  droit  public,  et  son  fa- 
meux ouvrage  sur  les  frontières  de  l'empire 
d'Allemagne,  de  Finibus  imperii,  produisit,  de 
son  temps,  la  sensation  la  plus  vive.  L'empereur 
l'en  fit  remercier.  La  réputation  de  Conring  était, 
pour  ces  matières,  presque  sans  égale,  et  il  fut 
un  des  savants  que  la  munificence  de  Louis  XIV 
se  fit  un  honneur  de  distinguer  et  de  récompen- 
ser. Il  eut  pour  collaborateur,  dans  ses  travaux, 
le  fameux  Henri  Méibom.  Il  mourut  en  1681;  en- 
touré du  respect  et  de  l'estime  publique. 

Conring  était  une  sorte  d'encyclopédie  vivante, 
et  ses  ouvrages,  au  nombre  de  deux  cent  un, 
traitent  des  sujets  les  plus  variés.  Ils  ont  été  réu- 
nis en  une  seule  édition  générale  qui  n'a  pas  moins 
de  6  vol.  in-f",  par  Goebel,  Brunswick,  1730.  Les 
seules  parties  qui  puissent  nous  intéresser  sont 
une  Introduction  à  la  philosophie  naturelle^  où 
dominent  les  principes  d'Aristote  dans  toute  leur 
puissance;  une  édition  de  la  Politique  d'Aristote 
avec  des  commentaires,  et  qui  est  comprise  dans 
une  espèce  d'histoire  de  la  science  politique  de- 
puis l'antiquité  jusqu'au  xvii»  siècle,  et  enfin  des 
travaux  assez  nombreux  et  tout  péripatéticiens 
sur  la  philosophie  sociale  {de  Philosophia  civili). 
Il  ne  f.iut  pas  croire  d'ailleurs  que  le  peripate- 
tisme de  Conring,  quoique  très-ardent,  soit  aveu- 
gle. Mélanchthon  avait  réformé  les  études  des 
écoles  protestantes,  et  Aristote  était  alors  dé- 
pouillé de  toutes  ses  obscurités  et  de  cette  subti- 
lité vaine  dont  la  scolastique  l'avait  couvert. 
Conring,  au  xviir  siècle,  fut  un  de  ceux  qui  le 
connurent  le  mieux;  et  Brucker,  en  le  classant 
parmi  les  plus  purs  péripatéticiens  de  cette  épo- 
que, n'a  pu  trouver  assez  de  louanges  pour  lui. 
Peut-être  est-ce  par  attachement  à  la  doctrine 
péripatéticienne  que  Conring  se  montra  l'adver- 
saire du  cartésianisme,  qu'il  ne  paraît  pas  avoir 
bien  compris,  et  qu'il  eut  le  tort  de  poursuivre 
Descartes  de  ses  epigrammes,  longtemps  même 
après  que  le  philosophe  français  était  mort. 
Brucker  regrette,  avec  raison,  une  si  vive  et  si 
malheureuse  inimitié.  Conring,  du  reste,  était 
parfaitement  sincère,  et,  dans  des  matières  où  il 
était  plus  compétent,  il  fit  preuve  de  la  plus 
honorable  loyauté.  C'est  ainsi  qu'il  fut  l'un  des 
premiers  à  soutenir  le  système  d'Harvey  sur  la 
circulation  du  sang,  et  qu'il  tint  à  honneur  de 
louer  et  d'admirer  les  travaux  de  Grotius  et  de 
Puflfendorf  qui  devaient  éclipser  les  siens.  Il 
combattit  du  reste  Hobbes  et  Gassendi  comme  il 
avait  combattu  Descartes.  Les  œuvres  de  Conring 
ont  été  publiées  à  Brunswick,  1780,  7  vol.  in-l°. 

Gaspard  Corberus  a  écrit  une  Vie  de  Conring, 


in-4,  Helmst.,  1694.  Conring  a  été  omis  dans  le 
Dictionnaire  de  Krug,  qui  a  cité  bien  des  noms 
moins  illustres  que  celui-là.  B.  S. -H. 

CONSCIENCE.  «  Il  y  a  une  lumière  intérieure, 
un  esprit  de  vérité,  qui  luit  dans  les  profondeurs 
de  l'âme  et  dirige  l'homme  méditatif  appelé  à 
visiter  ces  galeries  souterraines.  Celte  lumière 
n'est  pas  faite  pour  le  monde,  car  elle  n'est  ap- 
propriée ni  au  sens  externe,  ni  à  l'imagination; 
elle  s'éclipse  ou  s'éteint  même  tout  à  fait  devant 
cette  autre  espèce  de  clarté  des  sensations  et  des 
images;  clarté  vive  et  souvent  trompeuse  qui 
s'évanouit  à  son  tour  en  présence  de  l'esprit  de 
vérité.  »  C'est  ainsi  que  s'exprime  M.  Maine  de 
Biran  dans  la  préface  du  livre  des  Rapports  du 
physique  et  du  moral.  La  conscience  n'est  pas 
sans  doute,  comme  paraît  le  croire  ce  profond 
observateur  de  notre  vie  morale^  un  livre  fermé 
au  vulgaire  et  exclusivement  réservé  à  la  con- 
templation de  quelques  âmes  méditatives.  Le  sen- 
timent immédiat  et  infaillible  des  hautes  vérités 
contenues  dans  ce  grand  livre  appartient  à  l'hu- 
manité tout  entière.  Quel  est  l'homme  à  qui  la 
conscience  ne  révèle  pas  l'unité,  la  simplicité  de 
son  être,  l'activité  de  S3s  facultés,  l'innéité  de 
ses  penchants,  la  spontanéité  de  ses  mouvements, 
la  liberté  et  la  responsabilité  de  ses  actes?  Mais 
ce  sentiment  du  sens  commun  est  vague  et  con- 
fus ;  il  est  habituellement  mêlé  de  sensations  et 
d'images,  qui  en  altèrent  la  simplicité  et  la  vé- 
rité. La  vraie  science  de  la  conscience  veut  donc 
autre  chose  que  les  sourdes  et  obscures  révéla- 
tions du  sens  commun.  Elle  demande  une  pro- 
fonde et  constante  réflexion  qui  exerce  le  sens 
psychologique,  comme  on  fait  les  sens  externes 
pour  l'observation  de  la  nature,  et  qui,  par  une 
analyse  lente  et  minutieuse,  le  tienne  successi- 
vement attaché  sur  les  moindres  détails,  sur  les 
nuances  les  plus  délicates  de  la  vie  morale. 

Il  n'y  a  point  à  craindre,  dans  les  recherches  de 
ce  genre,  de  voir  autre  chose  que  la  réalité  ;  mais 
on  peut  ne  pas  l'embrasser  tout  entière;  on  peut 
surtout  ne  pas  l'apercevoir  dans  toute  sa  pureté  et 
dans  toute  sa  profondeur.  La  conscience  a  été  bien 
souvent  définie  et  même  décrite  dans  les  livres  de 
psychologie  :  toutes  ces  définitions  et  ces  descrip- 
tions sont  vraies  :  mais  toutes  aussi  laissent  subsis- 
ter de  graves  difficultés  sur  la  nature,  l'autorité,  la 
portée,  les  limites  et  le  mode  d'observation  de  la 
conscience.  Qu'est-ce  que  la  conscience?  Est-ce 
une  faculté  proprement  dite  de  l'intelligence  ou 
seulement  la  condition  générale  de  toutes  les  au- 
tres facultés?  Quelle  distinction  peut-on  établir 
entre  penser  et  savoir  qu'on  pense,  entre  sentir 
et  savoir  qu'on  sent,  entre  vouloir  et  savoir  qu'on 
veut?  Quelle  est  la  certitude  propre  à  la  con- 
science, et  comment  cette  certitude  se  distingue- 
t-elle  de  toutes  les  autres?  Quelle  est  la  portée 
de  la  conscience?  Atteint-elleseulement  les  actes 
du  moi,  ou  bien  en  outre  ses  facultés,  ou  enfin 
pénètre-t-elle  jusqu'à  la  substance  même  du  moi? 
Quelles  sont  ses  limites  du  côté  du  monde  sen- 
sible et  du  côté  du  monde  intelligible?  Où  finit 
le  rôle  de  la  conscience,  où  commence  celui  des 
sens  et  celui  de  la  raison?  Après  ces  difficultés 
sur  la  nature,  la  portée,  l'autorité  et  les  limites 
de  la  conscience^  viennent  les  graves  objections 
soulevées  tout  récemment  par  les  physiologistes 
contre  la  possibilité  d'une  science  psychologique. 
La  simple  conscience  suffit-elle  à  la  science?  Si 
elle  ne  suffit  pas,  il  est  donc  nécessaire  que  l'ob- 
servation proprement  dite  intervienne.  Mais  alors 
comment  le  moi  peut-il  s'observer  lui-même? 
Comment  peut-il  être  à  la  fois  le  sujet  et  l'objet 
de  son  élude?  L'observation  est-elle  immédiate 
et  directe,  comme  la  conscience  elle-même?  Est- 
ce  dans  l'action  même  de  ses  facultés,  au  moment 


CONS 


—  301  — 


GONS 


de  la  vie  psychologique,  que  le  moi  s'observe,  ou 
bien  ne  peut-il  le  faire  que  par  la  réflexion  tra- 
vaillant sur  des  souvenirs?  11  est  impossible  de 
traiter  de  la  conscience  sans  chercher  à  résoudre 
toutes  ces  diflicultés.  Mais  pour  y  arriver,  il  faut 
autre  chose  qu'une  simple  définition  ou  même 
une  description;  il  faut  une  analyse  approfondie 
de  la  conscience. 

La  nature  humaine,  si  on  la  considère^  abstrac- 
tion faite  de  toute  action  et  de  toute  influence 
extérieure,  n'est  ni  une  pure  table  l'ase,  comme 
l'a  prétenclu  Locke,  ni  une  statue,  ainsi  que  l'a 
imaginé  Condillac.  Elle  a  en  elle-même,  et  non 
hors  d'elle,  le  principe  de  son  activité,  de  sa  force 
et  de  sa  grandeur.  Elle  est  primitivement  douée 
de  puissances,  de  facultés,  de  tendances  qui  n'at- 
tendent que  le  contact  ou  l'impression  d'un  objet 
extérieur  pour  se  développer  et  se  produire.  Mais, 
bien  que  le  moi  ait  en  lui-même  son  principe  de 
vie,  il  est  très-vrai  qu'il  ne  vit  pas  de  lui-même. 
Dans  sa  vie  morale,  aussi  bien  que  dans  sa  vie 
physique,  il  a  besoin  d'un  objet,  comme  d'un 
aliment  nécessaire  à  son  activité  intérieure. 
C'est  une  profonde  erreur  de  croire  que  notre 
âme  puisse  se  retirer  dans  la  prolondeur  de  son 
essence  et  y  vivre  de  sa  propre  substance  dans 
une  absolue  solitude.  Dans  ses  méditations 
les  plus  abstraites,  dans  ses  imaginations  les  plus 
chimériques,  dans  le  recueillement  le  plus  pariait 
de  ses  souvenirs,  l'âme  semble  tirer  la  vie  de  son 
propre  sein.  Et  pourtant,  si  l'on  remonte  à  l'ori- 
gine de  ces  méditations,  de  ces  imaginations  et 
de  ces  souvenirs,  on  trouvera  toujours  que  l'âme 
en  a  puisé  les  premiers  éléments  à  une  source 
extérieure,  ou,  tout  au  moins,  étrangère.  Le  sou- 
venir suppose  une  perception  primitive,  et,  par 
suite,  une  impression  du  dehors;  l'imagination 
forme  .ses  tableaux  de  la  confusion,  ou  plutôt  de 
la  combinaison  de  deux  mondes  essentiellement 
distincts  du  moi,  le  monde  sensible  et  le  monde 
intelligible;  la  méditation  n'est  que  la  réflexion 
travaillant  sur  des  données  antérieures  acquises 
par  les  sons,  ou  l'imagination,  ou  la  raison,  toutes 
facultés  qui  impliquent  l'intervention  d'un  non- 
moi.  L'âme  ne  peut  donc  vivre  qu'en  communi- 
cation avec  un  objet.  Cet  objet  n'est  pas  toujours 
extérieur  et  matériel.  Les  objets  de  la  raison,  le 
vrai,  le  beau,  le  bien,  n'ont  point  ce  double  ca- 
ractère; mais  ils  n'en  appartiennent  pas  moins  à 
un  monde  profondément  distinct  du  moi,  et  ce 
serait  étendre  outre  mesure  la  sphère  de  la  nature 
humaine,  que  d'y  comprendre,  comme  l'a  fait 
l'école  d'Alexandrie,  le  monde  intelligible  tout 
entier.  En  un  mot,  l'âme  a  toujours  besoin  d'un 
objet,  quoiqu'elle  sente,  quoiqu'elle  pense,  quoi- 

Su'elle  désire  ou  décide  ;  son  activité  s'éteindrait 
ans  un  isolement  absolu,  comme  le  feu  cesse 
de  brûler  dans  le  vide. 

Puisque  tout  phénomène  de  la  vie  psychologi- 
que implique  un  objet  distinct  et  diflérent  du 
sujet,  un  non-moi  aussi  bien  qu'un  moi,  il  peut 
toujours  être  considéré  sous  un  double  point  de 
vue.  par  rapport  au  sujet  ou  par  rapport  à  l'ob- 
jet. Appliquant  cette  distinction  aux  trois  faits 
qui  résument  toute  la  vie  morale,  sentir,  pen- 
ser et  vouloir,  nous  arriverons  facilement  à  en 
déduire  la  loi  même  de  toute  analyse  intérieure. 
Dans  le  phénomène  de  la  sensation,  on  peut 
distinguer  1"  la  sensation  proprement  dite,  plai- 
sir ou  douleur;  2°  le  sentiment  du  rapport  de 
cette  modifi  ation  afl'ective  au  sujet.  Ce  senti- 
ment est  un  retour  de  l'âme  sur  elle-même: 
tout  entière  à  l'objet  dans  le  phénomène  du 
plaisir  ou  de  la  douleur,  elle  se  reconnaît,  se 
distingue  du  7ion-77ioi,  et  prend  conscience 
d'elle-même  dans  ce  sentiment.  Condillac  pré- 
tend, dans  le  Traité  des  sensations,  que  le  moi 


se  confond  et  s'identifie  avec  la  première  sensa- 
tion qu'il  éprouve,  do  manière  à  dire,  je  suis 
telle  saveur,  je  suis  telle  odeur.  Cette  assertion 
est  une  profonde  erreur;  mais  elle  est  une  con- 
séquence rigoureuse  de  l'hypothèse  de  Condillac. 
Si  l'homme  n'est  primitivement  qu'une  statue, 
c'est-à-dire  un  être  sans  activité  et  sans  facultés 
innées,  il  ne  peut  avoir  aucun  sentiment  de  lui- 
même.  Il  n'y  a  pas  de  conscience  possible  d'une 
existence  vide  et  d'une  nature  inerte.  Mais  tel 
n'est  pas  l'homme  réel:  il  est  une  force  a  tive, 
douée  de  facultés  et  de  puissances  diverses  qui 
n'attendent  que  le  contact  d'un  objet  pour  entrer 
en  exercice.  Dès  que  cette  force  subit  l'impres- 
sion de  la  cause  extérieure,  elle  réagit  en  vertu 
de  l'énergie  qui  lui  est  propre,  quelle  que  soit 
la  violence  de  l'impression  extérieure,  et  par  le 
sentiment  de  cette  réaction  elle  se  distingue  de 
la  cause  de  la  sensation,  et  prend  conscience 
d'elle-même.  Condillac  éprouve  un  grand  embar- 
ras à  expliquer  la  conscience  ;  il  imagine  à  cet 
effet  tout  un  système  de  comparaisons  et  d'in- 
ductions. L'explication  est  beaucoup  plus  sim- 
ple, quand  on  se  replace  dans  la  réalié.  L'âme 
humaine  n'est  point  une  substance  primitivement 
vide  et  passive  ;  elle  une  force ,  une  cause, 
c'est-à-dire  une  nature  essentiellement  active 
et  riche  de  facultés.  Du  moment  qu'elle  agit, 
elle  a,  elle  ne  peut  pas  ne  pas  avoir  le  sentiment 
de  son  activité,  de  sa  causalité.  De  là  la  con- 
science, phénomène  inexplicable  dans  l'hypo- 
thèse de  l'homme  statue,  mais  qui  devient  sim- 
ple et  nécessaire  dans  la  vraie  notion  du  moi. 

Le  langage  ordinaire,  expression  fidèle  du 
sens  commun,  détermine  parfaitement  la  portée 
du  témoignage  de  la  conscience.  On  dit  bien  qu'on 
a  la  sensation  ou  la  perception  d'un  objet;  on  ne 
dit  pas  qu'on  en  a  conscience.  C'est  qu'en  efl'et  la 
conscience  ne  touche  point  à  l'objet;  elle  n'at- 
teint que  l'acte  du  sujet,  le  sujet  lui-même  dans 
sa  modification  ou  dans  son  action.  La  sensation 
est  un  fait  intérieur,  sans  doute,  mais  qui  sup- 
pose un  objet  et  un  objet  extérieur;  la  con- 
science est  un  sentiment  de  l'âme  qui  ne  sup- 
pose rien  au  delà  de  la  sphère  tout  intérieure 
du  sujet.  L'âme  sort  d'elle-même  dans  la  sensa- 
tion ;  dans  la  conscience,  elle  s'y  replie  et  s'y 
renferme  absolument  :  on  pourrait  dire  que  la 
sensation  est  une  expansion  de  l'âme  au  dehors, 
tandis  que  la  conscience  est  un  retour  sur  elle- 
même.  La  distinction  que  la  science  et  le 
langage  ont  toujours  consacrée  entre  sentir  et 
savoir  qu'on  sent,  a  donc  un  fondement  réel  : 
sentir,  c'est  être  affecté  par  une  cause  extérieure; 
avoir  conscience  de  cette  sensation,  ce  n'est  pas 
simplement  être  averti  de  son  existence  :  il  est 
trop  clair  qu'on  ne  peut  jouir  ou  souffrir  sans  le 
savoir  ;  c'est  surtout,  pour  le  sujet  qui  sent,  se 
reconnaître  soi-même  et  se  distinguer  de  l'objet 
de  sa  sensation.  Or,  ce  sentiment  du  moi,  qui 
accompagne  la  sensation,  n'en  est  point  un  élé- 
ment intégrant  et  inséparable.  Il  est  certain  que 
l'animal  sent  comme  l'homme.  En  a-t-il  con- 
science comme  nous,  c'est-à-dire  se  reconnaît-il 
comme  sujet  distinct  de  l'objet  de  sa  sensation? 
Quand  on  l'accorderait,  on  ne  pourrait  nier  que 
ce  sentiment  du  moi  ne  fût  infiniment  plus  lâi- 
ble  et  plus  obscur  dans  l'animal.  L'homme  lui- 
même  n'a  pas  également  cons  ience  de  sa  per- 
sonne dans  les  divers  états  par  lesquels  i)asse  sa 
sensibilité.  Quand  la  vie  animale  prédomine  en 
lui,  le  sentiment  du  moi  s'efface,  la  conscience 
se  trouble  et  s'obscurcit.  Si,  au  contraire,  c'est 
le  principe  intérieur  qui  triomphe  des  influences 
du  dehors,  le  sentiment  du  moi  redouble,  et  la 
conscience  devient  plus  nette  et  plus  claire.  N'a- 
t-on  pas  d'ailleurs  remarqué  que  le  plus  sou- 


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302 


GONS 


vent  la  conscience  est  en  raison  inverse  de  la 
sensation? 

La  conscience  n'est  pas  moins  distincte  de  la 
pensée  que  de  la  sensation.  Toute  pensée  suppose 
un  objet,  sinon  extérieur  et  matériel,  au  moins 
distinct  et  différent  du  sujet  qui  pense.  De  même 
que  par  les  sens  l'àme  entre  en  relation  avec  le 
monde  visible,  le  monde  des  corps,  de  même  par  la 
pensée  pure,  par  la  raison,  elle  communique  avec 
le  monde  des  vérités  éternelles  et  l'être  suprême 
qui  en  est  le  principe.  L'àme  sort  d'elle-même,par 
la  pensée  comme  par  la  sensation.  La  pensée  s'at- 
tache toujours  à  un  objet  étranger  au  sujet  pen- 
sant ;  la  conscience  de  la  pensée  n'est  pas  autre 
chose  que  le  sentiment  de  l'activité  du  moi  dans 
l'opération  intellectuelle  :  elle  ne  suppose  donc 
rien  d'extérieur,  rien  d'étranger  au  sujet;  elle 
est,  pour  nous  servir  d'une  expression  de 
Kant,  vide  de  réalité  objective.  Le  langage  ordi- 
naire a  reconnu  ce  caractère  purement  subjeclf 
de  la  conscience:  on  dit  «  connaître  le  beau,  le 
vrai,  le  bien.  Dieu;  »  on  ne  dit  pas  «avoir  con- 
science du  vrai,  du  beau,  du  bien,  de  Dieu.  » 
C'est  que  la  conscience  n'atteint  jamais  la  réa- 
lité objective;  elle  n'est,  dans  la  pensée  comme 
dans  la  sensation,  que  le  sentiment  immédiat  et 
intime  de  l'état  ou  de  l'action  du  moi.  Ce  sen- 
timent est  si  bien  distinct  de  la  pensée  propre- 
ment dite,  qu'il  en  suit  le  développement  dans 
une  proportion  inverse.  Plus  la  pensée  est  absor- 
bée dans  l'objet  de  sa  contemplation,  plus  la  con- 
science qui  l'accompagne  est  faible  et  sourde. 
Quand  les  hautes  vérités  du  monde  intelligible, 
l'idée  du  bien,  l'idée  du  beau,  l'idée  de  l'infini, 
illuminent  la  pensée  humaine  de  leurs  vives 
clartés,  que  devient  cette  lumière  intérieure  qui 
éclaire  la  sphère  du  moi?  Qui  n'a  observé  com- 
bien elle  pâlit  devant  l'éclat  des  vérités  éternel- 
les? Et  si  l'objet  de  sa  contemplation,  en  illumi- 
nant l'àme,  l'émeut  et  la  transporte,  le  sentiment 
du  moi,  la  conscience  de  la  personnalité,  ne 
voat-ils  point  se  perdre  dans  cet  enthousiasme 
de  l'extase,  si  bien  défini  le  ravissement  de 
l'âme  en  Dieu? 

Dans  les  autres  phénomènes  de  sa  vie  morale, 
l'âme  n'a  pas  moins  besoin  d'un  objet.  Dans  le 
désir,  elle  aspire  à  une  réalité  placée  en  de- 
hors d'elle-même,  soit  dans  le  monde  sensible, 
soit  dans  le  monde  intelligible.  Dans  le  vouloir, 
elle  n'aspire  plus;  elle  s'attache,  elle  se  fixe  à 
un  objet  toujours  différent  d'elle-même,  à  un 
non-moi.  Seulement  il  faut  reconnaître  une  \>to- 
fonde  différence  entre  les  phénomènes  du  désir 
et  du  vouloir,  et  les  phénomènes  de  la  sensation 
et  de  la  pensée.  Le  désir  et  la  volition  sont  de 
purs  mouvements  de  l'activité  intérieure,  les- 
quels ont  pour  terme  et  pour  but  l'objet  exté- 
rieur, et  pour  cause  unique  le  sujet,  tandis  que  la 
sensation  et  la  pensée  proviennent  de  l'action 
réciproque  de  deux  causes,  le  moi  et  le  non- 
m,oi.  Dans  le  désir,  l'àme  tend  à  sortir  d'elle- 
même;  dans  la  volition,  elle  fait  effort  dans  le 
même  sens;  mais  elle  n'en  sort  pas  réellement 
comme  dans  la  sensation  et  la  pensée  :  elle 
n'entre  pas  en  commerce  avec  le  monde  sensi- 
ble et  le  monde  intelligible.  L'activité  du  moi 
se  montre  inégalement  dans  ces  deux  phénomè- 
nes, spontanée  dans  le  désir  et  libre  dans  la  vo- 
lonté, ayant  son  objet  et  sa  fin  au  dehors,  mais 
sa  cause,  sa  cause  unique  au  dedans.  .Dans  la 
sensation  et  la  pensée,  l'activité  intérieure  ne  se 
développe  pas  d'elle-même;  elle  ne  fait  que  réa- 
gir sous  l'impression  d'un  objet  extérieur,  en 
sorte  que  cet  objet  n'est  pas  seulement  le  terme, 
mais  encore  la  cause  jusqu'à  un  certain  point 
de  cette  réaction. 

Cette  rapide  analyse  de  la  conscience;  dans  les 


principaux  phénomènes  de  la  vie  morale,  nous 
révèle  la  véritable  nature  de  la  conscience,  et 
par  là  nous  indique  la  solution  très-simple  de 
toutes  les  difficultés  qui  ont  été  soulevées  au 
début  de  cet  article.  Commençons  par  en  faire 
ressortir  une  notion  précise  et  exacte  de  la  fa- 
culté de  l'esprit  qui  fait  l'objet  de  notre  travail. 
Autre  chose  est  sentir,  penser,  désirer,  vouloir; 
autre  chose  est  en  avoir  conscience.  La  sensa- 
tion, la  pensée,  le  désir,  la  volition  sont  des 
phénomènes  internes  sans  doute,  mais  qui,  di- 
rectement ou  indirectement,  supposent  un  objet 
en  dehors  de  l'âme.  Ce  sont  des  faits  du  moi  qui 
impliquent  une  certaine  relation  avec  le  non- 
moi.  Mais  la  conscience  est  le  sentiment  intime, 
immédiat,  constant  de  l'activité  du  m,oi,  dans 
chacun  des  phénomènes  de  sa  vie  morale.  Elle 
nous  révèle,  non  le  phénomène  tout  entier,  mais 
seulement  la  part  que  le  moi  y  prend,  l'action 
du  sujet,  abstraction  faite  de  l'impression  de 
l'objet;  elle  nous  montre  le  côté  subjectif  d'un 
phénomène  qui  présente  toujours  à  l'analyse  un 
double  aspect.  En  sorte  qu'à  parler  rigoureuse- 
ment, ce  n'est  pas  de  la  sensation  même,  ni  de 
la  pensée  que  l'âme  a  conscience,  mais  seule- 
ment de  l'énergie  et  de  l'activité  qu'elle  mani- 
feste dans  ces  phénomènes.  En  un  mot,  c'est 
d'elle-même,  et  d'elle  seule,  qu'elle  a  conscience. 
Dans  ses  sensations,  dans  ses  pensées,  comme 
dans  ses  désirs  et  ses  volitions,  elle  ne  sent  et 
ne  voit  qu'elle.  La  conscience  n'a  qu'un  objet 
immuable  et  permanent  :  le  moi;  si  elle  change 
elle-même,  si  elle  paraît  se  diversifier  à  l'infini, 
c'est  qu'elle  suit  exactement  les  modifications 
et  les  variations  infinies  du  m,oi.  On  pourrait 
définir  la  conscience  le  sentiment  du  moi,  dans 
tous  les  phénomènes  de  la  vie  morale. 

Le  caractère  propre  et  le  r'ie  de  la  conscience 
étant  déterminés,  il  sera  facile  d'en  circonscrire 
le  domaine  et  a'en  marquer  les  limites  d'une 
manière  précise.  Jusqu'où  peut  descendre  la  con- 
science, quand  elle  pénètre  dans  les  profondeurs 
de  la  nature  humaine?  Jusqu'oii  peut-elle  s'é- 
tendre, lorsqu'elle  essaye  de  sortir  du  cercle  de 
la  vie  intérieure  et  d'explorer  les  abords  du 
monde  sensible  ou  du  monde  intelligible?  Elle 
nous  révèle  les  actes  du  moi,  rien  n'est  plus 
évident  ;  mais  va-t-elle  au  delà,  et  nous  révèle- 
t-elle  en  outre  les  facultés  et  la  substance  même 
du  m.oi  ?  D'un  autre  côté,  son  témoignafje  n'est- 
il  jamais  que  l'écho  de  la  réalité  intérieure? 
N'a-t-elle  rien  à  nous  apprendre,  soit  sur  le 
monde  sensible  et  le  monde  intelligible  consi- 
dérés en  eux-mêmes,  soit  sur  les  communica- 
tions mystérieuses  par  lesquelles  le  m,oi  s'y  rat- 
tache? Selon  une  doctrine  généralement  répan- 
due dans  les  livres  de  psychologie,  il  faudrait 
distinguer  trois  degrés  dans  l'étude  des  faits  de 
conscience  :  les  actes  proprement  dits,  les  fa- 
cultés, et  le  principe  même  de  ces  facultés, 
l'àme,  considérée  dans  sa  nature  intime  et  sa 
substance.  La  conscience  n'atteindrait  directe- 
ment que  les  actes;  ce  ne  serait  que  par  une 
induction  appuyée,  il  est  vrai,  sur  les  données 
du  sens  intime  que  la  science  pourrait  s'élever 
aux  facultés,  et  pénétrer  jusque  dans  la  nature 
intime,  dans  la  substance  même  du  moi.  Cette 
théorie  est  en  contradiction  avec  la  vraie  défini- 
tion de  la  conscience.  Si  la  conscience  n'est  réel- 
lement que  le  sentiment  de  l'élément  actif  et 
purement  interne  du  phénomène  complexe  qui 
résulte  de  la  double  action  du  sujet  et  de  l'ob- 
jet, ainsi  que  l'analyse  vient  de  le  démontrer, 
elle  est  le  sentiment  même  du  woi  en  action.  Il 
est  clair,  dès  lors,  qu'elle  ne  se  borne  pas  à 
nous  instruire  des  modifications  et  des  actes  du 
moi,  et  qu'elle  nous  révèle,  en  outre,  immédia- 


CONS 


303 


GONS 


tement  et  les  facultés  et  le  principe  même  des 
facultés.  La  psychologie  n'a  nul  besoin  ici  de 
l'induction,  procédé  indirect  et  ingénieux  auquel 
les  SL-ien.es  d'observation  ne  doivent   recourir 

3ue  là  où  l'expérience  directe  et  immédiate  l'ait 
éfaut.  Pour  connaître  mes  facultés  et  la  sub- 
stance môme  de  mon  être,  ma  conscience  me 
suffit;  je  ne  sens  pas  seulement  mes  actes,  je 
sens  tout  aussi  immédiatement  les  pouvoirs  qui 
les  produisent,  et  la  cause,  la  force  une,  simple, 
indivisible,  qui  dirige  et  applique  tous  ces  pou- 
voirs. On  a  beaucoup  trop  répété  que  la  méthode 
qui  convient  à  la  psychologie  est  la  même  que 
celle  qui  a  tant  fait  avancer  les  sciences  physi- 
ques et  naturelles.  C'est  une  erreur  profonde 
que  M.  de  Biran  a  relevée  le  premier,  et  qui 
condamnerait  la  science  à  linipuissanLe  et  à  la 
stérilité,  si  la  méthode  psychologique  ne  parve- 
nait à  s'en  dégager.  Il  n'est  pas  vrai  que  l'on 
constate  l'existence  d'une  faculté,  comme  on  dé- 
couvre l'existence  d'une  loi  du  monde  physique. 
Un  peu  de  réflexion  suflit  pour  convaincre  qu'il 
n'y  a  rien  de  commun  entre  les  deux  manières 
de  procéder.  C'est  parce  qu'ils  ont  observé  deux 
phénomènes  en  rapport  de  succession  ou  de  conco- 
mitance, que  le  naturaliste  et  le  physicien  soup- 
çonnent d'abord  qu'il  pourrait  bien  y  avoir  une 
raison  nécessaire,  une  cause  générale  de  cette 
succession  ou  de  cette  concomitance,  et,  après 
avoir  multiplié  et  surtout  varié  les  expériences, 
concluent  avec  certitude  à  l'existence  d'une  loi. 
Ils  ont  observé  les  phénomènes  ;  mais  ils  n'ont 
pu  observer  la  loi.  C'est  parce  que  la  loi  est  in- 
visible, qu'ils  en  sont  réduits  à  la  conjecturer 
par  l'induction.  Qu'est-ce  que  l'induction,  sinon 
une  sorte  de  divination  qui  était  restée  fort  in- 
certaine et  fort  téméraire  jusqu'au  jour  où  Bacon 
la  soumit  à  des  règles  sévères.  Rien  de  pareil 
n'a  lieu  en  psychologie.  Si  je  crois  à  l'existence 
en  moi  de  telle  faculté,  de  telle  capacité,  de  tel 
penchant,  ce  n'est  point  parce  que  d'un  certain 
nombre  de  cas  observés  j'aurai  induit  l'exis- 
tence de  celle  faculté,  de  cette  capacité,  de  ce 
penchant  ;  j'y  crois  en  vertu  d'un  sentiment  in- 
time, immédiat,  profond.  S'il  en  était  autrement, 
si  je  devais  ma  croyance  à  la  seule  induction, 
•comment  serai-je  encore  sûr  de  l'existence  d'une 
faculté,  d'une  capacité,  d'un  penchant,  lorsque 
l'objet  qui  en  a  provoqué  l'action  ou  la  manifes- 
tation a  disparu?  Je  n'ai  pas  conscience  seule- 
ment de  la  manifestation  extérieure  et  objective 
4e  mon  désir  ou  de  mon  penchant;  je  retrouve 
ce  désir  ou  ce  penchant  dans  la  profondeur  de 
l'âme  où  il  sommeille.  Il  en  est  de  même  de  toute 
faculté,  de  tout  principe  de  la  vie  morale  :  la 
conscience  n'en  révèle  pas  seulement  l'action  et 
la  manifestation,  mais  encore,  si  je  puis  m'ex- 
primer  ainsi,  l'être  et  la  nature  intime.  J'ai  à  la 
fois  la  conscience  de  l'acte  et  de  la  puissance  vo- 
lontaire; j'ai  en  même  temps  le  sentiment  de  la 
passion  fugitive  du  moment,  et  de  la  tendance 
profonde  et  permanente  qui  se  cache  sous  le 
mouvement  passionné.  Et  comment,  d'ailleurs, 
en  pourrait-il  être  autrement?  Si  la  conscience 
des  phénomènes  de  la  vie  morale  n'est  que  le 
sentiment  du  moi  lui-même  en  tant  que  cause 
active,  en  tant  que  force,  comment  le  sentiment 
du  moi  lui-même  n"impliquerait-il  pas  la  con- 
science de  toutes  les  facultés,  puissances,  pen- 
chants, par  lesquels  se  manifeste  son  activité? 

Il  y  a  plus  :  le  témoignage  de  la  conscience 
ne  s'arrête  point  aux  facultés,  et  il  atteintjusqu  a 
la  nature  intime,  jusqu'à  la  substance  même  de 
l'àme.  On  a  beaucoup  abusé  des  mots  âme  et 
■esprit,  en  les  appliquant  arbitrairement  à  tout 
ce  qui  dépasse  la  sphère  de  l'expérience.  On  a 
transformé  en  âme  et  en  esprit  toute  cause  in- 


visible des  phénomènes;  on  a  imaginé  une  âme 
de  la  nature,  un  esprit  universel.  Dès  lors,  le 
sens  do  ces  mots  dans  la  science  est  devenu 
tellement  vague  et  tellement  mystérieux,  qu'ils 
ont  été  relégués  par  les  esprits  positifs  dans  la 
catégorie  des  termes  qui  n'expriment  plus  que  les 
vieilles  chimères  de  la  pensée.  Dans  une  théorie 
purement  psychologique,  il  importe  d'écarter 
toute  spéculation  empruntée  à  la  métaphysique, 
et  de  considérer  simplement  l'âme  et  Vespi'it  au 
point  de  vue  de  la  nature  humaine.  Qu'est-ce 
que  l'àme?  une  cause,  une  force  simple,  sen- 
tante, spontanément  active,  principe  et  centre  de 
tous  les  mouvements  de  la  vie  extérieure.  Qu'est- 
ce  que  l'esprit,  toujours  au  point  de  vue  psycho- 
logique ?  une  force  douée  d'attributs  supérieurs 
à  ceux  que  je  viens  de  nommer,  une  cause  qui 
réunit  la  raison  à  la  sensibilité,  la  volonté  à  la 
liberté^  au  mouvement  spontané  et  à  l'action.  C'est 
là  l'idée  la  plus  exacte  et  la  plus  pure  que  nous 
puissions  nous  faire  de  l'àme  et  de  l'esprit. 
L'unité,  la  simplicité,  la  sensibilité,  l'activité 
spontanée  ne  sont  pas  seulement  des  attributs 
plus  ou  moins  essentiels  d'un  être  mystérieux 
qui  serait  l'âme;  ils  en  constituent  la  nature 
même  et  la  substance.  De  même,  il  ne  faut  pas 
voir  dans  la  volonté,  la  liberté  et  la  raison,  de 
simples  attributs  d'une  substance  indéfinissable 
et  inaccessible  qu'on  nommerait  l'esprit  ;  l'en- 
semble de  ces  attributs  forme  la  substance  même 
et  tout  l'être  de  l'esprit.  Or,  d'où  nous  viennent 
ces  notions  d'âme  et  d'esprit?  N'est-ce  pas  de  la 
conscience  et  de  la  conscience  seulement?  C'est 
à  cette  source  intérieure  que  nous  les  puisons 
pour  les  transporter  ensuite  par  analogie  et  par 
induction  dans  le  monde  sensible  et  dans  le 
monde  intelligible.  Le  moi  est  le  vrai  type  de 
l'âme  et  de  l'esprit;  la  conscience  est  le  vrai 
sanctuaire  de  la  vie  spirituelle.  Le  psychologue 
peut  dire  comme  le  poète,  dans  un  sens  différent  : 
SpSrilus  intus  alit.  «  Peut-être  que  ces  questions 
(sur  la  nature  de  la  substance  spirituelle)  pa- 
raîtront moins  insolubles,  si  l'on  considère  que, 
dans  le  point  de  vue  réel  où  Leibniz  se  trouve 
heureusement  placé,  les  êtres  sont  des  forces, 
et  les  forces  sont  les  seuls  êtres  réels;  qu'ainsi 
le  sentiment  primitif  du  moi  n'est  autre  que 
celui  d'une  force  libre,  qui  agit  ou  commence 
le  mouvement  par  ses  propres  déterminations. 
Si  notre  âme  n'est  qu'une  force,  qu'une  cause 
d'action  ayant  le  sentiment  d'elle-même,  en  tant 
qu'elle  agit,  il  est  vrai  de  dire  qu'elle  se  connaît 
elle-même  par  conscience  d'une  manière  adé- 
quate, ou  qu'elle  sait  tout  ce  qu'elle  est.  C'est 
là  même  une  raison  de  penser  qu'il  y  a  dualité 
de  substance  en  nous.  »  (Maine  de  Biran,  t.  III, 
p.  298,  édit.  Cousin.)  Tirons  maintenant  les  con- 
séquences de  cette  vérité.  L'expérience  intérieure 
nous  révélant  directement  l'unité,  la  simplicité, 
l'activité  spontanée,  la  liberté  du  moi,  nous  initie 
par  là  même  à  la  connaissance  intime  de  notre 
nature,  de  notre  substance,  de  notre  âme  pro- 
prement dite;  et  la  conscience  du  moi,  en  [tant 
que  cause  libre  et  morale,  n'est  pas  moins  que 
le  sentiment  pur  de  notre  nature  spirituelle.  Or, 
si  le  m,oi  se  connaît  dans  les  profondeurs  les  plus 
intimes  de  son  être,  la  solution  de  certains  pro- 
blèmes redoutables  qu'on  réserve  exclusivement 
à  la  métaphysique  devient  facile  et  tout  à  fait 
positive.  Pour  savoir  quelle  est  la  nature  du 
principe  de  la  vie  morale,  s'il  est  distinct  et 
indépendant  du  principe  de  la  vie  animale^  quels 
sont  les  rapports  de  l'âme  avec  le  corps,  il  n'est 
pas  besoin  de  recourir  à  l'hypothèse  ou  au  raison- 
nement :  la  conscience  sérieusement  interrogée 
y  suffit.  Le  plus  savant  échafaudage  d'arguments 
logiques  devient  inutile  devant  la  plus  simple 


CONS 


304  — 


CONS 


analyse.  Lorsqu'il  s'agit  de  la  réalité,  surtout  de 
cette  réalité  vivante  et  intime  que  cnacun  porte 
en  soi-même,  il  faut  se  défier  de  la  logique. 
Cette  science  n'a  point  de  lumières  pour  de  telles 
questions;  elle  peut  bien  désarmer  le  sceptique, 
elle  ne  peut  l'éclairer.  Le  grand  effet,  l'admirable 
vertu  d'une  analyse  psychologique,  c'est  de  pé- 
nétrer l'esprit  qui  résiste,  du  sentiment  même 
de  la  réalité.  Tout  devient  clair  et  certain  à  celui 
qui  veut,  qui  sent,  qui  voit,  qui  distingue  ;  tandis 
que  les  spéculations  métaphysiques  et  les  argu- 
ments logiques  (en  ce  qui  concerne  les  choses 
d'observation  bien  entendu)  ne  laissent  qu'in- 
certitude et  ténèbres  dans  l'esprit  de  ceux  qu'ils 
ont  d'abord  éblouis  ou  réduits  au  silence.  Où 
trouve-t-on  une  plus  complète  et  plus  invincible 
démonstration  du  vrai  spiritualisme  que  dans 
les  livres  de  M.  de  Biran?  La  distinction  des 
deux  vies,  des  deux  activités,  des  deux  natures 
enfin  dans  l'homme,  le  caractère  propre  de  la 
nature  spirituelle,  les  rapports  qui  l'unissent  au 
corps,  la  spontanéité  de  l'activité  volontaire  et 
son  empire  sur  les  principes  de  la  vie  animale, 
toutes  ces  grandes  vérités  qu'il  importe  tant 
d'établir  sur  une  bise  inébranlable,  deviennent, 
après  qu'on  s'est  pénétré  des  profondes  analyses 
de  M.  de  Biran,  des  vérités  de  sentiment  contre 
lesquelles  nul  scepticisme  ne  prévaut.  On  pourrait, 
juscju/à  un  certain  point,  appliquer  les  paroles 
de  l'Ecriture  sainte  {Tradidil  inundum  disputa- 
tionibus  eorum)  aux  dissertations  des  métaphysi- 
ciens qui  traitent  la  question  de  la  spiritualité 
de  l'àme  par  le  raisonnement.  Ces  sortes  de 
discussions  retentiront  éternellement  dans  la 
science,  sans  jamais  produire  ni  lumière  ni  foi. 
C'est  qu'en  psychologie  la  lumière  ne  peut  venir 
que  d'une  révélation  intérieure,  et  que  la  foi  n'a 
de  racines  que  dans  le  sentiment.  L'histoire  de 
la  philosophie  est  riche  d'hypothèses  toujours 
ingénieuses,  souvent  profondes,  sur  la  distinction 
et  la  communication  de  deux  substances,  sur'la 
nature  et  la  destinée  de  la  substance  spirituelle. 
Ces  hypothèses  portent  les  noms  des  plus  grands 
esprits  qui  aient  médité  sur  ces  hauts  problèmes, 
les  noms  immortels  de  Platon,  de  Descartes,  de 
Malebranche,  de  Leibniz.  Et  pourtant  elles  n'ont 
produit  ni  démonstration  rigoureuse,  ni  croyance 
durable:  elles  se  sont  évanouies  au  premier  souifle 
de  l'expérience.  11  est  à  espérer  que  la  méthode, 
dont  M.  de  Biran  a  fourni  de  si  heureux  exemples, 
présidera  désormais  à  t&utes  les  recherches  sur 
la  nature  de  l'âme  humaine,  et  que,  sur  ce  point, 
la  science  en  a  irrévocablement  fini  avec  les 
hypothèses  de  l'antiquité  et  du  xvii'  siècle.  La 
psychologie  n'a  point  à  demander  à  la  métaphy- 
sique les  lumières  qu'elle  ne  peut  trouver  qu'en 
elle-même.  Ces  deux  sciences  ont  chacune  leur 
objet,  leur  méthode,  leurs  principes  bien  distincts  ; 
en  les  mêlant  l'une  à  l'autre,  comme  on  le  l'ait 
trop  souvent,  on  ne  peut  que  les  corrompre 
également.  Eu  résumé,  le  problème  de  la  nature 
de  l'àme  est  fort  simple  :  il  est  tout  entier  dans 
l'expérience.  Le  moi  n'a  pas  seulement  conscience 
de  ses  actes  et  de  ses  facultés;  il  a  conscience  du 
fond  même  de  son  être,  puisque  le  fond  de  son 
être  c'est  la  simplicité,  la  causalité,  la  person- 
nalité, la  liberté.  11  se  sent  donc  comme  substance, 
comme  àme,  comme  esprit.  Rien  n'est  plus  clair 
et  plus  positif  que  cette  connaissance-là;  car  elle 
ne  dépasse  point  le  témoignage  du  sens  intime. 
S'il  y  a  des  mystères  dans  la  science  de  l'homme, 
c'est  au  delà  du  moi  qu'ils  commencent.  Comment 
le  moi  communique-t-il  avec  le  non-moi,  avec 
le  non-moi  sensible,  comme  le  non-m.oi  intel- 
ligible? Quelle  est  la  nature  des  liens  qui 
l'atiachent  à  ces  deux  mondes?  Quelle  est  enfin 
la  position  de  l'homme  dans  le  système  général 


des  êtres?  Vit-il,  agit-il,  se  déterraine-t-il  au 
sein  même  de  la  vie  universelle,  ou  en  dehors: 
au  sein  de  la  nature  divine,  ou  en  dehors? 
Problèmes  redoutables  que  la  psychologie  est 
absolument  impuissante  à  résoudre.  Il  ne  s'agit 
plus  alors  de  s'enfermer  dans  la  conscience  et 
d'en  sonder  les  plus  intimes  profondeurs;  il  faut 
sortir  du  m,oi  et  s'élever  à  la  considération  gé- 
nérale des  rapports  des  êtres  entre  eux:  il  faut 
surtout  remonter  jusqu'au  principe  suprême  des 
choses  et  comprendre  toute  existence  finie  et 
contingente  à  ce  point  de  vue.  C'est  l'œuvre  de 
la  métaphysique. 

L'âme  se  connaît  directement  :  elle  ne  se  voit 
pas  seulement  dans  ses  actes  et  dans  ses  facultés; 
elle  se  voit  en  elle-même.  Nous  venons,  je  crois^ 
de  mettre  ce  point  hors  de  doute.  Mais  comment 
se  voit-elle?  Est-ce  dans  l'action  et  dans  l'exercice 
de  ses  facultés  seulement  qu'elle  se  saisit  et  se 
connaît,  ou  bien  arrive-t-elle,  par  un  effort  d'ab- 
straction, à  se  détacher  de  la  réalité  sensible  ou 
intelligible,  et  à  se  poser,  loin  du  monde  et  de 
la  vie,  comme  un  objet  immobile  de  contempla- 
tion ?  Cette  dernière  hypothèse  répugne  à  la  na- 
ture même  de  l'âme;  c'est  la  force  et  l'énergie; 
tout  son  être  est  dans  l'action.  Or,  l'âme  ne  peut 
se  voir  que  comme  elle  est,  elle  ne  peut  donc 
se  voir  qu'en  tant  que  cause,  c'est-à-dire  en  ac- 
tion. L'âme  humaine  ne  se  retire  pas  dans  les  pro- 
fondeurs de  son  essence  pour  se  donner  en  spec- 
tacle à  elle-même  ;  elle  ne  se  fait  point  immobile 
et  silencieuse  pour  subir  le  regard  de  la  con- 
science. Elle  ne  le  pourrait  sans  se  condamner  à 
la  mort  et  au  néant;  car,  pour  elle,  l'action  c'est 
la  vie;  je  dis  plus,  c'est  l'être  même,  puisque  sa 
nature  est  d'être  une  force. 

On  vient  de  voir  jusqu'où  pénètre  la  conscience 
dans  le  fond  môme  de  la  nature  humaine;  il  s'a- 
git maintenant  de  considérer  jusqu'à  quel  point 
ce  témoignage  s'applique  aux  relations  du  mo% 
et  du  non-moi,  soit  sensible,  soit  intelligible. 

Et  d'abord,  jusqu'où  s'étend  la  conscience  du 
côté  de  l'organisme?  Il  n'est  pas  seulement  vrai 
qu'il  y  a  dans  l'âme  deux  activités,  deux  vies, 
deux  natures  bien  distinctes;  il  est,  de  plus,  évi- 
dent que  le  rapport  qui  existe  entre  ces  deux  na- 
tures n'est  ni  une  simple  succession,  ni  une  pure 
correspondance,  mais  une  connexion  intime  ré- 
sultant d'une  action  réciproque  des  deux  natures. 
Or,  sur  quoi  se  fonde  cette  croyance  à  la  com- 
munication directe  et  immédiate  de  l'âme  et  du 
corps?  Cette  relation  des  deux  substances,  dont 
l'explication  est  pleine  de  mystères  et  de  difficul- 
tés, tombe-t-elle  aussi  sous  le  regard  de  la  con- 
science comme  la  vie  intime  du  moi,  ou  s'y  dé- 
robe-t-elle  comme  la  vie  extérieure?  En  un  mot, 
avons-nous  le  sentiment  immédiat  du  rapport 
des  deux  natures,  ou  bien  est-ce  à  tout  autre  pro- 
cédé que  nous  devons  cette  croyance  irrésistible  à 
la  connexion  étroite  des  deux  substances?  Je  veux 
mouvoir  mon  bras,  et  je  le  meus.  Il  y  a  trois 
choses  à  distinguer  dans  ce  phénomène  complexe 
de  la  vie  :  l'acte  involontaire  tout  intérieur,  le 
mouvement  de  locomotion  tout  extérieur,  et  le 
rapport  de  causalité  que,  par  une  conviction  in- 
vincible, j'établis  entre  l'acte  de  volonté  et  le 
mouvement  de  locomotion.  Or,  d'où  me  vient 
cette  conviction?  Est-elle  l'effet  d'une  conjecture, 
d'une  induction,  d'une  hypothèse?  ou  bien  d'un 
sentiment  intime  et  direct?  Ai-je  conscience  de 
l'action  de  ma  volonté  sur  la  faculté  locomotrice, 
comme  j'ai  conscience  de  l'énergie  intérieure  de 
cette  volonté?  C'est  ce  qui  est  hors  de  doute.  Si 
ma  croyant  e  n'était  due  qu'à  une  .  'injecture  ou 
à  une  induction,  elle  ne  serait  point  irrésistible. 
Non;  ce  n'est  point  pour  avoir  observé  en  diffé- 
rents cas  la  su.:cession  d'un  mouvement  muscu- 


CONS 


—  305  — 


CONS 


laire  à  un  acte  de  volonté,  que  je  crois  à  l'intime 
relation  de  ces   deux    phénomènes;  c'est  parce 

a ue  je  la  sens  aussi  directement  et  aussi  immé- 
iatement  que  je  sens  l'énergie  volontaire  elle- 
même.  Je  prends  un  autre  exemple.  Je  désire 
jouir  d'un  spectacle,  et  je  dirige  de  ce  côté  l'or- 
gane de  la  vision.  Entre  ces  deux  phénomènes, 
dont  l'un  appartient  à  la  vie  intérieure  du  moi, 
et  l'autre  à  la  vie  organique,  je  reconnais  une 
relation  de  cause  à  efiet;  je  crois  à  l'action  du 
désir  sur  l'org^me.  Est-ce  par  induction  que  j'y 
crois,  ou  bien  en  vertu  d'un  sentiment  direct  et 
immédiat?  Évidemment,  ici  encore,  c'est  la  con- 
science qui  intervient.  Ainsi  ma  croyance  à  la 
communication  intime  des  deux  natures,  ou  tout 
au  moins  à  l'action  de  l'âme  sur  le  corps  vient 
de  la  conscience  que  j'en  ai.  Voilà  pourquoi  cette 
croyance  est  invincible  et  défie  toutes  les  hypo- 
thèses qui  ont  essayé  de  la  nier,  Vliarmo7iie pré- 
établie, les  causes  occasionnelles,  etc.,  etc. 

Du  reste,  il  n'est  pas  étonnant  que  le  moi  ait 
conscience  à  la  fois  de  sa  propre  énergie  et  de 
l'action  qu'elle  exerce  sur  la  vie  extérieure.  La 
conscience,  avons-nous  dit,  n'est  jamais  que  le 
sentiment  de  l'activité  du  moi.  Or,  il  est  tout 
simple  que  le  moi  ait  conscience  de  cette  activité 
à  tous  les  points  de  son  développement,  depuis 
l'acte  le  plus  intime  et  le  plus  pur,  jusqu'au 
mouvement  complet  qui  en  lorme  l'extrême  li- 
mite. C'est  toujours  de  sa  propre  énergie  et  de 
sa  propre  causalité,  c'est-à-dire  de  lui-même,  que 
le  moi  a  conscience  dans  ce  sentiment  immédiat 
de  l'action  des  facultés  spirituelles  sur  les  facul- 
tés organiques.  Partout  où  se  révèle  l'activité  du 
moi,  soit  pure,  soit  mêlée  à  des  influences  étran- 
gères^ la  conscience  apparaît]  elle  ne  s'arrête 
que  la  où  cesse  l'activité. 

Il  faut  chercher  maintenant  d'un  autre  côté 
les  limites  de  la  conscience.  L'àme  ne  vit  pas 
seulement  des  impressions  que  lui  envoie  le 
monde  extérieur  ;  elle  vit  surtout  des  pensées  et 
des  sentiments  que  fait  naître  en  elle  la  contem- 
plation du  vrai;  du  beau,  du  bien,  de  Dieu  et  de 
tous  les  objets  de  ce  monde  supérieur  que  la  phi- 
losophie ancienne  appelait  le  m,onde  inleUigible. 
A  vrai  dire,  cette  vie  est  la  seule  qui  convienne 
à  la  dignité  de  sa  nature  ;  elle  est  la  vraie  fin  de 
son  activité,  l'objet  propre  de  ses  hautes  facultés  ; 
la  vie  des  sens  n'en  est  que  la  condition  néces- 
saire. Or  l'âme  n'entre  pas  ainsi  en  commerce 
avec  le  monde  idéal  sans  en  ressentir  l'heureuse 
inspiration.  De  là  des  sentiments,  des  intuitions, 
des  désirs,  des  extases  dont  elle  a  conscience, 
comme  des  plus  vulg  tires  phénomènes  de  sa  vie 
intérieure.  Mais  ici  encore  c'est  elle-même  qu'elle 
sent,  et  non  pas  l'objet  intelligible.  On  conçoit, 
on  désire,  on  aime  le  vrai,  le  bien,  le  beau,  Dieu 
enfin;  on  n'en  a  pas  conscience.  La  conscience 
n'est  que  le  reflet  des  communications  que  l'âme 
entretient  avec  le  monde  idéal  par  l'intermédiaire 
de  certaines  facultés  supérieures;  ce  n'est  point 
par  elle,  c'est  par  la  raison  et  l'amour  que  l'âme 
communique  avec  ce  monde.  Quand  on  repré- 
sente la  raison  et  l'amour  comme  les  ailes  de 
l'âme,  dans  son  essor  vers  le  monde  supérieur, 
on  fait  mieux  qu'une  métaphore  :  on  exprime  par 
une  heureuse  image  une  profonde  vérité  psy- 
chologique, à  savoir  :  la  merveilleuse  vertu  de 
communication  de  la  raison  et  de  l'amour.  C'est, 
en  eff"et,  par  ces  deux  facultés  que  l'àme  peut 
sortir  d'elle-même  et  se  rattacher  à  la  vie  uni- 
verselle et  à  son  principe  suprême.  C'est  la  rai- 
son qui  ouvre  à  l'âme  les  sublimes  perspectives 
de  l'idéal;  c'est  l'amour  qui  l'en  rapproche,  et, 
par  une  intime  union,  lui  en  fait  sentir  la  vivi- 
fiante vertu.  La  lumière  de  la  conscience  est  tout 
intérieure;  elle  n'éclaire  que  rame,  il  est  vrai, 

DICT.   PHILOS. 


dans  ses  plus  secrètes  profondeurs.  Réduite  à  la 
conscience  d'elle-même,  l'âme  se  verrait  fermer 
toutes  les  issues  du  monde  intelligible.  Les  écoles 
mystiques  ont,  en  général,  pour  principe  défaire 
découler  toute  vérité,  toute  science,  la  méta- 
physique et  la  physique,  comme  la  morale  et  la 
psychologie,  d'une  source  intérieure.  Pour  ces 
écoles,  toute  connaissance,  celle  de  Dieu  comme 
celle  de  la  nature,  est  une  révélation  immédiate 
du  sentiment.  Ce  principe  est  une  profonde  er- 
reur. La  conscience  n'étant  jamais  (jue  le  senti- 
ment du  7noi,  ne  peut  révéler  le  non-moi.  Pour 
en  faire  la  source  unique  de  nos  connaissances, 
il  faut  ou  étendre  indéfiniment  la  conscience,  au 
point  de  la  confondre  avec  la  raison,  ou  bien  sup- 
primer tout  un  ordre  de  vérités  qui  dépassent 
l'expérience.  Dans  le  premier  cas,  on  détruit  la 
conscience,  par  cela  même  qu'on  efface  les  limites 
qui  la  séparent  de  la  raison  ;  et  avec  la  conscience 
on  détruit  la  personne  humaine  en  l'absorbant, 
comme  l'ont  fait  les  Alexandrins,  dans  le  monde 
intelligible.  Dans  le  second  cas,  c'est  la  raison 
elle-même  et  son  objet,  le  monde  intelligible, 
qu'on  anéantit.  Telle  est  la  double  conséquence 
à  laquelle  aboutit  nécessairement  toute  école  mys- 
tique :  ou  elle  dégénère  en  un  empirisme  spiri- 
tualiste,  ou  elle  tombe  dans  l'abîme  du  pan- 
théisme. On  ne  saurait  donc  marquer  avec  trop 
de  précision  les  limites  qui  séparent  la  conscience 
de  la  raison,  et  la  réalité  intérieure  de  la  vérité 
intelligible.  Le  témoignage  de  la  conscience  est 
purement  subjectif;  il  n'atteint  point  la  sphère 
des  vérités  éternelles  et  nécessaires.  Du  moins, 
il  ne  l'atteint  pas  directement.  Quand  la  philo- 
sophie transporte  les  données  de  la  conscience 
dans  la  sphère  des  vérités  éternelles;  quand  elle 
applique  à  la  nature  divine  les  attributs  de  l'être 
moral  dont  nous  avons  le  sentiment  intime,  elle 
puise  à  une  source  intérieure  certains  éléments 
de  la  science  théologique.  Mais  alors  même  c'est 
une  simple  induction  et  non  une  révélation  im- 
médiate qu'elle  demande  à  la  conscience.  Appli- 
quée dans  une  certaine  mesure,  cette  induction 
est  légitime;  mais  pour  peu  qu'on  en  abuse,  on 
mêle  arbitrairement  les  données  de  la  conscience 
aux  conceptions  de  la  raison,  et  on  se  perd  dans 
les  rêves  de  l'anthropomorphisme.  La  conscience, 
on  ne  saurait  trop  le  répéter,  ne  révèle  jamais 
que  le  moi  dans  toutes  les  impressions,  soit  phy- 
siques, soit  morales  que  l'àme  peut  ressentir. 
Dans  ces  moments  extraordinaires  où  l'âme  est 
comme  absorbée  et  ravie  dans  son  objet,  dans 
l'amour,  dans  l'ardeur  de  la  contemplation,  dans 
l'enthousiasme  de  l'extase,  si  elle  conserve  en- 
core le  sentiment  de  sa  personnalité  et  de  son 
activité  propre,  en  un  mot  la  conscience,  cette 
conscience  ne  dépasse  point  les  limites  du  m.oi. 
Mais,  pourrait-on  dire,  si  la  sphère  de  la  con- 
science est  purement  subjective,  si  elle  n'atteint 
aucune  réalité  objective,  soit  sensible,  soit  intel- 
ligible, ce  n'est  pas  seulement  la  vérité  méta- 
physique qui  lui  échappe,  c'est  encore  la  vérité 
morale,  c'est  le  beau,  c'est  le  bien,  tout  autant 
que  Dieu  et  les  vérités  premières.  Or  le  sens  com- 
mun a  toujours  attribué  le  sentiment  moral  à  la 
conscience;  à  tel  point  qu'il  l'a  identifié  avec  ce 
sentiment.  Cette  prétendue  contradiction  de  la 
science  et  du  sens  commun  sur  un  point  aussi 
grave,  s'explique  non  par  une  erreur,  mais  par 
une  confusion  du  sens  commun.  La  conscience  a 
toujours  le  même  objet,  le  m,oi,  dans  les  diverses 
modifications  que  l'àme  peut  subir;  les  noms 
ditlérents  sous  lesquels  on  la  désigne  n'expriment 
point  une  différence  de  rôle  et  d'objet.  Qu'elle 
ait  le  sentiment  d'une  action  ou  d'un  état,  d'une 
impression  physique  ou  d'une  disposition  morale, 
elle  n'est  jamais  que  l'écho  de  la  personne  hu- 

20 


GONS 


—  306 


CONS 


mainc,  dans  la  vicissitude  de  sa  vie  si  mobile,  si 
agitée,  si  inégale.  La  conscience  morale  propre- 
ment dite  n'est  pas  le  sentiment  du  bien  ou  du 
mal,  mais  simplement  de  la  disposition  de  l'âme 
livrée  à  l'impression  de  l'objet  moral.  Elle  est  le 
sentiment  du  plaisir  ou  de  la  peine,  de  la  satis- 
faction morale  ou  du  remords.  La  conscience  n'a 
prise  sur  aucune  réalité  objective  :  pas  plus  sur 
la  réalité  morale  que  sur  toute  autre.  Le  bien, 
l'ordre,  les  principes  du  monde  moral  sont  des 
vérités  transcendantes  conçues  par  la  laison  et 
dont  la  conscience  ne  peut  attester  que  l'effet 
produit  sur  l'âme.  La  seule  lumière  de  la  con- 
science ne  suffit  pas  pour  révéler  la  loi  morale 
tout  entière.  En  effet,  que  suppose  cette  loi  ?  1"  L'i- 
dée du  bien;  2"  la  possibilité  pour  l'homme  d'a- 
gir conformément  à  cette  idée,  c'est-à-dire  la 
liberté.  Or  si  la  croyance  à  la  liberté  est  un  sen- 
timent de  la  conscience,  la  notion  du  bien  est 
une  intuition  de  la  raison.  Il  ne  faut  pas  croire 
que  c'est  sur  une  simple  donnée  de  la  conscience, 
à  savoir  le  fait  de  liberté,  que  la  raison  s'élève  à 
l'idée  de  bien.  L'idée  du  bien  n'est  que  l'idée  de 
l'ordre;  pour  concevoir  l'ordre,  il  faut  dépasser 
la  sphère  de  l'expérience  et  se  transporter  par  la 
pensée  dans  le  monde  intelligible.  La  raison  et 
laconsi^ience  s'unissent  donc  pour  nous  révéler  le 
monde  moral. 

Après  avoir  circonscrit  le  domaine  de  la  con- 
science dans  tous  les  sens,  il  reste  à  rechercher 
quelle  est  la  certitude  qui  lui  est  propre.  C'est 
la  nature  même  du  témoignage  qui  fait  la  nature 
de  la  certitude;  donc  le  témoignage  de  la  con- 
science étant  tout  subjectif,  la  certitude  qui  lui 
est  propre  est  également  subjective,  et  par  cela 
même  au-dessus  de  tout  scepticisme.  On  peut 
nier  (non  pas,  sans  doute,  avec  une  raison  suffi- 
sante) toute  réalité  objective,  sensible  ou  intelli- 
gible, la  nature  ou  Dieu.  On  peut  toujours  con- 
tester à  l'esprit  humain  la  possibilité  de  franchir 
les  limites  de  sa  propre  nature  et  d'atteindre  la 
substance  et  l'être  même  du  non-moi.  Une 
science  rigoureuse  ne  passe  jamais  du  sujet  à 
l'objet  du  moi  au  non-moi,  sans  avoir  résolu  la 
difficulté  que  nous  venons  d'élever.  Mais  le  té- 
moignage de  la  conscience  ne  souffre  pas  la 
moindre  objection,  même  pour  la  l'orme;  il  est 
ce  point  certain  et  inébranlable  où  Descartes  s'é- 
tait enfin  arrêté  dans  son  doute  méthodique,  et 
il  est  tout  simple  qu'il  en  soit  ainsi.  Toute  con- 
naissance ne  peut  être  mise  en  doute  qu'autant 
qu'elle  contient  une  certaine  réalité  objective. 
Alors,  en  effet,  mais  seulement  alors,  elle  est 
susceptible  de  vérité  et  d'erreur.  La  conscience, 
n'étant  que  le  sentiment  d'une  réalité  intérieure 
et  toute  subjective,  ne  peut  jamais  être  considé- 
rée sous  ce  caractère  ;  elle  peut  être  obscure  ou 
claire,  faible  ou  énergique,  sui)erflcielle  ou  pro- 
fonde, complète  ou  incomplète;  elle  n'est  ni 
vraie  ni  fausse,  elle  est  ou  elle  n'est  pas. 

Tous  les  phénomènes  de  la  conscience  ont  ce 
privilège  singulier  de  ne  pouvoir  pas  même  être 
mis  en  question.  Je  ne  puis  nier  ni  ma  personna- 
lité, ni  mon  activité,  ni  aucune  de  mes  facultés; 
je  ne  puis  nier  davantage  ma  liberté ,  car 
j'en  ai,  comme  de  toutes  les  autres  facultés,  le 
sentiment  intime.  J'ai  conscience  de  la  sponta- 
néité de  mes  actes  volontaires;  je  me  sens  libre 
et  responsable;  nulle  spéculation  métaphysique 
ne  peut  prévaloir  contre  ce  sentiment.  On  dira 
peut-être  que  la  liberté  a  été  souvent  mise  en 
doute,  et  sur  de  graves  raisons,  et  qu'en  suppo- 
sant que  ces  raisons  soient  fausses,  il  n'en  faut 
pas  moins  reconnaître  que  le  doute  est  possible 
pour  un  l'ait  de  conscience.  Il  est  vrai  que  l'es- 
prit métaphysique  a  quelquefois  imaginé  des 
systèmes  sur  le  monde  et  sur  Dieu  qui  rendaient 


toute  liberté  impossible  ;  mais  n'a-t-il  pas  aussi 
inventé  des  hypothèses  qui  détruisaient  l'exi- 
stence même  du  moi  aussi  bien  que  sa  liberté? 
Est-ce  à  dire  pour  cela  que  l'existence  person- 
nelle n'est  pas  au-dessus  de  toute  espèce  de 
doute?  Il  en  est  de  la  liberté  comme  de  tout  fait 
de  conscience;  elle  ne  peut  être  l'objet  ni  d'un 
doute  ni  d'une  démonstration.  Pour  la  nier  légi- 
timement, il  faudrait  ne  point  en  avoir  conscience, 
ce  qui  est  impossible  ;  car  le  sentiment  que  nous 
en  avons  se  confond  avec  le  sentiment  même  de 
notre  être. 

On  insiste  encore  contre  l'infaillibilité  absolue 
et  universelle  du  témoignage  de  la  conscience, 
et  on  invoque  l'incertitude  de  telles  ou  telles 
vérités  morales  qui  touchent  pourtant  à  la  con- 
science. Cette  incertitude,  d'ailleurs  mal  fondée, 
ne  tient  pas  aux  phénomènes  de  conscience  pro- 
prement dits,  mais  à  des  principes  qui  dépassent 
la  sphère  de  l'expérience  intérieure.  Ainsi  que 
nous  l'avons  montré,  duns  toute  question  morale 
il  faut  distinguer  deux  éléments,  la  liberté  et  la 
notion  du  bien.  On  ne  peut  mettre  en  doute  la 
liberté,  vérité  de  sentiment;  on  peut  nier  jus- 
qu'à démonstration  supérieure,  et  on  a  nié  non 
pas  l'effet  intérieur  que  produit  l'idée  du  bien, 
mais  la  réalité  objective  de  cette  idée.  On  s'a- 
larme bien  à  tort  du  prétendu  danger  que  fait 
courir  tel  ou  tel  système  de  métaphysique  à  cer- 
taines vérités  de  conscience.  L'existence  person- 
nelle, l'activité,  la  liberté  ne  sont  point  de  ces 
vérités  contre  lesquelles  le  plus  fort  système 
puisse  prévaloir.  La  contradiction  qui  peut  s'éta- 
blir entre  un  système  et  telle  vérité  de  con- 
science est  un  échec  pour  ce  système,  mais  non 
pour  cette  vérité.  Quant  à  ce  scepticisme  qui 
s'attaque  à  tout  et  qui  prétend  arriver  au  nihi- 
lisme, il  n'a  aucune  puissance  contre  la  con- 
science, il  ruinerait  l'édifice  entier  de  la  con- 
naissance humaine,  qu'il  laisserait  encore  debout 
les  croyances  qui  reposent  sur  l'expérience  in- 
térieure. Le  matérialisme  et  le  panthéisme  au- 
ront beau  faire,  ils  n'arracheront  jamais  de  la 
conscience  humaine  le  sentiment  de  sa  person- 
nalité et  de  sa  liberté.  Ce  n'est  pas  là  d'ailleurs 
qu'est  le  danger  ;  il  n'est  guère  dans  la  nature 
de  l'homme  de  perdre  le  sentiment  du  moi;  ce 
qu'elle  pourrait  perdre  bien  plutôt,  ce  qu'une 
science  étroite  et  soi-disant  positive  lui  enlève- 
rait facilement,  c'est  ce  sens  du  beau,  du  vrai, 
du  bien,  du  divin  qu'on  appelle  communément 
le  sens  mélaphysique.  Aujourd'hui,  l'écueil  de 
la  science  et  de  la  société  n'est  pas  le  panthéisme 
qu'on  se  plaît  à  voir  partout,  et  dont  on  fait  l'é- 
pouvantail  des  esprits  et  des  âmes  ;  c'est  cet  em- 
pirisme qui,  bornant  la  science,  soit  à  la  sphère 
des  sens,  soit  à  la  sphère  de  la  conscience,  lui 
ferme  toutes  les  issues  du  monde  idéal. 

Après  avoir  montré  la  nature,  la  portée,  la  li- 
mite et  l'autorité  de  la  conscience,  il  ne  reste 
plus,  pour  en  épuiser  la  théorie,  qu'à  résoudre 
quelques  difficultés  qui  ont  été  élevées  récem- 
ment au  sujet  de  l'observation  intérieure.  Per- 
sonne ne  conteste  à  la  nature  humaine  la  con- 
science proprement  dite,  c'est-à-dire  le  sentiment 
immédiat  et  instantané  des  phénomènes  qui  se 
passent  en  elle;  mais  ce  sentiment  rapide  et 
fugitif  ne  suffit  pas  plus  à  la  psychologie  que  la 
simple  vue  ne  sulfit  aux  expériences  du  physi- 
cien ou  du  naturaliste.  L'observation  propre- 
ment dite,  en  psychologie,  est  à  la  conscience  ce 
que  le  regard  est  à  la  vue.  Sans  l'observation,  il 
n'y  a  pas  d'analyse  profonde  de  la  réalité  inté- 
rieure, de  même  que,  sans  le  regard,  il  ne  peut 
y  avoir  de  véritables  expériences  dans  le  champ 
de  la  nature. 

Une  vraie   science  psychologique  n'est   doue. 


CONS 


307  — 


CONT 


possible  que  par  l'observation  ;  mais  l'observation 
elle-même  est-elle  possible  en  pareille  matière? 
Comment  le  moi  peut-il  s'étudier  lui-même? 
Comment  peut-il  être  tout  à  la  fois  sujet  et  ob- 
jet de  l'observation?  Il  semble  que  l'observation 
ne  soit  pas  possible,  sans  un  objet  distinct,  fixe 
et  immobile  sous  le  regard  de  l'observateur.  Or, 
telle  n'est  point  li  condition  de  l'observation 
psychologique.  L'objet  observe ,  c'est  le  sujet 
même  ;  c'est  l'esprit  dont  la  nature  est  d'être 
une  force,  et  dont  la  vie  est  une  continuelle  ac- 
tion. Comment  ce  protée ,  si  mobile  dans  ses 
allures,  si  multiple  dans  ses  formes,  si  fugitif,  si 
insaisissable,  peut-il  devenir  un  objet  d'observa- 
tion? Comment  peut-il  observer  sa  sensation,  sa 
pensée,  son  action,  au  moment  où  il  sent,  pense 
ou  agit? 

Il  semble,  au  premier  abord,  qu'il  suffirait  de 
répondre  à  toutes  ces  objections,  comme  on  l'a 
fait  à  ce  philosophe  qui  niait  le  mouvement 
par  toutes  sortes  de  raisons  subtiles  et  spécieu- 
ses. On  pourrait  citer  les  importants  résultats  de 
l'observation  psychologique,  non-seulement  chez 
les  psychologues,  mais  encore  chez  les  poètes  et 
les  romanciers.  Mais  cette  réponse  ne  résout  au- 
cune difficulté.  Il  s'agit  moins  de  prouver  que 
l'observation  psychologique  est  possible,  que  de 
montrer  comment  elle  l'est.  Nul  doute  que  l'âme 
humaine  ne  puisse  s'observer,  puisqu'elle  l'a 
fait  dans  tous  les  temps  avec  succès  ;  mais  com- 
ment s'y  prend-elle  pour  s'observer,  voilà  ce 
qu'il  faut  chercher,  avec  d'autant  plus  de  soin, 
que  certaines  descriptions  vagues  ou  incertaines 
du  mode  d'observation  intérieure  ont  répandu 
quelques  nuages  sur  la  question. 

Comment  le  moi  s'observe-t-il?  L'observation 
est-elle  directe  et  immédiate,  comme  la  con- 
science elle-même?  L'âme  ne  sent  sa  passion,  son 
désir,  sa  volonté,  qu'au  moment  même  oii  elle 
se  passionne,  où  elle  désire,  où  elle  veut  ;  s'ob- 
serve-t-elle  aussi  en  cet  état?  Il  suffit  de  poser  la 
question  pour  la  résoudre.  L'âme  sent,  pense  et 
agit  sous  l'œil  de  la  conscience  ;  mais  sa  sensa- 
tion, sa  pensée,  son  action,  en  un  mot  sa  vie, 
s'arrêterait  sous  le  regard  de  l'observation.  La 
vie  humaine  est  un  drame  sérieux,  dans  lequel 
l'acteur  ne  peut  être  en  même  temps  observa- 
teur. Ce  n'est  point  au  fort  de  l'action  ou  dans 
la  crise  de  la  passion  que  l'âme  peut  contempler 
son  énergie  active  ou  passionnée.  Toute  observa- 
tion (je  dis  l'observation  et  non  la  conscience) 
tue  l'action  et  détruit  la  vie.  C'est  une  expérience 
que  chacun  a  faite  bien  souvent  sur  soi-même. 
Est-ce  au  moment  où  l'âme  est  en  proie  à  la 
passion  qu'elle  se  complaît  à  la  décrire  et  à  l'a- 
nalyser? Nullement  :  c'est  lorsque  l'agitation  a 
cessé,  lorsque  l'âme  peut  revenir  sur  les  pas- 
sions éteintes  ou  calmées,  et  en  étudier  les  ef- 
fets. On  ne  pourrait  pas  citer  une  analyse  pro- 
fonde, une  description  savante  d'un  fait  de 
conscience,  qui  n'ait  été  faite  après  coup.  L'âme 
s'observe  sans  aucun  doute  ;  elle  pénètre  même 
fort  avant  dans  la  profondeur  de  sa  nature  en 
s'observant;  mais  elle  s'observe  indirectement  et 
par  l'intermédiaire  de  la  mémoire.  Ce  n'est  point 
la  passion,  la  pensée,  l'activité,  la  réalité  vivante 
qu'elle  regarde,  c'est  la  réalite  à  l'état  de  souve- 
nir. La  conscience  seule  surprend  l'action  et  la 
vie.  L'observation  ne  commence  que  lorsque  le 
phénomène  qu'elle  doit  étudier  a  cessé  de  vivre, 
elle  le  recueille  alors  par  le  souvenir,  et  l'ana- 
lyse par  la  réflexion,  c'est-à-dire  par  la  volonté. 
Ainsi  se  l'ait  l'étude  de  la  nature  humaine  :  l'ob- 
servation après  la  conscience,  la  science  après 
la  vie.  La  science  psychologique  veut  deux  cho- 
ses dans  celui  qui  s'y  livre  :  l"  une  nature  riche 
et  profonde  pour  fournir  une  matière  à  l'expé- 


rience ;  2°  une  grande  puissance  d'abstraction 
pour  recueillir  et  fixer,  sous  le  regard  de  l'ob- 
servation, les  phénomènes  qui  ont  disparu  de  la 
scène  de  la  vie.  Sins  la  première  condition,  l'ob- 
servation manque  d'objet;  sans  la  seconde,  elle 
manque  d'instrument.  Les  grands  observateurs 
de  la  nature  humaine  ont  tous  profondément 
vécu  et  profondément  observé.  Une  vie  légère 
et  tout  extérieure,  pleine  d'accidents  et  de  ca- 
prices, peut  fournir  des  traits  piquants  au  ro- 
mancier; mais  ni  le  poëte  ni  le  psychologue  n'y 
peuvent  rien  puiser  qui  leur  convienne. 

Parmi  les  nombreux  ouvrages  que  l'on  pourrait 
consulter  sur  la  conscience,  nous  citerons  seule- 
ment comme  particulièrement  importants  :  Maine 
de  Biran,  de  VAperception  im,mAdiate  interne; 
—  Th.  JoufTroy,  Préface  de  la  Irad.  des  Esquis- 
ses de  philosophie  m.orale  de  Dugald-Steioart  et 
celle  de  la  traduction  des  œuvres  de  Th.  Reid  ; 
Mélanges  philosophiques;  de  la  Science  psycho- 
logique ;  Nouveaux  mélanges  philosophiques,  de 
la  légitimilé  de  la  distinction  de  la  Psychologie 
et  de  la  Physiologie.  E.  V. 

CONSÉQUENCE  (^consecutio ,  de  cum.  et  de 
sequij  venir  à  la  suite).  C'est  une  proposition 
qui  se  lie  de  telle  manière  à  une  autre  proposi- 
tion, ou  à  plusieurs  prémisses  à  la  fois,  que  l'on 
ne  saurait  ni  admettre  ni  rejeter  celles-ci,  sans 
admettre  ou  rejeter  en  même  temps  la  première. 
La  conséquence  est  vraie,  quand  les  prémisses 
le  sont  aussi,  et  fausses  dans  le  cas  contraire. 
Souvent  la  vérité  ou  l'erreur  d'une  proposition 
n'est  clairement  aperçue  que  dans  ses  consé- 
quences. Voy.  Syllogisme  ,  Raisonnement,  Dé- 
duction. 

CONSÉQUENT.  C'est  le  dernier  des  deux  ter- 
mes d'un  rapport  :  celui  auquel  l'antécédent  est 
comparé  ;  mais,  dans  ce  sens,  le  mot  conséquent 
n'est  plus  guère  employé  que  dans  les  sciences 
mathématiques.  Pris  adjectivement,  il  «e  dit 
d'un  discours  ou  d'un  raisonnement  où  toutes  les 
idées  dépendent  les  unes  des  autres  et  se  ratta- 
chent à  un  principe  commun  ;  il  faut  même  l'ap- 
pliquer aux  actions,  quand  les  actions  présentent 
entre  elles  le  même  rapport. 

CONTARINI  OU  CONTARENI  (Gaspard),  né  à 
Venise  en  1483,  fut  envoyé  par  le  pape  à  la  diète 
de  Rastisbonne,  où  il  essaya  vainement  de  rame- 
ner les  protestants  au  catholicisme,  et  mourut 
cardinal  en  1542.  Il  soutint  la  possibilité  d'éta- 
blir scientifiquement  l'immortalité  de  l'âme  con- 
tre son  maître  Pomponat,  qui  ne  la  croyait  ad- 
missible qu'au  nom  de  la  révélation.  Le  maître 
fit  l'éloge  du  livre  du  disciple,  mais  on  ne  dit 
pas  qu'il  ait  pour  cela  changé  d'avis.  Ses  œuvres 
complètes  ont  été  publiées  â  Paris,  en  1571,  in-f". 
En  voici  les  parties  qui  intéressent  la  philo- 
sophie :  de  Elementis  et  eorum.  m.ixtionibus  ;  — 
Primœ  philosophiœ  compeadium  ;  —  de  Im- 
mortalitale  animœ,  adversus  Petrum  Pompo- 
natium,;  — Non  dari  quartam  figurant  syllo- 
gismi,  secundum  opinionem  Galeni:  —  de  Lihero 
Arbiirio.  J.  T. 

CONTEMPLATION.  Lorsqu'un  objet  matériel 
ou  immatériel  a  excité  en  nous  un  sentiment 
très-vif  d'admiration  ou  d'amour,  nous  y  arrê- 
tons avec  bonheur  notre  regard  et  notre  pensée  ; 
non  pas  dans  le  but  de  mieux  le  connaître,  mais 
pour  jouir  plus  longtemps  de  sa  présence  et 
des  impressions  qu'elle  nous  fait  éprouver. 
C'est  à  cette  situation  de  l'esprit  plus  ou  moins 
douce,  plujs  ou  moins  profonde-,  selon  la  nature 
de  l'objet  qui  la  fait  naître,  qu'on  a  donné  le  nom 
de  contemplation.  La  contemplation  est  donc 
bien  diff"érente  de  la  réflexion  :  dans  ce  dernier 
état,  nous  cherchons  encore  ou  la  vérité,  ou  le 
bien,  ou  le  beau,  et  notre  intelligence  est  essen- 


CONT 


—  308  — 


CONT 


tiellement  active;  dans  le  dernier,  nous  croyons 
avoir  trouvé  ce  que  la  réflexion  cherche  encore, 
nous  nous  imaginons  l'avoir  en  quelque  sorte 
sous  nos  yeux  et  en  notre  pouvoir,  et  il  ne  nous 
reste  plus  qu'à  en  jouir  par  un  regard,  par  une 
vision  presque  passive.  Personne  ne  peut  contes- 
ter que  la  contemplation,  telle  que  nous  venons 
de  la  définir,  ne  soit  un  fait  bien  réel  et  même 
assez  commun  de  l'âme  humaine  ;  mais  les  mys- 
tiques, qui  d'ailleurs  l'ont  décrite  et  analysée 
avec  une  rare  finesse,  en  ont  considérablement 
exagéré  la  portée,  en  même  temps  qu'ils  l'ont 
rapportée  exclusivement  à  Dieu.  C'est,  dans  leur 
opinion,  le  degré  le  plus  élevé  de  l'inteliigence, 
celui  où  elle  parvient  lorsque,  entièrement  libre 
de  l'influen-e  des  sens,  déjà  familiarisée  par  de 
longues  méditations  avec  le  monde  spirituel,  elle 
le  voit  sans  effort  et  sans  travail,  et  reçoit  la  lu- 
mière qui  vient  de  la  source  même  de  toute  vé- 
rité, comme  notre  œil  reçoit  les  rayons  du  so- 
leil. C'est  un  regard  simple  et  amoureux  sur 
Dieu,  considéré  comme  présent  à  l'âme;  c'est  la 
fin  de  toute  agitation,  de  toute  inquiétude  et,  par 
conséquent,  de  toute  activité;  de  là  vient  qu'elle 
a  été  définie  par  quelques-uns  :  «  une  prière  de 
silence  et  de  repos.  »  Cependant  elle  est  au-des- 
sous du  ravissement  ou  de  Vextase;  car  elle  ne 
suspend  pas,  comme  ce  dernier  état,  toutes  les 
facultés  de  l'âme,  elle  la  met  seulement  dans  la 
situation  la  plus  favorable  pour  recevoir  l'action 
de  la  grâce  et  suivre  en  tout  l'impulsion  divine. 
La  conséquence  inévitable  de  ce  principe,  c'est 
que  la  vie  contemplative  est  bien  supérieure  et 
préférable  à  la  vie  active.  Voy.  Mysticisme. 

CONTINGENT.  C'est  ce  qui  n'est  pas  néces- 
saire, ce  qu'on  peut  supprimer  par  la  pensée  sans 
qu'il  en  résulte  aucune  contradiction.  Tout  ce 
qui  a  commencé,  tout  ce  qui  doit  finir,  tout  ce 
qui  change  est  contingent;  car  tout  cela  pourrait 
ne  pas  être,  et  notre  pensée  peut  se  le  repré- 
senter comme  n'étant  pas.  Évidemment  cela 
pourrait  ne  pas  être,  puisque  en  fait  cela  n'a  pas 
toujours  été,  ne  sera  pas  toujours,  ni  ne  conserve 
tant  qu'il  est  la  même  manière  d'être.  Le  néces- 
saire, au  contraire,  c'est  ce  dont  nous  ne  pouvons 
pas  concevoir  la  non-existence,  ce  qui  a  toujours 
été,  ce  qui  sera  toujours  et  ne  peut  changer  de 
manière  d'être.  Le  contingent  ne  peut  être  connu 
que  par  l'expérience,  soit  médiatement,  à  l'aide 
de  1  analogie  et  de  l'induction^  soit  d'une  ma- 
nière immédiate ,  par  la  conscience  ou  par  les 
sens.  Le  nécessaire  est  l'objet  de  la  raison  et  la 
condition  sans  laquelle  ce  qui  est  contingent 
n'existerait  pas.  C'est  ainsi  qu'à  la  vue  ou  à  la 
connaissance  du  contingent  nous  sommes  forcés 
de  nous  élever  à  l'idée  du  nécessaire.  Le  néces- 
saire et  le  contingent  sont  les  deux  points  de 
vue  sous  lesquels  notre  intelligence  est  forcée 
de  concevoir,  en  général,  l'existence  de  l'être. 
En  d'autres  termes,  il  n'y  a  que  deux  manières 
d'exister,  deux  manières  d'être  :  l'une  contin- 
gente, l'autre  nécessaire;  mais  il  y  a  différents 
degrés  à  distinguer  dans  le  contingent  :  1°  les 
simples  faits  qui  ne  font  en  quelque  sorte  que 

Faraître  et  disparaître  :  ce  qu'on  appelait  dans 
école  du  nom  d'accidents;  2°  les  qualités,  les 
propriétés  inhérentes  à  un  sujet  :  ce  qui  consti- 
tue son  caractère  et  sa  nature  spécifique;  3"  le 
sujet  lui-même,  considéré  comme  une  existence 
particulière  et  finie. 

CONTRADICTION  (de  contra  et  de  dicere, 
parler  en  sens  contraire).  Considérée  dans  l'ac- 
ception la  plus  générale  du  mot,  elle  peut  être 
définie  :  une  affirmation  et  une  négation  qui  se 
combattent  et  se  détruisent  réciproquement. 
Cpnsidérée  au  point  de  vue  particulier  de  la  lo- 
gique, elle  consiste  à  réunir  dans  un  même  ju- 


gement deux  notions  qui  s'excluent  l'une  l'autre, 
ou,  comme  disait  l'école,  d'après  Aristote,  deux 
contraires  entre  lesquels  il  n'y  a  pas  de  milieu  : 
Oppositio  medio  carcns.  Si  l'on  dit,  par  exemple, 
qu'un  cercle  peut  avoir  des  rayons  inégaux,  il  y 
a  contradiction;  car  l'idée  même  du  cercle  ex- 
clut l'inégalité  des  rayons,  et  réciproquement. 
Tout  jugement  de  cette  nature  se  détruisant  lui- 
même,  représente  le  plus  haut  degré  d'aberra- 
tion et  d'absurdité.  Il  résulte  de  là  que  les  pre- 
mières règles  de  la  logique,  que  la  condition 
suprême  de  tous  nos  jugements  et,  en  général, 
de  tous  les  produits  de  notre  pensée,  c'est  qu'ils 
ne  se  détruisent  pas  eux-mêmes  par  l'association 
de  deux  notions  contradictoires  :  cette  condition 
est  ce  qu'on  appelle  le  principe  de  contradic- 
tion. Aristote  est  le  premier  qui  en  ait  parlé,  et 
il  en  a  fait  à  la  fois  la  base  de  la  logique  et  de 
la  métaphysique,  supposant,  avec  raison,  que 
tout  ce  qui  est  contradictoire  pour  l'intelligence, 
est  impossible  dans  la  réalité.  Voici  en  quels 
termes  il  l'exprime  ordinairement  :  «  Une  chose 
ne  peut  pas  à  la  fois  être  et  ne  pas  être  en  un 
m'me  sujet  et  sous  le  même  rapport.  »  Ou  plus 
brièvement  :  «  La  même  chose  ne  peut  pas  en 
même  temps  être  et  ne  pas  être.  »  A  cette  for- 
mule, dont  le  caractère  est  purement  métaphysi- 
que, il  en  substitue  quelquefois  une  autre  plus 
particulièrement  logique  :  «  L'affirmation  et  la 
négation  ne  peuvent  être  vraies  en  même  temps 
du  même  sujet.  »  Ou  bien  :  «  Le  même  sujet 
n'admet  pas  en  même  temps  deux  attributs  con- 
traires. »  Ce  principe,  ajoute  le  philosophe  de 
Stagire,  n'est  pas  seulement  un  axiome,  mais  il 
est  la  base  de  tous  les  axiomes  :  aussi  est-il  im- 
possible de  le  démontrer;  mais  on  peut  l'établir 
par  voie  de  réfutation,  en  réduisant  à  l'absurde 
ceux  qui  osent  le  nier. 

Leibniz  a  apporté  quelques  restrictions  à  la 
doctrine  d'Aristote  :  il  ne  croit  pas  que  le  prin- 
cipe de  contradiction  soit  le  principe  unique  et 
suprême  de  toute  vérité,  ou  qu'il  puisse  suffire 
à  la  fois  à  la  logique  et  à  la  métaphysique;  il  y 
ajoute  un  autre  principe,  dont  on  ne  s'était  pas 
occupé  avant  lui  :  celui  de  la  raison  suffisante. 
Voy.  Leibniz. 

Kant  est  allé  encore  plus  loin  que  Leibniz  :  il 
a  démontré  avec  beaucoup  de  justesse  qu'il  ne 
suffit  pas  que  nous  nous  entendions  avec  nous- 
mêmes,  ou  que  nos  idées  soient  parfaitement 
d'accord  entre  elles  pour  qu'elles  soient  en  même 
temps  conformes  à  la  nature  des  choses.  Une 
hypothèse,  une  erreur  même  peut  être  consé- 
quente avec  elle-même.  De  là  il  conclut  que  le 
principe  de  contradiction  ne  peut  servir  de  cri- 
térium que  pour  une  certaine  classe  de  nos  juge- 
ments; ceux  dont  l'attribut  est  une  simple  con- 
séquence du  sujet,  et  que  Kant  appelle,  pour 
cette  raison,  des  jugements  anahjtiques.  Ainsi, 
quand  je  dis  que  tout  corps  est  étendu,  il  est 
évident  que  la  notion  d'étendue  est  déjà  renfer- 
mée dans  la  notion  de  corps.  Par  conséquent,  il 
suffit  à  la  vérité  de  ce  jugement  qu'il  ne  ren- 
ferme pas  de  contradiction.  Mais,  partout  ailleurs, 
ou,  pour  employer  encore  le  langage  du  philo- 
sophe allemand,  dans  tous  les  jugements  syn- 
thétiques, le  principe  de  contradiction  est  une 
règle  insuffisante,  et  pour  être  siir  de  la  vérité, 
il  nous  faut  alors,  ou  une  croyance  particulière 
de  la  raison,  ou  le  témoignage  de  l'expérience. 

Non  content  de  diminuer  considérablement 
l'importance  du  principe  de  contradiction,  Kant 
va  même  jusqu'à  rejeter  les  termes  dans  les- 
quels il  a  été  exprimé  par  Aristote.  et  que  Leib- 
niz a  fidèlement  conservés.  La  lx)rmule  qu'il 
propose  de  substituer  à  celle  du  philosophe  grec 
est  celle-ci  :  «  L'attribut  ne  peut  pas  être  contra- 


COPU 


—  309 


COUS 


dictoire  au  sujet.  »  Sans  examiner  ici  les  raisons 
alléguées  par  Kant  en  faveur  du  changement 
qu'il  propose,  raisons  peu  solides  et  admissibles 
seulement  au  point  de  vue  de  l'idéalisme  trans- 
cendanlal,  nous  dirons  que  chacune  des  expres- 
sions entre  lesquelles  Aristote  nous  donne  à 
choisir,  est  beaucoup  plus  générale  et  plus 
claire,  et  porte  plus  véritablement  le  caractère 
d'un  axiome  que  la  proposition  du  philosophe 
allemand.  Voy.,  sur  ce  sujet  :  Aristote,  Mélapli., 
liv.  III,  ch.  ni;  liv.  IX,  ch.  vu;  liv.  X,  ch.  v; 
Catcg.,  ch.  vi,  elpassim;  —  Kani,  Critique  de  la 
raison  pure;  Analulique  transcendanlale ;  du 
Principe  suprême  de  tous  les  jugements  aiiahj- 
tiques. 

CONTRAIRES.  Les  anciens  se  sont  beaucoup 
occupés  de  la  théorie  des  contraires,  et  Aristote, 
qui  lui-même  y  attache  une  extrême  impor- 
tance, l'ait  remarquer  avec  raison  (Métaph., 
liv.  IV,  ch.  ]ii)  que  la  plupart  des  philosophes 
ses  devanciers  ont  cherché  parmi  les  contraires 
les  principes  générateurs  de  toutes  choses.  Pour 
ceux-ci,  c'étaient  le  chaud  et  le  Iroid,  le  pair  et 
l'impair;  pour  d'autres,  par  exemple  pour  Em- 
pédocle,  i'amitié  et  la  discorde,  c'est-à  dire  l'at- 
traction et  la  répulsion;  à  quoi  l'on  pourrait 
ajouter  le  dualisme  persan  de  la  lumière  et  des 
ténèbres,  et  cet  autre  dualisme  beaucoup  plus 
général  de  l'esprit  et  de  la  matière.  Les  pytha- 
goriciens ont  même  été  plus  loin  :  ils  ont  essayé 
de  donner  une  liste,  une  table  des  contraires, 
qui  occupe  dans  leur  doctrine  à  peu  près  la 
même  place  que  la  table  des  catégories  dans 
plusieurs  systèmes  postérieurs  (voy.  Pythagore 
et  Alcméon  de  Crotone).  Après  les  pythagori- 
ciens, Aristote  rencontrant  le  même  sujet,  l'a 
étudié  avec  la  profondeur  et  la  sagacité  qu'il 
apportait  en  toutes  choses,  et  le  résultat  de  ses 
recherches,  religieusement  conservé  par  la  phi- 
losophie scolastique,  peut  trouver  encore  au- 
jourd'hui sa  place  légitime  dans  une  classifica- 
tion générale  des  idées.  D'abord  il  définit  les 
contraires  :  «  ce  qui  dans  un  même  genre  diffère 
le  plus  ;  »  par  exemple,  dans  les  couleurs,  ce  sera 
le  blanc  et  le  noir  ;  dans  les  sensations,  le  plaisir 
et  la  douleur  ;  dans  les  qualités  morales,  le  bien 
et  le  mal.  Les  contraires  n'existent  jamais  en 
même  temps  ;  mais  ils  peuvent  se  succéder  dans 
le  même  sujet.  Ils  se  divisent  en  deux  classes  : 
les  uns  admettent  un  moyen  terme  qui  participe 
à  la  fois  des  deux  natures  opposées  ;  ainsi,  entre 
l'être  absolu  et  le  non-être,  il  y  a  l'être  contin- 
gent. Pour  les  autres,  ce  moyen  terme  n'est  pas 
possible;  et  tels  sont  tous  les  contraires  dont 
l'un  appartient  nécessairement  au  sujet  ou  se 
trouve  être  une  simple  privation,  par  exemple, 
la  santé  et  la  maladie,  la  lumière  et  les  ténè- 
bres, la  vue  et  l'absence  de  cette  faculté.  Les 
contraires  qui  n'admettent  pas  de  milieu  sont 
des  choses  contradictoires  et  forment,  quand 
on  les  réunit,  une  contradiction  (voy.  ce  mot). 
A  celte  théorie  des  contraires  se  rattache  toute 
la  logique  par  le  principe  de  contradiction.  Aris- 
tote a  voulu  aussi  en  faire  la  base  de  la  morale, 
en  cherchant  à  démontrer  que  la  vertu  n'est 
qu'un  terme  moyen  entre  deux  excès  contraires. 
Mais  cette  tentative  ne  devait  pas  réussir. 

CONVERSION  DES  PROPOSITIONS,  VOy. 
Propûsiiion. 

COPULE.  C'est  dans  une  proposition  ou  un 
jugement  exprimé  le  terme  qui  marque  la  liai- 
son que  nous  établissons  dans  notre  esprit  entre 
l'attribut  et  le  sujet.  Quelquefois  la  copule  et 
l'attribut  sont  renlermés  dans  un  seul  mot  ;  mais 
il  n'y  a  aucune  proposition  qu'on  ne  puisse  con- 
vertir de  manière  à  les  séparer.  Ainsi,  quand  je 
dis  :  Dieu  existe,  existe  contient  la  copule  et 


l'attribut,  qu'on  séparera  si  l'on  dit  :  Dieu  est 
existant.  C'est  sur  la  copule  que  tombe  toujours 
la  négation  ou  l'aifirmation  qui  fait  la  qualité 
de  la  proposition;  les  autres  affirmations  ou  né- 
galions  modifient  le  sujet  ou  l'attribut,  mais  ne 
donnent  pas  à  la  proposition  elle-même  le  ca- 
ractère affirmatif  ou  négatif.  Voy.  Puofosition, 
Jugement. 

CORDEMOY  (Giraud  de),  né  à  Paris  au  com- 
mencement du  xvir  siècle,  d'une  ancienne  fa- 
mille originaire  d'Auvergne,  abandonna  le  bar- 
reau, qu'il  avait  d'abord  suivi  avec  succès,  pour 
s'adonner  à  la  philosophie.  En  I66.1,  la  protec- 
tion de  Bossuet  le  fit  placer  auprès  du  Dauphin, 
fils  de  Louis  XIV,  en  qualité  de  lecteur.  En  1678, 
il  fut  admis  à  l'Académie  française:  il  est  mort 
en  1684.  Cordemoy  avait  employé  les  derniè- 
res années  de  sa  vie  à  écrire  une  Histoire  de 
France,  qui  fut  publiée  après  sa  mort  (2  vol. 
in-f°.  Pans,  1683-1689).  Considéré  comme  philo- 
sophe, il  s'est  montré  disciple  fervent  et  ingé- 
nieux de  Descartes,  dont  il  a  reproduit  et  sou- 
tenu avec  habileté  les  principales  opinions  dans 
plusieurs  ouvrages,  entre  autres  :  Le  Discerne- 
ment de  l'âme  et  du  corps  en  six  discours,  in- 
12,  Paris,  1666  ;  —  Discours  physique  delà  pa- 
role, in-12,  ib.,  1666;  —  Lettre  à  un  savant 
religieux  de  la  Compagnie  de  Jésus  (le  P.  Cos- 
sart)  pour  m,ontrer  :  1°  que  le  système  de  Des- 
caries et  son  opinion  n'ont  rien  de  dangereux  ; 
2"  que  tout  ce  qu'il  en  a  écrit  semble  être  tiré 
de  la  Genèse,  in-4,  ib.,  1668.  le  Discernement 
de  l'âme  et  du  corps  et  le  Discours  physique  de 
la  parole  ont  été  réunis  en  1704,  in-4,  Paris, 
avec  quelques  fragments  de  critique  et  d'his- 
toire, et  deux  opuscules  de  métaphysique,  l'un 
ayant  pour  objet  d'établir  que  Dieu  fait  tout  ce 
qu'il  y  a  de  réel  dans  les  actions  des  hommes, 
sans  nous  ôter  la  liberté;  l'autre,  où  l'auteur 
recherche  ce  qui  fait  le  bonheur  ou  le  malheur 
des  esprits.  —  Cordemoy  laissa  un  fils,  l'abbé  de 
Cordemoy,  mort  en  1722,  chez  qui  se  tinrent 
pendant  quelque  temps  des  conférences  pour  la 
conversion  et  la  réfutation  des  héréliques.  Ce 
fut  là  que  le  P.  André  fit  connaissance  de  Male- 
branche,  dont  il  défendit  plus  tard  les  opinions 
avec  une  si  courageuse  persévérance.  X. 

CORNUTUS  [Lucius  Annœus),  né  à  Leplis, 
en  Afrique,  dans  le  premier  siècle  de  l'ère  chré- 
tienne, professa  à  Rome  le  stoïcisme.  L'histoire 
compte  au  nombre  de  ses  disciples,  Lucain  et 
Perse,  dont  la  cinquième  satire  lui  est  adressée, 
et  qui  en  mourant  lui  Icj^iia  sa  bibliothèque.  Il 
nous  reste  de  lui  un  traité  de  la  Nature  des 
Dieux,  consacré  à  l'exposition  de  la  théologie 
stoïcienne,  et  qui  a  été  plusieurs  fois  imprimé 
sous  le  nom  de  Pharnutus.  Le  savant  Villoison 
en  avait  préparé  une  nouvelle  édition  qui  n'a 
pas  vu  le  jour.  Voy.  Th.  Gale,  Opuscula  mylho- 
logica  elhica  et  physica,  in-8,  Cambridge,  1671  ; 
in-8,  Amsterdam,  1688  ;  —  G.  J.  de  Martini,  Dis- 
pulatio  de  L.  Ann.  Cornulo  philosopha  stoico, 
in-8,  Leyde,  182.5. 

COROLLAIRE.  Ce  terme,  qui  n'est  plus  guère 
en  usage  qu'en  géométrie,  est  tout  à  fait  syno- 
nyme de  conséquence.  Il  désigne  une  proposi- 
tion qui  n'a  pas  besoin  de  s'appuyer  sur  une 
preuve  particulière,  mais  qui  résulte  d'une  au7, 
tre  proposition  déjà  avancée  ou  démontrée.  Ainsi, 
après  avoir  prouvé  qu'un  triangle  qui  a  deux 
eûtes  égaux  a  aussi  deux  angles  égaux,  on  en 
tire  ce  corollaire  :  qu'un  triangle  qui  a  les  trois 
côtés  égaux  a  aussi  les  trois  angles  égaux. 

CORPS,  voy.  Matière. 

COUSIN  (Victor),  le  fondateur,  le  chef,  l'in- 
terprète éloquent  d'une  école  de  philosophie  à 
laquelle  il  a  donné  lui-même  le  nom  d'cckc- 


cous 


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cous 


tisme,  et  pendant  plus  de  vingt  années  le  direc- 
teur tout-puissant  de  l'enseignement  philosophi- 
que dans  l'Université  de  FrancC;  naquit  à  Paris, 
le  28  novembre  1792.  Comme  J.  J.  Rousseau, 
avec  qui,  par  la  chaleur  du  style  et  même  parle 
fond  des  idées,  il  a  plus  d'un  trait  de  ressem- 
blance, il  était  le  fils  d'un  horloger.  En  1810, 
après  une  série  de  brillants  succès^  couronnés 
par  le  prix  d'honneur  du  concours  général,  il 
entrait,  déjà  presque  célèbre,  à  l'École  nor- 
male, récemment  créée,  et  deux  ans  après,  avec 
le  modeste  titre  d'élève  répétiteur,  il  en  est  un 
des  maîtres  les  plus  écoutés.  Cependant  la  ma- 
tière de  ce  premier  enseignement  n'était  point 
celle  qui  lui  donnait  le  plus  de  prise  sur  les  es- 
prits :  c'étaient  les  langues  anciennes,  particu- 
lièrement le  grec.  Aussi  n'est-ce  que  plus  tard, 
quand  on  lui  permit  de  traiter  des  questions  de 
philosophie,  qu'il  exerça  sur  ses  jeunes  disciples, 
hier  encore  ses  camarades,  l'ascendant  que  lui 
donnaient  ses  remarquables  facultés.  En  1815, 
après  les  Cent  jours,  pendant  lesquels  il  s'était 
enrôlé  dans  les  volontaires  royaux,  il  fut  chargé 
par  Royer-Collard  de  le  suppléer  dans  la  chaire 
d'histoire  de  la  philosophie  qu'il  occupait  à  la 
Faculté  des  lettres.  C'est  dans  la  chapelle  à 
demi  ruinée  du  vieux  collège  du  Plessis,  où  la 
Faculté  des  lettres  de  Paris  tenait  alors  ses  séan- 
ces, que  le  jeune  suppléant  parut  pour  la  pre- 
mière t'ois  aux  yeux  du  public.  Il  n'y  resta  pas 
longtemps,  car  il  fallut  bientôt  ouvrir  à  l'af- 
fluence  croissante  de  ses  auditeurs  le  vaste  am- 
phithéâtre de  la  Sorbonne. 

Cette  faveur  d'un  public  d'élite,  M.  Cousin  ne 
la  devait  pas  seulement  à  l'éclat  incomparable 
de  sa  parole,  mais  à  la  nouveauté  et  à  l'éléva- 
tion de  ses  opinions.  Laromiguière,  avec  son 
esprit  élégant  et  fin,  mais  superficiel,  ne  sortait 
pas  de  la  question  de  l'origine  des  idées  et  s'é- 
loignait à  peine  de  la  doctrine  de  Condillac, 
qu'il  ébranlait  cependant  en  se  proposant  de  la 
compléter.  Royer-Collard  faisait  une  guerre  in- 
fatigable à  cette  même  doctrine,  qui  semblait 
pour  un  instant  être  montée  au  rang  d'une  phi- 
losophie nationale.  Il  déployait  contre  elle  l'au- 
torité de  son  austère  bon  sens  et  la  force  de  sa 
sévère  dialectique;  mais  ses  attaques  ne  por- 
taient que  sur  des  points  isolés  et  en  petit  nom- 
bre. M.  Cousin  ne  suit  aucun  de  ces  deux  exem- 
ples, tout  en  parlant  avec  respect  de  Royer- 
Collard  comme  du  premier  de  ses  maîtres.  Se 
faisant  un  devoir  d'unir  ensemble  l'histoire  de 
la  philosophie  et  la  philosophie  elle-même,  il 
passe  en  revue,  expose,  analyse,  juge  tous  les 
systèmes  que  les  attributions  de  sa  chaire  lui 
permettent  d'aborder,  c'est-à-dire  tous  ceux  qui 
appartiennent  à  l'histoire  de  la  philosophie  mo- 
derne, et  chemin  faisant,  au  nom  de  la  critique, 
il  traite  les  grandes  questions  de  morale,  de 
métaphysique,  d'esthétique,  de  psychologie,  dont 
le  système  étroit  de  la  sensation  transformée 
était  parvenu  à  détacher  les  esprits.  C'est  pen- 
dant les  cinq  premières  années  de  son  enseigne- 
ment, celles  qui  s'étendent  de  1815  à  1820,  que 
M.  Cousin  a  produit  au  jour  toutes  les  vues  qui 
lui  appartiennent,  et  qu'il  a  posé  les  fondements 
de  son  é.;lectisme.  Il  n'a  eu,  dans  un  âge  avancé, 
qu'à  refondre  les  matériaux  de  ses  anciennes  le- 
çons, pour  en  tirer  ses  ouvrages  les  plus  accom- 
plis :  son  Histoire  de  Vécole  écossaise,  le  livre 
du  Vrai,  du  Beau  et  du  Bien,  et  cette  irréfu- 
table critique  de  Locke,  qui,  ébauchée  dans  le 
cours  de  1819,  était  reprise  et  complétée  dans 
celui  de  1829. 

Enlevé  à  sa  chaire  en  1820  par  l'esprit  de 
réaction  qui  inspirait  alors  le  gouvernement  de 
la  France,  M.  Cousin  perdit  en  1822  sa  place  de 


maître  de  conférences  par  la  suppression  de  l'É- 
cole normale.  Mais  les  sept,  années  pendant  les- 
quelles il  resta  condamne  au  silence  ne  furent 
point  perdues  pour  la  philosophie.  11  les  employa 
a  pul)lier  les  œuvres  de  Proclus  (6  vol.  in-8,  Pa- 
ris, 1820-1827,  et  1  vol.  in-4,  Paris,  1864),  à  don- 
ner une  nouvelle  édition  des  œuvres  de  Descar- 
tes (11  vol.  in-8,  Paris,  1826),  à  commencer  sa 
traduction  des  Œuvres  complètes  de  Platon 
(13  vol.  in-8,  Paris,  1825-1840),  et  à  parcourir 
l'Allemagne,  qu'il  avait  déjà  visitée  en  1817. 
C'est  durant  ce  second  voyage,  fait  en  1824,  et 
dont  on  peut  lire  dans  la  dernière  édition  de 
ses  Fragments  (t.  V,  in-8,  Prris,  1866)  un  récit 
plein  de  charmes,  que,  soupçonné  de  carbona- 
risme, il  subit  à  Berlin  une  détention  de  six 
mois. 

Au  nombre  des  ouvrages  qu'il  composa  à  cette 
époque,  il  y  en  a  un  cependant  où  l'esprit  phi- 
losophique n'a  aucune  part  :  c'est  un  livret  d'o- 
péra-comique écrit  pour  Halévy,  et  qui  devait 
s'appeler  les  Trois  Flacons.  C'est  le  titre  d'un 
conte  de  Marmontel  qui  en  avait  fourni  le  sujet. 
Mais  cette  pièce  est  restée  inédite,  ainsi  que  la 
musique  à  laquelle  elle  était  destinée  à  servir 
de  thème. 

En  1828,  après  l'avènement  du  ministère  Mar- 
tignac,  la  parole  est  rendue  à  M.  Cousin.  M.  Gui- 
zot,  sur  qui  la  même  interdiction  pesait  depuis 
1825,  est  également  autorisé  à  reparaître  dans 
sa  chaire.  M.  Villemain,  sans  avoir  été  touché 
par  les  rigueurs  du  pouvoir,  se  joint  à  eux  en 
appliquant  à  la  littérature  le  même  esprit  de  li- 
bre investigation  qu'ils  ont  introduit  l'un  dans 
la  philosophie  et  l'autre  dans  l'histoire.  Tous  les 
trois,  soulevés  par  la  popularité  et  embrasés 
d'une  commune  ardeur,  font  luire  sur  la  France 
cet  âge  d'or  de  l'enseignement  public  dont  le 
souvenir  immortel  peut  être  comparé  à  celui 
qu'ont  laissé  les  plus  brillantes  époques  de  l'é- 
loquence politique  et  religieuse.  C'est  alors, 
mais  surtout  dans  son  cours  de  1828,  que  M.  Cou- 
sin, sous  une  forme  qui  lui  est  propre,  expose 
pour  la  première  fois  devant  un  public  français 
les  idées  sur  lesquelles  repose  la  philosophie  de 
la  nature,  c'est-à-dire  la  doctrine  de  Schelling 
et  de  Hegel,  et  que  sa  parole  est  peut-être  d'au- 
tant plus  puissante  sur  l'imagination  qu'elle  est 
moins  claire  pour  l'intelligence. 

Après  la  révolution  de  1830,  à  laquelle  l'esprit 
libéral  de  ses  écrits  et  de  ses  leçons  avait  con- 
tribué dans  une  certaine  mesure,  M.  Cousin  fut 
nommé  coup  sur  coup  conseiller  d'État,  mem- 
bre du  Conseil  royal  de  l'instruction  publique, 
professeur  titulaire  à  la  Faculté  des  lettre.s, 
membre  de  l'Académie  .française  et  de  l'Acadé- 
mie des  sciences  morales  et  politiques,  direc- 
teur de  l'École  normale,  pair  de  France.  Entré 
comme  ministre  de  l'instruction  publique,  au 
15  mars  1840,  dans  le  cabinet  présidé  par 
M.  Thiers,  il  ne  resta  au  pouvoir  que  huit  mois, 
pendant  lesquels  il  introduisit  dans  l'administra- 
tion et  dans  les  différentes  branches  de  l'ensei- 
gnement des  réformes  utiles.  Lui-même  a  pris 
soin  de  les  rappeler  et  de  les  justifier  dans  un 
article  de  la  Revue  des  Deux-Mondes  (février 
1841).  Il  reprit  sa  place  au  Conseil  royal  de  l'in- 
struction publique  en  1842,  après  la  mort  de 
Jouffroy,  et  se  démit  de  ses  fonctions  de  con- 
seiller d'État.  En  1844,  à  la  tribune  de  la  Cham- 
bre des  pairs,  il  défendit  avec  autant  d'éloquence 
que  d'énergie,  l'Université  et  la  philosophie, 
violemment  attaquées  par  deux  sortes  d'enne- 
mis :  les  partisans  sincères  de  la  liberté  d'ensei- 
gnement et  ceux  qui,  sous  le  nom  de  la  liberté, 
ne  songeaient  qu'à  rétablir  la  domination  clé- 
ricale. Les  discours  prononcés  alors  par  M.  Cou- 


I 


cous 


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COUS 


sin  ont  été  plusieurs  fois  publiés  sous  ce  titre  : 
Défense  de  rUniversilé  et  de  la  r>hilosoplne 
(in-8,  Paris,  184't  et  1840).  Knlevé  à  la  vie  poli- 
tique par  la  révolution  de  1848,  M.  Cousin  ter- 
mina sa  carrière  universituire  après  le  coup 
d'État  du  2  décembre,  qui  le  privait  de  son  siège 
à  la  section  permanente  du  Conseil  supérieur  de 
l'instruction  publicjue,  et  après  le  décret  de 
1852,  qui  le  plaçait,  avec  MM.  Villemain  et  Gui- 
zot,  au  rang  de  in-ofesseur  honoraire  de  la  Fa- 
culté des  lettres.  11  est  mort  à  Cannes,  le 
13  janvier  1867. 

Si  l'on  veut  se  faire  une  idée  exacte  et  équi- 
table de  la  valeur  philosophique  de  M.  Cousin, 
il  faut  i)asser  par-dessus  les  années  où  il  n'est 
pas  encore  en  possession  de  toute  sa  pensée. 
Tantôt  il  semble  appartenir  à  l'école  écossaise, 
fortifiée  et  comme  unie  à  la  France  par  les  ori- 
ginales observations  de  Maine  de  Biran  ;  tantôt, 
quand  il  revient  de  son  second  voyage  dans  la 
patrie  de  Schelling  et  de  Hegel,  on  dirait  qu'il 
s'est  donné  tout  entier  à  la  philosophie  de  la 
nature.  Alors  il  écrit  cette  phrase,  qu'il  a  eu  la 
faiblesse  de  supprimer  plus  tard  :  «  Ce  système 
est  le  vrai.  »  Pour  un  esprit  impartial,  la  philo- 
sophie de  M.  Cousin  n'existe  que  du  moment  où 
il  lui  a  imprimé  le  sceau  de  la  maturité,  et  sous 
la  forme  dont  il  l'a  revêtue  lui-même  quand  il 
croit  l'avoir  conduite  à  sa  dernière  perfection. 

Cette  philosophie  a  reçu  de  lui  le  nom  d'é- 
clectisme, sous  lequel,  vraie  ou  fausse,  elle  ap- 
partient désormais  à  l'histoire  des  idées  du 
xix"  siècle.  Un  autre   se  serait  peut-être  moins 

Îtrêté  aux  interprétations  erronées  ou  malveil- 
antes.  Cependant  il  n'était  guère  possible  de 
prévoir  comment  ce  nom,  porté  par  deux  écoles 
illustres,  celle  de  Plotin  et  celle  de  Leibniz,  de- 
vait être  quelquefois  compris  par  la  critique 
contemporaine.  Ne  s'est-on  pas  imaginé  que 
l'éclectisme  consistait  à  recueillir  dans  tous  les 
systèmes  successivement  adoptés  et  abandonnés 
par  l'esprit  humain,  quelques  lambeaux  de  doc- 
trine, quelques  propositions  isolées,  qu'on  ajus- 
tait ensuite  tant  bien  que  mal,  qu'on  réunissait 
comme  on  pouvait,  sans  règle,  sans  plan,  sans 
mesure  précise  de  la  vérité  et  de  l'erreur,  dans 
une  sorte  de  mosaïque  philosophique?  Si  cette 
opinion  était  fondée,  l'éclectisme  serait  au-des- 
sous de  la  discussion. 

Qu'est-ce  donc  que  l'éclectisme  de  M.  Cousin? 
C'est  une  philosophie  qui  repose  sur  ce  principe 
incontestable  et  incontesté,  que  la  puissance  de 
faire  quelque  chose  avec  rien  ou  de  créer  d'une 
manière  absolue  étant  étrangère  à  l'homme,  les 
systèmes  sont  construits  avec  des  éléments 
préexistants  dans  l'esprit  humain,  comme  les 
œuvres  de  l'industrie  et  de  l'art  avec  des  élé- 
ments préexistants  dans  la  nature.  S'il  n'en  était 
pas  ainsi,  un  système  philosophique  ne  pourrait 
jamais  en  appeler  à  l'autorité  de  la  raison  et  de 
la  conscience.  Mais  pourquoi  les  systèmes  sont-ils 
si  divers  et  si  contradictoires?  C'est  que  chacun 
d'eux  ne  prenant  dans  le  fonds  commun  qu'une 
portion  déterminée  des  éléments  constitutifs  de 
notre  nature,  en  croyant  les  prendre  tous,  se 
figure  qu'il  a  le  droit  d'accuser  les  autres  d'er- 
reur et  de  fausseté.  Qu'on  songe  en  effet  que 
l'illusion  est  ici  plus  facile  que  dans  les  sciences 
physiques  et  mathématiques.  Lorsqu'il  s'agit  du 
monde  extérieur,  personne  n'oserait  se  vanter 
'de  connaître  ce  qui,  en  raison  de  la  distance  et 
du  temps,  est  placé  hors  de  la  portée  de  ses  ob- 
servations. Quand  il  est  (question,  au  contraire, 
des  choses  de  l'âme,  c'est-a-dire  des  forces  et  des 
phénomènes  invisibles  qui  se  déploient  au  de- 
dans de  nous,  chaque  homme  en  particulier  se 
jprend  volontiers  pour  la  mesure  de  l'humanité. 


Il  en  résulte  que,  pour  démêler  ce  qu'il  y  a  de 
vrai  ou  de  faux  dans  les  systèmes,  il  faut  les 
comparer  avec  la  nature  hum:iine,  avec  l'esprit 
même  dont  ils  ont  la  prétention  d'être  l'expres- 
sion complète,  après  qu'on  l'a  .soumis  aux  procé- 
dés de  l'observation  la  plus  sévère  ;  et  pour  être 
sûr  que  l'observation  n'a  rien  oublié  ni  méconnu 
d'essentiel,  il  faut  interroger  les  systèmes,  prê- 
ter l'oreille  aux  objections  qu'ils  élèvent  les  uns 
contre  les  autres,  les  suivre  dans  leurs  transfor- 
mations et  leurs  retours  périodiques  à  travers 
toutes  les  époejues  de  l'histoire.  Est-ce  donc  là 
une  philosophie  si  inconsistante  et  si  méprisa- 
ble ?  Le  principe  sur  lequel  elle  est  assise  est 
d'une  telle  Iccondité  qu'il  a  suffi  pour  faire  naître 
parmi  nous  une  foule  d'excellents  ouvrages  con- 
.sacrés  à  l'histoire  de  la  philosophie.  Sans  doute 
l'exemple  de  M.  Cousin  et  son  ascendant  per- 
sonnel y  ont  puissamment  contribué.  Mais,  en 
agissant  ainsi,  M.  Cousin  ne  cédait  pas  à  l'attrait 
de  l'érudition,  qu'il  n'a  jamais  aimée  pour  elle- 
même  ;  il  obéissait  à  la  nécessité  que  lui  impo- 
sait sa  doctrine. 

Oui,  M.  Cousin  a  une  doctrine  qui,  s'appuyant 
sur  la  double  autorité  de  la  conscience  et  de 
l'histoire,  ne  se  croit  pas  seulement  obligée  d'ê- 
tre complète  ou  de  réunir  tous  les  faits,  tous  les 
principes,  toutes  les  facultés  dont  se  compose  la 
nature  humaine,  mais  d'être  exacte,  c'est-à-dire 
de  les  présenter  dans  l'ordre  hiérarchique  que 
leur  impose  leur  essence  même,  plaçant  l'esprit, 
la  personne  libre,  consciente,  identique,  au-des- 
sus des  forces  aveugles  de  l'organisme,  l'intel- 
ligence au-dessus  des  sens,  la  raison  au-dessus 
de  tous  les  autres  modes  de  la  pensée,  la  vo- 
lonté dirigée  par  la  raison  ou  l'âme  dans  la 
pleine  possession  de  son  existence  au-dessus  de 
la  raison  toute  seule.  M.  Cousin  n'a  point  failli 
à  cette  condition,  car  les  plus  constants  et  les 
plus  vigoureux  efforts  de  sa  dialectique  sont  di- 
rigés surtout  contre  ceux  qui,  se  refusant  à  re- 
connaître la  hiérarchie  naturelle  de  nos  facultés, 
effacent  toute  différence  entre  l'esprit  et  la  ma- 
tière, entre  l'âme  et  le  corps,  entre  la  pensée  et 
la  sensation,  entre  la  raison  et  l'expérience,  en- 
tre la  volonté  et  l'instinct  ou  la  passion.  Aussi  sa 
philosophie  recevrait-elle  plus  justement  la  qua- 
lification de  spiritualiste  que  celle  d'éclecti- 
que. Le  spiritualisme  en  est  le  but,  l'éclectisme 
n'en  est  que  le  moyen,  à  moins  qu'on  ne  veuille 
définir  l'éclectisme  un  spiritualisme  démontré 
tout  à  la  fois  par  la  raison  individuelle  et  par  la 
raison  du  genre  humain. 

Mais  peu  importe  un  nom  ou  un  autre;  c'est 
au  fond  des  choses  qu'il  faut  s'attacher.  Voyons 
donc  ce  qu'il  faut  penser  d'un  certain  nombre 
d'idées  qu'on  a  particulièrement  reprochées  à 
M.  Cousin,  et  qu'on  se  représente  comme  sa  pro- 
priété personnelle  dans  la  philosophie  qu'il  a 
enseignée, 

La  première  qui  s'offre  à  l'esprit,  c'est  la  fa- 
meuse théorie  de  la  raison  impersonnelle.  La 
raison,  selon  M.  Cousin,  n'est  pas  une  faculté 
personnelle  de  l'homme,  par  conséquent  une 
faculté  variable  d'un  individu  à  un  autre;  il  ne 
suffit  pas  même  qu'elle  appartienne  à  l'huma- 
nité, si  elle  doit  être  considérée  comme  une  pro- 
priété particulière  de  notre  esprit,  jiar  laquelle 
il  nous  est  impossible  de  rien  savoir  de  la  nature 
des  choses;  il  veut  qu'elle  soit  commune  à  l'hu- 
manité et  à  Dieu,  et  que  ses  lois,  en  même 
temps  qu'elles  commandent  d'une  manière  sou- 
veraine à  la  pensée,  nous  représentent  les  con- 
ditions absolues  de  l'existence.  «  La  raison,  dit- 
il,  est  en  quelque  sorte  le  pont  jeté  entre  la 
psychologie  et  l'ontologie,  entre  la  conscience 
et  l'être  ;  elle  pose  à  la  fois  sur  l'une   et   sur 


cous 


—  312  — 


COUS 


l'autre  ;  elle  descend  de  Dieu  et  s'incline  vers 
l'honune;  elle  apparaît  à  la  conscience  comme 
un  hôte  qui  lui  apporte  des  nouvelles  d'un  monde 
inconnu,  dont  il  lui  donne  à  la  fois  et  l'idée  et 
le  besoin.  Si  la  raison  était  toute  personnelle, 
elle  serait  de  nulle  valeur  et  sans  aucune  auto- 
rité hors  du  sujet  et  du  moi  individuel.  La  raison 
est  donc,  à  la  lettre,  une  révélation,  une  révéla- 
tion nécessaire  et  universelle,  qui  n'a  manqué  à 
aucun  homme  et  a  éclairé  tout  homme  à  sa  ve- 
nue en  ce  monde  :  Illuminai  omnem  hominem 
venienlem  in  hune  mundum.  La  raison  est  le 
médiateur  nécessaire  entre  Dieu  et  l'homme,  ce 
logos  de  Pythagore  et  de  Platon,  ce  Verbe  fait 
chair  qui  sert  d'interprète  à  Dieu  et  de  pré- 
cepteur à  l'homme,  homme  à  la  fois  et  Dieu 
tout  ensemble.  Ce  n'est  pas  sans  doute  le  Dieu 
absolu  dans  sa  majestueuse  indivisibilité,  mais 
sa  manifestation  en  e=;prit  et  en  vérité  ;  ce  n'est 
pas  l'être  des  êtres,  mais  le  Dieu  du  genre  hu- 
main {Fragments  pliilosopliiqueSjPT&ïa.ce,  p.  42 
et  43  de  la  l'"  édition,  publiée  en  1826  j  p.  36 
et  37  de  l'édition  de  1847). 

Les  adversaires  de  M.  Cousin,  surtout  ceux 
qui  appartiennent  de  près  ou  de  loin  à  l'école  de 
Condillac,  ont  tourne  en  dérision  cette  raison 
qui  est  dans  l'homme,  sans  lui  appartenir  per- 
sonnellement, qui  est  une  révélation  de  Dieu, 
un  médiateur  entre  Dieu  et  l'homme.  Dieu  lui- 
même.  Cependant,  la  doctrine  dont  on  vient  de 
lire  l'éloquent  résumé,  est  celle  qu'ont  professée 
quelques-uns  des  plus  grands  génies  de  l'anti- 
quité et  des  temps  modernes,  un  Platon,  un 
Leibniz,  un  Malebranche,  un  Fénelon^  un  Bos- 
suet  et,  dans  certains  moments,  Aristoto  lui- 
même.  Mais  quand  elle  n'aurait  point  pour  elle  la 
recommandation  de  ces  grands  noms,  elle  se 
recommanderait  toute  seule.  S'il  y  a  des  vérités 
évidentes  par  elles-mêmes,  nécessaires,  univer- 
selles comme  celles  qui  servent  de  fondements 
aux  mathématiques,  à  la  morale,  à  la  métaphy- 
sique, est-ce  qu'il  m'est  permis  de  dire  que  ces 
vérités  m'appartiennent  ou  même  qu'elles  ap- 
partiennent uniquement  à  l'espèce  humaine? 
Supposez  qu'il  y  ait,  en  dehors  et  au-dessus  de 
l'humanité,  des  êtres  qui  pensent,  des  êtres  in- 
telligents, est-ce  que  pour  eux,  comme  pour  moi, 
ce  ne  sera  pas  une  nécessité  absolue  de  croire 
que  deux  et  deux  font  quatre,  que  les  trois  an- 
gles d'un  triangle  égalent  deux  angles  droits, 
que  rien  ne  se  produit  sans  cause,  que  tout  phé- 
nomène et  toute  qualité  existent  dans  un  être, 
que  toute  succession  a  lieu  dans  le  temps,  que 
tout  corps  est  placé  dans  l'espace,  que  le  devoir 
suppose  la  liberté,  et  que  le  droit  suppose  le  de- 
voir? La  faculté  par  laquelle  nous  connaissons 
les  propositions  de  cet  ordre  et  au  nom  de  la- 
quelle nous  les  affirmons,  la  raison,  en  un  mot, 
aura  nécessairement  tous  les  caractères  de  ces 
propositions  elles-mêmes,  elle  ne  sera  la  pro- 
priété ni  d'un  homme,  ni  du  genre  humain; 
mais  elle  sera  commune  au  genre  humain  et  à 
Dieu;  elle  nous  montrera  la  nature  divine  sous 
un  des  aspects  par  lesquels  elle  se  manifeste  le 
plus  directement  à  notre  conscience.  Et  comme 
les  lois  de  la  raison,  en  dépit  des  objections  de 
Kant,  ne  sont  véritablement  aperçues  de  notre 
esprit  que  sous  cette  condition,  qu'elles  ne  res- 
tent point  renfermées  dans  les  limites  de  la 
pensée,  mais  qu'elles  représentent  les  lois  suprê- 
mes, les  conditions  absolues  de  l'existence,  il 
n'y  a  pas  d'exagération  à  les  considérer  comme 
une  révélation  naturelle  et  universelle. 

Il  y  a  une  autre  théorie  de  M.  Cousin  qui  n'a 
pas  rencontré  moins  de  contradicteurs,  et  contre 
laquelle  on  s'est  cru  également  assez  fort  en 
l'attaquant   uniquement  par  le  sarcasme.  C'est 


celle  qui  lui  sert  à  expliquer,  au  moyen  d'un 
petit  nombre  de  lois  générales,  l'histoire  entière 
de  la  philosophie.  Tous  les  systèmes,  malgré  les 
innombrables  différences  qui  les  distinguent  les 
uns  des  autres,  malgré  la  diversité  des  esprits, 
des  races,  des  circonstances  qui  leur  ont  donné 
naissance,  se  réduisent,  selon  lui,  à  quatre 
types,  éléments  essentiels  et  permanents  de 
l'histoire  de  l'esprit  humain.  Le  sensualisme, 
qui  fait  dériver  toutes  nos  connaissances  de 
l'expérience  des  sens  ou  de  la  sensation ,  et 
ramène  toutes  les  existences  à  des  objets  sen- 
sibles; l'idéalisme,  qui  n'admet  que  les  prin- 
cipes éternels,  que  les  idées  innées  de  l'intelli- 
gence ou  les  idées  préexistantes  à  tous  les  faits, 
d'où  il  essaye  de  déduire  les  faits  eux-mêmes 
en  se  passant  de  l'expérience,  en  répudiant  le 
témoignage  des  sens  comme  un  tissu  d'illusions; 
le  scepticisme,  qui  n'a  le  courage  ni  de  rien  af- 
firmer ni  de  rien  nier,  qui,  voyant  l'esprit  de 
l'homme  partagé  entre  la  raison  et  les  sens,  et 
la  raison  souvent  divisée  avec  elle-même  sans 
autre  contrôle  que  sa  propre  autorité,  se  croit 
dans  l'impuissance  de  discerner  entre  la  vérité 
et  l'erreur;  le  mysticisme,  qui,  estimant  illusoi- 
res toutes  les  facultés  humaines,  la  volonté  pour 
faire  le  bien,  l'intelligence  pour  connaître  le 
vrai,  va  chercher  l'un  et  l'autre  dans  le  sein  de 
Dieu,  unique  source  de  toute  vérité  et  de  toute 
perfection,  et  se  figure  avoir  trouvé  la  solution 
de  tous  les  problèmes  dans  l'extase  et  dans  l'a- 
mour, parce  que  l'extase  et  l'amour  font  rentrer, 
en  quelque  sorte,  l'âme  humaine  dans  son  prin- 
cipe divin  :  tels  sont  les  quatre  systèmes  que, 
sous  un  nom  ou  sous  un  autre,  on  rencontre  par- 
tout et  toujours,  dont  l'expression  peut  varier, 
mais  dont  l'essence  ne  change  pas.  Invariables 
dans  leurs  principes,  ils  ne  le  sont  pas  moins 
dans  leur  marche.  C'est  le  sensualisme  qui  com- 
mence, parce  que  les  sens  entrent  en  exercice 
avant  les  facultés  d'un  ordre  plus  élevé  et  que 
les  phénomènes  du  monde  extérieur  sont  ceux 
dont  l'observation  nous  coûte  le  moins  d'efforts. 

En  face  du  sensualisme  vient  se  placer,  au 
bout  de  quelque  temps,  le  système  contraire, 
celui  qui  supprime  en  quelque  sorte  la  nature  et 
les  sens,  l'expérience  et  les  faits,  pour  ne  tenir 
compte  que  des  idées.  La  difficulté  de  prendre 
parti  entre  deux  manières  si  opposées  de  com- 
prendre et  d'expliquer  les  choses,  surtout  quand 
elles  sont  défendues  avec  une  force  à  peu  près 
égale,  produit  inévitablement  le  scepticisme. 
Mais  le  scepticisme  c'est  le  néant,  c'est  le  vide 
auquel  l'àme  a  hâte  de  se  soustraire  en  se  pré- 
cipitant dans  le  sein  de  Dieu,  en  se  perdant  dans 
l'abîme  sans  fond  du  mysticisme.  Les  excès  du 
mysticisme  ramènent  la  philosophie  sensualiste, 
et  le  cercle  que  nous  venons  de  parcourir  se  re- 
nouvelle dans  d'autres  proportions  et  peut-être 
sur  une  autre  scène. 

Il  y  a  certainement  beaucoup  d'imagination 
dans  ce  tableau,  ou  plutôt  dans  ce  drame,  dont 
les  personnages,  pareils  au  phénix  de  la  fable^  re- 
naissent de  leurs  cendres  pour  recommencer  éter- 
nellement la  même  action,  terminée  par  le  même 
dcnoûment.  Non,  les  systèmes  ne  rentrent  pas  dans 
ce  cadre  inflexible  et  ne  forment  point  dans  leur 
succession  ce  rhythme  invariable  qui  n'appartient 
qu'aux  mouvements  des  astres.  Il  y  a  des  systè- 
mes qui  sont  à  la  fois  philosophiques  et  religieux, 
comme  ceux  des  Pères  de  l'Église  et  la  plu- 
part de  ceux  qu'a  produits  l'Orient.  On  en  pour- 
rait signaler  beaucoup  qui,  sensualistes  ou  scep- 
tiques sur  certains  points,  sont  idéalistes  ou  spi- 
ritualistes,  dogmatiques  et  affirmatifs  sur  d'au- 
tres. Ainsi  Locke,  et  même  Condillac,  en  soute- 
nant que  toutes  nos  idées  ont  leur  origine  dans 


cous 


—  313  — 


cous 


l 


les  sens,  font  cependant  profession  do  croire  ii 
l'existence  de  Dieu,  de  la  libcrlé  et  de  l'àme  hu- 
maine. Kant  relève,  au  nom  de  la  morale,  dont 
les  principes  ont  à  ses  yeux  la  môme  autorité 
qUe  ceux  de  la  gcomctric,  toutes  les  propositions 
u'il  a  renversées  en  métaphysique  par  sa  théorie 
e  la  subjectivité  de  la  raison.  Maine  de  Biran, 
après  avoir  ramené  toutes  les  l'acullés  de  l'âme 
et  l'âme  elle-même  à  la  volonté,  à  la  liberté,  a 
fini  par  la  doctrine  mystique  de  la  Grâce.  C'est 
aussi  par  le  mysticisme  que  Schelling,  au  terme 
de  sa  vie,  a  voulu  couronner  la  piiilosoiihie  de 
la  nature.  Le  mélange  et  l'alliance  des  systèmes 
rendent  absolument  impossible  leur  retour  pé- 
riodique dans  un  ordre  déterminé.  Aussi  les 
rencontrons-nous  simultanément  presque  tous  à 
toutes  les  grandes  époques  de  l'histoire  de  la 
philosophie. 

Malgré  cela,  il  est  difficile  de  ne  pas  recon- 
naître un  grand  fonds  de  vérité  dans  la  théorie 
de  M.  Cousin.  Le  sensualisme,  l'idéalisme,  le 
scepticisme,  le  mysticisme,  tels  qu'il  les  com- 
prend, nous  représentent  nien  réellement  les 
éléments  généraux  de  l'esprit  humain,  les  forces 
vives  dont  l'expansion^  la  lutte  ou  l'harmonieux 
concours  ont  donné  naissance  à  toutes  les  formes 
de  la  spéculation  philosophique  :  l'expérience, 
dont  l'objet  propre  est  la  connaissance  des  faits; 
la  raison  ou  la  pensée  pure  qui  n'aperçoit  que 
des  idées;  la  critique  qui,  relevant  les  contra- 
dictions, les  oppositions  naturelles  ou  acciden- 
telles de  la  raison  et  de  l'expérience ,  ne  leur 
permet  de  s'arrêter  que  devant  la  certitude;  l'in- 
tuition immédiate  et  le  sentiment  de  l'infini, 
l'amour  et  la  contemplation  du  divin,  par  les- 
quels, en  nous  passant  de  l'assistance  de  toute 
autre  faculté,  nous  croyons  pouvoir  nous  élever 
d'un  seul  élan  à  la  plus  haute  perfection  de 
l'existence.  Sans  aller  jusqu'à  la  domination  ab- 
solue, qui  n'a  jamais  pu  s  établir,  la  prépondé- 
rance prolongée  de  l'une  de  ces  forces  amène 
inévitablement  une  réaction  de  la  part  des  au- 
tres. Voilà  dans  quelle  proportion  il  est  juste  de 
reconnaître  le  retour  périodique,  sinon  des  mê- 
mes systèmes,  du  moins  des  principes  d'où  ils 
découlent  et  des  luttes  que  ces  principes  se  li- 
vrent entre  eux. 

Les  mêmes  vues  sur  l'ensemble  des  choses  et, 
à  les  considérer  dans  leur  généralité,  les  mêmes 
systèmes  reparaissent  à  des  intervalles  plus  ou 
moins  éloignés,  mais  en  se  transformant,  en  ser- 
rant de  plus  près  la  nature  et  l'esprit  humain, 
en  les  éclairant  d'une  lumière  toujours  plus  vive. 
Ce  retour  ne  porte  donc  aucun  préjudice  à  la  loi 
du  progrès.  C'est  ce  qu'enseigne  formellement 
M.  Cousin,  malgré  la  réputation  que  lui  ont  faite 
ses  adversaires  de  n'avoir  eu  foi  que  dans  un 
fatalisme  immuable.  «  Combien  n'est-il  pas  con- 
solant, dit-il  {Histoire  générale  de  la  philoso- 
phie, 7'  édition,  p.  565),  de  voir  qu'à  considé- 
rer les  choses  en  grand  et  dans  leur  marche  gé- 
nérale, la  philosophie,  malgré  bien  des  écarts,  a 
eu  son  progrès  marqué  comme  la  société  et 
comme  la  religion  elle-même,  que  la  philosophie 
suit  de  si  près  et  accompagne  dans  toutes  ses 
fortunes  1  Quel  pas  n'a  point  fait  l'humanité  en 
allant  des  religions  de  la  nature,  nées  dans  le 
berceau  du  monde,  et  auxquelles  s'arrête  encore 
l'immuable  Orient,  à  l'anthropomorphisme  grec 
et  romain,  où  du  moins  l'homme  commence  à 


progrès  na  pas 
quand  l'esprit  humain  a  passé  des  systèmes  les 
plus  célèbres  de  la  philosophie  orientale  à  ceux 
des  philosophes  grecs....  Enfin,  si  l'on  admet 
l'immense  supériorité   du  christianisme  sur   le 


polythéisme  antique,  comment  ne  pas  reconnaî- 
tre aussi  que  la  philosophie  moderne,  nourrie 
et  grandie  sous  cette  noble  discipline,  en  a  dû 
ressentir  la  bienfaisante  influence  et  participer 
aux  incomparables  lumières  répandues  en  Eu- 
rope par  l'Ëvangile.  » 

On  voit  que  la  loi  du  progrès,  dans  la  pensée 
de  M.  Cousin,  s'applique  a  la  religion  comme  à  la 
philosophie  ;  maissur  ce  point  délicat,  il  n'ajamais 
exprimé  publiquement  sa  pensée  tout  entière. 
La  philosophie  des  religions  et  la  critique  reli- 
gieuse ne  tiennent  aucune  place  dans  ses  écrits. 
Feu  lui  importe  comment  se  sont  formés  les 
dogmes  religieux  en  général  et  ceux  du  chris- 
tianisme en  particulier,  comment  ils  se  sont 
établis  dans  l'esprit  des  peuples,  à  quelles  con- 
ditions ils  pourront  s'y  conserver,  et  quelle 
transformation  nouvelle  peut  encore  leur  être 
réservée  dans  l'avenir.  Il  lui  suffit  de  savoir  que, 
nécessaires  toutes  deux,  incapables  de  se  substi- 
tuer l'une  à  l'autre  sans  faillir  à  leur  but,  la 
philosophie  et  la  religion  commettraient  la  plus 
grande  faute  en  se  faisant  la  guerre. 

«  La  philosophie,  dit-il,  serait  insensée  et  cri- 
minelle de  vouloir  détruire  la  religion,  car  elle 
ne  peut  espérer  la  remplacer  auprès  des  masses, 
qui  ne  peuvent  suivre  des  cours  de  métaphysi- 
que. D'un  autre  côté,  la  religion  ne  peut  détruire 
la  philosophie,  car  la  philosophie  représente  le 
droit  et  le  besoin  invincible  de  la  raison  hu- 
maine de  se  rendre  compte  de  toutes  choses  [His- 
toire générale  de  la  philosophie).  »  C'est  au 
nom  de  ce  principe  purement  philosophique  et 
d'une  incontestable  vérité,  que  M.  Cousin  re- 
commandait à  ses  disciples,  et  en  général  aux 
professeurs  de  philosophie  placés  sous  ses  ordres, 
le  plus  grand  respect  à  l'égard  de  la  religion. 
Lui-même  joignait  l'exemple  au  précepte,  et  ne 
se  montrait  intolérant  que  sur  ce  point.  Peu  lui 
importait  qu'on  fût  éclectique  ou  non,  qu'on  eût 
étudié  la  philosophie  dans  ses  livres  ou  ailleurs, 
pourvu  que  l'on  conservât  les  bases  essentielles 
du  spiritualisme;  mais  il  ne  pardonnait  pas 
un  acte  d'agression  ou  seulement  d'irrévérence 
contre  le  christianisme.  Il  n'y  a  là  ni  faiblesse 
ni  hypocrisie  ;  en  agissant  ainsi.  M.  Cousin  se 
montrait  conséquent  avec  lui-même,  et  il  l'était 
d'autant  plus  qu'il  avait  à  répondre  non-seule- 
ment de  ses  propres  actions,  mais  de  celles  des 
autres,  puisque  le  gouvernement  de  la  philoso- 
phie, dans  l'enseignement  public,  était  déposé 
entre  ses  mains. 

Il  est  permis  de  supposer  que,  hors  de  l'en- 
seignement officiel,  il  rendait  aux  investigations 
philosophiques  la  liberté  que  lui-même  revendi- 
que pour  elles;  car  puisque  la  philosophie,  selon 
ses  propres  expressions ,  «  représente  le  droit 
sacre  et  le  besoin  invincible  de  la  raison  hu- 
maine de  se  rendre  compte  de  toutes  choses,  » 
pourquoi  ne  se  rendrait-elle  pas  compte  de  la  for- 
mation, de  la  composition  et  de  la  valeur  inté- 
rieure des  dogmes  religieux?  Ce  serait  de  la  cri- 
tique, ce  ne  serait  pas  de  l'hostilité.  Il  n'y  arien 
dans  les  livres  de  M.  Cousin  qui  puisse  être 
considéré  comme  la  négation  de  ce  droit. 

M.  Cousin  n'a  pas  fondé  un  de  ces  grands  sys- 
tèmes qui  découlent  d'un  même  principe,  dont 
toutes  les  parties  se  lient  comme  les  anneaux 
d'une  chaîne,  qui  ont  l'ambition  de  tout  expli- 
quer, de  tout  comprendre,  d'avoir  tout  prévu, 
et  qui  semblent  coulés  d'un  seul  jet.  Mais  peut- 
être  n'y  a-t-il  pas  lieu  de  le  regretter.  Qu'est-ce 
qui  nous  reste  de  ces  Babels  métaphysiques,  si- 
non quelques  débris  dispersés  ?  Qui  ne  se  sent  au 
fond  du  cœur  plus  de  découragement  que  d'es- 
pérance en  voyant  s'écrouler  les  unes  après  les 
autres  ces  gigantesques  constructions  qui  n'ont 


cous 


—  314  — 


GRAI 


jamais  été  plus  nombreuses  que  dans  le  premier 
quart  de  notre  siècle?  M.  Cousin  a  fait  autre- 
ment. Il  a  examiné  un  à  un  tous  les  grands  pro- 
blèmes qui  intéressent  directement  l'esprit 
humain  et  il  en  a  demandé  la  solution,  non- 
seulement  à  sa  propre  raison  et  à  sa  propre 
conscience,  mais  à  la  conscience  et  à  la  raison 
du  genre  humain. 

Une  autre  de  ses  qualités,  que  ses  détracteurs 
ont  convertie  en  défaut,  c'est  de  ne  point  procé- 
der par  propositions  absolues  et  par  actes  de  di- 
vination, mais  de  pratiquer,  autant  qu'il  est  en 
lui.  et  souvent  avec  un  rare  talent,  la  méthode 
expérimentale,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec 
la  méthode  empirique,  la  méthode  d'observation, 
non  moins  propre  à  constater  les  principes  que 
les  faits.  C'est  ce  qu'il  appelle  la  méthode  psy- 
chologique, parce  qu'elle  fait  de  la  psychologie 
ou  de  l'étude  analytique  de  l'âme  humaine,  le 
fondement  nécessaire  de  toute  la  philosophie.  11 
la  plaçait  au-dessus  même  de  ses  doctrines  les 
plus  chères,  et  tout  en  la  faisant  remonter  jus- 
qu'à Socrate,  il  la  présentait  presque  comme 
une  méthode  nationale,  comme  la  méthode  fran- 
çaise par  excellence,  contenue  implicitement 
dans  le  Cogilo  ergo  sum  de  Descartes.  C'est  elle 
certainement  qui  l'a  maintenu  dans  les  voies  du 
spiritualisme,  ou  qui  l'y  a  ramené  après  l'é- 
blouissement  momentané  que  lui  avait  causé  le 
panthéisme  germanique. 

Sur  tout  le  chemin  qu'il  a  parcouru  il  a  laissé 
une  vive  clarté,  la  clarté  de  la  pensée  rendue 
visible  par  l'éclat  du  langage;  et  aussi  long- 
temps que  subsistera  la  philosophie  il  en  sera 
un  des  plus  illustres  représentants,  de  même 
que,  aussi  longtemps  que  durera  la  langue 
française,  il  sera  un  de  nos  plus  éloquents  écri- 
vains. 

Après  avoir  exposé  les  opinions  philosophiques 
de  M.  Cousin,  et  ses  opinions  religieuses  dans 
leurs  rapports  avec  la  philosophie,  il  ne  nous 
est  pas  permis,  puisqu'il  a  joué  un  rôle  actif 
dans  les  affaires  de  son  pays,  de  garder  entière- 
ment le  silence  sur  ses  opinions  politiques.  On 
lui  a  reproché  d'en  avoir  changé  souvent.  Ce 
qui  est  vrai,  c'est  qu'il  ne  pensait  pas  qu'il  y  ait 
en  politique  des  principes  immuables  comme 
ceux  qui  servent  de  fondement  à  la  morale.  En 
politique,  comme  le  disait  un  de  ses  amis,  il 
était  latitudinaire,  attachant  plus  de  valeur  aux 
hommes  qu'aux  institutions,  et,  parmi  les  hom- 
mes que  la  naissance  ou  la  fortune  ont  placés  à 
la  tête  de  l'État,  admirant  tous  ceux  qui  ont  ac- 
compli de  grandes  choses  et  qui  ont  gouverné 
leur  pays  de  la  manière  la  plus  conforme  à  ses 
besoins.  Cette  manière  devoir  lui  permettait  de 
transporter  son  approbation  d'un  régime  à  un 
autre,  à  plus  forte  raison  d'une  dynastie  à  celle 
qui  lui  succédait.  Ces  évolutions,  quand  elles 
s'accomplissaient  chez  lui,  étaient  parfaitement 
sincères  et  désintéressées.  Mais  il  y  a  deux  cau- 
ses auxquelles,  moitié  par  principe,  moitié  par 
nature,  il  est  toujours  resté  attaché  :  celle  de  la 
Révolution  française  et  celle  de  la  liberté  réglée 
par  une  législation  sévère.  «La  société  la  mieux 
faite,  disait-il  souvent,  c'est  encore  celle  qu'a 
créée  la  Révolution  française.  » 

Voici  les  litres  des  ouvrages  philosophiques 
de  M.  Cousin  :  Cours  de  philosophie  professé  à 
la  Faculté  des  lettres  pendant  Vannée  1818, 
in-8,  Paris,  1836;  le  même  ouvrage  refondu  et 
publié  sous  le  titre  suivant  :  du  Vrai,  du  Beau 
et  du  Bien,  in-18,  Paris,  18a4;  Cours  de  lliis- 
toire  de  la  philosophie,  3  vol.  in-8.  Paris,  1827 
et  1840  ;  Cours  d'histoire  de  la  philosophie  mo- 
derne, professé  pendant  les  années  1816  et  1817, 
in-8;  Paris,  1841  ;  Cours  d'histoire  de  la  philo- 


sophie morale  au  XVIII'  siècle,  publié  par 
Vacherot  et  Danton,  h  vol.  in-8,  Paris,  1840- 
1841  ;  Fragments  philosophiques,  in-8,  Paris, 
1826,2  vol.  in-8,  1838;  JSouveaux  fragments, 
Fragments  de  philosophie  awienne.  Fragments 
de  philosophie  scolastique.  Fragments  de  philo- 
sophie cartésienne,  Fragments  de  philosophie 
m,'jderne,  Fragments  littéraires,  publiés  sépa- 
rément, in-8  et  réunis  dans  l'édition  générale 
de  1847,  in-18,  publiés  de  nouveau  en  5  vol. 
in-8,  Paris,  1865  et  1866;  de  la  Métaphysique 
d'Aristote,  suivi  d'un  essai  de  traduction  des 
deux  premiers  livreSj  l"édit.,  in-8,  Paris,  1835; 
2"  édit.,  in-8,,  Paris,  1838;  Manuel  de  l'histoire 
de  la  philosophie  de  Tennemann,  traduit  de 
i'allemand,  2  vol.  in-8,  Paris,  1839  ;  Leçons  de 
philosophie  sur  Kant,  in-8;  Paris,  1842;  des 
Pensées  de  Pascal,  in-8,  1"  edit.  1842,  2"  édit. 
1844.  Aux  éditions  des  œuvres  de  Desjartes  et  de 
Proclus  citées  plus  haut,  il  faut  aj&uter  les  Ou- 
vrages  inédits   d'Abélard,   1   vol.    in-4,    Paris, 

1836,  et  Pelri  Abœlardi  Opéra,  2  vol.  in-4,  Pa- 
ris, 1859,  publiés  avec  le  concours  de  MM.  Jour- 
dain et  Despois.  M.  Cousin  est  aussi  l'auteur  de 
deux  ouvrages  sur  l'instruction  publique  :  de 
V Instruction  publique  en  Hollande,  in-8,  Paris, 

1837,  et  2  vol.  in-8,  Bruxelles,  1838;  de  Vln- 
struciion  publique  dans  quelques  pays  de  VAl- 
lemagne  et  particulièrement  en  Prusse,  2  vol. 
in-8,  Paris,  1840.  —  Nous  nous  contenterons 
d'indiquer  sommairement  ses  écrits  purement 
littéraires  :  Jacqueline  Pascal,  Madame  de 
Longueville,  Madame  de  Sablé,  Madame  de 
Chevreuse  et  Madame  de  Haulefort;  la  Société 
française  au  XVIP  siècle  d'après  le  Grand  Cy- 
rus,  la  Jeunesse  de  Madame  de  Longueville, 
la  Jeunesse  de  Mazarin.  —  Une  édition  géné- 
rale, mais  encore  très-incomplète  de  ses  œuvres, 
a  paru  de  1846  à  1847  en  22  vol.  in-18  ;  une  au- 
tre in-8  a  été  commencée  en  1865  et  poursuivie 
en  1866;  mais  elle  ne  comprend  que  7  vol.,  dont 
5  vol.  de  Fragments.  On  peut  consulter  sur 
M.  Cousin  le  discours  de  réception  de  M.  Jules 
Favre  à  l'Académie  française  (in-4.  Paris,  1868) 
et  l'article  que  lui  a  consacré  M.  Aa.  Franck  dans 
ses  Moralistes  et  philosophes,  1  vol.  in-8;  Paris, 
1872. 

CO'WARD  (Guillaume),  médecin  anglais,  né 
à  Winchester  en  1656,  fit  ses  études  à  l'Université 
d'Oxford,  où  il  reçut  le  doctorat  en  1687.  Par- 
tisan déclaré  du  matérialisme,  il  fit  paraître  en 
1702  des  Pensées  sur  l'âme  humaine,  démon- 
trant que  sa  spiritualité  et  son  immortalité 
S07it  une  invention  du  paganisme,  et  contraires 
aux  principes  de  la  saine  philosophie,  de  la 
vraie  religion,  in-8,  Londres;  in-8,  ib.,  1704. Cet 
ouvrage  ayant  été  combattu  par  Jean  Broughton 
dans  sa  Psychologie  ou  Traité  de  l'âme  7^aison- 
nable^  Coward  opposa  à  son  adversaire  le  Grand 
Essai,  ou  Défense  de  la  raison  et  de  la  religion 
contre  les  impostures  de  la  philosophie,  prou- 
vant :  1°  que  l'existence  de  toute  substance  im- 
m,atérielle  est  une  erreur  philosophique  et  abso- 
lum.ent  inconcevable  ;  2°  que  toute  matière  a 
originairement  en  elle  un  principe  de  mou- 
vement propre  intérieur;  3°  que  la  matière  et 
le  mouvement  doivent  être  la  base  ou  l'organe 
de  la  pensée  chez  l'homme  et  chez  les  brutes, 
avec  une  réponse  à  la  Psychologie  de  Broughton, 
in-8,  Londres.  1704.  On  doit  aussi  à  Coward  quel- 
ques ouvrages  de  médecine  et  de  littérature. 

CRAIG  (Jean),  mathématicien  écossais,  de  la 
seconde  partie  du  xvir'  siècle,  est  le  premier 
qui  ait  introduit  en  Angleterre  le  calcul  diffé- 
rentiel tel  que  l'avait  conçu  Leibniz  ;  mais  son 
principal  titre  pour  occuper  une  place  dans  l'his- 
toire de  la  philosophie    est  l'ouvrage    intitulé 


GRAT 


—  315  — 


GRAT 


rincipia  malhcmatica  Iheologiœ  chvistianœ, 
l'il  publia  à  Londres,  en  1699,  in-4.  11  y 
cherche  quel  doit  cire  rafTaiblisscmcnt  des 
■euves  historiques,  suivant  la  distance  des  lieux 

l'intervalle  des  temps;  il  trouve  par  ses  l'or- 
ules  que  la  force  des  témoignages,  en  faveur 
;  la  vérité  de  la  religion  chrétienne,  ne  peut 
.bsister  au  delà  de  quatorze  cent  cinquante- 
latre,  à  partir  de  1699,  et  il  conclut  de  là  qu'il 
aura  un  second  avènement  de  Jésus-Christ  ou 
le  seconde  révélation  pour  rétablir  la  première 
ms  toute  sa  pureté.  Quand  bien  même  Craig 
irait  mieux  connu  ou  mieux  appli(iué  qu'il  ne 
i  fait  les  principes  du  calcul  des  probabilités, 
ute  son  argumentation  n'en  reposerait  pas 
oins  sur  un  principe  erroné,  savoir  que  la  cer- 
lude  historitjue  n'est  qu'une  simple  probabilité 
li  a  des  degrés  et  qui  va  en  décroissant;  comme 
j'étais  moins  certain  de  l'existence  de  Louis  XIV 
le  de  celle  des  princes  contemporains,  ou  de 
'xistence  de  Constantinople  que  de  celle  de 
iris  1  Personne  ne  conteste  que  plusieurs  évé- 
îments  reculés  ne  soient  beaucoup  plus  obscurs 
)ur  nous  que  les  faits  d'une  date  plus  récente  ; 
ais  la  question  est  de  savoir  si  l'obscurité  qui 
s  environne  ne  viendrait  pas  de  l'absence  de 
jcuments  positifs,  propres  à  nous  les  faire  con- 
litre,  beaucoup  plutôt  que  du  fait  seul  de  leur 
oignemcnt  :  si,  par  exemple,  l'ancienne  his- 
àre  de  l'Egypte  est  fort  incertaine  parce  que 
ois  mille  ans  et  plus  se  sont  écoulés  depuis  les 
tiaraons,  ou  bien  parce  que  tous  les  témoi- 
lagcs  ont  péri  ou  sont  devenus  inintelligibles, 
uit  que  subsistent  les  monuments  et  les  ou- 
•ages  qui  déposent  de  la  vérité  d'un  fait,  il  est 
air  que  ce  fait  continue  d'être  admis,  si  ancien 
l'on  le  suppose,  pour  les  mêmes  motifs  qui 
it  porté  les  générations  passées  à  le  reconnaître. 

nouveau  qu'il  soit,  il  devient  hypothétique  ou 
buleux  dès  que  les  preuves  en  sont  détruites 
i  altérées.  Craig  ne  s'était  nullement  rendu 
)mpte  de  la  nature  ni  des  conditions  de  la  cer- 
tude  historique,  et  sa  théorie  renferme  ce  germe 
un  scepticisme  dangereux  qui  devait  se  déve- 
pper  avec  le  temps.  Daniel  Titius  a  donné, 
1  1755  (Leipzig),  in-4,  une  nouvelle  édition  des 
rùicipes  mathématiques  de  la  théologie  chré- 
enne,  accompagnée  d'une  réfutation  de  l'ou- 
■age  de  Craig  et  d'une  notice  sur  l'auteur. 
CRAMER  (Jean-Ulrich  de),  jurisconsulte  al- 
mand,  né  à  Ulm,  en  1706,  mort  en  1772.  Il  eut 
3ur  maître  à  l'Université  de  Marbourg  le  cé- 
bre  Wolf  dont  il  resta  l'ami,  et  qui  lui  inspira 
i  goût  des  mathématiques  et  de  la  philosophie. 

fut  successivement  professeur  de  droit  à  Mar- 
3urg  et  juge  à  Wetzlar.  On  trouve  dans  ses 
puscula  (Marbourg,  1742  à  1767)  quelqlies  tra- 
lux  qui  touchent  à  la  philosophie.  Mais  le  plus 
otable  est  un  essai  d'application  de  la  philo- 
)phie  de  Wolf  et  de  Leibniz  à  la  solution  de 
iielques  difficultés  de  jurisprudence:  Usus  phi- 
tsophiœ  Wolfianœ  in  jure,  Marbourg,  1740. 
CRANTOR,  philosophe  académicien,  né  à 
oli,  dans  la  Cilicie,  vivait  vers  l'an  306  avant 
Îsus-Christ.  Malgré  l'estime  dont  il  jouissait 
ans  sa  patrie,  il  la  quitta  pour  venir  s'établir  à 
thènes,  où  il  fréquenta  l'école  de  Xénocrate  et 
s  son  successeur,  Polémon.  Il  eut  lui-même 
our  disciple  Arcésilas,  qu'il  institua  son  héritier, 
es  anciens  faisaient  un  cas  particulier  de  son 
•aité  de  VAfjliclion,  iziçl  \\vSov(;.  Il  avait  aussi 
imposé  un  commentaire  sur  Platon,  que  cite 
reclus  {in  Tim),  et  qui  est  le  plus  ancien  que 
on  connaisse.  Voy.  Diogène  Laërce,  liv.  IV, 
1.  XXIV  et  suiv. 

CRATÉS    d'Athènes,  était  un  philosophe  de 
ancienne  Académie,   disciple   et  ami   de   Po- 


lémon, à  qui  il  succéda  à  la  tête  de  l'école. 
Aucun  de  ses  écrits  n'est  parvenu  jusqu'à  nous, 
et  nous  ne  savons  pas  s'il  a  ajouté  quelque  chose 
do  son  propre  fonds  aux  traditions  philoso- 
phiques qu'il  reçut  de  ses  maîtres.  Voy.  Cicéron, 
Àcad.,  liv.  I,  ch.  ix,  et  Diogène  Laërce,  liv.  IV, 
ch.  XXI.  XXIII. 

CRATÉS  DE  TiiÈBES,  fils  d'Ascondas,  peut  être 
considéré  comme  le  dernier  grand  représentant 
de  l'école  cynique.  On  ignore  l'époque  précise  de 
sa  naissance  et  de  sa  mort  ;  mais  on  sait  qu'il 
florissait  vers  l'an  340  avant  notre  ère,  et  qu  il  a 
prolongé  sa  vie  jusqu'aux  premières  années  du 
vi'  siècle.  Seul  peut-être  parmi  tous  les  cyniques, 
Cratès  n'avait  a  se  plaindre  que  de  la  nature. 
Laid  et  difforme,  mais  issu  d'une  famille  riche 
et  puissante,  il  avait  reçu  une  éducation  brillan- 
te et  s'était  fait  pauvre  volontairement.  On  raconte 
qu'ayant  vu  Télèphe  s'avancer  sur  la  scène,  la  be- 
.sace  sur  l'épaule,  en  habit  de  mendiant,  il  ne  lui 
fut  pas  possible  de  ne  pas  regarder  cette  vie  de 
liberté  comme  très-désirable;  qu'en  conséquence, 
il  vendit  son  patrimoine  et  en  distribua  le  prix 
à  ses  concitoyens.  D'autres  disent  qu'il  déposa  le 
produit  de  sa  vente  chez  un  banquier,  avec  ordre 
d'en  faire  part  à  ses  fils  s'ils  n'étaient  que  des 
esprits  vulgaires,  de  le  donner  au  peuple  s'ils 
étaient  philosophes.  Dès  ce  moment,  Cratès  ap- 
partient à  Diogène,  et  s'efforce  d'imiter  un  si 
parfait  modèle.  Vêtu  chaudement  en  été,  légè- 
rement en  hiver,  il  s'exerce  à  lutter  contre  la 
douleur.  Il  laisse  pendre  à  son  manteau  une 
peau  de  mouton,  il  étale  au  gymnase  ses  diffor 
mités  naturelles,  afin  d'attirer  sur  lui  les  rail- 
leries. Enfin,  sous  prétexte  d'en  revenir  à  la 
nature,  il  choque  les  bienséances  et  marie  ses 
filles  par  un  procédé  qui  étonne  même  de  la 
part  d'un  cynique,  qui  révolte  de  la  part  d'un 
père.  Toutefois,  malgré  tant  d'efforts,  Cratès,  en 
lait  d'exagération,  reste  au-dessous  de  ses  maîtres. 
Au  lieu  de  la  sauvage  rudesse  d'Antisthène,  au 
lieu  de  l'effronterie  dédaigneuse  et  calculée  de 
Diogène,  il  porte  comme  malgré  lui,  dans  sa 
conduite  ordinaire,  certains  souvenirs  de  bonne 
éducation,  certaines  habitudes  de  douceur  et  de 
dignité  qui  lui  méritent  cette  autorité  morale  et 
cette  considération  qu'Antisthène  et  Diogène 
n'avaient  jamais  obtenues.  Cratès  est  dans  Athè- 
nes l'oracle  des  familles,  l'arbitre  de  tous  les 
différends.  Même,  une  noble  jeune  fille,  n'es- 
timant avec  Platon  que  la  beauté  intérieure  de 
l'âme,  Hipparchie,  met  son  ambition  à  devenir 
l'épouse  du  cynique  et  partage  avec  joie  toutes 
ses  privations.  Il  faut  le  reconnaître,  Cratès  n'est 
auprès  de  ses  maîtres  qu'un  cynique  dégénéré, 
et  bientôt  qu'un  esprit  raisonnable.  En  tem- 
pérant, par  l'aménité  de  son  caractère,  l'exces- 
sive rudesse  de  son  école,  il  a  servi  d'inter- 
médiaire entre  Antisthène  et  Zenon,  comme 
Annicéris  entre  Aristippe  et  Épicure  (voy.  Anni- 
CKRis  et  ÉCOLE  cyrénaïque).  Mais  Annicéris  n'a 
pas  eu  Épicure  pour  disciple.  Cratès  a  été  le 
maître  de  Zenon.  C'est  dans  l'école  de  Cratès,  et 
sous  son  influence,  que  le  stoïcisme  a  pris  nais- 
sance ;  c'est  à  ce  titre,  et  à  ce  titre  seul,  que 
Cratès  a  son  importance  et  sa  place  dans  l'his- 
toire ;  car  il  n'a  rien  fait  pour  la  science,  il  n'a 
apporté  dans  ce  monde  aucune  idée  nouvelle,  et 
il  ne  nous  reste  de  ses  écrits,  d'ailleurs  peu 
nombreux,  que  des  fragments  insignifiants. 

Voy.  Diogène  Laërce,  liv.  VI,  ch.  lxxxv  et 
suiv.  —  Delaunay,  de  Cynismo,  ac  prœcipue 
de  Antisthène,  Diogène  et  Cratele,  in-4j  Paris, 
1831. 

CRATIPPE,  philosophe  péripatéticien,  né  à 
Mitylène,  vivait  dans  le  i"""  siècle  de  l'ère  chré- 
tienne. Après   la  bataille  de  Pharsale,  Pompée 


CRÉA 


—  316  — 


CRÉA 


ayant  débarque  dans  l'ile  de  Lesbos,  Cratippe 
eut,  dil-on,  un  entretien  avec  le  général  vaincu, 
à  qui  sa  mauvaise  fortune  faisait  douter  de  la 
Providence,  et  essaya  de  le  ramener  à  de  meil- 
leurs sentiments.  Peu  après,  il  abandonna  sa 
patrie,  et  vint  se  fixer  à  Athènes,  où  l'aréopage 
le  sollicita  d'ouvrir  une  école.  Cicéron,  qui  avait 
inspiré  cette  démarche  de  l'aréopage,  appelle 
Cratippe  le  premier  des  péripatéticiens  et  même 
le  premier  des  philosophes  du  temps;  il  le  fit 
admettre,  par  César,  au  nombre  des  citoyens 
romains,  et  il  lui  confia  l'éducation  de  son  fils 
Marcus.  Cratippe  eut  aussi  pour  auditeur  Brutus, 
qui,  lors  de  son  voyage  à  Athènes,  ne  laissait 
point  passer  de  jour  sans  aller  l'entendre.  On  ne 
sait  d'ailleurs  que  fort  peu  de  chose  de  ses  opi- 
nions et  de  son  enseignement.  Cicéron  nous 
apprend  qu'il  avait  écrit  un  traité  de  la  Divina- 
tion par  les  songes,  où  il  considérait  l'âme  hu- 
maine comme  une  émanation  de  la  divinité,  et 
lui  attribuait  deux  sortes  d'opérations  :  les  unes, 
comme  les  sens  et  les  appétits,  dans  une  dépen- 
dance étroite  de  l'organisation  ;  les  autres,  comme 
la  pensée  et  l'intelligence,  qui  n'en  procèdent 
pas  et  qui  s'exercent  d'autant  mieux  qu'elles  s'é- 
loignent plus  du  corps.  Cratippe  tirait  de  ces 
prémisses  des  conclusions  favorables  à  la  divi- 
nation. Voy.  Cicéron,  de  Offic,  lib.  III,  c.  iij 
Epist.  ad  div.,  lib.  XVI,  ep.  21  ;  de  Divin., 
lib.  I,  c.  xxxii,  L  ;  lib.  II,  c.  xlvii,  lu.  —  Plutar- 
que,Vila  Pomp.,  c.  xxviii;  Vita  Èrut. ,c.xx\i. — 
Bayle,   Dictionnaire  historique,   article   Cra- 

TIPPH.  X. 

CRATYLE,  philosophe  grec,  disciple  d'Hera- 
clite, et  un  des  maîtres  de  Platon,  qui  apprit  à 
son  école  que  les  choses  sensibles  sont  dans  un 
perpétuel  écoulement  et  ne  peuvent  être  l'objet 
d'aucune  science  ;  ce  qui  l'obligeait  à  adopter  le 
scepticisme  de  l'école  d'Ionie,  ou  bien  à  admet- 
tre, comme  il  l'a  fait,  au-dessus  de  la  scène 
changeante  de  ce  monde,  l'existence  des  idées 
éternelles  et  absolues.  Cratyle  poussa  à  ses  plus 
extrêmes  conséquences  la  doctrine  d'Heraclite. 
Il  reprochait  à  son  maître  d'avoir  dit  qu'on  ne 
peut  s'embarquer  deux  fois  sur  le  même  fleuve  : 
selon  lui,  on  ne  peut  pas  même  le  faire  une  seule 
fois.  Il  soutenait  qu'on  ne  doit  énoncer  aucune 
parole,  car  la  parole  est  trompeuse,  puisqu'elle 
vient  après  le  changement  qu'elle  exprime,  et 
pour  se  faire  comprendre  il  se  contentait  de 
remuer  le  doigt.  Il  est  difficile  de  pousser  plus 
loin  la  folie  du  scepticisme  ;  mais  ces  extrava- 
gances mêmes  ont  rendu  service  à  la  philosophie 
en  trahissant  les  dangers  et  le  vice  capital  du 
système  qui  les  recelait.  Voy.  Aristote,  Mélaph., 
liv.  I,  ch.  VI  ;  liv.  IV,  ch.  v;  et  le  dialogue  de 
Platon  intitule  Cratyle.  X. 

CRÉATION.  On  appelle  ainsi  l'acte  par  lequel 
la  puissance  infinie,  sans  le  secours  d'aucune 
matière  préexistante,  a  produit  le  monde  et  tous 
les  êtres  qu'il  renferme.  La  création  une  fois 
admise,  il  est  impossible  que  la  définition  que 
nous  en  donnons  ne  le  soit  pas,  car  elle  exclut 
précisément  toutes  les  hypothèses  contraires  à 
la  création;  elle  suppose  que  Dieu  est  non  pas 
la  substance  inerte  et  indéterminée,  mais  la 
cause  de  l'univers,  une  cause  essentiellement 
libre  et  intelligente;  que  l'univers,  d'un  autre 
côté,  n'est  ni  une  partie  de  Dieu,  ni  l'ensemble 
de  ses  attributs  et  de  ses  modes,  mais  qu'il  est 
son  œuvre  dans  la  plus  complète  acception  du 
mot  ;  qu'il  est  tout  entier,  sans  le  concours  d'au- 
cun autre  principe,  l'effet  de  sa  volonté  et  de 
son  intelligence  suprême.  C'est  à  ce  titre  que 
l'univers  est  souvent  appelé  du  même  nom  que 
l'acte  même  dont  il  est  pour  nous  la  représen- 
tation visible. 


Lorsqu'on  parle  de  création,  deux  questions 
viennent  se  présenter  à  l'esprit  :  1°  La  création 
est-elle  absolument  nécessaire  pour  nous  expli- 
quer l'origine  et  l'existence  des  êtres?  Ne  pou- 
vons-nous pas  sans  elle  concevoir  la  nature, 
l'homme  et  Dieu  lui-même?  2"  Quelle  idée  nous 
faisons-nous  de  la  création,  et  sommes-nous 
obligés  de  nous  en  faire  pour  la  concilier  en 
même  temps  avec  le  caractère  absolu,  immua- 
ble des  attributs  divins,  et  la  nature  si  variable 
et  si  mobile  des  objets  dont  l'univers  se  compose  ? 

Oa  peut,  sans  nier  directement  l'existence  de 
Dieu,  révoquer  en  doute  la  création  •  mais  alors 
il  faut  qu'on  choisisse  entre  ces  deux  nypothèses  : 
ou  le  monde,  avec  tout  ce  qu'il  renferme,  a  été 
tiré  d'une  matière  première,  éternelle  et  néces- 
saire comme  Dieu  lui-même;  ou  il  fait  partie  de 
Dieu  et,  par  conséquent,  a  toujours  existé  :  c'est- 
à-dire  que  Dieu  n'en  est  pas  la  cause  volontaire 
et  libre,  mais  simplement  la  substance:  que  sans 
lui  il  resterait  privé  d'un  certain  nomore  de  ses 
attributs,  sinon  de  tous,  et  qu'en  cette  qualité  il 
est  nécessairement  sans  conscience  et  sans  intel- 
ligence. La  première  de  ces  deux  hypothèses  a 
reçu  le  nom  de  dualisne,  la  seconde  celui  de 
panthéisme.  Elles  ont  trouvé  l'une  et  l'autre,  à 
des  époques  et  sous  des  formes  différentes,  un 
assez  grand  nombre  de  défenseurs;  mais,  réduites 
à  leur  expression  la  plus  simple,  dépouillées  de 
tous  les  riches  développements  qu'elles  ont  em- 
pruntés quelquefois  du  génie  égaré  par  sa  propre 
force,  elles  sont  également  contraires  à  tous  les 
principes  de  la  raison. 

Le  dualisme,  tel  que  nous  venons  de  le  définir 
et  qu'il  a  existé  dans  l'antiquité,  a  beau  être 
désavoué  par  la  philosophie  de  notre  temps,  la 
pensée  que  l'univers  ne  peut  pas  être  tout  entier 
l'œuvre  d'une  pure  intelligence,  qu'il  a  du,  au 
contraire,  être  formé  d'un  principe  analogue  à 
la  matière,  exerce  encore  sur  les  esprits  plus  de 
pouvoir  qu'on  ne  pense,  et  contribue  plus  d'une 
fois  à  les  entraîner,  par  une  pente  insensible,  les 
uns  au  matérialisme,  les  autres  au  panthéisme. 
Or,  s'il  est  vrai  que  le  monde  a  été  construit 
avec  une  matière  préexistante,  la  matière  a  donc 
toujours  été  et  sera  toujours;  elle  est  donc 
éternelle  et  nécessaire  comme  Dieu  lui-même, 
si  à  côté  délie  on  reconnaît  l'existence  d'un 
Dieu;  il  nous  est  donc  impossible  de  supposer 
un  seul  instant  qu'elle  ne  soit  pas;  ou,  ce  qui 
est  la  même  chose,  l'idée  que  nous  en  avons  est 
une  idée  nécessaire,  invariable,  indestructible, 
inhérente  au  fond  même  de  notre  raison.  Est-ce 
bien  ainsi  que  nous  concevons  la  matière? 
assurément  non.  La  matière  ne  nous  est  connue 
qu'avec  les  corps  dont  eile  représente  à  notre 
esprit  le  principe  ou  l'élément  commun.  Les 
corps  sont  certainement  des  existences  contin- 
gentes et  relatives  que  nous  ne  connaissons  et 
ne  pouvons  nous  représenter  que  par  nos  sensa- 
tions, c'est-à-dire  par  certains  modes  essentielle- 
ment variables  et  personnels.  Maintenant  essayez 
de  purifier  la  matière  de  toutes  les  propriétés  et 
qualités  qui  appartiennent  aux  corps,  il  vous  res- 
tera tout  au  plus  une  vague  idée  de  force  ou 
de  substance  qui  ne  représentera  plus  rien  de 
matériel,  et  n'aura  pas  pour  cela  dépouillé  le 
caractère  des  choses  relatives  et  contingentes. 
Mais  sur  ce  point,  sur  la  question  de  savoir  ce 

3u'est  la  matière  en  elle-même,  indépendamment 
e  tous  les  accidents  sous  lesquels  elle  frappe 
nos  sens,  les  avis  sont  profondément  divisés  :  les 
uns  veulent  qu'elle  soit  dans  tout  l'univers  une 
force  unique,  dont  les  corps,  avec  leurs  diverses 
propriétés,  ne  sont  que  des  effets  ou  des  ma- 
nifestations fugitives;  les  autres,  qu'elle  soit  un 
assemblage,  un  nombre  infini  de  forces  distinctes 


GRÉA 


—  317  — 


GRÉA 


ou  de  monades,  dont  chacune,  à  part,  n'a  rion 
de  matériel,  mais  qui  dans  leur  reunion  offrent 
à  nos  sens  les  phénomènes  de  la  divisibilité  et 
de  rétendue;  d'autres,  enfin,  se  la  représentent 
comme  un  agrégat  d'atomes  ou  de  petits  corps 
indivisibles,  quoique  doués  de  solidité,  par 
conséquent  d'étendue,  et  se  partageant  entre  eux 
toutes  les  autres  propriétés  jjureuient  physiques. 
Qu'on  embrasse  l'une  ou  l'autre  de  ces  trois 
opinions,  le  dualisme  est  également  insoutenable. 
Supposons,  en  effet,  que  la  matière  soit  une 
seule  force  répandue  dans  tout  l'univers,  puisque 
l'univers  n'existerait  point  sans  elle;  admettons, 
en  outre,  comme  l'hypothèse  du  dualisme  l'exige, 
qu'elle  soit  éternelle  et  nécessaire,  par  conséquent 
infinie;  n'oublions  pas  de  lui  accorder  l'activité 
déjà  comprise  dans  l'idée  de  force  ;  quelle  place 
restera-t-ii  alors  à  l'autre  principe,  à  celui  qui 
représente  l'intcUigenL-e  et  porte  plus  particu- 
lièrement le  nom  de  Dieu  ?  Nous  ne  concevons 
pas  une  force  infinie  sans  intelligence,  ni  une 
intelligence  infinie  sans  force;  en  un  mot,  deux 
infinis  sont  impossibles,  deux  principes  finis  ne 
sont  pas  nécessaires  ;  et  si,  de  plus,  ils  .sont  de 
natures  opposées,  comment  éxpliquera-t-on  l'unité 
et  l'harmonie  du  monde?  Les  dilficultés  ne  sont 

fias  moins  grandes  dans  le  système  des  monades, 
orsqu'on  fait  de  ces  êtres  hypothétiques,  non 
pas  des  existences  créées,  de  simples  enets  de  la 
toute-puissance  divine,  mais  de  véritables  prin- 
cipes   éternels  et,   par   conséquent,    nécessaires 
comme   Dieu  lui-même.   Un   nombre   infini  de 
principes^  à  la  fois   nécessaires  et  limités ,  est 
tout  aussi  inconcevable  que   le  dualisme  pris  à 
la  lettre  et  réduit  à  sa  plus  simple  expression. 
Enfin  la  même  objection  s'élève  contre  l'hypo- 
thèse des  atomes,  laquelle  renferme  encore  une 
autre  contradiction  non  moins  choquante  ;  celle 
qui   consiste   à   admettre   des  corps    invisibles, 
c'est-à-dire  sans  étendue,  mais  doués  de  toutes  les 
qualités  dont  l'étendue  est  la  condition,  comme 
la  solidité,  le  mouvement  et  la  figure.   Telles 
sont,   en  général,  les  difficultés  insurmontables 
du  dualisme,  que  les  plus  illustres  philosophes 
de  l'antiquité,  en  paraissant  et  en  voulant  sans 
doute  détendre  ce  système,  n'ont  fait  réellement 
que  le  détruire  et  élever  à  sa  place  l'idée  d'une 
seule  cause  et  d'un  principe  unique  de  l'univers. 
Ainsi,  comment  reconnaître  un  principe  physique 
et  même  un  être  réel  dans  lu  dyade  de  Platon 
et  de  Pythagore,  ou  dans  la  matière  première 
d'Aristote ,    cette    substance    sans   forme,    sans 
attribut,   sans   existence    véritable,   puisqu'elle 
n'est  que   l'être   en   puissance,    c'est-à-dire   la 
simple  possibilité  des  choses?  N'est-il  pas  évident 
que  ces  trois  hommes  de  génie,  en  reconnaissant, 
à  côté  de  la  cause  suprême,  un  autre  principe 
également  nécessaire  qui  impose  certaines  con- 
ditions au  développement  de  sa  puissance,  sans 
avoir  par  lui-même  aucune  vertu,  aucune  forme, 
aucune    qualité    positive,  ont  voulu   désigner, 
chacun  à  son  point  de  vue,   les  conditions  in- 
variables sur  lesquelles  se  fonde  la  possibilité 
même  des  êtres,  qui  dérivent  tout  entières  de 
leur  nature  et  que  l'uuteur  du  monde  ne  saurait 
méconnaître  sans  se  condamner  à  l'inaction?  Le 
dualisme  métaphysique,  que  personne  ne  con- 
fondra avec  le  dualisme  mythologique  ou  reli- 
gieux,  n'a  ]  eut-être  jamais  été  enseigné  avec 
conviction,  et  d'une  manière  positive,  que  par 
Anaxagore,  plus  physicien  que  philosophe,  comme 
les  anciens  eux-mêmes  le  lui  ont  reproché,  et 
dont  le  système  tout  entier,  sous  quelque  point 
de  vue  qu'on  l'envisage,  appartient  à  l'enfance 
de  la  philosophie  et  de  la  science. 

Il  en  est  tout  autrement  du  panthéisme.  Cette 
audacieuse   doctrine,  d'autant  plus  dangereuse 


(ju'elle  admet  dans  son  sein  les  idées  les  plus 
nobles  et  les  sentiments  les  plus  purs,  sauf  à  les 
frapper  de  stérilité,  a  trouvé  chez  les  anciens, 
tant  en  Orient  qu'en  Grèce,  de  nombreux  par- 
tisans et  ne  tient  pas  moins  de  place  dans  l'his- 
toire de  la  philosophie  moderne.  Depuis  Jordano 
Bruno  jusqu'à  Spinoza,  et  depuis  Spinoza  jusqu'à 

3uelques-uns  des  plus  modernes  représentants 
e  la  philosophie  allemande,  elle  ne  s'est  éclipsée 
par  intervalles  que  pour  reparaître  bientôt  armée 
de  nouvelles  forces  et  revêtue  de  formes  plus 
séduisantes. 

Malgré  l'appui  de  tant  d'esprits  d'élite  et  le 
prestige  de  sa  propre  grandeur,  le  panthéisme 
n'est  pas  mieux  fondé  en  raison  que  le  dualisme. 
Quel  est,  en  effet,  le  caractère  essentiel  et  inva- 
riable de  tout  système  panthéiste?  c'est  de  con- 
fondre Dieu  et  l'univers  en  une  seule  existence  ; 
non  pas  de  telle  sorte  que  Dieu  soit  contenu  tout 
entier  dans  l'univers,  mais  que  l'univers  soit  en- 
tièrement absorbé  en  Dieu  ;  c'est  de  considérer 
les  attributs  répartis  entre  les  différents  êtres 
comme  des  attributs  divins,  ou  comme  des  mo- 
des sous  lesquels  les  attrinuts  divins  se  déve- 
loppent dans  le  temps  et  dans  l'espace.  Ainsi, 
par  exemple,  ce  ne  sont  pas  les  corps  qui  sont 
étendus,  mais  c'est  Dieu  qui  est  étendu  dans  les 
corps  ;  c'est  l'étendue  infinie,  attribut  de  Dieu, 
qui  se  manifeste  sous  les  apparences  de  la  soli- 
dité, de  la  fluidité,  de  la  mollesse,  de  l'eau,  de  la 
terre,  du  feu,  et  en  général  de  tous  les  objets 
sensibles.  Ce  n'est  pas  la  plante  qui  vit,  l'animal 
qui  sent,  l'homme  qui  veut  et  qui  pense  ;  mais 
c'est  la  pensée  divine  qui  prend  l'aspect  particu- 
lier de  la  vie  dans  les  plantes,  de  l'instinct  et  de 
la  sensibilité  dans  les  animaux,  de  la  volonté  et 
de  l'intelligence  dans  l'homme.  L'homme,  l'ani- 
mal, la  plante,  et,  en  général,  la  matière  et  l'es- 
prit, l'âme  et  le  corps,  ne  sont  plus  que  des 
noms,  que  des  signes  abstraits  et  collectifs  par 
lesquels  nous  désignons  un  certain  nombre  de 
qualités,  de  propriétés  ou  de  modes  dont  Dieu  est 
le  sujet  immédiat  et  véritable.  En  vain  dira-t-on 
que  ces  modes  sont  séparés  de  Dieu  par  d'autres 
formes  de  l'existence,  plus  générales  et  plus  éle- 
vées, et  enfin  par  des  attributs  infinis.  Les  attri- 
buts d'un  être  ne  sont  rien  absolument  sans  les 
modes  sous  lesquels  nous  les  percevons.  Qu'est- 
ce  que  l'étendue,  par  exemple,  sans  les  trois  di- 
mensions? Qu'est-ce  que  la  pensée  sans  la  con- 
science, sans  les  idées,  sans  le  jugement  et  les 
autres  opérations  de  l'intelligence?  Conçoit-on 
dans  les  corps  l'impénétrabilité  comme  une  chose 
absolument  distincte  de  la  solidité,  de  la  résis- 
tance, de  la  fluidité  et  de  la  mollesse?  Mais  s'il 
n'existe  point  de  sujet  ni  de  principe  intermé- 
diaire entre  Dieu  et  les  propriétés  quelles  qu'el- 
les soient,  dont  l'univers  nous  offre  le  dévelop- 
pement et  l'assemblage.  Dieu  est  donc  à  la  fois, 
immédiatement  et  par  lui-même,  c'est-à-dire  par 
son  essence,  divisible  dans  la  matière  et  indivi- 
sible dans  l'esprit;  libre  dans  l'homme  et  soumis 
dans  la  nature  aux  lois  d'une  inflexible  néces- 
sité, un  être  pensant  et  intelligent  dans  le  pre- 
mier cas,  privé,  dans  le  second,  de  toute  pensée, 
de  tout  sentiment  et  de  toute  conscience.  Où 
trouver  une  hypothèse  qui ,  sous  l'apparence  de 
l'unité  et  de  la  profondeur,  réunisse  de  plus  ré- 
voltantes contradictions?  C'est  pour  éviter  ces 
contradictions  que  tous  les  systèmes  panthéistes 
ont  essayé  d'interposer,  entre  la  substance  divine 
et  les  propriétés  des  choses  ou  les  facultés  hu- 
maines, un  certain  nombre  d'abstractions  plus 
ou  moins  arbitraires,  destinées  à  dissimuler  l'ab- 
sence des  êtres  réels,  et  bientôt  transformées  el- 
les-mêmes en  réalités.  De  là  la  hiérarchie  inter- 
minable de   la  philosophie  d'Alexandrie  et  les 


CRÉA 


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GRÉA 


émanations  personnifiées  de  l'école  gnostique. 
De  là  aussi,  dans  le  système  de  Sninoza,  ces  at- 
tributs, ces  modalités  et  ces  moacs  qui  établis- 
sent entre  les  deux  extrémités  de  l'être  une 
transition  tout  à  lait  imaginaire  ;  car  c'est  l'étcn- 
tendue  infinie,  immatérielle  et  immobile  par 
elle-même  qui  engendre  la  matière  et  les  corps  ; 
c'est  la  pensée- infinie,  une  pensée  sans  con- 
science el  sans  idées,  qui  engendre  successive- 
ment l'cnlendemcnt,  la  volonté  et  tous  les  phé- 
nomènes qui  en  dépendent,  et  toutes  les  âmes 
particulières  formées  par  la  réunion  de  ces  phé- 
nomènes. Nous  insistons  sur  ce  point,  car  là  est 
le  secret  des  illusions  produites  par  le  panthéisme 
sur  tant  de  nobles  intelligences.  Qu'on  mette  à 
nu  le  néant  de  ces  principes  intermédiaires,  de 
quelque  nom  qu'on  les  appelle,  émanations,  Vor- 
mes  substantielles,  âme  du  monde,  ou  qu'on 
cesse  de  représenter  les  attributs  de  Dieu  comme 
des  existences  distinctes  de  Dieu  lui-même,  on 
verra  aussitôt  les  contradictions  jaillir  de  toute 
part. 

Un  autre  caractère  du  panthéisme,  un  carac- 
tère non  moins  essentiel  et  non  moins  inévitable 
que  le  précédent,  c'est  de  supprimer  en  Dieu  la 
conscience  et,  par  suite,  la  volonté,  la  liberté 
dont  la  conscience  est  un  élément  nécessaire  ; 
en  un  mot,  les  attributs  sur  lesquels  repose  toute 
perfection  morale  et  l'idée  de  la  divine  Provi- 
dence. Comment  Dieu,  dans  un  pareil  système, 
aurait-il  la  conscience  de  soi  ?  Est-ce  comme  la 
substance  du  monde,  c'est-à-dire  comme  le  sujet 
identique  de  tous  les  attributs  et  de  tous  les  mo- 
des que  la  nature  contient  dans  son  sein?  Mais 
l'unité  de  la  conscience  est  incompatible  avec  la 
divisibilité  de  la  matière,  et  le  dieu  des  pan- 
théistes, comme  nous  l'avons  vu  tout  à  l'heure, 
est  à  la  fois  matière  et  esprit,  âme  et  corps, 
étendue  et  pensée.  Serait-ce  en  sa  qualité  d'être 
infini,  se  suffisant  à  lui-môme  et  possédant, 
dans  leur  essence,  avant  de  les  développer  dans 
le  temps  et  dans  l'espace,  toutes  les  perfections 
et  tous  les  modes  possibles  de  l'existence?  Mais 
l'être  infini  considéré  comme  tel,  n'a  que  des 
attributs  infinis,  qui,  selon  les  principes  du  pan- 
théisme, se  trouvent  en  dehors  et  au-dessus  de 
toute  forme  déterminée.  Or,  on  n'hésite  pas  à 
compter  au  nombre  de  ces  formes  la  conscience 
et  même  l'entendement,  c'est-à-dire  toutes  les 
facultés  réunies  de  l'intelligence  que,  par  une 
étrange  aberration,  ou  plutôt  par  une  nécessité 
inflexible  dans  ce  système,  on  distingue  et  l'on 
sépare  de  la  pensée.  11  est  inutile  de  signaler  la 
violence  que  l'on  fait  au  sens  moral  de  l'homme, 
en  lui  enlevant  la  croyance  d'une  justice,  d'une 
bonté,  d'une  Providence  suprême;  en  le  moiv 
trant,  dans  sa^  misère  et  dans  sa  faiblesse,  bien 
supérieur  à  l'Etre  infini,  car  lui,  du  moins,  il  se 
connaît,  tandis  que  l'Être  infini  reste  étranger  à 
lui-même  ;  enfin .  en  lui  représentant  cette  har- 
monie sublime  ae  l'univers  comme  l'extension 
nécessaire,  l'edusion  fatale,  aveugle,  d'un  être 
sans  intelligence,  sans  volonté  et  sans  amour. 
Nous  demanderons  seulement  si  ce  n'est  pas  éga- 
lement insulter  à  la  langue  et  à  la  raison,  que 
d'admettre  une  pensée  dépourvue  de  conscience 
et  d'intelligence,  qui  ne  connaît  ni  elle-même, 
ni  le  sujet  a  qui  elle  appartient,  ni  aucun  autre 
objet,  et  de  l'élever  en  même  temps  au  rang  de 
l'infini.  Et  quelle  autre  marche  pourrait-on  sui- 
vre si  on  voulait  prouver  l'identité  de  l'infini  et 
du  néant?  Il  n'y  a  ici  que  deux  partis  à  pren- 
dre :  ou  Dieu  est,  comme  vous  le  voulez,  un  être 
pensant,  l'être  dans  lequel  la  pensée  existe  sans 
borne  et  sans  imperfection  ;  alors  vous  êtes  obligé 
de  lui  donner  la  conscience  de  lui-même  et  la 
connaissance  de  toutes  choses;  en  lui  donnant 


la  conscience  de  lui-même,  vous  êtes  forcé  de 
le  distinguer  de  l'univers,  lequel,  dans  ce  cas, 
n'est  plus  que  son  œuvre;  vous  rentrez,  en  un 
mot.  dans  la  croyance  universelle  du  genre  hu- 
main :  ou  l'être  infini,  complètement  privé  de  la 
pensée,  n'est  plus  que  le  principe  matériel  des 
choses,  et  vous  admettez  alors  franchement  le 
matérialisme. 

Enfin  le  panthéisme  détruit  toute  relation  de 
cause  à  eflet  ;   il  rend  impossible  l'action  d'un 
objet  ou  d'un  phénomène  sur  un  autre,  et  fait 
descendre  la   nature  divine  à  l'état  d'une  sub- 
stance inerte  bien  au-dessous  de  cette  puissance 
aveugle,  mais  efficace,  que  le  matérialisme  in- 
voque sous  le  nom  de  nature.  A  ne  consulter  que 
la  logique,  il  est  impossible  qu'il  en  soit  autre- 
ment; car  si   l'on  commence  par  admettre  sans 
restriction  le  principe  de  causalité.  Dieu  sera  la 
vraie  cause  aussi  bien  que  la  vraie  substance;  il 
sera  la  cause  infinie  et  toute-puissante.  Mais  de 
quel  droit,  alons,  viendrait-on  circonscrire  son 
activité  dans  le  cercle  d'une  fatalité  inflexible? 
De  quel  droit  serait-on  admis  à  lui  refuser  la 
liberté  et  la  conscience?  C'est  la  conscience  pré- 
cisément, ou  la  connaissance  que  nous  avons  de 
nous-mêmes  comme  forces  volontaires  et  effica- 
ces, comme  auteurs  responsables  de  nos  propres 
déterminations  et  de  quelques-uns  de  nos  mou- 
vements, qui  nous  suggère  pour  la  première  fois 
la  notion  de  cause  (voy.  ce  mot).  Veut-on  main- 
tenant, à  l'aide  de  cette   notion,   s'élever   à  la 
connaissance  de  la  cause   première?  On  ne  s'a- 
visera pas  certainement  de  la  réduire  à  un  dé- 
veloppement beaucoup  moindre  que  celui  qu'elle 
a  pris  dans  la  nature  humaine;  on  se  gardera 
d'elTacer  les  caractères  positifs  avec  lesquels  elle 
est  venue  d'abord  s'ofl"rir  à  notre  intelligence  ; 
on  sera  forcé,  au  contraire,  de  les  élever  tous 
jusqu'à  l'infini,  et  il  en  résultera  que  Dieu,  con- 
sidéré comme  la  cause  des  causes,  possède  né- 
cessairement, avec  la  toute-puissance,   la  con- 
science de  lui-même,  cette  pensée  de  la  pensée, 
comme  l'appelle  Aristote.  et  la  liberté  infinie. 
Donc  il  n'y  a  pas  de  milieu  encore  ici  :  ou  il 
faut  nier  le  principe  de  causalité,  c'est-à-dire  le 
principe  le  plus  évident  de  la  raison  humaine, 
sans  lequel  il  n'y  a  plus  rien  de  certain,  ou  il 
faut  se  résoudre  à  croire  en  un  Dieu  providentiel, 
cause  intelligente  et  libre  de  l'univers,  et,  par 
cela   même   qu'elle   est   libre,    souverainement 
bonne.  Cette  conclusion  est  parfaitement  justifiée 
par   l'histoire    entière    du    panthéisme,    depuis 
l'instant  où  il  a  paru  pour  la  première  fois  sous 
une  forme  philosophique,  jusqu'à  l'époque  con- 
temporaine. Les  philosophes  de  l'école  d'Élée,  et, 
plus  tard,  ceux  de  l'école  mégarique,  poussaient 
la  franchise  jusqu'à  l'extravagance,  en  niant  tout 
simplement  l'univers  et  avec  lui  la  possibilité 
même  de  toute  action,  de  tout  mouvement,  de 
toute  chose  qui  commence  et  qui  finit.  Pour  eux 
il  n'existait  rien  que  l'unité  immobile,  éternel- 
lement renfermée  en  elle-même;  tout  le  reste  à 
leurs  yeux  n'était  qu'une  trompeuse  apparence. 
Le  principe  suprême  des  Alexandrins,  ce  qu'ils 
appellent,  par  condescendance  pour  la  faiblesse 
humaine,  l'unité  ou  le  bien,  c'est  quelque  chose 
qui  ne  répond  à  aucune  idée  de  l'intelligence, 
(jui  n'a  ni  forme  ni  attribut,  et  représente  le  non- 
être  aussi  bien  que  l'être,  puisqu'il  est  élevé  au- 
dessus  de  la  substance  elle-même.  Aussi  les  voit- 
on  condamnés  à  la  plus  évidente  contradicti'  • 
quand  ils  cherchent  à  faire  descendre,  de  ccl 
unité  immobile   et  abstraite,  le  mouvement,  i<. 
réalité  et  la  vie.  Enfin  la  même  remarque  peu; 
s'appliquer  au  vaste  système  qui  semblait,  aans 
CCS  derniers  temps,  être  devenu  comme  la  religion 
philosophique  de  l'Allemagne,  et  que  nous  voyons 


GRÉA 


—  319  — 


GRÉA 


auiourd'liui  à  peu  près  abandonné  après  avoir 
été  livré  aux  divisions  intestines  de  ses  pro- 
pres partisans.  Pour  Hegel  aussi  bien  que  pour 
Plotin.  le  premier  terme  de  l'existence,  le  pre- 
mier état  dans  lequel  se  trouve  le  principe  uni- 
versel et  identique  de  toutes  choses,  n'est  abso- 
lument rien  de  ce  que  nous  pouvons  concevoir, 
ni  la  substance,  ni  la  cause,  ni  même  l'êlrc;  car 
on  n'a  cas  trouvé  d'expression  qui  pût  lui  être 
appliquée  plus  justement  que  celle  de  non-être 
pur.  C'est  du  sein  de  cet  abîme  que  sortent  suc- 
cessivement, par  une  nécessité  inflexible,  tous 
les  phénomènes  du  monde  intelligible  et  du 
monde  réel.  Ne  cherchez  ici  ni  effet,  ni  cause, 
ni  action,  ni  volonté,  ni  force;  tout  se  suit 
comme  une  idée  une  autre  idée,  dans  un  ordre 
immuable  qu'on  appelle  la  procession  dialec- 
tique. Spinoza  est  le  seul,  peut-être,  de  tous  les 
défenseurs  de  la  doctrine  panthéiste,  qui  n'ait 
pas  voulu  insulter  la  raison  au  point  de  sup- 
primer ouvertement  le  principe  de  causalité. 
Dieu,  dans  son  système,  n'est  pas  seulement  la 
substance,  mais  aussi  la  cause  de  l'univers,  la 
cause  immanente  et  non  transitoire  {omnium 
rerum  causa  immanens,  non  vero  transiens), 
toujours  active  et  toujours  féconde,  d'une  activité 
infinie  et  d'une  fécondité  inépuisable.  Mais  cette 
différence  est  tout  entière  dans  les  mots;  le  fond 
de  la  pensée  est  exactement  le  même.  Une  cause 
qui  a  pour  seuls  attributs  (accessibles  à  notre 
intelligence)  la  pensée  et  l'étendue;  une  pensée 
purement  abstraite,  sans  conscience  et  sans  idées  ; 
une  étendue  non  moins  abstraite  qui  difl'ère  à  la 
fois  et  de  la  matière  et  des  corps  :  une  telle 
cause,  disons-nous,  n'est  elle-même  qu'une  ab- 
straction, une  entité  logique  qui  n'a  rien  de 
commun  avec  1  être  des  êtres,  source  de  toute 
puissance,  de  toute  existence  et  de  toute  vie. 

Ainsi,  en  résumé,  le  panthéisme  fait  de  Dieu 
la  substance  unique,  etj  quoi  qu'il  dise,  quoi 
qu'il  fasse,  la  substance  immédiate,  le  sujet  pro- 
prement dit  de  toutes  les  qualités,  de  toutes  les 
propriétés  contradictoires  que  nous  connaissons; 
par  exemple  :  de  l'unité  et  de  la  divisibilité,  de 
la  simplicité  et  de  l'étendue,  de  l'activité  et  de 
la  passivité,  etc. 

Le  panthéisme,  en  accordant  à  Dieu  la  pensée, 
en  regardant  la  pensée  ou  comme  son  essence 
tout  entière,  ou  comme  un  de  ses  attributs  es- 
sentiels, lui  refuse  en  même  temps  la  conscience, 
et,  en  général,  toute  espèce  de  connaissance, 
toute  perfection  morale  et  intellectuelle. 

Le  panthéisme,  enfin,  refuse  à  Dieu,  non-seu- 
lement la  conscience  et  la  liberté,  mais  toute 
vertu,  toute  puissance  causatrice,  et  par  là  se 
trouve  obligé  ou  de  nier  catégoriquement  l'exis- 
tence de  l'univers,  comme  on  lait  les  philosophes 
de  l'école  d'Élée,  ou  de  lui  donner  pour  principe 
on  ne  sait  quel  être  infini,  privé  de  toute  action, 
de  toute  vertu  effective,'  de  tout  attribut  réel, 
ignoré  de  lui-même,  inconnu  de  tout  le  reste, 
parfaitement  semblable  enfin  à  la  négation  ab- 
solue de  l'être. 

Chacun  de  ces  trois  caractères,  qui  constituent 
le  fond  et  comme  l'essence  invariable  du  pan- 
théisme, renferme,  comme  on  voit,  une  insulte 
pour  la  raison  et  le  sens  moral  du  genre  humain. 
Tous  ensemble  ils  tendent  à  supprimer,  en  les 
confondant  dans  le  même  néant,  les  deux  termes 
dont  il  s'agissait  de  trouver  le  rapport,  à  savoir  : 
le  fini  et  l'infini,  Dieu  et  le  monde.  Donc  le  pan- 
théisme est  tout  aussi  insoutenable  que  le  dua- 
lisme. 

Mais,  l'erreur  de  ces  deux  doctrines,  ou  plutôt 
leur  incompatibilité  absolue  avec  les  principes 
de  la  raison  une  fois  reconnue,  le  système  de  la 
création  est,  par  cela  même,  démontré;  car  le 


système  de  la  création,  réduit  à  ses  termes  les 
plus  généraux  et  les  plus  es.sentiels,  est  précisé- 
ment le  contraire  du  dualisme  et  du  panthéisme. 
Le  dualisme  suppose  l'existence  de  deux  princi- 
pes, également  nécessaires  et  éternels;  le  systè- 
me de  la  création  n'en  admet  qu'un  seul.  Le 
panthéisme  ne  reconnaît  dans  l'univers  que  des 
modes  et  dos  attributs  de  Dieu,  et  en  Dieu,  qu'u- 
ne substance  sans  conscience  d'elle-même,  sans 
intelligence,  sans  liberté,  sans  volonté;  le  sys- 
tème de  la  création  reconnaît  dans  l'univers  un 
effet,  une  œuvre  de  la  toute-puissance,  de  la  libre 
volonté  de  Dieu,  et  en  Dieu  un  être  à  la  fois 
substance  et  cause,  intelligence  et  force,  absolu- 
ment libre  et  infiniment  bon.  Dieu  et  l'univers 
sont  donc  essentiellement  distincts  l'un  de  l'au- 
tre :  car  Dieu  a  la  conscience  de  lui-même;  l'u- 
nivers ne  l'a  pas  et  ne  peut  pas  l'avoir.  Dès  lors 
une  grande  question  se  trouve  déjà  résolue, 
celle  qui  offre  après  tout  le  plus  d'intérêt  pour 
la  paix  de  l'âme  et  la  conduite  de  la  vie.  Nous 
savons  que  notre  existence  et  notre  volonté  nous 
appartiennent;  nous  savons  qu'une  providence 
veille  sur  nous  et  sur  tout  ce  gui  existe,  qu'une 
justice  infaillible,  qu'une  bonté  inépuisable  doi- 
vent servir  de  base  à  nos  craintes  et  à  nos  espé- 
rances :  le  reste  peut,  sans  péril,  être  abandonné 
à  la  lutte  des  opinions  ou  à  la  diversité  naturelle 
des  esprits.  Mais  la  science  n'est  pas  encore  sa- 
tisfaite; son  but  est  indépendant  de  ces  considé- 
rations tirées  de  l'ordre  moral,  et  elle  cherche  à 
s'assurer  s'il  n'est  pas  en  son  pouvoir  d'aller 
plus  loin,  si  elle  ne  pourrait  pas,  en  rassemblant 
toutes  les  forces  de  la  raison,  pénétrer  en  quel- 
que sorte  jusqu'au  foyer  de  la  conscience  divine 
et  découvrir  ce  qui  constitue  l'acte  même  de  la 
création. 

Qu'une  saine  métaphysique  soit  en  état  de  ré- 
soudre les  difficultés  qui  s'élèvent  au  premier 
aperçu  contre  l'idée  de  la  création,  c'est-à-dire 
encore  une  fois  contre  la  croyance  universelle 
que  le  monde  a  été  produit  sans  le  concours 
d'aucun  autre  principe,  par  la  libre  volonté  de 
Dieu,  nous  l'admettons  sans  peine  et  nous  le 
prouverons  tout  à  l'heure  par  la  solution  même 
des  diificultés  dont  nous  voulons  parler;  mais 
quant  à  la  question  que  nous  venons  de  soulever, 
et  qui  offre  d'abord  un  si  puissant  intérêt  pour 
l'intelligence,  nous  n'hésitons  pas  à  dire  qu'elle 
dépasse  la  portée  de  toutes  les  facultés  humai- 
nes, et  qu'on  peut,  en  quelque  sorte,  la  considé- 
rer comme  la  limite  où  finit  la  science,  ovi  com- 
mencent l'enthousiasme  et  ses  plus  dangereux 
délires.  A  quel  titre,  en  effet,  reconnaissons-nous 
la  création?  sans  doute  comme  la  plus  haute  ap- 
plication possible  du  principe  de  causalité,  com- 
me un  acte  immédiat  de  la  cause  infinie,  comme 
l'exercice  d'une  volonté  toute-puissante,  joignant 
à  sa  puissance  une  intelligence  sans  bornes. 
Mais  avant  que  le  raisonnement  et  la  réflexion 
l'aient  élevée  jusqu'au  caractère  de  l'infini , 
qu'est-ce  qui  a  pu  nous  donner  l'idée  d'un  acte, 
l'idée  d'une  volonté  et,  en  général,  d'une  cause 
efficiente?  évidemment,  c'est  la  conscience  ou 
l'expérience  interne  et  personnelle  :  car  nous 
n'aurions  jamais  deviné  ce  que  c'est  qu'agir, 
vouloir  et  pouvoir,  si  nous  n'étions  nous-mêmes 
des  êtres  actifs,  des  volontés,  des  forces.  La  ma- 
nière dont  s'exerce  la  cause  ou  la  volonté  infinie, 
en  un  mot,  l'acte  de  la  création  est  donc,  si  l'on 
peut  s'exprimer  ainsi,  un  fait  d'expérience  divi- 
ne, comme  l'exercice  de  notre  propre  volonté  est 
un  fait  d'expérience  humaine.  Pour  comprendre 
l'un  de  ces  deux  faits ,  aussi  bien  que  nous 
comprenons  l'autre,  il  faudrait  que  notre  regard 
pût  pénétrer  dans  l'abîme  de  l'Etre  infini,  com- 
me il  pénètre  dans   le   foyer  de  notre  propre 


GRÉA 


existence;  il  faudrait  une  même  conscience  pour 
l'homme  et  pour  Dieu,  c'est-à-dire  que  l'on  de- 
vrait les  confondre  et  supprimer  la  créature 
pour  mieux  expliquer  la  création.  C'est  précisé- 
ment ce  que  fait  le  mysticisme  par  la  théorie  de 
l'extase  et  de  l'unification.  C'est  donc  bien  là, 
encore  une  fois,  que  l'enthousiasme  commence 
et  que  finissent  la  science  et  la  raison.  D'ailleurs 
l'assimilation  est  impossible  entre  le  fait  de  la 
volonté  humaine  et  l'acte  de  la  création.  La  vo- 
lonté dans  l'homme  est  distincte  de  la  puissance, 
delà  force  efficace,  et  la  volition  de  l'effet  qu'elle 
poursuit  :  car  souvent  nous  voulons  ce  que  nous 
ne  pouvons  pas ,  non-seulement  hors  de  nous, 
mais  sur  nous-mêmes.  En  Dieu,  la  volonté  et  la 
puissance  sont  parfaitement  identiques;  ce  qu'il 
veut  reçoit  par  là  même  l'existence  et  l'être, 
autrement  il  y  aurait  quelqu'un  de  plus  puis- 
sant que  lui.  La  volonté  humaine  s'exerce  dans 
le  temps  et  par  des  actes  successifs;  chacun  de 
ces  actes  a  un  commencement  et  une  fin^  et  l'on 
en  doit  dire  autant  de  la  série  tout  entière  :  la 
volonté  divine  s'exerce  avant  le  temps  et  en 
dehors  du  temps;  elle  n'admet  ni  commence- 
ment, ni  succession,  ni  fin;  elle  est,  comme 
tout  ce  qui  appartient  à  l'essence  de  Dieu,  éter- 
nelle et  immuable;  enfin,  la  volonté  humaine 
ne  saurait  se  roncevoir  sans  un  objet;  supposons 
cet  objet  lié  à  notre  existence  aussi  étroitement 
que  possible;  représentons-le,  par  une  idée, 
dans  le  temps  oîi  elle  est  soumise  aux  efforts  de 
l'attention;  toujours  est-il  que  nous  ne  pouvons 
ni  nous  en  passer  ni  le  produire,  mais  seule- 
ment nous  l'assimiler  ou  le  modifier  dans  une 
certaine  mesure  :  la  volonté  divine,  antérieure 
et  supérieure  à  tout  ce  qui  existe,  produit  elle- 
même  l'objet  qui  la  subit,  et  c'est  par  là  qu'elle 
est  vraiment  créatrice;  c'est  par  là  qu'elle  est 
au-dessus  de  toute  assimilation,  de  toute  compa- 
raison aux  êtres  finis,  et  qu'elle  échappe  à  la 
totalité  de  nos  moyens  de  connaître.  La  création 
est  un  fait  que  nous  sommes  obligés  d'admettre, 
puisqu'il  contient  notre  propre  existence,  mais 
qu'il  nous  est  refusé  d'expliquer  et  de  compren- 
dre. Faut-il  donc  nous  en  étonner,  quand  il  n'en 
est  pas  autrement  des  faits  les  plus  constants  de 
l'ordre  naturel  ?  Avons-nous  une  idée  bien  plus 
nette  des  phénomènes  de  la  vie,  de  la  généra- 
tion, de  la  reproduction,  de  la  sensibilité  et,  en- 
fin, de  cette  volonté  elle-même  dont  nous  avons 
tant  parlé?  Comprenons-nous  davantage,  dans 
l'ordre  intellectuel,  les  rapports  de  la  substance 
aux  phénomènes,  et  de  la  diversité,  de  la  multi- 

F licite  de  ces  phénomènes  avec  l'identité  de 
être  •?  Ce  n'est  pas  une  raison  d'admettre  tout 
ce  que  nous  ne  comprenons  pas  ;  mais  il  y  a  des 
faits  et  des  principes  de  toute  évidence  qui  n'en 
sont  pas  moins  des  mystères  à  jamais  impéné- 
trables; et  la  foi,  une  foi  naturelle  comme  la  vie, 
trouve  sa  place  dans  l'ordre  de  la  science,  aussi 
Lien  que  dans  celui  de  la  tradition. 

Cependant,  telle  que  nous  la  concevons,  et 
par  suite  des  principes  mêmes  dont  elle  découle, 
l'idée  de  la  création  soulève  des  difficultés  que 
nous  avons  promis  de  résoudre.  Ces  dilficultés 
peuvent  toutes  se  ramener  aux  trois  suivantes  : 
1°  S'il  est  vrai  que  la  création  soit  l'acte  par 
lequel  Dieu  se  manifeste  comme  la  cause  des 
causes  ;  s'il  est  vrai  qu'elle  ne  puisse  pas  être 
autre  chose  que  l'exercise  de  sa  volonté  absolue 
et  toute-puissante;  comme  nous  ne  concevons  pas 
une  volonté  sans  vouloir,  ni  une  cause  entière- 
ment inactive  et  stérile,  n'en  faut-il  pas  conclure 
que  la  création  n'a  pas  eu  de  commencement  et 
n'aura  pas  de  fin ,  qu'elle  est  éternelle  comme 
Dieu  lui-même?  Mais^  dès  lors,  n'esl-on  pas  forcé 
de   croire  aussi  à  l'éternité  du  monde,  et,  par 


—  320  —  CKEl 

conséquent,  l'idée  de  la  création  n'est-elle  pas 
détruite  par  elle-même?  2"  Si  l'idée  de  la  créa- 
tion entre  nécessairement  dans  l'idée  de  la  toute- 
puissance  et  de  la  volonté  divine,  si  notre  raison 
ne  peut  con  evoir  que  Dieu  ne  puisse  pas  ne  pas 
agir,  et  ne  pas  créer,  que  devient  alors  sa  liberté 
et,  par  conséquent,  sa  providence?  3°  Enfin,  si 
nous  considérons  la  création  comme  un  acte  de 
la  volonté  divine,  si  le  fait  de  notre  propre  vo- 
lonté, quelque  distance  qui  le  sépare  de  l'infini, 
est  le  seul,  après  tout,  qui  nous  donne  l'idée 
d'un  acte  quelconque  et  nous  fasse  attacher  un 
sens  aux  mots  cause  et  effet,  les  choses  créées 
sont  donc  liées  à  Dieu  comme  l'acte  volontaire  à 
la  cause  qui  le  produit;  elles  sont  tirées  du  sein 
de  Dieu  comme  nous  tirons  de  nous-mêmes  nos 
résolutions ,  nos  déterminations  libres  et  les 
mouvements  que  nous  imprimons  à  certaines 
parties  de  notre  corps.  Mais  alors  que  devient, 
ou  comment  faut-il  entendre  cette  croyance,  si 
générale,  que  l'univers  a  été  créé  de  rien? 

La  première  difficulté  ne  peut  être  prise  au 
sérieux  que  par  des  esprits  étrangers  aux  prin- 
cipes les  plus  élémentaires  de  la  métaphysique. 
Il  est  évident  que  l'acte  divin  qui  a  donné  l'exis- 
tence à  l'univers  est  nécessairement  antérieur  à 
l'univerSj  et,  par  cela  même,  au  temps,  lequel 
ne  saurait  être  conçu  ni  mesuré  sans  la  succes- 
sion des  phénomènes.  Or,  tout  ce  qui  est  en  de- 
hors du  temps,  qui  échappe  à  ses  dimensions, 
appartient  à  î'^éternité.  Mais,  comme  nous  l'avons 
déjà  démontré  plus  haut,  nous  ne  saisissons  pas 
l'acte  de  la  création  tel  qu'il  est  en  lui-même 
dans  son  unité  et  dans  son  essence,  ou  tel  qu'il 
s'accomplit  éternellement  dans  la  conscience 
divine  ;  nous  ne  l'apercevons  que  d'une  manière 
indirecte  dans  l'espace  et  dans  la  durée,  à  travers 
la  variété  des  phénomènes  et  des  êtres  qui  re- 
çoivent de  lui  la  vie,  le  mouvement  et  l'exis- 
tence. Ce  sont  ces  êtres  et  ces  phénomènes  qui 
commencent,  qui  finissent,  qui  meurent  pour 
renaître,  et  forment,  dans  leur  ensemble,  ce 
monde  sensible  dont  nous  faisons  partie,  où 
nous  ne  sommes  pas  renfermés  tout  entiers.  11 
faut  donc  laisser  au  monde  son  caractère  con- 
tingent et  relatif;  rien  n'empêche  les  genres  et 
les  espèces  qu'il  renferme  dans  son  sein  d'avoir 
commencé  et  de  disparaître  un  jour  pour  faire 
place  à  un  autre  ordre  d'existences;  mais  le  vou- 
loir et  la  pensée  par  lesquels  il  est,  sont  immua- 
bles dans  leur  essence  ;  l'acte  créateur,  indépen- 
dant de  toutes  les  conditions  de  l'espace  et  du 
temps,  qui  n'existent  que  par  lui,  doit  être  conçu 
comme  éternel,  ou  il  n'est  rien.  Ce  résultat  n'a- 
larmera aucune  conscience,  quand  on  saura  qu'il 
a  pour  lui  l'autorité  de  saint  Clément  d'Alexan- 
drie, de  saint  Augustin,  de  Leibniz.  Enfin,  il  est 
exprimé  de  la  manière  la  plus  précise  et  la  plus 
claire,  dans  ces  lignes  de  Fénelon  [Traité  de 
l'existence  et  des  attributs  de  Dieu,  IP  partie, 
ch.  V,  art.  4)  :  «  Il  est  (on  parle  de  Dieu),  il  est 
éternellement  créant  tout  ce  qui  doit  être  créé 
et  exister  successivement....  Il  est  éternellement 
créant^  ce  qui  est  créé  aujourd'hui,  comme 
il  est  éternellement  créant  ce  qui  fut  créé  au 
premier  jour  de  l'univers.  » 

Mais  voici  la  seconde  difficulté  qui  se  présente 
aussitôt  :  Si  Dieu  est  nécessairement  une  cause; 
si  cette  cause  agit,  c'est-à-dire  crée  éternelle- 
ment; s'il  est  impossible  de  supposer  qu'elle 
passe  alternativement  du  repos  absolu  à  l'action, 
et  de  l'action  au  repos  ;  si  l'inaction,  pour  elle, 
équivaut  à  la  cessation  de  l'existence.  Dieu  n'est 
donc  pas  libre  ;  s'il  n'est  pas  libre,  comment 
croire  à  sa  providence  et  à  notre  propre  liberté  ? 
Pour  réduire  à  sa  juste  valeur  ce  raisonnement, 
qui  a  été  fréquemment  reproduit  contre  la  phi- 


CRÉA 


—  321   — 


GRÉA 


losophie  de  nos  jours,  il  suffit  do  rapi)liquer  Ti  un 
attribut  quelconque  de  l;i  nature  divine,  ]iar 
exemple  à  la  suprême  bonté.  Évidemment  si 
Dieu  existe,  il  est  bon  ;  nous  sommes  dès  lors 
dans  l'impossibilité  de  le  concevoir  autrement  ; 
pourtant,  sa  bonté  n'est  pas  moins  nécessaire 
que  son  existence.  En  conclura-t-on  qu'il  n'est 
pas  libre,  et  que  les  bienfaits  qu'il  verse  sur 
nous  doivent  passer  pour  l'effet  d'une  fatalité 
aveugle  ?  Autant  vaudrait  soutenir  qu'il  n'est  pas 
parfait  s'il  ne  peut  être  méchant.  Mais  cela  même 
est  un  effet  de  sa  perfection  et  de  sa  liberté, 
qu'il  ne  puisse  pas  descendre  aux  vices,  aux  fai- 
blesses, ni  aux  passions  de  la  créature.  Or,  l'inac- 
tion absolue,  ou,  pour  l'appeler  par  son  nom, 
l'inertie,  que  nous  ne  sommes  pas  même  auto- 
risés à  attribuer  à  la  matière,  et  qui,  dans  tous 
les  cas,  ne  peut  appartenir  qu'à  elle  seule,  n'est 
certainement  pas  une  moindre  imperfection  que 
les  passions  humaines.  Ce  serait  une  grande  et 
dangereuse  erreur  de  comparer  la  liberté  divine 
au  libre  arbitre  de  l'homme.  Notre  libre  arbitre 
témoigne  autant  de  notre  faiblesse  que  de  notre 
dignité  et  de  notre  force  :  nous  sommes  maîtres 
de  choisir  entre  le  bien  et  le  mal,  entre  la  rai- 
son et  la  passion,  parce  que  notre  nature  finie, 
et  par  cela  même  imparfaite,  est  accessible  à  la 
fois  à  cette  double  influence.  Mais  comment 
affirmer  de  Dieu  qu'il  pourrait  faire  le  mal,  qu'il 
pourrait  être  comme  nous  faible  et  méchant, 
qu'il  pourrait  descendre  au-dessous  de  l'infinie 
perfection,  au-dessous  de  ce  qu'il  est  nécessai- 
rement, .sous  peine  de  ne  pas  être  ?  La  liberté  de 
Dieu  consiste  précisément  à  agir  d'une  manière 
conforme  à  sa  divine  essence.  Or,  il  est  dans 
l'essence  de  Dieu  d'être  la  cause  des  causes^ 
d'agir,  et  de  vouloir,  c'est-à-dire  de  créer  sans 
cesse,  et  cet  acte  de  la  puissance  infinie  n'admet 
pas  plus  d'interruption  que  la  pensée  et  l'amour 
infini  dont  il  est  inséparable.  A  moins  de  rentrer 
dans  la  croyance  panthéiste  d'un  être  infini, 
sans  conscience  de  lui-même,  on  n'admettra  pas 
que  Dieu  puisse  exister  sans  penser.  Or,  s'il 
pense,  il  veut,  et  par  cela  même  il  agit  :  car  son 
existence  n'est  pas,  comme  la  nôtre,  divisée  et 
successive;  elle  est  éternelle  et  immuable;  il 
pense,  il  veut  et  il  agit  tout  à  la  fois  pendait 
l'éternité. 

La  dernière  difficulté  qu'il  nous  reste  à  résou- 
dre est^  sans  contredit,  la  plus  sérieuse,  parce 
qu'elle  ramène  notre  esprit  sur  ce  qui  constitue 
le  fond  même  de  l'acte  créateur  ;  car,  évidem- 
ment, c'est  dans  la  mesure  où  cet  acte  se  rend 
accessible  à  notre  intelligence,  que  nous  pou- 
vons savoir  dans  quels  rapports  la  substance  des 
créatures  est  à  la  substance  divine.  Remarquons 
d'abord  que,  la  création  une  fois  admise,  tout  le 
monde  est  d'accord  sur  ce  point  :  que  l'univers 
n'a  pas  été  formé  d'une  matière  préexistante  ; 
qu'il  n'est  pas  sorti  non  plus  spontanément  de 
la  substance  divine,  par  voie  d'émanation,  de 
rayonnement  ou  d'extension  successive.  Mais  les 
uns  disent  que  Dieu  l'a  tiré  du  néant,  les  autres 
qu'il  l'a  produit  comme  nous  produisons  nous- 
mêmes  un  acte  de  volonté  et  de  liberté,  en  le 
tirant  de  son  propre  fonds.  Nous  sommes  plein 
de  respect  pour  cette  proposition  consacrée  par 
une  autorité  considérable  :  Dieu  a  créé  le  monde 
de  rien.  Cette  proposition  est  la  condamnation 
formelle  du  dualisme  et  du  panthéisme,  et, 
dans  ce  sens,  nous  la  croyons  profondément 
vraie.  Mais  veut-on  y  attacher  un  autre  sens? 
Veut-on  qu'elle  fasse  intervenir  le  néant  dans 
l'œuvre  de  la  création,  comme  si  le  néant  était 
quelque  chose?  Veut-on  qu'elle  établisse,  non 
pas  la  distinction,  mais  la  séparation  de  Dieu  et 
de  l'univers ,  une  séparation  telle,  que  Dieu  ait 

DICT.    PHILOS. 


donné  aux  créatures  tout  ce  qu'elles  .sont,  sans 
([uc  les  créatures  le  tiennent  de  lui  ni  qu'elles 
aient  besoin  d'être  en  communication  avec  lui 
pour  subsister?  Alors  nous  ne  dirons  jias  qu'elle 
soit  fausse  ;  nous  cessons  absolument  de  la  com- 
prendre ;  car  elle  ne  répond  plus  à  aucune  idée 
de  notre  intelligence. 

Si  le  néant  ne  peut  jouer  aucun  rôle  dans  la 
création,  il  est  donc  vrai  de  dire  que  l'univers 
sort  de  Dieu  comme  un  acte  libre  sort  de  l'agent 
moral  qui  l'a  produit,  comme  un  effet  quelcon- 
que sort  de  sa  cause  efficiente.  Loin  de  nous, 
encore  une  fois,  la  pensée  d'établir  une  assimi- 
lation entre  l'acte  créateur  considéré  en  lui- 
même,  dans  sa  force,  dans  sa  nature  constitutive, 
et  le  fait  de  la  volonté  humaine,  nous  vouions 
seulement  dire  que  la  création  tout  entière  est 
contenue  par  son  essence  dans  l'essence  divine, 
comme  le  fait  de  la  volonté  est  contenu  en  nous- 
mêmes.  Quand  ce  fait  se  produit,  il  ne  se  sépare 
pas  de  nous  et  ne  nous  enlève  pas  une  partie  de 
notre  substance;  il  n'est  pas  le  moi,  quoiqu'il 
vienne  du  moi  et  ne  subsiste  que  par  lui.  Eh 
bien,  nous  pensons  que  la  totalité  des  créatures 
ne  se  sépare  pas  davantage  du  Créateur,  quoique 
distincte  de  lui;  elles  ne  sont  ni  une  partie  de 
sa  substance,  ni  sa  substance  tout  entière,  bien 
qu'elles  viennent  de  lui,  qu'elles  possèdent  en  lui 
leur  raison  d'exister,  le  principe  de  leur  durée 
aussi  bien  que  de  leur  naissance,  et  qu'elles 
aient  en  lui  la  vie,  le  mouvement  et  l'être  :  c'est 
cela  même  qui  constitue  la  causalité  au  point  de 
vue  métaphysique,  et  c'est  ainsi  qu'elle  a  tou- 
jours été  comprise  par  les  esprits  les  plus  émi- 
nents  et  les  plus  religieux  de  toutes  les  époques. 
Nous  pourrions  remplir  bien  des  pages  avec  des 
citations  empruntées  de  saint  Clément  d'Alexan- 
drie, de  saint  Augustin,  de  saint  Anselme,  de 
Bossuet,  de  Fénelon,  de  Malebranche;  mais  nous 
aimons  mieux  en  appeler  à  l'autorité  de  la  rai- 
son et  de  l'expérience,  qu'à  celle  des  noms  les 
plus  illustres  et  le  plus  justement  vénérés.  Nous 
demanderons  donc  si  cette  proposition  :  Dieu  est 
partout,  n'est  pas  également  admise  par  tous 
ceux  qui  croient  à  l'existence  de  Dieu.  Or  si 
Dieu  est  partout,  il  y  est  d'une  présence  effective 
et  réelle,  et  non  pas  seulement  par  une  pensée 
impuissante,  comme  nous  vivons  nous-mêmes 
dans  les  lieux  éloignés  de  nous;  il  y  est  par  sa 
puissanje  autant  que  par  son  intelligence,  par 
l'action  autant  que  par  l'idée.  «  0  mon  Dieu,  dit  le 
pieuxFéne\or\{T>'aité  de  l'existence  de  Dieu,  pas- 
sage cité),  vous  êtes  plus  que  présent  ici  :  vous  êtes 
au  dedans  de  moi  plus  que  moi-même;  je  ne 
suis  dans  le  lieu  même  où  je  suis  que  d'une  ma- 
nière finie;  vous  êtes  infiniment.  »  Tous  sont 
ég  dément  obligés  de  croire  que  l'action  divine 
est  nécessaire  à  la  conservation  des  êtres.  Or, 
qu'est-ce  que  la  conservation  des  êtres,  sinon, 
comme  on  l'a  dit,  une  création  continue?  Enfin, 
si  nous  consultons  notre  expérience,  ne  trou- 
vons-nous pas  er,  nous  une  multitude  de  phéno- 
mènes qui  nevmnent  ni  de  notre  volonté,  ni 
de  l'action  du  monde  extérieur?  D'où  nous  vien- 
draient donc,  si  ce  n'est  de  Dieu  et  d'une  com- 
munication incessante  de  sa  propre  essence, 
l'amour  du  bien,  l'horreur  du  mal,  le  désir  du 
grand,  du  beau,  du  vrai  et  surtout  cette  divine 
lumière  de  la  raison  qui  se  montre  à  chacun  de 
nous  dans  une  mesure  différente,  qui  se  multi- 
plie et  se  renouvelle  en  quelque  sorte  avec  les 
individus  de  notre  espèce,  et  cependant  est  tou- 
jours une,  toujours  la  même,  immuable,  éter- 
nelle et  infaillible?  Ainsi  le  lait  de  la  création 
n'est  pas  seulement  établi  par  l'absurdité  des 
doctrines  qui  ont  tenté  de  le  nier;  il  ressort  di- 
rectement des  principes  les  plus  évidents  de  la 

21 


GRES 


322  — 


GRIT 


raison;  il  tombe,  en  quelque  sorte,  sous  l'œil  de 
la  conscience  et  maintient,  sans  les  sacrifier  l'un 
à  l'autre  et  sans  les  séparer  par  la  barrière  in- 
compréhensible du  néant,  la  distinction  du  fini 
et  de  l'infini,  de  Dieu  et  de  l'univers. 

La  question  de  la  création  est  nécessairement 
traitée  dins  tous  les  ouvrages  de  métaphysique 
et  de  philosophie  générale;  cependant  il  existe 
sur  ce  sujet  deux  traités  spéciaux  :  l'un  de  Mos- 
heim,  Dissertatio  de  crealione  ex  nihilo,  dans  le 
tome  II,  p.  287  de  sa  traduction  latine  du  Sys- 
tème intcUecliicl  de  Cudworth  (in-4,  Leyde, 
1773);  l'autre  de  Heydenreich  :  Num  ratio  hu- 
7nana  sua  vi  et  sponle  conlingere  posait  notio- 
nem  creationis  ex  nihilo,  in-k,  Leipzig,  1790.  Le 
premier  est  purement  historique,  le  second  est  à 
la  fois  tliéologique  et  philosophique. 

CRÉMONINI  (César)  naquit  en  1550,  à  Ccnto, 
dans  le  duché  de  Modène,  et  enseigna  la  philo- 
sophie pendant  cinquante-sept  ans,  d'abord  à 
Ferrare,  puis  à  Padoue.  Il  mourut  dans  cette 
dernière  ville  en  1631.  Plein  de  dédain  pour  la 
scolastique,  non  moins  sévère  pour  les  opinions 
contemporaines,  il  s'attacha  exclusivement  à 
comprendre  les  grandes  doctrines  de  l'antiquité, 
particulièrement  celle  d'Aristote,  pour  lequel  il 
se  contentait  ou  de  ses  propres  interprétations 
ou  des  commentaires  d'Ale.xandre  d'Aphrodise. 
Ses  leçons  avaient  une  gravité  et  un  charme  qui 
faisaient  l'admiration  de  tous  ceux  qui  les  enten- 
daient. Mais,  une  lois  sorti  de  sa  chaire,  son  es- 
prit ni  sa  conversation  n'offraient  plus  rien  de 
sérieux.  11  obtint  p^ir  son  enseignement  infini- 
ment plus  de  succès  que  pa,r  ses  ouvrages  im- 
primés. Sa  réputation  de  prol'esseur  était  si 
grande,  que  la  plupart  des  rois  et  des  princes  du 
temps  voulurent  avoir  son  portrait.  Sa  croyance 
à  l'immortalité  de  l'âme,  à  la  Providence,  et  à 
quelques  points  de  la  doctrine  chrétienne,  a  été 
mise  en  doute;  on  le  trouvait  du  moins  trop  zélé 
défenseur  des  idées  d'Aristote.  Il  enseignait  que 
le  premier  moteur  concentre  en  lui-même  toute 
sa  pensée  et  ne  connaît  que  lui  seul;  que  la 
Providence  ne  s'étend  pas  au  delà  des  choses  du 
ciel,  et  qu'elle  ne  s'occupe  point  de  notre  monde 
terrestre  ;  que  chaque  étoile  se  meut  sous  l'ac- 
tion d'une  intelligence  qui  préside  à  ses  desti- 
nées, et  que  toutes  les  intelligences  de  cette 
espèce  sont  des  esjjrits  immortels.  On  lui  l'ait  en- 
seigner aussi  que  le  ciel  est  l'agent  universel,  et 
que  l'âme  n'est  qu'une  certaine  chaleur.  Leibniz 
Je  met  au  rang  des  averrho'istes.  Bru.ker  discute 
fort  longuement  la  vérité  ou  la  fausseté  de  l'ac- 
cusation d'impiété  qui  pèse  encore  sur  la  mé- 
moire de  Crémonini.  Il  finit  par  conclure,  mal- 
gré les  dehors  chrétiens  qu'affectait  ce  philoso- 
phe, malgré  sa  soumission  verbale  à  l'autorité 
religieuse,  qu'il  n'en  était  vraisemblablement 
pas  moins  attaché  du  fond  de  l'âme  aux  doctrines 
philosophiques  d'Aristote,  telles  qu'il  les  enten- 
dait avec  beaucoup  d'autres  philosophes  de  cette 
époque.  On  lui  attribue  d'avoir  pris  pour  devise 
ces  paroles  :  Inlus  ut  lihet^  foris  ut  morts  est. 
Les  ouvrages  de  Crémonini  sont  très-rares  ;  il  a 
laissé  :  de  Pœdia  AristolcUs;  —  Diatij/osis 
universœ  natuvalis  ari»loteUcœ  pliilosojJiiœ ;  — 
Illust)'es  contemplai io7ies  de  anima  ;  —  Trac- 
tatus  très  de  sensibus  extemis,  de  internis,  et 
de  facultate  appeiitiva;  —  de  Calido  innato  et 
de  Semine; —  de  Cœlo: —  Dialecticnm  opus 
posthumum; — de  Formis  quatuor  simjAicium, 
(juœ  elementa  vocantur;  —  de  Efficacia  in  mun- 
aum  sublunarem;  —  Diclorum  Aristolelis  de 
origine  et  princi/  atu  mernbrorum.  On  lui  at- 
tribue encore  des  Fables  pastorales.      J.  T. 

CRESCENS,  né  à  Mégilopolis,  en  Arcadie, 
dans  le  ii=  siècle  de  l'ère  chrétienne,  appartenait 


à  l'école  cj^nique;  mais^  si  on  en  croit  le  témoi- 
gnage des  écrivains  ecclésiastiques,  les  désordres 
de  sa  vie  démentaient  l'austérité  de  ses  maximes. 
Il  se  montra  un  des  adversaires  les  plus  acharnés 
du  christianisme,  et  ce  fut  sur  sa  dénonciation 
que  saint  Justin  et  quelques  autres  subirent  le 
martyre.  On  ne  connaît  rien  d'ailleurs  de  ses 
doctrines.  Voy.  saint  Justin,  Apol.  i.  —  Tatius, 
Orat.  adv.  Grœc.  —  Saint  Jérôme.  Catal.  scri/il. 
cccles.  X. 

CRITERIUM  (du  grec  xpîvto,  je  juge).  Celte 
expression  désigne,  en  général,  tout  moyen  pro- 
pre à  juger.  On  la  trouve  employée  chez  la  plu- 
part des  philosophes  de  l'antiquité,  entre  autres 
chez  Arislote,  Épicure  et  les  sto'iciens  ;  mais  elle 
était  principalement  usitée  dans  l'école  pyrrho- 
nicnnc,  comme  le  font  voir  les  ouvrages  de  Sex- 
tus  Empiricus. 

On  peut  distinguer  dans  un  jugement  l'être 
qui  le  prononce,  la  faculté  qui  sert  à  le  pronon- 
cer, la  perception  qui  en  fournit  la  matière.  Les 
anciens,  d'après  cela,  donnaient  au  mot  de  crité- 
rium trois  sens  différents  ;  ils  désignaient  : 
1"  le  sujet,  arbitre  de  la  vérité;  2°  l'intelligence, 
qui  en  est  l'organe  ;  3"  l'idée  qui  la  réprésente 
(Scxtus  Emp.,  Ilijpot.  Ptjrrii.,  lib.  II).  Aujour- 
d'hui sa  signification  ordinaire  est  moins  éten- 
due ;  il  exprime  seulement  le  caractère  qui  dis- 
tingue le  vrai  du  faux. 

L'observation  découvre  avec  certitude  l'exi- 
stence d'un  pareil  caractère,  dont  la  notion,  plus 
ou  moins  nette,  dirige  l'homme  dans  tous  ses  ju- 
gements. 11  nous  arrive,  en  effet,  chaque  jour, 
de  dire  :  ceci  est  vrai,  cela  est  faux,  et,  quand 
nous  nous  sommes  trompés,  de  nous  apercevoir 
de  notre  méprise.  Or,  pour  cela,  il  faut  de  toute 
nécessité  que  la  vérité  porte  un  signe  qui  per- 
mette de  la  reconnaître  et  de  la  distinguer  de 
l'erreur,  sans  quoi  elle  cesserait  d'exister  pour  la 
raison,  qui,  toujours  exposée  à  la  confondre  avec 
le  faux,  ne  pourrait  jamais  y  croire  et  l'affirmer 
comme  elle  le  fait. 

Le  critérium  de  la  vérité  existe  donc  ;  mais 
quel  est-il? 

Poser  une  semblable  question,  c'est  demander 
pourquoi  certaines  choses  obtiennent  de  nous  un 
assentiment  que  nous  refusons  à  d'autres  ;  par 
exemple,  pourquoi  tout  homme  juge  qu'il  existe 
et  ne  juge  pas  qu'il  se  soit  donné  l'être. 

Or,  Descartes  l'a  depuis  longtemps  observé, 
quand  nous  nous  disons  intérieurement  à  nous- 
mêmes,  avec  la  plus  profonde  assurance  :  Je  suis, 
ce  qui  nous  convainc  et  nous  détermine,  c'est  la 
perception  claire  et  distincte  du  fait  que  nous 
affirmons.  Nous  voyons  clairement  que  nous 
sommes,  et  voilà  pourquoi  nous  n'en  doutons  pas 
ni  ne  pouvons  en  douter.  Si  notre  existence  ne 
nous  paraissait  pas  évidente,  peut-être  hésite- 
rions-nous à  y  croire  ;  mais  elle  brille  aux  yeux 
de  l'esprit  d'une  entière  clarté,  et  cela  suffit  pour 
qu'il  l'admette. 

Il  en  est  de  même  de  l'existence  du  monde  ex- 
térieur, reconnue  par  tout  le  genre  humain  en 
dépit  des  objections  du  scepticisme  ;  qu'on  scrute 
aussi  attentivement  qu'on  voudra  les  motifs  de 
cette  croyance,  on  n'en  trouvera  pas  d'autre  que 
l'idée  claire  qu'ont  tous  les  hommes  de  la  réalité 
des  corps. 

C'est  encore  le  même  motif  qui  nous  détermine 
à  admettre  certains  faits  sur  le  témoignage  d'au- 
trui;  nous  ne  jugerions  jamais  que  ces  événe- 
ments ont  eu  lieu,  si  nous  n'apercevions  claire- 
ment que  nos  semblables  n'ont  pu  nous  tromper 
ni  se  tromper  eux-mêmes  en  nous  les  attestant. 

Tel  est  donc  le  critérium  de  la  vérité,  une  per- 
ception claire  et  distincte,  en  un  mot.  l'évidence. 
Toutes  les  choses  qui  sont  évidentes  sont  vraies; 


CRIT 


—  323  — 


CRIT 


toutes  celles  qui  présentent  de  la  confusion  et  de 
l'obscurité  sont  douteuses. 

Il  faut  le  reconnaître  cependant,  celte  règle 
n'est  pas  infaillible  dans  l'application,  et  Descar- 
tes, lo  premier  qui  l'ait  proclamée,  n'iiésite  pas  à 
avouer  {Disc,  de  la  Mélh.,  IV"'  partie)  «  ([u'il  y  a 
quelque  difficulté  à  bien  remarquer  quelles  sont 
les  clioi'cs  que  nous  concevons  dislinclemcnt.  » 

Plusieurs  philosophes  sont  partis  de  là  pour 
modifier  le  critérium  de  révidence  ou  pour  le 
contester  d'une  manière  absolue. 

Leibniz  pense  qu'indépendamment  de  la  clarté 
des  idées,  il  faut,  pour  juger  de  leur  vérité,  sa- 
voir avec  certitude  si  elles  n'impliquent  pas  con- 
tradiction; en  un  mot.  si  elles  sont  possibles.  La 
possibilité  est  connue  cle  deux  manières  :  a  priori, 
par  l'intention  directe  de  l'àme  ;  a  posteriori,  par 
l'analyse  qui  ramène  les  idées  composées  à  leurs 
éléments  {Mcdit.  de  cognil.  verit.  et  ideis).  S'a- 
git-il des  notions  expérimentales,  il  faut  exami- 
ner si  elles  se  lient  entre  elles  et  avec  d'autres 
que  nous  avons  eues;  c'est  le  seul  moyen,  à  en 
croire  Leibniz  {Rem.  sur  le  livre  de  VOrig.  du 
mal),  de  distinguer  les  perceptions  vraies  des 
rêves  et  de  l'hallucination. 

D'autres  philosophes,  allant  plus  loin,  ont  re- 
gardé l'évidence  comme  une  règle  non-seulemeut 
incomplète,  mais  illusoire  et  dangereu.se,  qui 
menait  au  scepticisme  en  beaucoup  de  points,  et 
dont  les  meilleurs  esprits  abusent  journellement 
pour  persister  dans  leurs  erreurs.  Selon  eux,  le 
critérium  de  la  certitude  doit  être  cherché  en 
dehors  de  la  raison  individuelle,  dans  l'accord 
des  opinions;  la  vérité  est  ce  que  tous  les  hom- 
mes croient;  l'erreur,  ce  qu'ils  rejettent. 

Le  vice  capital  de  ces  doctrines  est  de  s'écarter 
de  l'observation.  Soit  que  nous  doutions  en  effet, 
soit  que  nous  affirmions,  nous  n'avons  pas  con- 
science de  suivre  d'autre  lumière  que  l'évidence. 
Dès  que  l'esprit  découvre  une  vérité,  il  y  croit 
parce  qu'il  l'a  vue  ;  mais  il  ne  se  rend  pas  compte 
de  la  possibilité  d.e  ce  qu'il  affirme  :  il  réfléchit 
encore  moins  à  l'opinion  que  les  autres  hommes 
peuvent  en  avoir  ;  sa  décision  est  prise  long- 
temps avant  qu'il  les  ait  consultés,  même  dans 
les  cas  où  il  peut  le  faire. 

Nous  ajouterons  qu'il  y  a  une  singulière  incon- 
séquence à  ne  pas  se  contenter  de  l'évidence  ou 
à  prétendre  s'en  passer.  A  quel  signe,  en  effet, 
reconnaître  ce  qui  est  possible  et  ce  qui  ne  l'est 
pas?  sur  quoi  les  hommes  conviennent  et  sur 
quoi  ils  diffèrent?  quel  est  le  sens  de  leurs  dis- 
cours? et,  pour  aller  plus  loin,  s'il  existe  des 
hommes,  si  nous  existons  nous-mêmes?  Ce  ne 
sera  pas,  sans  doute,  le  consentement  universel 
qui  nous  donnera  la  certitude  de  ce  consentement, 
ni  la  possibilité  qui  se  servira  à  elle-même  de 
règle  et  de  mesure?  Comment  donc  apprécierons- 
nous  d'abord,  appliquerons-nous  ensuite  cette  rè- 
gle destinée  à  guider  l'homme  plus  sûrement 
que  ne  le  feraient  les  claires  idées  de  la  raison? 
Nous  n'avons  d'autre  moyen  que  d'en  appeler  à 
ces  mêmes  idées.  Qu'on  le  veuille  ou  non,  il  faut 
toujours  les  consulter.  L'homme  a  besoin  de  l'é- 
vidence, même  pour  combattre  l'évidence,  et  les 
philosophes  qui  la  dédaignent  le  plus,  ne  mar- 
chent qu'à  sa  lumière. 

Au  reste,  si  trop  souvent  nous  nous  laissons 
abuser  par  de  fausses  erreurs  que  nous  ne  dis- 
tinguons pas  des  purs  rayons  de  la  vérité,  nous 
devons  moins  en  accuser  le  critérium  de  l'évi- 
dence, excellent  en  lui-même,  que  notre  promp- 
titude à  juger  et  les  bornes  naturelles  de  l'esprit 
humain.  L'homme  se  trompe  parce  qu'il  ignore, 
et  il  ignore  parce  que  la  condition  d'un  être  fini 
est  de  ne  connaître  qu'une  portion  de  la  réalité. 
Tous  les  secours  de  la  logique  sont  impuissants 


pour  guérir  ce  vice  radical  qui  tient  à  la  nature 
dos  choses  cl  de  rintellig(;n(;c.  La  possession 
d'un  critérium  infaillible,  on  nous  permettant 
de  saisir  la  vérité  en  toutes  choses,  et  de  ne  ja- 
mais la  confondre  avec  le  faux,  nous  égalerait  à 
la  Divinité  :  il  est  insensé  d'y  prétendre.  Voy. 
EURKUK.  C.  J. 

CRITIAS,  fils  de  Callaîschrus  et  parent  de 
Platon,  Iréquenta  pendant  quelque  temps  Socrate, 
dans  le  commerce  duquel  il  espérait  se  formera 
l'art  de  conduire  les  hommes;  mais  il  ne  tarda 
pas  à  se  séparer  d'un  maître  si  austère,  qui,  au 
lieu  de  favoriser  ses  penchants  ambitieux,  cher- 
chait au  contraire  à  lui  inspirer  l'amour  de  la 
vertu.  Après  avoir  été  chassé  de  sa  patrie,  il  y 
rentra  avec  Lysandre  en  404  avant  J.  C,  fut 
nommé  un  des  trente  tyrans  chargés  de  donner 
des  lois  à  la  république,  se  signala  par  ses 
cruautés,  et,  après  avoir  rempli  de  meurtres 
l'Attique,  périt  dans  un  combat  contre  les  trou- 
pes libératrices  de  Thrasybule.  Un  dialogue  de 
Platon  porte  le  nom  de  Critias. 

CRITiaUE  (philosophie),  voy.  Kant. 

CRITOLAÙS,  philosoplie  grec,  né  à  Phaselis, 
ville  de  Lydie,  étudia  la  philosophie  à  Athènes 
sous  Ariston  de  Céos.  à  la  mort  duquel  il  devint 
le  chef  de  l'école  péripatéticienne  vers  l'an  155 
ou  158  avant  J.  C.  Les  Athéniens  l'envoyèrent, 
avec  Carnéade  et  le  stoïcien  Diogène,  en  ambas- 
sade à  Rome,  où  il  se  fit  remarquer  par  son  élo- 
quence. Cependant  Sextus  Empiricus  {Adu.  Ma- 
Ihem.,  lib.  II,  p.  20)  et  Quintilien  [Instit.  orat., 
lib.  II,  c.  xvii)  nous  apprennent  qu'il  condamnait 
la  rhétorique  comme  étant  moins  un  art  qu'un 
métier  dangereux.  Il  a  vécu,  selon  l'opinion  la 
plus  probable,  au  delà  de  quatre-vingts  ans.  Ce 
que  nous  savons  de  ses  doctrines  nous  montre 
qu'il  était  resté  fidèle  à  l'esprit  général  du  péri- 
patétisme.  Il  admettait,  comme  Aristote,  l'éter- 
nité du  monde  et  du  genre  humain,  et  il  s'élevait 
avec  force  contre  cette  vieille  tradition  du  paga- 
nisme, que  les  premiers  hommes  ont  été  engen- 
drés de  la  terre.  En  morale,  il  faisait  consister 
le  souverain  bien  dans  la  perfection  d'une  vie 
droite  et  conforme  à  la  nature,  c'est-à-dire  dans 
l'union  des  biens  de  l'esprit  et  du  corps  et  des 
avantages  extérieurs;  ajoutant,  toutefois,  que  si 
on  mettait  sur  l'un  des  plateaux  d'une  balance 
les  bonnes  qualités  de  l'âme,  et  sur  l'autre,  non- 
seulement  celles  du  corps,  mais  encore  les  au- 
tres biens  étrangers,  le  premier  plateau  empor- 
terait le  second,  quand  même  on  ajouterait  à  ce 
dernier  et  la  terre  et  la  mer.  Critolaùs  a  eu  pour 
disciple  Diodore  le  péripatéticien.  'V^oy.  Ciceron, 
TuscuL,  lib.  V,  c.  xvii;  —  Philon,  Quod  m.un- 
dus  sit  incorruptibilis,  p.  943  et  sqq.  ;  — •  Jean 
Benoît  Carpsov  a  publié  une  Dissertation  sur  Cri- 
tolaùs, in-4,  Leipzig,  1743.  X. 

CRITON,  le  plus  fidèle,  peut-être,  et  le  plus 
affectionné  de  tous  les  disciples  de  Socrate,  à 
qui  il  confia  l'éducation  de  ses  fils  Critobule, 
Hermogène,  Épigène  et  Ctésippe,  était  un  riche 
citoyen  d'Athènes.  Comme  sa  fortune  lui  attirait 
des  envieux,  Socrate  lui  conseilla  de  se  lier  avec 
Archédème,  jeune  orateur  sans  fortune,  dont  le 
zèle  et  le  talent  surent  imposer  silence  à  ses  en- 
nemis. Criton,  qui  n'avait  jamais  cessé  de  pour- 
voir à  tous  les  besoins  de  Socrate,  ne  l'aban- 
donna pas  à  l'époque  de  son  procès.  Il  se  rendit 
d'abord  sa  caution  pour  empêcher  qu'il  ne  fût  ar- 
rêté, et,  après  sa  condamnation,  il  lui  offrit  les 
moyens  de  s'évader.  Diogène  Laërce  attribue  à 
Criton  dix-sept  dialogues  sur  divers  sujets  de 
morale  et  de  politique,  auxquels  il  faut  joindre, 
d'après  Suidas,  une  Apologie  de  Socrate.  Aucun 
de  ces  ouvrages  n'est  parvenu  jusqu'à  nous.  Pla- 
ton a  donné  à  un  de  ses  dialogues  le  nom  de  Cri- 


CROU 


—  324  — 


GROU 


ton.  Voy.  Xcnophon,  Memor.,  lib.  II,  c.  ix  ;  — 
Diofjène  Lacrce,  liv.  II,  c.  cxxi;  —  Suidas. 

CROMAZIANO  (Agatopisto).  Pseudonyme  de 
Buonaledc.  Voy.  ce  nom. 

CROUSAZ  (Jean-Pierre  de),  né  en  1663,  mort 
en  1749,  lut  prol'esseur  de  philosophie  et  de  ma- 
thématiques à  Lausanne  et  à  Groningue,  puis 
conseiller  de  lég.ition  et  gouverneur  du  prince 
Frédéric  de  Hesse-Cassel.  Ses  ouvrages,  presque 
tous  écrits  en  français,  ne  se  font  pas  remarquer 
par  l'originalité  des  idées;  mais  ils  renferment 
un  grand  nombre  d'observations  judicieuses  qui 
en  rendent  encore  aujourd'hui  la  lecture  instruc- 
tive. Crousaz  était  un  homme  d'un  esprit  droit 
et  doué  d'une  certaine  sagacité.  Choque  des  hy- 

fiothèses  et  des  conséquences  que  renfermaient 
es  systèmes  de  son  temps,  il  s'attacha  à  les  ré- 
futer par  des  arguments  empruntés  au  sens  com- 
mun. Il  combattit  principalement  le  scepticisme 
de  Bayle,  l'harmonie  préétablie  de  Leibniz  et  le 
formalisme  de  Wolf.  11  développa  en  même 
temps  un  assez  grand  nombre  de  questions  par- 
ticulières, sans  adopter  aucun  système;  ce  qui 
l'a  fait  ranger  parmi  les  éclectiques.  Nous  appré- 
cierons rapidement  ses  principaux  ouvrages. 

Le  premier  est  sa  Logique,  ou  Syslcme  de  ré- 
flexions qui  peuvent  contribuer  à  la  netteté  et  à 
l'étendue  de  nos  connaissances  (3  vol.  in-8, 
Amst..  1725,  3"  édit.).  Ce  titre  seul  caractérise 
assez  bien  la  manière  de  Crousaz  et  peut  donner 
une  idée  du  livre.  Quoique  les  principales  divi- 
sions de  la  logique  des  écoles  y  soient  reprodui- 
tes, les  formules  et  les  règles  abstraites  sont  soi- 
gneusement écartées  ;  mais  en  revanche  on  trouve 
en  abondance  des  applications,  des  exemples,  des 
digressions  et  des  citations.  En  outre  (et  cette 
innovation  mérite  d'être  signalée),  le  premier 
volume  tout  entier  est  une  espèce  de  psychologie. 
Ce  mélange  d'éléments  hétérogènes  fait  perdre  à 
l'ouvrage  son  caractère  scientifique,  mais  ce  n'en 
est  pas  moins  un  livre  précieux  encore  aujour- 
d'hui pour  ceux  qui  débutent  dans  l'étude  de  la 
fhilosophie.  Peut-être  mériterait-il  d'être  tiré  de 
oubli  et  recommandé  à  la  jeunesse  des  écoles 
et  aux  gens  du  monde. 

'  Dans  ses  Observations  critiques  sur  l'abrégé  de 
la  logique  de  Wolf  {m-8,  Genève,  1744),  Crousaz 
fait  assez  bien  ressortir  ce  qu'il  y  avait  de  vide 
et  de  pédantesque  dans  cet  appareil  de  formes 
scientifiques  sous  lesquelles  le  disciple  de  Leibniz 
cache  souvent  le  défaut  d'ordre  et  de  profondeur 
réelle  dans  les  idées  et  le  vice  de  ses  classifica- 
tions arbitraires.  11  attaque  aussi  le  système  des 
monades  et  de  l'harmonie  préétablie,  dont  il 
aperçoit  les  défauts,  mais  sans  en  comprendre 
l'originalité  et  la  valeur  phi  losophique.L'^'xa/nen 
du  pxjrrhonisme  ancien  et  moderne  (in-f°,  la 
Haye,  1737)  est  principalement  dirigé  contre  le 
scepticisme  de  Bayle.  Ce  livre  est  composé  de 
trois  parties.  La  première  fait  connaître  les  causes 
du  scepticisme  et  les  moyens  d'y  remédier.  Sans 
parler  du  défaut  d'ordre  qui  s'y  fait  remarquer, 
l'auteur  s'étend  longuement  sur  les  causes  dialec- 
tiques, morales  et  politiques,  n'insiste  pas  assez 
sur  celles  qui  tiennent  à  la  nature  de  l'intelligence 
humaine  et  de  ses  facultés.  La  deuxième  partie 
est  consacrée  à  l'exposition  et  à  la  réfutation  du 
scepticisme  ancien,  renfermé  dans  les  ouvrages 
de  Sextus  Empiricus.  On  y  retrouve  les  mêmes 
défauts,  la  confusion  et  une  appréciation  super- 
ficielle. La  critique  de  Bayle,  qui  remplit  la 
troisième  partie,  et  qui  est  le  but  véritable  de 
l'ouvrage,  est  beaucoup  plus  longue  et  plus  dé- 
taillée. Elle  renferme,  à  côté  d'un  grand  nombre 
d'observations  justes,  des  raisonnements  faibles. 
En  outre,  l'adversaire  de  Bayle  abandonne  tout  à 
fait  ici  le  ton  de  modération  qui  sied  au  philo- 


sophe, et  sort  des  limites  de  la  véritable  polémi- 
que. 11  n'épargne  pas  à  l'auteur  du  Dictionnaire 
p/iî7osop/it(/ue  les  imputations  les  plus  injurieuses, 
Crousaz  semble  s'être  fait  l'écho  de  toutes  les 
haines  que  Bayle  s'était  suscitées  de  la  part  des 
théologiens  de  son  temps.  Son  livre  est  un  résumé 
de  leurs  accusations,  et,  sous  ce  rapport,  n  est 
instructif.  Un  autre  ouvrage  du  même  auteur  est 
intitulé  :  De  l'esprit  humain,  substance  différente 
du  corps,  active,  libre  et  immortelle  (in-4,  Bâle, 
1741).  Il  est  rédigé  sous  forme  de  lettres.  C'est 
une  réfutation  du  système  des  monades  et  de 
l'harmonie  préétablie.  Crousaz  finit  par  substituer 
à  l'harmonie  préétablie  une  explication  superfi- 
cielle, et  dont  le  plus  grand  inconvénient  est  de 
couper  court  à  toute  recherche  philosophique  :  la 
volonté  de  Dieu.  L'âme  est  une  image  de  Dieu; 
or  Dieu  a  voulu  que  l'âme  pût  exciter  certains 
mouvements  dans  le  corps.  C'est  l'argument  pa- 
resseux dont  parle  Leibniz;  de  plus,  cette  expli- 
cation ne  ressemble  pas  mal  à  la  théorie  des 
causes  occasionnelles  et  à  l'hypothèse  de  l'har- 
monie préétablie  elle-même. 

Crousaz  publia  dans  sa  jeunesse  deux  autres 
traités  :  l'un  sur  le  Beau,  2  vol.  in-12,  Amst.,  1724, 
2"  édit.;  l'autre  sur  l'Éducation  des  enfants,  2  vol. 
in-12,  la  Haye,  1722.  Le  traité  du  Beau,  qui  a  joui 
d'une  certaine  réputation,  est  un  ouvrage  infé- 
rieur, pour  le  fond  et  pour  la  forme,  au  livre  du 
P.  André.  Crousaz  définit  le  beau,  l'unité  dans  la 
pluralité,  l'harmonie  et  la  convenance  des  parties. 
Ce  principe,  qui  est  également  celui  du  P.  André, 
et  qui  est  emprunté  à  saint  Augustin,  n'exprime 
qu'une  des  conditions  du  beau,  et  ne  peut  s'ap- 
pliquer à  tous  les  genres  du  beau.  Aussi  Crousaz 
s'etlbrce-t-il  vainement  d'y  ramener  les  exemples 

3ui  paraissent  s'en  écarter,  ce  qui  le  conduit  à 
es  explications  aussi  singulières  que  subtiles. 
Ainsi,  selon  lui,  les  images  des  choses  les  plus 
laides  nous  plaisent  à  cause  d'une  certaine  unité 
qui  est  dans  la  ressemblance.  Comment  trouver 
le  ieau  dans  le  grotesque,  qui  est  l'absence  même 
d'unité  et  naît  de  l'irrégularité  de  la  bizarrerie? 
C'est,  dit-il,  qu'il  y  a  accord  entre  l'idée  que  s'est 
proposée  l'artiste  et  l'exécution:  or  son  idée  a 
été  précisément  de  représenter  l'extraordinaire. 
D'ailleurs,  ce  défaut  d'unité  nous  fait  mieux 
sentir  l'ordre  et  l'harmonie  là  oii  ils  existent.  Le 
sens  du  beau  a  besoin  d'être  aiguisé  par  le  con- 
traste. La  partie  qui  traite  de  la  diversité  des 
jugements  sur  le  beau,  du  goût  et  de  son  per- 
fectionnement, renferme  des  réflexions  justes, 
mais  peu  profondes.  Enfin  l'auteur  fait  l'applica- 
tion de  ses  principes  à  la  science,  à  la  vertu  et 
à  l'éloquence.  Les  sciences  sont  belles,  parce 
qu'elles  comprennent  une  grande  pluralité  de 
connaissances  qui,  néanmoins,  se  trouvent  ra- 
menées à  l'unité  d'évidence  et  de  certitude. 
L'harmonie  de  l'homme  et  de  ses  actions  avec 
son  essence  et  son  but  constitue  la  beauté  de  la 
vertu,  qui  réside  dans  cet  accord  et  cette  unité. 
La  beauté  de  l'éloquence  provient  de  la  pluralité 
des  objets  jointe  à  l'unité  d'esprit  et  de  ton  dans 
l'expression.  Crousaz  s'étend  aussi  longuement 
sur  la  musique,  l'art  le  plus  favorable  en  ap- 
parence à  cette  théorie.  En  résumé,  il  règne 
dans  cet  ouvrage  une  confusion  perpétuelle  entre 
les  idées  du  beau,  du  vrai,  du  bien  et  de  l'utile. 
Le  Traité  de  l'éducation  des  enfants,  composé 
sous  un  point  de  vue  purement  pratique,  renferme 
un  grand  nombre  de  préceptes  sages  et  utiles; 
il  exerça  une  salutaire  influence  à  l'époque  où  il 
parut.  Crousaz  publia  aussi  d^s  Béfîexions  sur 
l'ouvrage  intitulé  la  Belle  Wolfienne,  in-8,  Lau- 
sanne, 1743,  et  une  Critique  du  poème  de  Pope 
sur  l'homme,  où  il  combattait  de  nouveau  le 
système  de  Leibniz.  Cu.  B. 


CRUS 


—  325  — 


CUDW 


CRUSIUS  (ChrisUan-August.),  né  en  1712  à 
Leunc,  près  de  Mcrsebourg,  proiessa  la  philoso- 
pliie  et  la  théologie  à  Leiiizig.  Déjà  prévenu  par 
son  maître  Rûdiger  contre  la  philosophie  de 
Wolf,  il  l'ut  encore  plus  porté  à  la  combattre 
dès  qu'il  crut  s'apercevoir  qu'elle  se  conciliait 
difficilement  avec  plusieurs  des  croyances  chré- 
tiennes :  il  en  fit  ressortir  les  principaux  vices 
avec  une  pénétration  très-remarquable,  et  en- 
treprit de  fonder  une  nouvelle  philosophie  par- 
faitement orthodoxe.  La  philosophie  est  pour  lui 
un  ensemble  de  vérités  rationnelles,  dont  les 
objets  sont  permanents,  et  qui  se  divise  en  lo- 
gique, métaphysique,  philosophie  disciplinaire 
{disciplinarPhilosophie)  ou  philosophie  pratique. 
Au  principe  de  contradiction,  Crusius  substitue 
celui  de  la  conceptibilité  (Gedenkbarkeit),  qui 
comprend  de  plus  celui  de  l'indivisibilité  et  celui 
de  l'incompatibilité.  Distinguant  la  cause  ma- 
térielle ou  substantielle  de  la  cause  efficiente, 
il  restreint  le  principe  de  la  raison  suffisante  à 
cette  dernière.  La  certitude  de  la  connaissance 
humaine  résulte  immédiatement  d'une  contrainte 
intérieure  et  d'une  inclination  de  l'entendement, 
dont  la  garantie  n'existe  que  dans  la  véracité 
divine. 

Il  suit  de  là  que  toutes  les  idées,  toutes  les 
propositions,  tous  les  raisonnements  enfin  que  la 
raison  produit  d'elle-même  et  sans  la  moindre 
participation  de  la  volonté  individuelle,  méritent 
une  pleine  et  entière  confiance. 

Le  temps  et  l'espace  ne  sont  pas  des  substances, 
mais  l'existence  infinie.  Dieu,  par  son  infinité, 
constitue  l'espace  ;  par  sa  toute  présence,  l'in- 
finie durée ,  sans  succession.  Crusius  se  ren- 
contre ici  avec  Clarke  et  Newton,  comme  il  se 
rencontre  avec  Descartes  sur  la  question  de  la 
certitude.  Comme  manifestation  extérieure  de 
l'intelligence  suprême,  le  monde  n'existe  que 
d'une  manière  contingente  :  car  il  a  commencé 
d'être,  et  son  anéantissement  peut  se  concevoir 
aussi  bien  que  son  existence.  Il  ne  comprend 
aucun  enchaînement  nécessaire  d'une  nécessité 
absolue,  aucune  harmonie  préalable.  Il  est  excel- 
lent si  on  considère  la  fin  pour  laquelle  il  a  été 
créé;  mais  on  ne  saurait  démontrer  qu'il  soit  le 
meilleur  de  tous  les  mondes  absolument  pos- 
sibles. 

Tous  les  esprits  doués  d'une  conscience  claire 
ont  été  créés  pour  une  fin  éternelle,  à  laquelle 
ils  tendent  naturellement.  La  capacité  d'une  éter- 
nelle durée,  l'aspiration  réelle  à  l'immortalité, 
deux  choses  que  Dieu  a  déposées  originellement 
au  fond  de  notre  nature,  sont  une  garantie  par- 
faitement sûre  de  l'immortalité  de  l'âme. 

La  volonté  de  tous  les  êtres  raisonnables,  qui 
ne  devraient,  par  conséquent,  agir  que  suivant 
la  raison,  a  ete  cependant  douée  dès  le  principe 
du  pouvoir  de  faire  indifi'éremment  le  bien  ou  le 
mal;  car,  bien  qu'elle  soit  sollicitée  par  des 
motifs,  elle  n'en  est  cependant  pas  déterminée 
d'une  manière  nécessaire  :  de  là  la  possibilité 
de  faire  le  mal  moral.  Ce  mal  même  n'est  donc 
qu'un  efl'et  du  mauvais  usage  de  la  liberté  et, 
par  conséquent,  rien  qu'un  fâcheux  état  dé 
choses  dans  le  monde,  état  contingent,  non  voulu 
de  Dieu  positivement,  mais  seulement  permis. 
Enfin  Crusius,  attribuant  à  Dieu  une  liberté 
arbitraire,  indifl'érenle  et  illimitée,  plaçait  dans 
le  commandement  divin  la  source  et  la  base  de 
toute  obligation  morale. 

Les  doctrines  de  Crusius  furent  vivement  at- 
taquées par  Plattner  ;  mais  sans  vouloir  en  exal- 
ter le  mérite,  on  peut  cependant  leur  reconnaître 
une  certaine  valeur,  lors  surtout  qu'on  voit  Kant 
les  mettre  au  nombre  des  plus  heureux  essais 
qu'on  ait  tentés  en  philosophie.  Les  principaux 


écrits  de  Crusius  sont  :  Chemin  de  la  cerlitude 
et  de  la  sûreté  dans  les  connaissances  humaines, 
in-8,  Leipzig,  1762;  —  Jis(]uisse  des  vérités  ra- 
tionnelles nécessaires,  par  opposition  aux  vé- 
rités empiriques  ou  contingentes,  in-8,  ib., 
1767  ;  —  Instrnction  pour  vivre  d'une  manière 
conforme  à  la  raison,  in-8,  ib.,  1767  ;  —  Disser- 
tation sur  l'usage  légitime  et  sur  les  limites  du 
principe  de  la  raison  suffisante,  ou  plutôt  de 
la  raison  déterminante,  in-8,  ib.,  1766;  —  In- 
troduction pour  aider  à  réfléchir  d'une  manière 
méthodique  et  prévo^jante  sur  les  événements 
naturels,  2  vol.  in-8,  ib.,  1774.  J.  T. 

CUDWORTH  (Raoul  OU  Rodolphe)  est  un  des 
philosophes  les  plus  éminents  du  xvii' siècle.  Nul 
ne  possédait  à  cette  époque,  où  l'histoire  de  la 
philosophie  n'était  pas  encore  une  science,  une 
connaissance  aussi  approfondie,  aussi  solide  de 
tous  les  systèmes  ci  de  tous  les  monuments  phi- 
losophiques de  l'antiquité  ;  nui,  à  l'exception  de 
Descartes,  n'a  rendu  plus  de  services  à  la  cause 
du  spiritualisme  et  de  la  saine  morale,  sans 
abandonner  un  instant  les  droits  de  la  raison.  Il 
appartenait,  mais  en  la  dominant  par  l'étendue 
de  son  érudition  et  la  rectitude  de  son  jugement, 
à  cette  école  platonicienne  et  religieuse  d'An- 
gleterre, qui  comptait  dans  son  sein  Théophile 
Gale,  Henri  Morus,  Thomas  Burnet,  et  dont  le 
centre  était  l'Université  de  Cambridge.  Né  en  1617, 
à  Aller,  dans  le  comté  de  Sommerset,  Cudwortli 
n'avait  que  treize  ans  lorsqu'il  entra  dans  cette 
université  célèbre,  dont  il  fut  un  des  membres 
les  plus  illustres,  et  où  il  passa  presque  toute  sa 
vie.  En  1639,  il  fut  reçu  avec  beaucoup  d'éclat 
maître  es  arts;  il  se  distingua  ensuite  comme 
instituteur  particulier,  et,  après  avoir  exercé 
pendant  quelque  temps  les  Ion  lions  de  pasteur 
dans  le  comte  qui  lui  avait  donné  naissance,  il 
retourna  à  Cambridge,  où  il  fut  nommé  succes- 
sivement principal  du  collège  de  Clare-Hall  et 
professeur  de  langue  hébraïque.  Il  occupa  cette 
chaire  pendant  trente-quatre  ans  avec  un  talent 
remarquable;  puis  il  accepta  la  charge  de 
principal  au  collège  du  Christ,  et  la  garda  jus- 
qu'à sa  mort,  arrivée  en  1688.  Ce  fut  en  1678  qu'il 
publia,  à  Londres,  son  Vrai  syslème  intellectuel 
de  l'univers  {the  True  intcllectual  System  of 
the  univers),  un  vol.  in-f"  de  plus  de  1000  pages. 
Cet  ouvrage  fut  accueilli ,  non-seulement  en 
Angleterre,  mais  dans  toute  l'Europe  savante, 
avec  une  véritable  admiration.  Cependant,  il  pro- 
voqua de  vives  querelles,  tant  parmi  les  théolo- 
giens que  parmi  les  philosophes.  Il  contient,  sur 
la  trinité  platonicienne,  comparée  au  dogme  chré- 
tien, des  opinions  dont  lessociniens  et  les  nouveaux 
sabelliens  se  firent  un  appui,  et  qui,  par  cela  même, 
firent  scandale  parmi  les  défenseurs  officiels  de 
l'orthodoxie  anglicane.  Un  autre  débat  non  moins 
animé,  auquel  se  mêla  la  fille  de  Cudworth,  lady 
Masham,  jalouse  de  défendre  la  gloire  de  son 
père,  s'engagea  entre  Bayle  et  Jean  Leclerc,  sur 
la  fameuse  théorie  de  la  nature  plastique.  Le 
premier  soutenait  [Continuation  des  pensées  di- 
verses sur  la  comète,  t.  I,  §  21,  et  Histoire  des 
ouvrages  des  savants,  art.  xii,  p.  380)  que  cette 
hypothèse,  dont  au  reste  Cudworth  n'est  pas  l'in- 
venteur, bien  loin  de  combattre  les  athées, 
comme  le  prétend  le  philosophe  anglais,  semblé 
plutôt  avoir  été  imaginée  en  leur  faveur.  Le 
second,  au  contraire  [Bibliothèque  choisie,  t.  VI, 
Vil  et  iX),  la  prend  sous  sa  protection,  l'adopte 
pour  son  propre  compte,  et  démontre  qu'elle  peut 
très-bien  se  concilier  avec  les  idées  les  plus 
irréprochables  sur  la  nature  divine.  Le  traite  de 
Cudworth  sur  la  Morale  éternelle  et  immuable 
[A  Irealise  concerning  etemal  and  immulable 
Morality,  in-8,   Londres,    1731)    n'a  été  publié 


CUDW 


—  326 


CUDW 


qu'après  sa  mort,  et  peut  cire  regardé  comme  la 
suite  du  K/-at  système  inlelleclad.  Toutes  les 
idées,  et  l'ou  peut  ajouter  toute  l'érudilion  plii- 
losopnique  de  Cudwortli,  sont  contenues  dans  ces 
deux  ouvrages,  dont  nous  allons  essayer  d'expri- 
mer la  substance. 

Le  premier  en  date,  malgré  son  étendue  con- 
sidérable, n'est  pas  achevé.  D'après  le  plan  que 
l'auteur  nous  expose  dans  sa  prél'ace,  et  dont  la 
mort  a  empêche  la  complète  exécution,  il  ne 
forme  que  le  tiers  d'un  ouvrage  beaucoup  plus 
vas.te,  qui  devait  avoir  pour  titre  :  de  la  Néces- 
sité et  de  la  Liberté.  Or,  dans  la  pensée  de  Cud- 
worth,  il  y  a  trois  systèmes  qui  nient  la  liberté 
et  qui  établissent  en  toutes  choses  une  nécessité 
absolue;  il  y  a  trois  sortes  de  fatalisme  dont  il 
se  proposait  de  faire  connaître  et  de  réfuter 
les  principes  :  le  fatalisme  matérialiste,  ima- 
giné par  Démocrite  et  développé  par  Épicure, 
qui  supprime  avec  la  liberté  l'idée  de  Dieu  et 
de  toute  existence  spirituelle,  qui  explique  tous 
les  phénomènes,  même  ceux  de  la  pensée,  par 
des  lois  mécaniques,  et  la  formation  de  tous  les 
êtres  par  le  concours  fortuit  des  atomes  ;  le  fa- 
tahsme  théologique  ou  religieux,  enseigné  par 
quelques  philosophes  scolastiques  et  un  as.sez 
grand  nombre  de  théologiens  modernes,  qui  fait 
dépendre  le  bien  et  le  mal,  le  juste  et  l'injuste, 
de  la  volonté  arbitraire  de  Dieu,  et  supprime, 
avec  le  droit  naturel,  la  liberté  humaine,  dont  il 
est  la  règle  et  la  condition;  enfin  le  fatalisme 
stoïcien,  qui,  sans  nier  la  providence  et  la  justice 
divines,  s'efforce  de  les  confondre  avec  les  lois 
de  la  nature  et  de  la  nécessité,  et  veut  que  tout 
ce  qui  arrive  dans  le  monde  soit  déterminé  éter- 
nellement par  un  ordre  immuable.  A  ces  trois 
systèmes,  qui  résument  toutes  les  erreurs  vrai- 
ment dangereuses  dans  l'ordre  religieux  et  moral, 
Cudworlh  voulait  opposer  trois  grands  principes 
qui  constituent,  d'après  lui,  les  véritables  bases, 
ou  ce  qu'il  appelle,  dans  son  langage  platonicien, 
le  système-intellectuel  de  l'univers.  Contre  la 
doctrine  de  Démocrite  et  d'Ëpicure  son  dessein 
était  d'établir  qu'il  existe  un  Dieu  et  un  monde 
spirituel;  contre  les  nominalistes  du  moyen  âge 
et  les  théologiens  modernes  imbus  de  leurs  prin- 
cipes, que  la  justice  et  le  bien  sont  éternels  et 
immuables  de  leur  nature,  qu'ils  font  partie  de 
l'essence  même  de  Dieu;  enfin,  contre  les  idées 
stoïciennes  sur  le  destin,  que  l'homme  est  libre 
et  responsable  de  ses  actions.  La  première  partie 
seulement  de  ce  plan  si  bien  coordonné  a  été 
exécutée  dans  l'ouvrage  qui  nous  occupe  en  ce 
moment.  Mais  il  ne  faudrait  pas  s'y  méprendre; 
sous  les  noms  de  Leucippe  et  de  Démocrite,  c'est 
un  philosophe  contemporain,  c'est  Hobbes  qu'on 
attaque,  comme  le  démontrent  les  allusions  très- 
claires  et  quelquefois  les  emportements  dont  il 
est  l'objet.  En  appréciant  la  valeur  du  système 
des  atomes  et  en  montrant  qu'il  a  pour  principal 
caractère  de  vouloir  expliquer  tous  les  phéno- 
mènes de  l'univers  par  des  lois  purement  méca- 
niques, on  fait  aussi  le  procès  de  Descartes,  (jui 
ne  laisse  pas  à  Dieu  d'autre  rôle  dans  le  monde 
matériel,  que  celui  de  créer,  une  fois  pour  toutes, 
la  matière  et  le  mouvement.  Aristote  lui-même^ 
malgré  le  peu  de  penchant  qu'il  a  pour  lui, 
paraît  à  Cudworth  bien  supérieur  à  Descartes 
dans  ses  vues  sur  la  nature  :  car  la  nature,  selon 
le  sentiment  du  premier,  ne  faisant  rien  sans  but 
et  sans  raison,  laisse  apercevoir  partout  les  tra- 
ces d'un  être  intelligent;  tandis  que  le  second 
en  écarte  entièrement  l'intervention  de  l'intel- 
ligence, c'est  à-dire  de  la  providence  divine  {Sys- 
tème intellectuel,  ch.  i,  §  45). 

Cudworth  ne  condamne  pas  en  elle-même 
l'idée  des  atomes  :  car  il  la  considère  comme 


identique  à  celle  des  substances  simples  ou  des 
éléments  primitifs  des  choses,  quelle  qu'en  soit 
d'ailleurs  la  nature.  A  ce  titre,  il  la  trouve 
partout,  dans  tous  les  systèmes  et  chez  tous  les 
philosophes  de  l'antiquité  :  dans  le  système  de 
Pythagore  sous  le  nom  de  monades,  dans  celui 
d'Anaxagore  sous  le  nom  d'homéoméries,  dans 
les  fragments  d'Empédocle,  dans  Platon  et  dans 
Aristote  aussi  bien  que  chez' Démocrite  et  Épicure. 
Il  ne  craint  pas  de  la  faire  remonter  jusqu'à 
Moïse,  le  soupçonnant  d'être  le  même  qu'un 
certain  Moschus,  philosophe  antérieur  à  la  guerre 
de  Troie,  à  qui  plusieurs  ont  attribué  l'invention 
de  la  doctrine  atomistique.  Mais,  au  lieu  d'ac- 
cepter cette  doctrine  tout  entière,  telle  que  Cud- 
worth la  suppose  à  son  origine,  comprenant  à  la 
fois  les  esprits  et  les  corps,  admettant  simul- 
tanément l'existence  de  Dieu,  des  âmes  immor- 
telles et  les  éléments  indivisibles  de  la  matière, 
les  uns,  dit-il,  n'en  ont  pris  que  la  partie  spi- 
rituelle, les  autres  que  la  partie  matérielle,  et, 
parmi  ces  derniers,  nous  trouvons  Leucippe,  Dé- 
mocrite, Protagoras,  Épicure  et  Hobbes  (Sj/s- 
tème  i7itellecluel,  ch.  i).  Le  principe  au  nom 
duquel  ces  philosophes  osent  défendre  leurs  opi- 
nions immorales  et  impies,  n'est  donc  pas  un 
principe  original  dont  la  découverte  leur  appar- 
tienne :  ils  n'ont  fait,  contre  toutes  les  lois  de  la 
logique  et  du  bon  sens,  qu'en  limiter  les  con- 
séquences et  mutiler  la  doctrine  dont  ils  l'avaient 
emprunté. 

Indépendamment  de  ce  système, qui  ne  reconnaît 
pas  d'autres  substances  que  les  atomes  matériels, 
ni  d'autres  forces  que  celle  du  mouvement,  et 
qui,  pour  cette  raison,  a  reçu  le  nom  d'athéisme 
mécanique,  Cudworth  distingue  encore  trois 
autres  genres  d'athéisme,  à  savoir  :  l'athéisme 
hylopathique,  ou  le  système  d'Anaximandre,  qui 
explique  tous  les  phénomènes  de  l'univers  y 
compris  ceux  de  la  vie  et  de  l'intelligence,  par 
les  propriétés  d'une  matière  infinie  et  inanimée, 
se  développant  d'après  une  loi  inhérente  à  sa 
constitution;  l'athéisme  hylozoïque,  ou  la  doc- 
trine de  Straton  de  Lampsaque,  qui,  regardant 
la  matière  comme  le  principe  unique  de  toutes 
choses,  lui  accordait  la  vie  et  l'activité,  mais 
non  la  raison  ni  la  conscience  ;  enfin  l'opinion 
attribuée  à  quelques  stoïciens,  particulièrement 
à  Sénèque  et  à  Pline  le  Jeune,  d'après  laquelle 
l'univers  serait  un  être  organisé,  semblable  à 
une  plante,  et  se  développerait  spontanément, 
privé  de  conscience  et  de  sentiment,  sous  l'em- 
pire d'une  inflexible  nécessité.  Cette  opinion 
reçoit  le  nom  assez  peu  significatif  d'athéisme 
cosmoplastique.  Mais,  de  l'aveu  même  de  Cud- 
worth, ces  quatre  systèmes  d'athéisme  peuvent 
facilement  se  ramener  à  deux  :  l'un  qui  veut  tout 
expliquer  par  la  matière  et  le  mouvement  :  c'est 
celui  dont  Démocrite  est  le  principal  organe; 
l'autre  qui  fait  de  la  matière,  considérée  comme 
la  substance  unique  de  toutes  choses,  un  prin- 
cipe vivant,  actif  et  sensible  :  c'est  celui  que 
Straton  a  enseigné  sous  sa  forme  la  plus  con- 
séquente [ubi  supra,  ch.  m).  Il  fallait,  sans  con- 
tredit, un  esprit  très-pénétrant  pour  saisir  avec 
tant  cle  précision  le  rapport  et  l'importance  de 
ces  deux  systèmes,  dont  le  premier  n'aperçoit 
que  le  caractère  mécanique,  et  le  second  que  le 
caractère  dynamique  de  l'univers.  Ce  sont,  en 
effet,  les  deux  seuls  points  de  vue  qui  se  pré- 
sentent à  l'esprit,  lorsqu'on  réfléchit  sur  les  lois 
et  les  éléments  constitutifs  de  la  nature. 

Cudworth  a  parfaitement  compris  qu'en  adop- 
tant exclusivement  l'un  ou  l'autre  de  ces  deux 
points  de  vue  opposés,  il  ne  laissait  plus  de  place 
à  l'existence  d'un  Dieu  providentiel  et  distinct 
du  monde,  et  qu'il  fallait,  par  conséquent,  avant 


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de  procéder  à.  la  réfutation  do  l'alliéisme,  avoir 
pris  un  parti  relativement  à  la  nature.  En  n'ad- 
mettant dans  son  sein  que  des  conibiiniisons 
purement  mécaniques,  il  tombait  dans  l'erreur 
qu'il  reproche  à  Descartes,  il  rendait  inutile 
l'intervention  de  la  Providence,  il  exilait  Dieu 
do  l'univers.  En  poussant,  au  contraire,  le 
principe  dynamique  jusqu'à  ses  dernières  con- 
séquences, en  reconnaissant  dans  les  phénomènes 
qui  frappent  nos  sens  une  force,  non-seulement 
active,  mais  vivante,  sensible  et  même  intel- 
ligente. Dieu  et  la  nature  se  trouvaient  confondus, 
comme  ils  le  sont  dans  la  doctrine  stoïcienne. 
C'est  pour  ne  faire  ni  l'un  ni  l'autre  que  Cud- 
worth  a  reconnu,  entre  Dieu  et  les  cléments 
purement  matériels  du  monde,  un  principe  inter- 
médiaire, spirituel,  mais  privé  à  la  fois  de  li- 
berté, de  sensibilité  et  d'intelligence,  auquel  il 
donne  le  nom  de  nature  plastique.  Voici  com- 
ment il  prouve  l'existence  de  ce  principe  (ou- 
vrage cité,  ch.  IV,  1'"  partie)  :  «  H  est  absurde 
de  supposer  que  tout  ce  qui  arrive  dans  l'univers 
soit  le  résultat  du  hasard  ou  d'un  mouvement 
aveugle  et  purement  mécani([ue  :  car  il  y  a  des 
choses,  comme  les  phénomènes  de  la  vie  et  de 
la  sensibilité,  dont  les  lois  du  mouvement  ne 
peuvent  pas  rendre  compte  et  qui  même  leur 
sont  contraires.  Il  n'est  pas  plus  raisonnable  de 
croire  que  Dieu  intervient  directement  dans 
chacun  des  phénomènes  de  la  nature,  dans  la 
génération  d'un  ciron  ou  d'une  mouche  comme 
dans  les  révolutions  des  astres  :  ce  serait  un 
miracle  continuel,  contraire  à  la  majesté  de 
l'Être  tout-puissant  et  à  l'idée  que  nous  avons 
de  sa  providence  :  car  il  y  a  dans  la  nature  des 
désordres,  des  irrégularités,  dont  Dieu  serait 
alors  la  cause  immédiate.  On  est  donc  forcé 
d'admettre  une  certaine  force  inférieure  qui 
exécute  sous  les  ordres  de  Dieu,  sous  l'impulsion 
de  sa  volonté  et  la  direction  de  sa  sagesse,  tout 
ce  que  Dieu  ne  fait  point  par  lui-même,  qui  im- 
prime à  chaque  corps  le  mouvement  dont  il  est 
susceptible,  qui  donne  à  chaque  être  organisé  sa 
forme,  qui  préside  à  tous  les  phénomènes  de  la 
génération  et  de  la  vie.  » 

La  nature  plastique  est,  comme  nous  l'avons 
dit,  un  être  spirituel,  une  âme  d'un  ordre  in- 
férieur, destinée  seulement  à  agir  en  obéissant, 
en  un  mot,  Vâme  de  la  matière.  Elle  est  répan- 
due également  dans  toutes  les  parties  du  monde, 
où  elle  travaille  sans  cesse,  artisan  aveugle  mû 
par  une  impulsion  irrésistible,  à  réaliser  les 
plans  de  l'éternel  architecte,  c'est-à-dire  de  ta 
raison  divine.  Pour  comprendre  la  nature  et  la 
possibilité  d'une  telle  force,  il  suffit,  dit  Cud- 
worth,  de  réfléchir  aux  efl'ets  de  l'habitude,  la- 
quelle fait  exécuter  à  notre  corps  d'une  ma- 
nière spontanée,  sans  aucune  délibération,  et 
peut-être  sans  conscience  de  notre  part,  les 
mouvements  les  plus  compliqués  et  les  plus 
difficiles,  conformément  à  un  plan  préconçu  par 
l'intelligence.  On  peut  également  s'en  faire  une 
idée  par  l'instinct  des  animaux,  qui,  sans  en 
connaître  le  but  et  d'une  manière  irrésistible, 
accomplissent  tous  les  mouvements  nécessaires 
à  leur  conservation  et  à  leur  reproduction.  Mais 
l'instinct  est  supérieur  à  la  nature  plastique  et 
d'un  caractère  plus  excellent  :  car  les  êtres  qu'il 
domine  et  qu'il  dirige  ont  nu  moins  une  certaine 
image  de  ce  qu'ils  font,  ils  en  éprouvent  ou  du 
plaisir  ou  de  la  douleur;  tandis  que  ces  qualités 
manquent  à  l'âme  purement  motrice  et  organi- 
satrice de  la  mitière  (ubi  supra). 

Indépendamment  de  cette  force  générale  qui 
agit  sur  toutes  les  parties  de  l'univers,  Cudworth 
reconnaît  encore  pour  chacun  de  nous  une  force 
particulière,  chargée  de  produire  à  notre  insu 


les  phénomènes  de  la  vie  et  de  l'organisme  aux- 
quels notre  volonté  n'a  point  de  part.  Il  en  ro- 
connaît  une  autre  pour  chaque  animal,  sous  pré- 
texte qu'il  y  a  aussi  dans  l'existence  des  ani- 
m.iux  des  choses  que  les  lois  seules  de  la  méca^ 
nique  n'exi)liquent  point,  et  qui  échappent  ce- 
pendant à  l'instinct  et  à  la  sensibilité,  par  exem- 
ple, la  respiration,  la  circulation  du  sang  et  les 
autres  faits  du  même  genre.  Enfin  il  ne  croit 
pas  impossible  qu'il  y  ait  une  nature  plastique 
pour  chacune  des  grandes  parties  du  monde. 
«  Sans  aucun  doute,  il  serait  insensé,  dit-il  (ou- 
vrage cité,  ch.  IV,  §  25),  celui  qui  supposerait  dans 
chaque  plante,  dans  chaque  tige  de  verdure, 
dans  chaque  bi'in  d'herbe,  une  vie  génératrice  à 
part,  une  certaine  âme  végétative,  entièrement 
distincte  de  la  machine  physique;  et  je  ne  regar- 
derais pas  comme  plus  sage  quiconque  penserait 
que  notre  planète  est  un  être  vivant  doué  d'une 
âme  raisonnable.  Mais  pourquoi  serait-il  impos- 
sible, en  raisonnant  d'après  nos  principes,  qu'il 
y  eût  dans  ce  globe,  formé  d'eau  et  de  terre,  une 
seule  vie,  une  seule  nature  plastique,  unie  par 
un  certain  lien  à  toutes  les  plantes,  à  tous  les 
végétaux  et  à  tous  les  arbres,  les  moulant  et  les 
construisant  selon  la  nature  de  leurs  différentes 
semences,  formant  de  la  même  manière  les  mé- 
taux et  les  autres  corps  qui  ne  peuvent  pas  être 
produits  par  le  mouvement  fortuit  de  la  matière, 
agissant  enfin  sur  toutes  ces  choses  d'une  manière 
immédiate,  bien  que  subordonnée  elle-même  à 
plusieurs  autres  causes,  dont  la  principale  est 
Dieu.  »  Ces  hypothèses,  dont  l'idée  première, 
celle  d'une  âme  du  monde,  est  empruntée  de 
Platon  et  de  l'école  d'Alexandrie,  mais  que  Cud- 
worth croit  reconnaître  aussi  dans  Aristote^  dans 
Hippocrate,  dans  les  systèmes  d'Empéaocle, 
d'Heraclite  et  des  stoïciens,  sont  provoquées  en 
grande  partie  par  le  désir  de  combattre  la  phi- 
losophie cartésienne.  Descartes  ne  reconnaît  pas 
de  milieu  entre  l'étendue  et  la  pensée,  entre  la 
matière  inerte  et  la  conscience,  et  se  montre 
conséquent  avec  lui-même  en  supprimant  la  vie 
animale  dans  l'homme  et  dans  les  brutes.  Cud- 
worth se  jette  à  l'extrémité  opposée;  il  multiplie 
s:ins  nécessité  et  sans  droit  les  existences  inter- 
médiaires; il  tire  de  sa  fantaisie  tout  un  monde 
imaginaire;  mais,  au  point  de  vue  purement 
critique,  il  a  raison,  et  tant  qu'il  se  borne  à  at- 
taquer, il  n'est  pas  moins  fort  peut-être  contre 
l'idéalisme  de  Descartes  que  contre  le  matéria- 
lisme de  Hobbes. 

Après  avoir,  pour  ainsi  dire,  préparé  dans  la 
nature  la  place  de  Dieu,  Cudworth  entreprend 
d'établir  son  existence,  d'abord  par  la  réfutation 
de  l'athéisme,  ou  des  objections  que  les  athées 
ont  élevées  de  tout  temps  contre  l'idée  d'une 
Providence  et  d'une  cause  créatrice,  ensuite  par 
des  preuves  directes  tirées  immédiatement  ou 
de  l'expérience  historique  ou  de  la  raison.  Le 
premier  point  n'offre  aucun  intérêt.  Les  réponses 
de  Cudworth  aux  difficultés  sur  lesquelles  se 
fonde  l'athéisme  sont  communes,  diffuses,  dé- 
pourvues de  règle  et  d'unité,  et  quelqueibis  indi- 
gnes d'un  esprit  sensé.  Croirait-on,  par  exemple, 
que  les  spectres,  les  visions,  les  histoires  les  plus 
ridicules  de  possédés  et  de  revenants,  se  trou- 
vent au  nombre  des  arguments  qu'il  oppose  à 
l'incrédulité  de  ses  adversaires  (même  ouvrage, 
ch.  V,  §  80  etsuiv.)?  Nous  n'en  dirons  pas  autant 
de  sa  démonstration  directe,  bien  qu'elle  ne  soit 
pas  de  tout  point  irréprochable. 

D'abord  Cudworth  établit  d'une  manière  très- 
sensée  et  même  profonde,  contre  certains  dé- 
tracteurs de  la  raison  humaine  dont  l'espèce 
n'est  pas  encore  éteinte,  que  l'existence  de  Dieu 
peut  fort  bien  être  prouvée.  Pour  cela,  il  n'est 


CUDW 


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point  nécessaire  de  la  di'duire  comme  une  sim- 
ple conséquence  de  certaines  prémisses  plus  éle- 
vées et  plus  étendues  que  l'idée  même  de  Dieu, 
ce  qui  serait  une  contradiction  :  mais  nous  trou- 
vons, dit-il,  d  ins  notre  esprit  des  principes,  des 
notions  nécessaires  et  inébranlables,  qui  portent 
en  elles-mêmes  le  signe  de  leur  inlaillibilité,  et 
qui  nous  fournissent  immédiatement,  sans  le  se- 
cours d'aucun  principe  intermédiaire,  la  première 
de  toutes  les  vérités.  L'existence  de  Dieu  peut 
être  prouvée  de  telle  manière  que  les  \érités 
géométriques  ne  nous  offrent  pas  un  plus  haut 
degré  de  certitude  (ch.  v,  §  93). 

La  première  de  ces  preuves  est  celle  de  Des- 
cartes et  de  saint  Anselme,  ou  l'idée  que  nous 
avons  d'un  être  souverainement  parlait.  Mais 
le  philosophe  anglais  ne  la  reproduit  pas  telle 
qu'elle  a  été  développée  par  ses  illustres  devan- 
ciers; il  lui  donne  exactement  la  même  forme 
que  peu  de  temps  après  elle  a  reçue  de  Leibniz, 
et,  en  la  modifiant  ainsi,  il  se  justifie  par  les 
mêmes  raisons.  Avant  de  conclure  l'existence  de 
Dieu  de  l'idée  d'un  être  parfait,  il  faut,  dit-il, 
avoir  montré  que  cette  idée  ne  répugne  pas  à  la 
raison  ou  ne  renferme  en  elle-même  aucune  con- 
tradiction. Alors  seulement  la  conclusion  devient 
légitime  :  car  si  l'idée  d'un  être  parfait  ne  se 
détruit  pas  elle-même,  il  faut  admettre  qu'un 
tel  être  est  au  moins  possible;  mais  l'essence  de 
la  perfection  est  précisément  telle  qu'elle  ren- 
ferme nécessairement  l'existence;  donc,  par  cela 
même  que  Dieu  est  possible.  Dieu  existe  (ch.  v, 
§101). 

La  seconde  preuve  que  donne  Cudworth  de 
l'existence  de  Dieu  n'est  que  la  première,  déve- 
loppée en  sens  inverse  ;  c'est-à-dire  qu'au  lieu  de 
procéder  de  l'idée  de  perfection  à  celle  d'une 
existence  nécessaire,  elle  va,  au  contraire,  de 
ridée  d'existence  à  celle  de  perfection.  La  voici 
exprimée  sous  forme  de  syllogisme  :  Quelque 
chose  a  existé  de  toute  éternité,  autrement  rien 
n'aurait  pu  naître,  rien  ne  serait  :  car  rien  ne  se 
faitsoi-même.Surcepoint,toutle monde  est  d'ac- 
cord, les  matérialistes  comme  les  partisans  du 
spiritualisme.  Mais  ce  qui  est  de  toute  éternité 
contient  en  soi-même  sa  raison  d'être,  sa  nature 
ou  son  essence  est  telle,  qu'elle  renferme  néces- 
sairement son  existence.  Or,  un  être  dont  l'es- 
sence renferme  l'existence,  c'est  celui  qui  ne 
dépend  d'aucun  autre,  qui  renferme  en  lui- 
même  toutes  les  perfections.  Donc  il  a  existé, 
de  toute  éternité,  un  être  absolument  parfait 
(ch.  v,  §  103). 

La  troisième  preuve  est  tirée  du  rapport  qui 
existe  entre  Tintelligence  finie  de  l'homme  et 
une  intelligence  infinie,  contenant  en  elle  le  prin- 
cipe de  toutes  nos  idées,  de  toutes  nos  connais- 
sances, et,  en  général,  de  toutes  les  essences  et 
de  toutes  les  formes  que  notre  esprit  puisse  sai- 
sir. Ici,  comme  on  peut  s'y  attendre,  l'auteur 
anglais  entre  à  pleines  voiles  dans  la  théorie 
platonicienne  des  idées,  laquelle,  avec  quelques 
développements  empruntés  à  l'école  d'Alexan- 
drie, fait  le  fond  de  sa  doctrine  philosophique. 
Mais,  non  content  d'exposer  ses  propres  opinions, 
il  réfute  avec  beaucoup  de  sagacité  et  de  force 
le  principe  qui  fait  dériver  toutes  nos  connais- 
sances de  l'expérience  des  sens,  principe  qu'il 
regarde,  avec  raison,  comme  la  source  première 
de  toutes  les  doctrines  matérialistes  et  athées 
(ch.  V,  §  706-112,  et  la  IV  section  tout  entière). 

A  ces  arguments  purement  métaphysiques, 
Cudworth  a  voulu  ajouter  le  témoignage  de 
l'histoire,  et  il  s'efforce  de  prouver  que  l'athéis- 
me n'a  jamais  été  le  part;ige  que  d'un  petit 
nombre  de  penseurs  isolés,  frappés  d'aveugle- 
ment  par  un  excès  d'orgueil  ou  de  corruption  ; 


que  toutes  les  philosophies  et  toutes  les  religions 
qui  ont  existé  dans  le  monde  ont  enseigné  la 
croyance,  non-seulement  d'une  puissance  supé- 
rieure à  l'homme  et  à  chacune  des  forces  de  la 
nature,  mais  d'un  Dieu  unique  et  créateur. 
Pour  obtenir  ce  résultat,  il  est  obligé  d'expli- 
quer à  sa  manière  la  plupart  des  religions  de 
l'antiquité.  11  assure  donc  ([ue  le  polythéisme, 
tel  qu'on  le  comprend  ordinairement,  n'a  jamais 
existé;  les  dieux  des  gentils  n'étaient  point  des 
dieux  véritables  dans  l'opinion  même  de  ceux 
qui  leur  adressaient  des  hommages,  mais  des 
êtres  supérieurs  à  l'homme,  et  quelquefois  des 
hommes  immortalisés  après  leur  mort;  qu'au- 
dessus  de  tous  ces  êtres  de  raison  ou  de  fantai- 
sie, on  rencontre  toujours  un  principe  unique, 
éternel,  tout-puissant,  invoqué  à  la  fois  comme 
le  père  et  le  maître  au  monde  ;  qu'enfin  toutes 
les  théogonies  sont  véritablement,  ou  furent 
dans  l'origine,  des  systèmes  cosmogoniques  ins- 
pirés par  la  croyance  que  le  monde  a  eu  un 
commencement  et  a  été  produit  par  une  cause. 
Quand  les  faits  se  refusent  absolument  à  ces 
interprétations,  il  a  recours  à  la  supposition  des 
doctrines  secrètes;  il  s'appuie  sur  les  documents 
le  plus  justement  suspects,  comme  les  préten- 
dus hymnes  d'Orphée,  les  oracles  chaldaïques, 
les  œuvres  de  Mercure  Trismégiste. 

Il  traite  de  la  même  manière  les  systèmes 
philosophiques.  Cet  axiome  si  unanimement  re- 
connu par  tous  les  sages  de  l'antiquité  :  que  rien 
ne  vient  du  néant  et  ne  saurait  y  entrer,  n'est 
nullement  contraire  au  dogme  chrétien  sur  l'o- 
rigine du  monde  ;  il  signifie  seulement  que  rien 
ne  peut  se  donner  à  soi-même  l'existence,  mais 
que  tout  ce  qui  commence  d'être  suppose  une 
cause  préexistante.  Les  anciens  physiciens,  dont 
il  est  souvent  question  dans  Aristote,  Pythagore, 
Platon  et  les  néo-piatoniciens,  ont  admis  et  en- 
seigné la  création  ex  nihilo  (ch.  iv,  11°  section). 
Mais  comment  ces  philosophes  seraient-il  restés 
étrangers  à  l'idée  d'un  Dieu  créateur,  quand  ils 
connaissaient  le  dogme  de  la  Trinité?  On  peut  à 
peine  se  figurer  tout  ce  que  Cudworth  dépense 
d'érudition  et  d'esprit  pour  démontrer  la  ressem- 
blance de  la  Trinité  chrétienne  et  de  la  Trinité 
de  Platon  ou  plutôt  de  l'école  d'Alexandrie.  Les 
trois  hypostases  lui  rappellent  tout  à  fait  les 
trois  personnes  :  l'unité  ou  le  bien,  c'est  le  Père  ; 
la  raison  ou  le  logos,  c'est  le  Fils,  qui  procède 
du  Père  et  qui  est  éternellement  engendré  ; 
l'àme  du  monde,  c'est  l'Esprit  qui  procède  des 
deux  premiers.  Ce  dogme  est  arrivé  à  la  con- 
naissance de  Platon  et  de  ses  disciples  par  le 
canal  de  Pythagore,  qui  lui-même  l'avait  appris 
chez  les  Hébreux.  Il  en  appelle,  sur  ce  point,  au 
témoignage  de  Proclus,  qui  le  nomme  une  théo- 
logie de  tradition  divine  ^ôeoTtapàcoToç  ôîoXoYÎa). 

De  même  qu'il  rencontre  chez  les  païens  le 
mystère  de  la  Trinité,  il  trouve  chez  les  juifs, 
dans  les  profondeurs  de  la  Kabbale,  les  mystères 
de  l'Incarnation  et  de  l'Eucharistie  {de  Vera  no- 
lione  cœnœ  Domini  et  Conjunclio  Chrisli  et 
Ecclesiœ,  à  la  fin  du  2'-"  volume  de  la  traduction 
latine  de  Mosheim).  Mais  nous  ne  suivrons  pas 
Cudworth  sur  ce  terrain;  nous  dirons  seulement, 
pour  compléter  le  t;ibleau  des  doctrines  expo- 
sées dans  le  Vrai  système  intellectuel,  qu'il  ne 
conçoit  pas,  si  attaché  qu'il  soit  à  la  cause  du 
spiritualisme,  que  notre  âme  puisse  jamais  se 
passer  d'un  corps.  Aussi  est-il  porté  à  croire 
qu'après  avoir  dépouillé  cette  gicTssière  enve- 
loppe qui  nous  attache  à  la  terre,  nous  en  revê- 
tons une  autre  plus  éthérée,  plus  subtile,  avec 
laquelle  nous  attendons  le  jour  de  la  résurrection 
(ch.  v,  se. t.  in,  §  26  et  suiv.). 

Il  nous  reste  peu  de  chose  à  dire  sur  le  second 


GUFA 


—  329  — 


GUMB 


ouvrage  de  Ciulworlh,  destiné  à  dcmoulrcr  le 
caractère  éternel  et  iuimu.ible  de  la  morale.  Le 
fond  de  ce  traité  est  absolument  le  môme  que 
celui  du  Vrai  système  inlcUactuel,  dont  il  n'esl, 
comme  nous  l'avons  déjà  l'ait  remarquer,  qu'un 
simple  appendice.  On  fait  voir  d'abord  quelles 
sont  les  conséquences  de  celle  o[)inion  qui  l'ail 
dépendre  le  bien  et  le  mal  de  la  volonté  arbi- 
traire de  Dieu.  Si  cette  opinion  était  fondée,  il 
n'y  aurait  plus  en  Dieu  aucun  attribut  moral, 
ni  bonté,  ni  justice,  ni  prudence;  il  ne  lui  reste- 
rait que  sa  toute-puissance  et  sa  volonté  absolue, 
mais  capricieuse,  indifférente  et  dépourvue  de 
raison.  Un  tel  être  ne  pourrait  pas  inspirer 
d'amour  :  car  on  ne  l'aimerait  que  parce  qu'il 
i'aurait  ordonné,  et  il  pourrait,  s'il  le  voulait, 
nous  commander  de  le  haïr.  Il  pourrait  égale- 
ment nous  commander  le  blasphème,  le  parjure, 
le  meurtre  et  tous  les  crimes  qui  nous  inspirent 
la  plus  légitime  horreur.  Il  pourrait  enfin  absoudre 
le  méchant^  et  condamner  l'homme  de  bien  à  des 
supplices  éternels  (ouvrage  cité,  ch.  i).  Après 
avoir  ainsi  établi,  par  les  conséquences  dont  il 
est  gros,  l'absurdité  du  principe  qu'il  veut  atta- 
quer, Cudworth  démontre  avec  beaucoup  de  force 
et  de  méthode  que  les  notions  du  juste  et  de 
l'honnête  ne  nous  sont  données  par  aucune  loi 

fiositive  ;  mais,  au  contraire,  que  toute  loi  positive 
es  suppose,  et  ne  peut  être  jugée  ou  comprise 
que  par  elles.  Elles  sont  vraies  au  même  titre, 
et  sont  conçues  de  la  même  manière  que  les 
vérités  géométriques.  Elles  entrent  au  nombre 
des  idées  ou  des  principes  nécessaires  de  la  rai- 
son, de  la  raison  divine  aussi  bien  que  la  raison 
Humaine,  puisque  celle-ci  ne  peut  être  qu'une 
participation  de  celle-là.  Or,  ce  que  la  raison 
conçoit  nécessairement,  c'est  ce  qui  est  égale- 
ment nécessaire  dans  les  choses,  c'est  ce  qui 
constitue  leur  essence,  ou  plutôt  c'est  ce  qui 
fait  partie  de  l'essence  divine.  Dieu  ne  saurait 
donc  changer  les  lois  de  la  morale  sans  cesser 
d'être  lui-même,  c'est-à-dire  la  raison  et  le  bien 
en  substance  et  dans  leur  perfection  absolue. 

Les  deux  ouvrages  de  Cudworth,  dont  nous 
venons  de  donner  une  idée,  ont  été  traduits  en 
latin  et  enrichis  de  notes  très-instructives,  par 
Mosheim,  2  vol.  in-4,  Leyde,  1773,  précédés  d'une 
■Vie  de  Cudworth.  Th.  Wise  a  publié  en  anglais 
un  excellent  abrégé  du  Vrai  système  inlcllccluel, 
2  vol.  in-4,  Londres,  1706.  Jean  Leclerc  a  publié 
en  français  de  nombreux  extraits  et  des  analyses 
fidèles  de  ce  même  ouvrage  dans  les  neuf  pre- 
miers volumes  de  sa  Bibliothèque  choisie,  h\-Vl. 
Amsterdam.  1703-1706.  Mosheim,  dans  la  préfa;:é 
de  sa  traduction  latine  du  Système  inleliecluelj 
cite  aussi  plusieurs  ouvrages  manuscrits  de  Cud- 
v.'orth,  entre  autres  :  un  Traité  concernant  le 
mal  tnoral,  1  vol.  in-f"  de  près  de  1000  pages; 
un  Traité  sur  la  création  du  monde  et  rùnmor- 
lalité  de  l'âme,  1  vol.  in-8;  et  enfin  un  Traité 
sur  les  connaissances  des  Hébreux.  Consultez 
P.  Janet,  de  Plastica  naturœ  vita,  Paris,  1848, 
in-8. 

CUFAELER  (Abraham) ,  philosophe  hollan- 
dais, partisan  de  Spinoza,  qui  vivait  à  la  fin  du 
xvii"  siècle.  Il  avait  entrepris  d'exposer,  au 
point  de  vue  du  spinozisme,  les  principes  de 
toutes  les  sciences  alors  comprises  sous  le  nom 
de  philosophie.  Mais  ce  plan  n'a  été  exécuté 
qu'en  partie,  c'est-à-dire  pour  la  logique,  les 
mathématiques  et  la  physique  ;  encore  n'avons- 
nous,  sur  cette  dernière  science,  qu'un  simple 
fragment.  La  logique  de  Cufaeler  {Spécimen  artis 
ratiocinandinaluralis  et  artificialis  ad  pantoso- 
phiam  manuducens,  in-VI.B.a.mhQuvg,  1684,  a,  en 
apparence,  le  même  oljelet  les  mêmes  divisions 
que  les  logiques  ordinaires.  Elle  se  compose   de 


cinq  chapitres,  en  tête  desquels  on  voit  figurer 
le  nom,  la  proposition,  le  syllogisme,  Verreur 
et  la  méthode;  mais  tous  ces  titres  ne  sont  que 
des  prétextes  pour  exposer  les  principes  et  les 
résultats  les  plus  généraux  de  la  philosophie  de 
Spinoza,  souvent  modifiés  par  les  vues  person- 
nelles de  l'auteur.  Ainsi,  à  propos  du  nom  et  en 
général  des  signes  do  la  pensée,  nous  apprenons 
qu'il  n'y  a  qu'une  seule  substance,  l'être  en  soi 
et  par  soi,  et  que  tout  ce  qui  ne  porte  point  ce 
caractère,  tout  ce  dont  l'essence  n'implique  pas 
l'existence,  n'est  qu'une  simple  modification.  A 
propos  de  la  proposition,  on  expose  la  nature  de 
l'âme  et  ses  rapports  avec  le  corps.  L'âme  n'est 
qu'un  certain  mode  de  la  pensée  qui  se  nomme 
la  conscience.  Les  différents  modes  de  la  con- 
science constituent  nos  idées,  nos  sentiments  et 
toutes  nos  facultés.  Tous  ces  modes  se  suivent 
nécessairement  dans  un  ordre  déterminé  ;  mais 
les  uns  se  lient  à  certains  mouvements  du  corps, 
lesquels  s'enchaînent  dans  un  ordre  non  moins 
nécessaire  que  les  modes  de  la  pensée;  les  au- 
tres n'ont  aucun  rapport  avec  le  corps  r  ce  sont 
les  idées  intellectuelles  ou  innées.  Par  une 
étrange  contradiction,  Cufaeler,  tout  en  admettant 
des  jugements  et  des  idées  innés,  s'applique  à 
démontrer  ce  principe  de  Hobbes,  que  la  pensée 
et  le  raisonnement  ne  sont  pas  autre  chose  qu'un 
calcul,  qu'une  addition  et  une  soustraction.  La 
volonté  pour  lui,  comme  pour  Spinoza,  n'est  que 
le  désir  qui  nous  porte  à  persévérer  dans  l'exis- 
tence. La  liberté,  c'est  le  désir  même  dont  nous 
venons  de  parler,  affranchi  de  tout  obstacle.  Le 
libre  arbitre  est  une  chimère,  et  l'âme,  une  fois 
séparée  du  corps,  ne  conserve  aucun  sentiment, 
aucune  conscience  d'elle-même,  mais  elle  rentre 
dans  la  pensée  en  général. 

Dans  les  autres  chapitres,  sous  prétexte  de 
nous  entretenir  du  syllogisme,  de  l'erreur  et  de 
la  méthode,  on  expose  de  la  même  manière  la 
morale,  le  droit  naturel  et  le  principe  général 
de  la  métaphysique.de  Spinoza.  On  défend  Spi- 
noza lui-même  contre  ses  détracteurs,  on  le  jus- 
tifie surtout  de  l'accusation  d'athéisme,  et  l'on 
va  même  jusqu'à  soutenir  que  sa  doctrine  ne 
fait  aucun  tort  aux  dogmes  du  christianisme  : 
car  tout  ce  que  le  christianisme  enseigne  au 
nom  de  la  révélation  doit  cire  cru  aveuglément 
sans  aucun  égard  pour  la  philosophie,  et  tout  ce 
que  la  philosophie  nous  apprend  doit  être  admis 
dans  un  sens  philosophique,  sans  égard  pour  le 
christianisme. 

Ce  livre  peut  être  regardé  comme  une  intro- 
duction utile  au  système  de  Spinoza,  sur  lequel 
il  répand  beaucoup  de  jour^  en  le  dégageant  des 
formes  austères  de  la  géométrie  et  en  présentant 
à  part  chacun  de  ses  éléments  principaux.  Ce 
qui  représente  la  logique  est  suivi  immédiate- 
ment de  deux  autres  parties  sous  les  titres  de 
Principiorum  pantosophiœ  pars  secunda  et 
pars  lertia.  C'est  pour  échapper  à  la  censure 
qu'on  a  indiqué  Hambourg  comme  lieu  de  l'im- 
pression :  il  a  été  publié  à  Amsterdam. 

CUMBERLAND  (Richard),  philosophe  et  théo- 
logien anglais,  né  à  Londres  en  1632,  fut  élevé  à 
l'Université  de  Cambridge,  remplit  les  fonctions 
de  pasteur  à  Brampton  et  à  Slamford,  fut  promu, 
en  1691,  à  l'évêché  de  Peterborough,  et  mourut 
dans  cette  ville  en  1718,  après  une  carrière  con- 
sacrée entièrement  aux  intérêts  de  la  religion 
et  de  la  philosophie.  Outre  quelques  ouvrages 
de  critique  et  d'histoire,  on  doit  à  Cumberland 
une  réfutation  du  système  politique  de  Hobbes, 
publiée  en  1672  sous  ce  titre  :  De  legibus  naturœ 
disquisilio  philosophica,  in  qua  earum  forma, 
summa ,  capita,  ordo,  promulgatio  e  rerum 
nalura  investigantur/quin  etiam  elemenla  phi- 


CUSA 


—  .3?0  — 


crsA 


losophiœ  hobbiancn  quum  moralis  lum  clvilis 
considernniur  tl  refutanlur,  in-'i,  Londres.  Elle 
a  été  traduite  en  anglais  par  Jean  Maxwcl  (in-4, 
Londres,  MTt)  et  en  Irançuis  par  Barbcyrac  (in-4, 
Amst.,  1744)  qui  y  a  joint  des  notes  et  une  Vie 
de  l'auteur.  Hobbes  avait  considéré  le  bien-être 
individuel  comme  la  fin  dernière  de  l'homme, 
ja  guerre  de  tous  contre  tous  comme  l'état  naturel 
de  l'humanité,  les  lois  sociales  comme  une  inno- 
vation utile  des  législateurs.  C'est  pour  combattre 
ces  funestes  maximes  que  Cumberland  a  écrit 
son  livre.  Par  une  analyse  approfondie  des  facultés 
intellectuelles  et  de  la  constitution  générale  de 
l'homme,  il  cherche  à  établir  qu'il  existe  certaines 
vérités  antérieures  à  toute  convention  et  que  la 
nature  a  gravées  elle-même  dans  tous  les  esprits. 
De  ce  nombre  sont  les  vérités  morales  et  en 
particulier  le  devoir  de  la  JiicnveiUance.  Ce 
devoir  a  un  auteur  et  une  sanction  :  pour  auteur 
Dieu,  qui  en  a  inspiré  le  sentiment,  pour  sanction 
le  bonheur  qu'on  obtient  en  le  pratiquant  ainsi 
que  les  peines  que  sa  violation  attire.  Il  offre 
ainsi  tous  les  caractères  d'une  loi,  et  il  est  la 
première  de  toutes;  il  engendre  toutes  les  obli' 
gâtions  soit  des  peuples,  soit  des  membres  d'une 
même  société,  soit  des  familles  et  des  individus. 
Tel  est  le  principe  fondamental  de  la  morale  de 
Cumberland,  c'est-à-dire  l'harmonie  nécessaire 
de  l'intérêt  particulier  et  de  l'intérêt  public,  la 
pratique  des  devoirs  sociaux,  considérée  comme 
la  source  dii  bonheur  individuel.  Quoique  cette 
doctrine  soit  plus  près  de  la  vérité  que  celle  de 
flobbes,  cependant  elle  ne  donne  pas  encore  à  la 
morale  une  base  assez  large.  Si  Cumberland  est 
un  penseur  assez  distingué,  il  n'est  point  écrivain. 
Le  style  de  son  Traité  des  lois  naturelles  est  lourd 
et  embarrassé,  et  il  y  a  peu  de  livres  de  philo- 
sophie dont  la  composition  laisse  plus  à  désirer. 
Consulter  :  Mackintosh,  Histoire  de  la  Philo- 
sophie morale,  trad.  de  l'anglais  par  M.  H.  Poret, 
in-8,  Paris,  1834;  —  Hallam,  Histoire  de  la  litté- 
rature de  ï  Europe  pendant  les  xv,  xvi  '  et  x-vn" 
siècles,  trad.  de  l'anglais  par  A.  Borghers,  Paris, 
1840,  t.  IV,  p.  216  et  suiv.  X. 

CUPER  (François),  philosophe  hollandais,  mort 
à  Rotterdam  en  1595,  et  auteur  d'un  ouvrage  qui 
a  pour  titre  Arcana  atheismi  revelata,  philoso- 
phice  et  paradoxe  réfuta  la  examine  Tractalus 
theologico-polilici  Bened.  Spinozœ,  in-4,  Rotter- 
dam, 1676.  François  Cuper  est  compté  parmi  ces 
défenseurs  timides  de  Spinoza,  qui,  sous  prétexte 
de  réfuter  ses  déplorables  doctrines,  ne  font 
réellement  que  les  développer  et  les  faire  valoir. 
En  effet,  rien  n'est  plus  faible  que  les  objections 
qu'il  élève  contre  son  prétendu  adversaire  et  les 
arguments  par  lesquels  il  défend  en  apparence 
la  croyance  en  un  Dieu  distinct  du  monde.  En 
même  temps  il  soutient  que  l'existence  de  Dieu 
ne  peut  pas  être  prouvée  par  la  raison,  et  qu'il 
nous  faut  les  lumières  surnaturelles  de  la  révé- 
lation pour  nous  faire  une  idée  d'une  substance 
sans  étendue  et  pour  concevoir  la  différence  du 
vice  et  de  la  vertu,  du  bien  et  du  mal  moral. 
Les  intentions  et  les  principes  de  Cuper  ont  été 
vivement  attaqués  par  Henri  Morus,  t.  I,  p.  596, 
de  ses  Œuvres  philosoijhiqucs,  2  vol.  in-f°,  Lon- 
dres, 1679.  Voy.  aussi  la  dissertation  de  Jaeger  : 
Fr.  Cuperus  m.ala  fide  aut  ad  minimum  frigide 
alheismum  Spinozœ  oppugnans,  in-4,  Tubin- 
gue,  1720. 

CUSA  ou  CUSS  (Nicolas  de),  ainsi  appelé  d'un 
village  du  diocèse  de  Trêves,  où  ii  reçut  le  jour 
en  1401.  Fils  d'un  pauvre  i)êcheur  appelé  Crebs 
ou  Crypffs,  il  entra  d'abord  au  service  du  comte 
de  Manderscheid,  qui  ne  tarda  pas  à  reconnaître 
en  lui  les  dispositions  les  plus  heureuses  et  l'en- 
voya faire  ses  études  à  Deventer.  De  Cusa  suivit 


ensuite  les  cours  des  principales  universités  alle- 
mandes, et  alla  recevoir  le  bonnet  de  docteur  en 
droit  canon  à  Padoue.  Il  assista  au  concile  de 
Baie  en  qualité  d'archidiacre  de  Liège,  et  publia, 
pendant  la  tenue  du  concile,  son  traité  de  Con- 
cordia  calholica,  où  il  soutient,  avec  modération, 
mais  avec  force,  la  supériorité  des  conciles  sur 
le  pape.  Malgré  ces  opinions,  généralement  peu 
goûtées  à  Rome,  de  Cusa  reçut  du  pape  plusieurs 
légations  très-importantes,  et  fut  élevé  à  la  di- 
gnité de  cardinal.  Il  fut  même  chargé  du  gou- 
vernement de  Rome  en  l'absence  du  p  ipe.  Ayant 
voulu  rétablir  la  discipline  dans  un  couvent  du 
diocèse  de  Brixen,  dont  il  était  l'évèquc,  le  sou- 
verain temporel  du  pays,  l'archiduc  Sigismond, 
qui  protégeait  ces  moines  dissolus,  le  fit  jeter 
en  prison.  Il  n'en  sortit  que  pour  aller  finir 
tristement  sa  vie  à  Todi,  dans  l'Ombrie,  où  il 
mourut  en  1464.  De  Cusa  joignait  à  beaucoup  de 
savoir  une  grande  modestie,  une  extrême  simpli- 
cité et  un  désintéressement  tout  évangélique. 

Le  système  philosophique  de  Nicolas  de  Cusa 
est  un  singulier  mélange  de  scepticisme  et  de 
mysticisme,  d'idées  pythagoriciennes  etalexandri- 
nes,  combinées  d'une  manière  assez  originale. 
En  voici  les  points  les  plus  importants. 

Nous  ne  connaissons  pas  les  choses  en  elles- 
mêmes,  mais  seulement  par  leurs  signes.  Aussi 
la  première  science  est-elle  celle  des  signes  ou 
du  langage,  et  la  seconde  celle  des  objets  signi- 
fiés ou  des  choses.  Les  choses  ne  sont  pas  connues 
directement  et  en  elles-mêmes,  mais  par  leur 
image  qui  va  se  spiritualisant  et  s'idéalisant  de 
plus  en  plus  en  passant  successivement  des  objets 
aux  sens,  des  sens  à  l'imagination,  et  de  l'imagi- 
nation à  l'entendement.  Arrivée  à  cette  dernière 
faculté,  l'image  n'est  déjà  plus  qu'un  signe,  mais 
un  signe  intérieur  de  ce  qu'il  y  a  de  qualités 
sensibles  dans  les  objets.  Par  exemple,  l'idée  de 
la  couleur  ne  ressemble  en  rien  à  la  couleur 
elle-même.  De  là  la  nécessité  de  distinguer,  pour 
chaque  objet  que  nous  percevons,  comme  deux 
formes  ou  deux  images  :  l'une  qui  représente 
véritablement  l'objet  sensible  et  qui  a  son  siège 
dans  l'imagination;  l'autre  qui  représente  cette 
image  elle-même  et  qui  a  son  siège  dans  l'en- 
tendement. 

On  devine  facilement  les  consé(iuences  de  cette 
théorie  :  si  nous  n'atteignons  pas  les  objets  en 
eux-mêmes;  si,  de  plus,  ils  n'arrivent  à  notre 
connaissance  que  par  deux  intermédiaires  qui, 
à  certains  égards,  se  contredisent  ou  du  moins 
ne  se  ressemblent  pas,  il  faut  renoncer  à  la  cer- 
titude et  à  la  science  proprement  dite.  Il  n'y  a 
pour  nous  que  des  conjectures  et  des  opinions 
contradictoires,  et  l'on  ne  trouvera  pas  autre 
chose  dans  l'histoire  entière  de  la  philosophie. 
Mais  toutes  ces  opinions  peuvent  se  résoudre  en 
un  point  de  vue  supérieur,  où  toutes  les  opposi- 
tions disparaissent,  où  résident  véritablement 
l'unité  et  l'harmonie.  Ce  point  de  vue,  c'est 
l'infini.  C'est  là  que  Nicolas  de  Cusa  essaye  de 
se  placer  pour  concilier  entre  elles  les  idées  les 
plus  inconciliables.  Notre  esprit,  selon  lui,  image 
de  la  nature  divine,  renferme  comme  elle  tous 
les  contraires;  mais  comme  elle  aussi  il  forme 
une  harmonie,  un  nombre  qui  se  meut  lui-même, 
un  être  à  la  fois  identique  et  divers.  Il  a  la 
faculté  de  produire  de  lui-même  les  formes  des 
choses  par  voie  d'assimilation,  et  de  pénétrer 
jusqu'à  l'essence  de  la  matière.  Chacun  de  nos 
sens  a  pour  lâche  de  nous  assimiler  la  partie  de 
la  nature  qui  lui  correspond.  Cette  activité  de 
notre  esprit,  cette  ressemblance  qui  existe  entre 
sa  nature  et  la  nature  divine  est,  aux  yeux  de 
Nicolas  de  Cusa,  1 1  preuve  de  son  immortalité. 
Nicolas  de  Cusa,  à  part  quelques  expressions 


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pythagoriciennes,  empruntées  de  la  langue  des 
malliéniatiquos,  parle  de  Dieu  à  peu  près  de  la 
niOiiie  niitiiiîn-e  ({ue  les  pluloso[)lies  de  l'c-ole 
d'Alexandrie.  11  le  met  au-dessus  de  toutes  les 
conceptions  do  rintelligence  et  de  toutes  les 
dénominations  de  la  parole  humaine.  On  ne  peut 
ni  rien  alfirmerni  rien  nier  de  lui,  ni  lui  donner 
un  nom  ni  lui  en  refuser  un.  11  n'est,  en  un  mot, 
ni  l'être  ni  le  non-être  (Dialog.  de  Deo  abscon- 
dito).  On  n'arrive  à  lui  qu'en  rejetant,  ou,  pour 
nous  servir  de  l'expression  originale,  qu'en  vomis- 
sant hors  de  son  esprit  {vomere  oporlel)  toutes 
les  idées  (|ue  nous  avons  acquises  par  les  sens, 
par  l'imagination  et  par  la  raison.  C'est  alors 
que  nous  atteignons  «  à  cette  intelligence  absolu- 
ment simple  et  abstraite,  où  tout  est  confondu 
dans  l'unité  {iibi  omnia  sanl  unum),  où  il  n'y  a 
plus  de  différence  entre  la  ligne,  le  triangle,  le 
cercle  et  la  sphère,  où  l'unité  devient  trinite  et 
réciproquement,  oii  l'accident  devient  substance, 
où  le  corps  devient  esprit,  où  le  mouvement 
devient  repos,  etc.»  [De  Docta  ignoranlia,  lib.  I, 
c.  X,  et  lib.  II,  c.  vii-x.) 

Une  des  expressions  que  Nicolas  de  Cusa  af- 
fectionne le  plus  en  parlant  de  Dieu,  c'est  celle 
de  maximum.  Dieu  est  à  la  fois  le  maximum  et 
l'unité  absolue;  mais  cette  unité  ne  peut  pas 
être  conçue  sans  la  trinité  :  car  l'unité  engendre 
l'égalité  de  l'unité;  de  l'égalité  de  l'unité  et  de 
l'unité  elle-même  naît  le  rapport  par  lequel  elles 
sont  liées  l'une  à  l'autre.  Nous  portons  d'ailleurs 
en  nous-mêmes  l'image  de  cette  trinité  :  car 
nous  sommes  obligés  de  distinguer  en  nous  le 
sujet,  l'objet  de  l'intelligence  et  l'intelligence 
elle-même.  Nous  la  trouvons  aussi  dans  l'univers, 
représentée  par  la  forme,  la  matière,  qui  n'est 
que  la  simple  possibilité  des  choses,  et  l'âme  du 
monde. 

Toutes  ces  idées  ne  sont  certainement  pas 
neuves;  mais  de  Cusa  est  le  premier  parmi  les 
modernes  qui  ait  osé  les  exprimer  avec  autant 
de  hardiesse  et  d'ensemble.  Il  est  aussi  le  premier 
qui  ait  entrepris  de  ressusciter  la  théorie  pytha- 
goricienne du  mouvement  de  la  terre  autour  du 
soleil.  Il  est  à  regretter  qu'un  tel  esprit  se  soit 
mêlé  de  prédiction,  et  qu'il  ait  annoncé  la  fin  du 
monde  pour  l'année  1734. 

Les  principaux  ouvrages  philosophiques  de 
Nicolas  de  Cusa  sont:  Idiola,  lib.  IV;  —  de  Deo 
abscondilo  (un  dialogue);  —  de  Docta  ignoranlia, 
lib.  III;  —  Apologia  doctœ  ignorantiœ,  lib.  III; 
—  de  Conjecluris ,  lib.  II; —  de  Forluna;  — 
Com,pendium,  directio  unitatis;  —  de  Venalione 
sapientiœ  ;  —  de  Apice  theoriœ  ;  —  de  Visione 
Dei;  —  Commentaire  jihilosophique  d'un  pas- 
sage de  saint  Paul.  Ces  différents  traités  forment 
la  matière  du  premier  tome  des  Œuvres  complètes 
de  l'auteur,  1  vol.  in-f°,  Bàle,  1565.  L'édition  de 
Paris  est  de  1514,  mais  elle  est  moins  complète 
que  celle  de  Bâle.  J.  T. 

CXrviER  (Georges),  né  à  Montbcliard,  en  1769, 
mort  à  Paris,  en  1832. 

On  ne  vient  pas  chercher  dans  ce  Dictionnaire 
une  biographie  de  G.  Cuvier,  ni  une  exposition 
détaillée  de  ses  travaux  scientifiques,  ni  un  ca- 
talogue complet  de  ses  ouvrages;  mais  on  peut 
lui  demander  la  part  que  la  philosophie  a  pu 

{(rendre  à  tant  de  grandes  découvertes  ou  l'uti- 
ité  qu'elle  en  peut  recueillir. 

On  a  dit  souvent  et  avec  raison  que  la  question 
des  méthodes  est  un  des  points  où  la  philosophie 
se  mêle  à  toutes  les  sciences,  où  toutes  les  scien- 
ces deviennent  philosopliiques.  Quand  le  géomè- 
tre analyse  la  méthode  géométrique,  il  n'est  plus 
géomètre,  mais  philosophe  ;  quand  le  naturaliste 
pose  les  principes  généraux  d'une  classification, 
il  est  philosophe,  il  n'est  plus  seulement  bota- 


niste ou  zoologiste.  Aucun  génie  n'a  eu,  plus  que 
Cuvier,  le  sentiment  prolond  de  la  nécessité 
d'une  métiiode,  aucun  n'a  mieux  compris  et 
mieux  décrit  ce  que  doit  être,  dans  les  sciences 
naturelles,  une  classidcation;  aucun  n'a  tiré  de 
l'application  de  la  méthode  de  plus  nombreux 
et  de  plus  magnifiques  résultats.  Ces  résultats,  à 
leur  tour,  outre  que  par  leur  grandeur  et  leur 
généralité  ils  appartiennent  à  ce  qu'on  appelle 
la  philosophie  naturelle,  ont  pour  la  philosophie 
proprement  dite,  pour  la  métaphysique  elle- 
môme,  le  plus  vif  intérêt.  Vraies  ou  fausses,  on 
comprend  que  les  lois  de  la  corrélation  et  de 
la  subordination  des  organes  apportent  des  argu- 
ments considérables  dans  un  sens  ou  dans  un 
autre  à  l'importante  question  des  causes  finales 
et  de  la  Providence  ;  que  l'existence  d'une  échelle 
continue  des  êtres  ou  d'un  certain  nombre  de 
plans  généraux  et  distincts  de  l'organisation  ani- 
male, que  l'identité  ou  la  diversité  des  espèces 
fossiles  et  des  espèces  vivantes  en  apportent  éga- 
lement sur  les  questions  de  l'origine  de  l'homme 
et  de  tous  les  êtres,  de  notre  nature  et  de  notre 
destinée.  Il  appartient  au  Dictionnaire  des  scien- 
ces philosophiques  d'exposer  d'une  part  la  mé- 
thode conçue  et  appliquée  par  Cuvier,  d'autre 
part  celles  d'entre  ses  découvertes  ou  opinions 
scientifiques  qui  peuvent  servir  directement  à  la 
solution  des  problèmes  philosophiques. 

Linné,  dans  son  Système  de  la  Nature,  com- 
prenait bien  l'utilité  de  la  méthode  et  la  nécessite 
d'une  classification  de  tous  les  êtres  pour  en  or- 
donner l'étude  ;  mais  si  grands  que  soient  les  ser- 
vices qu'il  a  rendus  aux  sciences  naturelles,  sa 
fameuse  classification  est  purement  artificielle. 
Il  le  savait  bien  lui-même,  et  aspirait  à  la  dé- 
couverte de  la  méthode  vraiment  naturelle.  Cette 
méthode  naturelle,  presque  en  même  temps  quo 
Laurent  de  Jussieu,  héritier  des  idées  de  son  on- 
cle Bernard,  la  créait  pour  la  classification  des 
plantes,  G.  Cuvier  l'inventait  et  l'appliquait  à  la 
zoologie.  Linné  partageait  tous  les  animaux  en 
six  classes  :  les  quadrupèdes,  les  oiseaux,  les 
reptiles,  les  poissons,  les  insectes  et  les  vers. 
Dans  cette  division  les  six  classes  étaient  égales 
et  placées  sur  le  même  rang,  les  quadrupèdes 
représentant  un  ordre  de  même  généralité  que 
les  vers.  Cuvier,  frappé  de  la  multitude  et  de  la 
diversité  des  êtres  réunis  sous  cette  dernière  dé- 
nomination, entreprit  de  dissiper  la  confusion  de 
cette  classe  des  vers,  et  fut  conduit  par  là  à  une 
étude  minutieuse  de  leurs  organes  internes. 
Dans  un  mémoire  lu  à  la  Société  d'histoire  natu- 
relle en  1795,  il  sépare  tous  les  animaux  dits  à 
sang  blanc  en  six  classes  :  mollusques,  insectes, 
zoophytes,  vers,  crustacés,  échinodermes.  C'était 
déjà  une  grande  lumière  répandue  sur  une  par- 
tie du  règne  animal.  Un  peu  plus  tard,  compa- 
rant ses  propres  divisions  entre  elles  et  avec  les 
autres  classes  de  Linné,  il  aperçoit  la  nécessité 
de  remanier  la  classification  du  règne  animal 
tout  entier.  II  observe  que  ces  divisions  ne  sont 
pas  de  même  ordre,  que  telle  classe,  comme 
celle  des  mollusques,  dépasse  par  son  impor- 
tance et  sa  compréhension  telle  autre  donnée 
comme  aussi  générale,  par  exemple,  celle  des 
oiseaux  ou  celle  des  poissons  ;  qu'elle  égale  même, 
à  elle  seule,  tout  l'ensemble  des  quatre  premiè- 
res divisions  de  Linné:  les  quadrupèdes,  les  oi- 
seaux, les  poissons  et  les  reptiles.  Faisant  alors 
de  ces  quatre  classes  une  seule  division  sous  le 
nom  de  vertébrés,  il  place  à  côté,  sur  le  môme 
rang,  les  mollusques ,  à  côté  d'eux  et  toujours 
sur  le  même  rang,  les  articulés,  et  enfin  les  zoo- 
phytes. Toutes  ces  classes  ayant  une  égale  va- 
leur, le  règne  animal  se  trouvait  réparti  en 
quatre  embranchements.  C'était  une  révolution 


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dans  la  zoologie  j  c'était  la  méthode  naturelle 
substituée  aux  méthodes  artificielles. 

Les  Diéthodes  artificielles  classaient  les  ani- 
maux d'après  des  ressemblances  extérieures,  su- 
perficielles, d'après  des  caractères  accessoires, 
sinon  accidentels,  et  faisaient  rentrer  violem- 
ment dans  les  cadres  établis  les  êtres  mal  con- 
nus. La  méthode  naturelle  veut  que  ce  soient  les 
cadres  qui  s'accommodent  aux  êtres  qu'ils  doi- 
vent comprendre  et  en  embrassent  les  contours; 
elle  cherche  les  rapports  essentiels  de  ces  êtres 
dans  leur  constitution  organique;  elle  accorde 
la  plus  grande  valeur  à  ceux  qui  portent  sur  les 
organes  les  plus  importants,  et  une  valeur  d'au- 
tant moindre  que  les  organes  eux-mêmes  sur 
lesquels  ils  reposent  diminuent  d'importance. 
Ainsi  les  rapports  qui  concernent  l'organe  re- 
connu capital  devront  donner  les  premières  et 
grandes  divisions,  les  embranchemenls  ;  les  rap- 
ports fondcïs  sur  l'organe  qui  suit  immédiatement 
quant  à  l'importance  donneront  les  premières 
subdivisions  et  toujours  ainsi.  Quel  est  l'organe 
qui  domine  tous  les  autres?  Le  système  nerveux, 
d'où  dépendent  toutes  les  fonctions  animales.  Ce 
sont  donc  les  variétés  dans  la  structure  du  sys- 
tème nerveux  qui  permettront  à  Cuvier  de  rema- 
nier la  classification  du  règne  animal  et  de  le 
diviser  en  quatre  embranchements  du  premier 
ordre;  les  vertébrés  ayant  tous  une  moelle  épi- 
nière  enfernaée  dans  des  vertèbres,  avec  un  ren- 
flement (  érébral  et  un  autre  système  nerveux, 
le  grand  sympathique  ;  les  mollusques  ayant  un 
petit  cerveau,  mais  sans  moelle;  les  articulés 
ayant  une  sorte  de  moelle,  mais  sans  vertèbres 
et  courant  en  deux  cordons  nerveux  sous  les  or- 
ganes digestifs;  les  zoophytes,  n'ayant  qu'un  sys- 
tème nerveux  rudimentaire  et  disposé  en  rayons. 
Après  le  système  nerveux,  les  organes  les  plus 
importants  sont  ceux  de  la  respiration  et  de  la 
circulation  du  sang;  c'est  sur  la  diversité  de 
leur  structure  que  seront  établis  dans  chaque 
embranchement  les  ordres;  par  exemple,  l'em- 
Lranchement  des  vertébrés  se  divisera  en  mam- 
mifères, oiseaux,  reptiles  et  poissons,  suivant 
que  la  respiration  est  complète  ou  incomplète, 
et  la  circulation  simple  ou  double. 

Cette  méthode  de  classification  n'est  que  l'ap- 
plication de  plusieurs  principes  que  Cuvier  n'a 
pas  tous  découverts  sans  doute,  mais  qu'il  a  le 
premier  mis  en  relief  et  aussi  largement  em- 
ployés. Le  plus  simple  et  le  fondement  des  au- 
tres est  la  loi  des  corrélations  organiques.  Une 
corrélation  nécessaire  unit  entre  eux  les  organes 
ou  les  fonctions  ;  tantôt  la  raison  rend  compte 
de  cette  corrélation,  tantôt  l'observation  la  con- 
state comme  un  fait^  empiriquement.  Ainsi  la 
raison  explique  la  solidarité  qui  unit  la  respira- 
tion et  la  circulation  du  sang;  car  il  faut  ou  que 
le  sang  aille  chercher  l'air,  ou  que  l'air  aille 
trouver  le  sang;  il  faut  que  l'animal  qui  a  un 
cœur  ait  des  poumons  ou  des  branchies,  tandis 
que  celui  qui  a  des  trachées  n'a  pas  besoin  de 
cœur.  Ainsi,  il  est  constaté  empiriquement  que 
tous  les  ruminants  ont  le  pied  fourchu,  et  que 
tous  les  animaux  à  cornes  ruminent,  sans  que 
la  raison  puisse  expliquer  ce  rapport.  Le  prin- 
cipe de  la  corrélation  des  organes  ou  des  Ibnc- 
tions  conduit  à  la  loi  de  la  subordination  des 
organes  ou  des  fonctions.  Un  organe  dont  la 
fonction  exige  la  présence  et  l'action  d'un  autre 
organe  est  subordonné  à  celui-ci  ;  ainsi  les 
organes  de  la  locomotion  sont  soumis  à  ceux 
de  la  digestion,  ceux  de  la  circulation  à  ceux 
de  la  respiration,  tous  au  système  nerveux, 
sans  lequel  ils  ne  peuvent  fonctionner.  De 
même,  à  défaut  d'une  explication  rationnelle,  la 
constance  d'un  organe  est  un  signe  empirique  de  | 


sa  prédominance  sur  les  organes  variables.  Le 
principe  de  la  subordination  des  caractères  est 
la  conséquence  naturelle  de  la  loi  de  la  subordi- 
nation des  organes  et  ne  fait  que  représenter 
dans  le  tableau  de  la  classification  l'ordre  hiérar- 
chique des  organes  eux-mêmes. 

Une  telle  méthode,  fondée  sur  de  tels'  princi- 
pes, devait  être  féconde  en  résultats.  Sans  par- 
ler des  avantages  que  la  science  retire  nécessai- 
rement d'une  classification  naturelle,  elle  devait 
conduire  Cuvier  à  la  reconstruction  des  animaux 
fossiles  et  lui  permettre  de  tirer  les  plus  graves 
conséquences  sur  le  plan  de  la  nature  et  la  ge- 
nèse des  êtres. 

Le  besoin  d'une  classification  zoologique  avait 
forcé  Cuvier  à  développer,  sinon  à  créer,  l'ana- 
tomie  comparée.  Cette  science  lui  avait  révélé 
une  telle  solidarité  entre  les  organes  ou  les  ca- 
ractères, qu'un  seul  organe  étant  donné,  il  deve- 
nait possible  de  deviner  l'organisation  entière  de 
l'animal.  Les  caractères  ostéologiques  étant  liés 
aussi  étroitement  à  tous  les  autres,  cet  organe 
pouvait  être  une  partie  du  squelette,  un  os,  une 
dent.  De  là  les  travaux  de  Cuvier  sur  les  osse- 
ments fossiles.  Ces  dépouilles  que  l'on  trouvait 
surtout  dans  les  régions  septentrionales  de  l'an- 
cien et  du  nouveau  continent  étaient  le  sujet 
d'un  élonnement  profond  pour  tous,  de  mille  hy- 
pothèses pour  les  savants.  Cuvier,  armé  de  sa 
méthode  et  de  ses  principes,  vint  répandre  sur 
elles  une  lumière  soudaine  et  inespérée.  Quel- 
ques-uns de  ces  os  gigantesques  étaient  rappor- 
tés généralement  à  l'éléphant,  mais  sans  qu'on 
pût  dire  si  cet  éléphant  était  le  même  que  celui 
de  nos  jours.  Buffon  avait  soupçonné  la  possibi- 
lité que  ces  restes  appartinssent  à  des  espèces 
perdues,  mais  sans  s'y  arrêter.  Cuvier  commença 
par  établir  par  l'inspection  des  dents  qu'il  y 
a  de  nos  jours  mêmes  deux  espèces  distinctes 
d'éléphants,  et  que  les  os  fossiles  appartiennent  à 
une  troisième  espèce  aujourd'hui  disparue.  Ap- 
pliquant à  la  masse  entière  des  débris  sa  mé- 
thode éprouvée,  il  parvient  à  distinguer  entre 
elles  les  espèces  fossiles  avec  la  même  siireté  que 
les  espèces  vivantes.  Les  dents  d'un  de  ces  anti- 
ques animaux  étant  recueillies,  il  en  déduit  la 
mâchoire  et  la  tête,  puis  le  tronc,  puis  les  pieds, 
enfin  tout  l'animal,  et  la  découverte  imprévue 
d'un  squelette  entier  dans  les  carrières  des  en- 
virons de  Paris  vient  confirmer  de  la  façon  la  plus 
éclatante  les  reconstructions  du  savant.  Il  arrive 
ainsi  à  faire  sortir  de  terre  toute  une  faune  fos- 
sile et  à  proclamer  que  les  espèces  qui  la  com- 
posent ne  sont  pas  les  espèces  aujourd'hui  vi- 
vantes, qu'elles  ont  été  détruites  et  remplacées 
par  la  faune  actuelle.  Considérant  enfin  les  cou- 
ches terrestres  dans  lesquelles  se  rencontrent  ces 
fossiles,  il  établit  même  que  plusieurs  faunes, 
toutes  différentes,  toutes  anéanties  complète- 
ment, se  sont  succédé  et  ont  fait  place  à  celle  qui 
vit  autour  de  nous. 

De  cette  imposante  classification  des  espèces 
animales  vivantes  ou  éteintes,  des  faits  et  des 
principes  qui  avaient  servi  à  la  construire,  Cu- 
vier tirait  plus  ou  moins  explicitement  des  con- 
séquences d'un  intérêt  direct  et  immense  pour 
quelques-unes  des  grandes  questions  qu'agite 
spécialement  la  philosophie.  Réunies,  ces  idées 
représentent  même  quelques  parties  d'une  véri- 
table métaphysique. 

Puisque  les  organes  ou  les  fonctions  sont  unis 
par  une  corrélation  si  constante  et  si  étroite  que 
tel  organe  respiratoire  exige  telle  circulation  du 
sang  et  telles  dents,  tels  estomacs,  il  s'ensuivait 
pour  Cuvier  que  les  organes  sont  faits  pour  rem- 
plir certaines  fonctions  déterminées,  en  un  mot, 
que  la  nature  poursuit  des  fins  dans  la  formation 


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des  êtres.  Le  principe  des  causes  finales  était  un 
corollaire  du  principe  de  la  corrélation  des  or- 
ganes. Puisque  certains  organes  s'appellent  né- 
cessairement, il  en  concluait  que  certains  orga- 
nes ne  s'excluaient  pas  avec  moins  de  nécessité; 
la  dent  du  Carnivore  appelle  la  grifTe  pour  saisir 
la  proie  vivante  et  exclut  le  sabot  ;  le  vol  des  oi- 
seaux appelle  le  poumon  et  exclut  les  branchies. 
Toutes  les  combinaisons  d'organes  ne  sont  donc 
pas  possibles  ;  il  y  a  donc  des  types  différents 
d'organisation,  sans  transition  entre  ces  types. 
Le  règne  animal  ne  forme  pas  une  échelle  conti- 
nue sans  solution^  sans  hiatus;  il  représente 
l'exécution  de  plusieurs  plans  parallèles  dans  la 
nature.  Dans  chaque  plan  les  détails  varient,  et 
l'on  peut  voir  la  nature  passer  par  degrés  d'une 
modification  à  une  autre;  mais  entre  les  plans 
primitifs  et  généraux  il  y  a  un  abîme  qu'aucune 
modification  iiitermédiaire  ne  peut  combler.  Les 
vertébrés  ont  leur  plan  que  l'oiseau  avec  ses  cel- 
lules aériennes  ou  le  poisson  avec  ses  branchies, 
réalise  autrement,  mais  aussi  bien  que  le  mam- 
mifère avec  ses  poumons.  Les  mollusques  ont  le 
leur,  les  articulés  en  ont  un  autre  qui  diffère  es- 
sentiellement de  celui  des  zoophytes.  Il  est  donc 
impossible  qu'un  zoophyte,  avec  son  système 
nerveux  rayonné,  devienne  un  mollusque  avec 
son  cerveau  ;  qu'un  articulé,  avec  ses  cordons 
nerveux  courant  sous  le  ventre,  se  transforme  en 
un  vertébré  avec  son  grand  sympathique  et  son 
épine  dorsale.  Le  type  des  espèces  n'est  pas 
moins  fixe  que  celui  des  embranchements  ;  il 
n'est  pas  possible  que  les  espèces  vivantes  déri- 
vent des  espèces  fossiles  qui  leur  ressemblent  le 
Îilus.  Les  révolutions  du  globe,  qui  nous  ont 
aissé  tant  de  débris  de  ces  anciennes  créations, 
nous  auraient  aussi  laissé,  dans  des  espèces  in- 
tîrmédiaires,  des  traces  d'une  transformation 
qui  n'aurait  pu  être  que  lente  et  graduée.  Elles 
nous  ont,  au  contraire,  donné  des  preuves  de 
leur  violence  et  de  leur  soudaineté  qui  n'auraient 
pu  permettre  ces  changements  insensibles. 

Ces  idées  de  Cuvier  sont  pour  la  plupart  en  op- 
position formelle  avec  celles  d'un  autre  grand 
naturaliste,  de  Geoffroy  Saint-Hilaire ,  dont  la 
Philosophie  anatomique  a.  i)0\iv  principe  l'unité 
de  composition  de  tous  les  êtres,  et  pour  consé- 
quences la  négation  des  causes  finales  et  la  va- 
riabilité des  espèces.  Cuvier  et  Geoffroy  étaient 
liés  dès  le  principe  d'une  étroite  amitié  ;  ils 
avaient,  en  commun,  fait  plus  d'une  découverte 
et  publié  plus  d'un  mémoire;  partis  à  peu  près 
du  même  point,  ils  n'ont  jamais  cessé  de  s'accor- 
der sur  beaucoup  de  questions  particulières; 
mais  la  diversité  de  leur  génie  les  engage  peu  à 
peu  dans  des  voies  différentes  et  de  plus  en  plus 
divergentes.  Pendant  de  longues  années,  l'antago- 
nisme de  leurs  vues  demeura  ignoré  d'eux-mê- 
mes ;  mais  insensiblement  il  se  révélait,  et  il  de- 
vait éclater  le  jour  où  tous  deux,  en  pleine 
possession  de  leurs  doctrines,  en  verraient  et  en 
proclameraient  hautement  les  conséquences.  Il 
éclata  en  effet  à  plusieurs  reprises  devant  l'Aca- 
démie des  sciences  dans  les  séances  mémorables 
des  mois  de  février,  mars  et  juillet  1830.  La  lutte 
des  deux  savants,  qui ,  malgré  sa  vivacité,  ne 
cessa  jamais  d'être  courtoise,  eut,  même  a  la 
veille  des  journées  de  juillet,  le  plus  grand  re- 
tentissement. Goethe  voyait  dans  la  doctrine  de 
Geoffroy  Saint-Hilaire  et  dans  son  triomphe  pos- 
sible une  révolution  bien  autrement  importante 
pour  la  science,  et  qui  l'intéressait  bien  plus  que 
la  chute  des  Bourbons.  La  philosophie  anatomi- 
que  s'accordait  avec  ses  propres  travaux  en  his- 
toire naturelle  et  flattait  ses  idées  en  philosophie. 
Aussi,  dans  deux  articles  qu'il  consacre  à  la  dis- 
cussion des  deux  savants  français  et  dont  les  der- 


nières pages  sont  à  la  fois  les  dernières  qu'il  ait 
écrites,  tout  en  rendant  hommage  au  génie  de 
Cuvier.  le  juge-t-il  avec  sévérité  et  même  avec 
injustice.  Selon  Gœthe,  Cuvier  ne  serait  qu'un 
ordonnateur  sysk'matifjue ,  séparant,  distin- 
guant sans  cesse,  uniquement  attaché  aux  faits, 
partisan  exclusif  de  l'analyse,  refusant  toute 
puissance  scientifique  à  l'idée  ou  à  l'inspiration, 
méconnaissant  les  ressemblances  et  les  analo- 
gies, ennemi  de  la  synthèse. 

On  peut,  comme  Gœthe,  préférer  la  doctrine 
de  Geoffroy  Saint-Hilaire  à  celle  de  Cuvier:  on  a 
le  droit  de  penser  que  la  question  qui  lait  le 
fond  de  la  discussion  entre  les  deux  savants  n'est 
pas  encore  résolue;  il  est  permis  de  croire  à 
l'impossibilité  ou  à  la  difficulté  de  concilier  dans 
une  mesure  convenable  l'esprit  d'analyse  et  l'es- 
prit de  synthèse  ;  mais  il  est  injuste  de  représen- 
ter Cuvier  comme  le  génie  mesquin  des  détails  et 
des  divisions.  Celui  qui  a  ressuscité  le  monde  fos- 
sile, créé  des  animaux  de  toutes  pièces  avec 
une  dent  ou  une  facette  d'os,  qui  a  réuni  tous 
les  êtres  vivants  sous  quatre  types,  qui  a  re- 
connu l'unité  du  plan  de  la  nature  dans  les  li- 
mites de  chacun  de  ces  quatre  grands  embran- 
chements, ne  peut  être  accusé  d'avoir  méconnu 
l'importance  des  analogies  et  la  puissance  de  la 
synthèse.  Seulement  Cuvier  n'a  pas  voulu  pour- 
suivre cette  synthèse,  en  dépit  des  faits  ou  sans 
l'autorisation  de  l'expérience,  jusqu'aux  dernières 
limites,  jusqu'à  la  conception  d'un  type  unique 
de  tous  les  êtres,  jusqu'à  confondre  tcus  les  êtres 
dans  l'unité  de  ce  Dieu-nature  dont  Gœthe  était 
épris  et  qu'il  regardait,  à  tort  ou  à  raison, 
comme  la  conclusion  dernière  de  la  philosophie 
anatomique. 

Parmi  les  nombreux  ouvrages  de  Cuvier,  nous 
citerons  comme  intéressant  plus  particulière- 
ment la  philosophie  :  le  Règne  animal  distribué 
d'après  son  organisation,  Paris,  1817,  4  vol. 
in-8,  et  1829,  o  vol.  in-8;  —  Leçons  aanato- 
mie  comparée,  recueillies  et  publiées  par  C.  Du- 
méril  et  G.  L.  Duvernoy,  1800-1805,  5  vol.  in-8; 
—  Recherches  sur  les  ossements  fossiles  des  qua- 
drupèdes, 1812,  4  vol.  in-4  ;  dernière  édition, 
1834,  10  vol.  in-8;  —  Discours  sur  les  révolu- 
tions de  la  surface  du  globe,  1825,  in-8  (cet  ou- 
vrage n'est  autre  que  l'Introduction  de  la  troi- 
sième édition  des  Recherches). 

On  peut  consulter  :  Et.  Geoffroy  Saint-Hilaire, 
Principes  de  la  Philosophie  zoologique,  Paris, 
1830,  1  vol.  in-8  {c'est  le  résumé  de  la  discussion 
entre  Cuvier  et  Geoffroy): —  Flourens,  Analxise 
raisonnée  des  travaux  de  G.  Cuvier,  précédée 
de  son  Éloge  historique,  Paris,  1845,  in-18;  — 
Isid.  Geoffroy  Saint-Hil  lire.  Vie,  travaux  et 
doctrine  scientifique  d'Etienne  Geoffroy  Saint- 
Jlilairc,  Paris,  1847,  in-8;  —  Goethe,  Œuvres 
d'histoire  naturelle,  traduites  en  français  par 
C.  F.  Martins,  Paris,  1837,  in-8.  Yoy.  Geoffroy 
Saint-Hilaire.  A.  L. 

CUVIER  (Frédéric),  né  à  Montbéliard  en  1773, 
directeur  de  la  ménagerie  du  roi,  inspecteur  gé- 
néral de  rUniversité,  membre  de  l'Académie  des 
sciences,  professeur  au  Muséum  d'histoire  natu- 
relle, mort  en  1838,  à  Strasbourg,  pendant  une 
tournée  d'inspection  générale. 

L'histoire  naturelle  fut  l'unique  objet  des  étu- 
des et  des  écrits  de  Fr.  Cuvier  ;  mais  dans  cette 
science  même  il  tient  une  place  à  part  parmi 
les  zoologistes,  et  il  s'occupa  spécialement  d'un 
sujet  qui  rattache  ses  travaux  à  la  philosophie. 
Tout  en  suivant  la  voie  de  son  illustre  frère  et 
en  étudiant  la  structure  des  animaux,  il  s'atta- 
cha particulièrement  à  observer  leurs  mœurs.  La 
question  de  l'intelligence  des  bêtes,  traitée  pres- 
que exclusivement  comme  un  problème  de  me- 


GUVI 


—  334  — 


GYNI 


taphysique  par  Descartes  et  même  par  Buffon, 
devient  entre  ses  mains  une  question  de  fait. 
Fr.  Cuvier  ne  constate  pas  seulement  au  nom 
d'une  longue  expérience  l'intelligence  des  bctes 
comme  un  faU  incontestable,  il  fixe  de  tous  les 
côtés  les  limi  es  de  cette  intelligence.  D'abord  il 
trace  celles  qui  séparent  l'intelligence  des  espè- 
ces différentes,  puis  celles  qui  séparent  l'intelli- 
gence de  l'instinct,  enfin  celles  qui  séparent  l'in- 
telligence des  bêtes  de  l'intelligence  de  l'homme. 
Comme  ses  idées  ne  sont  fondées  que  sur  l'ob- 
servation, et  qu'il  a  surtout  observé  les  mammi- 
fères, ce  sont  les  seuls  mammifères  qu'il  classe 
selon  le  degré  de  leur  intelligence.  Au  plus  bas 
de  l'échelle,  il  place  les  rongeurs,  par  exemple, 
le  castor;  au-dessus,  les  ruminants,  le  bison  ou 
le  bélier;  beaucoup  plus  haut,  les  pachydermes, 
le  cheval  et  l'éléphant;  plus  haut  encore,  les  car- 
nassiers, le  chien  en  tête  ;  au-dessus  de  tous,  les 
quadrumanes,  et  en  première  ligne  parmi  eux, 
l'orang-outang  et  le  chimpanzé.  A  ces  animaux 
supérieurs  il  n'hésite  pas  à  reconnaître  la  faculté 
de  généraliser. 

Pour  séparer  l'instinct  de  l'intelligence,  c'est 
de  l'observation  du  moins  intelligent  des  mam- 
mifères, du  rongeur,  du  castor,  qu'il  tire  ses 
preuves.  Tout  admirable  qu'elle  est,  Fr.  Cuvier 
ne  rapporte  pas  à  l'intelligence  l'industrie  du 
castor.  De  jeunes  castors,  placés  isolément  dans 
une  cage,  tout  exprès  pour  qu'ils  n'aient  pa.s  be- 
soin de  bâtir,  bâtissent  malgré  tout;  il  en  con- 
clut qu'ils  agissent  sans  intelligence,  poussés  par 
une  force  machinale,  l'instinct,  qu'il  essaye  de 
distinguer  de  l'habitude.  Il  remarque  que  l'ha- 
bitude consiste  en  ce  qu'une  action  corporelle, 
d'abord  accomplie  avec  le  concours  de  l'intelli- 
gence, finit,  après  avoir  été  longtemps  répétée, 
par  s'exécuter  sans  ce  concours;  de  telle  sorte 
que  l'habitude  établit  une  dépendance  immédiate 
entre  les  besoins  et  les  organes  d'action.  Or,  dit- 
il,  «  si  cette  dépendance  pouvait  exister  natu- 
rellement, tous  les  phénomènes  de  l'instinct  se- 
raient expliqués.  »  L'instinct  et  l'intelligence 
sont  deux  forces  également  primitives,  mais  dis- 
tinctes et  même  contraires  :  l'une  aveugle,  fa- 
tale, invariable,  particulière;  l'autre  libre,  pro- 
gressive, générale. 

Entre  l'intelligence  du  plus  intelligent  des 
animaux  et  l'intelligence  de  l'homme,  la  distinc- 
tion n'est  pas  moins  profonde.  Aux  bêtes,  Fr.  Cu- 
vier accorde  la  puissance  de  recevoir  par  les 
sens  les  mêmes  impressions  que  nous,  d'en  con- 
server la  trace,  de  les  associer,  de  les  combiner, 
de  tirer  des  rapports  de  ces  combinaisons,  d'en 
déduire  des  jugements.  Mais  elles  n'ont  pas  la 
réflexion,  c'est-à-dire  la  puissance  qu'a  seule 
l'intelligence  humaine  de  se  considérer  elle- 
même,  de  s'étudier,  de  se  connaître. 

Fr.  Cuvier  pensait  que  les  facultés  instinctives 
et  intellectuelles  pouvaient  fournir  à  la  classifi- 
cation des  animaux  des  caractères  aussi  distinc- 
tifs  que  les  caractères  physiologiques.  Il  trouvait 
dans  l'instinct  de  la  sociabilité  la  raison  de  la 
réduction  laite  ou  à  faire  par  l'homme  de  cer- 
taines espèces  à  l'état  de  domesticité;  les  seules 
espèces  douées  de  cet  instinct,  qui  vivent  natu- 
rellement en  société  à  l'état  sauvage,  seraient 
capables  de  devenir  domestiques  ;  celles  dont  les 
individus  vivent  solitaires  ne  pourraient  jamais 
être  qu'apprivoisées.  Toute  la  puissance  de 
l'homme  sur  les  individus  des  espèces  sociables 
consisterait  à  entrer  en  quelque  sorte  dans  leur 
société  et  à  se  faire  reconnaître  pour  le  chef  du 
troupeau. 

Un  grand  nombre  de  faits  particuliers  et  in- 
structifs pour  le  philosophe  sont  épars  dans  tous 
les  ouvrages  de  Fr.  Cuvier,  et  malheureusement 


difficiles  à  recueillir.  Le  résultat  et  le  résumé 
philosophiques  de  toutes  ces  observations  et  de 
tous  ces  écrits  seraient  une  sorte  de  psychologie 
générale  des  animaux  supérieurs. 

Outre  son  grand  ouvrage,  Vllisloire  générale 
des  mammifères,  Paris,  18181837,  70  livrai- 
sons in-f°,  les  écrits  de  Fr.  Cuvier,  qui  se  rap- 
portent particulièrement  à  la  question  de  l'in- 
stinct et  de  l'intelligence,  sont  :  Observations 
sur  le  chien  de  la  Nouvelle-IIoUande,  précédées 
de  quelques  réflexions  sur  les  FacuUés  morales 
des  animaux,  1808,  Annales  du  Muséum,  vol.  XI; 
—  Description  d'un  orang-outang  et  observa- 
tions sur  ses  facultés  intellectuelles,  1810,  ibid., 
vol.  XVI;  —  Observatio7is  sur  les  facultés  phy- 
siques et  intellectuelles  du  pho(/ue  commwi, 
1811,  ibid.,  vol.  XVII  •  —  Examen  des  observa- 
tions de  M.  Dugald  Slewart,  qui  tendent  à  dé- 
truire l'analogie  des  phénommes  de  l'instinct 
avec  ceux  de  l'habitude,  1829,  Mémoires  du  Mu- 
séum, vol.  X;  —  de  la  Sociabilité  des  anim,aux, 
1825,  ibid.,  vol.  XIII;  —  Essai  sur  la  domesti- 
cité de",  mammifères,  précédé  de  Considérations 
sur  les  divers  états  des  animaux  dans  lesquels 
il  nous  est  possible  d'étudier  leurs  actions,  1825, 
ibid.,  vol.  XIII  ;  —  de  l'Instinct  des  animaux, 
dans  le  Dictionnaire  des  sciences  naturelles 
vol.  XXIII. 

On  peut  consulter  :  Flourens,  Éloge  historique 
de  Fr.  Cuvier,  dans  les  Mémoires  de  l'Académie 
des  sciences,  vol.  XVIII;  du  même  auteur,  de 
l'Instinct  et  de  l'intelligence  des  animaux.  Ré- 
sumé des  observations  de  Fr.  Cuvier  sur  ce  su- 
jet, Paris,  1845,  in-18.  A.  L. 

CYNIQUE  (École).  Après  la  mort  de  Socrate, 
Antisthène  réunit  quelques  disciples  dans  le  Cy- 
nosarge,  gymnase  d'Athènes,  situé  près  du  tem- 
ple d'Hercule,  et  fréquenté  par  les  citoyens  de  la 
dernière  classe.  Ces  disciples  s'appelèrent  d'a- 
bord antisthéniens  ;  plus  tard  ils  reçurent  le  nom 
de  cyniques  à  cause  du  lieu  de  leurs  réunions  et 
surtout  à  cause  de  leurs  habitudes  beaucoup  trop 
semblables  à  celles  des  chiens. 

L'école  cynique  n'a,  dans  l'histoire  de  la 
science,  qu'une  importance  secondaire.  Plus  li- 
bre, plus  personnelle  qu'aucune  autre  école,  amie 
de  la  singularité  jusqu'au  fanatisme,  elle  n'a  pas 
ce  qui  fait  l'originahté  véritable,  un  principe 
qui  lui  soit  propre.  Je  passe  sous  silence  la  logi- 
que d'Antisthène,  renouvelée  de  celle  de  Gorgias, 
logique  toute  négative,  que  les  successeurs  d'An- 
tisthène n'ont  pas  même  conservée  (voy.  Antis- 
thène et  Diogène).  La  morale  des  cyniques, 
c'est-à-dire  leur  doctrine  entière,  sur  quoi  re- 
pose-t-elle?  sur  ce  principe  que  la  vertu  est  le 
seul  bien  :  principe  assez  peu  nouveau  même  au 
temps  d'Antisthène.  Pythagore  l'avait  introduit 
dans  son  école,  Socrate  l'avait  proclamé  sur  les 
places  publiques,  presque  tous  les  socratiques 
l'acceptaient  d'un  commun  accord.  Le  principe 
des  cyniques  est  un  principe  d'emprunt;  mais  ce 
qui  leur  est  propre  et  ce  que  personne  ne  leur 
conteste,  ce  sont  les  conséquences  qu'ils  en  tirent. 
La  vertu  est  le  seul  bien,  disent-ils;  donc  le  plai- 
sir est  un  mal;  la  beauté,  les  richesses,  la  santé, 
la  naissance,  tout  ce  qui  n'est  pas  la  vertu  est 
pour  le  moins  indifférent.  La  douleur  est  un  bien 
véritable.  Il  faut  aimer  la  douleur  et  la  recher- 
cher pour  elle-même.  La  vertu  est  le  seul  bien, 
donc  les  arts,  les  sciences,  la  politesse,  toutes  les 
bienséances  sont  des  superfluités  condamnables; 
la  civilisation  ne  fait  qu'amollir  et  corrompre  les 
âmes  :  en  toutes  choses  le  mieux  est  d'en  reve- 
nir à  la  simple  nature,  à  la  nature  animale,  par- 
fait modèle  de  la  nature  humaine.  Enfin,  puis- 
que la  vertu 
tous  les  avantap 


est  le  seul  bien,  le  sage  jouit  de 
itages  possibles;  il  se  suffit  à  lui- 


GYRE 


—  335  — 


DABI 


même.  Par  suite,  il  ne  fait  rien  pour  ses  sembla- 
bles; il  trouve  en  lui-même  son  but  et  sa  règle, 
et  abaisse  les  lois  de  l'Etat  devant  celles  de  la 
venu  et  de  la  raison. 

Celte  révolte  audacieuse  contre  la  société,  ce 
mépris  de  tout  ce  qu'elle  estime,  s'expli(]uent  par 
les  antécédents  et  la  condition  des  principaux 
cyniques.  Antisthène,  pauvre  et  né  d'une  mère 
thrace,  était  exclu  de  toutes  les  fonctions  publi- 
ques. Diogène,  fils  de  faux-monnayeurs ,  faux- 
monnayeur  lui-même,  avait  été  chassé  de  sa  ville 
natale. "Cratès  était  difforme  et  contrefait.  Maxime 
avait  été  le  domestique  d'un  banquier.  Ménippe 
était  es.iave.  Disgraciés  des  hommes  et  de  la  for- 
tune, tous  ces  malheureux  ne  devaient-ils  pas  en 
appeler  des  lois  de  la  société  à  celles  de  la  na- 
ture, devant  lesquelles  pauvres  et  riches  sont 
égaux?  Durs  et  durement  élevés,  ne  devaient-ils 
pas  s'indigner  contre  la  mollesse  de  leur  siècle 
et  faire  de  la  volupté  divinisée  par  une  autre 
école  (voy.  Aristippe  et  École  cyrénaîque)  la 
source  de  tous  les  maux?  Mais,  en  même  temps, 
au  milieu  d'une  société  élégante  et  polie,  cet 
étroit  rigorisme  était  à  jamais  frappé  d'impuis- 
sance. Pendant  le  premier  siècle  de  son  exis- 
tence, l'école  cynique  a  eu  trois  chefs  remarqua- 
bles :  Antisthène,  Diogène,  Cratès.  Voici  leur 
histoire  :  Antisthène,  objet  de  la  risée  publique, 
n'a  laissé,  en  mourant,  qu'un  seul  disL-iple.  Dio- 
gène, le  plus  distingué  des  cyniques,  n'est  pour 
Platon  qu'un  Socrate  en  délire.  Cratès  a  produit 
Zenon.  Zenon  a  porté  à  la  doctrine  cynique  un 
coup  mortel.  11  l'a  rendue  impossible  en  la  tem- 
pérant. Après  lui,  l'école  cynique  se  traîne  sans 
gloire  pendant  un  demi-siècle,  et  finit  par  dis- 
paraître. Au  temps  des  empereurs,  elle  renaît  à 
Rome,  représentée  par  quelques  hommes  obscurs, 
esprits  malades  pour  qui  le  stoïcisme  est  une  fai- 
blesse, et  dont  l'austérité  tout  extérieure  touche 
de  près  au  charlatanisme.  Durant  tant  de  siècles, 
quelques  traits  de  vertu,  pas  un  ouvrage  remar- 
quable, pas  un  écrit  que  l'on  puisse  citer. 

Sur  les  cyniques  en  général,  il  faut  consulter 
Diogène  Laërce,  liv.  VI,  ch.  cm,  les  Histoires  de 
Tennemann  et  de  Ritter,  et  surtout  les  disserta- 
tions suivantes  :  Richteri,  Dissert,  de  cynicis , 
in-4,  Leipzig,  1701;  —  Meuschenii ,  Disput.  de 
cynicis,  in-4,  Kel,  1703  ;  —  Joecheri,  Progr.  de 
cynicis  nuUa  re  teneri  volentibus,  in-4,  Leipzig, 
1743;  —  Mentzii,  Progr.  de  cynismo  nec  philo- 
sopho  nechomine  digno,  in-4,  ibid.,  1744  ;  —  De- 
launay,  de  Cynismo  ac  prœcipue  de  Antisthène, 
Diogène  et  Cratete,  in-4,  Paris,  1831.  —  Pour  la 
bibliogi'aphie  de  chacun  des  cyniques,  voy.  leurs 
noms.  D.  H. 

cyrénaîque  (école).  Pendant  qu'Antisthène 
s'établissait  dans  le  Cynosarge,  un  autre  disciple 
de  Socrate  fondait  àCyrène,  colonie  d'Afrique, 
une  autre  école  aussi  exclusive  que  l'école  cyni- 
que et  destinée  à  la  contredire  sur  tous  les  points. 
L'histoire  de  l'école  cyrénaîque  se  divise  en  deux 
périodes. 

Au  commencement  de  la  première,  Aristippe^ 
un  ami  de  la  volupté,  un  homme  de  cour,  égare 
parmi  les  socratiques,'  enseigne  que  le  plaisir  est 
le  seul  bien,  que  le  seul  mal  est  la  douleur,  et 
se  comporte  en  conséquence.  Arété,  sa  fille,  re- 
cueille cette  doctrine  et  la  transmet  à  son  fils 
Aristippe  le  jeune,  qui  érige  en  système  de  mo- 
rale les  idées  éparses  de  sa  mère  et  de  son  aïeul 
(Aristote,  A/).  Euseb.  Prœp.  evang.,  lib.  XIV, 
c.  xviii).  Rien  de  plus  ûicile  à  résumer  que  ce 
système  :  sa  base  est,  comme  toujours,  dans  la 
psychologie.  L'esprit,  dit-on,  connaît  les  diverses 
modifications  qu'il  éprouve,  mais  non  les  causes 
de  ces  modifications.  Par  conséquent,  la  morale 
ne  doit  tenir  compte  que  des  divers  états  de  no- 


tre ûme,  c'est-à-dire  de  la  peine  et  du  plaisir. 
Or,  relativement  au  plaisir  et  à  la  peine,  il  n'y  a 
qu'une  seule  règle  possible,  c'est  de  chercher 
l'un  et  d'éviter  l'autre.  Mais  les  plaisirs  sont  de 
diverses  espèces.  Il  y  a  les  plaisirs  des  sens  et 
les  plaisirs  de  l'esprit  :  il  faut  préférer  les  plai- 
sirs des  sens.  11  y  a  aussi  le  plaisir  présent  que 
la  passion  réclame  et  le  plaisir  éloigné  que 
poursuit  l'espérance  :  il  faut  préférer  le  plaisir 
présent.  Cela  est  clair  et  positif. 

Restent  les  conséquences  •  elles  éclatent  d'el- 
les-mêmes pendant  la  seconde  période.  Théodore 
l'athée,  disciple  du  second  Aristippe,  s'autorisant 
de  ce  principe,  que  nous  connaissons  nos  sensa- 
tions, mais  non  pas  leurs  causes,  oblige  le  sage 
à  se  concentrer  en  lui-même,  traite  de  folies 
l'amitié  et  le  patriotisme ,  nie  l'existence  du 
monde  avec  l'existence  de  Dieu,  et  arrive  au 
plus  grossier  égoïsme  par  un  système  complet 
d'indifférence  morale  et  religieuse.  Deux  de  ses 
disciples,  Bion  et  Évhémère,  tournent  ces  doctri- 
nes contre  la  religion  établie.  Et,  pour  aller  jus- 
qu'au bout,  Hégésias,  étonné  qu'un  être  fait  pour 
le  plaisir  soit  en  proie  à  tant  de  misères,  déclare 
que  la  vie  n'a  aucun  prix,  et  prêche  ouverte- 
ment le  suicide.  C'est  en  vain  qu'Anniceris,  le 
dernier  des  cyrénaïques.  se  révolte  contre  ces 
effrayantes  théories  et  sépare  son  école  de  celle 
d'Héçésias  :  pendant  que,  par  une  honorable  in- 
conséquence, il  parle  de  délicatesse  et  de  vertu; 
pendant  (^u'il  s'efforce  de  réhabiliter  toutes  les 
nobles  affections  de  l'âme,  l'école  cyrénaîque 
perd  entre  ses  mains  la  seule  originalité  à  la- 
quelle elle  puisse  prétendre,  et  se  confond  dé- 
sormais avec  l'école  épicurienne. 

Ainsi,  l'école  de  Cyrène,  fondée,  comme  l'é- 
cole cynique,  dans  les  premières  années  du 
iv°  siècle  avant  notre  ère,  disparaît  comme  elle 
un  siècle  plus  tard,  lorsqu'une  école  nouvelle 
s'est  emparée  de  ses  principes  et  les  a  rendus 
plus  applicables  en  les  tempérant.  Au  fond,  mal- 
gré le  nombre  des  sectes  dont  elle  est  la  mère, 
malgré  les  noms  sonores  d'annicerites,  d'hégé- 
siaques,  de  théodoriens,  l'école  de  Cyrène  n'a 
eu,  comme  l'école  cynique,  qu'une  influence 
restreinte.  En  un  siècle  elle  ne  produit  ni  un 
seul  grand  ouvrage  ni  un  seul  grand  homme  ; 
elle  n'attire  guère  à  elle  que  des  habitants  de 
Cyrène,  et  sa  doctrine,  pendant  trois  généra- 
tions, semble  n'être  qu'une  tradition  de  famille. 
L'isolement  de  Cyrène.  jetée  entre  les  sables  et 
la  mer  à  l'extrême  limite  de  la  civilisation 
grecque,  explique  en  partie  cette  impuissance; 
mais  la  cause  principale  en  est  ailleurs  :  elle  est 
dans  la  nature  humaine,  qui  réprouve  tous  les 
excès,  qui  se  rit  de  toutes  les  extravagances, 
aussi  éloignée  de  l'abjection  de  la  doctrine  du 
plaisir  que  de  la  folie  d'un  rigorisme  qui  défend 
jusqu'à  l'espérance. 

Pour  la  bibliographie,  voy.  les  noms  des  prin- 
cipaux cyrénaïques.  D.  H. 

CYTHÉNAS,  plus  exactement  appelé  Satur- 
nin Cythcnas,  fut,  selon  le  témoignage  de  Dio- 
gène Laërce  (liv.  IX,  ch.  cxvi),  le  disciple  de 
Sextus  Empiricus,  et  suivit,  comme  son  maître, 
l'école  empirique.  Nous  ne  savons  rien  de  plus 
de  sa  vie  et  de  ses  opinions.  X. 

D.  Dans  les  termes  mnémoniques  par  lesquels 
les  logiciens  désignent  les  différents  modes  du 
syllogisme,  cette  consonne  indique  que  tous  les 
modes  des  trois  autres  figures,  qui  ont  cette  ini- 
tiale, peuvent  être  ramenés  au  mode  de  la  pre- 
mière qui  commence  par  la  même  consonne  ;  par 
exemple  que  Darepti  ou  Disamis  se  ramènent  au 
mode  Darii. 

Voy.  Conversion,  Syllogisme. 

BABITIS.  Terme  mnémonique  de  convention 


DAMA 


—  336 


DAMA 


par  lequel  les  logiciens  désignaient  un  des  modes 
indirects  de  la  première  des  trois  figures  du  syl- 
logisme reconnues  par  Aristote.  Voy.  la  logique 
de  Port-Hoijid.  3""  partie,  et  l'article  Syllogisme. 

DALBERG  (Cliarles-Tnéodore  prince  de),  né  en 
1744  à  Hernsheim,  près  de  Worms,  est  un  per- 
sonnage dont  le  nom  appartient  avant  tout  à 
l'histoire  de  l'Église  et  de  la  politique,  puisqu'il 
l'ut  à  la  fois  archevêque  et  prince  primat  de  la 
confédération  du  Rhin.  Son  goût  pour  les  lettres, 
ses  relations  avec  Herder,  Goethe,  Wieland,  Schil- 
ler, et  quelques-uns  de  ses  ouvrages  lui  assurent 
aussi  une  place  honorable  dans  l'histoire  de  la 
littérature.  Enfin  il  n'est  pas  resté  étranger  à 
l'étude  de  la  philosophie,  et  la  meilleure  partie  de 
ses  écrits  est  consacrée  à  cette  science.  On  cite 
de  lui  :  Réflexions  sur  V univers,  Francfort,  1777, 
six  fois  réimprimées  jusqu'en  1821  ;  —  Pensées  sur 
la  dignité  morale,  Erfurt,  1787  ; — Principes  d'es- 
thétique, Francfort,  1791  ;  —  de  la  Conscience 
comme  fondement  général  de  la  philosophie, 
Erfurt,  1793.  Ces  ouvrages  ont  été  publiés  en 
allemand,  bien  que  l'on  rapporte  que  plusieurs 
ont  été  écrits  en  français.  Ils  ont  eu  peu  d'in- 
fluence en  Allemagne,  peut-être  parce  que  leur 
auteur  était  justement  suspect  aux  yeux  de  ses 
compatriotes.  Le  mouvement  qui  a  depuis  em- 
porté la  philosophie  allemande  a  laissé  bien 
loin  derrière  lui  ces  essais  dont  les  critiques 
contemporains  font  à  peine  mention. 

DAMASCÈNE  (saint  Jean),  né  à  Damas,  en 
Syrie,  a  été  l'un  des  plus  illustres  Pères  de 
l'Église  au  viii°  siècle.  Il  eut  pour  précepteur 
un  religieux  italien,  nommé  Côme,  que  son  père 
avait  racheté  de  la  captivité,  et  sous  lequel  il  fit 
de  rapides  progrès.  Ayant  succédé  à  son  père 
dans  la  charge  de  conseiller  du  calife,  sa  fidélité 
au  christianisme  le  fit  bientôt  tomber  dans  la 
disgrâce  ;  mais,  quoique  réintégré  plus  tard,  il 
abandonna  le  monde,  donna  la  liberté  à  ses  es- 
claves, distribua  ses  biens  aux  pauvres,  et  se 
retira  dans  la  laure  de  Saint-Sabas  avec  un  autre 
disciple  de  Côme.  Il  se  soumit  à  la  volonté  du 
patriarche  de  Jérusalem,  qui  lui  ordonna  de 
recevoir  la  prêtrise;  et  bientôt  après,  ayant  pris 
la  plume  pour  défendre  le  culte  des  images,  il 
visita  Constantinople,  dans  l'espérance  d'y  trou- 
ver la  couronne  du  martyre.  Ce  désir  n'ayant 
point  été  satisfait,  il  retourna  dans  sa  solitude, 
où  il  mourut  vers  la  fin  du  vin=  siècle. 

Les  ouvrages  de  saint  Jean  Damascène  ne  sont 
pas  exclusivement  théologiques.  Plusieurs  sont 
consacrés  à  la  philosophie,  et,  dans  ceux  même 
qui  traitent  des  questions  principales  de  la  foi 
chrétienne,  de  nombreux  passages  font  connaître 
les  doctrines  philosophiques  de  ce  Père. 

Il  reconnaît  que  les  Gentils  ont  cru  en  Dieu, 
•et  que  la  Providence  elle-même  a  pris  soin  d'en 
déposer  la  connaissance  dans  nos  esprits.  Il 
,s'appuie  surtout,  pour  démontrer  la  réalité  du 
principe  suprême,  sur  la  nécessité  d'une  cause 
première,  créatrice  et  conservatrice  de  l'univers 
(Orth.  fid.,  lib.  I,  c.  m).  Il  démontre  ensuite 
l'unité  de  Dieu  par  sa  pe.icction,  qui  ne  saurait 
appartenir  à  plusieurs  êtres  à  la  fois  {Ib.,  c.  v). 
Il  cherche  aussi,  dans  la  nature,  des  témoi- 
gnages de  l'existence  du  'Verbe  divin,  et  les 
trouve  surtout,  comme  saint  Augustin  avant  lui, 
dans  des  similitudes  tirées  de  notre  constitution 
inlellecluelle  ;  il  reconnaît  néanmoins  que,  quand 
il  s'agit  de  l'essence  divine,  toutes  ces  compa- 
raisons sont  imparfaites  {Ib.,  c.  vi).  Il  est  moins 
heureux  lorscju'il  veut  définir  l'espace,  et  oppo- 
ser, à  l'étendue  visible,  l'ubiquité  spirituelle  de 
Dieu  (76.,  c.  xvi).  Quant  aux  attributs  divins, 
il  les  énumère,  les  décrit  en  peu  de  mots,  et  n'en 
apporte  guère  d'autres  preuves  que  la  perfec- 


tion divine  qu'ils  constituent  {Ib.,  c.  xix).  Il  est, 
sur  la  nature  du  temps,  moins  explicite  encore 
que  sur  celle  de  l'espace;  ce  qu'il  en  dit,  ou 
l)lut6t  ce  qu'il  dit  du  mot  siècle,  souvent  usité 
dans  l'Écriture,  se  borne  à  la  définition  des  sens 
divers  dans  lesquels  ce  mot  est  employé,  soit 
dans  la  Bible,  soit  dans  les  écrivains  ecclésiasti- 
ques {Ib.,  lib.  II,  c.  i).  Il  attribue  la  création  à 
un  acte  libre  dé  la  bonté  de  Dieu,  dont  l'a- 
mour ne  pouvait  se  contenter  de  la  contempla- 
tion de  lui-même  et  de  lui  seul  {Ib.,  c.  ii). 

Une  partie  du  second  livre  du  traité  de  la  Foi 
orthodoxe  comprend  une  sorte  de  psychologie 
de  la  sensibilité,  de  l'intelligence  et  de  la  vo- 
lonté. Les  passions  y  sont  énumérées  dans  une 
classification  très-incomplète  et  tout  à  fait  arbi- 
traire, qui  n'a  rien  d'ailleurs  d'original,  et  rap- 
pelle des  écrivains  antérieurs  et  des  doctrines 
antiques.  Quelques  détails  sur  les  sens  et  leurs 
propriétés  ne  présentent  rien  de  neuf,  et  n'ont 
point  de  portée.  Les  facultés  qu'il  reconnaît  dans 
l'intelligence  sont  la  pensée  et  la  mémoire.  Il 
distingue  la  parole  interne,  qui  n'est  autre  chose 
que  la  pensée,  de  la  parole  externe  et  articulée, 
distinction  qui  ne  lui  fournit  aucune  considé- 
ration de  quelque  importance.  Il  n'y  a  pas  plus 
de  profit  à  tirer  de  ses  définitions  de  la  passion, 
de  l'action  et  de  la  volonté  {Ib.,  c.  xiii-xxii).  11 
définit  avec  raison  la  Providence  :  la  volonté 
divine  par  laquelle  toutes  choses  sont  sagement 
et  harmoniquement  gouvernées  {Ib.,  c.  xxix).  La 
prescience  étant  la  condition  nécessaire  de  la 
Providence,  il  en  cherche  l'accord  avec  le  libre 
arbitre.  Dans  ce  but,  il  distingue  les  choses  que 
Dieu  prévoit  et  fait,  de  celles  qu'il  prévoit  seu- 
lement. C'est  parmi  ces  dernières  que  se  rangent 
les  actes  humains.  Cette  distinction,  comme  on 
sait,  ne  résout  pas  complètement  la  difficulté; 
mais  on  voit  facilement  que  ce  Père  n'a  pas 
abordé  la  question  dans  toute  son  étendue,  telle 
qu'elle  est  posée  par  saint  Paul  {Èpît.  aux  Phi- 
lipp.,  ch.  II,  *.  13),  telle  qu'elle  avait  été  déve- 
loppée par  saint  Augustin,  et  telle  qu'elle  le  fut 
plus  tard  par  les  thomistes,  par  Descartes  et  par 
Malebranche. 

Dans  son  traité  de  la  Dialectique  ou  de  la  Logi- 
que, il  donne  plusieurs  définitions  de  la  philoso- 
phie, dont  la  meilleure  est  celle-ci  :  «  La  Philoso- 
phie est  la  connaissance  des  choses  qui  sont,  en 
tant  qu'elles  sont,  c'est-à-dire  de  leur  nature.  » 
Dans  cet  opuscule,  il  définit  successivement  l'être, 
la  substance,  l'accident,  le  genre,  l'espèce,  confor- 
mément aux  traditions  de  la  philosophie  péripa- 
téticienne. 11  modifie  cependant  le  sens  de  ces 
mots,  toutes  les  fois  qu'ils  ne  se  prêtent  pas  assez 
à  l'exposition  de  la  foi  orthodoxe  :  la  théologie 
préludait  ainsi  aux  subtilités  de  la  scolastique.  11 
emprunte  à  Aristote  ses  catégories,  qu'il  expli- 
que avec  quelque  développement,  et  suit  Por- 
phyre pour  les  genres  et  les  espèces.  Les  mêmes 
définitions  se  reproduisent  dans  son  opuscule  sur 
les  Institutions  premières,  et  sa  Physique  n'est 
autre  chose  que  l'exposition  de  quelques  prin- 
cipes empruntés  à  celle  d'Aristote. 

Dans  son  Dialogue  contre  les  Manichéens,  il 
réfute  le  dualisme  du  bien  et  du  mal,  admis 
tous  deux  comme  principes  absolus,  à  l'aide  de 
la  doctrine  adoptée,  avant  et  après  lui,  par  les 
écrivains  ecclésiastiques,  qui  considèrent  le  mal 
comme  n'existant  pas  en  lui-même,  mais  seu- 
lement en  vertu  de  rapports  faux,  créés  par 
l'homme.  Il  soutient  donc  que  toutes  choses  sont 
bonnes,  mais  qu'elles  peuvent  devenir  mauvaises 
par  l'usage  que  nous  en  faisons. 

On  voit,  par  ce  rapide  exposé,  que  la  philo- 
sophie de  saint  Jean  Damascène  n'a  rien  d'ori- 
ginal. Elle  se  retrouve  presque  tout  entière  dans 


DAMA 


—  337  — 


DAMI 


la  philosophie  grecque,  principalement  dans  la 
philosophie  péripalélicicnne,  modifiée  par  quel- 
ques-uns des  Pères  ses  prédécesseurs:  mais  elle 
est  loin  de  montrer,  dans  ses  écrits,  la  richesse 
de  développement  et  la  finesse  d'aperçus  qui  la 
distinguent  dans  saint  Augustin.  Saint  Jean  Da- 
mascène  fut  célèbre,  parmi  ses  contemporains, 
par  sa  vie  solitaire  et  sa  lutte  contre  les  icono- 
clastes. La  gloire  que  méritèrent  sa  piété  et  sa 
constance  dans  la  loi  a  pu  rejaillir  sur  ses  écrits, 
sans  que  la  critique  moderne  soit  obligée  de 
ratifier  un  jugement  trop  favorable. 

Il  y  a  plusieurs  éditions  des  œuvres  de  saint 
Jean  Damascène.  Les  principales  sont  celles  de 
Jacques  de  Billy,  abbé  de  Saint-Michel  en  l'Erm, 
Pans,  1619.  Cette  édition  ne  contient  guère  que 
les  traductions  latines  des  différents  ouvrages  de 
ce  Père.  Trois  ont  été  données  à  Bâle  par  Marc 
Hopper,  en  1548,  15b9  et  1575;  la  dernière  est 
beaucoup  plus  ample  que  les  précédentes.  Enfin 
la  meilleure  et  la  plus  nouvelle  est  celle  du 
P.  Lequien,  Paris,  1712,  chez  J.-Bapt.  Delespine, 
2  vol.  in-f».  H.  B. 

DAMASCIUS  DE  Damas,  philosophe  alexan- 
drin du  vi"  siècle,  a  été  compté  mal  à  propos  au 
nombre  des  stoïciens  par  Suidas,  suivi  en  cela 
par  Fabricius.  Il  étudia  d'abord  à  Alexandrie, 
sous  Théon  et  Ammonius,  fils  d'Hermias;  puis  il 
se  rendit  à  Athènes,  où  Zénodote  lui  apprit  les 
mathématiques,  et  Marinus  la  philosophie.  Mais 
ce  qui  le  forma  surtout  à  la  dialectique,  ce  furent 
les  entretiens  et  les  leçons  d'Isidore.  Une  étroite 
amitié  se  forma  dès  lors  entre  Isidore  et  Damas- 
cius;  et  lorsque  le  premier,  pour  se  rendre  à 
Alexandrie,  abandonna  cette  chaire  d'Athènes 
illustrée  par  les  Plutarque,  les  Syrien  et  les 
Proclus,  ce  fut  Damascius  qui  lui  succéda.  Il  fut 
le  dernier  anneau  de  cette  chaîne  glorieuse  ;  car 
le  décret  de  Justinien  qui  ferma  l'école  d'Athènes 
mit  bientôt  fin  à  ses  leçons,  et  le  contraignit  de 
chercher  hors  de  l'empire  un  lieu  où  la  philo- 
sophie pût  respirer.  Il  se  rendit  auprès  de  Chos- 
roès,  avec  Simplicius  et  les  derniers  débris  de 
l'école  de  Plotin.  et  n'y  trouva  qu'un  esclavage 
plus  dur.  Rentre  dans  le  monde  romain  avec  ses 
amis  découragés,  on  croit  qu'il  se  réfugia  dans 
Alexandrie,  ou  subsistaient  encore  quelques  tra- 
ces des  études  philosophiques,  et  qu'il  y  mourut 
obscurément.  Ses  principaux  ouvrages  sont  des 
Commentaires  sur  divers  dialogues  de  Platon, 
une  Biographie  des  Philosophes,  dont  il  nous 
reste  des  fragments  où  il  est  sans  cesse  question 
d'Isidore,  et  enfin  des  Problèmes  et  solutions  sur 
les  principes  des  choses,  dont  on  a  également 
retrouvé  quelques  lambeaux.  Photius  parle  avec 
mépris  de  Damascius,  dont  les  écrits,  dit-il,  sont 
remplis  de  fables  puériles,  et  d'attaques  dégui- 
sées, mais  perfides,  contre  la  religion  chrétienne. 
S'il  s'agit  bien  de  notre  Damascius,  dans  ce  pas- 
sage de  Photius,  on  peut  dire  du  moins  que  ce 
jugement  est  d'une  témérité  excessive  ;  car  les 
seules  traces  qui  nous  soient  restées  de  ".a  doc- 
trine indiquent  un  esprit  pénétrant,  et  'capable 
d'imprimer  à  son  école  une  direction  nouvelle. 
On  sait  la  double  origine  de  la  spéculation  alexan- 
drine;  Plotin  et  ses  successeurs  suivaient  Platon 
dans  son  ascension  dialectique,  et  arrivaient. 
sinon  avec  lui,  du  moins  par  sa  méthode,  à  l'unité 
des  éléates;  mais  une  fois  parvenus  à  cette  hau- 
teur^ au  lieu  de  se  perdre  dans  l'absolu  comme 
les  eléates  et  de  nier  le  relatif  faute  de  pouvoir 
l'expliquer,  ils  acceptaient,  au  contraire,  les 
données  de  l'expérience,  et  mettaient  tous  leurs 
soins  à  concilier  les  résultats  opposés  de  ces 
deux  méthodes,  c'est-à-dire  le  Dieu  puissant  et 
intelligent,  auquel  le  spectacle  du  monde  nous 
conduit,  et  le  Dieu  absolu,  supérieur  à  l'intel- 


DICT.    PHILOS. 


ligence  et  à  l'être,  que  nous  donne  la  dialectique. 
Cette  conciliation  s'opérait,  dans  l'école  d'Alexan- 
drie, au  moyen  de  la  théorie  des  hypostases,  qui 
sauvait  l'unité  de  Dieu  par  l'unité  substantielle 
du  principe,  et  la  pluralité  des  points  de  vue  par 
la  Trinité.  On  avait  même  poussé  si  loin  l'abus 
de  ces  divisions  inintelligibles,  que  Plotin  et 
Porphyre  n'admettaient  pas  seulement  une  Tri- 
nité, mais  une  Ennéade.  La  solution  proposée 
par  Damascius  fut  toute  différente.  Il  repoussa 
cette  supposition  d'une  pluralité  hypostatique  qui 
n'altère  pas  l'unité  substantielle;  il  laissa  tout 
entière  l'unité  absolue  de  Dieu,  qui  le  rend  in- 
compréhensible et  ineffable  ;  mais  il  soutint  que, 
si  nous  ne  connaissons  pas  sa  nature,  nous  con- 
naissons du  moins  son  gouvernement,  et  son  ef- 
ficace par  rapport  au  monde  et  à  nous-mêmes. 

Selon  lui,  nous  savons  clairement  que  Dieu 
est  et  qu'il  est  infini,  et  nous  savons  ce  que  c'est 
qu'être  infini,  sans  pour  cela  comprendre  les 
attributs  de  l'infinité.  Par  l'idée  que  nous  avons 
spéculativement  de  Dieu,  Dieu  est  infini  et  in- 
compréhensible ;  par  les  preuves  que  nous  avons 
de  la  Providence,  Dieu  est  bon,  intelligent,  puis- 
sant. Ce  n'est  pas  que  nous  arrivions  par  cette 
voie  détournée  à  comprendre  Dieu  ;  mais  nous 
jugeons,  par  les  effets  de  sa  puissance,  qu'il  n'y 
a  rien  en  lui  qui  ressemble  à  la  négation  de  l'in- 
telligence, de  la  bonté,  de  la  puissance.  Nous  lui 
donnons  ces  attributs,  parce  qu'ils  expriment  ce 
que  nous  connaissons  de  plus  parfait  après  lui, 
avec  cette  réserve  qu'il  ne  les  possède  pas  sous 
la  forme  que  nous  connaissons.  Damascius,  en 
parlant  ainsi,  était  tout  près  de  pénétrer  le  mys- 
tère qui  a  tant  troublé  cette  école,  et  de  rendre 
au  dieu  mystique  des  alexandrins,  à  ce  dieu  qui 
n'est  pas  l'Être,  le  vrai  ^caractère  du  Dieu  de  la 
raison,  c'est-à-dire  de  l'Être  absolu,  incommuni- 
cable, sans  mesure  commune  avec  l'être  que 
nous  sommes;  mais  cette  spéculation  incomplète 
et  inachevée  resta  sans  écho  dans  une  école  qui 
n'avait  plus  de  souffle,  et  dont  Proclus  avait  clos 
sans  retour  les  brillantes  destinées.  Le  livre  des 
Problèmes  a  été  publié  en  partie  par  J.  Kopp, 
Francfort,  1826,  in-8.  Consultez  VHistoire  cri- 
tique de  l'école  d'Alexandrie,  par  M.  Vacherot, 
Paris,  1846-50,  3  vol.  in-8,  et  l'Histoire  d'Alexan- 
drie, par  M.  J.  Simon,  Paris,  1845,  2  vol.  in-8. 

J.  S. 

DAMIEN  (Pierre),  né  à  Ravenne,  dans  les 
premières  années  du  xn'  siècle,  quitta  le  monde, 
jeune  encore,  pour  entrer  au  monastère  de  Fon- 
tavellana,  dont  il  fut  élu  abbé  en  1041.  Les  ser- 
vices qu'il  avait  rendus  au  Saint-Siège  dans 
plusieurs  occasions  importantes,  ayant  décidé  le 
pape  Etienne  IX  à  le  nommer,  en  1057,  cardinal 
et  évêque  d'Ostie,  il  n'accepta  ces  hautes  dignités 
que  pour  les  résigner  peu  d'années  après.  Malgré 
son  penchant  pour  la  solitude,  il  fut  encore  ap- 
pelé à  remplir  les  fonctions  de  légat  en  France, 
en  Allemagne  et  en  Italie.  Il  est  mort  à  Faenza, 
le  22  février  1072. 

Pierre  Damien  n'a  émis  dans  ses  nombreux 
ouvrages  aucune  opinion  qui  lui  soit  propre. 
Théologion  orthodoxe,  il  reproduit  fidèlement  la 
doctrine  de  l'Église,  et  craindrait  de  l'altérer  en 
cherchant  à  l'approfondir.  Il  n'était  pas  étranger 
à  la  connaissance  de  l'antiquité;  mais  il  n'a 
aucune  sympathie  pour  ses  écrivains.  11  veut  ne 
recourir,  selon  ses  termes^  ni  aux  sources  de 
l'éloquence  cicéronienne,  ni  à  la  science  de  Pla- 
ton et  de  Pythagore,  mais  suivre  les  sentiers 
frayés  par  la  divine  sagesse  [0pp.,  t.  III,  p.  97, 
édit.  de  Paris).  Ailleurs,  il  gourmande  les  moi- 
nes qui  étudient  les  règles  de  Donat  de  préfé- 
ranLC  à  la  règle  de  saint  Benoît  (76.,  p.  130). 
Comme  il    est   ordinaire,  cette  rigueur  envers 

22 


DAMI 


a;;  8 


DANI 


l'antiquitc  s'allia  chez  Pierre  Damien  à  des  ten- 
dances hostiles  à  la  philosophie.  Il  ne  conteste 
f»as  qu'elle  ne  donne  de  la  force  à  l'esprit  dans 
a  médilatiou  des  saints  mystères,  mais  il  l'es- 
time peu;  il  aurait  du  penchant  à  la  proscrire, 
et  il  la  subordonne  entièrement  à  la  théologie 
(//>.,  p.  271).  En  un  mot,  Pierre  Damien  est  un 
écrivain  plus  prudent  qu'original,  dont  les  ou- 
vrages solides  et  sensés  ont  joui  au  moyen  âge 
d'une  juste  célébrité,  mais  qui  n'a  exercé  aucune 
influence  notable  sur  la  marche  des  idées. 

Les  œuvres  de  Pierre  Damien  ont  été  recueil- 
lies, sous  le  pontificat  du  pape  Clément  VII,  par 
le  cardinal  Constantin  Cajétan,  Rome,  1606-1615, 
en  trois  volumes  in-f°,  réimprimés  à  Lyon  en  1623. 
Le  premier  volume  contient  cent  cinquante-huit 
lettres,  divisées  en  huit  livres;  le  second,  soixante- 
quinze  sermons  ou  biographies  ;  le  troisième, 
divers  opuscules  sur  le  dogme,  la  discipline  et  la 
morale,  au  nombre  de  soixante.  Cajétan  ajouta,  en 
1640,  un  (luatrième  volume  renfermant  des  priè- 
res, des  hymnes,  etc.  Cette  édition  a  servi  de 
base  à  celles  de  Paris.  in-f°,  4  vol.,  1642  et  1663. 
Consultez  Dupin,  Bioliothcque  des  auteurs  ec- 
clésiasliqiies  du  xi°  siècle;  —  Oudin,  de  Scriplo- 
ribus  ecclesiaslicis,  t.  II,  p.  668;  —  Histoire 
littéraire  de  France,  t.  VIII.  C.  J. 

DAMIRON  (Jean-Philibert),  né  en  1794  à  Belle- 
ville  (Rhône),  élève  de  Cousin,  condisciple  et 
ami  de  Joulïroy,  est  l'un  des  plus  honorables 
représentants  du  spiritualisme  au  xix'  siècle.  Sa 
vie  tout  entière^  dévouée  à  l'accomplissement  du 
devoir,  peut  s'écrire  en  deux  lignes.  Admis  à 
l'École  normale  en  1813,  après  quelques  années 
passées  en  province,  il  revint  à  Paris  professer  la 
philosophie  aux  collèges  Bourbon,  Charlemagne, 
Louis-le-Grand,  à  l'École  normale,  et  enfin  à  la 
Sorbonne.  Cette  existence  paisible  ne  fut  trou- 
blée qu'un  moment  ;  la  mort  de  Jouffroy  lui 
causa  une  vive  douleur,  et  le  devoir  qui  lui  fut 
imposé  de  publier  ses  A^ouveaux  mélanges  phi- 
losophiques souleva  contre  lui  des  récrimina- 
tions passionnées  qui  durent  bien  étonner  le 
meilleur  des  hommes.  Mais,  à  part  ce  petit  orage, 
il  n'eut  qu'à  se  louer  de  sa  destinée  et  des  hom- 
mes. Il  mourut  en  1862,  entouré  d'amis  et  de 
disciples,  en  possession  d'une  renommée  mo- 
deste, mais  durable,  et  surtout  environné  d'un 
respect  que  des  génies  d'un  ordre  supérieur  n'ont 
pas  obtenu  au  même  degré.  C'est  un  de  ces  hommes 
qui  servent  de  témoignage  à  une  doctrine,  ou 
tout  au  moins  la  font  aimer  en  montrant  com- 
bien elle  les  rend  vertueux  et  bienveillants.  Les 
mérites  de  l'e-sprit  n'étaient  pas  chez  Damiron 
inférieurs  à  ceux  du  caractère  ;  ses  ouvrages  ne 
renferment  sans  doute  aucune  de  ces  conceptions 
originales  qui  donnent  la  gloire;  mais  ils  ne  man- 
quent pourtant  pas  de  vues  neuves  et  d'heureuses 
observations.  Ce  qui  lui  donne  un  rang  à  part, 
quoique  un  peu  secondaire,  dans  l'école  de  M.  Cou- 
sin, c'est  qu'il  en  est  le  moraliste  et  pour  ainsi 
dire  le  prédicateur.  En  toute  chose  c'est  la 
question  morale  qui  l'intéresse;  c'est  elle  qui 
inspire  ses  travaux,  il  ne  la  perd  pas  de  vue,  et 
entend  qu'on  le  sache  bien,  dût-il  le  répéter  un 
peu  trop  souvent.  Cette  religion  du  devoir  lui 
sert  de  principe  de  critique  dans  ses  ouvrages 
historiques  :  Jissais  sur  rhistoire  de  la  philoso- 
phie en  France  au  xvn'' sù'c/c,  Paris,  1846, — 
au  xviii»  sù'cle.  Paris,  1862,  —  au  xix*  siècle, 
Paris,  1834.  Un  système  qui  ne  peut  se  concilier 
avec  la  foi  au  beau,  à  Dieu,  et  a  la  vie  future, 
est  pour  M.  Damiron  une  erreur;  et  prouver 
qu'il  contredit  ces  croyances,  c'est  a  peu  près  le 
réduire  à  l'absurde.  Tel  est  encore  le  caractère 
dominant  de  son  seul  ouvrage  dogmatique,  le 
Cours    de    philosophie,    Paris,    1842.    Certes, 


M.  Damiron  a  comme  toute  son  école  le  sen- 
timent de  l'importance  de  la  psychologie , 
mais  il  estime  qu'elle  est  un  moyen  pour  nous 
apprendre  notre  destinée  et  pour  nous  dicter  nos 
devoirs  ;  la  logique  elle-même  n'est  pas  sous- 
traite à  cette  subordination,  et  la  méthode  n'est 
guère  qu'une  bonne  habitude,  c'est-à-dire  une 
vertu  de  l'intelligence,  pour  laquelle  le  vrai  est 
le  bien.  Il  faut  dire  à  ceux  qui  ne  le  savent  pas, 
que  ce  cours  de  philosophie  est  un  des  meilleurs 
livres  du  temps  :  il  abonde  en  idées  qu'on  ap- 
pellerait hardies,  si  elles  étaient  annoncées  avec 
fracas,  et  qui  ont  paru  neuves  à  ceux  qui  les  ont 
reproduites  sans  en  indiquer  l'origine.  M.  Dami- 
ron a  donné  plusieurs  articles  au  Dictionnaire  des 
sciences  philosophiques.  On  peut  consulter  Da- 
miron dans  le  livre  qu'il  a  publié  sous  le  titre  : 
Dix  ans  d'enseignement,  Paris,  18.î9,  in-8.  et 
l'article  que  lui  a  consacré  M.  Ad.  Franck,  aans 
les  Moralistes  et  Philosophes,  in-8,  Paris,  1872. 

E.  C. 

DANIEL  (Gabriel),  né  à  Rouen,  en  1649,  entra 
au  noviciat  des  Jésuites  de  Paris  en  1667,  fut 
successivement  professeur  de  théologie  à  Rennes, 
bibliothécaire  de  la  maison  professe  de  Paris,  et 
obtint  de  Louis  XIV,  avec  It  titre  d'historiographe 
de  France,  une  pension  de2000  livres  dont  il  jouit 
jusqu'à  sa  mort,  arrivée  en  1718.  Le  P.  Daniel 
est  connu  principalement  par  son  Histoire  de 
France;  mais  il  s'est  fait  aussi  un  nom  comme 
théologien  et  comme  philosophe,  ou  du  moins 
comme  adversaire  de  la  philosophie  cartésienne, 
à  laquelle  son  ordre  avait  déclaré  une  guerre 
d'extermination.  Les  ouvrages  qu'il  a  écrits  en 
cette  dernière  qualité,  les  seuls,  par  conséquent, 
dont  nous  ayons  à  nous  occuper  ici,  sont  :  le 
Voyage  du  monde  de  Descartes,  et  le  Traité 
méta/'hysique  de  la  nature  du  mouvement,  le 
premier  publié  en  1690,  le  second  en  1724,  et 
contenus  l'un  et  l'autre  dans  le  premier  volume 
du  recueil  de  tous  les  ouvrages  philosophiques 
et  théologiques  du  P.  Daniel  (3  vol.  in-4,  Paris, 
1724). 

Le  Voyage  du  monde  de  Descartes  est  plutôt 
une  satire  qu'un  traité  de  philosophie,  mais  une 
satire  agréablement  écrite  et  aussi  bienveillante 
que  l'esprit  des  Jésuites  et  le  but  même  de  leur 
institution  pouvaient  le  permettre.  Si  le  carté- 
sianisme et  la  philosophie  en  général  y  sont 
traités  avec  le  plus  profond  dédain  et  une  légè- 
reté qui  n'exclut  point  les  insinuations  perfides, 
ni  les  plus  odieuses  prétentions  sur  la  liijerté  de 
l'esprit  humain,  du  moins  le  génie  de  Descartes 
et  même  son  caractère  y  sont-ils  respectés  en 
apparence  ;  du  moins,  n'a-t-on  pas  eu  la  folie  de 
dissimuler  l'immense  influence  que  ce  philoso- 
phe a  exercée  sur  son  siècle.  S'appuyant  sur  ce 
principe  cartésien  que  l'essence  de  l'àme  consiste 
tout  entière  dans  la  pensée,  et  que  la  vie  et  les 
mouvements  du  corps  sont  régis  exclusivement 
par  des  lois  mécaniques,  l'auteur  suppose  que  Des- 
tartes n'est  pas  mort;  mais  qu'ayant  eu  coutume 
de  se  servir  de  son  corps  à  peu  près  comme  on 
fait  de  sa  maison,  d'en  sortir  et  d'y  rentrer  à 
volonté,  de  le  laisser  sur  la  terre  plein  de  vie, 
tandis  qu'il  .se  promenait,  pur  esprit,  dans  les 
régions  les  plus  élevées  de  l'univers,  il  lui  ar- 
riva un  accident  semblable  à  celui  que  la  tradi- 
tion raconte  d'Hermotime  de  Clazomène.  Un 
jour  que  cette  séparation  se  prolongeait  au  delà 
du  terme  ordinaire,  le  médecin  suédois  attaché 
à  la  personne  de  Descartes,  ne  trouvant  à  la 
pla  e  du  philosophe  qij'un  corps  sans  âme,  c'est- 
à-dire  sans  raison,  le  crut  atteint  de  délire,  et 
voulant  le  rendre  à  la  santé,  le  tua.  L'àme,  à  son 
retour,  se  voyant  privée  de  son  asile  ici-bas, 
alla  fixer   sa  demeure  dans  le   troisième   ciel. 


DANI 


—  339  — 


DANT 


c'est-à-dire,  selon  le  plan  de  la  cosmologie  car- 
tésienne, aans  cet  espace  infini  qui  s'étend  au 
delà  des  étoiles  fixes.  C'est  dans  cotte  région 
solitaire,  où,  pour  ainsi  dire,  la  puissance  divine 
elle-même  n'a  pas  encore  pénétré,  qu'elle  tra- 
vaille à  la  construction  d'un  monde  selon  les 
principes  de  la  philosophie  nouvelle,  et  qu'elle 
continue  ses  relations  avec  quelques  disciples 
d'élite  instruits  comme  elle  à  se  séparer  de  leurs 
corps  sans  mourir.  Deux  de  ses  disciples,  dont 
l'un  est  le  P.  Mersenne,  ont  conduit  notre  voya- 
geur près  de  leur  maître,  dans  ce  monde  encore 
ignore  qui  va  s'échapiicr  de  ses  mains  ;  et,  à 
peine  revenu  sur  la  terre,  il  a  besoin  de  nous 
raconter  tout  ce  qu'il  a  vu  et  entendu. 

Dans  ce  récit  où  l'esprit  et  l'imagination  ne 
manquent  pas,  quoique  employés  d'une  manière 
un  peu  frivole,  se  trouve  encadrée  la  discussion, 
plus  ou  moins  sérieuse,  de  tous  les  principes 
importants  et  de  toutes  les  parties  du  système 
philosophique  de  Descartes.  Ainsi  qu'on  pouvait 
s'y  attendre,  il  n'en  est  point  de  plus  maltraitée 
que  la  métaphysique  et  les  règles  générales  de 
la  méthode  ;  car  c'est  là  précisément  que  l'esprit 
d'indépendance  et  de  libre  examen,  c'est-à-dire 
le  principe  même  de  toute  philosophie,  se  montre 
eu  quelque  façon  dans  son  centre,  appUqué  aux 
questions  les  plus  élevées  et  avec  une  entière 
conscience  de  lui-même.  Les  Méditations  méta- 
physiques, et  tous  les  écrits  qui  s'y  rattachent, 
sont,  à  ce  que  nous  assure  le  P.  Daniel,  le  plus 
mécnant,  le  plus  inutile  des  ouvrages  de  Des- 
cartes. Quant  aux  raisons  qu'il  en  donne,  comme 
elles  ne  sont  que  la  reproduction  des  objections 
d'Arnauld,  de  Gassendi,  du  P.  Mersenne,  et  de 
beaucoup  d'autres,  nous  n'avons  pas  à  nous  en 
occuper.  Il  veut  bien  admettre  que  dans  le  Dis- 
cours de  la  Méthode  il  y  ait  quelques  maximes 
vraiment  sages  et  utiles  ;  mais,  en  revanche,  il 
ne  trouve  rien  d'aussi  dangereux  que  la  sépara- 
tion entière  et  l'indépendance  mutuelle  de  la 
philosophie  et  de  la  théologie.  Il  veut,  au  con- 
traire, quoi  <^ue  disent  les  disciples  de  Descartes, 
que  l'autorité  religieuse  ait  sur  la  philosophie  la 
haute  surveillance ,  afin  qu'elle  n'avance  rien 
qui  puisse  blesser  même  indirectement  le  dogme 
révélé  [Voxjage  du  monde  de  Descaries,  I"  partie, 
p.  276).  Accordez-lui  ce  seul  point,  le  droit  de 
surveillance,  non-seulement  sur  les  principes, 
mais  sur  les  conséquences  les  plus  éloignées  de 
tout  système  philosophique,  et  vous  le  trouverez 
sur  le  reste  de  facile  accommodement.  Il  est 
loin  de  tout  blâmer  dans  la  nouvelle  philosophie 
et  de  toujours  blâmer  à  tort  ;  il  ne  montre  pas 
plus  d'opiniâtreté  à  admirer  tout  dans  la  philo- 
sophie ancienne.  Voici,  dans  sa  propre  bouche, 
l'enumération  de  tous  les  biens  qu'a  produits, 
même  dans  l'école,  l'avènement  du  cartésianis- 
me :  «  Depuis  ce  temps-là  on  y  est  plus  réservé 
à  traiter  de  démonstrations  les  preuves  qu'on 
apporte  de  ses  sentiments.  On  n'y  déclare  pas  si 
aisément  la  guerre  à  ceux  qui  parlent  autrement 
que  nous,  et  qui  souvent  disent  la  même  chose. 
On  y  a  appris  à  douter  de  certains  axiomes  qui 
avaient  été  jusqu'alors  sacrés  et  inviolables,  et 
en  les  examinant,  on  a  trouvé  quelquefois  qu'ils 
n'étaient  pas  dignes  d'un  si  beau  nom.  Les  qua- 
lités occultes  y  sont  devenues  suspectes  et  n'y 
sont  plus  si  fort  en  crédit.  L'horreur  du  vide 
n'est  plus  reçu  que  dans  les  écoles  où  l'on  ne 
veut  pas  faire  la  dépense  d'acheter  des  tubes  de 
verre.  On  y  t'ait  des  expériences  de  toutes  sortes 
d'espèces,  et  il  n'y  a  point  maintenant  de  petit 
physicien  qui  ne  sache  sur  le  bout  du  doigt  l'his- 
toire de  l'expérience  de  M.  Pascal  »  {ubi  supra, 
IIP  partie,  p.  137). 

Quant  à  ce  qui  regarde  la  philosophie  péripa- 


téticienne, il  ne  so  raille  pas  moins  des  formes 
substantielles,  des  accidents  absolus,  des  espèces 
intentionnelles,  et,  comme  nous  venons  do  le 
voir  par  le  passage  précédent,  des  qualités  oc- 
cultes, que  des  tourbillons,  du  mécanisme  des 
bêtes,  (les  causes  occasionnelles  et  des  hypo- 
thèses les  plus  décriées  de  la  nouvelle  école.  Il 
raconte  avec  beaucoup  de  malice  les  peines  que 
les  péripatéticiens  se  sont  données,  et  se  don- 
naient encore  de  son  temps,  cour  découvrir  dans 
les  écrits  d'Aristote  la  matière  éthérée,  la  dé- 
monstration de  la  pesanteur  de  l'air,  la  théorie 
de  l'équilibre  des  liquides,  et  tous  les  principes 
de  la  physique  cartésienne,  que  l'expérience  et 
la  raison  semblaient  avoir  confirmés. 

Au  fond,  peu  lui  importe,  soit  l'ancienne,  soit  la 
nouvelle  doctrine;  il  n'a  pas  plus  de  foi  dans  l'une 
que  dans  l'autre,  et  dans  la  raison  elle-même.  II 
ne  craint  pas  de  dire  qu'on  est  pour  Descartes 
ou  pour  Aristote,  selon  les  préjugés  dans  lesquels 
on  a  été  élevé,  selon  les  habitudes  qu'on  a  don- 
nées à  son  esprit,  ou  selon  les  passions  et  les 
rivalités  du  moment.  Ainsi,  Descartes,  à  ce  qu'il 
nous  assure,  avait  d'abord  cherché  à  gagner  les 
Jésuites.  «  C'eût  été  pour  lui,  dit-il,  un  coup  de 
partie,  et  ses  affaires  après  cela  allaient  toutes 
seule.  »  Mais  les  Jésuites  s'étant  déclarés  contre 
son  système,  cela  même  engagea  les  jansénistes 
et  aussi  l'orare  de  l'Oratoire  à  en  prendre  la  dé- 
fense. Les  jansénistes  le  mirent  à  la  mode  parmi 
les  dames,  et  celles-ci  lui  donnèrent  en  peu  de 
temps  une  vogue  presque  universelle  ;  à  tel  point 
qu'on  ne  rencontre  plus  guère  de  péripatéticiens 
que  dans  les  universités  et  dans  les  collèges. 
Encore,  comme  nous  l'avons  vu  tout  à  l'heure, 
se  mettent-ils  l'esprit  à  la  torture  pour  faire  de 
leur  maître  Aristote  un  bon  cartésien  {ubi  supra, 
IIP  partie,  p.  144  et  suiv.).  Si,  malgré  cette 
profonde  et  sceptique  indifférence  où  le  laissent 
les  deux  écoles  rivales,  il  s'est  décide  avec  tout 
son  ordre  à  prendre  parti  pour  Aristote,  c'est 
qu'il  pense  avec  Colbert  qu'ayant  à  choisir  entre 
deux  folies,  une  folie  ancienne  et  une  folie  nou- 
velle, il  faut  préférer  l'ancienne  à  la  nouvelle 
(V  partie,  p.  279).  D'ailleurs,  fût-il  entièrement 
convamcu  de  la  supériorité  du  cartésianisme,  ce 
ne  serait  pas  encore  pour  lui  une  raison  de  ne 
pas  le  combattre.  «  On  peut,  dit-il  (IIP  partie, 
p.  147),  ne  pas  désapprouver  les  opinions  d'un 
philosophe  considérées  en  elles-mêmes  et  se  trou- 
ver en  même  temps  dans  une  telle  conjoncture, 
que  la  prudence  oblige  d'en  arrêter  le  cours.  » 
Ces  paroles  n'ont  pas  besoin  de  commentaire  ; 
l'esprit  des  Jésuites  s'y  révèle  tout  entier. 

Il  nous  reste  peu  de  chose  à  dire  sur  le  Traité 
m,étaphysique  de  la  nature  du  m,ouvement.  Ce 
petit  écrit,  à  part  quelques  principes  généraux 
qui  tendraient  à  détruire  la  science  de  la  méca- 
nique, est  une  critique  pleine  de  bon  sens  de  la 
théoriedescausesoccasionnelles,  et  en  général  de 
l'opinion  cartésienne  sur  les  rapports  de  l'âme  et 
du  corps.  Mais,  bien  qu'il  soit  dirigé  contre  Des- 
cartes, il  est  plein  de  l'esprit  cartésien,  c'est-à- 
dire  de  l'esprit  d'observation,  et  signale  la  haute 
puissance  de  ces  idées  nouvelles  que  ni  la  ruse, 
ni  la  violence,  ni  les  satires  les  plus  spirituelles 
n'ont  pu  emjiêcher  de  régénérer  la  science  et, 
jusqu'à  un  certain  point,  la  société  elle-même. 

DANTE  ALIGHIERI  (Florence,  1265.  —  Ra- 
venne,  1321)^  le  plus  grand  poète  de  l'Italie,  l'a 
aussi  illustrée  comme  philosophe  : 

Thcologus  Dantes  nullius  dogmatis  expers, 
Qaod  foveat  claro  philosophia  sinu, 

dit  l'épilaphe  composée  par  Giovanni  del  Virgilio. 
«  Il  s'était  acquis  une  telle  gloire  dans  tous  les 


DANT 


—  340 


DANT 


genres  d'études,  dit  un  de  ses  plus  anciens  bio- 
graphes, Benvenuto  d'Imola,  que  les  uns  l'ap- 
pelaient poète,  les  autres  philosophe,  les  autres 
théologien.  »  Ainsi  s'exprime  également  le  pre- 
mier traducteur  français  de  la  Divine  Comédie, 
Grangier,  dans  la  dédicace  de  sa  traduction  à 
Henri  IV  :  «En  ce  poëme  il  se  découvre  un  poëte 
excellent,  un  philosophe  profond  et  un  théologien 
judicieux.  » 

Le  philosophe  seul  doit  nous  occuper  ici  dans 
la  vie  et  dans  les  œuvres  de  Dante.  Lui-même 
nous  fait  connaître  dans  son  Banquet  (Convito) 
le  point  de  départ  de  ses  études  philosophiques. 
Il  était  au  seuil  de  la  jeunesse  (vingt-cinq  ans) 
lorsqu'il  perdit  la  noble  dame  (Béatrice)  qui  lui 
avait  inspiré  ses  premiers  chants,  et  qui,  re- 
trouvée plus  tard  aans  une  merveilleuse  vision, 
devait  lui  inspirer  les  derniers.  Apres  quelque 
temps  donné  au  plus  violent  désespoir,  il  chercha 
des  consolations  dans  un  autre  amour.  Or,  l'objet 
de  ce  nouvel  amour  c'était,  dit-il,  «<  la  très-belle 
et  très-iliustre  fille  de  l'empereur  de  l'univers. 
à  laquelle  Pythagore  a  donné  le  nom  de  philo- 
sophie. »  Il  avait  lu,  pour  faire  diversion  à  sa 
douleur,  la  Consolation  de  Boëce  et  le  traité  de 
V Amitié  de  Cicéron.   Il   y  puisa  le  goût   de  la 

Îihilosophie,  et  dès  lors  il  fréquenta  assidûment 
es  lieux  où  on  l'enseignait,  c'est-à-dire  les  écoles 
des  religieux  et  des  philosophes.  Suivant  Ben- 
venuto d'Imola,  Dante  étudia  la  philosophie  na- 
turelle et  la  morale  à  Florence,  à  Bologne  et  à 
Padoue,  et  la  philosophie  sacrée  à  Paris,  où  il  ne 
vint  que  dans  son  âge  mûr,  après  son  nannisse- 
ment  (1302).  C'est  pendant  son  séjour  à  Paris  que 
se  place  un  tour  de  force  philosophique  raconté 
par  Boccace  :  il  aurait  soutenu  sans  désemparer, 
contre  quatorze  adversaires,  une  de  ces  discus- 
sions de  (juolibetj  si  fréquentes  dans  les  écoles 
du  moyen  âge.  Si  l'on  en  croit  Jacques  de  Ser- 
ravalle,  évêque  de  Fermo,  qui  commentait  la 
Divine  Comédie  au  commencement  duxv  siècle, 
Dante  serait  venu  en  France  avant  son  entrée 
dans  la  vie  publique,  et  il  y  serait  resté  assez 
lontemps  pour  prendre  à  l'Université  de  Paris  le 
grade  de  bachelier  en  théologie  ;  le  manque 
d'argent  l'aurait  seul  empêché  d'y  prendre  celui 
de  docteur.  Il  faut  admettre  ce  témoignage,  si 
l'on  veut  qu'il  ait  pu  entendre  un  maître  célèbre 
des  écoles  de  la  rue  du  Fouarre,  Sigier  de  Brabant, 
que  les  savantes  recherches  de  M  Victor  Leclerc 
ont  restitué  à  l'histoire  de  la  scolastique  {Histoire 
littéraire  de  France,  t.  XXI)  :  il  l'a  mis,  en  effet,  au 
nombre  des  docteurs  qui,  en  l'an  1300,  jouissaient 
déjà  de  la  béatitude  du  Paradis.  Mais  on  sait  qu'il 
ne  laisse  échapper  aucune  occasion  de  se  mettre 
en  scène  :  s'il  avait  personnellement  connu  Sigier, 
il  n'aurait  pas  manqué  de  le  rappeler. 

Les  études  philosophiques  de  Dante  se  pour- 
suivirent jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  Une  thèse,  de 
Acjua  et  Terra,  imprimée  à  Venise  en  1508,  et 
dont  il  n'y  a  aucun  motif  de  suspecter  l'authen- 
ticité, est  présentée,  à  la  dernière  page,  comme 
ayant  été  soutenue  par  lui  à  Vérone  le  20  jan- 
vier 1320. 

La  philosophie  n'est  étrangère  a  aucun  des 
ouvrages  de  Dante.  Ses  poésies  lyriques  elles- 
mêmes  contiennent  souvent,  soit  directement, 
soit  .sous  la  forme  de  l'allégorie,  des  thèses  phi- 
losophiques. Le  Traité  de  la  langue  vulgaire  (de 
Vulgari  eloq uio) ,  débale  par  une  théorie  philoso- 
phique du  langage,  considéré  comme  une  làculté 
exclusivement  propre  à  l'homme,  et  dont  l'usage 
lui  a  été  révélé  par  Dieu  en  le  créant.  Le  traité 
de  la  Monarchie  est  le  développement  de  toute 
une  i)hilosophie  politique.  La  P'ie  nouvelle  est 
comme  la  préface  du  Banquet  et  de  la  Divine 
Comédie,  et,  dans  ces  deux  derniers  ouvrages, 


toutes  les  parties  de  la  philosophie  sont  repré- 
sentées. 

Des  preuves  intrinsèques  fixent  la  composition 
du  Banquet  pendant  l'exil  de  Dante,  vers  l'an  1303. 
C'est  le  premier  livre  de  métaphysique  écrit  en 
langue  vulgaire.  Il  tient,  sous  ce  rapport,  dans 
l'histoire  de  la  philosophie  italienne,  une  place 
analogue  à  celle  du  Discours  de  la  Méthode, 
postérieur  de  plus  de  trois  siècles,  dans  l'histoire 
de  la  philosophie  française.  Ainsi  que  Descartes, 
Dante  appelle  à  profiter  de  ses  méditations,  ou, 
comme  il  le  dit,  à  s'asseoir  à  sa  table  philoso- 
phique ceux  qui  n'ont  pas  eu  Vheur  de  se  ren- 
contrer dans  les  mêmes  chemins  que  lui;  et,  pour 
distribuer  le  pain  de  la  vérité  d'une  main  plus 
libérale,  il  préfère  à  la  langue  des  savants  celle 
des  gens  du  monde  et  des  femmes.  Mais,  s'il 
renonce  à  la  langue  des  savants,  il  ne  renonce 
pas  à  leurs  procédés.  Le  Banquet  est  tout  scolas- 
tique, non-seulement  par  l'abus  des  divisions,  des 
distinctions,  des  syllogismes,  mais  par  l'emploi 
de  deux  formes  chères  aux  docteurs  du  moyen 
âge,  le  commentaire  et  l'allégorie.  C'est  un 
commentaire  philosophique,  non  sur  un  livre 
d'Aristote  ou  sur  le  Maître  des  Sentences,  mais 
sur  trois  Canzoni  de  Dante  lui-même,  et  c'est 
par  là  qu'il  se  justifie  surtout  de  l'avoir  écrit  en 
italien  ;  car  le  commentaire  suit  nécessairement 
la  langue  de  l'œuvre  commentée.  Ces  trois 
Canzoni  sont  des  poésies  d'amour  (Dante  avoue, 
dans  la  Vie  nouvelle,  que  l'italien  naissant  ne 
comportait  pas  encore  d'autres  sujets);  mais 
l'amour  y  est  pris,  grâce  à  l'allégorie,  dans  le 
sens  le  plus  large,  et  lors  même  que  tout  semble 
s'y  rapporter  aux  beautés  sensibles,  le  commen- 
taire en  donne  hardiment  une  interprétation 
métaphysique.  Dante  use,  dans  l'interprétation 
de  sa  propre  pensée^  de  tous  les  raffinements  du 
symbolisme.  11  n'y  aistingue  pas  moins  de  quatre 
sens  :  le  littéral,  l'allégorique,  le  moral  et  l'ana- 
gogique  ou  inductif.  Une  simple  invocation  aux 
intelligences  qui  meuvent  le  troisième  ciel,  dans 
le  premier  vers  d'une  des  poésies  qu'il  com- 
mente, donne  lieu  à  toute  une  théorie  du  ciel, 
d'après  le  système  de  Ptolémée,  à  une  exposi- 
tion de  la  nature  et  de  la  hiérarchie  des  anges, 
et  à  une  classification  des  sciences,  reproduisant 
allcgoriquement  l'ordre  des  sphères  célestes  :  aux 
cieux  planétaires  correspondent  les  sept  arts  li- 
bérauxj  aux  deux  pôles  du  ciel  étoile,  la  physique 
el  la  métaphysique  ;  au  Premier  Mobile,  la  morale, 
et  àl'Empyrée,  la  théologie.  Ces  rapprochements 
subtils  entre  l'ordre  moral  et  l'ordre  physique  se 
retrouvent  partout  dans  la  science  comme  dans 
l'art  du  moyen  âge.  Ils  se  fondent  sur  une  har- 
monie réelle,  dans  laquelle  se  manifeste  l'unité 
de  la  création;  mais  employés  avec  une  confiance 
aveugle,  comme  procédé  de  raisonnement,  sans 
tenir  compte  de  l'imperfection  des  connaissances 
acquises  et  des  différences  de  nature  ou  de  degré 
qui  séparent  les  divers  ordres  de  vérités,  ils  ont 
été  l'un  des  principaux  obstacles  aux  progrès  des 
sciences.  Toutes  les  sciences,  en  effet,  se  mou- 
lant, en  quelque  sorte,  les  unes  sur  les  autres, 
devenaient  solidaires,  et  l'on  ne  pouvait  changer 
les  idées  remues  en  phy.sique^  sans  bouleverser, 
en  même  temps,  la  métaphysique,  la  morale  et  la 
théologie  elle-même. 

Les  théories  philosophiques  du  Banquet  sont 
reprises,  avec  de  nouveaux  développements,  dans 
la  Divine  Comédie,  où  elles  se  revêtent  de  vives 
et  familières  images,  sans  rien  perdre  de  leur 
précision  et  de  leur  vigueur.  Dante  lui-même 
rapporte  son  poëiue  à  la  philosophie  morale,  et 
il  lui  assigne  pour  objet  la  destinée  humaine 
déterminée  par  le  mérite  et  le  démérite  [Épîlre 
dédicatoire du  Paradis  à  Cane  delta  scala).ÎS.3ds 


DANT 


—  341 


DANT 


il  ne  sépare  pas  la  morale  des  autres  sciences 
dont  elle  est  le  principe  ordonn;iteur_.  comme  le 
Premier  Mobile,  auquel  elle  correspond,  soutient 
tout  l'ordre  du  ciel.  Aussi  une  véritable  Somme 
de  philosophie  et  de  théologie  trouve  place  dans 
cette  série  de  dissertations  dont  il  entremêle 
sans  cesse  ses  tableaux  de  l'autre  vie,  soit  qu'il 
parle  en  son  propre  nom,  soit  qu'il  fasse  parler 
ses  deux  guides,  Virgile  et  Béatrice,  ainsi  que 
les  divers  personnages  qu'il  met  en  scène. 

Dante  n'a  point  proprement  une  doctrine  phi- 
losophique. L'aristotélisme  scoiastique,  sous  la 
forme  que  lui  avait  donnée  saint  Thomas,  fait  le 
fond  de  toutes  ses  théories.  Il  appelle  Aristote 
le  maître  de  ceux  qui  savent,  et  il  s'incline 
presque  toujours  devant  l'autorité  du  bon  frère 
Thomas  WAquin.  Sur  les  rapports  des  sens  avec 
la  raison  et  de  la  raison  avec  la  foi,  sur  la  for- 
mation, l'unité  et  l'immortalité  de  l'âme,  sur  la 
création  et  la  hiérarchie  des  êtres,  sur  le  libre 
arbitre  et  l'origine  du  mal,  sur  la  division  des 
vertus,  il  professe  le  pur  thomisme.  S'il  s'écarte 
de  l'Ange  de  l'École  dans  la  classification  des  pé- 
chés, c'est  pour  remonter  directement  à  Aristote, 
ou  pour  s'inspirer  d'un  autre  scoiastique,  saint 
Bonaventure.  Il  connaît  les  Arabes  Algazel,  Avi- 
cenne,  et  celui  qui  fil  le  grand  Commentaire, 
Averroës,  dont  il  réfute,  par  les  arguments  de 
saint  Thomas,  la  théorie  et  l'intellect  imper- 
sonnel. De  Platon,  il  ne  paraît  avoir  lu  que  le 
Timce,  qu'il  ne  cite  que  pour  le  combattre; 
mais  on  reconnaît,  dans  l'esprit  même  de  sa 
philosophie.  u'Vie  sorte  de  platonisme  inconscient, 

au'il  puise  d.ans  Cicéron,  dans  Boëce,  dans  Richard 
e  Saint-Victor,  dans  saint  Bonaventure  et  dans 
saint  Thomas  lui-même.  Comme  presque  tous  les 
scolastiques,  il  est  attiré^  sans  le  bien  connaître, 
par  l'idéalisme  platonicien,  et  contenu  par  le 
réalisme  péripatéticien,  mieux  connu  et  plus 
conforme  aux  exigences  d'un  enseignement  dog- 
matique. Parmi  les  principes  de  la  métaphysique 
d'Aristote,  il  s'empare  surtout  de  cette  idée  de 
finalité  qui  fait  du  moteur  suprême  le  centre 
commun  vers  lequel  tendent  tous  les  êtres.  Il  se 
plaît  à  montrer  un  immense  courant  d'amour 
circulant  partout  à  travers  la  grande  mer  de 
Vêtre.  Le  mouvement  physique,  la  vie  végétative, 
la  vie  intellectuelle,  forment  l'échelle  ascendante 
de  l'amour  universel.  Infaillible  dans  ses  degrés 
inférieurs,  l'amour  devient  susceptible  de  bien 
et  de  mal,  lorsqu'il  est  éclairé  par  la  raison.  Le 
vice,  comme  la  vertu,  procède  de  lui,  suivant 
qu'il  s'arrête  sur  des  biens  imparfaits  ou  qu'il 
tend  avec  une  ardeur  persévérante  vers  le  bien 
suprême.  Même  quand  la  volonté  devient  mau- 
vaise, quand  elle  poursuit  le  mal  d'autrui  par 
la  violence  ou  par  la  fraude,  elle  n'obéit  qu'à  un 
amour  déréglé  de  soi-même.  Il  y  a  des  degrés 
dans  le  vice,  suivant  que  l'amour  s'éloigne  plus 
ou  moins  de  sa  fin,  et,  d'un  autre  côté,  les  efforts 
qu'il  fait  pour  l'atteindre  sont  la  mesure  des 
degrés  de  la  vertu.  Les  vertus  de  la  vie  con- 
templative sont  supérieures  à  celles  de  la  vie 
pratique,  comme  manifestant  plus  d'amour  ;  mais, 
pour  chacune  de  ces  deux  vies,  il  est  un  terme 
que  l'amour  humain  ne  peut  dépasser,  même  au 
sein  de  la  béatitude  céleste.  Les  anges  vont  au 
delà,  mais  eux-mêmes  ne  réalisent  pas  encore 
la  perfection  de  l'amour.  Dieu  seul  la  possède, 
au  sommet  de  l'être,  et  il  en  répand  les  rayons 
sur  toutes  ses  créatures,  dans  la  mesure  de  leur 
perfection  relative.  L'Enfer  lui-même  est  une 
œuvre  d'amour  autant  que  de  justice.  Ces  cercles 
superposés  dans  lesquels  les  châtiments  sont 
proportionnés  au  démérite,  sont  inégalement 
éloignés  de  Dieu  :  l'amour  divin  éclaire  encore 
d'une  pâle  lueur  ces  limbes  où  ceux  à  qui  la 


foi  seule  a  manqué  sont  du  moins  exempts  de 
souffrances,  et  il  ne  s'éteint  qu'au  fond  de  cet 
abîme  de  glace  oîi  se  dresse,  au  milieu  des 
traîtres,  le  corps  immense  de  Lucifer. 

Dans  sa  métaphysique  et  dans  sa  morale, 
Dante,  comme  tous  les  docteurs  de  son  temps, 
ne  sépare  jamais  la  philosophie  de  la  théologie. 
Il  n'en  maintient  pas  moins  très-fermement  leur 
distinction  et  leur  indépendance  mutuelle.  Il  n'y 
a  pas  lieu,  sous  ce  rapport,  de  faire  deux  parts 
dans  sa  vie.  l'une  dans  laquelle  la  philosophie 
aurait  remplacé  la  foi  naïve  de  son  adolescence, 
l'autre  qui  aurait  été  marquée  par  une  sorte  de 
conversion  religieuse,  sous  l'influence  prépondé- 
rante de  la  théologie.  On  a  faussement  interprété 
dans  ce  sens  la  succession  symbolique  de  ses  deux 
amours.  La  philosophie  qu'il  expose  dans  son 
Banquet,  comme  ayant  remplace  dans  son  âme 
l'amour  de  Béatrice,  non-seulement  est  d'une 
orthodoxie  scrupuleuse,  mais  se  montre  partout 
imprégnée  de  théologie.  Quant  à  Béatrice,  lors- 
qu'elle reprend  possession  de  son  âme  dans  la 
Divine  Comédie,  elle  est  loin  d'y  représenter  la 
théologie  pure  et  le  triomphe  de  la  foi  sur  ce 
qu'on  appellerait  aujourd'hui  la  libre  pensée. 
Elle-même  lui  envoie,  pour  le  guider  jusqu'à  elle, 
Virgile,  le  représentant  de  la  science  humaine, 
de  «  tout  ce  que  la  raison  peut  voir  ici-bas,  » 
et,  quand  elle  se  charge  à  son  tour  de  le  diriger, 
elle  ne  l'éclairé  pas  seulement  sur  la  théologie, 
elle  lui  expose  aussi  des  théories  philosophiques. 
Une  même  doctrine  politique  est  développée  dans 
le  Banquet,  dans  la  Divine  Comédie  et  dans  le 
traité  latin  de  la  Monarchie;  or  cette  doctrine 
repose  précisément  sur  la  distinction  radicale  de 
la  philosophie  et  de  la  théologie,  distinction  con- 
sidérée par  Dante  comme  le  principe  de  l'indé- 
pendance de  l'Empire  à  l'égard  de  l'Église. 

La  politique  de  Dante  est  la  partie  la  plus 
originale  de  sa  philosophie.  Lui-même,  dans  le 
traité  de  la  Monarchie,  la  présente  comme 
nouvelle.  Il  avoue  que  ses  idées  ont  varié  sur 
ce  sujet.  Il  avait  été  élevé  dans  les  principes  des 
Guelfes,  il  s'est  rapproché  de  ceux  des  Gibelins. 
Ce  changement  a-t-il  été  amené  par  le  progrès 
naturel  et  logique  de  ses  réflexions,  ou  bien  faut- 
il  l'attribuer  à  ses  ressentiments  d'homme  de 
parti  et  d'exilé?  La  question  serait  tranchée  dans 
le  premier  sens,  si  l'on  admettait  avec  un  cri- 
tique allemand,  M.  Witte,  auquel  la  littérature 
dantesque  est  redevable  de  précieux  travaux,  que 
le  traité  de  la  Monarchie  est  une  œuvre  de  sa 
jeunesse,  écrite  avant  son  bannissement,  lorsqu'il 
n'avait  encore  aucun  grief  personnel  contre  les 
Guelfes.  Mais  cette  hypothèse,  contraire  au  témoi- 
gnage de  Boccace  et  à  une  tradition  constante, 
est  peu  vraisemblable.  Elle  n'est  pas  nécessaire 
d'ailleurs  pour  la  justification  de  Dante.  Sa 
théorie  de  l'Empire  se  rattache  évidemment  à 
tout  l'ensemble  de  ses  doctrines  philosophiques. 
Il  n'appartenait  au  parti  guelfe  que  par  tradition 
de  famille,  et  il  a  pu  s'en  séparer  sans  apostasie, 
lorsqu'il  a  commencé  à  se  faire  des  convictions 
personnelles. 

L'unité  d'une  fin  commune  pour  tout  le  genre 
humain  conduit  Dante  à  proclamer  la  nécessité 
d'un  empire  unique,  réunissant  sous  ses  lois  tous 
les  peuples  de  la  terre.  Mais  comme,  pour  atteindre 
leur  fin,  les  hommes  suivent  une  double  lumière, 
la  raison  et  la  foi,  le  gouvernement  universel 
reçoit  deux  formes,  l'Empire  et  l'Église,  le  premier 
destiné  à  leur  assurer  la  béatitude  terrestre,  le 
second  ayant  pour  mission  de  les  guider  vers  la 
béatitude  céleste.  Irréductibles  entre  eux,  les  deux 
pouvoirs  sont  mutuellement  indépendants;  ils  ne 
relèvent  que  de  la  puissance  divine,  dont  ils  sont 
l'un  et  l'autre  une  émanation  immédiate.  L'em- 


DANT 


—  342  — 


DANT 


pereurest  inférieur  au  pape,  comme  la  philosophie 
est  inférieure  à  la  théologie,  la  béatitude  terrestre 
à  la  béatitude  céleste;  mais  il  n'y  a  de  l'un  à 
l'autre  qu'une  subordination  de  déférence. 

Ces  idées  politiques  sont  en  opposition  avec 
celles  de  saint  Thomas  et  de  la  plupart  des  doc- 
teurs ;  mais  elles  ne  sont  pas  pour  cela  étrangères 
à  l'esprit  du  moyen  âge.  Si  le  moyen  âge  se 
perd  par  l'excès  du  morcellement,  il  ne  s'égare 
pas  moins  dans  la  poursuite  de  l'unité  univer- 
selle. L'Église  y  prétend  dans  l'ordre  spirituel; 
les  Césars  d'Allemagne,  héritiers  du  titre  des 
Césars  de  Rome,  aspirent  à  la  réaliser  dans  l'ordre 
temporel.  Aussi  ne  conçoit-on  que  trois  théories 

Folitiques  :  la  première  absorbe  l'Empire  dans 
Église;  la  seconde  assujettit  l'Église  à  l'Empire; 
la  troisième  investit  les  deux  pouvoirs,  chacun 
dans  sa  sphère,  d'une  souveraineté  également 
universelle  et  pleinement  indépendante.  L'unité 
de  l'Empire,  dans  la  théorie  de  Dante,  ne  s'au- 
torise pas  seulement  des  traditions  toujours  vi- 
vantes de  l'Empire  romain,  elle  apparaît  comme 
le  couronnement  de  l'édifice  féodal.  Elle  n'est 
pas  destinée,  en  effet,  à  se  substituer  en  tout  à 
la  diversité  aes  États.  Elle  ne  fait  que  les  relier 
entre  eux  sous  la  souveraineté  de  l'empereur, 
comme  les  fiefs  d'un  même  royaume  sont  réunis 
sous  la  suzeraineté  du  roi. 

Enfin  la  politique  de  Dante  appartient  encore 
au  moyen  âge  par  l'appareil  scolastique  sous 
lequel  elle  se  présente,  soit  dans  les  démonstra- 
tions en  forme  du  traité  de  la  Monarchie,  soit 
dans  les  digressions  oratoires  ou  poétiques  du 
Banquet  ou  de  la  Divine  Comédie.  En  discutant 
des  questions  surlesquelles se  sont  livrées  pendant 
plusieurs  siècles  tant  de  batailles  de  plume  et 
d'épée,  Dante  ne  peut  se  dispenser  d'user  des 
mêmes  armes  que  ses  adversaires.  Quand  l'opinion 
qu'il  combat  voit  dans  la  subordination  de  la  lune 
au  soleil  une  preuve  convaincante  de  celle  du 
pouvoir  temporel  au  pouvoir  spirituel,  faut-il 
s'étonner  s'il  déploie  contre  un  tel  argument 
toutes  les  ressources  de  la  scolastique  et  toutes 
les  subtilités  de  l'interprétation  symbolique?  Il 
ne  se  refuse  pas  même,  dans  l'ardeur  de  la  dis- 
cussion, l'emploi  des  armes  de  l'intolérance  :  «  On 
voudrait,  s'écrie-t-il,  en  réfutant  une  certaine 
théorie  sur  la  noblesse  d'origine,  répondre,  non 
avec  des  paroles,  mais  avec  le  couteau,  à  une 
telle  marque  de  bestialité  »  (Convito,  IV). 

L'originalité  véritable  de  la  philosophie  de 
Dante,  c'est  la  forme  populaire  dont  il  l'a  re- 
vêtue. Toutes  les  questions  qui  se  débattaient  dans 
l'ombre  des  écoles  se  produisent  au  grand  jour 
dans  une  langue  à  la  fois  savante  et  naïve,  qui 
sait  se  plier  aux  plus  formidables  abstractions  et 
y  répandre  la  lumière  et  la  vie.  Et  en  même 
temps  qu'elles  font  appel  à  toutes  les  intelli- 
gences, elles  s'emparent  de  toutes  les  imagina- 
tions par  cet  ensemble  de  fictions  charmantes  ou 
terribles  au  sein  duquel  elles  tiennent  place. 
Elles  provoquent  ainsi  une  curiosité  insatiable, 
stimulée  plutôt  que  rebutée  par  les  obscurités 
dont  le  poêle  philosophe  n'a  pas  voulu  les  dé- 
gager. Il  a  donné  lui-môme  l'exemple  d'un  com- 
mentaire philosophique  de  ses  poésies  dans  la 
langue  du  peuple.  D'innombrables  interprètes, 
dont  la  chaîne  remonte  aux  premières  années 
après  sa  mort,  suivent  à  l'envi  cet  exemple  pour 
la  Divine  Comédie.  Ce  n'est  pas  assez  des  com- 
mentaires écrits,  des  chaires  sont  créées  dans  la 
plupart  des  villes  d'Italie,  pour  l'explication  du 
poëme  sacré.  On  sait  que  celle  de  Florence  fut 
inaugurée  par  Boccace.  Les  détails  naïfs  dans 
lesquels  ces  premiers  commentateurs  se  croient 
obligés  d'entrer  attestent  à  la  fois  l'ignorance  du 
public  auquel  ils  s'adressent,  et  l'universelle  avi- 


dité de  savoir  que  l'œuvre  de  Dante  avait  excitée. 

C'est  le  triomphe  de  la  scolastique,  c'est  ea 
même  temps  le  point  de  départ  de  sa  décadence. 
Le  cercle  étroit  dins  lequel  s'est  enfermée  la 
pensée  du  grand  poëte  ne  suffit  bient(')t  plus  à 
l'esprit  humain  émancipé  par  lui-même.  Malgré 
ses  avertissements,  on  veut  aller  par  plus  d'un 
sentier  en  philosophant.  On  veut  surtout  s'abreu- 
ver plus  largement  à  cette  antiquité  profane  dont 
les  poètes  et  les  philosophes  jouent  dans  son 
poëme  un  rôle  secondaire  et  subordonné,  mais 
déjà  plein  d'éclat.  Aussi  on  a  pu  dire  (Franz 
Wegele,  Dante  's  Leben  und  Werke)  que  la 
Divine  Comédie  avait  été,  en  Italie  du  moins,  le 
chant  du  cygne  de  la  scolastique.  Pétrarque,  plus 
jeune  que  Dante  seulement  de  trente-neuf  ans, 
est  déjà  un  philosophe  de  la  Renaissance. 

Mais  la  popularité  de  Dante  n'a  point  eu  à 
souffrir  de  ce  mouvement  nouveau.  Lui-même 
y  avait  contribué  sans  le  vouloir,  non-seulement 
en  produisant  la  philosophie  hors  de  l'enceinte 
des  écoles  et  en  la  plaçant  sous  l'invocation  des 
souvenirs  classiques,  mais  en  faisant  un  choii 
dans  cet  enseignement  scolastique  auquel  il  pré- 
tendait rester  fidèle.  Il  laisse  dans  l'ombre  les 
théories  propres  au  moyen  âge  sur  le  principe 
d'individuation,  sur  les  universaux,  sur  la  dis- 
tinction des  deux  intellects.  Sous  ces  formes 
pédantesques  dont  il  a  peine  à  s'affranchir,  il 
sait  retrouver  cette  philosophia  perennis  dont 
parle  Leibniz,  qui  subsiste  à  travers  tous  les 
systèmes  anciens  et  modernes.  11  se  fait,  pour 
employer  son  langage,  le  citoyen  de  «  cette 
Athènes  céleste  oîi  les  stoïciens,  les  péripatéti- 
ciens  et  les  épicuriens ,  par  l'efTet  de  la  vérité 
éternelle,  se  réunissent  dans  un  vouloir  commun  » 
(Convito,  III).  Prises  en  elles-mêmes,  la  plupart 
de  ses  théories  philosophiques  peuvent,  sans  un 
anachronisme  trop  sensible,  être  mises  dans  la 
bouche  de  Virgile,  son  guide  dans  le  champ  de 
la  science  humaine,  et,  sauf  sur  les  questions  de 
physique,  où  il  ne  pouvait  devancer  les  décou- 
vertes modernes,  elles  ont  pu  garder  leur  place 
dans  l'enseignement  et  dans  les  discussions  des 
philosophes.  Même  après  la  chute  de  la  scolasti- 
que, la  Divine  Comédie  est  encore  commentée 
avec  enthousiasmepar  de  purs  platoniciens  comme 
Landino  et  par  les  savants  les  plus  dégagés  de 
l'esprit  du  moyen  âge  comme  Galilée.  La  déca- 
dence intellectuelle  de  l'Italie  au  xvii°  siècle  y 
interrompit  seule  les  études  dantesques.  On  sait 
quelle  faveur  elles  ont  reconquise  de  nos  jours. 
Non-seulement  l'ère  des  commentateurs  s'est 
rouverte,  mais  des  citations  de  la  Divine  Comédie 
et  des  Opère  m,inori  sont  devenues  l'illustration 
obligée  de  tous  les  livres  de  philosophie. 

Hors  de  l'Italie,  Dante  est  moins  souvent  cité, 
parce  qu'il  perd  beaucoup  à  être  traduit;  mais, 
au  point  de  vue  historique  surtout,  il  est  l'objet 
d'études  non  moins  patientes  et  non  moins  sym- 
pathiques. Sa  gloire  a  profité  de  la  réaction  qui 
s'est  produite  de  nos  jours  en  faveur  du  moyen 
âge,  et  elle  a  contribué  à  son  tour  à  provoquer 
les  recherches  sur  l'histoire  et  sur  la  j)hilosophie 
du  moyen  âge.  Les  plus  obscurs  représentants  de 
la  scolastique  sont  tins  de  l'oubli  pour  éclaircir 
un  passage  du  poëte  qui  a  résumé  dans  ses  vers 
immortels  toute  la  science  de  son  temps. 

Dans  la  philosophie  de  Dante,  un  intérêt  par- 
ticulier s'attache  à  sa  politique.  Comme  sa  mé- 
taphysique, elle  procède  du  moyen  âge,  mais 
elle  va  au  delà  du  moyen  âge.  Elle  manifeste, 
sous  la  théorie  chimérique  de  l'Empire  universel, 
le  pressentiment  déjà  très-net  de  toutes  les 
grandes  questions  que  la  politique  moderne 
aspire  à  résoudre  :  la  fédération  des  États,  sinon 
sous  un  chef  unique,  du  moins  sous  certaines 


DARW 


—  343  — 


DARW 


lois  communes,  la  conciliation  des  libertés  pro- 
vinciales ou  municipales  avec  la  souveraineté 
du  gouvernement  central,  l'indcpondancc  réci- 
proque du  pouvoir  spirituel  et  du  pouvoir  tem- 
porel. Dante  n'est  pas  même  étranger  à  ces  rêves 
de  réformes  sociales  qui  prétendent  assurer  le 
libre  développement  de  toutes  les  vocations  na- 
turelles (Paradiso,  VIII,  discours  do  Charles 
Martel).  11  reste,  en  un  mot,  à  tous  les  points 
de  vue^  le  plus  vivant,  non-seulement  des  poètes, 
mais  des  philosophes  du  moyen  âge. 

Les  meilleures  éditions  des  œuvres  complètes 
de  Dante  sont  celles  de  Zatta  (4  vol.  in-4,  Venise, 
1*58)  et  de  Barbera,  avec  les  commentaires  de 
Fraticclli  (4  vol.  in-12,  Florence,  1857). 

Parmi  les  anciens  commentateurs  on  consultera 
surtout  avec  fruit  sur  la  philosophie  de  Dante 
ceux  de  Landino  et  de  Vellutello,  réunis  en  un 
seul  volume  in-f"  (Venise,  1596),  et,  parmi  les 
commentateurs  et  critiques  modernes  — Italiens  : 
Conti,  Storia  délia  fdosofia  (t.  II,  leçons  vii-xi, 
SanTommaso  e  Danto);  Ferez,  la  Béatrice  svelala 
(in-12,  Palerme,  1865). —  Allemands  :  Karl  Witte, 
Dante  Ali ghieri  's  lyrische  Gedichte  iibersetzt  und 
erklœrt  (2  vol.,  Leipzig,  1842);  Philalethes  (le  roi 
Jean  de  Saxe),  Dante  Alighieri  's  Gœtlliche  Co- 
mœdia  meiriscli  iibertragen  und  mit  ki^itischen 
und  historischen  ErUiuterungen  versehen  (3  vol. 
in-4,  Leipzig  et  Dresde,  1849);  Franz  Wegole, 
Dante 's^Seben  und  Werke  (in-8,  léna,  1852);  Emil 
Riith,  E  Indien  iiber  Dante  AUighieri,  in-8,  Tu- 
bingue,  1853.  —  Français  :  Ozanam,  Dante  et 
la  philosophie  catholique  au  xiii"  siècle  (Œuvres 
complètes,  t.  IV);  Paul  Janet,  Histoire  de  la 
science  politique  (t.  I,  liv.  II,  ch.  iv);  Charles 
Jourdain,  la  Philosophie  de  saint  Thomas  d'A- 
quin  (t.  II,  liv.  II,  ch.  m).  Em.  B. 

DARAPTI.  Terme  mnémonique  de  convention 

fiar  lequel  les  logiciens  désignaient  un  mode  de 
atroisième  figure  du  syllogisme.  Voy.  la.  Logique 
de  Port-Royal,  'à"  partie,  et  l'article  Syllogisme. 

DARII.  Terme  mnémonique  de  convention  par 
lequel  les  logiciens  désignaient  un  mode  de  la 
première  figure  du  syllogisme.  Voy.  la  Logique 
de  Port-Royal,  "à"  partie,  et  l'article  Syllogisme. 

DARWIN  (Érasme),  né  en  1731,  à  Elston,  dans 
le  comté  de  Nottingham,  élève  du  collège  de 
Cambridge,  médecin  à  Nottingham,  puis  à  Licht- 
field,  enfin  à  Derby,  mort  en  1802,  jouit,  de  son 
vivant  et  quelque  temps  après  sa  mort,  comme 
physiologiste  et  comme  poète,  d'une  assez  grande 
renommée  que  l'on  a  peine  à  comprendre  au- 
jourd'hui. Ses  principaux  ouvrages  sont  :  Jardin 
botanique,  poëme,  Londres,  1791.  La  seconde 
partie,  les  Amours  des  plantes ,  a.  été  traduite  en 
français  par  Deleuze,  Paris,  an  VIII,  in-12.  — 
Zoonomie  ou  lois  de  la  vie  organique,  Londres, 
1793-96,  2  vol.  in-4,  traduite  en  français  par 
Kluyskens,  Gand,  1810,  4  vol.  in-8;  —  Phytologie 
ou  philosophie  de  l'agriculture  et  du  jardinage, 
Londres,  1801,  in-8;  —  Traité  sur  Véducation  des 
femmes.  Londres,  1797,  in-8;  —  le  Temple  de  la 
nature,' -pocme  posthume,  publié  dans  le  recueil 
de  ses  œuvres  poétiques,  Londres,  1806, 3  vol.  in-8. 
On  voit  par  ces  simples  titres  que  les  poèmes  de 
Darwin  eux-mêmes  ont  des  sujets  scientifiques; 
il  chante  l'histoire  naturelle.  En  revanche,  il  y 
a  moins  de  science  que  d'imagination  dans  ses 
traités  en  prose.  Le  seul  important  est  la  Zoo- 
nomie^ dont  nous  nous  contenterons  de  résumer 
les  idées  confuses  et  bizarres.  Elles  ont  à  peine 
quelque  valeur  historique,  en  ce  qu'on  peut 
trouver  dans  quelques-uns  des  rêves  d'É.  Darwin 
une  certaine  analogie  avec  une  partie  de  la  doc- 
trine philosophique  de  Lamarck,  de  Geoffroy 
Saint-Hilaire  et  de  M.  Ch.  Darwin  son  petit-fils. 

Dans  la  préface  de  sa  Zoonomie,  É.  Darwin 


s'oppose  à  ceux  qui  s'efforcent  d'expliquer  les 
lois  de  la  vie  i)ar  celles  de  la  mécanitiue  et  de 
la  chimie.  Le  principe  qui  anime  le  corps  vivant 
en  est  cependant,  dit-il,  le  caractère  aistinctif. 
Son  plan  et  son  Lut  sont  de  faire  connaître  les 
lois  qui  gouvernent  les  corps  organisés,  de  partir 
de  ces  lois  observées  dans  les  corps  les  plus 
simples  pour  remonter  jusqu'à  celles  qui  régis- 
sent l'homme,  de  réduire  ces  lois  en  classes, 
ordres,  genres  et  espèces,  et  de  les  faire  servir 
à  l'explication  des  maladies.  L'ouvrage  se  divise 
donc  en  trois  parties  :  1°  Physiologie;  2°  Patho- 
loçie;  3°  Matière  médicale.  La  première  seule 
mérite  une  rapide  analysCj  parce  que  Darwin  y 
prétend  tirer  de  la  physiologie  une  sorte  de 
système  métaphysique,  prouver  que  nos  facultés 
intellectuelles  sont  l'effet  nécessaire  de  nos  fa- 
cultés physiques,  et  construire  une  genèse  des 
êtres  vivants. 

Toute  la  nature  consiste  en  deux  substances, 
dont  l'une  s'appelle  esprit  et  l'autre  matière. 
Mais  on  ne  sait  quelles  sont  la  valeur  et  l'inten- 
tion de  cette  distinction,  car  Darwin  n'en  fait 
aucun  usage,  ne  s'occupe  que  de  la  matière,  eta 
bien  soin  de  dire  qu'il  laisse  à  la  révélation  la  con- 
sidération de  la  partie  immortelle  de  notre  être.  De 
ces  deux  essences,  la  première  a  la  faculté  de  com- 
mencer ou  de  produire  le  mouvement,  la  seconde 
celle  de  le  recevoir  et  de  le  communiquer.  Les 
lois  du  mouvement  sont  donc  les  lois  de  la  nature 
entière.  Les  mouvements  de  la  matière  sont 
primitifs  ou  secondaires.  Les  lois  des  mouve- 
ments secondaires,  objet  de  la  mécanique,  sont 
connues.  Les  mouvements  primitifs  se  divisent 
en  trois  classes,  selon  qu'ils  dépendent  de  la 
gravitation,  se  rapportent  à  la  chimie  ou  sont 
des  effets  de  la  vie.  Les  mouvements  vitaux  sont 
l'objet  spécial  de  la  Zoonomie. 

La  première  chose  que  prétend  établir  Darwin, 
c'est  que  le  sensorium  jouit  d'une  puissance 
motrice  et  que  ses  mouvements  constituent  nos 
idées.  Qu'est-ce  que  le  sensorium?  Il  est  malaisé 
pour  nous  de  le  savoir  et  Darwin  n'en  avait  pas 
lui-même  une  idée  bien  nette  ;  car  le  sensorium, 
dit-il,  est  non-seulement  la  substance  cérébrale 
et  spinale,  les  nerfs,  les  organes  du  sentiment 
et  les  muscles,  mais  encore  le  principe  vivant, 
Vesprit  d'animation  qui  vivifie  le  corps  et  se 
manifeste  par  ses  effets.  On  ne  sait  même  pas 
quel  est  ce  mouvement  qui  constitue  une  idée, 
au  milieu  de  tous  les  mouvements  fibreux, 
sensoriaux  et  autres  que  Darwin  distingue  et 
confond  tour  à  tour.  Quoi  qu'il  en  soit  du  sen- 
sorium, les  fibres  des  muscles  et  des  organes  du 
sentiment  sont  contractiles  et  les  circonstances 
de  leurs  contractions  sont  les  lois  mêmes  du 
mouvement  animal.  L'esprit  d'animation  est  la 
cause  immédiate  de  la  contraction  des  fibres,  le 
stimulus  des  objets  extérieurs  n'en  est  que  la 
cause  éloignée.  Une  certaine  quantité  de  stimulus 
produit  l'irritation,  c'est-à-dire  une  action  de 
l'esprit  d'animation  qui  détermine  la  contrac- 
tion des  fibres.  Un  certain  degré  de  contraction 
produit  le  plaisir  ou  la  douleur,  la  sensation 
sous  ses  deux  formes.  Une  certaine  quantité  de 
sensation  produit  le  désir  ou  l'aversion,  d'où 
naît  la  volition.  Tous  les  mouvements  animaux 
produits  simultanément  ou  successivement  sont 
liés  de  telle  sorte  que  le  second estdisposé  àsuivre 
ou  à  accompagner  le  premier,  ce  qui  produit 
Vassociatioji  ou  la  causalion.  Le  sensorium  pos- 
sède donc  quatre  facultés  ou  mouvements,  c'est- 
à-dire  qu'il  produit  des  contractions  fibreuses  en 
conséquence  1"  des  irritations  produites  par  les 
corps  extérieurs;  2°  des  sensitions  de  plaisir  ou 
de  douleur  ;  3"  de  la  volition;  4°  de  l'association 
des  contractions  fibreuses  entre  elles.  Ces  quatre 


DARW 


344  — 


DAVI 


facultés  sont,  en  puissance,  V irritabilité,  la 
sensibilité,  la  volontaviété^  Vassociabililc,  en 
acte,  Virritalioti,  la  sensation,  la  volition,  Vas- 
sociation.  L'irrilation  est  une  modification  des 
dernières  parties  du  sensorium  provoquée  par 
l'impression  du  dehors.  La  sensation  est  une 
modification  du  centre  ou  de  la  totalité  du  sen- 
sorium. La  volition  est  une  modification  du  centre 
ou  de  la  totalité  du  sensorium,  mais  qui  se 
termine  à  ses  dernières  extrémités.  L'association 
enfin  est  une  modification  des  dernières  parties 
du  sensorium,  qui  précède  ou  accompagne  les 
contractions  fibreuses.  Les  idées,  qui  ne  sont 
autre  chose  que  les  mouvements  du  sensorium, 
sont  donc  elles-mêmes  de  quatre  espèces,  irrita- 
tives,  scnsitives,  volontaires,  associces.  La  notion 
d'un  objet  se  produit  parce  qu'une  partie  du 
sensorium,  comprimé  par  cet  objet,  prend  la 
même  configuration  que  lui.  Raisonner  est  une 
opération  du  sensorium  par  laquelle  nous  dé- 
terminons deux  familles  d'idées  et  rappelons  les 
idées  avec  lesquelles  celles-là  ont  des  rapports 
de  ressemblance  ou  de  diffcreuce.  Juger  c'est 
fixer  les  bornes  de  cette  différence.  Le  libre 
arbitre  est  la  puissance  de  poursuivre  volontai- 
rement la  chaîne  des  idées  associées.  Toutes  ces 
puissances  appartiennent  également  à  l'homme 
et  aux  animaux;  l'instinct  des  bêtes  est  en  effet 
une  sorte  de  sagacité,  perfectible  et  raisonnée. 
Les  végétaux  eux-mêmes  sont  des  animaux  d'un 
ordre  inférieur  qui  ont  leurs  plaisirs,  leurs 
amours,  leurs  penchants  et  leurs  idées. 

La  partie  la  plus  curieuse  de  la  Zoonomie  est 
la  théorie  de  Darwin  sur  la  génération.  L'em- 
bryon est  une  partie  de  l'individu  dont  il  procède. 
C'est  une  sécrétion  du  sang  mâle,  l'extrémité 
d'un  nerf.  Ce  point  d'entité  est  un  filament 
vivant  qui  tient  du  père  une  certaine  sus  -epti- 
bilité  d'irritation  et  même  quelques  habitudes 
particulières.  Le  fluide  environnant,  dans  lequel 
est-  reçu  chez  la  mère  ce  filament  primitif,  le 
fait  se  replier  sur  lui-même  en  un  anneau  qui 
devient  ainsi  le  commencement  d'un  tube.  Ce 
tube  augmente  par  nutrition  de  grandeur  et  de 
volume,  mais  dans  des  limites  assez  étroites. 
Darwin  repousse  l'hypothèse  des  germes  emboîtés 
et  qui  se  développent  par  la  seule  distension  de 
leurs  parties  jusqu'aux  plus  grandes  proportions 
de  l'animal  parfait.  Selon  lui,  c'est  par  acquisition 
de  nouvelles  parties,  par  addition  de  nouveaux 
organes  que  se  forme  l'animal  supérieur.  Les 
parties  premières  étant  irritées  éprouvent  des 
besoins,  s'adjoignent  en  conséquence  de  nouvel- 
les parties;  de  ce  changement  de  forme  résultent 
une  irritabilité  nouvelle,  de  nouveaux  besoins  ; 
de  ces  besoins  de  nouveaux  organes  qui  remplis- 
sent de  nouvelles  fonctions.  Tous  les  animaux  ont 
une  origine  semblable  et  la  diversité  de  leurs 
formes  ne  provient  que  de  la  diversité  des  irri- 
tations primordiales  du  filament  primitif.  Il  n'est 
donc  pas  impossible,  dit  Darwin,  dans  la  première 
édition  de  sa  Zoonomie,  que  la  totalité  des  espèces 
procède  d'un  petit  nombre  d'ordres  naturels  mul- 
tipliés et  diversifiés  par  le  croisement  ;  par 
exemple,  il  n'est  pas  impossible  que  tous  les 
animaux  à  sang  chaud,  l'homme  y  compris 
n'aient  qu'une  même  origine.  Mais  plus  tard  il 
renverse  cette  fragile  barrière  élevée  un  instant 
entre  les  animaux  à  sang  chaud,  les  poi.ssons, 
les  insectes,  les  vers,  selon  la  classification  lin- 
néenne,  et  il  attribue  à  tous  indistinctement  la 
même  origine  dans  unpremier  et  unique  filament. 
Il  fait  plus  encore  :  les  végétaux  ne  sont  que  des 
animaux  inférieurs  qui  ont  leurs  sexes  et  leurs 
amours  (d'où  le  poëme  les  Amours  des  plantes)  ; 
ils  ont  donc  pu  sortir  eux  aussi  de  ce  même 
filament  primitif.  C'est  la  grande  cause  première 


qui  l'a  doué  de  l'animalité,  ce  sont  les  diverses 
circonstances,  les  mouvements  divers  de  son  irri- 
tabilité qui  l'ont  modifié,  lui  et  ses  rejetons 
infinis  et  ont  perfectionné  graduellement  sa 
postérité  végétale  et  animale.  «  Quelle  idée  su- 
blime de  la  puissance  infinie  du  grand  architecte  1 
La  cause  des  causes  !  Le  père  des  pères  !  L'être 
des  êtres  !  » 

Dans  la  seconde  partie  de  sa^  Zoonomie.  Darwin 
explique  toutes  les  maladies  par  un  excès  ou  un 
défaut  ou  un  mouvement  rétrograde  des  facultés 
du  sensorium;  il  les  divise  en  conséquence  en 
quatre  classes,  maladies  d'irritation,  de  .sensa- 
tion, etc.,  et  cnaque  classe  en  trois  subdivisions, 
maladies  par  excès,  par  défaut,  etc.  Enfin  dans 
la  dernière  il  traite  des  substances  qui  peuvent 
contribuer  à  rétablir  la  santé. 

On  voit  que  les  idées  de  Darwin  sont  un  mé- 
lange de  celles  de  Locke,  de  Ch.  Bonnet,  de 
Maillet,  de  Robinet,  qui  échappe  à  toute  critique. 
Cependant  un  philosophe  distingué,  compatriote 
et  contemporain  de  Darwin,  Thomas  Brown,  dans 
sa  première  jeunesse,  il  est  vrai,  en  a  entrepris 
l'examen  sous  ce  titre  :  Bevieio  of  Darwin  's 
Zoonomia,  Edimbourg,  1798,  in-8.  Ce  qui  donne 
aujourd'hui  quelque  intérêt  à  ce  tissu  d'hypothèses 
bizarres,  c'est  qu'on  y  trouve  l'idée  de  la  trans- 
formation des  espèces  soutenue  plus  tard  scien- 
tifiquement par  Lamarck  et  surtout  par  Geoffroy 
Saint-Hilaire,  et  que  le  filament  primitif  d'Érasme 
Darwin  est  bien  l'aïeul  de  la  cellule  primor- 
diale de  Ch.  Darwin,  l'auteur  contemporain  de 
VOrigine  des  espèces. 

Consultez  sur  la  Zoonomie  les  Eléments  de  la 
philosophie  de  l'esprit  humain,  de  Dugald 
Stewart,  t.  IIL  A.  L. 

BATISI.  Terme  mnémonique  de  convention 
par  lequel  les  logiciens  désignaient  un  mode  de 
la  troisième  figure  du  syllogisme.  Voy.  la  Logique 
de  Port-Royal,  3=  partie,  et  l'article  Syllogisme. 

DA"VID  l'Arménien.  David  était  resté  à  peu 
près  inconnu  jusqu'au  moment  où  M.  Neumann 
publia,  dans  le  Journal  Asiatique  (janvier  et 
février  1829),  une  notice  pleine  d'intérêt  sur  ce 
philosophe.  Auparavant,  le  nom  de  David  était 
simplement  mentionné,  sans  aucun  détail  précis 
ni  de  temps  ni  de  lieu,  dans  le  catalogue  des 
commentateurs  d'Aristote.  C'était  sur  un  titre 
aussi  vague  que  Fabricius  l'avait  plusieurs  fois 
cité  dans  sa  Bibliothèque  :  et  Buhle,  dans  le  pre- 
mier volume  de  son  édition  d'Aristote,  n'avait 
pu  donner  sur  lui  rien  de  plus  positiL  Les  ma- 
nuscrits cependant  ne  manquaient  pas.  A  Flo- 
rence, à  Rome,  à  Paris,  les  oeuvres  du  philosophe 
arménien  étaient  conservées  dans  de  nombreux 
exemplaires;  mais  aucun  philologue  n'avait  pensé 
ni  à  les  publier,  ni  même  à  les  analyser. 

"Wyttenbach,  dans  ses  notes  sur  le  Phédon, 
avait  fait  usage  du  commentaire  de  David  sur  les 
Catégories,  mais  sans  en  connaître  l'auteur. 
M.  Neumann  est  venu  combler  cette  lacune  et 
réparer  cet  injuste  silence  de  la  philologie.  Il  a 
montré  que  l'auteur  du  Commentaire  sur  les 
Catégories  et  du  Commentaire  sur  l'Introduc- 
tion de  Porphyre  était  le  philosophe  qui,  chez 
les  Arméniens,  passait  pour  le  premier  des  pen- 
seurs nationaux,  et  qui,  instruit  aux  écoles  de  la 
Grèce,  élève  des  professeurs  d'Athènes,  d'Alexan- 
drie et  de  Constantinople,  devait  tenir  une  place 
distinguée  dans  l'histoire  de  la  philosophie,  jus- 
que-là muette  sur  ses  travaux. 

David  avait  traduit  et  commenté  plusieurs  ou- 
vrages d'Aristote,  particulièrement  la  Logique, 
et  il  avait  écrit  ses  commentaires  en  grec  et  en 
arménien  tout  à  la  fois.  L'usage  des  deux  langues 
lui  était  également  familier,  comme  l'attestent 
les    manuscrits  arméniens   et  grecs    que   nous 


DAYI 


345 


DAVI 


possédons.  Voici  l'indication  précise  de  ses  ou- 
vrages philosophiques  : 

1°  En  arménien  seulement  :  DéfinUion  des 
pri)icipcs  de  toutes  choses;  —  Fondements  de  la 
philosoph'e;  —  Apojiltlhegtnes  des  philosophes. 

2°  En  arménien  et  en  grec  :  Commentaire  sur 
Vlntroduction  de  Porphyre;  —  Commentaire 
sur  les  Catégories  d'Arislote. 

3°  En  grec  seulement  :  Prolégomènes  de  ce 
dernier  commentaire. 

4°  Enfin  des  traductions  des  Catégories,  de 
YHermcncia,  un  extrait  dos  Analytiques  Pre- 
miers et  Derniers,  une  traduction  de  la  Lettre 
à  Alexandre  sur  le  monde,  une  traduction  du 
petit  traité  apocryphe  sur  les  Vices  et  les  Ver- 
tus, etc. 

David  a  fait  encore  quelques  autres  ouvrages 
qui  sortent  du  domaine  de  la  philosophie,  mais 
qu'il  est  bon  de  mentionner  :  ce  sont  des  traités 
théologiques,  et  entre  autres  un  sermon  pro- 
noncé dans  la  chaire  d'Athènes,  le  ^f,p.a,  où  les 
élèves  devaient  porter  la  parole  en  public  à  la 
fin  de  leur  stage  de  sept  années.  Ce  sermon,  écrit 
d'abord  en  grec,  passe  pour  un  des  chefs-d'œuvre 
de  la  littérature  arménienne.  David  a  fait  de 
plus  une  grammaire  arménienne,  dont  il  reste 
des  fragments,  et  il  commenta  pour  l'usage  de 
ses  compatriotes  la  grammaire  de  Dehys  de 
Thrace. 

Des  trois  caractères  que  ces  divers  ouvrages 
assignent  à  David,  philosophe,  théologien,  gram- 
mairien, le  premier  seul  nous  intéresse.  Ce  que 
l'on  sait  de  la  vie  de  David  se  réduit  à  quelques 
renseignements  fort  courts.  11  naquit  dans  un  vil- 
lage du  Douroupéran,  nommé  Herthen,  Héréan, 
ou  plus  communément  Nerken.  Il  était,  au  rap- 
port de  Nerscs,  cousin  germain  de  Moïse  de  Kho- 
rène,  l'illustre  historien  de  l'Arménie,  et  il 
florissait  vers  490,  selon  le  témoignage  de  Sa- 
muel, autre  chroniqueur  arménien.  11  mourut 
vers  le  commencement  du  vi'=  siècle.  Le  plus 
récent  des  auteurs  qu'il  mentionne  lui-même 
dans  ses  ouvrages  est  Ammonius,  fils  d'Hermias, 
qui  est  de  cette  époque  aussi.  David  est  donc 
contemporain  de  Proclus,  et  probablement  il  fut 
son  condisciple  aux  leçons  de  Syrianus  et  d'Am- 
monius.  David  fut  un  des  jeunes  gens  que  saint 
Sahag  et  Mesrob,  régénérateurs  de  l'Arménie, 
envoyèrent  aux  écoles  grecques  pour  y  puiser 
les  lumières  qui,  rapportées  dans  le  pays,  en 
firent  alors  une  nation  indépendante  et  fort  su- 
périeure à  toutes  celles  dont  elle  était  entourée. 

David  se  montra  digne  de  cette  confiance,  et 
il  suffit  de  lire  ses  ouvrages  grecs  pour  se  con- 
vaincre de  son  mérite.  Il  est  Grec  par  le  savoir 
et  par  la  diction,  et  c'est  le  plus  bel  éloge  qu'on 
en  puisse  faire.  Rentré  dans  sa  patrie  après  de 
longues  et  fructueuses  études,  il  paraît  s'être 
consacré  uniquement  à  la  science;  son  nom,  du 
moins,  ne  paraît  point  une  seule  fois  dans  les 
agitations  politiques  dont  l'Arménie  fut  alors  le 
théâtre. 

Son  livre  intitulé  Définition  des  principes  de 
toutes  choses,  imprimé  en  arménien  à  Constan- 
linople  en  1731,  ne  paraît  être  qu'un  recueil  de 
nomenclatures  ;  et,  d'après  le  fragment  cité  par 
M.  Neumann,  on  peut  croire  que  cet  ouvrage 
n'est  que  le  programme  d'un  cours.  En  voici  le 
début  :  «  En  combien  de  parties,  ou  comment 
une  chose  est-elle  divisée?  En  deux  :  substance 
première  et  seconde.  —  En  combien  la  sub- 
stance seconde  est-elle  divisée?  En  deux  :  sub- 
stance spéculative,  substance  active.  «  Comme 
on  le  voit,  c'est  toujours,  sauf  le  dernier  trait, 
la  doctrine  péripatéticienne;  c'est  un  simple 
emprunt  aux  Catégories. 

L'ouvrage  arménien  le  plus    important  et  le 


plus  original  de  David  paraît  être  celui  qui  a 
pour  titre  :  Fondements  de  la  philosophie.  C'est 
une  réfutation  en  règle  du  pyrrhonisme.  David 
réduit  à  quatre  propositions  le  système  des 
sceptiques,  et  il  les  combat  l'une  après  l'autre. 
Il  commence  par  prouver  que  la  connaissance 
est  possible  et  que  la  philosophie  existe.  David  y 
cite  fréquemment  les  philosophes  de  la  Grèce, 
et  surtout  Platon,  dont  il  adopte  en  général  le 
système. 

Enfin,  dans  son  Recueil  des  apophlhegmcs  des 
anciens  philosophes,  M.  Neumann  assure  avoir 
trouvé  quelques  apophthegmes  nouveaux  qui  ne 
se  rencontrent  pas  dans  les  auteurs  grecs.  De 
plus,  M.  Neumann,  qui  a  étudié  sur  les  textes 
originaux  tous  ces  ouvrages,  n'hésite  point  à 
dire  que  David  doit  prendre  place  parmi  les  plus 
célèbres  néo-platoniciens  du  V  siècle,  et  que 
désormais  nul  historien  de  la  philosophie  ne  peut 
plus  passer  sous  silence  «  le  très-grand  et  invin- 
cible jjhilosophe  de  la  nation  arménienne.  »  Ce 
sont  là  en  effet  les  épithèles  un  peu  fastueuses  et 
toutes  scolastiques  dont  l'admiration  nationale  a 
entouré  le  nom  de  David. 

Dans  son  Commentaire  grec  sur  l'Intro- 
duction de  Porphyre,  il  suit  pas  à  pas  le  com- 
mentaire d'Ammonius,  traitant  les  mêmes  points, 
dans  le  même  ordre,  donnant  les  mêmes  solu- 
tions, et  empruntant  parfois  des  expressions  iden- 
tiques. 

Le  Commentaire  sur  les  Catégories  se  divise 
en  deux  parties  fort  distinctes,  les  prolégomènes 
et  le  commentaire  lui-même.  Les  prolégomènes 
sont  plus  étendus  que  ceux  d'Ammonius  et  même 
de  Simplicius.  C'est  une  sorte  d'introduction 
générale  aux  ouvrages  d'Aristote,  divisée  en  dix 
points.  Le  second,  où  il  traite  de  la  classification 
des  œuvres  du  philosophe,  contient  des  indi- 
cations précieuses  qui  peuvent  compléter  les 
catalogues  que  nous  avons.  Ainsi,  il  vient  joindre 
son  témoignage  à  celui  de  l'anonyme  de  Ménage, 
qui  était  unique  jusque-là,  pour  attester  qu'à 
cette  époque  on  possédait  un  livre  d'Aristote  en 
soixante-douze  sections,  intitulé  Mélanges.  Il 
nous  apprend,  en  outre,  que  le  fameux  Recueil 
des  Constitutions  était  rangé  par  ordre  alpha- 
bétique ;  qu'au  V  siècle  la  Politique  était  par- 
tagée en  livres  comme  elle  l'est  aujourd'hui,  et 
enfin  que  ce  furent  les  commentateurs  alliques 
d'Alexandrie  qui  décidèrent^  parmi  les  diverses 
éditions  des  yinalyliques  déposées  dans  les  bi- 
bliothèques, quelle  était  la  véritable.  On  pourrait 
encore,  avec  quelque  attention,  découvrir  dans 
les  prolégomènes  de  David  bien  d'autres  indi- 
cations précieuses  pour  l'histoire  de  la  philo- 
sophie. Quant  au  commentaire  lui-même,  il  joint 
à  une  élégance  de  style  fort  remarquable  une 
exactitude  qui  traite  scrupuleusement,  si  ce 
n'est  avec  originalité,  tous  les  points  de  la  dis- 
cussion; et  c'est  un  complément  très-utile  des 
travaux  d'Ammonius  et  de  Simplicius. 

Les  œuvres  de  David,  indépendamment  de  leur 
valeur  propre,  en  ont  une  autre  toute  relative 
et  qui  n'est  point  à  dédaigner.  Elles  sont,  dans 
l'histoire  de  la  philosophie,  un  des  anneaux  de 
la  longue  chaîne  intellectuelle  qui  unit  l'an- 
tiquité aux  temps  modernes.  David  représente 
le  mouvement  philosophique  de  la  Grèce  se  pro- 
pageant en  Arménie,  et  contribuant  pour  sa  part 
à  celui  que  développèrent  les  Arabes  un  peu 
plus  tard.  Retrouver  dans  un  monument  authen- 
tique l'état  des  études  philosophiques  en  Arménie 
à  la  fin  du  v°  siècle,  c'est  presque,  ce  semble, 
conquérir  une  nouvelle  province  à  l'histoire  de 
la  philosophie.  L'Arménie,  jusqu'à  présent,  n'y 
figurait  point  à  ce  titre,  et  pourtant  elle  méri- 
tait d'y  figurer.  Elle  vivait  à  cette  époque  de  la 


DAYI 


—  346  — 


DÉDU 


vie  philosophique  de  la  Grèce.  Elle  étudiait; 
comme  Athènes  elle-même,  comme  Alexandrie^ 
comme  Constantinoplc,  Aristote  et  Platon.  En 
un  mot,  elle  prenait  ranç  en  philosophie,  et  si 
elle  n'y  joua  pas  un  rôle  éclatant,  il  laut  en  ac- 
cuser les  circonstances  et  les  difficultés  du 
temps  plus  encore  que  le  génie  do  la  nation. 
La  gloire  de  David  sera  de  représenter  son 
pays  en  philosophie  comme  il  le  représentait 
aux  écoles  d'Athènes. 

L'édition  générale  d'Aristote,  publiée  par  l'A- 
cadémie de  Berlin,  a  donné,  dans  le  IV'  volume, 
de  longs  fragments  des  Commentaires  de  David, 
et  entre  autres  les  Prolégomènes  entiers  aux 
Catégories.  B.  S. -H. 

DAVID  DE  DiNAN,  philosophe  scolastique,  fut, 
suivant  quelques  historiens,  disciple  d'Amaury 
de  Chartres.  11  était  mort,  selon  toute  apparence, 
en  1209,  car  il  n'est  pas  compris  dans  le  décret 
rigoureux  dont  quatorze  disciples  d'Amaury  lu- 
rent alors  frappés  par  un  concile  tenu  à  Paris  : 
la  sentence  ne  mentionne  son  nom  qu'à  propos 
de  Quatrains,  Qualernuli,  qu'elle  lui  attribue 
et  qu'elle  condamne  au  feu,  en  ordonnant  à  tous 
ceux  qui  possèdent  l'ouvrage,  de  s'en  défaire 
dans  le  délai  d'un  mois  sous  peine  d'être  consi- 
dérés comme  hérétiques.  Sous  le  nom  de  David, 
Albert  le  Grand  cite  un  autre  livre,  le  Liber  to- 
morum,  Liber  de  tomis,  titre  auquel  il  est  aisé 
de  reconnaître,  soit  le  célèbre  traité  de  Jean  Scot 
de  Divisione  naturœ,  soit  un  abrégé  quelconque 
de  ce  traité.  Cependant  quoique  la  doctrine  de 
David  de  Dinan  offre  certaines  analogies  avec 
celle  de  Scot,  elle  en  diffère  par  d'autres  côtés, 
et  arrive  en  plus  d'un  point  à  des  conclusions 
nouvelles  qui  sont  très-graves.  Selon  David  tous 
les  objets  de  l'univers  peuvent  se  rapporter  à 
trois  classes,  les  corps,  les  âmes,  les  idées.  La 
matière  première,  sans  attribut  et  sans  forme, 
constitue  l'être  et  la  substance  des  corps,  dont 
par  conséquent  les  qualités  se  réduisent  à  de 
vaines  apparences,  qui  ne  présentent  rien  de  réel 
en  dehors  de  la  sensation  de  Pâme  et  du  ju- 
gement. La  pensée  est  aux  âmes  ce  que  la 
matière  est  au  corps.  Dieu  est  le  principe  des 
idées.  On  ne  trouve  rien  jusque-là,  dans  les 
opinions  de  David  de  Dinan,  qui  soit  entaché  de 
panthéisme;  mais  poussant  plus  loin  sa  doctrine, 
il  identifiait  la  pensée  et  la  divinité  avec  la 
matière  première.  En  effet,  si  ces  trois  principes 
étaient  distincts,  ils  ne  pourraient  l'être,  disait- 
il^  qu'à  raison  de  leurs  différences;  mais  ces 
différences  introduiraient  dans  leur  nature  un 
élément  de  composition  :  de  simples  qu'ils  doivent 
être  et  qu'ils  sont,  ils  deviendraient  complexes. 
Ils  ne  peuvent  donc  pas  être  différents,  et  s'ils 
ne  le  sont  pas,  ils  doivent  être  ramenés  à  un 
seul  principe,  dans  lequel  ils  se  confondent. 
Albert  cite  cet  argument  sous  le  nom  d'un  dis- 
ciple de  David,  appelé  Baudouin,  contre  lequel  il 
nous  apprend  que  lui-même  disputa.  La  plupart 
des  autres  moyens  ou  preuves  alléguées  par  David 
étaient  selon  l'usage  du  temps,  quehjues  textes 
des  anciens,  plus  ou  moins  détournés  de  leur 
sens  véritable,  tels  qu'une  citation  d'Orphée,  une 
autre  de  Sénèque  et  les  vers  célèbres  de  Lucain, 
au  IX'  livre  de  la  Pharsale,  sur  l'union  intime 
des  hommes  et  de  Dieu.  Cependant,  si  on  en 
croit  Albert,  celui  de  tous  les  écrivains  qui  nous 
a  laissé  le  plus  de  renseignements  sur  cette 
école  encore  peu  connue,  David  de  Dinan  se 
serait  particulièrement  attaché  à  Alexandre  d'A- 
phrodisias,  il  n'aurait  fait  que  reproduire  les 
opinions  de  ce  célèbre  commentateur.  11  est 
constant  que  dès  le  commencement  du  xiii"  siè- 
cle divers  écrits  d'Alexandre  étaient  connus  en 
Occident,  et  que  les-  théories  qu'ils  renferment 


attirèrent  bientôt  la  réprobation  de  l'évdque  de 
Paris,  Guillaume  d'Auvergne.  Or  le  fond  de  ces 
théories,  c'est  assurément  l'identité  de  la  pensée 
et  de  la  matière,  considérées  l'une  et  l'autre 
comme  indéterminées  :  ce  qui  est  la  doctrine 
propre  de  David.  Quelle  qu'en  soit  l'origine,  celle 
doctrine  est  un  des  épisodes  les  plus  curieux  de 
l'histoire  de  la  philosophie  au  moyen  âge.  Con- 
sultez Martène,  Novus  Thésaurus  Anecdol.,  t.  IV, 
p.  166;  — Albert  le  Grand,  0pp.,  l.  II,  p.  23,  et 
t.  XVIII,  p.  62  ;  —  Saint  Thomas,  Contra  Gentiles, 
I,  XVII  ;  —  Ch.  Jourdain,  Mémoire  des  sources  phi- 
losophiques des  hérésies  d'Amaury  de  Chartres 
et  de  David  de  Dinan,  dans  les  Mémoires  de  VA- 
cad.  des  inscriptions,  t.  XXVI,  2'  partie.     G.  J. 

DÉDUCTION  (de  deducere,  tirer  de,  faire 
sortir  de).  La  déduction  est  une  forme  du  rai- 
sonnement qui  consiste  à  déterminer  une  vérité 
particulière  en  la  tirant  et  la  faisant  sortir  d'un 
principe  général  antérieurement  connu.  C'est 
l'opposé  de  Vinduction,  qui  consiste  à  s'élever 
de  vérités  particulières  à  la  détermination  d'un 
principe  général. 

Quand  l'objet  particulier  qu'il  s'agit  de  déter- 
miner est  directement  obser\able,  il  n'y  a  qu'à 
employer  l'observation  ;  mais  il  arrive  souvent 
que  les  objets  sont  trop  éloignés  de  nous  dans  le 
le  temps  ou  dans  l'espace  pour  que  nous  puis- 
sions les  atteindre  par  l'observation.  Souvent 
aussi  nous  ne  voulons  pas  seulement  connaître  ce 
qui  est.  mais  ce  qui  doit  être,  l'absolu  et  le 
nécessaire,  et  l'observation  ne  nous  suffit  pas, 
attendu  que  l'observation  ne  nous  donne  que  ce 
qui  est  dans  un  moment,  dans  un  lieu,  et  non  ce 
qui  doit  être  partout  et  toujours,  nécessairement 
et  absolument.  Si  nous  ne  savons  rien  de  l'objet 
à  déterminer,  rien  que  son  existence,  il  n'y  a 
rien  à  faire  ;  mais  si  nous  connaissons  quelqu'une 
de  ses  qualités,  et  possédons  ainsi  sur  lui  quel- 
ques données,  il  faut  voir  si  par  ces  données  on 
peut  le  rattacher  à  quelque  principe  général 
dans  lequel  la  qualité  cherchée  est  évidemment 
unie  à  la  qualité  connue.  Si  cela  se  peut,  nous 
affirmons  alors  du  particulier  ce  que  nous  avons 
affirmé  du  général;  voilà  ce  qu'on  appelle  dé- 
duire. Par  exemple,  soit  à  déterminer  si  Pierre 
est  inortel  ;  ic  sais  de  lui  qu'il  est  homme,  et 
cette  donnée  me  permettant  de  le  rattacher  à  ce 
principe  général  tous  les  hommes  sont  mortels, 
je  puis  faire  sortir  de  cette  affirmation  générale 
cette  affirmation  particulière  :  Pierre  est  mor- 
tel. 

La  forme  de  la  déduction  est  le  syllogisme, 
qu'Aristote  (Prem.  Analyt.,  liv.  I,  ch.  i)  a  défini 
«  une  énonciation  dans  laquelle  certaines  asser- 
tions étant  posées,  par  cela  seul  qu'elles  le  sont, 
il  en  résulte  nécessairement  une  autre  assertion 
différente  de  la  première.  » 

Il  résulte  de  cette  définition,  et  de  ce  qui  pré- 
cède, que  la  diduction  n'est  pas  et  ne  saurait  être 
une  opération  primitive,  puisque  pour  tirer  la 
connaissance  du  particulier  de  celle  du  général, 
on  doit,  auparavant,  être  entré  en  posses- 
sion de  la  connaissance  du  général.  Alors  seu- 
lement on  .peut  essayer  de  ne  plus  étudier 'les 
individus  en  eux-mêmes,  et  de  tirer  la  connais- 
sance d'une  de  leurs  propriétés  des  autres  pro- 
priétés connues  dans  le  général.  Mais  les  principes 
généraux  nous  viennent  de  deux  sources  bien 
différentes,  et  présentent  des  caractères  bien  dis- 
tincts. Les  uns  se  forment  immédiatement  en 
nous  et  nous  apparaissent  tout  d'abord  évidents, 
invariables,  nécessaires  et  indépendants  de  toute 
réalisation  ;  ce  sont  les  principes  absolus  que 
nous  donne  la  raison,  faculté  de  l'absolu;  soit 
par  exemple  ce  principe  :  Tout  phénomène 
commençant  suppose  une  cause.  Les  autres  sont 


DEDU 


—  347  — 


DÉFI 


dégagés  par  fious  à  la  suite  d'observations,  d'ex- 
p6riences,  de  comparaisons,  d'aljstractions  nom- 
breuses ;  ils  sont  toujours  relatifs  à  une  réalisation 
donnée,  et  sont  indéfiniment  perfectibles.  Ce  sont 
les  principes  induclifs  ou  obtenus  par  voie  d'in- 
duction; par  exemple  :  Les  volumes  des  gaz  sont 
en  raison  inverse  des  pressions. 

Or,  la  déduction  emploie  ces  deux  sortes  de 
principes  généraux,  et  les  connaissances  qu'elle 
tire  de  ces  principes  sont  de  la  même  valeur  que 
les  principes  d'où  elle  les  tire.  Si  elle  part  des 
principes  absolus  et  nécessaires,  elle  en  lait  sor- 
tir des  conséquences  d'une  certitude  absolue, 
complète  et  invariable  comme  ces  principes 
eux-mêmes  :  elle  est  le  procédé  qui  constitue 
les  sciences  de  raisonnement  pur,  comme  les 
mathématiques,  où  les  vérités  acquises  sont  à 
jamais  invariables.  «  11  est  évident,  dit  Aristote 
{Dern.  AnaUjl.,  liv.  I,  ch.  vni),  que  si  les  prin- 
cipes d'oii  on  tire  la  conclusion  sont  universels, 
il  y  a  nécessité  que  la  conclusion  soit  une  vérité 
éternelle.  »  Si  la  déduction  part  des  variétés  gé- 
nérales obtenues  par  voie  d'induction,  les  vérités 
qu'elle  en  fait  sortir  sont  marquées  du  même 
caractère  de  contingence,  de  relativité  et  de  per- 
fectibilité indéfinie  ;  mais  la  valeur  de  la  consé- 
quence n'en  est  pas  infirmée  pour  cela.  Tant  que 
subsisteront  les  lois  de  l'univers  et  l'ordre  qui  a 
permis  de  dégager  ces  principes,  ces  principes 
seront  vrais,  et  les  conséquences  vraies  comme 
les  principes.  «  Quant  à  la  démonstration  et  à  la 
science  du  cours  ordinaire  des  choses,  évidem- 
ment elles  sont  éternelles  dans  l'essence  de  ces 
choses  »  {ubi  supra).  Et  c'est  là  ce  qui  permet 
de  se  servir  de  la  déduction  pour  appliquer  les 
vérités  générales  obtenues  par  induction,  et 
même  pour  les  vérifier  et  s'assurer  si  elles  sont 
exactes  et  si  les  faits  s'accordent  avec  les  lois 
que  nous  avons  cru  découvrir.  En  eflfet,  d'après 
la  manière  dont  sont  formées  les  vérités  induc- 
tives,  tout  ce  qui  est  vrai  du  genre  doit  être  vrai 
de  l'individu,  puisque  le  genre  ne  contient  que 
des  qualités  communes.  Or,  1"  ou  il  n'y  a  pas 
d'ordre  dans  l'univers,  ou  par  la  déduction  nous 
pouvons  tirer  des  principes  généraux  que  four- 
nit l'induction  des  applications  qui  constituent 
les  arts  j  2°  si  la  loi  de  tel  genre  est  légitimement 
formulée,  tel  individu  de  ce  genre  devra  y  être 
soumis.  On  expérimente  sur  cette  déduction,  et 
si  le  résultat  est  en  contradiction  avec  la  loi, 
c'est  une  preuve  que  cette  loi  n'est  point  celle 
du  genre  et  que  la  généralisation  qui  l'a  formu- 
lée est  à  recommencer.  Ainsi,  dans  la  science, 
comme  dans  les  applications  de  la  vie,  l'induc- 
tion et  la  déduction  se  supposent  l'une  l'autre, 
et  sont  dans  un  rapport  tel  que  la  seconde  ne 
peut  exister  sans  la  première,  et  que  la  première 
peut  et  doit  être  appliquée  et  vérifiée  par  le 
moyen  de  la  seconde. 

L'induction  doit  sa  légitimité  et  sa  puissance 
irrésistible  à  ce  principe  nécessaire  et  absolu 
sur  lequel  elle  repose  :  Dans  les  mêmes  cir- 
constances, et  dans  les  m,êmes  substances,  les 
mcmes  effets  résultent  des  mêmes  causes.  De 
même,  la  déduction  doit  la  sienne  à  ceux  de  ces 
mêmes  principes  qui  lui  servent  de  base  et  de 
fondement.  Quand  elle  conclut  l'identité  des 
effets  et  des  phénomènes,  de  l'identité  de  cause 
et  de  substance,  elle  s'appuie  sur  le  même  prin- 
cipe que  l'induction,  en  l'appliquant  à  sa  ma- 
nière. Quand  elle  prend,  pour  arriver  à  sa  con- 
clusion, un  intermédiaire  entre  l'objet  donné  et 
la  qualité  à  découvrir,  et  que,  du  rapport  de 
convenance  qui  unit  cet  intermédiaire  d'un  côté 
à  l'objet  et  de  l'autre  à  la  qualité  cherchée,  elle 
conclut  le  même  rapport  de  convenance  entre 
l'objet  et  la  qualité,  elle  n'est  qu'une  application 


de  cet  axiome  :  Deux  choses  comparées  à  une 
Iroisii'me,  et  trouvées  semblables  à  cette  troi- 
sième, sont  semblables  entre  elles,  axiome  qu'on 
pourrait  apj)eler  principe  de  déduction,  comme 
on  api)elle  l'autre  principe  d'induction. 

Ainsi,  les  deux  procédés  induclif  et  déductif, 
et  les  vérités  qu'ils  nous  donnent,  reposent  sur 
les  principes  premiers  qu'ils  supposent  et  des- 
quels se  tire,  même  à  notre  insu,  par  une  né- 
cessité de  notre  constitution  intellectuelle,  toute 
l'autorité  que  nous  leur  donnons.  Il  faut  bien 
qu'il  en  soit  ainsi,  pour  qu'il  y  ait  quelque  chose 
de  fixe  et  de  stable  dans  la  croyance  humaine. 
S'il  n'y  avait  pas  quelque  chose  de  primitif, 
d'incondilionnel  et  d'absolu,  à  quoi  le  raisonne- 
ment se  référât  et  qui  lui  servît  de  base,  quel- 
que chose^  en  un  mot,  de  nécessaire,  qui  brillât 
de  tout  l'cclat  d'une  évidence  propre,  constante, 
ineffaçable,  toute  la  chaîne  des  vérités  inducti- 
ves  et  déductives  flotterait  en  l'air  et  ne  tien- 
drait à  rien. 

Dans  sa  plus  grande  simplicité,  la  déduction 
suppose  au  moins  trois  idées  :  l'idée  du  principe 
en  général,  l'idée  des  données,  et  l'idée  déduite 
ou  sortant  nécessairement  des  deux  premières. 
Dans  ce  cas  il  n'y  a  qu'un  genre  et  qu'une  don- 
née intermédiaire  ;  mais  il  pourrait  y  en  avoir 
une  série  plus  ou  moins  longue,  sans  que  la  na- 
ture de  l'opération  changeât  en  rien.  Un  genre 
peut  rentrer  comme  espèce  dans  un  genre  plus 
élevé,  mais  toujours  ce  qui  est  affirmé  en  gé- 
néral pourra  être  affirmé  du  particulier  qu'il 
comprend,  et,  s'il  est  vrai  de  dire  :  deux  choses 
égales  à  une  troisième  sont  égales  entre  elles  ; 
il  est  aussi  vrai  d'ajouter  que  si  l'une  des  trois 
est  égale  à  une  quatrième,  elles  sont  toutes  qua- 
tre égales  entre  elles'  et  ainsi  de  suite. 

Les  règles  de  la  déauction  se  tirent  de  la  na- 
ture de  cette  opération  et  du  but  qu'elle  se  pro- 
pose. Comme  la  déduction  établit  un  rapproche- 
ment entre  un  principe  général  connu  et  déter- 
miné et  les  données  d'un  objet  particulier  à 
déterminer  dans  ce  qu'il  a  d'inconnu,  il  est  né- 
cessaire, 1°  de  vérifier  le  principe  général,  c'est - 
à-dire  de  voir  s'il  est  un  principe  légitimemenl. 
acquis,  et  d'en  déterminer  exactement  la  nature 
et  la  portée;  2"  d'examiner  les  données  de  l'objet 
particulier,  de  s'assurer  qu'elles  suffisent  pour 
le  rattacher  au  principe  général,  afin  de  ne  point 
s'exposer  à  ne  pas  aller  du  même  au  même,  et  à 
rapporter  au  genre  connu  un  individu  qui,  mieux 
étudié  dans  ses  données,  ne  saurait  lui  être  as- 
similé. 

Quand  on  considère  la  déduction  dans  sa  forme, 
dans  le  syllogisme,  on  ajoute  aux  règles  précé- 
dentes celles  qu'exige  l'emploi  des  formes  ver- 
bales. 

Le  mot  déduction  n'a  été  employé  dans  le  sens 
que  lui  donne  actuellement  la  philosophie,  ni 
par  les  Latins,  ni  par  les  scolastiques.  Les  lexi- 
cographes ne  le  donnent  pas,  et  on  ne  le  trouve 
que  dans  la  dernière  édition  (1835)  du  Diction- 
naire de  V Académie.  Cela  vient  de  ce  que  c'est 
dans  les  derniers  temps  seulement  que  cette 
opération  intellectuelle  a  été  distinguée  de  sa 
forme,  et  désignée  par  un  nom  qui  marque  ses 
rapports  avec  l'induction.  Précédemment  elle 
n'avait  été  étudiée  que  dans  la  forme  syllogisti- 
que.  Consultez  :  Aristote,  Premiers  Analytiques  ; 
—  Logique  de  Port-Ro'ijal  ;  —  Logique  de  Bos- 
suet;  — Waddington,  Essais  de  logique;  —  Stuart 
Mill,  Logique  ^nduelive  et  déductivc,  trad.  en 
français   par   L.   Peisse.   Voy.   Syllogisme,  Mé- 

THOOE.  J-   D-  J- 

DÉFINITION.  Proposition  par  laquelle  on 
détermine  soit  le  sens  d'un  mot,  soit  la  nature 
d'une  chose. 


DÉFI 


348  — 


DÉFI 


Toute  chose  a  son  caractère  propre,  une  nature, 
essence,  forme  ou  quiddilé,  comme  on  voudra 
l'apiicler,  qui  la  fait  être  ce  qu'elle  est  et  qui  la 
distingue  des  autres  choses.  C'est  ainsi  qu'un 
triangle  n'est  pas  un  cercle,  que  rélcphant  dif- 
fère au  lion,  et  que  Ihomme  s'élève  au-dessus 
de  tous  les  êtres  animés  par  la  prérogative  de  la 
raison. 

Fixer  ce  caractère  qui  constitue  la  véritable 
essence  de  chaque  chose,  contingente  ou  néces- 
saire, sensible  ou  idéale,  naturelle  ou  artificielle, 
tel  est  le  rôle  de  la  définition  dans  son  sens  le 
plus  vaste.  Elle  offre,  pour  ainsi  parler,  la  ré- 
ponse que  cherche  notre  esprit,  quand  il  se  de- 
mande ce  qu'est  Dieu,  ou  l'àmc,  ou  la  matière, 
ou  tout  autre  objet.  Il  ne  faut  pas  seulement  y 
voir  un  simple  procédé,  mais  une  partie  fonda- 
mentale de  la  science  des  êtres.  Elle  équivau- 
drait à  cette  science  elle-même,  si,  outre  la  na- 
ture des  choses,  la  raison  ne  voulait  en  pénétrer 
l'origine  et  la  fin. 

La  définition,  ainsi  comprise,  ne  doit  pas  être 
confondue  avec  la  description  familière  au  poète 
et  à  l'orateur,  qui,  s'adressant  à  l'imagination, 
ne  saisissent  des  objets  que  le  côté  sensible, 
l'enveloppe  extérieure,  et  ne  s'occupent  pas  du- 
fond.  C'est  au  fond  que  la  définition  proprement 
dite  s'attache,  et  elle  omet  les  accidents.  Dans 
un  végétal,  par  exemple,  elle  fait  abstraction  de 
la  tige,  du  nombre  des  feuilles  et  de  l'éclat  de  la 
corolle,  qui  peuvent  varier  sans  que  la  plante 
soit  altérée  ;  mais  elle  expose  la  structure  intime 
de  la  fleur  et  du  fruit,  qui  sont  des  parties  es- 
sentielles. 

La  définition  doit  aussi  être  distinguée  de  la 
démonstration.  Démontrer,  c'est  faire  voir  qu'il 
y  a  un  rapport  entre  tel  attribut  et  tel  sujet, 
sans  expliquer  la  nature  du  sujet  ni  celle  de 
l'attribut,  qui  est  supposée  déjà  connue;  c'est 
prouver,  par  exemple,  que  tout  cercle  a  ses 
rayons  l'gaux,  sans  d  terminer  ce  qu'est  un  cer- 
cle, ni  un  rayon,  et  en  partant  de  ces  idées 
comme  suffisamment  éclaircies;  c'est  établir  en- 
fin qu'une  chose  est  ou  n'est  pas,  et  nullement 
dire  quelle  elle  est.  La  définition  suit  la  marche 
contraire^  néglige  le  point  de  vue  de  l'existence, 
et  n'envisage  que  l'essence.  Le  géomètre  qui 
définit  le  triangle  ne  fait  qu'assigner  le  carac- 
tère d'une  figure  possible;  et  quand  un  astro- 
nome explique  les  causes  de  Téclipse,  il  ignore 
si,  à  l'heure  même,  la  terre  s'interpose  entre  le 
soleil  et  la  lune  ou  la  lune  entre  le  soleil  et  la 
terre.  La  seule  définition  qui  implique  l'existence 
du  sujet  défini  est  celle  de  l'être  parfait,  qu'on 
ne  peut  concevoir  sans  juger  aussitôt  qu'il  existe. 

Enfin,  parmi  les  définitions  elles-mêmes,  les 
logiciens  distinguent  celles  qui  se  rapportent  aux 
mots  dont  elles  fixent  le  sens,  ou  définitions  no- 
minales, et  celles  qui  se  rapportent  aux  choses, 
ou  définitions  réelles. 

Ce  qui  caractérise  les  premières,  c'est  qu'elles 
sont  arbitraires,  et  ne  sauraient  être  contestées, 
tandis  qu'on  doit  le  plus  souvent  exiger  la  preuve 
des  secondes.  Chacun  est  le  maître,  en  eff'ct, 
d'attribuer  aux  termes  qu'il  emploie  la  signifi- 
cation que  bon  lui  semble;  et  si  j'avertis,  par 
exemple,  que  j'appellerai  du  nom  de  cercle 
toute  figure  qui  a  trois  côtés  et  trois  angles,  on 
peut  me  blâmer  de  détourner  une  expression  de 
son  sens  ordinaire,  mais  non  me  contester  que 
j'y  ai  attaché  un  sens  nouveau,  ni  m'imputer  en 
cela  aucune  erreur.  Mais  nous  n'avons  pas  sur  la 
nature  des  choses  le  même  pouvoir  que  sur  les 
mots  :  il  ne  dépend  pas  de  nous  de  leur  prêter 
des  attributs  qu'elles  ne  possèdent  pas  ;  et,  quand 
nous  le  faisons,  c'est  le  résultat  d'une  méprise 
qu'il  est  toujours  permis  de  relever. 


En  outre,  puisque  les  définitions  nominales 
sont  arbitraires,  non-seulement  elles  ne  suppo- 
sent pas  l'existence  de  leurs  objets,  elles  n'en 
supposent  même  pas  la  possibilité,  et  peuvent 
s'appliquer  aussi  bien  aux  tenues  qui  signifient 
une  chose  contradictoire,  comme  une  chimère, 
qu'à  ceux  qui  désignent  un  être  véritable.  Un 
des  caractères  de  la  définition  réelle  est,  au 
contraire,  d'envelopper  la  possibilité  de  son  sujet; 
car  il  ne  sauiait  être  défini  s'il  n'a  une  essence 
propre,  laquelle  ne  peut  être  connue  par  l'cn- 
tcndement,  qu'autant  qu'elle  n'implique  aucune 
contradiction.  Que  si  le  principe  de  la  possibilité 
nous  échappe,  si  nous  ne  connaissons  de  la  chose 
que  les  accidents  uu  quelques  effets,  comme  le 
bruit  ou  la  lumière  qui  accompagne  la  foudre, 
la  définition  se  réduit  à  indiquer  certaines  pro- 
priétés qui  conviennent  au  sujet;  elle  facilite 
l'application  du  terme  qui  le  désigne  ;  mais 
c'est  tout;  elle  est  réelle  en  apparence,  et  au 
fond  purement  nominale. 

On  a  quelquefois  demandé  si  la  définition  de 
choses  ne  rentrerait  pas  dans  la  définition  de 
mots,  ou  réciproquement.  Pour  qui  saisit  bien  le 
caractère  de  l'une  et  de  l'autre,  il  est  manifeste 
qu'une  semblable  réduction  n'est  pas  fondée,  à 
moins  qu'on  ne  veuille  ne  tenir  nul  compte  du 
langage,  ou  bien  ne  voir  dans  la  pensée  qu'un 
système  frivole  de  signes  arbitraires.  Il  est  vrai 
de  dire  cependant  que  les  définitions  réelles 
peuvent  aussi,  à  certains  égards,  être  regardées 
comme  nominales,  dans  les  cas  où  celui  qui  les 
considère  ignorait  à  la  fois  le  nom  et  la  nature 
de  la  chose  définie.  Par  exemple,  quand  un  terme 
nouveau  est  appliqué  à  un  objet  nouveau,  comme 
une  nouvelle  substance,  une  espèce  animale  in- 
connue, un  phénomène  inaperçu,  on  ne  saurait 
évidemment  définir  la  nature  de  cette  substance, 
de  cette  espèce,  de  ce  phénomène,  sans  déter- 
miner par  là  même  la  signification  du  mot  ar- 
bitrairement choisi  pour  les  désigner. 

Voyons  maintenant  comment  procède  l'esprit 
dans  les  définitions. 

Soit  l'homme  à  définir. 

La  nature  humaine  comprend  plusieurs  élé- 
ments essentiels,  comme  l'être,  l'organisation,  le 
sentiment,  la  pensée.  Mais  chacun  de  ces  élé- 
ments pris  à  part  la  dépasse,  c'est-à-dire  se 
retrouve  dans  des  choses  différentes  de  Thuma- 
nité.  L'être  se  retrouve  dans  tout  ce  qui  existe  ; 
l'organisation  dans  les  plantes  ;  le  sentiment 
dans  les  animaux;  la  pensée  en  Dieu.  Je  n'aurai 
donc  pas  défini  l'homme,  en  lui  attribuant  ou  la 
pensée,  ou  le  sentiment^  ou  la  vie  organique, 
ou  simplement  l'existence.  Cette  attribution  in- 
complète ne  suffira  pas  pour  donner  une  idée  de 
ce  qui  est,  et  même  elle  exposera  à  le  confondre 
avec  ce  dont  il  diffère. 

Si  je  veux  le  caractériser  pleinement,  je  dois 
chercher  une  formule  qui  non-seulement  con- 
vienne à  sa  nature,  mais  qui  n'exprime  qu'elle, 
qui  y  soit  tellement  propre  qu'elle  ne  puisse 
s'appliquer  à  aucune  autre  espèce  que  l'huma- 
nité. 

Or,  il  est  facile  de  voir  que  cette  formule  adé- 
quate ne  peut  être  que  l'expression  synthétique 
de  tous  les  attributs  humains  qui  se  déterminent 
l'un  l'autre  en  se  combinant,  et  qui  tous  réunis 
donnent  la  représentation  exacte  de  notre  nature 
commune. 

Le  sentiment,  la  vie  organique  et  la  raison 
doivent  donc  également  figurer  dans  la  défini- 
tion de  l'homme.  Il  est  un  être  organisé,  sensi- 
ble et  raisonnable. 

Mais  la  forme  de  cette  définition  peut  aisé- 
ment être  simplifiée.  Tous  les  objets  de  la  pensée 
forment  une  série  dont  chaque  terme  est  com- 


DÉFI 


—  349  — 


DÉFI 


pris  dans  ceux  qui  le  précèdent,  et  comprend  à 
son  tour  ceux  qui  le  suivent.  L'individu  est  dans 
l'espèce,  l'espèce  dans  le  genre,  le  genre  infé- 
rieur dans  un  genre  plus  élevé,  tous  les  indivi- 
dus, toutes  les  espèces  et  tous  les  genres  dans  la 
catégorie  suprême  de  l'être.  Les  attributs  passent 
ainsi  de  classe  en  classe,  en  s'augmentant  de 
l'une  à  l'autre,  et  il  suit  de  là  qu'on  peut  réunir 
sous  une  appellation  générique  tous  ceux  que 
l'objet  à  définir  emprunte  à  la  classe  immédia- 
tement supérieure. 

La  vie  organique  et  le  sentiment  appartien- 
nent au  çenre  des  êtres  animés,  dont  l'homme 
fait  partie  ;  à  renonciation  successive  de  ces 
deux  propriétés,  je  puis  donc  substituer  le  nom 
du  genre  qui  les  résume,  et  dire  :  l'homme  est 
un  animal,  en  ajoutant  qu'il  est  doué  de  raison, 
pour  achever  de  déterminer  sa  nature. 

Les  attributs  généraux  de  l'humanité  sont  les 
seuls  éléments  qui  entrent  dans  cette  définition  ; 
mais  on  peut  aussi  définir  les  choses,  et  on  les 
définit  même  d'une  manière  plus  instructive  et 
plus  profonde,  en  indiquant  quelle  en  est  l'ori- 
gine ou  quel  en  est  le  but.  Les  géomètres  avaient 
le  droit  de  définir  la  sphère  un  solide  dont  la 
surface  a  tous  ses  points  à  une  égale  distance 
d'un  point  intérieur  appelé  centre  ;  ils  ont  pré- 
féré dire  qu'elle  est  un  solide  engendré  par  la 
révolution  d'un  demi-cercle  autour  de  son  dia- 
mètre. Quand  j'énonce  que  la  quadrature  est  la 
formation  d'un  carré  éauivalent  à  une  figure,  je 
suis  moins  complet  que  si  j'ajoute  par  une 
moyenne  proportionnelle.  Serait-ce  définir  une 
montre  que  d'en  exposer  le  mécanisme  et  d'en 
taire  Tusage? 

Mais,  quels  que  soient  l'objet  et  le  mode  de 
la  définition,  on  doit  remarquer  qu'il  faut  tou- 
jours aboutir  à  un  genre  qui  la  comprend  et  à 
une  différence  qui  la  caractérise.  Dans  les  deux 
définitions  de  la  sphère,  elle  est  rangée  dans  la 
catégorie  des  solides,  et  déterminée  par  l'addi- 
tion d'une  idée  particulière.  Les  usages  d'une 
montre  servent  de  même  à  la  reconnaître  entre 
toutes  les  autres  machines  avec  laquelle  on  la 
classe. 

Voilà  le  fondement  du  principe  posé  par  Aris- 
tote,  et  avoué  par  la  plupart  des  logiciens,  que 
toute  définition  se  fait  par  le  genre  et  la  dilie- 
rence,  ou  autrement,  consiste  à  placer  un  objet 
dans  une  classe  déterminée,  et  à  indiquer  les 
caractères  qui  le  distinguent  de  tous  les  objets 
de  la  même  classe. 

Et,  comme  chaque  genre  a  plus  ou  moins  de 
compréhension,  il  n'est  pas  indifférent  de  choisir 
un  genre  ou  un  autre.  11  faut  s'arrêter  à  celui 
qui  renferme  immédiatement  le  sujet.  Ce  n'est 
pas  la  même  chose  de  dire  :  l'homme  est  un 
être,  ou  l'homme  est  un  animal  doué  de  raison: 
car,  dans  le  premier  cas,  je  n'indique  pas  qu'il 
est  autre  chose  qu'une  pure  intelligence,  et  je 
montre  dans  le  second  qu'il  est  un  corps  uni 
à  un  esprit. 

Les  logiciens  ajoutent  que  la  définition  doit 
convenir  à  tout  le  défini  et  au  seul  défini,  loti 
deflnilo  et  soli  deflnilo;  en  moins  de  mots,  être 
propre  et  universel,  ce  qui  découle  également 
de  tout  ce  qui  précède. 

Ils  veulent  enfin  qu'elle  soit  réciproque,  par 
où  ils  entendent  que  le  sujet  et  l'attribut  doi- 
vent pouvoir  être  pris  indifTéremmcnt  l'un  pour 
l'autre.  Ce  dernier  caractère  est  ce  qui  distingue 
la  définition  des  propositions  pures  et  simples 
dont  les  formes  ne  sont  pas  convertibles.  L'or 
est  jaune  ;  voilà  une  proposition  :  car  l'idée  de 
couleur  n'est  pas  adéquate  à  l'idée  d'or,  puisqu'il 
y  a  d'autres  choses  que  l'or  qui  sont  jaunes,  et 
que  l'or,  de  son  côté,  n'a  pas  cette  unique  pro- 


priété. Une  étoile  est  un  astre  qui  brille  de  sa 
propre  lumière;  voilà  une  définilion,  parce  que 
le  sujet  et  l'attribut  sont  deux  idées  égales,  ou, 

§our  mieux  dire,  une  seule  idée  exprimée  de 
eux  manières  difTcrentes:  par  un  seul  mot  dans 
le  premier  membre,  et  par  un  assemblage  de 
mots  dans  le  second. 

Est-il  nécessaire  de  faire  observer  que  la  dé- 
finition doit  joindre  la  clarté  à  l'exactitude,  qui 
autrement  serait  obtenue  en  jure  perte?  «  Une 
définition  obscure,  dit  Aristote,  ressemble  à  ces 
tableaux  de  mauvais  peintres,  qui  sont  inintel- 
ligibles à  moins  d'une  inscription  pour  en  expli- 
quer le  sujet.  »  Il  est  donc  essentiel,  lorsqu'on 
définit,  d'éviter  les  métaphores,  qui  voilent  trop 
souvent  les  pensées  et  peuvent  donner  lieu  à  de 
graves  méprises.  On  doit,  au  contraire,  recher- 
cher la  précision,  qui  produit  la  netteté  et  qui 
fait  que  la  parole  n'est,  pour  ainsi  dire,  que  l'i- 
dée devenue  sensible  dans  le  discours. 

Si  nous  avons  bien  fait  comprendre  le  procédé 
de  la  définition,  on  voit  que  ce  procédé  consiste 
à  dévelojper  la  série  des  éléments  que  ren- 
ferme une  idée.  Étant  donné  un  objet  dont  la 
notion  est  indéterminée,  analyser  cette  notion 
pour  l'éclaircir  :  voilà  en  deux  mots  toute  la 
définition. 

Une  conséquence  à  tirer  de  là,  c'est  que  tous 
les  objets  ne  peuvent  être  définis,  mais  unique- 
ment ceux  dont  la  nature  est  complexe.  Je  puis 
définir  l'homme;  pourquoi?  Parce  que  l'homme 
est  un  sujet  composé,  qui  se  prête,  par  consé- 
quent, à  l'analyse  ;  mais  je  ne  puis  pas  définir 
l'être  dont  la  simplicité  s'y  refuse.  Aristote  avait 
entrevu  cette  vérité,  que  Pascal  et  Arnauld  ont 
mise  dans  tout  son  jour.  Il  ne  fallait  donc  pas 
en  rapporter  la  découverte  à  Locke,  comme  on 
l'a  souvent  fait. 

Par  une  raison  différente,  les  individus  tels 
que  Socrate,  Pierre,  Paul,  échappent  aussi  à  la 
définition;  car  ils  ont  la  même  essence,  et  ils 
ne  se  distinguent  les  uns  des  autres  que  par  le 
nombre  et  d'autres  accidents  qui  ne  sont  pas 
susceptibles  d'être  formulés  avec  rigueur.  Tout 
ce  que  je  puis  faire  est  d'indiquer  les  caractères 
qui  servent  à  les  reconnaître,  comme  la  péné- 
tration, la  douceur,  la  fermeté,  les  traits  du  vi- 
sage, l'attitude  du  corps,  etc. 

Une  autre  conséquence  de  la  nature  de  la  dé- 
finition, c'est  que  l'analyse  du  sujet  pouvant 
être  fautive,  soit  qu'on  ait  omis  des  attributs  es- 
sentiels, ou  qu'on  ait  tenu  compte  d'éléments 
inutiles,  elle  est  elle-même  dans  beaucoup  de  cas 
hypothétique  et  infidèle.  A  quoi  se  réduisent  les 
définitions  du  sec,  de  l'humide  et  de  tant  d'au- 
tres phénomènes  naturels,  si  péniblement  éla- 
borés par  Aristote?  Qui  peut  dire  où  iront  celles 
qu'on  donne  maintenant  de  l'eau  et  de  l'air, 
lorsque  la  chimie  aura  fait  de  nouveaux  pro- 
grès? Pour  démontrer  une  définition,  il  faudrait 
établir  l'exactitude  de  la  division  qui  y  sert  de 
base,  et  le  plus  souvent  on  ne  le  peut. 

Les  conceptions  rationnelles  n'ont  aucun  avan- 
tage sur  les  données  expérimentales,  et  il  est 
également  ou  même  plus  délicat  de  les  détermi- 
ner avec  une  entière  certitude.  On  dispute  en- 
core sur  la  nature  du  temps,  de  l'espace,  du 
bien  et  du  beau.  La  vraie  définition  de  la  sub- 
stance avait  échappé  aux  cartésiens  et  n'a  été 
donnée  que  par  Leibniz.  N'est-il  pas  arrivé  à 
toute  une  secte  de  philosophes  de  méconnaître 
les  attributs  essentiels  de  l'âme,  au  point  de  la 
confondre  avec  la  matière?  Les  définitions  se 
ressentent  du  défaut  de  nos  méthodes  et,  en  gé- 
néral, elles  partagent  toutes  les  vicissitudes  de  la 
connaissance  humaine  ;  imparfaites  dans  l'origine, 
elles  se  rectifient  à  mesure  que  l'esprit  avance. 


DEGÉ 


—   350  — 


DEGE 


Il  n'y  a  qu'une  science,  la  géométrie,  où  elles 
aient  une  évidence  immédiate,  qui  a  fait  décer- 
ner aux  mathématiques  le  nom  de  sciences 
exactes  par  excellence.  A  quoi  tient  celte  clarté, 
cette  rigueur,  cette  absolue  et  irrésistible  certi- 
tude d'une  classe  particulière  de  définitions  ? 
C'est,  comme  l'a  très-bien  vu  Kant,  que  les  fi:- 
gures.  et  en  général  les  objets  de  la  géométrie, 
sont  des  produits  de  la  pensée,  qui  y  met  préci- 
sément ce  qu'elle  veut,  et  qui  sait  tout  ce  qu'elle 
y  met,  à  peu  près  comme  l'horloger  connaît  une 
pendule.  Par  exemple,  décrire  un  cercle,  c'est 
tracer  une  figure  terminée  par  une  courbe  dont 
les  points  sont  à  une  égale  distance  d'un  point 
intérieur  qu'on  appelle  centre  :  le  mot  de  cercle 
résume  le  fait  ;  la  définition  l'expose,  et  il  ne 
reste  au  géomètre  qu'à  en  tirer  les  dernières 
conséquences.  Il  en  est  de  même  pour  les  trian- 
gles, pyramides,  ellipses,  etc.,  que  nous  pouvons 
toujours  construire  en  aussi  grand  nombre  qu'il 
nous  plaît  ;  tout  y  est  d'une  clarté  parfaite  pour 
l'intelligence,  parce  qu'elle  engendre  elle-même 
le  sujet  à  définir.  Comme,  au  contraire,  les  sub- 
stances, le  temps,  l'espace,  les  phénomènes  nous 
sont  donnés  par  la  nature,  et  que  nous  ne  les 
créons  pas;  nous  les  ignorons  d'abord,  et  plus 
tard  nous  ne  parvenons  à  les  connaître  que  par 
un  travail  lent  et  peu  sûr  de  la  réflexion. 

Les  ouvrages  où  la  théorie  de  la  définition  est 
exposée  sont  innombrables  ;  il  nous  suffira  d'in- 
diquer parmi  les  anciens  :  Aristote,  Derniers 
Analxjliques,  liv.  II;  Topiques,  liv.  VI;  et 
parmi  les  modernes  :  Pascal,  Réflexions  sur  la 
Géométrie;  —  Logique  de  Port-Royal,  l"  par- 
tie, ch.  xir,  XIII  et  xiv;  2°  partie,  ch.  xvi  ;  — 
Locke,  Essais  sur  l'Entend,  hum.,  liv.  III, 
ch.  III  et  IV  ;  —  Leibniz,  Nouv.  Essais  sur  l'En- 
tendement humain,  liv.  III,  ch.  m  et  iv  ;  — 
Kant,  Logique,  trad.  par  J.  Tissot,  Paris,  1840, 
§  99  et  suiv.; —  Laromiguière,  Leçons  de  Philo- 
sophie, 1"=  partie,  leçons  xii  et  xin.  C.  J. 

DEGÉRANDO  (Marie- Joseph),  né  à  Lyon  le 
29  février  1772,  fut  élevé  chez  les  oratoriens  de 
cette  ville.  En  1794,  lors  du  siège  de  Lyon  par 
les  armées  républicaines,  il  prit  les  armes  pour 
la  défense  de  sa  cité  natale,  fut  fait  prisonnier 
et  n'échappa  à  la  mort  que  par  miracle.  Con- 
traint, pour  sauver  sa  vie,  de  chercher  un  asile 
à  l'étranger,  il  se  réfugia  d'abord  en  Suisse,  et 
de  là  dans  le  royaume  de  Naples.  En  1796,  après 
un  exil  qui  avait  duré  environ  trois  années,  l'é- 
tablissement du  Directoire  permit  à  M.  Degé- 
rando  de  rentrer  en  France.  Il  passa  quelques 
mois  à  Lyon  ;  mais  bientôt,  cédant  aux  instances 
do  Camille  Jordan,  son  parent  et  son  ancien 
condisciple,  qui  le  pressait  de  le  suivre  à  Paris, 
il  vint  s'établir  dans  cette  ville.  Au  18  fructidor, 
il  fut  assez  heureux  pour  sauver  la  liberté  de 
son  courageux  ami,  qu'il  déroba  aux  recherches 
de  la  police  et  accompagna  dans  sa  fuite  en  Al- 
lemagne. Agé  alors  de  vingt-cinq  ans,  et  resté 
sans  emploi,  malgré  sa  capacité  et  son  intelli- 
gence précoces,  il  résolut  d'embrasser  la  car- 
rière des  armes  qu'entouraient  de  prestige  les 
brillantes  victoires  de  l'armée  d'Italie,  et  s'en- 
gagea comme  chasseur  au  sixième  régiment  de 
cavalerie.  Vers  le  même  temps,  la  Classe  dos 
Sciences  morales  et  politiques  mettait  au  con- 
cours cette  curieuse  question,  empruntée  à  la 
philosophie  de  Condillac:  «  Quelle  est  l'influence 
des  signes  sur  la  faculté  de  penser?  »  M.  Degé- 
rando  concourut,  obtint  le  prix,  et  en  reçut  la 
nouvelle  peu  de  temps  après  la'bataille  de  Zu- 
rich, à  laquelle  il  avait  pris  part.  Ce  premier 
triomphe,  qui  fut  suivi  de  succès  non  moins 
brillants  dans  d'autres  luttes  académiques,  fixa 
l'attention  du  gouvernement  sur  M.  Degérando, 


devant  lequel  s'ouvrit  une  carrière  plus  con- 
forme à  sa  vocation  que  l'état  militaire.  Atta- 
ché, en  1799,  au  ministère  de  l'intérieur  par 
Lucien  Bonaparte  :  élevé,  en  1804,  au  poste  de 
secrétaire  général  par  M.  de  Champagny  ;  en 
180.O,  il  accompagna  Napoléon  dans  son  voyage 
en  Italie;  il  est  nommé  maître  des  requêtes  en 
1808;  fait  ensuite  partie  de  la  junte  administra- 
tive de  Toscane  et  de  la  consulte  établie  près 
les  États  romains  ;  reçoit,  en  1811,  le  titre  de 
conseiller  d'État,  et,  en  1812,  est  appelé  à  l'in- 
tendance de  la  Catalogne.  Lors  de  la  chute  de 
l'empire,  M.  Degérando  conserva  la  position 
élevée  qu'il  devait  moins  .encore  aux  circon- 
stances qu'à  son  noble  caractère  et  à  ses  talents 
éprouvés  ;  mais  ayant  été  envoyé,  pendant  lès 
Cent-Jours,  en  qualité  de  commissaire  extraor- 
dinaire dans  le  département  de  la  Moselle  pour 
y  organiser  la  défense  du  territoire  national,  il 
fut  mis  à  l'écart  durant  les  premiers  mois  de  la 
seconde  restauration.  Rentre  peu  de  temps  après 
au  conseil  d'État,  il  joignit  sa  voix  à  celles  de 
MM.  Allent,  Bérenger,  Cormenin,  etc.,  pour  dé- 
fendre avec  fermeté  le  maintien  des  ventes  na- 
tionales et  le  respect  des  droits  acquis  pendant 
la  révolution  et  l'empire.  En  1819,  il  ouvrit,  à 
la  Faculté  de  droit  de  Paris,  un  cours  de  droit 
public  et  administratif  que  les  ombrageuses  dé- 
fiances du  pouvoir  suspendirent  en  1822,  mais 
qu'il  reprit  en  1828,  sous  le  ministère  ré]  arateur 
de  M.  de  Martignac.  Animé  du  noble  désir  d'ê- 
tre utile  à  ses  semblables,  il  consacrait  les  loi- 
sirs que  lui  laissaient  les  afl'aires  et  le  culte  as- 
sidu des  lettres  à  la  propagation  des  découvertes 
utiles  et  à  des  œuvres  de  bienfaisance.  Le  gou- 
vernement de  Juillet  reconnut  les  longs  services 
de  M.  Degérando,  en  l'élevant,  en  1837,  à  la 
pairie;  il  faisait  depuis  longtemps  partie  de  l'A- 
cadémie des  inscriptions  et  belles-lettres,  et  de 
celle  des  sciences  morales  et  politiques.  Il  est 
mort  le  9  novembre  1842,  à  l'âge  de  soixante- 
dix  ans. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  considérer  dans 
M.  Degérando  l'administrateur  sage  et  intègre, 
dont  le  court  passage  a  laissé  les  plus  honorables 
souvenirs  en  Italie  et  en  Catalogne;  ni  le  publi- 
ciste  consommé  qui  a  si  longtemps  éclairé  le 
conseil  d'État  de  ses  lumières,  et  dont  l'ensei- 
gnement a  fondé  en  France  la  théorie  du  droit 
administratif;  ni  même  l'homme  de  bien,  mem- 
bre dévoué  de  plusieurs  sociétés  charitables  et 
auteur  d'utiles  ouvrages  consacrés  à  la  bienfai- 
sance; parmi  tant  de  titres  divers  que  M.  Degé- 
rando s'est  acquis  à  la  reconnaissance  des  amis 
de  leur  pays,  nous  n'avons  à  apprécier  que  ses 
travaux  en  philosophie. 

Vers  l'époque  où  commence  la  carrière  philo- 
sophique de  M.  Degérando,  la  doctrine  de  Con- 
dillac était  en  possession  d'une  autorité  exclu- 
sive et  absolue.  Les  rares  adversaires  qu'elle 
conservait  gardaient  un  silence  prudent,  et  ses 
nombreux  admirateurs  n'hésitaient  pas  à  la  pré- 
senter avec  plus  d'enthousiasme  que  de  réflexion, 
comme  le  dernier  mot  de  la  raison  humaine  sur 
les  problèmes  qui  l'intéressent  le  plus.  Cédant 
au  préjugé  universel,  M.  Degérando  suivit  d'a- 
bord la  pente  où  les  meilleurs  esprits  étaient 
alors  engagés.  Son  premier  ouvrage,  travail  in- 
génieux sur  les  signes  et  l'art  de  penser,  consi- 
dérés dans  leurs  rapports  mutuels  (4  vol.  in-8, 
1800),  reproduit  en  général  la  méthode  et  les 
théories  du  maître.  Le  point  de  départ  de  l'au- 
teur est  ce  principe,  universellement  accepté, 
dit-il,  par  les  philosophes  de  nos  jours,  que 
l'origine  de  toutes  les  connaissanocs  humaines 
est  dans  la  sensation,  ou,  ce  qui  revient  au 
même,  dans  l'impression  des  objets  e\.térieurs 


DEGÉ 


351  — 


DEGÉ 


sur  nos  organes.  Réduit  aux  seules  lacullés  que 
la  sensation  enveloppe,  la  perceptionj  l'attention, 
le  jugement,  l'imagination,  la  réminiscence  et 
la  mémoire,  l'homme  ne  pourrait  acquérir  le 
petit  nombre  des  idées  indispensables  à  son 
existence  :  la  limite  de  ses  besoins  marquerait 
celle  de  son  savoir.  Mais  à  la  lumière  de  l'ana- 
logie, il  découvre  chez  son  semblable  des  fa- 
cultés pareilles  aux  siennes,  se  rapproche  de  lui, 
cherche  à  s'en  faire  comprendre,  imagine  le 
langage,  le  perfectionne,  et,  par  le  moyen 
de  ce  merveilleux  instrument,  modifie  ses  pre- 
mières connaissances,  en  acquiert  de  nouvelles 
et  recule  à  l'infini  le  domaine  de  sa  raison.  Le 
langage  est  la  condition  des  idées  complexes  et 
abstraites,  ainsi  que  du  raisonnement  qui  con- 
siste à  substituer  à  un  signe,  dont  la  valeur  ne 
pourrait  être  saisie  immédiatement  par  l'esprit, 
d'autres  signes  dont  les  idées  sont  plus  voisines 
de  nous.  Il  suit  de  là  que  la  plupart  des  juge- 
ments dont  un  raisonnement  se  compose,  n'ont 
pour  objet  que  d'apprécier  la  valeur  de  nos  si- 
gnes; ils  sont  vrais  ou  faux,  selon  que  cette  ap- 
préciation l'est  elle-même,  et  le  langage  se  trouve 
être  à  la  fois  la  source  princiimle  de  nos  connais- 
sances et  de  nos  illusions. 

Il  faut  toutefois  le  reconnaître ,  malgré  les 
liens  étroits  qui  le  rattachent  à  l'école  de  Con- 
dillac,  M.  Degérando  n'accepte  les  doctrines  de 
cette  école  que  sous  bénéfice  d'inventaire  et 
avec  une  réserve  intelligente.  C'est  ainsi  qu'il 
n'adopte  pas  sans  restriction  la  célèbre  maxime 
qu'une  science  bien  étudiée  n'est  qu'une  langue 
bien  faite,  et  que  les  contestations  et  les  erreurs 
ne  sont  dues  qu'à  l'imperfection  de  nos  signes. 
Il  croit  peu,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  il 
ne  croit  pas  à  la  possibilité  d'une  langue  philo- 
sophique exempte  de  défauts,  et,  au  lieu  de  dé- 
clamer inutilement  contre  les  vices  dos  idiomes 
vulgaires,  il  pense  que  les  philosophes  devraient 
plutôt  s'occuper  d'en  faire  valoir  les  avantages. 
11  ne  se  montre  guère  plus  favorable  au  projet 
d'appliquer  à  la  métaphysique  les  procédés  de 
l'algèbre  en  réduisant  le  raisonnement  au  calcul; 
déclare  même,  en  propres  termes,  qu'une  pa- 
reille tentative  n'est  qu'une  chimère.  Enfin, 
M.  Degérando  réhabilite  le  syllogisme  comme 
la  forme  primitive  et  essentielle  de  la  pensée;  il 
rend  hommage  à  la  rigoureuse  exactitude  de  la 
logique  des  écoles,  et  il  s'incline  devant  Aristote 
comme  devant  le  penseur  le  plus  profond,  le 
génie  le  plus  éminemment  didactique  qui  se 
soit  montré  sur  l'horizon  de  la  philosophie. 

Ces  jugements,  d'une  impartialité  si  rare  en 
France,  il  y  a  un  demi-siècle,  annonçaient  chez 
M.  Degérando  une  rectitude  et  une  libéralité  de 
vues  qu'on  retrouve,  encore  (ju'étoufFée  par  des 
préjuges  d'école,  dans  son  mémoire  de  la  Géné- 
ralion  des  connaissances  humaines,  publié  en 
1802  (Berlin,  1  vol.  in-8).  M.  Degérando  avait 
pris  pour  épigraphe  cette  phrase  de  Locke  : 
«  L'expérience  est  le  principe  de  nos  connais- 
sances, et  c'est  de  là  qu'elles  tirent  leur  source.  » 
Après  une  revue  rapide  des  systèmes  anciens  et 
modernes  sur  l'origine  des  idées,  il  s'attache  à 
la  théorie  des  idées  innées,  qu'il  s'applique  à 
combattre  sous  toutes  ses  formes.  Une  dernière 
partie  de  l'ouvrage,  consacrée  à  l'analyse  des 
facultés  de  l'àme,  a  pour  objet  de  montrer  com- 
ment l'expérience  engendre  toutes  les  connais- 
sances humaines;  il  est  à  remarquer  que  M.  De- 
gérando y  considère  la  réflexion,  c'est-à-dire  la 
conscience,  à  l'exclusion  des  sens,  comme  la 
source  des  idées  de  substance,  d'unité  et  d'iden- 
tité. Ce  mémoire,  que  l'Académie  de  Berlin 
couronna,  contient  le  germe  d'un  ouvrage  bien 
supérieur,  et  qui  formera  dans  l'avenir  le  prin- 


cipal titre  de  M.  Degérando,  nous  voulons  parler 
de  son  Histoire  comparée  des  systèmes  de  phi- 
losophie relativement  aux  principes  des  con- 
naissances humaines,  dont  la  première  édition 
parut  en  1804  (Paris,  3  vol.  in-8). 

Ce  qui  manque  à  la  plupart  de  nos  historiens, 
c'est  l'unité,  et  ce  délaut  tient  à  la  multitude 
presque  infinie  des  faits  dont  l'historien  doit 
nous  dérouler  le  tableau.  M.  Degérando  pensa 
qu'on  pourrait  y  échapper  en  rattachant  l'expo- 
sition des  systèmes  philosophiques  à  l'analyse 
d'une  question  tellement  liée  à  toutes  les  autres, 
([u'elle  eût  déterminé  constamment  et  d'une  ma- 
nière infaillible  le  caractère  dominant  et  les 
destinées  des  systèmes  ;  et  comme  il  n'y  a  pas  en 
philosophie  de  problème  ilus  important  que  la 
(jnestion  de  l'origine  et  du  fondement  des  con- 
naissances humaines,  il  s'arrêta  à  ce  point  de 
vue  pour  tracer  l'histoire  des  écoles  anciennes 
et  modernes.  Son  ouvrage  se  divisait  en  deux 
parties  :  la  première  toute  narrative,  où  il  se 
bornait  à  exposer  les  doctrines*  la  seconde  où  il 
en  appréciait  les  caractères  et  la  valeur;  celle-ci 
ne  comprenait  pas  moins  de  quatorze  chapitres 
et  formait  la  moitié  de  l'ouvrage  entier.  Certes, 
ni  la  méthode  ni  le  plan  de  M.  Degérando  ne 
sont  irréprochables;  sa  méthode  est  arbitraire; 
elle  dérange,  comme  l'a  très-bien  fait  remar- 
quer M.  Cousin,  la  proportion  et  l'ordonnance 
naturelles  des  systèmes,  pour  y  substituer  une 
ordonnance  factice  qui  présente  les  idées,  non 
sous  le  point  de  vue  de  l'auteur,  mais  sous  celui 
de  l'historien;  son  plan  est  impraticable,  car  on 
ne  peut  séparer  d'une  manière  absolue  l'exposi- 
tion et  la  critique  d'un  système,  et,  de  plus,  il 
entraîne  à  des  répétitions  fâcheuses.  Mais  ces 
réserves  une  fois  faites,  nous  devons  reconnaître 
l'importance  et  la  nouveauté  du  service  que 
M.  Degérando  rendait  à  la  philosophie.  L'His- 
loire  com^parée  des  systèmes  a  ramené  les  es- 
prits au  culte  des  grands  noms,  si  négligé  par 
l'école  de  Condillac,  et  maintenant  encore, 
malgré  le  progrès  des  études  historiques,  elle 
offre  une  lecture  pleine  d'intérêt.  Par  la  vé- 
rité des  détails  et  par  l'étendue  des  aperçus, 
elle  est  incomparablement  supérieure  à  tous  les 
essais  du  même  genre  qui  avaient  jusque-là 
paru  en  France,  entre  autres  à  l'abrégé  insuffi- 
sant et  fautif  de  Deslandes.  L'érudition  en  est 
exacte;  les  cadres  sont  à  peu  près  complets,  et, 
ce  qui  vaut  mieux,  elle  respire  au  plus  haut 
point  l'amour  de  la  science,  le  sentiment  de  la 
dignité  de  l'homme  et  une  généreuse  confiance 
dans  l'avenir.  Les  préférences  de  l'auteur  pour 
la  méthode  expérimentale  sont  visibles;  mais  il 
tempère,  par  le  désir  d'être  impartial,  tout  ce 
qu'il  y  a  d'exclusif  et  d'étroit  dans  son  point  de 
vue.  S'il  ne  rend  pas  entièrement  justice  à  la 
profondeur  de  Kant,  il  discute  librement  et  n'ac- 
cepte pas  toujours  les  conclusions  de  l'idéologie. 
Il  est  même  assez  curieux  de  suivre  dans  l'His- 
toire comparée  le  progrès  des  opinions  de  M.  De- 
gérando, qui^  après  s'être  séparé  de  Condillac 
sur  les  questions  de  détail,  finit  par  répudier  son 
principe,  contester  la  rigueur  de  ses  analyses  et 
de  son  langage,  et  distinguer  l'activité  de  l'âme 
de  la  sensibilité.  M.  Degérando  juge  Locke  beau- 
coup plus  près  de  la  vérité  que  Condillac  ;  ce- 
pendant il  ne  le  croit  pas  à  l'abri  de  toute  er- 
reur sur  des  points  d'une  haute  importance.  Il 
blâme,  par  exemple,  sa  théorie  du  jugement,  et 
rejette  ce  dangereux  paradoxe,  que  nous  n'a- 
vons aucune  idée  de  la  substance ,  ou  que 
cette  idée  ne  consiste  que  dans  la  réunion  des 
qualités.  «  Car,  dit-il  (t.  III,  p.  209),  si  nous 
n'avions  aucune  idée  de  la  substance,  nous  ne 
pourrions  avoir  celle   de  la  qualité,  qui  est  sa 


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corrélative;  et  la  réunion  de  plusieurs  qualités 
ne  l'orme  point  encore  une  substance,  mais  seu- 
lement une  qualité  complexe.  »  M.  Dcgérando, 
disciple  infidèle  de  ses  maîtres,  voyait  aussi  cha- 
que jour  s'étendre  l'intervalle  qui  le  séparait  de 
leurs  doctrines,  et  semblait  vaguement  pressen- 
tir la  réforme  heureuse  qui  s'est  accomplie  dans 
les  années  suivantes.  Le  commerce  as.sidu  dos 
grands  monuments  de  l'histoire,  en  agrandis- 
sant ses  vues,  l'avait  de  plus  en  plus  détaché  des 
influences  d'école  et  de  parti. 

Pendant  la  durée  du  régime  impérial  et  les 
commencements  de  la  Restauration,  M.  Degé- 
rando,  bien  qu'absorbé  par  les  affaires,  trouva  le 
temps  de  refondre  la  première  édition  de  son 
Histoire,  dont  une  seconde  édition  parut  en 
1823  (Paris,  4  vol.  in-8).  Cette  édition  ne  diffère 
en  rien  de  la  première  sous  le  rapport  du  plan 
et  de  la  méthode;  mais  elle  s'est  enrichie  de  dé- 
veloppements et  d'additions  si  considérables, 
qu'elle  peut  passer  pour  un  ouvrage  entièrement 
nouveau.  IL  est  vivement  à  regretter  que  l'au- 
teur n'y  ait  pas  mis  la  dernière  main.  Les  volu- 
mes parus  s'arrêtent,  comme  on  sait,  au  renou- 
vellement des  lettres  et  de  la  philosophie  au 
xv<'  siècle. 

Parvenu  au  seuil  de  la  vieillesse,  M.  Degé- 
rando  mit  au  jour  son  beau  livre  du  Perfectioyi- 
neinent  moral  et  de  Véducalion  de  soi-mnme,  que 
l'Académie  française  couronna  en  1825.  L'idée 
fondamentale  de  cet  ouvrage,  où  la  spéculation 
se  mêle  à  la  pratique,  la  théorie  aux  préceptes 
en  prqjortion  à  i  eu  près  égale,  c'est  que  la  vie 
de  l'homme  n'est  en  réalité  qu'une  grande  édu- 
cation dont  le  perfectionnement  est  le  but.  Cinq 
mobiles  princip:iux  sollicitent  la  volonté  hu- 
maine ;  ce  sont  les  sensations,  les  affections,  la 
pensée,  le  devoir,  la  religion.  Le  perfectionne- 
ment consiste  à  poursuivre  avec  ordre  et  par  le 
développement  harmonieux  de  toutes  nos  facul- 
tés, les  fins  que  ces  mobiles  nous  révèlent.  Il 
suppose  donc  deux  conditions  :  l'une,  l'amour  du 
bien,  ce  mouvement  éclairé,  libre,  généreux  de 
l'âme ,  qui  se  porte  avec  un  dévouement  aussi 
entier  que  sincère  vers  tout  ce  qui  est  excel- 
lent ;  l'autre,  l'empire  de  soi,  par  lequel  l'homme 
excite,  modère,  dirige,  réprime  ses  affections  et 
SCS  pensées,  et  commande  à  sa  volonté  elle- 
même.  Les  fruits  de  l'amour  du  bien  sont  :  la 
justice,  la  bonté,  la  droiture  d'intention;  ceux 
de  l'empire  de  soi,  la  modération,  la  force 
d'âme,  l'indépendance,  la  bonne  direction  de 
l'activité  ;  un  juste  accord  de  ces  deux  puissan- 
ces produit  la  grandeur  d'âme,  la  dignité  du  ca- 
ractère, la  paix  intérieure.  Aimer  le  bien  et  le 
maîtriser,  voilà  donc  le  terme  où  doivent  tendre 
tous  nos  efforts.  Pour  l'atteindre,  il  faut  culti- 
ver en  nous  la  sensibilité,  vivre  dans  la  médita- 
tion et  le  silence,  apprendre  à  nous  connaître, 
veiller  sur  nous-mêmes,  tourner  à  profit  toutes 
les  circonstances  et  jusqu'à  nos  fautes.  Celte 
analyse  décolorée  permet  de  saisir  l'ensemble 
de  la  doctrine  ;  mais  elle  ne  donne  qu'une  idée 
:'ort  insuffisante  du  livre.  lîcrit  avec  chaleur  et 
conviction,  plein  de  vues  élevées,  de  sages  con- 
seils et  de  nobles  espérances,  le  Perfeclionne- 
ment  moral  est  au  nombre  des  ouvrages  qu'il 
faut  avoir  lus  pour  en  apprécier  toute  la  va- 
leur. 

En  résumé,  M.  Degérando  était  doué  d'un  es- 
prit laborieux  et  souple,  qui  s'appliquait  avec 
une  merveilleuse  aisance  à  une  grande  variété 
d'objets.  Peut-être  avait-il  moins  de  profondeur 
que  d'étendue  et  surtout  que  de  facilité.  Il  en- 
trevoyait un  horizon  assez  large,  mais  dont  il  ne 
démêlait  bien  clairement  ni  les  contours,  ni  les 
divers  aspects.   Mais,  à  défaut  d'une  doctrine 


originale,  il  a  laissé  d'estimables  travaux,  déve- 
loppements heureux  de  la  théorie  de  Locke  et 
de  Condillac  sur  les  riippcirts  des  signes  et  de  la 
pensée.  Par  son  Ilisloire  comparée  des  systèmes, 
il  a  préparé  de  nouveaux  matériaux  et  ouvert 
une  nouvelle  voie  à  l'activité  des  esprits.  Enfin, 
malgré  le  caractère  un  peu  indécis  de  sa  doctrine 
métaphysique,  il  n'a  jamais  varié  sur  les  gran- 
des vérités  de  la  religion  et  de  la  morale,  et  à 
l'enthousiasme  avec  lequel  il  les  expose,  on  voit 
qu'elles  avaient  passé  de  son  esprit  dans  son 
cœur  et  dans  sa  vie.  Consacré  également  par  la 
vertu  et  par  la  science,  son  nom  demeurera 
dans  l'avenir,  sinon  comme  un  des  plus  glorieux, 
du  moins  comme  un  des  plus  justement  vénérés 
de  la  philosophie  contemporaine. 

Outre  les  ouvragis  mentionnés  dans  le  cours 
de  cet  article,  M.  Degérando  en  a  laissé  un  grand 
nombre  d'autres,  parmi  lesquels  nous  indique- 
rons les  suivants  :  Considérations  sur  diverses 
méthodes  d'observation  des  peuples  sauvages, 
in-8,  Paris,  1801;  —  Éloge  de  Dumarsais,  "dis- 
cours qui  a  remporté  le  prix  proposé  par  la 
seconde  classe  de  l'Institut  natioiial,  in-8,  ib., 
1805;  —  le  Visiteur  du  pauvre,  in-8,  ib.,  1820; 
3*  édition,  ib.,  1826;  —  Institutes  du  droit  ad- 
m,inistratif,  4  vol.  in-8,  ib.^  1830;  —  Cours 
normal  des  instituteurs  primaires,  ou  Direc- 
tions relatives  à  l'éducation  jihysique,  morale  et 
inlellecluelle  dans,  les  écoles  primaires ,  in-8, 
ib.,  1832;  —  de  l'Éducation  des  sourds-muets, 
2  vol.  in-8,  ib.,  1832;  —  de  la  Bienfaisance  pu- 
blique, 4  vol.  in-8,  ib.,  1838.  M.  Cousin  a  consa- 
cré à  l'examen  de  rHisloire  comjiarée  des  sys- 
tèmes un  article  de  ses  Fragments  de  philosophie 
contemporaine.  C.  J. 

DÉISME  (de  Deus,  Dieu).  Il  n'existe  point 
dans  la  langue  philosophique  de  terme  plus  va- 
gue, plus  mal  défini  que  celui-là  et  dont  on  ait 
abusé  davantage.  Si  l'on  ne  consulte  que  l'éty- 
mologie,  le  déisme  est  la  croyance  en  Dieu,  ou 
le  contraire  de  l'athéisme.  Alors  le  déisme  n'est 
plus  un  système,  il  est  le  fond  même  de  la  rai- 
son et  de  la  nature  de  l'homme,  il  est  la  croyance 
du  genre  humain.  Mais  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on 
l'entend  ordinairement,  et  peu  s'en  faut  que, 
dans  le  langage  et  dans  l'esprit  de  certains  hom- 
mes, déisme  et  athéisme  ne  soient  devenus  sy- 
nonymes. Le  nom  de  déiste,  inconnu  de  l'anti- 
quité et  du  moyen  âge,  a  été  pris  d'abord  dans 
une  acception  purement  théologique  :  on  le  don- 
nait aux  sociniens  ou  nouveaux  ariens  qui  niaient 
la  divinité  de  Jésus-Christ.  Plus  tard  on  l'a 
étendu  à  tous  ceux  qui,  n'admettant  que  les 
principes  de  la  religion  naturelle,  c'est-à-dire 
l'existence  de  Dieu,  l'immortalité  de  l'âme  et  la 
règle  du  devoir,  rejettent  les  dogmes  révélés  et 
le  jirincipe  même  de  l'autorité  en  matière  reli- 
gieuse. Mais  ce  dernier  sens  est  loin  d'être  adopté 
généralement.  Ainsi  Clarke  ,  dans  son  Traité  de 
l'existence  et  des  attributs  de  Dieu  (t.  II,  ch.  li), 
distingue  quatre  classes  de  déistes  :  les  uns  ne 
reconnaissent  qu'un  Dieu  sans  providence,  indif- 
férent aux  actions  des  hommes  et  aux  événe- 
ments de  ce  monde,  un  moteur  intelligent  qui, 
après  avoir  tiré  l'univers  du  chaos,  l'abandonne 
à  lui-même  et  aux  lois  générales  dont  il  a  été 
pourvu  ;  les  autres  s'élèvent  jusqu'à  l'idée  d'une 
providence,  dans  ce  sens  que  Dieu,  après  avoir 
produit  le  monde,  le  gouverne  par  sa  sagesse  et 
continue  à  donner  l'impulsion  à  tous  les  phéno- 
mènes de  la  nature  ;  mais  en  même  temps  ils 
détruisent  toutes  les  bases  de  la  morale  et  de  la 
croyance  à  une  vie  future,  en  soutenant  que  les 
lois  établies  par  les  hommes  sont  l'unique  source 
de  nos  idées  d'obligation  et  de  mérite,  et  la 
seule  règle  d'après  laquelle  nos  actions  sont  ju- 


DELA 


353  — 


DELO 


gées  bonnes  ou  mauvaises.  Les  déistes  qui  com- 

f osent  la  troisième  classe,  tout  en  admettant 
idée  du  devoir  et  de  la  divine  providence,  re- 
fusent de  croire  aux  châtiments  et  aux  récom- 
penses d'une  autre  vie.  Enfin,  dans  la  quatrième 
classe  sont  compris  ceux  qui  acceptent  toutes  les 
vérités  de  la  religion  naturelle,  y  compris  le 
dogme  de  la  vie  fulure,  et  ne  rejettent  que  le 
principe  de  l'autorité  et  de  la  révélation.  Kant, 
non  moins  arbitraire,  mais  dont  la  définition  a 
cependant  trouvé  plus  de  crédit  que  celle  de 
Clarke,  établit  une  diflërence  entre  le  déisme  et 
le  théisme  :  le  théiste,  selon  lui,  reconnaît  un 
Uicu  libre  et  intelligent,  auteur  et  providence 
du  monde  ;  tandis  que  le  déiste,  dans  l'idée  qu'il 
se  fait  du  premier  principe  des  choses,  ne  va  pas 
au  delà  d'une  force  infinie,  inhérente  à  la  ma- 
tière et  cause  aveugle  de  tous  les  phénomènes  de 
la  nature  {Critique  de  la  Raison  pure,  p.  659). 
Le  déisme,  dans  ce  sens,  ne  serait  plus  qu'une 
forme  du  matérialisme  et  se  confondrait  avec  la 
doctrine  de  certains  physiciens  de  l'antiquité; 
par  exemple  celle  de  Straton  de  Lampsaque  (voy. 
ce  nom).  On  comprend  après  cela  que  nous 
soyons  embarrassés  de  faire  l'histoire  et  la  criti- 
que du  déisme,  puisque  ce  mot,  sur  la  significa- 
tion duquel  on  n'a  jamais  été  d'accord,  ne  s'ap- 
plique pas  à  un  système  en  particulier,  mais  à 
plusieurs  systèmes  essentiellement  distincts  et 
dont  chacun  a  sa  place  dans  ce  recueil.  Quant  à 
l'opinion  qui  rejette  les  dogmes  révélés,  ce  n'est 
pas  ici,  où  tout  est  donné  à  la  spéculation  philo- 
sophique, qu'elle  peut  être  examinée.  L'autorité 
de  la  révélation  ne  se  prouve  pas  par  des  rai- 
sonnements, mais  par  des  témoignages  et  par  des 
faits  ;  et  tous  ceux  qui  ont  pris  une  autre  route, 
tous  ceux,  depuis  Origène  jusqu'à  certains  écri- 
vains de  notre  temps,  qui  ont  essayé  de  justifier 
par  la  raison  ce  qui,  par  sa  nature  même,  doit 
être  regardé  comme  au-dessus  d'elle,  ont  égale- 
ment compromis  les  intérêts  de  la  foi  et  ceux  de 
la  science.  Nous  dirons  seulement,  parce  que 
nous  pouvons  le  dire  sans  franchir  les  limites  de 
l'observation  philosophique,  que  c'est  étrange- 
ment méconnaître  la  nature  humaine  que  de  sup- 
poser inutile  l'intervention  de  l'autorité,  et,  par 
conséquent,  de  la  foi,  dans  les  croyances  sur  les- 
quelles se  fondent  la  société  et  l'ordre  moral. 
Qui  oserait  prétendre  que  les  âmes  puissent  se 
passer  de  gouvernement  et  de  règle  dans  un  or- 
dre d'idées  où  la  sécurité  est  si  nécessaire,  où 
l'erreur  et  le  doute  ont  de  si  déplorables  consé- 
quences? Voy.  Théisme. 

DELAFORGE  OU  DELA  FORGE  (Louis).  Doc- 
teur en  médecine  à  Saumur,  il  fut  l'ami  de  Des- 
cartes et  fut  considéré  comme  un  des  plus  habi- 
les cartésiens  de  son  temps  pour  la  physique. 
Son  principal  ouvrage,  écrit  d'abord  en  français, 
et  ensuite  traduit  en  latin,  a  pour  titre  :  Traité 
de  l'âme  humaine,  de  ses  facultés,  de  ses  fonc- 
tions et  de  son  union  avec  les  corps,  d'après  les 
principes  de  Descartes,  in-4,  Paris,  1664.  L'his- 
torien de  la  vie  de  Descartes,  Baillet,  porte  ce 
jugement  sur  l'ouvrage  de  Louis  Delaforge  : 
«  M.  Delaforge  a  réuni  dans  cet  ouvrage  tout  ce 
que  M.  Descartes  avait  dit  de  plus  beau  et  de 
meilleur  en  plusieurs  endroits  de  ses  écrits  ;  il 
est  même  allé  plus  loin,  il  a  expliqué  en  détail 
plusieurs  choses  que  M.  Descartes  n'a  touchées 
qu'en  passant.  »  C'est  dans  la  question  des  rap- 
ports de  l'âme  et  du  corps  qu'il  nous  semble  être 
allé  plus  loin  que  Descartes  et  avoir  ajouté  un 
nouveau  développement  à  sa  doctrine.  Descartes, 
pour  expliquer  ces  rapports  et  cette  association 
de  l'âme  avec  le  corps,  en  avait  appelé  à  l'assis- 
tance divine;  mais  il  n'avait  pas  entrepris  de 
déterminer  en  quoi  consiste  cette  assistance  di- 

DICT.   PHJLOS. 


vinc.  Delaforge  reprend  cette  question  et  s'ef- 
force de  lui  donner  une  solution  plus  précise, 
en  conformité  avec  les  grands  principes  de  la 
métaphysique  cartésienne.  11  y  a ,  selon  lui, 
deux  causes  de  l'association  qui  existe  entre 
l'âme  et  le  corps  :  d'abord  une  cause  générale 
qui  est  la  volonté  divine  ;  ensuite  une  cause  par- 
ticulière qui  est  la  volonté  humaine  ;  c'est  Dieu 
qui  est  la  cause  générale  de  l'alliance  de  l'âme 
avec  le  corps.  Car  il  n'y  a  rien  dans  le  corps  qui 
puisse  être  la  cause  ae  cette  union,  de  cette 
alliance.  C'est  donc  Dieu  qu'il  faut  considérer 
comme  la  cause  de  cette  association  qu'on 
trouve  chez  les  hommes  entre  certaines  idées  et 
certains  mouvements  corporels.  Cette  association 
constante  des  mouvements  du  corps  avec  les  sen- 
timents et  les  idées  de  res[)rit  a  été  établie  par 
Dieu  dès  le  jour  où,  pour  la  première  fois,  tel 
mouvement  a  eu  lieu  dans  le  corps  ou  telle  pen- 
sée dans  l'esprit.  Mais,  à  côté  de  cette  cause  gé- 
nérale et  prochaine  de  l'alliance  de  l'âme  et  du 
corps,  il  faut  reconnaître  l'existence  d'une  autre 
cause  particulière  de  cette  dépendance  mutuelle 
de  l'âme  et  du  corps  ;  cette  cause  particulière 
est  la  volonté  de  l'âme.  Car,  selon  Delaforge, 
Dieu  n'est  la  cause  efficiente  et  prochaine  que 
de  ces  rapports  de  l'âme  et  du  corps  qui  ne  dé- 
pendent pas  de  l'âme,  et  tous  les  mouvements 
corporels  qui  sont  les  résultats  d'actes  volontaires 
de  l'esprit  ont  pour  cause  directe  et  elficiente  la 
volonté  humaine.  Ainsi,  toutes  les  actions  réci- 
proques, tous  les  rapports  de  l'âme  et  du  corps, 
ne  dépendent  pas  directement  de  Dieu,  mais  seu- 
lement cette  classe  de  rapports  sur  lesquels 
l'àme  n'a  aucun  pouvoir  et  qui  s'opèrent  sans 
elle,  et  malgré  elle.  Quant  aux  mouvements  vo- 
lontaires, il  ne  faut  pas  leur  rechercher  d'autre 
cause  que  la  volonté  elle-même.  Mais  si  Louis 
Delaforge  ne  rapporte  pas  à  Dieu  toutes  les  ac- 
tions réciproques  de  l'âme  sur  le  corps  et  du 
corps  sur  l'âme,  il  lui  rapporte  déjà  directement 
toute  une  grande  classe  de  ces  actions.  Il  se 
trouve  ainsi  placé,  de  même  que  Clauberg,  sur 
la  voie  qui  conduit  à  Malebranche,  et  sa  théorie 
de  l'âme  et  du  corps  fait  déjà  pressentir  la  théo- 
rie des  causes  occasionnelles.  A  ce  titre,  l'ou- 
vrage de  Louis  Delaforge  se  recommande  à  l'in- 
térêt de  celui  qui  veut  suivre  attentivement  les 
développements  des  principes  posés  par  Descar- 
tes. L'ouvrage  de  Delaforge  a  été  traduit  en  la- 
tin par,  Flayder  sous  ce  titre  :  Tractatus  de 
mente  humana  ejusque  facullatibus  et  funclio- 
nibus,  in-4,  Paris,  1666.  On  peut  consulter  : 
P.  Damiron,  Essai  sur  l'histoire  de  la  philoso- 
phie en  France  au  xvii"  siècle,  Paris,  1846, 
2  vol.  in-8  ;  —  F.  Bouillier,  Histoire  de  la  philo- 
sophie cartésienne,  Paris,  1854 et  1867,  2  vol.  in-8. 
BELONDRE  (Adrien-Pierre),  né  en  1824  à 
Paris,  après  avoir  achevé  toutes  ses  études  au 
collège  Louis-le-Grand.  fut  admis  à  l'École  nor- 
male en  1845,  à  l'agrégation  de  philosophie  en 
1849,  au  doctorat  es  lettres  en  1855.  Il  enseigna 
successivement  la  philosophie  dans  les  lycées  de 
Chaumont,  de  Strasbourg,  de  Clermont,  de  Tou- 
louse et  à  la  faculté  des  lettres  de  Douai.  Forcé 
par  une  cruelle  maladie  de  quitter  l'enseigne- 
ment, il  mourut  à  Paris  après  plusieurs  années 
de  souffrance  en  1863.  On  a  de  lui  ses  deux 
thèses  :  Doctrine  philosophique  de  Bossuel  sur 
la  connaissance  de  Dieu,  Paris,  1855,  in-8  ;  — 
de  Animi  facultate  quœ  corpori  movendo  pros- 
S!;7,  Paris,  1855,  in-8;  —  plusieurs  articles  phi- 
losophiques publiés  dans  la  Revue  Contempo- 
raine et  dans  la  Revue  Européemie,  parmi 
lesquels  on  remarque  des  études  critiques  sur 
le  Somnambulisme  naturel  et  artificiel,  la  folie, 
sur  les  tendances  positivistes  de  l'école  médicale, 

23 


DEMI 


354  — 


DEMO 


à  propos  du  dictionnaire  de  Nysten  par  MM.  Lit- 
tré  et  Robin,  et  sur  l'IIijgirne  de  l'âme,  de  P'euch- 
tersleben.  Cette  dernière  étude  sert  de  préface  à  la 
traduction  française  du  livre  de  Feuchterslebcn 
parM.  Schlcsinger,  Paris,  1860,  in-8.       A.  L. 

DÉMÉTRIUS,  philosophe  cynique,  ami  de 
Thraséas  Pétus  et  de  Sénèque,  qui  en  parle  frc- 
qucmnient  et  avec  la  plus  haute  estime  dans  plu- 
sieurs de  ses  ouvrages,  vivait  à  Rome  au  temps 
de  Néron  et  de  Vespasien,  et  paraît  y  avoir  joui 
d'une  très-grande  considération,  inspirée  par  l'aus- 
térité de  ses  mœurs  et  la  noblesse  de  ses  princi- 
pes. Ainsi  que  la  plupart  des  philosophes  de  son 
école,  surtout  à  cette  époque  de  décadence,  il 
professait  un  profond  mépris  pour  les  connaissan- 
ces purement  spéculatives,  et  tout  son  enseigne- 
ment se  bornait  à  quelques  préceptes  de  morale 
dont  sa  vie  ne  s'écartait  jamais.  La  nature,  di- 
sait-il, a  marqué  du  cachet  de  l'évidence  et 
rendu  accessible  à  tous  les  esprits  le  petit  nom- 
bre de  vérités  que  nous  avons  besoin  de  sa- 
voir pour  bien  vivre  et  être  heureux.  Nos  vérita- 
bles biens  doivent  être  cherches  en  nous-mêmes, 
dans  la  liberté  et  dans  la  force  de  notre  àrae;  les 
objets  extérieurs  ne  doivent  exciter  ni  nos  crain- 
tes ni  nos  espérances*  la  mort  n'est  pas  un  mal, 
mais  une  délivrance  ;  nous  avons  peu  de  chose  à 
redouter  de  la  part  de  nos  semblables,  et  rien  de 
la  part  des  dieux  j  nous  devons  toujours  nous  con- 
duire comme  si  le  monde  entier  avait  les  yeux 
fixés  sur  nous;  enfin,  les  hommes,  étant  destinés 
par  la  nature  à  vivre  en  société,  doivent  regarder 
la  terre  comme  leur  commune  patrie  :  telles  sont 
à  peu  près  ces  vérités  évidentes  par  elles-mê- 
mes dans  lesquelles,  au  dire  de  Sénèque  {Ép.  Lxn 
etLxvii;  de  Provid.,  ch.  m  et  v;  de  Vila  beata, 
ch.  X vm  ;  de  Benef.,  lib.  VII,  c.  i  et  vin),  Démétrius 
faisait  consister  la  morale  et  la  philosophie  tout 
entière.  —  11  a  existé  plusieurs  autres  philoso- 
phes du  nom  de  Démétrius,  mais  tellement  obs- 
curs, qu'ils  ne  méritent  pas  d'être  mentionnés. 
Nous  ne  parlerons  pas  davantage  du  fameux  Dé- 
métrius de  Phalère,  bien  qu'en  sa  qualité  de  dis- 
ciple de  Théophraste  il  soit  ordinairement  com- 
pris dans  l'école  péripatéticienne,  et  que  nous 
possédions  sous  son  nom  un  traité  sur  la  même 
matière  et  portant  le  même  titre  que  VHermé- 
néia  ou  Traité  de  la  proposition  d'Aristote.  La 
philosophie  n'a  rien  de  commun  avec  les  actions 
et  les  événements  qui  l'ont  rendue  célèbre. 

DÉMIURGE  (de  ôr,[AioupYÔ?,  ouvrier,  artisan, 
architecte).  Platon,  et  avant  lui  Socrate,  sont  les 
premiers  qui,  par  une  métaphore  très-facile  à 
comprendre,  ont  transporté  dans  la  métaphysique 
cette  expression  de  la  langue  usuelle.  S'étant 
élevés  à  l'idée  d'une  cause  première,  intelligente 
et  libre,  et  ne  concevant  pas  qu'une  telle  cause 
ait  pu  développer  sa  puissance  sans  le  secours 
de  la  matière,  ils  ont  représenté  Dieu  comme 
l'architecte  ou  l'artisan  du  monde.  Tel  est  le 
rôle  que  l'intelligence  ou  le  voO;  remplit  dans  la 
Genèse  du  Timée.  Mais  Platon  n'a  certainement 
pas  prétendu  établir  une  difl'érence  entre  cette 
intelligence  suprême,  cause  ordonnatrice  et  pro- 
vidence du  monde,  et  ce  qu'il  appelle  ailleurs 
l'Unité  ou  le  Bien.  Plus  tard,  dans  l'école  d'A- 
lexandrie, où  la  langue  et  la  dialectique  plato- 
niciennes ont  été  mises  au  service  d'un  système 
nouveau,  on  ne  s'est  pas  contenté  de  concevoir 
l'intelligence  et  le  bien  comme  deux  choses  dis- 
tinctes, quoique  réunies  dans  la  même  substance, 
comme  deux  hypostases,  dont  la  seconde  est 
supérieure  à  la  première  |  on  a  encore  voulu 
faire  du  Démiurge  une  troisième  hypostase  tout 
à  fait  distincte  des  deux  autres,  et  non  moins 
éloignée  de  la  seconde  que  la  seconde  de  la  pre- 
mière. Tel  est  le  sentiment  de  Plotin,  qui  con- 


fond le  Démiurge  avec  l'âme  du  monde,  moteur 
universel  et  intelligent,  mais  inférieur  a  l'intel- 
ligence elle-même;  car  il  ne  convient  pas  à  ce 
dernier  principe  de  sortir,  par  le  mouvement  et 
par  l'action,  du  caractère  immuable  qui  lui  est 
propre.  Proclus  a  de  nou\eau  élevé  le  Démiurge 
au  rang  de  l'intelligence,  mais  sans  le  confondre 
entièrement  avec  elle,  et  en  confondant  encore 
moins  l'intelligence  elle-même  avec  l'Unité  ou  le 
Bien.  Pour  lui,  le  Démiurge  est  le  troisième 
degré  de  la  trinité  intellectuelle,  l'intelligence 
devenue  active  et  féconde,  inférieure  au  pur 
intelligible.  Son  action  se  manifeste  par  les 
idées  ;  les  idées,  qui  sont  en  même  temps  une 
cause  efficace,  communiquent  leur  puissance  à 
l'âme  universelle,  et  celle-ci,  à  son  tour,  gou- 
verne l'univers  (Theolog.  secund.  Plat.,  lib.  V, 
c.  xxiii).  Enfin  les  gnostiques,  mêlant  à  leurs 
idées  religieuses  plusieurs  principes  de  l'école 
d'Alexandrie,  ont  conçu  le  Démiurge  encore 
autrement.  Les  uns,  par  exemple  Basilide  et 
Valentin,  l'ont  représenté  comme  une  émanation 
divine  ayant  une  existence  à  part,  formant  un 
être  ou  plutôt  une  hypostase  tout  à  fait  distincte, 
mais  éloignée  du  Dieu  suprême  par  une  foule 
d'existences  intermédiaires  ;  il  sert,  pour  ainsi 
dire,  de  limite,  de  transition  entre  le  monde 
supérieur  ou  le  Plérôme,  et  le  monde  inférieur, 
corrompu  par  le  contact  de  la  matière.  Les 
autres,  comme  les  ophites,  les  caïnites,  les  naza- 
réens, en  ont  fait  un  mauvais  génie  dont  le  seul 
but,  en  créant  le  monde,  était  de  lutter  contre 
la  volonté  de  Dieu,  et  de  tourmenter  les  âmes 
émanées  de  son  sein  en  les  chargeant  des  liens 
honteux  du  corps  (voy.  Gnosticis.me).  Si  étrange 
qu'elle  puisse  sembler  d'abord,  cette  idée  d'un 
principe  moteur,  d'un  Démiurge  inférieur  à 
Dieu,  a  son  origine  dans  une  difficulté  très-réelle 
de  la  métaphysique,  celle  de  concilier  la  nature 
immuable  de  la  cause  infinie  avec  les  effets  va- 
riables et  contingents  qu'elle  produit  dans  le 
monde.  Mais  il  s'en  faut  que  cette  difficulté  soit 
résolue  par  l'hypothèse  inintelligible  de  Plotin 
et  de  Proclus,  ou  par  les  grossières  fictions  de 
l'école  gnostique. 

DÉMOCRITE.  La  vie  de  ce  philosophe  nous 
est  beaucoup  moins  connue  que  sa  doctrine;  car 
de  celle-ci,  quoique  le  temps  en  ait  détruit  tous 
les  monuments  originaux,  il  nous  reste  encore 
un  certain  nombre  de  fragments,  dont  l'authen- 
ticité ne  peut  pas  être  sérieusement  contestée  : 
les  rares  documents  que  l'on  possède  sur  celle-là 
sont  pleins  de  fables  et  de  contradictions.  On 
sait  d'une  manière  certaine  que  Démocrite  reçut 
le  jour  à  Abdère,  colonie  grecque  de  la  Thrace, 
qui  s'était  fait  par  son  intelligence  une  répu- 
tation analogue  à  celle  de  la  Béotie  ;  mais  on 
n'est  pas  encore  parvenu  à  fixer  l'époque  de  sa 
naissance  :  les  uns  désignent  la  première  année 
"de  la  Lxxx°  olympiade,  c'est-à-dire  l'an  460  avant 
J.  C;  les  autres  l'an  470,  faisant  ainsi  Démocrite 
d'une  année  plus  âgé  que  Socrate;  enfin  d'autres 
s'arrêtent  à  l'an  494.  De  ces  trois  opinions,  la 
dernière,  recommandée  par  l'autorité  de  Dio- 
dore  de  Sicile,  est  celle  qui  nous  paraît  la  plus 
vraisemblable  et  la  plus  facile  à  concilier  avec 
la  plupart  des  traditions  qu'on  a  pu  recueillir 
sur  le  philosophe  abdéritain.  Le  père  de  Démo- 
crite, pour  lequel  nous  avons  à  choisir  entre 
trois  noms  aussi  incertains  l'un  que  l'autre,  pos- 
sédait, à  ce  qu'il  paraît,  une  très-grande  for- 
tune; on  rapporte  que  Xerxès,  retournant  dans 
son  pays  après  la  bataille  de  Salamine^  c'est-à- 
dire  vers  480  avant  J.  C,  reçut  chez  lui  l'hospi- 
talité et,  par  reconnaissance,  lui  laissa  des  mages 
pour  instruire  son  fils,  encore  jeune,  dans  les 
sciences  de  la  Chaldéc  et  de  la  Perse.  Quoi  qu'il 


DEMO 


—  355 


DÉMO 


en  soit  de  cette  tradition,  c'était  une  opinion  una- 
nime cliez  les  anciens,  que  Démocritc  a  puise  en 
Orient  une  grande  partie  des  connaissances  par 
lesquelles  il  s'est  rendu  célèbre.  On  dit  qu'il 
visita  l'Inde,  l'Ethiopie,  la  Chaldéc,  la  Perse,  se 
faisant  initier   par  les  prêtres  de  ces  difl'érciits 

Says  aux  sciences  dont  ils  étaient  alors  les  seuls 
épositaircs.  On  a  du  moins  quelques  raisons  de 
croire  qu'il  passa  plusieurs  années  en  Egypte, 
où  Pythagore  l'avait  précédé,  et  <|ui  fut  vraisem- 
blablement l'institutrice  de  la  Grèce  pour  la  géo- 
métrie et  les  sciences  mathématiciues.  11  est 
Srobable  qu'il  visita  aussi  la  Grunue-Grècc,  où 
orissaient  alors  les  deux  écoles  rivales  de  Pytha- 
gore et  de  Zenon  d'Ëlce,  l'une  et  l'autre  parfai- 
tement connues  do  Démocrite,  et  dont  il  semble 
avoir  voulu  combattre  les  principes  par  son 
propre  système.  Enfin,  rien  n'empêche  qu'attiré 
par  la  célébrité  d'Athènes,  il  ait  assisté,  comme 
on  le  prétend,  sans  se  faire  connaître,  aux  le- 
çons de  Sûcrate  et  d'Anaxagore.  Sans  parler  de 
l'analogie  qui  existe  entre  l'hypothèse  des  ho- 
méoméries  et  celle  des  atomes,  nous  pourrions 
signaler  plus  d'un  point  de  contact  entre  l'as- 
tronomie d'Anaxagore  et  celle  du  philosophe 
abdéritain.  Quant  à  Leucippe,  qui  passa  généra- 
lement pour  son  maître,  et  dont  le  nom  est 
rarement  séparé  du  sien  dans  la  bouche  des 
premiers  historiens  de  la  philosophie,  nous  ne 
savons  ni  en  quel  lieu  ni  à  quelle  époque  de  sa 
vie  il  le  rencontra;  nous  ignorons  même  quelle 
part  il  faut  faire  à  chacun  d'eux  dans  le  système 
qui  leur  est  attribué  en  commun.  Ce  qui  nous 
reste  à  dire  de  la  vie  de  Démocrite  est  encore 
plus  incertain  s'il  est  possible,  mais  peut  servir 
à  nous  donner  une  idée  de  son  immense  répu- 
tation chez  les  anciens,  de  l'impression  que  sa 
science  et  son  génie  avaient  produite  sur  leur 
imagination.  On  raconte  qu'après  avoir  passé 
dans  tous  ces  voyages  la  plus  grande  partie  de 
sa  vie,  il  revint  dans  sa  patrie  entièrement  ruiné 
et  obligé  de  demander  un  asile  à  un  de  ses  frères 
appelé  Damasus.  Une  loi  de  son  pays  privait  des 
honneurs  de  la  sépulture  ceux  qui  avaient  dis- 
sipé leur  patrimoine.  Démocrite,  pour  se  sous- 
traire aux  effets  de  cette  loi  plus  que  sévère, 
aurait  lu  en  public  son  principal  ouvrage,  connu 
sous  le  nom  de  Méyaz  ôtâxoaiioç,  et  le  peuple 
en  aurait  été  charmé  à  ce  point  qu'il  accorda  à 
l'auteur,  en  témoignage  de  sa  satisfaction,  la 
somme  énorme  de  500  talents  ou  de  deux  mil- 
lions et  demi  de  notre  monnaie,  et  décida  que 
ses  funérailles  seraient  à  la  charge  du  trésor 
public.  Il  alla  même,  à  ce  qu'on  prétend,  jusqu'à 
confier  à  Démocrite  le  gouvernement  de  l'État; 
mais  le  philosophe,  après  avoir  accepté  cet  hon- 
neur, ne  tarda  pas  à  y  renoncer  pour  reprendre 
sa  vie  et  ses  travaux  accoutumés.  Ce  récit, 
comme  tout  le  monde  le  remarquera,  ne  s'ac- 
corde guère  avec  la  triste  célébrité  des  Abdé- 
ritains  ni  avec  une  autre  tradition,  d'après 
laquelle  Démocrite,  passant  aux  yeux  de  ses 
concitoyens  pour  un  homme  frappé  de  démence, 
aurait  été  confié  par  leur  pitié  aux  soins  d'Hip- 
pocrate,  appelé  tout  exprès  de  Cos  pour  le  rendre 
à  la  raison.  On  ne  saurait  ajouter  plus  de  foi  à 
ce  rire  inextinguible  avec  lequel  Démocrite  nous 
est  ordinairement  représenté.  Nous  pensons,  avec 
un  historien  moderne  de  la  philosophie,  que  ce 
n'est  là  qu'une  expression  exagérée  à  dessein  de 
l'insouciance  et  du  mépris  enseignés  par  le  phi- 
losophe pour  tout  ce  qui  peut  aitliger  ou  réjouir 
les  hommes.  C'est  en  exprimant  d'une  manière 
analogue  son  amour  pour  la  science  qu'on  a  pu 
dire  qu'il  se  priva  lui-même  de  la  vue,  ou  qu'il 
errait  sans  cesse  au  milieu  des  tombeaux,  afin 
de  n'être  point  distrait  de  ses  méditations.  11 


mourut  à  Abdèrc  dans  un  âge  fort  avancé,  à 
104  ans  selon  les  uns,  à  108  ou  à  109  ans  selon 
les  autres;  nous  adoptons  la  version  de  Diodore 
de  Sicile,  qui  le  fait  vivre  90  ans. 

Démocrite  fut  un  de  ces  rares  génies  qui,  non 
contents  de  rassembler  en  eux  toute  la  science 
d'une  épotjue,  y  ajoutent  encore  les  fruits  de 
leurs  propres  méditations.  Il  peut  être  regardé 
comme  l'Àristote  de  son  temps,  et  l'on  a  le  droit 
de  supposer  que  ses  recherches  sur  les  animaux 
et  sur  les  plantes  ne  furent  point  perdues  pour 
le  philosophe  de  Stagire.  Malheureusement  nous 
serons  toujours  condamnés  sur  ce  point  à  de 
simples  conjectures;  car  des  nombreux  ouvrages 
que  Démocrite  a  composés  (Diogène  Laërce  en 
compte  jusqu'à  soixante-douze),  et  dont  le  style, 
si  nous  en  croyons  Cicéron,  à  la  fois  clair  et 
brillant  de  poésie,  aurait  pu  rivaliser  avec  celui 
de  Platon,  il  ne  nous  est  parvenu  que  les  titres 
et  quelques  rares  lambeaux.  Encore  a-t-on  con- 
testé l'authenticité  de  ces  titres,  où  nous  voyons 
représentées  la  logique,  la  morale,  la  physique, 
les  mathématiques,  l'astronomie,  la  médecine, 
la  poésie,  la  musique,  la  grammaire,  et  jusqu'à 
la  stratégie,  en  un  mot  toutes  les  brancries  des 
connaissances  humaines.  Quant  aux  fragments 
qui  nous  restent  de  Démocrite,  et  que  l'on  trouve 
disséminés  dans  une  multitude  d'auteurs,  ils  se 
rapportent  presque  tous  à  son  système  philoso- 
phique, que  nous  allons  maintenant  essayer  de 
faire  connaître. 

Ainsi  que  nous  en  avons  déjà  fait  la  remarque, 
le  système  de  Leucippe  et  de  Démocrite  est  en- 
tièrement l'opposé  de  celui  qu'enseignait  l'école 
éléatique.  Les  philosophes  de  cette  école,  ne 
concevant  pas  de  milieu  entre  ce  qui  est  d'une 
manière  absolue  et  ce  qui  n'est  pas,  étaient 
conduits  à  nier  tous  les  phénomènes,  et,  .par 
conséquent,  le  mouvement,  sans  lequel  ni  la 
génération,  ni  la  mort,  ni  aucun  autre  chan- 
gement n'est  possible.  Or,  comme  le  mouve- 
ment leur  semblait  avoir  pour  condition  le 
vide,  ils  dirigeaient  surtout  leurs  efforts  contre 
cette  dernière  idée,  la  déclarant  incompré- 
hensible et  absolument  inconciliable  avec  celle 
de  l'être.  Ils  s'attaquaient  de  la  même  manière 
à  la  pluralité  des  êtres  ou  à  la  divisibilité, 
non-seulement  de  la  matière,  mais  de  l'être  en 
général.  Si  l'être  est  divisible,  disaient-ils,  il 
l'est  à  l'infini;  car  il  demeure  toujours  semblable 
à  lui-même,  et  chacune  de  ses  parties  doit  avoir 
les  mêmes  propriétés  essentielles  que  le  tout. 
Mais  la  divisibilité  à  l'infini  est  une  idée  contra- 
dictoire, elle  détruit  la  réalité  même  de  l'être 
en  détruisant  son  unité;  donc  rien  n'existe  que 
l'un  et  l'immuable,  c'est-à-dire  l'absolu.  Leucippe 
et  Démocrite  choisissent  précisément  pour  bases 
de  leur  doctrine  les  deux  idées  que  repousse 
l'école  éléatique.  Ils  soutiennent,  l'un  et  l'autre, 
1°  que  le  vide  existe  aussi  bien  que  le  plein,  et 
le  non-être  aussi  bien  que  l'être  ;  2°  que  la  divi- 
sibilité de  l'être,  conséquence  inévitable  de 
l'existence  du  vide,  a  nécessairement  des  limites. 
Ainsi  se  déclare,  dès  le  premier  pas,  le  caractère 
matérialiste  de  cette  philosophie  ;  car  évidem- 
ment la  propriété  qu'on  donne  ici  à  l'être  en 
général  n'appartient  qu'à  la  matière  :  elle  seule 
peut  être  limitée  et  divisée  par  l'espace.  Chacun 
de  ces  deux  principes  était  l'objet  d'une  démon- 
stration particulière.  On  prouvait  l'existence  du 
vide  par  le  mouvement  et  par  quelques  expé- 
riences dont  l'honneur  revient  à  Leucippe.  Oja 
montrait  que  dans  un  vase  rempli  de  cendre  il 
est  toujours  possible  de  faire  pénétrer  une  cer- 
taine quantité  d'eau,  égale  au  vide  qui  s'y 
trouve.  On  alléguait  la  compression  dont  certains 
corps  sont  susceptibles,  et  la  nutrition  qui  intro- 


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—  356  — 


DÉMO 


duit  sans  cesse  des  éléments  nouveaux  dans  la 
substance  des  élres  vivants. 

C'est  par  le  raisonnement  suivant,  particuliè- 
rement attribué  à  Dcmocrite,  qu'on  démontrait 
le  second  point  de  la  doctrine,  à  savoir  :  que  la 
matière  se  compose  nécessairement  de  jiartics 
indivisibles.  Qu'on  divise  un  corps  autant  de  fois 
qu'on  le  voudra,  il  faudra  qu'il  en  reste  quel- 
que chose  ou  qu'il  n'en  reste  rien.  Dans  la  der- 
nière hypothèse  les  corps  se  composent  de  rien 
et  viennent  de  rien  :  ce  qui  est  parfaitement 
absurde.  Si,  au  contraire,  il  reste  quelque  chose, 
quelle  sera  la  nature  de  ce  reste  ?  Sera-t-il  étendu 
ou  inétendu?  S'il  est  inétendu,  on  se  trouve  tout 
aussi  embarrassé  que  dans  l'hypothèse  qui  a 
déjà  été  écartée  ;  car  comment  des  points  iné- 
tendus donneraient-ils  pour  résultat  de  vérita- 
bles corps?  Si,  au  contraire,  on  est  forcé  de  s'ar- 
rêter à  quelque  chose  détendu,  il  est  faux  que 
la  matière  soit  divisible  à  l'infini.  A  cette  preuve, 
qui  est  la  plus  importante,  Démocrite  en  joi- 
gnait une  autre  que  l'on  pourrait  appeler  arlth- 
inélique  :  «  De  l'unité,  disait-il,  ne  peut  pas 
sortir  la  pluralité,  ni  la  pluralité  de  Tunité 
(Arist.,  Métaph.,  liv.  VII,  ch.  xiii)  ;  par  consé- 
quent, le  nombre  des  éléments  dont  la  matière 
se  compose,  demeure  invariable.  »  Ces  éléments, 
ou  les  portions  de  matière  étendues  et  cepen- 
dant divisibles,  c'est  ce  qu'on  appelle  les  atomes. 
Les  atomes  et  le  vide,  c'est-à-dire  la  matière  et 
l'espace,  voilà  donc  quels  sont,  aux  yeux  de  Dé- 
mocrite, ces  principes  de  l'univers  et  les  seules 
conditions  de  toute  existence. 

Il  y  a  peu  de  chose  à  dire  sur  la  nature  du 
vide,  dont  la  seule  propriété  est  l'étendue  ;  une 
étendue  infinie  où  l'on  ne  peut  distinguer  ni  haut^ 
ni  bas,  ni  milieu,  ni  extrémités.  Le  rôle  qui  lui 
est  confié  dans  la  formation  des  choses  est  un 
rôle  purement  passif;  en  divisant  la  matière  par 
sa  seule  présence,  il  rend  possibles  le  mouvement 
et  la  pluralité  des  êtres. 

Les  atomes  sont  infinis  en  nombre  comme  le 
vide  en  étendue.  Il  ont  toujours  existé  et  ne 
seront  jamais  détruits,  conformément  à  ce  prin- 
cipe implicitement  reconnu  par  tous  les  anciens, 
mais  exprimé  pour  la  première  fois  peut-être 
par  Démocrite  d'une  manière  claire  et  précise, 
que  rien  ne  peut  venir  du  néant  ni  se  perdre  en 
lui.  Quoiqu'ils  possèdent  les  deux  qualités  es- 
sentielles de  la  matière,  l'étendue  et  la  solidité, 
les  atomes  ne  sont  pourtant  pas  accessibles  a 
nos  sens  ;  nous  ne  les  voyons  que  par  la  raison 
().6vw  ÔÊtDpTiTà),  nousles  concevons  comme  les  élé- 
ments nécessaires  de  tous  les  corps,  c'est-à-dire 
de  tous  les  êtres.  Il  n'y  a  pas  plusieurs  espèces 
d'atomes,  comme  dans  le  sptèmed'Anaxagore  il  y 
a  plusieurs  espèces  d'homeoméries  ;  mais  ils  sont 
tous  de  la  même  espèce  ou  de  la  même  nature  ; 
car  il  n'y  a  que  le  semblable  qui  agisse  sur  le 
semblable,  et  le  même  qui  puisse  connaître  le 
môme.  Or  notre  esprit,  ainsi  que  nous  le  verrons 
bientôt,  n'est,  comme  le  reste,  qu'un  agrégat 
d'atomes. 

Outre  la  solidité  qui  suppose  nécessairement 
l'étendue,  Démocrite  attribuait  encore  aux  ato- 
mes la  figure,  qu'il  faisait  varier  à  l'infini,  mais 
non  la  pesanteur,  comme  le  prétend  Aristote. 
L'opinion  d'Aristote  est  positivement  démentie 
par  mille  témoignages  contraires,  qui  nous  mon- 
trent la  pesanteur  des  atomes  comme  une  inno- 
vation introduite  par  Ëpicure  dani;  le  système 
de  son  maître.  D'ailleurs,  comment  Démocrite, 
en  reconnaissant  la  pesanteur  parmi  les  pro- 
priétés essentielles  des  corps  simples,  ]  ouvait-il 
nier  comme  il  le  fait  le  mouvement  rectiligne, 
et  soutenir  que  les  atomes  sont  naturellement 
iminobiles? 


L'un  des  points  les  plus  obscurs  du  système 
de  Démocrite,  c'est  la  manière  dont  il  explique 
le  mouvement.  N'oublions  pas  qu'il  s'agit  ici 
d'une  philosophie  qui  veut  rendre  compte  de 
l'existence  de  tous  les  êtres  par  des  lois  pure- 
ment mécaniques,  et  où,  par  conséquent,  le 
mouvement  doit  jouer  un  très-grand  rôle.  Mais 
d'où  vient  ce  phénomène,  qui  n'est  rien  moins 
ici  que  l'àme  de  la  nature?  quelle  en  est  l'ori- 
gine? quel  en  est  le  principe  ?  Nous  savons  déjà 
qu'il  n'est  pas  inhérent  à  l'essence  de  la  matière, 

Ïu'il  n'est  point  compris  parmi  les  propriétés  fon- 
amentales  des  atomes.  Nous  savons  aussi  qu'il 
n'est  point  produit  par  une  cause  première  dis- 
dincte  du  monde,  par  un  moteur  spirituel  comme 
celui  qu'admettait  Anaxagore.  Démocrite  le  re- 
gardait comme  éternel,  sans  s'inquiéter  ni  de 
son  principe  ni  de  son  origine.  De  ce  qu'il  existe 
maintenant,  il  en  concluait  qu'il  a  toujours  existé^ 
aussi  bien  que  le  temps,  qui  n'a  pas  non  plus  été 
créé.  Il  distinguait  trois  espèces  ae  mouvements  : 
1°  le  mouvement  ordinaire  ou  par  impulsion, 
celui  qui  se  communique  d"un  corps  à  un  autre 
par  un  choc  extérieur  ;  2°  le  mouvement  oscil- 
latoire, résultant  de  l'impulsion  réciproque  de 
plusieurs  atomes  mis  en  contact  les  uns  avec  les 
autres  ;  3°  le  mouvement  circulaire  ou  en  forme 
de  tourbillon.  Il  nous  semble  que  ce  dernier, 
qui  exerce  la  plus  grande  influence  sur  la  forme 
générale  de  l'univers,  a  dû  être  regardé  comme 
le  mouvement  primitif;  la  seconde  place  appar- 
tiendrait alors  au  mouvement  oscillatoire,  et  la 
troisième  au  mouvement  par  l'impulsion,  lequel 
n'est  qu'un  phénomène  particulier  dans  la  na- 
ture déjà  organisée. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  mouvement  et  les  pro- 
priétés des  atomes  suffisent  à  nous  rendre  compte 
de  tous  les  phénomènes  et  de  la  formation  même 
de  l'univers,  sans  le  secours  d'aucune  providence 
ni  d'aucune  cause  intelligente,  sans  obéir  à  d'au- 
tres lois  qu'à  celles  d'une  aveugle  nécessité. 
Tous  les  corps  dont  l'univers  est  l'assemblage  se 
forment  par  la  combinaison  des  atomes-  ils 
périssent,  sans  changer  de  nature,  quana  les 
atomes  se  séparent  ;  ils  s'altèrent  quand  les  ato- 
mes changent  de  position,  et  leur  variété  s'ex- 
plique par  la  variété  qui  existe  dans  la  figure 
des  atomes,  par  la  différence  de  leur  rang  et  de 
leur  position.  Ainsi  naissent  et  périssent  non- 
seulement  les  êtres  qui  peuplent  notre  planète, 
mais  des  mondes  sans  nombre  dont  les  uns  se 
ressemblent,  dont  les  autres  off'rent  entre^  eux 
les  plus  grandes  différences.  La  terre  a  été  for- 
mée la  première  :  d'abord  petite  et  légère,  elle 
errait  dans  l'espace;  mais,  grossie  peu  à  peu 
par  l'agglomération  des  atomes,  elle  finit  par 
arriver  au  centre  du  monde,  et  y  reste  fixée  par 
sa  forme,  qui  est  celle  d'un  cylindre  creusé  en 
dessous.  Quant  aux  autres  détails  de  la  cosmolo- 
gie de  Démocrite,  il  est  inutile  de  les  exposer 
ici;  car  ils  sont,  comme  nous  l'avons  déjà  dit, 
presque  tous  empruntés  du  système  d' Anaxagore. 
La  physique,  et  même  la  psychologie  de  Dé- 
mocrite, sont  fondées  sur  les  mêmes  principes 
que  sa  cosmologie.  Qu'est-ce  qui  fait  la  diffé- 
rence des  quatre  éléments  dont  se  compose  toute 
la  nature?  Rien  que  la  figure  et  le  volume  des 
atomes.  Les  plus  petits,  et  par  conséquent  les 
plus  légers,  sont  ceux  qui  entrent  principale- 
ment dans  la  substance  de  l'air  ;  les  plus  grands 
et  les  plus  lourds  forment  la  terre  et  l'eau  ;  en- 
fin, le  feu  se  compose  d'atomes  ronds  et  aussi 
petits  que  ceux  de  l'air.  Les  qualités  et  les  pro- 
priétés de  ces  différents  corps  s'expliquent  de  la 
même  manière  que  leur  forme,  et  comme  il  en 
est  plusieurs  qu'il  est  impossible  de  faire  dériver 
d'un  arrangement  purement  mécanique  des  ato- 


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357  — 


DÉMO 


mes,  Démocrite.  ouvrant  la  porte  au  scepticisme 
de  Protagoras,  les  fait  passer  pour  de  pures  sen- 
sations ou  pour  des  affections  personnelles  aux- 
quelles ne  répond  aucune  réalité  extérieure.  Il 
comprend  particulièrement  dans  cette  classe  le 
chaud  et  le  froid,  les  couleurs,  les  saveurs,  et  ce 
qu'on  a  appelé  plus  tard  les  (jualitcs  secondes  de 
la  matière. 

L'àme  est  de  la  même  nature  que  le  feu  ;  elle 
se  compose  d'atomes  ronds  et  subtils  qui,  par 
leur  légèreté  et  par  leur  forme,  ont  la  propriété 
de  se  glisser  dans  toutes  les  parties  du  corps  et 
de  les  mettre  en  mouvement,  et  avec  le  mouve- 
ment ils  leur  donnent  aussi  la  chaleur,  la  vie  et 
la  sensibilité.  Il  y  a  de  tels  atomes  répandus 
dans  toute  la  nature  ;  ils  sont  en  quelque  sorte 
l'âme  de  l'univers,  ils  s'introduisent  non-seule- 
ment dans  l'homme  et  dans  les  animaux,  mais 
aussi  dans  les  plantes  ;  enfin,  ils  se  conservent 
et  se  renouvellent  en  partie  par  la  respiration. 
En  effet,  en  nous  pressant  de  toutes  parts,  les 
corps  qui  nous  environnent  expriment  de  notre 
propre  corps  une  partie  de  ces  atomes  précieux 
par  lesquels  nous  vivons  et  nous  pensons;  mais 
comme  il  y  a  des  atomes  semblables  répandus 
autour  de  nous,  ceux-ci,  entrant  dans  notre  poi- 
trine par  la  respiration,  n'ont  pas  seulement  pour 
effet  de  réparer  la  perte  que  nous  avons  faite, 
mais  ils  ferment  le  passage  aux  particules  vitales 
qui  nous  restent  et  les  empêchent  de  se  répan- 
dre dans  l'espace.  Aussitôt  que  ce  mouvement 
de  résistance  est  vaincu,  l'animal  a  cessé  de 
vivre.  La  conséquence  la  plus  immédiate  de 
cette  doctrine,  conséquence  avouée  par  Leucippe 
et  Démocrite,  c'est  que  l'àme  est  périssable 
comme  le  corps. 

C'est  la  même  âme,  nous  voulons  dire  les 
mêmes  atomes,  qui,  dans  le  système  de  Démo- 
crite, servent  aux  phénomènes  de  la  vie  et  à 
ceux  de  la  pensée.  Cependant  il  a  donné  pour 
siège  aux  derniers  la  poitrine,  et  aux  premiers 
toutes  les  autres  parties  du  corps.  Mais  qu'est-ce 
que  la  pensée  dans  une  âme  purement  maté- 
rielle? Evidemment  elle  ne  saurait  se  distinguer 
d"une  manière  essentielle  de  la  sensation,  et  ce 
dernier  phénomène,  par  quelque  sens  qu'il  nous 
arrive,  doit  toujours  se  réduire  à  une  sorte  de 
toucher.  C'est  en  effet  l'opinion  que  soutient  Dé- 
mocrite. Il  suppose  que  les  corps  laissent  cons- 
tamment échapper  de  leurs  surfaces  certaines 
émanations  qui  en  sont  la  représentation  exacte. 
Ces  petites  images,  ou,  comme  on  les  appelle  plus 
ordinairement,  ces  idoles  (eiîto-^-a),  formées  à 
l'égal  du  reste  par  une  combinaison  d'atomes, 
se  glissent  par  le  canal  des  sens  jusqu'à  l'âme,  et 
lui  font  connaître  en  la  touchant  les  objets  qu'ils 
représentent.  C'est  ainsi  que  nous  percevons, 
non-seulement  la  forme  des  corps,  mais  leurs 
diverses  propriétés,  comme  les  couleurs,  les 
odeurs,  les  sons,  le  froid  et  le  chaud.  Et  qu'y 
a-t-il  d'étonnant  à  cela?  Pour  Démocrite,  ces 
propriétés  ou  n'existent  pas,  ou  sont  des  combi- 
naisons purement  mécaniques  des  atomes.  Amsi, 
le  chaud,  c'est  une  combinaison  d'atomes  ronds  3 
le  noir,  c'est  le  raboteux  pour  l'œil;  le  blanc, 
c'est  le  poli  pour  le  même  organe  ;  les  saveurs 
acres  sont  une  combinaison  d'atomes  anguleux, 
etc.  Il  faut  seulement  remarquer  que  chaque 
organe  des  sens  a  son  rôle  particulier  dans  la 
transmission  des  idoles  :  l'oreille  est  nécessaire 
pour  donner  passage  à  l'air  au  moyen  duquel 
nous  arrivent  les  sons  ;  c'est  également  une 
image  formée  d'air  qui,  s'appliquant  sur  l'œil, 
avec  la  substance  duquel  elle  a  beaucoup  d'ana- 
logie, nous  donne  l'idée  des  couleurs  et  des 
formés  visibles  ;  enfin,  le  tact,  l'odorat  et  le 
goût  semblent  se  confondre  en  un  sens  unique. 


Par  une  étrange  contradiction,  inséparable  du 
matérialisme,  Démocrite  est  cependant  obligé 
de  se  délier  de  la  sensation  et  de  placer  au- 
dessus  d'elle  la  raison  ou  le  raisonnement.  En 
effet,  d'une  part  nous  avons  des  sensations  qui 
no  répondent  à  aucune  réalité  extérieure,  et 
même  les  objets  réels  n'arrivent  à  notre  con- 
naissance que  par  des  images  variables  et  fugi- 
tives qui,  au  moment  où  elles  parviennent  ius- 
qu'à  nous,  ne  ressemblent  plus  aux  corps  dont 
elles  sont  une  émanation.  D'une  autre  part,  les 
atomes  et  le  vide,  ces  deux  principes  éternels  de 
l'univers,  ne  sont  connus  que  par  la  raison.  Donc, 
le  témoignage  de  la  raison  doit  être  préféré  a 
celui  des  sens.  Mais  comment  cela  est-il  possi- 
ble, lorsqu'au  fond  ces  deux  facultés  ne  diffèrent 
pas  l'une  de  l'autre,  quand  les  principes  mêmes 
dont  la  raison  nous  découvre  l'existence  sont 
purement  matériels  et  sensibles,  et  qu'on  n'ar- 
rive à  les  concevoir  que  par  l'observation  du 
monde  extérieur?  Aussi  Démocrite  (cela  ne  peut 
pas  être  l'objet  d'un  doute)  a-t-il  fini  par  le 
scepticisme,  qui  est  comme  la  conclusion  logi- 
que de  son  système.  Toute  l'antiquité  (Arist., 
Mélaph.,  liv.  IV,  ch.v;  Diogène  Laërce,  liv.  IX, 
ch.  Lxxi  et  Lxxti  ;  Sextus  Empir.,  Adv.  Malhem., 
lib.  VII,  p.  163;  Cic,  Acad.,  I,  liv.  II,  ch.  xxiii) 
place  dans  sa  bouche  des  paroles  comme  celles- 
ci  :  «  Il  n'y  a  rien  de  vrai,  ou  s'il  y  a  du  vrai, 
nous  ne  le  connaissons  pas.  —  Il  nous  est  im- 
possible de  connaître  la  vérité  sur  quoi  que  ce 
soit  :  la  vérité  est  au  fond  d'un  abîme.  —  Nous 
ne  savons  pas  même  si  nous  savons  quelque  chose 
ou  si  nous  vivons  dans  la  plus  complète  igno- 
rance ;  nous  ne  savons  pas  davantage  s'il  existe 
quelque  chose  ou  si  rien  n'existe.  »  Si  le  sens  de 
ces  propositions  pouvait  laisser  quelque  doute, 
nous  y  ajouterions  le  témoignage  de  l'histoire, 
qui  nous  atteste  que  les  plus  déterminés  scepti- 
ques de  l'antiquité,  Protagoras,  Diagoras  de  Melos 
et  Pyrrhon  lui-même,  ont  été  formés  par  les 
leçons  ou  par  les  écrits  de  Démocrite. 

La  morale  de  ce  philosophe  est  à  la  fois  celle 
d'un  sceptique  et  dun  sensualiste.  Ne  se  pas- 
sionner pour  rien;  se  tenir  également  éloigné  de 
la  crainte  et  de  l'espérance;  être  préparé  à  tout; 
fuir  toutes  les  causes  de  trouble  et  de  soucis, 
même,  et  en  premier  lieu,  le  mariage;  adopter 
des  enfants  plutôt  que  d'associer  son  existence  à 
celle  d'un  femme;  enfin,  mettre  le  souverain 
bien  dans  une  constante  égalité  d'àme  :  telles 
sont  les  règles  de  conduite  qu'il  propose  au  sage, 
et  que  nous  retrouvons  presque  littéralement 
dans  la  morale  d'Épicure. 

Il  est  évident  que,  dans  un  pareil  système, 
toute  croyance  religieuse,  toute  idée  d'une  cause 
première  et  distincte  du  monde  est  inadmissible. 
Cependant  cette  idée  existe  dans  l'esprit  des 
hommes,  et  a  existé  de  tout  temps.  Démocrite, 
sans  la  regarder  comme  vraie,  lui  qui  ne  croyait 
pas  à  la  vérité,  ne  pouvait  donc  s'empêcher  d'en 
rendre  compte  par  les  principes  généraux  de  sa 
doctrine,  et  c'est  vraisemblablement  dans  ce  but 
qu'il  a  imaginé  la  grossière  hypothèse  que  voici  : 
Autour  de  la  terre  voltigent  certains  agrégats 
d'atomes  dune  grandeur  extraordinaire  et  d'une 
forme  semblable  à  la  forme  humaine.  Ces  fan- 
tômes, périssables  comme  nous,  quoique  leur 
existence  soit  plus  longue,  ont  une  certaine 
action  sur  notre  vie;  il  en  est  de  bienfaisants  et 
de  malfaisants;  ils  nous  apparaissent  pendant  le 
sommeil  par  des  images  qui  les  représentent,  et 
c'est  à  eux  que  s'adresse  notre  culte  (Sextus  Em- 
pir., Adv.  Malhem.,  lib.  VII,  p.  312,  édit.  de  Ge- 
nève). D'après  une  autre  tradition,  également 
rapportée  par  Sextus  Empiricus,  Démocrite  au- 
rait simplement   nié  l'existence   des  dieuï,  en 


DÉMO 


—  358  — 


DÉMO 


disant  que  les  hommes  en  ont  conçu  l'idée  sous 
l'impression  de  la  terreurj  excitée  en  eux  par 
certains  phénomènes  naturels,  comme  le  ton- 
nerre, la  l'oudro,  les  cclij)ses,  les  conjonctions 
des  étoiles.  Si  telle  n'est  point  l'opinion  de  Dé- 
raocrite,  clic  appartient  du  moins  à  son  disciple 
Diagoras. 

Nous  avons  porté  ailleurs  un  jugement  général 
sur  la  philosophie  atomistiquc  (voy.  Atomisme)  ; 
il  nous  suffira  de  remarquer  ici  que  le  système 
de  Démocritc,  commençant  par  le  matérialisme, 
et  finissant  par  le  scepticisme,  sans  cesser  d'être 
inconséquent,  est  un  fait  du  plus  grand  intérêt 
pour  la  vérité  philosophique  et  pour  l'histoire  de 
la  pensée  humaine. 

Nous  ne  citerons  pas  ici  tous  les  auteurs  an- 
ciens qui  nous  ont  conservé  des  fragments  de 
Démocrite;  nous  nous  contenterons  d'indiquer 
les  traités  modernes  dont  ce  philosophe  a  été 
l'objet.  Mngncni,  Dcmocrilus  reviviscens  seu 
Vita  et  Philosoplua  Democrili,  in-12,  Pavie, 
1646,  et  Leyde,  1648;  —  Gendcri,  Democritus, 
Abderita  philosophus,  accuralissimus  ab  injii- 
riis  vindicatiis ,  in-4,  Altd.,  16)5;  —  Jenichen, 
Progr.  de  Democrito  philosopha,  in-4,  Leipzig, 
1720;  —  Plourquet,  de  PlacUis  Democrili  Abde- 
rilœ,  in-4,  Tubing.,  1767;  —  Hill,  de  Philosophia 
Epicurea,  Democrilca  et  Thcophrastea,  in-8, 
Genève,  1669; — Gœdingi,  Disserl.  de  Democrito 
ejusque  philosophia,  in-8,  Upsal ,  1703;  — 
Schwartz,  Dissert,  de  Democrili  théologie,  in-4, 
Cobourg,' 1718;  —  Liitkcmann,  Disput.  Demo- 
crit.  eleaticœ  sectce  antistitem,  etc.,  in-4, 
Greifsw.,  1718;  —  Ritter, article  Dcmocnte,  dans 
le  Dictionnaire  de  Ersch  et  Gruber,  in-4,  Leipzig, 
1833  ;  —  Benjamin  Lafaist,  Dissert,  sur  la  ]jhilo- 
sosophie  atomistique,  in-8,  Paris,  1833;  —  Ad. 
Franck,  Fragments  qui  subsistent  de  Dcmocrite, 
dans  les  Mémoires  de  la  Société  royale  dé 
Nancy,  in-8,  Nancy,  1836. 

DÉMONAX  DE  Chypre,  philosophe  cynique , 
qui  vivait  à  Athènes  pendant  le  ii"  siècle  de  l'ère 
chrétienne,  et  dont  il  ne  reste  d'autre  souvenir 
que  l'écrit  de  Lucien  qui  porte  son  nom.  Quel- 
ques-uns ont  même  révoqué  en  doute  son  exis- 
tence, persuadés  que,  sous  le  nom  de  Démonax, 
Lucien  a  seulement  voulu  peindre  l'idéal  du 
sage  d'après  les  principes  de  l'école  cynique. 
Mais  cette  opinion  est  dépourvue  de  toute  vrai- 
semblance, et  Démonax  paraît  bien  avoir  été  un 
personnage  réel.  Les  idées  qu'on  lui  attribue 
sont  une  sorte  d'éclectisme,  où  les  doctrines 
morales  de  Socrate  étaient  réunies,  nous  ne  sa- 
vons pas  trop  de  quelle  manière,  à  celles  de 
Diogène  et  d'Aristippe.  Il  admettait  l'existence 
de  la  Divinité,  tout  en  rejetant  le  dogme  de 
l'immortalité  de  l'âme,  et  en  méprisant  toutes 
les  cérémonies  du  culte.  Au  reste,  la  philosophie 
de  Démonax  se  montrait  essentiellement  dans  sa 
vie  et  dans  ses  actions.  Sans  tomber  dans  les 
excès  et  les  affectations  ridicules  de  son  école,  il 
se  proposait  le  même  but  :  il  voulait  se  suffire  à 
lui-même  et  se  rendre  complètement  indépen- 
dant, en  se  plaçant  à  la  fois  au-dessus  de  tout 
vain  attachement  pour  les  biens  de  ce  monde,  et 
de  toute  crainte  d'une  autre  vie.  X. 

DÉMONSTRATION  [demonslratio,  à.T.6ôz\.hi; 
de  àTiooïiy.vjp.i,  montrer,  faire  voir,  en  partant 
de  principes  évidents).  D'une  vérité  générale, 
quelle  qu'elle  soit,  tirer  ou  faire  sortir  les  véri- 
tés particulières  qu'elle  renferme,  c'est  déduire; 
d'une  vérité  universelle  et  nécessaire  tirer  les 
conséquences  qui  en  sortent  nécessairement, 
c'est  démontrer.  La  déduction  est  l'opération  in- 
tellectuelle opposée  à  l'induction;  le  syllogisme 
est  la  forme  générale  et  le  moyen  extérieur  de 
Ja  déduction;  la  démonstration  est  la  déduction 


partant  de  principes  nécessaires,  le  syllogisme 
concluant  le  nécessaire.  Cette  définition  remonte 
jusqu'à  l'auteur  même  dcîla  Logique,  c'est-à-dire 
jusqu'à  Aristote  {Prem.  Analyl.,  liv.  I,  ch.  t.  ir 
et  iv),  et  elle  est  restée  consacrée  dans  la  science, 
parce  qu'elle  repose  sur  des  rapports  parfaite- 
ment vrais.  En  cffct^  il  y  a  pour  rintclligenfe 
des  principes  primitifs,  immédiats,  d'une  certi- 
tude absolue,  et  qui,  universels  et'a)  plicables  à 
tout,  paraissent  contenir  la  dernière  raison  de 
tout  ce  qui  est.  Rattacher  une  vérité  à  un  de 
ces  principes,  établir  (ju'elle  n'est  que  ce  prin- 
cipe appliqué  et  réalise  dans  un  cas  particulier, 
et  par  suite  qu'elle  est  vraie  comme  ce  principe, 
c'est  démontrer,  c'est  savoir.  La  démonstration 
est  donc  la  fin  suprême  du  procédé  déductif  et 
la  véritable  condition  de  la  science. 

Assurément  il  y  a  de  la  science  en  dehors  de 
la  démonstration;  les  vérités  générales  que. 
dans  les  sciences  d'observation,  le  procède  in- 
ductif  dégage  des  cas  particuliers,  sont  de  la 
science.  Mais  cette  science  n'est  point,  comme 
celle  que  donne  la  démonstration,  invariable  et 
à  jamais  acquise.  Ce  ne  sont  point  des  vérités 
définitives,  complètes  ;  ce  sont  des  vérités  qui 
peuvent  s'accroître,  se  modifier  par  de  nouvelles 
découvertes,  et  qui  ne  deviennent  invariablement 
déterminées  que  quand  elles  peuvent  être  sou- 
mises à  la  démonstration  et  rattachées,  par  elle, 
à  des  principes  absolus. 

La  démonstration  ne  nous  donne  point  de  con- 
naissances nouvelles,  en  ce  sens  qu'il  faut,  pour 
démontrer,  posséder  les  principes  sur  lesquels  la 
démonstration  s'appuiera  et  avoir  déjà  entrevu  ce 
qui  est  à  démontrer.  Elle  suppose  donc  la  vue 
spontanée  et  confuse  de  la  vérité;  mais  cette 
première  vue,  elle  la  fait  passer  et  l'élève  de 
l'état  d'anticipation,  comme  dirait  Bacon,  à  l'état 
de  science  proprement  dite. 

La  certitude  qui  accompagne  les  vérités  élé- 
mentaires se  distingue  de  toute  autre  certitude. 
Partant  de  principes  absolus,  évidents  par  eux- 
mêmes,  et  ne  tirant  de  ces  principes  que  des 
conséquences  également  évidentes,  les 'sciences 
de  démonstration  produisent  une  certitude  ab- 
solue, complète,  et  supérieure,  si  cela  peut  se 
dire,  à  celle  des  autres  sciences.  Assurément,  la 
certitude  est  toujours  égale  à  elle-même;  elle 
est  ou  elle  n'est  pas,  elle  n'admet  pas  de  de- 
grés ;  et,  en  ce  sens,  nous  sommes  aussi  certains 
de  la  circulation  au  sang,  que  du  rapport  qui 
existe  entre  les  carrés  faits  sur  les  côtés  du 
triangle  rectangle.  Mais  il  y  a  cependant  une 
énorme  différence  entre  ces  deux  vérités.  La 
première  est  marquée  d'un  caractère  de  néces- 
sité tel.  qu'une  fois  connue,  il  est  impossible 
qu'elle  le  soit  mieux  ou  autrement.  Nous  sommes 
certains  de  nous  rendre  parfaitement  compte  des 
rapports  sur  lesquels  elle  se  fonde,  et  nous  sa- 
vons de  la  même  manière  pourquoi  ces  rapports 
ne  sauraient  changer.  Il  n'en  est  certes  pas  de 
même  de  la  circulation  du  sang;  nous  savons 
qu'elle  est,  mais  nous  avons  encore  beaucoup  à 
apprendre  sur  ce  phénomène,  et  nous  ne  pouvons 
pas  rattacher  ce  que  nous  en  savons  à  un  prin- 
cipe qui  nous  fasse  évidemment  voir  que  ce  qui 
est  ne  peut  pas  être  autrement.  Ce  qui  est  ac- 
quis dans  les  sciences  de  démonstration,  dans 
les  mathématiques,  par  exemple,  est  absolument 
parfait;  ce  qui  est  acquis  dans  les  sciences  d'ob- 
servation est  infiniment  perfectible,  ou,  du 
moins,  garde  ce  caractère  jusqu'au  moment  où 
la  démonstration  devient  possible.  C'est  ainsi  que 
dans  les  sciences  physiques  la  démonstration  in- 
tervient et  fait  de  certains  principes  obtenus  par 
voie  d'expérience  des  vérités  nécessaires  ;  par 
exemple,  on   peut  voir  la  loi  de  la  chute  des 


DÉMO 


—  359  — 


DEMO 


corps  dans  une  foule  d'expériences  et  la  démon- 
trer ensuite  en  la  rattachant  aux  lois  générales 
du  mouvement;  et,  dans  l'astronomie,  après 
avoir  constaté  les  phénomènes  célestes  par  l'ob- 
servation, on  peut  démontrer  la  nécessité  de  leurs 
lois  par  le  principe  de  la  pesanteur  universelle, 
et  tout  réduire  par  ce  moyen  à  un  simple  pro- 
Mème  de  mécanique  rationnelle;  ce  qui  taisait 
dire  à  Laplace  que  l'astronomie  était  la  plus  par- 
faite de  toutes  les  sciences.  C'est  ainsi  nu'en 
philosophie,  après  avoir  constaté  la  liberté  par 
des  phénomènes  de  conscience,  le  raisonnement 
fait  voir  comment  la  liberté  est  une  conséquence 
de  nos  idées  nécessaires  sur  le  bien,  la  destinée 
humaine,  la  Providence. 

Cette  puissance  de  la  démonstration  a  été  non- 
seulement  reconnue,  mais  exagérée;  et  cette 
exagération  a  donné  lieu  à  quelques  opinions 
erronées  dont  il  convient  d'apprécier  la  valeur. 

De  ce  que  la  démonstration  produit  la  certi- 
tude scientifique  absolue  et  parfaite,  on  a  conclu 
que,  pour  toute  science ,  la  démonstration  était 
le  seul  procédé  à  suivre,  qu'il  n'y  avait  qu'à 
tirer  de  certains  principes  universels  les  vérités 
particulières  qu'ils  renferment,  indépendamment 
de  toute  expérience  et  de  toute  observation. 

Les  objets  dont  l'ensemble  compose  l'univers 
peuvent  être  étudiés,  ou  dans  leurs  qualités 
abstraites  et  absolues,  ou  dans  leurs  qualités 
concrètes  et  leur  réalité  actuelle.  De  là  deux 
grands  ordres  de  sciences  :  les  sciences  de  rai- 
sonnement ou  de  démonstration,  et  les  sciences 
de  fait  ou  d'observation.  Les  premières  ne  s'occu- 
pent point  de  ce  qui  est,  de  la  réalité  actuelle; 
mais  de  ce  qui  doit  être  et  sans  égard  pour  les 
faits  :  ainsi  les  sciences  mathématiques ,  par 
exemple,  s'appliquent  d'une  manière  générale  et 
absolue  à  l'ensemble  du  monde,  et  n'emprun- 
tent à  l'observation  que  les  idées  de  grandeur  et 
de  mesure.  Les  sciences  d'obeervation,  au  con- 
traire, s'occupent  d'une  manière  particulière  de 
toutes  les  propriétés  que  l'expérience  nous  ré- 
vèle dans  les  objets  que  nous  pouvons  atteindre 
et  que  nous  pouvons  faire  agir  les  uns  sur  les 
autres,  pour  découvrir  tous  les  phénomènes  qui 
résultent  de  leur  action  mutuelle.  Dès  lors,  il 
est  facile  de  voir  le  procédé  qui  convient  à  cha- 
cun de  ces  deux  ordres  de  sciences.  Les  vérités, 
objet  des  sciences  mathématiques,  étant  émi- 
nemment simples,  absolues  et  indépendantes  de 
la  réalité,  n'ont  pas  besoin  d'être  obtenues  par 
l'observation  de  la  nature  et  des  faits.  Le  ma- 
thématicien ayant  posé  à  son  point  de  départ 
des  principes  abstraits,  évidents  par  eux-mêmes, 
avance  de  propositions  en  propositions,  et  arrive 
à  de  nouvelles  vérités  par  la  vue  du  rapport  né- 
cessaire qui  les  unit  au  point  de  départ  :  en  un 
mot,  il  démontre.  Le  physicien  n'a  pas  de  prin- 
cipes généraux  évidents  par  eux-mêmes;  il  faut, 
au  contraire,  que,  partant  des  faits,  il  s'élève  à 
des  principes  non  absolus,  mais  relatifs,  non 
complets,  mais  marqués  du  caractère  d'éven- 
tualité et  de  progrès  qu'entraîne  toujours  l'étude 
des  faits;  en  un  mot,  le  physicien  observe  et 
induit;  et  ce  que  nous  disons  des  sciences  physi- 
ques doit  s'appliquer,  sans  distinction,  à  toutes 
les  sciences  qui  doivent  nous  donner  la  connais- 
sance des  faits.  Ici  la  démonstration  pure  ne  con- 
duit qu'à  l'hypothèse  et  à  l'erreur. 

La  seconde"  opinion  que  nous  avons  à  examiner 
est  une  conséquence  de  la  première.  S' appuyant 
sur  ce  principe  que  la  démonstration  est  le  seul 
procédé  à  suivre  pour  arriver  à  la  science,  on 
ajoute  que  les  sciences  mathématiques  sont  les 
seules  auxquelles  la  démonstration  s'applique  et, 
par  conséquent,  les  seules  capables  de  la  certitude. 
Cette   opinion   s'appuie  sur  un  principe  faux  et 


aboutit  à  une  conclusion  erronée.  En  cfTet,  à 
quelles  sources  les  mathématiques  prennent-elles 
les  axiomes  sur  lestiuels  elles  s'appuient?  Elles 
les  prennent  dans  l'intelligence,  dans  la  raison. 
Il  serait  Ibrt  étrange  que  la  raison  ne  fournît  que 
des  axiomes  relatifs  à  la  grandeur  et  à  la  me- 
sure :  mais  une  étude  même  superficielle  de  la 
raison  nous  apprend  qu'il  se  trouve  en  elle  des 
axiomes,  des  principes  premiers  d'une  tout  autre 
nature.  Par  exemple ,  les  propositions  :  «  Tout 
devoir  suppose  un  droit.  —  Il  y  a  obligation  à 
faire  ce  qui  est  bon.  —  Le  bien  est  ce  qui  conduit 
un  être  à  sa  fin,  »  et  tant  d'autres ,  sont  des 
axiomes  tout  aussi  évidents  et  tout  aussi  néces- 
saires que  ceux-ci  :  «  Le  tout  est  égal  à  la  somme 
de  ses  parties.  —  Si  de  quantités  égales  on  re- 
tranche des  parties  égales,  les  restes  seront 
égaux.  »  S'il  en  est  ainsi,  on  peut  employer  la 
démonstration  pour  constituer  la  science  morale, 
comme  pour  édifier  les  mathématiques.  Et,  si  on 
le  peut,  on  le  doit.  C'est  même  le  seul  moyeu 
de  donner  à  la  morale  cette  unité  et  ce  caractère 
immuable  qu'elle  demanderait  vainement  à  ceux 
qui  prétendent  la  constituer  par  des  procédés 
purement  empiriques. 

De  là  résulte  que  les  principes  employés  par 
la  démonstration ,  les  axiomes  dont  elle  part 
pour  arriver  à  une  suite  de  conséquences  étroi- 
tement enchaînées  les  unes  aux  autres,  peuvent 
se  part:iger  en  plusieurs  classes,  quoique  tous 
marqués  d'un  caractère  de  nécessité  :  on  peut 
distinguer,  par  exemple,  les  principes  mathéma- 
tiques, les  principes  métaphysiques,  les  princi- 
pes moraux.  Mais  le  procédé  de  la  démonstra- 
tion, partout  le  même,  se  fonde  sur  le  principe 
suivant  :  «  Deux  choses  comparées  à  une  troi- 
sième, et  trouvées  égales  à  celle-ci,  sont  égales 
entre  elles.  »  Au  fond,  ce  principe  ne  diffère  pas 
de  celui  de  la  contradiction,  reconnu  par  Aristote 
[Métaph.,  liv.  III,  ch.  m)  comme  le  premier  des 
axiomes,  et  énoncé  en  ces  termes  :  «  Il  est  im- 
possible que  le  même  attribut  soit  et  ne  soit  pas 
dans  le  même  sujet,  au  même  instant  et  sous  le 
même  rapport.  » 

Malgré  cette  identité  de  fond,  le  procédé  de  la 
démonstration  peut  revêtir  plusieurs  formes  ou 
plusieurs  modes  :  1»,  prenant  pour  point  de  dé- 
part un  principe  général,  elle  peut  descendre, 
par  une  suite  d'intermédiaires,  jusqu'à  la  con- 
clusion que  l'on  affirme  ou  que  l'on  nie  :  c'est  la 
démonstration  descendante  ;  2»  il  peut  partir  du 
sujet  lui-même  et  de  ses  attributs  pour  s'élever 
de  degrés  en  degrés  jusqu'au  principe  général, 
duquel  on  conclut  ensuite  la  proposition  mise  en 
question  :  c'est  la  démonstration  ascendante. 
Procéder  ainsi,  c'est  toujours  rattacher  une  vé- 
rité à  un  principe  général,  c'est  toujours  déduire; 
3"  quelquefois  encore  on  admet  par  hypothèse  la 
proposition  contradictoire  à  celle  qu'on  veut  dé- 
montrer; puis  on  fjit  voir  que  cette  supposition 
conduit  à  une  absurdité,  c'est-à-dire  à  une  im- 
possibilité ou  à  une  contradiction.  C'est  ce  qu'on 
appelle  démonstration  par  V impossible,  réduc- 
tion à  Vabsurde,  ou  démonstration  indirecte, 
par  opposition  aux  deux  autres  modes  qui  consti- 
tuent la  démonstration  directe. 

Quelle  est  maintenant  la  valeur  de  ces  diver- 
ses manières  de  procéder,  et  quelles  sont  les  cir- 
constances dans  lesquelles  il  est  à  propos  de  les 
employer? 

La  réduction  à  l'absurde  ne  doit  être  employée 
que  quand  on  ne  peut  faire  autrement,  et  qu'on 
ne  peut  démontrer  la  question  directement.  En 
effet,  si  une  semblable  démonstration  peut  con- 
vaincre, elle  n'éclaire  point  et  ne  fait  point  con- 
naître la  cause  et  le  pourquoi  des  choses,  ce  qui 
doit  être  le  but  et  le  résultat  de  toute  démon- 


DÉMO 


—   360  — 


DENY 


stration  vraimont  scicntiruiue.  Ce  mode  de  dé- 
monstration a  d'ailleurs  rinconvcnient  de  n'arri- 
ver à  la  vrrité  qu'à  travers  l'erreur  :  inconvénient 
surtout  sensible  dans  les  propositions  de  géomé- 
trie, où  l'on  est  obligé  de  donner  à  cette  erreur 
passagère  une  sorte  de  consistance  par  des  figu- 
res absurdes. 

La  démonstration  ascendante  et  la  démonstra- 
tion descendante  n'étant  que  )a  démonstration 
directe  dans  les  deux  marclies  qu'elle  peut  sui- 
vre, sont  de  même  valeur  pour  la  science,  et, 
sous  ce  rapport,  il  n'y  a  pas  lieu  à  les  comparer; 
mais  peuvent-elles  être  indifféremment  em- 
ployées l'une  à  la  place  de  l'autre? 

Quand  il  s'agit  de  démontrer  ou  de  vérifier 
une  proposition ,  toute  la  difficulté  consiste  à 
trouver  un  principe  évident  auquel  le  sujet  de 
cette  proposition  se  rattache,  et  ensuite  à  mettre 
à  découvert  cette  liaison  et  ce  rapport.  Si  l'on 
sait  déjà  quel  est  ce  principe  et  quels  sont  les 
intermédiaires  qui  l'unissent  à  la  question,  il  est 
clair  que  la  démonstration  est  toute  faite,  qu'il 
n'y  a  plus  qu'à  l'énoncer  sous  telle  ou  telle 
forme,  ce  qui  est  assez  indifférent,  et  que  l'on 
peut,  par  exemple,  énoncer  d'abord  le  principe 
général,  et  descendre  ensuite  aux  vérités  moins 
générales  qu'il  contient.  Mais  si  on  ne  sait  pas 
quel  est  ce  principe,  s'il  faut  le  choisir  parmi 
ceux  que  l'on  connaît,  il  est  encore  évident  qu'il 
faut  suivre  une  autre  marche,  qu'il  faut  partir  du 
sujet  lui-même,  chercher  dans  l'examen  de  ses 
attributs  à  quel  principe  connu  il  nous  est  per- 
mis de  le  rattacher,  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  ce 
qu'on  soit  arrivé  au  principe  qui  renferme  la  so- 
lution. C'est  ordinairement  ainsi  que  l'on  pro- 
cède pour  trouver  la  démonstration  elle-même 
plutôt  que  la  solution  du  problème  ;  mais,  la  dé- 
monstration une  fois  trouvée,  on  suit  le  plus 
souvent,  pour  la  développer  aux  yeux  des  autres, 
la  raarcne  descendante. 

Dans  tout  problème  à  résoudre,  et  quelque 
mode  de  démonstration  que  l'on  emploie,  il  y  a 
deux  choses  :  l'énonce  des  données  et  le  dégage- 
ment des  inconnues.  Exprimer  en  termes  simples 
et  précis  les  attributs  connus,  les  données,  et  in- 
diquer avec  la  même  exactitude  et  la  même  pré- 
cision les  points  à  éclaircir,  les  attributs  à  déter- 
miner, les  inconnues,  c'est  poser  Vélat  de  la 
question  ;  dégager  les  inconnues  par  leurs  rap- 
ports avec  les  connues,  c'est  résoudre  la  ques- 
tion. Or,  dans  la  démonstration,  il  faut  apporter 
le  plus  grand  soin  à  l'examen  des  données.  Si 
les  données  ne  suffisent  pas  pour  rattacher  les 
inconnues  au  principe  qui  doit  les  déterminer, 
toute  démonstration  est  impossible.  Cette  consi- 
dération est  la  première  qu'il  faudrait  faire,  et, 
comme  le  dit  Condillac  [Logique.  2'  partie, 
ch.  viii),  cette  fois  avec  pleine  vérité,  c'est  celle 
qu'on  ne  fait  presque  jamais.  On  démontre  mal, 
ou  plutôt  on  ne  démontre  pas  du  tout,  parce  que 
les  données  d'une  question  ne  suffisent  pas  en- 
core, et  qu'au  lieu  de  s'en  procurer  d'autres,  on 
torture  par  de  vains  efforts  celles  que  l'on  a,  on 
les  dénature,  et  l'on  regarde  comme  insoluble 
une  question  qu'on  a  abordée  trop  à  la  hâte  et 
sans  réfiexion. 

La  théorie  de  la  démonstration  a  été  exposée 
longuement  par  l'auteur  de  VOrganon,  qui  l'a 
portée  sur-le-champ  à  la  dernière  perfection. 
Aussi  Kant  a-t-il  eu  raison  de  dire  :  <«  La  logique 
n'a  rien  gagné  pour  le  fond  depuis  Aristote.  » 

Consultez  VOrganon  d'Aristote  et  particuliè- 
rement les  Analytiques;  —  l'Introduction  de 
M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  à  sa  traduction  de 
VOrganoyi ;  —  Pascal,  Pensées,  l"  partie,  art.  2 
et  3  ;  —  Bossuet,  Connaissance  de  Dieu  et  de  soi- 
même  j  ch.  I,  §  13  à  17  ;  Logique,  liv.  Il,  ch.  xii, 


et  liv.  III;  —  Condillac,  Logique;  —  Ravaison, 
Essai  sur  la  Métaphysique  d'Aristote,  vol.  I", 
3'  partie,  liv.  III,  en.  ir.  —  Voy.  les  articles 
Aristotk,  Logique.  J.  D.  J. 

DENYS  l'Auéopagite.  11  n'est  parlé  qu'une 
fois  dans  les  Actes  des  apôtres  (ch.  x\ii,  *  34)  de 
Denys.  juge  de  l'aréopage,  qui  se  convertit  à  la 
suite  ae  la  prédication  de  saint  Paul.  Devenu  plus 
tard  évêque  d'Athènes,  il  paraît  avoir  souffert  le 
martyre.  Néanmoins,  on  ne  connaît  pas  l'année 
précise  de  sa  mort.  Quant  aux  traites  théologi- 
ques attribués  à  ce  saint,  la  critique  a  depuis 
longtemps  démontré  qu'ils  ne  lui  appartiennent 
pas.  Il  n'en  est  question,  en  edet,  pour  la  pre- 
mière fois,  qu'à  l'occasion  de  la  conférence  des 
sévériens  et  des  orthodoxes,  dans  le  palais  de 
l'empereur  Justinien,  en  532,  à  Constantinople. 
D'ailleurs ,  diverses  allusions  à  des  faits  et  à  des 
passages  d'auteurs  postérieurs  au  siècle  des  apô- 
tres, que  l'on  rencontre  dans  ces  écrits,  ne  ])er- 
mettent  pas  de  les  rapporter  à  ces  premiers 
jours  du  christianisme.  L'opinion  la  mieux  fon- 
dée est  celle  qui  leur  donne  pour  auteur  un 
chrétien  du  v"  siècle,  imbu  des  doctrines  mysti- 
ques du  platonisme  alexandrin.  C'est  ce  qui  res- 
sortira du  rapide  exposé  que  nous  allons  faire 
des  principes  contenus  dans  ces  livres. 

Les  ouvrages  qui  nous  sont  parvenus  sous  le 
nom  de  Denys  l'Aréopagite  sont  :  1°  le  traité  de 
la  Hiérarchie  céleste;  2"  celui  de  la  Hiérarchie 
ecclésiastique;  3°  celui  des  Noms  divins;  4°  la 
Théologie  m,ystique;  5°  des  lettres,  au  nombre  de 
dix,  sur  divers  sujets  de  théologie,  de  discipline 
et  de  morale. 

Le  traité  de  la  Hiérarchie  céleste  a  pour  but 
principal  de  définir  la  nature  des  anges,  et  de  dé- 
crire les  différentes  classes  dans  lesquelles  ils  se 
partagent,  selon  la  mesure  diverse  de  leur  parti- 
cipation à  la  lumière  divine.  Celui  de  la  Hiérar- 
chie ecclésiastique  montre,  dans  la  constitution 
du  sacerdoce  chrétien,  une  image  de  la  hiérar- 
chie céleste,  et  dans  les  cérémonies,  principale- 
ment dans  les  sacrements,  les  symboles  de  l'ac- 
tion invisible  que  Dieu  accomplit  sur  les  créatures. 
Le  traité  des  Noms  divins  a  pour  but  d'expliquer 
comment,  sans  manquer  au  respect  dû  à  la  ma- 
jesté suprême,  qu'aucune  langue  ne  saurait  dé- 
crire, nous  pouvons  la  désigner  par  des  noms 
qui  n'expriment  que  des  faces  particulières  de 
son  essence,  et  qui  ne  les  expriment  qu'en  la  re- 
vêtant de  conditions  finies  qui  ne  sont  point  en 
harmonie  avec  elle.  La  Théologie  mystique  a 
pour  objet,  au  contraire,  Dieu  considéré  en  soi. 
Elle  est  destinée  à  opposer  à  la  théologie  symbo- 
lique du  traité  des  Noms  divins  l'idée  du  Dieu 
absolu,  inaccessible^  imparticipable. 

C'est  là  le  point  important,  caractéristique  de 
la  philosophie  du  Pseudo- Denys  l'Aréopagite. 
Dans  tout  le  reste  de  sa  doctrine,  il  est  chrétien, 
et  chrétien  orthodoxe.  Par  ce  coté  seul  il  sem- 
blerait se  détacher  du  christianisme,  si  ses  ef- 
forts ne  tendaient  à  accorder  ensemble  l'Un- 
principe  du  platonisme  alexandrin  et  la  conception 
trinitaire  de  la  théologie  orthodoxe.  Il  reste  au 
moins  chrétien  d'intention,  lors  même  qu'il  dé- 
passe, dans  son  élévation  mystique ,  les  limites 
dans  lesquelles  sont  circonscrites  les  formules  de 
foi.  Il  faut  cependant  reconnaître  que  ce  point 
élevé  est  le  terme  auquel  il  parvient. 

Le  christianisme  s'arrête  à  la  Trinité.  C'est  à 
ses  yeux  non-seulement  la  conception  la  plus 
haute  à  laquelle  l'homme  puisse  parvenir,  mais 
la  seule  objectivement  véritable.  Dieu,  pour  le 
chrétien,  n'est  pas  seulement  trinitaire  dans  Ti- 
dce  la  plus  parfaite  que  nous  pouvons  nous  en 
faire;  il  est  tel  en  soi,  dans  sa  réalité  absolue. 
L'écrivain  pseudonyme  ne  peut  donc  pas,  sans 


DEiNY 


—  361 


DENY 


cesser  d'être  orthodoxe,  faire  planer  au-dessus  du 
dogme  chrétien  le  Dieu  inaccessible  des  alexan- 
drins. On  ne  peut  pas  même  ici  se  retrancher 
derrière  quelque  prétendu  oubli,  derrière  quel 
que  défaut  d'explication;  car,  sur  ce  point,  il 
s  explique  aussi  complètement  qu'il  est  possible 
au  chapitre  v  de  la  Théologie  mystique,  où  il  dit 
qu'en  Dieu  il  n'y  a  ni  science,  ni  vérité,  ni 
sagesse,  ni  paternilé,  ni  filiation,  finissant  par 
cette  conclusion  singulière  sur  l'essence  divine  : 
«  Nous  ne  la  posons  ni  ne  l'ôtons,  nous  ne  la 
nions  ni  ne  l'affirmons,  d'autant  que  cette  cause 
universelle  et  unique  de  toutes  choses  est  par-des- 
sus toute  aifirmation,  comme  aussi  est  au-dessus 
de  toute  négation  celui  qui  est  distinct  de  toutes 
choses  et  surpasse  absolument  toutes  choses.  » 

Tel  est  le  point  principal  sur  lequel  diftere  du 
dogme  catholique  la  doctrine  renfermée  dans  les 
écrits  attribués  faussement  à  saint  Denys  l'Aréo- 
pagite;  il  est  aussi  du  petit  nombre  de  principes 
par  lesquels  l'auteur  sort  du  domaine  de  la  théo- 
logie pour  entrer  dans  celui  de  la  philosophie. 
Les  axiomes  suivants,  que  nous  avons  fidèlement 
traduits  ou  résumes  des  traités  cités  plus  haut, 
développeront  sul'fisamment  le  système  qui  y  est 
renfermé,  et  montreront  sans  peine  que  l'origina- 
lité de  cette  doctrine  appartient  à  l'école  néo-pla- 
tonicienne d'Alexandrie. 

1°  Dieu  est  l'auteur,  le  principe,  la  cause,  l'es- 
sence et  la  vie  de  toutes  choses  [Noms  divins, 
ch.  i"). 

2°  Dieu  est  dit  :  unité  de  sa  simplicité  suprême, 
Irinité  des  trois  hypostases  de  sa  fécondité,  pa- 
ternité divine  et  raison  de  la  paternité  humaine 
(76.)  ; 

3°  Il  convient  à  cette  cause  de  toutes  choses, 
et  de  n'avoir  point  de  nom,  et  d'avoir  les  noms 
de  toutes  choses,  afin  qu'elle  soit  reconnue 
comme  l'absolue  maîtresse  de  l'universalité  des 
êtres,  et  qu'elle-même,  comme  il  est  écrit,  soit 
toute  en  tous  (76.)  ; 

4°  Nous  appelons  distinction  divine  les  émana- 
tions (TtçooSouç)  du  bien  divin.  Car,  donnant  l'ê- 
tre à  tous  et  y  faisant  pénétrer  l'influence  de 
toutes  sortes  de  bien,  il  se  distingue  tout  en  res- 
tant uni,  se  pluralise  sans  sortir  de  sa  simplicité,  se 
multiplie  sans  briser  son  nn\\.é{ubi  supra,  ch.iii)  ; 

5°  Tout  ce  qui  reçoit  son  être  du  beau  et  du 
bien  et  est  dans  le  beau  et  le  bien,  et  tout  ce  qui 
est  et  se  fait  par  génération  est  et  se  fait  par 
l'amour  du  beau  et  du  bien.  Toutes  choses  ten- 
dent vers  lui,  sont  mues  et  contenues  par  lui. 
Par  lui  et  en  lui  est  tout  principe,  qu'il  soit 
exemplaire,  final,  efficient,  formel  ou  matériel. 
En  un  mot,  tout  ce  qui  est  existe  dans  le  beau  et 
le  bien  d'une  manière  suressentielle.  Il  est  le 
principe  placé  au-dessus  de  tout  principe,  la  fin 
qui  s'élève  au-dessus  de  toute  fin  ;  de  lui,  en  lui, 
par  lui  et  vers  lui  sont  toutes  choses  [ubi  supra, 
ch.  IV)  ; 

6°  L'amour  divin  est  bon  aussi  ;  il  procède  du 
bon  et  du  beau,  et  existe  par  le  bon  et  le  beau. 
Cet  amour,  cause  bonne  de  toutes  choses,  préexi- 
stant dans  le  bon  et  le  beau  d'une  manière  su- 
prême, avant  qu'il  fût  en  aucune  autre  chose, 
n'a  pas  permis  qu'il  restât  en  lui-même  sans  en- 
gendrer, et  l'a  poussé  à  agir  selon  la  force  sura- 
bondante génératrice  des  choses.  11  en  est  de 
même  de  ce  qui  est  digne  d'amour,  il  procède  de 
la  même  origine  (76.)  ; 

7°  Par  l'amour  divin,  angélique,  intellectuel, 
animal  même  et  physique,  nous  entendons  une 
force  unissante  et  mêlante,  qui  meut  les  choses 
supérieures  à  prendre  soin  des  choses  inférieu- 
res, resserre  le  lien  mutuel  qui  réunit  les  choses 
égales  entre  elles,  et  dispose  les  inférieures  à 
aspirer  aux  supérieures  {ubi  supra,  ch.  v). 


On  connaît  la  doctrine,  appartenant  à  une 
haute  antiquité,  qui,  pour  exprimer  combien 
Dieu  est  inaccessible  à  l'intelligence  humaine, 
le  considère  comme  non-être  par  rapport  à  nous 
(tii)  ôv),  en  ce  sens  que  Dieu,  dans  son  essence 
absolue,  est  pour  nous  non  manifesté.  Cette  doc- 
trine, familière  aux  alexandrins,  remonte  ce- 
pendant plus  haut  que  leur  école.  Elle  est  fondée 
sur  ce  que  toute  forme  attribuée  à  Dieu  est  une 
limitation  qui  en  change  l'essence  et  la  nature, 
et  sans  laquelle  nous  ne  pouvons  le  concevoir. 
L'auteur  inconnu  dont  nous  analysons  ici  les 
principes  a  reproduit  sous  diverses  formes,  comme 
on  va  le  voir,  cette  conception  négative  de  Dieu, 
qu'il  avait  sans  doute  immédiatement  puisée  a 
la  source  de  la  philosophie  alexandrine.  Voici  la 
manière  dont  il  la  présente. 

8'  Dieu  est  connu  en  toutes  choses.  Il  est  aussi 
connu  sans  elles.  Il  est  connu  par  notre  faculté 
de  connaître,  il  l'est  aussi  en  vertu  de  l'igno- 
rance qui  nous  voile  sa  perfection.  Nous  l'attei- 
gnons par  l'intelligence,  par  la  raison,  la  science, 
le  tact,  la  sensation,  le  jugement,  l'imagination; 
par  les  noms  qu'il  reçoit,  etc.;  et  cependant,  sous 
un  autre  point  de  vue,  il  n'est  ni  pensé,  ni  parlé, 
ni  nommé  ;  il  n'est  rien  des  (  hoses  qui  sont,  il 
n'est  connu  dans  aucune  d'elles  ;  il  est  tout  en- 
tier en  toutes  choses,  rien  dans  aucune  ;  toutes 
choses  le  font  connaître  à  tous,  rien  ne  le  fait 
connaître  à  personne.  Nous  pouvons  en  effet,  pro- 
duire sur  Dieu,  avec  justice,  ces  affirmations 
contraires  {ubi  supra,  ch.  vu). 

9"  Il  faut  entendre  les  choses  divines  comme 
il  est  convenable  à  la  grandeur  de  Dieu  et  digne 
d'elle.  Lorsque  nous  parlons  de  la  non-intelli- 
gence et  de  la  non-sensibilité  de  Dieu,  il  faut 
entendre  par  là,  non  pas  une  privation  qui  soit 
en  lui,  mais,  au  contraire,  une  excellence  et  une 
supériorité.  Comme  nous  attribuons  l'essence  de 
la  raison  à  celui  qui  est  au-dessus  de  la  raison,  la 
non-perfection  à  celui  qui  est  au-dessus  de  toute 
perfection,  avant  toute  perfection  ;  que  nous  con- 
sidérons comme  ténèbres  insaisissables  et  invi- 
sibles sa  lumière  inaccessible,  à  cause  de  sa  su- 
périorité sur  la  lumière  visible  ;  de  même, 
l'entendement  divin  contient  toutes  choses,  par 
une  connaissance  absolument,  éternellement 
distincte  de  ces  choses,  connaissance  qu'il  pos- 
sède en  tant  que  cause,  connaissant  par  antici- 
pation, et  produisant,  dans  le  fond  le  plus  intime 
de  soi-même,  les  anges  avant  qu'ils  fussent,  et 
dès  le  commencement ,  s'il  est  permis  de  le 
dire,  connaissant  toutes  choses  et  les  amenant 
à  l'être  (76.). 

10°  L'être,  en  toutes  choses  et  dans  tous  les 
siècles,  vient  de  celui  qui  est  avant  l'être  : 
toute  éternité  et  tout  temps  procèdent  de  lui. 
Celui  qui  devance  l'être  est  le  principe  et  la 
cause  du  temps  et  de  l'éternité,  comme  de  toute 
chose  qui  est,  en  quelque  façon  qu'elle  soit.  — 
L'être  lui-même  vient  de  ce  qui  précède  toutes 
choses,  du  premier,  du  principe  ;  c'est  de  ce 
principe  que  vient  l'être,  ce  n'est  pas  ce  prin- 
cipe qui  vient  de  l'être  {ubi  supra,  ch.  v). 

L'auteur  reproduit  aussi  dans  ses  ouvrages  la 
théorie  des  idées  que  les  philo.sophes  alexan- 
drins avaient  empruntée  à  Platon,  et  avaient 
développée.  Avec  la  doctrine  des  exemplaires 
(TcapaSiîyiJiaTa)  se  pose  naturellement  le  principe 
du  réalisme  platonicien. 

11°  Les  exemplaires  sont  les  raisons  essentiel- 
les des  choses  en  Dieu  ;  ils  préexistent  en  lui  à 
tous  les  êtres  créés  (76.). 

12°  Les  exemplaires  des  choses  préexistent 
tous  par  une  seule,  simple  et  suressentielle 
union  en  celui  qui  est  la  cause  de  toutes  choses 
{Ib-). 


DERH 


—  362  — 


DESG 


Enfin,  l'auteur  inconnu  de  ces  livres  a  adopté, 
sur  le  mal,  les  principes  que  les  alexandrins 
eux-mêmes  avaient  puisés  à  des  sources  d'une 
haute  antiquité.  Cette  doctrine  consiste  à  consi- 
dérer le  mal  comme  n'existant  dans  les  êtres 
qu'en  tant  que  privation,  qu'en  tant  qu'il  leur 
manque  quelque  chose,  tandis  que  tout  ce  qu'ils 
possèdent  d'être  est  bon.  Cette  manière  de  défi- 
nir le  mal  a  été  soutenue  dansja  suite  par  les 
plus  savants  des  docteurs  de  l'Eglise,  entre  au- 
tres par  saint  Augustin  et  saint  Thomas. 

13"  Le  mal  ne  reçoit  pas  l'être  du  bien.  —  Ce 
qui  est  entièrement  dépourvu  de  bien,  n'a  été, 
n'est,  ne  sera,  ne  peut  être  en  aucune  façon.  — 
Ce  qui  est  bien  en  quelque  façon,  et  en  quel- 
que autre  ne  l'est  pas,  ne  répugne  pas  pour  cela 
à  tout  bien  ;  il  tient  même  l'être  de  sa  partici- 
pation au  bien,  tellement  que  le  bien,  en  le  fai- 
sant être,  donne  ainsi  l'être  au  mal,  ou  à  la  pri- 
vation qui  est  en  lui.  —  Le  mal  n'est  point  dans 
les  choses  qui  ont  l'être,  car  si  tout  être  procède 
du  bien,  ou  que  le  bien  soit  en  tout  être,  il  suit 
de  deux  choses  l'une  :  ou  que  le  mal  ne  sera 
pas  dans  quelque  chose  qui  ait  l'être,  ou  que, 
s'il  y  est,  il  sera  dans  le  bien  même  {ubi  supra, 
ch.  IV,  passim). 

D'après  les  idées  que  nous  venons  d'exposer,  il 
est  facile  de  voir  qu'encore  que  chrétien  sincère 
dans  la  plupart  de  ses  écrits,  le  Pseudo-Denys 
l'Aréopagite  a  cherché  l'alliance  des  données  de 
la  révélation  avec  quelques-uns  des  principes  de 
la  philosophie  qu'il  avait  étudiée.  Cela  suffit 
pour  justifier  un  savant  contemporain,  Engel- 
hardt,  qui  l'a  considéré  comme  disciple  avant 
tout  de  Plotin,  dans  une  dissertation  latine  dont 
le  titre  seul  indique  le  sens  :  Dissert,  de  Dio- 
7iysio  Areopagila  plotinizanle,  pi^œmissis  ob- 
servalionibus  de  hisloria  theologiœ  myslicœ  rite 
traclanda,  in-8,  Erlangen,  1820.  On  peut  con- 
sulter aussi  sur  le  même  sujet  les  dissertations 
suivantes  :  Baumgarten-Crusius,  Disserlalio  de 
Dionysio  Areopagila,  in-4,  léna,  1823;  Opus- 
cula  theologica  du  môme  auteur,  in-8,  ib., 
1836,  n"  11  ;  Néo-platonisme  et  paganisme,  dis- 
sertation sur  les  écrits  du  prétendu  Denys 
l'Aréopagite,  in-8,  Berlin,  1836  (ail.)  ;  Montet, 
(es  Livres  du  Pseudo-Denys  VAréopogile,  Paris, 
1848,  in-8.  Quant  aux  écrits  mêmes  du  faux  De- 
nys, ils  ont  été  publiés  en  divers  endroits  et  à 
plusieurs  reprises:  Dionysii  Areopagitœ  opéra 
grœca,  in-f°,  Basle,  1539;  Venise,  1558;  grec  et 
lat.,  in-8,  Paris,  1562;  in-f",  ib.,  1615;  2  vol. 
in-f",  Anvers,  1634;  2  vol.  in-f",  avec  plusieurs 
dissertations  sur  l'auteur,  Paris,  1644.     H.  B. 

DENYS  d'Hkracléh:  vivait  à  la  fin  du  m'  siè- 
cle avant  l'ère  chrétienne.  Il  avait  eu  pour  pre- 
miers maîtres  Héraclidc,  Alexinus  et  Ménédème, 
dont  il  adopta  probablement  les  idées  ;  plus  tard 
il  s'attacha  à  Zenon  et  aux  principes  du  stoï- 
cisme. Enfin,  il  abandonna  le  Portique  pour  l'é- 
cole d'Ëpicure,  d'autres  disent  pour  l'école  cyré- 
naïque,  à  laquelle  il  resta  fidèle  jusqu'à  sa  mort. 
Diogcne  Laërce  cite  de  lui  (liv.  VII,  ch.  xxxvii, 
CLxvi  et  CLxvii)  plusieurs  ouvrages  dont  aucun 
fragment  n'est  arrivé  jusqu'à  nous. 

DERHAM  (Guillaume)  naquit,  en  1657,  à 
Stowton  près  de  Worcester,  fut  ordonné  prêtre 
de  l'Église  anglicane  en  1682,  et  mourut  en  1735, 
recteur  d'Upminster  dans  le  comté  d'Essex,  et 
membre  de  la  Société  royale  de  Londres.  Il  se 
distingua  surtout  par  ses  profondes  connaissan- 
ces en  mécanique,  en  histoire  naturelle  et  en  as- 
tronomie; mais  l'usage  qu'il  fit  de  toutes  ces 
sciences  pour  démontrer  l'existence  d'un  Dieu, 
auteur  et  providence  du  monde,  lui  assure  aussi, 
à  côté  de  Jean  Ray,  une  place  honorable  dans 
l'histoire  de  la  philosophie.  Les  deux  ouvrages 


dans  lesquels  il  poursuit  ce  but  ont  la  même 
origine  que  celui  de  Clarke  sur  l'existence  et  les 
attributs  de  Dieu.  Choisi,  en  1711  et  1712,  pour 
faire  les  lectures  connues  sous  le  nom  de  Fon- 
dation deBoyle,  il  prononça  seize  discours  ou  ser- 
mons, où,  passant  en  revue  toutes  les  parties  de 
l'histoire  naturelle,  il  montre  partout  des  traces 
d'une  intelligence  .suprême  et  d'une  providence 
attentive  aux  besoins  de  tous  les  êtres.  Ces  ser- 
mons furent  réunis  plus  tard  en  deux  ouvrages, 
dont  l'un  a  reçu  le  nom  de  Physico-Theoïogy 
(in-8,  Londres.  1713),  et  l'autre  celui  de  Astro- 
Theology  (in-8,  Londres,  1714  et  171.5).  Nous 
connaissons  peu  de  livres  philosophiques  qui 
aient  obtenu  un  plus  rapide  et  plus  brillant  suc- 
cès. Plusieurs  fois  réimprimés  dans  l'original 
jusqu'en  1786,  ils  ont  encore  été  traduits  en 
français,  en  allemand,  en  flamand,  en  suédois, 
en  italien,  etc.  Nous  nous  contenterons  de  citer 
les  traductions  françaises.  Il  en  existe  deux  de 
la  Théologie  astronomique  :  l'une  par  l'abbé 
BcUenger  (in-8,  Paris,  1726  et  1729),  et  l'autre 
par  Élie  Bertrand  (in-8,  Paris,  1760).  Celle  de  la 
Théologie  physique  a  été  publiée,  sans  nom 
d'auteur,  à'Rotterdam  (2  vol.  in-8,  1730).  Nous 
ne  pouvons  nous  empêcher  de  remarquer  en 
passant  que  le  titre  anglais  de  ce  dernier  ouvrage 
a  probablement  été  présent  à  l'esprit  de  Kant 
quand  il  a  désigné  sous  le  nom  de  preuves  phy- 
sico-théologiqucs  tous  les  arguments  qui  tendent 
à  prouver  l'existence  de  Dieu  par  l'ordre  et 
l'harmonie  de  l'univers. 

DESCARTES  (René)  est  né  en  1596.  à  la  Haie 
en  Touraine.  Il  descendait  d'une  ancienne  et  no- 
ble famille  de  la  province.  Au  collège  de  la  Flè- 
che, chez  les  Jésuites,  il  apprit  tout  ce  qu'on 
enseignait  alors  de  philosophie.  Mais  dans  cette 
philosophie  il  ne  trouva  que  doute  et  incertitude  ; 
les  mathématiques  seules,  entre  toutes  les  scien- 
ces, lui  parurent  présenter  les  caractères  de  la 
vérité  et  de  l'évidence.  Au  sortir  du  collège,  il 
vient  à  Paris  où,  après  avoir  mené  pendant 
quelque  temps  la  vie  du  monde,  il  se  fit  tout  à 
coup  une  solitude  profonde  en  se  cachant  dans 
une  maison  du  faubourg  Saint-Germain,  pour 
se  livrer  tout  entier  à  l'étude.  Ses  amis  ne  le  dé- 
couvrirent qu'au  bout  de  deux  ans.  A  vingt  et 
un  ans,  suivant  1  usage  des  gens  de  sa  condi- 
tion, il  prend  du  service  et  s'engage  succes- 
sivement comme  volontaire  dans  les  armées  de 
plusieurs  princes  de  l'Allemagne.  Mais  l'étude 
des  passions  qui  se  développent  dans  les  camps, 
la  construction  des  machines  de  guerre  qui  bat- 
tent les  remparts,  les  forces  qui  les  font  mou- 
voir, les  lois  de  la  mécanique  qui  les  régissent, 
absorbent  tout  entier,  même  au  milieu  des  com- 
bats, le  soldat  philosophe.  Au  bout  de  quatre 
ans,  il  abandonne  définitivement  le  métier  des 
armes,  il  visite  une  partie  de  l'Europe,  et  re- 
vient à  Paris.  Après  avoir  hésité  quelque  temps 
entre  des  états  divers,  il  se  décide  à  n'en. pren- 
dre aucun,  pour  se  consacrer  entièrement  à  la 
philosophie  et  aux  sciences.  De  nouveau  il  cher- 
che à  se  faire  une  solitude  au  milieu  de  Paris; 
mais,  ne  pouvant  y  réussir  à  cause  de  sa  célé- 
brité croissante,  il  se  retire  dans  la  Hollande,  en 
1629,  à  rage  do  trente-trois  ans.  Pendant  un  sé- 
jour de  vingt  ans  dans  ce  pays,  il  change  presque 
continuellement  de  résidence,  soit  dans  l'intérêt 
de  ses  affaires  et  de  ses  expériences,  soit  de  peur 
que  le  secret  de  sa  retraite  trop  divulgué  ne 
1  expose  aux  lettres  et  aux  visites  importunes. 
Cependant,  dans  cette  solitude  profonde,  qu'il 
sait  se  créer  même  au  sein  des  grandes  villes,  il 
ne  demeure  étranger  à  rien  de  ce  qui  se  passe 
dans  le  monde  scientifique.  Il  entretient  une 
vaste  et  continuelle  correspondance  avec  un  ami 


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fidîïlc,  le  P.  Mersenne.  Le  P.  Merscnnc  est  le 
seul  intermédiaire  entre  Descartes  et  les  philo- 
sophes, les  mathématiciens,  les  physiciens  et  les 
savants  de  toute  sorte.  C'est  par  Mersenne  qu'ar- 
rivent à  Descartes  toutes  les  objections,  toutes  les 
critiques  dirigées  contre  sa  doctrine;  c'est  à  Mer- 
senne que  Descartes  adresse  toutes  ses  réponses. 
Pendant  son  séjour  dans  la  Hollande,  il  public 
successivement  ses  principaux  ouvrages  de  phy- 
sique et  de  métaphysique.  En  1637,  il  publie  en 
français  le  Discours  de  la  Méthode;  en  1644, 
les  Principes  en  latin;  en  1647,  les  Méditations 
dans  la  même  langue.  En  1649,  cédant  aux 
vives  sollicitations  de  la  reine  Christine  de 
Suède,  il  abandonne  à  regret  la  Hollande,  pour 
aller  enseigner  la  philosophie  à  cette  princesse 
remarquable  par  la  force  et  l'étendue  de  son  es- 
prit; mais,  bientôt  fatigué  par  la  rigueur  de  ce 
climat  nouveau  et  par  le  dérangement  de  ses 
anciennes  habitudes,  il  tombe  malade  et  meurt 
à  Stockholm  en  1650,  à  l'âge  de  cinquante-trois 
ans. 

Dix-sept  ans  plus  tard,  ses  amis  et  ses  disci- 
ples firent  venir  de  la  terre  étrangère  ses  dé- 
pouilles mortelles  et  lui  élevèrent  un  monument 
dans  l'église  de  Sainte-Geneviève  du  Mont,  à 
Paris. 

Fonder  sur  des  principes  évidents  une  philo- 
sophie nouvelle,  pour  la  substituer  à  cette  pliilo- 
sophie  vide  et  stérile,  pleine  d'obscurités  et  d'in- 
certitudes, enseignée'dans  les  écoles  :  telle  a  été, 
depuis  le  collège  de  la  Flèche,  la  pensée  con- 
stante de  toute  la  vie  de  Descartes.  Dans  son 
premier  ouvrage  de  philosophie,  le  Discours  de 
la  Méthode,  il  a  exprimé  d'un  seul  jet,  avec  une 
vigueur  et  une  audace  qui  étonnent,  toute  sa 
pensée  philosophique.  Il  y  montre  avec  ce  dé- 
dain du  passé,  cette  confiance  en  ses  propres  for- 
ces, qui  a  été  le  caractère  général  des  grands 
révolutionnaires  en  tout  genre,  de  tous  les  temps 
et  de  tous  les  lieux.  Il  y  déclare,  sans  hésiter,  que 
jusqu'à  lui  rien  n'a  été  fondé  en  philosophie, 
que  tout  demeure  à  faire,  et  qu'il  se  charge  à 
lui  seul  de  cette  grande  tâche.  Comment  l'a-t-il 
accomplie?  Quels  sont  les  principes  et  les  carac- 
tcres  les  plus  importants  de  cette  grande  réforme 
philosophique  dont  il  est  l'auteur? Il  se  renferme 
d'abord  tout  entier  en  lui-même  et  se  replie  sur 
sa  pensée.  Il  interroge  sévèrement  toutes  les  opi- 
nions qu'il  a  recueillies,  soit  dans  les  livres,  soit 
dans  les  écoles,  soit  dans  le  commerce  des  hom- 
mes, et  en  toutes  il  ne  voit  que  doute  et  incerti- 
tude. D'ailleurs,  en  outre  de  la  légèreté  avec 
laquelle  ces  opinions  ont  été  avancées  et  ac- 
cueillies, n'y  a-t-il  pas  des  raisons  générales  de 
tenir  pour  suspectes  toutes  nos  connaissances 
sans  exception?  Descaries  énumère  ces  raisons, 
qui  sont  celles  qu'ont  reproduites  tous  les  philoso- 
phes sceptiques  contre  la  possibilité  de  la  certitude. 
Les  sens,  la  mémoire  nous  trompent;  nous  nous 
trompons  en  raisonnant,  même  dans  les  plus 
simples  matières  de  géométrie.  Les  pensées  que 
nous  avons  pendant  la  veille,  nous  les  avons 
aussi  pendant  le  sommeil.  Qui  nous  assure  que 
toutes  nos  pensées  ne  sont  pas  également  des 
songes?  Mais  certaines  vérités,  telles  que  les  vé- 
rités mathématiques,  se  tiennent  tellement  fermes 
en  notre  intelligence,  que  toutes  ces  raisons  de 
douter  réunies  ne  peuvent  les  ébranler.  Contre 
leur  certitude  et  leur  évidence.  Descartes  ima- 
gina une  raison  de  douter  nouvelle  et  toute-puis- 
sante. Ne  se  pourrait-il  pas  qu'un  Dieu,  qu'un 
être  puissant  et  malin,  prit  plaisir  à  nous  trom- 
per et  à  revêtir  l'erreur  à  nos  yeux  des  apparen- 
ces de  la  certitude  et  de  l'évidence?  Devant  cette 
nouvelle  raison  de  douter,  rien  ne  résiste  ;  tou- 
tes les  idées,  toutes  les  vérités,  tous  les  prin- 


cipes succombent  également  sous  un  doute  uni- 
versel. Le  doute  universel,  tel  est  le  point  de 
départ  de  Descurtes  en  philosophie.  Mais  si  le 
doute  universel  est  son  pçinl  de  départ,  il  n'est 
pas  son  but;  il  ne  s'en  sert  que  comme  d'un 
moyen  énergique  d'une  méthode  pour  arriver  à 
la  vraie  certitude.  «  Tout  mon  dessein,  dit-il  dans 
les  premières  pages  du  Discours  de  la  Méthode, 
ne  tendait  qu'à  m'assurer  et  à  rejeter  la  terre 
mouvante  et  le  sable  pour  trouver  le  roc  et  l'ar- 
gile. Bientôt  il  rencontre  ce  roc  et  cette  argile 
qui  doivent  servir  de  fondement  à  toute  sa  philo- 
sophie, dans  une  vérité  de  telle  nature  qu'elle 
résiste  victorieusement  à  tous  les  efforts  du. 
scepticisme,  même  à  l'hypothèse  du  Dieu  malin, 
prenant  plaisir  à  nous  tromper.  Cette  vérité  est 
iexistence  de  sa  propre  pensée.  En  effet,  par  là 
même  que  je  doute  de  toutes  choses,  je  pense, 
et  si  je  pense,  je  suis.  L'être  puissant  et  malin, 
dont  j'ai  tout  à  l'heure  supposé  l'existence,  n'y 
peut  rien  ;  car,  avec  toute  sa  puissance,  il  ne 
peut  faire,  en  me  trompant,  que  je  n'existe  pas 
par  là  même  qu'il  me  trompe.  Moi  qui  sais  que 
je  puis  être  trompé,  moi  qui  doute  de  toutes 
choses,  je  ne  puis  douter  que  je  suis  un  être  qui 
doute,  un  être  qui  pense.  Je  pense,  donc  je 
suis  ;  telle  est  la  forme  sous  laquelle  Descartes 
annonce  cette  vérité  première  qui  doit  servir  de 
fondement  à  toutes  les  autres  vérités.  Il  ne  faut 
pas  voir  dans  cette  proposition,  comme  quelques 
contemporains  et  quelques  adversaires  de  Des- 
cartes, un  enthymème  et,  en  conséquence,  une 
pétition  de  principes.  Descartes  n'a  pas  prétendu 
déduire  son  existence  d'un  fait  antérieur-  il  ne 
démontre  pas,  il  pose  un  axiome.  Dans  la  ré- 
ponse aux  secondes  objections  recueillies  par  le 
P.  Mersenne,  il  s'explique  sur  ce  point  de  ma- 
nière à  ne  laisser  aucun  doute.  Lorsque  quel- 
qu'un dit:  «  Je  pense,  donc  je  suis,  >•  il  ne  con- 
clut pas  son  existence  de  sa  pensée,  comme  par 
la  force  de  quelque  syllogisme,  mais  comme  une 
chose  connue  de  soi;  il  la  voit  par  une  simple 
inspection  de  l'esprit.  » 

«  Donc  je  suis,  mais  qui  suis-je?  »  A  cette 
question  Descartes  répond  :  Je  suis  un  être  qui 
pense,  qui  doute,  qui  connaît,  qui  affirme,  qui 
peut  et  ne  peut  pas,  qui  souffre  et  qui  jouit.  Or, 
dans  tout  cela^  il  n'y  a  rien  qui  ne  se  conçoive  par- 
faitement, inciépendamment  de  la  matière  et  de 
ses  lois,  du  corps  et  de  ses  organes.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  connaître  mon  corps  et  mes  organes 
pour  me  connaître  moi-même;  je  n'ai  pas  besoin 
des  sens  qui  ne  peuvent  atteindre  jusque-là,  je 
n'ai  besoin  que  de  la  conscience  et  de  la  réflexion. 
De  là  cette  assertion  de  Descarte.s,  qui  étonne  les 
hommes  absorbés  par  la  matière  et  par  les  sens,  et 
qui  cependant  est  d'une  rigoureuse  vérité  :  nous 
connaissons  mieux  l'âme  que  le  corps,  nous  som- 
mes plus  assurés  de  l'existence  de  l'àme  que  de 
l'existence  du  corps.  En  effet,  l'existence  de  la 
pensée,  qui  suppose  évidemment  l'existence  de 
l'àme  pensante,  ne  suppose  point  aussi  évidem- 
ment l'existence  du  corps  et  des  organes.  Ainsi, 
dès  le  début,  Descartes  fonde  sur  l'autorité  de  la 
conscience  l'existence  de  l'âme  simple  et  spiri- 
tuelle ;  il  la  distingu  profondément  de  tout  ce 
qui  appartient  au  corps^  et  il  détermine  en 
même  temps  la  seule  vraie  méthode,  à  savoir  la 
conscience  et  la  réflexion,  par  laquelle  elle  puisse 
être  connue  et  étudiée.  Tout  ce  qui  nous  est  ré- 
vélé par  la  réflexion  et  la  conscience  appartient 
à  l'esprit;  tout  ce  qui  nous  est  révélé  par  les 
sens  ou  par  l'imagination  appartient  au  corps  et 
à  la  matière.  Cette  distinction  fondamentale  est 
appliquée  dans  le  grand  ouvrage  des  Médita- 
tions, avec  une  profondeur  de  réflexion  vraiment 
admirable.   Pour    en  apprécier   toute   l'impor- 


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tanoCj  il  faut  se  reporter  par  la  pensée  a  l'état 
où  se  trouvait  encore  la  science  de  l'âme  à  l'é- 
])oque  où  parurent  les  Méditations.  La  plupart 
des  prédécesseurs  ou  même  des  contemporains 
de  Descartes  admettaient  encore  plusieurs  espèces 
d'âmes:  l'âme  intelligible,  l'âme  sensilive,  l'âme 
végétative.  Bacon  lui-môme  n'a  pas  aperçu,  ou 
du  moins  n'a  pas  rigoureusement  déterminé  cette 
distinction  de  deux  ordres  de  phénomènes.  Quant 
à  Hobbes  et  à  Gassendi,  les  deux  plus  grands 
philosophes  contemporains  de  Descartes,  ils  con- 
fondent perpétuellement  l'âme  avec  le  corps,  et 
la  méthode  appropriée  à  l'étude  de  l'âme  avec 
la  méthode  propre  à  l'étude  des  phénomènes 
physiques  et  physiologiques.  A  partir  de  Descar- 
tes, cette  confusion  disparaît  :  la  vraie  méthode 
psychologique,  dont  il  est  le  père,  s'établit  défi- 
nitivement au  sein  de  la  philosophie  moderne. 

Néanmoins  déjà,  dans  la  manière  dont  Descar- 
tes conçoit  l'âme  humaine,  se  manifeste  une 
tendam  e  qui  doit  dominer  dans  sa  philosophie 
et  dans  son  école.  Il  définit  l'âme  :  une  chose 
qui  pense,  une  chose  qui  est  le  sujet  de  certains 
phénomènes  profondément  distincts  des  phéno- 
mènes du  corps.  Ainsi,  ayant  méconnu  plus  ou 
moins  l'activité  essentielle  de  la  substance  dont 
la  nature  tombe  directement  sous  notre  obser- 
vation, et  à  l'image  de  laquelle  nous  concevons 
nécessairement  toutes  les  autres,  il  a  été  conduit 
à  concevoir  de  la  même  manière  toutes  les  sub- 
stances créées,  et  à  séparer  l'idée  de  cause  ou 
de  force  de  l'idée  de  substance.  De  là  une 
tendance  à  ôter  à  toutes  les  créatures  la  force 
et  l'action  ;  de  là  l'identification  de  la  conserva- 
tion des  êtres  avec  une  création  continuée;  de 
là  enfin  des  conséquences  fâcheuses  pour  la 
liberté  et  la  personnalité  humaine  qui  ont  été 
déjà  développées  dans  rartiile  sur  le  cartésia- 
nisme. 

Descartes  sort  donc  du  doute  universel  par 
l'inébranlable  vérité  de  l'existence  de  sa  propre 
pensée. 

Mais  il  ne  suffit  pas  d'avoir  trouvé  une  pre- 
mière vérité  ;  il  faut,  pour  passer  outre,  trouver 
en  elle  un  caractère  à  l'aide  duquel  on  puisse 
découvrir  d'autres  vérités.  Descartes  examine 
donc  à  quels  caractères  cette  première  vérité  lui 
a  apparu  comme  une  vérité,  à  quels  titres  son 
esprit  l'a  reçue  sans  contestation,  et  enfin  quelles 
raisons  l'ont  décidé  à  y  donner  un  assentiment 
immédiat  et  spontané.  Il  n'en  trouve  pas  d'au- 
tres que  l'évidence  irrésistible  dont  elle  est 
entourée  ;  en  conséquence ,  il  pose  l'évidence 
comme  le  signe,  le  critérium  de  la  vérité.  Rien 
n'est  vrai,  que  ce  qui  est  évident,  et  tout  ce  qui 
est  évident  est  vrai.  'Voilà  la  grande  règle  que 
l'esprit  doit  suivre  dans  la  recherche  de  la  vé- 
rité. La  raison  étant  seule  juge  de  l'évidence 
des  choses,  c'est  la  raison  qui  doit  décider  en 
dernier  ressort  de  ce  qui  est  la  vérité  comme 
de  ce  qui  est  l'erreur.  Tel  est  le  principe  de  la 
certitude  que  Descartes  oppose  au  principe  de 
l'autorité  qui,  sous  une  forme  ou  sous  une  au- 
tre, n'avait  cessé  de  dominer  dans  la  philoso- 
phie du  moyen  âge,  et  même  encore  dans  la 
philosophie  de  la  renaissance.  Aux  critiques  qui 
invoquent  contre  lui  des  autorités,  il  répond  : 
M  Mais  vous  ne  savez  donc  pas  que  vous  parlez  à 
un  esprit  qui  est  tellement  dégagé  des  choses 
corporelles,  qu'il  ne  sait  pas  même  s'il  y  a  eu  ja- 
mais aucun  homme  avant  lui,  et  qui  partant  ne 
s'émeut  pas  beaucoup  de  leur  autorite?  »  (Édit. 
Cousin,  t.  II.  p.  261.) 

Mais,  selon  Descartes,  un  doute  plane  encore 
sur  la  légitimité  du  critérium  de  l'évidence  en 
tout  ce  qui  ne  concerne  pas  la  vérité  de  noire 
propre  existence,  tant  que  l'existence  d'un  Dieu 


souverainement  pui-ssant  et  souverainement  bon, 
qui  ne  peut  vouloir  nous  tromper,  ni  permettre 
qu'on  nous  trompe,  n'aura  pas  été  démontrée. 
Cette  démonstration  de  l'existence  de  Dieu  est 
un  des  peints  les  plus  importants  et  les  plus 
vrais  de  la  métaphysique  cartésienne.  Descartes 
la  fonde  sur  l'idée  de  l'infini  et  du  souverai- 
nement parfait  qu'éveille  en  nous  le  sentiment 
de  notre  nature  imparfaite  et  bornée.  Nous  avons 
dans  notre  intelligence  l'idée  d'une  substance 
infinie,  éternelle,  immuable,  indépendante,  toute- 
connaissante,  toute-puissante  ;  or  nous  ne  sentons 
rien  en  nous  capable  de  produire  une  pareille 
idée.  Elle  ne  peut  être  ni  le  produit,  ni  le  reflet 
de  notre  nature  finie  et  imparfaite,  ni  de  rien 
qui  soit  fini  ;  elle  ne  peut  donc  nous  venir  que 
d'un  être  qui  possède  formellement  en  lui  toutes 
ces  perfections.  Cet  être  infini,  éternel,  indé- 
pendant, tout-connaissant,  tout-puissant,  ne  peut 
être  que  Dieu;  donc  Dieu  existe.  Telle  est,  pour 
Descartes,  la  vraie  preuve,  la  preuve  fondamen- 
tale de  l'existence  de  Dieu.  H  est  vrai  qu'il  en 
ajoute  deux  autres;  mais  il  ne  les  considère  que 
comme  des  auxiliaires  de  la  première;  il  dé- 
clare expressément  qu'il  les  destine  aux  esprits 
qui  ne  seraient  pas  capables  de  bien  saisir  la 
preuve  par  l'infini.  Dans  la  seconde  preuve,  il 
fonde  la  vérité  de  l'existence  de  Dieu  sur  le 
fait  même  de  notre  propre  existence  en  même 
temps  que  sur  l'idée  de  l'infini.  Voici  cette  se- 
conde preuve.  J'existe;  or  je  ne  puis  tenir  l'exi- 
stence de  moi-même,  je  n'ai  pas  toujours  été  tel 
que  je  suis,  je  ne  puis  tenir  l'existence  de  mes  pa- 
rents ou  de  quelque  autre  cause  moins  parfaite 
que  Dieu,  puisque  j'ai  en  moi  l'idée  de  toutes  les 
perfections,  l'idée  de  l'infini.  Donc  je  ne  puis 
tenir  l'existence  que  de  l'être  infiniment  parfait, 
de  Dieu  lui-même  ;  donc,  de  cela  seul  que  j'existe, 
et  de  ce  que  l'idée  d'un  être  souverainement 
parfait  est  en  moi,  il  résulte  nécessairement 
que  l'être  souverainement  parfait.  Dieu,  existe. 
Enfin,  pour  achever  de  mettre  au-dessus  de  tous 
les  doutes  cette  grande  vérité  de  l'existence  de 
Dieu,  Descartes  en  donne  encore  une  troisième 
démonstration.  Il  veut  prouver  qu'alors  même 
qu'on  nierait  la  légitimité  de  ces  deux  pre- 
mières démonstrations,  il  faudrait  tenir  la  vé- 
rité de  l'existence  de' Dieu  comme  ayant  une 
valeur  égale  à  celle  de  toutes  les  vérités  mathé- 
matiques et  géométriques.  Tout  ce  que  je  connais 
clairement,  dit-il,  appartenir  à  une  idée  de  mon 
esprit,  lui  appartient  en  efl'et.  Ainsi  cette  pro- 
priété de  l'égalité  des  trois  angles  d'un  triangle 
à  deux  droits,  que  je  reconnais  clairement  ap- 
partenir à  l'idée  de  triangle,  lui  appartient  en 
effet.  Or  j'ai  en  moi  l'idée  de  Dieu;  toutes  les 
propriétés  que  je  reconnaîtrai  clairement  lui 
appartenir  ne  seront  donc  pas  moins  vraies  de 
Dieu  que  l'égalité  des  trois  angles  d'un  triangle 
à  deux  droits  n'est  vraie  de  ce  triangle.  Mais, 
dans  les  perfections  que  je  conçois  clairement 
appartenir  à  Dieu,  l'existence  se  trouve  comprise. 
Donc  je  puis  dire  au  même  titre  que  Dieu  existe, 
et  que  les  trois  angles  d'un  triangle  sont  égaux 
à  deux  droits.  Il  n'y  a  pas  moins  de  certitude 
dans  la  seconde  proposition  que  dans  la  pre- 
mière. 

Telles  sont  les  trois  démonstrations  que  Des- 
cartes a  données  de  l'existence  de  Dieu.  Ces  trois 
démonstrations  ne  difl'èrent  que  par  la  forme;  au 
fond,  elles  sont  identiques  ;  car  toutes  trois  éga- 
lement vont  de  l'idée  de  l'infini  qui  est  en  nous, 
à  l'existence  de  l'Être  infini.  La  première  forme 
de  la  démonstration  est  la  meilleure;  dans  la  se- 
conde il  y  a  une  addition  superflue  du  fait  de 
notre  propre  existence,  lequel  ne  donne  rien  de 
plus  que  l'idée  de  l'infini;  la  troisième  affecte 


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un  tour  syllogistique  qui  peut  faire  illusion  et 
donner  une  fausse  idée  do  la  preuve  de  l'exi- 
slence  de  Dieu  par  l'idée  de  l'inlini.  En  effet,  la 
force  de  celle  preuve  ne  dépend  pas  d'un  raison- 
nement. Elle  consiste  à  monlrer  que  l'idée  de 
l'infini  n'est  autre  chose  que  l'intuilion  immé- 
diate de  l'Êlre  infini  par  notre  inlclligencc.  Dans 
cette  proposition  :  «  J'ai  l'idée  do  l'infini,  donc 
l'Être  infini  existe,  »  il  n'y  a  pas  plus  de  syllo- 
gisme que  dans  le  «  je  pense,  donc  je  suis.  »  Pour 
me  servir  des  expressions  déjà  citées  de  Des- 
cartes, c'est  une  chose  connue  de  soi,  une  sim- 
ple inspection  de  l'esprit. 

Descaries  n'a  guère  cherché,  en  fait  de  théo- 
logie naturelle,  a  aller  au  delà  de  la  preuve  de 
l'existence  de  Dieu.  Cependant  il  a  ainsi  posé  le 
principe  d'où  doivent  se  déduire  les  attributs  de 
Dieu  ;  tout  ce  qui  est  conforme  à  l'idée  de  la 
souveraine  perfection  doit  se  retrouver  en  Dieu, 
et  tout  ce  qui  témoigne  de  quelque  imperfection 
ne  peut  s'y  trouver;  voilà  la  règle  qu'il  suit 
dans  la  détermination  des  attributs  divins.  Les 
deux  points  qu'il  importe  le  plus  de  remarquer 
ici,  sont  la  manière  dont  il  entend  l'attribut 
de  la  liberté  et  l'identification  de  l'attribut  de 
conservateur  avec  l'attribut  de  créateur.  A  l'exem- 
ple des  Jésuites,  qui  avaient  été  ses  maîtres 
au  collège  de  la  Flèche,  Descaries  attribue  à 
Dieu  une  liberté  d'indifférence.  Dieu,  selon  Des- 
cartes, peut  indifl'éremment  agir  en  tel  sens  ou 
en  tel  autre;  Dieu  n'est  soumis  à  aucune  loi, 
pas  même  à  la  loi  du  bien.  11  a  pu  faire  le  con- 
traire de  ce  qu'il  a  fait;  il  peut  revenir  sur  ses 
décrets;  il  peut  les  changer,  les  révoquer,  comme 
un  souverain  en  son  royaume.  Il  a  créé  le  monde 
parce  qu'il  lui  a  plu  de  le  créer  et  il  l'anéantira 
quand  il  lui  plaira  de  l'anéantir.  Il  ne  conserve  les 
êtres  qu'en  continuant  de  les  créer.  Aucun  être, 
à  aucun  instant,  ne  possède  en  lui  la  raison  de 
son  existence.  Tout  ce  qui  existe  ne  continue  à 
exister  que  par  la  continuation  de  l'action  même 
qui  l'a  tiré  du  néant.  Si  cette  action  venait  à 
cesser,  à  l'instant  même  il  y  serait  replongé.  Au 
regard  de  Dieu,  suivant  l'expression  de  Des- 
cartes, conserver,  c'est  créer  derechef.  Aucun 
être  créé  ne  peut  ni  durer,  ni  se  mouvoir,  ni 
agir  un  seul  instant,  en  aucune  façon,  de  lui- 
même  et  par  lui-même.  Toutes  les  substances 
créées  sont  passives  ;  elles  n'existent,  elles  n'a- 
gissent que  par  l'action  continue  de  la  seule 
cause  efficiente  et  réelle,  à  savoir  la  cause  su- 
prême, Dieu  lui-même  ;  le  rapport  des  substances 
finies  a.\ec  la  substance  infinie  ne  peut  être 
qu'un  rapport  de  création  continuée.  Dans  cette 
interprétation  de  l'attribut  de  conservateur  appa- 
raît encore  la  tendance  déjà  signalée  à  dé- 
pouiller les  substances  créées  de  toute  indépen- 
dance, de  toute  activité,  de  toute  causalité,  au 
profit  de  la  substance  infinie,  seule  cause  effi- 
ciente. C'est  par  là  que  Descartes  a  préparé  les 
voies  à  Spinoza  et  à  Malebranche. 

Par  la  démonstration  de  l'existence  et  des  at- 
tributs d'un  Dieu  souverainement  parfait,  tous 
les  doutes  qui  pouvaient  planer  encore  sur  la 
légitimité  du  critérium  de  l'évidence  étant  dis- 
sipés. Descartes  en  fait  l'application  à  l'homme 
et  au  monde.  Il  s'enfonce  d'abord  au  sein  de 
la  conscience  où  il  distingue  trois  grandes  classes 
de  faits  :  les  jugements,  les  volontés  et  les  af- 
fections. 11  subdivise  à  leur  tour  les  jugements 
ou  les  idées  en  trois  classes  :  les  idées  innées, 
les  idées  qui  nous  viennent  du  dehors,  les  idées 
qui  sont  noire  propre  ouvrage.  La  question  des 
idées  innées  est  une  de  celles  qui  ont  soulevé 
les  plus  vives  discussions.  Descartes,  par  idées 
innées,  n'entend  pas,  comme  Hobbes  et  Locke 
l'en  ont  accusé,  des  idées  constamment  présentes 


à  l'esprit,  à  dater  du  premier  moment  de  son 
existence,  mais  des  idées  qui  exislent  en  germe 
dans  toutes  les  intelligences,  et  qui  s'y  déve- 
loppent nécessairement  en  certaines  circon- 
stances. Ainsi  il  a  reconnu  que  le  sentiment  de 
notre  imperfection  éveillait  nécessairement  en 
notre  intelligence  l'idée  de  la  perfection  souve- 
raine. Ces  idées  étant  naturelles.  Dieu  seul,  qui 
nous  a  créés,  les  a  mises  en  nous  ;  s'il  lui  plai- 
sait, il  pourrait  les  ôler,  les  changer,  les  détour- 
ner; car  il  est  tout-puissant,  et  nulle  loi  ne  sau- 
rait limiter  sa  toute-puissance,  puisqu'il  fait 
toutes  les  lois.  Dire  que  les  vérités  métaphysiques 
établies  par  Dieu  en  sont  indépendantes,  c'est 
parler  de  Dieu  comme  d'un  Jupiter  ou  d'un  Sa- 
turne, c'est  l'assujettir  aux  destins.  Dieu  a  établi 
ces  lois  en  la  nature  ainsi  qu'un  roi  en  son 
royaume,  et  comme  un  roi  il  peut  les  changer, 
suivant  les  propres  expressions  de  Descartes. 

Il  comprend  dans  la  volonté  le  pouvoir  de  se 
déterminer,  avec  le  pouvoir  d'affirmer  et  de  nier. 
Voilà  pourquoi  il  place  l'origine  de  toutes  les 
erreurs  dans  la  volonté,  ou  plutôt  dans  la  dis- 
proportion qui  existe  entre  la  volonté  et  l'enten- 
dement. Nous  nous  trompons,  parce  que  notre 
volonté  dépasse  notre  entendement,  parce  que, 
pour  nier  ou  pour  affirmer,  nous  n'attendons  pas 
que  l'entojidement  nous  ait  fourni  des  lumières 
suffisantes  ;  or  tel  est,  selon  Descartes,  l'unique 
principe  de  toutes  nos  erreurs.  Il  a  consacré  à 
l'étude  des  passions  un  traité  tout  entier,  écrit 
en  français  et  composé  dans  les  dernières  an- 
nées de  sa  vie.  Autant  il  y  a  de  façons  impor- 
tantes en  lesquelles  nos  sens  peuvent  être  mus 
par  les  objets,  autant  il  reconnaît  dans  l'âme  de 
passions  principales.  Il  y  a  six  passions  princi- 
pales, simples  et  primitives  :  l'admiration,  l'a- 
mour, la  haine,  le  désir,  la  joie,  la  tristesse. 
Toutes  les  autres  passions  sont  composées  de 
ces  six  passions  primitives,  ou  bien  en  sont  des 
espèces.  Descartes  termine  le  Traité  des  pas- 
sions par  cette  conclusion  générale  :  «  Toutes 
les  passions  sont  bonnes  de  leur  nature;  il  n'y 
a  que  leur  excès  qui  soit  mauvais,  et  on  peut 
l'éviter  par  l'industrie  et  la  préméditation,  mais 
surtout  par  la  vertu.  »  Il  donne  à  la  fois  l'expli- 
cation psychologique  et  l'explication  physiolo- 
gique de  chaque  passion.  Cette  explication  phy- 
siologique dépend  de  l'hypothèse  des  esprits  ani- 
maux, qui  est  le  principe  fondamental  de  toute 
la  physiologie  cartésienne. 

Jusqu'ici  il  n'a  pas  encore  été  question  de 
l'existence  du  monde  extérieur,  parce  que  nous 
avons  suivi  l'ordre  même  de  Descartes  qui  pose 
d'abord  l'existence  de  la  pensée,  puis  l'existence 
de  Dieu,  et  en  dernier  lieu  l'existence  du  monde 
extérieur.  Voici  en  effet  sur  quel  fondement  il 
fait  reposer  notre  croyance  à  l'existence  du  monde 
extérieur. 

Certaines  de  nos  idées  nous  apportent  la  con- 
naissance de  quelque  chose  que  nous  sentons  ne 
pas  venir  de  nous.  Mais  ce  quelque  chose  que 
nous  sentons  ne  pas  venir  de  nous,  ce  quelque 
chose  qui  ne  dépend  pas  de  nous,  ne  devons- 
nous  pas  nous  enquérir  d'abord  si  ce  n'est  pas 
Dieu  lui-même?  Pourquoi  les  idées  d'étendue,  de 
mouvement,  d'odeur,  de  couleur,  ne  seraient-el- 
les pas  causées  directement  en  nous  par  Dieu 
même?  C'est  Descartes  qui  soulève  lui-même 
celte  objection  pour  la  réfuter  de  la  manière  sui- 
vante. La  réalité  extérieure  ne  peut  être  Dieu 
lui-même,  parce  que  Dieu  ne  peut  nous  tromperj 
comme  il  a  mis  en  nous  une  forte  tendance  a 
croire  que  l'idée  d'étendue  est  causée  dans  notre 
âme  par  quelque  chose  qui,  en  dehors  de  nous, 
est  réellement  étendu,  s'il  n'en  était  pas  ainsi, 
il  nous  tromperait.  Or  Dieu,  étant  souveraine- 


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ment  parfait,  ne  peut  en  aucune  manière  vouloir 
nous  tromper  ;  donc  il  existe  une  réalité  exté- 
rieure correspondant  à  l'idée  que  nous  en  avons. 
Ainsi  Descartes  fonde  la  croyance  à  l'existence  du 
monde  extérieur  sur  la  véracité  divine. 

Une  opinion  célèbre,  l'hypothèse  de  l'animal 
machine,  se  rattache  étroitement  à  la  métaphy- 
sique de  Descartes.   Entre  la  pensée  telle  qu'elle 
est  en  nous,  et  la  matière  inerte,  soumise  aux 
lois  générales  du  mouvement,  selon  Descartes,  il 
n'y  a  point  d'intermédiaires;  il  n'y  a  dans  le 
monde  que  deux  sortes  de  lois,  celles  qui  régis- 
sent l'esprit  ou  la  pensée,  et  celles  qui    régis- 
sent la  matière   inerte.   Le  corps    de  l'homme, 
et  tout  ce  qui  n'est  pas  la  pensée,  se  range  dans 
la  classe  des  substances  étendues  soumises  aux 
lois  génér>iles  de    la    mécanique.  Ainsi,    toutes 
les  sensations,  toutes  les  impressions  produites 
sur  le  cerveau,  toutes  les  passions,  ne  sont  et 
ne  peuvent  être  qu'un  pur  mécanisme  résultant 
des   divers   mouvements   de  fibres,  des  fluides, 
des  esprits  animaux  qui  découlent  du  cerveau 
dans  les  nerfs,  dans  le  cœur,  dans  les  muscles, 
ou  bien  qui  remontent  du  cœur  dans  le  cerveau. 
Il  n'y  a  rien  de  plus  dans  les  animaux  que  dans 
le  corps  séparé  de  la  pensée  ;  toutes  les  fonctions, 
tous  les  mouvements  organiques,  tous   les  ap- 
pétits des  animaux   peuvent  s'expliquer   de   la 
même  manière  que  ce  qui  se  passe  dans  le  corps 
humain,  c'est-à-dire  par  l'étendue  et  le  mouve- 
ment; ce  ne  sont  que  de  simples  macliines  sou- 
mises, comme  celles  qui  sortent  de  la  main  de 
l'homme,  aux  lois  générales  de   la  mécanique. 
L'animal,  selon  Descartes,  est  semblable  à  une 
horloge  qui,  composée  de  roues  et  de  ressorts 
plus  ou  moins  comj)liqués,  ne  marche  que  lors- 
qu'elle a  été  montée,  ne  produit  tel  ou  tel  mou- 
vement qu'autant  que  tel   ou  tel  ressort  a  été 
poussé.  Telle  est  l'hypothèse  de  l'animal  machine 
ou  de  l'automatisme  des  bêtes  qui  a  été  si  vive- 
ment discutée  au   xvii°  siècle.  En  général,  elle 
obtint  l'assentiment  des  théologiens,  parce  qu'en 
niant  la  soufl"rance  chez  les  animaux,  elle  leur 
paraissait  résoudre  une  objection  embarrassante 
contre  le  péché    originel   et    la  divine    provi- 
dence. Une  foule  d'ouvrages  furent  publiés  pour 
ou  contre  l'automatisme  des  bêtes  que  condam- 
nent également  toutes  les  données  de  l'observa- 
tion, de  l'induction  et  de  l'analogie. 

En  terminant  cette  exposition  rapide  de  la  mé- 
taphysique de  Descartes,  revenons  sur  ce  qu'il 
entend  par  substance.  Il  définit  la  substance  en 
général,  une  chose  qui  existe  en  telle  façon  qu'elle 
n'a  besoin  que  de  soi-même  pour  exister.  Mais 
à  cette  condition  il  n'y  aurait  d'autre  substance 
que  Dieu  ;  car  lui  seul  tient  l'existence  de  lui- 
même,  et  rien  dans  le  monde  ne  peut,  un  seul 
instant,  subsister  sans  son  concours.  Aussi  Des- 
cartes modifie-t-il  immédiatement  cette  défini- 
tion, en  ajoutant  que  le  nom  de  substance  n'est 
pas  univoque  au  regard  de  Dieu  et  de  ses  créa- 
turcs.  Quand  il  s'agit  de  la  créature,  il  faut  en- 
tendre, dit-il,  par  substance  ce  qui,  n'ayant  be- 
soin pour  subsister  que  du  concours  ordinaire 
de  Dieu,  nécessaire  à  l'existence  de  tous  les  êtres, 
existe  d'ailleurs  par  soi-même  et  sans  le  con- 
cours d'aucune  autre  chose  créée.  Les  choses, 
au  contraire,  qui,  indépendamment  du  concours 
de  Dieu,  ne  peuvent  exister  sans  celui  de  quel- 
que autre  chose  créée,  ne  sont  que  des  attri- 
buts et  des  phénomènes.  Par  ce  concours  il  en- 
tend la  création  continuée  qui,  prise  à  la  rigueur, 
enlèverait  aux  êtres  créés  toute  espèce  de  cau- 
ialité,  de  substantialité,  de  réalité  propre,  et  les 
ransformerait  en  de  simples  actes  continuelle- 
ment répétés  de  la  toute-puissance  divine.  As- 
surément les  choses  créées  n'existent  qu'en  vertu 


du  concours  de  Dieu  ;  ce  qui  n'existe  pas  par  soi 
s'appuie  nécessairement  sur  ce  qui  existe  par 
soi,  et  ce  qui  est  fini  ne  peut  être  placé  en 
dehors  de  l'infini.  Mais,  ce  rapport  ne  peut-il 
être  entendu  comme  une  participation  continue, 
un  rapport  permanent  de  la  chose  créée  avec 
la  source  suprême,  d'où  toute  causalité  et  toute 
substantialité  découlent?  Ce  n'est  pas  porter  at- 
teinte à  la  toute-puissance  de  Dieu,  que  de  les 
considérer  comme  douées  d'une  activité  qu'elles 
tiennent  de  lui,  et  d'une  activité  qui  découle 
de  la  même  source  que  leur  substantialité.  A 
la  création  continue,  il  faut  substituer  avec  Leib- 
niz la  participation  continue,  et  à  la  passivité 
absolue,  l'activité  essentielle. 

Mais  nous  ne  connaissons  pas  la  substance  en 
elle-même;  la  substance  ne  tombe  pas  sous  les 
sens.  11  nous  est  impossible  non-seulement  d'i- 
maginer, mais  encore  de  concevoir  la  substance 
en  elle-même  complètement  dépouillée  de  toute 
espèce  d'attributs.  Chaque  substance,  selon  Des- 
cartes, a  un  attribut  fondamental  duquel  dérivent 
tous  ses  autres  attributs,  toutes  ses  propriétés. 
L'attribut  fondamental  de  l'esprit  est  la  pensée,  et 
l'attribut  fondamental  de  la  m.atière  est  l'étendue. 
11   n'y  a  pas  un  phénomène  de  l'esprit  qui  ne 
suppose  la  pensée  et  qui  ne  soit  la  pensée  elle- 
même  diversement  modifiée.  Tout  ce  qui  a  l'esprit 
pour  théâtre,  est  un  mode  de  la  pensée  ;  l'esprit 
ne  saurait  être  conçu  sans  la  pensée,  il   serait 
anéanti   en  même  temps  que   la  pensée.  Notre 
existence  finit  avec  la  pensée  et  commence  avec 
elle.  En  un  mot,  l'àme  est  une  substance  pensante. 
On  objecte  à  Descartes  que,  pendant  un  profond 
sommeil,  pendant  la  léthargie,  nous  ne  pensons 
pas.  11  répond  :  Rien  ne  prouve  que  nous  n'ayons 
pensé  pendant  un  profond  sommeil  ou  pendant 
une  léthargie;  mais  seulement  nous  ne  nous  en 
souvenons  pas.  Cette  réponse  nous  paraît  décisive  : 
on  ne  peut  par  aucun  procédé  légitime  conclure 
du  défaut  de  la  mémoire  au  défaut  de  la  conscience. 
Tous  les  faits  de  l'àme  sont  en  00*01  des  phéno- 
mènes de   conscience,   c'est-à-dire  des  pensées. 
Descartes  donne  à  la  matière  pour  attribut  fonda- 
mental l'étendue,  comme  la  pensée  à  l'àme.  Il 
affirme  que  tous  les  phénomènes,  toutes  les  pro- 
priétés de  la   matière  supposent  l'étendue,   ou 
plutôt  ne  sont  que  l'étendue  elle-même  diverse- 
ment modifiée.  11  est  impossible  de  concevoir  le 
corps  sans  l'étendue.  Hors  de  l'étendue,  la  ma- 
tière  n'est    rien;   l'étendue   est   donc  l'essence 
même  de  la  matière.  L'àme  en  elle-même  sem- 
ble donc  n'être  qu'une  substance  passive,  la  con- 
tinuité de  la  pensée  que  Descartes  lui  attribue 
n'étant  que  la  continuité  d'une  modification.  La 
matière   en  elle-même,  avec  l'étendue,  est  une 
substance  également  passive.  L'àme  et   la  ma- 
tière ont  donc  en  elles-mêmes  cette  ressemblance 
essentielle  ;  elles  ne  difî"èrent  ainsi  l'une  de  l'autre 
que  par  leurs  attributs  respectifs  de  pensée  et 
d'étendue.  Mais  si  toutes  les  substances  sont  éga- 
lement passives,  considérées  en  elles-mêmes,  si 
elles  ne  peuvent  se  distinguer  que  par  leurs  at- 
tributs fondamentaux,  l'esprit  tend  à  les  confon- 
dre en  une  seule  et  même  substance  dont  tous 
les  corps  et  tous  les  esprits  seraient  sans  dis- 
tinction les  modes  et  les  attributs.   On  voit  en- 
core par    là   comment  Descartes  par  certaines 
tendances  de  sa  métaphysique  a  préparé  les  voies 
à  Spinoza. 

Tels  sont  les  points  principaux  de  la  métaphy- 
sique de  Descartes.  Mais  Descartes  n'est  pas 
seulement  un  grand  métaphysicien,  il  est  aussi 
un  mathématicien  et  un  physicien  du  premier 
ordre.  En  mathématiques,  il  a  inventé  l'applica- 
tion de  l'algèbre  à  la  géométrie:  en  physique, 
il   est  l'auteur  de    la  fameuse   nypothèse  des 


UESU 


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tourbillons,  qui,  pendant  longtemps,  a  rc^^gné  en 
souveraine  dans  la  science.  Quoiciue  détrônée 
aujourd'hui  et  remplacée  par  d'autres  hypothèses, 
elle  est  Lien  loin  de  mériter  le  ridicule  qu'ont 
tenté  de  jeter  sur  elle,  par  un  esprit  d'aveugle 
réaction,  la  plupart  des  jihilosophes  du  xviu«siècle. 

Nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  de  rapporter 
le  remarquable  jugement  qu'en  ])orte  d'Alembert, 
dont  le  témoignage  no  peut  être  suspecté  de 
partialité  en  faveur  de  la  philosophie  cartésienne. 
«  On  voit  partout,  dit-il  en  parlant  de  Descartes 
(Préface  de  VEnoidopcdie),  même  dans  ses  ou- 
vrages les  moins  lus  maintenant,  briller  le  génie 
inventeur.  Si  on  juge  sans  partialité  ces  tour- 
billons devenus  aujourd'hui  presque  ridicules, 
on  conviendra,  j'ose  le  dire,  qu'on  ne  pouvait 
alors  imaginer  mieux.  Les  observations  astrono- 
miques qui  ont  servi  à  les  détruire  étaient  encore 
imparfaites  ou  peu  constatées,  rien  n'était  plus 
naturel  que  de  supposer  un  fluide  qui  transportât 
les  planètes.  Il  n'y  avait  qu'une  longue  suite  de 
phénomènes,  de  raisonnements,  de  calculs  et, 
par  conséquent,  une  longue  suite  d'années,  qui 
piit  faire  renoncer  à  une  théorie  aussi  séduisante. 
Elle  avait  d'ailleurs  l'avantage  singulier  de  rendre 
compte  de  la  gravitation  des  corps  par  la  force 
centrifuge  du  tourbillon  même,  et  je  ne  crains 
pas  d'avancer  que  cette  explication  de  la  pesan- 
teur est  une  des  plus  belles,  des  plus  ingénieuses 
hypothèses  que  la  philosophie  ait  jamais  imagi- 
nées. Aussi  a-t-il  fallu,  pour  l'abandonner,  que 
les  physiciens  aient  été  entraînés  comme  malgré 
eux  et  par  des  expériences  faites  longtemps  après. 
Reconnaissons  donc  que  Descartes,  forcé  de  créer 
une  physique  toute  nouvelle,  n'a  pu  la  créer 
meilleure,  et  que  s'il  s'est  trompé  sur  les  lois  du 
mouvement,  il  a  du  moins  deviné  qu'il  devait 
y  en  avoir.»'L'hypothèse  des  tourbillons  renferme 
l'idée  mère  de  l'attraction  newtonienne,  elle  en 
'est  Tantécédent.  Jamais  peut-être  Newton  n'aurait 
conjecturé  que  la  même  loi  d'attraction  devait 
s'appliquer  au  corps  qui  tombe  à  la  surface  de 
la  terre  et  à  l'astre  qui  accomplit  sa  révolution, 
si  Descartes,  avant  lui,  n'avait  soupçonné  que 
tous  les  phénomènes  de  l'univers  physique  s'ac- 
complissent en  vertu  des  lois  générales  du  mou- 
vement. L'hypothèse  de  l'attraction  a  trop  fait 
oublier  l'hypothèse  des  tourbillons;  cependant 
elles  se  tiennent  de  beaucoup  plus  près  que 
d'ordinaire  on  ne  se  l'imagine  :  toutes  deux 
partent  du  même  principe,  toutes  deux  envisa- 
gent l'univers  sous  le  même  point  de  vue.  Pour 
Newton,  comme  pour  Descartes,  le  problème  de 
l'univers  est  un  problème  de  mécanique.  11  était 
peut-être  plus  difficile  de  déterminer  la  vraie 
nature  du  problème  du  monde,  que  de  le  ré- 
soudre, sa  nature  étant  déterminée.  Or  cette 
gloire  revient  tout  entière  à  Descartes,  puisque 
c'est  lui  qui  le  premier  a  eu  l'idée  que  tous 
les  mondes  étaient  assujettis  aux  lois  générales 
de  la  mécanique.  Par  cette  idée,  il  a  préparé 
Newton,  il  a  peut-être  plus  fait  que  Newton.  La 
physique  contemporaine  semble  d'ailleurs  reve- 
nir à  certains  principes  de  la  physique  de  Des- 
cartes. 

Quelle  part  de  vérité  et  d'erreur  renferme 
cette  grande  philosophie?  La  part  de  vérité  l'em- 
porte infiniment  sur  la  part  de  l'erreur.  Par  où 
elle  a  le  plus  péché,  c'est  par  l'exagération 
d'une  pensée  incontestablement  vraie,  a  savoir 
de  la  dépendance  des  créatures  à  l'égard  du  Créa- 
teur, et  de  la  nécessité  où  elles  sont,  pour  con- 
tinuer d'être,  de  lui  emprunter  continuellement 
leur  raison  d'être.  De  là  la  création  continuée,  de 
là  la  tendance  à  ôter  la  causalité  et  la  force  aux 
substances  créées  pour  attribuer  exclusivement 
à  Dieu  toute  activité  efficiente;  de  là  enfin  la 


pente  aux  cau.ses  occasionnelles  et  ces  semences 
de  panthéisme  signalées  par  Leibniz. 

Ce  ([u'il  y  a  de  vrai  dans  le  cartésianisme, 
c'est  d'abord  la  méthode.  En  effet,  Descartes  a 
reconnu  et  fait  définitivement  triompher  le  vrai 
principe  de  la  certitude,  à  savoir  1  évidence  ou 
l'autorité  de  la  raison,  en  constatant  immédia- 
tement cette  évidence  dans  l'irrésistible  autorité 
du  témoignage  de  la  conscience,  qu'il  oppose 
comme  une  invincible  barrière  à  tous  les  efforts 
du  scepticisme.  Il  a  placé  le  point  de  départ  de 
la  philosophie  dans  le  retour  de  la  pensée  sur 
elle-même  ;  il  a  profondément  distingué  ce  qui 
appartient  à  l'âme  de  ce  qui  appartient  au  corps, 
ainsi  que  la  méthode  propre  à  étudier  la  pensée 
et  la  méthode  propre  à  étudier  les  organes.  Il 
a  mis  hors  de  doute  cette  vérité  profonde  :  l'âme 
se  conçoit  mieux  que  le  corps. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  par  la  méthode 
philosophique  que  Descartes  a  bien  mérité  de 
la  philosophie  moderne  ;  il  y  a  aussi  déposé  des 
résultats  de  la  plus  haute  importance  et  d'une 
incontestable  vérité.  Ainsi,  il  a  constaté  dans  l'in- 
telligence l'existence  d'idées  qui  ne  viennent 
ni  des  sens,  ni  de  notre  activité  intellectuelle; 
il  a  repoussé  d'une  manière  triomphante  tous 
les  arguments  que  les  philosophes  sensualistes 
de  son  temps,  tels  que  Hobbes  et  Gassendi,  ont 
dirigés  contre  l'existence  de  ces  idées.  11  a  par- 
ticulièrement mis  en  lumière  l'idée  de  l'infini  ;  il 
en  a  établi  la  valeur  objective,  et  a  fondé  sur 
elle  la  vraie  preuve  de  l'existence  de  Dieu.  Enfin, 
si  Descartes  s'est  trompé  en  définissant  par  une 
création  continuée  ce  concours  de  Dieu  néces- 
saire à  l'existenceetàlaconscrvation  de  toutes  les 
créatures,  du  moins  il  a  eu  le  sentiment  et  l'idée 
de  la  nécessité  de  ce  concours.  Il  a  vu  que  ce 
qui  n'existe  pas  par  soi  ne  peut  continuer  d'être 
qu'à  la  condition  de  s'appuyer  continuellement 
sur  ce  qui  existe  par  soi,  et  il  a  établi  la  néces- 
sité d'une  participation  continue  des  créatures 
avec  le  Créateur.  Le  cartésianisme  tout  entier  est 
jiénétré  de  ce  sentiment  et  de  cette  idée,  qui, 
sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  se  retrouvent 
dans  tous  les  grands  systèmes  de  philosophie. 

11  faut  consulter,  pour  la  biographie,  la  Vie  de 
Descartes,  par  Baillet,  2  vol.  in-4,  Paris,  1691. 

Les  principaux  ouvrages  de  Descartes,  dans 
l'ordre  de  leur  apparition,  sont  :  le  Discours  de 
la  Méthode,  etc.,  publié  à  Leyde  en  1637  ;  — Medi- 
taliones  de  prima  philosophia  in  quibus  Dei 
exislentia  et  animœ  immortalitas  demonslran- 
lur,  in-4,  Amst.,  1644.  Cet  ouvrage  a  été  traduit 
et  publié  en  français  par  le  duc  de  Luynes,  sous 
le  titre  de  Méditations  métaphysiques  de  René 
Descaries j  touchant  la  première  philosophie, 
in-4,  Paris,  1647; — Principia  philosophiœ,  in-4, 
Amst.,  1644.  Cet  ouvrage  a  été  aussi  traduit  en 
français  par  un  de  ses  amis,  Claude  Picot,  in-4, 
Paris,  1647  ;  —  les  Passions  de  l'âme,  publiées 
en  français,  in-8,  Amst.,  1649.  — Après  la  mort 
de  Descartes  furent  publiés,  par  les  soins  de  Cler- 
selier  et  de  Rohaut  :  le  Monde  de  Descartes,  ou 
le  Traité  de  la  lumière,  in-12.  Paris,  1664  ;  — 
le  Traité  de  l'homme  et  de  la  formation  du 
fœtus,  in-4,  ib.,  1664  ;  —  les  Lettres  de  René 
Descartes  'i  vol.  in-4,  ib.,  1657-1667.  — Les  prin- 
cipales éditions  des  Œuvres  complètes  de  Des- 
cartes sont  :  Opéra  omnia,  8  vol.  in-4,  Amst., 
1670-1683;  —  Opéra  omnia.9\o\.  in-4,  ib.,  1692- 
1701  ;  —  Œuvres  complètes  de  Descaries,  9  vol. 
in-12,  Paris,  1724;  —  Œuvres  complètes  de  Des- 
caries,  publiées  par  Victor  Cousin,  11  vol.  in-8, 
ib.,  1824-1826;  —  Œuvres  philosophiques  de 
Descartes,  4  vol.  in-8,  ib.,  1835,  publiées  par 
M.  Ad.  Garnier,  avec  une  biographie  de  Descartes 
et  une  analyse  de  tous  ses  ouvrages;  — Œwwes 


DESG 


—  368 


DESG 


de  Descaries,  Bibliothèque  philosophique  de  Char- 

£  entier,  1  vol.  gr.  in-18,  ib..  1843.  contenant  le 
Hscours  de  la  Méthode,  les  Mcdilalions,  le 
Traite  des  passions,  avec  une  introduction  par 
M.  J.  Simon.  Histoire  de  la  philosophie  carté- 
sienne, p  ir  J.  Bouillier,  3'  édit.,  2  vol.  in-S",  1868. 
Pour  l'intelligence  de  la  philosophie  de  Des- 
cartes, on  peut  consulter  encore  la  plupart  des  ou- 
vrages déjà  cités  à  l'article  Cartésianisme.  F.  B. 
DESCHAMPS  (Léger-Marie),  né  à  Poitiers  en 
1716,  entra  dans  l'ordre  des  bénédictins,  et  per- 
dit sa  l'oi^  s'il  faut  l'en  croire,  en  lisant  un  abrégé 
de  l'Ancien  Testament.  11  n'en  resta  pas  moins 
dans  sa  confrérie,  et  y  jouit  de  l'estime  de  ses 
confrères  :  en  1765  il  fut  nommé  procureur  du 
prieuré  de  Montreuil-Bellay,  en  Poitou.  11  publia 
deux  petits  livres,  qui  sont  restés  très-oubliés  : 
Lettres  sur  l'esp7'it  du  siècle,  Londres,  1769;  — 
la  Voix  de  la  raison  contre  la  raison  du  temps, 
Bruxelles,  1770.  11  mourut  en  1774.  On  avait 
accordé  jusqu'ici  peu  d'attention  à  ce  personnage 
auquel  cependant  il  est  fait  plus  d'une  allusion 
dans  les  livres  du  temps  :  on  pouvait  soupçonner 
seulement  qu'il  avait  été  matérialiste  et  athée. 
M.  T.  Beaussire  a  retrouvé  à  Poitiers  un  manu- 
scrit considérable  qui  le  révèle  comme  une  figure 
très-oriçinale  ;  et  il  a  pu,  en  consultant  les  ar- 
chives de  la  famille  Voyer  d'Argenson,  à  laquelle 
Deschamps  avait  été  très-attaché,  retrouver  une 
volum  neuse  correspondance  asec  J.  J.  Rousseau, 
Voltaire,  Helvetius,  d'Alembert,  Moncref,  Voyer 
d'Argenson  et  d'autres  hommes  célèbres.  Dom 
Deschamps  lui  est  apparu  comme  le  précurseur 
de  l'hégélianisme,  poussant  déjà  à  l'extrême  les 
conséquences  de  cette  doctrine  et  en  tirant  le 
socialisme  le  plus  communiste.  Ce  prêtre  athée, 
restant  attache  de  bonne  foi  aux  pratiques  exté- 
rieures du  culte,  défendant  même  la  religion 
contre  les  attaques  de  la  philosophie,  expose 
avec  une  sérénité  parfaite  et  non  sans  exprimer 
l'espérance  de  gagner  à  ses  théories  les  théolo- 
giens et  les  savants,  les  thèses  d'un  panthéisme 
matérialiste  qui  n'alarme  pas  un  moment  sa  con- 
science. Les  Lettres  sur  Vesprit  du  sicclesont  com- 
mela  préface  du  système:  c'est  un.'î  véhémente 
sortie  contre  la  philosophie  régnante,  au  besoin  il 
emploierait  sans  scrupule  contre  elle  les  procédés 
sommaires  de  l'inquisition,  sous  prétexte  qu'on 
peut  détruire  ceux  qui  détruisent  la  vérité.  Le 
réquisitoire  est  en  apparence  prononcé  en  fa- 
veur de  la  religion,  mais  en  réalité  il  est  destiné 
à  déblayer  le  terrain  pour  la  vraie  philosophie. 
Dansia  Voix  de  la  raison,  etc.,  Dom  Deschamps 
fait  un  pas  de  plus  ;  il  laisse  entrevoir  son  prin- 
cipe comme  une  hypothèse,  que  la  philosophie 
doit  prouver,  si  elle  veut  venir  à  bout  de  la  reli- 

fjion  ;  mais  comme  elle  ne  la  prouve  pas,  el  p 
aisse  dans  leur  égale  nécessité  en  face  l'une  <  s 
l'autre,  la  religion  et  l'irréligion.  Le  théisme  n'a 
jamais  démontré  l'existence  de  Dieu  :  tous  les 
arguments  qu'il  répète  sont  fondés  sur  l'exis- 
tence de  la  loi  morale  et  d'une  sanction  ;  mais 
les  idées  morales  sont  elles-mêmes  créées  p:ir  la 
loi  :  «  C'est  par  la  loi  que  nous  sommes  sous  la 
loi.  »  Elles  ne  valent  donc  qu'autant  qu'elle,  et 
on  ne  peut  se  fonder  sur  elles  pour  en  conclure 
leur  principe.  En  fait,  si  les  hommes  pouvaient 
revenir  au  régime  de  l'égalité  absolue,  «  un 
athéisme  éclairé  »  serait  la  nouvelle  philosophie. 
Le  grand  ouvraçe  qui  devait  faire  suite  a  ces 
essais  est  intitule  :  la  Vérité  ou  le  vrai  sijstème. 
C'est  un^  traité  de  métaphysique  qui  commence 
par  un  éloge  de  cette  science  alors  si  décriée. 
Puis  l'auteur  donne  en  (quatre  tiièses  «  le  précis 
du  mot  de  l'énigme  métaphysique.  I.  Le  tout 
universel  est  un  être  qui  existe,  c'est  le  fond 
dont  tous  les  êtres  sensibles  sont  des  nuances. 


11.  Le  tout  universel  ou  l'univers  est  d'une  autre 
nature  que  chacune  de  ses  parties,  et  couséquem- 
ment  on  ne  peut  que  le  concevoir  et  non  pas  le 
voir  ou  se  le  figurer.  111.  Le  tout  universel,  seul 
principe,  seule  vérité  métaphysique,  donne  la 
vérité  morale  qui  est  toujours  à  l'appui  de  la 
vérité  métaphysique,  comme  celle-ci  est  à  son 
api)ui.  IV.  Tout  qui  ne  dit  point  de  parties  existe 
et  est  inséparable  du  tout  qui  dit  des  parties  ei 
dont  il  est  l'affirmation  et  la  négation  tout  à  la 
fois.  Tout  et  le  tout  sont  les  deux  mots  de  l'é- 
nigme de  l'existence,  mots  que  le  cri  de  la  vérité 
a  distingués  en  les  mettant  dans  notre  langage. 
Tout  et  rien  sont  la  même  chose.  »  Telles  sont 
les  propositions  fondamentales  de  ce  singulier 
système  qui  combine  l'idéalisme  absolu  avec  le 
panthéisme.  Au  premier  abord,  il  semble  nier 
l'existence  de  la  matière  :  l'entendement,  dit-il, 
c'est  l'être;  l'idée  est  à  la  fois  nous-mêmes  et 
son  objet;  «  la  vérité  ne  peut  avoir  de  réalité 
hors  de  nos  idées,  ou  pour  parler  plus  générale- 
ment, il  ne  peut  y  avoir  dans  les  choses  que  ce 
que  nous  y  mettons.  »  Mais  cet  entendement  qui 
est  Texistence  universelle,  se  détermine  en  telle 
ou  telle  existence  particulière,  c'est-à-dire  posi- 
tive et  matérielle.  Ainsi,  à  commencer  par  notre 
intelligence,  qu'il  faut  bien  distinguer  de  l'en- 
tendement, tout  est  corporel  :  «■  Elle  est  le  jeu 
des  fibres  du  cerveati.  »  L'âme  n'est  que  le  corps 
envisagé  métaphysiquement,  et  dune  façon  géné- 
rale, «  tout  existe  physiquement  et  métaphysi- 
quement à  la  fois.  »  Ainsi,  l'homme  considéré 
comme  tel,  n'a  en  lui  rien  que  de  physique  et 
de  sensible.  Dieu,  si  on  le  sépare  des"  êtres  du 
monde,  est  un  pur  néant;  en  ce  sens  la  tradition 
chrétienne  a  raison  :  la  création  est  bien  sortie 
de  rien,  ex  nihilo,  car  l'entendement  universel, 
et  pur,  n'est  qu'un  point  de  vue  de  l'esprit; 
c'est  toujours  la  réalité  sensible,  considérée  mé- 
taphysiquement. Aussi  dans  l'ordre  des  choses 
réelles,  tout  se  confond  en  une  seule  nature. 
sans  degré,  sans  dififérence,  sans  espèces,  sans 
solution  de  continuité  :  il  n'y  a  pas  de  hiérarchie 
dans  la  nature,  ni  dans  nos  penchants;  il  ne 
doit  pas  y  en  avoir  dans  la  société  :  la  propriété, 
la  famille,  le  pouvoir,  sont  des  institutions  ab- 
surdes et  funestes  :  les  lois  sont  inutiles  quand 
les  mœurs  sont  établies  sur  des  idées  solides,  et 
quand  il  y  a  une  communauté  absolue  de  toutes 
choses  entre  tous  les  hommes.  L'intérêt  d'une 
pareille  doctrine  n'est  pas  dans  sa  valeur  systé- 
matique, qui  ne  paraît  pas  très-considérable  ; 
elle  est  surtout  dans  les  circonstances  qui  l'ont 
fait  éclore.  Est-ce  une  vue  anticipée  du  système 
de  Hegel  ?  c'est  la  conviction  de  M.  Beaussire 
qui  a  multiplié  dans  son  livre  les  rapproche- 
ments et  les  analyses  :  Dom  Deschamps  a  donné 
une  formule  très-précise  de  la  fôgique  de  l'en- 
tendement :  «  la  vérité  consiste  non-seulement 
dans  les  contraires,  mais  encore  dans  les  con- 
tradictoires. »  Et  il  y  a  bien  de  la  ressemblance 
entre  son  Dieu  qui  est  ég.il  au  néant  et  celui  dont 
Kant  a  dit  qu'il  égale  zéro.  Pourtant  M.  Franck 
soutient  que  ces  théories  sont  simplement  du 
spinozisme  simplifié  ou  corrompu.  Comme  après 
tout  ces  deux  systèmes  sont  sur  la  même  route, 
mais  à  quehjue  distance  l'un  de  l'autre,  il  peut 
se  faire  que  Dom  Deschamps  soit  parti  du  pre- 
mier pour  se  rapprocher  beaucoup  du  second, 
dont  il  n'a  pourtant  aperçu  et  saisi  que  les  cotés 
extérieurs. 

Voy.  Em.  Beaussire,  Antécédents  de  l'hégélia- 
nisme dans  la  philosophie  française.  Paris, 
18  Jo.  C'est  là  qu'il  faut  chercher  tout  ce  que  nous 
pouvons  savoir  de  Dom  Deschamps.  Ad.  Franck, 
Dom  Deschamps,  Journal  des  savants,  année 
1866,  p.  609.  E.  C. 


i 


DÊSI 


—  369  — 


DÉSI 


I 


DÉSIR.  C'est  une  conception  primitive  et  ab- 
solue do  "kl  raison  que  tout  ici-bas  a  une  fin  et  y 
tend.  I-a  destination  do  tous  les  êtres  n'est  pas 
la  inômCj  à  cause  de  la  difTérence  de  leurs  natu- 
res; mais  tous  aspirent  également  à  remplir  le 
rôle  que  la  Providence  leur  a  assigné.  Soumis  à 
la  loi  commune,  l'homme  trouve  au  fond  de  lui- 
même  un  penchant  impéricuï  et  continuel  à  rap- 
procher de  soi  les  objets  qui  sont  en  harmonie 
avec  les  fins  de  ses  facultés,  et  dont  la  possession 
est  pour  lui  le  bonheur,  l'absence  une  source 
d'inquiétude,  de  malaise  et  d'abattement.  Cette 
inclination  secrète  et  puissante  de  l'âme  consti- 
tue le  fond  du  phénomène  connu  sous  le  nom  do 
drsir.  Désirer  une  chose,  c'est  tendre  vers  cette 
chose  par  un  élan  naturel  et  spontané  :  c'est 
chercher  instinctivement  à  s'en  rendre  maître, 
à  la  posséder,  à  s'y  unir  ;  c'est  ressentir  une 
sourde  anxiété,  tant  que  la  passion  n'a  pas  atteint 
son  objet,  et  une  délicieuse  jouissance,  lorsqu'elle 
l'a  obtenu. 

Mais  ce  premier  élément  du  désir  n'en  est  pas 
le  seul.  Une  connaissance  tantôt  claire,  tantôt 
obscure,  se  mêle  au  penchant  que  l'âme  éprouve; 
elle  sait  toujours  plus  ou  moins  ce  qu'elle  dé- 
sire, et  la  raison  éclaire  le  but  que  poursuit  la 
sensibilité.  Ignoti  nulla  cupido,  a  dit  un  poëte 
dont  Malebranche  traduisait  la  pensée  sous  une 
forme  philosophique,  lorsqu'il  définissait  le  désir 
«  l'idée  d'un  bien  que  l'on  ne  possède  pas,  mais 
que  l'on  espère  de  posséder.  »  Le  désir  se  dis- 
tingue par  là  de  la  tendance  aveugle  qui  en- 
traîne toute  existence  à  sa  fin,  qu'elle  le  sache 
ou  qu'elle  l'ignore.  11  est  le  mouvement  spon- 
tané de  la  nature,  transformé  par  l'intelligence; 
il  constitue  donc  un  phénomène  qui  ne  se  pro- 
duit que  chez  les  êtres  doués  de  connaissance. 
La  pierre  a  des  affinités  ;  la  brute  a  des  instincts; 
l'homme  seul  a  des  désirs,  parce  que  seul  il  a 
reçu  le  don  de  la  pensée. 

Ce  qu'il  importe  maintenant  de  bien  entendre, 
c'est  que  le  désir^  pris  en  lui-même,  n'est  pas 
directement  soumisau  pouvoir  de  l'âme,  qui  ne 

fieut  ni  l'éveiller  ni  l'étouffer  à  son  gré,  mais  à 
aquelle  il  s'impose,  pour  ainsi  parler,  selon  des 
lois  fatales  et  nécessaires.  Nous  pouvons  essayer 
de  prévenir  certains  désirs,  en  évitant,  par  exem- 
ple, les  occasions  qui  les  exciteraient;  nous  pou- 
vons les  combattre  quand  ils  sont  nés,  et  refuser 
de  les  satisfaire  ;  souvent  même  nous  y  sommes 
tenus,  et  la  force  morale  éclate  particulièrement 
dans  ces  luttes  de  la  personne  humaine  contre 
la  passion.  Mais  ce  n'est  pas  nous  qui  détermi- 
nons les  inclinations  de  notre  âme,  nous  ne  som- 
mes pas  les  maîtres  de  les  engendrer  par  une 
sorte  de  fîat  de  notre  volonté,  ni  de  les  faire  dis- 
paraître quand  il  nous  plaît,  et  ensuite  de  les  ra- 
nimer ;  elles  prennent  naissance  et  elles  meu- 
rent sans  notre  participation,  et  souvent  en  dépit 
de  tous  nos  efiforts.  Oii  est  l'homme  qui  possède 
assez  d'empire  sur  lui-même  pour  ne  pas  désirer 
ce  qu'il  regarde  comme  un  bien ,  la  possession 
de  ce  bien  lui  parût-elle  impossible  ou  coupable? 
Où  est  celui  qui  n'est  pas  exposé  à  ressentir  des 
tentations  que  sa  conscience  désapprouve,  et  aux- 
quelles sa  liberté  n'a  pas  le  droit  d'obéir?  Expres- 
sion variée  de  nos  besoins  naturels  ou  factices, 
les  désirs  de  l'homme  ne  dépendent  pas  de  lui, 
mais  des  lois  de  sa  constitution.  Tout  corps 
tombe  s'il  n'est  soutenu  ;  de  même,  le  phénomène 
du  désir  a  lieu  dans  tous  les  cœurs,  aussitôt  que 
certaines  conditions  se  trouvent  remplies,  ou  que 
d'autres  ne  le  sont  plus. 

Un  grand  nombre  de  philosophes,  entre  autres 
Condillac,  Thomas  Brown,  M.  Laromiguière,  ont 
considéré  le  désir  comme  le  principe  générateur 
de  la  volonté.  A  les  en  croire,  ces  mots,  je  veux, 

DICT.  PHILOS, 


signifient  je  dcstre  et  je  pense  (jue  rien  ne  peut 
contrarier  mon  désir.  On  voit  aisément,  par  l'a- 
nalyse qui  précède,  combien  une  pareille  opinion 
est  peu  l'ondée.  Elle  confond  deux  phénomènes 
de  nature  essentiellement  diflcrente,  l'un  néces- 
saire, l'autre  libre;  le  premier,  que  l'âme  ne 
saurait  s'imputer  à  elle-même;  le  second,  qui 
dépend  d'elle  et  dont  elle  répond;  celui-ci  em- 
preint du  signe  éminent  de  la  personnalité  ;  ce- 
lui-là en  quelque  sorte  étranger  à  nous-mêmes, 
bien  qu'il  se  produise  en  nous.  11  est  vrai  que 
nos  facultés  actives  ne  se  développent  pas  en 
l'absence  de  toute  excitation:  pour  agir,  nous 
avons  besoin  d'y  être  pousses,  et  de  tous  les 
mobiles,  la  passion  est,  sans  contredit,  le  plus 
puissant.  Mais  on  ne  saurait  assimiler  un  simple 
mobile  à  une  faculté  proprement  dite.  Quel  que 
soit  l'aiguillon  qu'elle  y  trouve,  la  volonté  est  si 
peu  le  désir,  que  souvent,  comme  nous  l'avons 
fait  remarquer,  toute  son  énergie  est  employée 
à  le  combattre  ;  et,  dans  ce  cas,  ce  n'est  pas  seu- 
lement un  penchant  qui  entre  en  lutte  ave:: 
d'autres  penchants,  et  qui  cherche  à  les  étouffer  ; 
la  résistance  part  de  plus  haut;  elle  procède 
d'une  force  que  nous  distinguons,  ou  plutôt  qui 
se  distingue  elle-même  de  toutes  les  inclinations, 
et  qui,  victorieuse  ou  vaincue,  se  reconnaît  le 
pouvoir  de  les  surmonter. 

D'autres  philosophes,  allant  plus  loin,  ont 
cherché  dans  le  desir  l'élément  priinitil',  la  sub- 
stance même  de  l'âme  humaine.  Cette  nouvelle 
erreur,  plus  grave  encore  que  la  précédente,  ne 
résiste  pas  davantage  à  l'examen.  Tous  les  attri- 
buts d'un  être,  toutes  ses  opérations  sont  des  ré- 
sultats et,  pour  mieux  dire,  des  traductions  de 
sa  nature.  Si  donc  la  nature  de  l'âme  consistait 
primitivement  à  désirer;  si,  envisagée  dans  son 
fond,  dans  son  essence  ,  elle  n'était  autre  chose 
qu'un  désir  non  interrompu  poursuivant  sans 
relâche  une  fin  indéterminée ,  le  désir  devrait 
suffire  pour  rendre  compte  de  tout  ce  qu'elle  est 
et  de  tout  ce  qui  se  passe  en  elle,  de  ses  facultés 
et  de  ses  modifications.  Nous  avons  déjà  l'ait  voir 
qu'il  ne  rendait  pas  compte  du  phénomène  de  sa 
volonté,  et  que,  loin  de  là,  il  avait  précisément 
pour  caractère  d'être  indépendant  de  la  personne 
humaine;  mais  il  y  a  chez  l'homme  un  senti- 
ment non  moins  énergique  et  non  moins  profond 
que  celui  du  pouvoir  volontaire,  je  veux  dire  le 
sentiment  de  son  unité  et  de  son  identité.  Cha- 
cun de  nous  sait  clairement  que  le  principe  de 
son  être  est  un,  simple,  indivisible;  qu'il  ne 
change  pas,  ne  se  renouvelle  pas,  mais  qu'il 
reste  aujourd'hui  ce  qu'il  était  hier,  et  qu'il  sera 
demain  ce  qu'il  est  aujourd'hui.  Or,  serait-ce  à 
la  vue  de  cette  multitude  de  désirs  qui  se  mê- 
lent et  s'entre-choquent  dans  l'âme,  que  nous 
aurions  acquis  la  persuasion  de  l'unité  de  son 
existence?  Certes,  si  quelque  chose  pouvait 
ébranler  cette  conviction,  la  première  et  la  plus 
invincible  de  toutes ,  ce  devrait  être  ce  grand 
nombre  d'afl'ections,  non-seulement  difTérentes, 
mais  opposées,  qui  se  partagent  le  cœur  hu- 
main, où  elles  se  succèdent  de  jour  en  jour  et 
souvent  d'un  moment  à  l'autre.  La  vie  humaine 
trouve  un  fond  plus  solide,  plus  durable,  dans 
l'activité  naturelle  de  l'âme,  dans  cette  énergie 
intime  et  impérissable,  si  bien  comprise  de  Leib- 
niz et  de  M.  de  Biran,  qui  tend  à  l'action  par 
un  perpétuel  efl'ort.  Nos  désirs  viennent  se  dessi- 
ner sur  ce  fond,  et  le  varient  ;  mais  il  y  a  une 
étrange  illusion  à  prétendre  qu'ils  le  constituent. 

Après  avoir  distingué  le  desir  des  autres  phé- 
nomènes de  la  vie  psychologique,  il  s'agirait  d'en 
indiquer  les  différentes  espèces,  correspondant  à 
l'infinie  variété  des  objets  avec  lesquels  le  moi 
se  trouve  en  rapport,  et  qui  deviennent  pour  lui 

24 


DÈSI 


—  370  — 


DESL 


une  cause  de  ])laisir  ou  de  douleur.  Mais  un  pa- 
reil tibleau,  s'il  dcvail  embrasser  tous  les  faits 
de  détiil,  nous  entraînerait  beaucoup  trop  loin; 
aussi  nous  bornerons-nous  à  un  petit  nombre 
d'aperçus  généraux. 

Parmi  les  désirs  actuels  de  notre  âme,  il  en 
est  qu'elle  a  apportés  en  naissant;  il  en  est  d'au- 
tres qu'elle  tient  des  circonstances  et  de  l'habi- 
tude. Les  premiers  peuvent  être  appelés  origi- 
nels ;  les  seconds,  acquis. 

Les  désirs  originels  dépendent  de  la  constitu- 
tion de  l'homme,  et  seulement  de  sa  constitu- 
tion; aussi  se  retrouvent-ils  chez  tous  les  individus, 
à  quelque  nation  que  ces  individus  appartiennent, 
et  quelle  que  soit  la  position  où  ils  vivent.  Dès 
les  premières  années  de  l'existence,  on  les  voit 
se  manifester;  ils  se  développent  dans  la  jeunesse 
et  l'âge  mîir,  et  subsistent  jusque  dans  la  plus 
extrême  vieillesse.  C'est  en  vain  qu'on  essayerait 
d'en  rendre  raison  :  tout  ce  que  l'on  peut  dire, 
c'est  que  nous  les  éprouvons  parce  que  nous  som- 
mes ainsi  faits.  Le  rôle  de  la  volonté  n'est  donc 
pas  de  les  élouller,  car,  en  cela,  elle  tenterait 
une  auvre  impossible;  mais  d'en  prévenir  les 
déviations,  de  les  contenir,  de  les  modérer  et  de 
leur  refuser  toute  satisfaction  illégitime,  en 
leur  accordant  celle  qu'ils  peuvent  légitimement 
réclamer. 

Au  nombre  de  ces  désirs  primitifs  et  innés,  qui 
marquent  véritablement  les  fins  dernières  de 
l'homme,  nous  indiquerons  la  curiosité  ou  désir 
de  connaissance,  l'ambition  ou  désir  de  pouvoir, 
la  sympathie  ou  amour  de  nos  semblables.  Il 
n'est  pas  un  homme,  en  effet,  pour  qui  la  décou- 
verte de  la  vérité  ne  soit,  dès  son  plus  jeune  âge, 
une  source  de  délicieuses  émotions,  et  qui  ne  la 
recherche  avec  ardeur.  Il  n'en  est  pas  un  qui 
reste  insensible  à  la  possession  et  à  l'exercice  du 
pouvoir,  depuis  le  monarque  absolu  qui  dispose 
de  la  vie  et  de  la  fortune  de  ses  sujets,  jusqu'au 
laboureur  qui  tourmente  la  terre,  jusqu'à  l'enfant 
qui  brise  les  objets  de  ses  plaisirs.  Il  n'est  pas  un 
nomme,  enfin,  qui  ne  se  plaise  au  commerce  de 
ses  semblables,  et  pour  qui  la  solitude  ne  soit 
une  cause  de  tristesse  et  d'affliction  profonde.  De 
là  les  progrès  des  sciences  cultivées  chez  tous 
les  peuples  ;  de  là  les  luttes  perpétuelles  de 
l'homme  contre  la  nature  physique,  en  vue  d'as- 
servir et  d'améliorer  sa  condition  terrestre  ;  de 
là,  enfin,  l'établissement  des  familles  et  des  so- 
ciétés, et  toutes  les  institutions  qui  s'y  rattachent. 
La  curiosité,  l'ambition,  la  sympathie  sont  la 
source  d'un  grand  nombre  d'autres  passions, 
moins  générales  qu'elles-mêmes,  à  n'en  considé- 
rer que  l'objet,  mais  aussi  profondes,  aussi  dura- 
bles, telles  que  l'amour  du  beau  et  des  arts,  ce- 
lui ae  l'indépendance,  des  honneurs,  de  l'estime, 
et  les  affections  de  toutes  sortes,  depuis  l'amour 
paternel  juscju'à  la  jihilanthropie.  Peut-être  la 
Providence  a-t-elle  déposé  encore  d'autres  pen- 
chants dans  notre  âme  ;  mais  il  n'en  est  certaine- 
ment pas  de  plus  puissants  ni  de  plus  féconds. 

Les  désirs  (jue  nous  avons  appelés  acquis  se 
développent  généralement  en  présence  des  objets 
(jui  favorisent  ou  qui  accompagnent  la  satisfac- 
tion des  désirs  originels.  Par  exemple,  nous  n'a- 
vons originellement  reçu  aucun  penchant  pour 
les  richesses  ;  mais  elles  sont  un  moyen  d'arriver 
au  pouvoir,  aux  honneurs  :  on  commence  par  les 
rechercher  à  ce  titre,  en  souvenir  des  avantages 
qu'elles  procurent;  on  finit  par  les  confondre 
avec  les  véritables  biens  et  par  les  désirer  pour 
elles-mêmes,  et  c'est  ainsi  que  croît  peu  à  peu 
la  passion  de  l'avarice. 

Il  est  aisé  de  voir  par  là  que  les  désirs  acquis 
ne  présentent  aucun  des  caractères  des  désirs  ori- 
ginels. D'abord,  ils  n'ont  pas  leurs  racines  dans 


notre  constitution,  mais  dans  un  fait  ultérieur, 
dans  une  association  d'idées  qui  suppose  l'expé- 
rience. On  peut  donc  en  rendre  compte  en  indi- 
quant l'association  qui  lésa  engendrés  ;  et^  quand 
on  ne  réussit  pas  à  les  expliquer,  c'est  défaut  de 
sagacité  ou  de  mémoire.  Secondement,  ils  ne 
sont  pas  universels,  mais  particuliers;  ils  sont  le 
propre  d'une  nation,  d'une  famille,  d'un  individu, 
et  ne  se  trouvent  pas  chez  les  autres  individus, 
les  autres  familles,  les  autres  nations.  Est-il  né- 
cessaire d'ajouter  qu'ils  varient  avec  la  foule  des 
circonstances  où  chaque  homme  peut  être  placé, 
avec  les  associations  d'idées  qu'il  peut  former  ; 
que  le  nombre  en  est  infini,  et  que,  par  consé- 
quent, ce  serait  une  tâche  aussi  fastidieuse  que 
stérile  de  chercher  à  les  énumérer? 

Un  dernier  point  digne  d'être  remarqué,  c'est 
que  nos  désirs  originels  sont,  de  leur  nature, 
inépuisables,  insatiables.  Vainement  nous  les  ju- 
gerions comblés  par  la  possession  de  l'objet 
qu'ils  poursuivaient  le  plus  ardemment  :  apaisés 
pour  quelques  heures,  ils  ne  tardent  pas  à  appe- 
ler de  nouvelles  satisfactions ,  aussi  vaines  et 
aussi  fugitives  que  les  premières.  Quel  est  l'am- 
bitieux entouré  d'honneurs  et  de  gloire  ;  quel  est 
le  savant  riche  des  dons  du  génie  et  des  acquisi- 
tions de  l'expérience,  qui  ne  soient  mécontents 
l'un  de  sa  science,  l'autre  de  son  autorité,  et  qui 
ne  rêvent  un  sort  meilleur?  L'homme  désire  tou- 
jours au  delà  de  ce  qu'il  obtient.  De  même  que 
l'intelligence  porte  en  soi  l'idée  de  l'infini,  de 
même  il  semble  que  l'infini  soit  le  premier 
besoin  de  la  sensibilité;  car  aucun  objet  borné 
ne  peut  remplir  le  vide  immense  de  notre  âme. 
Un  fait  pareil,  fût-il  isolé,  démontrerait  invinci- 
blement les  hautes  destinées  qui  attendent  l'hu- 
manité, et  que  les  misères  de  cette  vie  ne  lui 
permettent  pas  d'accomplir. 

Consultez  :  Reid,  Essais  sur  les  facullcs  acti- 
ves de  l'homme,  liv.  III,  p.  2,  ch.  ii  {Œuvres 
compl.,  t.  VI)  ;  —  Dugald  Stewart,  Esquisses  de 
Philosophie  mor.,  2'  partie,  ch.  i,  sect.  III  ;  Phi- 
losophie des  facultés  actives  et  morales  de 
Vhomme,  liv.  I,  ch.  ii  ;  —  et  les  articles  Amour, 
Instinct,  Penchants,  Sensibilité.  C.  J. 

DESLANDES  (André-François  Boureau-)  na- 
quit à  Pondichéry  en  1690.  Arrivé  en  France  en- 
core très-jeune,  il  rencontra  le  P.  Malebranche, 
qui  essaya  de  le  faire  entrer  dans  l'Oratoire. 
Mais,  comme  Deslandes  nous  l'apprend  lui-même 
dans  une  note  {Histoire  critique  de  la  Philoso- 
phie, t.  IV,  p.  192),  des  considérations  de  famille 
et  un  voyage  indispensable  qu'il  devait  faire  en 
pays  étrangers  l'empêchèrent,  à  son  grand  re- 
gret, de  prendre  ce  parti.  Après  avoir  exercé 
pendant  de  longues  années,  d'abord  à  Rochefort, 
puis  à  Brest,  les  fonctions  de  commissaire  géné- 
ral de  la  marine,  il  se  retira  à  Paris,  où  il  mou- 
rut le  11  avril  1757.  Deslandes  a  beaucoup  écrit 
et  sur  toutes  sortes  de  sujets,  sur  la  marine,  le 
commerce,  la  physique,  l'histoire  naturelle,  la 
politique  et  les  mœurs.  Il  a  même  fait  des  ro- 
mans et  des  vers  ;  mais  ce  qui  a  fait  sa  réputa- 
tion, et  le  rend  digne  d'être  mentionné  avec 
honneur  dans  ce  recueil,  c'est  son  Histoire  criti- 
que de  la  Philosophie  (3  vol.  in-12,  Amst.,  1737, 
et  4  vol.  in-12,  1756),  le  premier  livre  de  ce 
genre  qui  ait  paru  en  France,  et  qui  hors  de  no- 
tre pays  n'a  pas  eu  d'autre  antécédent  que  la 
compilation  de  Jonsius  {de  Scriptoribus  historiœ 
philosophiœ  libri  quatuor,  in-4,  Francfort,  1659, 
et  léna,  1716)  et  l'histoire  informe  de  Stanley. 
L'ouvrage  de  Deslandes  ne  se  recommande  pas 
seulement  à  notre  attention  par  l'époque  où  il 
parut,  il  intéresse  aussi  par  lui-même  ;  il  ren- 
ferme, mêlées  sans  doute  à  beaucoup  d'imper- 
fections et  d'erreurs,  des  vues  saines  et  élevées, 


DESL 


—  371 


DESL 


des  idées  d'impartialité  et  de  modération  assez 
inattendues  chez  un  philosophe  du  xviu"  siècle, 
et  quelques  opinions  de  délail  qui  ne  manquent 
ni  de  finesse  ni  d'exactitude.  Voici,  par  exemple, 
comment  l'auteur  s'exprime  dans  sa  préface  sur 
l'importance  et  le  vrai  caractère  de  l'histoire  de 
la  philosophie  :  «  L'histoire  de  la  philosophie,  à 
la  regarder  d'un  certain  œil,  peut  passer  pour 
l'histoire  même  de  l'esprit  humain,  ou  du  moins 
pour  l'histoire  où  l'esprit  humain  semble  monté 
au  plus  haut  point  de  vue  possible....  Le  princi- 
pal et  l'essentiel,  c'est  de  remonter  à  la  source 
des  principales  pensées  des  hommes,  d'examiner 
leur  variété  infinie,  et  en  même  temps  le  rap- 
port imperceptible,  les  liaisons  délicates  qu'elles 
ont  entre  elles  ;  c'est  de  faire  voir  comment 
ces  pensées  ont  pris  naissance  les  unes  après  les 
autres,  et  souvent  les  unes  des  autres;  c'est  de 
rappeler  les  opinions  des  philosophes  anciens,  et 
de  montrer  qu'ils  ne  pouvaient  rien  dire  que  ce 
qu'ils  ont  dit  effectivement.  »  Appuyé  sur  ce 
principe,  il  ne  cesse  de  recommander,  non-seu- 
lement l'indulgence,  mais  la  reconnaissance  et  le 
respect,  pour  tous  les  systèmes  et  toutes  les  gé- 
nérations de  philosophes  qui  nous  ont  précèdes. 
Il  y  aurait  de  l'injustice,  selon  lui,  à  juger  les 
anciens  avec  nos  idées  modernes;  il  faut  leur 
tenir  compte  des  temps  où  ils  ont  vécu,  des  dif- 
ficultés qu'ils  avaient  à  vaincre  dans  une  carrière 
où  ils  sont  entrés  les  premiers,  et  nous  convain- 
cre que,  sans  eux,  sans  leurs  découvertes  si  la- 
borieuses et  si  lentes,  et  même  sans  leurs  er- 
reurs et  leurs  fautes,  nous  ne  serions  pas  arrivés 
au  degré  où  nous  sommes.  Deslandes  ne  montre 
pas  moins  de  sagesse  lorsqu'il  parle  des  rapports 
de  la  philosophie  et  de  la  théologie  et,  par  con- 
séquent, des  limites  où  doit  s'arrêter  le  sujet 
dont  il  traite.  La  philosophie  ne  s'appuie  que  sur 
la  raison  ;  la  théologie  n'invoque  que  la  révéla- 
tion et  des  témoignages  historiques.  La  révéla- 
tion et  la  raison  ne  peuvent  pas  être  opposées 
l'une  à  l'autre  •  «  mais  elles  forment  (ce  sont  ses 
expressions)  aeux  sortes  d'empires ,  dont  les 
droits  sont  nettement  séparés.  Chacun  de  ces 
empires  est  distinct  et  indépendant  de  l'autre.  » 
{Hisl.  crit.,  t.  II,  p.  399,  !■«  édit.) 

Malheureusement  ces  principes,  ces  idées  sai- 
nes et  impartiales,  ne  se  montrent  guère,  si  je 
puis  m'exprimer  ainsi,  qu'à  la  surface  du  livre  : 
au  fond  et  dans  les  détails  règne  l'esprit  du 
xviir  siècle,  dont  l'auteur  subit  l'influence  alors 
même  qu'il  s'efforce  de  lui  résister,  et  qu'il  ne 
réussit  jamais  à  dissimuler  un  instant.  Ainsi  il 
est  facile  de  voir  que  ses  protestations  de  respect 
pour  les  dogmes  révélés  ont  pour  but  de  cacher, 
ou  plutôt  d'exprimer,  sous  une  forme  décente, 
son  scepticisme  en  métaphysique  et  ses  principes 
sensualistes  en  morale.  «  La  raison,  seule,  dit-il 
(ubi  supra,  p.  397),  ne  peut  rien  nous  apprendre, 
ni  de  la  nature  de  Dieu,  ni  de  celle  de  l'âme,  et 
tous  les  philosophes,  depuis  Socrate  jusqu'à  Des- 
cartes, qui  ont  essayé  de  nous  en  parler,  n'ont 
avancé  que  des  hypothèses  :  en  un  mot,  il  n'existe 
pas  de  théologie  naturelle,  et  toutes  les  vérités 
que  nous  croyons  tenir  de  cette  science  ima- 
ginaire sont  un  don  de  la  révélation  et  de  la 
grâce.  »  Il  fait  venir  de  la  même  source  ce  qu'il 
y  a  de  plus  noble  et  de  plus  élevé  dans  la  science 
de  nos  devoirs;  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  se 
montrer  un  peu  plus  qu'indulgent  pour  les  doc- 
trines morales  d'Aristippe  et  d'Épicure.  «  Pour 
moi,  dit-il  [Hist.  crit.,  t.  11,  p.  173)  en  parlant 
de  ces  deux  systèmes,  s'il  m'était  permis  d'en 
juger,  je  trouverais  plus  de  noblesse,  plus  de 
grandeur  d'âme,  à  suivre  les  leçons  d'Aristippe, 
et  plus  de  prudence,  plus  de  siireté,  à  suivre  les 
•conseils  d'Épicure.  »  11  fait  à  ce  dernier  un  très- 


grand  mérite  d'avoir  fréquenté  les  temples,  et 
aux  prêtres  païens  de  l'y  avoir  accueilli,  malgré 
ses  opinions  irréligieuses,  et  se  jjrend  à  regretter 
que  la  mémo  tolérance  ne  soit  point  pratiquée 
parmi  nous  {ubi  suprot,  p.  347).  Au  reste^  ce 
n'est  pas  dans  cette  occasion  seulement  qu'il  se 
dédommage,  aux  dépens  des  prêtres,  du  respect 
qu'il  témoigne  à  la  religion. 

La  règle  pleine  de  justice  et  de  sagesse  que 
Deslandes  s'est  prescrite  à  l'égard  des  anciens, 
n'est  pas  mieux  observée.  Tous  les  philosophes 
de  l'antiquité,  à  l'exception  d'Aristippe,  d'Épicure 
et  même  de  Protagoras,  ont  à  se  plaindre  plus 
ou  moins  de  sa  rigueur  ;  mais  toute  sa  sévérité 
s'épuise  contre  Platon  et  les  alexandrins.  Il  ne 
se  montre  guère  plus  indulgent  pour  les  philo- 
sophes scolastiques,  à  qui  il  reproche  surtout 
d'avoir  nui  en  même  temps  à  la  raison  et  à  la 
foi,  à  la  théologie  et  à  la  philosophie,  en  les 
mêlant  sans  cesse  et  en  les  confondant  l'une  ave^ 
l'autre.  On  peut  dire,  pour  excuser  Deslandes, 
qu'il  ne  connaissait  pas  suffisamment  les  systèmes 
de  ces  deux  époques,  et  que  les  véritables  sources 
de  l'histoire  de  la  philosophie,  dont  quelques- 
unes  sont  restées  fermées  jusqu'à  nos  jours,  lui 
étaient  complètement  étrangères.  Cependant  il  a 
été  à  son  tour  traité  avec  beaucoup  d'injustice 
lorsqu'on  a  dit  qu'il  avait  puisé  toute  son  éru- 
dition dans  Diogène  laërce,  et  dans  les  notes  de 
Ménage.  11  connaissait  parfaitement,  outre  le 
recueil  faussement  attribué  à  Plutarque,  les 
écrits  de  Cicéron,  de  Sénèque,  de  Pline,  et,  en 
général,  tous  les  auteurs  latins,  anciens  ou  mo- 
dernes, qui  peuvent  fournir  quelques  lumières 
sur  les  systèmes  philosophiques  de  l'antiquité. 
Il  paraît  même  avoir  embrassé  dans  ses  études 
l'histoire  ecclésiastique,  et  les  souvenirs  qui  lui 
en  restent  lui  suggèrent  souvent  des  rappro- 
chements ingénieux  entre  quelques  hérésies  et 
certains  systèmes  philosophiques. 

Enfin,  tout  en  concevant  l'histoire  de  la  philo- 
sophie comme  l'histoire  même  de  l'esprit  hu- 
main, et  en  se  faisant  une  loi  de  n'y  admettre 
que  des  faits  entièrement  conformes  à  cette  idée, 
Deslandes  donna  cependant  une  place  consi- 
dérable, dans  un  ouvrage  assez  peu  étendu  par 
lui-même,  à  des  traditions  fabuleuses  dépourvues 
de  tout  intérêt,  à  de  puériles  anecdotes,  à  des 
digressions  et  des  allusions  de  tout  genre.  Le 
premier  volume  est  consacré  presque  tout  entier 
à  la  prétendue  philosophie  des  Éthiopiens,  des 
Scythes,  des  Gaulois,  des  Celtes  et  des  anciens 
peuples  de  l'Orient,  si  peu  connus  alors.  Puis 
viennent  les  sept  sages  de  la  Grèce  dont  on  nous 
raconte  longuement  les  entretiens  et  la  vie 
fabuleuse,  qui  ne  tiennent  pas  moins  de  place, 
peut-être,  que  Platon,  Aristote  et  l'école  d'A- 
lexandrie. Quant  à  la  chronologie,  si  importante 
dans  l'histoire  de  la  succession  des  idées,  elle 
est  ici  l'objet  d'un  complet  oubli. 

Malgré  ces  énormes  défauts,  Vllisloire  criiique 
de  la  Philosophie,  qui  obtint  autrefois  un  très- 
grand  succès,  peut  se  lire  encore  aujourd'hui 
avec  intérêt,  nous  dirions  presque  avec  profit. 
Elle  ne  contient  pas  seulement  les  principes  sur 
lesquels  repose  cette  science  encore  nouvelle; 
elle  nous  offre  aussi  bien  des  exemples  d'une 
critique  pleine  de  force  et  de  bon  sens;  elle 
renferme  sur  certaines  écoles,  et  sur  des  époques 
tout  entières,  des  jugements  très-inattendus  pour 
le  temps  où  ils  sont  prononcés,  mais  que  la 
science  de  nos  jours  ne  désavouerait  pas.  Tel  est 
le  parallèle  établi  vers  la  fin  du  dernier  vo- 
lume, entre  la  philosophie  du  xvi'  et  celle  du 
xvii=  siècle.  Telle  est  aussi  l'appréciation  du  rôle 
que  Descartes  est  venu  jouer  dans  le  monde,  et 
de  l'influence  que  sa  philosophie,  alors  en  butte 


LEST 


—  372  -- 


DEST 


à  tant  de  préjuges,  doit  exercer  toujours  sur 
l'esprit  nioclerne.  Il  est  regrettable  que  ce  livre 
soit  demeuré  inachevé  j  l'auteur,  surpris  par  la 
mort,  s'est  arrêté  au  commencement  du  xvii'  siè- 
cle, à  la  naissance  de  la  révolution  cartésienne. 

Les  autres  ouvrages  philosophiques  de  Des- 
landes, écrits  sous  l'influence  des  passions  de 
l'époque  ou  complètement  frivoles,  ne  méritent 
pas  de  nous  arrêter.  En  voici  les  titres  :  Re- 
flexions sûr  les  grands  hommes  qui  sont  morts 
en  plaisantant ,  in-12,  Amst.,  1714;  in-16^  ib., 
1732;  —  l'Art  de  ne  point  s'ennuyer,  in-12, 
Paris,  1715;  —  Pygmalion,  ou  la  Statue  ani- 
mée, iB-12,  Londres,  1741  :  condamné  au  feu  par 
arrêt  du  parlement  de  Dijon,  le  12  mars  1742; 
—  Traité  sur  les  différents  degrés  de  la  certi- 
tude morale  par  rapport  aux  connaissances 
humaines,  in-12,  Paris,  1750;  —  la  Fortune, 
histoire  critique,  in-12,  sans  nom  de  lieu,  1751. 
Enfin  on  attribue  aussi  à  Deslandes  la  tracluction 
de  l'ouvrage  suivant,  écrit  en  anglais  :  De  la  cer- 
titude des  connaissances  humaines,  ou  Examen 
philosophique  des  diverses  prérogatives  de  la 
raison  et  de  la  foi,  pet.  in-8,  Londres.  1741. 

DESTIN  (en  latin /"a/wm,  de  fari,  aire  ou  par- 
ler, ce  qui  a  été  ordonné  d'une  manière  irrévo- 
cable :  en  grec  [loIço.  et  elfjLapjxévr,,  c'est-à-dire 
la  part  de  chaque  chose,  le  partage  par  excel- 
lence; ou  TTETipwjjLÉvri,  de  TiepaTÔu,  je  termine,  ce 
qui  est  arrêté  et  résolu  sans  retour).  Il  n'est  pas 
d'un  médiocre  intérêt  pour  la  philosophie  de 
pénétrer  le  fond  de  cette  idée  qui  a  joué  un  si 
grand  rôle  chez  les  anciens,  d'en  expliquer  l'o- 
rigine, d'en  suivre  les  destinées  et  de  marquer  la 
place  qu'elle  tient  encore,  sous  des  noms  diffé- 
rents, dans  les  spéculations  de  l'esprit  moderne. 

Le  destin  ne  fut  d'abord  que  la  fatalité,  cette 
loi  mystérieuse  et  inflexible  qui  ne  s'explique 
pas,  comme  la  nécessité,  par  la  nature  des  choses, 
ni  comme  la  Providence  par  l'intelligence  et 
l'amour  d'un  être  supérieur.  C'est  ainsi  qu'il  est 
toujours  représenté  par  les  poètes  et  les  tra- 
ditions mythologiques  de  la  Grèce  :  car  certai- 
nement ce  n'est  pas  une  nécessité  naturelle  ni 
un  plan  de  la  divine  sagesse,  que  toute  une  suite 
de  générations  soient  vouées  au  crime  et  au 
malheur  ;  que  des  innocents  soient  condamnés  à 
commettre  malgré  eux  les  plus  abominables  for- 
faits, et  qu'ensuite  ils  les  expient  comme  s'ils 
étaient  libres  et  coupables.  La  puissance  par 
laquelle  ces  choses  s'accomplissent  est  une  puis- 
sance à  part,  supérieure  à  la  nature,  à  la  liberté 
de  l'homme,  à  la  Divinité  même  :  Me  quoque 
fata  regunt,  et  d'autant  plus  propre  à  inspirer 
la  terreur,  qu'elle  est  plus  aveugle  et  plus  in- 
compréhensible  dans  ses  efl^ets.  De  là,  la  gran- 
deur et  la  beauté  inimitable  de  la  tragédie  an- 
tique. On  peut  explicjuer  cette  étrange  conception 
de  l'esprit  par  l'idée  de  l'infini,  subsistant  au 
fond  de  l'âme  humaine,  parmi  les  ténèbres  de 
la  plus  grossière  superstition,  et  s'élevant  au- 
dessus  des  vaines  idoles  que  l'imagination  met  à 
la  place  de  Dieu.  Or,  l'idée  de  l'infini,  quand  le 
sentiment  moral  ne  s'y  joint  pas,  quand  elle  est 
séparée  de  l'idée  de  providence  et  de  justice, 
quand  un  anthropomorphisme  grossier  la  laisse 
en  dehors  et  au-dessus  de  la  nature  divine,  ne 
peut  plus  être  qu'un  sombre  abîme,  qu'un  mys- 
tère menaçant  et  terrible  comme  la  fatalité 
antique. 

Le  destin,  tel  que  l'ont  conçu  les  philosophes 
(nous  entendons  parler  des  philosophes  anciens), 
nous  offre  un  tout  autre  caractère  :  il  n'est  plus 
cette  puissance  incompréhensible  et  sans  raison 
qu'Hésiode  appelle  avec  justice  la  fille  de  la  nuit  ; 
il  est  la  loi  qui  résulte  de  la  nature  des  choses, 
combinée  avec  les  vues  de  la  Providence  ;  ou 


plutôt  il  est  la  Providence  elle-même^  limitée 
dans  son  action  par  les  lois  de  la  nécessité  et  par 
les  conditions  qui  naissent  de  la  nature  de  chaque 
être.  Pythagore,  autant  que  nous  pouvons  ji>ger 
de  ses  doctrines  par  des  témoignages  bien  éloi- 
gnés de  lui,  Pytnagore  le  définissait  la  mesure, 
la  raison  des  choses,  la  nécessité  qui  enveloppe 
tous  les  êtres,  et  la  raison  qui  les  pénètre  dans 
leur  essence  (Hiéroclès,  in  tarin.  Aur.  —  Sto- 
bée,  Eclog.  phys.,  lib.  I,  c.  vi).  Platon,  en  déve- 
loppant la  même  idée  dans  tous  ses  ouvrages, 
a  pris  soin  de  la  concilier,  non-seulement  avec 
la  bonté  et  la  providence  divine,  mais  aussi 
avec  la  liberté  humaine.  Le  destin,  pour  lui,  c'est 
la  puissance  que  l'âme  du  monde  exerce  sur 
tous  les  objets  du  monde  sensible;  c'est  la  ma- 
nière dont  elle  les  conduit  et  les  gouverne.  Or 
l'âme  du  monde  est  formée,  comme  on  sait,  par 
le  mélange  du  variable  et  de  l'éternel,  de  l'es- 
sence immuable  de  l'intelligence  et  de  la  mobilité 
contingente  de  la  matière.  Ces  deux  mêmes  élé- 
ments se  rencontrent  dans  le  destin,  mélange  de 
force  et  de  raison,  d'amour  et  de  dure  nécessité, 
loi  constante  et  universelle  de  la  nature,  mais  qui 
n'atteint  pas  les  âmes  particulières  appliquées  à 
la  contemplation  des  idées  éternelles,  et  luttant, 
comme  elles  en  ont  le  pouvoir,  contre  les  mou- 
vements désordonnés  de  la  matière.  Cette  partie 
de  la  doctrine  platonicienne  a  été  conservée 
assez  fidèlement  par  tous  ceux  qui  invoquaient, 
avec  plus  ou  moins  de  raison,  Platon  comme 
leur  maître.  Plutarque  appelle  le  Destin  le  Fils 
et  le  Verbe  la  Providence  (Plutarque,  de  Fato). 
Proclus  le  considère  comme  la  loi  du  monde 
matériel  et  de  l'âme  en  tant  qu'elle  dépend  du 
corps  ;  mais  cette  loi  est  subordonnée  aux  plans 
de  la  raison  éternelle,  exécutés  par  le  Démiurge, 
cause  motrice  et  providence  de  l'univers.  L'école 
stoïcienne,  en  effaçant  la  distinction  établie  par 
Platon  entre  Dieu  et  l'âme  du  monde,  et  en. 
regardant  celle-ci  comme  le  principe  suprême, 
comme  la  source  unique  de  Tordre,  du  mouve- 
ment et  de  l'intelligence,  a  donné  au  destin  un 
caractère  plus  dur  et  plus  sombre,  mais  n'a  rien 
changé  au  fond  de  sa  nature  :  il  est  toujours  le 
résultat  de  ces  deux  mêmes  éléments  :  de  la 
raison  suprême,  absolue,  qui  a  son  siège  dans 
l'âme  du  monde,  et  de  la  nécessité  qui  vient  de 
la  matière  :  car  en  vain  les  stoïciens  faisaient-ils 
de  l'univers  un  seul  et  même  être  qu'ils  substi- 
tuaient à  la  place  de  Dieu;  ils  y  distinguaient 
cependant  un  corps  et  une  âme,  c'est-à-dire  la 
matière  et  l'âme  universelle,  et  la  loi  suivant 
laquelle  cet  être  se  développe,  leur  représentait 
le  destin.  Ils  le  nommaient  indifféremment  l'or- 
dre naturel  des  choses  (çu-^ixr)  dOvTaÇ  ;),  la  vérité 
éternelle,  la  parole  éternelle  de  la  Providence, 
la  raison  du  monde,  la  sagesse  qui  le  pénètre,  la 
puissance  spirituelle  qui  le  gouverne  avec  har- 
monie (Aulu-Gelle,  Noct.  Attic,  lib.  VI,  c.  xi. 
—  Stob.,  Eclog.  phys.,  lib.  I,  c.  vi,  etc.).  A 
l'exemple  de  Platon,  ils  ont  voulu  excepter  des 
arrêts  inflexibles  du  destin  la  volonté  humaine, 
et  croyaient  avoir  sauvé  la  liberté  en  accordant 
au  sage,  mais  à  nul  autre  qu'à  lui,  le  pouvoir  de 
conformer  son  âme  à  l'âme  universelle.  Aristote 
ne  s'est  exprimé  nulle  part  d'une  manière  bien 
précise  sur  la  nature  du  destin  ;  mais  si  nous 
consultons  Alexandre  d'Aphrodise,  celui  qu'on 
appelait  par  excellence  le  Commentateur,  nous 
verrons  que  sur  ce  point  l'école  péripatéticienne 
ne  différait  pas  beaucoup  des  disciples  de  Zenon 
et  de  Platon.  Alexandre  d'Aphrodise,  parlant  au 
nom  de  son  maître,  définit  le  destin,  la  propre 
nature  de  chaque  être,  c'est-à-dire  l'ordre  naturel 
des  choses,  l'ensemble  des  lois  qui  gouvernent  le 
monde,   de  ces  lois   générales  dans    lesquelles 


DEST 


373  — 


DEST 


I 


Aristote  fait  consister  la  seule  intervention  de  la 
Providence. 

Maintenant,  laissant  de  côté  les  philosophes 
sensualistes  et  sceptiques,  p'bur  qui  le  monde  ne 
peut  pas  avoir  d'autre  règle  qu'une  nécessité  pu- 
rement matérielle  et  même  le  hasard,  si  nous 
cherchons  à  nous  rendre  compte  de  cette  théo- 
rie du  destin,  nous  nous  convaincrons  sans 
peine  qu'elle  n'est  qu'une  conséquence  néces- 
saire du  dualisme  métaphysique  des  anciens.  En 
effet,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  les  an- 
ciens, même  ceux  qu'on  accuse  communément 
de  panthéisme,  ont  regardé  la  matière  comme  un 
principe  éternel,  subsistant  par  lui-même  et  dont 
les  lois  sont  sans  cesse  en  opposition  avec  les 
lois  de  l'intelligence.  En  vain  cherchaient-ils  à 
la  dépouiller  de  toute  qualité  positive  et  déter- 
minée ;  elle  n'en  demeurait  pas  moins  en  dehors 
de  Dieu,  éternelle  et  nécessaire  comme  lui,  l'obli- 
geant, en  quelque  sorte,  à  compter  avec  elle 
dans  l'exercice  de  sa  bonté  et  de  sa  puissance. 
De  là,  dans  la  formation  et  le  gouvernement  de 
l'univers,  cette  espèce  de  compromis  entre  la 
Providence  aveugle  de  la  matière,  ou,  pour  nous 
servir  des  expressions  du  Timée  de  Locres.  ce 
mélange  d'amour  et  de  haine,  de  nécessite  et 
d'intelligence,  dont  s'est  formé  le  destin  des  phi- 
losophes, bien  supérieur,  sans  contredit,  à  celui 
qu'avaient  enseigné  les  poètes  et  les  traditions 
populaires. 

Plus  tard,  lorsque  ce  dualisme  plus  ou  moins 
obscur  se  fut  effacé  devant  le  dogme  de  la  créa- 
tion, devant  le  dogme  de  l'unité  absolue  et  de  la 
toute-puissance  de  Dieu,  les  conséquences  de 
cette  révolution  durent  se  faire  sentir  dans  les 
idées  relatives  au  destin.  En  effet,  si  Dieu  a  fait 
la  matière  comme  il  a  fait  toutes  choses,  c'est  lui 
aussi  qui  la  gouverne  et  la  conduit  selon  les  vues 
de  sa  bonté  et  de  sa  sagesse  ;  sa  providence  est 
la  seule  loi  de  l'univers,  et  tous  les  phénomènes 
sur  lesquels  elle  n'agit  pas  immédiatement  tom- 
bent sous  la  puissance  de  la  liberté  humaine. 
C'est  ce  qu'ont  très-bien  compris  la  plupart  des 
docteurs  chrétiens.  Les  uns,  saint  Augustin  par 
exemple  {de  Civit.  Dei,  lib.  V,  c.  viii  et  ix),  ont 
voulu  effacer  jusqu'au  nom  du  destin  ;  les  autres 
l'ont  entendu  dans  le  sens  de  la  divine  Provi- 
dence, à  l'exclusion  d'un  tout  autre  principe. 
Mais^  dépossédée  de  la  nature  et  de  l'univers 
matériel  où  elle  était  reléguée  jusqu'alors,  l'idée 
du  destin  ne  tarda  pas  à  renaître  dans  le  monde 
moral  d'un  excès  même  de  confiance  et  de  foi 
dans  la  Providence.  Qu'est-ce  que  le  système  de 
k  prédestination  et  de  la  grâce  elficace  par  elle- 
même,  sinon  l'idée  du  destin,  de  la  fatalité  ab- 
solue appliquée  à  l'âme  humaine  dans  ce  qu'elle 
a  de  plus  divin  et  de  plus  cher?  Car  certaine- 
ment la  Providence  est  anéantie  dans  l'ordre 
moral,  dès  l'instant  que  l'homme  n'est  plus  l'au- 
teur de  ses  oeuvres,  dès  que  les  châtiments  et 
les  récompenses  d'une  autre  vie  ne  sont  plus  en 
rapport  avec  l'usage  qu'il  a  fait  de  son  libre  ar- 
bitre ;  et  cependant,  comme  nous  venons  de  le 
remarquer,  c'est  par  respect  même  pour  la  Pro- 
vidence, c'est  pour  exalter  la  liberté  divine, 
qu'on  a  ainsi  fait  le  sacrifice  de  la  liberté,  et, 
par  conséquent,  de  la  dignité  humaine.  Cette 
dangereuse  illusion  n'appartient  pas  en  propre 
à  un  certain  ordre  de  théologiens  ;  elle  a  été 
aussi  accueillie  par  quelques  philosophes  mo- 
dernes; c'est  elle  qui  a  provoqué  les  deux  sys- 
tèmes de  l'harmonie  préétablie  et  des  causes 
occasionnelles,  qui  tiennent  une  si  grande  place 
dans  l'histoire  du  cartésianisme. 

Ainsi,  l'idée  du  destin  a  passé,  pour  ainsi  dire, 
par  trois  états  :  d'abord  elle  s'appliquait  à  une  fa- 
talité absolue  pleine  de  mystères,  tenant  égale- 


ment en  son  pouvoir  les  hommes  et  les  choses  : 
c'est  ce  que  nous  avons  nommé  le  destin 
mythologique  ;  ensuite  elle  a  représenté  l'ordre 
naturel  des  choses,  l'ensemble  des  lois  de  l'uni- 
vers, produites  par  la  combinaison  de  la  néces- 
sité et  de  la  Providence,  de  l'intelligence  éter- 
nelle et  des  propriétés  aveugles  de  la  matière  : 
c'est  le  destin  tel  que  l'ont  conçu  les  philoso- 
phes ;  enfin  elle  s  est  reproduite  à  la  faveur 
d'une  exagération  mal  entendue  de  l'idée  de  la 
Providence,  et  n'a  plus  été  reçue  que  dans  l'ordre 
moral:  c'est  ce  que  nous  appellerions  volontiers 
le  destin  théologique.  L'idée  du  destin  se  trouve 
ainsi  épuisée  et  éclaircie  par  sa  propre  histoire; 
elle  nous  montre  partout  les  vaines  tentatives 
do  l'esprit  humain  pour  expliquer  le  gouverne- 
ment du  monde  par  une  autre  loi  que  les  lois 
de  la  Providence,  et  pour  concevoir  la  Provi- 
dence elle-même  sans  la  liberté  de  l'homme, 
c'est-à-dire  sans  en  appeler  aux  lumières  natu- 
relles de  la  conscience. 

On  peut  consulter,  sur  le  sujet  de  cet  article, 
les  deux  dissertations  suivantes  :  H,  Grotius, 
Philosophorum  sentenlîœ  de  falo  et  de  eo  quoa 
in  noslra  est  polestale,  in-4,  Paris,  1645;  — 
Daunou,  Mémoire  où  Von  examine  si  les  anciens 
philosophes  ont  considéré  le  destin  comme  une 
force  aveugle  ou  comme  une  puissance  intelli- 
gente, dans  le  tome  XV  des  Mémoires  de  l'Aca- 
démie des  inscriptions  de  l'Institut  de  France. 

DESTINÉE  HUMAINE.  On  rencontre  dans 
l'étude  de  la  morale  trois  grandes  questions  si 
étroitement  enchaînées  l'une  à  l'autre,  qu'on 
peut,  à  la  rigueur,  les  confondre  en  un  seul  et 
même  problème  envisagé  sous  trois  aspects  dif- 
férents :  ce  sont  les  questions  du  devoir,  de  l'im- 
mortalité et  de  la  destinée  humaine.  La  question 
du  devoir  se  présente  nécessairement  la  pre- 
mière ;  car  toute  recherche  relative  à  l'avenir  de 
l'homme  au  delà  de  ce  monde,  ou  à  l'avenir  de 
l'humanité  au  delà  de  sa  condition  présente,  est 
vaine  et  sans  objet  si  l'on  n'a  pas  commencé 
par  admettre,  au-dessus  de  tous  les  instincts, 
au-dessus  des  passions  plus  ou  moins  utiles  à  la 
conservation  de  la  vie.  une  loi  qui  s'adresse  à  la 
raison  et  qui  suppose  la  liberté,  une  loi  souve- 
raine, absolue,  immuable,  assignant  à  la  vie 
elle-même  un  but  et  une  destination  suprême. 
Cette  loi  une  fois  admise,  on  se  demande  s'il  est 
possible  de  la  concevoir  sans  une  sanction.  Or, 
la  sanction  de  la  loi  morale,  supposant  une  in- 
faillibilité et  une  puissance  de  rémunération  qui 
ne  sont  point  dans  la  nature  de  l'homme,  que 
l'on  trouve  encore  bien  moins  dans  les  conditions 
naturelles  de  son  existence  ici-bas,  il  faut  s'ar- 
rêter à  l'idée  d'une  autre  vie,  explication  indis- 
pensable des  énigmes  que  nous  offre  celle-ci. 
Enfin,  au-dessus  de  ces  doux  questions,  si  on  les 
suppose  résolues  l'une  et  l'autre,  il  s'en  présente 
une  troisième,  beaucoup  plus  vaste  et  non  moins 
digne  d'intérêt  :  pourquoi  cette  vie  et  pourquoi 
cette  loi  impérieuse  qui  en  règle  l'usage  ?  Pour- 
quoi ces  facultés  à  la  fois  misérables  et  subli- 
mes auxquelles  s'impose  avec  toutes  ses  consé- 
quences la  règle  du  devoir?  En  un  mot,  pour- 
quoi l'homme  a-t-il  été  créé?  Quelle  est,  non 
plus  la  règle,  mais  la  fin  absolue  de  son  exis- 
tence et  le  dernier  terme  de  son  activité,  dans 
quelque  sphère  qu'elle  s'exerce  ?  Cette  troisième 
question,  dont  on  ne  comprend  le  sens  et  la 
grandeur  qu'en  la  rapprochant  des  deux  autres, 
est  celle  de  la  destinée  humaine. 

La  raison  peut  être  justement  effrayée  à  l'aspect 
d'un  tel  problème,  surtout  dans  un  temps  où  l'abus 
de  l'hypothèse  et  des  idées  générales  a  dû  la  rendre 
circonspecte,  et  lui  faire  préférer  aux  questions  de 
doctrine  les  questions  de  fait  et  les  recherches  his- 


DEST 


374  — 


DEST 


toriques.  Mais  c'est  en  vain  qu'elle  chercherait  à 
l'eiciurc  de  la  science  ;  c'est  en  vain  qu'elle  vou- 
drait y  renoncer  comme  à  certains  problèmes  de 
mécanique  et  de  géométrie  qu'une  suite  de  ten- 
tatives malheureuses  fait  croire  insolubles.  11 
est  dans  sa  nature  même  de  s'en  préoccuper 
sans  cesse,  et  nous  dirions  volontiers  que  c'est 
une  partie  indispensable  de  notre  existence  de 
rechercher  pourquoi  l'existence  nous  a  été  don- 
née. Aussi  loin  que  nous  puissions  remonter  dans 
l'histoire,  nous  voyons  l'homme  exprimer  sous 
toutes  les  formes  ce  besoin  irrésistible  de  con- 
naître sa  destinée  et  de  savoir  vers  quel  but  la 
main  qui  a  tout  fait  précipite  ces  générations 
innombrables  dont  l'ensemble  reçoit  le  nom 
d'humanité.  Avant  que  la  philosophie  ait  essayé 
de  lui  répondre,  il  interrogeait  la  religion,  il 
écoutait  même  d'une  oreille  avide  les  chants  ca- 
pricieux du  poëte,  préférant  encore  les  rêves  de 
l'imagination  et  les  confuses  lueurs  du  senti- 
ment au  doute  et  à  l'indifférence.  Jamais  aucun 
échec  n'a  pu  lasser  sa  curiosité  ni  décourager 
sa  foi  en  lui-même,  c'est-à-dire  dans  cette  mis- 
sion inconnue  qu'il  s'attribue  par  instinct;  et 
toutes  les  fois  qu'un  usage  mieux  réglé  de  son 
intelligence  l'a  fait  revenir  d'une  première  so- 
lution, c'a  été  pour  en  chercher  une  autre  plus 
digne  de  sa  raison.  Nous  parlons  de  l'humanité 
en  générai,  et  non  pas  de  quelques  penseurs  iso- 
lés chez  qui  la  solution  s'est  arrêtée  au  scepti- 
cisme. Ce  serait  donc  une  philosophie  bien  su- 
perficielle et  bien  timide,  celle  qui  ne  tiendrait 
pas  compte  d'un  fait  aussi  grave,  aussi  univer- 
sel, et  qui  regarderait  comme  prématurée  une 
question  non  moins  ancienne  que  le  genre  hu- 
main. 

Le  problème  de  la  destinée  humaine  ne  re- 
garde pas  seulement  l'homme,  c'est-à-dire  l'in- 
dividu ;  il  intéresse  aussi  la  société  et  notre  es- 
pèce tout  entière  ;  car,  au  point  de  vue  de  sa 
nature  morale,  comme  à  celui  de  son  existence 
matérielle,  l'homme  absolument  isolé  n'est  qu'un 
être  imaginaire  ou  une  monstrueuse  exception. 
Notre  intelligence,  notre  volonté,  la  partie  la 
plus  excellente  de  notre  faculté  de  sentir,  no- 
tre être  tout  entier,  ne  s'éveille,  ne  se  déve- 
loppe, ne  parvient  au  degré  ae  se  suffire, 
qu'excité  et  dirigé  par  nos  semblables.  Le  soli- 
taire qui,  par  orgueil  ou  par  dégoût  de  la  vie, 
ou  pour  fuir  l'occasion  du  mal,  s'est  retiré  du 
milieu  de  la  société,  ne  s'est  pas  fait  seul  ce 
qu'il  est;  mais  il  emporte  dans  le  désert  les  sen- 
timents, les  facultés,  et  jusqu'aux  passions  que 
la  société  a  développés  en  lui  ;  les  idées  mêmes 
qui  l'ont  porté  à  cet  acte  de  désespoir  ou  de 
sombre  enthousiasme  sont  une  conséquence  de 
l'état  moral  de  son  siècle.  Chaque  société  à  son 
tour  est  nécessairement  en  rapport  avec  d'autres 
associations  de  même  nature  ;  un  peuple  ne  vit 
pas  isolé  dans  le  monde,  une  génération  ne  peut 
pas  répudier  l'héritage  des  générations  précé- 
dentes; il  existe  donc  pour  l'humanité  tout  en- 
tière une  destinée  commune  ;  il  y  a  dans  son 
sein  comme  une  même  vie,  un  même  esprit  qui 
se  développe  sous  mille  formes  diverses  à  travers 
les  âges,  et  sur  tous  les  points  habitables  de  la 
terre.  C'est  là  ce  qui  constitue  son  unité  morale 
et  intellectuelle,  que  la  philosophie,  depuis  tan- 
tôt deux  siècles,  proclame  également  au  nom  de 
tous  les  systèmes.  Mais  il  faut  prendre  garde 
d'exagérer  ce  fait  jusqu'au  point  de  méconnaître 
la  liberté  individuelle,  c'est-à-dire,  après  tout,  la 
seule  liberté  que  nous  puissions  concevoir  ;  il 
faut  dès  le  commencement  prémunir  notre  esprit 
contre  ce  fatalisme  politique,  devenu  si  commun 
de  nos  jours,  et  qui  s'en  prend  à  la  société,  à  ses 
institutions  et  à  ses  lois^  de  toutes  les  déprava- 


tions et  de  toutes  les  misères  dont  l'homme  est 
susceptible,  ou  contre  cette  doctrine  plus  funeste 
encore,  qui  fait  dépendre  indistinctement  tous 
les  événements  racontés  par  l'histoire  de  certai- 
nes lois  inflexibles,  de  certaines  vues  impénétra- 
bles de  la  divine  Providence,  et  nous  montre 
l'humanité  comme  un  servile  troupeau  qu'une 
puissance  invisible  chasse  devant  elle,  nous  ne 
savons  pas  où  ni  dans  quels  desseins.  L'unité  du 
genre  humain  et  l'influence  de  la  société,  les  lois 
qui  la  gouvernent  et  la  poussent  en  avant,  ne 
font  aucun  tort  à  notre  libre  arbitre,  et  nous 
laissent,  comme  nous  en  serons  assurés  tout  à 
l'heure,  jusque  dans  le  domaine  de  l'histoire,  la 
responsabilité  entière  de  nos  actes.  Il  résulte  de 
ces  réflexions,  que  le  problème  qui  nous  occupe 
en  ce  moment  se  divise  nécessairement  en  deux; 
nous  avons  à  rechercher:  l"  quelle  est  la  desti- 
née de  l'homme  considéré  en  lui-même,  dans 
l'usage  le  plus  complet  de  ses  facultés,  dans  la 
rigueur  absolue  de  ses  devoirs,  indépendam- 
ment des  obstacles  et  des  auxiliaires  qu'il  peut 
rencontrer  sur  son  chemin  ;  2°  quelle  est  la  des- 
tinée de  l'humanité,  de  tous  les  hommes  consi- 
dérés dans  leur  ensemble,  dans  l'influence  qu'ils 
exercent  les  uns  sur  les  autres,  soit  dans  l'es- 
pace, soit  dans  le  temps,  et  dans  celle  qu'ils  ont 
à  subir  de  la  part  de  la  nature.  Entre  ces  deux 
extrêmes,  l'individu  et  l'espèce,  viennent  se  pla- 
cer, il  est  vrai,  tous  les  peuples  qui  ont  rempli 
autrefois  et  qui  remplissent  encore  sur  la  terre 
un  rôle  considérable  ;  mais,  on  n'aura  point  de 
peine  à  s'en  convaincre,  l'appréciation  de  ce  rôle 
et  l'étude  comparée  de  ces  grandes  existences 
appartient  moins  à  la  philosophie  qu'à  la  politi- 
que et  à  l'histoire. 

Pour  résoudre  la  première  des  deux  questions 
que  nous  venons  de  poser,  nous  sommes  obligés 
de  nous  adresser  d'abord  à  la  conscience  et  à 
l'observation  intérieure  ;  l'induction  et  le  raison- 
nement feront  le  reste.  En  eff"et,  notre  destinée, 
quelle  qu'elle  soit,  ne  peut  s'accomplir  que  par 
le  développement  harmonieux,  que  par  l'usage 
régulier  de  toutes  nos  facultés  ;  ce  qui  revient  à 
dire  que  le  but  de  notre  existence  est  impossi- 
ble à  atteindre,  tant  que  cette  existence  elle- 
même  demeure  enveloppée  dans  son  germe.  Si 
nous  voulons  donc  avoir  une  idée  du  but,  il  faut 
que  nous  commencions  par  connaître  les  moyens; 
si  nous  désirons  savoir  quelle  est  la  destinée  de 
l'homme,  ayons  d'abord  soin  de  nous  rendre 
compte  de  la  nature  et  de  l'étendue  de  ses  facul- 
tés :  car  une  faculté,  dans  l'ordre  moral,  suppose 
nécessairement  une  destination,  une  fin  particu- 
lière dans  la  fin  générale  de  l'être,  comme  cha- 
que organe  do,  notre  corps  suppose  invariable- 
ment une  fonction  ou  un  emploi  déterminé  dans 
le  mouvement  général  de  la  vie.  Or,  quel  pro- 
cédé de  la  raison  peut  nous  mettre  ainsi  dans  le 
secret  de  nos  propres  ressources  et  découvrir 
devant  nous  les  ressorts  les  plus  cachés  de  notre 
existence,  sinon  cette  humble  méthode  psycho- 
logique si  dédaignée  par  quelques  esprits  aventu- 
reux de  nos  jours,  sous  prétexte  que  les  grandes 
questions,  que  les  hauteurs  de  la  science  sont 
inaccessibles  pour  elle  ?  Nous  croyons,  au  con- 
traire, que  plus  les  questions  sont  ardues  et  dif- 
ficiles, plus  la  méthode  de  les  résoudre  doit  être 
humble  et  sévère  et  n'avancer  qu'avec  l'appui  de 
l'expérience  et  des  faits. 

Une  observation  impartiale  ne  tarde  pas  à 
découvrir  en  nous  deux  ordres  de  facultés,  ou, 
pour  ne  pas  détourner  ce  mot  de  son  acception 
philosophique,  deux  sortes  d'éléments  et  de  modes 
d'existence  :  les  uns,  en  relation  étroite  avec  le 
corps  et  enchaînés  d'une  manière  immédiate  à 
certains  phénomènes  de  l'organisme  appréciables. 


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375  — 


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i)Our  tous  les  yeux,  n'ont  visiblement  pas  d'autre 
but  que  la  conservation  de  la  vie  :  ce  sont  les 
instincts,  les  appétits,  les  sensations  et  jusqu'à 
ces  grossières  mais  irrésistibles  sympathies  que 
nous  partageons  avec  la  nature  animale.  Les 
autres  ou  sont  complètement  en  disproportion 
avec  les  besoins  de  la  vie,  ou  n'y  ont  aucun 
rapport  et  souvent  même  ne  se  mani lestent  (ju'en 
leur  résistant.  Ils  ont  encore  un  autre  caractère 
nui  suffit  à  lui  seul  pour  les  distinguer  :  au  lieu 
a'être  comme  les  premiers,  enfermés  dans  un 
cercle  infranchissable,  et  d'épuiser  toute  leur  puis- 
sance, de  produire,  par  conséquent,  les  mêmes 
efforts  chez  tous  les  hommes,  ils  se  montrent 
dans  un  état  de  développement  indéfini,  qui  se 
continue  à  travers  les  âges  et  dont  nul  ne  peut 
marquer  le  terme  :  telles  sont  les  facultés  pro- 
prement dites,  celles  qui  font  de  l'homme  un 
être  moral,  l'intelligence,  la  volonté,  le  sentiment 
et  même  l'imagination,  quand  elle  s'élève  jusqu'à 
la  hauteur  de  la  poésie  et  de  l'art.  Chacune  de 
ces  facultés,  en  effet,  devient  inexplicable  lors- 
qu'on la  regarde  simplement  comme  un  instru- 
ment, nous  ne  voulons  pas  dire  de  notre  existence 
matérielle,  mais  de  notre  bonheur,  avec  toutes 
les  conditions  que  la  société  lui  impose  et  dans 
l'espace  étroit  qui  sépare  la  vie  de  la  mort.  Par 
exemple,  quels  rapports  y  a-t-il  entre  ce  fragile 
bonheur  et  ces  recherches  audacieuses  de  l'intel- 
ligence où  plusieurs  générations  de  savants,  sans 
aucun  souci  des  avantages  que  pourront  avoir 
leurs  découvertes,  consument  sans  relâche  leur 
génie  et  leurs  forces?  Qu'importe  à  notre  repos, 
à  nos  intérêts,  à  nos  affections,  à  notre  existence 
et  à  celle  de  la  société,  que  nous  sachions  ce  que 
pèsent  les  étoiles  du  firmament  et  quelle  distance 
les  sépare  de  notre  globe  ;  que  nous  connaissions 
tous  les  débris  que  la  terre  renferme  dans  son 
sein,  et  tous  les  essais  de  création,  toutes  les 
espèces  aujourd'hui  éteintes  qui  nous  ont  pré- 
cédés à  sa  surface;  que  nous  soyons  instruits, 
non-seulement  des  événements  passés  qui  peu- 
vent étendre  pour  nous  le  cercle  de  l'expérience, 
mais  des  langues,  des  mœurs,  des  croyances,  et 
jusque  des  moindres  habitudes  des  peuples  les 
plus  éloignés  de  nous  dans  le  temps  et  dans 
l'espace?  Pourquoi  surtout,  bornés  comme  nous 
sommes  par  tous  les  côtés  de  notre  existence, 
nous  préoccuper  si  constamment  et  sous  tant  de 
formes  différentes,  de  l'idée  de  l'infini?  L'idée 
de  l'infini,  quoi  qu'on  fasse  pour  la  repousser 
comme  un  sujet  de  stériles  spéculations,  entre 
nécessairement  dans  toutes  les  branches  des 
connaissances  humaines  :  elle  joue  un  rôle  con- 
sidérable dans  les  sciences  mathématiques,  qui 
s'honorent  elles-mêmes  du  nom  d'exactes,  et  qui 
sont  véritablement,  par  la  nature  de  leur  objet, 
les  moins  accessibles  à  l'imagination  et  à  l'erreur. 
Peut-on  dire  qu'elle  soit  étrangère  aux  sciences 
qui  ont  pour  base  l'observation  de  la  nature? 
Mais,  par  quelque  côté  que  nous  l'abordions,  la 
nature  nous  révèle  l'infini  et  l'étalé  en  quelque 
façon  sous  nos  yeux,  revêtu  d'une  enveloppe 
matérielle.  La  nature,  c'est  l'infini  dans  le  nombre, 
dans  la  variété,  dans  l'harmonie,  dans  l'immen- 
sité, sous  toutes  les  formes,  en  un  mot,  qui 
s'adressent  en  même  temps  à  notre  intelligence 
et  à  nos  sens.  Enfin,  l'idée  de  l'infini  constitue 
le  fond  même  et,  si  nous  pouvons  parler  ainsi, 
la  substance  des  sciences  philosophiques  ;  car, 
à  moins  de  se  plonger  dans  la  théorie  étroite, 
maintenant  oubliée,  de  la  sensation  transformée, 
et  par  suite,  si  l'on  veut  être  conséquent,  dans  le 
scepticisme  universel;  à  moins  de  recommencer 
le  rôle  de  Protagoras  et  de  Hume,  il  n'y  a  pas 
de  philosophie  sans  métaphysique,  parce  qu'on 
ne  saurait  concevoir  les  phénomènes  de  l'esprit, 


les  idées  et  les  principes  de  la  raison,  comme 
des  ombres  aux(iuelles  nulle  réalité  ne  répond  : 
or  la  métaphysique  est,  à  proprement  parler,  la 
science  de  l'infini,  la  science  qui  a  pour  onjct 
l'être  à  sa  source  et  dans  son  principe. 

L'intelligence  n'est  pas  la  seule  de  nos  facultés 
qui  dépasse  à  ce  point  les  bornes  naturelles  et 
le  but  positif  de  la  vie;  il  en  est  de  même  de 
l'imagination  et  du  sentiment.  L'imagination, 
dans  l'exercice  le  plus  complet  de  ses  forces, 
c'est  la  poésie;  et  la  poésie  elle-même,  quand 
elle  refuse  de  profaner  son  nom  et  ne  veut  point 
descendre  du  rang  qu'elle  tient  dans  l'histoire 
entre  la  philosophie  et  la  religion,  est-elle  autre 
chose  qu'un  effort  de  l'âme  pour  briser  les 
chaînes  qui  l'attachent  à  la  terre,  et  conquérir, 
dans  un  monde  de  sa  création,  l'espace,  la 
liberté,  et  surtout  la  dignité  morale  qui  lui 
manquent  ou  qu'elle  perd  si  fréquemment  dans 
celui-ci?  Au  reste,  malgré  la  différence  qui  les 
sépare,  malgré  le  contraste  qui  existe  entre 
elles  sur  tous  les  autres  points,  le  dernier 
terme  de  la  poésie,  le  but  auquel  elle  aspire 
sans  le  savoir,  est  tout  à  fait  le  même  que  celui 
de  la  science.  L'une  et  l'autre,  celle-ci  par  le 
chemin  de  l'abstraction  et  du  raisonnement, 
celle-là  sur  les  ailes  de  l'inspiration,  s'élèvent 
également  vers  l'infini,  et  ne  s'arrêtent  qu'au 
moment  de  se  perdre  dans  cet  abîme  sans  fond. 
L'infini  est  tout  à  la  fois  ce  qu'il  y  a  de  plus 
réel  dans  l'ensemble  des  êtres,  le  degré  le  plus 
élevé  de  la  vérité  poursuivie  par  le  philosophe, 
et  la  dernière  limite  de  la  perfection  idéale  que 
rêve  le  poète  et  dont  il  se  plaît  à  revêtir  les 
œuvres  de  sa-création.  En  vain  des  esprits  étroits 
prennent-ils  en  pitié  ces  chimères;  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  qu'elles  répondent  à  un  besoin 
irrésistible  de  la  nature  humaine  ;  même  au 
milieu  des  plus  tristes  réalités,  l'imagination 
aura  toujours  sa  place  dans  notre  existence,  et 
quoi  qu'on  tente  pour  la  décourager,  quelques 
efforts  qu'elle  fasse  pour  se  dégrader  elle-même, 
la  poésie,  qu'on  trouve  déjà  près  du  berceau  de 
l'humanité,  ne  descendra  qu'avec  elle  dans  la 
tombe. 

Tout  ce  que  nous  venons  de  dire  de  l'ima- 
gination s'applique  d'une  manière  encore  plus 
évidente  au  sentiment.  L'amour  que  nous  éprou- 
vons à  différents  degrés  pour  nos  semblables, 
les  affections  les  plus  nobles  et  les  plus  saintes, 
celles  que  nous  inspirent  la  famille,  la  patrie  et 
l'humanité  tout  entière,  ne  sont  pas  encore  le 
dernier  résultat  de  cette  faculté,  qui  accompagne 
la  raison  dans  son  vol  le  plus  sublime  et  fait 
pour  nous  une  volupté  et  un  besoin  de  ce  que 
celle-ci  nous  impose  comme  un  dogme  ou  comme 
une  loi.  Il  existe  aussi  au  fond  de  nos  âmes  un 
amour  naturel  et  invincible  pour  le  bien,  pour 
le  vrai,  pour  le  beau,  considérés  en  eux-mêmes, 
sans  mélange  d'aucune  autre  affection  et  surtout 
sans  retour  sur  nos  propres  intérêts.  Ce  n'est 
pas  ici  le  lieu  de  démontrer  ce  fait;  nous  dirons 
seulement  qu'on  ne  saurait  nier  le  sentiment 
dont  nous  parlons,  sans  nier  en  même  temps 
les  idées  qui  le  font  naître  en  nous,  c'est-à-dire 
la  raison  même  où  ces  idées  prennent  leur 
source,  et  avec  la  raison  toute  certitude,  toute 
science  véritable,  toute  obligation  morale.  Or 
le  bien,  le  vrai  et  le  beau,  ainsi  compris  et 
distingués  de  tous  les  objets  dans  lesquels  nous 
les  apercevons  d'abord;  le  bien,  le  vrai  et  Je 
beau  en  soi  ne  sont  pas  de  pures  fictions  de 
notre  esprit,  ou,  comme  on  disait  autrefois,  des 
abstractions  réalisées  :  ils  sont  les  objets  véri- 
tables de  tout  ce  qu'il  y  a  en  nous  d'amour, 
d'admiration  et  de  foi;  les  concevant  comme 
nécessaires  et  universels,  sous  peine  de  ne  pas 


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les  concevoir,  nous  sommes  forcés  de  leur  attri- 
buer, en  dehors  de  notre  esprit  et  au-dessus  des 
choses  finies  de  ce  monde,  où  ils  ne  se  manifestent 
que  sous  une  forme  périssable  et  imparfaite, 
une  existence  éternelle,  absolue,  principe  unique 
de  toute  autre  existence.  Ainsi  nous  voilà  de 
nouveau  arrivés  devant  l'infini  :  cependant  ce 
n'est  pas  tout.  Nécessairement  réunis  dans  cette 
existence  suprême  dont  nous  venons  de  parler, 
le  bien,  le  vrai  et  le  beau  ne  sont  plus  que  trois 
aspects  différents  d'un  seul  et  même  être,  que 
trois  attributs  d'une  seule  et  même  substance, 
et  les  sentiments  réels,  mais  divers,  qu'ils  nous 
inspiraient  séparément,  se  confondent  dans  un 
sentiment  unique,  plus  grand,  plus  puissant  que 
tous  les  autres,  mais  aussi  plus  funeste  quand  il 
s'égare  :  nous  voulons  dire  l'amour  divin,  que 
Platon  a  connu,  mais  que  le  christianisme  a 
fécondé,  dont  il  a  fait  un  des  principes  ordinaires 
de  nos  actions,  et  que  le  mysticisme,  tantôt  au 
nom  de  la  philosophie,  tantôt  au  nom  de  la  re- 
ligion, a  exalté  jusqu'au  délire.  Certes  nous 
sommes  loin  de  recommander  ces  excès;  mais 
nous  croyons,  et  chacun  est  obligé  de  croire  avec 
nous,  (qu'ils  n'auraient  jamais  pu  se  produire 
s'ils  n'étaient  pas  dans  la  nature  humaine  et 
dans  la  mesure  de  nos  facultés.  Il  est  aussi  bon 
de  remarquer  que  le  sentiment,  dans  ses  égare- 
ments passionnés,  poursuit  un  but  encore  plus 
élevé  que  l'imagination  et  la  raison.  Arrivées 
devant  l'idée  de  l'infini,  l'imagination  et  la  raison, 
comme  nous  l'avons  observé  plus  haut,  sont 
forcées  de  s'arrêter,  parce  que  les  idées  et  les 
paroles  leur  font  également  défaut  :  mais  le 
sentiment,  précisément  parce  qu'il  n'a  rien  ;à 
craindre  des  ténèbres,  a  la  prétention  d'aller 
plus  loin.  Sans  partager  avec  les  mystiques  cette 
illusion,  d'ailleurs  contraire  à  la  morale  et  à 
toute  saine  métaphysique,  que  l'homme  peut 
arriver  au  point  de  perdre  complètement  la 
conscience  de  lui-même  et  de  fondre  son  existence 
en  celle  de  Dieu,  nous  admettons  cependant  que 
l'enthousiasme,  le  ravissement,  l'extase,  sont  des 
phénomènes  réels  et  comme  un  état  de  maladie 
ou  de  folie  sublime  où  les  âmes  tendres  et  ar- 
dentes consument  inutilement  leurs  forces. 

C'est  surtout  dans  la  volonté  qu'éclatent  toute 
la  grandeur  et  toute  la  puissance  de  l'homme  ; 
car  elle  est,  à  proprement  parler,  l'homme  lui- 
même,  elle  constitue  le  fond  invariable  de  son 
être.  Si  elle  n'existait  pas,  il  n'y  aurait  pas  lieu 
de  nous  inquiéter  de  notre  destinée;  nous  serions 
ridicules,  ne  trouvant  en  nous  aucune  puissance 
personnelle,  de  nous  demander  quel  rôle  nous 
avons  à  remplir  dans  tout  le  cours  de  notre 
existence  :  ce  serait  la  nature  ou  la  raison  uni- 
verselle qui  se  développeraient  en  nous  selon 
des  lois  immuables,  et  qui,  dans  une  certaine 
mesure,  se  maniiesteraient  en  nous  dégradées  au 
rang  de  simples  phénomènes.  C'est  précisément 
ce  que  pensent  les  philosophes  qui  commencent 
par  absorber  tous  les  êtres  en  un  seul.  Le  carac- 
tère le  plus  essentiel  de  la  volonté  humaine, 
c'est  la  liberté.  Or  la  liberté,  bien  loin  de  n'être 
qu'un  instrument  au  service  des  lois  de  la  na- 
ture, se  trouve  constamment  en  lutte  avec  elles 
et  les  subordonne  à  ses  propres  desseins;  bien 
loin  d'être  renfermée  dans  le  cercle  étroit  de 
nos  intérêts  et  d'avoir  pour  fin  dernière  la  con- 
servation de  la  vie,  elle  n'apparaît  jamais  ni 
plus  réelle  ni  plus  grande  que  lorsqu'elle  sacrifie 
nos  intérêts  à  nos  devoirs  et  la  vie  elle-même, 
ou,  ce  qui  est  plus  que  la  vie,  nos  affections  les 
plus  légitimes  et  les  plus  tendres,  à  une  idée,  à 
un  principe.  Cette  idée  peut  être  fausse  et  ce 
principe  exagéré;  les  sacrifices  accomplis  en  leur 
nom  n'en  excitent  pas  moins  l'admiration,  n'en 


sont  pas  moins  une  preuve  de  notre  supériorité 
sur  toutes  les  lois  qui  nous  enchaînent  à  ce 
monde.  La  liberté,  unie  à  toutes  les  facultés 
précédentes,  éclairée  par  la  raison  qui  ouvre 
devant  elle  une  carrière  sans  bornes,  entraînée 
par  le  sentiment  et  par  l'imagination  hors  des 
bornes  du  présent  et  de  toutes  les  positions 
acquises,  la  liberté  devient  la  perfectibilité;  nous 
voulons  parler  de  la  perfectibilité  morale,  dont 
aucune  intelligence  ne  peut  fixer  le  terme,  et 
qui  ne  peut  pas  plus  être  mise  en  question  que 
les  cléments  qu'elle  suppose. 

Ainsi,  de  toutes  les  facultés  qui  nous  appar- 
tiennent véritablement  et  dont  nous  avons  la 
conscience  immédiate,  aucune  n'est  en  rapport 
avec  les  besoins  de  la  vie,  ni  même  avec  ceux 
de  la  société  ;  aucune  ne  trouve  son  légitime  et 
naturel  emploi  dans  les  limites  étroites  où  ces 
besoins  se  font  sentir.  Qu'en  faut-il  conclure? 
Que  les  limites  de  la  vie  ne  sont  pas  celles  de 
notre  destinée;  que  notre  bien-être  et  notre 
conservation  ou  le  bien-être  et  la  conserva- 
tion de  la  société  ne  sont  pas  le  but  véritable 
de  notre  existence,  et  qu'il  nous  faut  cher- 
cher plus  haut  une  tâche  moin?  disproportion- 
née à  nos  forces.  Si  cette  conséquence  n'était 
pas  vraie,  il  faudrait  admettre  qu'au  lieu  de  la 
divine  Providence,  c'est  un  mauvais  génie,  comme 
une  providence  du  mal,  qui  a  préside  à  la  création 
de  l'homme  :  car  où  trouver  une  condition  plus 
horrible  que  la  sienne,  si  tant  de  nobles  et  bril- 
lantes facultés  ne  sont  pour  lui  qu'une  source 
d'humiliations,  de  tourments  et  de  mécomptes  ; 
si,  avec  l'amour  de  l'infini  qui  le  consume,  il 
ne  voit  pas  d'autre  destinée  que  de  lutter  vaine- 
ment contre  les  misères  inévitables  de  ce  monde; 
s'il  faut  qu'il  dépense  tant  de  génie,  tant  de 
patience  et  de  courage,  à  apaiser  seulement  la 
faim  et  la  soif  du  corps,  à  se  garantir  des  injures 
de  l'air  et  à  défendre  contre  des  besoins,  contre 
des  périls  engendrés  par  la  civilisation  même, 
contre  des  excès  et  des  maladies  connus  de  lui 
seul,  sa  courte  et  laborieuse  existence  ;  si,  enfin, 
avec  le  sentiment  inné,  c'est-à-dire  irrésistiblCj 
de  sa  dignité,  si  avec  les  saintes  ambitions  qui 
naissent  spontanément  dans  son  cœur,  il  sait 
que  dans  le  sein  de  cette  nature  impitoyable, 
où  les  espèces  seules  comptent  pour  quelque 
chose,  où  les  individus  ne  sont  rien,  sa  vie  n'a 
pas  plus  de  prix  et  sa  mort  ne  laisse  pas  plus 
de  vide  que  celle  d'un  ciron?  Faut-il  croire,  avec 
un  auteur  contemporain,  que  la  mort  n'est  qu'un 
changement  de  forme,  la  naissance  une  résur- 
rection, et  que  la  vie,  prolongée  sans  terme 
par  une  suite  de  transformations  de  cette  espèce, 
peut  suffire  à  l'activité  infinie  de  nos  facultés 
et  à  la  réalisation  de  toutes  nos  espérances?  En 
un  mot,  le  rêve  de  la  métempsycose,  renouvelé 
récemment  de  l'enfance  de  la  science,  avec  les 
plus  hautaines  prétentions  à  l'originalité,  serait-il 
la  solution  du  problème  qui  nous  occupe?  Mais, 
sans  parler  des  difficultés  qui  naissent  de  cette 
idée  au  point  de  vue  moral  et  métaphysique; 
sans  rechercher  ce  que  deviennent  notre  res- 
ponsabilité et  notre  identité  dans  cette  suite  de 
résurrections  qu'aucun  souvenir  ne  lie  entre 
elles,  nous  demanderons  si  le  caractère  même 
de  la  vie  et  ses  conditions  matérielles  seront 
changés,  parce  que  la  vie  sera  plus  longue,  si 
la  faim,  la  soif,  la  douleur  et  les  misères  de 
toute  espèce  y  tiendront  moins  de  place;  si  les 
rares  jouissances  qu'elle  nous  accorde  seront 
moins  éphémères,  moins  mélangées  de  soucis, 
et  surtout  moins  impuissantes  à  contenter  les 
espérances  et  les  besoins  impérissables  de  notre 
âme;  enfin  si  l'on  nous  parle  de  progrès  et  de 
perfectibilité,    non   pas    de  cette  perfectibilité 


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morale  que  nous  avons  reconnue  plus  haut, 
mais  d'une  certaine  perfectibilité  physique  et 
industrielle,  sans  autre  but  que  l'accroissement 
de  notre  bien-être,  nous  demanderons  s'il  y  a 
une  si  grande  difiérenco  entre  la  somme  de 
bonheur  que  nous  possédons  aujourd'hui  et  celle 
qui  appartenait  à  nos  aïeux  les  plus  reculés? 
Non,  il  n'est  pas  une  âinc  un  peu  élevée  qui 
voulût  se  réveiller  du  sommeil  de  la  mort  pour  se 
voir  attachée  de  nouveau  et  sans  fin  à  la  même 
glèbe  et  avoir  à  parcourir  le  même  cercle  de 
acceptions  et  de  stériles  labeurs. 

Si  la  vie.  non-seulement  telle  qu'elle  est,  telle 
que  nous  la  connaissons  par  notre  propre  expé- 
rience, mais  telle  qu'elle  est  possible,  ne  suffit 
pas  à  notre  tâche  et  ne  contient  pas  notre  des- 
tinée, à  quoi  donc  doit  servir  notre  existence  et 
pourquoi  les  facultés  qui  nous  ont  été  confiées? 
Le  but  de  nos  facultés  est  tout  entier  dans  leur 
développement  même,  ou  dans  le  mode  de  per- 
fection que  chacune  d'elles  nous  apporte  en 
s'exerçant  dans  la  sphère  qui  lui  est  propre,  et 
selon  les  lois  que  sa  nature  lui  impose.  En  effet, 
supposons  la  raison  arrivée  chez  un  homme  à 
ses  dernières  limites  (car  elle  ne  peut  pas. 
dans  un  être  fini,  en  manquer  absolument),  quel 
bien  en  résultera-t-il  ?  Le  bien  qui  en  résultera 
sera  une  connaissance  aussi  élevée  que  possible 
de  la  vérité  ;  non  pas  de  telle  ou  telle  vérité  ; 
mais  de  la  vérité  elle-même  dans  son  essence  et 
dans  son  principe,  inaccessible  au  doute  et  à  la 
contradiction.  Que  le  sentiment  soit  développé 
dans  la  même  mesure,  et  que,  de  plus,  la  raison 
l'éclairé  de  sa  lumière  la  plus  vive  et  la  plus 
pure,  nous  aimerons  alors  de  toutes  les  forces  de 
notre  âme  ce  qui  seul  est  digne  d'être  aimé 
amsi,  le  bien,  le  vrai,  le  beau,  sous  quelque 
forme  et  dans  quelque  mesure  qu'ils  se  mani- 
festent, surtout  dans  leur  source  même  et  dans 
leur  principe  le  plus  élevé,  c'est-à-dire  en  Dieu. 
Pour  l'imagination  la  perfection  consiste  à  nous 
représenter  ces  mêmes  idées  sous  des  images 
aussi  grandes  et  aussi  nobles  que  possible,  à  les 
«voquer  à  chaque  instant  devant  nous,  quand  de 
tristes  préoccupations  nous  les  font  oublier,  et  à 
nous  mettre  en  état,  non  plus  seulement  de  les 
concevoir,  mais  de  les  contempler.  Enfin  la  li- 
berté, sans  laquelle  le  reste  ne  serait  pour  nous 
d'aucun  prix  parce  qu'il  ne  nous  appartien- 
drait pas,  sans  laquelle  aussi  aucune  autre  fa- 
culté ne  peut  ni  se  développer  ni  se  maintenir, 
c'est,  comme  nous  l'avons  déjà  remarqué,  le 
fond  même  de  notre  être  et  le  fait  constitutif  de 
notre  personne  ;  par  conséquent,  le  plus  haut  de- 
gré de  liberté  ne  saurait  être  pour  nous  autre 
chose  que  le  plus  haut  degré  d'indépendance  et 
de  dignité.  Or  une  pareille  existence,  arrivée  à  la 
conscience  et  à  la  jouissance  d'elle-même  sous 
l'empire  de  la  raison  et  de  la  loi  morale,  com- 
prenant en  outre  la  connaissance  de  plus  en  plus 
parfaite  de  la  vérité,  l'amour  le  plus  pur  et  le 
plus  inaltérable,  la  contemplation  et,  si  nous 
pouvons  nous  exprimer  ainsi,  la  possession  in- 
térieure et  jamais  troublée  de  l'éternelle  beauté 
par  laquelle  cet  amour  est  allumé  dans  nos 
âmesj  une  pareille  existence,  disons-nous,  ne 
saurait  avoir  un  but  supérieur  à  elle-même  : 
elle  est  donc,  dans  le  développement  infini  qu'elle 
suppose,  son  proj)re  but,  et  nous  de\  ons  voir  en 
elle  notre  destinée.  Elle  commence  avec  la  vie  ; 
mais,  comme  nous  l'avons  dit  déjà,  la  vie  ne  la 
peut  contenir;  elle  subit,  pendant  notre  exis- 
tence terrestre,  toutes  les  conditions  et  toutes 
les  lois  de  l'organisme  ;  mais  elle  est  supé- 
rieure à  ces  lois,  puisqu'elle  se  révèle  à  notre 
esprit  sous  leur  action  même,  dans  le  tumulte 
des  passions  et  des  besoins  du  corps  3  enfin,  si 


loin  qu'elle  puisse  s'étendre  par  la  raison  et  par 
le  sentiment,  jamais  elle  n'aura  pour  résultat  do 
détruire  notre  personnalité,  c'est-à-dire  la  con- 
science et  la  liberté  :  car  la  liberté,  qui  suppose 
nécessairement  la  conscience,  en  est  à  la  fois  et 
le  sujet  et  l'instrument  indispensable.  Nous  ver- 
rons tout  à  l'heure  quelles  seront  les  conséquen- 
ces do  ce  principe,  en  apparence  si  simple,  par 
rapport  à  la  destinée  générale  de  l'humanité; 
nous  remarquerons  seulement,  quant  à  présent, 
que,  la  destinée  humaine  étant  renfermée  tout 
entière  dans  le  développement  de  nos  facultés, 
et  ces  facultés  élevées  jusqu'à  l'idée  de  l'infini 
étant  le  seul  moyen  que  nous  ayons  de  nous  re- 
présenter la  nature  divine,  il  en  résulte  que 
nous  participons  nécessairement  de  cette  nature 
souveraine,  qu'elle  a  eu  pour  but,  en  nous  créant, 
de  se  manilester  en  nous  autant  qu'elle  peut  le 
faire  dans  les  limites  du  fini  ;  que  loin  d'exiger 
de  nous  le  sacrifice  d'une  seule  de  nos  facultés, 
nous  serons  d'autant  plus  fidèles  à  ses  desseins, 
que  notre  existence  sera  plus  complète ,  notre 
volonté  plus  forte,  notre  raison  plus  exercée,  et 
notre  foi,  dans  laquelle  peuvent  se  résumer  les 
plus  nobles  sentiments  du  cœur  humain,  moins 
aveugle  et  moins  stérile. 

Nous  venons  de  remplir  la  première  partie  de 
notre  tâche  ;  nous  avons  considéré  la  destinée 
humaine  d'un  point  de  vue  absolu  et  purement 
métaphysique,  en  deçà  comme  au  delà  des  bor- 
nes naturelles  de  la  vie,  indépendamment  du 
milieu  dans  lequel  elle  commence,  et  comme  si 
la  liberté  individuelle,  qui  en  est  la  condition 
suprême,  en  était  la  seule  condition  ;  il  nous 
reste  à  rechercher  maintenant  comment  elle  se 
développe  au  milieu  et  par  le  concours  de  nos 
semblables;  ce  qu'elle  est  par  rapport  à  la  société 
et  à  l'humanité. 

Nous  croyons  avoir  suffisamment  établi 
ce  fait,  d'ailleurs  évident  par  lui-même,  que 
l'homme  ne  peut  pas  vivre,  et  que  ses  facultés 
ne  peuvent  pas  se  développer,  ni  même  entrer 
en  exercice  dans  l'isolement.  Cela  ne  tient  pas 
à  cette  raison  puérile  qu'il  serait  impuissant  à 
se  servir  de  sa  raison  sans  le  secours  d'une  lan- 
gue révélée  ;  cela  tient  à  l'ensemble  de  ses  fa- 
cultés et  à  toutes  les  conditions  réunies  de  son 
existence.  Physiquement  et  moralement,  l'homme 
est  un  être  éminemment  sociable  ;  l'état  social, 
comme  l'a  dit  un  écrivain  presque  contempo- 
rain que  des  passions  rétrogrades  n'ont  pas  em- 
pêché de  voir  souvent  juste,  l'état  social  n'est  pas 
seulement  son  état  naturel,  mais  son  état  natif. 
Il  en  résulte  que  noire  destinée  se  lie  inévita- 
blement à  celle  de  nos  semblables,  à  celle  de  la 
famille  et  de  la  nation  qui  nous  ont  donné  le 
jour,  à  celle  de  la  génération  entière  dont  nous 
faisons  partie  et,  par  suite,  à  celle  de  l'huma- 
nité. La  destinée  de  l'humanité  est  nécessaire- 
ment la  même  au  fond  que  celle  de  l'individu, 
considéré  comme  un  être  complet  par  lui-même  ; 
car  la  nature  de  celle-ci,  c'est-à-dire  les  facultés 
qu'il  reçoit  en  naissant,  ne  sauraient  se  perdre 
ni  changer  d'objet  dans  la  vie  générale  de  l'es- 
pèce. Il  serait  étrange  que'  chacun  de  nous  à 
part  eût  reçu  la  tâche  de  développer  sans  cesse 
les  éléments  perfectibles  de  son  être  ;  que  la 
raison,  la  liberté,  le  sentiment,  dans  ce  ^u'il  a 
d'universel  et  d'impérissable,  dussent  éclater 
en  lui  dans  une  mesure  toujours  plus  élevée, 
plus  rapprochée  de  la  souveraine  perfection,  et 


haines  réciproques.  Aussi  la  question  n'est-dle 
pas  là;  mais  il  s'agit  de  savoir  si  l'humanité,  si 
les  sociétés  narticulières  dont  elle  se  compose, 


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si  les  peuples  et  les  nations,  places  au-dessus  de 
l'action  personnelle  des  individus  et  ne  possédant 
pas  en  eux,  dans  leur  état  d'association,  la  puis- 
sance du  libre  arbitre,  ne  sont  conduits  à  leur 
fin  que  par  des  lois  immuables  et  irrésistibles; 
il  s'agit  de  savoir  si  les  hommes  qui  ont  joué  un 
rôle  bon  ou  mauvais,  celui  de  despotes  ou  de 
libérateurs,  de  bienfaiteurs  ou  de  bourreaux, 
dans  les  destinées  générales  de  leurs  semblables, 
doivent  être  pour  cela  même  déchargés  de  toute 
responsabilité  et  regardés  comme  des  instru- 
ments aveugles  de  la  fatalité  ou  de  la  Provi- 
dence; il  s'agit  de  savoir  enfin  si  le  sens  moral, 
qu'aucun  effort  de  raisonnement  ne  peut  séparer 
de  la  liberté,  doit  être  banni  de  l'histoire  ainsi 
que  de  la  conscience  des  peuples  et  des  gouver- 
nements. C'est  en  vain  qu'on  chercherait  ici  à 
séparer  le  principe  de  ses  conséquences,  et  à 
laisser  à  l'homme  la  faculté  de  choisir  entre  les 
moyens,  tandis  que  le  résultat  serait  toujours  le 
même,  tandis  que  l'humanité  et  chaque  nation 
en  particulier  accompliraient  leurs  destinées 
inévitables  dans  le  temps  marqué  par  la  Provi- 
dence ou  par  la  nécessité  des  choses;  cette  li- 
berté sans  efficace  n'est  qu'une  vaine  chimère, 
et  il  n'y  a  plus  de  responsabilité  pour  nous,  du 
moins,  les  actions  les  plus  horribles  n'ont  plus 
lieu  de  nous  effrayer,  du  moment  que  le  crime 
et  la  vertu  produisent  des  effets  absolument 
identiques,  et  que  ces  effets  mêmes^  considérés 
dans  leur  ensemble,  consistent  précisément  à 
éveiller  en  nous  les  plus  nobles  facultés. 

Il  est  temps  de  s'insurger,  au  nom  du  sens 
commun  et  de  la  dignité  numaine,  contre  ce 
fatalisme  historique  qui  a  séduit  par  une  fausse 
apparence  de  grandeur  les  meilleurs  esprits  de 
notre  époque^  et  qui  est  à  peu  près  le  fond  de 
tous  les  systèmes  que  la  philosophie  de  l'his- 
toire ait  enfantés  jusqu'à  pfésent.  Tous  ces  sys- 
tèmes, en  effet,  quand  on  les  considère  dans 
leurs  principes,  dans  leurs  éléments  constitutifs, 
plutôt  que  dans  leurs  développements  et  leurs 
conséquences  éloignées,  peuvent  facilement  se 
ramener  à  trois  :  celui  de  Bossuet,  celui  de  Vico, 
celui  de  Herder.  Loin  de  nous  la  pensée  que  ces 
trois  hommes  de  génie  n'aient  rien  laissé  à  faire 
après  eux  et  que  la  science  en  soit  encore  au 
point  où  ils  l'ont  portée  !  Nous  voulons  dire  seu- 
lement que  la  philosophie  de  l'histoire  n'a  pas 
ajouté  un  seul  principe  nouveau  à  ceux  qu'ils 
représentent,  et  que,  tout  en  modifiant  leurs  sys- 
tèmes dans  la  forme,  en  les  développant  avec 
plus  de  hardiesse  et  en  les  poussant  à  des  con- 
séquences nouvelles,  on  n'a  pas  encore  essayé 
d'en  changer  le  fond  ou  d'en  élargir  la  base.  Au 
point  de  vue  de  Bossuet,  Dieu  est  en  quelque 
sorte  le  seul  acteur  dans  le  drame  de  l'histoire  ; 
tout  le  reste,  l'homme  et  les  choses,  la  raison  et 
la  nature,  disparaît  devant  lui,  non-seulement 
par  sa  propre  faiblesse,  parce  que  le  fini  n'est 
plus  rien  en  présence  de  l'infini  ;  mais  à  cause 
que  c'est  le  dessein  même  de  Dieu  de  confondre 
à  la  fois  les  lois  de  la  nature  et  les  lois  de  la 
raison;  en  un  mot,  Jl  n'est  question  ici  que  d'une 
suite  de  mystères  développés  et  enseignés  par 
une  suite  de  miracles;  c'est  un  plan  impénétra- 
ble à  l'intelligence  humaine  qui  se  réalise  sous 
nos  yeux,  sans  interruption,  par  des  moyens  sur- 
naturels. Ce  système,  dont  le  germe  est  dans 
saint  Augustin,  est  devenu  la  règle  de  tous  ceux 
qui  ont  voulu  ou  qui  veulent  encore  faire  pré- 
dominer le  principe  de  l'obéissance  et  de  la  foi 
sur  celui  de  la  liberté  et  de  la  science.  Au  point 
de  vue  de  Vico,  tout  s'explique  par  les  lois  de  la 
pensée  humaine  ;  chaque  événement  historique, 
chaque  institution  des  peuples,  chaque  révolution 
accomplie  dans  leurs  langues,  dans  leurs  lois  ou 


dans  leurs  mœurs,  doit  être  considérée  comme 
l'expression  matérielle  d'une  idée  innée  de  notre 
intelligence.  Mais  comme  nos  idées  n'arriventpas 
dès  le  premier  jour  à  leur  plus  haut  point  de 
perfection,  comme  elles  passent  par  degrés  de 
l'état  de  confusion  et  d'obscurité  où  les  tient 
d'abord  l'éveil  de  nos  sens,  à  la  forme  poétique 
qu'elles  empruntent  de  l'imagination,  et  de 
celle-ci  au  caractère  abstrait  et  sévère  où  les 
élèvent  la  réflexion  et  la  science,  le  même  déve- 
loppement se  fait  remarquer  dans  la  vie  exté- 
rieure de  la  société  et  dans  chacune  de  ses  insti- 
tutions. A  peine  sortie  de  l'état  de  nature,  qui 
correspond  à  la  domination  des  sens,  elle  prend 
tout  d'abord  la  forme  d'une  aristocratie  héroïque 
où  les  idées  commencent  déjà  à  se  montrer  sous 
le  voile  du  symbole  et  sous  les  couleurs  de  la 
poésie,  et  de  là  elle  arrive  insensiblement  à  l'état 
historique  proprement  dit,  c'est-à-dire  à  la  des- 
truction des  castes  et  à  la  conscience  d'elle- 
même.  Tous  les  peuples  de  la  terre,  si  nombreux 
qu'ils  puissent  être  et  quelle  que  soit  la  durée 
du  monde,  sont  destinés  à  tourner  dans  le  même 
cercle,  déjà  parcouru  par  leu'-s  devanciers  ;  car 
chez  tous,  les  lois  de  la  pensée  sont  les  mêmes, 
ils  n'ont  rien  à  apprendre  ni  rien  à  emprunter 
les  uns  des  autres,  et  tous,  une  fois  parvenus  à 
la  troisième  période  de  leur  existence,  rentrent, 
par  la  dissolution  des  mœurs  et  par  l'anarchie 
des  idées  et  des  pouvoirs,  dans  l'état  de  nature 
d'où  ils  étaient  sortis.  Qu'à  la  place  de  ce  cercle 
éternel,  de  cette  répétition  sans  fin  du  même 
drame,  toujours  suivi  du  même  dénoûment,  on 
substitue  l'idée  du  progrès,  du  progrès  universel 
et  indéfini,  se  communiquant  sans  interruption 
d'un  peuple  à  un  autre  et  de  quelques-uns  à 
tous,  on  aura  alors,  sans  que  le  principe  ait 
changé,  la  plupart  des  systèmes  plus  modernes, 
qui,  a  l'imitation  de  celui  de  Vico,  ne  veulent 
pas  reconnaître  dans  l'histoire  une  autre  puis- 
sance ni  d'autres  lois,  que  la  puissance  et  les  lois 
de  la  pensée.  C'est  en  vertu  du  même  principe, 
qu'on  a  transformé  en  purs  symboles  les  person- 
nages et  les  événements  les  plus  réels;  qu'on 
a,  pour  ainsi  dire,  supprimé  l'homme  avec  ses 
besoins,  sa  volonté,  ses  passions,  pour  mettre  à 
sa  place  des  abstractions  sans  vie  et  sans  vérité. 
Enfin,  dans  l'opinion  de  Herder,  les  destinées  de 
l'homme,  malgré  l'intervention  de  la  Providence 
et  de  la  raison,  sont  entièrement  subordonnées 
à  la  nature  extérieure.  Son  rôle  est  écrit  dans 
son  organisation  et  dans  celle  des  autres  êtres  ; 
car  tout  ce  qui  existe  ici-bas  n'est  qu'un  degré 
de  l'échelle  dont  il  occupe  le  sommet,  et  comme 
un  rayon  égaré  de  sa  propre  image.  Il  n'était  pas 
encore  sorti  des  mains  du  Créateur,  que  son  his- 
toire était  déjà  gravée  sur  la  surface  de  la  terre; 
les  lignes  de  montagnes  qui  divisent  notre  globe, 
les  fleuves  et  les  rivières  qui  le  traversent  en 
tous  sens,  en  forment  le  rude  et  sévère  dessin. 
Herder  ne  nie  pas  la  fraternité  originelle  du 
genre  humain  ;  il  croit  que  l'homme  a  été  formé 
d'après  un  type  unique,  directement  émané  de 
la  pensée  divine;  mais  il  démontre  en  même 
temps  que  ce  type  se  modifie  suivant  les  climats 
et  les  diverses  parties  du  monde,  que  les  facultés 
de  l'âme  aussi  bien  que  la  disposition  du  corps, 

3ue  la  sensibilité,  l'imagination  et  l'intelligence 
es  peuples  ont  été,  comme  leur  physionomie 
extérieure,  déterminées  d'avance  par  le  carac- 
tère des  lieux  qu'ils  habitent.  De  là,  cette  diver- 
sité presque  infinie  que  nous  observons  dans  les 
croyances,  dans  les  mœurs,  dans  les  institutions  ; 
de  là,  dans  la  succession  des  événements  histori- 
ques, des  lois  si  variées,  si  nombreuses  et  si 
complexes,  que  le  génie  seul  de  l'humanité,  dit 
Herder  [idées  sur  la  philosophie  de  Vhisloire, 


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liv.  VII.  cil.  m),  peut  les  embrasser  dans  leur 
ensemble.  On  est  frappé  sur-le-champ  de  l'ana- 
logie qui  règne  entre  ce  système  et  celui  de 
Montesquieu;  cependant  d'énormes  difTérenccs 
les  séparent.  Montesquieu,  fidèle  à  l'esprit  de 
.son  siècle,  fait  de  la  nature  morale  de  l'iiomme 
et  des  institutions  sur  lesquelles  la  société  repose, 
un  simple  résultat,  une  conséquence  fortuite  de 
la  nature  extérieure.  Herder  fait  de  la  nature 
extérieure  un  moule  préparé  d'avance  pour  les 
facultés  do  Tàme,  et  comme  un  canevas  sur  le- 
quel, dès  le  premier  jour  de  la  création,  la  main 
de  là  Providence  a  dessiné  notre  histoire.  Mon- 
tesquieu n'a  pas  voulu  tout  laisser  aux  soins  de 
la  nature  ;  mais,  avec  un  bon  sens  dont  on  ne 
lui  a  pas  assez  tenu  compte,  il  réserve  une 
grande  part  des  destinées  humaines  à  l'homme 
lui-même,  c'est-à-dire  à  son  génie  et  à  sa  pru- 
dence. Selon  Herder,  notre  rôle  nous  a  été  tracé 
dans  les  plus  petits  détails,  et,  quoi  que  nous  fas- 
sions, nous  sommes  nécessairement  tout  ce  que 
nous  pouvons  être  relativement  aux  temps,  aux 
lieux  et  aux  circonstances  oii  nous  vivons  [Idées  sur 
la  philosophie  de  Vhisloire,  liv.  XII,  ch.  vi). 
Enfin  Herder  reconnaît  encore  la  loi  du  progrès, 
sur  laquelle  le  philosophe  français  garde  le  si- 
lence ;  il  pense  que  l'impulsion  une  fois  donnée 
à  nos  facultés,  soit  par  les  besoins  du  corps,  soit 
par  l'intervention  miraculeuse  de  la  parole  di- 
vine, elles  demandent  encore  pour  se  développer 
le  concours  du  temps;  et  leur  dernier  résultat, 
c'est-à-dire  le  bonheur  ayant  pour  bases  la  raison 
et  la  justice,  doit  s'étendre  insensiblement  à  l'hu- 
manité tout  entière.  Le  principe  de  Herder  s'est 
maintenu  dans  les  doctrines  contemporaines  à 
côté  des  deux  autres.  Il  s'est  introduit,  au  grand 
avantage   de  la  science,  jusque  dans  l'histoire 

firoprement  dite,  où  l'influence  des  climats,  de 
a  position  géo^aphique,  et  surtout  des  races, 
est  devenue  l'oDJet  des  recherches  les  plus  ori- 
ginales et  les  plus  fécondes. 

Chacun  de  ces  trois  systèmes,  comme  il  est 
facile  de  le  voir,  ou  plutôt  chacun  des  trois  prin- 
cipes qui  en  forment  la  base,  a  pour  conséquence 
inévitable  le  fatalisme  ;  non  pas,  sans  doute,  le 
fatalisme  moral,  que  cependant  ils  contiennent 
implicitement,  mais  le  fatalisme  historique  et 
politique.  Si  Dieu  fait  tout  dans  l'histoire,  il  est 
évident  que  l'homme  n'y  fait  rien,  et  qu'il  ne 
reste  pour  lui  que  ces  trois  rôles,  entre  lesquels 
il  n'est  pas  libre  de  choisir  :  ceux  de  témoin,  de 
victime  et  d'instrument.  Si  c'est  Dieu  qui  élève, 
qui  gouverne  et  qui  détruit  les  empires;  si  c'est 
lui  qui,  prenant  par  la  main  les  nations  et  les 
rois,  les  précipite  les  uns  sur  les  autres  pour 
accomplir  ses  impénétrables  desseins;  si  les 
tyrans  et  les  bienfaiteurs  des  peuples  ne  sont  que 
des  ministres  aveugles  de  ses  vengeances  ou  de 
sa  grâce,  que  deviennent  alors  la  liberté  et  la 
responsabilité  humaine?  Où  est  le  crime,  où  est 
la  vertu,  où  sont  la  folie  et  la  sagesse  chez  les 
hommes  qui  semblent  marcher  à  la  tête  de  leurs 
semblables?  Si,  enfin,  l'intervention  de  la  Pro- 
vidence dans  les  événements  de  ce  monde  (nous 
parlons  d'une  intervention  générale  et  inces- 
sante) ne  consiste  pas  dans  ces  lois  qu'elle  a 
données  à  la  nature  et  à  la  raison,  à  quoi  servent 
les  lois,  et  pourquoi  ceux  qui  s'en  écartent  sont- 
ils  toujours  à  nos  yeux,  quelque  position  qu'ils 
occupent,  insensés  ou  coupables?  Ni  la  grandeur 
de  Dieu  ni  l'intérêt  de  notre  propre  histoire 
n'ont  rien  à  gagner  à  un  système  où  les  deuX 
effets  les  plus  sublimes  de  la  création,  la  raison 
et  la  liberté,  sont  à  ce  point  avilis  et  méconnus. 
Peu  importe  qu'on  les  admette  dans  l'homme, 
si  on  les  supprime  dans  le  genre  humain.  Il  y  a 
certainement  plus  de  science,  plus  de  génie  et 


de  véritable  grandeur  dans  la  conception  de 
Vico;  mais  cette  conception,  nous  nous  hâtons  de 
le  dire,  ne  conduit  pas  moins  sûrement  au  fata- 
lisme. Bossuet,  comme  nous  venons  de  le  dé- 
montrer, supprime  à  la  fois,  dans  le  domaine  de 
l'histoire,  la  liberté  et  la  raison.  L'auteur  de  la 
Science  nouvelle  ne  laisse  subsister  que  la  rai- 
son, en  supposant  que  les  lois,  même  au  milieu 
des  ténèbres  et  des  passions  de  la  barbarie,  sont 
le  principe  unique  de  tous  les  phénomènes  que 
la  société  présente.  Mais  qu'arrive-t-il  si  les  pas- 
sions et  la  volonté  ne  sont  comptées  pour  rien? 
Ce  qui  arrive,  c'est  que  l'homme  lui-même  dis- 
paraît, que  tous  les  noms  propres  se  changent  en 
symboles,  et  qu'au  lieu  d'une  suite  de  géné- 
rations ayant  vécu,  aimé,  senti  et  lutté  comme 
nous  contre  les  besoins  de  la  vie,  l'histoire  ne 
nous  offre  plus  qu'une  série  d'idées  enchaînées 
l'une  à  l'autre  dans  un  ordre  immuable.  On  sait 
que  le  philosophe  italien  n'a  pas  reculé  devant 
cette  conséquence  de  son  système,  et  que^  sem- 
blable à  Tarquin  le  Superbe,  partout  où  il  ren- 
contre un  homme  qui.  par  son  génie  ou  sa  gloire, 
s'élève  au-dessus  de  la  foule,  il  n'hésite  pas  à  lui 
abattre  la  tête,  c'est-à-dire  à  contester  son  exis- 
tence. Ainsi  Homère,  Pythagore.  Romulus,  Ésope 
et  tous  ceux  qui  occupent  un  rang  analogue  dans 
les  premiers  âges  de  la  civilisation  romaine  et 
grecque,  ne  sont  pour  lui  que  des  personnages 
allégoriques  et  des  êtres  de  raison.  Aussi  bien 
que  les  individus,  les  peuples  et  les  nations,  vus 
par  ses  yeux,  semblent  s'évanouir  en  fumée  ;  car, 
excepté  les  temps  où  ils  vivent,  les  divers  points 
qu'ils  occupent  sur  la  terre  et  qui  n'exercent 
aucune  influence  sur  leurs  destinées,  on  n'a- 
perçoit rien  qui  les  distingue  les  uns  des  autres  : 
l'histoire  d'un  seul,  c'est  l'histoire  de  tous;  ils 
parcourent  sans  fin  le  môme  cercle  d'idées,  sans 
rien  devoir  à  leurs  devanciers,  sans  rien  trans- 
mettre à  leurs  successeurs;  et  si  par  hasard  la 
mémoire  de  plusieurs  d'entre  eux  venait  à  périr, 
il  n'y  aurait  pas  de  lacune  dans  les  annales  du 
genre  Immain.  Enfin,  dans  le  système  de  Herder, 
le  fatalisme  n'est  pas  moins  évident^  bien  qu'il 
laisse  un  champ  plus  vaste  aux  espérances  et  à 
l'avenir  de  l'humanité.  Qu'importe,  en  effet,  que 
la  raison  divine,  comme  le  pense  le  philosophe  al- 
lemand, commande  à  la  nature,  si  la  nature  à 
son  tour  commande  à  l'homme  et  lui  prescrit 
d'avance  la  marche  qu'il  doit  suivre  à  travers  les 
siècles?  Qu'importe  que  nos  facultés  aient  un 
autre  principe  que  l'organisme  et  le  monde_  exté- 
rieur, si  de  la  conformation  du  monde  extérieur 
et  des  lois  de  l'organisme  dépend  entièrement 
l'usage  que  nous  en  pouvons  faire?  L'idéalisme 
professé  par  Herder  dans  les  hautes  régions  de 
la  métaphysique  ne  sert  qu'à  donner  plus  de 
rigueur  aux  principes  sensualistes  sur  lesquels 
il  veut  fonder  la  philosophie  de  l'histoire. 

Considérés  dans  leur  plus  haute  généralité,  les 
principes  de  Bossuet,  de  Vico  et  de  Herder  ren- 
ferment certainement  une  grande  part  de  vérité  : 
ni  les  lois  de  la  nature,  ni  les  lois  de  la  raison, 
ni  le  gouvernement  de  la  Providence,  dont  ces 
lois  mêmes  nous  attestent  la  constante  et  univer- 
selle intervention,  ne  sauraient  être  méconnus 
dans  la  suite  des  événements  de  ce  monde  et 
dans  ce  mouvement  général  des  esprits  qui 
constitue  la  vie  de  l'humanité.  C'est  la_  gloire 
éternelle  de  l'esprit  moderne  d'avoir  élevé  l'his- 
toire au  rang  d'une  véritable  science,  d'en  avoir 
chassé  pourjamais  l'arbitraire  et  le  hasard,  d'avoir 
établi  sur  une  base  vraiment  philosophique  l'unité 
morale  et  intellectuelle  du  genre  humain.  Mais 
quoi  1  le  genre  humain  est-il  donc  une  pure  in- 
telligence qui  se  développe  sans  résistance  et 
sans  obstacle  dans  une  suite  de  corps  organisés? 


DEST 


—  380 


DEST 


La  volonté,  la  liberté,  qui  joue  un  si  grand  n'ie 
dans  l'existence  de  l'individu,  n'a-t-clle  donc 
aucune  place  dans  la  société  et  dans  l'iiistoire? 
ou  bien,  y  a-t-il  deux  vérités,  deux  natures 
humaines  entièrement  opposées  l'une  à  l'autre, 
celle  de  l'histoire  et  celle  de  la  conscience?  Ce 
ne  serait  pas  encore  assez  pour  nous  de  savoir 
que  le  pouvoir  personnel  que  nous  exerçons  sur 
nous-mêmes  peut  s'étendre  sur  nos  semblables; 
nous  demanderons  s'il  n'y  a  pas  une  conscience 
et  une  responsabilité  des  peuples  aussi  bien  que 
des  individus. 

Que  les  sociétés  humaines,  pendant  leur  en- 
fance, quand  la  réflexion  n'a  pas  encore  eu  le 
temps  de  naître  dans  leur  esprit,  obéissent  exclu- 
sivement à  des  lois  générales,  nous  le  croyons 
sans  peine;  car  alors  il  n'y  a  aucune  division 
ni  entre  les  opinions  des  hommes  ni  entre  leurs 
intérêts;  les  volontés  se  trouvent  naturellement 
d'accord,  et  les  lois  générales  exercent  tout  leur 
empire.  Ces  lois,  comme  nous  l'avons  dit,  ont 
leur  origine,  les  unes  dans  les  sens,  les  autres 
dans  l'intelligence.  Or,  il  est  inévitable  qu'en 
l'absence  de  la  réflexion  qui  met  chaque  chose 
à  sa  place,  ces  deux  forces  empiètent  constam- 
ment l'une  sur  l'autre  et  se  confondent  dans  leurs 
efi"ets.  De  là,  le  caractère  héroïque  et  poétique 
des  premiers  âges  de  l'humanité  :  car  qu'est-ce 
que  l'héroïsme  des  anciens  et  même  les  mœurs 
chevaleresques  du  moyen  âge,  sinon  la  consé- 
cration de  la  force  par  le  sentiment  et  du  sen- 
timent par  la  force?  Et  la  poésie  des  premiers 
jours,  cette  rêverie  extatique  de  l'Orient  que 
nous  avons  aujourd'hui  tant  de  peine  à  com- 
prendre, est-elle  autre  chose  qu'une  vue  maté- 
rielle des  choses  les  plus  étrangères  à  la  matière, 
qu'une  constante  personnification  des  idées  et 
des  choses  spirituelles,  qu'une  intervention  des 
sens  dans  les  plus  sublimes  domaines  de  la  rai- 
son? Il  faut  expliquer  de  la  même  manière  ce 
sentiment  d'obéissance  et  de  foi  qui  distingue  la 
plupart  des  sociétés  primitives.  Quand  toutes  les 
âmes  sont  dominées  par  les  mêmes  impressions 
et  n'ont  encore  pour  se  guider  que  des  impres- 
sions, on  conçoit  facilement  qu'un  homme  repré- 
sente dans  sa  personne  et  fasse  mouvoir  à  son 
gré  tout  un  peuple,  ou  qu'un  peuple  s'identifie 
tout  entier  avec  un  homme  dans  lequel  il  a  re- 
connu sous  une  forme  éclatante  les  idées  et  les 
sentiments  qui  s'agitent  obscurément  dans  son 
propre  sein. 

Mais  lorsqu'à  cette  foi  naïve  a  succédé  la  di- 
versité des  opinions  et  des  croyances;  quand  le 
calcul,  prenant  la  place  de  l'héroïsme  antique,  a 
désuni  tous  les  intérêts,  et  que  la  poésie  elle- 
même  est  devenue  l'expression  du  scepticisme  ou 
de  la  révolte,  alors  on  est  bien  forcé  d'admettre 
l'intervention  de  la  volonté;  car,  de  gré  ou  de 
force,  il  faut  prendre  un  parti,  il  faut  choisir 
entre  tant  de  sollicitations  contraires,  et  le  choix 
qu'on  a  fait,  on  peut,  dans  une  certaine  mesure 
et  dans  certaines  circonstances,  l'imposer  aux 
autres  ou  leur  en  faire  subir  les  conséquences. 
En  d'autres  termes,  ce  n'est  pas  assez  pour  nous 
de  croire  que  l'homme  conserve  son  libre  arbitre 
au  milieu  de  ses  semblables;  nous  pensons  que 
des  individus  peuvent  agir  librement  et  avec 
leur  pleine  responsabilité  sur  la  société  tout  en- 
tière; qu'ils  peuvent,  pour  un  temps  et  dans  des 
limites  déterminées,  la  corrompre,  la  tromper, 
l'avilir,  ou  l'éclairer  avec  prudence  en  dirigeant 
ses  forces  vers  un  noble  usage.  Et  comment  nier 
ce  fait,  qui  paraît  si  évident  de  lui-même,  que 
personne  ne  conteste  dans  la  pratique,  et  dont  la 
morale  ni  le  sens  commun  n'ont  jamais  pu  se 
résoudre  à  faire  le  sacrifice V  On  nous  représente 
comme  la  loi  de  l'humanité  un  progrès  universel, 


infaillible,  entraînant  malgré  eux  les  nations  et 
les  individus  vers  un  but  qu'ils  ignorent.  Mais  le 
progrès  est-il  autre  chose  que  le  développement 
même  de  la  liberté,  brisant  par  ses  seules  forces 
les  entraves  que  lui  oppose  l'ambition  de  quel- 
ques-uns, et  s'étendant  peu  à  peu  au  plus  grand 
nombre?  D'ailleurs,  l'humanité  ne  saurait-elle 
atteindre  son  but  sans  laisser  sur  la  route  ceux 
qui  refusent  ou  qu'on  empêche  de  marcher? 
L'histoire  n'est-elle  pas  là  pour  nous  dire  com- 
ment s'éteignent  les  nations  qui  ont  perdu  leur 
liberté,  et  comment  la  force  matérielle  peut 
arrêter  dans  un  immense  empire  le  cours  ae  la 
civilisation?  Non,  tous  les  peuples  qu'on  op- 
prime n'ont  pas  mérité  leur  malheur;  tous  les 
tyrans  ne  sont  pas  des  envoyés  de  Dieu  ou  des 
ministres  de  la  nécessité.  On  parle  d'une  raison 
publique  qui,  lentement  formée  par  l'expérience 
des  siècles,  ne  saurait  renoncer  à  ses  propres 
lumières,  quelques  efforts  qu'on  fasse  pour  lui 
donner  le  change  ;  mais  ne  sait-on  pas  que  les 
passions  sont  encore  plus  fortes  que  la  raison, 
et  que  plus  elles  sont  basses  et  grossières,  plus  il 
est  facile  de  les  exciter?  Ne  sait-on  pas  que  l'au- 
dace ou  la  pompe,  un  ton  d'autorité,  des  so- 
phismes  qui  flattent  ou  la  vanité  ou  la  paresse, 
et  reproduits  chaque  jour  avec  une  infatigable 
persévérance,  ont  plus  de  succès  près  du  grand 
nombre,  même  de  ceux  qu'on  a  coutume  de 
comprendre  dans  les  classes  d'élite,  que  l'austère 
vérité,  fille  de  la  réflexion  et  du  temps,  et  com- 
pagne de  la  modération?  Or,  c'est  évidemment 
sur  le  grand  nombre  qu'il  faut  s'appuyer  quand 
on  veut  tenir  dans  sa  main  et  plier  à  ses  projets 
la  société  tout  entière.  Sans  sortir  de  notre  propre 
histoire,  que  de  folies  et  de  crimes,  que  de  prin- 
cipes et  de  jugements  contradictoires  la  raison 
publique  a  tour  à  tour  acceptés  et  couverts  de 
son  suffrage!  A  envisager  la  question  d'un  point 
de  ^'ue  supérieur,  du  point  de  vue  moral  et  reli- 
gieux, il  n'y  a  personne  qui  n'aime  mieux,  dans 
de  telles  circonstances,  admettre  l'existence  de 
quelques  coupables,  que  de  faire  peser  sur  l'hu- 
manité ou  du  moins  sur  une  nation  tout  entière, 
la  nécessité  du  crime,  du  sang  et  des  plus  mons- 
trueuses violences.  Pour  démontrer  l'impossibilité 
du  pouvoir  des  individus  sur  la  société,  on  a  cou- 
tume de  citer  encore  le  développement  inévitable 
des  institutions  publiques,  qui  sont  elles-mêmes 
l'expression  des  besoins  et  des  idées  de  toute  une 
génération.  Sans  doute  un  peuple  qui  possède  et 
surtout  qui  a  fondé  lui-même  dans  son  sein  des 
institutions  pareilles,  est  arrivé  à  un  haut  degré 
de  dignité  et  d'intelligence  ;  il  a  fait  la  plus 
noble  conquête  qui  puisse  flatter  son  ambition 
et  lui  assurer  le  respect  des  autres  puissances. 
Mais  les  institutions  ne  sont  rien  par  elles-mêmes, 
toute  leur  force  est  dans  les  idées  sur  lesquelles 
elles  reposent  et  dans  les  hommes  qui  en  ont  la 
garde,  à  qui  est  confiée  la  tâche  de  les  mettre 
en  action.  Si  ces  hommes  font  un  bon  usage  de 
leurs  pouvoirs  et  préfèrent  à  leurs  intérêts  par- 
ticuliers les  intérêts  publics,  tout  reste  dans 
l'ordre,  ou  se  voit  forcé  d'y  rentrer,  le  sentiment 
moral  se  communique  avec  le  bien  et  le  respect 
de  l'autorité  à  toutes  les  parties  du  corps  social. 
Dans  le  cas  contraire,  on  aura  beau  changer, 
élargir,  bouleverser  les  institutions,  on  n'aura, 
sous  la  forme  de  gouvernement  la  plus  libérale, 
que  la  servitude,  plus  la  corruption. 
^  Cependant,  loin  de  nous  la  pensée  que  le  sort 
des  nations  et  l'avenir  du  genre  humain  soient 
abandonnés  sans  remède  à  l'arbitraire  et  aux 
passions  de  quelques  hommes  1  En  repoussant  le 
fatalisme  historique,  nous  nous  garderons  en 
même  temps  de  cette  autre  espèce  de  fatalisme 
qui  supprime  l'influence  de  la  raison  et  exclut 


DEST 


—  381 


DEST 


l'idée  de  la  divine  Providence.  Tout  pouvoir 
fondé  sur  l'arbitraire  ou  la  corruption,  c'est-à-dire 
sur  i'égoïsnie,  périt  par  ses  propres  conséquences. 
L'arbitraire,  obligé  pour  se  défendre  de  résister  au 
développement  naturel  des  facultés  de  l'hoimue, 
de  contrarier  tous  ses  besoins,  toutes  ses  affec- 
tions, tous  ses  mouvements,  tout  ce  qui  pourrait 
éveiller  en  lui  la  conscience  de  sa  dignité  et  son 
libre  arbitre,  dégénère  tôt  ou  tard  en  oppression, 
et  l'oppression  engendre  la  ré\olle.  Sans  doute, 
l'état  d'anarchie  et  de  révolte  n'est  pas  moins 
funeste  à  la  société  que  le  despotisme  ;  mais  en- 
tre ces  deux  excès,  la  liberté  se  fait  jour,  recom- 
mandée par  l'intérêt,  aussi  bien  que  par  le  sen- 
timent moral  et  son  propre  prestige.  La  même 
remarque  s'applique  à  la  corruption,  qui  peut 
devenir  pour  quelque  temps  la  tentation  des 
gouvernements  libres,  comme  la  tyrannie  est 
celle  des  gouvernements  absolus.  La  corruption 
est  vraiment  dangereuse  tant  qu'elle  garde  une 
mesure  et  un  reste  de  pudeur,  tant  qu'elle  laisse 
encore  à  celui  qui  la  pratique  et  la  subit  un  sem- 
blant de  conviction  et  d'autorité.  Une  fois  qu'elle 
a  franchi  cette  limite,  et  qu'entraînée  par  une 
pente  irrésistible,  elle  en  est  venue  à  ne  plus  se 
contenir  ni  se  cacher,  dès  ce  jour  sa  pernicieuse 
influence  est  détruite  ;  il  faut  choisir  entre  une 
révolution  dans  les  mœurs  ou  une  révolution 
dans  les  lois.  Ainsi,  la  destinée  humaine  s'ac- 
complit par  les  moyens  mêmes  qui  semblent  les 
plus  propres  à  l'arrêter  ;  mais  faut-il  qu'elle  s'ac- 
complisse par  ces  moyens?  n'y  a-t-il  que  la  ty- 
rannie qui  puisse  conduire  les  hommes  à  la  li- 
berté par  le  chemin  de  l'anarchie  et  de  la  révolte? 
n'y  a-t-il  que  la  corruption  la  plus  effrénée  qui 
puisse  faire  naître  chez  un  peuple  la  conscience 
et  la  probité  publique?  Personne  n'oserait  le 
croire.  La  corruption  et  la  tyrannie,  avec  leur 
hideux  cortège  de  ruses,  de  mensonges,  de  vio- 
lences, sont  toujours  coupables,  et  nulle  circon- 
stance extérieure,  aucune  prétendue  nécessité  ne 
les  peut  justifier  ni  faire  qu'elles  ne  soient  pas 
responsables  envers  les  malheureuses  généra- 
tions qu'elles  écrasent.  Le  bien  qui  en  sort  à  la 
longue  par  suite  des  lois  providentielles  qui  gou- 
vernent notre  espèce,  la  société  peut,  la  société 
doit  l'obtenir  d'une  manière  plus  noble  et  plus 
prompte  par  le  seul  usage  de  la  liberté  morale. 
En  effet,  pourquoi  les  hommes  que  le  hasard  de 
la  naissance  ou  leur  propre  génie  a  placés  à  la 
tête  de  leurs  semblables  n'accorderaient-ils  pas 
d'eux-mêmes  les  lois,  les  institutions,  ou,  comme 
on  dit  aujourd'hui,  les  libertés  dont  le  besoin 
s'est  fait  sentir,  au  lieu  d'attendre  que  la  néces- 
sité ou  la  violence  viennent  les  arracher  de  leurs 
mains?  Pourquoi  même  n'iraient-ils  pas  jusqu'à 
provoquer  ce  besoin  par  une  sage  initiation  à  la 
vie  publique,  afin  de  pouvoir  d'autant  mieux  le 
diriger  et  le  satisfaire  sans  péril  ?  Les  gouverne- 
ments ne  sont  pas  seulement  institués  pour  ré- 
primer et  pour  contenir,  c'est-à-dire  pour  défen- 
dre l'ordre  matériel  ;  leur  mission  est  plus  élevée 
et  plus  sainte  :  ils  sont  chargés  par  la  Providence 
de  l'éducation  des  peuples.  Or,  le  but  de  l'édu- 
cation, pour  un  peuple  comme  pour  un  homme, 
c'est  de  l'appeler  à  la  conscience  et  au  respect 
de  lui-même,  c'est  de  développer,  en  les  diri- 
geant vers  un  but  glorieux,  son  intelligence,  ses 
sentiments  et  ses  forces.  Mais  cette  tâche  ne 
doit  point  peser  tout  entière  sur  les  gouverne- 
ments; le  citoyen  le  plus  obscur  peut  et  doit  s'y 
associer  dans  la  mesure  de  ses  facultés;  car  au- 
cune puissance  humaine  ne  peut  rien  pour  nous, 
si  nous  commençons  par  nous  délaisser  nous- 
mêmes.  Or,  telle  est  notre  destinée,  qu'elle  ne 
peut  pas,  comme  nous  en  avons  déjà  fait  la  re- 
marquc;  être  séparée  dans  ce  monde  de  celle  de 


nos  ^semblables.  Far  conséquent,  chacun  de  nos 
devoirs  envers  nous-mêmes  devient  en  même 
temps  un  devoir  envers  la  société:  c'est  dans  son 
sein  et  à  son  profil  que  doit  se  dépenser  toute 
notre  activité,  se  développer  toute  notre  intelli- 
gence et  se  produire  tout  ce  qu'il  y  a  en  nous 
d'utile  et  de  bon.  Renoncer  à  la  société,  se  mon- 
trer étranger,  indifférent  à  ses  intérêts  et  à  ses 
besoins,  c'est  renoncer  à  la  vie,  c'est  déserter 
la  tâché  que  Dieu  nous  a  confiée. 

Le  pouvoir  que  l'individu  a  sur  la  société,  la 
société  l'exerce  sur  elle-même  et  sur  le  reste,  ou 
du  moins  sur  une  partie  de  l'humanité.  Un  peu- 
ple arrivé  au  point  de  se  gouverner  par  ses  pro- 
pres lois,  d'intervenir  dans  ses  propres  affaires 
et  dans  les  rapports  qu'il  peut  avoir  avec  les 
autres  peuples,  est  véritablement  une  personne 
morale^  ayant  a  la  fois  la  conscience  et  la  res- 
ponsabilité de  ses  actions.  11  est,  par  consé- 
quent, libre  de  choisir  entre  la  justice  et  la  vio- 
lence, entre  l'infamie  et  la  gloire,  ou  du  moins 
entre  l'intérêt  de  son  repos  et  celui  de  sa  di- 
gnité. Ce  n'est  pas  sans  raison  que,  malgré  tou» 
tes  les  théories  fatalistes  accréditées  aujour- 
d'hui en  matière  de  politique  et  d'histoire,  il  y  a 
des  nations  qu'on  méprise  et  d'autres  qu'on  ad- 
mire ou  qu'on  respecte;  il  y  en  a  aussi  que  l'on 
hait,  non  pas  à  cause  de  leur  puissance,  mais  à 
cause  de  l'usage  tyrannique  qu'elles  en  font.  Et 
pourtant,  la  tyrannie  d'une  nation  sur  les  autres 
a  les  mêmes  conséquences  que  celle  d'un  roi 
sur  ses  sujets;  elle  éveille,  par  l'excès  même  de 
l'oppression,  le  sentiment  de  la  liberté,  elle  in- 
spire aux  peuples  moins  puissants  le  désir  de 
s'unir  contre  un  ennemi  commun,  et  par  là  elle 
prépare  le  triomphe  de  la  civilisation  et  de  la 
raison  sur  la  force  brutale.  Mais  le  bien  qu'une 
nalion  peut  faire  au  genre  humain  pendant  plu- 
sieurs siècles  de  violences  et  d'injustices,  une 
autre  le  ferait  en  moins  de  temps,  par  des 
moyens  plus  légitimes,  au  nom  de  la  raison  et 
de  la  liberté. 

Ainsi,  la  société,  l'humanité  tout  entière  a, 
comme  l'individu,  sa  destinée  à  remplir  ;  mais 
ces  deux  destinées  et,  par  conséquent,  ces  deux 
existences,  sont  parfaitement  distinctes,  quoi 
que  la  société  soit  le  seul  théâtre  où  l'individu 
puisse  accomplir  ses  devoirs  et  atteindre  le  but 
de  la  vie.  L'une  ne  fait  que  commencer  ici-bas 
et  doit  évidemment  se  continuer  ailleurs;  car, 
indépendamment  du  principe  constitutif  de  no- 
tre personne,  dont  l'unité  et  l'identité  ne  sau- 
raient se  concilier  avec  la  nature  variable  et 
composée  de  nos  organes;  indépendamment  du 
principe  qui  exige  une  sanction  pour  toutes  les 
lois,  et  conséquemmentpour  la  loi  morale,  il  n'y 
a  pas  une  seule  de  nos  facultés  qui  soit  en  rapport 
avec  la  place  que  nous  occupons  et  le  rôle  que 
nous  pouvons  remplir  en  ce  monde.  L'autre,  au 
contraire,  puisqu'elle  dépend  de  la  suite  des  gé- 
nérations, doit  s'accomplir  sur  la  terre  ;  elle 
doit  nous  offrir  une  image  de  plus  en  plus  claire 
de  notre  destinée  à  venir;  elle  nous  montre 
l'esprit  se  dégageant  peu  à  peu  de  la  servitude 
des  sens,  et  pliant  à  ses  propres  lois  les  lois  de 
la  nature,  qui  semblaient  d'abord  l'étouffer  sous 
leur  empire;  elle  rend  visibles  pour  nous,  dans 
toutes  les  oeuvres  de  génie  qui  se  suivent  dans 
l'iiistoire,  dans  toutes  les  conquêtes  de  la  science, 
de  l'industrie  ou  de  la  liberté,  les  nobles  et 
puissantes  facultés  dont  chacun  de  nous  porte  en 
lui  le  germe  ;  elle  nous  en  découvre  en  même 
temps  l'unité  dans  les  lois  générales  qui  prési- 
dent à  ce  développement  et  dans  le  mouvement 
irrésistible  qui,  sans  détruire  ni  le  génie  natio- 
nal, ni  l'amour  de  la  patrie,  entraîne  insensible- 
ment tous  les  peuples  dans  un  même  ordre  de 


jmi  '  ''f""^'  ' 


DEST 


—  382  — 


DEST 


civilisation,  les  mettant  d'accord  sur  les  intérêts 
et  les  principes  essentiels,  tant  dans  l'ordre  po- 
litique que  dans  l'ordre  moral  et  religieux.  Mais 
gardons-nous  bien  de  déplacer  ou  d'exagérer 
jusqu'à  la  folie  les  espérances  qu'un  tel  spectacle 
doit  faire  naître  dans  nos  coeurs.  La  loi  du  pro- 
grès, à  laquelle  nous  croyons  de  toutes  les  puis- 
sances de  notre  âme,  qui  demeure  une  vérité  ac- 
quise à  la  science  moderne,  ne  peut  pas  aller 
jusqu'à  détruire  la  loi  de  la  nature.  Jusqu'à  la 
dernière  génération  humaine,  celte  vie  sera  tou- 
jours remplie  de  besoins,  d'infirmités  et  de  mi- 
sères; nul  prodige  d'industrie,  nul  secret  de  la 
science,  malgré  les  promesses  du  dernier  siècle, 
ne  pourra  nous  soustraire  à  la  maladie,  à  la 
vieillesse,  à  la  mort  et  aux  douleurs  qu'elle 
laisse  à  sa  suite.  Malgré  le  triomphe  toujours 
croissant  de  la  raison  dans  les  croyances,  dans 
les  institutions,  dans  les  idées  générales,  les  pas- 
sions ne  déserteront  pas  le  cœur  humain,  et  il 
faudra  qu'il  existe,  dans  l'avenir  comme  dans  le 
présent,  une  autorité  publique  ayant  pour  tâche 
de  les  gouverner  et  de  les  contenir.  La  raison 
elle-même  a  des  limites  qu'elle  ne  franchira  ja- 
mais, et  comme  elle  ne  s'élève  pas  chez  tous  à 
une  égale  hauteur,  il  y  aura  toujours  dans  le 
sein  de  la  société,  dans  son  sein  et  non  pas  au- 
dessus  ou  à  côté  d'elle,  une  autorité  morale,  une 
sorte  de  gouvernement  des  âmes,  parfaitement 
compatible  avec  la  liberté  et  les  progrès  de  l'in- 
telligence. Enfin,  la  destinée  de  l'homme  et 
de  l'humanité  supposent  également  la  liberté 
morale  ;  nous  sommes  libres  quand  nous  dispo- 
sons de  nous-mêmes  ;  nous  le  sommes  tout  aussi 
bien  quand  nous  agissons  sur  nos  semblables,  et 
les  peuples  ont  leur  responsabilité  comme  les 
individus  ;  en  un  mot,  le  fatalisme  historique 
n'est  pas  une  moindre  erreur  que  l'absorption 
de  l'individu  dans  la  société  et  le  progrès  illi- 
mité dans  ce  monde.  Le  progrès  existe,  mais 
dans  une  certaine  mesure;  le  sort  de  l'individu 
se  lie  à  celui  de  la  société,  mais  sans  se  confon- 
dre avec  lui  ;  et  la  liberté  des  gouvernements 
et  des  peuples  est  contenue  par  certaines  lois  na- 
turelles dans  les  vues  générales  de  la  Provi- 
dence sur  l'espèce  humaine.  On  peut  consulter 
Th.  Joufl'roy,  Mélanges  philosophiques,  du  Pro- 
blème de  la  destinée  humaine,  Paris,  1838, 
in-8. 

DESTUTT  DE  Tracy  a  été  en  France  le  der- 
nier représentant  célèbre  de  la  philosophie  de 
Condillac.  Descendant  d'une  famille  noble^  il 
porta  d'abord  l'épée  comme  ses  ancêtres.  Ne  au 
milieu  du  xviii''  siècle,  jeune  encore,  il  se  trouva 
mêlé  aux  commencements  de  la  révolution  fran- 
çaise. Membre  de  l'Assemblée  constituante,  il  se 
déclara  généreusement  pour  la  cause  de  la  ré- 
forme et  de  la  liberté.  Un  moment  il  fut  aux  ar- 
mées avec  le  titre  de  maréchal  de  camp  sous  les 
ordres  de  Lafayette.  A  la  chute  de  la  monarchie 
constitutionnelle,  il  n'émigra  point; mais  il  quitta 
son  commandement,  et  se  retira  à  Auteuil,  où 
il  se  livra  à  l'étude  des  sciences  naturelles  et  de 
la  chimie.  Il  en  fut  arraché  sous  le  régime  de  la 
Terreur,  et  jeté  dans  la  prison  des  Carmes.  C'est 
dans  cette  prison  qu'il  devint  philosophe,  qu'il 
se  replia  sur  lui-même,  et  résolut,  à  sa  manière, 
sous  l'influence  de  Locke  et  de  Condillac.  les  pro- 
blèmes relatifs  à  la  pensée  humaine.  Délivré  par 
le  9  thermidor,  il  fut  bientôt  nommé  membre  de 
la  section  d'analyse  des  idées  et  des  sensations 
dans  la  classe  des  sciences  morales  et  politiques. 
Sous  l'Empire,  il  fut  sénateur;  sous  la  Restaura- 
tion, pair  de  France  ;  et,  toujours  fidèle  à  ces 
grands  principes  de  89,  il  vit  avec  défiance  et 
inquiétude  l'un  et  l'autre  de  ces  deux  régimes. 
C'est  lui  qui  proposa  au  sénat  la  déchéance  de 


Napoléon  le  2  avril  1814.  Sous  la  Restauration, 
il  vécut  dans  l'opposition  et  dans  la  retraite.  En 
1832,  il  fut  appelé  à  faire  partie  de  la  section  de 
philosophie  de  l'Académie  des  sciences  morales 
et  politiques  reconstituée,  et  il  mourut  peu  de 
temps  après,  en  1836.  Considérons  maintenant 
M.  de  Tracy  comme  philosophe.  Il  semble  croire, 
avec  Cabanis,  que  toutes  nos  facultés  intellec- 
tuelles et  morales  découlent  de  l'organisation  ; 
mais  il  a  toujours  plutôt  étudié  les  facultés 
et  les  idées  en  elles-mêmes,  dans  leur  origine 
et  dans  leur  génération,  que  dans  leurs  rapports 
avec  le  physique.  C'est  dans  ses  Éléments  d'i- 
déologie qu'il  traite  des  diverses  questions  rela- 
tives à  la  formation  et  à  la  génération  des  idées. 

Voici  une  esqui^sse  rapide  des  principes  con- 
tenus dans  les  Éléments  d'idéologie.  Qu'est-ce 
que  penser  ?  tout  le  monde  pense  ;  mais  combien 
peu  de  personnes  se  rendent  compte  de  ce  que 
c'est  que  çenser  1  Or,  suivant  M.  de  Tracy,  si 
l'on  vient  a  passer  en  revue  toutes  les  applica- 
tions, toutes  les  formes  de  la  pensée,  soit  que 
nous  sentions  du  plaisir  ou  de  la  douleur  ;  soit 
que  nous  jugions,  c'est-à-dire  que  nous  sentions 
un  rapport;  soit  que  nous  nous  souvenions,  c'est- 
à-dire  que  nous  sentions  l'impression  d'une  chose 
passée  ;  soit  que  nous  voulions,  c'est-à-dire  que 
nous  sentions  un  désir,  on  trouve  que  penser 
c'est  toujours  sentir,  et  n'est  jamais  rien  que 
sentir.  La  faculté  de  penser  consiste  à  éprouver 
une  foule  d'impressions,  de  modifications  aux- 
quelles on  donne  le  nom  général  d'idées  ou  de 
perceptions.  Toutes  ces  perceptions,  toutes  ces 
idées  sont  des  choses  que  nous  sentons  :  elles 
pourraient  être  nommées  sensations  ou  senti- 
ments, en  prenant  ces  mots  dans  un  sens  très- 
étendu.  Donc,  encore  une  fois,  penser,  c'est  sen- 
tir. Mais  ces  idées  ou  perceptions  peuvent  néan- 
moins se  diviser  en  quatre  classes  :  il  y  en  a 
qui  sont  des  sensations  proprement  dites;  d'au- 
tres des  souvenirs  ;  d'autres  des  rapports  que 
nous  apercevons;  d'autres,  enfin,  des  désirs  que 
nous  éprouvons,  et  ces  (quatre  classes  se  rap- 
portent à  quatre  facultés  élémentaires  qui  sont 
la  sensibilité  proprement  dite,  la  mémoire,  le 
jugement,  la  volonté.  Si  de  l'examen  de  ces  qua- 
tre facultés  il  résulte  qu'elles  suffisent  à  former 
toutes  nos  idées,  il  sera  par  là  même  démontré 
qu'il  n'y  a  rien  ae  plus  dans  la  faculté  de  penser. 

M.  de  Tracy  traite,  en  premier  lieu,  de  la  sen- 
sibilité et  des  sensations.  La  sensibilité  propre- 
ment dite  est  cette  propriété  de  notre  être,  en 
vertu  de  laquelle  nous  recevons  des  impressions 
de  beaucoup  d'espèces,  appelées  sensations,  et 
nous  en  avons  la  conscience.  11  décrit  l'appareil 
et  les  organes  de  la  sensibilité  ;  il  distingue  deux 
sortes  de  sensations,  les  sensations  externes  et 
les  sensations  internes.  Les  sensations  externes 
sont  causées  par  l'action  des  objets  extérieurs 
sur  les  extrémités  des  nerfs  à  la  surface  du  corps. 
Les  sensations  internes  sont  celles  que  nous  re- 
cevons par  les  extrémités  des  nerfs  qui  aboutis- 
sent à  l'intérieur  du  corps.  Elles  sont  causées 
par  les  fonctions,  les  lésions  des  différentes  par- 
ties du  corps,  par  toutes  les  afi'ections  de  plaisir 
ou  de  peine  que  nous  éprouvons. 

La  mémoire  est  une  seconde  espèce  de  sensi- 
bilité particulière,  ou  une  seconde  partie  de  la 
sensibilité  en  générale.  Elle  consiste  à  être  afl'ecté 
du  souvenir  d'une  impression  déjà  éprouvée. 
M.  de  Tracy  considère  le  souvenir  comme  une 
sorte  de  sensation  interne  qui  diftere  de  la  sensa- 
tion proprement  dite,  en  ce  qu'il  est  l'efi^et  d'une 
certaine  disposition  demeurée  dans  le  cerveau 
et  non  l'effet  d'une  impression  actuelle  causée 
dans  un  autre  organe.  Quand  il  a  dit,  en  faisant  vio- 
lence à  la  langue,  sentir  un  souvenir,  sentir  un 


DEST 


—  383 


DEST 


rapport, sentir  une  volonté,  il  croit  avoir  dcinontré 
qu'en  effet  le  souvenir,  le  jugement,  la  volonté, 
ne  sont  que  des  faces  diverses  de   la  sensibilité. 

Il  ramone  à  la  sensibilité  la  faculté  déjuger 
de  la  même  manière  que  la  mémoire.  La  faculté 
de  juger  n'est  aussi,  selon  lui,  qu'une  espèce  de 
sensibilité  ;  car  c'est  la  faculté  de  sentir  des 
rapports  entre  nos  diverses  perceptions.  Ces 
rapports  ne  sont  que  des  sensations  internes,  des 
vues  de  notre  esprit  par  lesquelles  nous  rappro- 
chons une  idée  d'une  autre  idée,  et  nous  les  com- 
parons ensemble  d'une  manière  quelconque.  Du 
moment  que  notre  esprit  est  doué  de  la  faculté 
de  sentir  diverses  sensations,  il  est  impossible 
qu'il  n'aperçoive  pas  entre  ces  sensations  des 
rapports,  soit  de  différence,  soit  de  ressem- 
blance. En  d'autres  termes,  la  faculté  de  sentir  des 
rapports,  ou  de  juger,  est  la  conséquence  néces- 
saire de  sentir  des  sensations.  Mais  M.  de  Tracy 
fait  encore  subir  une  violence  bien  plus  grande 
à  la  langue  et  aux  faits,  lorsqu'il  affirme  que 
la  volonté  elle-même  n'est  autre  chose  qu'une 
espèce  de  sensibilité.  Selon  lui,  la  volonté  est  la 
faculté  de  sentir  des  désirs-. Vouloir,  c'est  éprouver 
un  désir.  Dans  cette  définition  de  la  volonté,  il 
y  a  une  erreur  grossière.  Les  désirs  que  notre 
âme  conçoit  sont  des  faits  passifs,  qui  ne  sont 
pas  toujours  en  notre  dépendance,  qui  souvent 
naissent  en  nous  malgré  nous,  et  que  souvent 
aussi  nous  combattons.  La  volonté,  au  contraire, 
est  ce  pouvoir  qu'a  l'homme  de  se  déterminer,  de 
prendre  librement  l'initiative  de  certains  actes, 
de  réagir  contre  ses  passions  et  ses  désirs.  M.  de 
Tracy,  en  définissant  ainsi  la  volonté,  a  donc 
confondu  un  fait  passif  avec  un  fait  actif. 

Voilà  donc  quatre  facultés  élémentaires,  qua- 
tre classes  de  phénomènes,  des  sensations,  des 
souvenirs,  des  jugements  et  des  désirs.  Les  sou- 
venirs, les  jugements,  les  désirs  dérivent  de  la 
sensation  et  ne  sont  que  divers  modes  de  la  sen- 
sibilité. C'est  au  moyen  de  ces  quatre  facultés 
que  M.  de  Tracy  rend  compte  de  la  connaissance 
que  nous  avons  de  notre  propre  existence,  de  la 
manière  dont  nous  formons  toutes  nos  idées  com- 

fiosées  et  nos  idées  générales.  Il  explique  aussi  par 
es  mêmes  facultés  comment  noussommes  assurés 
de  la  connaissance  des  êtres  extérieurs,  comment 
nous  découvrons  leurs  propriétés. 

A  l'exposition  de  sa  propre  théorie  des  facultés 
intellectuelles,  il  ajoute  la  critique  de  la  théorie 
de  Condillac  ;  il  lui  reproche  d'avoir  admis  des 
facultés  qui  ne  sont  point  des  facultés,  ou  qui 
sont  composées  de  celles  qu'on  doit  considérer 
comme  les  facultés  primitives.  Dans  sa  Gram- 
maire générale  et  sa  Logique,  il  donne  une 
théorie  philosophique  du  langage,  et  développe 
les  règles  du  raisonnement  avec  beaucoup  de 
justesse,  d'observation  et  de  rigueur  d'analyse. 

M.  de  Tracy  a  suivi,  dans  la  morale,  les  con- 
séquences du  principe  sensualiste  avec  beaucoup 
de  force  de  logique,  mais  sans  tomber  toutefois 
dans  les  excès  de  quelques-uns  des  moralistes  de 
cette  école.  Il  a  développé  ces  conséquences, 
non  dans  ses  Éléments  d'idéologie,  mais  dans  un 
autre  ouvrage  intitulé  Traité  de  la  volonté  et  de 
ses  effets  ;  car  c'est  de  la  volonté  que  découlent, 
selon  M.  de  Tracy,  les  notions  qui  sont  les  fon- 
dements de  la  morale. 

«  L'homme,  dit- il,  est  un  être  voulant,  c'est- 
à-dire  ayant  des  désirs  »  C'est  là  ce  qui  le  con- 
stitue, d'une  part,  susceptible  de  souffrance  et 
de  jouissance,  de  bonheur  et  de  malheur,  idées 
corrélatives  et  inséparables  ;  et  de  l'autre  part, 
capable  d'influence  et  de  puissance.  C'est  là  ce 
qui  fait  qu'il  a  des  besoins,  et,  par  conséquent, 
des  droits  et  des  devoirs.  Besoins  et  moyens, 
droits  et  devoirs,  sont  des  mots  synonymes  pour 


M.  de  Tracy.  Les  droits  d'un  être  sensible,  selon 
lui,  sont  tous  dans  ses  besoins,  et  ses  aevoirs 
dans  ses  moyens.  La  faiblesse  est  lo  principe  des 
droits,  et  la  puissance  est  la  source  des  devoirs, 
c'est-à-dire  des  règles  suivant  lesquelles  cette 
puissance  doit  être  employée.  De  là  ce  principe 
(ju'il  pose  comme  la  base  de  la  morale  et  qui 
logiquement  doit  être  le  principe  de  toute  morale 
sensualiste:  «  Nos  droits  sont  toujours  sans  bornes, 
et  nos  devoirs  ne  sont  jamais  que  le  devoir  général 
de  satisfaire  nos  besoins.  »  Il  en  résulte  cette 
conséquence,  que  chacun  a  le  droit  de  faire  tout 
ce  qui  lui  plaît  et  tout  ce  qu'il  peut;  il  en  ré- 
sulte qu'à  proprement  parler,  il  n'y  a  ni  justice 
ni  injustice.  M.  de  Tracy  avoue  cette  conséquence. 
11  reconnaît  que,  dans  l'état  naturel,  il  n'y  a  ni 
juste  ni  injuste.  Chacun,  dans  l'état  naturel,  a 
autant  de  droits  que  de  besoins,  et  le  devoir 
général  de  satisfaire  ces  besoins  sans  aucune 
considération  étrangère.  Il  ne  commence  à  y 
avoir  de  restriction  à  ces  droits  et  à  ces  devoirs, 
qu'au  moment  où  des  conventions  tacites  ou  for- 
melles s'établissent  entre  les  hommes.  Là  seule- 
ment est  la  naissance  de  la  justice  et  de  l'injus- 
tice, c'est-à-dire  de  la  balance  entre  les  droits  de 
l'un  et  les  droits  de  l'autre,  qui  nécessairement 
étaient  égaux  jusqu'à  cet  instant.  Aussi  M.  de 
Tracy  loue-t-il  beaucoup  Hobbes  d'avoir  décou- 
vert le  vrai  principe  de  la  justice  et  de  l'injus- 
tice, en  le  plaçant  dans  les  conventions  sociales 
établies  entre  les  hommes.  C'en  est  assez  pour 
caractériser  la  morale  de  M.  Desttut  de  Tracy 
et  montrer  combien  elle  est  conséquente  avec  le 
principe  de  sa  métaphysique.  Le  même  homme  qui 
niait  ainsi  systématiquement  l'existence  de  toute 
justice  et  de  tout  droit  absolu,  par  une  contra- 
diction qui  lui  est  commune  avec  la  plupart  des 
philosophes  de  ce  siècle,  a  consacré  toute  sa  vie 
à  la  délénse  de  ces  droits  absolus  de  l'homme  et 
des  sociétés  proclamés  en  89.  Dans  un  dernier 
ouvrage,  qui  contenait  sa  politique,  il  expose  et 
défend  ces  droits  :  cet  ouvrage  est  le  Commen- 
taire sur  l'Esprit  des  lois.  Consultant  moins 
l'expérience  que  la  raison  pure  et  le  droit  absolu, 
il  trace  d'une  main  ferme  le  plan  d'une  politique 
libérale.  Le  gouvernement  parfait,  le  seul  gou- 
vernement légitime,  consiste,  selon  lui,  dans  la 
représentation  pure,  sous  un  ou  plusieurs  chefs  ; 
c'est  le  gouvernement  né  de  la  volonté  générale 
et  fondé  sur  elle,  qui  a  pour  principe  la  raison, 
pour  moyen  la  liberté,  pour  effet  le  bonheur,  où 
les  conducteurs  de  l'État  sont  les  serviteurs  des 
lois  ;  les  lois,  les  conséquences  des  besoins  na- 
turels, et  les  peines,  de  simples  empêchements 
du  mal  à  venir. 

M.  de  Tracy  avait  une  foi  profonde  en  la  vérité 
de  son  système.  Il  exprime  naïvement  cette  foi 
dans  la  préface  de  son  Traité  de  la  volonté,  qui 
parut  en  1804  :  «  Pour  le  fond  des  idées,  j'avoue 
sincèrement  que  je  crois  être  arrivé  à  la  vérité, 
et  qu'il  ne  me  reste  aucun  doute,  aucun  em- 
barras dans  l'esprit  sur  les  questions  que  j'ai 
traitées.  Mes  réflexions  et  mes  travaux  posté- 
rieurs ont  également  confirmé  mes  opinions,  et 
c'est  avec  une  sécurité  entière  que  je  me  crois 
assuré  de  la  solidité  des  principes  que  j'ai  éta- 
blis après  beaucoup  d'hésitations  et  d'incertitu- 
des. » 

Il  a  vécu  et  il  est  mort  dans  cette  foi  philosophi- 
que. Il  y  est  demeuré  fidèle  alors  que  tous  l'a- 
bandonnaient, et  on  peut  dire  qu'il  a  emporté 
avec  lui  le  sensualisme  dans  la  tombe. 

Ses  principaux  ouvrages  sont  Éléments  d'idéo- 
logie, comprenant  le  Traité  de  la  volonté,  la 
Grammaire  générale,  la  Logique,  V Idéologie, 
2  vol.  in-8,  Paris,  1804  et  1824,-  et  le  Commen- 
taire sur  l'Esprit  des  lois,  in-8,  Paris,  1819. 


DEVO 


—  384  — 


DEVO 


Ou  peut  consulter,  sur  M.  Destutt  de  Tracy, 
l'Éloge  prononce  par  M.  Guizot  à  l'Académie 
française;  la  Notice  biographique  de  M.  Mignet, 
dans  le  tome  IV  des  Mémoires  des  Sciences  mo- 
rales et  politiques  de  l'Institut  de  Fiance,  in-4, 
l'a  ris,  1844,  et  VEssai  de  M.  Damiron  sur  la 
philosophie  du  xix"  siècle.  F.  B. 

déterminisme,  voy.  fatalité,  liberté, 
Lkibniz. 

DEVOIR.  Le  philosophe  allemand  Schleierma- 
clier  distingue  trois  concepts  fondamentaux  en 
morale  :  leoien,  le  devoir,  la  vertu.  De  ces  trois 
concepts,  le  second,  à  savoir,  l'idée  du  devoir, 
a  été  particulièrement  l'objet  de  la  philosophie 
moderne.  Les  anciens,  au  contraire,  sans  avoir 
bien  entendu  ignoré  la  notion  du  devoir,  se 
sont  particulièrement  attachés  à  développer  le 
concept  du  bien  ou  celui  de  la  vertu.  Cette 
distinction  est  sensible,  par  exemple,  dans  la 
morale  pratique,  qui  chez  les  anciens  est  toujours 
fondée  sur  la  division  des  vertus,  tandis  que  chez 
les  modernes  elle  est  fondée  sur  la  division  des 
devoirs.  Même  l'idée  du  devoir,  prise  abstrac- 
tivement,  paraît  avoir  été  peu  familière  aux 
philosophes  anciens.  Platon  et  Aristote  parlent 
constamment  du  bien  (Tàyaôèv)  ;  mais  on  ne 
trouverait  pas  che2  eux  d'expression  correspon- 
dante à  ce  que  nous  appelons  le  devoir.  Les 
termes  tô  69£),),ov  ,  tô  ôeov  qui  sont  ceux  qui 
répondent  le  mieux  à  notre  idée  se  rencontrent 
rarement  dans  le  sens  précis  que  nous  attachons 
au  mot  de  devoir  :  et  surtout  ils  ne  forment 
point  comme  tels  des  expressions  rigoureuses  et 
philosophiques  dont  on  cherche  à  déterminer  le 
sens,  comme  on  le  fait  pour  tô  Té),o:,  tô  toù  ëvsxa, 
zb  xotXèv  xayaôûv,  àpèrr),  etc. 

Cependant  l'idée  d'une  loi  morale,  qui  étant 
douée  comme  les  lois  civiles,  de  la  propriété 
d'ordonner  et  de  défendre,  s'en  distingue  ce- 
pendant en  ce  qu'elle  n'est  point  écrite  ;  cette 
idée  a  été  connue  de  très-bonne  heure  dans  la 
philosophie  morale  des  Grecs  :  au  moins  se  trouve- 
t-elle  très-nettement  indiquée  dans  Socrate,  qui 
défend  énergiquement  contre  le  sophiste  Hippias 
la  doctrine  des  lois  non-écrites,  vojjioi  âypacpci; 
et  cette  idée  était  déjà  assez  connue,  pour  que 
Sophocle  l'ait  mise  sur  la  scène  dans  la  bouche 
d'Antigone.  Dans  le  Criton  de  Platon,  on  voit 
aussi  exprimée  de  la  façon  la  plus  ferme  l'idée 
de  l'obligation  absolue  inhérente  à  la  loi  morale  : 
«  Il  ne  faut,  dit  Socrate,  commettre  d'injustice 
en  aucune  façon.  —  Il  ne  faut  donc  pas  même 
faire  d'injustice  à  ceux  qui  nous  en  font.  —  Il 
ne  faut  donc  jamais  rendre  le  mal  pour  le  mal.  •> 
Aussi,  les  critiques  qui  ont  donné  des  titres  aux 
dialogues  de  Platon  ont  ajouté  au  Criton  le 
sous-titre  du  Devoir.  Mais  en  général,  Platon 
recherche  plutôt  le  beau  et  le  bon  que  l'obliga- 
tion ;  et  le  même  caractère  est  aussi  frappant, 
et  même  plus  encore  dans  Aristote. 

C'est  surtout  dans  l'école  stoïcienne  que  l'idée 
du  devoir  commence  à  se  déterminer,  mais  ce 
n'est  pas  encore  avec  la  précision  de  la  philo- 
sophie moderne.  Les  stoïciens  s'appliquent  surtout 
à  démontrer  que  le  souverain  bien  est  la  vertu 
et  non^  le  plaisir,  que  la  vertu  doit  être  re- 
cherchée pour  elle-même,  que  l'honnête  doit  être 
préféré  à  l'utile,  ou  plutôt  que  la  véritable 
utilité  ne  diffère  pas  de  l'honnête  lui-même.  On 
voit  que  c'est  toujours  l'idée  du  bien  ou  l'idée 
de  la  vertu  qui  les  préoccupe:  néanmoins,  dans 
leurs  controverses  avec  les  épicuriens,  il  était 
impossible  que  le  caractère  d'obligation  inhérent 
à  la  vertu  ne  les  frappât  pas,  et  ne  leur  servît 
de  critérium  pour  la  distinguer  du  plaisir,  de 
sorte  que  leur  philosophie  est  pleine  du  senti- 
ment du  devoir,  sans  en  dégager  encore  entière- 


ment l'idée.  La  distinction  célèbre  du  xaôJjxov  et 
du  xaTooOiiaa  nous  fait  approcher  d'aussi  près 
que  possible  de  la  notion  moderne  du  devoir. 
Le  v.a.fifif.0-'  exprime  toute  action  convenable,  ou 
si  l'on  veut  naturelle,  «  dont  on  peut  donner 
quelques  raisons  plausibles  »,  par  exemple  des 
raisons  d'utilité  ou  de  sentiment  :  soigner  sa 
santé,  ménager  sa  fortune,  nourrir  ses  enfants; 
c'est  ce  que  Cicéron  appelle  les  devoirs  moyens, 
officia  média.  Au-dessus  de  ces  devoirs  infé- 
rieurs, qui  ne  sont  pas  même  rigoureusement 
des  devoirs,  mais  simplement  des  fonctions,  un 
degré  supérieur  de  sagesse  ou  de  vertu  constitue 
le  xaTopQàJaa  (^officia  perfecta  ou  absolument 
perfectum),  la  perfection,  \e  parfait  en  soi,  le- 
quel consiste  à  accomplir  les  mêmes  actions  que 
nous  avons  appelées  déjà  xafiri/ovca,  mais  à  les 
accomplir  dans  un  autre  esprit,  non  comme  con- 
formes à  nos  inclinations  naturelles,  mais  comme 
bonnes  en  soi,  et  conformes  à  l'ordre  des  choses. 
On  voit  que  de  toutes  les  expressions  de  la  ter- 
minologie éthique  des  anciens,  c'est  bien  le  t6 
xaTopÔwaa  qui  correspond  le  mieux  à  notre 
idée  du  devoir  absolu  :  encore  cette  expression 
signifie-t-elle  surtout  la  perfection  idéale  de  la 
sagesse  humaine  plutôt  que  la  notion  de  l'obli- 
gation prise  en  soi. 

L'analyse  de  la  notion  du  devoir,  comme  on 
doit  s'y  attendre,  fit  peu  de  progrès  dans  la 
philosophie  alexandrine  et  dans  la  philosophie 
scolastique.  C'est  vers  le  xvii«  siècle  que  nous 
voyons  s'opérer  dans  les  traités  de  morale  le 
changement  que  nous  avons  déjà  signalé^  à 
savoir,  la  classification  des  devoirs  substituée  à 
la  classification  des  vertus.  Dans  la  Somme  de 
saint  Thomas  d'Aquin,  c'est  encore  la  théorie 
des  vertus  et  des  vices  qui  sert  de  cadre  à 
l'exposition  de  la  morale  pratique.  Mais  dans 
les  œuvres  de  Grotius,  de  Puffendorf,  de  Cum- 
berland,  de  Malebranche,  on  voit  les  devoirs 
distingués,  comme  nous  le  faisons  aujourd'hui 
par  leurs  objets;  de  là  la  distinction  des  devoirs 
en  trois  classes  :  envers  nous-mêmes,  envers 
nos  semblables  et  envers  Dieu.  Cette  classifica- 
tion doit  avoir  vraisemblablement  son  origine 
dans  cette  parole  de  l'Évangile  :  «  Aime  Dieu 
par-dessus  toute  chose  et  ton  prochain  comme 
toi-même.  »  Mais  nous  ne  saurions  dire  exacte- 
ment à  quelle  époque  elle  s'est  introduite  dans 
l'enseignement  de  l'Éthique. 

Une  autre  distinction  importante  et  d'un  grand 
usage  dans  l'enseignement  est  la  distinction  entre 
les  devoirs  stricts  et  les  devoirs  larges  (stricta 
et  laxa),  les  premiers  appelés  aussi  devoirs 
parfaits,  les  seconds  devoirs  imparfaits  {per- 
fecta et  imper fecta).  On  pourrait  croire  que  cette 
distinction  a  été  empruntée  aux  stoïciens  et  re- 

firoduit  la  distinction  signalée  plus  haut  entre 
es  xa0^x.ovTa  et  les  xaropfxSaaTa  [offbcia  média, 
officia  perfecta);  mais  il  n'y  a  là  qu'une  analogie 
apparente.  Nous  avons  vu  plus  haut  quel  était  le 
sens  de  la  distinction  stoïcienne  :  celle  que  nous 
signalons  maintenant  a  un  tout  autre  caractère. 
Les  devoirs  stricts  selon  l'école,  sont  ceux  qui 
ne  laissent  aucune  liberté  dans  l'application  : 
par  exemple,  rendre  un  dépôt.  Il  n'y  a  pas  là 
de  plus  ou  de  moins.  Un  devoir  large,  au  con- 
traire, c'est  celui  dont  l'application  est  plus  ou 
moins  laissée  à  l'appréciation  de  l'agent  moral  : 
par  exemple,  cultiver  son  intelligence.  En  effet, 
cela  est  bien  un  devoir  ;  mais  dans  quelle  me- 
sure doit-on  cultiver  son  esprit,  et  de  quelle 
manière,  c'est  ce  dont  l'individu  paraît  être  le 
seul  juge.  Cette  distinction  importante,  mais 
qui  n'est  pas  sans  difficulté,  paraît  devoir  être 
attribuée  à  l'école  de  Wolf  :  car  on  ne  la  rencontre 
guère  dans  les  moralistes  antérieurs;  et  Kant^ 


DEVO 


—  385  — 


DEVO 


au  contraire,  en  fait  constamment  usage  dans  sa 
morale. 

Nous  arrivons  enfin  à  celui  de  tous  les  philo- 
sophes modernes  qui  a  étudié  avec  le  plus  de 
précision  et  de  profondeur  la  notion  du  dcoir, 
■et  lui  a  donné  enfin  dans  la  philosophie  morale 
la  place  qu'elle  devait  avoir.  Sans  méconnaître 

3U6  beaucoup  des  idées  de  Kant  se  rencontrent 
ispersées  ou  plus  ou  moins  enveloppées  dans 
la  philosophie  ancienne,  ou  dans  les  moralistes 
du  xvu"  siècle,  on  ne  peut  nier  cjue  ce  ne  soit 
lui  qui  ait  vérUablement  constitue  la  théorie  du 
devoir  sur  ses  bases  définitives.  Aussi  n'avons- 
nous  rien  de  mieux  à  faire  ici  qu'à  résumer  sa 
théorie,  en  indiquant  les  points  où  elle  peut 
encore  laisser  à  désirer. 

^La  seule  chose  qui  puisse  être  tenue  pour 
bonne  sans  restriction,  nous  dit  Kant,  c'est  une 
bonne  volonté.  Les  dons  les  plus  heureux  de  la 
nature  ou  de  la  fortune  peuvent  devenir  inutiles 
ou  même  pernicieux.  Mais  une  volonté  n'est  pas 
bonne  par  le  but  qu'elle  recherche  :  elle  l'est 
par  elle-même,  et  brille  de  son  propre  éclat, 
comme  une  pierre  précieuse  qui  ne  tire  aucun 
avantage  de  son  utilité.  Elle  ne  l'est  pas  non 
plus  par    les  inclinations  même  heureuses   qui 

»  peuvent  la  déterminer  à  agir.  Une  action,  même 
louable,  mais  dont  le  principe  est  une  inclination 
naturelle,  ou  une  vive  sympathie,  n'est  pas  en- 
core une  action  morale  :  elle  peut  mériter  des 
éloges,  il  est  utile  d'en  encourager  de  sembla- 

»bles;  elle  peut  être  belle,  elle  n'est  pas  encore 
bonne. 
Le   caractère  distinctif  d'une   bonne  volonté 
n'est  donc  ni  dans  le  but,  ni  dans  les  mérites 
de  la  volonté  même  :  il  ne  peut  être  que  dans 

tle  principe  d'après  lequel  elle  agit,  et  dans  son 
rapport  avec  ce  principe.  Or,  ce  principe  ne  doit 
pas  se  tirer  de  la  sensibilité,  mais  de  la  raison- 
il  ne  doit  pas  être  matériel,  mais  formel  :  sans 
xjuoi  il  se  confondrait  soit  avec  le  but,  soit  avec  les 
mobiles  de  l'action,  et  par  conséquent,  il  n'aurait 
pas  encore  le  caractère  moral.  Enfin  il  doit  s'ap- 
pliquer non-seulement  à  toute  volonté  humaine, 
mais  encore  à  toute  créature  raisonnable.  En  un 
mot,  c'est  un  principe  a  priori,  mais  un  principe 
de  la  raison  pratique  et  non  de  la  raison  spécu- 
lative. Ce  principe  est  le  devoir,  que  nous  devons 
examiner  de  plus  près. 

Si  l'on  se  représente  une  volonté  qui  n'obéisse 
pas  nécessairement  à  la  raison,  qui  soit  partagée 
et  tour  à  tour  déterminée  par  des  principes 
formels  et  parj  des  mobiles  matériels  (c'est-à- 
dire  tantôt  par  la  raison,  tantôt  par  la  sensibilité. 
Voy.  l'art.  Kant),  dans  cet  état  la  volonté  n'est 
pas  absolument  bonne;  et  comme  elle  n'obéit 
pas  toujours  ni  naturellement  à  la  raison,  elle 
est  en  quelque  sorte  contrainte,  mais  par  une 
contrainte  toute  morale  à  lui  obéir.  Cette  con- 
trainte exercée  par  la  raison  sur  la  volonté  est  ce 
que  Kant  appelle  un  impératif. 

11  y  a  plusieurs  sortes  d'impératifs.  Ceux  qui 
commandent  une  certaine  action,  non  pour  l'ac- 
tion elle-même,  mais  pour  le  résultat  qu'on  ne 
peut  obtenir  que  par  elle,  sont  des  impératifs 
hypothétiques  :  par  exemple,  les  préceptes  du 
médecin  pour  guérir  les  malades,  ou  ceux  de 
l'empoisonneur  pour  tuer  ses  victimes,  sont  égale- 
ment des  impératifs,  mais  conditionnels  ou 
hypothétiques,  c'est-à-dire  subordonnés  à  une 
certaine  fin.  et  à  ce  titre  ils  sont  également 
bons  et  utiles.  En  général,  les  préceptes  qui 
servent  à  l'accomplissement  de  nos  désirs,  et  du 
plus  grand  de  nos  désirs,  le  bonheur,  sont  des 
impératifs  hypothétiques.  La  formule  de  ces 
sortes  d'impératifs  est  cette  maxime  si  connue  : 
«  Qui  veut  la  fin  veut  les  moyens.  » 

DICT.   PHILOS. 


Mais  il  est  une  sorte  d'impératif  qui  commande 
l'action,  non  pour  son  résultat,  mais  pour  elle- 
même,  et  qui  n'a  rapport  qu'au  principe  et  à 
l'essence  de  l'action  :  c'est  l'impératif  catégo- 
rique (absolu),  l'impératif  de  la  moralité.  Sa 
formule  est  :  «  Fais  ton  devoir,  advienne  que 
pourra.  » 

Les  préceptes  de  la  première  espèce  ne  sont 
à  vrai  dire  que  des  conseils  ou  des  règles;  mais 
les  impératifs  catégoriques  méritent  seuls  le 
nom  de  lois  ou  d'ordres. 

On  voit  donc  que  les  règles  ou  conseils  (les 
règles  de  lliabileté,  les  conseils  de  la  prudence), 
se  rapportant  toujours  à  un  certain  but,  n'ont 
de  valeur  qu'autant  qu'on  connaît  ce  but,  et 
qu'on  les  y  approprie.  — Au  contraire,  les  lois 
pratiques  (c'est-à-dire  morales)  s'imposent  par 
elles-mêmes,  et  contraignent  la  volonté  à  l'action 
indépendamment  du  résultat  :  elles  ont  donc 
une  évidence  immédiate,  qui  fait  qu'aussitôt 
aperçues  la  volonté  sait  qu'elle  doit  y  obéir  en 
tant  que  volonté  ;  mais  cela  implique  que  ces 
lois  s'imposent  à  toute  volonté  quelle  qu'elle 
soit.  Ainsi  ce  genre  de  lois  a  nécessairement  pour 
caractère  l'universalité,  et  elles  se  résolvent  dans 
la  formule  suivante  :  «  Agis  toujours  d'après  une 
maxime  telle  que  tu  puisses  vouloir  qu'elle  soit 
une  loi  universelle.  »  C'est  à  ce  signe  que  nous 
reconnaîtrons  infailliblement  la  loi  du  devoir  : 
car  chacun  de  nous,  lorsqu'il  viole  cette  loi, 
veut  bien  se  permettre  par  là  quelcjue  exception, 
comme  n'étant  pas  de  grande  conséquence,  mais 
il  ne  peut  pas  vouloir  que  la  loi  n'existe  pas; 
car  il  ne  consentirait  pas  pour  cela  à  ce  que  la 
loi  soit  violée  à  son  égard,  aussi  bien  qu'il  la 
viole  lui-même.  Par  exemple,  celui  qui  prend 
quelque  chose  au  voisin,  veut  bien  se  permettre 
cela;  mais  il  ne  consentira  pas  à  reconnaître 
d'une  manière  universelle  et  absolue  qu'il  est 
permis  de  prendre  ce  qui  ne  vous  appartient 
pas. 

Mais  nous  n'avons  jusqu'ici  qu'une  formule 
représentative  de  la  loi;  nous  ne  savons  rien 
de  son  contenu. 

Toute  action  a  une  fin,  même  celle  qui  ne 
par  ait  pas  être  faite  pour  une  fin.  Mais  il  faut 
distinguer  entre  les  fins  matérielles  ou  objets 
particuliers  du  désir,  et  qui  sont  toutes  relatives 
à  la  nature  particulière  de  la  faculté  de  désirer, 
et  les  fins  formelles  ou  objectives,  qui  sont 
présentées  par  la  raison  à  tout  être  raisonnable 
comme  les  objets  absolus  du  devoir.  Les  fins 
relatives  et  subjectives  donnent  lieu  aux  impé- 
ratifs hypothétiques,  c'est-à-dire  à  ceux  qui  nous 
commandent  de  chercher  certains  moyens  re- 
latifs à  certaines  fins,  relatives  elles-mêmes.  Les 
fins  objectives  donnent  lieu  à  l'impératif  caté- 
gorique qui  nous  ordonne  une  action  comme 
ayant  une  valeur  absolue  par  rapport  à  une  fin 
absolue. 

Or  l'être  raisonnable  en  général  est  une  fin 
absolue,  c'est-à-dire  qu'il  ne  doit  jamais  se 
regarder  lui-même  comme  un  moyen,  mais 
toujours  comme  une  fin.  Toutes  les  fois,  par 
exemple,  que  l'homme  obéit  à  ses  inclinations 
au  préjudice  de  sa  raison,  il  se  sert  de  lui- 
même  comme  d'un  moyen.  Or,  c'est  là  le  ca- 
ractère propre  des  choses.  Les  personnes,  au 
contraire,  ne  doivent  être  jamais  traitées  de 
cette  manière  ;  elles  sont  des  choses  en  soi,  et, 
à  ce  titre,  inviolables  et  respectables  à  toute 
volonté  étrangère  aussi  bien  qu'à  elle-même  : 
ce  qui  restreint,  à  la  vérité,  la  liberté  de  chacun, 
et  en  même  temps  la  protège  et  rend  l'homme 
respectable  à  l'homme.  La  première  formule 
proposée  par  Kant  se  transforme  donc,  et  doit 
s'exprimer  en  ces  termes  :  «  Agis  de  telle  sorte 

25 


DEVO 


386  — 


DIAG 


que  tu  traites  toujours  l'humanité,  soit  dans  ta 
personne,  soit  dans  la  personne  "d'au trui,  comme 
une  fin,  et  que  tu  ne  l'en  serves  jamais  comme 
un  moyen.  »  D'après  celte  formule,  nos  actions 
doivent  non-seulement  ne  pas  profaner  l'humanité 
(cft  violant  ses  droits),  mais  encore  s'accorder  avec 
elle,  c'esl-à-dire,  la  perfectionner  et  l'améliorer. 
De  là  la  distinction  des  devoirs  stricts  et  des 
devoirs  larges. 

Mais  tant  que  l'on  considérera  le  principe  de 
la  moralité  comme  une  loi  extérieure  à  laquelle 
la  volonté  est  soumise,  on  ne  comprendra  jamais 
qu'elle  y  obéisse  simplement,  sans  qu'une  force 
quelconque  ou  un  attrait  l'y  détermine,  ce  qui 
serait  détruire,  nous  l'avouons,  l'universalité  de 
la  loi.  On  ne  comprend  donc  l'universalité  du 
principe  moral  qu'à  la  condition  qu'il  soit  non- 
seulement  une  loi  de  la  volonté,  mais  une  loi 
voulue  et  portée  par  elle,  en  un  mot  à  la  condi- 
tion qu'elle  soit  une  législation  volontaire  de 
l'être  raisonnable. 

Kant  se  représente  ainsi  un  règne  des  fins, 
c'est-à-dire  un  certain  idéal  compris  de  toutes 
les  volontés  raisonnables,  qui  sont  toutes  et  se 
regardent  les  unes  les  autres  comme  fins  en  soi; 
mais  qui  ne  le  sont  qu'à  la  condition  d'instituer 
elles-mêmes  une  loij  et  de  l'établir  en  même 
temps  pour  toutes  les  volontés  raisonnables. 
C'est  ce  principe  que  Kant  appelle  Vaulonomie 
de  la  volonté  :  c'est  ce  privilège  de  participer  à 
la  législation  universelle,  et  de  n'obéir  qu'à  des 
lois  universelles,  mais  portées  par  elles-mêmes, 
qui  seul  donne  à  la  créature  raisonnable  une 
valeur  intrinsèque  et  absolue.  Ce  nouveau  carac- 
tère de  la  loi  morale  s'exprime  par  cette  nouvelle 
formule  :  «  Agis  de  telle  sorte  que  ta  volonté 
puisse  se  considérer  elle-même,  comme  dictant 
par  ses  maximes  des  lois  universelles.  » 

Trois  principes  résument  donc  la  doctrine  de 
Kant  sur  le  devoir  :  1°  l'impératif  catégorique; 
2°  l'humanité  considérée  comme  fin  en  soi; 
3°  l'autonomie  de  la  volonté. 

On  ne  peut  nier  que  cette  doctrine  ne  contienne 
quelques-uns  des  fondements  indestructibles 
d'une  théorie  complète  du  devoir.  La  séparation 
de  l'idée  de  devoir  et  de  tout  motif  intéressé, 
l'obligation  absolue  de  la  loi  abstraction  faite 
du  but,  l'universalité  de  cette  loi;  l'homme,  en 
tant  que  créature  libre  et  raisonnable,  considéré 
comme  inviolable,  enfin  la  loi  elle-même  ayant 
son  principe  dans  l'intériorité  même,  et  aans 
l'essence  de  l'être  moral,  et  ne  pouvant  jamais 
résulter  d'une  force  ou  puissance  extérieure, 
qui  ne  serait  pas  autorisée  et  confirmée  par  le 
aictamen  de  la  conscience  :  tels  sont  les  points 
vraiment  inébranlables  de  la  doctrine  de  Kant. 
On  peut  faire  et  l'on  a  fait  à  cette  théorie  du 
devoir  trois  reproches  principaux  :  1°  Kant  déduit 
l'idée  du  bien  de  l'idée  du  devoir,  tandis  que 
logiquement  c'est  le  contraire  qu'il  faudrait  faire. 
On  ne  dira  pas  ;  cela  est  bien,  car  c'est  mon 
devoir;  mais  on  dira  :  c'est  mon  devoir,  car  cela 
est  bien.  2°  11  ne  faut  pas  dire  que  la  loi  est 
portée  par  la  volonté,  mais  par  la  raison.  Un 
être  n'obéira  pas  moins  à  lui-même  en  obéis- 
sant à  la  raison,  qu'en  obéissant  à  la  volonté. 
Mais  au  moins,  y  a-t-il  là  un  principe  absolu 
et  régulateur,  tandis  qu'on  ne  comprend  pas  une 
volonté  se  faisant  des  règles  à  soi-même  :  c'est, 
à  ce  qu'il  semble,  le  pur  caj^ice.  3"  Enfin,  Kant 
considère  trop  le  devoir  comme  une  discipline, 
l'homme  comme  un  soldat,  la  loi  comme  une 
consigne.  La  libre  initiative  de  l'individu,  qui 
même  en  morale  doit  avoir  sa  part,  n'a  presque 
aucune  place  dans  sa  doctrine.  Telles  sont  les 
réserves  que  l'on  peut  faire  à  la  théorie  du 
devoir  dans  la  philosophie  de  Kant  :  mais  ces 


réserves  laissent  intactes  les  bases  fondamentales 
de  son  analyse.  P.  J. 

DEXIPPÈ,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec 
l'historien  de  ce  nom.  comme  Ta  fait  Vossius, 
était  disciple  de  Jamblique,  et  florissait  vers  le 
milieu  du  iv"  siècle.  Il  est  connu  par  un  petit 
ouvrage  fort  bien  composé  sur  les  Catégories 
d'Arislote.  C'est  un  dialogue  en  trois  livres  entre 
lui  et  Séleucus,  l'un  de  ses  disciples.  L'élève 
propose  des  questions  et  des  doutes  plus  ou 
moins  graves,  et  le  maître  donne  sur  chaque  dif- 
ficulté des  solutions  précises  et  le  plus  souvent 
fort  élégantes.  Le  premier  livre  de  ce  dialogue 
est  consacré  aux  Catégories  mêmes;  les  deux  au- 
tres à  défendre  les  Catégories  contre  les  attaques 
de  Plotin.  C'est  une  polémique  curieuse  dont 
l'histoire  de  la  philosophie  n'a  pas  en  général 
tenu  assez  de  compte,  et  qui  doit  désormais  y 
prendre  place.  Les  arguments  de  Dexippe  sont  en 
général  Irès-clairs,  très-précis,  et  ils  repoussent 
victorieusement  ceux  de  Plotin.  Dexippe,  qui  a 
le  titre  de  philosophe  platonicien  dans  tous  les 
manuscrits,  soutient,  dans  ce  petit  ouvrage,  une 
doctrine  toute  péripatéticienne;  mais  il  n'y  a  rien 
en  ceci  qui  doive  étonner,  et  bon  nombre  de 
platoniciens  ont,  comme  lui,  défendu  les  princi- 
pes d'Aristote. 

L'ouvrage  de  Dexippe  n'a  pas  encore  été  publié 
en  grec,  quoiqu'il  méritât  certainement  de  l'être. 
La  grande  édition  de  Berlin  en  a  donné  quel- 
ques fragments  très-courts  dans  le  quatrième 
volume  des  Commentaires  sur  les  Catégories; 
mais  ces  extraits  sont  tout  à  fait  insuffisants  pour 
faire  connaître  le  style  et  la  manière  de  Dexippe. 
Son  ouvrage  entier  n'est  connu  jusqu'à  présent 
que  par  la  traduction  latine  de  Bernard  Félicien, 
publiée  en  1549  (in-8,  Paris),  avec  une  traduc- 
tion de  l'ouvrage  de  Porphyre  par  demandes  et 
par  réponses  sur  les  Catégories;  ce  travail  a  été 
reproduit  en  in-folio,  1566.  Le  texte  original 
se  .trouve  dans  plusieurs  manuscrits  de  la  bi- 
bliothèque Médicis,  de  la  bibliothèque  de  Ma- 
drid, et  ce  serait  un  service  assez  important  à 
renare  à  la  philosophie  que  de  le  publier  com- 
plètement. Yriarte,  dans  son  Catalogue,  a  donné 
en  grec,  d'après  le  manuscrit  de  Madrid,  l'index 
des  chapitres  des  deux  premiers  livres.  Il  paraît 
qu'outre  cet  ouvrage  de  Dexippe,  les  manuscrits 
contiennent  un  second  dialogue  avec  Séleucus 
et,  de  plus,  un  dialogue  spécial  sur  la  quantité. 
Les  monuments  de  la  philosophie  au  iV  siècle 
sont  trop  peu  nombreux  pour  qu'il  ne  soit  point 
à  désirer  de  voir  reproduire  ceux-là.  La  traduc- 
tion de  Félicien  suffit  pour  prouver  que  cette 
publication  ne  serait  pas  sans  utilité.    B.  S.-H. 

SIAGORAS  DE  Mélos,  un  sophiste  qui  s'est 
rendu  célèbre  par  son  athéisme,  passe  pour  avoir 
été  le  disciple  et  l'afl'ranchi  de  Démocrite.  Il 
commença  par  écrire  des  dithyrambes  en  l'hon- 
neur de  l'Esprit  et  du  Destin,  mais  trompé  par 
un  dépositaire  infidèle,  qui  demeura  impuni,  il 
cessa  de  croire  aux  dieux  et  tourna  en  dérision 
le  culte  qu'on  leur  rendait.  A  Samothrace,  quel- 
qu'un lui  citait  comme  démonstration  de  la 
Providence,  le  grand  nombre  d'offrandes  faites 
aux  dieux  Cabires,  par  les  navigateurs  échappés 
du  naufrage.  «  Que  serait-ce,  fépondit-il,  si  tous 
ceux  qui  ont  péri  avaient  pu  apporter  les  leurs?» 
A  Atliènes,  en  compagnie  d'Alcibiade  et  d'autres 
jeunes  gens,  il  osa  contrefaire  les  cérémonies 
d'Eleusis  :  c'était  se  perdre  infailliblement.  On 
l'accusa  devant  les  tribunaux  :  V  d'avoir  profané 
les  mystères  sacrés  des  grandes  déesses;  2°  d'a- 
voir divulgué  ces  mystères;  d'avoir  détourné  ses 
amis  de  s'y  faire  initier.  Diagoras  prit  la  fuite  : 
il  y  allait  de  sa  vie.  En  la  xci"  olympiade,  entre 
les  années  416  et  412  avant  notre  ère,  fut  rendu 


DICE 


—  387  — 


DIDE 


et  gravé  sur  la  pierre  le  décret  qui  le  déclarait 
coupable  et  mettait  sa  tète  à  prix.  Diagoras  mou- 
rut paisiblement  à  Corinthc ,  oii  il  s'était  retiré. 

Quelques  critiques,  Pères  de  l'Ëglise  pour  la 
plupart,  ont  insinué  que  Diagoras  n'avait  peut- 
être  pas  nié  Dieu,  mais  seulement  les  dieux  po- 
fmlaires.  Cette  interprétation,  qui  ferait  de  l'af- 
ranchi  de  Dcmocrile  un  martyr  de  la  vérité 
comme  Anaxagore  et  comme  Socrate,  a  contre 
elle  le  texte  formel  de  Cicéron  {de  Nat.  Dcor., 
lib.  I,  c.  I). 

Les  seuls  auteurs  à  consulter  sont  :  le  Sco- 
liastc  d'Aristophane  {Oiseaux,  v.  1073),  qui  donne 
le  décret  porté  contre  Diagoras  ;  —  Sextus  Em- 
piricus,  Adv.  Phys.,  lib.  IX,  c.  un;  llypot. 
Pyrrh.,  lib.  III,  p.  218;  —  Cicéron,  de  Nat. 
Deor. jY>assim;  —  Valcre-Maxime,  liv.  I,c.  i. 

X. 

DIAL.LÉLE,  et  non  pas  Dialèle,  comme  on 
l'écrit  quelquefois  (de  6t'  âXXriXa,  l'un  par  l'au- 
tre). Ce  terme,  tout  à  fait  grec,  répond  parfai- 
tement à  notre  mot  cercle.  Il  sert  à  désigner  le 
paralogisme  où  l'on  tombe  quand  on  fait  entrer 
dans  une  définition  le  mot  même  qu'il  s'agit  de 
définir,  ou  un  autre  qui  en  dérive  immédia- 
tement :  par  exemple,  la  bonté  c'est  ce  qui  fait 
qu'un  être  est  bon,  ou  bien  lorsqu'on  veut  dé- 
montrer l'une  par  l'autre  deux  propositions  qui 
ont  également  besoin  de  preuve.  Malebranche 
nous  offre  un  exemple  célèbre  de  cette  manière 
de  raisonner,  lorsqu'il  veut  démontrer  l'existence 
des  corps  par  la  révélation,  oubliant  que  la  ré- 
vélation suppose  elle-même  l'existence  des  corps, 
puisqu'elle  ne  peut  se  communiquer  à  nous  que 
par  les  livres  et  par  l'organe  de  certains  hommes. 
Avant  de  recevoir  cette  signification  générale,  et 
de  passer  dans  la  langue  ordinaire  de  la  logique, 
le  mot  diallèle  a  été  employé  dans  un  sens  par- 
ticulier par  les  sceptiques  de  l'antiquité.  Ils  l'ap- 
pliquaient à  la  science  elle-même,  qu'ils  regar- 
daient comme  impossible,  sous  prétexte  qu'elle 
est  condamnée  à  tourner  éternellement  dans  un 
cercle  :  car,  disaient-ils,  il  n'y  a  pas  de  science 
sans  démonstration;  or  toute  démonstration  re- 
pose en  dernière  analyse  sur  certains  principes 
qui  eux-mêmes  ne  peuvent  pas  être  démontrés 
et  que,  dans  notre  impuissance,  nous  regardons 
comme  évidents  par  eux-mêmes,  Voy.  Agrippa, 
Pyrrhon,  Scepticisme,  etc. 

DIBATIS.  Terme  de  convention  mnémonique 
par  lequel  les  logiciens  désignaient  un  des  modes 
de  la  quatrième  figure  du  syllogisme. 

Voy.  la  Logique  de  Port-Royal,  3'  partie,  et 
l'article  Syllogisme. 

SICÉAKaUE  DE  Messine,  disciple  d'Aristote, 
florissait  vers  320  avant  J.  C.  Il  partageait  l'opi- 
nion d'Aristoxène  sur  la  nature  de  l'âme;  c'est- 
à-dire  qu'il  la  faisait  résulter  de  l'harmonie  des 
éléments,  de  l'ensemble  des  formes  et  des  fonc- 
tions du  corps.  Le  mouvement  organique  était 
considéré  comme  le  principe  de  cette  harmonie. 
L'âme  et  la  raison,  selon  Dicéarque,  ne  sont  rien 
de  réel,  rien  qui  ait  une  existence  propre  ;  mais 
un  certain  état  du  corps,  un  certain  mouvement 
engendré  par  la  combinaison  des  divers  éléments 
physiques,  dès  l'instant  où  la  nature  les  a  réunis. 
11  ne  pouvait  donc  pas  admettre,  et  il  rejette  en 
eff"et  le  dogme  de  l'immortalité  de  l'âme.  Mais  à 
peine  est-il  nécessaire  de  dire  que  ce  n'est  pas 
ainsi  que  pensait  Aristote  lorsqu'il  faisait  de 
l'àme  la  forme  du  corps  animé.  La  forme  ou  l'en- 
téléchie  dont  parle  le  chef  du  Lycée  n'a  rien  de 
commun  avec  ce  grossier  matérialisme  (voy. 
Aristote  et  Péripatétisme). 

Malgré  ces  opinions,  qui  ne  laissent  plus  sub- 
sister aucune  distinction  entre  l'âme  et  le  corps, 
Dicéarque   admettait  la   possibilité  de  la  divi- 


nation, tout  en  soutenant  qu'il  vaut  mieux  igno- 
rer l'avenir  que  de  le  connaître. 

Dicéarque  n'est  pas  seulement  connu  comme 
philosophe;  il  s'est  fait  aussi  une  réputation  dans 
les  autres  sciences.  11  est  le  premier  qui  ait 
introduit  la  géographie  dans  le  cercle  des  études 
de  son  école.  On  lui  attribue  de  vastes  connais- 
sances historiques,  et,  si  nous  en  croyons  Suidas, 
il  avait  écrit  sur  la  république  de  Sparte  un  ou- 
vrage qu'une  loi  ordonnait  de  lire  chaque  année, 
dans  le  palais  des  éphores,  en  présence  des 
jeunes  gens. 

Les  opinions  de  Dicéarque  sur  la  nature  de 
l'âme  étaient  exposées  dans  deux  ouvrages,  tous 
deux  sous  la  forme  de  dialogues  et  divisés  en 
trois  livres  :  l'un  était  intitulé  les  Corinthia- 
ques,  et  l'autre  les  Lcsbiaques.  Entre  beaucoup 
d'autres  livres  attribués  à  sa  plume,  nous  citerons 
encore  les  Vies  des  Hommes  illusti'es,  où  Dio- 
gène  Laërce  a  beaucoup  puisé.  Les  fragments 
qui  nous  restent  de  Dicéarque  ont  été  recueillis 
et  publiés  par  H.  Estienne,  avec  des  notes  de 
Casaubon,  in-8,  Paris,  1589;  par  D.  Heinsius, 
2  vol.  in-f",  Leyde,  1613;  par  Dodwel,  de  Di- 
cearcho  ejusque  fragmentis;  dans  le  recueil  de 
Hudson  :  Geographiœ  veteris  scriptores  grœci 
minores,  4  vol.  in-8,  Oxford,  1698-1712.  Consultez 
Ravaisson,  Essai  sur  la  mélaphijsique  d'Aris- 
tote, tome  II,  Paris,  1837-46,  in-8;  Bayle,  Dic- 
tionnaire historique,  art.  Dicéarque.      J.  T. 

DIDEROT.  11  est  impossible  de  parcourir  la 
volumineuse  collection  des  oeuvres  de  Diderot, 
sans  être  frappé  de  la  supériorité  de  cet  esprit 
vraiment  universel,  et  sans  le  placer  tout  d'abord 
fort  au-dessus  de  sa  réputation.  Cette  impression 
favorable  est  devenue  générale  en  France,  depuis 
qu'une  nouvelle  édition  a  répandu  la  connais- 
sance des  idées  de  ce  célèbre  écrivain.  Ce  n'est 
pas,  du  reste,  que  Diderot  ait  été  méconnu  de 
ses  contemporains.  Sans  parler  des  éloges  en- 
thousiastes dont  le  comblèrent  ses  amis  et  ses 
admirateurs  passionnés,  les  plus  grands  esprits 
du  xviii'  siècle  ont  rendu  hommage  à  l'immense 
activité  de  son  esprit  et  à  la  prodigieuse  variété 
de  ses  connaissances.  Rousseau  disait  de  Diderot 
à  Mme  d'Épinay  :  «  C'est  un  génie  transcendant 
comme  il  n'y  en  a  pas  deux  dans  ce  siècle.  » 
«  J'attends  avec  impatience,  écrivait  Voltaire  à 
Thieriot,  les  réflexions  de  Pantophile  Diderot  sur 
Tancrède.  Tout  est  dans  la  sphère  d'activité  de 
son  génie;  il  passe  des  hauteurs  de  la  méta- 
physique au  métier  d'un  tisserand,  et  de  là  il  va 
au  théâtre....  C'est  peut-être  le  seul  homme  ca- 
pable de  faire  l'histoire  de  la  philosophie.  » 

Cette  universalité  de  connaissances,  et  cette 
incomparable  activité  d'esprit,  expliquent  l'ad- 
miration des  contemporains,  et  l'indinérence  de 
la  postérité.  Les  contemporains  ont  vu  Diderot  à 
l'œuvre.  Ils  ont  assisté  au  grand  travail  de  VEn- 
cyclopédie,  commencé  par  d'Alembert  et  Diderot, 
et  terminé  par  les  efforts  de  Diderot  abandonné  à 
lui-même.  Ils  ont  entendu  cette  parole  puissante 
et  inspirée  qui  embrassait  tout  dans  ses  fécondes 
digressions,  histoire,  érudition,  arts,  sciences  et 
philosophie,  et  dont  ses  écrits,  toujours  pleins 
de  verve,  et  étincelants  de  vues  originales  et 
profondes,  ne  sont  qu'un  écho  fort  affaibli.  C'est 
dans  ces  brillantes  causeries  de  salon  que  Di- 
derot laissait  échapper,  comme  au  hasard  et  en 
abondance,  des  pensées  sur  toute  matière,  supé- 
rieures à  tout  ce  que  renferment  les  traités  ex 
professa,  et  qu'on  admirait  tour  à  tour  la  sub- 
tilité du  métaphysicien,  la  finesse  et  la  profon- 
deur du  critique,  la  précision  du  savant,  l'élo- 
quence de  l'orateur.  Que  nous  est-il  resté  de  tout 
cela?  Beaucoup  d'essais  et  de  digressions,  et  pas 
un  livre.  V Encyclopédie  atteste  l'immense  savoir 


DIDE 


—  388  — 


DIDE 


et  la  prodigieuse  activité  de  Diderot;  mais  il  ne 
faut  y  chercher  ni  l'originalité  de  son  esprit,  ni 
les  doctrines  qui  lui  sont  propres.  La  prudence 
faisait  un  devoir  aux  auteurs  de  ce  grand  ouvrage, 
de  n'y  rien  publier  de  contraire  a  la  religion  et 
aux  croyances  communes.  Malheureusement  pour 
la  gloire  de  Diderot,  la  postérité  ne  connaît  que 
les  livres.  Quel  que  soit  le  génie  d'un  homme, 
quelque  influence  et  quelque  prestige  qu'il  ait 
exercés  sur  ses  contemporains,  s'il  n'a  pris  soin 
de  recueillir  toute  sa  pensée  et  de  concentrer 
tout  son  talent  dans  une  œuvre  complète,  il  ira 
se  confondre,  se  perdre  dans  la  foule  des  esprits 
d'un  mérite  secondaire  :  Diderot  en  est  un  frap- 
pant exemple.  Ce  critique  profond  et  novateur 
qui  a  créé  l'esthétique  des  beaux-arts  et  inventé 
le  drame,  est  moins  populaire  que  le  Batteux, 
Marmontel  et  Laharpe;  ce  métaphysicien  qui, 
dans  ses  lettres  sur  les  aveugles  et  les  sourds- 
muets,  a  frayé  la  route  à  Condillac  et  à  tous  les 
idéologues  du  xvni=  siècle,  obtient  à  peine  une 
mention  dans  l'histoire  de  la  philosophie,  où 
tant  d'esprits  médiocres  occupent  une  large 
place. 

Après  la  nouvelle  publication  des  œuvres  de 
Diderot,  après  tout  ce  qui  a  été  dit  en  sens  con- 
traire par  les  panégyristes  et  les  détracteurs  de 
ce  rare  esprit,  il  ne  s'agit  plus  d'accuser  ni  de 
réhabiliter  Diderot,  mais  de  le  faire  connaître, 
et  surtout  de  rechercher  s'il  n'y  a  pas  au  fond  de 
tous  ses  écrits  une  pensée  générale,  dont  il 
poursuit  le  développement  à  travers  toutes  ses 
digressions  de  penseur  et  ses  fantaisies  d'écri- 
vain. On  a  beaucoup  reproché  à  Diderot  le  va- 
gue, l'incertitude  et  l'incohérence  de  ses  idées. 
Voltaire  disait,  en  parlant  de  l'esprit  de  Diderot  : 
«  C'est  un  four  où  rien  ne  cuit.  »  Peut-être  suf- 
firait-il d'une  analyse  rapide  de  ses  ouvrages, 
pour  démontrer,  au  contraire,  la  simplicité,  la 
fixité  et  l'enchaînement  systématique  de  ses 
idées. 

Diderot  n'a  point  laissé  de  doctrine  proprement 
dite  en  métaphysique,  comme  Locke  et  Con- 
dillac; mais  la  vigueur  de  son  esprit  et  l'origi- 
nalité de  ses  vues  percent  dans  tous  ses  écrits 
sur  cette  matière.  La  LelU'e  sur  les  aveugles 
contient  des  observations  neuves  et  profondes 
sur  la  métaphysique  des  aveugles,  et  sur  l'impos- 
sibilité que  l'œil  puisse  s'instruire  et  s'expéri- 
menter de  lui-même,  sans  le  secours  du  toucher. 
C'est  dans  cette  lettre  que  Diderot  a  fait  ressortir 
le  premier  la  connexion  des  systèmes  de  Ber- 
keley et  de  Condillac^  et  comment  la  doctrine 
de  la  sensation  conduit  à  l'idéalisme  absolu,  qui 
nie  toute  réalité  extérieure.  «  Selon  l'un  et 
l'autre,  dit  Diderot,  et  selon  la  raison,  ces  termes 
essence,  matière,  substance,  etc.,  ne  portent 
guère  par  eux-mêmes  de  lumière  dans  notre 
esprit;  d'ailleurs,  remarque  judicieusement  l'au- 
teur de  VEssai  sur  l'origine  des  connaissances 
humaines,  soit  que  xious  nous  élevions  jusqu'aux 
cieux,  soit  que  nous  descendions  jusque  dans  les 
abîmes,  nous  ne  sortons  jamais  de  nous-mêmes; 
et  ce  n'est  que  notre  propre  pensée  que  nous 
apercevons  :  or  c'est  la  le  résultat  du  premier 
dialogue  de  Berkeley,  et  le  fondement  de  tout 
son  système.  »  Dans  la  Lettre  sur  les  sourds  et 
muets,  Diderot  considère  l'homme  distribué  en 
autant  d'êtres  distincts  et  séparés  qu'il  a  de 
sens,  et  donne  ainsi  le  premier  exemple  de  cette 
méthode  analytique,  appliquée  plus  tard  avec 
plus  de  suite,  de  détail  et  de  précision,  par  Con- 
dillac, dans  le  Traité  des  sensations.  Ce  mor- 
ceau est  plein  de  remarques  fines  et  profondes 
sur  le  principe  métaphysique  des  inversions  dans 
les  lançues,  sur  la  distinction  de  l'ordre  naturel 
et  de  l'ordre  logique    de  nos  idées.  Diderot  y 


montre  fort  bien  comment  les  inversions,  tou- 
jours contraires  à  l'ordre  logique,  sont  le  plus 
souvent  très-conformes  à  l'ordre  naturel  de  nos 
idées.  Il  est  peut-être  le  seul  métaphysicien  de 
son  temps  qui  n'ait  point  confondu  la  marche  de 
la  nature  avec  celle  de  l'analyse  scientifique  ou 
grammaticale,  et  qui  n'ait  point  imagine,  avec 
Condillac  et  toute  son  école,  de  faire  débuter 
l'esprit  par  le  simple  et  l'abstrait  :  «  Notre  âme, 
dit-il,  est  un  tableau  mouvant,  d'après  lequel 
nous  peignons  sans  cesse.  Nous  employons  bien 
du  temps  à  le  rendre  avec  fidélité;  mais  il  existe 
en  entier  et  tout  à  la  fois  :  l'esprit  ne  va  pas  à 
pas  comptés  comme  l'expression.  » 

On  sait  que  Diderot  se  faisait  gloire  d'être 
athée  et  matérialiste.  Mais  on  se  fait  générale- 
ment une  fausse  idée  de  sa  doctrine.  Il  vécut 
dans  un  temps  où  l'esprit  philosophique,  désa- 
busé de  la  spéculation  par  le  discrédit  des  sys- 
tèmes, et  enivré  des  procédés  de  l'expérience 
par  le  spectacle  des  progrès  des  sciences  physi- 
ques et  naturelles,  perdit  tout  à  fait  le  sens  des 
hautes  vérités  métaphysiques  et  morales,  et  re- 
légua parmi  les  questions  chimériques  tous  les 
problèmes  relatifs  à  Dieu,  à  l'âme  humaine  et  à 
sa  destinée  future.  Quelques  métaphysiciens, 
comme  Locke,  Condillac  et  Bonnet  ;  quelques 
écrivains,  comme  Rousseau  et  Voltaire,  tout  en 
professant  la  doctrine  généralement  admise  sur 
l'origine  de  nos  idées,  reconnurent  l'existence 
de  Dieu  et  la  spiritualité  de  l'âme  plutôt  au  nom 
du  sens  commun  que  de  la  science.  Les  autres, 
plus  conséquents  et  plus  fidèles  à  l'esprif  géné- 
ral de  la  philosophie  de  ce  siècle,  proclamèrent 
hautement  l'athéisme  et  le  matérialisme.  Dide- 
rot fut  de  ce  nombre  ;  mais  l'originalité,  et  on 
pourrait  dire  la  grandeur  des  conceptions  sur 
lesquelles  il  établit  sa  doctrine,  la  verve  et  l'en- 
thousiasme avec  lesquels  il  la  développa,  lui  mé- 
ritent une  place  à  part  parmi  les  athées  et  les 
matérialistes.  Diderot  partagea  le  mépris  de  son 
siècle  pour  toutes  les  vérités  spéculatives,  et  ne 
voulut  rien  voir  au  delà  de  l'expérience  ;  mais 
au  moins  il  comprit  la  nature  active  et  vivante 
de  la  réalité  sensible.  Il  fit  justice  de  l'absurde  et 
stérile  hypothèse  cartésienne,  qui  réduit  l'es- 
sence de  la  matière  à  l'étendue,  et  explique  par 
la  pure  mécanique  tous  les  mouvements  de  la 
nature  ;  il  reconnut  partout,  comme  Leibniz, 
sous  l'apparence  de  l'inertie  matérielle,  la  force 
et  la  vie.  La  nature  entière  lui  apparut,  non 
comme  une  immense  collection  d'atomes  dont 
les  diverses  combinaisons  par  le  mouvement 
produiraient  la  figure,  la  vie,  la  couleur  et  tou- 
tes les  propriétés  qui  affectent  nos  sens ,  mais 
comme  un  grand  fover  d'activité  et  de  vie,  dont 
le  rayonnement  produit  tout  ce  que  nous  voyons. 
<<  Le  corps,  selon  quelques  philosophes,  est,  par 
lui-même,  sans  action  et  sans  force  ;  c'est  une 
terrible  fausseté,  bien  contraire  à  toute  bonne 
physique,  à  toute  bonne  chimie:  par  lui-même, 
par  la  nature  de  ses  qualités  essentielles,  soit  qu'on 
le  considère  en  molécules,  soit  qu'on  le  considère 
en  masses,  il  est  plein  d'activité  et  de  force.  »  Et 
plus  loin  :  «  La  force  qui  agit  sur  la  molécule  s'é- 
puise ;  la  force  intime  de  la  molécule  ne  s'épuise 
point  :  elle  est  immuable,  éternelle.  Ces  deux  for- 
ces peuvent  produire  deux  sortes  de  msi/s;  la  pre- 
mière, un  nisus  qui  cesse  ;  la  seconde,  un  m- 
sus  qui  ne  cesse  jamais  :  donc,  il  est  absurde  de 
dire  que  la  matière  a  une  opposition  réelle  au 
mouvement.  »  {Principes  philosophiques  sur 
la  matière  et  le  mouvement.)  Il  faut  voir  avec 
quelle  verve  et  quel  appareil  de  science  physio- 
logique il  expose  sa  doctrine  matérialiste,  dans 
le  Rcve  de  d'Alembert.  Il  nie  Fàme  proprement 
dite,  en  tant  qu'être  distinct  et  séparé  du  corps; 


DIDE 


—  389  — 


DIDE 


mais  il  considère  le  principe  du  corps,  la  ma- 
tière, comme  un  être  essentiellement  actif  et  vi- 
vant ;  il  en  fait  une  sorte  d'âme  de  la  nature. 
Cette  hypothèse  est  loin,  sans  doute,  d'expliquer 
l'homme  tout  entier;  mais  si  elle  laisse  en  de- 
hors la  vie  morale  et  intellectuelle,  la  pensée  et 
la  volonté,  elle  explique  la  vie  sensible  et  ani- 
male ;  ce  que  ne  fait  même  pas  le  matérialisme 
ordinaire.  Diderot  ne  concevait  pas  seulement  la 
masse  matérielle  qui  fait  le  fond  de  la  nature 
comme  une  simple  collection  de  forces  ;  il  se  la 
représentait  comme  un  grand  tout  dont  les  di- 
verses parties  correspondent  et  conspirent  en- 
semble. 

L'unité  de  la  nature  ne  lui  était  pas  moins 
évidente  que  la  force  et  l'activité  de  la  matière. 
Cette  manière  de  considérer  et  d'expliquer  le 
monde  touche  au  panthéisme  ;  non  point  au 
panthéisme  idéaliste  qui  absorbe  l'univers  en 
Dieu,  mais  au  panthéisme  naturaliste  qui  ab- 
sorbe Dieu  dans  ie  monde.  Aussi  ne  doit-on  pas 
s'étonner  d'entendre  l'athée  Diderot  s'écrier 
(Pensées  philosophiques)  :  «  Les  hommes  ont 
banni  la  Divinité  d'entre  eux  ;  ils  l'ont  reléguée 
dans  un  sanctuaire  ;  les  murs  d'un  temple  bor- 
nent sa  vue  ;  elle  n'existe  point  au  delà.  Insen- 
sés que  vous  êtes  1  détruisez  ces  enceintes  qui 
rétrécissent  vos  idées;  élargissez  Dieu;  voyez -le 
partout  où  il  est,  ou  dites  qu'il  n'est  point.  » 

Si  l'esprit  vaste  et  fécond  de  Diderot  subit 
l'influence  de  la  philosophie  de  son  siècle,  au 
point  de  rester  fermé  au  monde  métaphysique, 
son  âme  était  trop  grande  et  trop  libre  pour 
s'enchaîner  à  la  morale  étroite  et  mesquine  de 
l'intérêt  bien  entendu.  Il  n'avait  qu'à  consulter 
sa  propre  nature,  pour  s'assurer  que  le  principe 
d'Helvétius  ne  suffisait  point  à  rendre  compte 
de  tous  les  actes  de  la  vie  de  l'homme.  Il  ne  voit 
dans  la  morale  chrétienne  et  dans  toute  morale 
idéaliste  qu'un  absurde  ascétisme  faisant  violence 
à  la  nature.  Sa  loi,  son  idéal,  c'est  la  nature. 
Tout  ce  qui  la  dépasse  lui  semble  chimérique  et 
arbitraire.  Mais,  d'un  autre  côté,  il  veut  la  na- 
ture complète  ;  il  la  veut  avec  toutes  ses  faibles- 
ses, mais  aussi  avec  toute  sa  force,  sa  bonté  et 
sa  fécondité.  11  glorifie  les  passions  et  prêche 
l'amour  du  plaisir;  mais  en  même  temps  il  cé- 
lèbre les  nobles  affections,  les  sentiments  purs, 
l'enthousiasme  et  le  dévouement.  Cette  morale 
n'est  point  la  vraie,  sans  doute;  que  peut  la  na- 
ture, même  avec  toutes  les  inspirations  de  la 
sensibilité  et  de  l'imagination,  si  elle  n'est  point 
éclairée  par  un  rayon  de  cette  lumière  qui  vient 
d'un  monde  supérieur?  Que  peut  la  nature  sans 
l'idéal  ?  Et  pourtant  mieux  vaut  encore  la  na- 
ture simple  mais  vraie,  aveugle  mais  riche,  ca- 
pricieuse mais  puissante,  que  la  triste  loi  de  l'in- 
térêt. Il  est  curieux  d'entendre  Diderot  rétablir 
et  relever  la  nature  humaine,  mutilée  et  abais- 
sée par  Helvétius.  A  ce  philosophe  exaltant  le 
hasard  et  le  montrant  partout  comme  le  prin- 
cipe du  génie,  Diderot  répond:  «  Les  hommes  de 
génie  sont,  ce  me  semble,  bientôt  comptés,  et 
les  accidents  stériles  sont  innombrables.  C'est 
que  les  accidents  ne  produisent  rien  :  pas  plus 
que  la  pioche  du  manoeuvre  qui  fouille  les  mi- 
nes de  Golconde  ne  produit  le  diamant  qu'elle 
en  fait  sortir....  Homme  de  génie^  tu  t'ignores 
si  tu  penses  que  c'est  le  hasard  qui  t'a  fait;  tout 
son  mérite  est  de  t'avoir  produit.  11  a  tiré  le  ri- 
deau qui  te  dérobait  à  toi-même  et  aux  autres  le 
chef-d'œuvre  de  la  nature.  »  Commentaire  phi- 
losophique sur  le  livre  d'Helvétius.  Cet  ouvrage 
n'a  point  été  publié  complètement  dans  la  col- 
lection des  Œuvres  de  Diderot.  Il  n'est  connu 
que  par  les  fragments  qu'en  cite  Naigeon  dans 
sa  Notice  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  Diderot. 


Dans  ce  commentaire,  Diderot  met  en  question 
le  principe  de  toute  la  métaphysique  d'Helvétius 
et  de  Condillac,  que  sentir^  c'est  juger,  a  Le 
stupide  sent,  mais  peut-être  ne  jug'e-t-il  pas. 
L'être  totalement  privé  de  mémoire  sent,  mais 
il  ne  juge  pas.  Le  jugement  suppose  la  compa- 
raison de  deux  idées.  La  difficulté  consiste  à  sa- 
voir comment  se  fait  cette  comparaison.  » 

Diderot  ne  pense  pas  avec  Helvétius  que  la 
douleur  et  le  plaisir  physiques  soient  les  seuls 
principes  des  actions  de  l'homme.  «  Sans  doute 
il  faut  être  organisé  comme  nous  et  sentir  pour 
agir  ;  mais  il  me  semble  que  ce  sont  là  les  con- 
ditions essentielles  et  primitives,  les  données 
sine  qua  non,  mais  que  les  motifs  immédiats  et 
prochains  de  nos  aversions  et  de  nos  désirs  sont 
autre  chose....  Comment  résoudrez-vous,  en  der- 
nière analyse,  à  des  plaisirs  sensuels,  sans  un 
pitoyable  abus  des  mots,  ce  généreux  enthou- 
siasme qui  les  expose  (les  philosophes)  à  la  perte 
de  leur  liberté,  de  leur  fortune,  de  leur  honneur 
même  et  de  leur  vie?  » 

Diderot  ne  s'occupa  de  métaphysique  et  de 
morale  qu'accidentellement.  Son  génie  et  son 
goût  le  portaient  surtout  vers  la  critique  de  la 
poésie  et  des  beaux-arts.  Dans  ces  études,  Dide- 
rot n'a  point  d'égal.  Sa  critique  sait  unir  aux 
vues  philosophiques  les  plus  élevées  une  science 
profonde  du  technique  et  un  sens  exquis  des 
beautés  de  détail.  Quelle  vérité  d'analyse,  et 
quelle  verve  d'expression  dans  ses  articles  sur 
les  salons!  Quelle  connaissance  de  l'antique,  et 
quel  sentiment  du  vrai  et  du  naturel  !  Une  seule 
chose  manque  à  cette  critique  incomparable,  le 
sentiment  de  l'idéal.  C'est  toujours  la  même 
muse  qui  inspire  Diderot  dans  l'étude  des  beaux- 
arts,  comme  en  morale  et  en  métaphysique;  et 
malneureusement  cette  muse  ne  descend  pas  du 
ciel.  Personne  n'a  au  même  degré  que  Diderot 
le  sentiment  de  la  nature  et  de  la  réalité  ;  mais 
ce  sentiment,  si  profond  et  si  exquis  qu'il  soit, 
ne  doit  point  exclure  le  sens  de  l'idéal.  L'insuf- 
fisance du  principe  de  la  critique  de  Diderot  se 
révèle  surtout  dans  ses  essais  de  réforme  drama- 
tique. 11  serait  sans  doute  injuste  d'en  juger 
par  les  compositions  de  l'auteur  ;  car,  bien  qu'il 
se  soit  cru  une  vocation  sérieuse  pour  le  théâ- 
tre, il  est  évident  qu'il  était  dépourvu  du  génie 
dramatique.  Ses  drames  manquent  d'intérêt,  de 
mouvement  et  d'intrigue  ;  la  causerie  et  la  dé- 
clamation y  remplacent  l'action.  Il  n'avait  vrai- 
ment que  le  génie  du  dialogue;  et,  si  son  genre 
eût  prévalu,  les  grandes  passions  et  les  grands 
mouvements  dramatiques  eussent  disparu  de  la 
scène,  et  le  drame  eût  dégénéré  en  conversation 
de  salon.  Mais  quand  la  théorie  dramatique  de 
Diderot  eût  eu  à  son  service  le  génie  d'un  Shak- 
speare,  elle  ne  pouvait  produire  une  œuvre 
d'art  vraiment  belle.  Non  que  la  réforme  de  Di- 
derot ne  soit  d'une  profonde  vérité  ;  il  a  eu  rai- 
son d'invoquer  la  nature  et  la  liberté  dans  un 
temps  où  le  sentiment  du  naturel  se  perdait 
tout  à  fait,  et  où  le  génie  dramatique  se  trou- 
vait à  l'étroit  dans  les  règles  d'Aristote.  La  tra- 
dition classique  avait  épuisé  son  mouvement.  Il 
fallait  que  la  poésie  et  l'art  s'engageassent  dans 
des  voies  nouvelles,  sous  peine  de  dégénérer  en 
stériles  et  froides  imitations  des  chefs-d'œuvre 
du  grand  siècle.  Diderot  pressentit  le  premier 
cette  nécessité  de  transformation  ;  il  comprit 
que  l'esprit  littéraire  périssait  faute  d'air  et 
d'espace,  et  voulut  tout  émanciper  et  tout  élar- 
gir, la  poésie  et  l'art  aussi  bien  que  la  vertu  et 
Dieu.  Mais  il  oubliait,  comme  les  artistes  et  les 
critiques  de  nos  jours  qui  ont  embrassé  ses 
idées,  que  le  sentiment  de  l'idéal  est  le  principe 
ds  toute  œuvre  d'art,   et  que  la  poésie  et  les 


DIET 


—  390  — 


DIEU 


bcawx-arls,  comme  la  morale  et  la  métaphysi- 
que, puisent  leurs  inspirations  à  une  source 
plus  élevée  que  l'ex]  érience. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  réforme  de  Diderot,  peu 
goûtée  d'abord  en  France,  fut  accueillie  avec  ar- 
deur au  delà  du  Rhin  par  de  grands  esprits. 
Lcssing  en  développa  les  ])rincipes  dans  sa  dra- 
maturgie, et  le  Père  de  famille  devint  le  modèle 
de  ses  compositions  dramatiques.  Or,  Lessing 
est  considéré  en  Allemagne  comme  le  créateur 
de  la  logique  esthétique.  Gœthe  admira  et  aima 
particulièrement  le  génie  de  Diderot.  Cet  en- 
gouement sincère  et  constant  n'est  point  un 
simple  caprice  du  grand  poète  ;  il  s'explique  par 
une  profonde  identité  de  génie  et  de  doctrine 
des  deux  penseurs.  Un  même  sentiment  vivait 
au  fond  de  leur  âme;  un  même  principe  domi- 
nait toutes  leurs  théories  et  toutes  leurs  compo- 
sitions, à  savoir,  le  culte  de  la  nature  et  de  la 
réalité.  L'esprit  de  Goethe,  plus  profond  et  plus 
étendu  que  celui  de  Diderot,  mesura  dans  tout 
son  essor,  et  scruta  avec  une  égale  curiosité  les 
profondeurs  du  monde  physique  et  celles  du 
monde  moral.  Il  comprit  tout,  mais  il  aima  sur- 
tout la  nature;  il  eut  plutôt  l'imagination  que 
le  sentiment  de  l'idéal.  Cette  âme  sceptique  et 
froide  en  apparence,  à  laquelle  on  a  reproché 
d'expliquer  et  d'accepter  tout,  le  bien  et  le  mal, 
le  dévouement  et  l'égoïsme,  l'ordre  et  le  désor- 
dre, voit  la  réalité  si  grande  et  si  belle,  qu'elle 
la  confond  avec  l'idéal.  Elle  l'explique  et  l'ac- 
cepte, non  pas  par  résignation,  mais  avec  admi- 
ration et  amour.  Elle  n'est  froide  et  indifférente 
qu'en  fa(  e  des  abstractions  métaphysiques,  qui 
mutilent  la  réalité  au  profit  d'un  système;  mais 
quand  elle  se  retrouve  en  présence  de  la  nature 
et  de  la  réalité,  elle  reconnaît  son  Dieu,  et  Ta- 
dore  avec  passion.  Au  fond,  il  en  est  du  scepti- 
cisme de  Goethe  comme  de  l'athéisme  de  Dide- 
rot; il  y  a  trop  de  bonté  chez  l'un  pour  un 
sceptique,  et  trop  d'enthousiasme  chez  l'autre 
pour  un  athée.  Ils  ont  tous  les  deux  le  culte  de 
la  nature  et  la  foi  du  panthéisme. 

Cette  courte  analyse  suffit  pour  montrer  l'u- 
nité de  la  pensée  de  Diderot  dans  tous  ses  tra- 
vaux. Métaphysique,  morale,  critique  des  beaux- 
arts,  compositions  dramatiques,  tout  porte  l'em- 
preinte d'un  même  sentiment  et  d'un  même  es- 
prit. Diderot  ne  connaît  qu'un  Dieu  en  métaphy- 
sique, qu'une  loi  en  morale,  qu'une  règle  en 
esthétique,  la  nature,  la  nature  dans  toute  sa 
force  et  dans  toute  sa  grandeur,  mais  aussi 
dans  toute  sa  simplicité  ;  la  nature  sans  fard, 
mais  <>ans  idéal.  Les  œuvres  de  Diderot  ont  été 
recueillies  et  publiées  par  Naigeon,  Paris,  1798, 
15  vol.  in-8;  une  édition  plus  complète,  Paris, 
1821,  22  vol.  in-8,  contient  les  Mémoires  de 
Naigeon  sur  Diderot;  enfin  on  a  publié  depuis 
des  Mémoires  et  Œuvres  inédites,  Paris,  1830  et 
1834,  4  vol.  in-8.  M.  Damiron  a  publié  un  Mé- 
moire sur  Diderot  dans  le  tome  XXI  du  Compte 
rendu  des  séances  de  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques.  Voy.  l'article  Encyclopé- 
die. E.  V. 

DIETZ  (Jean-Chrétien-Frédéric),  né  en  17G5,  à 
Wetzlar,  dans  le  gouvernement  de  Coblentz, 
fut  successivement  sous-directeur  et  directeur 
d'écoles,  pasteur  à  Ziethen,  près  de  Ratzebourg. 
Il  est  connu  par  la  publication  d'un  assez  grand 
nombre  d'ouvrages  philo.sophiques,  dans  l'esprit 
du  kantisme.  Ces  ouvrages  sont:  Antithéétèle, 
ou  Examen  du  système  philosophique  de  Tiede- 
mann  dans  son  Théélète,  in-8,  Rostock  et  Leip- 
zig, 1798;  —  Réponse  aux  lettres  idéalisées  de 
Tiedemann,  in-8,  Gotha,  1801; —  La  philoso- 
phie et  le  philosophe  envisagés  du  véritable 
point  de  vue,  etc.,  in-8,  Leipzig,  1802;  —  Sur 


la  science,  la  foi,  le  mysticisme  et  le  scepticisme, 
in-8j  Lubcck,  1808.  —  Dietz  a  fait  paraître  dans 
les  journaux  un  grand  nombre  d'autres  petits 
écrits  sur  la  philosophie,  la  philologie,  la  péda- 
gogie et  le  théâtre.  J.  T. 

DIEU.  Ce  nom  est  écrit  dans  toute  la  nature; 
mais  il  n'apparaît  nulle  part  en  traits  aussi  lisi- 
bles et  aussi  purs  que  dans  le  cœur,  dans  la 
pensée  et,  par  conséquent,  dans  les  institutions 
de  l'homme.  On  le  rencontre  dans  toutes  les 
langues,  si  incultes  et  si  barbares  qu'elles  puis- 
sent être,  à  l'origine  et  dans  l'histoire  de  tous 
les  peuples,  en  tête  de  tous  les  codes,  dans  les 
œuvres  de  l'artiste,  dans  les  chants  du  poète, 
aussi  bien  que  dans  la  bouche  du  prêtre  et  dans 
les  méditations  du  philosophe.  Cependant  il  ne 
faut  point  s'y  méprendre  :  quoique  l'idée  de 
Dieu  soit  tellement  naturelle  à  notre  esprit 
qu'elle  semble  se  produire  d'elle-même  dans  nos 
paroles  et  dans  nos  œuvres,  elle  est  obligée  de 
subir  la  condition  commune  de  toutes  nos  idées 
et  de  toutes  nos  connaissances;  elle  ne  se  déve- 
loppe, elle  ne  s'éclaire  que  par  la  réflexion,  que 
par  l'observation  attentive  du  monde  extérieur 
et  de  nos  propres  facultés,  que  par  un  complet 
et  libre  usage  de  notre  raison,  où,  comme  nous 
espérons  le  démontrer  bientôt,  elle  a  son  fonde- 
ment et  son  origine.  Sans  doute  il  est  arrivé 
plus  d'une  fois  que  la  réflexion,  que  la  spécula- 
tion philosophique,  s'appuyant  sur  une  base  er- 
ronée ou  insuffisante,  a  produit  un  résultat 
tout  à  fait  opposé,  et,  au  lieu  de  lui  donner  plus 
de  force,  a  révoqué  en  doute  la  première  et  la 
plus  importante  de  toutes  les  vérités;  mais  si 
l'on  détourne  les  yeux  d'un  petit  nombre  de  sys- 
tèmes dont  l'ascendant  'fut  toujours  très-limité, 
pour  les  porter  sur  l'histoire  de  l'esprit  humain, 
on  verra  avec  quelle  lenteur  l'idée  de  Dieu,  obs- 
curcie par  l'imagination  et  par  les  sens,  a  triom- 
phé peu  à  peu  des  plus  monstrueuses  supersti- 
tions. Qui  oserait  dire  que  le  matérialisme  de 
Démocrite  et  d'Épicure,  que  le  scepticisme  de 
Protagoras  ou  de  Pyrrhon  ont  eu  des  effets  plus 
funestes  que  le  culte  de  Moloch,  de  Vénus  As- 
tarté,  et  de  tant  d'autres  divinités  non  moins 
horribles,  qu'une  suite  innombrable  de  généra- 
tions a  honorées  par  la  folie,  le  meurtre  et  la 
débauche?  En  revanche,  il  est  incontestable  que 
les  premières  lueurs  qui  ont  éclairé  cette  nuit 
épaisse  du  paganisme  sont  parties  de  la  philoso- 
phie. On  ne  peut,  sans  un  aveuglement  obstiné, 
refuser  à  Pythagore,  à  Anaxagore,  à  Socrate,  à 
Platon,  la  gloire  d'avoir  fait  connaître  à  l'Italie 
et  à  la  Grèce  l'existence  d'un  seul  Dieu,  pur  es- 
prit, architecte  et  providence  du  monde;  et  avec 
quelque  sévérité  qu'on  juge  les  philosophes 
leurs  contemporains  ou  leurs  successeurs,  on  ne 
peut  s'empêcher,  à  part  quelques  exceptions,  de 
placer  leurs  doctrines  bien  au-dessus  des  gros- 
sières croyances  de  la  multitude.  Le  même  fait 
s'est  reproduit  dans  l'Inde,  dans  la  Chine,  et 
partout  où  une  science  indépendante,  unique- 
ment fondée  sur  l'observation  et  sur  la  raison, 
s'est  constituée  à  côté  de  l'autorité  religieuse. 
On  peut  dire,  sans  rien  ôter  à  la  grandeur  de  Ip, 
mission  du  cnristianisme,  que,  dans  le  temps  où 
l'Ëvangile  a  été  prêché  aux  nations,  la  religion 
païenne  était  déjà  vaincue  par  la  philosophie,  et 
n'offrait  plus  aux  regards  des  païens  eux-mêmes 
qu'un  fantôme  impuissant. 

Mais  avant  de  demander  à  la  raison,  et  à  la 
plus  haute  expression  de  la  raison,  à  la  philoso- 
phie, quelle  idée  nous  devons  nous  faire  de  la 
nature  de  Dieu,  il  faut  que  nous  sachions  sur 
quelles  preuves  nous  croyons  à  son  existence  ;  il 
faut  de  plus,  que  nous  connaissions  l'histoire  de 
ces  preuves,  que  nous  en  ayons  fait  l'iaventaire 


DIEU 


—  391  — 


DIEU 


exact,  que  nous  soyons  parvenus  à  en  déterminer 
l'origine,  la  portée  et  la  valeur  ;  et  avant  d'a- 
border ce  second  problème,  nous  en  avons  encore 
un  autre  à  résoudre,  dont  l'importance  se  lait 
surtout  sentir  de  notre  temps,  où,  tantôt  au  nom 
du  scepticisme,  tantôt  au  nom  de  la  toi,  on  con- 
teste à  la  raison  le  privilège  de  nous  découvrir 
l'existence  du  premier  Être  :  nous  sommes  obli- 
gés de  recherclier  si.  en  général,  une  démonstra- 
tion de  l'existence  cie  Dieu  est  possible,  et  dans 
quel  sens,  sous  quelles  conditions  elle  est  pos- 
sible. 

1°  Lorsqu'on  demande  si  l'existence  de  Dieu 
peut  être  aémontréo,  il  faut  mettre  hors  de  cause 
l'intelligence  humaine,  prise  en  général  et  dans 
l'ensemble  de  ses  l'acullés  ;  en  un  mot,  il  faut 
écarter  le  scepticisme  ;  autrement  la  question  n'a 
aucun  sens  :  car,  si  nous  sommes  condamnés  à 
une  ignorance  irrémédiable  de  toutes  choses,  il 
est  clair  que  l'existence  de  Dieu  ne  sera  plus 
qu'une  hypothèse  parmi  tant  d'autres  hypothè- 
ses, au  nombre  desquelles  nous  devons  com- 
prendre notre  propre  existence.  Quand  nous  fai- 
sons cette  réserve,  nous  ne  désirons  pas  qu'on 
nous  fasse  grâce  des  difficultés  élevées  par  le 
scepticisme  sur  le  sujet  qui  nous  occupe  en  ce 
moment;  nous  voulons  seulement  ne  pas  nous 
éloigner  d'une  .question  assez  grave  et  assez  in- 
téressante par  elle-même,  en  y  mêlant  hors  de 
propos  le  problème  plus  général  et  plus  compli- 
qué de  la  légitimité  des  connaissances  hu- 
maines. 

Une  autre    remarque  à  faire   avant  d'entrer 
dans  le  fond  du  sujet,  c'est  que,  si  l'existence  de 
Dieu  ne  peut  pas  être  démontrée,  ne  peut  en 
aucune  manière  être  établie  et  reconnue  par  la 
raison,  il  faut  se  résoudre  à  la  tenir  pour  dou- 
teuse, ou  même  à  la  rejeter  complètement.  Il 
semble  que  cette  proposition  soit  d'elle-même 
assez  claire  pour  n'avoir  pas  besoin  de  preuve  ; 
du  moins,  c'est  ce  qui  semblait  autrefois  :  car 
tous  ceux  qui  prétendaient  ne  trouver  aucune 
trace  d'un  premier  être,  d'une  cause  intelligente 
du  monde,  soit  qu'ils  la  cherchassent  dans  la  na- 
ture extérieure  ou  dans  leur  propre  conscience, 
ne  faisaient  point  difficulté  de  se  déclarer  athées 
ou  sceptiques.  Ceux,  au  contraire,  qui  croyaient 
en  Dieu  ne  manquaient  pas  de  montrer  que  rien 
n'est  plus  insensé  que  de  n'y  pas  croire,  et  cette 
foi,  sans  laquelle  il  n'y  en  a  pas  d'autre,  c'est  à 
la  raison,  à  toutes   les  facultés   naturelles    de 
l'homme  qu'ils  confiaient  le  soin  de  la  justifier  ; 
sous  ce  rapport  il  n'y  a  aucune  différence  entre 
les  païens  et  les  chrétiens,  entre  les  philosophes 
et  les  Pères  de  l'Église.  Saint  Augustin,  saint 
Anselme  de  Cantorbéry,  saint  Thomas  d'Aquin, 
Bossuet  et  Fénelon,  aussi  bien  que  Socrate,  Pla- 
ton,  Aristote,  Leibniz  et  Descartes,   ont  fourni 
des  preuves   de  l'existence  de  Dieu,  et  ne  pen- 
saient point  compromettre  leur  caractère  ou  tra- 
hir la  cause   de   la  religion   en  montrant   que 
l'homme,  le  plus  sublime  ouvrage  de  la  création, 
porte  en  lui-même,  c'est-à-dire  dans  son  intelli- 
gence, l'empreinte  du  Créateur.  Un  seul  homme, 
durant  ce  laps  de  temps  immense,  a  osé  dire 
que  l'existence  de  Dieu,  si  elle  n'était  enseignée 
par  la  foi,  ne  pourrait  jamais  être  admise  avec 
certitude,  et  que  toutes  les  preuves  qu'on    en 
donne  au  nom  de  la  raison  sont  plus  ou  moins 
spécieuses,  mais  également  incapables  de  pro- 
duire la  conviction  dans  une  intelligence  sévère. 
Cet  homme,  c'est  Occam,  le  défenseur  outré  du  no- 
minalisme,  le  vrai  précurseur  de  l'école  sensua- 
liste  du  xviii'  siècle:  et  l'opinion  qu'il  dclendait, 
il  faut  le  dire,  par  les  arguments  les  plus  déses- 
pérés, avait  contre  elle  tout  le  moyen  âge,  que 
certes  on  n'accusera  pas  d'avoir  l'ait  une  trop 


grande  part  à  la  raison  et  au  libre  examen.  Mais 
aujourd'hui  les  choses  ont  bien  changé  de  face  : 
ceux  qui  se  piquent  de  zèle  pour  la  religion,  et 
dont  le  devoir  est  de  prémunir  les  âmes  contre 
les  atteintes  du  doute,   font   tous  leurs  efforts 
pour  décrier,  avec  la  raison  elle-même,  les  mo- 
tifs pour  lesquels  les  hommes  ont  toujours  cru 
en  Dieu,  dans  leur  âme  immortelle  et  dans  la 
sainteté  de  la   loi  morale,  et,  selon  les  circon- 
stances, ils  adressent  le  reproche  ou  d'athéisme 
ou  de  panthéisme  à  ceux  qui  défendent  les  droits 
de  la  raison  et  la  foi  universelle  du  genre  hu- 
main. En  imaginant  ce  stratagème  pour  dégoû- 
ter l'esprit  moderne  de  la  liberté  de  penser,  son 
premier  élément  et  son  plus  impérieux  besoin, 
ils  ont  oublié  cju'ils  abandonnaient  la  tradition 
des  plus  purs  génies  de  l'antiquité  et  des  temps 
modernes,  des  plus  illustres   Pères  de   l'Église, 
pour  se  mettre  a  la  suite  du  nominaliste,  de  l'ex- 
communié du  xiv"  siècle.  Ce  n'est  pas  là  cependant 
qu'est  le  seul  tort  de  ce  système  ;   il  y  en  a  un 
autre  beaucoup    plus  grand,   celui  d'être  con- 
traire, nous  ne  dirons  pas  à  la  vérité,  qui  n'est 
pas  mise  en  cause,  mais  à  l'intérêt  dans  lequel 
il  a  été  visiblement  inventé.  En  efl'et,  si  nous  ne 
trouvons  en  nous  aucun  moyen  de  nous  assurer 
que  Dieu  existe,  au    nom   àe  qui  viendra-t-on 
nous  parler  de  révélation  et  de  foi  ?  Toute  révé- 
lation ne  vient-elle  pas  de  Dieu  ?  Toute  foi  vrai- 
ment légitime,  n'est-ce  pas  à  lui  qu'elle  s'adresse 
et,  par   conséquent,   ne    suppose-t-elle  pas  son 
existence  déjà  connue  et  démontrée  par  la  rai- 
son? Et  comment  serons-nous  capables  de   l'ai- 
mer, de  le  connaître,  de  l'adorer,  de  nous  repo- 
ser sur  lui,  si  nous  n'avons  aucune  idée  de  sa 
toute-puissance,  de  sa  sagesse,  de  sa  nature  en 
général  ;  si  enfin  les  sentiments  dont  il  peut  être 
l'objet,  et  que  nous  éprouvons  si  souvent  à  notre 
insu,  n'ont  pas  de  racine  dans  nos  cœurs?  Avec 
cela  il  faudrait  que  la  nature,  au  lieu  de  racon- 
ter la  gloire  de  Dieu,  pour  nous  servir  des  ex- 
pressions sublimes  de  l'Écriture,  se  montrât  à 
nos  yeux  sans  grandeur,   sans  harmonie ,  sans 
merveilles,  telle   qu'elle   apparaît   précisément 
aux  athées  les  plus  désespérés.  Mais  il  n'est  pas 
nécessaire  que  nous  insistions  plus  longtemps; 
on  ne  persuadera  à  personne  que  le  scepticisme 
soit  la  première  condition  de  la  foi,  et  que,  pour 
élever   son    âme  à  la  connaissance  de  Dieu,  il 
faille  nécessairement  commencer  par  fermer  les 
yeux  sur  tous   les  faits  qui  nous  attestent  son 
existence. 

Il  y  a  aussi  un  philosophe  moderne  d'une  im- 
mense célébrité,  l'auteur  de  la  Critique  de  la 
Raison  pure,  qui  a  soutenu,  mais  dans  un  tout 
autre  but  et  avec  une  originalité  pleine  de  pro- 
fondeur, que  la  raison  est  impuissante  à  démon- 
trer l'existence  de  Dieu.  Selon  Kant,  l'idée  que 
nous  avons  de  Dieu,  en  même  temps  qu'elle  est 
un  produit  naturel  de  notre  intelligence,  est  un 
pur  idéal  qu'aucun  effort  de  raisonnement  ne 
peut  changer  pour  nous  en  réalité.  Par  une 
pente  irrésistible  de  notre  esprit,  nous  sommes 
portés  à  donner  à  l'ensemble  de  nos  connais- 
sances, c'est-à-dire  de  nos  perceptions,  un  carac- 
tère systématique  et  la  plus  haute  unité  possi- 
ble. C'est  pour  cela  qu'après  avoir  rattaché  les 
uns  aux  autres  par  certains  rapports,  déterminés 
d'avance,  par  certaines  lois  inhérentes  à  notre 
entendement  et  désignées  sous  le  nom  de  caté- 
gories, les  divers  phénomènes  qui  se  présentent 
à  nous  dans  le  champ  indéfini  de  l'exiérience, 
nous  voulons  encore  les  subordonner  tous  à  une 
condition  suprême  que  nous  hypostasions,  c'est- 
à-dire  que  nous  personnifions  dans  un  être  de- 
venu dans  notre  esprit  le  type  de  toute  perfec- 
tion et  le  principe  de  toute  existence.  Mais  nous 


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sommes  dans  l'impossibilité  de  savoir  si  cet  être 
existe  en  réalité;  car,  de  l'idée  dune  chose  à 
son  existence,  à  l'objet  même  que  cette  idée 
nous  représente,  il  y  a  tout  un  abîme.  En  vain 
dirons-nous  que  la  notion  d'existence  est  néces- 
sairement comprise  dans  l'idée  d'un  être  souve- 
rainement parfait;  Kant  nous  répondra  qu'il  ne 
s'agit  pas  ici  de  la  notion  d'existence,  mais  de 
l'existence  elle-même,  qui  n'ajoute  rien  à  l'idée 
que  nous  pouvons  avoir  d'un  élre  quelconque  et 
n'en  retranche  rien  quand  elle  manque. 

Cette  opinion  de  Kant  est  la  conséquence  iné- 
vitable de  son  système  :  on  ne  saurait  la  discu- 
ter d'une  manière  approfondie  sans  faire  la  cri- 
tique du  système  tout  entier  ;  ce  qui  nous  éloi- 
gnerait considérablement  de  notre  sujet  et  doit 
naturellement  trouver  sa  place  ailleurs  (voy. 
Kant).  Mais  sans  nous  égarer  dans  le  vaste  et 
sombre  labyrinthe  de  la  métaphysique  kan- 
tienne, nous  ferons  deux  remarques  qui  suffiront 
parfaitement  au  but  que  nous  nous  proposons 
ici.  Nous  dirons  d'abord  que  Kant  n'a  pas  eu  le 
courage  de  persister  dans  son  opinion,  et,  après 
avoir  mis  en  doute  l'existence  de  Dieu  avec  la 
raison  elle-même,  en  tant  qu'elle  s'exerce  dans 
le  champ  de  la  spéculation,  il  entreprend  de  la 
démontrer  au  nom  de  la  raison  pratique,  dans 
l'intérêt  et  comme  une  conséquence  de  la  loi  mo- 
rale. En^  d'autres  termes  :  Dieu  ,  considéré 
comme  l'Etre  des  êtres,  comme  la  cause  et  la 
providence  du  monde,  est  une  pure  hypothèse 
dont  la  preuve  est  impossible;  mais  comme  prin- 
cipe de  toute  justice,  comme  législateur  des 
êtres  libres,  comme  rémunérateur  du  bien  et  du 
mal  moral,  nous  sommes  obligés  de  croire  en 
lui.  11  y  a  là  certainement  une  contradiction,  ou 
il  n'y  en  a  nulle  part.  Comment  croire,  en  effet, 
à  cette  différence  énorme,  à  cet  abîme  que  Kant 
a  voulu  établir  entre  la  conscience  morale,  ou, 
comme  il  l'appelle,  la  raison  pratique  et  la  rai- 
son théorique  ou  spéculative?  N'est-ce  pas  la 
même  raison,  n'est-ce  pas  le  même  esprit  qui 
s'exerce  à  la  fois  dans  le  champ  de  la  pratique 
et  dans  celui  de  la  spéculation,  qui  découvre  les 
lois  de  la  volonté  et  celles  de  la  pensée,  la  rè- 
gle du  bien  et  du  juste,  et  les  conditions  du 
vrai,  enfin  ce  qui  doit  êh^e  dans  l'ordre  mo- 
ral et  ce  qui  est  dans  l'ordre  naturel  ou  méta- 
physique? Aussi  n'est-il  pas  difficile  de  s'aper- 
cevoir que  l'idée  de  Dieu,  telle  qu'elle  est  admise 
par  Kant,  suppose  tous  les  principes  réunis  de  la 
raison  humaine,  ceux  qui  servent  à  la  spécula- 
tion comme  ceux  qui  dirigent  nos  actions  et  nos 
mœurs.  Si  le  souverain  juge,  chargé  de  réa- 
liser l'harmonie  nécessaire  de  la  vertu  et  du 
bonheur,  n'est  pas  en  même  temps  le  souverain 
Être,  le  principe  nécessaire  et  la  cause  toute- 
puissante  de  tout  ce  qui  existe,  il  est  encore  moins 
qu'une  hypothèse,  il  est  une  pure  chimère:  mais 
alors  la  notion  de  l'Être  nécessaire,  les'  idées 
de  substance  et  de  cause  ne  sont  donc  pas,  comme 
le  philosophe  allemand  le  prétend,  des  formes 
purement  subjectives  ou  de  simples  lois  de  la 

Sensée,  applicables  seulement  aux  phénomènes 
e  l'expérience,  et  condamnées  par  elles-mêmes 
â  une  complète  stérilité,  c'est-à-dire  incapables  de 
nous  donner  la  moindre  connaissance?  Ainsi  il 
n'y  a  pas  de  milieu  :  ou  la  raison  humaine  prise 
dans  son  ensemble,  considérée  sans  restriction 
et  sans  réserve,  peut  nous  convaincre  de  l'exi- 
stence en  même  temps  qu'elle  nous  donne  l'idée 
de  Dieu;  ou  cette  conviction  nous  est  abso- 
lument refusée,  quels  que  soient  les  facultés 
ou  les  moyens  extérieurs  que  nous  appelions  à 
notre  aide. 

Notre  seconde  remarque  au  sujet  de  Kant, 
c'est  que  le  fond  et  le  dernier  mot  de  son  sys- 


tème, quand  on  ne  tient  pas  compte  de  la  con- 
tradiction que  nous  venons  de  signaler,  c'est  le 
scepticisme  universel  ;  un  scepticisme  aussi  radi- 
cal, quoique  fondé  sur  une  autre  base,  que  celui 
de  Hume.  En  effet,  deux  éléments,  selon  la  doc- 
trine de  Kant.  concourent  à  la  formation  des 
connaissances  humaines  :  l'un  est  la  sensation, 
l'impression  qui  nous  vient  du  dehors,  c'est-à- 
dire  d'une  autre  source  que  de  nous-mêmes  et 
dans  laquelle  nous  jouons  un  rôle  entièrement 
passif  :  c'est  ce  que  Kant  a  appelé  la  matière  de 
la  connaissance  ;  l'autre,  au  contraire,  est  tiré 
de  notre  propre  fonds,  il  est  l'action  même  par 
laquelle  notre  esprit  recueille  et  coordonne,  afin 
de  les  convertir  en  notions  distinctes,  les  im- 
pressions confuses  apportées  par  les  sens.  Mais 
cette  action  s'exerce  suivant  certaines  lois  natu- 
relles et  invariables  ;  elle  ne  peut  établir  entre 
les  impressions  qu'elle  doit  recueillir  que  des 
rapports  déterminés  et  qui,  pour  ainsi  dire,  sont 
préparés  d'avance,  qui  existent  a  priori  dans 
notre  entendement  :  voilà  ce  qui  constitue  la 
forme  de  la  connaissance.  Cette  forme  peut  s'é- 
tendre plus  ou  moins,  elle  peut  s'appliquer  à  des 
faits  particuliers  ou  à  l'ensemble  des  phénomè- 
nes de  l'expérience,  quand  nous  cherchons,  par 
un  besoin  presque  irrésistible,  à  les  embrasser 
tous  dans  le  cadre  d'un  même  système;  mais 
son  caractère  ne  change  pas,  elle  n'ajoute  rien  à 
ce  que  nous  savons,  elle  ne  se  rapporte  à  aucun 
objet  dont  nous  puissions  constater  l'existence, 
elle  ne  représente  que  le  dessin  suivant  lequel 
nous  sommes  forcés,  pour  en  avoir  distincte- 
ment conscience,  de  combiner  nos  sensations  et 
nos  impressions.  Sait-on  maintenant  ce  que  l'on 
entend  par  cette  forme  si  parfaitement  stérile,  si 
peu  faite  pour  nous  éclairer  sur  l'existence  et 
sur  la  nature  des  choses?  Ce  sont  les  idées  de 
temps  et  d'espace,  d'être,  de  substance,  de  cause, 
d'unité,  en  un  mot  les  idées  universelles  et  né- 
cessaires. S'il  est  vrai  que  rien  de  réel  ne  cor- 
responde aux  idées  de  ce  genre,  il  est  clair  que 
nous  ne  sommes  plus  assurés  de  rien,  pas  même 
de  notre  propre  existence  :  car  ce  qui  constitue 
notre  personne,  ce  que  nous  appelons  notre  moi, 
ce  ne  sont  pas  les  phénomènes,  ce  ne  sont  pas 
les  sensations  qui  se  suivent  dans  notre  conscience 
sans  y  laisser  la  moindre  trace;  c'est  véritable- 
ment un  être  dont  l'unité  et  l'identité  sont  les 
premiers  attributs  ;  c'est  une  cause  parfaitement 
digne  de  ce  nom,  puisqu'elle  ne  saurait  se  con- 
cevoir comme  telle  sans  la  liberté.  Or  nous  ve- 
nons d'apprendre  que  les  notions  de  cause,  d'u- 
nité et  d'être  n'ont  aucune  valeur  par  elles- 
mêmes  et  ne  sont  que  de  pures  formes  de  la 
pensée.  Quand  on  nie  la  réalité  objective  de  l'es- 
pace, condition  première  de  l'extériorité  et  de 
l'étendue,  on  ne  peut  pas  accorder  plus  de  foi 
au  monde  extérieur.  Enfin  nous  savons  déjà  ce 
qu'il  faut  penser  de  l'idée  de  Dieu  et  à  quel  prix 
on  l'a  sauvée  du  naufrage.  Est-ce  bien  là  un 
scepticisme  complet,  et  le  sceptique  anglais, 
dont  Kant  ne  désavoue  pas  l'influence,  est-il 
arrivé  à  un  autre  résultat? 

Puisque  nous  avons  parlé  de  Hume,  nous 
ajouterons,  pour  compléter  notre  pensée,  qu'il  a 
fait  pour  le  compte  du  sensualisme,  dont  il  est 
le  logicien  le  plus  accompli  et  le  plus  consé- 
quent, ce  que  Kant  a  fait  pour  le  compte  do 
l'idéalisme  ;  il  a  démontré  jusqu'à  l'évidence  que 
lorsqu'on  refuse  à  la  raison  la  connaissance  de 
Dieu  et  les  moyens  de  nous  convaincre  de  son 
existence,  ce  n'est  pas  seulement  Dieu  qu'on 
met  en  question,  sans  aucun  espoir  de  revenir  à 
lui  par  un  autre  chemin  ;  mais  c'est  la  raison 
elle-même  qu'on  attaque  par  la  base  ;  c'est  toute 
connaissance   et  toute  certitude   qui  se  trouve 


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inévitablement  compromise.  Or,  comment  le 
sensualisme  pourrait-il  accorder  à  la  raison  la 
connaissance  de  Dieu,  c'est-à-dire  de  l'absolu,  de 
l'immuable,  lorsqu'il  laconçoitcomme  le  résultat 
ciclusif  de  la  sensation,  c'est-à-diro  comme  un 
phénomène  essentiellement  variable  et  mobile 
de  sa  nature? 

On  ne  sera  pas  étonné  de  cette  alternative 
dans  laquelle  s'est  toujours  trouvé  l'esprit  hu- 
main, quand  il  a  été  pressé  par  une  logique 
sévère,  ou  de  croire  que  la  raison  peut  nous 
instruire  de  l'existence  de  Dieu,  ou  de  rejeter 
absolument  toute  connaissance  et  toute  certi- 
tude, quand  on  saura  que  l'idée  de  Dieu  consti- 
tue le  fond  même,  et,  si  nous  pouvons  ainsi 
parler,  la  substance  de  la  raison.  En  effet,  l'exis- 
tence du  souverain  Être  ne  peut  pas,  comme  une 
vérité  de  second  ordre,  se  déduire  d'une  autre 
vérité  ;  car  toute  vérité  déduite,  toute  conclusion 
a  nécessairement  moins  d'étendue,  ou  participe 
à  un  moindre  degré  de  la  vérité  absolue,  que 
les  prémisses  dont  on  la  fait  sortir.  Or,  ici  il 
s'agit  de  l'absolu  lui-même,  dans  la  plus  haute 
et  la  plus  complète  acception  du  mot,  c'est-à- 
dire  d'un  principe  au-dessus  duquel  la  logique, 
pas  plus  que  la  métaphysique,  ne  saurait  rien 
concevoir.  La  conviction  rationnelle  que  Dieu 
existe  ne  peut  pas  être  davantage  le  résultat 
d'une  induction.  Car  comment  procède  l'induc- 
tion? De  plusieurs  faits  particuliers,  constatés 
par  l'expérience,  et  soumis  ensuite  au  procédé 
de  la  comparaison,  elle  tire  une  conclusion  gé- 
nérale. Sous  le  rapport  de  la  certitude,  il  est 
évident  que  cette  conclusion  ne  doit  pas  être 
d'une  autre  nature  que  les  faits  dont  elle  est 
tirée.  Les  faits  sont  relatifs  et  contingents;  donc 
elle  sera  relative  et  contingente,  c'est-à-dire 
qu'il  n'y  a  nulle  absurdité  à  supposer  qu'elle 
peut  changer  avec  les  faits  eux-mêmes,  ou  avec 
notre  manière  de  les  percevoir.  Sous  le  rapport 
de  l'étendue,  il  n'est  pas  moins  évident  qu'au 
delà  des  limites  de  l'expérience,  elle  est  sans 
autorité  et  sans  Valeur  ;  elle  est  légitime,  sans 
doute,  pour  les  faits  que  nous  connaissons,  mais 
non  pour  les  faits  que  nous  ne  connaissons  pas  ; 
par  conséquent,  si  générale  qu'elle  puisse  être, 
la  conclusion  d'un  raisonnement  inductif  est  tou- 
jours une  conclusion  provisoire,  limitée,  qu'au- 
cun effort  d'intelligence  ne  peut  élever  au  rang 
d'une  vérité  universelle  et  nécessaire.  Et  cepen- 
dant qu'est-ce^  que  Dieu,  si  nous  ne  le  concevons 
pas  comme  l'Être  nécessaire  et  le  principe  uni- 
versel de  tous  les  êtres?  Si  la  connaissance  de 
Dieu  ne  peut  être  le  résultat  ni  d'une  induction 
ni  d'un  raisonnement  déductif,  il  faut  bien  qu'elle 
résulte  immédiatement  des  principes  sur  lesquels 
s'appuient  toutes  nos  autres  connaissances,  de 
ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  les  vérités  premiè- 
res, les  idées  fondamentales  de  la  raison.  Prenons 
{)Our  exemple  le  principe  de  causalité,  c'est-à-dire 
a  croyance  naturelle  et  universelle  que  tout  ce 
qui  commence  d'être  a  une  cause.  Ce  principe, 
qu'on  ne  saurait  contester  sans  mettre  en  doute 
l'évidence  elle-même,  établit  d'une  manière  im- 
médiate, sans  le  concours  d'aucunjugement  inter- 
médiaire, l'existence  d'une  cause  première  qui  n'a 
pas  commencé.  Sans  doute,  si  notre  esprit  s'arrê- 
tait là,  nous  saurions  difficilement  quelle  est  la 
nature  de  cette  cause,  nous  serions  encore  bien 
éloignés  de  l'idée  de  la  providence,  de  la  liberté, 
de  l'intelligence  divine  ;  mais  ce  n'est  pas  un 
seul  principe  de  la  raison  qui  peut  nous  donner 
tout  entière  la  connaissance  de  Dieu,  dans  les 
limites  où  elle  est  accessible  à  notre  faible  in- 
telligence ;  chacun  de  ces  principes,  au  contraire, 
chacune  des  idées  qui  constituent  le  fonds  com- 
mun de  toutes  les  opérations  de  la  pensée,  nous 


représente  la  nature  divine  sous  un  aspect  diffé- 
rent et,  par  conséquent,  très-incomplet.  Qu'y 
a-t-il  donc  à  faire  pour  démontrer  véritable- 
ment l'existence  de  Dieu?  Deux  choses,  qui, 
tout  en  nous  montrant  cette  vérité  comme  le 
fonds  indestructible  do  la  raison  humaine  et  le 
patrimoine  commun  de  tous  les  hommes,  laissent 
cependant  une  immense  part  à  la  réflexion, 
c'est-à-dire  à  la  science,  à  la  philosophie  :  1°  il 
faut  signaler  la  vraie  signification,  faire  com- 
prendre toute  la  portée,  toute  la  valeur  méta- 
physique des  notions  premières  dont  nous  ve- 
nons de  parler,  après  les  avoir  dégagées  des  élé- 
ments étrangers  qui  s'y  mêlent,  ou  de  l'influence 
inévitable  de  l'imagination  et  des  sens  :  2°  il 
faut  faire  voir  que  toutes  ces  notions  premières 
expriment  des  attributs  absolument  inséparables 
les  uns  des  autres,  qu'elles  se  rapportent,  par 
conséciuent,  à  une  seule  et  même  existence,  et 
se  réunissent,  sous  peine  de  se  contredire,  dans 
une  idée  supérieure,  qui  est  l'idée  même  de  Dieu. 
De  cette  manière,  la  vérité  dont  il  nous  importe 
le  plus  d'être  assurés,  le  dogme  sur  lequel  repose 
tout  l'ordre  moral,  ne  sera  pas  le  fruit  d'UQ 
raisonnement  particulier,  plus  ou  moins  contes- 
table ou  contesté  ;  il  sera  l'expression  de  la  rai- 
son tout  entière,  nous  voulons  dire  de  tous  les 
principes  réunis  de  la  raison  ;  on  ne  pourra  pas 
le  mettre  en  doute,  sans  être  forcé  de  douter  de 
soi-même  et  de  tout  ce  qui  est.  Ce  fait  nous 
apparaîtra  tout  à  l'heure  avec  les  caractères  de 
l'évidence,  quand  nous  aurons  examiné,  dans 
leurs  rapports  et  dans  leurs  principes,  les  diver- 
ses preuves  qu'on  a  données  de  l'existence  de 
Dieu. 

2°  Toutes  les  preuves  de  l'existence  de  Dieu 
sont  ordinairement  partagées  en  trois  classes  : 
les  preuves  physiques,  la  preuve  morale  et  les 
preuves  métaphysiques.  Les  premières  sont  ti- 
rées du  spectacle  de  la  nature,  la  seconde  du 
spectacle  de  l'histoire,  c'est-à-dire  des  croyances 
et  des  institutions  de  la  société  ;  les  dernières  se 
fondent  directement  sur  la  conscience  et  sur  la 
raison,  sans  admettre  le  concours  d'aucun  fait 
extérieur.  Remarquons,  avant  d'entrer  dans  plus 
de  détails,  que  cette  division,  consacrée  par  le 
temps,  ne  laisse  rien  à  désirer  et  semble  avoir 
pour  seul  auteur  le  sens  commun  :  car  il  n'y  a, 
en  effet,  que  la  nature,  la  conscience  et  l'his- 
toire qu'on  puisse  appeler  en  témoignage  dans 
la  question  qui  nous  occupe.  Aussi  la  croyons- 
nous  bien  préférable  à  la  division  de  Kant,  d'a- 
près laquelle  toutes  les  preuves  de  l'existence 
de  Dieu  se  réduisent  à  trois,  savoir  :  la  preuve 
cosmologiqiie,  qui  de  l'existence  contingente  du 
monde,  conclut  l'existence  d'un  être  nécessaire  ; 
la  preuve  ontologique,  qui,  de  la  seule  idée  que 
nous  avons  d'un  être  absolument  parfait,  con- 
clut qu'un  tel  être  existe  réellement  ;  et  la  preuve 
physico-théologique,  autrement  appelée  encore 
la  preuve  téléologique,  qui,  mettant  sous  nos 
yeux  la  sublime  ordonnance  du  monde  et  les 
savantes  proportions  qu'on  remarque  entre  les 
facultés  [et  la  fin  de  chaque  être,  en  déduit  la 
croyance  d'un  sage  ordonnateur,  d'un  architecte 
invisible  :  c'est  ce  qu'on  appelle  plus  vulgaire- 
ment l'argument  des  causes  finales.  Il  est  facile 
de  voir  que  cette  énumération,  adoptée,  après 
Kant,  par  tous  les  philosophes  allemands,  est 
très-insuffisante;  elle  ne  tient  pas  compte  de  la 
preuve  morale,  qui  a  pourtant  son  importance, 
dont  la  valeur,  en  tout  cas,  méritait  d'être  dis- 
cutée, et  elle  supprime  avec  le  même  arbitraire 
la  plus  grande  partie  des  preuves  métaphysi- 
ques. On  a  aussi  divisé  toutes  les  preuves  de 
l'existence  de  Dieu  en  preuves  a  priori  et  preu- 
ves a  posteriori  ;  celles-ci  appuyées  à  la  fois  sur 


DIEU 


—  394  — 


DIEU 


le  raisonnement  et  sur  les  faits,  celles-là  exclu- 
sivement tirées  de  la  raison.  Mais  cette  classifi- 
cation ne  se  distingue  de  la  première  que  parce 
qu'elle  comprend  sous  une  commune  dénomina- 
tion deux  genres  de  preuves  essentiellement  dif- 
férentes ;  nous  voulons  parler  des  preuves  phy- 
siques et  de  la  preuve  morale.  A  présent  que 
nous  sommes  assurés  d'embrasser  dans' leur  en- 
semble toutes  les  preuves  de  l'existence  de  Dieu, 
puisque  nous  savons  de  quelles  sources  générales 
elles  dérivent,  nous  allons  essayer  d'en  déter- 
miner l'usage  et  la  véritable  portée,  en  même 
temps  que  nous  en  ferons  connaître  l'origine 
historique.  Il  ne  s'agit  pas,  comme  nos  lecteurs 
ont  déjà  dû  le  comprendre,  d'en  contester  un 
seul  instant  la  légitimité  :  nous  les  croyons  toutes 
également  propres  à  démontrer  l'existence  d'un 
être  supérieur  aux  êtres  contingents  et  aux  forces 
aveugles  dont  cet  univers  se  compose  ;  nous 
voulons  dire  seulement  qu'aucune  d'elles,  consi- 
dérée isolément,  ne  peut  nous  donner  une  idée 
suffisante  de  la  nature  divine,  et  que,  pour  arri- 
ver à  ce  dernier  résultat,  il  faut  les  fondre  en 
quelque  sorte  dans  une  seule  et  même  démon- 
stration. 

Les  preuves  physiques  sont  les  plus  anciennes 
et,  sans  contredit,  les  plus  puissantes  sur  l'esprit 
du  grand  nombre.  Mais  entre  ces  preuves  mêmes 
il  y  a  une  distinction  à  établir  :  celle  des  causes 
finales,  qui  consiste  à  démontrer  par  l'ordre  de 
l'univers  l'existence  d'un  architecte  invisible,  a 
certainement  été  connue  la  première.  Nous  la 
voyons  exprimée  avec  une  pompe  inimitable 
dans  le  psaume  de  David  (le  XIX')  qui  commence 
par  ces  mots  :  Cœli  enarrant  gloriam  Dei.  Nous 
la  retrouvons  sous  une  forme  plus  simple  et  plus 
réfléchie  dans  le  dialogue  que  Xénophon  nous 
a  conservé  entre  Socrate  et  Aristodème  le  Petit. 
Après  l'argument  des  causes  finales  vient  celui 
du  mouvement,  par  lequel  on  démontre  que,  le 
mouvement  n'étant  pas  une  propriété  de  la  ma- 
tière, condamnée  par  elle-même  à  l'inertie,  et 
les  causes  de  ce  phénomène  ne  pouvant  pas  for- 
mer une  progression  infinie,  il  est  nécessaire  de 
reconnaître  un  premier  moteur,  immobile  de  sa 
nature  pendant  qu'il  meut  l'univers.  Cette  preuve, 
plus  communément  attribuée  à  Aristote,  de  qui 
elle  a  passé  à  tous  les  philosophes  du  moyen  âge, 
se  trouve  aussi  dans  le  dixième  livre  des  Lois 
de  Platon.  Enfin,  si  nous  tenons  compte,  non  pas 
du  fond,  qui  est  un  principe  naturel  de  la  rai- 
son, mais  de  la  forme  syllogistique  sous  laquelle 
il  nous  est  parvenu,  le  plus  récent  de  tous  les 
arguments  de  ce  genre  est  celui  qui  nous  con- 
duit de  la  contingence  du  monde  à  la  conception 
d'un  être  nécessaire.  Toutefois  il  est  juste  de  le 
faire  remonter  jusqu'à  Aristote,  qui,  en  créant 
du  même  coup  la  langue  et  la  science  de  la  mé- 
taphysique, a  été  le  premier  à  déterminer  avec 
sa  précision  habituelle  les  rapports  du  contin- 
gent et  du  nécessaire,  du  relatif  et  de  l'absolu, 
et  cette  loi  suprême  de  l'intelligence  par  laquelle 
nous  sommes  forcés  de  nous  arrêter  au  premier 
terme  dans  la  série  des  êtres  et  des  causes. 

Toutes  ces  preuves  ont  le  défaut  commun  de 
ne  révéler  à  notre  esprit  qu'un  dieu  relatif,  uni- 
quement fait  pour  le  monde  et  renfermant  dans 
le  monde  toute  sa  puissance  ;  non  le  Dieu  infini, 
absolu,  moralement  parfait,  de  la  raison  et  de  la 
conscience.  En  effet,  cet  être  prétendu  nécessaire 
que  nous  concevons  à  l'occasion  des  phénomènes 
extérieurs,  des  changements  purement  maté- 
riels dont  l'univers  est  le  théâtre,  n'est  pas  autre 
chose  que  le  sujet  même  de  ces  changements  ou 
la  substance  invariable  du  monde,  un  principe 
analogue  à  celui  que  reconnaissaient  Straton  de 
Lampsaque  et  l'école  stoïcienne.  Aussitôt  qu'on 


prétend  parler  d'une  nécessité  réelle  et  sans 
condition,  il  faut  sortir  de  la  sphère  de  l'obser- 
vation sensible  ;  il  faut  aripli(|uer  le  principe 
dont  il  s'agit  à  tous  les  phénomènes  sans  excep- 
tion, aussi  bien  aux  phénomènes  possibles 
qu'aux  phénomènes  réels-  il  faut  considérer  en 
elle-même  l'idée  du  nécessaire,  telle  que  la  rai- 
son nous  la  fournit  à  l'occasion  de  toute  exis- 
tence contingente.  Mais  alors  la  preuve  physique 
disparaît,  pour  laisser  à  sa  place  un  principe 
métaphysique.  La  même  réflexion  s'applique  aux 
arguments  tirés  du  mouvement  et  des  causes 
finales.  Il  y  a  loin  de  l'idée  d'un  premier  moteur 
et  d'un  architecte  du  monde  à  celle  d'un  Dieu 
créateur  j  et  comment  pourrait-on  parvenir  à  ce 
dernier  résultat,  quand  la  vue  ne  s'étend  pas  au 
delà  de  l'ordre  général  et  du  phénomène  le  plus 
apparent  de  la  nature  ?  Il  n'y  a  même  aucune 
contradiction,  quand  on  reste  dans  ces  limites,  à 
ne  point  séparer  le  moteur  et  l'architecte  de 
l'univers  du  principe  qui  en  forme  la  substance 
immédiate.  Tel  est  effectivement  le  caractère 
des  deux  systèmes  dont  nous  venons  de  parler, 
et  de  beaucoup  d'autres  qui  ont  substitué  à  la 
place  de  Dieu  une  certaine  âme  du  monde. 
Pour  s'élever  jusqu'à  l'idée  d'un  Dieu  créateur 
et  tout-puisssant,  principe  absolu  de  l'existence 
aussi  bien  que  de  l'ordre  et  du  mouvement,  il 
faut  considérer  en  lui-même  le  principe  de  cau- 
salité dégagé  de  toute  limite  et  de  toute  en- 
trave ;  il  faut,  encore  une  fois,  après  avoir  ob- 
servé la  nature,  dont  la  grandeur  nous  éveille 
à  la  réflexion,  reporter  nos  regards  sur  nous- 
mêmes  et  recueillir  le  témoignage  direct  de  la 
raison.  Ainsi  les  preuves  physiques  de  l'exis- 
tence de  Dieu  ne  sont  pas  seulement  insuffisan- 
tes ;  mais  tout  ce  qu'elles  ont  de  force  est  em- 
prunté des  preuves  métaphysiques,  c'est-à-dire 
des  principes  que  la  raison  nous  fournit  immé- 
diatement et  qui  brillent  de  leur  propre  évidence. 

Nous  avons  peu  de  chose  à  dire  de  la  preuve 
morale,  qui  consiste  dans  le  consentement  una- 
nime et  spontané  de  tous  les  peuples  à  recon- 
naître une  puissance  supérieure  aux  lois  de  la 
nature,  même  quand  cette  puissance  apparaît  à 
leur  imagination  sous  les  formes  les  plus  maté- 
rielles et  les  plus  grossières.  Ce  fait,  qu'on  a 
cherché  en  vain  à  obscurcir  par  quelques  rares 
et  douteuses  exceptions  ;  ce  fait  qui  éclate, 
comme  nous  l'avons  dit  en  commençant,  dans 
toutes  les  institutions  de  la  société  et  dans  toute 
l'étendue  de  l'histoire,  démontre  très-bien  que 
la  croyance  en  Dieu  a  ses  fondements  dans  la 
nature  de  l'homme;  mais  il  nous  laisse  ignorer 
et  le  caractère  et  la  valeur  de  ces  fondements  ; 
il  ne  nous  dit  pas  s'il  faut  les  chercher  dans  le 
sentiment,  dans  Timagination  ou  dans  la  raison. 
Ensuite,  si  général  que  puisse  être  un  fait  con- 
staté par  l'expérience,  il  n'est  pas  logiquement 
démontré  qu'il  soit  à  l'abri  de  toute  exception; 
il  est  toujours  possible  de  lui  opposer  d'autres 
faits  plus  ou  moins  exacts  ;  tandis  que  les  prin- 
cipes de  la  raison,  dont  il  est  la  manifestation 
extérieure,  sont  par  eux-mêmes  universels  et 
nécessaires.  C'est  le  développement  de  ces  prin- 
cipes qui  constitue,  comme  nous  l'avons  déjà 
dit,  les  preuves  métaphysiques. 

Les  preuves  de  ce  genre  sont  en  plus  grand 
nombre  que  les  preuves  physiques;  il  y  en  a 
naturellement  autant  que  d'idées  nécessaires 
dans  notre  intelligence,  sans  compter  celle  qui 
résulte  de  la  nature  de  ces  idées  considérées 
dans  leur  ensemble,  ou  du  caractère  général  et 
de  l'existence  même  de  la  raison.  Mais  comme  il 
ne  s'agit  pas  ici  de  dresser  une  table  de  caté- 
gories, nous  nous  en  tiendrons  aux  arguments 
qui  ont  été  réellement  mis  en  usage,  et  nous  les 


DIEU 


—  395  — 


DIEU 


exposerons  dans  l'ordre  où  l'histoire  nous  les 
présente. 

Nous  connaissons  déjà  le  principe  de  causa- 
lité, qu'on  a  eu  le  tort,  dans  la  question  de  l'exis- 
tence de  Dieu,  d'appliciuer  exclusivement  aux 
phénomènes  du  monde  extérieur.  La  conséquenio 
immédiate  de  ce  principe,  qui  nous  force  à  nous 
élever  au-dessus,  non-seulement  de  tous  les  plié- 
nomènes  que  nous  connaissons,  mais  de  tous  les 
phénomènes  possibles,  tant  dans  l'ordre  de  la 
nature  que  dans  celui  do  l'intelligence,  c'est 
l'existence  d'une  cause  véritablement  universelle 
et  infinie,  et  par  là  même  créatrice  :  car  qu'est- 
ce  qu'une  cause  créatrice?  C'est  celle  dont  l'ac- 
tion ne  rencontre  point  de  limites,  par  exemj  le 
les  propriétés  de  la  matière  :  c'est  celle  qui  ne 
se  renferme  pas  dans  un  ordre  de  faits  déterminé, 
et  qui,  par  une  suite  nécessaire  de  son  univer- 
salité et  de  son  infinitude,  ne  permet  pas  à  côté 
d'elle  l'existence  d'un  autre  être  ayant  en  soi  sa 
raison  d'exister  et,  par  conséquent,  éternel.  En 
un  mot,  l'idée  de  cause  comprise  dans  toute  son 
étendue,  détruit  immédiatement  et  l'éternité  de 
la  matière  et  toute  espèce  de  dualisme.  Ceux-là 
même  qui  n'en  font  l'application  qu'au  monde 
extérieur,  retendent  beaucoup  plus  loin  ;  car 
c'est  ainsi  que  les  preuves  physiques  de  l'exis- 
tence de  Dieu  ont  acquis  sur  la  plupart  des  es- 
prits une  autorité  absolue  qui,  logic^uement,  ne 
leur  appartient  pas  et  ne  leur  a  pas  été  accordée 
tout  d'abord. 

Après  le  principe  de  causalité,  qui  demeure 
partout  la  preuve  la  plus  ancienne  et  qu'on 
trouve  implicitement  mêlée  à  toutes  les  preuves 
suivantes,  vient  la  corrélation  du  contingent  et 
du  nécessaire,  ou,  comme  on  l'appelle  encore,  du 
relatif  et  de  l'absolu,  de  l'essence  et  de  l'accident; 
non  pas  telle  que  nous  l'avons  rencontrée  tout  à 
l'heure,  renfermée  dans  les  limites  de  l'obser- 
vation des  sens,  mais  considérée  en  elle-même 
et  embrassant  sans  distinction  tous  les  objets  de 
nos  connaissances.  C'est  à  ce  principe  qu'obéit 
Platon  quand  il  s'élève  par  la  dialectique  des 
existences  contingentes  et  des  qualités  relatives 
de  ce  monde  aux  idées  éternelles,  essences  im- 
muables de  toutes  choses,  et  quand  de  là  il  prend 
son  vol  vers  une  conception  plus  sublime  encore, 
celle  d'une  essence  suprême,  principe  unique  de 
tout  bien,  de  toute  connaissance  et  de  tout  être, 
le  bien  en  soi.  C'est  là,  malgré  les  proportions 
immenses  que  le  philosophe  grec  a  données  à  sa 
pensée,  une  véritable  preuve  de  l'existence  de 
Dieu,  qui  ne  le  cède  à  aucune  autre  en  vérité  ni 
en  profondeur.  De  Platon  elle  a  passé  à  saint 
Augustin,  qui  l'a  réduite  à  des  proportions  beau- 
coup moindres,  mais  en  lui  ôtant  aussi  quelque 
chose  de  sa  force.  Saint  Augustin  {de  Trinitate, 
lib.  VIII,  c.  m),  s'attachant  particulièrement  à 
l'idée  du  bien,  observe  que  l'homme  n'aime  rien 
que  ce  qui  est  bon.  Mais  toutes  les  choses  que 
nous  aimons  à  cause  du  bien  que  nous  découvrons 
en  elles,  ne  sont  pas  bonnes  au  même  degré;  les 
unes  nous  paraissent  certainement  meilleures 
que  les  autres.  Or,  pour  les  juger  ainsi,  il  faut 
que  nous  portions,  imprimée  dans  nos  âmes, 
l'idée  d'un  bien  en  soi,  règle  invariable  des  dif- 
férences que  nous  apercevons  entre  les  biens 
dérivés.  Le  bien  en  soi,  le  bien  absolu  et  im- 
muable, c'est  Dieu,  que  notre  intelligence  connaît 
directement  en  faisant  abstraction  de  tous  les 
biens  particuliers  et  relatifs.  Après  saint  Au- 
gustin, saint  Anselme,  dans  son  Monologiwn 
(c.  i-iv),  a  développé  le  même  argument  avec  un 
peu  plus  d'étendue,  mais  sans  lui  rendre  son 
universalité  ni  la  rigueur  platonicienne.  Le  cé- 
lèbre archevêque  de  Cantorbéry  ne  se  contente 
pas  de   conclure   des  biens    particuliers  de  ce 


monde  à  l'existence  d'un  bien  souverain  et  ab- 
solu; il  s'élève  de  la  même  manière  des  gran- 
deurs limitées  et  finies  à  une  grandeur  sans 
limites,  et  des  êtres  variables  et  contingents  à 
l'être  en  lui-mê'me,  à  une  suprême  et  immuable 
essence.  Or,  ces  trois  choses,  quoique  distinctes 
dans  l'expression  et  dans  la  marche  analytique 
du  raisonnement,  ne  forment  cependant  au  fond 
de  notre  intelligence  qu'une  seule  idée,  et  dans 
la  réalité  qu'un  seul  être  ;  il  n'y  a  que  l'être  par 
excellence,  l'être  parfait,  qui  puisse  être  à  la 
fois  et  souverainement  bon  et  souverainement 
grand,  comme  d'un  autre  côté  le  bien  en  soi  et 
la  grandeur  infinie  ont  nécessairement  en  com- 
mun l'être,  sans  quoi  ils  n'existeraient  pas.  Ainsi 
Dieu,  pour  saint  Anselme,  n'est  pas  encore  suf- 
fisamment représenté  par  la  notion  abstraite  du 
bien,  de  la  grandeur  ou  de  quelque  autre  per- 
fection; il  est  le  bien  et  la  grandeur  réunis  dans 
l'être.  Enfin,  la  même  idée  a  reçu  une  nouvelle 
modification  des  mains  de  saint  Thomas  d'A- 
quin.  L'ange  de  l'école  [Sumra.  theoL.  1"  par- 
tic,  quest.  II,  art.  III),  après  avoir  établi  en 
principe,  contrairement  aux  habitudes  de  nos 
jours,  que  l'existence  de  Dieu  ne  peut  pas  être 
un  article  de  foi,  mais  doit  être  démontrée  par 
la  raison,  distingue  plusieurs  preuves  par  les- 
quelles, selon  lui,  on  peut  obtenir  ce  résultat. 
Parmi  ces  preuves  on  remarque  celle-ci  :  Nous 
trouvons  en  nous  les  notions  corrélatives  de  plus 
et  de  moins,  que  nous  appliquons  à  chaque 
instant  aux  objets  qui  nous  entourent  et  que 
nous  ne  connaissons  que  par  comparaison.  Or 
toute  comparaison  suppose  une  règle  ;  le  plus  et 
le  moins  ne  sauraient  se  concevoir  sans  une 
chose  qui  est  absolument,  sans  un  maximum  de 
l'être  :  aliquid  quod  m,axime  est  et  per  coiise- 
quens  maxime  ens.  Donc  nous  sommes  forcés  de 
croire  en  Dieu,  en  même  temps  que  nous  croyons 
aux  objets  relatifs  de  la  nature.  On  voit  ici, 
sous  la  même  forme  d'argumentation  que  nous 
avons  déjà  trouvée  dans  Platon,  dans  saint  Au- 
gustin, dans  saint  Anselme,  l'idée  de  l'être  sub- 
stituée à  celle  du  bien,  de  la  grandeur  et  de 
toute  autre  idée  générale. 

Le  troisième  rang  parmi  les  preuves  méta- 
physiques de  l'existence  de  Dieu  appartient  à 
celle  que  Kant  a  appelée  la  preuve  ontologique, 
et  qui  a  pour  principe  l'idée  d'un  être  abso- 
lument parfait.  On  la  trouve  exposée  pour  la 
première  fois  dans  le  Proslogium.  de  saint  An- 
selme, dont  l'argumentation,  développée  sous  la 
forme  d'une  prière  et  d'une  hymne,  peut  se 
résumer  en  ces  termes  :  Tous  les  hommes  ont 
l'idée  de  Dieu,  même  ceux  qui  le  nient  ;  car  on 
ne  saurait  nier  ce  dont  on  n'a  aucune  idée.  L'i- 
dée de  Dieu,  c'est  l'idée  d'un  être  absolument 
parfait,  ou  tel  qu'on  ne  peut  en  imaginer  un 
qui  lui  soit  supérieur.  Or,  l'idée  d'un  tel  être 
implique  nécessairement  l'existence;  car  s'il  n'en 
était  pas  ainsi,  on  pourrait  imaginer  un  autre 
être  qui,  joignant  l'existence  à  la  perfection  du 
premier,  serait  par  là  même  au-dessus  du  pre- 
mier, c'est-à-dire  au-dessus  de  l'être  absolument 
parfait.  Donc  on  ne  saurait  concevoir  l'idée  de 
Dieu  sans  être  forcé  de  croire  qu'il  existe.  Des- 
cartes, vraisemblablement  sans  avoir  aucune 
connaissance  de  son  prédécesseur  du  xi'  siècle, 
a  rencontré  la  même  preuve;  mais  par  la  ma- 
nière dont  il  la  développe,  il  l'a  rendue  plus 
légitime,  et  l'a  soustraite  d'avance  à  la  terrible 
objection  de  Kant.  En  efifet,  le  philosophe  du 
moyen  âge  et,  à  son  imitation,  Cudworth  et 
Leibniz,  s'attachent  uniquement  à  l'idée  de  per- 
fection dont  ils  font  sortir  par  voie  de  déduction 
et  d'analyse  la  notion  d'existence;  mais  ils  ne 
I  montrent  pas  comment  cette  idée  s'enchaîne  à 


DIEU 


—  396  — 


DIEU 


l'expérience  ou  à  la  perception  de  la  réalité, 
c'est-à-dire  des  faits,  et  s'impose  à  notre  esprit 
comme  la  condition  même  de  la  réalité  et  des 
faits,  comme  une  croyance  nécessaire,  irrésis- 
tible, et  non  pas  comme  une  pure  conception, 
comme  un  idéal  inventé  à  plaisir.  Ce  qu'ils  ne 
font  1  as,  Descartes  le  fait.  C'est  en  prenant  pour 
point  de  départ  un  fait  incontestable,  une  vérité 
immédiate,  notre  propre  existence,  que  Descaries 
s'élève  à  la  croyance  d'un  être  absolument  par- 
fait; et  cette  croyance  n'est  pas  déduite  de  la 
première  :  elle  nous  est  donnée,  elle  nous  est 
imposée  d'une  manière  immédiate  en  même 
temps  que  la  première.  Voici,  en  effet,  l'argu- 
ment cartésien  sous  sa  première  forme,  tel  qu'on 
le  trouve  dans  le  Discours  de  la  Méthode  :  En 
même  temps  que  je  m'aperçois  comme  un  être 
imparfait,  j'ai  l'idée  d'un  être  parfait,  et  je  suis 
obligé  de  reconnaître  que  cette  idée  a  été  mise 
en  moi  par  un  être  qui  est  en  effet  parfait,  et 
qui  possède  toutes  les  perfections  dont  j'ai  quel- 
que idée,  c'est-à-dire  qui  est  Dieu.  Dans  un  autre 
endroit  (IIP  Méditalion),  Descartes  a  combiné 
l'idée  de  la  perfection  avec  le  principe  de  causa- 
lité :  Je  n'existe  pas  par  moi-même,  car  je  me 
serais  donné  toutes  les  perfections  dont  j'ai  l'i- 
dée; j'existe  donc  par  autrui,  et  cet  être  par 
lequel  j'existe  est  un  être  tout  parfait;  sinon  je 
pourrais  lui  appliquer  le  même  raisonnement 
que  je  m'applique  à  moi-même.  C'est  l'argument 
de  saint  Anselme  et  non  celui  de  Descartes  que 
Leibniz  a  exposé  sous  la  forme  d'un  syllogisme 
régulier,  et  que  Kant  a  attaqué  plus  tard  dans  la 
Critique  de  la  Raison  pure.  Voici  le  syllogisme 
de  Leibniz  :  Un  être  de  l'essence  duquel  on  peut 
conclure  l'existence,  existe  en  effet,  s'il  est  pos- 
sible. Cette  proposition,  étant  un  axiome  iden- 
tique, n'a  pas  besoin  d'être  démontrée.  Or,  Dieu 
est  un  être  tel,  que  de  son  essence  on  peut  con- 
clure son  existence.  C'est  une  définition  qui  ne 
demande  pas  non  plus  de  preuves.  Donc  si  Dieu 
est  possible,  Dieu  existe  {Œuvres  complètes  de 
Leibniz,  édit.  Dutens,  t.  V,  p.  361).  11  faut  re- 
marquer cependant  que  ce  que  Leibniz  croit 
avoir  ajouté  à  l'argument  du  Prosloglum^  Cud- 
worth  {System,  intellect.,  c.  v,  §  101)  l'a  ajouté 
avant  lui  en  se  servant  presque  des  mêmes  ter- 
mes. 

Une  quatrième  preuve,  due  entièrement  à  Des- 
cartes {Discours  de  la  Méthode,  111°  Méditation), 
c'est  celle  qui  est  tirée  de  l'idée  de  l'infini.  Elle 
a  reçu  de  l'auteur  des  Méditations  la  même 
forme  que  la  preuve  précédente  avec  laquelle  il 
l'a  mêlée;  elle  nous  est  donc  présentée  comme 
un  principe  immédiat  de  la  raison  dont  nous 
avons  connaissance  aussitôt  que  nous  arrivons  à 
la  conscience  de  nous-mêmes,  et  que  nous  ne 
pouvons  pas  plus  révoquer  en  doute  que  notre 
propre  existence.  En  même  temps,  dit  Descartes, 
que  je  m'aperçois  comme  un  être  fini,  j'ai  l'idée 
d'un  être  infini.  Cette  idée  à  laquelle  je  ne  puis 
pas  me  soustraire,  et  qui  ne  dérive  d'aucune 
autre  idée,  ne  me  vient  ni  de  moi  ni  d'aucun 
être  fini  ;  car  comment  le  fini  pourrait-il  pro- 
duire l'idée  de  l'infini?  Donc  elle  a  été  mise  en 
moi  par  un  être  véritablement  infini.  On  voit 
par  là  que  l'infini,  tel  que  Descartes  le  conçoit, 
n'est  point  une  notion  abstraite  qui  s'applique 
indistinctement  à  toutes  ihoses;  c'est  le  principe 
même  de  nos  idées,  c'est-à-dire  de  la  raison  et 
de  la  pensée. 

C'est  aussi  l'idée  de  l'infini,  mais  comprise 
d'une  manière  moins  nette  et  moins  élevée,  qui 
fait  la  base  du  célèbre  argument  auquel  Clarke 
a  attaché  son  nom,  et  dont  le  germe  se  trouve 
déjà  dans  quelques  paroles  de  Newton.  On  sait 
que  Nswton  regarde  l'espace  comme  le  se7isorium 


de  Dieu.  De  plus,  il  soutient  {Philosophiœ  na- 
turalis  principia  mathematica,  lib.  III,  schol. 
gen.)  que  Dieu,  étant  éternel  et  infini,  constitue 
par  lui-même,  par  son  existence  qui  dure  toujours 
et  qui  est  partout  présente,  la  durée  et  l'espace, 
l'éternité  et  l'infini.  £)ura<  semper,  udest  ubique, 
et  exislendo  semper  et  ubique,  durationem  et 
spatium,  œternilalem  et  infînitatem  constituit. 
Clarke,  s'emparant  de  cette  idée,  l'a  présentée, 
pour  ainsi  dire,  en  sens  inverse,  c'est-à-dire 
qu'il  nous  montre  le  temps  et  l'espace,  non  pas 
comme  une  conséquence,  mais  comme  une  preuve 
de  l'existence  de  Dieu.  Son  raisonnement  peut 
être  exprimé  à  peu  près  ainsi  :  Nous  concevons 
un  espace  sans  bornes,  ainsi  qu'une  durée  sans 
commencement  ni  fin.  Or,  ni  la  durée  ni  l'espace 
ne  sont  des  substances,  mais  des  propriétés,  de 
simples  attributs.  Toute  propriété  est  la  propriété 
de  quelque  chose;  tout  attribut  appartient  à  un 
sujet.  11  y  a  donc  un  être  éternel  et  infini, 
c'est-à-dire  nécessaire,  dont  le  temps  et  l'espace, 
également  nécessaires,  sont  les  propriétés.  Cet 
être  est  Dieu.  Sans  examiner  en  elles-mêmes  les 
objections  que  Leibniz  a  élevées  contre  cette 
preuve  (voy.  Clarke),  sans  décider  ici  la  question 
de  la  réalité  objective,  de  la  divisibilité  ou  de 
l'unité  indivisible  du  temps  et  de  l'espace,  nous 
dirons  que  ces  deux  idées  sont  également  in- 
séparables de  l'idée  d'infini.  Or,  l'idée  d'infini, 
quelle  que  soit  l'occasion  où  elle  se  montre  en 
nous  et  à  quelque  chose  qu'elle  s'applique,  nous 
force  toujours  à  nous  élever  au-dessus  de 
l'existence  contingente  du  fini.  Dans  ce  sens, 
l'argument  de  Clarke  ne  manque  pas  de  force 
ni  de  vérité.  Mais  nous  nous  hâtons  d'ajouter 
que  le  subslratum  indéterminé  de  l'espace  et 
du  temps,  que  l'être  à  qui  nous  ne  connaissons 
pas  d'autres  attributs  que  l'éternité  et  l'immen- 
sité, est  encore  très-éloigné  de  l'idée  que  nous 
nous  formons  de  la  cause  créatrice  et  de  la 
providence  du  monde  ;  en  un  mot,  c'est  le  dieu 
des  géomètres ,  non  celui  des  philosophes  ou 
que  la  conscience  révèle  spontanément  au  genre 
humain. 

Chacune  de  ces  preuves,  en  y  ajoutant  l'argu- 
ment pratique  de  Kant,  c'est-à-dire  l'idée  d'une 
justice  souveraine  et  infaillible;  chacune  de  ces 
preuves,  considérée  isolément  et  dépouillée  de 
la  forme  syllogistique,  qui  n'ajoute  rien  à  sa 
force,  nous  représente  un  des  principes  consti- 
tutifs de  notre  raison,  une  de  ces  idées  univer- 
selles et  nécessaires  sur  lesquelle,s  repose  toute 
science  et  toute  certitude,  même  celle  qu'on  veut 
rattacher  à  une  origine  surnaturelle.  Comment 
donc  la  révoquer  en  doute  sans  attaquer  dans 
sa  base  la  raison  elle-même,  sans  se  condamner 
au  scepticisme  le  plus  absolu?  Si  le  principe  de 
causalité  ne  s'applique  indistinctement  à  tout  ce 
qui  commence,  et  ne  me  révèle,  par  conséquent, 
une  cause  infinie  et  toute-puissante,  il  est  inutile 
de  chercher  aucune  autre  cause;  tout  se  réduira, 
comme  Hume  le  pensait,  à  une  association  for- 
tuite de  purs  phénomènes.  Si  le  rapport  du  con- 
tingent et  du  nécessaire,  ou,  ce  qui  revient  au 
même,  du  phénomène  à  l'être,  ne  doit  pas  être 
pris  au  sérieux  et  ne  me  conduit  pas  jusqu'à  un 
premier  être  vraiment  digne  de  ce  nom,  il  est 
évident  qu'il  ne  faut  rien  chercher  au  delà  des 
images  ou  des  émotions  fugitives  qui  se  suivent 
dans  notre  esprit  sans  y  laisser  la  moindre  trace; 
nous  ne  sommes  plus  une  personne,  puisque  la 
personne  est  distincte  des  phénomènes  qu'elle 
éprouve;  il  n'y  a  plus  rien  de  réel  hors  de  nous  : 
car  la  réalité  extérieure  suppose  notre  propre 
identité.  Si  l'idée  de  perfection  n'est  qu'une 
idole  que  nous  nous  sommes  forgée  à  plaisir, 
que  parlons-nous  de  beau  et  de  laid,  de  biea 


DIEU 


397  — 


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et  de  mal,  de  vice  et  de  vertu,  de  mérite  et  de 
démérite?  Enfin,  si  l'idée  de  l'infini  est  une 
chimère,  qu'est-ce  donc  que  le  temps  et  l'espace  ; 
et  sans  le  temps  et  l'espace  qu'esl-ce  que  le 
souvenir,  qu'esl-ce  que  la  durée^  qu'est-ce  que 
le  monde  extérieur? 

Mais  toutes  les  idées  de  la  raison,  ainsi  dé- 
gagées des  liens  de  l'expérience  et  rendues  à 
leur  caractère  absolu,  sont  logiquement  insépa- 
rables les  unes  des  autres,  et  ce  n'est  que  dans 
leur  ensemble  qu'elles  nous  donnent  véritable- 
ment la  connaissance  de  Dieu,  autant  qu'elle 
est  permise  à  notre  faiblesse.  Nous  avons  déjà 
montré   l'insuffisance  du   temps  et  de   l'espace 

Eour  nous  révéler  les  attributs  moraux  et  même 
i  puissance  créatrice  de  Dieu  ;  mais  sans  le 
temps  et  l'espace  nous  ne  concevons  ni  l'éternité 
ni  l'immensité,  comprise  l'une  et  l'autre  dans 
l'idée  de  l'infini.  Pourrions-nous  nous  contenter 
de  l'idée  de  l'infini?  L'infini,  considéré  en  lui- 
même,  en  l'absence  de  tout  autre  principe,  n'est 
qu'une  proportion,  ou  plutôt  l'absence  de  toute 
proportion,  de  toute  limite  et  de  toute  nature. 
Or  il  est  évident  qu'une  telle  qualité  s'applique 
nécessairement  à  quelque  chose,  à  un  être,  à  un 
attribut,  à  une  puissance  parfaitement  connus  et 
absolument  incontestables.  Quel  est  cet  être  et 
quels  sont  ces  attributs?  C'est  ce  que  nous  ap- 
prennent les  trois  autres  idées  de  la  raison  qu'on 
a  fait  servir  à  la  démonstration, de  l'existence  de 
Dieu.  L'Être  proprement  dit,  l'Etre  absolu,  nous 
le  connaissons  par  le  rapport  du  contingent  et 
du  nécessaire  ;  l'idée  de  cause  nous  révèle  en 
même  temps  la  toute-puissance  divine  et  la  su- 
prême sagesse;  l'idée  de  perfection  nous  fournit 
tous  les  attributs  moraux,  la  bonté,  la  justice, 
la  sainteté.  Enfin  il  faut  remarquer  que  ces  trois 
principes  ne  peuvent  pas  plus  être  divisés  en- 
tre eux,  qu'ils  ne  peuvent  se  séparer  des  idées 
précédentes.  La  perfection  absolue  suppose  né- 
cessairement la  toute-puissance,  qui  ne  peut 
pas  être  conçue  sans  l'Être;  et,  d'un  autre  côté, 
comment  concevoir  le  souverain  Être  privé  de 
toute  vertu,  de  toute  puissance  causatrice?  com- 
ment se  représenter,  sous  le  nom  de  la  cause 
toute-puissante,  une  force  aveugle  qui  ne  pos- 
sède pas  en  elle-même  sa  règle  et  sa  raison 
d'agir  ? 

De  là  vient  que  toutes  les  preuves  qu'on  a 
données  de  l'existence  de  Dieu,  nous  entendons 
parler  des  preuves  métaphysiques,  ont  été  ré- 
sumées dans  une  dernière,  ou  plutôt  dans  une 
seule,  fondée  sur  l'existence  même  et  sur  la 
nature  de  la  raison.  Cette  démonstration  fait  le 
fond  de  toute  la  dialectique  platonicienne  :  car 
certainement  si  toutes  nos  idées  et,  par  consé- 
quent, l'ensemble  de  ces  idées  et  la  faculté  de 
les  recevoir,  c'est-à-dire  notre  raison,  notre  in- 
telligence, ne  sont  qu'une  participation  des  idées 
éternelles  dont  le  siège  est  dans  la  raison  divine, 
il  est  évident  que  l'existence  de  la  raison  divine 
et,  par  conséquent,  de  Dieu  lui-même  est  prouvée, 
comme  nous  venons  de  le  dire,  par  l'existence 
et  par  la  nature  de  notre  propre  raison.  L'opinion 
de  Platon  sur  la  raison  humaine  se  trouve  chez 
tous  les  grands  penseurs  qui  l'ont  suivi,  même 
chez  les  philosophes  du  moyen  âge  qui  l'ont  à 
peine  connu  :  par  exemple  saint  Anselme  et  saint 
Thomas  d'Aquin  ;  mais  l'auteur  du  Vrai  système 
intellectuel  de  l'univers,  Cudworth,  est  le  premier 
peut-être  qui  l'ait  exposée  sous  la  forme  d'une 
preuve  régulière  de  l'existence  de  Dieu  (ch.  v, 
§  106-112).  Nous  la  rencontrons  sous  une  forme 
tout  à  fait  semblable,  avec  un  caractère  plus 
décidé  et  plus  hardi,  dans  le  Traité  de  l'existence 
et  des  attributs  de  Dieu,  de  Fénelon  (2''  partie, 
ch.  iv).  Le  raisonnement  de  Fénelon  se  résume 


exactement  en  ces  termes  :  Les  idées  que  j'ai  en 
moi  et  qui  constituent  le  fond  de  ma  raison,  ne 
sont  pourtant  pas  moi,  et  je  ne  suis  point  mes 
idées-  car  moi  je  suis  changeant,  incertain, 
sujet  a  erreur  ;  les  idées  que  ie  tiens  de  ma  raison 
sont  par  elles-mêmes  absolument  certaines  et 
immuables.  De  plus,  quand  même  je  ne  serais 
point,  les  vérités  que  ces  idées  me  représentent  ne 
cesseraient  pas  d'être  :  il  serait  toujours  vrai, 
par  exemple,  qu'une  même  chose  ne  peut  pas 
tout  ensemble  être  et  n'être  pas  ;  qu'il  est  plus 
parfait  d'être  par  soi  que  d'être  par  autrui.  De 
telles  idées  ne  viennent  pas  des  objets  extérieurs, 
encore  moins  peut-on  les  prendre  pour  ces  objets 
eux-mêmes;  les  objets  extérieurs  sont  particu- 
liers, contingents,  variables  et  passagers  ;  nos 
idées  sont  universelles,  nécessaires,  éternelles  et 
immuables.  Enfin,  je  ne  peux  pas  mettre  en 
doute  leur  existence;  car  rien  n'existe  tant  que 
ce  qui  est  universel  et  nécessaire,  que  ce  qui 
ne  peut  pas  ne  pas  être.  «  Il  faut  donc  trouver 
dans  la  nature  quelque  chose  d'existant  et  de 
réel  qui  soit  mes  idées,  quelque  chose  qui  soit 
au  dedans  de  moi  et  qui  ne  soit  point  moi,  qui 
me  soit  supérieur,  qui  soit  en  moi  lors  même 
que  je  n'y  pense  pas;  avec  qui  je  croie  être  seul, 
comme  si  je  n'étais  qu'avec  moi-même;  enfin 
qui  me  soit  plus  présent  et  plus  intime  que  mon 
propre  fonds.  Ce  je  ne  sais  quoi  si  admirable, 
si  familier  et  si  inconnu,  ne  peut  être  que  Dieu. 
C'est  donc  la  vérité  universelle  et  indivisible 
qui  me  montre  comme  par  morceaux ,  pour 
s'accommoder  à  ma  portée,  toutes  les  vérités 
que  j'ai  besoin  d'apercevoir.  »  Sur  ce  point  si 
amèrement  contesté  de  nos  jours  et  signalé  par 
quelques-uns  comme  le  dernier  terme  de  l'im- 
piété, Bossuet  se  montre  parfaitement  d'accord 
avec  son  illustre  rival,  et  ce  n'est  point  au  hasard 
qu'il  énonce  une  telle  opinion;  il  la  démontre 
très-longuement  et  à  plusieurs  reprises  dans  son 
traité  de  la  Connaissance  de  Dieu  et  de  soi- 
même  (ch.  IV,  art.  5,  6,  9  et  10).  Mais  toute  sa 
pensée  se  résume  dans  cette  proposition  que 
nous  citons  textuellement  :  »  Ces  vérités  éter- 
nelles, que  tout  entendement  aperçoit  toujours 
les  mêmes,  par  lesquelles  tout  entendement  est 
réglé,  sont  quelque  chose  de  Dieu,  ou  plutôt 
sont  Dieu  même  ;  car  toutes  ces  vérités  éternelles 
ne  sont  au  fond  qu'une  seule  vérité.  »  Enfin 
Malebranche  va  encore  plus  loin  :  il  ne  se  con- 
tente pas  démontrer,  sous  la  forme  d'une  preuve 
de  l'existence  de  Dieu,  le  lien  qui  unit  la  raison 
humaine  à  la  raison  divine;  il  soutient  qu'il  n'y 
a  qu'une  seule  raison  dont  participent  tous  les 
hommes  et  qui  est  coéternelle  et  consubstan- 
tielle  à  Dieu;  qu'il  n'y  a  que  l'Être  universel  et 
infini  qui  renferme  en  lui-même  une  raison  uni- 
verselle et  infinie  (voy.  surtout,  outre  le  livre  III 
de  Idi  Recherche  de  la  vérité,  les  Éclaircissem.ents 
sur  ce  même  livre,  10"  éclaircissement). 

Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  cette  dernière 
preuve,  sous  quelque  forme  et  avec  quelque 
restriction  qu'elle  nous  soit  présentée,  contient, 
comme  nous  l'avons  dit,  toutes  les  autres.  Si  la 
nature  de  la  raison,  considérée  en  elle-même  et 
dans  l'ensemble  de  ses  principes,  ne  suffit  pas 
pour  nous  convaincre  de  l'existence  de  Dieu^ 
comment  accorderions-nous  plus  de  confiance  a 
chacun  de  ces  principes  en  particulier,  et  quel 
fait  pouvons-nous  imaginer  au-dessus  de  ces 
principes  qui  ne  soit  pas  accueilli  sur  leur 
garantie  et  aperçu  avec  leur  concours?  La  raison 
est  donc,  dans  toute  l'extension  du  mot,  une 
véritable  révélation  de  Dieu,  sa  parole  vivante 
et  éternelle,  sans  intermédiaire  et  sans  voile; 
c'est  elle-même  qui  est  l'intermédiaire  entre  lui 
et  nous,  un  médiateur  naturel  et  universel.  La 


DIEU 


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DIEU 


nature  et  l'histoire  n'en  sont  que  des  symboles 
imparl'ails,  et  le  sens  que  nous  leur  donnons, 
c'est  d'elle  qu'il  dérive,  c'est  en  nous-mêmes 
que  nous  l'avons  pris. 

Cependant  ce  n'est  pas  la  raison  seule  qui 
nous  révèle  l'existence  de  Dieu  :  le  sentiment 
en  est  une  autre  preuve,  mais  beaucoup  plus 
variable  et  plus  obscure.  En  effet,  n'est-il  pas 
vrai,  quand  des  passions  basses  ou  des  besoins 
grossiers  n'arrêtent  pas  l'essor  de  nos  facultés, 
que  nous  éprouvons  un  besoin  d'aimer  et  d'ad- 
mirer, un  amour  du  bien  et  du  beau  que  rien 
d'imparfait  ni  de  fini  ne  peut  satisfaire?  D'où 
nous  viendrait  un  pareil  sentiment,  sinon  de 
celui  qui  est  lui-même  le  beau  et  le  bien  dans 
leur  essence,  ou  la  source  inépuisable  de  toute 
admiration  et  de  tout  amour?  Cette  preuve  est 
précisément  celle  que  le  mystique  Saint-Martin, 
dans  son  livre  de  l'Esprit  des  choses,  et  plusieurs 
autres  philosophes  de  son  école,  par  exemple 
François  Baader,  ont  recommandée  comme  la 
plus  simple  à  la  fois  et  la  plus  inattaquable. 
Mais  elle  remonte  beaucoup  plus  haut  :  déjà 
Platon  en  a  consacré  l'usage  dans  sa  théorie  de 
l'amour,  en  nous  représentant  l'amour  et  la 
dialectique  comme  les  deux  ailes  sur  lesquelles 
notre  âme  s'élève  à  la  contemplation  de  l'absolu. 
Ce  que  nous  disons  du  beau  et  du  bien  s'applique 
aussi  à  l'infini;  en  d'autres  termes,  nous  avons 
le  sentiment  de  l'infini  comme  nous  en  avons 
l'idée.  Quel  autre  sens  donnerions-nous  à  ces 
émotions  mystérieuses,  à  ce  respect  indéfinis- 
sable que  la  vue  de  la  nature  nous  fait  éprouver 
au  milieu  de  la  solitude  et  du  silence?  Comment 
expliquer  autrement  cette  terreur  en  quelque 
sorte   innée   de  l'invisible  et  de  l'inconnu  qui 

Eoursuit  tous  les  hommes,  qui  a  pesé  d'un  si 
orrible  poids  sur  les  premiers  peuples,  et  que 
la  voix  de  la  raison  parvient  si  difficilement  à 
maîtriser?  C'est  un  fait  remarquable,  que  dans 
l'antiquité  païenne  tant  de  riches  et  de  bizarres 
fictions  n'aient  pas  pu  suffire  à  ce  sentiment, 
et  qu'on  ait  imaginé,  au-dessus  de  toutes  les 
divinités  de  l'Olympe  et  de  l'enfer,  une  puis- 
sance inconnue,  indéfinissable,  inaccessible  aux 
dieux  comme  aux  hommes,  le  Destin  (voy.  ce 
mot).  C'est  que  toutes  les  fictions  mythologiques 
ne  représentaient  après  tout  que  des  êtres  finis, 
et  que  rien  de  pareil  ne  peut  satisfaire  ce  que 
nous  appellerions  volontiers  l'instinct  de  l'infini. 
Au  reste,  les  preuves  de  cette  nature  ne  doivent 
être  employées  qu'avec  une  extrême  circonspec- 
tion. Le  sentiment  seul,  comme  le  prouvent  les 
faits  mêmes  que  nous  venons  de  citer,  n'aboutit 
qu'au  mysticisme  ou  à  la  superstition.  Joint  à 
l'examen  approfondi  de  la  raison,  il  est  de  la 
plus  haute  importance  ;  il  ménage  à  l'idée  de 
Dieu  un  plus  facile  accès  dans  les  esprits,  il  la 
fait  pénétrer  plus  profondément  dans  l'âme,  en 
même  temps  qu'il  lui  donne  une  réalité  immé- 
diate, inattaquable  au  scepticisme  ;  car  cet  être 
qui  excite  en  moi,  avant  même  que  je  le  con- 
naisse, l'amour,  l'admiration,  le  respect,  la 
terreur,  qui  est  l'objet  véritable  de  mes  désirs 
et  des  plus  constantes  aspirations  de  mon  cœur, 
ne  peut  pas  être,  comme  on  l'a  prétendu^  un  pur 
idéal,  une  vaine  abstraction,  une  illusion  mé- 
taphysique sur  laquelle  les  faits  de  la  conscience 
et  ceux  de  la  nature  gardent  un  complet  silence. 
3°  La  manière  dont  nous  avons  démontré  que 
Dieu  existe  nous  laisse  peu  de  chose  à  dire  sur 
ce  qu'il  est;  car  chacun  de  ses  attributs  résulte 
immédiatement  de  l'une  des  idées  sur  lesquelles 
nous  avons  fondé  son  existence.  11  est  d'abord 
nécessaire  et  infini ,  puisqu'à  cette  condition 
seule  il  est;  le  fini  et  le  contingent,  le  phéno- 
mène et  la  créature,   c'est  précisément   ce  qui 


n'est  pas  lui  et  ne  peut  exister  que  par  lui.  L'Ê- 
tre infini  et  nécessaire  ne  peut  pas  varier  ou 
changer  de  nature,  il  ne  peut  avoir  de  bornes 
ni  dans  l'étendue  ni  dans  la  durée,  il  faut  donc 
compter  au  nombre  de  ses  attributs  l'immutabi- 
lité, l'éternité  et  l'omniprésence,  autrement  ap- 
pelée encore  l'ubiquité  divine.  Mais  il  n'y  a  évi- 
demment qu'un  seul  être  qui  puisse  remplir  de 
son  existence  l'éternité  et  l'immensité;  il  n'y  a 
qu'un  seul  être  immuable,  nécessaire  et  infini. 
Plusieurs  infinis,  plusieurs  êtres  nécessaires  et 
présents,  à  la  foi.  dans  toute  l'immensité,  offrent 
à  l'esprit  une  clioquante  contradiction.  L'unité 
divine  est  donc  comprise  aussi  bien  que  l'éter- 
nité et  l'omniprésence  dans  l'idée  d'un  Être  in- 
fini et  nécessaire.  Mais  l'unité  peut  se  fonder 
aussi,  comme  la  nécessité  et  l'infinitude,  sur  une 
donnée  immédiate  de  la  raison.  Au-dessus  de 
toutes  les  unités  relatives  ou  dérivées  que  nous 
apercevons  dans  la  nature,  et  qui  perdent  dans 
leur  ensemble  le  caractère  même  de  l'unité, 
nous  concevons  nécessairement  une  unité  pre- 
mière et  absolue,  comme  au-dessus  de  tous  les 
êtres  contingents  et  finis,  nous  sommes  forcés 
d'admettre  un  être  nécessaire. 

Les  attributs  dont  nous  venons  de  parler  ont 
tous  le  même  caractère  ;  ils  établissent  très-bien 
l'existence  de  Dieu  ,  mais  ne  nous  apprennent 
rien  de  son  essence  ou  de  sa  nature  intérieure, 
ni  des  rapports  qu'il  peut  avoir  avec  les  autres 
êtres.  Dire  que  Dieu  est  nécessaire,  qu'il  est  in- 
fini, qu'il  est  un,  c'est  simplement,  comme  nous 
l'avons  déjà  remarqué,  le  distinguer  du  multi- 
ple, du  fini,  du  contigent,  en  un  mot  de  ce  qui 
n'est  pas  lui  ;  c'est  affirmer  qu'il  est,  sans  dire 
quel  il  est.  Or,  s'il  était  vrai,  comme  on  l'a  pré- 
tendu par  un  sentiment  d'humilité  peu  éclairée, 
ou  dans  le  dessein  réfléchi  d'humilier  la  raison 
humaine  ;  s'il  était  vrai  que  nous  fussions  dans 
l'impuissance  d'aller  plus  loin,  nous  ne  serions 
pas  plus  avancés  sous  le  rapport  de  notre  digni- 
té, de  notre  perfectionnement  moral,  de  savoir 
que  Dieu  existe,  que  de  l'ignorer  absolument. 
En  effet,  s'il  n'y  a  pas  d'autres  moyens  de  le 
concevoir  que  de  faire  abstraction  de  tout  ce 
que  nous  connaissons,  que  peut-il  être  pour  nous 
sinon  l'inconnu?  et  quelle  influence  une  idée 
aussi  vague,  une  abstraction  aussi  stérile  peut- 
elle  exercer  sur  nos  sentiments,  sur  nos  actions, 
sur  nos  espérances,  sur  la  vie  des  individus  et 
des  peuples?  Il  n'y  a  pas  de  conséquences  si  dé- 
plorables qu'on  ne  puisse  tirer  et  qu'on  n'ait 
réellement  fait  sortir  de  cette  théorie  du  Dieu 
inconnu.  On  sait  à  quel  point  elle  a  égaré  les 
philosophes  d'Alexandrie  ;  on  sait  quelle  in- 
fluence elle  a  exercée  sur  plusieurs  systèmes  de 
l'OrienL  Partout  où  elle  a  été  accueillie,  elle  a 
amené  à  sa  suite  ou  la  superstition  ou  le  mysti- 
cisme poussé  jusqu'à  ses  plus  dangereux  excès  : 
la  superstition,  car  elle  est,  à  proprement  par- 
ler, avec  les  vaines  terreurs  qui  la  caractéri- 
sent, le  culte  de  l'inconnu  ;  le  mysticisme,  parce 
qu'on  a  cherché  à  connaître  par  l'enthousiasme 
et  par  l'extase  ce  qu'on  regardait  comme  au-des- 
sus de  la  raison. 

Heureusement  les  limites  de  la  raison  ne  çont 
point  aussi  étroites  qu'on  les  représente  :  les  at- 
tributs sur  lesquels  se  fonde  l'essence  de  Dieu, 
nous  sont  connus  d'une  manière  aussi  claire, 
aussi  évidente,  aussi  infaillible,  que  ceux  qui 
déterminent  son  existence.  Il  y  a  plus  :  il  nous 
est  absolument  impossible  d'admettre  les  uns 
sans  les  autres.  En  effet.  Dieu  ne  se  révèle  pas 
seulement  à  nous  comme  l'Être  nécessaire,  com- 
me l'Être  infini,  comme  l'unité  suprême;  nous 
le  concevons  aussi,  et  avec  une  égale  nécessité, 
comme  la  cause  absolue,  comme  le  type  de  la 


DIEU 


399  — 


DIEU 


!)erfection,  ou,  si  l'on  veut,  comme  le  souverain 
)ieii,  et  enfin  comme  la  source  de  nos  idées, 
comme  le  principe  immuable  de  notre  raison 
elle-niômc.  De  ces  trois  rapports,  sur  lesquels  on 
a  fondé  autant  de  preuves  de  l'existence  de 
Dieu,  résultent  immédiatement  tous  les  attributs 
(jui  représentent  l'essence  divine.  Le  rapport  de 
causalité  nous  donne  la  toute-puissance  :  car  la 
cause  première,  absolue^  infinie,  est  certaine- 
ment une  cause  toute-puissante.  Le  rapport  que 
nous  concevons  entre  les  biens  relatifs  de  ce 
monde  et  un  bien  absolu,  nous  donne  les  attri- 
buts moraux  de  Dieu,  qui  tous  se  résument  dans 
l'amour:  car  l'amour  ne  comprend  pas  seulement 
la  bonté,  mais  aussi  le  bonheur;  il  est  à  la  fois 
l'expansion  et  la  jouissance  du  bien.  Or  Dieu, 
considéré  comme  le  sou\  erain  bien,  jouit  de  lui- 
même,  se  complaît  dans  son  infinie  perfection, 
en  même  temps  qu'il  est  la  source  première  de 
tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  le  monde  :  dans  le 
monde  moral  aussi  bien  que  dans  le  monde 
physique.  Dans  l'amour  infini  sont  comprises 
avec  la  bonté  et  la  félicité  suprême  la  sainteté 
et  la  justice  :  car  la  sainteté,  c'est  précisément 
l'absence  de  tout  ce  qui  est  contraire  à  l'amour 

»et  à  son  développement  extérieur;  la  justice, 
qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  la  vengeance, 
c'est  l'amour  veillant  à  l'harmonie  universelle, 
unissant  par  un  lien  indissoluble  le  bien  et  le 
bien-être,  et  effaçant  le  mal  par  l'expiation.  En- 
fin le  caractère  universel  et  absolu  de  la  raison 
nous  montre  en  Dieu  la  source  en  même  temps 
que  l'objet,  des  idées  qu'elle  nous  donne,  et  par 
là  nous  force  de  croire  à  la  divine  sagesse.  La 
divine  sagesse  ou  la  raison  divine  n'est  pas  au- 
tre chose,  en  effet,  que  la  raison  même  dont  nous 
participons,  élevée  à  la  mesure  de  l'infini  et 
s'exerçant  avec  la  plus  parfaite  unité.  Comment 
concevoir  que  des  idées  absolues  n'aient  pas 
leur  origine  dans  un  être  absolu,  ou  qu'elles 
perdent  ce  caractère  en  dehors  de  nos  intelli- 
gences finies  et  relatives?  Mais  si  Dieu  est  la 
source  des  idées  et  le  principe  de  la  raison,  s'il 
est  lui-même  la  raison  dans  son  essence  indivi- 
sible et  dans  sa  suprême  unité,  quoi  de  plus 
contradictoire  que  de  lui  refuser,  comme  on  l'a 
fait,  la  conscience?  11  n'y  a  pas  d'idées  ni  de 
raison  sans  conscience,  car  on  ne  pense  pas  sans 
savoir  que  l'on  pense,  et  savoir  que  l'on  pense, 
c'est  se  connaître  soi-même  en  même  temps  que 
l'objet  de  sa  pensée.  C'est  en  vain  qu'on  aura  re- 
cours, avec  Spinoza  et  quelques  philosophes  plus 
modernes,  à  une  pensée  en  général  indétermi- 
née, où  il  n'y  a  pas  de  conscience,  parce  qu'il 
n'y  a  pas  d'idées  :  il  n'existe  rien  et  l'on  ne  peut 
^  rien  concevoir  de  pareil.  Il  n'y  a  pas  de  pensée 

Y  si  l'on  ne  pense  pas  à  quelque  chose,  et  il  n'y  a 

pas  de  raison  sans  idées.  Dieu  se  connaît  donc 
lui-même,  et  il  ne  peut  pas  se  connaître  sans 
apercevoir  en  même  temps  tout  ce  qui  a  en  lui 
son  fondement  et  sa  raison  d'être,  c'est-à-dire 
l'universalité  des  choses. 

Ces  attributs  :  la  puissance,  la  sagesse  et  l'a- 
mour, sont  absolument  primitifs;  et,  quoique 
^  réunis  dans  une  même  substance,  ils  demeurent 
essentiellement  distincts  pour  notre  esprit.  11 
nous  est  impossible  de  les  faire  dériver  l'un  de 
l'autre,  ou  de  les  subordonner  à  un  attribut  su- 
périeur. Il  ne  nous  est  pas  moins  impossible  d'en 
augmenter  le  nombre;  car  il  faudrait  pour  cela 
concevoir  avec  notre  raison  quelque  chose  d'en- 
tièrement étranger  aux  idées  de  la  raison.  Enfin, 
comme  nous  l'avons  démontré  plus  haut,  il  existe 
entre  eux  des  rapports  nécessaires  ;  ils  se  sup- 
posent réciproquement  et,  par  conséquent,  se 
modifient  l'un  l'autre,,  ce  qui  constitue,  dans 
l'essence  même   de  l'Etre  immuable,  la  vie  et 


l'action;  une  iction  éternelle  et  incessante,  qui 
se  manifeste  au  doliors,  c'est-à-dire  dans  le 
temps  et  dans  resi)ace,  par  l'œuvre  de  la  créa- 
tion. 

Mais  ces  trois  attributs,  conçus  par  notre  esprit 
dans  leurs  différents  rapports,  ou  sous  les  diver- 
ses combinaisons  dont  ils  sont  susceptibles,  re- 
çoivent d'autres  noms,  quoique  leur  nature  soit 
toujours  la  même.  Ainsi,  la  sagesse  unie  à  l'a- 
mour s'appelle  la  Providence;  la  puissance  unie 
à  la  sagesse,  et,  par  conséquent,  ayant  la  con- 
science d'elle-niême,  devient  la  liberté;  enfin, 
la  toute-puissance  éclairée  à  la  fois  par  la  sa- 
gesse et  inspirée  par  l'amour,  c'est  le  pouvoir 
créateur.  L'idée  de  Dieu^  considérée  comme  une 
cause  créatrice,  c'ost-à-dire  toute-puissante,  ayant 
en  elle-même  sa  raison  d'agir  et  la  forme  idéale 
de  ses  œuvres,  tel  est  donc  le  résultat  le  plus 
élevé  do  la  raison,  et  l'expression  la  plus  com- 
plète qu'elle  puisse  nous  donner  de  l'essence  di- 
vine. Toutes  les  fois  qu'on  est  arrivé  à  des  ré- 
sultats différents,  c'est  que  la  raison  avait  été 
méconnue  ou  dans  quelques-uns  ou  dans  la 
totalité  de  ses  principes.  Les  erreurs  monstrueu- 
ses du  polythéisme  appartiennent  au  temps  où 
l'imagination  et  les  sens  étouffaient  entièrement 
la  voix  de  la  raison.  Les  premiers  panthéistes,  si 
nombreux  dans  l'Orient;  les  sectateurs  de  la 
Gnose,  les  philosophes  d'Alexandrie  et  prescjue 
tous  les  mystiques,  qui,  en  supprimant  la  na- 
ture et  en  absorbant  l'homme  en  Dieu,  ont 
rendu  inutile  l'œuvre  de  la  création,  ont  voulu 
se  placer  au-dessus  de  la  raison  par  l'enthou- 
siasme, par  l'extase  et  par  l'amour.  Parmi  les 
philosophes  modernes  qui  se  sont  trompés  sur  la 
nature  de  Dieu,  les  uns  se  sont  attachés  exclusi- 
vement à  l'idée  de  la  substance  ;  les  autres  n'ont 
voulu  voir  en  lui  que  la  pensée,  que  la  raison  se 
développant  éternellement  par  des  lois  fatales  et 
une  nécessité  inflexible,  sans  arriver  jamais  à  la 
conscience  d'elle-même;  d'autres  l'ont  compris 
seulement  comme  une  force,  comme  la  force 
aveugle  et  universelle  qui  meut  toute  la  nature. 
L'expérience  interne,  l'observation  psychologi- 
que nous  rend  plus  compréhensible  encore  le 
résultat  de  la  raison.  Chacun  des  attributs  infinis 
qui  constituent  l'essence  divine  se  retrouve,  sous 
un  mode  imparfait  et  fini,  dans  l'essence  de 
l'âme  humaine.  Nous  avons,  dans  notre  volonté 
libre  et  maîtresse  absolue  de  ses  actes,  une 
faible  image  de  la  puissance  divine  ;  nous  avons, 
dans  notre  amour  inné  du  beau  et  du  bien, 
comme  un  reflet  de  l'amour  divin  ;  enfin,  par 
nos  idées  nécessaires  et  universelles,  nous  som- 
mes en  état  de  concevoir  la  divine  sagesse. 
Mais,  pour  apercevoir  ces  analogies  il  faut^  que 
l'existence  de  Dieu  soit  d'abord  démontrée,  il 
faut  que  la  raison  ait  rempli  toute  sa  tâche. 

Il  nous  resterait  encore  à  examiner  les  objec- 
tions auxquelles  ont  donné  lieu  les  différents 
attributs  de  Dieu  ;  mais  on  trouvera  ces  objec- 
tions résolues  séparément  dans  les  articles  con- 
sacrés aux  mots  Création,  Liberté,  Prescience, 
Providence,  etc. 

Dans  un  sujet  comme  celui  que  nous  venons 
de  traiter,  les  renseignements  bibliographiques 
deviennent  inutiles;  car  il  n'est  pas  un  écrit 
philosophique  un  peu  important  qui  ne  traitede 
Dieu.  Cependant  nous  indiquerons  les  Médita- 
tions métaphysiques,  de  Descartes;  —  le  Traitéde 
la  nature  et  des  attributs  de  Dieu,  de  Fénelon  ;  — 
le  Traité  de  la  connaissance  de  Dieu  et  de  soi- 
même,  de  Bossuet;— la.  Religion  dans  les  limites 
de  la  raison,  de  Kant,  in-8,  Kœnigsberg,  1794 
(ail .),  et  l'ouvrage  du  même  auteur  qui  a  pour  titre  : 
Seul  fondemoil  possible  d'une  démonstration 
deV existence  dcDieu,  danslelPvol.  desesMe'ton- 


DIGB 


—  400  — 


DIGB 


g 


es  in-8,Halle  1799  (ail.);  —  la  Philosophie  de  la 
Jeiigion, deHege\,2vo\.  in-8,  Berlin,  1832  (ail.); 

uo  mémoire  de  M.  Bouchitté,  intitulé  :  Iltsloire 

des  preuves  de  Vexislence  de  Dieu,  gr.  in-8,  Pa- 
ris 1841,  et  dans  le  tome  Ides  Mémoires  de  V  Aca- 
démie des  sciences  m,orales  et  politiques  de  l'In- 
stitut de  France,  in-4,  Paris,  1841;  —l'ouvrage 
du  P.  Gratry,  de  la  Connaissance  de  Dieu,  Pa- 
ris, 1860,  2  vol.  in-12;  —le  livre  de  M.  E.  Caro, 
Vidée  de  Dieu  et  ses  nouveaux  critiques,  Paris, 
1864, 1  vol.  in-8. 

DIFFÉRENCE,  differentia  (Staçopà).  Deux  ob- 
jets de  connaissance  étant  comparés  entre  eux, 
présentent  des  qualités  communes  et  des  qualités 
qui  sont  à  l'un  et  non  à  l'autre.  Les  premières 
constituent  la  ressemblance,  les  secondes  la 
di/J'érence. 

La  ressemblance  ni  la  différence  n'ont  pas 
toujours  même  nature,  ni  même  valeur.  Si  les 
qualités  communes  sont  des  qualités  essentielles, 
et  si  la  différence  n'est  constituée  que  par  des 
attributs  purement  accidentels,  les  objets  sont 
seulement  distincts;  si  les  qualités  qui  font  la 
différence  sont  elles-mêmes  essentielles,  les  ob- 
jets sont  différents.  Un  bomme  est  distinct  d'un 
autre  homme,  une  pièce  d'argent  d'une  autre 
pièce  d'argent,  un  instant  d'un  autre  instant  ; 
mais  un  bomme  est  différent  d'un  cbeval,  l'or 
de  l'argent,  lespace  du  temps.  Les  différences 
accidentelles,  qui  font  distinguer  entre  eux  les 
objets  à  essence  commune,  ne  se  rapportent 
qu'aux  individus,  et  ont  été  nommées,  en  con- 
séquence, différences  individuelles  et  numéri- 
ques ;  les  différences  essentielles,  qui  font  que 
les  objets  sont  et  paraissent  de  nature  différente, 
n'ont  rien  d'individuel  et  constituent  les  espèces, 
ce  qui  les  fait  appeler  différences  spécifiques. 
Les  premières,  passagères,  ou  au  moins  toujours 
variables,  méritent  à  peine  le  nom  de  différence, 
et  sont  presque  de  nul  intérêt  pour  la  science; 
les  secondes  ne  comportent  pas  le  plus  ou  le 
moins,  elles  sont  entièrement  ou  elles  ne  sont 
pas  du  tout,  et  là  où  elles  sont  elles  demeurent, 
parce  qu'elles  sont  essentielles.  Ce  sont  elles 
que  recherche  la  science,  et  qui  fournissent  les 
bases  de  toute  classification,  de  toute  division 
et  de  toute  définition. 

La  différence  est  un  des  cinq  mots  expliqués 

Ear  Porphyre  dans  son  Introduction,  et  si  célè- 
res  dans  l'école,  où  on  les  appelait  les  cinq 
universaux,  les  cinq  prédicables,  les  cinq  ter- 
mes de  Porphyre  {quinque  voces  Porphyrii). 

On  peut  consulter  Porphyre,  Introd.  aux  Ca- 
tégories d'Aristote,  ch.  m,  vu,  xii,  xiii  et  xiv;  — 
Aristote,  Topiques,  liv.  VII,  en.  i  et  ii  ;  —  Logi- 
que de  Port-Royal,  liv.  I,  ch.  vu  ;  —  Bossuet, 
Logique,  liv.  I,  ch.  xlv  ;  —  sur  la  différence  in- 
dividuelle, Bossuet,  Logique,  liv.  1,  ch.  xxxii, 
XXXIII  et  XXXV  ;  —  et  sur  le  rôle  de  cette  diffé- 
rence dans  le  problème  de  Vindividuation  agité 
entre  le  Portique  et  la  nouvelle  Académie,  Cicé- 
ron,  Acad.,  liv.  II,  ch.  xvii,  xvni  et  xxvi. 

J.  D.  J. 
DIGBY  (Kenelm,  chevalier),  d'Igby,  Digbens, 
né  à  Londres  en  1603,  était  fils  d'Éverard  Uigby, 
impliqué  dans  la  conspiration  des  poudres  et 
exécuté  en  1606.  Il  était  riche  au  point  d'avoir 
équipé  à  ses  frais  toute  une  flotte  avec  laquelle 
il  battit  une  flotte  vénitienne.  En  1636,  il  vint 
en  France  une  première  fois  et  s'y  convertit  au 
catholicisme,  qui  était  la  religion  de  ses  pères. 
A  son  retour  en  Angleterre,  il  lut  emprisonné, 
puis  rendu  à  la  liberté.  Dans  un  second  voyage 
en  France,  il  vit  Descartes  à  Paris,  et  eut  avec 
lui  plusieurs  entretiens  philosophiques.  Quoique 
péripatéticien,  il  était  ami  de  la  philosophie  car- 
tésienne, et  Descartes  témoignait  pour  lui  beau 


coup  d'estime  et  de  sympathie.  C'est  pendant  ce 
second  voyage  qu'il  publia  à  Paris  même  son 
principal  ouvrage.  Sous  Cromwell,  qui  le  trai- 
tait assez  bien,  il  tenta  vainement  un  rappro- 
chement entre  les  protestants  et  les  catholiques. 
Apres  un  autre  voyage  en  France,  il  mourut  à 
Londres  en  1665. 

Digby  est  plus  connu  comme  naturaliste  que 
comme  philosophe,  et  mérite,  en  effet,  davan- 
tage de  l'être.  Comme  philosophe,  il  ne  nous  in- 
téresse guère  que  par  ses  rapports  avec  Descar- 
tes. Ce  qui  paraît  avoir  attire  l'un  vers  l'autre 
Descartes  et  Digby,  c'est  une  certaine  confor- 
mité d'idées  sur  quelques  points  chers  au  pre- 
mier. Quoique  les  idées  de  Digby  soient  vrai- 
ment sans  valeur,  elles  s'accommodaient  assez 
bien  avec  la  physique  de  Descartes.  Selon  Digby, 
les  corps  sont  composés  des  quatre  éléments 
toujours  mélangés  ;  la  sphère  de  l'air  est  rem- 
plie de  lumière  ;  la  lumière  est  une  substance 
corporelle  que  le  soleil  émet  continuellement  en 
ligue  droite  ;  elle  est  composée  de  corpuscules 
ou  de  petites  balles  qui  rebondissent  suivant  un 
angle  égal  à  celui  selon  lequel  elles  choquent 
les  corps.  En  heurtant  ceux-ci  elles  leur  enlèvent 
quelques  parcelles  de  leur  substance  qu'elles 
emportent  avec  elles  par  toute  l'atmosphère. 
L'atmosphère  n'est  elle-même  qu'un  mélange  de 
ces  atomes  arrachés  aux  corps  par  la  lumière. 
Le  corps  humain  est  plein  d'esprits  internes, 
d'abord  vitaux,  formés  par  le  sang,  puis  ani- 
maux, quand  ils  se  sont  rendus  du  cœur  dans  le 
cerveau.  Ces  esprits  animaux,  messagers  de 
l'âme,  apportent  à  l'imagination,  par  les  ca- 
naux des  nerfs,  les  corpuscules  émanés  des  corps 
extérieurs.  Ces  atomes  du  dehors  bâtissent  dans 
l'imagination  un  modèle  réduit  des  corps  aux- 
quels la  lumière  les  a  arrachés;  l'imagination 
met  en  réserve  les  corpuscules  superflus  qui 
vont  constituer  le  dépôt  de  la  mémoire,  et  se- 
ront rappelés  au  besoin.  A  travers  ces  concep- 
tions bizarres,  on  reconnaît  cependant  quelques 
traits  de  la  physique  de  Descartes.  Quoique 
Digby  professât  la  spiritualité  et  l'immortalité 
de  l'âme  raisonnable,  il  paraît  s'être  moins  bien 
entendu  sur  ces  points  avec  Descartes  ;  et  cela 
surtout  parce  qu'il  en  prétendait  trop  savoir. 
«  Pour  ce  qui  est  de  l'état  de  l'âme  après  cette 
vie,  écrivait  Descartes  à  la  princesse  Elisabeth, 
j'en  ai  bien  moins  connaissance  que  M.  d'Igby. 
Car,  laissant  à  part  ce  que  la  foi  nous  en  ensei- 
gne, je  confesse  que  par  la  seule  raison  natu- 
relle nous  pouvons  faire  beaucoup  de  conjec- 
tures à  notre  avantage  et  avoir  de  belles  espé- 
rances, mais  non  point  en  avoir  aucune  assu- 
rance. » 

On  sait  que  Descartes  croyait  que  la  science  et 
l'art  pourraient  parvenir  à  prolonger  la  vie  hu- 
maine,peut-être  indéfiniment,  et  qu'il  réussirait 
lui-même  à  prolonger  la  sienne  tout  au  moins  au 
delà  d'un  siècle.  Cette  singulière  croyance  lui  vint- 
elle  spontanément  de  ce  qu'il  considérait  le  corps 
vivant  comme  une  simple  machine  qu'une  mécani- 
que savante  pourrait  toujours  réparer,  ou  lui  fut- 
elle  inspirée  par  Digby?  Toujours  est-il  qu'elle 
fut  commune  à  l'un  et  à  l'autre.  Digby,  qui 
avait  épousé  la  fille  d'Edouard  Stanley,  Venetia 
Anastasia,  célèbre  par  sa  beauté,  entreprit  de 
lui  conserver  ses  charmes,  et  employa  pour  at- 
teindre ce  but  les  moyens  les  plus  étranges  qui 
contribuèrent  sans  doute  à  la  faire  mourir  en 
pleine  jeunesse.  11  prétendait  posséder  aussi  une 
certaine  poudre  de  sympathie  qui  guérissait  les 
plaies;  dans  une  assemblée  publique,  à  Mont- 
pellier, il  expliqua  dans  un  discours  plusieurs 
lois  imprimé  les  propriétés  et  la  manière  d'agir 
de  cette  poudre  de  vitriol,  d'après  les  principes 


DILE 


—  401   — 


DIOD 


de  sa  physique..  On  voit  que  Digby  avait  plus 
d'esprit  que  de  bon  sens,  et  l'on  ne  s'étonne  pas 
qu'il  ait  donné  dans  les  erreurs  do  l'alchimie. 

Le  portrait  du  chevalier  Digby  est  conserve  à 
la  bibliothèque  Bodléicnnc  à  laquelle  il  lit  don 
de  238  manuscrits  précieux. 

Sans  mentionner  ici  ses  ouvrages  d'histoire 
naturelle,  les  œuvres  philosophiques  de  Digby 
sont:  ^l  Trcatise  on  Ihe  Nature  of  Bodies,  ac- 
compagné de  A  Treatise  declaring  the  opéra- 
tions and  Nature  of  7na7i's  soûl,  out  of  xvhich 
the  immortalité  of  rcasonable  soûl  is  evinced, 
Paris,  ltj44,  1  vol.  in-4;  — Inslitutiotium  peri- 
pateticarum  libri  V,  cum  appendice  theologica 
de  origine  mundi,  Paris,  1651,  in-8;  —  Discours 
sur  la  poudre  de  sympathie,  Paris,  1658  et  1673, 
in-12;  Londres,  1658  (traduit  en  anglais).  Voy. 
Chalmers,  Dictionnaire  biographique.      A.  L. 

DILEMME.  Argument  qui  consiste  à  poser 
comme  données  deux  propositions  contradictoi- 
res [6i;  )Yj|J.aa],  lesquelles  doivent  cependant 
conduire  à  la  même  conclusion.  Tel  est  l'argu- 
ment si  souvent  cité  que  Bias  faisait  contre  le 
mariage  :  «  La  femme  que  l'on  prend  est  belle 
ou  elle  ne  l'est  pas  ;  si  elle  est  belle,  elle  se 
donne  à  tout  le  monde,  et  l'on  est  jaloux  et  mal- 
heureux ;  si  elle  ne  l'est  pas,  on  ne  peut  pas  la 
souffrir,  et  l'on  est  encore  malheureux  :  donc  il 
ne  faut  pas  se  marier.  »  On  voit  que  cet  argu- 
ment est  un  double  syllogisme,  ou  plutôt  un 
double  enthymème,  puisque  le  principe  général 
est  presque  toujours  supprimé. 

Les  rapports  que  le  dilemme  présente  avec 
l'argument  disjonctif  (voy.  ce  mot)  l'ont  souvent 
fait  confondre  avec  lui.  il  s'en  distingue  cepen- 
dant par  les  caractères  suivants  :  1°  Le  dilemme 
pose  deux  propositions  contradictoires  entre  les- 
quelles il  n'y  a  pas  de  choix  possible,  en  ce 
sens  que,  quelle  que  soit  celle  que  l'on  choisisse, 
la  conclusion  sera  la  même.  L'argument  dis- 
jonctif présente  bien  aussi  des  propositions  op- 
posées, mais  pour  en  choisir  une  à  l'exclusion 
de  l'autre  ou  des  autres,  et  non  pour  montrer 
qu'elles  conduisent  toutes  à  une  seule  et  même 
conclusion.  2°  Dans  le  dilemme,  les  propositions 
contradictoires  constituent  la  mineure  ou  l'ex- 
presgion  des  données;  dans  l'argument  disjonc- 
tif, au  contraire,  c'est  la  majeure  qui  est  la  pro- 
position disjonctive,  et  la  mineure  est  une  pro- 
!»osition  simple,  expression  du  choix  fait  ou  à 
aire  nécessairement. 

De  peu  d'usage  dans  la  science,  le  dilemme 
est  particulièrement  employé  dans  la  discussion, 
où  il  présente  à  l'adversaire  le  choix  de  deux 
propositions  contradictoires  qui  doivent  conduire 
toutes  deux  à  une  conclusion  défavorable  pour 
lui;  ce  qui  l'a  fait  appeler  argumentum  ulrin- 
que  feriens.  C'est  pourquoi  il  est  nécessaire  que 
les  deux  propositions  soient  réellement  contra- 
dictoires ;  si  elles  ne  sont  que  contraires,  l'argu- 
ment est  sans  valeur.  Lors  même  que  les  deux 
propositions  sont  contradictoires,  l'une  d'elles 
n'est  pas  toujours  l'expression  exacte  de  la  vé- 
rité. Ainsi,  dans  l'exemple  cité  plus  haut,  il  se 
pourrait  qu'une  femme,  sans  être  belle,  possédât 
cette  figure  suffisamment  agréable  que  Favori- 
nus  appelait  forma  uxoria.  Il  faut  encore  veil- 
ler à  ce  que  chaque  conclusion  soit  une  consé- 
quence nécessaire  des  prémisses,  ce  à  quoi  ne 
satisfait  pas  l'exemple  cité  ;  car  il  est  vrai 
qu'une  femme  belle  peut  être  en  même  temps 
vertueuse,  et  sans  être  belle  elle  peut  être  ai- 
mée. C'est  donc  moins  les  propositions  que  la 
réalité  elle-même  qu'il  faut  considérer,  si  l'on  veut 
éviter  que  le  dilemme  soit  retourné  contre  son 
auteur,  ou,  comme  on  dit,  rétorqué.  Consultez 
la  Logique  de  Port-Royal,  3'  partie.      J.  D.  J. 

DICT.   PHILOS. 


DIODORE  DE  Tyr,  philo.sophe  péripatéticien, 
disciple  et  successeur  de  Critolaùs  à  la  tête  de 
son  école.  Il  florissait,  par  conséquent,  vers  la 
fin  du  11"  siècle  avant  l'ère  chrétienne.  Nous  ne 
connaissons  de  ses  doctrines  que  ce  que  Cicéron 
nous  en  apprend  {Acad.,  liv.  II,  ch.  xlii;  de 
Fin.,  lib.  V,  c.  v)  :  c'est-à-dire  qu'il  faisait  con- 
sister le  souverain  bien  dans  la  vertu  réunie  à 
l'absence  de  la  douleur.  —  Un  autre  philosophe, 
portant  le  même  nom  et  attaché  à  la  doctrine 
d'Ëpicure,  est  mentionné  par  Sénèquc,  comme 
un  de  ses  (  ontemporains.  Tout  ce  que  nous  en 
savons,  c'est  qu'il  a  hâté  sa  mort  par  un  suicide 
(Sénèque,  de  Vita  beala,  c.  xix). 

DIODORE  LE  MÉGAHiQUE,  sumommé  Cronus, 
est  un  dialecticien  de  premier  ordre,  peut-être 
le  plus  grand  dialecticien  de  l'an'tiquite. 

Sa  vie  n'est  pas  connue.  Né  à  Jasos,  en  Carie, 
dans  la  seconde  moitié  du  iv*  siècle  avant  notre 
ère,  il  suivit,  peut-être  à  Mégare,  les  leçons 
d'Apollonius  Cronus,  disciple  d'Eubulide.  Après 
quoi,  nous  ne  le  retrouvons  plus  qu'au  temps 
de  sa  maturité,  dans  le  palais  de  Ptolémee 
Soter,  dont  il  est  l'hôte  et  l'ami.  On  dit  qu'un 
jour,  en  présence  du  prince,  il  resta  sans  ré- 
ponse à  une  difficulté  que  lui  proposait  Stil- 
pon.  Raillé  par  le  roi,  il  se  vengea  noblement 
en  composant  un  livre  sur  la  question  qu'il  n'a- 
vait pu  résoudre,  et  mourut  de  douleur.  On 
ajoute  que  ce  fut  Ptolémee  lui-même  qui,  par 
allusion  à  sa  lenteur,  lui  donna  le  premier,  en 
cette  circonstance,  le  surnom  de  Cronus  qu'avait 
porté  son  maître.  (DiogèneLaërce,  liv.  II,  ch.  m.) 
Ces  anecdoctes  un  peu  suspectes  donneraient 
lieu  à  des  objections  sans  nombre.  Ce  qu'il  y  a 
d'incontestable,  c'est  le  mérite  éminent  de  Dio- 
dore  et  l'éclat  de  son  rôle  philosophique. 

Profondément  pénétré  de  l'esprit  de  son  école, 
ce  vaillant  dialecticien  {valens  dialeeticus), 
comme  Cicéron  l'appelle,  attaque  de  front  le 
péripatétisme,  l'épicurisme,  le  stoïcisme,  en  un 
mot  tout  dogmatisme  qui 'ne  se  renferme  pas 
dans  la  formule  mégarique  :  «  Rien  n'existe  que 
ce  qui  est  un,  toujours  semblable  et  identique  à 
soi-mênae.  »  Son  argumentation  porte  sur  trois 
points  étroitement  liés  entre  eux  :  l'existence 
du  mouvement,  les  relations  de  la  puissance  et 
de  l'acte,  la  légitimité  des  propositions  condi- 
tionnelles ;  faisons-la  connaître  en  quelques 
mots. 

1°  Existence  du  mouvement.  Diodore,  qui  nie 
le  multiple  et  le  divers,  ne  peut  pas  ne  pas  nier 
le  mouvement.  Il  fait  plus,  il  le  déclare  impos- 
sible; il  l'est  du  moins  dans  la  doctrine  de  ses 
adversaires.  Le  monde,  disaient  les  épicuriens, 
se  compose  d'atomes  essentiellement  mobiles, 
infinis  en  nombre  et  infiniment  petits.  Diodore 
part  de  là.  Le  mobile  indivisible,  dit-il,  à  quel- 
que instant  qu'on  le  considère,  n'occupe  jamais 
qu'un  espace  indivisible  comme  lui.  Or,  il  ne 
peut  se  mouvoir  ni  dans  le  lieu  où  il  est,  puis- 
qu'il l'occupe  tout  entier,  ni  dans  le  lieu  où  il 
n'est  pas,  puisque,  pour  s'y  mouvoir,  il  faudrait 
qu'il  y  fût.  Donc,  il  ne  se  meut  pas.  Mais  il  s'est 
mû,  ajoute  Diodore,  et  ce  qui  le  prouve,  c'est  le 
fait  du  changement  de  lieu. 

N'insistons  pas  sur  cette  absurdité  d'un  mou- 
vement passé  qui  ne  fut  jamais  présent.  Au  fond, 
la  contradiction  n'est  peut-être  qu'apparente; 
car,  pour  Diodore,  le  passé  n'est  plus;  autre- 
ment dit,  n'est  rien.  Venons  à  l'argument.  Ab- 
solument parlant,  est-il  concluant?  Non  ;  car  le 
mouvement  ne  pouvant  se  produire  que  dans  la 
durée  comme  dans  l'étendue,  si  on  le  cherche 
dans  ce  qui  exclut  l'étendue  et  la  durée,  dans 
un  point  indivisible  de  l'espace  et  du  temps,  on 
imagine  un  problème  dont  les  données  sont  con- 

26 


DIOD 


402  — 


DIOG 


tradictoires,  on  pose  à  l'avance  que  le  mouve- 
ment est  impossible,  afin  de  pouvoir  conclure 
qu'il  l'est  en  efTet,  on  fait  une  pétition  de  prin- 
cipe. Mais  cette  rélutation  était  interdite  aux 
épicuriens.  Ne  faisant  des  objets  continus  que 
des  agrégats  d'clcmenls  indivisibles,  ils  n'a- 
vaient nul  droit  de  trouver  mauvais  que  l'on 
composât  le  temps  continu  d'une  succession  de 
présents  insaisissables.  Si  des  zéros  d'étendue 
formaient  le  corps  étendu,  pourquoi  des  zéros  de 
durée  n'eussent-ils  pu  former  le  temps?  Diodore 
ne  prouvait  donc  pas  que  le  mouvement  est  im- 
possible ;  mais  il  prouvait  que  la  doctrine  épi- 
curienne était  mauvaise,  puisqu'on  en  déduisait 
comme  une  conséquence  légitime  l'impossibilité 
du  mouvement. 

Autre  argument  contre  le  mouvement.  Il  y  a 
deux  sortes  de  mouvements  :  le  mouvement  par 
prépondérance  et  le  mouvement  pur.  Le  pre- 
mier a  lieu  quand  le  plus  grand  nombre  des 
parties  d'un  corps  est  en  mouvement  et  le  reste 
en  repos.  Le  second,  lorsque  toutes  les  parties 
sont  à  la  fois  en  mouvement.  Or,  de  môme 
qu'une  tête  blanchit  par  parties  avant  de  devenir 
complètement  blanche  ;  de  même  le  mouvement 
par  prépondérance  doit  précéder  le  mouve- 
ment pur.  Si  le  mouvement  par  prépondé- 
rance était  possible ,  comme  deux  molécules 
mobiles  sur  trois  suffisent  pour  produire  un 
mouvement  général,  une  quatrième  molécule 
ajoutée  aux  trois  premières  serait  aussitôt  en- 
traînée dans  leur  mouvement.  De  même  pour 
une  cinquième  jusqu'à  l'infini.  De^  sorte  que 
dans  un  corps  de  dix  mille  molécules,  par 
exemple,  d'eux  d'entre  elles,  par  voie  de  pré- 
pondérance, entraîneraient  dans  leur  mouve- 
ment les  neuf  mille  neuf  cent  quatre-vingt-dix- 
huit  autres,  ce  qui  est  absurde.  Donc,  le  mou- 
vement, par  prépondérance  est  impossible.  Donc, 
il  en  est  de  même  de  toute  espèce  de  mouvement. 

Un  critique  de  l'antiquité  (Sextus  Emp.,  Adv. 
Matliem.,  lib.  X)  a  dit  que  cet  argument  n'était 
qu'un  pur  sophisme  ;  on  ne  peut  pas  être  d'un 
autre  avis. 

2°  Dislinclion  de  la  pvAssance  et  de  Vacte.  Le 
mouvement  est  défini  par  Aristote  le  passage  de 
l'être  en  puissance  à  l'être  en  acte.  De  la  dis- 
tinction de  la  puissance  et  de  l'acte  dépend  la 
possibilité  du  mouvement.  C'est  donc  cette  dis- 
tinction que  tout  adversaire  du  mouvement  doit 
s'elTorcer  de  détruire.  Euclide  disait:  «  Le  pos- 
sible, c'est  ce  qui  est.  »  Diodore  dit  :  «  ce  qui 
est  ou  ce  qui  sera,  »  et  il  ajoute  aussitôt:  «  ce 
qui  sera  est  nécessaire.  »  Exemple  :  Il  est  im- 
possible que  je  sois  à  Corinthe  si  j'y  suis  ou  si  je 
dois  y  être  un  jour.  Si  je  dois  y  être,  il  est 
possible  que  je  n'y  aille  pas,  et  si  je  ne  dois  pas 
y  être,  il  est  impossible  que  j'y  aille  jamais.  Donc, 
il  n'y  a  pas  d'acte  que  nous  fassions  et  que  nous 
aurions  pu  ne  pas  faire  ;  tout  est  déterminé  à 
l'avance;  tout  est  immuable  dans  l'avenir  com- 
me dans  le  présent',  comme  dans  le  passé.  C'est 
le  fatalisme  dans  toute  sa  pureté.  Et  qu'on  ne 
dise  pas  avec  Cicéron  {de  Falo,  c.  vn)  que  Dio- 
dore n'est  pas  fataliste,  parce  qu'il  ne  fait  que 
définir  dos  mots  [vim  verborum  interpretalur) . 
Qu'importe?  Les  mots  ne  sont-ils  pas  les  signes 
des  choses?  Et  si  pour  définir  le  ïsxQi  possible, 
on  se  croit  obligé  de  nier  la  liberté,  en  a-t-on 
moins  compromis  l'ordre  moral?  C'est  sur  ce 
terrain  que,  dès  l'antiquité,  une  lutte  mémora- 
ble s'était  engagée  entre  Diodore,  Chrysippe  et 
Philon  le  dialecticien.  Chrysippe  avait  écrit  un 
livre  intitulé  Contre  Diodore,  et  quatre  livres 
sur  le  Possible.  Diodore  riposta  avec  les  argu- 
ments de  son  école;  il  lança  contre  son  adver- 
saire  l'argument  du  possesseur,  un   argument 


que  tous  les  auteurs  louent  et  que  nul  ne  rap- 
porte. La  querelle  n'était  pas  moins  vive  avec 
Philon.  Rien  ne  serait  plus  digne  d'intérêt  que 
cette  grande  controverse  qui  touchait  aux  plus 
hautes  questions  de  la  métaphysique,  celles  de 
la  Providence  et  de  la  liberté.  Faute  de  do- 
cuments, il  nous  est  impossible  de  nous  en  faire 
une  idée. 

3°  Légitimité  des  propositions  conditionnel- 
les. La  puissance  et  l'acte  se  retrouvent  en  logi- 
que sous  la  forme  du  conditionnel  et  du  vrai. 
Le  conditionnel  n'est  que  le  vrai  en  puissance, 
qui  devient  le  vrai  en  acte  par  sa  relation  avec 
un  principe  supérieur.  Exemple  :  Si  les  lois  de 
la  nature  restent  les  mêmes,  le  soleil  se  lèvera 
demain.  Chrysippe  disait  qu'une  proposition 
conditionnelle  est  vraie  lorsque  le  conséquent, 
posé  en  sens  contraire,  ne  peut  convenir  à  l'an- 
técédent. Règle  fausse,  puisqu'on  ne  peut  con- 
clure qu'une  chose  convienne  à  une  seconde 
de  ce  que  son  contraire  ne  lui  convient  pas. 
D'après  Philon,  la  proposition  conditionnelle 
serait  vraie  de  trois  manières  :  lorsque  l'an- 
técédent et  le  conséquent  sont  vrais;  lorsque 
l'antécédent  et  le  conséquent  sont  faux-  lors- 
que l'antécédent  est  faux  et  le  conséquent 
vrai.  Elle  serait  fausse  seulement  lorsque  l'anté- 
cédent est  vrai  et  le  conséquent  faux;  comme 
si,  dans  une  proposition  conditionnelle,  il  y 
avait  à  s'inquiéter  de  la  vérité  ou  de  la  fausseté 
des  parties.  Diodore  a  fort  bien  vu  que  la  valeur 
de  la  proposition  ne  dépendait  que  de  la  relation 
ou,  comme  on  dit,  de  la  conséquence  des  parties 
entre  elles.  Il  enseigne  donc  que  la  proposition 
conditionnelle  est  vraie  lorsqu'il  est  et  sera 
toujours  impossible  que,  l'antécédent  étant  vrai, 
le  conséquent  soit  faux.  Cette  doctrine  de  la 
nécessité  de  relation  est  intimement  liée  au  fa- 
talisme de  Diodore.  Malgré  ce  vice  d'origine,  ce 
critérium  est  le  seul  vrai,  parce  qu'en  réalité 
tout  est  fatal  en  logique.  Dans  les  rapports  des 
idées  entre  elles,  la  liberté  n'intervient  pas. 

Diodore  soutenait  encore,  dit-on,  qu'il  n'y  a 
ambigu'i'té  dans  aucune  des  expressions  du  lan- 
gage, puisque  celui  qui  parle  ne  dit  que  ce  qu'il 
sent  et  sent  bien  qu'il  ne  dit  qu'une  seule 
chose.  Cette  opinion  n'est  sans  doute  qu'un  co- 
rollaire de  ce  principe,  qu'il  n'y  a  de  réel  que 
ce  qui  est  un  et  de  possible  que  ce  qui  est  réel. 
Au  fond,  c'est  là  toute  la  doctrine  de  Diodore, 
c'est  là  l'origine  et  le  seul  but  sérieux  de  tous 
ses  arguments. 

On  peut  consulter  :  Cicéron,  de  Falo.  ch.  vu, 
vin;  —  Sextus  Empiricus,  Adv.  Logicos,  lib.  VIII  ; 
Adv.  Mathem.,  lib.  X;  — Diogène  Laërce,  Viede 
Diodore;  —  Deycks,  de  Megaricorum  doctrina 
ejusque  apud  Plalonem  et  Arislolelem  vestigiis, 
in-8,  Bonn,  1827  ;  —  H.  Ritter,  Histoire  de  la 
Philosophie,  6  vol.  in-8,  Hambourg,  1837-1841  ; 
et  .surtout  ses  Remarques  sur  la  philosophie  de 
l'École  mégarique ,  in-8,  ib.,  1828  (ail.)-  — 
D.  Henné,  VÉcole  de  Mcgare,  ,in-S,  Paris,  1843; 
—  C.  Mallet,  Histoire  de  VEcole  de  Mégare, 
Paris,  184.S,  in-8.  D.  H. 

DIOGÈNE  n'ApoLLONiE,  né  à  ApoUonie,  dans 
l'île  de  Crète,  florissait  à  Athènes  vers  la  lxxx" 
olympiade,  environ  460  ans  avant  notre  ère. 
Disciple  d'Anaximcne,  contemporain  et  sans 
doute  ami  d'Anaxagore,  il  procède  de  l'un  et  de 
l'autre,  et  mêle  leurs  doctrines  opposées  sans 
s'inquiéter  de  les  concilier  entre  elles. 

Son  premier  soin  est  de  s'assurer  d'un  point 
fixe  {içyr\  àvan9iff6yiTï)To:)  sur  lequel  il  puisse 
fonder  toute  sa  doctrine;  mais  ce  point  fixe,  ce 
n'est  pas  dans  la  conscience,  c'est  dans  le  spec- 
tacle du  monde  qu'il  croit  le  trouver. 

«  L'univers,  dit-il,  ne  peut  avoir  qu'un  seul 


DlOGr 


403  — 


DIOG 


Srincipe  ;  car,  entre  principes  divers,  toute  in- 
ucnce  réciproque,  toute  relation  véritable  se- 
raient impossibles.  Puisque  l'univers  est  un  être 
vivant  et  organisé,  il  s'ensuit  qu'il  ne  peut  venir 
de  principes  divers.  » 

Tel  est  le  point  de  départ  de  Diogène.  Avant 
lui,  bien  des  philosophes  avaient  dit  qu'il  n'y  a 
qu'un  seul  principe  du  monde  j  Diogène  le  pre- 
mier semble  avon-  essayé  de  prouver  qu'on  n'en 
f)eut  admettre  plus  d'un.  Sous  ce  rapport,  il  est 
e  continuateur  d'Anaximène  et  l'adversaire  d'A- 
naxagore,  dont  il  réfute  implicitement  la  doc- 
trine des  homéoméries. 

Maintenant,  quel  est  ce  principe  unique?  Il 
n'est  pas  aisé  de  le  définir;  car  l'unité  du  monde 
laisse  éclater  partout  une  dualité  véritable.  La 
matière  et  l'esprit,  la  pensée  et  l'étendue,  la 
liberté  et  la  fatalité  se  mêlent  et  se  pénètrent 
sans  jamais  se  confondre,  et  restent  essentielle- 
ment irréductibles.  Tous  les  systèmes  partis  de 
l'unité  avaient  nié  l'un  des  contraires  au  lieu 
d'en  expliquer  la  coexistence.  Que  fait  Diogène? 
il  met  les  contraires  en  présence  au  sein  même 
du  principe  dont  tout  dérive.  Selon  lui,  le  prin- 
cipe unique,  c'est  l'air  :  et  jusqu'ici  il  ne  fait 
que  répéter  Anaximcne  ;  mais  ce  principe  est 
aussi  l'intelligence,  et  c'est  ce  qu'avait  dit  Anaxa- 
Çore.  Air  et  intelligence,  matière  et  esprit, 
étendue  et  pensée,  fatalité  et  liberté,  le  principe 
de  Diogène  est  donc  un  et  double  tout  ensemble. 
Le  monde,  qui  vient  de  lui,  est  fait  à  son  image. 
C'est  ainsi  qu'en  partant  de  l'unité,  Diogène  ex- 
plique la  dualité  du  monde.  Au  fond,  que  fait-il  ? 
il  affirme  et  nie  à  la  fois  une  seule  et  même 
chose  d'un  seul  et  même  être  considéré  sous  le 
même  rapport  et  au  même  moment  de  son  exis- 
tence. Il  échappe  à  une  question  embarrassante 
par  une  hypothèse  absurde  ;  il  nie  le  principe 
de  contradiction  et  avec  lui  toute  certitude. 
Sans  doute,  même  dans  les  temps  modernes,  de 
plus  grands  esprits  que  Diogène  n'ont  pas  craint 
d'associer  dans  lêtre  premier  des  attributs  in- 
compatibles ;  mais  cette  association  n'en  est  pas 
moins  monstrueuse.  Seulement,  si  on  l'admet, 
Diogène  se  charge  de  tout  expliquer. 

«  L'air  est  grand  et  fort,  il  est  éternel  et  im- 
périssable, et  il  sait  bien  des  choses  (7to),),à  eIÔô; 
è(jTi).  Il  produit  tout,  pénètre  tout,  dispose  tout, 
est  dans  tout,  et  il  n'y  a  rien  qui  ne  participe  de 
sa  nature.  Mais  tout  en  participe  diversement , 
car,  ainsi  que  la  pensée,  l'air  est  variable  à  l'in- 
fini. Tantôt  froid,  tantôt  chaud;  tantôt  sec,  tantôt 
humide  ;  tantôt  calme,  tantôt  agité,  jamais  il  ne 
produit  sur  nos  sens  le  même  effet,  jamais  il 
ne  s'offre  à  nos  yeux  sous  la  même  couleur.» 

De  là  un  système  de  physique,  de  physio- 
logie et  de  psychologie  tout  ensemble,  une 
sorte  de  dynamisme  universel  dans  lequel  l'har- 
monie du  monde  s'explique  par  l'unité  du  prin- 
cipe primitif,  et  sa  variété  par  les  modes  divers 
de  ce  même  principe.  D'abord,  les  quatre  élé- 
ments ne  sont  que  de  l'air  à  différents  degrés  de 
condensation.  Notre  terre  est  de  l'air  refroidi. 
Cet  air,  en  se  solidifiant,  a  repoussé  au  loin  et 
dans  toutes  les  directions  les  parties  légères,  le 
ciel,  le  soleil,  les  étoiles.  Voilà  pourquoi  la  terre 
est  au  centre  du  monde. 

L'air  est  aussi  le  principe  de  la  vie.  Déjà,  la 
semence  animale  contient  de  l'air,  car  elle  est 
écumeuse;  le  sang  aussi  estécumeux.  L'âme  des 
bêtes  n'est  qu'un  peu  d'air  chaud,  l'âme  des 
hommes  qu'un  air  plus  chaud  encore.  Quelques 
degrés  de  chaleur  font  toute  la  différence  d'un 
homme  à  un  autre. 

Reste  la  psychologie.  Lorsqu'un  objet  physi- 
que, agissant  sur  nos  organes,  ébranle  l'air  qui 
s'y  trouve  contenu,  il  en  résulte  une  perception 


sensible.  Ce  qu'on  appelle  la  pensée  n'est  que  le 
passage  rapide  de  l'air  à  travers  le  sang.  C'est 
dans  le  cœur  que  la  pensée  se  forme,  et  c'est  le 
cœur  qui  en  est  le  siège. 

On  le  voit,  tout  s'enchaîne  dans  ce  système  : 
il  n'en  a  pas  moins  le  défaut  de  s'appuyer  sui 
une  proposition  contradictoire,  à  savoir  :  l'iden- 
tité de  l'air  et  de  l'intelligence,  de  ce  qui  néces- 
sairement est  étendu  et  de  ce  qui  nécessaire- 
ment ne  l'est  pas.  Mais,  dans  ce  syncrétisme  ar- 
bitraire, il  s'en  faut  que  l'air  et  l'intelligence 
aient  une  part  égale  :  à  le  bienprendre,  c'est  l'air 
qui  est  tout  et  qui  fait  tout;  l'intelligence  est  ab- 
sorbée par  la  matière.  Au  fond,  qu'est-ce  que  le 
système  de  Diogène?  celui  d'Anaximène  avec  un 
mot  de  plus,  et  ce  mot  est  d'Anaxagore. Malgré 
la  couleur  décidément  matérialiste  de  sa  doc- 
trine, les  fervents  du  polythéisme  ne  purent  lui 
pardonner  d'avoir  parlé  de  l'intelligence  ;  et  il 
paraît  que,  devenu  l'objet  de  l'animosité  popu- 
laire, il  eut  beaucoup  de  peine  à  échapper  à  la 
mort. 

Diogène  d'Apollonie  avait  écrit  un  livre  sur  la 
nature,  dont  il  nous  est  resté  quelques  frag- 
ments. Les  auteurs  à  consulter  sont,  parmi  les 
anciens  :  Aristote,  de  Anima^  lib.  I,  c.  ii;  —  de 
Gen.  et  Corrupt,  lib.  I,  c.  vi; —  Simplicius,  in 
Phys.  Arist.,  p.  6  et  32;  —  Diogène  Laërce, 
lib.  IX,  c.  Lvn; —  Cicéron,  de  Nat.  Deor.,  lib.  I, 
c.  XII  ;  —  Parmi  les  modernes  :  Schleiermacher, 
sur  la  Philosophie  de  Diogène  d'Apollonie  (Mém. 
de  l'Acad.  des  se.  de  Berlin),  1815;  —  Panzerbie- 
ter,  de  Diogenis  Apolloniatœ  vita  et  scriptis, 
in-8,  Meiningen,  1823;  —  Schorn,  Diogenis  Apol- 
loniatœ fragmenta  quœ  supersunt,  disposita  et 
illustrata,  in-8,  Bonn.,  1828;  —  enfin  Ritter, 
Histoire  générale  de  la  Philosophie,  6  vol.  in-8, 
Hambourg,  1837-1841.  X. 

DIOGÈNE  LE  Cynique  naquit  à  Sinope,  ville 
du  Pont,  la  troisième  année  de  la  xci^  olym- 
piade, 414  ans  avant  notre  ère.  Icésius,  son  père, 
faisait  le  change  des  monnaies  et  les  falsifiait  a 
l'occasion.  Diogène,  alors  peu  pénétré  du  mépris 
des  richesses,  était  comme  son  père  faux-mon- 
nayeur  et  banquier.  Cette  fraude  fut  découverte, 
et  le  futur  philosophe,  chassé  de  sa  ville  natale, 
alla  chercher  un  refuge  à  Athènes.  Révolté,  dès 
sa  naissance,  contre  les  lois,  nourri  et  entretenu 
dans  cette  révolte,  il  voyait  se  tourner  contre 
lui  la  société  tout  entière,  et  son  humeur  satiri- 
que, son  orgueil,  son  esprit  mordant,  éloignaient 
de  lui  jusqu'à  la  pitié.  Sans  amis  et  sans  pain, 
errant  et  misérable,  il  en  était  réduit  à  ron- 
ger le  long  des  chemins  les  jeunes  pousses 
d'arbres  afin  de  tromper  un  peu  sa  faim.  Un 
jour,  il  vit  un  rat  qui  courait  çà  et  là  cherchant 
comme  lui  sa  nourriture.  «  Quoi  !  dit-il,  cet  ani- 
mal sait  se  passer  de  la  cuisine  des  Athéniens, 
et  moi  je  serais  malheureux  de  ne  pas  manger 
à  leur  table  1  »  Il  reprit  courage  pensant  qu'un 
état  si  semblable  à  celui  des  animaux  pourrait 
bien  être  le  véritable  état  de  la  nature. 

Il  y  avait  longtemps  qu'Antisthène  avait  es- 
sayé de  réduire  toute  la  philosophie  à  cette 
maxime  :  vivre  conformément  à  la  nature.  Dio- 
gène voulut  suivre  ses  leçons;  mais  Antisthène, 
abandonné  de  tous  ses  disciples,  avait  juré  de 
n'en  plus  recevoir.  Il  repoussa  le  nouveau  venu 
et  le  menaça  de  son  bâton.  «  Frappez,  s'écria  Dio- 
gène, mais  sachez  que  vous  ne  trouverez  pas  de 
bâton  assez  dur  pour  m'écarter  de  vous  lorsque 
vous  parlerez.  »  Antisthène  n'eut  pas  le  courage 
de  le  renvoyer. 

Doué,  comme  son  maître,  d'une  volonté  forte, 
d'une  grande  énergie  de  caractère,  Diogène  avait 
par-dessus  tout  ce  qui  avait  manqué  à  Anti- 
sthène, une  parole  agréable  et  facile,  beaucoup 


DIOG 


—  404 


DIOG 


d'esprit,  surtout  l'esprit  de  sarcasme.  D'après  la 
tradition  des  écoles,  le  vieux  cynique  s'émerveil- 
lait des  vives  reparties  de  son  élève,  de  ses 
traits  caustiques,  de  sa  verve  railleuse.  La  mul- 
titude était  séduite;  pour  la  première  fois  les 
disciples  affluaient.  Un  jour,  un  jeune  homme 
arrive   d'Éginc,   entend    Diogcne,   et   ne   songe 

filus  à  retourner  dans  sa  famille.  Son  frère  vient 
e  chercher  et  subit  le  charme  à  son  tour.  Le 
père  accourt  lui-même,  et  finit  par  se  faire,  avec 
ses  deux  fils,  le  disciple  de  Diogène  (Diogène 
Laërce,  liv.  VI). 

Ce  réparateur  de  l'école  cynique,  ce  maître  de 
la  jeunesse  athénienne,  n'apportait  pourtant  pas 
une  doctrine  nouvelle.  Loin  de  là,  son  premier 
soin  avait  été  de  retrancher  de  l'enseignement 
de  son  école  ce  luxe  de  discussions  subtiles  et 
de  spéculations  logiques  dont  l'ancien  disciple  de 
Gorgias  l'avait  embarrassé.  Il  y  a  pour  l'homme, 
disait-il,  une  double  discipline  :  celle  de  l'âme, 
celle  du  corps.  Toutes  deux  sont  essentiellement 
pratiques.  On  exerce  le  corps  par  la  gymnasti- 
que et  l'âme  par  la  vertu.  La  vertu  consiste  à 
vivre  conformément  à  la  nature ,  c'est-à-dire 
avec  le  moins  de  désirs  et  le  moins  de  besoins 
possible.  Par  conséquent,  les  bienséances,  la  po- 
litesse, les  arts  et  les  sciences  sont  des  super- 
fluités  condamnables  ;  la  beauté,  la  richesse,  la 
naissance  et  la  gloire  ne  méritent  que  le  mépris; 
la  religion  et  les  lois  sont  des  inventions  de  la 
politique  ;  le  mariage,  la  propriété  sont  des  abus 
qu'il  faut  abolir  :  tout  est  commun  dans  l'état 
de  nature  ;  les  biens  sont  communs,  les  femmes 
communes,  les  enfants  communs.  En  attendant 
le  redressement  de  ces  abus,  les  vrais  sages  (ceux 
de  l'école  cynique  probablement)  sont  les  seuls 
maîtres  de  toutes  choses.  La  raison  en  est  claire  et 
convaincante. Tout  appartient  aux  dieux,  les  sages 
sont  leurs  amis,  et  entre  amis  tout  est  commun. 
Voilà  le  fond  de  la  doctrine,  déjà  exposée  par 
Antisthèn,e  au  milieu  de  la  risée  publique.  Pour 
lui  donner  quelque  importance,  il  ne  fallait  rien 
moins  que  le  talent  de  Diogène  et  probablement 
aussi  sa  haine  contre  la  société,  qui  l'avait  re- 
jeté de  son  sein. 

Sous  prétexte  d'en  revenir  à  la  nature,  il  s'est 
efforcé  d'abolir  en  lui  tous  les  sentiments  humains, 
et  s'est  donné  à  lui-même  avec  complaisance  le 
nom  de  chien.  Véritable  chien  en  effet,  soumis 
et  caressant  quand  il  a  faim,  hargneux  et  gron- 
deur quandil  est  rassasié,  il  repousse  la  glorieuse 
main  d'Alexandre  et  accepte  un  manteau  d'Anti- 
pater.  Il  cherche  sa  nourriture  par  les  rues  de  la 
ville,  caressant  ceux  qui  lui  donnent,  aboyant  con- 
tre ceux  qui  lui  refusent  et  mordant  les  méchants. 
Il  a  son  trou,  c'est-à-dire  son  tonneau,  qui  lui 
sert  de  refuge  ;  il  essaye  quelque  temps  de  man- 
ger de  la  chair  crue.  Son  manteau,  comme  la 
peau  de  l'animal,  semble  adhérent  à  sa  poitrine. 
11  le  porte  pendant  le  jour,  il  s'en  enveloppe  à 
la  nuit  tombante,  et  s'endort  où  il  se  trouve  : 
sur  la  terre  humide,  sur  les  degrés  d'un  temple, 
souvent  sous  le  portique  du  temple  de  Jupiter, 
o  magnifique  demeure,  dit-il,  que  lui  ont  bâtie 
les  citoyens  d'Athènes.  »  Puis  viennent  les  exa- 
gérations de  toute  espèce.  Au  plus  fort  de  l'été, 
il  se  roule  dans  le  sable  briilant;  l'hiver,  il  mar- 
che nu-pieds  sur  la  neige  et  presse  contre  sa 
paitrine  nue  les  statues  glacées.  Quelquefois,  il 
se  fait  accabler  d'injures  par  la  populace  et 
s'arrête  pour  demander  l'aumône  à  des  statues. 
Il  jette  au  loin  son  gobelet  parce  qu'il  a  vu  un 
homme  boire  dans  le  creux  de  sa  main.  Il  jette 
aussi  son  écuelle  parce  qu'il  a  vu  un  enfant  mettre 
sa  purée  de  lentilles  dans  une  cavité  faite  à  son 
pain.  Voilà  à  quoi  se  réduit  pour  lui  la  perfec- 
tion de  la  vie  humaine. 


Aussi  ne  peut-il  trouver  un  homme  véritable, 
même  en  allumant  sa  lanterne  en  plein  jour. 
Four  lui,  les  Lacédémoniens  sont  des  enfants, 
les  autres  Grecs  des  immondices  (/aOipfiaia), 
quelque  chose  de  pis  :  des  femmes.  Ayant  avili 
la  femme,  Diogène  la  déclare  vile  et  dangereuse. 
On  lui  montre  les  cadavres  de  deux  malheureuses 
suspendus  aux  branches  d'un  olivier.  Il  dit  froi- 
dement :  «  Plût  aux  dieux  que  tous  les  arbres 
des  forêts  portassent  de  tels  fruits!  »  Après  les 
femmes,  les  représentants  de  la  religion  popu- 
laire. En  considérant  les  interprètes  des  songes, 
les  devins  et  <  eux  qui  les  écoutent,  il  trouve  que 
l'homme  est  le  plus  sot  de  tous  les  animaux. 
Enfin  le  fils  d'Icésius  n'aime  pas  les  gens  de  loi. 
Si  deux  légistes  dont  l'un  se  dit  vole  par  l'autre 
le  prennent  pour  juge,  il  condamne  le  premier 
pour  avoir  réclamé  ce  qu'on  ne  lui  a  pas  pris;  le 
second  pour  avoir  pris  ce  qu'on  lui  réclame.  Sans 
doute  il  prétendait,  comme  le  singe  de  la  fable, 

Qu'à  tort  et  à  travers 

On  ne  pouvait  manquer  condamnant  un  pervers. 

Mais,  en  Diogène,  haine  et  mépris  partent  d'un 
fond  commun,  nous  voulons  dire  la  haute  opinion 
qu'il  a  de  lui-même.  S'il  se  compare  à  quelque 
chose,  c'est  au  soleil.  11  se  trouve  avec  le  .dieu 
Sérapis  la  même  analogie  qu'a  Alexandre  avec 
Bacchus.  Pris  par  des  pirates  et  mis  en  vente 
sur  un  marché  d'esclaves,  si  on  lui  demande  ce 
qu'il  sait  faire,  il  répond  :  «  Commander  aux 
hommes  libres,  »  et  il  se  met  à  crier  :  «  Qui 
veut  un  maître?  Qui  a  besoin  d'un  maître?  •> 
Xéniade,  riche  Corinthien,  l'acheta  et  lui  confia 
l'éducation  de  ses  deux  fils.  Les  anciens  ad- 
mirent beaucoup  la  bonne  éducation  qu'il  leur 
donna.  11  leur  apprit  à  monter  à  cheval,  à  ma- 
nier l'arc  et  la  fronde,  à  avoir  la  tête  rasée,  à 
marcher  pieds  nus.  On  voudrait  savoir  s'il  se 
souvint  qu'ils  avaient  une  âme.  Le  seul  mot  de 
Diogène  que  l'on  puisse  louer  sans  réserve  est 
sa  réponse  à  un  tyran  qui  lui  demandait  le 
plus  beau  bronze  qu'il  connût.  «  C'est,  dit-il, 
celui  dont  sont  faites  les  statues  d'Harmodius  et 
d'Aristogiton.  » 

Devenu  vieux,  il  passait  l'été  à  Corinthe  et 
l'hiver  à  Athènes.  C'est  ce  qu'il  appelait  aller, 
comme  le  grand  roi,  de  Suse  à  Ecbatane.  Un 
matin,  ses  amis  le  virent  étendu  dans  le  Crâ- 
nien, gymnase  voisin  de  Corinthe.  Il  était  enve- 
loppé dans  son  manteau,  selon  sa  coutume,  et  ne 
faisait  aucun  mouvement.  Ils  voulurent  voir  s'il 
dormait;  il  était  mort.  11  avait  quatre-vingt-dix 
ans. 

L'antiquité  s'est  trop  occupée  de  Diogène.  Les 
habitants  de  Corinthe  n'eussent  pas  dû  lui  élever 
une  colonne  surmontée  d'un  chien  de  marbre,  ni 
ceux  de  Sinope  des  statues.  Malgré  son  talent 
incontestable,  ce  Socrate  en  délire,  comme  Pla- 
ton l'appelle,  n'a  été  ni  un  grand  homme  ni  un 
philosophe. 

Parmi  les  nombreux  dialogues  qu'on  lui  at- 
tribue, il  en  est  peu  dont  l'authenticité  ne  soit 
contestée  par  les  anciens  eux-mêmes,  et  il  n'en 
est  pas  un  seul  qui  nous  soit  parvenu.  Nous 
avons  un  recueil  de  lettres  qui  portent  son  nom; 
mais  ces  lettres  sont  supposées  comme  l'a  dé- 
montré M.  Boissonnade. 

Consultez  sur  Diogène,  son  biographe  Diogène 
Laërce  (liv.  VI,  ch.  xx  et  suiv.),  et  les  disser- 
tations dont  voici  les  titres  :  la  Vita  di  Dio- 
gène cinico,  de  Grimaldi,  in-8,  Naples,  1777;  — 
i^wxpâTYi;  iAaiv6|x£voç,  ou  Dialogues  de  Diogène 
de  Sinope,  par  Wieland,  in-8,  Leipzig,  1770;  — 
Dissertatio  de  fastu  philosophico  virtulis  colore 
infucato  in  imagine  Diogetiis  ojnici,  par  Mont- 
zius,  in-4,  ib.,  1712;  — Barthusii  Apologelicum 
quo  Diogenem  cynicum  a  crimine  et  stultitiœ  et 


DIOG 


—  kOl 


DIOG 


impudentiœ  expedilum  sistil,  in-4,  Kœnigsberg, 
1727; —  Delaunay,  de  Cynismo,  ac  prœcipue 
de  Antistliene,  Diogene  et  Cralete,  in-4,  Paris, 
1831.  X. 

DIOGÉNE,  surnommé  le  Dabijlonicn,  quoiqu'il 
fût  né  à  Séleucie,  était  un  philosophe  stoïcien 
d'une  grande  réputation  et  l'un  des  chefs  du 
Portique,  où  il  avait  eu  pour  maîtres  Chrysippe 
et  Zenon  de  Tarse.  Il  fit  partie,  ainsi  que  Car- 
néade  et  Critolaûs,  de  l'ambassade  que  les  Athé- 
niens envoyèrent  à  Rome  au  sujet  de  la  ville 
d'Orope.  Comme  Carnéade  aussi,  il  s'arrêta  à 
Rome  pendant  quelque  temps  et  y  professa  les 
doctrines  de  son  école.  Autant  que  nous  pouvons 
juger  de  son  enseignement  par  les  très-faibles 
traces  qui  nous  en  sont  parvenues,  il  cherchait 
à  atténuer  le  principe  stoïcien  qui  ne  reconnaît 
d'autre  bien  que  la  vertu  et  considère  tout  le 
reste  comme  indifférent.  Il  admettait,  au  con- 
traire, l'utile  comme  une  conséquence  du  bien 
ou  comme  le  moyen  d'y  atteindre.  (Cic,  de 
Fin.,  lib.  III,  c.  x;  Diogène  Laërce,  liv.  VII, 
ch.  Lxxxvni).  Diogène  Laërce  (liv.  X,  ch.  xxvi  et 
cxviii)  parle  aussi  d'un  épicurien  du  nom  de 
Diogène,  qu'il  fait  naître  a  Tarse  en  Cilicie  et  à 
qui,  il  attribue  un  Résiiryié  des  doctrines  morales 
d'L'pirurc. 

DIOGÉNE  DE  Laërte,  en  Cilicie,  ne  nous  est 
connu  que  par  l'ouvrage  précieux  qu'il  nous  a 
laissé.  On  ne  sait  rien  de  sa  vie;  à  peine  son 
nom  se  trouve-t-il  cité  par  quelques  grammai- 
riens d'une  époque  récente.  Réduits  aux  conjec- 
tures, les  commentateurs  ont  voulu,  sur  la  foi 
d'un  manuscrit,  substituer  le  nom  ae  Denys  à 
celui  de  Diogène;  ils  se  sont  demandé  si  le  mot 
Laërte  désigne  le  père  ou  la  patrie  de  Diogène, 
son  père  et  sa  patrie  étant  d'ailleurs  tout  à  fait 
inconnus.  Il  n'est  guère  plus  facile  de  fixer  avec 
précision  la  date  de  sa  naissance  et  celle  de  sa 
mort.  Entre  l'erreur  de  Suidas,  qui,  le  con- 
fondant avec  Ouintus  de  Laërte,  le  donne  pour 
contemporain  d  Auguste,  et  l'opinion  de  Dodwell, 
qui  le  rejette  jusqu'à  Constantin,  il  y  a  place 
pour  bien  des  hypothèses  qui  s'appuient  sur  des 
autorités  fort  recommandables.  Nul  ne  saurait 
mieux  que  Diogène  lui-même  fixer  nos  doutes  à  ce 
sujet.  Des  écrivains  qu'il  cite,  le  plus  moderne 
est  Athénée,  qui  vivait  encore  au  commencement 
du  règne  d'Alexandre  Sévère  (2"22  après  J.  C). 
Diogène  est  donc  postérieur  au  ii"  siècle  de  l'ère 
chrétienne.  D'autre  part,  il  n'aurait  pas  vécu 
longtemps  après  cette  époque,  s'il  en  faut  croire  le 
grammairien  Etienne  de  Byzance,  qui,  vers  500, 
le  considérait  comme  un  auteur  déjà  ancien. 
On  doit  donc  se  croire  autorisé,  avec  Heumann 
et  Brucker,  à  placer  Diogène  vers  le  milieu  du 
ni' siècle,  un  peu  plus  près  de  nous  que  n'ont  fait 
Jonsius  et  Fabricius.  Quant  à  la  durée  de  sa  vie, 
on  ne  peut  que  la  conjecturer  d'après  les  longues 
recherches  que  suppose  la  rédaction  de  son  ou- 
vrage sur  les  philosophes;  mais,  à  cet  égard,  les 
renseignements  précis  nous  font  défaut,  comme 
à  l'égard  de  son  caractère  et  des  événements  de 
sa  vie. 

Une  expression  empruntée  par  Diogène  à  la 
langue  de  l'Église  a  été  curieusement  relevée, 
et  l'importance  en  a  été  fort  exagérée  par  ceux 
qui  ne  remarquaient  pas  avec  quelle  complaisance 
Diogène  expose  les'  opinions  philosophiques  les 
plus  contraires  au  christianisme.  Des  obser- 
vateurs également  prévenus,  mais  dans  un  autre 
sens,  ont  cru  voir  que  Diogène  a  développé  la 
doctrine  d'Épicure  plus  amplement  que  toutes 
les  autres,  et  ils  en  concluent  qu'il  était  épi- 
curien. Mais,  outre  qu'il  témoigne  trop  bien 
lui-même  de  son  ignorance  sur  le  fond  de  cette 
doctrine,  s'il  est  permis  d'appuyer  une  conjec- 


ture sur  de  semblables  raisons,  Diogène  serait 
bien  plutôt  suspect  de  stoi'cisrae,  la  vie  de  Zenon 
de  Ciltium  et  la  doctrine  du  Portique  étant  le 
sujet  qu'il  a  traité  le  plus  longuement. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ces  Vies  des  philosophes  sont 
le  seul  ouvrage  que  nous  ayons  de  Diogène  ; 
aucune  raison  ne  peut  faire  soupçonner  qu'il  en 
ait  écrit  d'autres,  si  ce  n'est  toutefois  un  recueil 
de  Poésies  diverses,  dont  il  parle  souvent,  et  qui 
n'était  sans  doute  que  la  collection  de  ses  épi- 
grammes.  Ce  livre,  dont  la  perte  ne  paraît  pas 
mériter  nos  regrets,  existait  peut-être  encore  a  la 
fin  du  XII"  siècle;  au  moins  Tzetzès  semble  y 
faire  allusion  par  l'épithète  à'épigrammaliste 
appliquée  à  Diogène.  Mais  son  vrai  titre  à  l'es- 
time de  la  postérité,  c'est  le  recueil  intitulé  : 
Fies,  doctrines  et  sentences  des  philosophes  il- 
lustres. 

Ce  livre  était  dédié  à  une  femme  qui  profes- 
sait pour  les  doctrines  de  l'Académie  une  haute 
admiration-.  La  dédicace  étant  aujourd'hui  per- 
due, quelques  mots  de  l'auteur,  à  l'article  de 
Platon,  sont  le  seul  renseignement  qui  nous 
reste  sur  cette  femme.  Reinesius  conjecture  avec 
assez  de  vraisemblance  que  ce  pouvait  être  une 
certaine  Arria,  citée  avec  éloge  dans  l'ouvrage 
de  Theriaca.  ad  Pisonem.  A  l'exemple  de  Dio- 
gène, trois  siècles  plus  tard,  Damascius  dédiait  à 
Théodora  une  nouvelle  histoire  des  philosophes. 
Diogène  de  Laërte  a  pris  soin  de  nous  avertir 
qu'il  a  partagé  son  travail  en  dix  livres;  mais 
cette  division  arbitraire  en  cache  une  plus  sys- 
tématique dont  il  nous  donne  le  secret  dans  sa 
préface.  Après  avoir  établi  par  des  arguments 
puûrils  que  la  Grèce  est  le  berceau  de  la  philo- 
sophie, il  consacre  son  P''  livre  aux  hommes  qui 
ont  honoré  ce  nom  de  sages  que  déclina  la  mo- 
destie de  leurs  successeurs.  Passant  ensuite  aux 
philosophes  proprement  dits,  il  les  partage  en 
deux  grandes  écoles  :  l'école  ionienne  et  l'école 
italique.  Les  spéculations  des  ioniens  remplissent 
la  moitié  du  IP  livre,  où  se  trouvent  encore 
Socrate,  rattaché  bon  gré  mal  gré  à  cette  école, 
et  les  disciples  qui  n'ont  fait  que  répandre  sa 
doctrine.  La  vie  de  Platon,  une  analyse  rapide 
de  son  système,  diverses  classifications  des  ou- 
\Tages  de  ce  philosophe,  forment  le  livre  III. 
Platon  est  pour  Diogène  un  second  père  de  la 
philosophie  grecque;  c'est  de  lui  qu'il  fait  sortir 
les  dix  écoles  auxquelles  il  ramène  toutes  les 
sectes  philosophiques  si  complaisamment  énu- 
mérées  par  Varron.  Toutefois,  c'est  dans  ce  livre 
surtout  que  se  trahit  le  vice  de  l'ordre  adopté 
par  Diogène  :  après  être  convenu  que  Platon  ne 
doit  pas  moins  à  Pythagore  qu'à  Socrate,  il  est 
forcé,  pour  rester  fidèle  à  sa  division,  de  rejeter 
au  YIW  livre  l'analyse  des  doctrines  de  l'école 
italique.  Il  consacre'  le  IV'  livre  aux  académi- 
ciens. Il  expose  dans  le  V  les  opinions  d'Aristote 
et  des  péripatéticiens,  avec  une  négligence  et 
une  rapidité  bien  regrettables.  Le  VP  livre  ren- 
ferme Antisthène  et  les  cyniques  ;  le  VIP,  Zenon 
et  les  stoïciens.  Cette  partie  est,  sans  contredit, 
la  plus  intéressante  de  tout  l'ouvrage.  L'auteur 
s'est  plu  à  y  développer  avec  une  abondance 
assez  désordonnée,  il  est  vrai,  les  doctrines  du 
Portique,  dont  il  est  avec  Cicéron  l'historien  le 
plus  considérable.  On  y  peut  recueillir  des 
détails  précieux  sur  la  logique  et  sur  la  gram- 
maire, qui  toutes  deux  étaient  en  grande  estime 
auprè>  des  sto'ïciens,  un  exposé  de  leurs  doctrines 
cosmologiques,  suivi  d'une  longue  énumération 
et  d'une  analyse  minutieuse  des  biens  et  des 
maux  de  l'âme,  selon  les  disciples  de  Zenon.  Le 
VHP  livre,  consacré  aux  pythagoriciens,  est  un 
recueil  complet  de  tous  les  contes  qui  avaient 
cours  dans  le  monde  sur  Pythagore  et  quelques- 


DIOG 


—  406  — 


DIOM 


uns  de  ses  élèvos.  On  comprend  aisément  com- 
bien les  inventions  de  l'école  italique  perdent  à 
être  ainsi  rapprochées  de  la  logique  rigoureuse 
des  doctrines  stoïciennes.  On  ne  voit  aucun  ordre 
dans  la  distribution  du  IX"  livre.  Heraclite  y  est 
placé  avant  Xénophane,  ainsi  rejeté  après  tous 
ses  disciples;  Diogène  d'Apollonie,  disciple  d'A- 
naxagore  dont  la  vie  est  comprise  dans  le  livre  II, 
y  est  rapproché  d'Anaxarque,  de  Pyrrhon  et  de 
Timon,  qui  tous  trois  appartiennent  à  l'école  de 
Socrate.  La  vie  d'Épicure  et  celle  du  stoïcien 
l'osidonius  remplissent  le  X°  livre.  Diogène 
combat  et  repousse  les  imputations  injurieuses 
auxquelles  Épicure  a  si  souvent  été  exposé,  avec 
une  intelligence  dont  il  n'a  guère  donné  d'autre 
preuve,  et  qui,  par  cela  même,  peut  sembler  ici 
suspecte  de  plagiat. 

Tel  est,  en  effet,  le  défaut  capital  et  caracté- 
ristique de  Diogène  :  il  manque  absolument  de 
cette  critique  qui  fait  l'honneur  de  quelques  his- 
toriens modernes.  Ses  recherches  ne  sont  que 
laborieuses.  Il  ramasse  sans  choix  tous  les  ju- 
gements, toutes  les  anecdotes  qu'il  a  rencontrées 
dans  ses  lectures;  de  là  de  singulières  disparates 
et  des  contradictions  impardonnables.  Quand  il 
rencontre  plusieurs  versions  sur  un  même  fait, 
il  se  contente  de  les  rapporter  les  unes  à  la  suite 
des  autres,  avec  une  entière  indifférence.  Les 
mêmes  anecdotes  ou  les  mêmes  sentences  sont 
attribuées  à  différents  philosophes.  Mais,  du 
moins,  avec  une  bonne  foi  qui  mérite  toute  notre 
reconnaissance,  il  indique  les  sources  où  il  puise, 
et  cite  même  souvent  les  textes  originaux.  Aussi 
une  analyse,  quelque  détaillée  qu'elle  fût,  ne 
saurait  donner  une  idée  de  ce  livre,  où  se  mêlent 
sans  se  fondre  les  opinions  et  les  styles  les  plus 
divers;  et  l'on  conçoit  la  mauvaise  humeur  de 
quelques  critiques  modernes  contre  ce  mélange 
de  tous  les  tons  et  de  tous  les  styles,  et  sur- 
tout contre  cette  vanité  pédantesque  du  poète 
érudit,  citant  à  chaque  page  ses  propres  épi- 
grammes.  En  somme,  le  livre  de  Diogène  n'est 
certes  pas,  comme  le  prétend  Ménage,  Vhistoire 
de  l'esprit  humain;  mais  Scaliger  a  pu,  sans 
injustice,  en  louer  l'érudition  variée,  et  c'est  à 
bon  droit  que  Montaigne  regrette  qu'il  n'y  ait 
pas  eu  plusieurs  Laërte.  En  effet,  malgré  quel- 
ques divergences  partielles,  cet  historien  s'ac- 
corde en  général  sur  la  biographie  des  phi- 
losophes, comme  sur  le  détail  de  leurs  doctrines, 
avec  les  meilleurs  témoignages  de  l'antiquité 
classique,  par  exemple  avec  ceux  de  Cicéron  et 
de  Plutarque.  Son  ouvrage,  d'ailleurs,  n'est-il 
pas  le  seul  de  ce  genre  qui  nous  soit  parvenu? 
Aristote,  celui  des  philosophes  grecs  qui  accorde 
le  plus  d'attention  aux  systèmes  qui  l'avaient 
précédé,  ne  touche  encore  cet  examen  qu'à  l'oc- 
casion de  se.s  propres  travaux.  Les  ouvrages 
d'Hippobate  et  d'Androcydes,  dont  la  perte  est 
si  regrettable,  ne  comprenaient  pas  dans  son 
ensemble  l'histoire  de  la  philosophie.  Diogène 
fut  donc  au  moins  le  premier  qui  forma  un 
recueil  de  toutes  les  opinions  de  l'antiquité  sur 
les  philosophes  les  plus  célèbres.  Longtemps  res- 
pecté, à  ce  titre,  par  les  âges  suivants,  il  servit 
de  modèle  à  tous  les  historiens  qui  lui  succé- 
dèrent, jusqu'à  l'époque  où  Baylo  donna  l'éveil 
à  l'esprit  de  la  critique  moderne,  et  provoqua 
une  réforme  appliquée  depuis  par  Leibniz  à 
l'histoire  de  la  philosophie.  On  pourrait  même 
suivre  l'influence  de  Diogène  jusqu'à  notre  siècle, 
où,  renouvelant  l'hypothèse  d'un  peuple  philo- 
sophique primitif,  Frédéric  Schlegel  plaçait  chez 
les  Hindous  la  naissance  de  la  philosophie.  Il 
n'est  pas  jusqu'aux  faiblesses  de  Diogène  dont 
nous  n'ayons  tiré  quelque  profit.  C'est  à  sa  né- 
gligence dans  le  choix  des  autorités  historiques 


que  nous  devons  de  connaître  plusieurs  écrivains 
secondaires,  dont  les  erreurs  mêmes  ou  les 
mensonges  ne  sont  pas  sans  intérêt  pour  l'his- 
torien. Près  de  la  moitié  des  fragments  qui  nous 
restent  d'Hermippus  ne  se  sont  conservés  que 
dans  le  livre  de  Diogène.  Combien  do  fragments 
de  Timon,  de  Chrysippe,  de  Dicéarque,  de  Sotion, 
de  Favorinus  ne  lui  devons-nous  pas  encore, 
sans  parler  des  pièces  authentiques,  telles  que 
le  testament  d'Arislote  et  celui  d'Epicure,  do- 
cuments si  rares  aujourd'hui,  et  que  bannissaient 
troj)  souvent  de  l'histoire  les  sévères  convenances 
du  genre  historique,  tel  que  le  comprenait  l'an- 
tiquité? Sans  doute,  on  peut  le  dire,  Diogène  de 
Laërte  ne  brille  ni  par  la  profondeur  ni  par 
l'originalité  de  son  jugement;  sans  doute,  il  ne 
comprend  pas  toute  l'importance  de  l'histoire  de 
la  philosophie.  La  nécessité  de  l'ordre  dans 
lequel  les  systèmes  se  succèdent,  les  rapports 
du  développement  de  la  pensée  humaine  avec 
celui  des  doctrines  philosophiques,  sont  des 
choses  qu'il  ne  soupçonne  même  pas.  Des  qua- 
lités nécessaires  à  l'historien  il  n'a  guère  que 
les  plus  modestes  :  la  bonne  foi,  avec  l'étendue 
et  la  variété  des  connaissances.  A  part  des  fautes 
de  chronologie,  des  confusions  assez  fréquentes 
entre  les  noms  propres  et  les  titres  d'ouvrages 
distincts,  et  autres  négligences  dont  il  faut  bien 
le  rendre  responsable,  comme  compilateur,  les 
autres  erreurs  répandues  dans  son  livre  revien- 
nent de  droit  aux  auteurs  qu'il  avait  consultés, 
et  que  nous  ne  pourrions  apprécier  ici  en  détail 
sans  sortir  des  bornes  naturelles  de  cet  article. 
Regrettons  seulement  que  Diogène  ne  se  soit  pas 
plus  souvent  recommandé  d'autorités  aussi  im- 
posantes que  celles  d'Aristoxène,  placé,  pour  sou 
érudition  et  sa  fidélité,  presque  à  l'égal  de  son 
maître  Aristote  ;  mais  qu'il  ait  fait  de  trop  fré- 
quents emprunts  à  des  écrivains  d'une  autorité 
suspecte,  tels  que  Dicéarque,  Hermippus  et  Ti- 
mée. 

Le  texte  de  Diogène  Laërce  nous  est  parvenu 
mutilé  et  plein  d'altérations.  Saumaise,  sur  la 
foi  d'une  table  détachée  d'un  ancien  manuscrit, 
déplore  la  perte  d'un  grand  nombre  de  biogra- 
phies, parmi  lesquelles  se  trouvaient  sans  doute 
celles  de  Cornutus,  de  Polémon  et  d'Épictète. 
Épuré,  éclairci  depuis  l'édition  princeps  (in-4, 
Bâle,  1533),  par  les  soins  d'Henri  Eslienne,  de 
Casaubon,  d'Aldobrandini,  de  Ménage,  de Meibom, 
de  Kûhn  (travaux  réunis  dans  l'édition  d'Amster- 
dam, 2  vol.  in-4,  1692  et  1698),  de  Rossius,  le 
texte  a  été  publié  en  dernier  lieu  par  Hûbncr 
(4  vol.  in-8,  Leipzig,  1828  et  1831)  et  par  G.  Cobet, 
en  1850,  dans  la  bibliothèque  grecque-latine  de 
Firmin-Didot.  La  traduction  latine  d'Ambroisede 
Camaldule,  corrigée  par  le  bénédictin  Brugno- 
lius  (Venise,  1457),  a  été  heureusement  rem- 
placée par  celle  de  Thom.  Aldobrandini  (in-f", 
Rome,  1594,  et  Londres,  1663).  L'ouvrage  a  été 
mis  en  français  par  Fougerolles  (in-8,  Lyon, 
1602);  par  Gilles  Boileau  (2  vol.  in-12,  Paris,  1688); 
par  un  anonyme  (3  vol.  in-12,  Amst.,  1758; 
2  vol.  in-8,  Paris,  1796;  1  vol.  in-12,  Paris,  1841  : 
cette  dernière  traduction  est  attribuée  à  Chauf- 
fepied).  Une  traduction  meilleure  et  plus  récente 
a  été  donnnée  par  M.  Zévort,  Paris,  1847,  2  vol 
in-12.  E.  E. 

DIOMÉNE  UE  Smyrne,  partisan  de  la  philo- 
sophie de  Démocrite,  à  laquelle  il  avait  été  initié 
par  Nessus,  disciple  immédiat  du  célèbre  Abdé- 
ritain.  Il  transmit  à  son  tour  la  même  doc- 
trine à  Anaxarque.  Celui-ci  étant  contemporain 
d'Alexandre  le  Grand,  il  faut  admettre  que 
Diomène  de  Smyrne  a  vécu  à  peu  près  dans  le 
même  temps,  c'est-à-dire  dans  le  iv"  siècle  avant 
l'ère  chrétienne.  X. 


DISJ 


—  407  — 


DIST 


DION,  surnommé  Chrysoslome  ou  Bouche  d'or, 
naquit  vers  lo  milieu  du  i"  siècle,  à  Prusc  dans 
la  IJithynie,  d'une  famille  considérable.  Il  cultiva 
d'abord  l'art  oratoire,  tel  qu'on  le  comprenait 
alors,  c'est-à-dire  la  rhétorique  des  sophistes; 
puis,  ayant  pris  goût  pour  l'élude  de  la  philo- 
sophie, il  s'attacha  à  l'école  stoïcienne,  dont  il 
adopta  sans  restriction  tous  les  principes.  Mais  sa 
manière  de  vivre  et  sa  conduite  extérieure  auraient 
pu  le  faire  passer  pour  un  disciple  d'Antisthcne. 
Ainsi,  au  lieu  du  manteau  des  philosophes,  il 
portait  habituellement  une  peau  de  lion  et 
s'élevait  contre  la  corruption  de  son  temps  d'une 
manière  plus  propre  à  irriter  les  esprits  qu'à 
les  ramener  au  bien.  Un  de  ses  amis  ayant  été 
enveloppé  dans  une  conspiration  contre  la  vie 
do  Douiition  et  condamné  à  mort,  Dion  craignit 
pour  lui-même  et  se  réfugia  dans  le  pays  des 
Gèles,  où  il  vécut  longtemps  ignoré,  travaillant 
de  ses  mains  et  n'ayant  d'autres  livres  que  le 
Phcdon  et  le  discours  de  Démosthène  suv  l  Am- 
bassade. Après  la  mort  de  Domitien,  il  retourna 
à  Rome,  où  il  vécut  quelque  temps  en  très-grande 
faveur  auprès  de  Néron  et  de  Trajan  ;  puis  il 
retourna  dans  sa  pairie,  et  y  mourut  dans  un  âge 
fort  avancé.  On  a  conservé  de  lui  quatre-vingts 
discours  qui  ne  témoignent  pas  seulement  do  sa 
fécondité  et  quelquefois  de  son  goût,  mais  aussi 
de  ses  connaissances  et  de  son  esprit  philoso- 
phiques. Ils  furent  publiés  pour  la  première  fois 
a  Venise,  en  15.ol,  in-8;  puis  d'autres  éditions 
en  ont  paru,  à  Paris,  in-f",  1604,  et  à  Leipzig, 
2  vol.  in-8,  1784.  On  trouve  dans  le  II'  vol.  des 
Vies  des  orateurs  grecs,  par  de  Bréquigny  (2  vol. 
in-12,  Paris,  1742),  une  Vie  de  Dion  Chrysostome 
et  la  traduction  de  plusieurs  de  ses  discours. 
Consultez  encore  :  L.  Etienne,  Dio  philosophus, 
Paris,  1849,  in-8; —  Martha,  Dionis  philoso- 
phantis  effigies,  Paris,  1854,  in-8,  et  du  même 
auteur,  les  Moralisles  sous  Vempire  romain, 
Paris,  1864,  in-8.  X. 

DIONYSODORE  DE  Chios,  frère  d'Euthydème, 
qui  a  donné  son  nom  à  un  dialogue  de  Platon, 
où  ils  sont  tous  deux  mis  en  scène  et  représentés 
comme  des  sophistes  de  l'espèce  la  plus  frivole. 
Tout  ce  que  nous  savons,  ou  plutôt  toutes  les 
conjectures  qu'on  a  faites  sur  Dionysodore,  s'ap- 
pliquant  aussi  à  Euthydème,  nous  renvoyons  le 
lecteur  à  ce  dernier  nom.  X. 

CISAMIS.  Terme  mnémonique  de  convention 
par  lequel  les  logiciens  désignaient  un  mode  de 
la  troisième  figure  du  syllogisme.  Voy.  la  Lo- 
gique de  Port-Royal,  3*  partie,  et  l'article  Syl- 
logisme. 

DISJONCTION  (Argument  disjonctif),  {dis- 
lungere,  disjoindre,  séparer).  On  appelle  disjonc- 
tion ou  proposition  disjonctive  une  proposition 
dans  laquelle  on  rapporte  à  un  sujet,  comme 
attributs  possibles,  plusieurs  déterminations  qui 
s'excluent  réciproquement;  ainsi  :  Les  animaux 
sont  ou  raisonnables  ou  privés  de  raison.  Et  on 
appelle  argument  disjonctif  celui  dont  la  ma- 
jeure est  une  proposition  disjonctive,  comme  : 
Il  est  nécessaire  que  le  vice  soit  puni  dans  cette 
vie  ou  dans  une  autre;  or,  il  n'est  pas  toujours 
puni  dans  celle  vie;  donc,  il  y  a  nécessairement 
une  autre  vie  où  il  sera  puni. 

Les  attributs  rapportés  au  sujet  dans  la  ma- 
jeure s'excluant  réciproquement,  il  s'ensuit  que 
si,  dans  la  mineure,  on  affirme  du  sujet  un  de 
ces  attributs,  les  autres  doivent  en  être  niés  dans 
la  conclusion,  et  que  si  la  mineure  nie  tous  les 
attributs  sauf  un  seul,  la  conclusion  doit  affirmer 
celui-ci.  En  d'autres  termes,  si  la  mineure  est 
affirmative,  la  conclusion  est  négative,  et  si  la 
mineure  est  négative,  la  conclusion  est  affirma- 
tive ;  ce  qui  est  particulier  à  cette  sorte  d'argu- 


ment, et  tient  à  la  nature  de  la  disjonction.  Mais 
il  convient  de  remarquer  que  la  négation  et 
l'affirmation  s'entendent  ici  des  attributs,  non 
de  la  qualité  des  jjropositions. 

Ce  qu'il  faut  principalement  observer  dans 
l'emploi  de  cet  argument,  c'est  la  parfaite  op- 
position des  attributs  dans  la  proposition  disjonc- 
tive; ce  qui  n'a  lieu  rigoureusement  que  quand 
cette  proposition  présente  deux  attributs  contra- 
dictoires. Dans  les  autres  cas,  il  faut  donner  à 
la  disjonction  autant  d'attributs  qu'il  y  en  a  de 
possibles,  avoir  soin  qu'ils  soient  bien  distincts 
et  qu'ils  ne  rentrent  pas  les  uns  dans  les  autres, 
et  examiner  s'ils  ne  peuvent  pas  être  attribués 
tous  ou  plusieurs  en  même  temps.  Ainsi,  dans 
l'exemple  si  souvent  cité  :  On  ne  peut  gouverner 
les  hommes  que  par  la  force  ou  par  la  raison  ; 
or,  il  ne  convient  pas  d'employer  la  force,  qui 
est  un  moyen  trop  peu  durable  et  trop  peu  digne 
de  l'homme  ;  donc,  il  faut  gouverner  par  la 
raison;  il  pourrait  être  vrai  de  dire  que,  pour 
gouverner  les  hommes,  il  faut  unir  la  force  à  la 
raison.  Mais,  quelque  complète  que  soit  l'énu- 
mération  des  attributs  qui  s'excluent,  comme  rien 
n'indique  nécessairement  que  cette  énumération 
est  complète,  il  en  résulte  que,  dans  ce  cas,  cet 
argument,  n'ayant  rien  de  nécessaire,  est  plutôt 
un  argument  probable  qu'un  argument  démons- 
tratif. Il  est  d'ailleurs  bien  rare  que  l'énumé- 
ration  disjonctive  soit  complète  ;  on  entrevoit 
quelques  attributs,  et  l'on  croit  avoir  tout 
examiné.  De  là  vient  que  «  les  fausses  disjonc- 
tions sont,  comme  le  dit  Port-Royal  {Logique, 
3°  partie,  ch.  xii),  une  des  sources  les  plus  com- 
munes des  faux  raisonnements  des  hommes.  » 

J.  D.  J. 

DISTINCTION  (5ic({p£ffi;).  Ce  terme  de  logique 
a  reçu  plusieurs  acceptions.  Dans  l'école  on  traitait 
de  la  distinction  réelle  et  de  la  distinction  de 
liaison.  Par  distinction  réelle,  on  entendait  celle 
qui  se  trouve  dans  les  objets  mêmes,  indépen- 
damment de  toute  conception  de  ces  objets  :  par 
exemple,  les  étoiles,  les  hommes,  la  volonté,  le 
mouvement,  etc.  On  établissait  que  cette  distinc- 
tion est  de  trois  sortes  :  de  chose  à  chose,  comme 
de  Dieu  à  homme;  de  mode  à  mode,  comme  de 
bleu  à  blanc,  de  sentir  à  vouloir;  et  de  m,onde  à 
chose,  comme  de  corps  à  mouvement,  d'homme 
à  liberté.  Par  distinction  de  raison,  on  entendait 
celle  que  nous  faisons  en  séparant  par  un  acte 
de  la  pensée  des  choses  unies  et  inséparables 
dans  la  réalité,  comme  quand  on  ne  considère 
dans  un  corps  que  sa  longueur,  ou  sa  largeur, 
ou  sa  profondeur.  On  ajoutait  que  la  distinction 
réelle  se  fait  en  niant  une  chose  d'une  autre  : 
Scipion  n'est  pas  Annibal;  et  la  distinction  de 
raison  en  considérant  une  qualité  sans  l'objet 
auquel  elle  est  unie,  ou  sans  les  autres  qualités 
qui  l'accompagnent.  Ces  deux  expressions,  em- 
pruntées d'Aristote,  ne  sont  plus  guère  en  usage  : 
on  dit  généralement  abstraction  au  lieu  de  dis- 
tinction de  raison,  et  souvent  différence  au  lieu 
de  distinction  réelle  (voy.  les  articles  Abstraction 
et  Différence.  On  peut  aussi  consulter  Bossuet, 
Logique,  liv.  I,  ch.  xxv). 

Deux  autres  sens  sont  encore  donnés  à  ce 
terme.  Suivant  l'un,  la  distinction  consiste  à 
séparer  un  objet  de  connaissance  de  tout  ce  qui 
n'est  pas  lui;  suivant  l'autre,  à  discerner  et  à 
expliquer  les  divers  sens  d'un  mot  confondus 
dans  un  argument. 

Prise  dans  le  premier  de  ces  deux  sens,  la 
distinction  fait  partie  de  l'observation,  et  est  le 
préliminaire  obligé  et  la  condition  de  toute 
bonne  analyse.  Nul  objet  n'existe  isolé  dans  la 
nature,  et  de  là  vient  qu'en  apercevant  un  objet, 
on  l'aperçoit  nécessairement  uni  à  d'autres  objets, 


DIVl 


—  408  — 


DIVI 


et  que  toutes  nos  connaissances  sont  d'abord 
obscures  et  confuses.  Or,  avant  de  rechercher 
par  l'analyse  quels  sont  les  éléments  d'un  objet, 
il  faut  l'avoir  séparé  des  objets  avec  lesquels  il 
se  trouve  en  rapport,  l'avoir  exactement  réduit 
à  lui-même,  afin  de  ne  point  lui  laisser  des 
éléments  étrangers  qu'on  serait  exposé  à  prendre 

four  des  éléments  essentiels,  ce  qui  fausserait 
analyse  d'abord,  et  plus  tard  la  synthèse.  Ceci 
suffit  pour  faire  comprendre  combien  la  distinc- 
tion est  importante,  et  quels  soins  on  doit  mettre 
à  ne  point  laisser,  par  une  distinction  trop  su- 
perficielle, des  accessoires  étrangers  confondus 
avec  les  éléments  naturels,  comme  aussi  à  ne 
point  rejeter,  par  une  distinction  trop  sévère,  ou 
plutôt  par  une  exclusion  arbitraire,  des  éléments 
constitutifs  essentiels.  Il  faut  donc  faire  cette 
opération  avec  précision  et  exactitude,  et  ne  voir 
ni  plus  ni  moins  que  ce  qui  rentre  essentiellement 
dans  la  nature  de  l'objet  observé. 

Il  arrive  souvent  que,  dans  un  argument,  on 
donne  à  une  expression  trop  ou  trop  peu  d'ex- 
tension, ou  qu'on  réunit  sous  un  seul  terme  deux 
idées  différentes,  soit  qu'on  les  ait  confondues  à 
dessein,  soit  qu'on  n'ait  pas  vu  les  différences 
qui  les  séparent.  Pour  répondre  à  un  semblaljle 
argument,  il  convient  de  distinguer  ces  deux 
sens  et  de  les  définir  exactement,  et  de  montrer 
comment  la  conclusion,  vraie  pour  un  sens,  ne 
l'est  plus  pour  l'autre,  ou  comment  elle  est 
fausse  pour  les  deux  sens,  et  ne  paraissait  vraie 
qu'à  la  faveur  de  la  confusion.  Les  scolastiques 
avaient  fait  le  vers  suivant,  pour  rappeler  les 
lois  de  ce  genre  de  réponse  : 

Divîde,  défini,  concède,  nerjato,  prohato. 

C'est-à-dire  qu'après  avoir  distingué  les  deux 
sens  que  renferment  les  prémisses,  il  faut  dé- 
finir exactement  chacun  de  ces  sens,  accorder 
ce  qui  paraît  vrai,  nier  le  rapport  qui  paraît 
faux,  et  prouver  enfin  ce  que  l'on  oppose  soi- 
même.  C'est  par  la  distinction  que  l'on  résout 
les  divers  sophismes  fondés  sur  une  ambiguïté 
de  mots. 

Toutes  les  fois  que  l'on  fait  usage  de  la  dis- 
tinction, il  faut  prendre  garde  de  séparer  des 
idées  ou  des  rapports  qui  sont  naturellement  in- 
séparables, et  de  se  laisser  aller  ainsi  à  des  distinc- 
tions subtiles  et  captieuses,  ressources  ordinai- 
res des  gens  de  mauvaise  foi.  Toutes  les  distinc- 
tions doivent  être  prises  dans  la  nature  même, 
et  selon  le  point  de  vue  particulier  sous  lequel 
on  considère  l'objet  en  queslion  (Aristote,  Topi- 
ques, liv.  VIII,  ch.  vu).  J.  D.  J. 

DIVISION,  partage  d'un  tout  en  ce  qu'il  con- 
tient. 

Platon  cherche  dans  un  de  ses  dialogues,  le 
Politique,  ce  que  c'est  que  l'homme.  Le  conce- 
vant d'abord  comme  un  être  animé,  il  distingue 
parmi  les  êtres  animés  ceux  qui  vivent  en  troupe 
et  ceux  qui  vivent  isolément.  Parmi  les  animaux 
qui  vivent  en  troupe,  ceux  qui  vivent  dans  les 
airs  ou  dans  l'eau  et  ceux  qui  vivent  sur  la 
terre  ;  et  enfin  ceux  qui  ont  deux  pieds  et  ceux 
qui  en  ont  davantage.  11  conclut  que  l'homme 
est  un  animal  à  deux  pieds  sans  plumes. 

Si  on  veut  n'envisager  ici  que  la  méthode, 
sans  être  arrêté  par  la  puérilité  du  résultat,  on 
reconnaîtra  que  le  procédé  suivi  par  Platon  con- 
siste à  séparer  les  éléments  d'une  totalité,  à 
marquer  les  termes  particuliers  compris  sous  un 
terme  commun,  et,  pour  tout  dire,  à  développer 
l'extension  d'une  idée.  Cette  opération  logique, 
qui  ne  diffère  de  l'analyse  que  par  quelques 
nuances,  a  reçu  le  nom  de  division.  Socrate  et 
Platon  la  regardaient  comme  une  des  parties  es- 
sentielles de  la  méthode,  et  Aristote,  qui  y  atta- 


che moins  d'importance,  en  reconnaît  cependant 
les  avantages  et  en  a  tracé  les  règles.  Elle  est, 
sans  contredit,  très-familière  à  l'esprit,  et  elle 
exerce  une  influence  notable  sur  le  jeu  de  ses 
facultés.  C'est  à  elle  que  nous  devons  d'éclaircir 
nos  idées,  de  les  exposer  avec  ordre  et  de  pou- 
voir les  retenir.  On  retient  mal  et  on  oublie  vite 
ce  qu'on  ne  sait  que  confusément. 

Il  peut  arriver  que  l'objet  à  diviser  soit  une 
simple  juxtaposition  de  parties  réellement  dis- 
tinctes, comme  les  quartiers  d'une  ville  et  les 
appartements  d'une  maison  :  le  partage  de  l'idée 
totale  prend  alors  le  nom  de  partition;  dans  les 
autres  cas,  il  retient  généralement  celui  de  divi- 
sion. 

La  division  proprement  dite  présente  elle- 
même  plusieurs  variétés.  On  peut,  1"  diviser  le 
genre  en  ses  espèces  :  toute  substmce  est  corps 
ou  esprit  j  tout  animal  est  vertébré  ou  inverté- 
bré; 2°  diviser  le  genre  par  ses  différences  : 
toute  proposition  est  vraie  ou  fausse  ;  toute  li- 
gne est  droite  ou  courbe;  tout  nombre  est  pair 
ou  impair  ;  3"  diviser  un  sujet  d'après  les  acci- 
dents opposés  qu'il  peut  offrir:  tout  corps  est  en 
repos  ou  en  mouvement  •  tout  astre  est  lumineux 
par  lui-même  ou  par  réflexion;  4°  enfin  diviser 
un  accident  d'après  les  sujets  où  il  peut  se  trou- 
ver; les  plaisirs  se  partagent  en  plaisirs  des 
sens,  de  l'esprit  et  du  cœur.  Ces  distinctions, 
qui  occupaient  beaucoup  de  place  dans  les  an- 
ciennes logiques,  ont  aujourd'hui  perdu  de  leur 
importance.  Il  est  bon  de  remarquer  cependant 
que  la  division  du  genre  et  des  espèces  se  con- 
fond avec  la  classification,  si  capitale  en  toute 
espèce  de  science. 

La  première  condition  d'une  bonne  division, 
c'est  dembrasser  toutes  les  parties  du  sujet, 
d'être  complète  :  «  Il  n'y  a  presque  rien,  dit  la 
Logique  de  Port-Royal,  qui  fasse  faire  tant  de 
faux  raisonnements  que  le  défaut  d'attention  à 
cette  règle;  et  ce  qui  trompe,  c'est  qu'il  y  a 
souvent  des  termes  qui  paraissent  tellement  op- 
posés, qu'ils  semblent  ne  point  souffrir  de  mi- 
lieu, qui  ne  laissent  pas  d'en  avoir.  Ainsi  entre 
ignorant  et  savant  il  y  a  une  certaine  médiocrité 
qui  tire  un  homme  du  rang  des  ignorants,  et 
qui  ne  le  met  pas  encore  au  rang  des  savants; 
entre  vicieux  et  vertueux,  il  y  a  aussi  un  certain 
état  dont  on  peut  dire  ce  que  Tacite  dit  de  Galba: 
Magis  extra  vitia  qiiam  cum  virtutibus...;  en- 
tre sain  et  malade,  il  y  a  l'état  d'un  homme  in- 
disposé ou  convalescent  ;  entre  le  jour  et  la 
nuit,  il  y  a  le  crépuscule;  entre  les  vices  oppo- 
sés, il  y  a  le  milieu  de  la  vertu,  comme  la  piété 
entre  l'impiété  et  la  superstition  ;  et  quelque- 
fois ce  milieu  est  double,  comme  entre  l'ava- 
rice et  la  prodigalité  il  y  a  la  libéralité  et  une 
épargne  louable  ;  entre  la  timidité  qui  craint 
tout  et  la  témérité  qui  ne  craint  rien,  il  y  a  la 
générosité  qui  ne  s'étonne  point  des  périls,  et 
une  précaution  raisonnable  qui  fait  abandon- 
ner ceux  auxquels  il  n'est  pas  à  propos  de  s'ex- 
poser. » 

Mais  s"il  est  indispensable  de  séparer  tout  ce 
qui  diffère,  il  l'est  aussi  de  ne  point  isoler  des 
termes  qui  rentrent  les  uns  dans  les  autres. 
Tout  philosophe,  par  exemple,  a  le  droit  et  le 
devoir  de  séparer,  en  psychologie,  les  senti- 
ments, les  pensées  et  les  actions,  qui  constituent 
trois  ordres  de  phénomènes  à  part;  mais  on  ne 
pourrait  sans  erreur  ranger  dans  une  quatrième 
catégorie  les  faits  de  mémoire,  qui  sont  une  es- 
pèce de  pensée.  Je  dirai  avec  raison  que  toute 
opinion  est  vraie  ou  fausse;  mais  je  n'ajouterai 
pas,  ou  probable,  car  ce  dernier  caractère  peut 
aussi  bien  appartenir  à  la  vérité  qu'à  l'erreur. 
En  un  mot,  il  ne  suffit  pas  que  la  division  soit 


DODW 


—  409  — 


DOGM 


complète,  il  faut  encore  qu'elle  soit  distincte, 
tranchée  ou  opposée;  expressions  synonymes. 

En  troisième  lieu,  elle  doit  être  immédiate, 
c'est-à-dire  porter  d'abord  sur  les  parties  princi- 
pales, suivant  une  loi  de  l'esprit  humain,  qui, 
dans  l'analyse,  s'attache  premièrement  aux  ob- 
jets saillants,  et  n'arrive  que  peu  à  peu  au  dé- 
tail. La  fidélité  à  cette  condition  est  l'unique 
moyen  de  saisir  les  rapports  vrais  des  ciioses, 
et  de  ne  pas  supposer  entre  elles  des  différences 
fictives;  autrement  on  est  bien  près  d'imiter  un 
géographe  à  qui  il  prendrait  fantaisie  de  parta- 
ger les  Européens  en  autant  de  groupes  qu'il  y 
a  de  villes  en  Europe,  sans  tenir  compte  de  la 
division  supérieure  des  royaumes. 

Une  dernière  règle  qui  n'a  pas  toujours  été 
suivie,  et  qui  cependant  n'a  pas  moins  d'impor- 
tance que  les  précédentes,  c'est  que  les  divisions 
doivent  être  resserrées  dans  de  justes  bornes. 
Pour  peu  qu'on  les  pousse  trop  loin,  comme  les 
scolastiques  en  avaient  la  funeste  habitude,  elles 
fatiguent  l'intelligence,  et  l'accablent  au  lieu  de 
la  soulager.  On  a  obscurci  l'objet  dans  l'espé- 
rance de  l'éclaircir,  et  il  finit  par  échapper  au 
regard  et  se  perdre  dins  une  poussière  confuse. 
Siniilcconfuso  est  quidquid  i>i  pulverem  seclum 
est,  a  dit  Sénèque. 

Considérée  dans  les  ouvrages  de  l'esprit,  la 
division  pourrait  donner  lieu  à  beaucoup  d'au- 
tres remarques  ;  mais  nous  n'avons  à  l'envisa- 
ger ici  que  sous  le  point  de  vue  philosophique. 

On  peut  consulter:  Aristote,  Anahjl.  Post., 
lib.  II,  c.  XIII  ;  —  Logique  de  Port-Royal,  liv.  II. 

C.  J. 

DIVINITÉ,  voy.  Dieu. 

DOCÉTISME,  voy.  Gnosticisme. 

DODWELL  (Henri),  né  à  Dublin  en  1641, 
professeur  d'histoire  à  l'Université  d'Oxford,  de 
1688  à  1691,  et  mort  à  Shottesbrooke,  en  1711, 
s'est  principalement  rendu  célèbre  par  ses  écrits 
théologiques  et  ses  savants  travaux  sur  plusieurs 
points  d'archéologie  et  de  philologie  ;  mais  il 
appartient  aussi,  quoique  d'une  manière  indi- 
recte, à  l'histoire  de  la  philosophie,  par  la  dis- 
cussion qu'il  souleva  entre  CoUins  et  Clarke  sur 
l'immortalité  de  l'âme  et  sa  nature  immatérielle. 
Déjà,  en  1672,  dans  une  lettre  qu'il  publia  sur  la 
manière  d'étudier  la  théologie,  il  avait  soutenu 
que  l'àme  est  naturellement  sujette  à  la  mort, 
mais  qu'elle  devient  immortelle  par  un  esprit 
d'immortalité  que  Dieu  y  ajoute  en  ceux  qui  vi- 
vent dans  son  alliance.  Ce  paradoxe,  soit  qu'il 
n'eiit  pas  été  compris,  soit  qu'il  ne  fût  pas  à  sa 
place,  étant  longtemps  reste  inaperçu,  Dodwell 
entreprit  de  le  développer,  d'abord  dans  un  écrit 
sur  le  mariage,  publié  en  1704,  et  deux  ans  plus 
tard,  dans  un  discours  sous  forme  de  lettre 
(Epislolary  discourse)  dont  il  nous  suffira  de 
traduire  le  titre,  d'une  longueur  peu  ordinaire, 
pour  en  faire  connaître  l'esprit  et  le  contenu  : 
Discours  cjnstolaire,  oie  l'on  prouve  par  les 
Écritures  et  les  py^emiers  Pères  que  l'âme  est 
un  principe  naturellement  mortel,  mais  que 
la  volonté  de  Dieu,  afin  de  le  punir  ou  de  le 
récompenser,  a  rendu  actuellement  immortel 
en  vertu  de  son  union  avec  V esprit  divin  com- 
muniqué dans  le  baptém.e,  et  où  Von  fait  voir 
que,  depuis  les  apôtres,  personne,  à  l'exception 
des  évêques,  n'a  le  pouvoir  de  donner  le  divin 
esprit  immortalisant,  in-8,  Londres,  1706.  Une 
telle  proposition  dut  soulever  contre  Dodwell  un 
grand  nombre  d'adversaires,  tant  parmi  les 
théologiens  que  parmi  les  philosophes.  C'est  ce 
qui  arriva.  Samuel  Clarke,  encore  jeune  alors, 
mais  déjà  en  possession  d'un  nom  très-respecté, 
fut  un  des  premiers  qui  entrèrent  en  lice.  Il  pu- 
blia pendant   la  même  année  une  lettre  où  il 


réfute,  avec  beaucoup  d'érudition  et  de  logique, 
tous  les  arguments  employés  dans  le  Discours 
épistolaire  (A  lelter  to  M.  Dodwell,  etc.,  in-8, 
Londres,  1706).  Cette  lettre  en  provoqua  une  au- 
tre dans  un  sens  contraire  de  la  part  de  CoUins 
{A  lelter  to  the  learned  M.  II.  Dodwell,  conle- 
ning  some  remarks  on  a  pretended  démonstra- 
tion of  the  immaterialitij,  etc.,  in-8,  Londres, 
1707).  Dès  lors,  la  discussion  cessa  d'être  théo- 
logique, pour  rentrer  entièrement  dans  le  do- 
maine de  la  philosophie.  Dodwell  en  disparut, 
laissant  en  présence  l'un  de  l'autre  son  adver- 
saire et  son  défenseur. 

Dodwell  s'est  acquis  des  titres  plus  réels  à  no- 
tre reconnaissance,  en  publiant  quelques  disser- 
tations sur  divers  points  très-obscurs  de  l'his- 
toire de  la  philosophie:  Appendice  concernant 
l'histoire  phénicienne  de  Sanchoniatlion,  en 
anglai\s,  in-8,  Londres,  1791  ;  —  Apologie  des 
œuvres  philosophiques  de  Cicéron,  servant  de 
préface  a  la  traduction  anglaise  du  de  Finibus, 
publiée  par  Parker,  in-8,  to.,  1702;  —  Exercita- 
tiones  duœ  :  prima  de  œtale  Phalaridis  ;  se- 
cunda  de  œtate  Pulhagorœ  philosophi,  in-8, 
ib.,  1699-1704;  —  de  Dicœarcho  ejusque  frag- 
mentis,  dans  le  Recueil  des  anciens  géographes 
(Geographiœ  vêler is  scriptores),  publié  par 
Hudson,  4  vol.  in-8,  ib.,  1698-1712. 

DOGMATISME.  Avant  toute  discussion  sur 
la  nature  des  choses  que  nous  désirons  connaî- 
tre, il  y  a  la  question  de  savoir  si  la  connais- 
sance elle-même  et,  par  conséquent,  si  la  science 
est  possible,  si  l'esprit  de  l'homme  peut  attein- 
dre à  la  vérité.  Cette  question  est  résolue  de  trois 
manières  :  les  uns  veulent  que  la  vérité  se  dé- 
robe éternellement  à  nos  recherches,  qu'il  n'y  ait 
pour  nous  aucun  moyen  de  la  discerner  de  l'er- 
reur, et  que  nous  soyons  condamnés  à  un  doute 
universel  et  irrémédiable.  Ce  sentiment  a  reçu 
le  nom  de  scepticisme.  Les  autres  pensent  que 
la  vérité  n'est  pas  refusée  à  l'homme,  qu'il  lui 
est  donné,  au  contraire,  de  la  puiser  à  sa  source 
la  plus  élevée  et  la  plus  pure,  mais  à  la  condi- 
tion qu'il  renonce  à  lui-même  et  à  l'usage  de 
sa  raison,  naturellement  trompeuse  ;  qu'il  s'a- 
bandonne à  une  certaine  inspiration  ou  intuition 
supérieure  à  la  raison  ;  qu'il  se  laisse  entraîner 
et  absorber  par  ce  mouvement  intérieur,  au 
point  de  perdre  le  sentiment  de  son  existence  et 
de  s'anéantir  en  Dieu.  Cette  opinion,  qui  sup- 
pose la  précédente  et  s'appuie  en  partie  sur  elle, 
a  été  appelée  le  mysticism.e.  D'autres,  enfin,  sont 
pleins  de  confiance  dans  nos  facultés  intellec- 
tuelles, et  croient  qu'elles  nous  découvrent  la 
vérité  quand  nous  savons  nous  en  servir,  c'est- 
à-dire  quand  nous  les  soumettons  à  certaines 
règles  d'ordre,  de  méthode,  de  circonspection, 
qui  résultent  de  leur  nature  même.  Cette  foi 
dans  la  raison  humaine  pour  toutes  les  choses 
dont  la  raison,  dont  les  facultés  humaines,  en 
général,  nous  suggèrent  l'idée,  voilà  ce  qui 
constitue  le  dogmatisme.  Pascal  a  très-bien  ca- 
ractérisé les  partisans  du  dogmatisme,  qu'il  ap- 
pelle les  dogmatistes,  et  ceux  du  scepticisme, 
également  connus  sous  le  nom  de  pyrrhoniens, 
quand  il  dit  que  les  uns  ont  voulu  ravir  à  l'homme 
toute  connaissance  de  la  vérité,  et  que  les  autres 
tâchent  de  la  lui  assurer.  C'est  d'après  cela  qu'il 
met  chacun  dans  la  nécessité  de  choisir  entre  les 
uns  et  les  autres.  «  11  faut  que  chacun  prenne 
parti  et  se  range  nécessairement  ou  au  dogma- 
tisme ou  au  pyrrhonisme:  car  qui  penserait  de- 
meurer neutre  serait  pyrrhonien  par  excellence  ; 
cette  neutralité  est  l'essence  du  pyrrhonisme  : 
qui  n'est  pas  contre  eux  est  évidemment  pour 
eux.  »  Cependant,  comme  il  ne  choisit  pas  lui- 
même   et  qu'il  déclare  les  deux  opinions  éga- 


DOGM 


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DOMI 


lement  inadmissibles,  comme  il  nous  montre  le 
pyrrhonisme  confondu  par  la  nature,  et  le  dog- 
matisme par  la  raison,  que  serait-il  s'il  n'y  avait 
pas  encore  une  troisième  solution  différente  des 
deux  autres?  Le  mysticisme,  en  effet,  se  distin- 
gue à  la  l'ois  du  scepticisme  et  du  dogmatisme, 
quoiqu'il  tienne  de  tous  deux  :  ainsi  que  le  pre- 
mier, il  rejette  le  témoignage  de  la  raison  hu- 
maine, considérant  la  vie  et  la  science  comme 
un  amas  de  vains  songes;  il  admet  avec  le  se- 
cond la  certitude  et  l'existence  delà  vérité  pour 
l'homme,  mais  il  la  cherche  par  une  autre  voie. 

De  ces  trois  manières  de  concevoir  la  nature 
humaine  par  rapport  à  la  connaissance  et  à 
la  vérité,  le  dogmatisme  seul  est  fondé;  il  est 
le  fond  même  de  la  pensée  humaine  et  précède 
la  réflexion  ;  il  naît  en  quelque  sorte  avec  nous, 
se  mêle  à  tous  les  actes  de  notre  vie,  et  résiste 
à  tous  les  sophismes  inventés  pour  le  détruire. 
Ici  encore  le  nom  de  Pascal,  qui  a  quelque  auto- 
rité dans  cette  matière,  vient  se  présenter  à 
notre  esprit.  «  Je  mets  en  fait,  disait-il,  qu'il 
n'y  a  jamais  eu  de  pyrrhonien  effectif  et  réel.  » 
Le  dogmatisme,  en  outre,  sans  rien  sacrifier  des 
droits  de  la  raison  et  de  la  liberté  humaine, 
admet  dans  son  sein  tout  ce  qu'il  y  a  de  noble  et 
de  vrai  dans  le  mysticisme  •  sans  souffrir  aucune 
atteinte  au  principe  de  la  certitude,  il  tient 
compte  des  contradictions  apparentes  sur  les- 
quelles s'appuie  l'opinion  pyrrhonienne  ;  il  fait 
mieux  encore;  il  les  applique  comme  la  con- 
dition même  sous  laquelle  l'esprit  humain,  en 
général,  arrive,  à  travers  les  siècles,  par  une 
suite  non  interrompue  de  progrès  et  de  luttes, 
à  une  vue  de  plus  en  plus  claire  de  la  vérité. 

Le  dogmatisme  ne  saurait  être  l'objet  d'une 
démonstration  à  part  ;  il  est  tout  démontré  lors- 
qu'on a  établi  le  fait  de  la  certitude,  quand  on 
a  expliqué  la  nature  de  chacune  de  nos  facultés, 
quand  on  a  mis  en  évidence  l'impossibilité  du 
scepticisme  et  les  prétentions  insoutenables  ou 
extravagantes  de  l'école  mystique.  Nous  dirons 
seulement  qu'il  se  montre  plus  ou  moins  fidèle 
à  son  propre  principe,  qu'il  sacrifie  plus  ou  moins 
au  scepticisme,  et  que  ce  sacrifice  a  lieu  aux 
dépens  tantôt  d'une  faculté,  tantôt  d'une  autre. 
De  là  les  différents  systèmes  entre  lesquels  se 
partage  la  philosophie.  Les  uns  ne  veulent  re- 
connaître que  le  témoignage  do  leur  sens  et  se 
défient  de  la  raison  et  du  raisonnement  :  ce  sont 
les  philosophes  empiriques  ou  sensualistes;  les 
autres,  au  contraire,  traitant  d'illusion  tout  ce 
que  nous  savons,  non-seulement  par  les  sens, 
mais  par  l'expérience  en  général,  n'admettent 
que  des  connaissances  ou  des  idées  a  priori  :  on 
leur  a  donné  le  nom  d'idéalistes;  d'autres  encore, 
admettant  à  la  fois  la  raison  et  l'expérience,  ne 
comptent  pour  rien  les  leçons  de  l'histoire  et  les 
enseignements  ou  l'expérience  de  nos  sembla- 
bles :  c'est  le  défaut  dans  lequel  est  tombée 
l'école  cartésienne;  enfin  une  secte  nouvelle, 
aujourd'hui  déjà  tombée  dans  l'oubli,  s'était  for- 
mée il  y  a  quelque  temps,  qui,  donnant  au  scep- 
ticisme gain  de  cause  contre  toutes  nos  facultés, 
ne  laissait  subsister  d'autre  moyen  de  connais- 
sance ni  d'autre  critérium  de  la  vérité,  que  le 
témoignage  de  la  majorité  des  hommes.  La  lo- 
gique ne  permet  pas  qu'on  divise  ainsi  notre 
intelligence,  qui,  de  sa  nature,  est  indivisible. 
Les  principes,  les  idées  de  la  raison  interviennent 
nécessairement  dans  l'expérience  et  même  dans 
la  perception  des  sens;  car  si,  dans  ce  dernier 
phénomène,  il  n'entrait  que  des  sensations,  com- 
ment pourrait-il  nous  donner  connaissance,  fu- 
gitif et  personnel  comme  il  serait  alors,  d'un 
monde  durable,  infini,  dont  nous  subissons  les 
lois,  et  dans  lequel  nous  ne  sommes  qu'un  point 


imperceptible?  11  n'est  pas  moins  évident  que 
l'exjiériencc  est  nécessaire  pour  constater  la  pré- 
sence et  le  caractère,  par  conséquent  les  droits 
de  la  raison;  il  faut  que  la  raison  descende  en 
nous,  qu'elle  se  môle  aux  phénomènes  de  notre 
existence  contingente,  pour  que  nous  puissions 
en  parler  et  nous  conduire  à  sa  lumière.  Enfin 
la  raison,  quoique  la  même  pour  tous,  n'arrive 
pas  chez  un  seul  à  son  complet  développement; 
car,  dans  notre  faible  nature,  rien  ne  se  déve- 
loppe qu'à  la  condition  du  travail  et  du  temps. 
Nous  sommes  donc  obligés  de  tenir  compte  de 
tous  les  efforts,  c'est-à-dire  de  tous  les  systèmes 
qui  nous  ont  précédés.  Ainsi  il  n'y  a  pas  de  mi- 
lieu :  ou  le  scepticisme,  ou  un  dogmatisme  con- 
sc(juent  avec  lui-même,  qui  s'appuie  à  la  fois 
sur  la  raison,  sur  l'expérience  et  sur  l'histoire. 

Toutefois  nous  établirons  une  distinction  entre 
le  dogmatisme  dans  la  science,  dans  les  résultats 
obtenus  à  la  suite  des  recherches  de  l'esprit,  et 
le  dogmatisme  dans  la  méthode.  La  méthode 
dogmatique  est  celle  qui  commence  par  l'affir- 
mation, au  lieu  de  commencer  par  l'observation 
et  par  le  doute.  Elle  pose  (c'est  le  mot  qu'elle 
affectionne)  certains  principes  dont  elle  se  croit 
dispensée  de  rendre  compte,  et  se  borne  à  en 
développer  les  conséquences  sans  aucun  égard 
pour  l'expérience  ni  pour  les  faits.  Celte  méthode, 
à  peu  d'exceptions  près,  a  été  celle  des  philo- 
sophes scolasliques  ;  mais  elle  a  reparu  récem- 
ment, s'appuyant  sur  des  prétentions  inconnues 
au  moyen  âge  et  remplaçant  l'autorité  par  l'ar- 
bitraire. C'est  en  vain  qu'on  lui  a  donne  le  nom 
de  méthode  synthétique;  il  n'y  a  pas  de  syn- 
thèse sans  l'observation  ou  l'analyse,  mais  de 
simples  hypothèses,  ou  quelque  chose  de  pis 
encore,  des  abstractions  vides  de  sens.  Autant 
le  dogmatisme  est  désirable  dans  les  résultats  de 
la  science,  autant  il  doit  être  proscrit  de  la 
méthode;  car  ce  n'est  qu'en  commençant  par  le 
doute,  et  en  allant  avec  précaution  des  faits  aux 
principes  et  aux  raisonnements,  que  l'on  peut 
finir  par  la  certitude  (voy.  Méthode). 

DOMINIQUE  DE  Flandre,  de  l'ordre  des  Do- 
minicains, florissait  vers  l'an  1500  à  Bologne,  où 
il  enseignait  la  philosophie  et  la  théologie.  Il  se 
montra  très-zéle  thomiste,  et  défendit  avec  non 
moins  de  succès  que  d'ardeur  les  doctrines  du 
maître  contre  les  attaques  de  l'école  rivale,  c'est- 
à-dire  contre  l'ordre  des  Franciscains,  attaché 
comme  on  sait  aux  idées  de  Duns-Scot.  Il  a  écrit, 
selon  la  méthode  de  son  temps,  une  sorte  de 
commentaire  sur  la  Métaphysique  d'Aristote, 
qui  a  pour  titre  Quœsliones  supra  XII  libres  Me- 
laphysices  Arislolelis,  in-f",  Venise,  1490;  Co- 
logne^  1621.  Ce  livre,  comme  il  faut  s'y  attendre, 
ne  brille  point  par  l'originalité;  cependant,  sous 
les  distinctions  et  les  définitions  sans  nombre 
dont  il  nous  offre  l'assemblage,  on  trouve  de  la 
justesse  et  même  une  certaine  profondeur.  Nous 
nous  contenterons  d'en  citer  les  propositions 
suivantes  : 

La  métaphysique  a  pour  objet  de  rechercher 
le  principe  de  toutes  choses  :  ce  principe,  c'est 
l'absolu,  ou  l'absolument  réel,  ce  qui  est  en  soi, 
réellement  et  sans  condition. 

Ce  réel  absolu  ou  inconditionnel  ne  peut  pas 
être  défini  par  les  moyens  ordinaires,  c'cst-à-aire 
par  le  genre  et  par  l'espèce  ;  on  ne  peut  le  faire 
connaître  que  par  certaines  qualités  essentielles, 
qui  à  leur  tour  sont  indéfinissables,  par  exemple 
comme  cause  efficiente  ou  comme  cause  finale. 

L'être  absolu  ou  inconditionnel  est  absolument 
un,  car  il  est  la  pure  réalité  sans  négation.  Or, 
c'est  la  négation  seule  qui  est  la  raison  de  la 
différence  des  choses  :  un  être  particulier,  ou  un 
individu,  ne  diffère  d'un  autre  individu  que  par 


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certains  caractères  qui  lui  appartiennent  exclu- 
sivement. 

La  différence  qui  sert  de  base  à  la  distinction 
des  choses  est  essentielle,  ou  réelle,  ou  formelle, 
ou  logique.  La  première  est  celle  qui  existe  entre 
l'être  et  le  non-être,  entre  le  fini  et  l'infini;  la 
seconde  est  celle  qui  sépare  deux  êtres  compris 
dans  le  même  genre,  mais  distingués  l'un  de 
l'autre  par  des  propriétés  fondamentales  :  tels 
sont,  par  exemple,  l'homme  et  l'animal.  La  dif- 
férence formelle  est  celle  qui  résulte,  non  pas  de 
certaines  propriétés  ou  de  certains  attributs, 
mais  du  degré  de  ces  attributs,  qui  existent  chez 
l'un  .sous  une  forme  finie,  et  infiniment  chez 
l'autre  :  c'est  une  différence  de  ce  genre  qui 
existe  entre  l'humanité  et  la  divinité.  Enfin  la 
différence  logique  n'est  fondée  que  sur  une  com- 
paraison entre  deux  objets  de  la  même  nature, 
mais  dont  l'un  nous  paraît  plus  grand  ou  plus 
petit  que  l'autre. 

Ces  quatre  différences  principales  sont  divisées 
à  leur  tour  en  une  multitude  de  différences  se- 
condaires. Il  est  inutile  de  pousser  plus  loin 
l'analyse  de  ces  subtilités.  -J.  T. 

DOUTE.  On  appelle  ainsi  l'état  dans  lequel 
notre  esprit  se  trouve  quand  il  demeure  en 
suspens  entre  deux  jugements  contradictoires, 
sans  avoir  aucun  motif  qui  lui  fasse  adopter  l'un 
plutôt  que  l'autre.  L'homme,  en  même  temps 
qu'il  est  doué  de  raison,  étant  un  être  faible  et 
borné,  il  y  a  nécessairement  des  choses  qu'il 
ignore,  d'autres  qu'il  connaît  avec  une  entière 
certitude,  et  d'autres  dont  il  est  forcé  de  douter. 
Le  doute  est  donc  un  état  très-ordinaire,  nous 
dirons  volontiers  très-naturel,  de  l'esprit.  Mais 
il  n'intéresse  la  philosophie  que  lorsqu'il  porte 
sur  les  principes  mêmes  de  la  connaissance  hu- 
maine. Le  doute  des  philosophes  est  tantôt  pro- 
visoire et  tantôt  définitif.  Le  doute  provisoire, 
qui  porte  aussi  le  nom  de  doute  méthodique,  est 
une  suspension  volontaire  et  momentanée  de 
notre  jugement,  pour  donner  le  temps  à  l'esprit 
de  se  rendre  compte  de  tout  ce  qu'il  sait,  de 
coordonner  toutes  ses  idées  et  toutes  ses  cou- 
naissances,  et  de  les  ériger  enfin  en  système.  Le 
doute  ainsi  compris  est  la  condition  même  de  la 
certitude  et  de  la  science,  en  même  temps  qu'il 
est  le  signal  et  le  premier  acte  de  notre  affran- 
chissement intellectuel.  Descartes  est  le  premier 
qui  en  ait  fait  une  règle  de  la  méthode,  et  cette 
règle,  malgré  les  objections  qu'elle  a  soulevées 
autrefois  et  les  déclamations  dont  elle  est  encore 
aujourd'hui  le  prétexte,  a  son  fondement  iné- 
branlable dans  la  nature  humaine.  Il  est  abso- 
lument impossible  d'arriver  par  un  autre  che- 
min de  l'état  de  confusion  et  de  spontanéité 
obscure  où  se  trouvent  d'abord  nos  idées,  à  l'état 
de  réflexion  et  de  libre  examen  sans  lequel  il  n'y 
a  pas  de  vraie  certitude  ni  de  science.  Qui  n'a 
jamais  douté,  n'a  jamais  pénétré  le  fond  de 
rien,  n'a  jamais  pensé.  Oui,  il  faut  avoir  essayé 
de  douter  de  tout,  même  de  la  raison,  si  l'on 
veut  savoir  combien  son  autorité  est  invincible, 
et  quelle  est  l'élévation  et  la  fécondité  de  ses 
principes  (voy.  Méthode).  Nous  ne  parlerons  pas 
dans  les  mêmes  termes  du  doute  définitif,  con- 
sidéré comme  le  dernier  mot  de  la  raison  sur 
elle-même,  c'est-à-dire  du  scepticisme.  Le  scep- 
ticisme est,  sous  quelque  point  de  vue  qu'on  le 
considère,  et  malgré  l'impulsion  salutaire  qu'il 
a  souvent  imprimée  aux  esprits,  un  des  faits  les 
plus  malheureux  de  la  philosophie.  Mais  ce  n'est 
pas  ici  le  lieu  de  nous  y  arrêter  plus  longtemps; 
nous  en  avons  fait  le  sujet  d'un  article  séparé. 

DROIT  (littéralement  traduit  du  latin  rcclum 
et  du  grec  ôp6ôv,  ce  qui  est  en  ligne  droite,  ce 
qui  doit  servir  dérègle  ou  de  mesure;  en  al- 


lemand le  mot  reeht  nous  offre  exactement  le 
même  sens).  L'idée  du  droit,  à  la  considérer  en 
elle-même,  indépendamment  des  applications 
dont  elle  est  susceptible  et  des  lois  plus  ou  moins 
justes  qui  ont  été  faites  en  son  nom,  est  une 
idée  de  la  raison  absolument  simple  et  qui 
échappe  par  là  même  à  toute  définition  logique; 
mais  on  peut  la  faire  comprendre  par  l'idée  du 
devoir,  dont  elle  est  inséparable  et  avec  laquelle 
elle  forme  dans  notre  esprit  une  corrélation 
nécessaire.  Nous  voulons  dire  qu'il  n'y  a  pas  de 
devoirs  sans  droits,  ni  de  droits  sans  devoirs,  et 
qu'il  est  impossible  de  concevoir  l'une  sans  l'autre 
ces  deux  notions,  renfermées  toutes  deux  dans 
l'idée  supérieure  de  la  loi  morale  :  c'est  cette  loi 
elle-même,  essentiellement  une  et  immuable  de 
sa  nature,  que  nous  appelons  tantôt  du  nom  de 
droit  et  tantôt  du  nom  de  devoir,  selon  le  point 
de  vue  sous  lequel  on  l'envisage  ■  selon  que  le  sujet 
auquel  elle  s'adresse,  c'est-à-aire  l'homme,  est 
considéré  comme  passif  ou  comme  actif  par  rap- 
port à  ses  semblables.  En  effet,  ce  que  la  loi 
morale  m'ordonne  de  faire,  ce  qu'elle  me  prescrit 
comme  un  devoir,  elle  défend  aux  autres  de 
l'empêcher,  d'y  mettre  obstacle  par  quelque 
moyen  que  ce  soit  ;  elle  me  déclare  inviolable, 
par  conséquent,  dans  l'usage  que  je  fais  de  mes 
facultés  pour  lui  obéir  ;  et  cette  inviolabilité 
dont  je  suis  revêtu,  ou  cette  défense  adressée  à 
mes  semblables,  voilà  précisément  ce  qui  con- 
stitue mon  droit.  Ce  principe  n'a  pas  besoin  de 
démonstration;  il  brille  de  sa  propre  évidence 
comme  un  axiome  de  géométrie  ;  c'est  un  axiome 
de  morale,  qu'on  ne  saurait  nier  sans  nier  en 
même  temps  toute  idée  de  justice  et  d'obligation 
réciproque. 

La  conséquence  qui  en  découle  immédiatement, 
c'est  que  le  caractère  moral  de  l'homme,  les  de- 
voirs qu'il  a  à  remplir,  le  caractère  universel  et 
absolu  de  ces  devoirs,  où  l'intérêt  ni  l'expérience 
ne  doivent  avoir  aucune  part,  sont  le  fondement 
unique  de  tous  ses  droits.  En  effet,  un  droit, 
c'est  plus  qu'un  pouvoir,  autrement  tout  pouvoir 
serait  légitime  et  toute  action  serait  juste;  c'est 
plus  qu'une  faculté  et  la  liberté  matérielle  d'eri 
faire  usage  :  c'est  la  consécration  de  cette  liberté 
pour  tous  ceux  qui  pourraient  y  porter  atteinte  ; 
consécration  qui  emporte  avec  elle,  dans  les 
limites  où  elle  existe,  l'inviolabilité  de  ma  per- 
sonne. Or,  d'où  me  pourrait  venir  un  tel  carac- 
tère, sinon  d'une  loi  absolument  obligatoire  et, 
par  conséquent,  universelle,  à  l'accomplissement 
de  laquelle  je  dois  employer  toutes  mes  facultés 
et  toute  mon  existence?  Comment  mes  facultés, 
comment  ma  vie  et  ma  personne  même  seraient- 
elles  pour  les  autres  un  objet  de  respect,  si  elles 
n'avaient  pas  une  destination  marquée  d'avance 
par  cette  loi  supérieure  qui  commande  à  tous 
les  intérêts,  à  toutes  les  passions,  à  tous  les  be- 
soins du  moment,  et  qui  oblige  indistinctement 
tous  les  hommes?  C'est  en  vain  que  l'on  cher- 
cherait à  faire  dériver  nos  droits  d'un  autre 
principe;  il  y  a  même  une  véritable  contradic- 
tion à  prononcer  ce  mot,  lorsqu'on  méconnaît  le 
but  moral  de  la  vie  et  qu'on  repousse  comme 
une  chimère  la  règle  absolue  du  devoir,  telle  que 
nous  la  donne  une  connaissance  immédiate  de  la 
raison.  Dira-t-on  que  nos  droits  sont  dans  nos 
besoins?  Mais  si  mes  besoins,  exaltés  par  la  pas- 
sion, sont  précisément  de  telle  nature  que  je  ne 
puisse  les  satisfaire  qu'en  faisant  violence  à  mes 
semblables,  et  si,  de  plus,  j'ai  la  certitude  d'être 
le  plus  fort  dans  ce  conflit,  quelle  raison  aurais- 
je  de  m'abstenir?La  confusion  de  nos  droits  avec 
nos  besoins  n'est  donc  pas  autre  chose  que  la 
suppression  même  de  la  notion  de  droit.  Aussi  la 
proposition  de  Hobbes,  que  l'homme,  dans  l'état 


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de  nature,  a  droit  à  toutes  choses,  est-elle  abso- 
lument dépourvue  de  sens.  Dans  l'état  de  nature, 
tel  que  le  comprend  le  philosophe  anglais,  c'est- 
à-dire  en  l'absence  de  toute  loi  et  de  toute  obli- 
gation, aucun  droit  ne  peut  être  admis^  il  n'y  a 
de  place  que  pour  la  force;  les  hommes  eux- 
mêmes  sont  des  forces  inégales  qui  se  combattent 
sans  relâche,  et  au  sein  de  ce  désordre  général 
le  vainqueur  a  toujours  raison.  Dira-t-on  que 
nos  droits  sont  simplement  les  conditions  de  la 
société  et  n'ont  pas  d'autre  fondement  que  l'in- 
térêt général?  Par  exemple,  la  vie  et  la  liberté 
d'un  homme,  la  propriété  qui  représente  ses 
labeurs,  n'ont-elles  par  elles-mêmes  rien  de  sacré, 
aucun  titre  qui  les  protège  contre  les  entreprises 
de  la  violence,  et  ne  doivent-elles  être  respectées 
que  pour  des  motifs  tirés  de  la  sécurité  publique? 
Sans  doute,  chacun  prend  sa  part  de  ce  bicn^  le 
premier  de  tous;  sans  doute,  l'intérêt  général 
doit  naturellement  comprendre  les  intérêts  par- 
ticuliers ;  mais  lorsque,  par  suite  de  notre  igno- 
rance, ces  deux  sortes  d'intérêts  ne  s'accordent 
pas,  et  que  nous  sommes  assez  forts  ou  assez 
téméraires  pour  braver  les  vengeances  de  la 
société,  qu'est-ce  qui  nous  ordonne  de  sacrifier 
ceux-ci  à  celui-là?  D'ailleurs  la  société  elle- 
même,  la  société  tout  entière  ne  peut-elle  donc 
jamais  devenir  injuste?  l'intérêt  général  qu'on 
voudrait  nous  donner  comme  la  règle  suprême 
de  toute  justice,  n'est-ce  pas  quelquefois  ce  qui 
flatte  les  passions  du  grand  nombre?  et  parce 
■que  le  grand  nombre  est  le  plus  fort,  tout  lui 
est-il  permis  envers  les  faibles?  On  ne  saurait 
admettre  davantage  que  nos  droits  soient  le 
résultat  d'une  convention  ou  d'un  engagement 
réciproque  de  tous  envers  chacun  et  de  chacun 
envers  tous.  En  fait,  cette  convention  n'existe 
pas,  les  sociétés  humaines  ont  commencé  tout 
autrement  et  se  dissoudraient  à  l'instant  même 
si  elles  devaient  être  fondées  sur  l'accord  una- 
nime des  individus.  Mais,  en  supposant  même 
qu'un  tel  engagement  fût  possible,  il  n'obligerait 
que  ceux  qui  l'ont  positivement  et  sciemment 
accepté,  il  ne  pourrait  pas  s'étendre  au  delà 
d'une  génération,  par  conséquent  les  droits  qui 
devraient  en  résulter  seraient  à  chaque  instant 
suspendus,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  n'exis- 
teraient pas.  Il  y  a  plus  encore  :  cette  idée  de 
droit  ou  d'obligation  réciproque  qu'on  veut  faire 
dériver  d'un  contrat,  est  la  ba'ie  même  et  la  con- 
dition absolue  de  tout  contrat  ;  car  évidemment 
un  contrat  suppose  la  liberté  des  contractants, 
ce  droit  fondamental,  dont  on  peut  sans  peine 
faire  sortir  tous  les  autres  ;  il  suppose  l'obli- 
gation de  respecter  ses  engagements,  et  cette 
obligation  à  son  tour  suppose  les  droits  de  ceux 
envers  qui  l'on  s'engage  et  qui  observent  les 
clauses  arrêtées  en  commun.  Enfin  si  l'on  pré- 
tend que  tout  droit  prend  sa  source  dans  les  lois 
positives  émanées  de  la  volonté  des  législateurs, 
sans  reconnaître  au-dessus  de  ces  lois  une  règle, 
un  principe  rationnel  qui  les  justifie  ;  alors  le 
droit,  sans  unité  et  sans  durée,  capricieux  comme 
la  fortune  qui  élève  et  qui  détruit  les  pouvoirs 
politiques,  n'est  plus  autre  chose  que  la  volonté 
du  plus  fort,  c'est-à-dire  qu'il  n'existe  pas. 

Ainsi  il  n'y  a  pas  de  milieu  :  ou  il  faut  renoncer 
à  toute  espèce  de  droit,  et  dire  que  l'homme, 
malgré  les  facultés  admirables  dont  la  nature 
l'a  doué,  n'est  qu'une  chose  livrée  à  la  merci 
de  quiconque  voudra  et  pourra  se  l'approprier; 
ou  il  faut  admettre  que  nos  droits  sont  fondés 
sur  des  devoirs  et  n'existent  que  dans  la  limite 
de  ces  devoirs.  Il  n'y  a  pas  de  droits  en  faveur 
des  animaux,  non  parce  que  les  animaux  sont 
plus  faibles  que  nous,  mais  parce  que,  privés 
de   raison   et  de  liberté,   ils   ne   sont  capables 


d'aucun  devoir  et  se  trouvent  véritablement 
hors  la  loi  :  nous  voulons  parler  de  la  loi 
morale.  L'homme  lui-même  peut  se  placer,  par 
le  crime,  dans  une  situation  pareille;  car,  logi- 
quement, il  n'y  a  pas  plus  de  droits  pourlhomme 
déchu  qui  s'est  mis  en  guerre  ouverte  avec  l'ordre 
moral,  que  pour  la  brute  incapable  de  le  com- 
prendre. C'est  sur  ce  principe,  aussi  bien  que 
sur  la  nécessité  de  veiller  à  sa  propre  défense, 
que  repose  le  droit  de  la  société  d'infliger  à 
certains  coupables  des  peines  corporelles,  ou, 
comme  s'exprime  notre  code,  des  peines  afflic- 
lives,  parmi  lesquelles  il  faut  comprendre  la 
peine  de  mort.  Mais,  dans  sa  sévérité,  la  société 
est  toujours  tenue  de  se  respecter  elle-même,  et, 
dans  l'usage  qu'il  fait  des  animaux,  l'homme  ne 
doit  jamais  céder  à  des  passions  qui  l'endurcis- 
sent et  le  dégradent. 

Un  droit  ne  suppose  pas  seulement  un  devoir, 
il  suppose  aussi  un  rapport,  soit  efl'ectif,  soit 
possible,  entre  l'homme  et  ses  semblables.  Même 
le  pouvoir  naturel  que  nous  exerçons  sur  les 
animaux  et  sur  les  choses,  nous  ne  l'appelons 
un  droit,  et  il  ne  mérite  véritablement  ce  nom, 
à  titre  de  propriété,  que  lorsque  nous  sommes 
placés  à  l'égard  de  nos  semblables  dans  certaines 
conditions  déterminées,  dont  nous  aurons  ailleurs 
l'occasion  de  parler  plus  longuement.  Il  résulte 
de  là  qu'il  faut  distinguer  plusieurs  sortes  de 
droits,  selon  les  rapports  qui  peuvent  se  former 
dans  l'espèce  humaine.  On  a  désigné  sous  le  nom 
de  droits  naturels  ceux  qui  sont  nés  en  quelque 
sorte  avec  nous  et  qui  existent  d'homme  à  homme, 
indépendamment  de  toute  organisation  sociale. 
On  a  appelé  droits  civils  ceux  qui  existent  ou  qui 
doivent  exister,  dans  une  société  organisée,  de 
citoyen  à  citoyen,  ceux  que  l'on  conçoit  entre 
les  membres  de  l'État  considérés  isolément.  Au 
contraire,  les  droits  qu'un  citoyen  peut  exercer 
sur  tous  les  autres,  c'est-à-dire  sur  l'État  tout 
entier  ;  ceux  d'un  membre  de  la  société  sur  la 
société  elle-même,  ont  reçu  le  nom  de  droits 
politiques  :  ainsi,  le  droit  d'acquérir,  celui  de 
tester,  de  contracter  mariage,  etc.,  sont  des  droits 
civils;  le  droit  de  participer  dans  une  mesure 
quelconque  au  gouvernement  et  à  la  nomination 
du  pouvoir  soit  exécutif,  soit  législatif,  est  un 
droit  politique.  Enfin  il  y  a  aussi  des  droits  in- 
ternalionaux,  que  les  peuples  et  les  nations 
doivent  prendre  pour  règles  dans  tous  les  rapports, 
même  dans  les  conflits  qui  peuvent  s'établir  entre 
eux;  car  les  lois  éternelles  de  la  bonne  foi  et  de 
la  justice  et,  autant  que  cela  est  possible,  de  l'hu- 
manité, doivent  conserver  leur  empire  jusqu'au 
sein  de  la  guerre.  Nous  allons  maintenant  in- 
diquer en  quelques  mots  les  principes  particuliers 
sur  lesquels  reposent  ces  diverses  espèces  de 
droits,  en  nous  arrêtant  un  peu  plus  longtemps 
sur  les  droits  naturels,  qui  sont  la  source  et  le 
fondement  de  tous  les  autres. 

L'homme  considéré  en  lui-même,  dans  ses 
facultés  et  dans  les  éléments  constitutifs  de  sa 
nature,  sans  aucun  égard  pour  les  circonstances 
dans  lesquelles  il  peut  se  trouver  par  rapport  à 
ses  semblables,  est  soumis  à  certains  devoirs 
généraux,  sur  lesquels  repose  le  système  entier 
de  la  morale  :  1-  aucun  usage  arbitraire  de  la 
vie  ne  pouvant  être  admis  sous  l'empire  de  la 
loi  morale,  la  vie  lui  a  été  donnée  pour  une  fin 
déterminée  ;  il  doit  donc  la  conserver  pour  cette 
fin,  c'est-à-dire  pour  obéir  à  l'ensemble  de  ses 
devoirs  ;  2"  l'homme  n'étant  un  être  moral  et  ne 
pouvant,  par  conséquent,  atteindre  le  but  de  son 
existence,  quà  la  condition  d'agir,  de  vivre  par 
lui-même,  d'être  l'auteur  véritable  de  ses  actes, 
il  est  de  son  devoir  de  défendre  sa  liberté  comme 
sa  vie  et  plus  que  sa  vie,  de  résister  à  toute 


DROl 


—  413  — 


DUOI 


contrainte  et  à  toute  séduction  extérieure,  pour 
n'obéir  qu'à  la  voix  de  sa  conscience;  3"  la 
liberté,  à  son  tour,  ne  pouvant  pas  se  concevoir 
sans  la  raison;  la  conscience,  quand  elle  n'est 
pas  réfléchie,  pouvant  autoriser  les  plus  funestes 
égarements,  il  nous  est  également  ordonné  de 
nous  rendre  compte  des  principes  qui  dirigent 
notre  conduite  et,  par  consé(iuent,  de  développer, 
autant  qu'il  nous  est  possible,  toutes  les  facultés 
réunies  de  notre  intelligence.  D'ailleurs,  on  peut 
dire  de  cette  faculté  ce  que  nous  avons  dit  de  la  vie 
elle-même  :  elle  ne  nous  a  pas  été  donnée  en 
vain  ;  nous  en  devons  compte  à  celui  qui  l'a 
placée  en  nous  et  qui  n'a  rien  fait  sans  raison, 
puisqu'il  est  la  raison  même.  De  ces  devoirs 
primitifs  et  absolument  obligatoires  résultent 
pour  nous  des  droits  primitifs  communs  à  tous 
les  hommes,  et  qui  n'ont  pus  d'autres  limites 
que  les  devoirs  mêmes  sur  lesquels  ils  reposent. 

Le  devoir  de  notre  conservation,  l'usage  gé- 
néral que  nous  devons  faire  de  notre  existence 
et  de  nos  forces,  a  pour  conséquence  nécessaire 
l'inviolabilité  de  la  vie  humaine  et,  par  suite,  la 
liberté  d'y  pourvoir  comme  il  nous  plaît,  sous 
les  conditions  générales  de  l'ordre,  c'est-à-dire 
la  liberté  Individuelle,  le  habeas  corpus,  comme 
dit  la  loi  anglaise.  La  liberté  individuelle  com- 
prend à  son  tour  le  droit  de  disposer  à  notre 
gré  des  choses  que  nous  nous  sommes  assimilées 
par  le  travail,  qui  sont  l'œuvré  de  nos  mains  ou 
la  création  de  notre  génie  et  forment  comme 
une  extension  de  notre  personne  :  car  qu'est-ce 
que  l'esclavage,  c'est-à-dire  la  plus  entière  pri- 
vation de  liberté  individuelle,  sinon  cet  état  de 
violence  où  tous  les  effets  de  notre  activité  et 
tous  les  fruits  de  nos  labeurs  passent  aux  mains 
d'un  autre?  L'esclave  peut  bien  obtenir  des  ga- 
ranties pour  sa  vie;  mais  il  ne  possède  jamais 
rien  que  sous  le  bon  plaisir  de  son  maître.  Par 
conséquent,  le  droit  de  propriété  est  consacré  en 
même  temps  et  par  le  même  principe  que  la 
liberté  individuelle  et  l'inviolabilité  de  la  vie. 

Le  devoir  qui  nous  commande  de  conserver 
toujours  notre  libre  arbitre,  d'être  avant  tout 
une  personne  morale  ou  de  n'agir  que  suivant 
nos  convictions  et  notre  foi,  nous  investit  de  ce 
droit  si  longtemps  méconnu,  si  obstinément 
contesté  encore  aujourd'hui,  qui  a  pour  nom  la 
liberté  de  conscience.  Maigre  le  temps  et  les 
efforts  qu'il  a  fallu  pour  le  faire  entrer  d'abord 
dans  nos  lois  et  ensuite  dans  nos  mœurs;  malgré 
les  larmes  et  le  sang  qu'elle  a  coûtés  depuis  que 
l'humanité  la  réclame,  la  liberté  de  conscience 
n'est  pas  un  droit  moins  évident  ni  moins  sacré 
que  la  liberté  individuelle  et  même  la  vie  ;  car 
sans  elle  notre  existence  morale  est  détruite, 
elle  est  la  condition  commune  de  tous  nos  droits 
et  de  tous  nos  devoirs.  Or,  ce  n'est  pas  seulement 
par  la  violence  et  par  la  contrainte  extérieure, 
qu'on  peut  étouffer  la  voix  de  la  conscience  ;  on 
arrive  au  même  résultat,  et  d'une  manière  plus 
sûre,  ou  par  la  corruption,  ou  par  la  ruse,  ou 
par  l'avilissement.  De  ces  deux  sortes  de  moyens, 
les  premiers  n'atteignent  que  le  corps,  laissant 
à  l'âme  toute  son  énergie  et  la  faculté  de  la 
résistance;  les  autres  font  violence  à  l'âme  elle- 
même,  et  ne  tendent  à  rien  moins  qu'à  la  sup- 
primer. La  liberté  de  conscience  emporte  donc 
avec  elle  le  respect  de  la  dignité  de  nos  sem- 
blables, le  respect  de  leur  bonne  foi  et  de  leur 
honneur,  quand  Us  ne  l'ont  pas  perdu  volontai- 
rement par  leurs  actes.  La  liberté,  la  personne 
morale  tout  entière,  disparaît  sous  le  sceau  de 
l'infamie. 

Enfin  du  devoir  qui  nous  commande  de  chercher 
la  vérité  de  toutes  les  forces  de  notre  intelligence, 
résulte  pour  nous  le  droit  d'user  de  ces  forces 


dans  l'étendue  et  de  la  manière  que  nous  jugeons 
convenables  et  ce  droit  est  celui  qu'on  appelle 
la  liberté  ae  penser.  A  proprement  parler,  la 
pensée  est  naturellement  et  nécessairement  libre. 
11  n'existe  point  de  moyens  matériels  ni  de  me- 
sures coërcitives  pour  empêcher  un  homme  do 
diriger  comme  il  lui  plaît  le  cours  de  ses  idées, 
et  d'adopter  les  opinions  qui  lui  paraissent  les 
plus  dignes  de  son  choix.  Mais  on  peut  arrêter 
l'expression  ou  la  communication  de  la  pensée, 
et  c'est  précisément  cet  acte  extérieur  que  nous 
considérons  comme  un  droit  inaliénable  de  la 
nature  humaine.  En  effet,  c'est  une  des  lois  de 
notre  intelligence  de  ne  pas  pouvoir  se  développer 
sans  entrer  en  rapport  avec  l'intelligence  de  nos 
semblables  au  moyen  de  la  parole  et  de  la  dis- 
cussion :  par  conséquent,  mettre  des  entraves  à 
la  liberté  de  la  parole  et  de  la  discussion,  dans 
les  limites  où  elle  n'est  pas  contraire  aux  droits 
légitimes  de  l'individu  et  à  la  sûreté  publique, 
c'est  faire  violence  à  la  pensée,  c'est  porter 
atteinte  au  principe  même  de  la  société;  car  la 
société  consiste  bien  plus  dans  le  commerce  des 
esprits  et  dans  le  libre  échange  des  idées,  que 
dans  l'accord  des  intérêts  ou  dans  l'ordre  pure- 
ment matériel.  Au  reste,  la  communication  de 
la  pensée  est  aussi  un  acte  de  la  liberté  indi- 
viduelle, dont  nous  avons  établi  plus  haut  le 
caractère  inviolable. 

Tous  les  droits  que  nous  venons  d'énumérer 
sont  universels  comme  les  devoirs  dont  ils  dé- 
coulent ;  ce  qui  revient  à  dire  que  tous  les 
hommes  sont  égaux  devant  la  loi  morale,  malgré 
l'inégalité  naturelle  de  leurs  facultés  et  de  leurs 
forces.  En  effet,  l'inégalité  n'exclut  pas  la  simi- 
litude ou  l'unité  de  nature.  Les  attributs  dis- 
tinctifs  de  l'homme,  c'est-à-dire  la  raison  et  la 
liberté,  à  quelque  degré  qu'ils  existent,  supposent 
la  conscience  morale,  c'est-à-dire  des  droits  et 
des  devoirs.  Il  n'existe  donc  point,  comme  on 
l'a  cru  longtemps  et  comme  le  croient  encore 
certains  esprits  chagrins,  de  races  humaines  na- 
turellement vouées  à  l'esclavage  ou  condamnées 
par  un  décret  de  Dieu  à  une  éternelle  infamie. 
Les  décrets  de  Dieu  sont  écrits  dans  nos  cœurs; 
ils  exigent  que  l'homme  soit  aux  yeux  de  ses 
semblables  un  objet  de  respect  et  d'amour 

Aucun  de  ces  droits  ne  peut  avoir  plus  d'éten- 
due que  le  devoir  auquel  il  correspond,  ni  sub- 
sister en  dehors,  c'est-à-dire  au  préjudice  de 
l'ordre  moral.  De  là  ce  principe  général  et  sans 
exception,  applicable  à  l'état  social  comme  à  l'é- 
tat de  nature,  et  à  toutes  les  conditions  de  l'état 
social  ;  qu'il  n'y  a  pas  de  droit  ou  de  pouvoir 
sans  condition,  ni  de  liberté  sans  limites.  Ces 
limites  ne  sont  point  arbitraires,  mais  elles  sont 
déterminées,  a  priori,  d'une  manière  absolue  et 
invariable  par  l'idée  même  du  droit.  Car,  puis- 
que les  mêmes  droits  (nous  entendons  parler 
des  droits  naturels)  appartiennent  indistincte- 
ment à  tous  les  hommes,  les  droits  de  l'un  ne 
sauraient  aller  jusqu'à  offenser  les  droits  des 
autres  ;  ce  qui  est  sacré  chez  l'un  est  sacré  chez 
tous.  Ainsi  la  liberté  de  communiquer  ma  pen- 
sée ne  peut  s'étendre  jusqu'au  droit  de  calomnier, 
de  diffamer  mes  semblables,  de  les  exciter  à  des 
actes  de  violence  les  uns  contre  les  autres,  ou 
de  corrompre  des  âmes  sans  défense.  Il  n'est 
permis  à  personne,  ni  à  un  corps,  ni  à  un  indi- 
vidu, sous  prétexte  d'user  de  sa  liberté  de  con- 
science, de  gêner  la  conscience  et  la  liberté  des 
autres,  ou  de  se  placer  en  dehors  des  conditions 
sur  lesquelles  repose  la  liberté  commune.  Enfin 
je  ne  dois  aucun  respect  à  la  vie  de  celui  qui 
attaque  injustement  la  mienne^  et  personne  n'o- 
serait invoquer  la  liberté  individuelle  dans  un 
but  de  violence  ou  de  rapine. 


DROI 


—  414  — 


DROI 


Les  droits  civils,  conçus  au  point  de  vue  de  la 
raison  et  tels  qu'ils  existent  réellement  dans  les 
Ëtals  bien  organisés,  ne  sont  pas  autre  chose 
que  les  droits  naturels  servant  do  base  à  une 
législation  positive  et  placés  sous  la  protection 
de  la  société  tout  entière,  représentée  par  les 
pouvoirs  publics.  Ce  principe,  simple  corollaire  de 
tout  ce  qui  précède,  n'a  pas  besoin  de  justifica- 
tion ;  car  il  est  évident  que  les  devoirs  et,  par 
conséquent,  les  droits  de  l'homme  ne  sauraient 
être  détruits  par  la  qualité  de  citoyen.  11  y  a 
plus,  c'est  à  la  condition  d'être  citoyen,  ou  de 
l'aire  partie  de  la  société  bien  organisée,  que 
nous  pouvons  remplir  tous  les  devoirs  et  jouir 
en  réalité  de  tous  les  droits  que  nous  avons  en 
notre  qualité  d'homme.  Il  en  résulte,  1°  que  l'on 
est  citoyen  d'un  État  ou  d'un  autre  par  cela  seul 
qu'on  est  homme;  que  la  protection  de  la  société 
est  due  également  à  tous  ceux  qui  en  acceptent 
les  obligations  et  les  charges;  2°  que  tous  les 
citoyens  d'un  même  pays,  malgré  l'inégalité  des 
conditions  sociales,  doivent  être  égaux  devant 
la  loi  de  l'État,  comme  tous  les  hommes,  mal- 
gré l'inégalité  de  leurs  facultés  naturelles,  sont 
égaux  devant  la  loi  morale.  Seulement  il  faut 
observer  que  les  droits  civils,  quoique  fondés  sur 
les  mêmes  principes,  ne  sauraient  avoir  la  même 
étendue  que  les  droits  naturels;  car  il  ne  suffit 
pas  qu'ils  soient,  comme  ces  derniers,  limités 
par  leur  propre  nature,  c'est-à-dire  qu'ils  n'em- 
piètent pas  les  uns  sur  les  autres  ;  il  faut  qu'ils 
soient  subordonnes  aux  conditions  sans  lesquelles 
la  société  elle-même  ou  l'État  ne  pourrait  ni 
subsister  ni  se  défendre.  Par  exemple,  c'est  un 
droit  naturel  de  s'associer  dans  un  but  qui  n'est 
pas  contraire  aux  règles  universelles  de  la  jus- 
tice et  de  la  morale  ;  mais,  dans  l'ordre  civil,  le 
droit  d'association  ne  peut  exister  que  sous  la 
condition  de  ne  pas  dissoudre  l'État,  de  ne  pas 
former  dans  son  sein  un  autre  État  indépendant 
et,  par  conséquent,  rival  du  premier.  Nous  en 
dirons  autant  de  la'liberté  de  conscience  et  de  la 
liberté  de  penser,  c'est-à-dire  de  la  liberté  de  la 
parole  et  de  la  presse  ;  l'une  et  l'autre  ne  peu- 
vent être  admises  à  titre  de  droits  civils,  que 
sous  la  condition  de  ne  pas  ébranler  les  lois  fon- 
damentales de  la  société. 

L'ordre  civil  suppose  un  ordre  politique  ;  car 
il  n'y  a  pas  de  lois  sans  un  législateur  ;  les  lois 
ne  sont  point  obéies  sans  un  pouvoir  actif  chargé 
de  veiller  à  leur  exécution,  et  représentant  aux 
yeux  de  chague  citoyen  la  loi  vivante  et  armée 
ou  la  société  tout  entière.  Ces  deux  pouvoirs, 
qui  sont  tantôt  séparés  et  tantôt  confondus  dans 
les  mêmes  mains,  forment^  par  leur  réunion,  la 
puissance  souveraine.  D'où  émane  la  souverai- 
neté? par  qui  doit-elle  être  exercée?  et,  si  elle  ne 
peut  pas  être  exercée  directement,  par  qui  et 
comment  doit-elle  être  déléguée?  Telles  sont  les 
questions  qui  se  présentent  tout  d'abord  à  l'es- 
prit lorsqu'il  s'agit  de  droits  politiques.  Ces 
questions  forment  à  elles  seules  la  matière  de 
toute  une  science;  elles  ouvrent  une  carrière 
sans  fin  aux  méditations  du  philosophe  et  de 
l'homme  d'État.  Nous  n'avons  donc  pas  la  pré- 
tention de.  les  résoudre  ici  en  quelques  lignes  ; 
mais  nous  pouvons,  du  moins,  énoncer  à  ce  sujet 
quelc^ues  principes  généraux  implicitement  ren- 
fermes dans  tout  ce  qui  précède.  La  première 
question,  quand  on  laisse  de  côté  les  faits  ac- 
complis, pour  ne  s'occuper  que  du  droit,  nous 
voulons  dire  de  la  morale  et  de  la  saine  raison, 
ne  peut  pas  nous  tenir  longtemps  dans  le  doute. 
Il  est  évident  que  la  souveraineté  émane  de  la 
société  tout  entière,  c'est-à-dire  de  la  nation; 
c'est  là  qu'elle  réside  sans  interruption,  qu'elle 
est  vraiment  inaltérable  et  de  droit  divin;  car. 


s'il  en  était  autrement,  le  pouvoir  souverain  et, 
par  conséquent,  l'homme  ou  les  hommes  qui 
l'exercent,  ne  seraient  plus  au  service  de  la  so- 
ciété, ou  commis  à  la  défense  des  droits  de  tous 
contre  les  empiétements  de  chacun  ;  mais  la  so- 
ciété, détournée  de  sa  propre  fin  et  déchue  de 
sa  dignité,  serait  au  service  ou  plutôt  à  l'usage 
de  quelques-uns  ;  en  un  mot,  l'ordre  moral  se- 
rait sacrifié  à  l'ordre  politique.  Il  n'y  a  pas  de 
droit  divin  qui  puisse  contredire  ce  principe,  car 
il  n'existe  pas  de  droit  contre  le  droit;  la  volonté 
de  Dieu,  c'est  tout  ce  qui  est  juste  et  tout  ce  qui 
est  d'accord  avec  la  dignité  humaine.  Cependant  la 
nation  tout  entière,  cela  est  matériellement  et  mo- 
ralement impossible,  ne  peutpas gouverner,  admi- 
nistrer, faire  des  lois;  il  fautdonc  qu'on  lui  accorde 
le  droit,  comme  la  nature  des  choses  lui  en  fait 
une  nécessité,  de  déléguer  à  quelques-uns  de  ses 
membres  l'exercice  du  pouvoir  souverain,  dont 
le  principe  subsiste  toujours  en  elle  et  ne  peut 
périr  qu'avec  elle.  Mais  comment,  et  par  qui,  et 
au  profit  de  qui  cette  délégation  doit-elle  avoir 
lieu  ?  Aucune  de  ces  questions  n'est  susceptible 
d'une  solution  absolue,  parce  qu'aucune  ne  re- 
lève exclusivement  des  idées  de  la  raison.  Le 
but  seul  de  la  société  demeure  toujours  et  par- 
tout le  même  ;  toujours  et  partout  il  faut  déve- 
lopper dans  son  sein  le  sentiment  de  la  dignité 
humaine  et  des  facultés  dont  l'exercice  est  la 
raison  même  de  notre  existence  :  mais  le  moyen 
par  lequel  on  peut  atteindre  ou  du  moins  pour- 
suivre ce  but,  c'est-à-dire  la  constitution  politi- 
que, varie  nécessairement  suivant  les  temps, 
suivant  les  lieux,  suivant  la  civilisation  et  le  gé- 
nie des  peuples,  suivant  leurs  rapports  avec  les 
peuples  voisins.  Il  faut  remarquer  d'ailleurs 
qu'entre  les  droits  civils  et  les  droits  politiques 
la  différence  est  énorme.  Les  premiers  appar- 
tiennent indistinctement  à  tous  les  citoyens, 
non-seulement  parce  qu'ils  résultent  des  devoirs 
que  chacun  a  à  remplir  envers  soi  ;  mais  aussi 
parce  qu'il  n'est  guère  possible  de  les  exercer 
hors  de  soi,  et  toutes  les  fois  que  leur  action 
s'étend  plus  loin,  c'est  dans  une  sphère  extrê- 
mement limitée.  Au  contraire,  quand  nous  exer- 
çons des  droits  politiques,  nous  disposons  dans 
une  certaine  mesure  de  la  société  tout  entière, 
en  même  temps  que  nous  disposons  de  nous- 
mêmes.  Avant  de  nous  confier  de  tels  droits^  la 
société  doit  donc  exiger  de  nous  les  qualités 
sans  lesquelles  il  nous  serait  absolument  impos- 
sible d'en  faire  un  bon  usage;  car  la  société  a 
le  droit  de  stipuler  pour  tous,  tandis  que  cha- 
cun, pris  à  part,  n'a  rien  d'engagé  dans  l'État 
que  son  intérêt  personnel.  Les  qualités  exigées 
pour  l'exercice  des  droits  politiques  sont  l'indé- 
pendance et  les  lumières;  et  comme  la  société 
n'a  aucun  moyen  de  constater  ces  qualités  en 
elles-mêmes,  il  faut  bien  qu'elle  s'en  tienne  à 
certains  signes  extérieurs,  à  certaines  garanties 
matérielles  qui  rendent  leur  existence  au  moins 
probable.  Le  cercle  où  se  renferment  les  droits 
politiques  est  donc  nécessairement  indéterminé; 
il  doit  s'étendre  peu  à  peu,  dans  une  société 
bien  organisée,  avec  les  progrès  de  l'instruction 
et  du  bien-être,  avec  les  paisibles  conquêtes  de 
l'intelligence  et  du  travail,  jusqu'à  ce  qu'il  em- 
brasse à  peu  près  tous  les  membres  actifs,  tous 
ceux  qui  représentent  la  force  et  l'intelligence 
d'une  nation  (voy.  État). 

La  société  une  fois  constituée,  elle  devient 
une  personne  morale  qui  a,  comme  l'individu, 
ses  devoirs  et  ses  droits.  Les  droits  qui  existent 
d'une  nation  aune  autre  sont  ceux  qu'on  appelle 
internationaux.  Les  droits  internationaux  sont 
fondés,  les  uns  sur  l'usage  et  la  tradition,  les 
autres  sur  la  raison.  Ces  derniers  ont  exactement 


DUAL 


415  — 


DUAL 


le  m(5nic  principe  que  les  droits  naturels.  Cha- 
que nation  doit  veiller  à  sa  propre  défense,  à  la 
conservation  do  son  indépendance  et  de  sa  dignité, 
sans  attenter  à  la  dignité  et  à  rindcpcndance 
des  autres.  Quand  la  guerre  est  le  seul  moyen 
de  se  faire  respecter  ou  d'obtenir  justice,  la 
guerre  est  de  droit;  mais  il  ne  faut  pas  oublier 

Su'au  sein  même  de  ce  fléau  il  y  a  des  règles 
e  justice,  de  bonne  foi,  d'humanité  qu'un  pcu- 
§le  ne  peut  pas  méconnaître  sans  se  couvrir 
'infamie. 

Tous  ces  droits,  quand  on  les  embrasse  dans 
leur  ensemble  et  qu'on  cherche  leur  origine,  non 
dans  une  législation  établie,  dans  la'tradition  ou 
dans  la  coutume,  mais  dans  la  nature  même  de 
l'homme,  sont  l'objet  d'une  science  particulière, 
le  droit  naturel,  qu'il  ne  faut  confondre  ni 
avec  la  morale  ni  avec  le  droit  positif.  La  mo- 
rale est  la  science  de  nos  devoirs,  et,  quoique 
nos  devoirs  soient  le  fondement  unique  de  nos 
droits,  ces  deux  choses  peuvent  cependant  cire 
étudiées  séparément.  D'ailleurs  la  morale  ne 
s'adresse  qu'à  la  conscience  et  à  la  liberté  des  in- 
dividus: le  droit  naturel  fournit  aussi  des  règles 
pour  les  sociétés  et  pour  les  nations,  et  ces  rè- 
gles, il  est  nécessaire  de  les  faire  respecter  par 
la  force.  Quant  au  droit  positif,  il  est  la  science 
des  lois  émanées  de  la  volonté  des  législateurs, 
sans  aucun  égard  pour  leur  valeur  philosophique. 
Cependant  l'histoire  du  droit  positif  est  une  par- 
tie de  l'histoire  de  l'esprit  humain;  elle  nous 
montre  comment  les  sociétés  se  sont  établies  et 
organisées;  comment  les  idées  d'équité,  de  jus- 
tice et  d'humanité  ont  triomphé  peu  à  peu  de  la 
force  ;  comment  le  droit  naturel,  c'est-à-dire  la 
raison,  a  détrôné  la  coutume,  la  routine,  l'arbi- 
traire, les  préjugés  de  religion  et  de  caste,  pour 
introauire  à  leur  place  ces  deux  admirables 
conquêtes  de  l'esprit  moderne  :  la  séparation  de 
l'ordre  civil  et  de  l'ordre  religieux  ;  l'égalité  de 
tous  les  citoyens  devant  la  loi. 

Les  premiers  essais  de  droit  naturel  sont  la 
Politique  d'Aristote,  la  République  et  les  Lois 
de  Platon,  le  de  Offlciis  et  le  de  Legibus  de  Cicé- 
ron.  Le  moyen  âge  n'avait  aucune  idée  de  cette 
science.  Elle  n'a  commencé  à  être  connue  sous 
son  véritable  nom  et  à  être  comprise  dans  toute 
son  importance,  que  lorsque  Hugo  Grotius  eut 
publié,  dans  les  premières  années  du  xvir'  siècle 
(en  1625),  son  fameux  traité  du  droit  de  la  paix 
et  de  la  guerre  :  de  Jure  belli  et  pacis.  Après 
Grotius,  ceux  qui  ont  rendu  le  plus  de  services  à 
la  science  du  droit  naturel  sont  :  Pufendorf,  par 
son  traité  du  Droit  de  la  nature  et  des  gens  et 
ses  Devoirs  de  Lliomme  et  du  ciio\jen  ;  Leibniz, 
qui  a  laissé  dans  toutes  les  sciences  des  traces 
de  son  génie  ;  Vico,  par  ses  écrits  sur  le  droit 
en  général  et  par  son  ouvrage  de  Uno  universi 
juris  principio  et  fine  uno  ;  Burlamaqui,  par  ses 
divers  écrits  sur  le  droit  naturel  et  le  droit  po- 
litique ;  enfin,  le  droit  naturel,  une  fois  consi- 
déré comme  une  science  et  comme  une  branche 
importante  de  la  philosophie,  a  produit  des  ou- 
vrages sans  nombre,  qu'il  serait  impossible  d'é- 
numérer  ici.  Nous  dirons  seulement  que  les  re- 
présentants les  plus  illustres  de  la  philosophie 
allemande,  Kant,  Fichte,  Hegel,  ont  aussi  écrit 
sur  le  même  sujet.  Nous  renvoyons  le  lecteur 
aux  articles  qui  leur  sont  consacrés.  Quant  au 
Cours  de  droit  naturel  de  M.  Jouffroy,  inter- 
rompu par  la  mort  de  l'auteur,  il  ne  contient 
malheureusement  que  les  prolégomènes  de  cette 
science. 

DUALISME  (de  duo,  deux).  On  appelle  ainsi 
la  croyance  que  l'univers  a  été  formé  et  continue 
d'exister  par  le  concours  de  deux  principes  éga- 
lement nécessaires,  également   éternels  et,  par 


conséquent,  indépendants  l'un  de  l'autre.  Cette 
manière  de  concevoir  les  choses,  si  complète- 
ment discréditée  aujourd'hui,  occupe  une  très- 
grande  place  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain, 
où  elle  s'est  montrée  à  plusieurs  reprises  et  sous 
des  formes  très-diverses.  Elle  a  d'abord  pris 
naissance  et  s'est  développée  en  Orient  au  nom 
de  la  religion  ;  elle  a  été  accueillie  ensuite  au 
nom  de  la  raison,  et  avec  un  caractère  exclusi- 
vement métaphysique,  par  la  plupart  des  philo- 
sophes de  la  Grèce;  enfin  on  la  rencontre  de 
nouveau,  sous  une  forme  religieuse,  dans  Thi.s- 
toire  du  gnosticisme  et  des  hérésies  du  moyen 
âge. 

Le  dualisme  religieux,  s'appuyant  uniquement 
sur  l'imagination,  et  n'envisageant  le  monde 
que  dans  ses  rapports  avec  la  sensibilité  hu- 
maine, admet  comme  principes  de  l'univers  deux 
natures  également  actives  et  intelligentes,  deux 
dieux,  personnels  et  libres,  dont  l'un  est  l'au- 
teur au  bien  et  l'autre  celui  du  mal.  On  regarde 
communément  la  religion  de  Zoroastre  comme 
l'expression  la  plus  complète  de  ce  système  ; 
mais  cette  opinion  n'est  pas  tout  à  fait  fondée. 
Ormuzd  et  Ahrimane  représentent  certainement 
le  bon  et  le  mauvais  génie,  la  puissance  du 
bien  ou  de  la  lumière,  et  la  puissance  des  ténè- 
bres ou  du  mal  ;  mais  ils  ne  sont  pas  les  vrais 
principes  de  l'univers.  Au-dessus  d'eux  est  le 
temps  sans  bornes,  Zerwane-Akérène,  qui  les  a 
tirés  l'un  et  l'autre  de  son  sein  ;  et  d'ailleurs  le 
bon  génie  doit  finir  par  l'emporter  sur  le  mau- 
vais; Ormuzd  triomphera  d'Ahrimane,  qui  lui- 
même  fut  d'abord  un  esprit  de  lumière,  et  le 
monde  régénéré  jouira  d'une  félicité,  sera  re- 
vêtu d'un  éclat  inaltérables.  Le  dualisme,  dans 
toute  sa  nudité,  n'a  été  admis  que  par  les  Ma- 
gusiens,  une  secte  particulière  de  la  religion  des 
mages,  dont  elle  défigurait  les  principes.  C'est 
là  que  Bardesane  et  Manès  furent  les  chercher 
pour  les  répandre,  en  les  mêlant  à  des  idées 
d'un  autre  ordre,  au  nom  même  du  christia- 
nisme. Encore  faut-il  remarquer  que,  dans  la 
pensée  de  ces  deux  célèbres  hérésiarques,  les 
deux  principes,  quoique  tout  à  fait  indépendants 
l'un  de  l'autre,  ne  sont  point  placés  sur  le  même 
rang.  Satan,  le  roi  éternel  de  la  matière,  qui 
remplace  ici  Ahrimane,  est  beaucoup  moins  puis- 
sant par  l'intelligence  et  la  force  que  le  père 
inconnu  ou  le  Dieu  bon,  le  roi  du  Plerôme  (voy. 
Gnosticisme  et  Perses). 

Le  dualisme  philosophique  a  pour  but  d'ex- 
pliquer, non  pas  l'origine  du  mal  dans  l'univers, 
mais  l'origine  et  la  nature  de  l'univers  lui- 
même,  dans  lequel  l'universel  et  l'invisible, 
c'est-à-dire  l'unité,  l'ordre,  l'intelligence  et  la 
vie.  se  décèlent  sans  cesse  au  milieu  du  visible 
et  du  contingent  sous  les  formes  grossières  et 
fugitives  qui  afi'ectent  nos  sens.  De  ce  point  de 
vue  à  celui  qui  nous  a  occupés  d'abord,  il  y  a 
toute  la  distance  de  l'imagination  à  la  réflexion, 
de  la  mythologie  à  la  métaphysique.  Aussi  les 
deux  principes  reconnus  par  les  philosophes  ne 
sont-ils  plus  deux  personnes  morales,  deux  êtres 
pourvus  des  mêmes  facultés,  quoique  opposés 
dans  l'usage  qu'ils  en  font  ;  mais  deux  essences 
tellement  différentes,  que  l'une  est  précisément 
la  négation  de  l'autre  :  nous  voulons  parler  de 
la  matière  et  de  l'esprit;  de  la  matière  première, 
destituée  de  toute  forme,  de  toute  vertu,  de 
toute  qualité  positive,  et  de  l'esprit,  ou  plutôt 
de  l'intelligence  infinie,  contenant  en  elle,  dans 
leur  état  le  plus  pur,  toutes  les  formes  possibles, 
source  unique  de  l'ordre,  de  la  force  efficace  et 
de  la  vie.  Sans  doute  il  serait  difficile  de  dire 
ce  qu'il  y  a  de  réel  dans  la  matière  ainsi  com- 
prise ;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  plupart 


DUAL 


—  416 


DUGA 


et  )es  plus  célèbres  des  philosophes  de  la  Grèce 
l'ont  conçue  dans  cet  état  comme  le  principe 
éternel,  comme  la  substance  nécessaire  du  varia- 
ble et  du  contingent,  sans  laquelle  l'intelli- 
gence, c'est-à-dire  Dieu,  n'aurait  pu  construire 
le  monde.  Pythagore  se  la  représentait  comme 
un  nombre  divisible  à  l'infini,  comme  la  dyade 
indéterminée.  Platon  lui  conserve  le  même  nom 
et  lui  en  applique  quelques  autres  qui  n'expri- 
ment pas  des  qualités  plus  positives;  il  la  con- 
fond avec  l'espace,  avec  la  pluralité  ou  le  nom- 
bre, avec  la  quantité  indéterminée;  il  l'appelle 
l'autre,  le  divers,  le  non-être,  etc.  Pour  Arislote, 
elle  est  rôtrc  en  puissance,  le  simple  possible, 
mis  en  parallèle  avec  l'être  en  acte  ou  le  moteur 
universel.  Les  stoïciens  eux-mêmes,  tout  en  in- 
clinant dans  leur  physiologie  à  une  sorte  de 
panthéisme  matérialiste,  regardaient  le  monde 
comme  un  composé  de  deux  essences,  de 
deux  principes  inséparables,  dont  l'un  était 
l'àme  ou  la  raison  universelle,  la  force  qui 
anime  toute  la  nature;  l'autre,  purement  pas- 
sif, était  la  matière  dépourvue  de  qualité 
(àuoioî  <jy.r,).  De  tous  ceux  qui  ont  reconnu  les 
deux  principes,  Anaxagore  est  peut-être  le  seul 
qui  ait  fait  de  la  matière  une  existence  réelle, 
contenant  dans  son  sein,  à  l'état  de  chaos,  tous 
les  éléments  physiques  de  la  nature.  Mais 
Anaxagore,  regardé  par  l'antiquité  elle-même 
comme  un  très-mauvais  métaphysicien,  admet 
en  réalité,  sous  le  nom  et  à  la  place  de  la  ma- 
tière, une  infinité  de  principes  tous  nécessaires 
puisqu'ils  existent  de  toute  éternité,  et  cepen- 
dant ne  contenant  rien  de  plus  que  les  qualités 
sensibles,  relatives  et  contingentes,  des  diverses 
espèces  d.e  corps  formées  par  leur  assemblage. 
Ces  qualités  constituent  l'essence  même  des  ato- 
mes d'Anaxagore,  autrement  appelés  les  homéo- 
méries. 

Ainsi,  tous  les  philosophes  qui  ont  essayé 
d'expliquer  le  monde  par  le  concours  de  deux 
principes  de  natures  opposées,  l'un  spirituel  et 
libre,  l'autre  matériel  et  gouverné  par  les  seules 
lois  ae  la  nécessité,  se  partagent  entre  ces  deux 
hypothèses  :  ou  ils  dépouillent  la  matière  de  ses 
qualités  sensibles,  et  alors,  comme  il  ne  lui  en 
reste  plus  aucune  autre,  ils  sont  obligés  de  la 
représenter  comme  une  abstraction  indéfinissa- 
ble et  indéfinie,  comme  un  être  purement  pos- 
sible; ou  ils  conçoivent  la  matière  avec  les  mê- 
mes qualités  que  les  corps  :  alors  elle  est  éten- 
due, divisible,  multiple  ;  elle  ne  forme  plus  un 
principe  unique,  mais  un  agrégat  de  principes 
d'une  diversité  infinie.  Il  n'y  a,  en  effet,  pour 
le  dualisme,  que  ces  deux  partis  à  prendre,  car 
on  n'en  imaginerait  pas  facilement  un  troisième. 
Prétendrait-on  que  la  matière  est  une  force  uni- 
que répandue  dans  tout  l'univers,  une  force  né- 
cessaire et  infinie,  dont  les  corps,  avec  leurs 
qualités  sensibles,  ne  sont  que  des  effets  ou  des 
manifestations  fugitives?  Un  tel  principe  n'en 
souffrirait  aucun  autre  à  côté  de  lui  ;  il  ne  lais- 
serait aucune  place  au  rôle  de  l'intelligence  ou 
de  Dieu  ;  ou  plutôt  il  contiendrait  en  lui-même 
tous  les  attributs  de  l'intelligence,  logiquement 
inséparables  de  la  force  infinie;  Dieu  et  la  na- 
ture seraient  confondus;  on  aurait  abandonné 
le  dualisme  pour  le  panthéisme.  Des  deux  hypo- 
thèses dont  nous  venons  de  parler,  la  première, 
pour  donner  à  la  matière  une  certaine  appa- 
rence d'unité,  pour  la  soustraire  au  reproche 
d'être  un  simple  phénomène,  la  confond  entiè- 
rement avec  le  non-être  ;  la  seconde,  en  conser- 
vant son  existence  et  ses  propriétés,  la  dépouille 
en  même  temps  des  caractères  sans  lesquels  elle 
ne  peut  pas  mériter  le  nom  de  principe  :  nous 
voulons  parler  de  l'unité  et  de  la  nécessité.  Tou-  | 


tes  deux  sont  parfaitement  contradictoires,  et,  au 
lieu  de  fonder  le  dualisme,  en  démontrent  1  im- 
possibilité absolue.  11  nous  est  donc  permis  de 
dire  que  la  meilleure  réfutation  de  ce  système, 
c'est  sa  propre  histoire,  c'est  le  développement 
même  des  idées  sur  lesquelles  il  s'appuie  en  ap- 
parence. Le  dualisme  a  été  d'abord  une  croyance 
obscure,  une  illusion  de  l'imagination  et  des 
sens.  La  philosophie,  en  cherchant  à  le  justifier 
par  la  raison  et  en  le  soumettant  à  l'épreuve  de 
l'analyse,  en  a  fait  ressortir  peu  à  peu  toutes 
les  contradictions.  Aussi  le  dualisme  a-t-il 
exercé  moins  d'influence  qu'on  ne  pense  sur  les 
esprits  éclairés  de  l'antiquité,  et  la  distance 
n'est  pas  aussi  grande  qu'on  l'imagine  commu- 
nément entre  certains  systèmes  philosophiques 
de  la  Grèce  et  le  dogme  bien  compris  de  la 
création  (voy.  ce  mot). 

A  ces  considérations  tirées  de  l'histoire,  nous 
ajouterons  quelques  réflexions  générales,  qui 
mettent  dans  un  jour  plus  complet  encore  l'ab- 
surdité de  tous  les  systèmes  fondés  sur  le  dua- 
lisme, soit  le  dualisme  philosophique  ou  le  dua- 
lisme religieux.  D'abord  l'existence  de  deux  prin- 
cipes souverains  et  éternels,  quelles  que  soient 
les  attributions  qu'on  leur  douue,  est  une  idée 
qui  se  détruit  elle-même.  Il  n'y.a  que  le  néces- 
saire et  l'infini  qui  mérite,  dans  le  sens  méta- 
physique, le  nom  de  principe;  il  n'y  a  que  le 
nécessaire  et  l'infini  qui  soit  au-dessus  du  fini 
et  du  contingent^  qui  n'ait  pas  eu  de  commen- 
cement et  ne  puisse  pas  avoir  de  fin.  Or,  qui 
pourrait  comprendre  deux  infinis,  deux  existen- 
ces absolument  nécessaires  et  parfaites,  et  dont 
l'une  cependant  est  un  obstacle  à  l'autre?  Main- 
tenant veut-on  faire  la  part  de  chacun  de  ces 
deux  principes,  la  contradiction  ne  sera  pas 
moins  inévitable.  En  effet,  si  leurs  attributions 
sont  les  mêmes,  l'un  des  deux  devient  inutile. 
Si  l'un  est  chargé  du  bien  et  l'autre  du  mal,  on 
a  réalisé  dans  le  dernier  une  pure  abstraction  : 
car  le  mal  n'est  que  la  négation  du  bien  ou  un 
moindre  bien;  le  mal  est  dans  la  nature  de 
tout  être  fini  et,  par  conséquent,  un  effet  inévita- 
ble de  la  création,  même  quand  la  création  a 
pour  cause  unique  un  Dieu  souverainement  bon. 
Enfin  si  l'un  de  ces  principes  représente  l'intel- 
ligence et  l'autre  la  matière,  le  premier  devra 
aussi  posséder  l'activité  sans  laquelle  l'intelli- 
gence n'est  qu'une  abstraction  ;  il  réunira  la 
toute-puissance  à  la  sagesse  infinie  ;  il  sera 
l'Être,  la  réalité  par  excellence  j  mais  alors  que 
sera  la  matière?  Ce  qu'elle  a  été  pour  Platon  et 
Aristote,  pour  tous  les  grands  métaphysiciens  de 
l'antiquité,  l'indéterminé,  l'indéfini,  quelque 
chose  de  flottant  entre  le  possible  et  le  non-être.  Si, 
au  contraire,  on  accorde  à  la  matière  l'activité  ; 
si  elle  est  considérée,  non  plus  comme  un  prin- 
cipe purement  passif,  mais  comme  une  force, 
une  force  éternelle  et  infinie  ;  alors  c'est  l'in- 
telligence qui  se  trouve  anéantie,  et  l'on  tombe 
du  dualisme  dans  le  panthéisme.  (Voy.  Mani- 
chéisme.) 

DUGALD  STEWART  est,  après  Reid,  le  phi- 
losophe le  plus  remarquable  de  l'école  écos- 
saise. Disciple  de  Reid^  il  a  reproduit  et  déve- 
loppé la  plupart  de  ses  idées,  il  a  exagéré  quel- 
ques-unes  de  ses  tendances,  il  a  observe  et  décrit 
une  foule  de  faits  particuliers  de  notre  constitu- 
tion intellectuelle.  D'ordinaire  il  distingue  plu- 
tôt qu'il  ne  généralise,  il  s'attache  plutôt  aux 
détails  qu'à  l'ensemble,  il  se  préoccupe  plus  des 
différences  que  des  ressemblances  des  faits.  Du- 
gald  Stewartest  né  en  1753.  Il  remplaça  son  père 
dans  la  chaire  de  mathématiques  à  l'Université 
d'Edimbourg;  de  la  chaire  de  mathématiques 
il  passa  à  la  chaire  de  philosophie  morale  en 


DUGA 


—  417  — 


DUGA 


1785.  II  cessa  ses  leçons  en  1810,  et  résigna  ses 
fonctions  en  18"20.  11  n'est  mort  qu'en  1828;  il  a 
vu  commencer  en  France  ce  grand  mouvement 
philosoplii(iue  auciuel  avait  puissamment  contri- 
bué l'inlroduction  de  la  philosophie  écossaise, 
et  sa  vieillesse  a  pu  se  rejouir  do  voir  tomber 
chez  nous  la  philosophie  sensualisle,  qui  dtjà 
avait  succombé  en  Angleterre  sous  les  coups  de 
son  écolo.  Pendant  une  longue  vie  consacrée 
tout  entière  à  la  philosopiiie,  Dugald  Slewart  a 
composé  et  publié  un  grand  nombre  d'ouvrages 
de  philosouhio.  Les  deux  principaux  sont:  les 
Éléments  ae  la  Philosophie  de  l'esprit  humain, 
et  la  Philosopfiie  des  facultés  intellectuelles  et 
morales  de  Chomnie.  Dans  le  premier,  il  déter- 
mine l'idée  de  la  philosophie  et  analyse  les  prin- 
cipales facultés  intellectuelles  de  l'homme.  Dans 
le  second,  il  analyse  la  volonté  et  les  divers 
principes  d'action  qui  agissent  sur  elle,  et  pose 
les  bases  de  la  morale.  Ses  Esquisses  de  philo-  ] 
Sophie  morale  sont  devenues  prescjue  populaires 
en  France,  grâce  à  la  préface  et  à  la  traduction 
de  M.  Jounroy.  Enfin  Dugald  Slewart  a  encore 
écrit  un  ouvrage  en  trois  volumes  intitulé:  Con- 
sidérations (jénérales  sur  les  progrès  de  la  mé- 
taphysique, de  la  m.orule  et  de  la  politique  de- 
puis l»  renaissance  jusqu'à  nos  jours.  Cet  ou- 
vrage est  en  général  superficiel,  il  atteste  cette 
ignorance  de  l'histoire  de  la  philosophie,  qui,  à 
des  degrés  différents,  est  plus  ou  moins  com- 
mune à  tous  les  philosophes  du  xviii'  siècle. 
Dugald  Stewart  n'a  compris  et  discuté  que  fort 
superficiellement  les  systèmes  métaphysiques  de 
Descartes,  de  Spinoza,  de  Malebranche,  de  Leib- 
niz ;  néanmoins  dans  les  détails  on  rencontre 
un  certain  nombre  d'observations  justes  et  de 
vues  ingénieuses. 

La  tendance  de  l'école  écossaise  en  général,  et 
de  Reid  en  particulier,  est  de  réduire  la  philo- 
sophie à  la  science  de  l'esprit  humain,  et  la 
science  de  l'esprit  humain  elle-même  à  une 
histoire  naturelle  des  phénomènes.  Cette  ten- 
dance est  encore  plus  manifeste  dans  Dugald 
Stewart  que  dans  Reid.  «  Quand  on  a  bien  re- 
connu, dit-il  dans  les  premières  pages  de  la  Phi- 
losophie de  l'esprit  humain,  un  fait  général  et 
que  la  vépté  en  est  solidement  établie,  par 
exemple,  les  lois  de  l'association  des  idées,  la 
dépendance  où  est  la  mémoire  de  l'espèce  d'ef- 
fort que  l'on  nomme  attention,  nous  avons  fait 
tout  ce  que  l'on  peut  exiger  de  nous,  tout  ce  à 
quoi  l'on  peut  prétendre  dans  cette  tranche  de 
la  science.  »  Ainsi,  Dugald  Stewart  réduit  toute 
la  philosophie  à  une  observation  empirique  des 

Fhénomènes,  à  l'analyse  de  la  mémoire  ou  de 
attention.  Il  est  impossible  de  se  faire  une 
idée  plus  étroite  et  plus  incomplète  de  la  philo- 
sophie. La  science  de  l'esprit  humain  est  bien  1©- 
point  de  départ  de  la  philosophie,  mais  elle 
n'en  est  pas  le  terme.  D'ailleurs  la  science  de 
l'esprit  humain,  ainsi  que  l'ont  pensé  les  philo- 
sophes écossais,  ne  procède  point  comme  les 
sciences  naturelles,  elle  n'atteint  point  la  cause 
par  une  induction  péniblement  fondée  sur  l'obser- 
vation préalable  des  phénomènes;  car  la  science 
nous  donne  à  la  fois  et  le  phénomène  et  la  cause 
productrice  du  phénomène.  A  la  différence  de 
toutes  les  autres  Causes  que  nous  ne  pouvons  con- 
naître que  par  une  induction  plus  ou  moins  su- 
jette à  Terreur,  nous  connaissons  immédiatement 
par  la  conscience  cette  cause  qui  veut,  qui  sent, 
qui  pense,  cette  cause  qui  est  nous-mêmes,  le 
moi. Delà,  une  différence  profonde  entre  la  mé- 
thode des' sciences  naturelles  et  la  méthode  de 
la  science  de  l'esprit  humain,  différence  qui  a 
échappé  aux  philosophes  écossais,  et  qui  a  été 
mise  en  une  si  vive  lumière  par  Maine  de  Biran. 

D1,T.    PHILOS. 


Nous  ne  pouvons  reproduire  ici  tous  les  travaux 
psychologi(|ues  de  Dugald  Stewart,  toutes  les  ob- 
servations fines  et  ingénieuses  dont  ses  ouvrages 
abondent  ;  nous  nous  bornerons  à  exposer  les 
principaux  résultats  de  ses  investigations  sur  la 
perception  extérieure,  sur  l'association  des  idées, 
sur  le  beau  et  sur  la  mémoire. 

Pourquoi  certaines  modifications  de  notre  âmo 
nous  apparaissent-elles  comme  correspondant  à 
queUiue  chose  d'extérieur?  Pour  résoudre  cette 
question,  Locke  et  Reid  avaient  distingué  les 
qualités  premières  et  les  qualités  secondes  de  la 
matière.  Les  qualités  premières,  selon  eux,  nous 
apparaissent  directement  comme  extérieures,  et 
les  qualités  secondes  ne  nous  apparaissent  telles 
qu'indirectement  et  parce  que  nous  les  rappor- 
tons aux  qualités  premières.  Dugald  Stewart 
établit  une  nouvelle  distinction  dans  les  qualités 
de  la  matière.  11  en  fait  trois  classes  :  les  quali- 
tés mathématiques,  les  qualités  premières  et  les 
qualités  secondes.  Les  qualités  mathématiques 
sont  l'étendue  et  la  forme.  Le  rnoi  les  pose  di- 
rectement comme  n'étant  pas  lui-même.  Elles 
portent  avec  elles  le  caractère  évident  et  immé- 
diat d'extériorité.  Les  qualités  premières,  telles 
que  la  dureté,  la  mollesse,  le  poli,  la  rudesse, 
supposent  l'étendue  et  la  forme,  et  nous  appa- 
raissent, en  conséquence,  comme  extérieures. 
Quant  aux  qualités  seconaes,  telles  que  la  cou- 
leur, la  chaleur,  etc.,  si  nous  ne  connaissions 
pas  d'abord  les  qualités  premières  auxquelles 
nous  les  rapportons  comme  à  des  causes,  nous 
les  prendrions  pour  de  simples  modifications  de 
nous-mêmes  sans  aucune  valeur  objective.  Ces 
qualités  mathématiques  de  Dugald  Stewart  ne 
sont  en  réalité  qu'un  essai  de  réduction  des  qua- 
lités premières  de  Locke  et  de  Reid,  et  ne  con- 
stituent pas  une  classe  nouvelle  des  qualités  de 
la  matière. 

L'association  des  idées,  les  divers  phénomènes 
qui  en  résultent,  et  la  mémoire  semblent  avoir 
été  les  objets  de  prédilection  de  ses  études 
psychologiques. 

Il  ne  s'est  pas  borné  à  constater  le  fait  de 
l'association  des  idées,  il  a  recherché  les  lois, 
les  principes  en  vertu  desquels  les  idées  s'asso- 
cient. Il  divise  ces  principes  en  deux  classes  : 
principes  en  vertu  desquels  elles  s'unissent  quand 
nous  les  laissons  suivre  leur  mouvement  naturel 
sans  effort,  ou  presque  sans  effort  de  notre  part, 
et  principes  d'après  lesquels  elles  s'unissent  quand 
elles  sont  placées  sous  l'empire  de  la  volonté  et 
de  l'attention.  Parmi  les  principes  de  la  première 
classe,  il  place  les  rapports  de  ressemblance, 
d'analogie,  de  contrariété,  de  contiguïlé,  dans 
le  temps  et  dans  le  lieu,  et  les  rapports  qui 
naissent  de  la  coïncidence  accidentelle  des  sons 
dans  des  mots  différents.  Les  principes  de  la 
seconde  classe  sont  les  relations  de  cause  et 
d'effet,  de  moyen  et  de  fin,  de  prémisses  et  de 
conclusions.  Quel  est  le  pouvoir  que  peut  exercer 
l'esprit  sur  la  suite  des  pensées  qui  se  succèdent 
en  lui  d'après  ces  rapports  naturels?  Ce  pouvoir 
n'est  ni  direct  ni  absolu.  Toute  la  suite  des 
pensées,  qui  se  déroule  en  notre  intelligence, 
dépend  dans  ses  origines  de  causes  (jui  ne  sont 
point  en  notre  pouvoir,  et  nul  effort  de  l'esprit 
ne  peut  directement  évoquer  une  pensée  absente. 

Cependant  il  est  certain  que,  par  l'effort  de  la 
volonté,  nous  rappelons  quelquefois  un  souvenir 
perdu.  Dugald  Stewart  concilie  parfaitement  ce 
lait  du  rappel  volontaire  des  idées  avec  la  fa- 
talité qui  préside  à  la  suite  de  nos  pensées. 
Eu  effet,  lorsque  nous  voulons  nous  rappeler 
quelques  circonstances  oubliées  d'une  action, 
d'un  phénomène,  dun  lait  quelconque,  comment 
procédons-nous?  TantOt  par  déduction  raisonnée, 

27 


DUGA 


4J8 


DUMA 


en  faisant  difTcrcntcs  conjectures,  cl  examinant 
ensuite  laquelle  de  ces  conjectures  s'accorde  le 
mieux  avec  ce  que  la  mémoire  a  retenu  du  fait 
qu'il  s'a^Tit  de  ressusciter  tout  entier;  tantôt  en 
considérant  successivement  les  diverses  circon- 
stances non  oubliées,  de  telle  sorte  que  celles 
dont  nous  avons  perdu  la  mémoire  reviennent  à 
notre  esprit  par  suite  du  rapport  naturel  qui 
primitivement  les  unissait  toutes  ensemble.  Dans 
l'un  et  l'autre  cas  l'idée  se  réveille  en  notre 
esprit,  non  par  suite  de  l'action  immédiate  de  la 
volonté,  mais  en  vertu  d'une  des  lois  de  notre 
constitution  intellectuelle.  Le  pouvoir  de  l'homme 
sur  ses  pensées  consiste  principalement  à  fixer 
sous  l'œil  de  la  conscience  l'une  des  idées  qui 
se  suivent  spontanément  dans  l'esprit,  et  à  con- 
centrer sur  elle  toute  son  attention.  Alors,  au 
lieu  de  se  laisser  aller  à  d'autres  idées,  liées 
avec  celle  qu'il  a  retenue  par  des  rapports  ap- 
parents et  superficiels,  il  s'arrête  exclusivement 
aux  relations  réelles  et  profondes  de  cause  et 
d'effet,  de  conséquence  et  de  principe.  Dans  des 
considérations  ingénieuses  sur  le  rêve,  Dugald 
Stewart  prouve  que  nos  idées  s'y  succèdent  de 
la  même  manière,  et  en  vertu  des  mômes  lois 
que  pendant  la  veille.  Toute  la  différence  de  ces 
deux  états  vient  de  la  volonté,  qui,  absente  dans 
le  premier,  ne  laisse  subsister  ([ue  des  rapports 
fortuits,  tandis  que  dans  le  dernier  elle  dirige  et 
gouverne  le  cours  de  nos  pensées. 

Dugald  Stewart  ne  montre  pas  moins  de  sa- 
gacité et  de  talent  d'observation  lorsqu'il  examine 
quelle  est  l'influence  de  l'association  des  idées 
sur  nos  facultés  actives  et  intellectuelles.  Il  y  a, 
selon  lui,  trois  manières  principales  dont  l'as- 
sociation des  idées  peut  égarer  nos  opinions 
spéculatives  :  1"  en  nous  faisant  confondre  des 
choses  distinctes  ;  2°  en  nous  faisant  faire  de 
fausses  applications  du  principe  fondamental  de 
l'induction,  c'est-à-dire  de  la  croyance  à  la  gé- 
néralité et  à  la  stabilité  des  lois  de  la  nature; 
3°  en  liant  entre  elles  dans  notre  esprit  des 
opinions  erronées  avec  des  vérités  certaines  et 
dont  nous  avons  reconnu  l'importance. 

11  analyse  de  la  même  manière,  et  à  l'exemple 
d'Adam  Smith,  l'influence  de  l'association  des 
idées  sur  les  jugements  qui  ont  pour  objet  le 
beau  et  le  laid,  et  signale  avec  beaucoup  de 
finesse  et  de  vérité  quelques-unes  des  causes 
qui  amènent  la  corruption  du  goût  littéraire  ; 
mais  il  a  commis  une  grave  erreur  en  s'efforçant 
d'expliquer  le  beau  lui-même  par  l'association 
des  idées.  Enfin  il  nous  montre  quelle  est  l'in- 
fluence de  l'association  des  idées  sur  nos  facultés 
actives  et  sur  nos  jugements  moraux,  et  reproduit 
à  ce  sujet  une  foule  d'observations  qui  se  trouvent 
dans  Adam  Smith.  Mais  Dugald  Stewart  a  sur 
Adam  Smith  l'avantage  de  ne  s'être  pas  trompé 
sur  le  vrai  principe  de  la  morale  ;  il  a  nettement 
distingué,  au  contraire,  le  principe  rationnel  du 
devoir  de  l'intérêt  ou  du  sentiment,  avec  lesquels 
Smith  et  Locke  l'avaient  confondu.  Dans  un 
morceau  remarquable  de  ses  fragments  philo- 
sophiques, M.  Cousin  a  parfaitement  apprécié  le 
mérite  de  Dugald  Stewart  comme  moraliste. 

Dugald  Stewart  distingue  avec  raison  l'as- 
sociation des  idées  de  la  mémoire.  Il  est  vrai 
qu'entre  l'une  et  l'autre  il  existe  des  rapports 
intimes;  mais,  néanmoins,  elles  se  distinguent 
profondément,  car  dans  la  mémoire  il  y  a,  de 
plus  que  dans  l'association  des  idées,  la  croyance 
à  l'existence  de  l'objet  conçu,  et  le  jugement  que 
cet  objet  conçu  a  existé  dans  le  passé,  et  c'est,  à 
proprement  parler,  ce  jugement  qui  constitue  le 
fait  de  la  mémoire.  La  fonction  de  la  mémoire 
est  de  recueillir,  de  conserver,  de  reproduire  les 
résultats  de  l'expérience.  De  là  différentes  espèces 


de  mémoire,  selon  qu'elles  remplissent  plus  ou 
moins  bien  chacune  de  ces  trois  fonctions;  de  là 
des  mémoires  faciles,  tenaces,  présentes.  Dugald 
Stewart  remarque  avec  raison  (jue  les  mémoires 
faciles  et  présentes  ne  sont  pas,  en  général,  te- 
naces. Ce  sont  les  hommes  qui  associent  prompte- 
ment  les  idées  d'après  leurs  rapports  les  plus 
superficiels  et  les  plus  apparents  qui  ont  la  mé- 
moire facile  et  présente,  tandis  que  les  hommes 
qui  ont  l'esprit  profond,  qui  s'efforcent  constam- 
ment d'associer  leurs  idées  d'après  leurs  vrais 
rapports,  ont  une  mémoire  tenace,  mais  peu  de 
facilité  et  de  présence  d'esprit. 

Sur  ces  analyses  on  peut  juger  de  l'esprit  de 
la  philosophie  de  Dugald  Stewart  en  particulier, 
et  de  la  philosophie  écossaise  en  général,  dont 
l'erreur  fondamentale  est  de  réduire  la  philo- 
sophie à  l'étude  de  l'esprit  humain,  et  l'étude  de 
l'esprit  humain  à  une  statistique,  à  une  histoire 
naturelle  des  phénomènes.  Dugald  Stewart 
exagère  cette  tendance,  qui  déjà  se  trouve  ma- 
nifestement dans  Rcid.  Bien  plus  sévèrement 
que  Reid  il  proscrit  toute  ontologie  et  rejette 
du  sein  de  la  philosophie,  sous  le  nom  d'hypo- 
thèses, toutes  les  questions  qui  dépassent  l'ob- 
servation des  phénomènes.  Toutefois  Dugald 
Stewart  lui-même ,  comme  Reid,  a  dû  plus 
d'une  fois  être  infidèle  à  cette  méthode  sûre, 
mais  un  peu  trop  réservée  sous  peine  de  ne  pas 
donner  de  réponse  aux  questions  qui  intéressent 
le  plus  vivement  le  genre  humain.  Ainsi,  de 
même  que  Reid,  il  traite  de  Dieu  et  de  ses 
attributs,  et  essaye  de  découvrir  les  fondements 
do  la  religion  naturelle;  il  discute  même  sur 
l'essence  de  la  matière,  et  semble  incliner  au 
système  de  Boscowich  :  tant  il  est  difficile, 
même  avec  l'esprit  le  plus  systématique,  de  se 
soustraire  aux  lois  et  aux  tendances  naturelles 
de  la  pensée,  et  de  ne  pas  aller  de  la  surface  au 
fond  des  choses,  des  phénomènes  aux  substances, 
des  effets  et  des  conséquences  aux  causes  et  aux 
-principes! 

Les  principaux  ouvrages  de  Dugald, Stewart 
qui  ont  été  traduits  en  français  sont  :  Éléments 
de  la  Philosophie  de  l'esprit  humain,  en  trois 
parties,  3  vol.  in-4,  Édimb.,  1792,  1814  et  1827 
(la  1''  partie  a  été  traduite  par  P.  Prévost,  2  vol. 
in-8,  Genève,  1808,  et  la  2'  par  Farcy,  in-8, 
Paris,  1825;  cette  édition  a  été  revue,  corrigée 
et  complétée  par  M.  L.  Peisse,  Paris,  1843.  3  vol. 
in-12)  ;  —  Esquisses  de  philosophie  morale,  in-4, 
Édimb.,  1793  (traduite  par  Jouffroy,  in-8,  Paris, 
1826); —  Essais  philosophiques,  in-4,  Edimb., 
1810  (traduits  en  français  par  Ch.  Huret,  in-8, 
Paris,  1828);  —  Considérations  générales  sur  les 
progrès  de  la  métaphysique,  de  la  m.orale  et  de 
la  politique^  depuis  la  renaissayice  des  lettres 
jusqu'à  nos  jours,  servant  d'introduction  au  sup- 
plément de  rEnciiclopédiebritannique{tr3.duites 
par  Buchon,  3  vol.  in-8,  Paris,  1820); —  Philo- 
so)>hie  des  facultés  actives  et  morales,  2  vol.  in-8, 
Édimb.,  1828  (traduite  par  L.  Simon,  2  vol.  in-8, 
Paris,  1834). 

Voy.  les  Fragments  de  philosophie  contempo- 
raine de  M.  V.  Cousin.  F.  B. 

DUMARSAIS  ou  DU  Marsais  (César-Chcs- 
neau).  surnommé  par  d'Alembert  le  la  Fontaine 
des  pkilosophes,  est  un  grammairien  philosophe 
qui  a  applicjué  l'observation  philosophique  aux 
règles  du  langage.  Né  à  Marseille  en  1676,  il  ar- 
riva jeune  à  Paris,  s'y  fit  recevoir  avocat  et, 
pressé  par  la  gêne,  quitta  le  barreau  pour  faire 
des  éducations  particulières.  Dans  ce  nombre  se 
trouve  comprise  celle  du  fils  de  Law.  Fatigué 
de  cette  vie  dépendante,  il  ouvrit  une  pension  au 
faubourg  Saint-Victor.  Il  mourut  pauvre  et  ac- 
cable d'infirmités  en  1756  11  fut  un  des  collabo- 


DUMA 


—  419  — 


DUNS 


râleurs  de  V Encyclopédie  à  laquelle  il  fournit, 
outre  plusieurs  articles  de  grammaire,  les  arti- 
cles Aosiraclion  et  Éducation.  Reconnaissant  do 
son  concours  et  plein  d'estime  pour  son  carac- 
tère autant  que  pour  sa  science,  d'Alembert  a 
écrit  son  Éloge  {Mclantjes  de  littérature,  d his- 
toire et  de  philosophie,  t.  II).  11  y  a  un  autre 
Éloge  de  lui  par  de  GOrando,  que  la  2'  classe  de 
l'Institut  a  couronné  à  la  suite  d'un  concours 
académique  {in-8,  Paris,  ISOô).  Celles  de  ses 
oeuvres  qui  ont  le  plus  a'intérét  pour  nous  ont 
été  publiées  à  Paris  en  1792  sous  ce  titre  :  Logi- 
<]ue  et  Principes  de  grammaire,  par  M.  du 
Marsais,  ouvrages postliumes  en  partie  extraits 
de  plusieur:^  Traités  gui  ont  déjà  paru  de  cet 
auteur  (2  vol.  in-12). 

La  Logique  n'est  qu'un  résumé  très-superficiel 
et  très-court  de  la  science  qui  porte  ce  nom; 
mais  elle  est  précédée  de  quelques  considéra- 
tions générales,  où  les  principes  de  Descartes 
sont  bizarrement  mêlés  à  ceux  de  Locke.  Ainsi, 
après  avoir  démontré  la  distinction  de  l'âme  et 
du  corps  par  les  arguments  cartésiens  ;  après  avoir 
expliqué  l'union  des  deux  substances  par  la  théo- 
rie cartésienne  des  causes  occasionnelles,  l'auteur 
s'abandonne  entièrement  à  l'influence  de  Locke. 
Les  deux  sources  de  connaissances  ou  les  deux 
facultés  premières  que  celui-ci  reconnaît  sous  le 
nom  de  sensation  et  de  réflexion,  Dumarsais  les 
appelle  le  sentiment  immédiat  et  le  sentiment 
médiat.  Il  rejette  formellement  les  idées  innées. 
«  Si  l'on  y  fait  bien  attention,  dit-il  (p.  23),  on 
sera  convaincu  que  toutes  les  idées  sont  adven- 
tices et  qu'il  n'y  a  en  nous  d'inné  qu'une  dispo- 
sition plus  ou  moins  grande  à  recevoir  certaines 
idées.  »  Sa  morale  repose  sur  le  sentiment  de  la 
conservation  sociale  et  par  conséquent  n'a  d'au- 
tre origine  que  l'expérience.  Même  l'idée  de 
Dieu  est  duc,  selon  lui,  à  l'expérience. 

Ses  principes  de  grammaire  générale  ne  sont 
en  grande  partie  que  des  conséquences  de  ses 
principes  philosophiques.  Ainsi  la  parole,  d'après 
sa  définition,  n'est  qu'un  instrument  d'analyse, 
c'est-à-dire  un  instrument  dont  se  sert  la  ré- 
flexion appliquée  au  sentiment  immédiat,  ou  à 
la  sensation  qui  enveloppe  d'abord  nos  juge- 
ments et  qui  en  est  la  forme  primitive.  C'est 
par  suite  de  la  même  théorie  qu'il  divise  tous 
les  mots  en  deux  grandes  familles  :  ceux  qui 
expriment  les  objets,  les  objets  sensibles,  et  ceux 
qui  n'expriment  que  des  vues  de  l'esprit;  en 
d'autres  termes,  ceux  qui  se  rapportent  à  des 
sensations  et  ceux  qui  ne  désignent  que  des  actes 
de  réflexion. 

Un  autre  principe  de  grammaire  générale  qui 
appartient  en  propre  à  Dumarsais,  c'est  la  dis- 
tinction qu'il  établit  entre  la  construction  et  la 
syntaxe.  La  construction  est  simplement  la  place 
que  nous  donnons  au  mot,  le  tour  que  nous 
donnons  à  la  phrase,  suivant  le  sentiment,  les 
passions  ou  la  sensation  qui  nous  domine.  La 
syntaxe  se  compose  des  signes  qui  nous  font 
connaître  les  rapports  successifs  que  les  mots 
ont  entre  eux;  par  conséquent  elle  s'adresse  à  la 
réflexion,  elle  donne  à  la  proposition  un  sens 
complet  que  la  réflexion  seule  peut  saisir.  Nous 
retrouvons  donc  encore  ici  cette  distinction  de 
la  sensation  et  de  la  réflexion  sur  laquelle  re- 
pose toute  la  philosophie  de  Locke. 

Si  contestable,  ou  du  moins  si  incomplète  que 
soit  cette  théorie,  il  n'en  est  pas  moins  intéressant 
de  voir  la  grammaire  subordonnée  à  des  prin- 
cipes philosophiques. 

C'est  aussi  l'esprit  philosophique  qu'on  recon- 
naît chez  Dumarsais  lorsque,  dans  son  Traité 
des  tropes  (Paris,  1730),  il  ramène  à  certaines 
Jois  générales  de  la  pensée  et  de  l'imagination 


ces  formes  du  langage  dont  les  grammairiens 
antérieurs  s'étaient  contentés  de  dresser  une 
sèche  et  pédantesque  nomenclature.  Il  y  a  autant 
d'esprit  que  de  vérité  dans  celle  réflexion  bien 
connue  de  lui  :  «  Il  se  fait  plus  'de  tropes  dans 
un  jour  de  marché  que  dans  une  séance  acadé- 
mique. » 

Il  a  enfin  rendu  à  la  grammaire  française  le 
service  de  lui  reconnaître  des  règles  propres,  con- 
formes au  génie  de  noire  langue,  cl  de  la  sous- 
traire à  la  routine  que  lui  imposaient  les  règles 
de  la  grammaire  latine.  Il  a  clé  moins  heureux 
dans  ses  tentatives  de  réformer  l'orthographe. 
En  proposant  d'écrire  les  mots  absolument  comme 
on  les  prononce,  il  oubliait  la  mobilité  de  la 
prononciation  et  l'importance  de  l'étymologie 
pour  l'histoire  et  la  conservation  de  la  langue. 

On  lui  a  attribué  à  tort  deux  écrits  rédigés  dans 
le  plus  mauvais  esprit  du  xviii'  siècle  :  Essai  sur 
les  préjugés,  le  Don  sens.  Ils  sont  en  opposition 
complète  avec  son  Exposition  de  l'Église  gal- 
licane (in-12,  Paris,  1758),  qui  respire  le  plus 
profond  respect  pour  la  religion  et  les  traditions 
de  l'Église  de  France.  On  cite  comme  un  de  ses 
meilleurs  traités  sa  Méthode  raisonnée  pour  ap- 
prendre la  langue  latine  (Paris,  1722).  —  On 
a  publié  en  1797  une  édition  complète  de  ses 
Œuvres  (7  vol.  in-12). 

DUNS-SCOT  (Jean)  naquit  en  1274,  les  uns 
disent  en  Irlande,  les  autres  en  Ecosse  ou  même 
en  Angleterre.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain 
qu'il  étudia  à  Oxford,  où  il  se  fit  remarquer  par 
une  telle  aptitude,  notamment  pour  les  mathéma- 
thiques,  que  bientôt,  dit  son  biographe  Wadding, 
il  devint  difficile  de  l'y  suivre  :  Ut  ad  Scolum 
inlclligendum  nemo,  nisi  peritus  geomeier  suf- 
ficiat.  Son  maître,  Guillaume  de  Verra,  étant 
venu  à  Paris,  il  le  remplaça  dans  l'enseignement 
de  la  philosophie  à  l'Université  d'Oxford.  Ce  fut 
là  qu'il  écrivit  ses  premiers  ouvrages.  Reçu 
docteur,  en  1307,  à  Paris,  il  y  professa  la  même 
année  et  devint,  selon  l'expression  de  "Wadding, 
la  lumière  brillante  de  l'ordre  des  Franciscains, 
dans  lequel  il  était  entré.  Appelé  à  Cologne, 
quelques  mois  après,  il  y  mourut  en  1308,  a 
l'âge  d'environ  trente-quatre  ans.  Sa  mort  fut 
suivie  des  bruits  les  plus  sinistres,  sur  lesque-.s 
on  n'est  jamais  parvenu  à  connaître  la  vérité. 

Malgré  une  vie  si  courte  et  qui,  selon  toute 
apparence,  ne  fut  pas  exemple  de  traverses, 
Duns-Scot  laissa  de  nombreux  écrits,  fut  le  chef 
d'une  école  longtemps  fameuse,  et  rendit  pour 
un  moment  de  l'éclat  à  un  système  qui  avait 
vivement  préoccupé  les  premiers  temps  de  la 
scolastique.  Il  fut,  en  efi"et,  l'apôtre  du  réalisme. 
Ses  écrits,  si  on  les  consulte  sans  prévention,  ne 
laissent  aucun  doute  à  cet  égard,  et  c'est  là  que 
nous  prendrons  l'exposé  succinct  que  nous  allons 
faire  de  la  philosophie  de  Duns-Scot. 

Depuis  le  ix°  siècle  jusqu'au  moment  où  parut 
de  nouveau  le  réalisme  dégagé  de  tout  élément 
étranger,  la  scolastique  avait  cherché  à  résoudre 
toutes  les  grandes  questions  dont  s'occupe  la 
philosophie.  Après  Jean  Scot  Érigène,  on  avait 
vu  le  nominalisme,  puis  le  réalisme,  puis  enfin 
le  conceptualisme.  Le  premier  avait  dit  :  les 
individus  seuls  sont  des  réalités,  le  reste  n'est 
qu'une  abstraction  ;  son  principe  de  certitude  ne 
reposait  que  sur  les  sens;  le  second,  se  jetant 
dans  l'opinion  contraire  et  se  montrant  également 
exclusif,  en  appela  à  la  raison  seule  et  ne  vit  de 
réalité  que  dans  l'universel;  le  conceptualisme^ 
à  son  tour,  voulant  assigner  une  part  de  vérité 
à  chacun  des  deux  systèmes  qui  l'avaient  précédé, 
les  critique,  les  remplace,  et  règne  quelque  temps 
sans  partage.  Il  se  donnait  comme  l'expression 
de  la  vérité;  mais  indépendamment  des  objections 


DUNS 


—  420  — 


DUNS 


qu'il  pouvait  raisonnablement  soulever  contre 
lui  à  cette  époque,  le  réalisme  n'était  pas  épuisé, 
et  ce  fut  sans  étonnement  qu'on  le  vit  renaître 
plus  tard  dans  la  personne  de  Duns-Scot.  11  faut 
donc  voir  en  ce  philosophe  un  réaliste,  et  en 
effet,  il  admet  a  priori  les  universaux,  c'est-à- 
dire  les  genres  et  les  espèces,  comme  des  réalités 
dans  l'esprit.  Mais  ce  n'était  pas  là  le  côté  le 
plus  sérieux  du  système,  et  un  logicien  comme 
Duns-Scot  ne  pouvait  pas  reculer  devant  les  con- 
séquences qui  rendent  le  réalisme  particulière- 
ment digne  de  notre  attention.  Duns-Scot  admet 
l'universel  comme  être  réel,  il  le  dit  positivement 
dans  plusieurs  de  ses  écrits,  et  entre  autres,  dans 
ses  questions  sur  les  universaux  de  Porphyre. 
Dicendum  quod  iiniversale  est  ens,'  quia,  sub 
ralione  non  enlis  nihil  intclligcntur.  Or  de  là 
à  dire  que  l'universel  est  le  seul  être  réel,  il  n'y 
a  qu'un  pas,  et  Duns-Scot  n'hésite  pas  à  le  faire. 
Son  système,  pris  au  sérieux,  l'y  obligeait,  et 
l'on  démontre  sans  peine  qu'il  en  fut  ainsi.  Celte 
conséquence  du  réalisme  devient  pour  Duns-Scot 
un  principe  qu'il  ne  perd  jamais  de  vue,  et  qui 
se  montre  dans  ses  théories  particulières;  nous 
en  trouvons  un  premier  exemple  dans  ce  qu'il 
dit  sur  les  idées.  Dans  son  commentaire  du 
Maître  des  sentences,  il  reconnaît  deux  sortes 
d'idées  :  la  première  est  celle  des  idées  sensibles, 
dont  il  fait  ressortir  avec  soin  le  caractère  con- 
tingent: la  seconde  est  celle  des  idées  absolues, 
qui  seules  constituent  la  vraie  science.  Quant  à 
la  connaissance  que  nous  avons  de  ces  idées,  les 
sens  n'en  sont  pas  la  cause,  mais  seulement 
l'occasion.  On  reconnaît  ici  le  réaliste  qui  de- 
mande à  la  raison  seule  un  véritable  critérium 
de  certitude,  et  qui  ne  voit  la  vérité  que  dans 
l'absolu. 

Duns-Scot  admettait  la  réalité  des  notions  gé- 
nérales comme  entités.  Mais  qu'est-ce  qu'il  en- 
tendait par  ce  mot,  dont  ses  disciples  ont  tant 
abusé  et  qu'ils  ont  rendu  si  ridicule  après  lui? 
Il  serait  difficile  de  le  dire;  car  nulle  part  il  ne 
s'exprime  à  ce  sujet  d'une  manière  explicite, 
et  peut-être  ne  faut-il  pas  chercher  à  le  disculper 
entièrement  du  reproche  que  ses  adversaires  lui 
ont  adressé  si  souvent  de  multiplier  les  êtres 
'<ans  nécessité.  Toutefois  on  peut  croire  qu'il 
^'entendait  parler  que  des  idées  absolues,  ou  des 
types  éternels  de  toutes  choses  tels  qu'ils  existent 
dans  l'intelligence  divine.  C'est  du  moins  ainsi 
qu'il  comprend  l'entité  lorsqu'il  discule  le  pro- 
blème de  l'individuation.  Ce  fameux  problème, 
qui  a  si  vivement  préoccupé  tous  les  philosophes 
scolastiques,  et  sur  lequel  Duns-Scot  en  parti- 
culier a  concentré  tous  les  efforts  de  son  subtil 
génie ,  n'est  rj-rn  moins  que  la  question  de 
l'origine  des  êtres  ou  de  la  création.  Voici  à  peu 
près  comment  Duns-Scot  a  cherché  à  le  résoudre. 
Il  admet  d'abord  une  nature  commune  qui  ra- 
mène toute  pluralité  à  l'unité;  c'est  la  matière 
ou  la  substance  des  individus;  puis  une  forn:e, 
et  enfin  le  composé  de  ces  deux  éléments.  Or 
le  principe  de  l'individuation  n'est  ni  dans  la 
matière  ni  dans  la  forme,  telle  que  la  nature 
nous  la  montre  dans  les  objets;  il  ne  résulte 
paSj  non  plus,  de  l'union  de  ces  deux  éléments. 
D'où  vient-il  donc?  Le  principe  de  l'individuation, 
dit  Scot  (M  Magist.  senl.^  dist.  III,  quœst.  2), 
consiste  dans  une  entité  positive  qui  en  déterminé 
la  nature.  Mais  lorsqu'on  lui  demande  cp  que 
c'est  que  cette  entité  positive,  et  en  quoi  elle 
diffère  de  la  forme  qu'il  ne  veut  pas  admettre 
comme  principe  d'individuation,  il  répond  par 
de  vagues  généralités  et  une  suite  de  distinctions 
plus  ou  moins  obscures.  Cependant,  en  recueil- 
lant avec  attention  tout  ce  qu'il  écrit  sur  ce 
sujet,  et  en  expliquant  au  besoin  un  passage  par 


un  autre,  on  arrive  au  résultat  suivant  .  celte 
entité  positive  qui  nous  représente  le  principe 
d'individuation,  est,  pour  les  objets  matériels, 
une  forme  supérieure  et  impérissable,  un  type 
éternel  qu'on  peut  assimiler  à  l'idée  platoni- 
cienne. De  là  vient  que,  selon  Duns-Scot.  l'esprit 
humain  peut  retrouver  dans  les  choses  les  idées 
divines.  Quelle  différence  y  a-t-il  donc  entre  ce 
type,  cette  idée  divine,  et  la  forme  dont  Scot  ne 
veut  pas?  La  même  différence  qu'entre  l'effet  et 
la  cause,  le  contingent  et  l'absolu,  la  copie  et  le 
modèle.  En  effet,  Duns-Scot  ne  veut  pas  admettre 
comme  principe  ce  qui  n'est  qu'une  conséquence; 
la  forme  dans  l'objet  n'est  qu'une  empreinte,  par 
conséquent  ce  qui  détermine  cette  forme  par- 
ticulière est  une  forme  supérieure.  Duns-Scot  se 
rapproche  ici  de  saint  Thomas,  qui,  dans  sa 
théorie  des  idées,  marche  sur  les  traces  de 
Platon.  Après  cette  explication  du  non-moi  ma- 
tériel, Duns-Scot  passe  à  celle  de  l'âme,  au  sujet 
de  laquelle  il  se  montre  un  peu  plus  intelligible, 
et,  si  l'on  peut  le  dire,  plus  raisonnable.  Selon 
lui  {Comm.  Magist.  sent.,  dist.  II,  quœst.  7), 
l'âme  intellective  tire  d'elle-même  son  indivi- 
duation.  Pourquoi?  parce  que  l'âme  est  une  force. 
L'âme,  dit-il,  est  un  des  termes  de  la  création, 
et  avant  son  hymen  avec  le  corps,  elle  a  déjà  sa 
particularité  [sua  particularitas).  De  plus,  l'âme 
intellective  tirant  son  individualité  d'elle-même, 
et  ce  fait  n'existant  pas  tant  que  l'âme  ne  l'a  pas 
réellement  produit,  il  en  résulte  que  la  notion 
de  l'âme  est  celle  d'une  force  en  acte  et  qui  a 
conscience  d'elle-même.  Si  l'on  peut  reprocher 
quelque  chose  à  la  forme  dont  le  docteur  subtil 
enveloppe  ses  idées,  la  manière  dont  il  conçoit 
et  définit  l'âme  prouve  du  moins  que  ces  idées 
elles-mêmes  ne  sont  pas  toujours  à  dédaigner. 

En  dissentiment  avec  saint  Thomas  sur  le  fait 
de  l'individuation,  et  particulièrement  au  sujet 
de  l'âme,  ce  désaccord  prit  un  immense  dévelop- 
pement dans  ses  conséquences.  Duns-Scot,  s'ap- 
puyant  sur  la  notion  d'unité,  soutenait,  contre 
les  thomistes,  que  les  facultés  de  l'âme  n'ont 
pas,  dans  la  réalité,  d'existence  distincte  entre 
elles,  et  encore  bien  moins  d'existence  séparée 
de  l'âme  elle-même.  Assurément  Duns-Scot  avait 
raison  contre  saint  Thomas;  mais  c'est  dans 
la  morale  surtout  que  le  réaliste  se  montre 
pressant  et  impitoyable.  Saint  Thomas,  notam- 
ment dans  son  Commentaire  du  Maître  des  sen- 
tences, avait  tenu  si  peu  de  compte  de  la  volonté 
dans  l'homme,  qu'il  paraissait  disposé  à  la  sacri- 
fier sans  réserve.  Duns  Scot,  au  contraire,  alliant 
naturellement  l'idée  de  volonté  avec  la  notion 
qu'il  avait  de  l'âme,  à  savoir,  celle  d'une  force 
qui  peut  agir  d'elle-même,  Duns-Scot  attaque 
l'ange  de  l'école,  le  suit  pas  à  pas  dans  son 
propre  Commentaire  du  Maître  des  sentences, 
qu'il  oppose  à  celui  de  son  adversaire,  et  se 
montre  a  la  fois  plus  hardi  et  plus  vrai.  11  serait 
trop  long  de  retracer  ici  les  circonstances  de 
celte  lutte,  si  honorable  pour  Duns-Scot;  disons 
seulement  que  nul  plus  que  lui,  dans  tout  le 
cours  de  la  scolastique,  n'a  proclamé  plus  hau- 
tement ni  défendu  avec  plus  de  force  le  fait  de 
la  volonté  dans  l'homme.  Esprit  ferme  et  logi- 
cien sévère,  quoique  subtil,  il  savait  se  défendre 
de  toute  tendance  au  mysticisme  vers  lequel 
penchait  saint  Thomas.  C'est  de  cette  lutte  entre 
les  deux  chefs  que  naquit,  entre  les  thomistes 
et  les  scolistes,  cette  polémique  si  acerbe^  au 
sujet  de  la  liberté,  de  la  grâce  et  de  la  prédes- 
tination. 

Avec  Duns-Scot,  la  philosophie  scolastique 
revint  sur  elle-même,  et  chercha,  pour  ainsi 
dire,  à  se  recommencer.  Par  ce  retour,  elle 
avouait  à  la  fois  et  son  insuffisance  et  son  désir 


DUNS 


—  421   — 


DURA 


d'aller  plus  avant  dans  la  recherche  de  la  vérité. 
Los  esprits,  mécontents  du  présent,  reprirent 
d'aliora  avec  ardeur  un  système  dont  toutes  les 
parties  n'étaient  pas  à  repousser,  et  qui  d'ailleurs 
avait  laissé  des  traces  incontestables  dans  le  con- 
ccplualisme.  Duns-Scot  fut  l'auteur  de  cette 
réapparition,  et  il  fit  parcourir  au  réalisme  tout 
le  cercle  de  la  philosophie  d'alors,  et  souvent 
avec  un  sentiment  du  vrai  et  une  sûreté  de  lo- 
gique qui  lui  assignent  un  rang  distingué  dans 
l'histoire  de  la  scoTastique.  Malgré  l'obscurité  de 
son  style,  il  est  digne  d'attention  pour  la  manière 
ferme  et  souvent  hardie  dont  il  a  traité  les  plus 
hautes  questions  de  la  philosophie,  et  ce  n'est 
pas  sans  raison  que  les  tiiomistes.  effrayés  peut- 
être  du  caractère  que  prenait  lapnilosophie  chez 
Duns-Scot,  se  montrèrent  si  aiharnes  contre 
leurs  adversaires.  Ainsi  relevé  par  Duns-Scot,  le 
réalisme  s'impose  de  nouveau  et  captive  l'at- 
tention, grâce  au  talent  du  maître  et  à  cette 
puissance  de  dialectique  dont  il  abusa  si  souvent, 
et  qui  le  fit  surnommer  le  docteur  subtil.  Ce- 
pendant ce  défaut  ne  nuisit  en  rien  à  l'indé- 
pendance de  son  esprit;  car,  à  une  époque  où 
l'autorité  d'Aristote  était  portée  jusqu'à  l'exagé- 
ration la  plus  incroyable,  Duns-Scot  garde  son 
indépendance.  En  cela  comme  dans  le  reste,  il 
se  distingue  de  la  foule  nombreuse  des  scotistes, 
qui  maintinrent  son  école  pendant  trois  siècles. 
C'est  par  eux  que  le  véritable  réalisme  devint  le 
scotisme,  qu'on  se  représente  avec  raison  comme 
un  système  ayant  pour  interprète  une  logique 
verbeuse,  hérissée  de  syllogismes  et  de  formules 
inintelligibles,  et  souvent  pour  résultats  les  con- 
séquences les  plus  contraires  à  la  raison.  C'est 
en  effet  ce  qu'on  voit  chez  la  plupart  des  sco- 
tistes, et  même  chez  les  plus  renommés,  tels 
que  J.  Wassalis,  Antoine  André,  Pierre  Tartaret. 
et  surtout  François  Mayronis,  qui  fut  surnomme 
àbon  droitle  doclcurdclié.le  docteurdes  abstrac- 
tions. Ce  que  Duns-Scot  n'avait  pas  fait,  du  moins 
formellement, Fr.  Mayronis  n'hcsitapasàle  faire, 
en  réalisant  les  rapports  entre  les  objets,  et  même 
les  simples  accidents.  Arrivé  à  ce  point,  le  réalisme 
n'avait  plus  qu'à  porter  la  peine  de  ses  propres 
erreurs;  aussi  ne  tarda-t-il  pas  à  être  attaqué  et 
détrôné  par  le  nominalisme,  son  ancien  adversaire. 

Les  écrits  de  Duns-Scot,  publiés  par  Wadding, 
forment  12  vol.  in-f",  Lyon,  1639. 

On  peut  consulter  sur  la  vie  et  les  écrits  de 
Duns-Scot  :  la  Biographie  de  Wadding  {Vila 
Joh.  Dans  Scoli)  placée  en  tête  de  son  édition 
des  œuvres  de  Scot,  et  publiée  à  part,  in-8,  Mons, 
1644;  —  Hugo  Cavelli,  Vita  Joh.  Dans  Scoti,  en 
avant  de  ses  Qi<œslio)ies  et  Scnicnliœ,  Anvers, 
1620;  et  Apoloqia  pro  Joh.  Dioïs  Scolo  adversus 
opprobria,  caïumnias  el  injurias,  etc.,  in-12, 
Paris,  1634;  — Mathœi  Veglensis,  Vila  Joh.  Dun- 
sii  Scoli,  in-8,  Pavie,  1671  ; —  J.  G.  Boyvin,  Phi- 
losophia  Scoti,  in-8^  Paris,  1690;  et  Philosophia 
quadriparlilaScolij  kycA.  in-i",  Paris,  1668;  — 
Joh.  Santacrucii,  Dialectica  ad  menlem  eximii 
magislri  Joh.  Scoti,  in-8,  Londres,  1672; —  Fer. 
Eleuth.  Abergoni,  Resolulio  doctrinœ  scoli- 
cœ,  etc.,  in-8,  Lyon,  1643;  —  Bonaventura  Baro, 
Scotus,  doclor  subtilis  per  universam  philoso- 
phiam  defcnsus,  etc.,  in-f°,  Cologne,  1664;  — 
Joh.  Arada,  Controversiœ  Theologicœ  inter 
sanctum  Thomam  et  Scotum,  etc.,  in-4,  Colo- 
gne. 1620; — Joh.  Lalemandet,  Decisiones  philo- 
sopliicœ,  in-f',  Munich,  1644-1645  ;—  Crisper, 
Philosophia  scholœ  scotislicœ,  in-f°,  Augsbourg, 
1735  :  et  Theologia  scholœ  scotisticœ,  4  vol.  in-l", 
ib.,  1748;  —  F.  Morin,  de  l'Histoire  de  la  phi- 
losophie scolasticjue,  Lyon,  1852,  in-8,  et  Dic- 
tionnaire de  philosophie  et  de  théologie  scolas- 
iiques,  Paris,  1857-58,  2  vol.  gr.  in-8.     X.  R. 


DURAND  DE  Saint-Pourçain  (Guillaume),  Au- 
vergnat de  naissance,  entra  dans  l'ordre  des 
Frères  prêcheurs,  fut  evéque  du  Puy  en  1318,  et 
de  Meaux  en  1326.  Avant  d'être  promu  à  l'épis- 
copat,  il  fut  appelé  à  Rome,  sur  le  bruit  de  sa 
réputation,  et  y  résida  quelque  temjjs  en  qualité 
do  maître  du  sacré  palais.  Il  mourut  environ 
l'an  1332. 

Il  est  à  regretter  qu'on  n'ait  pas  pu  fixer  d'une 
manière  positive  l'époque  de  la  naissance  de 
Durand  de  Saint-Pourçain.  On  saurait  par  là  s'il 
a  précédé  Qccam  dans  la  réaction  du  nomina- 
lisme contre  le  réalisme.  Cependant,  quoiqu'il 
faille  le  regarder  comme  un  des  promoteurs  de 
cette  réaction  qui  amena  le  déclin  de  la  scolas- 
tique,  il  est  à  peu  près  certain  qu'il  fut  disciple 
et  non  précurseur  d'Occam,  puisque  celui-ci  bril- 
lait dans  l'Université  de  Paris  en  1320,  et  que 
Durand  de  .Saint-Pourçain  ne  mourut  qu'en  1332 
environ.  Une  autre  raison  en  faveur  de  cette  opi- 
nion, et  qui  ne  peut  laisser  aucun  doute,  c'est 
qu'il  commença  par  être  ardent  thomiste,  et 
qu'il  n'entra  que  tard  dans  la  voie  des  nouveautés 
anglaises,  comme  on  disait  alors  en  parlant  de 
la  philosophie  d'Occam.  Il  nous  suffira  donc  de 
parler  ici  do  Durand  de  Saint-Pourçain.  sans 
entrer,  sur  le  nominalisme,  dans  des  dévelop- 
pements qui  trouveront  plus  naturellement  leur 
place  ailleurs. 

Le  réalisme  avait  reparu  avec  Duns-Scot,  et 
bientôt,  par  ses  excès,  il  suscita  contre  lui  un 
système  qui  s'était  montré  avec  éclat  au  début 
de  la  seconde  époque  de  la  scoIasti([ue.  Durand 
de  Saint-Pourçair.  fut  un  des  premiers  à  prendre 
part  à  cette  lutte,  et  avec  d'autant  plus  d'ardeur, 
qu'il  trouvait  par  là  un  nouveau  moyen  de  com- 
battre les  thomistes.  C'est  ainsi  qu'on  le  voit  sou- 
tenir, contre  ceux-ci,  que  les  âmes  ne  sont  point 
égales  par  leur  nature,  en  même  temps  qu'il 
semble  reconnaître,  avec  Duns-Scot,  que  l'es- 
sence de  l'âme  consiste  dans  une  sorte  d'activité 
incessante;  aussi,  pour  distinguer  l'âme  de  ses 
facultés,  il  se  fonde  sur  ce  que  celles-ci  sont 
quelquefois  dans  une  inaction  complète.  Il  n'est 
pas  moins  en  désaccord  avec  les  thomistes  sur 
tous  les  points  de  controverse  qui  se  rattachent 
à  la  question  de  la  volonté.  D'un  autre  côté,  on 
le  voit  se  séparer  de  Duns-Scot  au  sujet  de  l'in- 
dividuation,  et  de  tout  le  réalisme  de  son  temps, 
en  affirmant  qu'il  n'y  a  que  des  individus  dans 
la  nature.  Partout  il  repousse  avec  énergie  la 
réalisation  des  abstractions,  affirmant,  en  outre, 
que  la  vérité  est,  non  dans  les  choses,  mais  dans 
l'entendement.  L'ouvrage  où  il  s'attacha  à  com- 
battre ses  adversaires  et  à  exposer  ses  propres 
idées,  est  son  Commentaire  des  sentences;  là  il 
se  montre  sage  et  mesuré,  et  cependant  il  fut 
surnommé  le  docteur  très-résolu,  et  regardé 
comme  affichant  des  idées  nouvelles.  Il  n'en  était 
rien,  cependant  ;  Durand  de  Saint-Pourçain, 
comme  adversaire  des  thomistes  et  du  réalisme, 
ne  disait  rien  de  nouveau  ni  de  bien  hardi,  sur- 
tout quand  on  le  compare  à  Occam;  mais  le  doo 
teur  très-résolu  ne  s'était  pas  borné  à  la  spécu- 
lation, il  était  entré  avec  une  certaine  fermeté 
dans  le  mouvement  de  son  époque,  époque  de 
travail  au  dedans  et  au  dehors. 

Les  ouvrages  de  Durand  de  Saint-Pourçain 
sont  :  In  Senlentias  theologicas  Peti  '  Lombai^di 
commentariorum  libri  quatuor,  in-f°.  °.s  deux 
dernières  éditions  de  ce  livre  plusieui's  fois 
réimprimé  sont  celles  de  Lyon,  1569^  et  de  'Ve- 
nise, in-f°,  1586.  De  origine  jurisdictionum  sive 
de  jurisdictione  ecclesiaslica  et  de  legibus,  in-4j 
Paris,  1506.  Durand  de  Saint-Pourçain,  maigre 
son  dévouement  au  saint-siége,  montra  quelque 
hardiesse  dans  cet  ouvrage,  et  plus  encore  dans 


DYNA 


—  422  — 


EBER 


le  suivant  :  De  statu  animarum  sanclarum 
postqiiam  rcRolutœ  sunt  a  corpore.  Ce  traité, 
aujourd'hui  perdu,  ou  du  moins  inédit,  avait  pour 
but  de  combattre  l'opinion  de  Jean  XXII  sur  la 
béatitude  des  élus  jusqu'au  jour  du  jugement. 
On  a  encore  de  lui  un  petit  écrit,  Slatuta  synodi 
diœcesanœ  aniciensis  anni  1320,  imprimé  dans 
l'ouvrage  du  P.  Gissey  intitulé  :  Discours  histo- 
rique de  la  dévotion  à  N.-D.  du  Puy  en  Velay, 
in-8,  Lyon,  16'20.  Nous  indiquerons  enfin  dans  le 
tome  I"'  des  CKuvres  de  Launoy,  un  petit  écrit 
intitulé  :  Sijllabus  rationum  quibus  Durandi 
causa  dcfcnditur.  X.  B. 

DURÉE,  voy.  Temps. 

DUTERTRE,  de  la  Compagnie  de  Jésus,  mort 
à  Paris  en  1762,  commença  par  professer  les 
opinions  de  Malebranche  au  collège  de  la  Flèche, 
ou  il  était  régent  de  philosophie;  mais,  ayant 
été  privé  de  sa  chaire,  et  relégué  au  collège  de 
Compiègne,  il  abandonna  le  cartésianisme,  et 
écrivit  même  contre  la  doctrine  qu'il  avait 
d'abord  contribué  à  répandre.  Cette  conversion 
fut  soudaine,  sans  ménagement,  et  comme  du 
soir  au  matin,  ainsi  que  le  dit  le  P.  André.  «  Je 
ne  saurais  faire  comme  le  P.  Dutertre,  qui,  en 
vertu  de  la  sainte  obédience,  s'est  couché  le  soir 
malebranchiste  et  s'est  levé  le  matin  bon  dis- 
ciple d'Aristote.  »  Son  ouvrage,  qui  parut  en 
1715  (Paris,  3  vol.  in-12),  est  intitulé  :  Réfuta- 
tion d'un  nouveau  sijslème  de  métaphysique 
proposé  par  le  P.  M,..,  auteur  de  la  Reclierehe 
de  la  véi'ilé.  Il  se  compose  de  trois  parties,  où 
Malebranche  est  tour  à  tour  considéré  comme 
disciple  de  Descartes,  comme  philosophe  ori- 
ginal, et  comme  théologien.  Cette  réfutation  peu 
profonde,  écrite  dans  un  style  railleur  et  tran- 
chant, ne  fait  guère  plus  d'honneur  au  talent  du 
P.  Dutertre  qu'à  son  caractère.  Le  P.  Dutertre 
est  l'auteur  d'un  autre  ouvrage  contre  Boursier, 
intitulé  :  le  Philosophe  extravagant  dans  le 
Traité  de  l'action  de  Dieu  sur  les  créatures, 
Bruxelles,  1716.  On  trouve  quelques  détails  sur 
sa  vie  dans  l'Introduction  aux  Œuvres  philoso- 
phiques du  P.  André,  par  M.  Cousin,  Paris, 
1843,  in-12.  —  M.  Damiron  a  donné  une  analyse 
étenaue  de  la  Réfutation  d'un  nouveau  syslème, 
dans  le  Compte  rendu  des  séances  et  travaux  de 
V Académie  des  sciences  m,orales  et  politiques, 
t.  VT,  p.  291  et  suiv.  C.  J. 

DYNAMISME.  Deux  hypothèses  ont  servi  à 
peu  près  de  tous  temps  et  servent  encore  au- 
jourd'hui à  concevoir  d'une  façon  générale  la 
nature  intime  de  la  matière  et  ses  nombreuses 
modifications.  Suivant  l'une,  la  matière  est  com- 

Sosée  d'atomes  ou  tout  au  moins  d'une  substance 
omogène,  plus  ou  moins  divisible  et  actuelle- 
ment divisée:  et  tous  les  changements  qu'on 
observe  en  elle,  la  diversité  des  corps  et  des 
phénomènes,  sont  dus  aux  moutements  différents 
imprimés  à  ces  parties  élémentaires,  soit  que 
le  mouvement  vienne  d'un  démiurge,  soit  que 
l'origine  en  demeure  inconnue.  Suivant  l'autre, 
la  matière  est  composée  de  forces,  unies  à  la 
substance  corporelle,  ou  même  la  constituant  à 
elles  seules  tout  entière  ;  et  c'est  le  jeu  de  ces 
forces  sous  l'empire  de  certaines  lois  qui  fait 
la  diversité  et  l'harmonie  de  la  nature.  La  pre- 
mière hypothèse  fait  ainsi  du  monde  entier  un 
problème  de  mécanique;  aussi  nommc-t-on  physi- 
que ou  philosophie  mécanique  toute  doctrine  qui 
prétend  ne  se  servir  que  du  mouvement  des  corps 
élémentaires  pour  rendre  compte  des  phénomè- 
nes de  l'univers.  La  seconde,  qui  met  en  œuvre 
des  forces  dont  le  foyer  est  dans  la  matière  elle- 
même,  est  dynamique  et  a  reçu  le  nom  de  dyna- 
misme. 
Un  grand  nombre  de  systèmes  célèbres  se  rap- 


portent K  l'une  ou  à  l'autre  de  ces  deux  hypo- 
thèses. On  les  trouve  déjà  toutes  deux  assez  net- 
tement distinctes  dans  la  physique  ionienne. 
Ainsi  Thaïes,  Phérécyde,  Anaximène,  Diogène 
d'Apollonie,  Heraclite  et  généralement  tous  ceux 
qui  n'admirent  qu'un  seul  principe  élémentaire, 
eau,  airj  ou  feu,  expliquèrent  naturellement  la 
diversité  des  corps  et  des  phénomènes  par  la 
vertu  intime  de  cet  élément.  Tandis  qu'Anaxi- 
mandre  et  surtout  Anaxagore  avec  ses  homéo- 
méries  n'ajoutent  aux  innombrables  éléments  de 
la  matière  que  le  mouvement  pour  la  formation 
(le  l'univers.  Mais  le  type  le  plus  parfait  de  la 
philosophie  mécanique  dans  l'antiquité  est  sans 
contredit  l'atomisme  de  Lcucippe,  de  Démocrite 
et  d'Ëpicure.  De  même,  dans  les  temps  moder- 
nes, la  physique  de  Descartes  est  toute  mécani- 
que. Au  contraire,  la  philosophie  de  Leibniz  est 
le  plus  complet  dynamisme,  non-seulement  en 
physique,  mais  en  psychologie.  Ses  monades 
sont  des  forces,  et  la  matière  n'est  composée  que 
de  monades  ;  l'étendue  elle-même  n'est  rien  de 
réel.  Les  âmes  aussi  sont  des  monades  ou  des 
forces  et  non  plus  seulement,  comme  pour  Des- 
cartes, des  substances  pensantes.  On  peut  encore 
citer  comme  un  remarquable  exerjple  de  philo- 
sophie dynami(|ue,  la  théorie  de  Boscowich.  Au- 
jourd'hui les  deux  hypothèses  sont  encore  en 
présence  et  les  physiciens  modernes  se  partagent 
encore  en  mécaniciens  et  en  dynamistes.  Cepen- 
dant l'hypothèse  des  atomes  est  plutôt  employée 
comme  un  moyen  d'exposition,  comme  un  pos- 
tulat, que  donnée  comme  une  opinion  définitive 
ayant  une  valeur  absolue.  De  même  les  forces  ne 
sont  pour  beaucoup  de  physiciens  contemporains 
que  des  mots  ou  des  hypothèses  commodes  qui 
servent  à  l'explication  et  à  l'étude  des  phénomè- 
nes et  réservent  le  problème  de  la  constitution 
intime  de  la  matière.  Le  plus  souvent  les  deux 
hypothèses  s'allient  dans  les  théories  et  les  ex- 
plications des  physiciens  et  des  philosophes:  en 
effet,  le  dynamisme  n'exclut  pas  la  mécanique  et 
la  mécanique  ai)pelle  comme  complément  le  dy- 
namisme ;  les  forces  de  la  matière  s'exercent  par 
le  moyen  du  mouvement,  et  le  mouvement 
exige  un  moteur  que  la  science  va  rarement, 
comme  Malebranche,  chercher  directement  hors 
du  monde,  en  Dieu. 

On  appelle  encore  plus  particulièrement  des 
noms  de  mécaniciens  ou  iatro-mécaniciens  et 
de  dynamistes,  par  opposition  aux  vitalistes  ou 
aux  animistes,  les  philosophes  ou  physiologistes 
qui  prétendent  que  les  phénomènes  vitaux  ne 
sont  que  le  résultat  des  lois  qui  gouvernent  le 
nionde  inorganique,  les  expliquent,  soit  par  la 
seule  mécanique,  comme  Descartes,  soit,  comme 
F.  Hoffmann,  par  le  jeux  des  forces  inférieures 
de  la  nature  inorganisée. 

Enfin  on  désigne  .sous  le  nom  de  double  dyna- 
misme la  doctrine  de  beaucoup  de  physiologistes 
de  l'École  de  Montpellier  sur  la  vie,  suivant  la- 
quelle la  vie  résulte  d'un  principe  ou  d'une  force 
spéciale,  distincte  de  l'âme,  force  ou  principe  de 
la  pensée. 

Voy.  les  articles  Vie,  Vitalisme  elles  noms  des 
philosophes  cités  dans  celui-ci.  A.  L. 

E,  dans  les  traités  de  logique,  est  le  signe  par 
lequel  on  représente  les  propositions  générales 
et  négatives.  Il  représente  encore  dans  les  pro- 
positions complexes  et  modales  l'affirmation  du 
mode  et  la  négation  de  la  proposition.  Consul- 
tez :  Aristote,  Premiers  Analytiques,  et  Logique 
de  Port-Royal,  2°  partie.  —  Voy.  Phoposition, 
Syllogisme. 

EBERHARD  (Jcan-Augustc),  né  en  1738,  à 
Halbcrstadt,  fut  d'abord  pasteur  à  Charlotten- 
bourg,  près  de  Berlin,  ensuite  professeur  de  phi- 


EBER 


—  423  — 


ECKA 


losophie  à  Halle.  L'Académie  de  Berlin  se  l'asso- 
cia après  avoir  couronné  un  de  ses  mémoires. 
Il  mourut  en  1809.  Attaché  à  la  philosophie  de 
Leibniz  et  de  Woll",  mais  sans  renoncer  à  sa  li- 
bertéj  il  combattit  avec  plus  de  zèle  que  de  succès 
la  philosophie  de  Kunt  et  de  Fichte.  Possédant 
des  connaissances  variées,  mais  superficielles, 
plus  rhéteur  que  philosophe,  plus  historien  qu'in- 
venteur, il  avait  tout  ce  qu'il  faut  pour  plaire  à 
un  grand  nombre  de  lecteurs,  la  clarté  et  l'élé- 
gance. Eberhard  créa  d'abord  un  journal,  le 
ilagasin  philosophique,  où  il  put  attaquer  pé- 
riodiquement la  nouvelle  doctrine.  Un  des  arti- 
cles de  ce  journal  commence  ainsi  :  «  La  philo- 
sophie de  Kant  sera  dans  l'avenir  un  document 
très-curieu.x  pour  l'histoire  des  aberrations  de 
l'esprit  humain.  C'est  à  peine  si  l'on  croira  que 
nombre  d'hommes  d'un  mérite  vraiment  supé- 
rieur, parmi  lesquels  Kant  doit  être  compté  des 
premiers,  aient  été  si  fermement  attaches  à  un 
système  dépourvu  de  fondement,  et  qu'ils  aient 
pu  le  défendre  avec  tant  de  passion  et  même  de 
succès.  Quoiqu'on  ne  puisse  manquer,  en  y  ap- 
portant un  esprit  libre  de  préventions,  d'être 
bientôt  convaincu  que  la  théorie  de  Kant  ne 
repose  sur  rien,  il  n'est  cependant  pas  inutile 
d'examiner  ici  ce  système  dans  tous  ses  détails.  » 
11  essaye  en  conséquence  de  démontrer  qu'il  n'y 
a  rien  de  neuf  dans  la  Critique  de  la  Raison 
pure,  qu'elle  se  trouve  sous  une  autre  forme 
dans  le  stoïcisme,  dans  le  système  de  Leibniz, 
dans  l'idéalisme  de  Berkeley,  etc.  Dugald  Stewart 
croyait  aussi  la  reconnaître  dans  Cudworth. 
Eberhard  est,  du  reste,  du  très-petit  nombre  des 
adversaires  de  Kant  auxquels  celui-ci  ait  fait 
l'honneur  de  répondre,  et  cette  réponse  ne  man- 
que ni  de  solidité  ni  d'esprit.  Comme  Eberhard 
prétendait  surtout  que  le  criticisme  se  trouvait 
déjà  tout  entier  dans  Leibniz,  son  adversaire 
cherche  à  lui  prouver,  et  lui  prouve  peut-être, 
qu'il  n'a  pas  compris  Leibniz.  On  ne  peut  nier, 
au  surplus,  qu'il  n'eût  fait  indirectement  beau- 
coup de  concessions,  dont  le  résultat  fut  de  res- 
treindre davantage  la  subjectivité  de  la  raison. 
Quoique  la  réponse  de  Kant  ait  eu  beaucoup  de 
succès,  puisqu'il  en  parut  deux  éditions  en  fort 
peu  de  temps,  Eberhard  ne  se  tint  pas  pour 
battu,  il  changea  le  théâtre  de  ses  opérations,  et 
appela  à  son  secours  Schwab,  Brastberger  et 
beaucoup  d'autres.  Il  publia  pour  son  compte, 
dans  les  Archives  philosophiques,  des  Lettres 
dogmatiques,  genre  de  composition  très-bien 
approprié  à  son  talent.  Mais  si  des  hommes  tels 
qu'Eberhard  touchent  toujours  juste,  leurs  coups 
n'ont  pas  assez  de  force.  Une  idée  peut  bien  leur 
apparaître,  mais  elle  ne  brille  pas  longtemps  à 
leurs  yeux,  et  les  plus  épaisses  ténèbres  succè- 
dent à  cet  éclair. 

Eberhard  admettait  une  force  ou  faculté  fon- 
damentale unique,  qui  pense  et  sent  tout  à  la 
fois  :  c'est  la  faculté  représentative  ou  intellec- 
tuelle. Il  faisait  de  cette  unité  même  le  fonde- 
ment de  la  simplicité  du  moi.  L'âme,  suivant 
lui,  est  passive  quand  elle  sent,  et  active  quand 
elle  pense.  La  diversité  caractérise  la  sensibilité, 
et  l'unité  le  fait  de  la  connaissance.  Eberhard  a 
laissé  beaucoup  d'écrits  :  Théorie  générale  de  la 
pensée  et  du  sentiment,  in-8,  Berlin,  1776,  1786 
(ouvrage  couronné  par  l'Académie  de  Berlin)  ;  — 
Nouvelle  Apologie  de  Socrate,  in-8,  ib.,  1772, 
1788;  —  De  l'idée  de  la  division  et  de  la  philo- 
sophie, in-8,  ib.,  1778;  — Morale  de  la  raison, 
in-8,  ib.,  1781,  1786;  —  Préparation  à  la  théo- 
logie naturelle,  in-8,  Halle,  1781  ;—  Théorie  des 
Beaux-Arts,  in-8,  ib.,  1783,  17'90;  —  Histoire 
générale  de  la  philosophie,  in-8,  ib.,  1788,  1796; 
—  Abrégé  du  même  ouvrage,  in-8,  ib.,  1794;  — 


Courte  esquisse  de  la  métaphysique,  iii-8,  ib., 
1794;  —  Essai  d'une  synonymie  générale  de  la 
langue  allemande,  accompagnée  d'une  théorie 
dessynonymes,  ib.,  179.'),  1798,  continué  parMaass, 
6  vol.  in-8,  18'20,  18:50;  —  Du  dieu  de  Fichte  et 
des  faux  dieux  de  ses  adversaires ,  in-8,  ib., 
1799; — Manuel  d'Esthétique,  4  vol.  in-8,  ib., 
1803,  180,'),  1807; —  Esprit  du  christianisme 
primitif,  Manuel  de  la  culture  philosophique, 
3  part,  in-8,  ib.,  1807,  imH;  —  Mélanges,  in-8, 
ib..  1784,  1788;  —  Magasin  philosophique,  k\o\. 
in-8,  ib.,  1788,  1789;  —  Dictionnaire  des  Syno- 
nymes de  la  langue  allemande,  in-8,  ib.,  1802, 
1819,  1837.  —  On  peut  consulter  l'Histoire  de  la 
philosophie  allemande  depuis  Kant  jusqu'à 
Hegel,  par  M.  Willm,  Paris,  1846,  4  vol.  in-8,  et 
les  Souvenirs  de  Nicolaï  sur  Eberhard,  in-8, 
Berlin,  1810.  J.  T. 

EBERSTEIN  (Guillaumc-LGuis,  baron  de),  en- 
seigna la  philosophie  comme  simple  particulier 
dans  sa  terre  de  Mohrungen,  près  de  Saugerhau- 
scn.  11  s'est  surtout  fait  connaître  par  la  manière 
heureuse  dont  il  a  traité  quelques  points  d'his- 
toire dans  les  ouvrages  suivants  :  Essai  d'une 
histoire  de  la  logique  et  de  la  m.étaphysique 
chez  les  Allemands  depuis  Leibniz  jusqu'à  notre 
époque,  ou  Essai  d'une  histoire  des  progrès  de 
la  philosophie  en  Allemagne  depuis  la  fin  du 
siècle  dernier  jusqu'à  l'époque  actuelle,  ouvrage 
publié  par  J.  A.  Eberhard  (voy.  ce  nom)  dans 
l'esprit  duquel  l'ouvrage  était  conçu.  Part.  1", 
Halle,  1794,  in-8;  part.  2%  1790.  Comme  Eber- 
stein  attaquait  la  philosophie  critique  dans  cet 
ouvrage,  et  qu'il  y  eut  une  réponse  de  la  part  de 
Kant,  il  fit  paraître  une  réplique  intitulée  :  De 
ma  partialité,  principalement  en  ce  qui  regarde 
une  contradiction  de  M.  Kant,  in-8.  Halle,  1800; 
—  Du  caractère  de  la  logique  et  de  la  métaphy- 
sique des  péripatéticiens  purs,  à  l'égard  de 
quelques  théories  scolastiques,  in-8,  ib.,  1800; 
— Théologie  naturelle  des  Scolastiques,  avec  des 
additions  sur  la  théorie  de  la  liberté  et  la  no- 
tion de  la  vérité,  telles  qu'on  les  trouve  chez  eux, 
in-8,  Leibniz,  1803.  J.  T. 

ÉCHÉCIiÈS,  philosophe  cynique  mentionné 
par  Diogène  Laërce  (liv.  VIII,  ch.XLVi).  Nous  ne 
savons  rien  de  lui,  sinon  qu'il  naquit  à  Éphèse 
et  qu'il  était  disciple  de  Cléomène  et  de  Théom- 
brote.  X. 

ÉCHÉCRATE  DE  PHLIUS,  philosophe  py- 
thagoricien, contemporain  d'Aristoxène.  Diogène 
Laërce  (liv.  VIII,  ch.  xlvi)  en  fait  mention  sans 
rien  nous  apprendre  de  sa  vie  ni  de  ses  opi- 
nions. X. 

ÉCLECTISME  ,  VOy.  COUSIN,  LEIBNIZ,  PlOTIN. 

ECKART  ou,  suivant  l'usage  consacré,  maître 
Eckart,  peut  être  considéré  comme  le  fondat-eur 
du  mysticisme  spéculatif  en  Allemagne.  On  n'est 
pas  très-certain  de  la  date  de  sa  naissance  qui  peut 
être  fixée  vers  1260,  ni  sur  sa  patrie,  qui  pour- 
rait bien  être  Strasbourg.  Engagé  dans  l'ordre 
des  Frères  prêcheurs,  savant  en  théologie  et  en 
philosophie,  il  paraît  avoir  commencé  par  les 
fonctions  de  professeur,  qu'il  exerça  sûrement  à 
Paris.  Sa  renommée  était  grande,  puisque  dans 
les  jours  dil'ficiles  que  traversa  la  papauté,  en 
lutte  avec  Philippe  le  Bel,  Boniface  semble  avoir 
désiré  les  conseils  et  la  présence  de  maître  Ec- 
kart, qui  se  rendit  à  Rome  où  lui  fut  conféré  le 
grade  de  docteur  en  théologie.  Les  Dominicains 
étaient  fiers  de  leur  confrère  :  ils  le  choisirent 
pour  provincial  de  la  Saxe  en  1304,  et  pour  vi- 
caire général  de  Bohême  en  1307.  Plus  tard,  on 
le  retrouve  à  Francfort  en  qualité  de  prieur  de 
son  ordre.  Déjà  il  est  suspect  de  répandre  des 
doctrines  téméraires  et  d'abuser  de  son  élo- 
quence pour  égarer  les  esprits  ;  on  lui  reproche 


EGK/V 


424  — 


EGKA 


surtout  l'obéissance  aveugle  qu'il  obtient  des 
femmes  et  qui  l'expose  à  des  bruits  injurieux  dé- 
montres' faux  à  11  suite  d'une  enquête  ordonnée 
par  le  général  de  l'ordre.  Il  se  justifie  moins  bien 
de  ses  relations  avec  les  Bégbards  ;  accusé  en  1323 
au  chapitre  de  Venise,  il  est  destitué  de  sa  di- 
gnité. Il  no  renonce  pas  pour  cela  à  la  prédica- 
tion :  on  sait  que  fréquemment  il  visitait  «  les 
Frères  du  libre  esprit  »  à  Strasbourg  et  à  Colo- 
gne, qui  l'ut  toujours  le  foyer  du  mysticisme  al- 
lemand. Il  est  entouré  d'élèves  enthousiastes, 
parmi  lesquels  on  trouve  Henri  Suso,  Henri  de 
Louvain,  Henri  de  Cologne,  Tauler  et  Jean  de 
Ruysbroeck.  Il  est  le  docteur  des  Béghards;  le 
maître  qui  donne  aux  opinions  conluscs  de  la 
secte  l'apparence  d'une  théorie  et  la  rigueur  d'un 
système.Aussi,  en  13'27,  est-il  cité  par  l'archevêque 
de  Cologne  devant  l'inquisition  pour  crime  d'hé- 
résie. Use  rétracte  à  moitié,  sans  pouvoir  éviter 
une  condamnation,  dont  il  appelle  auprès  du 
pape  Jean  XXII.  L'affaire  est  évoquée  à  Avignon: 
on  lui  présente  comme  siennes  vingt-deux  pro- 
positions, dont  dix-sept  sont  formellement  ré- 
prouvées comme  hérétiques  et  les  autres  blâmées 
comme  imprudentes.  Ses  ouvrages  sont  défen- 
dus et  supprimés;  Eckart  meurt  en  1328,  un  an 
avant  que  paraisse  la  bulle  qui  le  condamne;  il 
meurt  persuadé  qu'il  est  resté  fidèle  à  la  foi  ca- 
tholique, et,  quoi  que  la  bulle  en  dise,  sans  s'être 
jamais  franchement  rétracté.  Un  an  plus  tard, 
l'hérésie  des  Béghards  estfraf.pée  d'une  sentence 
rigoureuse:  les  erreurs  condamnées  sont  à  la 
lettre  les  propositions  d'Eckart.  Ces  rigueurs  ne 
purent  arrêter  le  progrès  de  sa  doctrine  ;  mo- 
difiée par  Tauler,  poétisée  par  Suso,  propagée 
par  la  prédication  et  soigneusement  gardée  dans 
les  cercles  mystiques,  elle  n'a  pas  cessé  d'être 
une  forme  du  sentiment  religieux  en  Allemagne. 
Pourtant  les  ouvrages  du  maître  sont  rares,  et 
étaient  presque  inconnus  avant  ces  dernières  an- 
nées; son  système,  quoique  souvent  cité  comme 
une  autorité  par  lés  panthéistes  récents,  restait 
indécis.  Un  professeur  de  la  faculté  de  taéologie 
de  Strasbourg,  M.  A.  Schmidtj  a  mieux  que  tout 
autre  remis  en  pleine  lumière  cette  curieuse 
figure. 

Il  y  a  deux  sortes  de  mysticisme  :  l'un  qui  ne 
s'élève  p:is  jusqu'à  la  science,  et  la  remplace 
par  l'inspiration,  l'autre  qui  s'appuie  sur  elle 
avec  la  prétention  de  la  dépasser  :  le  premier 
est  de  lathéurgie  avec  toutes  les  pratiques  qu'elle 
comporte;  le  second  est  encore  de  la  philoso- 
phie, et  peut  s'appeler  spéculatif:  c'est  celui  de 
maître  Eckart.  11  consiste  dans  une  spéculation 
transcendante,  où  les  idées  de  Denys  l'Aréopa- 
gite,  de  saint  Augustin  et  de  saint  Thomas  s'a- 
malgament et  se  complètent,  où  la_  logicjue  a 
plus  de  part  que  l'mspiration,  et  où  la  vérité 
est  cherchée  non  pas  dans  le  désordre  des  facul- 
tés subjuguées  par  le  sentiment,  mais  dans  les 
illumin  liions  d'une  raison  qui  prétend  garder 
sa  sérénité,  et  qui,  loin  d'abdiquer^  règne  sur 
l'amour  lui-même.  Voici  les  traits  saillants  de  ce 
panthéisme  idéaliste. 

Dieu  seul  est,  le  reste  n'a  que  l'apparence  de 
l'existence,  et  pouvant  ne  pas  être  peut  aussi  ne 
pas  être  pensé.  On  peut  éliminer  cette  réalité 
contingente  qu'on  appelle  l'homme  et  le  monde, 
par  un  effort  intellectuel,  par  un  acte  d'enten- 
dement pur,  qui  consti'io  le  vrai  culte.  On  at- 
tint  ainsi  l'être  ...^olu,  seul  réel,  universel, 
nécessure,  sans  difTércncc,  sans  détermination, 
dont  on  peut  à  peine  dire  qu'il  est  l'être  ;  car  on 
pourrait  lui  opposer  le  non-être,  et  retomber 
dans  l'ordre  des  différences  et  des  distinctions: 
«  Dieu  est  l'identité  et  l'unité  absolue  ;  il  n'est 
ni  ceci  ni  cela,  ni  ici  ni  ailleurs,  ni  en  haut  ni 


en  bas.  »  Il  est  ce  par  quoi  toute  chose  est  com- 
mune à  toute  autre,  par  quoi  l'arbre  est  sem- 
blable à  l'esprit  et  la  pierre  à  l'arbre.  On  ne 
peut  le  nommer,  puisqu'il  n'est  rien  qu'on 
puisse  assigner,  puisqu'il  réjjugne  qu'un  souffle 
exprime  l'infini.  «  Toutes  les  créatures,  il  est 
vrai,  aspirent  par  toutes  leurs  œuvres  à  pronon- 
cer le  nom  de  Dieu  ;  elles  y  aspirent  toutes,  soit 
sciemment,  soit  à  leur  insu,  mais  néanmoins  il 
demeure  l'être  sans  nom.  »  Les  mots  dont  nous 
nous  servons  désignent  la  manière  d'être  dont 
nous  l'envisageons,  quelque  chose  de  nous-mê- 
mes et  non  pas  lui  :  «  car  personne  ne  peut  dire 
ce  qu'il  est,  si  ce  n'est  l'âme  où  il  est  lui- 
même.  »  Toutefois  cet  être  n'est  pas  une  abstrac- 
tion: c'est  une  activité,  et  cette  activité  c'est  la 
pensée  :  être,  agir,  penser,  c'est  tout  un  en 
Dieu,  et  l'objet  de  la  pensée,  c'est  encore  Dieu. 
Hors  de  lui,  rien  n'existe  et  rien  ne  pense. 
L'intelligence  est  son  être,  sa  substance^  sa  na- 
ture. Il  ne  peut  pas  ne  pas  penser,  ce  qui  serait 
ne  pas  être,  et  il  ne  peut  pas  ne  pas  se  penser 
lui-même,  c'est-à-dire  ne  pas  devenir  son  propre 
objet.  Il  se  projette  donc  au  dehors  de  lui-même 
par  une  nécessité  intellectuelle,  et  à  vrai  dire  il 
se  fait  et  devient  Dieu  par  cet  acte  qui  lui  donne 
la  conscience  de  soi.  Mais  le  mot  devenir  mar- 
que un  progrès,  qui  est  incompatible  avec  l'exis- 
tence absolue:  il  n'y  a  dans  cette  distinction  du 
Dieu  sujet  et  du  Dieu  objet  aucun  procès;  Dieu 
n'est  jamais  in  fieri,  il  est  tout  ce  qu'il  est  par 
une  éternelle  activité.  Nous  sommes  forcés  d'i- 
maginer quelque  succession  là  où  tout  est  en 
dehors  du  temps,  où  tout  est  simultané.  Nous 
distinguons  la  divinité  et  Dieu,  parce  qu'en  réa- 
lité nous  pouvons  concevoir  ces  deux  aspects  de 
l'être  infini:  d'une  part  la  divinité,  c'est-à-dire 
Dieu  dans  son  idée,  sans  développement,  sans 
différence,  sans  action  ;  «  c'est  l'éternelle  et  pro- 
fonde obscurité  où  Dieu  est  inconnu  à  lui-même, 
le  fond  simple  et  immobile  de  l'être  divin;  » 
d'autre  part  Dieu,  c'est-à-dire  la  divinité  qui  se 
dédouble  et  se  reconnaît  par  l'action.  Mais  cette 
différence  éternelle  est  éternellemeîit  nulle^ 
puisque  Dieu  agit  éternellement  et  que  l'activité 
est  son  être.  «  Il  faut  qu'il  agisse,  qu'il  le  veuille 
ou  ne  le  veuille  pas.  »  La  volonté  est  soumise  à 
une  nécessité  inflexible,  mais  cette  nécessité 
est  celle  de  la  raison,  et  le  principe  de  contra- 
diction est  en  même  temps  le  principe  de  toute 
existence.  La  pensée  de  Dieu  se  prononce,  s'ex- 
prime, c'est-à-dire  qu'elle  agit,  qu'elle  est  le 
Verbe,  le  Verbe  engendré  puisqu'il  est  pro- 
noncé, mais  Dieu  lui-même  puisque  Dieu  ne 
prononce  et  n'exprime  que  lui-même.  Appelons 
la  divinité  le  Père,  et  Dieu  ou  le  Verbe,  le  Fils. 
Le  Père  est  l'être  sans  personnalité,  sans  action, 
caché  en  soi-même,  le  sujet  de  la  connaissance; 
le  Fils  c'est  Dieu  manifesté,  l'objet  de  la  con- 
naissance ;  l'un  est  la  réalité,  l'autre  est  la  vé- 
rité, car  il  n'y  a  pas  de  vérité  si  Dieu  ne  s'ex- 
prime pas.  La  création  est  donc  l'acte  intellec- 
tuel suprême,  par  lequel  l'être  se  pense;  elle 
est  donc  coéternelle  à  Dieu,  nécessaire  à  Dieu, 
constituant  Dieu  en  quelque  façon  :  «  Avant  la 
création.  Dieu  n'a  pas  été  Dieu.  »  Elle  est  conte- 
nue idéalement  dans  le  Fils,  et  en  définitive 
n'est  pas  différente  de  lui,  et  pour  achever  cette 
audacieuse  interprétation  de  la  trinitc,  disons 
que  l'amour  réciproque  du  Fils  et  du  Père,  de 
Dieu  et  du  monde,  amour  qui  naît,  comme  la 
volonté,  d'une  nécessité  intellectuelle,  et  est  at- 
taché à  la  pensée,  constitue  le  Saint-Esprit. 
Voilà  en  quel  sens  on  peut  résumer  en  une  seule 
formule  toutes  les  formes  de  panthéisme,  et 
dire  avec  Eckart  :  «  Dieu  est  tout  et  tout  est 
Dieu.  » 


ECKA 


—  425  — 


EGOS 


Si  l'activité  de  la  pensée  n'avait  pour  cdet  que 
de  mettre  en  Dieu  la  diirerenco  et  la  distinction, 
et  si  rien  no  venait  ramener  à  l'unité  cette  na- 
ture qui  se  divise,  il  n'y  aurait  en  réalité  dans 
l'ordre  des  choses  (|u'une  pluralité  indéfinie;  le 
monde  et  Dieu  s'einirpilleraient  en  poussière. 
Mais  la  pensée  comporte  un  retour  de  la  diver- 
sité à  l'unité,  et  l'acte  par  le(|uel  Dieu  s'épanche 
est  en  même  temps  celui  par  lequel  il  se  con- 
centre. Tous  deux  sont  essentiels;  sans  le  pre- 
mier il  n'y  aurait  pour  ainsi  dire  que  la  possi- 
Lilité  de  Dieu  ;  sans  le  second,  il  n'y  aurait  que 
de  la  diversité,  de  la  dillereuLe  et  de  l'opposi- 
tion. De  là,  une  vue  poétique  et  attendrie  de  la 
nature  :  tout  parle  dans  le  monde^  tout  pro- 
nonce le  mot  de  Dieu,  tout  le  manifeste^  «  ce 
que  ma  bouche  proclame,  la  pierre  le  dit  égale- 
ment. »  Tout  est  bon,  tout  est  parfait,  tout  du 
moins  aspire  à  revenir  à  son  principe,  et  sorti 
de  Dieu  a  rentrer  en  Dieu,  alternant  ainsi  entre 
le  Dieu  qui  se  communiciuc  et  le  Dieu  incommu- 
nicable. Les  créatures  sont  la  division,  le  nom- 
bre^ mais  elles  ont  l'amour  et  le  besoin  de  l'u- 
nité; elles  sont  le  mouvement  et  elles  ont  le 
désir  du  repos.  «Quelle  a  été  la  fin  du  créateur 
en  créant  le  monde?  le  repos.  Que  cherchent  les 
désirs  naturels  de  toutes  les  créatures?  le  re- 
pos. Et  l'âme?  le  repos  en  Dieu.  »  Si  parfois  no- 
tre amour  s'attache  aux  ombres  périssables  de 
l'existence,  c'est  qu'il  y  a  en  elles  quelque  re- 
flet de  la  lumière  divine  :  si  Dieu  n'était  pas 
en  tout,  rien  ne  serait  désirable,  et  dans  la  goutte 
d'eau  que  poursuivent  nos  lèvres  altérées,  il  y  a 
un  principe  divin;  sans  quoi  elles  resteraient 
immobiles. 

Mais  l'homme  n'est-il  pas  un  être  fini,  distinct 
et  séparé  de  Dieu?  11  apparaît  tel  à  une  intelli- 
gence inférieure,  qui  prend  l'apparence  pour  la 
réalité,  à  une  raison  imparfaite  qu'il  faut  ré- 
duire ou  supprimer.  La  vraie  connaissance  de 
Dieu  est  une  union  avec  lui:  l'intuition  de  l'ab- 
solu ne  peut  être  que  la  conscience  que  Dieu 
prend  de  lu;-même  en  ses  créatures.  «  Dieu  et 
moi  nous  sommes  un  dans  la  conscience,  et  son 
connaître  est  le  mien.  »  Aussi  tout  se  tourne  à 
Dieu  dans  l'âme  humaine,  la  pensée  par  la  foi, 
l'appétit  par  l'espérance,  et  la  volonté  par  l'a- 
mour :  ces  trois  facultés  ont  un  seul  objet.  L'in- 
telligence est,  bien  entendu,  l'être  et  la  sub- 
stani  e  de  Tàme,  puisqu'elle  est  l'essence  même 
de  Dieu.  Elle  a  comme  le  regret  de  l'unité  ;  et 
elle  ne  s'apaise  que  «  quand  elle  est  parvenue  à 
s'engloutir  dans  le  principe  unique,  dans  la  soli- 
tude silencieuse,  où  il  n'y  a  nulle  différence  de 
personnes,  où  il  n'y  a  ni  Père,  ni  Fils^  ni  Saint- 
Esprit.  »  Cette  union  est  donc  la  fonction  la  plus 
haute  de  l'esprit  :  il  ne  faut  pas  pour  y  parvenir 
de  pratiques  mystérieuses,  pas  de  pénitences  ni 
de  macérations;  il  faut  simplement  laisser  la  rai- 
son aller  jusqu'où  ses  forces  la  portent  :  «  Fran- 
chis la  lumière  même  qui  t'éclaire  et  élance-toi 
dans  le  sein  de  Dieu.  »  11  n'y  a  pas  de  manifesta- 
tion sensible  de  cet  être  ;  le  voir  c'est  le  penser,  et 
l'infini  n'a  pas  d'image.  Pour  se  hausser  jusqu'à 
lui,  on  ne  doit  pas  étouffer  la  raison,  mais  l'af- 
franchir, la  délivrer  des  distractions  qui  l'en  dé- 
tournent. La  vue  de  Dieu  n'est  pas  la  défaite  de 
l'intelligence,  elle  en  est  le  triomphe.  Imposons 
donc  silence  au  monde  qui  bruit  à  nos  oreilles  ; 
écartons  de  nos  regards  les  fantômes,  considé- 
rons chaque  créature  comme  un  rien,  et  vivons 
comme  si  le  monde  n'existait  pas.  Surtout  ne 
prenons  pas  pour  une  qualité  positive  l'imper- 
fection qui  nous  sépare  en  apparence  de  Dieu  : 
cette  limite  factice  s'efface,  si  l'on  ne  croit  pas 
au  moi,  si  on  s'attache  à  le  faire  mourir.  On 
évite   ainsi    la    condition    de    créature,    et   on 


échappe  à  l'égoïsme.  Peut-être  même  cette  des- 
truction de  la  personnalité  doit-elle  se  poursui- 
vre jusque  dans  l'absolu.  «Je  prie  Dieu  qu'il  me 
rende  quitte  de  lui-même;  car  l'être  sans  l'être, 
l'absolu  est  au-dessus  de  Dieu,  au-dessus  de 
toute  différence  personnelle.  »  L'âme  qui  s'é- 
lève à  ces  sommets  de  la  pensée  sent  en  elle- 
même  sa  divinité,  «  il  n'y  a  plus  alors  de  diffé- 
rence entre  elle  et  le  Fils  unique.  »  Elle  est 
Dieu.  Elle  a  non-seulement  son  éternité,  mais 
encore  sa  puissance:  «  Je  suis  devenu,  s'écrie 
l'enthousiaste,  je  suis  devenu  la  cause  de  moi- 
même  et  de  tout  le  reste,  et  si  je  voulais,  je  ne 
serais  pas  encore,  ni  moi,  ni  le  tout  ;  si  je  n'é- 
tais pas,  Dieu  ne  serait  pas.  »  Les  sto'icieiis  ont 
dit  que  le  sage  est  plus  nécessaire  à  Jupiter  que 
Jupiter  au  sage;  le  dominicain  du  xiv"  siècle  re- 
trouve dans  un  panthéisme  bien  différent  du 
leur  cette  même  conséquence,  et  avec  une  har- 
diesse plus  fréquente  qu'on  ne  le  pense  au  moyen 
âge,  il  ajoute  cette  parole  qu'on  a  dû  prendre 
l)our  un  blasphème  :  «  Dans  le  cas  que  l'homme 
juste  voudrait  quelque  chose,  et  qu'il  fût  possi- 
ble à  Dieu  de  ne  le  pas  vouloir  aussi,  l'homme 
devrait  braver  Dieu  et  persévérer  dans  sa  vo- 
lonté. »  Voir  Martenscn,  Maître  Eckart,  Ham- 
bourg, 1842  (ail.)  ;  —  A.  Schmidt,  Éludes  sur  le 
mysticisme  allemand  au  xiv«  siècle;  Mémoires 
de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques, 
1847;  Savants  étrangers,  t.  II;  — Pfeiffer,  les 
Mijsligues  allemands  du  xiv'  siècle,  2  vol., 
Leipzig.  1845  à  1857  (ail.).  On  trouve  dans  le  se- 
cond volume  les  textes  suffisants  pour  apprécier 
le  système  d'Eckart  :  J.  Bac,  Maître  Eckart,  le 
père  de  la  sp-^culation  allemande,  Vienne,  1864 
(ail.);  —  A.  Jundt,  Essai  sur  le  mysticisme  spé- 
culatif de  maître  Eckart,  Strasbourg,  1871;  — 
Vacherot,  Histoire  de  la  philosophie  d'Alexan- 
drie, t.  III.  Dans  ce  dernier  ouvrage,  le  mysti- 
cisme d'Eckart  est  comparé  à  celui  des  néo-pla- 
toniciens. _  E.  G. 

ÉCOSSAISE  (École).  Fondée  dans  la  première 
moitié  du  xviii'  siècle  par  Hutcheson,  professeur 
à  l'Université  de  Glasgow  vers  1729,  l'école  écos- 
saise compte  parmi  ses  principaux  représentants 
Adam  Smith,  Thomas  Reid,  James  Béattie,  Fer- 
guson,  Dugald  Stewart  et  Brown.  Chronolo- 
giquement, elle  a  sa  place  marquée  entre  l'école 
de  Locke  en  Angleterre,  et  celle  de  Kant  en  Al- 
lemagne. 

On  ne  trouve  pas  chez  les  philosophes  écossais 
un  ensemble  complet  et  régulier  de  doctrines,  ni 
cette  forte  et  profonde  unité  de  vues  qui  per- 
mettent de  suivre,  du  maître  aux  disciples,  les 
développements  d'un  système  jusque  dans  ses 
dernières  conséquences.  Sous  ce  rapport,  ils  for- 
meraient moins  une  école,  à  prendre  le  mot 
dans  son  acception  la  plus  rigoureuse,  qu'une 
famille  de  libres  penseurs  unis  par  une  certaine 
conformité  de  sentiments  et  d'idées.  Ils  ne  pro- 
fessent pas  une  même  doctrine,  ils  n'obéissent 
pas  à  un  seul  chef.  Mais  si  l'accord  est  faible 
entre  eux,  s'il  n'y  a  pas  de  l'un  à  l'autre  tra- 
dition reconnue  d'un  seul  et  même  enseigne- 
ment, ils  ne  laissent  pas  d'avoir  sur  quelques 
points  essentiels,  comme,  par  exemple,  sur  l'ob- 
jet de  la  science,  sur  ses  limites,  et  la  méthode 
qu'il  convient  de  lui  appliquer,  un  système  arrêté 
de  convictions,  par  lequel  ils  se  distinguent  et 
se  séparent  nettement  des  autres  philosophes 
antérieurs  ou  contemporains.  C'est  ce  système 
qui  constitue  leur  originalité  propre.  Il  est  ren- 
fermé déjà  dans  les  théories  de  Smith  et  de  Hut- 
cheson ;  mais  l'honneur  de  l'avoir  formulé  ap- 
partient à  Reid,  et  c'est  dans  les  œuvres  de  ce 
dernier  qu'on  doit  en  chercher  les  principaux 
traits. 


EGOS 


—   426 


EGOS 


La  philosophie  de  Reid  ressort  tout  entière  de 
la  mcmorable  polémique  qu'il  engagea  contre 
i'hypotiièse  des  idées  représentatives.  Pour  ren- 
dre compte  du  fait  de  la  perception  extérieure, 
quelques  philosophes  avaient  cru  devoir  ima- 
giner, entre  nous  et  les  choses,  un  être  inter- 
médiaire, appelé  idée  ou  image,  et  destiné  à 
mettre  l'esprit  en  rapport  avec  les  objets  envi- 
ronnants. Cette  théorie,  dernier  et  triste  reste 
de  l'ancienne  explication  donnée  par  les  ato- 
mistes,  régnait  toujours  dans  l'école,  et  Reid 
l'avait  d'abord  adoptée,  lorsque  enfin  il  ouvrit 
les  yeux  sur  les  funestes  conséquences  qu'en 
avaient  tirées  Hume  et  Berkeley.  Berkeley,  par- 
tant de  ce  principe  que  la  croyance  à  l'existence 
des  objets  du  dehors  n'a  d'autre  fondement  que 
la  présence  des  idées  dans  l'esprit,  et  ne  trou- 
vant rien  dans  la  nature  de  l'idée  qui  justifiât 
cette  croyance,  avait  nié  le  monde  extérieur. 
Hume,  à  son  tour,  s'était  emparé  de  l'argumen- 
tation de  Berkeley  pour  ruiner  l'existence  des 
esprits  et  de  Dieu.  Si  en  effet  toute  connaissance 
implique  la  nécessité  d'un  intermédiaire  entre 
le  sujet  connaissant  et  l'objet  connu,  le  sujet  ne 
peut  jamais  communiquer  directement  avec  l'ob- 
jet, quel  qu'il  soit;  et  si  l'on  nie  l'existence  des 
corps,  parce  qu'on  ne  les  atteint  pas  directement 
et  dans  leur  substance,  on  doit  nier  au  même 
titre  les  esprits  et  Dieu,  qu'on  n'atteint  pas  da- 
vantage en  réalité.  Tout  s'évanouit  donc  au  sein 
de  ce  scepticisme  universel  :  et  il  ne  reste  plus 
rien  que  des  idées,  c'està-aire  des  phénomènes 
inexplicables,  de  vains  fantômes,  un  pur  néant. 
D'aussi  monstrueuses  conséquences  révoltent  évi- 
demment le  sens  commun;  et  Reid,  au  nom  du 
sens  commun,  protesUx  contre  la  théorie  qui  les 
avait  engendrées.  En  dépit  de  tous  les  raison- 
nements des  philosophes,  l'humanité  croit  à 
l'existence  du  monde  extérieur;  les  philosophes 
y  croient  comme  le  vulgaire,  et  il  n'est  pas  à 
cet  égard  de  sceptique  si  déterminé  dont  les 
actes  ne  démentent  à  chaque  instant  la  doctrine. 
D'où  provient  un  tel  désaccord?  Au  moins  fau- 
drait-il, pour  sacrifier  aux  conclusions  de  la 
science  l'irrésistible  foi  du  genre  humain,  que 
la  démonstration  sur  laquelle  on  s'appuie  fût 
absolument  rigoureuse  et  vraie.  Mais  non,  et 
Reid  en  dévoila  les  vices  avec  une  sagacité  supé- 
rieure. Quel  est  le  point  de  départ,  le  principe 
de  la  démonstration  de  Berkeley,  et,  par  suite, 
de  Hume?  Une  pure  hypothèse  :  la  prétendue 
nécessité  de  l'idée  comme  intermédiaire  entre 
le  sujet  et  l'objet  de  la  connaissance.  Or,  cette 
hypothèse,  de  quelque  façon  qu'on  l'envisage, 
n'explique  pas  ce  qu'elle  est  destinée  à  expliquer. 
Du  moment,  en  effet,  que  l'idée  est  érigée  en 
être  distinct  il  faut  qu'elle  soit  ou  une  substance 
matérielle  ou  une  substance  immatérielle,  ou 
qu'elle  participe  à  la  fois  des  deux  natures.  Ma- 
térielle :  elle  suppose  la  possibilité  d'une  com- 
munication entre  elle  et  l'esprit,  et  alors  on  ne 
voit  pas  pourquoi  l'esprit  n'entrerait  pas  aussi 
bien  en  communication  directe  avec  les  corps. 
Immatérielle  :  elle  ne  saurait  avoir,  pour  com- 
muniquer avec  les  corps,  plus  de  vertu  que  l'es- 
prit lui-même.  Veut-on  enfin  qu'elle  soit  maté- 
rielle et  immatérielle,  correspondant  par  son 
être  matériel  avec  les  corps,  par  son  être  spi- 
rituel avec  l'âme,  on  résout  la  question  par  la 
question,  et  le  problème  demeure  tout  entier, 
puisqu'il  s'agit  précisément  de  savoir  comment 
deux  termes  de  nature  contraire,  le  corps  et  l'es- 
prit, peuvent  entrer  l'un  avec  l'autre  en  relation. 
La  réfutation  était  victorieuse,  et  Reid,  après  une 
analyse  approfondie  du  fait  de  la  perception 
extérieure  et  des  circonstances  qui  l'accompa- 
gnent, établit  que  la  croyance  à  1  extériorité  est 


un  acte  de  foi  qui  a  en  lui-même  sa  raison 
d'être  et  sa  légitimité.  Nous  croyons,  dit-il,  à 
l'existence  des  objets  du  dehors  aussi  invinci- 
blement que  nous  croyons  à  notre  propre  exis- 
tence, sans  avoir  besoin  d'invoquer  aucune  preuve 
pour  justifier  le  témoignage  des  facultés  qui  la 
révèlejjt.  D'un  mot,  on  ne  peut  ni  tout  démontrer, 
ni  tout  expliquer.  Et  comme  dans  l'ordre  des 
vérités  démonstratives  la  science  remonte  et 
s'arrête  à  des  principes  premiers  indémontrables, 
dans  l'ordre  aes  vérités  empiriques  il  faut  ad- 
mettre également  des  faits  simples  et  primitifs, 
qui,  tout  en  servant  à  expliquer  les  autres,  né 
sont  pas  eux-mêmes  susceptibles  d'explication. 

Cette  critique  de  la  théorie  des  idées  repré- 
sentatives conduisit  Reid  à  des  conclusions  plus 
explicites  sur  les  causes  générales  d'erreurs  qui 
avaient  arrêté  les  progrès  des  sciences  philoso- 
phiques, et  sur  les  moyens  d'y  remédier.  Or,  sui- 
vant Reid  et  toute  l'école  écossaise,  les  sciences 
philosophiques  sont  des  sciences  de  faits,  exac- 
tement au  même  titre  que  les  sciences  physiques 
et  naturelles.  Celles-ci  ont  pour  objet  la  con- 
naissance et  l'explication  des  phénomènes  exté- 
rieurs; celles-là  ont  pour  objet  la  connaissance 
et  l'explication  des  phénomènes  internes  ou  de 
conscience.  La  méthode  qui  s'applique  aux  unes 
est  donc  applicable  aux  autres,  puisqu'il  s'agit, 
dans  les  deux  cas,  d'étudier  des  faits  obser- 
vables, de  les  classer  et  de  les  ramener  à  des 
lois.  C'est  grâce  à  cette  méthode,  que  les  scien- 
ces physiques  ont  été  constituées  depuis  Bacon, 
et  qu'elles  sont  arrivées  aux  plus  merveil- 
leux résultats.  C'est  aussi  par  cette  méthode 
que  les  sciences  philosophiques  pourront  être 
enfin  constituées,  et  arriver  à  des  solutions 
précises  et  rigoureuses.  Si  depuis  tant  de  siècles 
et  malgré  les  efforts  des  plus  beaux  génies,  elles 
sont  restées  stationnai res,  en  proie  à  l'incertitude 
et  au  doute,  c'est  qu'on  y  a  toujours  procédé  par 
voie  de  conjecture  et  d'hypothèse.  De  là  tant  de 
systèmes  opposés,  incomplets,  et  qui  ne  repré- 
sentent chacun  qu'une  faible  partie  de  la  réalité 
totale.  Les  sciences  naturelles  ont  pendant  long- 
temps partagé  le  même  sort;  elles  ont  traversé 
les  mêmes  vicissitudes,  et  n'en  sont  sorties  que 
du  jour  où  les  savants,  au  lieu  de  conjecturer  et 
de  deviner,  ont  adopté  et  appliqué  scrupuleu- 
sement la  méthode  d'observation.  11  n'y  a  pas, 
non  plus,  d'autre  marche  à  suivre  dans  l'étude 
de  la  philosophie  :  proscrire  impitoyablement 
l'hypothèse  et  observer;  ne  rien  supposer  au  delà 
des  données  de  l'observation  seule.  Mais  il  est, 
selon  l'école  écossaise,  une  autre  cause  d'erreur 
plus  puissante  encore,  et  qui  tient  à  ce  que  les 
philosophes  n'ont  pas  su  reconnaître  les  bornes 
assignées  à  l'entendement  humain  dans  la  re- 
cherche de  la  vérité.  Ils  ont  voulu  pénétrer  la 
dernière  raison  de  ce  qui  est,  sous  le  mode 
atteindre  la  substance,  sous  l'effet  la  cause, 
expliquer  l'inexplicable.  Rien  de  plus  vain,  d'après 
Reid  et  ses  disciples,  qu'une  pareille  prétention 
Car,  en  dernière  anal^J-sc,  que  savons-nous  de  la 
réalité,  soit  interne,  soit  externe?  Notre  savoir, 
disent-ils,  se  réduit  à  la  connaissance  des  phé- 
nomènes et,  par  suite,  des  propriétés  ou  attri- 
buts; le  reste  nous  échappe.  Tout  ce  que  nous 
pouvons  dire  des  causes  et  des  substances,  c'est 

Qu'elles  existent,  parce  que  la  pensée  remonte 
e  l'effet  à  la  cause  et  de  l'attribut  à  l'être.  Mais 
causes  et  substances  sont  en  elles-mêmes  insai- 
sissables. Comment  existent-elles?  Quelle  est  au 
fond  leur  nature?  Nul  ne  le  sait,  et  c'est  com- 
promettre la  science  que  de  l'embarrasser  de 
semblables  questions.  Tant  que  les  sciences  na- 
turelles furent  engagées  dans  cette  voie  et 
qu'elles  s'occupèrent  de  déterminer  en  quoi  con- 


EGOS 


—  427  — 


EGOS 


sisto  l'essence  de  la  raiitière  et  des  corps,  elles 
ne  produisirent  que  des  systèmes  chimériques. 
Du  moment,  au  contraire,  qu'elles  ont  renoncé 
à  ce  mode  d'investigations,  pour  se  renfermer 
dansi  l'étude  des  faits,  do  leurs  caractères  et 
de  leurs  rapports,  elles  sont  rapidement  par- 
venues à  un  état  do  certitude  et  de  perfection 
relative,  inespéré.  La  conclusion  à  en  tirer,  c'est 
qu'il  faut  également  renoncer,  en  philosophie,  à 
tous  ces  problèmes  insolubles  sur  le  comment  et 
le  pouniuoi  de  l'existence  des  êtres,  et  s'attacher 
à  la  partie  de  la  réalité  qui  est  seule  directement 
connaissable,  c'est-à-dire  aux  phénomènes;  car 
cela  seul  est  possible  pour  l'esprit  comme  pour 
les  corps,  et  les  conditions  de  la  science  des 
corps  sont  les  mêmes  que  celles  de  la  science  de 
l'esprit.  Les  écossais  ont  insisté  sur  ce  point  avec 
la  plus  grande  force  :  analogie  complète  des 
sciences  physiques  et  des  sciences  morales  et, 
par  conséquent,  application  de  la  méthode  ba- 
conienne  aux  unes  comme  aux  autres.  Il  s'ensuit 
que  les  questions  philosophiques  peuvent  et  doi- 
vent toutes  se  ramener  à  des  questions  de  faits, 
et  que  la  philosophie  tout  entière  dépend  de  la 
psychologie.  Tel  est  le  but  avoué  de  la  réforme 
que  Reid  et  Dugald  Stewart  voulurent  intro- 
duire dans  la  philosophie.  Un  dernier  trait  achè- 
vera de  la  caractériser.  Toutes  les  sciences 
impliquent  au  fond  certains  principes  qui  les 
gouvernent  et  sans  lesquels  elles  ne  sauraient 
subsister  un  moment.  Récuser  ces  principes, 
ruiner  la  légitimité  du  témoignage  des  sens  ou 
de  la  raison,  infirmer  la  validité  du  rapport  de 
l'effet  à  la  cause,  de  l'attribut  à  la  substance, 
serait  ruiner  du  même  coup  toutes  les  appli- 
cations qui  en  dérivent.  La  philosophie,  sous  ce 
rapport,  est  soumise  aux  mêmes  conditions  que 
les  sciences  mathématiques,  ou  que  les  sciences 
physiques  et  naturelles.  Mais  tandis  que  dans  les 
autres  sciences,  les  savants  qui  s'en  occupent 
prennent  pour  accordées  les  vérités  premières 
sur  lesquelles  ces  sciences  reposent,  les  philo- 
sophes ont  cru  devoir  en  contester  la  légitimité, 
ou  l'établir  chacun  à  sa  manière.  Et  comme  ces 
vérités  premières,  par  cela  seul  qu'elles  sont 
simples,  irréductibles,  se  refusent  à  la  démons- 
tration, ils  ont  été  conduits  à  les  altérer  ou  à  les 
nier.  Nulle  erreur,  suivant  les  écossais,  n'a  été 

§lus  préjudiciable  aux  intérêts  de  la  science 
ont  on  a  méconnu  la  nature  et  les  limites. 
Quelle  science  autrement  eût  jamais  fait  un  pas, 
si  chacune  avait  dû  prouver  sa  raison  d'être,  et 
remonter  à  l'infini  pour  se  justifier?  Ils  proscri- 
virent donc  ces  ambitieuses  et,  si  nous  les  en 
croyons,  inutiles  recherches,  et  déclarèrent  que 
la  philosophie  devait  accepter,  au  même  titre 
que  les  autres  sciences,  les  vérités  indémon- 
trables qui  lui  servent  de  base.  Mais  quelles  sont 
ces  vérités?  quel  est  leur  rôle?  quelle  part  leur 
revient  dans  l'acquisition  des  connaissances  hu- 
maines? voilà  le  problème  que  Reid,  après  Aris- 
tote,  entreprit  de  résoudre.  Comme  il  avait  ré- 
futé l'idéalisme  de  Berkeley  par  la  critique  du 
dogmatisme  de  Descartes,  il  sapa  dans  sa  base 
le  scepticisme  de  Hume  par  la  critique  du 
dogmatisme  de  Locke.  Suivant  Locke  et  ses  par- 
tisans, toutes  nos  idées  sont  le  résultat  de  l'ob- 
servation et  de  ses  données.  L'esprit  est  une 
table  rase.  Il  entre  en  rapport  avec  les  phéno- 
mènes du  monde  extérieur  par  l'intermédiaire 
de  la  sensation;  il  connaît  les  phénomènes  du 
monde  interne  par  la  conscience.  De  la  compa- 
raison des  idées  entre  elles  naît  le  jugement, 
grâce  à  la  mémoire;  de  la  comparaison  des  ju- 
gements entre  eux,  le  raisonnement;  ainsi  tout 
s'enchaîne  et  se  résout,  en  dernière  analyse, 
dans  les  idées,  qui  sont  elles-mêmes  le  produit 


de  l'observation.  Rien  de  plus  simple  au  premier 
abord,  et  de  plus  rigoureux  en  apparence,  qu'une 
semblable  doctrine;  mais  Hume  se  chargea  d'en 
démontrer  le  vice  par  une  invincible  déduction 
des  conséquences  (jui  en  résultent.  Si  les  idées, 
comme  on  le  prétend  dans  l'hypothèse,  pro- 
viennent de  l'observation  seule,  il  n'y  a  ni 
substances,  ni  causes,  car  l'observation  n'atteint 
que  des  phénomènes  mobiles  et  passagers:  nous 
pouvons  connaître  la  surface,  le  fond  se  dérobe 
perpétuellement  à  nos  recherches.  Si.  d'autre 
part,  les  jugements  ne  sont  que  le  proauit  de  la 
comparaison  de  deux  ou  de  plusieurs  idées  préa- 
lablement fournies  par  l'observation,  ainsi  que 
le  veut  Locke  et  son  école,  on  ne  peut  dire,  ni 
que  tout  fait  suppose  une  cause,  ni  tout  attribut 
un  être.  De  ces  deux  termes  mis  en  rapport,  l'un 
est  entièrement  chimérique,  puisqu'il  ne  cor- 
respond à  aucune  réalité  saisissabîe,  et  il  n'y  a 
pas  d'artifice  logique  au  monde  qui  permette  de 
transformer  un  rapport  éventuel  de  concomitance 
ou  de  succession,  dût-il  se  reproduire  unifor- 
mément, en  un  rapport  invariable,  nécessaire, 
absolu.  C'est  ainsi  que  Hume  avait  '"ré  de  la 
théorie  de  Locke  sur  l'origine  des  idées,  un  scep- 
ticisme universel  qui  ruinait  la  croyance  du 
genre  humain  à  toute  réalité  quelle  qu'elle  fût, 
les  corps,  l'àme  et  Dieu.  Or  Reid,  par  une  ana- 
lyse supérieure,  fit  voir  que  toute  notion  im- 
plique, outre  l'élément  a  posteriori  produit  de 
l'expérience,  un  élément  a  priori  parfaitement 
distinct,  que  l'expérience  ne  contient  pas,  et 
qu'elle  est  impuissante  à  expliquer.  A  côté  des 
jugements  empiriques,  contingents,  dérivés  de 
la  comparaison  d'idées  particulières,  il  distingua 
des  jugements  spontanés,  nécessaires,  universels, 
et  qui  sont  la  raison  d'être  des  premiers.  Ces 
jugements,  avec  les  principes  qu'ils  supposent, 
dira-t-on  qu'ils  proviennent  de  l'expérience?  Non, 
car  ils  la  surpassent  et  la  dominent.  De  la  ré- 
flexion? Pas  davantage;  car  ils  se  produisent 
instantanément  dans  l'esprit,  sans  que  nous  y 
ayons  songé,  que  nous  l'ayons  voulu.  On  les 
retrouve  à  la  fois  chez  tous  les  hommes,  et  ils 
possèdent  dès  le  premier  jour  toute  l'autorité 
qu'ils  auront  jamais  plus  tard.  Nous  ne  sommes 
maîtres  ni  de  les  accepter,  ni  de  les  repousser; 
ils  constituent  le  fond  même  de  l'intelligence  et 
président  à  chacun  de  ses  actes.  L'analyse  peut 
les  dégager,  les  exprimer  par  des  formules  plus 
ou  moins  rigoureuses;  mais,  formulés  ou  non, 
l'esprit  les  applique  avec  une  certitude  égale. 
Spus  ce  rapport,  l'homme  croit  sans  avoir  appris, 
il  sait  sans  avoir  besoin  d'apprendre.  Il  y  a  donc 
deux  sortes  de  vérités,  les  unes  a  posteriori,  les 
autres  a  priori  ;  et  ce  sont  ces  dernières  que 
Reid  opposa  à  l'empirisme  de  Locke.  Les  écossais 
les  ont  désignées  sous  différents  noms  :  lois  fon- 
damentales de  l'intelligence,  croyances  primi- 
tives, principes  de  la  croyance  humaine,  vérités 
du  sens  commun;  mais,  malgré  cette  diversité 
dans  les  termes,  et  bien  que  les  listes  qu'ils  ont 
essayé  d'en  dresser  soient  défectueuses,  arbi- 
traires ou  confuses,  ils  n'en  ont  pas  moins  eu 
l'honneur  de  déterminer  l'existence  de  ces  vérités 
générales  avec  plus  de  précision  qu'on  n'avait 
fait  jusqu'alors,  de  les  distinguer  des  vérités  em- 
piriques qu'elles  accompagnent,  d'indiquer  enfin 
le  rôle  qu'elles  jouent  dans  l'acquisition  de  la 
connaissance. 

Telle  est,  en  peu  de  mots,  la  doctrine  de  l'école 
écossaise  sur  l'objet,  les  limites  et  les  conditions 
de  la  science  philosophique.  Le  principal  mérite 
des  philosophes  écossais  est  incontestablement 
d'avoir  montré  qu'il  y  a  une  science  de  l'esprit, 
comme  il  y  a  une  science  des  corps,  et  que  les 
procédés  qui  s'appliquent  à  l'étude  de  celle  ci  sont, 


ÉDUC 


—  428 


EDUC 


dans  une  certaine  mesure,  applicables  à  l'élude 
de  celle-là.  On  avait  établi,  sans  doute,  avant  eux, 
la  distinction  du  monde  physique  et  du  monde 
moral,  et  la  nécessité  de  l'observation  pour  con- 
naître les  phénomènes  du  monde  interne;  mais 
ils  sont  les  premiers  qui  aient  nettement  exposé 
les  règles  de  cette  observation,  et  surtout  qui 
l'aient  pratiquée  pour  leur  propre  compte.  Un 
autre  service  rendu  par  les  écossais,  a  été  de 
faire  voir  que  tous  les  problèmes  philosophiques 
ont  leurs  éléments  de  solution  dans  la  connais- 
sance préalable  des  phénomènes  de  l'esprit  hu- 
main et  de  ses  lois.  Et  s'ils  ont  exagéré  cette  idée 
jusqu'à  sembler  proscrire  comme  insolubles  cer- 
taines questions  qui  sont  du  domaine  ordinaire 
de  la  métaphysique,  il  ne  faut  pas  s'empresser 
de  les  condamner;  mais  l'on  doit  excuser  chez 
eux  une  réaction  presque  inévitable  contre  le 
dogmatisme  exclusif  des  écoles  antérieures.  Ils 
ont  plutôt  ajourné  que  nié  la  métaphysique,  en 
appli(juant  la  méthode  expérimentale  qui  pres- 
crit d'étudier  d'abord  et  d'épuiser  les  faits  avant 
de  remonter  à  leurs  cnuscs.  11  ont  voulu,  avant 
tout,  en  finir  avec  l'hypothèse,  et  mettre  les 
principes  du  sens  commun  à  l'abri  de  tout  péril. 
Mais  la  prudence  a  ses  excès  comme  la  hardiesse  : 
parce  qu'on  a  abusé  du  raisonnement,  il  ne  fau- 
drait pas  le  proscrire,  ni  substituer  l'empirisme 
à  un  dogmatisme  sans  règle  et  sans  frein.  Re- 
trancher de  la  science  les  recherches  les  plus 
nobles  et  les  plus  élevées  que  puisse  se  proposer 
l'esprit  humain,  les  problèmes  qui  ont  exercé 
les  plus  grands  génies  de  l'antiquité  et  des  temps 
modernes,  c'est  supprimer  la  science  elle-même, 
c'est  lui  ôter  tout  intérêt,  toute  dignité  et  toute 
influence. 

Parvenue  à  son  apogée  avec  Reid  et  Dugald 
Stcwart;  la  philosophie  écossaise  s'est  déjà  pro- 
fondément modifiée  depuis  flamilton.  Introduite 
chez  nous  dans  l'enseignement  supérieur  par 
Royer-Collard  (1811-1813).  elle  a  exercé  une  in- 
fluence considérable  sur  le  mouvement  philoso- 
phique qui  date  de  cette  époque  ;  elle  a  fait  pré- 
valoir le  principe  que  l'observation  des  faits, 
que  l'étude  approfondie  de  la  psychologie  est 
l'antécédent  obligé  et  la  condition  sine  qua  non 
de  la  philosophie  tout  entière  comme  le  prou- 
vent les  travaux  de  Cousin,  de  Jouffroy  et  d'Ad. 
Garnier. 

On  peut  consulter  outre  les  ouvrages  des  au- 
teurs cités  :  M.  Y.  Cousin,  Cours  de  l'histoire 
de  la  philosophie  moderne,  Histoire  de  la  phi- 
losophie morale  au  xviii'  siècle,  année  1819, 
École  écossaise,  t.  IV,  Paris,  1846  (ouvrage  réim- 
primé sous  le  simple  titre  de  Philosophie  écos- 
saise) ;  —  Thomas  Reid,  Œuvres  complètes,  tra- 
duites par  Joufl'roy,  I"  volume  (préface),  in-8, 
Paris,  1836; — W.  Hamilton,  Fragments  de  phi- 
losophie, trddnils  par  Louis  Poisse  (préface),  in-8, 
Paris,  1840;  — les  articles  consacrés  dans  ce 
dictionnaire  aux  principaux  philosophes  écossais. 

A.  B. 

ECPHANTE  DE  Syracuse.  Ce  philosophe,  dont 
la  vie  nous  est  entièrement  inconnue  et  dont  les 
écrits  ne  sont  point  arrives  jusqu'à  nous,  est  or- 
dinairement compris  dans  l'ancienne  école  py- 
thagoricienne. Si  cette  opinion  est  fondée,  il  faut 
ajouter  qu'Ecphante  abandonna  les  doctrines  de 
son  premier  maître,  pour  le  système  de  Lcucippe 
et  de  Démocrite.  11  substitua  aux  monades  de 
Pythagore  des  substances  purement  matérielles, 
les  atomes^  auxquels  il  ajouta  le  vide;  et  ces 
deux  principes  lui  parurent  suffisants  pour  ex- 
pliquer la  formation  de  tous  les  êtres. 

Voy.  Stobée,  dans  l'édition  de  Heeren,  t.  I, 
p.  308.  X. 

ÉDUCATION.  Pour  se  faire  tout  d'abord  une 


idée  juste  de  ce  que  l'on  doit  entendre  par  ce 
mot,  il  suffit  de  jeter  un  regard  sur  un  enfant 
nouveau-né.  Cet  être  si  faible,  si  dénué  de  tout, 
porte  en  lui  les  germe.s  des  j)lus  puissantes,  des 
I)lus  nobles  facultés.  Abandonné  à  lui-même,  il 
ne  tarde  pas  à  périr;  et  si  des  soins  intelligents 
ne  viennent  diriger  son  développement,  en  sup- 
posant qu'il  vivOj  il  est  exposé  a  foutes  sortes  de 
difformités  physiques  et  morales.  Or  ces  soins 
constituent  ce  qu'on  appelle  Véducation,  et  c'est 
de  l'éducation,  prise  en  ce  sens,  que  nous  essaye- 
rons de  déterminer  les  principes  généraux,  l'ob- 
jet et  la  fin. 

Il  ne  sera  donc  question  ici  ni  de  cette  éduca- 
tion universelle  par  laquelle  la  Providence  con- 
duit l'espèce  humaine  vers  sa  destinée  finale,  ni 
de  cette  éducation  indirecte  qui  se  compose  de 
toutes  les  circonstances  naturelles  et  sociales 
sous  l'empire  desquelles  s'élèvent  les  individus, 
et  qui,  les  prenant  au  berceau,  les  mène,  a 
travers  tous  les  accidents  de  la  vie,  vers  leur 
destination  particulière.  Il  s'agit  uniquement  des 
soins  que  les  parents  et  les  maîtres  donnent  à 
leurs  enfants  et  à  leurs  élèves,  pour  les  diriger 
dans  leur  développement  physique  et  moral. 

Toute  génération  nouvelle  s'élève  naturelle- 
ment sous  l'influence  de  celle  qui  l'a  produite, 
et  reçoit  de  celle-ci  des  directions,  des  opinions, 
des  habitudes,  des  exemples.  Primitivement  cette 
éducation  est  toute  naïve  :  les  parents  appren- 
nent aux  enfants  ce  qu'ils  ont  appris  de  leurs 
ancêtres,  et  les  enfants  imitent  ce  qu'ils  voient 
faire  à  leurs  parents.  Cette  imitation  est  déjà  un 
principe  de  progrès,  puisqu'elle  perfectionne  et 
accroît  ce  qu'elle  imite  ;  mais  une  amélioration 
réelle  et  générale  de  la  condition  humaine  n'est 
assurée  que  du  moment  que  l'éducation  devient 
une  étude,  un  art  qui  a  ses  principes  et  ses  lois. 

C'est  à  cette  éducation  directe  et  réfléchie  que 
l'humanité  doit  tous  ses  progrès.  C'est  par  elle, 
si  elle  est  bien  dirigée,  que  la  génération  qui 
s'élève  est  mise  en  possession  de  toutes  les  con- 
quêtes des  générations  qui  ont  vécu^  et  qu'elle 
devient  capable  d'aujouter  à  cet  héritage  et  de 
l'améliorer. 

Ainsi  l'idée  de  l'éducation  s'agrandit  :  elle  n'a 
pas  seulement  pour  objet  de  diriger  le  dévelop- 
pement de  l'enfant  comme  individu;  elle  doit 
encore  assurer  le  progrès  régulier  de  la  société, 
le  perfectionnement  de  l'espèce  tout  entière. 

A  cette  éducation  philosophique  et  purement 
humaine,  dont  l'objet  est  le  développement  gra- 
duel et  légitime  des  facultés,  est  opposée  l'édu- 
cation factice  et  intéressée,  qui  a  pour  but  de 
dresser  l'enfance,  de  la  façonner,  par  l'habitude 
et  par  la  prévention,  à  un  ordre  de  choses  et 
d'idées  déterminé,  que  l'on  veut  à  tout  prix  éta- 
blir ou  perpétuer. 

L'éducation  artificielle  se  propose  un  but  de 
convention  et  n'y  parvient  qu'en  faussant  la  rai- 
son et  en  faisant  violence  à  la  nature.  Telle  fut 
l'éducation  chez  les  Spartiates  ;  telle  était,  en 
général,  celle  que  dirigeaient  les  ordres  monas- 
tiques. Telle  est  encore  celle  des  Chinois,  qui 
s'eflbrcc  de  renfermer  à  jamais  les  hommes  et 
les  institutions  dans  des  formes  établies  et  con- 
sacrées. Une  pareille  œuvre  ne  peut  se  soutenir 
à  la  longue,  et,  au  lieu  de  réformes  sages  et 
graduelles,  elle  appelle  les  révolutions  violentes 
ou  la  décadence.  L'éducation  philosophique,  au 
contraire,  fondée  sur  la  connaissance  de  la  vraie 
nature  de  l'homme,  tout  en  respectant  l'ordre 
de  choses  établi,  tout  en  le  consolidant  même 
dans  ce  qu'il  a  déraisonnable,  tend  à  l'améliorer, 
à  le  perfectionner.  Mais  ce  genre  d'éducation 
n'est  possible  que  dans  une  société  fondée  elle- 
même  sur  le  respect  et  la  dignité  humaine,  dans 


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une  société  libre  qui   admet  le  progrès  avec  la 
stabilité.  Dans  une  pareille  société,  l'éducation 

fiourra  être  tout  à  la  fois  conservatrice,  en  raf- 
crmissant  les  bases  de  la  constitution,  et  pro- 
gressive, en  ce  que  cette  même  constitution 
n'exclut  aucune  amélioration  organique  et  régu- 
lière ;  elle  sera  politique  et  sociale  en  même 
temps  que  rationnelle,  nationale  en  même  temps 
que  morale  et  humaine. 

L'éducation  artificielle  forme  des  acteurs, 
dresse  les  enf.ints  au  rôle  qu'ils  auront  à  jouer 
dans  la  société  ;  l'éducation  véritable  tend  à  faire 
des  hommes  et  des  citoyens;  celle-là,  pour  ar- 
river à  ses  fins,  pour  réussir  à  inculquer  à  ses 
victimes    un  système  d'idées  ou  de  sentiments 

Slus  ou  moins  factices,  est  obligée  d'employer 
es  moyens  violents,  et  au  lieu  de  cultiver  et 
d'ennoblir  la  nature,  la  fausse  ou  l'étouffé,  la 
déprime  et  la  dégrade  d'une  part,  et  de  l'autre  la 
tend  et  l'exalte  partiellement  outre  mesure; 
celle-ci,  au  contraire,  dirige  et  hâte  le  dévelop- 
pement de  toutes  les  facultés,  en  le  réglant  uni- 
quement par  la  raison  et  la  morale.  Cette  éduca- 
tion, la  seule  qui  mérite  véritablement  ce  nom, 
est  un  des  sujets  les  plus  dignes  d'exercer  les 
méditations  du  philosophe.  La  philosophie  de 
l'éduation  est,  avec  la  politique,  la  plus  haute 
application  de  la  philosophie.  Mais  elle  suppose 
plus  particulièrement  une  étude  approfondie  de 
la  psychologie  et  de  la  morale. 

Dans  l'usage,  les  mots  inslructîon  et  éduca- 
tion sont  synonymes,  et  ils  le  sont  avec  raison, 
car  l'instruction  et  l'éducation  se  supposent  ré- 
ciproquement ;  elles  rentrent  constamment  l'une 
dans  l'autre  et  coïncident  presque  toujours.  Mais 
ainsi  que  tous  les  synonymes,  ces  deux  mots  ex- 
priment deux  espèces  d'un  même  genre,  ou  une 
idée  commune  avec  des  nuances  qui  les  distin- 
guent. L'éducation  et  l'instruction  ont  ensemble 
pour  objet  le  développement  et  l'exercice  des 
facultés  ;  mais  la  première  s'adresse  plus  à  l'âme, 
au  cœurj  aux  passions,  et  la  seconde  à  l'imagi- 
nation, a  l'entendement,  à  Tesprit  ;  celui-là  a 
plus  pour  objet  de  former  le  caractère  et  les 
liabitudes.  celle-ci  d'élever,  de  nourrir  Tintelli- 
gence.  L'éducation  est  impossible  sans  l'instruc- 
tion, tout  ce  qu'il  y  a  de  virtualité  dans  la  con- 
science ne  pouvant  se  réaliser  que  par  la  pensée  ; 
et  l'instruction,  par  cela  même  qu'elle  éclaire 
l'esprit,  le  dispose  à  recevoir  l'éducation  :  elle 
est,  d'un  côté,  l'éducation  de  l'intelligence,  de  la 
raison,  et,  d'un  autre  côté,  l'instrument  de  toute 
éducation. 

Mais  l'éducation  et  l'instruction  sont  insépara- 
bles dans  la  pratique,  on  peut,  on  doit  néan- 
moins traiter  séparément  des  principes  et  des 
règles  de  l'une  et  de  l'autre  :  de  l'éducation, 
comme  ayant  directement  pour  ol)jet  le  déve- 
loppement des  facultés  et  la  formation  des  bon- 
nes habitudes,  et  n'admettant  l'instruction  qu'au 
nombre  de  ses  moyens  ;  de  l'instruction  ou  de  l'en- 
seignement, considéré  en  soi,  comme  ayant 
pour  fin  spéciale  la  transmission  des  connais- 
sances et  de  la  culture  de  l'entendement.  L'édu- 
cation, dans  son  acception  restreinte,  est  la 
yéorgique  de  l'âme,  l'instruction  celle  de  l'esprit. 
L'art  de  l'éducation  et  l'art  d'instruire  supposent 
l'un  et  l'autre  celui  de  la  discipline.  Tous  trois 
constituent  dans  leur  ensemble  la  science  péda- 
gogique. 

Ces  diverses  branches  de  la  science  de  l'édu- 
cation reposent  évidemment  sur  certains  fonde- 
ments communs,  sur  des  principes  généraux, 
qui  doivent  être  recherchés  et  posés  à  l'avance, 
et  qui  composent  la  philosophie  de  l'éducation. 
Celle-ci  a  pour  objet,  en  s'appuyant  sur  la  science 
de  l'homme  et  particulièrement  sur  la  morale, 


de  déterminer  le  Lut  de  toute  éducation  et  d'en 
fixer  les  principes  suprêmes. 

La  philosophie  de  l'éducation  a  d'abord  à  faire 
reconnaître  ses  titres,  sa  nécessité  comme  science, 
et  ses  rapports  avec  les  autres  branches  de  la 
philosophie;  puis  à  indiquer  son  objet  et  son 
but.  Sa  nécessité,  elle  la  prouve,  si  ce  n  est  par  les 
effets  d'une  bonne  éducation,  du  moins  par  ceux 
que  produit  nécessairement  une  éducation  mau- 
vaise, et  par  l'état  de  brutalité  et  de  misère  où 
demeurerait  celui  dont  les  facultés  resteraientsans 
aucune  culture*  elle  la  prouve  surtout  par  la 
nature  même  cle  ses  recherches  et  de  ses  pré- 
ceptes, dont  l'importance  ne  peut  manquer  de 
frapper  les  esprits  :  car  ces  préceptes,  pour  être 
fort  naturels  et  d'une  grande  simplicité,  n'en 
sunt  pas  moins  l'ouvrage  de  la  réflexion  et  de 
l'étude,  et  ne  sauraient  être  bien  compris  sans 
un  certain  effort.  Quant  à  son  objet,  l'ensemble 
des  moyens  qui  servent  à  l'éducation,  elle  ne  le 
crée  pas,  elle  le  soumet  à  l'action  du  raisonne- 
ment et  le  réduit  en  système  :  elle  l'emprunte  à 
la  science  de  l'homme,  à  la  physiologie,  à  la 
psychologie,  à  la  logique,  à  la  morale,  dont  elle 
est  une  application.  Enfin,  quant  à  son  principe 
général,  on  peut  dire  avec  Platon,  qu'une  bonne 
éducation  consiste  à  donner  au  corps  et  à  l'âme 
toute  la  perfection  dont  ils  sont  susceptibles  ;  ou 
avec  Kant,  qu'il  y  a  en  tout  homme  un  homme  di- 
vin, les  germes  d'un  homme  parfait,  conforme  au 
type  selon  lequel  Dieu  le  créa,  et  que  l'éducation 
doit  favoriser  et  diriger  le  développement  de  ces 
germes;  mais  l'essentiel,  c'est  de  savoir  quelle 
est  cette  beauté,  cette  perfection  à  laquelle  nous 
devons  aspirer,  et  par  quels  moyens  on  en  peut 
approcher.  On  peut  dire,  avec  Rousseau,  qu'il 
faut  tout  rapporter  aux  dispositions  primitives 
et  en  diriger  le  développement  vers  ce  que  la 
raison  reconnaît  pour  ce  qu'il  y  a  de  meilleur; 
mais  l'important  est  de  savoir  quelles  sont  ces 
dispositions  primitives  et  ce  que  veut  la  raison, 
et  c'est  précisément  là  ce  qu'il  s'agit  de  déter- 
miner, 

La  proposition  qui  nous  paraît  exprimer  le 
plus  nettement  le  principe  général  de  l'éducation 
est  celle-ci  :  l'éducation  a  pour  objet  le  dévelop- 
pement harmonique,  graduel  et  libre  de  toutes 
les  facultés,  en  les  soumettant  toutes  à  l'empire 
de  la  raison.  Ce  principe  universel  sert  tous  les 
intérêts  légitimes,  tout  but  raisonnable,  embrasse 
tous  les  sentiments  et  toutes  les  dispositions 
primitives,  s'applique  à  tous  les  états,  à  toutes 
les  classes  de  la  société,  et  admet  toutes  les 
éducations  spéciales  ;  mais  par  là  même  il  in- 
terdit la  culture  exclusive  ou  trop  prédominante 
de  toute  faculté  particulière,  toute  vue  inté- 
ressée ou  exclusivement  politique,  toute  espèce 
à.' ilotisme  en  matière  d'éducation. 

La  philosophie  de  l'éducation  reconnaît,  du 
reste,  l'insuffisance  des  moyens  directs  qu'elle 
recommande.  Elle  sait  tout  l'empire  qu'exercent 
incessamment  sur  l'enfant  les  circonstances  au 
milieu  desquelles  il  se  développe,  et  ce  n'est 
pas  une  des  moindres  parties  de  sa  tâche  de 
montrer  combien  il  importe  de  rendre  ces  in- 
fluences diverses  aussi  favorables  que  possible, 
et  de  laisser  le  moins  qu'on  peut  au  hasard. 
Loin  de  favoriser  quelque  système  exclusif,  de 
préconiser  quelque  méthode  absolue,  et  de  tout 
attendre  de  l'observation  minutieuse  de  ses 
prescriptions,  une  bonne  méthode  d'éducation, 
tout  en  donnant  à  ses  préceptes  la  force  et  la 
précision  dont  ils  sont  susceptibles,  laisse  une 
grande  liberté  à  la  pratique,  et,  adressant  l'insti- 
tuteur à  sa  propre  raison,  elle  ne  lui  recommande 
au  fond  que  ce  que,  par  la  réflexion,  il  y  trou- 
verait lui-même  •  son  but   est  atteint,  si  elle 


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EDUC 


réussit  à  éclairer,  dans  l'àme  de  ceux  qui  ont  la 
noble  mission  d'instruire,  ce  qu'on  peut  appeler 
la  conscience  de  l'instituteur. 

Nous  avons  distingué  tout  à  l'heure,  dans 
l'œuvre  générale  de  l'éducation,  la  discipline, 
l'éducation  proprement  dite,  et  l'instruction. 

La  discipline  n'est  pas  l'éducation  ;  elle  en  est 
une  partie  et  la  condition.  Elle  ne  doit  jamais 
oublier  qu'elle  n'est  qu'un  moyen,  et  elle  exclut 
tout  ce  qui  serait  contraire  au  but  de  l'éducation. 
«  Le  premier  principe  d'une  bonne  discipline,  dit 
M.  Cousin  {Discours  du  22  avril,  à  la  chambre 
des  pairs),  de  celle  qui  se  propose  d'élever  et 
non  de  dégrader  les  caractères,  c'est  la  loyauté 
la  plus  scrupuleuse  dans  tous  les  moyens  em- 
ployés, de  telle  sorte  que  toute  application  de 
Ja  règle  soit  une  leçon  vivante  de  moralité.  » 

La  discipline  est  le  gouvernement  de  l'école, 
dans  le  seul  Intérêt  de  l'éducation.  C'est  ici 
surtout  qu'il  importe  de  bien  connaître  la  nature 
humaine  en  général  et  les  caractères  individuels 
des  élèves.  Si,  comme  le  prétendent  certains 
théologiens,  l'homme  est  né  corrompu,  essentiel- 
lement enclin  au  mal,  il  faudra  employer  la  force 
pour  le  dompter,  et  le  régime  de  terreur  et  de 
répression  violente  qui  dominait  dans  les  écoles, 
avant  Rousseau,  est  justifié.  Si,  "au  contraire, 
l'homme  naît  bon,  comme  le  soutient  l'auteur 
à'Émile,  il  suffira  de  le  laisser  se  développer 
librement  ;  toutes  les  mesures  de  rigueur  devien- 
nent superflues  et  sont  plus  nuisibles  qu'utiles. 
Mais,  si,  comme  le  veut  la  raison  d'accord  avec 
l'Évangile,  l'enfant  naît  innocent,  c'est-à-dire 
ni  bon  ni  méchant,  avec  les  germes  de  toutes 
les  vertus  et  de  tous  les  vices,  il  faudra  le  traiter, 
comme  s'exprime  Montaigne,  avec  une  sévère 
douceur,  réprimer  le  penchant  au  mal  et  favo- 
riser les  bonnes  dispositions;  et  si,  avec  Fénelon, 
on  admet  que  les  naturels  qu'on  ne  peut  dompter 
que  par  la  force  sont  l'exception,  la  bonté  et  la 
patience,  qui  n'excluent  pas  la  fermeté,  seront 
la  règle  de  toute  bonne  discipline,  alors  l'impor- 
tant sera  de  bien  étudier  les  dispositions  parti- 
culières des  enfants,  et  de  les  gouverner  en 
conséquence. 

«  Il  y  a  cette  différence  entre  la  discipline  et 
l'éducation,  dit  Kant,  que  celle-là  est  purement 
négative,  et  que  celle-ci  est  positive  ;  celle-là  a 
pour  objet  d'empêcher  l'homme  de  retomber  à 
l'état  de  sauvage;  celle-ci,  de  le  développer.» 

La  discipline  a  pour  objet  d'habituer  les  élèves 
à  l'obéissance,  à  l'ordre,  à  l'attention,  de  les 
disposer,  en  un  mot,  à  recevoir  l'éducation  et 
l'instruction.  «  Il  faut  avant  tout,  dit  Rollin, 
prendre  de  l'autorité  sur  les  enfants.  » 

Animum  rege,  qui,  nisi  paret,  imperat. 

HORAT. 

«  Ce  qui  donne  cette  autorité,  ajoute  Rollin, 
c'est  un  caractère  d'esprit  égal,  ferme,  modéré, 
qui  se  possède  toujours,  qui  n'a  pour  guide  que  la 
raison,  et  qui  n'agit  jamais  par  caprice  ni  par  em- 
portement. »  —  «  Le  grand  problème  à  cet  égard, 
dit  Kant,  est  de  concilier  l'obéissance  passive  des 
enfants  avec  leur  moralité  et  l'exercice  de  leur 
liberté,  sans  lequel  tout  est  mécanisme,  et  sans 
lequel  l'élève  émancipé  ne  saura  faire  un  usage 
raisonnable  de  son  indépendance.  »  —  «  Il  y  a  dans 
le  fils  de  l'homme,  dit  encore  Rollin,  un  amour 
de  l'indépendance  qui  se  développe  dès  la  ma- 
melle, et  qu'il  faut  savoir  rompre  et  dompter 
sans  le  briser  et  le  détruire.  Le  respect,  qui  est 
le  fondement  de  l'autorité,  suppose  la  crainte 
et  l'amour,  qui  sont  les  deux  grands  mobiles  de 
tout  gouvcrnement_,  et  en  particulier  de  celui 
des  enfants.  A  cet  égard,  la  souveraine  habileté 
consiste  à  savoir  allier,  par  un  sage  tempéra- 


ment, une  force  qui  retienne  les  enfants  sans  les 
rebuter,  et  une  douceur  oui  les  gagne  sans  les 
amollir.  » 

L'amour  de  l'ordre,  auquel  la  discipline  doit 
former  les  élèves,  est  une  habitude  précieuse, 
non-seulement  parce  que  sans  l'ordre  toute  édu- 
cation est  impossible,  mais  surtout  parce  que 
cette  habitude  suivra  les  élèves  dans  la  société, 
dont  l'école  doit  être  l'apprentissage. 

La  discipline  doit  enfin  accoutumer  les  enfants 
à  l'application,  à  l'amour  d'un  travail  suivi.  Cette 
application  est,  d'une  part,  une  compagne  de 
l'amour  de  l'ordre  ;  mais,  d'un  autre  côté,  elle 
tient  beaucoup  aussi  au  soin  avec  lequel  le  maître 
saura  éveiller  et  captiver  l'attention. 

La  question  des  peines  et  des  récompenses  né- 
cessaires pour  donner  une  sanction  aux  lois  de 
la  discipline,  se  complique  avec  celle  de  l'émula- 
tion et  de  ses  moyens  :  c'est  une  des  plus  graves 
de  l'art  de  l'éducation.  Pour  la  bien  résoudre,  il 
importe  de  l'examiner  à  la  lumière  du  principe 
souverain  de  toute  éducation,  et  de  se  rappeler 
que  les  exigences  de  la  discipline  doivent  quelque- 
fois fléchir  devant  les  devoirs  plus  importants  et 
plus  sacrés. 

L'éducation  proprement  dite  a  pour  objet 
l'exercice  et  le  dé'veloppement  des  facultés  di- 
verses, l'éducation  directe,  considérée  en  soi  et 
comme  coordonnée  à  l'enseignement.  Fondée  sur 
la  science  de  l'homme^  elle  se  divise  d'abord, 
ainsi  que  l'homme  lui-même,  en  physique  et 
morale. 

L'éducation  physique  a  pour  objet  la  santé,  la 
force,  la  souplesse  du  corps,  et  suppose  quelque 
connaissance  de  la  physiologie  et  de  l'hygiène. 
Elle  comprend  ce  qu'on  appelle  la  mjmnaslique, 
les  exercices  et  les  jeux  corporels,  la  nourriture, 
le  régime,  l'habillement  qui  conviennentàl'enfant 
et  à  l'adolescent.  Elle  est  bonne  en  soi,  mais  elle 
doit  constamment  se  subordonner  à  l'éducation 
de  l'homme  moral. 

L'éducation  morale,  en  tant  qu'elle  est  coor- 
donnée à  l'éducation  physique,  repose  sur  la 
psychologie  :  elle  a  pour  but  d'élever  l'âme,  en 
lui  donnant  la  conscience  de  sa  dignité.  Elle 
comprend  tous  les  exercices  qui  ont  pour  but  de 
développer  et  de  cultiver  nos  facultés  morales 
et  intellectuelles.  Elle  se  divise,  dans  la  théorie, 
en  autant  de  parties  qu'il  y  a  de  facultés  dis- 
tinctes. La  nature  supérieure  de  l'homme  qu'il 
s'agit  de  former  et  de  rendre  prédominante  sur 
la  nature  animale,  se  manifeste  par  quatre 
besoins  principaux  qui  se  rapportent  à  autant 
de  dispositions  naturelles.  L'homme  aspire  au 
vrai,  au  bien,  au  beau^  à  l'infini,  et  en  se  dé- 
veloppant, ces  disposititions  deviennent  Vintel- 
ligence  de  Vordre  universel,  la  conscience  mo- 
rale, le  sentiment  du  beau  et  le  sentiment 
religieux.  L'éducation  sera  donc  tour  à  tour,  ou, 
pour  mieux  dire,  elle  sera  toujours  et  partout 
intellectuelle,  morale  au  sens  propre,  esthétique 
et  religieuse.  Elle  fera  droit  à  toutes  ces  facultés, 
et  il  sera  d'autant  mieux  pourvu  à  la  culture 
de  chacune,  que  toutes  seront  cultivées  avec  plus 
de  soin,  parce  que,  liées  intimement  entre  elles, 
elles  se  soutiennent  et  se  secondent  mutuelle- 
ment. Par  là  même  chacune  conservera  le  rang 
et  l'importance  qui  leur  appartiennent  respecti- 
vement. 

L'éducation  intellectuelle,  qu'il  ne  faut  pas 
confondre  avec  l'éducation  logique,  qui  a  pour 
objet  de  former  le  jugement  comme  moyen  de 
connaître,  est  l'éducation  même  de  la  raison; 
elle  doit  à  la  fois  éclairer  et  élever  l'intelligence  ; 
elle  est  le  résultat  général  de  l'instruction,  si 
celle-ci  est  ce  qu'elle  doit  être  quant  à  son  objet 
et  dans  ses  méthodes. 


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L'éducation  morale,   au   sens  propre,  est   lu 

Sartie  qui  ofl're  le  plus  de  difficultés,  parce  qu'elle 
oit  donner  aux  élèves  à  la  lois  la  conscience  et 
i'habitude  du  bien  et  de  l'honnête.  Ici  encore 
l'instruction,  si  elle  est  bonne,  l'ait  la  moitié  de 
l'œuvre  :  l'instruction  morale,  selon  Fénelon, 
doit  être  telle,  que  ses  préceptes  soient  librement 
acceptés  et  que  les  élèves  les  considèrent  comme 
tirés  do  leur  propre  nature.  Rir  là  même  se 
formera  leur  sens  moral,  le  sentiment  du  juste 
et  du  bien.  Après  ce  travail,  il  no  reste  plus 
qu'à  veiller  aux  impressions  qu'ils  peuvent  re- 
cevoir, aux  exemples  qui  les  environnent,  aux 
habitudes  qu'ils  contractent,  à  leur  l'aire  suivre 
un  bon  régime  moral,  à  fortifier  leur  caractère 
et  leur  volonté. 

Par  là  même  que  l'éducation  sera  vraiment 
morale,  elle  sera  sociale  et  nationale,  surtout 
dans  un  pays  libre  j  car,  bien  que  la  loi  morale 
soit  antérieure  et  supérieure  à  la  loi  civile,  il 
n'y  a  pas  de  moralité  réelle  en  dehors  de  la 
société,  et  quoiqu'elle  nous  impose  des  devoirs 
envers  l'humanité  tout  entière,  elle  nous  ordonne 
de  l'aimer  et  de  la  servir  surtout  dans  nos  con- 
citoyens, et  elle  fait  du  dévouement  à  la  patrie 
le  plus  pressant,  le  plus  noble  de  nos  devoirs. 

La  plus  haute  moralité  possible  est  la  fin  de 
toute  éducation  proprement  dite,  et  elle  sera 
d'autant  mieux  assurée,  que  tout  le  dévelop- 
pement de  l'homme  intérieur  aura  été  mieux 
conduit.  La  culture  intellectuelle  y  dispose^  l'édu- 
cation esthétique  la  fortifie,  l'éducation  religieuse 
l'achève  et  la  sanctionne. 

L'éducation  esthétique  a  pour  objet  de  nourrir 
le  sentiment  de  la  convenance,  de  l'harmonie, 
du  beau  et  du  sublime.  Ce  sentiment  est  bien 
évidemment  un  de  ces  germes  divins  par  lesquels 
Dieu  a  fait  l'homme  à  son  image.  Il  faut  donc, 
en  l'adressant  surtout  aux  œuvres  de  la  nature, 
aux  merveilles  du  ciel,  aux  hautes  inspirations 
du  génie  poétique,  aux  beautés  de  l'histoire,  le 
cultiver  d'abord  pour  lui-même,  et  ensuite  aussi 
dans  l'intérêt  de  l'éducation  morale  et  religieuse. 

On  a  dit  que  l'éducation  doit  être  principale- 
ment religieuse,  et  qu'elle  doit  tout  entière  servir 
cet  intérêt  sublime.  Cela  est  vrai,  si  par  religion 
on  entend  la  conscience  que  l'homme  a  de  sa 
nature  supérieure,  et  par  éducation  religieuse 
le  développement  de  tout  ce  qu'il  y  a  en  nous 
d'éléments  d'origine  divine  :  dans  ce  sens  elle 
comprend  toute  l'éducation  morale  et  intellec- 
tuelle. Au  contraire  si,  prenant  cette  expression 
dans  un  sens  plus  restreint,  on  entend  par  là 
l'éducation  d'un  sentiment  spécial,  alors  elle  peut 
encore  pénétrer  de  son  esprit  l'œuvre  de  l'édu- 
cation tout  entière,  elle  doit  encore  occuper  une 
grande  place,  la  première  place  et  la  plus  large, 
si  l'on  veut  ;  mais  elle  ne  doit  pas  être  tout  : 
il  faut  qu'elle  ne  vienne  qu'en  son  temps  et  en 
son  lieu.  Ce  sujet  est,  du  reste,  rempli  de  diffi- 
cultés particulières  que  nous  ne  pouvons  résoudre 
ici.  Nous  devons  nous  borner  à  dire  que  l'impor- 
tant à  cet  égard,  c'est  la  manière  dont  on  saura 
éveiller  et  nourrir  le  sentiment  religieux,  et 
nous  recommanderons  encore  une  fois  ce  grand 

Erincipe  de  Fénelon  que  nous  avons  cité  plus 
aut. 

L'éducation  logique  a  pour  objet  de  former  le 
jugement,  de  fortifier  l'instrument  commun  et 
nécessaire  de  toute  éducation  et  de  toute  instruc- 
tion. Pour  former  le  jugement,  il  importe,  avant 
tout,  de  savoir  éveiller  et  fixer  l'attention  ;  pour 
le  rendre  tout  à  la  fois  juste,  facile  et  prompt,  il 
faut  l'exercer  directement  par  des  interrogations 
faites  dans  cette  intention,  indirectement  par 
de  certaines  études,  comme  celle  de  la  gram- 
maire et  du  calcul,  de  plus  par  toute  la  manière 


d'enseigner  et  par  une  bonne  gradation  de  l'en- 
seignement. On  doit  en  môme  temps  exercer  le 
jugement  et  la  mémoire,  et  habituer  celle-ci  à 
garder  fidèlement  le  dépôt  qui  lui  a  été  confié. 

L'art  d'instruire  doit  considérer  à  la  fois  et  les 
divers  objets  de  l'instruction  et  la  méthode  d'en- 
seignement. 

«  La  tâche  de  l'instituteur,  dit  Herbart,  con- 
siste à  transmettre  et  à  interpréter  à  la  nouvelle 
génération  l'expérience  de  l'espèce.  »  Cela  est 
vrai  si,  par  cet  instituteur^  on  entend  tous  ceux 
qui  enseignent,  l'Université^  l'Église,  tous  les 
écrivains,  tous  les  savants  isolés  ou  réunis  en 
corps;  car  telle  est  en  efl"et  leur  commune  tâche. 
Mais  l'instruction  de  la  jeunesse  ne  comprend 
qu'une  partie  de  cette  tâche,  et  il  est  évident 
que  la  science  acquise  ne  peut  être  transmise, 
tout  entière  à  tous.  C'est  un  riche  trésor  qui 
s'accroît  incessamment  et  qui  est  distribué  à  tous 
selon  leurs  besoins. 

Il  y  a  divers  degrés  et  divers  genres  d'instruc- 
tion ,  car  tout  le  monde  conviendra  que  la 
science  doit  être  distribuée  selon  les  âges  et  les 
sexes,  selon  la  condition  sociale  et  la  vocation 
présumée  des  élèves.  Mais  quelles  seront  les 
bases  et  les  règles  de  cette  division?  Comment 
fixer  les  limites  où  il  faudra  contenir  chacune 
des  catégories  établies  par  la  société  et  par  la 
nature?  Ici  l'art  de  l'éducation  se  confond  avec 
la  politique.  Qu'il  nous  soit  permis  seulement 
de  réclamer  pour  tous  une  juste  part  d'instruc- 
tion morale  et  religieuse;  ce  qu'il  faut  pour 
comprendre  ses  devoirs  et  avoir  conscience  de 
la  dignité  humaine.  Qu'il  nous  soit  permis  aussi 
d'insister  sur  la  nécessité  de  former  avant  tout 
l'instrument  de  la  pensée,  surtout  par  l'étude  de 
la  grammaire,  et  de  réserver  pour  plus  tard  les 
sciences  physiques,  en  s'appliquant  d'abord, 
comme  le  dit  Rousseau,  à  en  donner  aux  jeunes 
élèves  le  goût  et  les  méthodes.  Une  bonne  mé- 
thode d'enseignement  cherchera,  par  un  sage 
tempérament,  à  concilier  ensemble  ce  qu'on  ap- 
pelle, en  Allemagne,  le  réalisme  et  rhumanisme, 
tempérament  qui  se  rencontre  déjà  dans  la  plu- 
part de  nos  collèges,  et  que  les  règlements  ten- 
dent à  établir  partout. 

Chaque  partie  de  l'enseignement  a  ses  procédés 
particuliers,  et  l'instruction  elle-même,  aussi 
bien  que  la  manière  de  la  transmettre,  varie  de- 
puis la  salle  d'asile  jusqu'aux  salles  des  facultés. 
Toutes  ces  méthodes  et  tous  ces  procédés  doivent 
être  subordonnés  à  des  préceptes  généraux,  et 
être  appréciés,  non  pas  seulement  d'après  leurs 
résultats  immédiats,  mais  surtout  d'après  leurs 
rapports  avec  le  but  général  de  l'éducation.  La 
méthode  doit  constamment  s'inspirer  de  ïidée 
générale.  Elle  doit  toujours  avoir  pour  résultat 
de  cultiver,  de  développer  l'intelligence,  et  ne 
pas  se  contenter  de  lui  inculquer  des  opinions, 
de  lui  faire  accepter  passivement  les  notions 
qu'elle  y  dépose.  Elle  se  réglera  d'ailleurs  sur 
l'âge  des  élèves  et  sur  l'objet  de  l'enseignement. 
La  meilleure  méthode  sera  celle  qui  aura  le 
plus  la  vertu  éducatrice.  Cette  méthode  est  celle 
qui  consiste  à  faire  trouver  aux  élèves,  comme 
par  eux-mêmes,  ce  qu'on  veut  leur  faire  appren- 
dre, en  les  mettant  sur  la  voie  par  d'habiles 
directions. 

Tel  est  le  vaste  cadre  dans  lequel  la  philoso- 
phie de  l'éducation  peut  renfermer  ses  recher- 
ches et  ses  préceptes.  Elle  recommande,  en  finis- 
sant, aux  maîtres,  après  s'être  vivement  péné- 
trés de  la  grandeur  de  leur  mission,  de  bien 
étudier  le  naturel  particulier  de  leurs  élèves, 
surtout  dans  l'intérêt  de  la  discipline  et  de  l'é- 
ducation morale.  Tel  a  besoin  du  frein,  tel  autre 
de  l'aiguillon  :  l'un  sera  si  bien  né,  qu'il  suffira 


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de  le  guider  par  la  main  pour  que  ses  facultés 
s'épanouissent  dans  toute  leur  beauté  à  la  lu- 
mière de  la  raison;  tandis  qu'un  autre,  moins 
heureusement  doué  ou  plus  enclin  au  mal,  ne 
pourra  être  porté  au  bien  que  par  la  plus  grande 
vigilance  et  le  plus  sévère  régime.  Que  l'insti- 
tuteur se  rappelle  qu'il  n'agit  point  sur  une  ma- 
tière passive  et  inerte,  mais  sur  une  âme  pleine 
de  mouvement  et  aspirant  à  la  liberté;  qu'cleoer, 
c'est  nourrir,  fortifier,  ennoblir;  et  qu'appren- 
dre, c'est  s'approprier  des  idées  en  se  les  assimi- 
lant, en  les  rendant  siennes.  Tandis  que  l'artiste 
ordinaire  façonne  le  marbre  à  son  gré  ou  trans- 
porte sur  la  toile  l'image  qu'il  lui  plaît,  l'insti- 
tuteur est  un  artiste  qui  opère  sur  une  matière 
vivante  et  doit  l'acheminer,  selon  sa  nature, 
vers  une  perfection  dont  la  raison  fournit  le  mo- 
dèle. Outre  la  nature  générale  de  l'homme,  il 
aura  toujours  à  consulter  les  dispositions  parti- 
culières des  individus  confiés  à  ses  soins,  et  ou- 
tre leur  destination  commune  comme  hommes 
et  comme  citoyens,  leur  vocation  sociale  et  leur 
aptitude  particulière.  L'école  est  l'apprentissage 
de  la  vie,  et  la  jeunesse  ne  suffit  pas  à  l'œuvre 
du  perl'ectionuement  humain.  L'éducation  pro- 
prement dite  ne  peut  qu'y  préparer,  le  commen- 
cer. Son  but  est  de  mettre  l'adolescent  en  état 
de  se  conduire  un  jour  par  lui-même,  et  de 
donner  à  toutes  ses  facultés  une  direction  telle 
qu'il  puisse  la  suivre  toujours,  quand  il  aura  à 
se  guider  par  sa  propre  raison.  Elle  doit  appeler 
au  jour  tous  les  germes  de  raison,  de  vertu,  de 
grandeur,  qui  constituent  la  vraie  nature  de 
l'homme,  et  les  développer  assez  pour  leur  assu- 
rer la  victoire  sur  toutes  les  dispositions  con- 
traires, pour  que  les  orages  et  les  nécessités  de 
la  vie  ne  puissent  plus  les  étouff"er  ni  leur  don- 
ner une  fausse  direction  ;  pour  qu'ils  puissent, 
au  contraire,  grandir  et  se  fortifier  par  un  con- 
tinuel progrès. 

Parmi  les  nombreux  écrivains,  tant  anciens 
que  modernes,  qui  ont  traité  de  l'éducation,  on 
peut  citer  particulièrement  :  Platon,  Rcpubligue  ; 

—  Xénophon,  Cyropédie;  —  Plutarque,  de  l'É- 
ducalion  des  enfants;  —  Quintilien,  de  l'Insti- 
tution oratoire;  —  Rabelais,  Gargantua  et 
Pantagruel;  —  Montaigne,  Essais,  liv.  I, 
ch.  XXV,  de  l'Institution  des  enfants;  —  Locke, 
Pensées  sur  l'éducation  des  enfants,  trad.  par 
Coste,  dernière  édition,  Paris,  1821,  2  vol.  in-12; 

—  Rollin,  Traité  des  études,  t.  I;  — Mme  de 
Maintenon,  Lettres  sur  l'éducation  des  filles  ; 
Entretiens  sur  l'éducation,  dans  ses  Œuvres 
complètes,  Paris,  18o4-18o5,  10  vol.  in-12; —  Fé- 
nelon,  de  l'Éducation  des  filles;, —  Rousseau, 
Emile;  —  Mme  Campan,  de  l'Education  des 
femmes,  Paris,  1823,  2  vol.  in-18; — MmedeGen- 
lis,  Adèle  el  Théodore,  ou  Lettres  sur  l'éduca- 
tion, Paris,  1782,  3  vol.  in-8  ;  —  Mme  Guizot, 
le  Journal  d'une  m.ère,  dans  les  Annales  de  l'é- 
ducation; Lettres  de  famille  sur  l'éducation 
domestique,  Paris,  1826,  2vol.  in-8;  —  Mme  Ne- 
ker  de  Saussure,  Éducation  progressive,  3  vol. 
in-8;  —  M.  Guizot,  Méditations  et  Études  mora- 
les, Paris,  18.')2,  in-8; —  P.  Girard,  de  l'Ensei- 
gnement régulier  delà  langue  maternelle,  Paris, 
1844,  in-8;  Cours  éducatif  de  la  langue  mater- 
nelle, Paris,  6vol.  in-12;  —  Dupanloup,  de  l'Édur- 
cation,  Paris;  Orléans,  185a-18.')7,  3  vol.  in-8; — 
Barrau,  de  l'Education  morale  de  la  jeunesse, 
Paris,  1840,  in-8;  du  Rôle  de  la  famille  dans 
l'éducation,  Paris,  1853  ;  —  Prévost-Paradol,  du 
Rôle  de  la  famille  dans  l'éducation,  Paris,  1857, 
in-8;  —  Thery,  Histoire  de  l'éducation  en  France, 
1858,  2  vol.  in-8  ;  —  Cochin,  Essai  sur  la  vie  et 
les  méthodes  d'instruction  et  d'éducation  et  les 
établissements  de  H.  Pestalozzi,   Paris^    1848, 


in-4,  —  le  Tasse,  le  Père  de  famille^  dans  le 
tome  VII  de  ses  Œuvres  complètes,  Venise,  1737; 

—  Pestalozzi,  (ZiULves,  1819,  1827,  15  vol.  in-8; 

—  Nieuicyer,  Timolhée,  1780,  3  vol.;  Vues  sur 
la  pédagogie  allemande  et  sur  l'histoire  dans 
le  xvm*  siècle,  1801  ;  Principes  de  l'éducation 
et  de  l'enseignement,  1834,  3  vol.;  —  Schwartz, 
Histoire  générale  de  l'éducation,  Qn  allbm.,  Hei- 
delberg,  1829,  2  vol.  in-8;  —  Théry,  Histoire  de 
l'éducation  en  France,  Paris,  1858,  2  vol.  in-8. 

J.  W, 

EFFET,  voy.  Cause. 

ÉGYPTIENS  (Sagesse  de.s).  On  conçoit  faci- 
lement qu'un  des  peuples  les  plus  anciens  de  la 
terre  passe  aussi  pour  un  des  plus  sages.  Ceux 
qui  entrent  après  lui  dans  la  carrière  de  la  civi- 
lisation l'admirent  naturellement  en  raison  de 
leur  propre  ignorance  ;  c'est  à  lui  qu'ils  vont 
demander  d'abord  les  connaissances  qui  leur 
manquent  et  qu'ils  rapportent  ensuite,  par  un 
effet  de  l'habitude  ou  de  la  reconnaissance,  celles 
qu'ils  doivent  à  leur  seul  génie.  Si,  de  plus,  cet 
ancien  peuple,  placé  sous  un  régime  purement 
théocratique,  donne  à  toutes  ses  institutions  une 
origine  surnaturelle,  à  sa  propre  existence  une 
antiquité  fabuleuse  ;  si,  grâce  à  la  division  des 
castes,  sévèrement  maintenue  par  les  croyances 
religieuses  encore  plus  que  par  le  pouvoir  poli- 
tique, il  a  pu  rester,  pendant  des  siècles  sans 
nombre,  à  peu  près  immobile  dans  le  même 
état;  si  tout  ce  qui  compose  sa  civilisation,  ses 
idées  sur  l'art,  sur  la  science,  sur  la  politique, 
sur  la  religion,  son  histoire,  ses  lois,  et  le  sens 
même  des  caractères  qui  forment  son  écriture, 
demeure  enseveli  dans  l'ombre  des  temples, 
comme  un  secret  inviolable  que  les  prêtres,  en- 
tre eux,  se  confient  à  l'oreille  ;  si,  ennn,  à  toutes 
ces  causes  d'étonnement,  il  faut  encore  ajouter 
les  phénomènes  d'un  climat  exceptionnel;  alors, 
l'attrait  du  merveilleux  et  de  l'inconnu  venant 
se  joindre  au  prestige  de  l'antiquité,  l'admira- 
tion ne  connaîtra  plus  de  bornes.  Telle  est  pré- 
cisément la  position  des  Égyptiens  par  rapport 
aux  Grecs.  Ceux-ci,  maigre  l'immense  supério- 
rité de  leur  génie  si  fécond  à  la  fois  et  si  origi- 
nal, se  faisaient  passer  pour  les  disciples  des 
premiers.  C'était  parmi  eux  une  opinion  presque 
unanime,  une  tradition  qui  a  toujours  vécu  en 
paix  avec  l'orgueil  national,  que  les  plus  illus- 
tres parmi  leurs  sages  et  leurs  philosophes.  Se- 
lon, Thaïes,  Démocrite,  Pythagore,  Platon,  ont 
puisé  dans  les  temples  de  l'Egypte  la  meilleure 
et  la  plus  solide  partie  de  leur  science.  Tout  le 
monde  connaît  les  hautaines  paroles  que  Platon 
met  dans  la  bouche  d'un  prêtre  de  Sais  :  «  0 
Solon,  ô  Solon,  vous  autres  Grecs,  vous  êtes  tou- 
jours des  enfants;  aucun  Grec  n'est  ancien.  » 
L'engouement  irréfléchi  des  Grecs  a  passé  aux 
peuples  modernes,  augmenté  encore  par  la  dis- 
tance et  par  le  temps.  On  crut  voir  dans  l'anti- 
que royaume  des  Pharaons  une  terre  privilégiée, 
comme  l'Éden  de  la  civilisation,  où  tous  les  arts, 
toutes  les  sciences^  toutes  les  idées  dont  l'hu- 
manité s'honore  s'étaient  montrés  tout  d'abord 
dansleur  plus  complet  développement,  avant  d'ar- 
river jusqu'à  nous,  divisés  et  obscurcis  par  les 
mille  canaux  de  la  tradition,  ou  laborieusement 
retrouvés  par  le  génie.  11  nous  suffit  de  rappeler 
les  prétentions  de  la  philosophie  hermétique^  les 
savantes  extravagances  de  Kircher,  les  illusions 
philosophiques  de  Cudworth.  qui,  prenant  au 
sérieux  les  mensonges  de  l'école  d'Alexandrie, 
et  les  interprétant  par  ses  propres  idées,  accorde 
libéralement  aux  prêtres  d'Osiris  une  profon- 
deur de  vues  et  une  élévation  morale  dont  ils  ne 
s'étaient  certainement  pas  doutés.  Il  n'y  a  pas 
jusqu'aux    incrédules    du    dernier   siècle,    par 


ÉGYP 


—  433  — 


ÉGYP 


exemple  B.iilly  et  Dupuis,  qui  n'aient  cédé  à 
l'entraînement  général;  et  lorsqu'on  lit  certaines 
histoires  des  mythes,  certains  traités  sur  les 
symboles  et  les  religions  de  l'antiquité,  publiés 
il  y  a  quelques  années  seulement,  on  demeure 
ébloui  et  confondu  de  toutes  les  merveilles  qu'on 
a  su  découvrir  dans  les  traditions  mutilées  ou 
dans  les  monuments  informes  avec  lesquels  on 
a  essayé  de  reconstruire  la  science  égyptienne. 
Mais  aujourd'hui,  devant  les  nouvelles  conquêtes 
de  l'archéologie  et  de  la  philologie,  devant  les 
résultats  d'une  érudition  plus  sûre  et  d'une  criti- 
que plus  étendue,  de  pareilles  illusions  ne  sont 
plus  permises.  Et,  en  effet,  lorsqu'on  a  fait  la 
part  de  l'imagination  et  de  l'hypothèse;  lors- 
qu'on a  écarté  les  traditions  qui  ne  se  justifient 
par  aucun  fait  :  lorsqu'on  a  réduit  à  leur  juste 
valeur  les  falsifications  de  l'école  d'Alexandrie, 
ces  prétendus  livres  hermétiques  où  Platon  et  la 
Bible  sont  si  effrontément  mis  au  pillage,  il  reste 
encore  assez  de  documents  positifs,  et  surtout 
assez  de  monuments  de  différents  genres,  pour 
nous  montrer  l'Egypte  comme  le  foyer  d'une  ci- 
vilisation fort  ancienne,  profondément  originale 
et  très-remarquable  pour  le  temps  où  elle  était 
en  vigueur  ;  mais  on  y  chercherait  en  vain  quel- 
que chose  qui  ressemble  à  de  la  philosophie  et 
à  de  la  science,  ou  du  moins  à  ce  que  les  mo- 
dernes ont  coutume  de  désigner  par  ce  nom  ; 
on  y  chercherait  avec  tout  aussi  peu  de  succès, 
des  antécédents  à  ces  profonds  ou  ingénieux  sys- 
tèmes de  la  GrècCj  que  les  lois  et  la  fécondité 
naturelle  de  l'esprit  humain  ont  pu  seules  expli- 
quer jusqu'à  présent. 

Pour  se  faire  une  idée  de  ce  que  pouvait  être 
la  sagesse  des  Égyptiens  ou  leurs  opinions  en 
morale  et  en  métaphysique,  il  suffit  de  jeter  un 
coup  d'œil  sur  les  traces  qu'ils  ont  laissées  dans 
les  autres  sciences,  sur  tous  les  éléments  réunis 
de  leur  civilisation  si  vantée,  et  sur  la  constitu- 
tion même  de  la  société  parmi  eux.  La  société 
égyptienne,  par  sa  forme  politique,  rappelle  tout 
à  fait  l'enfance  de  l'esprit  humain  ;  car  on  n'i- 
magine pas  une  organisation  plus  grossière  que 
cette  division  des  castes  si  chère  à  l'Orient,  et 
qui,  nulle  part,  n'a  été  portée  plus  loin  que  sur 
les  bords  du  Nil.  Les  castes  égyptiennes,  au 
nombre  de  six  ou  sept,  et  parmi  lesquelles  il  y 
avait  aussi  des /varias  comme  dans  l'Inde,  étaient 
véritablement  autant  de  races  et  comme  autant 
de  peuplades  différentes,  qui  subsistaient  les 
unes  à  côté  des  autres,  sans  se  mêler  ni  se  fon- 
dre, éternellement  enchaînées  à  la  même  pro- 
fession. A  leur  tête  était  la  caste  des  prêtres, 
maîtres  absolus  du  pays,  propriétaires  des  deux 
tiers  du  sol,  juges,  astronomes,  astrologues,  ar- 
chitectes, médecins,  historiens,  précepteurs  et 
tuteurs  des  rois,  qui  ne  pouvaient  arriver  sur  le 
trône  qu'en  passant,  au  moyen  d'une  initiation, 
de  la  caste  des  guerriers  dans  le  corps  sacerdo- 
tal. Entre  leurs  mains,  comme  nous  l'avons  déjà 
remarqué,  se  trouvait  réunie  toute  la  civilisa- 
tion de  l'Egypte.  11  est  plus  que  probable  que 
les  règles  mêmes  de  l'agriculture,  si  florissante 
dans  le  royaume  des  Pharaons,  étaient  tracées 
par  eux,  et  que  tous  les  travaux  qui  ont  eu  pour 
but  la  division^  et  la  conservation  des  eaux  du 
Nil,  ont  été  exécutés  par  leur  inspiration.  Mais 
quelles  connaissances  pouvons-nous,  au  juste, 
attribuer  à  ces  prêtres  si  jaloux  de  leur  science 
et  du  pouvoir  immense  auquel  elle  servait  d'ex- 
cuse? Ils  devaient  être  assez  peu  avancés  en  géo- 
métrie, puisque  Pythagore,  que  l'on  dit  avoir  été 
initié  à  tous  leurs  mystères,  a  découvert,  par  son 
seul  génie,  les  propriétés  au  triangle  rectangle. 
ÉvidemmentjS'il  avait  appris  cette  vérité  dans  les 
temples  de  Memphis  ou  de  Saïs^  qu'il  visita  pen- 

DICT.  PHILOS. 


dant  sa  jeunesse,  il  ne  se  serait  pas  cru  obligé 
d'en  rendre  grâce  aux  dieux,  en  leur  offrant 
une  hécatombe.  Nous  ne  savons  pas  ce  que  les 
prêtres  égyptiens  ont  pu  enseigner  de  cette 
même  science  à  Thaïes;  mais  on  assure  que 
Thaïes  leur  enseigna  à  eux-mêmes  comment  on 
peut  mesurer  la  hauteur  des  pyramides  par  leur 
ombre.  On  a  cru  longtemps  qu'ils  avaient  porté 
très-loin,  plus  loin  qu'aucun  autre  peuple  de 
l'antiquité,  y  compris  les  Grecs,  la  science  des 
astres  et  des  temjis;  on  parlait  avec  admiration 
du  cercle  d'Osymandyas;  on  leur  attribuait  l'in- 
vention de  plusieurs  cycles  astronomiques,  très- 
bien  imaginés  pour  rendre  compte  des  pnéno- 
mènes  célestes,  et  pour  rétablir,  après  un  cer- 
tain laps  de  temps,  un  accord  parfait  entre  les 
diverses  manières  ae  mesurer  le  temps,  à  .savoir  : 
le  cycle  d'Apis,  dont  la  durée  était  de  2.)  années 
civiles,  au  bout  desquelles  la  lune  devait  se 
retrouver  au  même  point,  par  rapport  à  Sirius; 
le  cycle  du  Phénix,  dont  la  durée  était  dé 
500  ans  :  de  là  la  fable  du  phénix,  qui  se  con- 
sume lui-même  et  qui  renaît  de  ses  cendres  ;  le 
cycle  Solhtaque,  autrement  dit  de  Sirius,  qui 
embrassait  une  période  de  1460  années  astrono- 
miques jugée  égale  à  1461  années  vagues;  enfin 
ce  qu'on  appelle  la  grande  année  égyptienne, 
dont  la  durée  est  de  36  525  ans,  juste  le  nombre 
auquel  Manéthon  portait  les  livres  hermétiques. 
Il  est  certain,  comme  l'atteste  la  partie  la  mieux 
conservée  de  leur  mythologie,  et  comme  l'exi- 
geaient d'ailleurs  les  besoins  de  l'agriculture, 
que  les  Égyptiens  avaient  fait  des  observations 
astronomiques.  Ils  avaient  étudié  particulière- 
ment la  marche  de  Sirius,  ou,  comme  ils  l'ap- 
pelaient dans  leur  langue,  de  Sothis,  signe  pré- 
curseur des  inondations  du  Nil  et  divinisé  sous 
le  nom  d'Anubis,  le  dieu  cynocéphale.  A  l'année 
lunaire  de  360  jours  qu'ils  avaient  adoptée  d'a- 
bord et  dont  on  trouve  le  symbole  dans  plusieurs 
de  leurs  cérémonies  religieuses,  ils  substituèrent 
plus  tard  l'année  solaire  de  365  jours.  Mais  quant 
au  cercle  d'Osymandyas  et  aux  savants  calculs 
dont  nous  avons  parlé  tout  à  l'heure,  il  a  été 
démontré  jusqu'à  l'évidence  que  ce  sont  des  in- 
ventions du  génie  grec,  et  que  l'astronomie 
égyptienne,  essentiellement  mythologique  et 
mêlée  à  toutes  les  rêveries  de  l'astrologie  judi- 
ciaire, n'a  commencé  à  prendre  un  caractère 
scientifique  que  sous  la  domination  romaine.  A 
l'aspect  des  monuments  gigantesques  qui  cou- 
vrent le  sol  de  l'Egypte,  à  la  vue  de  ces  pyrami- 
des, de  ces  pylônes,  et  de  ces  statues  de  granit 
d'une  monstrueuse  grandeur,  on  a  supposé,  chez 
le  peuple  qui  a  laissé  de  telles  traces  de  son 
passage,  les  ressources  d'une  mécanique  admi- 
rable, auprès  de  laquelle  les  découvertes  moder- 
nes ne  seraient  que  des  jeux  d'enfants.  Mais 
cette  opinion  est  dénuée  de  toute  vraissemblance. 
L'usage  des  plans  inclinés  et  le  nombre  des 
hommes  suppléaient  à  la  puissance  des  machines. 
Nous  savons,  par  Pline,  que  Rhamesès  avait 
employé  120  000  hommes  à  l'érection  d'un  des 
obélisques  de  Thèbes,  et,  dans  les  peintures  qui 
nous  représentent  toutes  les  occupations  de  la 
vie  chez  les  anciens  Égyptiens,  on  n'aperçoit  pas 
une  seule  machine,  pas  même  une  poulie;  en 
revanche,  on  voit  quantité  de  colosses  érigés  ou 
traînés  à  force  de  bras.  Les  sciences  naturelles 
n'étaient  pas  même  connues  de  nom  chez  une 
nation  qui  expliquait  tous  les  phénomènes  par 
une  intervention  immédiate  de  la  puissance  di- 
vine. La  médecine,  qui  était,  comme  toutes  les 
autres  sciences,  le  secret  des  prêtres,  se  rédui- 
sait tout  entière,  si  l'on  en  retranche  les  prati- 
ques superstitieuses,  à  l'art  d'embaumer  les 
morts.  Du  reste,   il  y  avait  des   médecins  pour 

28 


ÉGYP 


—  434  — 


EGYP 


chaque  maladie  cl  pour  chaque  partie  du  corps 
humain.  Enfin,  l'on  n'a  plus  aujourd'hui,  comme 
autrefois,  la  ressource  de  supposer  un  abîme  de 
sagesse  et  de  science  dans  les  inscriptions  hié- 
roglyphiques qui  couvrent  tous  les  monuments 
de  l'ancienne  Egypte  ;  le  voile  qui  nous  en  ca- 
chait le  sens  est  en  partie  déchiré,  et  la  décep- 
tion des  admirateurs  passionnés  de  l'antiquité  a 
dû  être  bien  grande  lorsqu'on  leur  a  montré,  à 
la  place  des  mystères  qu'ils  imaginaient,  des 
noms  propres,  des  dates,  des  dédicaces  et  des 
faits  sans  intérêt.  Il  y  a  plus,  ces  signes  si  long- 
temps vénérés  appartiennent  à  un  système  d'é- 
criture extrêmement  informe  et  désordonné,  où 
les  mêmes  caractères  représentent  tantôt  des 
sons,  tantôt  des  images  symboliques,  et  tantôt 
les  objets  mêmes  qu'ils  peignent  aux  yeux. 

11  est  difficile  qu'avec  cette  manière  grossière 
de  représenter  leurs  idées,  les  prêtres  égyptiens 
aient  pu  composer  un  grand  nombre  de  livres, 
et  surtout  des  livres  dont  la  matière  exige  un 
haut  degré  de  développement  dans  la  pensée  ; 
car  l'écriture  en  usage  dans  les  temples,  parmi 
les  prêtres,  et  qu'on  appelle,  pour  cette  raison, 
hiératique,  n'était  qu'une  abréviation  des  hié- 
roglyphes dont  on  chargeait  les  obélisques  et 
les  murs  des  édifices  religieux.  Aussi,  sans 
prendre  au  sérieux  les  36  325  volumes  dont  Ma- 
néthon  fait  honneur  à  Thot  ou  à  Hermès,  ou  les 
20  000  que  lui  attribue  Jamblique,  ou  les  1200 
que  le  même  Jamblique  avoue  être  une  falsifica- 
tion des  prêtres,  avons-nous  quelque  peine  à 
admettre  même  les  42  mentionnés  par  Clé- 
ment d'Alexandrie  {Sh-om.,  liv.  VI),  dans  la 
description  qu'il  nous  a  laissée  de  la  procession, 
ou  plutôt  de  la  hiérarchie  et  des  insignes  des 
prêtres  égyptiens.  Quoi  qu'il  en  soit,  voici,  d'a- 
près l'auteur  que  nous  venons  de  citer,  la  clas- 
sification de  ces  livres,  regardés  tous  comme  un 
don  de  Mercure  Trismégiste  :  il  y  en  avait  un 
qui  contenait  des  hymnes  ;  un  autre,  la  manière 
de  vivre  prescrite  aux  rois  ;  quatre  étaient  con- 
sacrés à  l'astrologie  judiciaire,  aux  conjonctions 
et  aux  mouvements  des  étoiles,  à  leur  lumière, 
à  leur  coucher  et  à  leur  lever  ;  dix  à  l'écriture 
hiéroglyphique,  à  la  cosmographie,  à  la  géogra- 
phie, a  la  topographie  de  l'Egypte,  à  la  marche 
du  soleil,  de  la  lune  et  des  cinq  planètes,  aux 
mouvements  des  eaux  du  Nil  et  à  la  description 
des  lieux  saints  ;  dix  autres  livres  traitaient  des 
sacrifices,  des  prémices,  des  prières  et  des  hym- 
nes, des  cérémonies  et  des  jours  de  fête,  en  un 
mot,  de  ce  qui  regarde  le  culte  ;  dix  autres  en- 
core, que  l'on  appelait  les  livres  sacerdotaux  par 
excellence,  traitaient  des  lois,  des  dieux,  de 
toute  la  science  sacerdotale.  Celui  qui  était  ad- 
mis à  la  connaissance  de  ces  livres  portait  le 
nom  de  prophète  ou  de  hiéroi»hante.  Enfin,  dans 
les  six  derniers,  réservés  aune  classe  de  prêtres 
subalternes  appelés  du  nom  de  pastophores,  il 
était  question  de  médecine,  d'anatomie,  des  ma- 
ladies du  corps  humain,  des  diverses  espèces  de 
médicaments,  et  en  dernier  lieu  des  femmes. 
Les  prêtres  eux-mêmes  se  classaient  à  peu  près 
de  la  même  manière  que  les  livres  confiés  à 
leur  garde.  Nous  avons  déjà  nommé  les  hiéro- 
phantes et  les  pastophores,  qui  formaient  les 
deux  extrémités  de  la  hiérarchie  ;  entre  eux  ve- 
naient se  placer  les  chantres,  particulièrement 
occupés  de  la  musique  religieuse  ;  les  horoscopes 
ou  astrologues,  chargés  de  prédire  l'avenir;  les 
hiérogrammales,  ou  scribes  du  temple,  qui  joi- 
gnaient à  l'art  des  hiéroglyphes  la  connaissance 
de  l'architecture  et  de  tous  les  symboles  dont  on 
ornait  les  monuments  religieux  ;  enfin  les  hié- 
rostolites,  préposés  aux  sacrifices  et  aux  cérémo- 
nies extérieures  du  culte  {ubi  supra,  et  Por- 


phyre, de  Abslin.,  lib.  IV,  §  8).  Il  serait  vrai- 
ment étrange  que  de  toute  cette  science  sacerdo- 
tale et  de  tous  ces  livres  si  pieusement  conservés, 
absolument  rien  ne  fut  parvenu  jusqu'à  nous; 
que  rien  n'en  eût  été  connu  sous  le  règne  des 
Ptolémées,  lorsque  l'Orient  et  la  Grèce  étaient  si 
vivement  attirés  l'un  vers  l'autre,  lorsqu'il  exis- 
tait depuis  longtemps  des  Égyptiens  accoutumés 
dès  l'enfance  à  parler  également  le  grec  et  leur 
propre  langue. 

En  présence  de  tous  ces  faits,  il  n'est  plus  per- 
mis de  transformer  la  mythologie  égyptienne, 
c'est-à-dire  les  faibles  débris  que  le  temps  nous 
en  a  conservés,  en  un  vaste  système  de  méta- 
physique où  l'on  retrouve,  sous  le  voile  de  l'al- 
légorie, les  conceptions  les  plus  hardies  de  l'es- 
prit moderne.  Sans  doute  chez  une  nation  aussi 
peu  homogène  et  maintenue  par  une  théocratie 
jalouse  dans  une  éternelle  enfance,  la  religion 
des  prêtres,  au  moins  des  chels  de  la  hiérarchie, 
devait  être  un  peu  différente  de  celle  de  la 
multitude;  mais,  pour  trouver  cette  différence, 
il  n'est  pas  nécessaire  de  sortir  ou  de  s'élever  au- 
dessus  de  leur  système  mythologique.  En  effet, 
dès  qu'on  a  passé  en  revue  les  divinités  égyp- 
tiennes, il  est  impossible  de  ne  pas  s'apercevoir 
qu'elles  se  divisent  en  deux  classes  bien  distinc- 
tes :  les  unes  ont  des  attributs,  moraux,  univer- 
sels, dont  l'action  s'étend  sur  l'univers  entier, 
et  l'on  pourrait,  avec  un  léger  effort,  les  regar- 
der comme  des  personnifications  de  certaines 
idées  métaphysiques-  les  autres,  au  contraire, 
sont  mêlées  à  des  idées  d'un  ordre  inférieur  : 
on  les  représente  avec  des  symboles  empruntés 
de  l'astronomie  et  de  l'agriculture,  avec  des 
têtes  d'animaux  sur  des  corps  humains;  elles 
président  non-seulement  à  certains  phénomènes 
particuliers  de  la  nature  et  à  certaines  actions 
de  l'homme,  mais  à  des  actions  et  à  des  phéno- 
mènes qui  ne  peuvent  se  passer  qu'en  Egypte. 

En  tête  des  divinités  du  premier  ordre,  on 
trouve  Amoun,  le  Jupiter  Ammon  des  Grecs,  et 
dont  le  nom,  selon  Plutarque  {de  Iside  et  Osl- 
ride,  c.  ix),  qui  rapporte  lui-même  le  témoi- 
gnage de  Manéthon,  signifie  ce  qui  est  caché 
(Tèxexp\jpijj.£vov),  ou  l'action  même  de  se  cacher 
(xYlv  ypOiJ'iv),  ce  que  les  alexandrins  ont  appelé 
l'ineffable  ou  l'inconnu,  et  les  kabbalistes  le 
mystère  des  mystères;  en  un  mot,  l'infini,  le 
principe  identique  de  tous  les  êtres.  On  ne  lui 
demandait  jamais  autre  chose,  dans  les  prières 
qu'on  lui  adressait,  que  de  sortir  des  ténèbres 
qui  l'enveloppent,  et  de  se  faire  connaître  des 
hommes.  Immédiatement  après,  vient  Kneph, 
dont  le  nom  a  été  converti  par  les  Grecs  en  ce- 
lui d'Agathodémon,  c'est-à-dire  le  bon  génie. 
Considéré  comme  l'esprit  même,  comme  la  pen- 
sée ou  comme  le  verbe  d'Amoun,  il  passait 
pour  n'avoir  pas  eu  de  commencement,  et  l'on 
croyait  qu'il  n'aurait  pas  de  fin  ;  son  essence 
était  trop  pure  pour  qu'il  pût  descendre  sur  la 
terre  et  s'incarner  comme  les  divinités  d'un  or- 
dre inférieur.  Cependant  on  le  représentait  sur 
les  monuments  sous  la  forme  d'un  homme  qui 
laisse  tomber  un  œuf  de  sa  bouche,  pour  dire  que 
le  monde  est  l'œuvre  de  la  parole  et  de  l'intelli- 
gence divine.  11  était  particulièrement  adoré  à 
Thèbes,  dont  les  tem])lcs,  selon  Plutarque  {ubi 
supra,  c.  xxi),  n'admettaient  aucun  dieu  mortel. 
En  regard  de  Kneph,  vient  se  placer  Athyr  ou 
Athor,  la  mère  de  tous  les  êtres,  des  dieux 
comme  des  hommes,  les  ténèbres  non  révélées, 
le  principe  passif  ou  la  matière  première  de  l'u- 
nivers, comme  Kneph  en  est  l'idéal  et  le  prin- 
cipe actif.  Selon  Plutarque  {ubi  supra,  c.  Lv), 
le  nom  de  cette  divinité,  que  plusieurs  pensent 
être  la  même  qu'Isis,  a  pour  signification,  dans 


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la  langue  égyptienne,  la  maison  de  Ilorits  ;  et, 
en  effet,  le  monde  dont  Horus  est  la  personnifi- 
cation est  construit  dans  la  matière.  De  l'œuf 
qu'on  voit  lancé  par  la  bouche  de  Kncph  sort 
une  quatrième  divinité,  qui  a  pour  nom  Phtluis. 
C'est  l'âme  du  monde  ou  le  démiurge,  le  forge- 
ron céleste  qui  travaille  la  matière  et  lui  donne 
la  forme  voulue  par  la  suprême  intelligence. 
C'est  pour  cette  raison  qu'on  en  a  fait  le  Vul- 
cain  des  Égyptiens  et  que  les  Grecs  lui  ont 
donné  le  nom  de  Héphaistos,  comme  ils  ont 
donné  à  Amoun  le  nom  de  Jupiter.  Il  faut  comp- 
ter parmi  les  divinités  de  la  môme  classe,  non 
rias  Phré,  qui  n'est  pas  autre  chose  que  le  soleil, 
e  symbole  matériel  de  Phthas  et  son  agent  im- 
médiat, mais  le  fameux  Thot  ou  Hermès  sur- 
nomme trois  fois  grand,  le  Mercure  de  la  my- 
thologie égyptienne.  Thot  est  véritablement  la 
sagesse  divine,  revêtue  d'un  corps  et  devenue 
visible  sur  la  terre;  c'est  lui  qui,  en  commen- 
çant par  les  Égyptiens,  a  enseigné  aux  hommes 
tout  ce  qu'ils  savent  d'utile  et  de  beau.  Il  leur  a 
donné  la  parole  et  l'écriture;  il  a  nommé  toutes 
les  choses  qui  auparavant  n'avaient  pas  de  nom, 
comme  Adam  dans  le  paradis  terrestre  ;  il  a  ap- 
porté la  connaissance  et  institué  le  culte  des 
dieux;  il  a  inventé  l'astronomie,  la  musique,  la 
palestre;  il  a  construit  la  première  lyre  et  com- 
posé les  premiers  chants  ;  il  a  élevé  des  colon- 
nes où  furent  gravés  les  premiers  hiéroglyphes, 
et  que  les  prêtres  égyptiens  regardaient  comme 
leurs  premiers  livres.  Mais,  toutes  ces  connais- 
sances s'étant  bientôt  effacées  de  la  mémoire 
des  hommes,  Hermès  envoya  sur  la  terre  son 
fils  Tat,  qui  fut  le  restaurateur  de  la  religion, 
des  sciences  et  des  arts,  comme  lui-même  eii 
avait  été  l'inventeur. 

Nous  sommes  obligés  de  confesser  que  cette 
partie  de  la  mythologie  égyptienne  nous  laisse 
quelques  doutes  ;  car  on  la  chercherait  vaine- 
ment dans  Hérodote,  et  même  le  précieux  livre 
de  Plutarque  sur  Isis  et  Osiris  ne  la  contient  pas 
tout  entière  ;  Plutarque  ne  parle  ni  de  Tat,  ni 
de  Phthas,  ni  de  Thot,  considéré  comme  une 
image  vivante  de  la  divine  sagesse.  On  ne  risque 
rien,  dans  tous  les  cas,  de  la  regarder  comme 
la  plus  récente  ;  et  si  l'on  ne  veut  pas  absolu- 
ment que  le  platonisme  y  ait  quelque  part,  y  au- 
rait-il de  l'invraisemblance  à  supposer  que  la 
domination  des  Perses,  qui  a  précédé  de  deux 
siècles  celle  des  Grecs,  n'y  est  pas  restée  tout  à 
fait  étrangère?  Le  système  que  nous  venons 
d'exposer  a  une  grande  analogie  avec  la  partie 
la  plus  élevée  et  les  éléments  les  plus  profonds 
de  la  théologie  de  Zoroastre.  Amoun  nous  rap- 
pelle parfaitement  Zerwane  Akérène,  l'infini 
proprement  dit,  le  principe  suprême  et  inconnu 
d'où  sortent  à  la  fois  le  bien  et  le  mal,  l'intelli- 
gence et  la  matière,  la  lumière  et  les  ténèbres  : 
Kneçh,  le  principe  de  la  bonté  et  de  la  sagesse, 
le  génie  du  bien,  ou.  comme  le  dit  son  nom,  le 
bon  génie,  nous  fait  penser  sans  effort  à  Ormuzd. 
Athyr  nous  représente,  comme  Ahrimane,  la 
matière  et  les  ténèbres  ;  enfin  dans  Phthas,  le 
génie  du  feu,  l'àme  du  monde,  le  médiateur 
universel  entre  Dieu  et  les  êtres,  on  reconnaît 
Mythra,  qui  joue  exactement  le  même  rôle  dans 
la  religion  des  mages.  Quant  au  personnage  de 
Thot,  on  le  rencontre  également,  sous  un  nom 
ou  sous  un  autre,  dans  toutes  les  religions;  il 
doit  être  compté  parmi  ces  universaux  poéti- 
ques dont  parle  VJco,  et  qui  ont  leur  fondement 
dans  la  nature  même  de  l'esprit  humain. 

Les  autres  divinités  de  l'Egypte,  celles  dont  le 
culte  était  accessible  à  tout  le  monde  et  dont  la 
plupart  portent  visiblement  l'empreinte  du  pays, 
sont  loin  de  nous  offrir  un  système  aussi  régu- 


lier, une  allégorie  auffSi  transparente  que  celles 
dont  nous  avons  parlé  jusqu'à  présent.  Elles  for- 
ment dans  leur  ensemble  une  vaste  et  confuse 
mythologie  où  il  est  impossible  de  ne  pas  recon- 
naître plusieurs  ordres  d'idées,  plusieurs  degrés 
de  civilisation  religieuse,  amenés  successivement 
par  le  temps  et  se  conservant  sans  effort  l'un  à 
côté  de  l'autre,  grâce  à  la  division  des  castes  et 
à  l'immobilité  des  conditions.  En  effet,  la  reli- 
gion égyptienne  a  d'abord  un  côté  par  où  elle  se 
confond  avec  le  fétichisme;  car  il  est  hors  de 
doute  que,  jusqu'au  dernier  jour  de  son  exis- 
tence, elle  a  conservé  le  culte  des  animaux, 
non-seulement  de  ceux  que  leur  utilité  devait 
naturellement  rendre  cliers,  par  exemple  le 
bœuf,  la  vache,  l'ibis,  le  chien  ;  mais  des  plus 
malfaisants  et  des  plus  hideux  à  voir,  comme  le 
serpent  et  le  crocodile.  Par  le  culte  des  astres, 
et  peut-être  aussi  des  éléments,  elle  se  rappro- 
che du  sabéisme;  car,  ainsi  que  nous  l'avons 
déjà  dit,  il  y  a  un  système  astronomique  dans 
cette  vieille  mythologie.  Hérodote  nous  apprend 
que  les  Égyptiens  ont  trouvé  à  quels  dieux  ap- 
partiennent chaque  mois  et  chaque  jour,  ce  qui 
signifie  évidemment  qu'ils  ont  fait  marcher  de 
front  leurs  idées  religieuses  et  leurs  découvertes 
en  astronomie.  Les  douze  dieux  cabires  dont  nous 
parle  le  même  historien,  les  douze  dieux  pro- 
tecteurs de  l'Egypte,  tous  enfants  de  Vulcain, 
c'est-à-dire  du  feu,  ne  nous  font-ils  pas  penser 
aux  douze  signes  du  zodiaque  ?  Nous  voyons 
aussi  figurer,  dans  un  autre  ordre  de  divinités, 
le  Soleil,  la  Lune,  Saturne,  Mercure,  c'est-à-dire 
les  corps  célestes  plus  particulièrement  connus 
des  anciens  et  qui  ont  donné  leurs  noms  aux 
jours  de  la  semaine.  Mais  ce  n'était  pas  assez 
d'avoir  ainsi  divinisé  les  planètes  qui  indiquent 
les  divisions  de  la  semaine  et  les  signes  du  zo- 
diaque qui  distinguent  les  mois  ;  on  essaya  de 
faire  entrer  dans  le  même  système,  à  la  fois 
astronomique  et  religieux,  les  cinq  jours  qu'il 
fallut  ajouter  aux  360  dont  se  compose  l'année 
lunaire,  et  que  les  Grecs  ont  appelés  les  jours 
épagomènes.  De  là  la  fable  de  Mercure,  jouant 
aux  dés  avec  la  Lune,  lui  gagnant  la  soixante- 
dixième  partie  de  ses  lumières,  et  formant  ainsi 
cinq  jours  nouveaux,  pendant  lesquels  cinq  au- 
tres dieux  sont  appelés  à  l'existence,  à  savoir  : 
Osiris,  le  premier  en  date  et  en  rang,  adoré  par 
tous  les  Égyptiens  comme  le  dieu  national  par 
excellence  ;  Isis,  à  la  fois  sa  femme  et  sa  sœur  ; 
Horus,  leur  fils  ;  Typhon,  leur  ennemi  à  tous 
trois  ;  Nephtys,  la  femme  de  Typhon,  générale- 
ment regardée  comme  la  Vénus  égyptienne.  Ces 
dieux,  représentés  dans  le  ciel  par  diverses  con- 
stellations, mais  qui,  revêtus  d'un  corps  mortel, 
ont  vécu  sûr  la  terre  parmi  les  hommes  (Plutar- 
que, de  Iside  et  Osiride,  c.  xxi),  ne  passent  pas 
sans  raison  pour  les  derniers  venus;  ils  nous 
montrent  les  croyances  religieuses  dé  TÉgypte 
s'élevant  du  fétichisme  et  du  sabéisme  à  une 
sorte  de  polythéisme  poétique,  à  un  certain  culte 
de  l'idéal  analogue  à  celui  de  la  Grèce,  mais 
beaucoup  plus  pur  au  point  de  vue  de  la  morale. 
En  effet,  si  on  laisse  de  côté  toutes  les  interpré- 
tations arbitraires  énumérées  par  Plutarque  et 
ayant  déjà  cours  de  son  temps;  si  l'on  prend  la 
légende  d'Isis  et  d'Osiris  telle  qu'elle  est,  telle 
que  Plutarque  aussi  nous  l'a  conservée,  sans  y 
chercher  un  autre  sens  que  celui  de  la  lettre,  il 
est  impossible  de  ne  pas  être  frappé,  malgré 
quelques  bizarreries  ou  quelques  naïvetés  anti- 
ques, du  caractère  profondément  moral  qui  y 
règne.  Osiris,  dont  le  nom  signifie,  selon  Plu- 
tarque {ubi  supra,  c.  xii),  le  grand  roi  bien- 
faisant, est  en  effet  le  modèle  des  rois  et  des 
hommes.  Après  avoir  fait  fleurir,  en  Egypte  sa 


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terre  natale,  les  arts,  les  sciences,  l'agriculture, 
la  religion,  il  parcourut  dans  le  même  but  le 
reste  de  la  terre,  pour  la  conquérir  à  la  civilisa- 
tion par  les  seules  armes  de  l'éloquence,  pour 
l'éclairer  par  sa  parole  et  la  couvrir  de  ses  bien- 
faits. Tout  au  contraire  du  Jupiter  des  Grecs,  il 
demeure  toute  sa  vie  fidèle  à  Isis,  qu'il  aima 
dès  le  sein  de  sa  mère.  Il  n'a  pas  moins  de  ten- 
dresse pour  son  fils  Horus,  sur  qui  il  ne  cesse 
de  veiller,  même  après  avoir  perdu  la  vie;  il  re- 
vient tout  exprès  des  enfers  pour  achever  son 
éducation,  que  la  mort  l'avait  forcé  de  laisser 
incomplète.  Isis  est  le  modèle  des  femmes  et  des 
reines.  Rien  de  plus  touchant  et  de  plus  pieux 
que  sa  douleur,  lorsqu'elle  va  chercher  la  servi- 
tude dans  une  cour  étrangère,  pour  être  plus 
près  du  corps  inanimé  de  son  époux  tué  par  Ty- 
phon^ et  pour  recueillir  ensuite  ses  restes  dis- 
fierses  dans  toutes  les  parties  de  l'Egypte.  Après 
a  mort  d'Osiris,  elle  a  pour  son  ombre  le  même 
amour  que  pour  son  époux  vivant'  c'est  en  s'unis- 
sant  avec  cette  ombre  qu'elle  donne  le  jour  à 
Harpocrate,  enfant  chétif  et  mutilé,  véritable 
symbole  de  l'amour  entre  la  douleur  et  la  mort. 
Horus  est  l'image  de  la  piété  filiale.  D'abord  il 
défend  contre  Typhon  les  droits  de  son  père  ab- 
sent ;  puis  il  le  venge  quand  il  le  sait  mort,  et 
s'efforce  de  le  l'aire  revivre  en  marchant  sur  ses 
traces.  On  lui  demanda  un  jour,  lorsqu'il  n'était 
encore  qu'un  enfant,  quelle  était,  selon  lui,  l'ac- 
tion la  plus  belle?  «Venger,  répondit-il,  les  in- 
jures de  son  père  et  de  sa  mère.  »  (Plutarque, 
de  Iside  et  UsiridCj  c.  xix.)  Quand  on  songe 
que  les  prêtres  égyptiens  n'épousaient  qu'une 
femme,  laissant  au  peuple  la  polygamie  ;  quand 
on  se  rappelle  l'austérité  de  leur  vie  et  la  pureté 
de  leurs  mœurs,  il  n'est  guère  possible  d'admet- 
tre que  l'esprit  qui  règne  dans  celte  légende 
soit  l'effet  du  hasard.  Du  reste,  il  se  peut  qu'a- 
vant de  revêtir  ce  caractère  moral,  avant  de  re- 
présenter l'idéal  de  l'homme  et  de  la  famille, 
les  noms  d'Isis,  d'Osiris  et  de  Horus  n'aient  ex- 
primé d'abord,  comme  plusieurs  l'ont  voulu, 
que  des  idées  tirées  de  l'ordre  physique  ou  des 
connaissances  astronomiques  de  l'époque.  Plus 
tard,  on  a  pu  attacher  à  ces  fictions  un  sens  mé- 
taphysique ;  c'est  ainsi  que,  prenant  Osiris  pour 
le  principe  actif  de  l'univers,  Isis  pour  le  prin- 
cipe passif  ou  pour  la  nature  elle-même,  on  a  pu 
graver  sur  une  de  ses  statues  placées  dans  le 
temple  de  Sais,  cette  inscription  fameuse  :  «  Je 
suis  tout  ce  qui  a  été,  tout  ce  qui  est  et  tout  ce 
qui  sera,  et  aucun  mortel  n'a  encore  levé  mon 
voile.  »  {Ubi  supra,  c.  ix.)  Quant  au  couple 
stérile  et  maudit  de  Typhon  et  de  Nephtys,  il 
suit  exactement,  dans  un  sens  contraire,  la 
même  fortune  que  celui  d'Isis  et  d'Osiris.  Dans 
l'ordre  moral,  il  représente  l'alliance  de  la  vo- 
lupté et  du  crime  ;  dans  l'ordre  physique,  Ty- 
phon, c'est  la  mer,  l'ennemi  naturel  de  l'Égyptë, 
et  Nephtys  la  partie  de  ce  pays  que  la  mer  bai- 
gne de  ses  eaux  ;  enfin,  dans  l'ordre  métaphysi- 
que, ils  figurent  le  génie  de  la  destruction.  On 
voit  ainsi  le  dualisme  dominer,  dans  toutes  ses 
parties  et  sous  toutes  les  formes,  le  polythéisme 
des  Égyptiens. 

Hérodote  nous  assure  que  ce  peuple  fut  le  pre- 
mier qui  crut  à  l'immortalité  de  Tàme  ;  et  cette 
immortalité,  si  nous  en  croyons  le  même  histo- 
rien, était  comprise  tout  entière  dans  l'idée  de 
la  métempsycose.  L'àme,  après  avoir  quitté  la 
vie,  devait,  dans  l'espace  de  3000  ans,  passer 
successi\  ement  par  les  corps  des  animaux  terres- 
tres, des  animaux  marins,  des  oiseaux,  et  enfin 
revenir  dans  le  corps  d'un  homme.  C'est  la  loi 
des  révolutions  astronomiques  appliquée  à  la 
nature  humaine;  mais  cette  manière  grossière 


de  concevoir  un  dogme  aussi  saint  n'a  pas  tou- 
jours été  conservée.  Selon  Plutarque  [ubi  supra, 
c.  xxix),  les  Égyptiens  croyaient  à  un  empire 
des  morts,  appelé  Amenthès,  c'est-à-dire  qui 
donne  et  qui  reçoit.  Sur  cet  empire,  où  chacun 
était  traité  suivant  son  mérite,  régnait  Osiris 
sous  le  nom  de  Sérapis.  Le  même  lait  nous  est 
attesté  par  la  plupart  des  peintures  que  nous 
offrent  les  caisses  des  momies  et  par  le  rituel 
funéraire  renfermé  dans  ces  caisses.  Selon  Por- 
phyre {de  Absiinenlia,  lib.  VI,  §  16),  les  Égyp- 
tiens, s'adressant  aux  dieux  au  nom  de  leurs 
morts,  récitaient  une  prière  ainsi  conçue:  «  0 
soleil,  le  maître  de  toutes  choses,  et  vous,  tous 
les  autres  dieux  qui  donnez  la  vie  aux  hommes, 
recevez-moi  et  faites  que  je  sois  admis  dans  la 
société  des  dieux  éternels.  »  Ainsi  comprise,  la 
croyance  à  l'immortalité  s'accorde  très-bien  avec 
les  sentiments  moraux  que  nous  avons  rencon- 
trés dans  le  mythe  d'Isis  et  d'Osiris. 

Les  ouvrages  où  il  est  question  de  la  sagesse 
et  de  la  civilisation  des  Egyptiens  sont  en  très- 
grand  nombre.  Parmi  les  anciens,  nous  citerons 
Hérodote,  le  IP  livre;  Diodore  de  Sicile,  le  V  li- 
vre; Plutarque,  de  laide  et  Osi^-ide;  Porphyre, 
de  Abstinenlia ;  les  fragments  plus  ou  moins 
authentiques  de  Manéthon  {Maneihonis  jEgyp- 
tiaca)j  publiés  par  Scaliger  dans  son  Thésaurus 
temporum,  in-f",  Leyde,  1606  et  16.b8;  le  livre 
anonyme  qui  a  pour  titre  HorapoUinis  Hiero- 
gbjphica,  grec  et  latin,  publié  avec  des  notes  de 
Pauw,  in-4,  Utrecht,  1727,  et  traduit  en  français 
par  Requier,  in-12,  Paris,  1779 j  Jamblique,  de 
Mysteriis  jÈguptiorum,  publie  par  Th.  Gale, 
in-f°,  Oxford,  1678  (composition  purement  alexan- 
drine  à  laquelle  il  ne  faut  pas  donner  la  moindre 
confiance)  ;  enfin  les  derniers  chapitres  de  la  Ge- 
nèse, depuis  la  descente  de  Joseph  en  Egypte  jus- 
qu'à la  délivrance  des  Israélites.  —  Les  modernes 
sont  :  Kircher,  Œdipus  Jb^guptiacus,  in-f",  Rome, 
1632-1654,  et  Obeliscus  pamphilius,  ib.,  in-f°, 
1656  (ouvrages  de  pure  imagination)  ;  Jablonski, 
Panlhcon  J^gijpliorum,  2  vol.  in-8,  Francfort- 
sur-l'Oder,  1750-17ô2j  Conrad  Adami,  Comment, 
de  sapientia,  eruditione  atque  inventis  jEg<jp- 
tiorum,  dans  les  Exercitationes  exegeticœ; 
Schmidt,  Opuscula  quitus  res  antiquœ,  prœ- 
cipueJigyptiacœ,  explanantur,  in-8,  Carlsruhe, 
17 6ô,;  de  Pauw,  Recherches  philosophiques  sur 
les  Égyptiens  et  les  Chinois,  2  vol.  in-8,  Berlin, 
1773;  Meiners,  Essai  sur  l'histoire  religieuse  des 
anciens  peuples,  particulièrement  des  Égyp- 
tiens, in-S,  Gœttingue,  1775  (ail.)  ;  Moritz,  Sa- 
gesse  symbolique  des  Égyptiens,  etc.,  in-8,  Ber- 
lin, 1773  (ill.);  Stroth,  ^'^;/;5ciaca,  seu  veterum 
scriptorum  de  rébus  .£gypti  commentarii  et 
fragmenta,  2  vol.  in-8.  Gotha,  1782-1783;  Ples- 
sing,  Osirisch  Socrate,  in-8,  Berlin  et  Stralsund, 
1783;  Vogel,  Essai  sur  la  religion  des  anciens 
Égyptiens  et  des  Grecs,  in-4,  Nuremb.,  1783 
(ail.);  Heeren,  Jdces  sur  la  politique,  le  com- 
merce, les  relations  de  l'ancien  inonde,  in-8, 
2  vol.,  Gœttingue,  181.")  (ail.);  Zoêga,  de  Origine 
et  usu  Obeliscorum,  in-f",  Rome,  1797  ;  Cham- 
pollion  le  jeune,  tous  ses, ouvrages  sur  l'Egypte; 
Creuzer,  Symbolique  et  Mythologie  des  anciens 
peuples,  â  vol.  iu-8,  Leipzig  et  Darmstadt,  1819- 
1821,  2''édit.  •  le  même  ouvrage,  traduit  en  fran- 
çais et  relonau  par  M.  Guigniault,  sous  le  titre 
de  Iieligio>is  de  tantiquité,  Paris,  1824;  Goerres, 
Histoire  des  mystères  du  monde  asiatique,  2  vol. 
in-8,  Heidelberg,  1810  (ail.);  Letronne,  Recher- 
ches pour  servir  à  l'histoire  de  l'Egypte,  in-8, 
Paris,  1823,  et  un  article  publié  dans  la  Revue 
des  Deux-Mondes  .1"  février  1845:  Rosellini, 
les  Monuments  d'Egypte  et  de  Nuoie,  10  vol. 
in-8,  Paris,    1833-45;   Lepsius,  Monuments  de 


ÉLÈA 


—  437   — 


ÉLIS 


l'Ègilpleet  de  l'Ethiopie,  in-f°,  1853-Ô7  (cualle- 
luaiid)  ;  enfin  les  récents  mémoires  do  M.  Ma- 
lulto  sur  le  culte  du  dieu  Apis. 

ëLëATIQUE  (Iîgoli;).  On  désigne  sous  ce  nom 
l'école  de  i)liilosophie  qui  fut  fondée  à  £iée,  dans 
la  grande  Grèce,  \rM  Xcnophane  de  Colophon,  et 
dont  les  principaux  représentants  furent  l'ar- 
ménide  et  Zenon,  tous  les  deux  d'Ëlée,  et  Mélis- 
sus  de  Samos. 

Diogène  Laërce  (liv.  VIII,  ch.  lv  et  Lvi)  et  Sim- 
piicius  (in  Aristolelis  l'fujs.,  p.  7,  A)  rangent 
Leucippe  et  Empédoclo  parmi  les  disciples  de 
Parménido;  ce  qui  a  conduit  plusieurs  histo- 
riens de  la  philosophie  à  distinguer  deux  écoles 
d'Ëlée,  l'une  de  métaphysiciens  et  l'autre  de 
physiciens.  Mais  à  part  la  prodigieuse  différence 
qui  sépare  la  doctrine  d'Empédocle  et  celle  de 
Leucippe  d'avec  le  système  de  Xénophane  et  de 
Parménide,  rien  n'est  moins  prouvé  que  les 
relations  de  ces  deux  derniers  philosophes  avec 
les  deux  premiers.  Tout  ce  qu'il  est  permis  d'af- 
firmer, c'est  que  tous  quatre  furent  à  peu  près 
contemporains,  et  que  les  écrits  de  Parménide 
contribuèrent  probablement  à  susciter  les  modi- 
fications qui  furent  apportées  par  Leucippe  aux 
idées  ioniennes,  et  par  Empédocle  à  celles  de 
Pylhagorc.  Nous  réserverons  donc  le  titre  d'é- 
léates  à  Xénophane,  Parménide,  Zenon  d'Ëlce  et 
Mélissus;  et  nous  allons  exposer  ici  sommai- 
rement les  principaux  traits  du  système  qui  leur 
est  commun  à  tous. 

Il  y  a  deux  sortes  de  connaissances  :  les  unes 
qui  nous  viennent  par  l'intermédiaire  des  sens, 
les  autres  que  nous  devons  à  la  raison  seule.  La 
science  qui  se  compose  des  premières  n'est  qu'une 
illusion;  elle  ne  contient  rien  devrai,  de  fixe, 
de  durable,  de  certain;  elle  n'est  qu'une  chimère 
et  une  apparence.  La  seule  science  véritable  est 
celle  qui  ne  doit  rien  aux  sens,  mais  tout  à  la 
raison.  Il  faut  laisser  au  vulgaire,  aux  hornmes 
légers,  aux  enfants,  la  croyance  à  la  réalité  des 
apparences  sensibles;  mais  le  sage,  le  philo- 
sophe, celui  qui  veut  atteindre  le  fond  des  choses 
ne  doit  en  appeler  qu'à  la  raison. 

Ce  point  de  départ  une  fois  établi,  voici  ce 
que  l'on  peut  admettre  sur  la  physique  et  la 
cosmologie.  11  y  a  deux  principes  dans  la  nature  : 
d'un  côté  le  leu  ou  la  lumière,  de  l'autre  la 
nuit  ou  la  matière  épaisse  et  lourde.  Ces  deux 
principes  sont  distincts,  mais  non  séparés;  ils 
agissent  de  concert  avec  une  inégalité  variable, 
et  leur  rôle  dans  le  monde  est  perpétuel  et  uni- 
versel :  la  lumière  produit  le  chaud,  le  léger,  le 
rare;  et  la  nuit,  le  froid,  le  lourd  et  l'épais.  Le 
monde  est  divisé  en  trois  parties,  et  c'est  au 
milieu  de  ces  trois  parties  que  la  nécessité  règne 
en  souveraine  :  la  limite  du  monde  aboutit  à 
un  cercle  de  lumière  qui  en  est  comme  la  cein- 
ture. La  voie  lactée  est  un  cercle,  et  c'est  d'elle 
que  sont  sortis  le  soleil  et  la  lune.  Les  astres  ne 
sont  que  du  feu  condensé,  et  la  terre  est  le  corps 
le  plus  dense  et  le  plus  lourd.  Elle  est  ronde  et 
se  trouve  placée  par  son  propre  poids  au  centre 
du  monde.  Les  hommes  sont  nés  de  la  terre 
échauffée  par  les  rayons  solaires  ;  et  dans 
l'homme  la  pensée  est  un  produit  de  l'organi- 
sation. Ainsi  ont  commencé  les  choses  que  nos 
sens  nous  démontrent,  et  qui  périront  un  jour. 
Mais,  dans  tout  cela,  il  n'y  a  rien  qui  se  rap- 
porte à  la  science  véritable.  Ce  que  la  raison,  qui 
est  la  source  exclusive  de  toute  certitude,  con- 
çoit et  reconnaît  comme  absolument  vrai,  c'est 
l'être,  mais  l'être  en  soi,  c'est-à-dire  dégagé  de 
toute  circonstance,  modification,  ou  accident 
particulier,  passager,  périssable.  Ainsi  tout  ce 
qui  a  commencé  d'être,  tout  ce  qui  est  susceptible 
de  changement  ou  de  modification,  de  naissance 


ou  de  dcslruction,  tout  cela  n'a  pas  une  exis- 
tence véritable;  tout  cela  n'est  pas  l'être,  tout 
cela  n'en  a  que  les  anparences  ;  tout  cela,  par 
conséquent,  est  formellement  exclu  par  les  éléates 
du  domaine  de  la  science  proprement  dite.  En 
elTet,  suivant  eux,  tout  ce  (jui  n'est  pas  l'être 
n'est  rien;  en  dehors  de  l'clre  il  n'y  a  que  le 
néant;  et  le  néant  n'étant  que  la  négation  de 
toutes  choses,  on  n'en  peut  rien  dire,  ni  le  nier 
ni  l'aflirmer. 

11  n'y  a  donc  que  l'être  qui  existe  et  qui  soit 
vrai  et  certain.  Par  cela  même  l'être  est  un;  car 
comment  concevoir  quelque  chose  qui  ne  soit 
ni  l'être  ni  le  néant?  Et  l'être  doit  être  éternel 
et  immobile;  car  tout  mouvement  est  un  chan- 
gement; or,  changer,  c'est  perdre  quelque  chose 
que  l'on  n'avait  pas.  De  même  encore,  si  l'être 
n'avait  pas  toujours  existé,  qui  aurait  pu  lui 
donner  naissance,  puisqu'il  existe  seul"?  Il  existe 
donc  par  lui-même;  il  n'a  donc  ni  passé,  ni 
avenir,  ni  parties,  ni  limites,  ni  division,  ni  suc- 
cession; il  est  donc  d'une  unité  absolue,  et  tout 
le  reste  n'est  qu'illusion,  apparence  chimérique. 

A  cette  théorie  les  éleates,  et  en  particulier 
Zenon,  joignaient  les  objections  que  leur  sug- 
gérait contre  la  réalité  sensible  l'empirisme  de 
l'école  d'Ionie.  Ce  système,  on  le  voit,  n'est 
autre  chose  que  l'idéalisme  sous  sa  forme  la  plus 
exclusive  et  la  plus  absolue.  Son  premier  tort 
est  de  nier  la  réalité  sensible  en  s'appuyant  sur 
la  prétention  arbitraire  et  illégitime  qui  refuse 
toute  certitude  aux  données  des  sens.  Son  se- 
cond tort  est  de  confondre  les  généralisations 
abstraites  que  fait  la  raison  sur  les  données 
de  l'expérience  avec  les  principes  que  la  raison 
applique  dans  toutes  ses  opérations,  mais  qu'elle 
ne  doit  qu'à  elle  -  même  et  qu'on  nomme  les 
idées  nécessaires.  Cette  notion  de  l'être  en  soi, 
qu'est-ce,  en  effet,  sinon  une  pure  abstraction, 
idée  générale  sans  doute,  mais  qui  ne  représente 
pas  une  réalité  vraie  et  adéquate?  Cette  notion 
vague  et  générale  de  l'être,  nous  la  recueil- 
lons, nous  la  formons,  en  faisant  abstraction, 
dans  l'idée  que  nous  avons,  soit  des  êtres  par- 
ticuliers, soit  même  de  l'Être  suprême  et  né- 
cessaire, de  toutes  leurs  qualités,  de  tous  leurs 
attributs;  mais,  une  fois  cette  abstraction  faite, 
qu'est-ce  qui  reste,  sinon  une  idée  vague,  géné- 
rale et  qui  ne  représente  rien  de  réel?  Ainsi 
l'éléatisme,  qui  voulait,  comme  toute  philoso- 
phie, expliquer  la  réalité,  se  servait  pour  cela 
de  l'abstraction  seule!  L'éléatisme  devait  donc 
aboutir  à  la  mutilation  et  non  à  la  science  du 
réel,  du  vrai,  c'est-à-dire  des  existences  vérita- 
bles et  certaines.  Il  confondait  l'abstrait  et  le 
concret. 

Mais  si  l'éléatisme  est  faux  comme  système,  le 
travail  des  éléates  ne  l'ut  pas  stérile.  Les  pre- 
miers ils  dégagèrent  la  notion  de  l'unité,  qui  est 
indiquée  dans  celle  de  tout  être,  et  qui  n'est 
autre  que  le  principe  de  substance  par  lequel 
nous  rattachons  toutes  qualités  à  un  sujet;  2"  en 
démontrant  que  rien  ne  vient  de  rien,  ils  con- 
duisirent la  réflexion  à  cette  autre  formule  plus 
claire  et  plus  positive  du  même  principe,  que 
tout  effet,  tout  phénomène,  tout  ce  qui  com- 
mence d'exister,  a  une  cause  •  3°  enfin  ils  insis- 
tèrent les  premiers,  quoique  a'une  manière  très- 
incomplète,  sur  l'idée  d'un  être  nécessaire,  et 
démontrèrent  à  l'empirisme  l'impossibilité  de 
tout  expliquer  par  l'expérience  seule.  Voy.,  pour 
la  bibliographie  et  les  détails  de  doctrine  et  de 
biographie,    les    articles   Parménide,    Mélissus, 

XÉNOPHANE  et  ZÉNON.  F"'  R- 

ÉLIS  et  ÉRÉTRIE  (ÉCOLE  d').  Il  n'y  a  pas  eu 

véritablement  deux  écoles  distinctes,  l'une  d'Elis, 
l'autre  d'Érétrie;  mais  une  seule  et  même  école. 


ÉMAN 


—  438  — 


ÉMAN 


établie  successivement  dans  le  Péloponnèse  et 
dans  l'Eubée,  a  changé  de  théâtre  et  de  nom, 
sans  changer  d'esprit. 

Après  la  mort  deSocrate,  un  de  ses  plus  fidèles 
disciples,  Phédon  d'Ëlis,  fonda  dans  sa  ville 
natale  une  école  de  philosophie  dont  le  nom  est 
resté  obscur  et  dont  le  rôle  n'est  pas  bien  connu. 
A  Phédon  succéda  Plistanus.  à  Plistanus  Méné- 
dème.  Voilà  toute  l'histoire  de  l'école  d'Élis. 

Ménédème  d'Ërélrie,  qui  florissait  dans  la 
seconde  moitié  du  iv°  siècle  avant  notre  ère,  fit 
de  sa  patrie  le  siège  de  l'école  dont  il  était  le 
chef.  Ainsi  naquit  non  une  nouvelle  école,  mais 
un  nom  nouveau.  Ménédème,  en  effet,  n'a  pas 
innové  en  philosophie,  et  sa  doctrine  n'est  que 
celle  de  ses  devanciers.  Voici  cette  doctrine  : 

Il  n'y  a  qu'un  seul  bien  appelé  de  différents 
noms  :  prudence,  courage,  justice,  et  ce  bien 
réside  dans  l'intelligence,  dans  cette  pénétration 
de  l'esprit  qui  discerne  le  vrai  du  faux  (Cic, 
Acad.,  lib.  II,  c.  lxii).  Assurément,  Ménédème 
n'avait  pas  inventé  cette  doctrine  (c'était  celle 
des  mégariqucs,  à  partir  d'Euclide);  seulement 
il  l'exposait,  dit  Cicéron,  avec  plus  de  grandeur 
et  d'éclat  [uherius  cl  ornalius). 

En  dialectique,  Ménédème  rejetait  toutes  les 
propositions  négatives,  toutes  les  propositions 
composées,  et  n'admettait  que  les  propositions 
simples  et  identiques.  Son  principe,  c'était  que 
nulle  chose  ne  peut  être  affirmée  d'aucune  autre. 
Principe  et  conséquences,  tout  se  trouve  déjà 
dans  Stilpon. 

De  tels  emprunts  s'expliquent.  Le  fondateur  de 
l'école  d'Ëlis,  rélugié  à  Mégare  avec  les  autres 
socratiques,  y  avait  suivi  les  leçons  d'Euclide. 
Un  enseignement  qui  a  influé  sur  Platon  lui- 
même  pouvait  subjuguer  à  jamais  toute  autre 
intelligence.  Ménédème,  qui  a  entendu  Platon  et 
Xénocrate,  n'a  pour  eux  que  mépris.  Stilpon, 
son  autre  maître,  est  l'objet  de  son  enthou- 
siasme. «  C'est  un  homme  libre,  »  dit-il,  et  pour 
lui  cela  renferme  tout. 

Ce  même  esprit  philosophique,  cette  même 
puissance  d'invention,  caractérisent  jusqu'au 
bout  les  écoles  d'Élis  et  d'Ërétrie.  Comme  Phé- 
don avait  répété  Euclide,  et  Ménédème  Phédon, 
les  derniers  érétriaques  répètent  Ménédème,  re- 
présentants ignorés  d'une  école  obscure,  qui  ne 
valent  que  par  le  nombre,  et  dont  les  noms  ne 
sont  plus  cités. 

Aux  yeux  du  philosophe,  les  écoles  d'Ëlis  et 
d'Ërétrie  se  confondent  avec  l'école  de  Mégare, 
dont  elles  ne  sont  qu'un  appendice  sans  valeur. 

Consultez  :  D.  Henné,  TiFcoic  de  Mégare,  Pa- 
ris, 1843,  in-8;  —  C.  Mallet,  ffisloirè  de  l'école 
de  Mégare  et  des  écoles  d'Élis  et  d'Ërélrie, 
Paris,  1845,  in-8.  Pour  les  détails  de  biblio- 
graphie, de  biographie  et  de  doctrine,  voy.  les 
articles  Mégarique   (école),  Phédon,  Ménédè.me. 

D.  H. 

ELS"WICH  (Jean  Hermann  d'),  théologien 
luthérien,  né  en  1684  à  Rensbourg  dans  le  Hol- 
stein,  mort  en  1721.  Quoi(iue  sa  vie  ait  été  courte, 
il  a  laissé  un  grand  nombre  d'ouvrages  qui  ne 
nous  intéressent  pas.  On  mentionne  ici  son  nom 
parce  qu'il  a  publié  en  1720  à  Wittcmberg  une 
édition  du  livre  très-connu  de  Launoy  :  de  Varia 
Arislotclis  in  Academia  parisiensi  forluna, 
déjà  trois  fois  réédité:  il  y  a  ajouté  un  supplément 
très-intéressant  sous  ce  litre  :  de  Varia  Arislo- 
tclis in  protestant ium  scliolis  fortuna.  C'est  un 
document  historique  indispensable  à  l'histoire  du 
péripatétisme  au  temps  de  la  réforme. 

ÉMANATION  (de  ex  et  de  rtxanare,  couler 
dehors).  Selon  quelques  systèmes  philosophiques 
et  religieux  de  l'Orient,  tous  les  êtres  dont  l'u- 
nivers se  compose,    esprits    ou   corps,   ne  sont 


qu'une  extension,  un  écoulement  et.  par  con- 
séquent, autant  de  parcelles  de  la  substance 
divine;  ils  sont  sortis  et  sortent  éternellement 
du  sein  de  Dieu,  sans  le  diminuer  ni  l'épuiser, 
comme  les  étincelles  sortent  de  la  flamme  ou 
comme  la  lumière  se  sépare  du  soleil.  Telle  est, 
sous  sa  forme  la  plus  simple  et  la  plus  générale, 
ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  la  doctrine  de 
l'émanation.  La  comparaison  même  que  nous 
venons  d'employer  n'est  pas  choisie  au  hasard; 
clic  l'ait  jusqu'à  un  certain  point  partie  de  la 
doctrine  ([u'elle  sert  à  éclaircir;  car,  partout  où 
elle  a  pu  se  faire  jour,  l'idée  de  l'émanation  se 
trouve  associée  aux  idées  du  feu  et  de  la  lumière, 
et  nous  croyons  que  cette  association  étrange 
n'a  pas  été  prise  tout  d'abord  pour  une  image, 
mais  qu'elle  a  eu  pour  but  de  représenter  la 
substance  des  choses  comme  une  sorte  de  fluide 
universel,  qui,  s'échappant  avec  ordre  et  mesure 
d'une  source  inépuisable;  qui,  plus  ou  moins 
pur,  selon  qu'il  est  plus  près  ou  plus  loin  de 
cette  source,  suffit  à  la  génération  de  tous  les 
êtres.  En  effet,  quand  voyons-nous  paraître  pour 
la  première  fois,  d'une  manière  un  peu  précise, 
le  principe  gênerai  de  l'émanation?  C'est  immé- 
diatement à  la  suite  du  sabéisme  ou  du  culte 
des  astres,  dans  la  Chaldée  et  dans  la  Perse 
régénérées  par  la  religion  de  Zoroastre.  Au  culte 
des  astres,  qui  n'est,  à  proprement  parler,  que 
le  culte  du  feu  ou  de  la  lumière,  Zoroastre  sub- 
stitua la  croyance  supérieure  en  un  principe 
invisible  et  infini,  d'oii  sortent  également  et  de 
toute  éternité  deux  autres  principes,  dont  l'un, 
le  seul  qui  mérite  l'adoration  des  hommes,  est 
représenté  par  la  lumière,  et  l'autre  par  les 
ténèbres.  Ces  deux  principes  engendrent  à  leur 
tour  divers  ordres  de  puissances  animées  de 
leur  esprit  et  formées  à  leur  image,  et  enfin 
tous  les  êtres  dont  se  compose  l'univers.  Mais  ce 
n'est  là  que  la  première  forme,  l'expression  la 
plus  grossière  de  la  doctrine  de  l'émanation. 
Bientôt  les  personnifications  mythologiques  dis- 
paraissent ou  du  moins  s'affaiblissent  pour  faire 
place  aux  abstractions  métaphysiques.  La  puis- 
sance des  ténèbres,  ou  Ahrimane^  n'est  plus  que 
la  matière  ou  le  dernier  degré  de  l'existence, 
quelquefois  la  négation  même  de  l'être  ;  Ormuzd'. 
ou  le  génie  de  la  lumière,  c'est  le  principe  d'où 
découlent  tous  les  esprits  et  ce  qui  est  propre  à 
l'esprit,  l'intelligence,  la  vie  et  la  force.  Enfin, 
l'esprit  et  la  matière,  le  principe  de  l'inertie  et 
le  principe  de  la  vie,  l'être  et  le  non-être,  sorten» 
également  d'une  substance  unique,  qui,  ne  pou- 
vant pas  être  définie,  puisqu'elle  ne  possède  en 
propre  aucun  attribut  déterminé,  est  ordinai- 
rement appelée  le  Père  inconnu,  ou  l'Ineffable. 
ou  le  Mystère  des  mystères.  C'est  avec  ce  carac- 
tère, moitié  métaphysique  et  moitié  poétique, 
moitié  spirituel  et  moitié  matériel,  que  nous 
rencontrons  la  doctrine  de  l'émanation  chez  les 
adeptes  de  la  Kabbale  et  chez  la  plupart  des 
sectes  du  Gnosticisme  (voy.  ces  deux  mots). 
Il  faut  remarquer  que  plusieurs  gnostiques, 
entre  autres  Manès,  avaient  été  élevés  dans 
la  religion  de  Zoroastre,  et  que  les  Juifs,  de- 
puis la  fameuse  captivité  de  soixante-dix  ans, 
ont  eu  des  relations  très-suivies  avec  la  Ba- 
bylonie  et  la  Perse.  On  retrouve  encore  la 
même  doctrine ,  avec  un  caractère  à  peu  près 
semblable,  quoique  plus  grossier,  dans  une  par- 
tie de  la  mythologie  des  Ëgyptiens,  probablement 
née  sous  l'influencé  de  la  domination  persane. 
Amoun  est  le  père  inconnu  de  tous  les  êtres. 
Immédiatement  au-dessous  de  lui  sont  deux  ])rin- 
cipes  de  nature  opposée,  mais  également  éter- 
nels, et  qu'aucun  être  fini  ne  saurait  repré- 
senter :   Kneph,  qui  représente  l'intelligence  ou 


EMPE 


—  439 


EMPÉ 


l'esprit,  et  Athor,  qui  reprcsontc  la  matière,  les 
li'iièbres  non  révélées.  De  la  bouche  du  premier, 
c'osl-à-diro  du  sein  de  rinlclligcnce,  sort  lo 
monde,  et  entre  le  monde  et  rintelligence, 
vient  se  placer  l'àmo  du  monde,  le  génie  du 
l'eu,  Plithas,  qui  a  pour  symbole  et  pour  agent 
immédiat  lo  soleil.  Enfin,  c'est  dans  l'école 
d'Alexandrie  crue  la  théorie  de  l'émanation,  s'as- 
sociant  aux  résultats  les  plus  élevés  do  la  philo- 
sophie grecque,  est  arrivée  à  toute  la  perfection 
dont  elle  est  susceptible.  Là  ce  n'est  pas  un 
système  de  mélaphysiciue  qu'il  faut  deviner,  qu'il 
faut  chercher  à  surprendre  dans  une  théogonie 
et  sous  des  symboles  religieux  ;  mais  c'est  la  re- 
ligion elle-même,  c'est  le  paganisme  tout  entier 
qui  est  transformé  en  un  vaste  système  de  méta- 
physique. Qu;int  à  la  matière,  qui,  sous  un  nom 
ou  sous  un  autre,  joue  encore  un  si  grand  rôle 
dans  les  systèmes  précédents,  elle  est  à  peu  près 
supprimée,  à  moins  qu'on  ne  la  considère  comme 
le  degré  le  plus  intime  d'une  existence  toute 
spirituelle.  Aux  yeux  de  Plotin  et  de  ses  disciples, 
tous  les  êtres  ne  sont  qu'une  extension  ou  un 
développement  du  même  êtrej  ils  sortent  par 
différents  degrés,  en  formant  une  chaîne  non 
interrompue  de  natures  subordonnées  les  unes 
aux  autres,  du  sein  de  l'Unité  suprême,  de  l'Un 
immobile,  incompréhensible  et  ineffable.  Immé- 
diatement au-dessous  de  l'Un,  on  rencontre  l'in- 
telligence qui  découle  de  l'Un,  ainsi  que  la 
lumière,  selon  l'expression  de  Plotin,  découle 
du  soleil.  Après  l'intelligence  et  après  les  idées, 
qui  ont  ici,  sous  le  nom  d'hypostases,  une  réalité 
toute  substantielle,  vient  Tàme  du  monde,  qui, 
à  son  tour,  est  le  principe  générateur  de  tous  les 
êtres  multiples  et  contingents.  Mais  cette  âme 
du  monde  et  le  monde  lui-même  ne  constituent 
pas  deux  existences  substantiellement  distinctes; 
ils  ne  sont  l'un  et  l'autre  qu'une  extension  de 
l'intelligence  ou  de  la  nature  intelligible  qui 
sort  éternellement  de  l'Un  ou  du  premier.  En 
un  mot,  c'est  l'intelligence  qui  remplace  dans  ce 
système  la  lumière  du  sabéisme  et  qui  devient  la 
substance  universelle  des  choses.  (Voy.  Alexan- 
drie, Plotin  et  Proclus.) 

Il  est  facile  de  voir  que  la  théorie  de  l'éma- 
nation, même  quand  elle  a  atteint  le  plus  haut 
degré  d'abstraction  métaphysique,  n'est  qu'une 
des  formes  du  panthéisme:  car  en  supprimant 
l'idée  de  cause  et  de  force  dans  le  principe  su- 
prême des  choses,  elle  efface  toute  distinction 
entre  les  êtres,  et  nous  les  fait  concevoir  tous, 
non  comme  la  production, mais  comme  l'exten- 
sion nécessaire  d'un  seul.  Il  serait  faux  de  dire 
que  tout  système  panthéiste  implique  nécessaire- 
ment le  principe  cle  l'émanation,  et  il  nous  suffira 
de  citer  par  exemple  l'école  d'Ëlée  et  la  doctrine 
de  Spinoza.  Quant  à  la  valeur  philosophique  du 
principe  de  l'émanation,  elle  ne  peut  être  ap- 
préciée cju'avec  celle  des  différents  systèmes  dont 
ce  principe  est  le  fondement  commun  cl  auxquels 
nous  avons  renvoyé  le  lecteur  dans  le  cours  de 
cet  article. 

EMPÉDOCLE  d'Agrigente  florissait  dans  la 
Lxxxiv=  olympiade,  vers  l'an  444  avant  notre  ère. 
Il  a  dû  naître  au  commencement  du  \"  siècle, 
au  moment  où  Gélon  s'emparait  de  Syracuse^ 
où  Hiéron  montait  sur  le  trône  d'Agrigente,  au 
plus  beau  temps  de  sa  ville  natale  et  de  la  Sicile. 

Empédocle  ne  manquait  pas  même  des  dons 
de  la  naissance  et  de  la  fortune.  Méton,  son 
père,  était,  à  Agrigente,  le  chef  du  parti  po- 
pulaire. Empédocle,  son  a'ieul,  avec  lequel  on 
l'a  souvent  confondu,  avait  remporté  aux  jeux 
Olympic^ues  le  prix  àe  la  course  des  chars.  Né 
dans  l'opulence,  formé  aux  leçons  de  Parménide, 
surtout  aux  leçons  des  pythagoriciens,  qui  de 


la  grande  Grèce  avaient  reflué  dans  la  Sicilcj 
homme  de  génie  du  reste,  Empédocle  était  ré- 
servé à  de  grandes  destinées.  D'ailleurs,  comme 
son  père,  il  s'était  montré  l'adversaire  des  tyrans, 
il  avait  sauvé  la  république  menacée  par  une 
conspiration,  et  il  faisait  servir  ses  immenses 
richesses  à  soulager  toutes  les  infortunes.  Ses 
concitoyens  lui  offrirent  la  puissance  suprême, 
il  la  refusa.  Prêtre  et  poète  comme  Orphée, 
médecin  comme  Hippocrate,  physicien  comme 
Démocritc,  pour  ses  contem])orains  il  fut  plus 
qu'un  roi,  il  fut  un  dieu;  Platon  et  Aristotcj 
l'admirèrent  ;  Lucrèce  l'a  chanté  ;  la  postérité 
peut  lui  donner  une  place  parmi  les  hommes 
les  plus  éminents.  Citons  quelques  traits. 

Depuis  plusieurs  jours,  une  femme  était  plongée 
dans  la  léthargie  la  plus  complète:  tous  les  re- 
mèdes étaient  impuissants.  Empéclocle,  par  la 
.supériorité  de  son  art,  la  fit  sortir  de  cet  état. 
On  publia,  et  il  fut  admis,  qu'il  avait  ressuscité 
des  morts. 

Les  vents  étésiens  répandaient  dans  Agrigente 
toutes  sortes  de  maladies.  Empédocle  ferma  une 
ouverture  placée  entre  deux  montagnes  et  mit 
ainsi  la  ville  à  l'abri.  La  multitude  imagina  qu'il 
avait  recueilli  le  vent  dans  des  outres,  et  l'appela, 
dans  sa  vénération  superstitieuse,  celui  qui  ar- 
rête les  ventSj  yL0ÙM<7a.yé\i.aç. 

La  peste  désolait  Sélinonte.  Empédocle  fit  passer 
à  travers  les  marais  qui  entouraient  la  ville  deux 
courants  d'eau  qu'il  détourna.  La  peste  ayant 
cessé,  l'admiration  fut  au  comble.  Sur  des  mé- 
dailles dont  deux  subsistent  encore,  Empédocle 
fut  représenté  sur  le  char  d'Apollon,  d'une  main 
retenant  les  rênes,  de  l'autre  arrêtant  le  dieu 
prêt  à  lancer  ses  traits.  Quelque  temps  après, 
s'étant  montré  subitement  aux  Sélmontins  réunis, 
tous  se  levèrent  d'un  mouvement  spontané  et  lui 
rendirent  les  honneurs  divins. 

Empédocle  avait  provoqué  ces  hommages  autre- 
ment encore  que  par  ses  bienfaits.  Depuis  long- 
temps, il  ne  paraissait  en  public  qu'au  milieu 
d'un  cortège  de  serviteurs,  la  couronne  sacrée 
sur  la  tête,  les  pieds  ornés  de  crépides  d'airain  re- 
tentissantes, les  cheveux  flottants  sur  les  épaules, 
une  branche  de  laurier  à  la  main.  Sa  divinité  fut 
reconnue  par  toute  la  Sicile.  Il  la  proclama  lui- 
même. 

«  Amis  qui  habitez  les  hauteurs  de  la  grande 
ville  baignée  sur  le  blond  Acragas,  écrivait-il 
au  début  d'un  de  ses  poèmes,  zélés  observateurs 
de  la  justice,  salut  !  Je  ne  suis  pas  un  homme, 
je  suis  un  dieu.  A  mon  entrée  dans  les  villes 
florissantes,  hommes  et  femmes  se  prosternent. 
La  multitude  suit  mes  pas.  Les  uns  me  deman- 
dent des  oracles,  les  autres  le  remède  des  mala- 
dies cruelles  dont  ils  sont  tourmentés.  »  (Diogène 
Laërce,  liv.  VIII,  ch.  lxii.) 

Il  parle  ailleurs  de  ses  secrets  pour  échapper 
à  la  vieillesse,  pour  exciter  ou  apaiser  les  tem- 
pêtes, rendre  le  temps  sec  ou  humide,  rappeler 
les  morts  des  enfers. 

Certainement  cette  manière  de  s'emparer  des 
esprits  n'est  pas  très-philosophique  ;  mais,  comme 
nous  l'avons  déjà  dit,  Empédocle  n'était  pas 
seulement  un  philosophe.  Il  entrait  dans  le  rôle 
qu'il  voulait  jouer  parmi  les  hommes,  et  dans 
les  idées  mêmes  qu'il  cherchait  à  répandre,  de 
frapper  l'imagination  autant  que  la  raison.  L'en- 
thousiasme était  d'ailleurs  un  des  éléments  de 
son  génie. 

Comblé  de  gloire  et  déjà  vieux,  Empédocle 
quitta  la  Sicile.  Il  n'alla  pas,  comme  on  le  dit, 
converser  avec  les  mages,  moins  encore  avec 
Locman,  sage  de  Syrie,  contemporain  de  David, 
comme  l'atteste  un  historien  arabe;  mais  il  en- 
seigna la  philosophie  à  Athènes,  il  visita  Thurium, 


EMPÉ 


440  — 


EMPÉ 


séjourna  dans  le  PcloponncsCj  el  parut  aux  jeux 
Olyiupi'Iiies  ^'ù  son  poëme  des  Puri/ications  lui 
lu  aux  ap|)laudisscmcnls  de  la  Grèce  ciilirre. 
Lorsqu'il  voulut  rentrer  dans  sa  patrie,  un  parti 
puissant  lui  en  interdit  l'accès,  et  il  retuurna 
dans  le  Félopunnèse,  où  il  acheva  sa  vie  dans 
l'obscurité.  Quel(|ues-uns  imaguièrent  qu'il  avait 
été  emporté  au  ciel  et  mis  au  rang  des  dieux; 
d'autres  qu'il  s'était  noyé  dans  la  mer;  tué  en 
tombant  de  son  char  ;  étranglé  de  sa  propre  main  ; 
précipité  dans  le  cratère  de  l'Etna,  qui  avait 
revomi  une  de  ses  sandales.  De  toutes  ces  fables, 
la  dernière,  la  plus  accréditée,  est  certainement 
la  plus  ridicule. 

Empédocle  s'était  exercé  sur  les  sujets  les  plus 
divers.  On  cite  de  lui  des  tragédies,  des  épi- 
grammes,  un  Hymne  à  Apollon,  un  poëme 
épique  sur  l'Expédition  de  Xerxès,  quatre 
poëmes  didactiques  sur  la  Médecine,  sur  la 
Polilique,  sur  la  Nature,  sur  les  Purifications. 
C'est  dans  le  traité  sur  la  Nature  {mç,i  *l>ûff£w;), 
ouvrage  de  cosmologie,  de  physiologie  et  de 
psychologie  tout  ensemble,  qu'était  contenue  la 
pensée  philosophique  d'Empédocle,  comme  c'est 
dans  les  Purificatioyis  (Kaôaptxoi),  ouvrage  de 
liturgie  et  de  magie,  qu'étaient  contenus  ses 
préceptes  religieux.  Tous  ces  ouvrages  ont  péri; 
il  nous  reste  ce  que  les  auteurs  en  onl  cilé  :  deux 
épigrammes,  quelques  vers  des  Purifications, 
de  nombreux  fragments  du  traité  sur  la  Nature. 
Ces  fragments,  rapportés  aux  différents  livres 
d'où  ils  sont  tirés,  peuvent  donner  une  idée 
du  plan  de  l'ouvrage.  Dans  le  premier  livre, 
l'auteur,  après  s'être  prononcé  sur  les  vraies 
conditions  de  la  connaissance,  traitait  de  l'univers 
en  général,  des  forces  qui  le  produisent,  des 
éléments  dont  il  se  compose.  Dans  le  second, 
des  divers  objets  de  la  nature,  des  plantes,  des 
animaux.  Dans  le  troisième,  des  dieux  et  des 
choses  divines,  des  âmes  et  de  leurs  destinées. 
JVlême  en  philosophie,  Empédocle  reste  poëte  et 
théologien.  Esprit  homérique,  comme  Aristote 
l'appelle,  il  personnifie,  il  déifie  toute  chose;  il 
s'enveloppe  de  mystère  et  se  dérobe  volontiers 
sous  le  demi-jour  du  symbole.  De  là  l'obscurité 
de  sa  doctrine,  marquée  dès  l'antiquité  par  cette 
statue  voilée  que  lui  érigèrent  ses  concitoyens. 
Essayons  d'exposer  cette  doctrine  dans  l'ordre 
même  que  l'auteur  a  suivi. 

1°  Des  conditions  de  la  connaissance.  De  V uni- 
vers, des  forces  qui  le  produisent,  des  éléments 
dont  il  se  compose.  Nous  avons  péché  avant  de 
descendre  en  ce  monde.  Êtres  déchus,  nous 
expions  dans  la  vie  présente  le  crime  que  nous 
avons  commis. 

«  Triste  race  des  mortels,  s'écrie  le  poëte  en 
commençant,  race  bien  malheureuse!  de  quels 
désordres,  de  quels  pleurs  vous  êtes  sortis  1  De 
quelle  haute  dignité,  de  quel  comble  de  bonheur 
je  suis  tombé  parmi  les  hommes!  J'ai  gémi,  je 
me  suis  lamenté  à  la  vue  de  cette  demeure  nou- 
velle qu'habitent  le  meurtre,  l'envie  et  tous  les 
autres  maux.  » 

Aujourd'hui,  la  vie  est  courte  et  traversée  de 
mille  douleurs;  les  sens  nous  trompent,  notre 
intelligence  est  faible  et  l'univers  est  infini.  Ni 
la  vue  ni  l'ouïe  ne  peuvent  nous  faire  connaître 
l'univers;  l'intelligence  ne  peut  le  comprendre. 
Les  dieux  seuls  peuvent  faire  couler  de  nos  lèvres 
une  source  d'eau  pure.  Prions-les  de  nous  con- 
duire à  la  sagesse  sur  le  char  docile  de  la  piété. 

Au  fond,  à  en  juger  par  sa  doctrine,  Empédocle 
n'a  pas  pour  la  raison  humaine  tout  le  dédain 
qu'il  fait  paraître.  Mais  sa  méthode  avouée  est 
un  véritable  mysticisme  fondé  sur  l'hypothèse 
d'une  dégradation  résultant  d'une  faute  anté- 
rieure. Voici  maintenant  la  doctrine  elle-même. 


Elle  part  de  ce  principe,  accepté  de  toute  l'an- 
tiiiuité,  que  la  matière  du  monde  est  éternelle, 
que  celte  matière  se  transforme  sans  jamais 
cesser  d'être  la  même,  que  rien  ne  naît,  rien 
ne  périt  absolument.  A  l'origine  donc  était  l'unité, 
sphère  bien  arrondie,  partout  égale  à  elle-même  et 
immobile.  Empédocle  l'appelle s/^/ierus  ((jçaîpo;). 
Ce  n'est  point  l'unité  pure  de  Parménide,  ni  le 
chaos  des  homéoméries  d'Anaxagore.  D'une  part, 
le  sphérus  est  la  matière  du  monde,  il  en  contient 
les  formes  variées,  les  qualités  multiples,  les 
éléments  divers.  Seulement,  dans  son  sein  infini, 
nulle  diversité  n'éclate  encore.  Tout  est  main- 
tenu dans  l'unité  par  une  force  de  laquelle  toute 
unité  dérive.  Celte  force  est  l'Amitié  (<I>iXta), 
l'harmonie,  Vénus,  Cypris,  la  source  de  toute 
beauté  comme  de  tout  bien.  D'autre  part,  le 
sphérus  est  l'amitié  elle-même,  le  principe 
même  de  l'unité  (jui  est  en  lui,  une  force  agis- 
sante, un  dieu.  Voilà  ce  qu'Aristote  appelle  le 
mélange  (ix'Yifa)  d'Empédocle,  qui  contient  le 
monde  en  puissance  ;  à  la  l'ois  matière,  cause  et 
efl'et. 

Avec  l'Amitié  seule  nul  mouvement  n'aurait 
lieu,  et  le  monde  serait  impossible.  Il  faut  un 
principe  distinct,  et  même  opposé.  Ce  principe 
est  la  Discorde  (NeTxo;),  Mars,  cause  de  tout 
mal,  le  dieu  de  la  guerre  qui  divise  et  qui  sé- 
pare. D'après  des  lois  fatales  et  immuables,  à 
un  moment  donné,  l'Amitié  dut  céder  l'empire 
à  la  Discorde.  A  l'instant,  la  division  s'intro- 
duisit dans  le  sphérus.  Les  membres  du  dieu, 
dit  le  poëte,  tremblèrent  d'un  mouvement  con- 
vulsif.  Les  éléments  confondus  se  séparèrent. 
L'air  sortit  le  premier;  de  l'air  comprimé  jaillit 
le  feu.  L'eau  et  la  terre,  encore  indistinctes,  con- 
tinuaient de  s'agiter.  Leur  mouvement  même  les 
sépara. 

Les  quatre  éléments  :  le  feu,  l'air,  l'eau  et  la 
terre,  sont  irréductibles  l'un  à  l'autre,  égaux  en 
puissance  et  en  dignité.  Ils  sont  simples,  c'est-à- 
dire  parfaitement  homogènes.  Ils  sont  composés, 
c'est-à-dire  formés  de  particules  infiniment  pe- 
tites, qui  sont  les  éléments  des  éléments  eux- 
mêmes.  Enfin,  les  vrais  éléments  ne  sont  pas 
ceux  que  nos  sens  grossiers  perçoivent.  Ce  sont 
des  êtres  \ivants  {<\i\j-/_'xi) ,  plus  que  des  personnes, 
des  dieux.  Le  feu,  c'est  Jupiter;  l'air,  c'est  Junori 
qui  porte  la  vie;  la  terre,  Pluton;  l'eau,  Nestis 
éplorée  qui  arrose  tout  ce  qui  est  mortel.  Par 
cette  déification  de  la  matière  du  monde,  on 
allait  droit  au  système  de  Démocrite.  Aussi 
Aristote  accuse-t-il  Empédocle  de  ne  recourir 
que  le  moins  possible  à  l'Amitié  et  à  la  Discorde; 
et  de  tout  disposer  comme  si  les  éléments  se 
suffisaient  à  eux-mêmes.  Tels  sont  les  caractères 
généraux  des  éléments.  Voici  leurs  caractères 
particuliers  :  la  terre  et  l'air,  le  feu  et  l'eau  sont 
opposés  deux  à  deux.  La  terre  est  dure  et  pesante, 
l'air  est  mou  et  léger;  le  feu  est  blanc  et  chaud, 
l'eau  est  noire  et  Iroide.  Le  l'eu  s'oppose  aussi 
aux  trois  autres  éléments  pris  ensemble.  Empé- 
docle regarde  cette  opposition  comme  celle  du 
sec  et  de  l'humide,  du  chaud  et  du  froid,  et  se 
sert  ainsi  des  quatre  éléments  comme  s'ils 
n'étaient  que  deux. 

Une  fois  dégagés  du  sein  du  sphérus^  les 
quatre  principes  ennemis  se  tiennent  isolés  les 
uns  des  autres  :  le  feu  au-dessus,  l'air  sous  le 
feu,  l'eau  et  la  terre  dans  la  partie  inférieure. 
Agités  de  mouvements  divers,  ces  éléments 
tourbillonnent  sous  l'influence  de  la  Discorde 
dans  un  immense  chaos.  Or,  c'est  une  loi  de  la 
nécessité,  loi  inflexible  et  éternelle,  que  l'Amitié 
et  la  Discorde  aient  allernativement  l'empire  du 
monde;  que  le  mouvement  succède  au  repos,  le 
repos  au  mouvement  ;  que  tour  à  tour  les  éléments 


EAIPE 


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EMPÉ 


se  combinent  ot  so  séparent;  que  tout  passe  de 
l'un  au  multiple,  et  retourne  du  inultiiiio  à 
l'un.  Donc,  lorsque  le  temps  fatal  l'ut  arrivé,  la 
Discorde  fit  un  mouvement  en  arrière,  et  l'Amitié 
vint  se  poser  au  centre  du  tourbillon.  A  mesure 
qu'elle  étendait  son  influence,  la  Discorde  re- 
culait devant  elle,  elle  recula  jusqu'à  l'extrémité 
du  tourbillon.  Là,  elle  continua  d'occuper  cer- 
taines parties  qui  restèrent  séparées  de  l'ensem- 
ble; les  autres  s'associèrent  et  se  réunirent  sous 
l'inhuenee  do  l'Amitié.  L'air  pénétra  en  sifflant 
jusque  dans  les  entrailles  de  la  terre.  Le  feu 
brûla  jusque  dans  les  profondeurs  de  l'Océan. 
A  leur  tour,  ces  composés  se  combinèrent,  sem- 
blables entre  semblables,  l'humide  avec  l'humide, 
le  rude  avec  le  rude,  le  chaud  avec  le  chaud. 
Voici  comment  ces  combinaisons  se  sont  formées. 
Tous  les  objets  de  la  nature  envoient  hors 
d'eux-mêmes  certaines  émanations  ou  effluves 
(à7top^oa()  qui  sont  leurs  parties  pleines  et  so- 
lides. JDe  même,  tous  les  objets  delà  nature  sont 
poreux.  Entre  leurs  parties  pleines,  sont  certains 
interstices  qui,  en  s'ajoutant  les  uns  aux  autres, 
forment  des  conduits  intérieurs  appelés  pores, 
les  parties  solides  ou  effluves  sont  de  diverse 
grosseur  pour  les  difl'érents  objets,  et,  dans 
chaque  objet,  la  grandeur  des  pores  dépend  de 
la  grosseur  aes  parties  solides.  De  sorte  que  les 
effluves  de  tel  objet  sont  facilement  reçus  par 
les  pores  d'un  objet  de  même  nature^  mais  non 
par  les  pores  d'un  objet  de  nature  difl'érente  ou 
opposée.  C'est  la  convenance  des  pores  et  des 
effluves  qui  constitue  ce  qu'on  appelle  les  affl- 
nités  des  objets  physiques  et  les  sympathies  des 
êtres  moraux.  C'est  elle  ijui  rend  possible  le 
mélange  des  difl"érentes  substances,  et  c'est  ce 
mélange  bientôt  détruit  qui  explique  tous  les 
phénomènes  possibles,  les  jeux  variés  de  la 
nature,  l'accroissement  et  le  dépérissement  des 
individus,  leur  naissance,  leur  mort. 

«  Rien  n'est  engendré,  disait  Empédocle,  rien 
ne  périt  de  la  mort  funeste.  Il  n'y  a  que  mélange 
ou  séparation  de  parties  (ai^i?  te  otà>,>.a^i;  te 
[AiY-^T'^^);  et  voilà  ce  qu'on  appelle  nature.  » 

Toutefois  ce  mélange,  ou,  pour  parler  plus 
rigoureusement,  cet  assemblage  de  parties,  ne 
suffit  pas  pour  tout  expliquer.  La  vaste  harmonie 
de  l'univers,  les  organes  des  plantes  et  des 
animaux,  ne  résultent  pas  même  d'un  simple 
mélange.  Jusque  dans  ses  moindres  détails,  le 
monde  porte  la  trace  d'une  intelligence  qui  a 
tout  ordonné  pour  une  bonne  fin.  Cette  intel- 
ligence partout  manifestée,  ce  principe  qui  donne 
à  chaque  chose  sa  forme  et  son  essence,  Empé- 
docle l'a  reconnu  et  l'a  appelé  d'un  très-beau 
nom,  la  Raison  ou  le  Verbe  (Aôyo;).  Mais  Aristote 
l'accuse  de  n'en  avoir  fait  aucun  usage,  et  d'avoir 
expliqué  l'organisation  et  la  constitution  des 
dinérents  êtres  par  la  fortune  et  le  hasard.  Le 
reproche  est  fondé.  On  s'en  convaincra  par  ce 
qui  va  suivre. 

2°  Du  monde  et  des  divers  objets  dont  il  se 
compose.  Le  monde,  assemblage  fortuit  d'élé- 
ments réunis  par  l'Amitié,  ne  fut  d'abord  qu'une 
masse  informe  sans  harmonie  et  sans  beauté. 
Point  d'astres  au  ciel,  point  de  plantes  ni  d'ani- 
maux sur  la  ierre,  rien  de  solide  et  rien  de 
liquide;  tout  CTait  mêlé  et  confondu.  Peu  à  peu, 
du  mouvement  des  éléments  l'ordre  naquit.  Le 
ciel  se  divisa  en  deux  régions  :  celle  des  nuages 
et  celle  du  feu.  Les  astres  brillèrent.  Le  soleil, 
dardant  ses  rayons,  perça  les  nuages  et  échauff"a 
la  terre.  Des  plantes  et  des  animaux  parurent, 
êtres  incomplets  et  de  formes  bizarres  qui  se 
complétèrent  avec  le  temps.  Telle  est,  en  deux 
mots,  l'origine  du  monde.  Insistons  sur  tous  les 
points 


Le  monde  est  un  et  do  forme  sphdrique  comme 
produit  de  l'Amitié.  Par  cela  même,  il  est  fini. 
La  terre  est  au  centre.  Autour  de  la  terre,  le  ciol 
divisé  en  deux  sphères,  la  sphère  humide,  la 
sphère  ignée.  Ces  deux  sphères  tournent  ensem- 
ble, mais  en  sens  opposé.  Elles  ont  chacune  leur 
période  de  prédominance.  De  la  sphère  ignée, 
vient  le  jour  et  l'été.  De  l'autre,  la  nuit  et  l'hiver. 
Du  mouvement  inverse  des  deux  sphères  naissent 
les  vents  :  le  vent  du  midi,  quand  c'est  la  sphère 
ignée  qui  prédomine;  le  vent  du  nord,  quand 
c'est  la  sphère  humide.  Enfin,  c'est  le  mouve- 
ment rapide  des  deux  sphères  qui  maintient  la 
terre  immobile  au  centre  du  monde,  et,  sans  ce 
mouvement,  la  sphère  supérieure,  masse  solide 
durcie  par  l'action  du  feu,  pourrait  s'afi'aisser  sur 
elle-même.  Ce  mouvement  n'étant  pas  essentiel, 
il  s'ensuit  que  le  monde  est  périssable. 

Les  astres  sont  des  amas  de  feu,  les  uns  fixés 
à  la  vuiite  du  ciel,  les  autres  libres  et  errants. 
Quoique  la  lumière  soit  composée  d'effluves  de 
feu,  le  soleil  n'est  pas  lumineux  par  lui-même. 
Placé  à  la  limite  inférieure  du  ciel,  il  ne  fait 
que  refléter  la  pure  lumière  qu'il  reçoit  de 
l'olympe.  11  est  de  même  grandeur  que  la  terre 
et  en  est  deux  fols  plus  éloigné  que  1 1  lune. 

La  lune  est  un  globe  d'air  congelé.  Sa  lumière 
lui  vient  du  soleil.  Son  char  rase  l'extrémité 
supérieure  de  la  région  terrestre.  C'est  elle  qui 
produit  les  éclipses  de  soleil,  en  s'interposant 
entre  le  soleil  et  la  terre. 

Voici  maintenant  l'explication  des  principaux 
météores.  La  pluie,  c'est  l'humidité  que  rend 
l'air  lorsqu'il  est  comprimé.  La  grêle  n'est  que 
la  pluie  congelée  sous  l'influence  de  la  chaleur. 
L'éclair,  c'est  le  feu  s'échappunt  du  nuage  oii 
le  soleil  l'avait  lancé.  La  foudre  n'est  qu'une 
plus  grande  quantité  de  feu.  Le  tonnerre,  c'est 
ce  même  feu  qui  s'éteint  dans  le  nuage  humide. 
Passons  au  monde  inférieur. 

La  mer  est  la  sueur  de  la  terre  provoquée  par 
l'action  du  soleil  :  c'est  pourquoi  elle  est  salée. 
Les  sources  d'eau  chaude  sont  produites  par  des 
courauls  d'eau  en  contact  avec  des  feux  souter- 
rains. Ce  sont  aussi  des  feux  sojiterrains  qui 
expliquent  la  formation  des  roches  et  des  métaux. 

Les  phénomènes  magnétiques  viennent  de  la 
convenance  parfaite  des  pores  et  des  effluves  de 
l'aimant  et  du  fer.  Dès  que  les  effluves  de  l'aimant 
ont  chassé  l'air  que  contenaient  les  pores  du  fer, 
le  courant  des  effluves  de  fer  devient  si  fort  que 
la  masse  entière  est  entraînée. 

Les  plantes  sont  les  plumes  et  les  poils  de  la 
terre.  Nées  spontanément,  ainsi  que  les  animaux, 
elles  ne  sont  elles-mêmes  que  des  animaux  avortés. 
La  terre,  encore  faible  à  l'origine,  ne  produisait 
que  des  plantes;  dans  sa  force,  elle  produisit  des 
animaux,  non  pas  d'abord  des  animaux  entiers, 
mais  des  membres  isolés  :  des  yeux  sans  visage, 
des  têtes  et  point  de  cerveau,  des  bras  qui  erraient 
sans  être  attachés  à  une  épaule.  Sous  l'action 
continue  de  l'Amitié,  ces  membres  isolés  se 
réunirent,  mais  au  hasard  :  une  tête  d'homme 
avec  uu  corps  de  bœuf,  et  ainsi  du  reste.  Tous 
ces  monstres  restèrent  inféconds  et  périrent. 
Enfin,  après  bien  des  combinaisons,  il  se  forma 
des  composés  capables  de  se  conserver  et  de  se 
reproduire.  Ailleurs  on  raconte  qu'il  sortit  de 
terre  certains  types  d'hommes  à  l'état  brut, 
statues  à  peines  ébauchées,  sans  visage  et  sans 
voix,  qui  furent  ornés  et  embellis  par  l'influence 
de  Vénus. 

L'accroissement  des  plantes  et  des  animaux 
n'est  qu'une  suite  de  cette  loi  des  affinités  que 
le  semblable  cherche  son  semblable;  ainsi  le  feu 
s'unit  au  feu,  la  terre  à  la  terre,  le  tout  en  vertu 
de  la   convenance   des   pores   et  des    effluves. 


EMPÉ 


442   — 


EMPÉ 


Lorsque  le  semblable  manque  au  semblablCj  il 
Y  a  appétit.  Lorsqu'ils  s'unissent,  il  y  a  plaisir. 
L'union  des  contraires  produit  la  douleur.  Et 
comme  les  mêmes  phénomènes  sont  les  condi- 
tions de  nutrition,  il  s'ensuit  que  tout  ce  qui  se 
nourrit,  que  les  plantes  elles-mêmes  souffrent  et 
jouissent. 

Maintenant  viennent  les  mystères  de  la  géné- 
ration. Empcdocle  avait  cru  remarquer  qu'il  n'est 
pas  une  seule  plante  qui  ne  soit  en  même  temps 
mâle  et  femelle.  L'homme  aussi  avait  commencé 
par  être  à  la  fois  mâle  et  femelle.  Empcdocle 
raconte,  avec  Platon,  comment,  dans  les  temps 
primitifs,  l'homme  et  la  femme  ne  faisaient 
qu'un  seul  être.  Seulement,  la  partie  mâle  tenait 
plus  du  principe  igné;  la  partie  femelle  tenait 
plus  du  principe  humide.  Ces  deux  moitiés  se 
séparèrent  et  depuis  lors  elles  cherchent  con- 
stamment à  se  réunir.  Sur  l'acte  même  de  la 
génération  et  sur  la  formation  du  fœtus,  ce 
système  renferme  des  détails  du  plus  haut  in- 
térêt, mais  qui  ne  peuvent  pas  trouver  place 
ici. 

Les  perceptions  des  sens  sont,  comme  tous  les 
phénomènes,  le  résultat  d'une  convenance  entre 
les  pores  et  les  effluves,  et  comme  cette  conve- 
nance est  relative,  les  perceptions  et  les  impres- 
sions le  sont  aussi. 

Les  fonctions  intellectuelles  s'exécutent  de  la 
même  manière.  L'esprit  est  composé  des  quatre 
éléments.  Or,  comme  le  semblable  attire  le  sem- 
blable, l'esprit,  par  sa  seule  nature,  est  en  com- 
munication avec  tout  ce  qui  l'environne.  En 
vertu  du  même  principe  que  le  semblable  attire 
le  semblable,  l'esprit,  formé  des  quatre  éléments, 
ne  peut  avoir  pour  siège  qu'une  substance  de 
même  nature.  Or,  le  sang  est  aussi  formé  des 
quatre  éléments.  C'est  donc  dans  le  sang  que 
l'esprit  est  répandu,  surtout  dans  le  sang  qui 
avoisine  le  cœur.  La  lenteur  et  la  tristesse  dans 
l'esprit  viennent  d'un  sang  pauvre  et  raréfié.  La 
vivacité,  l'impétuosité,  de  la  densité  'et  de  la 
richesse  du  sang,  et  ainsi  du  reste.  De  même 
nature  que  le  corps  et  liée  à  lui  par  la  loi  des 
semblables,  l'âme  devrait  périr  comme  le  corps, 
lorsque  le  feu  qu'il  contient  se  dégage  et  se 
dissipe.  Pourtant,  il  n'en  est  rien,  comme  nous 
allons  nous  en  convaincre. 

3"  Des  choses  divines,  des  dieux,  des  démons 
et  des  âmes.  Dans  les  vers  d'Empédocle,  il  est 
question  d'un  dieu  suprême,  «  qui  n'a  ni  la  tête 
ni  le  corps  d'un  homme,  ni  bras  qui  naissent  des 
épaules,  ni  pieds  ni  genoux  agiles^,  pur  esprit, 
esprit  saint  et  infini,  dont  la  pensée  rapide  pé- 
nètre tout  l'univers.  » 

Ce  Dieu  suprême,  c'est  le  sphérus,  à  la  fois 
cause  et  matière  du  monde. 

Au-dessous  du  sphérus,  sont  les  autres  dieux  : 
Jupiter,  Junon,  Pluton,  Nestis,  l'Amitié  et  la 
Discorde.  Sous  ceux-ci  toute  une  hiérarchie  de 
dieux  secondaires  et  de  génies.  Formés  des  quatre 
éléments,  comme  tout  ce  qui  est  dans  la  nature, 
ces  génies  sont,  par  cela  même,  en  communica- 
tion permanente  avec  les  mortels  ;  mais,  éternels 
et  exempts  de  toute  vicissitude,  ils  vivent  dans 
un  bonheur  parfait. 

Loin  du  ciel,  dans  nos  régions  ténébreuses, 
sont  d'autres  génies.  Nés  dans  le  ciel  comme  les 
premiers,  semblables  à  eux,  ils  participaient  à 
tous  leurs  biens  ;  mais,  poussés  par  la  Discorde, 
ils  se  souillèrent  de  meurtre  et  d'injustice,  et 
furent  précipités  sur  la  terre.  Celle-ci  les  ren- 
voya à  la  mer,  la  mer  à  l'air.  Ainsi  odieux  à 
tous  les  éléments  et  rejetés  par  toute  la  nature, 
ils  sont  en  proie  à  d'atroces  supplices.  Leur 
occupation,  leur  joie  est  de  pousser  les  hommes 
au  mal  pendant  que  les  bons  génies  les  poussent 


au  bien.  Il  n'est  pas  d'âme  humaine  qui  n'ait 
son  bon  et  son  mauvais  génie. 

Nos  âmes  sont  aussi  des  êtres  déchus.  Sorties 
de  la  Divinité,  mais  chargées  d'un  grand  crime, 
elles  sont  tombées  d'en  haut  dans  celte  enveloppe 
mortelle  qu'on  appelle  le  corps.  Mais,  pour 
Empédocle,  nulle  punition  n'est  éternelle.  Les 
mauvais  génies  eux-mêmes,  après  avoir  expié 
leurs  crimes,  remonteront  au  ciel,  et  y  rentreront 
en  possession  de  tous  leurs  biens.  L"âme  humaine 
est  condamnée  à  errer  pendant  trente  mille  ans 
d'un  corps  dans  un  autre.  Dans  la  métempsycose 
de  Pythagore,  l'âme  ne  pouvait  habiter  que  des 
corps  d'animaux.  Empédocle,  d'après  ses  vues 
sur  la  nature,  devait  la  faire  descendre  jusqu'aux 
végétaux.  Lui-même  se  rappelait  avoir  été  tour 
à  tour,  mâle  et  femelle,  arbre,  oiseau  et  poisson. 
Après  avoir  habité  ces  tristes  demeures,  l'âme 
est  admise  dans  un  corps  plus  noble,  celui  d'un 
poëte,  celui  d"un  roi.  Enfin,  après  l'entière  ex- 
piation de  son  crime,  elle  remonte  au  ciel,  pour 
y  jouir  d'un  bonheur  sans  fin.  Par  une  honorable 
inconséquence  que  le  prêtre  et  le  poâte  arra- 
chent au  physicien,  Empédocle  fait  les  âmes 
immortelles.  Dans  son  système,  le  bonheur  n'est 
donné  qu'à  la  vertu. 

«  La  vertu,  dit-il,  n'est  pas  telle  pour  ceux-ci, 
telle  autre  pour  ceux-là.  C'est  une  loi  univer- 
selle, qui  embrasse  la  vaste  étendue  de  l'air  et 
l'immensité  du  ciel.  »  C'est  de  sa  physique 
qu'Empédocle  tire  les  principaux  préceptes  de 
sa  morale.  Tous  les  êtres  sont  composés  des 
mêmes  éléments;  il  y  a  une  sorte  de  parenté 
qui  règne  par  toute  la  terre.  Par  conséquent,  le 
premier  devoir  est  de  respecter  tous  les  objets 
de  la  nature,  de  s'abstenir  de  toute  violence,  de 
ne  pas  même  verser  le  sang  des  animaux.  Dans 
le  corps  d'un  animal  peut  être  cachée  l'âme  d'un 
parent,  l'âme  d'un  ami. 

«  Le  père  saisit  son  fils  qui  n'a  fait  que  changer 
de  forme,  et  l'immole  en  prononçant  des  prières. 
L'insensé!  Son  fils  l'implore,  pour  calmer  sa 
fureur,  il  ne  l'écoute  pas,  il  l'égorgé  et  va  ensuite 
dans  sa  maison  préparer  un  sacrilège  repas!  » 

D'après  les  mêmes  motifs,  Eaîpédocle  n'eût  pas 
dû  permettre  aux  hommes  l'usage  des  végétaux; 
mais  la  nécessité  l'y  contraint,  et  il  n'en  est  que 
deux,  la  fève  et  le  laurier,  qu'il  déclare  invio- 
lables. La  chasteté  et  la  tempérance  en  toutes 
choses  sont  les  vertus  qu'Empédocle  recommande 
le  plus  souvent.  Sa  morale  n'a  qu'un  seul  but  : 
détacher  l'homme  des  choses  sensibles,  l'élever 
vers  les  choses  d'en  haut,  et  par  là  rétablir  sur 
la  terre  cet  âge  d'or,  cet  âge  de  paix  et  d'harmonie 
qu'il  dépeint  sous  les  plus  vives  couleurs. 

Tel  est  en  abrégé  le  système  d'Empédocle, 
système  de  physique  et  de  théologie  dans  lequel 
tout  est  sous  la  dépendance  d'un  être  mystérieux 
que  l'on  nomme  à  peine.  D'où  viennent  toutes 
les  vicissitudes  des  choses,  la  séparation  des 
éléments,  la  formation  du  monde  et  tous  les 
phénomènes  qui  s'y  produisent  ?  De  la  domination 
alternative  de  l'AÏnitié  et  de  la  Discorde.  Et  qui 
produit  cette  domination  alternative,  qui  rend 
inévitables  la  naissance  ou  la  mort,  le  mélange 
ou  la  dissolution  des  parties?  Une  seule  cause, 
la  nécessité.  Au  fond,  le  dieu  saprême  d'Empé- 
docle. ce  n'est  pas  le  sphérus,  ce  n'est  pas  surtout 
cette  intelligence  dont  il  a  parlé  une  fois  après 
Anaxagore,  c'est  l'ancien  dieu  du  paganisme,  le 
dieu  des  théologiens  et  des  poètes,  le  destin. 

Il  y  aurait  sur  Empédocle  toute  une  biblio- 
thècjue  à  consulter.  Nous  recommandons  d'abord 
ses  fragments  réunis  par  Sturz  en  1805,  par 
Peyron  en  1810,  par  Karstcn  en  1838,  par  Mùl- 
lach  en  1860,  dans  le  volume  de  la  collection 
Didot,  Fragmenta  philosophorum  grœcorum. 


EMPI 


443  — 


EMPI 


Plus  de  cent  auteurs  anciens  exposent  sa  doctrine 
sans  citer  ses  paroles.  Los  principaux  sont  Platon 
d.ins  presque  tous  ses  dialogues,  principalement 
dans  le  So/./hlsle,  dans  le  Mcnon,  dans  le  Phédon  ; 
Aristote,  dans  presque  tous  ses  ouvrages,  prin- 
cipalement dans  le  de  Anima,  dans  le  de  Gene- 
ral, animal,  et  dans  la  Mrlaphysique  ;  Cicéron, 
principalement  dans  les  Académiques,  et  dans 
le  traité  de  la  Nalure  des  Dieux;  Plutarque, 
dans  presque  tous  ses  ouvrages,  surtout  dans  le 
de  Placitis  philosoph.;  Galicn,  surtout  dans  son 
llisto)'.  philosoph.;  Diogène  Lacrce,  Vie  d'Empé- 
docle;  enlin  Lutrèce,  Porphyre,  Eusèbe,  Proclus, 
Soxtus  Empiricus,  Siraplicius,  Stobée,  Thémistius, 
Philopon  et  les  Scoliastos. 

Parmi  les  nombreux  ouvrages  modernes,  nous 
citerons  seulement  les  suivants  :  S'islcme  d'Em- 
pédocle,  par  Tiedemann,  dans  le  Magasin  de 
Gœttingue,  t.  IV,  n"  5;  —  de  la  Philosophie 
d'Empédocle,  de  H.  Rilter^  dans  les  Fragments 
littéraires  de  Wolf.  4°  cahier;  —  Recherches  sur 
la  vie  d'Empédocle,  de  Bonamy,  dans  les  Mé- 
moires de  V Académie  des  inscrip.,-  t.  X;  — 
Empedocles  Agrigentinus,  devilaet  philosophia 
ejus ,  etc.,  par  Slurz,  in-8,  Leipzig,  1805:  — 
Èmpedoclis  et  Parmenidis  fragmenta,  etc.,  etc., 
par  Peyron,  in-8,  Leipzig,  1810;  —  Raynaud,  de 
Empedocle,  1848,  in-8; — enfin  celui  qui  peut 
tenir  lieu  ae  tous  les  autres:  Empedoclis  Agri- 
gentini  carminum  relic/uice.  De  vila  ejus  et 
studis  disseruit,  fragmenta  explicuil,  philoso- 
phiam  illuslravil  Simon  Karsten,  in-8,  Amst., 
1838.  D.  H. 

EMPIRISME  (de  'E[j.7îîipia,  expérience).  L'em- 
pirisme est  cette  doctrine  philosophique  qui,  née 
a  différentes  époques  de  l'histoire  d'une  réaction 
inévitable  contre  les  excès  de  la  spéculation  mé- 
taphysique, nie  la  certitude  de  tout  ce  qui  dé- 
passe les  limites  de  la  pure  expérience.  Pour  la 
philosophie  empirique,  il  n'y  a  de  vrai,  de  réel, 
de  perceptible,  de  certain,  que  le  fait  qui  nous 
est  directement  et  immédiatement  connu  :  tout 
le  reste  peut  bien  être  affirmé,  mais  ne  sera 
jamais  connu,  ni  démontré. 

On  voit  sur-le-champ  tout  ce  qu'il  y  a  d'ar- 
bitraire dans  un  pareil  principe,  et  quelles  en 
sont  les  conséquences.  S'il  n'aboutit  pas  néces- 
sairement au  scepticisme  absolu,  du  moins  il  le 
favorise  et  il  équivaut  à  la  négation  directe  de 
toute  science,  de  toute  théorie.  S'il  n'y  a  de  vrai 
que  les  faits,  toute  science  se  résoudra  en  une 
collection  d'expériences  particulières  qui  pour- 
ront être  réunies  en  un  faisceau,  mais  qui  ne 
pourront  avoir  de  lien  entre  elles,  parce  qu'il 
n'y  a  point  de  lois  générales  et  universelles  sans 
vérités  générales' et  universelles.  Dans  le  monde 
réel,  il  n'existera  que  des  phénomènes  ;  les  sub- 
stances elles-mêmes  seront  révoquées  en  doute. 
11  existera  de  l'étendue  et  de  la  pensée,  mais 
nul  n'aura  le  droit  d'affirmer  ni  la  matière,  ni 
l'esprit. 

On  comprend  que,  malgré  les  répugnances  de 
certains  esprits  pour  les  hautes  abstractions,  pour 
les  théories  absolues,  il  s'en  soit  trouvé  assez 
peu  qui  aient  poussé  jusqu'à  l'extrême  le  prin- 
cipe de  l'empirisme.  Peu  de  philosophes  l'ont  en 
effet  professé  d'une  manière  explicite  et  com- 
plète, et  ceux  qui  l'ont  fait  se  sont  à  peu  près 
confondus  avec  les  sceptiques.  Mais  il  s'en  est 
trouvé  beaucoup  qui  l'ont  accepté,  en  faisant  des 
réserves  plus  ou  moins  étendues.  Entre  l'empi- 
risme pur  et  le  système  qui  nie  seulement  la 
certitude  des  idées  nécessaires  et  des  principes 
absolus  qui  sont  comme  le  fonds  de  la  raison 
humaine,  il  y  a  place  pour  des  opinions  plus  ou 
moins  tempérées.  Et  plus  d'un  bon  esprit,  qui 
d'abord  se  serait  soulevé  contre  les  assertions  de 


l'empirisme,  a  été  conduit  peu  à.  peu  à  l'affirmer 
complètement;  Diderot,  par  exemple,  qui  en  cela 
se  faisait  l'écho  de  la  philosophie  contemporaine  : 
«  Les  objets  sensibles,  dit-il,  ont  les  premiers 
frappé  les  sens  ;  et  ceux  qui  réunissaient  plusieurs 
qualités  sensibles  à  la  fois  ont  été  les  premiers 
nommés  :  ce  sont  les  différents  individus  qui 
composent  cet  univers.  On  a  ensuite  distingué 
les  qualités  sensibles  les  unes  des  autres;  on  leur 
a  donné  des  noms  :  ce  sont,  la  plupart,  des  ad- 
jectifs. Enfin,  abstraction  faite  de  ces  qualités 
sensibles,  on  a  trouvé  ou  cru  trouver  quelque 
chose  de  commun  dans  tous  les  individus,  comme 
l'impénétrabilité,  l'étendue,  la  couleur,  la  fi- 
gure, etc..  et  l'on  a  formé  les  noms  métaphysi- 
ques et  généraux,  et  presque  tous  les  substantifs. 
Peu  à  peu  on  s'est  accoutumé  à  croire  que  ces 
noms  représentaient  des  êtres  réels;  on  a  regardé 
les  qualités  sensibles  comme  de  simples  acci- 
dents, et  l'on  s'est  imaginé  que  l'adjectif  était 
réellement  subordonné  au  substantif,  quoique  le 
substantif  ne  soit  proprement  rien,  et  que  l'ad- 
jectif soit  tout.  »  (Lettre  sur  les  sourds  et  muets, 
Œuvres,  t.  II,  p.  10.)  Quelques  lignes  plus  loin, 
Diderot  déclare  que  la  substance  est  un  être 
imaginaire. 

Il  serait  facile,  en  multipliant  les  exemples  et 
les  citations,  de  montrer  que  toutes  les  théories 
sur  le  moi  et  l'âme  humaine  qui  ont  leur  source 
dans  la  philosophie  de  Locke,  conduisent  à  cette 
conséquence  de  l'empirisme.  Hume  n'a-t-il  pas 
déclaré  formellement  que  le  moi  humain  n'est 
rien  de  plus  qu'une  succession  d'impressions  et 
d'idées?  Et  Condillac  n'a-t-il  pas  dit  la  même 
chose  en  d'autres  termes,  lorsqu'il  a  fait  de  notre 
âme  une  collection  de  sensations  et  d'idées? 
Mais  ce  qu'il  importe  d'examiner,  ce  ne  sont  pas 
tant  les  opinions  qui  aboutissent  à  l'empirisme, 
que  la  prétention  même  sur  laquelle  il  se  fonde. 

La  faiblesse  de  l'empirisme  vient  de  ce  qu'il  a 
d'étroit  et  d'exclusif;  son  tort  est  de  nier  ce 
qu'il  y  a  de  nécessaire  et  d'absolu  dans  la  con- 
naissance humaine.  Et,  en  effet,  si  l'empirisme 
avait  raison,  s'il  n'y  avait  de  certain  que  les  faits 
réduits  à  eux-mêmes,  à  l'état  de  purs  phéno- 
mènes, les  sciences  expérimentales  seraient  im- 
possibles aussi  bien  que  toutes  les  autres  scien- 
ces. Sans  doute  les  faits  réels,  actuels,  sont 
avant  tout  ce  par  quoi  nous  pouvons  connaître 
tout  ce  qui  est  accessible  à  notre  intelligence  ; 
la  connaissance  de  ces  faits,  c'est-à-dire  l'expé- 
rience, est  le  point  de  départ  de  toute  science. 
Dans  ces  limites,  l'empirisme  aurait  raison.  Mais 
vouloir  se  borner  à  ce  point  de  départ,  y  enfer- 
mer l'esprit  humain,  c'est  une  folie  et  une  absur- 
dité; c'est  nier  gratuitement  la  légitimité  de 
toutes  les  opérations  intellectuelles  qui  s'ap- 
puient sur  les  faits  pour  les  dépasser  et  trouver 
les  vérités  générales  et  universelles;  c'est  nier 
la  valeur,  la  légitimité  et  la  portée  du  raison- 
nement. Or,  à  quel  titre  et  de  quel  droit  vient-on 
nier  les  vérités  fournies  par  le  raisonnement? 
Si  l'empirisme  ne  les  nie  pas,  il  reconnaît  des 
vérités  qui  vont  au  delà  des  faits  purs  et  sim- 
ples; et  par  cela  seul  il  est  en  contradiction 
avec  son  principe,  qui  n'admet  comme  certains 
que  les  phénomènes.  Et  s'il  nie  ces  vérités,  sur 
quoi  appuie-t-il  sa  prétention?  Car  c'est  le  même 
esprit,  la  même  intelligence  qui  connaît  les  faits 
et  qui  en  déduit  les  conséquences.  L'opération 
du  raisonnement  et  celle  de  la  perception  sont 
distinctes;  mais  c'est  de  la  môme  faculté  decon- 
nu'tre,  du  même  principe  pensant  qu'elles  éma- 
nent toutes  deux.  Nier  l'une,  c'est  infirmer 
l'autre;  car  leur  autorité,  venant  d'une  même 
origine,  est   égale,  sinon  semblable. 

Ajoutons  qu'il  n'est  pas  d'expérience  propre- 


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ment  dite  qui  n'implique  l'intervention  de  la 
raison  et  quelques-unes  de  ces  vérités  que  nie 
l'empirisme.  Conccvra-t-on,  par  exemple,  que 
nous  puissions  l'aire  les  comparaisons  et  les  gé- 
néralisations auxquelles  conduisent  plusieurs 
expériences,  et  qu'elles  supposent  souvent,  s'il 
n'y  a  pas  dans  le  sujet  pensant,  qui  compare  et 
qui  géi  éralise,  une  unité  substantielle?  Con- 
cevra-t-on  aucune  des  opérations  de  l'esprit,  si 
l'esprit  n'est  pas  un  sujet,  une  substance,  s'il 
n'est  qu'une  succession  d'actes?  Et  quelle  idée 
aurons-nous  de  chaque  acte  en  lui-même,  si  nous 
ne  le  rattachons  à  rien,  si  nous  ne  pouvons  ni 
le  comparer  ni  l'analyser?  Que  l'on  discute  sur 
la  nature  et  sur  rcssence  de  l'être  qui  pense,  qui 
observe  et  qui  raisonne,  mais  qu'on  ne  nie  pas 
ce  qui  est  impliqué  dans  tous  ses  actes  de  per- 
ception et  de  raisonnement,  à  savoir  son  existence 
substantielle,  laquelle  pourtant  échappée  l'expé- 
rience pure,  à  la  simple  observation,  puisque 
celle-ci  atteint  les  phénomènes  et  n'atteint  pas 
les  substances.  Or,  c'est  là  précisément  le  tort 
que  se  donne  l'empirisme. 

De  même  dans  les  sciences  physiques  et  natu- 
relles, quelle  loi  pourra-t-on  légitimement  af- 
firmer, si  l'esprit  ne  peut  aller  au  delà  des  faits? 
Vous  dites  que  la  loi  de  Fattraclion  est  la  loi 
universelle  de  la  matière.  Mais  qui  vous  l'a 
appris?  Car  l'expérience,  comme  l'a  fait  remar- 
quer Aristote  il  y  a  plus  de  deux  mille  ans,  nous 
apprend  bien  ce  qui  est  ici,  là,  aujourd'hui  ou 
hier;  mais  l'expérience  ne  peut  rien  nous  dire 
de  ce  qui  existe  ailleurs,  de  ce  qui  sera  demain, 
de  ce  qui  a  toujours  existé;  et  dans  la  physique 
et  les  sciences  naturelles,  vous  alfirmez  l'iden- 
tité des  lois  de  la  nature  pour  tous  les  temps  et 
pour  tous  les  lieux. 

Ainsi,  il  n'y  a  pas,  il  ne  peut  pas  y  avoir  de 
scien(  e  qui  se  borne  à  la  connaissance  du  parti- 
culier; l'expérience,  telle  que  la  désireraient  les 
empiriques,  limitée  à  tel  corps,  à  tel  point  de 
l'espace,  à  tel  instant  de  la  durée,  ne  peut  per- 
mettre à  l'esprit  d'affirmer  ni  de  croire  une 
vérité  qui  s'étende  à  l'universalité  des  corps,  à 
l'immensité  de  l'espace,  à  l'éternité  de  la  durée. 
Ce  qui  constitue  toute  sciencCj  c'est  le  passage 
du  particulier  au  général  ;  et  ce  passage  n'est 
possible  que  parce  que  l'esprit  franchit  l'abîme 
par  la  puissance  de  certains  principes  que  l'ana- 
lyse psychologique  découvre  dans  la  raison, 
qu'elle  dégage  des  faits  où  ils  sont  impliqués, 
mais  que  l'analyse,  ultérieure  aux  faits,  ne 
constitue  pas.  «  Les  sens,  dit  Leibniz  [Nouv.  Es- 
sais, p.  195,  éd.  Erdmann),  quoique  nécessaires 
pour  toutes  nos  connaissances,  ne  sont  point  suf- 
fisants pour  nous  les  donner  toutes,  puisque  les 
sens  ne  donnent  jamais  que  des  exemples,  c'est- 
à-dire  des  vérités  particulières  ou  individuelles. 
Or,  tous  les  exemples  qui  confirment  une  vérité 
générale,  de  quelque  nombre  cju'ils  soient,  ne 
suffisent  pas  pour  établir  la  nécessité  univer- 
selle de  cette  même  vérité;  car  il  ne  suit  pas 
que  ce  qui  est  arrivé  arrivera  toujours  de  même. 

«  D'où  il  paraît  que  les  vérités  nécessaires, 
telles  qu'on  les  trouve  dans  les  mathématiques 
pures,  et  particulièrement  dans  l'arithmétique  et 
dans  la  géométrie,  doivent  avoir  des  principes 
dont  la  preuve  ne  dépende  point  des  exemples 
ni,  par  conséquent,  du  témoignage  des  sens, 
quoique  sans  les  sens  on  ne  se  serait  jamais  avisé 
d'y  penser. 

«  Il  est  vrai  qu'il  ne  faut  point  s'imaginer 
qu'on  puisse  lire  dans  l'âme  ces  éternelles  lois 
de  la  raison  à  livre  ouvert;  mais  c'est  assez 
qu'on  les  puisse  découvrir  en  nous  à  force  d'at- 
tention, à  qui  les  occasions  sont  fournies  par  les 
sens   » 


L'empirisme  n'est  donc  que  l'exagération  ou 
la  conséquence  extrême  du  sensualisme.  Aussi 
l'histoire  de  la  philosophie  nous  montre-t-elli- 
peu  de  philosophes  qui  aient  professé  cette  doc- 
trine complètement  dans  toute  sa  franchiso. 
L'esprit  humain  a  besoin  de  croire  et  d'affirmer, 
et  l'empirisme  est  presque  entièrement  négatif. 
Mais  dans  les  écoles  sensualistes  un  assez  grand 
nombre  de  philosophes  ont  admis,  avec  plus  nu 
moins  de  tempérament,  la  prétention  de  l'empi- 
risme; et,  sous  ce  rapport,  on  peut  indiquer  les 
écoles  où  l'influence  de  cette  doctrine  s'est  fa  il 
le  plus  sentir. 

Dans  l'antiquité  l'école  ionienne,  celle  de  Th.i- 
Ics  et  de  ses  successeurs,  paraît  avoir  été  sen- 
sualiste  jusqu'à  l'empirisme.  Lorsque  Heraclite 
proclamait  que  tout  s'écoule,  et  niait  l'être  ab- 
solu, Heraclite  donnait,  dans  le  langage  poétique 
de  son  temps,  une  expression  à  l'empirisme. 
L'école  de  Démocrite  et  des  atomistes,  sans  ad- 
mettre les  lois  nécessaires  de  l'esprit  humain, 
croyait  à  des  substances,  à  des  unités  maté- 
rielles appelées  atomes.  Mais  bientôt  les  prin- 
cipaux sophistes  reprenaient  les  assertions  de 
l'empirisme  ionien,  et  Protagoras  enseignait  que 
connaître  c'est  sentir,  que  le  caractère  de  la 
sensation  est  de  varier  à  l'infini,  suivant  les  dis- 
positions de  l'être  sensible  ;  que  chacun  connaît 
à  sa  façon,  et  que,  tout  savoir  dérivant  de  la  sen- 
sation, toute  science  est  purement  expérimen- 
tale, individuelle,  relative.  En  d'autres  termes, 
les  sophistes  rétrogradaient  jusqu'au  système 
d'Heraclite,  à  la  négation  de  la  vérité  absolue. 

Plus  tard,  la  double  influence  de  Platon  et 
d'Aristote  ruine  les  derniers  débris  de  la  sophis- 
tique, et  l'empirisme,  relégué  parmi  les  dis- 
ciples d'iEnésidème,  tend  de  plus  en  plus  à  se 
confondre  avec  le  scepticisme. 

Au  moyen  âge,  on  le  retrouve  également  parmi 
les  médecins  et  les  alchimistes;  mais  il  ne  sert 
de  drapeau  à  aucune  des  grandes  écoles  de  la 
scolastique. 

Enfin,  au  début  de  l'esprit  moderne,  il  se 
glisse  dans  le  camp  du  sensualisme  ;  et  nous  en 
voyons  les  principes  assez  explicitement  pro- 
fessés par  Hobbes.  Peu  à  peu  ce  qu'il  y  a  de 
positif  et  d'expérimental  dans  le  sensualisme 
séduit  les  esprits;  la  métaphysique  de  la  sen- 
sation se  produit  en  France  et  en  Angleterre  avec 
cette  clarté  persuasive  et  élégante  qui  fit  le 
succès  de  Locke  et  de  Condillac;  les  penseurs  du 
xviii'  siècle  se  lancent  de  plus  en  plus  dans  cette 
voie,  et  les  doctrines  de  l'époque  aboutissent  au 
célèhre  Système  de  la  nature,  où  le  baron  d'Hol- 
bach essaya  d'appliquer  le  principe  de  l'empi- 
risme aux  principaux  problèmes  de  la  méta- 
physique et  de  la  morale,  a  Connaître  un  objet, 
suivant  lui  (ch.  ii),  c'est  l'avoir  senti,  et  le  sen- 
tir, c'est  en  avoir  été  remué.  »  Voilà  la  science 
complètement  détruite,  et  la  pensée  identifiée 
avec  le  mouvement.  Comme  il  n'existe  pas  d'ob- 
jets généraux,  nous  ne  pouvons  être  remués  par 
eux;  nous  ne  pouvons  ni  les  sentir  ni  les  con- 
naître; il  n'y  a  donc  pas  de  science  du  général. 
«  Aucune  notion,  ajoute-t-il  (ch.  x),  ne  peut  ri- 
goureusement être  la  même  dans  deux  hom- 
mes  chaque  homme  a,  pour  ainsi  dire,  une 

langue  pour  lui  seul,  et  cette  langue  est  incom- 
municable aux  autres.  »  Ainsi  d'Holbach  reprend 
pour  son  compte,  sans  s'en  douter,  la  vieille  for- 
mule d'Heraclite  et  de  Protagoras;  et  l'empi- 
risme du  xvm'  siècle  aboutit  aux  conclusions 
qu'avait  balbutiées  l'esprit  philosophique  dans 
son  enfance.  Tant  il  est  vrai  qu'il  n'a  été  donné 
à  aucun  système  d'échapper  à  ses  véritables  con- 
séquences! 

Plus  près  de  nous,  à  la  fin  du  dernier  siècle 


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ENGY 


et  au  commencement  de  celui-ci,  la  philosophie 
semble,  par  excès  de  prudence,  se  circonscrire 
dans  la  contemplation  du  jeu  de  nos  facultés, 
sans  aucun  égard  à  leurs  objets  et  au  résultat 
de  leur  action.  Sans  répudier  absolument  l'em- 
pirisme qui  avait  précédé,  l'idéologie  ne  peujile 
l'esprit  humain  que  de  sensations  rappelées  ou 
généralisées,  qu'elle  nomme  des  idées. 

C'est  ainsi  que  nous  arrivons  au  temps  présent, 
où  l'empirisme,  sous  le  nom  nouveau  de  positi- 
visme, s'appuie  sur  le  même  principe  et  aboutit 
aux  mêmes  conséciuonces.  Fk.  R. 

ENCYCLOPÉDISTES  (l'EnCYCLOPÉUIE  ET  LES). 
Li  France,  en  17 oO,  offrait  le  triste  spectacle 
d'un  gouvernement  faible  qui  subit  l'influence 
d'une  opinion  publique  plus  puissante  que  lui. 
La  littérature  philosophique  avait  pris  un  ton 
résolument  agressif,  et,  malgré  quelques  inter- 
mittences, battait  en  brèche,  sous  toutes  les  for- 
mes, les  vieilles  croyances,  les  vieilles  institu- 
tions, les  vieux  usages.  Ce  qu'on  a  appelé  depuis 
\c  parti  philosophique,  était  dès  lors  a  peu  près 
formé.  Il  lui  fallait  un  drapeau  à  l'ombre  duquel 
il  pût  se  rallier  et  donner  à  ses  idées  cette  force 
d'ensemble  qui  seule  produit  les  grands  résul- 
tats. Ce  drapeau  fut  l'Encylopcdie. 

Par  cela  seul  que  c'était  une  idée  hostile  aux 
institutions  du  temps  qui  présidait  à  l'exécution 
de  l'Encyclopédie,  on  comprend  que  la  publica- 
tion de  cet  ouvrage  dut  rencontrer  des  obsta- 
cles. Aussi  l'histoire  des  dillicultés  et  des  tribu- 
lations par  lesquelles  V Encyclopédie  fut  d'abord 
arrêtée  et  retardée,  et  même  des  habiletés  à 
l'aide  desquelles  elle  triompha,  est-elle  un  des 
points  curieux  de  l'histoire  des  rapports  du  gou- 
vernement avec  la  littérature  au  xviir  siècle. 
D'Alembert  et  Diderot  prirent  sur  eux  la  respon- 
sabilité de  tout  l'ouvrage;  mais  ils  s'efforcèrent 
de  rattacher  à  sa  rédaction  les  hommes  les  plus 
distingués  de  l'époque.  Aussi  on  remarque  tout 
d'abord,  parmi  les  auteurs  de  V Encyclopédie, 
Dumarsais,  Daubenton,  Rousseau  qui  donna  l'ar- 
ticle Musique,  Buffon  l'article  Nature,  et  le 
chevalier  de  Jaucourt,  qui  rédigea,  avec  un  dé- 
vouement à  la  science  que  rien  ne  put  lasser, 
tous  les  articles  concernant  la  physique  et  l'his- 
toire naturelle.  A  dater  du  troisième  volume, 
d'Holbach,  La  Condamine,  Marmonlel  et  Lan- 
glet-Dufresnoy,  qui  fit  l'article  Histoire,  se  joi- 
gnirent aux  p-.einiers.  A  dater  du  tome  qua- 
trième, il  faut  ajouter  Duclos  (Déclamation  des 
anciens),  BouUanger  (Corvée  et  Déluge),  'Vol- 
taire, qui  commença  de  fournir  beaULOup  d'ar- 
ticles. Montesquieu,  qui  en  fit  un  seul,  le  comte 
de  Tressan,  le  président  de  Brosses,  l'abbé  Mo- 
rellet,  Danville,  Quesnay,  Necker  (Frottement), 
et  Turgot,  qui  fournit  un  mémoire  dont  on  fit 
usage  à  l'article  Colon.  Turgot  en  avait  préparé 
d'autres  j  mais  quand  l'ouvrage  fut  prohibé, 
Turgot  crut  devoir  à  sa  dignité  de  magistrat  de 
ne  plus  être  le  collaborateur  de  cette  entre- 
prise. 

On  comprend  sur-le-champ  qu'un  si  grand 
nombre  d'écrivains  différents,  apportant  chacun 
des  vues  diverses,  devaient  jeter  dans  le  corps 
de  l'ouvrage  d'inévitables  disparates,  et  une  in- 
cohérence d'idées  et  d'opinions  fort  sensible.  Les 
auteurs  de  V Encyclopédie  prenaient  d'ailleurs 
de  tout-es  mains  et  pillaient,  sans  s'en  cacher 
lorsqu'on  le  leur  reprochait,  Trévoux  el  Buffier, 
Furetière  et  Basnage. 

Le  premier  volume,  annoncé  avec  fracas  et 
bruyamment  attendu,  parut  en  1751.  Il  était  dé- 
dié au  comte  d'Argenson,  ministre  de  la  guerre. 
Contre  les  usages  en  pareil  cas,  la  dédicace  était 
fière  et  dégagée  :  «  L'autorité,  disaient  les  édi- 
teursj  suffit  a  un  ministre  pour  lui  attirer  l'hom- 


mage aveugle  et  sustjecl  des  courtisahs;  mais 
elle  ne  peut  rien  sur  le  suffrage  du  public,  des 
étrangers  el  de  la  postérité.  C'est  à  la  nation 
éclairée  des  gens  de  lettres,  et  surtout  à  la  na- 
tion libre  et  désintéressée  des  philosophes,  que 
vous  devez,  Monseigneur,  l'estime  générale,  si 
flatteuse  pour  qui  sait  penser,  parce  qu'on  ne 
l'obtient  que  de  ceux  qui  pensent,  etc.  »  S'il 
y  avait  de  l'habileté  dans  cette  dédicace  envisa- 
gée comme  précaution,  il  y  avait  plus  de  har- 
diesse dans  la  manière  dont  elle  était  rédigée; 
et  bientôt  le  contenu  do  certains  articles  com- 
mença d'inquiéter  le  clergé  et  les  Jésuites,  et  à 
soulever  de  nombreuses  clameurs.  I.e  Gouver- 
nement donna  donc  l'ordre  de  suspendre  la  pu- 
blication. Mais  celle-ci  avait  ses  partisans,  qui  se 
remuèrent  activement,  qui  la  patronnèrent  avec 
tant  de  chaleur,  qu'on  vit,  chose  étrange  1  le 
Gouvernement  insister  en  dessous  main  auprès 
des  auteurs  pour  qu'ils  eussent  à  continuer 
l'œuvre  suspendue  par  ses  ordres,  dont  le  succès 
promettait  une  certaine  gloire  à  l'époque;  et 
cependant  le  ministère,  malgré  cette  démarche, 
n'osait  pas  révoquer  les  arrêts  qu'il  avait  rendus 
contre  l'ouvrage,  trois  mois  auparavant  !  C'est 
qu'en  effet,  si  les  philosophes  comptaient  des 
amis  assez  puissants  à  la  cour  pour  leur  obtenir 
la  tolérance  du  Gouvernement,  il  y  avait  déjà 
dans  les  articles  de  Diderot,  pour  ceux  qui, 
suivant  Grimm,  savaient  réfléchir,  le  germe 
d'une  infinité  d'idées  qu'il  ne  fallait  que  déve- 
lopper pour  éclairer  les  hommes.  Le  parti  phi- 
losophique hésitait  encore  à  mettre  trop  en  lu- 
mière ses  opinions;  mais  il  s'efforçait  néanmoins 
de  les  faire  pénétrer  partout,  et,  malgré  ses  mé- 
nagements, il  devenait  assez  facile  à  ses  ad- 
versaires a'en  reconnaître  la  trace.  Lorsque  pa- 
rut le  quatrième  volume  (septembre  n54),  le 
nombre  des  souscripteurs  s'élevait  à  trois  mille; 
eu  décembre  1757,  à  la  publication  du  septième 
volume,  il  y  en  avait  quatre  mille. 

Ce  fut  aussi  le  moment  oîi  l'Encyclopédie  fut 
attaquée  avec  le  plus  d'acharnement  dans  les 
journaux  et  les  pamphlets  des  adversaires  du 
parti  philosophique.  Palissot  publiait  ses  Petites 
lettres,  etc.,  et  Moreau  le  Nouveau  mémoire 
pour  servir  à  l'histoire  des  Cacouacs.  On  re- 
présentait les  encyclopédistes  comme  formant 
un  parti  dans  l'État,  qui  avait  pour  but  formel 
la  ruine  de  toutes  les  institutions  existantes.  Et 
de  fait,  si  c'est  trop  dire  que  d'attribuer  cette 
intention  à  tous  ceux  qui  prenaient  part  à  l'En- 
cyclopédie; si  même,  aux  yeux  de  la  plupart 
d'entre  eux,  les  plus  grandes  hardiesses  spécula- 
tives ne  pouvaient  avoir  de  portée  ni  d'effet 
dans  le  monde  réel,  il  n'en  est  pas  moins  évi- 
dent que  la  pensée  qui  présidait  à  la  rédaction 
de  l'ouvrage  était  peu  favorable  à  tout  ce  qui 
avait  ses  racines  dans  le  passé,  et  que  ses  ten- 
dances avouées  appelaient  un  nouvel  ordre  de 
choses.  Pour  se  défendre  contre  les  accusations, 
les  auteurs  et  les  patrons  de  l'entreprise  faisaient 
remarquer  que,  de  cinquante  écrivains  qui  j 
contribuaient,  il  n'y  en  avait  pas  trois  qui  vé- 
cussent ensemble  ou  qui  eussent  d'étroites  liai- 
sons entre  eux.  C'est  assez  vrai;  ils  n'avaient 
guère  de  commun  qu'une  grande  indépendance 
d'esprit.  Mais  d'Alembert  et  Diderot  revoyaient 
tous  les  articles,  et  donnaient  à  l'ouvrage  entier 
la  teinte  générale  de  leurs  opinions,  Diderot  sur- 
tout, qui  était  spécialement  chargé  de  la  partie 
philosophique.  La  variété  des  écrivains  n'ôtait 
donc  pas  tant  qu'on  pourrait  le  croire  à  l'unité 
de  dessein  et  d'intention,  au  moins  dans  une 
certaine  ligne.  Au  besoin  même  on  niait  la  por- 
tée évidente  d'un  article.  C'est  ce  qui  arriva,  par 
exemple,  pour  l'article  Genève,  où  d'Alembert 


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déclarait  que  les  théologiens  de  la  ville  de  Ge- 
nève étaient  au  fond  sociniens  ou  déistes.  Cette 
accusation  mit  en  grand  émoi  ces  personnages, 
et  dans  le  premier  moment  Grimm  (15  seplcm- 
])rc  1757)  trouvait  que  d'Alembert  avait  commis 
là  une  grande  éloiirdcrie,  et  avait  l'air  de  le 
blâmer;  mais,  après  un  an  (l" septembre  1758), 
et  lorsque  la  colère  des  ennemis  de  d'Alembert 
s'était  un  peu  apaisée,  il  retournait  son  blâme 
et  disait,  à  propos  du  même  article,  que  ce  n'é- 
tait pas  dans  la  vue  de  faire  de  la  peine  aux  mi- 
nistres de  Genève  que  d'Alembert  les  avait  taxés 
de  socinianisme,  mais  bien^  au  contraire,  pour 
leur  faire  honneur. 

Cependant  le  clergé  continuait  ses  plaintes 
contre  V Encyclopédie.  Jansénistes,  molinistes. 
tous  les  partis  se  réunissaient  pour  la  signaler  a 
l'indignation  publique.  Un  mandement  de  l'ar- 
chevêque de  Paris  (février  1759)  vint  même  at- 
taquer en  face  les  philosophes  ;  et  l'Encyclopé- 
die, sur  le  réquisitoire  de  l'avocat  général  Sé- 
guier ,  fut  enfin  déférée  au  Parlement.  Cela 
n'empêcha  pas  le  huitième  volume  de  s'impri- 
mer pendant  ce  temps-là.  Mais,  le  8  mai  de  la 
môme  année,  parut  un  arrêt  du  conseil  qui  révo- 
quait les  lettres  de  privilège  accordées  à  l'En- 
cyclopédie, et  défendait  la  publication  de  l'ou- 
vrage. On  en  écoula  bien  de  nouveaux  volumes 
au  dehors  du  royaume;  mais,  à  l'intérieur,  on 
parut  vouloir  tenir  la  main  à  l'exécution  de 
l'ordre  du  conseil.  L'imprimeur  Le  Breton  fut 
mis  à  la  Bastille  (1766),  pour  avoir  envoyé  vingt 
à  vingt-cinq  exemplaires  à  des  souscripteurs  de 
Versailles,  qui  furent  obligés  de  les  remettre  au 
comte  de  Saint-Florentin.  Il  est  vrai  que  huit  jours 
après  l'imprimeur  sortait  de  la  Bastille.  Mais  ce 
petit  emprisonnement  avait  porté  ses  fruits,  et 
pour  éviter  de  nouvelles  tracasseries.  Le  Breton 
mutila,  à  l'insu  de  Diderot,  les  derniers  volumes 
de  l'Encyclopédie  (1770).  Le  philosophe,  juste- 
ment^ courroucé,  écrivit  à  l'imprimeur  une  let- 
tre où  il  exhale  son  indignation  et  son  mépris 
en  des  termes  souvent  éloquents.  Mais  le  mal 
était  irréparable,  Le  Breton  ayant  eu  soin  de 
détruire  le  manuscrit  au  fur  et  à  mesure  que  le 
tirage  s'effectuait.  Ainsi  se  termina,  par  une 
sorte  d'avortement,  cette  entreprise  colossale,  si 
éclatante  à  son  début.  La  guerre  entre  les  phi- 
losophes et  le  clergé,  entre  celui-ci  et  les  jansé- 
nistes, querelle  qui  fut  suivie  de  l'exil  du  Par- 
lement, tout  cela,  sur  le  déclin  d'un  règne 
devenu  honteux,  commençait  à  inquiéter  les 
es{)rits,  et  le  public,  détourné  par  de  tristes 
préoccupations,  fit  peu  d'attention  à  la  fin  d'une 
publication  qui  l'avait  vingt  ans  plus  tôt  si 
fortement  ému. 

Arrivons  maintenant  aux  doctrines  que  ren- 
fermait l'Encyclopédie,  et  tâchons  d'en  appré- 
cier rapidement  le  véritable  caractère  et  les  ten- 
dances les  plus  marquées. 

Ce  qui  distingue  éminemment  l'entreprise  de 
d'Alembert  et  de  Diderot,  c'est  qu'elle  fut  avant 
tout  une  œuvre  soumise  à  une  pensée  philoso- 
phique, et  c'est  particulièrement  de  ce  côté  que 
nous  avons  à  la  considérer  ici.  Ces  deux  hommes 
lui  imprimèrent  avec  force  le  cachet  de  leurs 
opinions^  et  la  firent  entrer  dans  le  courant  de 
leurs  idées.  Tous  les  autres  collaborateurs,  quelle 
que  fût  d'ailleurs  leur  valeur  personnelle,  ne 
viennent  qu'en  seconde  ligne  dans  l'achèvement 
de  l'œuvre  commune.  Le  but  de  l'Encyclopédie 
était  tout  à  la  fois  de  montrer  à  l'esprit  humain 
l'étendue  de  sa  puissance,  en  déroulant  le  ta- 
bleau de  ses  richesses;  et  en  même  temps  d'a- 
chever, en  traitant  librement  de  toute  science, 
de  toute  doctrine,  l'émancipation  de  la  pensée 
humaine,  si  nettement  commencée  par  la  révo- 


lution cartésienne.  C'est  à  ce  point  de  vue  qu'il 
faut  se  placer  pour  juger  avec  impartialité  toute 
la  partie  philosophique  de  ce  grand  ouvrage 
dont  Diderot  fit  le  prospectus  et  d'Alembert  le 
discours  préliminaire;  et  c'est  ainsi  que  l'on 
pourra  en  apprécier  sainement  le  côté  utile,  et 
faire  la  part  des  passions  et  même  des  préjugés 
du  parti  philosophique. 

Le  discours  préliminaire  par  lequel  l'Ency- 
clopédie s'annonça  eut  un  succès  considérable, 
succès  mérité  d'ailleurs  à  beaucoup  d'égards, 
quoiqu'il  ait  été  vanté  outre  mesure  par  les 
amis  et  patrons  de  l'entreprise.  D'Alembert  y 
montrait  d'abord,  et  cela  en  conformité  avec  les 
idées  du  temps,  l'origine  de  nos  premières  con- 
naissances, puis  celle  de  la  société,  et  par  suite 
la  notion  au  juste  et  de  l'injuste  prenant  place 
parmi  nos  croyances.  Il  passait  alors  à  l'origine 
des  diverses  sciences,  de  la  physique  et  des  ma- 
thématiques, et  des  siences  d'imitation,  telles 
que  la  peinture,  la  sculpture  et  la  musique. 
Enfin  d'Alembert  proposait  sa  division  des  scien- 
ces humaines,  calquée  avec  quelques  change- 
ments sur  celle  de  Bacon. 

Il  y  a  peu  de  chose  à  dire  sur  la  partie  du 
Discours  préliminaire  où  d'Alembert  traite  des 
origines  de  la  société  et  des  sciences.  Ses  doc- 
trines, sur  ce  point,  n'off"rent  rien  de  particulier, 
et  ne  sont  guère  qu'un  reflet  de  celles  que  pro- 
pageait, en  1750,  la  philosophie  sensualiste. 
Seulement  l'esprit  sobre  et  modéré  de  d'Alem- 
bert évita  les  conséquences  extrêmes  qui  sédui- 
sent de  préférence  les  écrivains  résolus  et  éner- 
giques. 11  fit  à  peu  près  la  même  chose  pour  la 
division  des  sciences.  On  sait  que  la  question 
d'une  classification  des  sciences  ne  date  que  de 
la  publication  du  Traité  de  la  dignité  et  de  l'ac- 
croissement des  sciences;  mais  telle  que  Bacon 
avait  donnée  fi  oublier  toutes  les  autres.  D'A- 
lembert, en  l'empruntant  pour  V Encyclopédie, 
y  introduisit  plusieurs  modifications.  Bacon  avait 
ramené  es  sciences  humaines  à  trois  chefs  prin- 
cipaux, qui  sont  :  la  mémoire,  comprenant  tout 
ce  qui  est  histoire  ;  l'imagination,  renfermant 
tout  ce  qui  est  poésie  ;  et  la  raison,  contenant 
tout  ce  qui  est  philosophie  ou  science  de  Dieu, 
de  l'homme  et  de  la  nature.  Or,  cette  classifica- 
tion est  loin  de  satisfaire  à  toutes  les  exigences 
du  problème.  La  division  psychologique  sur  la- 
quelle elle  repose  n'est  ni  rigoureuse  ni  exacte  ; 
les  sous-divisions  n'y  sont  pas  irréprochables, 
attendu  que  beaucoup  de  branches  de  l'arbre  de 
la  science  rentrent  les  unes  dans  les  autres. 
L'ordre  de  filiation  et  de  dépendance  des  scien- 
ces y  est  à  peine  indiqué  pour  quelques-unes, 
loin  d'y  être  entièrement  observé.  D'Alembert 
essaya  de  compléter  cette  classification,  en  y 
ajoutant  la  distinction  de  l'ordre  historique  et 
de  l'ordre  rationnel  de  nos  connaissances,  c'est-à- 
dire  l'ordre  dans  lequel  les  sciences  se  produi- 
sent dans  la  société,  et  celui  dans  lequel  elles 
dépendent  les  unes  des  autres.  Ce  dernier  est, 
aux  yeux  de  d'Alembert,  à  peu  près  identique 
avec  l'ordre  de  développement  de  nos  diverses 
facultés.  Le  savant  mathématicien  ne  se  faisait 
pas  d'ailleurs  illusion  sur  la  valeur  de  cette 
classification,  même  corrigée  par  lui.  Et  peut- 
être  touchait-il  au  nœud  de  la  difficultéj^  lors- 
qu'il disait  que  les  analogies  et  les  différents 
points  de  contact  des  divers  objets  de  la  con- 
naissance humaine,  les  uns  avec  les  autres,  lais- 
seront toujours  une  trop  grande  part  à  l'arbi- 
traire dans  une  pareille  entreprise,  pour  qu'on 
rencontre  jamais  une  classification  satisfaisante. 
Il  est  certain,  en  effet,  que  la  plupart  de  nos  fa- 
cultés interviennent  dans  la  formation  de  cha- 
que science,  et  que,  par  conséquent,  ranger  les 


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sciences  suivant  les  facultés  auxquelles  elles  ap- 
partiennent, c'est  poser  les  bases  d'une  division 
radicalement  mauvaise.  De  plus,  les  sciences, 
en  raison  môme  de  leurs  progrès  continus  et  de 
leur  extension  successive  cl  indéfinie,  se  subdi- 
visent en  plusieurs  autres.  11  faudrait  donc, 
d'un  côté,  diviser  les  sciences  d'après  les  mé- 
thodes ou  procédés  intellectuels  qui  sont  néces- 
saires pour  les  constituer,  et  de  l'autre  les  sub- 
diviser d'après  leurs  objets.  Les  mêmes  métho- 
des s'appliquant  à  plusieurs  sciences  à  la  fois, 
ce  premier  point  de  vue  devrait  comprendre 
le  second  et  servir  à  fonder  les  divisions  prin- 
cipales. 

Telle  était  l'introduction  que  d'Alembert  mit 
en  tête  de  V Encyclopédie  (nous  ne  parlons  pas 
des  mathématiques).  Il  fit  encore  l'article  Ge- 
nève dont  nous  avons  fait  mention,  et  de  nom- 
breux articles  de  grammaire  et  do  littérature.  Il 
ne  se  contenta  pas  d'y  insérer  des  articles;  il  se 
servait  d'ailleurs  de  son  influence  et  de  ses  re- 
lations dans  le  monde  pour  attirer  des  protec- 
teurs à  la  grande  œuvre  et  même  pour  dénon- 
cer les  ennemis  de  YEncxjclopcdie,  comme  le 
démontre  une  lettre  fort  curieuse  de  Males- 
herbes  à  d'Alembert,  qui  témoigne  du  peu  de 
goùl  du  philosophe  pour  les  critiques  et  les  con- 
tradictions (voy.  Mcm.  de  Morellet,  liv.  I,  p.  43- 
52).  Mais,  découragé  par  les  tracasseries  du  Gou- 
vernement, qui  tantôt  tolérait,  tantôt  ordonnait 
de  suspendre  Y  Encyclopédie,  mécontent  aussi 
des  libraires-éditeurs,  d'Alembert  abandonna 
l'entreprise  avant  la  fin,  et  cessa  d'y  prendre 
part  après  la  publication  du  huitième  volume. 

Diderot,  lui,  ne  se  fatigua  ni  ne  se  rebuta  ja- 
mais, et  fut  sans  relâche  l'âme  véritable  de 
l'Encyclopédie.  Il  y  aborda  et  y  traita  toute  sorte 
de  sujets,  les  faits  historiques  et  les  faits  fabu- 
leux, les  usages  anciens  et  modernes,  la  philo- 
sophie et  les  superstitions,  la  politique  et  la 
grammaire.  Il  y  rédigea  entièrement  tout  ce  qui 
concerne  les  arts  mécaniques,  et  initia  ainsi  le 

firemier  les  hautes  classes  de  la  société  à  tous 
es  efforts,  glorifiés  et  souverains  aujourd'hui, 
alors  si  dédaignés,  de  cette  puissance  toute  mo- 
derne qui  s'appelle  l'industrie.  Les  articles  qu'il 
fournit  sur  ces  matières  si  diverses  s'élèvent  au 
nombre  prodigieux  de  990.  Nous  n'avons  à  con- 
sidérer ici  que  ceux  qui  se  rapportent  aux  diffé- 
rentes sciences  philosophiques. 

Sur  tous  les  problèmes  philosophiques  dont 
Diderot  expose  une  solution  dans  V Encyclopédie, 
il  ne  faut  pas  lui  demander  une  systématique 
unité  d'opinions  qui  n'allait  pas  à  la  fougue  de 
son  esprit.  Mais  on  peut  se  convaincre  facile- 
ment que,  s'il  conserve  encore  quelques  tradi- 
tions de  l'école  française  du  xvii"  siècle,  toutes 
ses  sympathies  sont  acquises  aux  théories  du 
sensualisme  anglais,  qui,  à  cette  époque,  se  ré- 
pandait beaucoup  en  France,  et  surtout  à  la  mo- 
rale et  à  la  politique  de  cette  école.  Diderot, 
d'ailleurs,  lisait  peu,  recueillait  quelques  faits, 
et  se  hâtait  d'inventer  des  hypothèses  pour  les 
expliquer.  Et  comme  il  se  regardait  avant  tout 
comme  l'apôtre  des  doctrines  nouvelles  qui  com- 
mençaient à  prévaloir  dans  notre  pays,  il  adop- 
tait de  préférence,  tantôt  ouvertement  et  tantôt 
par  voie  d'allusions  et  de  conséquences^  les  ten- 
dances les  plus  négatives  de  cette  philosophie. 
C'est  ainsi  qu'en  général  sa  métaphysique  est  un 
mélange  assez  confus  des  théories  de  l'école  de 
Malebranche,  de  Leibniz  et  de  Wolf,  avec  les 
opinions  des  philosophes  anglais  contemporains. 
Sa  prédilection  pour  Hobbes,  Locke  et  Shaftes- 
bury  est  même  sur  certains  points  nettement 
marquée.  Dans  ses  meilleurs  articles  de  logi- 
que, il  se  borne  à  copier  tantôt  Buffier,  et  d'au- 


tres fois  Condillac.  11  s'étend  davantage  sur  les 
questions  de  morale,  de  justice  et  de  droit  na- 
turel. Et  cela  se  conçoit  d'autant  plus,  que  ce 
sont  là  les  côtés  faibles  du  cartésianisme,  ceux 
([u'il  a  le  plus  laissés  dans  l'ombre,  et  que  les 
encyclopédistes  aspiraient  surtout  aux  théories 
qui  peuvent  se  traduire  en  actes.  La  morale  de 
V Encyclopédie  est,  au  fond,  la  morale  du  bon- 
heur et  de  l'intérêt,  sans  toutefois  que  les  théo- 
ries do  cette  doctrine  y  soient  exposées  dans 
toutes  leurs  jconséquences.  Voici  comment  Di- 
derot déduit  ses  idées.  Suivant  lui,  l'homme 
cherche  le  bonheur,  et  c'est  dans  ce  but  que 
la  société  a  été  établie.  Les  hommes,  par  le 
fait  seul  de  leur  existence,  ayant  tous  un  droit 
égal  au  bonheur,  le  droit  égal  de  tous  à  tout,  est 
un  droit  essentiellement  naturel.  En  conséquence 
décela,  le  juste^  suivant  Diderot,  est  ce  qui  est 
conforme  aux  lois  civiles  par  opposition  à  l'équi- 
table, qui  consiste  dans  la  seule  convenance  avec 
les  lois  naturelles  (sur  lesquelles  Diderot  ne  s'ex- 
plique pas).  Ce  sont  les  lois  écrites  qui,  en  rati- 
fiant les  principes  naturels  d'équité,  produisent  et 
manifestent  la  véritable  justice,  ce  qui  n'empêche 
pas  Diderot  d'ajouter  qu'une  action  est  morale- 
ment bonne,  si  elle  s'accorde  avec  l'essence  de 
l'être  qui  la  produit.  Or  cette  dernière  assertion 
s'éclaire  singulièrement  de  cette  assertion  de  Di- 
derot, que  les  passions  sont  excellentes  en  elles- 
mêmes,  puisqu'elles  enseignent  à  l'homme  la 
route  du  bonheur.  Ainsi,  dans  les  principes  de 
cette  théorie,  l'idée  du  juste  n'est  pas  essentiel- 
lement distincte  de  l'idée  d'utile,  et  n'emporte 
nullement  avec  elle  l'idée  absolue  d'obligation 
morale.  Diderot  distingue  un  peu,  il  est  vrai, 
l'idée  de  la  sensation;  mais  ces  deux  phénomè- 
nes ne  lui  paraissent  dignes  d'attention  que 
dans  le  rapport  qu'ils  ont  avec  le  bonheur  de 
l'individu,  et,  par  conséquent,  le  côté  sensible 
de  notre  nature  lui  paraît  bien  supérieur  à  l'au- 
tre ,  qu'il  s'occupe  peu  d'ailleurs  d'en  distin- 
guer. Il  confond  complètement  le  principe  des 
devoirs  sociaux  qui  vient  de  la  destination  mo- 
rale de  l'homme,  avec  le  bonheur  présent.  Aussi 
ne  sera-t-on  pas  étonné  qu'à  l'article  Immorta- 
lité, il  ne  parle  que  de  cette  espèce  de  vie  que 
nous  acquérons  dans  la  mémoire  des  hommes, 
et  garde  sur  la  vie  future  un  silence  fort  signifi- 
catif. A  l'article  Épicure,  il  dit  encore  :  «  Épi- 
cure  est  le  seul  d'entre  tous  les  philosophes  an- 
ciens qui  ait  su  concilier  sa  morale  avec  ce  qu'il 
pouvait  prendre  pour  le  vrai  bonheur  de  l'homme, 
et  ses  préceptes  avec  les  appétits  et  les  besoins 
de  la  nature.  » 

Arrivant  aux  questions  de  droit  naturel,  Dide- 
rot part  de  ce  principe,  que  la  liberté  est  la 
condition  de  l'obligation  et  du  droit.  Nous  avons 
des  passions  qui  créent  en  nous  des  besoins,  et 
ces  besoins  se  résument  tous  dans  le  désir  inné 
du  bonheur.  11  faut  donc,  dans  ce  but,  raisonner 
nos  actions,  c'est-à-dire  faire  servir  au  déve- 
loppement de  notre  nature  sensible  la  raison, 
qui  est  notre  plus  haute  faculté,  laquelle  ne 
nous  a  été  donnée,  comme  toutes  les  autres,  que 
pour  contribuer  à  notre  bonheur.  Mais  il  est  ab- 
surde d'exiger  des  autres  qu'ils  lassent  ce  que 
nousvoulons.  Qui  donc  décidera,  entre  les  hom- 
mes, de  ce  qui  est  juste  ou  injuste  dans  leurs 
rapports  mutuels?  Ce  sera,  suivant  Diderot,  le 
genre  humain,  parce  que  le  bien  de  tous  est 
la  seule  passion  qu'il  ressente,  et  que  la  volonté 
générale  est  toujours  bonne.  «  Si  même  les  ani- 
maux pouvaient  communiquer  avec  nous,  dit-il, 
et  voter  dans  une  assemblée  générale,  il  fau- 
drait les  y  appeler,  et  alors  les  questions  de 
droit  naturel  ne  se  débattraient  plus  par-devant 
Vliumanilé,  mais  par-devant  Vanimaliié.  » 


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L'homme  a  donc  d';ibord  le  droit  naturel  le 
plus  sacré  à  tout  ce  qui  ne  lui  est  point  contesté 
par  l'espèce  entière.  Et  puisque,  dans  ses  rap- 
ports avec  ses  semblables,  il  doit  consulter  la 
volonté  générale,  il  s'agit  de  savoir  où  se  trouve 
le  dépôt  de  cette  volonté  générale.  C'est,  suivant 
Diderot,  dans  les  principes  du  droit  écrit  de 
toutes  les  nations  policées. 

La  soumission  à  la  volonté  générale  est  donc 
le  lien  de  toutes  les  sociétés,  le  vrai  fondement 
du  droit  naturel  ;  les  lois  doivent  être  faites 
dans  l'intérêt  du  bonheur  de  tous,  et  non  en 
vue  du  bonheur  d'un  seul.  Donc  le  bonheur 
du  genre  humain,  qui  est  le  seul  bonheur  légi- 
time, exige  que  la  puissance  législative  appar- 
tienne à  la  volonté  générale,  laquelle,  suivant 
Diderot,  n'erre  jamais  ;  car,  même  dans  l'hypo- 
thèse que  les  idées  du  genre  humain  se  main- 
tiendraient dans  un  flux  perpétuel  d'affirmations 
et  de  négations  successives,  le  fondement  du 
droit  naturel  n'en  subsisterait  pas  moins,  puis- 
que la  loi  serait  toujours  dans  sa  mobilité 
l'expression  exacte  de  la  volonté  générale  de  Tcs- 
pèce  entière,  et  que  cette  conformité  de  la  loi 
avec  la  volonté  générale  est  la  source  unique  de 
tout  droit,  de  toute  justice.  Il  ajoute  que  la  vo- 
lonté des  peuples  est  le  fondement  du  droit  et 
de  la  puissance  des  souverains  ;  il  attaque  (art. 
Autorité)  l'axiome  que  toute  puissance  vient  de 
Dieu,  et  déclare  que  le  prince  ne  tient  que  de  ses 
sujets  l'autorité  qu'il  a  sur  eux,  qu'il  ne  la  pos- 
sède qu'à  titre  de  leur  représentant,  et  qu'elle 
est  essentiellement  bornée  par  les  lois  de  la  na- 
ture et  de  l'État. 

Sur  les  questions  d'esthétique  qu'il  aborde, 
mais  qu'il  ne  résout  qu'en  partie,  Diderot,  qui 
s'était  beaucoup  occupé  de  la  théorie  du  beau, 
et  dont  les  salons  avaient  eu  du  succès,  ne  se 
montra  guère  plus  indépendant  du  sensualisme 
régnant,  et  suivit,  sur  quelques  détails  seule- 
ment, les  inspirations  de  sa  nature  enthousiaste. 
Dans  l'article  du  Beau,  il  commence  par  exposer 
d'une  manière  générale  les  opinions  de  Platon, 
de  Hutcheson,  du  P.  André  et  de  Le  Batteux  sur 
ce  sujet;  pui.s,  analysant  pour  son  compte  la  no- 
tion de  beauté,  il  arrive  à  des  conclusions  qui 
peuvent  se  résumer  ainsi  :  Nos  besoins  et  l'exer- 
cice le  plus  immédiat  de  nos  facultés  conspirent, 
dès  notre  naissance,  à  nous  donner  des  idées 
d'ordre,  d'arrangement,  de  proportion,  d'harmo- 
nie et  de  beauté.  Nous  découvrons  ensuite  le 
même  ordre  et  une  beauté  analogue  dans  tous 
les  êtres  qui  nous  environnent  ;  de  sorte  que 
cette  notion  nous  devient  bientôt  familière.  En 
l'analysant,  on  voit  qu'elle  découle  des  notions 
d'existence,  de  nombre,  de  longueur,  largeur  et 
profondeur,  et  d'une  infinité  d'autres.  De  sorte 
qu'en  définitive  la  notion  du  beau  se  résout  com- 
plètement dans  celle  des  rapports.  Aussi,  pour 
Diderot,  n'y  a-t-il  pas  de  beau  absolu,  quoiqu'il 
distingue  le  jugement  qui  perçoit  le  beau,  de 
la  sensation  agréable  que  la  vue  de  la  beauté 
nous  procure;  le  beau  est  relatif  à  nous,  mais 
il  faut  toujours  distinguer  le  beau  réel  et  le  beau 
aperçu;  le  premier  est  dans  les  choses,  et  le 
second  est  la  vue  variable  que  nous  en  avons. 
«  C'est  même,  dit-il,  l'indétermination  des  rap- 
ports d'un  objet  avec  d'autres,  la  facilité  de  les 
saisir,  et  le  plaisir  qui  accompagne  leur  percep- 
tion, qui  a  fait  imaginer  que  le  beau  était  plutôt 
«ne  affaire  de  sentiment  que  de  raison.  »  La 
diversité  des  rapports  perçus  aurait  été  ainsi  la 
cause  de  la  diversité  des  opinions  humaines  sur 
la  beauté.  Comme  démonstration  de  sa  théo- 
rie, Diderot  ajoute  des  remarques  fort  ingé- 
nieuses, et  essaye  de  l'appliquer  à  quelques 
exemples. 


Ainsi  Diderot  ne  voit  pas  qu'au  contraire,  dans 
le  phénomène  complexe  produit  en  nous  par  la 
vue  du  beau,  le  sentiment  ou  la  sensation  seule 
est  relative,  et  que  le  jugement  qui  affirme  la 
beauté  n'est  pas  relatif.  Mais  si,  sur  ce  point,  Di- 
derot est  encore  le  disciple  du  sensualisme, 
surtout  en  voulant  démontrer,  dans  le  même  ar- 
ticle, que  toutes  nos  idées  de  beauté  sont  tirées 
de  l'expérience,  et  qu'ainsi  elles  se  résolvent 
dans  la  notion  essentiellement  variable  et  com- 
plexe de  rapports,  du  moins  il  entrevoit  dans  la 
notion  du  beau  quelque  chose  d'indépendant  des 
conventions  et  des  caprices  des  hommes,  ce 
qu'il  appelle  le  beau  réel,  et  donne  ainsi  une 
certaine  fixité  à  l'idée  du  beau. 

En  dehors  des  articles  qui  se  rapportent  à  tous 
ces  divers  points  de  doctrine,  nous  signalerons 
d'abord  l'article  Académie,  qui  contient  une 
appréciation,  remarquable  pour  l'époque,  de  la 
révolution  philosophique  inaugurée  par  Descar- 
tes. Diderot  y  montre  très-bien  comment  l'éta- 
blissement des  Académies  a  contribué  au  déve- 
loppement de  l'esprit  laïque  dans  la  direction  des 
intérêts  moraux  de  la  société. 

Nous  citerons  également  l'article  Encyclopé- 
die, qui  est  peut-être  le  plus  remarquable  de 
tous  ceux  qu'écrivit  Diderot,  et  qui  est  certaine- 
ment un  de  ceux  où  il  montra  le  plus  de  verve 
et  de  sagacité.  Cet  article  abonde  en  traits  élo- 
quents, tels  qu'ils  jaillissaient,  comme  par  éclairs, 
de  la  plume  de  cet  écrivain.  Il  y  expose  ses  idées 
sur  le  projet  d'un  dictionnaire  universel  raisonné 
des  connaissances  humaines,  sur  sa  possibilité, 
sa  destination,  ses  matériaux,  l'ordonnance  gé- 
nérale de  ces  matériaux,  le  style,  la  méthode, 
les  renvois,  la  nomenclature,  les  manuscrits,  les 
auteurs,  les  censeurs,  les  éditeurs  et  le  typo- 
graphe. C'est  là  qu'il  déclare,  contrairement  à 
toutes  les  idées  reçues  alors  en  pareille  matière, 
que  le  Gouvernement  ne  doit  pas  se  mêler  d'un 
pareil  ouvrage.  «  Les  projets  littéraires  conçus 
par  les  grands,  dit-il,  sont  comme  les  feuilles  qui 
naissent  au  printemps,  se  sèchent  tous  les  au- 
tomnes, et  tombent  sans  cesse  les  unes  sur  les 
autres  au  fond  des  forets,  où  la  nourriture  qu'elles 
ont  fournie  à  quelques  plantes  stériles  est  tout 
l'eff'et  qu'on  remarque.  »  Il  montre  ensuite  les 
révolutions  inévitables  des  sciences,  des  arts  et 
de  la  langue,  et  délend  cette  doctrine  de  la  per- 
fectibilité de  l'esprit  humain,  que  le  xviii'  siècle 
n'a  pas  inventée,  mais  dont  il  a  fait,  pour  ainsi 
dire,  une  religion.  Dans  nul  article  peut-être 
Diderot  ne  déploya  avec  plus  d'aisance  cette  fa- 
culté rare  qu'il  avait  de  s'occuper  de  toute  espèce 
de  sujet  avec  un  égal  enthousiasme. 

Tel  est  l'ensemble  des  doctrines  philosophiques 
que  les  deux  principaux  auteurs  de  VEncyclo- 
pédie  répandirent  dans  le  corps  de  ce  grand 
ouvrage.  Malgré  les  défauts  nombreux  qui  le 
déparèrent,  il  eut  d'abord  un  grand  éclat.  Au 
moment  où  la  philosophie  nouvelle  voulait  tout 
refaire,  les  opinions,  les  mœurs,  les  croyances, 
les  lois  et  les  institutions,  c'était  une  pensée 
hardie  et  féconde  de  réunir  dans  un  seul  tableau 
tous  les  divers  aspects  de  la  connaissance  humaine. 
Et  ce  fut  une  de  celles  qui  contribuèrent  le  plus 
à  afl'ermir  l'esprit  novateur  et  à  le  préparer  aux 
grandes  choses  qu"il  accomplit  un  peu  plus  tard. 
Malheureusement  V Encyclopédie  lut  exploitée 
dans  un  intérêt  de  parti,'  et  prit  trop  souvent  les 
allures  du  pamphlet,  ce  qui.  joint  aux  circon- 
stances extérieures,  l'empêcna  de  tenir  toutes 
ses  promesses.  On  peut  même  remarquer  que, 
loin  d'avoir  servi  à  rattacher  les  sciences  les 
unes  aux  autres,  comme  cela  semblait  devoir  être 
son  but  principal  et  avoué,  l'Encyclopédie  a 
précédé  de  très-peu  le  moment  où  les  diverses 


ENTH 


—  449  — 


ENTH 


branches  de  la  connaissance  humaine  ont  cessé 
d'être  cultivées  ensemble. 

VEncyclopédie  ou  Dictionnaire  raisonne  des 
sciences,  arts  et  métiers,  par  une  société  de  gens 
de  lettres,  mis  en  ordre  par  Diderot  et  quant  à 
la  partie  mathématique  par  Dalembert,  se  com- 
pose de  17  vol.  in-l",  dont  le  premier  parut  en 
1751,  le  dernier  en  176a,  plus  11  vol.  de  planches 
dont  le  premier  est  de  1762  et  le  dernier  de  1772. 
Un  supplément  do  5  vol.  parut  en  1776-7.  VEn- 
cijclopcdie  fut  réimprimée  à  Genève,  1777,  39  vol. 
in-4,  et  à  Berne  et  Lausanne  en  1778,  72  vol. 
gr.  in-S,  plus  :>  vol.  de  planches  in-4.       Fr.  R. 

ENTÉLÉCHIE  (en  grec,  £'vTE)i/ei3  ;  de  £vTe)iç, 
parfait;  l-/£(v,  avoir;  littéralement  possession  de 
la  perfection).  Ce  terme  a  été  créé  par  Aristote, 
traduit  par  Hermolaiis  Barbarus  en  perlectihabia, 
et  depuis  remis  en  honneur  par  Leibniz.  Après 
avoir,  au  premier  livre  de  la  Métaphysique, 
expose  sa  théorie  des  quatre  causes,  matérielle, 
formelle,  efficiente  ou  motrice,  et  finale,  qui 
correspoiident  à  ces  quatre  questions  :  Quelle  est 
la  matière  d'un  objet?  Quelle  est  la  forme  ou 
l'essence"?  Quel  est  le  moteur?  Quelle  en  est  la 
fin?  Aristote,  par  des  éliminations  successives, 
les  réduit  à  deux,  la  matière  et  la  forme,  le 
possible  et  l'être,  la  puissance  et  l'acte.  Or  l'en- 
téléchie,  c'est  la  forme  ou  l'acte  par  opposition  à 
la  matière  ou  à  sa  puissance.  C'est  ainsi  qu'Aristote 
dit  :  AiYipr,u.£vou  ôè  xa6'  IxaaTOv  fÉvo;  xoO  [xèv 
ôuvâfAEi  Toû  ô'èvT£).£xeia,  distinguons  d'abord,  en 
chaque  genre,  ce  qui  est  en  puissance  et  ce  qui 
est  en  entélécliie,  en  acte.  C'est  ainsi  qu'il  définit 
l'âme  tantôt  la  forme,  tantôt  l'entéléchie  pre- 
mière de  tout  corps  naturel,  organisé,  ayant  la 
vie  en  puissance.  C'est  encore  ainsi  qu'avec  une 
différence  assez  sensible,  mais  compréhensible, 
il  définit  le  mouvement  :  la  réalisation  ou  l'en- 
téléchie du  possible  en  tant  que  possible,  parce 
que  la  réalisation  ne  commence  qu'avec  l'acte. 
L'entéléchie  est  donc,  pour  Aristote,  tantôt  la 
forme,  tantôt  l'acte,  tantôt  la  réalisation  du  pos- 
sible ou  le  mouvement  par  lequel  la  matière 
prend  une  forme  et  tend  à  une  fin,  tantôt  l'être 
même  qui  résulte  de  la  réalisation  de  la  puis- 
sance, qui  possède  en  soi  le  principe  de  son  action 
et  tend  de  lui-même  à  sa  fin.  Pour  Leibniz,  en 
donnant  à  ses  monades  le  nom  d'entéléchies^  il 
a  consacré  sur  ce  point  essentiel  l'affinité  de  sa 
doctrine  avec  celle  d'Aristote.  Consultez  la  Mé- 
taphysique d' Aristote,  liv.  IX  et  XI  ;  VEssai  sur 
la  Métaphysique  d'Aristote  de  M.  Ravaisson,  1. 1, 
p.  384  et  suiv.;  —  une  dissertation  de  M.  Ber- 
tereau,  de  Entelechia  apud  Leibnitiwn,  Paris, 
1843,  in-8.  Et  voyez  l'article  Péripatéticienne 
(philosophie).  A.  B. 

ENTHOUSIASME  (îvOotjCTtafffiôç).  Ce  mot  est 
dans  Platon  et  dans  Aristote;  il  signifie  propre- 
ment inspiration  divine,  et,  d'une  manière  plus 
générale,  inspiration,  excitation  extraordinaire 
de  l'âme,  exaltation  intérieure  qui  se  manifeste 
au  dehors  par  des  paroles  ou  des  actes  plus 
énergiques  ou  plus  violents.  L'enthousiasme  est 
habituellement  attribué  aux  poètes,  aux  artistes; 
mais  il  peut  appartenir  dans  une  certaine  mesure 
à  tous  les  hommes;  la  pensée  la  plus  grave  et 
la  plus  austère  ne  l'exclut  pas.  Le  savant,  le 
philosophe  aussi  peuvent  le  sentir  ;  et  Socrate, 
dans  le  Phèdre,  rapporte  à  l'influence  des  nym- 
phes l'enthousiasme  dont  il  est  animé.  L'enthou- 
siasme est  si  peu  le  privilège  de  quelques  âmes, 
que  parfois  des  nations  entières  en  sont  agitées  ; 
de  grands  événements  politiques  ou  religieux  le 
leur  inspirent  ;  c'est  l'enthousiasme  qui  produit 
dans  les  peuples  ces  admirables  élans  de  courage 
qui  sauvent  la  patrie  et  la  liberté,  et  tous  ces 
dévouements    éclatants   ou    inconnus  qui    sont 

DICT.    PHILOS. 


l'honneur  de  la  nature  humaine.  C'est  lui  encore 
qui  enfante  ces  convictions  ardentes,  ces  grandes 
croyances  qui  poussent  les  individus  au  martyre, 
et  qui  organisent  les  sociétés.  Inspiration  des 
poêles,  ou  même  des  devins  et  des  prophètes, 
réflexion  sublime  et  profonde  des  philosophes, 
héroïsme  des  guerriers  et  des  peuples,  dévoue- 
ment des  martyrs  et  des  patriotes,  ce  sont  là 
des  faces  diverses  de  l'enthousiasme  qu'il  faudrait 
toutes  étudier  pour  le  bien  comprendre  dans 
toute  son  étendue  et  dans  toute  sa  puissance.  La 
psychologie  et  la  morale  n'en  ont  peut-être  pas 
assez  tenu  compte  ;  et  c'est  une  lacune  que  la 
philosophie  de  nos  jours  a  commencé  et  con- 
tinuera sans  doute  à  combler.  Il  n'est  point  dans 
l'âme  humaine  une  faculté  qui  soit  à  la  fois  ni 
plus  obscure  ni  plus  importante;  mais  il  faut 
ajouter  que  cette  faculté,  bien  qu'appartenant  à 
tous,  ne  se  manifeste  clairement  que  dans 
quelques-uns,  à  de  rares  intervalles,  et  qu'elle  a 
pu  échapper  ainsi  à  une  analyse  toujours  très- 
difficile,  d'ordinaire  trop  peu  profonde,  et  qui 
d'ailleurs  ne  doit  s'adresser  qu'aux  généralités. 

L'âme  humaine  n'a  que  deux  mouvements 
possibles  :  ou  elle  s'abandonne  à  la  puissance 
qui  l'anime,  sans  avoir  conscience  de  la  force 
qui  la  pousse,  sans  essayer  de  comprendre  et  de 
diriger  l'instinct  qui  la  mène;  ou  bien,  tout  en 
obéissant  encore,  elle  intervient,  du  moins  pour 
une  part  plus  ou  moins  grande,  dans  les  effets 
de  cette  puissance  dont  elle  se  rend  compte,  et 
qu'au  besoin  elle  modifie.  Le  premier  de  ces 
naouvements  est  la  spontanéité;  le  second  est  la 
réflexion  avec  toutes  les  nuances,  avec  tous  les 
degrés  que  l'une  et  l'autre  peuvent  recevoir. 

Dans  la  spontanéité,  l'homme  n'est  pour  rien; 
il  est  mû  par  une  force  qui  ne  vient  pas  de  lui, 
qu'il  ignore  tout  en  la  suivant.  L'être  moral 
n'apparaît  pas  alors;  la  volonté  et  la  liberté, 
bien  qu'elles  vivent  toujours,  ne  sont  point 
éclairées  par  cette  lumière  supérieure  de  la  raison 
sans  laquelle  il  n'y  a  point  de  vraie  responsa- 
bilité. L'individu  vit  alors  d'une  vie  d'autant  plus 
puissante  qu'elle  est  plus  aveugle;  il  en  sent  la 
plénitude;  elle  déborde  en  lui,  mais  il  ne  la 
règle  pas  ;  il  ne  tente  même  point  de  la  régler, 
tant  le  mouvement  qui  l'emporte  est  rapide  et 
irrésistible.  D'oii  vient  cette  puissance  intérieure 
qui  meut  l'homme?  Et  puisqu'elle  n'est  pas  de 
lui,  de  qui  la  tient-il,  à  qui  doit-il  la  rapporter? 
A  Dieu,  a  répondu  la  philosophie  grecque;  et  de 
là  le  sens  profond  et  parfaitement  vrai  du  mot 
enthousiasme  (sv,  ôeôç).  Mais  cette  acception, 
tirée  de  l'étymologie  même,  n'est  pas  celle 
qu'ordinairement  on  y  attache.  L'enthousiasme 
est  une  certaine  nuance  de  la  spontanéité  :  ce 
n'est  pas  la  spontanéité  même  ;  et  bien  qu'en 
nous  ce  soit  certainement  quelque  chose  de  divin 
qui  donne  à  notre  intelligence  le  mouvement  et 
la  vie,  et  produise  ce  que  la  philosophie  moderne 
appelle  la  spontanéité,  ce  n'est  qu'à  l'un  des 
effets  les  plus  saillants  de  la  spontanéité,  et  non 
à  la  spontanéité  toute  seule,  que  la  philosophie 
grecque  a  joint  la  notion  d'une  intervention  di- 
vine. Ceci,  d'ailleurs,  s'explique  sans  peine.  La 
spontanéité,  telle  que  nous  la  comprenons  au- 
jourd'hui, est  le  fait  le  plus  profond  de  notre 
nature,  et^  il  a  fallu  une  très-longue  analyse 
pour  le  découvrir  dans  les  ténèbres  où  il  se 
cache,  et  le  démêler  au  milieu  de  cette  mul- 
titude de  faits  beaucoup  plus  apparents  qui  le 
voilent  à  l'observation,  même  la  plus  attentive. 
Il  ne  faut  donc  pas  confondre  l'enthousiasme 
avec  la  spontanéité.  La  spontanéité  est  bien  plus 
divine  encore  que  l'enthousiasme  sans  contredit; 
mais  c'est  l'enthousiasme  seul  qu'on  rapporte  plus 
particulièrement  à  l'influence  de  la  divinité.  La 

39 


IvNTII 


—  450  — 


ENTH 


sponlancilc  est  un  fait  général  qui  appartient  à 
tous  les  hommes  sans  exception,  et  que  la  science 
ne  peut  faire  remonter  qu'à  Dieu.  L'enthousiasme, 
né  dans  certaines  circonstances,  ne  durant  que 
quelques  instants,  a  pu  être  attribué  dans  le 
polythéisme  à  la  faveur  spéciale  d'un  dieu  tuté- 
faire,  se  communiquant  à  une  àme  privilégiée 
qu'il  veut  remplir  et  embraser. 

Quel  est  donc  précisément  l'état  de  l'âme  dans 
l'enthousiasme?  Il  est  fort  difficile  de  le  dire, 
quand  Tâmc  est  dans  cet  état  extraordinaire, 
elle  ne  l'observe  point,  par  les  causes  mêmes 
qui  le  produisent;  quant  elle  n'y  est  plus,  les 
éléments  de  l'observation  lui  font  défaut,  et  le 
souvenir  en  est  bien  effacé  et  bien  peu  saisis- 
sable.  C'est  en  vain  qu'on  le  demanderait  à  ces 
âmes  fortunées  que  l'enthousiasme  enflamme 
durant  une  vie  tout  entière,  à  ces  poètes  qui 
ont  chanté  sous  l'inspiration  qui  les  consumait. 
Ils  ont  transmis  aux  peuples  le  feu  divin  dont 
ils  brûlaient  eux-mêmes;  mais  ils  le  leur  ont 
transmis  avec  cette  naïveté  qui  les  caractérise 
et  en  fait  au  milieu  de  la  vie  commune  de 
sublimes  enfants  et  des  interprètes  aveugles, 
quoique  divins,  de  la  pensée  des  nations.  Les 
poètes  ne  nous  diront  donc  pas  ce  que  c'est  que 
l'enthousiasme.  Quand  Socrate  va  leur  demander 
leur  secret,  ils  ne  savent  que  lui  répondre,  et 
le  désappointement  du  philosophe  est  au  moins 
égal  à  son  admiration.  Il  faudrait  bien  moins 
encore  interroger  les  artistes  ;  leur  inspiration 
n'égale  pas  en  violence  celle  des  poètes,  mais 
elle  n'est  pas  plus  claire  pour  eux;  ils  ne  la 
comprennent  pas  davantage,  et  ils  pourraient 
tout  aussi  peu  l'expliquer.  11  faut  même  renoncer 
à  obtenir  le  mot  de  cette  énigme  des  savants 
qui,  comme  Archimède  ou  Newton,  ont  éprouvé 
les  austères  transports  de  l'enthousiasme  scien- 
tifique. Il  n'y  a  que  le  philosophe  qui  puisse 
nous  donner  ici  quelques  lumières  certaines;  et 
précisément  parce  (]ue  la  philosophie  est  le  do- 
maine propre  de  la  reflexion,  et  que  le  philosophe 
sent  aussi  parfois  ce  puissant  et  divin  instinct 
auquel  les  autres  obéissent  aveuglément,  lui  du 
moins,  habitué  comme  il  l'est  à  observer  tous 
les  mouvements  de  son  âme,  il  observe  celui-là 
avec  d'autant  plus  de  soin  qu'il  est  plus  singulier 
et  plus  rare.  Il  ne  le  répudie  pas,  mais  il  le 
contient  de  peur  d'être  emporté  par  lui  ;  et  quand, 
pour  son  malheur,  il  s'y  abandonne,  c'est  qu'il 
quitte  le  ferme  sol  de  la  raison  et  de  la  person- 
nalité pour  tomber  dans  ces  excès  et  ces  abîmes 
où  se  perd  le  mysticisme. 

C'est  donc  au  philosophe  de  savoir  ce  qu'est 
l'enthousiasme,  d'oîi  il  vient,  où  il  doit  s'arrêter, 
et  de  montrer  quelle  est  sa  grandeur  et  aussi  sa 
faiblesse.  C'est  donc  au  philosophe,  bien  qu'il 
doive  plus  que  tout  autre  éviter  ce  redoutable 
attrait  des  âmes  les  plus  nobles,  de  faire  la  part 
rigoureuse  de  ce  qu'il  y  a  de  divin  et  d'humain 
tout  à  la  fois  dans  l'enthousiasme,  d'admirable 
mais  de  périlleux,  de  fort  mais  de  caduc. 

Un  premier  fait  de  toute  évidence  que  les 
poètes,  les  artistes,  et  tous  ceux  que  l'enthou- 
siasme a  une  fois  transportés,  peuvent  attester 
unanimement,  c'est  que  l'àme  dans  ces  moments 
sublimes  ne  s'appartient  pas.  Les  plus  vives  de 
ses  facultés,  les  jilus  brillantes,  les  plus  fécondes 
sont  en  jeu,  et  l'âme  a  perdu  toute  action  sur 
elles.  Tout  entière  à  l'émotion  divine  qui  la 
bouleverse,  elle  ne  la  sent  que  pour  y  céder, 
que  pour  y  succomber.  Qui  peut  donc  agiter 
ainsi  l'âme  de  l'homme,  l'arracher  à  elle-même, 
l'enivrer  si  puissamment?  Une  seule  cause  : 
l'idée,  la  vue.  le  sentiment  du  bien,  quelles 
qu'en  soient  les  formes,  le  beau,  le  juste,  le 
saint,  le  vrai.  Voilà  la  cause  unique  de  l'enthou- 


siasme ;  il  ne  peut  pas  y  en  avoir  d'autre  ; 
voilà  le  délicat  mais  irrésistible  intermédiaire 
dont  Dieu  se  sert  pour  transporter  les  âmes.  Et, 
dès  lors,  rien  d'étosinant  que  l'enthousiasme  soil 
reporté  à  Dieu  même,  que  l'enthousiasme  rende 
en  quehjue  sorte  Dieu  même  présent;  c'est  que 
le  bien,  s'il  n'est  pas  Dieu,  ne  vient  que  de 
Dieu  cependant;  c'est  que  toutes  les  formes  du 
bien  viennent  de  lui  sans  distinction,  et  que  la 
vérité,  la  sainteté,  la  justice,  la  beauté  sont 
également  divines.  Voilà  comment  l'idée  du  bien, 
conçue  dans  tout  son  éclat  et  dans  toute  sa 
puissance,  aboutit  et  accable  le  philosophe  lui- 
même;  voilà  comment  Platon  en  détourne  les 
yeux  de  peur  d'en  être  aveuglé,  ou,  pour  mieux 
dire,  de  peur  de  céder  à  ce  transport  qui  ôte  à 
l'âme  la  lumière  splendide  et  douce  de  la  ré- 
flexion. L'idée  du  bien  est  le  mobile  perpétuel 
de  l'homme  sans  doute;  mais  quand  elle  agit 
plus  puissamment  que  de  coutume,  c'est  alors 
l'enthousiasme  qu'elle  provoque  avec  toute 
son  énergie,  qui  peut  aller  parfois  jusqu'au  dé- 
lire. 

Si  l'âme  en  cet  instant  ne  se  possède  plus,  la 
cause  qui  la  pousse  a  beau  être  divine  et  sainte, 
notre  nature  fragile  court  grand  risque  de  tomber, 
et  sa  chute  alors  est  d'autant  plus  grave,  que 
l'exaltation  de  l'âme  l'a  élevée  plus  haut.  Si  c'est 
le  bien  que  l'homme  poursuit  dans  cette  noble 
ivresse,  est-ce  toujours  le  bien  qu'il  voit?  Est-ce 
toujours  le  bien  qu'il  saisit?  Et  que  de  périls  ne 
court-il  pas  quand  il  renonce,  sans  d'ailleurs  le 
plus  souvent  le  savoir,  à  ces  facultés  d'un  autre 
ordre,  plus  sûres  et  tout  aussi  puissantes  que 
l'enthousiasme,  où  notre  personnalité  intervient 
du  moins  avec  sa  part  de  raison  et  de  responsa- 
bilité? En  faisant  le  plus  attentif  et  le  plus 
régulier  usage  de  la  réflexion  pour  se  conduire 
et  éviter  la  faute,  l'homme  n'est  pas  assuré  de 
ne  point  se  tromper.  Mais  ne  l'est-il  pas  bien 
moins  encore  quand  il  abandonne  son  seul  guide, 
et  qu'il  se  livre  à  cet  autre  agent  aveugle  que  sa 
raison  doit  conduire,  bien  loin  de  se  soumettre 
à  lui?  Voilà  comment  cette  sentence  vulgaire 
est  parfaitement  vraie,  «  que  du  sublime  au 
ridicule  il  n'y  a  qu'un  pas.  »  Voilà  comment  i! 
n'y  a  qu'un  pas  au.ssi  de  l'enthousiasme  patrioti- 
que à  l'inhumanité;  en  un  mot,  voilà  comment 
il  n'y  a  qu'un  pas  de  tout  enthousiasme  aux 
aberrations  et  aux  excès  les  plus  étranges  quand 
ils  ne  sont  pas  les  plus  coupables. 

Dans  de  justes  limites,  l'enthousiasme  en- 
noblit l'homme  et  le  transforme  presque  en  dieu 
Mais  qu'il  est  difficile  de  marquer  ces  limites! 
Qu'il  est  difficile  surtout  de  s'y  tenir!  C'est  donc 
une  arme  à  la  fois  dangereuse  et  puissante,  qui 
blesse  les  imprudents,  qui  n'appartient,  en  gé- 
néral, qu'aux  forts^  mais  dont  la  raison  doit 
attentivement  surveiller  l'usage  périlleux.  C'est 
une  noble  et  grande  passion  de  l'âme,  qui  bien 
souvent  l'égaré,  et  qui  lui  ôte  d'autant  plus  de 
forces  pour  revenir  de  son  erreur,  que  d'abord 
elle  lui  en  a  plus  donné  pour  la  commettre.  Il  y 
a  toujours  un  grave  danger  pour  l'homme  à  sor- 
tir de  sa  nature,  même  pour  s'élever  au-dessus 
d'elle;  et  si  quelques  instants  il  se  grandit 
outre  mesure,  c'est,  en  général,  pour  tomber 
bientôt  au-dessous  de  lui-même.  In  mcdio  vivtus. 
Mais  qu'elles  sont  admirables  et  rares  ces  âmes 
favorisées  du  ciel  qui  savent  joindre,  dans  une 
puissante  et  féconde  harmonie,  l'enthousiasme 
à  la  raison,  tempérer  les  ardeurs  de  l'un  par  le 
calme  de  l'autre,  et  emprunter  à  tous  deux  ce 
qu'ils  ont  d'excellent,  en  laissant  ce  qu'ils  ont 
d'excessif!  C'est  ce  juste  tempérament  qui  fait 
toutes  les  grandes  choses,  depuis  les  chefs- 
d'œuvre  des  poètes  et  des  philosophes,  jusqu'aux 


ENTI 


451   — 


ÊPIG 


institutions  durables  des  législateurs  et  des  con- 
quérants. 

Si  donc  la  morale  a  négligé  jusqu'ici  l'étude  de 
cette  noble  passion,  et  si  un  Descartes  a  pu  l'o- 
mettro  dans  son  analyse  de  toutes  celles  qui 
agitent  l'homme,  ce  n'est  pas  que  l'enthousiasme 
ne  mérite  la  plus  sérieuse  attention,  et  par  sa 
grandeur  et  par  ses  périls;  mais  c'est  que  la 
morale,  étudiant  les  facultés  ordinaires  de 
l'homme  et  leurs  développements  réguliers,  a 
passé  sous  silence  un  état  exceptionnel  après  tout, 
qui  n'a  rien  de  normal,  quelque  admirable  qu'il 
soit.  Pourtant  les  exceptions  mêmes,  quand  elles 
sont  aussi  éclatantes  que  celles-là,  (|uand  elles 
peuvent  séduire  et  perdre  les  plus  nobles  cœurs, 
doivent  être  signalées  avec  les  dangers  qu'elles 
présentent;  et  lu  morale,  après  avoir  lait  la  part 
austère  et  vraie  du  devoir,  doit  faire  aussi  celle 
du  dévouement,  qui  n'est  que  le  luxe  du  devoir 
si  l'on  veut,  mais  qui  peut  en  être  l'achèvement 
le  plus  beau,  de  même  qu'il  en  est  aussi  parfois 
recueil.  C'est  une  morale  incomplète  que  celle 
qui  ne  va  pas  jusque-là,  et  qui  ne  sait  ni  com- 
prendre ni  restreindre  l'enthousiasme,  tout  en 
l'approuvant.  L'enthousiame  n'est  pas  nécessaire 
à  l'homme,  sans  doute  ;  mais  sans  l'enthousiasme, 
rame  de  l'homme  n'a  jamais  toute  sa  puissance, 
la  pensée  toute  sa  force,  l'action  toute  son  éner- 
gie. 

C'est  surtout  la  jeunesse  qui  est  accessible  à 
l'enthousiasme.  D'abord  elle  est  plus  rapprochée 
de  l'enfance,  que  domine  exclusivement  la  spon- 
tanéité; et  en  elle,  l'intelligence  est  plus  vi- 
vement émue  du  spectacle  encore  nouveau  que 
lui  donnent  les  grandes  idées  du  juste,  du  saint, 
du  vrai  ;  plus  tard,  l'âme  les  sent  moins,  parce 
qu'elle  en  a  contracté  la  noble  habitude  ;  mais 
la  vieillesse  n'exclut  pas  même  les  plus  ardentes 
aspirations  de  l'enthousiasme;  seulement  alors, 
les  organes,  atteints  déjà  par  l'âge,  répondent 
moins  aisément  à  l'esprit  qui  les  veut  mouvoir. 
Ils  résistent,  ou  plutôt  ils  n'obéissent  point.  L'en- 
thousiasme peut  être  intérieurement  tout  aussi 
ardent;  au  dehors,  les  signes  qui  l'expriment  et 
le  manifestent  sont  moins  complets  et  moins 
puissants. 

L'origine  de  l'enthousiasme  est  donc  bien  di- 
vine, comme  l'a  cru  la  philosophie  grecque,  qui, 
la  première,  l'a  nommé.  Il  vient  de  la  sponta- 
néité, qui  est  vraiment  la  partie  divine  dans 
l'homme;  toutes  les  âmes  peuvent  le  ressentir, 
mais  toutes  ne  le  ressentent  pas  au  même  degré. 
Les  causes  apparentes  en  peuvent  être  les  plus 
diverses;  mais  au  fond,  il  n'en  a  jamais  qu'une 
seule  :  le  bien,  qui  attire  et  agite  l'âme  quand 
elle  le  sent  ou  le  conçoit.  Il  arrache  l'homme  à 
lui-même  ;  et,  par  là,  s'il  le  pousse  le  plus  sou- 
vent aux  grandes  choses,  il  peut  aussi  le  con- 
duire aux  plus  mauvaises.  Enfin  c'est  un  élément 
précieux  de  notre  nature,  que  nous  ne  saurions 
tout  à  la  fois  ni  conserver  avec  trop  de  soin,  ni 
surveiller  avec  trop  de  sollicitude,  parce  qu'il 
n'est  jamais  à  demi  bienfaisant  ou  redoutable. 
On  peut  consulter  de  VEnlhousiasme,  dis,  ours 
d'ouverture  prononcé  par  M.  Damiron  à  la  fa- 
culté des  lettres  de  Paris  en  184(5.       B.  S.-II. 

ENTITÉ,  terme  de  philosophie  scolastique, 
synonyme  d'essence  ou  de  forme. 

Au  premier  coup  d'oeil  jeté  sur  la  nature,  on 
n'y  aperçoit  que  des  individus  qui  paraissent  aux 
sens  épuiser  toute  la  réalité.  Mais  la  raison 
pénètre  plus  loin  que  la  sensation.  Dans  ces  in- 
dividus, elle  distingue  deux  sortes  d'éléments, 
les  uns  particuliers,  les  autres  généraux  :  les 
différences  qui  déterminent  la  nature  propre  de 
chaque  chose,  les  ressemblances  qui  forment  les 
espèces  et  les  genres.  G'ost  ainsi  que  toute  figure 


humaine  a  sa  physionomie  propre  et  certains 
traits  généraux  qu'elle  emprunte  à  l'humanité. 
Or,  l'élément  général  se  distingue  par  la  per- 
manence des  individus  qui  en  font  partie;  ceux- 
ci  ne  font  que  paraître  et  s'évanouir,  pendant 
([ue  l'élément  général  se  perpétue  avec  l'en- 
semble de  ses  caractères  fondamentaux.  Com- 
bien d'hommes  ont  passé,  combien  passeront 
sans  que  l'humanité  elle-même  ou  périsse  ou 
s'altère  dans  cette  fuite  rapide  de  notre  existence 
personnelle!  Les  êtres  particuliers  n'épuisent 
donc  pas  la  réalité,  comme  les  sens  nous  por- 
tent à  le  croire;  à  côté,  au-dessus  d'eux  existe  le 
genre,  le  modèle  suprême  imparfaitement  re- 
produit parles  individus,  la  nature  commune  et 
indéterminée,  qui  revêt  |)assagèrement  toutes  les 
formes,  et  qui  ne  se  confond  avec  aucune.  Cette 
nature,  ce  modèle,  ce  genre,  cet  ensemble  de 
caractères  propres  à  chaque  espèce,  l'essence 
prise  à  part  et  posée,  pour  ainsi  dire,  en  dehors 
des  individus,  voilà  ce  que  les  docteurs  scolas- 
tiques  appelaient  entité.  Les  animaux  avaient 
leur  entité,  c'était  l'animalité;  les  hommes 
avaient  la  leur,  l'humanité.  Ces  termes,  objet 
de  ridicule  pour  la  philosophie  moderne,  ca- 
chaient une  idée  vraie  et  profonde,  on  peut  en 
juger  par  les  indications  qui  précèdent;  mais  la 
subtilité  scolastique  commit  ici  une  double  mé- 
prise, cause  principale  du  discrédit  où  elle  es, 
tombée.  Premièrement,  elle  assimile  trop  sou- 
vent les  vrais  genres,  les  vraies  essences  à  de 
simples  qualités  abstraites,  séparant,  par  exemple, 
le  son  du  corps  sonore,  la  couleur  du  corps  co- 
loré, et  transformant  ces  vaines  abstractions  en 
autant  d'entités.  Secondement,  elle  regarda,  ou 
du  moins  parut  regarder  ces  entités,  quelles 
qu'elles  fussent,  comme  de  véritables  êtres, 
comme  des  substances  dans  toute  la  force  du 
terme  ;  de  manière  que  le  genre  humain  aurait 
constitué  une  réalité  ontologique,  distincte  des 
individus  appelés  hommes  :  hypothèse  insou- 
tenable à  la  prendre  en  elle-même,  et  plus  in- 
soutenable encore  à  en  suivre  les  conséquences. 
La  raison  n'a  pas  besoin  de  recourir  à  de  pa- 
reilles chimères  pour  expliquer  la  présence  et 
le  rôle  de  l'élément  général  au  sein  des  choses; 
il  lui  suffit  de  se  représenter  le  monde  comme 
la  manifestation  régulière  d'un  plan  éternel- 
lement conçu  par  la  sagesse  de  Dieu,  et  réalisé 
par  sa  puissance.  Hors  de  là,  la  pliilosophie 
s'égare  dans  un  labyrinthe  de  rêveries  et  d'ab- 
surdités inextricables,  et  finit  par  compromettre, 
aux  yeux  du  vulgaire,  les  grandes  vérités  dont 
elle  a  le  dépôt.   Voy.  les  articles  Kéausue  et 

NOMINALISME. 

ÉPICHARME  DE  Cos,  surnommé  le  Mégariquc 
ou  le  Sicilien,  parce  qu'il  passa  la  plus  grande 
partie  de  sa  vie  à  Mégare  en  Sicile,  llorissait 
pendant  la  seconde  moitié  du  V  siècle  avant 
l'ère  chrétienne.  Il  est  surtout  célèbre  comme 
poète  comique;  toute  l'antiquité  le  regardait 
comme  un  modèle  en  ce  genre  ;  mais  il  mérite 
aussi  une  place  dans  ce  Recueil  comme  disciple 
de  Pythagore  et  comme  auteur  de  plusieurs  écrits 
])hilosûphiques,  parmi  lcs(}uels  plusieurs  cri- 
tiques ont  voulu  compter  les  Vers  dores  de  Py- 
thagore. A  part  cette  dernière  composition,  que 
rien  ne  nous  autorise  à  lui  attribuer,  il  ne  reste 
d'Épicharme  que  quelques  fragments  et  les  titres 
de  quarante  de  ses  comédies.  Malheureusement 
ces  débris  ne  sont  pas  d'une  grande  utilité  pour 
l'histoire  de  la  philosophie. 

On  peut  consulter  sur  Ëpicharme  :  Sextus  Em- 
piricus,  ^idy.  Mathem.,  lib.  I,  p.  273  et  284;  — 
Jamblique,  Vita  P\ithag.,  c.  xxxiv  et  xxxvi;  — 
DiogènedeLaërte,  liv.lll,ch.  i.x-.\viii;liv.VIII;Ch. 
Lxxviii;  —  Cicéron,  TuscuL,  lib.  I,  c.  viii.     X. 


ÉPIG 


—  452  — 


ÉPIG 


ÉPICHÉRÉME.  Lorsque  les  prémisses  d'un 
syllogisme  ne  sont  pas  de  nature  à  paraître  im- 
médiatement évidentes ,  on  joint  à  chacune 
d'elles  une  ou  plusieurs  propositions  destinées  à 
en  faire  sentir  l'évidence  et  par  suite  à  montrer 
le  rapport  qui  les  unit.  L'argument  ainsi  disposé 
est  Vépichércme  que  l'on  définit  ordinairement  : 
un  syllogisme  dont  les  prémisses  ou  l'une  des 
prémisses  est  accompagnée  de  preuves.  L'épi- 
chércme  n'étant  qu'un  syllogisme,  doit  recon- 
naître toutes  les  règles  du  syllogisme;  en  outre, 
il  faut  avoir  soin  que  les  preuves  annexées  aux 
prémisses  aient  avec  elles  un  rapport  vrai  et 
intime.  Cette  forme  d'argument  est  particuliè- 
rement employée  dans  la  discussion;  c'est  de  là 
qu'elle  tire  son  nom  è7tix£t(,Yi[xa,  de  ÈTtixeipsw, 
attaquer.  Epicherema  Valgius  aggrcssionem 
vocal,  àW.  Quintilien,  liv.  V,  ch.  x;  et  Aristote, 
faisant  mention  de  cette  forme  {Topiques, 
liv.  VIII,  ch.  XI),  se  borne  à  dire  :  «  L'épiché- 
rème  est  un  syllogisme  dialectique.  » 

J.  D.  J. 

ÉPICTÈTE  est  né  à  Hiérapolis,  en  Phrygie, 
dans  le  premier  siècle  de  notre  ère.  On  ignore 
l'époque  précise  de  sa  mort,  qui  arriva  vers  le 
milieu  du  second  siècle.  11  fut  d'abord  esclave, 
ensuite  affranchi  d'Épaphrodite,  homme  grossier 
et  sans  lettres,  et  l'un  des  gardes  particuliers 
de  Néron.  Ce  nom  d'Épictète,  le  seul  que  lui 
donne  l'histoire,  n'est  qu'un  surnom  qui  rappelle 
sa  condition  servile.  Lorsque  Domitien  chassa  de 
Rome  les  philosophes,  90  ans  après  J.  C,  Épic- 
tète  se  retira  à  Nicopolis  en  Épire,  et  l'on  croit 
qu'il  y  mourut.  L'austérité  de  ses  mœurs,  digne 
de  ses  principes  philosophiques,  recommande 
mieux  son  nom  à  la  postérité  que  sa  doctrine, 
dont  tous  les  monuments  sont  perdus,  et  qui  ne 
nous  est  plus  connue  que  par  Arrien  et  'ses 
autres  disciples.  Les  premiers  stoïciens  disaient  : 
«  Douleur,  tu  ne  me  feras  pas  convenir  que  tu 
sois  un  mal  ;  »  Ëpictète  dit  à  son  maître  qui 
vient  de  lui  rompre  une  jambe  :  «  Je  vous  avais 
bien  dit  que  vous  la  casseriez.  »  Voilà  une  vertu 
romaine.  Le  stoïcisme  n'est  que  l'héroïsme  ro- 
main réduit  en  système.  Un  jour,  Ëpictète  achète 
une  lampe  de  fer;  un  voleur  entre  chez  lui  et  la 
dérobe  :  «  Il  sera  bien  attrapé  demain,  s'il 
revient,  dit  le  philosophe,  car  il  n'en  trouvera 
qu'une  de  terre.  »  Cette  lampe  de  terre,  à  la 
mort  d'Épictète,  l'ut  vendue  trois  mille  drachmes. 
Elle  rappelle  l'écuelle  de  Diogène.  On  recueille 
ces  récits,  puérils  en  eux-mêmes,  et  cependant 
propres  à  éclairer  l'histoire  de  la  secte.  Ëpictète, 
comme  tous  les  stoïciens  du  reste,  prêchait 
d'exemple.  Il  pratiquait  son  austère  morale.  «  Il 
vaut  mieux,  dit-il  lui-même,  savoir  pratiquer  la 
vertu  que  de  savoir  la  décrire.  »  La  philosophie 
à  ses  yeux  n'était  pas  dans  la  profondeur  spé- 
culative ou  l'éloquence,  mais  dans  l'amour  et 
l'exercice  de  la  vertu. 

Ce  fut,  dès  l'origine,  le  caractère  de  l'école 
stoïcienne,  que  ce  mépris  de  la  pure  spéculation 
et  cette  tendance  à  la  pratitiue.  La  subtilité  déliée 
et  un  peu  vaine  des  philosophes  grecs  s'était 
tellement  donné  carrière,  que  la  philosophie  ne 
paraissait  plus  qu'un  amusement  de  l'esprit. 
Zenon,  Cléanlhe,  Chrysippe,  résolurent  de  lui 
rendre  son  caractère  et  son  influence,  et,  pour 
cela,  s'efforcèrent  de  l'ôter  des  disputes  oiseu- 
ses des  rhéteurs  et  des  sophistes,  et  d'en  faire 
une  science  vraiment  virile.  Ils  prirent  donc  des 
habitudes  de  vie  austères,  et,  dans  leur  doctrine, 
s'efforcèrent  de  parler  au  sens  commun,  et  d'ar- 
river sur-le-champ  aux  conclusions  pratiques. 
C'est  par  là  que  leur  école  avait  plu  aux  Romains, 
esprits  positifs,  assez  indifférents  en  matières  de 
dogmes,  mais  tempérants^  mesurés  dans  leurs 


actions,  attirés  par  la  gravité  et  l'austérité  qui 
étaient  chez  eux  de  tradition,  et  vers  lesquelles 
les  portait  aussi  tout  le  génie  de  leurs  institutions. 
Les  Romains  qui  ont  cultivé  la  philosophie,  et  il 
y  en  a  peu,  sont  tous  éclecticjues  et  platoniciens 
en  métaphysique,  stoïciens  en  morale.  C'est  qu'à 
vrai  dire  la  morale  est  pour  eux  tout  ce  qu'il  y 
a  de  sérieux  dans  la  philosophie,  le  reste  n'est 
qu'un  délassement.  Ils  effleurent  la  métaphysique 
sans  s'y  livrer,  intéressés  par  le  spectacle  des 
diverses  écoles,  et,  dans  le  fond,  indifférents  sur 
la  solution  définitive,  parce  qu'ils  ont  foi  dans 
l'établissement  des  mœurs  et  de  la  société  ro- 
maine, et  que  cela  leur  suffit  sans  chercher  plus 
haut.  Tels  sont  Sénèque,  Ëpictète,  Arrien,  Marc- 
Aurèle.  Ces  trois  derniers  surtout  ne  sont  que 
des  moralistes.  Ils  laissent  à  Cléanthe  sa  logique 
et  sa  physique,  et  ne  lui  prennent  que  sa  morale. 

La  logique  et  la  physique  des  premiers  stoï- 
ciens, délaissées  par  leurs  successeurs,  n'étaient 
guère  à  regretter.  Les  fondateurs  du  stoïcisme 
étaient  entrés  dans  ces  questions  de  principes 
par  nécessité,  parce  qu'il  fallait  bien  s'expliquer 
sur  l'origine  et  la  destinée  de  l'homme;  mais  ils 
les  avaient  traitées  sans  profondeur  véritable,  et 
même  sans  une  intelligence  suffisante  des  con- 
ditions de  la  philosophie.  Ils  voulaient  purger 
la  science  de  ce  qu'ils  appelaient  les  rêveries  de 
Platon,  et  ne  rien  dire  que  d'immédiatement 
acceptable.  Qu'était-ce  que  ce  monde  des  idées 
oîx  les  platoniciens  mettaient  la  réalité  tout 
entiè.re,  et  que  l'œil  ne  pouvait  voir,  que  la  main 
ne  pouvait  toucher?  Cette  vie  antérieure  qui 
nous  était  attribuée  sans  preuves  ni  vraisem- 
blance: cette  réminiscence,  origine  et  instru- 
ment ae  la  philosophie,  n'étaient  à  leurs  yeux 
que  des  fables.  Nous  savons  ce  que  nous  voyons, 
ce  que  nous  sentons,  ce  que  nous  touchons  :  là 
est  le  vrai  et  le  solide;  le  reste  n'est  que  fumée. 
La  sensation  cependant  n'est,  pas  toute  la  con- 
naissance. Il  y  a  encore,  suivant  eux,  un  pou- 
voir actif  par  lequel  nous  sommes  constitués,  et 
qui,  ne  possédant  par  lui-même  aucune  idée, 
gouverne,  modifie,  rassemble  ou  sépare  les  idées 
fournies  par  la  sensation.  C'est  la  raison  ;  voilà 
tout  l'homme.  La  passion,  le  sentiment,  ne  sont 
rien  qu'une  erreur  de  la  raison.  Avec  ces  pré- 
misses on  prévoit  quelle  sera  leur  physique.  Y 
a-t-il  un  Dieu?  Oui,  certes;  car  il  y  a  une  cause 
à  tout  ce  qui  est;  il  y  a  une  réalité  nécessaire. 
Mais  ce  Dieu,  quel  est-il?  Où  est-il?  Que  peut-il 
être,  sinon  un  corps,  puisque  les  esprits  sont  des 
chimères?  Où  serait-il,  sinon  dans  le  monde, 
puisqu'il  est  la  cause  du  monde,  et  que,  d'ail- 
leurs, rien  n'existe  et  ne  peut  exister  en  dehors 
du  monde?  11  n'est  pas  le  monde  cependant,  il 
est  tout  ce  qui  est  action,  force,  réalité;  la  ma- 
tière ou  le  néant  est  l'élément  passif  qui  reçoit 
l'action  de  Dieu,  et  en  la  recevant  la  déter- 
mine. Ainsi,  dans  les  deux  parties  de  la  philo- 
sophie première,  même  équivoque  chez  les  stoï- 
ciens. En  logique,  ils  en  appellent  à  la  raison; 
mais  celte  raison  n'est  guère  que  l'attention,  ce 
n'est  pas  la  raison;  en  physique,  ils  prononcent 
le  nom  de  Dieu;  mais  ce  dieu,  c'est  le  monde 
lui-même.  Plus  tard,  ils  démontrent  la  Pro- 
vidence, mais  cette  providence  n'est  que  le 
destin. 

Voilà  déjà  des  principes  contradictoires  ;  la 
contradiction  ne  fera  qu'augmenter,  lorsqu'on 
voudra  appuyer  sur  de  telles  prémisses  la  mo- 
rale du  devoir.  Le  but  môme  que  se  proposent 
les  stoïciens,  de  parler  aux  esprits  positifs,  de 
chasser  les  chimères,  de  rendre  la  philosophie 
accessible,  n'est  pas  atteint.  Us  cherchent  l'unité, 
et  ne  l'obtiennent,  ou  du  moins  n'en  obtiennent 
l'apparence,  dans  un  système  tissu  de  contra- 


EPIG 


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ÈPIG 


dictions,  qu'à  force  de  subtilités.  Ils  se  payent 
de  mots,  au  lieu  de  faits.  Chrysippe  a  beau  se 
railler  du  Plii''dre,  il  tombe  plus  bas  que  les  so- 
phistes bafoués  dans  VEuIhydèinc. 

Sénèque  est  tout  le  premier  à  mépriser  ces 
misères.  Est-ce  pour  cela,  dit-il,  que  vous  portez 
la  barbe  et  le  manteau  ?  Epictète  ne  les  juge  pas 
moins  sévèrement.  «  Qu'importe  la  science  sans 
les  œuvres?  dit-il.  On  ne  demande  pas  si  vous 
avez  lu  Chrysippe,  mais  si  vous  êtes  justes. Vous 
faites  grand  bruit  de  vos  commentaires  sur  Cbry- 
sippe,  des  profondes  découvertes  que  vous  avez 
faites  dans  ses  écrits;  cela  prouve  que  Chry- 
sippe est  un  écrivain  obscur,  et  ne  prouve  pas 
que  vous  soyez  un  philosophe.  » 

Il  a  beau  "répudier  tout  ce  bagage,  il  le  traîne 
malgré  lui.  On  n'est  pas  maître  de  commencer 
la  philosophie  par  le  milieu.  On  ne  peut  pas  dire  : 
«  Je  prends  que  tel  est  le  principe  de  la  mo- 
rale; »  il  faut  le  prouver,  et  pour  le  prouver,  il 
faut  remonter,  c'est-à-dire  qu'il  faut  toujours, 
quoi  qu'on  fasse,  partir  du  commencement.  Ou 
si,  comme  Epictète,  on  se  confine  dans  les  appli- 
cations, on  les  reçoit  telles  qu'elles  ont  été  po- 
sées, avec  leurs  contradictions.  Epictète  ne  ga- 
gnera donc  rien  à  supprimer  toute  démonstration 
sur  l'existence  de  Dieu,  toute  recherche  sur  la 
nature  :  s'il  parle  de  Dieu  ou  des  dieux,  c'est  le 
dieu  étendu  et  corporel  des  stoïciens  ;  s'il  parle 
de  la  Providence,  cette  providence  n'est  au  fond 
que  la  fatalité.  Qui  ne  connaît  cette  prière  de 
son  Manuel,  répétée  encore  par  Arrien  :  «  0 
Dieu,  mène-moi  où  tu  voudras,  je  m'y  porte  de 
moi-même.  Si  je  cherchais  à  résister,  mes  efforts 
me  rendraient  coupable,  et  je  n'en  désobéirais 
pas  moins.  » 

De  même  pour  le  principe  sur  lequel  toute  la 
morale  repose.  C'est  en  vain  qu'Épictète  le  reçoit 
sans  le  contrôler  des  mains  de  Zenon,  de  Chry- 
sippe et  de  Cléanthe.  Ce  principe  s'appelle  le 
devoir;  mais  est-il  le  devoir?  Quand  on  fait  dé- 
river ainsi  toute  la  morale  de  ce  principe  su- 
prême, c'est  sans  doute  pour  rattacher  les  ac- 
tions humaines  à  quelque  chose  de  fixe  et  d'ab- 
solu. Que  la  secte  d'Épicure  se  contente  des  faits, 
et  accommode  la  vie  humaine  aux  événements 
et  aux  circonstances  ;  l'école  du  Portique,  en 
possession  de  la  raison,  doit  et  veut  en  effet 
donner  de  la  réalité  aux  actions  par  la  règle, 
comme,  dans  l'ordre  de  la  logique,  on  donne  de 
la  vérité  aux  pensées  en  les  liant  aux  axiomes. 
Cependant  qu'arrive-t-il  ?  Cette  raison  est  toute 
nue;  c'est  la  fameuse  table  rase,  qui  attend  les 
caractères  que  les  sens  y  viendront  inscrire; 
elle  n'est  donc  pas  la  règle  elle-même,  mais 
seulement  le  moyen  de  la  retrouver  et  de  la 
reconnaître.  Où  la  chercher?  Dans  le  monde  des 
sens  évidemment,  puisque  de  là  viennent  toutes 
nos  idées.  C'est  aonc  dans  l'expérience.  Ainsi, 
comme  on  avait  déguisé,  sous  ce  nom  de  raison, 
une  doctrine  sensualiste,  on  déclare  que  l'on  va 
gouverner  l'expérience,  et  en  réalité  on  la  subit. 

Il  est  vrai  que  l'expérience  doit  être  éclairée 
par  la  raison;  mais  que  peut  faire  la  raison,  dé- 
pourvue d'idées,  sinon  de  choisir,  parmi  les 
données  de  l'expérience,  un  modèle  pour  la  vie 
humaine? 

Ce  modèle,  selon  Cléanthe,  sera  l'ordre  même 
de  la  nature  ;  mais  cette  réponse  ne  peut  tenir. 
Comment  discerner  ce  qui  est  l'ordre,  ce  qui  est 
le  désordre  ?  Avons-nous  un  principe  qui  nous 
en  fasse  juger?  Tout  est  relatif  :  un  mal  appa- 
rent serait  un  bien  peut-être  pour  qui  verrait 
plus  loinj  est-ce  avec  ce  coin  du  temps  et  de 
l'espace  ou  s'exerce  notre  jugement,  que  nous 
pourrons  soupçonner  l'ordre  universel  du  monde? 

Battu  sur  ce  point,  Cléanthe  se  replie  en  ar- 


rière. Au  lieu  de  l'ordre  universel,  il  propose 
l'observation  de  la  nature  humaine.  Mais  quoi? 
Mesurerons-nous  notre  devoir  à  l'étendue  de  nos 
facultés,  à  nos  aptitudes,  à  nos  passions?  Le  de- 
voir ainsi  entendu  n'est  plus  rien.  11  y  a  en  nous 
de  la  liberté,  du  caprice,  puiscjue  c'est  là  ce  qu'il 
s'agit  de  régler,  et  puisqu'il  y. a  en  nous  de  la 
liberté,  l'étude  de  nous-même  ne  suffit  pas  pour 
nous  révéler  le  principe  de  la  morale. 

Cléanthe  recule  donc  encore,  et  cette  fois  où 
descend-il  ?  L'obstacle  est  la  liberté  ;  c'est  elle 
qu'il  supprime,  et  c'est  finalement  la  vie  animale 
qu'il  nous  propose  pour  modèle.  Par  cette  triple 
interprétation  du  principe  stoïcien  :  «  Suis  la 
nature,  »  on  voit  en  même  temps  toute  la  mi- 
sère de  l'école  qui  ne  s'entend  pas  elle-même, 
et  la  contradiction  où  elle  tombe,  quand  elle 
s'efforce  d'avoir  des  principes,  de  la  fixité,  de  la 
régularité,  après  avoir  tout  demandé  à  la  sen- 
sation. 

Mais  si  l'école  ne  parvient  pas  à  rendre  compte 
de  ses  principes,  sa  tendance  n'en  est  pas  moins 
évidente.  Toutes  ses  doctrines,  de  quelque  façon 
qu'elle  essaye  de  les  interpréter,  aboutissent  à 
cette  conclusion  :  «  Suis  la  nature,  conserve-toi 
toi-même ,  conserve-toi  comme  être  agissant, 
comme  principe  actif,  car  telle  est  la  véritable 
nature  de  l'être.  »  En  effet,  Dieu  ou  l'être,  c'est 
la  force;  et  c'est,  par  conséquent,  dans  la  force 
qu'il  possède  que  réside  la  réalité  ou  l'être  de 
l'homme.  Résister  à  la  passion,  qui  est  la  vic- 
toire du  néant  sur  l'être,  tel  est  donc  son  but  et 
son  devoir.  En  le  faisant,  il  suit  la  nature  uni- 
verselle, puisqu'il  imite  Dieu  dans  la  mesure  de 
sa  puissance  et  s'en  rapproche  ;  il  suit  sa  propre 
nature  dont  la  destinée  est  de  se  conserver  in- 
tacte ;  il  la  suit  dans  sa  forme  primitive,  instinc- 
tive, que  l'usage  de  la  fantaisie  et  du  caprice 
n'ont  point  dégradée.  Ainsi,  des  trois  interpréta- 
tions de  Cléanthe,  quelle  que  soit  celle  que  l'on 
adopte,  le  devoir  signifie  toujours  pour  le  stoï- 
cien, résistance  à  la  passion,  pleine  et  entière 
possession  de  son  être  propre.  C'est  par  là  qu'ils 
croient  échapper  aux  fins  individuelles,  qui  pour 
eux  ne  se  distinguent  pas  de  la  passion,  tandis 
qu'en  réalité,  le  devoir,  lorsqu'il  est  ainsi  stric- 
tement mesuré  sur  le  droit,  ne  va  lui-même 
qu'à  des  fins  individuelles.  Or  les  fins  indivi- 
duelles, quand  elles  sont  d'accord  avec  le  droit, 
sont  légitimes  sans  doute,  mais  elles  ne  sont  pas 
toute  la  morale. 

Epictète  reçoit  de  Cléanthe  le  devoir  ainsi  in- 
terprété, et  de  là  sa  fameuse  formule  :  «  Sup- 
porte, abstiens-toi  !  »  Supporte,  c'est  le  mépris 
de  la  passion  ;  abstiens-toi,  c'est  le  mépris  de 
l'action,  de  l'intervention  dans  le  monde  de  la 
multiplicité  et  du  mouvement.  On  te  fait  une 
injure,  on  te  réduit  à  la  pauvreté,  la  maladie 
fond  sur  toi  :  Supporte,  c'est-à-dire  raidis  ton 
âme,  ne  laisse  pas  d'accès  à  la  douleur,  à  la 
passion,  qui  est  le  véritable  ennemi.  La  maladie 
ne  peut  rien  sur  toi,  que  si  tu  te  laisses  vaincre  ; 
le  seul  mal  est  dans  l'opinion  :  une  injure  n'est 
rien,  si  tu  ne  penses  pas  que  c'est  une  injure. 
Fais  deux  parts  de  toutes  les  circonstances  :  les 
unes  dépendent  de  toi,  c'est  l'opinion,  la  volonté; 
les  autres  te  sont  étrangères,  c'est  le  mal,  la  for- 
tune, la  beauté,  la  laideur  ;  n'attache  pas  ton 
bonheur  à  ce  qui  est  fatal,  mais  à  ce  qui  est 
dans  ta  main.  Voilà  le  secret  d'être  heureux,  le 
secret  d'être  homme.  «  Anytus  et  Mélitus  peu- 
vent me  tuer,  dit  Epictète  [Manuel,  ch.  xx)  ; 
mais  ils  ne  peuvent  me  nuire!  Qui  n'est  pas 
maître  de  soi,  fût-il  maître  du  monde,  est  un 
esclave.  » 

Abstiens-toi,  c'est-à-dire  ne  répands  pas  ta 
force  au  dehors  Vis  en  toi-même,  fier  et  recueillie. 


ÈPIG 


454 


EPIG 


Ponniuoi  donc  agir?  Désirer,  aimer,  c'est  dé- 
choir L'amour  est  de  la  passion  ;  la  pitié  est  de 
la  passion.  Le  cœur  du  stoïcien  doit  être  fermé, 
il  n'y  a  en  lui  que  volonté  et  raison.  Comme  rien 
ne  l'émeut,  rien  ne  le  force  d'agir.  La  victoire, 
dans  l'action,  vaut  mieux  qu'une  défaite;  mais 
ce  repos  armé  qui  dédaigne  de  vaincre  est  en- 
core au-dessus  de  la  victoire. 

«  Je  ne  suis  que  raison,  dit  Épictète.  c'est  là 
tout  mon  être.  L'heure  de  ma  naissance  et  celle 
de  ma  mort,  mon  état  dans  le  monde,  mes  infir- 
mités, ne  sont  que  des  accidents.  C'est  un  rôle 
qui  m'est  échu,  et  que  je  dois  jouer  fidèlement. 
Prenons-le  au  sérieiux,  tel  qu'il  nous  a  été  dé- 
parti, sans  murmurer,  sans  nous  plaindre.  Soyons 
boiteux,  roi  ou  mendiant,  selon  la  part  qu'on 
nous  a  faite.  C'est  à  nous  de  jouer  notre  rôle, 
c'est  aux  dieux  de  nous  le  choisir.  »  Plotin,  qui 
a  tant  pris  aux  stoïciens,  a  copié  cette  pensée 
d'Épictète,  au  second  livre  de  la  troisième  En- 
néade  :  «  La  mort,  dit-il,  est  si  peu  de  chose, 
que  les  hommes  s'assemblent,  dans  leurs  jours 
de  fête,  pour  s'en  donner  le  spectacle;  la  guerre 
elle-même  se  fait  avec  pompe  et  comme  en  cé- 
rémonie. Ce  sont  des  jeux  ,de  scène,  et  rien  de 
plus;  jouons  notre  rôle  de  bonne  grâce,  et  n'ac- 
cusons pas  la  Providence  pour  des  infortunes 
prétendues  que  nous  déposerons  avec  le  masque. 
Est-ce  donc  notre  âme  qui  souffre  et  qui  meurt? 
Non,  non.  c'est  Thomme  extérieur,  le  personnage. 
Il  n'y  a  aaction  véritable  que  l'accomplissement 
du  devoir.  Le  devoir  seul  est  vrai^  le  mal  n'est 
rien.  » 

Épictète  ne  se  contente  pas  de  donner  au  sage 
ce  précepte  de  mépriser  les  passions.  Il  veut 
qu'on  en  écarte  même  l'apparence.  «  Il  ne  faut 
])as  rire,  dit-il  [Manuel,  en.  xii),  il  ne  faut  pas 
jurer,  il  ne  faut  pas  s'empresser.  Il  faut  garder 
dans  ses  gestes  et  dans  ses  paroles  cette  mesure 
et  cette  modération  qui  sont  l'indice  de  la  force. 
H  ne  faut  pas  dire  :  «  Voilà  un  bien  que  j'ai 
perdu;  »  mais  :  «  Voilà  un  bien  que  Dieu  m'a 
repris.  »  L'amphore  de  ton  voisin  est  brisée 
par  un  esclave,  et  tu  dis  :  «  C'est  un  accident 
ordinaire;  »  il  a  perdu  sa  femme,  et  tu  dis: 
«  C'est  le  sort  commun.  »  Ne  pense  pas  autre- 
ment, si  c'est  de  toi  qu'il  s'agit.  Ne  te  donne  pas 
aux  clistractions  de  la  route.  Redouble  encore  de 
zèle  dans  la  vieillesse,  car  ton  temps  est  proche, 
et  tu  vas  être  appelé.  » 

Cette  proscription  des  passions,  étendue  même 
aux  sentiments  les  plus  nobles  et  les  plus  né- 
cessaires de  notre  nature,  est  bien  le  véritable 
caractère  sto'ïque.  Épictète  est  le  théoricien  de 
Brutus.  «  Tout  doit  céder,  dit-il  (ch.  xvi),  au  dé- 
sir de  cultiver  ton  âme  ;  rien  ne  doit  t'en  dé- 
tourner, ni  du  bien  à  faire,  ni  ton  fils  à  instruire. 
Il  vaut  mieux  que  ton  fils  soit  méchant,  que  toi 
dépravé.  » 

Cependant,  si  la  morale  d'Épictète  reproduit 
dans  ses  traits  principaux  la  doctrine  de  l'é- 
cole, elle  s'en  écarte  en  quelques  points.  Elle 
rompt  moins  ouvertement  en  visière  à  l'huma- 
nité. Épictète  mesure  à  la  vérité  le  devoir  sur  le 
droit,  mais  il  a  soin  d'ajouter  que  la  faute  d'au- 
trui  ne  me  décharge  pas  de  mon  devoir.  «  Tou- 
tes les  pensées  humaines  ont  deux  anses,  dit-il 
(c'est  une  pensée  que  lui  a  prise  Montaigne), 
applique-toi  à  choisir  la  bonne  ;  ton  frère  t'a 
nui,  mais  il  est  ton  frère;  c'est  par  cette  anse 
qu'il  faut  le  prendre  :  tu  dois  honorer  ton  père, 
qu'il  soit  bon  ou  mauvais;  la  loi  est  d'honorer 
son  père,  et  non  pis  un  bon  père  !  » 

Dans  l'ordre  des  devoirs  politiques,  il  ne  con- 
seille pas  au  philosophe  de  sortir  de  son  repos 
et  d'intervenir;  mais  ce  n'est  pas  par  un  amour 
farouche  de  la  liberté  individuelle.  C'est  que  le 


philoso])lie  a  sa  charge  dans  l'État.  Sa  charge  est 
d'enseigner  la  vertu  et  de  donner  l'exemple. 

Épictète  veut  qu'on  félicite  son  ami  quand  il 
est  heureux,  qu'on  évite  l'ostentation  et  l'excès 
en  tout,  même  dans  les  bonnes  pratiques.  Cette 
dure  philosophie  stoïcienne  qui,  dans  Zenon  et 
Chrysjppe,  n'avait  point  d'entrailles,  s'humanise 
maintenant,  sans  toutefois  se  transformer  encore 
tout  à  fait,  et  peu  à  peu  se  rapproche  de  Marc- 
Aurèle. 

On  a  dit  que  le  Manuel  d'Épictète  était  digne 
d'un  chrétien.  Non,  ce  n'est  pas  là  la  morale 
chrétienne.  Cette  religion  du  devoir,  ce  mépris 
de  la  douleur,  cette  vie  chaste  et  réservée,  la 
méditation  de  la  mort  qu'Épictète  recommande, 
et  qui  a  pour  effet,  dit-il,  d'élever  nos  âmes  au- 
dessus  des  minuties  et  des  misères,  tout  cela 
rappelle  en  effet  le  christianisme  ;  mais  où  a-t-on 
vu  qu'une  morale  puisse  être  chrétienne  en 
proscrivant  la  charité? 

Le  Manuel  d'Épictète  n'est  pas  de  lui^  mais 
de  son  disciple  Arrien,  qui  s'était  attache  à  re- 
produire fidèlement  les  principes  de  l'enseigne- 
ment de  son  maître.  Nous  avons  aussi  d'Arrien 
quatre  livres  d'un  ouvrage  qui  en  avait  huit,  sur 
la  philosophie  d'Épictète.  Enfin  Stobée  nous  a 
conservé  un  assez  grand  nombre  de  sentences 
attribuées  à  Épictète,  et  qu'il  a  dû  prendre  dans 
les  ouvrages  d'Arrien  que  nous  avons  perdus. 
Quoique  Suidas  prétende  qu'Épictète  avait  beau- 
coup écrit,  il  ne  nous  est  rien  parvenu  de  lui, 
et  il  y  a  tout  lieu  de  croire  qu'à  l'exemple  de 
plusieurs  philosophes  de  son  siècle,  il  se  con- 
tenta d'enseigner  sans  écrire.  Le  Manuel  d'Épic- 
tète a  été  commenté  par  Simplicius,  traduit  dans 
presque  toutes  les  langues,  et  vingt  fois  en  fran- 
çais. Nous  citerons  particulièrement  la  traduc- 
tion de  Dacier,  2  vol.  in-12,  Paris,  1715;  l'édition 
de  Schweighseuser,  dans  la  collection  intitulée 
Epicteteœ  philosophiœ  monumenla  lilt.,  gr.  lat., 
Ib  vol.  in-8,  Leipzig,  1799-1800,  et  celle  de 
Courdaveaux,  les  Entretiens  d'Épictète,  recueil- 
lis par  Arrien  Paris,  1862.  in-8.  On  consultera 
avec  fruit  sur  Épictète,  ies  ii7ora^'s<es  sous  Vem- 
pire  romain  de  M.  Martha,  Paris,  1864,  in-8. 

J.  S. 

ÉPICURE  naquit  à  Athènes,  au  bourg  de 
Gargettos,  la  troisième  année  de  la  cix"  olym- 
piade, ou  l'an  341  avant  notre  ère.  Sa  famille 
était  ancienne  et  d'illustre  origine;  mais  son 
père  et  sa  mère,  tombés  dans  l'indigence,  furent 
réduits  à  partir  pour  Samos,  parmi  les  colons 
que  les  Athéniens  y  envoyaient.  Arrivé  dans 
l'île,  le  père  se  fait  maître  d'école,  la  mère  de- 
vineresse. Son  jeune  fils  l'accompagnait  dans  ses 
excursions.  C'était  lui,  dit-on,  qui,  dans  les  cé- 
rémonies mystérieuses,  était  chargé  de  pronon- 
cer les  paroles  magiques. 

Épicure  avait  quatorze  ans,  lorsqu'un  gram- 
mairien expliquant  devant  lui  ce  vers  d'Hésiode  . 

A  l'origine  naquit  le  chaos 

il  s'écria  :  «  Et  le  chaos,  d'où  naquit-il  ?  »  Le 
maître  répondit  que  cette  question  n'avait  rien 
de  grammatical,  et  renvoya  le  questionneur  aux 
philosophes.  «  Eh  bien,  dit  Épicure,  désormais 
les  philosophes  seront  mes  seuls  maîtres.  »  Ce 
fut  en  effet  vers  cette  époque  qu'il  commença  à 
lire  Anaxagorc,  Archélaûs,  et  surtout  Démocrite, 
dont  la  physique  le  transporta  d'admiration. 
Quelques  années  plus  tard,  il  étudiait  la  philo- 
sophie à  Athènes,  auditeur  plutôt  que  disciple 
des  platoniciens  Xénocratc  et  Pamphile,  et  de 
Nausiphane  le  pythagoricien.  Son  séjour  n'y  fut 
pas  de  longue  durée  ;  car,  après  la  mort  d'A- 
lexandre, les  Athéniens  ayant  été  chassés  de  Sa- 
mos, Épicure   alla  rejoindre  son  père,  réfugié 


EPIG 


—  455  — 


EPIG 


à  Colophon.  Ce  fut  dans  cette  ville  qu'il  fonda 
SI  première  école.  Il  habita  ensuite  successive- 
ment Mitylènc  et  Liunps;iquo.  Enfin,  en  30,'),  à 
l'âge  de  trente-six  ans,  il  quitta  l'Asie  et  vint 
se  fixer  à  Athènes,  dans  la  capitale  du  monde 
civilisé. 

Ses  succès  y  furent  immenses.  De  toutes  les 
parties  de  la  Grèce,  même  de  l'Asie  Mineure^  de 
la  Syrie  et  de  l'Egypte,  les  disciples  affluaient 
dans  le  petit  jardin  où  enseignait  Épii'ure.  Ils 
s'aimaient  les  uns  les  autres,  vivant  en  cunnnun 
comme  les  disciples  de  Pythagorc,  sans  renon- 
cer toutefois  au  droit  de  propriété.  Surtout  ils 
aimaient  leur  maître,  s'attachaient  à  sa  per- 
sonne et  ne  le  quittaient  plus.  Pendant  toute  la 
vie  d'Épicurc,  un  seul,  Wetrodore  de  Stratonice, 
passa  dans  une  école  étrangère.  Ëpicure  avait 
au  plus  haut  degré  tout  ce  qui  charme  la  mul- 
titude. Il  n'avait  rien  de  ce  qu'elle  hait  ni  de  ce 
qu'elle  craint.  Point  de  ces  facultés  supt'rieurcs 
qu'il  faut  d'abord  se  faire  pardonner.  Point  de 
cette  énergie  de  volonté  qui  rend  exigeant  pour 
les  autres.  Nature  douce,  flexible  et  égale,  sa 
bienveillance  était  universelle,  et  le  désintéres- 
sement lui  était  facile.  Au  milieu  d'une  afl'reuse 
famine,  on  le  vit,  sans  prétendre  à  riiéroïsme. 
partager  avec  ses  disciples  ce  qu'il  avait  de  paiii 
et  de  fruits. 

A  ces  mérites  de  la  personne,  joignez  l'in- 
fluence des  circonstances.  Après  Platon  et  Aris- 
tote,  le  règne  de  la  spéculation  était  fini.  On 
était  las  des  théories.  Ëpicure  apportait  une 
philosophie  prati(iue.  Ce  n'est  pas  tout.  Depuis 
vingt  ans,  la  Grèce  était  bouleversée  de  fond  en 
comble.  De  l'Inde  à  la  Macédoine,  une  effroya- 
ble tempête  semblait  passer  et  repasser  sans 
cesse,  pendant  que,  sur  mille  champs  de  ba- 
taille, les  capitaines  d'Alexandre  se  disputaient 
les  royaumes  de  son  empire.  Plus  de  sécurité, 
plus  de  liberté,  plus  de  gloire  1  Au  milieu  de 
tant  de  désastres,  Éj)icure  venait  dire  le  secret 
de  tout  le  monde,  nous  voulons  dire  d'une  géné- 
ration démoralisée;  il  parlait  de  plaisir,  il  par- 
lait de  bonheur  et  rapportait  tout  à  ce  but  su- 
prême. Qu'est-ce  que  sa  morale?  La  science  des 
'coyens  qui  mènent  au  bonheur.  Et  quels  obsta- 
cles nous  empêchent  d'arriver  au  bonheur  ?  Nos 
illusions,  nos  préjugés,  notre  ignorance.  Cette 
ignorance  est  celle  des  lois  de  la  nature  exté- 
rieure. De  là,  les  craintes  superstitieuses,  les 
vaines  appréhensions  et  les  fausses  espérances. 
Le  remède  à  tous  ces  maux  est  dans  une  physi- 
que exacte.  Cette  ignorance  est  encore  celle  des 
lois  et  des  limites  de  notre  intelligence.  De  là 
ces  moyens  généraux  d'éviter  l'erreur,  ces  rè- 
gles de  la  canonique  qui  sont  comme  les  pro- 
légomènes de  la  physique  d'Épicure.  Ainsi,  la 
physique  est  faite  pour  la  morale;  la  canonique, 
c'est-à-dire  la  logique,  pour  la  morale  et  la  phy- 
sique. C'est  la  canonique  qu'il  faut  exposer  d'a- 
bord. 

Canonique.  Le  but  d'Épicure  est  de  faire  de 
la  logique  un  art  simple  et  commode,  de  substi- 
tuer aux  théories  ardues  de  VOrganon  d'Aristote 
un  petit  nombre  de  règles  claires  et  précises. 
Cette  prétention,  assez  modeste  en  apparence, 
cache  tout  un  système. 

Il  n'y  a,  dit  Ëpicure,  que  trois  sources  possi- 
bles de  connaissances,  ou,  pour  parler  sa  langue, 
trois  critériums  de  la  vérité  :  les  sensations 
(aiaÔTjffE'.ç),  les  anticipations  (Kpo)iT,4'£iç)j  les  pas- 
sions (TtiôV,).  Voici  comment  la  connaissance 
s'acquiert  dans  ces  trois  cas  : 

Les  objets  extérieurs  émettent  continuelle- 
ment certaines  émanations  ou  effluves  qui,  par 
le  moyen  des  nerfs,  arrivent  à  l'âme  et  y  pro- 
duisent la  sensation    Jusqu'ici,  ce  n'est  que  la 


célèbre  théorie  de  Démocrite.  Voici  où  com- 
mence le  r61e  d"Ei)icure.  La  sensation  échappe 
à  tout  contrôle.  En  effet,  comment  corriger  une 
sensation?  Sera-ce  par  une  sensation  de  même 
nature?  Mais,  puis(iu'elles  sont  de  môme  na- 
ture, elles  ont  la  niêine  autorité.  Sera-ce  par 
une  sensation  de  nature  différente?  Mais  elles 
ont  chacune  des  objets  distincts  et  ne  jugent 
pas  des  mêmes  choses.  Sera-ce  par  la  raison  ? 
La  raison  dépend  elle-même  de  la  sensation.  La 
sensation  est  donc  au-dessus  de  tout  contrôle. 
En  même  temps,  elle,  est  infaillible.  Car  elle 
est  un  mouvement  produit  en  nous,  et  il  faut 
bien  que  ce  mouvement  ait  une  cause.  Cette 
cause,  ce  n'est  pas  la  sensation  qui  l'indique, 
c'est  l'opinion.  C'est  de  l'opinion,  et  de  l'opi- 
nion seule,  que  vient  l'erreur.  Par  exemple, 
lorsque  Oreste  croyait  voir  les  furies,  il  en 
avait  en  effet  les  images  devant  les  yeux.  Il  se 
trompait,  en  supposant  que  ces  images  coi-res- 
pondaient  à  des  objets  réels.  L'opinion  seule  a 
donc  besoin  d'être  corrigée.  Mais  quel  sera  son 
juge?  Ce  sera  la  sensation.  Ainsi,  lorsque  nous 
regardons  de  loin  une  tour  carrée,  nous  la 
croyons  ronde  ;  mais,  si  nous  nous  approchons, 
nous  la  voyons  telle  qu'elle  est.  De  là,  ces  qua- 
tre canons  ou  règles  de  la  sensation  : 

]"  Les  sens  ne  trompent  jamais; 

2"  L'erreur  ne  tombe  que  sur  l'opinion  ; 

3'  L'opinion  est  vraie  lorsque  les  sens  la  con- 
firment ou  ne  la  contredisent  pas; 

4°  L'opinion  est  fausse  lorsque  les  sens  la  con- 
tre-disent  ou  ne  la  confirment  pas. 

Nous  ne  ferons  sur  ces  règles  que  deux  re- 
marques. D'abord,  le  troisième  et  le  quatrième 
canon  ne  sont  pas  d'accord  entre  eux.  Une  opi- 
nion que  les  sens  ne  contredisent  pas  peut  bien 
n'être  pas  confirmée  par  leur  témoignage.  Par 
exemple,  mon  œil  ne  me  dit  pas  que  la  lune 
soit  habitée  et  ne  m'atteste  pas  non  plus  le 
contraire.  De  sorte  que  l'opinion  que  la  lune 
est  habitée,  serait  vraie  d'après  le  trpisième 
canon  et  fausse  d'après  le  quatrième.  La  se- 
conde difficulté  que  nous  voulons  signaler  est 
plus  grave.  Les  sens,  dit-on,  ne  sortent  pas 
d'eux-mêmes.  L'opinion  seule  se  prononce  sur 
l'existence  des  êtres.  Dans  certains  cas  on  le 
reconnaît,  l'opinion  se  trompe.  Qui  charge-t-on 
do  la  corriger?  Les  sens,  dont  on  vient  de  pro- 
clamer l'incompétence.  C'est  un  aveugle,  donné 
pour  tel,  que  l'on  fait  juge  d'une  question  de 
couleurs.  Jusqu'ici,  cela  est  évident,  Ëpicure  n'a 
pas  trouvé  la  certitude.  Peut-être  la  trouve-t-il 
dans  les  prénotions  ou  anticipations. 

L'anticipation,  disent  les  épicuriens,  est,  comme 
la  compréhension,  l'opinion  vraie,  la  pensée, 
l'idée  générale  qui  se  trouve  en  nous,  c'est-à- 
dire  le  souvenir  de  l'objet  extérieur  qui  nous  est 
souvent  apparu  ;  par  exemple,  l'homme  est  telle 
chose.  A  peine  a-t-on  nommé  l'homme,  qu'aussi- 
tôt, au  moyen  de  l'idée  anticipée  que  les  sens 
nous  en  ont  donnée,  nous  nous  représentons  la 
forme  humaine. 

Tout  cela  est  résumé  dans  ces  quatre  canons 
d'Ëpicure  : 

1°  Toute  anticipation  vient  des  sens; 

2°  L'anticipation  est  la  vraie  connaissance  et 
la  définition  même  d'une  chose  ; 

3"  L'anticipation  est  le  principe  de  tout  rai- 
sonnement ; 

4°  Ce  qui  n'est  point  évident  par  soi-même, 
doit  être  démontré  par  l'anticipation  d'une  chose 
évidente. 

L'anticipation  n'est  donc  qu'une  généralisation 
de  l'expérience  sensible.  Elle  a  sa  place  néces- 
saire dans  la  définition,  dans  le  raisonnement, 
dans  toutes  les  opérations  réfléchies  de  l'intelli- 


EPIG 


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EPlC 


gence.  Mais  clic  ne  donne  rien  de  plus  que  la 
sensation,  et  no  i  eut  pas  plus  qu'elle  servir  de 
fondement  à  la  certitude. 

Restent  les  impressions  de  l'âme,  les  plaisirs  et 
les  peines,  en  un  mot  les  passions.  Les  passions 
nous  indiquent  ce  qu'il  faut  prendre  ou  éviter, 
et,  pour  parler  comme  Épicure,  le  Lien  et  le  mal. 
Celte  distinction  du  bien  et  du  mal,  née  de  la 
passion,  est  l'unique  fondement  de  la  morale 
épicurienne.  Les  canons  qui  s'y  rapportent  sont 
le  résumé  de  cette  morale.  Nous  ne  les  donne- 
rons qu'après  l'avoir  exposée. 

Toute  la  canonique  d'Épicure  est  donc  conte- 
nue dans  ces  deux  propositions  :  la  sensation  ne 
nous  fait  connaître  que  nous-mêmes.  Toute  cer- 
titude est  dans  ila  sensation.  Qu'est-ce,  au  fond, 
que  cette  logique  prétendue  siraplifiée?  La  néga- 
tion de  la  logique  j  pis  que  cela,  le  scepticisme 
de  Protagoras,  moins  la  conscience  de  lui- 
même. 

Physique.  Épicure,  qui  tient  déjà  de  Démo- 
crite  sa  théorie  de  la  connaissance  sensible,  lui 
emprunte  encore  sa  doctrine  des  atomes,  non 
sans  la  modifier  sur  plusieurs  points.  Laissons 
de  côté  toutes  les  généralités  de  la  doctrine  ato- 
mistique  (voy.  Atomisme  et  Démocrite),  et  bor- 
nons-nous à  indiquer  ce  que  cette  doctrine  est 
devenue  entre  les  mains  d'Épicure. 

Malgré  l'autorité  d'un  passage  d'Aristote,  il  est 
certain  que  Démocrite  n'avait  accordé  à  ses 
atomes  que  les  propriétés  sans  lesquelles  la  ma- 
tière est  impossible,  savoir  :  la  forme  et  la  soli- 
dité. Il  est  également  certain  qu'il  ne  leur  attri- 
buait que  trois  sortes  de  mouvements  :  le  mou- 
vement oscillatoire  qui  seul  est  essentiel  et 
primitif,  le  mouvement  rectiljgne  qui  résulte  du 
choc,  et  le  mouvement  circulaire.  Mais,  avec  de 
tels  éléments,  comment  expliquer  la  formation  du 
monde?  Démocrite  a  recours  àla dernière  raison 
des  physiciens  et  des  poètes  antiques,  la  fatalité. 
Épicure  veut  y  échapper  à  tout  prix.  Pour  cela, 
que  fait-il?  A  la  forme  et  à  la  solidité,  qualités 
essentielles  des  atomes,  il  ajoute  la  pesanteur. 
Cette  simple  addition  est  un  changement  total. 
Si  les  atomes  sont  doués  de  pesanteur,  outre  les 
trois  sortes  de  mouvements  indiqués  par  Démo- 
crite, il  faut  en  reconnaître  une  quatrième  qui 
enveloppe  et  absorbe  les  trois  autres,  le  mouve- 
ment vertical.  De  toute  éternité,  les  atomes 
tombent  dans  le  vide,  avec  une  vitesse  égale  et 
parallèlement  les  uns  aux  autres.  Or,  s'il  en  est 
toujours  ainsi,  la  rencontre  des  atomes  est  im- 
possible, et,  pour  expliquer  le  monde,  il  ne  res- 
tera qu'à  opter  entre  l'intervention  de  la  Provi- 
dence et  celle  du  destin.  Épicure  suppose  qu'à 
un  certain  moment  de  leur  chute,  les  atomes  dé- 
vient naturellement  et  spontanément  de  la  ver- 
ticale, qu'il  y  a  un  petit  mouvement  de  déclinai- 
son, et,  comme  dit  Leibniz,  un  petit  détour,  au 
moyen  duquel  ils  se  rencontrent,  se  combinent 
de  différentes  manières  et  forment  le  monde 
avec  tout  ce  qu'il  contient.  Le  monde,  ainsi  formé, 
se  maintient  par  les  mêmes  moyens.  Les  atomes, 
en  vertu  de  la  force  qui  leur  est  inhérente, 
agissent  les  uns  sur  les  autres,  se  repoussent  et 
s'attirent.  De  là  les  jeux  variés  de  la  nature  et 
les  innombrables  transformations  que  subissent 
les  corps.  Pour  expliquer  tous  les  phénomènes, 
c'est  assez  du  vide,  des  atomes  et  de  leurs  mou- 
vements. 

Mais  si  les  atomes  sont  les  causes,  les  causes 
premières  de  tout  ce  qui  est,  ce  n'est  pas  seu- 
lement l'idée  du  destin,  c'est  la  croyance  à  toute 
divinité  qu'il  faut  abolir,  et  l'athéisme  prend  le 
rang  et  l'autorité  d'une  vérité  nécessaire.  Épi- 
cure admet  pourtant,  non  pas  un  dieu,  mais  des 
dieux.  Dans  un  système  où  les  atomes  sont  tout, 


à  quoi  des  dieux  peuvent-ils  servir?  Ils  servent 
àcxpliquer  la  croyance  universelle.  Cette  croyance 
est  une  anticipation  de  l'intelligence.  Comme 
telle,  elle  doit  avoir  sa  cause.  .Mais  il  n'est  pas 
nécessaire  que  cette  cause  soit  une  réalité.  Les 
dieux  ne  sontpasdes  corps,  autrement  dit  ne  sont 
pas  des  êtres  ;  car,  qui  a  vu  les  corps  que  l'on 
puisse  appeler  dieux?  Pourtant,  il  faut  qu'ils 
soient  quelque  chose.  Ce  sont  des  images  qui  se 
forment  dans  l'air  comme  celles  qui  nous  appa- 
raissent dans  nos  songes,  des  fantômes  à  forme 
humaine,  mais  de  grandeur  colossale.  Cette 
théodicée  d'Épicure  est-elle  sérieuse?  Quelques 
anciens  en  ont  douté,  et  c'est  ici  le  lieu  de  rappe- 
ler que  le  sctoïcien  Posidonius  rangeait  Épicure 
parmi  les  partisans  de  l'athéisme.  Quoi  qu'il  en 
soit,  ces  dieux  équivoques  sont  éternels,  immua- 
bles, indifférents  à  toutes  les  affaires  humaines, 
parfaitement  oisifs,  c'est-à-dire  parfaitement  heu- 
reux. Par  conséquent,  il  est  inutile  de  leur 
adresser  des  prières,  mais  il  est  juste  de  les 
honorer  du  fond  de  son  âme;  et  le  même  homme 
qui  dit  que  le  plaisir  est  notre  seule  fin,  ordonne 
de  rendre  aux  dieux  des  hommages  dont  le  dés- 
intéressement fait  tout  le  prix. 

Que  sera  l'âme  humaine  dans  un  pareil  système? 
L'âme,  d'après  Épicure,  est  un  corps,  un  corps 
composé  d'atomes  ronds,  c'est-à-dire  parfaite- 
ment mobiles.  Que  fait  l'âme?  Elle  est  cause  du 
mouvement,  elle  est  cause  du  repos,  elle  échauffe 
le  corps,  ennn  elle  sent.  Ce  qui  produit  le  mouve- 
ment, c'est  le  souffle,  l'esprit  (7tv£0(jLa);  ce  qui 
produit  le  repos,  c'est  l'air  ;  ce  qui  produit  la 
chaleur,  c'est  le  feu.  L'âme  est  donc  un  com- 
posé de  souffle,  d'air  et  de  feu.  Ajoutez-y  la 
cause  de  la  sensation,  un  quatrième  élément, 
un  élément  sans  nom  et  de  la  nature  la  plus 
subtile  :  cet  élément  privilégié  a  son  siège  dans 
la  poitrine.  Les  autres,  répandus  par  tout  le 
corps,  portent  partout  le  mouvement,  la  chaleur 
et  la  vie.  De  son  côté,  le  corps  met  l'âme  à  l'abri 
des  influences  extérieures,  il  lui  sert  d'enve- 
loppe et  comme  de  rempart.  Quand  le  corps  se 
dissout,  l'âme  se  dissipe  et  périt. 

Telle  est  la  physique  d'Épicure.  Par  ses  résul- 
tats, elle  est  en  parfait  accord  avec  sa  canonique 
Quand  rien  n'est  connu  que  par  la  sensation,  il 
ne  peut  y  avoir  que  des  corps,  et  l'âme  est  pé- 
rissable. Par  ses  principes,  elle  la  contredit;  car 
dans  un  système  où  la  sensation  est  tout,  il  est 
clair  qu'il  ne  peut  être  question  des  atomes,  ni 
de  leurs  mouvements  divers,  ni  de  ce  quatrième 
élément  que  l'œil  n'a  pas  vu  et  que  l'esprit  ne 
peut  définir.  Au  moins,  cette  physique  est-elle 
ce  qu'elle  prétend  être,  une  préparation  au  bon- 
heur? Nous  aurons  répondu  à  cette  question 
quand  nous  aurons  fait  connaître  la  morale  d'É- 
picure. 

Morale.  On  l'a  souvent  montré,  quand  on  fait 
de  l'homme  un  être  purement  sensible  et  de 
l'intelligence  une  simple  faculté  d'éprouver  des 
sensations,  toute  idée  de  devoir  et,  par  consé- 
quent, toute  véritable  morale  est  impossible.  En 
l'absence  d'une  loi  obligatoire,  la  seule  règle  de 
conduite  que  l'on  puisse  donner,  c'est  d'éviter 
la  douleur  et  de  chercher  le  plaisir.  Cette  doc- 
trine avait  été  celle  de  l'école  cyrénaïque.  L'école 
épicurienne  est  moins  hardie  et  moins  consé- 
quente avec  elle-même.  Toute  la  morale  d'Épicure 
est  contenue  dans  un  petit  nombre  de  proposi- 
tions étroitement  liées  entre  elles  et  qui  toutes 
dérivent  d'un  seul  principe,  savoir  que  le  but 
de  l'homme,  le  souverain  bien  de  l'homme  est 
le  bonheur.'  Arrêtons-nous  ici  pour  contester  à 
l'auteur  de  la  canonique  le  droit  de  parler  de 
bonheur.  Qu'est-ce  que  le  bonheur  dans  sa  vraie 
nature?  Rien  moins  que  la  satisfaction  complète 


EPIC 


—  457 


EPIC 


et  siinulUmée  de  tous  nos  di^sirs  et  de  tous  nos 
besoins.  Tant  qu'un  seul  de  nos  désirs  n'est  pas 
satisfait,  l'àme  est  inquiète,  le  cœur  soui)ire,  et 
le  bonheur  n'existe  pas.  Or,  qui  ne  sait  qu'ici- 
bas  le  vide  du  cœur  n'est  jamais  comblé?  Qui  ne 
sait  que  l'être  qui  conçoit  l'infini  prend  bientôt 
en  pitié  tous  les  objets  sensibles?  H  faut  le  re- 
connaître, une  notion  c^uelconque  d'infini  entre 
de  force  dans  la  définition  du  bonheur  de 
l'homme,  et  l'on  sait  que  la  sensation  ne  donne 
pas  de  pareilles  idées.  Oui,  le  bonheur  est  la 
vraie  fin  de  l'homme.  Mais  alors  il  faut  dire  que 
tout  ne  meurt  pas  avec  le  corps,  car,  dans  cette 
vie,  l'homme  n'atteint  pas  sa  fin  véritable;  il 
faut  dire  aussi  qu'il  y  a  d'autres  natures  que  les 
natures  corporelles  et  périssables,  car  le  bonheur 
n'est  pas  achevé  s'il  ne  doit  pas  durer  toujours; 
il  faut  dire  enfin  que  toutes  les  idées  de  l'intel- 
ligence ne  sont  pas  contenues  dans  la  sensation. 
Mais  s'il  en  est  ainsi,  il  ne  reste  plus  rien  du 
système  d'Ëpicure. 

L'élément  constitutif  du  bonheur,  selon  lui, 
c'est  le  plaisir.  La  preuve  qu'il  en  donne  est  la 
même  que  celle  des  cyrénaïques  ;  l'exemple  des 
animaux,  qui  tous,  par  la  seule  impulsion  de 
leur  nature,  cherchent  le  plaisir  et  fuient  la 
douleur.  Mais,  entre  la  destinée  de  l'homme  et 
celle  de  la  brute,  il  peut  bien  pourtant  y  avoir 
quelque  différence.  La  seule  que  reconnaisse 
Epicure,  c'est  que  l'homme  ne  doit  pas  chercher 
le  plaisir  pour  le  plaisir  lui-même,  mais  seulement 
comme  moyen  d'arriver  au  bonheur.  11  y  a  donc 
un  choix  à  faire  entre  les  plaisirs,  il  y  a  même 
des  plaisirs  qu'il  faut  éviter,  des  douleurs  qu'il 
faut  subir,  le  tout  en  vue  de  l'intérêt  bien  en- 
tendu, c'est-à-dire  du  plus  gi-and  bonheur  possible. 
Cette  division  hiérarchique  des  plaisirs,  cette  re- 
cherche savante  et  calculée  du  plus  grand  bonheur 
possible,  forme  le  trait  caractéristique  de  l'épicu- 
réisme.  Il  importe  d'insister  sur  ce  point. 

Tous  les  plaisirs  peuvent  se  ramener  à  deux 
types.  11  y  a  un  plaisir  tumultueux  et  emporté 
qui  résulte  d'un  grand  développement  d'activité 
physique.  C'est  à  ce  plaisir,  dont  la  jouissance 
est  inquiète  et  les  conséquences  souvent  amères, 
que  s'était  arrêtée  l'école  cyrénaïque.  Épicure 
l'appelle  le  plaisir  dans  le  mouvement  {r)oovif)  év 
xtvr,(7E0-  Il  y  a  un  autre  jilaisir  plus  doux  et 
plus  profond,  qui  nous  remplit  et  nous  pénètre 
au  milieu  de  la  paix  de  l'àme  et  dans  le  calme 
des  passions.  Ëpicure  l'appelle  le  plaisir  dans  le 
repos  (rioovr)  xaTaatriaaTtxrj).  Le  plaisir  des  sens, 
Ëpicure  ne  le  proscrit  pas,  il  le  recherche,  au 
contraire,  quand  il  peut  servir  au  bonheur  :  mais 
il  préfère  le  plaisir  de  l'àme,  la  jouissance  calme 
et  tranquille.  Avant  de  louer  Ëpicure  de  cette 
préférence,  sachons  ce  que  c'est  pour  lui  que  le 
plaisir  de  l'àme. 

«  Je  ne  concevrais  pas  le  bien,  disait-il  dans 
son  ouvrage  sur  la  fin  de  l'homme,  si  je  faisais 
abstraction  des  plaisirs  du  goût,  des  plaisirs  de 
l'amour  et  de  ceux  de  la  vue  qui  contemple  les 
belles  formes.  »  Et  ailleurs  :  «  Le  principe  et  la 
racine  de  tout  bien,  c'est  le  plaisir  de  l'estomac.» 
Cependant,  en  mille  autres  endroits,  Épicure 
semble  faire  peu  de  cas  des  plaisirs  des  sens. 
Est-ce  une  contradiction?  En  aucune  manière. 
Ce  qui  caractérise  le  plaisir  du  mouvement,  c'est 
de  ne  se  rapporter  qu'au  présent  et  de  ne  durer 
qu'un  seul  instant.  Mais  le  plaisir  que  la  mémoire 
rappelle  ou  que  la  pensée  nous  fait  prévoir  d'une 
manière  certaine,  est  un  plaisir  de  l'àme.  Une 
santé  parfaite  et  assurée,  les  jouissances  anti- 
cipées de  la  chair,  voilà  des  plaisirs  de  l'àme 
d'après  la  doctrine  épicurienne. 

De  tous  les  moyens  de  plaisir,  le  plus  efficace, 
le  plus  puissant,   c'est  la  vertu  ;  le  secret  d'être 


heureux  n'est  que  celui  d'être  vertueux.  Dans  la 
bouciie  d'Ëpicure,  un  pareil  mot  a  de  quoi  sur- 
prendre. Si  la  vertu  existe,  elle  ne  peut  pas  être 
un  simple  moyen  de  [)laisir,  elle  emporte  l'idée 
d'obligation,  elle  devient  la  règle  immuable  des 
actions  humaines,  et  c'en  est  lait  de  la  doctrine 
du  plaisir.  Ce  n'est  pas  tout  :  s'il  est  vrai  que  la 
vertu  porte  avec  elle  sa  récompense,  qui  est  le 
plus  doux  de  tous  les  plaisirs,  c'est  à  la  con- 
dition que  la  vertu  soit  désintéressée.  L'acte 
vertueux  accompli  en  vue  de  la  récompense 
devient  un  calcul  et  manque  par  cela  même  la 
récompense.  C'est  donc  l'impossible  qu'on  nous 
propose  de  tenter.  Cependant  la  contradiction 
disparaît  quand  on  sait  en  quoi  consiste  la  vertu 
pour  Ëpicure. 

La  vertu  par  excellence,  c'est  la  prudence,  non 
plus  cette  prudence  socratique  qui  met  en  tous 
nos  actes  le  tempérament  et  la  mesure,  mais  la 
prudence  qui  calcule  et  .sait  tirer  d'une  situation 
donnée  tout  le  parti  possible.  C'est  par  prudence 
que  le  sage  s'abstient  de  prendre  sa  part  du 
fardeau  des  affaires  publiques,  par  prudence  qu'il 
renonce  à  devenir  époux  et  père.  C'est  encore 
par  prudence  qu'il  observe  les  lois  de  son  pays. 
11  réfléchit  que  ces  lois  le  protègent  contre  l'au- 
dace des  méchants,  et  que  s'il  les  violait,  il  ne 
serait  jamais  sûr  de  l'impunité.  Enfin,  c'est  par 
prudence  que  le  sage  cherche  à  thésauriser, 
courtise  au  besoin  les  grands,  et  se  livre,  en  vue 
de  l'avenir,  à  tous  les  épanchements  de  l'amitié. 
Tout  cet  égoïsme  est  décoré  d'un  fort  beau  nom, 
une  vie  sans  trouble  (àtapolia). 

Les  autres  vertus  sont  la  force,  qui  consiste  à 
se  dégager,  toujours  par  un  motif  intéressé,  des 
vaines  superstitions  et  des  terreurs  imaginaires  : 
ensuite  la  justice,  qui  consiste  dans  l'observation 
d'un  prétendu  contrat  social  fondé  encore  sur 
l'intérêt;  enfin  la  tempérance,  non  pas  celle  du 
sage,  mais  celle  de  l'homme  vulgaire  qui  craint 
de  manquer  du  nécessaire.  «  Nos  désirs,  dit  Epi- 
cure, sont  de  trois  espèces  :  naturels  et  néces- 
saires,_  comme  la  faim  et  la  soif;  naturels  mais 
non  nécessaires,  comme  l'amour  des  mets  déli- 
cats ;  factices,  comme  la  passion  des  liqueurs 
fortes.  Le  sage  abolit  ces  derniers  désirs,  con- 
tient prudemment  les  seconds  et  satisfait  les 
autres.  Le  strict  nécessaire  doit  suffire  au  bon- 
heur du  sage  :  avec  du  pain  d'orge  et  un  peu 
d'eau,  on  peut  être  heureux  comme  Jupiter.  » 
Par  ce  côté,  l'épicuréisme  semble  toucher  au 
stoïcisme  ;  mais  au  fond  la  différence  reste  en- 
tière. Zenon  renonce  au  plaisir  parce  qu'il  le 
croit  mauvais  et  incompatible  avec  la  liberté  du 
sage.  Ëpicure  s  y  livrerait  s'il  était  certain  d'en 
jouir  toujours.  L'épicuréisme  est  timide  autant 
que  le  stoïcisme  est  héroïque. 

Telle  est  la  vertu  épicurienne.  On  conçoit  que 
ce  ne  soit  là  qu'un  moyen  de  plaisir.  Toute  celte 
morale  est  résumée  dans  les  canons  suivants, 
qui  sont  la  règle  des  passions  : 

1*  Prenez  le  plaisir  qui  ne  doit  être  suivi 
d'aucune  peine. 

2°  Fuyez  la  peine  qui  n'amène  aucun  plaisir. 

3°  Fuyez  la  jouissance  qui  doit  vous  priver 
d'une  jouissance  plus  grande  ou  vous  causer 
plus  de  peine  que  de  plaisir. 

4°  Prenez  la  peine  qui  vous  délivre  d'une 
peine  plus  grande  ou  qui  doit  être  suivie  d'un 
gr,ind  plaisir. 

En  un  mot  :  La  seule  règle  de  conduite  est  la 
recherche  du  plus  grand  plaisir  possible.  L'hon- 
neur d'Ëpicure  est  d'avoir  été  toute  sa  vie  ob- 
servateur sincère  d'une  pareille  morale,  sans  se 
laisser  aller  sur  cette  pente  qui  entraîne  tout 
partisan  du  plaisir  dans  la  licence  et  de  la  li- 
cence  dans   l'abjection.  Bien   des   gens   seront 


ÊPIM 


—   458  — 


ÉRAS 


étonnés  d'apprendre  que  ce  maître  en  fait  de 
plaisir  se  nourrissait  de  pain  trempé  dans  Teau 
et  écrivait  à  l'un  de  ses  disciples  de  lui  envoyer 
un  peu  de  fromage,  afin  de  pouvoir  faire  bonne 
chère  quand  il  lui  plairait.  «  Épicure,  dit  Sénè- 
que,  a^ait  trop  d'un  sou  par  jour  pour  son  or- 
dinaire. Métrodore,  moins  avancé  que  son  maî- 
tre, dépensait  un  sou  tout  entier.  »  Une  joie 
intérieure  le  dédommageait  do  ces  privations. 
Dans  SCS  derniers  jours,  attaqué  de  la  pierre  et 
assailli  des  plus  vives  douleurs,  sa  sérénité 
d'âme  ne  l'abandonna  pas.  Il  cherchait  à  se 
distraire  par  la  contemplation  de  la  nature.  Sen- 
t.int  sa  fin  prochaine,  il  légua  son  jardin  à  ses 
disciples,  et  mourut  la  seiondc  année  de  la 
cxvvii"  olympiade,  270  ans  avant  notre  ère,  à 
l'âge  de  soixante  et  onze  ans. 

Epicure,  dans  une  vie  con.çacrée  à  l'ensei- 
gnement et  traversée  d'un  grand  nombre  de  ma- 
ladies, avait  trouvé  le  temps  d'écrire  trois  cents 
volumes.  Les  anciens  nous  apprennent  (et  nous 
le  concevons  sans  peine)  que  son  style  manquait 
d'élégance  et  de  correction.  Il  y  a  queUjues 
années,  il  ne  nous  restait  de  tant  d'ouvrages  que 
quatre  lettres  et  quelques  fragments.  Un  heureux 
hasard  a  depuis  l'ait  découvrir  en  partie  son 
traité  sur  la  Nature  dans  les  ruines  d'Hercu- 
lanum. 

L'originalité  avait  manqué  à  Épicure,  elle 
manque  absolument  à  toute  son  école.  Tant  qu'il 
reste  quebjue  vestige  de  la  philosophie  antique, 
les  nombreux  amis  de  la  volupté,  en  Grèce  et  à 
Rome,  affluent  dans  les  écoles  épicuriennes.  De 
cette  multitude,  il  n'est  sorti  durant  tant  de 
siècles  ni  un  seul  homme  éminent,  ni  une  seule 
pensée  originale.  Cette  stérilité  s'explique  en 
partie  par  l'esprit  exclusivement  pratique  des 
épicuriens  de  tous  les  temps,  par  le  caractère 
même  de  la  doctrine  épicurienne  et  par  la  mol- 
lesse des  hommes  qui  en  font  leur  règle  de  con- 
duite. 

Les  ouvrages  d'Épicure  ont  péri  à  l'exception 
des  Fragments  et  Lettres  conservés  par  Diogène 
de  Laërte,  et  de  quelques  débris  retrouvés  dans 
les  volumes  d'Herculanum.  On  consultera:  Dio- 
gène de  Laërte,  Vie  des  philosophes,  liv.  X  ;  — Cicé- 
ron,  deFinibus,  liv.  I  et  II  ;  —  J.  C.  Orellius,  Epi- 
curi  fragmenta  librorum  II  et  XI  de  natura, 
voluminibus  papyraceis  ex  llerculano  erutis 
reperta,  etc.,  Leipzig,  1818;  Herculanensium 
voluminum  quœ  su})ersunt,  Naples,  1793  à  18.>5. 
On  trouve  dans  ces  volumes  des  fragments  d'É- 
picure, de  Métrodore,  d'Idoménée,  de  Polystrate, 
de  Phèdre,  de  Philodème.  On  peut  voir  aussi  le 
second  recueil  des  mêmes  volumes  commencé 
à  Naples  en  1861,  notamment  le  VI'  volume  qui 
comprend  un  nouveau  fragment  du  Ilspi  cpûcreaj; 
(1866).  Parmi  les  ouvrages  modernes  on  peut 
citer:  P.  Gassendi,  de  Vita,  lyioribus  et  doctrina 
Epirurij  Lyon,  1647,  et  Syntagma  philoso- 
phiœ  Epicuri,  la  Haye,  1655;  —  C.  Mallet,  Études 
philosophiques,  Paris,  1843,  t.  II  ;  —  C.  Martha, 
le  Pocme  de  Lucrèce,  Paris,  1868.  On  ne  parle 
pas  ici  des  historiens  de  la  philosophie,  parmi 
lesquels  il  faut  mettre  au  premier  rang  pour  ce 
sujet  Ed.  Zeller,  la  Philosophie  des  Grecs,  t.  IV, 
p.  341.  X. 

ÉPIMÈNIDE  DE  Gnoss,  dans  l'île  de  Crète, 
vivait  plus  de  600  ans  avant  J.  C.  Il  était  con- 
temporain des  sept  sages  de  la  Grèce,  au  nom- 
bre desquels  il  est  compté  quelquefois  à  la  place 
de  Périandre.  Du  reste,  son  rôle  dans  la  civili- 
sation naissante  de  son  pays  paraît  avoir  été  le 
même^  bien  qu'il  nous  rappelle  encore,  à  cer- 
tains égards,  ces  personnages  moitié  surnaturels 
et  moitié  historiques  que  les  Grecs  et,  en  géné- 
lal,  tous  les  peuples   de  l'antiquité  honoraient 


comme  leurs  premiers  insiituteurs.  Épiménide 
était  principalement  occupé  de  politique  et  de 
législation;  on  suppose  même  qu'il  a,  s'ils  ont 
jamais  existé,  écrit  sur  la  législation  des  Cre- 
tois plusieurs  traités,  dont  le  temps,  à  ce  qu'on 
assure,  n'a  rien  épargné.  11  aurait  aussi  com- 
posé un  poëme  sur  l'expédition  des  Argonautes, 
dont  il  ne  reste  pas  pliis  de  traces  que  de  son 
ouvrage  sur  les  lois  de  son  pays.  Quant  aux 
traditions  fabuleuses  qui  nous  sont  parvenues 
sur  son  compte,  il  est  difficile  d'y  voir  autre 
chose  que  des  allégories  qui  téinoignenl  de 
l'austérité  de  sa  vie  et  de  l'immense  influence 
qu'il  a  exercée  sur  son  siècle.  Ainsi,  cette  ca- 
verne où  il  passa,  dans  un  sommeil  extraordi- 
dinaire,  quarante,  et  selon  d'autres,  cinquante- 
sept  ans  de  sa  vie,  c'est  la  solitude  où  il  se  ren- 
ferma pour  apporter  ensuite  dans  la  vie  publique 
les  fruits  de  ses  méditations  et  de  sa  sagesse.  La 
faculté  merveilleuse  qu'il  partageait,  dit-on,  avec 
Hermotiine  de  Clazomène,  de  se  séparer  quand 
il  le  voulait  de  son  corps,  ne  veut-elle  pas  dire 
qu'il  exerçait  sur  ses  passions  un  tel  empire  cl 
que  les  réflexions  l'absorbaient  à  ce  point,  que 
les  lois  de  la  nature  physique  semblaient  avoir 
perdu  pour  lui  toute  leur  force?  Enfin  quand  il 
conseille  aux  Athéniens,  pour  se  délivrer  de  la 
peste,  d'autres  disent  de  la  guerre  civile,  qui, 
dans  ce  temps-là,  ravageait  leur  ville,  d'immo- 
ler des  victimes  expiatoires  aux  dieux  inconnus, 
cela  signifie  probablement  qu'il  chercha  à  adou- 
cir la  barbarie  des  mœurs  en  perfectionnant  les 
institutions  religieuses. 

On  peut  consulter  sur  ce  personnage  :  Diogène 
Laërce,  liv.  II;  —  Gottschalck,  Disputatio  de 
Epiménide,  prophela,  in-4°,  Altdorf,  1714;  — 
Heinrich,  Épiménide  de  Crète,  composition  his- 
torique et  critique,  formi'e  avec  des  fragments 
de  l'antiquité,  in-8,  Leipzig,  1801  (ail.);  —  Chai- 
gnicr,  Pylhagore  et  le  Pythagorien,  2  vol.  in-8°, 
Paris,  1873,  tome  I.  X. 

ÉRASME.  La  vie  de  ce  célèbre  lettré  ne  fut 
qu'une  longue  profession  de  respect  pour  l'anti- 
quité, et  une  courageuse  protestation  en  faveur 
des  droits  de  la  pensée.  Malgré  l'absence  de  tout 
système  philosophique  déterminé,  cette  disposi- 
tion n'en  est  pas  moins  l'esprit  philosophique 
lui-même;  et  raconter  les  vicissitudes  de  la  v;o 
d'Érasme,  c'est  raconter  la  gloire  et  les  revers 
des  lettres  renaissantes  pendant  la  première 
moitié  du  xv!'  siècle. 

Son  père  se  nommait  Gérard;  il  descendait 
d'une  honnête  famille  de  Terghout  en  Brabant. 
Sa  mère,  fille  d'un  médecin,  s'appelait  Margue- 
rite. Elle  avait  eu  de  Gérard  un  premier  enfant 
nommé  Antoine,  et  comme,  malgré  la  naissance 
de  ce  fils,  les  parents  de  Gérard  s'opposaient  à 
leur  mariage,  celui-ci  se  réfugia  à  Rome,  où 
trompé  par  la  fausse  nouvelle  de  la  mort  de 
Marguerite  que  ses  frères  lui  annoncèrent  à  des- 
sein, il  se  fit  ordonner  prêtre.  De  retour,  il  s'ap- 
perçut  trop  tard  de  la  ruse,  et  vécut  non  loin  de 
la  mère  de  ses  enfants  dans  la  plus  grande  ré- 
gularité. Pendant  son  absence,  Marguerite  était 
accouchée  à  Rotterdam  d'un  fils  qui  reçut  le  nom 
de  Gérard,  et  le  changea  plus  tard  en  celui  de 
Désiré,  dont  la  traduction  grecque  a  donné  le 
nom  d'Érasme.  Il  avait  treize  ans  lorsque  la 
peste  lui  enleva  sa  mère  ;  son  père  ne  tarda  pas 
à  mourir  de  douleur.  L'orphelin  avait  déjà  étu- 
dié à  l'école  de  Deventer  sous  d'illustres  maîtres. 
Alexandre  Hegius  et  Rodolphe  Agricola,  et,  mal- 
gré, dit-on,  quelque  difficulté  d'intelligence,  dif- 
ficulté peu  démontrée  et  d'ailleurs  contredite 
par  les  résultats,  il  avait  fait  de  rapides  progrès 
Nonobstant  son  aversion  pour  la  vie  monastique, 
qu'il  ne  dissimula  point  en  plusieurs  circonstan- 


I 


ERAS 


—  459  — 


ERAS 


ces,  cédant  aux  obsessions  de  ses  tuteurs  et  à 
une  dure  nécessite,  il  entra  comme  novice  dans 
le  couvent  des  chanoines  réguliers  de  Slein,  an 
diocèse  d'Utrecht.  11  est  à  remarquer  qu'il  y  cul- 
tiva la  peinture  sans  négliger  ses  autres  études, 
dans  lesquelles  il  eut  pour  compagnon  et  pour 
ami  Guilhiume  Hermann.  Il  sortit  bientôt  du 
couvent  de  Stcin,  avec  la  permission  de  l'évcciue 
d'Utrecht,  pour  s'attacher  a  l'évêque  de  Cambrai, 
Henri  de  Bergucs.  Mais  après  un  séjour  à  Paris, 
fait  au  collège  de  Navarre  avec  l'agrément  du 
prélat,  il  revint  à  Cambrai,  se  lia  d'amitié  avec 
Battus,  et  fit,  par  son  intermédiaire,  connais- 
sance avec  la  marquise  de  Weère,  de  la  généro- 
sité de  laquelle  il  eut  à  se  féliciter.  Ce  fut  par 
Il  protection  de  cette  dame,  et  avec  celle  de  mi- 
lord  Montjoie,  qu'il  fit  son  premier  voyage  en 
Angleterre,  après  lequel  il  retourna  plusieurs 
fois  à  Paris,  et  revint  ensuite  en  Hollande.  H  se 
livra  particulièrement,  dans  cet  intervalle,  à  l'é- 
tude du  grec  et  à  celle  de  la  théologie,  où  il  fit 
de  grands  progrès.  Après  plusieurs  voyages  en 
Angleterre,  il  trouva  enfin  l'occasion  de  visiter 
l'Italie,  vers  laquelle  le  poussaient  d'ardents  dé- 
sirs. 

n  ne  put  cependant  partir  qu'en  1506,  lorsque 
déjà  il  était  âgé  d'environ  quarante  ans.  Sa 
grande  érudition,  l'élégance  de  son  style  et  la 
finesse  de  son  esprit,  lui  procurèrent  d'impor- 
tantes relations  et  lui  attirèrent  de  nombreux 
admirateurs,  parmi  lesquels  nous  devons  citer 
Pierre  Bembo,  le  cardinal  Griinani  et  le  cardi- 
nal Jean  de  Médicis  (depuis  Léon  X).  Il  séjourna 
à  Turin,  où  il  prit  le  grade  de  docteur  en  théo- 
logie, a  Bologne,  à  Venise,  où  il  logea  chez 
Aide  Manuce  pendant  l'impression  de  ses  Ada- 
ges, et  à  Rome.  Il  quitta  cette  ville  pour  retour- 
ner en  Angleterre,  malgré  les  offres  magnifiques 
que  lui  avait  faites  le  cardinal  Grimani.  Il  eut, 
du  reste,  à  s'en  repentir,  car  il  ne  trouva  pas 
dans  cette  nouvelle  patrie  ce  que  des  promesses 
exagérées  lui  avaient  fait  espérer.  Nonobstant 
ses  liaisons  avec  les  hommes  les  plus  illustres 
de  cette  contrée,  Guillaume  Warrham,  Thomas 
Morus,  Fischer,  Thomas  Cramer,  Colet,  André 
Ammoniode  Lucques  et  Canossa,  tous  deux  lé- 
gats, et  Henri  VIII  lui-même,  il  fut  encore  obligé 
de  quitter  l'Angleterre,  où,  contre  son  attente, 
il  éprouvait  de  nouveau  la  mauvaise  fortune.  La 
misère  toutefois  ne  paraît  pas  avoir  refroidi  sa 
verve  satirique,  car  c'est  pendant  son  séjour  en 
Angleterre  qu'il  écrivit  son  Élor/e  de  la  folie.  Cet 
ouvrage  fut  condamné  par  la  Sorbonne,  le  27  jan- 
vier 1542.  Il  n'avait  pas  encore  été  mis  à  l'index 
à  Rome,  ce  que  ses  ennemis  n'obtinrent  que 
plus  tard,  et  avec  quelque  peine.  Bientôt  après 
ce  voyage,  pressé  par  les  chanoines  réguliers  de 
rentrer  au  couvent  de  Stein,  il  s'y  refusa,  et 
obtint  du  pape  un  bref  qui  le  mit,  pour  le  reste 
de  sa  vie,  à  l'abri  de  ces  sollicitations. 

De  retour  en  Brabant,  Érasme  se  trouva,  par 
l'appui  du  chancelier  Sauvage,  en  faveur  auprès 
du  roi  catholique  Ferdinand.  Il  fut  même  un 
moment  question  de  le  faire  précepteur  du 
prince  Charles  (depuis  Charles-Quint)  et  de  Fer- 
dinand son  frère  ;  mais  le  peu  d'attrait  que  lui 
offrait  la  cour  ne  lui  permit  d'accepter  qu'une 
pension  de  trois  cents  livres,  au  lieu  de  la  bril- 
lante fortune  à  laquelle  il  serait  parvenu,  s'il 
eût  eu  plus  d'ambition.  Les  membres  de  la  fa- 
culté de  théologie  de  Louvain  inscrivirent  le 
nom  d'Érasme  parmi  ceux  de  leurs  docteurs,  à 
peu  près  vers  l'époque  où  ce  savant  prenait  avec 
ardeur  le  parti  de  Reuchlin,  attaqué  en  cour  de 
Rome. 

Érasme  avait  déjà  refusé  les  offres  que  lui  fai- 
sait, pour  l'attirer  en  France  auprès  de  lui;  le 


nonce  Canossa,  évcque  de  Baycux,  lors({ue  Fran- 
çois I"'  se  mit  de  la  partie.  Malgré  les  instances 
du  roi  et  de  Budée,  son  intermédiaire,  il  per- 
sista dans  son  refus.  La  crainte  de  compromet- 
tre son  repos  au  milieu  des  envieux  que  lui  atti- 
rerait la  faveur  du  prince,  et  des  discussions 
théologiques  qui  commençaient  à  naître,  paraît 
en  avoir  été  la  cause.  Il  n'en  resta  pas  moins 
plein  de  reconnaissance  pour  François  I",  et 
s'exprima,  après  la  bataille  de  Pavie  et  la  paix 
de  Madrid,  avec  une  indépendance  pleine  de 
sympathie  pour  le  monarque  français.  Il  refu.sa 
des  offres  analogues  qui  lui  furent  faites  par  le 
prince  Ernest  de  Bavière,  par  la  raison  qu'ap- 
])artcnant  à  Sa  Majesté  Catholique  en  qualité 
de  conseiller,  il  ne  pouvait  s'attacher  à  aucun 
autre  prince.  Érasme  eut  encore  plus  d'une  oc- 
casion de  refuser  divers  asiles  que  lui  offrirent 
des  prélats,  des  princes  et  même  le  roi  d'Angle- 
terre. Il  se  fixa  enfin  à  Bâle,  qu'il  connaissait 
par  plusieurs  voyages;  son  revenu  lui  permet- 
tait d'y  vivre  avec  aisance,  et  il  y  était  attiré 
par  l'amitié  de  l'évêque  et  la  publication  de  ses 
ouvrages,  confiée  aux  presses  de  Froben.  Il  y 
arriva  au  mois  de  novembre  1521.  L'amitié  des 
souverains  pontifes  Adrien  VI  et  Clément  VII 
l'engagea  de  nouveau  à  retourner  à  Rome  ;  deux 
fois  il  se  mit  en  devoir  de  répondre  à  leur  dé- 
sir, mais  deux  fois  sa  santé  le  força  d'y  renon- 
cer. 

11  perdit  en  1526  Jean  Froben,  qu'il  regretta 
sincèrement.  Cette  mort  ne  le  décida  cependant 
pas  à  abandonner  la  ville;  il  aida  Jérôme  Fro- 
ben, l'aîné  des  enfants  du  défunt,  à  conserver  la 
gloire  de  l'imprimerie,  si  bien  illustrée  par  son 
père.  Il  fut  de  nouveau  sollicité  par  le  roi  d'An- 
gleterre, auquel  il  adressa  un  refus  fondé  sur 
divers  motifs  apparents,  mais  dont  la  cause  vé- 
ritable, qu'il  cachait  soigneusement,  était  la 
crainte  d'être  obligé  de  se  prononcer  dans  la 
question  du  divorce  de  ce  prince  et  de  Catherine 
d'Aragon.  La  familiarité  qui  s'était  établie  à 
Bâle  entre  lui  et  plusieurs  des  principaux  réfor- 
mateurs, et  en  particulier  sa  liaison  avec  Œco- 
lampade,  le  forcèrent  à  quitter  enfin  cette  ville, 
dans  laquelle  un  plus  long  séjour  n'eût- pas  man- 
qué de  le  compromettre.  Il  choisit  Fribourg.  Il 
y  demeura  de  l'an  1529  à  l'an  1535  où  il  revint  à 
Bâle,  et  ces  six  années  ne  furent  pas  moins  fé- 
condes que  les  autres  en  ouvrages  d'une  polémi- 
que piquante  ou  d'une  solide  érudition.  Il  ne 
resta  d'ailleurs  à  Bâle  qu'un  peu  moins  d'un  an: 
arrivé  dans  le  cours  du  mois  d'août  1535,  il  y 
mourut  dans  la  nuit  du  11  au  12  juillet  1536. 

Telles  sont  les  vicissitudes  au  milieu  desquel- 
les se  passa  la  vie  d'Érasme.  Ami  de  la  modéra- 
tion, du  repos  et  de  l'étude,  il  vécut  dans  une 
lutte  continuelle,  parcourut  toutes  les  contrées 
de  l'Europe  éclairée,  et  fut  forcé  d'abandonner 
pendant  plusieurs  années  la  ville  de  son  choix, 
déchirée  par  les  luttes  religieuses.  Si  des  rela- 
tions nombreuses,  chères  à  son  cœur,  précieu- 
ses pour  son  esprit,  flatteuses  pour  son  amour- 
propre,  lui  firent  trouver  souvent  ces  conversa- 
tions élégantes,  ce  commerce  littéraire  pour  le- 
quel il  semblait  si  heureusement  né,  les  bru- 
tales invectives  et  les  grossières  accusations  de 
quelques-uns  de  ses  adversaires  tourmentèrent 
quelquefois  sa  vie,  et  menacèrent  même  d'en 
troubler  tout  à  fait  le  repos.  Au  milieu  de  ces 
nombreuses  provocations,  il  ne  se  laissa  que  ra- 
rement emporter  à  des  représailles  que  son  goût 
délicat  ne  pouvait  manquer  de  désavouer,  et 
qui  n'altérèrent  que  passagèrement  la  douce  et 
pénétrante  sagesse  dont  il  opposa  le  calme  aux 
excès  d'une  époque  aveugle  et  passionnée. 

Toutefois,  cette  philosophie  pratique  ne  suffit 


I-RAS 


—  460  — 


ÉUIG 


pas  pour  que  nous  couiptions  Ërasme  parmi  les 
hommes  qui  ont  acquis  ([uclciue  gloire  dans 
cette  partie  dos  travaux  de  rintclligence.  Initié 
sans  doute  aux  études  philosophiques  de  son 
temps,  il  ne  leur  donna  néanmoins  dans  ses 
écrits  aucune  place  de  quelque  importance.  Ce 
n'est  pas  que  la  philoso[)hie  ne  puisse  lui  devoir 
quelques-uns  de  ses  progrès,  mais  elle  les  lui  doit 
indirectement,  par  le  mouvement  qu'il  imprima 
à  l'étude  des  langues  anciennes,  et  l'estime  dont 
il  donna  hautement  l'exemple  pour  les  philoso- 
phes de  l'antiquité.  Aucune  recherche  appro- 
fondie sur  la  nature  de  leurs  opinions,  aucune 
question  traitée  ex  professa  n'annonce  de  sa 
part  de  prédilection  pour  ces  recherches. 

Mais,  quoique  aucune  théorie  ne  soit  explicite 
dans  les  nombreux  écrits  que  nous  a  laissés 
Ërasme,  l'esprit  philosophique  s'y  fait  remar- 
quer à  un  haut  degré.  Favorable  à  la  réforme 
dans  une  assez  juste  proportion,  il  se  distingua 
cependant  de  Luther  par  un  caractère  non  équi- 
voque de  réflexion  indépendante.  Le  moine  de 
Wittemberg  combat  l'Église  romaine  par  une 
autre  orthodoxie,  orthodoxie  qu'on  peut  appeler 
biblique,  et  dont  il  se  fait  le  juge  suprême; 
c'est  l'Écriture  sainte  interprétée  dans  un  sens, 
qu'il  oppose  à  l'Écriture  sainte  interprétée  dans 
un  autre.  Dans  les  réformes,  au  contraire,  que 
favorisait  Érasme  avec  une  nardiesse  inespérée, 
c'est  surtout  l'esprit  philosophique  qui  dicte  ses 
jugements  sur  la  discipline,  sur  la  tradition,  qui 
diFige  sa  critique  à  la  fois  rigoureuse  et  mesu- 
rée. Quoiqu'il  ne  puisse  être  compté  que  parmi 
les  lettrés,  il  y  a,  dans  tout  l'ensemble  de  son 
œuvre,  quelque  chose  d'un  heureux  éclectisme, 
qui  ne  dépasse  pas,  il  est  vrai,  les  limites  du 
bon  sens,  mais  qui  frappe  comme  une  lumière 
renaissante,  au  milieu  des  ténèbres,  profondes 
encore,  de  la  scolastique.  11  y  a  déjà  de  la  philo- 
sophie dans  la  réforme  seule  du  langage,  et  dans 
l'abandon  de  formules  vieillies  qui  retenaient  la 
pensée  captive  ;  l'élégance  de  la  diction  prélude 
à  la  liberté  de  la  pensée. 

Indépendamment  de  cette  part  qui  revient  à 
Ërasme  dans  le  mouvement  de  la  Renaissance, 
on  peut  le  compter,  comme  Théophraste  dans 
l'antiquité  et  la  Bruyère  dans  les  temps  moder- 
nes, parmi  les  philosophes  moralistes  les  plus 
ingénieux  et  les  plus  exacts.  La  finesse  des 
aperçus,  l'éclat  pittoresque  de  l'expression,  s'al- 
lient heureusement  chez  lui  pour  que  la  phrase 
relève  la  pensée  et  lui  donne  encore  plus  de 
prix.  Comme  critique  de  mœurs,  il  se  rapproche 
de  l'esprit  de.Démocrite.  Les  preuves  s'en  trou- 
vent dans  VËloge  de  la  folie,  dans  ses  lettres, 
dans  ses  divers  traités  sur  l'éducation,  dans  ses 
Colloques  et  dans  ses  Exiiortalions.  Son  livre 
des  Adages,  composé  avec  autant  de  goût  que 
d'érudition,  montre  quelle  importance  il  attri- 
buait à  cette  sagesse  populaire  qui  s'est,  dans 
tous  les  temps,  exprimée  par  des  proverbes. 

Érasme,  il  est  vrai,  s'expliqua  sur  une  question 
philosophique  grave  et  difficile,  mais  étroitement 
liée  à  la  théologie.  Ce  fut  celle  du  libre  arbitre. 
Il  en  rétablit  l'intégrité  contre  Luther,  qui  l'avait 
entièrement  sacrifié  à  la  grâce.  Quoique  la  ma- 
nière dont  Ërasme  traita  celte  matière  n'ait  point 
été  désapprouvée  par  les  orthodoxes,  on  ne  peut 
nier  que  sa  solution  n'inclinât  au  pélagianisme, 
et  ne  montrât  en  lui  des  tendances  plus  ration- 
nelles que  théologiques.  Ses  dissertations  sur  ce 
sujet  se  trouvent  à  la  fin  du  tome  IX'  et  au 
commencement  du  tome  X'  de  ses  œuvres  com- 
plètes, édition  de  M.  Le  Clerc. 

En  étudiant  la  vie  d'Érasme,  ses  ouvrages,  et, 
en  particulier,  sa  correspondance,  nous  n'avons 
pu  nous  empêcher  de  faire  un  rapprochement 


dont  la  justesse,  nous  l'espérons,  ne  sera  pas 
contestée.  Le  clergé,  et  surtout  le  clergé  séculier, 
comptait  à  cette  époque  grand  nombre  de  savants 
distingués  et  polis,  auxquels  la  première  aurore 
de  la  Renaissance  avait  inspiré  un  vif  amour  pour 
l'antiquité.  On  est  frappé  de  la  faveur  avec 
laquelle  ces  esprits  enthousiastes  et  généreux, 
docteurs,  évéques.  cardinaux,  souverains  pon- 
tifes même,  semblent  tous  disposés  à  accueillir, 
quelques-uns  à  provoquer,  une  réforme  prudente 
et  modérée.  Mais  à  peine  la  rupture  opérée  par 
Luther  est-elle  achevée,  que  ce  mouvement  cesse  : 
la  méfiance  arrête  l'élan  des  intelligences;  à  la 
vue  des  fureurs  des  sectaires,  les  moindres  essais 
deviennent  suspects  ;  le  sentiment  de  l'ordre 
menacé  invite  à  se  tenir  sur  ses  gardes  le  pou- 
voir déjà  trop  prompt  à  recourir  à  la  rigueur. 
Ce  fait  n'est-il  pas  analogue  à  ce  qui  se  passa 
en  France  à  la  fin  du  xvm'  siècle  ?  Une  partie 
du  clergé  et  la  noblesse  de  la  cour,  qui  avaient 
applaudi  au  développement  des  idées  nouvelles 
et  dont  l'esprit  frondeur  n'avait  pas  toujours 
épargné  les  objets  les  plus  respectables,  reculè- 
rent épouvantés  devant  les  terribles  représailles 
de  1789  et  des  années  suivantes.  Semblables  aux 
lettrés  du  xvi°  siècle,  ils  maudirent  les  principes 
qu'ils  avaient  défenaus  avec  transport  quelque 
temps  auparavant,  aussi  incapables  de  découvrir 
ce  qui  se  cachait  de  vérité  sous  les  passions  ré- 
volutionnaires, qu'ils  l'avaient  été  de  sentir  l'in- 
justice des  attaques  irréfléchies  auxquelles  sou- 
vent ils  s'étaient  livrés  sans  mesure. 

Indépendamment  de  l'édition  citée  plus  haut, 
commencée  en  1703,  on  a,  imprimés  à  part,  un 
grand  nombre  d'ouvrages  d'Erasme.  Le  recueil 
de  ses  lettres  et  de  celles  de  plusieurs  des  amis 
avec  lesquels  il  était  en  correspondance,  est  en 
particulier  d'un  vif  intérêt  pour  l'étude  de  cette 
période  de  l'histoire  des  lettres  et  de  la  philo- 
sophie en  France,  en  Allemagne,  en  Italie  et  en 
Angleterre.  Fidèle  reflet  de  l'esprit  des  lettrés 
laïques  et  ecclésiastiques  de  tout  rang  et  de  toute 
dignité  qui  étaient  en  commerce  littéraire  avec 
Ërasme,  elles  font  connaître,  mieux  que  tout 
autre  livre,  l'esprit  et  les  passions  de  cette 
époque. 

Les  œuvres  complètes  d'Érasme  ont  été  publiées 
à  Bâle,  1540,  8  vol.  in-f°;  à  Leyde,  1703-6,  10  vol. 
in-f",  par  Jean  Le  Clerc.  On  peut  consulter  :  Vie 
d'Érasme,  par  J.  Lévesque  de  Burigny,  Paris, 
1757,  2  vol.  in-12; —  E.  Charles,  de  Adagiis 
Erasmi,  Parisiis,  1862,  in-8;  —  Desdevises  du 
Désert,  Erasmus  Roterodamus  moriim  et  lil- 
lerarum  vindcx,  Paris,  1862,  in-8;  —  M.  Nisard, 
VHistoire  d'Érasme  el  de  ses  écrits  en  ti'te  d'une 
traduction  de  l'Éloge  de  la  folie,  Paris,  1843, 
in-12  ;  —  Gustave  Feugère,  Érasme,  étude  sur 
sa  vie  et  ses  ouvrages,  in-8,  Paris,  1874.    H.  B. 

ÉRIGÉNE  (Jean  Scot)  est  né  au  commencement 
du  ix"  siècle  dans  une  des  îles  Britanniques,  mais 
on  ne  saurait  dire  dans  laquelle;  les  trois  pro- 
vinces se  le  disputent,  et  ces  deux  noms,  Scotus, 
Erigena,  indiquent  chacun  une  patrie  diff"érente. 
La  même  obscurité  qui  couvre  son  berceau  nous 
cache  les  dernières  années  de  sa  vie.  Les  histo- 
riens anglais  du  xi°  et  du  xii"=  siècle  l'ont  confondu 
avec  un  certain  Jean  qui  vivait  en  France  et  qui, 
rappelé  en  Angleterre  par  Alfred  le  Grand,  reçut 
la  direction  de  l'abbaye  d'Ethelinge,  où  il  fut 
assassiné  par  ses  élèves  et  honoré  comme  martyr. 
C'est  grâce  à  cette  confusion,  sans  doute,  que 
Scot  Érigène  a  été  en  possession,  pendant  plusieurs 
siècles,  des  honneurs  canoniques.  Son  nom  figure 
encore  dans  le  Martyrologe  imprimé  à  Anvers 
en  1586.  Mais  bientôt,  par  une  destinée  bizarre, 
il  ne  paraît  plus  que  dans  les  Index  de  la  cour 
de  Rome. 


ERIG 


—  461   — 


ERIG 


La  seule  chose  qui  nous  soit  assez  bien  connue 
dans  la  vie  de  Scot  Ërigènc,  c'est  son  séjour  à  la 
cour  de  Charles  le  Chauve.  Placé  par  ce  prince  à 
la  tête  de  recelé  du  palais,  et  hautement  admiré 
par  sa  science,  il  fut  engagé  dans  les  controverses 
les  plus  graves  de  son  temps,  dans  les  discussions 
de  la  grâce  et  de  l'eucharistie  ;  et  comme  il  y  porta 
la  hardiesse  de  sa  pensée,  il  y  compromit,  par 
les  condamnations  qu'il  s'attira,  l'autorité  de  ses 
doctrines  métaphysiques.  Chez  lui  le  théologien 
fit  toujours  beaucoup  de  tort  au  philosophe. 

Nous  n'avons  plus  l'ouvrage  que  Scot  Érigène 
écrivit  sur  l'eucharistie  {de  Lorpore  et  Sanguine 
Domini);  mais  on  sait  qu'il  ne  voyait  dans  le 
saciHîmcnt  de  l'Église  qu'un  souvenir,  une  com- 
mémoration du  sacrifice  de  la  croix.  Lorsque 
Bérengcr,  deux  siècles  plus  tard,  après  avoir  re- 
nouvelé cette  doctrine,  fit  sa  soumission  au  con- 
cile de  Rome  en  1059,  il  fut  condamné  à  brûler 
de  sa  main,  avec  ses  propres  ouvrages,  le  traité 
de  Jean  Scot,  où  il  avait  puisé  son  hérésie.  Malgré 
cette  circonstance,  il  est  remarquable  que  Scot 
Érigène  fut  choisi  par  deux  évêques,  Pardule  de 
Laon  et  Hincmar  de  Reims,  pour  combattre  Got- 
tescalk,  qui,  exagérant  encore  la  rigueur  des 
doctrines  augustiniennes,  anéantissait  le  libre 
arbitre.  C'est  à  cette  occasion  qu'il  publia  son 
livre  sur  la  Prédestination  {de  Prœdestinatione). 
Mais  le  libre  penseur,  par  ses  audaces  philoso- 
phiques, faillit  compromettre  la  cause  de  Pardule 
et  d'Hincmar  qui  l'abandonnèrent  bientôt  ;  vi- 
vement attaqué  par  saint  Prudence,  évêque  de 
Troyes,  et  par  le  diacre  Flore,  au  nom  de  l'Église 
de  Lyon,  il  vit  son  livre  condamné  par  le  concile 
de  Valence  en  855,  et  en  859  par  le  concile  de 
Langres. 

Son  autorité  cependant  était  toujours  considé- 
rable dans  les  écoles  de  Paris,  quand  une  traduc- 
tion de  saint  Denys  l'Aréopagite,  qu'il  publia  peu 
de  temps  après,  fut  une  occasion  pour  le  pape 
Nicolas  I"  de  demander  à  Charles  le  Chauve  la 
disgrâce  du  philosophe.  On  ne  sait  si  Charles  le 
Chauve  se  rendit  aux  injonctions  ou  aux  prières 
de  Nicolas  I".  C'est  depuis  cette  époque  que  tous 
les  renseignements  nous  manquent  sur  Scot 
Érigène. 

Nous  avons  déjà  nommé  quelques-uns  des  ou- 
vrages les  plus  importants  de  Jean  Scot  :  son 
traité  de  V Eucharistie,  qui  est  perdu;  le  traité 
de  la  Prédestination,  publié,  en  1650,  par  le 
président  Mauguin,  dans  ses  Vindiciœ  prœdesti- 
nationis  et  gratiœ,  et  la  traduction  de  saint  Denys 
l'Aréopagite;  il  faut  citer  parmi  ses  autres  ou- 
vrages, dont  la  plupart  sont  perdus  ou  enfouis 
dans  les  bibliothèques  de  nos  anciennes  abbayes  : 
1°  de  Visione  Dei,  que  Mabillon  a  vu  manuscrit 
dans  la  bibliothèque  de  Clairmarest,  près  de 
Saint-Omer;  2  le  de  Egressu  et  régressa  animœ 
ad  Deum,  que  Guillaume  de  Northausen  a  vu 
encore,  en  1594,  dans  la  bibliothèque  de  l'élec- 
teur de  Trêves,  et  dont  un  écrivain  allemand, 
M.  Greith,  dans  son  Spicilegium  Vaticanum, 
croit  avoir  découvert  un  fragment,  malheureu- 
sement sans  importance;  3^'  un  Commentaire 
sur  saint  Denys  l'Aréopagite,  contesté  à  tort 
par  dom  Rivet,  et  dont  M.  Greith  a  découvert 
au  Vatican  une  partie  assez  considérable  qu'il 
a  promis  de  publier  bientôt;  4°  une  Traduction 
latine  des  scolies  de  saiyit  Maxime,  sur  saint 
Grégoire  de  Nazianze,  imprimée  par  Thomas 
Gale  dans  son  édition  du  de  Divisione  natjirœ; 
5°  une  Homélie  sur  le  commencement  de  l'Évan- 
gile selo7i  saiiït  Jean,  indiquée  par  dom  Rivet, 
et  que  M.  Ravaisson  vient  de  retrouver  parmi 
les  manuscrits  provenant  de  l'abbaye  de  Saint- 
Éyroult;  6°  plusieurs  pièces  de  vers,  publiées  à 
différentes  époques,  par  Usser,  Ducange,  Mabil- 


lon, Angolo  Mai,  et  récemment  par  MM.  Ravaisson 
et  Cousin. 

Nous  arrivons  à  son  grand  ouvrage,  uepl  «I>û- 
(T£w;  iiep'.crpioO  {de  Divisione  naturœ),  imprimé 
à  Oxford,  en  1681,  par  Thomas  Gale  (in-f").  Il  y 
en  a  une  nouvelle  édition,  publiée  récemment 
en  Allemagne  et  due  aux  soins  de  M.  Schlùtcr, 
attaché  à  l'Université  de  Munster.  C'est  là  le  plus 
important  des  écrits  de  Scot  Érigène,  celui  qui 
contient  toute  sa  philosophie.  Il  est  divisé  en 
cinq  livres  et  composé  en  forme  de  dialogue. 
C'est  un  entretien  entre  le  maître  et  le  disciple, 
sur  le  monde,  natura ,  sur  l'universalité  des 
êtres,  sur  ce  grand  tout  qui  comprend  à  la  fois 
Dieu  et  l'homme,  le  Créateur  et  la  créature.  La 
pensée,  tout  en  suivant  son  développement  dialec- 
tique, se  détourne  et  se  perd  à  chaque  instant  à 
travers  un  grand  nombre  de  questions  secon- 
daires; elle  revient  ensuite  sur  ses  pas  et  se 
répète  avec  une  confiance  inépuisable.  Ce  n'est 
point  du  tout  la  sécheresse  scolastique  des  sommes 
de  théologie,  mais  plutôt  une  fertilité  trop  abon- 
dante, un  chaos  ric-he  et  confus.  Malgré  la  con- 
fusion et  la  subtilité,  l'expression  est  souvent 
grande,  et  elle  atteint  parfois  une  vraie  poésie 
que  soutient  l'élévation  de  la  pensée,  et  je  ne 
sais  quel  enthousiasme  philosophique. 

Ce  qui  fait  l'importance  de  Scot  Érigène,  c'est 
surtout  la  place  où  il  nous  apparaît  dans  l'histoire, 
et  la  direction  générale  qu'il  a  donnée  à  la  philo- 
sophie de  son  temps.  Après  les  siècles  barbares 
qui  suivent  les  invasions,  et  quand  la  science  se 
dégageait  péniblement  dans  les  laborieuses  mais 
grossières  compilations  d'Alcuin  et  de  Bède  le 
Vénérable,  Scot  Érigène  s'élève  tout  à  coup  à  la 
métaphysique,  et,  entreprenant  de  réduire  en 
un  système  tout  l'ensemble  des  croyances  chré- 
tiennes, il  ouvre  la  route  à  la  philosophie  du 
moyen  âge.  On  trouve  chez  lui,  il  est  vrai,  bien 
des  idées  de  Plotin  et'de  Proclus;  esprit  subtil  et 
enthousiaste,  il  étudiait  avidement  les  Pères  de 
l'Église  grecque,  surtout  les  Pères  alexandrins, 
et  il  avait  traduit  et  commenté  l'Aréopagite. 
Mais  il  n'est  pas  seulement  le  continuateur  des 
doctrines  d'Alexandrie,  il  n'est  pas  seulement  le 
dernier  des  néo-platoniciens,  il  est  surtout  le 
premier  des  scolastiques. 

Il  commence  par  diviser  le  monde  entier,  les 
êtres,  les  natures,  en  quatre  catégories  :  1°  la 
nature  qui  n'est  pas  créée  et  qui  crée;  2°  la  na- 
ture qui  est  créée  et  qui  crée;  3°  la  nature  qui 
est  créée  et  qui  ne  crée  pas;  4°  la  nature  qui 
n'est  pas  créée  et  qui  ne  crée  pas. 

La  première,  c'est  Dieu,  c'est  le  Dieu  incréé  et 
créateur,  celui  qui  possède  la  vie  et  qui  la  répand. 
La  seconde,  ce  sont  les  causes  premières  par 
lesquelles  il  accomplit  son  œuvre.  La  troisième, 
c'est  la  création.  La  dernière,  c'est  Dieu  encore, 
c'est  le  Dieu  qui  est  la  fin  de  toutes  choses 
comme  il  en  est  le  commencement  et  vers  qui 
retourne,  sans  pourtant  se  confondre  avec  lui, 
la  vie  universelle  échappée  de  ses  mains.  Scot 
Érigène  fait  donc  une  longue  étude  de  Dieu, 
puis  des  causes  premières,  puis  du  monde  et  de 
l'homme  qui  en  est  le  faîte,  et  il  montre  enfin 
ce  monde  créé  par  Dieu  et  retournant  en  lui. 
On  ne  contestera  pas  la  grandeur  de  cette  con- 
ception, et,  si  on  lit  l'auteur  lui-même,  on  admi- 
rera avec  quelle  sollicitude  enthousiaste  il  veut 
placer  le  monde  et  l'homme  au  sein  de  Dieu ,  il 
veut  les  envelopper  de  la  divinité,  en  s'eflorçant 
toutefois  de  ne  pas  les  confondre  avec  elle. 

Son  étude  sur  Dieu  rappelle  beaucoup  les  idées 
des  alexandrins.  Il  commence  par  déclarer  que 
Dieu  est  inaccessible  à  l'esprit  de  l'homme,  qu'il 
ne  peut  être  connu  par  la  pensée,  ni  nommé  par 
les  langues  humaines;  qu'il  ne  rentre  dans  au- 


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—  462  — 


ERIG 


\ 


cune  des  catégories j  qu'il  est  supérieur  à  toute 
qualification.  Tout  ce  qui  est  déterminé  a  un 
contraire  :  le  bien  a  pour  contraire  le  mal  ;  le  con- 
traire de  l'essence  est  le  néant.  Ces  contraires 
sont  parallèles  l'un  à  l'autre;  or,  si  Dieu  était  la 
bonté,  la  vérité,  l'essence,  il  y  aurait  un  contraire 
à  chacune  de  ces  choses,  et  ce  contiaire,  celte 
opposition  serait  coéternelle  à  Dieu.  Un  tel  anta- 
gonisme est  impossible.  Il  faut  donc  s'élever  plus 
haut,  au-dessus  du  monde  des  luttes  et  des  dif- 
férences, jusqu'au  Dieu  indéterminé,  jusqu'au 
Dieu  sans  nom,  dont  parle  l'Aréopagite.^  Après 
avoir  répété  que  nous  ne  pouvons  connaître  ce 
Dieu  inaccessible,  Ërigène  nous  le  montre  partout, 
autour  de  nou.s,  dans  ses  œuvres,  et  surtout  dans 
la  trinité  de  notre  âme,  créée  à  l'image  de  la 
trinité  divine. 

La  seconde  nature,  dans  la  division  de  l'univer- 
salité des  êtres,  c'est  la  nature  qui  est  créée  et 
qui  crée.  Où  est  cette  nature,  si  ce  n'est  dans  les 
causes  premières  de  toutes  choses?  Ces  causes, 
ce  sont  les  idées,  les  modèles,  les  formes  dans 
lesquelles  sont  déposés  les  principes  immuables 
des  choses.  Scot  Ërigène  expose  et  développe  la 
création  de  ces  causes  premières.  Il  suit,  pour 
cela,  le  récit  de  la  Genèse,  qu'il  interprète,  selon 
les  habitudes  de  son  temps  et  celles  de  son  génie 
propre,  avec  une  subtilité  singulière,  cherchant 
partout  un  sens  spirituel  au  lieu  du  sens  littéral, 
et  mettant  souvent  les  théories  les  plus  hardies 
sous  la  protection  d'un  verset  de  la  Bible.  «  Les 
causes  premières,  dit  Scot  Ërigène,  sont  créées 
par  le  Père  et  déposées  dans  le  Verbe  :  In  prin- 
cipio  fecit  Deus  cœlum  et  terram.  In  priiicipio 
signifie  ici  dans  le  sein  du  Verbe.  Ces  causes  sont 
coéternelles  à  Dieu,  et,  quant  au  monde,  il  est  à 
la  fois  éternel  et  créé.  11  est  éternel,  car  Dieu 
ne  souffre  pas  d'accident,  et  la  création  eût  été 
un  accident  dans  la  vie  divine,  si  Dieu  avait 
existé  avant  le  monde.  Il  est  créé,  l'Ëcriture  le 
proclame.  Éternité  du  monde,  création  du 
monde,  comment  concilier  ces  deux  idées? 
Quel  est  le  point  où  se  consomme  leur  iden- 
tité? Cette  identité  est  en  Dieu;  Dieu  aussi 
est  tout  à  la  fois  éternel  et  créé.  Il  est  à  la  fois 
simple  et  multiple,  il  est  l'unité  et  la  pluralité. 
Il  demeure  dans  son  unité  immobile,  qui  soutient 
la  variété  des  phénomènes  ;  mais  il  court  en 
même  temps  à  travers  cette  variété  infinie,  et, 
en  la  créant,  il  se  crée  lui-même  en  elle;  car, 
dans  toute  chose,  dans  tout  être,  c'est  lui  qui 
est  la  substance  véritable;  retrancnez  cette  sub- 
stance, retranchez  l'idée  de  cette  sagesse  divine, 
tout  s'écroule.  C'est  ainsi  que  Dieu  se  crée  dans 
tout  ce  qu'il  crée.  La  même  chose  peut  donc  être 
à  la  fois  éternelle  et  créée,  infinie  et  finie; 
éternelle,  infinie  en  Dieu^  c'est-à-dire  dans  la 
cause  où  elle  subsiste,  créée  et  finie  dans  sa  ma- 
nifestation réelle. 

Scot  Ërigène  continue,  en  suivant  toujours  la 
Genèse,  le  développement  de  la  création,  et  il 
descend  de  Dieu  jusqu'aux  dernières  limites  du 
monde,  jusqu'à  ce  qui  n'existe  pas,  jusqu'à 
la  matière.  Ces  deux  mondes,  le  monde  intellec- 
tuel et  le  monde  sensible,  seraient  séparés  par 
un  abîme  s'il  n'y  avait  entre  eux  une  nature  qui, 
appartenant  à  l'un  et  à  l'autre,  les  rapproche,  les 
unit,  les  concilie  et  termine  leurs  différences.  Il 
n'y  a  rien  au-dessous  du  corps,  il  n'y  a  rien  au- 
dessus  de  l'intelligence.  Or,  ces  deux  extrémités 
se  rencontrent  et  s'unissent  dans  un  être,  qui 
est  l'homme.  C'est  en  lui  que  vient  finir  cette 
grande  division  des  êtres  commencée  en  Dieu  ; 
il  est  le  terme,  le  but  et  comme  le  sommet  de 
la  création. 

De  même  que  les  causes  premières  ont  été 
conçues  dans  le  Verbe,  de  même  toutes  les  créa- 


tures ont  été  conçues  dans  l'homme;  il  est  le 
résumé  du  monde  créé,  qu'il  doit  rapporter  au 
Créateur.  L'homme  est  le  médiateur,  le  rédemp- 
teur de  la  création,  le  sauveur  des  êtres;  car  il 
les  renferme  tous  en  lui,  et  il  va  les  rapporter  à 
Dieu. 

Telle  est,  dans  les  plans  de  la  divine  sagesse, 
la  dignité  de  la  nature  humaine.  Voilà  pourquoi 
l'homme  a  été  créé  à  l'image  de  Dieu.  Il  a  reçu, 
pour  des  fonctions  divines,  une  àme  qui  est  l'i- 
mage de  la  divine  Trinité.  Mais  l'exécution  de 
ces  plans  a  été  interrompue.  L'homme  a  refusé 
cette  mission  sublime;  il  est  tombé,  par  le  pé- 
ché, de  cette  haute  place  où  Dieu  l'avait  mis. 

Ici  se  présente  une  remarquable  discussion  sur 
le  mal  et  le  péché.  «  L'état  de  l'homme  dans  le 
Paradis  n'était  pas,  dit  Scot  Ërigène,  celui  de  la 
perfection  complète.  Cet  état  primitif  n'est  que 
la  disposition  au  bien,  au  saint,  au  vrai,  laquelle 
est  innée  dans  l'homme  et;  qu'il  doit  développer. 
Ce  moment,  que  nous  plaçons  avant  la  chute  et 
que  nous  nommons  innocence.  Paradis,  ce  mo- 
ment n'a  pas  existé.  Si  l'homme  était  demeuré 
dans  le  Paradis,  quelque  courte  que  fût  la  durée 
de  cet  état  bienneureux.  Userait  nécessairement 
arrivé  à  la  perfection.  Cet  état  antérieur  à  la 
chute  était  donc  une  simple  disposition  par  la- 
quelle l'homme  eût  atteint  la  perfection  divine, 
s'il  eût  persévéré  dans  le  bien.  Il  ne  l'a  pas  fait; 
au  lieu  de  se  tourner  vers  Dieu,  qui  était  sa 
règle  et  son  but,  il  s'est  tourné  vers  lui-même. 
Ce  n'est  point  le  mal  qui  l'a  tenté,  car  le  mal 
n'existe  pas.  Ce  n'est  pas  le  désir  qui  a  tenté  et 
corrompu  la  volonté  ;  c'est  la  volonté  qui  est 
tombée  des  hauteurs  où  elle  était  créée  :  elle 
est  tombée  de  Dieu  sur  elle-même. 

«  Mais  rien,  pourtant,  ne  sera  en  péril.  Dieu 
remplira  la  fonction  que  l'homme  a  repoussée. 
L'homme  divin,  Jésus-Christ,  prendra  la  place 
qu'Adam  a  laissée  vide.  Il  se  revêtira  de  la  na- 
ture humaine,  il  rapportera  à  Dieu  toute  l'hu- 
manité, et  tout  l'univers  qui  y  est  renfermé.  » 

Nous  arrivons  à  la  quatrième  nature,  à  celle 
qui  n'est  pas  créée  et  qui  ne  crée  pas,  c'est-à- 
dire  à  Dieu  considéré,  non-seulement  comme 
principe,  mais  comme  la  fin  de  toutes  choses. 
Scot  Ërigène  décrit  avec  une  sorte  d'enthou- 
siasme poétique  ce  retour  de  la  création  au  sein 
du  Créateur,  et  l'état  futur  de  ce  monde  ressus- 
cité en  Dieu.  Il  nie  l'éternité  des  peines;  il  nie 
qu'il  y  ait  un  enfer  matériel.  Il  voit  dans  ces 
dogmes  des  traditions  du  paganisme.  La  croyance 
aux  peines  éternelles  lui  semble  une  opinion 
manichéenne.  Croire  qu'il  y  aura  éternellement 
des  méchants  et  des  peines  pour  les  punir,  c'est 
placer  en  face  du  bien  infini,  en  face  de  Dieu, 
une  puissance  infinie  et  éternelle  comme  lui,  le 
mal.  Le  mal  n'existe  pas  ;  ce  n'est  qu'un  acci- 
dent, accident  cjui  doit  disparaître  avec  les  filles 
qu'il  a  engendrées,  la  misère  et  la  mort.  Les  châ- 
timents ne  seront  pas  des  châtiments  matériels. 
Le  supplice  sera  dans  les  consciences.  Peut-il 
être  une  autre  joie  que  de  voir  le  Christ,  un 
autre  supplice  que  de  ne  pas  le  voir?  Enfin,  il  y 
aura  deux  états  pour  les  élus.  Le  premier  est  la 
simple  restitution  de  la  nature  de  l'homme  avant 
la  chute;  dans  le  second,  l'homme  s'élève  au- 
dessus  de  l'humanité  par  la  grâce,  il  est  déifié. 
Mais  le  degré  suprême  de  la  déification,  l'union 
complète  avec  Dieu,  n'est  accordé  qu'au  Verbe. 

Il  peut  sembler  que  Jean  Scot  soit  le  dernier 
représentant  de  l'esprit  néo-platonicien  au  sein 
de  l'Ëglise,  loin  d'être  l'inaugurateur  d'une  épo- 
que nouvelle.  Mais  non;  il  est  beaucoup  moins 
mystique  que  Plotin  et  Proclus  ;  il  est  beaucoup 
moins  alexandrin  que  Denys  l'Aréopagite,  et  aux 
endroits  même  où   il   se  rattache  le  plus  à  ces 


ÊRIG 


—  463 


ERIS 


maîtres,  il  y  a  dans  sa  iihilosophie  des  principes 
•chrétiens  qui  forment  une  barrière  entre  sa 
doctrine  et  les  leurs.  Quand  il  parle  de  Funion 
dernière  avec  Dieu,  il  s'applique  toujours,  ce 
que  néglige  l'Arcopagite,  à  maintenir  la  perma- 
nence de  la  personne  humaine  au  sein  de  l'àme 
divine  qui  la  reçoit  et  l'embrasse.  Quand  il  pro- 
clame l'éternité  de  la  création,  il  prend  le  plus 
grand  soin  d'expliquer  sa  pensée,  et,  en  faisant 
•de  la  création  un  acte  éternel  de  la  Divinité,  il 
montre  toujours  Dieu  antérieur  au  monde,  en 
sorte  que  si  la  création  est  éternelle,  elle  n'est 
cependant  pas  coéternelle  au  Créateur.  Lorsiiue, 
voulant  expliquer  cet  acte  de  la  création,  Jean 
Scot  divise  la  nature,  c'est-à-dire  l'Être  unique 
et  universel,  lorsque  de  cette  division  il  fait 
sortir  le  monde,  et  que,  dans  son  langage  hardi, 
il  parle  de  la  procession  des  êtres  hors  de  Dieu, 
il  ne  dit  jamais  que  la  création  soit  une  émana- 
tion j  il  proclame  le  principe  chrétien  de  la  vo- 
lonté divine;  il  s'attache  à  ce  principe,  il  le  dé- 
veloppe, et  arrive  à  cette  conclusion,  récemment 
renouvelée,  que  la  volonté  est  le  fond  même  de 
l'essence  ;  que,  pour  Dieu,  être  et  vouloir  c'est 
la  même  chose.  Enfin,  quand  il  montre  ce  Dieu, 
ce  courant  de  l'être  et  de  la  vie,  enveloppant  et 
animant  tout,  il  rappelle  sans  cesse  que  jamais 
il  n'y  a  de  conl'usion  entre  le  Créateur  et  ia 
créature,  et  si  le  panthéisme  résulte  trop  souvent 
de  ses  paroles,  ses  intentions  le  repoussent  tou- 
jours. 

Il  y  a  un  principe  qui  domine  toute  la  doc- 
trine de  Scot  Érigèi.e,  c'est  celui-ci  :  Qu'il  n'y  a 
Sas  deux  études,  Tune  de  la  philosophie,  l'autre 
e  la  religion,  mais  une  seule  qu'on  peut  appe- 
ler indifféremment  religion  ou  philosophie;  car 
la  vraie  religion  est  la  vraie  philosophie,  et  la 
vraie  philosophie  est  la  vraie  religion.  Cette 
phrase^  écrite  au  premier  chapitre  du  traité  de 
la  Prédestination,  et  dont  le  de  Divisione  na- 
tures est  un  commentaire  éclatant,  sera  reprise  et 
développée  par  tous  les  successeurs  de  Jean  Scot  ; 
elle  pourrait  servir  d'épigraphe  à  leur  histoire. 
Plus  loin,  Scot  Érigène  complète  ce  principe,  et 
il  ajoute  que  la  foi  doit  précéder  la  science.  Ces 
deux  idées,  l'union  parfaite,  l'identité  de  la  phi- 
losophie et  de  la  religion,  et  la  nécessité  de  la 
foi  pour  arriver  à  l'intelligence,  forment  le  fon- 
dement de  toute  la  philosophie  du  moyen  âge. 
On  sait  avec  quelle  autorité  elles  sont  procla- 
mées dans  le  Proslogium  de  saint  Anselme  : 
consacrées  par  ce  grand  esprit,  elles  deviennent 
de  droit  commun  dans  toute  la  scolastique,  et 
sont  élevées  à  la  hauteur  d'une  loi  reconnue  par 
tous  et  fidèlement  observée.  Les  rapports  de  la 
raison  et  de  la  foi,  tels  que  Scot  Érigène  les  a 
établis,  sont  donc  ceux  que  le  moyen  âge  a  re- 
connus; c'est  la  foi  cherchant  à  se  compléter  par 
la  science,  c'est  la  foi,  la  croyance  s'élevant  à 
l'intelligence  ;  c'est  le  fides  quœrens  inlelleclum 
de  saint  Anselme. 

Une  autre  idée  bien  frappante  chez  tous  les 
maîtres  de  la  scolastique,  c'est  la  confiance  dans 
les  forces  de  la  pensée  humaine.  La  raison,  dit 
Scot  Érigène,  est  une  révélation  aussi;  et  quand 
l'autorité  de  l'Écriture  semble  contredire  les  af- 
firmations de  la  raison,  c'est  la  raison  qu'il  faut 
croire,  elle  est  supérieure  à  l'autorité;  car  ce 
n'est  pas  de  cette  autorité  qu'elle  tient  sa  puis- 
sance ;  et  sur  quoi  s'appuierait  l'autorité,  si  ce 
n'est  sur  la  raison?  si  on  ne  trouve  pas  cette  li- 
berté d'opinion  chez  tous  les  scolastiques,  tous 
ont  eu  la  même  foi  dans  les  facultés  de  l'esprit 
humain. 

Comment  se  fait-il  cependant  que  Scot  Éri- 
gène ne  soit  pas  cité  une  seule  fois  par  les  sco- 
lastiques? Ne  serait-ce  pas  que  les  écrivains  de 


l'Église  étaient  plus  frappés  que  nous  de  tout  ce 
qu'il  y  avait  encore  d'alexandrin  dans  ses  doc- 
trines? Ils  profitaient,  sans  le  savoir,  de  la  di- 
rection qu'il  avait  imprimée  à  la  pensée;  mais 
les  idées  néo-platoniciennes  que  Jean  Scot  avait 
conservées  le  rendaient  justement  suspect.  En 
outre,  ses  erreurs  liiéologi(]ues  sur  l'eucharistie 
et  sur  la  grâce  avaient  redoublé  cette  défiance 
de  l'Église,  et  rejeté  dans  l'ombre  les  véritables 
beautés  de  son  système.  Telle  fut  donc  la  desti- 
née de  Jean  Scot,  que,  repoussé  par  l'Église  à 
cause  de  ses  hardiesses,  il  fut  adopté  pour  cela 
même  par  toute  une  école  de  panthéistes  qui, 
défigurant  la  jjartie  irréprochable  de  sa  philoso- 
phie, firent  de  lui  le  chef  et  le  maître  de  Icui 
doctrine  grussière.  Je  ne  parle  pas  de  Bérenger, 
qui  était,  dans  son  indomptable  obstination,  un 
digne  disciple  du  libre  enseignement  d'Érigènc, 
et  (jui,  au  xi"  siècle,  renouvela  ses  doctrines  sur 
l'eucharistie;  mais  vers  la  fin  du  xii*  siècle  et  au 
commencement  du  xiii%  le  nom  de  Jean  Scot 
parait  tout  à  coup  cité  dans  les  ouvrages  d'A- 
maury  de  Chartres  et  de  David  de  Dinan,  qui 
s'empressent  de  se  rattacher  à  lui  comme  au  fon- 
dateur de  leur  panthéisme.  Ce  mouvement  d'idées 
ne  se  prolonge  pas  très-longtemps.  Scot  Érigène, 
condamné  par  une  bulle  d'Honorius  III,  rentre 
dans  l'obscurité^  et  on  conçoit  que  la  suspicion 
dont  il  était  déjà  frappé  devienne  plus  rigou- 
reuse encore.  C'est  de  nos  jours  seulement  qu'on 
a  songé  à  la  révision  de  ce  procès  si  mal  instruit; 
car  le  jugement  porté  sur  Jean  Scot  pendant  la 
confusion  du  moyen  âge,  avait  été  accueilli 
même  par  la  science  moderne,  par  la  critique 
du  xvu"  et  du  xviii'  siècle,  par  Mabillon,  Ellies 
Dupin,  Noël  Alexandre  et  dom  Rivet.  Les  écri- 
vains de  l'Allemagne  ont  les  premiers  contredit 
le  jugement  de  la  critique  sur  Scot  Érigène; 
mais,  par  un  excès  contraire,  ils  ont  salué  dans 
ses  œuvres  tous  les  principes  de  la  moderne  mé- 
taphysique allemande.  Sa  place  n'est  ni  si  bas  m 
si  haut.  Sans  le  déprécier  comme  l'ont  fait  les 
historiens  de  l'Église,  sans  l'admirer  outre  me- 
sure comme  font  aujourd'hui  les  Allemands,  il 
faut  reconnaître  surtout  que  Scot  Érigène,  placé 
sur  les  limites  de  deux  sociétés,  a  su  profiter  de 
cette  position  si  grande.  Il  résume  tout  une 
époque  qui  finit,  l'époque  latine  et  alexandrine  ; 
en  même  temps,  il  ouvre  le  moyen  âge  et  pré- 
pare la  philosophie  scolastique. 

Consultez  Saint-René  Taillandier,  Sco^jÉ'Wg'ène 
et  la  Philosophie  scolastique,  Paris,  1843,  in-8  ; 
—  Monnier,  de  Gottescalki  &i  J.  Scotœ  Erigenœ 
controversia,  Paris,  1852,  in-8.  S.  R.  T. 

ÉRISTIQUE  (École)  (de  épi:,  dispute).  En  gé- 
néral, on  appelle  éristique  tout  philosophe  ou 
toute  école  qui  abuse  de  la  dialectique  et  ne 
cherche  qu'à  briller  dans  la  dispute.  En  ce  sens, 
Zenon  d'Élée,  les  sophistes  et  même  les  repré- 
sentants de  la  nouvelle  Académie  méritent  et 
reçoivent  quelquefois  le  nom  d'éristiques. 

En  un  sens  plus  restreint,  il  n'y  a  qu'une 
seule  école  éristique.  C'est  celle  qui  a  porté  ce 
surnom  dans  l'antiquité,  l'école  éristique  par  ex- 
cellence, en  un  mot,  l'école  de  Mégare.  A  force 
de  chercher  les  côtés  faibles  de  ses  adversaires, 
cette  école  finit  par  perdre  de  vue  sa  propre  doc- 
trine et  aboutit,  avec  Eubulide,  à  de  déplorables 
subtilités.  Elle  se  relève  avec  Stilpon  et  Diodore, 
et  un  nom  honorable  remplace  le  triste  su.  nom 
de  disputeurs.  Diogène  Laërce  nous  apprend,  en 
effet  (liv.  II,  ch.  cvi),  que  les  disciples  d'Euclide 
reçurent  successivement  trois  noms  différents  : 
celui  de  mégariques,  celui  d'éristiques,  celui  de 
diiilecticiens. 

Voy.  les  articles  Euclide,  Eubulide,  Mégarique 
(école).  D.  H. 


ERRE 


464 


ERRE 


ERBEUR.  La  privation  de  la  vérilc  est  l'igno- 
raricc;  cet  état  de  l'homme  qui  ne  sait  pas  mais 
qui  ne  croit  pas  savoir.  Le  contraire  de  la  vérité 
est  l'erreur,  qui  consiste  à  ne  pas  savoir  et  à 
croire  qu'on  sait. 

L'erreur  est  donc  de  l'ignorance;  mais  elle  est 
une  ignorance  acquise  et  contractée,  bien  plus 
déplorable  que  1  ignorance  simple  et  naturelle. 
Ne  pas  savoir  et  avoir  la  conscience  de  son  igno- 
rance est  une  bonne  disposition  pour  apprendre; 
ne  pas  savoir  et  se  croire  en  possession  de  la 
connaissance,  c'est  être  disposé,  non-seulement 
à  ne  rien  faire  pour  acquérir  la  vérité,  mais  en- 
core à  tout  faire  pour  repousser  ce  qui  nous  pa- 
raîtra différent  de  ce  que  nous  croyons  savoir 
des  choses.  L'ignorance  est  toujours  fâcheuse; 
l'erreur  est  dangereuse. 

Quelle  est  la  nature  de  l'erreur?  Quelles  en 
sont  les  causes  occasionnelles,  et,  par  suite,  quels 
sont  les  moyens  de  l'éviter?  Telles  sont  les  ques- 
tions qui  se  rattachent  à  l'existence  de  l'erreur. 

L'erreur  étant  le  contraire  de  la  vérité,  et  la 
vérité  étant  pour  nous  la  réalité  devenue  évi- 
dente, tellement  évidente  que  nous  ne  pouvons 
nous  empêcher  d'y  croire,  l'erreur  est,  par  con- 
séquent, ce  à  quoi  nous  croyons  sans  que  l'évi- 
dence nous  y  ait  forcés,  ce  à  quoi  nous  pourrions 
et  devrions  ne  pas  croire,  si  nous  avions  conve- 
nablement reçu  l'action  de  l'évidence. 

Lorsque  la  connaissance  est  spontanée,  c'est-à- 
dire  lorsqu'elle  est  le  résultat  simple  de  l'évi- 
dence, et  que  tout  se  passe  entre  la  réalité  qui 
se  manifeste  et  l'être  intelligent  qui  se  contente 
de  la  percevoir,  et  n'alfirme  que  ce  qu'il  perçoit, 
il  n'y  a  pas  chance  d'erreur,  et  nos  notions  et 
nos  jugements  sont  dans  un  rapport  exact  avec 
ce  qui  est  et  se  montre  à  nous.  Mais  l'homme  ne 
se  contente  pas  toujours  de  ce  rôle  passif.  L'ex- 
périence lui  ayant  appris  qu'en  poursuivant  l'é- 
vidence il  la  force  quelquefois  à  se  montrer,  et 
qu'il  augmente  l'étendue  et  la  puissance  de  ses 
moyens  de  connaître  par  l'impulsion  active  qu'il 
leur  donne,  il  veut  se  servir  de  ce  pouvoir,  et 
souvent  s'en  sert  mal,  employant  un  moyen  pour 
un  autre,  ou  négligeant  de  se  conformer  aux  lois 
de  ses  facultés  intellectuelles,  et  s'affirmant  alors 
comme  connu  ce  qu'il  connaît  à  demi,  ce  qu'il 
connaît  mal  ou  ce  qu'il  ne  connaît  pas  du  tout. 

De  semblables  affirmations  ne  sont  point  néces- 
sitées; nous  pouvions  suspendre  notre  adhésion; 
si  nous  la  donnons  sans  raison  ou  sans  raison 
suffisante,  c'est  de  notre  fait.  L'erreur  nous  est 
donc  imputable,  et  l'activité,  ce  pouvoir  volon- 
taire et  libre  qui,  bien  appliqué,  est  la  condi- 
tion de  toute  connaissance  scientifique,  devient, 
quand  il  s'applique  à  faux,  la  cause  de  nos  er- 
reurs. 

Chacune  de  nos  facultés  intellectuelles,  em- 
ployée conformément  à  ses  lois,  est  infaillible; 
l'erreur  vient  du  mauvais  emploi  que  nous  en 
faisons.  Un  examen  rapide  de  nos  divers  moyens 
de  connaître  suffira  pour  justifier  cette  assertion. 

Par  la  conscience,  nous  connaissons  ce  qui 
se  passe  en  nous.  Or  le  témoignage  de  la  con- 
science est  le  sentiment  de  la  réalité  même  ; 
ce  n'est  point  une  vue  qui  s'arrête  aux  signes 
révélateurs  d'une  certaine  réalité,  ce  n'est  point 
une  conclusion  supposant  des  principes,  un  rap- 
port; c'est  la  vue  intime  et  profonde,  immédiate 
et  directe  de  notre  existence  et  de  notre  manière 
d'exister.  Et  là,  il  n'y  a  place  ni  pour  le  doute 
ni  pour  l'erreur.  Mais  la  conscience  est  une  fa- 
culté toute  subjective,  qui  nous  dit  l'existence 
des  modifications  du  moi,  de  la  personne  hu- 
maine, et  ne  nous  dit  que  cela.  Elle  se  tait  sur 
les  causes  que  ces  modifications  peuvent  avoir 
hors  du  moi,  sur  l'état  de  l'organisme  et  sur  ses 


rapports  avec  les  objets  extérieurs,  parce  que 
ces  objets  sont  hors  de  son  action  et  de  sa  portée. 
Elle  ne  saurait  dès  lors  nous  tromper  à  ce  sujet, 
et  n'est  point  responsable  des  erreurs  que  nous 
commettons  en  prononçant  avec  précipitation  et 
inattention  sur  ce  qui  n'est  accessible  qu'aux 
sens  ou  à  toute  autre  faculté,  sans  nous  être 
convenablement  servis  de  ces  mêmes  facultés. 
Elle  ne  l'est  pas  davantage  des  erreurs  oîi  nous 
tombons  dans  le  cours  ordinaire  de  la  vie  ou 
dans  nos  analyses  psychologiques,  parce  que,  au 
lieu  de  recevoir  attentivement  le  témoignage 
complet  de  la  conscience,  nous  le  recevons  à  la 
légère  et  n'en  prenons  que  la  partie  qui  nous 
agrée. 

Il  faut  en  dire  autant  des  erreurs  que  nous 
commettons  en  nous  servant  des  sens  pour  ob- 
server la  réalité  extérieure.  Quand  on  examine 
avec  bonne  foi  les  erreurs  que  l'on  a  si  souvent 
reprochées  à  nos  sens,  on  reconnaît  bientôt  que 
ce  ne  sont  point  les  sens  qui  nous  trompent^ 
mais  nous  qui  nous  trompons,  en  demandant  a 
un  sens  des  perceptions  qu'un  autre  sens  doit 
nous  donner,  en  prenant  des  perceptions  vagues 
et  incomplètes  pour  un  témoignage  clair  et  com- 
plet, enfin  en  n'étudiant  pas  les  lois  des  impres- 
sions que  les  phénomènes  extérieurs  doivent 
produire  sur  chacun  de  nos  sens,  et  en  prenant 
pour  une  illusion  le  résultat  de  ces  lois. 

Par  la  raison  nous  atteignons  immédiatement 
les  principes  absolus,  et  comme  ces  vérités 
nous  apparaissent  avec  une  telle  spontanéité  et 
une  évidence  si  complète  que  le  travail  et  la 
réflexion  n'ont  point  à  intervenir  dans  leur  ma- 
nifestation, il  n'y  entre  rien  de  ce  qui  est  à  nous, 
rien  de  nos  vues  individuelles,  erronées  ou  dou- 
teuses, il  n'y  entre  que  la  lumière  de  la  vérité; 
aussi  nul  n'essaye  de  les  mettre  en  doute.  Mais 
ces  vérités  ont  des  caractères  dont  l'ensemble 
n'appartient  qu'à  elles,  quoique  chacun  pris  à 
part  puisse  appartenir  à  d'autres  vérités;  ces 
caractères  sont  la  spontanéité,  l'évidence  immé- 
diate, la  nécessité,  l'universalité;  et,  avant  de 
prononcer  qu'une  croyance  est  une  vérité  abso- 
lue, il  convient  d'examiner  si  elle  en  a  bien  tous 
les  caractères.  Or,  il  arrive  souvent  que  nous 
attribuons  l'autorité  absolue  et  suprême  des 
principes  de  raison  à  des  opinions  auxquelles  la 
prévention  et  la  négligence  d'abord,  et  plus 
tard  les  passions  et  rcntclement,  ont  prête  un 
semblant  de  nécessité  et  de  spontanéité.  De  sem- 
blables erreurs  doivent  être  imputées  non  à  la 
raison,  qui  n'est  jamais  en  défaut,  mais  à 
l'homme,  qui  ne  veut  pas  en  reconnaître  les 
produits  légitimes. 

Le  raisonnement  s'appuie  sur  les  principes 
absolus  que  fournit  la  raison,  il  est  donc  en  soi 
parfaitement  légitime.  Mais  dans  son  double 
procédé  d'induction  et  de  déduction,  le  raison- 
nement n'a  rien  d'immédiat;  il  se  compose  d'o- 
pérations soumises  à  des  lois  et  à  des  règles 
spéciales,  et  nos  fréquentes  erreurs  de  raison- 
nement ne  viennent  pas  du  procédé,  mais  du  peu 
d'attention  que  nous  apportons  à  eh  reconnaître 
les  lois  et  à  suivre  les  règles  que  ces  lois  nous 
donnent. 

Si  les  diverses  facultés  que  nous  venons  de 
passer  en  revue  nous  donnent  la  vérité,  com- 
ment la  mémoire,  cette  conscience  du  passé, 
dont  la  fonction  se  borne  à  conserver  et  à  repro- 
duire, pourrait-elle  nous  donner  l'erreur  ?  Comme 
toutes  nos  facultés,  la  mémoire  a  ses  conditions 
et  ses  limites,  et  exige  des  précautions  analogues 
à  celles  que  demandent  les  sens  et  la  conscience. 
Si  l'on  sait  les  reconnaître  et  s'y  soumettre,  si 
l'on  a  assez  de  sincérité  pour  ne  prendre  que  ce 
que  la  mémoire  donne  et  pour  ne  pas  appeler 


EllKE 


—  465  — 


ESGH 


l'imagination  ou  la  passion  à  compléter  les  sou- 
venirs imparfaits,  si  l'on  a  assez  de  nrudcnce 
pour  ne  pas  faire  un  rapport  essentiel  u'un  rap- 
port qui  unit  accidenlellenienl  deux  idées  dans 
leur  réapparition,  la  mémoire  est  pour  nous  une 
faculté  infaillible.  Dans  le  cas  contraire,  il  faut 
dire  de  la  mémoire  ce  qu'il  faut  dire  des  autres 
facultés,  que  ce  n'est  point  en  elle,  mais  en  nous 
que  se  trouve  la  cause  de  l'erreur. 

Puisque  chacun  de  nos  moyens  de  connaître, 
employé  dans  la  sphère  qui  lui  est  propre  et 
selon  ses  lois,  est  capable  de  la  vérité,  et  que 
l'erreur  vient  du  mauvais  usage  que  nous  en 
faisons,  l'erreur  ne  donne  au  scepticisme  ni  le 
droit  de  conclure  l'illégitimité  de  nos  facultés  et 
le  néant  de  nos  connaissances,  ni  le  droit  de 
mettre  en  interdit  quelques-uns  de  nos  moyens 
de  connaître,  et  d'en  choisir  un  pour  critérium 
de  la  connaissance  humaine.  Toutes  nos  facultés 
ont  une  égale  et  légitime  autorité,  toutes  dans 
leur  ressort  jugent  au  même  titre,  et  il  n'y  a 
point  d'appel  du  tribunal  des  unes  à  celui  des 
autres.  Bien  employée,  chaque  faculté  est  infail- 
lible :  ce  qui  est  faillible,  c'est  l'homme.  L'in- 
faillibilité est  dans  l'essence  de  nos  facultés  ;  il 
faut  la  porter  dans  leur  emploi  :  et,  au  lieu  de 
chercher  un  moyen  infaillible  de  connaître  le 
vrai,  c'est  un  homme  infaillible  qu'il  faut 
trouver. 

Mais  s'il  est  vrai  que  Terreur  est  le  fait  de 
riiomme  et  le  résultat  du  mauvais  emploi  de 
ses  facultés,  à  quoi  tient  ce  mauvais  emploi,  ou 
en  d'autres  termes,  quelles  sont  les  causes  occa- 
sionnelles de  l'erreur?  Ces  causes  se  trouvent  ou 
dans  les  objets  ou  en  nous. 

L'homme  aspire  à  la  vérité  3  s'il  adopte  l'er- 
reur, c'est  qu'il  la  prend  pour  la  vérité,  c'est 
qu'il  croit  se  rendre  à  l'évidence.  Mais  l'objet 
de  l'erreur  n'est  pas,  et  ce  qui  n'est  pas  ne  peut 
pas  être  perçu  et  paraître  évident.  La  réalité 
seule  est  évidente  et  se  montre  à  nous,  mais 
elle  ne  se  montre  pas  toujours  tout  entière  ; 
souvent  elle  n'apparaît  qu'en  partie  et  impar- 
faitement. Or  c'est  précisément  cette  évidence 
incomplète  j  celte  partie  de  vérité  qui  nous  fait 
illusion,  soit  que  nous  la  prenions  pour  la  vérité 
tout  entière,  soit  que  nous  la  faussions  en  lui 
attribuant  une  valeur  qu'elle  n'a  pas,  ou  en  vou- 
lant la  compléter  par  des  traits  qui  nous  appar- 
tiennent. D'où  il  suit  qu'à  l'origine  de  toute 
erreur  il  y  a  toujours  perception  de  quelque 
chose  de  réel,  et  que  dans  toute  erreur  il  y  a 
toujours  une  certaine  part  de  vérité.  Pour  un 
être  intelligent  et  raisonnable  une  erreur  com- 
plète, absolue,  n'est  pas  possible;  il  n'y  a  de 
possible  qu'une  erreur  partielle.  Dans  l'erreur 
totale  et  absolue  périrait  la  possibilité  même  de 
la  croyance.  C'est  cette  part  de  vérité  qui,  en 
se  montrant  à  notre  esprit,  a  donné  lieu  à  une 
croyance  ;  c'est  elle  qui  ensuite  fait  vivre  l'erreur 
et  la  soutient.  Qu'on  examine,  en  effet,  les  di- 
verses erreurs  évidemment  reconnues  pour  telles, 
erreurs  vulgaires  et  de  détail,  ou  erreurs  plus 
savantes  des  systèmes  politiques,  religieux,  phi- 
losophiques, et  Ton  verra  qu'il  n'en  est  pas  une 
qui  ne  s'appuie  sur  une  part  souvent  consi- 
dérable de  vérité,  et  qu'entre  cette  part  de  vé- 
rité et  l'erreur  il  existe  un  rapport  très-réel,  mais 
fortuit  et  pris  pour  un  rapport  essentiel.  Déter- 
miner cette  part  de  vérité  et  la  nature  de  ce 
rapport,  c'est  découvrir  l'origine  de  l'erreur. 

D'où  vient  maintenant  la  méprise  de  notre 
part?  d'une  multitude  de  causes  différentes 
qu'il  est  difficile  de  renfermer  dans  une  expres- 
sion assez  générale  pour  les  comprendre  toutes, 
assez  détaillée  pour  être  profitable.  Nos  erreurs 
peuvent  se  diviser   en   deux    grandes   classes  : 


EICT.    PHILOS. 


erreurs  de  détail,  et  erreurs  scientifiques  ou  faux 
systèmes.  Les  causes  occasionnelles  de  nos  er- 
reurs de  détail  ont  été  le  plus  souvent  rapportées 
aux  suivantes  :  à  l'ignorance  des  lois  de  nos 
facultés  intellectuelles,  qui  ne  nous  permet  pas 
de  les  employer  convenablement;  à  la  paresse, 
à  la  précipitation  présomptueuse,  à  la  curiosité 
immodérée,  qui  nous  empêchent  de  le  faire 
ijuand  nous  le  pourrions;  aux  désirs  ou  plutôt 
aux  passions  qui  nous  portent  à  ne  considérer 
les  choses  que  par  l'endroit  qui  nous  plaît;  à  la 
puissance  de  l'autorité,  de  la  coutume,  de  l'édu- 
calion,  etc.  A  vrai  dire,  il  est  rare  que  plusieurs 
de  ces  causes  ne  concourent  pas  simultanément 
à  nous  induire  en  erreur.  Les  erreurs  scienti- 
fiques paraissent  plus  spécialement  tenir  à  l'i- 
gnorance de  la  méthode  à  suivre  dans  la  re- 
cherche d'un  ordre  de  vérités,  comme  quand  on 
essaye  de  construire  par  la  démonstration  pure 
une  science  de  faits  où  les  principes  doivent  être 
acquis  par  voie  d'induction,  et  réciproquement. 

La  nature  et  la  cause  efficiente  de  l'erreur 
étant  déterminées,  les  causes  occasionnelles  en 
étant  indiquées,  il  est  facile  de  conclure  les 
moyens  propres  à  nous  en  garantir. 

Puisque  l'erreur  vient  de  ce  que  nous  em- 
ployons nos  divers  moyens  de  connaître  sans 
tenir  compte  de  leur  destination  et  de  leurs  lois, 
de  ce  que  nous  ne  faisons  pas  de  la  méthode 
l'usage  commandé  par  la  nature  de  chaque 
science,  et  de  ce  que  nous  sommes  portés  à  agir 
ainsi  par  l'ignorance  ou  par  la  passion,  il  suit 
que  l'étude  approfondie  et  surtout  l'application 
attentive  des  règles  de  la  logique  et  un  esprit 
libre  de  toute  prévention  préserveront  l'homme 
de  l'erreur  et  lui  feront  infailliblement  ren:ontrer 
la  vérité  dans  les  limites  où  elle  est  accessible  à 
notre  intelligence. 

C'est  là  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  moyens 
préservatifs.  Quant  aux  moyens  de  combattre  et 
de  détruire  l'erreur  qui  aurait  eu  accès  en  notre 
esprit,  ils  consistent  en  général  à  faire,  suivant 
le  conseil  de  Descartes,  une  revue  exacte  et 
sévère  des  croyances  que  nous  avons  acquises 
par  nous-mêmes  ou  que  nous  avons  reçues  d'au- 
trui.  Dans  cette  revue,  on  doit  suspendre  son 
jugement  sur  tout  ce  qui  semble  erroné  ou 
même  douteux,  chercher  l'origine  de  l'erreur  en 
déterminant  la  part  de  vérité  qui  se  trouve  au 
fond,  et  l'apparence  qui  nous  a  fait  illusion. 

Le  sujet  de  cet  article  fait  nécessairement  par- 
tie de  tous  les  traités  qui  ont  pour  objet  la  re- 
cherche de  la  vérité.  Cependant  on  peut  consulter 
plus  spécialement  :  Bacon,  de  Dignilale  et  aug- 
menlis  scienliarum.  lib.  V,  c,  m,  §  8,  et  Novum 
organum,  liv.  I  tout  entier;  —  Descartes,  IV=  Mé- 
ditation, du  Vrai  et  du  Faux;  —  Malebranche, 
Recherche  de  la  vérité;  —  Bossuet,  Connaissance 
de  Dieu  et  de  soi-même,  ch.  i,  §  16  ;  —  Locke, 
Essai  sur  V entendement  humain,  liv.  VI,  ch.  xx; 
—  Reid,  Œuvres  complètes,  traduction  de  Jouf- 
froy,  tome  V,  p.  182  et  suiv.  ;  —  Ferrari,  de  V Er- 
reur, Paris,  1840,  in-8.  J.  D.  J. 

ESCHINE,  le  socratique,  philosophe  grec  né  à 
Athènes  vers  404  avant  J.  C,  contemporain  et 
condisciple  de  Platon,  et  auteur  de  dialogues  où 
l'antiquité  reconnaissait  l'exacte  expression  de 
la  pensée  de  Socrate.  Si  l'on  peut  ajouter  foi  aux 
récits  épars  chez  les  biographes  anciens,  qui  ne 
sont  pas  toujours  d'accord  entre  eux,  Eschine, 
fils  d'un  charcutier,  s'attacha  de  bonne  heure  à 
Socrate  et  ne  le  quitta  jamais.  «  Je  n'ai  rien  à 
te  donner,  lui  avait-il  dit  dès  le  premier  jour, 
je  t'offre  la  seule  chose  que  je  possède,  moi- 
même.  »  (Sénèque,  de  Beneficiis,  t.  VIII).  Il 
essaya  de  le  sauver,  en  lui  offrant  les  moyens 
de  fuir  de   sa  prison,  et  en  essayant  de  le  per- 

30 


ÉSOT 


—  466 


KSOT 


suadcr  par  des  prières  et  par  des  raisonnements 
dont  Platon,  peu  bienveillant  pour  lui,  aurait 
fait  honneur  au  seul  Criton.  Après  la  mort  de 
Socratc  il  se  réfugia  en  Sicile  :  il  s'y  rencontra 
avec  Platon  qui.  suivant  Plutarquc  {Di(]ercnce 
de  iaini  et  du  flatteur),  l'aurait  protégé  auprès 
de  Denys,  en  vantant  son  caractère  et  son  talent. 
Diogène  au  contraire  (liv.  II,  VII)  prétend  que 
Platon  le  traita  toujours  avec  mépris,  parce 
qu'Eschine  inclinait  à  lui  préférer  Aristippe.  Il 
semble  certain  que  la  vie  d'Eschine  fut  précaire 
et  sans  cesse  exposée  à  la  misère.  Revenu  à  Athè- 
nes, il  essaya  vainement  d'y  vivre  en  donnant 
des  leçons;  il  eut  recours  à  l'art  oratoire,  où 
suivant  les  uns  il  resta  médiocre,  tandis  que, 
s'il  en  faut  croire  les  autres,  il  égala  Gorgias 
qu'il  avait  pris  pour  modèle.  Il  encourut  l'ani- 
madversion  de  l'orateur  Lysias  qui  prononça 
contre  lui  un  discours  impérieux,  et  lui  imputa 
des  actes  déshonorants,  «  qui  ne  s'accordent 
guère,  dit  Athénée  (liv.  XIII,  vers  la  fin),  avec 
la  réputation  d'honnêteté  et  de  vertu  que  lui 
ont  value  ses  dialogues.  »  Aussi  le  grammairien 
se  demande-t-il  si  ces  beaux  dialogues  ne  seraient 
pas  l'œuvre  de  Socrate.  Ce  bruit  avait  déjà 
couru  dans  l'antiquité  :  on  prétendait  qu'Eschine 
avait  su  capter  la  confiance  de  Xantippe,  la 
femme  de  Socrate,  et  obtenir  d'elle,  après  la 
mort  de  son  mari,  les  dialogues  qu'il  s'attribua. 
Un  jour  qu'il  les  lisait  à  Mégare,  Aristippe  s'é- 
cria :  «  Où  as-tu  pris  cela,  voleur?  •>  Socrate  n'ayant 
jamais  rien  écrit,  l'accusation  est  tout  à  l'honneur 
d'Eschine,  elle  prouve  qu'il  avait  dignement  fait 
parler  son  maître.  C'est  le  sentiment  qui  domine 
dans  l'antiquité.  Lucien  admire  «  ces  dialogues 
longs  et  élégants  »  ;  Hermogènc  les  met  au-des- 
sus de  ceux  de  Xénophon,  «  pour  la  simplicité 
et  la  délicatesse  du  style  ».  Tout  le  monde  est 
d'accord  pour  y  reconnaître  la  forme  socratique. 
Suivant  Aristide  le  rhéteur,  Eschine  lui-même 
laissait  volontiers  entendre  qu'il  avait  ilittéra- 
lement  reproduit  la  parole  du  maître.  Malheu- 
reusement la  plupart  des  dialogues  d'Eschine 
ont  péri^  et  ceux  mêmes  qu'on  lui  attribue  encore 
sont  tres-imparfaits,  sans  doute  mutilés,  et, 
quoique  de  peu  d'étendue,  formés  de  pièces  de 
rapport.  Il  en  avait  écrit  un  grand  nombre,  et 
on  les  divisait  en  deux  catégories  :  les  plus  par- 
faits étaient  au  nombre  de  sept,  MiUiade,  Cal- 
lias,  Rliinon,  Aspasie,  Axiochus,  Telauges,  Al- 
cibiade;  les  autres  étaient  appelés  àxÉçaXoi,  sans 
doute  parce  qu'ils  n'avaient  pas  de  préambule, 
Phédon,  Pohjnée,  Eryxias,  de  la  Vertu,  Era- 
sistrate,  Dracon.  Nous  avons  quelques-uns  de 
ces  dialogues,  ou  du  moins  des  pièces  qui  portent 
les  mêmes  noms  et  qu'on  trouve  ordinairement 
à  la  suite  des  œuvres  de  Platon.  On  lui  attribue 
de  plus  invraisemblablement,  Axiochus,  Ery- 
xias, de  la  Vertu.  Ce  sont  des  œuvres  courtes 
sans  grande  originalité,  très-inégales  malgré 
leur  brièveté,  et  parfois  du  plus  pur  atticisme; 
mais  on  ne  peut  assurer  qu'elles  soient  intactes 
ni  authentiques.  Cicéron  a  traduit  un  passage  de 
VAspasie  {de  Jnventione,  I,  31). 

On  peut  consulter,  outre  les  auteurs  cités  : 
Fragments  des  orateurs  atliques,  Paris,  Didot, 
1858,  p.  280;  —  Jean  Leclerc,  ^Escninis  socraiici 
dialogi  très,  Amsterdam,  1711  ;  —  K.  F.  Hermann, 
de  jEschinis  socratici  relitjuiis,  disputalio  aca- 
dcmica,  Gottinguc,  18.')0. 

ÉSOTÉRIQUE  (intérieur),  EXOTÉRIQUE  (ex- 
térieur). Ces  deux  mots  jouent  un  assez  grand 
rôle  dans  la  philosophie  grecque  et  spécialement 
dans  le  système  d'Aristote.  On  les  voit  repa- 
raître, à  l'occasion  de  diverses  écoles  et  sous 
diverses  acceptions,  et  toujours  entourés  d'une 
sorte  d'obscurité  et  de  doute  que  les  efforts  de 


la  philologie  ne  sont  pas  encore  parvenus  à  dis- 
siper. Il  y  a  dans  l'histoire  de  la  philosophie  an- 
cienne trois  écoles  pour  lesquelles  ces  mots  ont 
été  employés.  Ce  sont  celles  de  Pythagore,  de 
Platon  et  enfin  d'Aristote. 

On  sait  fort  peu  de  chose  de  l'école  de  Pytha- 
gore; mais  si  l'on  s'en  rapporte  aux  historiens  de 
la  philosophie,  les  adeptes  de  l'institut  pythago- 
ricien étaient  partagés  en  plusieurs  classes,  sui- 
vant le  degré  d'initiation  auquel  ils  étaient  par- 
venus. On  les  distinguait  en  ésotériques  et  en 
exotériques,  selon  qu'ils  possédaient  d'une  ma- 
nière plus  ou  moins  complète  la  doctrine  géné- 
rale du  maître.  Les  uns  étaient  en  quelque  façon 
dans  le  sein  de  la  société  pythagoricienne;  les 
autres,  simples  postulants,  étaient  en  dehors,  et 
attendaient  que  de  longues  épreuves  patiemment 
soutenues,  et  entre  autres  le  silence  de  cinq  ans, 
leur  ouvrissent  les  portes.  Cette  distinction  entre 
les  disciples  d'un  institut  mystérieux  et  presque 
sacré  n'a  rien  qui  doive  nous  surprendre,  ou  du 
moins  n'a  rien  de  contradictoire  avec  ce  que 
nous  savons  des  pythagoriciens.  Seulement  ce 
ne  sont  que  des  écrivains  très-postérieurs  qui 
en  parlent  les  premiers  :  ce  sont  Origène,  Aulu- 
Gelle,  Porphyre,  Jamblique.  Leur  témoignage 
est  sans  doute  fort  recevable;  mais  ils  sont  bien 
loin  des  faits:  et  ces  faits,  déjà  fort  obscurs  par 
eux-mêmes^  le  deviennent  bien  davantage  en- 
core par  Teloignement  des  siècles.  On  peut  con- 
sulter sur  ce  point  M.  Brandis,  Matiueî  de  Vhis- 
loire  de  la  philosophie  grecque  et  romaine,  t.  I, 
p.  498  (ail.),  et  M.  Rilter,  Histoire  de  la  philo- 
sophie, t.  I,  p.  298  de  la  traduction  française  de 
M.  Tissot. 

Quant  à  la  doctrine  de  Platon,  la  distinction 
des  deux  mots  ésotérique  et  exotérique  a  un  tout 
autre  sens  que  pour  l'école  pythagoricienne.  Il 
s'agit  non  plus  des  disciples,  mais  des  opinions 
mêmes  du  maître.  Suivant  cette  distinction  nou- 
velle, Platon  aurait  eu  deux  doctrines,  l'une  in- 
time et  qu'il  n'aurait  communiquée  qu'à  ses  au- 
diteurs les  plus  intelligents  et  les  plus  fidèles, 
l'autre  extérieure,  qu'il  aurait  publiée  et  livrée 
au  vulgaire. 

Ce  serait  là  un  fait  extrêmement  grave  s'il 
était  réel.  La  philosophie,  au  temps  de  Périclès, 
aurait-elle  donc  été  forcée  de  cacher  toute  sa 
pensée?  Aurait-elle  dû,  pour  pouvoir  vivre, 
amoindrir  son  existence?  Serait-ce  à  l'ombre  de 
doctrines  insignifiantes  qu'elle  aurait  pu  conti- 
nuer ses  travaux  secrets?  Et  ses  convictions  vraies, 
aurait-elle  dû  les  dissimuler  sur  les  grandes 
questions  qui  l'occupent  et  sollicitent  perpé- 
tuellement l'esprit  humain?  Le  disciple  de  So- 
crate, eff"rayé  au  supplice  de  son  maître,  aurait- 
il  violé  sa  foi  philosophique  pour  ne  nous  en 
donner  dans  ses  dialogues  qu'un  reflet  pâle  et 
peu  sincère?  C'est  là,  comme  on  le  voit  aisé- 
ment, une  question  des  plus  graves;  car  si  cette 
hypothèse  était  vraie,  la  postérité  courrait  grand 
risque  d'avoir  été  dupe  du  philosophe,  et  d'avoir 
pris  pour  les  opinions  de  Platon  ce  qui  n'en  se- 
rait que  la  plus  faible  et  la  moindre  partie. 
Mais  vraiment,  en  face  des  dialogues  qui  sont 
parvenus  jusqu'à  nous,  on  se  demande  ce  que 
Platon  a  pu  cacher,  ce  qu'il  avait  encore  à  dire  ; 
et  la  critique  affirme  sans  hésitation,  en  présence 
de  cet  admirable  et  irréfragable  témoignage, 
que  Platon  a  tout  dit,  aussi  bien  que  son  maî- 
tre ;  que  nous  avons  certainement  sa  pensée  dans 
toute  sa  plénitude,  dans  toute  sa  profondeur,  et 
que  les  regrets  élevés  contre  de  prétendues  per- 
tes, sur  de  prétendues  réticences,  sont  parfaite- 
ment chimériques.  Mais  d'où  a  pu  venir  cette 
étrange  conjecture?  Sur  quoi  s'appuie-t-ellc? 
M.  Ritter  (t.  II,  p.  140,  de  l'Histoire  de  la  phi- 


I 


ËSOT 


467  — 


ÊSÛT 


iosophic),a.  eu  raison  de  réduire  à  un  seul  les 
laits  sur  lesquels  on  prétend  établir  cette  hypo- 
thèse. Platon  lui-même  ne  dit  pas  un  mot,  dans 
SCS  Dialogues,  qui  puisse  faire  soupçonner  une 
doctrine  réservée.  Et  il  faut  recourir  à  ses  Let- 
Ircs,  quij  comme  on  sait,  sont  apocryphes,  pour 
trouver  quelque  allusion  de  ce  genre.  Reste 
donc  la  citation  toute  seule  d'Aristote,  qui  parle 
dans  sa  Phijsique  (liv.  IV,  ch.  ii,  p.  209,  6,  15, 
de  redit,  de  Berlin)  d'opinions  non  écrites  de 
Platon  :  'Ev  Toi;XeYoM''*^'î  ttypâçoi;  Séyiiasiv,  dit- 
il.  Mais  ces  opinions  non  écrites,  est-ce  une  doc- 
trine secrète?  Il  n'y  paraît  pas.  Ce  sont  tout 
simplement  des  opinions  que  Platon  a  dévelop- 
pées oralement,  qui  ne  se  sont  pas  retrouvées 
<lans  ses  Dialor/ues,  non  p;is  parce  qu'elles 
étaient  plus  imjxirtantes,  mais,  au  contraire, 
parce  qu'elles  Tétaient  moins,  et  que  son  disci- 
ple attentif  et  curieux  a  recueillies,  pour  ne 
pas  les  confier  au  seul  dépôt  de  la  mémoire,  qui 
peut  toujours  laisser  échapper  quelque  trésor. 
Puis,  il  faut  convenir  que,  si  c'eût  été  une  doc- 
trine secrète,  communiquée  seulement  aux  adep- 
tes les  plus  sûrs,  Aristote  aurait  commis  une 
bien  grave  indiscrétion  en  écrivant  ces  opinions 
périlleuses,  et  en  les  exposant  à  une  publicité 
qui  ne  pouvait  pas  longtemps  se  faire  attendre. 
Vraiment  tout  ceci  est  à  peine  discutable.  Les 
commentateurs  se  sont  plu  à  échafauder  sur  un 
fait  parfaitement  simple  tout  un  édifice  de  con- 
jectures, ingénieuses  sans  doute,  mais  dont  on 
ne  peut  pas  tenir  un  compte  bien  sérieux.  (Voy. 
l'article  Aristote.) 

Si  doue  Pythagore  peut  avoir  eu,  au  milieu 
des  populations  hostiles  et  barbares  dont  il  était 
«ntouré,  une  doctrine  mystérieuse,  une  double 
doctrine,  Platon  à  Athènes,  dans  les  jardins  d'A- 
cadémus^  n'en  a  qu'une  seule,  parfaitement  ac- 
cessible a  tous,  et  que  nous  possédons  tout  en- 
tière dans  ses  divins  ouvrages.  Il  n'y  a  pas  lieu 
d'y  distinguer  des  opinions  ésotériques  et  des 
opinions  exotériques. 

Cette  distinction,  comprise  en  ce  sens,  est  en- 
core bien  moins  fondée,  s'il  est  possible,  pour 
Aristote,  quoiqu'elle  ait  relativement  à  lui  un  peu 
plus  de  vraisemblance.  Aristote  sépare  lui-même 
ses  ouvrages  en  exotériques  et  en  acroamati- 
ques,  ou  plutôt,  s'il  n'emploie  pas  ce  dernier 
mot,  il  en  a  très-fréquemment  des  équivalents. 
En  outre,  dans  une  lettre  d'Alexandre  à  son  pré- 
cepteur, rapportée  par  Aulu-Gelle  (x\'wi7s  atli- 
ques^  liv.  XX,  ch.  v),  l'ambitieux  disciple  repro- 
che a  son  maître  d'avoir  publié  les  doctrines 
intimes  qu'il  croyait  réservées  pour  lui  seul,  et 
de  lui  avoir  ravi  par  là  une  partie  de  sa  supé- 
riorité. Cette  lettre  et  la  réponse  d'Aristote  citées 
aussi  par  Plutarque,  et  extraites  d'un  ouvrage 
d'Andronicus  de  Rhodes,  sont  apocryphes  selon 
toute  probabilité  ;  et  de  plus  les  plaintes  d'Alexan- 
drie ne  prouveraient  pas  qu'Aristote  ait  eu  deux 
doctrines,  l'une  cachée  et  l'autre  publique.  Quant 
aux  passages  d'Aristote  lui-même  où  il  parle  de 
sesouvragesexotériques,  ils  sont  assez  nombreux; 
et  c'est  en  les  étudiant  avec  soin  qu'on  en  peut 
tirer  le  véritable  sens  de  ce  mot,  du  moins  en 
ce  qui  concerne  le  péripatétisme.  Un  premier 
résultat  de  cette  analyse  parfaitement  certain, 
c'est  qu'Aristote  n'a  jamais  eu  une  doctrine  ca- 
chée, du  genre  de  celle  qu'on  suppose  si  gratui- 
tement à  Platon,  et  qui  a  tout  au  plus  quelque 
vraisemblance  pour  Pythagore.  Quant  au  sens 
positif  du  mot  cxolérique  dans  Aristote,  il  est  plus 
difficile  à  démêler  ;  et,  malgré  la  sagacité  des 
critiques  qui  ont  traité  ce  point,  on  y  peut  dési- 
rer encore  quelque  lumière.  Si  les  ouvrages  exo- 
tériques ne  sont  pas  les  ouvrages  livrés  aux  pro- 
fanes, au  vulgiire,  si  les  ouvrages  philosophiques 


ou  acroamatiques  ne  sont  pas  les  ouvrages  ré- 
servés à  l'école  et  confiés  aux  disciples  éprouvés, 
que  sont-ils  alors?  Quelle  dill'érenco  y  a-t-il 
entre  les  uns  et  les  autres?  Autant  qu'on  peut 
l'affirmer,  la  différence  ne  porte  point  ici  sur  le 
fond  et  la  nature  même  dos  questions,  bien 
moins  encore  sur  les  lecteurs;  elle  ne  porte  que 
sur  la  forme  et  les  procédés  ac  l'exposition.  Les 
ouvrages  exotériques  et  les  ouvrages  philosophi- 
([ucs  traitent  les  mêmes  matières;  seulement 
dans  les  premiers,  on  ne  donne  que  les  éléments 
les  plus  superficiels,  les  plus  clairs  et  les  plus 
facilement  intelligibles  de  la  discussion  :  on  ré- 
serve pour  les  seconds  les  arguments  difficiles, 
mais  tout-puis.sants.  Dans  les  ouvrages  exotéri- 
ques, on  n'aborde  (jue  les  raisons  extérieures,  en 
quelque  sorte  ;  dans  les  ouvrages  acroamatiques, 
on  s'enfonce  dans  les  raisons  le  plus  intimes  et, 
par  cela  même,  les  plus  décisives.  On  n'y  admet 
que  celles-là,  parce  que  celles-là  seules  sont 
vraiment  dignes  de  la  méditation  du  philosophe. 
Les  autres  ne  vont  bien  qu'au  vulgaire,  ou  aux 
esprits  qu'un  long  exercice  n'a  point  encore  suf- 
fisamment fortifies.  Telle  est  l'explication  la  plus 
plausible  de  ces  deux  mots  cxolérique  et  acroa- 
matique  ou  ésolcrique,  quand  il  s'agit  de  la  doc- 
trine péripatéticienne.  Toute  autre  explication 
est  moins  d'accord  que  celle-là  avec  les  expres- 
sions mêmes  dont  Aristote  se  sert,  et  qui  ne  lais- 
sent pas,  quelque  précises  qu'elles  sont,  d'avoir 
pour  nous  autres  modernes  quelque  obscurité. 
Il  n'y  a  guère  que  pour  les  disciples  directs 
d'Aristote  et  ses  contemporains  qu'elles  devaient 
être  sans  aucun  nuage.  Les  incertitudes  des 
commentateurs  grecs  témoignent  assez  qu'ils 
étaient  presque  aussi  embarrassés  que  nous 
pouvons  l'être  nous-mêmes. 

On  a  cru  aussi  que  la  différence  de  forme  en- 
tre les  ouvrages  exotériques  et  les  ouvrages 
acroamatiques  allait  plus  loin  que  la  gravité 
même  de  l'argumentation.  On  a  cru  que  les  ou- 
vrages exotériques  étaient  sous  forme  dialoguée, 
et  les  autres  sous  forme  purement  didactique. 
Cette  opinion  n'est  pas  dénuée  de  toute  raison; 
mais  il  serait  difficile  de  citer  à  l'appui  des 
faits  entièrement  décisifs.  Rien  dans  Aristote 
lui-même  ne  la  justifie;  et  dans  les  commen- 
tateurs, elle  n'est  pas  positivement  indiquée. 
Ce  n'est  donc  qu'une  conjecture  ingénieuse,  et 
rien  de  plus.  Aristote  avait  fait  des  dialogues, 
le  témoignage  de  Cicéron  et  de  bien  d'autres  est 
incontestable  ;  mais  il  ne  suit  d'aucune  de  ces 
autorités  que  tous  les  ouvrages  exotériques  aient 
été  des  dialogues  à  la  manière  de  Platon.  Le 
dialogue  d'ailleurs  est-il  une  forme  plus  claire 
que  la  discussion  didactique,  quand  on  traite, 
par  exemple,  des  questions  de  l'ordre  de  celles 
qui  remplissent  le  Parménide,  ou  le  Timée,  ou 
même  le  Phcdon,  le  Thcétète  ou  le  Philcbe? 

On  peut  croire  sans  peine  que  les  mots  d't'so- 
térique  et  à'exotérique,  appliqués  à  de  tels  su- 
jets et  à  de  tels  personnages,  Pythagore,  Platon, 
Aristote,  ont  suscité  bien  des  irecherohes  et  bierî 
des  discussions.  Les  anciens  n'en  ont  pas  été 
plus  avares  que  les  modernes.  Nous  ne  mention- 
nerons pas  un  à  un  tous  les  travaux  ;  mais  nous 
citerons  les  plus  récents  qui  résument  tous  les 
autres;  et  d'abord  les  historiens  de  la  philosophie 
dont  nous  avons  parlé  plus  haut  pour  Pythagore 
et  pour  Platon.  Mais  c'est  Aristote  surtout  qui  a 
donné  matière  à  de  longues  recherches.  M.  Stahr, 
dans  le  second  volume  de  ses  ArislotcUa,  p.  234 
(ail.),  a  consacre  à  cette  question  une  discussion 
spéciale,  et  il  a  eu  soin  de  mettre  en  tête  une 
bibliographie  détaillée  et  fort  intéressante.  Enfin 
M.  Ravaisson,  dans  son  Essai  sur  la  Métaphy- 
sique d'Aristote,  t.  I,  ch.  i,  a  traité  ce  point  dii- 


ESPE 


—  468  — 


ESPÊ 


ficile   avec   développement   et  grande   sagacité. 

Voy.  ACHDAMATIQUE.  B.  S. -H. 

ESPACE,  voy.  Étendue. 

ESPÈCES.  Ce  mot  nous  ofTre,  dans  la  termi- 
nologie scientifique  du  moyen  âge,  outre  sa 
valeur  théologique  que  tout  le  monde  connaît, 
une  multitude  de  significations  difTérentes  (voy. 
Jean-Baptiste  Bernard,  Seminarium  totius  phi- 
losophiœ,  \°  Spccies).  Le  plus  souvent,  toute- 
fois, cette  dénomination  représentait,  ce  qu'elle 
représente  encore  aujourd'hui,  le  premier  degré 
de  généralité  auquel  s'élève  l'individu,  le  pre- 
mier des  universaux  reconnus  par  Aristote.  En- 
fin des  pliilosophes  plus  anciens  désignaient  par 
là  une  figure  de  l'objet  connu,  à  l'aide  de  la- 
quelle ils  se  rendaient  compte  de  la  formation 
de  nos  connaissances  ;  c'est  de  Vcspèce  entendue 
dans  ce  dernier  sens  que  nous  allons  nous  oc- 
cuper. 

Pour  expliquer  comment  nous  arrivons  à  con- 
naître les  phénomènes  matériels  avec  lesquels 
nous  sommes  en  rapport,  mais  qu'une  distance 
quelconque  sépare  de  notre  intelligence,  Démo- 
crite,  amené  sans  doute  à  cette  hypothèse  par 
les  images  que  les  corps  polis,  et  en  particulier 
le  globe  de  l'œil,  nous  renvoient,  supposait  que 
les  objets  dont  l'espace  est  peuplé  rayonnent 
sans  cesse  autour  d'eux  des  simulacres  (e'iSw),a) 
qui  en  reproduisent,  comme  dit  Lucrèce,  l'appa- 
rence et  la  forme  {spccicm  ac  formant),  et  qui, 
traversant  les  organes,  vont  s'empreindre  dans 
l'âme.  Cette  théorie,  si  simple  à  la  fois  et  si  gros- 
sière, se  complique  bientôt,  et  prend,  entre  les 
mains  d'Aristote,  un  caractère  plus  scientifique. 
Au  delà  de  l'image  matérielle  et  individuelle 
qu'il  trouve  dans  l'appareil  physique  des  sens,  et 
sur  l'origine  de  laquelle  il  ne  s'explique  point, 
Aristote  reconnaît  dans  l'imagination  une  se- 
conde image  (çâvcaCTfxa) ,  individuelle  encore, 
mais  immatérielle  comme  la  faculté  qui  la  reçoit. 
Cependant  cette  image,  dépourvue  jusque-là  de 
tout  caractère  affirmatif  ou  négatif,  estsaisiepar 
Vîntellect  en  acte,  qui  lui  ôte  ses  propriétés  in- 
dividualisatrices,  et  la  livre,  avec  un  caractère 
de  négation  ou  d'affirmation,  à  Vîntellect  en 
jmissance.  La  connaissance  de  l'objet  représenté 
est  alors  tout  ce  qu'elle  peut  être  pour  nous.  La 
pensée  proprement  dite  suppose  donc  l'imagina- 
tion^ qui,  elle-même,  suppose  la  sensation;  et, 
quoique  sentir  et  penser  soient  deux  faits  diff"é- 
rents,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  celui-là  seul 
est  capable  d'apprendre  et  de  comprendre,  qui  a 
commencé  par  sentir. 

Telles  sont  les  bases  sur  lesquelles  la  subti- 
lité scolastique  a  élevé  la  célèbre  théorie  des 
espèces. 

Un  objet  particulier,  individuel  [singulare 
quid),  placé  dans  des  circonstances  convenables, 
afTecte  le  sens  extérieur.  Cet  objet,  par  sa  vertu 
propre  et  par  l'activité  du  sens  qui  aspire  à  son 
complet  développement,  se  redouble  dans  le  sens 
affecté.  L'image  qui  se  forme  ainsi  est  Vespèce 
impresse  ou  l'impression.  La  relation  de  l'objet 
sensible  et  de  la  sensibilité  ne  s'arrête  pas  là  : 
l'objet  agit,  par  l'espèce  impresse,  sur  le  sens 
intérieur,  dont  l'imagination  ne  semble  être 
qu'une  dépendance.  Ce  nouveau  sens,  qui, 
comme  l'autre,  tend,  à  se  compléter,  unit  son 
action  à  celle  de  l'image  dont  il  est  frappé;  et 
de  ce  commerce  résulte  une  seconde  image,  ex- 
primée en  quelque  sorte  de  la  première  :  c'est 
vespèce  expresse  ou  la  sensation  (Duns-Scot, 
avec  les  Commentaires  de  François  Lychct,  Lyon, 
1639,  t.  V,  1-  partie,  p.  411,  n»  27;  412,  n"  3  ; 
558,  n"  5). 

Ces  deux  images,  impresse  et  expresse,  que, 
selon  quelques-uns,  Duns-Scot  entre  autres,  l'ob- 


jet produit  seul  et  sans  le  concours  du  sujet, 
sont  sensibles  l'une  et  l'autre,  l'une  et  l'autre 
individuelles. 

Ici  se  termine  le  rôle  de  la  sensibilité;  celui 
de  l'intellect  commence.  Pour  quelques  scolasti- 
ques,  l'intellect  est  une  faculté  purement  passive 
et  qui  reçoit,  sans  la  modifier,  l'image  que  l'ima- 
gination lui  transmet.  Pour  la  plupart  d'entre 
eux,  au  contraire,  comme  pour  Aristote,  cette 
faculté  est  double  :  passive  ou  en  puissance, 
d'une  part,  c'est-à-dire  capable  de  recevoir  ce 
qui  lui  sera  livré  ;  dune  autre  part,  active  ou  en 
acte,  c'est-à-dire  contribuant  elle-même  à  son 
propre  perfectionnement.  L'intellect  agent  se  met 
en  rapport  avec  le  fantôme  inscrit  dans  l'imagi- 
nation, ce  trésor,  comme  l'appelle  saint  Thomas, 
des  formes  reçues  par  Vinlermcdiaire  des  sens; 
il  en  exprime  une  dernière  image,  qu'il  dépouille 
de  ses  attributs  physiques,  de  ses  conditions  ma- 
térielles, et  transmet,  ainsi  épurée,  à  l'intellect 
patient  :  de  sensible  qu'elle  était,  l'espèce  est 
devenue  ijilelligible.  A  ceux  qui  contestaient  la 
réalité  et  l'utilité  de  l'espèce  intelligible,  et  qui 
mettaient  directement  l'intelligence  en  rapport 
avec  l'espèce  sensible,  on  répondait  que  le  con- 
cept immatériel  de  l'intelligence  suppose  néces- 
sairement un  objet  immatériel  d'où  ce  concept 
est  tiré,  et  que  le  fantôme,  gardant,  sinon  la 
matière  elle-même  de  l'objet  physique  qu'il  re- 
présente, au  moins  quelques-unes  des  conditions 
de  sa  matérialité^  il  faut  bien  qu'une  autre  image 
lui  soit  substituée  qui  rejette  ce  qu'il  cornserve 
encore  de  matériel. 

La  scolastique  compte  trois  moyens  de  con- 
naître, dont  chacun  est  plus  particulièrement 
assigné  par  elle  à  l'une  des  trois  catégories  d'in- 
telligences que  lui  présente  l'univers.  1°  L'esprit 
connaît  les  choses  extérieures  en  vertu  de  sa 
propre  essence,  en  tant  que  cette  essence  est 
identique  à  celle  de  l'objet  connu  ;  sans  sortir  de 
lui-même.  Dieu,  dont  l'essence  infinie  contient 
en  soi  toutes  les  essences  possibles,  connaît  tout 
ce  qui  est.  Les  anges  aussi  et  les  âmes  séparées 
du  corps  arrivent  par  cette  voie  à  certaines  con- 
naissances; mais  le  cercle  des  notions  qu'ils 
acquièrent  ainsi  est  nécessairement  très-restreint 
(saint  Thomas,  Sujnma  TheoL,  pars  1»,  quœst. 
84,  art.  2).  2"  Pour  les  anges  et  les  âmes  sépa- 
rées, l'acquisition  des  connaissances  que  ne  peut 
pas  leur  donner  la  contemplation  de  leur  propre 
essence,  exige  ou  la  présence  de  l'objet  :  l'objet 
présent  est  directement,  immédiatement  perçu; 
cette  perception  directe,  immédiate  s'appelle  in- 
tuition; ou  une  espèce  exprimée  de  l'objet  lui- 
même  et  non  de  son  fantôme  ;  ou  enfin  une  es- 
pèce innée,  connaturelle,  qu'ils  reçoivent  en 
même  temps  que  leur  nature  intellectuelle  de  la 
munificence  du  Créateur  {Ib.,  quœst.  55,  art.  2). 
3°  L'âme  déchue  (in  statu  lapsœ,  in  statu  lapso, 
in  statu  isto)  n'est  capable,  en  général,  ni  de  la 
connaissance  par  analogie  d'essence,  ni  de  la 
connaissance  par  intuition;  elle  n'entre  en  rap- 
port avec  l'objet  que  par  l'entremise  de  l'espèce 
qui  le  représente. 

Tel  est  le  cours  naturel  des  choses  ;  il  ne  fau- 
drait rien  moins  qu'un  miracle  pour  le  changer, 
Dieu  seul  peut,  s'il  le  veut,  substituer  son  action 
propre  à  celle  de  l'espèce,  et  produire  immédia- 
tement dans  l'esprit  de  l'homme  le  concept 
abstrait  d'un  objet  quelconque.  Aussi  quelques 
docteurs  pensaient-ils  que  pour  l'homme  sur  la 
terre,  pour  le  voyageur,  les  phénomènes  maté- 
riels sont  exclusivement  l'objet  de  la  connais- 
sance naturellement  acquise,et  que  les  êtres  spi- 
rituels. Dieu  entre  autres,  et  la  substance  sépa- 
rée du  corps,  ne  tombant  point  sous  le  sens,  ne 
sont  connues  de  nous  qu'à  l'aide  d'une  révélation 


ESPÊ 


—  469  — 


ESPR 


spéciale  qui  les  proporiionne  à  notre  force  intel- 
lectuelle. 

Il  y  a  cependant  des  faits  que  nous  connais- 
sons naturellement  sans  l'intervention  de  l'es- 
pèce :  ce  sont  ceux  que  saisissent,  soit  le  raison- 
nement, comme  la  conséquence  que  nous  dédui- 
sons du  principe,  l'cfTet  que  nous  apercevons 
dans  la  cause  ;  soit  la  réflexion  ;  de  ce  nombre 
est  l'espèce  intelligible,  dont  nous  ne  prenons 
connaissance  ((u'en  ramenant  l'intelligence  sur 
ses  propres  modifications. 

Ce  que  nous  voyons  avant  tout  dans  l'espèce 
intelligible,  ce  n'est  donc  pas  l'espèce  elle-même; 
c'est  l'objet  gui  y  reluit.  Mais  comment  cet  objet 
nous  est-il  donné?  C'est  une  question  de  savoir 
si  l'individualité  pénètre  jusqu'à  l'intelligence. 
Nous  parlons  de  l'individu,  il  est  vrai  :  nous  le 
comparons  au  genre  et,  jiar  conséquent,  nous  en 
devons  avoir  quelque  idée.  Cependant,  au  fond, 
l'individu  véritable  n'e.\iste  que  pour  les  sens  et 
l'imagination  ;  l'intelligence  ne  le  connaît  pas. 
Pour  arriver  jusqu'à  elle,  il  faut  que  le  singulier 
laisse  en  chemin  tout  ce  qui  le  particularise, 
qu'il  se  fasse  genre  en  quelque  sorte,  qu'il  né 
conserve  que  ses  qualités  définissables,  son  71100! 
quid  est,  ses  gitiddilcs  en  un  mot.  Pourquoi? 
c'est  que  le  semblable,  ccmme  pensaient  les 
anciens,  est  connu  par  le  semblable  (siryiile  si- 
mili cognoscilu)),  et  que  l'intelligence  se  distin- 
gue du  .sens,  précisément  en  ce  que  le  sens  est 
la  faculté  de  l'individuel,  tandis  que  l'intelligence 
est  la  faculté  de  l'universel. 

Les  universaux  seuls  arrivent  jusqu'à  l'esprit; 
mais  ces  universaux.  qui  ont  plus  ou  moins 
d'extension,  suivent,  pour  s'y  établir,  un  ordre 
progressif.  Les  uns  sont  la  connaissance  primitive 
[primum  iniellectum)-^  les  autres,  la  connaissance 
ultérieure (sccundum  intellectum) .Le même ohiet 
d'ailleurs  donne  lieu,  tantôt  à  la  connaissance 
ultérieure,  tantôt  à  la  connaissance  primitive;  on 
va  comprendre  pourquoi  et  comment. 

La  connaissance  s'offre  à  nous  sous  deux  aspects 
divers  :  ou  elle  est  confuse,  ou  elle  est  distincte. 
La  connaissance  confuse  par  laquelle  s'ouvre  la 
vie  intellectuelle,  est  complexe;  elle  comprend 
plusieurs  notions  formées  simultanément  ;  la 
connaissance  distincte  par  laquelle  la  vie  intel- 
lectuelle se  couronne,  est  plus  ou  moins  simple; 
elle  ne  donne  qu'une  notion  à  la  fois.  S'agit-il 
de  la  connaissance  confuse?  Le  premier  objet  de 
la  pensée  sera,  puisque  l'individuel  ne  va  pas  au 
delà  de  l'imaginatioii,  le  moins  compréhensible 
des  universaux,  la  généralité  immédiatement 
extraite  de  l'individualité  {species  specialissima). 
S'agit-il  de  la  connaissance  distincte?  Le  progrès 
a  lieu  en  sens  inverse.  Au  lieu  de  monter  de 
l'espèce  la  plus  étroite  au  genre  le  plus  vaste, 
nous  descendons  du  genre  le  plus  vaste  à  l'espèce 
la  plus  étroite.  De  là  la  double  place  que  les 
docteurs^  assignent,  dans  leur  généalogie  scien- 
tifique, à  la  science  des  principes,  à  la  métaphy- 
sique. Au  point  de  vue  de  la  connaissance  contuse, 
la  métaphysique  naît  après  toutes  les  autres 
sciences;  on  est,  dans  cet  ordre  de  choses, 
physicien,  géomètre,  sans  être  métaphysicien. 
Au  point  de  vue  de  la  connaissance  distincte, 
elle  apparaît  nécessairement  la  première;  sans 
une  métaphysique  préalable,  point  de  véritable 
physique,  point  de  géométrie  qui  mérite  ce  nom. 

Mais  que  deviennent  ces  espèces  au  milieu  des 
circonstances  diverses  où  la  vie  et  la  mort  placent 
l'intelligence?  Les  espèces  sont  indélébiles:  une 
fois  en  possession  de  l'esprit,  elles  ne  le  quittent 
plus;  que  nous  y  pensions  ou  non,  elles  n'en 
sont  pas  moins  présentes.  Si,  dans  une  foule 
d'occasions,  l'oubli  semble  nous  les  enlever,  c'est 
que,  dans  cette  vie,  l'intellect,   enchaîné   aux 


organes,  ne  saisit  l'espèce  qu'avec  le  secours  du 
fantôme  qui  lui  correspond,  et  ce  fantôme,  vu 
la  mobilité  du  sens  qui  le  reçoit  et  le  conserve, 
s'oblitère  souvent  et  s'efl'ace.  Lorsque  l'âme  quitte 
son  enveloppe  matérielle,  do  nouvelles  espèces 
lui  deviennent  nécessaires  pour  connaître  les 
objets  qu'elle  n'a  perçus  jusque-là  qu'à  travers 
la  matière;  et  ces  espèces  nouvelles  lui  sont 
infuses  par  la  toute-puissance  de  Dieu  ;  mais  les 
premières  persistent;  elle  les  retrouvera,  à  la 
(in  des  siècles  et  quand  elle  reprendra  son  corps, 
pour  connaître  les  phénomènes  comme  elle  les 
aura  connus  pendant  sa  vie  terrestre. 

On  peut  consulter,  outre  les  écrivains  cités 
dans  le  cours  de  cet  article  et  ceux  qui,  comme 
Occam  et  Gabriel  Biel,  les  ont  combattus  :  Male- 
branche,  de  la  Recherche  de  la  vérité,  liv.  Il, 
2'-'  partie,  ch.  11,  et  Thomas  Reid,  Essais  sur  les 
facultés  de  l'esprit  humain,  essai  II,  ch.  viii. 

A.  Ch. 

ESPRIT.  On  entend  aujourd'hui  en  philosophie 
par  esprit  ou  esprit  pur,  ce  qui  est  en  soi,  sans 
aucune  forme  sensible,  sans  aucune  des  propriétés 
de  la  matière,  et  qui  n'a  de  commun  avec  eHe 
que  l'existence  et  la  durée  comme  substance  et 
comme  cause  ;  un  être  incorporel,  capable  de  se 
manifester  ou  de  se  révéler  par  des  phénomènes 
qui  ne  peuvent  être  ramenés  à  aucune  des  di- 
mensions de  l'étendue.  Cette  définition,  presque 
entièrement  négative,  s'éclaircira  et  se  complé- 
tera par  les  considérations  qui  suivent. 

Le  mot  esprit,  de  spir-ilus,  souffle,  en  ^rec 
Tiv£0(Aa,  n'a  pas  toujours  eu  un  sens  ainsi  déter- 
miné. Chez  les  anciens,  il  exprimait  particulière- 
ment le  souffle  de  la  vie,  ce  que  l'être  animé 
semble  exhaler  par  son  dernier  soupir.  De  itvsiv, 
respirer,  on  a  dit  év.TtveTv,  expirer,  dans  les  deu.x 
sens  de  ce  mot  en  français,  et  par  suite  à^ievat 
TÔ  uveùtia,  reddere  ou  emittere  spiritum,  rendre 
Vesprit. 

Mais  ce  mot  ainsi  employé  exprime  ou  une 
métaphore  ou  une  hypothèse  :  une  métaphore, 
si  l'on  veut  dire  que,  la  respiration  étant  la  con- 
dition ou  le  siège  de  la  vie,  le  principe  vital  peut 
être  assimilé  à  ce  qui  respire  en  nous;  une 
hypothèse,  si  l'on  conçoit  que  ce  principe  même 
soit  réellement  quelque  chose  de  subtil  et  d'im- 
palpable comme  le  souffle,  circule  dans  l'intérieur 
du  corps,  se  meuve  dans  le  mouvement  de  la 
respiration.  C'est  dans  ce  dernier  sens  que  l'en- 
tendaient les  naturalistes  de  l'antiquité  (Arist., 
Hist.  anim.,  lib.  I,  c.  xvii;  de  Mundo,  lib.  IV; 
de  Spiritu,  lib.  III,  c.  vi; — Cic.  de  Nat.  Deorum, 
lib.  II,  c.  Lv  ;  —  Galen.,  Op.  Hipp.  et  Plat.,  lib.  lY). 

Lors  donc  que  les  mots  nvBV[i.a.  et  spirilus 
sont  employés  par  les  anciens  comme  noms  d'un 
principe  interne  de  la  nature  animée,  ils  dé- 
signent éminemment  la  vie,  ou  ce  principe  diver- 
sement appelé  que  ne  rejettent  point  les  physio- 
logistes modernes.  C'est  substantiellement  ce  qui 
distingue  l'organique  animé  de  l'inorganique  et 
de  l'inanimé,  même  dans  la  pensée  de  ceux  qui 
ne  s'expliquent  point  sur  la  nature  intime  de  ce 
principe.  Ce  n'est  pas  que  l'antiquité  ignorât  ab- 
solument l'idée  que  la  philosophie  de  nos  jours 
rend  par  le  mot  esprit;  mais,  en  général,  elle 
exprime  autrement  cette  idée;  elle  la  figure  par 
d'autres  métaphores  ou  en  détermine  l'objet  par 
d'autres  caractères. 

L'esprit  de  l'homme,  dans  le  sens  aujourd'hui 
vulgaire  du  mot,  et  comme  l'entendent  les  so- 
ciétés actuelles,  généralement  spiritualistes  au 
moins  par  le  langage,  était  exprimé  chez  les  Grecs 
ou  par  <}'v/.^j  ou  plus  proprement  par  voùç,  et 
chez  les  Latins  par  mens  et  quelquefois  animus. 
W^X^,  Vâme  des  Grecs,  est  à  la  fois  et  le  principe 
de  la  vie  et  du  mouvement,  et  celui  de  la  pensée, 


ESPR 


—  470 


ESPR 


Vanima  des  Latins  et  des  scolastiqucs,  le  sujet 
du  traité  de  VAmc  d"Aristote.  Mais  celte  âme 
peut  être  considérée  dans  ses  diverses  facultés 
ou  fonctions,  dans  les  diverses  régions  qu'elle 
animcj  ou,  si  l'on  veut,  dans  ses  diverses  parties, 
et  alors  elle  est  comme  multiple;  triple  dans 
Platon,  quintuple  dans  Aristote.  Toutefois  l'un  et 
l'autre,  dans  l'âme,  dans  ce  principe  de  l'être 
animé,  la  source  ou  le  siège  de  toutes  les  affec- 
tions morales,  distinguent  une  âme  pensante,  une 
âme  raisonnable  ou  rationnelle,  tô  riyEaovixov  ou 
rysiiovoùv,  où  résident  toutes  les  idées  et  toutes 
les  facultés  comprises  sous  le  nom  de  raison 
(tô  vo£pôv,  voTiTixàv.  S'.avoYiTtxàv,  ).0Yix6v)  {Timée, 
ch.  xù,  xLiv  et  passim;  Rcpubl.,  liv.  IV  et  IX: 
Plihlrc' \tassim  ;  de  V Ame.  liv.  II.  ch.iv  et  passim; 
Po^iV.,  iib.  I,  0.  Il,  §  11).  ' 

C'est  dans  sa  fonction,  faculté  ou  partie  intel- 
ligente que  l'âme  ou  plutôt  la  notion  ancienne 
de  l'âme  se  rapproche  de  la  notion  moderne  de 
l'esprit,  quoique  la  conscience  de  la  sensation  et 
de  la  passion  réclame  l'unité  spirituelle  aussi 
tien  que  la  pensée. 

La  <^yyr\  de  Platon  est  incorporelle,  en  quelque 
sorte  une  matière  incorporelle,  une  essence  éten- 
due et  divisible,  dont  la  portion  la  plus  pure,  la 
plus  subtile,  l'àme  intelligente  et  immortelle, 
guide  tout  le  reste,  et  résulte  elle-même  du  mé- 
lange de  deux  essences  éternelles,  l'une  principe 
de  l'intelligence,  l'autre  principe  de  la  matière; 
mais  l'élément  intelligent  y  domine;  c'est  dans 
l'âme  supérieure  ce  qui  approche  le  plus  de  la 
nature  des  idées.  C'est  ailleurs  la  <ii\}yri,  l'âme 
tout  entière  que  Socrate  dans  le  Phéàon  déclare 
immortelle.  La  •^\>yrt  d'Aristote  est  sinon  cor- 
porelle, du  moins  inséparable  du  corps.  Elle 
n'est  point  le  corps,  mais  elle  n'est  point  sans  le 
corps,  Dieu  seul  étant  incorporel.  Elle  n'est  point 
substance,  mais  forme,  elle  est  l'unité  simple  qui 
donne  au  corps  l'action,  «  la  réalisation  actuelle, 
l'acte  (entéléchie)  d'un  corps  naturel  qui  a  la  vie 
en  puissance.  »  Mais  cette  âme,  qui  ressemble 
beaucoup  à  la  vie.  contient  cependant  un  intellect 
qui  la  conduit.  Elle  n'est  pas  seulement  sensible 
et  passionnée,  elle  est  rationnelle  ou  connaissante. 
Elle  l'est,  grâce  à  un  intellect  actif  qui  est  en  elle, 
qui  peut  en  être  séparé,  principe  immortel,  mais 
par  lui-même  sans  souvenir,  parce  qu'il  est  im- 
passible {de  Anima,  lib.  III,  c.  v). 

On  le  voit  cependant,  ni  l'âme  de  Platon,  ni 
l'âme  d'Aristote.  n'est  exactement  l'esprit  comme 
le  définit  la  philosophie  moderne.  Seulement 
dans  l'une  et  dans  l'autre  subsiste  un  principe 
supérieur,  qui  est  celui  de  l'intelligence. 

L'esprit  humain  n'est  pas  la  seule  intelligence. 
Il  vient  d'une  intellige:i:e  suprême  qui  n'est  point 
soumise  aux  mêmes  conditions,  quoique,  par 
l'essence,  ou  du  moins  par  des  propriétés  qui 
leur  sont  communes,  elle  puisse  être  appelée  du 
même  nom.  Au-dessus  de  l'âme  humaine,  au- 
dessus  de  l'âme  du  monde,  admise  quelquefois 
comme  le  principe  immédiat  et  universellement 
répandu  de  la  vie  de  la  nature  entière,  l'antiquité 
savante  concevait  une  intelligence  supérieure  à 
tous  ces  principes  secondaires,  et  cause  de  l'ordre 
du  monde.  C'est  encore  un  voO;  ;  c'est  l'agent 
divin  que  révélait  Anaxagore,  et  dont  Pythagore 
attestait  avant  lui  la  simplicité,  en  l'appelant  la 
monade  qui  remplit  l'univers.  Ce  voO;  est  aussi 
pour  Platon  la  source  du  principe  divin  déposé 
dans  l'âme  humaine.  Le  dieu  d'Aristote  est  in- 
telligent aussi  dans  son  immobilité;  il  se  connaît, 
s'il  ne  connaît  pas  le  monde  [Mélaphys.,  liv.  XIl^ 
ch.  VII  etix).  Il  est  la  pensée  pure,  vôriiiç,  moteur 
supérieur  et  suprême  objet  de  l'intelligence  ou 
de  la  raison  qui  est  dans  l'âme,  et  qui  en  tant 
qu'active  est  impérissable. 


Nous  avons  appelé  esprit  ce  que  les  Grecs  ap- 
pelaient inlelligence.  Ils  n'ont  point  songé  à  re- 
présenter ce  principe  par  les  métaphores  em- 
pruntées du  souffle;  mais  les  Latins  ont  fait  un 
pas  dans  ce  sens.  Leur  langue  offre  des  exemples 
du  mot  spiriliis  employé  pour  exprimer  le  moral 
de  l'homme.  On  trouve  dans  Cicéron  regius 
spiritus  (//  de  Lege  agr.,  c.  xciii);  dans  Ce.sar, 
l'iducia  ac  spiritus  {Dell,  civ.,  lib.  III,  c.  Lxxii); 
dans  Horace,  avidits  spiritus  [Carm.,  lib.  II, 
ode  II).  On  rencontrerait  également  dans  notre 
langue  des  exemples  de  ses  meilleurs  temps, 
où  le  mot  esprit,  surtout  le  pluriel  esprits,  est 
employé  métaphoriquement,  comme  le  nom  de 
quelque  principe  physique  de  la  vie,  nom  appliqué 
également  à  la  représentation  des  phénomènes  de 
la  vie  morale.  Mais  si  la  philosophie  antique  et 
la  philosophie  moderne  ne  se  servent  pas  de  la 
même  expression,  l'une  et  l'autre,  en  parlant 
soit  de  l'intelligence,  soit  de  l'esprit,  parlent  de 
la  même  chose.  Elles  veulent  dire  soit  le  prin- 
cipe indivisible  dans  l'homme,  soit  le  principe 
indivisible  de  l'univers. 

En  effet,  il  y  a  dans  l'homme  un  phénomène 
qui  se  nomme  la  connaissance.  Ce  qui  connaît 
en  lui,  ou  le  sujet  de  la  connaissance,  est  quelque 
chose  dont  aucun  phénomène  externe  ou  sensible 
ne  donne  une  idée.  Mais  dans  tous  les  cas  cette 
chose,  cette  substance,  ce  principe,  défini  ou 
plutôt  désigné  par  son  caractère  distinctif,  par 
sa  faculté  éminente,  par  sa  manifestation  propre, 
est  bien  un  principe  intelligent.  Il  y  a  dans 
l'homme  un  principe  intelligent,  ou  l'homme  est 
une  intelligence. 

Or  le  monde,  en  y  comprenant  l'homme  qui 
semble  le  réfléchir,  et  qui  le  conçoit  en  le  per- 
cevant; le  monde,  soit  par  l'ordre  qui  y  règne, 
soit  par  son  aptitude  à  être  connu,  soit  enfin  par 
l'existence,  dans  son  propre  sein,  d'une  infinité 
de  puissances  intelligentes  qui  le  connaissent, 
atteste  également  l'action  d'une  intelligence,  su- 
prême unité,  qui  le  connaît  tout  entier,  qui  réalise 
l'ordre  en  pensant  l'ordre.  Rien  n'est  que  comme 
elle  le  conçoit,  et  le  néant  n'est  que  la  contra- 
diction avec  la  pensée  éternelle.  L'harmonie  de 
la  nature  et  de  l'esprit  humain  est  le  gage  et  la 
marque  de  cette  unité  infinie  qui  les  comprend 
l'une  et  l'autre.  Dieu,  ainsi  que  l'homme,  est 
donc  une  intelligence. 

Les  modernes  disent  plus  communément  : 
L'homme  est  un  esprit.  Dieu  est  un  esprit.  On 
doit  remarquer  que  cette  expression  tend  à  dé- 
finir ou  du  moins  à  caractériser  l'essence  même 
du  principe  intelligent,  que  les  anciens  dési- 
gnaient par  ses  eflets  plus  que  par  sa  nature, 
plutôt  comme  faculté  que  comme  substance.  Cette 
distinction  n'est  pas  indifférente.  Toute  tentative 
pour  exprimer,  pour  indiquer  seulement,  et 
même  par  figure,  la  nature  des  choses,  est  hasar- 
deuse, et  ne  peut  qu'imparfaitement  réussir.  Au 
point  de  vue  de  l'essence,  nulle  définition  n'est 
adéquate.  Dans  cet  effort  vers  la  connaissance 
parfaite  de  l'esprit,  dans  ce  passage  de  la  faculté 
a  la  nature,  de  la  propriété  à  l'être,  ou,  pour 
parler  comme  les  scolastiqucs,  de  la  forme  à  la 
matière,  ou,  pour  parler  comme  Kant,  du  phé- 
nomène au'noumène,  la  raison  humaine  et  le 
langage  humain  ont  eu  des  erreurs  à  encourir, 
des  obscurités  à  traverser,  des  lacunesà  constater, 
des  ignorances  à  reconnaître.  Ce  n'est  pas  du 
premier  coup,  ce  n'est  pas  d'abord  avec  une 
rigueur  scientifique,  ce  n'est  jamais  avec  une 
exactitude  parfaite,  que  l'on  peut  comprendre 
et  rendre  la  différence  fondamentale  qui  sépare 
l'être  qui  connaît  de  l'être  qui  est  senti.  Habitué, 
par  la  vie  de  chaque  jour,  à  regarder  ce  dernier 
comme  la  seule  forme  de  la  réalité,  on  est  sans 


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cesse  retombé  dans  ces  équivoques  d'expres- 
sions, dans  cette  phraséologie  figurée  qui  ma- 
térialise l'incorporel  et  substitue  des  images 
défectueuses  aux  pures  conceptions  do  la  pensée. 
Les  chrétiens,  je  parle  des  Pores  de  l'Église, 
ne  sont  pas  restés  en  général  au-dessous  des 
idées  de  l'anticiuité  ;  non  qu'il  ne  lût  possible  de 
trouver  çà  et  la,  soit  dans  leurs  ouvrages,  soit 
même  dans  leur  langue  mystique,  des  expressions 
incertaines,  ambiguës,  qui  ne  paraissent  pas  ri- 
goureusement conformes  à  la  doctrine  de  l'esprit 
pur  :  on  sait,  par  exemple,  que  TertuUien  n'a 
jamais  pu  comprendre  qu'aucune  chose,  que  Dieu 
même  fût  incorporel  :  saint  Hilaire  ne  l'a  compris 
que  pour  Dieu  seul  ;  d'autres  moins  célèbres  ont 
cru  qu'il  fallait  que  tout  ce  qui  est  créé  eût  un 
corps;  c'était  même  une  idée  des  anciens  {Tim., 
c.  xxvui).  Mais,  si  l'on  écarte  les  exceptions  pour 
considérer  l'ensemble,  l'idée  de  la  spiritualité 
est  partout  présente  dans  le  christianisme.  La 
parfaite  simplicité  de  l'essence  divine  est  presque 
un  dogme.  11  suffit  de  citer  les  nom  d'Origène, 
de  Cyrille  d'Alexandrie,  de  saint  Ambroise,  de 
saint  Augustin.  D'ailleurs,  un  mot  suffit.  Le  Christ 
dit  à  la  Samaritaine  :  «  Dieu  est  esprit  :  rCveùjxa 
0  ©soi;  (Jean,  ch.  iv,  *.  24).  Ce  n'est  pas  tout  :  la 
croyance  dans  certains  êtres  invisibles,  impal- 

f>ables,  qui  ne  déplacent  rien  dans  l'espace,  ou 
a  croyance  aux  esprits,  est  une  croyance  chré- 
tienne. Les  anges  sont  des  esprits  chargés  d'une 
mission,  >,s'.ToupYixà  TrvsûaaTa  {Ucbr.j  c.  i,  1. 14). 
Que  l'àmc  humaine  lut  essentiellement  esprit 
ou  quelque  chose  d'incorporel,  c'est  ce  que  le 
christianisme  philosophique  a  généralement  re- 
connu et  proclamé.  Dieu  doit  être  adoré  e«  esprit 
et  en  vérité,  èv  irvîûaari  xai  àXyîOîia  (Jean,  ch.  iv, 
♦.  24);  que  la  grâce  du  Christ  soit  avec  votre 
esprit,  asxà  toù  7;vîU(AaT0(;  ùjAciv  (GalaL,  ch.  vi, 
«-.18;  //  Tim.,  ch.  iv,  t.  22).  La  lutte  de  la  chair 
et  de  l'esprit  est  partout  présentée  comme  celle 
de  deux  substances  opposées.  Sans  doute  les 
écrivains  chrétiens  ne  se  font  pas  toujours  une 
idée  rigoureuse  de  la  parfaite  simplicité  de 
l'esprit;  ils  se  souviennent  trop  quelquefois 
qu'esprit  est  aussi  le  nom  d'un  air  subtil,  d'un 
corps  impalpable.  Les  noms  figurés  ne  pénètrent 
pas  impunément  dans  le  langage  de  la  science, 
et  ce  n'est  qu'à  la  longue  que  les  notions  qu'ils 
expriment  se  dégagent  tout  à  fait  du  sens  qu'y 
attachait  l'imagination  avant  de  les  céder  à  la 
raison.  Mais  je  crois  vrai  que  c'est  au  langage 
traditionnel  du  christianisme  que  nous  devons, 
non  pas  l'idée  d'immatérialité,  mais  l'emploi  du 
mot  esprit  pour  la  rendre.  En  théologie,  on  a, 
conformément  aux  expressions  de  saint  Paul, 
distingué  l'âme  de  l'esprit;  l'homme  spirituel 
n'est  pas  l'homme  animal  (/  Corinlh..  ch.  xv, 
t.  43).  Saint  Thomas  dit  avec  raison  (Summa 
Thcol.,  pars  1",  quœst.  76,  art.  1)  :  «  Nomine 
spiritus  significatur  immaterialitas  divinœ  sub- 
stantiae.  Spiritus  enim  corporeus  invisibilis  est 
et  parum  habet  de  materia;  unde  omnibus  sub- 
stantiis  immaterialibus  et  invisibilibus  hoc  nomen 
attribuitur.  » 

C'est  la  théologie  scolastique  qui  a  défini- 
tivement arrête  le  langage  de  la  religion,  et  elle 
a  puissamment  influé  sur  la  formation  du  lan- 
gage philosophique.  On  a  souvent  cru  retrouver 
l'origine  de  la  philosophie  scolastique  dans  Jean 
Damascène.  Il  enseignait  au  viii«  siècle  que 
l'âme  était  un  esprit  (uvcùixx  xai  ^  ^\)xr\),  et  il 
ajoutait  que  le  même  mot  désignait  Dieu^  l'ange, 
le  démon,  un  souffle,  un  air,  un  vent.  L'intel- 
ligence aussi,  dit-il  (de  Fid.,  lib.  I,  c.  xviii),  est 
esprit  (y.ai  voO;  -TivEùtJLa  ),sy£Tai).  Voilà  le  langage 
ancien  et  le  langage  moderne  qui  se  joignent. 
La   théologie    scolastique    n'est  qu'un   effort 


presque  contmucl  pour  concilier  le  christianismo 
et  le  péripatélisme.  La  notion  de  la  spiritualité 
pure  ne  s'accorde  pas  toujours  aisément  avec  les- 
formes  arislotéli([UPs  ;  mais  la  plupart  des  sco- 
lastiqucs,  et  notamment  saint  Thomas  d'Ac[uin,. 
ont  à  cet  égard  un  parti  pris,  une  volonté  ab- 
.solue,  qui  triomphe  suljlilement  de  toutes  les 
difficultés.  «  Dieu,  dit-il,  est  seul  l'acte  pur  et 
infini.  Les  substances  intellectuelles  sont  com- 
posées, elles  le  sont  de  l'acte  et  de  la  puissance,  . 
mais  non  de  la  matière  et  de  la  forme.  Elles  sont 
donc  immatérielles  (quoiqu'elles  ne  soient  pas- 
simples).  L'àmc  est  l'acte  du  corps,  elle  s'unit 
au  corps  comme  une  forme;  mais  comme  in- 
telligence et  esprit,  elle  est  incorporelle  et  sub- 
sistante {est  incorporea  et  subsisle7is  anima  hu- 
mana,  quœ  dicitur  intellectus  et  mens).  Pas 
plus  que  l'ange,  elle  n'a  une  matière  dont  elle 
soit;  mais,  à  la  différence  de  l'ange,  elle  est  la 
forme  d'une  matière.  Elle  s'unit  au  corps  comme 
une  forme,  et  c'est  Tàme  intellectuelle  {anima 
intellectiva)  qui  s'acquitte  des  fonctions  de  l'âme 
végétative  et  sensitive;  il  n'y  a  qu'une  àme.  « 
{Summa  Theol.,  pars  1»,  quœst.  75,  art.  1  et  5; 
quœst.  76,  art.  1,  2.  3.)^ 

Sous  les  formes  cle  l'école,  on  doit  reconnaître 
ici  un  sévère  spiritualisme.  C'était  une  idée  toute 
chrétienne,  quoique  l'Église,  en  ce  qui  touche 
l'âme,  n'en  fasse  pas  un  article  de  foi.  Mais 
cette  idée  ne  s'est  élevée  à  l'état  de  théorie 
régulière  qu'à  la  naissance  de  la  philosophie 
moderne. 

C'est  Descartes  enfin  qui  a  donné  à  cette  idée 
sa  détermination  dernière;  c'est  lui  qui,  de 
l'aveu  des  écossais,  a  le  premier  établi,  d'une 
manière  péremptoire,  la  doctrine  de  l'esprit,  ou 
la  philosophie  qui  distingue  essentiellement  et 
substantiellement  l'être  pensant  de  l'être  perçu, 
ce  qui  connaît  de  ce  qui  est  ou  peut  être  senti 
(Dugald  Stewart,  Philosophie  de  l'esprit  hu- 
main, introd.,  note  A).  Voici  sur  quelle  dis- 
tinction fondamentale  repose  le  spiritualisme  de 
Descartes. 

Avant  lui,  il  était  peu  d'esprits  qui  s'arrê- 
tassent à  penser  ce  que  c'était  que  l'âme,  ou 
bien,  si  l'on  s'y  arrêtait,  on  s'imaginait  qu'elle 
était  quelque  chose  d'extrêmement  subtil,  comme 
un  vent,  une  flamme  ou  un  air  très-délié.  C'est 
encore  ainsi  qu'en  juge  vaguement  le  commun 
des  intelligences.  Quant  au  corps,  on  a  toujours 
cru  en  avoir  une  idée  parfaitement  nette;  en 
réfléchissant  sur  cette  idée,  on  eût  entendu,  par 
le  nom  de  corps,  tout  ce  qui  peut  être  terminé 
par  quelque  figure,  compris  en  quelque  lieu, 
remplir  un  espace  à  l'exclusion  de  tout  autre 
objet,  être  senti  par  l'attouchement  ou  saisi  par 
tel  autre  de  nos  sens,  mû  en  plusieurs  façons, 
non  par  lui-même,  mais  par  quelque  chose  d'é- 
tranger duquel  il  soit  touché.  Tel  est  mon  corps^ 
et  si  je  définis  ainsi  le  mien,  je  remarque  que 
cette  définition  n'épuise  pas  tout  ce  que  je  suis. 
On  me  dit  que  j'ai  une  âme  dont  la  fonction  est 
d'abord  la  nutrition  et  le  mouvement;  mais  tout 
cela  suppose  le  corps.  Un  autre  attribut  de  l'âme, 
c'est  de  sentir;  mais  on  ne  peut  non  plus  sentir 
sans  le  corps.  «  Un  autre  enfin  est  de  penser, 
et  je  trouve  ici  que  la  pensée  est  un  attribut 
qui  m'appartient;  elle  seule  ne  peut  être  détachée 
de  moi.  Je  suis,  j'existe,  cela  est  certain;  mais 
combien  de  temps?  autant  de  temps  que  je 
pense....  Je  suis  une  chose  vraie  et  vraiment 
existante;  mais  quelle  chose?  Je  l'ai  dit,  une 
chose  qui  pense.  »  {Médit.,  II,  4-7.) 

Il  suit  de  là  que  je  ne  suis  certainement  que 
parce  que  je  pense  certainement.  Or  ce  qui  est 
une  substance,  et  une  substance  qui  pense,  ne 
se  connaît  que  par  sa  pensée;  elle  connaît  mani- 


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festement  que  pour  être  elle  n'a  pas  besoin 
d'extonsion,  do  figure,  d'occuper  aucun  lieu.  El 
comme  nous  n'avons  point  d'autre  marque  pour 
reconnaître  qu'une  substance  diffère  d'une  au- 
tre, que  de  ce  que  nous  comprenons  l'une  indé- 
pendamment de  l'autre,  comme  nous  pouvons 
comprendre  clairement  une  substance  qui  pense 
et  qui  ne  soit  pas  étendue,  et  une  substance 
étendue  qui  ne  pense  pas,  ces  deux  substances 
demeureront  toujours  distinctes  {Lettre  à  Ré 
gius,  t.  VIII,  p.  630  de  l'édition  des  Œuvres 
complètes  de  Descaries,  publiées  par  V.  Cousin). 
«  Il  ne  répugne  point  que  j'écrive  maintenant 
ou  que  je  n'écrive  pas;  mais  lorsqu'il  s'agit  de 
l'essence  d'une  chose,  il  est  tout  à  fait  absurde, 
et  même  il  y  a  de  la  contradiction,  de  dire  qu'il 
ne  répugne  point  à  la  nature  des  choses  qu'elle 
soit  d'une  autre  façon  qu'elle  n'est  en  efTet,  et  il 
n'est  pas  plus  de  la  nature  d'une  montagne  de 
n'être  point  sans  vallée,  qu'il  est  de  la  nature  de 
l'esprit  humain  d'être  ce  qu'il  est....  Je  suis  le 
premier  qui  aie  considéré  la  pensée  comme  le 
principal  attribut  de  la  substance  incorporelle, 
et  l'étendue  comme  le  principal  attribut  de  la 
substance  corporelle....  Par  ce  mot  d'attribut,  on 
entend  une  chose  qui  est  immuable  et  insé- 
parable de  l'essence  de  son  sujet,  comme  celle 
qui  la  constitue,  et  qui  pour  cela  même  est  op- 
posée au  mode....  Lorsqu'il  s'agit  d'attributs  qui 
constituent  l'essence  de  quelques  substances,  il 
ne  saurait  y  avoir  entre  eux  de  plus  grande 
opposition  que  d'être  divers.  »  [Lettres  à  Bégius, 
t.  X,  p.  70.) 

C'est  ainsi  et  dans  ces  termes  mêmes  que  Des- 
cartes a  établi  cette  doctrine  adoptée  généra- 
lement sur  son  autorité,  ce  dualisme,  ou  cette 
distinction  des  deux  substances,  qui,  l'une  et 
l'autre,  subsistent  par  elles-mêmes,  mais  dont 
l'une  a  par  essence  retendue  et  l'autre  la  pensée, 
attributs  incompatibles  par  cette  seule  preuve, 
toute  cartésienne,  que  l'esprit  comprend  clai- 
rement l'une  sans  l'autre.  C'est  ainsi  que  Des- 
cartes a  fixé  la  véritable  notion  de  l'esprit  pur, 
sans  l'appeler  constamment  de  ce  nom  ;  car  de 
son  temps  esprit  désignait  encore  quelquefois 
tout  ce  qui  est  subtil,  pénétrant,  impalpable, 
témoin  ces  esprits  animaux  qui  jouent  un  si 
grand  rôle  dans  sa  physiologie,  et  qu'il  appelle 
indifféremment  un  air,  une  flamme,  une  liqueur 
(Description  du  corps  humain,  préf.,  t.  IV, 
p.  435;  l'Homme,  t.  IV,  p.  345  ;  Réponses  aux 
quatrièmes  objections,  t.  II,  p.  52).  Cependant 
il  veut  se  délivrer  du  nom  équivoque  de  rame, 
dont  les  auteurs  ont  fait  le  principe  actif  dé 
l'organisme,  et  pour  âter  cette  équivoque  et  am- 
biguïté, il  préfère  le  Jiom  d'esprit  {Réponses  aux 
cinquièmes  objections,  t.  II,  p.  253). 

On  peut  trouver  que  Descartes  est  allé  trop 
loin  en  disant  que  l'âme  n'est  rien  que  pensée  et 
le  corps  rien  qu'étendue.  L'àme  et  le  corps  sont 
encore  autre  chose;  mais  il  est  vrai  que  l'âme  se 
manifeste  éminemment  par  la  pensée  et  que  le 
premier  phénomène  du  corps  est  l'étendue. 

Un  moins  grand  philosophe,  un  plus  grand 
écrivain  que  Descartes,  Malecranche ,  établit 
après  lui  avec  la  dernière  précision  que  «  l'es- 
sence de  l'esprit  ne  consiste  que  dans  la  pensée, 
de  même  que  l'essence  de  la  matière  ne  con- 
siste que  dans  l'étendue.  »  C'est  au  troisième 
livre  du  traité  de  la  Recherche  de  la  vérité  qu'il 
faut  chercher,  de  cette  notion  fondamentale  de 
la  philosophie  du  xvir  siècle,  l'exposition  la 
plus  forte  et  la  plus  brillante,  dans  ce  beau  style 
philosophique  qui  ne  sera  point  surpassé.  A 
l'idée  exacte  de  la  spiritualité  pure,  Malebranche 
ajouta  (1"  partie,  ch.  i)  que,  «  de  même  que,  si 
la  matière  ou  l'étendue  était  sans  mouvement. 


elle  serait  inutile  et  incapable  de  cette  variété 
de  formes  pour  laquelle  elle  est  faite....  ainsi, 
si  un  esprit  ou  la  pensée  était  sans  volonté,  elle 
serait  tout  à  lait  inutile,  puisque  cet  esprit  ne 
se  porterait  jamais  vers  les  objets  de  ses  per- 
ceptions, et  n'aimerait  point  le  bien  pour  lequel 
il  est  fait....  Le  mouvement  n'est  pas  de  l'essence 
de  la  matière,  puisqu'il  suppose  de  l'étendue  ; 
vouloir  n'est  pas  de  l'essence  de  l'esprit,  puisque 
vouloir  suppose  la  perception....  Toutefois,  la 
puissance  de  vouloir  est  inséparable  de  l'esprit, 
quoiqu'elle  ne  lui  soit  pas  essentielle,  comme  la 
capacité  d'être  mue  est  inséparable  de  la  matière, 
quoiqu'elle  ne  lui  soit  pas  essentielle.  » 

On  conçoit  que  ces  idées  devaient  être  celles 
des  contemporains  de  Malebranche.  Un  de  ses 
plus  habiles  adversaires,  Fénelon,  se  les  appro- 
priait, et  les  sanctionnait  par  cette  autorite  per- 
suasive qui  était  en  lui  (voy.  entre  autres,  parmi 
ses  Lettres  sur  la  métaphysique,  la  lettre  2, 
ch.  II).  Bossuet  donnait  la  même  doctrine  pour 
base  à  la  connaissance  de  Dieu  et  de  soi-même. 
Il  disait  nettement  {Traité  de  la  connaissance 
de  Dieu  et  de  soi-même,  ch.  v,  §  13;  cf.  ch.  lU, 
§  13,  14,  15)  :  «  Spirituel,  c'est  immatériel.... 
L'intellectuel  et  le  spirituel,  c'est  la  même 
chose....  Un  esprit,  selon  nous,  est  toujours 
quelque  chose  d'intelligent,  nous  n'avons  point 
de  mot  plus  propre  pour  expliquer  celui  de 
voù;,  et  celui  de  mens,  que  celui  d'esprit.  » 

Au  fond  et  sous  les  formes  de  ses  théories  par- 
ticulières, c'est  le  même  spiritualisme  que  Leib- 
niz adopte  lorsqu'il  s'exprime  ainsi  {Principes 
de  la  nature  et  de  la  grâce,  liv.  I)  :  «  La  substance 
est  un  être  capable  d'action.  Elle  est  simple  ou 
composée.  La  substance  simple  est  celle  qui  n"a 
point  de  parties.  La  composée  est  l'assemblage 
des  substances  simples  ou  des  monades....  Les 
composés  ou  les  corps  sont  des  multitudes,  et  les 
substances  simples,  les  vies,  les  âmes,  sont  des 
unités.  » 

Sur  cette  foi  commune  à  ces  maîtres  de  la 
philosophie  qui  prévaut  parmi  nous,  deux  hypo- 
thèses seules  de  quelque  importance  ont  fait 
hérésie  :  l'une  est  celle  de  Spinoza,  l'autre  est 
celle  de  Locke. 

Spinoza,  ne  pouvant  expliquer  la  possibilité 
d'un  rapport  quelconque  entre  des  substances 
d'essence  opposée,  ou  même,  pour  emprunter 
ses  expressions,  ayant  des  attributs  divers,  a 
refusé  de  concevoir  ce  qu'il  ne  pouvait  expliquer 
et  d'admettre  ce  qu'il  ne  pouvait  concevoir.  Il  a 
nié  tout  rapport  de  substance  à  substance.  C'était 
nier  les  rapports  de  Dieu  au  monde  et,  par  con- 
séquent, la  distinction  du  créateur  et  de  la  créa- 
tion, de  l'âme  et  du  corps,  de  l'esprit  et  de  la 
matière,  en  un  mot  tout  dualisme,  ou  en  termes 
généraux  la  relation  et  la  diversité.  Pour  ce  sys- 
tème, rien  n'est  qui  ne  soit  infini  et  indivisible 
{Éthique,  Impartie).  Le  moi  est  une  protestation 
éternelle  contre  le  spinozisme,  et  le  plus  indes- 
tructible des  faits,  la  pensée,  trouve  dans  son 
identité  même  la  négation  de  l'identité  univer- 
selle. Penser  suppo.se  un  rapport,  et  penser  à 
rien,  au  sens  rigoureux,  serait  le  néant  de  la 
pensée.  Toute  pensée  divise,  et  n'atteste  un  sujet 
qu'à  la  condition  d'un  objet. 

Sans  descendre  jusqu'à  nos  jours,  nous  trou- 
verons dans  Bayle  (articles  Spinoza,  Dicéarque, 
Leucippe)  de  fortes  réfutations  du  panthéisme 
et  d'excellentes  démonstrations  du  spiritualisme 
cartésien. 

Locke  admet  la  dualité  dans  les  mêmes  termes 
que  Descartes.  Il  convient  que  la  sensation  nous 
lait  connaître  évidemment  qu'il  y  a  des  sub- 
stances solides  et  étendues,  et  la  réflexion  qu'il 
y  a  des  substances  qui  pensent.  «  L'expérience, 


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—  473  — 


ESPR 


ajoutc-t-il  {de  V Entendement  humain,  liv.  H, 
ch.  XXIII,  §  28  et  suiv.),  nous  certifie  l'exi- 
stence de  ces  deux  sortes  d'êtres:  elle  nous 
apprend  que  l'un  a  la  puissance  cic  mouvoir 
le  corps  par  une  impulsion,  et  l'autre  par  la 
pensée.  »  Mais  il  exprime  un  doute  l'onde  sur 
une  simple  possibilité.  En  traitant  de  l'étendue 
de  notre  connaissance,  il  est  conduit  à  soup- 
çonner que  notre  connaissance  est  plus  bornée 
3ue  nos  idées.  »  Par  exemple,  dit-il,  nous  avons 
es  idées  de  la  matière  et  de  la  pensée  ;  mais 
peut-être  ne  serons-nous  jamais  capables  de  con- 
naître si  un  être  purement  matériel  pense  ou 
non....  car  il  ne  nous  est  pas  plus  malaisé  de 
concevoir  que  Dieu  peut  joindre,  s'il  lui  plaît,  à 
la  matière,  une  faculté  de  penser,  que  de  com- 
prendre qu'il  y  joigne  une  autic  substance  avec 
une  faculté  de  penser,  puisque  nous  ignorons  en 
quoi  consiste  la  pensée....  Quelle  est,  en  effet, 
la  substance  actuellement  existante  qui  n'ait  pas 
en  elle-même  quelque  chose  qui  passe  visiblement 
les  lumières  de  l'entendement  humain?  «Telle 
est  cette  célèbre  hypothèse  qui  présente  comme 
une  chose  digne  de  la  modestie  d'un  philosophe, 
«  de  ne  pas  prononcer  en  maître  sur  ce  que  le 
premier  être,  pensant,  éternel,  a  pu  donner  de 
degrés  de  sentiment,  de  perception  et  de  pensée 
à  certains  systèmes  de  matière  créée  et  insen- 
sible.... Il  est  également  difficile  de  concilier 
dans  notre  pensée  la  sensation  avec  une  matière 
étendue,  et  l'existence  avec  une  chose  qui  n'a 
absolument  point  d'existence.  »  {Ubi  supra, 
liv.  IV,  ch.  m,  §  6.) 
Et  cependant  ce  même  philosophe  modeste, 

?ui  trouve  qu'une  chose  immatérielle  n'a  abso- 
ument  point  d'existence,  n'hésite  pas  à  soutenir 
et  môme  à  prouver  que  le  premier  être  éternel 
n'est  pas  matériel,  parce  qu'il  est  pensant,  et 
parce  que  la  matière  est  non  pensante^  dans  ses 
atomes  comme  dans  sa  masse.  L'être  éternel  ne 
peut  être  qu'un  esprit  éternel  {ubi  supra,  liv.  IV. 
ch.  X,  §  14  et  suiv.).  Là  certainement  se  trou- 
verait le  principe  d'une  réfutation  suffisante  du 
doute  de  Locke;  et  celte  réfutation,  que  de  son 
point  de  vue  Leibniz  avait  commencée  dans  ses 
Nouveaux  Essais  (liv.  IV,  ch.  m),  le  plus  cé- 
lèbre et  le  plus  habile  interprète  de  Locke,  Con- 
dillac,  l'a  heureusement  accomplie  dans  son 
Essai  sur  l'origine  des  connaissances  humaines, 
(1"  partie,  sect.  I,  ch.  i,  §  6  et  suiv.),  en  l'ap- 
puyant sur  l'argument  de  l'unité. 

Une  philosophie  engendrée  tout  entière  par  la 
critique  de  Locke,  la  philosophie  écossaise,  rejeta 
le  doute,  et  s'en  tint  à  l'ignorance.  L'esprit 
humain  lut  bien  l'objet  de  ses  recherches,  et 
même  elle  en  fit  l'objet  unique  de  la  science 
entière.  Mais  elle  entendit  sous  ce  nom  quelque 
chose  dont  elle  ne  connaissait  que  les  opérations 
et  dont  l'essence  lui  échappait.  «  L'esprit  n'est 
pas  la  pensée,  la  raison,  le  désir,  dit  Reid  (£"5- 
sai  sur  les  facultés  intellectuelles,  liv.  I,  ch.  i 
et  II),  mais  l'être  qui  désire,  qui  pense  et  qui 
raisonne.  »  —  «  Nous  n'avons  point  immédia- 
tement, dit  Dugald  Stewart  {Philosophie  de  l'es- 
prit humain,  introd.,  !'«  partie),  la  conscience 
de  l'existence  de  l'esprit;  mais  nous  avons  la 
conscience  de  nos  sensations,  de  nos  pensées,  des 
actes  de  notre  volonté.  Nous  avons  donc  autant 
de  raison  d'attribuer  ces  opérations  à  quelque 
chose  qui  pense,  que  les  propriétés  des  corps  à 
quelque  chose  qui  est  étendu,  figuré,  mobile.  La 
distinction  de  la  matière  et  de  l'esprit  est  donc 
naturelle,  et  elle  s'établit  sans  déduction,  bien 
que  les  idées  de  matière  et  d'esprit  soient  pu- 
rement relatives.  La  notion  et,  par  conséquent, 
la  science  de  l'esprit  a  même,  comparée  à  la 
notion  et  à  la  science  de  la  matière,  l'avantage 


de  reposer  sur  les  phénomènes  immédiats  de  la 
conscience.  » 

C'est  ainsi  que  la  psychologie  moderne  s'est 
transformée  niétiiodiquement  en  science  d'ob- 
servation, c'est-à-dire  en  science  qui  n'est  point 
démonstrative.  En  vertu  du  principe  de  Des- 
cartes, qui  voit  l'existence  dans  la  pensée,  mais 
3ui  y  trouve  en  môme  temps  la  certitude  ansolue 
e  l'être  et  le  fondement  de  l'ontologie,  on  a  pris 
la  pensée  pour  un  simple  fait,  pour  un  fait  iné- 
branlable et  permanent,  mais  cependant  pour  un 
fait  relatif,  encore  que  tout-puissant  sur  l'être 
auquel  il  est  relatif.  L'homme  pense  d'une  cer- 
taine façon;  et  comme  c'est  à  la  fois  pour  lui 
nécessité  et  nature,  il  se  contredirait,  il  se  nie- 
rait lui-même,  s'il  opposait  sa  pensée  à  sa  pen- 
sée, et  doutait  de  ce  qu'il  est  fait  pour  croire. 
Son  sens  naturel  le  lui  interdit,  et  comme  il 
l'interdit  à  tout  homme,  il  est  en  cela  le  sens 
commun.  C'est  donc  une  vérité  de  sens  commun, 
parce  que  c'est  un  fait  d'expérience  universelle, 
que  la  croyance  dans  un  principe  des  actes  de 
conscience,  qui  n'est  pas  le  corps,  et  qu'on 
appelle  esprit.  Tel  est  le  spiritualisme  pratique 
de  l'école  écossaise,  spiritualisme  parfaitement 
raisonnable,  mais,  quoi  qu'elle  en  dise,  infirmé 
dans  son  principe  par  une  idée,  non  avouée,  de 
la  subjectivité  de  nos  connaissances.  Car  cette 
école  donne  pour  admettre  la  substance  une 
seule  raison,  c'est  qu'elle  est  une  hypothèse  né- 
cessaire de  la  pensée  humaine.  Seulement  elle 
s'interdit  de  l'appeler  une  hypothèse  ;  mais  elle 
évite  également  de  prononcer  ce  mot  de  sub- 
stance. «  La  matière,  tout  comme  l'esprit,  ne 
nous  est  connue  que  par  ses  qualités  et  attributs, 
et  nous  sommes  dans  une  ignorance  absolue  sur 
ce  qui  constitue  l'essence  de  l'une  et  de  l'autre.  » 
(Dugald  Stewart,  Philosophie  de  l'esprit  humain, 
introd.,  1'"  partie). 

Cette  extrême  prudence  a  peu  à  peu  introduit 
l'habitude  d'employer  le  mot  esprit ,  plutôt 
comme  le  nom  figuré  du  moi  humain,  manifesté 
dans  ses  actes,  que  comme  le  nom  direct  de  sa 
substance.  La  méthode  écossaise  a  plus  d'ana- 
logie qu'elle  ne  pense  avec  la  subtilité  rigou- 
reuse de  ces  philosophies  qui,  n'affirmant  de  la 
nature  des  choses  que  le  m,oi  et  le  Tion-moi,  sont 
toujours  sur  la  pente  de  l'idéalisme. 

En  effet,  ce  m,oi  n'est  qu'une  abstraction,  ou 
c'est  le  nom  d'un  pur  phénomène,  s'il  n'est  iden- 
tique au  nom  d'esprit.  Il  exprime  la  conscience 
de  certains  faits  internes,  et,  comme  le  voO;  des 
Grecs,  il  désigne  une  faculté  actuellement  té- 
moignée à  elle-même.  Mais  la  raison  ne  peut 
s'arrêter  là  ;  il  n'y  a  point  de  faculté  qui  ne  sup- 
pose ce  qui  l'exerce,  point  d'acte  qui  n'implique 
un  agent,  point  d'aff^eclion  qui  n'exige  un  affecté, 
point  de  phénomène  qui  ne  nécessite  une  sub- 
stance. Le  moi,  comme  faculté,  acte,  affection, 
phénomène,  le  moi  conscience,  connaissance, 
intelligence,  est  nécessairement  quelque  chose 
qui  a  conscience,  un  connaissant,  un  intelligent. 
Il  y  a  un  sujet  du  moi,  ou  plutôt  le  moi  est  un 
sujet.  Le  m.oi  est  quelque  chose.  Quand  même 
on  le  réduirait  à  la  conscience  de  certains  actes, 
ce  qui  aurait  conscience  serait  quelque  chose. 
Nous  allons  voir  si  ce  quelque  chose  peut  être 
autre  chose  qu'un  esprit. 

Les  Allemands  sont  ceux  qui  semblent  avoir 
le  plus  hésité  à  se  prononcer  pour  l'affirmative. 
Le  mot  esprit  {Geist)  est  bien  rare  dans  Kant. 
Ce  que  les  Français  appellent  hardiment  ainsi, 
l'être  mental,  est  plutôt  chez  lui  le  Gemiith,  \'a- 
nimus  des  Latins.  Et  encore,  lorsqu'il  se  sert  de 
ce  mot  aussi  bien  que  de  celui  d'âme  [Seele), 
a-t-il  soin  d'avertir  qu'il  ne  préjuge  pas  la  nature 
d'un  tel  sujet;  il  en  parle  comme  d'un  inconnu. 


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474  — 


ESPR 


Mais  cet  inconnu  n'est  vraiment  pas  plus  le  corps 
que  res|)rit;  pour  lui,  ces  mois  ne  semblent  que 
les  appellations  arbitraires  et  provisoires  de  cer- 
taines natures,  de  certaines  choses,  qu'on  ne 
peut  connaître  que  dans  leurs  phénomènes,  que 
seule  la  raison  pure  conçoit  sans  leurs  phéno- 
mènes ou  sous  leurs  phénomènes  :  à  ce  titre,  ce 
sont  des  noumcnes.  Ainsi,  la  conscience  de  la 
pensée  ne  ferait  qu'attester  un  fait,  le  fait  d'une 
pensée,  le  l'ait  de  penser,  et  le  pensant,  uni- 
quement connu  par  la  pensée,  ne  serait  lui-même 
qu'un  pense  (noumènc).  La  conscience  elle-même, 
n'étant  que  la  pensée  de  la  pensée,  ne  donnerait 
dans  le  pensant  qu'un  pensé.  En  d'autres  termes, 
le  sujet  de  la  pensée  ne  serait  (jue  la  pensée  d'un 
pensant;  en  d'autres  termes  encore,  la  pensée 
ne  ferait  connaître  que  do  la  pensée.  La  pensée, 
en  remontant  dans  la  pensée,  ne  trouverait  que 
la  pensée,  et  ainsi  à  l'infini.  De  là  le  scepticisme, 
le  scepticisme  idéaliste. 

Ce  septicisme  est  invincible  pour  qui  emploie 
la  raison  contre  la  raison.  Là  aussi  est  un  infini. 
un  infini  logique  et,  par  conséquent,  une  con- 
tradiction insoluble.  C'est  une  loi  de  la  raison 
pure  que  tout  acte  donne  l'être.  L'être  en  acte 
est  dans  le  fait  de  conscience;  il  y  est,  et  dans  le 
sujet  qui  a  conscience,  et  dans  le  sujet  de  ce 
dont  il  a  conscience;  dualité  purement  logique, 
pure  hypothèse  de  l'analyse,  car  la  pensée  sans 
conscience  serait  le  néant  de  la  pensée,  et  la 
conscience  sans  la  pensée  n'est  que  la  pensée  en 
puissance.  Ainsi,  ou  il  n'y  a  rien,  ce  qui  est 
affirmer  et  nier  tout  ensemble,  ou  le  Cotjilo  de 
Descartes  est  vrai.  Point  de  raison  pure  ou  point 
d'être. 

Si  donc  on  entend  par  esprit  le  sujet  de  la 
pensée,  l'être  pensant  que  ne  manifeste  aucun 
phénomène  d'étendue,  et  que  la  raison  ne  peut 
concevoir  sans  une  unité  incompatible  avec 
l'étendue,  l'esprit  est  une  idée  que  la  philosophie 
critique  ne  saurait  anéantir,  et  le  soin  qu'elle 
apporte  à  n'en  point  prononcer  le  nom,  n'est 
qu'une  réserve  méthodique  qui  ne  peut  raison- 
nablement en  compromettre  l'existence. 

Toutefois  il  faut  convenir  que  cette  réserve, 
cette  impartialité  défiante  que  la  philosophie  cri- 
tique s'impose,  quant  à  la  définition  des  sub- 
stances, a  pour  eff'et  d'engendrer  le  doute  sur 
les  conclusions  légitimes  que  la  raison  tire  des 
attributs  de  la  substance  à  sa  nature.  Il  s'établit 
ainsi  une  idée  rigoureusement  abstraite  de  l'être, 
une  hypothèse  obligée,  mais  comme  une  pure 
conception  logique  qui  le  pose  comme  une  chose 
inaccessible  à  toute  connaissance,  étant  inac- 
cessible à  l'expérience.  Alors,  dans  cette  neutra- 
lité absolue  de  l'être,  aucune  induction  n'étant 
permise  du  phénomène  au  noumène,  il  en  résulte 
que  ce  noumène  est  conçu  comme  indi/fereni 
(pour  parler  la  langue  de  la  scolastique),  comme 

Pouvant  également  devenir  la  pensée  ou  l'étendue, 
action  ou  la  passion^  la  volonté  ou  la  résistance. 
Or,  si  le  noumène,  étant  rigoureusement  incon- 
naissable, faute  d'attributs  essentiels,  est  neutre 
et  indift'ércnt,  c'est  une  conséquence  naturelle 
que  de  le  dire  universel  et  identique.  Cette  con- 
séquence n'a  point  tardé;  ce  pas,  la  philosophie 
allemande  l'a  fait  ;  on  a  vu  les  successeurs  de 
Kant  rajeunir  le  spinozisme  sous  le  nom  de  doc- 
trine absolue. 

Ce  spinozisme  n'est  point  la  négation  expresse 
de  l'esprit,  en  ce  sens  qu'il  n'en  proscrit  pas  le 
nom,  ni  jusqu'à  un  certain  point  l'idée;  mais 
parce  que  l'esprit  est  logiquement  un  être,  et 
que  nous  pensons  qu'il  est,  il  devient  une  forme, 
un  mode  de  l'être,  lequel  n'est  pas  moins  esprit 
que  non-esprit,  mais  qui,  s'il  n'est  pas,  au  même 
point  do  l'espace  et  de  la  durée,  esprit  et  non- 


esprit,  peut  être  l'un  et  l'autre  simultanément 
en  des  points  divers,  sans  cesser  d'être  lui-même, 
et  successivement  en  un  même  ])oint,  sans  perdre 
son  identité.  Ainsi,  dans  Hegel  (Phoinoinenologie 
des  Geisles),  l'esprit  joue  sans  doute  un  graad 
rôle.  L'esprit  s'y  distingue  de  la  nature  comme 
l'être  qui  se  connaît  de  l'être  qui  ne  se  connaît 
pas;  mais  l'un  et  l'autre  est  l'être  à  deux  puis- 
sances différentes,  à  deux  degrés,  à  deux  mo- 
ments. L'être  n'est  pleinement  lui-même  qu'au 
moment  où  il  a  conscience  de  lui-même,  où  il  est 
esprit.  Mais  l'esprit  lui-même  n'est  pas  un  état 
fixe  et  uniforme  de  l'être.  11  est  objectif  ou  sub- 
jectif, relatif  ou  absolu,  individuel  ou  universel. 
Dans  l'anthropologie,  il  est  l'esprit  dans  .sa  dé- 
termination individuelle,  l'esprit  naturel,  l'esprit 
qui  n'est  encore  que  l'âme,  ou  l'unité  d'un  orga- 
nisme; mais  là  même,  il  est  soumis  à  une  loi 
de  développement  qui  le  manifeste  et  le  porte, 
par  les  degrés  de  la  pensée,  à  un  terme  de  plus 
en  plus  voisin  de  l'état  d'esprit  absolu.  D'ouil 
suit  que  l'esprit  est  au  fond  synonyme  de  l'idée. 
Mais  comme  l'idée  est  l'être  en  tant  que  pensé, 
lequel  ne  diffère  pas  de  l'être  pensant,  l'évolution 
logique  de  l'idée  n'est  que  le  développement  de 
l'être.  Il  n'y  a  rien  au  monde  que  l'être  sous  des 
formes  qui  répondent  à  des  moments  divers. 

En  d'autres  termes,  comme  l'être  est  à  la  fois 
une  nécessité  logique  pour  le  moi  qui  le  pense, 
et  le  caractère  nécessaire  de  ce  même  ')noi,  c'est 
le  moi  qui  prouve  et  qui  est  l'être  ;  l'être  prouve 
à  son  tour  et  est  le  moi.  Conséquemment,  l'être, 
dans  les  phases  de  son  existence,  est  conçu  suivant 
les  lois  de  l'esprit,  et  ces  lois  ne  sont  que  ces 
phases  exprimées,  que  les  phénomènes  internes 
de  ces  transformations.  Comme  c'est  par  la  ré- 
flexion sur  soi-même  que  l'esprit  acquiert  la 
conscience  de  tout  ce  qui  est,  de  sorte  que  la 
conscience  de  ce  qui  est  n'est  en  dernière  analyse 
que  la  conscience  de  soi,  il  vient  que  Vêtre  est 
soi,  que  la  conscience  est  son  dernier  développe- 
ment, que  l'être  n'atteignant  la  plénitude  de 
l'existence  que  par  l'esprit,  l'être  est  esprit;  et 
la  réalité  tout  entière,  dans  ses  formes,  dans  ses 
modes,  dans  ses  moments,  n'est  que  i'être  qui 
devient  esprit,  l'être  qui  se  retrouve,  qui  se 
rejoint,  et  qui  entre  ainsi  en  possession  de 
l'existence  absolue.  Ainsi  l'esprit  est  l'absolu;  il 
est  Dieu,  et  Dieu  est  tout.  Cette  équation  finale, 
entre  l'être,  l'esprit.  Dieu,  tout,  l'absolu,  est  le 
couronnement  de  la  doctrine  hégélienne;  mais 
on  peut  dire  que  cette  apothéose  de  l'esprit 
l'anéantit  en  lui-même,  et  lui  ravit  son  essence 
en  la  généralisant  :  le  panthéisme  spiritualiste 
noie  l'esprit  dans  l'illimité.  En  devenant  tout  ce 
qu'il  pense,  il  n'est  plus  rien  en  dehors  de  ce 
qu'il  pense,  et  il  périt  dans  son  universalité 
Voilà,  en  termes  abrégés,  où  la  notion  de  l'esprit 
a  été  conduite  par  les  dernières  philosophies.  Les 
spéculations  sur  l'être  ont  toujours  pour  résultat 
de  le  perdre  en  le  confondant.  La  suppression  de 
toute  diversité  substantielle  est  incompatible  avec 
la  véritable  science,  et  la  notion  de  la  science 
même  suppose  que  tout  n'est  pas  itn  mcme. 

La  philosophie  doit  donc  se  renfermer  dans  les 
cadres  de  la  raison  humaine  au  lieu  de  les  briser; 
et  ce  que  la  raison  humaine  nous  apprend  touchant 
l'esprit,  le  voici,  dans  l'état  présent  de  la  philo- 
sophie spiritualiste. 

La  personnalité  humaine,  ou  le  moi,  s'atteste 
à  elle-même  par  des  phénomènes  de  diverses 
sortes,  par  des  phénomènes  de  passivité,  par  des 
phénomènes  d'activité.  La  sensation,  le  jugement, 
le  raisonnement,  tous  faits  qui  supposent  le  sou- 
venir, sont  des  phénomènes  passifs,  en  ce  sens 
que  nous  ne  pouvons,  en  certains  cas,  nous 
empêcher  de  les  manifester    Au  moins  sont-ils 


ESPIl 


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ESSE 


involontaires,  et  soit  dans  leur  point  de  départ, 

3 ni  est  une  afTcction  irrésistible,  soit  dans  leur 
éveloppoment,  dont  la  l'orme  nous  est  imposée, 
nous  sommes  un  moi  passif,  ou  qui  éprouve,  cl 
qui  connaît  qu'il  éprouve  et  ce  ([u'il  éprouve.  En 
tant  qu'il  connaît  en  divers  temps  ces  laits  divers, 
il  est  identique,  il  est  un.  La  connaissance  la 
moins  active,  la  plus  involontaire^  est  l'acte  et  la 
preuve  d'une  unité  connaissante. 

.Mais,  quoiiiuc  déterminé  à  éprouver  et  à  con- 
naître par  une  aflection  qui  est  donnée;  quoique 
soumis,  d.ins  cette  série  d'opérations,  à  un  ordre 
et  à  des  formes  immuables,  le  moi,  en  la  traver- 
sant, se  sent  agir,  et  comme  il  agit  successive- 
ment, et  qu'il  a  conscience  de  la  liaison  de  .ses 
actes  dans  un  seul  et  même  agent  qui  est  lui- 
même,  il  se  connaît  un,  il  se  juge  tel,  par  l'action 
comme  par  la  passion.  Et  lorsqu'à  l'activité  forcée 
il  unit  une  activité  qu'il  sent  volontaire,  ces 
j>hénomènes  d'activité  éminente  lui  révèlent,  ou 
plutôt  lui  démontrent,  plus  pleinement  encore, 
que  le  sujet  de  la  volonté  est  un.  La  notion  de  son 
identité,  donnée  par  la  conscience,  se  transforme 
dans  la  raison  et  y  devient  la  notion  de  l'unité. 

Comme  pensant,  comme  voulant,  le  7noi  est 
donc  un,  et  ses  volontés,  ses  pensées,  surtout  ses 
sensations,  tout  cela  se  manifeste  à  lui  dans  un 
milieu  percevable  ou  concevable  qui  n'a  pas  la 
même  unité.  Sa  personnalité,  que  constitue  le 
témoin  intérieur,  identique,  de  tous  ces  actes, 
est  placée  elle-même  au  sein  d'un  monde  ma- 
nifesté par  une  multiplicité  de  phénomènes  dif- 
férents, les  uns  dans  l'espace,  les  autres  dans  le 
temps.  Ainsi,  en  présence  de  l'identique  et  de 
l'un,  est  le  divers  et  le  multiple.  Si  ce  qui  connaît 
n'était  pas  un,  rien  ne  serait  connu.  Si  le  divers 
n'existait  pas^  rien  ne  serait  à  connaître.  La 
connaissance,  vérité  primitive  de  conscience, 
suppose  donc  l'un  et  le  divers.  L'identité  du 
tout  est  contradictoire,  et  l'unité  absolue  serait 
le  néant  du  moi,  de  la  conscience,  de  la  con- 
naissance, de  la  pensée.  Or,  si  ces  choses  n'étaient 
pas,  le  reste  serait  comme  s'il  n'était  pas.  L'identité 
universelle  équivaudrait  donc  au  néant  universel. 

Il  suit  qu'une  certaine  diversité  est  la  condition 
de  l'être,  et  que  l'unité  est  la  condition  de  la 
connaissance.  L'être  divin  qui  est  connu  sera 
nommé  comme  on  voudra;  l'être  un  qui  connaît 
pourra  se  nommer  esprit. 

Unité  qui  connaît  et  qui  veut,  c'est  ce  que  la 
conscience  nous  révèle  en  nous.  Mais,  par  une 
induction  naturelle,  d'une  autorité  irrésistible, 
peut-être  d'une  certitude  démonstrative,  le  monde 
entier  du  divers  suppose,  dans  son  existence 
même,  une  unité  dont  la  connaissance  l'égale. 
Tout  ce  qui  est  est  nécessairement  connu;  car 
que  serait  ce  qui  ne  serait  ni  connu  ni  con- 
naissable?  Il  existe  donc  une  unité  connaissante, 
dont  la  connaissance  est  universelle  et  absolue; 
rien  n'empêche  de  l'appeler  également  esprit. 
D'autres  inductions  non  moins  puissantes  nous 
autoriseraient  à  lui  attribuer  une  volonté  en 
rapport  avec  sa  puissance,  une  puissance  en  pro- 
portion avec  l'existence  du  monde;  mais  cette 
recherche  nous  mènerait  trop  loin,  et  elle  n'est 
pas  de  notre  sujet.  Qu'il  nous  suffise  d'indiquer 
que  l'existence  et  la  connaissance  du  tout  atteste 
un  être  qui  connaît  tout,  et  dont  l'unité  s'égale 
à  l'infini. 

En  d'autres  termes,  l'homme  est  esprit,  Dieu 
est  esprit.  L'esprit  est  l'unité  intelligente.  On 
pourrait  concevoir  l'unité  sans  l'intelligence. 
Telle  peut-être  serait  la  notion  de  la  force;  mais 
la  force  n'est  pas  nécessairement  esprit.  On  ne 
pourrait  concevoir  l'intelligence  sans  l'unité.  Cette 
unité  est-elle  purement  phénoménale,  la  forme 
de  l'acte  intellectuel  ?  Mais  alors  elle  est  la  forme 


de  l'être  en  acte  :  d'ailleurs  les  actes  intellectuels, 
divers  dans  le  temps.  sup[iosent  un  agent  iden- 
ti(iuc,  et  l'identité  de  1  agent  suppose  en  lui  l'unité 
substantielle.  Cet  agent  connaît  ses  actes,  il  se 
connaît  dans  ses  actes,  et  ces  actes  ne  .seraient 
pas  des  actes  d'intelligence,  s'ils  n'étaient  connus 
de  lui.  Penser  n'est  que  se  connaître  intelligent, 
et,  pour  l'être  intelligent,  c'est  .se  .sentir  être. 
D'oîi  nous  tirons  celte  définition  de  l'esprit  :  Une 
substance  simple  ayant  conscience  d'elle-même. 

C.  R. 
ESSENCE  (de  essenlia,  introduit  pour  la  pre- 
mière fois  dans  la  langue  latine  par  Cicéron  et 
formé  du  verbe  esse,  être,  à  l'imitation  du  grec 
(oÙTta),  qui  dérive  de  la  même  manière  de  eivat, 
l'infinitif  du  verbe  cire  dans  la  langue  grecque. 
—  En  allemand,  essence  se  traduit  par  ivcsen,  qui 
est  dans  un  rapport  à  peu  près  semblable  avec  le 
verbe  rire  {sein),  ainsi  que  le  prouve  le  participe 
passé  igewesen).  — Dès  les  premiers  pas  que  l'on  fit 
dans  la  métaphysique,  on  ne  tarda  pas  à  s'aper- 
cevoir qu'il  y  a  dans  chacun  des  êtres  dont 
l'univers  se  compose  deux  sortes  d'éléments  bien 
distinctes  :  les  uns  sont  mobiles,  variables,  fu- 
gitifs, multipliés  à  l'infini,  ne  faisant  que  paraître 
et  disparaître  ;  les  autres  permanents,  identiques, 
toujours  semblables  à  eux-mêmes,  constituent  le 
fond  et  l'unité  de  chaque  existence.  On  a  appelé 
les  premiers  des  accidents  ((jup-êeêifixÔTa);  on  a 
donné  aux  derniers  le  nom  d'essence  (oùaia).  Le 
mot  essence  avait  donc  autrefois,  dans  la  mé- 
taphysique des  Grecs,  une  signification  plus 
étendue  et  en  même  temps  plus  nette  que  dans 
la  nôtre;  il  désignait  le  contraire  des  accidents 
ou  des  simples  phénomènes,  c'est-à-dire  le  plus 
haut  degré  de  réalité  et  de  durée,  ce  qui  constitue 
le  fond  même  de  l'être,  soit  en  général,  soit  dans 
chaque  existence  en  particulier  ;  il  ne  s'appliquait 
pas  moins  à  la  substance  qu'à  la  qualité  la  plus 
invariable,  à  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui 
plus  particulièrement  du  nom  d'essence.  En  efTet, 
pour  Platon  comme  pour  Aristote  et  pour  les 
philosophes  qui  ont  marché  sur  leurs  traces, 
l'essence,  c'est  tout  ce  qui  est  véritablement,  ce 
qui  dépasse  la  sphère  de  l'observation  des  sens 
et  n'est  connu  que  par  la  raison,  ce  qui  occupe 
le  premier  rang  dans  la  parole,  dans  la  pensée 
et  dans  le  temps  [Métaphysique,  liv.  IV,  cil.  viii). 
Platon  la  fait  consister  dans  les  idées,  parmi 
lesquelles  on  voit  figurer  l'unité  de  l'être,  c'est- 
à-dire  ce  que  nous  appelons  la  substance.  Pour 
Aristote,  elle  est  la  première  des  catégories, 
c'est-à-dire  la  plus  nécessaire  parmi  les  concep- 
tions de  notre  entendement,  et  le  nom  qui  lui 
est  consacré  (oyaîa)  s'applique  également  à  ces 
trois  choses  :  1°  à  la  forme,  c'est-à-dire  aux 
qualités  qui  constituent  la  nature  spécifique  de 
chaque  être,  les  qualités  qui  nous  représentent 
le  genre  et  l'espèce,  et  dont  l'énoncé  est  l'objet 
propre  des  définitions;  2"  à  la  matière,  dans 
laquelle  les  qualités  nous  apparaissent  d'une  ma- 
nière sensible,  au  substy^atum  ou  sujet  (ÙTtoxei- 
[j.£vov)  par  lui-môme  indéterminé,  auquel  vient 
s'appliquer  la  forme  comme  le  cachet  s'imprime 
dans  la  cire  ;  3°  à  l'être  concret  ou  à  l'individu 
(ffûvo),ov)  formé  par  la  réunion  des  deux  éléments 
précédents,  ou  plutôt  dans  lequel  ces  deux  élé- 
ments ont  une  véritable  existence.  Ainsi  tout  le 
monde  tombait  d'accord  sur  la  signification  du 
mot;  mais  on  était  divisé  sur  la  nature  de  la 
chose.  Pour  le  chef  de  l'Académie,  les  essences, 
comme  nous  l'avons  déjà  dit,  ce  sont  les  idées  : 
ce  qu'il  y  a  de  plus  général,  de  plus  universel, 
de  plus  abstrait  dans  la  pensée,  c'est  précisément 
ce  qu'il  y  a  de  plus  réel  dans  les  choses.  Au. 
contraire,  selon  le  fondateur  du  Lycée,  ce  qu'il 
y  a  de  plus  réel,  ce  qui  contient  au  plus  haut 


ESSE 


—  476 


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degré  l'existence  et  l'être,  c'est,  non  pas  le  phé- 
nomène ou  l'accident,  entièrement  opposé  a  la 
nature  de  l'essence,  mais  l'individu,  la  réunion 
de  la  matière  et  de  la  forme,  qui,  en  dehors  de 
cette  réunion,  ne  sont  que  de  pures  conceptions 
de  l'intelligence.  Au-dessus  des  individus  qui 
peuplent  le  monde  sensible,  il  n'y  a  que  Dieu, 
(jui  lui-même  encore  est  un  individu;  car  (et c'est 
là  le  beau  côté  de  la  métaphysique  d'Aristote)  il 
compte  au  nombre  de  ses  attributs  la  conscience, 
il  est  la  pensée  de  la  pensée,  il  pense  et  il  agit 
actuellement.  C'est  un  fait  très-important  et  qui 
n'a  pas  été  assez  remarqué,  que  cette  confusion, 
chez  tous  les  métaphysiciens  de  l'antiquité,  ou 
plutôt  cette  identitication,  sous  un  même  nom 
et  dans  une  môme  idée,  de  l'essence  et  de  la 
substance.  Pour  eux  la  substance  séparée  de 
l'essence,  c'est-à-dire  le  sw6s<ra<u?n  indéterminé, 
indéfini  de  toute  qualité  et  de  toute  forme,  c'était 
la  matière  première,  une  sorte  d'intermédiaire 
entre  l'être  et  le  non-être,  une  véritable  abstrac- 
tion qui.  dans  Platon  comme  dans  Aristote,  ne 
sert  à  aésigner  que  la  simple  possibilité  des 
choses  (voy.  Dualisme).  Quant  à  la  matière  pro- 
prement dite,  ou  quant  aux  éléments  physiques 
qui  entrent  dans  la  composilion  des  corps  perçus 
par  nos  sens,  ils  sont  dans  les  mêmes  conditions 
que  les  autres  êtres;  ils  ont  leurs  caractères, 
leurs  attributs,  leurs  natures  propres,  par  lesquels 
ils  se  distinguent  complètement  de  ce  sujet  passif 
et  nu  dont  nous  venons  de  parler. 

La  distinction  de  Tessence  et  de  la  substance 
n'a  commencé  à  s'établir  que  sous  le  règne  de  la 
philosophie  scolastique,  sous  l'influence  même 
de  la  langue  métaphysique  d'Aristote.  Prenant 
pour  quelque  chose  de  réel  la  notion  abstraite 
de  la  matière,  du  sujet  indéterminé  de  toutes 
les  formes  possibles,  les  philosophes  du  moyen 
âge  lui  ont  donné  le  nom  de  substance  ou  de 
substratum,  qui  est  en  effet  la  traduction  litté- 
rale du  mot  grec  ÛTroxEi'fjLsvov.  Ils  ont  réserve  le 
mot  essence  aux  qualités  exprimées  par  la  défi- 
nition ou  aux  idées  qui  représentent  le  genre  et 
l'espèce.  Un  de  ceux  qui  ont  le  plus  contribué  à 
ce  résultat,  c'est  Duns-Scot,  qui,  dans  son  traité 
du  Principe  des  choses  (t.  III  de  ses  Œuvres 
complètes,  quest.  7,  art.  1"  et  suiv.),  enseigne 
expressément  que  la  matière  première  dépouillée 
de  toute  forme,  que  le  sujet  passif  et  nu,  comme 
le  concevait  Aristote,  a  une  ri  alité  actuelle,  une 
existence  positive,  et  constitue  dans  chaque  in- 
dividu l'être  proprement  dit.  Cette  matière  pre- 
mière entre  à  la  fois  dans  la  substance  des 
hommes  et  dans  celle  des  anges,  elle  alimente 
également  les  esprits  et  les  corps.  Dès  lors  que 
devient  la  forme  ou  l'essence  entendue  à  la  ma- 
nière des  scolastiqucs,  si  l'on  veut  conserver 
l"unité  dans  l'être?  Elle  descend  nécessairement 
au  second  rang,  à  celui  qu'occupait  autrefois  la 
matière  première  ;  elle  n'est  plus  par  elle-même 
qu'une  simple  abstraction.  Sans  doute  le  réalisme 
a  lutté  quelque  temps  contre  ce  partage  ;  on 
voit  saint  Thomas  d'Aquin  {Summa  TlieoL, 
["  partie,  quest.  14,  art.  4),  à  l'exemple  de  Pla- 
ton, identifier  dans  l'intelligence  suprême  et 
dans  les  formes  éternelles  de  cette  intelligence, 
c'est-à-dire  dans  les  idées,  l'essence  et  la  sub- 
stance des  choses.  «  Toutes  les  créatures,  dit-il, 
tant  les  spirituelles  que  les  corporelles,  existent 
par  cela  seul  que  Dieu  les  connaît.  C'est  par  son 
intelligence  que  Dieu  produit  toutes  choses,  car 
son  intelligence  (suum  i)itcUigere),  c'est  son 
être.  »  Mais  Scot  et  les  nominalistes  ont  été  les 
plus  forts,  et  la  distinction  dont  nous  parlons  a 
été  maintenue  jusqu'à  l'avènement  du  cartésia- 
nisme et  dans  le  sein  même  de  cette  grande 
philosophie. 


En  effet.  Descartes,  fidèle  en  ce  seul  point  au 
langaçe  et  aux  habitudes  de  la  scolastique,  con- 
tinue a  parler  de  la  substance  comme  d'une  chose 
entièrement  différente  de  l'essence.  Sans  lui  ac- 
corder aucun  caractère  positif,  aucune  vertu 
déterminée,  comme  Leibniz  lui  en  fait  justement 
le  reproche,  il  nous  la  montre  sans  cesse  comme 
le  plus  haut  degré  de  la  réalité  et  de  l'être. 
«  Lorsque  nous  concevons  la  substance,  dit-il 
(Principes  pliilosophiques  1"  partie,  §  1),  nous 
concevons  seulement  une  chose  qui  existe  en 
telle  façon,  qu'elle  n'a  besoin  que  de  soi-même 
pour  exister.  »  Il  est  clair,  et  Descartes  lui-même 
en  fait  la  remarque,  que  cette  idée  de  la  sub- 
stance ne  peut  convenir  qu'à  Dieu.  Mais,  dans 
les  créatures,  c'est  véritablement  à  l'essence 
qu'il  donne  le  premier  rang,  quoique  le  nom  de 
la  substance  soit  encore  conservé  comme  celui  ; 
d'un  élément  distinct;  il  ôte  à  l'essence  le  carac- 
tère purement  logique  qu'elle  avait  dans  l'école, 
pour  en  faire  le  principe  véritable  ou  le  fond  de 
toutes  les  qualités  et  de  tous  les  modes  sous  les- 
quels nous  apercevons  un  être.  Parmi  les  attri- 
tributs  de  chaque  substance,  il  n'y  en  a  qu'un 
seul,  selon  lui,  qui  mérite  le  nom  d'essence,  et 
duquel  les  autres  dépendent  et  ne  sont  que  des 
modifications  :  c'est  l'étendue  dans  les  corps  et 
la  pensée  dans  les  esprits.  En  vain  Descartes 
conserve-t-il  encore  à  la  pensée  et  à  l'étendue  le 
nom  d'attributs;  il  est  évident  que  le  rôle  qu'il 
leur  fait  jouer  dans  l'existence  entière  de  chaque 
être  ne  laisse  point  de  place  à  un  principe  plus 
élevé,  et  suppose  implicitement  l'identité  de  l'es- 
sence et  de  la  substance.  Mais  ce  résultat  ne 
peut  pas  être  admis  dans  les  conditions  de  la 
philosophie  cartésienne;  l'étendue  n'est  qu'une 
abstraction  géométrique  qui  ne  saurait  rendre 
compte  des  phénomènes  de  la  résistance  ou  du 
mouvement  dans  les  corps;  la  pensée  ne  saurait 
expliquer  les  actes  de  la  volonté  ni  même  les 
simples  fonctions  de  la  vie;  enfin  l'une  et  l'autre, 
supposant  au-dessus  d'elles  un  principe  supé- 
rieur, perdent  par  là  même  le  rang  qu'on  a  voulu 
leur  donner.  Aussi  Leibniz,  tout  en  poursuivant 
le  même  but  que  Descartes  et  en  profitant  de 
son  exemple,  a-t-il  subtitué  à  toutes  les  abstrac- 
tions ou  logiques,  ou  géométriques,  ou  métaphy- 
siques, qui  viennent  de  passer  sous  nos  yeux,  le 
principe  réel  et  vivant  de  la  force.  Dans  cette 
idée,  l'essence  et  la  substance  ne  forment  en  effet 
qu'une  seule  et  même  chose;  car  l'activité  et  la 
puissance  causatrice  qui  est  le  caractère  consti- 
tutif, c'est-à-dire  l'essence  de  la  force,  n'est  pas 
un  attribut  comme  un  autre,  si  toutefois  elle 
mérite  le  nom  d'attribut;  c'est  quelque  chose  de 
permanent  et  de  durable,  en  un  mot  d'identi- 
que, comme  on  conçoit  la  substance  ;  et  elle  a 
de  plus  que  la  substance  la  vie,  la  faculté  de  ce 
suffire  à  elle-même  et  de  produire  hors  de  son 
sein,  par  sa  seule  énergie,  tous  les  modes  pos- 
sibles de  son  existence.  Il  n'est  pas  un  phéno- 
mène, soit  de  la  conscience,  soit  des  sens,  dont 
on  ne  puisse  rendre  compte  par  la  notion  de 
force;  il  n'est  pas  une  idée  de  la  raison,  si  uni- 
verselle et  si  absolue  qu'elle  puisse  être,  qui  ne 
rentre  dans  ce  principe,  lorsqu'on  l'applique  à 
l'universalité  des  choses.  C'est  ce  principe,  à  la 
lumière  duquel  on  comprend  à  la  fois  Platon  et 
Aristote,  qui  domine  et  doit  être  maintenu  dans 
la  métaphysique  de  nos  jours.  Le  nominalisme 
moderne,  c'est-à-dire  la  philosophie  de  Locke  et 
de  Condillac,  aussi  bien  que  le  moderne  réalisme, 
représenté  en  Allemagne  par  les  systèmes  dé 
Fichte,  de  Schellinç  et  de  Héffel,  n'ont  servi 
qu'à  le  rendre  plus  évident  et  à  le  aégager  de  la 
confusion  où  Leibniz  lui-même  l'avait  laissé. 
■Voy.  Cause,  Substance,  Force. 


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Cependant  lo  mot  essence  peut  aussi  s'appli- 
qiior  par  analogie  à  des  choses  qui  n'ont  aucune 
existence  réelle,  et,  dans  ce  cas,  conservant  sa 
signification  logique,  il  n'exprime  que  les  qua- 
lités ou  les  idées  qui  doivent  entrer  dans  la  défi- 
nition. C'est  ainsi  que  l'on  dira  toujours  que 
Tessencc  d'un  triangle  équilatéral,  c'est  d'avoir 
ses  trois  angles  égaux  et  ses  côtés  égaux.  C'est 
uniquement  dans  ce  sens  que  Kant  a  conservé  le 
mot  essence,  et  il  veut,  par  une  conséquence 
naturelle  de  son  système,  qui  établit  un  ahîmc 
entre  l'existence  et  la  pensée,  que  l'essence  d'une 
chose  soit  distinguée  ae  sa  nature.  La  première 
est  déterminée  par  la  seule  notion  oue  nous 
avons  de  cette  chose,  et  peut,  comme  la  notion 
elle-même,  être  tout  à  fait  chimérique.  La  se- 
conde, au  contraire,  exprime  ce  qu'il  y  a  de  réel 
dans  les  objets  que  nous  nous  représentons,  et  ne 
peut  être  consUitée  que  par  l'expérience. 

ESTHÉTIQUE.  Ce  mot,  dérivé  du  grec  (ot^Sridi;, 
sensation),  est  employé  par  Kant  dans  la  Crilique 
de  la  Raison  pure  pour  désigner  l'étude  de  la 
sensibilité  ou  des  sens;  mais  l'usage  lui  a  donné 
une  autre  signification,  aujourd'hui  consacrée, 
quoique  moins  conforme  à  son  étymologie.  L'es- 
tnétique  est  la  science  du  beau  et  la  philosophie 
des  beaux-arts.  —  Malgré  l'importance  et  l'intérêt 
des  questions  qu'elle  traite,  l'esthétique  n'est 
parvenue  que  fort  tard  à  obtenir  une  place  in- 
dépendante et  le  rang  qui  lui  est  dû  parmi  les 
sciences  philosophiques.  ,Si  elle  a  été  cultivée 
avec  ardeur  en  Allemagne  depuis  un  siècle,  en 
France  elle  trouve  encore  bien  des  incrédules. 
Nous  nous  proposons,  dans  cet  article,  de  com- 
battre quelques  préjugés  qu'elle  rencontre  dans 
beaucoup  d'esprits  ;  nous  essayerons  ensuite  d'en 
tracer  le  cadre  et  d'en  marquer  les  principales 
divisions.  Nous  terminerons  par  un  exposé  ra- 
pide des  diverses  formes  qu'elle  a  eues  jusqu'à 
présent. 

l.  11  est  inutile  de  réfuter  l'opinion  de  ceux 
qui  prétendent  que  le  beau  est  une  afTaire  de  sen- 
timent, que  le  goût  varie  avec  les  individus,  et 
que  l'appréciation  des  œuvres  d'art  ne  peut  être 
soumise  à  des  règles  fixes.  Ce  système,  on  le 
sait,  n'est  que  le  scepticisme  appliqué  à  l'art  et 
à  la  littérature.  Encore,  s'il  pouvait  se  renfermer 
dans  les  limites  qu'il  paraît  vouloir  ici  s'impo- 
ser à  lui-même;  mais  c'est  le  propre  du  scepti- 
cisme, lorsqu'il  a  pénétré  dans  la  pensée  hu- 
maine_,  de  l'envahir  tout  entière.  Une  pente  fatale 
et  irrésistible  l'entraîne  de  l'art  à  la  morale,  à 
la  politique,  à  la  religion,  à  l'universalité  de 
nos  connaissances.  Nous  l'abandonnons  à  ses 
propres  conséquences.  Remarquons  seulement 
que  ceux  qui  le  professent  se  démentent  eux- 
mêmes;  car  ils  portent  sur  la  beauté  des  juge- 
ments aussi  absolus  que  sur  le  vrai  et  le  faux, 
le  bien  et  le  mal,  le  juste  et  l'injuste.  Ils  n'hési- 
tent pas  plus  à  se  prononcer  sur  le  mérite  absolu 
des  ou\Tages  d'art  que  sur  la  moralité  des  actions 
humaines. 

Aux  yeux  de  beaucoup  d'hommes  qui  ont  peu 
réfléchi  sur  la  véritable  mission  de  l'art,  les  arts 
d'agrément,  ainsi  qu'ils  les  appellent,  étant 
uniquement  destinés  à  produire  un  ordre  parti- 
culier de  jouissances,  celles  de  l'imagination,  ne 
peuvent  devenir  l'objet  de  la  science;  mais, 
comme  s'ils  s'apercevaient  de  l'insuffisance  de 
leur  principe,  ils  se  hâtent  de  le  modifier  par  la 
maxime  qui  veut  que  l'utile  se  mêle  à  l'agréa- 
ble :  l'art,  dit-on,  doit  à  la  fois  instruire  et  plaire. 
Or,  en  supposant  que  la  mission  de  l'art  soit  en 
effet  de  revêtir  la  vérité  des  formes  qui  l'embel- 
lissent, on  avouera  que  la  science  peut  au  moins, 
dans  les  représentations  de  l'art,  séparer  le  fond 
de  la  forme,  et  chercher  à  comprendre  le  sens 


de  ses  enseignements.  On  reconnaît  aussi  dès 
lors  que  l'art  a  un  côté  sérieux,  qu'il  doit  être 
soumis  à  des  règles^  et  n'est  pas  livré  aux  ca- 
prices de  l'imagination.  Un  autre  préjugé  a  sa 
source  dans  une  fausse  idée  de  la  dignité  de  l'art 
et  de  son  indé|)endance.  Que  la  science  étudie 
les  lois  de  l'univers  physique  et  moral,  qu'elle 
soumette  à  ses  analyses  et  à  ses  calculs  les  phé- 
nomènes de  la  nature,  qu'elle  entreprenne  de 
décrire  et  de  classer  les  événements  de  l'his- 
toire, de  dévoiler  l'organisation  des  sociétés,  elle 
ne  sort  pas  de  son  domaine  ;  mais  si  elle  essaye 
de  pénétrer  dans  le  monde  de  l'art,  elle  ne  peut 
que  s'égarer  dans  ces  mystérieuses  régions 
Gomment  aborder  avec  la  réflexion  les  œuvres 
de  l'inspiration?  Ira-t-elle  porter  le  scalpel  de 
l'analyse  sur  les  créations  vivantes  de  l'artiste 
et  du  poète?  Espérez-vous  dérober  au  génie  ses 
secrets  qu'il  ne  sait  pas  lui-môme?  Prétendez- 
vous  lui  tracer  la  route  qu'il  doit  suivre;  croyez- 
vous  l'enfermer  dans  vos  classifications  et  l'en- 
chaîner par  vos  formules  ?  il  se  rira  de  vos  règles 
pédantesques  ;  il  n'obéit  qu'au  souffle  divin  qui 
l'anime.  Gomme  Dieu,  dont  il  possède  le  plus 
bel  attribut,  il  crée  librement.  Vouloir  lui  im- 
poser des  lois,  et  soumettre  ses  œuvres  au  con- 
trôle de  la  froide  raison,  c'est  plus  qu'une  témé- 
rité, c'est  presque  une  impiété  et  une  profana- 
tion. En  un  mot,  entre  l'art  et  la  philosophie,  il 
y  a  une  opposition  complète  :  origine,  but,  pro- 
cédé, langage,  tout  entre  eux  diffère.  N'est-ce 
pas  assez  d'avoir  un  art  poétique,  faut-il  y  ajou- 
ter une  métaphysique  de  l'architecture,  de  la 
sculpture,  de  la  peinture  et  de  la  musique? 
Creuses  et  vides  théories  qui  n'auront  jamais  la 
vertu  d'enfanter  une  œuvre  d'art,  et  ne  serviront 
qu'à  égarer  le  talent  qui  voudra  s'y  conformer. 
—  Tous  ces  raisonnements  sont  plus  spécieux  que 
solides.  D'abord,  en  élevant  si  haut  l'art,  ne  ris- 
que-t-on  pas  de  le  rabaisser  en  réalité?  N'exagé- 
rons pas  ce  qu'il  y  a  de  mystérieux  dans  son 
origine,  ses  procédés  et  ses  efl'ets.  Si  l'art  ne 
s'adresse  pas  à  l'esprit  et  à  la  raison,  si  tout  en 
lui  est  inintelligible  et  incompréhensible,  il  n'y 
a  plus  rien  de  commun  entre  lui  et  l'intelligence 
humaine  ;  il  est  réduit  à  s'exercer  sur  les  facultés 
inférieures  de  l'âme,  l'imagination  et  la  sensi- 
bilité. Alors  il  descend  du  haut  rang  qu'on  avait 
voulu  lui  attribuer.  Si,  au  contraire,  il  exprime 
et  représente,  par  des  formes  sensibles,  les  idées 
éternelles  qui  sont  l'essence  des  choses  et  aussi 
le  fond  de  la  raison,  celle-ci  doit  les  reconnaître 
sous  ces  images  et  ces  symboles,  comme  elle 
veut  les  contempler  dans  les  phénomènes  de  la 
nature  et  les  événements  de  la  vie  réelle.  Les 
œuvres  de  l'artiste  seraient-elles  plus  obscures 
et  plus  énigmatiques,  moins  transparentes  que 
celles  delà  nature?  N'est-ce  pas,  au  contraire, 
sa  lâche  de  dépouiller  un  fait,  un  événement, 
une  idée,  des  accidents  insignifiants,  des  acces- 
soires prosaïques  qui  les  obscurcissent  ou  les 
défigurent  dans  le  monde  réel,  en  un  mot  de 
représenter  l'idéal?  S'il  en  est  ainsi,  entre  l'art 
qui  crée  cette  manifestation  idéale  du  beau  et 
la  philosophie  qui  cherche  à  saisir  le  vrai  sous 
sa  forme  abstraite  et  pure,  il  y  a  un  rapport 
évident;  ils  ne  peuvent  être  étrangers  l'un  à  l'au- 
tre, entre  eux  il  existe  une  communauté  d'idées 
malgré  la  diversité  des  formes  et  des  moyens  ; 
ils  doivent  s'entendre  tout  en  conservant  leur 
rôle  distinct  et  leur  indépendance. 

Mais,  dira-t-on,  si  la  philosophie  ose  toucher 
aux  représentations  de  l'art  pour  en  abstraire  les 
idées  qu'elles  recèlent,  et  renfermer  celles-ci 
dans  ses  arides  formules,  elle  leur  ôte  la  vie, 
elle  détruit  l'art  qui  consiste  dans  rharmonie  et 
la  fusion  intime  de  l'idée  et  de  son  image.  — 


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Nous  l'avouons,  en  cherchant  à  pénétrer  le  sens 
des  créations  de  l'art,  la  j)hilosophic  leur  enlève 
quelque  chose  de  ce  charme  particulier  qui 
naît  de  la  simple  contemplation  du  hcau.  Néan- 
moins, loin  d'exclure  cette  première  impres- 
sion, elle  la  présuppose,  mais  à  ce  sentiment, 
elle  en  fait  succéder  un  autre.  L'àmc  humaine  a 
plusieurs  facultés  qui  chacune  à  leur  tour  de- 
mandent à  être  développées  :  après  avoir  ad- 
miré, l'homme  veut  comprendre  ;  après  la  spon- 
tanéité, la  réflexion  ;  après  l'émotion  naïve,  le 
jugement  qui  cherche  à  se  rendre  compte.  L'en- 
fant lui-même,  pour  satisfaire  sa  curiosité  nais- 
sante, brise  le  jouet  dont  il  s'était  amusé.  A 
Dieu  ne  plaise  que  nous  fassions  de  l'ait  un 
amusement  frivole;  mais,  quelle  que  soit  l'im- 
portance et  la  grandeur  des  objets  qui  sont  of- 
K'rts  à  l'homme,  il  y  a  en  lui  un  besoin  irrésis- 
tible qui  le  porte  à  leur  demander  ce  qu'ils  si- 
gnifient, quelles  idées  ils  représentent,  à  vou- 
loir démêler  ces  idées  et  les  concevoir  sous  leur 
forme  pure  et  abstraite  ;  ce  besoin,  c'est  celui 
auquel  répond  la  pjhilosophie  ;  et  rien  ne  lui 
échappe,  rien  ne  se  soustrait  aux  avides  recher- 
ches qu'il  provoque.  Par  cela  même  que  l'art 
développe  de  grandes  conceptions,  qu'il  ébranle 
fortement  toutes  les  puissances  de  l'âme  hu- 
maine, la  raison  se  sent  d'autant  plus  vivement 
sollicitée  à  se  rendre  compte  de  ses  effets  et  à 
pénétrer  le  secret  de  ses  œuvres.  Nous  trouvons 
ai  cette  étude  iun  plaisir  nouveau,  plus  sévère 
que  le  premier,  non  moins  vif  ni  moins  profond. 
Ne  dites  pas  que  la  science  profane  les  œuvres 
de  l'art  en  cherchant  à  en  comprendre  le  sens  ; 
profane-t-elle  aussi  les  œuvres  de  Dieu  lorsque, 
armée  des  procédés  de  sa  méthode,  elle  essaye 
de  dévoiler  les  lois  de  la  nature  et  de  lui  arra- 
cher ses  secrets?  L'astronomie,  la  physique,  la 
chimie  seraient,  à  ce  titre,  des  sciences  impies 
et  sacrilèges.  Pourquoi  la  raison  humaine  ne 
pourrait-elle  rien  comprendre  aux  créations  du 
génie?  Le  génie,  n'est-ce  pas  l'esprit  humain 
lui-même  ?  ce  qu'il  produit  par  l'une  de  ses  fa- 
cultés, pourquoi  ne  le  comprendrait-il  pas  avec 
une  autre?  Quand  il  s'élève  dans  les  plus  hautes 
régions,  sur  les  ailes  de  l'inspiration,  perd-il 
tout  à  fait  la  conscience  de  lui-même,  pour  que, 
redescendu  sur  la  terre,  il  ne  se  souvienne  plus 
des  cieux  qu'il  a  parcourus?  et  nous  qui  l'admi- 
rons, nous  ferait-il  partager  son  enthousiasme 
s'il  ne  savait  nous  initier  à  ses  mystères?  Il  ne 
s'agit  donc  pas  d'ôter  au  génie  son  caractère  di- 
vin, de  le  dépouiller  de  son  auréole,  et  de  lui 
enlever  les  hommages  qui  lui  sont  dus  ;  mais 
d'ajouter  à  la  première  impression  que  fait  sur 
nous  ses  œuvres,  une  admiration  intelligente  et 
raisonnée.  Le  véritable  culte  de  l'art  est  un 
culte  éclairé,  sérieux,  il  ne  se  confond  pas  avec 
l'enthousiasme  factice  des  amateurs  et  des  dilet- 
tanti;  c'est  à  la  philosophie  à  l'inaugurer,  parce 
qu'à  elle  seule  il  appartient  de  montrer  ce  qu'il  y 
a  de  réellement  divin  dans  ses  créations,  en  fai- 
sant ressortir  les  idées  éternelles  qui  en  consti- 
tuent le  fond.  Il  y  aurait  de  l'ingratitude  à  mé- 
connaître ce  que  l'art  doit  à  la  philosophie  ;  car 
c'est  elle  qui  la  première  a  proclamé  sa  dignité, 
sa  sainteté,  quand  il  en  avait  lui-même  presque 
perdu  la  conscience.  Les  profanateurs  de  l'art 
sont  ceux  qui  lui  donnent  pour  but  unique  de 
plaire  à  l'imagination,  de  charmer  les  sens,  de 
flatter  les  passions,  qui  en  font  le  ministre  ae  je 
ne  sais  quelle  volupté  raffinée,  plus  propre  à  éner- 
ver les  âmes  qu'à  les  élever  et  les  purifier.  C'est  à 
eux  que  s'applique  le  Odi  profanum  vulgus  et 
arceo  du  poète,  non  aux  adorateurs  de  la  vérité 
éternelle,  sœur  de  l'idéale  beauté. 
Il  est,  nous  l'avouons,  une  philosophie  étroite 


et  mesquine  qui  prétend  ramener  les  plus  hau- 
tes conceptions  de  la  pensée  aux  proportions  de 
la  perception  sensible  ;  celle-là,  vous  avez  droit 
de  l'écarter,  elle  n'a  pas  le  sens  de  l'art.  Il  en 
est  de  même  de  ce  froid  rationalisme  qui  réduit 
la  science  à  de  vides  formules,  qui  ne  sait  qu'ab- 
straire, comparer  et  combiner  des  notions  fi- 
nies, sans  jamais  s'élever  ju.squ'à  l'infini.  Il  est 
également  incapable  de  comprendre  les  repré- 
sentations de  l'art.  Mais  il  est  une  philosophie 
qui  conçoit  l'infini,  l'éternel,  le  nécessaire,  qui 
le  cherche  partout  dans  la  nature,  dans  l'homme, 
dans  l'histoire;  qui  non-seulement  le  cherche, 
mais  l'aime  et  l'adore.  A  elle  il  est  donné  de 
s'introduire  dans  le  sanctuaire  de  l'art  et  d'étu- 
dier ses  œuvres  ;  car  les  œuvres  de  l'art  ne  re- 
présentent qu'une  chose,  l'infini,  l'invisible 
sous  des  formes  visibles  et  finies. 

Mais  s'il  est  permis  à  la  philosophie  de  déter- 
miner les  principes  de  l'art,  celui-ci  n'a-t-il  rien 
à  craindre  pour  son  indépendance?  du  moment 
que  la  philosophie  s'arroge  le  droit  de  juger  ses 
œuvres,  n'aura-t-elle  pas  aussi  la  prétention  de 
lui  imposer  des  règles  ?  or  le  génie  est  au-des- 
sus des  règles.  Nous  pourrions  d'abord  répondre 
avec  un  illustre  philosophe  :  «  Le  génie,  c'est  la 
plus  haute  conformité  aux  règles.  »  Dans  ses 
sublimes  écarts,  et  jusque  dans  ses  caprices  et 
ses  fantaisies,  il  reste  encore  fidèle  à  certaines 
lois  qui  sont  les  lois  fondamentales  de  l'art; 
autrement,  il  n'enfanterait  que  des  conceptions 
bizarres,  dénuées  de  sens  et  d'intérêt  comme 
d'harmonie  et  de  beauté;  il  ne  serait  plus  le  gé- 
nie. Sans  doute,  ces  lois  se  confondent  avec  lui- 
même  et  forment  son  essence  la  plus  intime  ; 
en  s'y  soumettant  il  n'éprouve  aucune  con- 
trainte, il  les  suit  spontanément  ;  à  cette  condi- 
tion il  est  inspiré  et  libre  ;  mais  il  ne  s'en  écarte 
pas  plus  que  la  nature  ne  s'écarte  des  siennes. 
La  philosophie  qui  cherche  à  les  connaître  ne 
les  lui  impose  pas  plus  qu'elle  ne  les  invente. 
Elles  sont  antérieures  à  l'un  et  à  l'autre,  puis- 
qu'elles expriment  la  nature  éternelle  des  cho- 
ses. Quant  aux  règles  arbitraires  et  convention- 
nelles, l'artiste  a  raison  de  les  dédaigner,  et 
elles  n'ont  jamais  enchaîné  le  véritable  talent. 
C'est  donc  se  faire  une  fausse  idée  de  la  science 
qui  étudie  les  règles  et  les  principes  de  l'art, 
que  de  s'imaginer  qu'elle  a  la  prétention  de 
faire  la  leçon  au  génie,  de  lui  fournir  des  re- 
cettes, d'apprendre  à  faire  un  tableau,  une  sta- 
tue, une  composition  musicale,  un  poëmc;  rien 
en  effet  ne  serait  plus  ridicule.  La  partie  tech- 
nique de  l'art  elle-même,  la  seule  qui  puisse 
s'enseigner,  n'est  pas  du  ressort  de  la  philoso- 
phie. La  philosophie,  on  ne  saurait  trop  le  répé- 
ter, aspire  avant  tout  à  connaître  et  à  compren- 
dre ;  elle  est  née  d'une  noble  et  haute  curiosité, 
et  quand  il  s'agit  de  l'art  qui  crée  spontané- 
ment, son  but  est  spéculatif  et  non  didactique. 
Ce  n'est  pas  à  dire  qu'elle  ne  doive  exercer  sur 
l'art  aucune  influence;  quand  elle  est  parvenue 
à  se  former  une  idée  exacte  de  sa  mission,  elle 
doit  la  lui  rapi^eler  s'il  venait  à  l'oublier.  Lors- 
que l'artiste  s'écarte  des  grands  et  impérissables 
principes  du  beau,  qu'il  sacrifie  au  caprice  de 
la  mode  et  flatte  les  passions  du  vulgaire,  alors 
transformée  en  haute  critique,  la  philosophie 
lui  adresse  de  sévères  conseils;  mais  ici,  où  est 
le  mal  et  le  grand  préjudice  pour  l'art?  Ce  droit, 
d'ailleurs,  ne  l'a-t-il  pas  à  son  tour  à  l'égard  de 
la  philosophie,  et  n'en  a-t-il  pas  de  tout  temps 
largement  usé  ?  Combien  de  fois  la  poésie,  par 
exemple,  n'a-t-elle  pas  flétri  avec  raison  de  per- 
nicieuses doctrines,  livré  au  mépris  et  au  ridi- 
cule des  systèmes  qui  déshonoraient  la  science 
et  insultaient  à  la  morale?  La  philosophie  et 


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l'art  sont  deux  puissances  égales  ci  libres  ;  mais, 
leur  objet  étant  au  fond  le  même,  l'une  chcr- 
cluint  a  comprendre  ce  que  l'autre  représente 
sous  des  formes  sensibles,  elles  ont  droit  de  se 
contrôler  mutuellement.  Cette  alliance,  fondée 
sur  la  nature  des  choses,  et  que  rhistoire  nous 
montre  dans  le  passé,  ne  peut  que  se  fortifier 
dans  l'avenir. 

En  résumé,  il  existe  une  science  du  beau  et 
une  philosophie  de  l'art;  de  plus,  on  doit  pren- 
dre ces  deux  mots  au  sérieux,  c'est-à-dire  ne  pas 
confondre  la  philosophie  des  beaux-arts  avec  le 
savoir  superficiel  des  amateurs,  avec  les  recher- 
ches estimables  d'ailleurs  de  l'érudition,  ou  avec 
les  réflexions  plus  ou  moins  sensées  delà  crili- 
que  proprement  dite.  La  connaissance  des  prin- 
cipaux monuments  de  l'art,  un  goût  sûr  et  déli- 
cat, une  critique  exercée,  une  imagination  vive, 
sont  nécessaires  au  philosophe  qui,  non  content 
de  saisir  l'idée  du  beau  dans  son  abstraction  et 
ses  formes  générales,  se  propose  de  suivre  les 
principes  métaphysiques  de  l'art  dans  leurs  ap- 
plications les  plus  diverses  et  dans  leur  dévelop- 
pement historique,  chez  tous  les  peuples  et  à 
travers  tous  les  âges.  Mais  la  conditfon  essen- 
tielle, à  laquelle  rien  ne  peut  suppléer,  c'est  le 
véritable  esprit  philosophique,  l'intelligence  dos 
idées  qui  sont  l'objet  de  la  philosophie,  et  que 
l'art  aussi  est  appelé  à  manifester  dans  ses  œu- 
vres. 

II.  Nous  n'avons  pas  la  prétention  de  tracer 
ici  un  plan  complot  de  l'esthétique  et  d'organi- 
ser les  différentes  parties  d'une  science  à  peine 
sortie  du  berceau  ;  nous  nous  bornerons  à  indi- 
quer les  divisions  générales  qui  se  laissent  faci- 
lement reconnaître. 

Analyser  l'idée  du  beau,  marquer  avec  préci- 
sion ses  caractères,  décrire  les  phénomènes  qui 
l'accompagnent  et  les  facultés  auxquelles  il  se 
rapporte  ;  étendre  cet  examen  aux  idées  qui  ont 
un  rapport  intime  avec  la  précédente,  celle  du 
sublime  en  particulier  ;  suivre  ensuite  l'idée  du 
beau  dans  son  développement  à  travers  les  rè- 
gnes de  la  nature  et  les  formes  de  l'existence 
humaine,  jusqu'à  ce  qu'elle  parvienne  à  sa  véri- 
table réalisation  dans  l'art  ;  déterminer  la  nature 
et  le  but  de  l'art,  ses  rapports  avec  les  autres 
sphères  de  la  pensée  ;  examiner  les  conditions 
et  les  principes  de  la  représentation  artistique  ; 
enfin  décrire  les  qualités  nécessaires  pour  la 
production  des  œuvres  de  l'art  et  que  doit  pos- 
séder l'artiste,  le  génie,  le  talent,  l'imagination 
et  le  goût,  telles  sont  les  questions  principales 
que  renferme  l'esthétique  générale,  ou  la  pre- 
mière partie  de  la  science  du  beau. 

Une  seconde  partie  doit  comprendre  la  théorie 
des  arts  particuliers.  Il  ne  s'agit  plus  ici  de  dé- 
terminer les  caractères  du  beau  et  les  principes 
de  l'art  en  général,  mais  de  descendre  à  l'exa- 
men de  chacun  des  arts  en  particulier,  de  l'ar- 
chitecture, de  la  sculpture,  de  la  peinture,  etc.  ; 
d'étudier  leur  nature  et  leur  rôle  propre,  leurs 
limites  respectives,  de  saisir  leur  ressemblance 
et  leur  différence,  de  fixer  les  conditions  et  les 
règles  auxquelles  ils  sont  soumis,  d'établir  leurs 
véritables  rapports,  de  marquer  la  place  et  le 
rang  qu'ils  doivent  occuper  dans  une  classifica- 
tion naturelle,  et  de  former  ainsi  un  véritable 
système  des  arts. 

Mais  cette  théorie  serait  imparfaite  si  l'his- 
toire ne  venait  l'éclairer  et  la  compléter.  L'art, 
comme  la  philosophie,  la  religion,  le  droit,  a 
subi  des  changements  et  des  révolutions.  L'idée 
du  beau  a  revêtu  différentes  formes  aux  diver- 
ses époques  de  l'humanité  ;  il  y  a  donc  une  his- 
toire qui  expose  et  caractérise  ces  changements 
et  ces  formes  ;  sans  elle,  la  théorie  des  arts  est 


étroite  et  fausse.  En  effet,  chaque  art  a  sa  idace 
spécialement  marquée  dans  l'iiistoirc.  La  sculp- 
ture, par  exemple,  atteint  son  plus  haut  point 
de  perfection  dans  l'art  grec;  de  même,  la  ques- 
tion des  gcnros,  c'est-à-dire  des  formes  es.sen- 
ticUes  de  l'art,  repond  aux  grandes  divisions  de 
l'histoire,  et,  séparée  de  la  i)hilo.sophie  de  l'his- 
toire, clic  n'engendre  que  de  stériles  et  vaines 
disputes.  Qu'est-ce,  en  effet,  que  l'art  classique 
et  l'art  romantique,  sinon  l'art  ancien  et  l'art 
moderne,  l'art  païen  et  l'art  chrétien?  L'histoire 
générale  de  l'art  doit  donc  former  la  troisième 
partie  de  l'esthétique  ;  elle  permet  aussi  de  ti- 
rer des  conclusions  sur  l'avenir  de  l'art  et  ses 
destinées  futures. 

III.  L'esthétique,  comme  science  indépendante, 
fut  inconnue  des  philosophes  de  l'antiquité  ;  les 

3uestions  relatives  à  l'idée  du  beau  sont  mêlées 
ans  leurs  ouvrages  avec  celles  de  la  morale  et 
de  la  politique.  C'est  ainsi  qu'on  les  rencontre 
déjà  dans  les  discussions  des  sophistes  et  dans 
les  entretiens  de  Socrate.  Platon  est  le  premier 
qui  ait  jeté  les  bases  d'une  théorie  du  beau  ; 
elle  est  disséminée  dans  plusieurs  de  ses  dialo- 
gues, le  Phèdre,  le  Grand  Hippias,  le  Banquet, 
le  deuxième  et  le  dixième  livre  de  la  Républi- 
que, les  Lois,  VIon,  etc.  Il  a  su  dégager  l'idée 
du  beau  des  autres  notions  de  Fintelligence  avec 
lesquelles  on  la  confond  communément,  et  il 
l'a  placée  dans  une  sphère  supérieure  à  celle  des 
sens  et  du  raisonnement.  Il  remonte  à  sa  source 
première,  reconnaît  son  caractère  éternel  et  di- 
vin, et  montre  son  affinité  avec  les  idées  du 
vrai  et  du  bien.  En  outre,  il  a  porté  l'analyse 
dans  la  partie  la  plus  délicate  et  la  région  la 
plus  mystérieuse  de  l'àrne  humaine,  en  décri- 
vant avec  autant  de  vérité  que  de  profondeur 
les  phénomènes  de  l'amour,  de  l'enthousiasme 
et  de  l'inspiration  poétique.  Nul  philosophe,  dans 
l'antiquité,  n'a  fait  plus  que  Platon  pour  la 
science  du  beau.  Néanmoins  sa  théorie  est  loin 
d'être  entièrement  satisfaisante.  Il  a  trop  séparé 
l'idéal  du  réel.  C'est  le  vice  général  de  la  philo- 
sophie platonicienne.  En  outre,  en  montrant  l'i- 
dentité du  beau  et  du  bien  (xa)àv  xàYaâov),  il 
n'a  pas  su  maintenir  leur  différence,  ce  qui  lui 
fait  méconnaître  le  véritable  but  de  l'art  et  son 
indépendance.  Celui-ci,  dès  lors,  est  considéré 
comme  une  œuvre  d'éducation  morale,  et  sub- 
ordonné aux  vues  du  législateur  ;  c'est  ainsi 
que  s'explique  l'arrêt  sévère  porté  contre  les 
poètes,  le  caractère  exclusivement  moral  et 
presque  sacerdotal  de  la  poésie  et  des  arts  dans 
la  République  et  dans  les  Lois.  Enfin  Platon  est 
le  premier  qui  ait  mis  au  jour  cette  malheu- 
reuse théorie  de  l'imitation,  qui,  plus  tard  prise 
à  la  lettre,  a  produit,  surtout  chez  les  moder- 
nes, de  si  grossières  méprises. 

Aristote  n'a  traité  ni  du  beau  ni  de  l'art  en 
général  ;  sa  Poétique  n'est  qu'un  fragment  sur 
l'art  dramatique,  et  encore  ne  comprend-elle 
guère  que  les  règles  de  la  tragédie.  Le  point  de 
vue  d'Aristote  est  plus  expérimental  que  théo- 
rique. Les  règles  qu'il  donne  sont  déduites  des 
chefs-d'œuvre  du  théâtre  grec.  Aussi,  dégagées 
de  toute  fausse  interprétation^  elles  renferment 
un  élément  impérissable  ;  mais  elles  ne  convien- 
nent parfaitement  qu'à  l'art  classique,  et  sont 
trop  étroites,  si  on  veut  les  appliquer  au  théâtre 
moderne.  Aristote  n'a  pas  compris  l'origine  et 
le  but  de  l'art,  et  il  est  difficile  de  concilier  ses 
idées  sur  différents  points  qu'il  ne  fait  d'ailleurs 
qu'effleurer.  Ainsi  il  donne  pour  origine  à  la 
poésie  le  penchant  à  Vimitalion  et  le  désir  de 
connaître.  Ailleurs  il  modifie  ce  principe  lors- 
qu'il dit  par  exemple,  que  la  peinture  doit  re- 
présenter non  ce  qui  est,  mais  ce  qui  doit  cire  ; 


ESTH 


—  480  - 


ESTH 


que  la  tragédie  est  Yimitation  du  meilleur  ;  que 
la  poésie  est  plus  vraie  que  Vhisloire  :  ce  der- 
nier mot  surtout  est  profond  et  vrai;  il  suffirait 
pour  prouver  qu'Arislote  donne  pour  but  à  l'art 
l'idéal.  Malheureusement  il  ne  s'élève  pas  tou- 
jours à  cette  hauteur  de  vues,  et  on  peut  lui  re- 
procher, comme  à  Platon,  d'avoir  frayé  les  voies 
au  système  de  l'imitation.  Le  même  dél'aut  de 
clarté  se  fait  sentir  dans  la  célèbre  maxime  de 
la  purification,  des  passio7is  {-Aà'iapaïc) ,  inter- 
prétée de  manières  si  diverses.  Elle  renferme  en- 
core une  idée  profonde,  mais  elle  indique  plutôt 
l'effet  moral  et  religieux  que  le  véritable  but  de 
l'art. 

Après  Platon  et  Aristote,  la  question  du  beau 
n'a  été  traitée  dans  l'antiquité  que  par  deux  au- 
teurs, Plotin  et  saint  Augustin.  Le  livre  de  Plo- 
tin  sur  le  beau  est  justement  admiré;  il  renferme 
des  vues  originales  et  des  pensées  profondes,  la 
théorie  de  l'expression  y  est  développée  avec  un 
éclat  qui  ne  devait  pas  être  surpasse.  Selon  Plo- 
tin, la  beauté  matérielle  n'est  que  l'expression, 
le  reflet  de  la  beauté  spirituelle.  La  beauté,  c'est 
le  triomphe  de  l'esprit  sur  la  matière;  l'âme 
seule  est  belle,  et  l'amour  du  beau  est  celui  de 
l'âme  qui  se  reconnaît  dans  sa  propre  image.  Il 
faut  donc  que  l'âme  se  fasse  belle  pour  compren- 
dre et  sentir  la  beauté.  En  outre,  Plotin  établit 
une  gradation  entre  les  genres  de  beauté.  Il  re- 
connaît la  supériorité  du  beau  moral  sur  le  beau 
sensible.  Il  insiste  sur  la  nécessité  de  s'élever 
par  la  pensée  pure  jusqu'au  principe  et  à  la 
source  de  toute  beauté.  On  doit  lui  savoir  gré 
aussi  d'avoir  compris  l'importance  de  l'art,  dont 
il  fait,  il  est  vrai,  une  imitation  de  la  nature, 
mais  en  donnant  à  l'un  et  à  l'autre  pour  but 
l'imitation  des  idées  divines.  Les  défauts  de  la 
théorie  sont  ceux  que  l'on  peut  reprocher  au 
mysticisme  alexandrin,  une  tendance  exagérée  à 
tout  reporter  à  l'unité,  à  déprécier  la  réalité  et 
à  ne  considérer  le  beau  réel,  dans  la  nature  et 
dans  l'art,  que  comme  un  ensemble  de  formes, 
d'ombres  vaines  et  mensongères.  Ces  exagéra- 
tions se  font  surtout  sentir  dans  les  passages  où 
il  est  question  de  l'amour  et  de  l'enthousiasme. 
Le  point  de  vue  religieux  et  moral  domine  d'ail- 
leurs toute  cette  théorie,  au  point  de  ne  pas 
permettre  l'indépendance  de  l'art. 

Saint  Augustin  avait  composé  un  livre  sur  le 
beau,  qui,  malheureusement,  est  perdu  ;  mais 
on  retrouve  la  pensée  qui  l'avait  dicté  dans  ses 
autres  écrits,  en  particulier  dans  le  Traité  sur 
la  musique.  Saint  Augustin  résume  sa  théorie 
du  beau  dans  cette  phrase  si  souvent  citée  :  Om- 
nis  porro  pulcliritudinis  forma  unilas  est.  Son 
principe  est,  en  effet,  celui  de  l'unité  et  de  la 
convenance  des  parties  comme  constituant  le  ca- 
ractère essentiel  de  la  beauté;  il  développe  ce 
principe  en  l'appliquant  à  la  musique. 

Quant  au  traité  du  Sublime,  de  Longin,  mal- 
gré ses  mérites,  c'est  l'ouvrage  d'un  rhéteur  plu- 
tôt que  d'un  philosophe.  La  question  n'est  envi- 
sagée que  dans  son  rapport  avec  l'éloquence. 
Nous  ne  parlerons  pas  non  plus  de  VArt  poéti- 
que d'Horace  ni  des  principes  de  Quintilien;  ces 
traités  ne  renferment  aucunes  vues  philosophi- 
ques et  ne  contiennent  que  des  règles  spéciales 
sur  la  poésie  ou  l'art  oratoire. 

Passons  aux  temps  modernes.  Les  questions 
qui  ont  pour  objet  le  beau  et  l'art  ont  peu  oc- 
cupé les  philosophes  du  xvn'  siècle.  Bacon  range 
les  beaux-arts  parmi  les  sciences  dont  le  but  est 
l'agrément.  Dans  sa  classification,  l'architecture 
n'est  pas  distinguée  des  mathématiques  et  des 
arts  mécaniques.  La  poésie  forme  une  des  trois 
branches  principales  des  connaissances  humai- 
nes, et  répond  à  une  des  trois  grandes  facultés 


de  l'homme,  l'imagination.  Mais  sa  nature  est 
méconnue,  elle  se  définit  une  histoire  faite  à 
plaisir. 

Les  questions  qui  préoccupent  le  cartésia- 
nisme sont  étrangères  au  beau  et  à  l'art;  dans 
cette  grande  école,  quelques  esprits  du  second 
ordre  se  sont  contentés  de  reproduire,  en  les  af- 
faiblissant, les  traditions  de  l'antiquité,  les  idées 
de  Platon  et  de  saint  Augustin  ;  c'est  là,  -en  par- 
ticulier, ce  qui  fait  le  fond  des  traités  sur  le 
Beau  de  Crouzaz  et  du  P.  André. 

L'école  de  Leibniz  et  de  'Wolf  a  eu  l'honneur, 
non  pas  de  fonder  l'esthétique,  mais  de  la  déta- 
cher de  l'ensemble  des  sciences  philosophiques, 
avec  lesquelles  elle  était  restée  jusqu'alors  con- 
fondue, de  lui  donner  un  nom  et  une  existence 
à  part.  Ce  fut  un  disciple  de  Wolf,  Baumgar- 
ten,  qui,  le  premier,  conçut  l'idée  d'une  science 
du  beau,  et  la  nomma  esthétique.  Le  mot  n'est 
pas  heureux,  mais  il  reproduit  le  point  de  vue 
de  l'auteur,  qui  est  celui  du  wolfianisme.  Baum- 
garten  considère  l'idée  du  beau  comme  une  per- 
ception confuse  ou  un  sentiment.  La  clarté,  se- 
lon lui,  ne  réside  que  dans  les  idées  logiques. 
Ainsi  cette  science  proclamée  si  indépendante, 
se  trouve  être  à  peine  une  science,  elle  n'est 
qu'un  satellite  obscur  de  la  logique  (voy.  Baum- 
garten).  Vinrent  ensuite  Mendelssohn,  Sulzer, 
Eberhard,  qui  modifièrent  le  principe  présent, 
firent  de  l'idée  du  beau  une  conception  abstraite, 
et  l'identifièrent  complètement  avec  celle  du 
bien. 

En  Angleterre,  l'école  sensualiste,  au  xviii'  siè- 
cle, a  produit  plusieurs  écrits  plus  ou  moins  re- 
marquables sur  la  théorie  du  beau  :  on  doit  citer 
Shaftesbury,  Hogard,  Hutcheson,  Burke.  Mais  un 
système  aussi  étroit  que  le  sensualisme  était 
incapable  de  découvrir  les  véritables  principes 
de  l'art.  Shaftesbury  et  Hutcheson  identifient  le 
bien  et  le  beau,  et  reproduisent  la  maxime  de 
l'unité  dans  la  variété.  Hutcheson  admet  en 
outre  un  sens  particulier  du  beau.  La  ligne  on- 
doyante de  Hogard  est  une  application  originale 
de  la  formule  de  l'uniformité  combinée  avec  la 
variété.  Burke  développe  et  applique  le  système 
sensualiste  dans  sa  pureté,  confond  le  sublime 
avec  le  terrible,  et  fait  du  beau  un  sentiment 
qui  a  son  origine  dans  l'instinct  de  conservation 
et  de  sociabilité. 

En  France,  Diderot  et  les  encyclopédistes 
exposent  à  peu  près  les  mêmes  idées,  en  insis- 
tant davantage  sur  le  but  moral;  c'est  dans  ce 
sens  que  Diderot  composa  ses  pièces  morales. 
D'un  autre  côté,  le  Batteux  commente  Aristote 
avec  l'esprit  le  plus  étroit,  et  professe  le  principe 
de  l'imitation  de  la  belle  nature. 

En  Allemagne,  à  la  fin  du  xvin"  siècle,  com- 
mence une  ère  nouvelle  pour  l'esthétique.  Cette 
science  est  enfin  prise  au  sérieux,  elle  devient 
l'objet  de  recherches  savantes  et  approfondies. 
Un  homme,  doué  du  génie  de  la  critique  et  fa- 
miliarisé avec  la  connaissance  des  chefs-d'œuvre 
de  l'antiquité,  s'élève  au-dessus  des  théories 
étroites  et  traditionnelles,  comprend  enfin  le  vé- 
ritable idéal  qui  se  révèle  à  lui  dans  l'art  grec. 
Winckelmann  n'était  pas  un  philosophe  ;  il  n'a 
guère  laissé  de  vues  théoriques:  il  s'est  d'ail- 
leurs renfermé  dans  des  considérations  sur  les 
arls  plastiques,  mais  on  peut  dire  qu'il  a  donné 
à  la  critique  le  sens  du  beau,  et  lui  a  ouvert  le 
monde  de  l'art.  Selon  lui,  l'idée  du  beau  est  dans 
Dieu,  d'où  elle  émane  pour  passer  dans  les  choses 
sensibles,  qui  sont  sa  manifestation.  Il  saisit 
donc  le  côté  divin  de  l'art,  et  s'attache  à  l'idée 
classique  de  la  beauté  grecque  sous  sa  forme  la 
plus  sévère  et  la  plus  pure.  Il  dépose  ainsi  dans 
ses  ouvrages  le  germe  des  pensées  qui  devaient 


ESTII 


—  481 


EST  II 


être  développées  plus  tard;  mais  il  ne  tut  p;is 
compris  de  ses  contemporains  :  les  uns  firent  de 
l'idéal  une  abstraction  inanimée,  les  autres  don- 
nèrent pour  but  à  l'art  moderne  l'imitai  ion  de 
l'art  antique,  détruisant  par  là  toute  originalité. 
Après  Wiuikclmann,  personne  ne  travailla  avec 
plus  d'ardeur  que  Lessing  à  réformer  les  idées 
anciennes  sur  l'art,  et  à  en  propager  de  nou- 
velles, plus  profondes  et  plus  vraies.  Dans  le 
Laocoon,  il  essaya  de  tracer  les  limites  de  la 
sculpture  et  de  la  jioésie  ;  mais  il  s'occupa  prin- 
cipalement de  la  poésie.  Il  maintint  avec  raison, 
contre  le  faux  idéal  des  successeurs  do  Winckel- 
mann,  le  point  de  vue  du  réel,  le  côté  individuel 
et  vivant,  en  un  mot  le  caractéristique  dans 
l'art;  mais  il  ne  sut  pas  se  préserver  de  l'excès 
contraire,  et  fit  trop  prédominer  le  réel;  en 
outre,  il  montra  une  admiration  trop  exclusive 
pour  la  Poétique  d'Aristote,  rendue,  il  est  vrai, 
a  son  véritable  sens,  et  qu'il  compare  aux  Elé- 
ments d'Euclide.  Il  s'élève  aussi  avec  force  con- 
tre le  bon  goût  artificiel  et  le  faux  classique 
a  n'avait  fait  prévaloir  en  Allemagne  l'imitation 
c  notre  littérature.  Il  soutient  le  principe  du 
naturel  contre  les  règles  conventionnelles  et 
l'étiquette  du  théâtre  français.  Avec  Goethe,  il 
est  un  des  écrivains  qui  ont  le  plus  contribué  à 
la  révolution  littéraire  qui  a  eu  pour  résultat 
l'émancipation  du  génie  allemand.  Herder  inter- 
vint aussi  dans  ce  débat;  mais,  au  lieu  d'éclair- 
cir  les  questions,  il  ne  fit  guère  que  les  rendre 
plus  obscures  par  le  vague  de  ses  idées. 

Tous  ces  essais  n'étaient  qu'une  préparation  à 
des  études  plus  profondes  et  à  de  plus  hautes 
spéculations.  Le  philosophe  qui  devait  régénérer, 
ou  plutôt  fonder  la  philosophie  allemande,  porta 
dans  la  question  du  beau  sa  puissante  analyse  et 
sa  critique  sévère.  Kant  {Critique  de  la  faculté 
déjuger)  s'attache  à  déterminer  les  caractères 
de  l'idée  du  beau,  et  à  les  séparer  des  autres  no- 
tions de  l'esprit  humain,  telles  que  celles  de 
l'utile,  du  bien,  du  parfait.  Il  décrit  les  senti- 
ments qui  l'accompagnent  et  les  facultés  qui  la 
conçoivent;  puis  il  soumet  à  la  même  analyse 
l'idée  du  sublime,  et  enfin  il  essaye  de  déter- 
miner la  nature  et  le  but  de  l'art.  Ce  travail  n'est 
pas  une  des  parties  les  moins  belles  du  système 
de  Kant;  cependant  il  est  imparfait  et  reproduit 
les  vices  de  sa  théorie  générale.  Kant  a  reconnu 
plusieurs  des  caractères  de  l'idée  du  beau  et  du 
sublime;  mais  il  finit  par  les  ramener  au  point 
de  vue  subjectif.  Le  beau,  selon  lui,  n'a  pas 
d'existence  absolue,  il  est  relatif  aux  facultés  de 
l'esprit  humain,  la  sensibilité,  l'imagination  et 
le  goût.  Il  est  le  résultat  du  jeu  libre  de  l'ima- 
gination. Dès  lors,  le  beau  n'ayant  pas  de  réalité 
objective,  il  n'y  a  pas,  non  plus,  de  science  du 
beau.  Celle-ci  devient  une  des  branches  de  la 
psychologie  ou  de  la  logique. 

Parmi  les  divers  travaux  sur  l'esthétique,  in- 
spirés par  la  philosophie  de  Kant,  il  faut  placer 
au  premier  rang  les  essais  de  Schiller.  Sans  s'af- 
franchir du  point  de  vue  subjectif,  Schiller  con- 
tribue à  faire  prévaloir  une  manière  plus  élevée 
et  plus  large  ;  le  génie  profondément  philoso- 
phique du  grand  poète  lui  fit  deviner  la  vraie 
solution  du  problème  de  l'art,  c'est-à-dire  la 
conciliation  des  deux  éléments  du  beau,  de  l'i- 
dée et  de  la  forme,  et  des  deux  facultés  qui  le 
perçoivent,  la  raison  et  la  sensibilité  ;  mais  il  ne 
fit  que  pressentir  cette  solution,  sans  s'élever  à 
une  théorie  générale  et  complète. 

La  philosophie  de  Fichte,  qui  n'est  que  celle 
de  Kant  poussée  à  ses  dernières  conséquences, 
devait  être  peu  favorable  à  l'esthétique.  L'art  est 
comme  étouft'é  dans  ce  système,  qui  concentre 
l'univers  dans  le  moi,  fait  de  la  nature  une  li- 

DICT.   PHILOS. 


mite  de  la  liberté  humaine,  et  du  monde  sa 
création.  Un  stoïcisme  étioit  en  morale  n'avait 
au:une  place  pour  le  culte  du  beau-;  aussi  Fichie 
subordonne  et  asservit  l'art  à  la  morale.  La  vertu 
consiste  dans  le  combat  de  l'homme  contre  li 
nature,  dans  le  maintien  et  le  triomphe  de  la 
liberté  qui  doit  ti'anslbrmer  celle-ci  à  son  image. 
L'art  reproduit  cette  lutte  et  en  donne  le  spec- 
tacle. Il  est  donc  une  préjiaration  à  la  morale,  et 
son  but  est  de  révéler  la  force  créati'icc  du  moi. 
Du  reste,  ce  philosophe  ne  conçoit  même  pas 
nettement  ce  principe,  et,  dans  le  vague  qui  ca- 
ractérise sur  ce  point  sa  pensée,  il  lait  presque 
de  l'art  une  aU'aire  de  sentiment.  Ce  système  no 
l)0uvait  imprimer  à  la  science  du  beau  une  im- 
pulsion féconde;  cependant  il  a  provoqué  des 
recherches  intéressantes.  C'est  en  partie  à  cette 
philosophie  que  se  rattache  l'école  humoristique 
et  les  écrivains  qui  l'ont  illustrée  :  Jean  Paul,  les 
deux  Schlegel  et  Solger.  Jean  Paul  a  composé 
sur  l'eslhétiiiue  un  ouvrage  fort  spirituel,  moins 
remarquable  jiar  le  fond  (jue  par  le  style  et  les 
vues  originales  dont  il  est  parsemé.  D'un  autre 
côté,  par  des  travaux  remarquables  d'érudition, 
d'archéologie  et  de  critique  littéraire,  les  Schle- 
gel ont  contribué  beaucoup  à  agrandir  le  cercle 
des  idées  en  ce  qui  regarde  l'histoire  des  formes 
de  l'art,  et  à  faire  tomber  les  étroites  et  fausses 
classifications  qui  avaient  régné  jusqu'alors.  Le 
principe  humoristique^  esquissé  superficielle- 
ment par  la  verve  poeticiue  de  Jean  Paul,  fut 
élevé  à  la  hauteur  d'une  théorie  métaphysique 
par  Solger,  qui  développa  avec  profondeur  la 
formule  de  ïironie  dans  l'art.  Suivant  cette  doc- 
trine, le  but  de  l'art,  c'est  de  révéler  à  la  con- 
science humaine  le  néant  des  choses  finies  et 
des  événements  du  monde  réel.  Le  génie  consiste 
donc  à  se  placer  à  ce  point  de  vue  supérieur  du 
l'ironie  divine,  qui  se  joue  des  choses  créées,  se 
rit  des  intérêts,  des  passions,  des  luttes  et  des 
collisions  de  la  vie  humaine,  de  nos  souffrances 
comme  de  nos  joies,  et  à  faire  planer  sur  cette 
tragi-comédie  la  puissance  immuable  de  l'absolu. 
Tels  sont  les  principaux  développements  que 
prit  l'esthétique  en  Allemagne,  sous  l'influence 
des  doctrines  de  Kant  et  de  Fichte;  mais  cette 
science  ne  prit  son  véritable  essor,  et  l'art  la 
conscience  de  lui-même,  qu'avec  Schelling  et  la 
révolution  qu'il  opéra  dans  le  monde  philoso- 
phique. La  philosophie  de  SJielling  n'eùt-elle  eu 
d'autre  résultat  que  l'émancipation  définitive  de 
l'art  et  de  la  science  qui  le  prend  pour  objet,  un 
pareil  service  aurait  suffi  pour  lui  assurer  une 
place  éminente  dans  l'histoire  de  l'esprit  hu- 
main. Voici  comment  ce  philoso[)he  est  arrivé  à 
la  conception  de  l'art.  La  base  de  son  système, 
c'est  l'identité  des  deux  points  de  vue  séparés 
par  Kant  et  ses  successeurs,  le  sujet  et  l'objet. 
Ici  l'idéal  et  le  réel,  le  fini  et  l'infini,  rentrent 
dans  une  unité  supérieure  au  sein  de  laquelle  les 
différences  s'effacent  et  l'harmonie  s'établit 
Quoique  cette  unité  fondamentale  soit  partout 
dans  l'univers  physique  et  moral,  elle  n'est  pas 
cependant  manifeste  dans  la  nature,  qui  est  le 
monde  du  réel,  du  fini,  le  règne  du  destin.  Dans 
le  monde  moral,  ce  qui  apparaît  c'est  l'idéal, 
l'esprit,  la  liberté.  Or  cette  opposition  de  l'idéal 
et  du  réel,  de  la  fatalité  et  de  la  liberté,  dispa- 
raît dans  l'art  qui  opère  leur  conciliation  et  leur 
fusion.  Le  beau,  c'est  l'accord,  l'unité  du  fini  et 
de  l'infini;  de  l'existence  fatale  et  de  l'activité 
libre,  de  la  vie  et  de  la  matière,  de  la  nature  et 
de  l'esprit,  et  l'art  dans  ses  œuvres  nous  fait 
contempler  cette  harmonieuse  unité.  Elle  existe 
déjà  dans  l'artiste;  car  le  génie,  c'est  le  résultat 
de  la  combinaison  de  ces  deux  principes.  Dans 
l'enthousiasme  et  l'inspiration,  il  y  a  deux  élé- 

31 


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ESTH 


1 


menls  :  L'un  qui  appartient  à  la  nature,  l'autre  à 
la  liberté;  l'un  instinctif,  spontané,  inconscient, 
l'autre  qui  a  conscience  de  lui-même.  Ainsi  se 
trouvent  réunis  dans  l'art  les  deux  termes  de 
l'existence  :  leur  unité  constitue  la  vérité,  la 
beauté,  l'absolu,  le  divin;  l'art  qui  la  manifeste 
et  la  révèle  est  donc  essentiellement  religieux. 
11  y  a  plus,  il  est  Vorgane  de  la  religion,  qui  lui 
emprunte  ses  symboles  et  ses  emblèmes.  En  un 
mot,  l'art  est  la  plus  haute  manifestation  de 
l'esprit. 

Que  Schelling  ait  dépa.ssé  le  but  dans  cette 
apothéose  de  l'art,  cela  est  incontestable.  Il  va 
jusqu'il  prétendre  (jue,  la  forme  artistique  étant 
la  i)ius  parfaite  expression  de  la  vérité,  la  vérité 
philosophique  doit  finir  par  revêtir  cette  forme. 
La  philosophie,  selon  lui,  doit  retourner  à  la 
])ocsie  et  au  mythe.  Malgré  cette  exagération,  il 
n'en  a  pas  moins  le  premier  émancipé  l'art  et 
fixé  irrévocablement  les  bases  de  la  science  du 
beau;  il  a  en  même  temps  provoqué  un  immense 
mouvement  dans  cette  direction.  Lui-même  n'a 
jeté  que  quelques  vues  fécondes  et  tracé  des  es- 
quisses; mais  son  enthousiasme  s'est  communi- 
qué à  ses  disciples.  C'est  à  la  philosophie  de 
Schelling  que  l'on  doit  tous  ces  travaux  qui  ont 
eu  pour  but,  en  Allemagne,  la  connaissance  de 
l'art  sous  toutes  ses  formes  et  dans  tous  ses 
grands  monuments,  et  en  particulier  la  réhabi- 
litation de  l'art  chrétien.  Mais  l'écueil  n'était 
pas  loin;  savoir  :  la  confusion  des  sphères  diffé- 
rentes de  la  pensée^  l'identification  de  la  philo- 
sophie, de  l'art,  de  la  religion  et  des  formes  qui 
leur  sont  propres.  La  religion  est  devenue  une 
espèce  de  poésie;  de  ce  moment  date  la  dévotion 
à  l'art.  Le  sentimentalisme,  le  mysticisme  et  le 
symbolisme  ont  fait  irruption  partout  dans  la 
science  et  dans  l'histoire.  Nous  ne  sommes  pas 
restés  en  France  étrangers  à  cette  influence. 

Après  Schelling  est  venu  Hegel,  qui,  adop- 
tant la  conception  de  Schelling,  la  rectifie  et  la 
développe.  D'abord  il  fixe  à  l'art  sa  véritable 
place  parmi  les  formes  fondamentales  de  la 
pensée  humaine  :  il  lui  conserve,  comme  mani- 
festation de  la  vérité,  son  rang  élevé  à  côté  de 
la  religion  et  de  la  philosophie  ;  mais  il  le  place 
au-dessous  de  l'une  et  de  l'autre  comme  repré- 
sentant le  vrai  sous  une  forme  sensible,  et  ne 
s'adressant  à  l'esprit  que  par  l'intermédiaire  des 
sens  et  de  l'imagination.  En  même  temps  il 
maintient  leurs  limites  respectives  et  leur  rôle 
propre.  D'un  autre  côté,  il  s'empare  de  la  pensée 
de  Schelling,  la  développe  et  l'applique;  de  ce 
germe  il  lait  éclore  un  vaste  système  enchaîné 
dans  toutes  ses  parties  avec  un  art  admirable.  11 
embrasse  la  science  dans  son  ensemble  et  toutes 
ses  divisions;  après  avoir  étudié  l'idée  du  beau 
en  elle-même,  dans  la  nature  et  dans  l'art,  il 
s'attache  à  suivre  son  développement  dans  ses 
formes  fondamentales  à  travers  les  époques  de 
l'histoire;  enfin  il  donne  une  classification  et  une 
théorie  des  arts  particuliers,  de  l'architecture,  de 
la  sculpture,  de  la  peinture,  de  la  musique  et  de 
la  poésie,  caractérisant  chacun  d'eux,  détermi- 
nant ses  principes,  ses  formes  essentielles  et  ses 
règles  générales.  Hegel  est  le  premier  qui  ait 
conçu  l'esthétique  dans  son  ensemble  et  ait  tenté 
de  réaliser  ce  vaste  plan.  Son  ouvrage  est  le  pre- 
mier monument  complet  élevé  à  la  philosophie 
des  beaux-arts,  et  il  a  déployé  dans  l'exécution 
les  caractères  de  son  génie,  la  profondeur  et  la 
puissance  systématique,  jointes  à  une  finesse 
d'analyse  qui  poursuit  les  principes  jusque  dans 
leurs  dernières  applications.  Il  a  semé  dans  son 
livre  une  foule  de  vues  originales  et  vraies,  de 
critiques  pleines  de  sens  et  de  justesse.  Il  a 
même  révélé  dans  cette  partie  de  son  système 


des  qualités  que  l'on  n'attendait  ^uère  d'un  mé- 
taphysicien et  d'un  esprit  aussi  sévère  :  non-seu- 
lement il  fait  preuve  de  connaissances  positives 
en  ce  qui  concerne  les  princi[)aux  monuments  de 
l'art  et  de  la  poésie^  mais  il  déiiloie  dans  son 
style  une  véritable  richesse  d'imagination,  mal- 
gré les  défauts  qui  tiennent  à  sa  manière  et  à  sa 
terminologie.  Sans  doute  l'œuvre  est  imparfaite, 
elle  laisse  de  grandes  lacunes  et  des  irrégula- 
rités; mais  c'est  un  monument  plein  de  gran- 
deur, digne  de  son  objet  et  de  celui  qui  l'a  élevé  ; 
il  n'a  pas  été  dépassé,  et  encore  aujourd'hui  il 
présente  l'état  actuel  de  la  science  esthétique. 
Tout  ce  qui  s'est  écrit  depuis  en  Allemagne,  sur 
le  beau  et  l'art,  a  été  inspiré  par  Schelling  ou 
Hegel.  On  a  approfondi  et  développé  plusieurs 
points  de  détail,  exécuté  des  travaux  plus  ou 
moins  estimables  d'érudition  et  de  critique;  mais 
la  science  du  beau  n'a  pas  fait  un  seul  pas,  un 
progrès  réel. 

En  France,  depuis  un  demi-siècle,  de  savantes 
recherches  archéologiques,  historiques  et  criti- 
ques ont  été  faites  sur  les  monuments  de  l'art 
à  toutes  les  époques,  mais  on  n'a  guère  essayé 
de  remonter  au  principe  même  du  beau,  et  de 
déterminer  les  règles  générales  de  l'art.  La  phi- 
losophie française,  dans  sa  lutte  contre  le  sen- 
sualisme du  XVIII'  siècle,  s'est  principalement 
attachée  aux  questions  de  méthode  et  à  l'étude 
de  l'esprit  humain  qui  sert  de  base  à  la  philoso- 
phie. La  logique,  la  morale,  le  droit  naturel,  la 
tliéodicée  ont  eu  aussi  une  part  dans  ses  tra- 
vaux; mais  la  science  du  beau,  qui  offre  un 
rapport  moins  direct  avec  la  psychologie,  a  été 
à  peine  le  sujet  de  quelques  considérations  gé 
nérales.  Nous  ferons  cependant  une  exception 
en  faveur  d'un  ouvrage  posthume  d'un  philoso- 
phe éminent  dont  la  mort  prématurée  a  laissé 
à  la  France  de  .si  profonds  regrets  :  le  Cours 
d'Esthclique  de  M.  Jouffroy,  qui  a  été  publié 
en  1842  par  M.  Damiron,  présente,  malgré 
l'imperfection  inévitable  de  la  forme,  toutes  les 
qualités  qui  distinguaient  les  leçons  du  profes- 
seur, et  que  l'on  admire  dans  ses  écrits  :  la 
clarté,  la  lucidité,  une  grande  finesse  d'analyse, 
des  vues  ingénieuses,  l'application  d'une  mé- 
thode sévère  et  circonspecte;  mais  une  seule 
question  est  traitée  ;  la  théorie  de  l'expression 
comme  principe  du  beau  et  de  l'art,  et  la  des- 
cription des  phénomènes  psychologiques  qui  s'y 
rattachent.  Aucun  des  grands  problèmes  que 
renferme  la  philosophie  de  l'art  n'est  abordé  :  ce 
sont  les  prolégomènes  de  l'estliétique  plutôt 
qu'un  véritable  traité  sur  cette  science.  Il  est  à 
regretter  qu'un  esprit  comme  M.  Jouffroy,  qui, 
plus  que  personne,  réunissait  aux  qualités  du 
philosophe  les  rares  talents  nécessaires  pour  cul- 
tiver avec  succès  la  science  du  beau,  ait  été 
distrait  par  d'autres  études  de  celle  qui,  de  son 
aveu,  conserva  toujours  sa  prédilection,  et  que 
la  mort  l'ait  empêché  de  revenir  avec  la  force, 
l'étendue,  la  maturité  d'un  âge  plus  avancé  sur 
cette  ébauche  de  la  jeunesse.  La  France,  nous 
n'en  doutons  pas,  posséderait,  sur  l'esthétique, 
un  ouvrage  à  mettre  en  parallèle  avec  ceux  dont 
s'enorgueillissent  nos  voisins. 

Ce  n'est  pas  que  des  travaux  d'un  mérite  réel 
et  sérieux  n'aient  été  publiés  sur  cette  branche 
de  la  philosophie.  Le  livre  de  M.  Cousin  :  du 
Vrai,  du  Beau  et  du  Bien,  reproduit  avec  éclat 
l'idéal  platonicien  tempéré  par  les  exigences  mo- 
dernes. Le  spiritualisme  de  cette  école  a  donné 
le  jour  à  des  ouvrages  distingués,  comme  celui 
de  M.  Ch.  Lévêque  où  le  talent  de  l'analyse  se 
joint  à  celui  de  l'écrivain.  M.  Lamennais,  dans 
son  Essai  d'une  philosophie,  a  écrit  des  pages 
brillantes  d'un  haut  intérêt.  Les  menus  propos  de 


ÉTAT 


483 


ETAT 


Topfer,  malgré  la  faiblesse  théorique  et  le  ton 
huraoristiipie,  contiennent  des  observations  aussi 
justes  que  fines.  Les  livres  de  M.  Voiluron,  de 
M.  Cliaigncs,  etc.,  quoique  la  critique  soil  sou- 
vent étroite  et  la  théorie  superficielle,  ne  sont 
pas  s;ins  valeur.  Celui  de  M.  Pictct  de  Genève  oflVc 
un  reflet  visible  des  idées  de  rAUemagnc  ;  cette 
influence  du  reste  est  facile  à  constater  chez  tous 
les  précédents.  On  en  peut  dire  autant  des  écrits 
de  M.  Taine.  Le  positivisme  a  en  lui  son  inter- 
prète le  plus  brillant.  Il  est  à  regretter  qu'un  si 
grand  talent  d'écrivain  et  d'analyste  soit  consa- 
cré à  développer  une  thèse  aussi  stérile  et  aussi 
grossière  que  la  sienne.  Du  reste,  le  positivisme, 
sauf  un  livre  de  Proudhon  à  peu  près  inconnu 
sur  le  principe  de  l'art,  n'a  rien  publié  en  ce 
genre  qui  mérite  d'être  cité.  Son  esthétique  jus- 
qu'ici est  nulle,  et  nous  croyons  qu'elle  se  fera 
longtemps  attendre. 

Les  principaux  auteurs  à  consulter  sont  :  Crou- 
zaz.  Traité  au  Beau,  in-8,  Amst.,  1724;  — Baum- 
garten,  Eslhetica,  in-8,  Francfort-sur-l'Oder, 
1700-1758;  —  Hcrder,  /va//;'(?o?ie,  in-8,  Leipzig, 
1810;  —  Sulzer,  Théorie  générale  des  beaux- 
arts,  2«  édit.,  4  vol.  in-8,  ib.,  1792-1794;  —  Beu- 
david,  Essai  d'une  science  du  goût,  in-8,  Berlin, 
1799;  —  Sjhiller,  petits  écrits;  — J.  P.  Richter, 
Leçons  d'Esthétique,  3  vol.  in-8,  Hambourg, 
1804  ;  —  Ast,  Système  de  la  Science  de  l'art, 
in-8,  Leipzig,  1806;  Manuel  d'Esthétique,  in-8, 
ib.,  1805;  —  Bouterweck,  Esthétique, 'i'  édit., 
in-8,  Goëttingue,  1824-1825;  —  Burger,  Précis 
d'Esthétique,  2  vol.  in-8,  Berlin,  1825;  — Sol- 
ger.  Leçons  sur  l'Esthétique,  publiées  par  Heyse, 
in-8,  Leipzig,  1829;  — A.  G.  Schlegel,  Lcjohs  sur 
l'histoire  et  la  théorie  des  beaux-arts,  traduites 
en  français  par  A.  F.  Couturier  de  Vienne,  in-8, 
Paris,  1831  ;  —  Schelling,  Leçons  sur  les  éludes 
académiques,  leçon  14",  3'  "édit.,  Stuttgart  et 
Tubingen,  1830  ;  —  Discours  sur  le  rapport  des 
arts  du  dessin  avec  la  nature,  dans  les  écrits 
philosophiques  de  Schelling,  trad.  par  Ch.  Bé- 
nard,  1847  ;  —  Hegel,  Cours  d'Esthétique,  pu- 
blié par  M.  Hotho,  in-8.  Berlin,  1835,  traduit  en 
français  par  M.  Ch.  Benard,  in-8.  Paris,  1840- 
1843;  —  Weisse,  Système  de  l'Esthétique,  in-8, 
Leipzig,  1830;  —  Bobrik,  Cours  libre  d'Esthé- 
tique, professé  à  Zurich,  in-8,  1834-1838;  — 
Schleiermacher,  Leçons  sur  l'Esthétique,  pu- 
bliées par  C.  Lommatsch,  in-8,  Berlin,  1842; 
—  Jouffroy,  Cours  d'Esthétique,  publié  par  Ph. 
Damiron,  in-8,  Paris,  1842;  —  Ch.  Lévêque,  la 
Science  du  beau  étudiée  dans  ses  principes, 
dans  ses  applications  et  dans  son  histoire,  Paris, 
1861,  2  vol.  in-8;  —  Chaignet,  I^rincipcs  de  la 
science  du  beau,  Paris,  1860,  in-8.  —  Voy.  Beau. 

Ch.  B. 

ÉTAT.  Il  ne  s'agit  point  ici  de  tracer  le  plan 
d'une  république  idéale,  ni  de  rechercher, 
comme  on  l'a  fait  tant  de  fois  et  si  inutilement, 
quelle  est  la  meilleure  de  toutes  les  formes  de 
gouvernement  actuellement  connues;  le  sujet 
que  nous  allons  traiter  dans  cet  article,  ou  ])lu- 
tôt  le  point  de  vue  sous  lequel  nous  l'envisa- 
gerons, est  beaucoup  plus  sérieux  et  plus  digne 
d'intérêt.  Après  avoir  déterminé  les  caractères 
généraux  et  comme  les  conditions  extérieures 
d'un  État,  nous  examinerons  sur  quoi  principe, 
sur  quelle  loi  de  la  nature  ou  de  la  raison  se 
fonde  son  existence;  quels  sont  ses  droits,  ou 
dans  quelles  limites  doit  se  renfermer  l'action 
de  la  société  tout  entière  sur  chacun  des  indi- 
vidus qui  vivent  dans  son  sein  ;  quels  sont  les 
organes,  c'est-à-dire  les  pouvoirs  par  lesquels 
cette  action  se  manifeste;  enfin  quelles  sont  les 
attributions,  quels  sont  les  devoirs  et  les  droits 
de  chacun  de  ces  pouvoirs.  C'est  par  toutes  ces 


questions,  mais  seulement  dans  les  limites  où 
elles  se  renferment,  que  la  politique  est  subor- 
donnée à  la  morale  et  constitue  une  des  parties 
les  plus  essentielles  de  la  philosophie.  Comment 
fupposer,  d'ailleurs,  qu'on  puisse  connaître  la 
nature  et  la  destinée  de  l'hoiame,  si  l'on  ne  tient 
pas  compte  des  conditions  de  l'ordre  social? 
Aussi  la  plupart  des  philosophes,  Pythngorc,  So- 
crate,  Platon  et  Aristote  dans  l'antiquité  ;  Spi- 
noza, Hobbes,  Rousseau,  Montesquieu,  Kant  et 
Hegel  dans  les  temps  modernes,  ont-ils  cherché 
ii  déterminer  les  principes  éternels  do  toute 
Irgislation,  et  les  fondements  sur  lesquels  re- 
posent la  société  et  l'État.  On  peut  dire  récipro- 
quement, qu'il  n'y  a  de  grands  législateurs  et 
de  vrais  hommes  d'État  que  ceux  qui  possèdent 
une  connaissance  approfondie  des  lois  et  des 
besoins  de  la  nature  humaine.  Mais  ici  comme 
partout  la  vérité  se  partage  entre  ceux  qui  la 
cherchent.  Les  uns  n'aperçoivent,  dans  un  corps 
politique,  que  les  droits  et  les  intérêts  parti- 
culiers de  ceux  qui  le  composent;  les  autres, 
que  les  besoins  de  la  société  elle-même,  ou  du 
pouvoir  qui  la  défend  et  la  gouverne  :  ceux-ci, 
exclusivement  frappés  des  devoirs  du  citoyen, 
oublient  tout  à  fait  ceux  de  l'homme;  ceux-là, 
au  contraire,  portent  toute  leur  attention  sur 
l'homme,  sacrifiant  sans  hésiter  le  citoyen  et 
l'État.  Aujourd'hui  le  monde  a  assez  vieilli,  l'his- 
toire nous  raconte  d'assez  tristes  expériences 
faites  par  l'esprit  de  secte  et  de  parti,  pour 
qu'on  soit  forcé,  en  quelque  sorte,  d'être  à  la 
fois  plus  vrai  et  plus  juste,  et  de  faire  sa  part  à 
chacun  des  éléments  dont  le  corps  social  se 
compose. 

1°  Caractères  généraux  d'un  Etat. 

On  peut  regarder  comme  un  fait  qui  n'a  pas 
besoin  de  démonstration,  que  l'homme  est  né 
pour  la  société  et  ne  saurait  vivre  hors  de  son 
sein.  Notre  esprit  comme  notre  corps,  nos'  fa- 
cultés comme  nos  forces  ne  se  développent  et 
ne  se  conservent  que  par  le  concours  de  nos  sem- 
blables. L'état  de  nature,  tel  que  l'ont  conçu 
quelques  philosophes  du  dernier  siècle,  est  une 
chimère  démentie  à  la  fois  par  l'expérience,  par 
la  tradition  et  par  l'histoire.  Même  les  sauvages, 
dont  on  s'est  tant  prévalu  pour  soutenir  cette 
hypothèse,  sont  un  argument  contre  elle.  Mais 
il  ne  suffit  pas  qu'un  certain  nombre  d'hommes 
soient  réunis  par  des  besoins  communs,  par  des 
habitudes  semblables  et  même  par  le  lien  d'une 
commune  origine,  pour  former  aussitôt  une 
société  civile  et  politique,  c'est-à-dire  un  État. 
Assurément  ce  nom  ne  peut  convenir  ni  aux 
peuplades  sauvages,  dont  nous  venons  de  parler, 
ni  aux  familles  patriarcales  des  temps  bibliques, 
ni  à  ces  tribus  arabes,  tantôt  dispersées  et  tantôt 
réunies,  tantôt  nomades  et  tantôt  fixées  au  sol, 
selon  l'intérêt  du  moment,  ni  enfin  à  ces  hordes 
guerrières  et  barbares  qui  se  sont  partagé  les 
dépouilles  de  l'empire  romain.  Un  État  n'est  pas 
une  simple  juxtaposition  de  familles  ou  d'in- 
dividus momentanément  liés  entre  eux  par  des 
circonstances  fortuites  ;  c'est  un  corps  organisé 
où  circule  une  même  vie  et  qui  se  meut  par  une 
seule  volonté;  ou,  pour  parler  sans  métaphore, 
c'est  une  société  réunie  sous  des  lois  et  sous  le 
pouvoir  d'une  autorité  publique  chargée  de  les 
exécuter,  et  représentant  par  cela  même  aux 
yeux  de  chacun  la  société  tout  entière.  Que  l'on 
retranche  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  conditions, 
l'idée  qu'on  se  fait  d'un  État,  et  même  d'une 
société  en  général,  se  trouve  aussitôt  anéantie. 
En  l'absence  des  lois,  celui  qui  commande  n'est 
plus  qu'un  maître,  et  ceux  qui  obéissent  sont 
des  esclaves.  En  l'absence  d'un  pouvoir  assez 
fort  pour  les  faire  respecter  de  tous,  les  lois  sont 


ETAT 


484  — 


ETAT 


une  Icllrr  morte,  et  la  sociélc  n'est  pas  loin  do 
se  dissoudre.  A  ces  deux  conditions,  purement 
extérieures,  et  dont  la  nécessité,  si  l'on  ]  eut 
parler  ainsi,  se  fait  sentir  aux  yeux,  il  faut  en 
ajouter  une  troisième  qui  tient  au  fond  même, 
ou  qui  fait  l'unité  et  la  vie  du  corps  social.  Ni 
le  pouvoir  ni  les  lois  ne  peuvent  compter  sur 
une  longue  durée  ou  sur  une  action  un  peu 
féconde,  s'ils  ne  sont  pas  en  rapport  avec  les 
mœurs,  avec  les  sentiments,  avec  les  intérêts 
généraux  des  hommes  à  qui  ils  s'adressent,  et 
si  ces  hommes,  à  leur  tour,  ne  se  trouvent  pas 
naturellement  unis  par  cette  communauté  d'af- 
fections, d'idées  et  de  souvenirs  qui  forme  ce 
qu'on  ajipclle  l'esprit  d'une  nation,  c'est-à-dire 
la  nation  elle-même.  Aussi  peut-on  distinguer 
généralement  deux  époques  dans  l'histoire  de 
chaque  grande  nation  :  l'une  est  le  temps  qu'elle 
met  à  se  former  et  à  sortir  du  chaos,  à  con- 
quérir tous  les  éléments  dont  elle  a  hesoin  et  à 
les  unir  entre  eux  de  gré  ou  de  force  ;  l'autre 
est  celui  où,  parvenue  à  peu  près  à  son  complet 
développement,  elle  commence  à  avoir  conscience 
d'elle-même,  à  se  gouverner  par  ses  propres  lois 
et  à  jouir  de  la  part  de  puissance  ou  de  liberté 
dont  elle  est  capable.  Pendant  la  première  il  n'y 
a  guère  de  place  que  pour  l'enthousiasme  ou 
pour  la  force,  pour  l'aveugle  soumi.'^sion  et  le 
despotisme  du  commandement.  Pendant  la  se- 
conde, l'empire  n'est  à  personne,  mais  tous 
obéissent,  avec  des  rôles  différenls,  aux  conseils 
de  la  raison  et  aux  prescriptions  du  droit;  alors 
aucun  homme,  à  quelque  rang  qu'il  soit  placé, 
n'est  plus  reçu  à  prononcer  ces  audacieuses 
paroles  :  «  L'État  c'est  moi.  »  L'État  comme 
l'exprime  parfaitement  le  nom  qu'il  portait  chez 
les  anciens  {civilas,  TtôXiç),  c'est  la  réunion  des 
citoyens,  c'est  la  nation  tout  entière  dans  les 
conditions  que  nous  venons  de  dire. 

2°  Principe  de  VElat  et  de  la  société  en  gé- 
néral. 

Après  avoir  indiqué  les  caractères  généraux 
par  lesquels  un  État  se  distingue  de  toute  autre 
espèce  d'association,  il  faut  que  nous  recher- 
chions sur  quel  principe,  sur  quelle  loi  de  la 
nature  ou  de  la  raison  il  se  fonde.  Est-ce  sur  la 
justice,  sur  les  idées  de  droit  et  de  devoir  con- 
sidérées en  elles-mêmes  et  prises  pour  règles  de 
toute  législation  écrite?  Est-ce  sur  la  force,  ou 
sur  la  nécessité  toute  matérielle  de  chercher, 
dins  un  pouvoir  institué  à  celte  fin,  un  remède 
contre  l'anarcliie  et  la  violence?  Est-ce  enfin  sur 
une  simple  convention,  sur  un  pacte  volontaire 
et  spontané,  qui  emprunte  toute  son  autorité  de 
la  sainteté  des  engagements?  On  conçoit  sans 
peine  que  la  constitution  d'un  État  doit  varier 
de  toute  nécessité,  suivant  qu'elle  se  fonde  sur 
l'un  ou  sur  l'autre  de  ces  trois  principes  ;  et  nous 
ne  parlons  que  de  ceux-là,  car  tous  les  autres 
en  dépendent  et  s'y  ramènent  naturellement. 
Tous  trois  ont  trouve,  en  théorie  comme  en  pra- 
tique, parmi  les  philosophes  comme  parmi  les 
hommes  d'État,  de  nombreux  partisans  et  d'il- 
lustres défenseurs.  Dès  la  plus  haute  antiquité, 
il  a  existé  des  esprits  chagrins,  qui,  ne  recon- 
n  lissant  dans  l'homme  d'autres  mobiles  que  ses 
p.issions,  d'autre  règle  que  les  instincts  de  sa 
nature  animale,  ont  supposé  qu'il  lui  fallait 
avant  tout  un  frein  pour  le  contenir,  un  maître 
pour  le  dompter  et  lui  offrir  en  même  temps  une 
protection  contre  lui-même,  en  le  sauvant  de  ses 
propres  violences.  Aussi  ont-ils  pensé  que  tout 
pouvoir  est  légitimCj  que  toute  mesure  est  juste 
qui  tend  à  l'afTermir  davantage  et  à  le  rendre 
plus  redouté;  qu'enfin  le  droit  lui-même  était  à 
la  fois  la  consécration  et  un  effet  de  la  force. 
Mais  à  Hobbes  était  réservée  la  gloire  de  pré- 


senter ce  système  avec  toute  la  rigueur  et  toute 
la  netteté  dont  il  est  susceptible.  .Suivant  ce  pen- 
seur célèbre,  l'homme  n'a  pas  d'autre  fin  que 
son  propre  bien-être,  et  tous  les  moyens  d'y 
arriver  lui  sont  permis.  Or,  le  choix  de  ces 
moyens  ne  peut  être  limité  par  aucune  règle 
générale;  car  chacun  est  le  seul  juge  de  ce  qui 
le  rend  heureux,  donc  chacun,  pour  nous  scrnr 
des  expressions  mêmes  de  Hobbes,  a  droit  à 
toutes  choses  :  Jus  in  omnia  omnibus.  Mais  ce 
droit  mis  en  pratique,  c'est  l'état  de  guerre;  une 
guerre  sans  relâche  et  sans  fin  de  tous  contre 
tous  ;  donc  l'état  de  guerre  est  l'état  naturel  de 
l'espèce  humaine  et,  ce  qui  est  pis,  c'est  un  état 
parfaitement  légitime.  Cependant  il  n'en  est 
point  de  plus  malheureux,  c'est-à-dire  de  plus 
complètement  opposé  au  but  même  de  notre 
existence,  qui  est,  comme  nous  l'avons  dit,  le 
bien-être  ;  il  faut  donc  à  l'état  de  nature  ou  à 
l'état  de  guerre  substituer  l'élat  de  société  ou 
T'itat  de  paix.  La  société  et  la  paix,  quelles  qu'en 
soient  les  conditions,  seront  toujours  préférables 
à  cette  situation  pleine  de  misères  et  d'angoisses 
que  nous  venons  de  définir.  Mais  qu'est-ce  que 
c'est,  d'après  Hobbes,  que  l'état  de  société?  C'est 
celui  où  une  multitude  d'jndividus  sont  subor- 
donnés à  une  force  assez  grande  pour  paralyser 
toutes  leurs  forces  particulières  et  supprimer 
parmi  eux  l'état  de  guerre.  Une  société  peut 
être  fondée  de  deux  manières  :  ou  par  contrat, 
lorsqu'un  certain  nombre  d'hommes,  appréciant 
les  dangers  et  les  malheurs  de  l'état  de  nature, 
conviennent  d'ériger  au-dessus  d'eux  un  pouvoir 
capable  de  les  dompter  et  de  les  contraindre  à 
vivre  en  paix  les  uns  avec  les  autres;  ou  par  le 
droit  du  plus  fort,  lorsqu'un  homme,  au  moyen 
de  la  violence  ou  de  la  ruse,  réussit  à  établir 
son  autorité  sur  beaucoup  d'autres  et  les  main- 
tient dans  la  nécessité  de  lui  obéir.  Dans  l'un  et 
l'autre  cas,  la  société  est  également  légitime, 
c  ir  elle  n'existe  que  parle  pouvoir,  et  le  pou- 
voir est  toujours  bon,  toujours  digne  de  respect 
et  d'obéissance.  Aussi,  la  société  la  mieux  gou- 
vernée et  la  plus  parfaite  est-elle,  aux  yeux  de 
Hobbes,  celle  où  le  pouvoir  est  le  plus  fort.  Le 
pouvoir  le  plus  fort,  c'est  la  monarchie  absolue. 
Mais  le  monarque  d'un  État  bien  constitué  ne 
règne  pas  seulement  sur  les  actions;  son  empire 
doit  s'étendre  jusqu'aux  croyances  et  aux  pen- 
sées. l\  est  le  chef  de  la  religion,  l'arbitre  sou- 
verain des  consciences;  tout  ce  qu'il  affirme  est 
vrai,  tout  ce  qu'il  fait  est  juste,  tout  ce  qu'il 
commande  doit  être  exécuté. 

Spinoza  donne  à  la  société  la  même  origine 
que  Hobbes,  c'est-à-dire  la  nécessité  de  remplacer 
l'état  de  nature,  où  le  droit  et  la  force  se  con- 
fondent, par  un  autre  état,  où,  avec  moins  de 
liberté,  on  jouisse  d'une  existence  plus  heureuse 
et  plus  sûre.  Toute  la  différence  entre  les  deux 
philosophes,  c'est  que  le  dernier,  comme  nous 
venons  de  le  dire,  remet  le  pouvoir  absolu  entre 
les  mains  d'un  seul;  le  premier  ne  le  veut  confier 
qu'à  la  société  elle-même  ou  à  l'État  proprement 
dit.  L'un  est  monarclii(iue  et  l'autre  républicain; 
mais  tous  deux  mettent  l'exercice  de  la  souverai- 
neté politique  au-dessus  de  toute  condition,  au- 
dessus  des  lois  de  la  justice,  puisque  la  justice 
en  dérive,  et  suppriment  complètement  la  lil.erlé 
de  conscience.  Cependant  Spinoza,  fidèle  à  sa 
nature  et  au  besoin  de  toute  sa  vie.  réserve  la 
liberté  de  penser  et  d'écrire,  sous  la  condition 
toutefois  qu'on  n'en  abusera  ni  pour  exciter  les 
passions,  ni  pour  attaquer  publiquement  les  lois 
fondamentales  de  la  société.  La  politique  de 
Spinoza  peut  être  regardée  comme  une  transition 
entre  celle  de  Hobbes  et  celle  de  J.  J.  Rousseau. 

Le  système  de  Rousseau  est  diamétralement 


ÉTAT 


—  485  — 


ÉTAT 


oppose  à  celui  du  phildsoplic  anglais.  liicMi  loin 
que  l'état  de  n;iture  soit  pmir  lui  ie  pire  de  tous 
les  états,  il  le  repi-ésente  couune  là  pcrreclion 
luêinc,  il  le  peint  avec  les  plus  séduisantes 
couleurs  et  le  substitue  à  l'Éden  des  récits  bi- 
bliques. Bien  loin  que  la  force,  à  ses  yeux,  soit 
la  même  chose  que  le  droit,  il  pense  ([u'aucun 
homme  n'a  une  autorité  naturelle  sur  son  sem- 
blable (Contrat  social,  liv.  1,  ch.  iv).  La  con- 
séquence immédiate  de  ces  deux  principes,  con- 
séquence que  Rousseau  exprime  sous  toutes  les 
formes,  c'est  ([ue  la  société  est  un  état  de  pure 
convention  :  nul  devoir  ne  nous  oblige  d'y  entrer; 
nul  devoir  ne  nous  y  retient^  i)artant,  aucune 
loi  ne  peut  réclamer  notre  obéissance,  que  celle 
qui  est  noire  œuvre,  ou  du  moins  à  laquelle 
nous  avons  librement  souscrit.  La  même  règle 
s'applique  à  l'autorité.  11  n'y  a  d'autorité  légitime, 
comme  il  n'y  a  de  loi  obligatoire,  que  celle  qui 
a  été  acceptée  par  tous,  et  i'orare  social  tout 
entier  a  pour  condition^  pour  condition  de  fait 
aussi  bien  que  poui"  condition  de  droit,  l'accord 
spontané  et  permanent  de  toutes  les  volontés, 
c'est-à-dire  de  tous  les  intérêts  et  de  toutes  les 
passions  individuelles.  Aussi  Rousseau  a-t-il  dé- 
îini  l'État  [Contrat  social,  liv.  I,  ch.  vi)  :  «Une 
lorme  d'association  qui  défend  et  protège  de  toute 
la  force  commune  la  personne  et  les  biens  d3 
chaque  associé  et  par  laquelle  chacun,  s'unissant 
à  tous,  n'obéit  pourtant  qu'à  lui-même,  et  reste 
aussi  libre  qu'auparavant.»  Évidemment,  la  seule 
forme  de  gouvernement  que  puisse  autoriser  une 
telle  doctrine,  c'est  la  démocratie  la  plus  complète, 
tout  comme  le  despotisme  est  la  conséquence  ri- 
goureuse de  la  théorie  de  Hobbes. 

Avant  d'aller  plus  loin,  examinons  ces  deux 
systèmes,  ou  plutôt  les  deux  principes  opposés 
qu'ils  nous  montrent  dans  leur  plus  complet  dé- 
veloppement, et  sur  lescjucls  il  est  impossible 
par  là  même  de  se  faire  la  moindre  illusion.  Au 
point  de  vue  des  faits,  c'est-à-dire  de  la  con- 
science et  de  l'histoire,  ils  sont  aussi  chimériques 
l'un  que  l'autre;  car  l'état  de  nature  n'a  jamais 
existé,  ni  comme  l'entend  Rousseau,  ni  comme 
Hobbes  le  représente.  La  société  est  à  la  fois  le 
plus  impérieux  besoin  de  l'homme,  de  ses  facultés 
morales  aussi  bien  que  de  son  organisation 
physique,  et  un  l'ait  primitif,  antérieur  à  toute 
convention  et  à  toute  usurpation  de  la  force, 
contemporain  de  la  naissance  même  du  genre 
humain.  Au  point  de  vue  de  la  logique,  les 
systèmes  de  Hobbes  et  de  Rousseau  sont  pleins 
de  contradictions,  et,  loin  d'expliquer  l'ordre 
social  ou  do  lui  donner  des  règles,  ils  le  dé- 
truisent de  fond  en  comble.  Le  premier  ne  cesse 
de  confondre  deux  ordres  d'idées  essentiellement 
différents  et  d'attribuer  à  l'un,  dont  il  admet 
l'existence,  la  vertu  et  la  puissance  de  l'autre, 
qu'il  nie  obstinément.  Ces  idées  sont,  d'une  part, 
la  contrainte  et  la  force;  de  l'autre,'  l'obligation 
et  le  droit.  Hobbes,  en  ramenant  tous  nos  motifs 
de  détermination  à  l'égo'isme  et  toutes  les  règles 
de  notre  conduite  à  l'intérêt  bien  entendu,  et  en 
permettant  à  chacun  d'user  de  toutes  les  choses 
qui  peuvent  le  tenter,  supprime  par  là  même  les 
notions  de  justice,  de  droit  et  d'obligation  morale. 
Et  cependant  il  veut  qu'un  contrat  soit  possible 
entre  plusieurs  hommes  qui  ont  résolu  d'échanger 
contre  un  état  meilleur  les  misères  de  la  guerre 
ou  de  l'état  de  nature.  On  se  rappelle  que  c'est 
une  des  deux  origines  qu'il  attribue  à  la  société. 
Or,  comment  peut-on  dire  qu'un  contrat  soit 
obligatoire,  quand  on  a  supprimé  le  principe 
même  d'obligation?  Comment  peut-on  dire  même 
qu'il  y  ait  un  contrat,  quand  les  effets  de  cet 
engagement  prétendu  réciproque  sont  de  créer 
d'un  coté    un   pouvoir  absolu  sans  contrôle  ni 


devoir,  et  de  l'autre  une  contrainte  également 
absolue,  un  abandon  à  discrétion  sans  réserve  et 
sans  droit?  Dans  la  seconde  hypjthèse,  lors(]u'il 
fait  naître  la  société  par  l'u.sage  de  la  ruse  ou  de 
la  force,  Hobbes  ne  fait  pas  une  moindre  violence 
à  la  logi(]ue  et  au  sens  commun.  C'est  en  vain 
qu'on  essayera  d'ériger  en  droit  l'emploi  des  deux 
moyens  dont  nous  venons  de  parler  ;  surtout  si  la 
notion  même  du  droit  n'a  aucun  fondement  dans 
la  raison  humaine.  H  est  tout  aussi  insoutenable 
qu'on  dise  à  des  opprimés  qui  ne  cèdent  qu'à  la 
contrainte  :  c'est  votre  devoir  d'obéir.  H  n'y  a 
de  devoir  qu'avec  la  libei'té  et  avec  des  droits. 
Quant  à  mon  intérêt  bien  entendu,  au  nom 
du(]uel  cette  obéissance  m'est  demandée,  c'est 
moi  seul  (|ui  en  suis  juge  ;  il  est  absurde  qu'un 
autre  veuille  m'imposer  une  manière  d'être  heu- 
reux qu'il  n'accepte  pas  pour  lui-même.  D'ailleurs, 
si  l'usage  de  la  force  est  sacré  par  lui-même  et 
constitito  un  droit,  pourquoi  la  révolte,  si  elle 
peut  réussir,  serait-elle  moins  légitime  que  la 
conquête?  Avec  de  tels  principes  tout  ordre  social 
devient  impossible;  car  il  n'y  a  pas  d'État  là  où 
il  n'y  a  pas  de  lois,  d'autorité  morale,  d'obéissance 
volontaire,  mais  seulement  de  la  contrainte  et  de 
la  force,  un  maître  et  des  esclaves. 

La  théorie  de  Rousseau  est  tout  aussi  féconde 
en  contradictions  et  en  diffirullés  de  tout  genre, 
l'ersonnc  ne  comprendra  d'abord  pourquoi  les 
hommes,  si  heureux  et  si  parfaits  dans  l'état  de 
nature,  ont  pu  se  résoudre  à  se  réunir  en  société. 
Comme  il  n'y  a  pas  d'effet  sans  cause  ni  de 
conséquence  sans  principe,  le  dernier  de  ces  deux 
états  n'a  pas  pu  succéder  au  premier,  s'il  n'en 
est  pas  le  développement  nécessaire  :  car  il  ne 
s'agit  pas  ici  d'un  accident  qui,  au  point  de  vue 
de  l'espace  ou  de  la  durée,  ne  dépasse  pas  cer- 
taines limites;  il  s'agit  d'un  fait  universel  qui 
embrasse  tout  le  genre  humain.  Mais  si  l'on 
accorde  que  l'ordre  social  existait  déjà  en  germe 
dans  l'état  de  nature,  ou,  ce  qui  est  la  même 
chose,  que  les  rapports  qui  nous  unissent  à  nos 
semblables  sont  autant  de  lois  ou  de  besoins 
réels  de  notre  constitution;  alors  c'est  la  société 
elle-même  qui  est  l'état  naturel  de  l'homme,  et 
l'on  n'a  plus  le  droit  de  dire  qu'elle  soit  fondée 
uniquement  sur  des  lois  de  convention.  A  part 
cette  difficulté,  on  se  demande  si  le  contrat  social, 
comme  Rousseau  le  conçoit,  est  réellement  pos- 
sible ;  s'il  a  jamais  existé  un  accord  aussi  complet, 
un  engagement  aussi  libre  entre  tous  les  indi- 
vidus dont  une  société  se  compose.  A  quoi  donc, 
dans  ce  cas,  serviraient  les  mesures  de  con- 
trainte et  les  lois  pénales  dont  aucun  État, 
jusqu'à  présent,  n'a  trouvé  le  secret  de  se  passer? 
Dailleurs,  en  supposant  qu'un  tel  engagement 
pût  se  réaliser,  il  n'obligerait  jamais  que  ceux 
qui  y  sont  entrés  volontairement,  que  ceux  qui 
l'ont  sciemment  et  librement  accepté.  Rousseau 
lui-même  soutient,  avec  beaucoup  de  raison, 
qu'un  homme  n'a  pas  le  droit  de  disposer  de  sa 
postérité.  Par  conséquent,  à  chaque  génération 
nouvelle,  que  disons-nous?  à  chaque  accroisse- 
ment de  population,  l'État,  remis  en  question 
dans  son  existence  et  dans  sa  forme,  peut  être 
détruit  de  fond  en  comble.  Ce  n'est  pas  encore 
tout  :  Pourquoi  l'observation  d'un  contrat,  même 
dans  les  conditions  que  nous  venons  d'indiquer, 
est-elle  obligatoire?  C'est  qu'apparemment  il  y 
a  un  principe  d'obligition  ou  une  loi  naturelle, 
supérieure  et  antérieure  à  toutes  les  conventions 
des  hommes.  Si  le  parjure  et  le  mensonge  n'étaient 
pas  des  actes  coupables  en  eux-mêmes,  l'idée  d'un 
contrat  n'aurait  jamais  pu  trouver  place  dans 
notre  esprit.  Mais  la  loi  qui  consacre  le  serment 
et  la  foi  des  traités  se  rattache  à  beaucoup 
d'autres  non  moins  inviolables  ni  moins  indé- 


ETAT 


—  48G  — 


ETAT 


pondantes  des  inslitiilioiis  liumaine<î.  La  société 
no  peut  donc  pas,  dans  quelques  limites  qu'on 
la  renferme,  être  fondée  seulement  sur  des  règle- 
ments de  convention;  les  lois  qui  sont  nécessaires 
à  son  développement  et  à  sa  conservation  n'ont 
donc  pas  besoin^  pour  être  légitimes,  du  con- 
sentement unanime  de  tous  ses  membres  ;  et 
réciproquement,  toute  mesure  consacrée,  ou  par 
l'unanimité,  ou  par  la  majorité  des  membres 
d'une  association,  n'est  point  par  cela  même 
légitime  et  juste.  Le  système  de  Hobbes  a  du 
moins  cet  avantage,  que  les  conséquences  n'en 
sont  pas  impraticables;  certainement  le  despo- 
tisme est  un  fait  réel,  trop  réel  dans  la  vie  de 
l'humanité.  Dans  le  système  de  Rousseau,  tout 
est  chimère,  la  consécjuence  aussi  bien  que  le 
principe.  Nous  avons  dit  que  la  démocratie  la 
plus  absolue  est  la  seule  forme  de  gouvernement 
que  ce  i)rincipe  puisse  autoriser.  Eh  bien,  voici 
ce  que  dit  Rousseau  lui-même  [Conlral  social, 
liv.  III,  ch.  iv)  :  «A  prendre  le  terme  dans  la 
rigueur  de  l'acception,  il  n'a  jamais  existé  de 
véritable  démocratie,  et  il  n'en  existera  jamais.  11 
est  contre  l'ordre  naturel  que  le  grand  nombre 
gouverne  et  que  le  petit  soit  gouverné....  S'il  y 
avait  un  peuple  de  dieux,  il  se  gouvernerait  dé- 
mocratiquement. Un  gouvernement  si  parfait  ne 
convient  pas  à  des  hommes.  »  Tel  est  l'embarras 
dans  lequel  l'ont  placé  ses  opinions  sur  l'origine 
et  sur  le  fondement  de  la  société,  que  lui,  l'ad- 
versaire éloquent  de  l'institution  de  l'esclavage, 
il  est  tout  prêt  à  admettre  l'esclavage  comme  la 
condition  de  la  liberté.  «Quoi?  dit-il  {Contrai 
social,  liv.  III,  ch.  xv),  la  liberté  ne  se  maintient 
qu'à  l'appui  de  la  servitude?  Peut-être.  Les  deux 
excès  se  touchent.  Tout  ce  qui  n'est  point  dans 
la  nature  a  ses  inconvénients,  et  la  société  civile 
plus  que  tout  le  reste.  » 

Il  résulte  de  ces  observations,  que  l'État,  que 
la  société  civile,  ne  repose  ni  sur  la  force  ni  sur 
la  convention,  mais  sur  un  principe  supérieur, 
sans  lequel  la  force  n'a  pas  de  frein  et  ne  peut 
rien  fonder  de  durable;  sans  lequel  aussi  les 
conventions  n'ont  point  de  garantie  et  ne  peuvent 
se  changer  en  contrats.  Ce  principe,  presque  unani- 
mement reconnu  par  les  philosophes  qui  passent, 
ajuste  titre,  pour  les  maîtres  ou  les  fondateurs 
de  la  science,  ce  n'est  pas  seulement,  comme  on 
l'a  dit,  l'idée  de  la  justice;  c'est  le  principe 
moral  dans  toute  son  étendue.  En  d'autres  termes, 
il  ne  suffit  pas,  dans  un  État  bien  organisé,  que 
chacun  jouisse  en  paix  des  droits  les  plus  essentiels 
de  sa  nature,  avec  les  restrictions  sans  lesquelles 
la  société  elle-même  serait  impossible;  il  faut 
encore  qu'il  ait  à  sa  portée  les  ressources  né- 
cessaires pour  développer  ses  facultés  dans  la 
mesure  de  ses  devoirs,  et  pour  atteindre  le  but 
moral  de  son  existence.  Si  les  hommes  n'ont  pas 
la  conscience  de  leurs  devoirs,  et  si  les  institu- 
tions sociales  n'ont  pas  pour  but  et  pour  résultat 
de  leur  donner  ce  sentiment,  comment  espérer 
d'eux  qu'ils  respectent  mutuellement  leurs  droits? 
Droits  et  devoirs,  ainsi  que  nous  l'avons  démontre 
ailleurs  (voy.  Droit),  ne  sont  que  deux  aspects 
divers  d'un  seul  et  même  principe,  celui  que 
nous  avons  désigné  comme  la  base  première  de 
la  société  civile.  Il  ne  faut  donc  pas  se  borner  à 
dire  avec  Cicéron  que  l'État  c'est  une  société  de 
droit  :  Quid  cnim  est  civilas,  nisijuris  societas? 
ni,  avec  un  philosophe  plus  moderne,  que  c'est 
la  justice  constituée.  Platon  était  beaucoup  plus 
dans  le  vrai  quand  il  s'est  représenté  l'État  comme 
un  homme  de  proportions  colossales,  mais  dans 
lequel  on  doit  distinguer  les  mêmes  facultés  se 
développant  d'après  les  mêmes  règles  que  dans 
l'honiinc  ordinaire.  En  effet,  chacun  des  droits 
dont  l'État  doit  nous  assurer  la  jouissance,  chacun 


des  devoirs  auxquels  ces  droits  correspondent, 
s'applique  à  quelqu'une  de  nos  facultés.  Par 
conséquent,  l'usage  régulier  et  harmonieux  de 
toutes  ces  facultés  réunies,  voilà  quelle  est  la  fin 
suprême  des  institutions  sociales,  et  c'est  ainsi 
que  la  société  se  trouve  être,  dans  la  véritable 
acception  du  mot,  l'état  naturel  de  l'homme. 
Aristote,  si  peu  épris  généralement  de  l'idéal, 
dont  le  génie  positif  et  sévère  ne  se  dément  pas 
lorsqu'il  étudie  la  nature  et  les  conditions  des 
gouvernements,  Aristote  est  sur  ce  point  du 
même  avis  que  Platon.  La  vertu,  selon  lui,  est 
la  fin  de  la  cité;  toutes  les  institutions  doivent 
être  des  moyens  d'arriver  à  celte  fin.  Le  but  de 
la  société  politique  n'est  pas  seulement  de  vivre 
avec  ses  semblables,  mais  de  faire  des  actions 
bonnes  et  honnêtes  [Polit.,  liv.  III,  ch.  v).  Un 
philosophe  moderne  qui  s'est  fait,  comme  méta- 
liliysicien,  une  immense  réputation,  et  qui  a 
donné  à  la  philosophie  du  droit  un  caractère 
d'élévation  et  de  rigueur  inconnu  avant  lui, 
Hegel,  dit  {Philosophie  du  droit,  3"  partie), 
avec  plus  de  netteté  encore,  que  l'État,  c'est  la 
société  ayant  conscience  de  son  unité  et  de  son 
but  moral,  et  se  trouvant  animée  à  le  poursuivre 
d'une  seule  et  même  volonté.  Sans  doute  le 
principe  moral  ne  rend  pas  inutile  l'emploi  de 
la  force;  c'est  par  elle,  au  contraire,  c'est-à-dire 
par  la  répression  immédiate  et  par  la  punition  du 
mal,  que  la  justice,  que  la  liberté,  que  l'ordre 
général  peut  se  traduire  en  fait.  D'un  autre  côté, 
qui  pourrait  nier  que  les  lois  ont  d'autant  plus 
d'autorité,  qu'elles  rencontrent  une  obéissance 
d'autant  plus  sûre,  qu'elles  sont  plus  en  harmonie 
avec  les  idées,  avec  les  mœurs,  avec  les  intérêts, 
en  un  mot  qu'elles  sont  acceptées  plus  librement? 
Mais  ces  deux  conditions  de  toute  société  bien 
organisée  n'en  sauraient  jamais  être  les  condi- 
tions suprêmes;  elles  ne  sont  que  des  moyens  à 
l'usage  du  principe  moral. 

3°  Droits  et  souveraineté  de  VElal;  action 
qu'il  doit  exercer  sur  les  individus. 

La  conséquence  immédiate  de  ce  que  nous 
venons  de  dire,  c'est  que  l'État  se  suffit  à  lui- 
même,  que,  dans  la  sphère  des  intérêts  généraux 
où  son  action  doit  s'exercer,  il  est  indépendant 
et  vraiment  souverain,  comme  le  principe  sur 
lequel  il  repose^  c'est  que  les  lois  émanées  de 
lui  et  promulguées  en  son  nom  n'ont  pas  besoin 
d'une  autre  consécration  et  commandent  par  elles 
seules  le  respect  et  l'obéissance;  c'est  qu'enfin 
le  pouvoir  civil  et  politique  qu'il  a  constitué  son 
organe  et  son  légitime  représentant,  ne  doit  re- 
connaître au-dessus  de  lui  aucun  autre  pouvoir. 
Quand  on  songe  que  l'État  c'est  la  société  elle- 
même  ou  la  totalité  des  citoyens,  que  lui  seul 
représente  la  totalité  des  droits  et  des  intérêts 
qui  leur  sont  communs,  le  résultat  que  nous  ve- 
nons d'énoncer  ne  paraît  pas  moins  évident  que 
cet  axiome  des  mathématiques  :  Le  tout  est  plus 
grand  qu'aucune  de  ses  parties.  Cependant  il  a 
été  et  il  est  encore  vivement  contesté.  On  a  dit 
que,  s'il  existait  quelque  part  une  autorité  tenant 
sa  mission  directement  du  ciel,  et  chargée  de 
pourvoir  aux  intérêts  les  plus  élevés  de  l'àme, 
elle  devait  être  placée  au-dessus,  ou  du  moins 
rester  indépendante  de  toutes  les  institutions 
fondées  par  les  hommes  et  qui  n'ont  pour  but 
que  des  intérêts  périssables.  En  d'autres  termes: 
on  a  voulu  placer  le  pouvoir  spirituel  en  dehors 
de  la  règle  commune,  en  demandant  pour  lui  la 
souveraineté  qu'on  refusait  à  l'État.  Il  n'est  pas 
sans  importance  et  il  entre  parfaitement  dans 
notre  plan  d'examiner  ici  cette  prétention,  heu- 
reusement devenue  incompatible  avec  nos  idées, 
avec  nos  mœurs,  avec  les  faits  accomplis  dans 
l'ordre  civil  comiue  dans  l'ordre  politique,  mais 


ETAT 


—  487  — 


ÉTAT 


qu'un  aveugle  esprit  do  réaction  a  renouvelée 
récemment  en  défigurant  le  passé  et  en  mécon- 
naissant à  la  fois  l'esprit  et  l'origine  des  institu- 
tions présentes. 

Que  chez  les  peuples  les  plus  anciens  et  sur- 
tout ceux  de  l'Orient,  la  religion  ait  eu  la  haute 
main  dans  l'Ëtat,  luisant  les  lois,  distribuant  la 
justice,  ordonnant  par  ses  oracles  la  paix  ou  la 
guerre;  cela  se  comprend  sans  peine.  I.a  reli- 
gion était  alors  et  est  toujours  restée  dans  ces 
contrées  la  l'orme  générale  de  la  civilisation,  et, 
comme  la  civilisation,  elle  varia  d'un  peuple, 
d'un  pays,  souvent  d'une  ville  à  une  autre,  sans 
jamais  prétendre  à  l'universalité.  Elle  faisait 
plus  que  dominer  la  politique;  elle  se  confon- 
dait absolument  avec  elle,  comme  elle  se  con- 
fondait avec  l'art,  avec  la  science,  avec  la  poésie 
et  avec  l'histoire.  Qu'on  ouvre  le  Penlateiique 
ou  le  Zend-Avesta,  on  y  trouvera  réunies  ces 
choses  diverses  et  toutes  également  enseignées 
au  nom  de  Dieu.  On  sait  que  chez  les  Égyptiens 
les  prêtres  étaient  aussi  les  médecins,  les  archi- 
tectes, les  astronomes,  les  géomètres  du  pays. 
Ils  étaient  tout,  comment  n'auraient-ils  pas  "eu 
dans  leurs  mams  le  pouvoir  politique,  ou  pour- 
quoi ne  l'auraient-ils  pas  fait  exercer  en  leur 
nom,  avec  leur  consécration  et  sous  leur  tutelle? 
Cet  avantage,  si  c'en  est  un.  tenait  à  l'imperfec- 
tion même  des  systèmes  religieux  de  cette  épo- 
que, non  moins  et  souvent  plus  préoccupés  des 
cnoses  de  la  terre  que  de  celles  du  ciel,  des  in- 
térêts de  la  matière  que  de  ceux  de  l'esprit, 
parce  qu'ils  ne  savaient  pas  encore  distinguer 
suffisamment  entre  ces  deux  choses,  et  renfer- 
maient d'ordinaire  toute  la  morale  dans  les  li- 
mites d'un  patriotisme  étroit.  On  ne  s'explique 
pas  moins  bien  la  prédominance  du  pouvoir 
spirituel  pendant  ces  mauvais  jours  du  moyen 
âge  où  l'anarchie,  l'esclavage,  la  guerre  étaient 
à  peu  près  partout;  où  des  races  diverses,  les 
unes  vaincues,  les  autres  victorieuses,  celles-ci  à 
demi  civilisées,  celles-là  complètement  barbares, 
toutes  se  haïssant  mortellement,  formaient  comme 
un  chaos  général  à  la  place  des  peuples  et  des 
nations  que  nous  voyons  aujourd'hui.  La  société 
civile  n'existait  pas  encore;  la  société  religieuse, 
de  plusieurs  siècles  plus  ancienne,  était  seule 
organisée^  il  était  naturel  que  le  chef  unique  de 
cette  société  se  crût  investi,  tant  dans  l'ordre 
politique  que  dans  l'ordre  moral,  d'un  pouvoir 
absolu.  Nous  ne  lui  en  faisons  ni  un  reproche 
ni  un  titre  de  gloire  ;  nous  disons  seulement 
que  sa  position,  bien  que  vivement  disputée 
quelquefois,  lui  était  faite  par  les  circonstances. 
Mais  comment  imposer  pour  règle  à  un  État 
constitué,  ayant  la  conscience  de  lui-même,  de 
sa  dignité  et  de  ses  forces,  un  fait  qui  n'a  pu  se 
produire  qu'en  l'absence  de  toute  organisation 
politique,  à  la  faveur  du  désordre  et  de  l'anar- 
chie, ou  qui  caractérise  dans  un  temps  plus  re- 
culé l'enfance  de  la  société,  de  la  civilisation  et 
de  la  religion  elle-même?  Tous  les  motifs  allé- 
gués en  faveur  de  cette  opinion,  quand  elle  veut 
bien  descendre  jusqu'à  se  justifier,  peuvent  se 
réduire  au  raisonnement  suivant  :  point  de  mo- 
rale, par  conséquent  point  de  droits,  point  de 
devoirs,  point  de  justice,  partant  point  de  société 
sans  religion  ;  point  de  religion  sans  culte  et 
sans  dogmes  arrêtés,  sans  ministres,  sans  théolo- 
giens et  sans  autels  ;  donc  l'État  est  obligé  de 
professer  une  religion  positive,  base  fondamen- 
tale de  sa  constitution  et  règle  suprême  de  tous 
ses  actes;  donc  le  premier  pouvoir  de  l'État  est 
celui  qui  a  l'interprétation  et  le  gouvernement 
de  cette  religion,  c'est-à-dire  le  pouvoir  spirituel. 
Remarquons  d'abord,  pour  être  entièrement 
juste,  qu'il  y  a  une  politique  contre   laquelle  ce 


raisonnement  est  plein  de  force:  car  il  est  impos- 
sible de  séparer  la  conclusion  des  prémisses.  En 
acceptant  Les  unes,  il  faut  inévitablcmest  accep- 
ter l'autre.  Si  donc  on  pense  qu'une  religion 
d'État  soit  nécessaire  comme  moyen  de  gou- 
vernement, il  faut  sacrifier  la  souveraineté  la'i- 
que  ou  l'indépendance  du  pouvoir  civil  ;  car  eu 
vain  dira-t-on  que  la  religion  ne  s'occupe  pas 
des  intérêts  de  ce  monde;  la  religion,  surtout  si 
on  la  considère  comme  la  source  unique  du  droit, 
de  la  justice,  de  la  morale,  s'applique  à  toutes 
les  actions  de  la  vie,  de  la  vie  des  peuples  comme 
de  celle  des  individus  ;  par  conséquent  le  pou- 
voir spirituel,  qui  en  est  l'organe,  devrait  exercer 
sur  tout  une  naute  infiuence,  principalement  sur 
la  législation.  Mais  heureusement  que  ces  pré- 
misses sont  fausses  et  la  conclusion  qui  en  sort 
d'une  manière  si  légitime  est  contraire  à  l'in- 
stitution même  et  de  la  religion  et  de  l'État.  Il 
n'est  pas  vrai  d'abord  que  le  principe  moral  soit 
subordonné  aux  idées  religieuses  en  général, 
encore  moins  à  un  système  particulier  de  reli- 
gion. Il  y  a  un  droit  naturel,  des  règles  de  jus- 
tice et  d'équité,  que  notre  raison,  que  l'intelli- 
gence la  plus  inculte  reconnaît,  et  qui  subsistent 
indépendamment  de  toute  considération  tirée 
de  l'existence  de  Dieu  et  de  la  vie  future.  Per- 
sonne ne  contestera  que,  dans  la  pratique  de  la 
vie,  placé  entre  ses  devoirs  et  ses  désirs,  entre 
la  loi  et  ses  passions,  l'homme  ait  besoin  d'être 
soutenu  et  contenu  par  l'idée  d'une  sanction  in- 
faillible. Mais  là  n'est  pas  la  question.  Il  suffit 
que  le  principe  sur  lequel  la  société  repose,  que 
le  principe  du  droit  et  de  la  législation,  en  un 
mot,  la  règle  suprême  de  tout  Gouvernement, 
soit  un  principe  naturel  de  la  raison  et  vrai  par 
lui-même,  pour  que  l'État  ou  le  pouvoir  tempo- 
rel, qui  en  est  l'organe,  soit  juge  absolu  du  bien 
et  au  mal,  du  juste  et  de  l'injuste,  dans  les  li- 
mites où  son  intervention  est  nécessaire.  Il  y  a 
plus  ;  même  celte  croyance  à  une  sanction  divine 
et  toutes  ces  nobles  espérances  qui  sont  un  be- 
soin pour  la  société  aussi  bien  que  pour  l'homme, 
il  n'est  pas  nécessaire  qu'elles  soient  enseignées 
par  une  religion  particulière,  à  l'exclusion  des 
autres;  toutes  les  religions  qui  concourent  à  les 
répandre  ont  également  droit  à  la  protection  et  aux 
encouragements  de  l'État  ;  car  l'État  ne  doit  s'in- 
téresser à  des  dogmes  religieux  qu'autant  qu'ils 
sont  utiles  ou  nuisibles  à  l'ordre  moral  et  à  sa 
propre  constitution.  Peut-on  dire  pour  cela  qu'il 
soit  athée?  Ceux  qui  ont  qualifié  ainsi  l'État  mo- 
derne n'ont  pas  réfléchi  que  la  raison  aussi  nous 
parle  de  Dieu  et  d'une  destinée  qui  doit  s'éten- 
dre au  delà  de  ce  monde  ;  que  ce  qu'elle  nous 
apprend  sur  ce  sujet  fait  le  fond  commun  de 
toutes  les  religions,  et  que  les  choses  où  elle  ne 
peut  pas  atteindre  sont  précisément  celles  qui  ne 
doivent  ou  ne  peuvent  être  d'aucun  usage  dans 
le  gouvernement  de  la  société.  Enfin  comme  nous 
venons  de  le  dire,  l'État  ne  peut  pas,  sans  man- 
quer à  son  propre  but  et  sans  tarir  dans  sa  source 
le  sentiment  religieux  lui-même,  adopter  une 
religion  à  l'exclusion  de  toutes  les  autres  et  en 
faire  la  base  de  sa  constitution.  N'oublions  pas, 
en  effet,  que  la  société  est  instituée  à  cette  seule 
fin  de  maintenir  à  chacun  la  jouissance  de  ses 
droits  naturels,  dans  les  limites  où  ils  s'accor- 
dent avec  les  droits  des  autres  et  avec  ceux  de 
l'association  entière.  Parmi  ces  droits  naturels, 
il  n'en  est  point  de  plus  sacré  que  la  liberté  de 
conscience,  puisque,  sans  elle,  toute  moralité 
humaine  se  trouve  anéantie  (voy.  plus  haut, 
page  413).  Or,  la  liberté  de  conscience  est  in- 
compatible avec  une  religion  d'État,  et  c'est 
évidemment  contre  elle  que  les  religions  d'État 
ont  été  créées  et  appelées  par  leur  nom.  Si  l'on 


ÉTAT 


488  — 


ÉTAT 


était  conséquent  avec  cette  institution  (lieureu- 
semcnt  il  n'est  jias  lacile  de  l'être  toujours), 
quicomiue  ne  icrail  pas  partie  de  l'Église  ol'tL- 
cielle  ne  ferait  pas  non  plus  partie  de  l'État; 
toute  infraction  à  la  loi  religieuse,  si  innocente 
qu'elle  fût  au  point  de  vue  de  Toidre  social,  se- 
rait en  même  teiiii)s  une  infraction  à  la  loi  civi-le  et 
demanderait  un  châtiment.  Les  idées  religieuses 
auront-elles  beaucoup  à  gagner  à  cette  manière 
de  les  défendre?  La  religion  ne  vit  que  de  per- 
suasion et  de  foi.  Son  vrai  sanctuaire,  c'est  le 
fond  le  plus  reculé  de  l'àme  humaine.  La  gou- 
verner par  la  force  et  par  la  contrainte,  en  faire 
comme  un  passe-port  ])ûlitique  sans  Ictiucl  on 
n'est  pas  admis  dans  la  cité,  c'est  vraiment  la 
détiuire  et  mettre  à  sa  place  un  mécanisme  sté- 
rile, fruit  de  l'habitude  et  de  la  peur. 

Ce  n'est  pas  assez  pour  l'Etat  d'être  indépen- 
dant de  tout  autre  pouvoir;  il  faut  que  rien  ne 
.soit  absolument  indépendant  de  lui  ;  il  faut  que 
tout  ce  qui  existe  dans  son  sein  et,  si  nou^  pou- 
vons nous  exprimer  ainsi,  tout  ce  qui  vit  à  l'abri 
de  son  toit,  les  institutions  et  les  hommes,  les 
individus  et  les  corps,  soit  soumis  aux  conditions 
de  sa  sécurité  et  de  son  existence  nsême.  Il  n'y 
a  i)as  d'exception  possible  à  cette  loi,  même  en 
faveur  de  la  religion.  L'État,  suis  doute,  ne  doit 
pas  intervenir  dans  les  questions  de  théologie; 
il  n'a  pas  le  droit,  disons  mieux,  il  n'est  pas  en 
son  pouvoir  de  faire  ni  de  supprimer  des  dogmes 
ou  d'imposer  un  culte  de  son  invention  :  on  a  pu 
voir,  à  la  fin  du  siècle  dernier,  à  quoi  peuvent 
aboutir  les  tentatives  de  ce  genre.  Miis  à  toute 
religion  qui  sort  du  domaine  de  la  vie  privée 
pour  devenir  un  fait  public  et  exercer  une  action 
sur  la  société,  l'État  doit  demander  compte  de  ses 
doctrines,  de  ses  pratiques,  de  son  organisation, 
afin  de  s'assurer  qu'elle  ne  renferme  rien  de 
contraire  aux  intérêts  généraux  et  aux  lois  qu'il 
est  obligé  de  défendre.  Sur  toute  religion  déjà 
connue  et  établie,  il  doit  exercer  une  active  sur- 
veillance, afin  de  la  maintenir  dins  ses  vraies 
limites  et  dans  les  conditions  du  droit  commun  ; 
afin  (ju'une  autorité  spirituelle  et  morale  ne 
puisse  pas  se  changer  peu  à  peu  en  un  pouvoir 
temporel  et  politique.  Il  n'y  a  pas  lieu  de  voir 
ici  une  atteinte  à  la  liberté  de  conscience;  la 
liberté  de  conscience,  comme  la  liberté  d'expri- 
mer sa  pensée,  comme  la  liberté  d'action,  a  ses 
conditions  et  ses  bornes  légitimes.  Il  n'existe 
point,  pas  plus  dans  l'ordre  moral  que  dans 
l'ordre  politique,  de  droit  illimité  et  absolu.  Une 
indépendance  absolue  c'est  la  souveraineté  même. 
Ce  que  nous  disons  des  institutions  religieuses 
s'applique,  à  plus  forte  raison,  à  toutes  les  autres 
institutions,  aux  associations  de  toute  espèce,  et 
en  général,  à  tout  fait  constitué  en  vue  d'une 
action  publique,  et  qui  exerce  une  influen-e  im- 
médiate, soit  sur  une  partie  de  la  société,  soit 
sur  la  société  tput  entière.  Comment  n'en  serait-il 
pas  ainsi?  L'État  peut-il  exister  s'il  n'a  pas  le 
droit  de  se  défendre?  La  société  est-elle  proté- 
gée si  toutes  les  tentatives  sont  permises  contre 
elle,  si  l'on  peut  impunément  la  diviser,  la  cor- 
rompre, se  soulever  contre  les  principes  mômes 
de  sa  constitution,  et  si  on  ne  lui  laisse  ainsi 
que  la  faculté  de  sévir  contre  un  mal  devenu  ir- 
réjjxrable?  Par  une  conséquence  naturelle  du 
même  principe,  tout  ce  qui  ne  peut  avoir  aucun 
effet  public,  toute  manière  de  vivre  et  d'agir  qui 
ne  blesse  ni  les  droits  ni  les  intérêts  de  la  so- 
ciété, doit  échapper  aux  regards  de  l'État.  C'est 
pour  lui  surtout  que,  selon  l'expression  ingé- 
nieuse de  Royer-CoUard,  la  vie  privée  doit  être 
murée. 

Mais  quoi  !   toute   la   tâche  de  l'État,  comme 
quelques-uns  l'ont  pensé  ou   le  pensent  encore, 


■  se  borne-t-elle  à  contenir  et  à  réprimer  le  mal? 
Dans  la  crainte  qu'il  n'entrave  1 1  liberté,  faut-il 
lui  refuser  la  faculté  et  le  droit  de  faire  directe- 
ment le  bien,    d'aider,  par   une  active  coopéra- 
tion, par  un  vaste  système  d'institutions  natio- 
nales, à  tout  ce  qui  lait  le  bonheur,  la  force,  la 
dignité  de   l'homme,  et,  par  conséquent,  de   la 
société  ?  Nous  avons  résolu   cette   question  d'a- 
vance, quand  nous  avons  établi  plus  haut  que  la 
société  civile  et  politique  n'a  pas  seulement  pour 
base  l'idée  de  justice  ou  de   droit,    mais  qu'elle 
est  instituée  pour  procurer  à  l'homme  tous  les 
moyens  de  remplir  sa  destinée  et  d'atteindre  le 
but   moral  de   son  existence.  Tout  ce  qui  nous 
reste  à  faire  à  présent,  c'est  de  montrer  que  ces 
deux  choses,  la  répression  du  mal  et  la  produc- 
tion active  du  bien,  sont  complètement  insépa- 
rables, et  que  celle-ci  est   encore  le   meilleur 
'■  moyen  de  réussir  dans  celle-là.  Eu  effet,  c'est  en 
vain  que  l'on  cherchera  à  réprimer  et  à  contenir 
le  mal,  quand  le  mal  a  sa  cause  permanente  dans 
le  cœur  même  de  la  société.  Or,  c'est  ce  qui  ar- 
rive quand  la  majorité  de  la  nation  est  plongée 
dans  l'ignorance,   par  l'absence  des  moyens  de 
s'instruire;  dans  l'abrutissement,  par  l'absence 
de  toute  éducation  et  de  toute  influence  morale; 
dans  la  misère,  par  l'ignorance  des  ressources  et 
des  intérêts  matériels  du  pays,  par  la  négligence 
des  arts   qui    nourrissent,   qui    enrichissent  un 
peuple  en  l'ennoblissant  par  le  travail.  Il  faut 
donc  que  l'État,  même  s'il  ne  veut  assurer  que 
le  triomphe  de  l'ordre  et  de  la  justice,  exerce 
une  action  positive  sur  les  idées,  sur  les  senti- 
ments, sur  le  bien-être  des  individus,  et  concoure 
avec  eux  au  développement  de  leurs  facultés  et 
de  leurs  forces.  Il   faut  (ju'il  distribue  à  toutes 
les  classes  de  la  société,  a  chacun  selon  ses  oc- 
cupations et  ses  besoins,  la  nourriture  de  l'in- 
telligence. Il  faut  qu'il  leur  assure  une  éducation 
propre  à  leur  incubiuer  non-seulement  l'amour, 
mais  l'habitude  du  bien,  le  respect  des  lois  et  des 
institutions  publiques,  le  culte  de  la  patrie  et  de 
la  famille,  et,  avant  tout,  ces  saintes  croyances 
en  une  Providence  et  une  justice  divine,  en  un 
père  commun  de  tous  les  êtres,  en  une  future 
réparation  des  erreurs  et  des  maux  de  cette  vie, 
qui,  sous  des  formes  diverses  accommodées  à  la 
diversité  des  esprits  et  réclamées  par  la  liberté 
de  conscience,  sont  à  U  fois  l'honneur,  la  force 
et  la  consolation  du  genre  humain.  En  vain  a-t-on 
amoncelé  des  sophismes  pour  démontrer  le  con- 
traire; ce  n'est  pas  seulement  le  droit  de  l'Etat 
de  pourvoir  à  ce  besoin  et  de  mettre  l'éducation 
publique  en  harmonie  avec  son  principe  et  avec 
ses  lois  ;  c'est   une  des  conditions  de  son  exis- 
tence et  un  de  ses  plus   impérieux  devoirs.  Il 
faut  aussi  que,   par   une  vigoureuse   impulsion 
imprimée  à  l'industrie  et  aux  arts,  par  de  sages 
négociations  qui  ouvrent  des  marchés  au  com- 
merce, par  un  emploi  utile  de  toutes  les  espèces 
de  talents  et  de  forces,  par  des   institutions  di- 
verses destinées    à  prévenir  ou  à  soulager  les 
situations  les   plus    malheureuses  de  la  vie,  il 
ménage  aux   besoins  matériels  une  satisfaction 
légitime,  il  fasse  de  la  place  pour  toutes  les  ap- 
titudes, pour   tous  les  genres  d'activité,   et  en 
laisse  le  moins  possible  à  la  misère,  cette  con- 
seillère du  mal,  comme  l'ont  appelée  les  anciens; 
malcsuada  famés.  C'est  à  ces  seules  conditions 
que  la  souveraineté  de  l'État  ne  sera  pas  un  mot 
vide  de  sens  et  qu'il  y  aura  un  gouvernement 
de  la  chose  publique.  Nous  résumerons  sur   ce 
point  toute  notre   pensée  en  disant   qu'on  doit 
s'éloigner  ici  de  deux  erreurs  également  funes- 
tes :  il  faut  se  mettre  en  garde  contre  ce  faux 
libéralisme  qui,  ne  voyant  i)as  dans  la  société  de 
plus  dangereux  ennemi  que  le  pouvoir,  s'occupe 


ÉTAT 


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ETAT 


uniqucmcnlà  l'énerver,  àluiôlcr  toute  innucncc, 
(H  voudrait  réduire  le  gouvernoinentd'uiiËtal  aux 
attributions  d'une  siniiilo  police;  il  faut  repous- 
ser également  les  utopies  tant  anciennes  que 
modernes,  à  commenter  par  la  républi(jue  de 
IMaton,  qui  dépouillent  et,  pour  ainsi  dire,  anéan- 
tissent l'individu  au  profit  de  TÉlat  ;  qui,  pour 
Citer  au  jiremier  tous  les  soucis  de  la  vie,  lui 
otent  aussi  l'usage  de  toutes  ses  facultés,  et  l'ont 
du  second  un  ménage  (nous^no  dirions  pas  une 
famille),  un  atelier,  un  comptoir,  une  église  ; 
tout,  excepté  une  société  composée  d'êtres  rai- 
sonnables et  libres.  La  société,  comme  la  divine 
Providence,  doit  venir  en  aide  à  l'individu  sans 
porter  atteinte  à  son  libre  arbitre,  et  en  lui 
laissant  les  obligations  qui  sont  la  source  de  sa 
dignité  et  de  ses  droits. 

4°  Diffcrcnls  pouvoirs  de  VL'lat;  leurs  atlri- 
bulions  respectives  ;  condilions  morales  de  leur 
existence. 

Ce  n'est  pas  assez  de  dire  quelle  est,  selon  les 
règles  du  droit  naturel,  l'action  que  l'État  doit 
exercer  sur  les  divers  éléments  de  1 1  société  et 
d«  la  nature  humaine  ;  il  faut  encore  que  l'on 
sache  comment  cette  action  peut  se  produire, 
par  l'intervention  de  quels  pouvoirs  elle  se  nr.i- 
nifestc  dans  le  champ  de  la  realité  et  de  l'histoire. 
L'État,  avons-nous  dit,  c'est  la  tôt  dite  des  ci- 
toyens, la  société  tout  entière.  Évidemment  la 
société  tout  entière,  dins  laquelle  il  faut  com- 
prendre aussi  les  générations  futures,  ne  peut 
pas  agir  par  elle-même  sur  chacun  de  ses  mem- 
bres, plaider  sa  propre  cause,  défendre  ses  pro- 
pres droits,  et,  si  l'on  nous  permet  cette  expres- 
sion, faire  ses  affaires  en  personne.  Il  faut  donc 
qu'on  admette,  dans  le  sens  le  plus  large,  le 
principe  de  la  représentation,  si  vivement  re- 
poussé par  Rousseau.  11  faut  donc  qu'il  existe, 
sous  toutes  les  formes  de  Gouvernement  pos- 
sibles des  individus  ou  des  corps  qui  exercent 
près  des  simples  citoyens  les  droits  et  les  devoirs 
de  la  nation  tout  entière,  et  se  trouvent  par  là 
même  investis  de  toute  sa  puissance.  Ce  sont 
ces  intermédiaires  entre  le  corps  social,  pris 
dans  son  unité,  et  les  différents  éléments  dont 
il  se  compose,  qui  forment  ce  qu'on  appelle  les 
pouvoirs  publics.  Il  n'y  a  donc  de  pouvoir  légi- 
time dans  un  État,  que  celui  qui  s'exerce  au  nom 
et  dans  l'intérêt  de  la  nation,  par  conséquent  qui 
tient  de  la  nition  elle-même  ses  titres  et  son 
mandit.  Comment,  en  effet,  se  refuser  à  l'évi- 
dence de  ce  principe?  Si  le  pouvoir  n'est  pas 
institué  d  ms  l'intérêt  de  la  société,  et  si  ce  n'est 
pas  d'elle  qu'il  tient  tous  ses  droits,  alors  c'est 
la  société  qui  est  instituée  dans  l'intérêt  du 
pouvoir,  elle  devient  tout  ce  qu'il  lui  plaît,  elle 
est  sa  propriété  et  sa  chose.  Il  n'a  pas  seulement 
la  faculté  de  l'opprimer,  il  peut  aussi,  si  tel  est 
son  bon  plaisir,  l'aliéner,  la  donner,  la  partager 
entre  ses  héritiers  comme  un  vil  patrimoine, 
ainsi  que  faisaient  les  rois  du  moyen  âge.  Une 
telle  doctrine  se  réfute  par  son  absurdité,  nous 
voulons  dire  pir  son  immoralité  même;  car 
livrer  les  nations  à  l'arbitraire  absolu  de  quel- 
ques hommes,  c'est  nier  toute  idée  de  justice  et 
de  droit,  c'est-à-dire,  comme  nous  l'avons  démon- 
tré plus'haut,  le  seul  fondement  possible  de  l'or- 
dre social.  Il  est  vrai  qu'on  a  souvent  parlé,  et 
qu'on  parle  encore  dais  certains  États,  d'un 
droit  divin,  au  nom  duquel  le  pouvoir,  au  lieu 
d'être  simplement  le  manditaire  delà  société, 
se  trouve  placé  au-dessus  d'elle.  Mais  qui  a 
jamais  compris  cette  chimère?  Qui,  parmi  ceu.x- 
ià  mêmes  qui  l'ont  défendue  avec  le  plus  de 
chaleur,  a  jamais  osé  la  définir?  Il  n'y  a  pas 
deux  espèces  de  droit,  pas  plus  qu'il  n'y  a  deux 
justices,  deux  morales,  deux  ventés.  Ce  qui  est 


juste  ou  injuste,  ce  qui  est  permis  ou  défendu  au 
nom  du  droit  naturel,  est  également  permis  ou 
défendu  au  nom  du  droit  divin;  l'idée  du  droit 
est  absolue,  et  dès  qu'elle  est  admise,  que  ce 
soit  au  nom  de  la  raison  ou  au  nom  d'une  auto- 
rité extérieure,  elle  ne  souffre  point  d'exception 
ni  d'opposition.  Veut-on  dire  seulement  que  les 
Gouvernements  ne  subsistent  et  ne  peuvent  s'é- 
tablir que  par  la  volonté  de  Dieu,  que  par  la 
permission  de  la  divine  Providence?  Mais  alors 
pourquoi  cette  croyance  a-t-elle  toujours  été  in- 
voquée d'une  manière  exclusive  en  faveur  du 
pouvoir  monarchique?  Pourquoi  en  faveur  des 
dynasties  anciennes  plutôt  que  des  dynasties 
nouvelles?  Pourquoi  même  ne  devrait-elle  pas 
s'appli(iuer  à  la  révolte  qui  triomphe,  au  désordre 
et,  au  crime,  puisque  tout  ce  qui  se  fait  sur  la 
terre,  tant  dans  l'ordre  moral  que  dans  l'ordre 
politique,  se  fait  également  avec  la  permission 
de  Uieu?  Le  vrai  sens  du  droit  divin,  qui  au- 
jourd'hui n'en  a  pas,  il  faut  le  chercher  dans 
l'histoire  du  moyen  âge,  quand  on  voit  le  chef 
de  l'Église  disposant  des  sceptres  et  des  cou- 
ronnes, déliant  les  peuples  de  leur  serment  de 
fidélité,  et  cherchant  à  faire  de  l'Europe  une 
vaste  monarchie,  moitié  lliéocratique  et  moitié 
féodale.  Mais  on  sait  qu'à  cette  époque  même  de 
ferveur  religieuse,  ces  prétentions  ne  furent  pas 
tolérées  longtemps  :  quel  est  donc  le  Gouver- 
nement qui  voudrait  les  accepter  aujourd'hui  ? 
Quant  au  dogme  de  la  souveraineté  nationale, 
aujourd'hui  inscrit  dans  nos  lois,  et  définiti- 
vement substitué,  même  chez  ceux  qui  ne  l'a- 
vouent pas,  au  droit  théocratique  du  moyen  âge, 
il  a  d  ms  nos  idées  un  sens  que  ne  lui  connais- 
saient pas  les  États  démocratiques  de  l'antiquité. 
Chez  les  an:iens,  la  souveraineté  du  peuple, 
partout  où  elle  a  véritablement  existé,  était  un 
fait  où  la  morale  n'avait  rien  à  voir,  et  qu'on  ne 
cherchait  pas  à  justifier  par  des  raisons  prises 
de  la  nature  générale  de  l'homme.  Le  plus  grand 
nombre,  se  trouvant  par  hasard  le  maître,  exer- 
çait par  lui-même  le  pouvoir  dans  toute  son 
étendue  et  toute  la  diversité  de  ses  fonctions. 
Pour  nous  autres  modernes,  au  contraire,  il 
s'agit  d'un  droit  plutôt  que  d'un  fait  ;  d'une 
aptitude  ou  d'une  faculté  plutôt  que  d'un  pou- 
voir réel;  enfin  d'un  principe  moral  plutôt  que 
d'une  institution  politique.  On  veut  que  les 
droits  politiques,  accessibles  à  tous  par  suite  de 
l'abolition  des  castes  et  de  l'égalité  civile,  soient 
pourtant  soumis  à  des  conditions  qui  résultent 
de  leur  nature  même.  En  effet,  pour  être  admis 
à  exercer  une  action  quelconque  sur  la  société 
entière,  ce  qui  est  l'essence  de  tous  les  droits 
politiques,  il  ne  suffit  pas  que  nous  y  soyons 
nous-mêmes  intéressés,  il  faut  aussi  que  la  société 
n'en  éprouve  aucun  dommage,  et  pour  cela  elle 
doit  s'assurer  de  notre  indépendance  et  de  nos 
lumières.  Mais  on  veut  en  même  temps  que,  par 
les  paisibles  conquêtes  du  travail,  et  par  les  bien- 
faits d'un  noble  système  d'éducation  nationale, 
ces  qualités  puissent  s'étendre  de  plus  en  plus, 
et  avec  elles  les  droits  qui  en  dépendent.  Nous' 
ajouterons  qu'au  point  de  vue  de  l'expérience 
les  choses  ne  se  passent  pas  et  ne  peuvent  guère 
se  passer  autrement.  Partout  le  fait  précède  le 
droit.  La  plupart  des  peuples  que  nous  voyous 
aujourd'hui  libres  ont  eu  un  gouvernement  et 
des  lois  avant  qu'ils  se  demandassent  comment 
et  par  qui  ils  devaient  être  gouvernés.  Mais  il 
faut  peu  à  peu  que  le  fait  se  modiiie  suivant  le 
droit,  que  le  pouvoir  se  considère  comme  le  man- 
dataire de  la  nation,  et  que  la  nation  elle-même, 
à  mesure  que  sa  conscience  et  sa  raison  s'éveil- 
lent, obtienne  la  souveraineté  dans  l'État. 
Nous  venons  de  dire  ce  que  c'est  que  le  pou- 


ÉTAT 


490 


ÉTAT 


voir  en  gcnôral,  d'où  il  émane,  et  quelle  est  sa 
raison  d'être  ;  nous  allons  examiner  maintenant 
de  quoi  il  se  compose,  quelles  sont  ses  condi- 
tions et  ses  principaux  éléments.  On  distingue 
généralement  trois  pouvoirs  dans  l'État  :  le  pou- 
voir législatif  qui  l'ait  les  lois;  le  pouvoir  exé- 
cutif, qui  a  pour  mission  de  les  faire  observer 
dans  leur  ensemble  et  par  la  société  tout  entière  ; 
enfin  le  pouvoir  judiciaire  qui  les  applique  à 
tous  les  cas  particuliers,  et  qui  en  est  rintcrprcle 
dans  les  affaires  litigieuses.  Ce  dernier,  quoique 
d'habitude  il  ne  soit  pas  placé  sur  la  même 
ligne  que  les  deux  autres,  et  qu'en  effet  il  n'ait 
pas  la  même  ■  influence,  est  cependant,  dans 
toute  l'acception  du  mot,  un  pouvoir  public  : 
car  appliquer  la  loi,  l'interpréter  sans  contrôle, 
c'est  lui  donner  son  caractère  décisif  et  la  faire, 
en  quelque  sorte,  une  seconde  fois.  Sous  une 
forme  ou  sous  une  autre,  tantôt  réunis  et  tantôt 
séparés,  ces  trois  pouvoirs  existent  également 
dans  tous  les  États  possibles.  Mais  pour  remplir 
leur  destination  respective,  il  faut  qu'ils  de- 
meurent parfaitement  distincts  ;  les  confondre, 
c'est  les  détruire  au  profit  du  despotisme. 

Le  pouvoir  législatif,  que  Rousseau  et  Kant 
ont  eu  le  tort  de  confondre  avec  la  souveraineté, 
n'est,  comme  les  deux  autres  pouvoirs,  qu'une 
émanation  du  souverain  j  car  il  n'est  pas  plus 
possible  que  la  société  tout  entière  participe  à 
la  confection  des  lois,  qu'il  n'est  possible  qu'elle 
gouverne  et  qu'elle  distribue  la  justice.  Il  faut 
que  le  pouvoir  législatif  soit  composé  de  telle 
sorte,  qu'il  représente  tous  les  droits  et  tous  les 
intérêts  légitimes,  qu'il  soit  l'organe  sincère  de 
la  conscience  et  de  la  raison  publique.  Par  con- 
séquent, il  doit  représenter  également  les  droits 
de  l'autorité  ou  du  pouvoir  exécutif;  car  l'État, 
comme  nous  l'avons  remarqué  plus  haut,  ne 
subsiste  pas  moins  par  la  force  que  par  la  jus- 
tice. Quant  à  la  loi  elle-même,  il  ne  suffit  pas 
qu'elle  soit  juste,  il  faut  aussi  qu'elle  soit  pra- 
ticable, c'est-à-dire  qu'elle  ne  fasse  pas  violence 
au  génie  de  la  nation,  à  ses  habitudes  et  à  ses 
mœurs,  tout  en  les  dominant  pour  les  rendre 
meilleures.  11  faut  enfin  qu'elle  soit  opportune, 
qu'elle  apparaisse  dans  le  moment  où  le  besoin 
s'en  fait  sentir,  où  l'opinion  la  réclame,  où  elle 
peut  avoir  le  plus  d'influence  et  d'intérêt.  C'est 
un  égal  malheur  pour  un  peuple  d'avoir  trop  de 
lois  et  d'en  avoir  trop  peu.  Trop  de  lois  gênent 
l'action  du  Gouvernement  plus  qu'elles  ne  ser- 
vent les  intérêts  de  la  liberté,  et  perdent,  par 
leur  nombre  même  ou  par  les  fréquents  chan- 
gements qu'elles  réclament,  toute  autorité  mo- 
rale. Trop  peu  de  lois  ne  répondent  pas  à  tous  les 
besoins  et  laissent  une  trop  grande  place  à  l'ar- 
bitraire. 11  y  a  ici  un  milieu  à  conserver  que 
l'on  tenterait  vainement  de  définir. 

Le  pouvoir  exécutif  ou,  comme  on  l'appelle 
plus  communément,  le  Gouvernement,  n'est  pas 
seulement  chargé  de  veiller,  dans  l'intérieur  de 
l'État,  à  l'exécution  des  lois,  il  doit  aussi  dé- 
fendre au  dehors  l'indépendance  et  la  dignité 
nationales.  Les  dispositions  et  les  règlements 
qu'il  fait  pour  remplir  cette  double  tâche,  ne 
sont  pas  des  lois,  mais  des  ordonnances  ou  des 
décrets.  Il  ne  suffit  pas  qu'une  ordonnance  soit 
d'accord  avec  la  lettre,  il  faut  qu'elle  le  soit  sur- 
tout avec  l'esprit  de  la  loi,  et  jamais  on  ne  peut 
admettre,  ni  qu'une  loi  particulière,  ni  que  la  lé- 
gislation tout  entière  d'un  p'ilat  renferme  des  dis- 
positions qui  laissent  au  Gouvernement  la  faculté 
de  la  modifier,  ou  même  de  l'abolir,  soit  tempo- 
rairement, soit  pour  toujours.  Quant  à  la  consti- 
tution même  du  Gouvernement,  elle  peut  varier 
suivant  l'étendue  des  États,  le  génie  des  nations 
et  les  circonstances  extérieures  au  milieu  des- 


quelles elles  se  trouvent  placées;  c'est  donc  une 
question  tout  à  fait  puérile  de  rechercher  quelle 
est  absolument  la  meilleure.  Aux  grands  États, 
surtout  quand  ils  sont  entourés  d'autres  États  éga- 
lement puis.sants,  il  faut  un  gouvernement  fort, 
homogène  et  qui  ne  souffre  point  d'interruption  : 
tel  est  le  gouvernement  monarchique  et  héré- 
ditaire, dont  les  agents  ou  les  ministres  doivent 
être  seuls  responsables;  car  si  la  responsabilité 
pouvait  monter  jusqu'au  prince,  il  ne  serait  plus 
à  la  tête  du  pouvoir  exécutif;  il  serait  jugé  et 
puni  par  un  plus  puissant  que  lui,  et  au  lieu 
d'une  monarchie  on  aurait  une  république.  Dans 
les  petits  États,  naturellement  en  proie  à  l'esprit 
de  jalousie  et  de  défiance,  et  qui  d'ailleurs  se- 
raient bientôt  écrasés  par  un  gouvernement  trop 
fort^  il  faut  que  le  pouvoir  soit  électif  et  com- 
pose. Mais  l'hérédité  elle-même,  quand  elle  est 
admise,  est  uniquement  instituée  à  l'avantage 
de  la  nation  et  par  un  acte  de  sa  souveraineté  ; 
elle  n'est  jamais  un  droit  inhérent  à  la  personne 
du  prince.  Lorsque,  au  lieu  des  avantages  de 
durée  et  d'unité  qu'on  est  raisonnablement  fondé 
à  en  attendre,  l'hérédité,  en  se  déplaçant  ou  en 
passant  d'une  dynastie  à  une  autre,  a  cessé  d'ins- 
pirer le  respect  qui  lui  est  nécessaire  et  n'est 
plus  qu'une  source  de  révolutions,  alors  il  ne 
peut  pas  hésiter  à  la  remplacer  par  une  magis- 
trature élective  nettement  définie  dans  ses  attri- 
butions et  régulièrement  renouvelée  à  la  fin  de 
sa  durée  légale;  car  des  élections  régulières  et 
périodiques  sont  mille  fois  préférables  aux  révo- 
lutions. 

Le  pouvoir  judiciaire  doit  interpréter   la  loi 
selon  l'esprit  dans  lequel   elle  a  été  rendue;  au- 
trement, il  prend  le  rôle  du  législateur,  tout  en 
g:ardant  le  sien,  et  il  recueille,  contre  toute  jus- 
tice, contre  toute  idée  d'ordre  et  de  droit,  deux 
pouvoirs  essentiellement  distincts.  En  effet,  il  n'y 
a  qu'un  pouvoir  directement  émané  de  la  nation, 
c'est-à-dire  le  corps  de  ses  représentants,  qui  ait 
qualité  pour  prononcer   sur  elle   et  la  lier  tout 
entière  par  les  lois  qu'il  lui  impose.  Le  juge  ne 
connaît  que  des  cas  particuliers,  et  ne  prononce 
que   sur  des  individus  ou  des  associations  par- 
ticulières, bien    qu'il    défende  évidemment  les 
droits  de  la   société,  complètement  identiques 
à   ceux  de   la  justice.   D'ailleurs,  si    la   loi  se 
fait  à  mesure  qu'on  l'applique,  n'est-il  pas  évi- 
dent qu'elle  est  subordonnée  à  tous  les  cas  par- 
ticuliers et  à  toutes  les  opinions  individuelles? 
Dès  lors  elle  cesse  d'exister,  et  l'idée  même  de 
la   justice    est  méconnue.   C'est  pour  la  même 
raison    que    les    fonctions    judiciaires    doivent 
demeurer  non-seulement  distinctes,  mais,  autant 
que  cela  est  possible,  indépendantes  du  pouvoir 
exécutif.  Le  gouvernement  serait  le  maître  ab- 
solu  dans  l'État,   il  pourrait  disposer,  selon  ses 
passions  et  son  bon  plaisir,  des  personnes  et  des 
biens  des  citoyens,  si,  avec  la  force  qu'il  tient 
dans  ses  mains,  il  était  aussi  chargé  de  rendre 
lajustice.  Mais  on  distingue  dans  l'administration 
de  la  justice  trois  ordres  de  fonctions  très-dif- 
férents, et   soumis   par  cela  même  à  des  con- 
ditions différentes  :  il    faut  d'abord  poursuivre 
le  crime  ou  le  délit,  réunir  tous  les  éléments  de 
l'accusation,    tous   l'es    documents    qui  peuvent 
éclairer  la  conscience  du  juge,  et  construire,  s'il 
y  a  lieu,  l'accusation  elle-même;  il  faut  ensuite 
prononcer  sur  le  fait,  reconnaître  un  coupable 
ou  un  innocent;  enfin  il  faut  appliquer  la  loi, 
ou    rendre  un   arrêt.   De   là,   dans  notre  légis- 
lation,   dont   on    ne   saurait   assez   admirer   la 
profonde  sagesse,  trois  sortes  de  juges  qui  con- 
courent ensemble  à  l'œuvre  judiciaire  :  l'accu- 
sation est  dressée  et  soutenue  par  le  ministère 
public,  qui  n'est  que  le  gouvernement  appliqué 


ÉTEN 


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ÉTEN 


i  la  léprcssion  du  mal;  la  société  cllc-niôme, 
représentée  par  un  certain  nonilire  de  simples 
citoyens,  prononce  sur  le  l'ail;  enfin  la  sentence 
est  rendue  par  des  magistrats  indépendants  et 
inamovibles. 

En  montrant  quelle  doit  être  l'organisation 
générale  de  l'État,  quel  est  le  but  et  quelles 
sont  les  conditions  de  son  existence,  nous  avons 
fait  connaître  par  là  même  les  droits  et  les  de- 
voirs des  simples  citoyens.  Leurs  droits  sont  de 
deux  espèces  :  dos  diroils  civils,  et  des  droits 
politiques.  Les  premiers  appartiennent  indistinc- 
tement à  tous  et  sont,  en  quelque  sorte,  insé- 
parables du  nom  d'hommes,  ce  sont  les  droits 
naturels  consacrés  par  l'État  et  soumis  à  cer- 
taines conditions  dont  dépend  l'existence  même 
de  la  société.  Nous  citerons  pour  exemple  la  li- 
berté de  conscience,  la  liberté  de  penser,  la  liberté 
individuelle,  le  droit  d'acquérir,  de  transmettre, 
de  contracter,  etc.  Les  droits  politiques,  au  con- 
traire, sont  soumis  à  certaines  conditions  de 
fait,  exigent  certaines  qualités  acquises,  sans 
lesquelles  il  est  moralement  impossible  de  les 
exercer.  Ces  qualités,  nécessairement  variables 
et  relatives,  en  s'étendant,  par  les  progrès  de 
l'instruction  et  du  bien-être,  élargissent  dans  la 
môme  proportion  la  sphère  des  droits  qu'ils  sup- 
posent. Mais  des  droits,  quels  qu'ils  soient,  im- 
posent des  devoirs  :  nous  ne  voulons  pas  seu- 
lement dire  des  obligations  positives  dans  le 
sens  de  la  loi  civile;  nous  parlons  de  devoirs 
dictés  par  la  conscience  et  acceptés  avec  une 
entière  liberté.  Ils  peuvent  tous  se  résumer  en 
un  seul  :  puisque  c'est  à  l'État  que  nous  devons 
tout  ce  que  nous  sommes  et  tout  ce  que  nous 
pouvons  être  ;  puisque  c'est  par  son  appui  et 
son  concours  que  nous  pouvons  atteindre  le  but 
de  notre  existence,  nous  élever  jusqu'au  sen- 
timent moral,  avoir  la  conscience  de  notre  di- 
gnité, donner  une  consécration  à  nos  liens  les 
plus  chers,  une  protection  à  tout  ce  que  nous 
aimons,  notre  nom  et  notre  souvenir  à  ceux  qui 
nous  doivent  le  jour  ;  il  faut  qu'il  soit  le  pre- 
mier objet  de  notre  dévouement;  nous  lui  appar- 
tenons tout  entiers  avant  d'appartenir  à  la 
famille  et  à  nous-mêmes;  aucun  sacrifice,  pas 
même  celui  de  la  vie,  ne  doit  nous  coûter  pour 
le  servir,  pour  lui  obéir,  pour  le  défendre. 

Les  ouvrages  à  consulter  sur  le  sujet  de  cet 
article  sont  à  peu  près  les  mêmes  que  ceux  qui 
ont  été  indiqués  à  l'article  Droit.  Nous  y  ajou- 
terons seulement  les  deux  ouvrages  politiques 
de  Hobbes,  le  de  Cive  et  le  Leviathan  ;  le  Trac- 
talus  theologico-politicus,  et  le  Traclalus  poli- 
ticus,  de  Spinoza;  le  Contrat  social,  de  J.  J.  Rous- 
seau; l'Esprit  des  lois,  de  Montesquieu;  les 
Principes  métaphysiques  du  droit,  de  Kant; 
la  troisième  partie  de  la  Philosophie  du  droit, 
de  Hegel  ;  la  Philosovhie  du  droit,  de  Fichte  ; 
la  Philosophie  du  droit,  de  Stanl,  où  l'on 
trouve  en  même  temps  un  exposé  de  tous  les 
systèmes  contemporains  sur  la  politique  et  le 
droit. 

ÉTENDUE,  ESPACE.  Ces  deux  mots  sont 
assez  fréquemment  employés  l'un  pour  l'autre  ; 
ils  ne  sont  pourtant  pas  absolument  synonymes. 
Rien  ne  serait  plus  aisé  que  de  déterminer  la  dif- 
férence de  signification  de  ces  deux  mots,  si  nous 
connaissions  clairement  la  nature  de  l'étendue  et 
de  l'espace  eux-mêmes,  ou  s'il  régnait  seulement 
sur  ce  sujet  un  certain  accord  entre  les  doctrines 
philosophiques.  Mais  l'histoire  nous  offre  les 
opinions  les  plus  diverses  sur  l'étendue  et  l'es- 
pace, sur  l'origine  de  ces  notions,  sur  la  nature 
de  leurs  objets  ;  et  il  n'est  pas  en  effet  de  pro- 
blèmes plus  difficiles  et  moins  avancés.  Sans 
essayer  ici  d'en  résoudre  ou  d'en  trancher  au- 


cun, nous  ferons  sentir  au  moins  dans  quels  sens 
différents  ces  deux  mots,  étendue,  espace,  sont  le 
plus  généralement  employés. 

Tout  corps  est  perçu  et  conçu  par  tout  le 
monde  comme  ayant  une  certaine  forme  et  cer- 
taines dimensions;  il  est  cubi(iue  ou  sphérique, 
grand  ou  petit,  long  ou  court,  large  ou  étroit, 
épais  ou  mince;  il  est  enfermé  dans  certaines 
limites  qui  en  déterminent  la  figure  et  la  gran- 
deur et  le  distinguent  des  corps  voisins.  C'est  là 
ce  qu'on  entend  vulgairement  quand  on  dit  que 
tout  corps  est  étendu.  Si  l'on  considère  un  corps, 
par  exemple  un  cube  de  bois  ou  de  marbre,  tel 
que  nos  yeux  le  voient,  que  notre  main  le  palpe 
et  que  le  sentent  nos  autres  organes,  on  a  l'idée 
de  l'étendue  concrète  de  ce  corps  réel  et  présent. 
Si,  comme  le  géomètre,  on  fait  par  la  pensée 
abstraction  de  la  matière  de  ce  corps,  bois  ou 
marbre  ou  toute  autre  substance  dont  il  peut 
être  composé,  en  un  mot  du  corps  lui-même  tout 
entier,  en  ne  retenant  dans  l'esprit  que  la  forme 
cubique  de  ce  corps  avec  ses  dimensions,  la 
longueur  de  ses  arêtes,  on  a  l'idée  de  l'étendue 
abstraite  de  ce  corps,  de  son  étendue  géomé- 
trique. Si  maintenant  l'esprit  s'empare  de  cette 
idée  de  l'étendue  abstraite  d'un  cube,  d'une 
sphère,  d'un  cercle  ou  d'une  ligne  déterminée, 
il  conçoit  et  même  il  ne  peut  pas  ne  pas  con- 
cevoir cette  ligne  doublée,  ce  cercle,  cette  sphère 
agrandie,  les  limites  de  cette  figure,  de  cette 
étendue  plus  ou  moins  reculées;  il  conçoit  enfin 
et  ne  peut  pas  non  plus  ne  pas  concevoir  cette 
ligne  prolongée  indéfiniment,  cette  étendue  inca- 
pable d'être  enfermée  dans  aes  limites  dernières 
au  delà  desquelles  la  même  opération  intellec- 
tuelle serait  impossible.  Il  conçoit  l'étendue  sans 
bornes,  non-seulement  indéfinie,  mais  encore 
infinie.  Cette  idée  de  l'étendue,  abstraite  de  la 
matière,  vide  ou  pleine,  mais  sans  bornes,  n'est 
autre  chose  que  l'idée  de  l'espace.  De  telle  sorte 
que  l'étendue  d'un  corps  serait  une  portion  de 
l'espace  sans  bornes  ou  un  espace  borné,  que 
l'espace  serait  le  lieu,  réel  ou  idéal,  de  tous  les 
corps,  que  ses  parties  seraient  capables  de  toutes 
les  formes,  sans  que  l'espace  lui-même,  dans  son 
infinité,  en  eût  aucune,  ayant,  comme  dit  Pas- 
cal, son  centre  partout  et  sa  circonférence  nulle 
part. 

On  comprend  qu'il  ne  soit  pas  indifférent 
d'employer  ces  deux  mots  d'étendue  et  d'espace 
l'un  pour  l'autre;  mais  on  comprend  aussi  que, 
selon  la  doctrine  que  professent  les  philosophes 
sur  la  nature  même  des  objets  que  ces  mots 
représentent,  ils  les  confondent  quelquefois  ou 
les  distinguent  très-profondément. 

Comment  l'esprit  humain  acquiert-il  les  idées 
de  l'étendue  et  de  l'espace?  Qu'est-ce  que  l'éten- 
due relativement  à  la  matière  que  nous  disons 
étendue?  Constitue-t-elle  exclusivement  son  es- 
sence? Est-elle  au  moins  un  de  ses  attributs 
essentiels?  N'est-elle  qu'une  idée  de  notre  esprit 
et  comme  une  forme  sans  laquelle  il  ne  peut 
concevoir  la  matière  ?  L'espace  est-il  un  être  de 
de  raison  ou  un  être  réel?  Une  partie  de  l'u- 
nivers ou  un  attribut  de  la  nature  divine?  Ces 
différentes  questions  sont  examinées  dans  ce  dic- 
tionnaire, soit  aux  articles  dogmatiques  Matière, 
Sens,  soit  aux  articles  historiques  Descartes, 
Leibniz,  Clarke,  Locke,  Berkeley,  Kant,  Royer- 
CoLLARD.  Nous  n'avous  qu'à  y  renvoyer  le  lec- 
teur. 

On  pourra  consulter  :  Aristote.  Physique;  — 
Desc^LVtes,  Méditai  i07is  et  Traite  des  principes  ; 

—  Locke,  Essai  sur  Ventend.  humain,  liv.  II  ; 

—  Leibniz,  Nouveaux  essais  sur  Ventend.  hu- 
main, liv.  II:  Lettres  entreClarke  et  Leibniz ;~ 
Berkeley,  Dialogues  entre  Hylas  çt  Philonoiis; 


ÉTER 


—  492   — 


ETRE 


—  Kant,  CrilùiKC  de  la  raison  pure  (Eslhéliciue 
transccndantale)  ;  —  Roycr-CoUard,  J-'rar/menls 
liultlics  par  M.  JoulTroy  dans  le  tome  IV  de  la 
traduction  française  des  Œuvres  de  l'h.  Reid  ;  — 
Cousin,  Cours  de  l'histoire  de  la  pliilosoj'hie  au 
xviir  siècle,  17"  leçon;  Philoso))hie  de  Kant, 
4' leçon  ; —  Scliclling,  Leçons  sur  la  miHliode 
des  études  académiques,  4"  leçon;  —  Hegel,  Lo- 
gique, t.  III,  liv.  I,  scct.  II,  ch.  II  ; —  h'nojclo- 
pédie  des  sciences  pliilo.<ophiqucs ,  2'  cdit., 
«^  2Ô4-261;  —  J.  Simon,  Introduction  de  l'Itis- 
) aire  de  Vécole  d'Alexandrie; —  E.  Saisset,  Es- 
sai de  philosophie  religieuse;  —  Lesjœur,  de 
Spalio,  quid  sit.,  1850,  in-8;  — T.  Magy.  de  la 
Science  et  de  la  Nature,  Paris,  1864,  in-8. 

A.  L. 

ÉTERNITÉ,  ÉTERNEL.  On  _  peut  définir 
d'une  manière  généraie  rélcrnilc,  la  manière 
d'être  de  ce  qui  est  sans  commencement  ni  fin. 
Celte  définition  est  littéralement  exacte,  mais 
très-insuffisante  pour  donner  une  idée  précise 
de  ce  que  l'on  entend  par  ce  mot,  car  on  ap- 
])lique  ce  même  terme  à  deux  conceptions  très- 
(liflercntes  et,  si  la  définition  qui  précède  les 
comprend  toutes  deux,  elle  n'en  éclaircit  aucune. 

Dans  le  langage  vulgaire  et  dans  celui  de 
quelques  philosophes,  l'éternité  n'est  autre  chose 
([ue  la  durée  sans  bornes  dans  le  passé  ni  dans 
l'avenir,  l'ensemble  du  temps  qui  s'écoule  sans 
qu'il  y  ait  eu  un  premier  instant,  sans  qu'il 
doive  y  en  avoir  un  dernier.  C'est  en  ce  sens 
que  beaucoup  disent  que  Dieu  est  éternel  par- 
ce qu'il  a  toujours  été  et  sera  toujours,  mais  que 
le  monde,  créé  par  Dieu  il  y  a  tant  de  siècles, 
ne  l'est  pas.  C'est  en  ce  sens  que  l'on  divisait,  au 
moyen  âge,  la  durée  sans  fin  en  deux  parties, 
ou  en  deux  éternités,  en  prenant  pour  point  de 
séparation  le  moment  (iréscnt;  qu'on  appelait 
l'une  l'éternité  a  parte  ante,  c'est-à-dire  la 
durée  infinie  actuellement  écoulée,  l'autre  l'é- 
ternité a  parte  post,  ou  la  suite  infinie  des 
siècles  à  venir;  enfin  qu'on  attribuait  à  Dieu 
seul  les  deux  éternités  et  la  seconde  seulement 
à  Fàme  humaine.  Telle  est  la  signification  qu'at- 
tachent au  mot  éternité;  entre  autres  philosophes, 
Newton  et  Clarke. 

D'autres  conçoivent  autrement  l'éternité.  Dès 
les  âges  les  plus  reculés  de  la  philosophie  grec- 
que, les  Éléates  distinguaient  déjà  ces  deux 
moaes  d'existence  qu'ils  appelaient  Vètre  et  le 
devenir:  devenir  étant  le  propre  des  choses  finies, 
être,  celui  de  l'absolu.  Platon  et  Aristote  ont 
également  consacré  cette  distinction  dans  leurs 
systèmes.  Ainsi  l'être  parfait  ne  devient  pas,  il 
ne  change  pas,  il  ne  dure  pas,  il  est  ;  les  êtres 
imparfaits  ne  sont  pas,  ils  naissent,  ils  changent, 
ils  deviennent  sans  cesse,  ils  durent.  L'être 
parfait  est  éternel,  un,  immuable,  sans  suc- 
cession dans  son  existence  pleine  et  indivisible, 
il  ne  connaît  pas  le  temps.  Durer  dans  le  temps, 
c'est  le  devenir  des  choses  finies,  du  monde  et 
des  êtres  dont  il  se  comjiose.  En  ce  sens,  il  n'y 
a  pas  seulement  entre  l'éternité  et  la  durée  du 
monde  une  diflerence  de  grandeur,  la  même 
qu'entre  un  nombre  infini  et  un  nombre  déter- 
miné, si  grand  qu'il  soit,  mais  une  différence 
absolue  de  nature;  ce  sont  deux  choses  incom- 
mensurables, l'une  indivisible,  l'autre  divisible 
à  l'infini.  Dans  ces  idées,  le  monde  et  le  temps 
eux-mêmes  peuvent  n'avoir  jamais  commencé  et 
ne  jamais  finir,  sans  être  pour  cela  éternels  ;  il 
suffit  que  leur  existence  s'écoule,  quoique  sans 
commencement  et  sans  fin,  pour  que  ce  per- 
pétuel devenir,  ce  temps  infini  ne  soit  pas  l'éter- 
nilc.  C'est  ainsi  que  Platon  appelle  le  temps, 
l'image  mobile  de  l'éternité  immobile;  qu'A- 
ristole  établit  la  démonstration  de  l'existence  de 


Dieu  sur  l'existence  du  changement  ou  du  mou- 
vement dans  le  inonde  et  sur  la  nécessité  d'un 
premier  moteur  immobile.  Ce  sens  du  mot  éter- 
nité est  encore  celui  de  saint  Thomas,  de  Des- 
cartes, de  Malebranche,  de  Bossuet,  de  Fénelon, 
de  Leibniz  et  de  Kant. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  les  philosophes  qui 
établissent  une  telle  distinction  entre  l'idée  de 
la  durée,  même  infinie,  et  celle  de  l'éternité, 
l'observent  toujours  exactement  dans  le  langage. 
Il  est  peu  de  philosophes  au  contraire,  partageant 
une  telle  doctrine,  qui  ne  se  lai.ssent  aller  à 
appeler  éternité  la  durée  infinie  ;  comme  il  n'y 
a  pas  d'astronome  qui  ne  se  permette  de  diir 
que  le  soleil  se  lève  et  marche,  et  cela  sans  le 
moindre  inconvénient.  Cependant,  la  distinction 
des  différents  sens  attachés  au  mot  Eternité  et 
une  définition  précise  et  rigoureusement  observée 
de  celui  qu'on  adopte,  sont  de  la  plus  grande 
importance  pour  l'intelligence  des  systèmes  ou 
l'exposition  des  doctrines. 

Consultez  :  Platon,  Timée; —  Aristote,  Méla- 
phifsique,  XII"  liv.;  Physique,  VI1«  et  VIII'  liv.; 

—  Bossuet,  Elévation  à  Dieu  sur  les  mystères; 

—  Fénelon,  Traité  de  Vexistence  de  Dieu;  — 
Leibniz,  Correspondance  avec  Clarke; —  Kant, 
Critique  de  la  raison  pure  (Esthétique  transccn- 
dantale). A.  L. 

ÉTHIQUE,  voy.  Morale. 

ÊTRE.  La  notion  de  l'être  est  sans  contredit 
la  plus  universelle  et,  par  conséquent,  la  plus 
simple  qui  se  trouve  dans  notre  esprit:  aucune 
chose  ne  peut  être  conçue  si  on  ne  la  conçoit  en 
même  temps  comme  une  chose  qui  est  ou  qui 
peut  être  ;  et  réciproquement,  ce  qui  n'est  pas  et 
ne  peut  pas  être,  aucune  intelligence  ue  saurait 
le  concevoir.  Une  définition  de  l'être  est  donc 
absolument  impossible,  puisque  les  éléments 
nécessaires  de  toute  définition,  c'est-à-dire  le 
genre  et  la  difi'érence,  supposent  déjà  la  classi- 
fication des  êtres  et  de  leurs  qualités.  Aussi  ne 
faut-il  chercher  aucun  sens  dans  cette  proposi- 
tion de  l'École  :  «  L'être,  c'est  ce  à  quoi  ne  ré- 
pugne pas  l'existence.  »  Car,  qu'est-ce  que  l'exis- 
tence, sinon  le  mode  le  plus  général  et  le  plus 
essentiel  de  l'être,  ce  par  quoi  il  se  distingue  de 
ce  qui  n'est  pas?  Être  et  exister,  n'est-ce  pas 
une  seule  et  même  chose?  et  l'un  de  ces  termes 
nous  paraît-il  plus  clair  ou  plus  obscur  que 
l'autre?  Il  est  vrai  qu'on  distingue  l'être  imagi- 
naire ou  simplement  possible  de  l'être  réel, 
c'est-à-dire  l'être  qui  existe  de  celui  qui  n'existe 
pas;  mais  cette  distinction,  justifiée  par  les  be- 
soins du  langage,  n'atteint  pas  le  fond  des  cho- 
ses. Toute  œuvre  d'imagination  se  compose  d'é- 
léments réels,  dont  chacun,  pris  à  part,  existe 
positivement,  au  moins  dans  une  certaine  me- 
sure, bien  que  d  ins  leur  ensemble  ils  ne  répon- 
dent à  aucun  objet  de  l'expérience.  L'homme 
n'a  pas  la  faculté  de  produire  par  sa  seule  vo- 
lonté des  notions  absolument  simples,  ou,  ce 
qui  revient  au  même,  il  ne  peut  pas  se  repré- 
senter ce  qui  n'existe  en  aucune  façon  ni  en  lui 
ni  hors  de  lui.  Il  y  a  plus:  l'ordre  dans  lequel 
les  notions  vraiment  simples  de  la  raison  ou  des 
sens  sont  combinées  entre  elles  par  l'imagina- 
tion, n'est  le  plus  souvent  qu'une  loi  de  notre 
existence  intellectuelle  et  morale,  c'est-à-dire  un 
mode  bien  réel  de  l'être  considéré  dans  certai- 
nes limites  et  sous  un  certain  point  de  vue.  En 
effet,  lorsque  l'on  considère  dans  une  certaine 
étendue  et  sans  aucune  prévention  l'histoire  de 
la  pensée  humaine,  on  ne  tarde  pas  à  s'aperce- 
voir que  toutes  les  erreurs  dont  elle  est  remplie, 
que  toutes  les  fictions  inventées  à  plaisir  et  ac- 
ceptées puur  telles,  comme  un  moyen  d'oublier 
de  tristes  réalités,  sont  subordonnées  à  des  rc- 


ETRE 


493 


KTIU'] 


gles  génûralos,  ù  uuo  uiiircho  uniforme  cl  inva- 
riable qui  est  un  acheminement  nécessaire  ù  la 
vérité. 

La  conséquence  immédiate  do  ce  que  nous 
venons  de  dire,  c'est  que  noli-e  intelligence  ne 
conçoit  pas  le  néant,  et  ne  peut  lui  donner  au- 
cune place  d:ins  l'idée  qu'elle  se  lait  de  la  for- 
mation des  choses.  Pour  concevoir  le  néant,  il 
faudrait  en  quelque  sorte  faire  le  vide  dans  no- 
tre esprit  et  supprimer  jusqu'aux  éléments  les 
plus  simples  et  les  plus  nécessaires  de  la  pensée, 
puisque  toute  pensée,  toute  idée  est  la  pensée 
ou  l'idée  de  quelque  chose,  c'est-à-dire  d'un 
cire,  sans  compter  ([u'elle  a  son  existence  pro- 
pre, qu'elle  est  par  elle-même  quelque  chose,  et 
participe  de  l'être  indépendamment  de  l'ohjet 
qu'elle  représente.  Ce  n'est  pas  encore  tout:  en 
faisant  abstraction  de  tous  les  faits  dont  l'en- 
semble constitue  la  pensée,  il  faudrait  suppri- 
mer en  même  temps  le  sujet  dans  lequel  ces 
faits  nous  apparaissent,  c'est-à-dire  l'esprit,  le 
moi  intelligent  :  car  il  n'y  a  pas  d'esprit  s;ins 
pensée  et  sans  conscience.  Mais  comment  satis- 
faire à  celte  double  condition?  Il  y  a  des  idées, 
et,  par  conséquent,  il  y  a  des  choses  qu'il  nous 
est  impossible  de  supposer  anéanties,  quelques 
efforts  que  i:ous  fassions  sur  nous-mêmes,  parce 
qu'elles  ont  précisément  pour  caractère  de  résis- 
ter à  toute  supposition  de  ce  genre,  comme  le 
temps,  l'espace,  l'infini.  Qu'on  détruise  l'univers 
entier,  il  nous  restera  l'espace  qui  le  contient, 
et  avec  l'espace  toutes  les  propriétés  géométri- 
ques qui  lui  appartiennent,  tous  les  rapports  qiii 
résultent  de  la  notion  d'étendue.  Qu'on  supprime 
tous  les  phénomènes  dont  la  conscience  et  les 
sens  peuvent  nous  donner  l'idée,  il  nous  restera 
le  temps  dans  lequel  ils  ont  commencé,  dans  le- 
quel ils  se  succèdent  et  doivent  finir;  il  nous 
reste  cette  terrible  et  mystérieuse  éternité  quia 
précédé  le  temps  lui-même,  et  dont  le  temps, 
selon  l'expression  de  Platon,' n'est  que  la  mobile 
image.  Enfin,  avec  les  notions  du  temps  et  de 
l'espace,  ou  de  réternilé  ou  de  l'immensité, 
comment  échapper  à  l'idée  de  l'infini,  c'est-à- 
dire  de  l'être  considéré  dans  sa  plénitude  et  sa 
suprême  perfection  ?  Quant  à  faire  abstraction 
de  l'esprit  lui-môme  dans  l'instant  où  se  déploie 
toute  son  activité,  dans  l'instant  où  il  s'efforce 
de  supprimer  en  son  sein  tout  ce  qui  fait  obsta- 
cle à  la  pensée  du  néant,  c'est  une  contradiction 
si  manifeste,  qu'il  est  à  peine  nécessaire  de  la 
signaler.  Nous  parlons  cependant  du  néant; 
mais  c'est  un  néant  purement  relatif.  C'est  tel 
ou  tel  être,  ou  plutôt  telle  ou  telle  forme  de  l'ê- 
tre qui  n'existe  pas  encore  ou  qui  a  cessé  d'exis- 
ter par  rapport  à  telle  autre,  dans  un  point  dé- 
terminé de  la  durée  et  de  l'étendue.  L'idée  du 
néant  ainsi  comprise  suppose  nécessairement  et 
la  connaissance  et  l'existence  de  l'être  ;  non-seu- 
lement de  l'être  absolu,  mais  des  êtres  contin- 
gents dont  l'univers  se  compose.  Elle  n'est,  à 
proprement  parler,  que  la  négation  tout  à  fait 
fiypothéliquc  de  ces  derniers  :  car  aucune  expé- 
•  rience  ne  peut  constater  pour  nous  le  néant. 
déjà  exclu  du  domaine  de  la  raison.  De  ce  qu'un 
objet^  que  nous  savions  très-bien  avoir  déjà 
existé  a  disparu  à  nos  yeux,  il  n'en  résulte  nul- 
lement qu'il  soit  anéanti  ;  de  ce  qu'un  autre,  re- 
gardé seulement  comme  possible,  ne  nous  laisse 
apercevoir  aucune  trace  de  sa  présence,  nous 
n'avons  pas  le  droit  d'en  conclure  qu'il  n'existe 
pas.  Il  faut  donc  bien  se  garder,  lorsqu'on  cher- 
che à  se  rendre  compte  de  l'origine  des  cho- 
ses, de  mettre  en  quelque  sorte,  sur  la  même 
ligne  et  de  regarder  comme  deux  principes  éga- 
lement nécessaires  l'être  et  le  néant,  en  disant 
que  du  néant  sont  sorties  toutes  les  existences 


dont  le  monde  est  peuplé.  L'être  seul  est  le  prin- 
cipe, à  la  fois  la  cause  et  la  substance,  l'origine 
et  le  fondement  do  tout  ce  qui  est.  11  nous  e.st 
absolument  impossible  de  luma  transporter  par 
la  pensée  hors  d(i  lui,  ni,  par  conséquent^  d'ad- 
mettre à  côté  de  lui  un  néant  qui  lui  soit  égal 
et  contemporain.  Cette  impuissance  où  nous 
sommes  de  nous  transporter  par  la  pensée  hors 
de  rê>trc,  nous  oblige  à  chercher  un  antécédent 
ou  une  base  quelconque  à  tout  ce  qui  change  et 
qui  passe,  et  ne  nous  permet  de  nous  arrêter 
que  devant  l'éternel  et  l'infini ,  c'est-à-dire 
devant  l'être  pro])rement  dit  conçu  dans  son 
unité  et  sa  i)erfection.  Do  là  toutes  les  idées  ou 
toutes  les  lois  de  la  raison  et  la  nécessité  de  les 
réunir  dans  un  seul  principe,  qui  est  la  croyance 
en  l'existence  de   Dieu.  Voy.  Dieu,  Création. 

Nous  venons  de  voir  ,que  la  notion  de  l'être 
est  le  fond  commun  de  la  pensée  humaine,  et 
que  l'idée  du  néant  n'y  trouve  aucune  place  : 
faut  il  admettre,  avec  quelques  sceptiques  mo- 
dernes, qu'entre  la  pensée  et  l'être  lui-même  il 
y  a  tout  un  abîme,  et  qu'enfermés  dans  les  for- 
mes de  notre  intelligence  comme  dans  une  pri- 
son sans  issue,  nous  n'avons  aucun  moyen  de 
savoir  s'il  y  a  véritablement  quelque  chose,  ni 
quelle  en  est  la  nature  ?  On  trouvera  plus  loin 
(voy.  Kant)  la  critique  approfondie  de  ce  sys- 
tème, qui,  sous  prétexte  d'éviter  l'hypothèse, 
condamne  la  raison  humaine  au  doute  le  plus 
irrémédiable;  il  suffira  ici  de  quelques  remar- 
ques qui  le  feront  crouler  par  la  base,  et  avec 
lui  toute  esj)èce  de  scepticisme.  Si  d'une  part  lu, 
pensée,  ou  plutôt  la  raison,  qui  en  est  la  l'acuité 
la  plus  essentielle  et  la  plus  élevée,  exclut, 
comme  nous  l'avons  prouvé,  l'idée  du  néant;  si 
d'une  autre  part  elle  n'a  absolument  rien  de 
commun  avec  l'être,  qu'est-elle  donc  à  la  consi- 
dérer en  elle-même  et  dans  sa  propre  essence? 
Qu'est-ce  que  l'esprit  auquel  nous  l'attribuons, 
c'est-à-dire  le  sujet,  le  moi  dans  lequel  elle 
se  manifeste  et  s'exerce  ?  Il  n'y  a  pas  de  mi- 
lieu entre  ces  deux  propositions:  ou  elle  est 
quelque  chose  ou  elle  n'est  rien;  ou  elle  existe 
ou  elie  n'existe  pas.  Mais,  encore  une  fois,  il  est 
impossible  qu'elle  fasse  abstraction  d'elle-même 
et  se  considère  comme  un  pur  néant.  Donc  elle 
existe;  donc  elle  est  quelque  chose,  c'est-à-dire 
qu'il  y  a  de  l'être  en  elle,  qu'elle  participe  de 
la  nature  de  l'être,  qu'elle  en  exprime,  dans  une 
mesure  quelconque,  la  forme  et  l'essence.  Bien 
plus  :  si  la  pensée  ne  peut  rien  concevoir,  ne 
peut  rien  comprendre  qu'elle-même,  et  si  tout 
autre  principe  d'existence  est  une  vaine  illusion, 
elle  n'est  pas  seulement,  comme  nous  le  croyons 
à  juste  titre,  une  des  formes  ou  un  des  attributs 
de  l'être,  elle  est  alors  l'être  lui-même  dans 
toute  sa  réalité,  elle  est  l'être  absolu  et  unique, 
en  unmotj  elle  est  Dieu;  mais  un  dieu  impuis- 
sant, prive  de  la  faculté  d'agir  et  de  produire, 
tournant  éternellement  dans  un  cercle  de  stéri- 
les conceptions.  Cette  conséquence  est  tellement 
inévitable,  qu'elle  a  passé  de  la  logique  dans  le 
domaine  de  l'histoire;  elle  a  été  acceptée  dans 
toute  son  étendue  par  quelques  philosophes  al- 
lemands, héritiers  immédiats  des  idées  de  Kant 
et  pénétrés  de  son  infiuence.  Mais,  pour  être 
parfaitement  légitime,  elle  n'en  est  pas  plus 
vraie.  L'identité  absolue  de  l'être  et  de  la  pen- 
sée ;  la  substitution  de  la  pensée  à  tout  autre 
principe  et  à  tout  autre  mode  d'existence  ne  se 
conçoit  pas  mieux,  de  quelque  point  de  vue 
i|u'on  la  considère,  que  la  négation  même  de 
l'être.  En  elTet,  comme  nous  l'avons  déjà  re- 
mar(jué  dans  un  autre  but,  c'est  la  condition 
essentielle  de  tout  acte  de  la  pensée,  de  toute 
idée,  d'être  la  pensée,  d'être   l'idée  de  quelque 


ÊTRE 


—  494 


EUBU 


chose,  ou  de  se  rapporter  à  un  objet,  c'est-à-dire 
à  un  6tre.  Sans  doute  la  pensée  peut  se  rédé- 
chir  clle-incmc,  mais  c'est  à  la  condilion  d'avoir 
en  même  temps  et  d'avoir  eu  auparavant  un  au- 
tre objet;  dans  le  cas  contraire,  elle  représen- 
terait le  néant,  ce  que  nous  avons  démontré 
impossible.  Nous  ne  pouvons  d'ailleurs  nous 
faire  une  idée  de  la  pensée  ou  de  la  raison  en 
général,  que  par  notre  propre  raison,  et  notre 
raison,  à  nous,  est  certainement  débordée  par 
l'être  ou  par  les  choses;  autrement,  il  n'y  aurait 
pas  de  mystères  ni  d'obscurités  pour  elle;  l'er- 
reur serait  un  mot  vide  de  sens.  D'un  autre 
côté,  et  lorsqu'on  appelle  l'expérience  psycholo- 
gique à  son  aide,  pourquoi  l'être  serait-il  ren- 
fermé tout  entier  dans  la  pensée  plutôt  que  dans 
le  sentiment,  dans  la  volonté  et  dans  la  force 
efficace  de  la  volonté,  dans  la  puissance  créa- 
trice ?  Jamais  aucun  effort  de  logique  ne  par- 
viendra à  effacer  les  différences  radicales  qui 
séparent  ces  divers  modes  de  l'existence,  et  à  les 
faire  passer  pour  de  simples  modes  de  la  pen- 
sée. La  pensée  n'est  donc  pas  tout,  et  par  consé- 
quent elle  ne  saurait  s'identifier  avec  l'être, 
bien  qu'elle  puisse  s'en  séparer. 

On  voit  que,  par  une  contradiction  étrange, 
mais  absolument  inévitable,  ceux  qui  ont  voulu 
séparer  la  pensée  et  l'être  ont  été  conduits,  au  con- 
traire, ou  ont  conduit  les  autres  à  les  confondre;  et 
ceux  qui  lesont  confondus  qui  font  consister  l'être 
tout  entier  dans  la  pensée,  ont  ôté  à  celle-ci,  en 
lui  enlevant  les  objets  représentes  par  elle,  la  con- 
dition même  de  son  existence.  Ici  encore  nous 
pouvons  invoquer  le  témoignage  de  l'histoire. 
Dans  le  système  de  Hegel,  où  le  dernier  de  ces 
principes  est  professé  avec  une  entière  fran- 
chise et  porté  jusqu'à  ses  dernières  conséquen- 
ces, nous  voyons  le  néant  et  le  non-être  pur  {Das 
reine  Nichts)  être  à  la  fois  le  premier  terme  de 
Têtre  et  de  la  pensée.  Mais  comment  en  serait- 
il  autrement?  Hors  du  sens  commun,  hors  de 
la  foi  universelle  et  spontanée  du  genre  hu- 
main, que  la  philosophie  doit  expliquer  sans 
chercher  à  la  détruire,  il  n'y  a  que  contradic- 
tions à  attendre.  Or  le  sens  commun,  la  foi  uni- 
verselle du  genre  humain,  a  toujours  consacré 
ces  trois  propositions  que  nous  venons  de  défen- 
dre : 

1°  Chacune  de  nos  idées  se  rapportant  à  quel- 
que chose,  soit  à  quelque  chose  qui  est,  soit|  à 
quelque  chose  qui  peut  être,  soit  à  un  objet, 
soit  à  une  quantité,  soit  à  un  rapport,  le  néant 
absolu  est  impossible  à  concevoir,  et  en  parler, 
c'est  se  contredire  soi-même  ; 

2°  Ce  qui  est  ne  peut  se  montrer  à  nous  que 
par  les  facultés  de  l'intelligence  ou  par  l'intermé- 
diaire de  la  pensée  ;  il  nous  est  impossible  de 
supposer  que  ce  qui  est  soit  autre  chose  que  ce 
que  nous  concevons  nécessairement  comme  tel, 
et^  réciproquement,  que  les  conceptions  les  plus 
nécessaires  de  notre  intelligence,  que  les  for- 
mes les  plus  absolues  de  notre  pensée  soient 
étrangères  à  ce  qui  est  :  car  c'est  toujours  avec 
nos  facultés  intellectuelles  que  nous  essayons  de 
nous  représenter  un  être  absolument  étranger  à 
notre  intelligence  ; 

3°  La  pensée  ou  l'intelligence,  même  quand 
on  la  conçoit  sans  limites,  n'est  qu'un  mode  ou 
un  attribut  de  l'être;  elle  n'est  pas  l'être  tout 
entier  :  ses  formes  et  ses  lois  ne  peuvent  nous 
expliquer  ni  les  phénomènes  du  mouvement,  ni 
ceux  de  la  sensibilité,  ni  l'existence  d'une  force, 
soit  spirituelle,  soit  matérielle,  soit  fatale  ou  li- 
bre. 

Indépendamment  des  sciences  particulières 
dont  chacune  s'occupe  d'une  classe  déterminée 
des  phénomènes  et  des  êtres  accessibles  à  notre 


intelligence,  n'y  a-t-il  pas  une  science  générale 
ayant  pour  objet  l'être  en  lui-même,  l'être  en 
tant  qu'être,  et  ses  modes  les  plus  universels  ? 
Aristote  est  le  premier  de  tous  les  piiiiosophes 
qui  ait  posé  cette  question  d'une  manière  claire 
et  précise;  mais  elle  était  résolue  dans  un  sens 
affirmatif  bien  longtemps  avant  lui.  En  effet,  la 
science  de  l'être  n'est  pus  autre  chose  que  li  phi- 
losophie elle-même,  et  non  pas  une  partie  de  la 
philosophie,  celle  qui  porte  le  nom  d'ontologie 
ou  de  métaphysique,  mais  la  philosophie  tout 
entière.  Lors([ue,  croyant  nous  renfermer  dans 
l'étude  de  nous-mêmes,  nous  faisons  l'analyse  de 
notre  intelligence  et  nous  rendons  compte  des 
idées  et  des  facultés  dont  elle  se  compose, 
n'est-ce  pas  comme  si  nous  cherchions  quelles 
sont  les  formes  les  plus  générales  de  l'être, 
puisque  rien  de  ce  qui  est  ne  peut  se  concevoir 
comme  étranger  à  nos  facultés  ou  en  dehors  de 
nos  idées  les  plus  générales  et  les  plus  essen- 
tielles? Lorsque  plus  tard  nous  discutons  la 
grande  question  de  la  certitude,  quand  nous 
voulons  savoir  si  les  lois  les  plus  impératives 
de  notre  raison  ne  sont  pas  de  pures  illusions 
ou  des  modes  tout  personnels  de  notre  existence, 
n'est-ce  pas  des  rapports  de  l'être  et  de  la  pen- 
sée que  nous  sommes  occupés?  Le  problème  du 
bien  et  du  mal,  du  beau  et  du  laid,  du  vice  et 
de  la  vertu,  des  châtiments  et  des  récompenses 
dans  une  autre  vie,  nous  met  sur  la  trace  de 
l'ordre  universel,  nous  oblige  à  nous  informer 
de  la  loi  et  de  la  puissance  qui  président  à  l'en- 
semble des  choses.  Enfin,  c'est  l'être  dans  son 
mode  le  plus  élevé;  c'est  l'être  dans  sa  pléni- 
tude et  dans  sa  perfection,  que  nous  cherchons 
à  comprendre  sous  le  nom  de  Dieu.  La  philoso- 
phie, quoiqu'elle  ait  souvent  changé  de  plan  et 
de  méthode,  n'a  donc  pas  changé  d'objet  depuis 
les  premiers  jours  de  son  existence  ;  elle  a  tou- 
jours été  et  elle  est  encore  aujourd'hui  la  science 
des  sciences,  la  science  de  l'universel  et  de  l'ab- 
solu, la  science  des  causes  et  des  principes,  en 
un  mot,  la  science  de  l'être.  C'est  donc  une 
peine  tout  à  fait  stérile  qu'on  s'est  donnée  ré- 
cemment en  lui  cherchant  une  définition  nou- 
velle. Toute  définition  nouvelle,  qui  n'aura  pas 
pour  but  de  la  nier  ou  de  la  détruire,  rentrera 
dans  les  définitions  anciennes  que  nous  venons 
de  citer.  Voy.  Philosophie,  Ontologie,  Métaphv- 

SIQUIC. 

EUBULIDE  DE  MiLET ,  le  plus  connu  des 
disciples  dEuclide,  florissait  vers  le  milieu  du 
iv"  siècle  avant  notre  ère,  et  succéda  à  Ichthyas, 
son  condisciple,  dans  la  direction  de  l'école  de 
Mégare.  Si  vie  entière  n'a  guère  été  qu'une  lutte 
contre  Aristote,  lutte  à  peu  près  stérile,  dans 
laquelle  une  logique  captieuse  essayait  de  pré- 
valoir contre  le  bon  sens. 

Parti  de  ce  principe  mégariquc,  qu'il  n'y  a  de 
réel  que  ce  qui  est  un,  toujours  semblable, 
toujours  identique  à  soi-même,  Eubulide,  dès  le 
premier  pas.  rencontrait  pour  adversaire  le  fon- 
dateur d'une  grande  école  contemporaine  qui  fait 
de  l'expérience  la  condition  de  la  science,  et  place' 
l'essence  des  choses  dans  ce  que  les  mégariques 
appellent  le  non-être,  dans  les  différences  qui  les 
séparent.  Eubulide  a  attaqué  la  doctrine  péripa- 
téticienne par  sa  base,  et  s'est  efforcé  de  montrer, 
comme  Zenon  d'Élée  son  prédécesseur  et  son 
modèle,  qu'il  n'est  pas  une  seule  des  notions 
expérimentales  qui  ne  donne  lieu  à  d'insolubles 
difficultés.  Telle  est  l'intention  que  l'on  retrouve 
au  fond  des  sophismes  fameux  que  l'antiquité 
nous  a  conservés  d'Eubulide.  Diogène  Laërce  en 
compte  sept  :  le  menteur^  le  caché,  Vélectre,  le 
voilé,  le  tas.  le  cornu,  le  chauve.  Mais  d'abord, 
le  caché,  Vcleclre,  le  voilé,  ne  sont  qu'un  même 


EUCL 


—  495 


EUCL 


arguaient  sous  difTércnts  noms.  Il  en  est  de 
même  du  tas  et  du  chauve,  et  ainsi  les  sept 
sophismes  se  rt'duiscnt  à  quatre.  Faisons-les 
connaître  en  peu  de  mots  : 

Quelqu'un  mont  et  dit  qu'il  ment.  Mcnt-il,  ou 
ne  mcnt-il  pas?  Il  ment;  c'est  l'hypothèse.  Il  ne 
ment  pas;  c.ir  ce  qu'il  dit  est  vrai.  Donc,  il  ment 
et  ne  ment  pas  en  même  temps,  ce  qui  est  con- 
tradictoire. Voilà  le  menteur. 

Voici  le  voilé  :  Connaissez-vous  votre  père  ?  — 
Oui.  —  Connaissez-vous  celte   personne  voilée? 

—  Non.  —  Cette  personne  voilée  est  votre  père. 
Donc,  vous  le  connaissez  et  ne  le  connaissez  pas 
en  même  temps. 

Voici  le  las  :  Un  grain  de  blé  fait-il  un  tas? 

—  Non. —  Et  deux  grains  de  blé? — Pas  davan- 
tage. On  insiste  en  ajoutant  chaque  fois  un  seul 
grain  de  blé;  et  l'adversaire  est  forcé  de  convenir, 
ou  que  cent  mille  grains  de  blé  ne  font  pas  un 
tas,  ou  qu'un  tas  de  blé  est  déterminé  par  un  seul 
grain. 

On  a  tout  ce  qu'on  n'a  pas  perdu.  Vous  n'avez 
pas  perdu  de  cornes;  donc,  vous  en  avez.  Tel  est 
le  cornu,  dont  le  nom  a  fini  par  s'appliquer  à 
tout  un  genre. 

Rion  n'est  plus  facile  que  de  trouver  la  clef  de 
pareils  sophismes.  Il  vaut  mieux  essayer  d'en 
marquer  le  but. 

Par  le  tas,  tout  ce  qui  est  composé  de  parties, 
tout  ce  qui  implique  succession  ou  étendue, 
semble  convaincu  de  n'avoir  aucune  part  possible 
à  l'existence.  Qu'en  conclure?  sinon  que  l'expé- 
rience est  une  source  inépuisable  d'erreurs. 

De  même,  dans  le  voilé  et  dans  le  cornu,  on 
triomphe  des  prétendues  contradictions  de  la 
raison  et  de  l'expérience,  et  de  ces  deux  modes 
de  connaissance  nous  savons  quel  est  celui  que 
l'on  se  réserve  de  sacrifier  à  l'autre. 

Nous  avouons  que  dans  le  menteur,  où  c'est 
la  raison  qui  semble  se  contredire  elle-même,  il 
n'est  pas  facile  de  découvrir  un  sens  sérieux. 
Mais  il  faut  dire  ici  que  les  subtilités  d'Eubulide 
n'ont  pas  toujours  eu  pour  but  l'intérêt  d'une 
doctrine;  qu'Eubulide  le  premier  a  mis  son  école 
sur  la  voie  du  scepticisme,  et  que  ce  second 
successeur  d'Euclide  n'est  déjà  plus  pour  les 
anciens  eux-mêmes  qu'un  dispuleur  infatigable, 
qu'un  sophiste  de  profession.  Quand  il  s'agit  d'un 
pareil  homme,  un  argument  qui  permet  d'em- 
barrasser un  adversaire  porte  en  soi  son  expli- 
cation. 

Vov.,  pour  la  bibliographie,  l'article  Mégarique 
(école).  D.  H. 

EUCIilDE  LE  Socratique  a  dû  naître  à  Mégare, 
environ  440  ans  avant  notre  ère, .  et  ne  peut 
être  confondu,  par  conséquent,  avec  le  géomètre 
d'Alexandrie,  contemporain  des  Ptolémées. 

Son  premier  maître  fut  Parménide.  Lecteur 
assidu  de  ses  écrits,  il  s'était  pénétré  de  ses 
doctrines  lorsqu'il  arriva  dans  l'école  de  Socrate. 
Il  n'en  fut  pas  moins  le  disciple  dévoué  de  son 
nouveau  maître.  L'entrée  d'Athènes  ayant  été 
interdite  sous  peine  de  mort  à  tous  les  Megariens, 
Euclide,  dit-on,  usait  de  ruse  pour  entendre  So- 
crate. Il  se  glissait  dans  la  ville,  sous  un  vêtement 
de  femme,  à  la  nuit  tombante,  et  s'en  retournait 
à  Mcgare  à  la  pointe  du  jour.  Ce  qu'il  y  a  de 
plus  certain  que  cette  anecdote  d'origine  un  peu 
suspecte^  c'est  qu'Euclide  déjà  fixé  à  Mégare, 
allait  fréquemment  entendre  Socrate  à  Athènes; 
c'est  que,  le  jour  de  la  mort  de  Socrate,  il  ac- 
courut de  Mégare  pour  recueillir  les  dernières 
paroles  de  son  vieux  maître  et  le  voir  de  ses 
yeux  une  dernière  fois  (Platon,  Phcdon,  Théétèlé). 

Malgré  cette  vive  affection,  le  nouveau  socra- 
tique n'échappa  jamais  complètement  à  l'in- 
fluence de  son  éducation  première.  Il  lui  resta 


de  l'école  éléatiquc  un  penchant  invincible  à  la 
subtilité.  «Euclide,  lui  dit  un  jour  Socrate,  tu 
sauras  vivre  avec  des  sophistes,  jamais  avec  des 
hommes.  »  Ces  paroles  sévères  ne  l'effrayèrent 
pas,  car,  du  vivant  de  son  maître,  il  alla  fon- 
der à  Mégare  une  école  de  pliiloso])hic.  Un  im- 
mense honneur  était  réservé  à  cette  école  nais- 
sante. 

Socrate  étant  mort,  ses  disciples  s'enfuirent 
d'Athènes,  craignant  ])our  leur  vie.  Ce  fut  à  Mé- 
gare, dans  la  maison  d'Euclide,  qu'ils  trouvèrent 
un  nouveau  centre  d'études  et  un  asile.  Le  fon- 
dateur de  l'école  mégarique  compta  donc  un 
instant  parmi  ses  disciples  les  plus  éniinents  des 
socratiques.  Platon  lui-même  suivit  ses  leçons 
avec  ardeur,  et  (chose  bien  glorieuse  pour  Eu- 
clide) cet  enseignement  n'a  pas  été  sans  .in- 
fluence sur  le  fondateur  de  l'Académie.  Voici, 
en  quelques  mots,  quelle  était  cette  doctrine  qui 
excitait  l'intérêt  des  socratiques  et  de  Platon 
lui-même. 

Euclide  enseignait  d'abord  que  l'essence  du 
bien  est  l'unité,  l'unité  sous  toutes  ses  formes, 
c'est-à-dire  enveloppant  l'immobilité,  l'identité, 
la  permanence.  Il  s'ensuit  nécessairement  que  le 
monde  sensible,  toujours  divers,  toujours  mo- 
bile, est  sans  caractère  moral  et  sans  rapport  au 
bien. 

En  second  lieu,  Euclide  enseignait  que  l'être 
est  aussi  l'unité,  l'identité,  la  permanence,  ce 
gui  implique  que  le  monde  sensible,  livré  à  un 
écoulement  perpétuel,  n'a  aucune  part  à  l'exis- 
tence. 

Or,  puisque  le  bien  et  l'être  sont  respecti- 
vement identiques  à  une  même  chose,  l'unité, 
il  s'ensuit  qu'ils  sont  identiques  entre  eux.  Donc 
le  bien  seul  existe.  Le  mal  n'est  qu'un  non-être, 
et  tout  ce  qui  est  est  bien.  De  là  un  optimisme 
logique  qui  a  devancé  et  préparé  l'optimisme 
mctai)hysique  de  Platon  et  de  Leibniz. 

Enfin,  le  bien  et  l'être  se  définissant  par  l'unité, 
il  s'ensuit  que  le  bien  en  soi  est  un,  que  l'être 
en  soi  est  un.  Il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  n'y  ait  qu'un 
seul  être  et  une  seule  sorte  de  bien  ;  car  l'unité  peut 
se  rencontrer  en  plusieurs  choses.  Or,  il  y  a  du 
bien  et  de  l'être  partout  oii  il  y  a  de  l'unité.  Ce 
qui  est  un  participe  du  bien  et  de  l'être  sans  être 
l'unité  ni  l'existence  mêmes.  Euclide  enseigne 
expressément  que  le  bien  et  l'être,  malgré  leur 
unité,  reçoivent  différents  noms,  autrement  dit 
revêtent  des  formes  diverses,  se  présentent  sous 
des  points  de  vue  variés.  Les  noms  du  bien  et  de 
l'être  sont  la  sagesse  (î)p6vrj<ri<;),  Dieu,  l'intel- 
ligence (voû;),  et  plusieurs  autres  encore.  Ainsi, 
cette  sagesse  dont  parle  Socrate,  la  science  su- 
prême jointe  à  la  suprême  vertu,  est  un  bien 
d'une  certaine  nature.  Ainsi  ce  principe  unique 
que  les  philosophes  appellent  Dieu  et  l'intelli- 
gence, c'est  comme  bien  qu'il  existe,  c'est  du 
bien  qu'il  procède  ;  il  n'est  pas  la  cause  du  bien, 
c'est  le  bien  pris  à  un  certain  point  de  vue. 

Ces  différentes  manifestations  du  bien  et  de 
l'être  sont-elles  ces  formes  incorporelles  et  in- 
telligibles (voTirà  otTTa  xai  ào-wfxata  eîSr,)  dont  il 
est  parlé  dans  le  Sophiste,  ces  idées  immobiles 
et  immuables  que  certains  contemporains  et 
amis  de  Platon  considéraient  comme  les  véri- 
tables êtres?  En  d'autres  termes  :  Euclide,  com- 
binant et  conciliant  les  doctrines  de  Parménide  et 
de  Socrate,  a-t-il  réalisé  les  genres  et  les  espèces 
qui  sont  les  éléments  de  toute  définition  ?  a-t-il,  de 
l'aveu  de  Platon  lui-même,  trouvé  dans  son  prin- 
cipe, sinon  dans  son  développement,  la  théorie 
des  idées  platoniciennes?  Schleiermacher  et  quel- 
ques critiques  allemands  l'ont  pensé.  H.  Ritter 
a  soutenu  jusqu'au  bout  la  thèse  contraire.  Nous 
nous  rangeons  sans  hésiter  du  parti  de  Schleier- 


EUCL 


—  496  — 


EU  DO 


mâcher.  Mais  il  nous  semble  que  le  développe- 
ment et  la  jiislilicalion  de  semblables  opinions 
ne  peuvent  trouver  place  ici. 

Un  l'ail  plus  certain  et  non  moins  digne  de 
remarque,  c'est  qu'Euclide,  devançant  Aristole, 
avait,  au  moins  logiquement,  distingué  racle  et 
la  puissance  (voy.  Akistote),  et  résolu,  d'après 
ses  idées  sur  l'être,  la  question  des  rapports 
qu'ils  ont  entre  eux.  Dans  le  péripalélisiue,  le 
mouvement  se  définit  le  passage  de  la  puissance 
à  l'acte  produit  par  une  cause  en  acte,  et  tout 
phénomène  physique  se  ramène  au  mouvement. 
Dans  la  doctrine  mégarique,  le  mouvement  ne 
doit  pas  être  possible.  C'est  par  sa  théorie  sur 
les  rapports  de  l'acte  et  de  la  puissance  qu'Eu- 
clide évite  celle  possibilité.  Selon  lui,  il  n'y  a 
puissance  que  lorsqu'il  y  a  acte.  Lorsqu'il  n'y  a 
pas  acte,  il  n'y  a  pas  puissance.  Par  exemple, 
celui  (lui  ne  construit  point  n'a  pas  le  pouvoir  de 
construire;  mais  celui  qui  construit  a  ce  pouvoir 
au  moment  où  il  construit.  Ainsi,  agir,  c'est 
pouvoir;  ne  pas  agir,  c'est  ne  pouvoir  pas.  La 
puissance  et  l'acte  ne  sont  que  les  deux  noms 
d'une  seule  et  même  chose.  Ce  qui  est  ne  chan- 
gera jamais;  ce  qui  n'est  pas  ne  saurait  devenir. 
Comme  le  remarque  Aristote,  en  supprimant  la 
puissance,  c'est  une  très-grande  chose  que  l'on 
supprime,  c'est  le  mouvement,  c'est  la  génération. 
Mais  celte  suppression  n'est  que  la  conséquence 
du  principe  d'où  est  sortie  toute  la  philosophie 
des  mégariques,  savoir  que  l'être  et  le  bien  ré- 
sident dans  l'unité.  En  résumé,  par  sa  distinction 
logique  de  la  puissance  et  de  l'acte,  Euclide  a 
ouvert  la  voie  au  péripalétisme;  mais,  entre  ses 
mains,  celle  distinction  reste  stérile  et  n'aboutit 
comme  sa  doctrine  entière  qu'à  la  négation  de 
tout  ce  qui  n'est  pas  l'unité,  qu'à  l'anéantisse- 
ment de  toute  activité  et  de  toute  vie. 

Avec  une  pareille  doctrine,  la  dialectique,  l'art 
de  se  défendre  ou  de  réduire  au  silence  un  ad- 
versaire, devenait  indispensable.  Voici  deux  des 
procédés  dont  Euclide  taisait  usage  :  il  rejetait 
toute  explication  analogique,  disant  que  si  les 
objets  comparés  étaient  semblables,  il  valait 
mieux  s'occuper  de  la  chose  elle-même  que  de 
sa  ressemblance;  que  s'ils  ne  l'étaient  pas,  la 
comparaison  était  vicieuse.  L'intention  d'Euclide, 
en  proscrivant  ce  procédé  si  naturel,  était-elle  d'y 
substituer  une  méthode  de  démonstration  rigou- 
reuse, ou  ne  voulait-il  que  rendre  plus  dllficilo 
la  solution  des  objections  qu'il  proposait?  C'est 
ce  qu'il  est  impossible  de  décider  aujourd'hui. [En 
second  lieu,  il  attaquait  les  démonstrations,  non 
par  les  conséquences,  mais  par  les  prémisses. 
Ce  second  procédé  n'est  que  la  méthode  de  la 
réduction  à  l'absurde.  Elle  sert  à  dépouiller 
l'erreur  d'une  apparence  spécieuse. 

Le  fondateur  de  l'école  mégarique  avait  sans 
doute  d'autres  armes  plus  redoutables.  Nous  sa- 
vons que  dans  sa  lutte  contre  les  écoles  empiri- 
ques, sentant  d'où  lui  venait  sa  force,  il  s'était  étu- 
die à  saisir  les  côtés  faibles  de  ses  adversaires,  à 
ruiner  leurs  doctrines  au  moins  autant  qu'à  éta- 
blir la  sienne.  Ce  fut  ce  qui  abaissa  et  perdit  son 
école.  Peu  à  peu,  ce  qui  n'était  qu'un  moyen 
devint  un  but.  Du  vivant  même  d'Euclide,  on 
disputa  pour  disputer  ;  on  ne  chercha  plus  à 
convaincre  par  des  raisonnements,  on  s'inj^énia 
à  embarrasser  par  des  sophismes.  Ce  fut  alors 
que  Diogène  le  Cynique  s'habitua  à  dire  la  bile 
(Xo''r\),  et  non  l'école  {ny^o^y])  d'Euclide,  et  l'opi- 
nion publique,  confirmant  cette  sentence,  punit 
ces  philosophes  égarés  de  l'odieux  surnom  de  dis- 
puteurs  (iptaTtvioi)-  Le  mot  fit  fortune.  Un  siècle 
plus  tard,  Timon  parle  encore  de  cet  Euclide  le 
disputeur,  qui  souffla  à  tous  les  mégariens  la 
rage  de  la  dispute. 


La  jjrédiction  de  Socrale  était  donc  réalisée. 
Euclide  l'avait  accomplie  lui-même.  Les  disciples 
allaient  encore  surpasser  le  maître.  On  ne  sait 
de  (juelle  manière  ni  à  quelle  époque  Euclide 
mourut. 

Vny.  pour  la  bibliographie  l'article  Mégarique 
(écolo)..  D.  H. 

EUDÉME.  On  connaît  sous  ce  nom  deux  phi- 
losophes, l'un  de  Chypre,  l'autre  de  l'île  de  Rho- 
des, tous  deux  de  l'école  péripatéticienne,  tous 
deux  disciples  immédiats  d'Aristote,  à  moins 
qu'on  n'ait  attribué  aux  mêmes  personnages 
deux  origines  difl'érentes.  Quehjues  fragments 
répandus  dans  le  commentaire  de  Simplicius  sur 
la  Plujsirjue  d'.\rislote,  nous  ont  été  conservés 
sous  le  nom  d'Eudème  de  Rhodes.  Quelques-uns, 
sans  doute  parce  que  son  nom  est  inscrit  sur  le 
titre,  ont  voulu  faire  honneur  au  même  philoso- 
lihe  de  la  Morale  à  Eudcme,  ([uc  d'autres  ont 
attribuée  à  Aristole.  Selon  Boëlhius,  commenta- 
teur d'Aristote,  il  aurait  perfectionné  la  théorie 
des  modes  du  syllogisme,  et  tracé  les  règles  du 
syllogisme  hypothétique,  un  peu  négligées  par 
l'auteur  de  VOrgunura. 

EUDOXE,  astronume  et  philosophe,  né  à  Cnide 
en  Carie  vers  l'année  403  avant  Jésus-Christ, 
commença  par  étudier  la  philosophie  à  l'école  de 
Platon  vers  383.  Il  ne  paraît  pas  être  resté  long- 
temps à  Athènes,  et  ce  que  l'on  sait  de  sa  doc- 
trine prouve  assez  qu'il  n'embrassa  pas  toutes 
les  opinions  de  son  maître.  11  partit  bientôt  pour 
l'Egypte  avec  des  lettres  d'Agésias  pour  le  roi 
Nectanébés;  on  peut  donc  fixer  la  date  de  ce 
voyage  vers  378.  11  resta  longtemps  à  Héliopolis, 
où  sans  doute  il  fut  initié  aux  doctrines  astrono- 
miques qui  y  étaient  conservées.  Puis  il  alla  étu- 
dier la  géométrie  à  Tarente  auprès  d'Archytas, 
ce  qui  a  décidé  quelques  historiens  à  le  ranger 
parmi  les  pythagoriciens.  Enfin,  il  joignit  à  ces 
connaissances  celle  de  la  médecine,  qu'il  apprit  en 
Sicile  de  Philistion.  11  revint  à  Athènes,  ou  il  eut 
pour  élève  Hélicon  qui  accompagna  Platon  dans 
son  troisième  voyage  en  Sicile.  Il  mourut,  d'a- 
près Diogène  Laërce,  à  cinquante-trois  ans,  c'est- 
à-dire  vers  352,  à  Cnide,  où  il  avait  établi  un 
observatoire.  Ses  travaux  astronomiques  ont 
laissé  un  long  souvenir  dans  l'antiquité;  on  en 
trouve  les  traces  dans  le  poëme  d'Aratus,  et 
dans  les  commentaires  qu'y  ajouta  Hipparque. 
Quant  à  ses  écrits  philosophiques,  il  n'en  reste 
rien.  Mais  ils  avaient  quelque  valeur  puisque  Aris- 
tote en  fait  souvent  mention.  D'abord  au  livre  XII 
de  la  Métaphysique,  ch.  viii,  il  discute  sa  théorie 
des  sphères,  destinée  à  expliquer  le  mouvement 
du  soleil  et  de  la  lune.  Au  livre  I"  et  au  livre  XIII, 
il  rappelle  qu'Eudoxe  a,  comme  Anaxagore,  ad- 
mis que  les  idées  «  sont  causes  au  même  titre 
que  la  blancheur  est  cause  de  l'objet  blanc  au- 
quel elle  se  mêle.  »  Enfin,  dans  plusieurs  passa- 
ges de  ses  Éthiques,  il  expose  et  critique  sa 
do^;trine  morale.  Eudoxe  pensait  que  le  plaisir  est 
le  souverain  bien,  parce  que  nous  voyons  tous  les 
êtres  sans  exception  le  désirer  et  le  poursuivre. 
Il  en  donnait  une  autre  raison  :  le  bien  suprême 
est  au-dessus  de  toute  louange;  l'éloge  implique 
une  relation,  et  ne  peut  s'appliquer  a  ce  qui  est 
absolu,  par  exemple  aux  dieux.  Or  on  ne  loue 
pas  le  plaisir,  il  est  donc  en  lui-même  quelque 
chose  de  divin  et  de  parfait.  Par  contre  la  dou- 
leur est  redoutée  de  tous  les  êtres,  comme  con- 
traire à  leur  nature,  comme  l'opposé  du  bien. 
Le  plaisir  est  donc  une  fin  en  soi,  et  non  un 
moyen,  et  par  suite  il  est  le  vrai  but  de  l'acti- 
vité humaine.  Chaque  fois  qu'Aristote  veut  dési- 
gner le  fondateur  de  l'hédonisme  il  nomme  Eu- 
doxe et  non  Arislippe;  mais  il  est  probable  que 
la  doctrine  du  premier  se  distinguait  profondé- 


ELLE 


—  497  — 


ELLE 


ment  du  grossier  sensualisme  de  l'éoole  de  Cy- 
rèuo.  Elle  avait  du  crédit,  à  cote  de  celle  de 
Platon,  et  le  devait  surtout  au  mente  de  son 
auteur.  «  On  croyait  à  ses  tlicorios  à  cause  du 
caractère  et  de  la  vertu  d'Kuduxc,  plutôt  (jue  par 
leur  vérité  propre.  Il  passait  jtour  un  iiersonnage 
d'une  éminente  sagesse,  et  il  semblait  soutenir 
ses  opinions,  non  pas  comme  un  ami  du  plaisir, 
mais  parce  qu'il  était  sincèrement  convaincu  de 
leur  justesse.  »  Éthii]ueàNicoma(jue,  X,  2. 

Quelques  critiques  ont  cru  devoir  suppo- 
ser qu'il  y  a  eu  deux  Eudoxe,  et  que  l'astro- 
nome n'est  pas  le  même  que  le  pliilosophe. 
Cette  distinction  n'est  jusiiliee  par  aucun  texte. 
Mais  il  ne  faut  pas  confondre,  comme  plusieurs 
écrivains  de  l'antiquité,  le  disciple  de  Platon 
avec  un  géographe  du  même  nom,  auteur  du 
Tri;  itEpioôo;,  ouvrage  cité  par  beaucoup  d'auteurs 
et  qui  a  dû  être  composé  vers  2.')5  avant  J.  C. 

Voy.  Aristote  aux  lieux  indiqués  ci-dessus; 
—  Platon,  Lettre  XIII  (apocryphe);  —  Diogcne 
Laërce,  VIII,  8S  ;  —  Cicéron,  de  Republica,  I.  U  ; 
de  Divittatione,  II.  42;  — Aulu-Gelle,  liv.  XXll, 
21.  '  E.  C. 

EULER  (Léonard)  naquit  à  Bâie,  le  15  avril 
1707.  Dès  sa  jeunesse,  il  étudia  sous  Jacques 
Bernouilli  ces  sciences  mathématiques  où  l'ap- 
pelait sa  vocation  naturelle,  et  qui,  après  avoir 
occupé  la  plus  grande  partie  de  sa  vie,  devaient 
lui  donner  ses  meilleurs  titres  à  la  gloire.  Appelé 
tour  à  tour  à  Berlin  (1741  à  1766),  où  il  écrivit 
pour  la  nièce  du  roi  de  Prusse,  Âlme  la  prin- 
cesse d'Anhalt-Dessau,  les  fameuses  Lettres  à 
u)ie  prhiccsse  d'Allemapne,  puis  à  Saint-Péters- 
bourg, où  il  resta  jusqu'à  sa  mort,  il  consuma 
dans  l'étude  des  sciences  et  dans  la  composition 
de  ses  nombreux  ouvrages,  une  des  plus  labo- 
rieuses, des  plus  honorables  et  des  plus  fécondes 
carrières  qui  aient  été  parcourues.  Le  7  sep- 
tembre 1783,  il  cessa,  dit  Condorcet,  de  calculer 
et  de  vivre. 

Les  immenses  travaux,  les  belles  découvertes 
qui  ont  illustré  le  nom  d'Euler  dans  la  géomé- 
trie et  dans  la  physique,  sont  depuis  longtemps 
appréciés  à  leur  juste  valeur  par  les  hommes 
versés  dans  ces  hautes  matières.  Ce  ne  serait  pas 
ici  le  lieu  de  retracer,  après  Condorcet,  la  car- 
rière scientifique  de  ce  génie,  qui  simplifia  toutes 
les  méthodes,  cultiva  et  étendit  toutes  les  bran- 
ches du  calcul,  et  marqua,  pour  ainsi  dire, 
d'une  empreinte  lumineuse  les  objets  sans 
nombre  où  il  appliqua  sa  pénétrante  intelligence 
et  son  inépuisable  activité.  Si  la  place  de  ce 
grand  analyste  reste  pourtant  au-dessous  de 
celle  des  géomètres  créateurs  du  xvii*  siècle,  les 
Descartes,  les  Newton,  les  Leibniz,  elle  paraît 
fixée,  bien  glorieusement  encore,  par  l'admira- 
tion unanime  des  savants,  entre  Daniel  Ber- 
nouilli et  d'Alemberl. 

La  plupart  des  grands  ouvrages  d'Euler,  con- 
sacrés exclusivement  à  l'analyse  mathématique, 
ne  nous  montrent  en  lui  que  le  géomètre.  Les 
Lettres  à  une  princesse  d'Allemagne  nous  révè- 
lent seules  le  philosophe.  C'est  ce  côté  des  tra- 
vaux d'Euler,  le  seul  dont  l'exploration  soit  op- 
portune ici,  que  nous  voudrions  mettre  en  lu- 
mière. 

L'époque  où  écrivait  Euler  n'était  point  une 
époque  heureuse  pour  la  philosophie.  L'Angle- 
terre était  toute  à  Locke  et  à  Hume,  c'est-à-dire 
à  l'empirisme  et  au  scepticisme  ;  la  France  s'en- 
chaînait à  l'esprit  de  Voltaire,  c'est-à-dire  encore 
à  la  philosophie  du  doute  uni  à  celle  des  sens. 
En  Allemagne,  Leibniz  n'était  plus  ;  et  Kant,  en- 
core endormi  de  i  e  sommeil  dogmatique  dont  le 
réveilla  David  Hume,  ne  paraissait  point  encore. 
Depuis  Newton,  le  cartésianisme  pur  était  décrié 
nicT.  piuLos. 


dans  toute  l'Europe.  La  philosophie  de  Leibniz, 
réduite  en  système,  mais  déjà  altérée  et  comme 
desséchée  sous  le  formalisme  de  "Wolf,  se  cor- 
rompait chaque  jour  davantage  entre  les  mains 
de  disciples  inintelligents,  mille  fois  plus  dan- 
gereux pour  elle  que  ses  plus  mortels  adver- 
saires. 

Les  Lettres  à  une  princesse  d'Allemagne  nous 
présentent  le  spectacle  animé  de  ce  temps  de 
crise,  d'épuisement  et  de  dissolution.  Euler  s'y 
montre  l'ennemi  déclaré  des  wolfiens,  comme 
il  les  appelle.  11  combat  avec  force,  avec  pas- 
sion, la  inonadologie  et  l'harmonie  préétablie, 
vastes  conceptions  du  génie  qui  se  rapetissent 
singulièrement  sous  sa  main  et  auxquelles  il 
n'épargne  pas,  au  milieu  des  accusations  les  plus 
injustes,  des  sarcasmes  peu  dignes  d'un  esprit  si 
grave.  Du  reste,  Euler  ne  prétend  pas  substituer 
un  nouveau  système  à  celui  de  Leibniz.  Occui)é 
d'autres  objets,  dominé  d'ailleurs  par  l'esprit  de 
son  temps,  il  se  défie  des  systèmes;  s'il  en  adop- 
tait un,  plutôt  que  de  suivre  Leibniz  il  remon- 
terait jus([u'à  Descartes,  et  essayerait  une  sorte 
de  cartésianisme  mitigé,  où  la  métaphysique 
des  Méditations  et  des  Principes,  dégages  du 
cortège  décrié  de  la  théorie  des  tourbillons, 
viendrait  se  mettre  en  harmonie  avec  les  progrès 
nouveaux  de  l'observation  et  du  calcul. 

Il  ne  faut  point  demander  aux  Lettres  à  une 
princesse  d  Allemagne  ce  qu'elles  ne  contien- 
nent pas,  ce  qu'Euler  n'y  pouvait  pas  et  n'y 
voulait  pas  mettre,  c'est-à-dire  un  système  en- 
tier de  philosophie.  Mais  il  ne  faut  point  croire, 
non  plus,  que  les  vues  philosophiques  qu'on  y 
trouve  çà  et  là  répandues  manquent  absolument 
d'unité.  Ce  qui  frappe  l'esprit  au  premier  abord, 
en  lisant  l'ouvrage  d'Euler,  c'est  son  opposition 
décidée,  ardente,  au  leibnizianisme.  Or,  le  secret 
de  cette  opposition  est  justement  dans  les  vues 
propres  d'Euler  sur  la  nature  et  la  communica- 
tion des  substances,  lesquelles  heurtaient,  en  ef- 
fet, de  front  toute  la  philosophie  des  monades. 

Éuler  avait  beaucoup  médité  sur  la  question, 
si  grave  pour  un  physicien  philosophe,  de  l'es- 
sence des  corps.  Descartes,  comme  on  sait,  et 
avec  lui  Malebranche  et  Spinoza  faisaient  con- 
sister l'essence  des  corps  dans  la  seule  étendue, 
comme  celle  des  esprits  dans  la  seule  pensée  ;  et 
de  même  que  l'appétit,  le  désir,  l'imagination  et 
la  volonté  elles-mêmes  n'étaient,  aux  yeux  de 
cette  école,  que  des  modes  de  la  pensée,  toutes 
les  propriétés  réelles  des  corps  se  pouvaient  dé- 
duire de  l'étendue  avec  une  rigueur  mathémati- 
que. 

Euler  attaque  avec  force  et  réfute  solidement 
cette  théorie  de  l'essence  des  corps.  Mais,  ea 
vérité,  il  n'y  avait  pas  grande  peine,  ni,  par 
conséquent,  grand  mérite  à  démontrer,  après 
Leibniz,  que  l'étendue  réduite  à  elle  seule  et 
destituée  de  tout  principe  d'activité,  se  confond 
avec  l'espace  géométrique  et  abstrait,  avec  le 
vide,  et  ne  saurait  constituer  aucun  être  effectif, 

Euler  établit  donc  la  nécessité  de  reconnaître 
dans  les  corps  une  nouvelle  qualité  essentielle, 
qu'il  appelle  l'impénétrabilité.  Mais  ici  il  s'é- 
carte beaucoup  du  sens  profond  de  Leibniz. 
L'impénétrabilité  n'est  pas  pour  lui  une  force 
véritable,  un  principe  d'activité  réelle;  car  il  va 
bientôt  y  joindre  l'inertie,  comme  propriété 
aussi  essentielle  à  la  matière  que  l'étendue  ei 
l'impénétrabilité  elles-mêmes.  L'impénétrabilité 
d'Euler  est  une  sorte  de  propriété  géométrique 
et  logique  :  c'est  l'impossibilité  que  deux  corps 
occupent  le  même  lieu.  Pourquoi  cela?  Il  n'y  a 
pas  de  pourquoi,  suivant  Euler  ;  c'est  la  nature 
des  choses. 

Le  problème  de  la  nature  des  corps  ainsi  ré 

32 


EULE 


—  498  — 


EUNA 


solu,  Eulcr  est  en  possession  d'un  des  deux  ter- 
mes d'un  problème  plus  vaste,  celui  de  l'aclion 
rccipioque  des  corps  sur  les  esprits  et  des  es- 
prits sur  les  corps. 

Il  faut  d'abord  approfondir  la  nature  des  es- 
prits. Suivant  Euler,  ce  qui  fait  l'essence  d'un 
être  spirituel,  c'est  la  liberté.  Le  défaut  d'éten- 
due, de  divisibilité,  n'est  qu'un  caractère  tout 
négatif,  un  trait  de  différence.  La  liberté  est 
l'attribut  positif,  le  trait  caractéristique  de  l'es- 
prit. Euler  va  jusqu'à  dire  que  Dieu  môme  ne 
saurait  dépouiller  un  esprit  de  sa  liberté,  pas 
plus  qu'un  corps  de  son  étendue.  De  là  la  possi- 
bilité et,  en  un  sens,  la  nécessité  du  péché,  avec 
le  déplorable  cortège  de  ses  suites  nécessaires, 
l'injustice,  l'inégalité,  la  douleur.  Mais  la  grâce 
de  Dieu  règle  les  motifs  de  l'action,  et  partant, 
l'action  elle-même  ;  sa  sagesse  en  prévoit,  sa 
puissance  en  détermine  les  suites,  sa  justice  en 
punit  les  écarts,  sa  bonté  ouvre  un  asile  invio- 
lable au  malheur  et  donne  à  la  vertu  un  prix 
infini. 

Mais  écartons  cet  ordre  de  problèmes  qu'Euler 
touche  d'une  main  ferme,  mais  discrète,  et  qu'il 
résout,  sans  les  approfondir,  avec  le  calme  et  la 
confiance  d'une  piété  que  le  doute  n'effleura 
jamais.  Euler  vient  d'établir  que  l'essence  des 
esprits  c'est  la  liberté,  et,  par  conséquent,  l'ac- 
tivité :  or,  l'essence  aes  corps  c'est  l'inertie.  Se 
peut-il  concevoir  qu'un  être  inétendu  agisse  sur 
un  être  étendu  ;  un  être  essentiellement  actif, 
sur  un  être  essentiellement  inerte?  Et  si  le  fait 
est  incontestable,  comment  l'expliquer? 

C'est  ici,  si  nous  ne  nous  trompons,  qu'éclate 
la  faiblesse  et  l'insuffisance  des  vues  de  ce  grand 
géomètre  sur  un  problème  où  la  physique  et  le 
calcul  ne  donnent  aucune  prise,  ne  fournissent 
aucune  lumière.  S'il  nous  est  permis  de  le  dire, 
le  sens  métaphysique  a  manqué  à  Euler,  et  nous 
en  trouvons  la  preuve  dans  la  solution  équivo- 
que, mesquine,  et  au  fond  tout  illusoire,  qu'il 
])résentc  avec  une  sorte  de  confiance,  du  pro- 
blème fondamental  de  la  métaphysique.  Euler 
discute  très-rapidement  le  système  des  causes 
occasionnelles,  et  le  rejette  incontinent  sans  lui 
faire  l'honneur  d'une  réfutation  approfondie.  Il 
se  tourne  ensuite  contre  le  système  de  Yharmo- 
nie  préétablie,  et,  au  milieu  de  beaucoup  de 
plaisanteries  sans  portée,  et  d'accusations  qui  pa- 
raissent sans  bonne  foi,  il  dirige  contre  les  leib- 
niziens  des  objections  d'une  force  et  d'une  soli- 
dité incontestables. 

Le  résultat  de  cette  controverse  est  tout  néga- 
tif. Eulcr  rejette  la  théorie  de  Descartes  et  de 
Malebranche  et  celle  de  Leibniz.  Mais  quelle  est 
la  sienne?  Et  d'abord  en  a-t-il  une? 

11  est  difficile  de  répondre  à  cette  question. 
Tantôt  Euler  prétend  que  l'union  de  l'àme  et  du 
corps,  et  en  général  l'action  réciproque  des  es- 
prits sur  les  corps,  est  un  mystère  impénétrable, 
à  jamais  caché  à  nos  faibles  yeux  ;  tantôt  il  es- 
saye de  soulever  le  voile,  et,  dans  l'impuissance 
de  découvrir  une  théorie  qui  lui  soit  propre,  il 
a  l'idée  malheureuse  de  ressusciter  la  vieille 
doctrine  de  V influx  physique. 

Singulière  doctrine,  en  vérité  !  Elle  consiste  à 
soutenir  que  l'âme  agit  physiquement  sur  l'âme. 
Qu'est-ce  à  dire?  le  mot  physiquemenl  couvre- 
t-il  ici  quelque  profondeur?  en  fera-t-on  sortir 
quelque  lumière?  Non;  physiquement  veut  dire 
réellement.  En  somme,  la  théorie  de  l'influx 
physique  se  réduit  à  dire  que  l'âme  et  le  corps 
agissent  effectivement  l'un  sur  l'autre.  Enten- 
dons-nous bien  sur  ce  point.  Veut-on  dire  sim- 
plement que  lorsque  l'âme  veut  mouvoir  le 
corps,  le  corps  se  meut  en  effet,  et  que,  lors- 
qu'un corps  extérieur  frappe  nos  organes,  notre 


âme  est  réellement  affectée?  Mais  dire  cela, 
c'est  poser  la  question,  ce  n'est  pas  la  résoudre. 
Le  fait  de  l'influence  de  l'âme  sur  le  corps  et  du 
corps  sur  lame  n'est  pas  contesté;  c'est  le  com- 
ment du  fait  qu'il  s'agit  d'expliquer.  Malebran- 
che, Leibniz  et  tous  les  philosophes  sont  par- 
faitement d'accord  sur  le  l'ait  lui-même  ;  ils  ne 
difl"èrent  que  sur  le  comment.  C'est  dans  ce 
comment  qu'un  métaphysicien  eût  mis  toute  la 
question. 

Or,  le  système  de  l'intlux  physique  ne  pro- 
pose aucune  explication  intelligible  du  comment 
de  la  communixjation  des  substances.  C'est  donc 
un  système  vraiment  dérisoire,  et,  avec  tout  le 
respect  qu'on  doit  au  génie  mathématique  d'Eu- 
1er,  on  peut  dire  que  cette  rc'surrection  qu'il  a 
essayée  d'un  système  à  peine  digne  de  ce  nom, 
consiste  au  fond  à  résoudre  le  problème  sans 
l'apercevoir,  et  à  couvrir  son  aveuglement  ou 
son  ignorance  du  grand  mot  d'influx  physique. 
Quand  on  est  si  sévère  pour  les  conceptions  de 
Descartes  et  de  Leibniz,  on  devrait  avoir  la  main 
plus  heureuse. 

Nous  retrouvons  dans  cette  faible  et  impar- 
faite théorie,  comme  partout  ailleurs,  le  carac- 
tère un  peu  étroit  des  vues  philosophiques  d'Eu- 
1er.  On  ne  saurait  lui  refuser  sans  injustice  une 
rare  pénétration  associée  à  un  admirable  bon 
sens,  une  certaine  fccondité  d'aperçus  ingénieux, 
et  surtout  une  netteté  de  conception  incompara- 
ble. Mais,  au  total,  Euler  a  été  peut-être  un  es- 
prit plus  ferme  qu'étendu,  plus  ingénieux  que 
profond,  et  il  semble  que  la  nature,  qui  le  doua 
si  richement  comme  géomètre,  lui  avait  refusé 
le  génie  du  métaphysicien.  Les  Lettres  à  une 
princesse  d'Allemagne,  écrites  en  français,  ont 
été  publiées  pour  la  première  fois  à  Saint-Pé- 
tersbourg, 3  vol.  in-8,  17c8.  Plusieurs  éditions 
en  ont  été  données  à  Paris,  par  Condorcet,  1787- 
1789;  par  Labey,  1812;  par  M.  A.  Cournot,1842. 
2  vol.  in-8;  par  M.  E.  Saisset,  1859,  2  vol.in-12'. 
Les  deux  dernières  contiennent  des  notes,  l'É- 
loge d'Euler  par  Condorcet  ;  la  dernière  enfin 
est  précédée  d'une  intéressante  introduction. 

Em.  s. 

EUNAPE,  ne  à  Sardes,  en  Lydie,  dans  le 
iv"  siècle  de  l'ère  chrétienne,  eut  pour  premier 
maître  Chrysanthe,  son  compatriote  et  son  pa- 
rent, qui  lui  inspira,  avec  le  goût  de  la  littéra- 
ture et  de  la  philosophie,  un  zèle  ardent  pour  le 
polythéisme.  A  l'âge  de  seize  ans,  il  alla  à 
Athènes  suivre  les  leçons  du  sophiste  Proœre- 
sius,  dont  l'école  était  fréquentée  par  toute  la 
jeunesse  païenne  de  la  Grèce  et  de  l'Asie.  Ses 
parents  le  rappelèrent  en  Lydie  après  une  ab- 
sence de  cinq  années,  et  il  passa  le  reste  de  ses 
jours  dans  sa  patrie.  Il  possédait  d'assez  gran- 
des connaissances  en  médecine,  et  peut-être 
exerça-t-il  la  profession  de  médecin  ;  car  il  ra- 
conte qu'il  pratiqua  une  opération  à  Chrysanthe, 
à  défaut  du  célèbre  Oribaze,  qui  se  faisait  trop 
attendre.  Eunape  avait  composé  des  annales  po- 
litiques en  quatorze  livres,  qui  s'étendaient  de- 
puis le  règne  de  Claude  II  jusqu'à  celui  d'Hono- 
rius  et  d'Arcadius.  On  ne  possède  que  des  frag- 
ments de  cette  histoire,  écrite,  au  témoignage 
de  Photius,  avec  peu  de  mesure;  mais  le  temps 
a  épargné  un  autie  ouvrage  d'Eunape,  qui  n'est 
pas  sans  importance  pour  la  philosophie:  nous 
voulons  parler  de  ses  Vies  des  sophistes  et  des 
philosophes,  dont  M.  Boissonade  a  donné,  en 
1822,  une  dernière  et  savante  édition,  accompa- 
gnée de  notes  de  Wyttenbach  (2  vol.  in-8,  Am- 
sterdam). Cet  ouvrage,  que  l'auteur  entreprit  par 
le  conseil  de  Chrysanthe,  est  l'histoire,  non- 
seulement  des  philosophes,  mais  des  rhéteurs., 
des  médecins  et  de  la  plupart  de  ceux  qui  s"é- 


I 


EUUY 


—  499  — 


EUSft 


laicnt  fait  un  nom  dans  les  sciences  ou  dans  les 
lettres,  depuis  le  commencement  du  iii°  juscju'à 
la  fin  du  iV  siècle  do  l'ère  chrétienne.  Kuiiape 
nous  fait  passer  en  revue  vingt-trois  personna- 
ges, tous  plus  ou  moins  célèbres  de  leur  temps, 
la  plupart  oubliés  de  nos  jours  :  Plotin,  Por- 
phyre, Jamblique,  iUdésius,  Maxime,  Priscus, 
Julien,  FroaM-esius,  Epiphonius,  Diophante,  So- 
polis,  Imerius,  Parnasms,  Libanius,  Acacius, 
Nymphidianus,  Zenon,  Magnus,  Oribaze,  lonicus, 
Ghrysunthe,  Epigonus,  Beronicianus.  Euiiape  ne 
mesure  pas  l'étendue  de  ses  biographies  à  l'im- 
portance des  personnages  qui  en  sont  l'objet;  il 
n'accorde  guère  plus  d'une  page  à  IMotin:  il  est 
moins  sobre  de  détails  à  l'égard  de  Porphyre  et 
de  Jamblique  ;  mais  il  réserve  ses  récils  les 
plus  étendus  pour  les  philosophes  et  les  rhé- 
teurs dont  il  a  été  le  contemporain  ou  le  disci- 
ple, tels  que  Chrysanthe  et  Proaeresius.  Tous  sls 
récits,  du  reste,  portent  l'empreinte  des  pas- 
sions et  des  préjugés  de  son  temps  et  do  son 
école.  Il  est  superstitieux  comme  on  Tétait  alors 
à  Alexandrie,  et  il  pousse  jusqu'au  fan.itisme  son 
attachement  pour  la  religion  païenne.  Eunapc 
n'est  donc  pas  un  écrivain  à  l'impartialité  ni  au 
jugement  auquel  on  puisse  toujours  se  tier;  ce- 

Sendant,  malgré  ses  défauts,  ou  plutôt  à  cause 
e  ses  défauts  mêmes,  son  ouvrage  reste  un  des 
monuments  les  plus  curieux  d'une  époque  mal 
connue,  dont  il  représente  assez  fidèlement  les 
grandeurs  et  les  misères. 

Outre  l'excellente  édition  de  M.  Boissonade, 
on  peut  consulter  sur  Eunape  et  les  Vies  des 
philosophes,  une  notice  de  M.  Cousin  dans  ses 
Fragments  de  philosophie  ancienne.      C.  J. 

EUPHANTE  d'Olynthe,  philosophe  de  l'école 
de  Mégare,  disciple  d'Eubulide,  auteur  de  plu- 
sieurs écrits  qui  sont  complètement  perdus  (Dio- 
gène  Laërce,  liv.  II,  ch.  ex).  X. 

EUPHRANOR  DE  SÉLEUCiE,  philosophe  scep- 
tique, mentionné  par  Diogène  Laërce  (liv.  IX, 
ch.  cxv)  comme  postérieur  à  Timon  et  antérieur 
à  /Enésidème. 

EUPHRATES  d'Alexandrie,  surnommé  le 
Syrien  parce  qu'il  passa  une  partie  de  sa  vie  en 
Syrie,  était  un  philosophe  stoïcien  qui  florissait 
à  la  un  du  i"'  et  au  commencement  du  ii''  siècle 
de  l'ère  chrétienne.  Il  l'ut  l'ami  de  Pline  le 
Jeune,  qui,  dans  une  de  ses  lettres  (la  10"  du 
liv.  I"),  en  fait  le  plus  pompeux  éloge.  Il  lut 
aussi  lié  avec  Dion  Chrysostome  et  Apollonius  de 
Tyane;  mais  il  ne  conserva  pas  toujours  avec  ce 
dernier  les  mêmes  rapports.  Apollonius,  et  après 
lui  Philostrate,  en  tirèrent  vengeance  en  cher- 
chant autant  que  possible  à  le  noircir.  Après 
avoir  joui  de  l'amitié  de  l'empereur  Adrien,  Eu- 
phrates,  parvenu  à  un  âge  avancé  et  souflrant 
d'une  maladie  incurable,  demanda  à  ce  prince 
la  permission  de  se  tuer,  ce  qu'il  fit,  comme  l'y 
autorisaient  les  principes  de  son  école.  Indépen- 
damment de  la  lettre  de  Pline,  on  peut  consul- 
ter, sur  ce  philosophe.  Philostrate,  Vita  Apol- 
lonii,  lib.  VIII,  c.  vu,  sect.  3;  et  Arrien,  Dissert, 
epictet.,  lib.  IV,  c.  viii.  X. 

EURYTUS,  philosophe  pythagoricien,  né  à 
Tarente  ou  à  Crotone.  On  ne  peut  dire  avec  cer- 
titude s'il  lut  le  disciple  de  Pythagore  lui- 
même  ou  de  Philolaûs;  Jamblique,  qui  ne  se 
fait  pas  scrupule  de  se  contredire,  commence 
par  le  ranger  «  parmi  ces  très-anciens  pythago- 
riciens contemporains  de  Pythagore,  et  qui,  jeu- 
nes encore,  l'entendirent  dans  sa  vieillesse  » 
{Vie  de  Pijthagore,  104).  Mais  ailleurs  il  l'ap- 
pelle l'élève  de  Philolaiis  [ibid.,  139).  Cette  der- 
nière assertion  est  la  plus  vraisemblable.  En  ef- 
fet Aristoxène  avait  connu  les  disciples  d'Eurytus, 
il  les  donne  pour  les  derniers  représentants  du 


pythagorismc;  ils  devaient  vivre  vers  le  miliea 
du  iv"  siècle  avant  J.  C,  et  il  n'est  pas  possible 
<iue  leur  maître  ait  été  directement  à  l'école  de 
Pythagore.  Diogène  et  Aimiée  le  nomment  parmi 
les  iiytiiagoriciens  que  Platon  fréquenta  dans  la 
Grande  Grèce.  Il  est  plus  certain  que  la  plupart 
do  ses  disciples,  tels  que  Ochécrate,  Xénopliile, 
Dioclès,  etc.,  les  dernivrs  pythagoriciens,  appar- 
tenaient à  la  Grèce  propre:  ce  qui  permet  de 
conjecturer  quEurytus  a  dû  passer  une  partie 
de  sa  vie  hors  de  rilalic.  Il  devait  avoir  une 
certaine  autorité  dans  l'école.  Aristote,  dans  un 
passage  trop  bref  de  sa  Métaphysique  (liv.  XIV, 
ch.  v),  nous  apprend  qu'il  avait,  au  moins  sur  des 
points  secondaires,  une  doctrine  propre,  et  qu'il 
avait  inventé  une  explication  de  la  manière 
dont  les  nombres  sont  cause  de  l'existence  et  dos 
substances.  Il  ne  reste  rien  de  lui.  On  trouve 
bien  dans  Stobée  [Eclog.,  I,  xx)  un  fragment 
extrait  suivant  le  titre  du  livre  d'Eurysus  sur  la 
fortune.  Ce  sont  quelques  lignes  en  langage  do- 
rien,  qui  n'auraient  d'ailleurs  que  peu  d'intérêt; 
mais  il  n'y  a  aucune  raison  pour  confondre  cet 
Eurysus  avec  le  disciple  de  Philolaiis.  On  peut 
en  dire  autant  de  quelques  lignes  conservées  par 
saint  Clément  [Stromata,  V,  559).  Ces  passages 
sont  d'une  origine  douteuse.  Voy.,  outre  les  tex- 
tes indiqués  ci-dessus,  Diogène  Laërce,  III,  6, 
et  VIII,  46;  Théophraste,  Métaphysique,  CII,' 
p.  312  de  l'édition  de  Brandis;  Jamblique,  Vie 
de  Pythagore,  148,  266.  267. 

EIJSÈBE,  surnomme  Pamphile,  du  nom  de 
son  maître,  naquit  en  Palestine  vers  l'année  268; 
il  fut  ordonné  prêtre  à  Ccsirée,  où  il  établit  une 
école,  et  devint  évêque  de  cette  ville.  Il  mourut 
vers  338.  Il  avait  assisté  au  concile  de  ÎSicée  en 
325,  à  ceux  d'Antiochc  et  de  Tyr,  à  l'assemblée 
d'évêques  qui  se  tint  à  Jérusalem,  lors  de  la  dé- 
dicace de  l'église.  Il  fut  accusé,  avec  quelque 
vraisemblance,  de  n'être  pas  défavorable  aux 
sentiments  d'Arius,  n'acceptant  le  mot  consub- 
stantiel  que  dans  un  sens  peu  orthodoxe.  On 
cite  des  paroles,  extraites  du  troisième  livre  de 
sa  Théologie  ecclésiastique,  qui  prouvent  qu'il 
ne  regardait  pas  le  Saint-Esprit  comme  Dieu. 
Dans  une  lettre  de  saint  Euphration,  évêque,  al- 
léguée par  saint  Athanase  qui  était,  il  est  vrai, 
son  ennemi,  il  sembla  affirmer  la  même  chose 
de  Jésus-Christ.  Après  avoir  lu  la  lettre  qu'il 
écrivait  aux  fidèles  de  son  diocèse,  à  la  conclu- 
sion du  concile  de  Nicce,  et  les  explications 
qu'il  donne  sur  le  mot  consubstantiel,  nous  ne 
pouvons  partager  l'opinion  favorable  de  quel- 
ques savants  modernes,  et  nous  regardons 
comme  très-difficile  de  le  justifier  complètement 
d'arianisme. 

D'après  la  vaste  érudition  d'Eusèbe.  il  est  cer- 
,tain  qu'il  n'était  point  étranger  à  la  connais- 
sance des  anciens  philosophes  ;  mais  le  peu  de 
critique  dont  il  fait  preuve  dans  l'appréciation 
des  idées  et  l'interprétation  des  témoignages, 
autorise  à  croire  qu'il  n'eut  qu'une  connaissance 
superficielle  des  divers  systèmes  philosophiques. 
On  doit  donc  s'attendre  à  ne  recueillir  de  ses 
nombreux  écrits  aucune  pensc'e  originale,  rien 
qui  se  rattache,  par  une  étude  attentive,  aux 
traditions  de  quelques-unes  des  é:oles  qui  se 
vouèrent  dans  l'antiquité  à  l'examen  des  grands 
problèmes  de  la  philosophie.  Eusèbe  eut  toujours 
pour  but  de  faire  servir  au  triomphe  de  la  foi 
son  érudition  philosoihique,  et,  quelque  louable 
que  puisse  être  ce  désir,  il  dut  l'entraîner  trop 
souvent  à  ne  voir  que  l'intérêt  de  la  cause  qu'il 
avait  embrassée.  C'est  ainsi  que,  partisan  de  la 
philosophie  de  Platon,  qu'il  ne  connut  toutefois 
qu'imparfaitement,  il  en  vit  la  source  dans  les 
écrits  de  Moïse,   dont  les  livres,  selon  lui,  au- 


EIJSJÈ 


—  500 


EUTH 


raient  éclairé  le  philosophe  grec  d'une  lumière 
surnaturelle.  11  est,  par  là,  lacile  de  présumer 
([u'Kusèbe  ne  croyait  pas  la  raison,  livrée  à  cllc- 
iiiême,  capable  de  s'élever  à  la  connaissance  de 
iJieu,  de  Tàme  et  de  notre  destinée  morale.  Il 
serait  cependant  bien  facile  de  retrouver  dans 
les  écrits  des  philosophes  anciens  tout  ce  qu'il  y 
a  de  philosophie  dans  Eusèbe,  tandis  que  la  cri- 
tique la  plus  minutieuse  aurait  bien  de  la  peine 
à  découvrir,  d  ins  les  livres  de  Moïse,  l'ensemble 
et  les  détails  de  la  philosoiihic  de  l'antiquité. 
Kusèbe,  sans  porter  l'opposition  entre  la  raison 
et  la  foi  jusqu'à  l'antagonisme  admis  par  quel- 
ques écoles  modernes,  n'en  est  pas  moins  de 
ceux  qui  ont  dirigé  dans  cet  esprit  l'enseigne- 
ment religieux.  La  réputation  dont  jouissent  en- 
core la  Préparation  et  la  Démonstration  évan- 
gélique  n'est  point  étrangère  à  ces  opinions.  Ce- 
pendant, l'Église  étant  encore  au  m*  siècle 
occupée,  au  milieu  des  disputes,  à  définir  ses 
dogmes,  la  discussion  était  libre  et  ardente;  et 
Eusèbe,  qui,  au  concile  de  Nicée.  s'était  servi 
du  raisonnement  avec  tant  d'indépendance,  ne 
pouvait  entièrement  oublier  les  droits  de  la  pen- 
sée. Quoi  qu'il  en  soit,  la  préférence  qu'il  donne, 
sur  les  investigations  de  la  raison,  aux  passa- 
ges de  l'Écriture,  qu'il  n'interprète  pas  toujours 
d'une  manière  satisfaisante,  et  le  besoin  de  rap- 
porter à  une  origine  révélée  les  idées  les  plus 
élevées,  ont  dominé  sa  théologie,  et  contribué  à 
préparer,  entre  la  philosophie  et  la  religion, 
une  scission  qui  s'est  fortifiée  avec  le  temps. 

Des^  ouvrages  qui  nous  restent  d'Eusèbe  de 
Césarée,  ceux  dans  lescjucls  se  trouvent  éparses 
les  doctrines,  ou,  i)our  parler  plus  exactement, 
les  réminiscences  philosophiques  de  ce  Père,  sont  : 
la  Préparation  et  la  Démonstration  évangéli<jue, 
le  livre  contre  Hiéroclès,  le  livre  contre  les  Phi- 
losophes. Ce  dernier  opuscule  a  pour  but  de  ré- 
futer quelques  erreurs  imputées  à  la  philosophie 
péripatéticienne  et  à  celle  des  stoïciens.  Par  une 
singulière  destinée,  Aristote,  ([ui  allait  pendant 
le  moyen  âge  partager  en  quelque  sorte  l'infail- 
libilité attribuée  aux  décisions  de  l'Église,  est 
icisactifié  à  Platon  par  un  Père  du  iii°  siècle. 
La  rélulation  des  erreurs  de  ces  deux  écoles  n'est 
pas,  comme  on  pourrait  le  croire,  empruntée  aux 
saintes  Écritures.  Elle  est  puisée  dans  les  écrits 
de  Platon,  de  Plotin,  de  Porphyre  ;  la  théorie  des 
idées  y  est  hautement  défendue.  Ce  livre,  où  la 
science  païenne  est  réfutée  par  la  science  païenne 
elle-même,  se  termine  par  l'éloge  de  Socrate  et 
de  sa  philosophie.  Le  livre  contre  Hiéroclès  a 
pour  but  de  réduire  au  silence  les  blasphèmes 
de  ce  philosophe,  qui  plaçait  Apollonius  de  Tyane 
au-dessus  de  Jésus-Christ.  Dans  cette  comparaison 
entre  les  miracles  et  les  dons  prophéliques  de 
l'un  et  de  l'autre,  la  critique  historique  devait 
occuper  plus  de  place  que  la  philosoi)hie.  C'est 
surtout  dans  les  quatorze  livres  de  la  Préparation 
cvangélique  que  se  trouvent  épars  les  passages 
oii  Éusèbe  s'est  expliqué  sur  divers  sujets  de 
philosophie  :  Dieu,  son  unilé^  son  ineffabilité, 
sur  le  Verbe  et  sa  génération  cternclle.  Tous  ces 
points  sont  traités  à  l'aide  de  la  science  anti([ue 
et  de  la  philosophie  platonicienne.  Dans  le  sixième 
livre,  Eusèbe  a  donné  quelque  développement 
à  son  opinion  sur  le  libre  arbitre,  qu'il  co- 
ordonne avec  la  prescience  divine.  Il  défend 
le  libre  arbitre  dans  toute  sa  plénitude  contre  le 
fatum  de  la  religion  païenne,  et,  aux  raisons 
(ju'il  allègue  lui-même,  il  joint  les  témoignages 
de  l'antiquité  grecque  en  rappelant  l'autorité  des 
philosophes  sur  cette  question.  A  l'indéiiendance 
avec  laquelle  il  défend  la  cause  de  la  liberté,  de 
la  moralité  et  du  devoir,  on  s'aperçoit  que  Pelage 
n'avait  point  encore  agité  les  esprits,  et  provoqué 


les  décisions  de  l'Église  sur  la  doctrine  de  la 
grâce. 

Mais,  dans  tous  ces  fragments,  on  ne  trouve 
point  d'originalité.  On  peut  indiquer,  dans  les 
divers  monuments  de  la  sages.se  antique,  la 
source  de  chaque  doctrine,  de  chaque  pensée, 
sans  toutefois  assigner  à  Eusèbe  sa  place  dans 
une  école  déterminée  de  philosophie.  S'il  est  de 
l'école  platonicienne  plus  que  de  toute  autre,  il  est 
cependant  avant  tout  chrétien,  et  le  rôle  de  la 
philosophie  est  subalterne  dans  l'usage  qu'il  en 
fait  pour  défendre  sa  foi.  Les  nombreuses  citations 
répandues  dans  les  ouvrages  d'Eusèbe,  et  dont 
quelques-unes  sont  les  seules  traces  qui  nous 
restent  de  livres  irrévocablement  perdus,  ne  sont 
point  sans  intérêt  pour  l'histoire  de  la  jihilo- 
sophie;  mais  une  critique  éclairée  peut  rarement 
accepter  les  jugements  qui  les  accompagnent. 

Il  n'y  a  point  en  grec  d'édition  complète  des 
ouvrages  de  ce  Père.  La  plupart  sont  imprimés 
séparément.  La  Préparation  et  la  Démonstration 
évanrjélique  ont  été  publiées  par  Fr.  Vigier, 
Paris.  1(>28.  2  vol.  in-f°,  grec-latin.  Pour  plus  de 
détails  bibliographiques,  on  pourra  consulter  : 
l'Histoire  générale  des  auteurs  sacrés  et  ecclé- 
siastiques de  dom  Remy  Cellier,  t.  IV,  p.  436  et 
suiv.,  et  Ellies  Dupin,  Bibliothèque  des  auteurs 
ecclésiastiques,  t.  II.  H.  B. 

EUSÈBE  DE  Myndos,  philosophe  néo-platoni- 
cien, qui  florissait  pendant  le  iv  siècle  de  l'ère 
chrétienne.  Il  était  disciple  d'yEdésius.  et  n'a 
pas  d'autre  titre  à  la  considération  de  la  postérité, 
que  d'avoir  repoussé  les  rêveries  de  la  magie  et 
de  la  théurgie,  qui  exerçaient  alors  une  si  grande 
influence  sur  son  école,  et  d'avoir  attiré  sur  lui, 
en  résistant  à  la  contagion,  la  colère  de  l'empe- 
reur Julien.  Voy.  Eunape,  Vies  des  sophistes.     X. 

EUSTATHIUS  DE  Cappadoce,  philosophe  néo- 
platonijien.  qui  florissait  vers  la  fin  du  iv^  siècle 
de  l'ère  chrétienne.  Disciple  de  Jambliquc,  il 
entra  complètement  dans  l'esprit  de  smi  maître 
et  substitua  à  la  spéculation  philosophique  les 
chimères  de  la  théurgie  et  de  la  démonologie. 
L'exaltation  qui  l'animait  se  communiqua  à  sa 
femme  Sosipatra  et  à  son  fils  Antonin.  Eustathius 
fut  le  successeur  d',iEdésius  à  la  tête  de  l'école 
que  celui-ci  avait  fondée  en  Cappadoce.  Voy.  Eu- 
nape, Vies  de-i  sophistes.  X. 

EÛSTRATIUS,  évêque  métropolitain  de  Nicée, 
vivait  vers  le  milieu  du  xii"  siècle  et  s'est  fait  une 
certaine  réputation  comme  philosophe  péripatéti- 
cien.  Cependant  il  est  plus  que  douteux  qu'il  soit 
réellement  l'auteur  du  commentaire  qui  nous  est 
parvenu  sous  son  nom  sur  VÈlhique  dAristote 
[Eustralii  commentaria  in  Ethicam  Aristotelis, 
grœce,  in-f",  Venise,  1536).  Plusieurs  fragments 
de  ce  commentaire  sont  visiblement  empruntés 
d'ailleurs.  X. 

EUTHYDÉME  DE  Chios,  célèbre  sophiste,  qui 
a  donné  son  nom  à  un  des  plus  spirituels  dialo- 
gues de  Platon,  où  il  est  mis  en  scène  avec  son 
frère  Dionysodore.  Euthydème  était  le  plus  jeune 
et,  à  ce  qu'il  paraît  par  le  choix  que  Platon  a  fait 
de  son  nom,  le  plus  célèbre  des  deux.  Schleier- 
macher,  dans  sa  traduction  allemande  des  œuvres 
de  Platon  (II  partie,  1. 1,  Introduction  ù  VEuthg- 
dèmc),  a  dépensé  beaucoup  d'esprit  et  d'érudi- 
tion pour  démontrer  que,  sous  ces  deux  noms, 
Platon  a  essayé  de  rendre  ridicu'es  les  doctrines 
d'Antisthèneet  de  l'école  mégarique,  (ju'il  n'osait 
pas  attaquer  ouvertement.  Sans  nier  les  ressem- 
blances qui  peuvent  exister  entre  les  misérables 
arguties  placées  dans  la  bouche  des  deux  sophistes 
de  Chios  et  quelques-uns  des  arguments  par 
Icsquefs  les  disciples  d'Euclide  cherchaient  à 
mettre  en  doute  toute  existence  relative  et  con- 
tingente, il  est  difficile  de  se  rendre  à  l'opinion 


EVHÉ 


—  601   — 


EVilE 


de  Schleiermachcr.  11  est  plus  probable  qu'Eu- 
thydème  et  Dionysodorc  ont  été  peints  d'après 
nature,  que  le  dialogue  où  ils  jouent  le  principal 
rùlo  lait  suite  au  Gorgias  et  aux  Sophistes,  car 
nous  retrouvons  dans  Aristote.  sous  le  nom  des 
sophistes  en  général  ou  sous  le  nom  particulifr 
d'Euthydème,  la  plupart  des  subtilités  dont  Platon 
se  moque  avec  une  verve  si  comique  et  un  entrain 
irrésistible.  X. 

EUXÊNE  d'Hkraci.ke,  philosophe  pythagori- 
cien, mais  de  la  nouvelle  école  pythagoricienne, 
llorissait  aux  environs  du  premier  siècle  de  l'ère 
chrétienne.  Il  n'a  aucune  célébrité  par  lui-même, 
mais  il  a  été  l'un  des  maîtres  d'Apollonius  de 
Tyane  (l'hilostrute ,  Vie  d'Apollonius,  liv.  I, 
ch.  vu).  X. 

EVHÈMÉRE.  On  appelle  evhémérisme  cotte 
doi'lrinc  sur  l'origine  des  religions  qui  con- 
sidère les  dieux  comme  des  hommes  supérieurs, 
divinisés  par  la  crainte  ou  l'admiration  de  leurs 
semblables.  L'écrivain  qui  a  donné  son  nom  à 
cette  théorie  nous  est  mal  connu  et  son  ouvrage 
est  perdu. 

Suivant  quelques  auteurs,  il  serait  né  en  Si- 
cile, à  Agrigente  ou  à  Messine;  la  plupart  et  les 
plus  dignes  de  foi  lui  assignent  pour  patrie  Mes- 
sène  en  Laconie.  Diodore  de  Sicile  (fragm.  du 
liv.  VI)  le  donne  pour  contemporain  du  roi  de 
Macédoine,  Cassandre  (311-298  av.  J.  C),  qui 
riionorait  et  lui  confia  plusieurs  missions  poli- 
tiques. Ainsi  aurait  été  oiîerte  à  Evhémère  l'oc- 
casion de  parcourir  la  mer,  où  il  devait  plus  tard 
placer  le  séjour  des  héros  de  son  Histoire  sacrée. 

Cet  ouvrage,  le  seul  qu'Evhémère  paraisse 
avoir  composé,  et  la  doctrine  qui  s'y  trouvait  ne 
nous  sont  guère  connus  que  par  les  appréciations, 
passionnées  en  sens  contraires,  des  apologistes 
païens  et  des  apologistes  chrétiens.  On  comprend 
au  reste  que  les  païens  aient  mis  à  la  faire  dis- 
paraître le  même  zèle  qui,  au  xv"  siècle  de 
notre  ère,  porta  Gennadius  à  étoufTer  la  ten- 
tative plus  étrange  d'une  résurrection  du  paga- 
nisme par  Gémiste  Pléthon.  A  défaut  de  l'ou- 
vrage original,  on  est  réduit,  pour  avoir  une 
idée  de  la  théorie  qu'il  contenait,  à  joindre  aux 
citations  et  aux  allusions  des  auteurs  grecs, 
païens  ou  chrétiens,  les  fragments  de  la  tra- 
duction qu'en  avait  donnée  Ennius. 

Nous  allons  donner  l'analyse  des  plus  impor- 
tants de  ces  textes  : 

L'Histoire  sacrée  d'Evhémère  renfermait  au 
moins  trois  livres  (Athénée,  liv.  XIV).  —  Evhé- 
mère y  avait  recueilli,  dit  Lactance  (Institutions 
divines,  liv.  I,  ch.  xi),  les  actions  de  Jupiter  et 
des  autres  personnages  qui  j  assent  pour  des 
dieux  ;  il  avait  rétabli  leur  histoire  d'après  des 
inscriptions  qui  se  trouvaient  dans  des  temples 
très-anciens,  et  surtout  dans  le  temple  de  Ju- 
piter Triphylien.  —  Sextus  Empiricus  dit,  dans 
un  passage  qu'on  a  pu  considérer  comme  la  cita- 
tion du  début  même  d'Evhémère,  que  ces  in- 
scriptions remontaient  à  l'époque  ou  les  hommes 
vivaient  dans  le  désordre  et  la  confusion.  Alors, 
ajoute-t-il,  ceux  qui  surpassaient  les  autres  en 
force  et  en  habileté  les  obligèrent  à  se  sou- 
mettre à  leurs  volontés  ;  puis,  aspirant  plus  haut, 
ils  se  prétendirent  doués  de  facultés  surna- 
turelles, et  plusieurs  hommes  les  prirent  pour 
objet  de  leur  culte  {Adv.  Mathem.,  lib.  VIIl).  — 
Evhémère  voulait,  dit  Arnobe  {Adv.  Gentcs, 
lib.  IV)^  démontrer  que  tous  ceux  qu'on  ap- 
pelait dieux  n'étaient  que  des  hommes.  —  De  là 
ce  soin  jaloux  avec  lequel  il  indiquait  le  lieu  de 
la  naissance  et  celui  de  la  mort  des  dieux,  comp- 
tant soigneusement  leurs  tombeaux,  et  les  con- 
sidérant comme  des  hommes  dont  les  intentions 
ont  été  utiles  au  genre  humain  (Minutius  Félix, 


Octavius).  Quant  aux  fragments  de  la  traduction 
d'Ennius,  ils  sont  peu  nombreux  et  prescjuc  tous 
fort  courts;  ils  seml)lent  se  rapporter  au  premier 
livre,  puisqu'ils  concernent  l'histoire  d'Uranus, 
de  Saturne  et  de  Jupiter,  considérés  comme  rois 
et  conquérants. 

Ces  témoignages,  fortifiés  de  ceux  de  Polybe, 
de  Cicéron,  de  Plutarque,  d'Eusèbe  et  de  saint 
Augustin,  montrent  clairement  l'esprit  dans 
lequel  ï H istoire  sacrée  avait  été  composée,  c'est- 
à-dire  l'intention  de  réduire  à  des  proportions 
humaines  les  personnages  dont  le  paganisme  avait 
fait  des  dieux;  l'auteur  voulait,  suivant  l'expres- 
sion de  saint  Augustin,  remplacer  les  Ijavar- 
dages  de  la  mythologie  par  un  récit  purement 
historicjue  {de  Civitate  Dei,  lib.  VI,  c.  vn). 

Evhémère  prétendait  avoir  retrouvé  ces  bio- 
graphies authentiques  de  Jupiter,  de  Junon  et 
des  principaux  dieux  de  la  Grèce  dans  des  textes 
gravés  sur  les  monuments  de  l'île  de  Panchœa, 
dont  ces  prétendus  dieux  auraient  été  les  an- 
ciens rois.  Diodore  de  Sicile  a  inséré  dans  son 
cinciuième  livre  la  description  de  celte  île  ;  les 
curiosités  naturelles  de  ce  pays  merveilleux,  le 
caractère  des  habitants,  leur  religion,  leurs  lois 
y  sont  décrits  assez  longuement,  d'après  VUis- 
loire  sacrée. 

Faut-il,  avec  Isaac  Vossius,  croire  à  la  sincérité 
de  ce  récit?  Peut-on,  à  l'exemple  de  Fourmont, 
s'appuyer  sur  l'autorité  d'un  vers  de  Virgile  : 

Totaque  tliuriferis  Panchaia pinguis  arenis, 

pour  admettre  l'existence  de  ce  séjour  enchanté? 
Diodore  n'ose  pas  se  faire  garant  de  la  des- 
cription qu'il  en  donne.  Son  existence  a  été  niée 
par  Callimaque,  contemporain  d'Evhémère,  et 
par  les  plus  éminents  géographes  de  Tantiqûité, 
Ératosthène,  Ptolémée,  Strabon,  Etienne  de 
Byzance.  Il  est  donc  raisonnable  de  reléguer 
l'île  de  Panchœa  dans  le  monde  de  la  fantaisie 
avec  l'Atlantide  de  Platon,  l'Utopie  de  Thomas 
Morus,  l'Eldorado  de  Martinez.  Les  défenseurs 
du  paganisme  ont  à  dessein  confondu  les  fables 
géographiques  d'Evhémère  avec  sa  méthode  d'in- 
terprétation historique  dans  une  même  accu- 
sation d'imposture.  Mais  n'est-il  pas  facile  de 
distinguer  deux  choses  aussi  différentes,  et  ne 
peut-on  reconnaître  à  la  fois  la  justesse  de  la 
pensée  philosophique,  et  l'invraisemblance  des 
fables  qui  ont  dû  servir  à  l'exposer  et  à  en  ré- 
pandre l'intelligence?  Cette  manière  de  voir  est 
confirmée  par  ce  fait,  que  les  auteurs  qui  ont 
parlé  d'Evhémère  sans  partialité  l'ont  rangé 
parmi  les  philosophes  et  non  parmi  les  his- 
toriens. 

La  tâche  que  s'était  imposée  Evhémère  était 
rendue  facile  par  le  caractère  anthropomorphiquc 
des  mythes  de  la  religion  grecque,  ou  l'un 
trouve  partout  impliquée  l'idée  d'une  commu- 
nauté fondamentale  d'origine  entre  les  dieux  et 
les  hommes  :  la  parenté  qui  unissait  de  simples 
mortels  et  des  dieux,  l'existence  des  héros,  qui 
participaient  de  l'homme  et  de  la  divinité,  l'a- 
pothéose des  hommes,  témoignent  assez  de  cette 
croyance.  Evhémère  n'a  fait  que  tirer  de  ce  fait 
très-général  des  conséquences  illégitimes  aux 
yeux  de  la  critique  religieuse  de  notre  temps. 
Mais  sa  tentative  peut  être  rattachée  aux  efforts 
tentés  par  la  philosophie  grecque  depuis  son  ori- 
gine pour  combattre  la  religion  traditionnelle 
et  ses  formes  matérialistes.  D'autres,  comme 
Socrate,  avaient  cherché  à  y  substituer  une  idée 
plus  pure  et  plus  élevée  de  la  divinité.  Evhé- 
mère semble,  comme  Épicure,  son  contem- 
porain, avoir  songé  seulement  à  renverser  les 
vieilles  idoles,  en  laissant  à  d'autres  le  soin  de 
les  remplacer.   Ainsi   s'explique  le  double   ca- 


EVHÉ 


—  502  — 


ÉVID 


ractère  de  son  ouvrage,  sincc-rc  dans  la  pensée, 
et  mensonger  dans  les  déUils.  Evhômcrc  n'a  pas 
songé  à  construire  un  monument  historique 
avec  les  débris  de  la  mythologie;  la  ruine  de 
l'antique  édifice  suffisait  à  son  ambition.  Il  a 
voulu  intéresser  les  imaginations  curieuses  à  la 
cause  de  la  philosophie  par  le  tableau  épisodique 
de  merveilles  lointaines.  C'est  à  l'entrée  de  la 
mer  du  Sud,  presque  inconnue  aux  anciens, 
qu'il  place  l'île  de  Panchaea,  dans  le  voisinage 
de  l'Inde,  celte  terre  de  prodiges  dont  l'expé- 
dition trop  rapide  d'Alexandre  n'avait  pu  dissiper 
la  renommée  fabuleuse.  Evhémère  donnait  un 
caractère  de  vraisemblance  à  ce  récit  imagi- 
naire, en  y  rattachant  le  fait  réel  de  la  mission 
qui  lui  avait  été  confiée  par  Cassandre,  et  quel- 
ques-unes des  traditions  historiques  qui  s'étaient 
sans  doute  perpétuées  en  Grèce  à  côté  de  la  tra- 
dition religieuse  qui  en  était  sortie. 

Que  le  mythe  n'ait  été  souvent  pour  les  Grecs 
qu'un  moyen  commode  et  agréable  d'exposer 
leurs  idées  morales  et  cosmogoniques,  ainsi  que 
l'a  remarqué  Slrabon  (liv.  I),  cela  est  incon- 
testable, mais  le  sens  des  premiers  mythes  s'é- 
tait vite  perdu,  la  plupart  des  esprits  étant  trop 
grossiers  pour  le  discerner  sous  la  forme  sym- 
bolique. D'autre  part,  les  intelligences  les  plus 
cultivées  étaient  préparées  au  doute  par  l'ensei- 
gnement des  sophistes  et  des  philosophes.  Aussi 
est-il  permis  de  croire  que  le  système  d'inter- 
prétation proposé  par  Evhémère  exerça  sur  l'o- 
pinion de  ses  contemporains  une  influence  réelle, 
influence  qui  se  prolongea  même  après  sa  mort. 
Chez  les  Romains  eux-mêmes,  Evhémère  fit 
école  (Cicéron,  de  Nalura  Deorum,  I).  Il  dut 
naturellement  paraître  un  redoutable  ennemi 
aux  défenseurs  tardifs  du  paganisme.  Ainsi 
s'expliquent  et  les  expressions  méprisantes  de 
Plutarque  et  l'accusation  d'athéisme  portée 
contre  lui  par  Sextus  Empiricus,  Élien,  Cicéron 
[idon)  ;  tandis  que,  d'autre  part,  Evhémère  a  eu 
pour  apologistes  1 1  plupart  des  soutiens  de  l'É- 
glise naissante,  Clément  d'Alexandrie,  Arnobe, 
Lactance,  Eusèbe,  saint  Augustin;  tous  affirment 
que  son  seul  crime  est  d'avoir  pénétré  plus  avant 
que  les  autres  dans  les  mystères  de  l'idolâtrie, 
et  qu'il  a  fallu  identifier  les  dieux  de  l'Olympe 
avec  la  vraie  Divinité,  confondre  volontairement 
le  sentiment  religieux  et  la  religion  païenne, 
pour  taxer  Evhémère  d'athéisme. 

Par  une  de  ces  fatalités  dont  il  y  a  beaucoup 
d'exemples  dans  l'histoire  des  idées  humaines, 
l'evhémérisme  a  fait  fortune  à  travers  les  con- 
tradictions et  les  attaques,  tandis  qu'Evhémère 
est  resté  presque  inconnu,  ou  même  n'a  passé, 
aux  yeux  de  quelques-uns,  que  pour  le  tardif 
interprète  d'une  opinion  déjà  reçue  dans  le  cou- 
rant des  croyances  générales.  Il  semble  cependant, 
par  la  vivacité  des  attaques  dont  il  a  été  pour- 
suivi, et  d'après  quelques  mots  de  Diodore  de 
Sicile  (fragm.  du  livre  VI),  qu'Evhémère  soit  le 
véritable  inventeur  de  la  méthode  d'interpré- 
tation des  mythes  qui  porte  son  nom.  Tout  au 
plus  pourrait-on  trouver  quehjues  idées  ana- 
logues dans  les  fragments  de  l'historien  Éphore, 
qui  lui  est  quelque  peu  antérieur. 

On  trouvera  les  éléments  d'un  travail  sur 
Evhémère  dans  les  textes  cités  plus  haut.  Les 
fragments  de  la  traduction  d'Ennius  ont  été  re- 
cueillis avec  soin  par  Columna  (édition  d'Hes- 
selius).  La  question  de  l'evhémérisme  a  été 
traitée  par  Sévin,  Fourmont,  Foucher,  et  surtout 
par  Fréret,  dans  les  anciens  Mémoires  de  VAca- 
dcmie  des  inscriplions ,  vol.  VIII,  XV,  XXXIV  et 
XXXV,  et  plus  récemment,  mais  avec  moins  de 
précision  et  de  critique,  par  M.  Gcrlach  {llisto- 
rische  Studien,  in-8j  Hambourg,  1841).    È.  E. 


ÉVIDENCE.  11  n'est  p:>s  plus  naturel  à  l'in- 
telligence de  croire  à  la  vérité  que  de  se  de- 
mander compte  de  ses  croyances,  et  la  foi  en 
apparence  la  plus  aveugle  repose  toujours  sur 
quelque  raison  cachée.  L'homme  le  moins  habi- 
tué à  réfléchir  cherche  parfois  cette  raison  à  pro- 
pos d'une  vérité  particulière;  mais  la  plupart  ne 
poussent  pas  cette  enquête  jusqu'au  bout;  les 
philosophes  seuls  l'entreprennent  sur  la  vérité 
tout  entière  :  il  ne  leur  suffit  pas  de  constater 
que  quelques  anneaux  de  la  chaîne  sont  soli- 
dement ajustés,  ils  veulent  découvrir  à  quoi  elle 
est  attachée,  et  ce  n'est  pas  sans  inquiétude  qu'ils 
s'aperçoivent  qu'elle  semble  flotter  dans  le  vide. 
A  l'extrémité,  les  preuves  manquent,  et  on  est 
en  présence  de  faits  ou  de  principes  qui  ne  se 
rattachent  à  rien.  Aussi  beaucoup  d'entre  eux 
en  ont  conçu  une  sorte  d'épouvante  qui  les  a  jetés 
dans  le  scepticisme,  ou  tout  au  moins  leur  a 
laissé  une  grande  défiance  de  cette  science 
humaine  qui  ne  peut  fournir  ses  titres  définitifs. 
Heureusement  les  plus  nombreux  et  les  plus 
considérables  ne  se  révoltent  pas  contre  une  im- 
possibilité qui  a  elle-même  sa  raison  et  qui  est 
parfaitement  intelligible.  La  puissance  de  l'es- 
prit, suivant  eux,  n'éclate  jamais  plus  que  dans 
ces  actes  où  sans  détour  et  sans  circuit  il  atteint 
directement  la  vérité;  et  ce  que  d'autres  appel- 
lent l'impuissance  de  notre  nature  ils  le  nom- 
ment l'etitience  de  l'objet.  L'esprit,  en  efl"et,  s'ar- 
rête à  certaines  limites,  non  pas  parce  qu'il  n'a 
pas  de  forces  pour  aller  plus  loin,  mais  parce  qu'il 
touche  les  derniers  principes  de  la  réalité;  et 
s'il  faisait  efl"ort  pour  les  dépasser  il  se  confon- 
drait lui-même  dans  la  plus  monstrueuse  con- 
tradiction. Ce  qui  lui  est  interdit  après  tout, 
c'est  de  devenir  absurde;  et  quelle  plus  grande 
absurdité  que  de  prétendre  tout  démontrer,  et 
de  nier  en  même  temps  les  conditions  de  toute 
démonstration?  Il  est  inutile  de  commenter  une 
fois  de  plus  le  mot  d'Aristote,  àvàyxri  (TTfjvai  ;  il 
est  oiseux  de  s'évertuer  à  établir  la  légitimité 
de  l'évidence,  et  de  donner  aux  sceptiques  la  sa- 
tisfaction d'enfermer  la  raison  dans  un  cercle. 
Ceux  qui  nient  l'évidence,  outre  qu'ils  ne  peu- 
vent être  convaincus  par  raison  démonstrative, 
font  peut-être  moins  de  mal  à  la  science  que 
ceux  qui  l'invoquent  à  tout  propos  et  hors  de 
propos;  il  faut  à  la  fois  la  reconnaître  et  la 
borner,  marquer  quelles  sont  les  vérités  dont  on 
ne  peut  donner  aucune  preuve,  et  réduire  autant 
que  possible  le  nombre  de  ces  principes  qu'on 
soustrait  à  la  discussion. 

Il  serait  bon  pour  ne  pas  s'égarer  dans  cette 
recherche  de  fixer  le  sens  de  ce  mot  si  souvent 
répété,  l'évidence.  Malheureusement  les  philo- 
sophes qui  en  traitent  s'accordent  à  le  trouver 
indéfinissable;  ils  en  donnent  ce  motif  qui  a 
fini  .par  devenir  un  lien  commun  dont  on  abuse, 
mais  qui  ne  manque  pas  ici  d'à-propos  :  l'évi- 
dence est  ce  qu'il  y  a  de  plus  simple  et  de  plus 
clair,  et  par  conséquent  il  est  impossible  et  inu- 
tile de  la  définir.  Ils  se  rejettent  sur  des  compa- 
raisons naturellement  empruntées  à  la  lumière, 
qui  se  manifeste  elle-même,  en  nous  découvrant 
les  choses  qu'elle  éclaire.  Il  ne  semble  pourtant 
pas  défendu  d'en  parler  avec  un  peu  plus  de 
netteté.  Il  suffit  pour  cela  de  la  considérer  dans 
l'acte  même  de  connaître  dont  elle  est  le  carac- 
tère. On  dit  d'une  affirmation  qu'elle  est  évidente, 
quand  on  n'en  peut  demander  ni  indiquer  la  rai- 
son. Ce  n'est  pas  à  dire  qu'elle  n'en  ait  pas  :  car 
l'intelligence  ne  peut  croire  sans  raison,  ce  qui 
reviendrait  à  être  déraisonnable  ;  mais  cette  rai- 
son se  trouve  dans  l'affirmation  même,  elle  y 
est  pour  ainsi  dire  incorporée,  et  si  on  essayait 
de  l'exprimer,  on  répéterait,  peut-être  en  d'au- 


ËVID 


—  503  — 


ÉVID 


très  termes,  mais  on  rdpctcrait  nécessairement 
l'affirmation.  Ce  n'est  aonc  rien  préjuger  que 
de  dire  :  une  aflirmation  est  évidente  quand  elle 
implique  sa  jiropre  raison.  Qu'il  y  en  ait  de 
telles,  il  le  faut  bien  ;  sinon  l'esprit  serait  con- 
damné au  progrès  à  l'infini,  et  ne  pouvant  jamais 
s'arrêter  aux  premières  raisons  de  ses  jugements, 
il  jugerait  en  définitive  sans  aucune  raison  assi- 
gnable ;  qu'il  y  en  ail  une  ou  plusieurs,  c'est  une 
question  sur  laquelle  on  se  prononcera  tout  à 
l'heure.  Il  importo  avant  tout  de  dégager  du 
pêle-mêle  des  vérités  celles  qui  se  soutiennent 
par  elles-mêmes,  et  soutiennent  toutes  les  autres; 
et  de  fixer  le  minimum  de  ce  qu'il  faut  croire  en 
dehors  de  la  science  pour  que  la  science  soit 
possible.  On  ne  devra  s'arrêter  que  (^uand  on 
éprouvera  fortement  l'impossibilité  de  démontrer 
et  la  nécessité  de  croire. 

La  gloire  durable  de  Descartes  c'est  d'avoir 
indiqué  la  première  affirmation  indubitable  qui 
est  sûrement  le  type  et  peut-être  l'origine  de 
toute  évidence,  et  qui  se  trouve  impliquée  dans 
toutes  les  autres.  Il  n'a  pas  dit  du  premier  coup  : 
Dieu  existe,  le  monde  est  réel  ;  il  ne  s'est  pas 
même  arrêté  à  ces  autres  jugements  qu'on  lui  a 
reproché  pour  divers  motifs  de  n'avoir  pas  pré- 
férés :  Je  sens  ou  je  veux.  11  a  senti  que  si  tout 
cela  est  vrai  c'est  à  la  condition  que  la  pensée  le 
soit,  et  qu'elle  seule  nous  est  immédiatement 
connue  et  tout  le  reste  par  elle-même.  Les  autres 
affirmations,  celles  de  Dieu  et  de  la  nature,  peu- 
vent être  contestées  ou  défendues,  double  preuve 
qu'elles  ne  sont  pas  évidentes  par  elles-mêmes  : 
il  ne  manque  pas  de  gens  d'esprit  qui  les  ont 
niées,  et  les  plus  grands  génies  se  sont  efforcés 
de  les  démontrer.  Mais  l'existence  de  la  pensée 
n'a  jamais  été  mise  en  question,  même  par  les 
sceptiques  les  plus  extravagants;  et  le  raisonneur 
le  plus  acharné  n'a  jamais  cherché  à  en  faire  la 
conclusion  d'un  syllogisme.  C'est  donc  tout  au 
moins  le  fait  le  plus  évident,  celui  où  l'impossi- 
bilité de  douter  et  celle  de  démontrer  coïncident 
et  sont  à  leur  maximum  ;  l'esprit  qui  les  subit 
n'en  est  pourtant  pas  violenté;  c'est  une  nécessité 
qui  ne  cesse  pas  d'être  comprise  et  acceptée  par 
l'intelligence  qui  s'en  rend  compte  ;  elle  en 
aperçoit  la  raison,  à  savoir  que  pour  nier  la 
pensée,  comme  pour  la  drmontrer,  il  faut  ad- 
mettre qu'elle  existe.  Un  même  cercle  entoure  les 
sceptiques  et  les  dogmatiques.  Pourquoi  ne  peut- 
on  nier  qu'on  pense?  parce  que  ce  serait  affir- 
mer et  nier  la  même  chose  en  même  temps, 
c'est-à-dire  se  contredire.  Et  pourquoi  ne  peut-on 
pas  se  contredire?  Dernière  question  à  laquelle 
on  i-épondra  simplement  :  parce  qu'on  pense. 

11  est  donc  surprenant  de  retrouver  chez  des 
philosophes  qui  connaissent  Descartes  et  pra- 
tiquent sa  méthode  une  théorie  de  l'évidence, 
qui  ne  s'accorde  guère  avec  ces  principes.  Sui- 
vant eux,  l'évidence  est  une  propriété  des  objets, 
qui  tantôt  se  révèle  à  la  suite  d'un  travail  dis- 
cursif de  l'intelligence,  tantôt  est  immédiatement 
aperçue  par  la  pensée^  qu'elle  excite  à  agir,  et 
qu'elle  satisfait  en  lui  arrachant  son  consente- 
ment. Dans  tous  les  cas,  dit-on,  elle  est  extérieure 
à  l'esprit  ;  elle  est  dins  les  choses  et  par  les  choses. 
Son  effet  en  nous-mêmes,  c'est  la  certitude  qui 
y  correspond,  et  qui  cependant  en  diffère  comme 
un  état  intellectuel  diffère  d'une  qualité  perçue  ; 
l'une  est  une  propriété  de  la  réalité,  et  l'autre 
une  situation  de  l'entendement;  la  première  est 
le  signe,  le  critérium  ou  même  la  cause  de  la 
seconde.  Rien  de  plus  simple  que  cette  analyse  : 
l'évidence  d'un  côté,  l'esprit  de  l'autre  et  pour 
résultat  la  certitude.  Le  langage  la  consacre, 
puisque  nous  disons  des  choses  qu'elles  sont  évi- 
dentes, et  de  nous-mêmes  que  nous  en  sommes 


certains.  Celte  théorie  n'est  pas  entièrement 
fausse  :  elle  est  même  exacte  en  ce  sens  qu'il  n'y 
a  pas  d'intelligence  sans  quelque  chose  d'intel- 
ligible; mais  elle  a  de  graves  défauts.  D'abord 
il  faut  se  défier  des  propriétés  indéfinissables,  et 
particulièrement  de  celle-ci  dont  on  gratifie  les 
objets  sans  pouvoir  la  constater  autrement  que 
par  une  affirm  ition  qu'elle-même  devrait  servir 
a  justifier.  KUe  est  du  reste  singulière,  cette 
propriété  qui  est  à.  la  fois  inhérente  aux  objets 
et  seulement  réelle  quand  elle  est  connue,  qui 
est  la  même  pour  des  choses  si  diverses,  le  moi, 
le  monde  et  Dieu,  et  dont  on  peut  dire,  comme 
Leibniz  de  l'espace  pur,  que  ses  sujets  se  la 
passent  l'un  à  l'autre.  Elle  ressemble  un  peu  aux 
vertus  occultes,  et  l'évidence  des  objets  vaut  pour 
expliquer  la  certitude  tout  autant  que  la  visi- 
bilité pour  expliquer  la  vision.  Si  encore  on  se 
bornait  à  ne  rien  dire,  mais  on  avance  une 
erreur.  Car  si  on  a  la  prétention  de  toucher  la 
dernière  raison  de  nos  croyances,  ce  après  quoi 
il  n'est  pas  nécessaire  de  rien  admettre  gratui- 
tement, on  se  trompe.  Après  cet  acte  de  foi  à 
l'objet  il  faudra  un  acte  de  foi  à  l'esprit,  ou 
plutôt  le  premier  n'existe  pas  sans  le  second,  et 
l'évidence  même  n'est  pas  croyable  pour  qui  ne 
croit  pas  en  soi-même.  Pour  être  certain,  dit 
Spinoza,  il  faut  savoir  qu'on  l'est.  Que  dire 
d'ailleurs  de  cette  intelligence  réduite  à  la  capa- 
cité de  recevoir  l'impression  de  la  vérité,  qu'on 
suppose  toute  faite  en  dehors  d'elle-même,  dans 
la  crainte  de  la  compromettre,  si  l'esprit  y  con- 
courait? Celte  symétrie  qu'on  établit  entre  l'évi- 
dence d'une  part  et  la  certitude  de  l'autre,  bien 
qu'autorisée  par  le  langage,  est  purement  arti- 
ficielle, et  l'on  pourrait  renverser  l'ordre  où  on 
les  range.  A  quoi  reconnaîtrais-je  l'évidence  de 
l'objet,  sinon  à  la  certitude  où  je  me  repose,  et 
qui  seule  m'est  directement  perceptible?  Cette 
clarté  qui  est  en  moi,  je  l'attribue  i  ar  un  pen- 
chant bien  connu,  aux  objets  aperçus,  et  l'évi- 
dence de  la  connaissance  devient  celle  de  la 
chose  connue.  11  est  bien  aisé  de  comprendre 
que  la  garantie  de  toutes  les  opérations  intel- 
lectuelles est  dans  l'entendement  lui-même,  qui 
s'apprécie  et  se  juge,  et  non  dans  celle  vertu 
attribuée  aux  choses  de  certifier  elles-mêmes 
leur  identité  et  la  fidélité  de  l'idée  qu'elles  sus- 
citent. Elles  nous  parlent  clairement,  dit-on  ;  soit, 
mais  encore  faut-il  que  nous  soyons  siirs  de  les 
entendre.  Aussi  quand  leur  langage  est  obscur, 
ce  n'est  pas  elles,  mais  nous-mêmes  que  nous  en 
accusons;  s'il  s'éclaircit,  ce  n'est  pas  qu'elles 
aient  changé,  mais  c'est  que  nous-mêmes  avons 
fait  quelques  progrès;  elles  ne  sont  pas  plus 
intelligibles,  elles  sont  mieux  comprises.  Nous 
concevons  même  un  entendement  parlait  pour 
lequel  elles  seraient  toutes  également  évidentes, 
sans  qu'il  eût  rien  ajouté  à  leur  mture.  L'obs- 
curité vient  de  nous  comme  la  lumière. 

Il  y  a  donc  une  première  évidence,  logiquement 
antérieure  à  toute  autre,  impliquée  dans  toutes 
les  autres,  c'est  celle  du  fait  même  de  la  pensée. 
C'est  là  une  vérité  qu'on  ne  peut  nier  sans  l'af- 
firmer; mais  elle  est,  serable-t-il,  de  peu  de 
conséquence,  et  il  est  difficile  d'en  rien  tirer. 
Bien  plus,  comme  elle  est  aperçue  par  la  pensée 
elle-même,  elle  devient  tout  à  fait  précaire  tant 
que  l'autorité  de  cette  pensée  n'est  pas  confir- 
mée. Autre  chose,  pourrait-on  dire,  est  en  poser 
l'existence,  autre  chose  en  affirmer  la  véracité  ; 
il  y  a  un  fait  évident,  c'est  que  je  pense;  mais 
le  doute  et  l'erreur  pourraient  être  de  l'essence 
de  la  pensée,  et  l'évidence  primilive  devenir 
l'évidence  de  notre  profonde  incapacité  à  at- 
teindre la  vérité.  On  entrevoit  dms  quel  alîme 
de  subtilités  à  peine  exprimables  peut  nous  jeter 


EVII) 


—  504 


ÉVID 


cp  soupçon  ncsc.irlcs,  dit-on.  ne  l'a  pas  dissipé; 
l'espi'ce'  de  certitude  où  il  s'arrête  se  détruit 
cilc-inême;  le  sceptique  le  plus  déterminé  lac- 
ceplcrait,  et  si  extravagant  qu'on  le  suppose,  il 
admettrait  que  deux  choses  sont  également  cer- 
taines, à  savoir  que  nous  pensons  et  que  notre 
pensée  ne  mérite  aucune  confiance.  Parler  ainsi 
c'est  accorder  et  refuser  en  même  temps  la  même 
proposition,  et  il  suffit  de  rétablir  les  faits  pour 
réfuter  cette  subtilité.  Quand  on  accepte  la  pen- 
sée comme  un  l'ait  indubitable,  apparemment  on 
la  prend  pour  ce  qu'elle  est  avec  toute  ses  con- 
ditions et  tous- ses  éléments,  autrement  on  décla- 
rerait à  la  fois  qu'elle  est  évidente  et  qu'elle  est 
impossible.  C'est  un  tout  concret  d'une  simpli- 
cité effective,  dont  les  éléments  inséparables  en 
réalité  peuvent  être  distingués  par  l'abstraction. 
On  y  discerne  d'abord  l'acte  même,  ou  si  ce  mot 
répugne,  la  modification  intellectuelle,  et  ensuite 
l'objet  réel  ou  fictif,  il  n'importe;  on  reviendra 
bientôt  sur  cette  distinction.  Mais  il  y  a  plus 
encore  :  outre  l'affirmation  de  l'objet,  il  y  a 
l'affirmation  du  pouvoir  que  nous  ayons  de  le 
connaître,  non  pas  d'un  ]  ouvoir  général,  d'une 
simple  virtualité,  que  la  conscience  ne  peut  sai- 
sir, mais  d'une  puissance  réelle  et  actuelle. 
Quelle  puissance?  Celle  de  connaître,  et  jour  tout 
dire,  de  connaître  la  vérité.  Le  motde  puissance 
traduit  même  faiblement  cette  idée  :  c'est  une 
possession  actuelle  de  la  vérité  qui  est  dans  l'es- 
sence même  de  tout  acte  intellectuel  et  qui  est 
embrassée  avec  lui  dans  une  seule  et  même 
conscience.  Il  faut  être  bien  habitué  aux  illusions 
que  produit  en  nous  la  faculté  d'abstraire,  j  our 
ne  pas  s'étonner  qu'on  ait  pu  sérieusement  poser 
cette  question  :  l'intelligence  connaît-elle  la 
vérité,  comme  si  ces  deux  termes  n'étaient  pas 
relatifs,  comme  s'ils  n'étaient  pas  si  bien  liés, 
qu'ils  conservent  ou  perdent  en  même  temps 
leur  signification?  Le  raisonneur  le  plus  subtil 
expliquerait-il  ce  qu'il  entend  par  une  intelligence 
(|ui  ne  serait  pas  capable  de  connaître  la  vérité? 
Une  pensée  réelle  est  vraie,  ou  n'est  rien.  Est-ce 
proclamer  que  l'erreur  est  impossible?  Non,  c'est 
en  rendre  raison  :  l'erreur  n'a  rien  de  positif, 
c'est  un  défaut  de  connaissance  qui  nous  fait 
mal  juger,  on  l'a  définie  une  vérité  incomplète  ; 
on  pourrait  dire  aussi  qu'elle  est  une  ignorance 
partielle,  et  Bossuet  parle  bien  quand  il  dit  : 
«  Le  faux  c'est  ce  qui  n'est  pas.  »  Confesser 
l'existence  de  la  pensée  et  en  nier  la  légitimité 
c'est  répondre  oui  et  non  à  la  même  question, 
c'est  dire  à  la  fois  qu'elle  est  et  qu'elle  n'est  pas; 
user  d'elle,  même  pour  la  contester,  et  se  fier  à 
elle  pour  lui  refuser  toute  confiance.  Connais- 
sance et  foi,  certitude  et  évidence,  toutes  choses 
confondues  dans  la  vie  intellectuelle,  saisies  par 
une  seule  et  même  intuition,  et  réunies  dans  ce 
seul  mot  de  pensée.  Concluons  donc  qu'il  n'y  a 
nulle  différence  entre  l'existence  et  la  valeur  de 
l'intelligence,  que  ces  deux  affirmations  sont 
solidaires,  également  primitives,  également  évi- 
dentes, ou  plutôt  qu'elles  sont  l'évidence  même 
à  sa  source  originelle.  Nos  titres  à  la  vérité  re- 
posent sur  un  simple  jugement  de  la  conscience) 
sur  un  fait  qu'elle  nous  atteste.  Sans  doute  le 
fait  ne  crée  pas  le  droit,  mais  pourtant  il  en  est 
la  condition.  C'est  un  fait,  à  savoir  notre  libre 
volonté,  qui  nous  confère  tous  nos  droits  dans 
la  vie  morale;  c'est  un  autre  fait,  notre  intel- 
ligence, qui  nous  garantit  la  rectitude  de  notre 
activité  intellectuelle.  Voit-on  d'autres  mots  plus 
favorables  à  notre  orgueil,  ou  plus  persuasifs 
pour  nos  scrupules;  qu'on  érige  en  loi  cette 
nécessité  où  nous  sommes  de  ne  pas  nous  con- 
tredire ;  et  qu'on  se  rassure  en  songeant  qu'elle 
est  essentielle  à  tous  les  esprits  et  que  le  joug 


subi  par  nous  pèse  sur  l'intelligence  parfaite  qui 
l'établit  et  s'y  soumet. 

Ainsi  l'existence  de  la  pensée  et  celle  de  la 
vérité  c'est  une  seule  et  même  chose,  et  la  dif- 
férence des  mots  ne  doit  pas  faire  illusion  :  il  n'y 
a  pas  de  vérité  sans  quelque  esprit  qui  l'aper- 
çoive; mais  il  n'y  a  pas  davantage  d'esprit  sans 
quelque  vérité.  Si  l'évidence  se  reconnaît  à  l'im- 
possibilité de  démontrer,  et  à  la  nécessité  de 
croire,  nous  sommes  sûrs  d'en  posséder  un 
exemplaire  parfait.  Il  suffirait  d'analyser  ce  ju- 
gement :  Je  pense,  pour  trouver  tous  les  carac- 
tères que  les  logiciens  attribuent  à  l'évidence. 
Mais  voici  un  autre  problème  inévitable.  La  pro- 
position que  nous  plaçons  avec  Descartes  au-des- 
sus du  doute  et  de  la  démonstration,  e'st-elle 
simplement  un  type,  un  modèle,  capable  de  nous 
faire  reconnaître  par  comparaison  d'autres  vé- 
rités tout  aussi  certaines,  tout  aussi  immédiates, 
ou  bien  est-ce  un  vrai  principe,  une  connaissance 
assez  claire  pour  répandre  sa  lumière  sur  toutes 
les  autres,  assez  féconde  pour  contenir  en  germe 
leurs  immenses  développements?  En  d'autres 
termes,  faut-il  accorder  le  même  crédit  à  d'au- 
tres propositions,  qui  seraient  alors  absolument 
égales  à  celle-ci,  puisqu'il  ne  peut  y  avoir  de 
degré  dans  l'évidence  proprement  dite,  absolu- 
ment indépendantes  les  unes  des  autres,  puisque 
autrement  elles  ne  seraient  pas  évidentes  par 
elles-mêmes?  Ou  bien  est-il  possible  de  s'en 
tenir  à  cette  seule  donnée,  et  d'y  subordonner 
tant  de  choses  qui  passent  pour  évidentes  sous 
le  nom  de  principes,  ou  de  faits  primitifs.  Les 
deux  voies  ont  chacune  ses  dangers.  Dans  le  pre- 
mier cas,  il  semble  difficile  de  conserver  à  la 
philosophie  son  unité,  et  l'on  s'expose  à  multi- 
plier les  principes  sans  les  coordonner,  puisqu'il 
n'y  a  pas  de  lien  possible  entre  des  vérités  qui 
ne  se  rapportent  pas  à  une  vérité  commune  ; 
d'ailleurs  en  fait  on  ne  trouve  aucune  affirmation, 
qu'elle  ait  pour  origine  la  raison  ou  les  sens,  qui 
ne  suppose  et  n'implique  déjà  l'affirmation  de  la 
pensée  et  de  la  vérité.  Dans  le  second  cas,  on 
risque  de  donner  à  la  science  un  caractère  pu- 
rement subjectif,  et,  une  fois  enfermé  dans  la 
pensée,  de  ne  plus  trouver  aucun  passage  pour 
atteindre  ses  objets,  qui  seraient  alors  réduits  à 
de  simples  conceptions  de  l'intelligence.  Des- 
carles  semble  avoir  hésité  entre  ces  deux  partis, 
mais  il  s'est  décidé  à  les  concilier,  et  il  a  bien 
fait.  Sans  doute  la  certitude  du  cogito  ergo  sum 
lui  a  paru  l'idéal  même  de  la  certitude,  et  il 
s'est  proposé  de  n'accepter  aucune  chose  pour 
vraie  si  elle  n'était  conçue  avec  la  même  clarté 
que  cette  vérité  primitive.  Mais  il  y  a  vu,  bien 
plus  qu'un  exemple,  un  principe  d'où  il  n'a  pas 
désespéré  de  faire  sortir  tout  un  système  de  vé- 
rités. Il  nous  a  laissé  dans  les  Méditations  le 
récit  parfois  pathétique  de  ses  efforts  pour  trou- 
ver un  passage  qui  pût  le  conduire  de  sa  pensée 
à  Dieu  et  au  monde,  et  la  question  qui  le  trou- 
blait est  encore  plus  redoutable  depuis  qu'on  sait 
comment  Berkeley,  Kant  et  Fichte  l'ont  résolue. 
Voilà  pourquoi  sans  doute  beaucoup  de  philo- 
sophes de  notre  temps  ont  pris  le  parti  de  la 
supprimer,  tout  en  ayant  l'air  d'y  répondre.  Il  y 
a,  disent-ils,  une  triple  intuition  qui  atteint  avec 
une  évidence  égale  l'être  sous  ses  trois  formes, 
moi,  Dieu  et  nature^  et  qui  résulte  de  l'action 
immédiate  de  ces  objets  sur  l'intelligence.  Aussi 
Descartes  aurait  dû  mettre  au  même  niveau, 
au-dessus  du  doute  et  de  la  preuve,  Dieu  et  le 
monde,  comme  la  pensée,  et  s'épargner  la  peine 
qu'il  s'est  donnée  pour  démontrer  l'un  et  l'autre, 
peine  perdue  puisqu'on  ne  peut  démontrer  l'être. 
11  est,  ajoute-t-on,  d'une  saine  méthode  de  réagir 
contre  cette  manie  de  démonstration  à  outrance 


ÉVID 


—  505  — 


ÉVID 


qui  comproniPl  les  vérités  les  plus  assurées.  — 
11  n'est  peut-étro  pas  moins  utile^  dirons-nous, 
de  résister  à  cet  appel  trop  répète  à  l'intuition, 
et  d'y  opposer  ces  paroles  de  Maine  de  Biran  : 
«  C'est  le  coup  de  désespoir  du  philosophe  qui, 
st'utant  qu'il  ne  peut  remonter  plus  haut,  et  ((ue 
la  chaîne  des  faits  est  prête  à  lui  échapper,  se 
résout  à  la  laisser  flotter  dans  le  vide.  »  A  par- 
ler rigoureusement,  nous  n'avons  qu'une  intui- 
tion, celle  du  moi,  la  seule  où  l'objet  et  le  sujet 
coïncident,  où  l'être  et  la  pensée  ne  (ont  qu'une 
seule  et  même  chose.  L'enthymème  prétendu  de 
Descartes  que  lui-même,  malgré  ses  dénégations, 
a  souvent  considéré  comme  un  raisonnement,  est 
plutôt  un  pléonasme  :  c'est  le  tyi^e  dos  propo- 
sitions identiques,  le  fameu.x  principe  d'identité, 
sous  sa  forme  concrète  ;  il  n'y  a  rien  de  plus 
dans  la  seconde  proposition  :«je  suis  »,  que 
dans  la  première  :  «  je  pense  ».  Au  contraire,  la 
seconde  est  comme  une  forme  atténuée,  dégagée 
par  abstraction  de  la  première  qui  déjà  la  con- 
tient, et  les  deux  réunies  constituent  un  de  ces 
jugements  que  Kant  appelle  analytiques,  et  où 
il  suffit  de  décomposer  le  sujet  pour  trouver  l'at- 
tribut. Ma  pensée,  moi-même,  mon  activité,  mon 
existence,  ma  personne,  toutes  choses  qui  me 
sont  directement  connues,  d'un  seul  et  même 
coup:  voilà  le  type  de  l'intuition  et  le  type  de 
l'évidence.  Il  n'y  a  ici  aucune  distinction  entre 
la  force  qui  connaît  et  l'objet  connu,  et  ce  mot 
d'objet  devient  même  d'une  rare  impropriété  :  il 
éveille  la  pensée  de  quelque  chose  de  différent 
de  nous-mêmes,  que  nous  chercherions  vaine- 
ment dans  cet  acte  de  conscience,  à  moins  qu'on 
ne  soutienne  que  le  moi  se  dédouble,  qu'il  se 
partage  en  deux  êtres  dont  l'un  regarde  l'autre. 
Le  propre  de  l'intuition  c'est  précisément  d'ex- 
clure cette  dualité  qu'on  érige  en  loi  de  la  con- 
naissance. Cette  proposition  si  souvent  répétée 
que  la  connaissance  est  un^rapport  entre  un  objet 
et  l'esprit,  ne  peut  s'y  appliquer  et  il  n'est  pas 
sûr  qu'elle  ait  un  sens  raisonnable.  Deux  termes, 
plus  un  rapport,  ce  n'est  pas  encore  assez,  et  il 
faudra  ajouter  quelque  nouvelle  abstraction,  par 
exemple,  une  force  distincte  de  l'un  et  de  l'autre 
terme  et  capable  de  connaître  leur  relation  ; 
sinon  on  néglige  la  connaissance  que  l'on  veut 
définir.  Étrange  rapport  où  l'un  des  deux  termes 
perçoit  l'autre  et  lui-même,  et  le  rapport;  étrange 
formule  aussi  pour  exprimer  une  connaissance 
immédiate  et  une  évidence  primitive.  Descartes 
a  donc  fait  preuve  de  sagacité  en  essayant  de 
prouver  qu'il  n'était  pas  seul  au  monde,  bien 
qu'il  ne  connût  d'une  façon  indubitable  que  sa 
propre  pensée;  on  peut  estimer  qu'il  n'a  pas 
pleinement  réussi  ;  mais  il  lui  reste  le  mérite 
d'avoir  reculé  aussi  loin  que  possible  la  limite 
des  explications,  et  d'avoir  conçu  le  plan  d'une 
science  idéale  où  tout  découle  d'une  seule  vé- 
rité. 

Est-ce  à  dire  que,  hormis  nous-mêmes  et  notre 
pensée,  tout  doit  être  et  peut  être  démontré,  et 
qu'il  faille  tirer  de  cette  vérité  celle  de  l'exi- 
stence de  Dieu  et  du  monde?  La  réponse  à  cette 
question  dépend  du  sens  qu'on  attache  au  mot 
dérnonstration.  Si  on  cherche  quelque  principe 
d'où  l'on  puisse  déduire  l'infini  ou  la  nature,  et 
q^ui  lui-même  soit  une  conséquence  ou  une  expres- 
sion de  la  vérité  primitive,  on  n'en  trouvera  pas, 
et  rien  de  plus  sage  que  cette  maxime  :  Les 
êtres  ne  se  démontrent  pas.  Mais  il  n'en  résulte 
pas  qu'on  puisse  affirmer  leur  existence  en  se 
dispensant  de  toute  explication.  Les  partisans 
les  plus  résolus  de  l'intuition  ne  manquent 
pas  d'établir  d'abord  que  nous  avons  l'idée  de 
Dieu,  que  c'est  là  un  des  éléments  intégrants 
de  notre  pensée,  et,  si  pressés  qu'ils  soient  d'en 


conclure  fiu'il  existe,  ils  ajoutent  au  moins, 
comme  Malebranche,  cette  preuve  très-simple  : 
«  parce  (ju'il  est  pensé.  »  Le  témoignage  (le  la 
conscience  est  donc  en  dernière  analyse  la  ga- 
rantie de  la  raison,  et  l'intuition  de  Dieu,  si  l  on 
persiste  à  se  servir  do  ces  termes,  suppose  l'in- 
tuition du  moi,  sinon  dans  l'ordre  chronologique, 
au  moins  dans  l'ordre  logi(iue.  Sans  doute,  abso- 
lument parlant,  Dieu  est  pensé  parce  qu'il  existe  ; 
mais  pour  nous  il  existe  parce  qu'il  est  pensé.  11 
est  même,  comme  Descartes  l'a  compris,  la  rai- 
son dernière  de  toute  évidence,  mais  nous  ne 
nous  élevons  à  lui  que  par  l'évidence  de  notre 
pensée,  et  cette  démarche  de  l'esprit  necomporlo 
aucun  sophisme  :  la  première  certitude,  celle  do 
notre  existence  personnelle,  n'est  pas  fondée  sur 
la  seconde ,  celle-ci  en  est  l'explication  et  non  la 
garantie  ;  elle  en  rend  compte  mais  n'y  ajoute 
rien.  Dans  un  autre  ordre  d'idées,  on  commence 
à  s'apercevoir  que  la  perception  immédiate  des 
corps,  et  l'évidence  intuitive  du  monde  extérieur, 
proposées  comme  une  réplique  décisive  au  scep- 
ticisme, se  réduisent  à  de  simples  états  de  con- 
science, interprétés  par  l'esprit,  lui  servant  de 
point  de  départ  jour  une  série  d'opérations  déli- 
cates, par  lesquelles  il  arrive  à  se  convaincre  de 
la  réalité  des  corps,  et  à  comprendre  la  nature 
comme  un  système  de  forces  distinctes  de  lui- 
même.  Si  nous  n'avions  aucun  autre  moyen  de 
nous  renseigner  que  l'intuition,  nous  croirions 
au  monde  extérieur  sur  la  foi  d'un  préjugé  irré- 
sistible mais  sans  raison  ;  si  nous  n'avions  d'autre 
argument  à  opposer  à  ceux  qui  le  nient,  il  fau- 
drait renoncer  à  discuter  avec  eux,  et  décréter 
par  exemple  que  le  système  de  Berkeley  est  ir- 
réfutable ou  qu'il  est  insensé.  Ainsi  il  y  a  une 
part  à  faire,  non  pas  au  scepticisme,  mais  à  l'é- 
vidence. Lii  légitimité  de  la  connaissance  ne 
peut  pas  plus  se  démontrer  que  le  fait  même  de 
la  connaissance,  mais  elle  ne  peut  se  nier,  et  elle 
implique  la  réalité  des  objets,  c'est-à-dire  l'har- 
monie, sinon  l'identité  de  la  pensée  et  de  l'exi- 
stence. 

Faudra-t-il  donc  rejeter  dans  la  sphère  des 
choses  incertaines  en  elles-mêmes  les  faits  qui, 
dit-on,  se  montrent  sans  pouvoir  se  démontrer, 
et  les  principes  qui  servent  de  fondement  à  toutes 
les  sciences  et  de  lois  à  la  vie  morale?  D'abord 
les  faits,  si  l'on  entend  par  ce  mot  les  données 
de  l'expérience,  sont  en  dernière  analyse  des 
états  de  conscience,  c'est-à-dire  des  détermi- 
nations de  la  pensée,  évidents  comme  elle,  au 
même  titre  qu'elle-même.  Ensuite  les  principes 
sont  des  conditions  essentielles  de  la  pensée,  et 
par  là  même  des  conditions  universelles  de 
l'existence;  deux  choses  qui  ne  se  distinguent 
que  par  abstraction,  mais  qui  sont  insépara- 
blement unies  dans  le  fait  primitif  de  la  con- 
science. Ce  sont  des  expressions  différentes  de 
l'impossibilité  où  nous  sommes  de  nous  con- 
tredire, c'est-à-dire  de  nier  notre  pensée.  Si  l'on 
donne  une  forme  logique  à  cette  évidence  unique, 
on  aura  l'axiome  célèbre  dans  l'école,  impossi- 
bile  est  idem  esse  et  non  esse,  sans  lequel  aucune 
affirmation  n'est  possible  et  qui,  dans  ce  sens,  est 
bien  le  premier  des  principes,  et  la  loi  suprême 
de  la  connaissance.  En  apparence  c'est  une  règle 
qui  ne  vaut  que  pour  l'esprit,  et  une  simple 
nécessité  subjective  qui  ne  garantit  pas  la  vérité 
des  choses,  mais  seulement  la  rectitude  des  actes 
intellectuels.  En  réalité,  c'est  un  principe  méta- 
physique, une  loi  qui  est  aussi  bien  celle  de 
l'existence  que  celle  de  la  raison,  qui  les  em- 
brasse en  ce  qu'elles  ont  de  comuiun,  et  réunit 
en  elle  ces  deux  sortes  d'évidence,  si  souvent 
séparées  dans  l'école,  celle  de  l'objet  et  celle  de 
la  pensée.  C'est  précisément  en  saisissant  par  la 


EXPE 


—  506  — 


EXPE 


conscience  l'élrc  pensant;  ce  qui  revient  à  dire 
la  force  agissante,  car  la  pensée  est  un  acte,  que 
j'éprouve  l'impossibilité  de  démentir  aion  exi- 
stence. Cet  axiome  n'est  que  la  formule  générale 
d'une  intuition  tout  individuelle,  et  l'ex)  ression 
logique  d'une  perception  concrète.  Descaries  fait 
observer  qu'on  n'en  peut  rien  tirer,  si  l'on  n'est 
d'abord  en  possession  d'une  existence,  mais  lui- 
même  ajoute  avec  un  sens  profond  :  «  La  pro- 
position :  Je  pense,  donc  je  suis,  n'est  pas  le 
résultat  de  cet  axiome  ;  elle  en  est  au  contraire 
le  fondement.  »  Ce  n'est  donc  pas  une  vérité  de 
forme,  c'est  la  traduction  du  fait  essentiel  de  la 
vie  intellectuelle;  ce  n'est  pas  une  évidence  sub- 
jective, c'est  l'affirmation  de  l'être  en  tant  qu'il 
est  pensé,  aussi  bien  que  celle  de  la  pensée  en 
tant  qu'elle  atteint  l'être.  Le  passage  que  l'on 
cherche  est  opéré  du  premier  coup;  sinon,  on 
n'aurait  pas  l'idée  de  le  chercher.  Voilà  le  ressort 
caché  de  toutes  les  affirmations  rationnelles,  qui 
combinent  en  elles  deux  nécessités,  arbitrai- 
rement séparées  par  Kant,  celle  de  l'esprit  qui 
ne  peut  pas  ne  pas  juger,  et  celle  des  choses  qui 
ne  peuvent  pas  ne  pas  être.  Qu'on  l'appelle  prin- 
cipe d'identité,  ou  principe  de  contradiction,  ou 
suivant  l'heureuse  correction  d'Hamilton,  prin- 
cipe de  non-contradiction,  ce  n'est  pas  une 
forme  vide,  mais  une  vérité  féconde.  Toute  évi- 
dence a  en  elle  sa  racine,  et  par  là  toute  évidence 
est  rationnelle.  Elle  domine  dans  les  sciences 
mathématiques  où  tout  est  vrai  du  moment  que 
rien  n'est  contradictoire,  elle  n'est  pas  absente 
des  sciences  physiques  où  l'expérience  est  appelée 
sans  cesse  à  vérifier  des  conceptions,  qu'elle 
contredit  parfois,  et  que  la  pensée  par  suite 
abandonne  pour  ne  pas  se  démentir.  Ce  n'est  pas 
alors  la  nature  qui  la  redresse,  mais  la  raison 
qui  se  corrige  d'après  sa  loi  la  plus  élémentaire. 
Si  elle  n'est  pas  le  critérium  de  la  vérité,  c'est 
que  la  vérité  n'en  a  pas  ;  mais  elle  est  celui  de 
l'erreur.  Enfin  cette  loi  que  nous  subissons,  nous 
ne  la  faisons  pas  nous-mêmes  ;  notre  pensée  ren- 
contre là  une  force  qui  la  subjugue,  non  pas 
violente,  comme  celle  des  choses  extérieures, 
mais  persuasive  et  souverainement  intelligible, 
et  par  là  elle  sent  l'impression  d'une  raison  su- 
périeure à  elle-même  et  au  monde. 

Voy.  dans  ce  dictionnaire  les  mots  :  Certi- 
tude, Foi,  Principes,  Intuition,  Scepticisme. 

E.  C. 

EXOTÉRIQUE,  VOy.  EsOTÉRIQUE. 

EXPÉRIENCE.  Quelque  chose  que  l'homme 
étudie,  quelle  que  soit  la  science  qu'il  veuille 
construire,  c'est  toujours  une  réalité,  un  fait  ou 
un  objet  existant,  qu'il  cherche  à  expliquer,  dont 
il  entreprend  la  description,  et  dont  il  a  pour 
l)Ut  de  tracer  les  lois,  l'origine  et  la  destina- 
tion. 

Ainsi  les  faits  réels,  actuels,  sont  avant  toute 
autre  chose  le  chemin  qui  conduit  notre  intelli- 
gence à  toute  science  dans  la  sphère  des  objets 
qui  sont  accessibles  à  la  raison  humaine.  Or  l'ob- 
servation des  faits  est  ce  qu'on  nomme  l'expé- 
rience. L'expérience  est  donc  le  point  de  départ 
de  toute  science. 

Pour  faire  la  science  d'un  objet,  il  faut  re- 
cueillir tous  les  faits  qui  s'y  rapportent,  de  quel- 
que ordre,  de  quelque  espèce  qu'ils  soient;  les 
bien  constater,  en  préciser  les  caractères,  en  re- 
connaître les  lois,  et  arriver  par  ce  moyen  à  Ix 
découverte  de  leurs  causes  et  à  la  détermination 
de  leurs  conséquences. 

On  verra  mieux  toute  l'étendue  de  ce  qu'on 
nomme  l'expérience,  si  on  réfléchit  que  tout 
dans  ce  monde,  existant  dans  l'espace  et  dans  le 
temps,  peut  être  considéré  comme  un  fait  :  et 
que,  par  exemple,  la  pensée  et  l'existence  nu- 


maine  sont  à  ce  titre  des  faits  comme  tous  les 
autres. 

Pour  tirer  de  l'expérience  tout  ce  qu'elle  con- 
tient, on  emploie  le  procédé  intellectuel  que  la 
logique  appelle  induction,  et  qui  consiste  à  aller 
du  particulier  au  général.  Dans  ce  but,  on  exa- 
mine les  faits  recueillis  et  constatés,  on  en  dé- 
crit les  circonstances,  on  élimine  celles  qui  sont 
variables  et  accidentelles,  et  on  obtient,  par  la 
coordination  des  circonstances  qui  sont  essen- 
tielles à  la  production  d'un  fait  (qui  l'accompa- 
gnent toujours  chaque  fois  et  partout  où  il  a 
lieu),  la  loi  même  de  ce  fait,  c'est-à-dire  sa  for- 
mule la  plus  générale. 

Si  ensuite  on  entreprend  de  vérifier  cette  loi, 
en  se  servant  à  cet  effet  de  la  connaissance  que 
l'on  en  a  pour  reproduire  les  faits  eux-mêmes  en 
reproduisant  leurs  circonstances  essentielles,  on 
fera  ce  que  l'on  appelle  une  expérimentation. 

On  voit,  par  ce  qui  précède,  la  certitude  qui 
s'attache  à  une  pareille  méthode.  Le  point  de 
départ  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  vrai  et  de  plus 
positif,  puisque  c'est  la  réalité  elle-même.  Et 
dans  le  travail  de  l'esprit  sur  cette  réalité,  c'est 
la  raison  qui  intervient  et  qui  applique  à  des 
réalités  constatées  et  certaines  les  principes  mê- 
mes de  notre  constitution  intellectuelle,  ceux, 
par  exemple,  qui  nous  font  affirmer,  sous  les 
phénomènes,  la  substance,  et  au  delà  des  faits 
qui  commencent  d'exister  la  cause  efficiente  qui 
les  produit. 

Par  cela  même  que  la  raison  intervient  avec 
l'expérience  dans  la  formation  d'une  science,  on 
reconnaît  facilement  qu'il  n'est  pas  de  Sjcience 
qui  soit  purement  expérimentale.  L'expérience 
donne  le  particulier;  la  raison  y  cherche  et  y 
découvre  le  général  ;  et  c'est  cette  découverte 
qui  élève  les  données  de  l'expérience  à  la  hau- 
teur d'une  science.  Il  n'y  a  pas  de  science  de  ce 
qui  passe,  disait  Aristote,  et  Bacon  lui-même 
n'était  pas  d'un  autre  avis.  L'induction,  qui  est 
le  passage  du  particulier  au  général,  est  un  pro- 
cédé rationnel.  De  sorte  que,  d'un  côté^  la  mé- 
thode expérimentale  s'appuie  sur  la  realité,  et 
de  l'autre  elle  emprunte  à  l'intelligence,  qui 
intervient  dans  la  formation  de  la  science,  quel- 
que chose  de  la  certitude  nécessaire  des  princi- 
pes de  la  raison.  Lorsque,  par  exemple,  la  phy- 
sique est  parvenue  à  expliquer,  par  la  loi  de  la 
gravitation  universelle,  les  mouvements  des 
corps  célestes,  et  les  anomalies  apparentes  qu'of- 
frent à  la  surface  de  notre  globe  les  corps  qui, 
au  lieu  de  tomber,  s'élèvent  en  l'air,  elle  a  ob- 
tenu le  plus  grand  résultat  que  puisse  donner 
l'induction  ;  elle  est  arrivée  en  même  temps  à 
la  plus  haute  certitude  qu'il  soit  possible  d'at- 
teindre dans  les  sciences  dont  la  réalité  est 
l'objet. 

Il  y  aura  donc  des  sciences  où  l'expérience 
jouera  un  plus  grand  rôle  que  dans  d'autres,  et 
des  sciences  où  l'intervention  de  la  raison  aura 
plus  d'effet  que  les  données  de  l'expérience.  Mais, 
dans  toute  science,  il  y  a  place  pour  les  faits  et 
la  raison,  parce  qu'il  n'est  pas  de  science  qui 
ne  se  rapporte  à  un  objet  réel,  et  qui,  en  même 
temps,  puisse  être  faite  autrement  que  par  la 
raison.  Ainsi,  la  physique,  la  chimie,  la  botani- 
que, la  zoologie  sont  des  sciences  inductives  ou 
expérimentales,  parce  que  les  données  de  l'ex- 
périence y  sont,  plus  que  dans  d'autres  sciences, 
l'objet  et  le  fondement  de  la  connaissance.  Dans 
la  physiologie,  les  données  de  la  raison  jouent 
un  rôle  plus  considérable;  il  y  en  a  d.ivantaçe 
encore  dans  la  morale  et  dans  lathéodicée;  enfin 
dans  les  mathématiques  le  rôle  de  l'expérience 
s'amoindrit  encore  sans  être  cependant  tout  à 
fait  nul. 


EXTA 


—   507  — 


EXTA 


Celle  intcrvenlion  des  principes  ralionucls 
dans  la  formation  des  sciences  inductives  sul'lit 
pour  luonlrer  que  la  méthode  exnériinentale  a 
pour  but  d'atteindre  le  général  et  l'universel,  et 
qu'ainsi  elle  diirère  radicalement  de  l'empirisme, 
qui  veut  que  l'expérience  se  suffise  à  elle- 
même,  et  qui  réduit  ainsi  tout  savoir  à  la  con- 
naissance du  particulier,  c'est-à-dire  anéantit  la 
science. 

D'un  autre  côtc^  tout  système  philosophique 
qui  nie  la  nécessite  de  l'observation,  qui  repousse 
la  méthode  expérimentale,  et  qui  veut  faire  la 
science  sans  l'intermédiaire  des  faits,  s'aventure, 
par  cela  même,  dans  le  champ  infini  des  hypo- 
thèses. Du  mouicnt  qu'au  lieu  d'examiner  ce 
qui  existe,  pour  en  chercher  l'explication,  on  se 

5 ose  à  soi-même  certains  principes  arbitraires 
ont  on  essaye  ensuite  de  déduire  tout  le  reste, 
on  n'arrivera  jamais  qu'  à  construire  un  mondé 
de  fantaisie,  plus  ou  moins  impossible,  mais  on 
ne  connaîtra  pas  le  monde  réel.  Même  en  ad- 
mettant qu'on  ciit  le  bonheur  de  poser  ainsi 
pour  point  de  départ  une  vérité  large  et  féconde, 
elle  n'en  conserverait  pas  moins  son  caractère 
hypothélique,  puisqu'elle  ne  s'appuierait  pas  sur 
la  réalilé  ;  et,  comme  consécjucnce  dernière, 
celui  qui  l'aurait  embrassée  devrait  se  résigner 
à  en  ignorer  éternellement  la  démonstration,  et 
partant  à  priver  ses  connaissances  du  caractère 
qui  seul  conslitue  la  science,  la  certitude. 

On  peut  consulter  Bacon,  A'ovum  Organum, 
lib.  I;  de  Augmenlis,  lib.  V.  F.  R. 

EXTASE  (îx(TTa(ji:),  mot  à  mot,  changement 
d'état,  déplacement,  destination,  déposition.  Cette 
expression  ne  se  trouve  point  dans  la  langue 
philosophique  avant  Philon  et  les  alexandrins. 
Mais  depuis  lors,  elle  doit  en  faire  nécessaire- 
ment partie,  parce  qu'elle  y  représente  un  fait 
considérable,  certainement  fâcheux  à  bien  dos 
égards,  mais  dont  la  science  doit  tenir  le  plus 
grand  compte. 

Bien  compris,  le  mot  d'ex/asc  suffit  à  lui  seul 
pour    expliquer   le   mysticisme    tout  entier,    et 

f)0ur  en  faire  sentir  les  mérites  et  les  défauts, 
a  grandeur  et  les  aberrations.  L'extase  est  le 
but  de  tout  mysticisme,  sans  exception;  et  les 
moyens  par  lesquels  on  s'y  élève,  les  théories 
qu'on  en  tire,  constituent  le  mysticisme  dans 
toute  son  étendue,  avec  ses  bizarreries  si  souvent 
signalées,  ses  folies  qui  révoltent  le  sens  com- 
mun, ses  descriptions  ténébreuses,  ses  élans, 
son  enthousiasme,  et  tous  ces  caractères  étran- 
ges qui  séduisent  les  plus  libres  esprits,  et  frap- 
pent le  vulgaire  de  surprise  ot  parfois  aussi 
d'admiration. 

Changement  d'état  veut  dire  un  état  nouveau 
de  l'àme  succédant  à  l'état  ordinaire  où  elle  se 
trouve  le  plus  habituellement  chez  la  plupart 
des  hommes.  Ainsi  donc,  la  recherche  de  l'extase 
est  la  recherche  d'un  état  surnaturel,  privilégié 
pour  quelques-uns  ;  et  cet  état,  précisément  parce 
qu'il  est  surnaturel,  doit  être  rare  d'abord,  et  ne 
peut  ensuite  qu'être  d'une  très-courte  durée.  Il 
faut  faire  violence  à  la  nature  pour  le  conqué- 
rir, et  par  cela  même  on  ne  le  conserve  que  de 
rapides  instants.  Voilà  l'idée  générale  de  l'extase. 
Mais  il  est  fort  difficile,  comme  l'ont  remarqué 
tous  les  mystiques,  de  bien  faire  comprendre  ce 
qu'elle  est  à  qui  ne  l'a  pas  éprouvée.  Aussi  tous 
les  mystiques  ont-ils  demandé,  quand  ils  ont 
essayé  des  descriptions  régulières  et  complètes 
de  ces  singuliers  transports,  qu'on  eût  tout  d'a- 
bord foi  à  leurs  récits-  et  ils  avaient  raison. 
L'extase  place  l'homme  aans  un  monde  qui  n'est 
plus  le  monde  où  vivent  le  plus  grand  nombre 
des  hommes.  Ce  monde  est  parfaitement  réel  ; 
mais  le  vulgaire  qui  n'a  jamais  essayé  d'y  entrer, 


le  nie,  et  dès  lors  le  mystique  passe,  malgré  ses 
affirmations  les  i)ius  positives  et  les  plus  claires, 
pour  un  rêveur  et  un  halluciné,  dont  le  témoi- 
gnage n'est  pas  mémo  discutable.  Le  mystique 
s'indigne  de  cette  fin  de  non-rccevoir  qu  on  op- 
pose à  ses  sublimes  visions,  où  il  prétend  attein- 
dre Dieu  lui-même  ;  et  l'incrédulité  qu'il  trouve 
autour  de  lui  lerejctle  d'autant  plus  violemment 
d  ms  ce  monde  exceptionnel  qu'il  s'est  créé,  et 
où  il  se  complaît. 

La  physiologie  admet  l'extase,  et  la  science  ne 
doute  point  de  ces  étals  si  surprenants  où  tombe 
parfois  l'âme  de  l'homme;  mais  la  physiologie, 
tout  en  accordant  ce  fait,  n'y  voit  que  des  phé- 
nomènes purement  physiques,  surtout  des  phé- 
nomènes involontaires;  et  par  cela  même  la 
physiologie  ne  comprend  pas  plus  le  mysticisme 
que  ne  le  comprend  le  vulgaire,  qui  en  rit.  Au 
contraire  pour  le  mysticisme,  l'extase  est  surtout 
un  état  moral  qu'on  prépare,  il  est  vrai,  et  qu'on 
obtient  par  des  influences  physiques  ;  mais  c'est 
un  état  parfaitement  volontaire,  précisément 
parce  qu'on  l'obtient  et  qu'on  le  prépare  par  les 
plus  patientes  et  les  plus  minutieuses  observan- 
ces. On  ne  traitera  point  du  tout  ici  de  l'extase 
physiologique.  C'est  au  médecin  et  non  au  phi- 
losophe d'en  connaître. 

Voici  les  degrés  principaux  par  lesquels  on 
arrive  à  l'extase,  si  nous  nous  en  rapportons  à 
tous  les  mystiques  qui  l'ont  décrite.  Comme  la 
vie  ordinaire  se  compose  d'action  et  de  pensée, 
il  s'ensuit,  par  une  conséquence  nécessaire,  que 
l'espèce  de  vie  nouvelle  qui  constitue  l'extase 
ne  doit  avoir  ni  action  ni  pensée;  car  elle  ne  se- 
rait plus  dès  lors  un  changement  d'état.  Il  faut 
donc  éteindre  l'action,  et  l'éteindre  dans  ses 
nuances  les  plus  diverses  et  les  plus  délicates.  Il 
ne  s'agit  pas  seulement  de  cette  action  extérieure 
toute  corporelle  qui  exige  le  mouvementphysique, 
l'exerlion  des  forces  naturelles.  Celle-là  évidem- 
ment doit  être  proscrite  la  première;  car  c'est 
elle  qui  nous  met  en  contact  avec  nos  sembla- 
bles, avec  la  nature;  en  un  mot,  avec  le  monde 
qu'il  s'agit  précisément  de  fuir  et  de  changer. 
Ainsi,  point  d'action  au  dehors,  immobilité  du 
corps,  telle  est  la  première  condition.  Les  rela- 
tions avec  l'extérieur  ainsi  rompues,  se  trouvent 
supprimés  du  même  coup  toutes  les  passions, 
tous  les  intérêts,  tous  les  soins  que  le  monde 
provoque  et  qu'il  exige.  L'âme  peut  y  gagner 
sans  doute,  et  elle  n'a  plus  chance  de  se  souil- 
ler à  ces  contacts  et  à  ces  orages.  Mais  aussi 
avec  le  monde  ont  disparu  les  devoirs  qu'il  im- 
pose, et  sans  lesquels  l'âme  isolée,  et  privée  d'une 
noble  excitation,  va  bientôt  tomber  dans  cette 
indifférence  et  cette  inertie  dont  on  essayera 
plus  tard  de  faire  des  vertus,  mais  qui,  de  fait, 
ne  sont  que  le  commencement  de  la  mort  qu'elle 
recherche. 

Mais  passons.  Voilà  donc  le  monde  répudié, 
et  le  corps  réduit  à  l'immobilité  et  à  l'inaction. 
Mais  le  corps  n'est  pas  soumis  pour  cela.  La  soli- 
tude a  ses  passions  et  ses  tempêtes,  tout  comme 
le  monde.  11  faut  les  vaincre  aussi;  et  de  là  une 
seconde  phase  où  l'àme  essaye  de  monter,  com- 
battant les  passions  qui  l'agitent  encore  et  qui 
ne  viennent  plus  que  d'elle  seule,  ou  tout  au 
moins  de  son  union  avec  le  corps.  C'est  une  lutte 
nouvelle  et  bien  pénible;  et  c'est  ici  que  se  pla- 
cent ces  austérités  et  ces  mortifications  de  toute 
sorte,  extravagantes  toujours,  effrayantes  quel- 
quefois, auxquelles  les  mystiques  de  tous  les 
temps,  de  toutes  les  nations,  de  toutes  les  reli- 
gions et  de  toutes  les  philosophies  même,  se 
sont  toujours  livrés.  On  peut  le  demander  à 
l'histoire  des  ascètes  dans  l'Inde,  à  celle  des 
alexandrins  dans  le  monde  grec,  aux  solitaires 


EXT  A 


—  508 


EXTA 


de  la  Thébaïdc  chrétienne,  aux  moines  de  tous 
les  couvents. 

A  ce  second  degré  en  succède  un  troisième  où 
s'achève  la  défaite  du  corps.  Après  les  passions 
qui  le  bouleversent,  il  faut  faire  taire  aussi  les 
sens  eux-mêmes,  parce  que  les  perceptions  qu'ils 
transmettent  à  l'àmc,  toutes  pures,  tout  inof- 
fensives qu'elles  peuvent  être,  la  troublent  en- 
core et  lui  ôtent  cette  sérénité  et  cette  paix  inal- 
térable qu'elle  poursuit.  Il  faut  donc  éteindre  les 
sens,  et  ce  n'est  pas  sans  une  peine  extrême  que 
l'esprit  arrive  à  ce  résultat  dernier,  qui  doit  en- 
fin le  réduire  à  lui-même  et  le  séparer  du  corps 
auquel  il  est  joint,  après  avoir  séparé  le  corps 
du  monde  où  il  vit. 

A  ce  quatrième  degré,  l'âme  n'a  plus  qu'elle 
seule  à  considérer  et  à  vaincre  ;  car  tout  combat 
n'est  pas  fini  :  elle  est  libre  déjà  des  intérêts 
mondains,  elle  est  libre  des  passions,  elle  est 
délivrée  même  des  sensations;  mais  ne  lui  reste- 
t-il  pas  des  idées,  et  ces  idées  ne  sont-elles  pas 
capables  encore  de  troubler  par  leur  diversité 
même  la  tranquille  unité  où  elle  tend?  Oui, 
sans  doute;  il  faut  éliminer  de  l'âme  les  idées, 
comme  on  en  a  éliminé  successivement  les  sensa- 
tions, les  passions,  les  préoccupations  extérieu- 
res. Il  faut  donc  réduire  l'âme  à  elle  seule,  c'est- 
à-dire  à  la  substance  même  que  modifient  les 
idées  et  les  sensations.  Voilà  la  simplification 
tant  recommandée  par  les  alexandrins  (àTtXwaiç), 
et  qu'ont  recommandée  sous  d'autres  noms  tous 
les  mystiques  quels  qu'ils  soient. 

A  ce  degré  suprême,  l'âme  est  bien  près  de 
l'exlase;  mais  elle  n'y  est  pas  tout  à  fait  :  un 
dernier  effort,  et  elle  y  touche.  Cet  efTort,  elle  le 
fait,  elle  anéantit  tout  ce  qui  lui  reste,  c'est-à-dire 
jusqu'à  la  conscience  de  soi-même,  jusqu'à  la 
notion  de  son  existence  dégagée,  simplifiée, 
comme  elle  l'a  faite.  Voilà  l'extase  obtenue,  con- 
quise ;  l'àme  s'est  suicidée,  elle  est  morte  pour 
quelques  instants,  une  demi-heure  tout  au  plus, 
dit  sainte  Thérèse,  qui  a  poussé  cette  pratique 
de  l'extase  jusqu'à  ses  plus  périlleuses  limites, 
et  qui  n'a  pas  craint,  pour  l'atteindre,  de  se 
mettre  en  danger  de  mort,  c'est  elle-même  qui 
l'alfirrae.  Que  se  passe-t-il  alors  dans  l'âme  ré- 
duite à  cet  indéfinissable  état?  c'est  ce  que  per- 
sonne ne  pourrait  dire  précisément  ;  mais  c'est 
à  cet  instant  d'anéantissement  et  de  mort  que 
les  mystiques  croient  avoir  les  plus  claires 
et  les  plus  admirables  visions,  et  qu'ils  se  tran.s- 
foriuent  pour  s'unir  ou  même  pour  s'identifier 
à  Dieu. 

Ainsi  quatre  degrés  principaux  pour  arriver  à 
l'extase  :  1°  détachement  du  monde  ;  2°  défaite 
des  passions;  3"  anéantissement  des  sensations; 
4°  abolition  des  idées  même  qui  restent  encore  à 
l'âme  réduite  à  elle  seule  par  ces  simplifica- 
tions successives  ;  enfin  l'extase,  proprement 
dite,  qui  est  la  destruction  passagère  de  toute 
vie  matérielle  et  spirituelle  en  nous. 

Les  mystiques  ont  très-diversement  décrit  cette 
conquête  successive  de  l'extase.  L'imagination 
de  chacun  d'eux  s'est  donné  large  carrière,  non 

F  as  seulement  pour  explicjuer  les  progrès  de 
âme  dans  cette  route  et  cette  vie  nouvelle, 
mais  aussi  pour  prescrire  les  pratiques  diverses 
par  lesquelles  l'âme  peut  assurer  sa  marche  et 
sa  victoire  dans  ces  obscurs  et  pénibles  sentiers. 
Le  caractère,  la  position  sociale,  le  tempéra- 
ment, les  habitudes,  les  m.inics  même,  les  pré- 
jugés de  toute  sorte,  ont  exercé  dans  tout  ceci 
une  influence  qu'il  est  parfois  assez  dilficile  de 
démêler,  mais  qui  n'en  est  pas  moins  réelle.  Il 
faut,  en  général,  s'arrêter  fort  peu  à  ces  détails 
où  l'on  courrait  le  risque  de  se  perdre;  et 
une  fois  qu'on  connaît  bien  le  but  que  le  mys- 


ticisme poursuit,  tous  ces  préliminaires  de  l'ex- 
tase se  comprennent  et  se  classent  d'eux-mêmes, 
avec  la  juste  importance  qu'ils  ont.  Ce  dont  on 
doit  se  défendre  surtout  ici,  c'est  à  la  fois  de 
prendre  tous  ces  détails  trop  au  sérieux,  et  d'en 
sourire.  Le  but  du  mysticisme  a  quelque  chose 
de  grand  et  de  saint  même.  11  ne  faut  donc  pas 
le  tourner  en  ridicule  ;  mais  le  mysticisme,  en 
s'isolant  de  la  vie  telle  que  Dieu  l'a  faite  à  la 
plupart  des  hommes,  détruit  aussi  tout  ce  que 
cette  vie  a  d'admirable;  et,  par  conséquent,  il 
faut  prendre  garde  à  tout  ce  qui  l'altère,  et  sur- 
tout à  l'extase  qui  l'anéantit  sous  prétexte  de  la 
purifier. 

Mais  il  serait  par  trop  absurde  que  tant  de 
travaux,  tant  de  souffrances,  tant  de  soins  n'eus- 
sent qu'un  but  aussi  vain  que  l'extase.  L'extase 
est  bien  l'objet  que  poursuit  le  mystique  :  mais 
ce  n'est  pas  pour  elle-même  qu'il  la  reclierche 
et  la  conquiert  avec  tant  de  peine.  Il  y  a  donc, 
ou  du  moins  on  suppose,  dans  l'extase,  autre 
chose  que  l'extase  toute  seule  ;  les  mystiques  ne 
s'en  sont  pas  cachés.  L'extase  est  un  moyen  d'at- 
teindre directement  à  Dieu,  de  se  réunir  direc- 
tement- à  lui.  Voilà  le  secret  de  toutes  leurs 
préoccupations;  voilà  l'attrait  puissant,  irrésis- 
tible, qui  les  précipite  dans  ces  abîmes  où  la 
nature  tout  entière  vient  mourir,  où  la  pensée 
et  l'action  s'anéantissent,  et  où  l'homme  se  ré- 
duit à  cette  vie  de  mort  qui  détruit  en  lui  toute 
grandeur,  en  détruisant  toute  activité.  Dieu 
senti,  goûté,  vu  face  à  face,  possédé  dans  un 
sublime  transport,  conquis  par  ces  labeurs  inté- 
rieurs de  l'âme,  voilà  le  prix  inestimable  de  tant 
de  douleurs  courageusement  souffertes,  de  tant 
de  sacrifices  si  magnanimement  accomplis.  Sous 
une  forme  ou  sous  une  autre,  voilà  le  mobile 
tout-puissant  du  mysticisme  ;  voilà  la  divine 
récompense  qu'il  promet  à  ses  adeptes,  la  cou- 
ronne qu'il  promet  à  ses  martyrs,  et  que  parfois, 
si  l'on  veut  bien  l'en  croire,  il  leur  a  aonnée. 
On  comprend  dès  lors  fort  aisément  l'ardeur  pas- 
sionnée des  mystiques  dans  ces  pratiques  que  le 
vulgaire  peut  trouver  insensées,  mais  qui  pour 
eux  ont  une  si  haute  et  si  douce  signification. 
Dans  ces  austérités  qui  mortifient  la  chair  et 
l'écrasent,  le  vulgaire  ne  voit  que  des  folies  ridi- 
cules ou  coupables;  le  mystique  y  voit  la  route 
qui  mène  au  ciel.  De  là,  tout  le  dédain  des  mys- 
tiques pour  les  grossiers  esprits  qui  ne  les  com- 
prennent pas  ;  de  là  aussi,  le  dédain  non  moins 
grand  du  vulgaire  pour  les  mystiques  qui  com- 
prennent si  singulièrement  la  vie,  et  qui  com- 
mencent par  détruire  l'homme  pour  le  rendre 
plus  digne  de  Dieu. 

Mais  si  tous  les  mystiques  croient  atteindre 
Dieu  par  l'extase,  il  y  a  cependant  ici  entre  eux 
des  différences  considérables  qu'il  ne  faut  pas 
omettre.  On  peut  trouver  Dieu  de  deux  maniè- 
res :  ou  en  s'unissant  à  lui,  ou  en  devenant 
Dieu  soi-même.  Qu'on  ne  sourie  point  :  les 
mystiques  sont  allés  souvent  jusqu'à  ce  dernier 
point  de  la  folie  humaine,  et  c'est  l'extase  qui 
les  y  a  poussés.  Ainsi  de  l'extase  pratiquée  par 
tous,  tous  ne  tirent  pas  des  conséquences  sem- 
blables; et  la  diversité  des  théories  sur  les  ré- 
sultats de  l'extase  tient  à  la  diversité  même  des 
croyances  avec  lesquelles  on  s'y  livre.  Quand 
les  mystiques  sont  orthodoxes,  comme  ,  par 
exemple,  les  saints  et  les  docteurs  de  l'Église 
catholique,  saint  Bonaventure ,  Gerson,  sainte 
Thérèse,  et  tant  d'autres,  que  trouvent-ils  dans 
l'extase?  L'union  avec  Dieu,  comme  on  la  trouve 
d'ailleurs  d'après  la  plus  pure  orthodoxie,  dans 
la  prière  et  dans  l'oraison.  Mais  qui  dit  union 
avec  Dieu  entend  encore  la  relation  de  deux 
êtres  distincts  :  l'êlre  même  de  Dieu,  et   l'être 


EXTA 


—  509 


EXTA 


humain  qui  s'unit  à  lui.  La  personn.ilitc  humai- 
ne est  donc  rospeclée  jjar  cette  première  classe 
de  mystiques,  en  ce  sens  que,  s'ils  l'éteignent 
par  les  pratiques,  ils  ne  l'immolent  pas  du 
moins  à  la  personne  divine.  La  personnalité  di- 
vine est  aussi,  par  cela  même,  également  res- 
pectée, puisqu'on  la  distingue,  et  que  c'est  à 
elle  que  l'âme  humaine  tend  à  se  réunir.  On  ne 
saurait  nier  que  parfois  le  langage  des  mystiques 
les  plus  orthodoxes,  et  spécialement  celui  do 
sainte  Thérèse,  ne  puisse  la-èler  à  une  interpré- 
tation moins  favorable  ;  mais  il  faut  être  indul- 
gent en  ceci,  et  s'en  tenir  moins  au  sens  dou- 
teux do  quelques  expressions  qu'à  la  pensée 
générale  qui  ne  peut  laisser  la  moindre  équivo- 
que. Sainte  Thérèse  veut  se  marier  spirituelle- 
ment à  Dieu,  comme  saint  François  de  Sales; 
elle  ne  prétend  pas  se  confondre  ni  se  perdre  en 
lui.  Tous  les  mystiques  qui  ont  gardé  les  limites 
de  la  foi  s'arrêtent  aussi  à  ce  point  délicat. 

Mais  quand  la  foi  ne  les  retient  plus,  soit  dans 
le  sein  des  religions  positives,  soit  en  dehors  de 
toute  religion,  les  mystiques  vont  beaucoup  plus 
loin;  et  pour  n'en  citer  qu'un  seul  exemple, 
Plotin,  et  avec  lui  une  partie  de  l'école  d'.Vie.xan- 
drie,  a  cru  que  l'àme  de  l'homme,  dans  l'extase, 
simpliliée  comme  elle  l'est  alors,  se  confondait 
avec  Dieu  même.  Voilà  l'incroyable  et  sacrilège 
conséquence  qu'on  a  pu  tirer  de  l'extase.  Et 
pourquoi?  c'est  que  les  alexandrins,  et  tous  ceux 
qui  ont  suivi  les  mêmes  traces,  soit  spontané- 
ment, soit  par  imitation,  s'étaient  fait  de  Dieu 
des  théories  qui  le  réduisaient  à  ce  que  l'homme 
lui-même  devient  dans  l'extase.  Le  Dieu  des 
alexandrins  et  des  panthéistes  en  général,  y 
compris  les  panthéistes  contemporains,  n'a  ni 
volonté,  ni  intelligence,  ni  liberté,  ni  action,  ni 
providence.  C'est  une  creuse  et  vide  abstraction, 
c'est  un  néant,  tout  comme  dans  l'extase 
l'ho.mme  n'est  qu'un  néant  indéfinissable.  Les 
alexandrins,  et  Plotin  en  particulier,  retrouvaient 
donc  dans  l'extase  le  Dieu  qu'ils  s'étaient  forgé 
dans  leurs  insoutenables  théories;  et  si  ces  théo- 
ries poussaient  à  l'extase,  l'extase,  réciproque- 
ment, venait  appuyer  et  vérifier  ces  théories. 

Ainsi,  selon  que  les  mystiques  avaient  de  Dieu 
des  croyances  plus  ou  moins  exactes,  plus  ou 
moins  profondes,  ils  ont  admis  l'une  de  ces  deux 
conséquences  de  l'extase,  ou  la  simple  union 
avec  Dieu,  ou  l'identification  à  Dieu. 

Il  est  bien  encore  une  autre  conséquence  de 
l'extase  que  des  mystiques,  en  assez  grand  nombre, 
ont  osé  en  tirer  audacieusement,  si  ce  n'est  pas 
folie  et  non  point  audace  qu'il  convient  de  dire. 
Dans  l'Inde,  où  la  pratique  de  l'extase  a  été 
poussée  plus  loin  que  partout  ailleurs,  et  où  elle 
a  été  analysée  dans  ses  plus  minces  détails,  les 
mystiques  ont  cru  que  cette  transformation  de 
l'homme  en  Dieu  transmettait  aussi  à  l'homme 
des  pouvoirs  divins,  la  toute-puissance  sur  la 
nature  entière,  sur  l'univers.  Il  y  a  des  livres 
tout  entiers  où  les  moyens  d'acquérir  cette  do- 
mination souveraine  sont  décrits  avec  le  plus 
grand  soin  et  donnés  comme  infaillibles.  Dans 
l'école  d'Alexandrie,  la  théurgie  a  souvent  joué 
un  très-grand  rôle,  et  Porphyre,  qui  a  vécu  sept 
années  avec  Plotin,  son  maître,  n'hésite  pas  à  lui 
attribuer  sérieusement  les  pouvoirs  magiques  les 
plus  étendus.  On  pourrait  trouver  des  exemples 
fort  nombreux  et  tout  aussi  absurdes  dans  l'his- 
toire de  l'Église  chrétienne;  les- conciles  ont  dû 
intervenir  tort  souvent,  ainsi  que  la  papauté, 
pour  faire  cesser  des  fantasmagories  coupables  et 
des  miracles  extravagants,  qu'avaient  préparés 
et  rendus  croyables  toutes  les  manœuvres  dont 
l'extase  est  précédée,  et  toutes  les  hallucinations 
dont  elle  est  suivie.  A  ce  degré,  le  mysticisme 


touche  à  la  folie,  ou,  pour  mieux  dire,  il  n'est 
plus  que  de  la  folie. 

Si  l'on  se  rend  bien  compte  de  ce  qu'est  l'extase 
en  elle-même,  des  altérations  profondes  qu'elle 
fait  subir  à  la  nature  de  riiommc,  le  déplorable 
état  qu'elle  fait  à  l'àme  dans  les  longues  prépa- 
rations qui  la  doivent  amener,  ou  dans  les  abat- 
tements qui  la  suivent,  on  pourra  trouver  que 
c'est  caractériser  justement  l'extase  que  de  l'ap- 
peler un  suicide  physique  et  moral  ;  et,  malgré 
les  prétextes  religieux  dont  le  plus  souvent  elle 
se  couvre,  il  ne  faut  pas  hésiter  à  la  condamner 
et  à  la  proscrire.  Par  conséquent,  on  ne  saurait 
en  faire,  comme  le  mysticisme  l'a  troj)  souvent 
prétendu,  le  but  de  la  vie  humaine.  Cette  union 
a  Dieu  dès  cette  vie  est  le  renoncement  coupable 
à  tout  ce  que  Dieu  a  fait,  à  tous  les  devoirs  qu'il 
nous  impose  envers  les  autres,  envers  nous- 
mêmes,  envers  lui.  Ce  n'est  pas  l'honorer  que  de 
s'immoler  à  lui  dans  un  stérile  sacrifice;  ce  n'est 
pas  l'aimer  véritablement  que  de  détruire  en  soi 
toutes  les  facultés  par  lesquelles  on  l'honore  et 
on  l'aime.  L'extase  est  donc  une  erreur  énorme, 
et  le  plus  souvent  une  erreur  coupable  ;  mais 
c'est  une  erreur  très-réelle,  et  les  esprits  légers 
qui  la  nient  ne  sont  guère  moins  aveugles  que 
les  mystiques  qui  s'y  livrent. 

Et  pourtant,  malgré  ces  dangers  souvent  si- 
gnalés par  le  bon  sens  de  l'Église,  et  malgré  ses 
anathèmes,  les  règles  de  l'extase  ont  été  expo- 
sées, analysées  tout  au  long  par  les  docteurs  les 
plus  autorisés,  tout  comme  elles  l'avaient  été 
chez  d'autres  peuples,  dans  d'autres  temps,  sous 
l'empire  d'autres  religions.  Indépendamment  des 
descriptions  naïves  et  spontanées,  il  y  a  eu  les 
prescriptions  positives,  minutieuses,  indiquées, 
recommandées,  imposées  aux  esprits  les  plus  fi- 
dèles parmi  les  croyants,  aux  âmes  les  plus  ar- 
dentes parmi  les  âmes  embrasées  de  l'amour  de 
Dieu.  Ainsi  Gerson,  héritier  de  toutes  les  tradi- 
tions du  moyen  âge,  a  fait  le  code  de  l'extase 
dans  sa  Théologie  mystique  pratique.  11  a 
donné  à  qui  veut  tenter  ces  chemins  hasardeux 
une  route  infaillible  pour  atteindre  l'extase,  et 
par  elle  atteindre  Dieu  lui-même.  Des  ascètes 
indiens  ont  poussé  les  choses  aussi  loin  que  le 
doclor  christianissimus,  et  ils  ont  donné  avant 
lui  des  formulaires  tout  aussi  détaillés,  tout 
aussi  précis,  tout  aussi  efficaces,  et  non  moins 
extravagants.  Plotin  et  les  mystiques  grecs 
n'ont  pas  été  aussi  positifs  ;  ils  se  sont  bornés  à 
des  indications  plus  vagues,  bien  que  le  sens 
n'en  soit  pas  moins  certain.  Ils  se  sont  contentés, 
en  général,  de  pratiquer  l'extase,  et  de  la  dé- 
crire ;  ils  ne  sont  pas  allés  jusqu'à  l'enseigner 
méthodiquement.  Mais  cette  conséquence  ex- 
trême était  inévitable;  et  dans  les  couvents  de 
toutes  les  religions,  on  a  su  l'appliquer  avec  une 
régularité  qui  empruntait  sa  puissance  à  l'éner- 
gie même  de  la  foi. 

C'est  qu'en  effet,  toute  blâmable  qu'est  l'ex- 
tase, il  est  très-difficile  de  fixer  dans  la  pratique 
un  peu  sévère  les  limites  qui  la  séparent  de  la 
prière  et  de  l'oraison.  Les  âmes  énergiques  dé- 
passent bientôt  la  borne;  cette  union  à  Dieu, 
que  la  foi  la  plus  orthodoxe  admet  dans  les  reli- 
gions les  plus  éclairées,  la  prière  que  toutes  re- 
commandent sans  exception,  ne  suffisent  pas  à 
ces  natures  généreuses  et  brûlantes.  Il  faut  pos- 
séder Dieu,  non  pas  quelques  instants,  non  pas 
en  s'élevant  jusqu'à  lui  par  une  exaltation  men- 
tale qui  ne  dure  que  le  temps  même  de  réciter  les 
invocations  et  les  hymnes  pieux:  il  faut  le  posséder 
pleinement,  toujours,  au  moment  où  on  le  désire  ; 
il  faut  le  conserver  aussi  longtemps  qu'on  le  veut, 
et  en  jouir  en  quelque  sorte  comme  on  jouit  sur 
la  terre  d'un  objet  aimé.  Le  langage  même  des 


EXTA 


—  510  — 


EXTÊ 


mystiques  est  souvent  aussi  précis  et  aussi  en- 
flammé que  le  langage  de  l'amour  humain.  Il  y 
a  donc  ici  un  danger  réel  et  très-grave  qu'il  est 
presque  impossible  de  conjurer  pour  ces  natures 
pleines  de  leu  et  de  puissance,  qu'excitent  encore 
les  saintes  pratiques  de  la  dévotion.  La  j)rière 
que  la  religion  leur  ordonne,  et  qui  est  indis- 
pensable, les  pousse  presque  infailliblement  à 
l'extase  et  à  tous  les  excès  qu'elle  entraîne;  la 
limite  est  en  ceci  fort  délicate,  et  les  génies  les 
plus  fermes  et  les  plus  éclairés  y  ont  souvent 
consumé  leurs  soins.  Bossuet,  adversaire  im- 
placable du  quiétisme  et  de  ces  oraisons  extraor- 
dinaires qui  constituent  l'extase,  a  bien  senti 
recueil;  et,  après  avoir  condamne  les  abus,  il  a 
dû  montrer  aussi  quel  était  le  légitime  usage  de 
la  prière,  allant  même  un  peu  au  mysticisme; 
il  a  fait  son  traité  de  Myslici  in  tulo  pour  ras- 
surer les  âmes  timides,  que  sa  voix  foudroyante 
aurait  pu  épouvanter  quand  elle  écrasait  Moli- 
nos  et  ses  adhérents. 

Ainsi  l'extase  a,  dans  la  pratique  de  la  piété 
la  plus  légitime,  c'est-à-dire  dans  la  prière,  un 
antécédent  et  une  cause  trop  souvent  efficace,  et 
que  cependant  on  ne  saurait  proscrire.  L'extase 
est  l'exagération  et  l'abus  de  la  prière. 

On  le  voit  donc,  l'extase  n'est  pas  un  fait  sans 
importance,  comme  trop  souvent  on  l'a  cru;  elle 
est  le  fond  de  tout  mysticisme,  philosophique  et 
religieux;  elle  a  été  connue  de  tous  les  peuples, 
dans  tous  les  climats  chauds  plus  qu'ailleurs; 
elle  a  été  réduite  en  pratique  régulière;  et  l'on 
a  pu  en  faire  l'occupation  unique  de  la  vie  de 
l'homme,  en  méconnaissant  cette  vie  dans  ce 
qu'elle  a  de  vraiment  çrand,  et  en  prétendant  par 
une  anticipation  sacrilège  unir,  dès  cette  existence 
terrestre,  Thomme  au  Dieu  qui  l'a  créé.  L'extase 
est  la  destruction  coupable  de  la  personnalité,  et, 
par  conséquent,  de  toute  vertu.  C'est  là  ce  qui 
l'a  fait  condamner  de  tout  temps  par  les  esprits 
fermes  et  sages,  et  par  toutes  les  religions  qui 
ont  bien  compris  la  nature  humaine,  et  qui  ont 
su  la  respecter. 

Si  nous  laissons  de  côté  ces  extases  régulières 
et  en  quelque  sorte  scientifiques  qu'on  apprend 
avec  les  Indous,  avec  Plotin,  avec  saint  Bona- 
venture  et  Gerson,  l'histoire  de  la  philosophie 
pourra  nous  olTrir  encore  des  exemples  d'extases 
naïves^  spontanées,  qu'ont  éprouvées,  dans  quel- 
ques circonstances  extraordinaires,  les  plus  admi- 
rables esprits  dont  la  philosophie  s'honore.  N'é- 
tait-ce pas  une  extase  de  ce  genre  qui  saisit  So- 
crate  durant  le  siège  de  Potidée,  et  qui  le  retint 
vingt-quatre  heures  de  suite  dans  cette  immobi- 
lité et  cette  quiétude  dont  lui-même  ne  se  ren- 
dait pas  compte  et  qui  étonnaient  ses  compagnons 
d'armes?  N'était-ce  pas  encore  une  extase  qui 
saisit  Descartes  durant  cette  méditation  féconde 
qui  lui  découvrit  les  premiers  principes  de  sa 
méthode,  et  qui  lui  inspira,  si  l'on  en  croit  Bail- 
let,  ce  vœu  singulier  qu'il  n'exécuta  pas,  de  ren- 
dre grâce  à  Notre-Dame  de  Lorette?  Ce  sont  là 
très-probablement  des  extases;  mais  ce  n'était 
pas  la  volonté  qui  les  avait  préparées  dans  So- 
crate,  non  plus  que  dans  Descartes.  Ni  l'un  ni 
l'autre  ne  les  avaient  voulues,  ni  l'un  ni  l'autre 
ne  les  renouvelèrent;  ce  furent  des  accidents  et 
non  des  conquêtes  recherchées  et  obt^jiues  après 
de  longs  efforts.  Mais  il  faut  remarquer  que,  se- 
lon toute  apparence,  ce  sont  des  exiases  invo- 
lontaires comme  celles-là  qui  ont  appris  à  réité- 
rer de  propos  délibéré  ces  états  singuliers,  et 
que,  si  la  nature  n'avait  pas  de  cette  façon  pro- 
voqué l'homme,  il  n'aurait  sans  doute  jamais 
songé  à  cette  tentative  insensée  de  changer  et  de 
bouleverser  de  fond  en  comble  l'état  normal  que 
la  nature  lui  fait  le  plus  habituellement. 


Si  l'on  veut  bien  connaître  l'extase,  et  la  sui- 
vre dans  toutes  les  phases  qu'elle  présenf«,  il 
faut  consulter,  entre  autres  documents,  les  sui- 
vants :  pour  ce  qui  concerne  l'Inde,  le  très-cu- 
rieux ouvrage  de  M.  Bochinger  sur  la  Vie  con- 
templative ascétique  et  monastique  chez  les  In- 
dous et  les  peuples  bouddhistes,  in-8,  Strasbourg, 
1831  (français):  ïd^  Dhagavad  Guita.  et  les  Mé- 
moires de  Colebrooke  sur  la  philosophie  in- 
dienne ;  —  pour  la  Grèce,  Plotin,  Porphyre,  Eu- 
nape  et  Proclus  ;  —  pour  le  christianisme  et  le 
moyen  âge,  saint  Bonaventure.  Ilinerarium 
mentis  inÙeum,;  Gerson,  Theoiogica  m,\)stica 
pratica,  et  quelques  autres.  Au  début  d'un  ou- 
vrage sur  VÉcole  d'Alexandrie,  M.  Barthélémy 
Saint-Hilaire  a  tracé  une  théorie  de  l'extase.  En- 
fin, on  ferait  bien  de  consulter  quelques  traités 
de  médecine  sur  l'extase  physiologique,  et  spé- 
cialement celui  du  docteur  Bertrand  :  de  l'Ex- 
tase,  Paris,   1829,    in-8.    Yoy.   Mysticisme 

B.  S-H. 

EXTENSION,  voy.  Compréhension. 

EXTÉRIORITÉ.  Les  mots  dedans,  dehors, 
intérieur,  extérieur,  sont  employés  dans  diver- 
ses significations.  Ils  indiquent  d'abord  un  rap- 
port dans  l'espace.  Nous  appelons  intérieur  ce 
qui  est  compris  dans  certaines  limites  ;  extérieur 
ce  qui  n'y  est  pas  renfermé.  Ainsi  les  corps  oc- 
cupant dans  l'espace  un  lieu  distinct  et  circon- 
scrit par  leur  étendue,  sont  extérieurs  les  uns 
aux  autres.  Il  en  est  ae  même  de  leurs  molécu- 
les qui  ne  peuvent  se  pénétrer,  c'est-à-dire  oc- 
cuper simultanément  le  même  lieu.  On  nomme 
intérieur  d'un  corps  ce  qui  est  renfermé  dans  les 
limites  de  sa  surface  ;  extérieur  sa  surface  elle- 
même.  Notre  corps  a  une  forme  extérieure.  Les 
diverses  parties  et  les  organes  que  recouvre  cette 
enveloppe  constituent  son  intérieur.  Nous  appe- 
lons extérieur  à  nous,  au  point  de  vue  physi- 
que, tout  ce  qui  n'est  pas  renfermé  dans  l'espace 
occupé  par  notre  corps.  Les  mêmes  expressions 
servent  aussi  à  désigner  les  rapports  de  l'âme 
avec  les  corps.  Nous  distinguons  alors  deux  mon- 
des, le  monde  intérieur  et  le  monde  extérieur. 
Le  premier  contient  l'ensemble  de  nos  pensées, 
de  nos  sensations,  de  nos  déterminations  ;  ainsi 
que  le  moi  qui  est  le  théâtre  de  ces  phénomè- 
nes, leur  sujet  ou  leur  cause.  Le  second  est  cet 
univers  qui  se  déroule  à  nos  regards  et  qui 
remplit  l'espace.  Les  limites  de  ces  deux  mondes 
sont  tracées  par  l'horizon  même  que  ne  peuvent 
dépasser  les  deux  facultés  qui  les  perçoivent  :  la 
conscience  et  les'sens.  Tout  ce  que  saisit  la  con- 
science ou  le  sens  intime  fait  partie  du  monde 
intérieur  (voy.  Co^'sClE^'CF.).  Tout  ce  que  perçoi- 
vent les  sens  appartient  au  monde  extérieur.  Le 
terme  d'extériorité  perd  son  sens  quand  on  le 
transporte  dans  le  monde  intellectuel.  Peut-on 
dire  que  Dieu  est  extérieur  à  l'âme  humaine,  lui 
qui  est  présent  partout,  et  à  l'œil  duquel  n'é- 
chappe aucune  de  nos  pensées?  De  même,  du 
moment  où  nous  cherchons  à  concevoir  des  pu- 
res intelligences  sans  y  mêler  l'idée  du  corps,  le 
rapport  d'extériorité  fait  place  à  celui  de  simple 
individualité.  Une  troisième  acception  des  mots 
intérieur,  extérieur,  est  celle  qu'on  leur  donne 
quand  on  les  applique  aux  deux  termes  de  toute 
existence  :  la  cause  et  les  phénomènes,  la  sub- 
stance et  ses  qualités,  la  force  et  ses  actes,  le 
principe  vivant  et  la  vie,  l'âme  et  ses  manifesta- 
tions. Nous  appelons  l'un  de  ces  deux  termes 
l'élément  externe,  et  l'autre  l'élément  interne. 
C'est  qu'en  effet  l'un  est  visible,  l'autre  invisible 
et  caché.  Nous  saisissons  l'un  immédiatement 
par  les  sens  ou  par  la  conscience  ;  l'autre,  nous 
le  concevons.  De  même,  parmi  les  propriétés  des 
êtres^  nous   établissons  une  distinction  d'après 


Fx\GU 


—  511   — 


FACU 


laquelle  les  unes  sont  dites  inlernes,  comme  te- 
nant do  plus  près  à  la  nature  intime  ou  à  l'es- 
sence de  ces  êtres;  les  autres  sont  appelées  ex- 
térieures, accidentelles  et  superficielles.  C'est 
ainsi  que  les  classifications  naturelles  reposent 
sur  les  ])ropriétés  intimes  des  objets,  et  les  clas- 
sifications artificielles  sur  leurs  propriétés  ex- 
térieures. Nous  ne  poursuivrons  pas  plus  loin 
l'examen  des  divers  sens  que  peuvent  revêtir  ces 
deux  termes.  La  véritable  question  de  l'extério- 
rité est  celle  où  il  s'agit  de  constater  la  manière 
dont  nous  acquérons  la  notion  du  monde  exté- 
rieur ou  de  ïexlériorité.  Elle  est  traitée  à  l'arti- 
cle Sens.  Ch.  B. 
EXTRÊMES  (Termes),  voy.  Syllogisme. 
F.  Dans  les  termes  mnémoniques  par  lesquels 
les  logiciens  désignent  les  difl'erents  modes  du 
syllogisme ,  cette  consonne  indique  que  tous 
les  modes  des  trois  autres  figures,  qui  ont  cette 
initiale,  peuvent  être  ramenés  au  mode  de  la 
première  qui  commence  par  la  même  consonne; 
par  exemple,  que  Felapton  ou  Festino  se  ramè- 
nent au  mode  Ferio. 
Voy.  Conversion,  Syllogisme. 
FACULTÉS  DE  L'AME.  Toutes  les  fois  que 
je  suis  témoin  d'un  phénomène,  quelle  que  soit 
sa  nature,  je  ne  puis  m'empêcher  de  lui  supposer 
une  cause.  11  se  peut  qu'en  la  cherchant  je  me 
trompe,  et  que,  croyant  faussement  l'avoir  dé- 
couverte, je  la  place  où  elle  n'est  pas,  je  l'ima- 
gine autre  qu'elle  n'est,  et  lui  prête  des  attributs 
chimériques.  Mais,  que  je  renonce  ou  non  à  la 
déterminer,  je  crois  toujours  qu'elle  est;  que  je 
réussisse  ou  que  je  succombe  dans  mes  recher- 
ches, il  y  a  toujours  cela  de  vrai,  à  mes  yeux, 
qu'elle  existe. 

Je  crois  jlus  encore  :  je  crois  que  cette  cause, 
bien  ou  mal  connue  de  moi,  préexistait  au  phé- 
nomène et  lui  doit  survivre.  L'efi'et  passe,  la 
cause  demeure.  Tout  à  l'heure  elle  n'agissait 
pas,  et  maintenant  elle  n'agit  plus  ;  mais,  inac- 
tive et  comme  en  repos,  je  n'en  pense  pas  moins 
qu'elle  persiste,  capable  de  reproduire  à  l'infini 
des  effets  pareils,  que  j'attends  avec  confiance 
du  retour  des  occasions. 

La  cause  ainsi  conçue  d'un  phénomène,  pres- 
que toujours  insaisissable  en  elle-même  et  dé- 
noncée seulement  par  ses  effets,  mais  en  tout  cas 
considérée  comme  indépendante  d'eux,  puis- 
qu'elle était  avant  et  sera  encore  après,  c'est  ce 
qu'on  nomme  en  général  une  propriété,  une 
vertu,  une  puissance,  une  force,  une  faculté. 

Le  sens  de  chacun  de  ces  termes,  sans  être 
bien  nettement  distingué  ni  très-rigoureusement 
défini  dans  la  langue  commune,  n'est  pas  néan- 
moins tout  à  fait  indifférent.  Le  choix  dépend, 
pour  les  écrivains  exacts,  et  il  devrait  dépendre 
toujours  des  caractères  que  l'on  reconnaît,  à 
tort  ou  à  raison,  à  la  cause  qu'il  faut  désigner. 
N'est-elle,  dans  l'être  où  le  phénomène  est  ap- 
paru, qu'une  simple  prédisposition  à  le  subir, 
que  la  pure  capacité  d'en  devenir  le  sujet,  et 
pour  ainsi  dire  le  théâtre,  on  la  nomme  alors 
propriété.  C'est  ainsi  que  les  corps  ont  la  pro- 
priété de  se  mouvoir,  de  se  fondre,  de  rendre 
des  sons.  A  ce  compte,  une  propriété  n'est  pas 
une  vraie  cause,  la  cause  est  en  dehors  du  corps 
mobile,  fusible  ou  sonore;  elle  est  dans  le  mo- 
teur, dans  l'agent  calorifique,  dans  le  principe 
qui  a  donné  l'impulsion  aux  molécules  vibra- 
toires. Au  contraire,  pense-t-on  que  la  cause 
supposée,  au  lieu  d'être  une  aptitude  passive, 
incapable  de  se  déterminer  elle-même,  possède 
une  énergie  proj  re,  par  laquelle  elle  commence 
ou  du  moins  continue  l'opération  une  fois  com- 
mencée, c'est  déjà  une  puissance,  une  vertu,  une 
faculté.  Par  exemple,  l'aimant  a  une  puissance 


attractive,  certaines  plantes  ont  des  vertus  mé- 
dicales, l'estomac  a  la  faculté  de  digérer,  comme 
le  l'oie  celle  de  sécréter  la  bile.  A  cette  activité 
encore  aveugle  et  fatale  ajoutez,  dans  l'être  qui 
en  est  doué,  la  conscience  de  son  action  ;  faites 
do  plus  qu'il  en  ait,  avec  la  conscience,  l'initia- 
tive et  le  gouvernement,  le  titre  de  faculté  con- 
viendra mieux  encore  à  cette  puissance  éclairée 
et  autonome.  Il  aura  alors  toute  sa  valeur  pos- 
sible, il  sera  pris  dans  son  sens  complet,  il  signi- 
fiera tout  ce  qu'il  peut  signifier.  Or,  en  ce  sens, 
l'àmc  seule  a  de  véritables  facultés,  l'âme  hu- 
maine surtout,  qui  produit  librement  certaines 
de  ses  opérations  et  peut  intervenir  dans  toutes. 
Ce  sont  ces  facultés  de  l'âme  humaine  qu'il 
s'agit  ici  de  décrire  et  de  compter.  I^  méthode 
est  pour  cela  simple  et  sûre.  Les  ficultés  de 
l'âme  (une  seule  exceptée,  que  l'on  déterminera 
tout  à  l'heure)  ne  nous  sont  connues  que  par 
leurs  produits,  comme  les  agents  physiques  ne 
se  dévoilent  à  nous  que  par  leurs  effets.  Nous  ne 
les  apercevons  pas  elles-mêmes;  mais  nous  les 
concevons  à  propos  des  faits,  par  une  loi  de 
notre  constitution  pensante,  qui  porte  que  tout 
phénomène  a  nécessairement  une  cause.  Les 
créant,  en  quelque  sorte,  pour  le  besoin  des  phé- 
nomènes, nous  en  reconnaissons  tout  juste  au- 
tant qu'il  y  a  de  classes  de  ceux-ci.  J'entends  par 
classes  des  genres  bien  profondément  distincts, 
ne  comprenant  que  des  phénomènes  réunis  par 
d'essentiels  rapports,  et  se  séparant  à  raison  des 
différences  aperçues  dans  la  nature  intime,  dans 
les  caractères  constitutifs,  dans  l'objet,  le  but  et 
la  loi  des  opérations.  Chaque  groupe  ainsi  formé 
dénote  une  fonction  de  la  vie  psychologique, 
une  faculté  de  l'âme  humaine.  C'est  donc  de 
l'observation,  de  la  description  et  de  la  classi- 
fication des  faits  qu'il  faut  partir  ;  la  conclusion 
sera  une  théorie  des  facultés  de  l'âme. 

1"  La  nature  humaine  est  tout  entière  dans  le 
plus  humble  comme  dans  le  plus  élevé  des  indi- 
vidus de  l'espèce;  elle  y  est  avec  toutes  ses  puis- 
sances constitutives,  que  la  vie  la  plus  commune, 
que  les  circonstances  les  plus  vulgaires  suf- 
fisent à  mettre  en  jeu.  Entre  un  homme  et  un 
autre  homme,  entre  un  pâtre  et  Leibniz,  il  n'y  a 
de  différence  que  de  degré.  Dans  le  même  homme, 
entre  une  certaine  disposition  d'âme  et  celle  qui 
paraît  s'en  distinguer  le  plus,  le  contraste  ne 
vient  que  de  la  prédominance  accidentelle  de 
l'une  de  nos  facultés,  et  tantôt  de  celle-ci,  tantôt 
de  celle-là,  au  milieu  de  ce  développement  con- 
stant et  modéré  de  toutes,  qui  est  le  fonds  com- 
mun et  la  trame  uniforme  de  la  vie  humaine.  Je 
n'irai  donc  pas  chercher  bien  loin  les  exemples 
que  je  veux  proposer  comme  modèles  d'expé- 
rience, et  par  lesquels  j'essayerai  de  faire  voir 
à  l'œuvre  et  prendre  sur  le  fait  les  facultés  de 
l'âme.  Ces  exemples,  je  les  puiserai  en  moi- 
même,  et  dans  la  situation  où  je  me  trouve  pré- 
sentement. 

A  l'heure  qu'il  est,  je  suis  tout  occupé  à  for- 
mer les  pensées  que  je  dépose  dans  ces  lignes. 
Je  conçois  chacune  d'elles  séparément,  et  j'en 
comprends  aussi  les  rapj  orts.  Sur  ces  rapports 
bien  saisis,  je  les  assemble  en  jugements,  qui 
s'enchaînent  à  leur  tour  en  raisonnements.  Je 
connais  que  je  suis  et  comment  je  suis;  je  me 
souviens  d'avoir  expérimenté  plus  d'une  fois  en 
moi  un  état  semblable.  J'en  infère  qu'il  se  repré- 
sentera dans  l'avenir,  et  qu'à  ma  place  tout 
autre  que  moi  éprouverait  ce  que  j'éprouve,  ver- 
rait ce  que  je  vois,  ferait  comme  je  fais.  Con- 
cevoir des  idées  ou  leurs  rapports,  connaître  ou 
croire,  juger  ou  raisonner,  se  souvenir,  expéri- 
menter ou  induire,  tout  cela  s'appelle  d'un  seul 
mot,  loenser;  et  ce  qui  fait  tout  cela,  c'est  une 


FACU 


512   — 


FACU 


seule  chose,  Veaprit.  Il  y  a  sans  doulc  entcc  toutes 
ces  opérations  simultanées  ou  successives  de  mon 
esprit  des  difTérciiees  réelles  et  profondes,  qu'une 
analyse  plus  minutieuse  devrait  saisir  et  mar- 
([uer  ;  mais  il  y  a  aussi  quelque  chose  de  commun 
à  toutes,  un  certain  caractère,  indéfinissable 
peut-être,  mais  clair  pourtant,  qui  m'autorise  à 
les  comprendre  sous  le  même  titre  de  pensées, 
d'actes  intellectue.s,  de  connaissances,  et  à  les 
attribuer  ensemble  à  une  seule  faculté  de  ma 
nature,  l'intelligence,  l'esprit,  l'entendement. 

Je  pense,  voilà  un  fait;  il  n'est  pas  seul.  Tout 
le  temps  que  mes  idées  se  déroulent  à  mon  es- 
prit, je  m'intéresse  à  elles;  j'en  suis  le  cours 
avec  plaisir,  s'il  est  facile  et  libre;  avec  peine, 
s'il  est  embarrassé  et  lent.  La  pensée  m'appa- 
raît-elle  lumineuse  et  vive,  les  mots  pour  la 
dire  m'arrivent-ils  aisément,  j'en  ressens  une 
joie  véritable,  qui  m'anime  et  me  retient  au 
travail.  Au  contraire,  mes  conceptions,  confuses 
et  indécises,  refusent-elles  de  se  laisser  fixer, 
l'expression  échappe-t-elle  à  ma  plume  sans  cesse 
hésitante,  je  souffre  intérieurement  du  combat 
qu'il  me  faut  alors  livrer  en  moi-même  contre 
cette  intelligence  rebelle,  contre  les  distractions 
qui  l'assiègent,  contre  les  nuages  qui  l'offus- 
quent. Telle  ligne  que  je  relis  m'agrée;  telle 
autre  me  choque  et  me  déplaît,  .l'étais  allègre  et 
dispos,  quand  je  commençai  à  écrire;  après 
quelques  heures  du  même  effort,  ce  j)remier 
contentement  fait  place  à  un  sentiment  pénible 
de  fatigue  et  d'ennui.  Je  passe  ainsi  par  des 
alternatives  de  peine  et  de  plaisir,  de  satisfaction 
et  de  mécontentement,  de  sentiments  agréables 
ou  désagréables,  et  par  bien  des  degrés  divers 
de  chacun  de  ces  sentiments.  Je  jouis  et  je 
souffre;  d'un  seul  mot,  je  sens.  Sentir  est  autre 
chose  que  jienser. 

Ce  n'est  pas  tout.  Ce  travail  qui  occupe  mon 
esprit  et  qui  émeut  mon  âme  si  diversement,  je 
l'ai  entrepris  sachant  que  je  pouvais  m'en  abste- 
nir; je  le  poursuis  sachant  que  je  pourrais  l'in- 
terrompre. Il  m'a  fallu  une  résolution  pour  le 
commencer;  il  faut  que  cette  résolution  persiste 
pour  que  je  le  continue.  Fatigué,  je  le  suspends; 
reposé,  ie  le  reprends,  tout  cela  librement  et  à 
mon  gre.  Je  fais  effort  pour  éclaircir  l'idée  obs- 
cure, pour  saisir  l'expression  qui  me  fuit,  pour 
résister  à  l'ennui  qui  me  gagne.  Je  donne  toute 
mon  attention  à  mon  sujet,  ou  je  la  partage,  ou 
je  la  retire  entièrement  ;  je  la  soutiens  avec  per- 
sévérance, ou  je  la  relâche  par  intervalles.  Ce 
libre  effort,  qui  part  de  moi,  dont  j'ai  l'initiative 
et  la  direction,  ce  n'est  ni  une  pensée,  puisque 
ma  pensée  ne  lui  obéit  pas  toujours,  ni  un  sen- 
timent, puisque  mes  sentiments  le  contrarient 
quelquefois;  je  l'appelle  vouloir.  A  mon  gré,  je 
veux,  ou  je  m'abstiens;  mais  s'abstenir,  c'est 
vouloir  encore  :  c'est  vouloir  ne  pas  agir. 

Je  lais  donc  ou  j'éprouve  en  ce  moment  trois 
choses  :  je  pense,  je  sens  et  je  veux.  Et  j'ai  beau 
chercher,  je  n'aperçois  rien  de  plus  dans  ma 
façon  d'être  actuelle  :  je  n'y  découvre  rien  qui 
ne  soit  ou  un  certain  degré  soit  de  la  peine,  soit 
du  plaisir,  ou  une  certaine  forme  de  la  pensée, 
ou  une  intention  quelcon(iuo  de  ma  volonté.  S'il 
y  a  un  quatrième  phénomène,  cela  n'est  pas 
impossible  :  tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  que 
je  l'ignore. 

Le  lecteur  pourra  répéter  sur  lui-même  l'expé- 
rience que  je  viens  de  faire  sous  ses  yeux;  je 
m'assure  qu'en  s'examinant  bien,  il  retrouvera 
en  lui,  sans  aucun  mécompte,  et  seulement  sous 
d'autres  formes,  les  phénomènes  que  je  viens  de 
remarquer  en  moi,  et  de  plus,  ([u'il  n'en  ren- 
contrera pas  d'autre.  Il  me  comprend  et  me  juge, 
c'est-à-dire  il   pense;  il   goûte  mon  langage  ou 


il  y  répugne,  c'est-à-dire  il  sent;  il  y  prête  ou 
il  y  refuse  librement  son  attention,  c'est-à-dire 
il  veut.  Tout  cela  se  passe  successivement  ou 
ensemble,  et  ces  éléments  divers  composent  par 
leur  réunion  toute  sa  manière  d'être  présente. 

Maintenant,  variez  à  l'infini  l'expérience;  chan- 
gez les  circonstances  et  multipliez  les  incidents; 
au  lieu  d'un  cas  simple  et  ordinaire,  imaginez- 
en  de  singuliers  et  d'étranges;  reportez-vous 
par  la  mémoire  aux  événements  les  plus  frap- 
pants et  les  plus  rares  de  votre  vie  passée  ;  à 
défaut  de  situations  réelles,  forgez-en  de  pos- 
sibles à  l'être  humain;  vous  démêlerez  toujours 
au  fond  de  tous  ces  états,  vrais  ou  imaginaires, 
éprouvés  ou  seulement  conçus,  la  pensée,  le  sen- 
timent et  l'action  ;  cela  et  rien  de  plus.  Vous  ne  fe- 
rez pas  que  dans  les  occasions  les  plus  imprévues, 
au  milieu  des  influences  les  plus  opposées,  il 
n'en  revienne  toujours  et  ne  se  réduise  abso- 
lument à  penser,  à  sentir  et  à  vouloir.  Seu- 
lement, selon  les  cas,  la  forme  de  chaque 
principe,  la  direction  et  le  degré  de  son  dévelop- 
pement, le  mode  et  la  proportion  de  leur  mé- 
lange, la  prédominance  de  l'un  d'eux  sur  tous 
les  autres,  par  suite,  l'aspect  total  du  phénomène 
complexe  pourra  varier  beaucoup.  Celte  variété 
fait  le  mouvement  de  la  vie  intérieure;  elle  dis- 
simule, mais  sans  la  détruire,  la  simplicité  des 
ressorts  qui  produisent  celle-ci;  elle  se  dessine 
sur  le  fonds  immuable  de  notre  nature.  Ainsi, 
c'est  tantôt  le  présent  et  tantôt  le  passé  qui 
occupe  l'esprit;  quelquefois  encore,  c'est  l'avenir 
qu'il  conjecture;  il  conçoit  ou  il  expérimente; 
il  connaît  l'être  contingent  ou  pense  l'être  né- 
cessaire ;  il  réfléchit,  il  généralise,  il  raisonne  ; 
et  la  diversité  de  ces  procédés  s'accroît  encore 
de  la  dissemblance  des  mille  objets  de  chacun; 
sans  compter  le  nombre  infini  de  degrés  que  peut 
parcourir  une  même  pensée,  depuis  l'obscurité 
d'une  première  et  vague  appréhension,  jusqu'à 
la  plus  entière  clarté  et  la  plus  extrême  pro- 
fondeur. A  son  tour,  le  sentiment  se  transforme 
selon  ses  objets,  et  la  passion  a  des  nuances  infi- 
niment mobiles  :  noble,  quand  c'est  le  vrai  ou 
le  bien  qui  l'excite  ;  vile,  quand  c'est  le  gain  ou 
la  matière;  s'attachanftour  à  tour  aux  personnes 
et  aux  choses,  à  l'enfant  dans  le  cœur  de  la 
mère,  au  pouvoir  dans  celui  de  l'ambitieux,  au 
malheur  dans  les  âmes  compatissantes,  à  l'or 
dans  les  âmes  avares;  et  encore,  sous  chacune 
de  ces  formes,  elle  est  vive  et  emportée,  ou 
faible  et  languissante,  modérée  quelquefois.  La 
volonté  elle-même  change  inépuisablement  l'é- 
nergie et  le  sens  de  son  effort.  Mais,  et  celle-ci 
reste  constante  à  soi,  et  l'intelligence  est  dans 
toutes  les  manifestations  de  la  pensée,  comme  la 
peine  ou  le  plaisir  dans  toutes  les  nuances  du 
sentiment.  Ainsi  encore,  dans  le  travail  de  la 
méditation  solitaire,  la  pensée  pourra  prendre 
parfois  un  tel  essor  spontané,  que  la  volonté, 
dès  lors  inutile,  demeure  inactive,  et  que  la  pas- 
sion calmée  n'agite  plus  l'âme  de  ses  mouve- 
ments; ou  bien,  dans  le  paroxysme  d'une  vio- 
lente passion,  de  la  colère  ou  de  la  terreur,  par 
exemple,  l'intelligence  obscurcie  paraîtra  s'a- 
bolir, et  la  volonté,  impuissante  à  contenir  cet 
emportement,  semblera  succomber.  Mais  ici, 
comme  partout  et  toujours,  l'homme  ne  fera 
encore  que  sentir,  et  seulement  avec  excès;  que 
penser,  mais  exclusivement  ;  que  vouloir,  quoi- 
que sans  succès. 

Nos  pensées,  sous  leurs  formes  diverses,  con- 
stituent une  classe  de  phénomènes  humains;  nos 
sentiments,  appropriés  chacun  à  leur  objet,  eu 
sont  une  autre;  une  troisième  comprend  toutes 
nos  résolutions  volontaires.  Tous  les  faits  de 
conscience  entrent  dans  cette  classification.  Donc. 


FAGU 


—  513  — 


FAGU 


il  y  a  trois  Rrandcs  fonctions  de  i.i  vie  psyclio- 
lofîique,  trois  principales  facultés  de  l'ànio  hu- 
maine, et  il  n'y  en  a  que  trois  :  l'intelligence,  la 
sensibilité  et  la  volonté.  Elles  remplissent  toute 
la  vie  de  l'inépuisable  fécondité  de  leurs  dévelop- 
pements; et  ce  sont  leurs  produits  divers,  diver- 
sement associés  et  combinés,  ([ui  composent  le 
tissu,  à  la  fois  uniforme  et  varié,  de  toute  exi- 
stence humaine. 

2°  Entre  ces  trois  phénomènes,  sentir,  penser 
et  vouloir,  comme  entre  les  facultés  auxquelles 
nous  les  attribuons,  tout  homme  de  bon  sens  fait 
aussitôt  la  différence;  et  celle  différence,  claire 
à  toutes  les  consciences,  consacrée  dans  toutes 
les  langues  par  une  diversité  de  mois  corres- 
pondante, n'a  besoin  ni  d'être  apprise  pour  cire 
reconnue,  ni,  pour  demeurer  certaine,  d'être 
appuyée  sur  des  caractères  précis  de  distinction. 
On  peut  essayer  cependant,  je  ne  dis  pas  de  la 
justifier,  mais  d'en  rendre  compte  et  de  l'appro- 
fondir, en  sorte  que  rien  désormais  ne  la  puisse 
effacer.  Il  est  particulièrement  intéressant  d'op- 
poser la  volonté  à  la  sensibilité  et  à  l'intel- 
ligence. 

Une  faculté  n'est  pour  nous,  comme  nous 
1  "avons  expliqué,  que  la  cause  de  certains  phéno- 
mènes. Or,  le  plus  souvent,  le  phénomène  seul 
est  directement  observable  et  connu  en  lui- 
même,  la  cause  ([u'il  révèle  est  supposée  par 
l'esprit,  qui  ne  la  saisit  pas  immédiatement, 
mais  l'induit  de  son  effet.  C'est  invariablement 
de  cette  façon  détournée  que  nous  atteignons, 
dans  la  nature,  ce  qu'on  appelle  les  agents  phy- 
siques. Les  corps  tombent,  l'aiguille  aimantée  se 
dirige  vers  le  pôle,  voilà  ce  que  nous  apprend 
l'expérience  ;  nous  en  concluons  qu'il  y  a  dans 
les  corps  une  certaine  force,  attraction  ou  pesan- 
teur, qui  détermine,  dans  de  certaines  con- 
ditions, la  chute  des  graves;  qu'il  y  a  dans  la 
terre  une  puissance  attractive  qui  agit  parallè- 
lement au  méridien,  et  que  l'on  nomme  magné- 
tisme. Le  magnétisme  et  la  pesanteur  sont  les 
causes,  inconnues  en  elles-mêmes,  de  certains 
effets,  seuls  connus.  La  preuve  que  les  causes 
nous  échappent,  c'est  que  nous  attendons,  pour 
y  croire,  l'apparition  de  leurs  effets;  c'est  ensuite 
que  nous  sommes  incapables  d'en  assigner  le 
nombre  d'une  manière  définitive.  La  découverte 
d'un  ordre  de  faits  entièrement  nouveau  appelle 
la  supposition  d'un  nouvel  agent  ;  l'indication 
d'une  analogie,  jusque-là  inaperçue,  entre  les 
phénomènes,  amène  l'identification  de  deux 
causes,  d'abord  distinguées.  Le  fluide  galvanique 
a  été  ainsi  réduit  au  fluide  électrique,  et  le  ma- 
gnétisme se  confondra  peut-être  un  jour  avec 
l'électricité.  Il  se  pourrait  même  qu'il  n'y  eût 
pas  du  tout  de  causes  dans  la  nature,  et  que 
Dieu  seul,  partout  présent,  produisit  par  une 
action  immédiate  tout  ce  qui  s'y  passe. 

Il  en  est  de  la  sensibilité  et  de  l'intelligence, 
sûus  ce  point  de  vue,  comme  du  magnétisme  et 
de  la  pesanteur.  J'ai  conscience  de  penser  et  de 
sentir;  je  n'ai  pas  conscience  de  pouvoir  sentir 
ou  penser.  J'aperçois  le  sentiment  et  l'idée  ;  la 
faculté  qui  produit  l'un  et  l'autre,  je  la  conçois. 
Quand  elle  agit,  je  la  suppose;  avant  qu'elle  ait 
agi,  je  l'ignorais;  après  qu'elle  a  cessé  d'agir,  je 
ne  crois  à  sa  persistance  en  moi  que  sur  la  foi 
de  l'induction;  et  si  faute  d'occasions  elle  ne  fût 
jamais  entrée  en  exercice,  je  n'aurais  jamais 
soupçonné  que  je  la  possédasse.  La  sensibilité  et 
l'intelligence,  en  tant  que  causes  ou  facultés,  se 
dérobent  donc  à  nos  esprits;  nous  ne  les  voyons 
qu'au  travers  de  leurs  produits  et  manifestées 
par  eux. 

Au  contraire,  dans  l'acte  de  vouloir,  je  saisis 
dune  même  vue  immédiate,  j'embrasse  d'une 

DICT.   PHILOS. 


même  ap('rco|ition  directe  et  intuitive,  et  le  phé- 
nomène et  sa  cause,  et  la  force  et  son  produit, 
et  l'acte  et  le  pouvoir  d'où  il  émane.  Je  veux 
mouvoir  mon  bras,  il  se  meut;  non-seulement 
je  me  sais  la  cause  de  cette  résolution  au  mo- 
ment où  je  la  prends,  et  de  cette  action  pendant 
que  je  l'exécute  ;  mais  encore,  avant  de  prendre 
celle-là  et  d'exécuter  celle-ci.  je  savais  que  j'é- 
tais capable  de  me  résoudre  à  l'une  et  d'accom- 
plir l'autre  ;  et  de  même,  après  l'action,  rentre 
dans  le  repos,  je  sais  que  je  suis  capable  (mcore 
de  vouloir  la  môme  chose,  autant  de  fois  (ju'il 
me  plaira.  Je  sais  en  général,  indépendamment 
de  toute  expérience  que  j'en  j)ourrai  faire,  et 
avant  même  tout  essai  de  mon  libre  pouvoir, 
que  je  suis  une  force  et  une  cause  capable  de  se 
porter  à  toutes  sortes  de  résolutions,  et  de  vou- 
loir, sinon  de  faire,  toutes  sortes  d'actions.  Cette 
force  qui  a  conscience  de  soi,  en  tant  que  force, 
et  qui  est  moi-même,  c'est  ce  que  j'appelle  ma 
volonté.  Je  n'ai  pas  attendu,  pour  me  l'attribuer, 
([ue  j'en  eusse  fait  usage;  et  je  n'ai  pas  besoin 
de  recourir  à  l'induction  pour  imaginer  qu'elle 
me  reste,  alors  qu'elle  sommeille.  Je  l'aperçois 
aussi  bien  dans  son  absolue  inaction  que  dans  le 
temps  de  son  effort  le  plus  énergique;  j'en  ai 
continuellement  le  spectacle;  j'ai  la  conscience 
permanente  de  moi-même  comme  force,  avant  et 
après  comme  pendant  l'action  ;  et  quand  celte 
conscience  m'abandonne,  ainsi  qu'il  arrive  dans 
le  sommeil  ou  dans  l'évanouissement,  toute  la 
vie  psychologique  est  suspendue  avec  elle.  Aussi 
bien,  l'apcrception  immédiate,  interne  de  la  force 
personnelle  par  elle-même  est  la  condition  de  la 
liberté,  caractère  essentiel  de  la  volonté.  Agir 
librement,  c'est  agir  avec  la  conscience  non-seu- 
lement actuelle,  mais  préexistante  à  l'acte  du 
pouvoir  de  la  produire.  Un  acte  qui  n'aurait  pas 
été  précédé,  comme  il  est  accomp.igné  de  celte 
conscience, d'abord  ne  serait  pas  libre,  et  ensuite 
ne  me  suggérerait  aucune  idée,  même  indirecte, 
d'un  pouvoir  volontaire  inhérent  à  ma  nature  ; 
car  cet  acte,  il  aurait  été  produit,  il  n'aur,iit 
pas  été  voulu  ;  et  cent  autres  de  môme  nature 
ne  m'en  apprendraient  pas  davantage.  La  volonté 
est  libre  parce  que  c'est  une  force  qui  a  con- 
science de  soi  comme  force,  une  faculté  qui 
s'aperçoit  directement  en  tant  que  faculté,  et  in- 
dépendamment de  ses  effets.  L'intelligence  et  la 
sensibilité  ne  sont  pas  libres,  parce  que  ce  ne 
sont  que  des  causes  supposées  et  indirectement 
conclues  de  leurs  efl'els.  Ou  bien  inversement, 
nous  avons  conscience  en  nous  de  la  faculté 
môme  de  vouloir,  parce  qu'il  fallait  qu'elle  fût 
libre  ;  nous  n'avons  pas  conscience  de  la  faculté 
de  connaître  ou  de  sentir,  mais  seulement  du 
sentiment  ou  de  la  pensée,  parce  que  nous  ne 
devions  pas  être  libres  de  penser  et  de  sentir. 
La  conscience  qu'une  force  a  de  soi  est  à  la  fois 
la  condition  nécessaire  et  la  condition  suffisante 
pour  que  cette  force  soit  libre. 

11  résulte  de  l'opposition  que  je  viens  de  mar- 
quer, que  la  volonté  est,  comme  dit  Descartes, 
ce  qu'il  y  a  en  nous  de  plus  proprement  nôtre, 
ou  plutôt  qu'elle  est  nous-mêmes  et  constitue, 
pour  ainsi  dire,  à  elle  seule,  la  personne  hu- 
maine. Nous  ne  faisons  ni  nos  sentiments  ni  nos 
pensées,  nous  les  recevons,  nous  les  subissons, 
nous  y  assistons  en  quelque  sorte  ;  de  ces  phé- 
nomènes, nous  sommes  le  sujet  et  comrne  le 
théâtre;  nous  n'en  sommes  pas  la  cause;  ils  se 
produisent  en  nous  sans  nous,  et  bien  souvent 
malgré  nous.  En  d'autres  termes,  la  sensibilité 
et  l'intelligence  ne  sont  que  nôtres,  à  peu  près 
de  la  même  façon  et  au  même  titre  que  notre 
corps.  Au  contraire,  la  volonté  c'est  le  moi. 

Entre  la  sensibilité  et  l'intelligence,  la  diffé- 

33 


FACU 


—  514  — 


FACU 


rence  est  tout  aussi  vraie  et  tout  aussi  claire, 
mais  moins  explicable  peut-être  qu'entre  ces 
deux  facultés  prises  ensemble  et  la  volonté.  Dire 
que  rialelligence  nous  éclaire,  tandis  que  la 
sensibilité  nous  émeut,  c'est  se  payer  de  mois 
et  donner  une  métaphore  pour  une  explication. 
Quelle  ressemblance  véritable  y  a-t-il  au  fond 
entre  une  idée  et  la  lumière,  entre  la  douleur  ou 
le  plaisir  et  le  mouvement?  Mais  voici  un  carac- 
tère de  distinction  plus  exact  et  plus  précis  :  il  y 
a  dualité  dans  la  pensée,  unité  dans  le  sentiment. 
En  effet,  une  idée  est  toujours  et  indivisiblement 
l'idée  de  quelque  chose  ;  il  ne  se  peut  pas  que 
la  pensée  n'ait  pas  un  objet  réel  ou  possible, 
conçu  ou  perçu,  présent  ou  passé;  et  cet  objet, 
l'être  qui  le  pense  s'en  distingue  et  se  l'oppose! 
De  là,  dans  la  pensée,  la  dualité  nécessaire  et 
l'antithèse  réciproque  du  sujet  et  de  l'objet. 
L'abstraction  de  celui-ci  serait  l'abolition  même 
de  la  pensée.  Au  contraire,  dans  le  fait  du  senti- 
ment, réduit  à  lui-même  et  rigoureusement  cir- 
conscrit, il  n'y  a  que  le  sujet  modifié  qui  ne  se 
distingue  pas  de  sa  modification  et  ne  s'en  oppose 
rien.  En  d'autres  termes,  le  sentiment  est,  par  sa 
nature  propre,  un  phénomène  purement  subjec- 
tif et  simple.  L'être  qui  l'éprouve,  s'il  était  ex- 
clusivement sensible,  ne  sortirait  pas  de  lui- 
même;  comme  la  statue  de  Condillac,  il  s'iden- 
tifierait tour  à  tour  avec  chacune  de  ses  modifi- 
cations, et  deviendrait  successivement  odeur  de 
rose,  odeur  de  violette,  saveur  sucrée  et  saveur 
aigre,  peine  et  plaisir.  Ce  n'est  pas  que  nos  sen- 
timents n'aient  d'ordinaire  une  cause  extérieure 
et,  par  conséquent,  un  objet;  et  d'ordinaire  en- 
core, nous  connaissons  cet  objet  en  même  temps 
que  nous  en  jouissons  ou  que  nous  en  souffrons. 
Mais  cette  connaissance,  c'est  l'esprit  qui  nous 
la  donne,  ce  n'est  pas  la  sensibilité;  de  plus,  elle 
n'est  point  essentielle  au  sentiment  :  nous  pour- 
rions cesser  de  l'avoir,  ou  ne  l'avoir  jamais 
obtenue,  sans  cesser  pour  cela  de  sentir.  Le  sen- 
timent est  complet  sans  elle.  Il  ne  périt  pas, 
comme  la  pensée,  par  l'abstraction  de  son  oljjet. 

Au  reste,  que  cette  distinction  paraisse  ou  non 
fondée,  la  dillërence  de  penser  et  de  sentir  n'en 
sera  pas  moins  assurée  et  manifeste.  Nul  ne  con- 
fond le  rouge  avec  le  bleu.  Qui  pourrait  dire 
cependant  en  quoi  consiste  précisément  et  d'où 
provient  la  différence? 

3°  Jusqu'ici,  nous  avons  exposé  des  faits,  et  de 
ces  faits  simplement  observés  nous  avons  conclu 
à  leurs  causes,  qui  sont  les  facultés  de  l'àme. 
C'est  bien  ainsi,  nous  voulons  dire  par  la  des- 
cription sincère  des-  phénomènes,  que  doit  com- 
mencer toute  science  expérimentale.  Mais,  les 
faits  connus  et  décrits,  il  reste  encore  au  delà 
quelque  chose  à  faire  à  la  fois  de  plus  malaisé  et 
de  plus  instructif,  c'est  de  les  expliquer  ;  les 
fonctions  de  la  vie  psychologique  déterminées,  il 
faut  encore  en  assigner  le  but  et  la  raison  finale. 
On  en  sait  le  comment,  il  s'agit  d'en  chercher  le 
pourquoi.  Les  physiologistes  nous  donnent  ici 
l'exemple  :  ils  ne  se  contentent  pas  en  effet  de 
décrire  les  opérations  de  chaque  fonction  de 
l'organisme  :  ils  en  veulent  encore  pénétrer  le 
sens  et  découvrir  la  fin,  en  elle-même  d'abord, 
et  aussi  dans  son  rapport  avec  la  fin  totale  et 
dernière  de  l'être  vivant.  Tant  qu'ils  n'y  sont 
pas  parvenus  encore,  leur  curiosité,  incomplète- 
ment satisfaite,  y  aspire  sans  relâche.  C'est  qu'en 
effet  l'ambition  de  connaître  la  destination  de 
chaque  chose  est  innée  â  l'esprit  humain,  qui  ne 
peut  ni  ne  doit  s'y  soustraire.  Toute  science  est 
pour  lui  vaine,  si  elle  ne  va  pas  jusqu'à  conten- 
ter ce  désir.  Et  cela  est  vrai  de  la  science  psy- 
chologique comme  des  sciences  naturelles. 

L'homme  a  une  fin  comme  toutes  les   autres 


créatures;  et,  à  la  différence  de  toutes  les  autres, 
il  sait  qu'il  en  a  une.  Quelle  est  cette  fin?  c'esi 
ce  ([u'il  ne  s'agit  pas  de  déterminer  ici.  Il  suffit, 
pour  notre  sujet,  que  l'on  reconnaisse  cette  vé- 
rité évidente,  à  savoir,  que  l'iiomme,  compre- 
nant qu'il  a  une  fin,  est,  par  cela  même,  chargé, 
sous  sa  responsabilité  personnelle,  de  la  pour- 
suivre, et  qu'il  y  tend  lui-même,  à  ses  risques  et 
Ijérils.  Les  animaux  et  les  plantes,  qui  accom- 
plissent leur  destinée  sans  le  vouloir  et  par  la 
force  des  lois  fatales  de  leur  nature,  l'accomplis- 
sent aussi  sans  le  savoir,  sans  soupçonner  même 
qu'ils  en  aient  une.  A  quoi  leur  servirait,  en 
effet,  d'avoir  l'intelligence  d'un  rôle  que  la  na- 
ture leur  impose,  et  qu'ils  jouent  comme  en  dé- 
pit d'eux?  Réciproquement,  pourquoi  l'homme 
serait-il,  par  privilège,  dans  le  secret  de  ses 
destinées,  s'il  n'était  appelé  à  y  coopérer  tout  au 
moins? 

L'homme  ayant  une  destination  et  sachant,  à 
.  la  charge  d"y  travailler,  qu'il  en  a  une,  on  se 
demande  quelle  devait  être,  en  conséquence  de 
cela,  sa  constitution.  11  fallait  d'abord  qu'il 
connût  cette  fin,  et  non-seulement  qu'elle  est, 
mais  ce  qu'elle  est;  il  fallait  qu'il  comprît,  avec 
sa  fin  dernière  et  suprême,  l'iafinie  diversité  des 
fins  particulières  et  subordonnées  dont  elle  sup- 
pose l'accomplissement:  et  encore,  la  multipli- 
cité innombrable  des  moyens  par  lesquels  il 
peut  atteindre  à  celles-ci  et  à  celle-là.  Il  fallait, 
de  plus,  qu'il  se  persuadât  (jue  cette  fin  est -sa- 
crée, que  la  poursuite  en  est  pour  lui  obligatoire, 
et  (ju'il  ne  lui  est  permis  ni  de  la  négliger,  ni 
surtout  de  la  contrarier  ;  il  devait,  en  dautres 
termes,  savoir  qu'un  être  tout-puissant,  juste  et 
bon,  la  lui  a  marquée,  en  le  créant,  non  par  un 
caprice  arbitraire  de  sa  volonté,  mais  par  une 
décision  éclairée  de  son  infinie  sagesse.  Placé 
pour  l'accomplir  dans  ce  monde  comme  sur  un 
théâtre,  dans  ce  monde  où  il  trouve,  d'une  part 
le  soutien  de  sa  vie  et  les  indispensables  auxi- 
liaires de  sa  puissance,  d'autre  part  des  résis- 
tances et  des  obstacles,  il  devait  en  connaître  les 
lois,  y  discerner  les  objets  utiles  et  nuisibles, 
pour  s'approprier  les  uns,  pour  combattre  et 
repousser  les  autres.  Il  fallait,  avant  tout,  qu'il 
ne  s'ignorât  pas  lui-même,  lui  acteur  responsable 
dans  le  drame  de  la  création.  C'est  à  ce  but  que 
va  l'intelligence,  par  diverses  facultés  merveil- 
leusement bien  appropriées  à  chacune  de  ces 
nécessités  ;  par  la  conscience,  qui  est  ce  senti- 
ment continu  que  l'iiomme  a  de  lui-même,  par 
les  sens  qui  lui  découvrent  le  monde  matériel, 
par  la  raison  qui  l'élève  à  Dieu,  source  de  toute 
justice,  providence  du  monde  moral,  législateur 
de  toute  création. 

La  volonté  n'était  pas  moins  essentielle  à  la 
constitution  humaine  que  l'intelligence.  Con- 
naissant par  celle-ci  sa  destinée  obligatoire,  il 
était  nécessaire  que  l'homme  lût  par  celle-là 
capable  d'y  atteindre,  ou  du  moins  de  s'y  effor- 
cer. Il  devait  être  une  force,  une  force  libre  et 
éclairée,  une  force  ayant  conscience  de  soi,  se 
possédant  et  disposant  d'elle-même.'uisswiconscia, 
sui  po'.ens,  sui  molrix.  J'ajoute  que  cette  forcé 
ne  pouvait  demeurer  tout  à  fait  en  elle-même, 
réduite,  faute  d'instrument  pour  agir  au  dehors, 
au  trop  facile  mérite  de  ses  résolutions  inté- 
rieures. Il  lui  fallait  des  organes,  tantôt  dociles 
et  tantôt  rebelles  à  ses  ordres,  toujours  limités 
dans  leur  puissance,  pour  lutter  avec  d'égales 
chances  de  succès  et  de  revers  contre  les  forces 
ennemies  de  la  nature.  Voilà  la  raison  finale  de 
la  volonté  et  des  organes  du  mouvement  qui  lui 
obéissent. 

L'homme  est  donc,  et  il  ne  pouvait  pas  ne  pas 
être,  une  volonté  libre  et  intelligente  servie  par 


FAGU 


515  — 


FAGU 


<ies  organes.  Ces  attributs  de  sa  nature  étaient 
nécessaires,  et  il  semble,  au  premier  a))orcl, 
qu'ils  soient  suffisants.  Connaissant  sa  fin  et 
libre  de  s'y  diriger,  <iue  faut-il  de  plus  à  riiomnie"? 
Rien,  s'il  ne  s'agit  que  de  former  l'être  moral  et 
responsable  que  Dieu,  en  créant  l'homme,  vou- 
lait mettre  sur  cette  terre.  Mais,  suffisante  à 
cela,  notre  double  qualité  d'agents  libres  et  in- 
telligents assure-t-elle  assez  notre  existence, 
suffit-elle  à  garantir  l'humanité  dos  mille  causes 
de  destruction  qui  la  menacent  à  chaque  instant, 
et  à  la  conserver  ici-bis  dans  les  conditions  de 
la  vie  actuelle?  En  elFet,  de  ce  que  l'homme  est 
capable  de  discerner  sa  fin  et  son  bien,  de  ce 
qu'il  est  libre  de  chercher  celui-ci  et  de  pour- 
suivre celle-là,  il  ne  s'ensuit  pas  ni  que  ce  dis- 
cernement soit  toujours  assez  sûr,  ni  que  cette 
liberté  soit  toujours  assez  puissante  pour  qu'il 
atteigne  infailliblement  de  son  bien  actuel  ce 
qu'il  faut  absolument  qu'il  en  possède,  de  sa 
destination  présente  ce  qu'il  faut  nécessairement 
(ju'il  en  remplisse  pour  ne  pas  cesser  d'être. 

Loin  de  là  :  l'intelligence  est  très-lente  à  se 
développer;  elle  n'arrive  que  par  degrés  insen- 
sibles :  dans  l'individu,  de  la  nuit  des  premiers 
âges  à  la  clarté  de  l'âme  mûr;  dans  les  .sociéiés, 
des  ténèbres  de  l'état  sauvage  aux  lumières  de 
la  civilisation  et  à  la  science,  qui  en  est  le  finit 
tardif.  Enfant,  je  sais  à  peine  que  je  suis  ;  j'ignore 
le  monde  qui  m'entoure  et  les  mille  qualités, 
utiles  ou  nuisibles,  des  objets  dont  je  suis  con- 
damné à  subir  la  bonne  ou  la  mauvaise  influence. 
Je  ne  commencerai  que  tard  à  soupçonner  le 
devoir  et  à  entrevoir  Dieu,  qui  me  l'impose.  Je 
ne  sais  donc  ni  ce  qu'il  faut  craindre,  ni  ce  qu'il 
faut  éviter.  Homme  fait,  le  saurai-je  assez  bien  ? 
Non;  la  raison  la  plus  haute  et  la  mieux  cultivée 
est  encore  une  sagesse  si  bornée  et  si  imparfaite, 
qu'elle  ne  sulfit  pas  même  à  la  satisfaction  des 
premiers  et  des  plus  urgents  besoins  de  la  vie. 
Que  l'on  songe  un  instant  à  la  prodigieuse  multi- 
tude de  connaissances  qu'exigerait  pour  l'homme 
le  seul  soin  de  se  nourrir.  Il  faut  qu'il  connaisse 
la  loi  de  l'épuisement  continuel  et  insensible  de 
la  matière  corporelle,  pour  comprendre  la  né- 
cessité de  l'acte  réparateur,  c'est-à-dire  de  l'ali- 
mentation périodique  ;  il  faut  qu'il  puisse  mesurer 
la  quantité  de  la  dépense,  pour  y  proportionner 
l'alimentation  ;  qu'il  sache  reconnaître  les  sub- 
stances nutritives  et  discerner  les  aliments  des 
poisons;  qu'il  démêle  les  organes  spéciaux  ap- 
propriés par  la  nature  au  travail  de  la  nutrition, 
et  les  mouvements  que  doivent  exécuter  ces 
organes  pour  s'emparer  et  se  servir  des  aliments. 
Or,  tout  cela  est  au-dessus  de  la  science  humaine 
la  plus  consommée,  de  la  plus  haute  prévoyance, 
de  la  plus  minutieuse  attention.  Que  sera-ce  si 
l'on  ajoute  au  soin  du  corps  celui  de  l'âme;  à  la 
nécessité  de  se  nourrir,  de  s'abriter,  d'assurer  la 
vie  dans  le  présent  et  contre  les  chances  de 
l'avenir,  le  devoir  de  s'instruire,  d'apprendre, 
de  respecter  autrui,  de  servir  la  famille  et  la 
patrie?  D'ailleurs,  tous  ces  actes  doivent  être 
accomplis  ensemble  :  or,  notre  intelligence  est 
facilement  distraite;  elle  s'occupe  d'un  acte  utile 
et  elle  oublie  le  soin  des  autres.  Puis  elle  est 
sujette  à  s'égarer,  à  prendre  le  faux  pour  le  vrai, 
le  mal  pour  le  b  en,  le  nuisible  pour  l'utile. 
Mille  causes  la  pervertissent  et  la  faussent. 

La  volonté  est  de  son  côté  très-bornée  dans  sa 
puissance.  Ses  organes  s'épuisent  vite  dans  l'ac- 
tion. D'ailleurs  l'homme  est  libre  par  sa  volonté. 
et,  libre,  il  peut  s'abstenir  toujours  et  s'abstien- 
dra peut-être  trop  souvent.  Réunissez  toutes  ces 
causes  :  du  côté  de  l'intelligence,  ignorance, 
oubli,  distraction  ou  égarement;  du  côté  de  la 
volonté,  négligence,  paresse  ou  impuissance  ;  et 


dites  si  l'homme  n'est  pas  fort  exposé  à  périr, 
pour  avoir  manqué  au  moins  à  quelques-uns  des 
actes  nécessaires  de  la  vie  organique^  intellec- 
tuelle et  morale? 

Je  conclus  (|u'il  doitserencontrerdansl'homme, 
avec  la  volonté  et  l'intelligence,  quelque  chose 
qui  subvienne  à  la  faiblesse  de  l'une  et  à  l'in- 
suffisance de  l'autre,  et  qui,  les  prévenant  et  les 
secourant  toutes  deux,  nous  conserve  comme 
malgré  nous,  et  nous  conduise  à  notre  bien,  au 
défaut  d'une  volonté  trop  paresseuse  ou  d'une 
intelligence  trop  bornée,  au  besoin  contre  les 
illusions  de  celle-ci  et  dans  les  défaillances  de 
celle-là. 

Ce  supplément,  ce  secours,  c'est  précisément 
la  sensibilité.  En  effet,  c'est  par  le  plaisir  que  la 
nature  nous  avertit  de  l'utilité,  ignorée  de  nous, 
d'un  objet  ou  d'une  action;  par  la  peine,  du  mal 
qu'elle  peut  nous  faire;  c'est  par  le  malaise  du 
besoin  qu'elle  nous  révèle  la  nécessité  d'un  acte 
trop  longtemps  omis;  et  elle  fixe  la  mesure  de 
l'acte  par  le  déplaisir  de  la  satiété,  s'il  se  prolonge 
au  delà  du  terme  convenable.  Le  plaisir  et  la 
peine,  se  diversifiant  suivant  les  cas,  préviennent 
l'intelligence^  et  déterminent  déjà  un  commen- 
cement d'a;;tion,  qui  devance  la  volonté. 

Par  exemple,  mon  corps  épuisé  a-t-il  besoin 
de  nourriture,  et  ai-je  oublié  trop  longtemps, 
dans  le  souci  des  affaires,  et  emporté  à  la  pour- 
suite de  quelque  autre  but,  d'en  réparer  les 
forces  :  aussitôt  je  ressens,  au  milieu  même  des 
préoccupations  les  plus  vives,  une  douleur,  celle 
de  la  faim,  qui  se  proportionne  en  vivacité  à 
l'urgence  du  péril,  qui  s'accroît  par  degrés, 
jusqu'à  devenir  une  insupportable  angoisse,  à 
mesure  que  l'acte  réparateur  est  différé.  Cet  acte 
commencé,  le  plaisir  l'accompagne  et  m'y  retient 
tout  le  temps  qu'il  est  utile.  Devient-il  nuisible 
en  se  prolongeant,  le  plaisir  fait  place  à  la  satiété 
et  au  dégoût,  qui  m'en  détournent.  Quant  à 
l'espèce  des  substances  convenables  à  la  nutri- 
tion, la  nature  me  l'enseigne  encore  par  les 
plaisirs  et  les  peines  de  l'odorat  et  du  goût  :  en 
thèse  générale,  ce  qui  agrée  à  ces  deux  sens,  et, 
par  là.  nous  attire,  est  aliment  ;  ce  qui  les  blesse 
et  nous  répugne  est  poison.  L'ignorance,  pour 
l'esprit,  est  un  tourment  comme  la  faim;  la 
science,  un  plaisir,  qui  met  en  jeu  l'intelligence 
et  l'anime  à  la  recherche  de  l'inconnu.  Que 
dirai-je?  tout  ce  qui,  à  notre  insu,  nous  est  utile, 
devient  aimable;  et  source  de  souffrance,  tout 
ce  qui  nous  est  nuisible.  Chaque  espèce  de  peines 
et  de  plaisirs  détermine  d'ailleurs,  en  réagissant 
sur  la  force  motrice,  quelquefois  un  simple  com- 
mencement d'action,  quelquefois  des  actions 
promptes,  énergiques  et  dirigées  fatalement, 
avec  une  précision  admirable,  au  but  marqué 
par  la  nature.  Et  de  là  vient  le  nom  d'instincts, 
de  penchants,  de  tendances  et  d'inclinations, 
donné  aux  mêmes  phénomènes,  envisagés  sous 
cet  autre  point  de  vue. 

Tel  est  le  rôle  de  la  sensibilité  dans  la  vie 
humaine  :  elle  nous  aide  dans  l'accomplissement 
de  notre  destination,  en  nous  prémunissant  contre 
l'ignorance  ou  les  méprises  de  notre  intelligence, 
en  subvenant  à  la  paresse  ou  à  l'impuissance  de 
notre  volonté. 

Ainsi,  les  attributs  ou  les  facultés  de  notre 
nature,  déjà  constatés  comme  réels,  sont  main- 
tenant expliqués  comme  nécessaires.  La  théorie 
qui  les  réduit  à  trois  se  trouve  avoir  force  dé- 
monstrative ;  une  faculté  de  moins,  l'homme 
périt  ;  une  de  plus,  on  n'en  comprend  pas  l'utilité. 

4°  Tous  les  philosophes  n'ont  pas  toujours  re- 
connu les  trois  facultés  de  l'âme,  que  nous  venons 
de  signaler  :  quelques-uns,  les  reconnaissant 
toutes,   les  ont  désignées  par   d'autres   noms; 


FACU 


51G  — 


FACU 


d'autres,  employant  les  mêmes  termes,  ont  donné 
à  ces  termes  un  sens  dillérent.  11  serait  très- 
long  et  médiocrement  utile  d'exposer  toutes  ces 
dissidences,  soit  de  doctrine,  soit  de  langage. 
Nous  devons  nous  borner  ici  à  remarquer  briève- 
ment les  ditTércnces  principales  qui  séi)urenl  la 
doctrine  psychologique  que  nous  avons  ex[)Osée 
de  celles  qui  appartiennent  aux  plus  illustres 
penseurs  des  temps  anciens  et  modernes. 

Dans  l'anliquité,  je  ne  citerai  que  l'iaton  et 
Arislote.  Le  premier  distingue  dans  l'àme  trois 
principes  ou  puissances  :  c'est  d'abord,  la  raison 
(XoYo:),  faculté  suprême  et  directrice;  ensuite, 
sous  le  titre  de  6'j|j.ô;,  cœur  ou  courage,  le  prin- 
cipe des  passions  nobles  et  désintéressées;  enfin, 
celui  des  appétits  grossiers  et  sensuels,  qu'il  ap- 
pelle TÔ  èniOuuYiTtviov.  Il  considère  d'ailleurs  l'âme 
comme  une  force  active,  se  mouvant  elle-même, 
aùTÔ  èauTo  xivoûv  :  voilà  la  volonté,  et  avec  elle, 
la  raison  et  la  sensibilité,  cette  dernière  divisée 
par  Platon  en  deux  parts. 

Aristote  confond. ut  l'âme  avec  la  force  vitale. 
C'est  pourquoi  il  lui  attribuait  certaines  facultés 
purement  physiologiques,  par  exemple,  la  fa- 
culté nutritive  (lô  ôpeKTixèv)  à  laquelle  elle  est 
réduite,  dans  certaines  espèces  animales.  Dans 
l'homme,  elle  en  possède,  avec  celle-là,  beau- 
coup d'autres,  qui  se  trouvent  classées  {deAnim., 
lib.  m,  c.  ix)  sous  deux  chefs  :  la  faculté  de 
juger,  ou  l'entendement  d'une  part  (tô  xpixixôv); 
la  faculté  de  se  mouvoir  de  l'autre  (to  xivntixôv). 
La  locomotion  a  d'ailleurs  pour  principes,  selon 
les  cas,  ou  l'instinct  (ôps|t!;),  ou  la  volonté  et  le 
choix  {itpoalpe<7t:).  Cette  division  correspond 
donc  exactement  à  la  classification  adoptée  par 
les  modernes,  en  facultés  intellectuelles  et  en 
facultés  actives,  celles-ci  subdivisées  à  leur  tour 
en  désir  et  en  volonté. 

Descartes  désigne  tous  les  phénomènes  de  l'âme 
sous  le  titre  commun  à&  pensées,  et  il  divise  les 
])ensées  en  trois  classes:  les  idées,  qui  paraissent 
être  des  images  des  choses;  les  volontés  ou  af- 
fections, qui  sont  des  actes  de  nous-mêmes;  et 
enfin,  les  jugements  dans  lesquels  seuls  il  peut 
y  avoir  de  la  vérité  et  de  la  fausseté.  Mais 
comme  il  explique  que  le  jugement  est  un  acte 
de  la  volonté,  cette  classification  peut  être  ré- 
duite à  celle  que  nous  avons  exposée.  Seulement 
on  y  confond  souvent,  sous  le  nom  de  volonté, 
les  actes  libres  et  les  désirs;  et  cette  contusion, 
admise  implicitement  par  Descartes,  devient 
expresse  dans  les  écrits  de  Malebranche,  de 
Spinoza  et  de  Leibniz. 

Locke  ramène  toutes  nos  idées  à  deux  sources  : 
la  sensation  et  la  réflexion.  La  sensation  nous 
fait  connaître  les  corps,  et.  par  la  réflexion,  nous 
nous  connaissons  nous-mêmes.  Que  sommes-nous 
donc?  Locke  ne  répond  à  cette  question  rien  de 
précis.  Il  énumère  un  certain  nombre  de  nos 
facultés  intellectuelles,  laperception,  lamémoire, 
l'attention,  le  jugement,  la  comparaison.  Quant  à 
la  volonté  d'une  part,  au  plaisir  et  à  la  peine  de 
l'autre,  il  n'en  parle  que  pour  les  produire  comme 
exemples  de  modes  simples  de  la  pensée. 

Condillac,  exagérant  la  doctrine  de  Locke,  avait 
réduit  tout  l'homme  à  la  sensation;  la  sensation, 
considérée  comme  représentative,  engendrait, 
par  une  suite  de  transformations,  toutes  les 
facultés  de  l'entendement;  considérée  comme 
affective,  tous  les  modes  de  la  volonté.  Les 
adversaires,  comme  les  continuateurs  de  la  phi- 
losophie de  Condillac,  ont  laissé  subsister  quelque 
chose  de  cette  confusion. 

M.  Laromiguière  continue  de  mettre  dans  la 
sensibilité  toutes  les  origines  de  nos  connais- 
sances. Seulement  il  s'cff'orce  d'abord  de  distin- 
guer, comme  irréductibles,  quatre  manières  de 


sentir.  Ensuite  il  restitue  à  la  nature  humaine 
l'activité  libre,  méconnue  par  Condillac  :  et  à 
cette  activité,  il  donne  le  nom  d'entendement, 
quand  son  rôle  est  d'éclaircir  et  de  lier  par 
l'attention,  la  comparaison  et  le  raisonnement, 
les  vajjues  et  obscures  idées  fournies  par  la  sen- 
sibilité; de  volonté,  quand,  se  produisant  sous 
les  formes  du  désir,  de  la  préférence  et  de  la 
délibération,  elle  se  résout  finalement  en  actes 
extérieurs.  Ici  donc,  par  un  singulier  renverse- 
ment de  la  langue  commune,  ce  qu'on  nomme 
sensibilité,  c'est  la  source  des  idées  obscures, 
c'est  l'intelligence  à  son  début  et  à  son  plus  bas 
degré  ;  ce  qu'on  appelle  entendement,  ce  n'est 
rien  que  l'intervention  de  la  volonté  dans  la  for- 
mation de  nos  connaissances;  ce  qui  porte  enfin 
le  titre  de  volonté,  c'est  une  prétendue  transfor- 
mation du  désir,  c'est-à-dire  du  sentiment. 

Kant,  en  combattant  la  doctrine  qui  consiste 
à  dériver  toutes  les  connaissances  humaines  de 
l'expérience,  sous  le  titre  de  sensibilité,  conserve 
à  ce  dernier  terme  sa  double  valeur  et  son  sens 
équivoque  :  ce  mot  exprime  à  la  fois,  dans  sa 
langue,  l'expérience  interne  ou  externe^  et  la 
faculté  d'éprouver  de  la  peine  et  du  plaisir. 

Plus  fidèles  à  la  distinction  des  choses  et  aux 
usages  de  la  langue  littéraire,  MM.  Jouff'roy  et 
Damiron  ont  réservé  le  nom  de  sensibilité  à  la 
simple  capacité  de  jouir  et  de  souffrir.  Mais  le 
premier  de  ces  deux  écrivains  a  proposé,  à  la 
suite  d'un  remarquable  article  sur  les  facultés 
de  l'âme  humaine  [Mélanges,  p.  312),  une  liste 
de  ces  facultés,  qui  paraît  trop  étendue.  Il  y  en 
a  six  :  1°  la  faculté  personnelle,  c'est  la  volonté; 
2°  la  sensibilité,  ou  capacité  de  jouir  et  dé 
souffrir  :  nous  ne  changeons  ni  la  chose,  ni  le 
mot;  3°  les  facultés  intellectuelles;  nous  les 
reconnaissons  également  et  sous  le  même  titre  ; 
4°  la  faculté  locomotrice  :  il  est  trop  clair  que 
ce  n'est  que  le  pouvoir  do  la  volonté  sur  les 
organes  du  mouvement,  et  que  ce  pouvoir  ne 
doit  pas  être  distingué  de  la  volonté  elle-même; 
5"  la  faculté  expressive;  elle  relève  encore  des 
rapports  de  l'âme  avec  les  organes,  et  psycho- 
logiquement elle  se  confond  avec  la  volonté,  si 
l'expression  est  volontaire  en  effet;  avec  le 
pouvoir  qu'ont  nos  pensées  et  nos  sentiments  de 
réagir  spontanément  sur  l'organisme,  si  l'expres- 
sion est  involontaire;  6°  enfin,  les  penchants 
primitifs  de  notre  nature;  il  n'y  a  évidemment 
là  qu'une  conséquence  de  la  peine  et  du  plaisir, 
doués  de  certaines  propriétés  stimulantes,  en 
vertu  desquelles  les  objets  agréables  ou  pénibles 
nous  attirent  ou  nous  repoussent,  et  d'où  nos  af- 
fections prennent  les  noms  de  mobiles,  d'instincts 
et  de  penchants.  Am.  J. 

Depuis  que  cet  article  a  été  écrit,  l'idée  qu'on 
se  faisait  alors  des  facultés  s'est  un  peu  modi- 
fiée ;  et  le  regrettable  auteur  qui  l'a  signé  y 
ferait  sans  doute  quelque  changement.  Il  était 
visiblement  sous  l'influence  de  cette  opinion, 
que  la  méthode  applicable  à  la  psychologie  doit 
se  rapprocher  le  plus  possible  de  celle  des  scien- 
ces physiques;  qu'il  faut  ici,  comme  là,  obser- 
ver des  faits,  les  classer,  puis  les  rattacher  à  leurs 
causes  prochaines.  On  admet  plus  généralement 
aujourd'hui  que  les  faits  de  conscience  sont  du 
premier  coup  perçus  comme  étant  les  nôtres, 
c'est-à-dire  en  même  temps  que  leur  cause  ;  et 
dans  leur  rapport  avec  le  moi;  on  répugnerait 
donc  à  dire  que  les  facultés  sont  les  causes  qui 
les  produisent,  et  surtout  que  ces  causes  d'abord 
ignorées  sont  affirmées  à  la  suite  d'un  raisonne- 
ment qui  les  conclut  de  leurs  effets.  Le  phéno- 
mène et  le  moi  dont  il  est  l'acte,  voilà  toute  la 
réalité  indivisible  que  la  conscience  saisit  d'une 
seule  intuition.   Les  facultés   ne   sont  que   des 


FAMI 


—  517  — 


FAMI 


dénominations  générales  applicaljles  chacune  à 
toute  une  classe  de  laits,  et  non  pas  quelque 
chose  d'intermédiaire  outre  l'àme  et  ses  opéra- 
lions  :  sans  doute  une  pensée  implique  le  pou- 
voir de  penser;  mais  ce  pouvoir  actif  et  réel, 
qui  se  sent  et  s'alfinne,  et  ne  se  conclut  pas  de 
ses  effets,  c'est  le  moi  lui-même  dans  son  es- 
sence, c'est  une  Ibrce  vive;  la  puiss;ince  nue,  la 
simple  virtualité,  ou,  pour  dire  le  mot,  la  ïaç 
culte  est  une  abstraction.  Il  n'y  a  pas  lieu  non 
jilus  d'insister  sur  les  différences  des  faits  sou- 
vent réductibles  entre  eux;  en  tout  cas,  c'est  là 
le  point  de  vue  de  la  classification  et  de  la  des- 
cription ;  il  est  bon  de  regarder  plus  haut  et  de 
découvrir  celui  de  l'unité  et  de  la  métaphysi- 
que. E.  G. 

FAMILLE.  Cette  institution,  aussi  ancienne 
que  le  genre  humain,  et,  sans  contredit,  une  des 
plus  saintes,  .a  été  dans  ces  derniers  temps  atta- 
(juée avec  tant  de  violence;  poètes,  romanciers, 
l)ublicistes,  fondateurs  de  religions  nouvelles, 
réformateurs  de  toute  espèce  se  .sont  élevés  con- 
tre elle  avec  tant  de  railleries  et  de  sophismes, 
qu'il  n'y  avait  pas  seulement  un  intérêt  spécu- 
latif, mais  un  intérêt  pratique,  presque  un  inté- 
rêt âe  circonstance,  à  montrer  sur  quels  fonde- 
ments inébranlables  elle  repose,  quel  but  elle 
doit  poursuivre,  quelles  sont  les  lois  et  les  con- 
ditions qui  la  régissent.  L'état  des  esprits  a  quel- 
que peu  changé  aujourd'hui;  mais  l'importance 
de  la  famille  reste  la  même  aux  yeux  du  philo- 
sophe et  du  moraliste.  La  famille,  c'est  la  pre- 
mière condition  aussi  bien  que  la  première  forme 
de  la  société,  le  premier  pas  que  fait  l'homme 
dans  la  vie  morale,  et  sans  lequel  il  est  impos- 
sible qu'il  en  fasse  aucun  autre.  Essayez,  en 
effet,  de  rompre  les  liens  dont  elle  est  formée  ; 
qu'à  la  place  du  mariage  il  n'y  ait  plus  que  la 
passion  et  des  rencontres  fugitives;  que  les  en- 
fants ne  reconnaissent  plus  leurs  parents,  ni  les 
parents  leurs  enfants  ;  que  les  doux  noms  de 
irère  et  de  sœur  deviennent  des  mots  vides  de 
sens  :  vous  détruirez  du  même  coup  les  senti- 
ments les  plus  naturels,  les  plus  profonds  et 
peut-être  les  plus  désintéressés  du  cœur  humain: 
vous  ôterez  à  l'activité  humaine  ses  mobiles  les 
plus  ordinaires  et  les  plus  puissants.  Pense-t-on 
que  l'abolition  de  la  famille  et  la  mort  de  toutes 
les  affections  qui  naissent  dans  son  sein  tourne- 
raient au  profit  de  sentiments  plus  élevés  et  plus 
généreux;  qu'elles  nous  laisseraient  plus  de  force 
et  de  liberté  pour  aimer  notre  patrie,  nos  conci- 
toyens et  les  hommes  en  général?  Cette  opinion 
a  trouvé  des  partisans  :  Platon  la  défend  dans 
sa  République,  et  elle  a  été  reproduite  par  les 
utopistes  de  nos  jours;  mais  elle  n'en  est  pas 
moins  la  plus  inconcevable  des  illusions.  On 
comprend  que  les  liens  et  les  affections  de  fa- 
mille, lorsqu'ils  existent,  quand  noire  cœur  en 
a  la  complète  expérience,  puissent  s'étendre  par 
assimilation  sous  l'empire  des  institutions  poli- 
tiques ou  des  idées  religieuses.  C'est  ainsi  que  la 
patrie  n'est  pour  nous  qu'une  famille  plus  vaste; 
que  nos  concitoyens,  imbus  des  mêmes  idées  et 
façonnés  aux  mêmes  mœurs,  qui  partagent  avec 
nous  les  mêmes  droits,  les  mêmes  devoirs,  les 
mêmes  espérances,  les  mêmes  craintes,  et  vivent 
sous  le  charme  des  mêmes  souvenirs,  sont  véri- 
tablement pour  nous  des  frères,  et  qu'enfin  le 
sol  qui  nous  nourrit,  qui  porte  dans  son  sein  les 
cendres  de  nos  aïeux,  devient  pour  nous  l'objet 
d'une  piété  toute  filiale;  c'est  ainsi  encore  que 
Dieu  nous  apparaît  comme  le  père  commun  de 
tous  les  hommes,  la  terre  comme  leur  commun 
patrimoine,  et  que,  par  suite  de  la  même  idée, 
nous  sommes  forcés  de  croire  à  la  fraternité 
universelle  du  genre   humain.    Mais   comment 


ces  assimil. liions  seront-elles  possibles,  soit  pour 
notre  esprit,  soit  pour  noire  cœur,  si  l'un  des 
termes  ([u'cUes  supposent  se  trouve  supprimé,  si 
les  noms  de  père  et  de  frère  n'ont  plus  pour 
nous  aucune  signification  morale,  et  ne  répon- 
dent à  aucun  mouv(!ment  de  notre  âme?  Il  faut 
bien  considérer  ([ue  l'amour  de  la  patrie,  tel 
qu'on  doit  l'entendre,  et  l'amour  de  l'humanité, 
ne  sont  pas  des  sentiments  que  nous  apportons 
en  naissant,  ou  qui  existent  indistinctement  chez 
tous  les  hommes  :  ils  se  développent  avec  le 
temps,  sous  l'empire  de  certains  principes  labo- 
rieusement conquis,  par  une  extension  réfléchie 
des  affections  de  famille,  (jui,  au  contraire  sont 
naturelles,  spontanées,  irrésistibles.  Nous  dirons 
plus  :  l'amour  de  Dieu,  si  élevé  qu'il  nous  pa- 
raisse au-dessus  des  affections  terrestres,  s'al- 
lume au  même  foyer  pour  s'étendre  ensuite 
dans  un  champ  sans  bornes.  11  est  à  remarquer 
que  c'est  sous  le  nom  de  Père  ([ue  Dieu  est  adoré 
par  le  genre  humain;  et  en  effet,  à  part  la  diffé- 
rence du  fini  à  l'infini,  quelle  autre  espèce  d'a- 
mour pouvons-nous  éprouver  pour  lui  que  celiri 
qu'un  père  inspire  à  son  enfant?  Vouloir  aller 
au  delà,  c'est  se  perdre  dans  les  langueurs  et 
dans  les  subtilités  du  mysticisme.  Aussi,  le  sens 
commun  ne  s'y  est  pas  trompé  ;  il  a  donné  un 
même  nom  à  ces  deux  sentiments  si  différents 
par  leur  objet,  il  a  reconnu  la  piété,  soit  qu'elle 
s'exerce  dans  le  sanctuaire  de  la  famille,  ou  dans 
celui  de  la  religion. 

L'institution  de  la  famille  n'est  pas  moins  né- 
cessaire au  bien-être  matériel  de  la  société  qu'à 
son  existence  morale  ;  car  n'est-ce  pas  sur  le  tra- 
vail que  repose  le  bien-être,  et  par  suite  le  bon 
ordre  de  toute  association  humaine?  Or,  le  tra- 
vail, en  général,  n'a  pas  d'aiguillon  plus  puis- 
sant, plus  opiniâtre  et  plus  noble  en  même  temps, 
que  le  désir  d'assurer  le  bonheur  de  ceux  que 
nous  aimons  le  plus  au  monde,  et  dont  nous 
sommes,  en  quelque  sorte,  la  providence  ici- 
bas.  Que  l'amour  de  la  gloire,  de  la  patrie,  de 
l'humanité,  ou  quelque  sentiment  plus  élevé 
encore,  suffise  aux  âmes  d'élite,  qu'il  soit  le  mo- 
bile ordinaire  des  grands  travaux  de  la  pensée 
et  de  l'imagination  ou  des  sacrifices  de  l'héroisme, 
nous  l'admettons  sans  peine:  mais,  livrés  aux 
plus  vulgaires  occupations,  la  plupart  des  hom- 
mes ont  besoin  d'être  soutenus,  excités  par  des 
affections  plus  positives.  Il  leur  faut  l'espérance 
de  laisser  â  leurs  enfants,  à  leurs  compagnes,  à 
leurs  proches,  les  fruits  de  leurs  sueurs  et  les 
signes  matériels  de  leur  dévouement.  Il  faut 
que  leur  ambition  puisse  s'étendre  au  delà  des 
limites  de  leurs  besoins  et  de  leur  existence, 
sans  cesser  en  (luelque  sorte  d'être  personnelle; 
car  nos  enfants,  c'est  nous-mêmes,  avec  l'avenir 
et  la  jeunesse  de  plus.  Quant  â  l'intérêt  propre- 
ment dit  et  aux  passions  purement  égoïstes, 
c'est  le  comble  du  délire  de  vouloir  élever  sur 
ce  fondement  une  société  de  quelque  durée  et  de 
quelque  valeur.  En  admettant  même,  avec  plu- 
sieurs philosophes  du  dernier  siècle  et  quelques 
socialistes  de  nos  jours,  qu'un  temps  viendra  où 
le  crime  et  la  révolte  n'auront  plus  de  but,  tant 
l'intérêt  particulier  sera  étroitement  lié  à  l'inté- 
rêt général,  il  sera  toujours  vrai  qu'avec  l'amour 
de  soi  pour  tout  mobile  et  tout  frein,  un  homme 
n'aura  rien  à  craindre,  rien  à  ménager,  rien  à 
fonder  pour  l'avenir.  Il  peut  acheter,  au  prix 
d'une  fin  prématurée,  tous  les  plaisirs  des  sens; 
au  prix  d'une  existence  obscure  et  pauvre,  la 
tranquillité  de  l'esprit  et  du  corps;  il  peut,  en  un 
mot,  vivre  comme  il  lui  plaît  :  car  sa  mort  ne 
doit  pas  avoir  de  lendemain.  Quelques  écono- 
mistes craignent  pour  la  société  l'excès  de  la  po- 
pulation.  Ce  n'est  pas  là,  selon  nous,  qu'est  le 


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danger,  mais  dans  les  mœurs  et  dans  les  habi- 
tudes qui  détruisent;  parmi  les  classes  pauvres, 
les  liens  domestiques.  La  famille,  en  même  temps 
qu'elle  ennoblit  l'iiomme  à  ses  propres  yeux  dans 
les  plus  humbles  condilious  ae  la  vie,  le  rend 
aussi  plus  utile  aux  autres  et  plus  intéressé  à  la 
prospérité  commune;  elle  double  ses  forces 
])Our  le  travail,  met  en  jeu  tous  les  ressorts  de 
son  activité,  et  éveille  sa  sollicitude  sur  l'avenir 
comme  sur  le  présent. 

Mais  la  famille  ne  doit  p:is  seulement  être 
considérée  comme  un  moyen,  c'est-à-dire  comme 
une  des  conditions  de  l'ordre  social  et  un  des 
mobiles  les  plus  puissants  de  l'activité  humaine  : 
elle  est  légitime,  elle  est  sainte  par  elle-même; 
elle  repose  sur  l'union  des  âmes  encore  plus  que 
sur  le  besoin  des  sens  ;  elle  sanctifie  par  l'amour 
et  par  le  devoir,  par  l'usage  de  la  raison  et  de  la 
liberté,  une  des  lois  les  plus  impérieuses  de 
notre  nature  animale;  enfin  elle  complète  l'exi- 
stence de  l'individu  en  même  temps  qu'elle  as- 
sure, dans  l'ordre  moral  comme  dans  l'ordre 
physique,  la  continuation  de  la  société.  En  effet, 
le  qui  constitue  essentiellement  la  famille,  c'est 
le  mariage  et  l'éducation  des  enfants.  Or,  le  ma- 
riage, tel  qu'il  peut  être,  n'est  pas  seulement 
l'union  des  intérêts  et  des  corps;  il  est  aussi 
formé  par  des  liens  d'une  autre  nature.  L'homme 
et  la  femme,  comme  nous  l'avons  démontré  ail- 
leurs (voy.  Amouk),  ne  diffèrent  pas  moins  l'un 
de  l'autre  par  la  direction  naturelle  de  leurs  fa- 
cultés et  par  les  diverses  qualités  de  leurs  âmes, 
que  par  la  conformation  de  leurs  corps.  Au  fond, 
leur  nature  est  certainement  la  même  ;  leur  vo- 
lonté et  leur  intelligence  sont  gouvernées  par 
les  mêmes  lois;  la  même  liberté  leur  est  donnée 
pour  le  bien  et  pour  le  mal;  la  même  fin  est 
proposée  à  leur  existence  tout  entière  :  mais  ils 
semblent  s'être  partagé  les  moyens  d'y  atteindre. 
Chacun  d'eux  a  été  paré  par  l'auteur  de  la  créa- 
tion des  perfections  et  des  attributs  dont  l'autre 
se  voit  privé,  et  celte  différence  de  leurs  âmes 
se  réfléchit  dans  leurs  formes  extérieures  et 
dans  les  traits  de  leurs  visages.  De  là  le  besoin 
pour  tous  deux  de  confondre  leurs  vies  comme 
les  deux  moitiés  d'un  seul  être.  De  là  l'amour 
qui  les  rend  nécessaires  l'un  à  l'autre,  non  plus 
comme  l'instinct  pour  la  satisfaction  d'un  fugi- 
tif désir,  mais  pour  tous  les  instants  et  dans  tous 
les  éléments  de  leur  existence.  L'amour  n'est 
pas  ce  délire  de  l'imagination  et  des  sens  avec 
lequel  il  est  trop  souvent  confondu  ;  c'est  un 
sentiment  réfléchi  servant  de  lien  entre  deux 
âmes  qui  se  touchent  par  tous  les  points,  et  qui, 
par  conséquent,  avant  de  se  donner  l'un  à  l'autre, 
ont  pris  le  temps  de  s'observer  et  de  se  com- 
prendre. Il  a  un  effet  moral  d'une  immense  por- 
tée, et  qui  peut-être  n'a  pas  été  remarqué  suffi- 
samment :  il  consacre  l'égalité  des  deux  sexes; 
car  s'il  n'est  pas  exclusif  et  réciproque,  s"il  n'est 
pas  des  deux  côtés  la  donation  entière  de  soi- 
même,  il  cesse  aussitôt  d'exister.  C'est  dans  cette 
réciprocité  parfaite  ou  cette  communauté  abso- 
lue d'existence  que  consistent  le  caractère  dis- 
tinctif  et  la  dignité  du  mariage.  Mais  si  le  ma- 
riage était  fondé  uniquement  sur  l'amour,  il 
n'aurait  pas  plus  de  durée  et  ne  serait  pas  plus 
commun  que  ce  sentiment,  qui,  à  cause  de  sa 
nature  délicate  et  élevée,  ne  se  fait  pas  connaître 
à  toutes  les  âmes,  et,  dans  celles-là  même  où  il 
a  pu  naître,  ne  tient  pas  toujours  contre  des 
passions  ou  des  influences  plus  grossières.  En 
l'absence  de  l'amour,  il  n'y  aurait  pas  d'autres 
liens  entre  les  deux  sexes  que  la  volupté,  l'in- 
stinct ou  l'intérêt  du  plus  fort,  et  dans  chacun  de 
ces  cas  la  femme  rendue  à  sa  faiblesse  naturelle, 
privée  du  respect  qui  l'entoure  au  sein  de  la  fa- 


mille, puisque  la  famille  n'existe  pas  sans  la  so- 
ciété conjugale,  serait  véritablement  l'esclave  de 
l'homme  et  l'instrument  avili  de  ses  passions.  Il 
faut  donc  admettre  dans  le  mariage  un  troisième 
élément,  qui,  au  lieu  d'être  personnel  et  mobile 
comme  l'amour  puisse  servir  au  contraire  de 
règle  universelle  et  invariable  :  cet  élément, 
c'est  le  principe  d'obligition  et  de  droit,  qui 
nous  suit  également  et  doit  nous  gouverner  dans 
toutes  les  situations  de  la  vie.  Il  est  défendu  à  la 
personne  humaine,  quelles  que  soient  d'ailleurs 
sa  misère  et  sa  fainlesse,  de  se  dégrader  au  rang 
d'une  chose,  d'abdiquer  en  quelque  sorte  son 
existence  propre,  de  se  dépouiller  de  son  être 
moral  pour  servir  uniquement  aux  plaisirs  et  aux 
passions  d'autrui.  Par  une  conséquence  néces- 
saire de  la  même  loi,  sur  laquelle  repose  toute 
la  dignité  de  l'humrae,  il  n'est  pas  moins  cou- 
pable de  réduire  les  autres,  soit  par  la  séduc- 
tion, soit  par  la  force,  à  cet  état  d'avilissement, 
ou,  quand  ils  y  sont  déjà,  de  contribuer  à  les 
y  maintenir.  Donc,  un  homme  et  une  femme  ne 
peuvent  appartenir  l'un  à  l'autre  que  sous  la 
condition  de  substituer  dans  leurs  relations  mu- 
tuelles l'égalité  morale,  c'est-à-dire  l'égalité  de 
droits  et  de  devoirs,  à  l'inégalité  naturelle  qui 
existe  entre  eux.  Cette  inégalité  morale,  qui 
n'empêche  pas  la  diversité  des  fonctions,  sui- 
vant les  facultés  distinctives  de  chaque  sexe^  et 
qui  peut,  par  cela  même,  subsister  à  côte  de 
l'inégalité  civile,  ne  doit  pas  seulement  être  ac- 
ceptée par  la  conscience  ou  exister  à  l'état  de 
principe;  il  faut  qu'elle  soit  un  fait  juridique, 
qu'elle  repose  sur  un  contrat  par  lequel  deux 
êtres  humains  de  sexes  différents  mettent  en 
commun,  pour  toute  la  durée  de  leur  vie,  leurs 
âmes  et  leurs  corps,  leurs  volontés  et  leurs  per- 
sonnes, en  un  mot  toute  leur  existence.  Hors  de 
cette  communauté  absolue,  l'inégalité  est  inévi- 
table, et  avec  elle  on  voit  reparaître  les  consé- 
quences que  nous  avons  déjà  signalées,  la  dé- 
gradation et  l'asservissement  de  la  moitié  de 
l'humanité.  Ainsi,  le  mariage  repose  à  la  fois 
sur  ces  trois  choses  :  sur  un  besoin  des  sens  dont 
la  satisfaction  est  nécessaire  à  la  conservation 
du  genre  humain,  et  que  déjà  la  raison  peut  en- 
noblir par  cette  idée  générale;  sur  un  besoin 
des  âmes  excité  par  les  facultés  diverses,  mais 
également  nécessaires  à  la  perfection  humaine, 
que  la  nature  a  réparties  entre  l'homme  et  la 
femme;  enfin  sur  un  contrat  qui,  posant  en  prin- 
cipe l'égalité  morale  des  deux  sexes,  assure  pour 
toujours,  au  nom  du  droit  et  du  devoir,  cette 
communauté  d'existence,  cette  donation  mutuelle 
de  deux  êtres,  qui  n'est  qu'un  fait  temporaire 
dans  l'amour,  et,  comme  l'amour  lui-même,  un 
privilège  des  âmes  d'élite.  Il  faut  remarquer  les 
rapports  qui  existent  entre  ces  trois  éléments  de 
la  société  conjugale  :  l'appétit  des  sexes  est  un 
instinct  général  et  aveugle  devant  lequel  la  per- 
sonne humaine  disparaît  entièrement.  L'amour, 
même  quand  il  n'est  pas  d'une  nature  très-élevée, 
est  toujours  un  sentiment  personnel^  exclusif, 
qui,  par  cela  seul,  suppose  un  choix  et  ren- 
ferme, de  toute  nécessité,  une  part  de  liberté  et 
de  réflexion.  Enfin,  le  contrat  est  tout  entier 
l'œuvre  de  la  raison  et  de  la  liberté  :  c'est  la 
raison  qui  le  rédige,  en  substituant  sa  règle 
éternelle  à  des  rapports  fortuits  ou  arbitraires; 
c'est  la  liberté  qui  l'accepte  et  doit  le  mettre  à 
exécution.  C'est  l'honneur  de  toutes  les  religions 
d'avoir  consacré  le  mariage  en  général;  c'est 
l'honneur  du  christianisme  de  l'avoir  conduit  le 
plus  près  de  la  perfection,  en  abolissant  la  poly- 
gamie et  la  répudiation  ;  mais  le  mariage  ne  re- 
pose pas  sur  un  dogme  religieux  et  ne  peut  pas 
être  considéré  comme  une  institution  purement 


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religieuse  ;  il  résulte  de  la  constitution  do  riiom- 
iiic,  de  SCS  facultés,  de  ses  dioits  naturels; 
et  comme  il  exerce  nécessairement  une  influence 
toute-puissante  sur  les  destinées  de  la  société,  la 
société  en  doit  déterminer  les  conditions  exté- 
rieures et  les  fjire  observer;  son  intervention 
est  légitime  et  nécessaire  dans  un  contrat  où  ses 
intérêts  sont  si  vivement  engagés. 

Un  homme  et  une  femme  qui  s'unissent  l'un  à 
l'autre  selon  les  lois  de  la  nature,  ne  se  trouvent 
pas  seulement  liés  par  des  devoirs  réciproques; 
ils  en  ont  aussi  de  communs  envers  les  entants 
qui  pourront  naître  d'eux,  et  ces  obligations  con- 
tractées d'avance  envers  des  êtres  qui  n'existent 
pas  encore,  font  une  partie  de  la  sainteté  du  ma- 
riage et  constituent  la  fin  la  plus  élevée  de  la 
famille.  L'homme  ne  serait  pas  ce  qu'il  est,  mais 
il  descendrait  au  rang  d'une  chose,  si  l'on  pou- 
vait, sous  les  seules  conditions  de  l'instinct  et  de 
la  volupté,  lui  donner  la  vie  sans  être  attaché  à 
lui  par  aucun  lien,  sans  penser  à  ce  qu'il  de- 
viendra un  instant  après  sa  naissance.  Toute  ac- 
tion qui  se  rapporte  à  lui  rentre  dans  la  sphère 
des  lois  morales,  et  leur  doit  être  subordonnée^ 
quand  même  elle  serait  provoquée  par  les  plus 
impérieux  besoins  de  la  nature  physique.  C'est 
ainsi  qu'il  a  des  droits  même  avant  que  de 
naître.  Pourquoi,  en  effet,  serait-il  permis  de  lui 
imposer  les  besoins  de  la  vie  et  de  lui  refuser 
en  même  temps  les  moyens  de  les  apaiser,  pen- 
dant que  le  sommeil  de  l'enfance  engourdit  son 
intelligence  et  ses  forces?  Pourquoi  serait-il 
permis  de  le  jeter  en  ce  monde,  abandonné  à 
lui-même,  privé  d'appui  et  de  culture  à  l'âge  où 
la  nature  les  réclame,  Mvré  à  tous  les  caprices 
du  hasard,  à  toutes  les  conséquences  de  l'igno- 
rance et  de  la  faiblesse,  comme  on  livre  au  vent 
une  semence  inutile?  Appeler  à  l'existence  un 
être  humain,  c'est  donc  se  charger  de  son  édu- 
cation; c'est  prendre  l'engagement,  au  nom  des 
règles  absolues  de  la  justice,  d'être  sa  provi- 
dence, d'écarter  de  lui  la  souffrance  et  le  be- 
soin, de  développer  en  même  temps  les  forces 
de  son  corps  et  les  facultés  de  son  âme,  de  l'ini- 
tier enfin  a  toutes  les  épreuves,  à  tous  les  de- 
voirs, à  tous  les  secrets  de  la  vie^  jusqu'à  l'heure 
où,  n'ayant  plus  rien  à  attendre  de  la  nature,  et 
prenant,  pour  ainsi  dire,  possession  de  lui-même, 
il  ne  dépende  plus  de  nous  que  par  les  liens  de 
la  reconnaissance  et  de  l'amour. 

L'éducation  doit  être  l'œuvre  commune  du 
père  et  de  la  mère,  d'abord  parce  qu'elle  est 
pour  tous  deux  un  devoir,  et  par  conséquent  un 
droit;  ensuite  parce  que  les  qualités  diverses  que 
la  nature  a  partagées  entre  eux  sont  également 
nécessaires  au  développement  de  l'enfant,  et 
doivent,  autant  que  possible,  se  réunir  dans 
l'homme  fait.  Ce  n'est  pas  trop  de  faire  concou- 
rir à  cette  tâche  dilfioile  l'autorité  qui  commande 
et  la  persuasion  qui  charme,  la  fermeté  qui  exige 
et  la  patience  qui  sait  attendre,  la  raison  qui 
éclaire,  qui  conseille  ou  qui  blâme,  et  l'amour 
qui  entraîne,  qui  soutient  ou  console.  Or,  de  ces 
deux  sortes  de  moyens  d'action,  les  uns  sont  plus 
propres  à  l'homme  et  les  autres  à  la  femme. 
Sans  doute  il  faut,  selon  le  sexe  et  le  caractère 
des  enfants,  laisser  prédominer  tantôt  ceux-ci, 
tantôt  ceux-là;  mais  il  est  toujours  nécessaire  de 
les  combiner  ensemble  dans  une  juste  mesure, 
et  ce  n'est  qu'à  cette  condition  que  les  parents 
se  retrouveront  tous  deux  et  resteront  unis  dans 
leurs  enfants  ;  que  les  enfants  honoreront  leurs 

fiarents  d'un  égal  respect  et  les  confondront  dans 
e  même  amour,  et  qu'enfin  la  femme  conser- 
vera à  la  tête  de  la  famille  cette  égalité  morale 
dont  nous  avons  fait  la  base  et  dans  laquelle  con- 
siste la  sainteté  du  mariage.  Il  résulte  de  là  que 


l'éducation,  bien  distincte  de  l'instruction,  doit 
être  essentiellement  l'cEUvrc  de  la  famille,  jus- 
qu'à ce  qu'elle  ait  suffisamment  excité  dans  les 
jeunes  âmes  des  sentiments  qui  ne  peuvent  pas 
naître  ailleurs,  et  qui  sont,  comme  nous  l'avons 
démontré,  le  germe  unique,  le  commencement 
nécessaire  de  toutes  les  vertus  sociales.  Alors, 
mais  seulement  alors,  pourra  commencer  une 
éducation  plus  virile,  destinée  à  préparer  l'homme 
aux  luttes,  aux  épreuves,  à  l'ordre  inflexible, 
aux  injustices  même  de  la  société;  injustices 
nui  sont  toujours  des  erreurs.  Il  est  de  toute 
évidence  que  cette  seconde  partie  de  l'éducation, 
complément  indispensable  de  la  première,  ne 
doit  être  confiée  qu'à  des  hommes  qui  connais- 
sent la  société,  qui  vivent  dans  son  sein,  qui  en 
acceptent  toutes  les  lois,  qui  ne  sont  étrangers  à 
aucun  de  ses  intérêts,  et  non  pas  à  ceux  qui  la 
méprisent,  qui  refusent  de  marcher  avec  elle, 
qui  ont  résolu,  pour  nous  servir  de  leur  propre 
langage,  de  vivre  en  dehors  du  siècle,  c'est-à- 
dire  en  dehors  de  leur  temps  et  de  leur  pays.  L'i 
plus  grande  contradiction  où  puissent  tomber  les 
peuples  modernes  dont  l'existence  politique  a 
pour  bases  la  liberté  et  le  sentiment  national, 
c'est  de  faire  élever  leurs  jeunes  générations 
par  des  maîtres  qui  repoussent  ces  deux  prin- 
cipes, c'est-à-dire  qui  ont  fait  serment  de  passer 
toute  leur  vie  dans  l'obéissance,  et  dont  la  pa- 
trie est  renfermée  tout  entière  dans  les  murs 
d'un  cloître.  Au  reste,  ce  n'est  pas  ici  le  lieu 
d'insister  plus  longtemps  sur  ce  sujet  que  nous 
avons  traité  séparément  (voy.  Éducation);  il 
nous  a  suffi  de  le  considérer  dans  ses  rapports 
avec  la  famille. 

Le  même  principe  qui  charge  les  parents  do 
l'éducation  de  leurs  enfants  est  aussi  la  source 
de  leur  autorité.  Moralement  il  n'y  a  pas  d'autre 
origine  à  ce  pouvoir  paternel  si  terrible  dans 
l'antiquité,  si  absolu  dans  les  lois  romaines,  et 
par  lequel  on  a  essayé  vainement,  de  nos  jours, 
d'expliquer  et  de  justifier  l'esclavage.  Il  est  im- 
possible, en  effet,  que  les  rapports  personnels, 
que  les  liens  purement  physiques  qui  existent 
entre  les  hommes  l'emportent  sur  les  lois  abso- 
lues de  l'ordre  moral.  Ce  que  je  dois  à  celui  qui 
m'a  donné  le  jour  ne  va  pas  jusqu'à  détruire  en 
moi  la  personne  humaine,  jusqu'à  m'ôter  l'usage 
de  ma  liberté  et  de  mon  intelligence,  jusqu'à 
m'enlever  à  ma  propre  destinée  pour  faire  de 
moi  une  vile  propriété  ou  un  instrument  à  l'u- 
sage d'autrui.  Que  deviendrait  avec  une  pareille 
doctrine  l'idée  même  de  la  justice  et  du  droit? 
L'autorité  paternelle  est  donc  entièrement  subor- 
donnée à  l'éducation  et  doit  s'exercer  dans  les 
mêmes  limites  et  dans  la  même  durée.  Celle-ci 
est  le  but;  la  première  n'est  que  le  moyen. 
L'une  nous  représente  un  devoir,  l'autre  le  droit 
qui  en  est  la  conséquence.  Le  devoir  une  fois  ac- 
compli, le  droit  qu'il  apporte  avec  lui  cesse  im- 
médiatement. L'enfant  devenu  homme  doit  tou- 
jours à  son  père  et  à  sa  mère,  tant  que  la  bonté 
divine  les  laisse  à  ses  côtés,  le  respect^  la  recon- 
naissance, un  amour  sans  bornes  ;  il  ne  leur 
doit  pas  l'obéissance.  C'est  pour  cela  que  nos 
lois  ont  désigné  un  âge  où  cette  émancipation 
est  civilement  reconnue.  Ce  n'est  pas  encore 
tout  :  même  dans  les  limites  où  nous  venons  de 
la  circonscrire,  l'autontc  paternelle  ne  peut  pas 
être  absolue;  mais  il  faut  nécessairement  qu'elle 
s'accorde  avec  les  intérêts  les  plus  essentiels  et 
soit  réglée  par  les  lois  de  la  société.  La  société 
en  général  doit  intervenir  entre  le  fort  et  le 
faible,  entre  l'enfant  et  l'homme  fait;  elle  doit 
faire  triompher  partout  l'ordre  et  la  justice  :  à 
ce  titre  elle  a  le  droit  de  régler  dans  une  cer- 
taine mesure  les  rapports  de  la  famille.  Mais  il 


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y  a  plus  :  il  l'aul  (ju'olle  use  de  ce  droit  sous 
])einc  (le  compromettre  sa  propre  existence;  car 
telle  est  la  constitution  de  la  l'amille,  telle  est 
celle  de  la  société  tout  entière,  telle  est  l'édu- 
cation que  l'on  donne  à  renlance  et  à  la  jeunesse, 
tel  sera  dans  l'avenir  l'esprit  public,  telles  seront 
les  institutions  et  les  mœurs.  Il  est  bien  évident, 
par  exemple,  que  le  droit  d'aînesse  établi  dans 
la  famille,  il  en  résulte  nécessairement  l'aristo- 
cratie dnns  l'État;  au  contraire,  l'égalité  entre 
les  enfants  d'un  même  père,  si  elle  est  consa- 
crée par  les  mœurs,  amènera  bientôt  à  sa  suite 
l'égalité  civile  et  politique.  La  même  chose  a 
lieu  pour  l'cducalion.  l)es  générations  élevées 
dans  le  mépris  des  lois  (jui  devront  les  gouver- 
ner un  jour,  dans  la  haine  des  institutions  sur 
lesquelles  repose  l'ordre  actuel  de  la  société,  ne 
se  feront  pas  scrupule  de  les  changer,  et  ne'  se- 
ront pas  très-reconnaissantes  envers  ceux  qui 
les  ont  établies.  La  société  a  donc  le  droit  d'in- 
tervenir dans  l'éducation  aussi  bien  que  dans  le 
mariage.  L'autorité  paternelle,  sur  laquelle  on 
s'est  fondé  pour  lui  contester  ce  droit,  est  sou- 
mise elle-même  à  son  légitime  contrôle. 

Le  mariage  et  l'éducation  des  enfants  sont, 
comme  nous  l'avons  dit,  les  deux  éléments  prin- 
cipaux de  la  famille,  .ses  conditions  morales  et 
absolues;  mais  il  y  a  aussi  une  condition  exté- 
rieure sans  la(]uelle  les  deux  premières  se  réali- 
seraient difficilement^  et  qui,  par  cela  même, 
ne  doit  pas  en  être  séparée  :  nous  voulons  par- 
ler du  droit  d'acquérir  et  de  posséder,  du  droit 
(le  constituer  une  propriété  applicable  à  l'usage 
de  la  famille,  et  qui  reçoit,  pour  cette  raison,  le 
nom  de  patrimoine.  .Sans  doute  le  droit  de  pro- 
])riété,  ainsi  que  nous  l'avons  fait  voir  ailleurs 
(voy.  Droit),  peut  se  démontrer  comme  une 
conséquence  immédiate  de  la  liberté  individuelle 
ou  du  droit  de  vivre  ;  mais  il  se  fonde  aussi  sur 
les  devoirs,  sur  l'institution  de  la  famille,  dont 
jl  devient  à  son  tour  la  garantie  matérielle.  Si  le 
père  est  chargé  de  l'éducation  physique  de  ses 
enfants  non  moins  et  d'une  manière  plus  im- 
médiate que  de  leur  éducation  morale,  il  est 
(ivident  qu'il  a  le  droit  d'acquérir,  dans  la  me- 
sure où  il  le  juge  convenable,  tous  les  moyens 
de  pourvoir  à  leurs  besoins,  d'assurer  leur  bien- 
être  dans  l'avenir  comme  dans  le  présent,  par 
un  demie,  acte  de  sa  volonté  et  de  sa  tendre 
prévoyance.  Voilà  la  propriété  patrimoniale  éta- 
blie, (ïont  l'idée  même  implique  nécessairement 
l'hérédité  et  le  droit  de  transmission.  Supposez 
maintenant  ce  droit  anéanti,  ou  transportez-le  à 
la  communauté  politique,  à  la  société  entière, 
ainsi  que  le  désirent  certains  utopistes,  quelle 
place  restera-t-il  à  ce  commerce  de  dévouement 
et  de  reconnaissance,  à  ce  sacrifice  permanent 
de  la  vie  et  de  la  pensée  sur  lequel  repose  es- 
sentiellement la  société  domesti(jue?  Avec  le 
droit  de  propriété  l'autoi'ité  même  du  père  sur 
les  enfants  se  trouve  détruite  ;  car  cette  autorité 
ne  peut  pas  exister  sans  pouvoir.  Aussi  toutes 
les  tentatives  qui  ont  été  faites,  tous  les  systèmes 
qu'on  a  imaginés  pour  détruire  la  liberté  du 
travail  ou  le  droit  de  proi)riélé,  ont-ils  eu  en 
même  temps  pour  but  ou  pour  conséquence  im- 
médiate la  destruction  de  la  famille. 

Ainsi  que  tout  ce  ([ui  appartient  à  la  vie  mo- 
rale de  l'homme,  ainsi  que  l'homme  lui-même, 
la  société  et  l'humanité  tout  entière,  la  famille  a 
son  histoire.  Elle  n'a  pas  eu  dès  le  premier  jour 
la  constitution  que  vous  lui  voyez  maintenant  ou 
celle  qu'elle  doit  avoir,  que  le  principe  ab.solu 
de  ladignité  humaine  lui  impose;  mais  elle  s'est 
formée  lentement  par  les  conquêtes  successives 
du  droit  sur  la  force,  de  l'esprit  sur  la  matière, 
des  besoins  de  lame  sur  les  appétits  du  corps  ;  et 


ce  que  nous  disons  de  la  famille  considérée  dans 
son  ensemble,  s'applique  exactement  à  chacun 
des  éléments  dont  elle  se  compose  :  au  mariage, 
à  l'éducation  des  enfants  et  à  la  propriété  patri- 
moniale. Nous  allons  essayer,  par  quelques  ra- 
pides observations,  de  mettre  ce  fait  en  lumière, 
et  c'est  par  là  que  nous  finirons. 

D'abord  le  mariage  n'est  que  l'asservissement 
régulier,  légal,  du  sexe  le  plus  faible  au  .sexe  le 
plus  fort,  avec  certaines  réserves  en  faveur  du 
premier.  Tel  est  le  mariage  oriental  avec  la  do- 
lygamie  et  la  répudiation.  Évidemment,  quand 
un  homme  épouse  plusieurs  femmes  avec  la  fa- 
culté de  les  cha.sser  du  toit  conjugal,  il  y  a  là 
une  inégalité  monstrueuse  qui  ressemble  fort  à 
l'esclavage;  cependant  il  faut  remarquer  que 
c'est  un  progrès  immense  sur  la  promiscuité  bru- 
tale et  la  servitude  proprement  dite.  La  polyga- 
mie admet  une  consécration  ou  civile  ou  reli- 
gieuse qui  établit  une  différence  entre  les  con- 
cubines et  les  femmes  légitimes.  Le  mari  ne  peut 
pas  tout  sur  celles-ci  :  il  lui  est  défendu  de  les 
maltraiter  sans  sujet,  de  les  ré[)udier  sans  juge- 
ment, et  il  leur  doit  une  existence  conforme  à 
son  rang.  Quoi  qu'il  en  soit,  dans  cette  première 
ébauche  de  la  famille,  la  force  et  l'instinct 
jouent  le  principal  rôle;  l'être  moral  y  est  effacé 
presque  entièrement  devant  l'être  matériel.  Avec 
la  civilisation  grecque  et  romaine,  bien  posté- 
rieure à  la  civilisation  orientale,  commence  pour 
le  mariage  une  autre  époque.  Un  homme  ne 
peut  plus  épouser  qu'une  seule  femme,  et  au 
lieu  de  l'acheter  comme  autrefois,  il  ne  peut  plus 
l'obtenir  que  de  son  consentement  ou  de  celui 
de  ses  proches.  Mais  quelle  inégalité  encore  dans 
cette  union!  Tandis  que  la  femme,  en  cas  d'in- 
fidélité, est  punie  de  mort,  le  mari  peut  avoir 
dans  sa  maison,  non  par  un  abus  d'autorité  ou 
par  un  effet  de  la  licence  des  mœurs,  mais  en 
vertu  d'un  droit  publiquement  reconnu,  autant 
d'esclaves  et  de  concubines  qu'il  le  veut.  On  sait 
quel  était  chez  les  anciens  Romains  le  pouvoir 
du  mari  sur  sa  femme.  Maître  absolu  de  sa  per- 
sonne et  de  .ses  biens,  investi  du  droit  de  la 
condamner  à  mort,  il  exerçait  sur  elle  le  même 
empire  que  si  la  conquête  l'avait  mise  en  ses 
mains.  Enfin,  par  une  bizarrerie  inexplicable 
dans  nos  mœurs,  l'épouse  légitime  (levenue 
mère,  n'était  pas  élevée  au-dessus  de  ses  pro- 
pres enfants  :  elle  n'avait  que  le  rang  de  leur 
sœur  consanguine.  En  général,  dans  l'état  de  ci- 
vilisation dont  nous  parlons,  le  mariage  était 
moins  une  institution  morale,  ayant  pour  but 
de  donner  à  l'homme  une  compagne  digne  de 
lui  et  de  faire  entrer  dans  l'éducation  la  bien- 
faisante influence  de  la  tendresse  maternelle, 
qu'une  institution  purement  civile,  destinée  à 
maintenir  la  séparation  des  hommes  libres  et 
des  esclaves,  et,  dans  les  États  aristocratiques, 
à  empêcher  le  mélange  des  castes.  Aussi  faut-il 
remarquer  qu'au  temps  de  la  république  ro- 
maine, le  concubinat,  comme  nous  venons  de  le 
dire,  était  à  côté  du  mariage  légitime  {justœ 
nuptiœ)  une  union  avouée  par  la  coutume  et 
par  les  lois;  tandis  que  les  alliances  entre  pa- 
triciens et  ])lébéiens  {non  legitimum  malrimo- 
nium)  étaient  regardées  comme  un  état  anormal 
et  vicieux.  On  trouve  encore  quelque  chose  de 
semblable,  non  plus  sans  doute  d:tns  les  lois  pro- 
fondément modifiées  par  les  idées  chrétiennes, 
mais  dans  l'opinion,  mais  dans  les  mœurs  de  la 
société  féodale  du  moyen  âge  et  des  sociétés 
aristocratiques  des  temps  modernes.  Là.  n'est-ce 
pas  en  effet  le  rang,  le  degré  de  noblesse,  la  po- 
sition sociale  et  plus  tard  l'inventaire  de  la  for- 
tune qui  décident  des  alliances?  Combien  y  eu 
a-t-il,  quand  ces  conditions  sont  remplies,  qui 


FAMI 


521   — 


FARA 


recherchent  encore  l'union  des  âmes  et  l'har- 
monie des  intelligences?  Dans  cette  période  de 
l'histoire,  l'être  moral,  la  personne  humaine 
s'efface  plus  ou  moins,  non  plus  comme  dans  les 
mœurs  ae  TOrient  devant  l'être  physique,  mais, 
si  nous  pouvons  nous  exprimer  ainsi,  devant  la 
personne  sociale,  devant  la  caste,  la  considéra- 
tion ou  la  richesse.  Le  mariage,  devenu  ainsi 
une  affaire,  une  simple  convenance  ou  le  moyen 
de  conserver  un  nom  aristocratique,  n'a  pas  pu 
inspirer  le  respect  dont  il  est  digne.  Cependant 
l'àme  humaine,  plus  éclairée  qu'autrefois  sur  sa 
valeur  propre,  plus  réfléchie  sur  elle-même  et 
plus  occupée  de  ses  besoins  intérieurs,  n'a  pas 
voulu  perdre  entièrement  ses  droits.  C'est  ainsi 
qu'il  s'est  formé,  à  côté  et  en  dehors  du  mariage, 
des  liaisons  presque  mystiques  où  le  sentiment 
seul,  où  le  dévouement  le  plus  pur  et  le  culte  le 
plus  désintéressé  étaient  admis  :  tel  est  l'amour 
chevaleresque,  qui  des  mœurs  du  moyen  âge  a 
passé  dans  la  poésie  et  dans  le  roman  moderne. 
De  là  le  contraste  qui  existe  dans  l'opinion,  et 
dont  l'esprit  satirique  a  si  souvent  tiré  parti  entre 
la  réalite  et  le  roman,  entre  le  mariage  et  l'a- 
mour. Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  le  ma- 
riage tel  qu'il  devrait  être,  ou  l'union  de  deux 
êtres  humains  qui  se  sont  choisis  l'un  l'autre 
pour  eux-mêmes  sans  aucun  sordide  intérêt,  et 
qui  confondent  véritablement  leurs  deux  vies  en 
une  seule,  n'est  pas  encore  devenu  et  ne  sera 
probablement  jamais  un  fait  bien  commun.  Il  y 
a  plus  :  même  cette  égalité  morale  des  deux 
sexes  qui  est  la  condition  absolue  du  mariage 
indissoluble  tel  qu'il  existe  parmi  nous,  est  à 
peine  admise  en  principe,  et  il  s'écoulera  du 
temps  avant  qu'elle  passe  dans  les  mœurs. 

Le  développement  successif  que  nous  présente 
la  société  conjugale  se  répète  dans  les  rapports 
des  parents  ou  plutôt  du  père  et  des  enfants, 
et  dans  l'éducation  de  ceux-ci.  D'abord  les  en- 
fants ne  sont  que  la  propriété,  c'est-à-dire  les 
esclaves  de  leur  père.  De  là  le  nom  même  de  la 
famille  {familia,  primitivement  famulia,  de 
famulus,  esclave)  ;  un  nom  qui  exprime  parfai- 
tement ce  qu'était  cette  institution  dans  la  vieille 
société  romaine.  Le  père  avait  droit  de  vie  et  de 
mort  sur  ses  enfants,  comme  le  mari  sur  sa 
femme.  Son  terrible  pouvoir  s'étendait  à  la  fois 
sur  son  fils,  sur  la  femme  en  puissance  de  ce 
fils,  sur  les  enfants  de  ce  dernier  et  sur  tous  ses 
biens.  Dans  d'autres  États,  par  exemple  à  Spurte, 
où  l'autorité  paternelle  était  remplacée  par  celle 
de  l'État,  la  situation  des  enfants  était  la  même. 
On  les  conservait,  on  les  élevait,  on  les  instrui- 
sait, non  pour  eux,  mais  pour  la  république, 
non  pour  en  faire  des  hommes,  mais  des  guer- 
riers et  des  citoyens.  Aussi  n'éprouvait-on  aucun 
scrupule  à  les  détruire  quand,  dès  leur  naissance, 
leurs  forces  ne  répondaient  pas  à  ce  qu'on  at- 
tendait d'eux.  Plus  tard,  sous  le  règne  de  la  féo- 
dalité, les  intérêts  généraux  de  l'homme,  et  ce 
que  nous  appellerions  volontiers  la  justice  do- 
mestique, l'égalité  qui  doit  exister  entre  les  en- 
fants d'un  même  père^  se  trouve  sacrifiée  à  l'in- 
térêt de  caste.  A  l'aîne  de  la  famille  passaient  le 
nom,  les  dignités,  la  fortune  du  père  ;  le  reste 
devenait  ce  qu'il  pouvait.  Le  père  disparaissait 
devant  le  seigneur,  et  les  enfants  devant  l'héri- 
tier. Nous  ne  parlons  ni  des  serfs  attachés  à  la 
glèbe,  ni  de  la  population  des  monastères;  car 
celle-ci  vivait  en  dehors  de  la  famille,  et  ceux-là 
en  voyaient  tous  les  titres  dégradés  en  eux  par 
la  servitude.  Seule,  la  législation  moderne,  ré- 
cente conquête  de  la  raison  et  de  la  liberté,  a 
réglé  avec  justice  les  rappo  rts  de  la  famille,  en 
renfermant  dans  sa  véritable  destination  l'auto- 
rité paternelle,  et  en  consacrant  pour  les  enfants 


ce  principe  d'égalité  qui  est,  en  quelque  sorte, 
sa  propre  essence. 

Mêmes  transformations  dans  la  propriété. 
L'homme  commence  par  se  ravaler  lui-même  au 
rang  d'une  pro|)riéte  et  d'une  chose  ;  c'est  à 
peine  s'il  distingue  entre  ses  enfants  ou  ses  fem- 
mes et  le  patrimoine  qu'il  doit  leur  laisser.  Plus 
tard,  l'homme  et  la  cho.se,  la  propriété  et  la 
personne,  sans  être  confondus,  se  trouvent  insé- 
parables :  tel  est  le  serf  attaché  à  la  glèbe  et  le 
seigneur  à  son  fief  inaliénable.  Enfin  l'homme 
est  affranchi  et  la  propriété  est  mobilisée  ;  la 
terre  est  faite  pour  l'homme,  et  non  plus  l'homme 
pour  la  terre. 

Ainsi,  on  le  voit,  chaque  progrès  de  la  famille 
se  lie  à  un  progrès  de  la  société  tout  entière,  et 
l'histoire  nous  démontre,  au.ssi  bien  que  l'obser- 
vation philosophique,  que  l'une  ne  saurait  sub- 
sister sans  l'autre. 

Tous  les  auteurs  qui  ont  traité  du  droit  tiatu- 
rel  et  de  la  morale,  ont  traité  aussi  de  la  famille  ; 
nous  ne  pouvons  donc  que  renvoyer,  pour  la 
bibliographie,  aux  articles  que  nous  avons  con- 
sacrés à  ces  deux  sujets. 

Un  grand  nombre  d'ouvrages  ont  été  écrits  sur 
la  famille  au  point  de  vue  de  la  législation  ;  il 
n'en  existe  qu'un  très-petit  nombre,  au  contraire, 
qui  aient  considéré  la  famille  au  point  de  vue 
purement  moral  et  philosophique.  On  peut  ci- 
ter :  la  Famille,  par  M.  P.  Janet;  la  Femme, 
par  M.  E.  Pelletan  ;  et  la  publication  de  M.  Por- 
tails, l'Homme  et  la  Société  (dans  les  petits 
traités  de  VAcad.  des  se.  mor.  cl  politique.-'). 

FAPESMO.  Terme  mnémonique  conventionnel 
par  le([uel  les  logiciens  désignaient  un  des  mo- 
des indirects  de  la  première  des  trois  figures  du 
syllogisme  reconnu  par  Aristote. 

Voy.  la  Logique  de  Port-Royal,  3'  partie,  et 
l'article  Syllogisme. 

FARÂBI  OU  ALFARABI  (Âbou-Naçr  Moham- 
med ben-Mohammed  ben-Tarkhân),  ainsi  nommé 
de  sa  ville  natale  Faràb,  ou  Otràr,  dans  la  pro- 
vince de  Mawaralnahar,  est  célèbre  parmi  les 
musulmans  comme  mathématicien,  comme  mé- 
decin, mais  surtout  comme  philosophe  péripaté- 
ticien  et  comme  un  des  commentateurs  à  la  fois 
les  plus  profonds  et  les  plus  subtils  des  œuvres 
d'Aristote.  Il  se  rendit  de  bonne  heure  à  Bagdad, 
où,  sous  le  sceptre  des  Abbassides,  florissaicnt 
les  sciences  et  les  lettres,  et  y  suivit  les  leçons 
d'un  chrétien,  Jean,  fils  de  Gilân  (selon  d'autres 
Geblàd),  mort  sous  le  khalifat  d'Almoktader. 
Plus  tard  il  vécut  à  la  cour  de  Séif-Eddaula  Ali 
ben-Hamdân  à  Alep,  et,  ayant  accompagné  ce 
prince  à  Damas,  il  y  mourut  au  mois  de  rédjeb 
de  l'an  339  de  l'hégire  (décembre  930  de  l'ère 
chrétienne).  C'est  la  tout  ce  que  nous  savons  de 
certain  sur  la  vie  de  Farabi  ;  nous  passons  sous 
silence  quelques  autres  détails  rapportés  par 
Léon  l'Africain  et  reproduits  par  Brucker  {Hist. 
crit.  philos.,  t.  III,  p.  71-73).  mais  qui  méritent 
peu  de  foi.  Farabi  laissa  un  très-grand  nombre 
d'écrits,  dont  on  trouve  la  nomenclature  dans 
VHistoire  des  médecins  d'Ibn-Ali-Océibia  et  dans 
le  Dictionnaire  des  philosophes  de  Djeωl-Eddin 
Al-Kifti  (cf.  Casiri,  Biblioth.  arabico-liispana 
escurialensis,  t.  I,  p.  190  et  191)  ;  mais  il  ne 
nous  reste  de  lui  que  quelques  traités,  soit  en 
arabe,  soit  dans  des  versions  hébra'iques.  La  plus 
grande  partie  de  ses  ouvrages  étaient  des  com- 
mentaires sur  les  écrits  d'Aristote,  et  notamment 
sur  ceux  qui  composent  VOrynnon.  Farabi  mon- 
trait toujours  une  grande  prédilection  pour  l'é- 
tude de  la  logique,  qu'il  chercha  à  perfectionner 
et  à  répandre  parmi  ses  contemporains  ;  on  vante 
surtout  ses  distinctions  subtiles  dans  les  formes 
variées  du  syllogisme.  Ibn-Sina  (Avicenne)  avoue 


FA  II  A 


—  522  — 


FARA 


qu'il  a  puisé  sa  science  dans  les  œuvres  de  Fa- 
ralii  ;  et  si  celles-ci  sont  devenues  très-rares, 
niciiie  parmi  les  musulmans,  comme  le  dit  le 
bibliographe  Hadji-Khalf'a,  il  faut  peut-être  en 
iillribuer  la  cause  au  fréquent  usage  qu'en  a  fait 
lim-Sina.  Mais  ses  travaux  ne  sont  qu'une  am- 
plification des  divers  traités  de  VOrganon,  et 
nous  ne  trouvons  pas  qu'il  ait,  sous  un  rapport 
(]ue!conque,  modifié  les  théories  d'Aristote,  con- 
sidérées par  lui,  ainsi  que  par  la  plupart  des 
]>hilosophes  arabes,  comme  la  vérité  absolue, 
bans  la  longue  liste  des  ouvrages  philosophiques 
qui  lui  sont  attribués,  ceux  qui  attirent  le  plus 
nctre  attention  sont  : 

1°  Une  énumération  ou  revue  des  sciences 
(Ihçâ  al-oloum),  que  les  auteurs  arabes  présen- 
tent comme  un  ouvrage  indispensable  pour  tous 
ceux  qui  se  livrent  aux  éludes.  Cet  écrit  se 
trouve  à  la  bibliothèque  de  l'Escurial,  et  Casiri 
(t.  I,  p.  189)  l'a  décoré  du  titre  d'Encyclopédie, 
lequel,  du  moins  par  le  sens  que  nous  attachons 
ordinairement  à  ce  mot,  a  peut-être  l'inconvé- 
nient d'attribuer  à  l'écrit  de  Farabi  plus  d'impor- 
tance qu'il  n'en  a.  Si  je  ne  me  trompe,  l'opus- 
cule de  Scienliis  ou  Compendium  omnium 
scientiarum,  publié  en  latin  sous  le  nom  de 
Farabi,  est  la  traduction  abrégée  de  Vlhçd  al- 
oloum,  qui  existe  aussi  en  hébreu  dans  la  biblio- 
thèque de  De  Rossi  à  Parme  (Catal.,  n"  458,  6,  et 
n"  776,  4°).  Une  traduction  plus  complète,  et  que 
j'ai  lieu  de  croire  fidèle,  se  trouve  parmi  les 
manuscrits  latins  de  la  Bibliothètjue  nationale 
(Suppl.  lat.,  n"  49,  fol.  143  verso).  Cet  opuscule 
est  divisé  en  cinq  chapitres  qui  portent  les  in- 
scriptions suivantes  :  1°  de  Scientia  linguœ  ; 
2°  de  Scientia  logicce;  3°  de  Scientia  doclrinali 
(c'est-à-dire,  des  sciences  mathématiques,  dési- 
gnées par  les  Arabes  sous  le  mot  riâdliiyyât, 
que  les  rabbins  ont  rendu  en  hébreu  pariimmow- 
diyyôlh);  4°  de  Scientia  naturali;  5°  de  Scien- 
tia civili.  L'auteur  énumère  toutes  les  sciences 
comprises  dans  ces  différentes  classes,  et  donne 
de  chacune  d'elles  une  définition  précise  et  une 
courte  notice. 

2"  De  la  tendance  de  la  philosophie  de  Platon 
et  de  celle  d'A  ristote,  ou  Analyse  des  divers  écrits 
de  ces  deux  philosophes.  Cet  ouvrage,  que  nous 
ne  connaissons  que  par  la  description  d'Ibn-Abi- 
Océibia  et  d'Al-Kilti,  se  composait  de  trois  par- 
ties :  d'une  Introduction,  ou  exposé  des  diverses 
branches  des  études  philosophiques,  de  leur  re- 
lation mutuelle  et  de  leur  ordre  nécessaire  ;  d'un 
Exposé  de  la  philosophie  de  Platon  et  indication 
de  ses  ouvrages  ;  d'une  Analyse  détaillée  de  la 
](hilosophie  d'Aristote  et  d'un  résumé  de  chacun 
de  ses  ouvrages  avec  l'indication  précise  de  son 
but.  Les  Arabes  disent  que  c'est  dans  cet  ouvrage 
seul  qu'on  peut  puiser  une  intelligence  parfaite 
des  Catégories  d'Aristote. 

3°  Un  ouvrage  d'Éthique  intitulé  Al-sira  al- 
fùdhila  (la  Bonne  conduite),  et  4°  une  Politique, 
m\.\\.\x\é&  Al-siûsa  al-mediniyya  (le  Régime  poli- 
tique). «  Dans  ces  deux  ouvrages,  disent  les 
deux  auteurs  que  nous  venons  de  citer,  Farabi 
a  fait  connaître  les  idées  générales  les  plus  im- 
portantes de  la  métaphysique,  selon  l'école  d'A- 
ristote, en  exposant  les  six  principes  immaté- 
riels, ainsi  que  l'ordre  dans  lequel  les  substan- 
ces corporelles  en  dérivent,  et  la  manière  d'arri- 
ver à  la  science.  11  y  a  fait  connaître  aussi  les 
différents  éléments  de  la  nature  humaine  et  les 
facultés  de  l'àme,  et  il  a  indiqué  la  différence 
qui  existe  entre  la  révélation  et  la  philosophie, 
enfin  il  a  fait  la  description  des  sociétés  bien 
ou  mal  organisées,  et  il  a  démontré  que  la  cité 
a  besoin  en  même  temps  d'un  régime  politique 
et  de  lois  religieuses.  »  Nous  savons  par  Ibn-Alji- 


Océibia  que  le  livre  intitulé  le  Régime  politique 
porte  aussi  le  titre  de  Mabâdi  al-maudjoudât 
(les  Principes  de  tout  ce  qui  existe)  ;  c'est,  par 
conséquent,  le  même  ouvrage  dont  Maimonide 
recommande  la  lecture  à  Rabbi  Samuel  Ibn- 
Tibbon.  en  s'exprimant  en  ces  termes  :  «  En 
général,  je  te  recommande  de  ne  lire  sur  la  logi- 
que d'autres  ouvrages  que  ceux  du  savant  Abou- 
Naçr  Alf'arabi  ;  car  tout  ce  qu'il  a  composé,  et 
particulièrement  son  ouvrage  sur  les  Principes 
des  choses,  est  de  pure  fleur  de  farine.  »  {Lettres 
de  Maimonide,  édit.  d'Amsterdam,  in-8,  fol.  14, 
verso).  Cet  ouvrage,  traduit  en  hébreu  par  Moïse, 
fils  de  Samuel  Ibn  Tibbon,  existe  à  la  Bibliothè- 
que nationale,  dans  trois  manuscrits,  sous  le  titre 
de  Ilalhlialôth  hannimçaôth  (voy.  Manuscr. 
hébr.,  ancien  fonds,  n°  305  j  Supplément,  n°  15; 
fonds  de  l'Oratoire,  n°  25)  ;  son  contenu  s'accorde 
parfaitement  avec  la  courte  analyse  que  nous 
venons  de  donner  d'après  les  auteurs  arabes. 
Les  six  principes  des  choses  sont  :  1°  le  principe 
divin,  ou  la  cause  première  qui  est  unique  j 
2°  les  causes  secondaires  ou  les  sphères  célestes; 
3°  l'intellect  actif;  4°  l'àme;  5"  la  forme;  6*  la 
matière  abstraite  (OXr,).  Après  qu'il  a  parlé  de 
tout  ce  qui  dérive  de  ces  principes  et  qu'il  est 
arrivé  à  l'homme,  il  examme  l'organisation  de 
la  société,  et  entre  dans  de  longs  détails  sur  les 
diverses  sociétés  humaines  et  leurs  constitutions 
plus  ou  moins  conformes  au  but  de  notre  exis- 
tence humaine  et  au  bien  suprême.  Ce  bien. 
selon  lui,  ne  saurait  être  atteint  que  par  ceux 
qui  ont  une  organisation  intellectuelle  parfaite, 
et  qui  sont  parfaitement  aptes  à  recevoir  l'action 
de  l'intellect  actif;  l'homme  arrive  au  degré  de 
prophète,  lorsqu'il  ne  reste  plus  aucune  sépara- 
tion, aucun  voile  entre  lui  et  l'intellect  actif. 
C'est  là  la  seule  révélation  admise  par  Farabi  ; 
il  rejetait  les  hypothèses  àesmolecallemtn  (voy. 
Maimonide,  More  Nebouchîm,  1"  partie,  à  la  fin 
du  chapitre  lxxiv).  Tofaïl,  philosophe  de  la  secte 
des  ischràkiyyîm  (voy.  ce  Recueil ,  article  Ara- 
bes), ne  fait  pas  grand  cas  des  travaux  méta- 
physiques de  Farabi  :  «  La  plupart  des  ouvrages 
d'Abou-Naçr,  dit-il,  trait-ent  de  la  logique  ;  ceux 
qui  nous  sont  parvenus  de  lui  sur  la  philosophie 
proprement  dite  sont  pleins  de  doutes  et  de  con- 
tradictions. »  Tofaïl  fait  observer  notamment  les 
doutes  qu'avait  Farabi  sur  l'immortalité  de 
l'àme  ;  car,  tandis  que  dans  l'un  de  ses  ouvrages 
de  morale  il  reconnaît  que  les  âmes  des  mé- 
chants, après  la  mort,  restent  dans  des  tour- 
ments éternels,  il  fait  entendre,  dans  sa  Poli- 
tique, qu'elles  retournent  au  néant,  et  que  les 
âmes  parfaites  sont  seules  jmmortelles  ;  enfin, 
dans  son  commentaire  sur  rij'//iïr/ue  d'Aristote,  il 
va  même  jusqu'à  dire  que  le  suprême  bien  de 
l'homme  est  dans  ce  monde,  et  que  tout  ce  qu'on 
prétend  être  hors  de  là  n'est  que  folie  ;  ce  sont 
des  contes  de  vieilles  femmes  (voy.  Philosophus 
autodidaclus,  sive  Epistola  de  Haï  Ebn-Yok- 
dlian,  p.  16).  Ibn-Roschd  ou  Averroès,  dans  son 
traité  sur  l'intellect  matériel  ou  passif,  et  sa 
conjonction  avec  l'intellect  actif  (voy.  Ibn- 
Roschd),  cite  également  ce  passage  de  Farabi, 
où  il  est  dit  aussi  que  la  vraie  perfection  de 
Ihomme  n'est  autre  que  celle  qu'il  peut  attein- 
dre par  les  sciences  spéculatives.  11  est  certain 
que  Farabi  niait  positivement  la  permanence 
individuelle  de  l'âme  ;  selon  lui,  ce  que  l'àme 
humaine  accueille  et  comprend  par  l'action  de 
l'intellect  actif,  ce  sont  les  formes  générales  des 
êtres,  formes  qui  naissent  et  périssent,  et  elle  ne 
saurait  être  apte  en  même  temps  à  recevoir  les 
intelligences  abstraites  et  pures;  car  l'àme  serait 
alors  la  faculté  (ôûva[Aiç)  de  deux  choses  oppo- 
sées. C'est  ainsi  qu'lbn-Roschd  explique  l'origine 


( 


FARD 


523 


FATA 


des  doutes  de  Farabi,  dont  il  cherche  à  réfuter 
l'opinion. 

A  son  goû(  pour  les  abstractions  philosophi- 
ques Farabi  joignait  celui  de  la  musique.  On 
rapporte  qu'il  sut  faire  admirer  son  talent  musi- 
cal à  la  cour  de  Séif-Eddaula.  11  fit  faire  aux 
Arabes  de  grands  progrî>s  dans  la  théorie  de  la 
musique,  dans  la  construction  des  instruments  et 
dans  l'exécution.  Il  composa  deux  ouvrages  sur 
la  musique  :  l'un,  qui  renferme  toute  la  théorie 
de  cet  art;  a  é'é  analysé  très-récemment,  d'après 
un  manuscrit  de  Leyde,  par  M.  Kosegarten,  dans 
la  préface  à  son  édition  du  Klldb  al-aghâni  ; 
Farabi  y  traite  de  la  nature  des  sons  et  des  ac- 
cords^ des  intervalles,  des  systèmes,  des  rhythmes 
et  de  la  cadence,  et  il  dit  lui-même,  dans  la 
préface,  qu'il  y  a  suivi  une  méthode  qui  lui 
appartient  en  propre.  11  ajoute  qu'il  a  fait  un 
autre  ouvrage  sur  la  musique,  dans  lequel  il  a 
exposé  et  examiné  les  différents  systèmes  des 
anciens.  C'est  probablement  de  cet  autre  ouvrage 
que  parle  Andrès  {Origine  e  progressi  d'ogni 
IcUcralura,  t.  IV,  p.  259  et  260),  d'après  un 
extrait  qui  lui  avait  été  fourni  par  Casiri  d'un 
manuscrit  de  l'Escurial.  Farabi  y  expose  les 
opinions  des  théoriciens,  fait  voir  les  progrès 
que  chacun  d'eux  avait  fails  dans  cet  art,  corrige 
leurs  erreurs  et  remplit  les  lacunes  de  leur  doc- 
trine. Dirigé  par  les  lumières  de  la  physique,  il 
montre  le  rididulc  de  tout  ce  que  les  pythago- 
riciens ont  imaginé  sur  les  sons  des  planètes  et 
l'harmonie  céleste,  et  il  explique  par  des  dé- 
monstrations physiques  quelle  est  l'influence 
des  vibrations  de  l'air  sur  les  sons  des  instru- 
ments, et  comment  les  instruments  doivent  être 
construits  pour  produire  des  sons. 

Aucun  des  grands  ouvrages  de  Farabi  n'a  été 
traduit  dans  une  langue  européenne,  et  jusqu'ici 
on  n'a  publié  de  ce  philosophe  que  quelques 
petits  traités.  Un  petit  volume  intitulé  Alpha- 
rabii,  vcluslissimi  Aristotdis  into-pretis,  opéra 
omnia  quœ  latina  lingua  conscripla  reperiri 
potuerunt,  in-8,  Paris,  1638,  ne  renferme  que 
deux  opuscules  :  l'un,  intitulé  de  Scienliis,  est 
celui  dont  nous  avons  parlé  plus  haut;  l'autre, 
intitulé  de  InteUec.lu  et  inlelleclo,  traite  des  dif- 
férents sens  attachés  au  mot  intellect,  de  la  di- 
vision aristotélique  de  l'intellect,  et  de  l'unité 
du  voO;  et  du  votitôv  ;  cet  opuscule,  qui  déjà  avait 
été  publié  dans  les  œuvres  philosophiques  d'Avi- 
cenne  (Venise,  1495),  existe  en  hébreu  dans  le  ma- 
nuscrit hébreu  n°  110  de  la  Bibliothèque  nationale. 
Deux  autres  opuscules  de  Farabi,  de  Rébus  studio 
Aristotelicœphilosophiœ  prœmiltendis,  et  Fontes 
quœslionum,  ont  été  publiés  en  arabe,  sur  un  ma- 
nuscrit de  Leyde,  et  accompagnés  d'une  version 
latine  et  de  notes  par  M.  Solimoelders  [Docu- 
menta philosophiœ  Arabum,  in-8;  Bonn,  1836). 
Les  manuscrits  des  ouvrages  qui  restent  de  Fa- 
rabi sont  également  très-rares;  la  Bibliothèque  na- 
tionale possède,  outre  les  ouvrages  déjà  mention- 
nés, \xn  Abrégé  de  VOrganon  en  hébreu  (Manusc. 
hébr.,  ancien  fonds,  n-  333;  Oratoire,  n°  107),  et 
deux  petits  opuscules  se  rattachant  également  à 
l'étude  de  la  logique  et  au  syllogismC;  en  arabe 
et  en  caractères  hébreux-rabbiniques  (Manuscr. 
hébr.,  ancien  fonds,  n"  383,  à  la  suite  de  la  Lo- 
gique d'ibn  Roschd).  S.  M. 

FARDELLA  (Michel-Ange),  moine  franciscain, 
né  à  Trapani  en  Sicile,  l'an  1650,  mort  en  1718, 
était  versé  dans  les  sciences  mathématiques, 
physiques  et  philosophiques.  Il  professa  succes- 
sivement la  philosophie  à  Modène,  l'astronomie 
et  la  philosophie  à  Padoue.  Dans  un  voyage  qu'il 
fit  à  Paris,  en  1678,  il  se  mit  en  rapport  avec 
Malebranclie,  Arnaud  et  Lamy.  Ce  fut  sans  doute 
à  cette  oc:asion  qu'il  prit  uiie  connaissance  ap- 


profondie du  cartésianisme.  Il  enseigna  celte 
doctrine  au  delà  des  monts,  mais  en  exagérant 
son  cflté  idéaliste,  puisqu'il  .soutenait  avec  Male- 
branche  que  l'existence  des  corps  ne  peut  être 
démontrée  que  par  le  moyen  de  la  révélation. 

On  a  de  Fardella  :  universœ  philosophiœ 
syslemn,  etc.,  in-12,  Venise,  1691; —  Universœ 
usualis  mathematicœ  Iheoria,  in-12,  ib.,  1691  ; 
—  Logicn,  in-Ti,  ib.,  1696;  —  Animœ  huinanœ 
natura  ab  Augastino  détecta,   in-f",  ib.,  1698. 

J.  T. 

FATALISME,  système  de  philosophie  qui  con- 
siste à  rejeter  la  liberté. 

A  le  considérer  sous  le  point  de  vue  le  plus 
général,  le  fatalisme  est  la  doctrine  de  ceux  qui 
regardent  tout  ce  qui  se  fait  dans  l'univers,  non 
comme  l'œuvre  d'une  cause  intelligente,  mais 
comme  le  résultat  d'une  aveugle  nécessite.  Dans 
ce  cas,  il  se  confond  avec  l'athéisme  ou  le  pan- 
théisme, et  son  histoire  est  celle  des  plus  déplo- 
rables aberrations  de  l'esprit  humain  et  de  la 
philosophie. 

Mais  on  peut  encourir  à  juste  titre  le  reproche 
de  fatalisme,  et  cependant  faire  profession  d'ad- 
mettre l'existence  de  Dieu  et  sa  providence.  Il 
suffit  pour  cela  de  ne  pas  reconnaître  le  libre 
arbitre  de  l'homme,  de  contester  l'empire  que 
nous  exerçons  sur  les  déterminations  de  notre 
volonté,  de  soutenir  que  nous  n'en  sommes  pas 
le  véritable  auteur,  mais  le  sujet  passif  et  inerte. 
Cette  dernière  espèce  de  fatalisme  est  le  fatalisme 
proprement  dit,  consistant  dans  la  négation  pure 
et  simple  de  la  liberté  humaine;  c'est  celui  dont 
nous  allons  essayer  de  faire  connaître  la  nature, 
les  causes  et  la  vanité. 

Ce  qui  semble  incompréhensible  au  premier 
coup  d'œil,  c'est  qu'une  doctrine  qui  dénie  à 
l'âme  le  gouvernement  de  ses  facultés  et  la  res- 
ponsabilité de  ses  actes,  ait  pu  trouver  crédit 
parmi  les  hommes  et  réunir  à  toutes  les  époques 
un  si  grand  nombre  de  partisans.  La  notion  de 
la  liberté  est  une  des  plus  distinctes  que  nous 
ayons.  L'idée  de  l'existence  personnelle  exceptée, 
aucune  ne  la  surpasse  en  clarté,  en  autorité.  La 
conscience  prend,  pour  ainsi  parler,  le  libre  ar- 
bitre sur  le  fait,  jusque  dans  les  actes  les  plus 
insignifiants  de  la  vie,  tels  que  parler  ou  se  taire, 
avancer  ou  reculer,  et  la  réflexion  en  découvre 
la  trace  dans  une  foule  d'opérations  et  de  phéno- 
mènes dont  il  est  la  condition,  comme  les  prières, 
les  conseils,  les  menaces,  la  délibération,  le  re- 
pentir, les  récompenses,  les  peines  et  toutes  les 
institutions  sociales.  Comment  se  fait-il  qu'une 
vérité  aussi  simple  en  elle-même,  aussi  familière 
à  l'esprit  humain,  ait  pu  trouver  des  contradic- 
teurs et  devenir  l'objet  des  discussions  les  plus 
longues  dont  l'histoire  ait  conservé  le  souvenir? 
Cette  étrange  anomalie  ne  peut  trouver  son  ex- 
plication que  dans  l'analyse  des  circonstances  au 
milieu  desquelles  la  liberté  se  produit. 

Par  delà  tous  les  êtres  contingents,  la  raison  a 
le  merveilleux  pouvoir  de  découvrir  l'être  absolu 
et  nécessaire,  a  qui  elle  prête,  aussitôt  après 
l'avoir  conçu,  toutes  les  perfections  de  ses  créa- 
tures agrandies  jusqu'à  l'infini.  Elle  reconnaît 
ainsi  dans  la  cause  première  une  sagesse,  une 
puissance  et  une  providence  qui  n'ont  point  de 
bornes,  et  dont  le  langage  humain  ne  saurait 
égaler  la  grandeur  inetlàble.  C'est  en  présence 
et  avec  le  concours  de  ces  attributs  de  la  divinité 
que  la  liberté  de  fhomme  est  destinée  à  agir. 
Elle  n'a  d'autre  place  ni  d'autre  efficacité  que 
celles  qu'ils  lui  laissent,  et  comme  elle  est  bornée 
et  qu'ils  sont  infinis,  elle  en  paraît  écrasée  et 
comme  anéantie.  Puisque  Dieu  est  la  pensée  ab- 
solue, il  sait  toutes  choses;  il  prévoit  donc  les 
actes  de  l'homme,  et  la  prévoyance  qu'il  en  a  est 


FATA 


—  524  — 


FATA 


infaillible  ;  mais  comment  nos  actes  peuvent-ils 
être  libres,  s'ils  sont  certainement  prévus,  ou 
comment  sont-ils  prévus,  s'ils  sont  libres?  Puisque 
Dieu  est  la  souveraine  cause,  tout  ce  qui  arrive 
dans  le  monde  est  l'œuvre  de  sa  puissance,  à 
Inquelle  n'échappent  même  pas  les  déterminations 
de  la  volonté;  mais,  dans  ce  cas,  est-ce  nous  qui 
voulons?  n'est-ce  pas  Dieu  qui  veut  en  nous?  et 
l'empire  que  nous  croyons  exercer  sur  nous- 
mêmes  n'cst-il  pas  une  illusion  et  un  songe?  Ces 
redoutables  problèmes  en  appellent  d'autres  qui 
s'offrent  en  foule  à  la  réflexion,  lorsqu'elle  con- 
sidère la  position  de  l'âme  marchant  à  ses  fins 
sous  la  direction  suprême  de  la  puissance,  de  la 
sagesse  et  de  la  providence  divine.  Soit  qu'elle 
ne  fasse  que  les  soupçonner  vaguement,  soit 
([u'ellc  en  comprenne  toute  la  portée  et  qu'elle 
les  formule  avec  la  dernière  précision,  ils  l'ex- 
posent à  oublier  la  voix  de  la  conscience  disant 
à  chacun  de  nous  qu'il  est  libre;  et  de  là  naît 
une  première  variété  de  fatalisme,  qui,  à  raison 
de  son  origine,  peut  être  appelée  fatalisme  reli- 
gieux ou  tnéologique. 

Mais  la  notion  de  l'infini  n'est  pas  la  seule 
cause  qui  contribue  à  obscurcir  chez  l'homme 
le  sentiment  de  sa  liberté;  une  préoccupation 
exagérée  de  la  dépendance  où  nous  sommes  de 
la  nature  extérieure  a  souvent  le  même  résultat. 
De  tous  les  objets  qui  nous  environnent,  nous 
recevons  un  grand  nombre  d'idées  et  de  sensations 
dont  la  plupart,  il  est  vrai,  sont  fugitives,  mais 
dont  quelques-unes  laissent  dans  l'âme  une  trace 
profonde  et  y  engendrent  de  puissantes  habitudes. 
Notre  propre  corps  agit  à  son  tour  sur  nous  avec 
une  énergie  plus  grande  peut-être  que  tous  les 
autres  ensemble,  et,  suivant  notre  tempérament, 
notre  âge,  notre  état  de  santé  et  de  maladie,  nous 
avons  d'autres  pensées,  d'autres  goûits,  d'autres 
désirs.  Toutes  ces  influences  combinées  entourent 
la  volonté,  la  pénètrent  et  la  sollicitent  de  mille 
manières.' Mais  no  font-elles  que  la  solliciter? 
n'iraient-ellcs  pas  jusqu'à  l'asservir,  et,  dans  la 
lutte  inégale  du  pouvoir  personnel  contre  les 
forces  réunies  de  la  nature,  le  triomphe  de  celles- 
ci  ne  serait-il  pas  inévitable  et  nécessaire?  Les 
caractères  faibles  aiment  à  le  penser,  parce  qu'ils 
trouvent  dans  un  pareil  soupçon  l'excuse  de  leurs 
défaites  répétées;  ils  admettent  volontiers  que 
lespassions  auxquelles  ils  n'ont  pas  résisté  étaient 
irrésistibles,  et  ils  s'applaudissent  de  pouvoir 
ainsi  échapper  à  la  responsabilité  de  leurs  fautes. 
D'autres  adversaires  du  libre  arbitre,  moins  in- 
téressés peut-être  à  le  contester,  s'autorisent  de 
certaines  coïncidences  qui  démontrent  victorieu- 
sement, selon  eux,  que  nous  ne  sommes  pas  les 
maîtres  de  notre  destinée.  Ainsi,  qu'une  personne 
remarquable  par  ses  vices  ou  jjar  ses  \ertus  ait 
offert  une  conformation  physiologique  particu- 
lière, des  observateurs  superficiels  érigent  eu 
loi  ce  fait  isolé;  ils  soutiennent  que  la  moralité 
de  l'homme  est  constamment  en  rapport  avec 
son  organisation,  qu'elle  en  dépend,  qu'elle 
est  déterminée  par  celte  cause.  A  les  entendre, 
on  naît  vertueux  ou  méchant,  comme  on  naît 
vigoureux  ou  chétif,  et  il  est  tout  aussi  difficile 
de  corriger  les  inclinations  vicieuses  que  la  dif- 
formité naturelle  des  membres.  Tel  est  le  fata- 
lisme dont  certains  partisans  de  la  phrénologie 
ont  donné  de  nos  jours  la  déplorable  théorie, 
et  que  nous  nommons  fatalisme  matérialiste. 

Mais,  à  ne  considérer  même  que  la  vie  psycho- 
logique, la  liberté  n'est  pas  un  fait  isolé  et  sans 
rapport  avec  les  autres  pouvoirs  de  la  nature 
humaine.  Quelle  que  soit  la  spontanéité  de  ses 
déterminations,  elle  ne  se  résout,  elle  n'agit  qu'à 
la  lumière  de  l'intelligence  et  sous  l'impulsion 
de  la  sensibilité.  Vouloir,  en  effet,  n'est  autre 


chose  que  choisir  entre  plusieurs  partis  ou  dif- 
férents ou  opposés;  or,  aucun  choix  ne  peut  avoir 
lieu  s'il  n'est  éclairé,  si  on  ne  connaît  ce  que  l'on 
choisit,  et  si  on  a  un  motif,  bon  ou  mauvais, 
légitime  ou  mal  fondé,  pour  le  choisir.  Il  y  a 
plus,  quand  une  chose  nous  paraît  conforme  soit 
a  nos  passions,  soit  à  nos  intérêts,  soit  à  nos 
devoirs,  nous  nous  décidons  si  promptement  à  la 
faire,  notre  résolution  suit  de  si  près  le  jugement 
de  notre  esprit  et  le  penchant  secret  ou  avoué  de 
notre  cœur,  qu'elle  semble  être  la  conséquence 
inévitable  des  faits  qui  l'ont  précédé,  et,  pour 
ainsi  dire,  un  développement,  une  face  nouvelle 
et  particulière  de  ces  faits  plutôt  que  la  détermi- 
nation vraiment  spontanée  d'une  force  libre.  La 
réflexion  se  trouve  ainsi  exposée  à  ne  voir  dans 
la  volonté  qu'une  simple  variété  de  la  perception 
ou  du  désir,  une  pure  modification  soit  de  l'in- 
telligence, soit  de  la  sensibilité  :  confusion  non 
moins  dangereuse  que  facile  à  commettre,  et  qui 
conduit,  par  une  pente  rapide  et  infaillible,  au 
fatalisme  ;  car  si  nos  résolutions  ne  sont  autre 
chose  que  nos  perceptions  et  nos  sentiments, 
comme  ni  les  uns  ni  les  autres  ne  dépendent  de 
nous,  nos  résolutions  ne  peuvent  pas  davantage 
en  dépendre;  elles  sont  au  pouvoir  de  ces  mille 
circonstances  qui  modifient  perpétuellement  notre 
esprit  et  notre  cœur;  en  un  mot,  l'homme  n'est 
pas  libre.  Nous  désignerons  sous  le  nom  de  fata- 
lisme psychologique  cette  variété  du  fatalisme, 
issue  de  l'analyse  inexacte  des  rapports  de  la 
liberté  avec  les  autres  faits  de  l'âme  humaine. 

Nous  venons  d'indiquer  les  principales  causes 
qui  conduisent  à  méconnaître  le  libre  arbitre  de 
l'homme.  Ces  causes  sont  générales,  constantes  ; 
selon  les  individus,  les  pays  et  les  siècles,  elles 
font  plus  ou  moins  sentir  leur  action  ,  mais  jamais 
elles  ne  disparaissent  entièrement,  et  la  secrète 
influence  qu'elles  ne  cessent  d'exercer  sur  les 
esprits  explique  pourquoi  le  fatalisme,  malgré 
l'énormité  de  ses  doctrines,  a  trouvé  de  si  nom- 
breux défenseurs  à  toutes  les  époques  de  l'histoire. 

Le  fatalisme  faisait  le  fond  des  religions  de 
l'antiquité;  et  personne  n'ignore,  par  exemple, 
quelle  importance  avait,  dans  le  polythéisme 
grec,  le  dogme  du  destin,  puissance  aveugle  qui 
enchaînait  les  actions  des  dieux  et  celles  des 
hommes  au  joug  de  la  plus  inexorable  nécessité. 

Le  stoi'cisme  épura  ce  dogme  désolant;  il  ac- 
corda au  destin  des  attributs  qui  le  rapprochaient 
de  la  Providence;  il  considéra  ses  décrets  comme 
l'œuvre  salutaire  de  la  raison  éternelle;  mais  il 
ne  rétablit  pas  la  liberté  dans  ses  droits,  et  pour 
toute  vertu  il  laissa  au  sage  la  résignation  et 
l'impassibilité  que  produit  dans  un  cœur  la  con- 
science qu'il  ne  dispose  pas  de  la  destinée. 

En  vain  le  christianisme  vint-il  bannir  de  la 
religion  les  grossières  images  sous  lesquelles  le 
paganisme  avait  comme  étouffé  la  divinité;  ses 
dogmes  mal  interprétés  servirent  de  prétexte  à 
de  nouvelles  erreurs.  Le  sentiment  de  la  person- 
nalité humaine  s'effaçant  chez  quelques  âmes  à 
mesure  que  l'idée  de  Dieu  y  brillait  d'un  plus  pur 
éclat,  on  vit  paraître  un  grand  nombre  de  sectes, 
comme  l'hérésie  des  prédestinations,  qui,  par 
une  piété  mal  entendue,  ne  laissaient  à  l'homme 
que  l'apparence  du  libre  arbitre,  et  concentraient 
effectivement  toute  activité  dans  les  mains  du 
Créateur.  Condamnées  à  di\erscs  reprises  par  le 
pouvoir  ecclésiastique,  ces  tristes  et  funestes  doc- 
trines ne  laissèrent  pas  que  d'agiter  le  moyen 
âge,  et  pendant  que  le  fatalisme,  transformé 
par  Mahomet,  se  propageait  en  Orient,  elles  en 
conservèrent  la  tradition  chez  les  peuples  chré- 
tiens. Les  sentiments  de  Luther  sur  le  pouvoir 
de  la  grâce  sont  connus  :  il  les  a  exposés  avec 
autant  de  rudesse  que  de   franchise  dans  son 


FATA 


—  525  — 


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célèbre  iraiié  de  Servoarbitrio  (du  Serf-arbitre), 
dont  le  titre  seul  indique  assez  l'esprit.  Calvin 
partagea  à  cet  égard  les  opinions  du  père  do  la 
nrornic,  qui  devinrent  bientôt  le  dogme  fonda- 
mental des  églises  protestantes,  et  vers  lesquelles 
Jansénius  et  Fort-Royal  inclinèrent  si  fortement. 

La  philosophie  moderne,  à  l'exemple  de  la 
théologie,  compte  aussi  plusieurs  systèmes  où  le 
fatalisme  n'est  même  pas  déguisé.  Ainsi  Hobbes, 
qui  ramène  la  volonté  au  simple  désir,  et  qui 
lait  consister  la  liberté  dans  la  possibilité  de  se 
mouvoir,  était  naturellement  amené  à  soutenir 
(jue  la  liberté  se  concilie  avec  la  nécessité,  et 
n'appartient  pas  jilus  à  l'homme  qu'à  un  fleuve. 
Spinoza,  non  moins  que  Hobbes,  confond  les 
faits  sensibles  et  les  faits  volontaires;  et  qui  ne 
sait  d'ailleurs  que,  suivant  les  principes  de  son 
système,  toute  cause  agit  nécessairement  :  la 
cause  première.  Dieu,  par  une  nécessité  inhé- 
rente à  sa  nature  ;  les  causes  secondes  et  l'àrae 
en  particulier,  par  la  nécessité  de  la  nature  di- 
vine? David  Hume  ne  pouvait  s'abstenir,  sans 
une  contradiction  flagrante,  de  nier  l'activité  de 
l'âme  humaine,  puisqu'il  nie  toute  espèce  d'acti- 
vité et  ne  veut  voir  que  des  rapports  de  succes- 
sion là  où  le  sens  commun  ne  voit  que  des  effets 
et  des  causes.  Une  analyse  incomplète,  quoique 
subtile,  conduisit  aux  mêmes  conclusions  un 
disciple  de  Lojke,  CoUins,  lequel,  frappé  de  l'in- 
fluence des  motifs  sur  la  volonté,  prétendit 
qu'ils  l'entraînaient  toujours,  et  considéra  les  ré- 
solutions de  l'homme  comme  inflexiblement  dé- 
terminées par  les  circonstances  qui  les  accompa- 
gnent. A  peine  est-il  nécessaire  de  joindre  aux 
noms  qui  précèdent  ceux  des  encyclopédistes  Di- 
derot, d'Holbach,  Lamettrie,  qui  aboutissaient  à 
la  négation  de  la  liberté  comme  à  la  conséquence 
rigoureuse  de  leurs  doctrines  sur  l'homme  et  sur 
la  nature. 

Maintenant,  cette  doctrine  que  favorisent  tant 
de  causes  diverses,  et  qui  a  attiré  à  elle,  séduit, 
subjugué  de  si  grands  esprits  parmi  les  théolo- 
giens et  parmi  les  philosophes,  cette  doctrine 
est-elle  vraie?  est-elle  fausse?  Que  penser  enfin 
des  objections  que  le  fatalisme  élève  contre  le 
libre  arbitre?  C'est  ce  qui  nous  reste  à  exami- 
ner d'une  manière  rapide. 

Dans  toutes  les  controverses  qui  ont  pour  ob- 
jet les  opérations  et  les  facultés  de  l'âme,  le  juge 
qui  doit  prononcer  en  dernier  ressort  est  la  con- 
science. En  efl'et,  ces  controverses  portent  sur  un 
point  de  fait  :  mon  âme  est-elle  douée  de  cer- 
tains pouvoirs?  a-t-elle  certains  sentiments,  cer- 
taines idées?  accomplit-elle  certains  actes?  Or, 
il  n'y  a  qu'un  moyen  de  connaître  les  faits,  c'est 
de  les  observer.  Préférez-vous  le  raisonnement  à 
l'observation?  vous  pouvez  bien  raisonner  à 
perte  de  vue  sans  trouver  ce  que  vous  cherchez, 
faute  de  vous  être  servi  du  moyen  que  la  nature 
elle-même  vous  offrait  pour  la  découvrir.  La 
vraie,  nous  dirions  presque  la  seule  question  à 
l'égard  du  fatalisme,  est  donc  de  savoir  s'il  est 
ou  non  contraire  au  témoignage  de  la  conscience  ; 
mais  ici  le  doute  n'est  pas  même  possible,  tant 
est  profond,  continuel,  irrésistible  le  sentiment 
que  nous  avons  tous  d'être  des  agents  libres! 
Bayle,  il  est  vrai,  a  contesté  la  certitude  de  cette 
conviction  ;  il  a  demandé  si  le  témoignage  du 
sens  intime  n'était  pas  infidèle,  s'il  ne  laissait 
pas  échapper  une  partie  des  causes  qui  produi- 
sent nos  résolutions,  et  si,  dans  notre  ignorance 
à  cet  égard,  nous  ne  ressemblerions  pas  à  une 
girouette  animée  qui  serait  persuadée  de  la  li- 
berté de  ses  mouvements,  quoiqu'elle  ne  fit 
qu'obéir  à  l'impulsion  du  vent.  Nous  accordons 
à  Bayle  que  la  conscience  ne  nous  apprend  pas 
tout  ce   que   notre  curiosité  désirerait  savoir  ; 


mais  il  Y  a  uuc  vérité  qu'elle  nous  atteste  avec 
la  dernière  évidence  et  une  autorité  infaillible, 
c'est  ([ue  nos  déterminations,  quels  (jue  soient 
les  mobiles  extérieurs  qui  les  ont  j)iovoquées, 
ont  leur  cause  en  nous-mêmes.  Incertains  que 
nous  sommes  des  rais(ms  qui  nous  font  agir, 
nous  ne  conservons  aucun  doute  dès  que  nous 
en  venons  au  principe  qui  agit,  (jui  veut,  qui  se 
résout  ;  nous  savons  (}uo  ce  i)rinci|)e  n'est  autre 
que  le  inui.  Voilà  ce  que  dit  la  conscience  à 
tous  les  hommes  dans  toutes  les  circonstances, 
et  son  témoignage  est  la  meilleure  démonstra- 
tion du  libre  arbitre  et  l'argument  le  plus  solide 
à  opposer  au  fatalisme. 

Vainement  on  objecte  que  nous  n'agissons  ja- 
mais sans  motifs,  et  que  la  volonté  obéit  toujours 
au  motif  le  plus  fort,  comme  une  balance  char- 
gée de  poids  inégaux  cède  au  plus  lourd,  et 
qu'ainsi  il  faut  chercher  dans  les  motifs  les  véri- 
tables causes  de  nos  déterminations.  Un  premier 
point  peut  être  accordé,  bien  que  Reid  l'ait  con- 
testé, c'est  que  toutes  les  résolutions  de  l'âme, 
même  les  plus  insignifiantes,  même  les  plus  ar- 
bitraires, ont  un  motif.  Mais  que  conclure  de  là? 
Nous  ne  pouvons  pas  faire  que  nous  ne  soyons 
pas  des  êtres  passionnés  et  raisonnables,  chez 
qui  l'intelligence  et  le  sentiment  éclairent  et  di- 
rigent les  facultés  actives;  mais  nous  avons  cer- 
tainement le  pouvoir  de  peser  les  motifs  qu'elles 
nous  présentent,  d'en  combattre  l'influence,'*  et 
même  de  la  surmonter.  Une  bille  cède  au  choc 
d'une  autre  bille  ;  la  balance  fléchit  fatalement 
sous  le  poids  qui  l'entraîne  ;  tout  corps  tombe 
s'il  n'est  soutenu;  mais  l'âme  reste  maîtresse 
d'elle-même  en  présence  des  sollicitations  les 
plus  vives  de  l'esprit  et  du  cœur.  Elle  a  en  soi 
une  force  de  résistance  que  ni  les  passions  ni  la 
raison  ne  peuvent  détruire,  et  lorsqu'elle  aban- 
donne la  victoire,  c'est  qu'elle  le  veut  bien.  H 
faut  sans  doute  faire  une  large  part  dans  notre 
conduite  à  l'influence  des  motifs;  mais  cette  in- 
fluence consiste  à  incliner  la  volonté  vers  un 
parti  qu'elle  n'est  pas  tenue  d'adopter  nécessai- 
rement. Astra  inclinant,  non  nécessitant,  di- 
saient au  moyen  âge  les  astrologues.  11  en  est 
des  motifs  comme  des  astres  :  ils  disposent,  ils 
inclinent,  ils  ne  contraignent  pas.  Imaginez  la 
raison  la  plus  conforme  à  mes  intérêts  et  à  mon 
devoir,  je  me  sens  la  force  de  m'y  refuser  ;  ima- 
ginez, au  contraire,  le  projet  le  plus  extrava- 
gant, je  me  sens  la  force  de  l'entreprendre. 
C'est  bien  à  tort  que  l'on  attribue  aux  motifs  une 
vertu  intrinsèque  de  laquelle  on  s'autorise  pour 
avancer  que  l'âme  cède  toujours  à  la  raison  la 
plus  forte.  La  raison  la  plus  forte  pourra  devenir 
la  plus  faible,  et  la  plus  faible  pourra  l'empor- 
ter dès  que  je  voudrai  ;  l'ascendant  de  l'un  et  la 
défaite  de  l'autre  dépendent  du  libre  choix  de 
mon  âme.  Cette  maxime  si  vantée  :  L'homme 
suit  toujours  le  plus  fort  motif,  n'est  donc  au 
fond  qu'une  tautologie,  si  ce  n'est  pas  une  grave 
erreur  ;  autant  vaudrait  dire  :  L'homme  suit  tou- 
jours le  motif  qu'il  suit. 

L'influence  du  tempérament,  de  l'âge,  du  cli- 
mat, a  été  tout  aussi  exagérée  par  les  fatalistes 
que  celle  des  motifs.  Assurément  ces  différentes 
causes  contribuent  à  modifier  le  caractère,  le 
genre  de  vie  et  les  habitudes  :  elles  favorisent 
ou  entravent  la  pratique  des  vertus  difficiles  et 
le  perfectionnement  moral  ;  mais  là  n'est  pas  la 
question.  11  ne  s'agit  pas  même  de  savoir  si, 
dans  certains  cas  extraordinaires,  comme  Vi~ 
vresse,  le  somnambulisme  et  la  folie,  la  liberté 
est  endurcie,  étouffée,  et  son  exercice  inter- 
rompu ;  car  tout  le  monde  convient  qu'elle  est 
exposée  à  des  défaillances.  Mais  nous  denian- 
dons  si  de  pareils  accidents  doivent  être  considé- 


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rés  comme  une  règle  qui  ne  souffre  pas  d'excep- 
tion, et  si  l'ascendant  du  pouvoir  personnel  sur 
le  tempérament  est  un  fait  tellement  contraire  à 
la  nature  des  choses,  que  l'histoire  n'en  offre  au- 
cun exemple.  Le  tempérament,  gardons-nous  de 
l'oublier,  n'agit  sur  la  volonté  que  par  l'intermé- 
diaire des  sentiments  et  des  idées  qu'il  déve- 
loppe. Or,  tout  sentiment,  toute  idée  rentre  dans 
la  classe  des  motil's  qui  sollicitent  l'âme  sans  la 
contraindre.  Là  est  le  secret  du  pouvoir  de  l'é- 
ducation et  de  cet  empire  que  l'homme  acquiert 
à  la  longue  sur  ses  penchants.  Si  notre  destinée 
dépendait  de  la  conformation  de  notre  crâne,  ce 
serait  en  vain  que  nos  parents  et  nos  maîtres 
voudraient  réformer  nos  inclinations  vicieuses 
et  que  nous  chercherions  nous-mêmes  à  nous 
améliorer  ;  le  succès  de  leurs  efforts  et  des  nô- 
tres démontre  que  la  prépondérance  de  l'organi- 
sation a  des  limites  et  que  l'instinct  chez 
l'homme  n'étouffe  pas  la  liberté. 

Le  fatalisme,  selon  nous,  ne  peut  élever  con- 
tre le  libre  arbitre  qu'une  seule  objection  vrai- 
ment spécieuse,  c'est  l'argument  qu'il  tire  de  la 
prescience,  de  la  puissance  et  de  la  providence 
divines.  Nous  n'avons  pas  l'intention  de  discuter 
ici  cette  grave  difficulté  dont  l'examen  appro- 
fondi trouvera  mieux  sa  place  ailleurs;  nous 
nous  bornerons  à  une  simple  réflexion,  c'est 
qu'on  perd  de  vue  le  véritable  nœud  du  débat 
quand  on  croit  le  trancher  en  sacrifiant,  comme 
plusieurs  philosophes  l'ont  fait,  soit  la  liberté 
humaine,  soit  les  attributs  de  la  divinité. 
L'homme  est  libre,  cela  est  certain,  car  la  con- 
science l'atteste  ;  Dieu  possède  les  attributs  infi- 
nis, cela  est  également  certain,  car  la  raison  le 
conçoit.  Cette  double  certitude  est  solidement 
assise  dans  le  cœur  dès  l'éveil  de  l'intelligence 
et  avant  l'exercice  de  la  réflexion.  La  philoso- 
phie n'a  donc  pas  à  l'établir  par  ses  méditations; 
elle  doit  encore  moins  l'ébranler  par  ses  sophis- 
mes,  et  toute  sa  tâche  se  réduit  à  considérer 
deux  vérités  en  elles-mêmes  irrélVagables.  Le 
jour  où  elle  découvrirait  le  point  mystérieux  de 
leur  réunion  resterait  un  des  plus  grands  dans 
l'histoire  de  l'humanité;  mais  l'ignorance  où 
elle  est  de  la  manière  dont  elles  se  concilient  ne 
l'autorisent  pas  à  les  nier  et  à  sortir  du  rôle 
qu'elle  a  reçu  du  sens  commun.  Mieux  vaut 
suivre  le  précepte  éloquemment  donné  par  Bos- 
suet  à  l'occasion  du  point  que  nous  venons  de 
toucher  :  «  La  première  règle  de  notre  logique, 
c'est  qu'il  ne  faut  jamais  abandonner  les  vérités 
une  fois  connues,  quelque  difficulté  qui  sur- 
vienne, quand  on  veut  les  concilier,  mais  qu'il 
faut,  au  contraire,  pour  ainsi  parler,  tenir  tou- 
jours fortement  comme  les  deux  bouts  de  la 
chaîne,  quoiqu'on  ne  voie  pas  toujours  le  milieu 
par  où  lenchaînement  se  continue.  » 
•-.  La  nature,  plus  puissante  que  les  fausses  doc- 
trines, ne  permet  pas  en  général  qu'elles  portent 
leurs  fruits;  autrement,  le  fatalisme  aurait  bou- 
leversé de  fond  en  comble  la  société  dans  tous 
les  lieux  où  il  s'est  répandu;  car  il  détruit  tous 
les  sentiments,  toutes  les  notions,  tous  les  usa- 
ges sur  lesquels  elle  s'appuie,  conseils,  ordres, 
prières,  louanges,  blâme,  vice  et  vertu,  peines 
et  récompenses.  Cependant  quelques  écrivains 
ont  poussé  l'amour  de  la  singularité  jusqu'à  sou- 
tenir non-seulement  que  les  idées  d'obligation 
et  de  mérite  ne  supposent  pas  la  liberté,  mais 
que  le  fatalisme,  par  les  sentiments  de  modestie 
et  d'indulgence  réciproques  qu'il  développe,  con- 
tribuait mieux  qu'aucune  autre  doctrine  au  bon- 
heur des  nations.  Nous  ne  pouvons  voir  dans  ce 
paradoxe  qu'un  jeu  d'esprit  indigne  d'être  sé- 
rieusement réJ'uté. 

On  peut  consulter,  outre  les  articles  consacrés 


aux  philosophes  cités  dans  celui-ci  :  l'abbé  Plou- 
quet,  Examen  du  Fatalisme,  ou  Exposition 
et  rèfulalion  des  dijj'érents  systèmes  de  fata- 
lisme qui  ont  partagé  les  philosophes  sur  l'ori- 
gine du  monde,  sur  la  nature  de  Cdme  et  sur 
le  principe  des  actions  humaines,  'i  vol.  in-12. 
Pans,  1767; — M.  Jouffroy,  Cours  de  droit  na- 
turel, iv  leçon.  Voy.,  pour  l'examen  des  ques- 
tions indiquées  dans  cet  article  et  pour  le  com- 
plément de  la  bibliographie,  Desti.v,  Destinée, 
Liberté,  Prescience.  C.  J. 

FATALITÉ.  La  plupart  des  événements  de  ce 
monde  nous  apparaissent  comme  la  conséquence 
immédiate  des  lois  de  l'univers  ;  ils  nous  af- 
fligent ou  nous  charment  sans  nous  étonner  ; 
car  ils  étaient  prévus  et  nous  les  attendions.  Ce- 
pendant il  en  est  un  assez  grand  nombre  que 
nous  ne  pouvons  rattacher  à  une  opération  régu- 
lière de  la  nature,  et  qui,  s'écartant  du  cours 
ordinaire  des  choses,  produisent  nécessairement 
sur  nous  une  vive  impression  de  surprise.  Tan- 
tôt nous  n'y  voyons  qu'une  rencontre  acciden- 
telle, effet  bizarre  et  singulier  du  hasard;  tan- 
tôt, frappés  de  ce  qu'ils  ont  de  suivi,  malgré 
leur  étrangeté,  nous  croyons  y  sentir  l'action  ca- 
chée d'une  force  moins  capricieuse  et  plus  terri- 
ble que  la  fortune.  Celte  force  est  la  fatalité. 

Ainsi,  qu'au  printemps  la  terre  se  couvre  de 
verdure,  c'est  une  loi  ;  qu'un  laboureur  en  re- 
muant son  champ  découvre  un  trésor,  c'est  un 
hasard;  qu'un  joueur  habile  perde  successive- 
ment plusieurs  parties  ou  qu'un  riche  armateur 
voie  périr  en  peu  de  jours  tous  ses  vaisseaux, 
c'est  une  fatalité. 

Il  est  remarquable  que  les  hommes  n'attri- 
buent à  la  fatalité  que  leurs  revers,  et  jamais 
leurs  succès.  Le  joueur  heureux  permet  que  ses 
voisins  parlent  de  sa  chance  à  laquelle  il  croit; 
le  capitaine  qui  a  affronté  la  mort  dans  plusieurs 
batailles  a  confiance  dans  son  étoile  ;  le  matelot 
échappé  du  naufrage  rend  grâce  au  ciel  de  son 
salut;  mais  aucun  ne  pense  à  la  fatalité.  Il  sem- 
ble que  cette  image  ne  se  présente  à  l'esprit  que 
sous  les  couleurs  les  plus  sombres,  comme  celle 
d'une  puissance  aveugle  et  redoutée  qui  porte 
avec  soi  la  désolation. 

L'idée  de  la  fatalité  est  donc  profondément 
distincte  de  la  notion  de  la  Providence,  dont  le 
nom  rappelle  la  sagesse,  la  justice  et  la  bonté 
infinies.  Elle  doit  également  être  distinguée  de 
la  notion  du  destin,  arbitre  impassible,  plutôi 
que  malfaisant,  du  sort  des  dieux  et  des  hommes 
soumis  à  son  joug.  On  pourrait  la  définir  l'idée 
d'un  pouvoir  inexorable  comme  la  nécessité, 
aveugle  comme  le  hasard,  dont  toutes  les  opéra- 
tions s'enchaînent  par  des  liens  cachés  et  in- 
dissolubles, et  ont  pour  objet  le  malheur  de 
l'homme. 

Cette  conception  a  joué  un  rôle  capital  dans 
plusieurs  religions  de  l'antiquité;  peu  à  peu,  elle 
s'est  effacée  de  l'esprit  des  hommes,  à  mesure 
qu'Us  ont  acquis  une  connaissance  moins  impar- 
faite des  perlections  divines.  Il  n'en  reste  de  nos 
jours  qu'un  vague  souvenir,  dernier  vestige  des 
superstitions  païennes  sous  le  christianisme.  La 
fatalité  est  en  effet  un  mot  dépourvu  de  sens. 
Il  n'y  a  pas  plus  de  fatalité  que  de  hasard  dans 
le  monde.  Il  y  a  une  Providence  qui  dirige  tous 
les  événements,  tantôt  par  des  moyens  ouverts, 
tantôt  par  des  voies  ignorées.  Le  sujet  de  cet  ar- 
ticle est  en  partie  celui  du  traité  de  Cicéron,  de 
Falo.  Voy.  Dkstin,  Dkstinék,  Hasard.        C.  J. 

FAVoiUNUS  OU  PHAVORINUS  d'Arles  (Fa- 
vorinus  Arelatensis),  ainsi  nommé  de  la  ville 
OU  de  la  province  qui  lui  donna  le  jour,  floris- 
sait  au  commencement  du  ii°  siècle  de  l'ère 
chrétienne.    Il  commença   par   être  le  disciple 


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d'Épictèto,  puis  il  écrivit  -onlre  les  stoïciens,  et 
se  tourna  vers  le  plat()iiisiue  tel  qu'on  le  com- 
prenait alors,  vers  le  plalonisnic  incliiKint  plus 
ou  moins  à  rcLlcclismo  d'Alexandrie.  Mais  son 
esprit  ne  persista  pas  longtemps  dans  celte  nou- 
velle direction.  Ayant  eu  connaissance  du  sys- 
tème de  Carné.ide  et  d'jEnésidcme,  il  l'adopta 
comme  l'interprétation  la  plus  fidèle  de  la  doc- 
trine de  Platon,  à  qui  il  avait  voué  un  culte 
durable.  Il  publia  même  un  livre  où  il  dévelop- 
pait les  dix  motifs  de  doute,  les  dix  arguments 
sceptiques  dont  l'invention  est  attribuée  à  Pyr- 
rhon.  Favori  de  l'empereur  Adrien,  il  discutait 
souvent  avec  ce  prince  sur  des  matières  philoso- 
phiques ;  mais  il  finissait  toujours  par  lui  céder, 
disant  qu'un  homme  qui  commande  à  trente  lé- 
gions ne  peut  p:is  avoir  tort.  Il  ouvrit  à  Rome 
une  école  de  philosophie  où  il  enseigna  avec 
beaucoup  de  succès  le  scepticisme  mitigé  de 
la  nouvelle  Académie  ;  mais,  sétant  rendu  dans 
le  même  Lut  à  Athènes,  il  y  réussit  beaucoup 
moins. 

On  peut  consulter  sur  la  vie  et  les  opinions 
de  Favorinus  les  deux  dissertations  suivantes  : 
Gregorius,  Duœ  commentationes  de  Favorino, 
arelalensi  philosopho,  grœcœ  romanœque  dic- 
tionis  exemplavi,  in-4,  Laubau,  1755  j — Fors- 
mann,  Dtssertaiio  de  Favorino  philosopho  aca- 
demico,  in-4,  Abo,  1789.  X. 

FÈDER  (Jean-Georges-Henri),  né  en  1740  à 
Schornweisbach,  près  de  Bayreuth,  professa  la 
langue  grecque  et  l'hébreu  au  gymnase  de  Co- 
bourg,  la  philosophie  à  Goëttingue,  et  mourut 
en  1821,  correcteur  au  collège  Georgianum  à 
Hanovre.  C'est  un  des  éclectiques  les  plus  dis- 
tingués de  la  période  qui  sépare  Wolf  de  Kant. 
Sans  méconnaître  entièrement  le  mérite  de  la 
philosophie  kantienne,  il  n'en  était  pas  satisfait; 
esprit  plus  pratique  que  spéculatif,  il  lui  fallait 
quelque  chose  de  beaucoup  plus  populaire,  et, 
sous  ce  rapport,  il  inclinait  plutôt  vers  les  doc- 
trines du  passé  résumées  dans  Wolf,  que  vers 
les  spéculations  hardies  du  philosophe  de  Kœnigs- 
berg.  Voici,  du  reste,  comment  M.  Rixner  carac- 
térise sa  doctrine  :  «<  En  psychologie,  Féder  pen- 
cha d'abord  pour  la  doctrine  de  Locke  sur  l'ori- 
gine des  idées  ;  mais  il  revint  ensuite  à  celle  de 
Leibniz.  Il  était  éclectique  en  métaphysique,  et 
eudémoniste  wolfien  (partisan  du  bonheur)  en 
morale  et  en  droit.  Il  approuvait  Kant  d'avoir 
attaqué  avec  force  la  philosophie  syntliétique  et 
prétentieusement  dogmatique  des  écoles;  mais 
il  le  blâmait  de  n'avoir  guère  plus  ménagé  la 
philosophie  expérimentale,  beaucoup  plus  mo- 
deste, et  dont  le  caractère  scientifique  ne  lui 
semble  pas  douteux.  Il  trouvait  encore  que  Kant 
était  parfois  trop  dogmatique^  et  parlois  trop 
sceptique.  »  Ses  principaux  écrits  sont:  Esquisse 
des  sciences philosophicjue^i,  in-S ,  Coblentz..  1767, 
ib.,  1785;  —  le  Nouvel  Emile,  ou  de  l'Éduca- 
tion suivant  des  principes  éprouvés,  in-8,  Er- 
langen,  1768-1774  et  1789;  — Logique  et  méta- 
physique, in-8,  Goëtt.,  1769  et  1790;  en  latin, 
sous  le  titre  ainstit.  log.  et  métaphys.,  in  8, 
ib.,  1777  et  1787,  et  de  nouveau  en  allemand, 
sous  le  titre  de  Principes  de  logique  et  de  mé- 
taphysique, in-8,  ib.,  1794;  —  Manuel  de  phi- 
losophie pratique,  in-8,  ib.,  1770  et  1778;  — 
Recherches  sur  la  volonté  humaine,  Lemgo, 
4  parties  in-4,  1779-1793;  —  Théorie  fondamen- 
tale de  la  connaissance  de  la  volonté  humaine 
et  des  lois  naturelles  d'une  conduite  conforme 
à  la  justice,  in-8,  Goëtt.,  1783-1789;  —de  l'Es- 
pace et  de  là  causalité,  ou  Examen  de  la  philo- 
sophie de  Kant,  in-8,  ib.,  1787  ;  —  Traité  des 
principes  les  plus  généraux  de  la  philosophie 
pratique,  in-8,  Lemgo,   1792;  —  du  Sentiment 


moral,  in-8,  Copenhague,  1792.  Il  faut  ajouter  îi 
celte  liste  un  grand  nombre  d'articles  insérés 
dans  plusieurs  journaux,  tels  que  la  Bibliothèque 
philosophiq ne,  ([u'il  rédigeait  avec  Meiners;  son 
Autobiographie  publiée  par  son  fils,  in-8,  Leip- 
zig, 1825.  Tiltol  a  publié  des  Explications  de  la 
fjhilosophie  théorique  et  pratique  de  Féder, 
4  vol.  in  8,  Franci'ort-sur-le-Mein,  1783.     J.  T. 

FELAPTON.  Terme  mnémonique  de  conven- 
tion, par  lequel  les  logiciens  désignaient  un 
mocle  de  la  troisième  ligure  du  syllogisme.  Voy. 
la  Logique  de  Port-Royal  et  l'article  Syllo- 
gisme. 

FEMME,  voy.  Famille. 

FÉNELON  (François  de  Salignac  de  la  Mothe-) 
est  né  en  Périgord,  l'an  1650.  11  fit  ses  études 
théologiques  au  séminaire  de  Saint-Sulpice,  et 
reçut  les  ordres  à  l'âge  de  vingt-quatre  ans.  A 
trente-huit  ans,  il  fut  appelé  à  la  cour  pour  faire 
l'éducation  du  duc  de  Bourgogne,  et  neuf  ans 
plus  tard,  il  était  élevé  à  l'archevêché  de  Cam- 
brai, où  il  mourut  en  1715.  En  même  temps 
qu'il  est,  par  ses  livres  de  piété^  une  des  lumiè- 
res de  l'Église,  et  par  tous  ses  écrits  un  des  plus 
grands  prosateurs  français,  Fénelon  appartient, 
par  quelques-uns  de  ses  ouvrages,  à  l'histoire  de 
la  philosophie.  Comme  Bossuet  et  comme  tout 
son  siècle,  il  avait  subi  l'irrésistible  ascendant 
de  la  doctrine  de  Descartes.  Il  en  explique  et  en 
commente  les  principes  dans  une  langue  admi- 
rable ;  il  en  redresse  quelquefois  les  conséquen- 
ces, et,  suivant  le  besoin,  les  restreint  ou  les 
complète  avec  un  sens  parlait  dans  le  Traité  de 
Vexistence  et  des  attributs  de  Dieu,  dans  les 
Lettres  sur  la  m,étaphysique  et  dans  la  Réfuta- 
tion du  système  de  Malebranche  sur  la  nature 
et  la  grâce. 

Le  premier  de  ces  écrits  est  exclusivement  phi- 
losophique. Fénelon  y  expose  à  sa  manière  la 
théodicée  de  Descartes,  c'est-à-dire  ce  qui  est, 
dans  les  livres  et  dans  la  pensée  du  maître,  le 
centre  et  le  fond  de  toute  la  doctrine.  Il  est  tout 
entier  cartésien,  au  moins  dans  la  seconde  partie 
de  ce  traité;  il  l'est  d'abord  et  surtout  par  la 
méthode,  débutant  par  une  apologie  de  la  raison, 
au  détriment  de  l'imagination  et  des  sens,  s'impo- 
sant  comme  une  règle  suprême  d'affirmer  et  de 
nier  de  chaque  chose  tout  ce  que  son  idée  claire  en- 
ferme ou  exclut,  et  de  n'en  affirmer  ou  de  n'en 
nier  jamais  que  cela.  C'est,  avant  tout,  à  l'idée 
fondamentale  sur  laquelle  repose  toute  théodicée 
vraie,  nous  voulons  dire  à  la  notion  de  l'infini, 
que  Fénelon  applique  ce  principe.  11  éclaircit,  par 
une  discussion  lumineuse,  cette  notion  obscure 
pour  l'imagination  et  les  sens  ;  puis  il  en  dé- 
duit, avec  une  admirable  souplesse^  tous  les  at- 
tributs qu'elle  recèle,  et  qui,  dégages  de  son  sein, 
en  attestent  la  fécondité  :  l'infini  est  simple, 
indivisible,  sans  parties  ;  on  n'en  peut  rien  re- 
trancher, comme  on  n'y  peut  rien  ajouter  ;  il  n'y 
en  a  qu'un  seul;  il  est  infini  en  tout  genre;  il 
est  immatériel  et  sans  forme,  et  c'est  pour  cela 
qu'il  échappe  à  l'imagination,  qui  le  détruit  en 
voulant  le  saisir.  Si  nous  en  savons  clairement 
tant  de  choses,  comment  nier  que  l'idée  en  soit 
présente  à  nos  esprits  ?  Parlerait-on  ainsi  d'une 
chimère  ? 

Fénelon  assure  ainsi  d'abord  les  fondements 
de  la  théodicée  cartésienne  ;  puis  il  fait  plus,  il 
creuse  plus  avant,  et  rencontre  à  une  profon- 
deur nouvelle  un  sol  plus  ferme  pour  les  établir. 
Sans  changer  la  nature  de  la  preuve  de  Descar- 
tes et  sans  en  diminuer  la  force,  il  l'appuie  sur 
la  notion  a  priori  de  l'être  nécessaire,  anté- 
rieure en  effet  dans  -la  vraie  histoire  de  notre 
intelligence  à  la  conception  de_  l'infini  et  du  par- 
fait, d'où  partait  Descartes  :  «  Être  par  soi-même, 


FÉNE 


523 


FÊNE 


c'est  la  source  de  tout  ce  que  je  trouve  eu  Dieu  ; 
c'est  pur  là  que  je  reconnais  qu'il  est  infiniment 
j)arfail....  Or,  si  je  ne  suis  pas  par  moi-mêuie,  il 
laut  que  je  sois  par  autrui  ;  et  si  je  suis  par  au- 
trui, il  faut  que  cet  autrui  qui  m'a  l'ait  passer  du 
néant  à  l'être  soit  par  lui-même,  c'est-à-dire  soit 
nécessaire.  » 

L'être  nécessaire  une  fois  affirmé,  au  nom  de 
l'autorité  suprême  de  la  raison,  la  dialectique 
fait  le  reste,  et  le  raisonnement  tire  de  l'idée  de 
la  nécessité  de  Dieu,  tous  ses  attributs  qui  y  sont 
compris  ;  d'abord  son  intinitude  et  sa  perfection  : 
ce  qui  a  l'être  par  soi  existe  au  suprême  degré, 
et,  par  conséquent,  possède  la  plénitude  de  l'être. 
On  ne  peut  atteindre  au  suprême  degré  et  à  la 
plénitude  de  l'être  que  par  l'infini;  car  aucun 
lini  n'est  jamais  ni  plein  ni  suprême,  puisqu'il 
y  a  toujours  quelc[ue  chose  de  possible  au-dessus. 
Donc,  il  faut  que  l'être  par  soi-même  soit  un  être 
infini.  11  faut  aussi  (ju'il  soit  simple  et  un,  puis- 
que rien  de  compose  ne  peut  être  ni  infiniment 
parfait,  ni  même  infini  ;  puisque,  d'autre  part, 
s'il  y  avait  deux  êtres  nécessaires  et  indépen- 
dants l'un  de  l'autre,  chacun  d'eux  serait  moins 
parfait  dans  cette  puissance  partagée  qu'un  seul 
qui  la  réunit  tout  entière.  Il  est  de  plus  immua- 
ble :  car  étant  par  soi,  il  a  toujours  la  même 
raison  d'exister  et  la  même  cause  de  son  exis- 
tence, qui  est  son  essence  même;  et  il  n'est  pas 
moins  incapable  de  changement  pour  les  maniè- 
res d'être  que  pour  le  fond  de  l'être  :  les  modifi- 
cations sont  des  bornes  de  l'être;  l'infini  n'en 
peut  avoir  aucune,  et,  par  conséquent,  n'en  sau- 
rait changer.  Indivisible  et  permanente,  son 
existence  n'a  ni  commencement,  ni  milieu,  ni 
fin;  il  est  éternel,  sans  être  dans  le  temps;  il 
est  immense,  sans  être  en  aucun  lieu. 

Fénelon,  après  avoir  ainsi  éclairci  et  appro- 
fondi la  théodicée  de  Descartes,  tempère  ensuite 
ce  qu'il  y  a,  dans  tout  ce  rationalisme,  de  trop 
exclusif,  en  cherchant  dans  la  nature  humaine 
bien  étudiée  les  attributs  physiques  et  moraux 
de  Dieu,  pour  les  joindre  à  ses  attributs  métaphy- 
siques, seuls  atteints  par  la  raison.  Par  là,  il 
réfute  implicitement  Spinoza  mieux  que  par  une 
argumentation  directe.  De  la  liberté  humaine, 
il  infère  la  liberté  toute-puissimte  de  Dieu  ;  des 
idées  qui  éclairent  notre  entendement,  il  conclut 
la  parfaite  sagesse  du  Créateur.  «  Car  ce  Dieu 
qui  nous  a  donné  l'être  pensant  n'aurait  pu  nous 
le  donner  s'il  ne  l'avait  pas.  Il  pense  donc,  et  il 
pense  infiniment.  »  Ici  même,  Fénelon  se  ren- 
contre avec  Malebranche,  ou  plutôt,  inspiré  de 
ses  écrits,  il  en  prend,  avec  les  idées,  le  langage  ; 
il  jiose  a  priori  l'existence  d'une  raison  univer- 
selle et  suprême,  à  laquelle  nous  participons,  et  au 
travers  de  laquelle  nous  voyons  tout  le  reste, 
éclairés  par  les  principes  que  nous  puisons  en 
elle,  sur  les  harmonies  de  la  nature.  Ces  harmo- 
nies, Fénelon  a  d'ailleurs  employé  à  les  consta- 
ter par  l'expérience  toute  la  première  partie  du 
Traité  de  l'existence  de  Dieu  ;  il  s'adressait  alors 
au  vulgaire  des  lecteurs,  incapable  de  compren- 
dre les  principes  sous  leur  forme  abstraite,  et 
plus  frappé  de  cette  preuve  de  fait  que  de  la 
vérité  générale  qui,  cependant,  autorise  et  fonde 
celle-là.  Fénelon  a  d'abord  dissimulé  le  principe, 
pour  ne  pas  rebuter  les  esprits  communs  ;  il  le 
dégage  seulement  dans  la  seconde  partie,  en 
suivant  Malebranche. 

Mais  cette  doctrine  de  Malebranche  a  elle- 
même  un  écueil  :  à  force  d'exalter  l'absolue 
perfection  de  la  sagesse  suprême,  elle  finit  pres- 
que par  ériger  cette  immuable  raison  en  une 
sorte  de  fatum  tyrannique  et  d'inflexible  destin, 
qui,  dictant  souverainement  les  décrets  de  Dieu, 
supprime  dès  lors  la  liberté  de  ses  choix,  qu'elle 


règle  infailliblement  avec  une  autorité  indécli- 
nable. Malebranche  se  dissimulait  à  lui-mêmo 
cette  redoutable  consécjuence  de  son  système  : 
Fénelon  la  lui  montre,  et  c'est  le  but  de  l'écrit 
intitulé  liéfutaliun  du  système  du  I'.  Malebran- 
che sur  la  nature  et  la  (jrâce.  Il  y  pousse  la 
doctrine  dont  il  a  d'abord  embrassé  avec  mesure 
les  principes,  à  un  fatalisme  universel  qui  enve- 
loppe avec  Dieu  le  monde  tout  entier. 

En  effet,  si  Dieu  est  invinciblement  déterminé 
par  l'ordre  à  l'ouvrage  le  plus  parfait,  le  moin^ 
parfait  est  impossible;  donc  l'ouvrage  était  uni- 
que, ainsi  que  la  voie  de  l'accomplir,  et.  Dieu 
n'ayant  pu  choisir,  il  faut  désespérer  de  trouver 
jamais  de  ce  côté-là  aucun  vestige  de  liberté. 
Ensuite,  ce  qui  est  pis,  la  création  devient  né- 
cessaire. Dieu  n'a  aucune  liberté  pour  créer  ou 
ne  créer  pas,  puisque  le'plus  parfait  le  détermine 
inévitablement.  S'il  a  été  nécessaire  que  Dieu 
créât  le  monde,  il  a  été  nécessaire  aussi  qu'il  le 
créât  dès  l'éternité  ;  car  un  monde  éternel  est 
plus  parfait  que  temporel.  Pour  une  raison  sem- 
blable, il  ne  doit  pas  être  détruit.  Dieu  marque- 
rait de  l'inconstance  en  le  détruisant.  Donc  le 
monde  est  nécessaire,  éternel  et  infini,  néces- 
saire en  soi  et  nécessaire  à  Dieu.  Et  enfin,  s'il  est 
nécessairement  dans  l'ordre  que  Dieu  produise 
et  crée,  si  l'actuelle  production  de  la  créature  est 
éternelle  et  essentielle  au  créateur,  la  création 
actuelle  est  inséparable  de  la  perfection  divine  ; 
la  créature  se  confond  avec  le  créateur.  Voilà  le 
panthéisme. 

Tels  sont  les  traits  principaux  du  livre  écrit 
par  Fénelon,  à  l'instigation  et  avec  les  conseils 
de  Bossuet,  contre  certaines  tendances  perni- 
cieuses de  la  doctrine  de  Malebranche.  On  trouve 
encore  dans  le  même  ouvrage,  une  réfutalion 
pleine  de  sens  et  de  force  de  cette  autre  opinion, 
contraire  également  à  la  foi  et  à  la  raison,  selon 
laquelle  la  providence  de  Dieu  serait  une  provi- 
dence générale  et  en  quelque  sorte  banale,  qui, 
pour  ne  manquer  pas  à  l'ordre  et  à  la  simplicité 
des  voies  qui  en  est  une  condition,  ne  ferait  au- 
cune acception  des  personnes.  Malebranche  l'ad- 
mettait comme  une  conséquence  de  ses  principes, 
et,  pour  ôter  aux  décisions  de  Dieu  l'apparence 
même  du  caprice,  il  ne  le  faisait  agir  que  par 
des  volontés  générales.  Mais  l'Écriture  dément 
cette  doctrine,  parlant  à  chaque  instant  des  grâ- 
ces spéciales  que  Dieu  accorde  à  ses  élus,  des 
inspirations  particulières  qu'il  envoie  à  ses  pro- 
phètes, et  de  cette  vigilance  attentive  qui  s'étend 
à  tous  et  à  chacun.  La  raison  ne  s'en  accommode 
pas  davantage,  parce  que  le  mérite  et  le  démé- 
rite des  actes  libres  étant  choses  essentiellement 
personnelles,  il  faut,  pour  récompenser  l'un  et 
punir  l'autre,  une  providence  spéciale,  qui  tienne 
compte  à  chacun  de  ses  œuvres  propres. 

Amené  dans  le  cours  du  même  écrit  à  réclamer 
incidemment  contre  la  négation  du  libre  arbitre, 
comme  conséquence  de  l'occasionnalisme  de  Ma- 
lebranche, Fénelon  a  donné  ailleurs,  dans  ses 
Lettres  sur  la  prédestination  et  la  grâce,  une  dé- 
monstration très-complète  de  la  liberté  humaine. 
La  conviction  intime  et  inébranlable  oii  nous 
sommes  sans  cesse  de  notre  liberté  est  d'abord 
ce  qui  décide  la  question.  C'est  une  vérité  dont 
tout  homme  cjui  n'extravague  pas  a  une  idée  si 
claire,  que  l'évidence  en  est  invincible  :  c'est  la 
croyance  du  genre  humain  tout  entier.  On  peut 
spéculativement  la  mettre  en  doute  et  la  nier 
même;  mais  on  ne  peut  y  résister  dans  la  pra- 
tique, et  la  philosophie  qui  la  nie  n'est  qu'un 
mensonge,  qui  se  dément  lui-même  à  tout  instant 
sans  aucune  pudeur.  Le  fait  de  la  délibération 
en  est  d'ailleurs  une  preuve  indirecte  :  si  je 
délibère  entre  deux  partis,   c'est  apparemment 


FÈiNE 


—  529  — 


FEim 


que  je  sens  que  j'ai  un  vouloir,  pour  ainsi  dire, 
à  deux  tranclianls,  (jui  peut  se  tourner  à  son 
choix  vers  le  oui  ou  vers  le  non,  vers  un  objet 
ou  vers  un  autre,  et  que  je  suis  moi-même,  en 
quelque  sorte,  dans  la  main  de  mon  propic 
conseil.  La  louange  et  le  bhliue,  les  cliàliments 
et  les  récompenses,  ne  peuvent  non  plus  tomber 
que  sur  des  actes  libres;  en  sorte  que  la  négation 
do  la  liberté  renverse  tout  ordre  et  toute  police, 
confond  le  vice  avec  la  vertu,  autorise  toute  in- 
famie monstrueuse,  et  entiaîne  la  ruine  des  lois 
divines  et  humaines.  Cette  liberté  est  quelque 
chose  de  Dieu  en  nous  ;  c'est  un  trait,  et  le  plus 
frappant,  do  notre  ressemblance  avec  lui;  par 
elle,  l'homme  a,  comme  Dieu  sur  l'univers,  un 
empire  suprême  sur  son  propre  vouloir. 

Mais  si  Fénelon  démontre  ici  sans  réplique  le 
fait  du  libre  arbitre,  s'il  paraît  bien  comprendre 
(juc  la  dignité  humaine  y  est  attachée,  il  conçoit 
cependant  un  degré  d'excellence  plus  haut  encore  : 
c'est  l'état  d'un  être  impeccable,  assujetti  par  sa 
nature  même  à  la  bienheureuse  et  sainte  néces- 
sité d'une  inaltérable  innocence.  Il  lait  plus  :  il 
enseigne  aux  hommes  à  réaliser  en  eux  cet  état 
-autant  qu'il  est  possible,  en  sorte  que  le  suprême 
effort  de  la  liberté  doit  être  de  s'anéantir  elle- 
même,  et  comme  de  s'abdiquer.  Au-dessus  de  la 
vie  ordinaire,  toute  remplie  d'une  activité  em- 
pressée et  inquiète,  que  Fénelon  flétrit  du  nom 
d'intéressée,  il  y  a  une  sphère  supérieure  où  les 
âmes  privilégiées  peuvent  s'élever  sans  quitter 
la  terre,  pour  y  vivre,  dans  l'oubli  de  toute 
affection  terrestre,  d'une  vie  paisible  de  contem- 
plation et  d'amour.  Les  saints  mystiques  en  ont 
fait  l'expérience  ;  ils  en  ont  goûté  et  décrit  les 
paisibles  douceurs  et  les  calmes  ravissements  ; 
ils  en  ont  tracé  le  chemin  dans  leurs  écrits. 
Fénelon,  qui  l'a  appris  d'eux,  entreprend  de  le 
montrer  aux  autres,  en  signalant  les  abîmes  qui 
bordent  de  tous  côtés  cette  route  périlleuse  ;  c'est 
l'objet  du  livre  des  Maximes  des  saints.  L'amour 
pur  de  Dieu  est  le  seul  acte  de  cette  vie  con- 
templative ou  unitioe.  Il  est  accompagné  d'indif- 
férence volontaire  pour  l'intérêt  même  le  plus 
légitime,  celui  du  salut,  par  exemple.  11  n'y  a 
plus  pour  l'âme  ni  méditation  ni  réflexion;  elle 
est  toute  dans  un  regard  simple  et  amoureux  ; 
elle  ne  sait  plus  qu'aimer;  elle  ne  veut  plus  que 
ce  que  Dieu  lui  fait  vouloir;  elle  est  transfigurée 
en  Dieu  ;  Dieu  et  l'âme  ne  sont  plus  dans  l'amour 
qu'un  même  esprit,  par  une  entière  conformité 
de  volonté  que  la  grâce  opère  :  «  Je  ne  trouve 
plus  de  7noi,  s'écrie  Fénelon;  il  n'y  a  plus  d'autre 
moi  que  Dieu.  »  Voilà  le  quiétisme  qui  a  appelé 
sur  Fénelon  les  sévérités,  peut-être  excessives,  de 
Bossuet,  et  qui  a  excité  entre  ces  deux  grands 
esprits  une  lutte  où  Fénelon  devait  succomber, 
mais  dans  laquelle  il  ne  cesse  pas,  quoique  vaincu, 
de  s'honorer  par  la  modération  de  la  défense,  par 
la  droiture  des  intentions  et  la  noblesse  des  sen- 
timents, par  la  sincérité  des  convictions  et  la 
fermeté  du  langage. 

Telle  est,  en  abrégé,  la  philosophie  de  Fénelon. 
Indépendante  et  fondée  sur  la  seule  autorité  de 
la  raison,  il  a  cherché  à  l'allier  avec  la  foi  la  plus 
pure  et  la  plus  vive,  sans  sacrifier  les  droits  ni 
de  celle-ci  ni  de  celle-là.  Même,  si  dans  cette 
alliance  un  principe  l'emporte  sur  l'autre,  c'est 
la  raison,  à  laquelle  Fénelon  attribue  le  privilège 
de  prouver  la  foi,  sinon  de  la  juger.  Il  justifie, 
en  effet,  la  divinité  du  christianisme  par  la  con- 
formité du  Dieu  qu'il  annonce  avec  le  Dieu  de 
la  raison  et  de  la  théodicée  cartésienne;  et  il 
pose  même  en  principe  qu'il  n'y  a  pas  d'autre 
méthode  par  laquelle  une  religion  puisse  faire 
admettre  ses  titres.  Car  «  l'homme  n'admet  et  ne 
peut  rien  admettre  du  dehors  sans  le  trouver 

DICT.    PHILOS. 


aussi  dans  son  propre  fonds,  en  consultant  au 
dedans  de  soi  les  principes  de  la  raison,  pour  voir 
si  «ce  qu'on  lui  dit  y  répugne.  » 

11  existe  plusieurs  éditions  des  œuvres  de  Fé- 
nelon ;  aucune  n'est  absolument  complète.  Nous 
citerons,  1"  celle  de  1787-1792,  imprimée  à  Paris, 
par  Fr.-Ambr.  Didot,  4  vol.  in-4;  2°  celle  de  1810, 
avec  un  essai  sur  la  vie  de  Fénelon,  et  suivie  de 
son  éloge  par  Laharpe  Paris,  10  vol.  in-8  ou 
in-12.  11  manque  à  ces  deux  éditions  les  écrits 
relatifs  au  quiétisme,  et  particulièrement  l'^'a;- 
plication.  des  Maximes  des  saints,  i)ubiiée  en 
1697,  in-12.  Cette  lacune  a  été  comblée  dans 
l'édition  de  1838,  dirigée  par  M.  Aimé  Martin, 
et  publiée  par  Didot  frères,  3  vol.  gr.  in-8,  a 
deux  colonnes.  Il  existe  aussi  plusieurs  éditions 
spéciales  des  Œuvres  pliiloso/)lii(jues  de  Fénelon. 
On  peut  consulter  sur  le  quiétisme  :  Bonnel,  de 
la  Controverse  de  Bossuet  et  de  Fénelon  sur  le 
quiétisme,  1850,  in-8;  —  Matter,  le  Quiétisme  au 
temps  de  Fénelon,  Paris,  I86.1,  in-12.      Am.  J. 

FERGUSON  (Adam),  philosophe  écossais, 
naquit  en  1724  à  Logierait,  près  de  Perth.  11 
entra,  en  1739,  à  l'université  de  Saint-André. 
Plus  tard,  il  fut  admis  à  celle  d'Edimbourg,  oii 
il  eut  pour  émules  Blair,  Robertson  et  Home. 
Au  sortir  de  l'université,  quoiqu'il  n'eût  pas  le 
temps  d'études  prescrit  par  les  règlements,  son 
mérite  le  fit  choisir  comme  chapelain  d'un  régi- 
ment de  montagnards  écossais  employé  contre  la 
France.  11  quitta  son  régiment  en  1748,  à  la  paix 
d'Aix-la-Chapelle,  rentra  en  Ecosse,  y  sollicita 
une  petite  cure,  et,  ne  pouvant  l'obtenir,  il  re- 
joignit en  Irlande  son  régiment.  En  1757,  on  le 
retrouve  attaché  comme  gouverneur  aux  enfants 
de  lord  Bute.  Deux  ans  plus  tard,  en  1759,  il  fut 
nommé  à  la  place  de  professeur  de  philosophie 
naturelle  à  l'université  d'Edimbourg,  qu'il  échan- 
gea, en  1764,  contre  celle  de  philosophie  morale. 
Les  avantages  de  cette  position  auraient  pu  fixer 
Ferguson  et  le  faire  renoncer  aux  voyages  ; 
cependant,  vers  1773,  il  partit  pour  le  continent, 
en  qualité  de  gouverneur  du  jeune  comte  de 
Chesterfield.  En  1778,  le  gouvernement  anglais 
l'adjoignit  comme  secrétaire  à  la  commission 
chargée  d'aller  négocier  la  paix  avec  les  États- 
Unis.  Sept  ans  après,  en  1785,  Ferguson  résigna 
ses  fonctions  de  professeur  et  fut  remplacé  par 
Dugald  Stewart.  Il  avait  alors  .soixante  ans.  Les 
études  historiques  s'étaient  mêlées  dans  ses  tra- 
vaux à  la  philosophie  et  à  la  politique.  Il  avait 
publié  en  1782  une  histoire  des  progrès  et  de  la 
chute  de  la  république  romaine.  Il  entreprit  un 
voyage  en  Italie,  autant  pour  perfectionner  cet 
ouvrage,  en  recueillant  des  documents  nouveaux, 
que  dans  l'espoir  de  rétablir  sa  santé  un  peu 
altérée.  Les  dernières  années  de  cette  vie  si 
longue  et  si  bien  remplie  s'écoulèrent  dans  la 
retraite.  Il  mourut  en  1816. 

Nous  n'avons  à  considérer  dans  Ferguson  que 
le  philosophe,  et  non  l'historien.  Voici  les  traits 
les  plus  saillants  de  sa  philosophie  : 

1°  Ferguson  appartient  par  sa  méthode  générale 
à  l'école  de  Bacon.  Partout  il  recommande  l'ex- 
périence, l'étude  des  faits,  comme  la  condition 
essentielle  de  la  recherche  des  lois  physiques  ou 
morales.  Il  serait  difficile  de  décrire  avec  plus 
de  clarté  que  Ferguson  la  méthode  applicable 
aux  sciences  d'observation  en  général,  et  celle 
qui  doit  être  employée  en  psychologie  particuliè- 
rement. 

2°  Sur  la  question  de  l'origine  des  idées,  Fer- 
guson se  rapproche  de  Locke.  Quoique  Reid,  dont 
les  ouvrages  ont  servi  â  Ferguson,  eût  élargi  le 
cercle  de  Locke  et  admis  des  notions  qui  ne 
dérivent  ni  de  la  perception  interne  ni  des  sens, 
Ferguson  s'en  tient  à  ces  deux  sources  de  connais- 

34 


FERG 


—  530 


FEUG 


sauces.  Il  y  rapporte  toutes  nos  idées  premières, 
ajoutant  seulement,  pour  expliquer  l'origine  des 
idées  médiates  et  dérivées,  le  témoign.ige  et  le 
raisonnement.  «  Les  sources  de  la  connaissance, 
dit-il,  sont  au  nombre  de  quatre  :  la  conscience, 
la  perception,  le  témoignage  et  le  raisonnement 
(inférence  :  par  ce  mot.  Ferguson  entend  à  la 
l'ois  l'induction  et  la  déduction).  Les  deux  pre- 
mières peuvent  s'appeler  primaires  ou  immé- 
diates, parce  que  nous  leur  devons  les  premiers 
éléments  de  la  conception,  et  que,  dans  les  idées 
qu'elles  nous  donnent,  l'esprit  s'applique  im- 
médiatement au  sujet  de  la  connaissance.  Quant 
aux  notions  qui  viennent  du  témoignage  ou  du 
raisonnement,  elles  peuvent  s'appeler  dérivées 
ou  secondaires,  parce  qu'elles  sont  obtenues  à 
l'aide  de  quelque  milieu  interposé,  et  par  des 
moyens  différents  de  la  simple  attention  donnée 
à  l'objet  lui-même.  »  {Principes  des  sciences 
morales  et  politiques,  1"=  partie,  ch.  ii,  sect.  3.) 

3°  En  morale,  Ferguson  reconnaît  trois  motil's 
d'action,  ou,  pour  parler  son  langage,  trois  lois. 
«  L'histoire  de  la  volonté  humaine,  dit-il,  peut 
fournir  les  trois  lois  générales  qui  suivent  : 
Première  loi  :  Les  hommes  sont  disposés  à  se 
conserver....  Voilà  pourquoi  ils  désirent  ce  qui 
peut  leur  procurer  la  subsistance,  la  santé,  la 
force,  la  beauté.  C'est  ce  qu'on  appelle  commu- 
nément la  loi  de  conservation  de  soi-même. 
Deuxième  loi  :  Les  hommes  sont  disposés  à  la 
société.  Ils  s'intéressent  les  uns  aux  autres,  et 
considèrent  les  calamités  générales  comme  un 
sujet  de  peine,  la  prospérité  générale  comme  un 
sujet  de  joie.  C'est  ce  qu'on  peut  appeler  la  loi 
de  société.  Troisième  loi  :  Les  hommes  sont 
disposés  à  se  perfectionner;  ils  distinguent  les 
perfections  des  défauts;  ils  sont  capables  d'ad- 
miration et  de  mépris.  C'est  là  le  grand  principe 
d'ambition  parmi  les  hommes,  ce  qu'on  peut 
appeler  la  loi  d'estime  ou  de  progrès....  L'excel- 
lence absolue  ou  relative  est  le  suprême  objet 
des  désirs  de  l'homme.  »  {Instit.  de  philosophie 
morale,  théorie  de  Vâme). 

Mais  qu'est-ce  que  la  perfection  ou  l'excellence 
comme  l'appelle  Ferguson,  et  quel  en  est  l'idéal? 
C'est  ce  qu'il  n'indique  nulle  part  dans  ses  ou- 
vrages. D'un  autre  côté,  comment  se  concilient 
les  trois  lois  de  conservation,  de  société  et  de 
perfection?  Et  dans  les  cas  où  l'une  contrarie 
l'autre,  laquelle  faut-il  suivre,  laquelle  négliger? 
C'est  ce  que  Ferguson  ne  dit  pas  non  plus.  Le 
mérite  de  ce  philosophe  est  d'avoir  vu  qu'on  ne 
peut  expliquer  l'ensemble  des  actions  humaines 
ni  par  l'intérêt  personnel,  comme  l'avait  fait 
Hobbes,  ni  par  la  bienveillance,  comme  Shaftes- 
bury  et  Hutcheson  l'avaient  tenté,  et  que,  chacun 
de  ces  principes  ayant  quelque  chose  de  légitime, 
il  est  du  devoir  du  moraliste  de  les  admettre 
tous  également.  Ferguson  non-seulement  les 
admet,  mais,  sentant  qu'ils  n'expliquent  pas  tout 
encore,  y  joint  ce  qu'il  nomme  la  loi  de  per- 
fection et  de  progrès.  Son  tort  est  de  n'avoir  pas 
mieux  éclairci  cette  dernière  loi,  et  de  n'avoir 
pas  fait  voir  comment  et  au  nom  de  quel  principe 
supérieur  elle  se  concilie  avec  les  deux  autres. 

4°  En  politique,  Ferguson  examine  la  triple 
question  de  l'origine  de  la  société,  du  but  où 
elle  doit  tendre  et  de  la  forme  de  gouvernement 
la  mieux  appropriée  à  la  poursuite  de  ce  but. 
Sur  le  premier  point,  il  réfute  avec  beaucoup 
d'esprit  les  opinions  de  Hobbes  et  de  quelques 
autres publicistes  sur  l'état  de  nature.  Il  conteste 
à  Hobbes  l'hypothèse  d'un  état  de  guerre  par  où 
les  sociétés  auraient  commencé,  et  prouve  sans 
peine  que  la  sociabilité  de  l'homme,  les  liens  de 
famille,  les  affections  sociales  ont  dû  produire, 
dès  l'origine,  des  relations  différentes  de  celles 


que  Hobbes  a  supposées.  Quant  aux  publicistes 
comme  Rousseau,  qui  ont  rêvé,  en  le  regrettant, 
un  état  de  nature  distinct  de  l'état  de  civilisation, 
Ferguson  leur  montre  que  la  nature  de  l'homme 
reste  toujours  et  partout  la  même,  et  qu'étant 
perfectible,  elle  est  aussi  bien  et  aussi  légitime- 
ment la  nature  humaine  chez  un  peuple  policé 
que  parmi  une  population  sauvage.  «  Si  on  nous 
demande,  dit-il  [Essai  sur  l'histoire  de  la  sociétu 
civile,  l"  partie),  où  se  trouve  l'état  de  nature, 
nous  répondrons  :  il  est  ici,  soit  que  nous  soyons 
en  France,  au  cap  de  Bonne-Espérance,  ou  au 
détroit  de  Magellan.  Partout  où  l'homme  exerce 
ses  talents,  toutes  situations  sont  également  na- 
turelles. »  Enfin,  sur  la  question  du  but  où  la 
société  doit  tendre,  Ferguson  indique  le  progrès 
comme  but,  mais  sans  mieux  déterminer  en  po- 
litique qu'en  morale  ce  qu'il  faut  entendre  par 
le  progrès. 

En  jugeant  Ferguson  comparativement  aux 
autres  philosophes  écossais,  on  doit  reconnaître 
qu'il  est  moins  original  en  psychologie  que  Hut- 
cheson, moins  délicatement  observateur  et  moins 
systématique  que  Smith,  moins  profond  et  moins 
complet  que  Reid.  Ce  qui  le  distingue,  indépen- 
damment de  la  variété  des  matières  qu'il  a  em- 
brassées, c'est  une  rare  justesse  de  bon  sens, 
quelquefois  une  grande  sagacité,  enfin  une 
étendue  d'esprit  qui  lui  a  fait  recueillir  les 
idées  exclusives  de  ses  devanciers,  en  y  ajoutant 
quelques  idées  nouvelles. 

Voici  la  liste  de  ses  écrits  philosophiques  : 
Analyse  de  psychologie  (pneumatic  dans  l'an- 
glais) et  de  philosophie  morale,  Edimbourg,  1766; 
—  Essai  sur  la  société  civile,  in-4,  ib.,  1767  ; 
traduit  en  plusieurs  langues  :'  en  français,  par 
Bergier,  2  vol.  in-12,  Paris,  1783;  — Institutions 
de  philosopihie  morale,  in-12,  Edimbourg,  1769; 
traduit  en  plusieurs  langues  :  en  français,  par 
Reverdit,  in-12,  Genève,  1775; — Principes  de 
science  morale  et  politique,  2  vol.  in-4,  Edim- 
bourg, 1792.  M.  Pictct  en  a  donné  des  extraits 
dans  la  Bibliothèque  britannique.  En  outre,  Fer- 
guson avait,  en  1778,  réfuté  dans  un  écrit  à  part 
quelques  assertions  du  docteur  Price  sur  la  li- 
berté civile  et  religieuse.  A.  D. 

FERIO.  Terme  mnémonique  de  convention  par 
lequel  les  logiciens  désignaient  un  mode  de  la 
première  figure  du  syllogisme.  Voy.  la  Logique 
de  Port-Royal,  Z"  partie,  et  l'article  Syllo- 
gisme. 

FERISON.  Terme  mnémonique  de  convention 
par  lequel  les  logiciens  désignaient  un  mode  de 
la  troisième  figure  du  syllogisme.  Voy.  la  Lo- 
gique de  Port-Royal,  3'  partie,  et  l'article  Syl- 
logisme. 

FESPAMO.  Terme  mnémonique  de  convention 
par  lequel  les  logiciens  désignaient  un  des  modes 
de  la  quatrième  figure  du  syllogisme.  Voy.  la 
Logique  de  Porl-Royal,  3°  partie,  et  l'article 
Syllogisme. 

FESTINO.  Terme  mnémonique  de  convention 
par  lequel  les  logiciens  désignaient  un  mode  de 
la  seconde  figure  du  syllogisme.  Voy.  la  Logique 
de  Port-Royal,  3"  partie,  et  l'article  Syllo- 
gisme. 

FEUCHTERSLEBEN  (Edouard,  baron  de)  na- 
quit à  Vienne  en  1806.  Élevé  à  l'Institut  im- 
périal de  Marie-Thérèse,  il  étudia  ensuite  la 
médecine  et  l'exerça,  d'abord  sans  éclat  et  sans 
grands  profits,  pendant  plusieurs  années,  lors- 
qu'en  1839,  après  diverses  publications  poétiques 
ou  purement  médicales,  il  fit  paraître  ïHygiène 
delûme.  Ce  petit  livre  obtint  un  grand  succès  et 
lui  valut  les  titres  de  membre,  puis  de  secrétaire 
de  la  Société  médicale  de  Vienne,  enfin  de  pro- 
fesseur à  la  faculté  de  médecine  dont  il  devint 


FEUC 


—  531   — 


FEUP] 


doyen  en  1846.  En  1848,  époque  critique  dans 
l'histoire  do  rAutrichc,  il  fut  appelé  par  l'em- 
pereur au  ministère  de  l'instruction  publicjue; 
au  bout  de  quelques  mois,  après  des  tentatives  de 
réforme  infructueuses,  il  donna  sa  démission  lors 
de  la  catastrophe  du  15  octobre.  11  voulait  re- 

§  rendre  ses  fonctions  de  doyen  et  de  professeur 
e  la  faculté  ;  mais  devant  une  manifestation  de 
ses  collègues  qu'avaient  irrités  les  projets  et  les 
actes  du  ministre  déchu,  il  se  démit  encore  de 
ces  fonctions  et  se  retira,  épuisé  de  corps,  non 
de  courage,  pour  mourir  peu  de  temps  après  en 
1849.  Une  constitution  frêle  et  maladive,  qui 
l'avait  presque  fait  condamner  dès  sa  naissance, 
et  une  volonté  énergique  lui  ont  évidemment 
inspiré  la  doctrine  du  petit  livre  auquel  il  doit  sa 
renommée. 

Malgré  quelques  équivoques  et  quelques  obscu- 
rités, l'hygiène  de  l'àme  est  définie  par  Feuch- 
tersleben,  «  la  science  de  mettre  en  usage  le 
pouvoir  que  possède  l'âme  de  préserver  par  son 
action  la  santé  du  corps.  >>  Mais  qu'est-ce  que 
l'âme?  Quelle  est  sa  nature?  Feuchtersleben 
affecte  l'indifférence  à  cet  égard  ;  il  laisse  «  aux 
philosophes  qui  ont  du  temps  à  perdre  »  le  soin 
de  rechercher  s'il  y  a  une  distinction  plus  pro- 
fonde à  établir  entre  l'âme  et  le  corps  ;  pour  lui, 
l'âme  est  le  principe  des  faits  de  l'ordre  moral. 
Matérielle  ou  non,  l'effet  de  l'âme  sur  le  corps 
est  le  même,  ainsi  que  l'enseignement  qu'on  en 
peut  tirer.  L'âme  ne  peut  pas  se  saisir  elle-même, 
elle  ne  se  révèle  à  nous  que  par  son  union  avec 
le  corps;  cette  union  est  donc  hors  de  doute. 
Feuchtersleben  établit  d'abord  d'une  manière 
générale  que  l'âme  exerce  sur  le  corps  une  action 
puissante,  soit  pour  favoriser,  soit  pour  combattre 
la  maladie  ;  il  va  même  jusqu'à  dire  que  l'état 
physique  est  le  reflet  de  l'état  moral.  Cette  puis- 
sance de  l'âme,  il  ne  s'agit  donc  que  de  s'en 
emparer  et  de  la  régler  pour  en  obtenir  la  santé 
du  corps  et  même  sa  beauté. 

Pour  atteindre  ce  but,  il  décompose  l'âme  en 
trois  facultés  principales  dont  il  étudie  succes- 
sivement l'action  sur  le  corps  :  la  faculté  de 
sentir  et  d'imaginer,  la  faculté  de  désirer  et  de 
vouloir,  la  faculté  de  penser.  Ni  la  volonté,  ni 
la  pensée  n'ont  d'empire  direct  sur  le  corps, 
mais  seulement  l'imagination.  L'imagination  est 
la  cause  des  maladies  mentales;  elle  a  une  véri- 
table puissance  plastique  dans  l'œuvre  de  la 
génération  et  de  la  formation  du  fœtus  •  elle  est 
le  principe  de  mille  phénomènes  physiologiques, 
curieux  et  sans  elle  inexplicables.  L'imagination 

Froprement  dite  est  passive  ;  le  sentiment  est 
imagination  active,  lorsqu'on  vient  à  sentir  ce 
qu'on  imagine.  Le  sentiment  est  donc  très-puis- 
sart  pour  provoquer  le  mal,  mais  il  ne  l'est  pas 
moins  pour  l'écarter  ou  le  guérir. 

La  volonté  n'est  pas  seulement  la  faculté  de 
désirer,  c'est  l'énergie  vitale  qui  résulte  de  toutes 
les  forces  de  l'âme;  portée  au  'plus  haut  degré, 
c'est  le  caractère.  La  volonté  n'agit  directement 
que  sur  les  organes  moteurs,  mais  par  l'inter- 
médiaire du  sentiment  elle  peut  tout  sur  le  corps. 
Il  faut  vouloir,  tel  est  le  meilleur  remède  à  tous 
les  maux.  Valere  aude,  telle  est  la  devise  du 
livre. 

Mais  que  faut-il  vouloir?  c'est  la  raison  qui 
répondra.  L'idée  n'a  pis  plus  par  elle-même 
d'action  directe  sur  le  corps  que  la  volonté, 
mais  par  l'entremise  du  sentiment  elle  exerce 
aussi  sur  lui  un  empire  immense.  Le  meilleur 
moyen  de  la  santé  est  la  culture  de  l'intelligence  ; 
non  pas  la  science  abstraite,  non  pas  l'érudition, 
mais  la  connaissance  de  soi-même  ;  non  pas  une 
connaissance  égoïste,  mais  la  connaissance  de 
soi-même  comme  une  partie  du  tout  mise  à  sa 


place  et  rapportée  à  son  auteur.  Bref,  pour  que 
l'esprit  acquière  une  puissance  salutaire  sur  lo 
corps,  il  faut  d'abord  croire  à  la  possibilité  de 
cet  empire,  secondement  exercer  ce  pouvoir  en 
tournant  l'imagination  vers  le  beau,  en  fortifianl. 
purifiant,  améliorant  la  volonté,  enfin  en  étudiant 
soi-même  et  Je  monde  et  en  s'élevant  à  la  con- 
ception de  l'Être  suprême. 

On  voit  que  Vlhjijiène  de  Vâme  est  un  assez 
curieux  monument  de  la  science  des  rapports  du 
physique  et  du  moral.  Feuchtersleben  n'en  a 
traité  qu'une  partie,  l'influence  de  l'âme  sur  le 
corps;  Cabanis  avait  traité  la  question  sous  ses 
deux  faces,  quoique  en  insistant  davantage  sur 
l'influence  du  physique  sur  le  moral.  Même  dans 
les  limites  où  il  se  renferme,  Feuchtersleben  est 
très-inférieur  à  Cabanis.  Il  est  vague,  obscur, 
exagéré,  déclamatoire^  en  somme  il  instruit  peu. 

Feuchtersleben  avait  commencé  dès  sa  pre- 
mière jeunesse  un  journal  de  ses  pensées,  à  la 
façon  de  Maine  de  Biran;  il  l'a  continué  juscju'à 
sa  mort;  quelques  fragments  en  sont  publies  à 
la  suite  de  la  traduction  française  de  son  ouvrage. 

VHijgtène  de  l'âme  a  eu  en  Allemagne  un 
grand  nombre  d'éditions;  elle  a  été  traduite  en 
français  sur  la  vingtième  par  le  D'  Schlesin- 
ger-Rahier.  La  seconde  édition  de  cette  tra- 
duction est  précédée  d'une  élude  biographique 
par  M.  J.  Pellagot  et  d'une  étude  littéraire  par 
A.  Delondre.  extraite  de  la.  Revue  contemporaine 
(15  avril  18o8).  Paris,  1860,  in-12.  E.  G. 

FEUERBACH  (Paul-Jean-Anselme) ,  né  en 
1775,  à  Francfort-sur-le  Mein,  où  il  étudia  la 
philosophie  et  le  droit  à  l'université  d'Iéna,  en- 
seigna cette  dernière  science  à  léna  d'abord, 
puis  à  Kiel  et  à  Landshut  jusqu'en  1805.  A  cette 
époque  il  abandonna  la  carrière  de  l'enseigne- 
ment pour  entrer  dans  celle  de  l'administration 
et  de  la  magistrature.  Il  mourut  en  1833  dans  sa 
ville  natale.  Il  s'est  acquis  beaucoup  de  répu- 
tation par  ses  travaux  sur  la  philosophie  du  droit, 
surtout  du  droit  criminel.  Il  appartient  à  cette 
classe  de  jurisconsultes  qui  font  de  l'intimidation 
le  but  de  la  peine.  Il  veut,  comme  Fichte,  que 
le  droit  de  l'individu  serve  de  principe  à  la  loi 
juridique.  Le  droit  ne  doit  pas  être  une  per- 
mission purement  négative,  mais  une  autorisation 
positive  soutenue  par  une  sanction,  une  faculté 
juridique.  Il  veut  aussi  avec  Kant  que  la  raison 
pratique,  c'est-à-dire  le  principe  moral,  soit  le 
principe  de  la  loi  de  droit;  la  faculté  juridique 
de  faire  ou  de  ne  pas  faire  doit  résulter  de  ce 
principe,  et  l'avoir  pour  but.  Le  droit  a  donc  la 
même  fin  que  la  morale,  et  doit  être  sanctifié  et 
limité  par  elle.  Mais  quand  Fuerbach  en  vient  au 
point  décisif,  et  qu'il  se  demande  comment  l'au- 
torisation positive  peut  provenir  de  la  raison  pra- 
tique, il  déclare  cette  question  impossible  à  ré- 
soudre, et  se  retranche  avec  Kant  derrière  notre 
ignorance  invincible  de  la  nature  des  choses.  Il 
est  certain,  dit-il,  que  cette  autorisation  doit 
émaner  de  la  raison,  mais  on  ne  comprend  pas 
de  quelle  manière.  C'est  pousser  la  réserve  beau- 
coup trop  loin;  car,  d'après  Kant  lui-même,  nous 
savons  très-bien  rattacher  aux  principes  fonda- 
mentaux de  la  raison  les  idées  qui  en  découlent 
véritablement. 

Le  principe  suprême  du  droit  naturel,  suivant 
Feuerbach,  est  donc  celui-ci  :  «  Le  droit  naturel 
exige  une  autorisation  positive  en  faveur  de  l'in- 
dividu, et  cette  autorisation  doit  émaner  d'une  loi 
rationnelle,  quoique  nous  ne  comprenions  pas  la 
possibilité  du  fait.  »  Il  n'est  pas  grand  partisan 
du  jury,  dans  lequel  il  voit,  pour  chaque  cas 
particulier,  un  législateur  et  un  juge  peu  ca- 
pable, l'un  de  décréter  convenablement  des  pei- 
nes, l'autre  de  démêler  les  faits  et  d'en  apprécier 


FICH 


532  — 


FIGH 


la  moralité.  {Die  Philosophie  des  Rechls  vacn 
(jeschichtlicher  Ansirhl  von  Fr.  Jul.  Stahl,  1830- 
1837,  t.  I,  p.  187.)  Ce  qui  fait  voir  à  Feuerbacli 
un  pouvoir  législatif  dans  les  mains  du  jury, 
c'est  sans  doute  la  faculté  qui  lui  est  reconnue^ 
soit  de  déclarer  l'accusé  coupable  ou  innocent, 
soit  de  faire  valoir  ou  non  des  circonstances 
atténuantes.  Mais  un  juge  quelconque  serait,  à 
ce  compte,  également  législateur. 

Les  princijjaux  ouvrages  philosophiques  de 
Feuerbach  sont  :  Des  seuls  arguments  possibles 
contre  Vexistence  cl  Vaulorité  des  droits  natu- 
rels, in-8,  Leipzig  et  léna,  1795;  —  Critique  du 
droit  naturel,  pour  servir  d'introduction  à  une 
science  des  droits  naturels,  in-8,  Altona,  1796  ; 
—  Anti-Hobbes,  ou  des  Limites  du  pouvoir  civil 
et  du  droit  de  contrainte  des  sujets  contre  leurs 
chefs,  in-8,  Erfurth,  1798;  —  Recherche  jjhilo- 
sophico- juridique  sur  le  cinme  de  haute  tra- 
hison, in-8,  ib.,  1798;  — Révision  des  principes 
et  des  notions  fondamentales  du  droit  pénal 
positif,  in-8,  léna,  1799.  L'édition  de  1800  con- 
tient de  plus  le  Manuel  du  droit  pénal  positif  ; 
de  la  Peine,  comme  garantie  contre  les  crimes 
à  venir,  in-8,  Chemnitz,  1799;  —  la  Philosophie 
et  l'expérience  dans  leurs  rapports  au  droit 
positif,  in-8,  Landshut,  1804  ;  —  Réflexions  sur 
le  jury,  in-8.  ib.,  1813; —  Explication  au  sujet 
d'un  prétendu  changement  d'opinion  (de  l'au- 
leur)  sur  le  jury,  in-8,  Erfurth,  1819;  —  Ré- 
jlcxions  sur  la  publicité  des  débats  judiciaires, 
2  vol.  in-8,  Giessen,  1821-1825.  Feuerbach  a 
aussi  publié  avec  Harscher  d'Almendingen  et 
Grollmann  une  Bibliothèque  du  droit  et  de  la 
législation  pénale,  in-8,  Goëtt.,  1800-1801.  Le 
Journal  philosophique  de  Niethammer  contient 
aussi,  du  même  auteur,  une  dissertation  sur  la 
Notion  de  droit,  sur  l'Impossibilité  d'un  pre- 
mier principe  absolu  de  la  philosophie.    J.  T. 

FICHTE  (Jean-Théophile),  un  des  plus  grands 
penseurs  et  des  plus  nobles  caractères  de  l'Al- 
lemagne, naquit  le  19  mai  1752,  au  village  de 
Rammenau,  dans  la  haute  Lusace.  Son  père, 
petit  industriel,  qui  jouissait  d'une  grande  répu- 
tation de  probité,  descendait  d'un  sous-officier 
suédois  qui,  lors  de  la  guerre  de  Trente  ans, 
s'était  établi  dans  le  pays.  Tout  en  le  surveillant 
avec  soin,  son  père  le  laissa  se  développer  li- 
brement et  selon  sa  nature.  Il  donna  de  bonne 
heure  des  preuves  de  l'originalité  de  son  esprit, 
de  l'énergie  de  ses  sentiments,  de  la  force  de  sa 
volonté,  se  montrant  tout  différent  des  autres 
enfants,  prenant  rarement  part  à  leurs  jeux,  et 
se  livrant  avec  délices  à  des  rêveries  solitaires. 
Frappé  de  ses  heureuses  dispositions,  un  baron 
de  Miltitz,  ami  du  seigneur  de  Rammenau,  offrit 
à  ses  parents  de  se  charger  de  son  éducation.  Il 
le  confia  aux  soins  d'un  pasteur  des  environs  de 
Missnie,  et  c'est  là,  dans  le  village  de  Niederau, 
que  Fichte  passa  les  années  les  plus  douces  de 
sa  jeunesse. 

A  treize  ans,  il  lui  fallut  quitter  cet  heureux 
séjour  pour  entrer  au  coUege-pensionnat  de 
Schulpforta.  Triste  de  la  jjcrte  de  sa  liberté, 
excédé  des  mauvais  traitements  qu'il  recevait 
d'un  de  ses  camarades,  séduit  d'ailleurs  par  la 
lecture  des  aventures  de  Robinson,  il  résolut  de 
fuir,  pour  aller  vivre  dans  quelque  île  lointaine 
et  solitaire.  Déjà  il  était  sur  la  route  de  Ham- 
bourg, lorsque  le  souvenir  de  sa  mère  le  fit  ren- 
trer dans  le  devoir  et  retourner  au  collège.  Il  se 
mit  dès  lors  avec  ardeur  à  l'étude,  et  ne  tarda 
pas  à  devenir  un  des  meilleurs  élèves  de  l'école. 

A  dix-huit  ans,  il  se  rendit  à  lén  i  pour  étudier 
la  théologie  ;  mais  son  génie  philosophique  fut 
de  plus  en  plus  excité  par  cette  élude  même.  Le 
problème  de  la  Jièertc  l'occupa  surtout  très-vi- 


vement. Il  se  décida  d'abord  pour  le  détermi- 
nisme, et  la  lecture  de  l'Ethique  de  Spinoza,  qui 
fit  sur  lui  une  impression  profonde,  le  confirma 
dans  cette  opinion. 

Cependant  le  déterminisme  le  satisfaisait  d'au- 
tant moins  qu'il  avait  une  plus  vive  conscience 
de  sa  personnalité,  et  bientôt  le  sentiment  de 
la  liberté  se  prononça  avec  tant  de  force  en  lui, 
qu'il  devint  le  principe  de  sa  philosophie. 

La  mort  de  son  père  adoptif  l'ayant  réduit  à 
ses  propres  ressources,  il  eut  à  s'imposer  de 
grandes  privations,  qui,  loin  de  le  décourager, 
ajoutèrent  encore  à  la  force  de  son  caractère. 
Après  avoir  terminé  ses  études,  n'ayant  pu  trou- 
ver à  se  placer  comme  pasteur  dans  son  pays, 
il  consentit  à  se  faire  précepteur  dans  une  mai- 
son de  Zurich  (1788). 

Dans  cette  ville,  il  fit  la  connaissance  de  Mlle 
Rahn,  nièce  de  Klopstock,  c^u'il  épousa  depuis. 
En  1790,  après  avoir  cherche  vainement  en  Al- 
lemagne un  poste  actif,  il  se  rendit  à  Leipzig, 
pour  s'occuper  principalement  de  la  philoso- 
phie de  Kant.  La  Critique  de  la  raison  prati- 
que surtout  satisfaisait  aux  plus  nobles  instincts 
de  sa  nature,  en  confirmant  sa  foi  dans  la  liberté 
et  la  dignité  humaine. 

Trompé  dans  les  espérances  de  fortune  qu'il 
avait  commencé  à  concevoir,  il  retourna  à  son 
premier  état.  Il  accepta  une  place  de  précepteur 
dans  une  famille  noble  à  Varsovie,  d'où  il  ne 
tarda  pas  à  revenir,  n'ayant  pu  se  faire  agréer, 
à  cause  de  son  mauvais  accent  français  et  de  ses 
manières  peu  soumises. 

A  son  retour  de  Pologne,  il  passa  par  Kœ- 
nigsberg  pour  voir  en  personne  l'auteur  de  la 
Critique.  Pour  vaincre  la  froideur  que  lui  mon- 
tra Kant,  Fichte  soumit  à  son  examen  le  manu- 
scrit de  l'ouvrage  qui  depuis  parut  sous  le  titre 
d'Essai  d'une  critique  de  toute  révélation.  Kant 
alors  le  recommanda  comme  précepteur  au  comte 
de  Krokow,  qui  résidait  près  de  Dantzig,  et  bien- 
tôt le  succès  de  son  premier  écrit  vint  le  tirer 
de  l'obscurité  et  donner  un  autre  cours  à  sa 
destinée. 

VEssai  d'une  critique  de  toute  révélation, 
entièrement  conçu  dans  l'esprit  de  Kant,  ayant 
d'abord  paru  anonyme,  la  Gazette  littéraire 
d'Iéna,  qui  avait  alors  une  grande  autorité, 
n'hésita  pas  à  l'attribuer  à  ce  philosophe  et  à  lui 
accorder  les  plus  magnifiques  éloges. 

Ainsi  que  Kant,  Fichte  suivait  avec  un  vif  in- 
térêt la  marche  de  la  révolution  française.  Il 
consacra  ses  premiers  loisirs  de  Zurich  à  la  com- 
position de  deux  écrits  pour  la  défense  des  idées 
dont  elle  était  la  puissante  manifestation. 

Lavater,  et  d'autres  personnes  de  Zurich,  ayant 
prié  Fichte  de  leur  expliquer  la  pliilosophie  de 
Kant,  ce  fut  à  cette  occasion  qu'il  conçut  la  pre- 
mière idée  de  son  œuvre,  qui,  dans  l'origine, 
n'avait  d'autre  but  que  de  compléter  la  Critique 
et  de  la  faire  reposer  sur  des  principes  incon- 
testables. Il  était  à  méditer  cette  entreprise, 
quand  le  gouvernement  de  Weimar  lui  offrit  Ri 
chaire  que  Reinhold  avait  laissée  vacante  à  léna. 
Fichte  se  rendit  à  cet  appel  en  1794,  et  se  fit 
aussitôt,  par  le  succès  de  son  enseignement,  des 
partisans  enthousiastes  et  des  adversaires  pas- 
sionnés. 

11  exposa  le  principe  fondamental  de  sa  doc- 
trine dans  un  programme  intitulé  :  Idée  de  la 
théorie  de  la  science.  Ce  programme  fut  suivi 
d'un  ouvrage  plus  étendu,  et  ayant  pour  titre  : 
Fondement  de  la  théorie  de  la  science.  Vers  le 
même  temps,  il  publia  ses  Leçons  sur  la  mi.'s- 
sion  du  savane.  Le  savant,  selon  lui,  doit  être 
l'homme  le  plus  vrai,  le  plus  complet;  sa  tâche 
est  de  travailler  sans  cesse  à  son  propre  perfec- 


FIGH 


533  — 


nm 


tionncment  et  à  celui  des  autres.  Telle  était  aussi 
Il  seule  action  qu'il  voulût  désormais  exercer 
lui-même.  Dans  ses  rapports  avec  la  brillante 
jeunesse  qui  se  pressait  autour  de  lui,  il  s'ap- 
pliquait surtout  à  la  former  à  une  pensée  libre 
et  à  une  activité  désintéressée,  deux  choses  ([ue 
SI  philosophie  lui  semblait  devoir  assurer  mieux 
"qu'aucune  autre.  Il  n'était  même  si  pleinement 
satisfait  des  résultats  de  sa  spéculation  que  parce 
qu'ils  s'accordaient  si  parfaitement,  à  ses  yeux, 
avec  la  destination  morale  de  l'homme,  évidente 
par  elle-même. 

Ayant  remarqué  le  bon  effet  qu'avaient  produit 
sur  les  étudiants  ses  leçons  sur  la  mission  du 
savant,  Fichte  annonça  l'intention  de  les  con- 
tinuer les  dimanches  à  une  heure  non  consacrée 
au  culte  public.  Rappelant  alors  ses  opinions 
démocratiques,  ses  adversaires  l'accusèrent  de 
vouloir  substituer  à  la  religion  chrétienne  le 
culte  impie  de  la  raison.  Les  leçons  du  dimanche 
furent  interdites.  En  même  temps  il  échoua  dans 
le  projet  qu'il  avait  formé  d'amener  les  élèves 
de  l'université  à  dissoudre  leurs  associations  se- 
crètes, qui  étaient  une  source  des  plus  graves 
désordres.  Déjà  persuadés  par  lui,  ils  allaient  y 
renoncer,  lorsque  l'intervention  du  gouverne- 
ment, qui  prétendait  assurer  par  des  précautions 
injurieuses  une  résolution  toute  de  loyauté  et 
d'entraînement,  non-seulement  fil  échouer  l'en- 
treprise, mais  encore  laissa  planer  sur  Fichte  le 
soupçon  d'avoir  voulu  abuser  de  la  bonne  foi  des 
étudiants.  Leur  auimosité  contre  lui  fut  telle 
qu'il  fut  obligé  de  suspendre  ses  cours  et  de  se 
retirer  pour  quelque  temps  à  la  campagne. 

Dans  cette  retraite  forcée,  il  écrivit  la  seconde 
partie  de  sa  Théorie  de  la  science  et  la  première 
de  sa  Philosophie  du  droit.  C'est  aussi  à  cette 
époque  que  Rcinhold,  Frédéric  Schlegel  et  M.  de 
Schelling,  à  son  début,  adhérèrent  publiquement 
à  sa  doctrine. 

Cependant  un  orage  plus  violent  ne  tarda  pas 
à  éclater  sur  sa  tête.  Un  article  inséré  par  lui 
dans  le  Journal  philosophique,  et  intitulé  Du 
fondement  de  noire  foi  en  un  gouvernement 
moi'al  du  monde,  le  fit  accuser  hautement  d'a- 
théisme, et  cette  accusation,  admise  par  le  gou- 
vernement de  la  Saxe  électorale,  qui  partageait 
avec  celui  de  Weimar  le  patronage  de  l'uni- 
versité d'Iéna,  fut  suivie  de  la  démission  de 
Fichte  et  de  son  bannissement  des  États  saxons, 
en  1799.  Il  protesta  énergiquement  contre  le 
reproche  d'athéisme^  et  alla  chercher  un  refuge 
à  Berlin. 

Pendant  plusieurs  années,  il  demeura  dans 
cette  ville  sans  caractère  public.  A  cette  époque 
appartiennent  son  Traité  de  la  destination  de 
l'homme,  son  Rapport  au  public  sur  le  vrai 
caractère  de  la  philosophie  nouvelle,  et  une 
seconde  édition  des  Principes  de  la  théorie  de 
la  science.  En  même  temps  il  exposait  sa  doc- 
trine à  un  auditoire  choisi,  composé  de  jeunes 
savants,  d'hommes  du  monde,  de  hauts  fonction- 
naires. Il  venait  d'être  nommé  professeur  à  Er- 
langen,  lorsque  vint  le  surprendre,  à  Berlin,  la 
nouvelle  du  désastre  d'Iéna.  Il  suivit  la  fortune 
des  vaincus,  se  réfugia  à  Kœnigsberg,  puis  à 
Copenhague,  et  ne  retourna  auprès  de  sa  famille 
qu'après  la  paix  de  Tilsitt. 

Désormais  la  vie  de  Fichte  va  prendre  une 
plus  grande  importance  politique.  Pour  se  re- 
lever un  jour  de  sa  décadence,  le  gouvernement 
prussien  sentit  la  nécessité  de  retremper,  avant 
tout,  le  caractère  national  par  de  fortes  études 
et  par  un  meilleur  système  d'éducation  publique. 
Une  université  devait  être  établie  à  Berlin,  et 
Fichte  fut  chargé  d'en  rédiger  le  plan.  Mais  le 
projet  qu'il  présenta  avait  quelque  chose  de  trop 


idéal  et  do  trop  absolu  pour  pouvoir  être  adopté 
en  son  entier.  En  allondaiit  ([ue  la  nouvelle  uni- 
versité ouvrît  ses  cours,  Fichte  reprit  ses  leçons 
privées,  et  prononça  pendant  l'hiver  de  1807  à 
1808,  dans  une  des  salles  de  l'Académie,  et  sou- 
vent au  bruit  du  tambour  français,  ses  Discours 
à  la  nation  aUcmandr.  C'était  un  api)el  éloquent 
fait  au  peuple  allemand  pour  l'engager  à  veiller 
à  la  conservation  de  sa  nationalité,  à  mourir 
pour  elle  si  cela  était  néces.saire.  Lui-même  était 
prêt  à  faire  à  cette  sainte  cause  le  sacrifice  de 
sa  liberté,  de  sa  vie. 

Fichte  fut  nommé  professeur  à  la  nouvelle 
université,  et  la  gouverna,  comme  recteur,  pen- 
dant deux  années,  avec  une  grande  fermeté. 
Lors  du  soulèvement  général  de  l'Allemagne  , 
après  la  funeste  campagne  de  Russie,  Fichte  of- 
frit de  servir  dans  l'armée  en  qualité  d'aumô- 
nier. Son  offre  fut  refusée  ;  mais  il  eut  le  bon- 
heur de  rendre  un  grand  service  à  l'humanité  et 
à  son  pays.  Une  conspiration  s'était  formée  dans 
le  dessein  de  massacrer  nuitamment  la  garnison 
française  de  Berlin.  Un  des  conjurés,  ancien 
élève  de  Fichte,  ayant  conçu  des  doutes  sur  la 
légitimité  de  cette  entreprise,  vint  lui  faire  part 
du  complot.  Fichte  courut  en  avertir  le  chef  de 
la  police  prussienne,  et  lui  persuada  d'empêcher 
un  crime  odieux  et  inutile. 

La  guerre,  en  s'éloignant  de  Berlin,  y  laissa 
une  maladie  contagieuse.  La  femme  de  Fichte. 
qui  avait  aidé  à  soigner  les  soldats  malades,  en 
lut  atteinte,  et  la  contagion  ne  la  quitta  que 
pour  se  jeter  sur  Fichte  lui-même.  C'était  au 
moment  où,  ayant  repris  ses  études  avec  une 
nouvelle  ardeur,  il  allait  mettre  la  dernière 
main  à  son  œuvre.  La  mort  ne  lui  en  laissa  pas 
le  temps  :  il  succomba  le  28  janvier  1814. 

Dans  l'extérieur  de  Fichte,  tout  accusait  la 
résolution,  la  persévérance.  Sa  démarche  ferme 
et  décidée  annonçait  la  droiture  et  l'énergie  de 
son  caractère.  On  pouvait  lui  reprocher  de  la 
raideur  et  de  l'obstination  ;  mais  c'est  à  ce  prix 
qu'il  fut 'au-dessus  de  toute  faiblesse,  de  toute 
considération  personnelle  et  vulgaire. 

La  philosophie  de  Fichte  fut  déterminée  par 
l'état  de  la  philosophie  contemporaine  et  aussi 
par  l'individualité  même  de  son  auteur.  Relati- 
vement à  l'esprit  général  du  xviii'  siècle,  la  doc- 
trine de  Fichte  était  une  protestation  violente 
contre  le  matérialisme,  et  une  affirmation  éner- 
gique de  l'activité  du  moi  et  de  la  liberté  mo- 
rale. Relativement  à  la  philosophie  de  Kant.  c'é- 
tait un  efTort  puissant  pour  l'établir  sur  une  base 
inébranlable. 

Ce  qui  doit  fixer  d'abord  l'attention  dans 
l'œuvre  de  Fichte,  c'est  l'idée  qu'il  se  faisait  de 
la  science.  Ce  qui  manquait  à  Kant,  selon  lui, 
c'était  de  ne  pas  s'être  élevé  jusqu'à  une  criti- 
que pure,  portant,  non  sur  la  pensée  naturelle, 
mais  exclusivement  sur  la  pensée  philosophique. 
Cette  critique  pure  constitue  la  philosophie  gé- 
nérale, la  théorie  de  la  science.  Elle  doit  com- 
mencer par  établir  l'idée  même  de  la  science. 
Une  science  doit  être  une  et  former  un  tout. 
Pour  cela,  elle  doit  se  fonder  sur  un  principe 
souverain  unique,  d'où  elle  tire  à  la  fois  sa  sub- 
stance et  sa  certitude.  Mais  ce  principe,  sur  quoi 
repose-t-il  lui-même,  et  de  quel  droit  conclura- 
t-on  de  sa  vérité  à  celle  de  toutes  les  autres 
j)ropositions?  Telle  est  la  question  qui  est  l'objet 
de  la  critique  pure,  de  la  théorie  de  la  science. 
Si  cette  science  est  impossible,  tout  savoir  est 
sans  fondement,  toute  autre  science  ayant  son 
principe  ailleurs  qu'en  elle-même.  Ou  il  n'y  a 
pas  de  certitude,  ou  il  faut  qu'il  y  ait  une  science 
qui,  fondée  sur  un  principe  absolu  et  d'une  vé- 
rité  immédiate,  puisse    devenir   le   fondement 


FICH 


—  534  — 


FICH 


commun  de  tout  savoir  et  de  toute  certitude.  Ce 
dont  on  dit  quelque  chose  est  la  malière  de  la 
proposition,  et  ce  qu'on  en  dit  en  est  la  forme. 
Il  faudra  (jue  le  principe  absolu  tienne  de  lui- 
même  sa  matière  et  sa  l'orme,  de  telle  sorte  que 
Tune  soit  dcteraiinoe  par  l'autre,  la  forme  par 
la  matière,  et  réciproquement.  S'il  y  avait  dans 
la  théorie  de  la  science  d'autres  principes  ren- 
fermant quelque  chose  d'absolu,  il  faudrait  au 
moins  qu'ils  tinssent  du  principe  souverain,  soit 
la  matière,  soit  la  forme,  et  l'on  va  voir  qu'en 
effet  la  science  fondamentale  repose  sur  trois 
principes  :  le  premier  entièrement  absolu,  le  se- 
cond absolu  seulement  quant  à  la  forme,  et  le 
troisième  absolu  quant  à  la  matière  seule. 

La  possibilité  d'un  principe  souverain  absolu 
suppose  que  le  savoir  humain  forme  un  système 
unique.  Si  ce  système  n'existe  pas,  alors  de  deux 
ohoses  l'une,  selon  Fichte  :  ou  il  n'y  a  rien  d'im- 
médiatement certain,  et  tout  savoir  repose,  en 
définitive,  sur  une  pétition  de  principe;  ou  bien 
il  y  a  plusieurs  systèmes,  reposant  chacun  sur 
un  principe  spécial,  soit  qu'alors  on  admette 
plusieurs  vérités  innées,  également  primordiales, 
soit  que  l'on  suppose  hors  de  nous  une  variété 
de  choses  simples,  laquelle  se  communique  à 
notre  esprit  par  des  impressions  simples,  et  dès 
lors  il  n'y  a  point  d'unité  dans  notre  savoir  :  il 
])eut  être  certain,  mais  il  ne  forme  pas  un  sys- 
tème ;  ce  serait  encore  une  demeure  solide,  mais 
composée  de  pièces  séparées,  sans  communica- 
tion entre  elles,  sans  lumière,  sans  harmonie, 
sans  unité,  et  toujours  inachevée. 

Ainsi  point  de  véritable  système,  s'il  n'est  un, 
et  pour  être  un,  il  faut  qu'il  soit  fondé  sur  un 
principe  unique,  qui  soit  pour  le  système  ce  que 
la  force  centripète  est  pour  le  globe. 

Ce  principe,  il  ne  s'agit  pas  de  le  prouver,  mais 
il  faut  le  découvrir  par  la  réflexion  et  en  obser- 
vant les  lois  ordinaires  de  la  logique,  lesquelles, 
après  avoir  servi  à  mettre  le  principe  souverain 
dans  tout  son  jour,  y  trouveront  elles-mêmes 
leur  preuve  et  leur  fondement.  Prenez  un  fait 
([uelconque  de  la  conscience  ou  de  l'expérience 
interne,  et  retranchez-en  tout  ce  qu'il  sera  pos- 
sible d'en  retrancher  comme  appartenant  à  l'ex- 
périence, ce  (jui  restera  sera  du  fait  même  de 
l'esprit  et  primitivement  posé  par  lui. 

Rien  de  plus  incontestable  que  cette  proposi- 
tion a:=a;  car  en  disant  a  est  a,  je  n'affirme 
rien  du  sujet,  je  dis  seulement  que  si  a  es",  il 
est  ce  qu'il  est  ;  mais  je  porte  un  jugement,  je 
juge,  je  pense,  et  par  là  je  me  pose  moi-même. 
C'est  le  Ùogilo,  ergo  sum,  sous  d'autres  termes. 
Tout  jugement  porté  par  moi  implique  celui-ci  : 
Je  suis,  je  suis  moi.  Mais  là  ne  se  borne  pas  la 
déduction  de  Fichte.  En  disant  je  suis,  le  moi  se 
pose  lui-même,  et,  en  se  posant  lui-même,  il  de- 
vient, il  se  fait,  de  sorte  qu'il  est  son  propre 
produit,  action  et  agent,  cause  et  effet.  Il  n'y  a 
pas  de  moi  sans  conscience,  et  ce  n'est  que  du 
moment  qu'il  se  pose  ciu'il  acquiert  la  conscience 
de  soi.  Ce  jugement  fondamental,  par  lequel  le 
moi,  en  disant  je  suis  moi,  se  pose  et  se  produit, 
est  un  fait-action,  un  acte-fait.  Le  moi  est,  parce 
(ju'il  se  pose,  et  il  se  pose  parce  qu'il  est.  Je  suis 
absolument,  parce  que  je  suis,  et  je  suis  absolu- 
ment ce  que  je  suis,  et  Vun  et  l'autre  pour  moi. 
Ce  dont  l'essence  consiste  à  se  poser  lui-même 
comme  étant,  et  le  moi  comme  sujet  absolu,  tel 
est  le  principe  suprême  et  générateur  du  système 
de  Fichte;  telle  en  est  aussi  l'erreur  radicale. 

Pour  assurer  à  l'esprit  de  l'homme  une  science 
absolue,  il  a  dû  lui  arroger  une  existence  absolue 
en  abusant  de  ce  qu'il  y  a  d'ambigu'ité  dans  le 
sens  du  mot  poser,  et  en  supposant  que  le  moi 
se  produit  par  cela  seul  qu'il  s'affirme,  et  que 


son  existence  même  date  du  moment  où  il  s'en 
donne  la  conscience. 

Fichte  applique  au  moi  la  définition  que  Spinoza 
donne  de  la  cause  absolue,  de  la  substance  divine. 
Le  moi  pose  primitivement  son  propre  <'tre  :  tel 
est  le  principe  souverain  absolu  delà  théorie  de 
la  science. 

Par  un  second  acte  primitif,  le  m.oi  oppose  au 
moi  absolu  un  non-moi  absolu  :  tel  est  le  second 
principe  absolu  seulement  quant  à  la  forme.  Et 
comme  ce  second  principe,  par  lequel  le  m,oi  re- 
connaît à  côté  de  lui  quelque  chose  d'aussi  absolu 
que  lui-même,  est  en  contradiction  avec  le  premier 
principe  et  avec  lui-même,  il  faut,  pour  résoudre 
cette  cfouble  contradiction,  admettre  un  troisième 
principe^  absolu  quant  à  la  matière  seulement,  et 
conçu  amsi  :  Le  moi  et  le  non-moi  sont  posés 
tous  deux  par  le  moi  et  dans  le  moi,  comme  se 
limitant  réciproquement,  de  telle  sorte  que  la 
idéalité  de  l'un  détruit  en  partie  celle  de  l'autre; 
en  d'autres  termes  :  J'oppose  dans  le  moi,  au 
moi  divisible,  un  non-moi  indivisible. 

Tels  sont  les  trois  principes  de  la  théorie  de  la 
science,  reposant  sur  les  trois  idées  fondamen- 
tales de  la  philosophie,  l'idée  du  moi  absolu, 
celle  d'un  objet  extérieur  absolu,  et  celle  de  la 
détermination  réciproque  de  l'un  par  l'autre.  Ces 
trois  principes  correspondent  aux  trois  formes 
fondamentales  du  jugement,  sous  le  rapport  de 
la  qualité  :  l'affirmation,  la  négation  et  la  li- 
mitation; ou  la  thèse,  Vantilhèse  et  la  synthèse. 
Tel  est  aussi  le  principe  de  la  méthode  de  Fichte, 
perfectionnée  depuis  par  Hegel.  Dans  une  propo- 
sition actuellement  donnée,  l'analyse  découvre  et 
met  en  évidence  la  contradiction  qu'elle  renferme  ; 
puis  une  synthèse  conciliatrice  résout  cette  con- 
tradiction, par  une  sorte  de  mezzo  termine,  dans 
une  proposition  nouvelle.  Ainsi  toute  nouvelle 
proposition  de  la  science  est  ou  le  dé\  eloppement 
ou  la  rectification  d'une  proposition  précédente. 
Toutes  elles  se  tiennent  entre  elles,  et  forment 
ensemble  un  système  organique  dont  le  moi  est 
à  la  fois  la  base  et  le  couronnement. 

Les  trois  principes  se  résument  dans  cette  pro- 
position :  Le  moi  et  le  non-moi  se  déterminent 
réciproquement.  L'analyse  y  découvre  ces  deux 
propositions  nouvelles  :  1°  Le  moi  se  pose  comme 
déterminé  par  le  non-moi,  ou  le  non-moi  dé- 
termine  le  moi;  2°  Le  m,oi  pose  le  non-moi 
comme  déterminé  par  le  moi,  ou  le  moi  déter- 
mine le  non-moi. 

La  première  de  ces  propositions  est  le  principe 
de  la  philosophie  théorique;  la  seconde,  celui  de 
la  philosophie  pratique. 

Toute  la  philosophie  théorique  devra  donc  être 
déduite  de  ce  principe  :  Le  non-moi  détermine  le 
moi.  Selon  ce  principe,  le  m.oi  semble  se  trouver 
posé  comme  passif  à  l'égard  des  objets,  et  la 
connaissance  parait  le  produit  de  l'action  que 
ceux-ci  exercent  sur  le  sujet  pensant.  Il  n'en  est 
rien  cependant;  car  c'est  le  moi  lui-même  qui  se 
pose  comme  déterminé  par  le  non-moi.  Le  moi 
est  virtuellement  toute  réalité,  et  rien  n'existe 
que  par  un  effet  de  son  activité  absolue.  La  pré- 
tendue réalitédu  non-moi  n'est  donc  qu'un  produit 
de  cette  activité  :  c'est  autant  de  pris  sur  la  réalité 
du  moi,  qui  en  aliène  toute  la  part  qu'elle  fait 
au  non-moi. 

L'idée  du  non-moi  n'est  qu'une  modification  de 
celle  du  moi.  Le  moi  sentant  par  la  pensée  sa 
réalité  limitée,  suppose  hors  de  lui  une  cause  de 
cette  limitation,  la  réalise  dans  un  non-moi; 
mais  ce  non-moi,  en  le  posant,  il  le  détermine 
selon  sa  propre  natui-e.  Le  monde  extérieur  n'a 
donc  dans  ce  système  qu'une  existence  d'emprunt, 
due  uniquement  à  la  nécessité  où  se  trouve  le 
moi  de  se  rendre  compte  de  ce  fait  intime  qu'il 


FIGII 


—  535 


VlCli 


«si  tour  à  tour  passif  et  actif.  Tout  ce  qui  n:ut  en 
lui  de  sensations,  de  sentiments  et  d'idées  découle 
de  sa  propre  réalité,  et  la  réalité  prétendue  exté- 
rieure, c'est  l'idéal  réalisé;  elle  procède  du  moi 
et  n'a  de  véritable  existence  que  dans  le  inoi^  et 
pour  le  moi.  Tout  ce  que  l'analyse  critique  laisse 
subsister  à  côté  du  moi,  c'est  une  impulsion  qui 
est  venue  le  solliciter,  et  qui  est  le  principe  du 
développement  de  sa  virtualité.  Ainsi  s'évanouit 
jusqu'à  cette  ombre  de  réalité  que  Kant  avait 
laissée  aux  impressions  parties  des  choses  en  soi, 
et  l'idéalisme  critique  devient,  dans  le  système 
de  Fichte,  idéalisme  subjectif  absolu,  avec  cette 
seule  réserve  que  le  moi,  pour  se  développer,  a 
besoin  de  recevoir  une  impulsion  du  dehors  :  le 
monde  extérieur  n'est  plus,  dans  la  philosophie 
théorique,  qu'une  hypothèse  pour  expliquer  un 
phénomène  intellectuel. 

Le  moi  absolu,  considéré  comme  intelligence, 
abesoin  d'être  déterminé;  par  là  même,  il  devient 
fini  et  n'est  plus  absolu.  Il  y  a  donc  opposition 
entre  le  moi  pris  en  soi  et  le  m,oi  connaissant, 
et  cette  opposition,  il  faut  la  concilier,  ce  qui  ne 
peut  se  faire  qu'autant  que  l'on  admet  que  le 
moi  détermine  lui-même  ce  non-moi  inconnu 
d'où  lui  vient  l'impulsion  comme  intelligence. 
Le  moi  absolu  devra  être  la  cause  du  non-moi, 
et,  par  conséquent,  la  cause  indirecte  de  cette 
impulsion  elle-même.  De  cette  manière  le  moi 
ne  dépendra  réellement  que  de  lui  seul.  La  science 
du  moi  actif  ou  pratique  a  donc  pour  principe 
cette  proposition  :  Le  moi  délcrminele  non-moi; 
la  détermination  absolue  du  non-moi  est  l'objet 
de  l'activité  du  moi. 

En  tant  qu'absolu  et  pris  en  soi,  le  moi  est  sans 
étendue  et  sans  mouvement,  un  point  mathéma- 
tique. Pour  arriver  à  la  conscience  de  soi,  il 
•éprouve  le  besoin  de  se  développer.  11  se  livre  à 
un  mouvement  centrifuge,  mais  c'est  pour  revenir 
à  lui.  Par  là  seulement  devient  possible  l'impul- 
sion du  dehors,  qui  a  ainsi  sa  cause  première 
dans  la  nature  même  du  m.oi  absolu.  Afin  de 
réaliser  son  être  tout  entier,  de  se  donner  la 
pleine  conscience  de  soi,  il  veut  étendre  à  l'infini 
la  sphère  de  son  activité.  Cette  tendance  se  for- 
tifie de  la  résistance  même  qu'elle  rencontre. 
Aucune  de  ses  actions,  nul  résultat  déterminé  de 
son  activité  ne  peut  satisfaire  le  m.oi  et  par  là 
même  il  est  poussé  à  redoubler  d'efforts  pour 
réaliser  son  idéal  de  perfection  et  d'harmonie  : 
c'est  une  aspiration  incessante  vers  l'infini.  Le 
but  commun  de  la  connaissance  et  de  l'action 
est  d'assurer  l'empire  du  moi  sur  le  non-moi,  de 
reprendre  sur  celui-ci  toute  la  part  de  réalité 
que  le  moi  lui  a  faite,  et  de  rétablir  ainsi  l'unité 
parfaite  de  l'esprit  par  la  conscience  actuelle  de 
son  indépendance  et  de  sa  réalité  absolue. 

Ces  principes,  Fichte  les  appliqua  au  droit  na- 
turel et  à  la  morale.  Le  droit  et  la  morale  ont 
pour  base  l'idée  de  la  liberté  qui  suppose  celle 
de  l'individualité  et  celle  d'une  sphère  d'action. 
Le  moi  absolu  n'est  pas  l'individu  :  celui-ci  se 
déduit  de  celui-là.  Au  point  de  vue  pratique,  la 
philosophie  devient  réaliste,  admettant  forcé- 
ment une  pluralité  de  personnes  constituant  en- 
semble une  communauté  morale  sous  une  même 
loi,  et  un  monde  extérieur  qui  est  l'objet  de 
notre  activité. 

L'être  raisonnable  ne  peut  se  poser  comme  tel, 
sans  se  poser  comme  individu,  et  sans  poser  en 
même  temps  d'autres  êtres  raisonnables.  La  li- 
berté du  moi  absolu  se  partage  ainsi  entre  tous 
les  êtres  doués  de  raison.  Dans  ses  rapports  avec 
ses  semblables,  l'homme  se  sent  obligé  de  res- 
pecter leur  liberté,  qui  limite  la  sienne.  C'est  là 
ce  qui  constitue  le  droit  naturel.  Le  but  de 
l'État  est  d'assurer,  de  réaliser  ce  droit. 


La  politique  de  Fichte  est,  du  reste,  à  travers 
des  déductions  .souvent  pénibles,  assez  sembla- 
ble à  celle  de  Rousseau.  Tout  en  reconnaissant  la 
forme  républicaine  pour  la  plus  rationnelle,  il 
en  fait  dépendre  l'application  de  l'esprit  public 
des  nations,  et  ne  la  croit  possible  que  là  où  le 
peuple  a  appris  à  respecter  la  loi  pour  elle- 
même.  Toute  constitution  est  légitime,  selon  lui, 
à  condition  qu'elle  favorise  le  progrès  général  et 
le  développement  des  facultés  de  chacun.  Le 
principe  de  sa  police  est  de  prévenir  les  crimes 
plus  que  de  les  punir,  et  quant  au  droit  de  ré- 
pression, il  se  rapproche  du  système  péniten- 
tiaire et  exclut  la  peine  de  mort. 

La  morale  de  Fichte  {Sijstem  der  Sittenlehre, 
1798)  est  pour  le  fond  celle  de  Kant;  mais  elle 
est  chez  lui  formulée  en  d'autres  termes,  éta- 
blie sur  d'autres  déductions  et  enrichie  de  dé- 
veloppements nouveaux.  Le  principe  de  la  mo- 
ralité, selon  Fichte,  est  que  l'intelligence  doit 
déterminer  absolument  l'exercice  de  la  liberté 
d'après  la  notion  de  la  personnalité.  La  fin  de 
toutes  les  actions  de  l'homme  moral  est  de  faire 
régner  la  raison,  la  raison  seule,  dans  le  monde 
sensible,  la  raison  et  la  moralité  dans  la  cité 
formée  par  les  êtres  intelligents.  La  loi  morale 
suppose  la  réalité  du  monde  objectif;  elle  dé- 
termine à  la  fois  l'objet  de  l'action  et  le  comman- 
dement absolu  qui  constitue  le  devoir.  Par  elle  nous 
existons  dans  le  monde  intelligible,  et  par  l'action 
seule  nous  existons  dans  le  monde  phénoménal. 
La  liberté  absolue  en  est  la  fin  dernière  et  sou- 
veraine. De  ce  principe  dérivent  d'un  seul  et 
même  jet  les  devoirs  envers  nous-mêmes  et  les 
devoirs  envers  les  autres.  L'empire  de  la  raison 
ne  peut  se  réaliser  que  dans  les  individus  ;  mais 
tous  tendent  à  une  même  fin,  et  ils  ne  peuvent 
se  sauver  que  les  uns  par  les  autres.  La  loi  mo- 
rale, qui  est  en  moi  comme  individu,  a  pour 
objet  le  triomphe  de  la  liberté  en  général,  le 
salut  du  monde.  L'idéal  de  la  perfection  sociale, 
c'est  un  accord  parfait  de  toutes  les  volontés,  cet 
état  d'harmonie  universelle  où,  en  obéissant  à 
la  loi  de  la  raison,  chacun  travaillerait  au  salut 
commun,  et  où  l'activité  de  tous  tournerait  à 
l'avantage  de  chacun.  La  liberté  du  moi  pur  est 
celle  de  tous  les  êtres  doués  de  raison,  la  vraie 
communion  des  saints.  Du  point  de  vue  divin, 
la  conscience  de  tous,  prise  objectivement,  est 
une  seule  et  même  conscience.  De  ce  point  de  vue., 
qui  est  celui  de  Dieu  et  de  la  philosophie,  tout 
être  raisonnable  est  sa  propre  fin,  et  chacun  est 
en  même  temps  un  moyen  de  réaliser  les  fins 
de  la  raison  universelle.  Par  là  même  que  l'in- 
dividualité de  chacun  semble  s'évanouir  en  pré- 
sence de  tous,  chacun  devient  la  pure  expression 
de  la  loi  morale,  moi  pur,  le  moi  divin,  par  la 
libre  détermination  de  soi.  L'homme  est  une  fin 
en  soi,  avait  dit  Kant;  mais  il  en  esl  une  pour 
les  autres,  ajoute  Fichte,  et  c'est  là  précisément 
ce  qui  fuit  la  dignité  de  l'individu  :  la  vertu  est 
l'oubli  de  soi  dans  l'intérêt  de  la  totalité  des 
êtres  intelligents;  chacun  doit,  selon  la  mesure 
de  ses  forces  et  à  la  place  qui  lui  a  été  assignée, 
travailler  à  l'œuvre  de  la  moralisation  univer- 
selle, au  triomphe  de  la  raison  :  le  salut  du 
monde  est  à  ce  prix. 

Si  Fichte,  dans  ce  système,  a  encore  renchéri 
sur  le  rigorisme  de  Kant,  il  a  en  même  temps 
ajouté  à  la  beauté  de  la  morale  de  son  maître. 
Et  si  concevoir  ainsi  le  devoir  et  la  destinée  de 
l'homme  sur  la  terre,  c'est  se  faire  illusion,  il 
faut  convenir  du  moins  qu'il  n'est  donné  qu'aux 
plus  grandes  âmes,  aux  plus  nobles  esprits  de  se 
tromper  de  cette  manière. 

Nous  venons  de  donner  le  résumé  de  la  phi- 
losophie de  Fichte,  telle  qu'il  l'a  exposée  dans 


FI  cil 


—  536 


FIGII 


SCS  premiers  écrits  sur  la  Ihcorie  de  la  science, 
sur  le  droit  et  la  morale  :  écrits  par  lesquels  il 
marque  réellement  dans  l'histoire  de  la  pensée 
allemande.  Depuis,  il  apporta  quelques  modifi- 
cations à  sa  doctrine  primitive,  tout  en  demeu- 
rant fidèle  à  son  esprit.  Il  s'cflorça  de  la  mettre 
plus  d'accord  avec  le  sens  commun,  avec  le  sen- 
timent religieux  surtout,  avec  les  nécessités  pra- 
tiques, et  parfois  aussi  avec  les  nouveaux  systè- 
mes qui  s'élevaient  à  côté  du  sien. 

Dans  le  traité  de  la  Destination  de  Vhomme, 
Fichte  exposa  sa  philosophie  sous  une  forme 
moins  scientifique,  en  cherchant  à  la  concilier 
avec  la  conscience  universelle.  Dans  cet  ouvrage, 
l'homme  pensant  passe  du  doute  à  la  science, 
de  la  science  à  la  foi.  Dans  la  première  partie  du 
livre,  le  penseur  balance  incertain  entre  l'idéa- 
lisme et  le  réalisme,  et  plus  il  raisonne  pour 
sortir  de  ce  dédale  de  doutes,  plus  il  s'y  égare 
et  s'y  perd.  Alors  lui  apparaît  un  esprit,  le  génie 
de  la  spéculation  critique,  qui  lui  révèle  ou 
plutôt  lui  fait  trouver  par  ses  questions  les  prin- 
cipales propositions  de  l'idéalisme  transcendan- 
tal;  mais  comme  ce  prétendu  savoir,  entière- 
ment négatif  quant  au  monde  extérieur,  ne 
laisse  subsister  pour  toute  réalité  que  la  con- 
science du  moi  avec  son  monde  idéal,  le  pen- 
seur, déçu  dans  son  attente,  reproche  à  l'esprit 
de  l'avoir  trompé  en  lui  donnant  un  vain  fan- 
tôme pour  la  science.  L'esprit  se  justifie  en  lui 
montrant  que  ce  système,  bien  qu'il  soit  vrai, 
n'est  pas  le  système  tout  entier  de  la  conscience 
humaine,  et  il  l'adresse  à  la  foi  pour  le  com- 
pléter. Tu  as  voulu  savoir,  lui  dit-il;  or,  le  sa- 
voir n'est  qu'image  et  réflexion,  et  la  réalité  sur 
laquelle  porte  la  réflexion^  nul  savoir  ne  peut  y 
atteindre.  Cette  fausse  realité  que  tu  croyais 
avoir  reconnue  hors  de  toi,  et  qui  te  pesait 
comme  une  servitude,  notre  système  l'a  dé- 
truite ;  mais  ce  système  est  d'ailleurs  absolu- 
ment vide  en  soi.  Si  maintenant  tu  cherches 
une  autre  réalité,  ce  n'est  pas  à  la  science  qu'il 
faut  la  demander  :  il  faut  pour  la  trouver  un 
autre  organe;  cet  organe  est  en  toi  :  c'est  la 
conscience  de  la  loi  morale,  qui  nous  impose  en 
sa  vérité  une  foi  absolue,  et  avec  elle  la  foi  en 
toutes  les  existences  que  la  loi  morale  suppose. 
Sur  cette  base,  Fichte  rétablit  l'existence  du 
monde  phénoménal,  celle  d'un  monde  moral  et 
spirituel,  l'immortalité  de  l'àme,  l'existence  de 
Dieu  qu'il  conçoit  comme  l'auteur  de  la  loi  mo- 
rale, comme  la  volonté  infinie,  universelle,  qui 
se  révèle  dans  la  conscience,  et  qui  est  l'âme  et 
le  lien  de  tout  ce  qui  existe. 

Dans  le  petit  échtqui  le  fit  accuser  d'athéisme 
et  dans  son  Apologie;  Fichte  n'admettait  qu'un 
Dieu  pour  ainsi  dire  collectif,  un  monde  moral 
divin,  et  d'autre  religion  que  la  foi  en  ce  monde 
moral  universel.  Selon  lui,  l'idée  d'un  Dieu  per- 
sonnel impliquait  contradiction;  nier  la  sub- 
stantialité  de  Dieu,  ce  n'était  pas  nier  Dieu,  c'é- 
tait dire  que  Dieu  est  activité,  intelligence,  con- 
science pure;  lui  attribuer  de  la  personnalité 
dans  le  sens  ordinaire,  ce  serait  le  concevoir 
comme  fini  :  toute  notion  précise  ferait  de  Dieu 
une  image,  une  idole.  Ce  n'était  pas  d'athéisme, 
di.sait-il,  qu'il  fallait  l'accuser,  mais  plutôt  d'a- 
kosmismc  (négation  du  monde),  parce  que,  selon 
lui,  ce  monde  spirituel  ou  moral  était  le  seul 
monde  réel.  Ce  qui  était  vrai,  c'est  qu'à  cette 
époque  même  le  sentiment  religieux  n'était 
point  réellement  affaibli  dans  Fichte  ;  plus  tard 
il  alla  jusqu'à  l'exaltation,  jusqu'à  un  mysti- 
cisme peu  éloigné  de  celui  de  Proclus  et  de 
Plotin. 

Cette  tendance  se  prononça  de  plus  en  plus 
f'ang  ses   nouveaux  écrits,   les    Traits   caracté- 


ristiques du  siècle  présent  (in-8^  Berlin,  1806); 
\a.  Fonction  du  savant  (in-8,  ibid.,  1806);  la 
Méthode  pour  arriver  à  la  vie  bienheureuse 
(ibid.,  1806)  :  c'est,  dans  son  dernier  développe- 
ment, un  panthéisme  mystique  et  moral.  Vou- 
lez-vous voir  Dieu  face  à  face?  dit  Fichte,  ne  le 
cherchez  pas  par  delà  les  nues  :  vous  le  voyez 
dans  la  vie  de  ceux  qui  se  sont  donnés  à  lui. 
Dieu  est  ce  que  fait  celui  qui  s'inspire  de  sa 
pensée,  qui  ne  vit  que  par  lui.  Donnez-vous  à 
lui,  et  vous  le  trouverez  en  vous-mêmes.  I^ 
vraie  piété  est  nécessairement  active;  elle  con- 
siste dans  l'intime  conviction  que  Dieu  est  en 
nous,  et  qu'il  accomplit  son  œuvre  par  nous. 
Pour  s'unir  ainsi  à  Dieu,  il  faut  renoncer  en- 
tièrement à  sa  propre  individualité.  Le  comlîle 
de  la  perfection  et  de  la  félicité,  ce  n'est  plus 
seulement  l'accord  parfait  de  tous  sous  la  loi  de 
la  raison,  une  entière  abnégation  de  soi  dans 
l'intérêt  àe  la  communauté,  mais  l'union  avec 
l'Etre  divin  par  un  renoncement  sans  réserve  à 
sa  propre  personnalité.  A  la  place  du  moi  ab- 
solu est  venu  se  mettre  Dieu,  et  la  théorie  de  la 
science  est  devenue  une  théorie  de  Dieu. 

Les  vues  de  Fichte  sur  l'histoire  de  l'huma- 
nité sont  panthéistes  dans  le  même  sens.  Selon 
lui.  Dieu  se  révèle  éternellement  dans  la  con- 
science de  l'homme.  Cette  révélation  se  montre 
d'abord  sous  la  forme  de  l'instinct  et  d'une  foi 
traditionnelle  et  devient  peu  à  peu  une  vue 
claire  et  raisonnée  de  l'univers.  Le  dernier 
terme  de  la  manifestation  divine  dans  l'huma- 
nité est  une  sorte  de  théocratie  rationnelle,  le 
règne  de  Dieu,  amené  par  le  progrès  de  la  rai- 
son, sous  la  loi  du  christianisme  rationnelle- 
ment interprété  :  considérés  du  point  de  vue  re- 
ligieux, tous  les  phénomènes  du  temps  sont  des 
développements  nécessaires  de  la  vie  divine; 
ainsi  chaque  révolution  est  la  condition  d'un  dé- 
veloppement nouveau.  Pour  comprendre  un 
siècle,  il  faut  s'être  fait  a  priori  une  idée  du 
plan  du  gouvernement  universel.  La  réalisation 
de  ce  plan  se  poursuit  à  travers  cinq  âges  ou  pé- 
riodes :  l'âge  primitif,  âge  d'innocence,  où  la 
raison  règne  comme  loi  de  la  nature,  comme 
instinct,  sans  liberté  et  sans  effort;  l'âge  de 
Vautorilé  et  du  péché,  où  cet  instinct,  affaibli 
dans  les  masses,  ne  vit  plus  que  dans  quelques 
hommes  d'élite  ;  l'âge  de  corruption  univer- 
selle, où  l'on  secoue  à  la  fois  le  joug  de  l'auto- 
rité et  le  frein  de  la  raison;  l'âge  de  la  science, 
où  la  vérité  est  recherchée  comme  le  plus  grand 
des  biens,  et  où  commence  la  réhabilitation; 
enfin  l'âge  de  la  justification  accomplie,  de 
l'innocence  reconquise  par  la  science  et  par  la 
vertu.  Ainsi  toute  civilisation  est  un  retour  à  la 
nature  par  la  connaissance  et  la  liberté.  L'épo- 
que actuelle  est,  selon  Fichte,  le  milieu  du  temps 
total,  époque  de  transition  de  la  troisième  pé- 
riode à  la  quatrième  ;  de  l'âge  de  la  corruption 
et  de  la  licence  à  l'âge  de  la  raison  et  du  savoir. 
Les  diverses  phases  de  l'État  correspondent  par 
des  formes  analogues  à  l'esprit  général  des  âges. 
L'État  s'élève  par  trois  degrés  à  sa  perfection. 
Dans  l'État  parfait,  chacun  est  souverain  quant 
à  la  fin  nécessaire  de  l'humanité,  et  chacun  est 
sujet  quant  à  l'usage  de  ses  forces. 

Les  Dialogues  sur  le  patriotisme  et  les  Dis- 
cou7's  à  la  nation  allemande  (in-8,  Berlin,  1808) 
sont  comme  la  continuation  des  Leçons  sur  le 
temps  présent.  Dans  le  premier  de'  ces  écrits, 
Fichte  représente  l'époque  actuelle  comme  étant 
le  moment  où  va  commencer  le  quatrième  âge. 
Désormais  le  progrès  de  l'humanité  dépendra  de 
la  science,  et  la  science  sera  surtout  gardée  et 
cultivée  par  les  Allemands,  peuple  élu  de  la 
philosophie,  comme  dira  Hégel  huit  années  plus 


Fia 


—  537 


FICI 


tard.  Les  Discours,  abstraction  faite  de  ce  qu'il 
y  a  de  purement  national,  étaient  surtout  des- 
tinés à  annoncer  la  venue  du  rè{,'ncdc  la  science 
rationnelle,  et  à  la  préparer  par  la  réforme  de 
l'éducation.  La  l'onction  du  savant  est  de  prési- 
der à  cette  éducation.  Le  vrai  savant  est  un  ar- 
tiste qui  a  pour  mission  de  transformer  le  monde 
par  la  pensée.  Dans  l'ouvrage  posthume  puiilié 
sous  le  titre  de  Politique  {Stalslehcre),  in-8, 
Berlin,  18'20,  Fichte  décrit  le  cinquième  âge, 
cet  âge  d'or  où  la  raison  régnera  en  souveraine, 
et  constituera  le  royaume  de  Dieu  sur  la  terre, 
règne  du  droit,  de  la  vérité  et  de  la  liberté. 

Continuateur  de  Kant,  Fichte  ne  forma  pas  une 
école  proprement  dite;  mais  il  imprima  une  di- 
rection nouvelle  au  mouvement  philosophique 
Sarti  de  Kœnigsbcrg.  Il  exerça  une  grande  in- 
uence  sur  la  pensée  de  Frédéric  Schlegel,  de 
Novalis,  de  Solger,  de  Schleiermachcr.  Il  eut 
pour  disciples  M.  de  Schelling  et  même  Hegel, 
qui,  tout  en  le  dépassant,  relèvent  immédiate- 
ment de  lui,  et  lui  doivent  une  grande  partie  de 
ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable  dans  leur  phi- 
losophie. 

Les  œuvres  complètes  de  Fichte  ont  été  pu- 
bliées par  son  fils  qui  occupe  un  rang  distingué 
parmi  les  philosophes  contemporains.  Berlin, 
1845  et  suiv.,  8  vol.  in-8.  La  Vie  de  Fichte  a 
été  écrite  par  le  même,  Sulzbach,  1830-31,  2  vol. 
in-B.  Plusieurs  ouvrages  de  Fichte  ont  été  tra- 
duits en  français  :  la  Destination  de  l'homme, 
par  Barchou  de  Penhoën,  Paris,  1836,  in-8;  — 
de  la  Destination  du  savant  et  de  l'homme 
de  lettres,  trad.  par  Nicolas,  Paris,  1838,  in-8; 

—  de  l'Idée  d'une  guerre  légitime,  trad.  par  le 
D' Lortet,  Lyon,  1831,  in-8;  — Doctrine  de  la 
science,  et  Principes  fondamentaux  de  la 
science,  trad.  par  P.  Grimblot,  Paris,  1843, 
in-8:  —  la  Méthode  pour  arriver  à  la  vie  bien- 
heureuse, trad.  par  F.  Bouillier,  Paris,  1845, 
in-8. 

On  peut  consulter  sur  Fichte  :  Ch.  de  Rému- 
sat,  Bapport  sur  le  concours  pour  l'examen 
critique  de  la  philosophie  allemande,  1847 
(dans  les  Mémoires  de  l'Académie  des  sciences 
morales  et  polit.);  — J.  Willm,  Histoire  de  la 
philosophie  allemande,  Paris,  184(3,  4  vol.  in-8  ; 

—  Barchou  de  Penhoën,  Histoire  de  la  philosophie 
allemande,  Paris,  1836,  2  vol.  in-8;  —  C.  Bar- 
tholmess,  Kant  et  Fichte,  dans  le  compte  rendu 
des  séances  de  l'Académie  des  sciences  mor.  et 
polit.,  tomes  XXIX  et  XXX.  J.  W. 

FICIN  (Marsile),  le  plus  considéraLle  des  pla- 
toniciens du  XV'  siècle,  naquit  à  Florence  en 
1433.  Son  père,  premier  médecin  de  Cosme  de 
Médicis,  le  destinait  à  la  médecine,  c'est-à-dire 
aux  honneurs  de  sa  survivance.  Un  événement 
dont  l'influence  en  Occident  a  été  immense  dé- 
rangea ce  plan  paternel. 

Parmi  les  Grecs  venus  au  concile  de  Florence 
(en  1438)  se  trouvait  Gémiste  Pléthon,  homme 
d'un  vaste  savoir  et  d'une  rare  éloquence,  un 
second  Platon,  disent  les  contemporains.  Dans 
l'intervalle  des  séances  du  concile,  il  exposa  en 
public,  avec  tout  le  zèle  d'un  apôtre,  les  plus 
belles  parties  de  la  philosophie  platonicienne,  et 
sut  si  bien  communiquer  son  enthousiasme,  que 
le  grand  citoyen  qui  gouvernait  Florence  réso- 
lut d'y  naturaliser  cette  noble  philosophie.  Il 
choisit  le  jeune  Ficin,  qui  dès  lors  annonçait  les 
dispositions  les  plus  heureuses,  pour  être  l'in- 
strumentd  e  son  dessein.  Il  le  fit  élever  sous  ses 
yeux  dans  l'intérieur  de  son  palais,  l'entoura  de 
maîtres  grecs,  voulut  qu'il  lût  dans  leur  langue 
tous  les  grands  philosophes  de  l'antiquité;  et 
quand  il  eut  trente  ans,  il  le  mit  à  la  tête  de  l'a- 
cadémie platonicienne  de  Florence,  et  le  char- 


gea d'être  en  Occident  l'interprète  et  le  propa- 
gateur de  la  philosophie  de  Platon.  De  là  les 
nombreuses  traductions  de  Ficin,  celle  de  Platon, 
de  Plotin,  de  Porphyre,  de  Jamblique,  de  Denys 
l'Aréopagite,  du  faux. Mercure  Trismégiste,  objet 
de  son  respect  et  de  son  admiration,  travaux  im- 
menses et  encore  uViles  malgré  de  nombreu.ses 
imperfections. 

D.ms  ce  commerce  assidu  avec  tant  d'esprits 
supérieurs,  Ficin,  malgré  les  enseignements  du 
christianisme,  n'a  su  guère  qu'emjirunler.  Comme 
tout  son  siècle,  il  fut  subjugué  par  tant  de  force, 
ébloui  par  tant  de  lumière.  Dépourvu  du  véri- 
table esprit  philosophique,  trop  faible  pour  tenir 
la  balance  égale  entre  Platon  et  Aristote,  entre 
Platon  et  les  alexandrins,  il  se  fit  le  disciple  de 
toutes  les  écoles,  sacrifia  à  tous  les  systèmes,  et 
ne  parvint  à  se  donuer  qu'une  philosophie  d'em- 
prunt. Exposons  en  peu  de  mots  cette  philoso- 
phie, qui,  du  reste,  n'est  relative  qu'à  une  seule 
question,  celle  de  la  destinée  humaine. 

On  sait  que  sur  cette  question  l'école  péripa- 
téticienne du  xv°  siècle  s'était  divisée  en  deux 
sectes,  dont  chacune  reconnaissait  pour  chef  un 
des  deux  grands  commentateurs  d"  Aristote, 
Alexandre  d'Aphrodise  et  Averroès.  Les  alexan- 
dristes  pensaient  que  l'âme,  inséparable  du 
corps,  périt  avec  lui;  les  averroïstes,  qu'elle 
retourne  à  Dieu  d'où  elle  est  sortie,  et  s'y  abîme 
en  perdant  sa  personnalité.  Ce  sont  ces  deux 
solutions,  l'une  matérialiste,  l'autre  panthéiste, 
que  Ficin  tient  à  combattre. 

A  ceux  qui  disent  que  tout  périt  avec  le  corps, 
il  oppose  cette  doctrine  que  l'âme  humaine  est 
sortie  de  Dieu,  et  que  sa  destinée  est  de  se  réu- 
nir à  lui  en  se  déchargeant  des  liens  de  la  ma- 
tière. De  telle  sorte  que  la  mort  du  corps  est 
pour  l'âme  le  signal  de  la  délivrance,  et  non  le 
signal  de  l'anéantissement.  En  effet,  sur  cette 
terre,  l'âme  raisonnable  aspire  à  la  connaissance 
de  la  vérité  et  à  la  possession  du  bien.  Or,  le 
bien  et  la  vérité  sont  Dieu  lui-même.  L'âme  as- 
pire donc  à  se  réunir  à  Dieu;  mais  elle  y  aspire 
sans  pouvoir  y  atteindre  tant  qu'elle  est  engagée 
dans  les  liens  du  corps.  Cependant,  si  l'âme 
n'est  éclairée  par  la  sagesse  divine,  si  elle  n'est 
en  communion  avec  le  souverain  bien,  il  n'est 
pas  pour  elle  de  vrai  bonheur.  L'homme  serait 
donc  la  plus  malheureuse  de  toutes  les  créatures 
s'il  n'était  pas  immortel. 

Voici  un  autre  argument  beaucoup  moins  con- 
cluant. L'univers,  dit  Ficin,  est  une  chaîne  dont 
le  monde  physique  est  le  dernier  anneau.  Dieu 
l'anneau  supérieur,  l'homme  l'anneau  intermé- 
diaire. Ce  qui  caractérise  le  monde  physique, 
c'est  sa  passivité,  son  inertie.  L'espèce  d'activité 
dont  il  semble  doué  ne  lui  vient  pas  de  sa  masse, 
mais  d'une  force  étrangère  qui  lui  donne  toutes 
ses  qualités  extensives  et  intensives,  et  qu'on 
peut  appeler  sa  forme.  Au-dessus  de  cette  forme 
divisible  comme  la  matière  elle-même,  il  en  est 
une  autre  qui  n'est  plus  divisible,  mais  simple- 
ment variable.  Cette  forme  est  l'âme  raisonnable, 
forme  pure  et  vraie.  Au-dessus  de  l'âme  raison- 
nable est  la  nature  spirituelle  des  anges,  indi- 
visible et  immuable  tout  ensemble.  Toutefois  la 
nature  de  l'ange  admet  encore  une  certaine  mul- 
tiplicité ;  il  y  a  donc  une  forme  plus  haute  et 
absolument  une,  c'est  Dieu,  qui  est  l'unité 
même,  la  vérité  et  le  bien.  Quant  aux  âmes  rai- 
sonnables, il  y  en  a  de  trois  espèces  :  l'âme  du 
monde,  les  âmes  des  douze  sphères,  lésâmes  des 
animaux.  Toutes  subsistent  par  elles-mêmes, 
toutes  sont  indépendantes  de  la  matière,  indé- 
pendantes du  temps  et  de  l'espace,  et,  par  consé- 
quent immortelles. 

Les  mêmes  raisons  servent  à  réfuter  les  aver- 


FILA 


—  538 


l'ILA 


roïstes,  qui  prétendent  que  les  âmes  s'abîment 
en  Dieu,  et  y  perdent  toute  personnalité  et  toute 
existence  propre. 

Il  n'est  pas  difficile  de  trouver  la  source  de 
toutes  ces  idées,  auxquelles  Ficin  n'a  rien  ajoute, 
qu'il  n'a  même  pas  su  rajeunir  par  la  forme,  et 
auxquelles  il  associe  avec  une  crédulité  naïve 
toutes  les  fables  alcxandrines  sur  une  tradition 
philosophique  commençant  avec  Thot  ou  Mer- 
cure Trismcgistc,  continuant  avec  Orphée.  Aglao- 
phème,  Pythagore,  Philolaiis,  et  arrivant  à  son 
apogée  dans  Platon.  Ce  qui  appartient  en  propre 
à  Marsile  Ficin,  c'est  son  enthousiasme,  nous  de- 
vrions dire  son  culte  pour  Platon  et  sa  doctrine. 
De  cet  enthousiasme  sont  nés  dans  la  pratique 
des  effets  surprenants. 

Dans  une  lettre  inédite,  trouvée  par  M.  Franck 
dans  les  archives  des  Médicis  à  Florence,  Fi- 
cin s'efforce  de  consoler  une  de  ses  cousines 
affligée  de  la  mort  de  sa  sœur.  Sait-on  de  quoi 
il  lui  parle?  De  l'ordre  universel,  de  la  vie 
qui  n'est  qu'une  prison  dont  la  mort  délivre. 
Il  soutient  même  que  notre  affection  atout  à  ga- 
gner à  la  mort  de  nos  proches,  puisque  pendant 
leur  vie  nous  ne  les  voyons  pas  eux-mêmes, 
mais  seulement  leur  corps,  qui  est  leur  ennemi, 
tandis  que  la  pensée  contemple  facilement  les 
âmes  de  ceux  qui  ne  sont  plus,  et  les  voit  libres 
et  resplendissantes  de  la  lumière  divine.  Du 
Christ  et  de  sa  religion,  pas  un  mot,  et  il  était 
prêtre  alors.  Chargé  à  quarante-deux  ans  de  la 
direction  de  deux  églises  de  Florence,  il  profita 
de  sa  position  pour  prêcher  et  encourager  l'étude 
de  la  philosophie  dont  il  se  nourrissait  lui-même. 
Du  haut  de  la  chaire  sacrée,  il  recommanda  aux 
fidèles  la  lecture  des  livres  de  Platon  :  il  eut  des 
frères  en  Platon  au  lieu  de  frères  en  Jésus- 
Christ,  et  s'efforça  d'introduire  des  morceaux  du 
philosophe  grec  jusque  dans  les  offices  et  les 
prières  de  l'Église  chrétienne. 

Il  mourut  en  1499,  estimé  de  tout  le  monde,  et 
regretté  de  Laurent  de  Médicis,  qui  l'avait  pro- 
tégé après  son  père  et  son  aïeul.  Son  principal 
ouvrage  a  pour  titre  :  Theologiœ  Plalonicœ  de 
immortalilale  anhnorum,  lib.  XVIII,  in-f°,  Flo- 
rence, 1482.  La  meilleure  édition  de  ses  œuvres 
est  celle  de  Paris,  1641,  en  2  volumes  in-f°. 

Consultez  sur  Ficin  les  ouvrages  dont  voici  les 
titres  :  Commenlarius  de  Plalonicœ  philosophiez 
post  renatas  litteras  apud  Italos  restauratione, 
sive  M.  Ficini  vita,  auclore  J.  Corsio  ejus  faml- 
liari  et  discipulo,  Pise,  1772;  —  Schelhorn, 
Comm.  de  vita,  moribus  cl  scviplis  Marsilii 
Ficini,  en  tête  des  œuvres  complètes  de  Ficin, 
édition  de  Bâle,  1561,  2  vol.  in-f" ,  et  de  Paris, 
1641,  2  vol.  m-f°;  —  Sieveking,  Histoire  de  l'a- 
cadémie platonicienne  de  Florence,  in-8,  Goot- 
tingue,  1812  (ail.);  — Tiraboschi,  Storia  dclla 
letter.  ilal.,  13  vol.  in-4.  Milan,  1772-1782;  et 
toutes  les  histoires  de  la  philosophie,  particu- 
lièrement Buhle,  qui,  dans  le  second  volume  de 
son  Histoire  de  la  philosophie  moderne,  a  con- 
sacré à  Ficin  un  article  d'une  immense  éten- 
due. D.  H. 

FIGURES.  Par  ce  motj  les  logiciens  désignent 
les  différentes  formes  qui  résultent  pour  le  syl- 
logisme des  diverses  positions  (jue  le  mojen 
terme  peut  occuper  dans  les  deux  prémisses  re- 
lativement aux  deux  termes  extrêmes.  Consultez 
Aristote,  Premiers  Analijliques,  et  Logique  de 
Port-Royal.  Voy.  Syllogisme. 

FILANGIERI  (Gaëtano),  né  à  Naples  en  I7,')2, 
soldat,  homme  de  cour  sans  être  courtisan,  jilii- 
losophe  animé  au  plus  haut  degré  de  l'amour  de 
l'humanité,  se  fit  une  grande  réputation  par  son 
livre  de  la  Science  de  la  Icgislaiion.  Ses  pre- 
mières études  ne  furent  pas  fort  remarquables  ; 


mais  ce  fut  moins  sa  faute  que  celle  de  la  mau- 
vaise méthode  qu'on  suivait  en  l'instruisant.  Il 
fit  des  progrès  plus  rapides  dans  les  sciences 
que  dans  les  lettres.  Toutefois,  ce  n'était  pas  en- 
core là  sa  vocation  intellectuelle.  Sa  famille,  lui 
croyant  un  goût  prononcé  pour  les  sciences  mo- 
rales et  politiques,  lui  fit  faire  son  droit,  et  le 
destina  au  barreau.  Mais,  malgré  de  brillants 
débuts  dans  cette  nouvelle  carrière,  les  aridités 
du  droit  positif,  le  peu  d'intérêt  de  la  plupart 
des  questions  qu'il  présente,  son  rapport  avec  les 
principes  philosophiques  de  la  science,  principes 
qui  ne  font  point  partie  des  législations,  mais 
qui  en  sont  supposés  ou  méconnus  ;  les  vices  des 
législations  civiles  et  criminelles  alors  en  vi- 
gueur; la  nécessité  de  les  faire  ressortir,  de  les 
faire  disparaître  des  codes  des  nations  civilisées; 
l'influence  des  écrits  de  Montesquieu  et  de  Bec- 
caria,  influence  qu'il  fallait  étendre  et  corrobo- 
rer ;  enfin  le  noble  besoin  de  rendre  à  son  pays 
et  à  l'humanité  le  plus  signalé  des  services  en 
provoquant  des  réformes  profondes  dans  la  lé- 
gislation :  toutes  ces  causes  réunies  portèrent 
Filangieri  à  délaisser  l'étude  pratique  des  lois 
toutes  faites,  et  à  ne  s'occuper  que  des  lois  à  faire 
pour  corriger  ou  perfectionner  les  premières.  La 
mort,  qui  vint  le  surprendre  en  1788,  au  milieu 
de  ses  travaux,  ne  lui  a  pas  permis  d'achever  son 
monument  ;  mais  ce  qu'il  nous  en  a  légué  fait 
vivement  regretter  le  reste.  La  partie  de  cet  ou- 
vrage qui  concerne  l'instruction  criminelle  est 
peut-être  la  plus  remarquable,  et  nous  ne  dou- 
tons pas  qu'on  n'en  puisse  profiter  encore  dans  les 
pays  les  plus  avancés  en  matière  de  législation 
pénale. 

Les  autres  parties  présentent  peut-être  moins 
d'intérêt,  surtout  pour  les  nations  qui  ont  le 
bonheur  d'être,  comme  la  France,  régies  par  des 
lois  libérales  et  justes.  Aussi  l'ouvrage  de  Filan- 
gieri ne  peut-il  être  apprécié  à  sa  juste  valeur 
qu'en  se  reportant  à  l'époque  où  il  a  vu  le  jour, 
qu'en  se  rappelant  que  la  législation  féodale  ré- 
gissait encore  toute  l'Europe,  et  que  les  barons 
italiens,  en  particulier,  étaient  autant  de  petits 
despotes  dans  leurs  terres.  Machiavel,  Gravina, 
Vico,  Beccaria  lui-même,  ou  n'avaient  pas  été 
compris,  ou  n'avaient  produit  qu'une  admiration 
jusque-là  stérile.  Cette  fois  les  préjugés  et  les 
intérêts,  qui  en  sont  la  conséquence,  s'émurent 
vivement.  A  peine  les  deux  premiers  volumes 
eurent-ils  paru,  qu'on  essaya  d'empêcher  la  pu- 
blication de  l'ouvrage.  Mais  l'auteur,  ouverte- 
ment protégé  par  son  souverain,  continua  son 
livre.  Il  se  démit  de  ses  emplois  militaires  et  de 
ses  charges  de  cour,  et  se  retira  à  la  campagne 
dans  les  environs  de  Naples,  afin  d'être  tout  en- 
tier à  son  œuvre.  «  Je  n'ai  pas  entrepris  ce  tra- 
vail pour  mon  avantage  particulier,  écrivait-il  à 
un  ami,  mais  uniquement  pour  le  bien  des  hom- 
mes. Quant  à  moi,  je  me  suis  proposé  de  vivre 
loin  des  affaires.  Je  n'écrirais  pas  si  les  erreurs, 
les  vices  qui  accablent  la  société  ne  m'en  impo- 
saient le  devoir.  Cet  affreux  spectacle  est  tou- 
jours présent  à  ma  pensée.  Veuille  le  ciel  m'ac- 
corder  le  bonheur  de  remédier  en  quelque 
manière  à  tant  de  désordres  !  Puissent  les 
princes  eux-mêmes  exaucer  mes  vœux  pour  la 
gloire  de  leur  nom  et  pour  la  félicité  de  leurs 
peuples  !  » 

La  Science  de  la  législation  a  été  traduite 
dans  presque  toutes  les  langues  de  l'Europe. 
Gallois  la  publia  en  français  en  7  vol.  in-8,  1789 
à  1791.  Une  autre  édition,  avec  des  notes  de 
Béry-Constant,  en  a  été  faite  en  6  vol.  in-8, 1822. 
La  traduction  espagnole  d'Antoine  Rodio  est  très- 
incomplète;  mais,  malgré  les  omissions  que  le 
traducteur  avait  jugé  prudent  de  faire,  le  tribu- 


FLl'D 


—  539  — 


FLUD 


nal  de  l'inquisition  n'en  a  pas  moins  condamné 
et  la  traduction  et  l'ouvrage  original.         J.  T. 

FISCHABER  (Gottlieb-Cliristian  -  Frédéric), 
né  à  Gœppingen  en  1779^  mort  à  Stuttgart  eu 
1829.  après  avoir  été  rcpétiteur  au  séminaire 
théologique  de  Tubingcn,  puis  professeur  de 
philosophie  et  de  littérature  ancienne  au  Gym- 
nase supérieur  de  Stuttgart.  Il  a  laissé  les  écrits 
suivants,  tous  conçus  dans  le  sens  du  kantisme, 
dont  il  embrassa  le  narti  avec  chaleur  contre  le 
système  de  Fichte  :  du  Principe  et  du  problème 
fondamental  du  système  de  Fichte,  et  idées 
pour  en  donner  une  nouvelle  solution,  in-8, 
Carlsruhe,  1801  ;  —  des  Époques  du  génie  dans 
Vhistoire,  in-8,  ib.,  1807  ;  —  Une  appréciation 
libre  des  principes  philosophiques  énoncés,  etc., 
in-8,  Stuttgart,  1817  (c'est  la  critique  d'un  ou- 
vrage à  la  fois  philosophique  et  politique  de 
M.  de  Wangenheim)  ; —  Manuel  de  logique, 
in-8,  ib.,  1818;  —  Droit  naturel,  in-8,  ib.,  1826; 
enfin  il  a  publié  aussi  un  journal  philosophique, 
dont  les  quatre  premières  livraisons  ont  paru  à 
Stuttgart  de  1818  à  1820.  —  Tous  les  ouvrages 
de  Fischaber  sont  en  allemand.  X. 

FLUDD  (Robert),  en  latin  de  Fluctibus,  na- 
quit à  Milgate,  dans  le  comté  de  Kent,  en  1574, 
sous  le  règne  d'Elisabeth.  11  embrassa  d'abord 
le  métier  des  armes,  qu'il  quitta  bientôt  pour 
l'étude  des  lettres  et  des  sciences.  La  philoso- 
phie, la  théologie,  la  médecine,  les  sciences 
naturelles,  et  surtout  les  deux  sciences  imagi- 
naires connues  sous  les  noms  d'alchimie  et  de 
théosophie,  fi.vèrent  tour  à  tour  son  esprit  ardent 
et  avide  de  connaissances.  Non  content  de  cher- 
cher la  vérité  dans  les  livres,  il  voulut  observer 
de  ses  propres  yeux  la  nature  et  les  hommes. 
C'est  dans  ce  Lut  qu'à  l'exemple  de  plusieurs  en- 
thousiastes de  la  même  école  il  passa  une  par- 
tie de  sa  vie  à  voyager.  11  visita  la  France,  l'Al- 
lemagne, l'Italie,  se  liant  partout  avec  les  sa- 
vants les  plus  illustres  et  s'instruisant  dans  leurs 
entretiens.  Aussi  doit-il  être  compté  parmi  les 
hommes  les  plus  érudits  et  les  plus  célèbres  de 
son  temps,  au  jugement  même  de  Gassendi,  son 
adversaire  {Exercitat.  in  Fluddan.  philosoph., 
1"  partie,  ch.  ii).De  retour  en  Angleterre,  Fludd 
se  fit  recevoir  docteur  en  médecine  à  l'univer- 
sité d'Oxforâ,  et  s'établit  à  Londres  pour  y  exer- 
cer sa  nou\  elle  profession.  Il  mourut,  dans  cette 
dernière  ville,  le  8  septembre  1637. 

Le  fond  de  sa  philosophie  est  à  peu  près  le 
même  que  celui  des  opinions  de  Paracelse  et  de 
Cornélius  Agrippa:  on  y  reconnaît  à  la  première 
vue  le  même  mélange  des  idées  kabbalistiques, 
des  chimères  de  l'alchimie,  et  des  traditions 
moitié  néo-platoniciennes,  moitié  hébrai'ques, 
déposées  dans  les  prétendus  écrits  du  Mercure 
Trismégiste.  Mais  tous  ces  éléments  divers,  que 
ses  prédécesseurs  et  ses  maîtres  s'étaient  conten- 
tés ae  recueillir  et  d'opposer  avec  enthousiasme 
à  la  science  de  leur  temps,  Robert  Fludd,  en  les 
complétant  par  son  érudition,  les  a  combinés 
entre  eux,  les  a  fondus  en  un  vaste  système,  où 
les  aperçus  les  plus  hardis  de  certaines  doctrines 
de  nos  jourj  se  montrent  à  côté  des  extravagan- 
tes ambitions  et  des  rêveries  les  plus  décriées 
de  la  société  des  Rose  Croix.  Ce  système,  comme 
on  doit  s'y  attendre,  d'après  le  peu  que  nous  ve- 
nons de  dire,  c'est  le  panthéisme  le  moins  dé- 
guisé, un  panthéisme  presque  malériaUste,  pré- 
senté sous  le  masque  du  mysticisme,  et  avec  le 
secours  de  l'interprétation  allégorique,  comme  le 
sens  véritable  de  la  révélation  chrétienne. 

Dieu  est  le  principe,  la  fin  et  la  somme  de 
tout  ce  qui  existe.  Tous  les  êtres  dont  l'univers 
est  peuplé,  et  l'univers  lui-même,  sont  sortis  de 
son  sein,  sont  formés  de  sa  substance,  et  retour- 


neront en  lui,  quand  le  temps  et  le  but  de  leur 
existence  seront  accomplis.  Ils  ne  sont  que  les 
formes  diverses  plus  ou  moins  parfaites,  plus  ou 
moins  durables,  dans  lesquelles  le  principe  in- 
fini des  choses  se  révèle  à  lui-même,  et  se  rend 
visible  dans  la  création,  d'invisible  et  de  caché 
qu'il  était.  A  proprement  parler,  la  création  n'a 
pas  commencé  ;  Dieu,  toujours  semblable  à  lui- 
môme,  n'a  jamais  été  un  instant  sans  agir,  sans 
créer,  sans  manifester  toute  sa  puissance;  mais 
il  peut,  il  doit  être  considéré  sous  un  double 
point  de  vue:  tel  qu'il  est  dans  son  essence  ab- 
solue, dans  le  foyer  le  plus  reculé  de  son  éter- 
nelle existence,  et  tel  qu'il  se  montre  dans  l'u- 
nivers ou  dans  l'acte  incessant  qui  lui  a  donné 
l'être. 

Le  Dieu  caché  de  Robert  Fludd  n'est  pas  au- 
tre chose  que  l'Ensoph  de  la  Kabbale,  ou  l'Unité 
ineffable  de  l'école  d'Alexandrie,  ou  le  Père  in- 
connu du  gnoslicisme.  C'est  cet  état  de  la  na- 
ture divine,  où  nulle  distinction  ne  paraît  en- 
core, où  nulle  qualification  n'est  possible,  où 
tous  les  contraires,  l'être  et  le  non-être,  la  lu- 
mière et  les  ténèbres,  l'activité  et  l'inertie,  la 
contraction  et  l'expansion,  le  bien  et  le  mal, 
sont  effaces  et  anéantis  dans  la  plus  parfaite 
identité.  Nous  venons  de  reproduire  presque  lit- 
téralement les  expressions  mêmes  de  Robert 
Fludd,  expressions  qu'il  n'a  pas  inventées,  et 
que  l'on  retrouve  deux  siècles  après  lui  dans  les 
deux  plus  célèbres  systèmes  de  l'Allemagne  [Phi- 
losoph. mos.,  sect.  I,  lib.  IV,  c.  v). 

Lorsqu'on  dit  que  Dieu  s'est  manifesté  ou 
qu'il  est  sorti  de  sa  solitude  pour  créer  l'uni- 
vers, cela  signifie  qu'au  sein  de  cette  unité  in- 
compréhensible dont  nous  venons  de  parler,  la 
lumière  s'est  séparée  des  ténèbres,  l'être  en  acte 
de  l'être  en  puissance,  et  la  volonté  commen- 
çant à  agir  de  ce  qui  est  le  contraire  de  la  vo- 
lonté, de  l'inertie,  de  la  résistance,  à  laquelle 
Fludd  a  donné  le  nom  de  nolonté  divine  {nolun- 
las  divina).  Le  premier  de  ces  deux  principes, 
plus  partijulièrement  représenté  par  la  lumière, 
c'est  Dieu  se  concentrant  sur  lui-même  pour  se 
répandre  ensuite  dans  l'univers  sous  des  formes 
infiniment  variées;  le  second,  particulièrement 
représenté  par  les  ténèbres,  c'est  le  vide,  c'est 
la  négation,  c'est  la  simple  possibilité  que  Dieu 
laisse  hors  de  lui  par  cette  concentration  de  sa 
substance,  ou  l'exercice  actuel  de  sa  volonté,  et 
tous  ces  caractères  réunis  ne  sont  pas  autre 
chose  que  la  matière  à  son  premier  état,  avant 
qu'elle  ait  reçu  l'action  de  la  lumière,  le  va- 
cuum  et    inane   de   l'Écriture  sainte. 

De  l'action  simultanée  et  de  la  combinaison 
de  ces  deux  choses  sont  nés  successivement  tous 
les  éléments,  toutes  les  qualités  dont  l'univers 
se  compose.  Les  premières  de  ces  qualités  sont 
le  chaud  et  le  froid  :  le  chaud,  qui  appartient 
naturellement  à  la  lumière,  et  qui  produit  à  son 
tour  le  mouvement;  le  froid,  pareillement  insé- 
parable des  ténèbres,  et  source  de  l'inertie.  Le 
chaud  et  le  froid  séparés  l'un  de  l'autre  produi- 
sent le  sec  ;  enfin,  en  se  combinant  et  en  agis- 
sant l'un  sur  l'autre  par  le  contact  de  la  lumière 
avec  les  ténèbres,  ils  donnent  naissance  à  l'hu- 
mide. On  sait  quel  rôle  jouent  ces  quatre  quali- 
tés dans  la  physique  d'Aristote,  dont  Robert 
Fludd,  en  plus  dl'une  partie  de  son  système,  su- 
bit encore  l'influence,  malgré  le  mépris  qu'il  af- 
fiche pour  la  philosophie  péripatéticienne,  et  son 
désir  de  lui  substituer  une  philosophie  entière- 
ment fondée  sur  la  révélation.  Il  nous  fait  voir 
8n  même  temps  que  les  principes  par  lesquels  il 
entreprend  d'expliquer  l'universalité  des  choses 
ont  un  caractère  moins  métaphysique  qu'on 
n'aurait  pu  le  supposer  d'abord,  et  que  son  pan- 


FLUD 


—  540  — 


FLUD 


théisme,  comme  nous  en  avons  déjà  fait  la  re- 
marque, penche  beaucoup  plus  vers  la  matière 
que  vers  l'esprit. 

Les  qualités  physiques  que  nous  venons  d'é- 
numérer  ont  concouru  et  concourront  éternel- 
lement avec  les  deux  principes  dont  elles  éma- 
nent à  la  formation  des  éléments.  Le  premier  de 
tous,  c'est  l'air  invisible  qui  remplissait  l'abîme, 
sorte  d'intermédiaire  entre  la  lumière  et  les  té- 
nèbres, que  Fludd  nous  représente  comme  l'élé- 
ment universel,  mais  dont  il  nous  laisse  ignorer 
et  la  nature  et  l'origine.  L'air  invisible,  pénétré 
jiar  les  rayons  de  la  plus  pure  lumière,  est  de- 
venu l'éther  ou  la  substance  du  ciel  ;  condensé 
par  le  froid  qui  sort  des  ténèbres,  il  est  devenu 
l'eau,  il  a  produit  cette  masse  liquide  que  nous 
voyons,  dans  le  récit  de  la  Genèse^  prendre  la 
place  des  ténèbres  et  du  vide.  L'eau  à  son  tour, 
comprimée  par  le  souffle  glacial  de  l'air,  est  de- 
venue la  terre  et  les  minéraux  contenus  dans 
son  sein;  la  lumière,  se  combinant  avec  les  élé- 
ments grossiers  du  globe  terrestre,  a  engendré 
le  feu  sublunaire,  agent  de  corruption  et  de  pu- 
tréfaction ;  de  même  qu'en  se  mêlant  à  l'air  in- 
visible, elle  a  produit  l'éther,  autre  espèce  de 
feu,  plus  subtil  et  plus  actif,  principe  de  la  gé- 
nération et  de  l'organisme,  véhicule  de  la  vie 
dans  toute  l'étendue  de  l'univers.  Enfin  la  lu- 
mière, dégagée  des  ténèbres,  c'est  la  vie  elle- 
même,  c'est  la  pensée,  c'est  l'intelligence,  c'est 
la  volonté  dans  son  essence  la  plus  pure,  c'est 
le  moteur  universel  et  la  forme  de  tous  les  êtres, 
c'est  l'âme  du  monde  dont  sortent  par  voie  d'é- 
manation et  à  laquelle  retournent  incessamment 
toutes  les  âmes  particulières  {Philosoph.  mos., 
sect.  I,  liv.  III  et  IV).  Ainsi  les  choses  créées^ 
sous  quelque  forme  qu'elles  se  montrent  à  nous, 
et  à  quelque  rang  qu'elles  appartiennent,  ne 
sont  qu'un  mélange  de  lumière  et  de  ténèbres, 
ou  d'intelligence  et  de  matière  :  deux  principes 
ennemis  en  apparence,  mais  primitivement  con- 
fondus et  parfaitement  identiques  dans  le  sein 
de  l'infini.  Seulement,  parmi  ces  créatures,  les 
unes  ont  une  plus  grande  part  de  lumière,  les 
autres  de  ténèbres;  chez  d'autres,  la  lumière  et 
les  ténèbres  ont  des  proportions  égales  :  de  là, 
la  pyramide,  ou,  comme  nous  dirions  aujour- 
d'hui, l'échelle  des  êtres.  La  terre  est  de  tous 
les  éléments  celui  qui  contient  le  moins  de 
substance  lumineuse  ;  mais  elle  en  contient,  et 
c'est  ce  que  nous  appelons  la  chaleur  centrale. 
L'eau,  comme  le  prouve  sa  transparence,  en  ren- 
ferme davantage  ;  aussi  a-t-elle  déjà  une  cer- 
taine activité,  une  certaine  force  de  destruction 
qu'on  ne  trouve  pas  dans  les  masses  inertes  qui 
forment  la  terre  ;  l'air,  immédiatement  en  contact 
avec  la  substance  éthérée  dont  se  composent  les 
astres,  et  traversé  en  tous  sens  par  leurs  rayons, 
est  déjà  un  principe  ou  un  agent  de  vie;  car  il  est 
nécessaire  à  la  végétation  des  plantes  et  à  la  res- 
piration des  animaux;  enfin  le  feu  qui,  par  sa 
nature,  est  le  plus  rapproché  de  la  lumière,  est 
aussi  le  plus  actif  de  tous  les  éléments  et  le  plus 
indispensable  à  la  vie;  mais,  comme  nous  l'a- 
vons déjà  dit,  il  faut  distinguer  le  feu  central  de 
notre  globe,  le  feu  sublunaire,  instrument  de 
décomposition  et  de  destruction,  du  feu  céleste 
ou  de  l'éther  qui  forme  un  cinquième  élément, 
et  passe  pour  le  véhicule  propre  de  la  lumière. 
L'éther  n'est  pas,  à  proprement  parler,  un  corps, 
mais  un  terme  moyen,  une  sorte  de  médiateur 
entre  les  corps  et  la  force  vivifiante  dont  ils  sont 
pénétrés,  c'est-à-dire  l'âme  du  monde.  Aussi 
quelques  philosophes  hermétiques,  au  lieu  de 
deux  principes  sortant  éternellement  du  sein  de 
l'unité  primitive,  en  ont-ils  reconnu  trois  : 
l'âme  du  monde,  la  matière  ou  les  ténèbres,  et 


l'esprit,  par  lequel  ils  entendent   la  substance 
étherée. 

Voilà  les  matériaux  de  la  création  tout  prêts; 
nous  allons  voir  à  présent  comment  ils  se  com- 
binent et  se  coordonnent  pour  former  l'ensemble 
de  tous  les  êtres,  c'est-à-dire  le  monde.  Selon 
Robert  Fludd,  qui  ne  fait  que  répéter  sur  ce 
point  l'opinion  des  kabbalistes,  il  y  a  quatre 
mondes  étroitement  unis  et  subordonnés  l'un  à 
l'autre  :  le  monde  archétypique.  où  Dieu  se  ré- 
vèle à  lui-même  et  qu'il  remplit  de  sa  substance 
sous  la  forme  la  plus  élevée  ;  le  monde  angéli- 
que,  habité  par  les  anges  et  les  purs  esprits,  par 
les  agents  immédiats  de  la  volonté  divine;  le 
monde  stellaire,  formé  par  les  étoiles,  par  les 
planètes,  par  tous  ces  grands  corps  dont  l'en- 
semble est  nommé  le  ciel;  enfin  le  monde  sublu- 
n:iire,  c'est-à-dire  la  terre  et  les  créatures  dont 
elle  est  peuplée.  Mais  ces  quatre  mondes  peuvent 
facilement  se  réduire  à  trois,  dont  les  noms  et 
les  attributions  ont  également  leur  origine  dans 
la  kabbale  :  nous  voulons  parler  du  monde  ar- 
chétype, du  macrocosme  et  du  microcosme,  c'est- 
à-dire  de  Dieu,  de  la  nature  et  de  l'homme. 

Quant  au  premier,  Fludd  se  borne  à  repro- 
duire le  sy.stème  kabbalistique  des  dix  séphi- 
rothts.  Dieu,  après  s'être  concentré  sur  lui-même 
comme  nous  1  avons  vu  tout  à  l'heure  ;  après 
avoir  séparé  des  ténèbres  la  lumière  qui  consti- 
tue son  essence,  s'est  manifesté  à  sa  propre  vue 
sous  dix  formes  différentes  qui  sont  les  condi- 
tions générales  de  l'existence  et  de  la  pensée. 
Mais  ces  dix  formes,  ces  dix  modes  absolus  de 
la  nature  divine  peuvent  aussi  se  ramener  à 
trois  :  d'abord  Dieu  n'existe  qu'en  puissance 
dans  l'unité  ineffable  :  c'est  la  première  personne 
de  la  Trinité  ou  Dieu  le  Père;  puis  il  se  révèle 
à  lui-môme  et  se  crée  tout  un  monde  intelligi- 
ble ;  il  s'apparaît  comme  la  pensée,  comme  la 
raison  universelle  :  c'est  la  seconde  personne  de 
la  Trinité,  ou  le  Fils;  enfin  il  agit  et  il  produit,  sa 
volonté  s'exerce  et  sa  pensée  se  réalise  hors  de 
lui  :  c'est  la  troisième  personne  de  la  Trinité,  ou 
l'Esprit.  Dieu,  passant  éternellement  par  ces 
trois  états,  nous  ofifre,  dit  Fludd  en  se  servant 
d'une  expression  déjà  employée  dans  les  écrits 
de  Mercure  Trismégiste,  l'image  d'un  cercle 
dont  le  centre  est  partout  et  la  circonférence 
nulle  part  :  cujus  cenlrum  est  in  omnibus,  cir- 
cumferentia  extra  omnia  [Philosoph.  mes., 
sect.  I,  liv.  II,  ch.  iv). 

L'univers  ou  le  macrocosme  est  à  la  fois  une 
image  et  une  émanation  de  Dieu.  Il  se  divise  en 
trois  régions  qui  correspondent  aux  trois  per- 
sonnes de  la  Trinité,  et  se  distinguent  l'une  de 
l'autre,  non  par  la  place  qu'elles  occupent,  mais 
par  la  substance  dont  elles  sont  formées.  La 
première  est  la  région  empyrée  ou  la  nature 
angélique  ;  elle  se  compose  de  cette  partie  de 
l'éther  qui,  se  trouvant  en  contact  immédiat 
avec  la  lumière  la  plus  pure,  en  demeure  en 
quelque  sorte  imprégnée.  La  seconde  est  la  ré- 
gion éthérée  ou  le  ciel  des  étoiles  fixes,  dont  la 
substance,  aliment  de  toute  vie  et  véhicule  de 
toute  âme,  n'est  pas  autre  chose  que  l'éther.  La 
troisième,  formée  par  le  mélange  des  éléments 
et  appelée  pour  cette  raison  la  région  élémen- 
taire, est  celle  qu'occupent  notre  terre  et  les  au- 
tres planètes. 

Ce  que  Fludd  appelle  un  ange  n'est  pas  autre 
chose  qu'une  émanation  divine,  une  espèce  de 
souffle  animé,  plus  pur  que  l'éther  et  moins  pur 
que  la  lumière  dont  Dieu  se  sert  pour  agir  sur 
les  éléments  et  sur  toutes  les  parties  de  la  na- 
ture. En  un  mot,  les  anges  sont  les  organes 
plutôt  que  les  messagers  de  la  nature  divine, 
dont  leur  existence  ne  peut  pas  se  séparer.  Ce 


FLUD 


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FLUD 


sont  eux  qui  rassemblent  les  nuages,  qui  forment 
les  vapeurs  destinées  à  arroser  la  terre,  qui  pro- 
duisent les  météores  dont  nos  yeux  sont  trappes, 
«lui  dirigent  la  marche  des  planètes,  qui  l'ont 
croître  les  arbres,  les  plantes  et  même  les  mi- 
néraux. 11  y  a  plus,  dans  certains  phénomènes  do 
la  nature  regardés  comme  des  ellets  de  leur  in- 
tervention, ce  sont  eux-mêmes  que  nous  voyons 
et  que  nous  entendons.  Ainsi  le  vent,  c'est  un 
esprit  angclique  (jui  agite  les  éléments  et  dont 
la  voix  parvient  jusqu'à  nos  oreilles;  l'éclair, 
c'est  un  esprit  semblable  devenu  visible  pour 
nos  yeux.  Ils  sont  bons  ou  mauvais  ;  ils  méritent 
le  nom  d'anges  ou  d'esprits  des  ténèbres,  selon 
([ue  leur  pouvoir  s'exerce  dans  les  régions  supé- 
rieures du  macrocosme,  ou  qu'ils  se  mêlent  aux 
éléments  grossiers  de  la  terre.  Les  premiers  se 
divisent  en  trois  hiérarchies  et  en  neuf  ordres, 
conformément  aux  idées  consacrées.  Les  derniers 
se  partagent,  comme  les  éléments  mêmes  qu'ils 
habitent,  en  esprits  de  l'air,  esprits  de  la  terre, 
esprits  de  l'eau  et  esprits  du  feu.  De  cette  ma- 
nière il  n'y  a  rien  qui  ne  soit  animé,  qui  ne 
possède  un  certain  degré  de  vie,  de  sensibilité  et 
de  mouvement.  C'est  aussi  l'idée  qui  est  entrée 
plus  tard  dans  le  système  de  Spinoza  {Pkilosoph. 
mos.,  sect.  I,  liv.  V;  Macrocosme,  liv.  IV,  ch.  iv 
et  suiv.). 

Les  étoiles  fixes  dont  se  compose  la  région 
éthérée  sont  comparées  par  Robert  Fludd  à  des 
mamelles  qui  versent  sur  les  régions  inférieures 
le  lait  céleste,  c'est-à-dire  la  substance  même  de 
la  vie  et  l'aliment  nécessaire  à  tous  les  êtres,  la 
lumière  plus  ou  moins  mélangée,  qui  émane  du 
foyer  éternel.  Cette  nourriture  divine  forma  d'a- 
bord le  soleil,  placé  au  centre  de  l'univers,  sur 
une  ligne  qui  divise  le  ciel  en  deux  parties 
égales  ;  les  rayons  du  soleil,  se  combinant  avec 
la  substance  plus  grossière  qui  sépare  cet  astre 
de  la  terre,  donnent  naissance  aux  planètes;  et 
des  planètes  le  même  principe  descend  sur  tous 
les  êtres  dont  la  terre  est  peuplée  et  sur  tous  les 
matériaux  qu'elle  renferme  dans  son  sein.  C'est 
par  cette  théorie  d'une  émanation  universelle 
enveloppant  comme  dans  un  réseau  toutes  les 
parties  de  la  création  et  descendant  i)arune  foule 
de  canaux  intermédiaires  des  profondeurs  les 
plus  reculées  de  la  nature  divine  sur  le  dernier 
atome  de  la  matière,  que  Robert  Fludd  essaye 
de  justifier  les  rêveries  de  l'astrologie  judiciaire, 
les  merveilles  qu'on  raconte  de  la  sympathie  et 
de  l'antipathie,  la  croyance  pythagoricienne  à 
une  musique  céleste  formée  par  le  mouvement 
des  étoiles,  et  tant  d'autres  chimères  que  le  mys- 
ticisme n'est  pas  libre  de  répudier.  Toute  la 
médecine  hermétique,  et  celle  de  Fludd  en  par- 
ticulier, est  assise  sur  cette  base. 

Nous  arrivons  enfin  au  monde  que  nous  habi- 
tons, c'est-à-dire  au  ciel  élémentaire.  Connais- 
sant déjà  la  nature  générale  des  corps  dont  il 
est  composé,  nous  n'avons  plus  qu'à  indiquer 
rapidement  les  diverses  combinaisons  que  les 
corps  nous  présentent  et  la  manière  dont  la  vie 
se  développe  dans  leur  sein.  Or,  le  premier  degré 
de  la  vie  dans  le  ciel  élémentaire,  c'est  le  miné- 
ral. Le  minéral  est  un  être  animé  et  se  compose 
de  deux  parties  bien  distinctes,  dont  l'une  re- 
présente l'âme  et  l'autre  le  corps.  L'àme,  c'est 
une  étincelle  de  lumière  de  l'espèce  lapins  gros- 
sière, la  plus  propre  à  se  mêler  aux  éléments 
terrestres,  et  reçoit  des  alchimistes  le  nom  de 
soufre  ou  de  teinture.  Le  corps,  c'est  une  portion 
de  la  vapeur,  de  la  matière  ténébreuse  que  la 
terre  renferme  dans  son  sein  et  porte  plus  particu- 
lièrement le  nom  de  mercure.  Plus  le  premier  de 
ces  deux  principes  l'emporte  sur  le  second,  plus 
le  minéral  est  parfait,  c'est-à-dire  plus  il  appro- 


che de  l'air  qui  réunit  en  lui  toutes  les  perfec- 
tions de  ce  degré  de  l'existence.  Mais  le  minéral 
n'est  pas  seulement  un  être  animé,  il  est  au.ssi 
un  être  perfectible.  L'àme  qu'il  porte  dans  son 
sein  attirant  à  elle,  par  la  loi  des  sympathies,  les 
rayons  bienfaisants  des  astres,  se  développe,  .se 
transforme  sous  leur  influence,  et  cominunitiuc 
les  mêmes  changements  à  la  matière  qu'elle 
anime.  C'est  sur  cette  base  que  repose  la  chi- 
mère de  l'alchimie.  Ce  (juc  nous  venons  de  dire 
des  minéraux  s'appli(iue  aussi  aux  végétaux,  avec 
cette  différence,  que  l'àme  des  plantes  est  for- 
mée d'une  parcelle  de  l'éther^  et  non  de  cette 
lumière  impure  qui  se  combine  avec  les  élé- 
ments. L'àme  des  plantes  se  développe  sous  l'ac- 
tion du  soleil,  comme  celle  des  minéraux  sous 
l'action  des  planètes,  et  en  se  développant  elle 
se  multiplie;  car  chaque  graine  de  la  semence 
renfermée  dans  le  calice  des  fleurs  est  un  glo- 
bule de  lumière,  est  une  âme  distincte  que  re- 
couvre une  légère  enveloppe  d'eau  et  de  terre. 
La  même  différence  sépare  les  animaux  des  vé- 
gétaux. C'est  dans  les  animaux  que  l'éther  est  à 
l'état  le  plus  parfait,  et  de  la  proportion  dans 
laquelle  ce  fluide  vivifiant  est  réparti  entre  eux, 
dépend  leur  perfection  ou  leur  imperfection  rela- 
tive. L'homme  n'est  pas  seulement  le  plus  par- 
fait des  animaux,  il  est  quelque  chose  de  plus  ; 
il  porte  en  lui  une  âme  directement  émanée 
de  la  lumière  divine,  qui  forme  par  elle-même 
l'essence  de  Dieu  et  du  monde  intelligible  {Ma- 
crocosme, liv.  VI,  ch.  IV  et  suiv.). 

L'homme,  comme  nous  l'avons  déjà  observé, 
forme  à  lui  seul  tout  un  monde,  appelé  le  mi- 
crocosme, parce  qu'il  nous  offre  en  abrégé  toutes 
les  parties  de  l'univers.  Ainsi  la  tête  répond  à 
l'empyrée,  la  poitrine  au  ciel  éthéré  ou  moyen, 
et  le  ventre  à  la  région  élémentaire.  La  première 
est  le  siège  de  l'âme  intellectuelle  ;  la  seconde,  de 
l'âme  vitale  ;  la  troisième,  de  l'àme  sensitive. 
L'âme  intellectuelle,  c'est  l'étincelle  que  nous 
recevons  de  l'àme  universelle  dont  elle  nous 
offre  la  fidèle  image.  Lorsque,  se  détachant  en 
quelque  sorte  de  son  enveloppe  éthérée,  elle  se 
tourne  vers  la  région  sublime  d'où  elle  est  des- 
cendue, elle  prend  le  nom  d'intelligence.  Si,  au 
contraire,  elle  abaisse  ses  regards  sur  elle-même 
et  vers  les  régions  inférieures,  elle  s'appelle  la 
raison.  La  raison  et  l'intelligence  réunies  à  la 
substance  de  l'âme  constituent  dans  les  propor- 
tions du  fini  le  mystère  de  la  Trinité.  L'àme 
vitale,  formée  de  l'éther  le  plus  pur,  est  le  prin- 
cipe de  l'activité,  du  mouvement  et  de  la  vie 
morale  ;  car,  placée  entre  l'intelligence  et  les 
sens  qui  la  sollicitent  dans  deux  directions  con- 
traires, elle  est  seule  capable  de  faire  un  choix 
bon  ou  mauvais  et  d'être  par  habitude  ver- 
tueuse ou  corrompue.  Enfin  l'âme  sensitive  ou 
élémentaire  réside  dans  le  sang  et  est  l'agent  de 
la  sensation,  de  la  nutrition,  de  la  reproduction, 
en  un  mot  de  toutes  les  fonctions  organi- 
ques. Toutes  les  parties  du  grand  et  du  petit 
monde  correspondent  entre  elles  par  la  loi  des 
sympathies  et  agissent  nécessairement  les  unes 
sur  les  autres;  enfin  l'homme,  aussi  bien  que  le 
minéral  et  la  plante,  peut  subir  au  moyen  de 
l'art  une  transformation  merveilleuse,  et  con- 
quérir dès  cette  vie  le  don  de  l'immortalité. 
C'est  aussi,  comme  on  sait,  le  rêve  de  Condorcet, 
et  il  est  vraiment  étrange  de  voir  un  des  plus 
hardis  représentants  de  cette  philosophie  du 
xviii'  siècle,  si  railleuse  et  si  sceptique,  arriver 
au  même  résultat  que  les  chercheurs  de  la  pierre 
philosophale  et  les  fabricants  d'élixir  de  vie. 
Mais  les  espérances  et  les  désirs  infinis  que  ren- 
ferme le  cœur  de  l'homme  se  font  jour  dans 
tous  les  temps,  même  dans  ceux  où  les  boule- 


FLUG 


—  542  — 


FOI 


versements  les  plus  terribles  ne  semblent  laisser 
de  place  qu'au  desespoir  et  au  doute. 

Le  système  que  nous  venons  d'exposer  est, 
selon  Robert  Fludd,  aussi  ancien  que  le  genre 
humain.  Miraculeusement  enseigné  au  premier 
liomme,  il  s'est  transmis  par  la  tradition  aux 
patriarches,  à  Moïse,  à  tous  les  âges  de  l'Ancien 
Testament,  jusqu'au  temps  où  le  Christ  jugea 
nécessaire  de  le  révéler  une  seconde  fois.  Seul 
il  nous  fournit  l'explication  de  tous  les  mystères 
du  christianisme  et  de  tous  les  textes  de  l'Écri- 
ture sainte  ;  hors  de  lui  il  n'y  a  que  folie  et 
mensonge  inspirés  par  l'esprit  des  ténèbres.  Ce 
qu'il  y  a  de  vrai  dans  la  philosophie  païenne  est 
un  souvenir  ou  un  emprunt  de  cette  sagesse 
traditionnelle  et  surnaturelle  gue  Dieu,  dans 
tous  les  temps,  a  réservée  à  ses  élus.  Pythagore, 
Platon,  Mercure  Trismégiste,  les  seuls  philoso- 
phes de  l'antiquité  dont  Fludd  fasse  quelque  cas, 
connaissaient  parfaitement,  selon  lui,  les  livres 
de  Moïse  et  jusqu'aux  traditions  les  plus  secrètes 
du  peuple  juif;  mais,  séduits  par  une  gloire  men- 
songère, les  ingrats  ont  caché  le  nom  de  leurs 
naaîtres  et  ont  mêlé  l'erreur  à  la  vérité.  Aristote 
n'a  pas  même  ce  mérite;  il  est  resté  complète- 
ment étranger  aux  lumières  de  la  révélation,  il 
n'a  pas  connu  d'autres  guides  que  la  raison  et 
l'expérience  :  aussi  ses  écrits  sont-ils  un  tissu 
de  folies  et  d'erreurs  ■  il  est  la  cause  de  toutes 
les  hérésies  qui  ont  déchiré  et  déchirent  encore 
le  sein  de  l'Église  {Philosoph.  jnos.,  sect.  I, 
liv.  II  et  III). 

Ces  idées,  non  moins  contraires  à  la  religion 
qu'à  la  raison  et  à  la  philosophie  du  temps,  sur 
laquelle  Aristote  régnait  encore,  attirèrent  à 
Robert  Fludd  de  nombreux  adversaires,  parmi 
lesquels  Gassendi  est  le  plus  célèbre.  Son  livre 
intitulé  :  Exercilalio  in  Fluddanam  pliiloso- 
phiam  (in-12,  Paris,  1630),  est  à  la  fois  un  modèle 
d'exposition  et  de  critique  polie.  Quant  aux  écrits 
de  Fludd,  ils  ne  forment  pas  moins  de  8  vol. 
in-f"  ;  en  voici  les  titres  :  Utriusque  cosmi  me- 
taphysica,  physica  atque  technica  hisloria,  Op- 
penheim,  1617  :  —  de  Supernaturali,  naturali, 
prœlernaluraii  et  contranalurali  microcosmi 
historia,  ib.,  1619-1621; —  de  Naturœ  simia, 
seu  technica  macrocosmi  hisloria,  Francfort, 
1624;  —  Veritalis  proscenium,  ib.,  1621;  — 
Monochordon  lyrœ  symphonicum,  ib.,  1622  et 
1623;  —  Anatomiœ  theatrum,  ib.,  1623;  — 
Medicina  calholica,  etc.,  ib.,  1G29;  —  Inlegrum 
morborum  mysterium,  ib.,  1631  ;  —  Philosophia 
sacra  et  vere  christiana,  ib.,  1629;  —  Sophiœ 
cum  moria  certamen,  ib.,  1629;  —  Summum 
bonum,  ib.,  1629,  publié  sous  le  pseudonyme  de 
Joachim  Frizius;  —  Clavis  philosophiœ  et  al- 
chymiœ  Fluddanœ,  ib.,  1633;  —  Philosophia 
mosaica,  etc.,  Gouda,  1638;  —  Pathologia  dœ- 
moniaca,  ib.,  1640; — Apologia  compendiaria 
fraternitatcm  de  Rosea-Cruce  suspicionis  et 
infamiœ  maculis  aspersam  abluens,  in-8,  Leyde, 
1617  ;  —  Tractatus  apologeticus,  etc.,  in-8,  ib., 
même  année;  —  Tractatus  theologiœ  philoso- 
phicœ,  etc.,  in-4,  Oppenheim,  1617.  — Gassendi  a 
publié  un  examen  de  la  doctrine  de  Fludd  sous 
ce  double  titre  :  EpistoUca  dissertalio,  in  qua 
prœcipua  principia  philosophiœ  Rob.  Fluddi 
deteguntur,  Paris,  1631,  in-12;  ou  Examen  phi- 
losophiœ Fluddanœ,  dans  le  tome  III  de  ses 
Œuvres. 

FLUGGE  (Chrislian-Guillaume),  né  en  1772,  à 
Winsen,  près  de  Lunebourg,  passa  toute  sa  vie 
dans  des  fonctions  ecclésiastiques,  et  s'occupa 
spécialement  de  théologie  ;  mais  il  publia  au.ssi 
sur  l'histoire  de  la  philosophie  quelques  écrits 
dignes  de  lui  assurer  une  place  dans  ce  recueil. 
Ce  sont  les  suivants  ;  Histoire  de  la  croyance  à 


l'immortalité,  à  la  résurrection,  au  jugement 
dernier,  etc.,  deux  parties  in-8,  Leipzig,  1794- 
1795  (ail.);  — Essai  d'une  exposition  historique 
et  critique  de  l'influence  de  la  philosophie  de 
Kant  sur  la  religion  et  la  théologie,  in-8,  Ha- 
novre, 1796-1798  (ail.).  X. 

FOI.  Ce  nom,  qui  joue  un  si  grand  rôle  dans 
notre  histoire  intellectuelle  et  morale,  et  même 
dans  notre  histoire  politique,  n'avait  chez  les 
anciens  aucun  sens  détermine.  Ce  que  les  Grecs 
désignaient  par  le  mot  iriçTiç  et  les  latins  par  le 
mot  fides,  c'était  indifféremment,  et  la  croyance 
que  nous  accordons  à  un  fait,  et  la  confiance  que 
nous  donnons  à  un  homme,  et  les  qualités  que 
la  confiance  est  obligée  de  supposer,  c'est-à-dire 
la  bonne  foi,  la  fidélité  à  ses  engagements,  et 
enfin  la  parole  que  nous  offrons  comme  témoi- 
gnage et  comme  garantie  de  ces  qualités.  Sans 
doute  ces  notions  diverses  n'eussent  jamais  été 
confondues  sous  un  même  signe,  si  elles  ne  se 
rattachaient  à  un  principe  commun,  profon- 
dément enraciné  dans  l'àme  humaine;  mais  à 
l'époque  dont  nous  parlons,  ce  principe  n'a  pas 
encore  été  nettement  aperçu  par  la  conscience  ; 
on  ne  lui  a  pas  encore  fait  sa  place  dans  la 
philosophie  ni  dans  la  religion.  Il  est  à  remar- 
quer, en  effet,  que  les  religions  de  l'antiquité, 
essentiellement  variables  et  mobiles,  toujours 
prêtes  à  adopter  des  dieux  nouveaux,  et  à  se 
mêler  les  unes  avec  les  autres,  se  fondaient  sur 
l'imagination  bien  plus  que  sur  la  foi,  sur  un 
entraînement  involontaire  excité  par  la  poésie, 
par  les  arts  ou  par  la  magnificence  de  la  nature, 
bien  plus  que  sur  une  soumission  réfléchie  de  la 
volonté  et  de  l'intelligence.  Aussi  les  dogmes  y 
tiennent-ils  moins  déplace  que  les  légendes,  que 
les  théogonies  et  les  cosmogonies,  et  la  morale  y 
est-elle  presque  sacrifiée  entièrement  au  culte 
extérieur. 

Depuis  l'avènement  du  christianisme  jusque 
dans  ces  derniers  temps,  le  mot  foi  a  été  pris 
dans  un  sens  exclusivement  théologique  et  reli- 
gieux. Il  est  resté  consacré  à  la  persuasion  où 
nous  sommes  que  certains  dogmes  présentés  à 
notre  esprit  comme  une  révélation  surnaturelle 
de  Dieu  ont  été  réellement  communiqués  aux 
hommes  de  cette  manière,  et  sont,  alors  même 
que  nous  ne  pourrions  pas  les  comprendre,  ab- 
solument vrais.  Il  y  a  plus  :  ce  sentiment  lui- 
même,  et  non  pas  seulement  les  dogmes  auxquels 
il  se  rapporte,  est  regardé  généralement  parmi 
les  théologiens  comme  un  fait  inexplicable  par 
les  conditions  ordinaires  de  la  persuasion  hu- 
maine, ou  comme  une  vertu  surn  iturelle.  C'est 
à  ce  point  de  vue  qu'on  a  distingué  l'ordre  de  la 
foi  do  l'ordre  de  la  raison,  bien  qu'il  soit  im- 
possible apriori  de  les  mettre  en  opposition  l'un 
avec  l'autre.  «  Comme  la  raison,  dit  Leibniz 
[Discours  de  la  conformité  de  la  foi  avec  la  rai- 
son, §  39),  est  un  don  de  Dieu  aussi  bien  que  la 
foi,  leur  combat  ferait  combattre  Dieu  contre 
Dieu;  et  si  les  objections  de  la  raison  contre 
quelque  article  de  foi  sont  insolubles,  il  faudra 
dire  que  ce  prétendu  article  sera  faux  et  non 
révélé  :  ce  sera  une  chimère  de  l'esprit  humain, 
et  le  triomphe  de  cette  foi  pourra  être  comparé 
aux  feux  de  joie  que  l'on  fait  après  avoir  été 
battu.  » 

Enfin,  et  le  nom  et  le  principe  de  la  foi  se  sont 
introduits  assez  récemment  dans  la  spéculation 
philosophique,  mais  avec  une  signification  bien 
différente  de  celle  qu'ils  tiennent  de  la  théologie. 
Lorsque  Kant,  par  les  procédés  de  sa  terrible 
critique,  eut  réduit  les  principes  les  plus  absolus 
de  la  raison  humaine,  les  idées  sur  lesquelles  se 
fonde  toute  certitude  et  toute  science  à  l'état  de 
pures  catégories  ou  de  formes  entièrement  sté- 


FOI 


—  543 


FOI 


riles  par  elles-mêmes,  et  bonnes  seulement  pour 
mettre  de  l'ordre  dans  les  phénomènes  perçus 
par  nos  sens,  des  voix  éloquentes  s'élevèrent  en 
Allemagne,  entre  autres  celles  de  Haïuann,  de 
Jacobi  et  ae  Herdcr,  pour  protester  au  nom  de 
la  foi  {das  Glauben)  contre  ce  scepticisme  d'une 
nouvelle  espèce.  Mais  qu'est-ce  que  la  foi  pour 
les  philosophes  dont  nous  venons  de  parler? 
C'est  la  certitude  immédiate  et  irrésistible  où 
nous  sommes  que  les  idées  de  notre  r.iison  et  les 
perceptions  de  nos  sens  se  rapportent  à  des  objets 
réels  ainsi  que  le  sentiment  de  notre  propre 
existence  ;  c'est  la  conscience  que  nous  avons 
d'être  en  rapport  avec  les  êtres,  avec  la  vérité  et 
avec  la  source  infinie  de  toute  vérité  et  de  tout 
être;  c'est  ce  rapport  lui-même  se  faisant  sentir 
à  notre  âme  d'une  manière  incompréhensible  et 
indépendamment  de  toute  réflexion.  La  foi,  dans 
ce  sens,  est  un  fait  purement  naturel  qui  existe 
indistinctement  chez  tous  les  hommes  et  sert  de 
base  à  tous  nos  jugements,  à  toutes  nos  con- 
naissances et  à  toutes  nos  actions.  «  Nous  tous 
tant  oue  nous  sommes,  écrivait  Jacobi  à  Men- 
delssonn,  nous  sommes  nés  dans  la  foi  et  devons 
rester  dans  la  foi,  comme  nous  sommes  tous  nés 
dans  la  société  et  devons  y  passer  notre  vie.  » 
«  Sans  la  foi,  dit-il  ailleurs,  nous  ne  pouvons  ni 
sortir  de  notre  maison,  ni  nous  asseoir  à  lable, 
ni  nous  meltre  au  lit.  »  A  cette  foi  naturelle 
correspond  aussi  une  révélation  naturelle  supé- 
rieure et  antérieure  aux  efforts  réiléchis  de  la 
science.  Kant  lui-même  reconnaît  au  nom  de  la 
foi  l'existence  de  Dieu  qu'il  a  refusé  d'admettre 
au  nom  de  la  raison.  Mais  pour  lui,  encore  plus 

![ue  pour  les  philosophes  qui  lui  ont  succède,  la 
bi  est  un  fait  naturel  qui  résulte  inévitablement 
des  lois  les  plus  essentielles  de  notre  existence. 
D'une  part,  la  règle  absolue  du  devoir;  de  l'autre, 
le  désaccord  que  nous  apercevons  entre  la  mora- 
lité et  le  bonheur,  le  font  croire,  bien  que  la 
raison  ne  puisse  pas  lui  en  fournir  la  preuve,  à 
l'existence  d'une  autre  vie  et  d'un  être  tout-puis- 
sant, rémunérateur  infaillible  du  bien  et  du 
mal.  En  dehors  de  la  philosophie,  dans  les  habi- 
tudes générales  du  langage  et  de  l'esprit  mo- 
derne, l'idée  de  la  foi  est  sortie  également  de  ses 
anciennes  limites,  celles  de  la  splière  purement 
religieuse,  et  semble,  si  l'on  peut  s'exprimer 
ainsi,  vouloir  se  séculariser.  N'entendons-nous 
point  parler  chaque  jour  de  la  foi  de  l'artiste  en 
son  art,  du  poète  dans  la  poésie,  de  l'homme 
d'État  dans  les  principes  selon  lesquels  il  doit 
gouverner,  et  de  l'homme,  en  général,  en  lui- 
même?  Ces  expressions,  complètement  inconnues 
au  xvii°  siècle,  désignent  le  même  fait  que  les 
philosophes  de  l'Allemagne  ont  opposé  au  scep- 
ticisme de  Kant,  et  les  philosophes  écossais  au 
scepticisme  de  Hume  et  à  l'idéalisme  de  Ber- 
keley. 

.  La  philosophie  étant  une  science  de  raison- 
nement et  d'observation  oîi  rien  ne  doit  être 
admis  qui  ne  soit  rigoureusement  démontré  et 
parfaitement  accessible  à  la  raison  ou  à  l'expé- 
rience, nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici  de 
la  foi  entendue  dans  l'acception  théologique, 
comme  une  vertu  surnaturelle  qui  nous  fait 
croire  à  une  révélation  non  moins  en  dehors  des 
lois  de  la  nature  ;  mais  nous  rechercherons  s'il 
n'existe  pas  sous  le  même  nom  un  fait  universel 
et  naturel  qu'il  soit  impossible  de  confondre 
avec  aucun  autre,  et  dont  la  présence  se  révèle 
également  chez  tous  les  hommes;  nous  exami- 
nerons en  même  temps  quels  sont  les  caractères 
de  cetle  foi  naturelle,  quel  rôle  elle  doit  rem- 
plir et  remplit  à  notre  insu  ou  malgré  nous  dans 
notre  existence  intellectuelle  et  morale;  quelles 
sont  enfin  les  difl'érentes  sphères  de  notre  intel- 


ligence et  de  notre  activité  oii  son  intervention 
devient  légitime  ou  nécessaire. 

Personne  ne  contestera,  sins  doute,  que  croire 
et  comprendre  soient  deux  opérations  essentiel- 
lement différentes,  bien  que  toutes  deux  con- 
formes aux  lois  générales  de  notre  nature.  Il  y 
a  des  choses  que  l'on  comprend,  c'est-à-dire  que 
notre  esprit  se  représente  sans  difficulté,  dont  il 
se  fait  une  idée  nette  et  parfaitement  d'accord 
avec  elle-même,  mais  que  l'on  ne  croit  pas  :  par 
exemple,  un  poème  oii  les  règles  de  l'unité  et 
de_  la  vraisemblance  sont  bien  observées,  ou 
même  une  de  ces  hypothèses  dont  l'histoire  de 
la  philosophie  est  si  riche,  et  dans  lesquelles  le 
génie  a  souvent  dépensé  toutes  ses  forces.  11  y  a 
aussi  des  choses  que  l'on  croit,  non  par  un  sa- 
crifice volontaire  de  sa  raison  et  de  sa  liberté, 
mais  par  une  nécessité  irrésistible  de  notre  nature 
intellectuelle,  et  que  l'on  chercherait  vainement 
à  comprendre.  Ainsi  je  crois  que  tout  phénomène 
se  passe  dans  une  substance  ;  que  moi,  je  suis  un 
être  identique,  malgré  les  changements  que  je  su- 
bis sans  cesse,  mais  je  ne  comprends  pas  l'existence 
simultanée  de  ces  divers  objets  de  ma  connais- 
sance, ni  le  rapport  qui  les  unit  entre  eux.  Bien 
plus:  il  y  a  des  faits  qui  me  touchen-t  immédia- 
tement, dont  je  suis  siir.  c'est-à-dire  que  je  crois, 
parce  que  j'en  ai  l'expérience;  mais  que  je  ne 
comprends  pas  davantage  :  telle  est  l'action  que 
mon  âme,  au  moyen  de  hi  volonté,  exerce  sur  mon 
corps;  telle  est  la  sensation  que  des  agents  insen- 
sibles, que  des  éléments  bruts,  mis  en  contact  avec 
nos  organes,  font  parvenir  à  ma  conscience;  tels 
sont_  aussi  tous  les  yihénomènes  de  la  vie,  de  la 
génération  et  de  l'organisme.  Dans  les  cas  les 
plus  nombreux  on  croit  et  l'on  comprend  tout  à 
à  la  fois,  et  la  réunion  de  ces  deux  actes  de 
notre  esprit  constitue,  à  proprement  parler,  la 
connaissance  :  car  qu'est-ce  qu'on  appelle  con- 
naître sinon  la  certitude  ou  la  croyance  irré- 
sistible qu'un  objet  conçu  par  notre  intelligence 
existe  réellement  et  tel  que  notre  esprit  se  le 
représente?  Mais  les  deux  éléments  ainsi  réunis 
conservent  leur  caractère  propre  et  se  mêlent 
sans  se  confondre  :  la  compréhension,  si  l'on 
peut  s'exprimer  ainsi,  ou  la  faculté  que  nous 
avons  de  nous  représenter  certaines  choses,  un 
certain  ordre  d'idées,  sans  blesser  en  aucune 
manière  les  règles  de  la  logique  et  les  condi- 
tions générales  de  la  pensée,  nous  introduit  seu- 
lement dans  le  domaine  du  possible,  nous  donne 
la  forme  des  objets  et  leurs  rapports;  la  foi  (car 
il  est  impossible  de  donner  un  autre  nom  à  la 
simple  faculté  de  croire),  la  foi  nous  introduit 
dans  le  domaine  de  la  réalité,  et  nous  donne, 
non  plus  la  forme,  mais  l'existence  même  des 
objets  sur  lesquels  s'exerce  notre  intelligence. 
C'est  lorsqu'on  ne  tient  pas  compte  de  ce  second 
élément  qu'on  peut  arriver,  à  l'exemple  de  Kant, 
par  le  chemin  de  l'idéalisme  au  scepticisme; 
lorsqu'on  s'en  préoccupe  d'une  manière  exclu- 
sive ou  qu'on  l'isole  tout  à  fait  pour  l'élever  au- 
dessus  de  l'élément  précédent,  on  tombe  avec 
Jacobi  dans  le  mysticisme. 

Au  point  de  vue  général  où  nous  venons  de 
nous  placer  il  est  impossible  qu'il  reste  le 
moindre  doute  sur  l'existence  même  du  fait  que 
nous  voulons  établir.  Il  s'agit  maintenant  de  le 
définir  avec  plus  d'exactitude,  d'en  déterminer 
plus  nettement  la  nature  et  les  conditions,  et  de 
le  distinguer  avec  soin  de  tous  ceux  avec  lesquels  . 
on  pourrait  le  confondre. 

Croire,  dans  le  sens  philosophique  du  mot, 
n'est  pas  la  même  chose  que  juger.  Juger,  c'est 
affirmer  ou  nier  intérieurement;  c'est  un  acte 
qui  m'appartient,  que  je  puis  suspendre  ou  pro- 
duire à   volonté,    en   résistant   aux  plus  vives 


FOI 


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FOI 


sollicitations.  N"a-l-on  pas  vu,  en  effet,  des 
hommes  égarés  par  l'esprit  de  système  prononcer 
(les  jugements  entièrement  opposés  à  leurs  in- 
stincts naturels,  nier,  par  exemple,  leur  propre 
identité,  leur  propre  liberté  ou  l'existence  du 
monde  extérieur,  et  se  montrer  dans  leurs  actions 
convaincus  du  contraire?  Mais  croire  ne  dépend 
l)as  de  moi,  et  l'exemple  même  (jue  nous  venons 
de  citer  nous  prouve  qu'il  y  a  des  croyances  tel- 
lement inhérentes  à  notre  nature,  tellement  es- 
sentielles à  notre  existence,  ([ue  toutes  les  erreurs 
du  jugement  ne  sauraient  les  atteindre.  Seule- 
ment il  faut  distinguer  ces  croyances  naturelles 
et  irrésistibles  du  sacrifice  tout  à  fait  volontaire 
(|ue  les  hommes  font  souvent  de  leur  raison  et 
de  leur  volonté,  afin  de  n'avoir  pas  la  peine  de 
penser  et  d'agir  par  eux-mêmes. 

Croire  dllfère  également  de  sentir;  car  je 
crois  à  des  choses  complètement  étrangères  à 
ma  sensibilité  :  par  exemple  à  l'infini,  au  temps 
et  à  l'espace,  à  la  loi  du  devoir,  à  un  être,  sujet 
invisible  des  phénomènes  qui  tombent  sous  mes 
sens.  D'ailleurs  le  sentiment  est  mobile  et  per- 
sonnel ;  il  augmente,  il  diminue,  il  disparaît 
ontièment  pour  renaître.  Ce  que  j'éprouve  ac- 
tuellement, je  ne  l'éprouve  pas  toujours  ou  je  ne 
réprouve  pas  au  même  degré  sous  l'influence 
des  mêmes  causes;  il  est  possible  que  les  autres 
n'en  aient  aucune  idée,  et  il  existe  en  effet  sous 
ce  rapport  une  très-grande  diversité,  ou  du 
moins  une  très-grande  inégalité  entre  les  hom- 
mes. Mais  un  grand  nombre  de  nos  croyances, 
précisément  celles  que  nous  avons  citées  tout  à 
l'heure,  sont  nécessaires,  invariables  et  univer- 
selles: en  même  temps  que  je  les  reconnais  en 
moi,  il  m'est  impossible  de  supposer  qu'elles 
n'existent  pas  chez  tous  les  hommes,  ou  plutôt 
chez  tous  les  êtres  intelligents,  qu'elles  souffrent 
un  seul  instant  d'interruption  et  soient  suscepti- 
bles de  s'affaiblir  ou  de  gagner  en  force. 

Enfin  nous  sommes  obligés  de  distinguer  aussi 
en  un  sens  la  loi  de  la  certitude.  Sans  doute  nous 
tenons  pour  certain  tout  ce  que  nous  croyons, 
si  par  certitude  on  entend  l'absence  du  doute. 
Mais  telle  n'est  pas  la  vraie  ou  du  moins  la  com- 
plète signification  du  mot  foi  :  la  certitude  a 
pour  condition  l'évidence,  et  l'évidence,  comme 
l'a  très-bien  définie  Descartes,  c'est  la  clarté  et 
la  distinction  des  idées;  c'est  la  qualité  par  la- 
quelle certains  objets  de  la  pensée  se  montrent 
tout  entiers  à  notre  esprit  attentif,  de  telle  sorte 
qu'il  puisse  sans  difficulté  les  comprendre  et  en 
saisir  tous  les  rapports.  Or  il  n'y  a  que  deux 
classes  d'objets  qui  soient  véritablement  dans  ce 
cas  :  les  phénomènes  que  nous  ajiercevons  d'une 
manière  immédiate  par  la  conscience  ou  par  les 
sens,  et  les  relations  que  le  raisonnement  et  l'a- 
nalyse nous  font  découvrir  entre  les  idées,  en- 
tre les  principes  déjà  antérieurement  établis 
dans  notre  pensée.  Ainsi,  quand  j'éprouve  de  la 
joie  ou  de  la  douleur,  et  qu'en  même  temps 
j'observe  ce  que  j'éprouve;  quand  j'aperçois  hors 
de  moi  des  couleurs,  des  formes,  des  mouve- 
ments, et  que  mon  attention  s'y  arrête  dans  une 
mesure  suffisante,  que  me  reste-t-il  à  désirer 
par  rapport  à  la  connaissance  de  ces  laits?  Sins 
doute  j'aurai  encore  beaucoup  à  faire  si  j'en 
veux  savoir  la  raison,  la  cause,  les  conséquences, 
c'est-à-dire  ce  qui  les  précède,  les  suit  et  les 
domine;  mais  les  faits  eux-mêmes,  je  ne  puis 
espérer  et  je  ne  conçois  pas  qu'il  soit  possible  de 
les  voir  autrement  que  l'expérience  me  les 
montre;  c'est  précisément  leur  nature  d'être 
embrassés,  d'être  connus  tout  entiers  par  l'expé- 
rience :  aussi  ont-ils  toujours  été  exceptés  des 
attaques  du  scepticisme.  On  remarque  un  carac- 
tère tout  à  fait  semblable  dans  les  relations  (jue 


nous  découvrons  à  l'aide  du  raisonnement  et  de 
la  comparaison  entre  des  idées  ou  des  principes 
déjà  connus,  en  un  mot  dans  tous  nos  jugements 
analyticiues.  Par  exemple,  quand  j'ai  démontré 
en  géométrie  que  les  trois  angles  d'un  triangle 
sont  éçaux  à  deux  angles  droits,  mon  esprit  est 
satisfait,  le  rapport  (jue  je  chercnais  à  connaître 
se  montre  à  moi  tout  entier  dans  le  jour  le  plus 
parfait,  et  je  ne  conçois  pas  qu'il  soit  possible 
d'y  ajouter  quelque  chose.  Les  mathématiques 
ne  sont  qu'une  suite  de  rapports  de  cette  espèie, 
c'est-à-dire  une  suite  d'équations  :  voilà  pour- 
quoi elles  nous  offrent  le  modèle  le  plus  accom- 
pli de  l'évidence  et  de  la  certitude  qui  en  est  la 
suite.  De  plus,  les  idées  mêmes  sur  lesquelles 
les  mathématiques  se  fondent,  les  idées  de  trian- 
gle et  de  carre  parfaits,  de  ligne  sans  surface, 
de  surface  sans  profoncleur,  de  point  sans  au- 
cune dimension,  étant  pour  la  plupart  de  pures 
créations  de  l'esprit,  sont  aussi  embrassées  et 
comprises  par  l'esprit  avec  une  entière  évidence 
comme  les  r.ipports  auxquels  elles  donnent  lieu. 
Mais  la  foi  n'est  pas  renfermée  dans  les  mêmes 
limites  et  ne  reconnaît  pas  les  mêmes  condi- 
tions. Là  où  cesse  lévidence  il  y  a  encore  de  la 
place  pour  la  foi.  La  foi  est  une  espèce  de  certi- 
tude qui  se  passe  de  l'évidence  et  qui  a  pour  ob- 
jet propre,  non  les  formes,  mais  la  réalité;  non 
les  phénomènes,  mais  les  êtres;  non  de  simples 
équations  entre  nos  idées,  mais  le  commerce 
actif  et  vivant  de  toutes  les  existences.  Peut-on 
dire,  en  effet,  comme  on  le  dit  avec  vérité  des 
phénomènes  et  de  ces  rapports  purement  logi- 
ques dont  nous  ])arlions  tout  à  l'heure,  que  nous 
embrassions  les  êtres  tout  entiers  dans  les  idées 
(jue  la  raison  nous  en  donne  ?  Pour  soutenir 
celte  opinion,  il  faut  admettre  avec  certains  mé- 
taphysiciens de  l'Allemagne  que  les  idées  et  les 
existences,  que  l'être  et  la  pensée  sont  une  seule 
et  même  chose  ;  que  la  pensée  est  tout,  homme, 
Dieu,  nature,  et  que  les  objets  qui  ne  peuvent 
se  confondre  absolument  avec  elle  ne  sont  rien. 
Les  conséquences  de  cette  doctrine  sont  connues 
et  n'ont  jamais  été  dissimulées  :  c'est  que  tous 
les  phénomènes,  tous  les  accidents  de  la  nature, 
tous  les  événements  de  l'histoire,  n'étant  que 
des  modes  ou  des  formes  de  la  pensée  univer- 
selle, se  suivent  dans  un  ordre  rigoureusement 
nécessaire,  conduits  par  les  seules  lois  d'une 
éternelle  dialectique;  c'est  que  toute  action  libre 
et  spontanée,  toute  puissance  efficace,  toute 
production  réelle  est  impossible;  c'est  qu'enfin 
la  distinction  des  êtres  et  des  existences,  même 
celle  du  fini  et  de  l'infini,  de  Dieu  et  de  la  créa- 
lion,  est  une  pure  chimère.  Nous  démontrerons 
et  nous  avons  déjà  démontré  ailleurs  la  vanité 
ambitieuse  de  ce  système  (vov.  Création.  Hegel, 
Panthéismf).  Mais  si  l'on  aàmet  que  la  pensée 
ou  la  raison,  au  moins  telle  qu'elle  existe  dans 
les  limites  de  la  nature  humaine,  n'est  pas  ab- 
solument tout;  si,  au  delà  des  formes  représen- 
tatives, ou  comme  on  voudra  les  appeler,  des 
fonctions,  des  catégories,  des  concepts  de  cette 
pensée,  il  y  a  encore  de  l'être,  comment  pou- 
vons-nous y  atteindre,  sinon  par  la  foi  ?  Nous 
entendons  parler  d'une  foi  universelle,  sponta- 
née et  naturelle  comme  la  vie,  comme  l'exis- 
tence, comme  la  raison  elle-même,  dont  elle  est 
inséparable.  Il  y  a  plus  :  l'être  une  fois  admis, 
non  pas  comme  une  simple  forme  de  notre  in- 
telligence, mais  comme  une  réalité,  il  est  évi- 
dent (ju'il  déborde  toutes  nos  idées  et  toutes  nos 
facultés  compréhensives  ;  il  est  évident  que 
nous  ne  concevons  ni  ne  pouvons  nous  représen- 
ter tout  ce  qui  est.  C'est  cela  même  qu'exprime 
l'idée  de  l'infini  telle  cju'elle  existe  dans  notre 
intelligence  finie.   L'idée  de  l'infini,  pour  nous, 


FOI 


54- 


FOL 


ost  tùut  entière  un  acte  de  foi.  C'est  la  croyance 
inébranlable  et  irrésistible  que,  par  delà  l'être 
nue  nous  concevons,  que  nous  sommes  en  étal 
de  nous  représenter  sous  une  forme  ou  sous  une 
autre,  il  y  a  encore  l'être  que  nous  ne  concevons 
pas,  ou  qui  échappe  à  toutes  les  formes  déter- 
minées de  notre  intelligence.  S'il  en  était  autre- 
ment, l'infiui  ne  serait  qu'une  l'orme  du  fini,  et 
il  faudrait  donner  raison  encore  une  fois  'd  ceux 
qui,  sous  prétexte  de  tout  expliquer,  d'intro- 
duire partout  la  lumière  de  l'évidence  et  de  la 
démonstration,  ont  au  contraire  tout  obscurci  et 
tout  confondu  dans  leur  panthéisme  algébriciue. 
C'est  à  la  croyance  dont  nous  parlons  que  se 
rattache  la  foi  universelle  du  genre  humain  dans 
l'incompréhensible  et  dans  l'inconnu  ;  c'est  à 
elle  que  la  poésie  doit  la  plus  grande  partie  de 
sa  puissance,  et  elle  fait  l'essence  même  de  la 
religion,  qui  ne  saurait  vivre  sans  mystères. 
Ainsi  la  foi  nous  donne  en  même  temps  l'exis- 
tence des  êtres  en  général  et  l'existence  de 
l'être  infini  comme  parfaitement  distincte  de 
celle  du  fini  :  deux  résultats  que  nous  deman- 
derions en  vain  au  raisonnement  et  à  l'expé- 
rience, et  sans  lesquels  toutefois  le  raisonne- 
ment et  l'expérience  seraient  entièrement  im- 
possibles. 

Ne  craignons  pas,  avec  un  tel  principe,  de 
nous  perdre  dans  les  ténèbres  du  mysticisme. 
La  foi,  dans  les  conditions  où  nous  sommes  for- 
cés de  l'admettre,  et  telle  qu'elle  existe  dans  la 
conscience  de  tous  les  hommes,  est  inséparable 
de  la  raison.  Ce  n'est  qu'avec  les  idées  de  la 
raison  qu'elle  pénètre  dans  notre  âme,  et  avec 
leur  concours  ou  sous  leur  contrôle,  que  son 
existence  est  possible.  Elle  est,  à  proprement  par- 
ler, l'acte  par  lequel  l'être  absolu,  objet  su- 
prême, objet  véritable  de  toutes  nos  connais- 
sances et  de  toutes  nos  croyances,  s'unit  à  nous 
et  descend  dans  notre  esprit  sous  la  forme  de 
ces  idées,  suns  que  celles-ci,  comme  nous  l'avons 
démontre  tout  à  l'heure,  puissent  le  contenir 
tout  entier.  En  effet,  quel  est  le  caractère  essen- 
tiel et  invariable  de  la  foi?  C'est  de  supposer 
l'existence  d'une  vérité  objective  et  absolue 
réellement  présente  à  notreesprit  dans  la  me- 
sure où  nos  idées  peuvent  la  contenir  ;  c'est  de 
nous  mettre  immédiatement  en  rapport  avec 
cette  vérité  et  d'être  elle-même  le  lien,  l'opéra- 
tion mystérieuse  qui  nous  unit  à  elle  ou  la  fait 
descendre  jusqu'à  nous.  Or,  que  faut-il  entendre 
par  la  vérité  objective  et  absolue,  sinon  l'être, 
dans  le  sens  le  plus  élevé  de  ce  mot,  c'est-à-dire 
l'être  absolu  et  infini?  C'est  donc  lui  qui  est  en 
même  temps  l'objet  et  l'auteur  immédiat  de  la 
foi,  comme  il  est  l'objet  et  l'auteur  immédiat  de 
nos  idées.  Ces  deux  choses,  quoique  distinctes 
aux  yeux  de  la  réflexion  et  placées  dans  l'his- 
toire de  la  philosophie  en  face  l'une  de  l'autre 
comme  deux  principes  contradictoires,  sont  en 
réalité  inséparables.  Les  idées  sans  la  foi,  au  lieu 
d'être  l'expression  la  plus  élevée  de  la  nature  des 
choses  et  ses  conditions  éternelles,  ne  sont, 
comme  les  définissait  Kant,  que  des  concepts 
vides,  que  des  formes  stériles  de  notre  pensée, 
que  de  vaines  catégories.  La  foi  sans  les  idées  ne 
peut  pas  se  concevoir;  car,  avant  de  croire,  il 
faut  savoir  ce  que  l'on  croit;  il  faut,  de  plus, 
que  nous  ayons  une  conscience  parfaite  de  toutes 
les  lois  et  de  toutes  les  formes  déterminées  de 
notre  intelligence  pour  nous  élever  au-dessus 
d'elles  jusqu'à  l'être  en  soi,  et,  lorsque  nous 
sommes  arrivés  à  ce  point  culminant,  il  ne  faut 
pas  supposer  que  là  puissent  commencer  entre 
nous  et  ce  qui  est  au-dessus  de  nous  des  com- 
munications d'une  nature  distincte  et  complè- 
tement afi'ranchies  des  lois  ordinaires  de  la  pen- 

DICT.  PHILOS. 


sée.  Non,  au  sein  de  l'infini,  il  n'y  a  rien  pour 
nous  que  mystères.  Nous  sommes  facilement 
conduits  jusqu'au  bord  de  cet  abîme  ;  mais  c'est 
en  vain  que  nous  chercherions  à  y  plonger  un 
regard  ou  même  à  le  mesurer  tout  enti(!r,  comme 
l'ont  essayé  ([uchiues  systèmes  contemporains. 
En  nous  ai)prciiant  que  l'être  s'étend  plus  loin 
que  nos  idées,  que  nous  n'en  avons  pas  qui  lui 
soit  absolument  adéciuate,  la  foi  nous  empêche 
de  nous  prendre  nous-mêmes,  c'est-à-dire  notre 
faible  intelligence,  pour  la  mesure  ei  la  totalité 
dos  choses;  elle  nous  enseigne  la  différence  de 
l'être  et  de  la  pensée,  elle  met  l'infini  au-dessus 
de  nous,  et  par  là  nous  force  à  le  distinguer  de 
nous,  autant  (ju'il  est  nécessaire,  pour  nous  lais- 
ser la  conscience  de  notre  personnalité.  Mais  là 
s'arrête  son  empire;  elle  n'a  rien  de  commun, 
elle  ne  peut  se  concilier,  en  aucune  manière, 
avec  cette  exaltation  tout  à  fait  personnelle,  sur 
la([uelle  repose  en  grande  partie  le  mysticisme, 
et  qui,  sous  les  noms  d'enthousiasme,  de  ravis- 
sement, d'extase,  consacre  les  mêmes  erreurs, 
aboutit  à  la  même  confusion  que  la  doctrine  de 
l'identité  absolue.  La  réunion  des  deux  choses 
dont  nous  venons  de  parler  forme  précisément 
ce  qu'on  appelle  la  raison  :  car  la  raison,  quand 
nous  l'écoutous  sans  prévention  et  ne  commen- 
çons point  par  nous  revoller  contre  elle,  ne  se 
compose  pas  seulement  d'idées,  mais  aussi  de 
foi.  Nous  croyons  fermement,  même  avec  le 
doute  philosophique  sur  les  lèvres,  à  l'existence 
réelle  de  tous  les  objets  qu'elle  nous  représente, 
de  la  substance  dans  les  phénomènes,  delà  cause 
dans  les  effets,  de  l'unité  dans  la  variété,  de 
l'identité  dans  les  changements  successifs.  Cha- 
que idée  de  la  raison  est  en  même  temps  un  acte 
de  foi,  et  au  delà  de  toutes  ces  idées,  de  toutes 
ces  formes  parfaitement  distinctes  les  unes  des 
autres,  nous  sommes  forcés  d'admettre  encore 
l'existence  de  l'incompréhensible,  de  l'inconnu, 
de  ce  qu'aucune  intelligence  finie  ne  saurait 
concevoir,  de  ce  qu'aucune  forme  déterminée  ne 
peut  représenter,  de  l'infini,  en  un  mot,  regardé, 
à  tort,  comme  une  idée  distincte  de  la  raison, 
tandis  qu'il  en  est  le  fonds  commun  et  l'objet 
immédiat  de  la  foi.  L'infini  ■  est  le  fonds  com- 
mun; nous  ne  voulons  pas  dire  le  fonds  exclusif 
de  la  raison  :  car  l'unité  est  au  nombre  des  idées 
qu'elle  nous  fournit,  et  l'unité  doit  dominer  ces 
idées  elles-mêmes  comme  elle  domine  les  phé- 
nomènes. Mais  à  quel  résultat  nous  conduisent 
toutes  ces  idées  de  la  raison,  si  nous  sommes 
forcés  de  les  rapporter  à  un  sujet  commun, 
qu'aucune  d'elles  ne  représente  d'une  manière 
adéquate?  N'est-ce  pas  à  l'infini?  Par  là  même 
l'infini  est  l'objet  immédiat  de  la  foi  :  car  l'être 
qui  déborde  toutes  les  formes  de  notre  intelli- 
gence, je  ne  puis  ni  le  comprendre  ni  le  démon- 
trer, je  suis  obligé  de  le  croire.  C'est  ainsi  que  la 
foi  se  trouve  au  fond  même  de  la  raison  qui  lui 
doit  son  unité,  son  sublime  commerce  avec  l'in- 
fini, son  autorité  irrésistible.  Elle  fait  de  la  rai- 
son une  parole  vivante  descendant  du  ciel  dans 
l'âme  humaine,  une  communication  immédiate 
et  non  interrompue,  ou,  comme  on  l'a  dit  si 
souvent,  un  véritable  médiateur  entre  Dieu  et 
l'homme. 

Et  comment  concevoir  qu'il  en  soit  autre- 
ment? Comment  nous  soustraire  à  un  fait  qui 
est  une  partie  essentielle  de  notre  vie  et  de 
notre  intelligence,  qui  existe  par  cela  seul  que 
nous  sommes  et  que  nous  pensons,  et  qui  ne 
saurait  disparaître  sans  nous  emporter  avec  lui? 
En  effet,  l'existence  de  l'être  infini  et  notre  propre 
existence  nous  sont  données  en  même  temps;  il 
nous  est  impossible  de  croire  à  l'une  si  nous  ne 
croyons    pas   à  l'autre,    d'avoir   conscience   de 

35 


FOI 


546  — 


FOI 


celle-ci  si  nous  n'avons  pas  foi  dans  celle-là  : 
du  moment  ([ue  j'ai  conscience  de  moi-même,  je 
sais  que  je  suis  un  être  fini,  et,  du  moment  (jue 
je  me  sais  un  ôtre  fini,  j.e  crois  nécessairement 
a  l'infini.  Je  crois  à  l'infini,  je  n'en  ai  pas  sim- 
plement une  idée  :  car  aucune  idée  ne  pourrait 
l'embrasser.  11  m'apparaît  nécessairement  comme 
un  être,  et  non  pas  comme  une  forme  ou  une 
loi  de  mon  intelligence  :  car  c'est  là  précisé- 
ment ce  qui  constitue  son  caractère  distinctif, 
de  ne  pouvoir  pas  se  manifester  tout  entier  dans 
les  limites  de  ma  conscience  et  de  mon  intelli- 
gence, d'être  un  objet  de  foi,  et  non  pas  un  objet 
de  compréhension.  l'our  atteindre  le  principe  de 
la  foi,  sans  lequel  il  n'y  a  rien  d"innni,  il  fau- 
drait donc  commencer  par  supprimer  le  moi, 
c'est-à-dire  la  conscience.  Or,  la  conscience,  de 
quelque  point  de  vue  qu'on  la  considère,  n'est 
pas  seulement  le  caractère  distinctif  de  notre 
existence,  mais  la  condition  générale  de  la  pen- 
sée :  car  on  ne  pense  pas  sans  savoir  que  l'on 
pense. 

Ce  n'est  pas  encore  tout.  En  même  temps  que  je 
crois  à  l'infini,  qui  est  au-dessus  de  moi,  je  me  dis- 
tingue du  fini  qui  est  hors  de  moi.  Le  monde  exté- 
rieur m'ajiparaît  aussitôt  que  ma  propre  existence  ; 
mais  il  ne  m'apparaît  qu'à  travers  mes  propres 
idées,  et  je  ne  puis  le  regarder  comme  quelque 
chose  de  réel,  qu'à  la  condition  de  croire  à  ces 
idées,  ou  de  les  faire  participer  de  cette  vérité 
objective  et  absolue,  de  cet  être  infini  et  en  soi, 
qui  est  l'objet  immédiat  de  la  foi.  Il  est  évident, 
par  exemple,  que  si  je  ne  crois  pas  à  l'espace, 
au  principe  de  causalité,  à  la  notion  de  substance, 
la  nature  extérieure  disparaît  complètement  à 
mes  yeux.  Or,  qu'est-ce  qu'on  appelle  croire  à 
toutes  ces  choses,  sinon  leur  attribuer  une  part 
d'existence  et  les  regarder  comme  des  manifesta- 
tions réelles  de  l'être  en  soi?  C'est,  par  conséquent, 
le  même  acte  de  foi  qui  nous  révèle  simultané- 
ment ce  que  nous  avons  le  plus  d'intérêt  à  croire 
et  à  conn  litre,  Dieu,  la  nature  et  l'âme  humaine. 
Ces  trois  termes  de  l'existence  sont  liés  dans  notre 
esprit  de  telle  sorte  qu'il  nous  est  impossible  de 
rejeter  l'un  sans  rejeter  également  les  deux 
autres.  Les  seuls  rapports  que  nous  apercevions 
entre  eux  sont  d'une  nature  qui  nous  force  à  les 
unir  sans  les  confondre,  à  les  distinguer  sans  les 
séparer.  Ainsi,  puisque  l'infini  est  au-dessus  de 
moi,  je  vois  clairement  que  son  existence  est  dis- 
tincte de  la  mienne  ;  mais  je  ne  peux  pas  me  con- 
cevoir séparé  de  lui,  dont  la  présence  se  manifeste 
dans  ma  raison  et  dans  ma  loi.  De  plus,  puisqu'il 
est  l'être  en  soi,  c'est-à-dire  le  seul  être  vraiment 
digne  de  ce  nom,  la  source  et  le  principe  de 
toute  autre  existence,  tout  ce  qui  est  en  moi  est  une 
participation  de  son  essence  impénétrable  ;  rien 
ne  m'est  venu  du  néant.  Je  le  distingue  pareil- 
lement de  la  nature  extérieure,  tout  en  croyant 
que  la  nature  extérieure  tient  de  lui,  et  est  par 
lui  tout  ce  qu'elle  est.  Mais  lorsque,  au  lieu 
d'affirmer  ces  rapports  tels  qu'ils  nous  sont  donnés 
immédiatement  par  la  raison,  on  tente  de  les 
expliquer  ou  d'y  introduire,  comme  dans  les 
matières  ordinaires,  la  lumière  de  révidence, 
alors  on  les  confona  ou  on  les  supprime.  Tantôt 
on  laisse  de  côté  l'infini  pour  n"aduicltre  que  le 
fini  :  alors  on  tombe  dans  l'athéisme.  Tantôt,  au 
contraire,  c'est  le  fini  qu'on  retranche,  pour 
n'avoir  à  s'occuper  que  de  l'i.ifini  :  alors  on 
prend  parti  pour  le  panthéisme.  Quelquefois  on 
a  cru  remédier  à  la  difficulté  en  transformant, 
sous  le  nom  de  matière,  le  fini  lui-même  en  un 
principe,  non-seulement  distinct,  mais  séparé  de 
Dieu  et  nécessaire,  c'est-à-dire  éternel  comme 
lui  :  cette  doctrine  a  reçu  le  nom  de  dualisme. 
On  démontre  très-bien  que  le  dualisme,  le  pan- 


théisme et  l'athéisme  sont  des  systèmes  insoute- 
nables ;  mais  on  ne  va  pas  au  delà,  on  n'explique 
pas  le  fait  de  la  création  (voy.  ce  mot),  on  le 
croit,  sous  peine  d'être  en  révolte  avec  soi-même, 
et  de  se  perdre  dans  un  abîme  de  contradictions. 

Le  mystère  qui  s'étend  du  sein  de  l'infini  sur 
la  création  embrasse  également  le  problème  de 
notre  destinée,  soit  dans  ce  monde,  soit  ailleurs, 
et  se  réfléchit  de  la  métaphysique  dans  la  morale  ; 
il  faut  donc  savoir  là  aussi  faire  la  part  de  la 
foi,  et  se  passer  de  cette  évidence  logique  qui, 
n'atteignant  que  des  abstractions,  ne  pénètre  ja- 
mais au  sein  de  la  réalité  et  de  la  vie.  C'est  bien 
vainement,  en  effet,  que  nous  chercherions  à 
comprendre  ou  à  nous  représenter  par  des  idées 
précises  ce  que  nous  serons,  ce  que  nous  pouvons 
être  hors  des  conditions  présentes  de  notre 
existence,  une  fois  séparés  de  ces  organes  dont  le 
développement  se  lie  si  étroitement  à  celui  de 
nos  âuies,  dont  le  concours,  soit  direct,  soit  in- 
direct, est  si  nécessaire  en  ce  moment  à  l'exercice 
de  toutes  nos  facultés.  Et  cependant,  quand  nous 
écoutons  les  convictions  spontanées  de  notre 
conscience,  si  clairement  manifestées  dans  l'his- 
toire; quand  nous  comparons  les  misères  et  le.-- 
bornes  étroites  de  notre  vie  actuelle  à  Thorizon 
immense  qu'ouvrent  devant  nous  nos  désirs,  nos 
espérances,  nos  facultés  et  nos  devoirs;  quand 
nous  songeons  surtout  qu'en  dépit  de  la  dignité 
où  ces  devoirs  et  ces  faculté  nous  élèvent  dan.s 
l'ordre  moral,  qu'en  dépit  des  droits  absolus  et 
du  caractère  inviolable  qu'ils  nous  donnent,  nous 
sommes  dans  l'ordre  physique  livrés  à  la  merci 
des  moindres  accidents  ou  des  plus  vils  caprices 
de  nos  semblables,  il  nous  est  impossible  de  ne 
pas  croire  à  une  autre  vie  avec  autant  de  sécurité 
que  nous  croyons  à  celle-ci.  Mais,  cette  autre  vie 
étant  complètement  en  dehors  de  l'expérience  et 
ne  pouvant  se  comparer  que  d'une  manière  très- 
éloignée  à  notre  existence  présente,  la  conviction 
dont  elle  est  l'objet  ne  sort  pas  des  limites  de 
la  foi.  Elle  nous  révèle  ce  qu'il  y  a  d'infini, 
d'inconnu  et  de  mystérieux  en  nous,  comme  la 
croyance  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  nous 
révèle  ce  qu'il  y  a  d'infini,  dinconnu  au-dessus 
de  nous  et  au-dessus  de  tous  les  êtres.  N'est-ce 
pas,  en  effet,  toute  la  substance  du  dogme  de 
l'immortalité,  de  nous  promettre  au  delà  de  la 
tombe  une  existence  sans  terme  et  sans  fin,  qui 
dépasse  nos  espérances  et  nos  désirs  actuels, 
comme  elle  dépasse  nos  idées?  Toutes  les  fois 
qu'on  a  voulu  faire  un  pas  de  plus  et  tenter  de 
substituer  la  clarté  de  l'évidence  à  l'obscurité  de 
la  foi^  il  est  arrivé  la  même  chose  que  dans  la 
question  des  rapports  et  de  l'origine  des  êtres  : 
on  a  nié  ce  que  Ton  croyait  expliquer.  Ainsi  les 
uns  ont  conçu  notre  destinée  à  venir  sans  sou- 
venir et  sans  conscience,  c'est-à-dire  qu'ils  font 
mourir  avec  le  corps  la  personne  humaine,  sous 
prétexte  d'établir  son  immortalité;  les  autres 
nous  ont  rendu  sous  ce  nom  toutes  les  misères 
et  tous  les  ennuis  de  la  vie  présente.  On  a  vu 
même  quelquefois  ces  deux  systèmes,  la  mé- 
tempsycose et  l'immortalité  sans  conscience,  se 
réunir  en  un  seul.  Nous  i)ourrions  en  citer  un 
exemple  bien  rapproché  de  nous;  mais  réunis 
ou  séparés,  ces  deux  systèmes  sont  en  contradic- 
tion avec  la  croyance  qu'ils  prétendent  éclaircir 
et  avec  les  faits  qui  la  rendent  irrésistible. 

La  foi,  considérée  toujours  du  même  point  de 
vue,  comme  un  principe  naturel  et  commun  à 
tous  les  hommes,  ue  s'exerce  pas  seulement  dans 
le  champ  de  la  spéculation,  elle  trouve  aussi  sa 
place  et  son  emploi  légitime  dans  la  pratique 
de  la  vie,  dans  le  gouvernement  de  l'individu 
et  de  la  société.  Sans  elle,  point  d'éducation 
possible,  pas  d'autorité  durable  dans  l'État,  pas 


FOI 


—  547 


FOI 


lie  traditions,  et  partant  pas  d'unité  morale  dans 
le  genre  humain.  Lcducalion,  en  efTct,  repose 
tout  entière  sur  ce  fait,  que  nous  croyons  spon- 
tanément à  la  vérité  en  ellc-mômc,  à  la  raison 
o!>  elle-même,  et,  lorsqu'elle  n'a  pas  eu  le  temps 
de  se  développer  en  nous,  nous  recueillons  avec 
avidité  ses  cnseif^ncmcnts  de  la  bouche  de  nos 
semblables,  mieux  instruits  ou  plus  âgés  que 
nous  ne  le  sommes.  C'est  ainsi  que  la  parole 
des  précepteurs  et  des  parents  est  toujours  pleine 
d'autorité  pour  l'cniance.  C'est  ainsi  que,  dans 
les  sociétés  encore  jeunes,  tout  ce  qu'on  raconte 
au  nom  des  anciens,  mémo  les  l'aLles  les  plus 
absurdes,  tout  ce  qui  est  écrit,  tout  ce  qui 
s'appuie  sur  une  tradition  ([uclquc  peu  éloignée, 
est  accepté  pour  vrai  :  c'est  ainsi  qu'on  répana 
parmi  les  masses  ignorantes  des  vérités  nobles 
ou  utiles  que  leur  intelligence  accepte  sans  les 
comprendre.  Ce  n'est  qu'après  de  tristes  expé- 
riences, ou  quand  nous  avons  acquis  la  certitude 
d'avoir  été  trompés,  que  le  doute  et  l'incrédulité 
commencent;  mais  la  foi  est  le  premier  mouve- 
ment de  l'âme  humaine.  Aussi,  ce  qu'il  y  a  de 
mieux  à  faire  pour  conserver  dans  toute  sa  force 
ce  précieux  mobile,  c'est  de  ne  l'employer  que 
dans  les  limites  de  l'utile  et  du  vrai;  c'est  de  ne 
pas  demander  aux  esprits  une  soumission  qui 
répugne  à  la  dignité  humaine,  et  de  mesurer 
l'empire  qu'on  veut  prendre  sur  eux  au  degré 
de  culture  où  ils  sont  parvenus.  Les  mêmes 
observations  s'appliquent  au  gouvernement  de 
l'État,  dont  la  tâche,  à  certains  égards,  a  tant 
de  ressemblance  avec  l'éducation.  Pour  conduire 
la  société  à  sa  fin  et  agir  sur  elle  d'une  manière 
durable  et  profonde,  le  pouvoir  ne  suffit  pas,  il 
faut  aussi  de  l'autorité,  et  l'autorité,  dans  quelque 
sphère  qu'elle  s'exerce,  repose  sur  la  foi.  Il  faut 
avant  tout  la  croyance  que  le  pouvoir  sur  lequel 
la  société  repose,  quand  ce  pouvoir  s'exerce  dans 
les  limites  de  ses  attributions,  est  une  chose 
éminemment  sainte  et  vénérable  par  elle-même  ; 
il  faut  aux  peuples  la  conviction  que  ceux  qui 
ont  mission  de  les  conduire  sont  choisis  parmi 
les  plus  éclairés  et  les  plus  dignes;  il  faut  que 
les  lois  pour  lesquelles  on  réclame  leur  obéis- 
sance, et  surtout  les  lois  fondamentales  dont 
découlent  toutes  les  autres,  aient  des  racines 
profondes  dans  les  idées  et  dans  les  mœurs, 
qu'elles  s'identifient,  en  quelque  sorte,  au  moyen 
de  l'éducation,  avec  l'esprit  public.  Il  paraît 
difficile  au  premier  aspect  de  mettre  ces  con- 
ditions d'accord  avec  les  habitudes  politiques 
des  nations  modernes,  avec  cet  esprit  de  critique 
et  de  libre  examen  qui  s'étend  indistinctement 
à  tout,  aux  institutions  comme  aux  hommes, 
aux  assemblées  comme  aux  individus;  mais  les 
nations  modernes,  à  peine  sorties  des  luttes  par 
lesquelles  elles  ont  conquis  leur  émancipation, 
ne  seront  pas  toujours  en  proie  à  cet  esprit  de 
défiance  qui  les  anime  aujourd'hui  contre  toute 
espèce  d'autorité  et  de  pouvoir.  Quand  le  passé 
ne  sera  plus  décidément  qu'un  souvenir  et  que 
l'idée  de  le  restaurer  au  profit  d'une  caste  ou 
d'une  autre  ne  pourra  plus  entrer  dans  une  in- 
telligence saine,  alors  la  liberté  et  le  pouvoir, 
tout  en  se  contenant  l'une  l'autre,  cesseront  de 
se  regarder  comme  des  ennemis  ;  se  voyant  plus 
respectes,  les  gouvernements  se  respecteront 
eux-mêmes  davantage,  et  la  foi  pourra  renaître 
dans  l'ordre  politique  sans  porter  atteinte  à  la 
liberté  de  la  parole  et  de  la  pensée.  Enfin, 
malgré  tous  les  sophismes  mis  en  œuvre  dans 
ces  derniers  temps  pour  nous  montrer  que  les 
hommes,  abandonnés  aux  seules  ressources  de 
leur  intelligence,  ou  privés  du  secours  d'une 
révélation  surnaturelle,  ne  peuvent  arriver  qu'à 
des  opinions  individuelles  et  contradictoireSj  il 


y  a  en  nous  une  conviction  inébranlable  que  la 
mémo  raison  éclaire  le  genre  humain,  que  la 
même  vérité  se  révèle  à  lui,  mais  à  des  degrés 
divers  selon  les  efforts  qu'il  a  faits,  et  selon  lo 
temps  qu'il  a  eu  pour  la  chercher;  que,  no- 
nobstant les  intérêts  et  les  passions  qui  le  di- 
visent, la  même  justice,  le  sentiment  des  mômes 
droits  et  des  mômes  devoirs  est  au  fond  de  sa 
conscience.  «  Deux  hommes,  dit  Fénelon  {Trailê 
de  l'existence  de  Dieu,  1"  partie,  ch.  n),  qui  no 
se  sont  jamais  vus,  qui  n'ont  jamais  entendu 
parler  l'un  de  l'autre,  et  qui  n'ont  jamais  eu  de 
liaison  avec  aucun  autre  homme  qui  ait  pu  leur 
donner  des  notions  communes,  parlent  aux  deux 
extrémités  de  la  terre  sur  un  certain  nombre  de 
vérités  comme  s'ils  étaient  de  concert.  On  sait 
infailliblement  par  avance  dans  un  hémisphère 
ce  qu'on  répondra  dans  l'autre  sur  ces  vérités. 
Les  hommes  de  tous  les  pays  et  de  tous  les 
temps,  quelque  éducation  qu'ils  aient  reçue,  se 
sentent  invinciblement  assujettis  à  penser  et  à 
parler  de  même.  Le  maître  qui  nous  enseigne 
sans  cesse  nous  fait  penser  tous  de  la  même 
façon.  »  Ce  n'est  pas  là  un  fait  dont  l'expérience 
nous  a  donné  ou  puisse  nous  donner  la  preuve  ; 
c'est  une  foi  indestructible  et  spontanée  comme 
celle  que  nous  avons  en  notre  existence  et  dans 
l'existence  des  êtres  en  général;  et  cette  foi, 
beaucoup  plus  que  la  ressemblance  des  formes 
extérieures  ou  l'identité  d'origine,  est  le  fonde- 
ment de  la  fraternité  humaine.  C'est  sur  elle 
que  reposent  en  définitive  toute  autorité,  toute 
tradition,  tout  l'intérêt  de  l'histoire  elle-même; 
car  pourquoi  ce  commerce  que  nous  entretenons 
avec  le  passé,  pourquoi  cette  crainte  que  nos 
œuvres  et  nos  pensées  ne  soient  perdues  pour 
l'avenir,  si  nous  n'étions  pas  sûrs  intérieurement 
que  le  même  esprit,  la  même  raison  se  développe 
chez  tous  les  hommes  à  travers  les  âges,  qu'il  y 
a  des  principes  communs  d'où  l'on  peut  partir 
pour  faire  accepter  à  tous  les  mêmes  consé- 
quences. C'est  cette  foi  dans  l'universalité  de  la 
raison  qui  dominait  à  leur  insu  les  philosophes 
du  xviii'-'  siècle,  qui  leur  inspirait  cet  amour  ardent 
de  l'humanité,  qui  leur  faisait  prendre  avec  tant 
de  passion  la  défense  de  ses  droits,  dans  le  temps 
même  où,  niant  son  unité  matérielle,  ils  refu- 
saient de  la  reconnaître  pour  l'héritière  d'un 
même  sang  et  pour  la  postérité  d'un  même  couple. 
Nous  avons  déjà  montré  comment  le  principe 
dont  nous  avons  parlé,  isolé  de  tous  les  autres 
principes  de  notre  nature  et  poussé  à  rexagéraj 
tion  par  des  exagérations  contraires,  a  donné 
lieu  à  plusieurs  systèmes  philosophiques  peu 
éloignés  de  nous.  Nous  avons  signalé  particu- 
lièrement l'opposition  qui  existe  entre  la  doctrine 
de  Kant  et  celle  de  Jacobi  :  l'une  nous  représen- 
tant les  idées,  et  l'autre  la  foi,  ces  deux  éléments 
nécessaires  de  la  raison  humaine.  Sur  un  théâtre 
plus  vaste,  dans  l'histoire  générale  de  l'humanité, 
la  philosophie  et  la  religion  nous  ofl"rent  à  peu 
près  le  même  spectacle.  La  philosophie  aspire 
surtout  à  l'évidence.  La  religion  vit  de  mystères 
et  de  foi.  Mais  la  philosophie  est  sous  l'em- 
pire d'une  illusion,  lorsqu'elle  espère  introduire 
partout  la  lumière  de  l'évidence,  et  embrasser 
dans  son  horizon  le  champ  tout  entier  de  la 
vérité.  C'est  en  vain  que  de  loin  en  loin  elle 
éblouit  le  monde  par  un  de  ces  vastes  systèmes 
où  elle  prétend  avoir  mis  à  nu  le  secret  de  toutes 
les  existences;  le  monde  ne  la  croit  pas,  et  serait 
désespéré  de  la  croire  :  car  un  des  besoins  les 
plus  universels  et  les  plus  irrésistibles  de  notre 
nature,  c'est  d'avoir  foi  en  l'inconnu,  en  Tincom- 
préhensible,  c'est-à-dire  en  l'infini;  c'est  de  croire 
que  la  vérité  et  le  bien  sont  inépuisables.  Les 
défenseurs  du  principe  religieux  ne  se  trompent 


FOLI 


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FOLI 


pas  moins  lorsqu'ils  prétendent  que  la  foi  doit 
être  entièrement  distincte  et  hors  de  la  raison. 
Le  mot  de  Tcrtullienj  Credo  quia  ahsurdnm, 
peut  bien,  comme  les  systèmes  philosophiques 
dont  nous  venons  de  parler,  subjuguer  un  instant 
|)ar  son  audace;  mais  l'esprit  ne  peut  se  contenter 
longtemps  d'un  pareil  motif  de  soumission;  et 
quant  à  invoquer  le  témoignage  de  la  raison 
contre  elle-même  ou  à  lui  faire  signer  sa  propre 
abdication,  c'est  une  tentative  que  des  écoliers 
seuls  peuvent  renouveler  aujourd'hui.  La  raison, 
comme  nous  pensons  l'avoir  démontré,  ne  saurait 
se  passer  de  croire;  mais  par  cela  même,  la  foi 
ne  saurait  se  passer  de  réfléchir;  ce  qui  signifie 
(lu'elle  a  besoin  de  motifs  pris  en  nous  et  dans 
les  lois  de  notre  nature  intellectuelle,  qu'elle 
doit  jaillir  comme  une  source  vive  du  fond  de 
notre  âme,  au  lieu  de  venir  seulement  du  dehors 
comme  un  fardeau  imposé  par  une  main  étran- 
gère. 

FOLIE.  Les  médecins  ont  cherché  de  tout 
temps  à  définir  la  folie  ou  l'aliénation  mentale  ; 
mais  le  point  de  vue  auquel  ils  se  sont  placés  ne 
pouvait  leur  permettre  d'en  donner  une  défini- 
lion  rationnelle  :  les  uns  se  sont  bornés  à  dire 
que  la  folie  est  une  maladie  apyrétique  du  cer- 
veau, avec  lésion  des  facultés  intellectuelles, 
oubliant  de  dire  en  quoi  consiste  cette  lésion 
des  facultés  intellectuelles  ;  d'autres,  croyant 
entrer  beaucoup  plus  avant  dans  la  question,  ont 
ajouté  que  les  fous  ont  des  idées,  des  passions, 
des  déterminations  différentes  des  idées,  des 
passions  et  des  déterminations  du  commun  des 
nommes  ;  mais  en  quoi  précisément  consiste  cette 
différence?  C'est  encore  là  ce  qu'ils  ont  oublié 
de  nous  dire.  D'autres  enfin  ont  ajouté  que  les 
malades,  dans  cet  état,  conservent  en  général  la 
conscience  de  leur  propre  existence;  mais  qu'ont- 
ils  entendu  par  là?  Ont-ils  voulu  dire  que  les 
fous  conservent  le  sentiment,  la  conscience  du 
m-oi,  de  la  vraie  personnalité?  Si  telle  a  été 
leur  pensée,  ils  sont  tombés  dans  une  étrange 
erreur,  comme  nous  chercherons  à  le  prouver 
tout  à  l'heure;  mais  il  est  plutôt  à  croire  qu'ils 
n'ont  pas  compris  la  portée  de  cette  assertion. 
La  plupart,  et  il  est  facile  de  le  voir  par  leurs 
descriptions  de  la  folie,  la  plupart  ont  méconnu 
les  caractères  du  moi  ou  de  l'âme,  et  la  nature 
de  ses  relations  avec  le  corps  ou  l'organisme. 
C'est  probablement  à  l'isolement  dans  lequel  les 
médecins  se  sont  tenus  à  l'écart  des  philosophes 
qu'il  faut  attribuer  ce  qu'il  y  a  d'incomplet  dans 
toutes  les  histoires  médicales  de  la  folie.  Les 
médecins,  en  effet,  ont  parfaitement  exposé  les 
symptômes  des  différentes  espèces  d'aliénation 
mentale,  ils  en  ont  décrit  avec  soin  les  altéra- 
tions organiques;  mais  ils  ont  négligé  de  cher- 
cher la  raison  de  ces  phénomènes,  et  quand  ils 
ont  voulu  remonter  aux  causes  prochaines  de  la 
folie,  à  sa  nature  essentielle,  ils  se  sont  livrés 
aux  hypothèses  les  plus  invraisemblables. 

Ainsi,  si  l'on  en  croit  Cullen,  la  folie  tien- 
drait dans  tous  les  cas  à  une  prétendue  inégalité 
d'excitement  du  cerveau;  suivant  Pinel,  le  ca- 
ractère de  cette  maladie  serait  essentiellement 
7ierveux,  il  n'y  aurait  aucun  vice  dans  la  sub- 
stance du  cerveau  ;  tandis  que,  suivant  Fodéré, 
il  y  aurait  un  vice  :  mais  ce  vice  serait  dans  le 
sang  des  aliénés.  Gall  et  Spurzheim  y  voyaient 
une  inflammation  de  l'encéphale  ;  Esquirol,  une 
lésion  des  forces  du  cerveau,  et  Broussais  une 
irritation  du  même  organe. 

Ces  hypothèses,  on  doit  le  pressentir,  n'étaient 
guère  propres  à  rendre  raison  des  phénomènes 
de  l'aliénation  mentale;  il  est  évident  que  dans 
une  affection  telle  que  la  folie,  pour  arriver  à 
une  théorie  rationnelle,  il  aurait  fallu  aller  au 


delà  des  faits  qui  relèvent  de  la  pathologie,  et 
même  au  delà  des  faits  purement  physiologiques  ; 
il  aurait  fallu  se  placer  au  point  de  vue  de  la  psy- 
chologie. C'est  ce  que  Royer-Collard  avait  parfai- 
tement senti  quand  il  a  prié  Maine  de  Biran  de 
vouloir  bien  l'aider  de  ses  lumières  dans  cette 
grave  et  complexe  étude  de  l'aliénation  mentale. 
Royer-Collard  avait  remarqué  que  les  médecins 
n'avaient  pas  tenu  un  compte  suffisant  des  don- 
nées psychologiques;  que  la  plupart  de  ceux 
3ui  avaient  écrit  sur  l'aliénation  mentale  étaient 
e  cette  école  sensualiste  qui  avait  supprimé  un 
des  deux  termes  du  dualisme  cartésien  au  profit 
de  l'autre,  et  que  parlant,  ils  avaient  considéré 
les  actes  ae  l'esprit  comme  des  produits  du  cer- 
veau, ou  comme  de  simples  transformations  de 
la  sensation. 

Royer-Collard  ne  pouvait  s'adresser  à  un  homme 
plus  compétent  que  M.  Maine  de  Biran.  C'est  à 
cette  occasion  que  fut  composé,  entre  1821  et 
1822,  le  mémoire  intitulé  :  Considérations  sur  les 
rapports  du  physique  et  du  moral,  pour  ser- 
vir à  un  cours  sur  l'aliénation  mentale.  Es- 
prit original  et  profond,  Maine  de  Biran  avait 
fait  une  longue  étude  de  la  physiologie  de 
Sthal,  de  celle  de  Haller,  de  Cabanis  et  de  Bi- 
chat,  et  il  avait  donné  le  premier  signal  de  la 
réaction  philosophique  contre  la  doctrine  du 
xviir  siècle  :  il  était  revenu  au  dualisme  de  Des- 
cartes; mais  il  lui  avait  donné  plus  de  précision, 
plus  de  force  encore,  grâce  à  ses  études  physio- 
logiques. La  définition  cartésienne,  en  effet, 
avait  quelque  chose  de  vague,  et  quelques  dis- 
ciples, exagérant  le  spiritualisme  du  maître, 
avaient  fini  par  tomber  dans  une  sorte  de  mys- 
ticisme. La  pensée,  le  cogilo  de  Descartes,  nous 
avait  révélé  notre  existence  morale,  notre  vraie 
personnalité;  mais  les  deux  attributs  essentiels 
de  l'âme  ou  du  moi,  sentir  et  vouloir,  n'étaient 
pas  nettement  formulés.  Maine  de  Biran,  dans 
ses  considérations  sur  la  volonté,  avait  cherché 
à  remplir  cette  lacune,  et  nul  n'était  plus  propre 
que  lui  à  venir  en  aide  aux  physiologistes;  aussi, 
dans  cette  grande  question  de  l'aliénation  men- 
tale, il  avait  parfaitement  établi  que,  pour  en 
ti'ouver  les  véritables  caractères,  il  fallait  les 
chercher  dans  les  rapports  du  moral  et  du  phy- 
sique de  l'homme,  et  ces  rapports,  il  les  avait 
exposés  de  la  manière  la  plus  nette  et  la  plus 
satisfaisante. 

Leibniz,  le  premier,  avait  judicieusement  dis- 
tingué les  simples  impressions  organiques  qui 
relèvent  de  la  physique  générale,  des  sensations, 
qui  relèvent  de  la  physiologie,  et  des  idées  qui 
relèvent  de  la  psychologie  :  trois  ordres  de  faits 
dont  il  faut  également  tenir  compte  dans  l'étude 
des  opérations  de  l'intelligence. 

Quand  l'organisme,  en  effet,  vient  à  être  im- 
pressionné par  les  agents  extérieurs,  il  apporte 
a  l'âme  des  sensations,  et  c'est  à  l'occasion  de 
ces  sensations  que  la  puissance  personnelle  entre 
en  exercice  et  se  développe.  C'est  donc  dans  la 
nature  de  ces  relations  qu'il  fallait  chercher 
comment,  en  certains  cas,  il  peut  y  avoir  de  tels 
désordres,  que  l'homme  finit  par  tomber  dans 
l'aliénation  mentale. 

L'homme  est  environné  d'agents  qui  impres- 
sionnent continuellement  son  organisme;  et  lui- 
même,  comme  puissance  intellectuelle,  réagit 
perpétuellement  sur  ce  même  organisme;  il  en 
résulte  que  si  celui-ci,  par  son  côté  extérieur, 
est  en  conflit  avec  les  agents  physiques,  par  son 
côté  intérieur,  il  est  en  conflit  avec  l'âme  ou  le 
moi.  C'est  ce  que  M.  Cousin  a  parfaitement  ex- 
primé, lorsqu'il  a  dit,  en  exposant  la  doctrine  de 
Leibniz  :  «  L'univers  entier  ne  m'atteint  qu'à 
travers  l'organisme.  » 


FOLI 


—  549  — 


FOLI 


L'àme  toutefois  ne  sent  pas  à  travers  les  orga- 
nes, elle  ne  sent  dans  tous  les  cas  que  ses  orga- 
nes :  quel  quo  soit  en  efl'et  le  mode  d'action  des 
agents  extérieurs,  ils  ont  constamment  pour 
cHet  d'amener  dans  les  organes  un  change- 
ment, une  modification  quelconque,  et  c'est  ce 
changement,  cette  modification  que  nous  sen- 
tons. 

Prenons  l'œil  pour  exemple  :  quand  la  rétine 
est  dans  un  repos  complet,  il  y  a  tcnèb)-cs;  il  y 
a,  au  contraire,  sensation  de  lumière  quand,  sous 
l'influence  d'un  excitant  extérieur,  elle  entre  en 
mouvement  :  donc,  toutes  les  apparences  de 
corporalitc  tiennent  à  l'intensité  diverse  de  ce 
mouvement,  et  les  couleurs  elles-mêmes  ne  sont 
en  réalité  que  des  variations  de  vitesse  des  on- 
des éthérées. 

Les  organes  des  sens  ont  donc  pour  fonctions 
essentielles  de  recevoir  des  agents  extérieurs  et 
de  communiquer  au  cerveau  des  modifications 
telles  que  le  moi  trouve  en  eux  les  éléments 
des  diverses  sensations.  Mais  il  peut  arriver, 
même  dans  l'état  normal,  que,  sous  l'influence 
d'un  excitant,  d'un  stimulant  tout  autre,  un  sens 
soit  impressionné  et  donne  à  l'âme  des  sensa- 
tions non  moins  distinctes  :  ainsi,  un  choc,  un 
coup  sur  l'œil  peuvent  exciter  au  milieu  d'une 
protonde  obscurité  une  sensation  de  lumière. 
D'autres  fois,  l'àme  accuse  des  sensations  dans 
un  organe  qui  aura  été  enlevé;  d'autres  fois  en- 
fin, l'àme  est  poursuivie,  non-seulement  pen- 
dant le  sommeil,  mais  pendant  la  veille,  par  de 
véritables  hallucinations  qui  restent  compatibles 
avec  la  raison  la  plus  intacte. 

Qu'est-ce  qui  distingue  alors  l'homme  raison- 
nable de  l'aliéné?  Comment  reconnaître  que  la 
raison  persiste  en  lui  ?  Le  psychologue  seul  est 
en  mesure  de  le  dire  :  il  prouve  que  l'homme  reste 
compos  sui;  qu'il  se  distingue  parfaitement  de 
son  organisme.  Dans  ces  conditions,  l'homme 
sait  que  ses  organes  le  trompent,  il  a  ce  con- 
sciu7n  :  il  sent  que  ses  organes,  au  lieu  de  lui 
apporter  à  lui  esprit,  la  vérité,  lui  apportent  l'er- 
reur; quelquefois  même,  dans  l'état  de  rêve,  ce 
conscium  persiste;  l'esprit  n'en  croit  pas  alors 
ses  organes.  Maine  de  Biran  avait  bien  vu  l'a- 
nalogie de  toutes  ces  questions,  et  il  expli- 
quait par  la  même  théorie  l'état  de  veille  et  de 
sommeil,  de  rêve  et  d'aliénation  :  pour  lui,  la 
veille,  c'est  le  temps  de  la  vie  pendant  lequel 
s'exerce  plus  ou  moins  la  volonté  ;  le  sommeil, 
dans  ses  divers  degrés,  est  l'aff'aiblissement  de 
la  volonté,  le  sommeil  absolu  en  est  l'abolition 
complète  ;  pendant  les  rêves,  la  volonté  ne  tient 
plus  les  rênes.  L'école  physiologique  à  laquelle 
appartient  Burdach  a  cherché,  de  son  côté,  à 
prouver  que  si  l'état  de  veille,  chez  l'homme, 
consiste  dans  le  double  conflit  que  l'organisme 
vivant  entretient,  d'une  part,  avec  les  objets  ex- 
térieurs par  le  moyen  des  sens,  et,  d'autre  part, 
avec  le  m.oi  ou  l'àme,  par  le  moyen  des  centres 
nerveux  :  dans  l'état  de  sommeil  complet,  il  y  a 
suspension  de  ce  double  conflit,  les  organes  des 
sens  étant  fermés  aux  excitants  extérieurs,  et 
l'àme  n'étant  plus  en  relation  avec  l'organisme  : 
dans  l'état  de  rêve,  il  n'y  a  de  suspendu  que  le 
conflit  extérieur  ;  les  agents  environnants  ne 
peuvent  plus  impressionner  les  sens  ;  mais  le 
moi  peut,  jusqu'à  un  certain  point,  rester  en  re- 
lation^ en  conflit  avec  les  centres  nerveux,  et 
alors  il  trouve  dans  des  organes  fermés  au  monde 
extérieur  des  sensations  distinctes  ;  il  y  a  dans 
ces  organes  persistance  ou  reproduction  des 
changements  que  les  objets  extérieurs  susci- 
taient dans  l'état  de  veille.  Cette  dernière  cir- 
constance paraît  fondée  et  peut  donner,  jusqu'à 
un  certain  point,   l'explication  de  tout  un  ordre 


de  faits  particuliers  à  l'aliénation  mentale,  c'est- 
à-dire  des  liallucinalions. 

Ce  qui  rendait  incompréhensible  la  production 
des  hallucinations  dans  les  théories  sensualisles, 
c'est  qu'il  y  a,  dans  ce  cas,  toutes  les  apparences 
des  sensations,  sans  excitant,  sans  objets  exté- 
rieurs; mais  nous  venons  de  voir  que  ceci  a  lieu 
dans  l'état  de  rêve,  avec  la  môme  incohérence 
et  la  même  bizarrerie,  sans  que  l'àme  en  éprouve 
aucun  étonnement.  Cliaque  appareil  de  sensa- 
tions spéciales  étant  destiné  à  reproduire,  à 
répéter  ce  qui  se  passe  au  dehors,  il  doit  suf- 
fire d'un  simple  ébranlement  de  l'organe,  d'un 
simple  mouvement  moléculaire  pour  clonner 
lieu  aux  mêmes  actes  :  la  rétine  pourra  re- 
produire ainsi,  et  comme  en  miniature,  ]i0ur 
ainsi  dire,  toutes  les  scènes  du  monde  extérieur, 
et  il  y  a  dans  l'oreille  moyenne  tout  un  système 
d'organes  qui  entrera  en  vibration  pour  répéter 
les  sons  naguère  produits  au  dehors.  On  conçoit 
ainsi  comment  un  mouvement  quelconque  peut 
faire  entrer  les  organes  en  jeu  et  donner  lieu 
à  toutes  les  sensations  auditives  ou  visuelles,  eu 
l'absence  des  excitants  normaux  ;  une  simple 
congestion  sanguine,  un  mouvement  insolite  du 
sang,  fera  également  que  tel  malade,  au  milieu 
d'un  profond  silence,  entendra  des  bruits  divers, 
des  sons  musicaux,  des  paroles  suivies  ;  que, 
dans  l'obscurité  la  plus  complète,  il  sera  ébloui 
par  d^i  vives  clartés,  ou  obsédé  par  des  apparitions. 

Mais  ceci  ne  suffit  pas  pour  constituer  l'aliéna- 
tion mentale  :  on  peut  avoir  des  sensations  faus- 
ses, complètement  erronées,  on  peut  même, 
ainsi  qu'on  l'a  dit  plus  haut,  avoir  de  nom- 
breuses hallucinations,  sans  être  fou.  Quand  est- 
ce  donc  qu'il  y  a  folie?  Si  l'école  exclusivement 
organique  veut  être  conséquente  avec  elle-même, 
elle  est  arrêtée  ici;  il  n'y  a  pas  moyen,  en  s'en 
tenant  à  ses  principes,  de  sortir  de  cette  diffi- 
culté. L'école  psychologique,  au  contraire,  exa- 
mine dans  ces  cas  comment  se  comporte  le  moi 
dans  ses  relations  avec  les  organes  des  sensa- 
tions spéciales,  et  elle  dit  qu'il  y  a  folie  toutes 
les  fois  que  le  malade  ne  peut  plus  régulière- 
m.enl  inférer  de  ses  sensations  et  de  ses  actes 
la  conscience  de  sa  personnalité^  et  que  par  cela 
seul  il  est  alienus  a  se. 

L'halluciné  n'est  pas  fou,  quand  il  est  compas 
sui,  quand  il  n'en  croit  pas  ses  organes;  mais  il 
peut  se  faire  qu'il  ait  la  conscience  d'une  folie 
imminente,  qu'il  s'en  eff'raye  ;  qu'il  sente  que 
ses  organes  le  maîtrisent,  qu'ils  vont  amener, 
pour  ainsi  dire,  le  naufrage  de  son  intelligence. 
S'il  est  fou,  au  contraire,  il  ne  peut  plus  faire 
ces  distinctions,  si  ce  n'est  dans  de  rares  mo- 
ments de  lucidité.  Le  fou  s'identifie  avec  ses  sen- 
sations, il  ne  peut  les  chasser,  les  écarter  de  son 
esprit  :  il  est  maîtrisé,  et  comme  absorbé  par 
elles;  sa  personnalité  n'existe  plus,  et,  comme 
le  dit  Maine  de  Biran,  il  est  dès  lors  rayé  de 
la  liste  des  êtres  intelligents. 

Dans  l'état  sain,  c'est  le  moi  ou  la  volonté  qui 
règle  les  relations  avec  les  organes,  c'est  la  rai- 
son qui  lient,  pour  ainsi  dire,  les  rênes;  dans 
l'aliénation,  l'esprit  est  dépossédé,  c'est  l'orga- 
nisme, altéré  matériellement,  qui  a  changé  l'or- 
dre des  relations.  11  y  a  encore  aperception 
immédiate  des  sensations  vraies  ou  fausses,  et 
production  de  mouvements;  mais  ce  n'est  plus 
le  moi  qui  règle  ces  aperceptions  :  que  le  moi 
le  veuille  ou  ne  le  veuille  pas,  cette  aperception 
a  lieu,  et  souvent  en  l'absence  de  tout  stimulant 
extérieur.  Et  de  même,  pour  les  mouvements, 
ce  n'est  plus  la  volonté  qui  les  règle,  qui  les 
coordonne.  De  là  l'état  connu  sous  le  nom  d'à- 
(jilation;  de  là  cette  instabilité  si  remarquable 
des  idées  et  de  la  volonté. 


FOLI 


—  550  — 


FOLI 


Dans  l'état  de  rêve,  nous  l'avons  déjà  fait 
remarqucrj  il  y  a  quelque  chose  de  semblable; 
mais  au  milieu  des  associations  les  plus  inco- 
hérentes d'idées  et  de  volitions,  le  moi  peut 
dans  certains  cas  rester  compos  sui.  A  qui  n'est- 
il  pas  arrivé  de  sentir,  pendant  un  rêve  pénible, 
qu'il  est  le  jouet  d'étranges  hallucinations,  et 
que  pour  y  écliapper  il  faut  revenir  à  la  vie 
naturelle?  On  sent  que,  pour  mettre  fin  à  ces 
fausses  et  effrayantes  situations,  il  faut  rouvrir 
ses  sens  au  monde  extérieur.  L'école  physio- 
logique allemande  en  avait  conclu  que  si,  dans 
les  rêves,  l'âme  se  laisse  aller  aux  idées  les  plus 
incohérentes,  que  si  elle  accepte  les  sensations 
les  plus  folles,  c'est  que  des  deux  conflits  qui 
constituent  la  vie  normale  des  êtres  intelligents, 
un  seul  persiste,  celui  que  l'âme  entretient  avec 
ses  organes,  et  que  la  polarité  est  suspendue  : 
les  objets  extérieurs,  n'agissant  plus  sur  les 
organes,  ne  peuvent  plus  rien  sur  les  intuitions; 
ils  ne  règlent  plus,  ils  ne  coordonnent  plus  les 
sensations.  En  adoptant  cette  hypothèse,  on 
pourrait  dire  que,  dans  les  différentes  espèces 
de  délire,  les  choses  se  passent  dans  un  ordre 
inverse  :  c'est  l'âme,  en  effet,  c'est  le  moi  qui 
finit  par  s'effacer,  comme  force  personnelle  et 
agissante;  l'organisation  matériellement  altérée 
a  fini  par  aveugler  cette  même  intelligence,  et 
par  suspendre  aussi  la  polarité. 

Quand  le  moi  reste  lucide  et  libre^  il  se  rit  en 
quelque  sorte  des  terreurs,  des  déceptions  de 
son  organisation  physique  :  comme  Turenne,  il 
gourmande  sa  carcasse  qui  tremble  devant  le 
danger;  il  est  le  témoin  impassible  de  tous  ses 
désordres,  il  les  juge,  en  mesure  la  portée;  mais 
il  arrive  un  point  où  lui-même  commence  à  s'en 
effrayer,  c'est  lorsqu'il  sent  que  les  rênes  vont 
lui  échapper  et  qu'il  va  tomber  dans  une  véri- 
table aliénation;  il  cherche  d'abord  à  en  sortir 
comme  d'un  rêve  pénible  :  il  fuit,  par  exemple, 
l'obscurité;  il  redoute  de  fermer  les  yeux,  parce 
qu'il  sait  que  l'éclat  du  jour  peut  seul  dissiper 
les  fantômes  qui  le  poursuivent;  mais  les  or- 
ganes s'altérant  de  plus  en  plus,  le  délire  s'éta- 
blit et  il  y  a  destruction  de  la  liberté  morale; 
or,  cette  liberté  étant,  comme  le  dit  Maine 
de  Biran,  notre  vraie  personnalité,  le  même 
coup  qui  frappe  en  nous  l'organisme  emporte 
l'homme  et  ne  laisse  qu'un  automate  sans  con- 
science, et  partant  sans  responsabilité. 

Dans  l'ivresse,  qui  est  un  délire  passager,  les 
choses  se  passent  encore  de  la  même  manière  : 
à  mesure  que  le  cerveau  se  pénètre  d'un  sang 
altéré  par  des  principes  alcooliques,  l'âme  ou  le 
moi  s'aperçoit  que  sa  liberté  va  s'anéantir.  Le 
moi  l'ait  des  efforts  pour  réagir  sur  son  organi- 
sation; mais  celle-ci  l'entraîne,  l'absorbe  entiè- 
rement, et  l'homme  n'existe  plus  :  c'est  encore 
un  automate  privé  de  conscience  et  de  respon- 
sabilité. Ainsi  ce  qui  constitue  essentiellement 
l'aliénation  mentale,  c'est,  comme  le  dit  l'école 
psychologique,  l'abolition  de  la  liberté  morale, 
de  la  personnalité  ;  c'est  cet  état  dans  lequel  le 
moi  n'est  plus  compos  sui.  Les  fonctions  orga- 
niques et  même  intellectuelles  peuvent  encore 
alors  s'e-xécuter,  mais  sans  que  nous  y  parti- 
cipions, sans  que  nous  en  ayons  ni  la  conscience, 
ni  la  responsabilité  :  nous  devenons  étrangers  à 
nous-mêmes,  nous  sommes  hors  de  nous ,  c'est 
l'aliénation,  la  démence  et  la  folie,  dont  les 
divers  degrés  sont  les  degrés  mêmes  de  la  perte 
de  la  liberté.  Ce  qui  fait  qu'il  n'y  a  plus  d'intel- 
ligence, puisque  l'apcrception  et  la  volition,  qui 
en  forment  les  principaux  caractères,  n'existent 
plus. 

Mais  d'où  vient  qu'il  y  a  une  telle  perturba- 
tion dans  les  rapports  des  organes  avec  lejnot? 


d'où  vient  qu'il  y  a  inaction  de  cette  force  person- 
nelle dans  les  intuitions  et  dans  les  mouvements 
organitjues?  Nous  l'avons  déjà  dit  :  c'est  que 
des  altérations  organiques  obstruent,  empêchent, 
aveuglent  l'intelligence;  l'aliénation  serait  donc 
dans  la  théorie  physiologique  allemande,  comme 
un  rêve  retourne  :  dans  les  rêves,  il  y  aurait 
désordre,  incohérence,  bizarrerie  dans  toutes  les 
idées,  parce  que  l'un  des  deux  conflits  est  sus- 
pendu, parce  que  l'organisation  par  son  côté 
extérieur  n'est  plus  en  relation  avec  les  objets 
environnants,  parce  que  les  organes  des  sens 
soiit  fermés  aux  excitants  extérieurs,  et  que  ce 
côté  de  l'organisme  n'est  plus  impressionné  par 
les  stimulants  physiques.  Or,  comme  il  est  tel 
degré  d'aliénation  mentale  dans  lequel  le  moi 
peut  n'avoir  aucune  espèce  d'action  sur  le  cer- 
veau, soit  par  suite  d'altérations  congéniales, 
comme  dans  l'idiotisme,  ou  par  des  altérations 
accidentelles,  comme  dans  certains  cas  de  manie, 
il  faudrait  en  conclure  que  le  conflit  intérieur 
serait  alors  aboli  ou  suspendu,  l'organisme  par 
son  côté  intérieur  n'étant  plus  en  rapport  normal 
avec  l'âme  ou  le  m,oi.  Ce  serait  l'inverse  de  ce 
qui  se  pa'^se  dans  un  sommeil  troublé  par  des 
songes,  ce  qui  nous  faisait  dire  tout  à  l'heure 
que  l'aliénation  ainsi  comprise  est  comme  un 
rêve  permanent  et  retourné. 

Maine  de  Biran  avait  bien  vu  que  ceci  a 
lieu  dans  rertains  genres  de  folie.  Dans  l'idio- 
tisme, dit-il,  le  moi  sommeille,  pendant  que  les 
organes  sensitifs  sont  seuls  éveillés;  l'état  de 
démence,  ajoute-t-il,  correspond  encore  à  celui 
où  le  cerveau  produit  spontanément  des  images, 
tantôt  liées,  plus  souvent  décousues,  pendant  que 
la  pensée  sommeille  on  jette  de  temps  en  temps 
quelques  éclairs  passagers. 

Et  de  même,  dans  le  délire  général,  l'âme  rai- 
sonnable et  libre  est  sans  action  sur  l'orga- 
nisme; elle  sommeille;  les  images,  comme  le 
dit  encore  Maine  de  Biran ,  prennent  alors 
d'elles-mêmes,  dans  le  centre  cérébral,  les  divers 
caractères  de  persistance,  de  vivacité,  de  pro- 
fondeur, et  par  le  seul  effet  des  dispositions  or- 
ganiques. 

J'ajoute  que  ce  sont  les  dispositions  organiques 
qui  ferment  en  quelque  sorte  le  sens  intérieur 
à  l'action  du  inoi,  qui  annulent  ses  effets  et  pa- 
ralysent sa  puissance.  Si  donc,  dans  l'état  de 
rêve,  l'âme  veille  dans  un  corps  endormi,  dans 
l'état  de  folie  générale,  complète,  c'est  la  peii.sée 
qui  sommeille  dans  un  corps  éveillé.  Qu'on 
n'aille  pas  objecter  que  chez  les  fous  la  con- 
science, le  sentiment  du  moi  n'est  pas  aboli, 
qu'il  persiste  au  contraire  assez  souvent  :  nous 
répondrons  que  dans  les  cas  dont  on  parle  il  n'y  a 
pas  un  état  de  complète  aliénation.  Ceux  qui  sou- 
tiennent, avec  Georget,  que  même  dans  les  cas 
où  le  délire  est  le  plus  général,  le  sentiment  de 
la  conscience  persiste,  ceux-là  mêmes  sont  forcés 
d'avouer  que  dans  les  délires  les  plus  bornés, 
l'esprit  perd  toute  liberté.  Or,  pour  nous,  là  ou 
il  n'y  a  plus  de  liberté,  il  n'y  a  plus  de  raison, 
il  n'y  a  plus  de  personnalité.  Lisez  ensuite  toutes 
les  descriptions  de  folie,  et  vous  verrez  qu'à 
mesure  que  les  symptômes  prennent  plus  d'in- 
tensité, le  moi  s'efïace;  dans  les  exacerbalions, 
dans  les  crises,  tout  est  confus  dans  les  idées  : 
ce  sont  des  cris,  des  chants  désordonnés,  une 
agitation  perpétuelle,  et  nulle  trace  de  con- 
science. 

D'après  tout  ce  que  nous  avons  dit,  on  doit 
voir  que  pour  nous  les  causes  de  la  folie  sont 
toutes  matérielles;  ce  sont  des  lésions  organiques 
qui  seules  peuvent  ainsi  paralyser  la  pensée,  et 
nous  ne  concevons  pas  comment  on  a  pu  sup- 
poser des  lésions  qui  porteraient  ou  sur  la  peu- 


FOLI 


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FOLI 


sec  elle-même,  ou  sur  des  facultés,  ou  sur  des 
fonctions  dites  essentiellement  nerveuses.  Nous 
sommes  encore  à  nous  demander  comment  des 
médecins  ont  pu  attribuer  tous  les  phénomènes 
de  la  folie  à  des  causes  autres  que  des  alté- 
rations dans  l'organisation  du  système  nerveux, 
et  comment  des  hommes,  d'ailleurs  éminents, 
ont  voulu  les  faire  dépendre  de  modifications  qui 
n'auraient  porté  que  sur  des  forces  vitales.  Has- 
lam  était,  suivant  nous,  dans  le  vrai,  quand  il 
disait  que  c'est  uniquement  dans  les  chan- 
gements que  peut  éprouver  l'organisation  du 
cerveau,  qu'il  faut  chercher  la  cause  des  diverses 
espèces  de  folie;  mais  il  faut  tenir  compte  des 
altérations  les  plus  légères,  de  celles  qui  portent 
sur  la  consistance  du  cerveau,  sa  coloration,  son 
poids,  eti".,  comme  de  celles  qui  portent  sur  sa 
structure  interne.  Les  recherches  anatomiques 
étant  faites  dans  ce  sens,  on  dira  bien  rarement, 
comme  l'a  remarqué  Georget,  qu'on  n'a  rien 
trouvé  dans  le  cerveau. 

Maintenant  qu'il  nous  paraît  bien  prouvé  que 
la  cause  efficiente  de  la  folie  consiste  dans  des 
altérations  toutes  matérielles,  devons-nous  nous 
demander  si  ces  altérations  sont  toutes  de  la 
même  nature,  si  toutes  consistent  comme  le  sou- 
tenait J.  Franck,  dans  un  état  d'inflammation  du 
cerveau  ou  de  ses  annexes,  ou  dans  une  atrophie 
decet  organe,  dans  un  endurcissement,  etc.,  etc.  ? 
A  cela  nous  répondrons  qu'une  semblable  sup- 
position ne  pouvait  être  faite  qu'à  l'époque  où 
des  systèmes  exclusifs  régnaient  en  médecine,  et 
où  toutes  les  maladies  étaient  ramenées  à  un  ou 
deux  genres  d'altérations.  Aujourd'hui  que  l'a- 
natomie  pathologique  a  révélé  et  la  variété  des 
altérations  organiques  et  la  spontanéité  de  leur 
développement  dans  le  sein  de  tous  les  tissus, 
nous  ne  devons  plus  en  être  à  faire  ces  hypo- 
thèses :  la  réalité  des  altérations  anatomiques 
dans  le  cours  de  la  folie  est  un  fait  qui  ne  sau- 
rait être  nié,  et  il  nous  paraît  en  être  de  même 
de  la  diversité  de  nature  de  ces  mêmes  altéra- 
tions. Quant  aux  symptômes  de  l'aliénation  men- 
tale, nous  avons  déjà  dit  que  l'histoire  en  est  assez 
bien  connue.  On  sait  qu'à  raison  de,  ses  mani- 
festations, on  a  distingué  plusieurs  genres  de 
folie.  Les  anciens  les  avaient  ramenées  à  deux 
grandes  divisions  :  la  manie  et  la  mélancolie. 
Dans  le  premier  cas,  il  y  avait  délire  général 
avec  propension  à  la  fureur;  dans  le  second,  dé- 
lire exclusif  avec  propension  à  la  tristesse.  Sau- 
vages, multipliant  les  espèces,  avait  distingué  la 
démence,  la  manie,  la  mélancolie  et  la  démono- 
manie.  Pinel  avait  mis  plus  de  philosophie  dans 
ses  distinctions  :  il  avait  judicieusement  divisé 
la  folie  en  quatre  grandes  classes  d'affections  : 
sous  le  nom  d'idiotisme,  il  comprenait  tous  les 
cas  dans  lesquels  on  remarque  une  stupidité 
plus  ou  moins  prononcée,  un  cercle  très-borné 
d'idées  et  une  nullité  complète  de  caractère;  la 
manie  était  caractérisée  par  un  délire  général, 
une  grande  irascibilité  et  un  penchant  très-mar- 
qué a  la  fureur  ;  la  mélancolie  par  un  délire 
exclusif,  avec  abattement,  morosité  et  penchant 
au  désespoir;  enfin,  la  démence  par  une  simple 
débilité  des  opérations  de  l'entendement  et  des 
actes  de  la  volonté. 

Esquirol  n'a  fait  aucun  changement  important 
dans  cette  classification  ;  il  a  seulement  substi- 
tué au  mot  mélancolie  celui  de  monomanie, 
qui  a  été  adopté  avec  empressement,  surtout 
dans  les  affaires  d'expertises  médicales. 

Nous  n'insisterons  pas  sur  les  symptômes  qui 
dénoncent  la  manie  générale,  ni  sur  ceux  qui 
caractérisent  les  diverses  monomanies  ;  on  sait 
quels  sont  les  désordres  intellectuels  offerts  par 
les  malades,  l'incohérence  et   la  bizarrerie  de 


leurs  sensations,  les  erreurs  de  perception  qu'on 
remarque  en  eux;  il  suffit  d'être  entré  une  seule 
fois  dans  une  maison  de  fous,  pour  savoir  jus- 
qu'où peuvent  aller  les  différentes  formes  de 
délire.  Chez  quelques-uns,  la  folie  est  tranquiWe, 
calme;  mais  souvent  il  y  a  des  exacerbations, 
des  paroxysmes;  et  alors,  comme  emportés  par 
l'indignation,  ils  vocifèrent  continuellement,  ils 
ajiostrophent  ceux  qui  les  surveillent  ou  les 
visitent.  La  fureur  peut  être  portée  au  plus  haut 
degré  et  accompagnée  d'une  agitation  que  rien 
ne  peut  calmer  :  la  face  est  rouge  et  animée, 
les  yeux  étincelants,  la  bouche  sèche;  ils  mon- 
trent à  la  fois  et  une  extrême  incohérence  dans 
les  idées,  et  une  agitation  excessive;  quelques- 
uns  brisent  et  déchirent  tout  ce  qui  leur  tombe 
sous  les  mains. 

Le  plus  souvent  il  y  a  privation  de  sommeil 
chez  les  aliénés,  ou  du  moins  le  sommeil  est 
rare  et  incomplet;  on  en  a  vu  qui  restaient  des 
mois  et  des  années  entières  sans  goûter  un  mo- 
ment de  repos. 

Quant  aux  monomanies,  nous  avons  dit  qu'elles 
sont  caractérisées  par  un  délire  exclusif;  mais, 
il  faut  le  dire,  ce  délire  n'est  pas  tellement  cir- 
conscrit que  les  malades  raisonnent  judicieu- 
sement sur  tous  les  autres  sujets;  dans  tous  les 
cas,  on  remarque  qu'il  y  a  altération  générale, 
bien  que  plus  légère.  Ainsi  presque  tous  les 
monomaniaques  sont  incapables  d'une  attention 
un  peu  soutenue;  leur  volonté  est  précaire, 
instable,  et  leurs  affections  totalement  changées. 

Il  y  a  aussi  chez  eux  des  temps  de  paroxys- 
mes et  d'exacerbations,  et  alors  il  est  facile  de 
s'apercevoir  que  le  délire  est  plus  général  qu'on 
ne  le  croyait  d'abord;  ce  qui  a  fait  dire  à  Geor- 
get que,  dans  les  monomanies,  le  malade  est 
presque  aussi  déraisonnable  que  dans  la  manie. 
La  seule  différence  que  présentent  ces  deux 
états,  c'est  que  dans  l'un  le  malade  s'occupe  plus 
ordinairement  de  sa  marotte,  et  dans  l'autre 
l'aliéné  extravague  indifféremment  sur  toute 
chose. 

Les  auteurs  ont  ramené  les  principales  espèces 
de  monomanies  aux  suivantes  :  1°  la  monoma- 
nie  ambitieuse:  on  trouve  parmi  les  aliénés  do 
cette  classe,  des  rois,  des  empereurs,  des  papes, 
des  prophètes,  etc.;  2°  la  m.onomanie  erotique: 
quand  les  aliénés  sont  dominés  par  un  besoin 
indicible  d'aimer  ou  d'être  aimé;  par  le  regret 
d'un  amour  auquel  on  a  mis  obstacle,  etc.  ;  3°  la 
monomanie  religieuse  :  quand  les  malades  sont 
tourmentés  par  l'idée  des  peines  éternelles,  ou 
par  les  prétendues  obsessions  du  démon;  4"  la 
monomanie  mélancolique  :  les  aliénés  sont  en 
proie  à  une  tristesse  profonde  ;  ils  se  disent 
abandonnés,  trahis  par  leurs  proches;  il  ne  leur 
reste  qu'à  mourir,  etc.  ;  5°  la  monomanie  hypo- 
condriaque: les  aliénés,  d'ailleurs  parfaitement 
sains,  se  croient  attaqués  de  maladies  incurables 
et  toujours  extraordinaires;  s'ils  sont  réellement 
malades,  ils  exagèrent  leurs  maux  au  delà  de 
toute  expression,  ou  les  interprètent  de  la  ma- 
nière la  plus  étrange:  ainsi  ils  soutiennent  que 
leur  sang  est  altéré,  décomposé,  qu'un  vice  pro- 
fond les  ronge  et  lés  conduira  au  tombeau,  etc. 

Ces  délires  dominants  existent  chez  beaucoup 
de  malades;  mais  on  a  abusé,  dans  ces  derniers 
temps,  de  la  doctrine  qui  tend  ainsi  à  circon- 
scrire l'aliénation  mentale,  à  la  limiter  dans  un 
seul  ordre  de  faits,  surtout  en  ce  qui  concerne 
les  tendances,  les  propensions  à  commettre  cer- 
taines actions.  Combien  de  fois,  par  exemple, 
n'a-t-on  pas  donné  comme  atteints  de  monoma- 
nie homicide  les  plus  grands  criminels!  d'autres 
comme  atteints  de  la  monomanie  du  vol,  etc.,  etc. 
C'est  l'absurde  doctrine  de  Gall  qui  a  conduit  à 


FOLl 


—  552 


FONT 


faire  toutes  ces  suppositions.  Mais  revenons  à 
l'aliénation  mcntiilc,  et  voyons  quelles  en  sont 
les  causes  les  jjIus  IVcquentes. 

De  ces  causes  il  en  est  qui  prédisposent  seule- 
ment à  la  folie,  tandis  que  d'autres  amènent 
presque  immédiatement  son  explosion.  Parmi 
les  premières,  il  faut  ranger  Vârje  et  le  sexe  des 
individus:  la  folie  se  déclare  surtout  dans  l'âge 
des  passions  ardentes,  de  trente  à  quarante  ans; 
puis  de  vingt  à  trente,  puis  de  quarante  à  cin- 
([uante.  Nous  devons  placer  à  part  les  idiots  et 
les  déments  :  l'idiotisme  s'observe  nécessaire- 
ment dans  le  premier  âge,  puisque  cette  affec- 
tion est  presque  toujours  congéniale,  et  que  ces 
infortunés  arrivent  rarement  à  un  âge  un  peu 
avance  ;  chez  les  vieillards  on  observe  la  dé- 
mence sénile,  genre  de  folie  conséculif  aux  af- 
fections aiguës  de  l'encéphale,  et  qui  peut  même 
survenir  par  le  seul  effet  des  progrès  de  l'âge. 

On  remarque  beaucoup  plus  d'aliénations  chez 
les  femmes  que  chez  les  hommes  :  on  reçoit 
dans  les  hospices  d'aliénés  près  du  double  de 
femmes.  On  a  cherché  à  expliquer  cette  prédis- 
position par  la  plus  grande  susceptibilité  du 
système  nerveux  chez  les  femmes,  et  par  leur 
position  dans  la  société. 

L'hérédité  joue  un  grand  rôle  dans  la  produc- 
tion de  la  folie.  M.  Esquirol  avait  trouvé  dans 
quelques  établissements  que  la  moitié  au  moins 
des  individus  atteints  de  folie  avaient  eu  des  pa- 
rents aliénés.  On  croit  avoir  remarqué  que  l'in- 
fluence de  l'hérédité  se  fait  jilutôt  sentir  dans 
les  classes  riches  que  chez  les  pauvres,  et  on 
l'expliqiie  chez  les  premiers  par  les  alliances 
fréquentes  entre  parents.  Il  est  certain  que  le 
défaut  de  croisement  dans  l'espèce  humaine  ne 
tarde  pas  à  amener  une  dégradation  très-pro- 
noncée dans  les  familles. 

L'influence  du  tempérament  a  été  également 
notée;  mais  elle  est  beaucoup  plus  contestable. 

On  a  plus  particulièrement  signalé  les  vices 
d'une  mauvaise  éducation,  et  avec  raison  :  tout 
l'avenir  de  l'homme  moral  dépend  de  ses  condi- 
tions premières;  il  est  des  faits  d'observation 
très-curieux  dans  l'étiologie  de  l'aliénation  men- 
tale: ainsi  il  y  a  beaucoup  plus  d'aliénés  chez  les 
célibataires  que  chez  les  personnes  mariées,  et 
cela  s'applique  aux  hommes  comme  aux  femmes;; 
il  y  en  a  jilus  aussi  dans  les  professions  libérales 
quedans  les  classesindustrielies;  plusaussi  enété 
([u'en  hiver.  On  croit  avoir  remarqué  que  dans  les 
différents  pays  l'influence  du  degré  de  civilisa- 
tion, du  mode  de  gouvernement  et  des  croyances 
religieuses  est  beaucoup  plus  marquée  que  l'in- 
fluence du  climat.  Cette  observation  paraît  fon- 
dée ;  néanmoins  il  aurait  fallu  distinguer  ici. 
L'influence  des  idées  religieuses  est  incontes- 
table, elle  est  même  en  rapport  direct  avec  cer- 
tains genres  de  folie  ;  celle  du  mode  de  gou- 
vernement est  beaucoup  ]  lus  douteuse.  Quant  à 
l'influence  du  climat,  c'est  une  question  qui  n'a 
pas  été  suffisamment  étudiée  :  on  manque  de 
documents  :  on  en  manque  même  pour  ce  qui 
tient  à  l'in/luence  des  progrès  de  la  civilisation; 
on  a  cité  des  faits  qui  ne  sont  rien  moins  que 
concluants;  on  a  dit  que  M.  Desgenettes,  méde- 
cin en  chef  de  l'armée  d'Orient,  n'avait  trouvé 
que  quatorze  fous  en  Egypte  dans  l'hôpital  du 
Caire;  tandis  qu'en  1815  l'Angleterre  en  comp- 
tait plus  de  7000  à  Londres,  et  la  France  près 
de  4000  à  Paris!  Mais  quelle  conclusion  tirer  de 
ce  fait,  si  ce  n'est  que  dans  les  pays  plus  civili- 
sés on  prend  soin  des  fous,  et  qu'on  ne  les  laisse 
pas  libres  comme  en  Orient? 

Si  j'en  juge  par  ce  que  j'ai  observé  moi-même 
en  Russie,  la  folie  ne  doit  guère  être  moins  fré- 
quente dans  les  pays  soumis  au  despotisme  et 


peu  avancés  en  civilisation  que  dans  les  gouver- 
nements libres  et  policés. 

Quant  aux  causes  qui  provoquent  le  plus  com- 
munément l'explosion  de  la  folie,  elles  sont  as- 
sez nombreuses  ;  on  a  plus  particulièrement  si- 
gnalé les  chagrins  domestiques,  un  amour  con- 
trarié, le  fanatisme,  l'époque  critique  pour  les 
femmes  et  plutôt  encore  les  suites  de  couches, 
les  coups  sur  la  tête,  l'abus  des  boissons  alcoo- 
liques, l'insolation,  un  travail  intellectuel  ex- 
cessif, les  veilles  prolongées,^  une  vive  frayeur, 
le  passage  subit  dune  vie  aisée  à  une  profonde 
misère,  les  remords,  l'oisiveté  surtout,  le  désœu- 
vrement, l'ennui  après  une  vie  très-occupée, 
l'influence  enfin  d'une  autre  maladie,  de  l'hys- 
térie, par  exemple,  ou  de  lepilepsie. 

Les  causes  agissent  progressivement^  mais 
leur  cfTet  peut  être  brusque  et  instantané:  on  a 
vu  la  folie  se  déclarer  en  quelques  heures,  quel- 
quefois à  l'instant  même,  au  milieu  d'une  pleine 
raison  ;  une  fois  déclarée,  elle  se  comporte  comme 
nous  l'avons  dit  plus  haut.  Il  nous  reste  à  dire 
un  mot  seulement  sur  le  Irailemerit  de  l'alié- 
nation mentale. 

Aune  époque  même  assez  rapprochée  de  nous, 
les  aliénés  étaient  traités  avec  barbarie  ;  c'est 
Pinel  qui  les  a  fait  sortir  de  leurs  affreux  caba- 
nons, qui  a  fait  tomber  leurs  chaînes,  qui,  en- 
fin, a  voulu  le  premier  les  traiter  comme  des 
malades.  C'est  à  la  philosophie  qu'on  doit  ces  ré- 
formes :  grâce  à  ses  lumières,  on  a  fini  par  re- 
connaître que  chez  ces  infortunés  il  n'y  a  rien 
de  surnaturel,  rien  de  merveilleux  ;  il  y  a  sim- 
plement des  lésions  qui  portent  sur  cette  partie 
de  l'organisme  qui  sert  aux  manifestations  de  la 
pensée,  et  que,  partant,  il  y  a  tout  simplement 
à  traiter  des  organes  malades;  mais  comme  les 
organes  malades  sont  soumis  à  la  double  action 
des  agents  extérieurs  et  de  l'esprit  lui-même, 
comme  principe  d'activité,  les  médecins  ont 
cherché  judicieusement  à  combiner  le  traite- 
ment physique  avec  le  traitement  moral,  de 
telle  sorte  que,  s'adressant  directement  à  l'es- 
prit de  l'aliéné,  ils  le  font  intervenir  dans  le 
traitement,  et  le  mettent  ainsi  en  mesure  de 
réagir  sur  son  propre  organisme.  Les  médecins 
et  les  physiologistes  qui  ont  écrit  sur  la  folie  sont 
innombrables  ;  nous  nous  contenterons  d'en  ci- 
ter quelques-uns  dont  les  ouvrages  méritent 
particulièrement  de  figurer  dans  un  dictionnaire 
philosophique  :  Pinel,  Traité  médico-philoso- 
phique sur  l'aliénation  mentale,  Paris,  1791, 
in-8;  — Esquirol,  des  Maladies  mentales,  Paris, 

1838,  2  vol.  in-8; —  Leuret,  du  Traitement  mo- 
ral de  la  folie,  Paris,  in-8;  Fragments  pstjcho- 
logiques  sur  la  folie,  Paris,  in-8;  — Broussais, 
de  V Irritation  et  de  la  Folie,  Paris,  1839,  2  vol. 
in-8;  —  Moreau  de  Tours,  Psychologie  morbide, 
Paris,  1859,  in-8;  —  Flourens,  de  la  Raison,  du 
Génie  et  de  la  Folie,  Paris,  1861,  in-12  ;  —  Tré- 
lat.  Recherches  historiques  sur   la  folie,  Paris. 

1839,  in-8. — Les  philosophes  ont  rarement  traite 
ce  sujet;  on  peut  consulter  cependant  Maine  de 
Biran,  Nouvelles  considérations  sur  les  rap- 
ports du  physique  et  du  moral  de  Vhomme,  Pa- 
ris, 1834,  in-8;  —  Albert  Lemoine,  l Aliéné  de- 
vant la  philosophie,  la  m,orale  et  la  société, 
Paris,  1862,  in-8.  F.  D. 

FONTENELLE  (Bernard  Le  Bovier  ou  Le 
BoYGER  de),  né  à  Rouen  le  11  février  1657,  mort 
à  Paris  le  9  janvier  1757. 

Si  Fontenelle,  dans  ses  volumineux  écrits,  a 
rarement  traité  des  questions  de  philosophie  pro- 
prement dite,  néanmoins  sa  vie,  son  caractère 
et  ses  ouvrages  sont  empreints  de  l'esprit  phi- 
losophique. 

Sa  vie,  qui  embrasse  un  siècle  entier,  l'a  fait 


FONT 


—  553 


FONT 


participer  aux  deux  grandes  époques  de  notre 
littérature  :  aussi  pout-on  dire  qu'il  y  a  deux 
hommes  en  lui,  le  bel  esprit  du  xvii*  siècle  et 
le  philosophe  du  xviii*  ;  le  neveu  du  grand  Cor- 
neille, et  le  contemporain  de  Voltaire  ;  l'ingé- 
nieux écrivain  d'une  école  un  peu  maniérée,  et 
le  dernier  des  cartésiens.  11  Ibi'mc  l'anneau  in- 
termédiaire entre  les  deux  àgos.  Témoin  de  tou- 
tes les  révolutions  de  l'esprit  humain  accomplies 
dans  ce  vaste  intervalle  de  temps,  il  y  a  pris 
lui-même  une  part  active,  et  si  sa  nature  l'a  dé- 
tourné d'un  rôle  agressif,  il  a  toujours  le  mérite 
incontesté  d'avoir  le  premier  rendu  la  philoso- 
phie populaire  en  France. 

Il  avait  fait  d'assez  brillantes  études  au  col- 
lège des  jésuites  à  Rouen;  mais  il  n'eut  pas  le 
même  succès  dans  la  logique,  hérissée  alors  de 
termes  barbares.  Il  dit  lui-même:  «  Je  pris  mon 
parti  de  ne  rien  entendre  à  la  logique.  Cepen- 
dant, continuant  de  m'y  appliquer,  j'y  entendis 
quelque  chose  ;  je  vis  bientôt  que  ce  n'était  pas 
la  peine  d'y  rien  entendre,  que  ce  n'étaient  que 
des  mots:  je  m'en  tirai  ensuite  aussi  bien  que 
les  autres.  »  Son  père,  avocat  au  parlement  de  la 
même  ville,  le  destinant  au  barreau,  il  se  fit  re- 
cevoir avocat,  et  plaida  même  une  cause  qu'il 
perdit.  Promptcnient  dégoûté  de  cette  carrière, 
il  se  décida  à  suivre  son  goût  pour  la  littéra- 
ture, et  se  rendit  à  Paris,  auprès  de  son  oncle 
Thomas  Corneille,  qui  dirigeait  alors  le  Mercure 
galant  avec  de  Visé.  La  gloire  du  grand  Cor- 
neille fut  d'abord  pour  lui  une  amorce  trom- 
peuse; il  débuta  par  des  tragédies,  et  une  épi- 
gramme  de  Racine  nous  apprend  quel  fut  le 
sort  de  son  Aspar.  Le  premier  ouvrage  où  il 
réussit,  ses  Dialogues  des  morls,  qu'il  fit  paraî- 
tre en  1683,  à  vingt-six  ans,  sont  parsemés  de 
traits  d'affectation  et  de  faux  goût.  Trois  ans  après^ 
en  1686,  il  publia  ses  Entretiens  sur  la  plura- 
lité des  mondes,  où  il  expose  avec  une  heureuse 
clarté  les  découvertes  de  Galilée,  et  le  système 
de  Descartes  sur  les  tourbillons.  On  y  admira  le 
talent  de  mettre  les  matières  scientifiques  à  la 
portée  de  tous  les  lecteurs.  On  peut  y  relever 
encore  quelque  chose  d'un  peu  prétentieux  et  de 
quintessencié  dans  le  style  ;  mais  cette  recher- 
che même  n'était  pas  sans  agrément,  et  elle  con- 
tribua sans  doute  a  attirer  le  public,  qui  trou- 
vait dans  ce  livre  le  système  du  monde,  tel 
qu'on  le  connaissait  alors,  traduit  en  langue 
vulgaire.  Déjà  l'on  y  sent  une  certaine  liberté 
de  penser;  la  clarté  des  idées  se  réfléc^iit  dans  le 
langage,  et  l'on  reconnaît  l'empreinte  du  philo- 
sophe à  quelques  réflexions  telles  que  celle-ci  : 
«  Il  n'y  a  que  la  vérité  qui  persuade,  même  sans 
avoir  besoin  de  paraître  avec  toutes  ses  preuves. 
Elle  entre  si  naturellement  dans  l'esprit,  que 
quand  on  l'apprend  pour  la  première  fois,  il 
semble  qu'on  ne  fasse  que  s'en  souvenir.  » 
(2°  Soirée,  à  la  fin.) 

Voici  un  exemple  de  la  sage  circonspection 
de  son  esprit,  et  de  la  méthode  prudente  qui 
règle  toujours  sa  marche,  même  dans  ses  ingé- 
nieux badinages.  Au  commencement  de  la  3"  Soi- 
rée, à  propos  des  conjectures  auxquelles  il  vient 
de  se  laisser  aller  sur  les  habitants  de  la  lune, 
il  ajoute  :  «  Il  ne  faut  donner  que  la  moitié  de 
son  esprit  aux  choses  de  cette  espèce  que  l'on 
croit,  et  en  réserver  une  autre  moitié  libre,  où 
le  contraire  puisse  être  admis,  s'il  en  est  be- 
soin. » 

L'année  suivante,  Fontenelle  mit  en  français 
^Histoire  des  oracles  du  savant  hollandais  Van 
Dale,  c'est-à-dire  qu'il  donna  un  abrégé  élégant 
et  lumineux  de  ce  traité,  dont  l'érudition,  un 
peu  diffuse,  prit  sous  la  plume  de  Fontenelle 
une  forme  plus  appropriée  au  goût  des  lecteurs 


français.  L'auteur  lui-même  en  témoigna  sa  re- 
connaissance et  s'exprima  ainsi  dans  les  Nou- 
velles de  la  Hcpublique  des  lettres  :  «  J'ai  lu 
avec  bien  du  plaisir  VIJistoire  des  oracles,  faite 
par  un  auteur  français,  où  je  suis  copié  fidèle- 
ment. J'approuve  la  liberté  qu'il  s'est  donnée  de 
tourner  ce  que  j'avais  avancé  dans  mes  deux 
dissertations  sur  ce  sujet,  au  génie  de  sa  na- 
tion.... C'est  peut-être  un  malheur  pour  la  cause 
qu'il  soutient  avec  moi,  qu'il  ne  soit  pas  dans 
un  pays  de  liberté;  car  je  ne  puis  imputer  à 
une  autre  raison  le  silence  qu'il  a  gardé,  ou  les 
déguisements  qui  semblent  l'avoir  commandé 
sur  des  faits  de  conséquence.  »  Malgré  les  pré- 
cautions prises  par  Fontenelle,  malgré  les  dé- 
guisements dont  s'enveloppait  sa  discrète  iro- 
nie, l'ouvrage  n'en  parut  pas  moins  très-hardi. 
Plus  tard,  il  fut  vivement  attaqué  par  le  jésuite 
Baltus,  qui  soutint  que  les  démons  avaient  fait 
des  oracles,  et  qu'ils  s'étaient  tus  à  l'arrivée  du 
Messie.  Fontenelle  n'eut  garde  de  s'engager  dans 
une  controverse  théologique.  «Je  ne  repondrai 
point  au  jésuite  de  Strasbourg,  écrivait-il  à  Le- 
clerc,  quoique  je  ne  croie  pas  l'entreprise  im- 
possible. Mais  VHistoire  de  V Académie  des  scien- 
ces me  donne  trop  d'occupation,  et  tourne  toutes 
mes  études  sur  des  matières  trop  différentes  de 
celle-là.  Ce  serait  plutôt  à  M.  Van  Dale  à  répon- 
dre qu'à  moi  ;  je  ne  suis  que  son  interprète,  il 
est  mon  garant.  Enfin  je  n'ai  point  du  tout  l'nu- 
meur  polémique,  et  toutes  les  querelles  me  dé- 
plaisent. J'aime  mieux  que  le  diable  ait  été  pro- 
phète, puisque  le  père  jésuite  le  veut,  et  qu'il 
croit  cela  plus  orthodoxe.  » 

Vers  le  même  temps,  il  avait  publié  ses  Dou- 
tes sur  le  système  physique  des  causes  occasion- 
nelles. Quoiqu'il  professât  une  vive  admiration 
pour  Malebranche,  qu'il  appelle  le  plus  grand 
génie  de  ce  siècle,  il  critique  ses  idées  par  des 
raisonnements  serrés,  mais  toujours  avec  me- 
sure. Il  prouve  d'une  manière  irrécusable  que 
le  système  des  causes  occasionnelles  est  con- 
traire à  la  simplicité  avec  laquelle  Dieu  doit 
agir  dans  l'exécution  de  ses  desseins.  Ce  mor- 
ceau est  un  modèle  de  discussion.  C'est  en  pro- 
posant ses  doutes  sur  ce  système  que  Fonte- 
nelle dit  avec  une  finesse  si  spirituelle  :  «Ce  qui 
doit  répondre  de  la  sincérité  de  mes  paroles, 
c'est  que  je  ne  suis  ni  théologien,  ni  philosophe 
de  profession,  ni  homme  d'aucun  nom,  en  quel- 
que espèce  que  ce  soit;  que,  par  conséquent,  je 
ne  suis  nullement  engagé  à  avoir  raison,  et  que 
je  puis  avec  honneur  avouer  que  je  me  trompais 
toutes  les  fois  qu'on  me  le  fera  voir.  »  Ce  petit 
écrit  se  termine  par  une  réflexion  dont  le  tour 
piquant  relève  encore  la  justesse:  «La  vérité 
n'a  ni  jeunesse  ni  vieillesse;  les  agréments  de 
l'une  ne  la  doivent  pas  faire  aimer  davantage, 
et  les  rides  de  l'autre  ne  lui  doivent  pas  attirer 
plus  de  respect.  » 

Cartésien  décidé,  il  resta  toute  sa  vie  fidèle  à 
cette  doctrine,  mais  sans  aucun  fanatisme.  Aussi, 
dit-il  quelque  part  :  «  Il  faut  admirer  toujours 
Descartes,  et  le  suivre  quelquefois.»  —  «  Cegrand 
homme,  écrit-il  ailleurs,  poussé  par  son  génie  et 
par  la  supériorité  qu'il  se  sentait,  quitta  les 
anciens  pour  ne  suivre  que  cette  même  raison 
que  les  anciens  avaient  suivie;  et  cette  heureuse 
hardiesse,  qui  fut  traitée  de  révolte,  nous  valut 
une  infinité  de  vues  nouvelles  et  utiles  sur  la 
physique  et  sur  la  géométrie.  Alors  on  ouvrit 
les  yeux,  et  l'on  s'avisa  de  penser.  » 
,  De  tous  les  titres  de  gloire  de  Fontenelle,  ses 
Éloges  des  académiciens  sont  sans  contredit  le 
plus  réel  et  le  plus  durable.  En  1697,  il  avait 
été  nommé  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie 
des  sciences.  Ce  fut  pour  s'acquitter  de  ses  fonc- 


FONT 


—  554  — 


FORB 


lions  qu'il  écrivit  l'histoire  de  cette  Académie 
depuis  rannéc  1666  jusqu'en  1699,  et  que  pendant 
plus  do  quarante  années  il  prononça  les  éloges 
des  savants  qui  avaient  appartenu  à  cette  com- 
pagnie. Le  recueil  de  ces  éloges  forme  assuré- 
ment un  des  meilleurs  livres  de  notre  langue. 
On  n'y  retrouve  plus  rafléteric  qui  dépare  quel- 
quefois les  écrits  de  sa  jeunesse  :  là,  sa  manière 
est  beaucoup  plus  simple;  il  sème  toujours  les 
aperçus  spirituels,  mais  jamais  aux  dépens  de  la 
vérité,  et  l'expression  dont  il  la  revêt,  emprunte 
une  grâce  particulière  à  son  tour  d'esprit  fin  et 
délicat.  Il  fallait  une  grande  variété  de  connais- 
sances pour  apprécier  convenablement  plusieurs 
générations  de  savants,  astronomes,  mathémati- 
ciens, chimistes,  physiciens,  naturalistes,  méde- 
cins, philosophes.  Fontanelle  donna  le  premier 
exemple  de  cet  esprit  encyclopédique,  de  cette 
universalité  que  Voltaire,  après  lui,  devait  re- 
produire avec  tant  d'éclat.  Il  possède  en  outre 
l'art  d'intéresser  à  la  vie  studieuse  de  ces  hommes 
dévoués  à  la  science  :  il  rend  leurs  découvertes 
accessibles  aux  gens  du  monde;  tour  à  tour 
Vauban,  Cassini,  Tournefort,  Malebranche,  Leib- 
niz, Newton,  en  un  mot  les  plus  grands  génies 
de  l'Europe,  passent  devant  nous  avec  leurs 
travaux  et  leurs  systèmes,  en  nous  communiquant 
une  instruction  aussi  agréable  que  variée. 

Ce  qui  caractérise  essentiellement  l'esprit  de 
Fontanelle,  c'est  la  justesse  unie  à  la  finesse.  Il 
se  rendit  célèbre  par  le  charme  singulier  qui 
s'attachait  à  sa  conversation  autant  qu'à  ses  écrits. 
Il  avait  été  reçu  à  l'Académie  française  le  5  mai 
1691.  Doyen  des  trois  académies,  on  l'appelait  le 
Nestor  de  la  littérature,  et  il  resta  jusqu'à  la  fin 
de  sa  vie  l'ornement  de  ces  salons  du  xviii*  siècle, 
qui  méritent  d'occuper  une  place  dans  l'histoire, 
car  ils  étaient  le  siège  d'une  puissance  nouvelle, 
l'opinion  publique.  Tout,  jusqu'aux  agréments  de 
son  style,  qui  n'est  pas  toujours  irréprochable, 
au  jugement  d'un  goût  sévère,  a  contribué  à 
propager  les  lumières,  et  à  répandre  le  goût  de 
la  raison. 

Cet  esprit  philosophique  que  nous  avons  indiqué 
comme  le  véritable  mérite  de  Fontenelle,  il  serait 
facile  de  le  faire  ressortir  dans  ses  principaux 
ouvrages  ;  il  suffirait  d'en  extraire  un  certain 
nombre  de  maximes,  d'observations  justes,  de 
réflexions  à  la  fois  fines  et  profondes,  qui  forme- 
raient, pour  ainsi  dire,  le  code  du  bon  sens,  les 
règles  de  la  méthode  pratique,  une  sorte  de  mé- 
taphysique populaire,  mise  à  la  portée  des  gens 
du  monde.  On  aurait  ainsi  le  résumé,  et  comme 
la  quintessence  de  sa  philosophie. 

Dans  sa  réponse  à  l'évêque  de  Luçon,  qui  rem- 
plaçait Lamotte  à  l'Académie  française  (6  mars 
1632),  il  disait  :  «  Il  s'est  répandu  depuis  un  temps 
un  esprit^  philosophique  presque  tout  nouveau, 
une  lumière  qui  n'avait  guère  éclairé  nos  an- 
cêtres. »  Cet  esprit  nouveau,  qui  devait  faire  la 
gloire  et  la  puissance  du  xviii"  siècle,  se  révèle 
de  deux  manières  :  en  premier  lieu,  par  la  mé- 
thode expérimentale,  fondée  sur  l'observation 
des  faits  :  «  Comme  on  s'est  avisé  de  consulter 
sur  les  choses  naturelles  la  nature  elle-même 
plutôt  que  les  anciens,  elle  se  laisse  aisément 
découvrir;  et  assez  souvent,  pressée  par  de  nou- 
velles expériences  que  l'on  lait  pour  la  sonder, 
elle  accorde  la  connaissance  de  quelques-uns  de 
ses  secrets.  {Hist.  de  l'Acad.  des  sciences,  Préf.) 
En  second  lieu,  par  les  progrès  de  l'esprit  géo- 
métrique :  «  Les  mathématiques  servent  à  donner 
à  notre  raison  l'habitude  et  le  premier  pli  du 
vrai.  Elles  nous  apprennent  à  opérer  suf  les 
vérités,  à  en  prendre  le  fil  souvent  très-délié 
et  presque  imperceptible....  A  mesure  que  ces 
sciences  ont  acquis  plus  d'étendue,  les  méthodes 


sont  devenues  plus  simples  et  plus  faciles.  Enfin 
les  mathématiques  n'ont  pas  seulement  donné 
une  infinité  de  vérités  de  l'espèce  qui  leur  ap- 
partient, elles  ont  encore  produit  assez  générale- 
ment diins  les  esprits  une  justesse  plus  précieuse 
peut-être  que  toutes  ces  vérités.  » 

Son  sens  droit  avait  deviné  l'éclectisme  :  «  Tout 
le  monde  ne  sait  pas  voir  :  on  prend  pour  l'objet 
entier  la  première  face  que  le  hasard  nous  en  a 
présentée....  Il  n'est  pas  étonnant  que  l'on  fasse 
quelques  faux  pas  dans  des  routes  nouvelles  que 
l'on  s'ouvre  soi-même.  L'esprit  original,  qui  est 
ardent,  vif  et  hardi,  peut  n'être  pas  toujours  assez 
mesuré  ni  assez  circonspect.  »  De  cette  manière 
d'envisager  la  marche  des  connaissances,  hu- 
maines, résulte  comme  conséquence  naturelle 
la  nécessité  de  la  tolérance  philosophique.  «  On 
voulut  surtout  qu'aucun  système  ne  dominât 
dans  l'Académie  a  l'exclusion  des  autres,  et  qu'on 
laissât  toujours  toutes  les  portes  ouvertes  à  la 
vérité.  » 

Et  ailleurs  :  «  Il  y  a  un  ordre  qui  règle  nos 
progrès.  Chaque  connaissance  ne  se  développe 
qu'après  qu'un  certain  nombre  de  connaissances 
précédentes  se  sont  développées,  et  quand  son 
tour  pour  éclore  est  venu....  Quand  une  science  ne 
fait  que  de  naître,  on  ne  peut  guère  attraper  que 
des  vérités  dispersées  qui  ne  se  tiennent  pas,  et 
on  les  prouve  chacune  à  part,  comme  l'on  peut, 
et  presque  toujours  avec  beaucoup  d'embarras. 
Mais  quand  un  certain  nombre  de  ces  vérités 
désunies  ont  été  trouvées,  on  voit  en  quoi  elles 
s'accordent,  et  les  principes  généraux  commen- 
cent à  se  montrer,  non  pas  encore  les  plus  gé- 
néraux ou  les  premiers;  il  faut  encore  un  plus 
grand  nombre  de  vérités  pour  les  forcer  à  pa- 
raître. Plusieurs  petites  branches  que  l'on  tient 
d'abord  séparément  mènent  à  la  grosse  branche 
qui  les  produit,  et  plusieurs  grosses  branches 
mènent  au  tronc.  » 

«  Un  avantage  d'avoir  saisi  les  premiers  prin- 
cipes serait  que  l'ordre  se  mettrait  partout  de 
lui-même^  cet  ordre  qui  embellit  tout,  qui  for- 
tifie les  vérités  par  leur  liaison.  » 

N'a-t-il  pas  parfaitement  caractérisé  Leibniz, 
lorsqu'il  l'appelle  un  esprit  universel,  non  pas 
seulement  parce  qu'il  allait  à  tout,  mais  encore 
parce  qu'il  saisissait  dans  tout  les  principes  les 
plus  élevés  et  les  plus  généraux,  ce  qui  est  le 
caractère  de  la  métaphysique? 

Fontenelle,  dans  un  de  ses  éloges  (celui  de 
Duhamel),  parle  de  raisonnements  philosophique^; 
qui  ont  dépouillé  leur  sécheresse  naturelle,  ou 
du  moins  ordinaire,  en  passant  au  travers  d'une 
imagination  fleurie  et  ornée,  et  qui  n'y  ont  pris 
cependant  que  la  juste  dose  d'agrément  qui  leur 
convie:it.  Ces  paroles  s'appliquent  très-bien  à 
lui-même,  et  il  se  trouve  avoir  donné  ainsi  l'idée 
la  plus  fidèle  de  son  propre  talent.       A...D. 

FOBBERG  (Frédéric-Charles),  né  en  1770  à 
Meuselwitz,  près  d'Altembourg,  fut  un  ami  très- 
dévoué  de  Fichtc,  et  un  défenseur  ardent  des 
opinions  de  ce  philosophe.  Il  s'attacha  d'abord 
aux  idées  de  Kant  et  de  Reinhold.  et  ce  fut  sous 
cette  influence  qu'il  publia  une  aissertation  in- 
titulée de  Â^slhetica  transcendentali ,  in-8,  léna, 
1792;  un  autre  petit  écrit  sur  les  Motifs  et  les 
lois  des  actions  libres,  in-8,  ib.,  1793  (ail.);  et 
divers  morceaux  qui  ont  paru  soit  dans  le  Re- 
cueil de  Fùlleborn  (12  cahiers  in-8,  Zûllichau  et 
Freystadt,  1796-1799),  soit  dans  d'autres  journaux 
philosophiques.  Mais,  peu  à  peu,  il  se  laissa 
séduire  par  la  doctrine  de  Fichte,  et  écrivit,  en 
1797,  dans  un  journal  rédigé  par  son  nouveau 
maître  et  par  Niethammer,  des  Lettres  sur  la 
nouvelle  philosophie.  Bientôt  après  parut  l'ou- 
vrage qu'il  publia  de  concext  avec  Fichte,  et  qui 


i 


FÛRG 


—  555  — 


FORM 


leur  attira  à  tous  deux  une  accusation  d'athéisme  : 
Développement  de  Vidée  de  la  religion,  par  P'ré- 
dério-Charles  Forberg,  précédé  d'une  introduc- 
tion de  Fichte  sur  le  Principe  de  noire  croyance 
à  un  ordre  divin  qui  gouverne  le  monde,  in-8, 
léna,  1798  (ail.).  Enlin,  do  même  que  Fichte,  For- 
l)crg  se  défendit  contre  cette  accusation  dans  une 
Apologie  relativement  à  son  prétendu  athéisme, 
in-8,  Gotha,  1799.  Depuis  ce  moment  Forberg 
se  retira  de  la  scène  pliilosophique  et  s'occupa 
exclusivement  des  diverses  charges  qui  lui  lu- 
rent confiées.  X. 

FORCE.  L'origine  de  la  notion  de  force  est 
dans  la  conscience  que  nous  avons  d'être  nous- 
mêmes  le  principe  do  nos  déterminations  ou  de 
nos  actes j  nous  nous  connaissons  alors,  non- 
seulement  comme  une  substance  passive  et  di- 
versement modifiée,  mais  comme  un  être  qui 
est  en  même  temps  la  cause  efficiente  de  ses 
propres  modifications.  Nous  concevons  de  même 
la  matière  du  monde  extérieur  comme  une  force 
qui  se  révèle  à  nous  par  la  résistance  qu'elle 
oppose  à  l'efi'ort  que  nous  déployons  pour  mou- 
voir un  de  nos  membres  ou  soulever  tout  autre 
fardeau.  L'idée  de  force  enveloppe  donc  à  la  fois 
l'idée  de  cause  et  l'idée  de  substance.  La  force 
est  la  substance  capable  d'agir  et  agissant  en 
effet.  Comme  dit  Leibniz,  elle  enveloppe  l'elfort, 
conalum  involvit  ;  elle  n'a  pas  besoin  pour  agir 
d'une  excitation  étrangère,  elle  agit  par  le  seul 
ressort  de  sa  propre  énergie,  instar  arcus  tensi 
qui  non  indigct  slimulo  alieno  sed  sola  subla- 
tione  impedimenti.  La  force  et  la  substance  ne 
peuvent  être  séparées  que  par  la  pensée  ;  toute 
lorce  est  substance  et  toute  substance  est  force; 
quod  non  agit  nec  exislit,  ce  qui  n'agit  pas 
n'est  pas.  Ce  sont  des  conceptions  contraires  à 
l'expérience  et  à  la  raison  que  celles  de  substances 
absolument  passives,  dénuées  de  toute  énergie, 
et  de  forces  qui  n'appartiennent  pas  essentielle- 
ment à  quelque  substance. 

Cependant  l'histoire  de  la  philosophie  a  vu  se 
produire  de  pareilles  conceptions.  Les  physiciens 
atomistes  de  l'antiquité,  qui  se  représentaient 
l'univers  comme  un  composé  d'atomes  en  mou- 
vement, sans  placer  la  cause  de  ce  mouvement, 
soit  dans  une  énergie  propre  à  ces  atomes,  soit 
dans  un  principe  extérieur,  réduisaient  ainsi  tous 
les  êtres  à  l'état  de  substances  impuissantes  et 
le  monde  à  un  mécanisme  en  mouvement,  mais 
sans  moteur.  Descartes  concevait  à  peu  près  de 
même  l'univers  matériel  quand  il  faisait  consister 
l'essence  de  la  matière  dans  l'étendue  passive; 
et,  s'il  attribuait  à  Dieu  le  principe  du  mouve- 
ment, il  séparait  en  réalité,  du  moins  dans  les 
corps,  la  substance  de  la  force.  Malebranche 
déclarait  hautement  que  tous  les  êtres  matériels 
ou  spirituels,  les  âmes  comme  les  corps,  ne  sont 
que  des  substances  sans  aucune  énergie,  absolu- 
ment incapables  d'action,  un  seul  excepté,  Dieu, 
cause  unique  de  tous  les  êtres  et  de  tous  les 
phénomènes.  Au  contraire  la  scolastique  a  souvent 
imaginé  des  forces  qui  n'étaient  pas  des  substan- 
ces, entités  chimériques,  vertus  plastiques,  con- 
coertrices,  viviflques,  morbifiques,  s'ajoutant  à 
un  corps,  se  retirant  d'un  autre,  essentiellement 
indépenaantes  de  la  matière  où  elles  agissaient 
temporairement.  Aujourd'hui  la  philosophie  et 
la  science  s'accordent  généralement  à  reconnaître 
qu'il  n'y  a  pas  plus  de  substance  qui  ne  soit  pas 
une  force,  que  de  force  qui  ne  soit  pas  une 
substance.  L'accord  existe  même  sur  ce  point 
entre  la  philosophie  matérialiste  et  la  philosophie 
spiritualiste;  la  divergence  ou  la  contrariété  ne 
consiste  qu'en  ce  que  l'une  prétend  que  toute  force 
soit  une  substance  matérielle  et  que  l'autre  conçoit 
des  forces  qui  sont  des  substances  incorporelles. 


Le  mot  force  n'est  pas  toujours  employé,  même 
par  ceux  qui  le  définissent  ainsi,  avec  une  signi- 
fication aussi  rigoureuse.  Par  exemple,  quand 
le  psychologue  appelle  les  facultés  des  forces, 
il  ne  prétend  pas  que  l'intelligence  qu'il  distingue 
de  la  sensibilité  ou  de  la  volonté,  soit  une  sub- 
stance distincle  d'une  autre  substance,  la  volonté 
ou  la  sensibilité,  mais  seulement  que  l'intel- 
ligence est  la  substance  de  l'âme  considérée 
comme  la  cause  de  certains  phénomènes  qu'il 
distinguo  de  phénomènes  différents  par  l'appa- 
rence, mais  dont  le  principe  n'est  pas  moins  la 
même  substance  de  l'âme.  La  division  qu'il  établit 
est  idéale  et  non  réelle;  il  conçoit  la  substance 
de  l'âme,  cause  unique  et  indivisible  de  tous  ces 
faits;  sous  autant  de  points  de  vue  qu'il  croit 
pouvoir  distinguer  de  catégories  différentes  de 
phénomènes  psychologiques.  De  même  le  physi- 
cien qui  dit  que  la  pesanteur,  le  magnétisme, 
l'électricité,  etc.,  sont  des  forces  de  la  matière, 
ne  prétend  pas  qu'il  y  ait  dans  le  corps  à  la  fois 
pesant,  magnétique,  électrique,  une  substance 
posante,  une  autre  magnétique,  une  autre  élec- 
trique; il  veut  dire  seulement  que  certains  phé- 
nomènes, qui  ont  tous  leur  cause  dans  une  force 
do  la  substance  matérielle,  ont  des  apparences 
différentes.  Et  les  progrès  les  plus  récents  de  la 
science  contemporaine  tendent  en  effet,  en 
découvrant  ou  en  soupçonnant  la  similitude, 
l'identité  fondamentale  ou  la  transformation  les 
uns  dans  les  autres  de  tous  ces  laits,  à  les  rap- 
porter tous  à  une  seule  force  qui  ne  serait  autre 
que  la  substance  matérielle  elle-même. 

On  peut  consulter  la  Monadologie  de  Leibniz, 
le  mémoire  de  Maine  de  Biran  sur  VAperception 
immédiate  interne,  et  les  articles  de  ce  Diction- 
naire, Cause,  Substance,  Dynamisme.       A.  L. 

FORGE,  voy.  Delaforge. 

FORME  SUBSTANTIELLE.  Dans  le  septième 
livre  de  la  Métaphysique,  Aristote  recherchant 
ce  que  c'est  que  l'essence  ou  la  substance,  ouata, 
constate  que  parmi  les  quatre  sens  donnés  à  ce 
mot  se  trouve  d'abord  celui-ci,  tô  tî  tjv  slvat, 
expression  à  laquelle  Aristote  substitue  souvent 
les  mots  xô  tî  èctxi,  tô  ti,  ôpi(j-[x6;,  [xop<pi^,  et  que 
les  traducteurs  rendent  par  quiderat  esse,  quid- 
dilé,  cause  formelle,  forme  essentielle  et  forme 
substantielle. 

Qu'est-ce  mainten:int  que  la  forme  substan- 
tielle? La  forme  substantielle  se  dit  de  ce  qui  est 
en  soi  et  par  soi-même  [Métaph.,  liv.  VII,  ch.  iv). 
Les  substances  sensibles  sont  produites  par  l'union 
de  la  matière  et  de  la  forme  ;  la  matière  est  donc 
une  substance,  mais  elle  n'est  substance  qu'en 
puissance  ;  elle  n'existe  pas,  à  proprement  parler, 
parce  qu'elle  n'est  pas  quelque  chose,  xi.  Pour  le 
devenir,  il  faut  qu'elle  soit  limitée  et  déterminée, 
et  c'est  la  forme  qui  lui  donne  ce  caractère.  La 
matière  est  la  substance  en  virtualité;  et  la  forme, 
la  substance  en  actualité.  La  forme  substantielle 
est  donc  l'essence  même,  la  vraie  substance  des 
choses.  Elle  n'est  pas  limitée  par  une  matière, 
elle  est  la  substance  immatérielle  qui  limite  la 
matière  et  la  détermine.  Les  êtres  étant  ainsi 
composés  de  matière  et  de  forme,  il  s'ensuit  que 
l'âme  des  êtres  animés  en  est  la  forme  substan- 
tielle, qu'elle  est  l'essence  même  du  corps  animé, 
dont  elle  est  distincte,  mais  inséparable.  Quand 
la  plante  meurt,  la  matière  perd  sa  forme  sub- 
stantielle ;  mais  cette  forme  préexistait  à  la  plante 
dans  la  graine  d'où  la  plante  est  sortie,  et  elle 
lui  survit  dans  les  graines  qui  en  sont  sorties  et 
qui  donnèrent  naissance  à  une  autre  plante.  Il 
n'y  a  point  de  forme  substantielle  pour  d'autres 
êtres  que  pour  les  espèces  dans  le  genre  ;  car 
tout  ce  qu'il  y  a  de  substantiel  dans  l'individu, 
c'est  le  genre  et  l'espèce  qu'il  représente  et  qui 


FORM 


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FORM 


se  manifestent  en  lui.  Les  particularités  ne 
viennent  que  de  la  matière  déterminée  déjà 
auparavant  d'une  certaine  façon,  et  formant 
Tcxtérieur  périssable  dans  lequel  la  forme  sub- 
stantielle se  manifeste.  La  forme  substantielle 
est  donc  ce  qu'un  individu  a  d'incorruptible  ;  et 
moins  un  individu  ajoute  de  qualités  particulières 
aux  qualités  générales  de  son  espèce,  plus  il 
approche  de  la  perfection^  car  la  forme  substan- 
tielle semble  identique  avec  la  cause  finale,  qui 
est  le  bien  (liv.  VIII,  ch.  iv,  et  liv.  I,  ch.  m).  En 
conséquence,  on  doit  dire  de  la  forme  substan- 
tielle qu'elle  est  l'objet  propre  de  la  définition; 
et  qu'il  n'y  a  forme  substantielle  que  pour  les 
choses  dont  la  notion  est  une  définition,  c'est-à- 
dire  qui  ne  peuvent  pas  être  regardées  comme 
des  modifications  et  des  accidents. 

Ces  idées  d'Aristote  sur  la  forme  substantielle, 
une  fois  livrées  aux  commentateurs  scolastiqucs, 
devinrent  pour  eux  une  inépuisable  source  de  dis- 
tinctions, de  divisions,  de  classifications  de  toute 
nature,  et  de  solutions  pour  toutes  les  questions. 

Tantôt  on  établissait  qu'il  y  a  trois  sortes  de 
formes  :  d'abord  l'être  lui-même,  l'être  qui  ne 
reçoit  point  l'existence  d'une  cause  supérieure, 
et  n'est  point  reçu  dans  un  être  inférieur,  Dieu; 
en  second  lieu,  les  formes  qui  reçoivent  l'êlre 
d'ailleurs,  sans  être  elles-mêmes  reçues  dans  la 
matière  ;  c'est-à-dire  les  intelligences  dégagées 
de  toute  concrétion  corporelle  ;  enfin  les  formes 
dépendantes  de  toute  part,  qui  tiennent  l'être 
d'une  cause  inférieure  et  sont  reçues  dans  un  su- 
jet, la  matière  ;  tels  sont  les  accidents  et  les  formes 
substantielles  déterminant  la  matière  {CoUegii 
conimbricensis  comment,  in  secundum  librum 
de  Gêner,  et  corrupt.,  Lyon,  1613,  p.  78).  Tantôt, 
après  une  minutieuse  division  de  la  forme,  dont 
la  forme  substantielle  constituait  la  quatrième 
espèce,  on  reconnaissait  six  classes  de  formes 
substantielles  :  1°  celles  de  la  matière  première 
ou  des  éléments  ;  2°  celles  des  composés  infé- 
rieurs, comme  les  pierres  ;  3°  celles  des  composés 
plus  élevés,  des  drogues,  par  exemple;  4°  celles 
des  êtres  vivants,  les  plantes  ;  5"  celles  des  êtres 
sensibles,  les  animaux;  6°  enfin,  au-dessus  de 
toutes  les  autres,  la  forme  substantielle  raison- 
nable [ralionalis),  qui  ressemble  aux  autres  en 
tant  que  forme  d'un  corps,  mais  qui  ne  partage 
point  avec  le  corps  son  opération  propre  qui  est 
la  pensée  (Toletus,  Comment,  in  Physicam  Aris- 
totelis,  Cologne,  1577,  p.  56).  On  verra  plus  bas 
quelle  conséquence  cet  auteur  tirait  du  rang 
assigné  à  cette  forme  substantielle.  D'autres, 
avec  Cajetan,  ne  distinguaient  que  trois  espèces 
de  formes  substantielles  :  1°  celles  qui  pénètrent 
toute  sorte  de  matière;  2°  celles  qui  animent 
l'homme  et  les  animaux  les  plus  élevés  :  elles  ne 
résident  que  dans  l'ensemble  et  se  retirent  d'un 
membre  coupé;  3°  celles  qui  animent  les  plantes 
et  les  animaux  inférieurs  :  elles  subsistent  dans 
la  partie  comme  dans  l'ensemble,  et  des  deux 
parties  d'un  individu  coupé  refont  aeux  individus 
[Collegii  conimbricensis  comment,  de  Anima, 
Lyon,  1612,  p.  82). 

Comment  se  produit  le  feu?  A  cette  question 
Toletus  répond  (ubi  supra,  p.  62)  :  «  La  forme 
substantielle  est  un  principe  actif  par  lequel 
le  feu,  avec  la  chaleur  pour  instrument,  produit 
le  feu.  »  Et  plus  loin  (p.  154)  :  «  Mais  le  feu  ne 
provient  pas  toujours  du  feu.  Dicis  :  Quare  iioc 
ita  fit?  Respondeo :  Il  y  a  la  plus  grande  diffé- 
rence entre  les  formes  accidentelles  et  les  sub- 
stantielles. Car  les  formes  accidentelles  ont  non- 
seulement  de  la  répugnance,  mais  une  répu- 
gnance déterminée,  comme  le  blanc  avec  le  noir; 
tandis  qu'entre  les  formes  substantielles  il  y  a 
bien  une  certaine  répugnance,  mais  non  déter- 


minée, parce  r^ue  la  forme  substantielle  répu- 
gne également  a  quoi  que  ce  soit.  De  là  il  suit 
3ue  le  blanc,  forme  accidentelle,  ne  résulte  que 
u  blanc  et  non  du  noir,  mais  que  le  feu  peut 
résulter  de  toutes  les  formes  substantielles  ca- 
pables de  le  produire  dans  l'air,  dans  l'eau,  dans 
toute  autre  chose.  »  On  se  rappelle  involontaire- 
ment les  solutions  du  récipiendaire  de  Molière, 
quand  on  voit  dans  ces  réponses  les  formes  sub- 
stantielles servir  à  dissimuler  l'ignorance  des 
lois  réelles  des  phénomènes.  11  semble  cependant 
qu'Aristote  avait  prévu  et  voulu  prévenir  l'usage 
auquel  on  devait  réduire  sa  théorie,  lorsque  ce 
profond  penseur  terminait  ce  septième  livre, 
tout  entier  consacré  à  la  forme  substantielle, 
par  un  chapitre  précisément  destiné  à  indiquer 
comment  on  doit  procéder  à  la  recherche  des 
causes  des  êtres  simples  et  des  phénomènes  com- 
posés. Albert  le  Grand  appuya  sur  la  théorie  de 
la  forme  substantielle  l'explication  qu'il  donna 
du  principe  d'individuation.  Aristote  avait  dit 
que  l'àmc  des  êtres  animés  en  était  la  forme 
substantielle  ;  saint  Thomas,  dans  son  commen- 
taire sur  le  cie  Anima  {Œuvr.  compl.,  Paris, 
1660,  t.  III,  1"=  partie,  p.  42),  établit  qu'il  est 
impossible  qu'il  y  ait  en  une  chose  plus  d'une 
forme  substantielle,  et  de  là  il  conclut  la  sim- 
plicité de  l'âme.  Cependant  ce  principe  que  l'âme 
raisonnable  est  la  vraie  forme  substantielle  de 
l'homme,  trouvait  des  contradicteurs  ;  l'exposé 
et  la  réfutation  de  leurs  arguments  nous  ont 
été  conservés  par  les  Coïmbrois  {Comment,  de 
Anima,  in-4,  Lyon,  1612,  p.  72).  Dans  ses  com- 
mentaires déjà  cités  (p.  56),  Toletus,  oubliant 
sans  doute  qu'Aristote  avait  établi  que  la  forme 
substantielle  est  en  réalité  inséparable  de  la 
matière,  regarde  l'immortalité  de  l'âme  comme 
une  conséquence  du  rang  qu'elle  occupe  dans 
la  classification  citée  plus  haut.  On  voit  donc 
que  les  formes  substantielles  se  trouvaient  mê- 
lées à  toutes  les  théories  et  fournissaient  des 
solutions  à  toutes  les  questions. 

Par  une  conséquence  nécessaire  pour  ces  temps 
où  la  métaphysique  péripatéticienne  était  le  point 
d'appui  de  la  théologie,  la  question  de  l'âme 
comme  forme  substantielle  du  corps  de  l'homme 
avait  passé  du  domaine  de  la  spéculation  philo- 
sophique dans  celui  de  la  théologie.  Un  religieux 
de  Béziers,  Pierre-Jean  d'Olive  de  Sérignan,  ayant 
nié  que  l'âme  raisonnable  soit  la  forme  substan- 
tielle du  corps  humain,  le  concile  général  de 
Vienne  (1312)  examina  cette  doctrine,  la  déclara 
«  erronée  et  ennemie  de  la  vérité  de  la  foi  ca- 
tholique, et  son  auteur  hérétique,  ainsi  que  ses 
partisans.  »  En  1325,  le  pape  Jean  XXII  joignit 
sa  propre  condamnation  à  celle  du  concile,  et 
alla  même  jusqu'à  sévir  contre  la  mémoire  de 
l'auteur,  en  faisant  déterrer  et  brûler  ses  os.  A 
la  fin  du  siècle  suivant,  Sixte  IV,  sur  la  récla- 
mation des  frères  mineurs,  fit  examiner  les  ou- 
vrages de  Pierre-Jean  d'Olive,  et,  après  avoir 
déclaré  qu'ils  ne  contenaient  rien  d'expressé- 
ment contraire  à  la  foi  catholique,  il  justifia  la 
mémoire  de  l'auteur.  Enfin,  cette  même  doctrine 
émut  Léon  X,  qui  la  fit  condamner  de  nouveau 
dans  la  huitième  session  du  concile  de  Latran. 

Sur  le  sujet  de  cet  article,  après  le  texte  d'A- 
ristote [Métaph.,  liv.  VII  et  VIII),  on  consultera 
avec  fruit  la  quatrième  partie  de  la  Synopsis 
analytica  doclrinœ  peripatelicœ  de  Duval,  aans 
son  édition  d'Aristote,  de  1639,  4  vol.  in-f",  Paris, 
t.  IV,  p.  23-31;  —  Ch.-L.  Michelet,  Examen  cri- 
tique de  la  Métaphysique  d'Aristote,  in-8,  Paris, 
1836,  p.  164  et  suiv.,  et  2.87  et  suiv.';  —  Ravais- 
son.  Essai  sur  la  Métaphysique  d'Aristote,  in-8, 
Paris,  1837.  t.  I,  p.  149  et  suiv.  Voy.  Péripaté- 
ticienne (Philosophie).  j".  D.  J. 


FORM 


—  557 


FOUG 


FORMEY  (Jean-Henri-Samucl)  était  ne  en  17 1 1, 
à  Berlin,  d'une  lamilie  do  réfugiés  français,  ori- 
^'inaire  de  Vitry  en  Champagne.  A  vingt  ans,  il 
était  ministre  de  Brandebourg,  et  peu  d'années 
après,  il  réussit  à  se  faire  ai)peler  aans  la  capi- 
tale, où  il  professa  succcssivcnieut  la  rli6tori(iU(', 
puis  la  philosophie.  Il  fut  compris,  dès  la  forma- 
tion de  l'Académie  des  sciences  et  belles-lettres 
de  Berlin,  sur  la  liste  de  ses  membres,  et  il  eu 
devint  un  des  deux  secrétaires  perpétuels.  Si 
mort  n"eul  lieu  qu"en  1797  :  il  était  alors  le  doyen 
de  l'Académie,  correspondant  de  la  princesse 
Henriette-Marie  de  Prusse,  et  conseiller  privé. 
C'était  un  homme  fort  délié,  actif,  et  qui  ne  per- 
dit jamais  de  vue  les  moyens  de  pousser  sa  for- 
tune ;  il  était,  de  plus,  fort  laborieux,  et  il  a 
immensément  écrit  sur  toutes  sortes  de  sujets. 
La  longue  liste  de  ses  ouvrages,  dans  Meusel, 
n'est  pas  complète  ;  aussi  faut-il  le  regarder 
comme  un  polygraphe  plus  que  comme  un  phi- 
losophe. Sa  collaboration  à  la  Bibliolhi''que  ger- 
manique, de  Beausobre,  sa  Nouvelle  Bibliolhè- 
que  germanique^  entièrement  de  lui,  et  sa  Bi- 
bliothèque impartiale,  qu'il  rédigea  de  1750  à 
17n8,  en  partie  sur  des  documents  émanant  du 
cabinet  de  Frédéric  II,  le  classent  parmi  les 
écrivains  périodiques  de  son  époque.  Par  ses 
Éloges  des  Académiciens  de  Berlin  et  de  divers 
autres  savants  (2  vol.  in-12,  Paris,  1757),  aux- 
quels il  faut  joindre  une  douzaine  d'autres  Elo- 
ges,  et  par  sa  France  littéraire  ou  Dictionnaire 
des  auteurs  français  vivants  (2"  éd.,  Berlin, 
1757),  recherchée  encore  aujourd'hui  pour  les 
détails  qu'il  y  fournit  sur  les  écrivains  réfugiés, 
il  a  bien  mérité  de  l'histoire  littéraire.  Il  s'est 
aussi  montré  historien,  soit  en  publiant  son  Re- 
cueil de  pièces  sur  les  affaires  de  Vélection  du 
roi  de  Pologne  (1732  pour  1734),  soit  en  écrivant 
une  Histoire  de  la  succession  de  Berg  et  Juliers. 
Nous  omettons  ses  Sermons,  ses  Traductions 
(sauf  celle  de  Salluste  le  Philosophe),  et  d'autres 
ouvrages  encore:  mais  comme  philosophe,  il 
mérite  que  nous  nous  arrêtions  sur  lui  un  peu 
plus  longtemps.  Nous  le  trouvons  d'abordau  nom- 
bre de  ceux  qui  popularisèrent  la  philosophie  de 
Wolf,  soit  en  Allemagne,  soit  à  l'étranger  :  aux 
étudiants  allemands,  en  effet,  s'adressaient  ses 
Elementa  philosophiœ,  seu  Medulla  Wolftana 
(in-8,  1746)  ;  à  la  France  étaient  destinés  ses  six 
volumes  intitulés  :  La  belle  Wolfienne,  avec 
deux  lettres  philosophiques,  l'une  sur  l'immor- 
talité de  Vâme.  Vautre  sur  Vharmonie  prééta- 
blie (in-8,  la  Haye,  1752-1760),  et  aussi  son 
Abrégé  du  droit  de  la  nature  et  des  gens,  tiré 
du  grand  ouvrage  de  Wolf  sur  cette  matière 
(3  vol.  in-12,  Amst.,  1758).  Un  peu  plus  tard, 
nous  le  voyons  figurer  dans  le  discours  prélimi- 
naire de  d'Alembert,  comme  un  des  hommes 
dont  le  concours  aide  à  édifier  l'Encyclopédie; 
son  nom  est  même  cité  le  premier  de  tous,  et 
précède  celui  de  l'abbé  Sallier.  11  ne  faut  pas  en 
conclure  que  Formey  ait  jamais  été,  à  propre- 
ment parler,  au  nombre  des  collaborateurs  de  ce 
gigantesque  dictionnaire.  En  1758,  au  plus  tard, 
il  avait  fait  tenir  à  d'Alembert  un  manuscrit 
contenant  bon  nombre  d'articles,  dont  pas  un 
peut-être  ne  parut,  dans  les  premières  éditions 
de  l'Encyclopédie,  tel  qu'il  l'avait  écrit.  On  peut 
dire,  puisque  la  portion  de  l'Encyclopédie  oii  il 
est  traité  de  la  métaphysique  ne  porte  nulle 
trace  de  matérialisme,  que,  dans  ce  vaste  Re- 
cueil, le  secrétaire  de  l'Académie  de  Berlin  est, 
avec  Yvon,  l'un  des  principaux  représentants 
du  spiritualisme.  11  aimait,  du  reste,  beaucoup 
à  dire  qu'il  avait  de  son  côté,  antérieurement 
à  Diderot  et  à  d'Alembert,  conçu  le  plan  d'un 
ouvrage  fort  analogue  à  l'Encyclopédie;  et   il 


n'y  a  non  d'invraisemblable  dans  cette  asser- 
tion, si  l'on  songe  que  Formey  s'était  toujours 
livré  à  des  études  moins  profondes  que  variées. 
A  partir  de  1762,  au  plus  tard,  l'opposition  de 
Formey  aux  doctrines  des  philosophes  français 
du  XYiii"  siècle  devient  flagrante  :  l'Anti-tmile 
(2  vol.  in-8,  Be.rlin.  1764)  en  serait  l'expression 
frappante,  si  l'Emile  chrétien  ne  la  dépassait  en- 
core. Dans  cet  ouvrage  composé  à  la  demande 
du  libraire  Néaulme,  que  les  états  de  Hollande 
avaient  censuré  et  failli  mettre  à  l'amende  pour 
avoir  imprimé  l'Ém,ile,  Formey,  tronquant  à  son 
gré  Rousseau,  ici  gardait  des  quarts  de  volume 
sans  altération,  là  modifiait,  dénaturait,  rem- 
plaçait par  des  développements  diamétralement 
contraires  tout  ce  qui  lui  déplaisait  :  à  la  pro- 
fession de  foi  du  vicaire  savoyard,  par  exemple, 
fut  substituée  une  démonstration  de  la  religion 
chrétienne.  Ce  procédé  singulier,  qu'il  prenait 
pour  une  réfutation,  lui  attira  une  vigoureuse 
sortie  de  Rey  dans  le  Journal  des  savants,  et 
une  note  de  Rousseau  dans  l'édition  de  l'Emile 
qui  fut  publiée  à  Deux-Ponts.  Ses  Souvenirs 
d'un  citoyen  (2  vol.  in-8,  1789;  2«  éd.,  1797) 
donnèrent  lieu  de  même  à  une  réplique  animée 
de  Ch.  Laveaux  {Frédéric  le  Grand,  Voltaire, 
Rousseau,  d'Alembert ,  etc.,  vengés  contre  les 
secrétaires  perpétuels  de  l'Académie  de  Berlin). 
On  a  de  plus  attribué  à  Formey  la  composition 
de  l'Anti-Sans-Souci,  ou  la  folie  des  nouveaux 
philosophes  (in-8,  Amst.,  1761);  mais  c'est  une 
erreur  :  il  n'y  a  aans  ce  livre  que  les  Réflexions 
préliminaires  qui  appartiennent  à  Formey.  Le 
ton  haineux  et  les  injures  qu'on  y  trouve  sont 
loin  de  lui  faire  honneur.  Le  recueil  de  l'Acadé- 
mie de  Berlin  présente  aussi  grand  nombre  de 
mémoires  ou  dissertations  de  Formey;  quelques- 
uns  de  ces  opuscules  ont  été  réunis  sous  le  titre 
de  Mélanges  philosophiques  (2  vol.  in-12,  Leyde, 
1754)  :  nous  indiquerons  notamment  les  deux 
premiers,  où  il  remanie  et  discute  plus  à  fond 
deux  des  preuves  de  l'existence  de  Dieu  (celle 
qui  consiste  dans  la  relation  du  contingent  et  du 
nécessaire,  et  celle  qu'on  tire  des  causes  finales)  ; 
l'Essai  sur  le  Sommeil  et  celui  sur  les  Sou- 
ges,  l'un  et  l'autre  pleins  d'excellentes  remar- 
ques; les  morceaux  sur  la  Conscience,  sur  la 
Perfection,  sur  le  Système  du  vrai  bonheur. 
Un  autre  morceau  sur  les  Compensations  (mais 
qui  n'est  pas  compris  dans  les  Mélanges)  peut 
avoir  été  l'origine  du  fameux  système  d'Azai's. 
Le  discours  préliminaire  qu'il  a  placé  en  tête  de 
son  édition  de  l'Essai  sur  le  beau  du  P.  André, 
présente  quelques  considérations  intéressantes 
sur  un  sujet  encore  trop  dédaigné  des  philoso- 
phes pendant  le  dernier  siècle.  Enfin  il  est  l'au- 
teur d'une  Histoire  abrégée  de  la  philosophie 
(in-12,  Amst.,  17uO),  résumé  précis  et  clair,  mais 
très-insuffisant,  du  grand  ouvrage  de  Brucker. 
Ce  livre,  principalement  destine  à  la  jeunesse 
et  aux  gens  du  monde,  est,  à  beaucoup  d'égards, 
bien  au-dessous  de  l'Histoire  critique  de  la 
philosophie,  de  Deslandes,  dont  Formey  parle 
dans  son  Introduction  avec  une  extrême  injus- 
tice. La  Logique  des  vraisemblances,  qui  parut 
en  1747,  est  peut-être  la  meilleure  de  ses  pro- 
ductions. Au  total,  on  le  voit,  Formey  ne  fut 
jamais  un  penseur  original  ;  c'est  un  homme  qui 
expose  avec  assez  de  clarté,  qui  embrasse  beau- 
coup et  approfondit  peu,  et  c'est  surtout  un 
partisan  de  Wolf.  Bien  que  de  son  temps  et 
sous  ses  yeux  mêmes  la  face  de  la  philosophie 
se  renouvelât  à  la  voix  de  Kant,  il  s'en  tint  aux 
principes  que  Wolf  avait  empruntés  à  Leibniz. 

FOUCHER  (Simon),  philosophe  français  de  la 
fin  du  xvii=  siècle.  Peu  «  oersonaes  connaissent 


FOUG 


—  558  — 


FOUG 


de  nos  jours  le  nom  de  Foucher.  Ses  ouvrages, 
imprimes  dans  l'origine  à  un  petit  nombre 
d'exemplaires,  sont  devenus  fort  rares,  et,  quand 
ils  le  seraient  moins,  ils  ne  trouveraient  guère 
]'lus  de  lecteurs;  car  ce  sont  en  grande  partie 
des  opuscules  de  circonstance  et  de  courtes  dis- 
sertations destinées  à  un  rapide  oubli.  Cepen- 
dant, comme  philosophe  et  comme  érudit, 
comme  adversaire  de  Malebranche  et  comme 
restaurateur  de  la  philosophie  académicienne, 
le  nom  de  Foucher  n'a  pas  été  sans  autorité  ni 
même  sans  gloire  au  xvii"  siècle,  et  bien  que  la 
])0stérité  se  soit  montrée  plus  sévère  à  son  égard 
que  ses  contemporains,  il  a  sa  place  marquée 
dans  le  tableau  de  la  philosophie  de  cette  heu- 
reuse époque. 

Sa  vie  est  peu  connue.  Il  était  fils  d'un  mar- 
chand de  Dijon,  et  naquit  dans  cette  ville  le 
l^mars  1644.  Entré  assez  jeune  dans  les  ordres, 
il  avait  reçu  en  même  temps  que  la  prêtrise  le 
titre  de  chanoine  honoraire  de  la  Sainte-Cha- 
pelle de  Dijon;  mais,  malgré  les  avantages  que 
cette  position  lui  présentait,  il  ne  la  conserva 
([ue  deux  ou  trois  ans.  Cédant  alors  au  désir  de 
s'instruire,  il  vint  à  Paris  prendre  le  grade  de  ba- 
chelier de  Sorbonne,  et  peu  après  il  se  fixa  dans 
cette  ville,  où  d'étroites  relations  avec  plusieurs 
savants  célèbres  déjà  lui  permettaient  de  dévelop- 
per son  goût  pour  TéLude  ainsi  que  ses  talents. 
Lorsque  les  cendres  de  Descartes  furent  rappor- 
tées en  France,  seize  ans  après  sa  mort,  Baillet 
nous  apprend  que  Foucher,  à  peine  âgé  de  vingt- 
trois  ans,  avait  été  chargé  par  Rohault  de  pré- 
parer un  éloge  du  grand  philosophe.  Foucher 
est  mort  à  Paris  le  27  avril  1696. 

L'idée  à  laquelle  Foucher  a  attaché  son  nom 
est  le  projet,  développé  dans  la  plupart  de  ses 
ouvrages,  de  renouveler  la  philosophie  acadé- 
micienne^ à  peu  près  comme  Juste-Lipse  avait 
renouvelé  le  stoïcisme,  et  Gassendi  le  système 
d'Êpicure.  Mais  sous  le  nom  de  philosophie  aca- 
démicienne Foucher  ne  comprenait  pas  les  bril- 
lantes et  sublimes  spéculations  du  chef  de  l'an- 
cienne Académie,  ni  même  les  doctrines  plu- 
tôt négatives  que  scepti(jues  de  Carnéade  et 
d'Arcésilas,  mais  le  doute,  et  particulièrement  le 
doute  à  la  manière  de  Socrate  et  de  Cicéron, 
c'est-à-dire  une  sage  réserve,  née  du  sentiment 
de  la  faiblesse  de  l'homme,  et  consistant  à  ne 
se  fier  qu'à  l'évidence,  à  ne  point  agiter  de  ques- 
tions insolubles,  à  faire  l'aveu  de  son  ignorance, 
et  à  discerner  les  choses  c[ue  l'on  sait  de  celles 
que  l'on  ne  sait  pas.  Telle  est  la  méthode  que 
Foucher  considérait  comme  la  plus  haute  ex- 
pression du  platonisme,  et  de  laquelle  il  atten- 
dait le  redressement  de  la  plupart  de  nos  erreurs 
et  la  fin  des  disputes  stériles.  Cette  manière 
d'entendre  Platon  n'est  certainement  pas  la  plus 
fidèle;  mais,  abstraction  faite  de  l'inexactitude 
du  point  de  vue  historique,  la  pensée  première 
de  Foucher,  s'il  ne  l'avait  pas  exagérée,  pouvait 
être  utilement  admise,  même  après  Descartes  et 
Bacon.  11  est,  du  reste,  curieux  d'observer  en 
quels  termes  ce  partisan  du  doute  méthodique, 
qui  devait  finir  par  l'idéalisme,  parle  de  l'évi- 
dence des  vérités  premières.  Ces  vérités,  «  il  ne 
les  a  point  faites^  dit-il  {Dissertation  sw»-  la 
recherche  de  la  vérité,  p.  75),  ni  les  académi- 
ciens ne  les  ont  point  inventées  :  elles  sont  écri- 
tes et  imprimées  dans  tous  les  esprits;  ce  sont 
autant  de  rayons  de  la  lumière  éternelle  qui 
éclaire  tous  les  hommes  et  luit  incessamment 
dans  le  fond  de  leurs  âmes,  malgré  le  nuage 
obscur  de  leurs  i)réjugés;  il  n'est  point  néces- 
saire qu'ils  en  augmentent  l'éclat,  et  c'est  assez 
pour  eux  de  ne  le  point  obscurcir.  »  Non-seule- 
ment Foucher  reconnaît  des  vérités  premières;  | 


il  admet  encore,  sur  la  foi  de  la  conscience  et 
du  raisonnement,  la  spiritualité  de  l'âme,  son 
immortalité,  et  l'existence  de  Dieu,  ainsi  que 
son  unité  et  sa  providence,  c'est-à-dire  les  dog- 
mes les  plus  essentiels  qui  se  trouvent  ainsi 
placés  en  dehors  des  atteintes  du  doute,  sous  la 
sauvegarde  de  la  raison  et  de  la  philosophie.  Ce- 
pendant il  est  une  classe  de  vérités  que  l'oucher 
ne  peut  se  décider  à  admettre,  ce  sont  les  vé- 
rités sensibles,  c'est  l'existence  des  corps.  En  ef- 
fet, comment  connaissons-nous  les  corps?  Nous 
ne  les  connaissons  et  nous  ne  pouvons  les  con- 
naître, de  l'aveu  de  tous  les  philosophes,  que 
par  le  moyen  de  nos  idées  et  sous  la  condition 
qu'elles  les  représentent.  Or^  une  idée  ne  peut 
ressembler  à  un  objet  matériel,  puisqu'elle  est 
d'une  nature  différente  ;  et  quand  elle  y  ressem- 
blerait, nous  ne  le  saurions  pas,  déjjourvus  que 
nous  sommes  de  tout  moyen  de  comparer  l'ori- 
ginal avec  la  copie.  Nous  devons  donc  nous  abs- 
tenir de  juger,  et  croire,  à  l'exemple  des  anciens 
sceptiques,  que  toutes  les  choses  du  dehors  sont 
incompréhensibles.  Si  I-'oucher  avait  su  se  déga- 
ger entièrement  des  préjugés  d'école  et  rester  fi- 
dèle aux  maximes  établies  par  lui-même,  il  aurait 
été  amené,  comme  le  fut  Reid,  par  cette  argu- 
mentation irrésistible,  à  repousser  la  théorie  des 
idées,  sans  contester  la  réalité  des  corps;  mais, 
malgré  la  ferme  volonté  de  faire  au  scepticisme 
sa  part,  il  se  laissa  entraîner  sur  cette  pente  dan- 
gereuse qui  conduit  de  la  réserve  au  doute,  et 
du  doute  à  l'idéalisme. 

La  méthode  et  les  doctrines  de  Foucher  étaient 
trop  ouvertement  opposées  à  celles  de  Malebran- 
che pour  qu'il  ne  saisît  pas  l'occasion  de  les 
combattre.  Cependant,  malgré  l'attention  qu'elle 
excita  au  xvii'  siècle,  la  polémique  entre  ces 
deux  philosophes  ne  porta,  en  général,  que  sur 
des  points  d'un  intérêt  très-secondaire,  et  les 
grandes  questions  y  furent  un  peu  laissées  dans 
l'ombre.  Foucher  releva  minutieusement,  dans 
la  Recherche  de  la  vérité,  sept  suppositions  dé- 
nuées de  preuves  et  sept  assertions  contestables, 
dont  la  dernière  est  l'hypothèse  de  la  vision  en 
Dieu.  Il  avoue  que  cette  hypothèse  ne  fait  pas 
moins  d'honneur  au  jugement  qu'à  la  piété  de 
Malebranche,  qui  a  vu,  dit-il  {Critique  de  la 
Recherche,  etc.,  p.  115),  que  ces  manières  selon 
lesquelles  on  croit  ordinairement  que  nous  con- 
naissons les  choses  hors  de  nous  ne  sont  point 
évidentes  ;  mais  il  se  plaint  qu'elle  ait  un  caractère 
trop  théologique^  et  qu'elle  confonde  les  domaines 
séparés  de  la  foi  et  de  la  raison.  Il  soutient  en 
outre  qu'elle  est  insuffisante  pour  deux  motifs: 
le  premier,  c'est  qu'il  est  aussi  difficile  d'enten- 
dre comment  Dieu,  être  infiniment  plus  simple 
et  plus  immatériel  que  nous-mêmes,  est  en  rap- 
port avec  la  matière,  et  comment  ses  idées  la 
lui  représentent,  que  d'expliquer  la  perception 
des  objets  extérieurs  par  l'àme  ;  le  second,  c'est 
que  les  idées  qui  sont  en  Dieu,  précisément 
parce  qu'elles  sont  en  lui  et  non  en  nous,  ne 
servent  de  rien  à  notre  connaissance,  à  moins 
qu'elles  ne  déterminent  dans  l'àme  d'autres 
idées  qui  soient  ses  propres  manières  d'être.  Ces 
objections,  présentées  sous  une  forme  concise, 
ne  mancjuaient  certainement  ni  de  force,  ni  d'o- 
riginalité ;  elles  ont  conservé  de  la  valeur  à  cer- 
taines parties  des  opuscules  de  Foucher  contre 
Malebranche,  qui,  sans  elles,  ne  seraient  que  des 
curiosités  biographiques,  dénuées  de  toute  im- 
portance aux  yeux  de  l'historien  de  la  philoso- 
phie. 

Foucher  se  plaît  à  insister  sur  les  avantages 
que  sa  doctrine  offre  à  la  religion;  c'est,  à  l'en 
croire^  la  manière  de  philosopher  la  plus  utile 
pour  éviter  les  hérésies  et  pour  entretenir  la  paix 


FOUG 


559  — 


FRAN 


dans  les  États  des  princes  chrétiens;  c'est  aussi 
la  plus  conforme  aux  sentiments  des  F'cies  de 
l'Église,  et  en  particulier  de  saint  Augustin  et 
de  Lactance,  qui  ont  entrepris  de  l'aire  voir  par 
leurs  ouvrages  que  la  sagesse  humaine  consiste 
dans  des  lumières  mêlées  do  ténèhres,  sorte  de 
milieu  entre  le  savoir  et  l'ignorance  {Disserla- 
tion,  etc.,  p.  3  et  suiv.).  On  serait  porté  à  con- 
clure de  là  que  le  scepticisme  n'a  été  pour 
l'abhé  Fouchcr,  comme  il  le  fut  pour  l'éveque 
d'Avranches,  Daniel  Huct,  qu'une  feinte  et  un 
jeu,  une  arme  de  guerre  contre  la  raison  et  la 
philosophie  au  proht  de  la  foi  et  de  la  théologie. 
Nous  croyons  que  cette  conclusion  serait  peu 
fondée.  Foucher  nous  paraît  avoir  été  très-sin- 
cère dans  son  doute.  S'il  s'étend  avec  complai- 
sance sur  les  avantages  du  scepticisme,  c'est  évi- 
demment pour  calmer  les  scrupules  de  ses  ad- 
versaires, et  peut-être  les  siens  propres  ;  c'est 
afin  de  concilier  sa  foi  religieuse  avec  sa  foi 
philosophique,  et  de  rester  chrétien  sans  cesser 
d'être  académicien.  Ajoutons  qu'il  n'a  pas  poussé 
le  doute  à  ses  dernières  extrémités,  comme  l'é- 
\êque  d'Avranches.  Son  bon  sens  naturel,  déve- 
loppé par  l'étude  assidue  de  Descartes,  se  révol- 
lait  à  l'idée  de  méconnaître  la  lumière  de  l'évi- 
<lence,  et  nous  avons  vu  qu'il  ne  conteste  pas 
à  l'esprit  humain  le  pouvoir  de  démontrer  la 
spiritualité  de  l'âme,  l'existence  et  les  attributs 
de  Dieu.  Ceux  qui  entreprennent  de  décourager 
riiomme,  afin  de  le  ramener  par  le  désespoir  au 
joug  de  l'autorité,  ne  reconnaissent  pas  ordinai- 
loment  à  la  raison  une  portée  aussi  haute,  ni 
une  telle  fécondité. 

Voici  la  liste  à  peu  près  exacte,  non  pas  de 
tous  les  ouvrages  de  l'abbé  Foucher,  mais  de 
ceux  qui  sont  relatifs  à  la  philosophie  :  nous 
l'empruntons  à  la  Bibliothèque  des  auteurs  de 
Bourgogne,  de  Papillon,  in-f",  Dijon,  1745,  t.  I, 
p.  122  et  suiv.;  Dissertation  sur  la  recherche  de 
la  vérité,  ou  sur  la  philosophie  des  académi- 
ciens, oii  l'on  réfute  les  préjugés  des  dogmatis- 
tes  tant  anciens  que  nouveaux,  avec  un  exa- 
men particulier  des  sentiments  de  M.  Descartes, 
in-12,  Paris,  sans  nom  d'imprimeur  et  sans 
date  ;  mais  il  paraît,  d'après  une  note  de  la  pre- 
mière page,  que  cette  dissertation  remonte  à 
l'année  1673;  — Critique  de  la  Recherche  de  la 
vérité,  où  l'on  examine  en  même  temps  une 
partie  des  principes  de  M.  Descartes,  in-12,  Pa- 
ris, 1675  (cette  même  année  parut  une  Critique 
de  cette  critique,  attribuée  à  dom  Robert  Des- 
gabetz,  bénédictin);  —  Réponse  pour  la  Criti- 
que à  la  Préface  au  second  volume  de  la  Re- 
cherche de  la  vérité,  m-\2,  Paris,  1676;  in-12, 
îb.,  1679  ;  —  de  la  Sagesse  des  anciens,  où  Von 
fait  voir  que  les  principales  maximes  de  leur 
morale  ne  sont  pas  contraires  au  christia- 
nisme, in-12,  Paris,  1682;  ib.,  1683  ;  —  Réponse 
à  la  Critique  de  la  Critique  de  la  Recherche  de 
la  vérité,  in-12.  Paris,  lo79;  — Dissertation  sur 
la  Recherche  de  la  vérité,  contenant  l'apologie 
des  académiciens,  où  Von  fait  voir  que  leur 
manière  de  philosopher  est  la  plus  utile  pour 
la  religion  et  la  plus  conforme  au  bon  sens, 
pour  servir  de  réponse  à  la  Critique  de  la  Cri- 
tique, etc.,  avec  plusieurs  remarques  sur  les 
erreurs  des  sens  et  sur  Vorigine  de  la  philoso- 
phie de  M.  Descartes,  in-12,  Paris,  1687.  Une 
nouvelle  édition  parut  en  1690,  accompagnée 
d'une  Histoire  des  académiciens.  Foucher  y  joi- 
gnit deux  ans  plus  tard  une  troisième  partie,  et 
une  quatrième  en  1693.  Tous  ces  opuscules  fu- 
rent alors  réunis  sous  le  titre  de  Dissertations 
sur  la  Recherche  de  la  vérité,  contenant  Vhis- 
toire  et  les  principes  de  la  philosophie  des  aca- 
démiciens, avec  plusieurs   réflexions  sur   les 


sentiments  de  M.  J)cscar les,  in-12,  Paris,  1693; 
—  Lettre  à  M.  Luntin,  conseiller  au  parlement 
da  Bourgogne,  sur  la  question,  si  Carnéade  a 
été  contemporain  d'Épicure.  Elle  a  été  impri- 
mée dans  le  Journal  des  savants  de  1691  ;  — 
Deux  lettres  à  Leibniz,  publiées  par  Duten»; 
d:ins  le  recueil  de  ses  Œuvres,  t.  II,  p.  102  et 
240  ;  —  Dialogue  entre  Empiriaslre  et  Bhilalè- 
Ihe,  in-12,  sans  nom  d'imprimeur  ni  de  ville.  On 
n'a  imprimé  que  360  pages  de  cet  ouvrage  resté 
incomplet.  C.  J. 

FOURIER,  voy.  Société,  Socialisme. 

FRANÇAISE  (Philosophie).  Du  fonds  com- 
mun de  la  philosophie  scolastique  commencent 
à  se  détacher,  au  xvi"  siècle,  toutes  les  philoso- 
phies  nationales  de  l'Europe  moderne.  Déjà  dans 
Ramus  se  manifeste  l'esprit  qui  bientôt  doit  ca- 
ractériser la  philosophie  française.  En  effet, 
quel  a  été  le  but  de  l'entreprise  si  éclatante  et 
si  audacieuse  de  Ramus?  Affranchir  à  jamais  la 
philosophie  non-seulement  de  l'autorité  d'Aris- 
tote,  mais  de  toute  autre  autorité,  sauf  celle  de 
la  raison,  la  mettre  à  la  portée  au  plus  grand 
nombre  d'intelligences,  la  faire  sortir  de  la  théo- 
rie pure  pour  entrer  dans  les  applications  et 
dans  la  pratique.  C'est  pourquoi  dans  ses  écrits 
et  dans  ses  leçons  il  dépouille  toutes  les  vieilles 
formes  de  la  philosophie  scolastique,  pour  y 
substituer  des  formes  littéraires  et  oratoires  ; 
c'est  pourquoi  il  accompagne  toujours  d'applica- 
tions et  d'exemples  ses  préceptes  de  logique, 
nouveautés  qui  font  scandale  dans  la  vieille 
université  de  Paris.  Enfin  Ramus,  en  introdui- 
sant l'usage  de  la  langue  commune  à  la  place 
de  la  langue  latine  dans  les  ouvrages  de  philo- 
sophie, a  le  premier  renversé  cette  barrière  in- 
franchissable d'une  langue  étrangère,  qui  fer- 
mait au  grand  nombre  l'accès  des  questions 
philosophiques.  Plus  de  cinquante  ans  avant 
l'auteur  du  Discours  de  la  Méthode,  il  avait 
publié  en  français  un  traité  de  dialectique.  Ainsi, 
brillant  et  malheureux  précurseur  de  Descartes, 
il  inaugura  avec  éclat  la  philosophie  française 
au  milieu  du  xvi'  siècle,  et  au  sein  même  de 
l'université  de  Paris.  Mais  il  devait  payer  cet 
honneur  de  sa  vie  ;  et  le  jour  de  la  Saint-Bar- 
thélemy,  Ramus  périt  victime  des  haines  philo- 
sophiques et  religieuses  accumulées  contre  lui. 
A  la  même  époque  l'Italie,  plus  encore  que  la 
France,  produisait  de  harclis  novateurs  en  phi- 
losophie. Parmi  eux,  il  en  est  qui  ont  passe  en 
France  une  partie  de  leur  vie,  et  qui,  sans  nul 
doute,  ont  contribué  par  leur  influence  au  mou- 
vement philosophique,  d'où  devait  sortir  la  phi- 
losophie française  du  xvii=  siècle.  Tels  furent 
Giordano  Bruno,  qui  enseigna  et  qui  eut  des  dis- 
ciples à  Paris  ;  Vanini,  qui  passa  en  France  une 
grande  partie  de  sa  vie  errante,  et  expia  à  Tou- 
louse, par  une  mort  plus  cruelle  encore  que 
celle  de  Ramus,  la  témérité  de  ses  opinions 
philosophiques  et  religieuses;  tel  fut  aussi  Gam- 
panella,  qui,  échappé  après  les  plus  cruelles  tor- 
tures des  cachots  des  Espagnols  et  des  inquisi- 
teurs, vint  achever  paisiblement  en  France  sa 
vie  orageuse,  sous  la  protection  du  cardinal 
Richelieu.  Avec  des  formes  moins  scientifiques, 
Rabelais,  Montaigne  et  Charron,  animés  de  ce 
même  esprit  de  critique  et  d'indépendance,  qui 
de  tout  côté  se  faisait  jour,  contribuèrent  aussi 
à  discréditer,  en  les  couvrant  de  ridicule,  l'es- 
prit et  les  formes  de  la  philosophie  scolastique. 
Il  ne  faut  pas  oublier  Gassendi,  à  la  fois  pré- 
décesseur et  contemporain  de  Descartes.  Dans 
ses  Exercitaliones  paradoxicœ  adversus^  Aris- 
totelem,  Gassendi  porta  le  dernier  coup  à  l'au- 
torité d'Aristole ,  et  à  la  vieille  philosophie 
scolastique  vainement  défendue  par  les  arrêts 


FiUN 


560 


FRAN 


des  parlements  et  de  la  Sorbonne;  le  premier 
peut-être,  avec  Descartes,  il  donna  chez  nous 
l'exemple  d'une  discussion  philosophique  élé- 
gante, claire  et  précise. 

Mais,  si  les  libres  penseurs  du  xvi*  siècle 
ont  commencé,  au  péril  de  leur  vie,  cette  révo- 
lution du  sein  de  laquelle  devait  sortir  la  philo- 
sophie française,  ils  n'ont  pas  eu  la  gloire  de 
l'achever.  Cette  gloire  appartient  à  Descartes. 
Sortie  du  sein  des  ruines  de  la  philosophie 
scolastique,  vers  la  fin  du  xvl'  siècle,  arrosée  et 
fécondée  par  le  sang  de  quekiues  généreux 
martyrs  de  l'indépendance  de  la  raison,  défi- 
nitivement fondée  par  Descartes,  la  philosophie 
française  nous  présente  dans  son  histoire  trois 
grandes  révolutions,  si  l'on  compte  celle  qui 
lui  donna  naissance.  A  partir  du  milieu  du 
XVII'  siècle,  jusque  vers  le  milieu  du  xvm*,  la 
philosophie  de  Descartes  règne  seule  en  France. 
Elle  subjuge  toutes  les  grandes  intelligences 
de  l'époque  ;  elle  suscite  Malebranche  et  SjjI- 
noza,  elle  influe  puissamment  sur  Locke  et  sur 
Leibniz.  Non-seulement  elle  marque  de  son 
empreinte  toute  la  philosophie,  mais  toute  la 
science  et  toute  la  littérature  du  grand  siècle. 
Ni  dans  les  temps  anciens,  ni  dans  les  temps 
modernes,  une  autre  école  ne  s'est  produite 
avec  de  plus  grandes  et  de  plus  glorieuses  des- 
tinées. Cependant,  au  xvui=  siècle,  une  vive 
réaction  s'opère  dans  les  esprits,  et  le  cartésia- 
nisme à  son  tour  succombe.  Comment  est  tombée 
cette  grande  philosophie  si  remplie  de  vérités 
fortes  et  fécondes?  Comment  surtout  est-elle 
tombée  sous  les  coups  d'une  métaphysique  moins 
vraie  et  moins  profonde?  Le  cartésianisme  triom- 
phant se  discrédita  bientôt  par  les  prétentions 
et  l'arrogance  de  certains  disciples  qui,  dans  leur 
enthousiasme  pour  le  génie  de  Descartes,  ju- 
raient déjà  sur  la  parole  du  nouveau  maître, 
et  semblaient  vouloir  le  faire  succéder  à  l'in- 
faillibilité d'Aristote.  Aussi  arriva-t-il  que  les 
adversaires  du  cartésianisme  parurent  au  xviiies. 
faire  une  protestation  nouvelle  en  faveur  de 
l'indépendance  de  l'esprit  humain.  Le  cartésia- 
nisme se  perdit  encore,  par  un  certain  dédain 
pour  l'expérience,  à  un  temps  où  l'expérience 
était  de  toute  part  mise  en  honneur  et  consacrée 
par  de  grandes  découvertes  dans  toutes  les  bran- 
ches des  sciences  physiques  et  naturelles.  Mais 
il  se  compromit  encore  davantage  par  la  faus- 
seté et  la  témérité  de  quelques-unes  de  ses 
hypothèses  soit  physiques,  soit  métaphysiques. 
11  eut  le  tort  de  repousser  l'hypothèse  de  l'at- 
traction de  Newton,  de  s'attacher  avec  opiniâ- 
treté à  l'hypothèse  des  tourbillons,  dont  le  bril- 
lant interprète  de  Locke  et  de  Newton  en  France, 
Voltaire,  avait  mis  en  lumière  les  côtés  faibles 
dans  ses  éléments  de  physique.  Le  cartésianisme 
en  était  donc  venu  au  point  de  sembler  vouloir 
à  son  tour  immobiliser  la  science,  en  même 
temps  que  la  société  elle-même,  par  le  soin 
avec  lequel  il  s'abstenait,  à  l'exemple  de  son 
maître,  de  toute  spéculation  sur  l'ordre  social  et 
politique.  Telles  sont  les  causes  principales  qui 
enlevèrent  la  vogue  au  cartésianisme,  et  firent 
accepter  au  xviii'  siècle,  des  mains  de  Voltaire, 
un  système  placé  après  coup  sous  le  patronage 
de  Bacon,  le  philosophe  de  l'expérience,  et  re- 
commandé par  le  nom  de  LocKe,  son  auteur, 
défenseur  intrépide  de  la  liberté  religieuse  et 
politique  de  l'Angleterre. 

La  métaphysique  de  Locke  et  de  Condillac 
sans  doute  est  inférieure  à  la  métaphysique  de 
Descartes  et  de  Malebranche.  On  connaît  les 
traits  fondamentaux  de  cette  philosophie  du 
xvm' siècle.  Elle  prétend  faire  dériver  toutes  nos 
connaissances  de  la  sensation  ;  elle  rejette  toutes 


iCS  idées  innées,  particulièrement  l'idée  de  l'in- 
fini, sur  laquelle  Descartes  avait  si  fortement 
fondé  la  preuve  de  l'existence  de  Dieu.  Mais, 
d'un  autre  côté,  elle  se  recommandait  à  la  plu- 
part des  esprits,  en  proclamant  le  règne  de  l'ob- 
servation, en  soutenant  l'attraction  de  Newton 
contre  les  tourbillons  de  Descartes^  enfin  en  liant 
sa  cause  à  celle  des  réformes  sociales  et  politi- 
(jucs,  en  prêchant  la  tolérance,  la  liberté,  l'éga- 
lité. A  la  difl"érence  du  cartésianisme,  elle  ne 
considérait  pas  seulement  l'homme  en  lui-même, 
mais  aussi  l'homme  en  société;  elle  se  préoc- 
cupait du  droit  naturel  et  politique;  elle  s'ef- 
forçait de  faire  pénétrer  dans  l'organisation  so- 
ciale les  principes  de  la  justice  et  de  la  raison; 
elle  déclarait  la  guerre  à  la  superstition  et  au 
despotisme.  C'est  par  là  qu'en  dépit  de  la  fai- 
blesse et  de  la  fausseté  de  quelques-uns  de  ses 
principes  métaphysiques,  elle  triompha  de  la 
philosophie  du  xvii'  siècle.  Sa  domination  fut  à 
peu  près  aussi  longue  et  aussi  absolue  que  celle 
du  cartésianisme. 

A  son  tour  elle  succomba  dans  les  premières 
années  du  xix'  siècle.  Elle  fut  condamnée  sans 
appel  le  jour  où  elle  fut  examinée  et  jugée  en 
elle-même,  dans  sa  métaphysique,  abstraction 
faite  de  sa  lutte  généreuse  contre  l'intolérance, 
la  superstition  et  le  despotisme.  Or,  ce  jour  ar- 
riva lorsque,  la  grande  cause  qu'elle  avait  dé- 
fendue ayant  triomphé,  et  la  révolution  étant 
terminée,  rien  ne  s'opposait  plus  à  un  examen 
impartial  et  approfondi  de  ses  doctrines  méta- 
physiques. La  réaction  fut  commencée  par 
MM.  Maine  de  Biran  et  Laromiguière,  qui  re- 
mirent en  lumière  l'activité  essentielle  de  l'âme, 
niée  ou  du  moins  méconnue  par  la  plupart  des 
métaphysiciens  du  xviii°  siècle,  et  surtout  par 
Condillac.  Elle  fut  continuée  et  développée  avec 
plus  d'autorité  par  M.  Royer-Collard  qui,  s'aidant 
de  la  philosophie  écossaise,  renversa  le  fameux 
principe,  que  toutes  nos  idées  viennent  des  sens. 
Enfin,  avec  bien  plus  de  force  et  d'éclat,  et  en 
revenant  aux  principes  fondamentaux  du  carté- 
sianisme, M.  Cousin  acheva  cette  nouvelle  révo- 
lution philosophique.  Il  approfondit  les  carac- 
tères et  l'origine  dea  idées  absolues;  comme 
Malebranche,  il  les  rapporta  à  une  raison  imper- 
sonnelle et  divine  de  laquelle  participent  tous 
les  êtres  raisonnables.  Ainsi  il  reconstitua  une 
philosophie  nouvelle  qui  prit  le  nom  d'éclectisme, 
pour  marquer  qu'elle  aspirait  à  comprendre  en 
une  môme  synthèse  tous  les  éléments  de  la  na- 
ture humaine,  séparés  ou  mutilés  par  des  systè- 
mes plus  ou  moins  exclusifs.  A  la  même  époque, 
et  avec  un  certain  retentissement,  parurent 
d'autres  réformateurs  en  philosophie  ;  nous  ne 
contestons  ni  leur  talent,  ni  leur  influence  dans 
un  cercle  plus  ou  moins  étroit;  nous  pensons 
qu'ils  méritent  une  place  dans  une  histoire  gé- 
nérale de  la  philosophie  française.  Mais  les  uns 
niaient  la  raison,  c'est-à-dire  le  principe  même 
de  toute  philosophie,  pour  lui  substituer  l'auto- 
rité et  la  révélation  ;  les  autres  s'occupaient  plu- 
tôt d'une  nouvelle  organisation  sociale  que  de 
métaphysique  proprement  dite,  et  d'ailleurs,  en 
métaphysique,  ils  étaient  plutôt  les  continua- 
teurs que  les  adversaires  de  la  philosophie  du 
xviii'  siècle.  Nous  n'éprouvons  donc  aucun  scru- 
pule à  appeler  plus  spécialement  philosophie 
française,  le  mouvement  philosophique  connu 
sous  le  nom  d'éclectisme.  Avec  la  meilleure  foi 
du  monde,  nous  cherchons  vainement  une  autre 
école  qui,  soit  par  sa  méthode,  soit  par  ses  prin- 
cipes, soit  car  son  influence,  puisse  plus  légiti- 
mement prétendre  à  ce  titre.  Nous  invoquons  ici 
en  notre  faveur  l'impartial  témoignage  de  tout 
le  monde  savant.  En  Allemagne,  en  Angleterre, 


FRAN 


—   56i  — 


FRA 


en  Italie,  qu'appel Ic-t-on  philosophie  française, 
que  crilique-t-on  comme  la  philosophie  fran- 
raise,  si  ce  n'est  récicctisme? 

Telles  sont  les  trois  grandes  phases  parcou- 
rues par  la  pliilosophie  IVançaise  depuis  le  com- 
niencemenl  du  xviii"  siècle  jusqu'à  nos  jours. 
Chacune  de  ces  phases  présente  des  diflorenccs 
prolbudes  que  nous  venons  de  signaler  rapide- 
ment. Mais,  au  milieu  de  ces  difTérences,  il  y  a 
des  ressemblances  qui  constituent  l'unité  et  l'es- 
prit commun  de  la  pliilosophie  IVançaise.  Quelles 
sont  ces  ressemblances,  c'est-à-dire  (jnels  sont 
les  caractères  générau.x  qui  distinguent  la  ])lu- 
losophie  l'rançaise  entre  toutes  les  philosophics 
de  l'Europe  moderne,  quelle  est  sa  physionomie 
propre,  quel  est  l'esprit  particulier  qui  ranime? 
11  faut  chercher  la  réponse  à  cette  question  dans 
l'examen  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  général  dans  sa 
méthode  et  dans  ses  principes. 

Une  foi  ferme  et  inéhranlahle'  dans  l'autorité 
et  la  souveraineté  de  la  raison,  voilà  quel  est,  à 
ce  qu'il  nous  semble,  le  premier  et  le  plus  géné- 
ral caractère  de  la  méthode  adoptée  par  la  phi- 
losophie l'rançaise.  Après  avoir  mis  à  l'écart, 
comme  dans  une  arche  sainte,  à  l'exemple  de 
Descartes  son  maître,  toutes  les  vérités  révélées, 
le  XVII'  siècle,  dans  le  domaine  de  la  pure  philo- 
sophie, est  tout  aussi  ferme  sur  ce  point  fonda- 
mental, que  le  xvni'  siècle  lui-même  ou  le  xix*. 
Tous  les  cartésiens  placent  également  dans  l'évi- 
dence Tunique  critérium  de  la  vérité.  En  matière 
de  philosophie,  Bossuet,  tout  autant  que  Vol- 
taire, soutient  la  souveraineté  de  la  raison.  C'est 
l'autorité  et  la  tradition  qu'il  faut  suivre  dans 
l'ordre  de  la  foi,  et  la  seule  raison  dans  l'ordre 
de  la  science,  voilà  ce  que  répètent  à  chaque 
page  Pascal,  Arnauld,  Malebranche,  Fénelon  et 
Bossuet.  Aussi,  ni  le  xvii'  ni  le  xviii"  siècle  ne 
nous  présentent  le  triste  spectacle  de  philosophes 
cherchant  la  vérité  philosophique  ailleurs  que 
dans  la  raison,  soit  dans  la  révélation  ou  la  tra- 
dition, soit  dans  l'inspiration  et  l'extase.  Ces  dé- 
plorables erreurs  étaient  réservées  à  notre  temps. 
il  est  vrai  que  l'école  théologique,  représentée 
par  MM.  de  Maistre  et  de  Bonald,  n'a  été  qu'un 
accident  qui  n'a  pas  laissé  après  lui  de  traces 
profondes,  et  qui  n'a  pas  altéré  le  caractère  gé- 
néral de  notre  esprit  philosophique.  Cette  foi  si 
ferme  en  l'autorité  de  la  raison,  a  préservé  la 
philosophie  française  des  écarts  du  scepticisme 
non  moins  que  du  mysticisme.  Il  est  remarqua- 
ble combien  le  scepticisme,  à  partir  du  xvi'  siè- 
cle, tient  peu  de  place  dans  son  histoire.  Si 
l'on  y  trouve  quelques  philosophes  sceptiques , 
ils  ne  sont  qu'au  second  ou  au  troisième  rang. 
C'est  à  l'Angleterre  et  à  l'Allemagne  qu'ap- 
partiennent les  grands  sceptiques  des  temps 
modernes.  11  en  est  de  même  du  mysticisme, 
<}ui  a  aussi  sa  source  dans  une  défiance  des 
lorces  et  de  la  légitimité  de  la  raison.  Le  rôle  du 
mysticisme  est  à  peu  près  nul  dans  la  philoso- 
phie française  du  xvir'  et  du  xv!!!"  siècle.  Sou- 
vent on  a  accusé  de  mysticisme  Fénelon,  l'ami 
de  Mme  Guyon.  On  peut  découvrir  peut-être 
cette  tendance  dans  quelques-unes  de  ses  maxi- 
mes de  piété,  mais  non  dans  sa  philosophie,  qui 
est  celle  de  Descartes.  Voilà  donc  un  premier 
caractère  général  de  la  méthode  qui  se  retrouve 
identique  dans  toutes  les  phases  de  la  philosophie 
française. 

Un  autre  caractère  non  moins  général  de  notre 
méthode  philosophique,  en  dépit  de  quelques 
essais  récents  d'ortologisme,  est  d'aller  du  connu 
à  l'inconnu,  de  s'appuyer  sur  l'expérience,  c'est-à- 
dire  de  prendre  Tàme  humaine,  non  pas  pour  le 
terme  et  la  mesure,  mais  pour  le  point  de  dé- 
part de  toutes  les  spéculations  sur  la  nature  de 

mer.  PHILOS. 


Dieu  et  sur  la  nature  des  êtres.  Quelle  réalité 
connaissons-nous  immédiatement  dans  l'intimite 
de  sa  nature  et  non  pas  seulement  par  voie  d'in- 
duction et  d'hypothèse?  Nulle  autre,  si  ce  a'-cst 
notre  réalité  projjre,  si  ce  n'est  nous-mêmes.  Où 
pouvons-nous  puiser  une  idée  légitime  de  la  na- 
ture de  la  substance,  de  la  nature  de  Dieu  et  de 
SCS  attributs?  Nulle  part  ailleurs  qu'au  dedans 
de  nous-mêmes  et  dans  le  sentiment  immédiat 
(jue  nous  avons  de  notre  causalité,  do  notre 
amour,  de  notre  liberté,  de  notre  intelligence. 
La  })hilosopliie  française,  en  général,  a  toujours 
eu  plus  ou  moins  conscience  de  cette  vérité,  et 
toujours  suivi  cette  méthode.  Elle  ne  se  placo 
pas  de  prime  abord  au  sein  de  l'absolu  pour  en 
déduire  a  priori  les  êtres  contingents  en  général 
et  l'homme  en  particulier;  elle  prend,  au  con- 
traire, son  point  d'appui  d.ms  l'àme  humaine  et 
dans  la  conscience,  d'où  elle  cherche  à  s'élever 
jusqu'aux  sommets  de  la  métaphysique  ou  de 
l'ontologie  Sans  doute,  l'absolu,  l'infini  nous 
sont  déjà  donnés  en  même  temps' que  le  contin- 
gent et  le  fini  au  sein  du  premier  fait  de  con- 
science. Le  cartésianisme  ne  s'y  est  pas  trompé; 
mais  il  a  également  reconnu  que  pour  détermi- 
ner les  attributs  de  l'infini,  il  fallait  procéder 
par  une  induction,  dont  le  fondement  nécessaire 
était  la  connaissance  de  la  nature  et  des  facultés 
de  l'àme  humaine.  Telle  est  la  voie  indiquée  par 
Descartes.  Je  pense,  donc  je  suis;  voilà  la  vé- 
rité première  qu'il  place  à  la  hase  de  toutes  les 
autres.  Or,  cette  vérité  est  celle  de  notre  pro- 
jjre existence,  immédiatement  attestée  par  la 
conscience.  Depuis  Descartes,  tel  a  été  le  point 
de  départ  de  tous  les  philosophes  français,  avec 
cette  difierence  que  les  uns  ont  été  au  delà, 
et  que  les  autres  y  sont  demeurés  enfermés. 
On  trouve  dans  Spinoza  une  exception  à  cette 
règle  générale;  mais  on  n'en  trouve  pas  dans 
le  cartésianisme  français,  et  encore  moins  dans 
la  philosophie  du  xviii"  siècle. 

Non-seulement  les  philosophes  français  ont  été 
à  peu  près  unanimes  à  prendre  pour  point  de 
départ  l'étude  plus  ou  moins  approfondie  de 
l'àme  humaine,  mais  ils  sont  à  peu  près  égale- 
ment unanimes  à  lui  appliquer  les  mêmes  pro- 
cédés et  la  même  méthode.  Cette  méthode  est  la 
méthode  psychologique  tout  entière  exprimée 
dans  ce  précepte  :  Rien  n'appartient  à  l'àme  que 
ce  que  la  conscience  et  la  reflexion  nous  décou- 
vrent; tout  ce  que  les  sens  nous  attestent,  tout 
ce  que  l'imagination  reproduit,  appartient  exclu- 
sivement au  corps  et  non  à  l'àme.  Descartes, 
dans  ses  Médilations,  a  donné  à  la  fois  le  i)ré- 
cepte  et  l'exemple  de  celte  méthode.  Après  lui, 
avec  plus  ou  moins  d'exactitude  et  de  profon- 
deur, elle  a  été  suivie,  soit  par  les  philosophes 
du  XVII''  siècle,  soit  par  les  philosophes  du  xvI^^ 
En  effet,  sauf  le  degré  d'exactitude  et  do  pro- 
fondeur, l'auteur  de  VEssai  sur  i'enlendenieiit 
humain  suit  la  même  méthode  que  l'auteur  des 
Médiialions.  A  son  tour,  CondiUac  fait  profes- 
sion de  la  suivre,  soit  qu'il  l'ait  empruntée  à 
Locke,  soit  qu'il  l'ait  empruntée  à  Descartes.  Lu 
diversité  des  résultats  obtenus  par  les  uns  et 
par  les  autres  s'explique  parfaitement  par  la 
seule  diversité  des  applications  d'une  mémo 
méthode.  En  l'appliquant  avec  plus  de  force  et 
de  profondeur,  récicctisme  a  retrouvé  dans  la 
conscience  ce  qu'y  avait  découvert  le  génie  de 
Descdrtes  et  de  Malebranche. 

Prenant  ainsi  son  point  de  départ  dans  le 
sentiment  immédiat  de  notre  propre  réalité,  la 
philosophie  française  s'est  préservée  du  pan- 
théisme, comme  par  sa  foi  dans  l'autorité  de  la 
raison,  elle  s'est  préservée  du  scepticisme  et  du 
mysticisme.  En  efi'et,  quand  on  pjrt  d'abord  de 

3t3 


] 


FlUN 


—  562  — 


FlUN 


la  conscience  de  notre  réalite  et  de  notre  cau- 
salité propre  pour  arriver  ensuite  à  concevoir  la 
nature  du  monde  et  de  Dieu,  on  est  peu  disposé 
à  sacrifier  cette  réalité  à  quelque  hypothèse  on- 
tologi(|ue  plus  ou  moins  spécieuse.  Certains  prin- 
cipes de  la  métaphysique  de  Descartes  pouvaient 
peut-être  aJ)0utir  à  celte  conséquence}  mais 
Descartes  et  Malcbranche,  mais  le  cartésianisme 
français  tout  entier  ont  su  résister  à  cette  ten- 
dance, et  se  retenir  sur  la  pente  glissante  de 
ces  principes.  Ainsi,  grâce  à  sa  méthode,  la  phi- 
losophie française  s'est  en  général  préservée  de 
ces  grandes  erreurs  qui  discréditent  la  philo- 
sophie en  la  mettant  en  contradiction  directe 
avec  les  croyances  du  sens  commun.  Nul  doute 
qu'elle  ne  doive  en  grande  partie  à  sa  sagesse 
riniluence  profonde  qu'elle  a  exercée  sur  les 
destinées  sociales  et  politiques  de  la  France  et 
même  de  l'Europe  tout  entière. 

En  outre,  la  méthode  propre  à  la  philosophie 
française  se  distingue  par  un  caractère  extérieur 
qu'il  importe  de  signaler.  Ce  caractère  extérieur 
est  une  admirable  clarté  par  laquelle  elle  frappe 
tous  les  yeux,  et  s'adresse  à  toutes  les  intelli- 
gences. A  la  différence  des  philosophes  d'autres 
contrées,  qui,  dans  leur  langue  et  leurs  formules 
obscures  et  bizarres,  semblent  ne  vouloir  faire 
que  des  monologues  avec  eux-mêmes,  et  s'effor- 
cer d'être  inintelligibles  à  tous  les  autres,  les 
philosophes  français  parlent  une  langue  intel- 
ligible à.  tout  le  monde,  et  font  tous  leurs  efforts 
pour  donner  une  forme  populaire  à  leur  mé- 
thode et  à  leurs  doctrines.  Déjà  nous  avons  si- 
gnalé cette  tendance  dans  Ranius  ;  elle  a  été  en- 
core bien  plus  évidente  et  plus  efficace  dans  Des- 
cartes. Pourquoi  Descartes  a-t-il  écrit  en  français 
le  Discours  de  la  Méthode?  Il  dit  lui-même  que 
c'est  pour  s'adresser  à  tous  les  hommes  de  bon 
sens,  et  non  pas  seulement  aux  pédants  nourris 
de  grec  et  de  latin.  11  voulait,  raconte  son  histo- 
rien Baillet,  être  compris  des  enfants  et  des 
femmes.  On  a  trouvé  dans  ses  papiers,  après  sa 
mort,  le  commencement  d'un  dialogue  dans  le- 
quel, sous  une  forme  toute  populaire,  il  exposait 
les  principes  du  Discours  de  la  Méthode  et  des 
Méditaiions.  Pour  la  forme  comme  pour  le  fond, 
la  philosophie  du  xvii'^  siècle  a  subi  l'influence 
de  Descartes.  La  clarté  du  maître  se  retrouve 
dans  les  disciples,  et  jusque  dans  les  plus  hautes 
spéculations  de  Malebranche  et  de  Fénelon  sur 
la  raison  éternelle  et  sur  l'infini.  Cette  même 
tendance  et  ce  même  caractère  se  retrouvent  à 
un  plus  haut  degré  dans  les  philosophes  du 
XVIII'  siècle.  La  langue  de  Voltaire  est  encore 
plus  claire  que  celle  de  Descartes,  et  la  philoso- 
phie du  xviii»  siècle  a  fait  encore  plus  d'efforts 
pour  introduire  ses  principes  dans  toutes  les  in- 
telligences. Depuis  le  pur  traité  de  métaphysique 
jusqu'au  roman  et  au  conte,  il  n'est  point  de 
l'orme  dont  elle  ne  se  soit  revêtue  pour  se  rendre 
accessible  à  tous. 

Cette  clarté  d'exposition  ne  dérive  pas  seule- 
ment du  caractère  propre  de  la  langue  française, 
mais  aussi  de  l'idée  que  les  philosophes  français 
se  sont  généralement  faite  du  but  de  la  philoso- 
phie. Ce  ne  sont  pas  des  solitaires  contemplatifs 
se  livrant  à  leurs  spéculations  métaphysiques 
sans  aucun  souci  de  leur  influence  au  deliors  et 
de  leurs  conséquences  pratiques;  ils  ne  conçoi- 
vent pas  la  philosophie  comme  une  science  sté- 
rile sans  rapport  aux  choses  de  ce  monde.  Des- 
cartes, de  même  que  Bacon,  dans  le  Discours  de 
la  Méthode,  assigne  à  la  philosophie  un  but 
pratique.  Il  explique  comment  ce  but  pratique 
a  été  si  souvent  méconnu,  par  cette  excellente 
raison ,  que  la  plupart  s  arrêtent  rebutés  de- 
vant  l'apparente    stérilité   des  principes  de  la 


métaphysique  par  lesquels  il  faut  nécessaire- 
ment passer  avant  d'arriver  aux  conséquences. 
La  philosophie  du  xviii=  siècle  a  été  encore  plus 
loin  dans  cette  voie,  et  s'est  peut-être  plus 
préoccupée  de  la  pratique  que  de  la  théorie, 
des  applications  que  des  principes.  Avant  tout, 
elle  a  eu  pour  but  de  détruire  les  croyances 
vieillies  du  passé,  de  faire  triompher  la  tolé- 
rance, la  liberté,  les  droits  sacrés  de  l'humanité. 
Il  semble  même  que  souvent,  au  lieu  de  consi- 
dérer la  vérité  des  principes  en  eux-mêmes, 
elle  ne  les  ait  adoptes  ([ue  comme  des  armes 
plus  ou  moins  redoutables  contre  les  adversai- 
res de  l'esprit  nouveau.  De  là  les  erreurs,  les 
inconséquences,  les  contradictions  que  chacun 
peut  si  facilement  découvrir  et  reprendre  en 
elle,  et  pour  lesquelles  sera  indulgent  quiconque 
tiendra  compte  des  immenses  services  qu'elle  a 
rendus  à  la  cause  de  l'humanité. 

Quelle  que  soit  la  diversité  dans  les  applica- 
tions de  cette  méthode  commune,  cependant  elle 
a  nécessairement  produit  quelques  résultats  gé- 
néraux au  sein  de  la  philosophie  française.  Il  en 
est  un  d'abord  qui  dérive  tout  naturellement  de 
la  méthode  psychologique,  à  savoir  le  spiritua- 
lisme, c'est-à-dire  la  distinction  du  principe  pen- 
sant et  du  principe  corporel.  Maigre  l'opposition 
de  Gassendi  et  de  sa  petite  école,  la  prédomi- 
nance du  spiritualisme  est  évidente  dans  toute  la 
philosophie  du  xvii'  siècle.  Elle  n'est  pas  moins 
évidente,  malgré  certains  physiologistes,  dans 
la  philosophie  de  notre  épotjue  ;  où  elle  pa- 
raît contestable,  c'est  dans  la  philosophie  du 
xviii°  siècle,  dont  l'idée,  pour  un  grand  nombre 
d'esprits,  est  étroitement  associée  aux  doctri- 
nes d'Helvétius,  de  Lamettrie  et  du  baron 
d'Holbach.  Mais  ces  matérialistes  ne  sont  que  des 
enfants  perdus  de  la  philosophie  du  xviii'  siècle; 
ils  n'en  sont  ni  les  chefs  ni  les  représentants.  On 
sait  qu'ils  ont  été  hautement  désavoués  et  sévè- 
rement blâmés  par  Voltaire  et  par  Rousseau  : 
or,  Voltaire  et  Rousseau  ne  sont-ils  donc  pas  les 
chefs  des  libres  penseurs  du  xviii'  siècle?  Con- 
dillac,  qui  a  dit  que  nous  ne  sortions  jamais  de 
notre  pensée,  soit  que  nous  nous  élevions  vers 
les  cieux,  soit  que  nous  descendions  dans  les 
abîmes,  incline  plutôt  à  l'idéalisme  qu'au  maté- 
rialisme; or,  Condillac  n'a-t-il  pas  été  le  méta- 
physicien par  excellence  du  xviii'  siècle?  En  gé- 
néral, jusqu'à  présent,  on  s'est  beaucoup  trop 
attaché  à  marquer  par  où  la  philosophie  du 
xviii*  siècle  diffère  de  la  philosophie  du  xvii°,  et 
pas  assez  par  où  elle  s'y  rattache.  Nous  allons  en 
donner  une  preuve  nouvelle,  dans  les  considéra- 
tions suivantes,  sur  un  autre  point  de  doctrine 
commun  à  toute  la  philosophie  française. 

Ce  point  commun  de  doctrine  est  la  croyance 
en  une  raison  universelle,  lumière  qui  éclaire 
tous  les  hommes,  principe  d'une  justice  et 
d'une  morale  universelle  et  absolue,  principe 
de  devoirs  absolus  et  de  droits  imprescriptibles 
pour  tous  les  êtres  raisonnables.  Cette  doctrine 
appartient  non-seulement  à  la  philosophie  du 
xvii"  et  du  XIX'  siècle,  mais  aussi  à  celle  du 
xviii*.  Une  telle  assertion,  plus  encore  peut-être 
que  la  précédente,  paraîtra  étrange  à  ceux  qui 
sont  accoutumés  à  voir  la  philosophie  du  xviii' 
siècle  tout  entière  dans  cette  maxime,  que  toutes 
nos  idées  viennent  des  sens.  Cependant  il  est  fa- 
cile de  la  justifier,  et  de  montrer  encore  ici  le 
lien  qui  rattache  le  xviii"  siècle  au  xvii". 

Descartes  avait  reconnu  l'existence  de  cette 
raison  universelle  dans  ce  qu'il  appelle  les  idées 
innées,  et  particulièrement  dans  l'idée  de  l'in- 
fini, sur  la(iuelle  il  a  fondé  la  preuve  de  l'exis- 
tence de  Dieu.  Mais  il  n'avait  l'ait  aucune  appli- 
cation de  cette  raison  universelle  soit  à  l'ordre 


FRAN 


—  563  — 


FRAN 


social,  soit  même  à  la  morale  pure.  A  ce  point 
de  vue  Malebranclie  remporte  sur  son  maître 
Descartes.  Non-seulement,  au  point  do  vue  mé- 
taphysique, il  a  beaucoup  plus  approfondi  la  na- 
ture de  cette  raison  universelle,  mais  encore 
il  en  a  déduit  les  principes  absolus  de  la  jus- 
tice, et  il  a  Ibndé  sur  ces  principes  la  morale 
tout  entière.  11  ne  se  borne  pas  même  entière- 
ment à  la  morale  pure  :  déjà  il  en  fait  queUiues 
applications  au  droit  social  et  politique.  C'est 
ainsi  qu'il  définit  admirablement  le  souverain, 
le  vicaire  de  la  raison.  Bossuet,  et  surtout  Fé- 
nelon.  ont  en  ce  point  suivi  les  traces  de  Male- 
branclie plutôt  que  celles  de  Uescartes.  Comme 
Malebranclie,  ils  admettent  une  raison  univer- 
selle et  divine  éclairant  toutes  les  intelligen- 
ces; comme  lui,  ils  en  déduisent  une  morale,  ils 
posent  sur  le  même  fondement  des  maximes 
absolues  de  justice.  On  voit  dans  tous  les  ou- 
vrages de  Fénelon,  et  principalement  dans  le 
Télémacjuc,  une  tendance  marquée  à  faire  une 
application  de  ces  maximes  à  l'organisation 
sociale  et  politique.  Considéré  sous  ce  point  de 
vue,  Fénelon  forme^  pour  ainsi  dire,  la  transition 
entre  les  philosophes  du  xvu'  et  les  philosophes 
du  xviii'  siècle.  Ainsi,  en  général,  les  philoso- 
phes du  XVII'  siècle  avaient  considéré  la  raison 
universelle  en  elle-même,  et  dans  son  applica- 
tion à  la  morale  pure  ;  mais  non  ses  applications 
à  l'organisation  sociale  et  politique.  Or,  telle  fut 
la  mission  accomplie  d'une  manière  éclatante 
par  le  xviii'  siècle.  Mais  les  philosophes  du 
xvin°  siècle  ne  sont-ils  pas  unanimes  à  rejeter 
bien  loin  les  idées  innées,  les  idées  naturelles, 
absolues,  à  proclamer  que  toutes  les  idées,  sans 
exception,  viennent  des  sens?  ne  sont-ils  pas 
unanimes  à  nier  l'existence  d'une  raison  uni- 
verselle et  toutes  les  vérités  nécessaires,  soit 
pour  la  spéculation,  soit  pour  la  pratique  ?  Il  est 
vrai  que  tel  est  leur  langage;  il  est  vrai  que  la 
négation  de  tous  les  principes  absolus  de  justice 
et  de  droit  est  contenue  implicitement  dans  la 
fausse  hypothèse  sur  l'origine  de  nos  connais- 
sances, généralement  adoptée  et  opiniâtrement 
défendue  par  la  philosophie  de  cette  période. 
C'est  en  quoi  consiste  leur  erreur  :  mais,  s'ils 
nient  théoriquement  la  raison  universelle  et 
les  principes  absolus,  en  revanche  ils  les  admet- 
tent, ils  les  invoquent  dans  la  pratique,  quand 
il  s'agit  de  morale,  de  justice  et  de  politique. 
Partout  on  dit  et  on  répète  que  Voltaire  est 
un  disciple  aveugle  de  Locke  et  de  la  philoso- 
phie de  la  sensation  ;  cependant  cela  n'est 
vrai  qu'avec  une  importante  restriction.  En  ef- 
fet. Voltaire  admet  une  raison  universelle ,  la 
même  chez  tous  les  hommes  de  tous  les  temps 
et  de  tous  les  lieux.  11  considère^ même  cette 
raison  comme  une  émanation  de  l'Être  suprême 
(t.  VI,  p.  63  de  redit,  de  Kehl.)  «  Cette  raison, 
dit-il  encore  {ib.,  p.  39),  enseigne  à  tous  les 
hommes  qu'il  y  a  un  Dieu,  et  qu'il  faut  être 
juste.  »  Avec  autant  d'éloquence,  avec  autant  de 
force  que  l'auteur  du  traité  de  l'Existence  de 
Dieu,  il  soutient  qu'il  y  a  une  morale  et  une 
justice  universelles,  des  lois  antérieures  et  su- 
périeures à  toutes  les  lois  écrites,  et  il  montre 
cette  justice  et  ces  lois  naturelles  reconnues  à 
la  Chine  et  au  Japon  tout  aussi  bien  qu'à  Lon- 
dres ou  à  Paris.  «L'idée  de  la  justice,  dit-il  {le 
Philosophe  ignorant,  ch.  xxxi  et  xxxii),  me  pa- 
raît tellement  une  vérité  de  premier  ordre,  à 
laquelle  tout  l'univers  donne  son  assentiment, 
que  les  plus  grands  crimes  qui  affligent  la  na- 
ture humaine  sont  tous  commis  sous  un  faux 
prétexte  de  justice....  La  notion  de  quelque 
chose  de  juste  me  semble  si  naturelle,  si  univer- 
sellement acquise  par  tous  les  hommes,  qu'elle 


est  indépendante  de  toute  loi,  de  tout  pacte,  de 
toute  religion."  11  ne  serait  pas  difficile  de  mul- 
tiplier de  pareilles  citations  pour  prouver  qu'il 
s'agit  ici  d'un  système,  et  non  pas  de  quelques 
passages  contradictoir(!s  échappés  p.ir  hasard  à 
la  plume  facile  et  abondante  de  Voltaire.  On 
peut  s'en  convaincre  en  lisant  son  Essai  sur  les 
mœurs  et  l'esprit  des  nations.  Le  principe  con- 
stant de  toute  sa  critique  historique  est  l'idée 
d'une  morale  et  d'une  raison  universelle  :  l'his- 
toire, telle  qu'il  l'écrit,  est  un  admirable  et 
perpétuel  plaidoyer  en  faveur  de  cette  justice  et 
de  cette  raison.  Voltaire  d'ailleurs  lui-môme  dé- 
clare hautement  que  sur  ce  point  important  il 
se  sépare  de  Locke.  Il  combat  tous  ses  argu- 
ments contre  l'existence  d'une  morale  univer- 
selle; il  ose  même  pousser  l'irrévérence  jusqu'à 
se  moquer  un  peu  de  l'excessive  crédulité  avec 
laquelle  son  philosophe  par  excellence  accueille 
indistinctement  tous  les  faits  qu'il  croit  pouvoir 
objecter  contre  l'existence  de  principes  univer- 
sels de  morale.  Je  cite  Voltaire  lui-même  :  «  En 
abandonnant  Locke  en  ce  point,  je  dis  avec  le 
grand  Newton  :  Natura  est  sernper  sibi  conso- 
nans,  «  la  nature  est  toujours  semblable  à  elle- 
même.  »  La  loi  de  gravitation  qui  agit  sur  un 
astre  agit  sur  tous  les  astres,  sur  toute  la  ma- 
tière; ainsi  la  loi  fondamentale  de  la  morale 
agit  sur  toutes  les  nations  bien  connues.  »  [Le 
Philosophe  ignorant.)  On  voit  qu'il  est  impossi- 
ble de  se  mettre  en  opposition  plus  directe  avec 
la  philosophie  de  Locke.  Donc  Voltaire,  tout  en 
proscrivant  les  idées  innées,  proclame  avec  Ma- 
lebranche  et  Fénelon  une  raison  universelle 
éclairant  tous  les  hommes,  et  leur  découvrant 
à  tous,  dans  tous  les  temps  et  dans  tous  les 
lieux,  les  mêmes  principes  absolus  de  justice  et 
de  morale. 

Les  penseurs  les  plus  éminents  du  xviii'  siè- 
cle, de  même  que  Voltaire,  admettent  cette  doc- 
trine. Elle  est  dans  le  premier  chapitre  de  l'Es- 
prit des  lois.  «  Avant  qu'il  y  eiatdes  lois  faites, 
dit  Montesquieu,  il  y  avait  des  rapports  de  jus- 
tice possibles....  Dire  qu'il  n'y  a  rien  de  juste  ni 
d'injuste  que  ce  qu'ordonnent  les  lois  positives, 
c'est  dire  qu'avant  qu'on  eût  tracé  le  cercle  tous 
les  rayons  n'étaient  pas  égaux....  H  faut  donc 
avouer  des  rapports  d'équité  antérieurs  à  la  loi 
qui  les  établit.  »  Qui  ne  se  rappelle  quelques- 
unes  de  ces  admirables  pages  de  l'Emile  et  de 
la  Nouvelle  Hcloïse,  où  Rousseau  proteste  avec 
tant  d'éloquence  contre  la  morale  de  l'intérêt  et 
du  plaisir,  en  invoquant  et  proclamant  cette  loi 
absolue  de  l'honnêteté  et  du  devoir  révélée  par 
la  conscience?  Malgré  ses  fougueux  emporte- 
ments d'athéisme  et  de  matérialisme,  Diderot 
lui-même  nous  présente  de  belles  pages  et  de 
beaux  mouvements  inspirés  par  les  mêmes  vé- 
rités. Dans  son  Tableau  d'une  esquisse  histo- 
rique des  progrès  de  l'esprit  humain,  Condorcet 
s'appuie  aussi  sur  ces  lois  universelles  et  né 
cessaires  de  la  justice,  tout  en  les  faisant  dériver 
à  tort  de  la  faculté  d'éprouver  du  plaisir  et  de 
la  douleur.  «  L'analyse,  dit-il,  nous  fait  découvrir 
dans  le  développement  de  notre  faculté  d'éprou- 
ver du  plaisir  et  de  la  douleur,  le  fondement 
des  vérités  générales  qui  déterminent  les  lois 
immuables,  nécessaires  du  juste  et  de  l'injuste.  » 
Il  en  déduit  ces  droits  imprescriptibles  et  sa- 
crés de  l'humanité  dont  il  eut  l'honneur  de  dé- 
fendre si  intrépidement  la  cause,  non-seulement 
dans  la  spéculation  et  dans  les  livres  comme  ses 
prédécesseurs,  mais  aussi  dans  la  pratique  et 
dans  les  premières  grandes  assemblées  natio- 
nales de  la  révolution.  C'est  surtout  dans  les 
ouvrages  et  dans  la  vie  de  Condorcet  qu'est  vi- 
sible le  passage  de  la  théorie  philosophique  aux 


FRAN 


—  564  — 


FllAN 


apiilications  sociales  et  politiques.  Avoir  abouti 
à  la  déclaration  des  droits  de  l'homme,  à  cette 
formule  de  la  liberté,  de  l'égalité  et  de  la  fra- 
ternité qui,  bien  comi)rise,  est  toujours  vraie, 
toujours  sacrée,  quelque  abus  qu'on  en  ait  pu 
faire,  et  qu'on  puisse  en  faire  encore,  en  un 
mot  avoir  abouti  aux  principes  de  89,  voilà  l'hon- 
neur de  la  philosophie  du  xviii"-'  siècle  !  En  quel 
pays  du  monde,  en  quel  temps  la  philosophie 
a-t-elle  agi  d'une  manière  plus  profonde  et  plus 
heureuse  sur  les  destinées  de  rhumanitc  ?  A  la 
même  époque.  Kant  et  surtout  P^chte,  pénétrés 
(le  la  vérité  cie  ces  mêmes  principes,  tentèrent 
également  d'agir  par  la  philosopliie  sur  l'or- 
ganisation sociale  et  politique  de  la  nation  al- 
lemande ;  mais  leur  influence  ne  peut  être  com- 
parée à  celle  des  philosophes  français,  et  les  ré- 
formes accomplies  dans  l'AUemugne  elle-même 
furent  plutôt  l'effet  des  idées  françaises  que  de 
la  philosophie  allemande. 

Or,  d'où  vient  cette  influence  si  forte  et  si  fé- 
conde de  la  philosophie  du  xvm^  siècle?  Par 
(]uoi  a-t-elle  enfante  89  et  la  déclaration  des 
droits  ?  Assurément ,  ce  n'est  pas  par  cette 
maxime  que  toutes  nos  idées  viennent  des 
sens,  ni  par  cette  conséquence,  qui  logiquement 
en  découle,  à  savoir  qu'il  n'y  a  ni  juste  ni  in- 
juste, ni  devoir  ni  droits.  Le  mouvement  philo- 
sophique du  xviir  siècle  et  son  influence  doi- 
vent paraître  la  plus  étrange  des  énigmes  à  qui 
les  considère  sous  ce  point  de  vue  exclusif. 
C'est  par  une  ardeur  généreuse  à  suivre,  dans 
toutes  ses  applications  sociales  et  politiques, 
cette  raison  universelle  dont  le  cartésianisme 
avait  montré  l'apparition  au  sein  de  la  con- 
science^ que  la  philosophie  du  xviii*  siècle  a 
marque  glorieusement  sa  place  dans  l'histoire 
des  progrès  de  l'humanité.  La  philosophie  du 
xvii"  siècle  avait  placé  dans  la  raison  univer- 
selle le  principe  du  vrai  absolu  :  elle  avait  fait 
triompher  son  indépendance  souveraine  et  ses 
droits  dans  l'ordre  de  la  spéculation  et  de  la 
science  pure.  A  son  tour,  le  xyiii"  siècle  repre- 
nant son  œuvre  là  précisément  où  elle  l'avait 
laissée,  travaille  à  faire  triompher  ses  droits 
dans  l'ordre  social  et  politique. 

Héritière  à  la  fois  de  la  philosophie  des  deux 
grands  siècles  qui  l'ont  précédée,  la  philoso- 
jihie  du  xix'=,  en  revenant  aux  grands  prin- 
cipes métaphysiques  du  cartésianisme  et  en 
combattant  les  principes  de  Condiilac,  n'a  pas 
en  môme  temps  renoncé  à  cet  amour  ardent  de 
l'humanité  et  de  la  justice  sociale  qui  animait 
la  philosophie  du  xvm'=  siècle.  Ce  qu'elle  laisse 
seulement  au  xviii'  siècle,  c'est  cette  flagrante 
contradiction  par  laquelle  il  réclamait  et  défen- 
dait les  droits  de  l'humanité  et  de  la  justice, 
tmdis  (ju'il  soutenait  un  principe  métaphysicjue 
(;ui  en  contenait  implicitement  la  plus  absolue 
négation. 

Au  XIX*  siècle,  en  dehors  de  la  philosophie 
éclectique,  d'autres  écoles  se  sont  produites. 

Telles  sont  les  princijialcs  phases  parcourues 
depuis  Ramus  jus((u'à  nos  jours  par  la  philo- 
sophie française,  et  tels  sont  les  caractères  les 
plus  généraux,  soix  de  sa  méthode,  soit  de  ses 
principes.  J'ai  montre  que,  grâce  à  l'excellence 
de  sa  méthode,  elle  s'est  en  général  préservée 
des  écarts  du  scepticisme,  du  mysticisme  et  du 
panthéisme.  Elle  a  su  se  tenir  à  égale  distance 
des  témérités  de  l'idéalisme  allemand  et  des 
timidités  de  l'empirisme  anglais.  Mais  ce  qui  la 
recommai/lc  entre  toutes  les  philosophics  mo- 
dernes, c'est  l'action  qu'elle  a  exercée  sur  le 
monde  social,  c'est  le  long  et  éloquent  plaidoyer 
par  lequel  elle  a  démontré  et  gagné  la  cause 
des  droits  de  l'humanité,  c'est  la  réforme  ac- 


complie sous  son  influence  dans  le  sein  des 
sociétés  modernes.  Par  là  elle  s'élève  au-dessus 
de  toutes  les  autres  philosophics.  par  là  elle  a 
droit  à  la  reconnaissance  du  moncle  entier.  Telle 
a  été  la  philosophie  française  dans  le  passé,  telle 
elle  sera  dans  l'avenir,  sous  peine  d'abdiquer  son 
antique  influence  en  perdant  tout  ce  ([ui,  jus([u'à 
présent,  a  fait  son  caractère  propre,  sa  puissance 
et  son  originalité.  F.  B. 

FRANKLIN  (Benjamin),  né  à  Boston,  le  17  jan- 
vier 1701),  mort  à  Philadelphie,  le  17  avril  1790, 
a  joué  un  rôle  original  et  considérable  dans  la 
révolution  intellectuelle  et  morale,  aussi  bien 
que  dans  l'histoire  politique  du  xviii"  siècle.  11 
est  vrai  que  Franklin  n'a  attaché  son  nom  à 
aucun  système  de  philosophie.  A  part  quelques 
lettres  et  quelques  mémoires  sur  ses  expériences 
en  physique,  et  une  correspondance  assez  volu- 
mineuse, consacrée  presque  tout  entière  aux 
affaires  publicfues  où  il  s'est  trouvé  mêlé,  Fran- 
klin n'a  guère  écrit  que  des  almanachs  et,  dans 
un  âge  très-avancé,  des  mémoires  sur  sa  vie 
pour  servir  à  l'instruction  de  ses  enfants.  Mais  il 
résume  en  lui,  au  plus  haut  degré,  le  génie  pra- 
tique, l'esprit  politique  et  moral  du  xvia"  siècle, 
comme  Voltaire  en  représente  le  scepticisme 
métaphysique  et  religieux.  Vivant,  pour  ainsi 
dire,  sur  la  place  publique  à  la  manière  des 
sages  de  l'amiiquité,  activement  mêlé  aux  évé- 
nements de  son  temps,  l'intérêt  qu'il  nous 
offre  est  surtout  dans  sa  vie,  dans  les  efforts 
constants  qu'il  a  faits  sur  lui-même  pour  se 
gouverner  selon  ses  idées,  dans  l'influence  que 
son  exemple  a  exercée  sur  les  autres,  et  enfin 
dans  la  vigoureuse  impulsion  qu'il  a  impri- 
mée à  ses  concitoyens.  C'est  à  tous  ces  titres 
qu'il  a  mérité  d'être  appelé  le  Socrate  de  l'Amé- 
rique. 

H  était  le  quinzième  enfant  d'un  petit  tra- 
fiquant qui,  vers  la  fin  du  règne  de  Charles  II, 
avait  émigré  d'Angleterre  en  Amérique,  pouf 
cause  de  religion.  Son  père,  fabricant  de  savon 
et  de  chandelle,  le  destina  d'abord  à  succéder  à 
son  commerce;  mais  le  jeune  Franklin  s'y  mon- 
tra peu  disposé,  et,  à  douze  ans,  il  entra  en 
apprentissage  chez  un  de  ses  frères  qui  était 
imprimeur.  Déjà  il  avait  un  tel  goût  pour  la 
lecture,  que  tout  l'argent  dont  il  pouvait  dis- 
poser passait  en  achat  de  livres.  Parmi  ceux  qui 
le  frappèrent  le  plus,  il  cite  les  Vies  de  Plu- 
tarque  ;  c'est  aussi  l'ouvrage  qui  laissa  sur  la 
jeune  imagination  de  J.  J.  Rousseau  l'impression 
la  plus  vive.  Franklin  nomme  encore  deux  autres 
ouvrages  qui  ont  laissé  dans  son  esprit  des  traces 
profondes  •  l'un  est  l'Essai  sur  les  projets,  |>ar 
Daniel  de  Foë,  auteur  de  Robinsoi  Crusoé: 
l'autre,  du  docteur  Mathcr,  est  VEssai  sur  les 
moijcns  de  faire  le  bien.  Il  avait  trouvé  dans  la 
bibiiothè([ue  de  son  père  des  livres  de  contro- 
verse théologique,  qu'il  lut  presque  tous,  et  qui 
lui  donnèrent  le  goût  et  l'habitude  de  la  discus- 
sion. Enfin,  un  volume  dépareillé  du  Spectateur 
d'Addison  étant  tombé  sous  sa  main,  il  en 
reconnut  sur-ie-champ  le  mérite  littéraire,  et 
s'efforça,  par  un  exercice  aussi  ingénieux  que 
persévérant,  à  s'en  approprier  le  style. 

Ce  fut  par  un  hasard  à  peu  près  semblable 
que  le  nom  de  Socrate  arriva  à  sa  connaissance. 
Dès  lors  il  n'eut  point  de  repos  qu'il  ne  fût 
instruit  de  la  doctrine  de  cet  illustre  martyr  de 
la  raison.  Il  étudia  plutôt  qu'il  ne  lut  les  Mé- 
morables de  Xénophon.  et  chercha  à  s'assimiler 
la  méthode  du  philosoplie  grec,  sa  manière  d'in- 
terroger un  adversaire  et  de  le  convaincre  par 
ses  propres  aveux,  comme  il  avait  fait  aupa- 
ravant le  style  d'Addison.  Mais  peu  à  peu  il  en 
retrancha  ce  qu'elle  a  de  subtil  et  de  captieux, 


FRAN 


FRAN 


pour  n'en  conserver  que  l'habitudo  de  s'exprimer 
avec  une  dcfiant-c  modeste. 

Rien  n'est  plus  bizurrc  que  la  manière  dont 
il  commença  sa  carrière  d'écrivain.  Son  frère 
imprimait  un  journal,  et  l'idée  vint  un  jour  au 
jeune  apprenti  de  publier  ses  propres  œuvres. 
Sachant  bien  que  sa  collaboration,  s'il  os;iit 
l'oflVir,  serait  repoussce  avec  mépris,  il  imagina 
de  déguiser  son  écriture,  et  le  soir  il  fit  passer 
le  manuscrit  sous  la  porte  de  l'atelier.  L'article 
fut  imprimé  et  eut  du  succès. 

Quelques  années  plus  tard,  employé  à  Londres, 
comme  simple  compositeur,  à  la  réimpression 
de  la  lieligion  naluvclle  de  WoUaston,  il  ne 
goûta  pas  l'a  théorie  de  ce  philosophe,  et  écrivit, 
pour  la  réfuter,  une  brochure  métaphysique 
qu'il  intitula  :  bisscrtali07i  sur  la  liberlt':,  la 
nécessité,  le  plaisir  et  la  peine.  Il  regretta  plus 
tard  la  publirité  qu'il  donna  à  cet  écrit  de  sa 
jeunesse,  comme  un  des  errata  de  sa  vie  qu'il 
aurait  voulu  corriger.  Au  reste,  sa  vocation 
n'était  point  là.  Homme  d'action  plutôt  que  pen- 
seur, propagateur  ardent  de  l'esprit  de  son 
siècle,  dans  ce  qu'il  y  a  de  plus  pratique  et  de 
plus  immédiatement  utile,  il  devait  se  trouver 
mal  à  l'aise  au  milieu  des  questions  de  pure  mé- 
taphysique. Aussi  allons-nous  le  trouver  bientôt 
occupé  de  publications  d'un  tout  autre  genre. 

Établi  à  Philadelphie,  où  on  l'avait  vu  dans 
sa  jeunesse  simple  ouvrier,  à  la  té^e  d'une  im- 
primerie importante,  dont  la  prospérité  était 
entièrement  son  œuvre,  il  fonda  bientôt,  sous 
le  nom  de  clubs,  des  réunions  où  toutes  les 
lumières  du  pays  furent  mises  en  commun,  des 
bibliothèques  publiques  et  des  publications  po- 
pulaires. 

Dès  l'année  1732,  Franklin  avait  commencé  la 
publication  de  VAhnanach  du  bonhomme  Ri- 
chard. C'est  en  1757  qu'il  réunit  les  préceptes 
épars  dans  ces  almanachs,  et  forma  ce  mor- 
ceau si  connu  sous  le  titre  de  Science  du  bon- 
homme Richard.  Cet  entretien  familier,  tissu  de 
sentences  proverbiales,  faites  pour  inspirer  l'a- 
mour du  travail  et  de  l'économie,  était  aussi 
merveilleusement  approprié  à  l'éducation  du 
peuple  auquel  il  s'adressait.  Dans  la  patrie  de 
Franklin,  où  l'industrie  semble  faire  le  fond  de 
l'existence  individuelle  et  publique,  où  le  com- 
merce est  le  soutien  de  la  liberté,  l'intérêt 
devient  le  principe  de  l'éducation,  et  l'utilité  est 
regardée  comme  la  base  de  la  morale.  La  phi- 
losophie de  Franklin,  il  faut  bien  le  dire,  est  la 
philosophie  de  l'utile,  mais  de  l'utile  dans  son 
développement  le  plus  noble  :  chez  lui,  elle  se 
confond  avec  le  génie  des  inventions  bienfai- 
santes, l'esprit  d'ordre,  la  modération,  la  justice, 
le  patriotisme  et  la  charité  universelle.  Il  ne 
faut  pas  perdre  de  vue  qu'il  appartenait  à  une 
société  au  sein  de  laquelle  n'existaient  ni  les 
grandes  inégalités  de  fortune,  ni  les  distinctions 
de  naissance  :  il  parle  à  des  populations  indus- 
trieuses; ce  sont  les  classes*  laborieuses  qu'il 
veut  moraliser.  Le  plus  pressé,  pour  lui  comme 
pour  elles,  était  de  leur  montrer  les  moyens 
d'améliorer  leur  condition  :  dans  ce  but,  il  leur 
prêche  le  travail  et  l'économie;  et  ces  moyens, 
si  bien  faits  pour  assurer  leur  bien-être,  sont  en 
même  temps  les  agents  les  plus  efficaces  de  leur 
amélioration  morale.  Ainsi,  cet  ouvrier  qui  s'est 
élevé  par  son  énergie  j  ersonnelle,  prêche  à  ses 
compatriotes  l'activité,  les  habitudes  de  labeur, 
le  mépris  des  jouissances  superflues,  afin  de  leur 
apprendre  à  se  passer  de  la  tyrannie  anglaise  ; 
cet  artisan  qui  leur  enseigne  l'indépendance 
par  l'économie,  se  trouve  être  un  moraliste,  un 
réformatcui.  un  apôtre;  et  la  Science  du  bon- 
homme Richard  est  en  quelque  sorte  l'évangile 


industriel,  le  catéchisme  des  populations  labo- 
rieuses. 

Ce  fut  vers  1733  qu'il  forma  le  projet  de  ten- 
dre à  la  perfection  morale.  Il  comprit  bientôt 
que  l'intérêt  purement  spéculatif  que  l'on  peut 
apporter  dans  une  i)areille  entreprise  est  insuf- 
fisant pour  nous  préserver  des  chutes,  et  que 
l'important  est  de  faire  naître  en  nous  de  bonnes 
habitudes,  et  de  triompher  des  habitudes  con- 
traires. Pour  y  parvenir,  il  se  fit  une  méthode 
à  lui.  Il  réunit  sous  treize  noms  toutes  les  ver- 
tus et  qualités  qu'il  désirait  acquérir.  Il  unit  à 
chacun  de  ces  noms  un  court  précepte  pour 
déterminer  l'idée  qu'il  y  attachait. 

Voici  les  noms  do  ces  vertus,  et  les  préceptes 
qui  y  étaient  joints  : 

1.  Tempérance.  Ne  mangez  pas  jusqu'à  vous 
abrutir;  ne  buvez  pas  jusqu'à  vous  échauffer  la 
tête. 

2.  Silence.  Ne  parlez  que  de  ce  qui  peut  être 
utile  à  vous  ou  aux  autres.  Evitez  les  conver- 
sations oiseuses. 

3.  Ordre.  Que  chaque  chose  ait  sa  place  fixe. 
Assignez  à  chacune  de  vos  affaires  une  partie 
de  votre  temps. 

4.  Résolution.  Formez  la  résolution  d'exécuter 
ce  que  vous  devez  faire,  et  exécutez  ce  que  vous 
aurez  résolu. 

5.  Frugalité.  Ne  faites  que  des  dépenses  utiles 
pour  vous  ou  pour  les  autres,  c'est-à-dire  ne 
prodiguez  rien. 

6.  Activité.  Ne  perdez  pas  de  temps.  Occu- 
pez-vous toujours  à  quelque  chose  d'utile.  Abs- 
tenez-vous de  toute  action  qui  n'est  pas  néces- 
saire. 

7.  Sincérité.  N'usez  d'aucun  détour  :  que  l'in- 
nocence et  la  justice  président  à  vos  pensées  et 
dictent  vos  discours. 

8.  Justice.  Ne  faites  tort  à  personne,  et  ren- 
dez aux  autres  les  services  qu'ils  ont  droit  d'at- 
tendre de  vous. 

9.  Modération.  Évitez  les  extrêmes.  N'ayez 
pas  pour  les  torts  qu'on  a  envers  vous  le  ressen- 
timent qu'ils  vous  semblent  mériter. 

10.  Propreté.  Ne  souffrez  aucune  malpropreté 
sur  VOUS;  sur  vos  vêtements,  ni  dans  votre 
maison. 

11.  Tranquillité.  Ne  vous  laissez  pas  troubler 
par  des  bagatelles  ou  par  des  accidents  ordi- 
naires et  inévitables. 

12.  Chasteté.  Usez  rarement  des  plaisirs  de 
l'amour,  et  seulement  pour  votre  santé  ou  pour 
avoir  des  enfants,  sans  en  contracter  ni  lourdeur 
ni  faiblesse,  et  sans  compromettre  votre  con- 
science, votre  réputation  ou  celle  des  autres. 

13.  Humilité.  Imitez  Jésus  et  Socrate. 

Afin  d'acquérir  Vhabitude  de  toutes  ces  ver- 
tus, il  jugea  qu'il  valait  mieux  ne  pas  diviser 
son  attention  en  la  portant  sur  toutes  à  la  fois, 
mais  la  fixer  d'abord  sur  une  seule,  et  s'y  bien 
affermir  avant  de  passer  à  une  autre.  Il  conçut 
la  nécessité  de  faire  chaque  jour  un  examen  de 
conscience,  suivant  l'avis  que  donne  l'auteur 
des  Vers  d'or.  Il  faut  voir  dans  les  mémoires 
de  Franklin  les  détails  du  procédé  qu'il  employa 
pour  l'exécution  de  ce  plan.  Il  avait  le  dessein 
d'écrire  sur  chaque  vertu  un  petit  commentaire 
qui  en  aurait  montré  les  avantages,  ainsi  que 
le?  maux  attachés  au  vice  opposé  :  il  aurait  inti- 
tulé ce  livre  VArl  de  la  vertu,  parce  qu'il  aurait 
montré  la  manière  de  l'acquérir,  ce  qui  l'aurait 
distinguée  des  simples  exhortations  au  bien,  qui 
ne  donnent  pas  l'indication  des  moyens  d'y  par- 
venir. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  retracer  la  vie  poli- 
tique de  Franklin  ;  nous  dirons  seulement  que 
l'enthousiasme   extraordinaire    qu'il    excita    en 


FRIE 


—  566  — 


FRIE 


France,  quand  il  vint  solliciter  en  faveur  de  son 
pays  l'apiiUi  du  c.ibinet  de  Versailles^  est  un  des 
laits  qui  caractérisent  le  mieux  l'esprit  du  temps. 
Homme  du  peuple,  arrive  p:ir  lui  seul  au  plus 
haut  degré  de  fortune  et  de  gloire,  apôtre  de  la 
liberté  au  milieu  d'une  nation  impatiente  d'en 
finir  avec  l'autorité  absolue,  lidcle  à  sa  mission 
et  à  son  origine  dans  tous  les  détails  de  sa  vie 
extérieure,  il  fut  salué  comme  le  précurseur 
d'un  autre  âge,  comme  le  symbole  vivant  des 
idées  nouvelles.  D'ailleurs  Franklin,  par  ses  qua- 
lités personnelles,  devait  éveiller  dans  l'esprit 
français  les  plus  vives  sympathies.  Ce  qui  le 
distinguait  surtout,  c'était  la  clarté,  la  netteté 
de  l'intelligence,  l'esprit  pratique,  le  bon  sens. 
Le  bon  sens,  il  le  possédait  à  ce  degré  où  il 
devient  du  génie. 

Pour  les  œuvres  de  Franklin,  il  nous  suffit  d'in- 
diquer ici  ses  M'-moircs  de  sa  vie  privée,  écrits 
par  lui-m  'me  et  adressés  à  son  fils,  traduits  en 
français,  in-8,  Paris,  1791  et  1794  j  —  Vie  de 
Benjamin  Franklin  écrite  par  lui-même,  suivie 
de  ses  œuvres  morales,  politiques  et  littéraires, 
etc.,  traduite  en  français,  2  vol.  in-8.,  Paris, 
an  VI  (1798).  On  a  public  séparément  VÉlogede 
Franklin,  par  Condorcet,  in-8,  Paris,  1791. 

Les  Œuvres  de  B.  Franklin  ont  été  publiées 
à  Londres,  1806-1811,  3  vol.  in-8.  Elles  avaient 
déjà  été  traduites  en  français  par  Barbeu-Du- 
bourg^  1773,  2  vol.  in-4.  On  a  traduit  et  publié 
séparément  sa  Science  du  bonhomme  Bichard, 
Dijon,  179.')  (il  existe  aujourd'hui  plusieurs  édi- 
tions populaires  de  ce  petit  ouvrage)  ;  les  Mé- 
moires  de  sa  vie  privée,  Paris,  1791,  in-8;  sa 
Correspondance,  1817,  3  vol.  in-8.  Un  extrait  des 
Œuvres  de  Franklin  a'  été  donné  par  M.  C.  Re- 
nouard  sous  le  titre  de  Mélanges  de  morale, 
d'économie  et  de  politique,  3'  éd.,  Paris,  18n3. 
in-12.  Condorcet  a  prononcé  son  éloge  à  l'Acadé- 
mie des  sciences,  Paris,  1791,  in-8.  M.  Mignet 
a  publié  dans  les  Petits  traités  de  l'Académie 
des  sciences  morales  et  politiques  une  Vie  de 
Franklin  en  deux  livraisons.  A...D. 

FRASSEN  (Claude),  un  des  plus  savants  défen- 
seurs du  parti  des  scotistes.  naquit  dans  le  voisi- 
nage de  Péronne,  en  Picardie,  Fan  1620.  Entré  à 
l'âge  de  seize  ans  au  couvent  des  cordeliers  de 
cette  ville,  il  se  fit  remarquer  de  ses  supérieurs 
qui  l'envoyèrent  à  Paris  faire  ses  cours  de  phi- 
losophie et  de  théologie.  En  1662,  il  fut  reçu 
docteur  et  professa  ensuite  la  philosophie  dans 
le  grand  couvent  de  son  ordre.  En  1682,  s'étant 
rendu  à  Tolède  pour  assister  à  un  chapitre  gé- 
néral de  l'ordre  qui  devait  se  réunir  en  cette 
ville,  il  y  fut  nommé  définiteur  général  (diffi- 
nilor  generalia).  Louis  XIV  le  distingua  et  lui 
confia  même  quelques  négociations  difficiles, 
qui  furent  terminées  à  la  satisfaction  du  mo- 
narque. Il  mourut  à  Pans  en  1711,  dans  sa  qua- 
tre-vingt-onzième année.  Le  P.  Frassen  ne  s'est 
pas  beaucoup  signalé  par  son  originalité  ;  il  est 
resté  fidèle,  soit  en  philosophie,  soit  en  théologie, 
aux  opinions  scotistes  qu'il  a  exposées  et  déve- 
loppées, sans  les  modifier,  dans  les  deux  ouvrages 
suivants  :  PhUosophia  academica  ex  subtilissi- 
mis  Ai^istotelis  et  scotislicis  rationibus,  et  sen- 
tcnliis  brevi  ac  perspicua  methodo  aaornata, 
in-4,  Paris,  1657,  et  2  vol.  in-4,  Paris,  1668;  — 
Scoius  academicus,  seu  Universa  doctoris  sub- 
lilis  thcologica  dogmata,  4  vol.  in-f°,  Paris,  1672, 
et  12  vol.  in-4,  Venise,  1744.  X. 

FRÉSISOM.  Terme  de  convention  mnémoni- 
que par  lequel  les  logiciens  désignaient  un  des 
modes  de  la  quatrième  figure  du  syllogisme. 
Voy.  la  Logique  de  Port-Royal,  S'  partie,  et 
l'article  Syllogisme. 

PRIES  (Jacques-Frédéric),  né  àBarby,  en  1773, 


dans  la  Saxe  prussienne^  fut  élevé  à  l'école  des 
frères  moraves,  où  il  étudia  aussi  lu  théologie. 
Voulant  se  consacrer  aux  sciences  philosophi- 
ques, il  suivit  les  cours  de  l'université  à  Leipzig 
et  à  léna.  Apres  avoir  passé  ensuite  quelques 
années  en  Suisse  comme  précepteur,  il  revint 
dans  cette  dernière  ville,  où  il  ouvrit  un  cours 
de  philosophie.  Nommé  professeur  titulaire  à 
Heidelberg,  puis  rappelé  à  léna  en  1816,  il  fut 
révoqué  de  ses  fonctions,  pour  avoir  pris  part  au 
mouvement  démocratique  d'alors.  On  finit  ce- 
pendant par  lui  rendre  une  chaire  de  physique 
et  de  mathématiques. 

En  philosophie.  Pries  procède  de  Kant,  et  s'en 
rapproche  beaucoup  d'abord  ;  mais  il  a  fini  par 
s'en  éloigner  notablement,  et  par  incliner  de 
plus  en  plus  vers  le  système  de  Jacobi,  admet- 
tant que  les  vérités  éternelles  se  révèlent  à  nous 
d'une  manière  immédiate,  au  moyen  de  l'intui- 
tion et  du  sentiment.  Sa  polémique  contre  Fichte 
et  Schelling  a  été  parfois  fort  vive  ;  ses  attaques 
contre  Reinhold  sont  plus  mesurées. 

Les  idées  de  Fries  sur  les  atomes,  le  mouve- 
ment, les  forces  motrices,  la  perception  exté- 
rieure, en  un  mot  sur  ce  qu'on  pourrait  appeler 
avec  Kant  la  métaphysique  de  la  physique,  sont 
à  peu  de  chose  près  les  mêmes  que  celles  de 
ce  philosophe.  Doué  d'une  âme  naturellement 
élevée  et  plaçant  au-dessus  de  tout  les  intérêts 
de  la  morale,  Fries,  dans  tous  ceux  de  ses  écrits 
qui  traitent  de  ce  sujet,  exprime  les  convictions 
les  plus  nobles  et  les  plus  fortes.  Sous  ce  rapport 
encore,  il  est  un  ,vrai  disciple  de  Kant.  Son  ro- 
man de  Julius  et  Evagoras  est  une  oeuvre  remar- 
quable par  l'élévation  des  sentiments. 

En  métaphysique,  Frics  ne  reconnaît  qu'une 
certitude  subjective.  C'est  là  la  base  de  sa  doc- 
trine :  tout  le  reste  n'en  est  que  le  développe- 
ment. Le  sujet  connaissant  ne  ]  eut  jamais  se 
comparer  qu'à  lui-même  ;  il  peut  bien  recher- 
cher si  ses  idées  sont  ou  ne  sont  pas  d'accord 
entre  elles;  mais  il  ne  peut  raisonnablement  se 
demander  si  elles  sont  d'accord  avec  quelque 
chose  d'extérieur  à  lui.  Nous  ignorons  comment 
nous  pouvons  être  en  rapport  avec  un  objet  qui 
n'est  pas  nous,  comment  nous  en  sommes  affec- 
tés, comment  nous  pouvons  agir  sur  lui.  La 
connaissance  porte  uniquement  sur  ce  qui  est  en 
nous  :  elle  n'est  qu'une  connaissance  de  soi- 
même.  Kant  a  donc  eu  tort,  suivant  Fries,  de 
rechercher  la  valeur  objective  des  connaissances 
intuitives  des  sens  par  l'application  du  principe 
de  c.iusalité.  Il  lui  reproche  encore  de  n'avoir 
pas  assez  nettement  établi  le  rapport  qui  doit 
exister  entre  ses  trois  Critiques,  de  n'avoir  pas 
fait  ressortir  l'unité  absolue  de  conscience  qui 
doit  régner  entre  les  objets  également  absolus 
de  ces  trois  grands  ouvrages.  Peut-être  que 
Fries  ne  s'est  pas  assez  rappelé  la  préface  de  la 
Critique  du  Jugement. 

La  vérité  de  nos  connaissances,  suivant  Fries, 
n'a  rien  de  commun  avec  leurs  rapports  aux  ob- 
jets; c'est  une  question  d'accord  entre  elles- 
mêmes.  De  plus,  toute  connaissance  véritable- 
ment primitive  est  vraie,  et  la  raison  est  infail- 
lible en  ce  sens.  De  là  un  idéalisme  sceptique, 
qui  défend  de  porter  un  jugement  décisif  sur 
quoi  que  ce  soit  de  réel,  cfui  se  renferme  exclusi- 
vement dans  les  lois  de  la  pensée.  Ainsi,  le 
principe  de  la  permanence  des  substances  ne 
prouve  absolument  rien  quant  aux  substances 
considérées  en  elles-mêmes;  il  n'indique  qu'une 
façon  de  concevoir  nécessaire  dans  une  raison 
finie  telle  que  la  nôtre.  Il  en  est  de  même  du 
principe  de  causalité.  D'où  l'on  conclut  que  l'exis- 
tence de  Dieu  ne  se  démontre  pas,  mais  seule- 
ment qu'elle  est  crue  de  toute  raison  finie. 


FUIE 


—  567 


GALE 


Jusque-làj  rien  de  bien  original  clans  la  doc- 
trine de  Fries.  Mais  il  jirend  une  i)liysiononiie 
plus  caructérisco,  lorscju'il  gradue  la  connais- 
sance, et  qu'il  distingue  et  superpose,  pour  ainsi 
dire,  le  savoii',  le  croire  et  le  pressentir.  Ici  se 
montre  le  disciple  de  .lacobi. 

Le  savoir  se  londo  toujours  immédiatement  ou 
médiatcment  sur  l'intuition.  Nous  demander  si 
nous  savons  quelque  chose,  c'est  rechercher  si  la 
vérité  d'une  connaissance  a  sa  raùson  dans  l'en- 
chaînement nécessaire  de  notre  intuition  sensi- 
ble :  c'est  là  ce  qui  constitue  le  savoir  médiat. 
Mais  lorsqu'il  s'agit  de  nos  idées  rationnelles  ou 
des  différents  états  de  notre  âme,  par  exemple 
de  l'idée  de  beauté,  dos  sentiments  do  respect  et 
d'amour,  notre  savoir  est  réfléchi,  certain,  im- 
médiat; c'est  le  savoir  accompagne  de  croyance. 
Le  pressentiment,  supérieur  à  ce  savoir  et  à  la 
croyance  elle-même,  est  aussi  un  jugement  pri- 
mitif dont  la  certitude  parfaite  arrive  à  la  con- 
.scicnce  sans  se  fonder  sur  une  perception,  comme 
dans  l'intuition  du  savoir,  ou  sur  une  notion, 
comme  dans  la  croyance  immédiate  aux  senti- 
ments et  aux  idées  de  la  raison.  Nous  savons 
donc,  au  moyen  de  l'intuition  des  sens  et  des 
notions  de  l'entendement,  comment  l'existence 
des  choses  nous  apparaît  dans  la  nature;  nous 
croyons,  d'après  les  idées  de  la  raison,  à  l'essence 
ricrnelle  des  choses  de  pure  raison,  telles  que  le 
beau,  le  vrai,  le  bon,  et  nous  pressentons  dans 
le  sentiment  l'exislence  des  choses  en  elles-mêmes, 
pressentiment  qui  n'est  ni  perception  ni  notion. 

Nous  pourrions  insister  davantage  sur  celte 
distinction;  mais  elle  n'en  deviendrait  ni  plus  ra- 
dicale, ni  plus  claire,  ni  plus  vraie.  En  donnant 
plus  de  précision  à  la  pensée  de  Fries,  pour  mieux 
faire  ressortir  ces  trois  degrés  de  la  connaissance, 
nous  risquerions  de  la  fausser.  D'ailleurs,  com- 
ment la  foi  ou  le  pressentiment,  qui  semble 
être  la  faculté  de  la  connaissance  objective  dans 
ce  système,  se  concilie-t-elle  avec  l'idéalisme  ou 
le  mode  de  connaître  tout  subjectif  que  notre 
philosophie  a  commencé  par  établir?  Comment 
le  disciple  de  .lacobi  peut-il  se  mettre  d'accord 
avec  celui  de  Kant?  Cette  difficulté  de  concilier 
Fries  avec  lui-même  a  déjà  été  signalée  par  M.  H. 
Fichtc,  qui  le  représente  aussi,  comme  édifiant 
d'une  main  et  détruisant  de  l'autre. 

Fries  a  beaucoup  écrit;  voici  la  liste  de  ses 
principaux  ouvrages  philosophiques  :  Reinhold, 
Fichie  et  Sckelling,  in-8,  Leipzig,  1803;  in-8. 
Halle,  1824  ;  —  Théorie  philosophique  du  droit ^ 
et  critique  de  toute  législation  positive,  in-8, 
Leipzig,  1804;  —  Système  de  la  philosophie, 
considéréecomme science  évidente,  in-8,  ib.,1804  ; 
—  Savoir,  foi  et  pressentiment,  in-8,  léna,  1805  ;  — 
Critique  nouvelle  ou  anthropologique  de  la 
raison,  3  vol.  in-8,  Heidelberg,  1807-1828;  — 
Nouvelles  doctrines  de  Fichte  et  de  Schelling 
sur  Dieu  et  le  monde,  in-8,  ib.,  1807; — Système 
de  la  logique,  et  Esquisse  de  la  logique,  in-8, 
ib.,  1811-1828;  —  De  la  philosophie,  du  genre 
et  de  Vart  allemands;  un  Vœu  pour  Jacobi 
contre  Schelling,  in-8,  ib.,  1812;  —  Manuel  de 
philosophie  pratique,  t.  I,  comprenant  Véthi- 
que  générale  et  la  théorie  philosophique  de  la 
vertu,  in-8,  Leipzig,  1818;  —  Manuel  d'anthro- 
pologie psychique,  2  vol.  in-8,  léna,  1820,  1821 
et  1837;  —  Philosophie  mathématique  de  la 
nature,  in-8,  Heidelberg,  1822;  —  les  Doctrines 
de  Vamour,  de  la  foi  et  de  V espérance,  ou  points 
principaux  de  la  morale  et  de  la  foi,  in-8,  ib., 
1823;  —  Système  de  métaphysique,  in-8,  ib., 
1824;  —Julius  et  Evagoras,  ou  la  Beauté  de 
Vâme  (roman  philosophique),  2  vol.  in-8,  Heidel- 
berg, 1822  :  le  premier  volume  du  Manuel  de 
philosophie  pratique  ou  de  Théologie  philoso- 


phique contenait  l'éthique  générale  ou  la  morale 
philosophique  ;  le  second,  qui  a  paru  à  Heidel- 
berg, 1832,  in-8,  contient  la  science  y)hilosoplii- 
que  de  l'État  ou  la  politique,  la  philosophie  de 
la  religion  ou  la  théorie  des  fins  dans  le  monde, 
et  l'esthétique  ;  —  Histoire  de  la  philosophie, 
exposée  d'après  les  progrès  de  ses  développe- 
m,ents  scientifiques,  t.  I,  in-8.  Halle,  1837.  — 
Divers  articles  philosophiciucs  du  même  auteur 
ont  clé  insérés  dans  les  Éludes,  recueil  publié 
par  Duil)  et  Creuzer.  J.  T. 

FRISESOMORUM.  Termo  mnémonique  de 
convention  par  lequel  les  logiciens  désignaient 
un  des  modes  indirects  de  la  première  des  trois 
figures  du  syllogisme  reconnues  par  Arislote. 
Les  deux  dernières  syllabes  de  ce  mot  n'ont  au- 
cun sens,  elles  sont  ajoutées  pour  fournir  le 
spondé  nécessaire  à  la  mesure  du  vers  mnémo- 
nique usité  dans  l'Ëcole  : 

Célentés,  Dabitis,  Fopesmo,  Frisesomorum. 

Voy.  la  Logique  de  Port-Royal,  3'  partie^  et 
l'article  Syllogisme. 

FRONTON  (M.  Cornélius),  rliéteur  latin,  né  à 
Cirta,  en  Numidie,  vers  la  lin  du  premier  siècle 
après  J.  C.  La  philosophie  ne  lui  doit  rien;  il  est 
vrai  qu'il  fut  le  maître  de  Marc-Aurèle,  mais  il 
employa  toute  son  autorité  à  le  dégoûter  de  la 
philosophie,  et  à  le  gagner  à  la  rhétorique.  On 
trouve  dans  sa  correspondance  avec  ce  prince 
de  singulières  préventions  contre  les  philosophes  : 
il  les  croit  occupés  à  inventer  des  arguments 
captieux,  à  diviser  et  à  distinguer  sans  fin,  il 
les  juge  incapables  de  parler  ou  d'écrire  avec 
goût,  et  en  tout  lieu  inférieurs  aux  rhéteurs.  Voy. 
dernière  édition  de  ses  Lettres,  Leipzig.  1867,  et 
en  outre  G.  Boissier  :  la  Jeunesse  de  Marc-Au- 
rèle, Revue  des  Deux-Mondes,  P""  avril,  1868. 

FULLEBORN  (Georges  Gustave),  né  à  Glogau, 
en  1769,  professeur  de  latin,  de  grec  et  d'hébreu 
à  Breslau,  a  publié  un  recueil  précieux.  On  y 
trouve  une  foule  de  dissertations  remarquables 
sur  difTérents  points  de  l'histoire  de  la  philoso- 
phie. Outre  ce  recueil  intitulé  Mémoires  pour 
servir  à  l'histoire  de  la  philosophie,  3  vol.  en 
douze  cahiers  in-8,  Ziillichau  et  Freystadt,  1796, 
Fùlleborn  a  fait  paraître  aussi  quelques  leçons 
de  philosophie  dans  la  Revue  mensuelle  de  Silésie 
(ch.  VI,  vu  et  ix).  Il  mourut  en  1803. 

GALE  (Théophile),  presbytérien  anglais,  né 
en  1628  à  King's-Teiguton,  dans  le  Devonshire, 
et  mort  en  1678  à  Holborn,  pasteur  d'une  con- 
grégation secrète  de  non-conformistes,  fut  le 
fondateur  de  cette  école  moitié  théologique, 
moitié  philosophique,  moitié  païenne  et  moitié 
chrétienne,  en  tout  cas  plus  éruditeque  savante, 
qui  comptait  dans  son  sein  Cudworlh,  Henri  More, 
Thomas  Gale,  et  qu'on  a  coutume  d'appeler  l'é- 
cole platonicienne  d'Angleterre.  La  lecture  du 
livre  de  Grotius,  de  la  Vérité  de  la  religion 
chrétienne,  inspira  à  Théophile  Gale  l'idée  de 
son  premier  ouvrage,  The  court  of  Ihe  gentilcs 
{Aula  dcorum  gentilium,  in-8,  Londres,  1676), 
où  il  s'efforce  de  prouver  que  tout  ce  que  nous 
admirons  chez  les  sages  du  paganisme  est  un 
emprunt  fait  à  la  révélation  ;  qu'ils  ont  puisé  à 
cette  source  les  éléments  les  plus  essentiels  de 
leur  théologie,  de  leur  philosophie,  et  jusqu'aux 
mots  dont  ils  se  servaient  pour  exprimer  leur 
pensée.  D'après  cela  on  pourrait  croire  que  la 
philosophie  doit  disparaître  du  nombre  des  scien- 
ces, et  que  la  théologie  seule,  sévèrement  ren- 
fermée dans  les  textes  de  l'Écriture,  doit  être 
appelée  à  résoudre  tous  les  problèmes  qui  inté- 
ressent la  pensée  humaine.  Il  n'en  est  rien 
cependant.  Gale  croyait,  avec  saint  Justin  et 
Clément  d'Alexandrie,  que  la  parole  de  Dieu  fut 
révélée  aux  hommes  de  diverses  manières  et  à 


GALI 


—  568  — 


GALI 


(liffcrenlcs  époques,  et  qu'il  faut  savoir  la  re- 
trouver et  la  reconnaître  partout  où  elle  existe, 
si  Ton  veut  avoir  la  vraie  philosophie.  De  là 
l'éclectisme  ;  mais  un  éclectisme  sans  franchise 
et  sans  libcrlé,  toujours  subordonne  à  des  croyan- 
ces th('ologi(iucs.  L'école  d'Alexandrie  paraissait 
à  Gale  le  meilleur  modèle  à  suivre  pour  arri- 
ver à  ce  résultat.  D'ailleurs  la  doctrine  d'Alexan- 
drie est,  selon  lui,  l'interprétation  la  plus  légi- 
time de  celle  de  Platon,  et  Platon,  plus  qu'aucun 
autre  philosophe  de  l'antiquité  païenne,  a  puisé 
aux  sources  de  la  révélation.  Toutefois  le  néo- 
platonisme alexandrin,  soumis  au  contrôle  de 
la  Bible,  ne  suffisait  pas  à  Gale;  il  y  ajoutait 
encore  les  idées  kabbalistiques  interprétées  par 
Reuchlin  et  Pic  de  la  Mirandole.  C'est  dans  cet 
esprit  qu'il  a  écrit  son  second  ouvrage,  Philoso- 
phia  universalis  (in-8,  Londres,  1676),  composé 
de  deux  parties  :  dans  la  première  il  retrace 
l'origine  et  l'hisloire  de  la  philosophie,  principa- 
lement de  la  philosophie  platonicienne;  dans  la 
seconde  il  ex[)ose  son  propre  système  tel  que 
nous  venons  de  l'esquisser  à  grands  traits.  — 
C'est  l'influence  de  Théophile  Gale  qui  a  poussé 
Thomas  Gale,  plus  philologue  que  philosophe,  à 
publier  les  Mystères  des  ÉgyptienSj  attribués  à 
Jamblique,  et  la  lettre  de  Porphyre  à  Anébon. 

X. 

GALIEN.  Personne  n'ignore  quelle  est  la  place 
de  Galien  dans  l'histoire  de  la  médecine;  mais 
on  connaît  moins  bien  le  rôle  qu'il  a  joué  dans 
les  destinées  de  la  philosophie.  Les  historiens 
même  de  celte  science  en  ont  à  peine  parlé  ; 
le  souvenir  rapide  et  superficiel  qu'ils  ont  con- 
sacré au  médecin  de  Pcrgame  ne  nous  apprend 
rien  de  certain  sur  ses  doctrines  et  sur  son  in- 
fluence. Cependant  rien  n'est  plus  injuste  qu'un 
tel  oubli.  Entraîné  dès  sa  jeunesse  vers  la  phi- 
losophie par  une  vocation  naturelle  et  décidée, 
Galien  n'a  jamais  séparé  l'étude  de  cette  science 
de  l'étude  de  la  médecine,  et  poussa  même  si 
loin  cette  alliance,  qu'il  composa  des  traités 
philosophiques  à  l'usage  particulier  des  étudiants 
(!n  médecine.  Critique  et  historien  plutôt  encore 
que  philosophe  dogmatique;  n'ayant  pas  toujours 
une  doctrine  bien  arrêtée  ;  trop  souvent  incer- 
tain et  en  contradiction  avec  lui-même,  soit  par 
caractère,  soit  par  principe;  éclectique  en  phi- 
losophie plus  encore  qu'en  médecine,  mais  de 
cet  éclectisme  en  quelque  sorte  matériel,  qu'on 
a  appelé  le  syncrétisme  ;  dialecticien  comme 
Aristote,  dont  il  suivit  presque  tous  les  princi- 
pes logiques  et  auquel  il  doit  la  disposition  mé- 
thodique de  ses  ouvrages;  psychologue  comme 
Platon,  qui  lui  a  fourni  ses  plus  belles  inspira- 
tions sur  la  nature  et  sur  la  vie,  Galien  occupe 
une  place  à  part  dans  l'histoire  de  la  philoso- 
phie. Les  Arabes  surtout  lui  doivent  peut-être 
autant  comme  philosophe  que  comme  médecin. 
On  a  comparé  Galien  à  Aristote  :  cette  compa- 
raison est  juste,  si  l'on  tient  seulement  compte 
des  connaissances  encyclopédiques  des  deux 
écrivains,  de  leur  esprit  d'observation  et  de  leur 
influence  au  moyen  âge  ;  mais  elle  ne  soutient 
pas  l'examen,  si  l'on  considère  la  direction  géné- 
rale de  leurs  idées,  la  trempe  de  leur  génie,  et, 
si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  leur  valeur  intrin- 
sèque. 

Galien  (Claude)  naquit  l'an  131  de  notre  ère  à 
Pergame,  en  Asie,  sous  le  règne  de  l'empereur 
Adrien.  Son  père,  nommé  Nicon,  architecte  très- 
distingué,  possédait  des  connaissances  étendues 
en  mathématiqucj:,  en  astronomie,  en  philosophie, 
et  jouissait,  eu  outre,  d'une  fortune  considérable. 
Premier  précepteur  de  son  fils,  il  ne  contribua 
])as  peu  à  lui  inculquer  de  bonne  heure  l'amour 
de  toutes  les  sciences  qu'il  cultivait  lui-même, 


.surtout  le  goiit  des  mathématiques,  qu'on  est  un 
peu  étonné  do  rencontrer  chez  un  médecin,  ce 
(}ui  lui  attira  même  quelquefois,  ainsi  qu'il  nous 
l'apprend,  les  railleries  de  ses  confrères.  Dès 
l'àgo  de  quatorze  ans,  Galien  fut  envoyé  aux 
écoles  de  philoî^ophie,  (ju'il  Iréquenta  toutes  en 
même  temps.  Nicon  accompagnait  partout  son 
fils  et  lui  servait  de  répétiteur.  Ce  fut  à  l'âge  de 
dix-sept  ans  que,  d'après  un  songe  de  son  père, 
Galien  se  décida  à  embrasser  la  médecine,  et  se 
consacra  dès  lors  tout  entier  à  l'étude  de  cette 
science.  Il  avait  un  goût  prononcé  pour  les 
voyages  ;  mais  il  n'en  fit  aucun  sans  un  but 
vraiment  scientifique.  En  l'an  16'i  il  vint  à  Rome, 
où  il  passa  la  plus  grande  partie  de  sa  vie,  exerçant 
son  art  avec  un  succès  presque  inouï,  rédigeant 
ses  nombreux  et  immortels  ouvrages,  souvent  en 
butte  à  l'envie  de  ses  confrères,  et  cependant 
honoré  par  eux  et  par  ses  contemporains  comme 
un  des  plus  savants-  médecins  de  son  siècle.  On 
ne  connaît  ni  le  lieu  ni  la  date  précise  de  la 
mort  de  Galien  :  on  sait  seulement  qu'il  parvint 
à  un  âge  très-avancé. 

Le  nombre  des  écrits  philosophiques  de  Galien 
était  considérable;  mais  la  plupart  ne  sont  pas 
arrives  jusqu'à  nous,  et  cela  s'explique  aisément 
par  le  peu  d'importance  qu'on  devait  leur  accor- 
der, en  comparaison  de  ceux  d'Aristote.  Presque 
tous  ses  livres  se  rapportaient  à  la  logique  et  à 
la  dialectique,  quelques-uns  à  la  morale,  et  les 
autres,  presque  entièrement  historiques,  ren- 
fermaient l'exposition  criticjue  des  quatre  prin- 
cipaux systèmes  suivis  alors.  C'est  dans  cette 
dernière  classe  que  se  range  un  fragment  sur 
le  Timce  de  Platon,  publié  seulement  en  latin, 
et  le  fameux  traité  des  Dogmes  d Hippocratc  et 
de  Platon  en  neuf  livres,  dont  malheureusement 
nous  avons  perdu  le  commencement.  Galien  a, 
en  outre,  composé  plusieurs  écrits  sur  les  mathé- 
matiques dans  leur  application  à  la  philosophie, 
entre  autres  un  livre  intitulé  cjue  la  Démonstra- 
tion géométrique  est  préférable  à  celle  des 
stoïciens. 

Malgré  cette  prédilection,  et  peut-être  à  cause 
de  celte  prédilection  pour  les  mathématiques. 
Galien,  comme  on  en  sera  bientôt  convaincu 
par  l'exposé  de  ses  doctrines,  montre  peu  de  ri- 
gueur dans  ses  recherches  relatives  à  la  philo- 
sophie :  choisissant,  dans  les  systèmes  les  plus 
célèbres,  les  idées  qui  lui  offrent  un  certain 
degré  de  probabilité,  il  en  poursuit  les  consé- 
quences par  le  raisonnement,  sans  trop  s'in- 
quiéter de  savoir  quelle  est  la  valeur  de  ces 
idées  considérées  en  elles-mêmes,  quelle  en  est 
la  portée  et  la  signification  exacte,  quelles  sont 
les  relations  qui  existent  entre  elles. 

Privés,  comme  nous  l'avons  dit,  de  la  plupari 
des  livres  de  Galien,  nous  allons  essayer  de  faire 
connaître,  à  l'aide  de  ceux  qui  nous  restent,  ses 
opinions  touchant  les  points  les  plus  importants 
de  la  science  philosophique,  telle  que  les  anciens 
la  comprenaient.  Nous  exposerons  donc  succes- 
sivement les  théories  de  Galien  sur  la  nature 
en  général,  sur  la  nature  particulière  de  l'àme 
et  de  ses  facultés,  puis  les  principes  fondamen- 
taux de  sa  morale,  ce  qu'il  a  ajouté  à  la  logique 
d'Aristote,  et  enfin  les  avantages  qu'on  peut  re- 
tirer de  la  lecture  de  ses  œuvres  pour  l'histoire 
de  la  philosophie. 

1°  Opinion  de  Galien  sur  la  nature.  —  Rien 
n'est  plus  confus  que  la  doctrine  de  Galien  sur 
la  nature  :  ici  il  en  fait  une  force,  et  là  un  être, 
tantôt  il  entend  ce  mot  dans  le  sens  universel, 
tantôt  dans  le  sens  particulier  :  aussi  est-il  très- 
difficile,  pour  ne  pas  dire  impossible,  de  tirer 
quelques  notions  générales  des  diverses  défini- 
tions que  nous  trouvons  dans  ses  nombreux  ou- 


CtALI 


—  569  — 


GALI 


vragcs,  où  les  opinions  de  ses  devanciers  sont 
presque  toujours  placées  à  crtté  de  celles  qui  lui 
sont  propres.  Ainsi.  Galien  admet  dans  plusieurs 
passages  la  délinilion  que  l'on  retrouve  le  plus 
souvent  dans  les  écrits  hippooratiques,  c'est-à- 
dire  que  la  nature  est  la  substance  universelle 
formée  par  le  tempérament  des  quatre  élcmontSj 
quelquefois  des  quatre  humeurs.  Ailleurs  elle  est 
«  la  substance  ]>rcniièrc  qui  forme  la  base  de 
tous  les  corps  nés  et  périssables  »,  ou  bien  une 
force,  une  faculté  mise  en  nous,  et  qui  gouverne 
le  corps.  Dans  le  livre  sur  le  Trentlilcmenl,  la 
Pall)ilatio>i,  etc.,  il  dit,  en  parlant  de  la  chaleur 
innée  :  «  La  nature  et  l'ùme  ne  sont  rien  que 
cela;  de  sorte  que  vous  ne  vous  tromperez  pas  en 
les  regardant  comme  une  substance  qui  se  meut 
elle-même  et  meut  toujours. —  Il  n'est  personne  de 
si  slupide,  dit-il  ailleurs  {de  la  Fonnalioa  du 
fœt us.  ch.  vi),qui  ne  comprenne  qu'il  y  a  une  cause 
de  la  formation  du  fœtus;  nous  la  nommons  tous 
nature,  sans  savoir  quelle  est  sa  substance  ;  mais, 
comme  j'ai  montré  que  la  construction  de  notre 
corps  indique  la  sagesse  et  la  puissance  sublime  de 
son  créateur,  je  prie  les  philosophes  de  m'indi- 
quer  si  celui  qui  l'a  fait  est  un  Dieu  puissant  et 
sage,  qui  délibère  d'abord  comment  il  convient 
de  construire  le  corps  de  chaque  animal,  et  qui 
détermine  ensuite  la  force  par  laquelle  il  pourra 
construire  ce  qu'il  se  proposait,  ou  si  c'est  une 
autre  âme  ('{'•jxr;  èxÉpot)  différente  de  celle  de 
Dieu.  Ils  diront  que  la  substance  de  ce  qu'on 
appelle  nature,  qu'elle  soit  corporelle  ou  in- 
corporelle, n'atteint  pas  cette  sagesse  sublime, 
puisque,  selon  eux,  il  est  impossible  de  prouver 
qu'elle  puisse  agir  avec  tant  d'art  dans  la  for- 
mation du  foetus.  Mais  quand  nous  entendons 
dire  cela  à  Épicure  et  à  ceux  qui  croient  que 
tout  se  fait  sans  Providence,  nous  ne  les  croyons 
pas.  » 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  clair  dans  les  idées  de 
(ralien  sur  la  nature,  c'est  qu"il  admet,  avec 
Flaton  et  Aristote,  le  principe  des  causes  finales. 
Ce  principe  qui  revient  à  chaque  instant  dans 
s,^s  œuvres,  et  qu'il  applique  à  tous  les  détails 
de  l'organisme  et  de  la  vie,  est  aussi  la  preuve 
sur  laquelle  il  s'appuie  pour  reconnaître,  au- 
dessus  de  la  nature,  un  être  infini  en  sagesse, 
en  bonté  et  en  puissance.  Le  passage  où  il  ex- 
prime cette  conviction  {de  VUsage  et  de  Vutilité 
des  parties,  liv.  III),  est  devenu  classique,  et 
mérite  d'être  reproduit  ici. 

«  Pourquoi  disputerais-je  plus  longtemps  avec 
ces  êtres  dépourvus  de  raison  (les  blasphéma- 
teurs)? Les  personnes  sensées  ne  seraient-elles 
pas  en  droit  de  me  blâmer  et  de  me  reprocher 
à  juste  titre  de  profaner  le  langage  sacré  qui 
doit  être  réservé  pour  les  hymnes  à  l'honneur 
du  créateur  de  l'univers?  La 'véritable  piété  ne 
consiste  pas  à  immoler  des  hétacombes,  ou  à 
brûler  mille  parfums  délicieux  en  son  honneur, 
mais  à  reconnaître  et  à  proclamer  hautement  sa 
sagesse,  sa  toute-puissance,  son  amour  et  sa 
bonté....  Le  père  de  la  nature  entière  a  prouvé 
sa  bonté  en  pourvoyant  sagement  au  bonheur 
de  toutes  ses  créatures,  en  donnant  à  cha:une  ce 
qui  peut  lui  être  réellement  utile.  Célébrons-le 
donc  par  nos  hymnes  et  nos  chants!  Il  a  montré 
sa  sagesse  infinie  en  choisissant  les  meilleurs 
moyens  pour  parvenir  à  ses  fins  bienfaisantes, 
et  il  a  donné  des  preuves  de  sa  toute-puissance 
en  créant  chaque  chose  parfaitement  conforme 
à  sa  destination.  C'est  ainsi  que  sa  volonté  fut 
accomplie.  » 

Mais,  tout  en  proclamant  la  toute-puissance 
divine,  il  croit,  avec  toute  l'antiquité  païenne, 
qu'elle  ne  peut  agir  qu'en  se  soumettant  à  cer- 
taines conditions  inhérentes  à  la  matière  éternelle. 


«  C'est  Ir.,  dit-il,  ce  qui  distingue  l'opinion  de 
Moïse  do  la  nôtre,  de  celle  de  Platon,  et  de  tous 
les  Grecs  qui  ont  bien  traité  la  science  de  li 
nature.  Car  pour  Moïse,  il  suffit  que  Dieu  veuille 
arranger  la  matiî're,  et  elle  est  de  suite  arrangée. 
Il  croit  que  tout  est  po.ssible  à  Dieu,  quand  même 
il  voudrait  changer  de  la  cendre  en  cheval  ou  en 
bœuf.  Nous  ne  i)cnsons  pas  ainsi  ;  mais  nous 
croyons  qu'il  y  a  des  choses  naturellement  im- 
possibles, et  que  Dieu  ne  touche  pas  à  ces  choses- 
là;  mais  qu'entre  les  choses  possibles  il  choisif 
le  meilleur.  » 

2°  Opinion  de  Galien  sur  Vàme  humaine. — 
Malheureusement  Galien  ne  sait  pas  suivre  long- 
temps le  même  ordre  d'idée.  L'indécision  que 
nous  avons  trouvée  chez  lui,  quand  il  essaye  de 
nous  faire  comprendre  ce  qu'est  la  nature  en 
général,  ce  qu'est  chacune  des  forces  dont  elle 
fait  usage,  se  reproduit  à  propos  de  la  nature 
particulière  de  l'àme  et  de  ses  facultés.  L'àme 
est-elle  une  substance  matérielle  ou  immaté- 
rielle? Galien  n'ose  pas  se  prononcer,  déclarant 
qu'il  lui  est  impossible  d'arriver  sur  ce  point  à 
une  démonstration  évidente.  11  est  résolu  à  rester 
neutre  entre  les  deux  solutions  contraires,  entre 
le  spiritualisme  et  le  matérialisme,  et  se  console 
de  cette  incertitude  par  la  réflexion  peu  philoso- 
phique que  la  connaissance  de  ces  choses  n'est 
pas  absolument  nécessaire  pour  racquisition  de 
la  santé  ou  des  vertus  morales  {de  Subsi.  facult. 
nat.,  t.  IV,  p.  760  et  suiv.). 

Cependant,  à  la  manière  dont  il  entend  la 
définition  qu'Aristote  a  donnée  de  l'àme,  il  est 
facile  de  voir  qu'il  incline  beaucoup  plus  du 
côté  du  matérialisme.  Selon  lui,  en  effet,  cette 
fameuse  proposition  :  L'âme  est  Ventéléchie  d'un 
corps  naturel  qui  a  la  vie  en  puissance,  signifie 
positivement  que  les  facultés  de  l'âme  suivent  le 
tempérament  du  corps,  et  que  l'âme  elle-même 
est  formée  par  le  mélange  de  ces  quatre  qualités 
primitives  des  corps  :  le  chaud,  le  froid,  le  sec 
et  l'humide. 

Avec  une  telle  façon  de  penser,  il  ne  pouvait 
accepter  l'immortalité  de  l'âme,  ou  plutôt  de  la 
partie  pensante  de  l'âme,  enseignée  par  Platon. 
«  Si  Platon  vivait  encore,  dit-il,  je  voudrais 
surtout  apprendre  de  lui  pourquoi  une  perte 
abondante  de  sang,  de  la  ciguë  prise  en  boisson, 
ou  une  fièvre  ardente,  sépare  l'âme  du  corps; 
car.  selon  Platon,  la  mort  arrive  quand  l'âme  se 
sépare  du  corps.»  Il  ne  saurait  comprendre,  dit-il 
un  peu  plus  loin  {itbi  supra,  p.  776),  que  l'àme, 
si  elle  n'est  pas  quelque  chose  du  corps,  puisse 
s'étendre  par  tout  le  corps. 

Et  cependant  c'est  justement  la  doctrine  de 
Platon  sur  le  siège,  les  divisions  et  les  facultés 
de  l'âme,  qui  a  inspiré  à  Galien  la  profonde 
admiration  qu'il  professe  pour  lui;  car  il  l'appelle 
le  prince  des  philosophes.  Les  sept  premiers  livres 
que  Galien  a  écrits  sur  les  Opinions  d'Hippocrale 
et  de  Platon  servent  uniquement  à  exposer  la 
doctrine  de  Platon  sur  les  trois  âmes  de  l'homme, 
doctrine  attribuée  aussi  à  Hippocrate  et^  em- 
pruntée en  partie  aux  pythagoriciens.  Il  défend 
à  outrance  cette  théorie  contre  Aristote  et  contre 
les  stoïciens. 

3°  Morale  de  Galien. —  Conséquent  avec  lui- 
même,  au  moins  sur  ce  point,  c'est  encore  à 
Platon  que  Galien  emprunte  la  partie  essentielle 
de  sa  morale.  On  reconnaîtra  sans  peine  dans  le 
passage  suivant  {Opinions  d'Hippocrale  et  de 
Platon,  liv.  I,  ch.  i)  la  théorie  des  quatre  vertus 
cardinales,  qui  a  passé,  comme  on  sait,  de  Platon 
aux  sto'ïâens  :  «  Si  le  meilleur  est  un,  si  la 
perfection  est  une,  il  est  nécessaire  que  la  vertu 
de  la  partie  rationnelle  de  l'âme  soit  la  s:ience; 
et  si   cette  partie  rationnelle  existe  seule  dans 


GALÎ 


—   570 


GALI 


nos  flmes,  il  ne  f;iut  pns  clicrclicr  d'autres  ver- 
tus. Si,  au  contraire,  il  y  a  en  outre  l'àme  cou- 
rageuse, il  est  nécessaire  qu'il  y  ait  également 
une  vertu  correspondante.  De  même,  s'il  y  a  une 
troisième  âme,  c'est-à-dire  la  concupiscence, 
trois  vertus  se  succéderont  également,  et  il  y 
aura  de  plus  une  quatrième  qui  naît  de  la  re- 
lation des  trois  autres  entre  elles.  »  C'est  encore 
un  ))rincipe  platonique  que  Galien  exprime  lors- 
qu'il dit  {Quod  aniini  mores  corp.  lemp.  seq., 
c.  Il)  «  que,  pour  notre  nature,  nous  aimons, 
nous  désirons  le  bien  ;  qu'au  contraire  nous 
abhorrons,  nous  haïssons  et  nous  évitons  le  mal.» 
En  même  temps,  par  une  contradiction  inexpli- 
cable, il  accumule  les  preuves  et  les  témoignages 
pour  démontrer  que  les  mouvements  de  l'àme 
suivent  en  général  ceux  du  corps,  et  que  presque 
toutes  les  opinions  sont  le  résultat  d'une  disposi- 
tion physique.  Il  en  est  de  même,  selon  lui,  du 
vice  et  de  la  vertu.  «  Tous,  dit-il  {ubi  supra, 
ch.  XI),  ne  sont  pas  ennemis  de  la  justice,  ni 
tous  amis  de  la  justice  par  leur  nature;  car  ces 
deux  espèces  d'hommes  sont  ainsi  faits  pir  le 
tempérament  de  leur  corps.  »  Un  peu  plus  loin, 
il  s'écarte  encore  davantage  de  la  doctrine  pla- 
tonicienne, en  soutenant  que  presque  tous  les 
enfants  sont  mauvais,  et  qu'un  très-petit  nombre 
.seulement  d'entre  eux  sont  disposés  à  la  vertu. 
Pour  pallier  une  contradiction  aussi  choquante, 
il  reconnaît  dins  l'homme  trois  penchants  na- 
turels qui  se  développent  successivement  et  cor- 
respondent aux  trois  âmes  dont  nous  avons 
parlé  un  peu  plus  haut  :  le  premier  de  tous  est 
le  goût  du  plaisir,  qui  a  son  siège  dans  l'âme 
concupiscente;  puis  vient  le  penchant  qui  nous 
porte  à  la  victoire,  et  dont  le  principe  est  l'âme 
courageuse;  enfin  le  dernier,  c'est  l'amour  du 
bien  et  du  beau,  entièrement  réservé  à  l'âme 
rationnelle.  Mais  cette  hypothèse  ne  remédie  à 
rien,  puisque  nous  apprenons  ailleurs  (ubi  supra, 
c.  iv)  que  l'âme  rationnelle  est,  comme  les  deux 
autres,  subordonnée  au  tempérament  du  corps. 
Du  reste,  il  croit  avec  Aristote  que  les  vertus, 
du  moins  celles  qui  ne  dépendent  pas  exclusive- 
ment de  la  raison,  s'acquièrent  par  l'exercice; 
que  le  bien  consiste  à  savoir  garder  un  juste 
milieu  entre  deux  passions  contraires,  et  qu'enfin 
les  avantages  de  l'âme  ne  suffisent  pas  à  notre 
bonheur;  qu'il  y  faut  joindre,  dans  une  mesure 
convenable,  les  biens  extérieurs. 

4°  Influence  de  Galien  sur  la  logique.  —  Il 
nous  est  dilficile  aujourd'hui  de  savoir  positi- 
vement en  quoi  Galien  a  pu  contribuer  à  élargir 
le  domaine  de  cette  partie  de  la  science,  et  deux 
faits  seulement  nous  permettent  de  croire  qu'il 
n'a  pas  été  étranger  à  son  développement.  On 
admettait  depuis  longtemps,  sur  la  foi  des  com- 
mentateurs arabes  d'Arislote,  que  Galien  avait 
découvert  la  quatrième  ligure  du  syllogisme, 
dans  laquelle  le  terme  moyen  est  attribut  dans 
la  majeure  et  sujet  dans  la  mineure,  quoiqu'on 
n'en  trouvât  pas  la  moindre  trace  dans  ses  ou- 
vrages conservés  jusqu'à  nos  jours.  Grâce  à  la 
découverte  de  M.  Minas,  nous  savons  maintenant 
que  Galien  mentionne  véritablement  celte  qua- 
trième figure  de  syllogisme  dans  V Inlroduclion 
dialectique  (retrouvée  au  mont  Athos  et  publiée 
pour  la  première  fois  en  grec,  chez  Didot,  en 
1844,  iii-8).  Cependant,  comme  Galien  n'en  parle 
que  très-brièvement  et,  pour  ainsi  dire,  en  pas- 
sant, il  semble  qu'il  n'y  attachait  pas  lui-même 
une  grande  importance:  il  ne  la  présente  pas 
non  plus  comme  une  ciécouvertc  qui  lui  soit 
personnelle  et  dont  aucun  de  ses  prédécesseurs 
n'avait  parlé.  C'est  donc  peut-être  a  tort  que  les 
Arabes  lui  ont  attribué  cette  découverte;  du 
moins  M.  Minas  nous  cite  d?ns  sa  préface  (p.  56) 


un  passage  d'un  commentateur  grec  inédit  .sur 
les  Derniers  Analiiliques,  où  il  est  dit  que 
Théopliraste  et  Eudème  avaient  déjà  quelques 
combinaisons  de  syllogismes,  outre  celles  d'A- 
ristote,  mais  qu'ils  les  rangeaient  sous  la  pre- 
mière figure,  tandis  que  les  auteurs  plus  récents 
en  avaient  fait  une  quatrième  figui-e  et  regar- 
daient Galien  comme  le  père  de  cette  opinion. 
Nous  citerons,  en  second  lieu,  pour  caractériser 
les  travaux  de  Galien  sur  la  logique,  l'expli- 
cation qu'il  a  donnée  d'un  passage  fort  obscur 
d'Aristote  (Soph.  Hlench.,  lib.  I,  c.  m),  sur  les 
diverses  causes  qui  peuvent  donner  un  double 
sens  à  une  proposition  ;  c'est  précisément  à  cet 
effet  que  Galien  a  écrit  son  traité  des  Sophismcs 
qui  tiennent  à  la  diction.  L'explication  de  G.i- 
lion  a  été  accueillie  par  les  commentateurs 
d'Aristote,  qui  vinrent  après  lui  ;  car  Alexandre 
d'Aplirodise  (m  Soph,  Elench.,  t.  IV,  p.  298,  éd. 
de  i3erlin)  la  mentionne  et  l'admet.  Il  ressort  de 
là  que  les  ouvrages  de  Galion  étaient  lus  aussi 
bien  par  les  philosophes  que  par  les  médecins 
Malgré  l'assertion  contraire  de  M.  Mina-s  (pré- 
face, p.  45),  on  doit  en  conclure  que  le  silence 
garclé  par  les  commentateurs  grecs  d'Aristote 
sur  la  quatrième  figure  de  syllogisme,  dite  de 
Galien,  tient  au  peu  d'importance  qu'ils  atta- 
chaient à  ce  point  de  doctrine  et  non  à  l'indif- 
férence qu'ils  avaient  pour  les  écrits  du  médecin 
de  Pergame. 

Comme  nous  venons  de  le  voir,  ce  qu'on  peut 
appeler  la  doctrine  de  Galien  ne  se  présente  pas 
sous  un  jour  très-favorable;  mais  ses  écrits  sont, 
en  revanche,  une  mine  riche  et  encore  mal  explo- 
rée pour  l'histoire  de  la  philosophie. 

5"  Utilité  des  œuvres  de  Galien  pour  l'histoire 
de  la  philosophie.  —  Dans  son  traité  sur  les 
Opinions  d'IIippocrale  et  de  Platon  (liv.  II, 
ch.  XII  ;  liv.  III,  ch.  m),  tout  en  réfutant  les  doc- 
trines des  stoïciens,  Galien  nous  expose  clai- 
rement les  différentes  phases  et  les  transfor- 
mations par  lesquelles  a  passé  ce  système.  Nous 
voyons,  par  exemple,  qu'à  dix-neuf  siècles  de 
distance  les  mêmes  opinions  conduisirent  aux 
mêmes  conséquences  :  ainsi,  en  identifiant  en- 
tièrement l'âme  avec  la  pensée,  les  stoïciens, 
aussi  bien  que  Descartes,  furent  obligés  de  re- 
fuser toute  espèce  d'âme  aux  animaux.  Nous 
voyons  dans  un  autre  endroit  comment  celte 
identification  de  l'âme  avec  la  pensée  avait  influé 
sur  la  théorie  des  passions  que  les  stoïciens 
regardaient  comme  de  faux  jugements;  ainsi 
selon  Chrysippe  (liv.  IV,  ch.  ii),  la  douleur  est 
l'opinion  récente  de  la  présence  d'un  mal;  la 
peur,  l'expectative  d'un  mal;  le  plaisir,  l'opinion 
récente  de  la  présence  d'un  bien.  Par  suite  du 
même  principe,  les  vertus  ne  sont  plus  que  des 
applic  itions  diverses  de  la  science,  et  la  science 
elle-même  est  aussi  la  vertu  dans  son  unité  et 
sa  généralité. 

Nous  ne  comprenons  pas  plus  que  Galien 
comment  Chrysippe  a  pu  combattre  cette  doc- 
trine, qui  nous  paraît  parfaitement  conséquente. 
Environ  un  siècle  après  Chrysippe,  Posidonius. 
que  Galien  {de  Plac.  Ilippocr.  cl  Plat.,  lib.  VIII^ 
c.  i)  appelle  le  plus  savant  des  stoïciens,  enseigna, 
en  se  rapprochant  de  Platon,  qu'il  y  a  trois 
facultés  qui  nous  dirigent  :  la  concupiscente^  la 
courageuse  et  la  pensante.  Comment  n'avait-il 
pas  compris  que  cette  théorie  renversait  de  fond 
en.  comble  la  philosophie  stoïcienne?  Il  serait 
intéressant  de  voir  par  quels  artifices  il  cher- 
chait à  se  persuader  qu'il  était  encore  vérita- 
blement dans  la  voie  du  stoïcisme.  On  sait  que, 
selon  les  stoïciens,  la  règle  suprême  de  la  mo- 
rale^  celle  qui  résumait  en  elle  toutes  les 
autres,  c'était  de  vivre  selon  la  nature.  Eh  bien, 


GALI 


571  — 


GALI 


Galien  {nbi  suprn,  liv.  V,  ch.  vi)  nous  a  coiiscfvé 
un  (Midroit  de  Posidonius,  où  ce  dernier  se  vante 
que  lui  seul  peut  donner  une  explication  salis- 
luisante  de  ce  précejjtc.  «  Celui-là,  dit-il  (^ubi  su- 
pra, lib.  III,  c.  i),  vit  d'accord  avec  les  règles 
de  11  nature  qui  suit  en  tout  les  commandements 
du  démon  intérieur,  ])arent  de  celui  qui  régit  le 
monde   entier,    et    qui   n'a  aucune   indulgence 

fiour  l'autre  démon  de  la  nature  animale  dans 
es  corps.  »  Galien  nous  apiirend  sur  le  même 
philosophe,  et  sur  l'école  stoïcienne  en  général, 
quelques  autres  détails  qu'on  ne  trouve  pas  ail- 
leurs, et  qui  répandent  un  jour  nouveau  sur  cette 
école  célèbre.  Ainsi  nous  savons  par  lui  que  Dio- 
gène  de  Babylone  regardait  l'àme  comme  une 
évaporation  de  la  nutrition  ou  du  sang  Galien 
remarque  {ubi  supi'ct,  lib.  II,  c.  vni)  ([ue  ce  phi- 
losophe se  rapprochait  évidemment  par  cette 
définition  de  la  doctrine  d'Empcdoclc  et  de  Cri- 
tias,  suivant  laquelle  l'âme  était  le  sang. 

Ce  ne  sont  pas  seulement  les  livres  sur  les 
Opinions  cVIIippocrate  et  de  Platon  qui  con- 
tiennent des  données  intéressantes  pour  l'histoire 
de  la  philosophie;  dans  son  premier  commentaire 
sur  le  livre  hippocratique  des  Humeurs  (t.  XV, 
p.  37),  Galien  nous  a  conservé  une  explication 
curieuse  de  la  manière  dont  Thaïes  entendait  que 
l'eau  était  le  seul  élément;  il  prétend  même  que 
cette  explication  a  été  tirée  d'un  livre  authen- 
tique de  Thaïes  lui-même.  De  même,  dans  son 
Introduction  dialectique  (p.  17-20  et  p.  36-45), 
il  nous  a  conservé  quelques  fragments  de  la 
théorie  des  anciens  sur  les  syllogismes  hypothé- 
tiques, qui  peuvent  sei'vir  à  compléter  ce  que 
nous  en  savions  déjà  par  Jean  Philopon  [Com- 
ment, in  Analtjt.  Posl.,  lib.  I).  Dans  le  dernier 
chapitre  du  traité  sur  les  Sopkismes  qui  tiennent 
à  la  diction  (t.  XIV,  p.  593-598,  éd.  de  Kiihn), 
on  trouve  aussi  un  fragment  de  la  dialectique 
stoïcienne,  qui  était  si  renommée  chez  les  anciens 
pour  sa  subtilité.  Nous  irions  beaucoup  trop  loin 
si  nous  voulions  énumérer  tout  ce  que  les  ou- 
vrages de  Galien  contiennent  d'intéressant  pour 
l'histoire  de  la  philosophie  :  il  nous  suffit  d'avoir 
appelé  l'attention  sur  ce  sujet. 

Il  nous  reste  une  dernière  question  à  exa- 
miner :  c'est  de  savoir  si  Galien  demeura  entiè- 
rement étranger  aux  tendances  mystiques  qui 
commencèrent  à  se  montrer  chez  quelques  phi- 
losophes de  son  époque,  et  qui  annonçaient,  pour 
ainsi  dire,  la  fondation  de  l'école  d'Alexandrie. 
Nous  avons  déjà  vu  que  ce  fut  un  songe  de  son 
père  qui  le  détermina  à  se  consacrer  à  la  méde- 
cine ;  de  môme  ce  fut  un  songe  qui  lui  fit  décliner 
l'honnÊur  de  suivre  l'empereur  Marc-Aurèle 
dans  son  expédition  contre  les  Germains  [de  Lib. 
prop.,  c.  II).  Mais  il  va  plus  loin  encore  :  il 
donne  accès  à  cette  croyance  superstitieuse 
jusque  dans  ses  écrits  et  dans  son  art.  Dans  le 
petit  traité  sur  le  Diagnostic  des  maladies  par 
le  moyen  des  songes,  il  en  distingue  trois  espèces  : 
les  songes  qui  tiennent  à  nos  occupations  et  à 
nos  pensées  habituelles:  ceux  qui  tiennent  à 
l'état  de  notre  corps,  et  ceux  qui  ont  une  vertu 
divinatoire  :  car,  dit-il,  1,'existence  de  cette  der- 
nière espèce  de  songes  est  prouvée  par  l'expé- 
rience. Ailleurs  il  raconte  trois  cas  de  maladies 
guéries  par  les  remèdes  révélés  en  songe  aux 
malades,  et  dont  un  lui  est  personnel  ;  dans  le 
livre  I",  sur  les  Forces  yiaturelles,  il  blâme  les 
épicuriens  de  ce  qu'ils  méprisaient  les  songes, 
les  augures,  les  prodiges  et  l'astronomie  (t.  II, 
ch.  XII,  p.  29)  ;  c'est,  sans  doute,  entraîné  par  le 
même  ordre  d'idées,  que  Galien  admet  l'in- 
fluence de  la  lune  sur  les  choses  de  la  terre  en 
général  et  sur  les  maladies  en  particulier  {de 
Dicb.  crit.j  t.  III,  p.  2-6).  Il  paraît  mêmcj  d'après 


Alexandre  de  Tralles  (liv.  IX,  ch.  iv),  que,  dans 
un  livre  sur  la  Médecine  d  llomi-rc,  il  prend  la 
défense  des  enchanteurs.  Néanmoins  ces  rêveries 
mystiques  n'exercèrent  qu'une  légère  influence 
sur  l'ensemble  de  sa  doctrine. 

La  première  édition  des  œuvres  de  Galien,  en 
grec,  a  été  publiée  par  les  Aide  à  Venise,  en 
1525,  5  vol.  in-f°  ;  la  seconde  parut  à  Bâle  en 
1538  :  elle  est  beaucoup  plus  correcte  que  la 
précédente.  En  1()79,  René  Charlier  fit  paraître 
les  œuvres  de  Galien  en  latin  et  en  grec,  mêlées 
à  celles  d'Hippocrate,  en  13  vol.  grand  in-f"  : 
Kiilin  reproduisit  en  partie  l'édition  de  Chartier, 
20  vol.  en  22  parties,  Leipzig,  1821  à  1833.  — 
Les  éditions  latines  sont  nombreuses;  leur  his- 
toire est  encore  fort  confuse  :  on  dislingue  celles 
des  Juntes,  imprimées  neuf  fois,  et  celle  de  Cor- 
nirius,  publiée  à  Bâle  en  1549.  Parmi  les  col- 
lections renfermant  un  certain  nombre  d'écrits 
de  Galien,  nous  signalerons  seulement  celle  de 
Goton,  in-4,  Londres,  1640.  L'édition  française 
de  M.  Daremberg,  Paris,  1854.  4  vol.  in-8,  ne 
contient  que  les  œuvres  médicales  de  Galien. 

On  trouvera  les  détails  les  plus  amples,  sur  la 
vie,  la  doctrine  médicale  et  les  écrits  de  Galien, 
dans  l'excellente  Biographie  de  Galien  par  Ac- 
kermann,  insérée  d'abord  dans  la  nouvelle  édi- 
tion de  la  Bibliothèque  grecque  de  Fabricius,  et 
re])roduite  par  Kiihn  en  tète  de  son  édition  de 
Galien,  dont  elle  fait  le  principal  ornement.  On 
l)0urra  consulter  avec  fruit  \  Elogium  chrono- 
logicum  Galeni,  de  Ph.  Lobbe,  in-8,  Paris,  1660  ; 
la  Vita  Galeni  ex propriis  operibus  collecta,  du 
même  auteur,  in-8,  ib.,  1660.  M.  Dubois  (Fré- 
déric) a  lu,  en  1841,  devant  l'Académie  royale  de 
médecine,  sur  Galien,  un  travail  remarquable 
inséré  dans  le  Bulletin  de  cette  société  savante 
(t.  VII,  p.  281  et  suiv.).  M.  Daremberg  a  con- 
sacré à  Galien  une  grande  partie  de  son  livre  : 
la  Médecine,  histoire  et  doctrine,  Paris,  1865, 
in-12.  Ch.  D...G. 

GALILÉE.  Galileo  Galilei.  principal  auteur  de 
la  vraie  méthode  des  sciences  physiques,  naquit 
à  Pise,  le  18  février  1564,  de  parents  qui  de- 
meuraient habituellement  à  Florence,  et  qui 
étaient  de  noble  origine,  mais  presque  sans  for- 
tune. Son  père  Vincenzo  Galilei,  homme  instruit 
et  musicien  distingué,  lui  fit  étudier  les  lettres 
classiques  et  la  philosophie,  d'abord  à  Florence, 
puis  au  monastère  de  Vallombreuse.  Envoyé  à 
l'université  de  Pise  pour  y  étudier  la  médecine, 
Galilée  renonça  à  cette  étude  pour  celle  des 
mathématiques  et  de  la  physique.  Il  fut  profes- 
seur de  mathématiques  à  Pise  de  1589  à  1592, 
et  à  Padoue  de  1592  à  1610.  En  septembre  1610, 
il  quitta  la  Vénétie  et  revint  à  Florence  avec  le 
titre  honorifique  et  les  appointements  de  profes- 
seur à  l'université  de  Pise.  Jusqu'au  8  janvier 
1642,  date  de  sa  mort,  son  unique  fonction, 
honorablement  rétribuée  par  le  .gouvernement 
de  Toscane,  fut  de  travailler  pour  le  progrès  des 
mathématiques,  de  l'astronomie  et  de  la  physique. 
A  Pise  et  à  Padoue,  il  s'était  fait  une  réputation 
européenne  par  son  enseignement,  qui  attirait 
des  auditeurs  de  toutes  les  parties  de  l'Europe, 
par  sa  correspondance  scientifique,  par  ses  écrits 
sur  les  fortifications,  sur  la  mécanique  et  sur  la 
physique,  écrits  les  uns  imprimés,  les  autres  ma- 
nus:rits,  mais  dont  il  laissait  prendre  des  copies, 
par  ses  inventions  et  par  les  instruments  fabriqués 
sous  sa  direction.  11  eut  bientôt  des  envieux  et 
des  plagiaires,  et,  comme  il  renversait  les  doc- 
trines et  la  méthode  des  péripaléticiens  en 
physique,  s'il  trouva  partout,  même  dans  les 
couvents,  des  partisans  zélés,  il  trouva  aussi 
partout,  dans  les  rangs  du  péripatétisme  domi- 
nant, non-seulement  des  contradicteurs,   mais 


GALÎ 


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GALI 


d'ardents  ailvcrsaircs  et  des  ennemis,  conlrc  les- 
quels   il   (l>''iilf)ya.    outre    la   force   des  raisons, 
beaucoup  de  verve  et  d'habileté  dans  la  polémi- 
que. Le  Irailc  qu'il  publia  en  1612  sur  les  coi'ps 
/lollanis   fut  l'objet  d'une   lutte  animée,   dans 
laquelle  il  resta  vainqueur.  Mais  surtout  le  té- 
lescope, dont  il  fut  le  second  inventeur  et  qu'il 
sut  le  premier  rendre  assez  puissant  pour  les 
usages  astronomicjucs,  puis  les  découvertes  qu'il 
fit  avec  cet  instrument,  de  1610  à  1611,  à  Padouc 
et  à  Florence,  et  qu'il  publia  dans  son  Nunchis 
sidc7'cus  et  dans  ses  I.cllrcs  sur  les  taches  so- 
Ifiù^es,  lui  procurèrent  un  véritable  triomphe.  A 
Pise,  à  Florence,  à  Rome,  où  il  se  rendit  en  1611 
et  où  il  lut  nommé  membre  de  l'Académie  des 
Lincei,  il   fallut  bien  reconnaître  comme  vrais 
(les  faits  constatés  par  les  observations  télcsco- 
piques,  mais  qu'on  avait  d'abord  rejetés  comme 
impossibles  et  qu'on  avait  attribués  à  la  fraude 
ou  à  l'illusion.  Ces  observations  réfutaient  les 
systèmes  a.stronomiques  des  péripatéliciens  et  de 
Ptolémée,  et  ne  laissaient  le  choix  qu'entre  les 
systèmes  de  Copernic  et  de  Tycho-Brahé.  Galilée, 
qui  fut  toujou's  le  digne  ami  de  Kepler,  corres- 
pondait avec  lui,  dès  1097,  sur  les  moyens  de 
propager  le  système  de  Copernic.  En  1613,  dans 
ses  Lettres  imprimées  sur  les  taches  solaires, 
il   se   prononça   ouvertement    en   faveur   de   ce 
système.  C'était  laque  ses  ennemis  l'attendaient. 
Oubliant  que  ce  système,  enseigné  par  le  cha- 
noine polonais  Copernic  dans  un  livre  dédié  au 
pape  Paul  III  et  publié  en  l.")43,  n'avait  été  en 
soixante-dix  ans  l'objet  d'aucune  condamnation 
ecclésiastique,  ils  attaquèrent,  à  Pise,  à  Florence 
et  à  Rome,  cette  doctrine  de  Galilée  comme  une 
nouveauté  impie,  hérétique,  conlr.iire  à  rËcrilurc 
sainte.  Il  est  faux  que  ce  soit  Galilée  (jui  ait  porté 
la  question  du  système  du  monde  sur  le  terrain 
de  la  théologie;   il  fut  forcé  par  les  accusations 
de    ses    ennemis  à  les  suivre   sur  ce  terrain, 
qu'ils  avaient  choisi.  Pour  repousser  la  redou- 
table accusation  d'hérésie,  il  dut  se  défendre  en 
discutant  la  signification  et  la  portée  des  textes 
dont  on  s'armait  contre  lui  :  il  le  fit,  non  dans 
des  pièces  imprimées,  mais  dans  deux   lettres 
manuscrites,  adressées  l'une  en   1613  au  P.  bé- 
nédictin Castelli,  l'autre  vers  la  fin  de  1615  à  la 
duchesse  Christine  de  Lorraine,  aïeule  du  grand- 
duc  de  Toscane;  il  en  fit  seulement  parvenir  des 
copies  à  quelques  personnes,   et  surtout  à  des 
dignitaires  ecclésiastiques  près  desquels  il  avait 
besoin  de  se  disculper.  Ces  lettres,  comme  tout 
ce  que  Galilée  a  écrit,  étaient  parfaitement  conci- 
liables  avec  l'orthodoxie  catholique.  Cependant, 
vu  l'esprit  du  temps,  le  P.  Castelli,  excellent 
religieux ,    ami    savant    et   dévoué    de   Galilée, 
commit   une   imprudence    en    laissant   prendre 
trop  facilement  des  copies  de  la  première  lettre. 
Heureusement  Galilée  avait  retiré  l'original  des 
mains  de  l'honnête  bénédictin,  qui  l'aurait  livré 
sans  soupçon  à  l'archevêque  de  Pise  Bonciani, 
agent  secret  de  rin([uisition  romaine  pour  cette 
soustraction  frauduleuse,  comme  le  prouve  la 
publication  de  M.  de  l'Kpinois.  Dès  le  5  février 
1615,  armé  d'une  copie  de  cette  lettre,  un  moine 
dominicain  de  Florence,  le  P.  Lorini,  déposa  se- 
crètement une  accusation  contre  Galilée  devant 
l'Inquisition  romaine.  Dans  une  déposition  se- 
nètê  du  20  mars  suivant,  un  autre  moine  domi- 
.àcain  qui  avait  déjà  outragé  Galilée  en  chaire 
dans  une  église  de  Florence,  dénonça  Vhércsie 
du  mouvement   de  la   terre  comme  contenue 
dans  l'ouvrage  imprimé  de  Galilée  sur  les  taches 
solaires,  et  de  plus  il  accusa  d'impiété  et  d'athé- 
isme Insecte  prétendue  des  fjaliléistes.  En  même 
temps,  dès  avant  le  7  mars  161.5,  l'ouvrage  de 
Copernic   et  deux   autres   écrits   en  faveur  du 


nouveau  système  du  monde  furent  déférés  à  la 
Congrégation  de  l'Index,  dont  un  décret  rendu  le 
3  mars  1616  et  publié  le  5  déclara  que  l'opinion 
de  l'immobilité  du  soleil  et  du  mouvement  de 
la, terre  était /ciussc  et  tout  à  fait  contraire  à 
l'Ecriture  sainte  et  qu'elle  ne  pouvait  être  ni 
professée  ni  défendue.   Ce   même   décret    con- 
damnait à  la  suppression  une  lettre  imprimée 
dans  laquelle  le  P.  Foscarini  avait  soutenu  cette 
opinion   comme   vraie   et   comme    conforme   à 
l'Ecriture  sainte.  Mais  ce  décret  n'interdisait  que 
jirovisoirement  et  juscju'à  correction  le  traité  de 
Copernic  de  Rcvolulionibus  orbium  cœlestium 
et  le  Commentaire  de  Diego  de  Zuniga  sur  le 
livre  de  Job,  et  l'unique  objet  des  corrections 
prescrites  pour  ces  deux  ouvrages  était  de  faire 
disparaître  quelques  phrases  im|)liquant  la  vérité 
absolue  du  système  copernicien,   toléré  par  la 
Congrégation  à  titre  de  pure  hypothèse  physico- 
mathématique.  La  procédure  de  la  Congrégation 
de  l'Index  contre  ces  trois  ouvrages  fut  portée 
à  la  connaissance  du  public;  mais  la  procédure 
de  la  Congrégation  de  Tlnquisilion  contre  Galilée 
resta  ignorée  du  public  jusqu'en  1632.  A  la  fin 
de  1615,  peut-être  mandé  secrètement  par  l'In- 
quisition,  Galilée  vint  à  Rome,  où  il  sollicita 
pour  le  système  de  Copernic,  non  pas  la  sanc- 
tion de  l'autorité  ecclésiastique  et  l'érection  en 
dogme,  comme  l'ont  prétendu  Mallet  Dupan  et 
les  nombreux  échos  de  ses  mensonges,  mais  la 
tolérance   et  rien  de   plus.  Galilée  ne  put   pas 
l'obtenir;    mais   il  fut  bien  accueilli   partout  à 
Rome   et  trouva  dans  toutes  les   réunions   un 
brillant  succès  pour  lui-même  et  pour  ses  doc- 
trines. Aucune  condamnation  ne  fut  prononcée 
contre  lui  ni  contre  aucun  de  ses  écrits.  Seulement 
il  fut  mandé  secrètement,  le  26  lévrier  1616,  en 
la  demeure  du  cardinal  Bellarmino.   Là  que  se 
passa-t-il  ?  Deux  témoignages  irrécusables  nous 
l'apprennent;  ce  sont  ceux  du  cardinal  lui-même 
et  du  pape  Paul  V,  dont  il  exécutait  les  ordres. 
Ces   deux   témoignages,   parfaitement   d'accord 
entre  eux  et,  comme  nous  le  verrons,  avec  les 
réponses  de  Galilée  interrogé  sur  ce  point  par 
ses  juges  en  1633,  se  trouvent  dans  deux  pièces 
authentiques,  publiées  l'une  par  M.  de  l'Epinois 
en  1867  et  l'autre  par  M.  Gherardi  en  1870.  La 
première  pièce,   datée   du   25   février   1616   et 
comprise  parmi   les  pièces  du  procès  de  1633, 
est  un  ordre  du  pape  au  cardinal  :  d'après  cet 
ordre,  Bellarmino  devra  mander  devant  lui  Ga- 
lilée   et   lui    adresser  une   simple  admonitio>i 
d'abandonner  l'opinion  de  l'immobilité  du  soleil 
et  du  mouvement  de  la  terre;  si  Galilée  refuse 
d'obéir,  alors  seulement  le  P.  commissaire   du 
Saint-Office,  assisté  d'un  notaire  et  de  deux  té- 
moins, lui  fera  ïinjonclion  de  s'abstenir  entière- 
ment d'enseigner  et  de  défendre  cette  opinion 
ou  même  d'cii  traiter;  si  Galilée  refuse  encore 
d'acquiescer   à   cette    injonction,  il   devra   être 
incarcéré.  La  seconde  pièce,  contenue  dans  un 
registre  des  Décrets  du  Saint-OIfice  et  datée  du 
3  mars  1616,   constate  que,  d'après  un  rapport 
du  cardinal  Bellarmino,  Galilée   ayant  entendu 
Vadmonition  du  cardinal ,   donna  aussitôt  son 
acquiescement.  Le  reste  de  cette  pièce  ne  con- 
cerne plus  Galilée,  mais  la  sentence   de  la  Con- 
grégation de  l'Index  sur  les  écrits  du  P.  Foscarini, 
de  Diego  de  Zuniga  et  de  Copernic.  Cependant, 
parmi  les  pièces  du   procès  de  1633  et  comme 
motif  principal  de  la  condanmation  de  Galilée, 
figure  une   pièce  datée  du  26  février  1616  et 
suivant  laquelle,  aussitôt  après  Vadmonition  du 
cardinal;  le  commissaire  du  Saint-Office,  assisté 
du  notaire  et  des  deux  témoins,  aurait  aaressc  à 
Galilée,  au  nom  du  pape  et  du  S.iint-Otfice  et 
sous  la  menace  de  poursuites  devant  l'Inquisition, 


GALI 


—  573  — 


GALI 


Vinjonclion  d'abatulonnerenlièremenl  lu  susdite 
opinion,  que  le  soleil  est  le  centre  du  monde  et 
t)ntnohilc  et  que  la  terre  sèment,  et  de  s\ibstenir 
de  soutenir,  enseigner  ou  défendre  cette  o/)inion 
d'une  manière  quelconque,  par  paroles  ou  })ar 
écrits.  Ni  dans  cette  pièce,  ni  dans  la  sentence 
de  1633,  où  elle  est  invo(iuée,  il  n'est  dit  que 
Galilée  ait  refuse  d'obtempérer  à  Vadmonilion, 
et  dans  la  pièce  authentique  du  3  mars  son 
acquiescement  à  cette  admonilioti  est  expressé- 
ment attesté.  Dans  ces  conditions,  Vinjonclion 
aurait  été  contraire  aux  ordres  du  pape.  Cette 
injonction  n'eut  pas  lieu,  comme  le  prouve  le 
silence  de  la  pièce  du  3  mars,  et  comme  le 
prouvent  aussi  les  faits  postérieurs.  En  effet,  — 
chose  qui  serait  inconcevable! — cette  injonction 
prétendue,  oubliée  par  Galilée,  aurait  été  inconnue 
de  tout  le  monde,  même  des  inquisiteurs,  jusciu'cn 
septembre  1632,  époque  où,  dit-on,  elle  fut  dé- 
couverte inopinément;  elle  aurait  été  ignorée 
du  pape  Urbain  VIII,  lorsqu'en  1623  il  acceplail 
la  dédie. ice  de  VEssaijcurj  ouvrage  où  Galilée 
aurait  désobéi  à  celte  injonction  personnelle  en 
défendant,  comme  nous  le  verrons,  contre  cer- 
taines objections  le  système  de  Copernic;  elle 
aurait  été  ignorée  du  P.  Riccardi,  examinateur 
et  approbateur  de  l'ouvrage  avant  l'impression, 
et  du  P.  Guevarra,  chargé  d'examiner  de  nouveau 
ce  même  ouvrage  dénoncé  à  l'Inquisition;  elle 
aurait  été  ignorée  des  examinateurs  qui  approu- 
vèrent pour  l'impression  le  Z)jaio^ue  de  Galilée 
sur  les  deux  principaux  syslcmes  du  monde; 
elle  aurait  été  ignorée  des  dénonciateurs  de  ce 
dialogue;  enfin,  elle  aurait  été  ignorée  des  in- 

auisiteurs  eux-mêmes  pendant  plusieurs  mois 
epuis  la  dénonciation.  D'ailleurs,  l'original  de 
cette  injonction  aurait  dû  porter  les  signatures, 
sinon  du  commissaire  du  Saint-Olfice,  au  moins 
du  notaire  et  des  deux  témoins.  Or,  sur  cette 
pièce,  telle  qu'elle  se  trouve  dans  le  manuscrit 
du  procès  (fol.  378  v  à  fol.  379  r")  et  telle  qu'elle 
a  été  publiée  d'après  ce  manuscrit  par  M.  de 
l'Ëpinois,  non-seulement  les  signatures  n'existent 
pas,  mais  elles  n'y  sont  pas  même  mentionnées. 
Où  est  l'original  avec  les  signatures  qui  pour- 
raient en  garantir  l'authenticité?  Personne  ne 
peut  le  dire.  En  outre,  la  pièce  devrait  être 
transcrite  sur  les  registres  des  Décrets  de  l'In- 
quisition :  non-seulement  elle  n'y  est  pas,  mais 
on  y  trouve  une  pièce  qui  la  contredit  et  en 
prouve  la  fausseté,  la  pièce  du  3  mars  1616,  qui 
atteste  que,  dans  sa  comparution  du  26  février 
devant  le  cardinal  Bellarmino,  Galilée  ayant 
acquiescé  à  Vadmonition,  l'affaire  en  était  restée 
là  en  ce  qui  le  concernait.  Il  est  donc  non-seule- 
ment très-probable,  comme  le  dit  M.  Pielro  Ric- 
cardi, mais  certain,  comme  le  disent  MJM.  Ghe- 
rardi  et  WohlwiU,  que  l'injonction  prétendue 
du  26  lévrier  1616  est  apocryphe. 

Galilée,  qui  n'avait  pas  reçu  cette  injonction 
personnelle  de  se  taire  sur  le  système  de  Co- 
pernic, devait  croire  et  croyait  en  effet  qu'il  lui 
était  permis,  comme  à  tout  le  monde,  d'exposer 
ce  système,  pourvu  que  ce  fût  à  titre  de  simple 
hypothèse,  et  à  condition  de  ne  pas  le  donner 
comme  conforme  à  l'ordre  réel  du  monde  :  te 
qui  aurait  été  contrevenir  au  décret  du  5  mars 
1616.  Ce  décret  est  seul  mentionné  dans  une 
lettre  que  le  cardinal  Bellarmino  remit  à  Gali- 
lée pour  attester  qu'il  n'avait  subi  aucune  con- 
damnation et  pour  lui  rappeler  en  même  temps 
la  ligne  qu'il  devait  suivre.  Du  reste,  il  est  à 
remarquer  que,  conirairement  à  l'usage,  le  pape 
Paul  V  ne  donna  aucune  confirmation  officielle 
à  cette  décision  dogmatique  de  la  Congrégation 
de  l'Index  contre  le  nouveau  système  du  monde. 
11  ne  confirma  pas  davantage  le  décret  rendu  le 


10  mars  1619  par  la  môme  Congrégation  ro- 
maine contre  ['Abrégé  de  l'Astronomie  de  Co- 
pernic dont  le  |)remier  volume  avait  été  publié 
par  Kepler  en  1618. 

Atta(iué  violemment  dans  des  ouvrages  publiés 
en  1614  par  le  P.  jésuite  Scheiner  contre  ses  Let- 
tres sur  les  taches  solaires,  et  en  1619  par  le 
P.  jésuite  Grassi  contre  son  opinion  sur  les  co- 
mètes, Galilée  s'abstint  prudemment  de  répon- 
dre pendant  les  dernières  années  du  pontificat 
de  Paul  V  et  pendant  le  court  pontifical  de  Gré- 
goire XV.  Mais,  en  1623.  le  cardinal  florentin 
Mafleo  Barberini  devint  le  pape  Urbain  VIII:  il 
s'entoura  de  Toscans,  se  montra  très-favorable  à 
l'Académie  romaine  des  Lincei,  dont  Galilée 
était  membre,  et  s'annonça  comme  prolecteur 
des  sciences  et  des  lettres.  Galilée,  à  qui  le 
nouveau  pape  avait  donné  depuis  longtemps  des 
marques  de  bienveillance,  lui  dédia  et  publia 
à  Rome,  avec  l'approbation  du  P.  Riccardi, 
examinateur,  un  ouvrage  qui,  sous  le  titre 
d'Essayeur  (il  Saggiatorc),  contenait  une  ré- 
ponse détaillée  aux  critiques  de  tout  genre  du 
P.  Grassi  et  la  réfutation  d'un  grand  nombre 
d'erreurs  des  péripatéticiens  en  physique.  Sur 
les  comètes,  la  thèse  principale  de  Galilée  était 
fausse;  mais  le  P.  Grassi  avait  tort  dans  une 
multitude  de  détails  relevés  avec  beaucoup  de 
justesse  par  Galilée.  Le  nouveau  système  du 
monde  tenait  une  petite  place  dans  la  discus- 
sion :  Galilée  avait  eu  l'habileté  de  faire  justice 
des  mauvais  arguments  qu'on  opposait  à  ce  sys- 
tème, et  de  ne  pas  avoir  l'air  cependant  de  l'a- 
dopter. Urbain  VIII  prenait  grand  plaisir  à  en- 
tendre lire  cet  ouvrage.  Pourtant  l'Essayeur  fut 
dénoncé  à  l'Inquisition  romaine  comme  conte- 
nant une  approbation  dissimulée  du  système  de 
Copernic,  et  telle  était,  en  effet,  la  tendance 
bien  réelle  d'un  passage  du  livre.  Un  cardinal, 
chargé  de  faire  un  rapport  sur  l'affaire,  prit 
pour  consulleur  le  P.  Guevarra,  général  des 
Théatins,  qui  lui  fit  un  grand  éloge  de  l'ouvrage, 
et  lui  remit  une  note  pour  établir  que,  lors 
même  que  la  doctrine  du  mouvement  de  la 
terre  y  serait  soutenue,  il  n'y  aurait  pas  lieu  de 
poursuivre.  En  1624,  Galilée  vint  à  Rome  ren- 
dre ses  hommages  à  Urbain  VllI,  qui  lui  donna 
publiquement  des  marques  de  faveur  et  d'affec- 
tion. Le  pape,  qui  tenait  peu  au  pcripatétisrae 
et  qui  avait  fait  beaucoup  de  cas  de  l'Essayeur, 
entendit  avec  plaisir,  en  1625,  la  lecture  de  quel- 
ques passages  d'une  lettre  de  Galilée  au  péripi- 
téticien  Ingoli  contre  le  péripatétisme  en  physi- 
que. Alors  le  P.  Grassi  et  les  jésuites  du  collège 
I-lomain  firent  à  Galilée,  par  l'intermédiaire  de 
son  disciple  Guiducci,  des  avances  bientôt  dé- 
menties, en  1626,  par  la  réponse  du  P.  Grassi  à 
l'Essayeur,  et,  en  1630,  par  la  Rosa  ursina  du 
P.  Scheiner.  Dans  un  entretien  avec  Galilée,  le 
pape  avait  argumenté  contre  le  nouveau  sys- 
tème du  monde.  Galilée  s'était  tenu  sur  la  ré- 
serve ;  mais  il  avait  compris  que,  tout  en  faisant 
bon  marché  de  la  physique  péripatéticienne,  Ur- 
bain VIII  n'était  pas  disposé  à  tolérer  en  Italie 
le  système  de  Copernic.  Galilée  renonça  donc  à 
la  publication  d'un  ouvrage  ([u'il  avait  ébauché 
dès  1615,  et  (|u'il  avait  retouché  depuis,  sur  les 
marées  considérées  ouvertement  comme  efi'et  et 
comme  preuve  du  double  mouvement  de  l.i 
terre.  Mais  il  pensa  que  ce  qui  avait  été  toléré 
dans  quelques  passages  de  l'Essayeur,  c'est-à- 
dire  l'apologie  déguisée  de  ce  système,  pourrait 
être  toléré  aussi  dans  un  ouvrage  en  forme  de 
dialogue,  où  les  systèmes  seraient  mis  en  pré- 
sence, sans  que  l'auteur  prît  ouvertement  parti 
pour  l'un  d'eux.  D'ailleurs,  il  ne  voulait  publier 
cet  ouvrage  qu'avec  la  permission  de  l'autorité 


GALI 


574 


GALI 


ecclésiastique,  et  il  pensait,  avec  ses  protecteurs 
et  ses  amis,  que  cette  permission,  s'il  pouvait 
l'obtenir,  couvrirait  sa  responsabilité  d'auteur. 
En  mai  1630,  Galilée  porta  lui-même  à  Rome  le 
manuscrit  complet  de  son  Dialogue  sur  les  deux 
principaux  systèmes  du  monde,  qui  fut  exa- 
miné par  le  P.  Riccardi  assisté  du  P.  Rafacle 
Visconti.  Parfaitement  accueilli  par  le  pape,  Ga- 
lilée revint  à  Florence  avec  son  manuscrit  cor- 
rigé et  dûment  approuvé  pour  l'impression,  ([ui 
devait  se  faire  à  Rome,  après  que  Galilée  aurait 
ajouté  une  dédicace  au  grand-duc  et  une  table 
des  matières,  et  le  P.  Riccardi  devait  revoir  les 
épreuves.  Mais,  par  suite  de  diverses  circonstan- 
ces, l'impression  fut  retardée  et  dut  se  faire  à 
Florence,  où  Galilée  obtint  l'autorisation  ecclé- 
siastique et  civile.  Mais  il  fallait  de  plus  l'agré- 
ment du  pape  et  du  P.  Riccardi.  Celui-ci  de- 
manda à  voir  une  seconde  fois,  sinon  le  Dialogue 
entier,  au  moins  le  préambule  et  la  fin,  tandis 
qu'un  théologien  de  Florence,  délégué  à  cet  ef- 
fet, examinerait  le  reste.  Enfin  le  P.  Riccardi 
imposa  à  Galilée  une  préface  toute  faite  et  dont 
on  lui  permettait  seulement  de  retoucher  le 
style  :  cette  préface  exprimait  une  adhésion 
complète  au  décret  de  1616  contre  le  système  de 
Copernic,  et  annonçait  l'intention  de  justifier  ce 
décret  en  montrant  qu'il  avait  été  rendu  en 
pleine  connaissance  de  cause.  L'inquisiteur  de 
Florence  fut  charge,  au  nom  du  pape,  de  s'as- 
surer que  la  fin  du  Dialogue  revue  par  Galilée 
ne  serait  pas  en  désaccord  avec  cette  préface. 
Enfin,  le  Dialogue,  imprimé  à  Florence  tel  que 
les  examinateurs  de  Rome  et  de  Florence  l'a- 
vaient accepté,  parut  dans  les  premiers  mois  de 
1632.  Aussitôt  les  ennemis  de  Galilée,  plus  clair- 
voyants que  les  examinateurs,  comprirent  que, 
malgré  la  préface  et  l'absence  de  conclusion,  les 
raisons  données  en  faveur  du  système  condamné 
paraissaient  les  plus  fortes  et  tendaient  à  le  faire 
prévaloir.  Ils  jetèrent  les  hauts  cris  :  ils  dirent  à 
Urbain  VIII  qu'on  l'avait  abusé  et  que  cette  pu- 
blication autorisée  était  pernicieuse  pour  la  re- 
ligion. De  plus,  ils  lui  firent  croire  deux  choses, 
dont  la  fausseté  lui  fut  prouvée  plus  tard  comme 
elle  l'est  pour  tout  lecteur  attentif  et  non  pré- 
venu, savoir  :  qu'Urbain  VIII  lui-même  était 
représenté  et  tourné  en  ridicule  dans  le  Dia- 
logue sous  le  nom  du  péripatéticien  Simplicio, 
et  que  Galilée  s'y  était  fait  théologien  et  in- 
terprète de  l'Écriiure  sainte.  La  vente  de  l'ou- 
vrage fut  interdite,  les  exemplaires  qu'on  put 
trouver  furent  saisis,  les  examinateurs  furent 
destitués;  le  P.  Castelli  et  Mgr  Ciampoli,  qui 
avaient  sollicité  l'autorisation,  furent  disgraciés, 
et  l'ouvrage  fut  déféré  à  l'Inquisition.  Les  amis 
de  Galilée  pensaient  que  le  livre  serait  condamné, 
mais  ([uc  l'auteur  serait  couvert  par  l'approba- 
tion ecclésiastique  donnée  au  livre  avant  l'im- 
pression. Tels  étaient  les  renseignements  que 
l'ambassadeur  de  Toscane  à  Rome,  Niccolini, 
adressait  au  grand-duc.  Mais,  le  11  septembre 
1632,  instruit  par  une  indiscrétion  du  P.  Ric- 
cardi, Niccolini  écrit  que  l'affaire  a  changé  de 
face,  parce  cju'on  a  découvert  dans  les  archives 
du  Saint-Ofhce  une  injonction  personnelle  faite 
à  Galilée,  en  février  1616,  de  ne  plus  soutenir, 
enseigner  ou  défendre  le  système  de  Copernic 
d'une  manière  quelconque,  par  parole  ou  par 
écrit.  Cette  pièce,  trouvée  si  à  propos,  est  la 
pièce  fausse  dont  nous  avons  parlé.  Une  com- 
mission spéciale  fut  chargée  d'examiner  le  Dia- 
logue :  dans  un  Mémoire  adressé  au  pape,  elle 
ne  conclut  pas  à  la  suppression  de  l'ouvrage, 
mais  seulement  à  des  corrections,  qu'elle  croit 
possibles  et  dont  l'objet  est  de  supprimer  quel- 
ques phrases  trop  favorables  à  l'hypothèse  de 


Copernic  et  trop  défavorables  aux  opinions  con- 
traires. Quant  à  l'auteur,  elle  ne  formule  contre 
lui  aucune  conclusion;  mais  elle  cite,  comme 
authentique,  Vinjonction  du  26  février  1616,  à 
laquelle  Galilée  aurait  désobéi  malgré  sa  pro- 
messe. Or  la  désobéissance  à  une  inionction  per- 
sonnelle de  l'Inquisition  était  considérée  comme 
un  crime.  Accusé  par  cette  pièce  apocryphe,  Ga- 
lilée fut  traduit  devant  ce  redoutable  tribunal. 
Après  quelques  délais  pour  raisons  de  santé,  il 
fut  forcé,  malade  encore,  de  venir  se  constituer 
l)risonnier  à  Rome,  où  il  arriva  le  13  février 
1633.  Pendant  le  procès,  il  fut  traité  avec  beau- 
coup de  ménagements:  il  résida  tantôt  dans  un 
bel  appartement  au  palais  du  Saint-Office,  tan- 
tôt au  palais  de  l'ambassade  de  Toscane.  Dans 
les  quatre  interrogatoires  qu'il  subit  à  de  longs 
intervalles,  il  soutint  avec  raison  n'avoir  reçu 
en  février  1616  qu'une  simple  admonition  du 
cardinal  Bcllarmino,  à  qui  il  avait  promis  seu- 
lement de  ne  pas  enseigner  comme  vraie  l'hy- 
pothèse de  Copernic.  Lorsqu'on  lui  demanda  si 
une  injonction  de  ne  rien  dire  ou  écrire  en  fa- 
veur de  cette  hypothèse  lui  avait  été  faite  alors 
au  nom  de  l'Inquisition,  il  le  nia  constamment, 
et  on  ne  mit  pas  sous  ses  yeux  la  pièce  fausse, 
dont  les  termes  ne  lui  furent  connus  que  par 
leur  insertion  dans  la  sentence  de  condamnation, 
à  laquelle  elle  servit  de  motif  principal.  Du  reste, 
dans  ces  mêmes  interrogatoires,  il  renia  le  sys- 
tème de  Copernic  ;  il  offrit  même  de  le  réfuter  ; 
mais  il  refusa  d'avouer  l'intention  qu'il  avait 
eue  de  soutenir  ce  système  par  son  livre,  et  il 
persista  dans  ce  refus  malgré  la  menace  de  tor- 
ture qui  lui  fut  adressée  pour  la  forme  dans  le 
dernier  interrogatoire.  Il  esiiérait  échapper  ainsi 
à  toute  condamnation  personnelle.  Mais,  quand 
il  eut  perdu  cet  espoir,  il  signa  l'aveu  contenu 
dans  une  formule  d'abjuration  qu'on  lui  pré- 
senta comme  condition  d'une  condamnation  mi- 
tigée et  comme  unique  moyen  d'échapper  à  une; 
sentence  plus  rigoureuse.  Quant  à  la  torture 
corporelle,  plusieurs  preuves  établissent  qu'il  ne 
la  subit  pas.  Parmi  ces  preuves  que  j'ai  donnée."^ 
ailleurs  et  que  M.  Gherardi  a  eu  tort  de  rejeter, 
en  voici  une  qui  aurait  dû  trouver  grâce  devant 
lui;  car  elle  est  semblable  à  celle  sur  laijuellc 
M.  Gherardi  lui-même  s'est  appuyé  avec  raison 
pour  nier  le  fait  de  l'injonction  prétendue  du 
26  février  1616,  dont  j'avais  eu  tort,  en  1868, 
d'admettre  l'authenticité.  La  torture,  comme 
moyen  d'enquête,  ne  pouvait  être  appliquée 
qu'en  vertu  d'un  ordre  du  pape.  L'ordre  d'Ur- 
bain VIII  ])Our  renciuête  contre  Galilée  existe  et 
a  été  publié.  Le  refus  d'aveu  sur  Vinlention  y 
est  prévu,  et  c'est  précisément  pour  ce  cas  prévu 
que  le  pape  ordonne  de  se  borner  à  la  menace. 
En  effet,  la  menace,  mais  la  menace  seule,  est 
mentionnée  dans  la  sentence  contre  Galilée.  Or 
une  autre  sentence,  publiée  par  M.  Gaidoz  d'a- 
près les  registres  ae  l'Inquisition,  prouve  que, 
lorsque  ce  moyen  d'enquête  avait  été  employé 
contre  un  accusé,  la  torture  était  mentionnée 
expressément  sous  le  nom  de  tortura,  dans  le 
texte  latin  de  la  sentence.  Non-seulement  Gali- 
lée n'a  pas  subi  ce  supplice,  mais  il  n'eut  pas 
lieu  de  le  craindre;  car,  lors  même  que  la  me- 
nace, qui  lui  fut  faite  pour  la  forme,  aurait  été 
sérieuse,  il  n'aurait  tenu  qu'à  lui  d'écarter  le 
danger,  en  faisant  plus  tôt,  à  cet  égard,  l'aveu 
très-atténué  qu'il  signa  enfin  dans  son  abjura- 
lion  et  dont  on  se  contenta.  Ce  qui  devait  coûter 
à  son  honneur  et  à  sa  conscience,  ce  n'était  pas 
cet  aveu  sincère;  c'était  l'abjuration  qui  ne  pou- 
vait pas  être  sincère  de  sa  part,  et  dont  il  avait 
pris  l'initiative  dès  son  premier  interrogatoire. 
D'après  les   principes  mêmes  de   l'Inquisition j 


GALI 


—  57i 


GALI 


l'abjuration  publique  n'aurait  pas  dû  lui  èlro 
imposée.  Dans  un  temps  et  dans  un  pays  où  les 
prohibitions  ecclésiastiques  étaient  en  même 
temps  des  proliibitions  civiles  avec  sanction  pé- 
nale, on  pouvait  lè(jaÀcmenl  le  punir  [lour  sa 
désobéissance  prétendue  à  l'Inquisition  et  pour 
Il  violation  prétendue  de  sa  promesse;  mais 
c'est  illcQulciiicnt  que  l'Inquisition  l'a  forcé 
d'abjurer  comme  hcrcli(jue  une  doctrine  astro- 
nomique déclarée  telle  par  la  sentence,  mais 
qui  ne  l'avait  été  ofliciellement  ni  par  l'Kglise 
ni  par  le  pape,  et  qui  ne  l'a  jamais  été  depuis. 
Car  ni  Paul  V,  ni  Urbain  VIII,  ni  aucun  autre 
pape  n'a  jamais  confirmé  officiellement  aucune 
décision  des  congrégations  romaines  contre  le 
système  de  Copernic  ni  contre  aucun  de  ses  dé- 
fenseurs. Descaries  et  Gassendi  ont  remarcjué 
cette  omission  insolite,  à  cause  de  laquelle  l'au- 
torité de  ces  décisions  se  réduisait  a  celle  des 
congrégations  qui  les  avaient  rendues,  et  le 
P.  Riccioli  lui-même  en  a  fait  l'aveu.  La  sen- 
tence prononcée  le  22  juin  1633  contre  Galilée 
était  déplorable,  puisque  les  seuls  griefs  qui  s'y 
trouvent  formulés  comme  motifs  principaux  et 
immédiats  de  la  condamnation  sont  d'une  part 
la  désobéissance  prétendue  de  Galilée  à  une  in- 
jonction qu'il  n'avait  pas  reçue,  d'autre  part  son 
adhésion  réelle  à  une  doctrine  scientifique  dont 
la  vérité  est  reconnue  aujourd'hui  au  Vatican 
comme  partout  ailleurs.  Mais,  quand  même  cette 
doctrine  aurait  été  fausse,  jamais  elle  n'avait 
été  valablement  déclarée  hérétique,  et  par  con- 
séquent, l'Inquisition,  d'après  ses  propres  prin- 
cipes, n'aurait  pas  eu  le  droit  d'exiger  l'abjura- 
tion de  Galilée.  Du  reste,  le  texte  latin  de  la 
sentence,  publié  par  Riccioli,  prouve  que,  des 
dix  cardinaux  inquisiteurs  énumérés  dans  le 
préambule  de  la  sentence,  sept  seulement  la  si- 
gnèrent, et  des  trois  signatures  qui  manquent 
l'une  est  celle  d'un  neveu  du  pape.  En  s'abste- 
nant  de  toute  confirmation  officielle,  Urbain  VIII 
laissa  toute  la  responsabilité  de  ce  jugement  à 
l'Inquisition  seule,  et  il  laissa  de  même  à  la 
Congrégation  de  l'Index  seule  toute  la  responsa- 
bilité de  la  condamnation  qu'elle  prononça  de 
son  côté  le  16  juin  1633  contre  le  livre  de  Gali- 
lée. Mis  en  prison  le  soir  du  21  juin,  veille  de 
sa  condamnation,  Galilée  y  resta  jusqu'au  24: 
l'emprisonnement  illimité  auquel  il  était  con- 
damné fut  commué  en  une  résidence  forcée  d'a- 
bord à  la  villa  Medici  près  de  Rome,  puis  dans 
le  palais  de  l'archevêque  de  Sienne,  puis,  à  da- 
ter du  13  décembre  1633,  à  la  villa  de  Galilée  à 
Arcetri  près  de  Florence,  et  en  une  séquestra- 
tion qu'on  adoucit  par  beaucoup  de  concessions. 
Urbain  VIII  avait  exprimé  l'intention  de  lui  ac- 
corder une  libération  et  une  réhabilitation  pro- 
gressives, et,  quand  des  protecteurs  de  Galilée 
dirent  au  pape  qu'il  était  faux  que  ce  savant 
eût  voulu  l'attaquer  dans  son  Dialogue,  il  ré- 
pondit qu'il  le  savait  bien  et  qu'il  n'avait  per- 
sonnellement aucun  motif  de  plainte  contre  Ga- 
lilée. Mais  il  opposa  aux  demandes  de  grâce 
l'intérêt  de  la  chrétienté.  Le  succès  croissant  du 
nouveau  système  du  monde,  même  en  Italie,  fit 
croire  au  pape  et  à  ses  conseillers  qu'il  y  avait 
danger  à  faiblir;  car  ils  considéraient  ce  système 
comme  très-dangereux  pour  la  religion.  Ur- 
bain VIII  fut  cependant  sur  le  point  de  céder,  en 
1636,  aux  sollicitations  des  ambassadeurs  de 
France  et  de  Toscane;  mais  il  voulut  laisser  la 
décision  à  l'Inquisition,  qui,  malgré  les  instan- 
ces des  deux  cardinaux  Antonio  et  Francesco 
Barberini.  frère  et  neveu  du  pape,  n'accorda  pas 
la  grâce  aemandée.  Les  lettres  de  Galilée  témoi- 
gnent qu'il  croyait  n'avoir  plus  rien  à  espérer, 
non  pas  à  cause  d'une  animosité  personnelle  du 


pape  contre  lui,  mais  au  contraii'c  parce  que  ses 
ennemis,  et  surtout,  dis_iit-il,  les  jésuites  du 
collège  Romain,  avaient  persuadé  au  pape  et  aux 
inquisiteurs  que  sa  grâce  ferait  tort  â  la  religion 
et  que  sa  punition  était  un  exemjjlc  nécessaire. 
Pour  le  même  motif,  l'impression  de  nouveaux 
ouvrages  de  Galilio  et  la  réimpression  de  ses 
anciens  ouvrages  furent  interdites  en  Italie  par 
l'Inquisition,  et,  après  sa  mort,  il  fut  détendu  de 
lui  rendre  aucun  honneur  autre  que  celui  de 
l'inhumation  ccclésiasticjue  dans  une  chapelle 
de  Florence.  Les  huit  ans  et  demi  (lu'il  vécut 
après  sa  condamnation  furent  très-utilement 
employés  pour  ia  science.  11  acheva  son  chef- 
d'œuvre,  c'est-à-dire  ses  quatre  Dialogues  sur 
les  sciences  ■)iouvelles,  qui  furent  publiés  en 
ilollande  en  1638,  et  auxquels  il  ajouta  depuis 
deux  dialogues  complémentaires.  De  1637  à  1638, 
il  devint  complètement  aveugle;  mais  il  conti- 
nua de  dicter  d'importants  travaux,  et  son  acti- 
vité intellectuelle,  aidée  par  son  ami  et  ancien 
disciple  le  P.  Gastelli  pendant  quelques  mois  de 
1638  et  de  1641,  par  le  jeune  Viviani  pendant 
les  trois  dernières  années  de  la  vie  de  Galilée, 
et  par  Torricelli  pendant  les  trois  derniers  mois, 
se  soutint  et  produisit  d'excellentes  pages  jus- 
qu'à sa  mort.  Il  mourut  entouré  des  secours  de 
la  religion  le  8  janvier  1642  dans  sa  villa  d'Ar- 
cetri,  où  il  était  resté  relégué  depuis  le  13  dé- 
décembre 1633,  sauf  un  séjour  de  quelques  mois 
((u'on  lui  avait  permis  de  faire  à  Florence  en 
1638,  à  l'époque  où  il  espérait  qu'une  opération 
chirurgicale  pourrait  lui  rendre  la  vue. — Après 
cette  rapide  et  insuffisante  esquisse  de  la  vie  de 
Galilée,  il  s'agit  maintenant  d'apprécier  sa  mé- 
thode et  ses  doctrines  au  point  de  vue  philoso- 
phique. 

Galilée  fut  un  esprit  positif,  dans  la  vraie  et 
bonne  acception  de  ce  mot,  dont  on  a  tant 
abusé,  c'est-à-dire  un  esprit  visant  toujours  à 
la  connaissance  exacte  et  certaine,  prenant  avec 
une  habileté  consciencieuse  les  moyens  de  l'at- 
teindre, et,  quand  les  moyens  de  certitude  fai- 
saient défaut,  n'accordant  aux  hypothèses  les 
plus  vraisemblables  et  les  plus  utiles  qu'une  va- 
leur relative  et  provisoire.  Tels  étaient  ses  prin- 
cipes de  conduite  scientifique  :  il  s'en  est  écarté 
quelquefois  au  milieu  de  l'ardeur  de  ses  nom- 
breuses découvertes;  mais,  même  dans  des  temps 
plus  récents,  peu  de  savants  ^  parmi  ceux  qui 
ont  fait  beaucoup,  s'en  sont  écartés  moins  que 
lui.  C'est  bien  à  tort  que  de  nos  jours  les  posi- 
tivistes (comme  ils  s'appellent)  ont  voulu  le 
réclamer  comme  un  des  leurs;  car  son  esprit, 
aussi  étendu  que  sévère,  admettait  tout  ce  qu'ils 
rejettent,  et  il  n'avait  d'eux  que  ce  qu'ils  ont  de 
bon,  c'est-à-dire  leurs  affirmations  légitimes,  et 
non  leurs  négations  mal  fondées  et  leurs  pré- 
tentions inacceptables.  Il  se  voua  aux  sciences 
physiques,  qu'il  traita  expérimentalement  et 
mathématiquement;  mais  il  ne  médit  jamais  des 
sciences  morales,  qu'il  avait  cultivées  avec  fruit, 
et  il  n'essaya  jamais  d'en  matérialiser  l'objet  par 
la  moins  positive  et  la  plus  fausse  des  hypothèses, 
ni  d'y  méconnaître  le  rôle  très-positif  du  libre 
arbitre,  pour  faire  violemment  de  ces  sciences 
une  branche  des  sciences  physiques.  La  lutte 
qu'il  eut  à  soutenir  contre  l'esprit  rétrograde 
des  péripatéticiens  modernes  ne  l'empêcha  pas 
de  rendre  justice  à  Aristote,  et  il  professa  une 
grande  admiration  pour  certaines  vues  élevées 
de  Platon  et  des  pythagoriciens  sur  l'ordre  et  la 
mesure  qui  régnent  dans  le  monde.  En  dehors 
de  tout  esprit  d'école,  il  se  félicitait  d'avoir 
étudié  beaucoup  la  philosophie;  mais  c'était 
surtout  pour  l'appliquer  aux  sciences  physiques. 
De  ses  études  philosophiques  il  conserva  toujours 


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deux  principes,  qui  jouent,  comme  nous  le  ver- 
rons, un  grand  rôle  dans  ses  plus  importants 
ouvrages;  ces  deux  principes,  odieux  aux  posi- 
tivistes, mais  nécessaires  à  la  mélliodc  exiiéri- 
mentale  et  inductive  des  sciences  physi([ucs  pour 
(jue  cette  mclliode  donne  tout  ce  ([u'ellc  peut  et 
doit  donner,  sont  :  le  principe  des  causes  effi- 
cientes et  le  principe  des  causes  finales.  Nous 
verrons  avec  quelle  justesse,  quelle  mesure  cl 
([uel  succès  il  les  a* appliqués  tous  deux,  et  quels 
avantages  cette  application  judicieuse  lui  a  don- 
nes sur  Descartes  et  sur  Bacon.  Des  le  début  de 
sa  carrière  scientifique,  c'est-à-dire  dès  1089,  à 
l'âge  de  25  ans,  31  ans  avant  la  publication  du 
Novum  Orgnnum  scienliarum  de  Bacon,  et 
48  ans  avant  la  publication  du  Discours  de  la 
Mélliode  de  Descartes,  Galilée  pratiquait  avec 
beaucoup  de  constance,  de  fermeté  et  de  rec- 
titude d'esprit  la  méthode  expérimentale  et 
inductive  des  sciences  physiques,  aidée  de  la 
mesure  des  (juantités  et  de  l'application  des 
mathémati(|ues,  c'est-à-dire  la  méthode  à  laquelle 
est  dû  le  développement  moderne  de  ces  sciences. 
Quelques-uns  de  ses  prédécesseurs  et  de  ses  con- 
temporains ont  fait  divers  essais,  quelquefois 
très-heureux,  de  cette  méthode;  mais  c'est  lui 
qui  le  premier  a  montré  comment  il  faut  l'ap- 
pliquer d'une  manière  générale  et  suivie  à  toutes 
les  sciences  physiques.  Son  contemporain  Kepler, 
qui  dut  à  cette  méthode  l'admirable  découverte 
de  ses  trois  lois  géométriques  du  mouvement 
des  planètes  et  le  succès  de  ses  importantes 
études  sur  les  réfractions  astronomiques,  s'égara 
trop  habituellement  dans  les  plus  étranges  diva- 
gations. Bacon  et  Descartes,  avant  lesquels  Ga- 
lilée avait  brisé  les  entraves  abusives  du  prin- 
cipe d'autorité  dans  les  sciences  d'observation  et 
de_ raisonnement,  ne  surent  pas  s'approprier  sa 
méthode.  Bacon  recommanda  beaucoup  et  pra- 
tiqua un  peu  l'observation  et  l'expérimentalion 
en  physique,  mais  sans  mesures  précises  et  s:ins 
exactitude  mathématique,  et  en  se  proposant 
d'atteindre  les  essences  des  choses,  au  lieu  de 
s'élever^  comme  Galilée,  par  la  mesure  des  effets 
à  la  détermination  mathématique  des  causes 
efficientes  et  de  leurs  modes  d'action,  c'est-à- 
dire  à  la  connaissance  des  forces  et  de  leurs  lois 
mécaniques.  Descartes  avait  l'avantage  d'être, 
comme  Galilée,  plus  mathématicien  que  Bacon  ; 
mais  il  chercha  aussi  les  essences  en  physique, 
etil  prétendit  y  arriver  par  la  méthode  géo- 
métrique a  priori,  de  manière  à  en  conclure  les 
lois  des  phénomènes,  au  lieu  d'obtenir  ces  lois 
par  l'induction  ;  il  fut  grand  philosophe  et  grand 
mathématicien,  mais  faible  physicien. 

Le  premier  principe  de  la  méthode  physique 
de  Galilée,  c'est  que  le  grand  livre  de  la  nature, 
qu'il  s'agit  d'étudier,  étant  écrit  en  caractères 
matliémati(jue3,  n'est  intelligible  que  pour  les 
mathématicieis,  et  que  le  procède  de  déchif- 
frement de  ce  livre  est  la  mesure  des  cjuanlilcs 
observées.  Galilée  sait  bien  que  sa  méthode 
n'est  pas  faite  pour  les  choses  morales,  qui  ne  se 
mesurent  pas,  et  dans  lesquelles  le  libre  arbitre 
a  sa  large  part.  Mais  les  phénomènes  physiques 
obéissent  invariablement  à  des  lois  nécessitantes; 
ils  s'accomplissent  dans  des  temps  et  des  espaces 
mesurables  par  essence,  lors  même  que  la  mesure 
nous  en  échappe;  ces  ])liénomèncs  doivent  se 
réduire  à  des  mouvements,  de  même  essentiel- 
lement mesurables,  quoique  souvent  impercep- 
tibles pour  nous  en  tant  que  mouvements  dis- 
tinits.  Dans  ces  phénomènes  il  làut  mesurer  tout 
ce  qui  est  directement  mesurable  pour  nous,  et 
tâcher  de  rendre  mesurable  directement  ou'in- 
directement  ce  qui  ue  Tétait  pas  de  prime 
abord. 


Si  les  lois  premières  du  mouvement  étaient 
d'une  nécessité  absolue,  comme  les  axiomes 
mathématiques,  on  pourrait  les  déterminer  a 
priori,  puis  les  combiner  ensemble  jiour  trouver 
les  lois  complexes.  Mais  Galilée  repousse  cette 
méthode,  et  il  a  raison.  En  eflct,  tous  ceux  qui 
ont  procédé  ainsi,  depuis  Aristole  jusqu'à  Des- 
cartes inclusivement,  sont  arrivés  à  des  résultats 
dont  la  fausseté  condamne  leur  méthode.  Sur 
les  vérités  premières  des  mathématiques  pures, 
ni  les  anciens  ni  les  modernes  ne  se  sont  trompés, 
parce  que  ces  vérités  sont  nécessaires  et  évi- 
dentes par  elles-mêmes.  Quant  aux  vérités  pre- 
mières de  la  mécanique,  ceux  qui  ont  voulu  les 
deviner  a  priori,  au  lieu  de  les  induire  de  l'ex- 
périence, se  sont  toujours  trompés  sur  plusieurs 
d'entre  elles,  jusqu'au  moment  oîi,  par  l'in- 
duction et  non  autrement,  elles  ont  été  décou- 
vertes. Depuis  cette  époque,  les  savants  les  i)lus 
éminents  reconnaissent  qu'elles  sont  de  vérité 
conlinijenle,  et  ceux  qui,  moins  clairvoyants, 
croient  en  avoir  une  intuition  immédiate  comme 
celle  des  axiomes  géométriques,  les  auraient 
munquées,  comme  l'ont  fait  Aristote  et  même 
Dcscartes,  si  Galilée  et  d'autres  expérimenta- 
teurs soigneux  de  mesurer  ne  les  avaient  pas 
trouvées  avant  eux  et  pour  eux. 

Bien  qu'elles  n'aient  pas  une  existence  né- 
cessaire, ces  lois  ne  sont  ni  locales  ni  chan- 
geantes. Galilée  montre  en  toute  occasion  sa 
ferme  croyance  à  l'existence  d'un  ordre  univer- 
sel et  stable  dans  le  monde  physique  :  il  y  croit, 
parce  qu'il  croit  fermement  à  la  sigesse  du 
Créateur,  clairement  manifestée  dans  tout  ce  que 
nous  connaissons  de  ses  œuvres,  et  parce  que  la 
raison  lui  dit  que  la  cause  premièi'c  doit  être 
infinie  en  sagesse  et  en  puissance.  Voilà  pourquoi 
Galilée  a  un  droit  que  certains  athées  et  certains 
scepticjues  sarrogent  illégitimement  :  je  veux 
dire  le  droit  d'admettre  a  })riori  que  les  lois 
contingentes  du  monde  physique,  ces  lois  que 
la  spéculation  a  priori  ne  peut  pas  donner,  doi- 
vent être  stables  et  universelles,  et  que  par  con- 
séquent une  expérience  bien  faite  dans  des  con- 
ditions bien  connues  doit  valoir  pour  tous  les 
temps  et  pour  tous  les  lieux  dans  les  mêmes  con- 
ditions. «  Les  lois,  dit  Montesquieu,  sont  les  rap- 
ports nécessaires  qui  dérivent  de  la  nature  des 
choses.  »  Les  lois  physiciues  dérivent  nécessai- 
rement de  la  nature  des  choses  physiques  telles 
que  Dieu  les  a  faites  ;  mais  les  lois  de  ces  choses 
contingentes  auraient  pu  être  autres  q^u'elles  ne 
sont,  parce  que  Dieu  aurait  pu  donner  a  ces  cho- 
ses une  nature  différente.  Certainement  Descartes 
a  eu  grand  tort  de  considérer  comme  contingent 
ce  qui  est  nécessaire,  lorsqu'il  a  osé  dire  qu'il 
n'a  tenu  qu'à  Dieu  de  faire  que  deux  et  deux 
fissent  ciiHi,  que  les  rayons  du  cercle  fussent 
inégaux,  et  qu'en  morale  ce  qui  est  mal  fût 
bien.  Mais,  par  une  erreur  contraire,  considérant 
implicitement  comme  nécessaire  ce  qui  est  con- 
tingent, le  même  Descaries  a  eu  grand  tort  de 
croire  (jue,  jiarlaiit  de  certains  principes  évidents 
par  eux-mêmes,  on  pouvait  en  déduire  la  nature 
et  les  lois  des  choses  physiques.  Pour  les  con- 
naître sûrement,  notre  unique  moyen  est  d'ob- 
server et  d'induire  avec  l'aide  de  la  mesure  et 
du  calcul.  C'est  là  ce  qui  a  été  fait  par  Galilée 
et  par  tous  les  vrais  physiciens  après  lui. 

Renonçant  à  la  médecine  et  aux  leçons  dti 
philosophie  des  péripaléticiens  de  Pise,  le  jeune 
Galilée  se  fil  mathématicien,  pour  devenir  phy- 
sicien à  sa  manière,  qui  était  la  bonne,  et  pour 
laire  ainsi  une  révolution  dans  la  science.  Encore 
étudiant  à  Pise,  il  observe  les  oscillations  d'un 
corps  suspendu  ;  il  en  mesure  les  durées  en  les 
comparant  avec  les  battements  de  ses  artère;!:  il 


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remarque  que  les  durées  de  ces  oscillations  sont 
sensiblement  constantes,  lors  même  que  leur 
amplitude  varie  :  la  notion  premièrCj  encore 
bien  imparfaite,  du  pendule  est  trouvée.  Plus 
tard,  il  la  complète  en  mesurant  le  rapport  de 
la  durée  des  oscillations  à  la  longueur  du  pen- 
dule. Dans  les  derniers  temps  de  sa  vie.  il  trouve, 
avant  Huyghens,  le  moyen  d'appliquer  le  pen- 
dule aux  horloges  mécaniques,  pour  en  régler 
mieux  le  mouvement  et  pour  perfectionner  la 
mesure  du  temps.  Par  la  mesure  de  la  durée  de 
la  chute  des  corps  et  par  la  mesure  des  espaces 
parcourus,  Galilée  arrive  peu  à  peu  à  déterminer 
mathématiquement  les  lois  de  cette  chute,  tant 
suivant  la  verticale  dans  l'air  libre,  que  sur  les 

Slans  inclinés  et  sur  les  surfaces  courbes.  Ces 
écouvertes,  vulgarisées  aujourd'hui,  étaient 
tellement  opposées  à  tout  ce  qu'on  avait  cru 
jusqu'alors,  qu'elles  furent  d'abord  repoussées, 
comme  des  paradoxes  insoutenables,  par  Des- 
cartes et  par  tous  ceux  qui,  comme  lui,  suppo- 
sant que  les  lois  premières  du  mouvement  de- 
vaient être  de  vérité  nécessaire,  mettaient  en 
physique  le  raisonnement  avant  l'expérience  et 
au-dessus  d'elle.  Galilée  étudia,  par  une  science 
qu'il  eut  aussi  le  droit  d'appeler  nouvelle,  la 
lorce  de  cohésion  des  corps  solides  et  leur  ré- 
sistance à  la  séparation  des  parties.  Par  celte 
étude,  il  expliqua  pourquoi  des  machines  qui 
réussissent  en  petit  ne  peuvent  pas  réussir  en 
grand^  comme  elles  le  feraient  d'après  la  théorie 
mathématique,  quand  celle-ci  fait  abstraction 
de  la  résistance  plus  ou  moins  grande  des  ma- 
tériaux qu'il  faudrait  employer.  Mais  Galilée  eut 
le  tort  de  supposer  que  dans  les  liquides  la  force 
de  cohésion  était  nulle.  Il  détermina  par  une 
autre  science  nouvelle,  de  même  mathématique 
en  même  temps  que  physique,  les  lois  du  mou- 
vement uniforme  et  du  mouvement  varié  et  les 
lois  du  mouvement  parabolique  des  projectiles, 
mouvement  qu'il  considéra  tant  en  lui-même 
que  dans  ses  rapports  avec  la  résistance  du 
milieu.  Il  a  tracé  la  théorie  de  la  percussion;  il 
a  signalé  les  différences  essentielles  entre  les 
effets  mécaniques  de  la  percussion  et  ceux  de  la 
pression,  c'est-à-dire  entre  les  effets  d'une  force 
vive  et  ceux  d'un  poids  mort.  En  outre,  par 
l'expérience  et  la  mesure  aidées  du  calcul,  il 
a  défendu  contre  les  péripatéticiens  quelques 
principes  fondamentaux  de  l'hydrostatique  et  de 
la  théorie  des  corps  flottants,  notamment  le 
fameux  principe  d'Archimède,  appliqué  par  le 
savant  florentin  à  l'invention  d'une  balance  hy- 
drostatique; mais  les  lois  de  la  pression  des  li- 
quides et  le  principe  de  l'égalité  de  pression 
dans  tous  les  sens  lui  ont  échappé.  Continuateur 
de  l'œuvre  de  son  père,  Galilée  s'est  occupé  uti- 
lement de  la  théorie  mathématique  des  vibra- 
tions sonores  et  des  accords  musicaux.  11  a  mis 
sur  la  voie  des  recherches  concernant  la  vitesse 
de  transmission  de  la  lumière,  vitesse  qu'avec 
raison  il  a  trouvée  comme  infinie  par  rapport 
aux  petites  distances  terrestres,  et  qu'on  a  me- 
surée depuis  par  l'observation  des  éclipses  des 
satellites  de  Jupiter.  Son  compas  de  proportion 
a  servi  de  précurseur  aux  instruments,  micro- 
métriques  et  aux  règles  à  calcul.  11  a  inventé  les 
lunettes  astronomiques,  auxquelles  on  ne  peut 
pas  comparer  une  faible  lunette  d'approche  qui 
venait  d'être  inventée  en  Hollande  ;  il  a  perfec- 
tionné le  microscope  ;  il  a  constaté  que  le  calo- 
rique est  le  principe  de  la  dilatation  des  corps, 
et,  dès  avant  1604,  il  avait  inventé  le  thermo- 
scope,  premier  essai  du  thermomètre;  enfin  il 
s'est  occupé  utilement  du  magnétisme  et  de  la 
mesure  de  ses  effets.  Cependant  il  faut  dire 
qu'en  général  il  a  laissé  à  ses  successeurs  le  soin 

DICT.   PHILOS. 


d'appliquer  d'une  manière  suivie  sa  méthode  à 
la  mécanique  dos  liijuides,  des  vapeurs,  dos  gaz 
et  des  ondulations  diverses  de  l'élher,  et  aux 
questions  si  délicates  de  la  mécanique  molé- 
culaire considérée  dans  ses  rapports  avec  le  ca- 
lorique. Il  n'a  entrevu  ni  les  princiiies  de  la 
théorie  mécanique  de  la  chaleur,  ni  le  principe 
de  lattraction  universelle,  condition  nécessaire 
de  la  méc  inique  céleste.  Mais  c'est  lui  qui  a  créé 
plusieurs  parties  princii)alcs  de  la  mécanitiue 
des  solides;  il  a  trouvé  la  notion  vraie  de  l'i- 
nertie, le  principe  de  la  composition  des  forces 
et  le  principe  des  vitesses  virtuelles;  il  a  mis 
ainsi  la  mécanique  dans  la  voie  du  progrès, 
ai)rès  avoir  déblayé  le  terrain  en  ruinant  une 
théorie  régnante,  la  théorie  péripatéticienne  du 
mouvement.  Cette  œuvre  principale  de  sa  vie, 
œuvre  qui  lui  a  coûte  plus  d'efforts  de  génie  que 
ses  mémorables  découvertes  astronomiques  et 
que  ses  belles  considérations  sur  le  système  du 
monde,  se  trouve  exposée  dans  ses  admirables 
Dialogues  sur  les  sciences  nouvelles,  publiés 
seulement  en  1638  et  complétés  plus  tard  jusqu'à 
sa  mort.  Mais  plusieurs  de  ses  principales  dé- 
couvertes en  mécanique  avaient  été  divulguées 
dès  longtemps  par  son  enseignement  et  par  les 
copies  qu'il  avait  laissé  prendre  d'ouvrages  ma- 
nuscrits que  nous  avons  parmi  ses  œuvres  pos- 
thumes et  qui  avaient  été  pour  lui  comme  des 
essais  successifs  de  ses  dialogues. 

Si  l'on  veut  comprendre  limportance  de  cette 
tâche  accomplie  par  Galilée,  il  faut  se  rendre 
bien  compte  de  la  difficulté  qu'elle  présentait 
alors.  Pour  Galilée,  le  problème  à  résoudre  était 
celui-ci  :  déterminer  par  l'observation,  par  l'ex- 
périmentation, par  la  mesure  et  par  le  calcul  les 
lois  de  l'action  des  forces  résistantes  et  des  for- 
ces motrices.  Aristote  et  les  anciens  avaient 
connu  la  théorie  du  levier,  des  roues  dentées  et 
des  machines  qu'on  peut  ramener  à  cette  théorie  ; 
mais  le  reste  de  la  mécanique  des  solides  était 
encore  à  trouver,  et,  avant  d'établir  la  vérité,  il 
fallait  détruire  tout  un  système  d'erreurs  accré- 
ditées. Par  la  voix  de  toutes  les  écoles  de  la  fin 
du  xvi=  siècle  et  du  commencement  du  xvii'  Aris- 
tote disait  à  Galilée  :  «  Il  est  de  l'essence  des 
corps  incorruptibles,  c'est-à-dire  des  astres  et  de 
l'éther,  d'exécuter  invariablement  des  mouve- 
ments circulaires  autour  du  centre  du  monde. 
Mais  il  est  de  l'essence  des  corps  périssables  et 
changeants  de  tendre  en  ligne  droite  les  uns 
vers  le  haut,  c'est-à-dire  vers  les  extrémités  du 
monde,  les  autres  vers  le  bas,  c'est-à-dire  vers  le 
centre  du  monde  en  sa  qualité  de  centre  mathé- 
matique et  non  parce  que  la  terre  s'y  trouve  ; 
et  il  est  de  l'essence  de  ces  corps  périssables  de 
continuer  ces  mouvements  naturels  jusqu'à  ce 
qu'un  obstacle  les  arrête,  ou  qu'une  impulsion  ex- 
terne les  lance  dans  une  autre  direction,  ou  bien 
jusqu'à  ce  qu'ils  changent  eux-mêmes  de  nature 
en  changeant  de  qualités.  Entre  ces  deux  classes 
de  corps  périssables,  ,les  uns  lourds,  les  autres 
légers,  il  y  a  donc  une  différence  essentielle  et 
complète,  qui  dure  tant  que  leur  essence  ne 
change  pas.  La  vitesse  de  la  chute  des  corps 
lourds,  continuait  l'oracle  des  écoles,  est  pro- 
portionnelle à  leurs  masses,  et  par  conséquent  elle 
est  égaie  à  leurs  volumes,  quand,  à  volume  égal, 
lis  sont  semblables  entre  eux  par  toutes  leurs 
propriétés.  Tant  que  les  corps  compris  dans  la 
classe  des  corps  lourds  ou  dans  celle  des  corps 
légers  ne  passent  pas  d'une  de  ces  classes  à  l'au- 
tre par  un  changement  de  qualités,  tout  mouve- 
ment autre  que  leur  mouvement  naturel  de  haut 
en  bas  ou  de  bas  en  haut  est  un  mouvement 
forcé,  qui,  produit  par  une  impulsion  externe, 
cesserait  instantanément  en  même  temps   que 

37 


G  ALI 


578  — 


GALI 


I 


l'application  immédiate  de  la  force  impulsive,  si 
ce  mouvement,  une  fois  commencé,  n'ét:iit  pas 
entretenu  quelque  temps  par  la  réaction  du  mi- 
lieu, qui,  se  repliant  derrière  le  mobile,  le 
pousse  en  avant.  Dans  le  vide,  si  le  vide  était 
possible,  le  mouvement  imprimé,  mais  non  re- 
nouvelé, cesserait  à  l'instant  même.  »  Telle  était 
la  théorie  péripatéticienne,  alors  généralement 
admise  :  elle  se  fondait  sur  des  considérations 
et  sur  des  spéculations  a  priori,  suggérées,  mais 
nullement  justifiées,  par  des  observations  super- 
ficielles et  fausses. 

Galilée  répond,  avec  l'expérience  dûment  in- 
terrogée et  soutenue  par  le  calcul  :  «  Entre  les 
corps  appelés  loui-ds  et  les  corps  appelés  légers, 
il  n'y  a  aucune  différence  essentielle,  mais  seu- 
lement une  différence  de  plus  et  de  moins.  Tous 
les  corps  observables  près  de  la  surface  de  la 
terre  sont  plus  ou  moins  lourds,  mais  ils  peu- 
vent être  relativement  légers;  le  même  corps 
peut  monter  dans  tel  milieu  et  descendre  dans 
tel  autre,  parce  qu'à  volume  égal  le  premier  mi- 
lieu pèse  plus  que  le  corps  et  le  second  milieu 
pèse  moins  que  lui.  Le  corps  monte,  suivant  le 
principe  trouvé  par  Archimède  et  méconnu  par 
les  péripatéticiens,  quand  son  poids  est  inférieur 
à  celui  du  fluide  dé[)lacé.  Aucun  corps  n'a  une 
tendance  essentielle  au  mouvement  suivant  une 
certaine  ligne  géométrique.  Tout  mouvement 
d'un  corps  est  l'effet  d'une  force  ou  de  plusieurs 
forces,  qui  agissent  sur  lui  d'une  manière  instan- 
tanée, comme  le  choc,  ou  d'une  manière  conti- 
nue, comme  la  pesanteur.  En  effet,  la  pesanteur 
est  une  force  continue,  qui  agit  sur  tous  les 
corps  terrestres  en  les  attirant,  non  vers  le  centre 
du  monde,  où  la  terre  n'est  pas,  mais  vers  le 
centre  de  gravité  de  la  terre,  à  cause  de  sa  masse, 
et  non  à  cause  de  sa  figure  géométrique  ou  de 
sa  position  dans  l'univers.  La  rapidité  de  la 
chute  des  corps  lourds  dans  l'air  n'est  pas  pro- 
portionnelle à  leur  masse,  mais  elle  dépend 
principalement  de  leur  densité,  c'est-à-dire  du 
rapport  de  leur  masse  à  leur  volume,  et  acces- 
soirement de  la  prise  que  leur  surface  donne  à 
la  résistance  de  l'air.  Dans  le  vide,  tous  les  corps 
tomberaient  d'une  même  hauteur  en  un  même 
temps,  avec  une  même  vitesse  uniformément 
accélérée  par  l'action  continue  de  la  pes.inteur 
suivant  la  verticale.  Les  espaces  parcourus  par 
les  corps  tombants  après  les  nombres  successifs 
d'unités  de  temps  sont  représentés  par  la  série 
des  nombres  carrés  ;  les  espaces  parcourus  pen- 
iant  chacune  des  unités  successives  du  temps 
sont  représentes  par  la  série  des  nombres  im- 
pairs ;  les  vitesses  virtuelles  acquises  après  les 
nombres  successifs  d'unités  de  temps  le  sont  par 
la  série  naturelle  des  nombres.  La  notion  péri- 
patéticienne de  l'impulsion  instantanée  n'est  pas 
plus  juste  que  la  notion  péripatéticienne  de  la 
pesanteur.  L'erreur  d'Aristote  et  de  ses  disciples 
sur  les  effets  de  l'impulsion  est  la  conséquence 
de  leur  fausse  conception  a  priori  sur  l'inertie 
de  la  matière.  L'inertie  réelle  est  la  tendance  de 
tout  corps  à  persévérer  dans  le  même  état  soit  de 
repos,  soit  de  mouvement  suivant  une  même 
ligne  droite.  Le  mouvement  imprimé  par  une  im- 
pulsion instantanée  agissant  seule  sur  un  corps  se 
continuerait  uniformément  et  indéfiniment  dans 
une  même  direction  rectiligne  en  vertu  de  l'iner- 
tie seule;  mais  la  résistance  du  milieu  et  la 
pesanteur  du  projectile  s'y  opposent.  Loin  d'en- 
tretenir le  mouvement  produit  par  une  impul- 
sion instantanée,  le  milieu  le  ralentit  de  plus  en 
plus  par  sa  résistance  continue.  Si  l'impulsion 
n'a  pas  été  verticale,  l'action  continue  de  la  pe- 
santeur modifie  à  la  fois  la  direction  et  la  vitesse 
du  mouvement  et  fait  décrire  au  projectile  une 


courbe  parabolique.  Tout  mouvement  curviligne 
est  produit  par  deux  forces  au  moins  et  dont 
une  est  continue.  Un  corps  qui  se  meut  sur  un 
plan  horizontal  en  vertu  de  deux  impulsions 
instantanées  dont  les  directions  font  un  angle 
entre  elles  suit  la  diagonale  du  [jarallélogramme 
construit  sur  les  deux  directions  représentées 
par  des  lignes  droites  proportionnelles  aux  in- 
tensités des  impulsions.  »  Telles  furent,  non 
quant  à  l'expression,  mais  quant  au  sens,  les 
réponses  que  (ialilée  donna  et  précisa  peu  à  peu, 
de  1590,  époque  de  la  rédaction  du  traite  de 
Motu  f)raviu7n,  à  1638,  époque  de  la  publication 
des  Dialogues  sur  les  sciences  vouvelles  :  il  dé- 
fendit ces  réponses  contre  les  erreurs  contraires 
dans  ses  ouvrages  de  polémique,  dans  ses  let- 
tres et  dans  ses  notes  contre  les  péripatéticiens. 
Ce  n'est  pas  Descartes,  comme  cm  l'a  prétendu, 
qui  le  premier  a  détruit  la  fausse  notion  anti- 
que de  l'impulsion  et  de  l'inertie  en  montrant 
([ue  par  lui-même  et  indépendamment  du  milieu 
un  mobile  tend  à  persévérer  dans  le  mouvement 
rectiligne  et  uniforme  qui  lui  a  été  imprimé. 
Cette  vérité  capitale  de  la  mécanique  avait  été 
enseignée  par  Galilée  longtemps  avant  de  l'être 
par  Descartes,  qui  avait  bien  dû  accepter  aussi 
les  découvertes  de  Galilée  sur  les  lois  de  la 
chute  des  corps.  C'est  de  même  Galilée  qui  a 
introduit  dans  la  science  la  théorie  de  la  compo- 
sition des  forces,  la  théorie  du  mouvement  im- 
primé par  un  moteur  transporté,  et  la  notion 
non  moins  importante  des  vitesses  virtuelles. 
Telles  sont  les  grandes  découvertes  que  Descar- 
tes a  méconnues  dans  ses  deux  lettres  écrites  au 
P.  Mersenne,  l'une  le  10  janvier  1634,  l'autre 
en  1638. 

Pour  mesurer  directement  les  vitesses  vir- 
tuelles acquises  en  un  point  de  la  chute  par 
un  corps  tombant,  il  faudrait  le  soustraire,  à 
partir  de  ce  point,  à  l'action  de  la  pesanteur. 
Galilée  établit  une  formule  mathématique  par 
laquelle  les  vitesses  virtuelles  acquises  se  dé- 
duisent des  espaces  parcourus  en  des  temps 
donnés  depuis  le  commencement  de  la  chute  du 
corps.  Ces  espaces  eux-mêmes  sont  directement 
mesurables  ;  mais,  pour  ôter  aux  petites  erreurs, 
inévitables  dans  cette  mesure,  toute  influence 
notable  sur  le  résultat,  il  a  fait  tomber  les  corps 
de  très-haut,  ou  bien  il  les  a  fait  tomber  plus 
lentement  sur  un  plan  incliné.  Voilà  ce  que  Des- 
cartes, dans  sa  lettre  de  1638,  appelle  se  perdre 
dans  les  détails.  Descartes,  qui  a  voulu  voir  les 
choses  de  plus  haut,  trouve  que  Galilée  aurait 
dû,  comme  lui,  chercher  a  priori  Vessence  de  la 
pesanteur,  et  en  conclure,  comme  lui,  l'explica- 
tion de  l'ensemble  des  phénomènes,  sans  regar- 
der de  trop  près  aux  détails.  Par  exemple,  Gali- 
lée aurait  dû  trouver,  comme  l'auteur  des  Prin- 
cipes de  la  philosophie,  que  deux  corps  qui 
contiennent  la  même  quantité  de  matière  gros- 
sière peuvent  peser  inégalement,  et  qu'ils  pèsent 
d'autant  moins  qu'ils  contiennent  plus  de  ma- 
tière céleste  et  de  matière  subtile,  et  que  dans  le 
vide  leur  pesanteur  et  celle  de  tous  les  corps  se- 
rait nulle.  Mais  ces  spéculations  géométriques  de 
Descartes  sur  les  figures  et  les  grosseurs  des 
trois  éléments  ont  passé  avec  ses  tourbillons, 
tandis  que  les  lois  mécaniques  de  Galilée  sont 
restées  dans  la  science. 

Dans  les  deux  premières  journées  de  ses  Dialo- 
gues sur  les  sciences  nouvelles,  Galilée  a  montré 
la  nécessité  d'admettre  que  les  parties  les  plus 
petites  des  cot[)s  sont  pleines,  mais  séparées  par 
des  vides.  Dans  la  troisième  et  la  quatrième,  il  a 
montré  que  dans  la  matière  il  y  a  aes  forces  mo- 
trices qui  ont  pour  effet  naturel  le  transport  de 
certaines  masses  à  certaines   distances  en   des 


GALI 


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GALI 


temps  donnés.  Toujours  préoccupé  du  principe 
de  causalité,  il  déclare,  dans  la  première  jour- 
née, que  tout  eiïet  positif  a  une  cause  positive, 
et  que  nul  grand  eftet  n'est  produit  par  une  pe- 
tite somme  de  forces,  bien  qu'il  puisse  Tctre 
par  des  forces  dont  chacune  soit  très-petite, 
mais  dont  le  nombre  soit  très-grand.  11  sait  que 
la  mécanique  est  impuissante  à  créer  des  forces: 
elle  ne  fait  que  s'emparer  des  forces  qui  exis- 
tent j  elle  les  utilise  par  la  manière  de  les  appli- 
quer', de  les  combiner  et  de  les  transformer. 

Dans  l'étude  des  forces  résistantes  qui  s'oppo- 
sent à  la  séparation  des  parties  d'un  même 
corps,  il  a  fait  preuve  d'une  grande  sagacité,  mais 
il  n'a  pas  pu  embrasser  le  problème  dans  toute 
son  étendue  et  dans  toute  sa  complexité.  Il  a 
bien  vu  que  c'est  en. luttant  contre  la  force  de 
cohésion  moléculaire,  que  la  chaleur  peut  faire 
passer  un  corps  de  l'état  solide  à  l'état  fluide; 
mais  il  n'a  pas  pu  même  entrevoir  les  lois  méca- 
niques de  ce  changement  d'état.  La  mécanique 
moléculaire  et  la  théorie  mécanique  de  la  cha- 
leur, sciences  qui  ne  sont  pas  faites  encore,  mais 
qui  se  font  de  nos  jours,  n'étaient  pas  faisables 
du  temps  de  Galilée.  Les  lois  premières  de  la 
cohésion  moléculaire  lui  ont  nécessairement 
échappé.  Mais,  grâce  à  son  excellente  méthode, 
il  a  pu  réunir  un  grand  nombre  d'observations 
justes  et  utilement  applicables.  Il  y  a  joint,  à 
défaut  de  conclusions  certaines  qu'il  ne  pouvait 
pas  obtenirj  quelques  conjectures  plus  ou  moins 
erronées. 

Par  exemple,  il  a  cru  que  la  cohésion  des 
molécules  des  corps  solides  était  produite  en 
partie  par  ce  qu'il  appelle  la  force  du  vide  ou 
résistance  du  vide  qui  se  trouve  entre  les  molé- 
cules; il  a  supposé  que  dans  les  liquides  cette 
résistance  était  nulle,  parce  que  les  intervalles 
étaient  remplis  par  la  chaleur  absorbée.  Il  a  bien 
dit  que  le  vide  n'est  pas  un  être  qui  puisse  avoir 
une  force  par  lui-même.  Il  a  bien  dit  que  Vhor- 
reur  de  la  nature  pour  le  vide,  invoquée  par 
les  péripatéticiens,  devrait  empêcher  absolument 
le  vide,  tandis  que  le  vide  existe  dans  les  corps  et 
qu'il  est  la  condition  du  mouvement.  Sans  pouvoir 
définir  cette  force  qui  s'oppose  à  l'extension  du 
vide,  il  conclut  que,  puisque  le  vide  existe,  cette 
force  n'est  pas  infinie  et  qu'elle  doit  avoir  une 
intensité  mesurable.  Mesurer  telle  est  toujours 
l'utile  préoccupation  de  Galilée  en  physique,  et 
c'est  cette  préoccupation  qui  l'a  mis  sur  la  voie 
de  toutes  ses  découvertes.  Dans  ce  cas  particu- 
lier, il  n'est  pas  arrivé  jusqu'au  bout,  mais  il  en 
a  bien  approché,  comme  on  peut  le  voir  dans  un 
passage  de  la  première  journée  de  ses  Dialogues 
sur  les  sciences  nouvelles.  Il  a  remarqué  que 
dans  les  pompes  aspirantes  l'eau  s'élève  jusqu'à 
dix-huit  brasses,  quelle  que  soit  la  grosseur  de 
la  colonne  liquide;  mais  qu'au  delà  de  cette 
hauteur,  malgré  la  force  du  vide,  l'eau  ne  suit 
plus  le  piston  ascendant,  et  que,  pour  d'autres 
liquides,  la  hauteur  est  en  raison  inverse  de  la 
densité  rapportée  à  celle  de  l'eau.  Ainsi  au  delà 
d'une  certaine  hauteur,  si  le  liquide  ne  se  va- 
porise pas,  le  piston  ascendant  fait  le  vide  dans 
le  corps  de  pompe  :  Galilée  le  savait  bien.  Il  ne 
restait  plus  qu'à  observer  que  pour  l'ascension 
du  liquide  il  est  nécessaire  que  la  surface  du 
réservoir  soit  en  communication  avec  l'atmo- 
sphère, et  à  conclure  que  c'est  la  pression  atmo- 
sphérique qui  produit  cette  ascension,  et  que  par 
conséquent  la  mesure  de  celle-ci  est  la  mesure 
de  la  pression  atmosphérique.  Cela  fait,  le  prin- 
cipe du  baromètre  aurait  été  trouvé.  Il  l'a  été, 
un  an  après  la  mort  de  Galilée,  suivant  sa  mé- 
thode mise  en  pratique  par  Torricelli,  confident 
de  ses  dernières  pensées  et  dépositaire  de  ses 


dernières    mstructions  pour   le    progrès   de   la 
science. 

Ainsi,  en  physique,  do  la  mesure  des  efTcts 
constants  ou  des  effets  variables  dans  des  con- 
ditions connues,  Galilée  s'élève  à  la  connaissanco 
des  causes  secondes  et  de  leurs  lois,  sans  scruter 
l'essence  métapiiysique  de  ces  causes,  ni  leur 
rapport  avec  la  cause  première,  dont  il  se  borne 
à  proclamer  l'existence  nécessaire  et  la  loule- 
puissance  créatrice  et  souverainement  intelli- 
gente. En  un  mot,  il  s'est  renfermé  dans  le  do- 
maine de  la  physique;  mais  il  est  resté  d'accord 
avec  la  philosophie  spiritualisle  et  avec  la  re- 
ligion. Entre  la  physique  et  la  philosophie,  entre 
la  science  et  la  religion,  il  a  affirmé  qu'il  n'y  a 
aucune  incompatibilité.  Dans  un  passage  de  la 
première  journée  de  ses  Dialogues  sur  les  sciences 
nouvelles,  imprimés  en  Hollande  après  sa  con- 
damnation, il  proteste  contre  la  calomnie  de 
quelques-uns  de  ses  ennemis,  qui,  parce  qu'il 
croit,  comme  Démocrite  et  Epicure,  à  l'existence 
actuelle  des  atomes  et  du  vide,  veulent  que, 
comme  ces  philosophes^  il  admette  Texistencc 
éternelle,  incrcée  et  nécessaire  de  ces  atomes, 
et  qu'il  supprime,  comme  eux,  la  Providence 
créatrice  et  ordonnatrice  du  monde.  Dans  la  qua- 
trième journée  de  son  Dialogue  astronomique, 
il  déclare,  par  la  bouche  de  son  ami  Sagredo  et 
de  son  disciple  Salviati,  qu'au  delà  de  toutes  les 
causes  secondes  qu'on  peut  découvrir  dans  les 
œuvres  de  la  nature  et  de  Dieu,  il  faut  remonter 
jusqu'au  miracle  de  l'action  créatrice.  Dans  la 
première  journée  des  Dialogues  sur  les  sciences 
nouvelles,  abordant  la  difficile  question  de  l'infini, 
il  humilie  sa  raison,  tout  en  reclamant  pour  elle 
le  droit  de  discussion  libre,  et  il  avoue  que  nos 
spéculations  sur  un  objet  si  élevé  ne  peuvent  pas 
avoir  l'infaillibilité  qu'il  reconnaît  aux  doctri- 
nes surnaturelles.  Dans  ses  écrits  de  toutes  les. 
époques  de  sa  vie,  dans  ses  notes  et  dans  ses 
lettres  les  plus  confidentielles  comme  dans  ses 
ouvrages  publiés  par  lui-même,  on  trouve  le 
témoignage  de  ces  convictions  sincères  de  Galilée, 
et  l'on  ne  trouve  pas  un  mot  qui  les  contredise. 

Après  avoir  examiné  au  point  de  vue  philoso- 
phique les  doctrines  mécaniques  et  physiques  de 
Galilée  contenues  surtout  dans  ses  Dialogues  sur 
les  sciences  nouvelles,  nous  devons  examiner  de 
même  ses  doctrines  spécialement  astronomiques, 
contenues  surtout  dans  son  Dialogue  sur  les 
deux  plus  grands  systèmes  du  monde.  Le  système 
en  faveur  duquel,  malgré  une  dissimulation  im- 
posée par  l'intolérance,  ce  dialogue  est  évidem- 
ment écrit,  c'est-à-dire  le  système  du  double 
mouvement  de  la  terre,  n'avait  pas  eu  dans 
l'antiquité  les  nombreux  partisans  que  certains 
critiques  modernes  lui  ont  prêté.  Ni  Pylhagore, 
ni  Philolaûs,  ni  Platon,  n'ont  admis  ni  la  rotation 
diurne  de  la  terre,  ni  sa  révolution  annuelle 
autour  du  soleil.  La  rotation  diurne  au  centre 
du  monde  a  été  substituée  par  Ecphantus,  par 
quelques  pythagoriciens  et  par  Sénèque  à  la 
révolution  diurne  que  Philolaûs  attribuait  à 
notre  globe  autour  de  ce  point,  occupé  suivant 
Philolaiis  par  un  feu  central  toujours  invisible 
pour  nous,  et  non  par  le  soleil,  qu'il  mettait 
parmi  les  planètes.  Deux  astronomes  de  l'époque 
alexandrine,  Aristarque  de  Samos  et  Seleucus 
de  Babylone,  sont  seuls  cités  dans  l'antiquité  en 
faveur  de  la  révolution  annuelle  de  la  terre 
autour  du  soleil;  tous  deux  admettaient  eu 
même  temps  la  rotation  diurne  de  notre  globe. 
Mais,  pour  Aristarque  de  Samos,  ce  système 
n'était  qu'une  hypothèse,  tandis  que  Seleucus  le 
déclarait  vrai.  Le  système  d'Ecphantus  fut  re- 
nouvelé à  la  fin  du  xvi=  siècle  et  au  com- 
mencement du  XYii°  par  Tost  (Origanus),  par 


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LongomonUnus  et  par  William  Gilbert.  Celui 
d'Aristarque  et  de  Seleui;us  l'ut  renouvelé  au 
xv"  siècle  par  le  cardinal  Nicolas  de  Cucs,  au 
xvi"  siècle  par  le  chanoine  Copernic,  par  Rhe- 
ticus,  Reinhold,  Mœstlin  et  Giordano  Bruno,  à  la 
fin  du  xvi°  et  au  commence merst  du  xvii«  par 
Kepler,  Galilée,  Philippe  Lansberg,  le  P.  Fosca- 
nni,  le  P.  Campanelki  et  autres.  11  a  été  défendu 
et  propagé  avec  autant  d'habileté  que  d'ardeur 
par  Galilée,  qui  en  avait  compris  Timportancc 
capitale  pour  le  progrès  de  la  science,  et  qui, 
malgré  1  arrêt  de  l'Inquisition,  a  beaucoup  con- 
tribué à  en  assurer  le  triomphe  complet  et 
définitif. 

Il  avait  préparé  ce  triomphe  par  les  grandes 
découvertes  que  la  lunette  astronomique  dont  il 
était  l'inventeur  lui  avait  permis  de  faire,  et 
(jui,  si  bien  expliquées  par  lui,  avaient  montré 
l'impossibilité  du  système  de  Ptolémée  et  des 
péripatéticiens.  Mais  il  faut  reconnaître  que  la 
préoccupation  d'établir  le  nouveau  système  du 
monde  l'a  égaré  sur  quelques  points,  en  le 
rendant  infidèle  à  sa  mélhode.  Par  exemple,  il 
s'est  obstiné  dans  sa  fausse  théorie  des  marées, 
parce  qu'elle  présentait  ce  phénomène  comme 
un  effet  et  une  preuve  du  double  mouvement 
de  la  terre.  Il  n'a  pas  fait  attention  aux  lois 
découvertes  par  Kepler  pour  le  mouvement  el- 
liptique des  planètes,  parce  qu'en  elles-mêmes 
ces  lois  n'avaient  rien  de  décisif  en  faveur  du 
nouveau  système  du  monde,  et  parce  qu'elles 
pouvaient  s'appliquer  aussi  bien  au  système  de 
Tycho-Brahé.  Tout  en  reconnaissant  qu'il  y  a 
des  comètes  plus  éloignées  de  nous  que  la  lune, 
il  a  voulu  considérer  les  comètes  comme  dos 
phénomènes  météorologiques  produits  par  les 
exhalaisons  de  la  terre  et  par  les  jeux  de  la 
lumière,  de  peur  que  ces  objets  capricieux  dans 
leur  marche,  et  auxquels  il  n'attribue  avec  raison 
qu'une  consistance  nébuleuse  et  une  densité  mi- 
nime, ne  pussent  être  assimilés  aux  planètes  et 
que  cette  assimilation  ne  pût  nuire  à  celle  qu'il 
avait  raison  d'établir  entre  les  planètes  et  la 
terre.  Galilée  eut  le  tort  d'un  avocat  qui,  pas- 
sionné pour  une  bonne  cause,  se  fait  illusion  sur 
la  valeur  de  quelques-uns  des  arguments  qu'il 
emploie,  et  apprécie  trop  chaque  chose  en  raison 
de  son  utilité  pour  la  cause  qu'il  défend. 

Examinons  maintenant  les  raisons  vraiment 
philosophiques  sur  lesquelles  Galilée  s'est  ap- 
puyé pour  adopter  et  soutenir  le  système  de 
Copernic.  La  majeure  partie  des  trois  premières 
journées  de  son  Dialogue  sur  les  sijslèines  du 
monde  est  consacrée  à  démontrer  la  possibilité 
de  ce  système  contre  les  arguments  de  Tycho- 
Brahé  et  surtout  des  péripatéticiens.  Outre  les 
suppositions  gratuites  et  invraisemblables,  les 
pétitions  de  principe,  les  cercles  vicieux  et  les 
paralogismes  divers  qu'il  montre  dans  ces  argu- 
ments, il  signale  les  erreurs  défait  sur  lesquelles 
ils  s'appuient  et  qui  sont  clairement  et  invinci- 
blement réfutées  par  des  observations  incontes- 
tables. Suivant  Tycho-Brahé,  pour  que  le  mou- 
vement annuel  de  la  terre  ne  produise  aucun 
changement  notable  dans  les  diamètres  apparents 
des  étoiles  fixes  et  dans  leurs  positions  apparen- 
tes, il  faut  les  supposer  incroyablement  loin  de 
nous,  et  comme  quelques-unes  nous  présentent 
des  diamètres  apparents  de  deux  à  trois  minutes, 
il  faut  les  supposer  grosses  chacune  cinquante 
mille  fois  au  moins  comme  le  soleil.  D'où  Tycho- 
Brahé  conclut  qu'il  faut  rejeter  le  mouvement 
annuel  de  la  terre.  Galilée  montre  que  des  distan- 
ces très-croyables  suffisent  pour  que  les  paral- 
laxes soient  très-difficiles  à  observer;  il  montre 
que  Tycho  a  exagéré  prodigieusement  les  dia- 
mètres apparents  par  suite  d'une  illusion  facile 


à  détruire  même  sans  télescope,  et  que  l'hypo- 
thèse du  mouvement  de  la  terre  ne  force  pas  à 
faire  les  étoiles  plus  grosses  que  le  soleil.  Suivant 
les  péripatéticiens,  la  terre  ne  peut  pas  être 
une  planète,  puiscju'elle  est  un  corps  s.ins  lu- 
mière propre  et  soumis  à  la  loi  du  cli:ingement, 
tandis  que  les  planètes  sont  des  corps  lumineux 
et  immuables  comme  le  soleil  et  les  étoiles  fixes, 
et  que  la  lune  elle-même,  malgré  son  infério- 
rité, possède  une  petite  lumière  propre,  outre 
celle  qu'elle  reçoit  du  soleil.  G.ililée  leur  répond 
par  l'observation  des  étoiles  temporaires,  qui 
prouvent  que  la  mutabilité  s'étend  aux  espaces 
célestes  ;  il  leur  répond  par  les  observations  téles- 
copiques,  qui  montrent  la  mutabilité  des  taches 
solaires,  la  ressemblance  entre  les  inégalités  de 
la  surface  de  la  lune  et  celles  de  la  surface  de 
la  terre,  et  le  défaut  complet  de  lumière  propre 
de  notre  satellite  et  des  planètes,  par  exemple 
de  Vénus,  dont  les  phases  sont  si  visibles  au 
télescope.  Quant  aux  objections  tirées  des  effets 
que,  suivant  les  péripatéticiens  et  Tycho-Brahé, 
le  double  mouvement  de  la  terre  devrait  pro- 
duire à  sa  surface,  Galilée  leur  répond  par  les 
principes  de  mécanique  qu'il  a  établis  expéri- 
mentalement et  théoriquement  le  premier.  Les 
objets  mobiles  devraient,  disent  les  péripatéti- 
ciens, être  projetés  de  la  surface  de  la  terre, 
comme  la  boue  qui  s'attache  aux  roues  d'un  char 
courant  est  projetée  de  ces  roues.  iSon,  répond 
Galilée;  car  ces  objets  sont  attirés  vers  le  centre 
de  la  terre  avec  une  force  supérieure  à  la  force 
centrifuge,  tandis  que  la  boue,  au  lieu  d'être 
attirée  vers  le  centre  de  la  roue  qui  tourne,  est 
attirée  par  la  pesanteur  vers  le  centre  du  globe 
terrestre.  L'air  devrait,  disent-ils,  frapper  avec 
une  vitesse  prodigieuse  les  objets  emportés  par 
le  mouvement  de  la  terre.  Galilée  repond  que 
l'air  participe  à  ce  mouvement,  et  que  les  objets 
emportés  dans  un  même  mouvement  peuvent 
parfaitement  être  en  repos  les  uns  par  rapport 
aux  autres.  La  terre  devrait  fuir,  disent-ils,  avec 
une  vitesse  effrayante  au-dessous  de  la  pierre 
qui  tombe,  du  projectile  qu'on  lance  ou  de 
l'oiseau  qui  vole  vers  l'occident,  vers  le  sud  ou 
vers  le  nord.  Galilée  répond  d'un  côté  par  la 
théorie  des  mouvements  absolus  et  relatifs,  de 
la  coexistence,  de  l'indépendance  et  de  la  com- 
position des  mouvements,  d'un  autre  côté  par 
l'observation  incontestable  de  ce  qui  a  lieu 
pendant  la  marche  d'un  navire,  quelque  rapide 
([u'elle  soit,  quand  on  laisse  tomber  une  pierre 
du  haut  d'un  mât,  quand  on  lance  un  projectile 
sur  le  pont,  ou  quand  un  oiseau  vole  dans  l'in- 
térieur du  navire.  Ainsi,  erreurs  de  fait,  et  vices 
de  raisonnement,  voilà  ce  que  Galilée  trouve  au 
fond  de  tous  ces  arguments,  les  uns  d'Aristote, 
les  autres  de  Ptolémée,  les  autres  de  leurs  disci- 
ples modernes,  auxquels  il  donne  à  la  fois  une 
excellente  leçon  de  physique  expérimentale  et 
d'astronomie,  et  une  non  moins  excellente  leçon 
de  logique  et  de  dialectique  :  il  les  bat  ainsi, 
non-seulement  sur  son  terrain,  mais  sur  le  leur. 
En  même  temps  qu'il  prouve  ainsi  Id  possibilité 
du  nouveau  système  du  monde.  Galilée  montre 
avec  le  même  succès  Vimpossihilité  de  l'ancien 
système;  car  il  établit  que  la  révolution  des  cinq 
planètes  autour  du  soleil  et  la  position  de  la 
terre  dans  l'intervalle  des  orbites  héliocentriques 
de  Vénus  et  de  Mars  sont  des  faits  mathémati- 
quement démontrés  par  les  observations  sur  les 
phases  de  Vénus  et  sur  les  variations  périodiques 
des  diamètres  apparents  de  Vénus,  de  Mars  et 
des  autres  planètes;  qu'ainsi  les  hypothèses 
astronomiques  d'Aristote  et  de  Ptolémée,  qui 
font  tourner  les  planètes  autour  de  la  terre,  ne 
I  sont  plus  soutenables  désormais,  et  que  le  cnoix 


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reste  seulement  entre  l'hypothèse  de  Tycho-Biahé 
et  celle  de  Copernic. 

Pour  la  perspective  géométrique  prise  de  la 
surface  de  la  terre,  en  ce  qui  concerne  le  soleil, 
la  lune  et  les  planètes,  ces  deux  dcrnic'rcs  hypo- 
thèses sont  équivalentes;  en  ce  qui  concerne  les 
étoiles  fixes,  il  y  a  une  différence  décisive  con- 
sistant en  des  parallaxes  annuelles;  mais  ces 
parallaxes  échappaient  alors  aux  moyens  trop 
imparfaits  d'observation.  Au  point  de  vue  de  la 
mécanique,  la  différence  des  deux  hypothèses 
est  complète.  Elle  a  été  bien  comprise  par  Ga- 
lilée :  il  fait  voir  que  la  première  de  ces  deux 
hypothèses,  celle  de  Tycho,  est  très-improbable 
à  cause  de  rextrème  complication  mécanique 
qu'elle  supposerait,  et  que  la  seconde  hypothèse, 
celle  de  Copernic,  est  tvès-probable,  parce  qu'au 
point  de  vue  de  la  mécaniiiue  elle  est  infiniment 
plus  naturelle  et  plus  simple,  soit  en  ce  ([ui 
concerne  le  mouvement  annuel,  soit  en  ce  qui 
concerne  le  mouvement  diurne.  Comme  cette 
hypothèse  est  d'ailleurs  reconnue  possible  et 
conciliable  avec  tous  les  faits  observés,  comme 
on  ne  voit  pas  que  l'hypothèse  de  Tycho,  si  elle 
était  réalisée,  put  produire  aucun  avantage  pour 
l'ordre  du  monde,  et  comme,  par  conséquent,  la 
complication  extrême  des  forces  motrices  qu'elle 
supposerait  serait  inutile,  Galilée  conclut  que 
l'hypothèse  la  plus  simple,  celle  de  Copernic, 
est  celle  qu'il  faut  admettre.  Dans  cette  conclusion 
importante  et  légitime,  sur  quoi  s'appuie-t-il? 
C'est  expressément  sur  la  considération  des  causes 
finales,  qu'il  déclare  évidentes  dans  la  nature,  et 
qu'il  rapporte  non  moins  expressément  à  la  sa- 
gesse infinie  de  l'auteur  de  la  nature,  c'est-à-dire 
de  Dieu  créateur,  qui  ne  fait  rien  en  vain.  En  cela, 
Galilée  se  montre  meilleur  philosophe  et  meilleur 
physicien  que  Descartes  et  Bacon,  qui,  tout  en 
avouant  que  les  causes  finales  existent,  les  dé- 
clarent entièrement  inaccessibles  à  notre  esprit 
et  les  bannissent  des  sciences  physiques,  au 
grand  détriment  de  ces  sciences.  C'est  là  une 
des  causes  pour  lesquelles  Descartes,  d'abord 
copernicien,  a  fini  par  ne  trouver  le  système  de 
Copernic  que  plus  commode,  mais  non  plus  pro- 
bable que  celui  de  Tycho,  et  pour  lesquelles 
Bacon  a  pu  préférer  à  l'un  et  à  l'autre  un  système 
absurde,  fondé  sur  une  interprétation  grossière- 
ment erronée  du  témoignage  des  sens. 

Remarquons  bien  que  ce  qui  choque  le  plus 
Galilée  dans  l'hypothèse  de  Tycho,  ce  n'est  pas 
la  complication  gcomélrique  qui  consiste  à  at- 
tribuer l'immobilité  à  un  corps  éloigné  du  centre 
des  révolutions  et  placé  parmi  d'autres  corps  en 
mouvement,  mais  que  c'est  surtout  la  complica- 
tion mécanique,  qui  consiste  à  attribuer  le  mou- 
vement annuel'  à  un  corps  énorme  circulant 
autour  d'un  tout  petit  corps  et  emportant  dans 
cette  révolution  tous  les  autres  corps  du  système 
à  l'exception  de  la  lune,  et  que  c'est  bien  plus 
encore  la  complication  mécanique  absurde  qui 
consiste  à  attribuer  aux  étoiles  fixes,  suivant  des 
cercles  diurnes  parallèles  entre  eux,  depuis 
l'équateur  céleste  jusqu'à  ses  deux  pôles,  toutes 
les  variétés  de  vitesses  de  translation  nécessaires 
pour  faire  que  les  plus  petits  cercles  soient  par- 
courus exactement  dans  le  même  temps  que  les 
plus  grands,  et  pour  produire  ainsi  le  même 
effet  que  si  toutes  les  étoiles  étaient  attachées 
à  la  concavité  d'une  enveloppe  sphérique  solide 
tournant  sur  un  axe.  Ce  que  Galilée  fait  valoir 
avec  tant  de  justesse  et  de  force  contre  cette 
hypothèse  de  Tycho  et  en  faveur  de  celle  de 
Copernic,  c'est  la  probabilité  de  la  simplicité  des 
causes  efficientes,  de  ces  causes  trop  négligées 
aussi  par  Descartes,  et  dont  nos  positivistes  ne 
veulent  pas  plus  entendre  parler  que  des  causes 


finales,  de  peur  d'être  forcés  de  remonter  jusqu'à 
la  cause  première  et  de  rendre  hommage  à  sa 
sagesse  toute-puissante.  Galilée  était  trop  phi- 
losophe pour  avoir  peur  de  la  vérité. 

C'est  encore  la  considération  légitime  et  in- 
dispensable des  causes  efficientes  du  mouvement, 
c'est-à-dire  des  forces  motrices,  qui  permet  à 
Galilée-d'affirmer  que  nécessairement,  de  l'hy- 
pothèse de  Copernic  ou  de  celle  de  Tycho,  l'une 
est  vraie  et  l'autre  est  fausse.  En  effet,  lorsqu'un 
mouvement  relatif  se  manifeste  par  des  chan- 
gements de  distance  ou  de  position  entre  un 
corps  et  un  autre,  ou  bien  entre  un  corps  et  un 
système  d'autres  corps,  la  considération  pure- 
ment géométrique  du  mouvement  permet  aussi 
bien  d'attribuer  le  mouvement  relatif  à  l'un, 
que  de  l'attribuer  à  l'autre,  ou  que  d'en  attri- 
buer une  part  à  chacun  ;  mais  la  considération 
mécanique  des  forces  nous  dit  que  le  corps  en 
mouvement  relatif  est  celui  auquel  est  appliquée 
une  force  motrice  qui  n'agit  pas  de  même  en 
même  temps  sur  les  autres  corps.  Au  contraire, 
après  avoir  donné  d'abord  son  adhésion  au  sys- 
tème de  Copernic,  dans  son  traité  du  Monde  et 
de  la  Lumière,  Descartes  en  vint  bientôt^  dans 
le  IIP  livre  de  ses  Principes  de  la  philosophie, 
à  considérer  ce  système  et  celui  de  Tycho-Brahé 
comme  équivalents  et  même  comme  identiques 
au  fond.  Pourquoi?  Parce  que,  négligeant  la  con- 
sidération des  causes,  il  ne  considérait  le  mou- 
vement qu'au  point  de  vue  de  la  géométrie,  au 
lieu  de  la  considérer  au  point  de  vue  de  la  mé- 
canique. 

En  résumé,  Galilée  a  prouvé  que  le  système 
de  Copernic  et  celui  de  Tycho  sont  les  seuls  qui 
puissent  satisfaire  aux  phénomènes  observés;  il 
a  fait  voir,  par  la  considération  des  causes  effi- 
cientes, qu'il  faut  nécessairement  que  l'un  de 
ces  deux  systèmes  soit  faux  et  que  l'autre  soit 
vrai  ;  il  a  montré,  par  la  considération  des  causes 
finales  et  des  causes  efficientes,  que  le  système 
de  Tycho  est  extrêmement  improbable,  et  que  la 
probabilité  du  système  de  Copernic  approche  de 
la  certitude,  si  elle  ne  l'atteint  pas. 

Cependant  Galilée  a  bien  compris  que,  pour 
arriver  à  une  démonstration  rigoureuse  de  ce 
système,  il  fallait  trouver  avec  certitude,  soit 
les  forces  qui  produisent  le  double  mouvement 
de  la  terre,  soit  quelques  effets  observables  de 
ce  double  mouvement.  Parmi  les  effets  de  la 
révolution  annuelle  de  la  Terre  mis  maintenant 
en  évidence,  il  y  en  a  un  que  Galilée  avait  an- 
noncé sans  pouvoir  encore  le  constater  :  c'étaient 
les  parallaxes  annuelles  de  quelques  étoiles  fixes. 
Les  effets  réels  et  observables  de  la  rotation  de 
la  terre  lui  ayant  échappé,  il  croyait  faussement 
en  trouver  un  dans  les  marées.  Quant  à  la  cause 
des  mouvements  planétaires  et  du  double  mou- 
vement de  la  terre  en  particulier,  il  n'avait  pas 
réussi  à  la  découvrir.  S'il  avait  fait  plus  d'at- 
tention aux  trois  lois  géométriques  de^  Kepler 
pour  le  mouvement  elliptique  des  planètes,  et 
s'il  en  avait  cherché  le  principe  mécanique,  il 
aurait  pu  arriver  ainsi  à  cette  découverte,  dont 
U  a  laissé  la  gloire  à  Newton  et  qui  a  fait  dis- 
paraître la  possibilité  d'un  doute  sur  le  nouveau 
système  du  monde.  Galilée  semblait  cependant 
être  sur  la  voie.  Il  admettait  que  les  parties 
détachées  de  la  Terre  ou  d'un  astre  quelconque 
se  portent  vers  la  Terre  ou  vers  cet  astre  ;  mais 
il  ne  soupçonnait  pas  que  les  astres  s'attirent 
réciproquement,  et  que  les  révolutions  plané- 
taires autour  du  soleil  et  les  révolutions  des 
satellites  autour  des  planètes  résultent  de  la 
combinaison  de  cette  force  continue  de  l'attrac- 
tion avec  une  impulsion  primitive  suivant  la 
tangente  de  chaque  orbite.  C'est  Newton  qui,  en 


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GALI 


trouvant  dans  l'atlraclion  universelle  la  cause 
de  la  révolution  annuelle  de  la  Terre,  approuvé 
mécaniquement  que  cette  révolution  s'exécute 
suivant  une  ellipse,  et  que  cette  ellipse  a  pour 
foyer  un  jioint  situé  dans  le  soleil  très-près  de 
son  centre  de  gravité  et  identique  au  centre 
commun  de  gravité  du  soleil  et  de  la  terre. 

Il  est  vrai  que  Galilée  a  repoussé  vivement 
l'opinion  de  Kepler  et  d'autres  savants,  d'après 
laquelle  les  marées  seraient  l'cfTct  d'une  certaine 
action  de  la  lune  sur  les  mers.  Pourquoi  a-t-il 
repoussé  cette  opinion?  Parce  qu'elle  s'appuyait 
sur  la  fausse  hypothèse  d'une  qualité  occulte  par 
laquelle  la  lune  agirait  sur  les  eaux  à  titre 
d'astre  humide,  tandis  que  Galilée  considérait 
avec  raison  la  lune  comme  un  astre  fort  sec, 
avec  des  montagnes  et  des  vallées  arides,  sans 
mers,  sans  lacs,  sans  pluies,  sans  cours  d'eau. 
Pour  être  fidèle  à  sa  méthode,  il  aurait  dû  re- 
jeter la  fausse  explication,  mais  garder  le  fait  de 
l'action  de  la  lune  sur  les  mers,  et  y  adjoindre 
le  fait  non  moins  observable  de  l'action  du  soleil. 
Il  s'est  laissé  entraîner  par  le  désir  de  trouver 
dans  les  marées  une  preuve  directe  du  mou- 
vement de  la  terre.  Newton,  mieux  inspiré,  y 
vit  un  effet  de  l'attraction  universelle,  un  résultat 
complexe  des  attractions  du  soleil  et  de  la  lune. 

Si  Galilée  avait  pu  connaître  cette  grande  dé- 
couverte de  la  mécanique  céleste,  découverte  pré- 
parée par  Kepler  et  réalisée  par  Newton,  il  se 
serait  Lien  gardé  de  la  rejeter,  comme  Leibniz 
l'a  fait,  avec  un  incroyable  mépris,  dans  ses 
lettres  a  Clarke.  En  sa  qualité  d'esprit  positif 
dans  le  bon  sens  du  mot,  c'est-à-dire  habitué  à 
préférer  les  laits  bien  observés  aux  hypothèses 
a  priori,  Galilée  aurait  sans  doute  accueilli  avec 
enthousiasme  la  découverte  de  Newton,  comme 
faite  d'après  les  principes  de  sa  méthode,  et 
comme  réalisant  le  triomphe  complet  et  défi- 
nitif du  nouveau  système  du  monde.  Il  aurait 
admiré  cette  découverte,  comme  il  a  admiré 
celles  de  Gilbert  sur  le  magnétisme  et  les  vues 
de  ce  savant  sur  le  magnétisme  terrestre.  Il  ne 
l'aurait  point  rejetée  comme  il  a  rejeté  l'hypo- 
thèse d'une  action  sympathique  exercée  sur  les 
mers  par  la  lune  seule  en  vertu  de  sa  nature 
prétendue  humide.  Il  aurait  accepté  le  fait  de 
l'attraction  universelle,  comme  il  a  accepté  le 
fait  de  la  pesanteur  terrestre,  et  comme  il  a 
admis  expressément,  par  analogie,  que  des  phé- 
nomènes semblables  devaient  se  produire  à  la 
surface  des  autres  corps  célestes  et  en  expliquer 
la  forme  sphérique.  Il  aurait  reconnu  volontiers 
que  la  pesanteur  terrestre  est  un  cas  particulier 
d'une  loi  universelle  constatée  par  la  mesure 
des  mouvements  célestes. 

Nous  avons  dit  que,  par  suite  d'une  erreur  de 
méthode  et  de  théorie.  Descartes,  d'abord  co- 
l)ernicien,  en  était  venu  à  considérer  les  hypo- 
thèses de  Copernic  et  de  Tycho-Brahé  comme 
équivalentes  et  identiques  au  fond,  parce  qu'il 
les  considérait  en  géomètre  et  non  en  méca- 
nicien. Quant  à  Bacon,  qui  n'était  ni  mécanicien 
ni  géomètre,  et  qui  déclarait  dans  son  traité  de 
Auymenlis  scicnliarurn  que  les  mathématiques 
ne  sont  pas  nécessaires  pour  constituer  les 
sciences  physiques,  mais  seulement  pour  quel- 
ques applications  de  ces  sciences,  il  faut  voir 
avec  quel  insolent  mépris^  après  avoir  rejeté 
dans  sa  Descriplio  orbis  inteUeclualis  le  sys- 
tème de  Ptolémée  aussi  bien  que  ceux  de  Co- 
pernic et  de  Tycho-Brahé,  il  ose  dans  son  Thcma 
cœli  comparer  à  la  mouche  du  coche  les  aslro- 
nonomes  mathématiciens  et  observateurs  comme 
Tycho-Brahé  et  Kepler,  et  avec  quelle  outre- 
cuidance ridicule  il  construit,  au  xvii"  siècle,  un 
système  du  monde  digne  de  la  première  enfance 


de  l'astronomie,  un  de  ces  systèmes  dont  Aris- 
tote  avait  le  droit  de  se  moquer.  Bien  loin  d'avoir 
trouvé  la  vraie  méthode  des  sciences  physiques, 
c'est-à-dire  la  méthode  physico-mathématique  de 
Galilée,  Bacon,  qui  en  a  eu  connaissance,  n'a  su 
ni  l'adopter  ni  la  comprendre. 

Nous  avons  passé  en  revue  les  points  prin- 
cipaux de  la  mécanique  et  de  l'astronomie  de  Ga- 
lilée, pour  en  montrer  les  rapports  avec  les  bases 
philosophiques  de  cette  méthode  excellente  dont 
il  est  le  principal  fondateur  pour  les  sciences  phy- 
siques, et  dont  il  s'est  rarement  écarté.  Mais  il 
nous  reste  à  parler  d'une  conception  mathé- 
matique dont  Galilée  s'est  aidé  dans  certaines 
applications  de  sa  méthode  et  qui  touche  à  la 
fois  à  la  physique  et  à  la  philosophie.  Dans  l'ap- 
plication des  mathématiques  à  la  physique,  la 
considération  des  quantités  infiniment  petites 
joue  un  rôle  important.  C'est  en  1629  par  le 
P.  Cavalieri,  disciple  de  Galilée,  puis  peu  de 
temps  après  par  Persone  de  Roberval,  et  ensuite 
par  Galilée  lui-même,  que  les  infiniment  petits 
ont  été  introduits  dans  la  science  sous  le  nom 
d'indivisibles.  Acceptable  provisoirement,  avant 
les  belles  théories  de  Format,  de  Descartes,  de 
Leibniz  et  de  Newton,  ce  nom  ava.it  l'incon- 
vénient d'exclure  les  infiniment  petits  de  dif- 
férents ordres,  si  utilement  employés  plus  tard. 
Mais,  enlisant  la  deuxième  journée  du  Dialogue 
sur  les  systèmes  du  monde  et  surtout  la  pre- 
mière journée  des  Dialogues  sur  les  sciences 
nouvelles,  malgré  quelque  obscurité  d'expression, 
et  malgré  le  caractère  peu  didactique  que  la 
forme  du  dialogue  comporte,  on  voit  que  Galilée 
a  bien  compris  la  notion  de  Vinflni  mathéma- 
tique, qui  est,  non  pas  une  quantité  absolument 
infinie  en  grandeur  ou  en  petitesse,  c'est-à-dire 
l'impossible  ou  le  néant,  non  pas  une  quantité 
plus  grande  ou  plus  petite  que  toute  autre  quan- 
tité joossî6ie,  c'est-à-dire  ce  qu'aucune  quantité 
ne  peut  être,  mais  bien  une  quantité  plus  grande 
ou  plus  petite  que  toute  autre  quantité  assi- 
gnable. En  montrant  ironiquement  dans  le  se- 
cond ouvrage,  que,  s'il  y  avait  un  nombre  qui 
pût  être  infini,  ce  nombre  ne  pourrait  être  que 
l'unité,  Galilée  a  montré  que  l'infini  absolu  ne 
peut  pas  être  réalisé  en  nombre,  et  qu'il  n'est 
pas  une  quantité,  puisque  toute  quantité  est 
essentiellement  divisible  et  mesurable  à  l'aide 
d'une  unité,  au  moins  par  la  pensée.  Aussi,  pour 
distinguer  l'infini  véritable  de  l'infini  mathé- 
matique, Galilée  dit,  dans  le  premier  ouvrage, 
que  la  sagesse  divine,  par  exemple,  n'est  pas 
seulement  infinie  dans  le  sens  mathématique  du 
mot,  mais  qu'elle  est  infiniment  injinie.  La  pen- 
sée est  juste,  quoique  l'expression  soit  devenue 
insuffisante  pour  cet  objet,  depuis  qu'elle  a  été 
appliquée  à  l'infini  mathématique  élevé  à  la  se- 
conde puissance.  Galilée  se  serait  exprimé  avec 
plus  d'exactitudCj  s'il  avait  dit  que  la  sagesse 
divine  est  absolument  infinie.  Lui-même,  dans 
un  passage  de  VEssayeur,  avait  très-bien  posé 
la  distinction  de  Vinfîni  absolu,  qui  exclut  toute 
limite  possible,  et  de  Vinfmi  relatif,  qui  n'est 
appelé  infini  tjue  par  comparaison  avec  d'autres 
quantités  dont  le  rapport  avec  lui  dépasse  en 
grandeur  ou  en  petitesse,  non  pas  tout  ce  qui 
est  possible  en  soi,  mais  tout  ce  que  nous  pou- 
vons concevoir. 

Outre  la  méthode  d'invention,  il  faut  consi- 
dérer chez  Galilée  la  méthode  d'exposition.  Dans 
tous  ses  ouvrages,  son  style  est  habituellement 
clair,  simple,  naturel,  quelquefois  vif  et  piquant, 
quelquefois  grave  et  élevé,  mais  souvent  un  peu 
verbeux.  Dans  ses  deux  ouvrages  principaux,  il 
a  employé  la  forme  du  dialogue.  Nécessairement 
uix  peu  prolixC;  cette  forme  est  utile  pour  faire 


GALI 


—  583  — 


GALI 


envisager  les  questions  sous  toutes  leurs  faces, 
et  elle  est  favorable  à  la  polémique,  dont  Ga- 
lilée avait  besoin  pour  l'aire  prévaloir  ses  idées 
contre  l'opposition  des  préjugés  obstinés  et  des 
rivalités  haineuses.  Dans  ses  Dialogues  sur  les 
sciences  nouvelles,  le  ton  est  plus  calme  et  la 
forme  est  plus  didactique  :  elle  l'est  même  en- 
tièrement dans  de  longues  démonstrations  ma- 
thématiques introduites  sous  forme  de  citation. 
Mais  c'est  surtout  dans  son  dialogue  astrono- 
mique, que  Galilée  a  pratiqué  avec  succès,  et, 
comme  il  le  dit  lui-même,  à  l'imitation  des  dia- 
logues de  Platon,  ce  que  So:rate  appelait  la 
méthode  d'accouchement  des  esprits,  c'est-à-dire 
une  méthode  qui  consiste  à  amener,  par  une 
série  de  questions  adroitement  présentées  et  de 
réponses  facilement  obtenues,  l'adversaire  à 
avouer  qu'il  savait  ce  qu'il  croyait  ignorer,  ou 
même  ce  qu'il  niait  avec  assurance,  ou  bien  à 
avouer,  en  retirant  toutes  ses  concessions,  qu'il 
ne  sait  ce  qu'il  dit  et  qu'il  ne  se  comprend  pas 
lui-même.  Dans  ses  deux  grands  ouvrages  en 
dialogues,  comme  dans  sx  Défense  contre  Capi-a, 
comme  dans  son  Essayeur,  com.me  dans  ses 
opuscules  et  ses  lettres  de  polémique,  Galilée  a 
montré  un  remarquable  talent  de  dialecticien 
avec  beaucoup  de  verve  et  d'ironie.  Surtout  dans 
son  Dialogue  sur  les  systèmes  du  monde,  il  a 
donné,  en  vrai  philosophe,  aux  péripatéticiens 
de  son  temps  de  justes  et  sévères  leçons  do  lo- 
gique appliquée  aux  sciences  physiques.  Dans 
ses  deux  lettres  apologétiques  au  P.  Castelli  et  à 
la  grande  duchesse  Christine,  il  a  repoussé  avec 
la  même  supériorité  de  raison  et  la  même  habi- 
leté de  langage  les  attaques  théologiques  diri- 
gées contre  le  nouveau  système  du  monde  au 
nom  de  la  Bible  et  d'Aristote.  Cependant,  en  cri- 
tiquant la  mauvaise  physicjuc  des  péripatéticiens, 
il  rend  au  mérite  des  ouvrages  d'Aristote  sur  la 
logique  et  à  l'utilité  des  raisonnements  déductifs 
une  justice  que  Bacon  leur  a  refusée  j  mais  Ga- 
lilée remarque  qu'on  peut  être  très-fort  en 
théorie  sur  la  logique,  et  faible  dans  quelques 
applications,  comme  le  montrent  certains  raison- 
nements d'Aristote  en  physique. 

Galilée  repousse  avec  autant  d'énergie  que  de 
raison  la  prétention  de  ceux  qui  veulent  ré- 
soudre les  questions  de  physique  par  le  principe 
d'autorité.  En  1612,  le  péripateticien  Lagalla 
ayant  opposé  à  la  doctrine  du  double  mouvement 
de  la  terre  le  consentement  universel  des  hom- 
mes, Galilée  lui  répond  par  l'adage  :  Stulto- 
rum  infinitus  est  numerus;  et  voici  son  com- 
mentaire sur  cet  adage  :  «  La  philosophie  tout 
entière  n'est  connue  que  d'un  seul  être,  qui 
est  Dieu;  quant  à  ceux  qui  en  ont  su  quelque 
chose,  le  nombre  en  est  d'autant  moindre  qu'ils 
en  ont  su  davantage;  mais  le  nombre  le  plus 
grand  et  pour  ainsi  dire  infini  est  resté  aux 
ignorants.  »  Le  P.  Grassi,  dans  sa.  Balance  astro- 
nomique, avait  cité  de  nombreux  textes  de 
poètes  et  de  prosateurs  anciens  pour  prouver 
qu'une  balle  de  plomb  lancée  par  une  fronde 
s'échauffe  au  point  de  se  fondre  en  l'air,  et  que 
les  Babyloniens  faisaient  cuire  les  œufs  en  les 
faisant  tourner  dans  leurs  frondes;  puis  il  avait 
allégué  l'autorité  de  plusieurs  philosophes  an- 
ciens pour  montrer  que  tel  devait  être  le  résultat 
de  la  rapidité  du  mouvement.  Galilée,  dans 
VEssayeur,  rejette  les  faits  énoncés,  en  remar- 
quant qu'une  erreur  ne  devient  pas  une  vérité 
pour  avoir  été  répétée  cent  fois,  et  qu'aucune 
autorité  ne  vaut  en  faveur  d'une  assertion  qu'on 

feut  chaque  jour  convaincre  de  fausseté  par 
expérience.  Voilà  pour  les  faits.  Quant  à  la 
théorie,  Galilée  dit  que  l'autorité  d'un  seul 
homme  compétent  et  qui  donne  de  bonnes  rai- 


sons vaut  mieux  .que  le  consentement  unanime 
de  ceux  qui  n'y  comprennent  rien.  En  effet,  dit- 
il^  «  si  l'action  de  discourir  sur  un  problème 
dilTicilc  était  comme  la  tâche  de  porter  des  far- 
deaux, tâche  dans  laquelle  beaucoup  de  chevaux 
porteraient,  par  exemple,  plus  de  sacs  de  grain 
qu'un  cheval  seul,  je  vous  accorderais  que  l'o- 
pinion de  plusieurs  discoureurs  ferait  plus  que 
celle  d'un  seul;  mais  l'action  de  discourir  est 
comparable  à  celle  de  courir  et  non  à  celle  de 
porter,  et  un  cheval  barbe  tout  seul  courra  plus 
vite  que  cent  chevaux  frisons.  »  Galilée  sait 
que  l'autorité  d'un  homme,  môme  d'un  grand 
esprit,  ne  vaut  rien  contre  des  preuves  certaines. 
11  faut  voir  avec  quelle  verve  railleuse  et  élo- 
quente, au  commencement  de  la  deuxième  jour- 
née de  son  dialogue  astronomique,  il  combat  ces 
péripatéticiens  servilement  obstinés,  qui,  par 
exemple  en  faveur  de  leur  dogme  de  l'immuta- 
bilité des  cieux  et  des  astres,  ne  craignent  pas 
d'opposer,  comme  raisons  valables,  des  textes 
d'Aristote  à  des  observations  incontestables, 
auxquelles  certainement,  comme  le  dit  Galilée, 
Aristote  se  serait  rendu  s'il  les  avait  connues. 
«  Ce  sont  ses  partisans,  dit-il,  qui  lui  ont  donné 
l'autorité,  et  non  lui  qui  l'a  prise  et  usurpée; 
et,  parce  qu'il  est  plus  facile  de  se_  couvrir  sous 
le  bouclier  d'autrui,  que  de  se  présenter  à  face 
découverte,  ils  ont  peur  et  n'osent  s'éloigner 
d'un  seul  pas,  et,  plutôt  que  de  mettre  quelque 
altération  dans  le  ciel  d'Aristote,  ils  veulent  im- 
pertinemment  nier  celles  qu'ils  voient  dans  le 
ciel  de  la  nature.  » 

Mais,  malgré  cette  indépendance  d'esprit,  dont 
son  père,  Vincenzo  Galilei,  dans  un  passage  re- 
marquable d'un  ouvrage  sur  la  musique  publié 
en  1581,  lui  avait  donné  l'exemple,  Galilée  est 
très-loin  d'avoir  professé,  comme  Descartes,  un 
souverain  mépris  pour  l'étude  des  doctrines  des 
grands  philosophes  d'autrefois.  Au  contraire,  il 
avait  beaucoup  pratiqué  cette  étude  et  il  avouait 
y  avoir  profité,  parce  qu'il  avait  su  y  porter  sa 
liberté  de  jugement.  Ce  qu'il  blâmait,  c'était 
l'abus  qui  consiste  à  n'interroger  que  les  livres, 
au  lieu  d'observer  et  de  raisonner  par  soi-même. 
Il  s'est  maintenu  dans  la  juste  mesure  entre 
l'isolement  orgueilleux  et  l'assujettissement  ser- 
vile  à  la  pensée  d'autrui.  C'était  le  dernier  de 
ces  deux  excès  qui  dominait  de  son  temps  ;  c'est 
cet  excès  qu'il  a  attaqué  dans  toutes  ses  discus- 
sions contre  les  péripatéticiens,  par  exemple 
dans  une  de  ses  notes  sur  le  Discours  de  La- 
galla :  «  Entre  philosopher  et  étudier  la  philo- 
sophie, il  y  a,  dit-il,  la  même  différence  qu'en- 
tre dessiner  d'après  nature  et  copier  les  dessins 
d'autrui.  »  Ensuite  il  déclare  que  l'étude  des 
œuvres  philosophiques  est  très-utile  pour  exciter 
et  diriger  les  esprits.  Mais  il  remarque  qu'un 
dessinateur  qui  se  bornerait  toujours  à  copier, 
sans  s'exercer  jamais  à  dessiner  d'après  nature, 
ne  deviendrait  jamais  ni  bon  peintre  ni  bon 
juge  en  matière  de  peinture.  «  De  même,  dit-il, 
en  s'occupant  toujours  des  écrits  des  autres  et 
en  y  consumant  ses  efforts,  sans  j  imais  lever 
les  yeux  sur  les  œuvres  mêmes  de  la  nature 
pour  chercher  à  y  reconnaître  les  vérités  déjà 
trouvées  et  pour  suivre  la  trace  de  quelques- 
unes  de  ces  vérités  infiniment  nombreuses  qui 
restent  à  découvrir,  on  ne  sera  jamais  un  philo- 
sophe, mais  un  amateur  versé  dans  la  connais- 
sance des  écrits  sur  la  philosophie.  »  Toutes  ces 
vues  de  Galilée  sont  antérieures  à  la  publication 
du  Discours  de  Descartes  sur  la  Méthode. 

Dans  la  philosophie,  Galilée  fait  entrer  les 
sciences  physiques.  Mais  la  philosophie  propre- 
ment dite  est  elle-même  familière  à  son  esprit: 
il  en  offre  la  preuve  surtout  dans  son  Dialogue 


G  ALI 


—  584  — 


GALI 


sur  les  sysli'^mes  du  monde.  On  y  peut  rcinar- 
qucr,  j)ar  0X01111)10,  dans  la  I"  Journée,  une  ex- 
cellente discussion  sur  le  milieu  à  tenir  entre 
l'humilité  suspecte  et  dangereuse  du  scepticisme, 
qui,  en  contestant  à  la  raison  toute  autorité  ab- 
solue, même  dans  une  sphère  restreinte,  rend 
toute  science  impossible,  et  Torgueilleuse  fai- 
blesse du  rationalisme  outré,  qui  croit  tout  sa- 
voir, tout  comprendre,  et  qui  se  met  ainsi  à  la 
place  de  Dieu  par  une  illusion  féconde  en  déjjlo- 
rablcs  erreurs.  A  ce  propos,  Galilée  exprime  avec 
justesse  et  précision  la  différence  infinie  de  l'in- 
icUigence  divine  et  de  la  nôtre  quant  à  l'éten- 
due et  au  mode  de  la  connaissance  :  il  nous 
montre  l'homme  acquérant  péniblement,  et  par 
des  cfTorts  successifs  d'observation  et  de  raison- 
nement, quelques  notions  parfaitement  certaines, 
mais  très-restreintes,  et  d'autres  notions  plus  ou 
moins  probables,  qui,  jointes  aux  premières, 
n'embrassent  qu'une  bien  petite  partie  de  la  vé- 
rité universelle,  tandis  que  Dieu  sait  tout  avec 
une  entière  certitude  par  une  seule  intuition 
éternelle  sans  succession  de  pensée.  Dans  la 
III""  Journée,  sur  la  grandeur  des  œuvres  de 
Dieu  et  sur  notre  impuissance  à  les  compren- 
dre, Galilée  trouve  des  expressions  éloquentes 
et  vraies,  que  Bossuet  n'aurait  pas  désavouées. 
Nous  avons  déjà  indiqué  un  passage  de  la 
IV'  Journée,  dans  lequel  il  constate  qu'au  delà 
de  toutes  les  causes  secondes  il  faut  nécessaire- 
ment reconnaître  la  cause  première,  dont  une 
action  essentiellement  miraculeuse  peut  seule 
expliquer  l'origine  première  de  toutes  choses. 
Nous  avons  dit  que  Galilée  tient  beaucoup  à  la 
considération  des  causes  finales  :  dans  ce  même 
dialogue,  on  voit  qu'il  en  possède  bien  la  théo- 
rie et  qu'il  en  comprend  la  portée  sans  l'exagé- 
rer. Surtout  il  ne  veut  pas  (I'°  Journée)  que  l'u- 
tilité de  l'homme  soit  considérée  comme  la  fin 
unique  de  toutes  choses  en  ce  monde,  ni  qu'une 
cause  finale,  quelque  réelle  qu'elle  soit,  puisse 
être  considérée  comme  l'unique  fin  de  la  puis- 
sance naturelle  à  laquelle  elle  se  rapporte  ;  car, 
suivant  Galilée  (III'-'  Journée),  la  divine  Provi- 
dence, générale  et  spéciale  à  la  fois,  s'appli- 
que tout  entière  à  l'ensemble  et  tout  entière 
aussi  à  chaque  détail,  de  même  que,  dit-il,  le 
soleil,  qui  répand  dans  tout  notre  système  pla- 
nétaire la  lumière  et  la  chaleur,  mûrit  un  grain 
de  raisin  aussi  efficacement  que  si  le  terme  de 
son  action  était  exclusivement  la  maturation  de 
ce  grain.  Comme  on  le  voit,  en  dehors  de  la  mé- 
canique, de  la  physique  et  de  l'astronomie,  en 
philosophie  pure,  Galilée  savait  trouver  sans 
efTort  les  grandes  pensées  et  les  exprimer  digne- 
ment en  un  langage  vrai  et  simple  comme  elles. 
L'étendue  et  l'élévation  de  son  esprit  étaient  di- 
gnes de  l'exactitude  de  sa  méthode  et  de  la  rec- 
titude puissante  avec  laquelle  il  l'appliquait. 

La  méthode  de  Galilée,  de  même  que  sa  doc- 
trine sur  le  système  du  monde,  a  triomphé  de 
toutes  les  oppositions  soulevées  contre  elle.  Ou- 
verte à  tous  les  progrès,  elle  reste  maîtresse  du 
champ  de  la  science  pour  le  présent  et  pour  l'a- 
venir, qui  continuera  d'y  ajouter  de  nouveaux 
perfectionnements,  mais  qui  n'en  retranchera 
rien.  L'emploi  de  cette  méthode  physico-mathé- 
matique avait  commencé  dès  l'antiquité  pour 
quelques  parties  de  la  mécanique  des  solides, 
de  l'hydrostatique,  de  l'acoustique,  de  l'optique 
et  de  l'astronomie.  Malgré  les  idées  étranges 
auxquelles  nous  avons  fait  allusion,  Kepler  a 
fait  une  application  excellente  de  cette  méthode 
à  la  détermination  des  mouvements  de  Mars,  et 
)ar  suite  à  la  détermination  des  révolutions  el- 
iptiques  de  toutes  les  planètes,  et  des  lois  géo- 
métriques de  ces  révolutions.  Puis,  par  la  même 


l 


méthode,  Newton  a  remonté  jusqu'au  principe 
mécanique  de  ces  lois  :  il  a  trouvé  ainsi  ce  que 
le  positivisme  lui  aurait  défendu  de  clier,:her, 
c'est-à-dire  la  cause  des  mouvements  planétaires. 
Au  lieu  de  chercher,  comme  Descartes  le  lui 
aurait  prescrit,  l'essence  de  cette  cause,  il  a 
trouvé  la  loi  matliémati(iue  de  l'action  de  cette 
force  jusqu'alors  inconnue,  et,  parce  qu'il  a 
connu  cette  force  et  .son  mode  d'action,  sans 
pouvoir  décider  si  elle  est  irréductible  ou  bien 
si  elle  n'est  elle-même  qu'une  manifestation 
d'une  force  plus  générale,  il  a  pu  dépasser  les 
lois  de  Kepler  en  les  confirmant  ;  il  a  pu  recti- 
fier la  troisième  loi,  qui  n'est  exactement  vraie 
qu'autant  que  la  masse  de  la  planète  est  une 
quantité  négligeable  par  rapport  à  la  masse  du 
soleil  ;  il  a  j)u,  de  plus,  poser  les  bases  de  la 
théorie  des  perturbations,  de  ces  déviations 
désormais  calculables,  qu'heureusement  l'im- 
perfection des  instruments  avait  empêché  Ke- 
pler de  remarquer  j  car  elles  l'auraient  peut- 
être  fait  douter  de  ses  lois.  C'est  ainsi  que,  par 
la  méthode  de  Galilée  .suivie  jusqu'au  bout,  c'est- 
à-dire  en  s'clevant  des  lois  secondaires,  premier 
résultat  de  l'induction  expérimentale  aidée  de  la 
mesure  et  du  calcul,  jusqu'aux  lois  premières  et 
aux  forces  motrices.  Newton  est  arrivé  à  la  mé- 
canique céleste,  œuvre  immense  qui  s'est  conti- 
nuée après  lui  et  se  continuera  toujours. 

C'est  Galilée  qui  le  premier  a  établi  solidement 
cette  méthode,  qui  l'a  étendue,  qui  en  a  généralisé 
et  régularisé  l'emploi,  et  qui  a  montré  le  premier 
la  nécessité  de  l'appliquer  à  toutes  les  scien- 
ces physiques.  Il  l'a  appliquée  lui-même  avec 
succès  à  l'astronomie,  par  exemple  dans  l'étude 
des  taches  solaires,  des  montagnes  de  la  lune, 
des  phases  de  Vénus  et  de  Mars  et  des  variations 
de  leurs  diamètres  apparents,  dans  ses  longs  et 
patients  efforts  pour  la  détermination,  trop  dif- 
ficile alors,  des  mouvements  des  satellites  de 
Jupiter  découverts  par  lui,  et  dans  ses  discus- 
sions sur  le  système  du  monde;  il  a  appliqué 
avec  succès  cette  méthode  à  l'ensemble  de  la 
mécanique  des  corps  solides,  et  à  des  parties  de 
l'hydrostatique,  de  la  dioptrique,  du  magné- 
tisme, de  l'acoustique,  etc.  Sans  doute,  il  a  com- 
mis quelques  erreurs,  faciles  à  relever,  même 
dans  ses  meilleurs  ouvrages  ;  mais  ces  erreurs, 
facilement  rectifiées  par  l'emploi  de  sa  méthode, 
sont  bien  moins  nombreuses  et  bien  moins  gra- 
ves que  celles  qui  lui  ont  été  imputées  à  tort  par 
M.  Arago  en  vertu  de  fausses  citations  ou  d'in- 
terprétations fausses  justement  relevées  par 
M.  Albèri, 

Depuis,  on  a  appliqué  cette  méthode  d'une 
manière  complète  à  la  mécanique  céleste,  à  la 
mécanique  non-seulement  des  solides,  mais  des 
liquides,  des  gaz  et  des  vapeurs,  aux  ondes  so- 
nores, aux  ondes  lumineuses,  à  l'électricité,  au 
magnétisme,  à  la  cristallographie,  à  la  chimie, 
à  toutes  les  branches  de  la  météorologie,  et, 
dans  la  mesure  du  possible,  aux  sciences  biolo- 
giques et  économiques.  Chacune  de  ces  applica- 
tions a  créé  une  Suience  nouvelle,  comme  les 
sciences  nouvelles  que  Galilée  proclamait  en 
1638  dans  ses  dialogues.  Par  exemple,  la  cristal- 
lographie est  devenue  une  science  par  la  mesure 
des  angles  des  cristaux  et  surtout  par  la  me- 
sure des  réfractions  de  la  lumière  qui  les  tra- 
verse; la  chimie,  qui  n'était  qu'un  art,  est  de- 
venue une  science  par  les  pesées,  qui  ont  con- 
duit à  la  notion  des  équivalents  chimiques.  Par 
les  considérations  géométriques  de  la  cristallo- 
graphie, par  l'étude  des  groupements  atomiques 
et  des  substitutions  dans  les  combinaisons  chi- 
miques, par  la  théorie  des  modifications  que  les 
ondes  lumineuses,  calorifiques  et  chimiques  de 


GALI 


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GALI 


l'éthcr  éprouvent  dans  leur  passnge  à  travers 
différentes  substances,  et  par  les  considérations 
de  dynamique  moléimlaire  auxquelles  conduit  la 
théorie  mécanique  de  la  chaleur,  on  pénètre  de 
plus  en  plus  dans  la  connaiss:ince  scientifique 
de  la  constitution  intime  des  corps,  et  il  est  im- 
possible de  prévoir  jusqu'où  l'on  ira  dans  cette 
voie  par  l'union  étroite  de  l'expérimentation 
physique  et  du  calcul  mathématique. 

11  iaul  bien  se  garder  de  confondre  les  tendan- 
ces des  grands  inventeurs  avec  celles  des  grands 
organisateurs.  Trop  souvent  ces  derniers  sont 
tentés  de  poser  une  borne,  un  nec  plus  ultra, 
au  bout  ae  leur  tâche.  Au  contraire,  comme 
tous  les  grands  inventeurs,  Galilée  a  ouvert  une 
voie,  dans  laquelle  il  a  fait  hardiment  et  sûre- 
ment les  premiers  pas,  et  dans  laquelle  il  a  en- 
traîné et  lancé  ses  successeurs  en  les  invitant  à 
le  dépasser  de  plus  en  plus.  Il  est  mort  en  indi- 
quant à  Viviani  et  <à  Torricelli  des  problèmes  de 
physique  à  résoudre,  et,  comme  la  méthode 
était  sûre,  le  succès  a  répondu  aux  efforts  des 
disciples  et  des  imitateurs^  comme  à  ceux  du 
maître. 

La  collection  à  peu  près  complète  des  écrits  et 
des  lettres  qui  restent  de  Galilée,  y  compris  ses 
travaux,  qu'on  avait  cru  perdus,  sur  les  satellites 
de  Jupiter,  se  trouve  dans  les  seize  volumes  in-8 
de  l'édition  publiée  par  M.  Albèri  à  Florence,  de 
1842  à  18ô6.  Celte  édition  contient  de  plus  quel- 
ques écrits,  tant  des  défenseurs  de  Galilée  que 
de  ses  adversaires,  de  nombreuses  lettres  de  ses 
principaux  correspondants,  divers  documents  sur 
sa  vie,  ses  travaux,  ses  inventions,  son  procès  et 
sa  condamnation,  et  sa  biographie  rédigée  par 
son  jeune  disciple  Viviani.  Mais  aux  ouvrages  de 
Galilée  contenus  dans  cette  collection  il  faut 
joindre  huit  lettres  inédites  de  Galilée  publiées 
par  l'abbé  Santé  Pieralisi  (Rome,  18â8,  in-8), 
d'autres  lettres  de  Galilée  publiées  par  M.  Wo- 
lynski  et  par  M.  Guasti  dans  VArcluvio  storico 
italiano,  t.  XVI  et  XVII,  et  des  notes  critiques 
de  Galilée  sur  un  ouvrage  anticopernicien  de 
J.  B.  Morin,  publiées  par  M.  le  prince  Boncom- 
pagni  dans  le  BuUetino  di  bibliografia  c  di 
storia  délie  scienze  matemaliche  et  flsiche, 
t.  VI  (janvier  1873).  Les  mêmes  publications  de 
MM.  Wolynski  et  Guasti  augmentent  beaucoup 
la  collection  des  lettres  et  documents  concernant 
Galilée  sans  être  de  lui.  De  plus  M.  Arduini  a 
publié  à  Florence  en  1864  un  ample  recueil  de 
lettres  de  la  sœur  Maria  Céleste,  l'aînée  des  trois 
enfants  illégitimes  de  Galilée,  religieuse  très- 
distinguée  par  les  qualités  du  cœur,  de  l'esprit  et 
du  style.  Parmi  les  pièces  publiées  par  M.  Albèri, 
il  y  en  a  deux  contre  lesquelles  il  met  les  lec- 
teurs en  garde,  sans  en  nier  expressément  l'au- 
thenticité comme  il  aurait  pu  le  faire  sans  crainte  ; 
ce  sont  :  une  relation  mensongère  du  procès  de 
Galilée,  faussement  attribuée  à  son  ami  dévoué 
Buonamici,  et  une  autre  relation,  non  moins 
mensongère,  fabriquée  au  xvm«  siècle  par  un  cer- 
tain comte  Gaetani  sous  la  forme  d'une  lettre 
prétendue  de  Galilée  au  P.  Renieri.  En  contra- 
diction flagrante  et  perpétuelle  avec  des  faits 
maintenant  bien  connus  et  avec  des  pièces  au- 
thentiques, maintenant  livrées  à  la  publicité, 
ces  pièces  apocryphes  doivent  être  mises  sur  la 
même  ligne  que  les  fables  débitées  par  tant  de 
détracteurs  de  la  mémoire  de  Galilée  depuis  les 
assertions  fausses  et  calomnieuses  de  Mallet  Dupan 
jusqu'au  factum  posthume  du  P.  Olivier!  [Di 
Copernico  e  di  Galileo,  Bologne,  1872,  in-8). 
C'est  sur  de  pareilles  autorités  que  reposent  des 
légendes,  répétées  encore  tous  les  jours  avec 
une  légèreté  peu  excusable  par  des  écrivains 
estimables  à  d'autres  égards,  par  exemple  par 


M.  l'abbé  Pioger  {le  Dogme  chrétien  et  la  plu- 
ralité des  mondes  habités,  \"  partie,  ch.  xv, 
p.  255-260.  Paris,  1874,  in-12).  Suivant  une  do 
ces  légcnaes,  Galilée  aurait  établi  son  système 
astronomique,  non  sur  l'observation,  le  raison- 
nement et  le  calcul^  mais  sur  de  fausses  inter- 
prétations de  l'Écriture  sainte,  et  il  aurait  été 
justement  puni  pour  avoir  voulu  ériger  ce  sys- 
tème en  dogme  théologique.  Suivant  une  autre 
légende,  le  système  de  Galilée  renferme  des 
erreurs  corrigées  depuis  par  Newton  et  par  La- 
place,  et  ce  serait  à  cause  de  ces  erreurs  de  détail, 
que  ce  système  aurait  été  rejeté  par  les  congré- 
gations romaines.  Suivant  une  autre  légende, 
IJrbain  VIII  aurait  été  tout  disposé  à  accepter  lé 
nouveau  système  du  monde  ;  mais  Galilée  se 
serait  perdu  lui-même  en  provoquant  par  des 
railleries  indécentes  la  vengeance  personnelle  du 
pape,  qui  pourtant,  au  bout  de  quelques  jours,  au- 
rait eu  la  clémence  de  lui  accorder  la  remise  en- 
tière de  sa  peine.  Toutes  ces  faussetés  tombent 
devant  les  textes  authentiques,  pourpeu  qu'on  dai- 
gne y  jeter  les  yeux.  Parmi  les  pièces  concernant 
le  procès  de  Galilée,  la  seule  qui  eût  été  publiée 
avant  1850  était  le  texte  de  la  sentence  avec  la 
formule  d'abjuration.  Le  recueil  entier  des  autres 
pièces  du  procès,  après  avoir  été  en  France  long- 
temps (de  1813  à  1846)  sans  qu'on  en  eût  tiré  parti, 
est  maintenant  dans  les  archives  du  Vatican.  M.  Al- 
bèri n'en  a  connu  et  reproduit  que  les  extraits 
tout  à  fait  insuffisants  publiés  en  1850,  par 
Mgr  Marini,  qui  s'est  appliqué  à  dérouter  les 
lecteurs  par  des  omissions  calculées  et  par  des 
remarques  trompeuses.  En  1867,  M.  de  l'Épinois 
a  donné  de  ces  pièces  une  édition  beaucoup  plus 
étendue  et  plus  consciencieuse,  mais  encore 
très-incomplète.  D'autres  pièces  relatives  à  ce 
même  procès,  copiées  en  1848  d'après  les  regis- 
tres des  Décréta  de  l'Inquisition  romaine,  ont  été 
publiées  en  1870  et  1872,  par  M.  Silvestro  Ghe- 
rardi  [Il  Processo  Galileo  riveduto  sopra  docu- 
menti  di  nuova  fonte,  Florence,  1870,  in-8,  et 
Sulla  dissertazione  del  doit.  Emilio  iVohlwill, 
Florence,  1872,  in-8,  extraits  de  la  Rivisla  Eu- 
ropea).  Enfin  M.  Pietro  Riccardi,  auteur  d'une 
Bibliographie  Galilécnne  (Modène,  1873,  in-4), 
a  réuni  toutes  les  pièces  connues  jusqu'à  ce 
jour  sur  le  procès  et  la  condamnation  de  Galilée 
et  les  a  publiées  à  la  suite  d'une  bonne  étude 
critique  [Dialcune  recenti  memoric  sul  processo 
e  sulla  condanna  del  Galileo,  Modène,  1873,  in-4), 
dans  laquelle  il  a  montré,  après  M.  Gherardi  et 
M.  Wohlwill  [Der  inquisitions process  des  Gali- 
leo Galilei,  Berlin,  1870.  in-8),  que  la  pièce  qui 
a  motivé  la  condamnation  était  l'œuvre  d'un 
faussaire,  fait  vainement  contesté  par  M.  Fried- 
lein  dans  une  revue  allemande.  Quant  à  la  Vie 
de  Galilée  par  Viviani,  elle  est  très-défectueuse, 
surtout  en  ce  qui  concerne  le  procès,  parce  que, 
désirant  obtenir  l'impression  en  Italie,  l'auteur 
s'était  efforcé  de  plaire  à  l'Inquisition  romaine. 
La  Vie  de  Galilée  que  M.  Albèri  avait  promis  d'é- 
crire n'a  pas  paru.  L'auteur  du  présent  article  a 
publié  en  1868  un  volume  intitulé  Galilée,  les 
droits  de  la  science  et  la  méthode  des  sciences 
physiques.  S'appuyant  sur  les  œuvres  de  Galilée, 
sur  sa  correspondance  et  sur  les  documents  au- 
thentiques qui  le  concernent,  l'auteur  s'est  efforcé 
d'être  plus  juste  qu'on  ne  l'avait  été  jusqu'alors 
envers  la  mémoire  de  Galilée  et  en  même  temps 
envers  ses  adversaires  et  ses  ennemis.  En  défen- 
dant et  en  exaltant  son  illustre  compatriote, 
Libri  avait  montré  une  partialité  injuste  et  vio- 
lente, capable  de  compromettre  la  meilleure 
cause.  En  sens  contraire,  M.  Biot  s'était  laissé 
tromper  par  les  conversations  astucieuses  du 
P.  Olivieri.  M.  Aiago,  M.  de  Reumont,  M.  Yalson 


GALL 


—  586  — 


GALL 


et  surtout  M.  Philarbte  Chasles  s'étaient  faits  les 
échos  trop  complaisants  et  quelquefois  les  am- 
plificateurs passionnés  de  fausses  imputations 
lancées  ou  insinuées  avant  eux  contre  Galilée 
considéré  comme  homme  et  comme  savant.  Sur 
les  travaux  scientifiques  de  Galilée,  outre  les 
écrits  de  MM.  Albèri,  Trouessart,  Joseph  Bertrand, 
Parchappe  et  autres,  cités  et  appréciés  dans  la 
Notice  bibliographique  qui  termine  mon  volume 
publié  en  1868,  il  faut  lire  quehiues  ouvrages 
plus  récents,  par  exemple  :  dans  le  rejueil  des 
Œuvres  d'Antinori  (Florence,  1868,  in-12).  les 
écrits  intitulés  :  Dclla  filosofia  di  Galileo  (p.  1, 
97),  Galileo  e  Cartesio  (p.  98-107),  et  Nolizie 
istoriche  relative  alV  accademia  dcl  Cimenlo 
(p. 108-267).  Je  ne  connais  que  le  titre  du  volume 
intitulé  :  Ciavarini,  Délia  filosofia  di  Galileo 
(Florence,  1869,  in-8).  Tu.  H.  M. 

GALL  (François-Joseph),  créateur  de  la  pré- 
tendue physiologie  intellectuelle  ou  cérébrale 
qu'on  désigne  sous  le  nom  de  phrénologie,  est 
né  à  Tiefenbrunn,  près  de  Phorzheim,  dans  le 
duché  de  Badeii,  le  9  mars  1758.  Après  avoir 
fait  ses  études  médicales  à  Strasbourg,  il  se  ren- 
dit à  Vienne,  où  il  prit  ses  grades  et  fut  reçu 
docteur  en  1785. 

Il  se  destinait  d'abord  à  la  pratique  de  son 
art,  et  il  avait  cherché  à  se  former  une  clientèle 
à  Vienne  ;  mais  on  ignore  si  comme  praticien  il 
obtint  quelques  succès.  Ce  n'est  que  beaucoup 
plus  tard  qu'il  se  fit  connaître  par  l'exposition 
de  son  système.  A  quelle  époque  a-t-il  conçu  la 
première  idée  de  ce  système?  Si  on  l'en  croit, 
ses  premières  observations,  en  ce  sens,  date- 
raient de  ses  études  au  collège,  et  depuis  il 
n'aurait  cessé  d'être  dominé  par  les  mêmes 
idées.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  seulement  dans 
les  dernières  années  du  xviii"  s.,  en  1798,  qu'il 
annonça,  dans  une  lettre  adressée  au  baron  de 
Retzer,  son  intention  de  publier  un  ouvrage  sur 
sa  prétendue  doctrine  :  cette  lettre  fut  insérée 
dans  le  Mercure  de  Wieland. 

Plus  tard,  Gali  voulut  faire  des  leçons  publi- 
ques sur  le  même  sujet^  mais  la  cour  de  Vienne 
en  fut  alarmée,  et  un  edit  impérial  lui  intima 
l'ordre  de  suspendre  son  cours;  il  n'en  fallait 
pas  davant:ige  pour  lui  donner  un  commence- 
ment de  célébrité,  à  une  époque  surtout  où  tou- 
tes les  têtes  fermentaient  en  Europe.  Gall  profita 
habilement  de  la  position  qu'on  venait  de  lui 
faire  :  il  se  mit  à  voyager,  disant  q^u'il  allait 
exposer  son  système  dans  des  p  lys  ou  l'obscu- 
rantisme ne  lui  fermerait  pas  la  bouche  comme 
en  Autriche.  11  alla  d'abord  à  Berlin,  où  il  com- 
mença un  cours  de  phrénologie,  le  3  avril  1805. 
Il  paraît  qu'il  n'y  fit  pas  fortune  ;  car  bientôt  il 
quitta  Berlin,  et,  dans  cette  même  année  1805, 
ilse  rendit  à  Dresde,  où  on  prétend  qu'il  lui  fut 
défendu  de  recevoir  des  femmes  dans  son  audi- 
toire. Là  encore  la  doctrine  du  novateur  ne  put 
s'implanter,  car  on  le  voit  quitter  presque  aus- 
sitôt Dresde  pour  se  rendre  à  ïorg.iu,  puis  de 
Torgau  aller  à  Woerlitz,  puis  de  là  à  Halle,  où, 
dit-on,  il  convertit  à  sa  doctrine  les  anatomistes 
Reil  et  Loder. 

Toutefois  ce  n'était  pas  encore  là  que  sa  doc- 
trine pouvait  prendre  racine;  il  quitta  donc 
Halle  pour  se  rendre  à  léna.  Au  commencement 
de  1806,  nous  le  retrouvons  à  Copenhague,  puis 
à  Hambourg,  puis  à  Amsterdam,  à  Leyde,  à 
Francfort  et  à  Carlsruhe.  Au  commencement 
de  1807,  il  s'arrêta  à  Heidelberg,  où  il  trouva 
un  contradicteur  sérieux  dans  le  professeur  Ac- 
kermann  ;  de  là  il  passa  à  Munich,  c'était  au 
mois  d'avril;  trois  mois  après,  il  est  à  Zurich,  et 
enfin,  vers  la  fin  d'octobre  1807,  il  arrive  à 
Paris. 


Nous  examinerons  tout  à  l'heure  les  bases  de 
la  prétendue  doctrine  de  Gall;  nous  verrons  où 
il  avait  puisé  ses  observations^  et  surtout  auelle 
est  la  valeur  de  ces  observations;  nous  dirons 
seulement  ici  que  Gall  prétendait  avoir  fait  tour- 
ner toutes  ses  pérégrinations  au  profit  de  sa 
doctrine  ;  que  pendant  ses  voyages,  dans  toute 
l'Allemagne,  il  aurait  étudié  l'organisation  des 
hommes  les  plus  éminents  de  l'époque,  et  en 
même  temps  celle  des  hommes  les  plus  bornés; 
et  qu'il  aurait  ainsi  parfaitement  saisi,  par  le 
rapprochement,  les  nombreuses  diffcrences  des 
uns  aux  autres. 

Gall  assurait  qu'il  avait  rassemblé  des  faits 
innombrables  dans  les  écoles  qu'il  avait  visitées, 
dans  les  maisons  d'orphelins,  d'enfants  trouvés, 
dans  les  hospices  d'aliénés,  dans  les  prisons, 
dans  les  audiences  des  tribunaux,  et  jusque  sur 
les  places  d'exécution,  au  pied  des  îchafauds; 
qu'il  avait  fait,  en  outre,  de  nombreuses  recher- 
ches sur  les  différents  cas  de  suicide,  sur  les 
idiots  et  les  aliénés;  qu'il  avait  mis  à  contribu- 
tion les  collections  anatomiqucs  et  physiologi- 
ques, et  qu'enfin  il  avait  passé  une  grande  par- 
tie de  sa  vie  dans  les  musées  à  contempler  les 
statues  ou  les  bustes  des  grands  hommes  de 
l'antiquité,  etc.,  etc. 

Gall,  arrivé  à  Paris  vers  la  fin  de  1807,  y  ex- 
posa sa  doctrine  en  toute  liberté,  et  on  sait 
qu'elle  y  excita  le  plus  vif  engouement,  mais 
presque  uniquement  parmi  les  gens  du  monde  ; 
bientôt  il  s'associa  un  de  ses  compatriotes,  G. 
Spurzheim,  et  publia  avec  lui  la  plupart  de  ses 
ouvrages.  Il  adressa  ses  premières  recherches  à 
l'Institut,  sous  forme  d'un  mémoire,  le  14  mai 
1808  ;  et  comme  ce  corps  savant  ne  paraissait 
nullement  disposé  à  adopter  les  conclusions 
physiologiques  que  Gall  croyait  pouvoir  déduire 
de  ses  recherches  sur  le  système  nerveux,  c'est 
au  public  que  furent  ensuite  adressées  ses  dif- 
férentes publications. 

En  1809,  il  publia  ses  Recherches  sur  le 
sxjslème  nerveux  en  général,  et  sur  celui  du 
cerveau  en  particulier. 

Dans  le  courant  de  1808,  il  avait  fait  imprimer 
son  Introduction  au  Cours  de  physiologie  du 
cerveau,  ou  le  discours  prononcé  à  la  séance 
d'ouverture  de  ce  même  cours. 

De  1810  à  1820,  il  publia,  conjointement  avec 
Spurzheim,  en  4  vol.  in-4,  avec  atlas,  l'ouvrage 
intitulé  Anatomie  et  physiologie  au  système 
nerveux  en  général,  et  du  cerveau  en  particu- 
lier, avec  des  observations  sur  la  possibilité  de 
reconnaître  plusieurs  dispositions  intellectuelles 
et  morales  de  l'homme  et  des  animaux,  par  la 
configuration  de  leur  tète. 

De  1822  à  1825,  il  publia  6  vol.  in-8,  sur  les 
Fonctions  du  cerveau  et  sur  celles  de  chacune 
de  ses  parties,  avec  des  obsenations  sur  la 
possibilité  de  reconnaître  les  instincts,  les  pen- 
chants, les  talents  et  les  dispositions  morales  et 
intellectuelles  des  hommes  et  des  animaux,  par 
la  configuration  de  leur  cerveau  et  de  leur 
tête. 

Cet  ouvrage  se  compose  de  quatre  parties  : 
1°  Sur  l'origine  des  qualités  morales  et  des  fa- 
cultés intellectuelles  de  l'homme  et  sur  la  con- 
dition de  leur  manifestation;  2"  De  l'influence 
du  cerveau  sur  la  forme  du  crâne;  difficultés 
et  moyens  de  détermineu  les  qualités  et  les 
facultés  fondamentales,  et  de  découvrir  le  siège 
de  leurs  organes;  3°  Organologie,  ou  exposition 
des  instincts,  des  penchants,  des  sentiments  et 
des  talents,  ou  des  qualités  morales  et  des  fa- 
cultés intellectuelles  fondamentales  de  l'homme 
et  des  animaux,  et  du  siège  de  leurs  organes; 
4°  Revue  critique  de  quelques  ouvrages  anato- 


GALL 


—  587  — 


GALL 


mico-physiologiques.  et  exposition  d'une  nouvelle 
philosophie  des  qualilcs  morales  et  des  facultés 
intellectuelles. 

C'est  dans  cet  ouvrage  qu'il  faut  chercher  les 
fondements  de  la  doctrine  de  Gall  ou  de  la  phré- 
nologie;  il  croyait  avoir  mis  le  sceau  à  sa  re- 
nommée, et  avoir  à  jamais  fermé  la  bouche  à 
ses  adversaires  par  celte  publication;  mais,  il 
faut  le  dire,  ce  livre  eut  ]icu  de  succès  :  l'en- 
gouement était  passe,  il  n'était  plus  de  mode  de 
s'occuper  de  phrcnologie;  aussi  peu  d'années 
après,  c'est-à-dire  en  1828,  Gall  termina  sa  car- 
rière à  Paris  d'une  manière  obscure,  et  presque 
inaperçue. 

Il  nous  reste  maintenant  à  examiner  le  système 
philosophique  que  Gall  avait  cherche  à  faire 
prévaloir;  nous  allons  procéder  à  cette  appré- 
ciation avec  quelque  étendue  et  en  nous  basant 
sur  ce  qu'il  a  écrit  lui-même  dans  le  grand 
ouvrage  publié  de  18'22  à  1825. 

Dès  les  premières  pages,  Gall  a  exprimé  les 
propositions  fondamentales  de  sa  doctrine  ;  elles 
sont  au  nombre  de  cinq  ;  les  voici  textuellement  : 

1*  Les  qualités  morales  et  les  facultés  intel- 
lectuelles sont  iiinées. 

2°  L'exercice  ou  la  manifestation  des  facultés 
ou  qualités  morales  dépend  de  l'organisation. 

3»  Le  cerveau  est  l'organe  de  tous  les  pen- 
chants, de  tous  les  sentiments  et  de  toutes  les 
facultés. 

4"  Le  cerveau  est  composé  d'autant  d'organes 
particuliers  qu'il  y  a  de  penchants,  de  senti- 
ments, de  facultés  qui  diffèrent  essentiellement 
entre  eux. 

5"  La  forme  de  la  tête  et  du  crâne,  qui  ré- 
pètent dans  la  plupart  des  cas  la  forme  du 
cerveau,  suggère  des  m.oyens  pour  découvrir 
les  qualités  et  les  facultés  fondamentales  {Op. 
cit.,  t.  V  et  VI). 

Telles  sont  les  conditions  que  Gall  veut  qu'on 
suppose  pour  rendre  possible  sa  doctrine;  mais 
il  est  évident  que  les  trois  premières  sont 
complètement  étrangères  à  ses  prétendues  dé- 
couvertes :  professées  avant  lui  à  tort  ou  à 
raison,  professées  après  lui,  il  a  pu  en  user, 
mais  il  n'avait  pas  le  droit  de  les  donner  comme 
les  résultats  de  ses  propres  observations;  il  n'en 
reste  donc  que  deux,  ou  plutôt  qu'Une  seule, 
véritiblement  à  lui,  c'est  la  prétendue  multipli- 
cité des  organes  encéphaliques,  organes  qui  ré- 
pondraient tous  à  un  égal  nombre  de  facultés  ou 
de  qualités  morales. 

Ceci  une  fois  admis,  nous  allons,  pour  abréger, 
passer  immédiatement  à  l'examen  de  cette  der- 
nière et  unique  proposition. 

Longtemps  avant  Gall,  quelques  physiologistes 
avaient  eu  l'idée  de  rechercher  quels  peuvent 
être  les  rapports  de  l'organisation  cérébrale  avec 
l'entendement  humain  ;  et,  pour  arriver  à  leur 
but,  ils  avaient  tour  à  tour  invoqué  l'anatomie 
du  cerveau  dans  ses  applications  physiologiques 
et  pathologiques,  l'anatomie  comparée  de  cet 
organe,  les  vivisections,  et  d'autres  moyens  du 
même  genre.  Nous  dirons  tout  à  l'heure  à  quels 
résultats  ils  sont  arrivés  par  cette  voie;  mais 
Gall  nous  prévient  lui-même  qu'il  n'a  pas  suivi 
cette  marche.  Nous  allons  citer  ses  propres 
paroles  pour  montrer  comment  il  procédait,  soit 
pour  découvrir  les  facultés,  soit  pour  trouver  les 
protubérances  extra-crâniennes  qui  sont  censées 
leur  correspondre. 

Lorsqu'il  enfanta  sa  doctrine,  il  avait  bien 
cette  notion  vague  et  générale,  que,  d'une  part, 
le  cerveau  est  un  assemblage  d'organes,  et  que, 
d'autre  part,  l'intelligence  est  un  assemblage  de 
facultés;  mais  il  ne  savait  ni  où  étaient  les  pro- 
tubérances, ni  quels  noms  on  devait  donner  aux 


facultés.  «  Je  ne  savais,  dit-il  (t.  IV,  p.  2),  si  je 
trouverais  dans  la  langue  des  expressions  pour 
désigner  toutes  les  qualités  et  les  facultés  fonda- 
mentales. » 

Comment  faire  alors?  comment  résoudre  cette 
première  difficulté?  Le  voici  : 

«  Je  rassemblai  dans  ma  maison,  dit-il  {ubi 
supra),  un  certain  nombre  d'individus,  pris  dans 
les  plus  busses  classes,  et  se  livrant  à  dill'érentes 
occupations  :  des  cochers  de  fiacre,  des  commis- 
sionnaires, etc.;  j'acquis  leur  confiance,  et  je  les 
disposai  à  la  franchise  en  leur  donnant  quelque 
argent,  et  en  leur  faisant  distribuer  du  vin  et  de 
la  bière.  Lorsque  je  les  vis  dans  une  disposition 
d'esprit  favorable,  je  les  engageai  à  me  dire 
tout  ce  qu'ils  savaient  réciprotiuement,  tant  de 
leurs  bonnes  que  de  leurs  mauvaises  qualités, 
et  j'examinai  soigneusement  les  têtes  des  uns  et 
des  autres. 

«  Je  ne  pus  point  être  déroute  par  les  fausses 
idées  que  se  font  les  philosophes  sur  l'origine  de 
nos  qualités  et  de  nos  facultés  :  chez  les  individus 
auxquels  j'avais  affaire,  il  ne  pouvait  pas  être 
question  d'éducation  !...  Des  hommes  semblables 
sont  les  enfants  de  la  nature  !  » 

On  a  dit,  et  avec  raison,  que  Gall,  dans  ses 
recherches,  n'avait  recueilli  que  des  anecdotes, 
que  des  commérages;  mais,  en  vérité,  ici  ce  sont 
des  propos  d'ivrognes  que  Gall  va  invoquer  :  il 
ramasse  dans  les  rues  de  Vienne  la  fange  de  la 
population,  il  gorge  de  vin  et  de  bière  quelques 
misérables,  et  il  a  la  naïveté  de  nous  dire  que, 
quand  il  les  voyait  dans  une  disposition  d'esprit 
favorable,  il  les  prenait  à  part  et  les  faisait  jaser 
les  uns  sur  les  autres,  et  que  c'est  ainsi  qu'il  a 
formé  la  langue  de  sa  science  nouvelle  1 

Quoi  qu'il  en  soit,  fort  de  recherches  aussi 
bien  instituées,  Gall  s'exprime  de  la  manière 
suivante  (t.  III,  p.  208)  : 

«  C'est  ainsi  que  naquit  cette  carte  crâniolo- 
gique,  saisie  avec  tant  d'avidité  par  le  public... 
Les  savants,  les  artistes  s'en  sont  bientôt  em- 
parés; ils  l'ont  exécutée  tant  bien  que  mal,  sans 
jamais  me  consulter,  et  en  ont  répandu  un  grand 
nombre  dans  le  public,  sous  toutes  sortes  de 
masques.  » 

Et  on  devait  accueillir,  en  effet,  avec  une  sorte 
d'engouement,  cette  topographie  cérébrale,  sans 
en  rechercher  les  fondements  et  l'origine  ;  les 
demi-savants  devaient  en  orner  leurs  cabinets.  Il 
est  si  flatteur  de  passer  pour  un  homme  profond, 
de  laisser  croire  au  vulgaire  qu'on  possède  le 
merveilleux  secret  de  lire  jusqu'au  fond  de  l'àmc, 
et  cela  en  promenant  la  pulpe  des  doigts  sur  lo 
crâne  du  premier  venu  1 

Voici  maintenant  quelle  est  la  marche  suivie 
par  Gall  dans  la  création  de  cette  grande  œuvre. 
Il  crut  pouvoir  grouper  en  plusieurs  grandes 
sections  ses  prétendus  organes  encéphaliques, 
et,  par  suite,  les  distribuer  en  une  sorte  de 
hiérarchie  :  il  s'occupa  d'abord  des  parties  qui 
correspondent,  suivant  lui,  aux  qualités  infé- 
rieures, pour  passer  successivement  à  celles  qui 
correspondraient  aux  sentiments  les  plus  élevés 
(t.  III,  p.  224). 

Nous  suivrons  le  même  plan  dans  cette  exposi- 
tion critique;  nous  ferons  connaître  d'abord  les 
organes  et  les  facultés  que  Gall  a  placés  dans 
le  cervelet;  puis  ceux  qu'il  a  rapportés  à  la  région 
postérieure  du  cerveau:  puis  nous  passerons  aux 
sens  localisés  par  lui  dans  la  région  moyenne  ; 
et  enfin  nous  verrons  comment  il  a  été  parlé  de 
la  région  antérieure  du  crâne. 

I.  RÉGION  CÉRÉBELLEUSE. —  Le  ccrvelet,  si  nous 
en  croyons  Gall,  est  l'organe  de  la  génération. 
11  serait  peut-être  curieux  pour  nos  lecteurs  de 
savoir  par  quel  chemin  le  père  de  laphrénologie 


GALL 


—  588  — 


GALL 


est  arrivé  à  cette  découverte  ;  mais  en  vérité 
nous  ne  nous  sentons  pus  le  courage  de  rappeler 
les  indécentes  histoires  racontées  dans  ce  cha- 
pitre :  nous  nous  bornerons  à  en  citer  deux  : 
l'une  est  celle  d'un  petit  garçon  de  cinq  ans 
qui  avait  déjà  depuis  quelques  années  satisfait 
avec  des  femmes  l'instinct  de  la  propagation. 
Il  est  bien  entendu  que  sa  nuque  était  large, 
bombée  et  robuste  (p.  261).  La  seconde  histoire, 
non  moins  véridique,  est  celle  d'un  autre  petit 
garçon  âgé  de  moins  de  trois  ans,  qui  se  jetait 
non-seulement  sur  de  petites  filles,  mais  sur 
des  femmes.  Il  mourut  prématurément,  et  voici 
pourquoi  (c'est  Gall  qui  fait  naturellement  ce 
commentaire)  :  Comme  ce  petit  garçon  était 
entouré  de  filles  qui  se  prêtaient  à  satisfaire 
ses  désirs  comme  à  un  jeu  piquant  par  sa 
singularité,  il  mourut  de  consomption  avant 
d'avoir  atteint  la  fin  de  sa  quatrième  année. 

Voilà  pourtant  ce  que  Gall  appelle  des  faits 
positifs,  ou  des  preuves  directes  de  son  assertion  ! 
Quant  à  nous,  et  bien  que  Gall  nous  affirme 
quHl  a  vu  cela  à  Paris,  nous  ne  pouvons  croire 
ni  à  la  possibilité  de  ces  faits,  ni  à  un  tel  degré 
de  dépravation.  Voici  maintenant  un  échantillon 
de  ce  qu'il  nomme  des  faits  négatifs,  ou  à  toutes 
épreuves.  Après  avoir  invoque  les  portraits  de 
Charles  XII,  de  Newton  et  de  Kant,  portraits  qui 
permettent  de  voir  à  tout  phréuologiste  que  le 
cervelet  de  ces  grands  hommes  était  très-peu 
développé  :  Est-il  étonnant  après  cela,  s'écrie 
Gall  [ubi  supra),  que  saint  Thomas  à  Kempis, 
dans  le  portrait  duquel  je  reconnais  le  même 
caractère,  se  soit  arm.é  d'un  tison  pour  re- 
pousser loin  de  lui  une  jeune  fille  remplie 
d^attraits! 

II.   RÉGION    POSTÉRIEURE   DU    CERVEAU.  —  Gall    a 

placé  peu  d'organes  dans  cette  région,  tandis  que 
la  région  frontale  en  est  criblée  ;  c'est  qu'aussi 
l'exploration  n'est  pas  facile  dans  cette  partie  de 
la  carte  crâniologique  :  ce  sont  des  lieux  peu 
fréquentés;  toutefois  Gall  a  trouvé  moyen  d'y 
placer  dans  un  espace  de  quatre  à  cinq  cen- 
timètres, cinq  organes  correspondant  à  Vamour 
de  la  progéniture,  à  rattachement  ou  à  Vainitié, 
à  la  défense  de  soi-mr'me.  à  Vorgueil  ou  à  la 
fierté,  à  la  vanité  ou  au  désir  de  la  gloire. 

Gall  et  Spurzheim  ne  sont  pas  tout  à  fait 
d'accord  sur  cette  topographie  particulière  :  là 
où  Gall  n'a  vu  que  Vattacliement  et  la  défense 
de  soi-même,  Spurzheim  a  vu  de  plus  Vhabita- 
tivilé,  c'est-à-dire  le  choix  des  habitations,  et  il 
a  quelque  peu  déplacé,  il  a  fait  reculer  l'organe  de 
Vorgueil,  pour  loger  son  organe  nouveau  :  il  n'a 
pas  entendu  par  cela  détruire  la  création  de 
Gall  :  c'est  un  simple  remaniement  de  cette  partie 
de  la  carte  crâniologique.  Du  reste  .Spurzheim 
avait,  comme  Gall,  une  foule  d'anecdotes,  et  tout 
aussi  vraisemblables,  à  l'appui  de  ses  supplé- 
ments d'organes  :  nous  nous  abstiendrons  de  les 
citer;  disons  plutôt  à  quels  résultats  sont  arrivés 
les  physiologistes  sur  cette  région  de  l'encéphale. 

Le  cervelet  a  été  depuis  longtemps  l'objet  de 
nombreuses  recherches  de  la  part  des  physiolo- 
gistes :  les  uns  ont  enlevé  tout  un  côté  de  cet  or- 
gane ;  les  autres  ont  procédé  par  couches  suc- 
cessives. Le  résultat  général  des  recherches  faites 
par  Rolando  serait  que  la  diminution  des  mou- 
vements est  en  raison  directe  des  lésions  opé- 
rées sur  le  cervelet;  de  sorte  que  cet  organe 

n'est  qu'un  APPAREIL  MOTEUR  1 

Les  conclusions  que  M.  Flourens  a  tirées  de 
ses  expériences  ne  sont  pas  moins  positives.  Sui- 
vant ce  physiologiste,  l'énergie  des  mouvements 
serait  dabord  affaiblie  par  les  lésions  du  cerve- 
let; mais  il  y  aurait  surtout  altération  dans  la 
faculté  de   coordonner   ces   mouvements,  à  ce 


point  que  la  locomotion  ne  pourrait  plus  avoir 
lieu. 

Les  faits  pathologiques  ont  été,  pour  la  plu- 
part, recueillis  par  Burdach  avec  un  soin  ex- 
trême; or,  de  cette  masse  de  faits,  la  seule  con- 
clusion à  tirer,  c'est  que  le  cervelet  concourt 
particulièrement  aux  actes  de  la  motilité. 

Quant  à  la  région  postérieure  du  cerveau,  il 
serait  bien  difficile  de  donner  des  résultats  spé- 
ciaux, afin  de  les  mettre  en  regard  de  ceux  que 
les  phrénologistes  ont  imaginés  ;  on  a  constaté 
une  telle  solidarité,  une  telle  concordance  dans 
toutes  les  parties  de  l'encéphale,  que  partout, 
et  toujours,  on  arrive  à  peu  près  aux  mêmes  ré- 
sultats. 

En  effet,  dès  qu'on  a  rappelé  ce  fait  général 
que  les  facultés  intellectuelles  ont  leur  siège 
dans  les  hémisphères  cérébraux  ;  que  la  gradua- 
tion de  leur  développement  concorde  assez  bien 
dans  la  série  animale  avec  celui  des  facultés 
supérieures  de  Tàme  ;  des  qu'on  a  rappelé,  dis- 
je,  cette  proposition  aussi  vieille  que  la  science; 
si,  par  des  observations  positives,  on  veut  aller 
plus  loin,  on  est  arrêté  court,  à  ce  point  qu'on 
désespère  véritablement  de  jamais  faire  un  pas 
de  plus. 

Si  les  expériences  faites  sur  les  régions  posté- 
rieures des  hémisphères  cérébraux  montrent  des 
attributions  différentes  de  celles  qui  appartien- 
nent au  cervelet,  elles  n'en  montrent  aucune 
qui  se  distinguent  des  attributions  des  autres 
régions  des  hémisphères  :  pour  le  cervelet,  il  y 
a  prédominance  dans  les  perturbations  de  la  mo- 
tilité; pour  les  hémisphères,  il  y  a  abolition 
plus  ou  moins  complète  des  seules  facultés  sen- 
soriales.  Quant  aux  faits  pathologiques,  leur 
signification  est  la  même  :  il  y  a  des  troubles 
intellectuels  ;  mais  ces  troubles  sont  toujours 
généraux.  Qu'il  y  ait  délire  aigu  ou  chroni- 
que, aliénation  marquée  par  la  manie  ou  par 
l'imbécillité,  toujours  est-il  que  l'intelligence 
est  troublée  dans  son  ensemble  comme  une  ma- 
chine très-compliquée,  dont  on  vient  de  léser 
un  rouage.  Il  serait  donc  impossible  de  trou- 
ver ici  un  seul  fait  propre  à  rendre  vraisem- 
blables les  assertions  de  Gall  sur  l'existence  de 
telle  ou  telle  faculté  dans  cette  région  du  cer- 
veau. Voyons  s'il  a  été  plus  heureux  dans  les  au- 
tres parties. 

III.     RÉGION    MOYENNE     DU    CERVEAU.    —    Gall    a 

placé  ici  sept  ou  huit  organes;  savoir,  en  pro- 
cédant de  bas  en  haut  :  ïinstinct  carnassier 
au-dessus  du  méat  auditif;  le  sens  de  la  méca- 
nique dans  la  région  temporale;  le  sens  de  la 
ruse  au-dessus  de  l'instinct  carnassier;  le  senti- 
ment de  la  propriété  en  arrière  de  l'arcade  su- 
périeure de  l'orbite  ;  l'organe  de  la  circonspec- 
tion dans  la  région  moyenne  des  pariétaux  ; 
l'orgatie  de  la  fermeté  sur  le  sommet  de  la  tête  ; 
et  enfin,  le  sentiment  religieux  en  arrière  de  la 
région  frontale. 

Ici  encore,  tout  en  restant  d'accord  sur  les 
grands  principes,  Spurzheim  a  remanié  la  carte 
crâniologique.  Ainsi,  dans  les  régions  latérales^ 
au  pourtour  des  oreilles,  là  où  Gall  n'avait  place 
que  l'instinct  carnassier,  la  ruse  et  le  vol,  Spur- 
zheim a  aperçu  la  combativité  ou  l'amour  des 
combats,  la  destruclivité  ou  l'instinct  de  la  des- 
truction, la  biophilie  ou  l'amour  de  la  vie,  et 
Valimentivité  ou  l'appétit  des  aliments.  Dans  la 
région  supérieure  de  la  tête,  il  a  déplacé  la  cir- 
conspection pour  introduire  trois  nouveaux  or- 
ganes, savoir  :  la  nierveillosité  ou  l'amour  du 
merveilleux,  l'espérance  et  la  conscienciosilé. 

Sur  une  autre  ligne,  il  a  rangé  cinq  organes 
de  sa  façon,  et  en  s'appuyant,  comme  son  colla- 
borateur, sur  une  foule  d'anecdotes.  Mais  com- 


GALL 


589  — 


GALL 


ment  se  fait-il  que  Gall.  ûioins  fécond  que  Spur- 
zheim,  n'ait  fait  qu'une  seule  et  même  proé- 
minence de  l'organe  du  vol  et  de  celui  de  la 
propriété  ?  C'est  que,  dans  les  idées  du  fonda- 
teur de  la  phrénologie,  c'est  tout  un!  L'organe 
est-il  médiocrement  développé?  c'est  le  senti- 
ment de  la  propriété,  sentiment  honnête,  d'a- 
près les  conventions  humaines;  honnête  même 
par  excellence,  puisque  en  certains  pays,  ceux 
qui  possèdent  seraient  seuls  dans  la  classe  des 
honnêtes  gens.  Est-il  un  peu  plus  développé? 
c'est  le  penchant  à  faire  des  provisions,  et  bien- 
tôt le  penchant  à  faire  des  acquisitions;  c'est 
même  la  convoitise,  penchant  qui  peut  encore 
passer  pour  honnête,  pourvu  qu'il  ne  dépasse 
pas  certaines  bornes.  Enfin,  l'organe  est-il  très- 
développé?  c'est  le  penchant  au  vol.  Ne  nous 
flattons  pas,  dit  Gall  (t.  IV,  p.  238),  d'avoir 
sauvé  la  nature  du  reproche  d'être  l'auteur  du 
penchant  au  vol  ;  ce  penchant  est  le  résultat 
d'un  très-grand  développement  et  d'une  activité 
très-énergique  du  sentiment  de  la  propriété. 
Quelle  théorie  1    bon   Dieu  ! 

Si  maintenant  nous  interrogeons  la  science  sur 
les  fonctions  de  la  partie  moyenne  du  cerveau, 
nous  verrons  qu'en  s'en  tenant  aux  expériences 
positives  faites  par  les  physiologistes,  on  ne  sau- 
rait trouver  des  différences  notables  entre  cette 
région  moyenne  et  la  région  postérieure.  Les 
deux  ordres  de  faits  que  nous  avons  déjà  signa- 
lés, à  savoir,  les  troubles  intellectuels  et  les  lé- 
sions nerveuses,  se  montrent  avec  autant  d'évi- 
dence, et  dans  une  proportion  à  peu  près  sem- 
blable, soit  que  l'altération  matérielle  porte  sur 
la  région  moyenne  du  cerveau,  soit  qu'elle  porte 
sur  la  région  postérieure.  On  retrouve  toujours 
de  l'aliénation  et  du  délire,  des  paralysies  et 
des  convulsions,  absolument  comme  dans  les  cas 
précédents. 

li  est  arrivé  plus  d'une  fois  qu'un  espace  plus 
ou  moins  considérable  de  la  calotte  osseuse 
ayant  été  détruit,  soit  par  un  travail  de  mortifi- 
cation, soit  par  des  couronnes  de  trépan,  la  ré- 
gion moyenne  et  supérieure  des  hémisphères 
cérébraux  a  été  mise  à  nu;  cette  condition,  ac- 
cidentellement produite,  a  permis  aux  expéri- 
mentateurs de  rechercher  quels  peuvent  être 
les  effets  de  la  compression  exercée  sur  cette 
partie  du  cerveau. 

Or,  on  a  vu  que  d'abord  c'est  l'intelligence 
qui  est  troublée,  mais  troublée  dans  l'ensemble 
de  ses  opérations;  les  impressions  du  dehors 
n'arrivent  pas  à  la  conscience  avec  netteté,  la 
perception  est  imparfaite,  l'association  des  idées 
n'a  plus  lieu,  et  les  volitions  sont  impuissantes  ; 
si  la  compression  est  plus  forte,  il  y  a  suspen- 
sion complète  des  opérations  intellectuelles  : 
l'homme  perd,  comme  on  le  dit,  la  connais- 
sance, il  ferme  les  yeux,  s'affaisse  sur  lui-même, 
et  tombe  dans  un  anéantissement  profond. 

Ainsi  tout  tend  à  confirmer  ce  fait,  que  le  cer- 
veau, dans  sa  région  moyenne  comme  dans  sa 
région  postérieure,  concourt  à  toute  manifesta- 
tion intellectuelle.  Mais  il  est  impossible  de 
faire  un  pas  de  plus  :  rien  ne  prouve  qu'il  y  ait 
là  un  département  affecté  à  tel  ordre  de  mani- 
festations plutôt  qu'à  tel  autre. 

IV.  RÉGION    ANTÉRIEURE   DU    CERVEAU.  —  Gall    a 

considéré  cette  partie  du  cerveau  comme  l'un 
des  deux  pôles  du  sphéro'ide  encéphalique  :  c'est 
le  pôle  frontal  toujours  en  antagonisme  avec  le 
pôle  occipital,  ou  le  pôle  des  mauvaises  passions. 
Il  y  a  donc  placé  les  facultés  les  plus  élevées  et 
les  plus  nobles  penchants.  Aussi,  comme  le  ter- 
rain était  à  ménager,  il  a  d'abord  glissé  sous  le 
plancher  de  l'orbite  trois  organes  :  le  sens  des 
mots,  le   sens  du  langage,  et  la  mémoire  des 


persoiines.  Puis  il  a  placé  sur  deux  rangs  huit 
autres  facultés,  savoir:  pour  le  premier  rang,  le 
sens  des  nombres,  le  sens  des  couleurs,  le  sens 
des  localités,  et  la  mémoire  des  choses;  puis, 
pour  le  second  rang,  le  sens  des  tons,  l'esprit 
caustique,  l'esprit  métaphysique,  et  la  sagacité 
comparative. 

Mais  c'est  ici  qu'il  faut  véritablement  admirer 
son  collaborateur  :  il  faut  voir  quel  parti  Spur- 
zheim  a  su  tirer  de  cette  région  frontale  !  11  n'y 
a  pas  fait  entrer  moins  de  seize  organes  1  II  est 
vrai  que  ceu.x-ci  n'y  sont  pas  fort  au  large.  11 
en  a  mis  six  dans  la  largeur  du  sourcil  ;  mais 
en  les  plaçant,  pour  ainsi  dire,  de  champ,  sur 
leur  tranche,  et  comme  de  côté,  il  a  pu  parve- 
nir à  les  empiler.  C'est  du  moins  l'idée  que  rap- 
pellent ses  tètes  d'études  et  les  inscriptions  tra- 
cées sur  le  bord  inférieur  de  la  région  frontale. 
Cette  partie  de  la  carte  crâniologique  est  donc  la 
plus  belle,  la  plus  intéressante;  c'est,  en  com- 
paraison du  reste,  comme  une  contrée  favorisée 
du  ciel. 

Gall  est  intarissable  dans  l'histoire  de  chacune 
de  ses  prétendues  découvertes:  il  serait  fasti- 
dieux et  très-peu  utile  de  le  suivre  dans  cette 
longue  série  d'anecdotes  ;  nous  en  citerons  une 
ou  deux  pour  faire  juger  de  la  valeur  des  au- 
tres. Il  s'agit  du  se7is  des  localités,  qui  donne  la 
passion  des  voyages  :  «  Une  demoiselle,  dit  Gall 
(t.  IV,  p.  457),  avait  eu  de  tout  temps  une 
grande  envie  de  voyager  ;  elle  se  laissa  enlever 
de  la  maison  paternelle  par  un  officier.  » 

Accablée  ensuite  de  chagrin  et  de  remords, 
elle  tombe  malade.  Gall  lui  donne  des  soins,  et 
alors  elle  lui  fait  remarquer  deux  grandes  proé- 
minences que  les  peines  qu'elle  souffre  lui 
avaient  fait  pousser  au  front.  Elles  étaient  tel- 
lement effrayantes,  ajoute  Gall,  qu'elles  parais- 
saient à  la  pauvre  demoiselle  un  effet  de  la 
colère  céleste....  Mais,  dans  le  fait,  c'était  l'or- 
gane des  localités,  auquel  elle  n'avait  aupara- 
vant jamais  fait  attention.  C'est  ce  que  Gall 
appelle  une  preuve  irréfragable.  En  voici  une 
autre  : 

«  Je  rencontrai,  dit  Gall,  dans  une  rue  de 
Vienne,  une  femme  assez  âgée,  qui  me  frappa 
par  le  développement  énorme  qu'avait  acquis 
chez  elle  l'organe  des  localités,  ou  de  la  passion 
des  voyages.  » 

Dans  l'intérêt  de  la  science,  ou  plutôt  de  sa 
science.  Gall  aborde  cette  bonne  dame,  et  engage 
avec  elle  une  conversation.  Elle  va  sans  doute 
lui  apprendre  qu'elle  a  fait  de  longs  voyages; 
qu'elle  a  parcouru  bien  du  pays?  Nullement: 
elle  lui  raconte,  avec  feu,  qu'elle  s'est  enfuie 
de  Munich,  et  qu'elle  est  cuisinière  à  Vienne. 
Que  signifie  alors  son  organe  des  localités?  Le 
voici  :  en  attendant  qu'elle  puisse  voyager,  elle 
change  de  maître  tous  les  mois  ;  il  lui  est  im- 
possible de  rester  longtemps  dans  la  même 
place  (t.  IV,  p.  458). 

Mais  laissons  là  les  faits  particuliers,  et  reve- 
nons aux  propositions  générales.  Suivant  Gall  et 
ses  sectateurs,  plus  les  parties  cérébrales  placées 
à  la  région  antérieure  et  supérieure  du  front 
sont  développées,  plus  les  facultés  caractéristi- 
ques de  l'esprit  humain  se  prononcent  (t.  V, 
p.  221). 

Gall,  nous  le  savons,  avait  une  ample  moisson 
d'historiettes  pour  appuyer  cette  assertion  ;  mais 
d'autres,  ayant  jugé  à  propos  de  procéder  tout 
différemment  pour  trouver  les  rapports  du  dé- 
veloppement de  la  région  frontale  avec  celui  de 
l'intelligence,  sont  arrivés  à  des  résultats  qui 
ont  scandalisé  les  phrénologistes. 

Des  recherches  ont  été  faites  dans  des  maisons 
d'aliénés,  et  il  a  été  constaté  que  le  développe- 


GALL 


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GALL 


ment  de  la  région  frontale  est  plan  grand  chez 
les  imbéciles  que  chez  les  hommes  d'une  intel- 
ligence ordinaire,  et  qu'il  l'est  d'autant  plus 
qu'on  descend  plus  bas  dans  l'échelle  de  l'imbé- 
ciUité  (voy.  le  Méinoire  de  M.  Lclut  .sur  le  Déve- 
loppement du  crâne  dans  ses  rapports  avec  ce- 
lui de  iinlelligenc'). 

Que  deviennent  dès  lors  toutes  les  déclama- 
tions des  phrénologistes  sur  le  Iront  bombé  des 
héros,  des  demi-dieux  et  des  grands  philosophes? 
Que  deviennent  les  lois  posées  avec  tant  d'assu- 
rance par  Gall  et  son  école? 

Pour  nous  qui  avons  divisé  l'encéphale  en 
trois  régions  seulement,  et  qui  déjà  avons  exa- 
miné les  régions  postérieures  et  moyennes,  tou- 
jours afin  de  chercher  si  les  actes  de  l'intelli- 
gence ou  plutôt  si  les  forces  primitives  de  l'âme 
sont  diversement  réparties  au  moins  dans  ces 
grandes  portions  de  la  masse  cérébrale,  nous  ne 
trouvons  encore  ici  que  des  résultats  négatifs. 
Nous  voyons  toujours  que  si  la  région  antérieure 
est  nécessaire  à  l'accomplissement  des  actes  in- 
tellectuels, elle  ne  l'est  pas  plus  que  les  deux 
autres  ;  non-seulement  les  actes  de  l'intelligence 
ne  se  spécialisent  pas  dans  la  région  frontale, 
mais  ils  n'y  prennent  pas  même  plus  d'énergie, 
plus  de  vivacité,  plus  d'élévation,  plus  de  gran- 
deur que  dans  les  autres  parties  du  cerveau. 
Force  nous  est  donc  de  reconnaître  que,  méta- 
phoriquement parlant,  le  front  n'est  pas  plus 
distingué,  pas  plus  noble  que  l'occiput. 

On  voit  maintenant  à  quoi  se  réduit  la  doc- 
trine de  Gall  ;  sur  quels  fondements  elle  repose. 
Si  l'auteur  de  ce  système  n'avait  voulu  en  faire 
qu'une  conception  purement  spéculative,  qu'un 
objet  de  curiosité  et  d'amusement,  il  n'y  aurait 
pas  eu  à  s'en  préoccuper  dans  cet  ouvrage. 
Qu'importe,  en  effet,  que  quelques  désœuvrés, 
frottés  de  physiologie,  se  soient  emparés  de 
cette  prétendue  doctrine  pour  se  grandir  un 
moment  aux  yeux  d'autres  désœuvrés  ?  Qu'im- 
porte qu'ils  aient  réussi  à  se  faire  passer  pour 
une  sorte  de  savants?  Mais  Gall  avait  d'autres 
prétentions  ;  il  lui  répugnait  qu'on  s'avisât  seu- 
lement de  le  prendre  pour  le  continuateur  de 
Lavater.  C'était  pour  lui  une  chose  secondaire 
que  ses  disciples  fussent  ou  non  capables  de  re- 
connaître un  fripon,  un  meurtrier  au  milieu  de 
la  bonne  société,  ou  de  mettre  la  main  sur  un 
honnête  homme  au  milieu  d'un  bagne;  il  vou- 
lait qu'on  fît  de  sa  doctrine  des  applications  pra- 
tiques d'une  bien  autre  importance  :  il  préten- 
dait d'abord  résoudre  toutes  les  questions  philo- 
sophiques sans  exception,  et  mettre  ainsi  d'ac- 
cord les  moralistes.  Il  soutenait  que  sa  doctrine 
devait  être  appliquée  à  l'homme  comme  objet 
d'éducation,  et  comme  objet  de  punition.  De 
sorte  que  les  instituteurs  du  genre  humain,  aussi 
bien  que  les  législateurs,  pour  agir  avec  discer- 
nement, pour  ne  jamais  commettre  de  méprises, 
n'auraient  eu  qu'à  bien  se  pénétrer  de  sa  physio- 
logie du  cerveau  :  les  premiers,  une  fois  nantis 
de  ces  précieuses  découvertes,  auraient  pu,  jus- 
que dans  le  sein  des  écoles  primaires,  aller  dé- 
chiffrer sur  la  tête  de  chaque  enfant  toute  une 
destinée  de  gloire  et  de  grandeur,  de  même 
qu'Us  auraient  pu  y  signaler  une  pépinière  de 
fripons  et  de  scélérats.  Dès  lors,  et  dans  l'inté- 
rêt de  la  société,  ils  auraient  été  en  mesure  de 
faire  un  triage  aans  ce  peuple  d'enfants;  ils  au- 
raient condamné  hardiment  les  uns  aux  occupa- 
tions les  plus  abjectes  et  les  plus  pénibles,  ré- 
servant aux  autres  la  culture  des  sciences  et  des 
arts;  ils  auraient  entouré  de  soins  ceux  qui,  par 
la  forme  de  leur  tête,  promettaient  d'être  des 
hommes  de  génie,  et  ils  auraient  étouffé  en 
quelque  sorte  dans  leur   germe  ceux  qui,  par 


une  conformation  opposée,  ne  promettaient  que 
des  instincts  de  désordre. 

D'autre  part,  les  législateurs,  les  magistrats, 
une  fois  bien  pénétrés  de  ces  mêmes  connais- 
sances, auraient  pu  à  la  fois  punir  judicieu- 
sement tous  les  crimes  commis,  et  en  prévenir  le 
retour.  Ils  n'auraient  plus  eu  besoin,  pour  gra- 
duer leurs  peines,  pour  les  proportionner  aux 
délits,  de  longues  et  minutieuses  instructions 
judiciaires;  il  leur  aurait  suffi  de  parcourir  les 
maisons  d'arrêt  et  d'y  palper  les  têtes  des  pré- 
venus :  ils  auraient  su  alors,  et  bien  mieux  que 
par  les  dépositions  des  témoins,  si  les  prévenus 
ont  réellement  commis  ce  qu'on  appelle  des  dé- 
lits pu  des  crimes  dans  la  société;  ils  auraient 
su  également  si,  dans  le  cas  où  ils  seraient  con- 
vaincus des  plus  grands  forfaits,  un  doit  les 
considérer  comme  coupables,  ou  bien  comme 
ayant  simplement  obéi  a  leur  organisation  céré- 
brale. 

Tel  aurait  été  le  côté  pratique  de  la  doctrine 
de  Gall,  si  cette  doctrine  eiit  été  vraie;  mais 
comme  elle  n'a  aucune  apparence  de  réalité,  les 
applications  qu'on  a  prétendu  en  faire  tombent 
d'elles-mêmes. 

Un  physiologiste  éminent,  le  professeur  J.  Mul- 
1er  de  Berlin,  a  dit  [Syst.  nerv.,  t.  I,  p.  417)  en 
parlant  de  la  doctrine  de  Gall,  qu'il  n'y  a  pas  un 
seul  fait  qui  prouve  même  de  la  manière  la  plus 
éloignée,  ni  qu'elle  soit  vraie  en  la  considérant 
sous  un  point  de  vue  purement  général,  ni  que 
ses  applications  spéciales  soient  exactes.  Qui- 
conque lira  avec  attention  les  prétendus  faits  et 
observations  invoqués  par  Gall,  sera  convaincu 
de  la  vérité  de  cette  proposition. 

C'est  aussi  ce  qu'a  démontré  un  physiologiste 
français,  non  moins  versé  dans  ces  matières, 
M.  Flourens  :  fort  de  belles  expériences  et  de 
longues  études,  ce  savant  a  prouvé  que  la  doc- 
trine de  Gall  est  absolument  sans  fondement,  et 
que  la  science  aujourd'hui  marche  dans  d'autres 
voies. 

Que  si  on  nous  objectait  qu'aujourd'hui  encore 
l'organologie  de  Gall  a  pour  elle  quelques  so- 
ciétés dites  savantes,  des  journaux,  des  cours, 
des  professeurs,  destinés  à  la  propager  et  la 
défendre,  nous  dirions  que  ces  faits  ne  lui  don- 
nent pas  plus  de  consistance  ;  les  physiologistes 
en  ont  fait  justice  depuis  longtemps^  et  tous 
répètent  aujourd'hui  avec  Muller  {ubi  supra), 
qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  repousser  du  sanc- 
tuaire de  la  science,  ce  tissu  d'assertiojis  arbi- 
traires gui  ne  repose  sur  aucun  fondement 
réel.  L'ouvrage  capital  de  Gall,  Anatomie  et 
physiologie  du  système  nerveux  en  général,  et 
du  cerveau  en  particulier,  a  été  imprimé  à 
Paris,  1810-20,  4  vol.  in-4,  et  1822-25,  6  vol.  in-8 
avec  atlas.  —  Parmi  les  nombreux  écrits  sus- 
cités par  la  doctrine  de  Gall,  on  pourra  consulter 
particulièrement  Flourens,  Examen  de  la  phré- 
nologie,  Paris,  1851,  in-12;  Lelut,  la  Phréno- 
logie,  son  histoire,  etc.,  Paris,  1858,  in-12  ; 
A.  Garnier,  la  Psychologie  et  la  Phrénologie 
comparées,  Paris,  1839.  in-8.  F.  D. 

GALLUPPI  (Pasquale)  naquit  à  Tropea,  dans 
la  Caiabre  ultérieure,  le  2  avril  1770,  d'une 
ancienne  famille  patricienne.  Il  fit  ses  premières 
études  au  collège  de  sa  ville  natale  et  les  pour- 
suivit à  l'Université  de  Naples,  en  vue  de  la  pro- 
fession d'avocat,  à  laquelle  le  destinait  son  père. 
Il  manifesta  de  bonne  heure  sa  prédilection  pour 
les  sciences  spéculatives  :  les  mathématiques,  la 
philosophie,  la  théologie.  Ce  n'est  toutefois  qu'à 
l'âge  de  trente-sept  ans  qu'il  commença  à  écrire 
sur  des  sujets  de  philosophie,  et  il  en  avait  plus 
de  soixante  quand  il  fut  appelé  à  la  chaire  de 
logique  et  de  métaphysique  de  l'Université  de 


I 


GALL 


591  — 


GALL 


Naples,  qu'il  occupa  jusqu'à  sa  mort  (novem- 
bre 1846). 

Galluppi  traversa,  sans  s'y  môlcr,  les  révolu- 
tions de  la  fin  du  dernier  siècle  et  du  commence- 
ment de  celui-ci.  Les  devoirs  et  les  joies  de  la  vie 
privée,  un  emploi  dans  l'administration  des  fi- 
nances, et,  plus  tard,  ses  fonctions  de  prol'csseur 
suffirent  avec  ses  travaux  philosophiques  à  rem- 
plir sa  vie.  Il  aimait  à  travailler,  nous  dit-on. 
entre  sa  femme  et  ses  enfants,  sans  être  trouble 
par  le  bruit  qui  se  faisait  autour  de  lui.  Il  n'en  a 
pas  moins  exercé  une  grande  influence  sur  la 
régénération  de  l'Italie,  en  y  ranimant  par  ses 
écrits  et  par  son  enseignement  les  études  philo- 
sophiques. Rosmini,  Giobcrti,  Mamiani  procèdent 
de  lui.  «  Dans  le  temps,  dit  M.  Mamiani,  où 
notre  patrie  gisait  démembrée  et  avilie,  un  bon 
Calabrais,  dans  la  solitude  de  ses  montagnes 
natales,  eut  le  courage  de  se  confier  à  son  propre 
esprit  pour  reconnaître  les  principes  suprêmes 
de  tout  le  savoir;  et  bien  qu'il  n'ait  pas  réussi  à 
se  dégager  entièrement  de  l'autorité  des  savants 
étrangers  et  de  l'influence  des  méthodes  qui  pré- 
valaient alors  dans  la  péninsule,  il  est  certain 
qu'il  ne  faillit  pas  au  devoir  d'instigateur  indé- 
pendant et  pénétrant  de  la  vérité.  Aussi,  pour 
avoir  commencé  à  faire  marcher  sur  ses  propres 
pieds  et  sans  le  secours  de  bée^uilles  étrangères 
la  philosophie  italienne,  la  mémoire  de  Pascal 
Galluppi  nous  sera  toujours  chère  et  vénérable. 
[Confessioni  di  un  Mctafysico,  t.  I,  p.  397- 
498).  . 

En  même  temps  qu'il  renouvelait  la  philo- 
sophie italienne,  Galluppi  la  remettait  en  honneur 
au  dehors.  L'Académie  des  sciences  morales  et 
politiques  de  France  se  l'attacha  en  1840  comme 
correspondant,  et^  pour  justifier  ce  titre,  il  lui 
envoya  l'année  suivante  un  savant  mémoire  sur 
la  philosophie  de  Fichte. 

Galluppi  a  exposé  dans  un  de  ses  ouvrages 
{Lettres  philosophiques  sur  les  vicissitudes  de 
la  philosophie,  lettre  XIV)  le  développement 
historique  de  sa  pensée.  Élevé  dans  les  prin- 
cipes de  l'école  expérimentale,  il  répugnait  au 
sensualisme  de  Condillac.  Il  trouva  dans  Reid 
une  philosophie  spiritualiste  fondée  sur  la  seule 
expérience,  mais  trop  timide  à  ses  yeux,  ajour- 
nant les  questions  qui  intéressent  le  plus  l'hu- 
manité, et,  pour  celles  qu'elle  ose  résoudre, 
recourant  à  des  suggestions,  à  des  inspirations, 
à  des  instincts  qui  n'apportent  à  la  raison  aucune 
lumière.  La  critique  de  Kant  lui  ouvrit  les  yeux 
sur  le  vice  radical  des  systèmes  philosophiques. 
11  accepta  le  principe  de  cette  critique,  mais  il 
se  flatta  d'en  éviter  les  conséquences,  en  s'at- 
tachant  au  summum  quid  inconcussum  de  Des- 
cartes, au  (ogito.  La  certitude  inébranlable  de 
la  conscience,  telle  est  la  base  sur  laquelle  il 
prétend  édifier  toute  sa  philosophie,  sans  sortir 
de  la  méthode  expérimentale.  La  conscience 
enveloppe  toutes  les  autres  facultés,  dont  on  ne 
la  sépare  que  par  abstraction.  Elle  est  à  la  fois 
subjective  et  objective.  Sentir,  percevoir,  vou- 
loir, c'est  sentir,  percevoir  ou  vouloir  quelque 
chose.  Le  moi  pose  donc  immédiatement  le  non- 
moi,  en  même  temps  qu'il  se  pose  lui-même,  et 
il  ne  peut  pas  plus  douter  de  l'existence  des 
objets  avec  lesquels  il  est  directement  en  rapport 
que  de  sa  propre  existence.  Or  la  conscience  et 
la  perception  extérieure  ne  s'arrêtent  pas,  comme 
le  supposent  les  Écossais,  aux  simples  phéno- 
mènes. Elles  atteignent  les  substances,  sans  l'in- 
tervention d'un  principe  a  priori  ou  d'une  sug- 
gestion aveugle;  car  le  phénomène  séparé  de  la 
substance  n'est  qu'une  abstraction.  Les  faits  de 
conscience  contiennent  donc  toutes  les  réalités 
internes  ou  externes,  et  pour  en  développer  les 


données,  il  n'est  besoin  que  du  principe  d'iden- 
tité admis  par  les  philosophes  empiristes. 

Hamilton,  en  corrigeant  Reid  sans  abandonner 
ses  principes,  a  présenté  une  théorie  semblable 
sur  l'aperceplion  immédiate  des  réalités  substan- 
tielles; mais  le  métaiihysicien  écossais  se  refuse 
à  la  considération  de  l'absolu,  comme  étrangère 
à  la  méthode  expérimentale.  Galluppi  prétend 
faire  de  l'absolu  lui-même  un  objet  d'expérience. 
Il  distingue  entre  l'expérience  simple  et  l'expé- 
rience comparée.  La  première  atteint  direc- 
tement son  objet;  la  seconde  reconnaît  le  sien 
en  vertu  d'un  rapport  perçu  entre  lui  et  un  autre 
objet.  Ainsi,  étant  donné  un  nombre  et  son  rap- 
port avec  un  second  nombre,  celui-ci  est  déter- 
miné par  là  même.  Or  il  est  des  objets  qui  nous 
apparaissent  comme  subordonnés  à  des  con- 
ditions. Affirmer  leur  existence,  c'est  donc  affir- 
mer celle  de  toute  la  série  des  conditions  qu'ils 
supposent,  et,  par  conséquent,  celle  d'un  dernier 
terme  auquel  s'arrête  cette  série,  c'est-à-dire 
d'un  terme  absolu.  En  un  mot,  l'absolu  est  im- 
pliqué dans  le  conditionnel,  et,  si  l'on  ne  peut 
refuser  à  l'expérience  la  connaissance  directe  du 
second,  on  ne  peut  lui  refuser  davantage,  en 
vertu  au  principe  d'identité,  la  connaissance  in- 
directe du  premier. 

C'est  ainsi  que  Galluppi  fait  sortir  de  la  psycho- 
logie toute  la  métaphysique.  Nous  trouvons  en 
nous-mêmes,  dans  notre  volonté  hbre,  ainsi  que 
dans  l'idée  que  nous  nous  faisons  de  toute  chose 
qui  commence  d'être,  un  rapport  nécessaire  avec 
une  existence  antérieure,  lequel  n'est  autre  chose 
qu'un  rapport  de  causalité.  Le  rapport  de  fina- 
lité ou  de  causalité  intelligente  est  également 
impliqué  dans  la  perception  des  faits  qui  s'en- 
chaînent suivant  un  ordre  régulier  ou  qui  con- 
courent à  des  fonctions  communes.  Ainsi  se  dé- 
montre l'existence  de  Dieu,  à  la  seule  lumière 
de  la  méthode  expérimentale.  Quant  à  l'espace 
et  au  temps,  Galluppi  leur  refuse  avec  Leibniz 
toute  réalité  propre,  sans  en  l'aire  comme  Kant 
de  simples  formes  subjectives  :  Ce  ne  sont  que 
des  abstractions  reposant  sur  les  rapports  de 
coexistence  ou  de  succession  que  nous  observons 
entre  les  choses. 

On  peut  trouver  une  certaine  analogie  entre 
la  doctrine  de  Galluppi  et  la  théorie  qu'Ampère 
esquissait,  au  commencement  de  ce  siècle,  pour 
compléter  le  système  de  son  ami  Maine  de  Bi- 
ran,  en  fondant  sur  la  perception  des  rapports 
le  passage  du  sujet  à  l'objet  de  la  connaissance. 
La  méthode  de  Galluppi  est  d'ailleurs  celle  de 
l'école  psychologique  française.  Elle  ne  s'en  dis- 
tingue que  par  sa  répugnance  pour  tout  prin- 
cipe a  priori.  Galluppi  n'admet  que  le  principe 
d'identité  et  il  prétend,  comme  Condillac,  tout 
réduire  à  des  jugements  analytiques.  Il  repousse 
les  jugements  synthétiques  a  priori  de  Kant. 
Sa  polémique  à  ce  sujet  trahit  l'insuffisance  de 
sa  doctrine.  La  réalité  objective  qu'il  prétend 
établir  se  réduirait  à  néant,  si  l'esprit  ne  trou- 
vait pas,  dans  ses  jugements,  une  synthèse  entre 
deux  termes  irréductibles  dont  l'un  est  le  sujet 
connaissant  et  l'autre  l'objet  connu.  Ainsi  s'éva- 
nouirait, non-seulement  le  monde  réel,  que  le 
philosophe  napolitain  prétend  maintenir  contre 
Kant.  mais  le  monde  idéal,  qui  du  moins,  dans 
la  pûilosophie  kantienne,  dépasse  les  bornes 
de  l'expérience  subjective.  La  méthode  psycho- 
logique bien  entendue  sait  découvrir,  à  la  lu- 
mière de  la  conscience,  autre  chose  que  le  sujet 
sentant  ou  pensant;  elle  permet  de  passer  du 
sujet  à  l'objet  par  la  perception  directe  de  la 
réalité  sensible  et  par  l'intuition  rationnelle  de 
l'absolu.  Dans  la  doctrine  de  Galluppi.  l'absolu, 
l'infini,  la  cause  première,  ne  sont  que  les  limites 


GARA 


—  592  — 


GARA 


inconnues  d'une  série;  il  ne  s'y  attache  aucune 
conception  propre.  Les  autres  idées  générales 
ont  un  caractère  purement  subiectif.  Galluppi 
lui-même  se  déclare  conceptualiste.  Son  bon 
sens  toutefois  le  met  en  garde  contre  les  con- 
séquences extrêmes  de  sa  méthode.  Très-timide, 
sans  être  absolument  négatif  sur  les  questions 
métaphysiques,  il  rend  à  la  raison  pure  tous 
ses  droits  dans  les  questions  morales.  Il  oppose 
la  morale  du  devoir  à  la  morale  du  bonheur,  et 
il  s'approprie,  en  le  tempérant,  le  stoïcisme  de 
Kant.  Comme  Kant  également  il  établit  for- 
tement le  lien  de  la  vertu  et  du  bonheur.  La 
philosophie  de  Galluppi  pèche  plutôt  par  la  forme 
que  par  le  fond.  Son  plus  grand  tort  est  d'avoir 
cru  que  sa  méthode  était  purement  expérimen- 
tale, alors  que  le  développement  de  sa  pensée 
l'entraînait  à  son  insu  vers  la  méthode  ration- 
nelle. Ce  qu'il  appelle  expérience  comparée  a 
pour  objet,  comme  il  le  reconnaît  lui-même,  un 
ordre  proprement  intelligible,  et  il  ne  s'est 
trompé  qu'en  supposant  cet  ordre  intelligible 
absolument  impliqué  dans  les  faits  d'expérience 
à  l'occasion  desquels  nous  le  concevons. 

Si  Galluppi  a  trop  restreint  la  portée  de  la 
méthode  psychologique,  il  faut  regretter  que  ses 
successeurs  n'aient  pas  su  rester  fidèles  à  cette 
méthode  en  l'élargissant.  Les  plus  illustres  lui 
ont  préféré  la  méthode  ontologique  et,  avec 
quelque  éclat  qu'ils  l'aient  pratiquée,  ils  n'ont  pas 
évité  les  spéculations  aventureuses  dont  le  bon 
Calabrais  avait  été  préservé  par  son  bon  sens 
un  peu  étroit,  mais  sur. 

Galluppi  a  publié  les  ouvrages  philosophiques 
suivants  :  S'w/i'  analisa  esulla  sinlesi,  1807  ;  — 
Saggio  filosoflco  sulla  critica  délia  conoscenza, 
Naples,  1819-1832,  6  vol.  in-8;  —  Lellere  fîloso- 
fiche  sulle  vicende  délia  filosophia  relalivamenle 
ai  principii  délie  conoscenze  uman,  da  Cay- 
lesio  sino  a  Kant  inclusivamente,  Messine,  1827, 
in-8,  et  2°  édition  revue  et  augmentée,  Naples, 
1838,  in-8  ;  cet  ouvrage  a  été  traduit  en  français 
par  M.  L.  Peisse,  Paris,  1844  ;  —  Elemenli  di  Filo- 
sofia,  Messine,  1832,  4  vol.  in-12;  cet  ouvrage 
a  eu  plusieurs  éditions  dans  les  principales 
villes  d'Italie- —  Inlroduzione  allô  studio  délia 
Filosophia,  per  uso  dci  fanciulli,  Naples,  1832, 
in-8  ;  —  Lezioni  di  logica  e  di  melafisica  com- 
poste ad  uso  délia  Regia  Universila,  2  vol.  in-8, 
Naples,  1832-1833;  nouvelle  édition  en  5  vo- 
lumes, 1842;  —  Filosophia  délia  volonta,  Na- 
ples, 1832-1842,  3  vol.  in  8  ;  l'ouvrage  devait  en 
avoir  cinq;  —  Considerazione  filoso fiche  suWidea- 
lismo  transcendentale  e  sul  razionalismo  asso- 
luto,  Naples,  1841,  mémoire  inséré,  en  français, 
dans  le  tome  I"  des  Mémoires  de  VAcadémie 
des  sciences  morales  (savants  étrangers)  sous  le 
titre  suivant  :  Mémoire  sur  le  système  de  Fichie 
ou  considérations  philosophiques  sur  l'idéa- 
lisme transcendantal  et  sur  le  rationalisme  ab- 
solu; —  Stoi'ia  délia  filoso  fia,  Naples,  1842  (le 
premier  volume  seul  a  paru)  ;  —  plus  différents 
mémoires,  articles  et  opuscules  (le  plus  ancien 
est  un  mémoire  apologétique  à  l'occasion  d'une 
discussion  de  théologie,  179j),  et  une  traduction 
des  fragments  de  M.  Cousin.  On  consultera  avec 
fruit  sur  la  philosophie  de  Galluppi  le  chapitre 
que  lui  a  consacré  M.  Louis  Ferri  dans  le  pre- 
mier volume  de  son  Essai  sur  Vhistoire  de  la 
philosophie  en  Italie  au  xix'  siècle  (Paris,  1869). 

Em.  B. 

GABAT  (Dominique),  publiciste  français,  né 
en  1749  à  Ustaritz,  est  beaucoup  plus  connu  par 
le  rôle  qu'il  joua  dans  les  événements  de  la  Ré- 
volution française  que  par  ses  travaux  philoso- 
phiques. Arrivé  à  Paris  vers  1770,  il  put  encore, 
grâce  à  l'amitié  de  Suard,  y  connaître  quelques- 


uns  des  hommes  illustres  du  xviii*  siècle,  tels 

3ue  BufTon,  Rousseau,  Diderot,  d'Aleiiibert  et  Con- 
illac,  dont  il  adopta  les  opinions.  Quelques  Élo- 
ges présentés  au  concours,  et  écrits  dans  cette 
langue  emphatique  et  redondante,  qu'on  retrouve 
dans  tous  ses  ouvrages,  le  firent  connaître;  il 
était  professeur  à  l'Athcnée  quand  il  fut  nommé 
député  à  l'Assemblée  constituante.  Sa  vie  poli- 
tique fut  plus  brillante  qu'honorable,  et  il  se 
montra  toujours  très-inférieur  aux  positions  où 
le  hasard  des  temps  l'avait  élevé.  Flatteur  servile 
de  l'empire,  après  avoir  été  le  complaisant  des 
montagnards,  éliminé  de  Flnstilut,  à  la  Restau- 
ration, malgré  ses  avances  au  nouveau  régime, 
il  fut  rappelé  eu  1832  à  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques,  nouvellement  fondée,  et 
mourut  en  1833,  dans  les  sentiments  d'une  dévo- 
tion fervente.  Il  y  a  eu  plus  d'unité  dans  ses 
doctrines  que  dans  ses  convictions  politiques  : 
du  premier  coup  il  embrassa  le  sensualisme,  et 
s'y  maintint  sans  rien  ajouter  aux  idées  de  Con- 
dillac  ;  du  moins,  s'il  sortit  de  ce  cercle  étroit 
nous  n'en  pouvons  rien  savoir,  car  il  n'a  laissé 
qu'un  seul  ouvrage  philosophique,  ses  leçons  sur 
V Analyse  de  Ventendement  humain,  qu'il  faut 
aller  chercher  dans  le  Compte  rendu  des  séan- 
ces des  Écoles  normales.  Dès  les  premiers  mots 
on  y  reconnaît  le  disciple  enthousiaste  de  Gon- 
dillac  :  «  il  est  arrivé  à  lui  comme  à  la  lumière 
après  avoir  traversé  les  ténèbres.  »  A  l'en  croire 
il  a  profondément  médité  sur  les  questions  de 
philosophie,  et  approfondi  les  systèmes  de  Bacon, 
de  Locke  et  de  Condillac  :  «  il  y  a  vingt  ans,  dit- 
il  avec  assurance,  que  je  les  médite,  mais  je 
n'ai  pas  encore  écrit  une  seule  page  :  C'est  au  mi- 
lieu de  vousque  je  vais  faire  l'ouvrage  que  je  dois 
faire  pour  vous.  »  Cet  ouvrage  sera  vaste,  s'il 
doit  satisfaire  au  programme  que  Garât  pro- 
met de  développer  :  u  Des  corps,  de  l'espace, 
du  temps,  de  l'éternité,  du  mouvement,  des  for- 
ces motrices  et  mouvantes,  de  l'ordre,  des  forces 
invisibles  et  incompréhensibles,  de  la  cause 
première.  »  Quant  au  principe  qui  servira  à 
résoudre  toutes  ces  questions,  on  le  connaît  : 
«  Entendre  et  sentir  c'est  la  même  chose,  et  les 
facultés  de  l'entendement  ne  sont  et  ne  peuvent 
être  que  des  manières  de  diriger  nos  sens  et  de 
combiner  nos  sensations.  »  Tous  les  auditeurs 
n'acceptent  pas  sans  protester  cette  doctrine, 
qui  pourtant  les  dispenserait  d'études  difficiles 
et  les  rendrait  savants  comme  leur  maître,  à  peu 
de  frais.  Si  les  sens  sont  les  seuls  juges  de  la 
réalité,  lui  objecte-t-on,  il  ne  peut  y  avoir  de 
substance  spirituelle,  ni  de  substance  immortelle. 
—  J'accorde  le  premier  point,  réplique  Garât, 
mais  je  nie  le  second  :  la  matière  peut  avoir  en 
elle  un  principe  de  permanence,  ses  atomes,  par 
exemple,  qui  restent  les  mêmes  à  travers  les 
formes  les  plus  diverses.  —  Mais,  lui  dit-on,  la 
loi  morale  quel  sens  pourra  l'apercevoir?  —  La 
morale,  répond-il,  est  une  science  expérimentale  ; 
on  en  découvre  les  lois  en  observant  les  rapports 
des  hommes  entre  eux,  et  la  sanction  en  éprou- 
vant le  remords  et  les  conséquences  fâcheuses 
du  vice.  Ainsi  à  toutes  les  difficultés  il  oppose 
comme  une  réplique  décisive,  les  principes  bien 
connus  du  sensualisme;  il  professe  que  la  pensée 
dépend  du  langage  :  «  Penser  c'est  compter,  c'est 
calculer  des  sensations,  et  ce  calcul  se  fait  dans 
tous  les  genres  avec  des  signes,  comme  en  arith- 
métique. »  Il  a  l'horreur  des  idées  innées,  for- 
gées par  ce  Descartes  «  qui  n'est  pas  un  philoso- 
phe »  ;  et  malgré  tout,  avec  un  système  qui  le 
condamne  à  nier  l'âme  et  Dieu,  il  ne  veut 
abandonner  aucune  de  ses  croyances;  on  ne  sait 
si  c'est  par  inconséquence,  ou  par  respect  hu- 
main. 


GARN 


—  593 


GARN 


On  peut  consulter  sur  Garât  :  Villemain,  No- 
tice sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  D.  Garât,  Paris, 
1834  ;  —  Ar.  Marrast,  Notice  sur  D.  Garât,  Paris, 
1838; —  Damiron,  Histoire  de  la  pliiloso])fiie  en 
France,  au  xix"  sircle,  Paris,  1834,  t.  II  ;  — 
Franck,  la  Philosophie  m\isti<]ue,  etc.,  Paris, 
1866.  On  trouve  dans  ce  dernier  ouvrage  les 
objections  prcsentccs  par  Saint-Martin  contre  la 
doctrine  de  la  sensation.  E.  G. 

GARNIER  (.Vdolplip),  né  à  Paris  en  1801,  finis- 
sait SCS  ctiulos  au  moment  où  des  maîtres  célè- 
bres renouvelaient  la  philosophie  française.  Les 
leçons  deJoufFroy  au  collège  Bourbon  éveillèrent 
sa  vocation,  et  après  de  vains  efforts  pour  s'inté- 
resser à  l'étude  au  droit,  il  coda  à  son  goût  pour 
cette  autre  science  qu'il  devait  honorer  par  son 
caractère  et  servir  par  ses  travaux.  Kn  1827  il 
la  professait  au  collège  Saint-Louis,  puis  à  l'Ë- 
cole  normale;  et  enfin  désigné  par  Joufi'roy,  déjà 
atteint  du  mal  dont  il  devait  mourir,  pour  le 
suppléer  dans  sa  chaire  de  la  Sorbonne ,  il  en 
devint  titulaire  en  1842.  En  1859  il  fut  élu  mem- 
bre de  l'Académie  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques. Sa  vie,  d'ailleurs  aussi  calme  qu'elle 
était  laborieuse  et  honnête,  fut  attristée  dans  ses 
dernières  années  par  la  perte  d'un  fils  unique. 
La  douleur  r^u'il  en  ressentit  ne  céda  ni  à  sa 
ferme  volonté  ni  aux  distractions  du  travail  ;  il 
ne  fit  plus  que  languir  et  mourut  en  1864,  en 
laissant  la  renommée  d'une  belle  âme  et  d'un 
philosophe  recommandable.  Une  partie  de  ses 
titres  a  péri  avec  lui  ;  et  ceux-là  seuls  qui  l'ont 
entendu  peuvent  apprécier  les  mérites  d'un  en- 
seignement qui  réunissait  autour  d'une  chaire, 
consacrée  par  le  souvenir  récent  de  Joufi'roy,  un 
auditoire  qu'il  savait  retenir  par  la  sincérité  de 
ses  convictions  et  la  clarté  de  sa  parole.  Mais  il 
a  laissé  un  assez  grand  nombre  d'ouvrages  qui 
assurent   à  son   nom    une    estime    durable. 

Il  débuta  par  des  essais  poétiques  dont  ses 
amis  seuls  ont  reçu  la  confidence,  et  donna  des 
articles  sur  diverses  questions  d'art  au  Produc- 
teur, à  la  Revue  encyclopédique  et  au  Globe.  En 
1827  il  présenta  à  un  concours  institué  par  une 
Société  privée  un  Mémoire  sur  la  peine  de  mort 
qui  fut  couronné  ;  presque  en  même  temps  il 
soutenait  à  la  Faculté  des  thèses  sur  Reid,  et 
sur  l'essence  de  la  poésie.  A  partir  de  1830,  il  a 
trouvé  sa  voie  et  ne  la  quittera  plus;  alors  pa- 
raissent successivement  un  Précis  de  psychologie, 
ouvrage  très-estimable  dans  sa  simplicité;  une 
édition  àesŒunres  philosophiques  de  Descaries 
(1835),  très-judicieusement  extraites  de  l'ensem- 
ble de  ses  travaux;  un  Essai  sur  la  psychologie 
et  la  phrénologie  comparées  (1839),  où  il  cri- 
tique avec  justesse  les  erreurs  de  Gall  et  de 
Spurzheim  sur  la  nature  et  le  nombre  des  facul- 
tés de  l'esprit  ;  un  Traité  de  morale  sociale 
(1850),  couronné  par  l'Académie  française,  et 
qui  prouve  qu'il  n'était  pas  indifférent  aux  gran- 
des questions  agitées  en  ces  temps  de  trouble  ; 
et  enfin  son  livre  de  prédilection,  celui  que 
M.  Janet  appelle  «  le  seul  monument  de  la  science 
{)sychologique  de  notre  temps  :  »  le  Traité  des 
facultés  de  Vùme  (1852),  dont  une  seconde  édi- 
tion paraissait  au  moment  même  où  il  succom- 
bait. Il  faut  joindre  à  ces  travaux  plusieurs  mé- 
moires insères  dans  le  recueil  des  séances  de 
l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques, 
un  article  de  ce  Dictionnaire,  une  Notice  sur 
Joufi'roy,  tout  à  la  fois  pleine  d'émotion  et  de 
sagacité,  et  des  essais  sur  l'histoire  de  la  morale 
dans  Vantiquité  qui,  bien  qu'inachevés,  ont  été 
réunis  en  1865  en  un  volume  auquel  une  belle 
Introduction  de  M.  Prévost-Paradol  donne  un 
nouveau  prix.  Dans  tous  ces  ouvrages,  écrits 
d'une  manière  simple,  se  retrouvent  les  qualités 

DICT.    PHILOS. 


propres  à  M.  Garnier  :  on  y  chercherait  vaine- 
ment ces  vives  clartés  qui  éblouissent,  ou  ces  vues 
d'ensemble  qui  embrassent  un  grancl  nombre  de 
vérités  éparses  :  on  y  remanjuo  i)lutôt  le  goût  des 
détails,  la  finesse  des  analyses,  une  extrême  dé- 
fiance quand  il  faut  conclure,  un  courage  pa- 
tient qui  ne  recule  pas  devant  les  minuties,  tous 
mérites  qui  tiennent  à  la  modération  de  l'esprit 
et  non  pas,  comme  on  pourrait  le  croire,  a  lu 
médiocrité  du  talent.  Quant  aux  doctrines  expo- 
sées dans  ses  livres,  il  faut  évidemment  en 
faire  deux  parts  :  l'une,  la  plus  considérable, 
comprend  celles  qui  reviennent  à  ses  maîtres 
écoss  lis  ou  français;  sans  doute  il  ne  les  a  ja- 
mais servilement  reproduites;  souvent  il  les  a 
heureusement  complétées  ou  corrigées,  et  il 
n'en  est  pas  une  qu'il  n'ait  laissée  en  meilleur 
état  qu'il  ne  l'avait  reçue  ;  si  donc  il  continue, 
comme  on  l'a  dit,  les  traditions  de  l'école  écos- 
saise, tout  au  moins  cette  école  est-elle  chez  lui 
en  mouvement  et  en  progrès.  Mais  nous  devons 
négliger  ici  cette  partie  de  son  œuvre,  et  indi- 
quer seulement  quel([ues-unes  des  idées  qui  lui 
sont  propres.  Quoiqu'il  n'ait  aucune  prétention 
à  l'originalité  et  «  qu'il  n'aime  pas  à  être  seul 
dans  sa  voie,  mais  à  marcher  avec  la  foule  sur 
les  grands  chemins  battus  de  tous,  »  il  a  cepen- 
dant sa  physionomie  particulière  parmi  les  phi- 
losophes de  son  temps,  et  voici  quelques  traits 
rapides  qui  suffiront  à  le  faire  reconnaître.  On 
les  emprunte  à  la  psychologie,  qui  pour  cet  esprit 
prudent  est  à  peu  près  la  philosophie  tout  en- 
tière. 

Joufi'roy  avait  dit  dans  une  de  ses  dernières 
leçons  «  la  psychologie  qui  est  le  fondement,  le 
point  de  départ,  la  condition  de  toutes  les  scien- 
ces philosophiques,  est  très-peu  avancée.  »  M.  Gar- 
nier a  retenu  ces  paroles,  et  a  consacré  sa  vie  à 
une  étude  alors  délaissée,  malgré  l'importance 
qu'on  lui  attribuait.  D'abord  il  en  modifie  pro- 
fondément la  méthode,  et  au  lieu  de  se  borner  à 
la  méditation  solitaire  et  à  l'observation  person- 
nelle, il  cherche  partout  les  traits  de  la  naturo 
humaine,  interroge  les  poètes,  les  moralistes,  les 
voyageurs,  les  historiens,  et  ne  dédaigne  pas  de 
reconnaître  l'ébauche  de  notre  âme  chez  les  ani- 
maux, qui  sentent  et  connaissent  en  quelque 
mesure.  Il  a  aussi  prévenu  des  critiques  qui  n'en 
sont  pas  moins  répétées  tous  les  jours  et  des  in- 
novations prétendues  qui  datent  de  très-loin;  il 
n'a  pas  ignoré  l'importance  de  la  physiologie, 
il  n'a  pas  méconnu  l'utilité  de  ces  observations 
qu'on  désigne  sous  les  noms  ambitieux  de  psy- 
chologie morbide,  de  psychologie  comparée,  etc., 
et  dont  on  se  promet  monts  et  merveilles.  Il  est 
spiritualiste  à  la  manière  d'Aristote,  plutôt  qu'à 
la  façon  de  Descartes.  L'âme  est  bien  pour  lui 
une  force  et  non  pas  un  organe;  mais  cette 
force  il  ne  la  confine  pas  dans  les  bornes  étroi- 
tes de  la  nature  humaine;  il  la  reconnaît  à  un 
degré  inférieur,  partout  où  il  y  a  un  principe 
individuel,  déjà  visible  chez  les  animaux,  et 
s'élevant  peu  à  peu  avec  de  nouvelles  puis- 
sances jusqu'à  l'homme  qui  résume  en  lui  tous 
les  attributs  des  êtres  inférieurs,  et  y  ajoute 
par  surcroit  la  conscience,  la  raison,  la  li- 
berté. Ces  nouveaux  pouvoirs  n'excluent  pas 
les  autres,  et  elle  reste  en  nous,  comme  chez 
tous  les  êtres  vivants,  la  cause  du  mouvement, 
grâce  à  une  faculté  motrice,  qu'on  a  trop  né- 
gligée, et  celle  des  instincts  qu'on  ne  peut  attri- 
buer à  l'organisation.  N'est-elle  pas  aussi  un  prin- 
cipe, celui  de  la  vie?  Il  inclinait  à  le  croire,  et  on  a, 
pu  l'entendre  à  la  Sorbonne,  prendre  parti  pour 
le  nouvel  animisme,  qui  rattache  à  la  même 
origine,  sans  en  contester  les  différences,  les 
opérations  de  la  pensée  et  les  fonctions  de  la  vie. 

38 


GARN 


-  594  — 


GARN 


Mais  les  scrupules  lui  vinrent  plus  tard  :  «  L'âme, 
dit-il,  peut  Ctre  la  cause  de  la  vie,  quoiqu'elle 
n'en  ait  pas  conscience....  Mais  ce  sera  toujours 
une  su|iposition.  »  Réserve  trcs-])rudente,  si 
l'auteur  professait  que  la  conscience  embrasse 
de  ses  perceptions  toute  l'activité  spirituelle, 
mais  qui  paraît  excessive  de  sa  part,  puisqu'il 
enseigne  qu'une  bonne  partie  de  nos  actes  et 
de  nos  affections  reste  ignorée  de  nous,  et  que 
«  toute  action  continue  de  l'âme  échappe  au 
sens  intime.  » 

La  division,  la  nomenclature,  la  distinction  des 
facultés  est  un  des  sujets  où  l'esprit  délicat  de 
M.  Garnier  s'arrêtait  peut-être  avec  trop  de  com- 
plaisance. Il  croyait  de  bonne  foi  que  la  psycho- 
logie ne  pouvait  faire  de  progrès,  si  elle  reculait 
devant  ces  complications.  «  Le  but  principal  du 
présent  ouvrage,  disait-il  dans  la  préface  de  son 
Traité  des  facultés  de  l'âme,  c'est  d'établir  la 
multiplicité  des  facultés.  »  Heureusement  pour 
lui,  il  ne  s'est  pas  épuisé  à  cette  tâche  un  peu  sté- 
rile, et  ses  descriptions  des  faits  valent  mieux 
que  ses  dissections  des  puissances  de  l'âme.  Il 
est  le  premier  qui  ait  essayé,  dans  l'école  mo- 
derne, une  analyse  de  la  puissance  d'aimer,  et 
des  diverses  inclinations  qui  la  constituent.  Sans 
doute  sa  psychologie  du  cœur  humain  est  un  peu 
trop  anecdotique,  et  s'éparpille  en  une  foule 
de  remarques  où  se  perd  l'unité  de  la  théorie; 
mais  elle  a  ramené  l'attention  sur  des  ques- 
tions trop  dédaignées,  elle  a  réformé  le  lan- 
gage, et  préparé  les  voies  à  des  études  plus  ra- 
tionnelles. Il  en  est  de  même  de  sa  théorie  de 
la  connaissance  des  corps,  sujet  difficile  et  plus 
que  jamais  controversé,  où  il  a  rencontré  du 
moins  des  vérités  de  détail,  comme  la  critique  si 
juste  de  l'ancienne  distinction  entre  les  pro- 
priétés premières  et  secondes  de  la  matière. 
Mais  il  est  encore  plus  intéressant  de  recueillir 
ses  vues  assez  originales  sur  la  certitude  et  la 
portée  de  nos  connaissances. 

11  reconnaît  dans  l'intelligence  trois  opérations 
distinctes  :  l'une  saisit  des  objets  réels  qui  exis- 
teraient, quand  bien  même  nous  ne  les  con- 
naîtrions pas,  c'est  la  perception;  la  seconde,  au 
contraire,  n'a  pas  d'objet  distinct  d'elle-même, 
et  les  images  qu'elle  produit  ne  sont  rien  de 
plus  que  l'action  de  l'esprit  qui  les  forme;  c'est 
la  conception.  Ces  deux  facultés  ne  peuvent  ni 
nous  tromper,  ni  même  nous  laisser  incertains  ; 
nous  distinguons  avec  une  véritable  infaillibi- 
lité, d'une  part,  les  objets  réels,  l'âme,  le 
monde  et  Dieu,  et  de  l'autre,  les  fantômes  que 
nous  créons  nous-mêmes.  L'erreur  et  le  doute 
proviennent  d'une  autre  puissance  intellectuelle, 
la  croyance,  dont  l'objet  peut  être  réel  ou  fic- 
tif, et  qui  a  trois  formes  :  l'induction  qui  nous 
assure  de  la  constance  de  la  nature,  l'inter- 
prétation qui  nous  fait  mettre  certaines  idées 
sous  certains  signes,  la  foi  naturelle  qui  nous 
persuade  de  la  perfection  de  Dieu,  inaccessible 
à  tout  autre  moyen  de  connaître.  Cette  facul- 
té de  croire  s'attache  au  faux  comme  au  vrai, 
du  moins  sous  ses  deux  premières  formes,  et 
toute  erreur  est  imputable  à  l'induction  ou  à 
l'interprétation.  Mais  si  nous  ne  pouvons  nous 
élever  à  Dieu  que  par  un  acte  de  foi,  quel  sera 
donc  le  rôle  de  la  raison  dans  l'économie  de  nos 
facultés?  C'est  ici  que  M.  Garnier  s'éloigne  de 
son  école,  et  fait  même  une  large  brèche  aux 
principes  de  la  morale,  de  l'esthétique  et  de  la 
théodicée,  tels  que  les  enseignent  les  platoni- 
ciens de  notre  temps.  La  raison,  disent-ils,  en 
répétant  Malebranche  et  Fénelon,  est  imperson- 
nelle, son  foyer  est  en  Dieu,  et  de  là  partent  tous 
les  rayons  qui  éclairent  nos  esprits,  —  non,  ré- 
pond M.  Garnier,  cette  faculté  est  à  nous  ;  elle 


ne  participe  pas  plus  à  la  raison  suprême  que 
nos  sens  ou  notre  conscience;  tout  au  plus  y 
ressemble-t-elle  davantage,  et  par  elle  avons- 
nous  le  privilège  de  penser  pour  notre  propre 
compte,  comme  Dieu  pour  le  sien.  Mais  que  va- 
lent en  définitive  les  idées  qu'un  attribue  à  cette 
raison?  Sur  ce  point  si  délicat  il  faut  choisir 
entre  le  scepticisme  de  Kant  et  le  rationalisme 
de  M.  Cousin,  soutenir  avec  l'un  que  ces  idées 
sont  les  formes  de  l'esprit,  ou  avec  l'autre  qu'elles 
sont  des  aspects  divers  de  l'absolu.  D'une  part 
l'infini  est  une  pensée,  de  l'autre  il  est  un  être. 
Où  se  trouve  la  vérité?  Ni  d'un  côté  ni  de  l'autre, 
ou  plutôt  des  deux  côtés,  si  l'on  en  croit  M.  Gar- 
nier. II  y  a  en  effet  une  loi  intellectuelle  trèà- 
générale  d'après  laquelle  à  chaque  perception 
correspond  une  conception.  Ainsi  par  les  sens 
nous  percevons  les  corps,  et  nous  pouvons  par 
l'imagination  en  concevoir  les  images.  Cette  as- 
sociation des  deux  pouvoirs  ne  s'interrompt  pas 
dans  la  connaissance  de  l'absolu,  et  la  raison 
elle-même  est  à  la  fois  une  perception  et  une 
conception.  D'un  côté  elle  atteint  la  réalité,  ou 
pour  mieux  dire,  trois  réalités  distinctes,  la 
cause  première  qui,  grâce  à  un  acte  de  foi,  de- 
vient un  Dieu  parfait,  l'espace  et  le  temps; 
de  l'autre  elle  forme  des  idées  qui  ne  corres- 
pondent à  aucun  objet,  comme  les  vérités  des 
mathématiques,  celles  de  l'esthétique  et  de  la 
morale.  En  un  mot,  la  raison  a  deux  attribu- 
tions :  elle  perçoit  l'absolu,  elle  conçoit  l'idéal. 
Hors  de  la  pensée,  il  n'y  a  ni  justice,  ni  beauté, 
ni  vérité;  mais  hors  d'elle  subsistent  dans  toute 
leur  éternité  la  force  absolue,  le  temps  et  l'es- 
pace infini.  Si  l'on  demande  à  M.  Garnier  ce 
que  sont  ces  deux  derniers  objets,  des  attributs 
ou  des  substances?  il  répondra  qu'ils  ne  sont  ni 
l'un  ni  l'autre;  il  ne  faut  pas  lui  en  demander 
davantage.  Quant  à  ces  prétendus  principes  qu'on 
érige  sous  le  nom  de  vérités  premières  en  règles 
de  tous  nos  jugements,  la  plupart  ne  dépassent 
pas  l'expérience,  et  beaucoup  sont  de  véritables 
tautologies,  ou  comme  l'a  dit  Locke,  des  proposi- 
tions frivoles.  On  peut  contester  la  solidité  de 
cette  théorie;  mais  elle  mérite  mieux  qu'une 
critique  sommaire,  et  elle  prouve  qu'un  esprit 
naturellement  timide  arrive  à  la  hardiesse  par 
simple  amour  de  la  vérité.  E.  C. 

GARNIER  (.lean-Jacqucs),  né  à  Gorron,  bourg  du 
département  de  Mayenne,  le  18  mars  1729,  mort  à 
Paris  le  21  février  1803,  membre  de  l'Académie 
des  inscriptions  et  belles-lettres,  a  laissé  la  ré- 
putation d'un  historien  érudit  et  profond.  Il  dut 
à  ses  études  philosophiques  l'excellente  méthode 
qui  recommande  son  traité  de  VOrigine  du  gou- 
vernement français,  couronné  en  1761  par  l'Aca- 
démie des  inscriptions,  et  ses  additions  à  ['His- 
toire de  France  de  "Velly  et  de  Villaret.  Il  y  a 
diverses  manières  d'écrire  l'histoire.  On  a,  de 
nos  jours,  mis  en  système  l'imitation  des  vieux 
annalistes;  on  a  dit  que  le  but  de  l'écrivain, 
dans  l'exposition  des  faits  accomplis,  doit  être 
simplement  de  raconter,  non  de  prouver.  Gar- 
nier n'approuvait  pas  ce  système  :  comme  il 
avait  apporté,  dans  l'étude  de  nos  archives  his- 
toriques, un  jugement  trop  exercé  pour  s'arrê- 
ter a  la  surface  des  choses,  ainsi,  dans  le  récit 
des  événements,  il  ne  se  contenta  pas  d'être  un 
romancier  plus  ou  moins  habile,  il  fut  un  véri- 
table philosophe.  C'est  tout  ce  que  nous  devons 
dire  ici  de  ses  travaux  historiques. 

Les  Mémoires  de  l'Académie  des  inscriptions 
contiennent  plusieurs  dissertations  de  Garnier 
sur  divers  points  de  critique  philosophique.  La 
première  de  ces  monographies,  publiée  dans  le 
recueil  de  l'année  1768,  a  pour  objet  le  Carac- 
tère de  la  philosophie  socratique.  Platon  doit-il 


CtARV 


—  595  — 


GARV 


être  considéré  comme  l'interprète  fidèle  de  la 
doctrine  de  Socratel?  ou  bien  faut-il  admettre,  sui- 
vant les  dires  de  Diogène  Laërce  et  de  Brucker, 
3ue  Platon,  doué  d'un  esprit  éclecticjue,  a  répro- 
uit  et  concilié,  dans  ses  Dialogues,  les  opinions 
do  Pythagorc  sur  la  pliilosophie  première,  celles 
d'Heraclite  sur  les  problèmes  ontologiques,  et 
celles  de  Socrate  sur  la  morale?  Garnier  affirme 
que  Socrate  a  dû  nécessairement  aborder,  de- 
vant ses  disciples,  toutes  les  questions  auxquelles 
on  le  voit  répondre  dans  les  Dialogues,  et  que 
Platon,  qui  professait  pour  son  maître  une  vé- 
nération si  profonde,  n'a  pu  lui  attribuer,  comme 
on  le  prétend,  les  sentiments  d'autrui.  Platon 
était,  de  tous  les  philosophes  anciens,  celui  que 
Garnier  affectionnait  le  plus.  On  lit  encore,  dans 
les  Mémoires  de  VAcadcmie  des  inscriptions, 
trois  dissertations  du  même  auteur:  sur  VUsage 
que  Platon  a  fait  des  fables  (séance  du  19  mars 
1762),  sur  le  Cratijle  (séance  du  11  mars  1763), 
et  sur  les  Paradoxes  philosophiques  (séance  du 
22  mars  1765).  L'épicurien  Colotès  avait,  au  té- 
moignage de  Macrobe,  blâmé  Platon  d'avoir, 
dans  ses  Dialogues,  raconté  trop  de  légendes 
populaires,  et  d'avoir  ainsi  compromis  la  gravité 
du  pallium.  Garnier  ne  croit  pas  que  ce  repro- 
che soit  bien  fondé,  Platon  n'ayant  jamais  con- 
fondu la  fiction  et  la  vérité.  L'opinion  de  Garnier 
sur  le  Cratijle  est  singulière.  Dans  ce  dialogue, 
Socrate  disserte  amplement  sur  l'origine  et  la 
nature  des  mots.  Proclus,  Marsile  Ficin,  tous  les 
interprètes  de  Platon  ont  pris  au  sérieux  l'argu- 
mentation du  Crahjle.  Suivant  Garnier,  toute 
cette  argumentation  n'est  qu'une  ingénieuse 
ironie  :  le  problème  de  l'origine  des  mots  offrant 
à  Socrate  une  occasion  de  parler  d'Heraclite,  il 
ne  la  néglige  pas,  et  il  critique  fort  plaisam- 
ment les  assertions  ontologiques  de  l'école  d'É- 
phèse.  Dans  son  mémoire  sur  les  Paradoxes, 
Garnier  prétend  démontrer  que  toutes  les  formu- 
les de  l'éthique  stoïcienne  sont  des  emprunts 
faits  par  Chrysippe  et  par  ses  disciples  aux  livres 
socratiques,  et  surtout  aux  Dialogues  de  Platon. 

Garnier  a  encore  publié,  dans  les  Mémoires 
de  V Académie  des  inscriptions,  des  Réflexions 
sur  un  parallèle  d'Homère  et  de  Platon,  de 
l'abbé  Massieu  ;  une  Dissertation  sur  le  tableau 
de  Cébès  (t.  XLVIII  des  Mémoires),  qu'il  ne  faut 
pas,  dit-il,  attribuer  à  Cébès  le  Thébain,  mais  à 
un  stoïcien  du  nom  de  Cébès,  né  à  Cy/ique,  dont 
il  est  question  dans  le  quatrième  livre  des  Déip- 
nosophistes  d'Athénée,  un  mémoire  sur  les  Ou- 
vrages d'Épictète  (séance  du  3  février  1792), 
travail  fort  remarquable,  qui  sera  longtemps 
entre  les  mains  des  érudits  ;  un  autre  mémoire 
sur  VArt  oratoire  de  Corax  (séance  du  8  fruc- 
tidor an  XI),  et  des  Observations  sur  quelques 
ouvrages  du  stoïcien  Panétius  (séance  du  4  bru- 
maire an  XII).  Garnier  avait  commencé  par  étu- 
dier Platon,  et  il  avait  conçu  pour  ce  philoso- 
phe, décrié  par  les  encyclopédistes^  une  admira- 
tion tellement  vive,  qu'il  ne  voulait  pas  connaî- 
tre d'autre  doctrine  que  la  sienne.  Vers  la  fin 
de  sa  vie,  il  se  montra  moins  passionné,  moins 
exclusif;  il  fréquenta  les  stoïciens^  se  plut  dans 
leur  commerce,  et  leur  rendit  justice. 

Une  Notice  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  Gar- 
nier, lue  dans  la  séance  publique  du  11  avril 
180Ô,  par  le  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie 
des  inscriptions,  contient  de  curieux  détails  sur 
la  vie  exemplaire  de  cet  écrivain  recommanda- 
ble  à  tant  de  titres.  M.  B.  Hauréau  lui  a  consa- 
cré une  notice  fort  étendue  dans  le  premier  vo- 
lume de  son  Histoire  littéraire  du  Maine. 

B.  H. 

GARVE  (Christian  ou  Chrétien)  naquit  à 
Breslau  en   1742.    Il  professa  la  philosophie  à 


Leipzig,  de  1769  à  1792,  et  mourut  en  1798.  Sa 
doctrine,  et  la  forme  populaire  dont  il  a  su  la 
revêtir,  nous  révèlent  un  esprit  souple  et  facile 
plutôt  qu'un  profond  penseur.  Il  est  psychologue 
avant  tout,  même  en  morale;  il  s'attache  sur- 
tout à  l'observation  et  à  la  description  des  faits. 
Il  fut  cependant  le  premier  à  faire  connaître  au 
public  la  Critique  de  la  Raison  pure  de  Kant; 
mais  il  s'en  acquitta  d'une  manière  si  impar- 
faite, si  superficielle,  que  le  philosophe  de  Kœ- 
nigsberg  en  fut  très-peu  satisfait.  S'il  n'est  pas 
métaphysicien,  en  revanche  Garve  est  un  mora- 
liste du  plus  grand  mérite,  un  observateur  plein 
de  finesse  et  de  tact.  Sa  manière  aisée,  et  libre 
des  chaînes  de  l'école,  a  donné  à  son  talent  un 
caractère  d'originalité  remarquable.  Il  peint  le 
monde  et  l'homme  tels  qu'il  les  trouve  en  géné- 
ral sur  le  théâtre  vivant  des  mœurs  et  de  la 
conscience.  Ses  couleurs  sont  si  fraîches  et  si 
heureusement  combinées,  ses  tableaux  si  vrais, 
si  frappants  et  si  clairs,  qu'on  oublie  facilement 
tout  ce  qu'il  y  a  d'art  dans  cette  manière  de 
voir  et  de  peindre.  11  ne  faut  donc  pas  s'éton- 
ner si  Garve  est  le  philosophe  des  gens  du  monde. 
Il  aimait  beaucoup  lui-même  la  société,  surtout 
celle  qu'on  appelle  la  bonne  compagnie:  c'est  là 
qu'il  prenait  ce  qu'il  avait  l'air  de  donner  gra- 
tuitement; il  ne  faisait  que  rendre  au  monde  ce 
que  le  monde  lui  avait  prêté.  Au  reste,  il  analy- 
sait mieux  les  sentiments  moraux  que  les  im- 
pressions des  sens.  Son  principe  en  morale  était 
celui  des  stoïciens:  vivre  conformément  à  la  na- 
ture. Seulement  il  l'entendait  d'une  manière  un 
peu  plus  large,  puisque  la  vertu  n'était  pour  lui 
que  la  nature  humaine  agissant  librement.  Mais 
il  attribuait  à  l'homme  un  penchant  naturel  au 
bien.  Sa  morale  est  douce  et  bienveillante;  elle 
attend  beaucoup  des  hommes,  que  Garve  croyait 
plutôt  bons  que  méchants. 

Garve  a  laissé  de  nombreux  écrits;  ceux  qui 
nous  intéressent  plus  particulièrement  sont  : 
des  Inclinations,  ouvrage  couronné  et  imprimé 
dans  un  recueil  de  morceaux  du  même  genre, 
in-4,  Berlin,  1769;  —  Mélanges  de  traités  di- 
vers (la  plupart  relatifs  à  l'esthétique),  in-8, 
Leipzig,  1779  ;  —  du  Caractère  des  campa- 
gnards, in-8,  Breslau,  1786,  1796;  —  Union  de 
la  morale  avec  la  politique,  in-8,  ib.,  1788;  — 
Essais  sur  différents  objets  de  morale,  de  litté- 
rature et  de  la  vie  sociale,in-B,  ib.,  1792  (Impar- 
tie) ;  —  Mémoires  divers,  publiés  d'abord  sépa- 
rément, ou  insérés  dans  les  journaux,  in-8,  ib.. 
1796;  —  Considérations  sur  les  principes  géné- 
raux de  la  morale,  iii-8,  ib.,  1798;  —  Lettres 
intimes  à  une  amie,  in-8,  Leipzig,  1801  ;  —  de 
l'Existence  de  Dieu,  in-B,  Breslau,  1802; — Let- 
tres à  Chr.-F.  Weisse  et  à  quelques  autres 
amis,  in-8  (2'  partie),  Leipzig,  1803  ;  —  Corres- 
pondance entre  Garve  et  Zollekofer,  in-8,  ib., 
1804;  —  Lettres  à  sa  m.ère,  in-8,  Breslau,  1830. 
La  mère  de  Garve  ayant  eu  beaucoup  d'influence 
sur  la  culture  intellectuelle  de  son  fils,  ces  let- 
tres sont  par  là  même  très-intéressantes.  Garve 
a  traduit  un  grand  nombre  d'ouvrages  grecs,  la- 
tins et  anglais,  en  les  enrichissant  de  notes  et 
d'observations.  On  possède  aussi  de  lui  plusieurs 
écrits  académiques  de  circonstance,  parmi  les- 
quels nous  citerons  les  suivants  :  ae  Nonnullis 
quœ  pertinent  ad  logicam  probabilium,  in-4. 
Halle,  1766;  —  de  Ratione  scribendi  histoi-iam 
philosophiœ,  in-4,  Leipzig,  1768;  —  Legendo- 
rum  philosophorum  veterum  prœcepla^  noiv 
nulla  et  exemplum,  in-4,  Leipzig,  1770.  — 
Ajoutons  à  cela  divers  articles  de  journaux,  qui 
ne  sont  pas  sans  intérêt.  On  peut  consulter  pour 
l'histoire  de  sa  vie  :  Schlichtegroll,  nécrolog., 
1798,  t.  II  ;  une  exposition  du  caractère  de  ses 


GASS 


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GASS 


écrits  par  Manso,  dins  sa  Feuille  provinciale  de 
Silésie,  1799;  —  SclioUe,  Lettres  sur  les  miiira- 
(jes  et  la  philosophie  de  Oarve,  Leipzig,  in-8, 
■jgOO  :  —  les  Contemporains,  nouvelle  série, 
n°  16,  in-8,  ih.,  18'2Ô.  J.  T. 

GASSENDI,  OU  quelquefois  GASSEND  (Pierre), 
est,  si  nous  on  croyons  Tennemann,  le  plus  sa- 
vant parmi  les  philosophes,  et  le  plus  habile 
philosophe  parmi  les  savants  du  xvir  siècle.  11 
naquit  le  22  janvier  1592,  au  village  de  Champ- 
tercier,  près  de  Digne,  de  parents  çeu  riches, 
mais  rccommandables  par  leur  piété  et  par  la 
douceur  de  leurs  mœurs.  Sur  les  instances  de 
son  oncle  maternel,  curé  de  Champtercier,  qui, 
en  lui  apprenant  à  lire^  avait  remarqué  ses  heu- 
reuses dispositions,  il  lut  envoyé  au  collège  de 
Digne,  où  il  fit  de  rapides  progrès  dans  l'étude 
des  langues  et  des  mathématiques.  Écolier,  il 
avait  pris  pour  devise  ces  mots  :  Sapere  aude,et, 
dans  les  petites  comédies  qu'il:  faisait  représen- 
ter par  ses  camarades,  il  manifestait  déjà  cette 
humeur  comique  et  ce  tour  d'agréable  ironie 
qui  distinguent  ses  écrits  polémiques.  A  qua- 
torze ans,  il  se  retira  à  la  maison  paternelle 
pour  s'y  préparer  à  l'étude  de  la  philosophie,  et, 
après  une  année  de  travaux  solitaires  que,  mal- 
gré la  prière  de  ses  parents,  il  interrompait  à 
peine  par  quatre  heures  de  sommeil,  il  alla  étu- 
dier la  philosophie  à  Aix,  sous  le  P.  Fesaye, 
grand  carme.  Ce  religieux  se  plaisait  à  répéter 
qu'il  ne  savait  si  le  jeune  Gassend  était  son 
écolier  ou  son  maître,  tant  il  avait  de  capacité 
et  d'esprit,  et  souvent  il  le  priait  de  faire  la  le- 
çon en  son  absence.  Ayant  achevé  ses  études  de 
philosophie  et  de  théologie,  Gassendi  fut,  en 
1612,  appelé  à  la  direction  du  petit  collège  de 
Digne,  et,  en  1616,  après  avoir  obtenu,  à  Avi- 
gnon, le  bonnet  de  docteur  en  théologie,  il  fut 
nommé  par  le  chapitre  de  Digne  à  la  théologale 
qui  se  trouvait  vacante.  Une  contestation  qui 
s'éleva  au  sujet  de  ce  bénéfice  le  força  d'aller  à 
Paris,  où  il  gagim  son  procès.  11  prit  en  même 
temps  le  diaconat,  et,  de  retour  en  Provence,  il 
fut  ordonné  prêtre  le  l"  août  1617. 

Ce  fut  alors  que  Gassendi  obtint  la  chaire  de 
philosophie  à  l'université  d'Aix.  Il  se  conl'orma 
d'abord  aux  do:;trines  reçues,  mais  bientôt  il  se 
fatigua  des  disputes  de  l'école,  et  les  découver- 
tes de  Copernic,  de  Galilée,  de  Kepler  lui  dé- 
montrant l'insuffisance  de  l'aristotélisme,  parti- 
culièrement en  matière  de  philosophie  naturelle, 
il  essaya  de  la  faire  reconnaître  en  public  dins 
ses  leçons  et  dans  les  thèses  qu'il  eut  à  faire 
soutenir  pour  ou  contre  Aristote.  Il  était  encou- 
ragé dans  cette  direv:tion  par  le  savant  Pcyresc, 
et  surtout  par  Gaultier,  prieur  de  la  Valette,  qui 
se  livrait  avec  lui  à  des  observations  astronomi- 
ques. Son  enseignement  dura  six  ans,  pendant 
lesquels  il  recueillit  un  grand  nombre  de  notes 
critiques  sur  la  philosophie  du  Lycée;  «  mais, 
nous  dit  Antoine  de  la  Poterie,  son  secrétaire  et 
son  biographe,  les  Pères  jésuites  s'introduisant 
adroitement  dans  Aix  et  s'emparant  aussitôt  du 
collège,  il  se  vit  contraint  d'aller  achever  son 
cours  dans  une  grande  salle  que  Mgr  Tévêque  de 
Sisteron,  son  ami,  lui  prêta  pour  cet  efi"et.  Il  se 
retira  donc  en  son  bénéfice  à  Digne,  où  il  s'a- 
donna à  faire  des  prédications  aux  chanoines  ses 
confrères  et  au  peuple.  » 

Député  à  Grenoble  par  le  chapitre  de  Digne, 
Gassendi  se  rendit  aux  sollicitations  de  ses  amis, 
et  fit  imprimer  dans  cette  ville  ses  Exercilalio- 
nes  paradoxicœ  adversus  Arisloteleos.  Cet  ou- 
vrage, publié  en  1624,  c'est-à-dire  quatre  ans 
après  le  Novum  Organum,  et  treize  ans  avant 
le  Discours  de  la  Méthode,  fit  un  grand  bruit 
dans  le  monde  philosophique,  et    attira  l'atten- 


tion sur  l'auteur.  En  septembre  de  la  même  an- 
née, Gassendi  retourna  à  Paris,  et  pendant  le 
séjour  qu'il  y  fit,  il  se  lia  avec  la  plupart  des 
esprits  distingués  de  son  temps,  La  Mothe  Le 
Vayer,  le  P.  Mersenne,  Descartes,  et  avec  plu- 
sieurs personnages  d'une  haute  condition.  Au 
mois  d'avril  .suivant,  il  revint  en  Provence,  où 
il  passa  quatre  ans  sans  rien  publier.  L'adver- 
saire du  péripatétisme  avait  cependant  promis 
d'ajouter  cinq  autres  livres  à  ses  Exercitationes, 
mais  il  se  ravisa;  et,  soit  que  le  prêtre  fût  inti- 
midé par  les  résistances  que  ses  opinions  ren- 
contraient dans  ses  supérieurs  ecclésiastiques, 
soit  que  le  philosophe  se  rappelât  le  sort  de  Ra- 
mus  et  de  Jordano  Bruno,  et  l'arrêt  prononcé  le 
4  septembre  1624,  pendant  qu'il  était  à  Paris, 
arrêt  par  lequel  le  Parlement  défendait,  à  peine 
dévie,  tenir  ni  enseigner  aucune  maxime  con- 
tre les  auteurs  anciens  et  approuvés,  soit  enfin 
(jue  le  novateur  eût  appris  que  Patrizzi  avait 
écrit  contre  le  Stagirite,  de  manière  à  ôter  toute 
nouveauté  aux  attaques  et  aux  violences  de  ses 
successeurs,  toujours  est-il  qu'il  garda  dé.sor- 
mais  le  silence  sur  Aristote. 

En  1628,  il  se  rendit,  pour  la  troisième  fois,  à 
Paris,  et  se  laissa  décider  par  son  ami  Luillier  à 
visiter  avec  lui  la  Flandre,  la  Hollande  et  l'An- 
gleterre; ce  voyage  le  mit  en  relation  avec  les 
savants  de  ces  pays,  et  particulièrement  avec 
Hobbes,  dont  il  fut  l'admirateur.  Au  milieu  des 
embarras  de  la  route,  Gassendi  trouva  le  moyen 
de  composer  son  traité  de  Parheliis,  sur  la  de- 
mande de  Peyresc,  et  son  Examen  de  la  doc- 
trine de  Fludd,  sur  les  instances  du  P.  Mer- 
senne,  qui,  attaqué  par  Fludd,  ne  voulait  pas 
répondre  lui-même.  En  1631,  il  observa  le  pre- 
mier le  passage  de  Mercure  sous  le  soleil,  an- 
noncé par  Kepler,  et  publia  sur  ce  sujet  de  pré- 
cieuses observations. 

Le  24  décembre  1633,  Gassendi  est  reçu  prévôt 
de  l'église  cathédrale  de  Digne.  Cette  époque  de 
sa  vie  présente  encore  une  grande  lacune  dans 
la  publication  de  ses  travaux  philosophiques;  il 
la  remplit  par  une  visite  des  côtes  de  Provence 
avec  le  duc  d'Angoulême,  gouverneur  de  cette 
province,  par  les  lettres  qu'il  écrivit  à  Galilée 
dans  sa  prison,  par  un  nouveau  voyage  à  Paris, 
comme  agent  du  clergé  de  Mantes,  par  la  publi- 
cation de  la  Vie  de  Peyresc,  par  plusieurs  obser- 
vations astronomiques,  enfin  par  quelques  tra- 
vaux d'anatomie. 

Mais  le  Discours  de  la  Méthode  avait  paru  en 
1637,  et  les  Méditations  en  1641.  Le  P.  Mersenne 
les  envoya  à  Gassendi  et  le  pria  de  les  examiner 
et  de  lui  en  dire  son  sentiment.  Gassendi  le  fit, 
et  adressa  ses  Objectioyis  à  Descartes  lui-même, 
qui  les  publia  avec  une  réponse  où  l'aigreur  se 
fait  sentir.  Gassendi  ajouta  des  Instances  à  ses 
objections,  et  les  envoya  en  Hollande  à  son  ami 
Sorbière,  qui  les  fit  imprimer.  Dans  sa  réponse 
aux  Instances,  Descaries  prit  un  ton  plein  de 
hauteur  et  de  supériorité  ;  il  affecta  d'adresser 
sa  lettre  à  son  libraire  Clerselier;  sur  plusieurs 
points,  il  se  renferma  dans  un  silence  dédai- 
gneux, et,  sur  la  plupart  des  autres,  il  répondit 
par  des  affirmations  absolues,  mais  dénuées  de 
preuves.  Plus  tard,  l'abbé  d'Estrces  réconcilia 
ces  deux  grands  esprits. 

En  164o,  le  cardinal  de  Richelieu,  archevêque 
de  Lyon,  le  pressa  d'accepter  la  chaire  de  mathé- 
matiques au  collège  royal  de  France,  où  ses  le- 
çons attirèrent  un  grand  nombre  d'auditeurs. 
Les  travaux  philosophiques  de  Gassendi  se  trou- 
vèrent encore  une  fois  interrompus  par  le  travail 
qu'il  publia  avec  Fermât  contre  le  jésuite  Le- 
cazre,  sur  V Accélération  des  graves  (1646),  par  la 
publication  de  son  Instilutio  astronomica  (1647), 


GASS 


—  597 


GASS 


ot  par  sa  querelle  avec  Morin  sur  le  mouvement 
de  la  terre.  Luiliier,  connaissant  les  notes  qu'il 
avait  recueillies  sur  la  vie  d'lîi)icur(',  le  pria  de 
les  lui  communiquer,  et,  les  ayant  obtenues,  il 
les  fit  imprimer  à  Lyon  en  1647.  L'accueil  l'ait  à 
ce  traité  encouragea  Gassendi.  Il  se  mit  avec 
une  nouvelle  ardeur  à  étudier  Épicure  et  à  pré- 
parer les  matériaux  des  imjiortants  ouvrages 
qu'il  donna  plus  tard  sur  ce  pmlusoplie  ;  mais  la 
faiblesse  de  sa  poitrine  le  lorça  de  quitter  sa 
chaire  en  1648,  et  de  se  rendre  dans  le  Midi  pour 
y  rétablir  sa  santé.  Après  avoir  séjourné  à  Lyon, 
a  Aix  et  à  Dijjne,  voyant  qu'il  allait  de  mal  en 
pis,  il  se  Tenait  à  Toulon,  où,  se  trouvant  bien 
de  l'air  de  la  mer,  il  resta  deu.x  ans,  «  travaillant 
à  se  construire  une  philosophie  après  avoir  bien 
considéré  tous  les  philosophes.  »  L'année  16.">3  le 
vit  de  nouveau  à  Paris,  consultant  les  liibliothè- 
ques,  mettant  la  dernière  main  à  sa  philosophie, 
et  publiant  en  même  temps  les  Vies  de  Coper- 
nic, de  Tijcho-Brahi',  V Histoire  de  Vé(jlisede  Di- 
One,  etc.  Enfin,  sa  santé  dépérissant  de  plus  en 
plus^  il  fut  obligé  de  cesser  tout  travail,  et  mou- 
rut a  l'âge  de  soixante-trois  ans,  le  24  octobre 
16f)5;  priant,  par  son  testament,  «  le  sieur  de 
Mont  mort  de  prendre  le  soing  de  la  conserva- 
tion de  ses  escriptz,  de  faire  imprimer  ceulx 
qu'il  en  jugera  dignes  ;  et  aussi  maître  Fran- 
(.•ois  Bernier,  docteur  en  médecine,  son  bon 
amy,  pour  la  cognoissance  qu'il  en  a,  de  bien 
vouloir  les  ranger  et  mettre  en  ordre.  » 

Montmort  exécuta  fidèlement  ses  intentions  et 
publia  ses  œuvres  complètes  à  Lyon,  en  1658, 
6  vol.  in-f".  Une  autre   édition,   également  en 

6  vol.  in-f°,  en  fut  donnée  à  Florence  en  1727, 
par  les  soins  d'Averanius.  De  son  côté,  Bernier 
répandit  et  popularisa  la  doctrine  de  son  maître 
et  de  son  ami  par  l'exposé  élégant  et  facile  qu'il 
en  donna  sous  le  titre  d'Abrégé  de  la  philoso- 
phie de  Gassendi,  S  vol.  in-12,  Lyon,  1678.  Une 
seconde  édition  donnée,  aussi  à  Lyon,  en  1684, 

7  vol.  in-12,  contient  de  plus  les  Doutes  de 
maitre  Dernier  sur  quelques-uns  des  princi- 
paux chapitres  de  son  Abrégé  de  la  philosophie 
de  Gassendi,  déjà  imprimés  séparément  à  Paris 
en  1682. 

Il  suffit  d'un  simple  coup  d'œil  jeté  sur  les 
œuvres  de  Gassendi,  pour  voir  quelle  était  l'éten- 
due et  la  variété  de  ses  connaissances. 

Historien,  il  a,  sous  la  forme  modeste  d'une 
préface  à  la  Vie  de  Tycho-Brahc,  donné  un 
excellent  précis  de  l'histoire  entière  de  l'astro- 
nomie. Par  l'histoire  de  la  logique  qu'il  a  tracée 
dans  la  1"  partie  de  son  Syntagma  philosophi- 
cum,  et  par  sa  savante  restauration  du  système 
d'Épicure,  il  a  montré,  le  premier  en  France, 
ce  que  devai  jnt  être  des  recherches  relatives  à 
l'histoire  de  la  philosophie. 

Astronome  et  physicien,  Gassendi  n'a  enrichi 
la  science  d'aucune  de  ces  découvertes  qui  font 
époque  ;  mais,  par  sa  rare  persévérance  à  suivre 
la  voie  de  l'observation,  il  a  puissamment  con- 
tribué à  éclaircir  et  à  confirmer  les  découvertes 
déjà  faites,  et  à  indiquer  aux  esprits  justes  le 
moyen  d'en  faire  de  nouvelles.  Tous  ses  travaux 
astronomiques  sans  exception,  et  la  plupart  de 
ses  travaux  de  physique,  ont  pour  objet  la  confir- 
mation et  la  défense  de  la  doctrine  de  Galilée  sur 
le  mouvement  de  la  terre;  nulle  part  cependant 
il  ne  se  prononça  sur  ce  point.  Dans  le  troisième 
livre  de  son  Institutio  astronomica,  consacré  à 
l'examen  des  systèmes  de  Copernic  et  de  Tycho- 
Brahé,  on  voit  bien  qu'il  incline  vers  le  premier^ 
mais  il  ne  tranche  pas  le  mot  et  termine  l'expose 
de  chaque  système  par  cette  brusque  formule  : 
Sic  Copernici  tueri  se  soient;  et  sic  quidem 
Tijcho.  De  i^us,  dans  sa  grande   dispute  avec 


Morin  sur  le  mouvement  de  la  terre,  il  prend 
bien  soin  d'établir  que  la  question  n'est  pas  de 
savoir  si  la  terre  se  meut,  ni  si  le  mouvement 
de  la  terre  peut  être  démontré;  mais  s'il  est 
possible  de  prouver  par  les  lumières  naturelles 
de  la  raison,  que  la  terre  est  immobile.  Et  ainsi 
il  rend  la  question  toute  personnelle  à  Morin, 
qui  avait  prétendu  démontrer  l'immobilité  de  la 
terre.  Il  ne  faut  pas,  avec  Bailly,  accuser  Gas- 
sendi de  laiblesse  :  Galilée  s'était  rétracté,  et 
Descartes  lui-même  «  avait  trouvé  un  tour,  comme 
dit  Leibniz  {Théod.,  t.  II,  §  186),  pour  nier  le 
mouvement  de  la  terre,  pendant  qu'il  était 
copernicien  à  outrance.  »  Ces  grands  hommes 
savaient  bien  que  cette  vérité  était  du  nombre 
de  celles  qui  se  défendent  d'elles-mêmes,  et 
n'ont  pas  besoin  de  martyrs. 

Dans  la  philosophie,  comme  dans  les  sciences, 
Gassendi  montra  moins  le  génie  de  l'invention 
qu'un  grand  talent  de  contrôle  et  d'examen. 

Ses  dissertations  contre  Arislote  furent  son 
début  :  début  éclatant,  si  l'on  ne  considère  que 
l'attention  dont  il  devint  l'objet;  début  malheu- 
reux, si  l'on  examine  avec  impartialité  le  fond 
et  la  forme  de  ses  attaques.  L'autorité  d'Aristote 
dominait  encore,  et  s'opposait  à  tout  progrès 
scientifique.  Cependant  les  découvertes  de  Co- 
pernic, de  Galilée,  de  Harvey,  dr  Kepler  ins- 
piraient aux  esprits  vraiment  libres  le  désir 
d'examiner  les  titres  ôt  de  secouer  le  joug  de 
cette  autorité  devenue  plus  lourde  et  moins  lé- 
gitime que  jamais  :  ce  que  tant  d'autres  se  ré- 
duisaient à  désirer,  Gassendi  voulut  le  faire,  et 
en  cela  il  eut  raison.  Mais,  pour  avoir  raison 
jusqu'au  bout,  il  fallait  le  faire  avec  vérité  et 
avec  convenance  :  avec  vérité  d'abord,  en  distin- 
guant la  véritable  doctrine  d'Aristote  de  l'aristo- 
télisme  dénaturé  par  les  sèches  formules  de  la 
scolastique;  avec  convenance,  en  ne  touchant 
que  respectueusement  à  ce  monument  imposant 
à  l'ombre  duquel  s'était  pendant  tant  de  siècles 
développée  la  pensée  humaine.  Gassendi  manqua 
à  ce  double  devoir.  L'érudit  qui  plus  tard  sut  si 
bien  distinguer  la  véritable  doctrine  d'Épicure 
de  celle  qu'on  attribuait  à  ce  philosophe,  ne 
rendit  pas  la  même  justice  au  fondateur  du 
Lycée  ;  ou  si  quelquefois  il  poussa  jusqu'à  l'œuvre 
originale,  ce  ne  fut  que  pour  en  contester  l'au- 
thenticite  par  des  raisons  peu  dignes  de  lui;  le 
philosophe  observateur  eut  le  tort  iiltpardon- 
nable  de  ne  pas  reconnaître  qu'Aristote,  loin 
de  proscrire  l'observation,  l'avait  recommandée 
aussi  expressément  que  qui  que  ce  soit  après  lui, 
et  en  avait  donné  d'éminents  exemples  dans  ses 
travaux  d'histoire  naturelle,  de  politique  et  de 
logique  ;  puis,  oubliant  cette  belle  parole  de  son 
prédécesseur  Vives,  Arislolelem  veneror,  et  ab 
eo  verecunde  dissenlio,  Gassendi  mit  dans  ses 
attaques  une  légèreté  et  une  violence  à  jamais 
déplorables,  et  qu'on  voit  péniblement  contraster 
avec  la  douce  gravité  et  l'urbanité  pleine  de 
grâce  qu'on  remarque  dans  tous  ses  autres  écrits. 
Mais  les  réactions  ne  sont  jamais  modérées,  et  le 
philosophe  provençal,  dans  toute  l'ardeur  de  la 
jeunesse  et  d'un  premier  combat,  devait  subir 
plus  qu'aucun  autre  cette  loi  de  l'humanité. 

Dans  son  examen  de  la  doctrine  de  Fludd, 
Gassendi  fut  plus  heureux,  et  déploya  les  plus 
sérieuses  qualités  de  l'esprit  mêlées  à  une  sorte 
d'ironie  socratique.  Après  une  exposition,  qu'on 
peut  encore  regarder  comme  une  excellente  in- 
troduction à  l'étude  de  l'école  mystique  du  xvi° 
et  du  xvii"  siècle,  il  fit  triompher  avec  le  calme 
et  l'évidence  de  la  raison  les  sages  principes  de 
l'expérience  sur  les  doctrines  superstitieuses  qui 
prétendaient  substituer  à  l'étude  de  la  nature  des 
traditions  secrètes  et  des  opérations  magiques. 


GASS 


598  — 


GASS 


Gassondi  montra  la  même  modération  polie 
dans  SCS  discussions  avec  Descartes,  et  si!  eut 
quelque  avantage  sur  son  adversaire,  ce  l'ut  cer- 
tainement celui  d'avoir  su  mieux  que  lui  railler 
sans  blesser,  et  garder  jusqu'à  la  fin  ce  calme 
et  cette  patience  philosophiijue  qui  permet  de 
tout  écouter  et  de  tout  dire  avec  mesure.  Ce 
n'est  que  dans  celte  polémique  que  le  sensua- 
lisme de  Gassendi,  déjà  évident  dans  ses  travaux 
antérieurs,  se  forme  avec  netteté.  Descartes  et 
Gassendi  veulent  tous  deux  le  libre  examen,  et 
ne  se  rendent  qu'à  l'évidence  ;  mais  ils  n'ont 
de  commun  que  ce  point  de  aépart  :  aussitôt 
après  ils  se  séparent  et  se  tournent  l'un  contre 
l'autre.  Le  premier  cherche  l'évidence  dans  les 
intuitions  de  la  raison,  dans  Vinlelleclion  pure 
du  simple  et  de  l'absolu;  le  second,  dans  les 
perceptions  des  sens  et  les  informations  de  la 
conscience.  C'est  même  dans  cette  opposition 
que  se  trouve  le  motif  commun  qui  leur  fit  re- 
pousser la  logique  de  l'école,  l'un  parce  qu'elle 
méconnaissait  celte  valeur  de  l'intuition,  l'autre 
parce  qu'elle  acceptait  aveuglément  les  principes 
généraux  dont  les  éléments  doivent  être  de- 
mandés à  l'expérience.  Descartes  avance  que 
«  l'esprit  est  plus  aisé  à  connaître  que  le  corps», 
et  son  adversaire  l'appelle  o  Anima  (6  Esprit); 
Gassendi  répond  «  que  l'anatomie,  la  chimie,  tant 
d'arts  différents,  tant  de  sentiments  et  tant  de 
diverses  expériences,  manifestent  plus  clairement 
la  nature  du  corps  »,  et  son  adversaire  l'apjjelle 
0  Caro  (ô  Chair).  Le  premier  repousse  l'expé- 
rience, et  demande  à  la  raison  ces  principes 
absolus  que  toute  intelligence  voit  toujours  évi- 
dents et  qui  semblent  innés;  le  second  défie  la 
raison  de  fournir  une  seule  de  ces  vérités  géné- 
rales qui  constituent  la  science  réelle  et  appli- 
cable, et  montre  avec  une  clarté  parfaite  qu'à 
l'expérience  seule  il  appartient  de  fournir  les 
éléments  de  ces  principes,  et  que  même  la  con- 
ception des  principes  absolus  est  nécessairement 
précédée  d'un  fait  d'expérience,  d'un  antécédent 
psychologique,  comme  on  a  dit  plus  tard.  L'un, 
Vesprit,  prouve  l'existence  de  Dieu,  par  l'analyse 
des  caractères  internes  de  l'idée  de  l'infini  et  du 
parfait,  et,  au  lieu  de  demander  à  l'harmonie  du 
monde  la  preuve  de  la  perfection  divine,  il  tire 
de  cette  idée  la  preuve  a  priori  de  la  nécessité 
de  l'harmonie  ;  il  n'observe  pas  le  monde,  il  le 
construit  «  et  établit  les  lois  de  tout  ce  qui  est 
et  peut  être,  sans  tien  considérer  que  Dieu  seul 
et  que  ses  perfections  infinies,  sans  les  tirer 
d'ailleurs  que  de  certaines  semences  de  vérité 
qui  sont  naturellement  dans  nos  âmes.  »  L'autre, 
la  chair,  part  des  faits  que  nous  livrent  les  sens 
et  la  conscience,  accumule  les  expériences,  pour 
tirer  de  leur  comparaison  les  lois  des  phénomè- 
nes; puis  de  ces  lois  il  s'élève  à  leur  auteur,  et 
trouve  dans  leur  harmonie  la  nécessité  d'un 
ordonnateur  suprême. 

Il  ne  nous  est  pas  possible  de  suivre  dans  tous 
ses  détails  cette  discussion  qui  n'était  rien  moins 
que  la  naissance  de  la  lutte  entre  le  sensualisme 
et  l'idéalisme  :  lutte  indispensable  pour  faire 
comprendre  en  même  temps  à  l'esprit  humain 
la  valeur  de  la  raison  et  celle  de  l'expérience. 

Auprès  de  Descartes,  qui  se  disait  «  esprit  tel- 
lement détaché  des  cnoses  corporelles  qu'il  ne 
savait  même  si  jamais  il  y  avait  eu  aucuns 
hommes  avant  lui,  et  partant  ne  s'émouvait  pas 
beaucoup  de  leur  autorité»,  Gassendi  n'est  qu'un 
esprit  à  demi  indépendant.  S'il  secoua  le  joug 
d'Aristole,  ce  ne  fut  que  ^our  choisir  dans  l'an- 
ti(iuité  une  autre  autorite  qui  le  soutînt,  et  à 
laquelle  il  rapportât  même  ce  qu'il  y  avait  de 
plus  original  en  lui,  sa  théorie  de  la  formation 
des  idées  générales.  Le  sensualisme  de  Gassendi 


lui  fit  naturellement  choisir  Épicure.  Il  s'attacha 
à  montrer  que  la  vie  du  philosophe  grec  avait 
été  calomniée,  et  ses  doctrines  mal  comprises  et 
dénaturées.  Mais,  en  adoptant  la  philosophie 
épicurienne  et  en  s'appliiiuant  à  la  justifier,  il 
eut  grand  soin  d'excepter  tout  ce  qui  i)ouvait 
blesser  le  dogme  ou  la  morale  catholique,  et 
poussa  même  la  précaution  jusqu'à  le  déclarer 
dans  le  titre  de  son  livre.  Ce  qu'il  aimait  sans 
réserve  dans  Épicure,  c'était  donc  moins  le  mo- 
raliste que  le  physicien;  ce  qu'il  voulait  par- 
dessus toute  chose,  c'était  la  réhabilitation  de  la 
doctrine  des  atomes;  mais,  de  ce  coté,  ses  efforts 
ne  furent  pas  heureux  (voy.  Atomismk).  Il  réussit 
beaucoup  mieux  dans  les  travaux  qu'il  entreprit 
pour  faire  connaître  la  vie  et  les  doctrines 
d'Épicure.  Il  fallait  pour  cela  rassembler,  mettre 
en  ordre,  discuter  tous  les  témoignages  qui 
avaient  pu  survivre  aux  siècles.  Gassendi  le  fit 
avec  un  rare  bonheur,  et  les  traités  qu'il  publia 
sur  ce  point  sont  des  chefs-d'œuvre  d'érudition 
et  de  saine  critique. 

Le  Syntagma  philosophicum  renferme  l'en- 
semble de  la  doctrine  de  Gassendi.  C'est  moins 
un  système  neuf  qu'un  choix  d'idées  «  construit 
après  avoir  bien  considéré  tous  les  philosophes», 
et  une  sorte  d'éclectisme  conciliant  où  le  spiri- 
tualisme et  le  sensualisme  sont  juxtaposés.  Ainsij 
dans  sa  logique,  qu'il  emprunte  à  Aristote,  maigre 
les  attaques  de  sa  jeunesse,  après  avoir  établi 
que  toute  idée  vient  des  sens,  il  admet  à  côté  de 
Virnagination,  faculté  des  idées  sensibles,  Yen- 
lendement,  faculté  des  idées  intellectuelles.  Dans 
sa  physique,  il  soutient  que  toute  force  vient  de 
la  matière,  et  par  suite  il  incline  à  établir  que 
Dieu  ne  peut  se  concevoir  que  sous  une  forme 
sensible,  et  que  l'àme  n'est  qu'une  substance 
ignée;  mais  aussitôt  cette  opinion  se  combine 
avec  le  spiritualisme  chrétien,  et,  à  côté  d'un 
Dieu  et  d'une  âme  selon  les  sens,  il  admet  une 
âme  et  un  Dieu  selon  la  raison.  Un  semblable 
mélange  se  retrouve  dans  sa  morale.  A  côté  des 
préceptes  les  plus  sublimes  empruntés  à  la  doc- 
trine chrétienne,  se  trouve  ce  principe  incomplet 
et  faux,  que  le  but  de  la  vie  est  ce  qui  en  soi  se 
désire,  c'est-à-dire  le  bonheur.  C'est  la  solution 
épicurienne  de  l'antiquité  préparant  !a  morale 
de  Vintér't  bien  entendu  du  xviii'  siècle. 

Le  sensualisme  qui  se  trouve  au  fond  de  cette 
réunion  de  doctrines  diverses,  leur  donne  une 
espèce  d'unité  ;  c'est  d'ailleurs  la  seule  que  l'on 
trouve  dans  les  travaux  philosophiques  de  Gas- 
sendi, qui  tous  furent  entrepris  à  l'instigation 
de  ses  amis,  et  plutôt  par  occasion  que  par  suite 
d'un  plan  arrêté.  On  ne  rencontre  pas  en  lui 
cette  originalité,  ce  génie  systématique,  qui 
firent  de  son  adversaire  un  chef  d'école,  tandis 
qu'il  resta  seulement  le  centre  de  quelques  com- 
munications libres,  pour  être  bientôt  après  oublié, 
ou  du  moins  éclipsé  par  Locke.  Mais,  avoir  été 
l'ami  de  Galilée  et  le  défenseur  de  sa  doctrine, 
le  rival  de  Descartes,  le  premier  disciple  de 
Bacon  et  le  premier  historien  de  la  philosophie 
en  France,  le  précurseur  de  Locke,  et,  comme 
tel,  le  véritable  père  de  l'école  sensualiste  mo- 
derne, ce  sont  là  encore  d'assez  beaux  titres  de 
gloire. 

Comme  homme,  Gassendi  se  signala  par  l'éléva- 
tion de  son  âme  et  la  douceur  de  ses  sentiments  : 
toujours  modeste  malgré  sa  célébrité,  toujours 
doux  et  bienveillant  malgré  la  vivacité  de  sa 
polémique,  il  n'eut  que  des  adversaires,  mais 
jamais  d'ennemis.  Prêtre  pieux,  tolérant  et  cha- 
ritable, il  donna  l'exemple  de  toutes  les  vertus; 
mais  son  demi-scepticisme  futexagéré,  son  estime 
pour  Ëpicure  et  quelques-unes  de  ses  liaisons 
furent  mal  interprétées,  et  firent  exprimer  des 


GASS 


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GAUN 


doutes  sur  son  orthodoxie  et  sur  ses  sentiments 
religieux.  Cette  phrase  qu'il  s'est  plu  à  répéter 
dans  ses  ouvrages  d'astronomie  et  de  philosophie  : 
«  Commilto  semper  meque  et  raea  omnia  judicio 
unius  sanctae  catholic»,  apostolicœ  romanœque 
Ecclesiœ,  cujus  ego  alumnus  sum,  et  pro  cujus 
fide  sum  paratus  lundere  vitam  cum  sanguine,  » 
répond  à  la  première  accusation.  Soixante-trois 
années  de  vertus  chrétiennes,  en  répondant  à  la 
seconde,  ont  fait  vivre  son  souvenir  chez  les 
habitants  des  Alpes  qui  l'appellent  encore  le  saint 
prêtre,  notre  bon  prévôt,  et  lui  ont  élevé  une 
statue. 

Voici  la  liste  des  ouvrages  philosophiques  de 
Gassendi  : 

Excrcitaliortcs  paradoxicœ  adversiis  Arisfo- 
teleos,  in-4,  Grenoble,  1G24  :  le  livre  II  fut  publié 
séparément  à  la  Haye  en  1659;  — Epislolica 
disscrlalio,  in  quia  prœcipua  principia  philo- 
sophice  Rob.  Fluddi  detegunlur,  m-Vl,  Paris, 
lë31  ;  et  d;ins  le  tome  III  des  Œuvres,  sous  le  titre 
à' Examen  philosophiœ  Fluddanœ;  —  Disqui- 
silitio  adversus  Cartcsium,  in-12,  Paris,  1642; 
—  Disquisitio  metaphysica,  seu  Dubitaliones 
et  instantiœ  adversus  Cartesii  Metaphysicam, 
in-12,  Amst.,  1644;  —  de  Vita,  moribus  et  doc- 
trina  Epicuri  libri  ocio,  in-4,  Lyon,  1647; —  de 
Vita,  moribus  et  placitis  Epicuri,  seu  Animad- 
versiones  in  librum  X  Diogenis  Laerlii,  in-f", 
ib.,  1649  ;  —  Syntagma  philosophiœ  Epicuri, 
cum  rcfutatione  dogmatum  quœ  contra  fîdem 
christ ianorurn  ab  co  asserta  sunt,  ib.,  1649; 
la  Haye,  1655;  Londres,  1668;  Amst.,  1684;  — 
Syntagma  philosojihicum,  dans  les  tomes  I  et  II 
des  Œuvres  complètes. 

Les  écrits  de  Gassendi,  ses  doctrines  et  sa  vie, 
ont  été  l'objet  d'un  grand  nombre  de  travaux, 
parmi  lesquels  on  doit  citer  :  Sorbière,  Disser- 
tatio  de  vita  et  moribus  P.  Gassendi,  en  tête  du 
Syntagma  philosophiœ  Epicuri,  et  des  Œuvres 
complètes  de  ce  philosophe  ; —  Gaultier-Charleton, 
Phitosophia  Epicureo  -  Gassendo  -  Charletonia- 
na,  etc.,  in-f",  Londres,  1654  :  cet  ouvrage  ré- 
pandit en  Angleterre  les  idées  de  Gassendi;  — 
Ger.  de  Vries,  Disserlatiuncula  historico-philo- 
sophica  de  Ren.  Cartesii  Medilationibus  a  Gas- 
sendo impugnatis,  in-8,  Utrecht,  1690; —  Hen. 
Ascan.  Angelcke,  Ôensor  censura  dignus,  philo- 
sophus  defensus,  in-4,  Rostock,  1697  :  cette  dis- 
sertation est  une  réponse  aux  Exercitationes  pa- 
radoxicœ adversus  Aristoleleos;  elle  fut  suivie 
d'une  autre,  Disputatio  ad  Gassendi  librum  pri- 
mum Exercitationum,  in-4,ib.,  1699; — Bugerel, 
Vie  de  Gassendi,  in-12,  Paris^  1737  :  cet  ouvrage 
donna  lieu  à  une  Lettre  critique  et  historique  à 
Vauleur  de  la  Vie  de  Gassendi,  in-12,  ib.,  1737, 
par  l'abbé  Delavarde.  Une  deuxième  édition  de 
l'ouvrage  du  P.  Bugerel  fut  donnée,  en  1770,  à 
Bouillon,  par  de  Camburat,  avec  un  abrégé  du 
système  deAGassendi.-Joh.  Achat.  Fel.  Bielke, 
Dissertatio  qua  sislitur  Epicurus  alhcus  contra 
Gassendum,  etc.,  in-4,  léna,  1741  ;  —  le  P.  Mène, 
Éloge  de  Gassendi,  mémoire  couronné  par  l'Aca- 
démie de  Marseille,  et  publié.en  1767  ; — Damiron, 
Mémoire  sur  Gassendi,  lu  à  l'Académie  des 
sciences;  morales  et  politiques  en  août  1739;  — 
Annales  des  Basses-Alpes,  année  1839;  Disser- 
tations sur  le  nom  de  Gassendi,  par  le  docteur 
Honnorat.  Ajoutons  que,  dans  les  diverses  his- 
toires de  la  philosophie  et  des  sciences,  l'exposi- 
tion et  l'appréciation  des  travaux  de  Gassendi 
occupent  une  grande  place.  On  consultera  avec 
fruit  :  J.  Fabricius,  Hist.  bibl.,  t.  V,  p.  264  ;  — 
Montucla,  Histoire  des  mathém.,  t.  II,  p.  197 
292,  321  et  suiv  ;  —  J.  Got.  Buhle,  Bibliothèque 
critique  de  l' Histoire  de  la  philosophie  (al).). 
p.  591  ;  et  VHistoire  de  la  philosophie,  du  même^ 


publiée  par  la  Société  royale  de  Gœtlingue,  dans 
l'Histoire  générale  des  sciences  et  des  arts;  — 
enfin  tous  les  historiens  modernes  de  la  philo- 
sophie. J.  D.  J. 

GATAKER  (Thomas  de),  né  à  Londres  en  1574, 
mort  le  17  juin  1654,  fut  un  des  élèves  les  plus 
distingués  de  l'école  de  Cambridge.  Il  s'est  occupé 
principalement  d'études  littéraires  sur  les  livres 
saints,  et,  de  son  temps,  il  a  eu  la  réputation 
d'être  le  plus  scrupuleux,  le  plus  exact  de  tous 
les  critiques.  On  rencontre  toutefois,  dans  ses 
Animadversions  sur  le  style  du  Nouveau  Testa- 
ment des  assertions  nouvelles,  aventureuses,  qui 
ont  (iffrayé  même  des  docteurs  hétérodoxes;  aussi 
fut-il  accusé  d'avoir  compromis,  parla  singularité 
de  quelques-unes  de  ses  opinions,  le  principe  du 
libre  examen. 

Thomas  de  Gataker  ne  prit  qu'une  faible  part 
aux  controverses  philosophiques  du  xvir  siècle. 
Ayant  toutefois  traduit  du  grec  en  latin  le  traité 
de  Marc-Aurèle-Antonin,  qui  a  pour  titre  Et? 
éauTov  pigXia  ooSîsxa,  il  crut  devoir  annexer  à  cette 
traduction,  d'ailleurs  copieusement  annotée,  une 
dissertation  préliminaire  sur  la  secte  stoïcienne 
Il  y  a  deux  éditions  de  cet  opuscule  :  l'une, 
mentionnée  par  Tennemann,  de  Canibrige,  in-4, 
1653;  l'autre,  que  nous  avons  sous  les  yeux, 
d'Utrecht,  in-f",  1698.  En  voici  le  titre  :  Prœlo- 
quium,  in  quo  de  disciplina  stoica  cum  sectis 
aliis,peripatetica  et  academica  vetere,  epicurea 
vero  prœcipue  collata,  deque  eorum,  qui  hanc 
sequuti  sunt,  Senecœ,  Epicleti,  Marci,  scriptis 
disseritur.  Ce  titre  semble  annoncer  non  pas  une 
dissertation  ou  quelques  pages,  mais  un  traité 
considérable.  En  fait,  Gataker,  peu  versé  dans 
l'examen  des  problèmes  métaphysiques,  n'aborde 
dans  ce  Prœloquium  que  diverses  thèses  de 
morale,  à  l'occasion  desquelles  il  se  prononce 
ouvertement  pour  les  stoïciens  contre'  les  épicu- 
riens. Son  opinion  sur  les  stoïciens  est  simplement 
celle  de  saint  Jérôme  :  Stoici  nostro  dogmati  in 
plerisque  concordant.  Mais  encore  cette  opinion 
pouvait-elle  être  la  matière  d'une  dissertation 
ample  et  intéressante  :  celle  du  théologien  anglais 
n'est  que  sommaire.  Il  a  suivi  Juste-Lipse,  mais 
de  fort  loin.  B.  H. 

GAUNIIiON,  moine  de  Marmoutiers  au  xi"  siè- 
cle, est  connu  par  les  réflexions  qu'il  adressa  à 
saint  Anselme,  et  dans  lesquelles  il  réfute  l'argu- 
ment développé,  par  le  saint  archevêque,  dans  le 
Proslogium,.  Saint  Anselme  croyait  avoir  trouvé 
une  preuve  de  l'existence  de  Dieu  tellement 
simple,  qu'un  homme,  même  ignorant  {insipiens), 
pouvait  la  comprendre,  Gaunilon  répondit  par 
un  opuscule  ayant  pour  titre  :  Livre  en  faveur 
d'un  ignorant  (Liber  pro  insipiente). 

Saint  Anselme  pose  en  fait  qu'il  n'y  a  point 
d'homme,  quelque  dénué  qu'il  soit  de  connais- 
sance, qui  n'ait  l'idée  d'un  être  élevé  par  sa  per- 
fection au-dessus  de  tous  les  êtres  ;  il  ajoute  : 
«  Cet  objet,  au-dessus  duquel  on  ne  peut  rien 
comprendre,  n'est  pas  dans  l'intelligence  seule; 
car  s'il  n'était  que  dans  l'intelligence,  on  pour- 
rait au  moins  supposer  qu'il  est  aussi  dans  la 
réalité,  et  cette  condition  nouvelle  constituerait 
un  être  plus  grand  que  celui  qui  n'aurait  d'exi- 
stence que  dans  la  pure  et  simple  pensée.  Si 
donc  cet  objet,  au-dessus  duquel  il  n'est  rien, 
était  seulement  dans  l'intelligence,  il  serait  ce- 
pendant tel  qu'il  y  aurait  quelque  chose  au-des- 
sus de  lui  :  conclusion  qui  ne  saurait  être  légi- 
time. Il  existe  donc  certainement  un  être  au- 
dessus  duquel  on  ne  peut  rien  imaginer,  ni  dans 
la  pensée,  ni  dans  le  fait.  » 

Gaunilon  répondit  par  plusieurs  observations  : 

1°  Que  s'il  y  a  des  objets  dont  la  conception 

est  facilement  réveillée  en  nous  par  le  mot  qui 


GAUN 


600 


GAUN 


les  exprime,  Dieu  ou  l'I-Jtre  au-dessus  duquel  il 
ne  saurait  y  en  avoir  aucun,  n'est  pas  de  ce  nom- 
bre, étant  tel,  au  contraire,  ([u'ii  n'est  congu  (juc 
difficilement  et  toujours  d'une  manière  incom- 
lilète. 

2°  Qu'il  ne  suffit  pas  de  comprendre  les  pa- 
roles par  lesquelles  on  exprime  une  chose,  pour 
croire  à  son  existence  :  ([ue  nous  avons  dans 
l'esprit  beaucoup  d'objets  que  nous  concevons 
plus  clairement  que  l'idée  de  Dieu,  et  dont  ce- 
pendant nous  sommes  siàrs  qu'ils  n'existent  pas. 

3°  Que  s'il  y  a  des  objets  dont  l'idée  dans  l'es- 
prit emporte  immédiatement  la  réalité,  il  y  en 
a  d'autres  parmi  lesquels  se  trouve  l'idée  de 
Dieu,  dont  l'existence  réelle  a  besoin  de  démons- 
tration. 

4"  Qu'il  n'est  pas  plus  nécessaire  de  conclure 
rcxislence  de  Dieu  de  la  définition  donnée  dans 
le  Proslogium,  de  VÊtre  au-dessus  duquel  il  ne 
saurait  y  en  avoir  un  plus  grand,  qu'il  ne  l'est 
de  la  conclure  de  la  même  idée  simplement 
énoncée  par  le  mot  Dieu. 

5°  Que  non-seulement  nous  ne  pouvons  con- 
clure de  l'idée  claire  d'une  chose  à  son  existence, 
mais  encore  que  nous  ne  pouvons  dire  que  nous 
connaissons  Dieu  parfaitement,  ne  pouvant  le 
rapporter  à  une  espèce  ou  à  un  genre  qui  nous 
soit  connu.  Dieu  n'étant  d'ailleurs  conçu  que  par 
l'entremise  d'un  mot,  qui  présente  à  l'homme 
intelligent  une  notion  toujours  Incomplète,  quoi- 
que à  la  vérité  suffisante,  mais  sous  lequel  l'i- 
gnorant ne  suppose  rien,  et  d'où^,  par  conséquent, 
il  ne  saurait  faire  sortir  la  réalité  de  ce  qu'il 
exprime. 

6°  Qu'en  admettant  même  que  nous  ayons 
l'intelligence  des  paroles  qui  expriment  Dieu,  et 
que  nous  puissions  regarder  comme  étant  dans 
l'esprit  un  objet  que  la  pensée  ne  saurait  repré- 
senter sous  la  forme  d'un  être  réel  quelconque, 
il  ne  suit  pab  de  cette  manière  d'être  idéale, 
iju'il  soit  riccessairement  dans  la  réalité;  au  con- 
traire, la  certitude  de  sa  réalité  doit  précéder 
dans  l'esprit,  afin  que  l'intelligence  s'élève  à  la 
conception  la  plus  complète  de  sa  nature  et  de 
ses  attributs. 

Anselme,  en  réponse  à  Gaunilon,  développa  de 
nouveau  son  argument,  ne  s'adressant  plus  cette 
fois  à  l'ignorant,  il  le  dit  lui-même,  mais  au  ca- 
tholique. Ce  n'est  pas  cependant  sans  efforts 
qu'il  parvient  à  établir  que,  dès  qu'on  admet  en 
soi  l'idée  d'un  être  parfait,  comme  cette  idée 
comporte  nécessairement  celle  d'existence,  on 
en  doit  conclure  la  réalité  de  son  objet. 

Tâchons  de  déterminer  avec  exactitude  le  point 
précis  de  la  difficulté  qui  opposa  l'un  à  l'autre 
ces  deux  esprits  pénétrants. 

Tous  deux  reconnaissent  en  réalité  la  pré- 
sence dans  l'esprit  de  l'idée  d'un  être  parfait,  et 
de  la  perfection  duquel  l'existence  fait  partie. 
Gaunilon  ne  s'explique  pas  sur  ce  point  sans  ré- 
serve ;  il  regarde  cette  idée  comme  confuse  dans 
toutes  les  intelligences,  surtout  dans  celle  de  l'i- 
gnorant ;  mais  à  la  rigueur  il  l'admet,  maigre 
la  sévérité  de  son  jugement,  qui  ne  lui  permet 
guère  de  croire  à  l'inconnu. 

La  différence  consiste  en  ce  que  le  fait,  une 
fois  admis  de  part  et  d'autre,  Anselme  en  tire 
immédiatement  la  réalité  objective  de  Dieu, 
tandis  que  Gaunilon,  moins  hardi,  mais  peut- 
être  plus  logique,  ne  se  hâte  pas  de  sortir  du 
fait.  A  peine  convient-il  que  nous  avons  dans 
l'esprit  le  concept  d'un  être  parfait,  et  que  l'exi- 
stence entre  comme  partie  nécessaire  dans  cette 
idée  de  perfection.  Il  finit  par  l'accorder  à  son 
adversaire,  mais  il  est  loin  d'en  tirer  les  mêmes 
conséquences.  Il  n'est  pas  sur  (juc  nous  croyions 
à  cet  être,  que  nous  y  croyions  en  quelque  sorte 


invinciblement;  mais  en  le  supposant,  il  se  de- 
mande si,  sur  ses  données,  nous  avons  raison 
d'y  croire,  si  nous  devons,  de  la  seule  idée  de 
Dieu^  tel  que  saint  Anselme  le  définit,  conclure 
sa  realité  objective  ;  il  ne  le  pense  pas,  et  la 
conclusion  du  saint  prélat  lui  paraît  précipitée. 

Dans  un  siècle  exclusivement  dominé  par  la 
forme  dialecticiue,  les  objections  de  Gaunilon 
durent  trouver  des  partisans.  Aussi  les  voit-on 
se  reproduire  à  plusieurs  reprises  dans  le  cours 
du  moyen  âge,  et  toujours  avec  succès,  plus 
heureuses  que  ne  le  fut  souvent  l'argument 
d'Anselme  qu'elles  servirent  à  combattre.  La  dis- 
position des  esprits  en  faveur  du  nominalisme 
pendant  les  siècles  qui  suivirent  explique  cette 
supériorité  passagère  de  Gaunilon.  Comment,  en 
effet,  procédait  le  moine  de  Marmoutiers?  Pre- 
nant les  faits  sous  leur  aspect  le  plus  superficiel, 
il  constatait  que  la  notion  de  Dieu  était  presque 
absente  de  beaucoup  d'intelligences ,  confuse 
dans  la  plupart,  incomplète  dans  les  esprits 
même  les  plus  cultivés.  De  là,  au  point  élevé 
auquel  se  rattache  la  preuve  ontologique,  il  y 
avait  loin,  et  l'on  doit  reconnaître  que  l'expé- 
rience, du  moins  celle  qui  s'arrête  à  la  surface 
de  l'âme,  était  favorable  à  Gaunilon.  Partant  du 
fait  psychologique  qu'il  allait  chercher  dans  les 
profondeurs  de  l'âme,  saint  Anselme  pouvait 
sans  aucun  doute  s'élever  jusqu'à  l'existence  ob- 
jective de  la  cause  première;  mais  il  dépassait 
de  beaucoup  l'état  des  esprits  au  xi"  siècle,  et  la 
forme  dialectique  à  laquelle  il  eut  recours  mon- 
tre qu'il  ne  se  rendait  pas  bien  compte  des  con- 
ditions de  sa  découverte.  La  psychologie  n'avait 
pas  encore  établi  les  principes  sur  lesquels  on  a 
fait  depuis  reposer  toute  la  science  métaphysi- 
que; on  ne  s'était  pas  encore  posé  les  questions 
qui  devaient  conduire  à  la  connaissance  de  leur 
valeur  objective. 

La  difficulté  élevée  en  ce  moment  entre  Gau- 
nilon et  saint  Anselme  rentre  donc  dans  le  pro- 
blème plus  général  abordé  longtemps  après  par 
la  philosophie  de  Kant,  la  légitimité  du  passage 
du  subjectif  à  l'objectif.  Qui  peut  douter  qu'une 
solution  complète  d'une  question  prématurée  fût 
alors  impossible?  Aux  yeux  d'Anselme,  dans  la 
question  de  l'existence  de  Dieu,  la  légitimité 
de  la  conclusion  n'était  pas  même  mise  en  doute  ; 
aux  yeux  de  Gaunilon,  elle  était  loin  d'être  dé- 
montrée. Tous  deux  conviennent  d'ailleurs  de  la 
présence  dans  l'esprit  de  l'idée  et  du  principe, 
avec  cette  différence  que  saint  Anselme,  par  une 
analyse  moins  timide  et  plus  savante  que  son 
adversaire,  les  retrouve  dans  tous  les  esprits. 
Or,  à  une  époque  où  la  logicjue  et  presque  le 
syllogisme  étaient  considérés  comme  la  seule 
voie  a  la  connaissance,  le  point  de  départ  du  pro- 
cédé d'Anselme  devait  échapper  à  bien  des  es- 
prits qui  cherchaient  la  démonstration  d'une  ma- 
jeure au  lieu  d'observer  un  fait,  et  les  objections 
de  Gaunilon  ne  pouvaient  perdre  leur  impor- 
tance qu'aux  yeux  d'une  psychologie  plus  avan- 
cée. Leibniz  lui-même,  parmi  les  modernes,  a 
contesté  en  partie  la  valeur  de  l'argument  d'An- 
selme; à  plus  forte  raison,  la  subtilité  scolasti- 
que  dut-elle  en  méconnaître  la  portée.  Atlaijué 
par  la  dialectique,  Anselme  ne  pouvait  répondre 
que  par  la  dialectique,  seule  forme  de  preuve 
familière  à  son  siècle.  Il  démontra  facilement  à 
Gaunilon  que,  sur  plusieurs  points,  il  avait  ou 
mal  entendu,  ou  infidèlement  reproduit  ses  ar- 
guments; mais  sur  le  point  principal,  encore 
Ju'il'l'appuyât  d'explications  pleines  de  force  et 
e  sagacité,  il  lui  fut  impossible  d'aller  au  delà 
du  fait  psychologique,  savoir,  que  le  principe 
suprême  est  conçu  dans  notre  pensée  comme 
existant;   sans  que   nous   puissions   mettre  en 


GAZA 


—  601  — 


GAZA 


doute  la  présence  et  l'universalité  de  l'idée  qui 
rcxprime. 

L'opuscule  de  Gaunilon  a  été  imprimé  dans 
toutes  les  éditions  des  œuvres  de  saint  Anselme. 
M.  H.  Boucliitlé  en  a  donné  la  Iraduclion  avec 
celle  du  Monologium  et  du  Proslogltun.  Voy. 
Anselme.  H.  B. 

GAZA  OU  GAZIS  (Théodore)  est  un  de  ces 
Grecs  du  xV  siècle  ciui,  fuyant  leur  patrie  enva- 
hie par  les  barhares,  vinrent  chercher  un  refuge 
en  Italie  et  y  apportèrent  avec  leur  langue  na- 
tionale une  connaissance  plus  exacte  des  deux 
principaux  philosophes  de  l'anliquité.  Théodore 
Gaza  était  péniiatéticicn,  et  il  se  voua  particu- 
lièrement à  la  traduction  des  œuvres  d'Aristote. 
On  ignore  l'époque  précise  de  sa  naissance ,  mais 
on  sait  qu'il  reçut  le  jour  à  Thessalonique  et 
qu'il  vint  en  ItaJie  en  1429,  sa  ville  natale  étant 
tombée  au  pouvoir  des  Turcs.  Après  avoir  pro- 
fessé le  grec  à  Sienne,  il  se  rendit  à  Ferrare  sur 
l'invitation  du  duc,  et  il  y  fonda  une  académie 
dont  il  fut  le  chef  jusqu'en  1455.  Alors  il  quitta 
Ferrare  pour  se  rendre  à  Rome,  où  l'appelait  le 
pape  Nicolas  V.  Gaza  savait  parfaitement  le  latin 
qu'il  avait  appris  de  Victorino  de  Feltre,  et  le 
pape  le  chargea  de  publier  dans  celte  langue 
quelques-uns  des  ouvrages  les  plus  importants 
des  philosophes  grecs.  11  commença  par  la  tra- 
duction des  Problèmes  d'Aristote,  qui  le  mit  en 
querelle  avec  George  de  Tréhizonde,  mais  lui 
concilia  l'estime  et  la  protection  du  cardinal 
Bessarion.  Il  traduisit  aussi  les  Problèmes  d'A- 
lexandre d'Aphrodise;  l'Histoire  des  animaux, 
par  Aristote  (in-f",  Venise,  1476),  et  l'Histoire 
des  plantes,  par  Théophraste  (in-8,  Paris,  1529). 
On  assure  qu'il  avait  traduit  toutes  les  œuvres 
du  philosophe  de  Stagire,  mais  qu'un  noble  dés- 
intéressement lui  fit  jeter  au  feu  son  travail,  pour 
ne  pas  diminuer  la  gloire  de  Jean  Argyropyle.  11 
a  produit  encore  d'autres  traductions  et  quelques 
écrits  originaux  qui  ne  sont  d'aucun  intérêt  pour 
la  philosophie.  Il  mourut  en  1478  dans  l'Abruzze, 
pourvu  d'un  petit  bénéfice  qu'il  avait  obtenu  par 
la  faveur  du  cardinal  Bessarion  et  dans  un  état 
voisin  de  la  misère.  X. 

GAZALI  (Abou-Hamed-ibn-Mohammed),  vul- 
gairement nommé  Algazel,  le  plus  célèbre  théo- 
logien musulman  de  son  temps,  et  appartenante 
la  secte  orthodoxe  des  sciiaféites,  naquit  à  Tous, 
ville  du  Khorasan,  l'an  450  de  l'hégire  {1038  de 
J.  C.j.  Il  étudia  dans  sa  ville  natale,  puis  à  Nisa- 
bour,  et  donna  de  bonne  heure  des  preuves  d'un 
grand  talent.  Ses  connaissances  ]irofondes  dans 
la  théologie  musulmane  et  dans  la  philosophie 
ne  tardèrent  pas  à  lui  gagner  la  haute  faveur  de 
Nizàm  al-Molc,  vizir  du  sultan  Malec-Schah  le 
Seldjoukide,  qui  lui  confia  la  direction  du  col- 
lège Nizanujyia,  qu'il  avait  fondé  à  Bagdad. 
Gazâli  avait  alors  trente-trois  ans,  et  déjà  il 
jouissait  d'une  grande  célébrité.  Après  quelques 
années,  il  quitta  sa  chaire  pour  l'aire  le  pèleri- 
nage de  la  Mecque.  Après  avoir  rempli  ce  pieux 
devoir,  il  faisait  tour  à  tour  briller  son  talent 
dans  les  chaires  de  Damas,  de  Jérusalem  et  d'A- 
lexandrie. 11  était  sur  le  point,  dit-on,  de  se 
rendre  d'Alexandrie  dans  le  Maghreb,  auprès  de 
Yousouf-ben-Taschfin,  prince  almoravide,  qui  ré- 
gnait à  Maroc;  mais  ayant  appris  la  mort  de 
Yousouf,  il  s'en  retourna  à  Tous,  sa  ville  natale, 
où  il  se  livra  à  la  vie  contemplative  des  soufis,  et 
composa  un  grand  nombre  d'ouvrages,  dont  le 
principal  but  était  d'établir  la  supériorité  de 
l'islamisme  sur  les  autres  religions  et  sur  la 
philosophie,  ce  qui  lui  mérita  les  surnoms  de 
Hodjjat-al-isldm,  Zcin-al-din  (Preuve  de  l'isla- 
misme, Ornement  de  la  religion).  Le  plus  célè- 
bre de  ses  écrits  théologiques  est  son  Ilnjà  oloum 


al-din  {Restauration  des  connaissances  reli- 
gieuses), ouvrage  de  théologie  et  de  morale,  qui, 
jusqu'à  présent,  nous  est  inconnu.  Ce  ne  fut  qu'à 
regret  (jue  Gazâli  quitta  encore  une  fois  sa  re- 
traite pour  aller  à  Nisabour,  et  pour  reprendre 
ensuite  la  direction  du  collège  de  Bagdad.  Après 
s'être  do  nouveau  retiré  à  Tous,  il  y  fonda  un 
monastère  pour  les  soufis,  et  passa  le  reste  de 
sa  vie  dans  la  contein|ilation  et  dans  les  actes  de 
dévotion.  Il  mourut  l'an  505  de  l'hégire  (1111  de 
J.  C). 

Les  renseignements  les  plus  complets  sur  la 
vie  de  Gazâli  ont  été  donnés  par  M.  de  Ham- 
mer  dans  l'introduction  que  ce  célèbre  orienta- 
liste a  mise  en  tète  de  son  édition  arabe-alle- 
mande du  Ayyouha'l-wéled  {0  enfant  !),  traité 
de  morale  de  Gazâli  (0  kînd!  die  beruhmle 
elhische  Abhandlung  Ghasali's,  Vienne,  1838). 
MlÙs  ce  qui  nous  intéresse  ici  bien  plus,  c'est 
l'histoire  de  la  vie  intellectuelle  de  Gazâli,  la 
marche  de  ses  études,  le  rang  qu'on  doit  lui  as- 
signer parmi  les  philosophes  musulmans,  et  l'in- 
fluence qu'il  a  pu  exercer  sur  la  philosophie  de 
son  temps.  Sur  ces  divers  points,  Gazâli  nous 
fournit  lui-même  des  renseignements  précieux 
dans  un  écrit  dont  le  titre,  peu  susceptible  d'une 
traduction  littérale,  peut  se  rendre  par  :  Déli- 
vrance de  l'erreur,  et  exposé  de  l'état  vrai 
des  choses.  Nous  possédons  de  cet  écrit  une  ana- 
lyse détaillée,  mais  inachevée,  par  M.  Pal- 
lia {Mémoires  de  l'Académie  des  sciences  mo- 
rales et  politiques ,  t.  I,  savants  étrangers, 
p.  165  et  suiv.);  et  M.  Schmoelders,  dans  son 
Essai  sur  les  écoles  philosophiques  chez  les 
Arabes,  en  a  publié  le  texte  arabe  tout  entier, 
accompagné  d'une  traduction  française,  qui, 
maigre  ses  défauts  dans  les  détails,  en  reproduit 
assez  fidèlement  la  substance.  Gazâli,  pour  ré- 
pondre à  diverses  questions  qui  lui  avaient  été 
adressées  par  un  ami,  parle  d'abord  de  la  diffi- 
culté qu'il  y  a,  au  milieu  des  doctrines  des  di- 
verses sectes,  à  démêler  la  vérité  d'avec  l'erreur, 
et  des  efî"orls  qu'il  n'avait  cessé  de  faire,  depuis 
l'âge  de  vingt  ans,  pour  parvenir  à  la  connais- 
sance du  vrai.  Après  avoir  étudié  et  approfondi 
tour  à  tour  les  doctrines  de  toutes  les  sectes  re- 
ligieuses et  philosophiques,  il  arriva  à  douter  de 
tout,  et  tomba  dans  le  scepticisme  le  plus  ab- 
solu. 11  douta  des  sens,  qui  souvent  nous  font 
porter  des  jugements  contredits  par  l'intelli- 
gence ;  mais  celle-ci  ne  lui  inspira  pas  plus  de 
confiance,  car  rien  ne  prouve  la  certitude  de  ses 
principes.  Ce  que,  dans  l'état  de  veille,  nous 
croyons  étj'C  vrai,  soit  par  la  perception  des 
sens  ou  par  l'intelligence,  ne  l'est  peut-être  que 
par  rapport  à  l'état  ou  nous  nous  trouvons  ;  mais 
sommes-nous  bien  sûrs  qu'un  autre  état  ne  sur- 
viendra pas,  qui  sera  à  notre  état  de  veille  ce 
que  celui-ci  est  au  sommeil,  de  sorte  qu'à  l'ar- 
rivée de  cet  état  nouveau  nous  reconnaissions 
que  tout  ce  que  nous  avons  cru  vrai,  au  moyen 
de  notre  raison,  n'était  qu'un  rêve  sans  réalité? 
A  la  vérité,  Gazâli  revint  ensuite  de  son  scepti- 
cisme :  mais  ce  ne  fut  point  par  le  triomphe  de 
la  raison.  Recherchant  la  vérité  avec  ardeur,  il 
approfondit  de  nouveau  les  doctrines  des  mote- 
callemin,  des  balénites  ou  allégoristes,  des  jihi- 
lûsophes  et  des  soufis,  et  ce  ne  fut  que  dans  la 
vie  ascétique  et  contemplative,  dans  le  mysti- 
cisme et  l'extase  des  soufis,  que  son  esprit  trouva 
la  satisfaction  qu'il  avait  cherchée,  et  reprit  le 
calme  qui  l'avait  fui.  Nous  n'avons  pas  à  nous 
occuper  ici  des  doctrines  des  soufis,  dont  il  sera 
parlé  plus  loin,  et  sur  lesquelles  Gazâli  ne  paraît 
avoir  exercé  aucune  influence  notable.  Ce  qui 
marque  la  place  de  Gazâli  dans  l'histoire  de  la 
philosophie  des  Arabes,   c'est    son  scepticisme, 

76 


OAZA 


602 


GAZA 


non  pas  qu'il  se  soit  produit  dans  ses  ouvrages 
sous  la  l'orme  d'un  système,  mais  parce  qu'il  a 
su  s'en  servir  avec  habileté  pour  porter  un  coup 
funeste  aux  études  philosophiques. 

Parmi  le  nombre  prodigieux  de  ses  écrits,  et 
dont  on  peut  voir  la  longue  liste  dans  l'opuscule 
de  M.  de  Hammer,  dont  nous  avons  parlé  plus 
haut,  deux  méritent  surtout  notre  attention  : 
1°  son  ouvrage  intitulé  Makâcid  al-faldsifa  (les 
Tendances  des  philosophes),  et  2°  son  Tchâfot 
al-falâsifa  {le  Renversement  ou  la  Destruction 
des  philosophes).  Ces  deux  ouvrages  existent 
très-probablement  en  arabe,  dans  la  bibliothèque 
de  l'Escurial,  spus  le  n°  628  du  catalogue  de  Ca- 
siri.  Notre  bibliothèque  nationale  ne  possède  en 
arabe  que  les  derniers  feuillets  du  Makâcid 
dans  le  manuscrit  n"  882;  mais  on  y  conserve 
des  versions  hébraïques  des  deux  ouvrages  de 
Gazâli.  Le  livre  Makâcid  est  un  résumé  des 
sciences  philosophiques;  l'auteur  y  expose  la  lo- 
gique, la  métaphysique  et  la  physique,  et  ne  s'é- 
carte point  de  la  doctrine  péripatéticienne,  telle 
qu'elle  avait  été  formée  par  Farabi  et  Ibn-Sina. 
Cet  ouvrage,  traduit  en  latin  vers  la  fin  du 
xii' siècle,  par  Dominicus  Gundisalvi  (voy.  Jour- 
dain, Recherches,  etc.,  nouvelle  édition,  p.  107- 
112),  a  été  publié  à  Venise,  en  1506,  par  Petrus 
Licthtenstein  de  Cologne,  sous  le  titre  de  Logica 
et  philosophia  Algaselis  Arabi.  On  s'est  étonné 
avec  raison  de  voir  Gazâli  reproduire  fidèlement 
la  doctrine  des  philosophes  qu'il  attaque  avec 
tant  d'ardeur  dans  sa  Destruction  (voy.  Degé- 
rando,  Ilist.  comparée  des  systèmes  de  philoso- 
phie, t.  IV,  p.  230).  M.  Rittc'r  a  cru  devoir  sup- 
poser que  Gazâli  avait  écrit  cet  ouvrage  à  une 
époque  où  il  était  encore  partisan  de  la  philoso- 
pnie  d'Aristote  (voy.  Hist.  de  la  philosophie, 
t.  VIII,  p.  59  et  60,  ail.).  Mais  la  vérité  est  que 
Gazâli  n'avait  d'autre  but  dans  cet  ouvrage  que 
de  préparer  ses  attaques  contre  les  philosophes, 
comme  il  le  déclare  lui-même  dans  la  préface, 
qui  a  été  supprimée  dans  la  plupart  des  manu- 
scrits latins  et  dans  l'édition  de  Venise,  mais  que 
nous  trouvons  dans  deux  difFérentes  versions  hé- 
braïques et  dans  un  manuscrit  latin  du  fonds  de 
la  Sorbonne  (n"  941).  Gazâli  s'adressant  à  celui 
qui  lui  avait  demandé  d'écrire  une  réfutation  des 
philosophes,  s'exprime  en  ces  termes  :  «  Tu  m'as 
demandé,  mon  frère,  de  composer  un  traité  com- 
plet et  clair  pour  attaquer  les  philosophes  et  ré- 
futer leurs  opinions,  afin  de  nous  préserver  de 
leurs  fautes  et  de  leurs  erreurs.  Mais  ce  serait 
en  vain  que  tu  espérerais  parvenir  à  ce  but  avant 
de  parfaitement  connaître  leurs  opinions  et  d'a- 
voir étudié  leurs  doctrines;  car  vouloir  se  con- 
vaincre de  la  fausseté  de  certaines  opinions, 
avant  d'en  avoir  une  parfaite  intelligence,  serait 
un  procédé  faux,  dont  les  efforts  n'aboutiraient 
qu'à  l'aveuglement  et  à  l'erreur.  Il  m'a  donc 
paru  nécessaire,  avant  d'aborder  la  réfutation 
des  philosophes,  de  composer  un  traité  où  j'ex- 
poserais les  tendances  générales  de  leurs  scien- 
ces, savoir  de  la  logique,  de  la  physique  et  de  la 
métaphysique,  sans  pourtant  distinguer  ce  qui 
est  vrai  de  ce  qui  est  faux  :  car  mon  but  est 
uniquement  de  faire  connaître  les  résultats  de 
leurs  paroles,  sans  m'i'tendre  sur  des  choses  su- 
perflues et  sur  des  détails  étrangers  au  but.  Je 
ne  donnerai,  par  conséquent,  qu'un  exposé, 
comme  simple  rapporteur,  en  y  joignant  les 
preuves  qu'ils  ont  cru  pouvoir  alléguer  en  leur 
faveur.  Le  but  de  ce  livre  est  donc  l'exposé  des 
tendances  des  philosophes,  et  c'est  là  son  nom.  » 
L'auteur  dit  ensuite  qu'il  passera  sous  silence 
les  sciences  mathématiques,  parce  que  tout  le 
monde  est  d'accord  sur  leurs  principes,  et  qu'il 
n'y  a  rien  dans  elles  qui  puisse  être  réfuté.  Les 


doctrines  de  la  logique  sont  généralement  vraies 
et  on  y  trouve  rarement  des  erreurs;  mais  celles 
de  la  métaphysique  sont  pour  la  plupart  con- 
traires à  la  vérité;  dans  celles  de  la  physique  le 
vrai  et  le  faux  se  trouvent  mêlés.  —  La  Un  de 
l'ouvrage,  tant  dans  le  manuscrit  arabe  n»  882 
(fol.  42,  verso),  que  dans  les  deux  versions  hé- 
braïques, est  conçue  en  ces  termes  :  u  C'est  là  ce 
que  nous  avons  voulu  rapporter  de  leurs  scien- 
ces, savoir  de  la  logique,  de  la  métaphysique 
et  de  la  physique,  sans  nous  occuper  à  distin- 
guer ce  qui  est  maigre  de  ce  qui  est  gras,  ce 
qui  est  vrai  de  ce  qui  est  faux.  Nous  commence- 
rons après  cela  le  livre  de  la  Destruction  des 
philosophes,  afin  de  montrer  clairement  tout  ce 
que  ces  doctrines  renferment  de  faux.  » 

Après  ces  déclarations  explicites  on  ne  s'éton- 
nera plus  que  Gazâli,  dans  le  livre  Makâcid, 
parle  dans  le  sens  des  philosophes.  M.  Schmoel- 
ders  s'est  donc  donné  une  peine  inutile  en  ana- 
lysant ce  livre,  d'après  la  version  latine  {Essai 
sur  les  écoles  philosophiques  chez  les  Arabes, 
p.  220  et  suiv.),  dans  le  but  de  faire  connaître  le 
prétendu  système  de  Gazâli;  car  nous  devons 
faire  observer  que  le  livre  que  M.  Schmoelders 
cite  constamment  sous  le  titre  Miyâr  Olilm  {Pa- 
rangon de  la  science),  croyant  sans  doute  qu'un 
titre  arabe  inspire  plus  de  confiance,  n'est  autre 
que  le  livre  Makâcid.  L'erreur  de  M.  Schmoel- 
ders vient  de  ce  que,  selon  M.  de  Hammer.  un 
ouvrage  de  Gazâli,  intitulé  Miyâr,  contienarait 
un  abrégé  de  logique;  il  a  donc  cru  pouvoir  l'i- 
dentifier avec  la  Logica  cl  philosophia,  ce  qui 
prouve  que,  tout  en  prétendant  écrire  sur  la  phi- 
losophie de  Gazâli,  il  n'a  pas  jeté  les  yeux  sur 
la  version  hébraïque  du  Makâcid,  ni  même  sur 
les  débris  de  l'original  arabe.  M.  Ritter,  qui  n'est 
pas  orientaliste,  a  fait  une  erreur  involontaire, 
en  cherchant  dans  la  Logica  et  philosophia  des 
doctrines  de  Gazâli  {ubi  supra,  p.  67-72),  et  il  a 
cru  devoir  supposer  que  ce  philosophe  a  plus 
tard  changé  de  système. 

Nous  arrivons  au  livre  Tchâfot.  M.  Schmoel- 
ders, au  lieu  d'examiner  la  version  hébraïque  de 
ce  livre,  ou  tout  au  moins  la  mauvaise  version 
latine  de  la  réfutation  d'Ibn-Roschd,  qui  ren- 
ferme une  bonne  partie  de  l'ouvrage  de  Gazâli, 
a  mieux  aimé  fonder  son  jugement  sur  une  sub- 
tilité grammaticale,  et  il  soutient  hardiment 
{Essai,  p.  215)  que  le  titre  que  Gazâli  a  donné 
à  son  ouvrage,  signifie  Réfutation  mutuelle; 
que,  dans  ce  livre,  Gazâli  n'a  nullement  l'inten- 
tion de  réfuter  les  philosophes  par  des  raisons 
dont  il  veuille  faire  sentir  la  justesse  et  la  soli- 
dité, mais  que  recueillant  les  diverses  critiques 
faites  par  autrui,  il  les  range  seulement  de  ma- 
nière à  montrer  que  l'opinion  d'un  philosophe 
est  en  contradiction  avec  celle  d'un  autre,  que 
tel  système  en  bouleverse  un  autre,  en  un  mot, 
que  parmi  les  philosophes  la  discorde  règne 
perpétuellement.  Il  ajoute  que  Gazâli  déclare 
lui-même,  à  la  fin  du  premier  chapitre  de  son 
livre,  que  tel  a  été  son  but,  et  il  s'étonne  que 
personne  avant  lui  n'ait  remarqué  ce  passage. 
Nous  regrettons  que  M.  Schmoelders  n'ait  pas 
cru  devoir  citer  textuellement  le  passage  dont  il 
veut  parler;  nous  devons  supposer  que,  feuille- 
tant dans  la  Destruclio  destruction  um,  il  aura 
rencontré,  à  la  fin  de  la  première  disputalio,  le 
passage  suivant  :  «  Ait  Algazel  :  Si  autem  dixerit 
adhœsistis  in  omnibus  quœstionibus  oppositioni 
dubitationibus  cum  dubitationibus,  et  nonevadet 
id,  quod  posuistis,  a  dubitationibus,  dicimus  du- 
bitatio  déclarât  corruptionem  sernionis  procul 
dubio,  et  solvuntur  modi  dubitationum,  conside- 
rando  dubitationem  et  quaesitum.  Nos  autem  non 
tendimus  in  hoc  libro  nisi  adaptare  opinionem 


GAZA 


603  — 


GAZA 


corum  et  mulare  modos  rationnm  corurn  cum 
eo  cum  quo  declarabitur  deslructio  eorum,  et 
non  incuinbemus  ad  sustcnlanduiii  opinionem 
aliquam,  etc.  ••  Certes,  il  est  permis  de  ne  pas 
comprendre  ce  latin,  mais  rien  ne  justifie  l'in- 
terprétation  que  M.  Schmoelders  a  donnée  avec 
tant  d'assurance  à  ce  passage  obscur.  Voici  quelle 
en  est  la  traduction  littérale  d'après  la  version 
hébraïque  :  «  Si  on  me  disait  :  Dans  toutes  vos 
critiques  et  objections,  vous  ne  vous  êtes  appli- 
qué qu'à  accumuler  doutes  sur  doutes,  mais  ce 
que  vous  avancez  n'est  pas  non  plus  exempt  de 
doutes:  je  répondrais  :  La  critique  fait  ressortir 
ce  qu'il  y  a  de  faux  dans  un  discours,  et  la  diifi- 
cuHé  peut  se  ré.soudre  par  l'examen  de  la  criti- 
que et  de  l'objection.  Mais  nous  n'avons  dans  ce 
livre  d'autre  intention  que  d'énoncer  leurs  opi- 
nions et  d'opposer  à  leurs  argumentations  des 
raisonnements  qui  montrent  leur  nullité.  Nous 
ne  voulons  pas  ici  nous  faire  le  chami)ion  d'un 
système  particulier  (selon  Ibn-Roschd,  Gazâli  ne 
veut  pas  passer  pour  être  le  champion  du  .système 
des  ascharites)  ;  nous  ne  nous  écarterons  donc 
pas  du  but  de  ce  livre,  et  nous  ne  compléterons 
pas  notre  discours,  en  alléguant  des  arguments 
en  faveur  de  la  nouveauté  du  monde  ;  car  notre 
but  est  seulement  de  détruire  les  arguments 
qu'ils  ont  produits  pour  établir  l'éternité  de  la 
matière.  Après  avoir  achevé  ce  livre,  nous  en 
composerons  un  autre  pour  affermir  l'opinion 
vraie;  nous  l'appellerons  Bases  des  croyances,  et 
nous  le  consacrerons  à  la  reconstruction,  de 
même  que  le  présent  livre  a  pour  but  la  démoli- 
tion. »  On  voit  qu'il  ne  s'agit  pas  ici  de  montrer 
que  les  philosophes  ne  sont  pas  d'accord  entre 
eux  et  se  réfutent  mutuellement;  mais  de  dé- 
molir les  doctrines  des  philosophes  par  une  cri- 
tique générale. 

En  effet,  il  attaque  les  philosophes  sur  vingt 
points,  dont  seize  appartiennent  à  la  métaphysi- 
que, et  quatre  à  la  physique  (en  prenant  ces 
mots  dans  leur  sens  aristotélique).  11  démontre  : 
1'  que  leur  opinion  concernant  l'éternité  de  la 
matière  est  fausse  ;  2°  qu'il  en  est  de  même  de 
leur  opinion  touchant  la  permanence  du  monde; 
3*  qu'ils  sont  dans  l'erreur  en  appelant  Dieu 
l'ouvrier  du  monde  (ôr-,(j.io\jpY5ç)  et  le  monde 
son  ouvrage;  4°  qu'ils  s'efforcent  en  vain  de  dé- 
montrer l'existence  de  cet  ouvrier  du  monde; 
5°  qu'ils  sont  incapables  d'établir  l'unité  de  Dieu 
et  de  démontrer  la  fausseté  du  dualisme;  6°  que 
c'est  à  tort  qu'ils  nient  les  attributs  de  Dieu  ; 
7°  qu'ils  ont  tort  (dans  leur  système)  de  soutenir 
que  l'être  absolu,  ou  l'existence  première,  est 
une  existence  abstraite,  qui  n'entre  dans  aucune 
espèce  ni  catégorie,  et  qu'on  ne  saurait  établir 
aucune  comparaison  ni  distinction  entre  elle  et 
toute  autre  existence:  8°  qu'ils  ont  tort  de  dire 
que  l'être  premier  (Dieu)  est  un  être  abstrait 
sans  qualité;  9°  qu'ils  cherchent  en  vain  à  éta- 
blir que  cet  être  est  incorporel;  10°  qu'ils  sont 
incapables  de  démontrer  que  le  monde  a  une 
cause,  et  que  par  conséquent  ils  tombent  dans 
l'athéisme;  11°  qu'ils  ne  sauraient  démontrer 
(dans  leur  système)  que  Dieu  connaît  l'existence 
des  choses;  ni  12°  qu'il  connaît  sa  propre  exi- 
stence; 13"  qu'ils  ont  tort  de  soutenir  que  Dieu 
ne  connaît  pas  les  choses  partielles;  14°  qu'ils  ne 
sauraient  alléguer  aucune  preuve  pour  établir 
que  les  sphères  ont  une  vie  et  obéissent  à  Dieu 
par  leur  mouvement  circulaire;  15°  qu'il  est  faux 
de  dire  que  les  sphères  ont  un  but  certain  et 
une  tendance  qui  les  met  en  mouvement  (ce  qui 
se  rapporte  particulièrement  à  une  théorie 
d'Ibn-Sina,  comme  le  fait  observer  Ibn-Roschd 
dans  sa  réfutation);  16°  que  leur  théorie,  sur 
les  âmes    des   sphères ,    qui    connaîtraient  les 


choses  partielles  et  influeraient  sur  elles,  es* 
fausse;  17°  que  leur  théorie  sur  la  causalité  e.st 
fausse,  et  qu'ils  ont  tort  de  nier  que  les  choses 
puissent  se  passer  contrairement  à  ce  qu'ils  ap- 
pellent la  loi  de  la  nature,  et  qui  peut  être  con- 
sidéré comme  une  habitude;  18°  ([u'ils  ne  sont 
pas  en  état  d'établir,  par  une  démonstration  ri- 
goureuse, que  l'àme  humaine  est  une  substance 
spirituelle  existant  par  elle-même;  ni  19°  qu'elle 
est  impérissable;  20°  que  c'est  à  tort  qu'ils  nient 
la  résurrection  des  morts,  et  l'existence  du  para- 
dis et  de'  l'enfer. 

Les  obj(  étions  élevées  par  Gazâli^  contre  le 
principe  de  causalité,  forment  le  pomt  le  plus 
important  de  son  scepticisme;  nous  nous  arrête- 
rons un  moment  à  ce  chapitre  pour  en  faire 
connaître  la  substance.  Il  n'est  pas  nécessaire, 
selon  nous,  dit  Gazâli,  que,  dans  les  choses  qui 
arrivent  habituellement,  on  cherche  un  rapport 
et  une  liai.son  entre  ce  qu'on  croit  être  la  cause 
et  ce  qu'on  croit  être  l'effet.  Ce  sont,  au  con- 
traire, deux  choses  parfaitement  distinctes,  dont 
l'une  n'est  pas  l'autre,  qui  n'existent  ni  ne  ces- 
sent d'exister  l'une  par  l'autre.  Ainsi,  par  exem- 
ple, l'étanchemcnt  de  la  soif  et  le  boire,  le  ras- 
sasiement et  le  manger,  la  mort  et  la  rupture  de 
la  nuque,  et,  en  général,  toutes  les  choses  entre 
lesquelles  il  y  a  une  relation  visible,  ne  sont  dans 
cette  relation  mutuelle  que  par  la  toute-puis- 
sance divine,  qui  depuis  longtemps  y  a  créé  ce 
rapport  et  cette  liaison,  et  non  pas  parce  que  la 
chose  est  nécessaire  par  elle-même  et  ne  saurait 
être  autrement.  Cette  toute-puissance,  qui  en  est 
la  cause  unique,  peut  aussi  faire  qu'on  soit  ras- 
sasié sans  manger,  qu'on  meure  sans  se  rompre 
la  nuque,  ou  qu'on  continue  à  vivre  tout  en  se  la 
rompant;  et  il  en  est  de  même  dans  toutes  les 
circonstances  où  il  y  a  visiblement  une  relation 
mutuelle. 

En  somme,  tous  les  raisonnements  de  Gazâli 
peuvent  se  ramener  à  ces  deux  propositions  : 
l"  Lorsque  deux  circonstances  existent  toujours 
simultanément,  rien  ne  prouve  que  l'une  soit  la 
cause  de  l'autre;  ainsi,  par  exemple,  un  aveugle- 
né,  à  qui  on  aurait  donné  la  vu5  pendant  le 
jour,  et  qui  n'aurait  jamais  entendu  parler  ni 
du  jour  ni  de  la  nuit,  s'imaginerait  qu'il  voit 
par  l'action  des  couleurs  qui  se  présentent  à 
lui,  et  ne  tiendrait  pas  compte  de  la  lumière  du 
soleil  par  laquelle  ces  couleurs  font  impression 
sur  ses  yeux  ;  2°  quand  même  on  admettrait  l'ac- 
tion de  certaines  causes  par  une  loi  de  la  na- 
ture, il  ne  s'ensuit  nullement  que  l'effet,  même 
dans  des  circonstances  analogues  et  sur  des  objets 
analogues,  soit  toujours  le  même  :  ainsi  le  coton 
peut,  sans  cesser  d'être  le  coton,  prendre  (par  la 
volonté  de  Dieu)  quelque  qualité  qui  empêche 
l'action  du  feu,  comme  on  voit  des  hommes,  au 
moyen  d'emplâtres  faits  avec  une  certaine  herbe, 
se  rendre  incombustibles.  En  un  mot,  ce  que  les 
philosophes  appellent  la  loi  de  la  nature  ou  le 
principe  de  causalité,  est  une  chose  qui  arrive 
habituellement,  parce  que  Dieu  le  veut;  et  nous 
l'admettons  comme  certain,  parce  que  Dieu,  sa- 
chant, dans  sa  prescience,  que  les  choses  seront 
presque  toujours  ainsi,  nous  en  a  donné  la  con- 
science. Mais  il  n'y  a  pas  de  loi  immuable  de  la 
nature  qui  enchaîne  la  volonté  du  Créateur. 

Quelques  auteurs,  entre  autres  Ibn-Roschd, 
pensent  que  Gazâli  n'était  pas  toujours  de  bonne 
foi,  et  que,  pour  gagner  les  orthodoxes,  il  se 
donnait  l'air  d'attaquer  les  philosophes  sur  tous 
les  points,  quoique  au  fond  il  ne  leur  fut  pas  tou- 
jours opposé.  Moïse  de  Narbonne,  au  commen- 
cement de  son  commentaire  hébreu  sur  le  Ma- 
kâcid,  dit  que  Gazâli  écrivit,  après  le  Tehâfot, 
un  petit  ouvrage  qu'il  ne  confia  qu'à  quelques 


GAZA 


—  604  — 


GÉMI 


f 


■  élus,  et  où  il  donne  lui-même  le  moyen  de  ré- 
pondre aux  objections  qu'il  avait  faites  aux  phi- 
losophes. Ibn-Tofail,  malgré  le  respect  qu'il  pro- 
fesse pour  Gazàli,  fait  ressortir  ce  qu'il  y  a  de 
chancelant  et  d'indécis  dans  ses  doctrines.  Le 
passage  d'Ibn-Tofail  nous  paraît  important  pour 
bien  caractériser  Gazâli,  et  on  nous  permettra 
de  le  citer  ici  (voy.  Philosophxis  autodidactus, 
sive  Epislola  de  liai  ebn  Yokhdhan,  p.  19-21)  : 
«  Quant  aux  écrits  du  docteur  Abou-llamed  Al- 
Gazàli,  cet  auteur,  s'adressant  au  vulgaire,  lie 
dans  un  endroit  et  délie  dans  un  autre,  nie  cer- 
taines choses  et  puis  les  déclare  vraies.  Un  de 
ses  griefs  contre  les  philosophes,  qu'il  accuse 
d'infidélité,  est  qu'ils  nient  la  résurrection  des 
corps  et  qu'ils  établissent  que  les  âmes  seules 
sont  récompensées  ou  punies;  puis  il  dit,  au 
commencement  de  son  livre  Al-Mizân  (ou  Mi- 
zdn  al-amal,  la  Balance  des  aclioris),  que 
cette  opinion  est  professée  par  les  docteurs  sou- 
fis  d'une  manière  absolue,  et  dans  son  écrit 
intitulé  Délivrance  de  l'erreur  il  avoue  que  son 
opinion  est  semblable  à  celle  des  soufis,  et  qu'il 
s'y  e>t  arrêté  après  un  long  examen.  11  y  a,  dans 
ses  livres,  beaucoup  de  contradictions  de  ce 
genre,  comme  ceux  qui  les  lisent  et  les  exa- 
minent avec  attention  pourront  s'en  convaincre. 
Il  s'en  est  excuse  lui-même  à  la  fin  de  son  livre 
Mizân  al-amal,  là  où  il  dit  que  les  opinions  sont 
de  trois  espèces,  savoir  :  celle  qui  est  partagée 
par  le  vulgaire  et  qui  entre  dans  sa  manière  de 
voir  ;  celle  qui  est  de  nature  à  être  communiquée 
à  quiconque  fait  des  questions  et  demande  à 
être  dirigé;  et  celle  que  l'homme  garde  pour 
lui-même  et  dans  laquelle  il  ne  laisse  pénétrer 
que  ceux  qui  partagent  ses  convictions.  Ensuite 
il  ajoute  :  «  Quand  même  ces  paroles  n'auraient 
d'autre  effet  que  de  te  faire  douter  de  ce  que  tu 
crois  par  une  tradition  héréditaire,  tu  en  tirerais 
déjà  un  profit  suffisant;  car  celui  qui  ne  doute 
pas,  n'examine  pas,  ne  voit  pas  clair,  et  celui 
qui  ne  voit  pas  clair  reste  dans  l'aveuglement  et 
dans  le  trouble.  »  Il  ajoute  cette  sentence  en 
vers  :  «  Accepte  ce  que  tu  vois,  et  laisse  là  ce 
que  tu  as  seulement  entendu;  lorsque  le  soleil  se 
lève,  il  te  dispense  de  contempler  Saturne.  » 
Ibn-Tofail  cite  ensuite  un  autre  passage  de  Ga- 
zâli, d'où  il  résulte  que  cet  auteur  avait  composé 
des  livres  ésotériques,  dont  la  communication 
était  réservée  à  ceux  qui  seraient  dignes  de  les 
lire  ;  mais  il  ajoute  que  ces  livres  ne  se  trouvaient 
pas  parmi  ceux  qu'on  connaissait  en  Espagne. 

En  somme,  si  Gazâli  s'est  arrêté  à  un  système 
quelconque,  il  n'y  est  arrivé  que  par  la  contem- 
plation et  par  une  certaine  exaltation  mystique 
qui,  d'ailleurs,  ne  s'est  pas  traduite  en  une  doc- 
trine originale.  Gazâli  attache  surtout  un  grand 
prix  au  côté  pratique  de  la  vie;  dans  son  epître 
morale  0  enfant  (p.  23)  1  il  compare  la  science  à 
l'arbre,  et  la  pratique  au  fruit.  Ses  ouvrages,  en 
grande  partie,  sont  des  traités  de  morale,  où  il 
recommande  la  piété,  la  vertu  et  les  bonnes 
œuvres.  Parmi  ces  traités  un  des  plus  remar- 
quables est  le  Mizân  al-almal,  dont  la  version 
hébraïque,  due  à  Abraham  ben-Hasdaï  do  Bar- 
celone, a  été  publiée  récemment  par  M.  Golden- 
thal,  sous  le  titre  de  Compendium  doctrinœ 
elhicœ,  in-8,  Leipzig,  1839. 

Pour  nous,  toute  l'importance  de  Gazâli  est 
dans  son  scepticisme  :  c'est  à  ce  titre,  comme 
nous  l'avons  dit,  qu'il  occupe  une  place  dans 
l'histoire  de  la  philosophie  des  Arabes;  car  il 
porta  à  la  philosophie  un  coup  dont  elle  ne  put 
plus  se  relever  en  Orient,  et  ce  fut  en  Espagne 
qu'elle  traversa  encore  un  siècle  de  gloire  et 
trouva  un  ardent  défenseur  dans  le  célèbre 
Averroès.  S   M. 


GELLERT  (Christian  Furclitegolt)^  né  en  1715 
à  Haynii;hen,  professeur  de  pliilo.sophie  à  Leipzig, 
où  il  mourut  en  1769,  enseignait  de  préférenvC 
la  morale  et  la  théodicée.  Ses  leçons,  pleines 
d'éloquence,  mais  d'un  caractère  peu  s.-ienti- 
fique,  ont  été  recueillies  et  publiées  par  Schlegel 
et  Hoger,  en  2  vol.  in-8,  Leipzig,  1770.  On  a 
aussi  de  Gellert,  sans  parler  de  ses  œuvres  poé- 
tiques, un  ouvrage  écrit  en  français,  sous  le 
titre  de  Discours  sur  la  nature.  Vclcndue  et 
l'utililc  de  la  morale,  in-8,  Berlin,  1764.  Ses 
Œuvres  diverses  ont  été  publiées  à  Leipzig,  de 
1760  à  1770,   en  7  vol.  in-8;   d'autres  disent  en 

10  vol.  in-8,  de  1770  à  178i.  Cf.  Garve,  Obser- 
vations sur  la  morale,  les  écrits  et  le  caractère 
de  Gellert,  in-8,  Leipzig,  1770.  La  vie  de  Gellert 
a  été  écrite,  d'après  sa  correspondance  et  d'autres 
documents,  par  le  docteur  Henri  Doereng,  2  vol, 
in-8,  Greiz,  1833.  Les  Fables  du  même  auteur 
ont  été  traduites  en  prose  française  par  Toussaint, 
Berlin,  1778;  et  en  vers,  par  Stéveiis,  Breslau, 
1777.  Sa  Morales,  été  traduite,  dans  la  même 
langue,  par  Pajon,  Utrecht,  1775.  J.  T. 

GEMISTE  (Georges),  surnommé  Pléthon,  un 
des  hommes  les  plus  célèbres  du  X\°  siècle,  et 
qui  ont  exercé  le  plus  d'influence  sur  la  philo- 
sophie de  cette  époque,  était  né  à  Constantinoplc. 

11  assista  avec  Bessarion  et  Théodore  Gaza  au 
concile  de  Florence,  qui  se  tint  en. 1438,  sous  le 
pontificat  d'Eugène  IV,  dans  le  but  de  faire  cesser 
le  schisme  d'Orient.  11  fut  du  nombre  de  ceux 
qui  s'opposèrent  avec  le  plus  d'énergie  à  la  réu- 
nion des  deux  Églises.  Mais  plus  tard,  toutefois 
avant  la  prise  de  Constantinoplc,  banni  de  son 
pays,  et  obligé  de  chercher  un  asile  en  Italie,  il 
changea  d'opinion  et  se  déclara  ouvertement 
pour  les  Latins,  ce  qui  lui  attira  la  haine  et  le 
mépris  des  soutiens  de  l'Église  grecque.  Peut- 
être  cette  désertion  n'est-elle  point  étrangère  à 
la  condamnation  et  à  la  destruction  d'un  de  ses 
ouvrages,  dont  nous  parlerons  bientôt,  par  Gen- 
nade,  patriarche  de  Constantinoplc.  Admis  à  la 
cour  des  Médicis,  il  inspira  au  chef  de  cette  fa- 
mille illustre,  à  Côme  l'Ancien,  un  goût  très- 
décidé  pour  le  platonisme.  Instruits  par  ses  le- 
çons, Pierre  et  Laurent,  l'un  fils  et  l'autre  neveu 
de  Côme,  tous  deux  encore  très-jeunes,  furent 
gagnés  à  la  même  cause.  Enfin  ce  fut  évidem- 
ment par  ses  conseils  et  sous  son  influence  que 
Côme  établit  cette  célèbre  académie  platoni- 
cienne, dont  Marsile  Ficin  devint  plus  tard  la 
lumière  et  l'arbitre  suprême.  On  ignore  l'époque 
précise  de  la  mort  de  Gémiste;  mais  on  sait 
qu'il  mourut  dans  un  âge  fort  avancé,  jouissant 
d'une  réputation  immense,  qui  ne  lui  a  guère 
survécu,  objet  d'un  véritable  culte  de  la  part 
de  ses  amis,  et  forçant  ses  ennemis  mêmes  à  lui 
rendre  hommage.  Ces  sentiments  ne  s'adressaient 
pas  seulement  au  philosophe,  ou"  plutôt  à  l'en- 
thousiaste, au  rêveur  incertain  entre  Platon  et 
Jésus-Christ,  mais  à  l'écrivain,  à  l'orateur,  au 
savant  universel  ;  car  Gémiste  Pléthon  était  tout 
cela  aux  yeux  de  ses  contemporains,  et  il  faut 
ajouter  que  ses  contemporains  n'étaient  pas  exi- 
geants, si  Ton  en  juge  par  les  écrits  qu'il  nous 
a  laissés. 

Cependant  il  ne  faudrait  pas  tomber  dans 
l'excès  contraire.  Gémiste  Pléthon  mérite  à 
double  titre  un  certain  degré  d'intérêt  de  la  part 
du  philosophe  :  il  fut  le  promoteur  de  la  que- 
relle qui  éclata  vers  le  milieu  du  xv  siècle  entre 
les  sectateurs  d'Aristote  et  ceux  de  Platon  ;  que- 
relle qui  eut  pour  résultat  une  étude  plus  appro- 
fondie des  deux  systèmes  et  de  la  philosophie 
grecque  en  général.  Il  peut  aussi  être  regardé 
comme  le  vrai  fondateur,  en  Occident,  de  cet 
éclectisme  renouvelé  des  plus  mauvais  jours 


GÉMI 


—  605  — 


GÊNÉ 


d'Alexandrie,  do  cette  école  moitié  chrétienne 
<;t  moitié  païenne,  moitié  orientale  et  moitié 
grecque,  érudile  sans  criticiue,  mystiiiue  et  même 
superstitieuse  siins  croyances  arrêtées,  à  laquelle 
appartiennent  les  Marsile  Ficin,  les  Pic  de  la 
Mirandole,  les  Ueuchlin,  et  qu'en  plein  xvii°  siè- 
cle nous  retrouvons  en  Angleterre,  représentée 
par  Théophile  et  Thomas  G.ile,  Cudworlh  et 
surtout  Henri  Morus.  En  efTet,  comme  nous 
l'avons  dit  ailleurs  (voy.  Bessarion)  ,  ce  fut 
le  traité  de  Géniiste  sur  la  différence  de  la 
philosophie  de  Platon  et  de  celle  d'Aristote 
{de  Platonicœ  alque  ArisloteUcœ  philoso- 
phiœ  di/ferentia,  texte  grec,  in-4,  Venise,  lô32 
et  1540;  avec  la  Irad.  latine,  in-4,  Bàle,  1574; 
et  in-8,  l'aris,  1541),  qui  fit  d'abord  entrer  en 
lice  Gennade  et  Théodore  Gaza.  Bessarion,  pris 
pour  arbitre,  essaya  de  calmer  les  deux  partis, 
et  prouva  à  son  maître  qu'il  avait  été  trop  loin 
dans  sa  préférence  pour  le  chef  de  l'Académie. 
Ce  fut  alors  que  Georges  de  Trébizonde  (voy.  ce 
nom)  publia  son  triste  pamphlet,  et  que  la  dis- 
pute s'envenima  au  plus  haut  degré.  Il  faut 
remarquer  toutefois  que,  malgré  l'injustice  avec 
laquelle  il  traitait  Aristote,  Gémisle  Pléthon  n'a 
pas  dédaigné  de  se  faire  son  interprète.  On  pos- 
sède encore  de  lui  un  commentaire  sur  Vlntro- 
duclion  de  Porphyre,  et  un  autre  sur  les  Calé- 
(jories  et  les  AnaUjti'ques. 

Quant  à  l'influence  qu'il  a  exercée  sur  l'école 
prétendue  platonicienne  de  la  Renaissance,  elle 
ne  peut  pas  être  un  seul  instant  mise  en  ques- 
tion. Elle  résulte  à  la  l'ois  de  ses  relations  avec 
les  Médicis,  fondateurs  de  l'Académie  plato- 
nicienne, probablement  aussi  avec  les  premiers 
membres  de  cette  Académie,  et  des  opinions 
qu'il  soutient  dans  ses  écrits  philosophiques,  les 
mêmes  sans  doute  qu'il  enseignait  de  vive  voix, 
ave.;  cette  éloquence  qui  a  fait  une  grande  par- 
tie de  sa  réputation.  Ces  écrits  sont  :  un  résumé 
des  doctrines  de  Zoroastre  et  de  Platon  {Zoroas- 
trorum  et  Plaionicorum  dogmatum  compen- 
dium,  gr.  et  lat.,  in-8,  Wiltemberg,  1719);  un 
recueil  des  prétendus  oracles  de  Zoroastre  {Ôra- 
cula  inagica  Zoroastris,  in-4,  Paris,  1538,  et 
m-8,  1599);  un  petit  traité  sur  le  destin  et  sa 
correspondance  avec  Bessarion  sur  le  même  sujet 
{Libellas  de  falo.  Ejusdeincjue  et  Bessarionis 
epislolœ  amœbeœ  de  eodem  argumenlo,  gr.  et 
lat.,  in-8,  Leyde,  1722);  enfin  un  traité  des 
quatre  vertus  cardinales  {de  Quatuor  virtutibus 
cardinalibus ,  gr.  et  lat.,  in-8,  Bàle,  1552).  On  y 
voit  clairement  que,  sous  le  rapport  métaphy- 
sique, nous  pourrions  même  dire  religieux,  l'é- 
cole d'Alexandrie  renferme  son  dernier  mot.  Il 
en  adopte,  non-seulement  l'esprit,  mais  si  l'on 
peut  s'exprimer  ainsi,  la  lettre,  c'est-à-diie  la 
forme  païenne,  la  personnification  symbolique 
de  tous  les  attributs  de  Dieu  dans  les  divinités 
de  l'Olympe.  11  ne  rejette  aucune  de  ses  falsi- 
fications si  nombreuses,  ni  de  ses  prétentions  à 
une  antiquité  chimérique,  ou  à  l'honneur  de 
réunir  dans  son  sein  toute  la  sagesse  de  l'Orient 
avec  les  vraies  traditions  du  platonisme.  C'est 
ainsi  qu'il  a  recueilli,  avec  un  respect  religieux, 
les  oracles  chaldaïques,  et  qu'il  a  pris  pour  base 
de  son  abrégé  des  doctrines  de  Zoroastre  un  de 
ces  livres  apo:ryphes  si  communs  alors.  Par  sa 
morale.  Gémiste  Pléthon  appartient  autant  à 
l'école  stoïcienne  qu'à  celle  de  Platon  et  des 
mystiijues  d'Alexandrie.  Tel  est  du  moins  le 
caractère  qu'il  nous  offre  dans  son  Traité  des 
(juatre  vertus  cardinales,  où  d'ailleurs  les  con- 
sidérations les  plus  sérieuses  sont  sacrifiées  à 
une  régularité  puérile.  Mais  de  tous  les  ouvrages 
de  Gémiste  Pléthon,  celui  qui  aurait  pu  nous 
éclairer  le  mieux  sur  ses  opinions  philosophiques 


et  religieuses,  c'est  son  livre  des  Lois  {ntp\  Noijlo- 
ôeffta;  fi  neçii  vôixiov),  composé  à  l'imitation  des 
Lois  de  Platon,  publié  quelque  temps  après  sa 
mort  et  détruit  par  les  ordres  de  Gennade,  alors 
patriarche  de  Gonstantinople,  comme  hostile  à 
la  religion  chrétienne.  On  dit,  en  effet,  que  dans 
cet  écrit  singulier  le  paganisme,  tel  (ju'on  l'ex- 
pliquait dans  l'école  de  Plotin  et  de  Proclus, 
était  ouvertement  préféré  à  la  religion  du  Christ; 
que  les  dieux  de  l'Olympe  y  conservaient  leurs 
noms  et  leurs  rangs;  qu'on  n'y  reconnaissait 
point  d'autre  morale  que  celle  du  Portique  et 
de  l'Académie,  et  que  la  politique  de  Sparte,  à 
part  quchjues  adoucissements  apportés  a  l'édu- 
cation de  la  jeunesse,  y  était  représentée  connue 
la  seule  digne  d'un  peuple  intelligent.  On  ré- 
pandit aussi  le  bruit  que  l'auteur  avait  annoncé 
avant  sa  mort,  à  quelques-uns  de  ses  amis,  que 
le  Christ  et  Mahomet  ne  tarderaient  pas  à  être 
détrônés  l'un  et  l'autre,  et  qu'une  religion  plus 
digne  de  l'humanité  ferait  la  conquête  de  la 
terre.  Georges  de  Trébizonde  assura  l'avoir  en- 
tendu prophétiser  en  termes  semblables  au  con- 
cile même  de  Florence.  Ces  accusations  répan- 
dues par  les  adversaires  les  plus  acharnes  de 
Gémiste  ne  doivent  pas,  sans  doute,  être  accueil- 
lies légèrement  ;  mais  on  ne  les  trouve  pas 
invraisemblables,  quand  on  se  représente  l'en- 
thousiasme de  l'époque  pour  les  questions  de 
philosophie  et  de  pure  érudition;  quand  on  voit, 
un  peu  plus  tard,  Marsile  Ficin  recommander  au 
prône  la  lecture  de  Platon,  et  tirer  du  système 
de  ce  philosophe  toutes  les  consolations  qu'il 
adresse  à  une  pauvre  femme,  sa  parente,  pleu- 
rant sur  une  tombe  récemment  fermée. 

On  peut  consulter  sur  Gémiste  Pléthon  et  sur 
les  autres  Grecs  ses  contemporains,  la  savante 
dissertation  de  Boivin,  dans  le  tome  II  des  Mémoi- 
res de  l'Académie  des  inscriptions.  Pour  les  ou- 
vrages de  Gémiste,  nous  renvoyons  à  Fabricius, 
Bibliothèque  t/rccquc,  t.  X,  p.  741. 

GÉNÉRALISATION,  IDÉES  GÉNÉRALES. 
Toutes  n^is  connaissances,  quand  elles  sont  le 
simple  résultat  de  l'expérience,  sont  des  connais- 
sances particulières.  Mais  des  connaissances  par- 
ticulières, si  nombreuses  et  si  exactes  qu'elles 
puissent  être,  ne  constituent  point  la  science.  La 
science  proprement  dite  n'a  point  pour  objet  ce 
qui  n'appartient  qu'à  un  individu,  ce  qui  n'existe 
qu'en  un  point  de  l'espace  et  du  temps,  ce  qui 
passe  et  disparait  pour  ne  plus  jamais  renaître. 
La  science  a  pour  objet  ce  qui  demeure,  ce  qui 
est  essentiel  et  constant  dans  les  choses  :  en  un 
mot,  ce  qui  est  général. 

Or,  s'il  est  vrai  que  les  objets  de  nos  percep- 
tions ne  sont  que  des  individus,  il  est  également 
vrai  que  dans  chacun  de  ces  individus  il  y  a  non- 
seulement  ce  qui  lui  appartient  en  propre,  mais 
aussi  des  qualités  qui  lui  sont  communes  avec 
les  autres.  Dans  chaque  homme,  outre  les  qua- 
lités d'organisation  e'i  d'intelligence  qui  lui  sont 
particulières,  se  présentent  les  lois  générales  de 
l'intelligence  et  de  l'organisation  humaine;  de 
même  la  chute  actuelle  de  ce  corps  offre  des 
circonstances  particulières  unies  aux  circonstan- 
ces générales  et  essentielles  à  la  chute  de  tous 
les  corps.  En  un  mot,  <<  les  lois  générales,  comme 
le  dit  Laplace,  sont  empreintes  dans  tous  les  cas 
particuliers.  »  Or.  le  procédé  qui  nous  permet 
de  dégager  le  général  du  particulier,  de  l'en 
séparer,  de  l'en  abstraire,  afin  de  le  voir  sépa- 
rément, c'est  la  généralisation. 

Ce  sont  les  principes  généraux,  ainsi  tirés  et 
abstraits  des  connaissances  particulières,  qui 
constituent  la  science.  Mais  au  premier  coup 
d'œilque  l'on  jette  sur  une  science,  on  remarque 
que   les  principes  généraux   qui   la   composent 


GÊNÉ 


—  606  — 


GÊNÉ 


sont  loin  de  se  ressembler,  et  qu'il  y  a  de  très- 
grandes  différences  entre  ces  deux  principes  de 
physique,  par  exemple  :  dans  les  mêmes  circon- 
stances, le  même  phénomène  résulterade  la  même 
cause^  etj  dans  le  mouvement  unilormément 
accéléré^  les  espaces  parcourus  croissent  comme 
les  carres  des  temjjs.  Le  premier  nous  apparaît 
comme  ayant  toujours  été  et  devant  toujours 
être  connu  et  com[)ris  par  tout  le  monde,  sans 
travail  et  sans  peine;  le  second  est  le  partage 
exclusif  de  ceux  qui  ont  cultivé  la  science;  et 
pour  le  découvrir  il  a  fallu  beaucoup  de  peine  et 
de  travail,  beaucoup  d'autres  connaissances  préa- 
lablement acquises.  Il  y  a  donc  pour  nous  deux 
manières  d'acquérir  les  principes  généraux  ou 
de  généraliser  :  l'une  qui  tire  imnn'dialenient  des 
perceptions  du  particulier  l'élément  général 
qu'elles  renferment  ;  l'autre  qui  ne  procède  que 
médiatementj  c'est-à-dire  qui  ne  passe  de  la  per- 
ception primitive  d'un  fait  particulier  au  déga- 
gement du  principe  général  qu'au  moyen  de 
nouvelles  perceptions  et  de  nombreuses  compa- 
raisons, qui  permettent  d'écarter  la  différence, 
de  saisir  les  ressemblances  et  d'en  former  le 
principe  commun.  Plus  brièvement,  il  y  a  une 
double  généralisation,  une  généralisation  immé- 
diate et  absolue,  et  une  généralisation  médiate 
et  comparative. 

A  la  première  nous  devons  les  principes  que 
l'on  trouve  en  tête  de  toutes  les  sciences;  par 
exemple  :  «  Le  tout  est  égal  à  la  somme  de  ses 
parties; — Tout  ce  qui  commence  d'exister  a  une 
cause  ;  —  Tout  acte  .libre  est  imputable  à  son 
auteur,  etc.,  etc.  » 

Voici  les  caractères  qu'un  examen  attentif  fait 
reconnaître  dans  ces  principes  : 

1°  Ils  apparaissent  en  nous  d'eux-mêmes  et 
comme  malgré  nous,  c'est-à-dire  spontanément. 
La  spontanéité  est  donc  leur  premier  caractère. 
2°  Bien  qu'ils  ne  nous  aient  pas  été  et  ne  puis- 
sent nous  être  démontrés,  ils  nous  paraissent  et 
nous  ont  toujours  paru  parfaitement  évidents; 
nous  ne  les  avons  pas  d'abord  soupçonnés,  puis 
vérifiés,  puis  enfin  adoptés  ;  du  premier  coup  ils 
ont  produit  en  nous  la  certitude  complète  :  ce 
qui  leur  donne  pour  second  caractère  l'évidence 
immédiate. 

3°  De  plus,  ces  principes  généraux  ne  nous 
paraissent  pas  s'appliquer  à  une  classe  détermi- 
née d'existences  ;  ni  dépendre  de  telle  ou  telle 
condition ,  mais  nous  les  concevons  comme  la 
condition  même  de  toute  existence,  comme  ap- 
plicables à  tout,  comme  ayant  toujours  été, 
n'ayant  pas  pu  et  ne  pouvant  pas  ne  pas  être  la 
loi  de  tout  ce  qui  est,  quelque  hypothèse  qu'on 
se  plaise  à  imaginer  :  d'où  le  caractère  de  néces- 
site absolue. 

4°  Enfin,  un  autre  caractère  de  ces  principes 
est  l'universalité;  ce  sont,  pour  emprunter  la 
belle  expression  de  Bossuet,  «  des  vérités  éter- 
nelles que  tout  entendement  aperçoit  toujours 
les  mêmes;  »  sans  avoir  besoin  d'être  exprimées, 
ils  se  trouvent  dans  tout  être  intelligent  accom- 
pagnant tous  les  faits  intellectuels  dont  ils  sem- 
blent être  les  éléments  constituants. 

Ainsi,  spontanéité,  évidence  immédiate,  né- 
cessité et  universalité,  tels  sont  les  caractères 
des  principes  que  nous  donne  la  première  géné- 
ralisation. 

Quelles  facultés  suppose  ce  mode  de  généra- 
lisation ?  Une  seule,  la  raison,  par  laquelle  nous 
dégageons  spontanément  et  immédiatement  l'é- 
lément nécessaire,  absolu,  des  éléments  indivi- 
duels et  particuliers  auxquels  il  était  mêlé  dans 
la  perception  des  objets. 

C'est  donc  toujours  à  l'occasion  d'un  fait  par- 
ticulier, d'une  perception  de  l'expérience,  que 


nous  découvrons  en  nous  ces  principes  absolus 
dont  nous  venons  de  parler.  Mais  un  seul  fait 
suffit  pour  que  nous  puis.sions  en  dégager  cha- 
cun de  ces  principes  et  l'embrasser  dans  toute 
son  étendue;  du  premier  coup  il  est  ce  qu'il  doit 
rester  dans  toute  intelligence,  et  c'est  en  ce  sens 
seulement  qu'on  dit  ces  principes  indépendants 
de  l'expérience  et  antérieurs  à  elle. 

Quel  rôle  ces  principes  remplissent-ils  dans  la 
science?  Il  est  évident  d'abord  que,  réduits  à 
eux-mêmes,  ils  n'ajoutent  rien  à  ce  que  nous 
savons.  En  effet,  on  ne  nous  apprend  rien  de 
nouveau  lorsqu'on  nous  dit,  par  exemple,  que 
tout  phénomène  qui  commence  a  une  cause; 
que  deux  quantités  égales  à  une  troisième  sont 
égales  entre  elles.  Mais  d'un  autre  côté,  sans  ces 
données  primitives  et  nécessaires  de  la  raison, 
toute  science  ultérieure  serait  impossible.  Qu'on 
examine  les  différentes  sciences,  et  l'on  verra 
qu'il  n'en  est  pas  une  qui  n'implique  un  certain 
nombre  de  ces  vérités,  soit  qu'on  les  énonce  for- 
mellement, soit  que,  par  suite  de  leur  absolue 
nécessité,  on  les  regarde  comme  trop  familières 
à  toutes  les  intelligences  pour  avoir  besoin 
d'être  exprimées.  Au  delà  des  principes  de  cette 
espèce,  notre  raison  ne  cherche  plus  rien;  ils 
nous  offrent  ce  type  absolu  de  la  certitude  et  de 
la  vérité,  auquel  toute  vérité  et  toute  certitude 
est  tenue  de  ressembler  pour  nous  satisfaire 
pleinement. 

Examinons  maintenant  les  principes  que  nous 
donne  la  généralisation  médiate.  De  tels  princi- 
pes ne  peuvent  être  connus  qu'à  la  suite  de  lon- 
gues et  pénibles  recherches.  Ce  n'est  pas  à  la 
première  vue  de  la  flamme  ou  de  la  chute  d'un 
corps  qu'on  découvre  les  lois  de  la  gravitation 
et  de  la  combustion.  Il  faut  que  des  observations 
attentives  et  répétées  nous  permellent  de  dis- 
tinguer les  éléments  des  objets,  leur  nombre, 
leur  ordre,  leurs  rapports  de  toute  nature;  il 
faut  que  des  expériences  nombreuses  et  variées 
viennent  vérifier  et  compléter  les  résultats  de 
l'observation;  il  faut  que  des  comparaisons  exac- 
tes nous  révèlent  ce  qui,  dans  tous  ces  objets 
particuliers,  est  commun,  général  et  essentiel. 
Alors  seulement  nous  pouvons  dégager  cet  élé- 
ment commun  et  essentiel,  ce  principe  général, 
et  le  regarder  comme  la  loi  des  faits  observés. 
La  formation  de  ces  principes  est  donc  le  résul- 
tat de  l'expérience.  Avec  chaque  observation  et 
chaque  expérience,  nous  les  voyons  peu  à  peu  se 
dégager,  s'étendre  à  de  nouveaux  faits,  ou  se 
restreindre  si  nous  les  avons  trop  étendus,  en 
un  mot,  se  corriger  et  se  perfectionner;  et,  à 
quelque  degré  qu'ils  soient  parvenus,  il  ne  nous 
est  pas  permis  de  dire  que  de  nouvelles  expé- 
riences ne  viendront  pas  leur  donner  plus 
d'exactitude. 

Mais  ici  une  question  importante  se  présente. 
L'expérience  nous  a  seulement  révélé  que  cet 
élément  était  commun  à  tous  les  faits  observés 
par  nous.  Or,  quelque  multipliées  qu'aient  été 
nos  observations,  le  nombre  en  est  limité;  elles 
ne  peuvent  pas  s'étendre  à  tous  les  êtres  d'un 
même  genre,  à  tous  les  faits  d'une  même  classe; 
cependant  nous  n'hésitons  pas  à  regarder  le  ré- 
sultat qu'elles  nous  ont  fourni  comme  là  loi  de 
tous  les  êtres  semblables  dans  tous  les  points  de 
l'espace  et  dans  tous  les  instants  de  la  durée. 
Cette  croyance,  ce  jugement  que  nous  transpor- 
tons des  choses  que  nous  avons  vues  à  celles  que 
nous  ne  pouvons  pas  voir,  d'un  temps  et  d'un 
lieu  déterminé  à  tous  les  temps  et  à  tous  les 
lieux  :  voilà  ce  qu'on  appelle  l'induction. 

Or,  ce  jugement  qui  résulte  de  l'expérience, 
mais  qui  la  dépasse,  est-il  légitime?  Sur  quoi 
s'appuie-t-ilj  et  où  trouve-t-il  sa  base  ?  Là  où  se 


I 


GÉxNÉ 


607 


GÊNÉ 


trouve  la  base  de  tous  nos  jugements,  et  sur  un 
do  ces  principes  absolus  de  la  raison,  qui  sont 
le  fondement  de  toute  science  et  de  toute  certi- 
tude. En  efl'et,  au  nombre  de  ces  vérités  pre- 
mières est  la  croyance  que  tout  se  fait  dans 
l'univers  en  vertu  do  lois  stables  et  générales, 
et  qui  peut  èlre  énoncée  sous  cette  forme  : 
«  Dans  les  mêmes  circonstances  et  dans  des  êtres 
semblables,  le  même  effet  résulte  de  la  même 
cause.  »  Si  ce  principe  n'était  pas  toujours  pré- 
sent en  nous,  les  données  de  l'observation  et  de 
la  comparaison  seraient  stériles  pour  la  science, 
et  la  nature  resterait  une  énigme  inintelligible. 
Ainsi,  bien  que  ce  soit  à  l'expérience  de  dégager 
l'élément  commun  et  général,  l'expérience  est 
impuissante  à  expliquer,  à  justifier  les  piincipes 
généraux  dont  elle  est  la  condition  indispensa- 
ble, mais  dont  elle  n'est  que  la  condition. 

Ces  deux  modes  de  généralisation  et  les  deux 
ordres  de  principes  qui  en  résultent  ont  été  re- 
connus de  tout  temps,  et  presque  par  tous  les 
philosophes,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'ils  aient 
été  d'accord  sur  la  manière  d'en  expliquer  la 
formation  et  d'en  reconnaître  la  valeur  et  la  lé- 
gitimité. Loin  de  là,  les  opinions  les  plus  diiïé- 
rentes  ont  été  émises  à  ce  sujet.  Nous  nous  con- 
tenterons de  signaler  brièvement  les  plus  im- 
portantes et  les  plus  opposées. 

Platon  remarqua  particulièrement  les  princi- 
pes absolus  et  le  rôle  qu'ils  remplissent  dans 
tous  nos  jugements.  Leurs  caractères  de  spon- 
tanéité et  d'évidence  immédiate,  et  l'impossibi- 
lité de  les  expliquer  par  l'expérience  qu'ils  sem- 
blent devancer  dans  notre  esprit,  portèrent  ce 
philosophe  à  imaginer  son  hypothèse  de  la  ré- 
miniscence, suivant  laquelle,  ayant  déjà  connu 
dans  une  vie  antérieure  la  vérité  absolue,  nous 
ne  ferions  que  nous  la  rappeler  à  l'occasion  des 
perceptions  grossières  de  nos  sensj  comme  à  la 
vue  d'un  portrait  mal  fait,  nous  nous  rappelons 
l'original.  Descartes,  considérant  ces  principes 
sous  le  même  point  de  vue  et  frappé  de  la  né- 
cessité avec  laquelle  ils  s'imposent  à  tous  les 
esprits,  «  sans  qu'il  soit  en  notre  pouvoir  d'y 
diminuer  ou  d'y  ajouter  aucune  chose,  >>  négli- 
gea de  reconnaître  le  rapport  qui  les  lie  à  l'ex- 
périence, et  conclut  qu'il  «  ne  restait  plus  autre 
chose  à  dire,  sinon  que  ces  idées  sont  nées  et 
produites  avec  nous  dès  lors  que  nous  avons  été 
créés,  ainsi  que  l'est  l'idée  de  nous-mêmes  » 
(3'  Médilalion)  ;  il  les  data  donc  de  la  même 
époque,  sous  le  nom  malheureux  d'idées  innées, 
qui  ne  permettait  pas  de  voir  nettement  si 
l'innéité  appartenait  à  Vidée,  ou  à  la  faculté  qui 
nous  la  donne.  Mais  il  est  juste  de  dire  que,  se 
réduisant  au  fond  à  prétendre  que  tous  nos 
principes  généraux,  ou,  comme  on  disait  alors, 
toutes  nos  idées  ne  proviennent  pas  de  l'observa- 
tion et  de  l'expérience,  Descartes  a  établi  cette 
vérité  avec  une  force  inconnue  à  ses  devanciers, 
et  a  frayé  la  voie  à  ses  successeurs. 

D'autres  philosoplies,  plus  particulièrement 
occupés  des  principes  obtenus  par  voie  d'expé- 
rience et  d'induction^  se  sont  exagéré  la  portée 
de  ce  mode  de  généralisation,  et  l'ont  regardé 
comme  le  seul.  A  leur  tête  se  trouve  Aristote. 
Pour  ce  philosophe,  tous  les  principes  généraux 
sont  dus  à  l'induction  et  sont  le  résultat  des 
diverses  sentations  et  des  souvenirs  que  nous  en 
avons  conservés.  Presque  tous  les  sensualistes 
modernes  ont  reproduit  cette  doctrine,  sans  la 
modifier  d'une  manière  très-sensible,  et  sans 
s'apercevoir  que,  réduire  tous  les  principes  gé- 
néraux à  l'expérience  seule,  c'était  les  anéantir 
et  en  nier  la  valeur  comme  principes  généraux. 
Hume  reconnut  bien  que  les  principes  dus  à 
l'induction  reposent  sur  les  principes  absolus. 


et,  niant  ces  principes  absolus  comme  n'étant 
point  le  produit  de  l'observation  et  de  la  com- 
paraison, il  nia  les  autres,  comme  entièrement 
chimériques.  C'était  se  montrer  fidèle  à  la  ri- 
gueur logique,  mais  non  pis  au  bon  sens,  ni 
môme  à  l'observation  qui  nous  force  à  reconnaî- 
tre ces  deux  modes  de  généralisation,  ces  deux 
ordres  de  principes  et  les  rapports  qui  les  unis- 
sent. 

Lorsque  l'on  connaît  ce  que  sont  les  principes 
généraux  et  leurs  modes  de  formation,  il  est 
lacile  de  déterminer  ce  que  sont  les  idées  géné- 
rales et  leurs  rapports  avec  les  principes  géné- 
raux. Qu'est-ce  donc  qu'une  idée  générale,  et  quel 
en  est  l'objet?  Mais  d'abord  qu'est-ce  qu'une  idée 
individuelle?  Tout  fait  réel  de  connaissance  con- 
siste à  voir,  à  comprendre  qu'un  objet  existe 
avec  telle  ou  telle  qualité.  Le  fait  de  la  connais- 
sance est  indécomposable  ;  il  a  lieu  dans  sa  tota- 
lité, ou  il  n'a  pas  lieu.  Un  objet  ne  se  montre 
pas  sans  une  qualité,  ni  une  qualité  sans  un  ob- 
jet; ainsi,  comme  fait,  la  connaissance  ne  se 
produit  pas  à  demi  et  ne  résulte  pas  d'éléments 
que  l'on  réunit  successivement  pour  la  consti- 
tuer. Mais,  si  la  connaissance,  ou  la  perception, 
se  produit  ainsi  d'une  manière  concrète,  nous 
avons  la  faculté  de  concevoir  la  séparation  de 
l'objet  et  de  la  qualité,  de  ne  considérer  que  la 
qualité  sans  l'objet,  et  réciproquement  ;  en  un 
mot,  nous  sommes  doués  du  pouvoir  d'abstraire. 
Or,  cette  vue  d'un  objet  de  la  connaissance,  sub- 
stance ou  qualité,  fait  ou  circonstance,  isolé  de 
ce  à  quoi  il  est  nécessairement  uni  dans  la  réa- 
lité, cette  vue  abstraite,  c'est  Vidée.  A  la  mani- 
festation de  la  réalité,  à  son  évidence  concrète  ré- 
pond la  connaissance,  non  l'idée.  L'idée  ne  résulte 
pas  directement  de  l'évidence,  parce  qu'il  n'existe 
rien  d'objectif  à  cet  état  d'isolement,  et  qu'il  n'y 
a  pas  d'évidence  possible  pour  une  substance 
sans  une  qualité,  ni  pour  une  qualité  sans  une 
substance.  L'idée  est  le  résultat  de  notre  pouvoir 
d'abstraire  et  de  séparer  ce  qui  est  uni.  Nous 
n'acquérons  donc  pas  d'abord  des  idées  isolées, 
que  nous  réunissons  ensuite  pour  former  des 
connaissances,  des  jugements;  mais  nous  acqué- 
rons des  connaissances  par  la  manifestation  con- 
crète de  la  réalité  ;  et,  de  ces  connaissances,  nous 
dégageons  les  idées  abstraites.  Il  en  est  des  idées 
générales  comme  des  idées  individuelles.  Nous 
avons  des  perceptions  générales  par  lesquelles 
nous  savons  que  telle  ou  telle  qualité  est  con- 
stamment celle  de  tels  et  tels  êtres.  Dans  ce 
rapport,  on  ne  voit  pas  les  deux  termes  l'un  sans 
l'autre,  l'un  après  l'autre  ;  on  voit  à  la  fois  le 
rapport  et  les  deux  termes  qui  le  constituent,  et 
on  abstrait  ce  rapport  dans  son  unité,  pour  l'é- 
tendre des  objets  où  on  l'a  observé  à  tous  ceux 
du  même  genre.  Mais  on  peut  aussi,  par  une 
nouvelle  abstraction  toute  volontaire,  isoler  d'a- 
bord les  termes  qu'on  a  saisis  ensemble  avec  le 
lien  qui  les  unit,  les  considérer  à  part,  et  les 
noter  par  des  signes  distincts.  C'est  là  l'idée  gé- 
nérale proprement  dite.  Ainsi  donc,  ce  sont  les 
perceptions  générales  que  nous  avons  d'abord 
dans  leur  unité  ;  c'est  d'elles  que  nous  tirons, 
par  une  abstraction  ultérieure,  les  idées  géné- 
rales; et  ce  n'est  pas  avec  des  idées  générales 
acquises  auparavant  et  sans  la  vue  du  rapport 
qui  les  unit,  que  nous  formons  les  perceptions 
générales  ou  principes  généraux. 

On  voit  maintenant' quelle  est  l'erreur  de  ceux 
qui  soutiennent,  avec  Locke,  que  tous  nos  juge- 
ments, et,  par  suite,  tous  nos  principes,  sont  le 
résultat  de  la  comparaison  de  deux  idées  et  de 
la  perception  d'un  rapport  de  convenance  ou  de 
disconvenance  entre  elles.  Sans  doute,  il  y  a 
des  jugements  qui  se  forment  par  voie  de  com- 


GENO 


—  608  — 


GENO 


paraison  ;  mais  ce  ne  sont  point  des  jugements 
primitifs,  ce  sont  ceux  qui  consistent  à  appli- 
qucT  à  un  cas  détermine  une  loi  ou  un  principe 
déjà  connus,  c'csl-à-dire  un  jugement  antérieur. 

Laquestion  de  la  formation  des  principes  géné- 
raux est  une  des  plus  graves  que  [misse  se  ])Oscr 
la  logique  ;  c'est  sur  ce  problème  qu'ont  porté 
presque  tous  les  efforts  de  la  philosophie  mo- 
derne. Aussi,  sur  le  sujet  de  cet  article,  on  de- 
vrait presque  se  contenter  de  renvoyer  à  tous 
les  ouvrages  publics  dans  le  xvm'  siècle  et  dans 
le  nôtre.  Cependant  on  pourra  consulter  plus 
spécialement:  sur  la  distinction  des  deux  modes 
de  généralisation  et  des  deux  ordres  de  princi- 
pes :  Cousin,  Programme  des  lerons  données  à 
l'École  normale  en  1818,  dans  les  Fragments  de 
pliilosophie,  2"  édit.,  p.  284;  Laplace,  Exposi- 
tion du  système  du  monde,  p.  376  et  suiv., 
5*  édit.  —  Sur  les  principes  absolus,  leurs  carac- 
tères et  leur  formation  :  Bulfier,  Traités  des 
vérités  premières;  Royer-Collard,  Œuvres  de 
Reid,  t.  VI,  p.  274,  300,  388;  Cousin,  Cours  de 
1829^  17°  leçon. —  Sur  la  formation  des  princi- 
pes inductifs  :  Aristote,  Derniers  Analytiques, 
dernier  chapitre  ;  Bacon,  NovumOrganum,  liv.  II. 
—  Sur  la  théorie  de  Platon  :  le  Phédon,  et  l'ar- 
gument de  M.  Cousin  en  tète  de  la  traduction  de 
ce  dialogue.  —  Sur  les  idées  innées  de  Descar- 
tes :  Descartes,  Méditation  3',  et  Réponses  aux 
objections. —  Enfin,  sur  la  théorie  du  jugement 
comparatif  de  Locke  :  Locke,  Essai  sur  l'enten- 
dement humain,  liv.  VI;  Hume,  Essays  and 
treatisesj  cssay  VII  ;  Reid,  Essai  VI,  c.  m  ;  Jouf- 
froy.  Préface  aux  Œuvres  de  Reid,  p.  130  et  suiv.  ; 
et  Duval-Jouve,  Traité  de  logique,  in-8,  Paris, 
1844,  p.  21  à  47.  J.  D.  J. 

GENNADE  OU  GENNADIUS  avait  pour  véri- 
table nom  George  Scholari,  dont  on  a  fait  en 
latin  Scholarius.  11  naquit  à  Constantinople,  et 
assista  en  1438  au  concile  de  Florence,  dont  le 
but,  comme  on  sait,  était  d'amener  la  réunion 
de  l'Église  latine  et  de  l'Église  grecque.  Genna- 
dius  fut  du  nombre  de  ceux  qui  repoussèrent 
cette  réunion.  Après  la  prise  de  Constantinople, 
en  14.i3,  il  gagna  les  bonnes  grâces  de  Maho- 
met II,  et  fut  nommé  patriarche.  Mais  abandonné 
par  les  siens,  il  se  démit  de  cette  .dignité  d'a- 
bord si  vivement  recherchée  par  lui,  et  se  retira 
dans  un  couvent  où  il  mourut  vers  1464.  Comme 
philosophe,  il  soutenait  la  prééminence  d'Aris- 
tote  sur  Platon,  mais  avec  beaucoup  plus  de  mo- 
dération que  son  compatriote  et  son  contempo- 
rain Georges  de  Trébizonde  (voy.  ce  nom).  Ce 
furent  plutôt  encore  les  platoniciens  enthousias- 
tes de  cette  époque  que  Platon  lui-même  qui 
furent  l'objet  de  son  antipathie.  11  s'attaqua  par- 
ticulièrement à  Gémiste  Pléthon  (voy.  ce  nom), 
qu'il  accusa^  non  sans  motif,  de  prendre  contre 
le  christianisme  la  défense  des  idées  païennes. 
Le  livre  de  Legibus,  ([ue  Gémiste  Pléthon  avait 
composé  à  l'imitation  des  lois  de  Platon,  lui 
parut  le  résultat  le  plus  évident  de  cet  esprit 
antichrétien,  et  il  le  ht  brûler  à  Constantinople, 
pend.int  qu'il  y  occupait  la  dignité  de  patriarche. 
Il  a  écrit  aussi  un  commentaire  sur  Vlntroduc- 
tion  de  Porphyre  et  sur  Vllermeneia  d'Aristote, 
et  traduit  en  grec  les  ouvrages  de  quelques  sco- 
lastiques,  entre  autres  les  Six  principes  de  Gilbert 
de  la  Porrée.  X. 

GENOVESI  (Antoine),  né  à  Castiglione,  près 
de  Salerne,  en  1712,  où  il  professa  la  métaphy- 
sique et  la  morale,  fut  jeté  malgré  lui  par  son 
père,  dans  un  couvent  en  1721.  et  se  fit  prêtre. 
Il  devint  plus  tard  professeur  d'élotiucnce  dans 
un  séminaire.  C'est  là  qu'il  étudia  la  ])hilosophie. 
Les  opinions  qu'il  se  forma  lui  attirèrent  des 
persécutions  de  la  part  de  ses  supérieurs  ecclé- 


siastiques. Mais  rarchcvéque  de  Tarente,  Ga- 
liani,  se  déclara  son  protecteur,  et  le  mit  à  l'abri 
du  mauvais  parti  qu'on  voulait  lui  faire.  11 
mourut  en  1769. 

Nous  n'avons  pas  à  parler  ici  de  Genovesi 
comme  économiste,  quoi(iu'il  soit  peut-être  plus 
célèbre  en  cette  qualité  que  par  ses  écrits  philoso- 
phicjues.Gioja,  en  parlant  de  ses  Aérons  d'cconomï'e 
civile  (2  vol.  in-8,  Naplcs,  1767),'  les  appelle  un 
ouvrage  classique  et  original,  le  premier  où  l'é- 
conomie politique  soit  présentée  sous  la  forme 
scientifique  et  dans  toute  son  étendue.  Elles  ont 
eu  sept  ou  huit  éditions,  et  se  trouvent  entre  les 
mains  de  tout  le  monde  en  Italie.  Son  recueil 
des  Economistes  italiens  paraît  être  un  trésor 
du  plus  grand  prix  pour  l'histoire  de  cette  bran- 
che des  connaissances  humaines. 

Si  Genovesi  est  l'un  des  plus  remarquables 
économistes  de  l'Europe,  c'est  en  partie  parce 
qu'il  était  très-versé  dans  les  sciences  morales 
et  philosophiques  :  nul  peut-être  n'a  mieux  ap- 
précié que  lui  l'influence  des  habitudes  intellec- 
tuelles et  morales  sur  l'économie  politique;  et 
si  les  Italiens  croient  apercevoir  dans  Smith  et 
dans  Say  des  idées  fausses  dont  Genovesi  est 
exempt,  ils  expliquent  cette  différence  par  l'in- 
struction supérieure  que  possédait  leur  compa- 
triote. On  peut  voir  sur  ce  sujet  les  articles 
remarquables  de  Gioja,  publiés  dans  la  Biblio- 
thèque italienne,  et  recueilles  plus  tard  en  un 
petit  volume  sous  le  titre  d'Écrits  divers  (ital.). 
Milan,  1833. 

Romagnosi  n'estime  pas  moins  Genovesi  comme 
philosophe,  que  Gioja  ne  l'estime  comme  éco- 
nomiste. Dans  sa  Collection  des  écrits  sur  la 
doctrine  de  la  raison  (t.  I,  p.  261  et  262,  in-8, 
Prato,  1841),  il  l'appelle,  ainsi  que  Stellini,  con- 
temporain de  Genovesi,  le  restaurateur  de  la 
philosophie  en  Italie.  Il  leur  fait  un  grand  mé- 
rite, non-seulement  de  la  sagesse  et  de  la  mo- 
dération de  leur  doctrine,  mais  surtout  d'avoir 
su  tenir  un  juste  milieu  entre  le  sensualisme  et 
l'idéalisme,  deux  sentiments  extrêmes  suivant 
lesquels  toutes  les  idées  viendraient  des  sens, 
ou  prendraient  leur  source  dans  la  raison.  Sui- 
vant Romagnosi,  Genovesi  aurait  rendu  à  la 
science,  soixante-dix  ans  avant  les  Écossais,  le 
service  dont  on  fait  exclusivement  honneur  en 
France  à  ces  derniers.  Mais  de  tous  les  écrits 
philosophiques  de  Genovesi,  le  plus  important 
est  sa  logique,  dont  nous  allons  essayer  de  don- 
ner une  idée. 

Genovesi,  comme  la  plupart  des  logiciens  avant 
et  après  lui,  n'a  vu  dans  la  logique  que  la  mé- 
thode. C'est  méconnaître  l'étendue  et  l'impor- 
tance de  cette  science,  qui  a  sa  place  bien  mar- 
quée dans  le  cadre  général  des  sciences  jihiloso- 
phiques.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  logique  de  Genovesi 
a  un  caractère  éminemment  prati(iue  :  ne  fût-elle 
qu'une  méthode,  elle  n'en  est  pas  moins  un 
travail  très-estimable,  et  ([ui  mériteraitd'êtreplus 
connu  en  France.  Elle  se  divise  en  cinq  parties, 
car  elle  doit  nous  enseigner  à  purger  notre 
esprit  de  l'erreur,  à  découvrir  la.  \ évité,  k  juger, 
à  raisotiner  et  à  ordonner  nos  pensées. 

Dans  la  première  partie,  il  est  question  de  la 
nature  de  l'àme  humaine,  de  ses  facultés  et  de 
ses  opérations;  l'homme  y  est  défini  :  «  Un 
composé  d'un  corps  organique  et  d'une  àme  rai- 
sonnable et  libre.  »  Ensuite  on  passe  en  revue 
les  maladies  intellectuelles  de  l'âme,  l'igno- 
rance et  l'erreur;  on  en  recherche  les  causes 
premières,  et  l'on  distingue  les  erreurs  suivant 
([u'elles  proviennent  ou  du  corps,  ou  des  choses 
extérieures,  ou  de  la  parole. 

Dans  la  seconde  partie,  Genovesi  traite  suc- 
cessivement de  la  nature  des  idées  et  de  leurs 


I 


GENO 


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GENR 


différentes  espèces  ;  il  les  regarde  encore  comme 
dos  formes,  des  espèces,  des  images,  tout  en  les 
divisant  en  doux  classes  :  les  idées  matérielles 
et  les  idées  intellectuelles.  Du  reste,  cette  dis- 
tinction signilie  simplement  que  parmi  nos  idées 
les  unes  sont  plus  voisines  des  sensations,  les 
autres  plus  abstraites  et  plus  générales.  Le 
mot  itinc  ne  signifie  pour  lui  que  luiturel,  spon- 
tané, ce  (jui  revient  a  repousser  absolument  la 
théorie  des  idées  innées.  Mais  Genovesi  ne  s'ar- 
rête pas  là  :  on  peut  dire  qu'il  a  méconnu  entiè- 
rement le  rôle  de  la  raison  dans  la  formation 
de  nos  connaissances.  En  cfTet,  jamais  on  ne 
rencontre  chez  lui  la  distinction  si  importante 
des  idées  universelles  et  des  idées  générales;  et, 
ce  qui  est  encore  plus  significatif,  en  énumérant 
les  différentes  sources  dont  dérivent  en  gé- 
néral toutes  les  idées  que  nous  possédons,  il 
oublie  de  compter  la  raison.  Ces  sources,  suivant 
Genovesi,  sont  au  nombre  de  quatre  :  la  con- 
science, les  sens,  le  témoignage  des  hommes  et 
le  raisonnement.  Ce  qu'il  dit  de  la  perception 
extérieure  pourrait  facilement  prêter  à  des  con- 
clusions qui  ne  s'éloigneraient  guère  de  celles 
des  sceptiques,  et  nous  ne  sommes  pas  très- 
surpris  que  les  ennemis  de  Genovesi  aient  essayé 
de  le  faire  passer  pour  tel.  Cette  seconde  partie 
de  la  Logùjue  se  termine  par  des  considérations 
sur  la  nature  et  la  force  du  langage,  et  l'art  de 
bien  comprendre  les  livres. 

La  troisième  partie,  celle  qui  a  pour  objet  le 
jugement,  traite  du  vrai  et  du  faux,  des  diffé- 
rents degrés  de  la  connaissance,  de  la  manière 
de  juger  d'après  le  témoignage  des  sens,  d'après 
celui  de  nos  semblables.  A  ces  deux  points  de 
vue  se  rattachent  des  considérations  sur  la  ma- 
nière de  juger  des  faits  qui  peuvent  donner  nais- 
sance à  des  droits,  et  des  reflexions  sur  la  criti- 
que historique. 

La  quatrième  partie,  qui  traite  du  raisonne- 
ment et  de  l'argumentation  d'une  manière  claire, 
simple  et  assez  originale,  contient  en  outre  un 
chapitre  spirituel,  érudit  et  solide  sur  les  sophis- 
mes.  Les  mêmes  qualités  'se  rencontrent  dans  la 
peinture  que  nous  offre  Genovesi  des  différents 
caractères  et  des  différentes  classes  d'esprit.  On 
y  trouve  aussi  des  observations  utiles  sur  l'art 
de  disputer.  En  général,  Genovesi  se  montre 
instruit,  d'un  esprit  vif,  agréable  et  juste. 

Le  cinquième  livre,  celui  de  la  méthode,  se 
distingue  surtout  par  des  considérations  généra- 
les sur  les  sciences. 

On  doit  encore  à  Genovesi  des  Elémenls  de 
métaphysique,  remarquables  par  l'érudition,  et 
qui  rappellent  la  doctrine,  jusqu'à  un  certain 
point  aussi  la  méthode  de  Wolf.  Cette  métaphy- 
sique, écrite  en  latin,  se  divise  en  quatre  par- 
ties :  1°  VOyitosophie;  2"  la  Cosmosophie  ;  3°  la 
Théosophie;  et  4°  la  Psychosoplue.  Vient  en- 
suite un  ample  traité  de  morale,  suivi  d'une 
espèce  de  traité  des  causes  premières,  mais  beau- 
coup plus  savant  que  celui  de  Le  Batteux,  sous 
le  titre  de  Dissertation  hislorico-physicjue.  C'est 
là  qu'il  examine  et  réfute  les  vingt  arguments 
de  Proclus,  et  ceux  d'Averroès  en  faveur  de 
l'éternité  du  monde,  qu'il  réfute  le  panthéisme 
en  traitant  de  la  nature  de  Dieu,  qu'il  expose, 
en  les  jugeant,  les  opinions  des  anciens  et  des 
modernes  sur  l'origine  du  mal. 

Genovesi  est  l'un  des  premiers,  en  Italie,  qui 
aient  osé  écrire  sur  la  philosophie  classique  dans 
la  langue  vulgaire  du  pays.  On  lui  en  fit  plus 
qu'un  reproche.  Ses  ouvrages  philosophiques 
sont  :  Éléments  des  sciences  métaphysiques  (la- 
tin), 5  vol.  in-8,  Naples,  1743  et  années  suiv.j 
—  ae  VÂiH  logique  (lat.),  in-8,  Naples,  1745;  — 
Méditations    philosophiques    (ital.),    in-8,   ib., 

DICT.    PHILOS. 


1",'j8  ;  —  Lettres  académiques  sur  la  question  si 
les  ignorants  sont  plus  heureux  que  les  sa- 
vants (ital.),  in-8,  ib.,  1764  ;  ces  lettres  sont  diri- 
gées contre  J.  J.  Rousseau  ;  —  Logique  de  la  jeu- 
nesse (ital.),  ib.,  in-8,  17G6  ;  —  des  Sciences  mé- 
taphysiques (il;ii.),  in-8,  ih.,  17G6;  —  Dykcvo- 
sine,  ou  Science  des  droits  et  des  devoirs  de 
l'homme  (ital.),  in-8,  ib.,  1767.  —  Consultez  Ca- 
millo  Ugoni,  llistoire  de  la  littérature  italienne 
depuis  la  seconde  moitié  du  xviii"  siècle. 

J.  T. 

GENRES,  ESPÈCES.  La  généralisation,  c'est- 
à-dire  cette  opération  qui  consiste  à  abstraire  ce 
qui  est  commun  et  essentiel  à  plusieurs  objets, 
pour  ramener  ainsi  la  multiplicité  à  l'unité, 
I)cut  s'exercer  de  deux  manières:  sur  des  faits 
accompagnés  de  circonstances  diverses,  que  l'on 
réduit  aux  circonstances,  essentielles  et  com- 
munes, et  on  obtient  alors  des  lois;  ou  sur 
des  existences  individuelles  dont  on  recherche 
et  dont  on  abstrait  les  caractères  communs,  et 
alors  on  obtient  des  classes. 

La  moindre  expérience  de  ce  procédé  suffit 
pour  faire  voir  qu'il  dépend  toujours  de  nous 
de  prendre  tel  ou  tel  caractère  pour  réunir 
par  la  pensée  en  un  seul  groupe  tous  les  êtres 
qui  le  possèdent,  et  qu'ainsi  il  n'y  a  de  bornes 
assignables  ni  au  nombre,  ni  à  la  variété  des 
classes. 

Mais,  si  notre  pouvoir  de  former  des  classes 
est  ainsi  illimité,  nous  ne  pouvons  cependant 
l'exerL-er  que  de  deux  manières  :  l'une  consiste 
à  prendre  à  l'avance  un  caractère  quelconque, 
et  former  une  classe  de  tous  les  êtres  en  qui  il 
se  présente  ;  selon  l'autre,  on  commence  par 
bien  distinguer  les  caractères,  et,  au  lieu  d'en 
prendre  un  au  hasard,  ou  prend  tous  ceux  et 
seulement  ceux  que  l'expérience  a  fait  connaître 
comme  les  plus  importants.  Le  premier  mode 
donne  les  classes  artificielles,  le  second  les 
classes  naturelles  (voy.  Classification).  Dans  ce 
dernier  cas,  la  classe  se  confond  presque  avec 
la  loi,  parce  que  les  caractères  sur  lesquels  elle 
a  été  établie  ont  été  pris  dans  les  lois  de  l'exis- 
tence des  objets  classés.  Ainsi,  si  nous  établis- 
sions les  classes  suivantes  d'animaux  :  animaux 
blancs,  animaux  rouges,  etc.,  nous  aurions  des 
classes  sans  rapport  avec  les  lois  essentielles  de 
ces  êtres,  tandis  que  les  classes  suivantes  :  ani- 
maux vertébrés,  invertébrés,  sont  fondées  sur 
les  lois  mêmes  de  l'organisition.  On  voit  sur-le- 
champ  que  les  classes  artificielles  ne  sont  de 
nulle  valeur  pour  la  science,  tandis  que  les  au- 
tres sont  la  condition  même  de  toute  science. 

Dans  toute  généralisation  vraiment  scientifi- 
que, il  ne  faut  pas  seulement  s'appliquer  à  for- 
mer les  groupes  naturels,  il  faut  aussi  les  ran- 
ger dans  leur  succession  hiérarchique.  C'est 
alors  que  les  groupes  reçoivent  les  noms  rela- 
tifs de  genres  et  espèces.  Le  groupe  qui  résulte 
immédiatement  de  la  réunion  des  individus  est 
dit  espèce;  et  lorsque  nous  faisons  sur  un  cer- 
tain nombre  d'espèces  le  travail  que  nous  avons 
fait  sur  les  individus,  les  réunissant  en  un 
groupe  par  la  considération  de  leurs  caractères 
communs,  cette  classe  supérieure  porte  le  nom 
de  genre;  et  si  nous  recommençons  ce  travail  sur 
un  certain  nombre  de  genres  pour  en  former  un 
groupe  plus  élevé,  il  portera  encore  le  nom  de 
genre;  mais  les  genres  qu'il  a  réunis  sont  dits 
espèces  par  rapport  à  lui.  Ainsi  on  voit  que  les 
deux  dénominations  de  genre  et  d'espèce  ne  sont 
absolues  qu'aux  deux  extrémités  d'une^  classifica- 
tion, à  savoir  à  l'extrémité  inférieure  où  le  groupe 
formé  immédiatement  de  la  réunion  des  indivi- 
dus s'appelle  toujours  es;jèce,  et  à  l'extrémité  su- 
périeure où  le  genre  le  plus  élevé,  celui  qui  ren- 

39 


GEOF 


—  610  — 


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ferme  toutes  les  espèces,  s'appelle  toujours  </e>u'e. 
Entre  ces  extrêmes,  ces  dénominations  sont  cor- 
rélatives :  une  classe  ne  s'appelle  genre  que  par 
rapport  aux  espèces  qui  la  composent,  et  ne  s'ap- 
pelle espèce  que  par  rapport  au  genre  dont  elle 
lait  partie. 

Dans  toute  classe,  genre  ou  espèce,  il  y  a  deux 
choses  bien  distinctes  à  considérer  :  les  objets 
qu'on  a  réunis  dans  cette  classe,  et  le  caractère 
ou  les  caractères  qui  ont  servi  à  les  réunir.  De 
là  il  résulte  que,  sous  le  nom  qui  représente  ce 
tout  idéal  que  nous  appelons  un  genre,  sous  le 
nom  oiseau,  par  exemple,  il  y  a  deux  idées  dif- 
rérentes,  l'idée  du  nombre  des  objets  réunis, 
l'idée  du  nombre  des  caractères  communs  :  c'est 
ce  que  l'on  appelle  Vexlension  et  la  compréhen- 
sion des  noms  généraux.  Quelquefois  il  y  a  un 
nom  pour  désigner  l'extension  et  un  autre  pour 
la  compréhension,  comme  les  sages  et  la  sagesse, 
les  mortels  et  la  mortalité  :  c'est  ce  qui  a  fait 
dire  à  quelques  philosophes  qu'il  y  a  des  idées 
générales  concfctes  et  des  idées  générales  ab- 
straites, celles-ci  se  raiiportant  aux  seules  quali- 
tés communes,  celles-là  aux  qualités  et  aux  ob- 
jets qui  les  possèdent. 

Les  deux  espèces  de  généralisation  que  nous 
avons  distinguées  ailleurs  (voy.  Généralisation) 
ne  donnent  pas  toutes  les  deux  des  genres  et  des 
espèces  :  la  première  donne  la  totalité  absolue, 
l'infini  ;  la  seconde  des  classes  d'êtres  sembla- 
bles, dont  le  nombre  est  indéterminé,  mais  tou- 
jours limité  et  fini.  Ce  qui  n'est  pas  limité,  ce 
qui  ne  peut  pas  se  ratt.ichcr  à  un  point  sujié- 
rieur  n'est  plus  un  genre,  au  sens  étymologiijue 
du  mot  (yévo:,  famille)  ;  ce  n'est  plus  une  fa- 
mille, c'est  l'universel,  c'est  le  nécessaire,  c'est, 
si  l'on  veut  l'appeler  un  genre,  le  genre  par  ex- 
cellence des  anciens,  to  yEvixÛTaxov  ^i''^-,  qui 
ne  peut  plus  être  contenu  dans  un  autre,  mais 
contient  tous  les  autres  :  c'est  la  substance,  par 
exemple,  c'est  la  cause  à  laquelle  se  rattachent 
et  sous  laquelle  s'ordonnent  les  diverses  cau- 
ses et  les  diverses  substances.  L'expérience 
donne  l'unité  de  l'individu;  la  raison  donne  l'u- 
nité absolue  ;  la  généralisation  inductive  et  im- 
médiate donne  l'espèce  et  les  genres  intermé- 
diaires qui  doivent  unir  les  deux  extrêmes, 
l'individu  et  l'infini.  Tout  travail  de  la  science 
consiste  à  unir  ces  deux  termes  et  à  combler 
l'intervalle  qui  les  sépare,  soit  en  montant  par 
l'induction  de  la  base  au  sommet,  soit  en  des- 
cendant par  la  déduction  de  l'universel  et  de 
l'absolu  au  particulier  et  à  l'individuel. 

L'usage  continuel  que  nous  faisons  de  cette 
classification  méthodique  des  êtres,  non-seule- 
ment pour  la  science,  qui  sans  elle  serait  impos- 
sible, mais  pour  la  direction  de  tous  les  mouve- 
ments de  la  pensée  qui  passe  sans  cesse  des 
genres  aux  espèces  et  des  espèces  aux  genres, 
nous  en  révèle  toute  l'importance,  et  nous  fait 
comprendre  toute  celle  (|ue  lui  attribuaient  les 
anciens  logiciens.  J.  D.  J. 

GEOFFROY  SAINT-HILATRE  (Etienne).  Nous 
n'avons  pas  à  faire  ici  la  biographie  de  ce  savant 
illustre  qui,  en  définitive,  fut  plutôt  un  natura- 
liste qu'un  philosophe,  et  dont  quelques  théo- 
ries seulement  ressortissent  à  ce  Dictionnaire. 
Mais,  quand  on  rencontre  dans  un  même  homme 
un  si  grand  cœur  et  une  si  grande  intelligence, 
quand  une  vie  est  si  pleine  d'un  bout  à  l'autre  de 
beaux  travaux  et  de  nobles  actions,  il  serait  in- 
juste de  séparer  complètement  ce  qu'ont  uni  la 
nature  et  la  volonté.  Nous  ne  ferons  que  rap- 
peler les  principaux  événements  de  la  vie  de 
Geoffroy  Saint-Hilaire  avant  de  résumer  la  partie 
philosophique  de  sa  doctrine. 
Né  à  Ktampes  en  1772,  Geoffroy  Saint-Hilairc 


fit  ses  études  au  collège  de  Navarre  ;  puis,  pen- 
sionnaire au  collège  du  Cardinal  Lemoine,  il  y 
devint  l'élève  et  l'ami  de  Haiiy.  Tous  les  ecclé- 
siastiques de  ces  deux  maisons  ayant  été  incar- 
cérés dans  la  prison  de  S.iint-P'irinin   en    1792, 
Geoffroy  Saint-Hilaire  réussit  d'abord  à  délivrer 
régulièrement  Haùy  et  exposa  sa  vie  en  voulant 
faire  évader  ses  autres  maîtres,  dont  la  plupart 
périrent  pour  ne  pas  rendre  certaine  par   leur 
fuite  la  mort  de  leurs  compagnons  de  captivité. 
Il  eut  encore  le  bonheur  de  contribuer  au  salut 
de  Daubenton  et  de  Lacépède  et,  à  des  époques 
bien  éloignées,  d'offrir  dans  sa  maison  au  poëto 
Uoucher  et  à  Mgr  de  Quelen  un   refuge  qui  ne 
sauva  pas  le  premier  de  l'échafaud,  mais  qui 
mit  le   second  à  l'abri  de  la  tempête  de  1830. 
C'est  lui  qui,  déjà  professeur  au   Muséum,  en 
1795.  appelle  à  Paris  Georges  Cuvier,  alors  pré- 
cepteur en  province,   et  se  lie  avec  lui  d'une 
étroite  amitié.  En  1798,  il  part  pour  l'Egypte 
avec  Bonaparte.  Lors  de  la  capitulation  qui  li- 
vrait aux  Anglais  les  richesses  amassées  par  la 
commission  des    sciences,   il  parvient  par  son 
courage  à  les  sauver  de  leurs  mains,  menaçant 
de  brûler  les  collections  plutôt  que  de  les  livrer  : 
«  C'est  à  de  la  célébrité  que  vous  visez,  dit-il  à 
Hamilton;  eh  bienl  comptez  sur  les  souvenirs 
de  l'histoire,  vous  aurez  aussi  brûlé  une  biblio- 
thèque à  Alexandrie.  »  L'article  de  la  capitula- 
tion relatif  aux  collections  fut  annulé.  11  ne  réussit 
pas  moins  heureusement  en  Portugal.  Envoyé  à 
Lisbonne  en  1807  pour  y  visiter  et  ordonner  les 
collections   scientifiques,   il   enrichit  en   même 
temps  le  Portugal  et  la  France,  sauve  encore  une 
fois  ses  collections  des  mains  anglaises,  et  rem- 
plit si  bien  sa  mission  à  la  satisfaction  du  Portug:al 
lui-même  que,  seul  de  tous  nos  anciens  ennemis, 
il  déclara  en  1814  n'avoir  rien  à  réclamer.  Eu 
1809,  Geoffroy  Saint-Hilaire  n'accepte  la  chaire 
de  zoologie  à  la  Faculté  des  sciences  de  Paris 
que  sur  le  refus  de  Lamarck,  qu'il  y  veut  faire 
nommer  à  sa  place.  Pendant  les  Cent-Jours,  il 
est  député  à  la  Chambre  des  représentants,  mais 
il  refuse  le  même  mandat  sous  la  Restauration, 
et  se  livre  tout  entier  désormais  à  ses  études 
scientifiques.  En  1840,  il   est  frappé  de  cécité. 
mais  n'en  continue  pas  moins  ses  travaux  ;   il 
meurt  en  1844. 

On  a  fait  deux  parts  bien  tranchées  dans  la 
carrière  scientifique  de  Geoffroy  Saint-Hilaire, 
l'une  où  il  travaille  de  concert  avec  Cuvier  à 
l'observation,  à  la  description  et  à  la  classifica- 
tion des  animaux,  l'autre  où,  abandonnant  brus- 
quement et  à  jamais  la  collaboration  et  les  idées 
de  Cuvier,  il  se  livre  à  de  hautes  spéculations 
sur  la  zoologie,  dont  la  Philosophie  anatomique 
est  le  résultat  et  l'expression.  On  a  même  dis- 
tingué deux  hommes  dans  Geoffroy  Saint-Hilaire 
et  appelé  Etienne  Geoffroy  le  classificateur  et 
Geoffroy  Saint-Hilaire  le  philosophe.  U  y  a  tout 
au  moins  beaucoup  d'exagération  dans  cette  fa- 
çon de  couper  en  deux  moitiés  successives  et 
contraires  la  vie  scientifique  de  Geoffroy  Saint- 
Hilaire.  Pendant  plusieurs  années,  il  est  vrai, 
il  travailla  en  commun  avec  Cuvier  et  publia 
avec  lui  plusieurs  Mémoires.  Leurs  idées  étaient 
les  mêmes,  les  objets  dont  ils  s'occupaient  n'of- 
fraient encore  matière  à  aucun  dissentiment. 
Ensemble  ils  décrivent  les  animaux,  ensemble 
ils  établissent  la  loi  de  la  subordination  des  or- 
ganes et  des  caractères,  ils  poursuivent  ensem- 
ble l'œuvre  de  la  classification  zoologique.  En- 
semble même  ils  posent,  dans  un  Mémoire  signé 
de  leurs  deux  noms,  la  question  qui  doit  les  di- 
viser un  jour  :  «  Dans  ce  que  nous  appelons  des 
espèces,  ne  faut-il  voir  que  les  divergences  d'un 
même  type  ?  »  Puis  Geoffroy  Saint-Hilaire  aban- 


GEOF 


fiJl  — 


GEOF 


donne  la  collaboration  de  Cuvicr,  les  travaux  de 
description  et  de  classification,  suit  une  méthode 
nouvelle,  recherche  d;ins  la  structure  des  êtres 
vivants  les  analogies  cachées,  poursuit  la  décou- 
verte des  lois  générales  de  l'organisation  ani- 
male et  les  formule  dans  le  système  do  VUnilè 
de  coinpo.tilion  organùjuc,  enoiiposilion  l'ormelle 
avec  les  idées  de  Cuvier  et  qui  finit  par  provoquer 
publiquement  ses  attaques.  Mais  aucune  révolu- 
tion ne  s'est  opérée  pour  cela  dans  la  pensée  de 
Geoffroy  Saint-Hilaire  ;  il  n'y  a  pas  surtout  un 
jour  ou  une  année  où  cette  révolution  se  soit  ac- 
complie. Le  germe  de  la  tiiéorie  de  VUnilé  de 
composition  était  déjà  dans  son  esprit,  alors 
qu'il  était  ou  se  croyait  dans  le  plus  parlait  ac- 
cord avec  Cuvier  et  travaillait  encore  avec  lui  ; 
il  est  déjà  déposé  dans  un  Mémoire  de  1796. 
Cette  idée  première,  enveloppée,  inaperçue  de 
son  collaborateur  et  presque  de  lui-même,  se 
mûrit  au  milieu  des  travaux  communs  et  atteint 
son  développement  dans  la  Philosophie  analo- 
miqxie.  L'antagonisme  de  Geoffroy  Saint-Hilaire 
et  de  Cuvier  n'a  lait  qu'éclater  un  certain  jour, 
mais  il  couvait  depuis  longtemps,  et  il  avait  sa 
source  véritable  dans  la  différence  de  nature  de 
ces  deux  grands  esprits,  qui  devait,  bien  que 
partis  du  même  point,  les  entraîner  dans  des  di- 
rections différentes. 

A  l'époque  où  parurent  Geoffroy  Saint-Hilaire 
et  Cuvier,  au  milieu  du  désordre  ou  de  l'ordre 
factice  des  classifications  artificielles,  l'affaire  la 
plus  importante  pour  la  science  zoologique  était 
d'étudier  la  structure  anatomique  des  animaux, 
de  les  décrire,  de  les  classer.  Geoffroy  Saint-Hi- 
laire le  comjjrit  comme  Cuvier  et,  comme  lui, 
se  livra  à  cette  tâche.  Mais  bientôt  se  révèle  une 
légère  différence  qui  devait  faire  diverger  cha- 
que année  davantage  les  deux  savants.  Cuvier 
observe,  décrit,  classe  sans  arrière-pensée,  sans 
préoccupation  étrangère  ;  tout  entier  à  ce  qu'il 
fait,  il  voit  dans  la  classification  la  science  elle- 
même.  Plus  il  observe,  décrit  et  classe,  plus  il 
se  persuade  qu'une  classification  bien  faite  est 
l'image  exacte  de  la  nature,  que  la  science  ne 
doit  pas  se  proposer  d'autre  but  et  se  lancer  té- 
mérairement dans  le  champ  des  hypothèses  à  la 
recherche  de  problèmes  insolubles  à  l'expérience. 
Geoffroy  Saint-Hilaire  se  donne  moins  entière- 
ment à  cette  tâche  ;  il  décrit  et  classe  parce  qu'il 
sent  que  tel  est  le  besoin  du  moment  ;  mais 
plus  il  avance  avec  Cuvier  dans  cette  besogne, 
plus  il  s'aperçoit  qu'une  classification,  même 
d'après  le  principe  de  la  subordination  des  or- 
ganes, n'est  pas  toute  la  science  et  ne  peut 
avoir  une  autorité  absolue  ni  une  parfaite  exac- 
titude, qu'elle  ne  doit  être  que  le  commence- 
ment de  la  vraie  science,  que  celle-ci  ne  veut 
pas  seulement  connaître  des  faits,  mais  tirer 
des  faits  leurs  conséquences,  que  les  consé- 
quences, c'est  au  raisonnement  de  les  découvrir, 
à  l'inspiration  de  les  deviner,  quitte  à  démon- 
trer ensuite  par  les  faits  la  vérité  de  ces  décou- 
vertes. Telle  est  la  véritable  et  lointaine  origine 
du  dissentiment  qui  ne  tarda  pas  à  diviser  les 
deux  savants,  avant  qu'aucun  d'eux  eût  de  cette 
division  une  conscience  bien  nette,  mais  qui 
n'éclata  ouvertement  et  avec  solennité  à  l'Aca- 
démie des  sciences  qu'en  1830,  peu  de  temps 
avant  la  mort  de  Cuvier.  Si  Geoffroy  Saint-Hi- 
laire cesse  de  travailler  avec  Cuvier,  c'est  parce 
qu'il  commence  à  douter  de  la  vérité  absolue 
de  la  classification.  11  fait  plus;  il  avait  entre- 
pris et  achevé  en  1803  un  grand  ouvrage,  le 
Catalogue  des  Mammifères  du  Muséum  national 
d'histoire  naturelle;  dans  ce  doute  il  condamne 
son  œuvre  au  pilon,  et  c'est  à  peine  si  quelques 
rares  exemplaires  en  sont  sauvés  par  ses  amis. 


Laissons  donc  de  côté  les  travaux  de  descrip- 
tion anatomique  et  de  classification  de  Geoffroy 
Saint-Hilaire,  non  pas  qu'ils  n'aient  une  grande 
valeur,  mais  parce  que  l'originalité  de  Geoffroy 
Saint-Hilaire  et  sa  doctrine  philosophique  sont 
ailleurs,  dans  la  Philosophie  anatomique. 

Le  premier  volume  de  cet  ouvrage  parut  en 
1818,  c'est  celui  qui  renferme  les  principes  de 
la  doctrine  ;  le  second  volume,  publié  en  1822, 
n'en  contient  qu'une  apjilication  très-curieuse  a 
l'étude  des  monstruosités.  Il  y  a  deux  choses 
distinctes  dans  la.  Pliilosophie anatomique  :  une 
méthode  et  un  système.  Il  importe  de  ne  point 
les  confondre,  car  le  système  pourrait  être  re- 
connu faux  ou  purement  hypothétique  e.t  la  mé- 
thode excellente.  La  méthode  est  la  Théorie  des 
analogues  ;  le  système  est  la  Théorie  de  l'unité 
de  composition.  L'idée  de  l'unité  de  composition 
était  déjà  conçue  depuis  longtemps  par  Geoffroy 
Siint-Hilaire  comme  un  sentiment  vague  et  non 
justifié.  C'est  même  ce  premier  sentiment,  da- 
tant de  1796,  qui  lui  a  révélé  la  méthode  ou  la 
théorie  des  analogues,  dont  l'application  doit  à 
son  tour  démontrer  la  vérité  de  la  conception 
d'où  elle  est  née. 

A  force  de  décrire  et  de  classer,  l'observateur 
ne  voit  plus  que  les  différences  qui  existent  en- 
tre les  êtres;  il  distingue,  il  divise,  il  sépare, 
il  se  perd  dans  les  détails,  il  n'aperçoit  plus  les 
ressemblances  ou  les  néglige.  Il  faut  chercher 
aussi  les  analogies.  Il  y  a  des  analogies  telle- 
ment évidentes  entre  les  organes  des  différents 
êtres,  qu'elles  frappent  les  yeux  les  moins  clair- 
voyants et  les  plus  habitués  à  la  recherche  des 
différences.  Mais  il  ne  suffit  pas  de  voir  ces 
analogies  manifestes,  il  faut  découvrir  les  ana- 
logies cachées.  Certaines  analogies  entre  les  or- 
ganes d'animaux  différents  sont  évidentes,  parce 
que  les  organes  que  l'on  compare  ont  toutes  ou 
pres(iue  toutes  leurs  conditions  d'existence  sem- 
blables. Lorsque  des  organes  n'ont  de  semblables 
entre  eux  que  quelques-unes  seulement  de  ces 
conditions,  ils  sont  réellement  différents  si  les 
conditions  par  lesquelles  ils  se  ressemblent  sont 
moins  importantes  que  celles  par  lesquelles  ils 
se  distinguent  ;  au  contraire,  il  y  a  entre  eux 
une  analogie  cachée,  si  les  premières  sont  plus 
importantes  que  les  secondes.  Pour  découvrir 
cette  analogie  cachée,  il  faut  savoir  quelle  est  la 
condition  d'existence  qui  a  le  plus  d'importance. 
Est-ce  la  fonction?  Non,  car  un  même  organe 
remplit  souvent  des  fonctions  différentes,  comme 
les  membres  antérieurs  des  quadrupèdes  et  les 
ailes  des  oiseaux,  tandis  que  des  organes  diffé- 
rents remplissent  une  môme  fonction,  comme 
les  poumons,  les  branchies  et  les  trachées.  Ce 
n'est  pas  non  plus  la  forme  ou  la  structure,  car 
elles  varient  avec  la  fonction,  ou  plutôt  la  fonc- 
tion d'un  organe  varie  selon  la  structure  ou  la 
forme.  Ce  sont  évidemment  bien  moins  encore 
la  grandeur  ou  la  couleur.  La  condition  vrai- 
ment importante,  c'est  la  position  relative,  la 
dépendance  mutuelle,  la  connexion  des  organes 
entre  eux.  Cette  connexion  est  quelque  chose  de 
tellement  fixe,  que  «  un  organe  est  plutôt 
anéanti  que  transposé.  »  Le  principe  des  con- 
nexions sera  la  boussole  du  naturaliste.  Un  se- 
cond principe  qui  devra  le  guider  est  la  consi- 
dération des  organes  rudimenlaires,  sans  fonc- 
tions, mais  qui,  malgré  leur  petitesse  et  leur 
inutilité,  n'en  ont  pas  moins  des  rapports  con- 
stants et  déterminés  de  position.  Ces  rudiments 
représentent,  sinon  un  organe  parfait  et  normal, 
au  moins  les  éléments  de  cet  orgine  réduits  et 
groupés  selon  leurs  affinités  électives.  Un  troi- 
sième principe  sera  celui  du  balancement  des 
organes;  c'est-à-dire  qu'un  organe  n'acquiert  ja- 


GEOF 


—  C12  — 


GEOF 


mais  un  grand  développement  sans  qu'un  autre 
souffre  proportionnellement;  et,  réciproquement, 
à  côte  d'un  organe  rudimcntaire  atro[)hié,  on 
trouvera  toujours  un  organe  hypertrophié  à  ses 
dépens. 

Telle  est  la  théorie  des  analogues  proposée 
par  Geoffroy  Saint-Hilaire  comme  une  méthode 
plus  exacte  que  la  simple  méthode  de  division, 
d'analysC;  de  classification  d'après  les  différen- 
ces. Elles  supposent  Tune  ou  l'autre  l'anatomie 
comparée  ;  voilà  pourquoi  Geoffroy  Saint-Hilaire 
est  revenu  plus  tard  à  ses  travaux  de  pure  des- 
cription et  n'a  jamais  cessé  d'admirer  ceux  de 
Cuvier  et  de  s'accorder  avec  lui  sur  la  plupart 
des  faits. 

Cette  méthode  née  du  sentiment  préconçu  de 
l'unité  de  composition  de  tous  les  êtres,  Geoffroy 
Saiut-Hilairc  l'aiipliquc  au  développement  de 
cette  idée  en  un  système  démontré  par  les  faits. 
Pour  que  le  système  fût  complet,  il  faudrait 
avoir  découvert  des  analogies  cachées  entre  tous 
les  êtres;  pour  qu'il  fût  démontré,  il  faudrait 
que  ces  analogies  fussent  reconnues  réelles.  Or 
la  première  condition  ne  saurait  être  remplie 
par  un  seul  homme,  ce  ne  peut  être  que  l'œuvre 
interminable  des  siècles,  à  laquelle  travaillent 
avec  persévérance  les  disciples  de  Geoffroy  Saint- 
Hilaire.  La  seconde  est,  relativement  et  dans  de 
certaines  limites,  plus  aisée  à  remplir  ;  c'est 
précisément  l'objet  du  débat  entre  Geoffroy  Saint- 
Hilaire  et  Cuvier,  c'est  la  question  toujours  en 
litige  entre  les  partisans  des  deux  doctrines  que 
de  savoir  si  les  analogies  proclamées  par  Geof- 
froy Saint-Hilaire  sont  réelles  ou  seulement 
imaginaires.  De  la  solution  donnée  à  cette  ques- 
tion dépend  la  vérité  ou  la  fausseté  du  système. 
Cette  démonstration  de  la  Théorie  de  l'unité  de 
composition,  Geoffroy  Saint-Hilaire  l'a  commen- 
cée ou  du  moins  entreprise  dans  le  premier  vo- 
lume de  sa  Philosophie  anatomique,  dans  quel- 
ques mémoires  sur  les  articulés  publiés  peu 
après  et  dans  le  second  volume  de  sa  Philoso- 
phie publié  en  1822,  et  sur  trois  points  diffé- 
rents. 

Dans  le  premier  volume  de  la  Philosophie 
anatomique,  il  cherche  les  analogies  entre  di- 
verses classes  d'un  même  embranchement,  les 
vertébrés.  Dans  les  Mémoires  intermédiaires,  il 
cherche  les  analogies  entre  deux  embranche- 
ments différents  du  règne  animal,  les  vertébrés 
et  les  articulés.  Dans  le  second  volume  de  sa 
Philosophie ,  il  cherche  les  analogies  entre  le 
développement  normal  des  animaux  et  les  mons- 
truosités. 1°  L'opercule  était  regardé  comme  un 
organe  exclusivement  propre  aux  poissons  ; 
Geoffroy  Saint-Hilaire  prétend  retrouver  chez 
les  autres  vertébrés  les  mêmes  éléments  qui  le 
composent  :  ce  seraient  les  pièces  de  l'oreille,  et 
le  peuple  aurait  devancé  la  science  en  donnant 
à  ces  opercules  des  poissons  le  nom  d'ouïes, 
malgré  la  différence  de  leurs  fonctions.  De 
même  il  prétend  retrouver  chez  les  poissons, 
mulum  pecus,  les  éléments  et  les  pièces  du 
larynx.  De  même  encore  il  trouve  les  dents 
chez  les  oiseaux,  du  moins  chez  leurs  fœtus. 
2°  Comparant  ensuite  les  articulés  avec  les  ver- 
tébrés entre  lesquels  Cuvier  creusait  un  abîme, 
Geoffroy  Saint-Hilaire  découvre  entre  les  deux 
embranchements  des   analogies   cachées,   mais 

firofondes.  Les  anneaux  des  articulés  ne  sont  que 
es  noyaux  des  vertèbres  devenus  extérieurs; 
les  vertébrés  ont  leur  colonne  vertébrale  à  l'in- 
térieur, les  articulés  sont  dans  leur  colonne 
vertébrale.  Les  organes  internes  des  articulés 
sont  encore  disposés  dans  le  même  ordre  que 
ceux  des  vertébrés  ;  l'articulé,  c'est  le  même 
type,  le  même  animal  que  le  vertébré,   il   est 


seulement  sens  dessus  dessous  :  l'articulé  a  le 
cordon  nerveux  sous  l'appareil  digestif,  le  verté- 
bré l'a  par-dessus;  l'un  a  le  ventre  en  haut, 
l'autre  en  bas;  renversez  l'un  ou  l'autre,  ils 
sont  tous  deux  dans  la  même  position.  !}"  La 
zoologie  pathologique,  on  dit  aujourd'hui  la  té- 
ratologie,  est  une  science  que  Geoffroy  Saint- 
Hilaire  a  créée,  ou  du  moins  constituée  par  une 
ajiplication  de  la  mrthode  des  analogues  et  pour 
démontrer  Vunité  de  composition.  Les  mons- 
truosités elles-mêmes  sont  soumises  à  des  lois 
et  aux  mêmes  lois  qui  gouvernent  le  dévelop- 
pement régulier  des  êtres  parfaits.  Un  monstre 
n'est  pas  un  jeu  de  la  nature,  c'est  un  être  chez 
lequel  ne  se  sont  pas  accomplies  toutes  les 
transformations  qui  devaient  en  faire  un  exem- 
plaire de  son  type.  Les  monstruosités  sont  des 
désordres  méthodiques,  au  fond  elles  se  rédui- 
sent à  des  arrêts  et  à  des  inégalités  de  dévelop- 
pement de  certains  organes.  Un  monstre  est  en 
quelque  partie  de  son  être  un  embryon.  La  dif- 
férence qui  existe  entre  les  espèces  résulte  elle- 
même  de  l'arrêt  de  développement  de  quelques 
organes  et  de  l'hypertrophie  de  quelques  autres; 
il  s'ensuit  qu'un  monstre  offre  toujours  dans  sa 
monstruosité  même  une  structure  qui  est  nor- 
male pour  quelque  autre  espèce,  et  que  l'étude 
comparative  des  monstres  est  une  sorte  d'em- 
bryogénie universelle.  Dans  des  mémoires  qui 
se  rattachent  au  même  objet,  Geoffroy  Saint-Hi- 
laire repousse  l'explication  que  donnait  Sylvain 
Régis  des  monstruosités  par  la  préexistence  de 
germes  monstrueux  •  il  repousse  même  absolu- 
ment l'hypothèse  plus  générale  de  la  préexis- 
tence des  germes.  11  produit  artificiellement  des 
poulets  monstrueux  et  déclare  que  les  monstres 
sont  des  embryons  dont  le  développement  d'a- 
bord normal  a  été  troublé  par  des  conditions  ir- 
régulières. Si  les  monstres  unitaires  lui  révè- 
lent le  principe  de  l'arrêt  de  développement,  les 
monstres  doubles  lui  en  révèlent  un  autre,  la 
loi  de  l'union  similaire.  Les  monstres  doubles 
sont  toujours  unis  par  les  faces  homologues  de 
leurs  corps,  côté  à  côte,  vis-à-vis,  dos  à  dos,  et 
de  même  àTintérieur  des  parties  conjointes,  veine 
à  veine,  nerf  à  nerf,  comme  sont  les  deux  moitiés 
d'un  organe  unique  et  normal.  Un  monstre  dou- 
ble est  donc  composé  en  quelque  sorte  de  quatre 
moitiés  plus  ou  moins  complètes  au  lieu  de  deux, 
et  il  se  forme  selon  la  même  loi  que  s'unisssent 
les  deux  moitiés  de  l'être  normal.  Dans  l'un  et 
dans  l'autre,  cette  union  des  parties  semblables 
s'opère  en  vertu  d'une  affinité  élective,  incom- 
préhensible mais  réelle,  que  Geoffroy  Saint-Hi- 
laire appelle  ra/'/t?iJ/e' ou  Valtraction  de  soi  pour 
soi.  En  vertu  de  cette  affinité  de  soi  pour  soi 
les  éléments  semblables,  les  moitiés  d'un  organe 
se  cherchent  et  se  trouvent,  la  veine  cherche  la 
veine  et  ne  s'ente  jamais  sur  une  artère. 

L'idée  générale  de  Yunilé  de  composition  n'a 
pas  été  conçue  par  Geoffroy  S  lint-Hilaire  le  pre- 
mier. Aristote  dans  l'antiquité,  Selon,  Newton, 
Linné,  Buffon,  Vicq-d'Azyr.  Gœthe  l'avaient 
déjà  conçue,  mais  aucun  philosophe  ou  natura- 
liste ne  l'avait  aussi  puissamment  développée. 
Les  conséquences  philosophiques  du  système 
sont  aussi  importantes  que  manifestes,  et  Geof- 
froy Saint-Hilaire  les  a  lui-même  reconnues  et 
adoptées.  11  n'y  a  pas  de  causes  finales  dans  la 
nature;  la  fonction  résulte  de  l'organe,  ce  n'est 
pas  l'organe  qui  est  fait  en  vue  de  la  fonction; 
l'oiseau  vole  parce  qu'il  a  des  ailes,  il  n'a  pas 
des  ailes  afin  de  voler;  un  être  n'est  pas  faitex- 
pressément  pour  vivre  dans  les  conditions  où  il 
vit:  «  chaque  être  est  sorti  des  mains  du  créa- 
teur avec  de  propres  conditions  matérielles  j  il 
peut  selon  qu'il  lui  est  attribué  de  pouvoir,  il 


GEOF 


—  613 


GEOR 


emploie  ses  organes  selon  leur  capacité  d'ac- 
tion. »  C'est  ce  qui  explique  comment  il  y  a  des 
organes  qui  n'ont  nas  de  fonctions.  S'il  n'y  a 
({u'un  plan  unique  ae  tous  les  êtres,  varié  de 
mille  manières  dans  les  parties  accessoires,  s'il 
suffit  de  changer  quelques  proportions  d'un  or- 
gane pour  le  rendre  propre  à  de  nouvelles  fonc- 
tions, il  n'y  a  point  de  fixité  dans  les  espèces, 
l^marck  faisait  dériver  les  espèces  les  unes  des 
autres  dans  tout  le  règne  animal  ;  Geoffroy  Saint- 
Hilaire  restreint  dans  des  limites  resserrées  la 
mutabilité  des  espèces  et  lui  donne  pour  cause 
le  monde  ambiant ,  seul  capable  de  modifier  les 
organes  et  les  fonctions.  I.amarck  affirmait  que 
les  espèces  actuelles  proviennent  réellement  des 
espèces  fossiles;  Geoffroy  Saint-Hilaire  affirme 
la  possibilité,  mais  non  la  réalité  du  fait. 

Ces  conséquences  sont  prét-isément  contraires 
aux  conclusions  philosophiques  de  la  doctrine  de 
Cuvier  :  la  pluralité  des  plans  de  la  nature,  les 
causes  finales,  la  fixité  des  espèces.  Aussi^  dans 
les  séanoes  mémorables  des  mois  de  février, 
mars  et  juillet  1830,  ces  deux  savants  illustres 
et  longtemps  amis  se  trouvèrent-ils  en  présence 
comme  deux  adversaires  devant  l'Académie  des 
sciences  et  l'Europe  attentive.  La  politesse  de 
la  discussion  n'enleva  rien  à  sa  vivacité  et  cha- 
cun défendit  avec  la  même  conviction  et  la  même 
énergie  sa  méthode  et  sa  doctrine.  Chacun  aussi 
eut  ses  partisans  et  les  conserve  encore  aujour- 
d'hui, car  ce  débat  solennel  est  loin  d'être  vidé. 
Geoffroy  Saint-Hilaire  a  réuni  les  pièces  du  pro- 
cès et  l'argumentation  des  deux  adversaires  dans 
un  volume  intitulé  Principes  de  philosophie 
zoologique.  On  ne  peut  se  dissimuler  que  ce  qui 
a  donné  à  ce  débat  tant  d'importance  et  d'ani- 
mation, ce  n'est  pas  seulement  l'illustration  des 
deux  savants,  jadis  amis  et  collaborateurs,  ce 
n'est  pas  le  seul  intérêt  de  la  pure  question  zoo- 
logique ;  c'est  que,  au  delà  des  questions  de 
méthode  et  de  classification,  beaucoup  voyaient 
la  métaphysique.  Cette  préoccupation  est  très- 
visible  dans  l'argumentation  de  Cuvier  :  «  Je 
sais,  dit-il,  que  pour  certains  esprits  il  y  a  dans 
cette  théorie  des  analogues,  au  moins  confusé- 
ment, une  autre  théorie  fort  ancienne,  réfutée 
depuis  longtemps,  mais  que  quelques  Allemands 
ont  reproduite  au  profit  d'un  système  panthéisti- 
(jue  appelé  philosophie  de  la  nature.  »  Cela  était 
vrai  en  effet  pour  quelques  Allemands,  pour 
beaucoup  même,  et  en  particulier  pour  Gœlhe 
qui  a  consacré  à  ces  débats  les  dernières  pages 
sorties  de  sa  plume.  Mais  cela  n'était  point  vrai 
pour  Geoffroy  Saint-Hilaire  qui,  non-seulement 
n'a  jamais  formulé  la  moindre  conclusion  pan- 
théistique,  mais  qui  a  repoussé  expressément 
toute  idée  semblable  et  toute  relation  entre  le 
panthéisme  ou  Ibl  philosophie  de  la  nature  et  sa 
théorie  de  l'unité  de  composition.  Sans  doute  la 
doctrine  de  Cuvier  est  en  opposition  formelle 
avec  la  philosophie  de  la  nature  et  peut  en  être 
considérée  comme  une  réfutation  scientifique, 
tandis  que  celle  de  Geoffroy  Saint-Hilaire  no 
lui  est  pas  absolument  contraire.  Mais  il  faut 
reconnaître  qu'elle  est  loin  d"y  conduire  néces- 
sairement, car  elle  s'a.ccjrdc  aussi  bien  que  la 
doctrine  de  Cuvier  lui-même  avec  la  philoso- 
phie de  la  Providence.  Qu'il  y  ait  plusieurs  plans 
dans  la  structure  des  êtres  vivants  ou  qu'il  n'y 
en  ait  qu'un  seul;  que  le  savant  puisse  étudier 
la  fonction  avant  l'organe  ou  qu'il  doive  se  bor- 
ner à  étudier  l'organe  pour  en  dériver  la  fonc- 
tion, le  philosophe  peut  toujours  constater  la 
même  harmonie  dans  les  résultats  et  conclure  à 
la  même  sagesse  ■  dans  la  cause.  Tandis  que 
Goethe  considère  la  doctrine  de  l'unité  de  compo- 
sition comme  un  argument  favorable  à  la  philo- 


sophie de  la  nature,  des  disciples,  plus  fidèles 
peut-être,  de  Geoffroy  Suinl-Hilaire  ont  le  droit 
de  dire  avec  Buffon  qui  avait  conçu,  lui  aussi, 
l'idée  de  l'unité  du  plan  de  la  nature:  «Il  sem- 
ble que  l'Être  suprême  n'a  voulu  employer 
qu'une  idée  et  la  varier  en  même  temps  de  tou- 
tes les  manières  possibles,  afin  que  l'homme  pût 
admirer  également  et  la  magnificence  de  l'exé- 
cution et  la  simplicité  du  dessin.  » 

Les  écrits  de  Geoffroy  Saint-Hilaire  qui  inté- 
ressent plus  spécialement  la  philosophie  sont  : 
Philosophie  anatomique,  Paris,  2  vol.  in-8,  avec 
atlas,  1818-1822;  —  Principes  de  philosophie 
zoologique,  discutés  en  mars  1830  au  sein  de 
l'A-adémie  royale  des  sciences,  Paris,  1830, 
in-8  ;  —  Cours  de  Vhistoire  naturelle  des  mam- 
mifères, Paris,  1829,  in-8  ;  —  Fragments  bio- 
graphiques, Paris,  1838,  in-8. 

On  pourra  consulter  sur  la  vie  et  la  doctrine 
de  Geoffroy  Saint-Hilaire,  les  éloges  ou  discours 
de  MM.  Flourens,  Dumas^  Duméril,  Parisot, 
Quinet;  les  œuvres  d'histoire  naturelle  de  Goe- 
the, traduites  en  français  par  Martins,  Paris, 
1837,  in-8;  et  surtout  Vie,  travaux  et  doctrine 
scientifique  d'Etienne  Geoffroy  Saint-Hilaire 
par  son  fils  Isidore  Geoffroy  Saint-Hilaire,  Paris, 
1847,  in-8. 

Voyez  l'article  Cuvier  (Georges).  A.  L. 

GEORGES  DE  Trébizonde,  l'un  des  principaux 
acteurs  de  la  lutte  qui  éclata  en  Italie,  vers  le  mi- 
lieu du  xV  siècle,  entre  les  partisans  d'Aristote  et 
ceux  de  Platon,  naquit  en  1396,  non  pasàTrébi- 
zonde,  comme  l'ont  cru  quelques-uns  de  ses  bio- 
graphes, mais  à  Cliandace,  dans  l'île  de  Crète.  Le 
nom  de  Trébizonde  n'indique  que  la  patrie  de  ses 
ancêtres.  Arrivé  en  Italie  vers  1430  sur  l'invitation 
de  François  Barbaro,  noble  Vénitien,  il  se  fixa 
d'abord  à  Venise,  oii  il  enseigna  les  lettres  et  la 
philosophie  grecque.  Ses  leçons  eurent  le  plus 
grand  succès,  et  sa  renommée  étant  allée  jus- 
(ju'à  Rome,  le  pape  Eugène  l'appela  près  de  lui, 
le  nomma  son  secrétaire,  et  le  chargea  de  con- 
tinuer l'enseignement  qui  avait  commencé  sa 
réputation  en  Italie.  De  plusieurs  parties  de 
l'Europe  et  de  toutes  celles  de  la  péninsule  on 
accourait  pour  l'entendre,  et  jusqu'en  1450  sa 
gloire  et  sa  fortune  furent  des  plus  éclatantes. 
Mais  dès  cette  époque  elles  déclinèrent  singuliè- 
rement. Il  fut  effacé  comme  critique  par  Laurent 
Vall-a,  et  comme  traducteur  par  Théodore  Gaza, 
son  compatriote.  On  s'aperçut  que  ses  traduc- 
tions, faites  à  la  hâte  pour  des  motifs  de  cupi- 
dité, étaient  pleines  d'inexactitudes,  de  négli- 
gences et  de  lacunes  considérables.  Ce  fut  à  peu 
près  dans  le  même  temps  qu'écrivant  contre  Pla- 
ton une  diatribe,  plutôt  qu'une  appréciation 
philosophique,  il  s'attira  dans  le  cardinal  Bessa- 
rion  (voy.  ce  nom)  un  adversaire  très-puissant, 
et  indisposa  contre  lui  le  pape  lui-même,  Paul  II, 
bien  que  très-hostile  aux  platoniciens  d'Italie. 
Obligé  de  s'éloigner.  Georges  se  retira  pendant 
quelques  années  auprès  du  roi  de  Naples;  puis, 
rentré  en  grâce  auprès  du  souverain  pontife,  il 
revint  à  Rome,  où  il  mourut  en  1486.  Il  a  laissé, 
parmi  d'autres  ouvrages  sans  intérêt  pour  nous, 
une  traduction  des  Problèmes  et  de  la  Rhétori- 
que d'Aristote  plusieurs  fois  réimprimée  avec 
les  œuvres  de  ce  philosophe  :  une  traduction 
inédite  et,  si  nous  en  croyons  Bessarion,  très- 
inexacte  des  Lois  de  Platon;  un  traité  sur  la 
rhétorique,  et  un  autre  sur  la  dialectique,  com- 
posés en  son  propre  nom  ;  enfin  la  diatribe  dont 
nous  avons  parlé  tout  à  l'heure,  et  qui  a  pour 
t'ilve  Comparalio  Aristotelis  et  Platonis  (in-8, 
Venise,  1523).  Ce  livre,  dont  Bessarion  a  écrit 
une  longue  réfutation  (In  calumniatorem  Aris- 
totclts.  in-f,  ib..  1503  et  1516).  se  divise  en  truis 


GERB 


—  614 


GERB 


parties  :  la  première  clablit  entre  les  deux  phi- 
losophes de  l'anliquilc  un  parallèle  tout  à  fait 
injuste  et  entièrement  compose  d'assertions  ar- 
bitraires; la  seconde  a  pour  but  de  montrer  que 
les  opinions  d'Aristote  ne  sont  pas  seulement  in- 
attaquables au  point  de  vue  de  la  raison,  mais 
encore  au  point  de  vue  do  la  foi,  qu'elles  s'ac- 
cordent de  tout  point  avec  les  dogmes  fondamen- 
taux du  christianisme,  par  exemple  avec  ceux 
de  la  création  et  de  la  Trinité,  tandis  que  Pla- 
ton est  accuse  de  s'en  écarter  toujours  ;  enfin, 
dans  la  troisième  partie  de  son  pamphlet,  Geor- 
ges s'attaque  à  la  personne  même  de  Platon,  et 
s'applique,  contre  tous  les  faits  et  toutes  les  vrai- 
semblances, contre  le  respect  u;ianiinc  de  l'anti- 
quité et  des  Pères  de  l'Église,  à  représenter  le 
chef  de  l'Académie  comme  un  homme  de  mœurs 
infâmes  et  livré  à  la  fois  à  tous  les  vices.  On 
comprend  difficilement  aujourd'hui  qu'un  ou- 
vrage d'où  la  raison  et  la  bonne  foi  sont  si  com- 
plètement absentes,  ait  pu  faire  tant  de  bruit, 
et  que  le  sage,  le  savant  Bessarion  ait  cru  néces- 
saire d'y  r.  pondre.  X. 

GEORGES  SCHOLARIUS  OU  SCHOLARI, 
voy.  Gi:x\.\i)ius. 

GEORGES    VENETUS    OU    LE     VÉNITIEN, 

voy.  ZoRzi. 

GÉRARD  (Alexandre),  écrivain  du  xii°  siècle, 
un  des  premiers  traducteurs  à  qui  l'Europe 
chréliennc  dut  la  connaissance  des  monuments 
de  la  philosophie  grecque  et  de  la  philosophie 
arabe.  Les  uns  le  font  originaire  de  Crémone  en 
Italie,  les  autres  de  Carmone,  ville  d'Andalousie, 
mais  les  termes  d'une  ancienne  chronique  pu- 
bliée par  Muratori  ne  permettent  plus  de  douter 
qu'il  ne  fût  Italien.  Après  avoir  achevé  ses  étu- 
des dans  sa  patrie,  il  voyagea  pour  s'instruire, 
et  se  rendit  en  Espagne,  ou  les  sciences,  alors 
bannies  du  reste  de  l'Europe,  avaient  trouvé  un 
asile  sous  la  protection  des  kalifes  Omniades.  11 
se  fixa  à  Tolède,  y  apprit  l'arabe  et  consacra  tous 
SCS  soins  à  composer  des  traductions  dont  on  a 
porté  le  nombre  à  soixante-seize.  La  plus  im- 
portante est,  sans  contredit,  celle  de  la  grande 
composition  ou  Almageslede.  Ptoléraée,  qui  était 
restée  jusqu'à  lui  ignorée  en  Occident,  et  dont 
la  connaissance  renouvela  l'enseignement  de 
l'astronomie  dans  les  écoles  du  moyen  âge.  Ses 
Préceptes  de  médecine  ou  Canons  d'Aviccnne 
sont,  après  VAlmageste,  l'ouvrage  le  plus  consi- 
dérable traduit  par  Gérard,  que  ses  goûts  diri- 
geaient principalement  vers  l'étude  des  mathé- 
matiques, de  l'astronomie  et  de  la  physique. 
On  cite  encore  sous  son  nom  des  traductions  des 
trois  premiers  livres  de  la  MélêoroloQie  d'Aris- 
tote, de  divers  traités  d'Alexandre  d'Aphrodise, 
Galicn,  Farabi,  du  livre  des  DrfmUions  d'Ishak 
ben-Honain,  etc.  Gérard  mourut  dans  sa  patrie 
en  1187,  à  l'âge  de  soixante-treize  ans,  et  fut 
enterré  à  Crémone  dans  le  couvent  de  Sainte- 
Lucie,  auquel  il  livra  sa  bibliothèque. 

On  peut  consulter  sur  ce  laborieux  traducteur: 
Antonio,  Dibliolheca  hispana  vêtus,  in-f°,  Ma- 
drid, 1788;  —  Fabricius,  Bibliolheca  mediœ  et 
inflmœ  latinitalis,  t.  111,  p.  39;  —  Muratori, 
Rerum  ilalicarum  scriptoves,  t.  IX,  p.  600  ;  — 
Jourdain,  Recherches  sur  l'âge  et  l'origine  des 
traductions  dArislole,  in-8,  2"  édit.,  p.  120-124. 

C.  J. 

GERBERT.  Le  nom  de  Gerbert  appartient  en 
même  temps  à  la  philosophie,  à  la  politique  et  à 
la  religion;  mais  c'est  à  la  première  qu'il  doit 
son  plus  grand  éclat;  ce  sont  les  travaux  scienti- 
fiques de  Gerbert  qui  ont  immortalisé  sa  mé- 
moire, et  qui,  après  l'avoir  fait  regarder  comme 
un  sorcier  dans  l'âge  des  superstitions,  le  signa- 
lent au  jugement  de  l'historien  dans  un  siècle 


plus  éclairé,  comme  une  des  plus  fortes  tètes  que- 
le  moyen  âge  ait  produites. 

Gerbert,  né  en  Aquitaine  vers  le  commence- 
ment du  x'  siècle,  d'une  famille  pauvre,  perdit 
ses  parents  de  bonne  heure,  et  fui  élevé  au  mo- 
nastère d'Aurillac  par  les  soins  de  l'abbé  Gérard 
et  de  l'écolâtre  Raymond.  Éiant  jeune  encore,  il 
accompagna  en  Espagne  lîorel,  comte  de  Barce- 
lone, qui  le  confia  à  un  évêque  nommé  Halton, 
sous  lequel  il  fit  de  grands  progrès  dans  les  ma- 
thématiques. A-t-il  profité  de  son  séjour  au  delà 
des  monts  pour  visiter  Séville,  Cordoue  et  les 
universités  maures?  C'est  là  un  point  sur  lequel 
les  historiens  sont  partagés,  et  qu'il  serait  témé- 
raire de  vouloir  décider.  Bornons-nous  à  consta- 
ter que  si  Gerbert,  comme  nous  sommes  {)ortés  à 
le  croire,  n'a  pas  fréquenté  les  écoles  des  Arabes, 
il  ne  pouvait  ignorer  l'état  florissant  des  éludes 
chez  ces  peuples,  et  devait  chercher  avec  une 
avide  curiosité  à's'instruire  de  leurs  découvertes 
dans  les  sciences.  On  voit  d'ailleurs  par  ses  lettres 
qu'il  recueillait  les  ouvr.iges  des  écrivains  de 
cette  nation  avec  autant  de  soin  que  les  chefs- 
d'œuvres  de  la  littérature  ancienne. 

Lorsque  Gerbert  quitta  l'Espagne,  il  était  déjà 
un  des  hommes  les  plus  instruits  de  son  temps, 
au  moins  en  mathématiques.  Il  voulut  encore 
étendre  le  cercle  de  ses  connaissances,  et  après 
être  allé  en  Italie,  où  il  fut  accueilli  avec  la  plus 
grande  faveur  par  le  pape  Jean  XIII  et  par  l'em- 
pereur Othon  I",  il  se  rendit  à  Reims  avec  le 
projet  de  se  perfectionner  dans  la  scolastique. 
Là,  malgré  la  médiocrité  de  sa  naissance,  il  con- 
tracta une  étroite  liaison  avec  l'archevêque  Adal- 
béron,  qui  le  plaça  à  la  tête  de  l'école  épiscoi)ale 
de  cette  ville.  Il  était  alors  dans  toute  la  vigueur 
de  l'âge  et  du  talent,  et  libre  des  soucis  de  la 
politique  et  de  l'ambition  qui  troublèrent  dans  la 
suite  le  calme  de  ses  études.  Aussi  put-il  se  livrer 
sans  partage  à  ses  nouvelles  fon;lions,  qu'il  pa- 
raît avoir  remplies  avec  le  plus  grand  éclat. 

Gerbert  enseignait  à  Reims  toutes  les  sciences 
comprises  sous  le  nom  de  Trivium  et  de  Qua- 
dricium.  Il  commençait  par  Ylntroduction  de 
Porphyre,  qu'il  expliquait  d'abord  dans  la  traduc- 
tion de  Victorinus,  puis  d'après  Boëce.  U  analy- 
sait ensuite  les  Catégories  et  Vllermeneia  d'Aris- 
tote, les  Topiques  ÙQ  Cicéron;  les  six  livres  de 
commentaires  écrits  par  Boëce  sur  cet  ouvrage, 
et  tous  ses  traités  sur  le  syllogisme,  la  définition 
et  la  division.  Passant  de  la  logique  à  la  rhéto- 
rique et  à  la  poétique  qu'il  réunissait,  Gerbert 
lisait  à  ses  disciples  Térence,  Virgile,  Stace,  Ju- 
vénal,  Perse,  Horace  et  Lucain.  Au  Trivium 
succédait  le  Quadrivium,  ot  âux  études  littéraires 
les  études  scientifiques,  l'arithmétique,  la  musi- 
que, l'astronomie  et  la  géométrie.  Afin  de  mieux 
expliquer  le  lever  et  le  coucher  des  astres,  Ger- 
bert avait  construit  plusieurs  globes,  dans  le 
genre  de  nos  sphères  armillaires,  avec  des  cer- 
cles représentant  l'horizon,  l'équateur  et  les  au- 
res  divisions  astronomiques.  Il  avait  aussi  ima- 
giné un  orgue  hydraulique,  où  le  son  était  pro- 
duit par  la  pression  d'un  volume  d'eau  sur  l'air 
des  tuyaux.  Mais,  de  toutes-  ses  inventions,  la 
plus  simple  et  la  plus  féconde  était  une  tablette 
ou  abacus,  divisée  en  vingt-sept  colonnes  longi- 
tudinales, où  se  plaçaient  neuf  chifl'res  qui  ser- 
vaient à  exprimer  tous  les  nombres,  en  prenant 
des  valeurs  de  position.  Gerbert  avait  fait  confec- 
tionner mille  caractères  en  corne,  à  l'elfigie  des 
neuf  chiffres,  avec  lesquels  il  faisait  les  opéra- 
tions arithmétiques  sur  Vabacus.  Tous  les  juges 
un  peu  versés  dans  ces  matières  ont  reconnu  là 
une  méthode  de  numération  trè.s-analogue  à  notre 
système  actuel,  qui  est  fondé  sur  la  valeur  dé- 
cuple d'un  chiffre  placé  à  la  gauche  d'un  autre. 


GERB 


—  615  — 


GERB 


Gerbert  se.  trouve  donc  avoir  connu  et  enseigné 
les  principes  de  rurithmcliquc  décimale,  à  une 
époque  où  les  chiffres  romains  étaient  seuls  en 
usage  dans  la  chrétienté.  Il  serait  curieux  de  sa- 
voir s'il  a  dérobé  Vabacus  aux  Arabes,  selon  le 
témoignage  de  Guillaume  do  Malmesbury  et  l'o- 
pinion la  plus  commune,  ou  s'il  en  a  puisé  la 
connaissan  e  dans  la  Gcouirtric  de  lîocce^  comme 
un  mathématiL-ien  de  nos  jours  l'a  prétendu; 
mais  quelle  que  soit  l'origine  histori(]ue  de  cette 
mémorable  découverte,  celui  qui  en  propagea  le 
premier  la  connaissance  chez  les  nations  euro- 
péennes a  rendu  à  !a  civilisation  un  service  que 
la  postérité  ne  pouvait  oublier. 

Sous  l'h.ibile  direction  de  Gerbert,  l'école  de 
Reims  ne  tarda  pis  à  devenir  la  plus  fréquentée 
du  royaume.  Robert,  fils  aîné  de  Hugues  Cipet, 
y  fut  élevé,  et  l'histoire  cite  un  grand  nombre 
d'évêques  qu'elle  a  donnés  à  l'Église.  En  dehors 
de  ses  fonctions  d'écolâtre,  Gerbert  employait 
son  influence  à  ranimer,  partout  où  il  pouvait, 
les  souvenirs  éteints  de  la  littérature  et  des 
sciences.  Un  de  ses  soins  habituels  était  de  re- 
cueillir les  anciens  manuscrits  et  d'en  multijjlier 
les  copies.  Ses  lettres,  dont  le  recueil  nous  a 
été  heureusement  conservé,  renferment  de  pré- 
cieux détails  à  ce  sujet.  Tantôt  il  insiste  pour  ob- 
tenir une  révision  du  texte  de  Pline;  là  il  pro- 
met une  sphère  céleste,  en  bois  recouvert  de  pciu 
de  cheval,  en  échange  de  YAchillékle,  de  St:ice  ; 
ailleurs  il  mande  qu'il  est  possesseur  de  huit  vo- 
lumes de  Bocce  sur  l'astrologie,  dont  il  donnera 
volontiers  communication,  si  orr  veut  lui  prêter 
un  César  pour  en  prendre  copie.  A  force  de  dé- 
marches, il  était  parvenu  à  se  créer  une  biblio- 
thèque composée  de  tous  les  auteurs  dont  il  se 
servait  pour  ses  leçons,  et  de  quelques  ouvrages 
perdus  depuis,  comme  le  traité  de  Démosthène, 
médecin  gaulois,  sur  les  Maladies  des  yeux. 
Souvent  il  adressait  à  ses  anciens  disciples,  sous 
forme  de  lettres,  de  véritables  traités,  qui  ré- 
veillaient dans  les  cloîtres  le  goût  des  connais- 
sances positives.  Constantin,  moine  de  l'abbaye 
de  Fleury,  reçut  pour  sa  part  deux  opuscules  sur 
les  combinaisons  des  nombres  et  sur  la  sphère; 
un  autre  mémoire  sur  les  différentes  manières 
d'évaluer  la  surface  d'un  triangle  équilatéral  fut 
composé  pour  Adelbold,  depuis  évêque  d'Utrecht. 
C'est  Gerbert,  selon  le  témoignage  de  Guillaume 
de  Malmesbury,  qui  a  contribue  le  plus  effica- 
cement à  relever  les  études  dans  les  monastères 
de  France. 

A  la  vue  des  heureux  efforts  de  ce  grand  maître 
pour  conserver  la  chaîne  des  traditions  littéraires, 
on  se  demande  quelle  place  la  philosophie  propre- 
ment dite  occupe  dans  l'ensemble  de  ses  travaux, 
et  on  est  bien  forcé  de  reconnaître  qu'elle  se 
réduisait  pour  lui  aux  préliminaires  de  la  logique. 
Les  historiens  racontent  qu'un  écolâtre  d'Allema- 
gne, nommé  Otric,  lui  ayant  reproché  de  ranger 
la  physique  parmi  les  mathématiques,  il  lut 
admis  à  exposer  ses  vues  sur  la  classification  des 
sciences  devant  l'empereur  Othon  II.  Il  montra 
que  la  philosophie  est  un  genre  dont  les  espèces 
sont  la  pratique  et  la  théorie  ;  que  la  prati([ue  se 
divise  en  économique  (dispensaliva) ,  distributive 
{distribuliva),  politique  [civilis),  que  la  théorie 
comprend  la  physique,  les  mathématiques  et  la 
théologie.  Le  trait  le  plus  remarquable  de  cette 
classification  est  certainement  la  place  occupée 
par  la  théologie  à  la  suite  des  mathématiques, 
comme  une  dépendance  de  la  philosophie;  mais 
il  ne  paraît  pas  que  Gerbert  ait  aperçu  la  portée 
de  cette  idée  empruntée  peut-être  à  Aristote,  et 
si  féconde  en  conséquences.  De  tous  ses  travaux 
philosophiques,  le  seul  qui  nous  soit  parvenu, 
est  un  opuscule  composé  à  la  demande  de  l'em- 


pereur Othon  III,  sous  ce  titre  obscurci  bizirre  : 
de  Rationali  et  ratione  uli  [du  liaisonnable  et 
du  raisonner).  Il  s'agissait  de  savoir  comment 
la  qualité  de  raisonnable,  selon  que  le  veut 
Porphyre,  peut  avoir  pour  attribut  de  se  servir 
de  la  raison,  et  généralement  de  quelle  manière 
doivent  s'entendre  les  propositions  où  l'attribut 
a  plus  d'extension  que  le  sujet.  Gerbert  com- 
mence par  exposer  et  par  débattre  la  difficulté. 

11  distingue  ensuite,  d'après  VJJermcncia  d'Aris- 
tote,  plusieurs  classes  de  choses  possibles  et 
d'attributs  :  il  conclut  que  si  cire  raisonnable 
est  un  attribut  de  l'homme,  c'est  un  attribut 
nécessaire  et  substantiel;  mais  que  faire  usage 
de  la  rai<^on  est  une  qualité  purement  acciden- 
telle. Or,  l'accident  peut  servir  d'attribut  à  h 
substance;  par  conséquent,  faire  usage  de  la 
raison  peut  servir  d'attribut  à  dire  raisonnable. 
Voilà  le  seul  vestige  certain  qui  nous  reste  du 
génie  philosophique  et  de  la  méthode  de  l'homme 
illustre  qui  fut,  au  x"  siècle,  le  promoteur  et  le 
centre  de  l'activité  littéraire  et  scientifique. 

La  dextérité  remarquable  qui  rehaussait  chez 
Gerbert  l'éclat  du  savoir,  ouvrit  à  son  ambition 
la  carrière  des  honneurs  ecclésiastiques.  En  980, 
Olhon  II  le  nomma  abbé  du  monastère  de  Bobbio, 
ancienne  et  célèbre  fondation  de  saint  Colomban, 
où  de  graves  désordres  avaient  pénétré  à  la  suite 
des  guerres  et  de  l'anarchie  de  cette  malheu- 
reuse époque.  Lié  désormais  par  la  reconnais- 
sance à  la  famille  impériale,  Gerbert  embrassa 
avec  chaleur  le  parti  d'Othon  III  pendant  les 
troubles  qui  agitèrent  la  minorité  de  ce  prince. 
En  990,  il  fut  l'âme  du  synode  où  eut  lieu  la 
déposition  de  l'archevêque  Arnould,  successeur 
d'Adalbéron,  et  où  lui-même  lut  proclamé  arche- 
vêque de  Reims.  Ce  choix  n'ayant  pas  eu  de 
suite  par  le  refus  du  pape  de  ratifier  les  actes 
du  concile,  Gerbert  alla  occuper  en  998  le  siège 
de  Ravenne.  A  la  tête  de  l'un  des  premiers  dio- 
cèses de  la  chrétienté,  possesseur  d'une  opulente 
abbaye,  étroitement  lié  avec  les  cours  de  France 
et  d'Allemagne,  puissant,  admiré,  redouté,  Ger- 
bert, à  la  mort  de  Grégoire  V,  vit  les  dernières 
espérances  de  son  ambition  comblées  par  la  tiare 
pontificale,  que,  selon  les  expressions  d'un  his- 
torien, il  obtint  en  considération  de  son  vaste 
savoir,  propter  summam  philosophiam.  11  fut 
sacré  sous  le  nom  de  Sylvestre  II,  et  mourut, 
après   quatre   années   environ   de  pontificat,   le 

12  mai  1003.  L'admiration  qu'il  avait  excitée 
chez  ses  contemporains  se  transmit  aux  âges 
suivants,  et  inspira  aux  chroniqueurs  d'étranges 
récits.  On  racontait  que  Gerbert,  jeune  encore, 
avait  appris  en  Es]  agne  les  secrets  de  la  magie; 
que,  plus  tard,  il  avait  vendu  son  âme  au  démon, 
et  que  son  merveilleux  savoir  et  son  élévation 
rapide  avaient  été  le  prix  du  marché.  Ces  lé- 
gendes paraissent  avoir  suggéré  à  Gœtîie  la  pre- 
mière idée  du  poëme  de  Faust. 

Les  Lettres  de  Gerbert  ont  été  puljliccs  pour 
la  première  fois  par  Masson,  in-4,  Paris,  Itill, 
et  depuis  par  Duchesne,  dans  le  tome  II  des  Hist. 
Franc.  Scriptores,  in-f",  Paris,  1636;  par  Bouquet, 
Recueil  des  historiens  de  France,  t.  IX  et  X,  et 
dans  les  Collections  des  Pères.  Ses  autres  ouvrages 
se  trouvent  épars  dans  les  recueils  de  Mabillon 
{.Analecta,  in-f-,  Paris,  l'î23),  Marlenne  {Ampliss. 
Collect.jt.  I),  et  Bernard  Pez  [Thésaurus  Anecdot. 
noviss.,  t.  I  et  III).  Ils  ont  tous  été  réunis  dans 
la  belle  édition  des  Œuvres  de  Gerbert  publiée 
avec  une  introduction  et  des  notes,  par  M.  Olle- 
ris,  Paris,  1868,  in-4.  De  tous  les  chroniqueurs  qui 
ont  parlé  de  sa  vie  et  de  ses  travaux,  le  plus 
important  à  consulter  est  sans  contredit  le  moine 
Richer,  dont  l'histoire,  nouvellement  découverte 
en  Allemagne,  a  été  d'abord  publiée  par  M.  Pertz 


GERS 


—  616  — 


GERS 


dans  le  troisième  volume  de  ses  Monumcnla 
Germanûe  hislorica,  et  depuis  par  la  Société  de 
l'Histoire  de  France,  pir  M.  Guadet.  Riclier  ser- 
vira à  rectifier  les  erreurs  où  les  autres  histo- 
riens sont  tombés.  Parmi  les  sources  plus  ré- 
centes, on  peut  consulter  :  Bzovius,  Si/<ues/cr// 
a  inagia  et  aliis  calumnis  vindicatus,  in-i', 
Rome,  1(J78;  —  Histoire  lilltlraire  de  la  France, 
t.  VI,  p.  r).')9  et  suiv.  ;  —  Comptes  rendus  de  l\l- 
cadi'mic  des  sciences,  année  1843;  —  G.  F.  Hock, 
Histoire  du  pape  Sylvestre  II  et  de  son  siècle, 
traduit  de  l'alieinand,  et  enrichi  de  notes  et  de 
documents  inédits  par  M.  l'abbé  J.  M.  Axinger, 
in-8,  Paris,  ]8"2Û;  —  P.  Varin,  De  (jnodam  Gcr- 
berti  opuscitlo,  cl  de  ffallicanarum  doclrinarum 
orirpnibus,  Paris,  1838,  ia-8.  G.  J. 

GEBDIIj  (Giacintho),  prélat  et  philosophe  ita- 
lien, né  en  1718,  à  Sàmacus  en  Savoie.  Entré 
dans  les  ordres  après  de  lortes  études,  il  fut 
professeur  à  Macerata,  à  Casai,  à  Turin,  et  devint 
précepteur  du  petit-fils  de Gharles-Emnianuel  III. 
Son  savoir  et  ses  vertus  le  désignaient  au  car- 
dinalat auquel  il  fut  promu  en  1777.  Les  devoirs 
du  sacerdoce  ne  rempêchèrent  pas  de  continuer 
des  études  profondes  sur  la  philosophie  et  les 
mathématiques,  et  d'écrire  un  grand  nombre 
d'ouvrages  en  latin,  en  italien,  en  Irançais. 
Comme  d'autres  prélats  du  xvii'  et  du  xviii'  siècle, 
il  croyait  servir  la  religion  en  défendant  la  doc- 
trine de  Descartes  et  de  Malcbranche,  et  sa  vie 
qui  se  prolongea  jusqu'en  180"2,  ofl're  l'exemple 
d'une  foi  sincère  unie  à  une  raison  ferme.  Ses 
écrits,  où  sont  traitées  des  questions  de  morale, 
de  droit,  de  théologie,  de  mathématique,  de 
physique  et  de  métaphysique,  témoignent  d'un 
savoir  solide:  mais  en  ce  qui  concerne  la  philo- 
sopliie  ils  ont  peu  d'originalité.  Gerdil  est  un 
cartésien,  qui  se  rapproche  de  Leibniz  et  qui 
surtout  accepte  et  développe  les  doctrines  de  Ma- 
lebranclie.  En  plein  xviii"  siècle  il  oppose  encore 
la  physique  de  Descartes  à  celle  de  JNewton,  et 
la  théorie  de  l'étendue  intelligible  au  sensualisme 
de  Locke.  Il  combat  au  nom  de  ces  principes, 
l'empirisme  dans  la  morale,  dans  la  jurispru- 
dence, dans  rcslhélique. 

Voici  ceux  de  ses  ouvrages  qui  intéressent 
plus  particulièrement  la  philosophie  :  Recueil  de 
dissertations  sur  quelques  principes  de  philo- 
sophie et  de  religion,  Paris,  1760.  On  y  remarque 
un  Essai  d'une  démonstration  nialhéniatique 
contre  iétemité  de  la  matière; — Iinmatérialilc 
de  rame  démontrée  contre  M.  Loche,  Turin,  1847. 
On  y  a  joint  deux  opuscules  pour  la  défense  de 
la  théorie  de  la  vision  en  Dieu.  Ces  ouvrages 
sont  reproduits  avec  d'autres  dans  les  Œuvres 
complètes  du  cardinal  Gerdil,  Rome,  1806-1820, 
15  vol.  On  consultera  avec  profit  sur  Gerdil  : 
M.  Fr.  BouiUier,  Histoire  de  la  pliilosophie  car- 
tésienne, t.  II,  ch.  xxiii. 

GERLACH  (Goltlob  Guillaume),  professeur  de 
philosc'phic  à  Halle,  a  publié  de  1804  à  1826  un 
grand  nombre  d'ouvrages  de  critique  ou  d'ensei- 
gnement :  Mémoire  sur  la  philosophie,  la  lé- 
gislation et  l'esthétique,  etc.,  Poscn,  1804  (ail.); 

—  Disputalio  de  dif/'erentia  quœ  inter  Plolini 
et  Schellingii  doclrinam  de  numine  summo 
intercedit,  Wittemberg,  1811  ;  —  Éléments  de 
la  philosophie  fondamentale,  Halle,  1816:, — 
Éléments  de  la  logique,  ib.,  1817;.  —  Élé- 
ments de  la  métaphysique,  iù.,  1817  ;  —  Élé- 
nxents  de  la  philosophie  de  la  religion,  ib., 
1818;  —  de  la  Philosophie  du  droit,  ib.,  1824; 

—  Manuel  des  sciences philosojihiqués,  ib.,  1826. 
GEBSON  (Jean  Chaklier,  plus  connu  sous  le 

nom  de),  chancelier  à  l'université  de  Paris,  naquit 
en  1362  à  Gerson,  hameau  du  diocèse  de  Reims, 
de  parents  obscurs  et  pieux.  Au  sortir  de  i'en- 


fance,  il  vint  à  Paris  étudier  les  humanités  et  la 
théologie  dans  la  maison  de  Navarre,  où  ses  débuis 
donnèrent  une  si  grande  opinion  de  ses  talents 
et  de  son  caractère,  qu'en  1383,  malgré  son 
extrême  jeunesse,  il  fut  nommé  procureur  de  la 
nation  de  France  dans  l'Université.  Cina  ans 
après,  il  fit  partie  d'une  ambassade  envoyée  au 
pape  Clément  VII  ;  et  en  1395,  alors  âgé  de  trente- 
deux  ans,  il  obtint  la  plus  haute  magistrature 
morale  de  cet  âge,  la  charge  de  chancelier  de 
Notre-Dame,  que  venait  de  résigner  un  de  ses 
anciens  maîtres,  Pierre  d'Ailly.  Les  temps  étaient 
singulièrement  difficiles.  Cliarles  VI  était  depuis 
peu  tombé  en  démence,  et  pendant  que  d'af- 
freuses divisions  menaçaient  l'Etat,  le  schisme 
désolait  l'Église,  où  d'abord  deux,  puis  trois 
prétendants  se  disputaient  la  tiare  pontificale. 
A  la  faveur  de  l'anarchie,  les  liens  de  la  disci- 
pline e;;clésiastique  s'étaient  relâchés  :  dans 
plusieurs  provinces,  le  clergé  pouvait  à  peine 
réciter  le  symbole,  et  ses  mœurs  étaient  pires 
encore  que  son  ignorance.  Cependant,  quel  que 
fût  le  danger  Je  la  situation,  Gerson  ne  perdit 
pas  courage,  et,  déployant  une  fermeté  qui  con- 
trastait avec  la  douceur  de  son  caractère,  il 
s'éjjuisa  en  efforts  pour  la  pacification  de  l'Église 
et  du  royaume,  pour  la  réforme  des  mœurs  et 
des  études,  et  surtout  pour  le  maintien  de  ces 
grands  principes  de  justice  et  d'humanité  que  la 
nature  a  établis  au  fond  de  tous  les  cœurs,  mais 
que  le  fanatisme  religieux  ou  politique  se  plaît 
à  ébranler.  Le  duc  d'Orléans  ayant  été  assassiné 
en  1408  par  le  duc  de  Bourgogne,  Gerson,  au 
péril  de  sa  fortune  et  de  ses  jours,  osa  dénoncer 
à  l'archevêque  de  Paris  l'apologie  de  cet  odieux 
attentat,  com])Oséc  par  Jean  Petit.  Le  concile 
de  Constance  (1414-1416)  mit  le  sceau  à  sa  ré- 
putation comme  chancelier,  comme  théologien 
et  comme  orateur.  Il  fut  l'âme  de  cette  assemblée 
mémorable,  où  il  reçut  le  titre  de  docteur  très- 
chrétien,  que  la  postérité  n'a  pas  contesté  à  ses 
vertus.  Pénétré  des  maximes  qui  ont  si  long- 
temps régné  dans  l'Église  gallicane,  il  voulait 
que  le  concile  déposât  les  papes  Jean  XXIII  et 
Benoît  XIII,  procédât  à  l'élection  d'un  nouveau 
pontife,  et  assurât  par  des  mesures  vigoureuses 
le  repos  de  la  chrétienté;  mais  ses  efforts 
n'eurent  pas  le  succès  qu'il  espérait,  et  il  quitta 
le  concile  en  1416,  avec  la  douleur  d'avoir  vu 
ajourner  la  reforme  des  abus  qui  désolaient  l'E- 
glise. Les  dissensions  civiles  ne  lui  permettant 
pas  de  rentrer  en  France,  il  se  retira  dans  les 
montagnes  de  Bavière,  où  il  écrivit,  à  l'imita- 
tion de  Boëce,  sa  Consolation  de  la  théologie. 
11  revit  sa  patrie  après  un  exil  volontaire  de  deux 
années;  mais  désormais  il  ne  voulut  prendre 
aucune  part  aux  affaires  publiques,  et  alla  s'en- 
fermer à  Lyon  au  couvent  des  Célcstins.  Ce  fut 
dans  cet  asile  qu'il  passa  les  dernières  années 
de  sa  vie,  occupé  à  prier  Dieu,  à  composer  des 
livres  ascétiques  et  à  élever  de  pauvres  enfants, 
à  qui  il  faisait  répéter  chaque  jour  cette  hum- 
ble et  touchante  prière  :  «  Mon  Dieu,  mon  créa- 
teur, ayez  pitié  de  votre  serviteur  Jean  Gerson.  » 
Il  mourut  le  12  juillet  1429,  à  l'âge  de  soixante- 
six  ans,  peu  de  jours  après  avoir  achevé  un  com- 
mentaire sur  le  Cantique  des  cantiques. 

Gerson  est  presque  devenu  un  personnage 
historique  par  le  rôle  qu'il  a  joué  dans  les  affai- 
res de  son  pays,  et  cependant,  qui  le  croirait? 
ce  chef  éclaire  et  infatigable  de  l'université  de 
Paris,  cet  ambassadeur  des  rois  à  la  cour  des 
papes  et  dans  les  conciles,  cet  adversaire  coura- 
geux des  mauvaises  passions  et  des  préjugés  de 
ses  contemporains,  cet  homme  de  cœur  et  d'ac- 
tion est,  au  xi\'  siècle,  le  représentant  le  plus 
élevé  et  le  plus  complet  du  mysticisme,  c'est-à- 


GERS 


—  617  — 


GERS 


dire  d'une  école  de  philosophie  qui  professe  le 
dodain  des  œuvres,  cl  fait  consisler  l'idéal  de 
la  sagesse  humaine  dans  les  jiratiiiues  silencieu- 
ses do  la  prière.  Entre  l'existence  agitée  de 
l'homme  puulic  et  les  calmes  doctrines  du  philo- 
sophe le  contraste  est  frappant,  et  d'autant  plus 
remarquahle,  que  pour  Gerson  le  mysticisme  n'a 
pas  étc  ce  qu'il  fut  chez  beaucoup  d'autres,  le 
fruit  amer  de  la  lassitude  et  commo  le  suprême 
effort  de  l'ambition  déçue,  mais  la  vocation  pai- 
sible et  sincère  d'une  âme  tendre  et  élevée. 
Comment  le  pieux  chancelier,  que  ses  goûts  por- 
taient vers  la  retraite  et  l'obscurité,  a-t-il  pu 
comprimer  cet  élan  de  son  âme,  et  aux  douceurs 
de  la  vie  contemplative  préférer  les  orages  l'é- 
rilleux  de  la  vie  publique?  N'a-t-ii  fait  que  cé- 
der à  l'empire  des  circonstances,  aux  entraîne- 
ments de  l'exemple?  Ou  bien  sa  longue  partici- 
pation aux  afl'aires  est-elle  le  résultat  d'une  ab- 
négation sublime,  de  la  ferme  volonté  de  servir 
ses  frères  au  prix  de  ses  plus  chères  affections? 
L'étude  des  ouvrages  de  Gerson  semble  autoriser 
cette  dernière  conjecture  ;  mais,  qu'on  l'adopte 
ou  qu'on  la  rejette,  la  doctrine  de  lillustre  chan- 
celier porte  l'empreinte  manifeste  des  agitations 
de  sa  vie  et  de  sa  longue  pratique  des  hommes 
et  des  affaires.  Elle  est  calme,  sérieuse,  pleine 
de  sobriété  et  de  méthode.  Non-seulement  la 
raison  y  tempère  l'exaltation  du  sentiment  et  en 
prévient  les  écarts,  mais  elle  se  soumet  à  de  mi- 
nutieuses analyses  qui  l'éclairent  et  ramènent 
les  vagues  rêveries  du  mysticisme  aux  propor- 
tions sévères  de  la  science.  L'école  mystique  a 
produit  des  disciples  éminents  à  toutes  les  épo- 
ques du  moyen  âge  :  au  i.\'  siècle  Scot  Érigène, 
au  XII'  Richard  et  Hugues  de  Paint-Victor,  au 
xiii°  saint  Bonaventure:  mais  Gerson  est  le  pre- 
mier qui  ait  entrepris  de  donner  aux  maximes 
de  cette  école,  souvent  exposées  avec  moins  d'art 
que  de  piété,  une  forme  systématique,  propre  à 
!a  faire  goûter  du  monde  et  des  savants.  En  un 
mot,  et  pour  nous  servir  de  ses  propres  expres- 
sions, il  tenta  de  concilier  la  théologie  mystique 
et  la  théologie  scolaslique  :  tentative  d'une  im- 
portance égale  à  sa  difficulté,  et  qui  assigne  à 
son  auteur  une  place  importante  dans  l'histoire 
de  la  philosophie  moderne. 

La  théologie  ordinaire,  selon  Gerson,  a  pour 
instrument  la  raison,  et  procède,  à  l'exemple  des 
autres  sciences,  par  voie  d'analyse  et  d'argumen- 
tation. Le  propre  de  la  théologie  mystique  est 
de  se  fonder  sur  la  toute-puissance  de  l'amour, 
et_ d'atteindre  la  vérité  par  l'union  de  l'âme  avec 
l'Etre  infini.  Afin  d'éclaircir  cette  notion  du 
mysticisme,  Gerson  croit  indispensable  d'ana- 
lyser avec  soin  les  pouvoirs  et  les  opérations  de 
l'âme. 

Considérée  dans  sa  propre  nature,  l'âme  est 
une  substance  spirituelle,  simple  et  naturelle- 
ment libre.  Elle  possède  deux  ordres  de  facultés  : 
les  unes  intellectuelles,  vis  cognillva;  les  autres 
sensibles,  vi&  affectiva.  La  moins  noble  des  fa- 
cultés intellectuelles,  la  sensibilité  se7isualilas, 
s'exerce  au  moyen  des  organes,  et  comprend, 
avec  les  sens  extérieurs,  le  sens  commun,  qui 
juge  les  sensations  venues  du  dehors;  l'imagina- 
tion, qui  reproduit  l'image  des  objets  absents  ; 
la  mémoire,  qui  conserve  les  jugements  portés 
par  le  sens  commun.  Au-dessus  de  la  sensibilité, 
la  raison,  ratio,  a  pour  fonction  d'apercevoir  les 
conséquences  des  propositions  dt'jà  connues,  et 
de  former  les  idées  abstraites  et  générales  sans 
le  secours  des  organes.  Enfin,  au  delà  de  ces 
pouvoirs  inférieurs,  s'élève  l'intelligence  simple, 
l'entendement  {intelligent ia  simplex,  mens),  qui 
découvre  les  premiers  principes  par  la  vertu 
d'un  rayon  émané  de  l'esprit  divin,  cette  lumière 


qui  éclaire  tout  homme  à  sa  venue  en  ce  monde. 
Aux  divers  degrés  de  la  pensée  correspondent 
autant  de  modes  de  la  faculté  affective  :  a  la  sen- 
sibilité, l'appétit  sensuel  ou  animal;  à  la  raison, 
l'appétit  rationnel;  à  l'entendement,  la  syndé- 
rèse  [stjnderesis),  qui  est  l'amour  du  bien  absolu, 
de  même  que  l'entendement  est  la  vue  de  la 
vérité  suprême.  Toutes  ces  facultés  passent  par 
certains  états,  et  accomplissent  certaines  opéra- 
tions que  Gerson  s'étudie  à  définir  à  l'exemple 
de  tous  les  écrivains  ascétiques.  Ce  sont  :  pour 
l'intelligence,  la  vague  rêverie  [cogitalio) ,  dans 
laquelle  l'esprit  s'abandonne  à  toutes  les  impres- 
sions des  objets  sensibles;  la  méditation,  effort 
volont.iire  de  l'âme  à  la  recherche  de  la  vérité; 
la  contemplation,  intuition  tranquille  des  choses 
spirituelles  par  l'entendement;  et  pour  la  faculté 
affective,  la  concupiscence,  vague  désir  sans  but 
et  sans  fruit;  la  dévotion,  s'élevant  avec  effort  à 
l'amour  do  la  bonté  suprême;  la  dilection  exta- 
ticjue,  dileclio  exlatica,  qui  n'est  autre  chose 
que  cet  amour  ineffable. 

Après  cette  analyse,  dont  les  détails  remplis- 
sent la  plus  grande  partie  du  principal  traité  de 
Gerson,  il  devient  aisé  de  reconnaître  la  vraie 
nature  du  mysticisme,  et  les  racines  qu'il  a  dans 
la  nature  humaine.  La  théologie  mystique,  élan 
du  cœur  vers  la  Divinité,  ne  s'appuie  ni  sur  les 
sens,  ni  sur  la  raison,  ni  môme  sur  l'entende- 
ment. Elle  a  sa  base  et  son  instrument  dans  la 
partie  sensible  de  notre  être,  dans  ce  mystérieux 
penchant  vers  le  bien  absolu,  que  Gerson  appelle 
syndérèse,  et  dans  cette  opération  de  la  syndé- 
rèse,  qu'il  nomme  la  dilection  extatique. 

Ainsi,  Gerson  iiivoque  le  témoignage  de  la 
psychologie  à  l'appui  des  doctrines  de  l'ascé- 
tisme. Il  scrute  tous  les  replis  de  l'âme  humaine  ; 
il  passe  en  revue  tous  ses  pouvoirs,  dans  l'espé- 
rance de  découvrir  au  plus  profond  de  notre 
cœur  une  faculté  assez  clairvoyante  pour  con- 
templer l'Êlre  divin,  un  amour  assez  vaste  pour 
l'embrasser. Qu'une  pareille  recherche,  poursuivie 
avec  sagacité  et  persévérance,  soit  demeurée 
entièrement  vaine,  c'est  là  ce  que  nul  esprit  sé- 
rieux ne  saurait  croire.  Si  elle  n'a  pas  entière- 
ment absous  le  mysti,:isme,  si  elle  n'a  pas  jus- 
tifié ses  prétentions,  elle  a  du  moins  contribué 
à  mettre  en  lumière  deux  faits  très-importants 
de  la  nature  de  l'homme,  à  savoir  :  l'idée  de 
l'infini,  qui  est  le  fond  de  notre  raison;  l'amour 
de  l'infini,  qui  est  le  fond  de  notre  sensibilité. 
Ajoutons  qu'elle  a  été  d'un  exemple  salutaire, 
en  ramenant  la  scolastique  à  l'étude  de  l'esprit 
humain,  et  qu'elle  a  préparé  par  là  les  voies  à 
la  saine  philosophie,  fondée  tout  entière  sur  la 
connaissance  de  nous-mêmes. 

La  nature  et  les  fondements  jisychologiques 
du  mysticisme  une  fois  détermines,  Gerson  s'oc- 
cupe de  rechercher  sous  l'empire  de  quelles 
causes  et  par  quelles  voies  l'amour  divin  s'éveille 
en  nous.  A  part  ces  cas  extraordinaires  où  Dieu 
nous  attire  par  des  moyens  surnaturels,  ce  mou- 
vement de  l'âme  vers  l'Être  suprême  a  pour 
condition  la  connaissance  de  ses  perfections  in- 
finies, qui  dérive  d'une  double  source,  l'abstrac- 
tion et  la  foi.  De  même  que  le  ciseau  du  sculp- 
teur façonne  le  marbie  en  le  taillant,  ainsi  la 
pensée  achève  en  soi  l'image  de  Dieu,  par  une 
série  de  négations  qui  enlèvent  au  bien  absolu 
la  couleur,  le  son,  la  figure,  toute  espèce  de  dé- 
fauts, et  qui  permettent  ainsi  de  l'entrevoir 
dans  sa  pureté  et  son  éclat.  Cette  méthode  pa- 
raît-elle lente  et  difficile,  propre  à  engendrer 
l'orgueil,  et,  par  conséiiuent,  à  éloigner  de  Dieu 
par  l'effort  qu'elle  exige?  que  l'âme  se  confie  à 
la  puissance  de  la  foi  ;  qu'elle  croie  et  s'humilie  : 
elle  s'élèvera  comme  d'elle-même  à  de  sublimes 


GERS 


—  618 


GERS 


Ferspectivps,  qui  allumeront  en  nous  le  feu  de 
amour  divin. 

Lorsque  l'àme  est  parvenue  à  cet  état,  d'au- 
tres iihénonicnos  ne  tardent  pas  à  se  manilesler. 
On  raconte  qu'Archimède,  livré  à  la  découverte 
d'un  problème  de  géométrie,  ne  s'aperçut  pas 
de  la  prise  de  Syracuse,  et  périt  victime  de  sa 
préoccupation.  Ainsi,  l'âme  transformée  par  l'a- 
mour cesse  de  voir  et  d'entendre  ;  elle  échappe 
au  joug  des  sens  et  de  l'imagination,  rejette  le 
poids  qui  l'entraînait  vers  les  clioses  du  monde, 
et,  devenue  plus  légère,  prend  son  essor  vers  le 
ciel.  Ce  premier  phénomène  est  Vexlase  ou  ra- 
vissement, raplus,  que  suit  bientôt  l'union  in- 
time de  la  création  et  du  créateur.  Gerson  tou- 
chait ici  à  des  écueils  redoutables  •  mais  il  s'ar- 
rêta sur  la  pente  rapide  où  s'est  égaré  tant  de 
fois  le  mysticisme.  Selon  lui,  la  personnalité 
n'est  pas  détruite  par  l'union  avec  la  divinité  ; 
le  moi  ne  s'abîme  pas  dans  l'essence  infinie, 
comme  une  goutte  d'eau  se  perd  dans  la  mer, 
suivant  la  comparaison  du  mystique  Ruysbroeck  ; 
tout  se  réduit  à  une  assimilation  de  deux  natu- 
res, dont  l'une  renouvelle  et  purifie  l'autre,  sans 
l'absorber  ni  l'effacer.  De  même,  la  conleiiijda- 
iion,  ce  dernier  fruit  de  l'amour,  ce  but  su- 
prême de  la  théologie  mystique,  n'est  pas,  selon 
Gerson,  une  intuition  immédiate  de  la  divinité, 
mais  seulement  un  mode  de  connaissance  moins 
imparfait  que  les  autres.  En  mille  endroits  il 
déclare  que  nul  ici-bas  ne  saurait  apercevoir 
Dieu  face  à  face,  que  nous  sommes  séparés  de 
ses  perfections  par  un  nuage,  jusque  dans  l'ex- 
tase. 11  semble  que  le  pieux  et  loyal  chancelier 
ait  craint  d'abuser  ses  disciples  par  des  promes- 
ses que  la  réalité  ne  tiendrait  pas. 

Malgré  ces  sages  réserves,  Gerson  n'hésite  pas 
à  regarder  la  théologie  mystique  comme  très- 
supérieure  à  la  théologie  spéculative,  pour  qua- 
tre raisons  principales  :  1°  elle  mène  à  Dieu  par 
une  voie  facile  et  large,  dégagée  d'obstacles  et 
de  périls,  que  peuvent  suivre  même  les  faibles 
d'esprit  et  les  idiots,  idiotœ;  2°  elle  se  suffit  à 
elle-même,  et  peut  se  passer  du  concours  de  la 
théologie  spéculative,  qui  reste  au  contraire  dé- 
fectueuse, tant  que  la  ferveur  de  l'amour  n'a 
pas  échaufl'é  ses  froides  et  arides  abstractions; 
:5°  elle  produit  la  patience,  rhumililé,  l'esprit 
de  charité  et  de  paix,  tandis  que  la  philosophie 
ordinaire,  occupée  de  questions  frivoles,  n'en- 
gendre souvent,  comme  parle  l'Apôtre,  que  l'en- 
vie, la  discorde  et  la  haine  ;  4°  elle  met  l'âme  en 
possession  de  Dieu,  elle  lui  donne  le  calme  et  le 
Lonheur;  la  théologie  spéculative,  loin  de  là, 
amène  avec  soi  l'agitation,  la  fatigue  et  le  dé- 
couragement. 

Bien  que  Gerson  n'ait  sans  doute  pas  entrevu 
le  rapport  qui  existe  entre  les  différentes  parties 
de  la  philosophie,  un  lien  étroit  rattache  sa  mo- 
rale à  sa  métaiihysiciue.  Après  avoir  subordonné 
en  psychologie  la  raison  au  sentiment  et  à  la  foi, 
il  continue  d'amoindrir  et  de  méconnaître  l'au- 
torité de  cette  faculté,  lorsqu'il  détermine  les 
fondements  de  nos  devoirs.  Le  principe  de  tout 
devoir,  s'il  faut  en  croire  Gerson,  est  la  volonté 
divine,  qui  décide  souverainement  du  bien  et  du 
mal,  et  rend  nos  actions  bonnes  ou  mauvaises, 
en  permettant  les  unes  et  en  défendant  les  au- 
tres. Rien  de  juste  ni  d'injuste  en  soi  :  la  jus- 
tice est  ce  qui  est  conforme  au  décret  suprême, 
l'injustice  est  ce  qui  s'en  écarte.  Comme  si  Ger- 
son craignait  qu'on  ne  se  méprît  sur  sa  pensée, 
il  la  précise  de  manière  à  rendre  le  doute  im- 
possible. «  Dieu  ne  veut  pas  certaines  actions, 
dit-il  {0pp.,  t.  III,  p.  13  de  l'éd.  d'Anvers,  1706), 
parce  qu'elles  sont  bonnes;  mais  elles  sont  bon- 
nes, parce  qu'il  les  veut,  de  même  que  d'autres 


sont  mauvaises,  parce  qu'il  les  déferfd.  »  —  «  Ta 
droite  raison,  dit-il  ailleurs  (Op/i.,  t.  III,  p.  2G), 
ne  précède  pas  la  volonté,  et  Dieu  ne  se  décide 
pas  à  donner  des  lois  à  la  créature  raisonnable, 
l)0ur  avoir  vu  d'abord  dans  sa  sagesse  qu'il  de- 
vait le  faire;  c'est  plutôt  le  contraire  qui  a  lieu.  » 
Il  suit  de  là  que  la  loi  du  devoir  n'a  rien  d'absolu 
ni  d'invariable,  et  que  les  actions  que  nous 
jugeons  criminelles  auraient  pu  tout  aussi  bien 
être  vertueuses  :  consé(juencc  exorbitante,  qui 
cependant  n'est  pas  désavouée  par  Gerson,  sui- 
vant lequel  (0pp.,  t.  I,  p.  147)  «  les  choses 
étant  bonnes,  parce  que  Dieu  veut  qu'elles  soient 
telles,  il  ne  les  voudrait  plus  ou  les  voudrait 
autrement  que  cela  même  deviendrait  le  bien.  » 
Ainsi,  Gerson  pousse  jusqu'à  ses  dernières  li- 
mites ce  système  de  morale,  fondé  sur  le  dé- 
cret arbitraire  de  la  Divinité,  qui  avait  déjà 
été  développé  par  Duns-S:ot  et  OcCam,  mais  que 
saint  Thomas  avait  énergiquement  repoussé  : 
système  faux  en  lui-même,  déplorable  par  ses 
résultats,  qui  n'exalte  la  puissance  de  Dieu  qu'aux 
dépens  de  sa  sagesse  et  de  sa  bonté,  ébranle  toute 
certitude,  et  fournit  une  excuse  aux  criminelles 
folies  du  fanatisme.  Hâtons-nous  de  dire  que  si 
la  théorie  de  Gerson  sur  les  principes  de  la  mo- 
rale est  erronée,  ses  ouvrages  sont  du  moins 
remplis  d'excellentes  observations  de  détail,  et 
de  maximes  de  conduite  qui  ne  sauraient  être 
trop  méditées. 

Les  doctrines  de  Gerson  eurent  peu  de  reten- 
tissement. Malgré  sa  haute  position  dans  l'Uni- 
versité de  Paris,  il  n'eut  jamais  la  pensée  de 
fonder  une  école;  et  quand  bien  même  il  aurait 
formé  un  pareil  projet,  les  circonstances  n'é- 
taient pas  favorables  pour  l'exécuter.  La  scolas- 
tique  et  le  moyen  âge  touchaient  au  terme  de 
leurs  communes  destinées;  une  nouvelle  ère 
politique,  religieuse,  philosophique,  s'annonçait 
par  de  fréquentes  commotions  dans  l'Église  et 
dans  l'État.  A  ces  époques  de  transition  et  de 
trouble,  les  systèmes  s'usent  avec  rapidité, 
comme  les  hommes  et  les  choses.  Gerson  mourut 
donc  sans  laisser,  à  proprement  parler,  de  disci- 
ples, bien  que  sa  mémoire  soit  longtemps  restée 
l'objet  d'une  sorte  de  culte  de  la  part  des  popu- 
lations qui  avoisinent  Lyon.  Cependant  son  auto- 
rité comme  théologien  se  perpétua,  et,  au  xvi' 
ainsi  qu'au  xvir'  siècle,  on  trouve  ses  ouvrages 
cités  de  part  et  d'autre  dans  la  plupart  des  con- 
troverses relatives  à  l'autorité  pontificale,  à  la 
discipline  ecclésiastique  et  au  mysticisme.  Faut- 
il  ajouter  qu'il  est,  avec  Gersen  et  Thomas 
Akempis,  un  de  ceux  à  qui  l'on  attribue  le  plus 
beau  livre  qui  soit  sorti  de  la  main  des  hommes, 
selon  le  mot  de  P^ontenelle,  Vlmilalion  de  Jésus- 
Christ  ? 

Les  œuvres  de  Gerson  ont  eu  un  assez  grand 
nombre  d'éditions,  dont  la  dernière  et  la  meil- 
leure, imprimée  à  Amsterdam  et  publiée  sous  la 
rubrique  d'Anvers,  5  vol.  in-f",  1706,  est  due  aux 
soins  du  savant  Ellies  Dupin.  Elle  renferme  plus 
de  cinquante  traités,  qui  n'avaient  pas  encore 
vu  le  jour,  toutes  les  pièces  relatives  à  l'affaire 
de  Jean  Petit,  plusieurs  écrits  des  auteurs  con- 
temporains sur  les  matières  controversées  au 
commencement  du  xv°  siècle,  et  comme  intro- 
duction, sous  le  nom  de  Gcrsoniana,  une  longue 
et  curieuse  histoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  du 
célèbre  chancelier.  Le  tome  troisième  contient 
un  grand  nombre  d'ouvrages  de  théologie  mysti- 
que, dont  voici  les  principaux  :  Traclatus  de 
myslica  theologia  ;  —  Traetaliis  de  elucidalione 
scolastica  niysticœ  Iheologiœ,  anno  1424  compo- 
sa us  ; —  Traclatus  de  perfectione  cordis;  — 
Traclatus  de  mcditatione  ;  —  Traclatus  de  sim- 
jdiftcalione  et  mundificationc  cordis;  —  Trac- 


GEUL 


—  619  — 


GEUL 


laliis  de  mente  contemplai lonis,  etc.  Quelques 
opuscules  de  logique  font  partie  du  tome  qua- 
trième. Consultez  Oudin,  C(ymme)il.  tic  so-iplo- 
ribus  Ecclesiœ.  t.  III,  in-l",  Leipzig,  1722;  — 
Lécuy,  Vie  de  devson,  2  vol.  in-8,  Paris,  1832;  — 
Cliarles  Schniidt,  Kssai  sur  Jean  Oersoti,  in-8, 
Strasbourg.  ISoO;  —  Engelhart,  (/c  Gersoniomijs- 
tico,  in-4,  Erlangen,  1823;  —  Jourdain,  Doclviiia 
Joh.  Gersonii  de  llicologia  mystica,  in-8,  Paris, 
1838.  On  ne  lira  pas  sans  intérêt  deux  éloges  de 
Gerson,  par  JI.M.  Dupré-Lasalle  et  Prosper  Fan- 
gère,  qui  ont  été  couronnés  par  l'Académie  fran- 
çaise en  1S;î8.  C.  J. 

GERSONIDE  OU  Lévi  Ben-Gerson  ou  Maître 
Léon:  voy.  .Trivs  (Philosophie  chez  les). 

GERSTENBEHG  (Henri-Guilhiumo  de),  poëte 
et  critique  allemand,  né  en  1737  ùToudern  d:ins  le 
Schleswig.  Sa  vie,  consacrée  tour  à  tour  à  la 
guerre,  à  la  poésie,  à  la  diplomatie,  n'intéresse 
la  philosophie  qu'en  un  seul  point.  11  fut  un  des 
disciples  les  ])lus  zélés  de  Kant,  et  l'un  des  pre- 
miers à  propager  s;i  doctrine.  Il  a  public  la 
Théorie  des  catajorics  développée  et  expliquée 
(ail.),  Altona,  179.i;  et  Lettres  à  Villers  sur  le 
principe  général  de  la  philosophie  théorique  et 
pratique,  Altona,  1821.  Dans  sa  jeunesse,  il  avait 
déjà  traduit  de  l'anglais  l'ouvrage  de  Bealtie  : 
Essai  sur  la  nature  et  l'invariabilité  de  la  vé- 
rité, Leipzig.  1772. 

GEULINCX  (Arnold),  philosophe  cartésien, 
qui  incline  à  la  l'ois  du  côté  de  Spinoza  et  de 
celui  de  Malcbranche,  mais  sans  partager  les 
qualités  qu'on  admire  dans  ces  deux  illustres 
penseurs.  11  naquit  à  Anvers  en  1625,  étudia  à 
Louvain,  où  il  fut  vraisemblablement  initié  au 
cartésianisme.  II  enseigna  ensuite  la  philosophie, 
d'abord  à  Louvain,  puis  à  Leyde,  où  il  mourut 
en  1669.  Sa  vie  fut  malheureuse  •  de  là  peut- 
être  le  caractère  général  des  préceptes  de  sa 
morale,  qui  semblent  dictés  par  une  longue  ex- 
périence de  la  douleur  patiemment  supportée,  et 
expriment  la  résignation,  la  soumission,  Thu- 
milité,  et  une  sorte  de  tranquillité  moitié  stoï- 
cienne, moitié  chrétienne,  qu'avaient  dû  faire 
naître  en  lui  ses  malheurs,  sa  constance  et  sa 
piété.  11  voulait  animer  la  philosophie  carté- 
sienne de  l'esprit  du  christianisme,  pensant  qu'il 
n'y  a  de  vraie  sagesse  que  parmi  les  chrétiens, 
et  encore  seulement  parmi  le  plus  petit  nombre 
de  chrétiens.  V Éthique  (rvôiOi  aeauTÔv,  sive 
Ethica,  in-12,  Leyde,  1675)  est  le  livre  dans  le- 
quel il  essaye  de  recueillir,  pour  la  prêter  à  la 
philosophie  de  Descartes,  celle  sagesse  qui  a 
complètement  manqué  aux  anciens,  égarés  par 
l'amour-propre  et  l'orgueil.  Cependant  ï Éthique 
n'est  pas  son  seul  ouvrage,  comme  on  le  verra 
à  la  fin  de  cet  article;  mais  elle  est  son  ouvrage 
capital,  et  le  seul  qui,  avec  la  Métaphysique 
{Metaphysica  vera  et  ad  mentem  peripatetico- 
rum,  in-16,  Amst.,  1691),  soit  digne  de  fixer 
notre  attention. 

Elle  a  pour  objet  la  vertu  et  ses  propriétés 
premières,  ses  applications,  sa  fin,  sa  récom- 
pense et  tout  ce  qui  a  rapport  à  notre  destina- 
tion morale.  Elle  se  divise  en  six  traités  qui  se 
suivent  dans  un  ordre  très-méthodique  ;  mais 
de  ces  six  traités,  le  premier  seul,  où  l'on  exa- 
mine en  quoi  consiste  la  vertu,  a  véritablement 
droit  à  notre  intérêt.  La  vertu,  selon  Geulincx, 
consiste  dans  l'amour;  mais  il  y  a  deux  espèces 
d'amour,  l'effectif  et  V affectif  [ce,  sont  ses  })ro- 
pres  ternies)  :  l'un  qui  est  la  ferme  résolution 
de  faire  toute  action  qu'on  juge  bonne;  l'autre 
qui  n'est  qu'une  émotion,  qu'une  douce  joie  qui 
nous  y  porte.  Celui-ci,  dans  sa  pureté,  sert  à 
l'accomplissement  de  la  vertu,  il  ne  la  constitue 
pas;  celui-là  seul  en  est  le  principe.  11  est  facile 


de  reconnaître  ici  les  suites  de  la  confusion, 
établie  par  Descartes,  entre  la  volonté  et  le  dé- 
sir ;  car  l'amour  a  beau  être  effectif,  il  n'en  est 
pas  moins  de  l'amour,  c'est-à-dire  un  mouve- 
ment de  l'àme  tout  à  fait  involontaire,  par  con- 
séquent sans  mérite  et  sans  responsabilité,  ce 
qui  exclut  précisément  l'idre  de  la  vertu.  Geu- 
lincx croit  échapper  à  cette  dilficullé  en  donnant 
pour  objet  à  cet  amour,  non  pas  Dieu  lui-même, 
mais  la  raison.  Quoi  que  nous  fassions,  dit-il, 
nous  obéissons  toujours  et  nécessairement  à 
Dieu.  Nous  sommes  à  la  volonté  de  Dieu  comme 
le  matelot  au  vaisseau  qui  l'emporte  irrésisti- 
blement. L'obéissance  envers  lui  est  tellement 
nécessaire,  que  nous  n'en  concevons  pas  plus  le 
défaut  que  nous  ne  concevons  une  montagne 
.sans  vallée  et  un  triangle  sans  trois  angles.  Mais 
il  n'en  est  pas  de  même  de  la  raison,  à  laquelle 
trop  souvent  nous  répugnons,  ou  ne  nous  sou- 
mettons pas.  La  vertu  est  donc,  à  proprement 
parler,  l'amour  effe.iif  de  la  raison. 

De  cette  définition,  qui  nous  montre  quel  est 
le  principe  même  de  la  vertu,  Geulincx  s'efforce 
de  déduire  ses  propriétés  essentielles,  ou  ce 
([u'on  appelle  ordinairement  les  vertus  cardina- 
les. Les  vertus  cardinales  ne  sont  pas  les  mêmes 
pour  lui  que  pour  Platon  et  les  sloïcicns.  Il  n'y 
a  que  la  justice  à  laquelle  il  ait  conservé  son 
nom  et  son  rang;  mais  la  prxidence  est  rempla- 
cée par  la  diligence  ou  le  zèle  à  écouter  avec 
attention  la  raison,  à  nous  détacher  des  objets 
extérieurs,  et  à  nous  tourner  sur  nous-mêmes. 
A  la  tempérance,  qu'on  retrouve  ailleurs  relé- 
guée parmi  les  qualités  secondaires,  et  à  la /"orce, 
celte  vertu  si  chère  au  stoïcisme,  ont  été  substi- 
tuées deux  vertus  entièrement  chrétiennes,  l'hu- 
milité et  l'obéissance.  Cependant,  pour  la  der- 
nière, la  différence  est  plutôt  dans  les  mots  que 
dans  les  choses  ;  car  l'obéissance,  pour  Geulincx, 
ne  consiste  pas  à  se  faire  l'esclave  des  autres, 
mais  à  agir  d'une  manière  conforme  à  la  raison, 
à  ne  rien  faire  qui  soit  contraire  à  ses  lois,  et  à 
conquérir  ainsi  la  vraie  liberté.  Quant  à  l'humi- 
lité, il  n'y  a  aucune  équivoque;  c'est  bien  l'aban- 
don et  le  mépris  de  soi-même  que  Geulincx 
nous  recommande  sous  ce  titre;  et  cette  dispo- 
sition de  l'âme,  sur  laquelle  il  insiste  avec  u« 
soin  tout  particulier,  lui  paraît  être  le  couron- 
nement des  autres  vertus.  Pour  que  nous  soyons 
conduits  au  mépris  de  nous-mêmes,  il  nous 
suffit  de  nous  connaître  {inspectio  et  despectio 
sui)  ;  ces  deux  faits  sont  naturellement  lies  l'un 
à  l'autre.  En  effet,  de  quelque  point  de  vue  que 
nous  envisagions  notre  condition  sur  la  terre, 
de  celui  de  l'action,  de  la  passion,  de  la  nais- 
sance ou  de  la  mort,  nous  voyons  qu'elle  est  en- 
tièrement hors  de  notre  pouvoir,  et  que  nous 
ne  pouvons  nous  compter  pour  rien.  D'abord 
l'action,  comme  la  conscience  nous  le  dit  expres- 
sément, est  nulle  de  l'âme  au  corps.  Quand 
notre  corps  se  meut,  ce  n'est  pas  nous  qui  le 
mouvons,  puisque  nous  ignorons  absolument 
comment  ce  mouvement  est  possible.  Nous  n'a- 
vons donc,  à  proprement  parler,  aucune  influence 
hors  de  nous  et  dans  le  monde;  et  tout  ce  qui 
s'y  fait,  c'est  un  autre  qui  le  fait.  Sur  ce  point, 
Geulincx  est  parfaitement  d'accord  avec  Male- 
branche  et  Spinoza.  Mais  si  déjà  nous  ne  pou- 
vons rien  dans  ce  qui  nous  semble  une  action, 
que  sera-ce  dans  les  choses  qui  ont  visiblement 
le  caractère  de  la  passion,  telles  que  les  impres- 
sions des  objets  extérieurs?  Là,  certes,  l'être  actif 
n'est  pas  nous.  Il  faut  en  dire  autant  de  la  nais- 
sance et  de  la  mort,  dont  nous  ne  sommes  en 
rien  la  cause. 

Nous  ne  suivrons  pas  Geulincx  dans  les  déve- 
loppements où  il   entre  au  sujet  de  ces  quatre 


GEUL 


—  G20  — 


GILB 


vertus;  mais  nous  devons  signaler  une  opinion 
([u'il  y  môle  s.ins  insister,  et.  qui  offre  une 
analogie  évidente  avec  la  vision  en  Dieu  de 
Maiebranche.  En  effet,  selon  Geulincx,  nous  ne 
sommes  p:(S,  dans  ce  monde,  acteurs,  mais  spec- 
tateurs, et  nous  le  sommes  d'une  manière  en 
(]uelque  sorte  merveilleuse  :  car  ce  n'est  pas  le 
monde  que  nous  voyons  en  lui-même;  il  est  de 
sa  nature  invisible,  et  c'est  Dieu  seul  qui  nous 
le  manifeste.  De  plus,  nous  ne  le  voyons  pas  par 
une  faculté  qui  nous  appartienne  :  c'est  encore 
Dieu  qui  nous  le  fait  voir  par  une  force  qu'il  a 
en  propre  et  qu'il  exerce  lui-même;  en  sorte 
que,  s'il  n'était  pas  présent,  d'une  part  dans  notre 
esprit,  de  l'autre  dans  le  monde,  rien  ne  verrait, 
et  rien  ne  se  verrait,  rien  ne  serait  intelligent, 
rien  ne  serait  intelligible;  il  n'y  aurait  ni  sujet 
ni  objet  de  la  connaissance. 

Si,  dans  son  Éthique,  Geulincx  a  pris  souvent 
les  devants  sur  Maiebranche,  dans  sa- Mêla  phy- 
sique il  se  rapproche  davantage  de  Spinoza.  Ce 
qu'il  nous  recommande  d'abord,  c'est  de  nous 
purger  l'esprit  du  préjugé  de  l'efficace,  en  ce  qui 
regarde  les  créatures  :  parce  qu'il  n'y  a  véritable- 
ment d'efficace  qu'en  Dieu.  C'est  Dieu  qui  fait 
en  nous  la  pensée,  comme  le  mouvement  dans 
les  corps;  c'est  lui  pareillement  qui  agit  par  le 
corps  sur  l'âme  et  par  l'âme  sur  le  corps;  il  est 
la  cause  unique  et  la  cause  immanente  de  tout 
ce  qui  existe.  Voici  d'autres  propositions  où  le 
spinozisme  est  plus  manifeste  encore  :  il  faut 
distinguer  les  corps  particuliers  du  corps  en  soi; 
ceux-là  peuvent  être  divisés,  mais  non  celui-ci, 
qui  est  universel,  qui  est  un,  et  le  même  toujours 
et  partout.  La  même  distinction  s'applique  à 
l'esprit.  Les  esprits  particuliers  peuvent  être 
malheureux,  mais  non  l'esprit  lui-même  ;  ou 
plutôt,  il  n'y  a  pas  d'esprits  particuliers;  nous 
ne  sommes  pas  réellement  des  esprits,  car  alors 
nous  serions  Dieu,  mais  des  modes  de  l'esprit  : 
otez  ces  modes,  que  reste-t-il?  Dieu. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  faire  la  critique  de 
ces  doctrines,  que  nous  retrouverons  ailleurs 
développées  avec  plus  de  force,  d'originalité  et  de 
profondeur.  Nous  ferons  seulement  la  remarque 
que  les  éléments  les  plus  essentiels  des  systèmes 
de  Maiebranche  et  de  Spinoza,  la  confusion  de  la 
volonté  avec  l'amour,  la  vision  en  Dieu,  l'hypo- 
thèse des  causes  occasionnelles,  l'unité  absolue 
de  substance,  se  trouvent  en  germe  dans  les 
principaux  écrits  de  Geulincx.  Si,  pour  la  gloire 
ou  du  moins  pour  la  célébrité,  Geulincx  est  resté 
à  une  si  grande  distance  des  deux  philosophes 
que  ses  opinions  nous  rappellent  sans  cesse,  c'est 
qu'il  lui  a  manqué  les  qualités  qui  font  la  gran- 
deur. Toutefois  ce  n'est  pas  une  raison  d'être 
injuste  envers  lui,  et  de  placer  son  nom  trop 
loin  de  ceux  qui  ont  répandu  tant  d'éclat  sur  la 
philosophie^  cartésienne. 

Outre  VÉUiique  et  la  Métaphysique,  on  a  de 
Geulincx  les  ouvrages  suivants  :  Saturnalia. 
seu  Quœslioncs  quocilibclicœ,  in-12,  Leyde,  1GG,3; 
—  Logica  fundamcnlis  suis,  a  quibus  hactenus 
collapsa  fuerat,  restilula,  in-12,  ib.,  1662; 
Amst.,  1691  (c'est  la  logique  de  l'école,  chargée 
de  formules  bizarres); —  Compendium  physictnn. 
ou  Physica  vera,  in-12,  Franeker,  1688  (abrégé 
de  la  physique  de  Descartes); — Annolata  prœ- 
currenlia  ad  Rcn.  Cartcsii  principia ,  in-i, 
Dordrecht,  1690  (simple  commentaire  sur  les 
méditations  de  Descartes);  —  Annotata  majora 
ad  principia  philosophiœ  Ren.  Cartesii,  accé- 
dant opuscula  philosopliica  ejusdem  auctoris, 
in-4,  ib.,  1691  (même  caractère  que  l'ouvrage 
précédent). 

On  peut  consulter  :  Ph.  Damiron,  Essai  sur 
r Histoire   de    la   philosophie    en  France  au 


XVII»  sirclc,  Pari.s,  18'i6.  2  vol.  in-8;  —  F.  Bouillier, 
Histoire  de  la  Philosophie  cartésienne,  Paris, 
18.'>'i,  2  vol.  in-8.  Pu.  D. 

GILBERT,  surnommé  de  la  Porrée,  Porre- 
tanus,  docteur  scolastique,  né  vers  1070,  fit  ses 
études  à  Poitiers,  sa  ville  natale,  vint  ensuite  à 
Chartres  étudier  sous  Bernard  de  Chartres;  puis 
à  Laon,  où  il  fréquenta  les  leçons  de  maîtres 
Raoul  et  Anselme.  «  Il  puisa  dans  ces  différentes 
écoles,  dit  Othon  de  Frisinguc,  non  des  connais- 
sances légères  et  superficielles,  mais  un  savoir 
profond  et  étendu.  La  régularité  de  sa  conduite 
et  la  gravité  de  ses  mœurs,  ajoute  l'historien, 
répondirent  à  ses  progrès  dans  les  lettres.  Ennemi 
des  jeux  et  des  vains  amusements,  il  n'appliquait 
son  esprit  qu'à  des  choses  sérieuses  et  utiles. 
Il  arriva  de  là  que,  non  moins  imposant  par  sa 
manière  de  parler  que  par  son  maintien,  il 
mettait  dans  ses  discours,  ainsi  que  dans  sa  con- 
duite, une  certaine  élévation  inaccessible  aux 
esprits  futiles  et  à  laquelle  ceux  même  qui 
étaient  cultives  ne  pouvaient  que  difficilement 
atteindre.  »  Au  sortir  de  ses  études,  Gilbert 
devint  chancelier  de  l'église  de  Chartres,  fonc- 
tions qu'il  abandonna  bientôt  pour  venir  occuper 
à  Paris  une  chaire  de  dialectique  et  de  théologie. 
On  sait  qu'il  professait  les  opinions  des  réalistes; 
mais  aucun  débris  de  son  enseignement  n'est 
parvenu  jusqu'à  nous,  si  ce  n'est  le  Livre  des 
six  principes  {Liber  sex  principiorum),  opus- 
cule de  logique  commenté  par  Albert  le  Grand 
et  saint  Thomas.  En  1140,  il  assista  au  concile 
de  Sens,  où  furent  condamnées  les  erreurs 
d'Abailard;  et,  s'il  faut  en  croire  la  tradition, 
celui-ci,  l'ayant  aperçu,  l'apostropha  par  ce  vers 
d'Horace  : 

Nam  tua  res  agitur,  paries  quum  proximus  ardet. 

En  effet,  malgré  son  réalisme,  Gilbert  était  du 
nombre  de  ces  théologiens  audacieux  qui  ne  re- 
culaient pas  devant  l'interprétation  philosophique 
du  dogme  chrétien,  au  risque  d'altérer  la  pureté 
de  la  foi.  Étant  devenu  évêque  de  Poitiers, 
en  1142,  il  céda  à  peu  près  à  cette  pente  dan- 
gereuse, entrejirit  de  commenter  les  livres  de 
Boëce  sur  la  Trinité,  et  avança  des  maximes 
singulières  qui  le  firent  citer  devant  le  concile 
de  Paris,  en  1147.  Ses  adversaires,  parmi  lesquels 
était  saint  Bernard,  athlète  infatigable  de  l'or- 
thodoxie, lui  reprochaient  d'avoir  avancé,  entre 
autres  erreurs,  que  «  la  nature  divine,  qu'on 
appelle  divinité,  n'est  point  Dieu,  mais  la  forme 
par  laquelle  Dieu  est  Dieu  :  de  même  que  l'hu- 
manité n'est  point  l'homme,  mais  la  forme  par 
laquelle  l'homme  est  l'homme.  »  Ce  paradoxe 
était  parfaitement  conforme  à  l'esprit  du  réalisme, 
qui  consiste  à  séparer  les  essences  des  individus, 
et  qui,  transporte  dans  la  théologie,  y  entraînait 
la  distinction  de  l'Être  divin  et  des  perfections 
divines,  communes  aux  trois  personnes  de  la 
Trinité.  Gilbert,  dialecticien  consommé,  se  dé- 
fendit avec  tant  d'art,  que  la  décision  de  l'affaire 
fut  renvoyée  à  un  nouveau  concile  qui  s'assembla 
à  Reims,  en  1148j  mais  Sun  habileté  échoua  cette 
fois  contre  la  véhémence  de  saint  Bernard,  et, 
après  d'assez  vives  discussions,  il  dut  souscrire 
une  formule  qui  le  condamnait.  11  mourut  peu 
de  temps  après,  en  11. j4,  laissant  une  réputation 
de  savoir  et  de  subtilité  qu'il  a  conservée  jusqu'à 
nos  jours.  Le  Livre  des  six  principes  se  lit  dans 
la  plupart  des  anciennes  éditions  d'Aristote,  à  la 
suite  du  traité  des  Catégories.  Le  Commentaire 
sur  les  livres  de  la  Trinité  de  Bocce  fait  partie 
de  l'édition  des  Œuvres  de  ce  dernier,  publiée 
à  Bâle  en  1570,  in-f".  On  doit  à  Gilbert  quelques 
autres  ouvrages  qui  sont  restés  manuscrits.  Con- 
sultez Oudin,  Comment,  de  scriptoribusEcclesiœ, 


GIOB 


—  621   — 


GIOB 


iu-P»,  Leipzig,  1722,  t.  Il,  p.  1276  et  suiv.  ;  —  Fabvi- 
cius,  Bibliotheca  mcdilœ  ei  infîmœ  lalinitdlis, 
in-'j,  Pavio,  1754,  t.  III,  p.  58;  —  llislolre  litté- 
raire de  (a  France,  t.  XII,  p.  468  et  suiv.     C.  J. 

GIOBERTI  (Viiicente).  lié  ù  Turin  en  1801,  est 
à  la  l'ois  un  théologien,  un  homme  d'Klat  et  un 
philosoiilie.  Sa  naissance  ne  semblait  ])as  le  des- 
tiner à  une  haul-e  fortune  :  il  était  pauvre,  devint 
orphelin  de  bonne  heure  et  dut  sa  i)remière 
éducation  à  une  mère  adoptive.  En  1825  il  était 
reçu  docteur  en  théologie,  avec  une  thèse  in- 
titulée :  de  Deo  et  rellgione  nalurali,  qui  déjà 
accuse  un  certain  penchant  à  l'idéalisme.  Il 
nourrit  cette  disposition  par  de  fortes  lectures, 
que  son  patriotisme  lui  faisait  choisir  surtout 
parmi  les  Italiens,  tels  que  Nicolas  de  Gusa,  Mar- 
sileFicin,  Bruno,  Ciimpanella;  il  appréciait  alors 
Rosmini  que  plus  tard  il  devait  attaquer  dans  son 
ouvraçe  :  des  Erreurs  jj/iilosophiques  d'Antonio 
Rosmini,  et  qui  lui  répondit  par  un  opuscule  : 
Vincent  Gioberli  et  le  panthéisme.  Mais  il  n'é- 
tait philosophe  qu'à  ses  moments  perdus  :  les 
questions  religieuses  et  politiques  le  passion- 
naient, et  quoique  prélre,  il  partageait  les  désirs 
et  les  douleurs  de  la  génération  libérale,  dont  il 
ne  devait  pas  voir  le  triomphe.  En  1833J  la  har- 
diesse de  sa  parole  le  fit  arrêter,  emprisonner, 
et  finalement  condamner  à  un  exil  qui  dura 
pendant  quinze  ans.  Réfugié  d'abord  à  Paris, 
puis  bientôt  à  Bruxelles,  où  il  trouva  un  modeste 
emploi  de  professeur,  il  publia  avec  activité  une 
série  d'ouvrages  qui  pénétrant  en  Italie  y  pro- 
duisaient une  grande  émotion,  et  qui  lui  va- 
lurent beaucoup  d'admirateurs  et  de  disciples, 
et,  comme  d'ordinaire,  des  ennemis  acharnés  : 
il  est  inutile  d'ajouter  que  ceux-ci  avaient  le 
pouvoir  en  main  :  aussi  courait-il  le  risque  de 
mourir  exilé,  quand  la  révolution  de  1848,  et  les 
événements  qu'elle  provoqua  en  Italie,  lui  per- 
mirent de  revenir  dans  le  Piémont.  Accueilli 
avec  transport  par  toutes  les  classes  de  citoyens, 
recommandé  à  la  bienveillance  d'un  pape,  alors 
libéral,  par  son  orthodoxie  bien  avérée,  et  à  la 
faveur  de  Charles-Albert,  par  son  patriotisme  et 
sa  haine  de  l'étranger,  il  devint  une  première 
fois  ministre,  et  bientôt  après  président  du 
conseil.  Il  rêvait  l'alliance  de  la  démocratie  et 
de  l'Église,  et  l'afl'ranchissement  de  l'Italie  par 
une  ligue  ayant  à  sa  tête  le  souverain  pontife. 
On  sait  quelles  furent  ses  déceptions.  Il  était  déjà 
tombé  du  pouvoir,  quand  éclata  la  guerre  qui 
se  termina  par  le  désastre  de  Novare.  Le  nouveau 
souverain  du  Piémont  le  chargea  d'une  mission 
en  France;  Gioberti  s'en  démit  bientôt,  vécut 
obscurément  à  Paris  où  il  mourut  en  18.')2.  Il  avait 
terminé  dans  ses  dernières  années  un  livre  qu'il 
faut  au  moins  citer,  quoiqu'il  n'intéresse  guère 
la  philosophie,  la  Rénovation  politic/ue  de  Vllalie, 
ouvrage  admiré  et  étudié  par  tous  les  Italiens 
qui  ont  pris  part  aux  événements  politiques  de 
notre  temps.  Voici  parmi  ses  autres  écrits  ceux 
qui  lui  assurent  un  rang  distingué  parmi  les 
philosophes  italiens  :  Théorie  du  Surnaturel, 
Bruxelles,  1838;  —  Introduction  à  VHistoire  de 
la  philosophie,  Bruxelles,  1839-1840  ;  —  Considé- 
rations sur  les  doctrines  religieuses  de  V.  Cou- 
sin, Bruxelles,  1840;  —  du  Beau,  Bruxelles, 
1841; — du  Bon,  ib.,  1842;  —  de  la  Philoso- 
phie de  la  révélation,  Turin,  1856; —  la  Pro- 
tologie,  Turin,  1857.  Ces  deux  derniers  écrits 
ont  été  publiés,  comme  on  le  voit,  après  sa  mort. 
Quelques-uns  de  ces  ouvrages  ont  été  traduits 
en  français  :  Gioberti  a  lui-même  écrit  en  cette 
langue  une  Lettre  d'un  Italien  à  un  Français 
sur  les  Doctrines  de  M.  de  Lamennais,  Paris 
et  Louvain,  1841;  il  y  mêle  à  des  attaques  pas- 
sionnées contre  son  adversaire  l'exposition   de 


ses  doctrines,  et  l'on  en  a  beaucoup  profité  pour 
l'analyse  qu'on  va  essayer  on  se  bornant  aux 
parties  originales  du  système,  la  liiéorie  de 
l'être  et  celle  du  surintelligilde. 

Le  point  de  départ  de  la  pliilosopliie.  nous  dit 
Gioberli,  ne  doit  point  être  ciienlie  dans  la 
psycliologie,  mais  dans  la  mélaphysiiiue  ;  la  mé- 
tliode  n'en  doit  pas  être  l'analyse,  mais  la  syn- 
thèse, (jui  descend  des  régions  les  plus  élevées 
aux  régions  inférieures.  Les  psyciiologues  ont 
borné  la  science,  et  ce  qui  est  pire,  ils  l'ont 
faussée.  Prenons  donc  pour  principe  de  toute 
spéculation  l'idée  la  plus  universelle,  celle  qui 
se  retrouve  au  fond  de  toutes  nos  pensées  et 
résiste  à  toutes  nos  négations,  l'idée  de  l'être, 
par  delà  laquelle  nous  ne  trouvons  plus  rien. 
Mais  les  philosophes  entendent  souvent  l'être 
dans  sa  simplicité  abstraite,  comme  une  matière 
également  applicable  au  créateur  et  aux  créatures, 
forme  vide,  incapable  de  rien  produire  :  ils  sont 
ainsi  inévitablement  conduits  au  panthéisme,  le 
fléau  de  la  société,  l'erreur  détestable  qui  à  elle 
seule  contient  toutes  les  autres.  En  effet  l'idée 
de  l'être  abstrait  rapproclie  dans  une  unité  lo- 
gique en  réalité,  mais  substantielle  en  ai)[)arence, 
le  fini  et  l'infini,  et  de  l'un  et  de  l'autre  elle 
forme  un  tout  unique,  immobile,  d'où  toute 
activité  est  prosciite.  où  rien  n'est  cause,  rien 
effet.  Gioberti  lui-même,  il  le  confesse,  s'est 
d'abord  confié  à  cette  abstraction  décevante,  et 
après  l'avoir  suivie  pendant  des  années,  de  con- 
séquence en  conséquence,  il  s'est  trouvé  pan- 
théiste, sans  le  savoir  :  il  dut  alors  revenir  sur 
ses  pas,  et  remonter  jusqu'à  la  conception  qui 
l'avait  égaré.  11  s'avisa  qu'il  fallait  ajouter  à 
l'idée  d'être  quelque  autre  notion  à  la  fois  pri- 
mitive et  subordonnée  à  la  première  :  primitive, 
puisque  sans  cela  on  ne  pourrait  l'acquérir,  la 
notion  d'être  étant  d'elle-même  impropre  à  rien 
produire  ;  subordonnée,  car  si  elle  ne  l'était  pas, 
il  y  aurait  deux  principes  et  on  échapperait  au 
panthéisme  pour  tomber  dans  le  dualisme.  Or 
pour  obtenir  cette  seconde  notion  il  suffit  de 
tirer  l'être  de  son  état  abstrait,  de  donner  la  vie 
à  ce  concept,  en  y  impliquant  l'idée  d'un  effet, 
qui  ne  fait  pas  partie  de  sa  nature,  mais  qui 
librement  produit  par  son  vouloir,  se  lie  avec 
lui  par  le  rapport  de  création.  Ainsi  cette  forme 
vide  de  l'être  pur  se  trouve  remplie  :  elle  contient 
plusieurs  éléments  :  l'être  en  lui-même,  une 
existence  substantiellement  distincte  de  lui  et 
contingente,  la  création  de  l'une  par  l'autre^ 
et  la  liberté  de  l'acte  créateur.  Voilà  en  vérité 
bien  des  choses  enveloppées  dans  l'idée,  et  on 
peut  soupçonner  que  Gioberti  les  y  met  parce 
qu'il  veut  les  retrouver  dans  son  système,  comme 
ces  alchimistes  qui  retiraient  de  leur  creuset  l'or 
qu'ils  y  avaient  furtivement  introduit.  Non  pas 
que  tout  soit  faux  dans  cette  théorie,  mais 
tout  y  est  arbitraire  :  c'est  une  construction  de 
l'être  d'après  un  type  préconçu  et  en  vue  d'une 
conclusion  dont  on  prépare  les  prémisses.  Gio- 
berti, sans  en  convenir,  avoue  cependant  que 
son  «  début  est  hypothétique  »,  mais  il  offre  de 
le  vérifier.  C'est  pure  complaisance  :  car  pour 
lui  il  est  sûr  de  ne  pas  se  tromper  :  «  Ma  synthèse 
étant  la  seule  qui  puisse  se  concilier  philosophi- 
quement avec  le  dogme  catholique,  cela  seul 
suffirait  à  mes  yeux  pour  la  mettre  hors  de 
doute.  »  L'idée  de  l'être  n'est  donc  pas  si  pri- 
mitive qu'il  veut  bien  le  dire  :  il  y  a  avant  elle 
un  principe  :  c'est  le  dogme  catholique,  et  la 
métaphysique  n'est  que  le  développement  logique 
d'une  religion. 

Considérons  pourtant  la  vérification,  si  super- 
ficielle qu'elle  puisse  être.  Il  y  a,  suivant  une 
distinction  bien  connue,  une   connaissance  par 


GIOB 


—  622  — 


GIOB 


intuition,  et  une  autre  par  réflexion,  l'une  pri- 
mitive, l'autre  ultérieure,  celle-là  icconde,  et 
celle-ci  bornée  à  donner  une  forme  à  des  ma- 
tériaux qu'elle  ne  ]  roduit  pas.  Il  est  donc  évident 
qu'il  faut  attribuer  à  l'intuition  tout  élément 
réfléchi  qui  no  i  eut  être  la  transformation  d'une 
autre  connaissance  ;  il  faut,  en  un  mot,  qu'il  y 
ait  dans  l'intuition  tout  ce  qui  rend  possible  le 
travail  discursif  de  la  réflexion.  Or  il  n'y  a  ni 
réflexion,  ni  langage,  ni  science  possible,  si  nous 
n'avons  a  priori  «  la  connaissance  de  la  causalion 
complète,  substantielle  ellibrc  de  l'exi-stence  par 
l'être.  »  De  là  cette  proposition  qui  traduit  la 
prise  de  possession  de  la  vérité  fondamen- 
tale par  l'intelligence  spontanée  :  «  l'être  croc 
l'existence.  »  C'est  une  formule  idéale,  dans  le 
sens  platonique,  vérité  objective  au  fond,  source 
de  toute  évidence  et  de  toute  certitude;  qu'on 
se  garde  surtout  d'y  voir  une  tautologie  ;  l'existence 
ce  n'est  pas  l'être,  c'est  ce  qui  eu  sort,  au  sens 
vrai  du  mot  latin  exsislere.  A  l'aide  de  celle 
formule,  on  peut  expliquer  tous  les  problèmes  de 
la  philosophie,  déterminer  les  principes  de  toutes 
les  sciences,  et  marquer  le  lien  des  unes  et  des 
autres  avec  la  religion.  D'abord  elle  donne  un 
fondement  aux  deux  grands  jjrincipes  de  contra- 
diction et  de  raison  sufhsante,  les  deux  lois 
les  plus  essentielles  de  l'esprit  et  des  choses. 
L'être  se  pose  lui-môme,  il  est  lui  et  non  pas 
autre,  voilà  la  forme  concrète  de  l'identité  et  par 
suite  du  principe  de  contradiction.  De  même  l'être 
pose  l'existence,  il  en  est  la  cause  absolue,  et 
par  conséquent  la  raison  suffisante.  Ensuite  la 
même  proposition  se  vérifie  dans  la  perception 
du  monde  extérieur^  qui  nous  apparaît  comme 
contingent,  c'est-à-dire  comme  produit,  absolu- 
ment produit,  par  une  cause  libre  ;  elle  se  re- 
trouve dans  toute  démonstration  de  l'existence  de 
Dieu,  qui  est  un  axiome  pour  l'intuition,  mais  un 
problème  pour  la  réflexion;  et  enfin  elle  est  la 
formule  du  christianisme,  enveloppant  l'homme 
et  Dieu  et  leur  médiateur  le  Christ,  avec  cette 
seconde  création  du  monde  de  la  grâce.  Réduite 
à  sa  simple  expression,  et  dégagée  de  toute  ap- 
plication au  dogme,  cette  thèse  est  trcs-soute- 
uable  :  que  nous  connaissions  directement  Dieu 
comme  cause  première  et  dans  ses  rapports  avec 
ses  effets,  ce  n'est  pas  une  doctrine  nouvelle. 
Gioberti  lui  ôte  toute  sa  force  en  l'isolant  de 
toute  observation  psychologique;  il  n'y  ajoute 
rien  en  l'exprimant  en  termes  étranges  et  en 
l'entourant  d'amplifications. 

Mais  voici  la  vraie  découverte  de  Gioberti  :  il 
a  trouvé  dans  l'esprit  humain  un  élément  qui 
jusqu'ici  n'a  été  signalé  par  personne,  et  que  la 
psychologie,  à  laquelle  il  veut  bien  recourir  jiour 
cette  fois,  peut,  dit-il,  constater  par  l'observation. 
On  ne  doit  pas  se  flatter  de  décrire  avec  grande 
clarté  le  pouvoir  qui  a  échappé  à  tant  d'investi- 
gateurs ;  Gioberti  le  caractérise  avec  quelque  em- 
barras ;  c'est  un  élément  supra  rationnel  ;  il  ne 
peut  être  pensé  par  lui-même,  mais  il  est  aperçu 
par  l'esprit  à  l'aide  d'un  symbole  intellectuel  ; 
il  est  subjectif  de  sa  nature,  mais  l'esprit  l'ob- 
jective en  le  plaçant  dans  l'idée  par  une  opéra- 
tion légitime;  c'est  le  vrai  noumène;  c'est 
le  surinlelliijible.  Sous  ces  formules  que  l'on 
transcrit  fidèlement,  on  entrevoit  deux  affirma- 
tions :  il  y  a  dans  l'idée  quelque  chose  d'intelli- 
gible, une  partie  inaccessible  à  la  raison;  et  en 
nous  il  y  a  un  pouvoir  de  dépasser  la  raison  et 
de  pénétrer  jusqu'à  cette  profondeur  inaccessible. 
Ce  mot  pénétrer  implique  ici  une  contradiction 
choquante;  mais  il  est  difficile  à  remplacer  :  il 
ne  vaut  pas  mieux  dire  que  nous  avons  la  faculté 
de  connaître  Vincognoscible,  de  comprendre  l'in- 
compréhensible ;   et   Gioberti    n'a  certainement 


pas  admis  cette  logomachie.  A  quoi  donc  se 
réduit  cette  surtn<eatyc»icc  dont  il  nous  gratifie? 
L'idée  se  présente  à  nous  avec  un  cotô  clair  et 
un  côté  obscur;  l'un  constitue  pour  nous  l'évi- 
dence, et  l'autre  le  mystère;  le  premier  est 
positif  et  l'autre  négatif,  'a  Nous  concevons  d'une 
manière  négative  le  coté  obscur,  dont  la  néga- 
tion est  toute  subjective,  par  la  notion  abstraite 
et  çénérique  de  l'être  que  nous  empruntons  au 
côté  clair  de  l'idée.  »  Si  ce  jargon  a  un  sens,  il 
veut  dire  que  nous  avons  la  faculté  de  compren- 
dre que  ntms  ne  comprenons  pas  tout;  ce  pou- 
voir n'est  pas  au-dessus  de  la  raison,  il  y  est 
aussi  inhérent  que  celui  de  savoir  qu'elle  com- 
jirend,  et  n'en  est  qu'une  autre  forme.  Mais 
c;ioberti  n'aborde  la  philosophie  que  pour  y 
trouver  des  preuves  du  catholicisme  :  une  faculté 
du  surnaturel,  bornée  à  une  connaissance  né- 
gative, un  sens  du  mystère  inné  à  l'esprit,  rend 
la  révélation  concevable  et  même  nécessaire. 
La  révélation  achève  ce  que  la  nature  avait 
commencé  :  en  proposant  ses  mystères,  elle 
n'impose  pas  à  l'esprit  la  nécessité  de  se  con- 
tredire; elle  lui  donne  le  moyen  de  goiîter  une 
première  satisfaction,  prélude  des  contemplations 
de  la  vie  bienheureuse.  Ainsi,  dit-il,  se  trouvent 
conciliées  la  raison  et  la  révélation,  la  grâce  et 
la  nature.  Ainsi,  disons  nous,  on  essaye  de  cor- 
rompre la  philosophie,  à  l'aicle  d'une  sophistique 
dont  il  n'y  a  peut-être  pas  d'exemple,  et  de  ce 
qu'il  y  a  des  choses  que  nous  ne  connaissons  pas, 
on  conclut  que  nous  avons  une  faculté  de  ne  pas 
les  connaître,  une  faculté  d'ignorance,  ou  peut- 
être  même  une  faculté  de  déraison. 

Nous  ne  pousserons  pas  plus  loin  cette  analyse. 
M.  Cousin,  raconte-t-on  a  dit  un  jour  :  «  M.  Gio- 
berti n'est  pas  un  philosophe.  »  Ce  jugement, 
([uoi  qu'on  en  puisse  dire,  ne  manque  ni  de 
clairvoyance  ni  de  justice.  Gioberti  est  un  tribun 
religieux  comme  Savonarole  :  il  n'a  qu'un  but, 
la  grandeur  du  catholicisme  et  celle  de  la  patrie 
dont  la  rénovation  est  attachée  à  celle  de  l'Ëglise; 
un  seul  espoir,  s'emparer  de  l'esprit  d'un  pape 
et  gouverner  sous  son  nom.  Entre  les  divers 
moyens  d'accomplir  ses  projets,  dont  il  serait 
injuste  de  contester  la  noblesse,  la  philosophie 
lui  paraît  le  plus  efficace  :  il  l'aborde  non  pas 
avec  le  respect  du  vrai  penseur  qui  lui  demande 
ses  croyances,  mais  avec  des  convictions  toutes 
faites,  et  la  résolution  de  la  plier  violemment  à 
ses  volontés.  Une  doctrine  conçue  dans  de  telles 
conditions  n'est  plus  qu'un  expédient  de  polémi- 
cjue  ou  une  machine  de  guerre  :  comment  la 
tiendrait-on  pour  sérieuse,  quand  on  ignore  si 
l'auteur  lui-même  l'a  prise  au  sérieux?  Non- 
seulement  Gioberti  subordonne  la  philosophie  à 
la  politique,  à  la  religion,  mais  encore  il  la 
sacrifie  au  patriotisme  :  il  est  dédaigneux,  sinon 
violent,  envers  tous  les  grands  hommes  qui  n'ont 
pas  illustré  l'Italie,  et  qui  ne  peuvent  contribuer 
à  la  régénérer  :  on  dirait  qu'il  a  la  haine  des 
noms  les  plus  glorieux,  de  celui  de  Descartes 
par-dessus  tout.  La  philosophie  ne  doit  rien  à 
ce  critique  passionné,  à  cet  écrivain  irascible,  à 
ce  prétendu  philosophe  qui  incorpore  la  science 
à  la  religion,  et  invente  la  faculté  de  l'incom- 
préhensible. Il  est  vrai  que  sa  seconde  doctrine, 
celle  de  la  Protologie,  tout  en  conservant  exté- 
rieurement le  même  appareil  que  la  première, 
en  difl'ère  sensiblement  :  cet  ennemi  acharné  du 
jianthéisme,  qui  a  écrit  contre  Lamennais  une 
lettre  odieuse,  où  il  incrimine  ses  intentions, 
diffame  son  caractère,  et  surtout  l'accuse  de 
conspirer  avec  les  spinozislcs  et  les  hégéliens, 
finit  par  professer  un  panthéisme  à  peine  dis- 
simulé, et  par  naturaliser  llégel  en  Italie.  Ce 
théologien  dogmatique,  qui  ne  reconnaît  nulle 


GIOJ 


—  623  — 


GIOJ 


V(?rité  en  dehors  do  la  tradition  catlioliquc,  pa- 
tronne un  système  où  toute  vérité  religieuse  se 
trouve  couipromisc. 

On  peut  donc  souscrire  à  ce  jugement  de 
M.  Franck  :  "  Ce  (ju'on  a])peile  son  système  ou 
ses  deux  systcinos,  ne  se  compose  que  d'emprunts 
ou  d'alfirmations  arbitraires,  le  ])lus  souvent 
contradictoires,  et  de  formules  absolument  inin- 
telligibles.... Il  est  de  la  race  des  Savonarole  et 
des  Giord.ino  Bruno,  qui  mêlent  la  sincérité  au 
plus  hardi  charlatanisme.  »  Sa  vraie  grandeur 
est  dans  son  ardent  patriotisme  ;  son  vrai  génie 
est  celui  de  rhommc  politique;  et  ce  génie  expli- 
que et  juslihc  les  hommages  et  l'admiration  do 
ses  compatriotes. 

On  peut  consulter  :  Louis  Ferri,  Essai  sur 
l'histoire  de  la  philosophie  en  Italie  au  xix'  siècle , 
Paris,  18(59,  t.  I,  p.  387  ;  t.  Il,  p.  1 40 ;  —  Mariano, 
la  Philosophie  contemporaine  en  Italie,  Paris, 
1866; —  Ad.  Franck,  la  Philosophie  italienne. 
Journal  des  Savants,    1872.  E.  G. 

GIOJA  (Melchior)  naquit  à  Plaisance  en  1767, 
et  y  termina  sa  vie  en  1828.  Après  avoir  appris 
le  latin  et  les  humanités,  il  l'ut  placé,  à  l'âge 
de  dix-sept  ans,  au  célèbre  collège  de  Saint-L  i- 
zare,  dans  sa  ville  natale.  Il  y  étudia  la  théo- 
logie et  la  philosophie  avec  beaucoup  de  succès. 
Il  eut  pour  maître  de  cette  dernière  science  An- 
toine Comi,  homme  d'une  grande  douceur,  ami 
de  la  jeunesse,  porté  vers  de  sages  réformes 
dans  les  sciences  philosophiques.  C'est  sous  ce 
maître  habile  qu'il  contracta  le  goût  de  la  mé- 
thode expérimentale  et  du  raisonnement.  11  ne 
tarda  pas  à  négliger  là  théologie,  qui  devait 
cependant  faire  alors  son  occupation  presque 
exclusive,  pour  s'adonner  à  la  philosophie,  aux 
mathématiques,  et  surtout  à  la  science  de 
l'homme  et  de  la  nature.  Quoiqu'il  eiit  fait  do 
bonnes  études,  à  peine  les  vit-il  terminées  qu'il 
éprouva,  comme  Descartes,  le  besoin  de  les 
recommencer  et  de  les  compléter  à  sa  manière. 
Il  mena  pendant  trois  ans  une  vie  retirée,  austère 
et  laborieuse,  passant  dans  l'étude  la  plus  grande 
partie  de  ses  nuits. 

Ses  premières  publications  lui  valurent  une 
place  d'historiographe,  qu'il  abandonna  plus  tard 
pour  celle  de  directeur  des  travaux  statistiques 
de  l'Italie,  pour  lesquels  il  avait  beaucoup  de 
goût,  et  dont  il  s'était  occupé  avec  le  plus  grand 
succès.  Cette  place  ayant  été  supprimée  en  1809, 
Gioja  se  mit  à  coordonner  les  nombreux  maté- 
riaux qu'il  avait  recueillis  sur  l'économie  poli- 
tique et  les  sciences  morales  en  général.  Le 
baron  Pierre  Custodi  venait  de  donner  une  grande 
impulsion  à  ce  genre  de  recherches  par  son  Be- 
cueil  des  économistes  classiques  de  V Italie.  Après 
six  ans  de  méditation  et  de  travail  soutenu, 
Gioja  fit  paraître,  en  1815,  le  premier  volume 
d'un  grand  ouvrage  sur  les  sciences  économiques, 
ouvrage  qui  devait  non-seulement  résumer  l'état 
de  la  science  à  cette  époque,  mais  encore  y 
ajouter  considérablement^  sous  le  double  rap- 
port des  faits  et  de  la  théorie.  Cependant  ce  ne 
lut  pas  là  son  dernier  mot  sur  cette  branche  des 
connaissances  humaines;  il  sentait  la  nécessité 
d'arriver  à  quelque  chose  de  plus  général  et  de 
plus  scientifique.  Sa  Philosophie  de  la  statis- 
tique, dont  la  première  édition  parut  en  1826, 
fut  destinée  à  rendre  cet  important  service. 

Gioja  revint  aussi  à  l'étude  de  la  philosophie 
proprement  dite,  qu'il  avait  beaucoup  aimée 
dans  sa  jeunesse;  mais,  après  ce  que  nous  ve- 
nons de  dire,  on  ne  sera  pas  surpris  que  cette 
science  ait  pris  sous  sa  plume  un  caractère  pra- 
tique. L'ouvrage  de  philosophie  politique  le  plus 
remarquable  qu'il  ait  laissé  est  un  traité  du 
Mérite  et  des  récompenses.  Il  y  montre  beau- 


coup d'invention,  d'érudition  et  de  finesse.  G"?- 
sujet,  déjà  traité  par  Diderot  et  par  Bentham, 
n'avait  été  qu'elfleuré  par  Dragonetti.  Gioja  est 
donc  le  premier,  en  Italie,  qui  l'ait  envisagé 
d'une  manière  sérieuse,  itrofonde,  et  qui,  pour 
me  servir  de  l'expression  de  son  biogr.iphe  ita- 
lien, ait  élevé  un  édifice  majestueux  sur  des  fon- 
dements à  peine  jetés.  Il  y  po.se  les  bases  et  y 
trace  les  règles  d'un  code  qu'il  serait  heureux 
de  voir  remplacer  celui  des  délits  et  des  peines. 
Voici  les  grandes  divisions  de  cet  important 
ouvrage. 

I.  Du  mérite  :  1°  du  mérite  considéré  dans  les 
forces  productrices,  c'est-à-dire  dans  les  forces 
physiiiues,  morales  et  intellectuelles;  2  Du  mé- 
rite considéré  dans  l'effet  produit;  règles  géné- 
rales pour  calculer  le  bien  et  le  mal  ;  considé- 
rations spéciales  sur  le  mérite  intellectuel  ;  "3"  Du 
mérite  considéré  dans  le  motif  qui  fait  agir; 
4°  Caractères  du  mérite;. 5°  Mérite  apparent  ou 
faux  mérite  :  ses  diverses  espèces;  6°  Jugements 
du  mérite;  opinions  des  écrivains  sur  le  discer- 
nement, la  volonté  et  le  pouvoir  du  peuple  dans 
le  choix  des  fonctionnaires  ;  résultats  historiques 
sur  le  même  sujet,  moyens  employés  par  les 
législateurs  pour  développer  les  facultés  dans  le 
peuple;  jugement  du  prince,  des  tribunaux,  du 
sort. 

II.  Des  récompenses  :  1°  Espèces  et  caractères 
des  récompenses  ;  nécessité,  utilité,  et  classi- 
fication des  récompenses.  Première  classe  de 
récompenses  :  biens  matériels.  Deuxième  classe 
de  récompenses  :  biens  civils,  honorifiques,  reli- 
gieux. Troisième  classe  :  exemptions  de  certains 
maux;  2°  Qualité  des  récompenses  :  certitude, 
elficacité,  publicité,  personnalité,  transrnissi- 
bilité,  etc.;  3°  Questions  diverses  sur  les  récom- 
penses. 

Gioja  avait  remarqué  combien  la  connaissance 
des  hommes  et  du  monde  est  difficile  et  déli- 
cate ;  combien  elle  est  importante,  et  combien 
peu  cependant  on  s'occupe  de  l'inculquer  à  la 
jeunesse.  Il  voulut  donc  en  donner  des  leçons 
sous  la  forme  la  plus  gracieuse,  la  plus  aimable 
et  la  plus  instructive  en  même  temps,  dans  son 
Nouveau  Gdlaieo,  ouvrage  qui  a  eu  cinq  ou  six 
éditions  en  Italie.  C'est  un  vrai  traité  de  la  pru- 
dence dans  les  relations  sociales.  VIdéologic  du 
même  auteur  est  pleine  de  faits,  surtout  en  ce 
qui  concerne  les  rapports  du  physique  et  du 
moral  :  c'est,  par  conséquent,  un  des  traités  les 
plus  instructifs  de  ce  genre.  Dans  ses  Eléments 
de  philosophie,  Gioja  a  voulu  exposer  les  règles 
de  la  logique  et  de  la  morale,  en  donnant  en 
même  temps  les  principes  de  la  science  écono- 
mique. Aussi  avait-il  d'abord  intitulé  cet  ouvrage  : 
Logique  statistique.  Il  a  publié,  d'après  le  même 
plan,  un  autre  livre  destiné  à  enseigner  la  mé- 
thode par  des  exemples  nombreux  et  très-in- 
structifs par  eux-mêmes,  choisis,  la  plu]  art,  dans 
l'histoire  naturelle  :  ce  sont  les  Exercices  lo- 
giques sur  les  erreurs  des  idéologues  et  des  zoo- 
logistes, ou  VArt  de  tirer  profit  des  livres  mal 
faits.  Disciple  de  Bentham,  Gioja  partage  dans 
tous  ses  écrits  les  mérites  et  les  défauts  de  son 
maître. 

Voici  la  liste  des  écrits  de  Gioja  qui  intéressent 
le  plus  la  philosophie  :  Le  Nouveau  Galaleo, 
2  vol.  in-12,  Milan,  1802,  1820,  1822,  1827;  — 
Logique  statistique,  in-8,  ib.,  1803  ;  —  Eléments 
de  philosophie  à  l'usage  des  écoles,  2  vol.  in-8, 
ib.,  1818;  —  Idéologie,  2  vol.  in-8,  ib.,  1822;  — 
Exercice  logique,  etc.,  in-8,  ib.,  1823.  On  trouve 
une  liste  complète  des  ouvrages  de  Gioja  à  la 
fin  de  sa  biographie,  mise  en  tête  de  la  seconde 
édition  de  sa  Philosopide  de  la  statistique.  Mi- 
lan, 1829.  J.  T. 


G  LAN 


62i  — 


GLIS 


GLANVILL  ou  GLANWILE  (Joseph),  pasteur 
anglican,  né  à  Plymoutli  en  1636,  mort  à  Bath 
en  1G80,  est  le  premier  qui,  en  Angleterre,  ait 
donné  au  scepticisme  une  forme  systématique, 
et  doit  être  regardé  à  certains  égards  comme  le 
prédécesseur  de  Hume.  Cependant  il  ne  cherche 
pas,  comme  ce  dernier,  à  convaincre  la  raison 
iiumaine  d'une  impuissance  absolue  :  il  veut 
seulement  qu'elle  se  fasse  une  idée  plus  juste, 
c'est-à-dire  plus  modeste,  de  ses  forces;  qu'elle 
poursuive  la  vérité  sans  espérer  la  connaître 
tout  entière,  et  surtout  qu'elle  ne  la  croie  point 
déjà  trouvée,  qu'elle  ne  s'attende  pas  à  la  ren- 
contrer dans  un  des  systèmes  qui  se  partagent 
l'empire  des  écoles.  11  désire,  en  un  mot,  éviter 
également  les  deux  excès  contraires  :  le  scep- 
ticisme et  le  dogmatisme  ;  une  philosophie  or- 
gueilleuse qui  croit  tout  savoir  et  un  doute 
désespéré,  qui  est  la  négation  même  de  la  science. 
Pour  arriver  à  son  but,  il  montre  à  la  fois  la 
vanité  des  systèmes  qui  ont  obtenu  jusqu'à  lui 
le  plus  d'autorité  sur  les  esprits,  et  la  faiblesse 
de  la  raison  par  rapport  aux  principaux  objets 
de  la  connaissance  humaine.  Les  systèmes  qu'il 
passe  ainsi  en  revue  et  qu'il  soumet  à  une  cri- 
tique souvent  profonde  sont  ceux  d'Aristote,  de 
Descartes  et  de  Hobbes  ;  mais  c'est  à  ce  dernier 
que  s'adressent  ses  objections  les  plus  fréquentes 
et  les  plus  justes.  Au  nombre  des  arguments  par 
lesquels  Glanvill  s'efforce  de  nous  convaincre  de 
la  faiblesse  irrémédiable  de  nos  facultés  se 
trouve  le  dogme  du  péché  originel  :  singulier 
argument  pour  un  philosophe  qui  fait  du  doute 
la  condition  de  la  sagesse  !  Les  autres  sont  em- 
pruntés, pour  la  plupart,  de  Charron  et  de  Mon- 
taigne, dont  le  philosophe  anglais  avait  certai- 
nement lu  les  œuvres.  Mais  il  y  en  a  un  aussi  qui 
lui  ai)partient  en  propre  et  que  Hume  a  déve- 
loppé plus  tard  avec  un  immense  succès  :  c'est 
la  manière  dont  il  explique  le  rapport  de  cau- 
salité. Dans  l'opinion  de  Glanvill,  ainsi  que  dans 
celle  de  Hume,  nous  ne  connaissons  aucune 
cause  en  elle-même  et  d'une  manière  immédiate 
ou  intuitive  ;  nous  ne  connaissons  les  causes 
que  par  leurs  effets.  De  ce  que  l'expérience  nous 
montre  deux  objets  dont  l'un  est  sans  cesse  ac- 
compagné de  l'autre,  nous  en  concluons  que 
celui-ci  est  l'effet,  et  celui-là  la  cause;  mais  celte 
conclusion  n'est  pas  légitime,  car  un  simple 
rapport  de  connaissance  ne  doit  pas  être  con- 
verti en  un  rapport  de  causalité  (Scepsis  scien- 
tifica,  édit.  de  1665,  p.  142).  De  plus,  tous  les 
phénomènes  dont  la  nature  nous  offre  le  spec- 
tacle sont  si  étroitement  unis  entre  eux,  qu'il 
est  très-difficile  d'assigner  à  aucun  d'eux  une 
cause  déterminée;  et  comme  les  causes  aussi, 
d'après  l'idée  même  que  nous  avons  de  la  cau- 
salité, dépendent  nécessairement  les  unes  des 
autres  et  forment  entre  elles  une  chaîne  non 
interrompue,  il  nous  est  impossible  d'en  con- 
naître une  sans  les  connaître  en  même  temps 
toutes;  ce  qui  n'a  pas  été  accordé  à  notre  faible 
intelligence.  Avec  une  pareille  théorie,  c'en  est 
fait  évidemment  du  dogmatisme,  car  l'idée 
même  de  l'être  se  trouve  anéantie  avec  l'idée  de 
cause;  mais  comment  alors,  ainsi  que  Glanvill 
le  prétendait,  ne  pas  prendre  au  sérieux  le  scep- 
ticisme, et  le  considérer  seulement  comme  le 
remède  de  l'erreur,  comme  la  liberté  de  l'intel- 
ligence, comme  un  moyen  de  secouer  les  chaînes 
de  l'opinion?  Glanvill,  heureusement  pour  lui, 
n'était  pas  un  esprit  conséquent.  Le  même 
homme  qui  ne  voulait  rien  allirmer  sur  la  foi 
de  l'autorité  et  de  l'habitude,  et  qui  attacjuait  la 
raison  humaine  jusque  dans  ses  fondements, 
croyait  aux  revenants  et  aux  sorciers.  11  a  écrit 
des    Considérations   philosophiques    touchant 


Vcxislence  des  sorciers  et  de  la  sorcellerie  (in-4, 
Londres,  1666),  où  il  n6  se  montre  pas  au-dessus 
des  plus  grossières  superstitions  de  la  populace; 
et,  à  voir  la  gravité  qui  règne  dans  cette  bizarre 
composition,  il  est  difficile  de  £ui)poser  avec 
M.  Degérando  {Diogi'nphie  universelle,  art.  Glan- 
vill) (jue  l'auteur  a  voulu  seulement  se  railler  de 
la  crédulité  de  ses  contemporains.  D'ailleurs  il 
revient  sur  le  même  sujet,  et  avec  un  ton  non 
moins  convaincu,  dans  .un  autre  écrit  qui  a  pour 
titre  Sadducisjnus  triuinphans  (in-8,  Londres, 
1681  et  1682). 

Les  deux  principaux  ouvrages  de  Glanvill,  ceux 
qui  ont  fait  sa  réputation  et  qui  lui  ont  attiré  les 
plus  vives  attaques,  soit  de  la  part  des  théolo- 
giens, soit  de  la  part  des  philosophes  de  son 
temps,  sont  les  suivants,  tous  deux  écrits  en 
anglais  :  La  vanité  du  dogmatisme,  ou  de  la 
confiance  dans  nos  opinions,  rendue  manifeste 
dans  U7i  traité  sur  les  bornes  étroites  et  IHncer- 
titude  de  nos  connaissances  et  de  leurs  prin- 
cipes, avec  des  réflexions  sur  le  péripalélisme  et 
une  apologie  de  la  philosophie,  in-8,  Londres, 
1661  ;  —  Scepsis  scientifica,  ou  l  Ignorance 
avouée,  le  chemin  de  la  science:  essai  sur  la 
vanité  du  dogmatisme  et  de  la  confiance  dans 
nos  opinions,  suivi  d'une  réponse  à  Thomas  Al- 
bius,  in-4,  Londres,  1665.  Dans  un  autre  écrit, 
(jui  a  pour  titre  Plus  ultra,  ou  Progrès  et  avan- 
cement de  la  science  depuis  Arislole  (in-12, 
Londres,  1658),  Glanvill  défend  la  science  mo- 
derne contre  un  ecclésiastique  de  son  temps, 
qui  avait  prétendu  qu'Aristote  réunissait  à  lui 
seul  plus  de  connaissances  que  la  Société  royale 
de  Londres  et  que  le  xvir'  siècle  tout  entier. 
Enfin  Glanvill  a  encore  laissé  d'autres  écrits, 
parmi  lesquels  deux  seulement  méritent  d'être 
cités  ici  :  Philosophia  pia,  ou  Discou7's  sur  le 
caractère  religieux  et  la  tendance  de  la  philo- 
sophie expérimentale,  in-8,  Londres,  1671;  — 
Essais  sur  différents  sujets  de  philosophie  et  de 
religion,  in-4,  ib.,  1676. 

GLISSON  (François),  médecin  philosophe,  né 
en  1597  dans  le  comté  de  Dorset,  en  Angleterre, 
oocupa  pendant  quarante  ans  la  chaire  de  méde- 
cine de  l'université  de  Cambridge.  Il  fut  aussi 
agrégé  et  ensuite  président  du  collège  des  mé- 
decins de  Londres.  F^nfin  il  mourut  dans  cette 
dernière  ville,  en  1677,  après  avoir  été  un  des 
plus  anciens  membres  de  cette  réunion  de  sa- 
vants, qui  devint  plus  tard  la  Société  royale. 
Glisson  a  beaucoup  écrit;  mais  un  seul  de  ses 
ouvrages  a  appelé  sur  lui  l'attention  des  philo- 
sophes; c'est  celui  qui  a  pour  titre  :  Tractatus 
de  natura  substantiœ  energelica,  sen  Vita  na- 
lurœ  ejusque  tribus  primis  facullalibus,  per- 
ceptica,  apj^etitiva,  motiva  (in-4,  Londres, 
1672).  C'est  là  qu'on  trouve  exposée,  dans  un 
langage  malheureusement  inabordable  et  tout 
hérissé  de  formules  scolastiquos,  une  théorie  de 
la  substance  assez  semblable  à  celle  de  Leibniz, 
et  qui  probablement  n'est  pas  restée  inconnue  à 
l'auteur  de  la  Monadologie.  D'après  Glisson,  la 
substance  n'est  pas  une  simple  abstraction  de 
l'esprit  ou  un  attribut  général  qui  se  rapporte 
simultanément  à  plusieurs  objets;  elle  a,  au 
contraire,  une  existence  et  une  vertu  qui  lui 
sont  propres,  qui  lui  appartiennent  de  la  ma- 
nière la  plus  absolue.  Tout  ce  qu'elle  est,  c'est-à- 
dire  tous  ses  attributs  et  toutes  ses  modifica- 
tions, elle  les  tire  de  son  propre  fonds  [substan- 
lia  fundamenlalis),  parce  qu'elle  a  la  vertu 
d'agir  sur  elle-même  et  de  se  développer  par  sa 
propre  énergie  {natura  energelica).  Ces  deux 
caractères,  que  l'analyse  est  forcée  de  distin- 
guer, mais  qui,  dans  la  réalité,  sont  parfaite- 
ment identiques,  constituent  l'essence  invaria- 


GLIS 


—  625  — 


GNOM 


Mode  toute  substance;  ce  qui  signifie  qu'être 
c'est  agir,  (jue  tout  mode  de  l'existence  est  un 
mode  (Je  l'activité,  et  (jue  toute  substance  est 
une  force.  C"est  en  cela  même,  ou  dans  la  vertu 
qu'a  chaque  substance  do  tirer  de  son  profirc 
l'onds  ces  diverses  manières  d'exister,  que  Glis- 
son  fait  consister  la  vie.  Qu'est  ce,  en  elfet,  (juo 
la  vie,  sinon  le  développement  spontané  de  toutes 
les  propriétés  et  de  toutes  les  facultés  d'un  être? 
et  qu'est-ce  que  ces  propriétés,  ces  facultés  sont 
à  leur  tour,  sinon  des  modes  divers  de  l'activité 
essentielle  de  la  substance?  C'est  un  principe 
sur  lequel  Glisson  insiste  particulièrement,  et 
<iui  joue  aussi,  comme  l'on  sait,  un  grand  rôle 
dans  le  système  do  Leibniz,  qu'une  substance  ne 
reçoit  rien  du  dehors;  (ju'il  ne  peut  y  avoir  au- 
cune communication  directe,  aucun  point  de 
contact  entre  une  substance  et  une  autre.  Sub- 
stantia  exclusive  est  negatio  fœderalionis  cum 
quavis  natura  aut  supuosilo  extraneo  (ch.  v). 
C'est  sur  ce  principe  de  i incommunicabilité  des 
substances  que  Glisson  se  fonde  pour  admettre 
la  distinction  de  l'àme  et  du  corps.  Il  rejette  la 
preuve  cartésienne,  tirée  de  l'inertie  et  de  la  di- 
visibilité de  la  matière  ;  car  la  matière  même, 
mais  la  matière  considérée  dans  son  essence,  la 
matière  première,  ainsi  qu'il  l'appelle  d'après 
les  anciens,  est  pour  lui  un  principe  actif  et  vi- 
vant, une  force  comme  l'esprit,  quoique  d'une 
nature  bien  inférieure  à  celle  de  l'esprit.  Il  la 
regarde  comme  la  cause  de  toutes  les  formes 
qui  alfectent  nos  sens,  et  que  nous  réunissons 
dans  notre  esprit  sous  le  nom  de  corps.  Les 
corps,  et,  par  conséquent,  leurs  propriétés  les 
plus  essentielles,  ne  sont  donc  que  des  manifes- 
tations fugitives  et  sensibles  d'une  force  qui 
échappe  à  nos  sens  et  qui  demeure  toujours  la 
même  au  milieu  de  ces  changements. 

Il  est  curieux  de  voir  comment,  avec  cette 
théorie  de  la  substance,  Glisson  nous  rend  compte 
des  facultés  de  l'esprit  et  des  propriétés  de  la 
matière.  Ce  n'est  point  par  ces  facultés  et  ces 
propriétés  qu'il  remonte  jusqu'au  principe  ma- 
tériel ou  spirituel  ;  mais,  au  contraire,  il  les  fait 
dériver  par  voie  de  déduction  de  la  substance  à 
laquelle  elles  appartiennent.  Ainsi,  puisque  toute 
substance  est  une  nature  énergique,  c'est-à-dire 
une  force,  elle  a  d'abord  la  faculté  d'agir.  Mais 
elle  agit  de  deux  manières  :  d'une  manière  po- 
sitive, en  se  concentrant  sur  elle-même,  et  d'une 
manière  négative,  en  repoussant  loin  d'elle  toute 
action  d'une  force  étrangère.  13e  là  deux  pre- 
mières facultés  :  la  faculté  appétitive  et  la  puis- 
sance motrice.  L'une  et  l'autre  supposent  la  fa- 
culté perceptive  ou  plutôt  la  perception  elle- 
même,  qui  n'est  que  l'union  de  la  substance  avec 
sa  propre  forme  ;  car  la  concevoir  sans  forme 
est  tout  à  fait  impossible.  La  forme  représentée 
par  la  perception,  c'est  l'universel;  la  substance 
elle-même,  considérée  dans  son  existence  pro- 
pre et  dans  son  activité,  c'est  le  particulier. 
L'universel  et  le  particulier  ou  l'essence  et 
l'existence  ne  sont  pas  deux  choses  différentes  et 
même  opposées,  comme  on  l'a  cru  ;  elles  se  réu- 
nissent et  se  confondent  dans  la  nature  des 
êtres.  Il  n'y  a  point  de  forme  ou  d'idée  univer- 
selle qui  ne  se  manifeste  dans  une  substance, 
c'est-à-dire  dans  un  être  déterminé;  il  n'y  a 
point  d'être  semblable,  qui  ne  renferme  en  lui 
la  forme  générale  de  son  existence.  C'est  pour 
cela  que  la  matière  aussi,  du  point  de  vue  où 
nous  l'avons  considérée  plus  haut,  est  douée  en 
un  certain  sens  de  la  faculté  perceptive  ;  car  il 
n'y  a  point  de  matière  sans  forme.  Quant  aux 
deux  autres  facultés,  elles  reçoivent  ici  les 
noms  de  pesanteur  et  de  divisibilité.  C'est,  en 
effet,   à  ces  deux  propriétés   que   Glisson  veut 

DICT.  pniLos. 


ramener  toutes  les  qualités  essentielles  de  la 
matière. 
Tout  le  système  de  Leibniz  se   trouve  ici  en 

germe  :  les  substances  sont  considérées  comme 
es  forces;  ces  forces  se  suflisent  à  elles-mêmes, 
et  tirant  de  leur  proi)re  fonds  toutes  leurs  modi- 
fications, .sont  de  véritables  monades;  ces  mo- 
nades n'ont  aucune  action  les  unes  sur  les  au- 
tres; la  divisibilité  et  l'étendue  ne  sont  que  des 
phénomènes:  enfin,  il  ne  faut  point  séparer  les 
idées  des  realités  ;  il  faut  tâcher  de  concilier 
Platon  avec  Aristotc.  Mais,  en  admettant  comme 
certain  que  Leibniz  eiit  connu  le  traité  de  Glis- 
son, combien  de  génie  il  lui  eilt  fallu  encore 
pour  tirer  de  cette  œuvre  informe  la  Théodicée 
et  les  nouveaux  Essais  sur  l'entendement  hu- 
main! 

GNOMiaUE  (Philosophie).  Le  mot  gnomique^ 
consacré  chez  les  historiens  de  la  littérature 
grecque  pour  désigner  une  forme  particulière 
de  la  philosophie,  la  forme  sentencieuse,  ne  se 
trouve  en  ce  sens  chez  aucun  auteur  de  l'antiquité. 
La  philosophie  gnomique  est  la  plus  ancienne 
forme  de  la  philosophie  chez  les  Grecs.  De  brefs 
aphorismes,  des  proverbes  pleins  de  sens,  des 
préceptes  sur  la  conduite  de  la  vie,  des  cori- 
seils  (OixoOrixai)  sont  en  effet  l'expression  élé- 
mentaire et  primitive  de  cette  science  qui  s'ap- 
pela plus  tard  la  morale.  Comme  l'observation 
du  caractère  des  hommes  et  la  sagesse  pratique 
se  développent,  chez  un  peuple,  dès  ses  premiers 
progrès  dans  la  civilisation,  on  ne  s'étonnera 
pas  de  rencontrer  déjà  dans  Homère  l'usage 
assez  fréquent  de  ces  sentences  philosophiques. 
Mais  ce  n'est  qu'à  un  second  âge  de  la  poé.sie 
grecque,  dans  Hésiode,  que  les  sentences  devien- 
nent à  elles  seules  la  matière  de  poèmes  dis- 
tincts ;  les  Œuvres  et  les  Jours  sont  le  plus  an- 
cien exemple  d'un  poëme  didactique.  Dans  l'ou- 
vrage même  d'Hésiode  se  trouvent  encore  réunis 
deux  éléments  de  nature  fort  différente  :  les  rè- 
gles relatives  à  la  vie  matérielle,  et  les  conseils 
moraux.  Ces  derniers  à  leur  tour  formeront  plus 
tard  le  poëme  à  proprement  dire  gnomique,  il- 
lustré j)ar  Selon,  Phocylide  et  Théognis.  Avec 
quelques  autres  écrivains  moins  célèbres,  ces 
trois  poètes  représentent  pour  nous  une  école 
qui  s'étend  depuis  le  vii<=  siècle  jusqu'au  com- 
mencement du  v^  avant  notre  ère,  et  à  laquelle 
il  faut  rattacher,  quoiqu'ils  n'aient  pas  tous  été 
des  écrivains,  les  sept  l:iages  de  la  'Grèce,  dont 
les  sentences  morales  et  politiques 'nous  ont  été 
conservées  par  une  ancienne  tradition. 

Renfermée  dans  les  limites  que  nous  venons 
de  tracer,  la  philosophie  sentencieuse  embrasse 
encore  un  domaine  assez  large.  Elle  touche  à 
plusieurs  autres  genres,  à  l'hymne  religieux,  à 
la  politique,  à  la  haute  physique,  à  la  satire. 
Ainsi  il  y  a  dans  Selon  une  invocation  aux  Mu- 
ses; dans  Théognis  une  prière  à  Jupiter,  une  à 
Phœbus,  une  à  Castor  et  PoUux,  prières  ordi- 
nairement terminées  par  des  pensées  morales, 
mais  dont  quelques  vers  rappellent  encore  cet 
élan  de  poésie  religieuse  qui  distingue  les  hym- 
nes homériques.  Les  dieux  d'ailleurs  n'y  sont  pas 
toujours  invoqués  avec  confiance  ;  c'est  quelque- 
fois le  doute,  ou  même  un  sentiment  voisin  du 
désespoir  qui  a  inspiré  ces  naïves  invocations; 
quelquefois  aussi  le  scepticisme  des  gnomiques 
s'exprime  moins  directement  par  une  explication 
toute  rationnelle  des  phénomènes  de  la  nature  et 
des  événements  du  monde.  On  voit  que  les 
grands  poèmes  cosmogoniques  de  Parménide^  et 
de  Xénophane  vont  bientôt  inaugurer  en  Grèce 
cette  philosophie  qui,  sans  nier  ouvertement  les 
dieux  païens,  n'usaUt  guère  de  leurs  noms  que 
pour  en  faire  les  symboles  des  forces  de  la  nature. 

40 


G  NOM 


—  62G  — 


GNOM 


Tout  se  débrouille  et  s'organise,  en  quchiue 
sorte  dans  ce  siècle  de  science  et  d'activité  cu- 
rieuse ;  naguère  confondues  dans  l'unité  épique, 
les  connaissances  humaines  n'ont  pas  encore  de 
limites  bien  définies;  la  division  des  genres 
commence  pourtant  à.  devenir  sensible,  et  l'on 
devine  que  dans  deux  siècles  Platon  et  Arislolc 
la  pourront  analyser  dans  leurs  savantes  théo- 
ries des  œuvres  de  l'esprit. 

D'un  autre  côté,  la  poésie  gnomique  se  ratta- 
che bien  souvent  à  la  politique.  De  leurs  pré- 
ceptes généraux  sur  les  conditions  du  bonlnnir 
public,  Solon  et  Théognis,  hommes  d'Ëtat,  mêlés 
aux  événements  publics  de  leur  patrie,  passent 
bien  vite  à  leurs  souvenirs  personnels  ;  et  ce  que, 
par  habitude,  nous  appelons  toujours  leurs  sen- 
tences, ressemble  souvent  à  des  fragments  de 
■mémoires  en  vers.  Voilà  comment  Plutarquc  a 
pu  puiser  dans  les  vers  mêmes  de  Solon  une 
partie,  et  probablement  la  plus  authentique  de 
sa  biographie  du  législateur  athénien.  Théognis 
nous  fait  assister  aux  révolutions  de  Mégarc, 
lorsqu'il  énonce,  avant  Platon,  en  quelques  traits 
énergiques,  la  loi  fatale  qui  fait  passer  les  peu- 
ples de  l'extrême  licence  au  joug  d'un  tyran  : 
«Cette  ville  est  grosse,  et  je  tremble  qu'elle  n'en- 
fante quelque  redresseur  de  nos  folles  pas- 
sions, »  etc.  (vers  699  et  suiv.,  édit.  Welcker)  ; 
ou  lorsqu'il  insiste  à  plusieurs  reirises  sur  les 
avantages  de  la  modération,  du  juste-milieu 
(vers  675,  681,  690). 

Ces  digressions  personnelles  nous  ont  conservé 
encore  d'autres  sentiments,  d'autres  souvenirs 
particuliers  au  poète.  Ainsi,  Théognis  et  Solon  dé- 
crivent les  joies  de  la  jeunesse  avec  une  complai- 
sance qui  n'est  pas  sans  quelque  regret  de  leurs 
plaisirs  perdus.  Mais  ici  il  faut  bien  distinguer 
entre  la  lettre  et  le  sens  de  leurs  vers.  Des  descrip- 
tions gracieuses  de  l'amour  et  des  festins,  l'éloge 
du  vin,  de  la  bonne  chère  et  de  la  richesse,  n'ex- 
priment pas  toujours  la  pensée  personnelle  du 
poète  ;  celui-ci  n'est  que  l'interprète  des  pas- 
sions ou  des  préjugés  contemporains.  Il  n'ap- 
prouve pas  tout  ce  qu'il  décrit  ou  raconte;  sa 
poésie  alors  touche  de  très-près  à  la  satire,  seu- 
lement, comme  elle  s'abstient  toujours  de  per- 
sonnalités injurieuses,  on  ne  peut  la  confondre 
avec  le  genre  ïambique,  que  perfectionnaient,  à 
la  même  époque,  Archiloque  et  Hipponax.  Ainsi, 
quelques  vers  de  Phocylide,  où  le  sexe  féminin 
est  divisé  en  quatre  familles,  et  ramené,  avec 
fort  ])eu  de  respect,  à  quatre  origines,  le  chien, 
l'abeille,  le  porc  et  le  cheval,  font  penser  au 
petit  poëme  ïambique  de  Simonide  d'Amorgos 
sur  le  même  sujet,  qui  forme  comme  une  tran- 
sition entre  le  genre  gnomique  et  la  satire  per- 
sonnelle d'Archiloque.  Le  premier  fragment  de 
Phocylide  offre,  en  deux  vers,  une  épigramme 
ingénieuse  et  mordante  :  «  Les  Lériens  sont  des 
méchants,  non  celui-ci  ou  celui-là,  mais  tous, 
excepté  Proclès;  encore  Proclès  est  Lérien.  »  Au 
reste,  ces  traits  de  malice  sont  fort  rares,  et  se 
détachent  sur  le  fond  d'une  morale  ordinaire- 
ment inoffensive  à  l'égard  des  personnes. 

C'est  donc  entre  l'hymne  religieux,  la  cosmo- 
gonie dogmatique,  la  politique  et  la  satire  qu'il 
laut  chercher  le  genre  gnomique  proprement 
dit.  Aucun  monument  ne  nous  le  présente  au- 
jourd'hui dans  son  ensemble  et  dans  sa  pureté. 
Les  ouvrages  d'Evénus  et  de  Phocylide  sont  pres- 
que entièrement  perdus;  il  ne  reste  de  Solon 
que  deux  ou  tiois  cents  vers;  le  recueil  plus 
considérable  de  Théognis  offre  des  traces  nom- 
breuses d'interpolation  et  de  remaniement  ;  les 
doctrines  des  sept  Sages  ne  sont  nulle  part  expo- 
sées avec  fidélité,  pas  même  dans  l'ouvrage  où 
Plutarque  réunit  ces  graves  personnages  à  un 


banquet  donné  jtar  Périandrc.  Les  fables  ésopi- 
ques,  qui  représentent  aussi  cette  sagesse  des 
vieux  âges,  sous  une  forme  populaire  et  presque 
enfantine,  n'ont  pas  reçu  davantage  cette  rédac- 
tion précise  qui  seule  consacre  une  œuvre  et  un 
auteur  aux  yeux  de  la  postérité.  Peut-être,  d'ail- 
leurs, cette  philosophie  n'eut  jamais,  dans  l'an- 
tiquité, la  précision  que  l'esprit  moderne  lui 
demande  pour  la  définir.  Le  recueil  de  précep- 
tes adressé  par  Isocrate  à  Démoniquc  n'a  déjà 
plus  le  caractère  gnomique  :  c'est  presque  un 
traité  des  devoirs.  Cependant  on  peut  encore 
aujourd'hui  marquer,  par  quelques  traits,  l'esprit 
général  et  les  tendances  de  la  morale  conte- 
nue dans  les  fragments  que  nous  venons  d'énu- 
mérer. 

D'abord  la  philosophie  gnomique  raisonne  peu 
et  raisonne  brièvement;  elle  s'exprime  d'ordi- 
naire en  couplets  de  deux  ou  trois  distiques  élé- 
giaques,  quelquefois  même  de  moindre  étendue, 
adressés  à  un  ami  du  philosophe;  elle  se  donne 
comme  une  tradition  des  ancêtres  (Théognis, 
V.  59-60),  et  ne  se  pique  pas  d'accorder  tou- 
jours ses  axiomes  entre  eux  avec  une  parfaite 
rigueur.  Solon,  Théognis,  Événus  se  rencontrent 
souvent  :  d'où  il  résulte  que  les  anciens  eux- 
mêmes  les  ont  souvent  cités  l'un  pour  l'autre  ; 
mais  parfois  aussi  ils  se  contredisent.  Solon  ac- 
cepte la  loi  qui  fait  retomber  la  punition  d'une 
faute  sur  les  fils  et  les  descendants  du  coupable. 
Théognis,  au  contraire,  s'en  plaint  avec  amer- 
tume, et  il  accuse  l'injustice  de  Jupiter.  Sur 
plus  d'un  autre  point,  il  varie  lui-même  dans 
ses  opinions,  sans  doute  selon  les  accidents 
sous  l'impression  desquels  il  rédigeait  chacune 
de  ses  sentences,  plaçant  ici  au-dessus  de  toutes 
choses  l'intelligence  et  la  volonté  des  dieux, 
proclamant  ailleurs  que  les  dieux  ont  donné  à 
l'homme  une  raison  souveraine  qui  embrasse  le 
monde  entier.  Bien  plus,  il  existe,  sous  le  nom 
de  Théognis,  des  parodies  où  quelques-unes 
de  ses  propres  maximes  sont  retournées  en 
un  sens  tout  contraire,  sinon  par  le  poëtc  lui- 
même,  au  moins  par  quelque  moraliste  de  son 
école.  Du  reste,  sur  le  détail  des  choses  de  la 
vie,  son  expérience  est  profonde  ;  ses  observa- 
tions, finement  ironiques,  sont  souvent  d'une  éter- 
nelle vérité,  et  nous  surprennent  aujourd'hui  par 
de  curieux  rapprochements  avec  les  maximes  et 
les  usages  de  notre  société  moderne  :  «  Cyrnus, 
nous  cherchons  des  béliers,  des  ânes,  des  che- 
vaux de  bonne  race  pour  les  faire  reproduire, 
et  l'honnête  homme  ne  craint  pas  d'épouser  la 
fille  méchante  d'un  méchant  père,  si  elle  lui 
apporte  beaucoup  d'argent;  une  femme  ne  re- 
fuse pas  d'être  l'épouse  d'un  méchant,  s'il  est  ri- 
che; elle  lui  demande  l'argent,  non  la  vertu. 
L'argent  a  toute  notre  estime  ;  du  méchant  au 
bon,  du  bon  au  méchant,  l'argent  conclut  les  al- 
liances »  (vers  1  et  suiv.).  —  "  Epargner  est  bonne 
chose;  car  personne  ne  pleure  le  mort  qui  ne 
laisse  pas  d'argent  »  (vers  241).  —  «  Beaucoup 
ont  la  richesse,  non  le  savoir  •  d'autres  cherchent 
le  beau,  sous  le  poids  d'une  aure  pauvreté  :  tous 
incapables  d'agir,  ceux-ci  faute  de  biens,  ceux-là 
faute  de  bon  sens  »  (vers  493).  —  «  0  Plutus 
(dieu  de  la  richesse)!  le  plus  beau  et  le  plus  ai- 
mable des  dieux,  par  toi,  de  fripon  que  j'étais, 
je  deviens  honnête  homme  »  (vers  525). —  «  Pour 
le  pauvre,  cher  Cyrnus,  il  vaut  mieux  mourir 
que  vivre  gémissant  sous  le  joug  de  la  duré  pau- 
vreté» (vers  539).  —  «  On  n'a  jamais  vu,  on  ne 
verra  jamais  descendre  chez  Hadès  un  homme 
qui  ait  plu  à  tout  te  monde,  car  celui  qui  règne 
sur  les  mortels  et  les  immortels,  Jupiter,  le  fils 
de  Chronos,  ne  réussit  pas  à  plaire  à  tous  les 
mortels  »  (vers  215).  Solon  dit  de  même,  parlant 


GNO:\I 


627   — 


G  NOM 


[)lus  spécialement  de  la  vie  politique  :  «  Dans 
les  grandes  affaires,  il  est  dillicile  de  plaire  à 
tout  le  monde.  » 

Cotte  poésie  de  courte  haleine,  si  l'on  peut 
dire  ainsi,  et  par  là  bien  appropriée  à  la  mu- 
sique simple  et  grave  qui  en  faisait  l'accompa- 
gnement ordinaire  (voy.  Thcognis,  vers  247),  a 
pourtant  çà  et  là  des  inspirations  plus  larges, 
qui  donnent  au  vers  clégiaque,  alors  d'invention 
nouvelle,  une  force  et  une  chaleur  dignes  de 
Callinus  et  de  Tyrtéc.  On  en  peut  juger  par  le 
morceau  suivant  de  Solon  : 

«  Nobles  filles  de  Mnémosyne  et  de  Jupiter 
Olympien,  Muscs  du  Piérius,  écoutez  mes  prières: 
Faites  qu'avec  le  bonheur  qui  vient  des  dieux, 
j'obtienne  l'estime  qui  vient  des  hommes;  que, 
doux  envers  mes  amis,  dur  à  mes  ennemis,  je 
sois  honoré  des  uns  et  redouté  des  autres.  Je 
souhaite  la  richesse,  mais  je  ne  veux  pas  jouir 
d'une  richesse  injuste  :  tôt  ou  tard  viendrait  le 
châtiment.  La  richesse  que  donnent  les  dieux 
repose  et  grandit  sur  une  base  inébranlable;  celle 
que  poursuit  l'homme,  celle  qu'il  acquiert  par  la 
violence,  et  malgré  la  loi,  suit  à  regret  l'injuste 
qui  l'attire  à  lui.  Bien  vite  le  malheur  s'y  mêle, 
petit  d'abord  comme  l'étincelle  qui  commence 
un  incendie;  mais  un  jour  vient  l'amertume. 
Les  œuvres  de  la  violence  durent  peu  ici-bas. 
Jupiter  veille  pour  que  tout  ait  sa  fin.  Quand  le 
zéphyr  du  printemps  dissipe  soudain  les  nuages, 
et  qu'après  avoir  soulevé  jusqu'au  fond  les  îlots 
de  la  mer  bondissante,  il  vient  ravager  les  belles 
œuvres  de  l'homme  sur  la  terre  nourricière  du 
feu,  etque,  s'élevant  au  ciel  jusqu'à  la  demeure  des 
dieux,  il  rend  à  nos  yeux  la  pure  couleur  de  l'éther, 
alors  éclate  et  brille  le  souille  ardent  du  soleil, 
et  l'œil  ne  découvre  plus  un  nuage.  Telle  est  la 
justice  de  Jupiter,  non  pas  cruelle  pour  un  seul, 
comme  celle  de  l'iiomme.  Jamais  ne  lui  échappe 
celui  qui  cache  au  fond  de  son  cœur  une  mau- 
vaise pensée;  tôt  ou  tard  il  faut  qu'elle  voie  le 
jour;  seulement  l'un  paye  aujourd'hui,  celui-ci 
dans  un  autre  temps.  Ou  bien  il  échappera  lui- 
même,  et  la  vengeance  des  dieux  qui  le  poursuit 
ne  l'atteindra  pas,  mais  elle  arrivera  pourtant  à 
son  heure,  et  la  peine  méritée  tombera  sur  ses 
enfants  ou  sur  leur  postérité.  »  C'est  la  doctrine 
même  de  Plutarque,  dans  son  livre  célèbre  sur 
les  Relards  de  la  vengeance  divine.  Théognis,  on 
l'a  vu  par  le  dernier  passage  cité  plus  haut,  n'a- 
vait pas  la  confiance  religieuse  de  Solon  dans  la 
providence  de  Jupiter. 

Un  trait,  au  commencement  de  cette  magni- 
fique liraae.  montre  des  mœurs  encore  bien 
voisines  de  la  barbarie  héroïque;  Théognis  ré- 
pète avec  Solon  le  conseil  de  rendre  a  notre 
ennemi  haine  pour  haine  :  «  Sache  tromper 
l'ennemi  par  tes  paroles;  une  fois  sous  ta  main, 
sache  le  punir  sans  écouter  d'excuses  »  (vers  431)  ; 
et  il  revient  plusieurs  fois  (vers  605,  795,  829) 
sur  cette  sauvage  maxime,  dont  il  varie  seule- 
ment la  forme.  Heureusement  pour  l'honneur  de 
la  Grèce,  parmi  les  sentences  en  prose  attribuées 
aux  sept  Sages,  il  y  en  a  de  plus  humaines  sur 
le  même  sujet.  Déjà  Théognis  semble  revenir  à 
des  sentiments  moins  cruels,  quand  il  nous  com- 
mande de  ne  point  rire  d'un  ennemi,  s'il  est 
honnête,  et  de  ne  point  louer  un  ami  malhon- 
nête (vers  672).  En  général,  il  ne  veut  pas  qu'on 
se  moque  des  malheureux  (vers  427).  Pourtant 
il  n'est  pas  exempt  des  préjugés  de  son  siècle  :  il 
reconnaît  l'esclavage  comme  une  souillure  origi- 
nelle, et  n'admet  pas  qu'un  fils  libre  puisse  naître 
d'un  père  esclave  (vers  845)  ;  il  croit  à  la  divi- 
nation (vers  229-230)  ;  le  tyrannicide  est  encou- 
ragé par  un  distique  de  Théognis  (vers  1 147-1 148) , 
que  contredit,  il   est  vrai,  le  distique   suivant 


(rangé  par  M.  Welcker  parmi  les  parodies).  11 
est  un  autre  mal,  ignore  de  la  Grèce  héroïque, 
et  dont  Solon  parle  avec  une  étrange  indifférence  : 
c'est  le  vice  que  Platon  devait  commenter  dans 
son  Dantjuct,  et  comme  dissimuler  sous  le  luxe 
d'une  interprétation  quel([uefois  sublime.  Cepen- 
dant, vers  la  même  époque,  Xénophane  attaquait 
déjà,  dans  une  élégie,  comme  inutiles  et  san- 
glants, les  jeux  athlétiques,  l'une  des  principales 
causes  de  l'affreuse  corruption  des  mœurs  grec- 
ques, et  que  le  christianisme  seul  a  pu  com- 
battre avec  succès. 

Comme  on  le  voit,  la  philosophie  sentencieuse 
touche  à  tous  les  intérêts  de  la  vie  publifiue,  à 
tous  les  scrupules  de  la  morale  privée,  à  toutes 
les  questions  qui,  plus  lard,  sont  devenues  dans 
les  écoles  l'objet  de  longs  commentaires  et  de 
gros  livres.  Elle  ne  forme  pas  un  ensemble 
d'axiomes  rigoureusement  coordonnés  ;  mais  elle 
change  de  sujets  et  de  tons  suivant  bien  des 
caprices;  tour  à  tour  spiritualiste  ou  sensuelle, 
religieuse  ou  sceptique,  souvent  indulgente, 
souvent  austère,  c'est  la  morale  du  bon  sens 
populaire;  ennemie  des  excès  du  dogmatisme, 
et  s'élevant  quelquefois  au  sublime  par  un  cer- 
tain tour  de  pensée  qui,  chez  les  Grecs,  s'unit 
sans  effort  à  la  naïveté.  Elle  a  précédé  les  grands 
systèmes,  et  elle  leur  a  survécu,  grâce  à  la 
précision  commode  de  ses  maximes  et  au  charme 
d'une  expression  originale.  Les  Dialogues  de  Pla- 
ton et  les  Morales  d'Aristote  n'ont  pas  fait  ou- 
blier Phocylide,  Solon  et  Théognis.  Les  Vers 
dorés  que  l'on  attribue  à  Pythagore,  et  qui  sont 
aussi  de  cette  famille,  ont  trouvé  des  commen- 
tateurs au  V  siècle  de  notre  ère. 

D'autre  part,  les  sentences,  qui  déjà  ornaient 
la  poésie  d'Homère,  ont  orné  aussi  celle  de  Pin- 
dare,  de  Sophocle,  de  Ménandre,  puis  les  dis- 
cours des  orateurs  attiques  et  les  récits  des  his- 
toriens, d'où  on  les  a  souvent  extraites  pour  en 
composer  des  recueils  à  l'usage  des  écoles.  Ainsi 
nous  avons  aujourd'hui  plusieurs  centaines  d'ïam- 
bes sentencieux  extraits  des  comiques  grecs  ;  d'au- 
tres puisés  chez  le  mimographe  latin  Publius  Sy- 
rus;  des  sentences  en  prose  tirées  de  Démocrile, 
de  Plutarque,  de  Varron  et  de  Sénèque. 

Tous  ces  vers,  ainsi  que  les  apophthegmes  et 
les  proverbes  en  prose,  ont  passe  plus  tard  dans 
les  Anthologies  morales,  comme  celles  d'Orion, 
de  Stobée,  et  de  là  dans  une  foule  d'encyclopédies 
et  de  manuels.  Remaniés  à  différentes  dates,  on 
les  trouve  tantôt  avec  l'empreinte  d'une  philo- 
sophie toute  chrétienne  dans  le  poëme  grec  du 
Pseudo-Phocylide,  dans  la  collection  des  Ora- 
cles sibijUins,  dans  les  Sentences  de  Nilus,  évêque 
et  martyr  ;  tantôt  plus  rapprochés  des  dogmes 
stoïciens,  dans  les  Distiques  latins  de  Dionysius 
Caton  ;  production  de  date  incertaine,  mais  sans 
doute  assez  ancienne.  De  tels  recueils,  ainsi  que 
la  Consolation  de  la  philosophie,  par  Boëce,  le 
Manuel  d'Épictète,  deux  fois  retouché  par  des 
auteurs  chrétiens  pour  servir  à  l'enseignement 
dans  leurs  écoles,  et  les  extraits  des  reflexions 
de  Marc-Aurèle,  ne  pouvaient  manquer  d'pbte- 
nir,  au  moyen  âge,  une  grande  popularité.  Ils 
furent  de  bonne  heure  traduits,  paraphrasés, 
abrégés  en  plusieurs  ouvrages  originaux  qu'il 
serait  difficile  d'énumérer,  mais  parmi  lesquels 
nous  citerons  du  moins  les  Vers  d'Abailard  à 
son  fils  Astrolabus,  publiés  par  M.  Cousin 
{Philosophie  scolaslique,  appendice  x;  Abœlar- 
di  opéra,  I,  p.  340)  ;  quelques  pages  du  Tcso- 
retto  de  Brunetto  Latini,  le  maître  du  Dante 
(ch.  XVIII);  les  Documenii  d'amore,  par  Fran- 
cesco  da  Barberino,  livre  curieux,  dont  le  titre 
ne  doit  pas  tromper  sur  la  morale  sérieuse  de 
l'auteur  ;   le   Pricke   of  conscience  de  Richard 


GNOM 


628 


GNOS 


Hampolc  (voy.  Warton,  Ilisloîre  de  la  poésie 
anglaise,  t.  II,  p.  35,  édit.  1840);  enfin,  nous 
nommons,  nour  caractériser  par  un  exemple  iui- 
morlel  la  philosophie  sentencieuse  de  cette  épo- 
que, Vlmitalion  de  Jrsas-Chfist. 

A  la  renaissance  des  lettres,  tandis  que  les 
érudits  recueillaient  dans  Tacite  ou  dans  Titc- 
Live  les  sentences  morales  dont  ces  historiens 
ont  semé  leurs  récits  et  leurs  harangues,  tan- 
dis que  Scaligcr  refaisait  la  traduction  grecque 
des  Distiques  de  Galon,  donnée  au  xiv  siècle 
par  l'ianudc,  d'autres  traduisaient  en  langue  vul- 
gaire les  vieilles  maximes  de  Pythagore,  de  Pho- 
cylide  et  de  Théognis,  introduites  dans  nos  col- 
lèges dès  les  déhuts  de  l'imprimerie  grecque  en 
France  (voy.  le  Liber  gnomagyricus,  publié  en 
1507  par  F.  Tissard)  ;  de  graves  magistrats, 
comme  le  président  de  Pibrac,  et,  après  lui,  les 
conseillers  Faure  et  Mathieu,  publiaient  des  cen- 
turies de  quatrains  moraux  à  l'usage  de  la  jeu- 
nesse, et  ceux  de  Pibrac  étaient  traduits  en  grec 
par  Florent  Chrestien.  Ces  compositions  modes- 
tes ont  eu  dans  les  écoles  une  célébrité  durable, 
malgré  les  pliis.interies  de  Boileau  et  de  Mo- 
lière ;  elles  ont  passé  de  notre  langue  dans  pres- 
que toutes  les  langues  de  l'Occident,  et,  dit-on, 
même  dans  quelques  langues  orientales,  où  elles 
rencontraient  d'ailleurs  un  fonds  semblable  de 
poésie  sentencieuse  et  de  morale  populaire.  On 
les  réimprimait  encore  chez  nous  au  milieu  du 
xviii'  siècle. Voltaire  n'en  parle  pas  sans  respect; 
il  ne  leur  reproche  que  d'avoir  un  peu  vieilli, 
et  il  en  a  renouvelé  quehiues-unes  avec  bonheur, 
par  exemple  dans  les  vers  suivants  : 

Tout  annonce  d'un  Dieu  l'éternelle  existence; 
On  ne  peut  le  comprendre,  on  ne  peut  l'ignorer. 
La  voix  de  l'univers  annonce  sa  puissance, 
Et  la  voix  de  nos  cœurs  dit  qu'il  faut  l'adorer. 

(Tome  XII,  p.  558,  éd.  Beuchot.) 

Mais  il  a  bien  fait  de  respecter  un  quatrain  tel 
que  celui-ci  : 

Ris,  si  tu  veux,  un  ris  de  Démocrite, 
Puisque  le  monde  est  pure  vanité, 
Mais  quelquefois,  touclié  d'humanité, 
Pleure  nos  maux  des  larmes  d'Heraclite. 

(Pibrac.) 

En  voici  un  autre  qu'une  légère  correction  au 
troisième  vers  rendrait  excellent  dans  sa  sim- 
plicité gauloise  : 

Tout  l'univers  n'est  qu'une  cité  ronde; 
Chacun  a  droit  de  s'en  dire  bourgeois, 
Le  Scythe  cl  iUau?"e  au  tant  que  le  Grégeois  (le  Grec), 
Le  plus  petit  que  le  plus  graud  du  monde. 

Il  n'est  pas  étonnant  que  dans  les  premières  an- 
nées de  ce  siècle,  lors  du  renouveliemeut  des 
études  en  France,  on  ait  reproduit  par  l'impres- 
sion ces  Quatrains  souvent  incorrects,  mais 
d'une  morale  toujours  pure,  quoique  moins  sé- 
vère çà  et  là  que  celle  de  l'Évangile.  Alors  aussi 
les  quatrains  de  M.  Morel  de  Vindé  ont  eu  de 
nombreuses  éditions;  ils  ont  même  été  traduits 
en  vers  latins  par  M.  Victor  Le  Clercq  {de  Offi- 
ciis  ad  pueros  lelrasticha,  etc.,  1816).  De  nos 
jours  encore,  on  a  tenté  (l'introduire  dans  les 
écoles  des  livres  du  même  genre  :  ils  répondent 
en  effet  à  un  besoin  sérieux  de  l'iustructiou  élé- 
mentaire. 

Mais  les  distiques  et  les  quatrains  à  la  manière 
de  Pibrac  ne  sont  ])as  la  seule  composition  mo- 
derne qui  se  rattache  à  l'ancienne  forme  gnonii- 
que.  Les  Pensées  de  la  Rochefoucauld  et  de  ses 
imitateurs  continuent  en  prose  cette  tradition  de 
/a  philosophie  sentencieuse.  Les  œuvres  morales 
de   Franklin  pourraient  aussi   fournir  de  nom- 


breux et  curieux  rapprochements  avec  les  pré- 
ceptes d'Hésiode  et  des  anciens  poètes  gnomiques. 

Il  nous  était  impossible  de  suivre  ici  tous  les 
développements  d'une  philosophie  populaire,  dont 
les  origines  remontent  jusqu'à  l'Orient  où  la 
Bible  seule  nous  en  offre  deux  exemples  (l'^'c- 
clcsiaste  et  les  Proverbes  de  Salomon),  cl  dont 
on  retrouve  des  exemples  jusque  dans  les  litté- 
ratures d'un  monde  longtemps  étranger  au  nôtre, 
comme  dans  celle  du  Mexique.  Qu'il  nous  suffise 
d'avoir  montré  le  rôle  original  des  gnomiques 
grecs,  qui  représentent  une  des  phases  de  la  phi- 
losopliie  et  surtout  de  la  morale  ancienne,  et 
d'avoir  rattaché  à  ces  philosophes  quelques-uns 
de  leurs  nombreux  continuateurs  dans  les  siècles 
suivants. 

Pour  j.lus  de  détails  sur  ce  sujet,  on  pourra 
consulter:  Fabricius,  Bibliothèque  grecque,  t.  I, 
p.  704-750.  édit.  Harles;  — les  Recueils  des  poêles 
gnomiques,  par  Brunv:k,  in-8,  Strasbourg,  1784; 
par  M.  Boissonnade^  in-18,  Paris,  18'i3;  —  l'édi- 
tion spéciale  de  Théognis,  par  M.  Welcker,  in-8, 
Francfort-sur-le-Mein,  1826;  —  les  Poelœ  lijrici 
de  Bergk,  in-8,  Leipzig,  1843;  — les  traductions 
de  l'Évesque,  in-8,  Paris,  1783;  et  de  Coupé, 
in-8,  Paris,  1796;  celle  de  Pillot,  in-8.  Douai, 
1814  ;  —  les  Poetœ  minores  de  Gaisford,  in-8, 
Oxford,  1814,  et  Leipzig,  1822;  —  les  Opuscula 
Grœcorum  senlenliosa  cl  ?no/'a/ia  d'Orelli,  in-8, 
Leipzig,  1818-1821  (ouvrage  dont  le  second  volume 
renferme  aussi  un  Recueil  de  sentences  des  Hé- 
breux et  des  Arabes,  traduites  en  latin),  1837  ;  — 
le  recueil  de  sentences  extraites  et  traduites  des 
poêles  indiens,  par  Demetrios  Galanos  (Athènes, 
1845,  in-8)  ;  —  sur  Evénus,  G.  Wagner,  Disser- 
tation sur  les  deux  Evénus,  Breslau,  1838,  in-8; 
—  sur  les  sentences  de  Varron,  l'édition  de 
M.  Vincent  Dcvit  (Padoue,  1843)  et  celle,  avec 
notes  critiques  et  traduction,  de  M.  Chappuis 
(Paris,  1856,  in-12)  ;  — sur  Dionysius  Caton,  l'é- 
dition et  la  dissertation  de  M.  J.  Travers,  Fa- 
laise, 1827,  in-8;  —  sur  les  Quatrains  de  Pibrac 
et  de  ses  deux  continuateurs,  la  Bibliothèque  de 
Goujet,  t.  XII,  p.  263-287  466-467;  —  l'éditeur 
anonyme  des  Distiques  de  Caton  et  des  Qua- 
trains de  Pibrac,  in-8,  Paris,  1802  ;  — Dabas,  de 
Gnornica  grœcorum  philosuphia,  in-4,  Paris, 
1822;  —  J.  Poumay,  Théognis  et  Solon,  dans  les 
Mémoires  de  la  Société  littéraire  de  runiversité 
catholique  de  Louvain,  1848;  —  Louis  Ménard, 
la  Morale  avant  les  philosophes,  Paris,  1860, 
in-8;  —  Ad.  Garnier,  de  la  Morale  dans  l'anti- 
quité, Paris,  18G5,  in-12.  E.  E. 

GNOSTICISME.  On  désigne  sous  ce  nom  un 
ensemble  de  doctrines  religieuses  et  philosophi- 
ques qui  ont  été  professées  au  nom  de  la  gnose 
(yvôidi;.  connaissance  ou  stience  supérieure,  mys- 
térieuse) par  un  grand  nombre  d'écoles,  sorties, 
dans  les  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne,  les 
unes  du  judaïsme,  les  autres  du  christianisme  et 
du  polythéisme,  toutes  désignées  sous  la  déno- 
mination commune  de  gnostiques,  en  raison  de 
la  communauté  de  certains  principes,  si  diverses 
que  fussent  d'ailleurs  les  nuances  qui  les  distin- 
guaient. Nous  allons  indiquer  successivement 
Vorigine  et  V enseignement ,  les  ramifications  et 
les  progrès,  les  destinées  et  la  chute  de  ces  éco- 
les; mais  nous  devons  avouer  dès  le  début  que 
nous  ne  pouvons  plus  apprécier  le  gnosticisme 
aujourd'hui,  si  ce  n'est  d'après  quelques  lam- 
beaux de  textes,  quelques  monuments  peu  intel- 
ligibles, et  d'après  les  écrits  de  ceux  qui  l'ont 
réfuté  avec  tous  les  sentiments  d'une  sainte  hor- 
reur pour  cette  doctrine.  C'est  qu'une  erreur 
fondamentale  a  longtemps  régné  à  l'égard  des 
gnosticiues  :  on  les  a  pris  pour  des  déserteurs  du 
christianisme,  pour  des  hérétiques.  Ce  point  de 


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—  629  — 


GNOS 


vue,  fondé  pour  quelques-uns  de  ces  docteurs, 
est  le  plus  faux  de  tous  à  Tcgnrd  du  grand  noiu- 
lire,  et  il  a  nécessairement  faussé  l'opinion  sur 
leur  compte.  Or,  ce  point  de  vue  est  très-ancien. 
Il  domine  déjà  dans  les  é;-rits  d'Origcne,  de  Clé- 
ment d'Alexandrie,  de  saint  Ëpiiiliane.  de  pres- 
(juc  tous  les  écrivains  qui  ont  traité  au  gnosti- 
cisme  dans  les  siècles  primitifs.  Il  s'est  propagé 
jusque  dans  ces  derniers  temps.  A  cette  erreur 
dogmatique,  qui  a  dû  en  enfanter  beaucoup  d'au- 
tres, il  faut  substituer  aujourd'hui  la  vérité  bis- 
torique  pour  amener  une  appréciation  plus  calme. 
L'ère  de  la  critique  introduite  dans  ce  domaine 
comme  dans  tous  les  autres,  il  n'y  aura  plus  pour 
le  gnosticisme  ni  hostilité  ni  sympathie  ;  il  n'y 
aura  plus  pour  lui  que  de  la  justice.  Toutefois  il 
n'est  pas  facile  de  faire  pénétrer  un  jour  complet 
dans  l'histoire  d'un  parti  qui  a  toujours  aimé  le 
mystère,  et  qui  a  voilé  son  origine  comme  son 
enseignement. 

I.  Son  origine  est  placée  d'ordinaire  au  com- 
mencement du  II'  siècle  ;  miis  elle  remonte  plus 
haut.  Le  gnosticisme  parut  à  peuprèg  à  l'époque 
où  le  polythéisme  et  le  judaïsme  furent  attaques 
l'un  et  l'autre  par  le  christianisme  ;  et  dès  son 
début  il  manifesta  la  prétention  de  remplacer 
ces  trois  systèmes  en  leur  empruntant  leurs 
principes  les  plus  élevés.  L'éclectisme  régnait 
alors  aans  le  monde  ancien,  dont  les  peuples  les 
plus  célèbres,  puissamment  agités  par  le  génie 
de  la  Grèce,  étaient  puissamment  gouvernés  par 
le  génie  de  Rome.  Cet  éclectisme  variait  de  con- 
trée à  contrée,  d'une  école  à  l'autre  :  mais  il 
dominait  en  philosophie  comme  en  religion,  en 
politique  comme  en  morale.  En  offrant  un  éclec- 
tisme jjlus  complet  que  tout  autre,  en  embras- 
sant l'Orient  et  l'Occident,  en  résumant  la  cos- 
mogonie, la  théogonie,  l'éonogonie,  la  pneuma- 
tologieet  l'anthropologie  de  toutes  les  écoles,  les 
gnostiques  se  flattèrent  de  l'emporter  sur  toutes. 
Ils  s'emparèrent  donc  des  textes  de  toutes;  mais 
ils  les  interprétèrent  à  leur  manière,  et,  décla- 
rant faux  ceux  qui  les  contrariaient,  ils  dirent 
aux  polythéistes  :  «  Vous  n'avez  plus  de  religion 
et  plus  de  philosophie;  vous  n'avez  plus  que  de 
la  mythologie  et  du  scepticisme.  »  Ils  dirent  aux 
juifs  :  «  Votre  révélation  [n'est  pas  de  l'Être  su- 
prême; elle  est  l'œuvre  d'une  divinité  secon- 
daire, au  démiurge  ;  vous  ne  connaissez  donc  ni 
l'Être  suprême,  ni  sa  loi.  »  Ils  dirent  aux  chré- 
tiens :  «  Votre  chef  est  une  intelligence  de  l'or- 
dre le  plus  élevé;  mais  ses  apôtres  n'ont  pas 
compris  leur  maître,  et,  à  leur  tour,  leurs  disci- 
ples ont  altéré  les  textes  qu'on  leur  avait  laissés.  » 
ils  dirent  à  tous  :  «  En  vertu  d'une  science  qui 
émane  directement  de  la  sagesse  divine,  et  qui 
nous  a  été  secrètement  transmise  de  génération 
en  génération,  par  une  race  sainte,  nous  venons 
vous  enseigner  la  vérité;  faites-vous  initier  à  nos 
mystères.  » 

On  le  voit  bien,  ces  docteurs  rendaient  justice 
au  caractère  général  du  christianisme  ;  mais 
ce  n'étaient  pas  des  chrétiens  devenus  infidèles, 
des  hérétiques  :  c'étaient,  au  contraire,  des  théo- 
sophes  ou  des  philosophes  aussi  indépendants  du 
christianisme  que  de  toute  autre  religion.  Les 
uns  montraient  plus  de  prédilection  pour  le  ju- 
daïsme, les  autres  pour  le  polythéisme;  mais  ni 
les  uns  ni  les  autres  ne  prétendirent  y  soumettre 
les  esprits,  ou  contester  certaines  idées  chré- 
tiennes ;  ils  ne  prétendirent  pas  non  plus  accep- 
ter toutes  les  idées  exposées  dans  les  évangiles 
ou  dans  les  épîtres.  Au  premier  aspect,  les  gnos- 
tiques ne  sont  que  des  thcosophes  :  ce  ne  sont 
ni  des  philosophes  qui  suivent  la  raison  ni  des 
fidèles  qui  suivent  la  religion.  En  efTet,  ils  par- 
lent d'ordinaire  au  nom   d'une  science  mysté- 


rieuse,d'une  tradition  .secrète  ;  ilsncparlent  pas  au 
nom  de  l'intelligence  humaine. Cc^peiulant  ils  agis- 
sent, ils  enseignent  au  nom  de  la  r.iison.  Leur  mé- 
thode est  analogue  à  celle  de  l'hilon,  nui  rattaciio 
à  des  écrits  révélés  toute  la  ])hilosophic  qui  lui 
convient,  même  celle  (jui  ne  convient  pas  du  tout 
aux  textes  (ju'il  parait  sui\re.  On  a  cru  retrouver 
l'origine  même  du  gnosticisme  dans  l'hilon.  C'i-- 
tait  lui  assigner  un  berceau  trop  étroit.  Philon 
lui  a  fourni  des  aliments,  il  ne  lui  a  pis  donné 
le  jour.  Au  moment  oii  naquit  le  gnosticisme, 
deux  autres  écoles  se  trouvaient  dans  Alexandrie 
ii  c6té  de  celle  de  Philon,  le  plus  illustre  et  pres- 
que le  seul  représentant  de  l'école  juive  de  cette 
savante  cité  :  c'étaient  l'école  grecque,  qui  est  si 
connue  maintenant,  et  l'école  égyptienne,  qui 
ne  l'est  pas  encore.  Or,  ces  deux  cloIcs  ont  con- 
tribué l'une  et  l'autre,  comme  celle  de  Philon, 
à  la  naissance,  à  l'éducation  et  à  l'entretien  du 
gnosticisme;  mais  aucune  des  trois  ne  l'a  fait 
naître.  Le  gnosticisme  ne  naquit  pas  et  n'eut  pas 
son  berceau  en  Egypte.  Où  faut-il  chercher  ce 
berceau?  Est-ce  en  Perse  et  en  Ghaldée,  ou  bien 
dans  l'Inde  et  dans  la  Chine?  On  est  allé  ju.sque- 
là,  mais  on  a  été  trop  loin.  Sans  doute,  il  se 
trouve  des  cléments  bouddhistes,  chinois,  indiens, 
persans  et  chaldéens  dans  les  doctrines  des  gnos- 
tiques, comme  il  s'y  trouve  des  éléments  grecs, 
judaïques  et  égyptiens;  mais  d'abord  ce  n'est 
(ju'en  Syrie,  'qu'en  Palestine,  que  ces  éléments 
sont  devenus  des  corps  de  doctrine  ;  ensuite  c'est 
du  sein  du  jud  lïsme  que  sont  sortis  les  premiers 
fondateurs  ou  les  précurseurs  de  la  gnose.  Simon, 
Ménandre,  Dosithée  et  Cérinthe  étaient  juifs. 
C'est  là  ce  qui  explique  les  rapports  primitifs  de 
la  gnose  avec  la  kabbale  (voy.  ce  mol).  Les  gnos- 
tiques d'Egypte  ont  modifié  profondément  les 
doctrines  de  leurs  prédécesseurs  de  lu  Syrie  et 
de  la  Palestine  ;  ils  en  ont  fait  de  vastes  systè- 
mes, et  quelques-uns  de  ces  systèmes  ont  été 
hostiles  au  judaïsme;  néanmoins  les  vestiges  de 
la  kabbale  se  retrouvent  dans  tous  ces  systèmes, 
et  jusque  d;ins  celui  de  Valentinj  qui  parait  le 
plus  s'éloigner  du  judaïsme. 

Les  noms  de  Cérinthe  et  de  Simon,  personnages 
que  certains  critiques  traitent  de  simples  précur- 
seurs de  la  gnose^  mais  qui  en  furent  les  véri- 
tables fondateurs,  indiquent  suffisamment  que 
ces  doctrines  sont  à  peu  près  contemporaines 
de  celles  des  apôtres  du  christianisme;  car  les 
deux  chefs  que  nous  venons  de  nommer  se  sont 
trouvés  en  rapport  d'antagonisme  avec  saint 
Pierre,  saint  Paul  et  saint  Jean.  On  a  relevé  dans 
les  Epures  de  ces  derniers,  aussi  bien  que  dans 
VÉvangile  de  saint  Jean,  une  série  d'allusions 
qui  mettent  ce  fait  hors  de  doute  (Histoire  da 
Gnosticisme^  t.  I,  p.  190,  2'  édition).  L'époque  de 
la  naissance  du  gnosticisme  ainsi  établie^  nous 
passons  à  son  enseignement. 

II.  Dès  leur  origine,  les  gnostiques,  qui  ont 
beaucoup  varié  et  qui  ont  singulièrement  déve- 
loppé leurs  idées  primitives  dans  le  cours  des 
siècles,  professèrent  néanmoins  un  certain  nom- 
bre de  principes  auxquels  la  plupart  de  leurs 
écoles  sont  demeurées  fidèles.  Émanation  du  sein 
de  Dieu  de  tous  les  êtres  spirituels,  dégénération 
progressive  et  affaiblissement  commun  de  tous  à 
chaque  degré  d'émanation,  rédemption,  et  retour 
de  tous  dans  le  sein  de  leur  Créateur,  et  par  là 
rétablissement  de  la  primitive  harmonie  et  de  la 
félicité  divine  :  voilà  les  éléments  constitutifs 
du  gnosticisme  à  toutes  les  époques.  A  ces  élé- 
ments essentiels,  il  s'en  rattache  d'autres  qui 
sont  plus  secondaires,  et  qui  varient  d'une  école 
à  l'autre  :  tels  sont,  par  exemple,  ces  dogmes, 
que  la  gnosis  est  une  tradition  propre  à  une 
race  sainte;  qu'elle  est  une  science  supérieure  à 


GNOS 


—  630 


GNOS 


toute  autre  ;  qu'elle  seule  est  la  véritable  sagesse  ; 
qu'elle  se  trouve  l)ien  iudi(]uée  dans  quelques 
écrits  secrets,  mais  qu'elle  n'y  est  pas  entière; 
(jue  les  textes  sacres  du  judaïsme  ne  sont  pas 
inspires  par  le  Dieu  suprême,  mais  qu'ils  vien- 
nent du  démiurge;  que  ceux  du  chrislianisme 
ont  été  altérés  et  sont  pleins  de  jjréjugés;  ([uc 
l'initiation  au  gnosticisme  peut  seule  conduire  à 
à  la  vérité,  et  mettre  l'âme,  ce  rayon  divin,  en 
r.ipport  avec  le  Dieu  suprême,  par  l'intermé- 
diaire des  puissances  célestes  ou  éons.  puissances 
dont  les  unes  veillent  sur  l'homme  emprisonné 
dans  la  matière  et  engagé  dans  l'œuvre  de  la 
création  à  la  suite  d'une  chute  antique,  et  dont 
les  autres  sont  chargées  de  le  ramener  de  son 
égarement,  afin  de  le  rendre  à  sa  primitive  des- 
tinée. 

Tels  sont  donc  les  principes  fondamentaux  et 
les  dogmes  secondaires  de  l'enseignement  gnos- 
tique.  On  le  voit,  ce  n'est  pas  là  une  doctrine 
originale  et  à  laquelle  on  jiuissc  appliquer  le 
titre  de  système  philosophique;  mais  elle  est 
d'une  richesse  et  d'une  audace  extrêmes.  Pour 
apprécier  cette  richesse  et  cette  audace,  il  faut 
suivre  le  gnosticisme  dans  ses  principales  rami- 
fications. 

III.  Ces  ramifications  sont  très-nombreuses, 
et  quelques  historiens  semblent  avoir  pris  plai- 
sir à  les  multiplier  encore,  à  inventer  des  partis 
ou  des  écoles  pour  expliquer  l'existence  de  cer- 
tains écrits,  par  exemple,  celle  des  Clémentines, 
écrit  pseudonyme,  communément  attribué  à  Clé- 
ment de  Rome.  Le  fait  est  qu'on  peut  ranger  en 
cinq  groupes  toutes  les  écoles  du  gnosticisme.  Ce 
sont  :  le  groupe  paleslinien  ou  primitif,  le 
groupe  syriaque,  le  groupe  égyptien,  le  groupe 
sporadique,  le  groupe  asiatique  {.\sie  Mineure). 

1°  Le  groupe  primitif  ou  palestinien  se  com- 
pose de  quatre  à  cinq  partis,  pour  lesquels  le 
nom  de  sectes  ou  d'écoles  serait  un  peu  ambi- 
tieux, mais  dont  plusieurs  ont  eu  beaucoup  plus 
d'importance  qu'on  n'a  cru  jusqu'ici.  C'est  ainsi 
qu'un  certain  Euphrate,  que  Mosheim  indiquait 
autrefois  comme  le  fondateur  d'une  secte  ophi- 
tique  antérieure  à  l'ère  chrétienne,  est  demeuré 
un  personnage  à  peu  près  inconnu.  En  effet, 
l'histoire  ne  connaît  pas  d'euphratiens.  D'un 
autre  côté,  Simon  et  Cérinthe,  dont  on  af- 
fectait de  faire  peu  de  cas  depuis  quelque  temps. 
eurent  de  nombreux  disciples,  et  professèrent 
des  opinions  dignes  de  plus  d'attention  qu'elles 
n'en  ont  obtenu. 

Les  simoniens,  dont  le  fondateur,  Simon  le 
Magicien,  avait  été  élevé  en  Samarie,  cet  ancien 
berceau  du  syncrétisme,  professèrent  déjà  l'é- 
clectisme "'  i^ieux  le  plus  indépendant.  S'élevant 
aux  plus  ■v  dtes  questions  de  la  philosophie,  à 
celles  de  l'origine  et  de  la  destinée  de  l'homme 
et  du  monde,  ils  les  tranchèrent,  pleins  de  con- 
fiance, tantôt  d'après  le  christianisme,  tantôt 
d'après  le  juda'isme  ou  le  polythéisme,  mais  sans 
se  soumettre  réellement  à  aucun  de  ces  trois 
systèmes.  Ils  jetèrent  même  hardiment  une  théo- 
gonie à  la  tête  de  leur  cosmogonie  et  de  leur 
anlhropogonie.  Leur  théogonie,  d'abord  simple, 
était  composée  seulement  de  trois  syzygies  ou 
couples  émanés  du  Dieu  suprême,  Nous  et  Epi- 
noia,  J'honé  cl  Ennoia^Logismos  ciEnthymesis. 
Mais  cette  doctrine  primitive  se  modifia  bientôt 
et  se  développa.  Toutefois  ce  furent  les  noms 
plutôt  que  les  idées  qui  changèrent,  quand  on 
substitua  aux  trois  couples  primitifs  ([ue  nous 
venons  de  nommer,  ces  quatre  autres,  Bythos  et 
Sigé,  Pneuma  et  Aléthéia,  Logos  et  Zoé,  An- 
thropos  et  Ecclesia.  Théodoret,  qui  nous  fournit 
ces  indications,  ne  dit  pas  quelle  fut.  pour  le 
gouvernement  du  monde  ou  celui  de  l'homme, 


l'action  de  chacune  de  ces  puissances.  Il  nous 
apprend  seulement  que,  d'après  les  simoniens, 
le  Dieu  suprême,  qu'ils  appelaient  quelquefois 
la  racine  de  l'univers,  mais  plus  communément 
le  feu.  et  auquel  ils  attribuaient  une  double 
série  u'elTets,  les  uns  visibles  (les  créations  ma- 
térielles), les  autres  invisibles  (les  créations  in- 
tellectuelles), opérait  toujours  par  voie  de  dé- 
ploiement, d'émanation  ;  qu'il  n'était  connu 
cependant  que  depuis  Simon,  la  grande  ptds- 
sance  de  Dieu;  qu'il  s'était  fait  représenter 
auprès  des  païens  par  le  Saint-Esprit,  auprès  des 
juifs  par  Jésus-Christ;  que,  dans  l'Ancien  Tes- 
tament, on  n'avait  possédé  que  l'inspiration 
d'une  puissance  subalterne;  qu'à  la  vérité  £"71- 
noia,  ia  pensée  de  Dieu,  avait  fait  le  monde, 
les  anges  et  les  archanges,  et  qu'elle  avait  confie 
à  ces  derniers  le  gouvernement  de  l'univers; 
mais  qu'ils  avaient  abusé  de  ce  pouvoir,  méconnu 
l'autorité  de  leur  mère,  et  dégradé  sa  personne. 
En  effet,  sous  le  nom  d'Hélène  et  de  Minerve, 
reléguée  dans  un  corps  humain,  assujettie  à  la 
métempsycose,  elle  avait  eu  à  subir  tous  les 
genres  d'humiliations,  jusqu'à  ce  que  la  grande 
puissance  de  Dieu  vînt  l'afiranchir,  elle  et  toutes 
les  autres  âmes  trompées  comme  elle  par  les 
anges  déchus. 

Nous  ne  donnons  naturellement  qu'un  résumé 
rapide  de  ces  théories  ;  mais  ce  résumé  montre 
que  les  indications  qui  nous  restent  à  cet  égard 
dans  Théodoret  et  saint  Irénée  sont  assez  com- 
plètes. Il  faut  ajouter  qu'outre  les  trois  ou  les 
quatre  couples  qu'on  vient  de  nommer,  les  simo- 
niens admettaient  d'autres  éons,  tels  que  la 
grande  puissance  de  Dieu  et  Jésus-Christ  ou  le 
Fils. 

A  peine  l'école  de  Simon  se  fut-elle  bien  éta- 
blie, qu'elle  se  partagea;  mais  nous  avons  beau- 
coup inoins  de  renseignements  positifs  sur  les 
diverses  branches  qui  sortirent  du  tronc  com- 
mun, les  corthéniens,  les  masbothéens,  les  adria- 
nites,  les  eutychètes,  les  cléobiens.  Icsdosithéens 
et  les  ménandriens,  qui,  pour  n'avoir  pas  changé 
l'esprit  général  et  les  bases  du  système,  en  ont 
dû  modifier  singulièrement  les  détails,  puisqu'on 
les  distingua  en  autant  de  partis  difl'érents. 

Deux  autres  partis,  qu'on  rattache  au  même 
groupe  primitif,  par  des  raisons  de  chronologie 
plutôt  que  de  généalogie,  les  cérinthiens  et  les 
nicolaïtes,  différèrent  d'ave:  les  précédents  même 
sur  les  principes.  Cérinthe  s'attacha  davantage 
au  judai'sme,  dont  il  interprétait  les  textes  comme 
Philon,  tout  en  niant  qu'ils  fussent  émanés  du 
Dieu  suprême,  et  en  les  attribuaant  à  l'inspi- 
ration d'un  ange  secondaire.  Il  procédait  avec  la 
même  liberté  à  l'égard  du  christianisme,  dont  il 
n'admettait  les  textes  qu'en  partie  (il  rejetait 
ceux  de  saint  Jean  et  de  saint  Paul),  ainsi  que 
la  divinité  de  son  fondateur.  Nicolaus,  moins 
savant,  ne  paraît  s'être  distingué  que  par  ses 
principes  de  morale.  Ceux  qu'il  enseigna  furent 
aussi  contraires  au  polythéisme  qu'au  judaïsme 
et  au  christianisme,  et  il  paraît  qu'il  faut  voir 
en  lui  le  véritable  précurseur  des  ataclites,  qui 
s'insurgèrent  contre  les  lois  humaines  de  tous 
les  temps,  pour  pouvoir  professer  plus  librement 
les  lois  divines  de  leur  façon. 

2°  Le  second  groupe,  le  groupe  syriaque,  offre 
moins  de  partis  que  le  groupe  palestinien;  mais 
il  présente  des  théories  plus  importantes  et  plus 
nettes.  Il  se  rattache  d'ailleurs  au  premier  par 
son  fondateur,  Saturnin,  qui  professa  dans  An- 
tioche,  sous  le  règne  d'Adrien,  et  qui  était  dis- 
ciple de  l'enseignement  oral  ou  des  traditions  do 
Simon,  de  Ménandre  et  de  Cérinthe.  Attaché  de 
cœur  aux  idées  fondamentales  du  christianisme. 
Saturnin   les    modifiait   néanmoins,    d'après   le 


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GNOS 


Zcnd-Avesta  et  peut-être  d'après  la  kabbale,  d'une 
manière  profonde.  D'abord  il  qualKiait  Dieu  de 
yVre  inconnu,  et  cnlrait  ainsi  dans  l'opinion 
que  la  révélation  judaïciue  n'était  pas  émanée 
de  lui.  11  ajoutait  ensuite  qiie  Dieu,  source  de 
tout  ce  qui  est  parlait  et  pur,  n'avait  donné  nais- 
sance, intellectuellement  parlant,  qu'à  des  puis- 
sances pures  (ouvâjjieic  ToO  OvTo;),  mais  que  ces 
puissances  s'étaient  adaiblies  de  degré  en  degré, 
en  s'éloignant  de  leur  origine.  Tonlelbis  elles 
ne  s'étaient  pas  perdues  dans  l'empire  des  té- 
nèbres. Sur  le  dernier  degré  du  monde  pur, 
sept  anges  (mettait-il  les  esprits  sidéraux  enjilace 
des  Elohim  de  la  Genèse?)  avaient  créé  le  monde, 
et  s'en  étaient  réservé  le  gouvernement  pour 
mieux  combattre  l'empire  des  ténèbres.  Ils  avaient 
aussi  créé  l'homme,  afin  qn'il  secondât  leur 
œuvre;  mais,  après  en  avoir  produit  le  corps, 
masse  informe,  ils  n'avaient  pu  l'animer,  et  il 
avait  fallu  que  la  puissance  suprême  vînt  don- 
ner à  leur  création  un  rayon  de  lumière  divine, 
une  âme.  Cette  âme,  eu  vertu  de  son  origine  et 
de  sa  nature,  devait  retourner  un  jour  dans  le 
sein  de  celui  de  qui  elle  était  émanée;  mais, 
auparavant,  elle  avait  à  ressaisir  sa  pureté  pre- 
mière, à  lutter  contre  le  principe  du  mal  et  ses 
agents,  ou  Satan  et  sa  race,  ses  créatures  ou 
celles  dont  il  est  parvenu  à  s'emparer.  Les  des- 
tinées de  cette  âme  étaient  très-compromises. 
11  lui  fallait  un  sauveur,  elle  l'obtint.  Le  Père 
inconnu,  touché  de  ses  misères  et  de  ses  souf- 
frances, lui  envoya  sa  puissance  suprême,  être 
sans  corps  matériel,  sans  forme  réelle,  n'étant 
l)as  né  d'une  femme,  mais  qui  apparut  néanmoins 
sous  la  forme  d'un  homme.  Tel  fut  Jésus-Christ. 
Il  révéla  le  Père  inconnu,  éclaira  les  siens  par 
toutes  les  vérités,  les  arma  de  tous  les  secours 
spirituels,  et  leur  enseigna  tous  les  moyens  mo- 
raux qui  pouvaient  assurer  leur  'triomphe.  De 
ces  moyens,  le  principal  était  la  chasteté  ou 
plutôt  la  continence,  que  Saturnin  prêchait  aux 
siens  avec  une  sorte  d'enthousiasme.  Saturnin 
forma-t-il  un  parti,  ou  bien  la  savante  école 
d'exégèse  fondée  par  les  chrétiens  d'Antioche 
ctouna-t-elle  son  enseignement  au  berceau,  en 
éclairant  la  Syrie  sur  la  valeur  et  le  sens  des 
textes  apostoliques?  C'est  là  une  question  difficile 
à  résoudre.  Ce  qui  est  certain^  c'est  que  Saturnin 
eut  des  disciples,  et  que  des  écrits  pseudonymes 
propagèrent  ses  doctrines  [Aeta  sancti  Tliomœ, 
éd.  Thilo),  mais  que  son  école  se  dispersa  ou 
s'éteignit  sans  avoir  exercé  une  influence  un  peu 
sensible. 

Celle  de  Bardesanne  d'Édesse,  la  seconde  de 
ce  groupe,  fut  considérable  et  persévérante. 
Elle  fut  fondée  sous  le  règne  de  Marc-Aurèle, 
vers  l'an  161  de  l'ère  chrétienne,  par  un  chef 
également  instruit  dans  les  doctrines  de  l'Orient 
et  dans  celles  de  la  Grèce,  par  un  chrétien  zélé, 
qui  avait  vu  d'abord  avec  chagrin  l'enseignement 
de  Saturnin  et  combattu  celui  de  Marcion,  par 
un  homme  que  les  églises  de  son  pays  regar- 
dèrent longtemps  comme  une  de  leurs  gloires, 
dont  elles  estimèrent  les  écrits  et  chantèrent 
même  les  hymnes  sacrés,  mais  qui  bientôt,  et 
sans  afficher  aucune  opposition,  professa  de 
grandes  innovations,  tout  en  conservant  le  res- 
pect extérieur  des  textes  bibliques.  En  effet,  il 
les  expliqua  de  la  façon  la  plus  arbitraire,  et  y 
rattacha  une  pneumalologie,  une  conologie  et 
une  anthropologie  tout  à  fait  étranges.  Consul- 
tant le  Zend-Avcsta  pour  interpréter  la  Bible,  il 
mit  à  côté  de  l'Être  suprême^  qu'il  qualifia  de 
Père  inconnu,  la  matière  éternelle  dont  la 
partie  ingouvernable  et  mauvaise  donna,  sui- 
vant lui,  naissance  à  Satan.  De  son  côté,  le  Père 
inconnu  enfanta  avec  sa  compagne  (sa  pensée?) 


un  fils  que  Bardcsane  appela  Chrîslos,  qui.  eut 
à  son  tour  une  comiiagne,  une  sœur,  le  Saint- 
Esprit.  Le  Christ  et  sa  compagne  enl'antèrent 
deux  autres  syzygies,  la  terre  et  l'eau,  le  feu  et 
l'air,  et  ils  créèrent  avec  elles  et  avec  trois 
syzygies  nouvelles,  qui  vinrent  les  aider,  tout 
l'univers  visible.  Au  tronc  de  ces  sept  syzygies, 
il  se  joignit  une  seconde  heptade,  celle  des  sept 
esprits,  qui  eurent  le  gouvernement  du  soleil, 
de  la  lune,  et  des  cinq  planètes.  Douze  génies 
préposés  aux  constellations  du  zodiaque  et  trente- 
six  esprits  sidéraux,  présidant  aux  autres  astres 
et  désignés  sous  le  nom  commun  de  doyens, 
complétèrent  la  hiérarchie  ou  le  gouvernement 
céleste.  Ce  gouvernement  n'était  pas  purement 
mécanique  ou  physique;  il  ne  s'agissait  pas  seu- 
lement d'effets  et  de  causes  matérielles,  il  s'a- 
gissait de  lois  morales  et  de  combinaisons  pro- 
videntielles, de  passions  violentes  et  de  grands 
égarements  qui  s'étaient  manifestés  jusque  dans 
le  sein  des  syzygies  divines.  Ce  gouvernement 
n'était  donc  pas  facile. 

La  compagne  de  Christos,  le  Pneuma  ou  Sophia- 
Achmoth,  s'était  passionnée  pour  le  monde  ma- 
tériel, était  tombée  dans  de  profondes  aberra- 
tions et  avait  troublé  la  création  entière  en  se 
détachant  de  son  divin  compagnon.  Elle  recon- 
nut enfin  ses  torts,  s'en  affligea  et  briîla  du 
désir  de  rentrer  dans  l'ordre  parfait  d'où  elle 
était  follement  sortie.  Elle  y  rentra,  aidée  de 
celui  qu'elle  avait  abandonne,  mais  qui,  plein 
d'indulgence,  la  ramena  dans  le  sein  du  plérôme 
des  perfections,  et  célébra  en  l'honneur  de 
cette  réunion  un  banquet  moral  ou  mystique, 
qui  est  une  sorte  de  type,  comme  toute  cette 
histoire,  ou  plutôt  toute  cette  allégorie.  En  cfl'et, 
la  compagne  de  Christos  est  ici  la  figure  de  toutes 
les  âmes  qui  se  laissent  tenter  par  le  désir  de 
connaître  et  le  péril  d'aimer  le  monde  matériel. 
Toutes  doivent  lîientôt  s'affliger  de  cette  aberra- 
tion, aspirer  au  retour  dans  le  sein  de  l'ordre  et 
de  la  perfection,  et  prendre  part  avec  les  âmes 
pures,  les  pneumatiques,  au  banquet  des  saintes 
et  divines  extases. 

L'anthropologie  de  Bardesane  répondait  ainsi 
parfaitement  à  son  éonologie.  L'âme  humaine  a 
transgressé  la  loi,  comme  son  modèle,  et  la  loi 
de  son  destin  veut  qu'elle  expie  ses  fautes.  Cette 
expiation  a  lieu  dans  un  corps  emprunté  au 
monde  matériel,  qui  est  la  source  du  mal.  Bar- 
desane avait  étudié  spécialement  la  question  du 
destin  :  il  l'avait  examinée  surtout  selon  les  vues 
de  la  Grèce  ancienne  ;  mais  il  la  rattachait  à 
une  théorie  de  rédemption,  à  une  christologie 
qui  se  rapprochait  de  celle  de  l'Église,  où  se 
trouvaient  indiquées  quelques  idées  d'élection, 
de  prédilection,  ou,  comme  disent  les  théolo- 
giens, de  prédestination.  On  sent  combien  une 
pareille  tâche  était  à  la  fois  délicate  et  difficile. 
Bardes-ine,  à  en  juger  par  un  fragment  qui  nous 
reste  [Églog.  stob.,  t.  I,  p.  141),  fut  très-réservé. 
Ses  disciples  ne  furent  ni  très-nombreux,  ni 
très-fidèles  à  leur  maître.  On  ne  distingua  parmi 
eux  qu'Harmonius,  fils  du  fondateur  de  la  .secte, 
et  Marinus.  Esprits  prudents  l'un  et  l'autre^  ils  pa- 
raissent avoir  suivi  très-scrupuleusement  l'exem- 
ple de  leur  chef,  et  avoir  caché  autant  que  pos- 
sible toute  opinion  et  tout  enseignement  qui  les 
.séparait  des  chrétiens.  Cependant  saint  Éphrem 
découvrit  leur  dissidence,  la  signala  avec  cha- 
leur, montra  le  danger  d'une  morale  qui  niait 
la  liberté  dans  l'homme  ou  dans  l'âme  unie  au 
corps,  et  substitua  aux  hymnes  de  Bardesane  des 
chants  orthodoxes  composés  sur  les  mêmes  airs. 
Sa  vive  polémique  arrêta  les  progrès  de  ce  parti, 
qu'on  ne  retrouve  plus  après  le  v^  siècle.  Les 
deux  partis  ou  les  deux  écoles   du   groupe  des 


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GNOS 


pnostiques  syriens  disparurent  ainsi  sans  êlrc 
jjarvenus  ni  l'un,  ni  l'autre,  soit  à  un  développe- 
ment complet,  soit  à  un  enseignement  public. 

IJ"  Le  troisième  groupe,  celui  des  gnostiquns 
d'Egypte,  offre  à  la  fois  plus  de  variété  dans  son 
enseignement  et  plus  d'ambition  dans  les  diver- 
ses fractions  dont  il  se  composait.  Il  fut  plus 
savant,  écrivit  davantage,  montra  plus  de  fran- 
chise, fit  plus  d'efforts  pour  fonder  quelques 
institutions  et  jouit  de  plus  de  liberté.  Au  milieu 
de  la  diversité  des  religions  et  des  écoles  qui  se 
trouvaient  en  présence  dans  Alexandrie,  il  put  à 
la  fois  se  développer  davantage  et  se  manifester 
plus  librement:  ce  parti  fut  naturellement  celui  de 
tous  qui  laissa  le  plus  de  monuments.  Nous  avons 
déjà  dit  que  tous  ses  écrits  ont  disparu;  mais 
c'est  de  lui  que  proviennent  la  plupart  des  pierres 
gravées  qu'on  connaît  sous  le  nom  d'ahraxas,  et 
dont  l'interprétation  est  devenue  si  dilficile  pour 
nous.  Ce  qui  distingue  le  groupe  égyptien  dans 
les  trois  écoles  ou  partis  dont  il  se  compose  (les 
basilidiens,  les  valentiniens  et  les  ophites),  ce 
n'est  pas  seulement  une  plus  grande  instruction, 
c'est  aussi  un  plus  grand  éluignement  pour  les 
doctrines  asiatiques  qu'on  retrouve  chez  les 
gnostiqucs  de  la  Syrie,  un  plus  grand  rapproche- 
ment de  la  théogonie  égyptienne,  et  une  sorte 
de  sympathie  pour  la  philosophie  grecque,  telle 
qu'on  la  professait  alors  dans  Alexandrie. 

Le  fondateur  de  la  première  des  trois  écoles 
égyptiennes,  Basilide,  était  originaire  de  la  Syrie 
et  Ibrmé,  sans  nul  doute,  par  les  gnostiques  de 
son  pays;  cependant  il  conçut  pour  Alexandrie, 
qu'il  visita,  et  pour  la  science  qu'on'y  enseignait, 
une  prédilection  qui  le  fixa  dans  cette  ville  vers 
l'an  131  de  notre  ère.  Il  y  trouva  une  liberté 
inconnue  en  Syrie,  et  il  y  exposa  sa  doctrine, 
autant  qu'il  convenait  d'exposer  un  enseigne- 
ment mystérieux,  dans  un  ouvrage  compose  de 
vingt-quatre  livres,  intitulé  'EÇrivyiTtxdc.  Les  sour- 
ces qu'il  indiquait  comme  les  plus  précieuses 
à  consulter  étaient  des  livres  très-apocryphes, 
les  Prophéties  de  Cliam  cl  de  Barchor^  écrits 
fabriqués  par  lui  ou  quelqu'un  de  ces  faussaires 
qui  abondaient  alors  à  Alexandrie.  Il  y  joignait 
l'épître  canonique  de  saint  Pierre  et  une  pré- 
tendue tradition  de  cet  apôtre,  transmise  par  un 
personnage  fort  obscur,  nommé  Glaucias.  Basi- 
lide ne  rejetait  pas  tous  les  écrits  de  saint  Paul; 
mais,  dans  ses  prédictions  pour  quelques  cé- 
rémonies judaïques,  il  les  consultait  peu  et  re- 
poussait entièrement  plusieurs  épîtres  de  l'apôtre 
des  gentils,  celles  aux  Hébreux,  à  Tito  et  à 
Timothée.  Puisé  à  des  sources  choisies  d'une  fa- 
çon aussi  arbitraire,  le  système  de  Basilide  of- 
frait un  syncrétisme  très-large.  D'accord  avec  la 
théologie  égyptienne,  qu'il  unissait  à  la  théorie 
des  séphiroths  de  la  kabbale  et  à  quelques  idées 
du  platonisme  alexandrin,  il  enseignait  une  doc- 
trine d'émanation  plus  riche  que  celles  de  ses 
prédécesseurs.  Le  Dieu  sans  nom  et  éternel 
s'était  manifesté,  suivant  lui.  au  moyen  de  cin- 
quante-deux déploiements  d'attributs  :  chaque 
déploiement  ou  chaque  série  se  composait  de 
sept  éons.  Ces  manifestations  avaient  produit 
trois  cent  soixante-quatre  êtres  divins,  eons  ou 
intelligcnjc,  qui  formaient  avec  leur  auteur 
un  nombre  égal  à  celui  des  jours  de  l'année. 
C'est  ce  nombre  qu'expriment  les  lettres  grec- 
ques AIÎPAE.M.  La  première  de  ces  heptades, 
composée  de  prologonos,  nous,  logos,  phronâsis. 
sophia,  dijnamis  et  dilMiosijné,  présentait  une 
sorte  d'imitation  des  amshaspands.  du  monde 
aziluth  de  la  kabbale  et  de  la  première  série  de 
la  théogonie  égyptienne  ;  mais,  au  fond,  elle 
formait  le  point  de  départ  ou  la  tête  d"une  doc- 
trine différente  de  chacun  de  ces  trois  systèmes. 


Basilide  admettait  deux  ordres  de  choses,  dcu» 
empires,  l'un  bon^  l'autre  mauvais,  mais  dont 
aucun  n'était  reste  ce  qu'il  avait  été.  En  effet, 
il  enseignait  une  invasion  de  la  part  des  esprits 
de  ténèbres  dans  l'empire  de  la  lumière,  et,  par 
conséquent,  un  état  de  confusion  entre  les  deux; 
cette  confusion,  suivant  lui,  avait  amené  une 
création,  celle  au  monde  matériel,  fait  pour  ser- 
vir de  théâtre  au  grand  acte  d'épuration  qui  était 
devenu  nécessaire  (o'.axptdtc),  et  pour  fournir  à 
chaque  chose  le  moyen  de  sortir  du  mélange  et 
retourner  à  la  nature  primitive  (àTto/.aTâiTa^ic)- 
Ces  théories  lui  en  fournissaient  une  autre  sur 
une  des  questions  qui  offrent  le  plus  de  difficulté 
à  la  raison,  celle  de  l'existence  du  mal.  Les 
souffrances  morales  et  physiques,  disait-il,  .sont, 
dans  les  desseins  de  la  Providence,  un  moyen 
spécial  de  purification;  la  métempsycose  en  est 
un  autre.  La  rédemption  est  le  plus  spécial  de 
tous.  Elle  fut  opérée  par  la  première  des  trois 
cent  soixante-quatre  intelligences,  par  Vlnlel- 
ligcnce  (Noù;)  qui  se  réunit  à  l'homme  Jésus 
au  baptême  du  Jourdain,  et  dont  l'apparition 
dans  le  domaine  du  Prince  de  ce  monde  (le 
monde  matériel)  surprit  d'autant  plus  doulou- 
reusement ce  chef,  qu'elle  s'annonçait  avec  une 
supériorité  qui  lui  était  inconnue.  Cette  appari- 
tion avait  pour  but  un  changement  complet 
dans  la  condition  morale  et  psychique  de  l'homme. 
Elle  venait  pour  arracher  l'âme  véritable;  le 
rayon  divin  dans  l'homme,  au  despotisme  des 
âmes  advenues  en  elle,  et  appartenant  au  monde 
matériel.  En  effet,  il  faut  savoir  que  Basilide 
admettait,  à  côté  de  la  métempsycose,  une  psy- 
chologie tort  bizarre,  et  dont  Clément  d'Alexan- 
drie disait  assez  plaisamment  :  L'homme,  tel 
qu'il  le  conçoit,  est  comme  le  cheval  de  bois  des 
poètes,  qui  r.enfermait  toute  une  légion  d'en- 
nemis. 

A  ces  théories  peu  rationnelles,  mais  qui 
choquaient  moins  dans  un  temps  où  la  foi  aux 
possessions  n'était  pas  éteinte,  les  basilidiens 
joignirent  bientôt  des  pratiques  de  magie  fort 
communes  à  l'époque  à  laquelle  ils  enseignaient^ 
mais  peu  dignes  dune  secte  qui  s'élevait  à  côte 
des  écoles  philosophiques  et  religieuses  d'Alexan- 
drie. Ce  qui  offrait  le  plus  de  dangers  dans  leur 
enseignement,  c'était  ce  principe  de  morale  qui 
se  rencontre  trop  fréquemment  dans  l'histoire 
du  mysticisme,  que  les  parfaits  ne  sont  tenus  à 
aucune  loi;  que  leur  corps  peut  suivre  tousses 
penchants  sans  que  l'âme  en  soit  atteinte,  sans 
que  sa  pureté  en  soit  souillée.  Ce  principe  porta 
chez  eux  ses  fruits  naturels  :  une  dégénération 
profonde  et  une  rapide  décadence.  Cependant  les 
basilidiens,  qui  se  propagèrent  jusqu'au  V  siècle, 
se  répandirent  jusqu'en  Espagne,  et  furent  nom- 
breux sur  plusieurs  points. 

Une  seconde  école  gnostique  se  forma  bientôt 
et  presque  sous  les  yeux  de  Basilide.  Le  fonda- 
teur de  celte  école,  Valcntin,  avait  été  élevé 
dans  le  christianisme,  selon  lés  uns,  dans  le  po- 
lythéisme, selon  les  autres.  Tcrtullien  le  qualifie 
de  platonicien.  Il  se  présenta  comme  chef  de 
parti  immédiatement  après  la  mort  de  Basilide, 
l'an  136  de  l'ère  chrétienne;  il  enseigna,  et 
publia  quelques  ouvrages,  des  homélies,  des  épî- 
tres et  un  traité  de  la  Sagesse,  que  l'on  croyait 
retrouvé  (voy.  Matter,  Histoire  du  Gnosticisnie, 
t.  II,  p.  40),  qui  le  mirent  à  la  tête  des  gnostiques 
d'Alexandrie.  Par  forme  d'opposition  contre  les 
théories  de  Basilide,  il  admit  tout  le  code  sacré 
sans  distinguer  entre  celui  des  juifs  et  celui  des 
chrétiens,  se  rattacha  ostensiblement  à  Théodas, 
disciple  ae  saint  Paul,  comme  Basilide  se  ratta- 
chait à  Glaucias,  disciple  de  saint  Pierre.  Mais 
sa  déférence  pour  les  codes  sacrés  des  juifs  et 


i 


GNOS 


633   — 


GNOS 


dos  chrétiens  était  plus  apparente  que  réelle,  et, 
au  fond,  il  ne  se  liait  à  aucune  autorité,  prenant 
partout  ce  qui  lui  convenait.  Son  système  est 
le  plus  riche,  le  plus  complet  de  tous  ceux 
qu'offre  l'histoire  du  gnosticisme.  La  hase  de  ce 
système  est  l'idée  de  l'émanation,  qui  s'y  com- 
hinc  avec  celle  des  syzygies,  que  Siturnin  et 
Bardesanc  avaient  éhauchée,  que  Basilide  avait 
négligée  ou  passée  sous  silence,  et  que  son  suc- 
cesseur développa  avec  une  grande  fécondité 
d'imagination.  Voici  sa  théorie.  L'Être  suprême 
(Buôo;  ou  ripoàpxYi),  après  avoir  passé  des  siècles 
dans  le  silence  et  le  repos,  se  manifeste  par  une 
première  diathèsc  (déploiement).  Ce  mouvement 
est  sa  pensée,  et  avec  elle  il  donne  naissance  à 
trois  autres  syzygies  (Monogénès  ou  Nous  et 
Alcthcia,  Logos  et  Zoé,  Antiu-opos  et  Ecclcsia). 
Ces  quatre  syzygies  fondamentales  constituent 
une  ogdoade,  seinhlable  mais  non  pas  identique 
à  celle  que  Basilide  avait  déjà  adoptée,  et  qu'il 
avait  empruntée  à  la  théogonie  égyptienne  ou  à 
kl  théogonie  persane.  En  etîet,  Basilide  avait  mis, 
après  l'Être  suprême,  Protogonos,  Nous  et  Logos, 

Suis  quatre  éons  féminins  qui  diffèrent  également 
e  ceux  de  Valentin.  Mais  Basilide  avait  ensei- 
gné des  déploiements  sans  syzygies.  11  était  allé 
jusqu'au  nombre  de  trois  cent  soixante-quatre 
éons,  mais  sans  en  donner  les  noms,  à  moins 
que  ses  adversaires  n'aient  trouvé  bon  de  les 
taire.  Il  n'avait  pas  adopté  non  plus  la  théorie 
égyptienne  de  la  décade  et  de  la  dodécade.  Va- 
lentin, au  contraire,  prit  cette  théorie,  et  fit 
sortir  de  Logos  et  de  Zoé,  après  une  première 
syzygie  enfantée  par  eux  et  déjà  nommée,  cinq 
autres  couples  qui  composèrent  la  décade.  A 
cette  décade  il  joignit  encore  six  autres  syzygies, 
qui  paraissent  avoir  présidé  principalement  à 
l'ordre  moral  et  religieux  tel  qu'il  le  concevait, 
et  qui  étaient  enfantées  par  Ânthropos  et  Ec- 
clesia.  Cette  série  formait  la  dodécade,  et  com- 
plétait le  plérôme  des  trente  intelligences.  De 
ces  trente  nous  ne  nommons  ici  qu'une  partie, 
et  nous  n'en  donnons  que  les  noms  grecs  ou  tra- 
duits en  grec.  Le  rôle  de  la  plupart  de  ces  per- 
sonnages plus  ou  moins  allégoriques  est  inconnu  ; 
mais  celui  de  la  dernière  de  ces  puissances,  son 
ambition,  son  désir  de  connaître  Bijlhos,  c'est-à- 
dire  la  profondeur  ou  l'infini,  malgré  la  distance 
où  elle  s'en  trouvait,  semble  offrir  une  sorte  de 
type  des  destinées  de  l'intelligence,  ou  de  l'âme 
humaine  qui  se  livre  avec  ardeur  à  l'investi- 
gation des  problèmes  de  la  science.  Sa  curiosité, 
d'ailleurs  si  sublime,  la  fît  tomber  dans  de 
grandes  aberrations,  dans  des  passions  qui  l'au- 
raient anéantie,  si  Bythos  n'eût  envoyé  à  son 
secours  l'éon  lloros,  si  Nous  n'eût  engendré, 
pour  la  secourir,  Chrislos  et  sa  compagne 
Pneuma.  Grâce  à  l'assistance  de  ces  trois  in- 
telligences extraordinaires,  Sophia  connut  le 
mystère  des  déploiements  divins,  et  sa  félicité 
retrouvée  rendit  le  calme  au  plérôme  agité  par 
des  douleurs  intellectuelles  et  morales.  Dans  leur 
reconnaissance  pour  Bijtlios,  qui  avait  ainsi 
délivré  l'un  d'eux,  les  trente  éons  s'entendirent 
pour  donner  le  jour  à  un  être  qui  eût  toutes  les 
perfections.  Leur  création  commune,  cet  être  si 
parfait,  ce  fut  Jésus,  qui  ramena  de  l'égarement 
une  autre  Sophia  (Achamoth),  la  fille  de  la  pre- 
mière, comme  Chrislos  avait  ramené  celle-ci, 
ce  qui  lui  valut  le  surnom  de  Chrislos.  Il  ne  put 
toutefois  conduire  la  jeune  Sophia  au  plérôme, 
d'où  elle  n'était  pas  émanée.  Elle  demeura  donc 
planant  entre  les  deux  mondes,  le  monde  supé- 
rieur et  le  monde  inférieur,  qu'elle  fit  au  moyen 
du  Créateur,  du  démiurge,  auquel  elle  donna  le 
jour.  En  effet,  elle  est  à  peu  près  ce  que  d'autres 
philosophes,  et  surtout  les  cosmologistes  de  l'an- 


cienne Grèce,  appelaient  l'âme  du  monde.  Elle 
fit  le  monde  ])ar  son  ouvrier,  le  démiurge  ; 
mais,  à  son  tour,  celui-ci  créa  rimmmc  et  le  fit 
à  son  image,  au  lieu  de  le  faire  a  l'image  de  la 
Sophia  céleste.  Cependant  son  œuvre  fut  moins 
imparfaite  qu'elle  ne  devait  l'être,  Sophia  ayant 
communiqué  à  la  créature  qu'il  avait  faite  un 
rayon  de  lumière  divine.  Il  en  résulta  même  que 
cette  créature  fut  supérieure  à  son  créateur. 
Alors  ce  dernier,  aide  de  six  esprits  qui  parta- 
geaient son  courroux,  précipita  l'homme,  ou 
plutôt  l'âme  humaine,  dans  un  corps  matériel, 
où  il  lui  est  fait  trois  conditions  diverses.  C'est 
d'abord  celle  des  hommes  que  Valentin  et 
d'autres  appellent  les  hgliqucs,  c'est-à-dire  des 
hommes  qui  demeurent  toujours  sous  l'empire 
de  ces  esprits  ;  c'est  ensuite  celle  des  pneu- 
maliques,  ou  de  ceux  qui  parviennent  à  s'affran- 
chir de  cette  domination;  c'est  enfin  celle  des 
psychiques,  qui  flottent  entre  les  deux  classes 
dont  il  vient  d'être  question.  Une  rédemption 
s'accomplit  à  tous  les  degrés  de  l'existence,  et 
ceux  qu'elle  délivre  échappent  aux  suites  de  la 
double  chute,  à  celle  des  deux  Sophia,  et  à  celle 
qu'ils  ont  faite  par  suite  du  courroux,  de  la  ven- 
geance de  leur  créateur.  Ainsi  tout  ce  qui  est 
pur  rentre  dans  le  Plérôme.  La  palingénésie  est 
complète. 

Tels  sont  les  principaux  traits  du  système  de 
Valentin. 

Ce  système  a-t-il  offert  de  puissantes  séduc- 
tions et  a-t-il  fait  de  grandes  conciuêtes?  Elles 
furent  telles  qu'on  s'en  alarma.  Mais  Valentin 
ayant  quitté  Alexandrie,  où  l'on  souffrait  une 
grande  variété  de  doctrines,  pour  Rome,  où  do- 
minait l'esprit  d'unité  et  où  il  fut  traité  avec 
rigueur,  son  école,  devenue  un  instant  si  nom- 
breuse qu'elle  inquiéta  l'Église,  s'affaiblit  rapi- 
dement en  se  divisant  en  plusieurs  partis.  Les 
chefs  de  ces  partis,  Axionicus,  Isidore,  Secundus, 
Ptolémée,  Marcus,  Colarbasus,  Héracléon,  Théo- 
dote  et  Alexandre,  tous  inférieurs  à  leur  maître, 
modifièrent  fort  peu  un  enseignement  qui  aurait 
eu  besoin  de  se  fortifier  à  la  fois  sous  le  rapport 
de  la  science,  de  la  religion  et  de  la  critique,  et 
qui,  au  lieu  de  se  poser  au  grand  jour  sur  un 
théâtre  où  la  lutte  était  vive  entre  trois  sys- 
tèmes religieux  et  plusieurs  écoles  de  philo- 
sophie, ne  cessa  d'affecter  le  mystère.  Toutefois 
les  ptoléméens,  qui  s'adressèrent  surtout  aux 
femmes,  et  les  marcosiens,  qui  marchèrent  sur 
leurs  traces  avec  plus  de  finesse,  émirent  quel- 
ques idées  nouvelles.  Ils  les  propagèrent  jusque 
sur  les  bords  du  Rhône,  où  saint  Irénée  les 
trouva  sur  la  fin  du  ii*  siècle,  et  où  elles  ne  s'éva- 
nouirent pas  tout  à  fait,  puisqu'au  temps  d'Ago- 
bard  on  eut  encore  à  combattre,  dans  le  diocèse 
de  Lyon,  des  hérésies  gnostiques. 

Cependant  l'école  valentinienne,  la  plus  consi- 
dérable et  la  plus  dangereuse,  celle  des  ophites, 
ne  parait  s'être  rattachée  à  aucun  de  ces  chefs. 
Du  moins  les  ophites  ne  tiraient  leur  nom  d'au- 
cun d'eux.  C'est  le  rôle  que  le  serpent,  ou  plutôt 
le  génie  dont  le  serpent  était  le  symbole,  jouait 
dans  leurs  mythes  et  d.ins  leurs  cérémonies  reli- 
gieuses, qui  les  fit  désigner  sous  le  nom  d'ophi- 
les.  Aussi  toutes  les  théories  de  Valentin  étaient- 
elles  modifiées  dans  ce  système.  Le  démiurge 
(laldabaoth)  y  occupait  une  place  plus  consi- 
dérable. Les  textes  du  juda'isme  et  du  christia- 
nisme y  étaient  traités  avec  une  plus  grande 
liberté.  Toutes  les  opinions  y  conservaient  ce- 
pendant une  analogie  si  frappante  avec  le  valen- 
tinisme  qu'il  faut  admettre  nécessairement,  ou 
que  l'une  de  ces  deux  écoles  est  sortie  de  l'autre, 
ou  qu'elles  ont  puisé  à  la  même  source. 

Les  deux  partis  ophitiques  les  plus  considé- 


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rabics  portaient  les  noms  de  ca'miles  et  de  sc- 
thietis.  Ceux-ci  s'attachaient  au  judaïsme,  que 
ceux-là  reiioussaienl  avec  la  plus  vive  antipathie. 
C'est  à  ce  point  qu'ils  considéraient  le  dieu  Jé- 
hovah  comme  un  mauvais  génie,  plein  de  haine 
et  de  jalousie  pour  la  race  élue,  c'est-à-dire  pour 
Caïn  et  ses  descendnniSj  dont  le  plus  illustre 
était  Judas/ Car  leur  opposition  contre  Jéhovah 
allait  jusqu'à  leur  inspirer  le  respect  et  l'admi- 
ration pour  tous  ceux  qui  bravaient  ses  lois.  Les 
caïnites  traitaient  d'ailleurs  les  codes  chrétiens 
comme  les  codes  judaïques.  Ils  les  déclaraient 
entachés  de  préventions  et  d'erreurs.  Ils  trou- 
vaient cette  doctrine  dans  un  évangile  qu'ils  at- 
tribuaient à  Judas.  Cette  prétention  indique  une 
telle  absence  de  respect  pour  la  science  et  la  cri- 
tique historique,  qu'elle  suffit  pour  l'appréciation 
du  parti  et  celle  de  son  influence.  Aussi  c'est  à 
peine  si  l'on  trouve  vestige  de  son  existence  pen- 
dant quelques  générations. 

4°  Le  groupe  sporadique  des  écoles  çnostiques 
ne  se  compose  que  de  petits  partis  émanés  de 
ces  sectes  d'Egypte.  Ce  sont  d'abord  les  carpo- 
craliens,  dont  le  fondateur,  Carpocrate,  né  dans 
Alexandrie,  fut  contemporain  de  Valentin  et  pro- 
fessa dans  la  Cyrénaïque.  Son  système  est  une 
sorte  d'éclectisme  composé  d'idées  de  Zoroastre, 
de  Platon,  d'Aristote  et  de  Jésus-Christ.  Les  pro- 
dicicns,  branche  détachée  des  carpocratiens  par 
Prodicus,  et  les  épiphanicns,  autre  branche  car- 
pocratierine  fondée  par  Ëpiphane  dans  l'ilc  de 
Samé,  se  rapprochaient  singulièrement  du  poly- 
théisme. La  seconde  de  ces  écoles  s'attachait  sur- 
tout à  Platon  et  à  la  théorie  de  la  communauté  des 
biens  et  des  femmes.  A  celte  catégorie  appar- 
tiennent aussi  les  a?i/(7ar/cs,  qui  faisaient  oppo- 
sition à  toutes  les  lois  et  à  toutes  les  institutions 
humaines  ;  les  borboniens  et  les  pkibioniles, 
dont  les  mœurs,  très-licencieuses,  étaient  l'ob- 
jet des  plus  graves  accusations;  les  adamiles 
et  les  gnosliqucs  proprement  dits  qui  encouraient 
les  mêmes  reproches.  Il  paraît  que  ces  petits 
partis,  qu'il  est  difficile  aujourd'hui  de  distin- 
guer suffisamment  les  uns  des  autres,  se  main- 
tenaient surtout  en  Egypte  et  dans  la  Cyré- 
naïque, où  les  mœurs  étaient  tombées  si  bas 
dans  les  derniers  temps  du  polythéisme.  Enfin 
les  archontiqucs,  qu'on  rencontrait  en  Judée  et 
en  Arménie,  et  qui  puisaient  leur  doctrine  dans 
les  prétendus  écrits  de  Seth,  dans  V Anabaslicoyi 
d'Isaïe,  dans  les  prophéties  de  Martiadcs  et  de 
Marsianos,  doivent  être  rangés  dans  la  même 
classe,  sous  le  double  rapport  de  l'indépendance 
qu'ils  affectaient  à  l'égard  des  textes  sacrés  et  du 
mépris  qu'ils  professaient  pour  les  lois  humaines. 

5°  Le  groupe  asiatique  des  écoles  gnostiques 
mériterait,  presque  au  même  degré  que  le  pré- 
cédent, l'épithète  de  sporadique.  En  eff'ct,  fondé 
en  Syrie,  par  Cerdon,  en  Asie  Mineure  par  Mar- 
cion,  il  se  dissémina  dans  les  îles,  en  Egypte, 
en  Perse  et  en  Italie.  Son  importance  fut  plus 
grande,  son  caractère  plus  sérieux.  Aussi  en 
conçut-on  de  plus  vives  inquiétudes  du  côté  de 
l'Église.  Dans  l'origine,  ses  fondateurs  firent 
comme  Saturnin,  Bardesane  et  Valentin  lui- 
même  :  ils  cachèrent  leurs  opinions  tant  qu'ils 
purent,  tout  en  cherchant  à  leur  gagner  de  nom- 
breux partisans.  Plus  tard,  au  contraire,  ils  ar- 
borèrent franchement  la  bannière  de  l'indépen- 
dance et  s'organisèrent  à  l'instar  de  l'Ëglise.  Ce 
qui  distingue  ce  groupe,  c'est  un  grand  éloi- 
gncment  pour  le  polythéisme  et  le  judaïsme  et 
un  rapprochement  sincère  du  christianisme.  Mais 
c'est  aussi  la  prétention  d'épurer,  de  débarrasser 
la  foi  chrétienne  de  ses  erreurs  et  de  ses  textes 
altérés!  Pour  Cerdon,  le  monde,  œuvre  très- 
imparfaite,  n'est   pas   la   création  du  Dieu  su- 


prême. La  législation  de  Moïse  cl  les  enseigne- 
ments des  prophètes  ne  sont  fos  non  plus  pour 
lui  des  sources  de  vérité  absolue.  Ces  textes,  où 
Jéhovah  est  souvent  dépeint  comme  un  être  agité 
par  nos  passions  et  où  la  morale  est  Itlessée  par 
les  actes  de  quelques  personnages  re[)résentés 
comme  des  enfants  de  Dieu,  ne  sont  pas,  disait- 
il,  le  fruit  de  l'inspiration  divine.  A  ses  yeux,  il 
était  impossible  que  la  morale  du  christianisme 
fût  la  suite  de  celle  du  judaïsme.  Cerdon  cri- 
tiquait et  rejetait  de  même  la  plupart  des  textes 
du  Nouveau  Testament,  et  n'admettait  qu'une 
partie  de  ceux  de  saint  Luc  et  de  saint  Paul.  Il 
procédait  ainsi  par  la  raison  qu'il  n'était  pas 
possible  d'admettre,  di.sail-il,  ce  qu'enseignent 
les  autres,  par  exemple  l'union  de  l'con  Christos 
envoyé  par  le  Dieu  suprême  pour  arracher  les 
hommes  au  Jéhovah  des  Juifs,  avec  un  corps 
niiitériel.  Le  dogme  de  la  résurrection  et  de  la 
réunion  du  corps  avec  l'àmc  destinée  à  retourner 
dans  le  sein  du  plérôme  le  choquait  également. 
Marcion,  qui  était  né  à  Sinope  au  commen- 
cement du  II"  siècle,  donna  à  ces  principes,  qu'il 
reçut  de  Cerdon  à  Rouie,  un  développement  plus 
complet,  s'cfforçant  de  découvrir  et  de  pro- 
clamer toute  une  série  de^  contradictions  ou 
d'antithèses  entre  le  christianisme  et  le  ju- 
daïsme. Il  entreprit  en  même  temps  de  rétablir 
le  texte  de  TÉvangile  et  celui  des  Épîtres  apo.s- 
toliques  dans  leur  pureté  primitive,  élaguant  cer- 
tains passages,  supprimant  des  chapitres  ou  des 
ouvrages  entiers,  et  liant  ce  qui  lui  restait 
comme  il  l'entendait.  11  faut  le  dire,  on  n'a  ja- 
mais fait  sur  les  textes  d'aucune  langue  ni  d'au- 
cune religion  d'opération  semblable  à  la  sienne. 
Cette  opération,  entreprise  au  nom  de  la  foi  la 
plus  pure,  à  entendre  Marcion,  mais  réellement 
conçue  de  la  façon  la  plus  arbitraire  et  exécutée 
contrairement  à  toute  espèce  de  critique  sé- 
rieuse, n'a  d'ailleurs  rien  épuré,  comme  elle 
n'a  rien  altéré.  Elle  a  seulement  fourni  contre 
les  marcionites  quelques  arguments  dont  l'apo- 
logctique  chrétienne  a  tiré  un  parti  très-brillant. 
La  doctrine  de  Marcion,  surtout  sa  cosmologie, 
se  distinguait  d'ailleurs  de  celle  des  autres 
gnostiques  par  une  plus  grande  simplicité.  Le 
démiurge  et  la  matière,  tels  sont  tous  ses  élé- 
ments et  tous  ses  agents.  Le  démiurge,  au  lieu 
d'agir  pour  le  compte  d'un  autre,  a  procédé  en 
son  nom.  Il  n'a  pas  été  l'instrument  d'une  puis- 
sance supérieure;  il  a  fait  le  monde  d'après  ses 
idées,  et  s'il  n'a  pas  mieux  fait,  ou  s'il  n'a  pas 
réussi  aussi  bien  qu'il  l'aurait  voulu,  c'est  que 
des  esprits  inhérents  à  la  matière  se  sont  op- 
posés à  ses  desseins.  Seul  aussi  il  fut  le  créateur 
de  l'homme,  et  il  ne  sut  ni  Varmer  ni  le  pro- 
léijer  suffisamment  contre  les  séductions  du  dé- 
mon; il  ne  put  ni  prévenir  sa  chute  ni  les  maux 
qui  en  résultèrent.  En  général,  la  conduite  du 
démiurge  (et  ce  démiurge  c'est  Jéhovah,  le  dieu 
des  Juifs),  Marcion  la  trouvait  pleine  de  dureté, 
surtout  à  l'égard  des  Egyptiens  et  des  Chana- 
néens,  nations  qu'il  aurait  voulu  soumettre  à 
son  peuple  favori,  mais  qu'il  ne  sut  pas  réduire 
à  cette  condition.  Le  peuple  de  prédilection  de 
Jéhovah  fut  lui-même  irès-malheureux.II  le  con- 
solait toutefois,  et  lui  faisait  prendre  patience  en 
lui  promettant  son  fils  qui  devait  le  conduire  à 
un  haut  degré  de  prospérité.  Mais  le  Dieu  su- 
prême, qui  jusque-là  ne  s'était  pas  mêlé  de  ses 
allaircs  ni  de  celles  des  hommes,  eut  enfin  pitié 
de  ces  derniers,  quoiqu'ils  lui  lussent  entière- 
ment étrangers  :  il  leur  envoya  son  fils  à  lui 
pour  les  amener  à  la  science  ([ue  le  démiurge 
leur  avait  interdite,  et  pour  les  enlever  complè- 
tement à  l'empire  de  ce  génie  secondaire.  Telle 
fut  l'œuvre  du  christianisme,  système  mal  com- 


GNOS 


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GNOS 


pris  (ifs  apôlrcs,  dis:iil-il,  profi)iuléincnt  allcrc 
jar  leurs  successeurs,  mais  qu'il  était  possible 
de  rétablir  dans  sa  pureté!  C'est  ce  que  Marcioii 
s'appliquait  à  réaliser  (voy.  MAnciON). 

A  ces  théories,  qui  pouvaient  pl.iiro  aux  ad- 
versaires du  judaïsme  et  à  ceux  de  toutes  les 
traces  qu'il  avait  laissées  dans  les  textes  cbré- 
licns,  Marcion  joignait  des  pratiques  austères, 
<iui  séduisirent  beaucoup  de  gens.  Du  moins 
les  marcionites  furent  les  plus  nombreux  des 
gnostiques;  ils  lornièrent  mcrnc  plusieurs  par- 
lis.  L'un  d'eux,  dirigé  par  un  certain  Marcus, 
(ju'il  ne  faut  confondre  ni  avec  un  disciple  de 
Valcntin  ni  avec  un  autre  docteur  du  même 
nom,  qui  fonda  la  secte  des  agapètos  d'Espagne, 
jeta  peu  d'éclat.  Un  autre,  gouverné  par  Apcllcs, 

3ui  se  disait  inspiré  par  une  pythonisse  du  nom 
e  Philoumcne,  avec  laquelle  il  s'établit  dans 
Alexandrie,  loin  des  regards  de  son  maître,  eut 
un  peu  plus  de  célébrité.  Un  troisième,  conduit 
par  Lucain  ou  Lucien,  se  faisait  remarquer  en 
niant  l'immortalité  de  l'âme  ou  la  perpétuité 
du  principe  spirituel,  comme  il  niait  celle  de 
l'élément  matériel  de  la  nature  humaine,  c'est- 
à-dire  la  résurrection  du  corps.  En  général  cha- 
cun de  ces  trois  partis  modifia  considérablement, 
sinon  les  institutions,  du  moins  l'enseignement 
de  Marcion.  Chacun  apporta  aussi  un  ])eu  plus 
d'esprit  philosophique  à  ces  modifications,  sans 
toutefois  se  laisser  aller  à  des  sympathies  com- 
plètes pour  les  études  spéculatives. 

C'est  là  en  général  la  plus  grande  lacune  à 
signaler  dans  l'histoire  des  sectes  gnostiques. 
Avec  des  prétentions  à  une  haute  supériorité 
dans  la  science,  elles  ont  toiites  négligé  la  mé- 
taphysique et  la  critique,  elles  ont  toutes  pro- 
fessé le  mysticisme  sous  une  forme  ou  une 
autre. 

Nous  n'essayerons  pas,  après  celte  rapide  es- 
quisse de  tant  de  doctrines  diverses,  composées 
d'éléments  si  variés  et  avec  plus  de  poésie  que 
de  logique,  d'apprécier  les  principes  du  gnos- 
ticisme  d'après  les  idées  de  la  philosophie  mo- 
derne ;  ce  point  de  vue  conduirait  à  une  appré- 
ciation peu  juste.  Le  gnosticisme,  au  premier 
aspect,  n'est  pas  même  une  philosophie.  En  effet, 
ce  n'est  pas  au  nom  de  la  raison  et  de  ses  jjrin- 
cipes,  qu'il  a  l'air  de  poser  ses  théories,  c'est  au 
nom  de  textes  sacrés  et  de  faits  révélés,  mais  plus 
ou  moins  mystérieux  encore,  et  plus  secrètement 
transmis  de  génération  en  génération.  Cependant 
ce  n'est  là  qu'une  fausse  apparence.  Tous  ces 
textes  sont  pour  lui  ou  des  oracles  qu'il  fait  ou 
des  oracles  dont  il  fait  ce  qu'il  veut,  et  au  fond 
c'est  l'intelligence  humaine,  ce  sont  les  diverses 
facultés  de  cette  intelligence  que,  seules,  il  con- 
sulte, soit  quand  il  pose  les  problèmes,  soit 
quand  il  les  tranche,  soit  enfin  quand  il  arrange 
ou  compose  les  textes  d'après  lesquels  il  veut  les 
résoudre.  Ce  n'est  pas  assurément  la  raison  qui 
domine  d'ordinaire  dans  ces  solutions,  c'est 
souvent  l'imagination  ;  c'est  d'autres  fois  la  tra- 
dition, c'est  même  quelquefois  la  superstition. 
Mais  entre  ces  diverses  sources,  comme  entre 
toutes  celles  qu'ils  consultent,  les  gnostiques 
choisissent  avec  une  grande  indépendance  d'es- 
prit. Parmi  tous  leurs  contemporains,  il  ne  s'est 
trouvé  que  les  épicuriens  qui  aient  poussé  cette 
indépendance  plus  loin.  Les  autres  penseurs, 
chrétiens,  juifs  ou  païens,  se  sont  tous  attachés 
avec  plus  ou  moins  de  soumission  à  l'autorité 
d'un  système  religieux;  les  péripatéticiens  et 
les  stoïciens  sont  entrés  dans  cette  voie  pendant 
les  premiers  siècles  de  notre  ère,  comme  les 
platoniciens  eux-mêmes.  En  général,  sauf  les 
épicuriens  que  nous  venons  de  nommer,  il  ne  se 
trouve  pas,  dans  la  période  qui  a  vu  grandir  le 


gnosticisme,  de  philosophes  qui  n'aient  appartenu 
à  l'un  des  trois  systèmes  religieux  que  nous 
venons  d'indiquer,  si  ce  n'est  les  gnostiques. 
Seuls,  les  gnostiques  ont  professé  une  théogonie 
et  une  théologie,  une  cosmologie,  une  pneuma- 
tologie  et  une  anthropologie  libres  de  tout  lien, 
de  tout  assujettissement  aux  textes  admis  dans 
les  sanctuaires  de  l'époque.  Et  sous  ce  rapport, 
ils  prennent  dans  l'histoire  de  la  pensée  une 
place  à  part.  Ils  en  prendraient  une  plus  grande 
si  nous  avions  leurs  écrits,  s'ils  avaient  pu  se 
développer  avec  (juelque  liberté,  s'ils  avaient  pu 
se  poser  en  face  du  polythéisme  et  du  christia- 
nisme aussi  franchement  qu'en  face  du  judaïsme; 
s'ils  avaient  pu  fonder  quelques  écoles  publiques, 
fréquenter  celles  de  leurs  adversaires,  et  s'éclairer 
de  quelques  débats  analogues  à  ceux  qui  écla- 
tèrent entre  les  païens  et  les  chrétiens.  Tous  ces 
avantages  leur  ont  manqué,  et  leur  influence 
sur  la  marche  générale  des  idées  s'en  est  res- 
sentie naturellement.  Cette  influence  n'a  été  ni 
profonde  ni  générale.  Il  est  très-vrai  que  le 
gnosticisme  agita  vivement  les  esprits,  que  les 
écrivains  et  les  docteurs  du  christianisme  ne 
cessèrent  de  le  réfuter,  qu'ils  le  combattirent 
avec  une  extrême  vivacité  depuis  sa  naissance 
jusqu'à  sa  ruine,  et  que  les  chefs  de  l'empire 
dirigèrent  contre  ses  écoles  une  longue  série  de 
décrets  et  des  mesures  d'une  grande  rigueur.  Il 
est  vrai  que  ces  persécutions  et  cette  polémique 
attestent  également  l'importance  des  doctrines 
gnostiques  et  le  danger  cjuc  semblaient  offrir  les 
divers  enseignements  (in"ollc3  jetaient  dans  le 
sein  do  l'Église.  Toutciois,  ces  enseignements 
excitèrent  peu  l'attention  des  écoles  de  philo- 
sophie, et  le  livre  de  Plotin  que  Porphyre  est 
venu  intituler  Contre  les  Gnostiques,  le  neu- 
vième de  la  seconde  Ennéade,  est  à  peu  près  le 
seul  traité  que  la  philosophie  polythéiste  ait 
dirigé  contre  eux.  L'ouvrage  de  Celse,  dont  il 
nous  est  resté  une  réfutation  par  Origène,  com- 
bat les  gnostiques;  mais  ce  n'est  qu'autant  que 
l'auteur  les  confond  avec  les  chrétiens. 

Cependant  si  les  spéculations  gnostiques  ont 
exercé  peu  d'influence  sur  les  études  de  la  phi- 
losophie polythéiste  et  celles  de  la  dogmatique 
chrétienne,  elles  ont  eu  des  rapports  intimes 
avec  l'enseignement  de  quelques  sectes  des  pre- 
miers siècles,  et  ont  enfanté  quelques-unes  de 
celles  du  moyen  âge.  On  retrouve  leurs  prin- 
cipes, ou  quelques  traces  de  leurs  principes,  en 
Orient,  chez  les  mandaïtes,  ou  disciples  de  saint 
Jean,  chez  les  manichéens,  les  pauliciens,  les 
bogomiles;  en  Occident,  chez  les  cathares,  les 
albigeois,  et  plusieurs  des  sectes  qui  se  ratta- 
chaient à  ces  dernières. 

L'histoire  du  gnosticisme  n'est  pas  connue.  Le 
gnosticisme  ne  l'est  pas  lui-même.  Il  ne  nous  reste 
de  lui  que  des  lambeaux  de  textes  et  des  monu- 
ments presque  inintelligibles.  Ces  monuments 
doivent  être  mieux  étudiés  ;  et  ils  le  seront  as- 
surément. Il  est  à  croire  aussi  que  quelques 
textes  de  plus  pourront  être  découverts  dans  nos 
bibliothèques.  On  peut  consulter,  en  attendant, 
outre  les  écrits  de  saint  Irénée,  de  Clément  d'A- 
lexandrie, d'Origène.  d'Eusèbe,  de  saint  Ëphrem, 
de  saint  Ëpiphane,  ae  Théodoret,  de  TertuUien, 
de  saint  Cyprien,  de  saint  Philastre,  de  saint 
Augustin,  les  Recherches  de  Lenain  de  Tillemont, 
de  Macarius,  de  Chiflet,  de  Montfaucon,  de  Mos- 
heim  et  de  Beausobre.  On  peut  y  joindre  un  assez 
grand  nombre  de  travaux  plus  récents,  de 
MM.  Lewald,  Ncander,  Fuldner,  Kopp,  Mor- 
genstern,  Hahn,  Walsh,  et  plusieurs  autres.  Mais 
le  plus  important  de  tous  est  VHistoire  critique 
du,  gnosticisme  cl  de  son  influence  sur  les  sectes 
religieuses  et  philosophiques  des  six  premiers 


GOCL 


636  — 


GORG 


sircles  de  Vrre.  chrclicnnc,  par  M.  Mattor,  Paris, 
1828  et  1843,  3  vol.  in-8.  —  On  peut  consulter 
encore  :  les  Caractères  du  gnoslicisme  el  ses 
rapports  avec  le  christianisme,  étudiés  dans  la 
Gnone  du  Valentin,  par  M.  Léques,  1849,  in-8;  — 
une  Excursion  qnostique  en  Italie,  par  M.  Mat- 
ter,  Paris,  1851,  in-8.  J.  M. 

GOCLENIUS  (Rodolphe), philosophe  allemand, 
né  en  1547  à  Corbach,  a  joui  durant  sa  vie  d'une 
grande  célébrité,  qu'il  devait  à  son  enseigne- 
ment prolongé  pendant  plus  de  cinquante  ans  et 
à  ses  ouvrages  nombreux.  11  resta  professeur  de 
logique  à  l'université  de  Marbourg,  où  il  con- 
féra, dit-on,  six  cents  fois  le  grade  de  docteur, 
jusqu'à  sa  mort  en  1628.  Les  bibliographes  don- 
nent les  titres  d'un  grand  nombre  de  livres 
qu'ils  lui  attribuent  ;  mais  ces  listes,  qui  d'ail- 
leurs ne  concordent  pas,  auraient  grand  be- 
soin d'être  revisées,  et  beaucoup  des  ouvrages 
qui  y  sont  inscrits  ne  se  trouvent  pas.  Il  y  en 
a  du  moins  trois  dont  il  faut  faire  men- 
tion. Le  premier  est  le  Lcxicon  philosophicum, 
manuel  en  forme  de  dictionnaire,  très-utile 
pour  l'intelligence  des  discussions  philosophi- 
ques à  la  fin  du  xvi'  siècle;  on  en  a  parlé 
dans  l'introduction  de  ce  recueil;  il  est  deve- 
nu rare.  Le  second  est  surtout  remarquable 
par  son  titre  :  '\i'jy_o'f.oyia,  hoc  est  de  homi- 
nis  perfectione,  animo  et  imprimis  ortu  ejus, 
commenlationes  ac  dispulalioues ,  etc.,  Mar- 
purgi,  1597.  Il  y  a,  paraît-il,  une  première  édi- 
tion de  ce  livre  de  1594.  Comme  en  cette  même 
année  1.594,  son  élève  Casmann  publiait  à  Hanau 
un  traité  intitulé  Psychologia  anthropoloçjica, 
c'est  le  maître  ou  le  disciple  qui  ont  inscrit  pour 
la  première  fois  le  mot  de  Psychologie  en  tête 
d'un  livre,  bien  qu'il  eût  été  déjà  employé  par 
J.  Thomas  Freig  dans  le  catalogue  des  lieux 
communs  de  son  Ciceronianus.  Pour  le  fond, 
c'est  un  recueil  de  dissertations  empruntées  à 
une  quinzaine  d'auteurs  aujourd'hui  oubliés,  et 
portant  toutes  sur  la  question  de  l'origine  de 
l'âme.  Entre  ceux  qui  soutiennent  qu'elle  est 
créée  directement  par  Dieu,  et  ceux  qui  préten- 
dent qu'elle  est  transmise  des  parents  aux  en- 
fants, Goclenius  qui  écrit  à  peine  quelques  lignes 
pour  son  compte,  garde  un  doute  prudent  :  «  Il 
vaut  mieux,  dit-il,  chercher  comment  l'àme  sor- 
tira du  corps  sans  souillure,  que  comment  elle  y 
a  pénétré.  »  Enfin  le  troisième  est  un  traité  de 
logique  :  Goclenii  isagoge  in  Organum  Arislo- 
Iclis,  Francfort,  1598.  L'auteur  y  propose  une 
théorie  du  sorite  qui  rendit  son  nom  populaire 
dans  l'école,  où  l'on  parla  longtemps  des  Sorilcs 
Gocléniens,  par  opposition  aux  sorites  d'Aristote, 
qui,  pour  le  dire  en  passant,  n'a  pas  expres- 
sément parlé  de  cette  forme  de  raisonnement. 
Le  sorite  de  Goclenius  est  inverse  ou  régressif. 
Ainsi  cet  argument  :  «  l'homme  coupable  est  en 
proie  aux  remords,  celui  qui  est  en  proie  aux 
remords  est  toujours  mécontent  de  lui-même, 
celui  qui  est  toujours  mécontent  de  lui-même 
est  malheureux,  donc  l'homme  coupable  est 
malheureux,  »  cet  argument,  disons-nous,  est  un 
sorite  direct  ou  progressif.  Mais  on  peut  le  con- 
struire autrement  :  celui  qui  est  toujours  mé- 
content de  lui-même  est  malheureux;  celui  qui 
est  en  proie  aux  remords  est  mécontent  de  lui- 
même;  l'homme  coupable  est  en  proie  aux  re- 
mords; donc,  etc.  Hamilton  a  beaucoup  insisté 
sur  celte  distinction  qu'il  a  appliquée  au  raison- 
nement en  général  :  il  a  fait  remarquer  qu'elle 
avait  été  proposée  avantGoclenius.'Voy.  Leçons  de 
logique  (en  anglais),  t.I,  p.  383.  Le  nom  âe  Go- 
clenius a  été  aussi  porté  par  un  érudit  à  qui 
l'on  doit  des  commentaires  sur  les  Devoirs  de 
Cicéron  (1521);  et  par  un  médecin  fils  du  pré- 


cédent et   auteur  d'un  grand   nombre  d'ouvra- 
ges. E.  C. 

GOETHALS,  voy.  HENRI  DE  Gand. 

GORGIAS,  l'un  des  principaux  sophistes,  était 
de  Léontium  en  Sicile.  L'époque  de  sa  naissance 
n'est  pas  bien  connue  :  on  la  place  ordinai- 
rement vers  l'an  48.'j  avant  notre  ère.  Disciple 
d'Empédocle  et  de  Prodicus,  à  ce  que  l'on  pense, 
il  avait  longtemps  étudié  l'arménide  et  se  ser- 
vait avec  une  grande  facilité  de  tous  les  so- 
phismes  de  Mélissus  et  de  Zenon.  Ce  qui  lui  resta 
de  ces  diverses  études,  ce  fut  cette  croyance 
qu'il  n'y  a  rien  decerliin,  rien  dont  on  ne  puisse 
disputer.  Esprit  souple  et  brillant,  habile  à 
entraîner  ou  à  séduire  un  auditoire,  rien  ne  lui 
manquait  pour  faire  valoir  et  accréditer,  par 
son  exemple,  cette  détestable  maxime.  On  voit, 
par  Vllippias  de  Platon,  qu'il  parcourut  la 
Grèce  et  séjourna  en  Thessaîic,  que  partout  il 
charma  le  peuple  par  ses  discours  publics, 
compta  beaucoup  de  disciples,  et  amassa  beau- 
coup d'argent.  Les  expressions  YopyiâÇeiv,  yop- 
yieia  (syy\\}.').-zix.  que  l'on  forgea  pour  lui,  n'impli- 
quèrent au:un  blâme  à  l'origine,  et  prouvent 
du  moins  qu'il  avait  réussi  à  faire  école.  L'an 
424  avant  notre  ère,  ses  concitoyens  l'envoyèrent 
à  Athènes,  solliciter  du  secours  contre  Syracuse. 
Les  discours  Lrillants  du  rhéteur  (Aà(jLi;a6cî) 
éblouirent  les  Athéniens;  il  obtint  d'eux  tout  ce 
qu'il  voulut,  et  consentit  en  retour  à  se  fixer 
pour  quelque  temps  à  Athènes.  Les  fragments 
qu'Aristote  et  Sextus  nous  ont  conservés  de  ses 
e.;rits  sont  loin  de  justifier  cette  admiration  de 
la  Grèce  entière,  et  ne  peuvent  passer  que  pour 
des  résumés  dépouillés  de  tout  ornement.  Avant 
lui,  les  ouvrages  sortis  des  écoles  italiques  étaient 
souvent  intitulés  sur  l'Être;  ceux  des  ioniens, 
sur  lu  Nature.  Gorgias,  en  tête  de  son  principal 
ouvrage,  inscrit  sur  ce  double  titre  avec  nn  seul 
mot  de  plus,  une  négation,  sur  le  Non-Etre  ou 
sur  la  Nature.  Jamais  titre  ne  fut  plus  vrai.  Le 
livre  de  Gorgias  est  une  guerre  déclarée  à  toute 
espèce  de  dogmatisme.  Le  seul  but  de  l'auteur 
est  d'y  démontrer  les  trois  propositions  sui- 
vantes :  1°  Rien  n'existe;  2°  Si  quelque  chose 
existe,  nous  ne  pouvons  le  connaître  ;  3°  si  quel- 
que chose  existe,  et  peut  être  connu,  nous  ne 
pouvons  le  faire  connaître  aux  autres. 

Si   une    seule  de  ces  propositions   est  vraie, ^ 
Gorgias  a  raison  contre  le  dogmatisme;  mais,' 
pour  avoir  raison  contre  Gorgias,  il  faut  le  forcer 
dans  le  triple  retranchement  dont  il  s'entoure. 
Voici  comment  il  essaye  de  démontrer  ces  trois 
propositions. 

1°  Bien  n existe.  —  En  effet,  si  quelque  chose 
existe,  ce  ne  peut  être  que  Vêtre  ou  le  non-cire, 
ou  l'un  et  l'autre  tout  ensemble.  Or,  ces  trois 
suppositions  sont  également  absurdes.  D'abord, 
le  non-élre  n'est  pas  :  car,  s'il  était,  il  serait  et 
ne  serait  pas  en  même  temps.  Il  serait,  c'est 
l'hypothèse.  Il  ne  serait  pas,  puisqu'on  l'appelle 
non-'tre.  Donc  le  non-ctre  n'est  pas. 

L'être  n'est  pas  davantage  ;  car,  s'il  est,  il  a 
ou  n'a  pas  commencé.  S'il  n'a  pas  commencé,  il 
est  éternel  et,  par  conséquent,  infini  :  or,  l'in- 
fini ne  peut  être  contenu  ni  en  lui-même,  puis- 
que rien  ne  peut  être  à  la  fois  contenant  et 
contenu,  ni  en  quelque  autre  objet,  puisqu'il  est 
infini.  L'infini  n'est  donc  nulle  part,  autrement 
dit  n'est  pas.  Si  l'être  a  commencé,  il  est  sorti 
de  quelque  chose  ou  de  rien  :  si  de  quelque 
chose,  il  existait  auparavant  et  n'a  fait  que  con- 
tinuer d'être;  si  de  rien,  le  néant  a  donc  donné 
ce  qu'il  n'avait  pas.  Donc  l'être  n'est  pas. 

Uélre  et  le  non-être  ne  peuvent  pas  non  plus 
coexister;  car  ils  s'excluent  l'un  l'autre.  Si  Tun 
est,  l'autre  n'est  pas,  et  l'on  peut  choisir. 


1 


GORG 


—  637  — 


GOTA 


2*  Si  qucUjue  chose  existe,  nous  ne  pouvons 
le  connaître.  —  Kn  effet,  pour  ([u'un  objet  put 
être  connu,  il  faudrait  que  le  sujet  de  la  con- 
naissance se  coalondit  avec  lui.  Mais  l'esprit 
devient-il  blanc  pour  penser  à  la  blancheur?  S'il 
en  était  ainsi,  si  l'esprit  s'identifiait  avec  l'objet 
de  ses  pensées,  nous  ne  pourrions  penser  qu'aux 
objets  réels,  et  l'on  sait  (ju'il  en  est  tout  au- 
trement. Enfin,  avec  les  sceptiques  de  tous  les 
temps,  Gorgias  triomphait  des  contradictions 
supposées  de  la  raison  et  de  l'expérience  et  de 
la  diversité  des  jugements  humains. 

3°  iSt  (jueUj ne  chose  existe  et  peut  être  connu, 
nous  ne  pouvons  le  faire  con)iaitre  aux  autres. 
—  En  eflet,  chacun  des  sens  est  compétent  dans 
la  sphère  qui  lui  est  propre,  mais  pas  au  delà. 
La  vue  perçoit  les  couleurs,  l'ouïe,  les  sons; 
mais  la  vue  ne  peut  percevoir  les  sons,  ni  l'ouïe 
les  couleurs.  Or,  quand  nous  parlons,  que  trans- 
mettons-nous à  nos  semblables?  Des  sons  et  rion 
que  des  sons.  Le  langage  arrive  donc  tout  entier 
à  l'oreille.  Or  l'oreille  ne  peut  percevoir  ni  les 
idées  ni  leurs  objets,  sinon  les  objets  et  les  idées 
seraient  la  même  chose  que  notre  parole. 

D'ailleurs,  le  langage  est  né  de  l'impression 
que  faisaient  sur  nous  les  divers  objets  de  la 
nature.  Les  noms  des  couleurs,  des  sons,  des 
odeurs,  sont  tirés  de  la  manière  dont  toutes  ces 
choses  se  présentent  à  nous.  Loin  donc  que  le 
langage  puisse  servir  à  faire  connaître  les  objets, 
ce  sont  ces  objets  qui  rendent  raison  du  lan- 
gage. 

Enfin,  Gorgias  argumentait  des  erreurs  des 
mots,  et  des  imperfections  de  toutes  les  lan- 
gues. 

On  nous  fera  grâce,  sans  doute,  de  la  réfu- 
tation de  tous  ces  sophisraes  dont  les  tristes  con- 
séquences éclatent  en  morale  et  en  politique. 
Dans  Platon,  après  avoir  soutenu  ces  maximes 
d'une  fausse  rhétorique,  que  le  devoir  de  l'o- 
rateur est  de  plaire  par  tous  les  moyens  pos- 
sibles; qu'il  doit  viser,  non  au  vrai,  mais  au 
vraisemblable  ;  ([ue  pour  paraître  homme  de 
bien  il  doit  se  résoudre  à  être  un  scélérat.  Gor- 
gias, en  la  personne  de  ses  disciples  Polus  et 
Calliclès,  fait  reposer  toute  la  morale  sur  les 
principes  suivants  :  La  deslinée  de  l'homme  est 
de  chercher  le  bonheur,  et  il  le  trouve  dans  la 
puissance,  c'est-à-dire  dans  la  liberté  de  perdre 
ses  ennemis,  de  les  ruiner,  de  les  bannir,  de  les 
faire  mettre  à  mort,  en  un  mot  de  dominer  par- 
tout. L'ordre  de  la  nature  est  que  les  forts  soient 
les  maîtres,  que  les  faibles  soient  opprimés.  Les 
lois  sont  des  chaînes  forgées  par  les  faibles,  et 
que  les  forts  doivent  rompre  en  méprisant  ceux 
qui  les  ont  faites. 

C'est  dans  Platon  qu'il  faut  chercher  la  réfu- 
tation éloquente  de  ces  vieilles  et  déplorables 
erreurs.  Il  est  certain  que  Gorgias  et  les  so- 
phistes ont  travaillé  à  corrompre  la  morale  pu- 
blique, mais  il  n'est  pas  certain  que  l'auteur  des 
Dialogues  n'ait  pas  un  peu  chargé  et  assombri 
les  couleurs  de  son  tableau.  On  rapporte  que  le 
sophiste  de  Léontium,  âgé  de  plus  de  cent  ans, 
se  fit  lire  un  jour  le  dialogue  qui  porte  son  nom, 
et  s'écria  :  «  Ce  jeune  homme  remplacera  bientôt 
avec  honneur  le  poète  Archiloque.  »  Quoi  qu'il 
en  soit,  malgré  le  faux  éclat  de  son  éloquence 
et  le  vide  de  ses  déclamations  emphatiques, 
Gorgias  a  rendu  quelques  services.  Il  a  impriuie 
aux  intelligences  un  mouvement  salutaire,  a 
éclairci  dans  un  grand  nombre  d'esprits  bien 
des  idées  obscures,  a  contribué  à  former  l'art  et 
la  langue  de  la  dialectique.^ 

On  attribue  à  Gorgias  VÉloge  d'Hélène  et  l'^l- 
pologie  de  Palamède,  mauvaises  déclamations 
que   l'oa  trouvera  dans  les  Oratores  grœci  de 


Keiske,  Leipzig,  1773;  et  dans  le  Recueil  des 
discours  des  rhéteurs  grecs  d'Henri  Estieniie, 
in-f°,  Paris,  1575. 

Consultez  sur  Gorgias,  outre  les  Dialogues  de 
Platon  déjà  cités,  l'ouvrage  d'Aristote  de  Xenu- 
phane,  Zenoneel  Gorgia,  et  parmi  les  modernes, 
H.  E.  Foss,  de  Gorgia  Leontino,  in-8.  Haie,  18'i8, 
et  un  article  de  Belin  de  Ballu  dans  son  Histoire 
de  l'éloi/uence.  D.  H. 

GOTAIttA,  nom  nouveau  dans  l'histoire  de  la 
philosophie,  oii  il  doit  désormais  tenir  une  place 
importante.  Gotama  est  l'auteur  d'un  système 
de  dialecli(iue  (jui,  dans  l'Inde,  a  joué  le  même 
rôle  à  peu  près  que  ïOrganon  d'Aristote  dans 
l'Occident,  qui  y  est  cultivé  depuis  plus  de  deux 
mille  ans,  et  qui  le  sera  sans  doute  aussi  long» 
temps  que  l'Inde  connaîtra  la  philosophie.  Ce 
système  s'appelle  le  Nydga,  mot  sanscrit  qui 
veut  dire  conduite  de  l'esprit,  méthode  de  rai- 
sonnement, et  dont  le  sens  est,  comme  on 
le  voit,  analogue  à  celui  du  mot  grec  ),6yo;,  d'oii 
nous  avons  tiré  notre  mot  logique.  Ainsi  le 
Nij'jya,  ou  le  système  de  Gotama,  est  la  lo- 
gique de  la  philosophie  indienne,  et  l'on 
peut  ajouter  qu'il  y  est  la  seule,  bien  que  les 
autres  écoles  aient  aussi  ciuchiues  principes  de 
logique,  mais  incomplets  et  peu  scientifiques. 
L'école  particulière  de  Gotama  se  nomme  neiyâ- 
yikâ,  c'est-à-dire  l'école  du  raisonnement,  et 
c'est  encore  même  aujourd'hui  la  plus  ré- 
pandue   de  toutes. 

On  ne  suit  rien  de  précis  sur  le  personnage 
auquel  on  donne  le  nom  de  Gotama.  L'érudition 
européenne,  malgré  sa  sagacité  et  sa  persévé- 
rance, n'a  rien  pu  découvrir,  et  la  tradition  na- 
tionale ne  donne  sur  Gotama,  comme  sur  tant 
d'autres,  que  des  fables  insoutenables.  Suivant 
elle,  Gotama  est  un  des  douze  grands  rishis  ou 
saints,  qui  sont  les  ancêtres  de  toutes  les  familles 
brahmaniques,  et  qui  sont  comme  les  douze 
patriarches  de  l'Inde.  Le  Râmayâna  et  les  Pou- 
rânas  prétendent  qu'il  naquit  sur  l'Himalaya,  et 
qu'il  vécut  longtemps  en  ascète  dans  la  forêt  de 
Mithila  et  à  Prayaga.  Il  épousa  une  des  filles  de 
Brahma,  Ahalyà,  qu'il  dut  répudier,  parce  qu'elle 
s'était  laissé  séduire  par  Indra.  Retiré  dans  les 
montagnes  qui  l'avaient  vu  naître,  passant  sa 
vie  au  milieu  des  plus  pieuses  et  des  plus  rudes 
mortifications,  il  légua  au  monde  ses  axiomes  de 
logique,  que  ses  disciples  commentèrent  aussi- 
tôt après  sa  mort,  et  qui  sont  parvenus  jusqu'à 
nous.  Ainsi,  pour  les  Indiens,  Gotama  est  un 
personnage  presque  divin,  et  l'époque  où  il  vi- 
vait se  perd  dans  la  nuit  des  temps  à  l'origine 
du  monde.  On  ne  dit  point  cependant  que  le 
Nyâya  soit  une  révélation  directe  de  la  Divi- 
nité; mais  un  des  disciples  de  Gotama  passe 
pour  l'auteur  d'un  hymne  du  Rig-Véda, 

On  a  cru,  mais  à  tort,  que  le  Ngâya  était  cité 
dans  les  Lois  de  Manou  (liv.  XII,  çloka  109).  Il 
n'en  est  rien,  et  c'est  "William  Jones  qui,  sur  la 
foi  d'un  commentateur,  a  introduit  dans  sa  tra- 
duction cette  notion,  qui  serait  si  grave  si  elle 
était  exacte.  La  traduction  française  s'est  éga- 
lement trompée  en  la  reproduisant  d'après  'Wil- 
liam Jones,  un  ne  trouve  le  Nyâya  cité  authen- 
tiquement  que  dans  des  ouvrages  postérieurs  à 
l'ère  chrétienne;  mais  on  ne  peut  douter  qu'il 
ne  soit  beaucoup  plus  ancien,  et  qu'il  ne  soit 
même  antérieur  à  ÏOrganon  d'Aristote. 

On  ne  connaît  jusqu'à  présent  le  système  de 
Gotama  que  par  l'analyse  qu'en  a  donnée  l'il- 
lustre Colebrooke  dans  ses  Essais  sur  la  philo- 
sophie indienne,  et  par  l'analyse,  plus  détaillée 
et  plus  spéciale,  accompagnée  d'une  traduction 
qu'en  a  donnée  l'auteur  de  cet  article  dans  le 
troisième  volume  des  Mémoires  de  l'Académie 


GOTA 


—  638 


GOUT 


des  sciences  morales  el  politiques.  Colcbrooke  a 
eu  le  tort  de  mêler  le  système  de  Gotama  à  celui 
d'un  autre  philosophe  appelé  Kanada,  l'uiidalcur 
de  l'école  vciséshikâ.  De  là  quelque  confusion 
et  des  obscurités  (ju'il  eût  été  l'aciic  d'éviter. 

La  doctrine  de  Golama  n'est  pas  une  doctrine 
logique  au  sens  où  l'est  celle  d'Aristole  ou  celle 
de  Kant;  c'est  plutôt  le  recueil  des  règles  de  la 
discussion,  et  l'auteur  indien  est  fort  loin  de  la 
profondeur  des  deux  philosophes  qui  ont  le  plus 
lait  dans  cette  partie  de  la  science.  On  en  pourra 
juger  par  quelques  détails  fort  courts. 

Le  A'iyaya  se  compose  de  cinq  lectures  entre 
lesquelles  se  trouvent  très-inégalement  répartis 
cinq  cent  vingt-cinq  axiomes.  La  première  lec- 
ture est  toute  dogmatique  ;  les  quatre  autres 
sont  toutes  polémiques^  et  né  pourront  être  bien 
comprises  que  quand  on  connaîtra  davantage 
les  objections  des  écoles  anciennes  auxquelles 
Gotama  prétend  répondre.  La  première  lecture 
est  la  seule  dont,  jusqu'à  présentj  on  se  soit 
occupé,  et  c'est  en  effet  la  plus  intéressante.  Elle 
ne  renferme  que  soixante  axiomes. 

Gotama  promet  la  béatitude  éternelle  à  tous 
ceux  qui  connaîtront  parfaitement  la  doctrine 
qu'il  enseigne  ;  et  celte  doctrine  se  compose 
tout  entière  des  seize  points  suivants  :  la  preuve, 
l'objet  de  la  preuve,  le  doute,  le  motif,  l'exemple, 
l'assertion,  les  membres  de  l'assertion  réguliè- 
rement formée,  le  raisonnement  supplétif,  la 
conclusion'  puis  l'objection,  la  controverse,  la 
chicane,  le  sophisme,  la  fraude,  la  réponse  fu- 
tile, et  enfin  la  réduction  au  silence.  La  connais- 
sance approfondie  de  tous  ces  points  de  doctrine 
a  pour  but  la  destruction  de  l'erreur^  et  de  tous 
les  maux  que  l'erreur  entraîne.  Voilà  ce  qu'on 
doit  appeler  les  seize  topiques  du  Nijàya,  et  non 
point  les  seize  catégories,  comme  le  dit  Colc- 
brooke, adoptant  ici  un  mot  consacré  à  exprimer 
de  tout  autres  idées.  Ainsi,  dans  le  système  de 
Gotama,  pour  que  la  discussion  soit  régulière  et 
complète,  il  faut  d'abord  établir  la  preuve  sur 
laquelle  on  prétend  fonder  l'assertion  que  l'on 
soutient.  Est-ce  la  perception  sensible  qu'on  pré- 
tend invoquer?  Est-ce  le  raisonnement,  indépen- 
damment des  faits  sensibles?  Est-ce  l'analogie 
ou  la  comparaison?  Est-ce  enfin  le  témoignage, 
celui  des  hommes  ou  celui  de  la  révélation?  Tel 
est  le  point  qu'il  faut  fixer  avant  tout.  Ceci  posé, 
on  doit  indiquer  l'objet  de  la  preuve.  Cet  objet 
ne  peut  d'une  manière  générale  qu'être  l'un  des 
douze  suivants  :  l'àme,  le  corps,  les  organes  des 
sens,  les  objets  des  sens,  etc.  Après  la  preuve  et 
l'objet  de  la  preuve,  vient  le  doute  qu'on  peut 
élever  sur  cet  objet,  et  qu'il  faut  tout  d'abord 
résoudre  pour  que  l'existence  en  soit  parfai- 
tement certaine.  Le  doute  se  fonde  sur  un  motif 
qu'il  faut  justifier;  et  pour  que  l'objet  de  la 
preuve,  qui  va  devenir  tout  à  l'heure  l'objet  de 
l'assertion,  soit  aussi  clair  que  possible,  il  faut 
prendre  un  exemple  qui  le  fasse  comprendre, 
en  étant  plus  clair  que  lui,  et  en  le  mettant  dans 
tout  le  jour  nécessaire.  Ces  précautions  préli- 
minaires une  fois  prises,  on  peut  poser  l'asser- 
tion que  l'on  prétend  soutenir,  et  qui  peut  être 
universelle  ou  particulière,  spéciale  ou  hypo- 
thétique, selon  qu'elle  s'appuie  sur  les  quatre 
preuves,  ou  sur  une  seule,  ou  sur  un  exemj.le 
admis  par  les  deux  interlocuteurs,  ou  sur  une 
simple  hypothèse  dont  ils  conviennent.  L'asser- 
tion, pour  être  régulière  et  complète,  doit  avoir 
cinq  membres  :  la  proposition,  la  raison,  l'éclair- 
cissement, l'application  et  la  conclusion.  C'est  ce 
que  Colebrooke  a  appelé  le  syllogisme  indien, 
et  l'on  doit  dire  que  ce  rapprochement,  s'il 
n'est  entièrement  faux,  estpourtantfort  peu  exact. 
Pour  appuyer  l'assertion  reposant  sur  ses  cinq 


membres,  il  faut  ajouter  do  plus  un  raisonnement 
supplétif  que  Colebrooke  appelle  encore,  par  une 
analogie  un  peu  forcée,  réduction  à  l'absurde. 
Enfin,  après  ces  huit  topiques,  vient  la  conclu- 
sion ou  iiirnaya,  qui  pose  définitivement  la 
thèse.  Il  ne  reste  plus,  quand  elle  est  ainsi  posée, 
qu'à  la  défendre  contre  toutes  les  attaques  de  , 
l'adversiiire  (ju'on  réduit  enfin  au  silence,  après' 
avoir  réfuté  conlradicloirement  ses  objections, 
avoir  démasqué  ses  chicanes^  réfuté  ses  so- 
phismes,  éludé  ses  fraudes  et  démontré  la  futilité 
de  ses  réponses. 

Voilà  toute  la  dialectique  de  Gotama  :  elle  est 
fort  loin,  comme  on  peut  le  voir  d'après  cette 
très-rapide  esquisse,  de  la  prodigieuse  analyse  de 
VOrganon,  ou  même  des  théories  moins  sû- 
res et  moins  exactes  de  la  Critique  de  la  Rai- 
son pure.  C'est  un  code  ingénieux  et  un  peu  su- 
perficiel de  l'argumentation;  mais  Gotama  a  pu 
s'acc^uérir  p:ir  là,  dans  l'Inde,  une  gloire  qui  n'a 
pas  été  moins  durable  ni  moins  utile  que  celle 
d'Aristote  dans  l'histoire  de  la  logique  chez  les 
Orientaux.  Voilà  son  titre  unique  en  philosophie  ; 
mais  ce  serait  traiter  fort  légèrement  les  choses 
que  de  ne  pas  le  trouver  considérable.  Il  n'a  pas 
été  donné  à  tous  les  peuples  de  produire  des 
systèmes  do  logique.  Il  faut  descendre  bien 
loin  dans  l'intelligence  humaine  pour  y  décou- 
vrir les  dernières  et  fermes  assises  sur  lesquelles 
reposent  son  développement  et  son  activité  régu- 
gulière.  Aristote  est  infiniment  plus  vrai  et 
plus  complet  que  Gotama.  Il  arrive  jusqu'aux 
principes  essentiels,  et  il  a  poussé  si  avant  la  re- 
cherche, que  personne  depuis  lors  n'a  pu  le  dé- 
passer, et  ne  le  pourra  jamais,  dans  le  domaine 
de  la  logique  pure.  Gotama  n'a  pas  connu  le  syl- 
logisme, pas  plus  qu'il  n'a  connu  les  catégories, 
malgré  ce  qu'en  ont  pu  dire  Colebrooke  et  quel- 
ques auteurs  qui,  comme  William  Jones,  ont 
cru,  sur  la  foi  d'une  tradition  fort  incertaine,  que 
le  N]jâ\ja  avait  servi  de  modèle  à  VOrganon. 
Mais  si  Gotama  est  fort  au-dessous  d'Aristote  et 
de  Kant,  son  mérite  relatif  n'en  est  pas  moins 
immense  :  il  a  eu  le  génie  qui  convenait  à  l'Inde, 
au  pays  où  il  était  né,  et  au  développement  in- 
tellectuel que  ce  pays  pouvait  acquérir.  La  dia- 
lectique de  Gotama  a  ])roduit  un  mouvement 
d'études  aussi  grand  au  moins  que  VOrganon, 
quoique  fort  différent.  Il  l'a  entretenu  et  l'entre- 
tient encore.  En  d'autres  termes,  l'étude  de  la 
pensée  dans  l'Inde  ne  devait  pas  être  poussée 
aussi  avant  qu'elle  l'a  été  dans  des  pays  et  dans 
des  siècles  plus  heureux  et  plus  civilisés.  Il  n'a 
pas  tenu  à  Gotama  qu'elle  ne  fût  étendue  et  ap- 
profondie autant  qu'elle  pouvait  l'être  par  la 
philosophie  indienne,  et  la  preuve,  c'est  que  de- 
puis plus  de  vinçt  siècles  la  philosophie  indienne 
s'est  contentée  de  cette  dialectique.  A  ce  résul- 
tat, limité  comme  il  l'est,  il  y  a  certainement 
des  causes  fort  graves  que  pourrait  découvrir  la 
philosophie  de  l'histoire.  Ces  causes  ont  été  né- 
cessaires ;  le  génie  indien  a  dû  s'y  soumettre,  et 
c'est  assez  pour  la  gloire  impérissable  d'un  phi- 
losophe d'avoir  mené  la  science  jusqu'à  cette  li- 
mite infranchissable  où  s'arrêtait  l'esprit  même 
du  peuple  auquel  il  s'adressait.  Gotama  doit 
donc,  toute  réserve  d'ailleurs  étant  faite,  se  pla- 
cer désormais  à  côté  du  législateur  de  la  logi- 
que en  Grèce;  et  s'il  est  au-dessous  de  lui, 
il  n'en  est  pas  moins  le  seul,  avec  Kant  chez 
les  modernes,  qui  soit  digne  de  figurer  à  ses 
côtés. 

Voy.  NïAYA  et  Indiens  (Philosophie  des). 

B.  S.-H. 

GOUT  (Sens  du),  voy.  Sens. 

GOUT  [Esthétique].  On  appelle  goût  cette 
faculté  de  l'esprit  qui  nous  fait  discerner  et  sen- 


GOUT 


G39  — 


GOUT 


tir  les  beautés  de  la  nature  et  ce  qu'il  y  a  d'ex- 
celleut  dans  les  ouvrages  do  l'art. 

Cette  dénomination  est  empruntée  au  sens 
physique  qui  perçoit  les  saveurs  :  on  a  transporté 
le  nom  de  ce  sens  à  la  l'acuité  de  l'esprit  qui  per- 
çoit ce  qu'il  y  a  de  beau  et  ce  ([u'il  y  a  de  laid 
dans  les  objets  que  nous  contemplons. 

11  en  est  du  goût  intérieur  comme  du  goût 
extérieur  :  certaines  choses  lui  agréent,  d'autres 
lui  répugnent  ;  un  grand  nombre  le  laissent  in- 
différent ou  incertain,  et  l'habitude,  les  associa- 
tions d'idées  et  la  mode  exercent  la  plus  grande 
influence  sur  ses  jugements.  Ce  sont  ces  analo- 
gies frappantes  qui,  dans  toutes  les  langues  po- 
lies, ont  lait  donner  le  nom  qui  désigne  le  goût 
physique  à  la  faculté  de  percevoir,  avec  un  sen- 
timent de  plaisir^  ce  qui  est  beau,  et  avec  un 
sentiment  de  dégoût,  ce  qui  est  laid  dans  chaque 
espèce  de  chose  (Reid,  JSssai  sur  les  facuUcs  de 
l'esprit  humain,  liv.  III). 

Nous  sommes  loin  de  vouloir  contester  ces 
analogies,  mais  on  ne  peut  trop  se  mettre  en 
garde  contre  une  assimilation  exagérée  qui  mè- 
nerait aux  plus  fâcheuses  conséquences.  Il  ne 
s'agit  pas  seulement  de  maintenir  à  l'une  de 
nos  plus  éminentes  facultés  son  rang  et  ses  pré- 
rogatives ;  cette  confusion  ouvre  la  porte  au  sen- 
sualisme et  au  scepticisme,  et  leur  livre  le  do- 
maine des  arts  et  de  la  littérature.  La  science, 
qui  étudie  le  beau  et  les  principes  de  l'art,  doit 
attacher  la  plus  haute  importance  à  cette  ques- 
tion psychologique  et  ne  laisser  planer  sur  elle 
aucune"  équivoque.  Il  y  va  de  son  existence 
comme  de  la  dignité  de  son  objet.  Si  une  part 
doit  être  faite  à  la  sensibilité,  dans  l'analyse  du 
goût  on  ne  peut  trop  faire  ressortir  l'élément 
rationnel  qui  le  constitue  dans  son  essence. 

Quand  je  dis  qu'un  objet  est  beau,  le  juge- 
ment que  je  porte  ne  se  confond  pas  avec  le 
plaisir  que  me  fait  éprouver  la  vue  de  la  beauté. 
Le  premier  de  ces  faits  est  un  acte  de  ma  raison; 
le  second,  une  impression  de  ma  nature  sensi- 
ble, et,  pour  s'accompagner,  ils  n'en  sont  pas 
moins  profondément  distincts.  Il  y  a  plus,  la 
perception  et  le  jugement  doivent  précéder  la 
sensation.  Si  l'objet  ne  m'était  apparu  comme 
beau,  si  je  ne  l'avais  jugé  tel,  je  serais  resté  in- 
différent à  son  égard,  il  n'aurait  éveillé  en  moi 
aucun  sentiment.  Ensuite,  quelle  est  cette  qua- 
lité qui  me  le  fait  nommer  beau  ?  exprime-t-elle 
une  simple  relation  entre  lui  et  ma  sensibilité? 
n'est-il  bcLiu  que  parce  qu'il  est  approprié  à  mes 
organes  et  à  mes  besoins?  cessera-t-il  de  l'être 
quand  je  ne  le  verrai  plus  ?le  serait-il  moins  quand 
il  ne  ferait  sur  moi  aucune  impression?  Non;  il 
est  clair  que  cette  qualité  est  indépendante  de 
tout  rapport  avec  moi  et  avec  mes  organes, 
avec  ma  constitution  sensible,  et  que,  quand 
j'affirme  qu'une  chose  est  belle  ou  laide,  je  ne 
veux  pas  dire  seulement  qu'elle  est  capable  de 
me  faire  éprouver  une  sensation  agréable  ou 
désagréa'ole,  comme  lorsque  je  porte  un  fruit  à 
ma  bouche,  et  qu'il  me  paraît  doux  ou  amer. 
Mais  il  est  un  autre  caractère  par  lequel  le  goût 
intellectuel  diffère  essentiellement  du  goût  phy- 
sique, et  ses  jugements  des  perceptions  sensibles, 
c'est  qu'en  réalité  il  nous  met  en  rapport  avec 
l'invisible.  Li  beauté  physique  elle-même  ne  ré- 
side point  dans  la  matière  en  soi  et  dans  ses 
propriétés,  mais  dans  les  rapports  selon  lesquels 
ses  éléments  sont  combinés,  dans  sa  forme,  dans 
la  régularité  des  mouvements,  l'éclat,  la  pureté, 
la  vivacité  des  couleurs  (voy.  Beau).  Or,  la  pro- 
portion, l'ordre  et  la  régularité  sont  les  effets 
visibles  de  l'intelligence  ;  la  matière  n'est  belle 
qu'autant  qu'apparaît  en  elle  la  force,  la  vita- 
lité, qu'autant  qu'elle  porte  l'empreinte  et  le  ca- 


chet de  l'esprit.  A  plus  forte  raison  les  sens  no 
sont-ils  pas  capables  de  comprendre  et  d'appré- 
cier la  beauté  morale  ou  spirituelle.  Il  est  aonc 
évident  que  la  faculté  (jui  est  appelée  à  discer- 
ner le  beau  dans  les  ouvrages  de  la  nature  et  de 
l'art  dépasse  l'étroit  horizon  des  sens,  qu'elle  at- 
teint dans  le  visible  l'invisible^  le  spirituel,  l'i- 
déal, et  (ju'cn  ce  point  elle  oflre  la  plus  grande 
analogie  avec  cette  faculté  supérieure  de  l'intel- 
ligence qui  nous  met  en  communication  avec  le 
monde  des  idées.  Toutefois  il  faut  prendre  garde 
de  tomber  dans  une  autre  exagération,  et  d'assi- 
miler tout  à  fait  le  g»ût  à  la  raison  qui  conçoit 
les  vérités  abstraites,  à  l'entendement  qui,  dans 
ses  jugements  et  ses  l'aisonneraents,  sépare  et 
rapproche  le  particulier  et  le  général,  l'abstrait 
et  le  concret,  l'idéal  et  le  réel.  Le  goût  est  une 
faculté  mixte;  c'est  là  son  caractère  distinctif  :  il 
renferme  un  double  élément  comme  son  objet. 
La  beauté  ne  se  révèle  à  nous  que  sous  des  for- 
mes sensibles,  dans  des  images  ou  des  symboles 
qui  nous  la  cachent  et  nous  la  montrent  à  la 
fois.  L'idée  pure  dépouillée  de  toute  forme,  dans 
sa  nature  abstraite,  s'adresse  à  l'entendement  et 
non  au  goût;  elle  ne  nous  apparaît  pas  comme 
belle,  mais  comme  vraie.  La  faculté  qui  voit  et 
contemple  le  beau  ne  le  saisit  donc  que  dans  sa 
manifestation  sensible;  elle  liabite  à  la  fois  deux 
mondes,  celui  des  sens  et  celui  de  la  raison; 
messagère  entre  le  ciel  et  la  terre,  elle  supprime 
la  distance  qui  les  sépare  ;  interprète  des  choses 
invisibles,  elle  nous  traduit  leurs  vivants  sym- 
boles. Elle  n'a  pas  besoin  de  comparer  l'idée  et 
la  forme,  elle  les  perçoit  simultanément,  dans 
leur  conformité  et  leur  convenance,  par  une 
sorte  d'intuition.  Telle  est  la  vraie  nature  de  la 
faculté  qui  nous  met  en  relation  avec  le  beau. 
Elle  prend  le  nom  de  goût  lorsqu'on  l'envisage 
dans  sa  fonction  législatrice  et  judiciaire.  Quoi- 
qu'elle offre  un  côte  sensible,  l'élément  essentiel 
qui  la  constitue  appartient  à  la  raison  ;  elle 
n'est  même,  à  vrai  dire,  qu'une  des  formes  de 
cette  faculté  souveraine  qui  prend  différents 
noms  selon  les  objets  auxquels  elle  s'applique  : 
raison  proprement  dite  lorsqu'elle  s'exerce  dans 
la  sphère  des  vérités  spéculatives  ;  conscience 
lorsqu'elle  nous  révèle  les  vérités  morales  ou 
pratiques  ;  goût  lorsqu'elle  apprécie  la  beauté  et 
la  convenance,  dans  les  objets  du  monde  réel  ou 
dans  les  productions  des  arts. 

Nous  aurions  à  rechercher  maintenant  les  ca- 
ractères d'un  autre  élément  qui  accompagne  les 
jugements  du  goût:  le  sentiment  que  fait  naître 
en  nous  la  perception  du  beau.  Quoiqu'il  appar- 
tienne tout  entier  à  la  sensibilité,  il  ne  diffère 
pas  moins  des  plaisirs  des  sens  que  la  per- 
ception du  beau  et  les  jugements  du  goût  des 
notions  sensibles.  Sur  ce  point,  il  faut  consulter 
la  savante  et  profonde  analyse  de  Kant  {Critique 
du  Jugement).  Sa  description  des  caractères  de 
la  jouissance  esthétique  ne  laisse  rien  à  désirer. 
Selon  Kant,  le  plaisir  qui  accompagne  le  juge- 
ment du  goût  est  d'une  nature  désintéressée,  il 
ne  provoque  en  nous  aucun  désir  ;  l'objet  nous 
intéresse,  sans  doute,  en  ce  sens  qu'il  nous  plaît: 
nous  aimons  à  le  contempler,  un  charme  parti- 
culier nous  attire  vers  lui;  mais  nous  n'éprou- 
vons aucun  besoin  de  le  faire  servir  à  notre 
usage,  de  le  consommer  ou  de  le  détruire.  Loin 
de  là,  il  nous  semble  devoir  subsister  par  lui- 
même  et  pour  lui-même,  n'avoir  aucun  rap- 
port avec  notre  nature  idividuelle.  L'âme  se  sent 
libre  en  sa  présence,  comme  lui  est,  vis-à-yis 
d'elle,  libre  et  indépendant  :  c'est  donc  une  jouis- 
sance d'un  ordre  tout  particulier,  une  jouissance 
libérale.  Cet  oubli  de  nous-mêmes  et  de  nos  be- 
soins   fait   que  nous   ne  songeons  pas  même  à 


GOUT 


—  e^o  — 


ou  UT 


rexislcncc  réelle  de  l'otijet;  une  belle  concep- 
tion une  image,  une  rcprcsenlalion  fictive  nous 
jilait  autant  et  souvent  plus  que  la  réalité  même. 
Le  goût  est  encore  barbare  lorsqu'au  sentiment 
du  beau  doit  se  mêler  l'agrément  qui  naît  d'un 
désir  satisfait.  Les  plaisirs  du  goût  ne  se  distin- 
guent pas  moins  de  ceu.x  qui  accompagnent  les 
jugements  de  la  conscience  morale.  Ceux-ci  sont 
d'une  nature  tout  à  l'ait  noble,  sans  doute,  mais 
ils  ne  nous  laissent  pas  indilTércnts  à  l'existence 
de  leur  objet,  ils  éveillent  en  nous  l'idée  d'une 
loi  obligatoire  à  laquelle  la  volonté  de  l'agent 
est  soumise.  Il  y  a  trois  sortes  de  plaisirs  qui 
correspondent  aux  idées  de  l'utile,  du  bien  et 
du  beau:  le  premier  est  purement  sensible,  le 
second  est  pratique,  le  troisième  contemplatif. 
Ou  les  objets  nous  agréent,  ou  ils  provoquent 
notre  estime,  ou  ils  nous  plaisent.  Nous  parta- 
geons la  première  de  ces  jouissances  avec  les 
bêtes,  la  seconde  appartient  aux  êtres  raisonna- 
bles, la  troisième  est  particulière  à  l'homme  et 
ne  peut  se  rencontrer  que  dans  une  nature  à  la 
fois  intelligente  et  sensible.  —  Nous  ne  suivrons 
pas  Kant  dans  les  détails  de  cette  analyse  semée 
d'observations  profondes  autant  qu'ingénieuses. 
11  est  un  point  d'ailleurs  sur  lequel  nous  sommes 
forcés  de  nous  séparer  de  ce  philosophe.  Kant 
reconnaît  le  caractère  d'universalité  qui  appar- 
tient aux  jugements  du  goût;  mais,  dominé  par 
l'idée  qui  fait  le  fond  de  son  système,  et  préoc- 
cupé du  côté  sensible  que  nous  avons  signalé 
plus  haut,  il  fait  du  beau  l'objet  d'une  jouissance 
générale  et  du  goût  une  sorte  de  sens  commun 
{sensus  communis).  11  distingue,  il  est  vrai,  ce- 
lui-ci des  sens  externes  et  de  la  raison  igno- 
rante et  sans  culture  qui,  dans  le  vulgaire  des 
hommes,  juge  d'après  des  idées  vagues  et  con- 
fuses. Le  goût,  suivant  ses  expressions,  <•  juge 
avec  une  nécessité  générale,  mais  purement  sub- 
jective. »  Il  a  beau  insister  sur  cette  nécessité 
intérieure,  sur  les  lois  de  l'imagination  inhéren- 
tes à  l'esprit  humain,  il  n'en  conteste  pas  moins 
le  caractère  objectif  et  absolu  de  cette  faculté 
et  de  ses  décisions. 

Dans  le  domaine  du  beau  comme  dans  celui 
du  vrai,  Kant,  après  avoir  tenté  de  soustraire  la 
raison  et  ses  idées  aux  atteintes  du  scepticisme, 
nous  paraît  assurer  le  triomphe  de  ce  dernier. 
Nous  ne  pouvons  également  souscrire  sans  ré- 
serve à  cette  dénomination  de  sens  commun 
donnée  au  goût.  Elle  n'est  vraie  que  d'une  ma- 
nière métaphorique,  comme  l'on  dit  quelquefois 
le  sens  ou  l'organe  du  beau.  On  ne  peut  trop  le 
redire,  le  goût,  malgré  l'élément  sensible  mêlé  à 
ses  jugements,  n'est  autre  que  la  raison  elle- 
même,  et  il  participe  de  tous  ses  caractères,  de 
sa  nécessité,  de  son  universalité;  comme  elle,  il 
est  objectif  et  absolu. 

11  existe  un  scepticisme  esthétique  comme  un 
scepticisme  scientificjue,  moral  et  religieux;  sa 
devise  est  la  maxime  vulgaire  :  «  On  ne  peut 
disputer  des  goûts.  »  Ses  arguments  sont  les 
mêmes;  le  principal  consiste  à  faire  ressortir  la 
diversité  des  jugements  que  portent  les  hommes 
sur  le  beau  et  le  laid,  les  formes  bizarres  que 
prend  le  goût  chez  les  différents  peuples,  les 
changements  et  les  révolutions  qui  s'opèrent 
dans  les  arts  et  la  littérature.  Beaucoup  d'esprits 
fort  sages,  et  qui  reculeraient  effrayés  devant 
les  conséquences  du  scepticisme  religieux  ou 
moral,  paraissent  disposés  à  faire  bon  marché 
de  la  vérité  esthétique.  Il  est  nécessaire  de  leur 
montrer  où  conduit  une  pareille  concession;  car 
c'est  ici  surtout  le  cas  d'appliquer  la  maxime  : 
«  On  ne  fait  pas  au  scepticisme  sa  part.  »  Certes 
nous  sommes  loin  de  vouloir  effacer  les  diffé- 
rences qui  séparent  les  diverses  sphères  du  dé- 


veloppement de  l'esprit  humain.  L'art  a  son  ca- 
ractère propre,  par  lequel  il  se  distingue  de  la 
science,  de  la  morale  et  de  la  religion  (voy. 
Arts);  mais  les  idées  qui  leur  servent  de  base 
n'en  conservent  pas  moins  leur  solidarité.  Lors- 
qu'elles sont  menacées,  elles  doivent  proclamer 
hautement  cette  unité,  qui  est  celle  de  la  raison 
elle-même.  Ainsi,  à  ceux  qui  sont  frappés  sur- 
tout du  caractère  universel  des  vérités  mathé- 
matiques, nous  ferons  remarquer  qu'il  y  a  aussi 
une  beauté  mathématique,  et  que  le  goût  qui 
la  reconnaît  et  l'admire  a  les  mêmes  droits  que 
la  raison  (jui  juge  l&s  vérités  abstraites.  Cette 
identité  a  clé  aperçue  dès  l'origine  de  la  science, 
et  il  ne  faut  pas  croire  que  les  rapports  établis 
entre  les  lois  des  nombres  et  celles  de  l'harmonie, 
entre  l'astronomie  et  la  musique,  soient  une 
rêverie  pythagoricienne.  Il  y  a  dans  les  propor- 
tions numériques,  dans  la  régularité  des  mou- 
vements et  des  formes,  une  excellence  qui  se 
traduit  immédiatement  aux  yeux.  Non-seulo- 
ment  le  monde  nous  offre  ce  genre  de  beauté 
dans  les  lois  qui  font  sa  stabilité,  tous  les  arts 
l'empruntent  plus  ou  moins.  Il  prédomine  dans 
l'architecture.  Dans  la  sculpture  et  la  peinture, 
quoiqu'il  cède  la  place  à  des  formes  plus  libres 
et  plus  animées,  il  fournit  les  lois  de  la  perspec- 
tive, préside  aux  proportions,  à  l'ordonnance  et 
au  groupement  des  figures.  Dans  la  musique,  il 
reprend  toute  son  importance;  et  s'il  le  cède 
encore  à  un  élément  supérieur,  à  l'expression, 
la  cadence,  la  mesure,  l'harmonie  lui  appar- 
tiennent. La  poésie  lui  doit  les  lois  du  rhytlime 
et  plusieurs  des  règles  de  la  prosodie.  11  n'est 
pas  plus  permis  au  goût  d'enfreindre  ces  lois 
fondamentales  qu'à  la  raison  de  violer  celles  de 
la  mécanique.  Pindare  y  est  soumis  comme  Ar- 
chimède.  Veut-on  un  autre  exemple  dans  l'ordre 
de  la  beauté  physique?  que  l'on  considère  la 
figure  humaine.  Une  loi  invariable,  et  gui  ne 
laisse  aucune  prise  à  la  diversité  des  goûts,  est 
celle  de  la  disposition  des  organes.  En  vertu  de 
cette  loi,  les  organes  affectes  à  l'intelligence 
doivent  prédominer  sur  ceux  qui  se  rapportent 
aux  fonctions  physiques.  Renversez  cet  ordre, 
vous  rapprochez  l'homme  de  l'animal ,  vous 
changez  la  beauté  en  laideur,  la  figure  humaine 
s'éloigne  dans  la  même  proportion  de  son  type 
idéal,  elle  perd  sa  noblesse,  et  n'exprime  plus 
que  la  bassesse,  la  stupidité,  la  férocité.  Lisez 
dans  Winckelmann  la  description  du  profil  grec, 
vous  verrez  que  les  conditions  de  la  beauté  phy- 
sique sont  aussi  peu  arbitraires  que  les  propor- 
tions géométriques.  Quant  au  beau  moral,  nous 
pourrions  reproduire  la  thèse  soutenue  par  Pla- 
ton, celle  de  l'identité  du  bon  et  du  beau,  et  par 
là  démontrer  les  rapports  intimes  de  la  con- 
science morale  et  du  goût.  Kant  a  fait,  il  est 
vrai ,  parfaitement  ressortir  la  différence  qui 
existe  entre  ces  deux  facultés.  L'une  apprécie 
les  actions  d'après  leur  conformité  avec  leur  fin, 
et  soumet  la  liberté  à  une  règle  obligatoire  ; 
l'autre,  faisant  abstraction  de  la  fin  des  êtres 
et  ne  considérant  que  leur  libre  développement, 
contemple  limage  de  la  loi  elle-même,  réalisée 
dune  manière  vivante  et  harmonieuse;  elle  ne 
connaît  pas,  à  proprement  parler,  de  vertus, 
mais  des  qualités  grandes,  nobles,  généreuses, 
qui  émanent  d'une  ànie  heureusement  et  riche- 
ment douée.  On  le  voit,  le  principe  du  beau  et 
du  bien  est  le  même,  savoir  :  l'excellence  d'une 
nature  qui  se  développe  conformément  à  sa  loi, 
obligée  dans  un  cas^  libre  dans  l'autre,  le  point 
de  vue  seul  est  diflérent.  Ainsi,  qu'on  le  sache 
ou  (ju'on  l'ignore,  on  ne  peut  attaquer  le  carac- 
tère absolu  du  goût  sans  porter  une  atteinte  fu- 
neste à  la  conscience  et  à  la  vérité  morale. 


GOUT 


—  6'il  — 


GRAM 


Il  y  a  aussi  un  ciMé  divin  dans  le  beau,  et  le 
goût  offre  une  étroite  affinité  avec  le  sentiment 
religieux.  Ailleurs  (voy.  Arts),  nous  avons  dû 
insister  sur  leur  distinction.  Ici  nous  rétablissons 
leur  unité  j  le  goût  peut  être  faible  et  le  senti- 
ment religieux  très-aévelopiié  dans  le  mémo  in- 
dividu; mais  ce  n'est  là  qu'une  différence  de 
degré;  celui  auquel  manquerait  le  sens  du  be:ui, 
et  qui  ne  saurait  le  reconn:iîlre  dans  les  images 
que  lui  en  offrent  la  nature  et  l'art,  ne  com- 
jircndrait  rien  aux  .symboles  de  la  religion  et 
du  culte,  il  est  douteux  même  que  son  intelli- 
gence pût  s'élever  à  l'idée  des  perfections  divi- 
nes, le  parfait  et  le  beau  étant  identiques  dans 
leur  origine  et  leur  principe. 

Nous  avons  également  démontré  (voy.  Estiik- 
tiql'e)  le  caractère  absolu  du  goût  et  de  ses  rè- 
gles fondamentales  dans  le  domaine  de  l'art. 
L'art  n'est  pas  une  imitation  de  la  nature,  mais 
il  obéit  aux  mêmes  lois,  et  l'idéal  qu'il  repré- 
sente n'est  que  l'idée  dont  elle  poursuit  elle- 
même  la  réalisation.  La  nature  et  l'art  imitent 
tous  deux  un  même  modèle.  D'un  autre  côté,  ces 
symboles,  que  l'art  emprunte  au  monde  réel,  il 
ne  les  façonne  pas  arbitrairement,  mais  avec 
une  libre  nécessité,  c'est-à-dire  en  se  soumettant 
d'instinct  à  dos  lois  qui  le  dominent  à  son  insu. 
Le  goût  a  donc  des  règles  d'appréciation  fixes, 
un  critérium  à  l'aide  duquel  il  peut  juger  les 
productions  du  génie,  et  distinguer  ce  qui  est 
beau  d'une  beauté  immuable  et  absolue  dans  les 
créations  de  l'esprit  humain  comme  dans  les 
œuvres  de  Dieu. 

Comment  toutefois  expliquer  la  diversité  des 
goûts  et  des  jugements  que  portent  les  hommes 
sur  le  beau,  soit  réel,  soit  artistique  ou  litté- 
raire? Par  les  mêmes  raisons  et  les  mêmes 
causes  qui  servent  à  rendre  compte  de  la  diver- 
sité et  de  la  contradiction  des  opinions  en  ma- 
tière de  vérité,  de  justice  et  de  moralité,  sans 
que  le  caractère  absolu  de  la  raison  et  de  la 
conscience  en  soit  altéré.  Le  goût,  comme  toutes 
les  facultés  humaines,  est  susceptible  d'éducation 
et  de  culture  :  il,  se  développe,  se  modifie,  se 
perfectionnej  et  se  corrompt.  11  y  a  un  goût  sain, 
et  un  goût  dépravé.  On  ne  peut  nier  qu'une  mau- 
vaise éducation,  des  habitudes  vicieuses,  des 
associations  d'idées  bizarres,  ne  donnent  à  quel- 
ques hommes  un  goût  qui  se  plaît  aux  choses 
grossières,  extravagantes.  La  coutume,  l'imagi- 
nation, le  tempérament,  le  climat,  l'organisation 
sociale,  les  mœurs,  les  idées  religieuses,  exer- 
cent une  grande  influence  sur  le  goût  des  na- 
tions et  des  individus.  La  recherche  de  toutes 
ces  causes  n'est  pas  une  des  parties  les  moins 
importantes  de  l'histoire  des  arts  et  de  la  litté- 
rature. 

Consultez,  outre  les  ouvrages  indiqués  aux 
articles  Beau  et  Esthétique  :  Montesquieu,  Essai 
sur  le  goût  ;  —  Herder,  des  Causes  de  la  déca- 
dence du  goût  chez  les  différents  peuples,  in-8, 
Berlin,  1875  ; — Signorelli,  del  Gusto  et  del  Bcllo, 
in-8,  Naples,  1707  ;  —  Rollin,  Réflexions  géné- 
rales sur  le  goût,  dans  le  Traité  des  études;  — 
Cartaud  de  la  Villate,  Essai  historique  et  philo- 
sophique sur  le  goût,  in-12,  ib.,  1751  ;  —  Siran 
de  la  Tour,  l'Art  de  sentir  et  juger  en  matière  de 
goût,  in-8,  Strasbourg,  1790  ;  —  les  traités  de 
Montesquieu,  de  d'Alembert,  de  Marmontel,  de 
Leoat,  de  Bitaubé,  de  Formey,  etc.,  dans  les  œu- 
vres des  écrivains;  —  Hume,  of  the  Standard 
of  taste,  and  of  the  Delicaty  of  laste,  dans  ses 
Essais  et  Traités;  — Cooper,  Lettres  sur  le  goût, 
in-8,  Londres,  1771  ;  —  Gérard,  Essai  sur  le  goût, 
in-8,  ib.,  1759  ;  —  Alison,  Essai  sur  la  nature 
et  les  principes  du  goût,  in-4,  Edimbourg  et 
Londres,  1790;  —  Winckelmann,  de  la  Capacité 

DICT.   PHILOS. 


de  sentir  le  beau  dans  les  arts,  et  de  son  éduca- 
tion (ail.)  ;  —  Th.  Reid  ,  VIII"  Essai  sur  les  fa- 
cultés intellectuelles  de  Vhomme.  C.  B. 
GRAMMAIRE,    GRAMMAIRE    GÉNÉRALE 

Outre  les  grammaires  jiarlioulièies  qui  ensei- 
gnent les  règles  propres  à  chaque  idiome,  gram- 
maires qui  varient  selon  les  temps  et  les  lieux, 
subordonnées  qu'elles  sont  à  toutes  les  vicissi- 
tudes des  langues  qui  suivent  elles-mêmes  les 
révolutions  des  peuples,  il  est  une  grammaire 
universelle,  invariable,  qui,  s'élevanl  au  dessus 
des  formes  particulières  et  des  usages  locaux  ou 
transitoires,  dicte  des  règles  immuables,  com- 
munes à  toutes  les  langues,  et  qui  cherche  la 
raison  de  faits  qu'au  milieu  d'une  si  grande  di- 
versité d'idiomes  on  retrouve  partout  identiques. 
C'est  la  Grammaire  générale  ou  universelle  qui 
relève  de  la  philosophie.  Outre  l'ordre  purement 
philologique  des  mots,  qui  constate  et  qui  règle 
selon  l'usage  leurs  combinaisons  et  leurs  rap- 
ports, il  est  une  autre  manière  de  considérer  le 
discours  dans  une  langue  quelconque,  qui  con- 
siste à  rapprocher  toujours  les  mots  des  pensées 
qu'ils  expriment,  à  expliquer  par  les  lois  ou  les 
habitudes  de  l'esprit  les  règles  grammaticales. 
Ce  n'est  autre  chose  que  l'application  des  mé- 
thodes philosophiques  de  Vôl  Grammaire  générale 
à  l'étude  d'une  langue  particulière  ou  à  la  com- 
paraison de  plusieurs  idiomes. 

Quoi  qu'en  aient  dit  certains  sophistes,  amis 
du  paradoxe,  qui,  prétendant  que  l'homme  ne 
pense  que  parce  qu'il  parle^  auraient  volontiers 
donné  à  la  parole  la  priorité  sur  la  pensée,  il  est 
évident  aux  yeux  du  bon  sens  que  la  parole  ne 
sert  qu'à  exprimer  la  pensée,  qu'elle  se  calque 
nécessairement  sur  elle,  et  que  par  conséquent, 
pour  trouver  la  raison  de  ce  qu'il  y  a  de  com- 
mun à  toutes  les  langues,  en  tant  qu'interprètes 
de  la  pensée,  il  faut  la  chercher  dans  la  consti- 
tution même  de  l'esprit  humain.  Aussi  la  Gram.- 
maire  générale  a-t-elle  été  regardée  comme  une 
partie  de  la  philosophie. 

S'il  est  vrai  que  les  langues,  pour  traduire  la 
pensée,  en  doivent  représenter  les  conditions 
essentielles,  il  nous  suffira,  pour  poser  les  fonde- 
ments de  la  Grammaire  générale,  d'emprunter 
à  la  psychologie  l'analyse  de  la  pensée. 

La  pensée  se  produit  sous  deux  formes  et  ne 
peut  se  produire  que  sous  ces  deux  formes,  Vidée, 
le  jugement  :  Vidée,  qui  représente  purement  et 
simplement  les  objets  ou  leurs  qualités;  le  juge- 
ment, qui  prononce  sur  les  choses,  qui  leur  attribue 
ou  leur  refuse  certaines  qualités  en  établissant 
certains  rapports  entre  les  idées.  Ainsi,  les  idées 
sont  les  éléments  des  jugements.  Les  langues 
auront  donc  à  exprimer  des  idées  et  des  juge- 
ments. Les  idées  sont  exprimées  par  les  mots, 
les  jugements  par  les  propositions;  et  de  même 
que  les  idées  sont  les  éléments  du  jugement,  les 
mots  sont  les  éléments  de  la  proposition. 

11  y  a  dans  les  langues  une  foule  de  mots 
divers;  mais  tous  ces  mots,  malgré  leur  diffé- 
rence de  son  ou  de  forme,  peuvent  être  envisagés 
seulement  sous  le  rapport  des  fonctions  qu'ils 
remplissent  dans  le  discours,  et  ils  se  réduisent 
alors  à  un  petit  nombre  d'espèces  qu'on  appelle 
les  parties  du  discours.  Or,  quelles  sont  les 
parties  essentielles  du  discours?  Si  ce  que  nous 
avons  avancé  sur  les  rapports  de  la  grammaire 
générale  et  de  la  psychologie  est  vrai,  l'analyse 
de  la  pensée  devra  encore  ici  nous  fournir  la 
réponse. 

Toute  pensée  se  résout  en  jugements^  et  les 
jugements  eux-mêmes  se  résolvent  en  idées.  Or, 
qu'y  a-t-il  dans  tout  jugement?  D'abord  l'idée 
d'une  substance,  d'une  chose  envisagée^  comme 
possédant  ou  excluant  certaines  qualités;  puis 

41 


GRAM 


6^2  — 


GRAM 


l'idée  d'uiic  qualité,  d'une  manière  d'être;  enfin 
l'opération  de  l'esprit  qui  attribue  ou  reluse  la 
qualité  à  la  substance,  qui  affirme  que  l'être 
est  ou  n'est  pas  d'une  certaine  manière,  que  le 
sujet  possède  ou  exclut  un  certain  attribut.  Il 
devra  donc  y  avoir  trois  espèces  de  mots  essen- 
tielles à  toutes  langues  :  l'expression  de  la  sub- 
stance, celle  de  la  qualité,  celle  de  l'alfirmation 
portée  sur  le  lien  qui  les  unit  :  ce  sont  le  sub- 
stantif ou  nom,  Vadjectif  et  le  verbe.  Verbe  veut 
dire  parole;  c'est  <ju'en  efFet  ce  mot  est  celui  qui 
constitue  véritablement  la  parole  :  on  ne  parle 
que  pour  se  comprendre,  et  sans  le  verbe,  sans 
l'affirmation  qu'il  exprime,  les  mots  n'auraient 
plus  aucun  sens,  ou  du  moins  aucune  valeur  ; 
ce  seraient  des  pierres  sans  ciment. 

C'est  précisément  parce  qu'il  ne  peut  y  avoir 
de  proposition  sans  verbe,  tout  comme  il  n'y  a 
point  de  jugement  sans  la  perception  d'un  rap- 
port entre  deux  idées,  et  parce  (ju'en  réalité  il 
n'y  a  qu'un  verbe  (être),  toujours  le  même,  ex- 
primant ce  rapport  toujours  le  même,  que  le 
verbe  peut  très-souvent  être  sous-cntendu.  C'est 
ainsi  que  les  enfants  parlent  assez  longtemps  sans 
faire  usage  du  verbe  et  qu'il  existe,  dit-on,  des 
langues  à  l'état  d'enfance  qui  n'ont  point  de 
verbes,  même  le  verbe  être.  Le  substantif,  l'ad- 
jectif, le  verbe,  exprimé  ou  sous-enlendu,  sont 
les  seules  parties  vraiment  essentielles  du  dis- 
cours et  par  conséc^uent  les  seules  espèces  de 
mots  absolument  nécessaires.  Les  autres  émi- 
nemment utiles  ne  sont  cependant  pas  indispen- 
sables à  l'expression  grossière  de  la  pensée.  Aussi 
ne  les  trouve-t-on  pas  dans  toutes  les  langues. 
Les  autres  espèces  de  mots  expriment  générale- 
ment certains  rapports  entre  nos  idées,  autres  et 
moins  importants  que  celui  qui  constitue  le  juge- 
ment, ou  certaines  modifications  de  nos  pensées, 
ou  bien  sont  de  simples  auxiliaires.  Voilà  pour- 
quoi différentes  langues  peuvent  exprimer  les 
mêmes  choses,  les  mêmes  modifications  de  la 
pensée  de  manières  très-différentes.  C'est  aussi 
la  Grammaire  générale  qui  étudie  comment  les 
principales  modifications  de  la  pensée  sont  re- 
présentées dans  le  langage.  Elle  peut  même  en- 
trer dans  le  détail  et  expliquer  par  exemple  le 
rôle  des  parties  secondaires  du  discours  dans  les 
principales  langues  classiques  ou  européennes, 
ou    particulièrement  dans  la  langue  française. 

Le  substantif,  l'adjectif  et  le  verbe  suffi- 
raient à  exprimer  toutes  nos  pensées,  si  les  objets 
dont  nous  nousoccupons  étaient  toujours  considé- 
rés isolément;  mais  le  plus  souvent  ils  ont  des 
raj)ports  avec  d'autres  objets;  il  devient  alors 
nécessaire  d'exprimer  ces  rapports.  Quand  je 
dis  :  Dieu  est  bon,  le  sujet  et  l'attribut  expriment 
chacun  une  seule  idée,  dégagée  de  tout  rapport, 
et  ils  doivent  alors  être  exprimés  chacun  par  un 
seul  mot  ;  mais  si  je  dis  :  Les  dieux  des  païens 
étaient  indignes  de  respect,  le  sujet  les  dieux 
est  en  rapport  avec  les  mots  les  païens  qui  le 
déterminent,  et  l'attribut  indignes  est  en  rapport 
avec  les  mots  de  respect  qui  en  complètent 
l'idée.  Ces  rapports  que  les  Latins  exprimaient 
par  un  cas,  sont  ici  exprimés  par  le  mot  de.  Les 
grammairiens  ont  nommés  préposition  cette 
nouvelle  espèce  de  mots,  parce  qu'elle  se  place 

f;énéralement  avant  le  nom  qui  est  en  rapport  avec 
e  sujet  ou  l'attribut  et  qui  en  complète  l'idée. 
11  peut  de  même  y  avoir  des  liens  entre  les 
faits,  entre  les  jugements,  et  par  conséquent 
entre  les  propositions  qui  les  expriment,  et  il 
faudra  une  cinquième  espèce  de  mots  pour  ex- 
primer ces  rapports  d'un  nouveau  genre  :  c'est 
l'office  de  la  conjonction.  La  conjonction  unit 
les  propositions  entre  elles,  comme  la  préposi- 
tion unit  les  mots. 


L'arlicle,  le  pronom,  le  participe,  Vadverbe, 
Vinterjection  ne  sont  guère  que  des  subdivisions 
ou  des  composés  des  autres  parties  du  discours. 

Varlicle  exprime  une  modification  particu- 
lière du  substantif;  il  annonce  qu'il  doit  être 
pris  dans  un  sens  concret  et  non  dans  un  sens 
abstrait,  qu'en  outre  il  doit  être  envisagé  sous 
le  rapport  de  son  étendue,  comme  le  nom  d'un 
genre  ou  d'un  individu.  C'est  ce  qu'on  sentira 
immédiatement  en  prenant  quelque  exemple  où 
le  même  substantif  soit  employé  avec  l'article 
et  sans  l'arLi^lc.  Vhoinnie  lâche  n'est  pas  homm^  : 
dans  cet  exemple,  l'article  placé  devant  homm£ 
lâche,  qui  forme  le  sujet,  indique  que  le  mot 
homme  est  pris  dans  un  sens  déterminé  ;  c'est 
le  nom  d'une  classe,  celle  des  hommes  lâches; 
dans  l'attribut,  homme  est  pris  dans  un  sens 
abstrait,  indéterminé,  comme  exprimant  seule- 
ment l'ensemble  des  caractères  qui  font  qu'un 
homme  est  homme  :  c'est  ce  qu'indique  l'ab- 
sence de  l'article.  On  le  voit,  l'article  ne  fait 
qu'exprimer  une  face,  une  manière  d'être  des 
substances.  Or  c'est  là  l'office  des  adjectifs.  Au 
reste,  l'article  est  tellement  loin  d'être  une  par- 
tie essentielle  du  discours,  que  nombre  de  lan- 
gues, à  commencer  par  la  langue  latine,  ne  le 
connaissent  pas  ou  le  remplacent  par  des  adjec- 
tifs, soit  par  l'adjectif  numéral,  soit  par  l'adjectif 
démonstratif;  et  pour  Jes  langues  mêmes  qui 
l'admettent,  rien  de  plus  arbitraire  que  l'usage 
qu'elles  en  font,  les  unes  l'omettant  quand  les 
autres  l'emploient,  et  la  même  langue  pouvant 
à  volonté  l'omettre  ou  l'employer. 

C'est  à  Vadjectif  encore  que  doit  se  rapporter 
le  participe.  Il  n'en  est  évidemment  qu'une  es- 
pèce ou  une  forme,  et  n'en  diffère  que  par  des 
circonstances  d'origine  tout  à  fait  indifférentes 
ou  par  des  propriétés  purement  accessoires.  S'il 
vient  du  verbe,  s'il  participe  jusqu'à  un  certain 
point  de  sa  nature  en  ce  qu'il  admet  des  change- 
ments de  temps  et  peut  même  avoir  un  régime, 
il  remplit  du  reste  toutes  les  fonctions  de  l'ad- 
jectif ;  il  en  subit  toutes  les  modifications^  il  est 
soumis  aux  mêmes  règles  grammaticales  ;  il  n'est 
donc  qu'un  adjectif. 

Le  pronom,  comme  le  dit  sa  dénomination 
tient  la  place  du  nom;  il  en  remplit  toutes  les 
fonctions,  il  en  subit  toutes  les  modifications  de 
genre,  de  nombre  ;  seulement  il  joint  à  l'idée  de 
la  personne  ou  de  l'objet  dont  il  remplace  le 
nom  l'idée  du  rôle  que  cette  personne  ou  cet 
objet  joue  dans  l'acte  de  la  parole.  Or  c'est  là 
une  fonction  accessoire  qui  peut  mériter  d'être 
notée,  mais  qui  ne  change  en  rien  la  nature  du 
nom  ;  c'est  une  nuance  dans  la  manière  d'ex- 
primer la  substance,  mais  ce  n'est  pas  un  carac- 
tère essentiel  et  dislinctif  qui  puisse  donner  lieu 
à  la  création  d'une  nouvelle  espèce  de  mot.  Le 
pronom  n'est  donc  qu'une  forme  du  nom. 

Vadverbe  s'ajoute  au  verbe  ou  même  à  l'ad- 
jectif pour  en  modifier  le  sens;  il  est  lui-même 
un  véritable  adjectif. 

Vinterjection  n'est  pas,  à  proprement  parier, 
un  élément  de  la  proposition;  c'est  une  proposi- 
tion entière,  c'est  l'expression  d'un  sentiment 
vif,  d'une  pensée  complète,  mais  qui  est  encore 
dans  sa  forme  primitive,  dans  sa  complexité,  son 
indivisibilité  natives. 

La  grammaire  générale  ne  se  borne  pas  à  faire 
connaître  les  différentes  espèces  de  mots  dont  se 
servent  les  langues  pour  exprimer  la  pensée  sous 
ses  formes  principales;  elle  doit  encore  approfon- 
dir chacune  d'elles,  envisager  chaque  partie  du 
discours  dans  les  modifications  dont  elle  est  sus- 
ceptible, dans  ses  applications  diverses,  dans  les 
subdivisions  qu'elle  admet.  Elle  doit  aussi  traiter 
des  combinaisons  des  mots,  nous  apprendre  com- 


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ment,  en  se  combinant,  ils  influent  les  uns  sur 
les  autres,  soit  qu'ils  s'accordent,  soit  qu'ils  se 
gouvernent:  comment  enfin  ils  se  coordonnent 
et  se  construisent.  Ces  diverses  questions  donnent 
naissance  à  deux  parties  de  la  science,  dont  la 
première  a  été  nommée  lexicographie  et  la  se- 
conde syntaxe.  Nous  ne  pouvons  ici  qu'en  indi- 
quer la  place. 

Dans  ces  nouvelles  recherches,  la  grammaire 
générale  sera  encore  guidée  par  la  psychologie. 
C'est  en  effet  parce  qu'il  y  a  dans  notre  esprit 
des  idées  générales  et  des  idées  individuelles 
qu'il  y  a  des  noms  communs  et  des  noms  pro- 
pres ;  c'est  parce  que  nous  avons  des  idées 
d'unité  et  de  pluralité  qu'il  y  a  dans  plusieurs 
espèces  de  mots  des  nombres  (singulier,  pluriel, 
duel):  c'est  parce  que  nous  pouvons  distinguer 
dans  les  êtres  des  qualités  qui  leur  sont  propres 
et  d'autres  qualités  qui  n'existent  que  par  rap- 
port à  nous  et  naissent  de  la  manière  dont  nous 
envisageons  les  choses,  que  l'on  a  divisé  les 
adjectifs  en  quali/îcalij's  et  dclerminatifs;  c'est 
parce  que  notre  esprit  est  fait  pour  connaître  et 
diviser  les  parties  de  la  durée  que  nous  trouvons 
dans  les  verbes  des  temps  ou  des  formes  parti- 
culières pour  distinguer  le  présent,  le  passé, 
l'avenir  ou  le  futur;  c'est  enfin  parce  qu'en  por- 
tant des  jugements  sur  les  faits,  raifirmalion  est 
différemment  modifiée,  selon  que  ces  faits  nous 
apparaissent  comme  positifs,  comme  condition- 
nels, comme  dépendant  les  uns  des  autres,  qu'il 
existe  dans  les  verbes  des  modes  correspondants 
(indicatif,  conditionnel,  subjonctif,  etc.). 

Nous  en  dirons  autant  de  l'ordre  dans  lequel 
se  rangent  les  mots,  des  constructions  diverses 
qu'ils  admettent,  construction  tantôt  directe,  tan- 
tôt inverse.  Quoi  de  plus  capricieux  en  appa- 
rence que  ces  changements  perpétuels  qu'offrent 
dans  les  différentes  langues  ou  dans  une  même 
langue  l'ordre  et  la  disposition  des  mots?  On  ne 
s'en  rendra  compte  encore  qu'en  remontant  à 
l'esprit  lui-même,  qu'en  reconnaissant  l'ordre 
dans  lequel  se  succèdent  nos  pensées,  nos  senti- 
ments. L'esprit  est-il  calme,  n'écoute-t-il  que  la 
voix  de  la  raison  :  les  mots  s'ordonneront  con- 
formément à  l'ordre  naturel.  L'àme  est-elle  au 
contraire  agitée  par  quelque  émotion  vive,  par 
quelque  passion  violente  :  cet  ordre  sera  boule- 
verse et  fera  place  à  celui  que  prescrit  la  grada- 
tion des  sentiments. 

Sans  mentionner  Platon,  chez  lequel  on  ne 
rencontre  que  quelques  vues  sur  le  langage  (no- 
tamment dans  le  Cratyle),  c'est  Aristote  qui 
dans  son  traité  de  V Interprétation  et  dans  ses 
Analytiques,  où  il  fait  la  théorie  de  la  proposi- 
tion et  du  raisonnement,  a  donné  les  premiers 
essais  de  grammaire  générale.  Ce  sont  ses  disci- 
ples et  ses  commentateurs,  Ammonius,  Apollo- 
nius Dyscole,  Boëce,  Priscien,  qui  ont  continué 
et  développé  son  œuvre.  Et  dans  les  temps  mo- 
dernes, c'est  aux  solitaires  de  Port-Royal,  aux  au- 
teurs de  la  Logique,  que  l'on  doit  la  première 
Grammaire  générale  et  raisonnes.  Les  écrivains 
qui  après  eux  ont  le  plus  fait  pour  cette  science, 
sont  Dumarsais,  Duclos,  Condillac,  Destutt-Tracy, 
Thurot  et  Harris.  Les  Grammaires  de  Bcauzée, 
de  Sacy,  ne  sont  guère  que  le  recueil  et  le  ré- 
sumé de  leurs  travaux.  Cette  dernière,  ouvrage 
d'un  des  plus  savants  polyglottes  des  temps  mo- 
dernes, confirme  d'une  manière  éclatante  par  la 
comparaison  des  idiomes  les  plus  divers  les  prin- 
cipes adoptés  jusque-là  sur  la  foi  de  la  philoso- 
phie. 

Outre  les  ouvrages  qui  viennent  d'être  indi- 
qués, on  peut  mentionner  encore  la  Grammaire 
générale  ou  Philosophiedes  langues,  par  M.  Albert 
Montémont   2  vol.  in-8,  Paris,  1845.  N.  B. 


GRANDEUR,  voy.  Quantité  et  Mathémati- 
ques. 

GRATRY  (Auguste),  théologien  et  philosophe 
français  né  à  Lille  en  1805,  passa  les  premières 
années  ac  son  enfance  en  Allemagne,  ou  son  père 
avait  dû  suivre  les  armées  françaises.  Rentre  en 
France  avec  lui  après  nos  désastres^  il  fit  ses 
études  au  collège  de  Tours,  puis  a  celui  de 
Saint-Louis  à  Paris,  et  couronna  son  année  de 
philosophie  par  un  double  succès  au  concours 
général.  Jusqu'à  lâge  de  dix-sept  ans,  il  était 
resté  étranger  à  toute  idée  religieuse  et  parti- 
culièrement hostile  au  catholicisme.  Une  brusque 
révolution  achevée  en  une  seule  nuit  ramena 
son  esprit  à  la  foi.  Lui-même  nous  a  fait  le  récit 
«  de  ce  grand  événement  »  ;  et  on  ne  peut  le  lire 
sans  songer  aux  pages  célèbres  où  Jouffroy  a 
laissé  la  confidence  dune  crise  qui  eut  un  autre 
dénoiiment.  Des  deux  côtés,  c'est  la  même  ques- 
tion qui  s'agite,  ce  sont  les  mêmes  angoisses, 
la  même  horreur  du  doute;  mais  il  n'y  a  nulle 
ressemblance  entre  ces  deux  âmes  qui  se  tour- 
mentent en  face  du  même  problème  ;  les  raisons 
qui  les  touchent  et  les  décisions  qu'elles  prennent 
n'ont  rien  de  commun.  Jouffroy  méditatif  et 
patient,  tout  aussi  désireux  d'éviter  l'erreur  que 
d'atteindre  la  vérité,  se  résout  de  sang-i'roidj 
avec  une  sorte  de  tristesse,  et  cède  à  l'autorité 
de  sa  raison,  sans  savoir  encore  où  elle  le  mè- 
nera; Gratry  ne  doit  pas  sa  vocation  à  de  longues 
réflexions,  mais  à  une  vision  qui  sera  suivie  de 
beaucoup  d'autres  ;  il  est  emporté  par  le  mou- 
vement de  son  imagination  et  de  son  cœur  vers 
un  avenir  qui  n'a  rien  d'inconnu  pour  lui;  et 
décidé  à  se  faire  le  défenseur  de  la  vérité  chré- 
tienne, il  échappe  au  doute  avec  un  enthousiasme 
qui  rappelle  «  les  pleurs  de  joie  »  de  Pascal.  Dès 
ce  moment,  il  est  assuré  dans  sa  voie,  et  songe 
seulement  a  trouver  les  moyens  de  la  parcourir 
sans  encombre.  Il  se  prépare  toutes  les  ressources 
que  la  littérature,  la  philosophie  et  la  science 
peuvent  lui  promettre.  Il  commence  par  entrer 
a  l'École  polytechnique,  pour  y  étudier  ces  sciences 
exactes,  où  il  devait  plus  tard  puiser  des  argu- 
ments contestables,  et  pour  lesquelles  il  avait 
plus  de  goût  que  de  véritables  dispositions.  Ses 
succès  y  furent  médiocres,  et  il  fut  envoyé  en 
qualité  de  sous-lieutenant  d'artillerie  à  l'École 
d'application  de  Metz.  Il  éprouve  alors  quelque 
défaillance  dans  sa  ferveur  :  la  discipline  catho- 
lique l'effraye  par  sa  rigueur;  il  se  demande  si 
elle  ne  sacrifie  pas  ce  monde  à  l'autre,  et  si  elle 
n'ajourne  pas  après  la  mort  toute  espérance  de 
bonheur.  Anime  d'un  amour  ardent  pour  les 
hommes,  il  hésite  à  leur  proposer  une  doctrine 
toute  de  renoncement.  Mais  une  seconde  vision 
vient  dissiper  ses  doutes  :  il  est  ravi  en  esprit 
dans  une  ville  idéale  «  celle  dont  tous  les  habitants 
s'aimaient  »,  il  y  vit  des  mois  entiers,  et  se  donne 
le  spectacle  de  la  félicité  d'un  peuple  soumis  à 
la  loi  du  Christ.  Il  est  donc  sûr  en  la  défendant 
de  satisfaire  les  deux  grandes  passions  de  son 
âme,  le  sentiment  du  devoir  et  l'amour  de  l'hu- 
manité; et  malgré  la  résistance  de  sa  famille, 
il  va  s'enfermer  à  quelques  lieues  de  Strasbourg 
dans  le  couvent  des  rédemptoristes  de  Beichem- 
berg  où  il  reste  jusqu'en  1830.  11  se  lie  alors 
avec  un  autre  prêtre  éminent,  comme  lui  sorti 
d'une  grande  école,  l'abbé  Bautain,  et  prend  part 
avec  lui  à  l'enseignement  dans  le  petit  séminaire 
de  Molsheim.  Les  réformes  que  les  deux  amis 
méditaient  pour  rendre  la  vie  à  la  théologie  n'eu- 
rent pas  l'assentiment  de  l'évêque  de  Strasbourg. 
L'abbé  Gratry,  après  s'être  soumis,  comme  il  le 
fit  toujours,  à  l'autorité  ecclésiastique,  se  rendit 
à  Paris,  dirigea  quelque  temps  le  collège  Stanislas 
et  devint  en  1846  aumônier  de  l'École  normale 


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Il  n'avait  encore  publié  aucun  ouvrage  impor- 
tant; mais  il  était  connu  comme  l'un  des  membres 
les  plus  savants  et  les  plus  éclairés  du  clergé. 
Toutefois  son  caractère  naturellement  doux  et 
conciliant  se  laissait  facilement  entraîner  à  l'em- 
portement dans  la  polémique.  11  aimait  la  philo- 
sophie et  même  les  philosophes,  mais  il  avait 
ses  doctrines  et  ses  hommes  de  prédilection,  et 
ne  ménageait  pas  les  autres.  Hegel  et  ses  disci- 
ples —  et  l'abbé  Gratry  voyait  un  peu  partout  des 
disciples  d'Hegel  —  avaient  surtout  le  malheur 
de  l'irriter  :  c'étaient  pour  lui  des  menteurs, 
lies  méchants,  ou  tout  au  moins  des  sophistes. 
II.,  Vacherot  publiait  alors  sa  belle  Histoire  de 
VEcole  d'Alexandrie,  et  l'aumônier  de  l'École 
.normale,  dont  il  était  le  directeur,  crut  recon- 
naître dans  cet  ouvrage  des  traces  de  cette 
doctrine  détestée.  Il  regarda  comme  un  devoir 
de  signaler  le  péril  et  d'entamer  une  polémique 
fâcheuse  qu'il  accentua  en  donnant  sa  démission 
et  qui  eut  aussi  pour  effet  la  destitution  de  son 
adversaire.  Il  entra  alors  à  l'Oratoire,  nouvel- 
lement reconstitué  par  l'abbé  Petetot,  et  com- 
mença à  publier  des  livres  de  philosophie  qui 
mirent  le  sceau  à  sa  réputation.  11  fut  nommé 
professeur  de  morale  évangélique  à  la  Sorbonne, 
en  1863,  et  élu  à  l'Académie  française  en  1867. 
Il  est  mort  en  1872. 

Voici  la  liste  de  ceux  de  ses  ouvrages  qui 
touchent  de  plus  près  à  la  philosophie  :  de  la 
Connaissance  de  Dieu,  Paris,  1855;  —  Logique, 
Paris,  1856; — de  la  Connaissance  de  Vâme, 
Paris,  1857;  —  Étude  sur  la  Sophiatique  con- 
temporaine (Lettres  à  M.  Vacherot),  Paris,  1851; 
—  Philosophie  du  Credo,  Paris,  1861;  —  les 
Sources,  conseils  pour  la  conduite  de  l'esprit, 
Paris,  1862;  —  les  Sophistes  et  la  Critique, 
Paris,  1864; —  la  Morale  et  la  loi  de  Vhistoire, 
Paris,  1868.  Beaucoup  de  ces  ouvrages  ont  eu 
depuis  de  nombreuses  éditions. 

Le  P.  Gratry  a  donc  touché  à  toutes  les 
grandes  questions  de  philosophie,  et  les  a  traitées 
comme  il  convient  à  un  théologien,  ami  de  la 
raison.  Comme  il  aborde  les  problèmes  avec  des 
convictions  arrêtées,  qu'il  tient  de  son  caractère 
de  prêtre,  on  ne  peut  pas  s'étonner  de  ne  pas 
rencontrer  chez  lui  un  grand  nombre  d'idées 
Irès-originales.  Mais  on  ne  peut  l'accuser  de 
Danalité.  Il  pense  pour  son  compte  ce  que  d'autres 
ont  pensé  avant  lui,  et  surtout  il  a  son  langage 
propre,  tour  à  tour  naturel  jusqu'à  la  négligence 
ou  poétique  juscju'à  la  témérité,  échauffé  par  des 
apostrophes  répétées  au  lecteur,  des  adjurations, 
des  prières,  où  éclate  une  passion  de  toucher  et 
de  convertir,  qui  déborde  tantôt  en  effusions 
onctueuses,  tantôt  en  invectives  contre  «  les  so- 
phistes »  et  les  •<  malfaiteurs  littéraires.  »  L'ima- 
gination est  sûrement  la  faculté  dominante  de 
ce  mathématicien  (jui  voudrait  interdire  à  qui- 
conque n'est  pas  géomètre  le  droit  de  parler  de 
philosophie;  et  ses  raisonnements,  souvent  an- 
noncés, s'évanouissent  souvent  aussi  devant  de 
simples  analogies  ou  des  rapprochements  de 
mots.  Mal  conçus,  semés  d'épisodes,  dépourvus 
de  plan  et  de  proportion,  hérissés  de  redites, 
ses  livres,  malgré  tout,  se  font  lire,  grâce  à  la 
chaleur  communicative  qui  les  anime.  On  s'in- 
téresse moins  aux  opinions,  les  unes  communes 
à  tous  les  philosophes  catholiques,  les  autres 
très-hasardées,  qu'à  l'apôtre  qui  les  soutient  avec 
toute  son  âme.  Ce  sont  des  œuvres  de  prédication 
et  de  discussion  plutôt  que  de  doctrine;  on  en 
peut  seulement  extraire  une  ou  deux  idées  qui 
ne  se  retrouvent  pas  ailleurs. 

La  principale  est  une  théorie  logique,  celle 
du  raisonnement,  que  le  P.  Gratry  considérait 
comme  sa  découverte.  La  raison,  suivant  lui,  a 


deux  procédés  essentiels,  très-inégaux  dans  leur 
importance  et  dans  leurs  applications,  reposant 
sur  deux  idées  innées,  celle  de  l'être  et  celle  de 
la  cause.  L'âme  sent  l'être  infini,  c'est-à-dire 
Dieu,  et  les  êtres  finis,  à  savoir  le  monde  et 
elle-même;  elle  sent  aussi  la  cause  première  et 
la  cause  finale,  qui  sont  encore  Dieu.  Ces  deux 
idées  implicites  et  obscures  sont  «  les  deux  ra- 
cines de  la  raison»  :  l'une  est  l'origine  du  prin- 
cipe d'identité,  et  l'autre  celle  du  principe  de 
transcendance.  Dans  les  deux  cas,  il  y  a  de  la 
part  de  la  raison  un  élan  qui  la  porte  de  l'idée 
d'un  être  quelconque  à  celle  de  l'infini,  du 
multiple  à  l'unité;  mais  d'un  côté  elle  cherche 
l'unité  consubstantielle  de  tout  ce  qui  est  iden- 
tique, comme  celle  d'un  attribut  et  d'un  sujet; 
de  l'autre,  l'unité  hiérarchique  et  la  dépendance 
harmonique  de  ce  qui  est  distinct,  comme  celle 
d'un  effet  et  de  la  cause  à  laquelle  il  est  subor- 
donné. Suit-elle  le  premier  mouvement,  elle  se 
meut  dans  la  sphère  de  la  déduction  ;  et  toutes 
les  fois  qu'elle  obéit  au  second,  elle  s'abandonne 
à  l'induction.  C'est  celui-ci  qui  est  le  premier 
par  ordre  de  dignité  et  d'importance  :  ce  n'est 
pas  un  artifice  logique,  ni  un  procédé  réfléchi, 
mais  plutôt  un  sentiment,  un  besoin  intellectuel, 
qu'on  peut  appeler  aussi  une  force  ou  un  ressort  : 
c'est  une  aspiration  perpétuelle  vers  les  idées, 
les  lois,  les  genres,  les  causes,  vers  l'universel. 
Dans  la  marche  syllogistique,  la  raison  passe 
d'une  vérité  à  une  autre  que  la  première  im- 
plique; «  le  syllogisme  développe  mais  n'ajoute 
pas;  le  procédé  inductif  au  contraire  ajoute  des 
clartés  nouvelles  aux  anciennes;  il  passe  d'une 
première  vérité  à  une  seconde  que  ne  contient 
pas  la  première  et  qui  ne  la  touclie  pas;  il  passe 
de  l'une  à  l'autre  non  plus  en  marchant  pas  à 
pas,  mais  en  franchissant  un  abîme  avec  ses 
ailes,  selon  le  mot  platonicien.  »  [Logique,  t.  II, 
p.  195.)  Il  résulte  de  là  que  l'induction  est  une 
opération  unique,  toujours  la  même  quel  que  soit 
l'objet  auquel  on  l'applique  ;  qu'il  n'y  en  a  pas 
une  qui  soit  propre  au  métaphysicien  et  l'autre 
au  naturaliste  et  au  géomètre,  mais  que  dans 
toutes  les  sciences  se  retrouve  cette  dialectique 
décrite  par  Platon  et  qui  sans  cesse  trouve  dans 
l'infini  la  raison  et  la  cause  du  fini.  Elle  ne  passe 
pas  comme  on  l'imagine  parfois  de  l'un  de  ces 
termes  à  l'autre  :  elle  connaît  déjà  le  premier, 
l'infini,  mais  elle  n'en  a  qu'un  sentiment  obscur 
que  la  vue  du  fini  vient  éclaircir  et  préciser. 
Ainsi  tombent  les  barrières  que  l'on  avait  élevées 
entre  les  sciences  pour  refuser  aux  unes  et 
accorder  aux  autres  toute  certitude;  les  phy- 
siciens et  les  mathématiciens  emploient  per- 
pétuellement le  même  procédé  qu'ils  décrient 
quand  il  sert  à  la  métaphysique.  En  effet,  s'élever, 
comme  on  le  fait  dans  l'étude  de  la  nature,  des 
faits  à  leurs  lois,  des  individus  aux  espèces,  et 
des  lois  plus  particulières  à  des  lois  plus  gé- 
nérales, c'est  toujours  passer  du  fini  à  l'infini. 
Dans  la  plus  simple  généralisation,  Malebranche 
l'a  bien  remarqué,  l'esprit  conçoit  à  propos  d'un 
petit  nombre  d'individus  tous  les  individus  pos- 
sibles, c'est-à-dire  l'infini  à  propos  du  fini  ;  et 
toute  loi  doit  s'appliquer  à  toute  l'infinité  des 
cas  particuliers.  En  géométrie,  il  y  a  sans  doute 
toute  une  sphère  où  la  déduction  a  son  emploi 
légitime;  mais  cette  science  et  les  mathématiques 
en  général  aboutissent  par  leurs  sommités  au 
calcul  infinitésimal,  qui,  au  témoignage  de 
Leibniz  et  de  Newton,  est  une  véritable  induction, 
par  laquelle  on  s'élève  à  quelque  idée  de  l'infini 
à  partir  du  fini.  Partout  et  toujours  on  retrouve 
donc  le  procédé  dont  se  sert  le  métaphysicien, 
la  dialectique  inductive,  qui  a  même  son  type 
parfait  dans  le  calcul  infinitésimal,  et  peut  se 


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définir  comme  lui  :  «  une  opération  par  laquelle 
on  pcasse  du  fini  à  l'infini  par  refTacemcnt  des 
limites  du  fini.  »  Sans  doute  l'infini  mathéma- 
tique est  abstrait;  ce  n'est  pas  l'être  infini  et 
vivant  que  le  chiétion  adore,  mais  c'est  cependant 
l'infini  dans  la  grandeur,  ce  que  Leibniz  appelle 
«  les  limites  de  la  quantité  extérieures  àlaquan 
tité  »  ;  et  d'ailleurs  le  métaphysicien  lui-même 
s'arrête  à  cette  espèce  d'infini.  Les  savants  sont 
donc  dans  l'erreur  quand  ils  reprochent  aux  phi- 
losophes de  se  fonder  sur  le  fini  pour  raisonner 
de  l'infini,  sur  la  nature  et  sur  l'homme  pour 
connaître  Dieu.  La  raison  n'a  pas  d'autre  mou- 
vement; ellp  a  partout  les  mêmes  lois  et  les 
mêmes  procédés  logiques;  et  l'induction  qui  dans 
toutes  les  sciences  est  un  passage  du  particulier 
à  l'universel  «  est  par  cela  même  un  passage 
d'une  donnée  finie  à  une_  notion  marquée  du 
caractère  de  l'infini.  » 

Telle  est  la  théorie  que  le  P.  Gratry  a  ex- 
posée avec  complaisance  dans  tous  ses  livres, 
et  qui,  suivant  lui,  doit  ramener  à  l'unité  les 
sciences  divisées,  et  combler  une  des  lacunes  de 
la  philosophie,  en  fondant  enfin  la  vraie  logique 
de  l'induction.  Elle  contient  sans  doute  quelque 
vérité;  ce  n'est  pas  !a  première  fois  qu'on  a 
soutenu  que  l'idée  implicite  de  l'infini  est  à  la 
fois  le  point  de  départ  et  le  dernier  terme  de 
toute  activité  intellectuelle,  et  si  le  P.  Gratry 
se  trompe  en  ce  point,  il  faudra  faire  le  même 
reproche  aux  plus  grands  philosophes  à  partir 
de  Platon.  Mais  le  système  qu'il  appuie  sur  ce 
principe  est  tout  à  fait  ruineux  :  ses  propositions 
n'auraient  de  valeur  que  si  elles  étaient  con- 
firmées par  une  métaphysique  tout  entière,  qu'il 
n'a  pas  même  esquissée,  et  la  théorie  de  la 
raison  qu'elle  supposait  est  à  peine  indiquée. 
La  distinction  fondamentale  entre  les  deux  idées 
d'être  et  de  cause,  pour  être  emprutée  àGioberti, 
n'en  est  pas  plus  solide,  et  autorise  mal  cette 
autre  différence  entre  les  deux  mouvements  de 
la  raison.  A  moins  de  jouer  sur  ces  mots,  on  ne 
peut  appeler  induction,  l'intuition  primitive  de 
l'infini  ;  on  ne  peut  assimiler  cette  vue  immédiate 
qui  ressemble  à  une  inspiration,  aux  procédés 
patients  par  lesquels  le  physicien  découvre  les 
lois  delà  nature,  et  encore  moins  peut-être  à  la 
considération  de  l'infini  mathématique.  Toutes 
les  vérités  générales  ne  sont  pas  des  vérités  né- 
cessaires, toute  perception  de  la  cause  n'est  pas 
un  passage  du  fini  à  l'infini,  et  les  lois  de  la 
nature  n'ont  pas  en  elles-mêmes  le  caractère 
d'immutabilité  absolue  qui  convient  aux  prin- 
cipes de  la  métaphysique  et  des  mathématiques. 
Tout  au  moins  faudVait-il,  pour  résoudre  ces  dif- 
ficultés et  beaucoup  d'autres,  des  discussions 
que  cet  esprit  impatient  a  supprimées.  Le  but 
lui  parait  désirable,  et  il  s'y  précipite.  C'est  en 
effet  une  belle  entreprise  que  de  faire  cesser 
le  divorce  des  sciences  et  de  la  philosophie,  et 
de  marquer  l'idée  commune  où  leurs  spécula- 
tions se  rejoignent,  et  l'universalité  du  procédé 
que  la  raison  emploie,  sans  pouvoir  le  varier. 
Mais  en  cela  même  le  logicien  a  manqué  de 
mesure;  et  il  semble  avoir  brouillé  les  idées 
sous  prétexte  de  les  réunir.  D'ailleurs  il  ne  s'est 
pas  arrêté  à  temps,  il  n'a  confondu  toutes  ces 
sciences  que  pour  montrer  qu'elles  dépendent 
de  la  religion  ou  plutôt  de  la  théologie.  Tout  cet 
effort  aboutit  au  mysticisme,  et  l'auteur  ne  s'en 
cache  pas  :  il  proclame  que  l'histoire  et  le  rai- 
sonnement établissent  avec  une  égale  certitude 
que  le  mysticisme  est  le  terme  naturel  et  logique 
de  tout  mouvement  philosophique.  Toutes  les 
sciences  se  ramènent  à  l'unité  de  la  philosophie, 
mais  la  philosophie  à  son  tour  se  ramène  à  la 
religion.  La  raison  naturelle  ne  nous  révèle  pas 


le  Dieu  vivant;  elle  conçoit  seulement  un  Dieu 
abstrait,  et  r\e  l'entrevoit  «  que  d'une  connais- 
sance abstraite,  médiate,  indirecte,  puisée  dans 
le  miroir  des  créatures.  »  Hamiltona  raison  dans 
son  .scepticisme  métaphysique  :  l'absolu  vrai  ne 
se  manifeste  qu'à  la  loi  et  par  la  révélation.  Il  y  a 
<>  des  vertus  intellectuelles  inspirées  »  qui  donnent 
dès  cette  vienne  vision  béatifique  de  Dieu;  il  y  a 
une  union  réelle  avec  lui  par  le  moyen  d'une 
«  divine  méthode  dont  la  méthode  dialectique 
n'est  que  l'imitation  abstraite.  De  sorte  que  le 
procédé  logique  principal,  le  procédé  dialectique, 
se  trouve  autorisé  des  deux  côtés  :  d'un  côte 
par  son  analogie  avec  les  mystères  de  la  foi, 
dont  il  est  un  calque  logique,  et  de  l'autre  côté 
par  son  application  à  la  géométrie  où  il  est  la 
méthode  infinitésimale.  »  (Logique,  t.  II,  p.  282.) 
L'ennemi  acharné  de  Hegel  lui  emprunte  cette 
seule  sentence  :  «  Il  est  temps  que  l'idée  de  la 
trinité  entre  dans  la  science  ;  »  et  le  disciple  équi- 
table de  Descartes  n'est  pas  loin  de  donner, 
comme  Gioberti  le  détracteur  de  ce  grand  homme, 
à  l'àme  humaine  une  faculté  qui  rend  la  raison 
inutile.  A  ce  premier  défaut  que  lui  reprocheront 
ceux  qu'il  appelle  «  les  philosophes  séparés,  »  il 
en  ajoute  un  autre  que  les  théologiens  et  les 
savants  ne  lui  pardonneront  pas  :  il  mélange 
perpétuellement  le  mysticisme  et  les  mathe- 
matiq^ues,  et  il  est  obsédé  de  cette  idée  que  les 
mathématiques  peuvent  servir  à  éclaircir  et  à 
résoudre  les  plus  grandes  difficultés  de  la  phi- 
losophie. Peu  s'en  faut,  bien  qu'il  s'en  défende, 
qu'il  ne  trouve  dans  le  calcul  infinitésimal  la 
meilleure  démonstration  de  l'existence  de  Dieu  ; 
la  création  lui  paraît  prouvée  par  une  équation, 
celle  qui  exprime  que  zéro  multiplié  par  l'infini 
égale  une  quantité  quelconque  :  zéro  n'est-ce 
pas  ce  néant  d'où  tout  est  sorti,  Dieu  n'est-il  pas 
l'infini,  et  le  monde  cette  quantité  quelconque? 
Le  redoutable  problème  de  la  conciliation  de  la 
liberté  avec  la  prescience  divine  est  d'après  lui 
éclairé  d'un  jour  tout  nouveau,  si  l'on  compare  le 
libre  arbitre  au  côté  d'un  carré,  et  la  prescience 
à  sa  diagonale,  deux  quantités  incommensura- 
bles. La  vision  même  de  Dieu,  opérée  par  les 
effusions  de  la  prière,  sinon  de  l'extase,  lui 
suggère  les  analyses  les  plus  bizarres  :  «  Il  nous 
semble  que  l'àme  de  l'homme  est  naturellement 
comparable  à  une  ellipse,  close  en  elle-même, 
renfermant  en  elle  ses  foyers  et  n'y  portant  pas 
Dieu.  Il  faut  une  surnaturelle  transformation 
pour  que  l'ellipse  s'ouvre,  et  prenne  la  forme 
d'une  fleur  ouverte,  d'un  calice,  d'un  miroir 
ardent.  Le  miroir  ardent  est  nommé  par  la 
science  miroir  parabolique.  Et  qu'est-ce  que  la 
parabole....  sinon  une  ellipse  ouverte  et  qui  a 
envoyé  à  l'infini  un  de  ses  deux  foyers  ?  »  {Lo- 
gique, t.  II,  p.  209.) 

Il  ne  faut  pas  croire  pourtant  que  cette  âme 
passionnée  ait  toujours  les  regards  fixés  sur  le 
ciel  :  l'amour  de  l'infini  ne  l'a  pas  rendue  insen- 
sible à  l'amour  des  hommes.  Sa  morale  es;  celle 
du  devoir  et  du  bonheur,  et  sa  philosophie  de 
l'histoire  est  la  croyance  au  progrès  indéfini. 
Malgré  les  tristesses  de  l'heure  présente,  il  con- 
serve une  espérance  inébranlable  dans  l'avenir; 
il  y  a  même  pour  lui  une  science  de  l'espérance, 
qui  est  en  même  temps  la  science  du  devoir. 
Une  seule  loi  gouverne  ou  devrait  gouverner  la 
vie  humaine  :  «  Tout  ce  que  vous  voulez  que  les 
hommes  fassent  pour  vous,  faites-le  pour  eux.  » 
(Saint  Matthieu,  vu,  12.)  Il  faut  v  joindre  pour 
assurer  le  bonheur  de  l'humanité  cette  loi  se- 
condaire qui  est  celle  du  progrès  :  «  Si  vous 
demeurez  dans  la  loi  vous  connaîtrez  la  vérité, 
et  par  la  vérité  vous  irez  à  la  liberté.  »  (Saint 
Jean,  viii,  31.)  Il  dépend  donc  de  l'homme  de 


GRAV 


—  646  — 


GRAV 


se  faire  à  lui-môme  sa  destinée  :  son  sort  est 
entre  ses  mains;  il  peut  avancer  à  son  gré  vers 
Ja  lumière  et  rindependance,  ou  reculer  dans 
les  ténèbres  de  l'esclavage.  L  avenir  du  monde 
est  lié  au  triomphe  de  rÉvangilc  :  «  Il  y  a  dans 
ce  livre  des  vérités,  des  nouveautés  et  des  lu- 
mières cachées  que  la  suite  de  la  vie  de  TÉglise, 
c'est-à-dire  de  la  société  universelle,  véritable^ 
dont  l'esprit  saint  est  l'inspirateur,  doit  amener 
un  jour  a  la  lumière  publique.  Tout  l'Évangile 
est  le  code  du  progrès;  tout  l'Évangile  n'est 
qu'exhortation  au  progrès,  annonce  et  promesse 
du  progrès,  révélation  des  sources  du  progrès.  » 
(La  Morale  et  la  loi  de  l'histoire;  t.  I,  p.  20,  278.) 
La  condition  de  ce  bien  croissant  dans  tous  les 
ordres  de  choses,  c'est  l'accomplissement  des 
trois  devoirs  impliqués  dans  la  loi  souveraine. 
Devoir  envers  la  nature  qu'il  faut  dompter,  as- 
servir, transformer,  jusqu'à  supprimer  la  douleur, 
la  misère  et  peut-être  la  mort  :  «  Ainsi  la  terre 
sera  renouvelée,  nos  forces  seront  décuplées, 
puis  centuplées,  et  centuplées  encore.  »  Cette 
terre  nourrira  sans  peine  dix  milliards  d'hommes  ; 
«  la  vie  actuelle  est  prolongée,  les  limites  du 
monde  habitable  reculées,  des  communications 
sont  ouvertes  avec  les  mondes  qui  nous  entou- 
rent, l'usage  des  astres  est  découvert,  le  lieu 
de  l'immortalité  entrevu  !  »  Devoir  envers  les 
hommes,  essor  des  forces  humaines  dans  la  vie 
sociale  et  politique  mise  en  ordre  sur  toute  la 
surface  du  globe,  unité  des  nations  «  cohéritières, 
solidaires  et  concorporelles  »,  abolition  de  la 
guerre,  des  révolutions,  des  spoliations,  du  pau- 
périsme. Devoir  envers  Dieu,  essor  des  forces 
divines,  «  c'est-à-dire  liberté  des  enfants  de  Dieu, 
monde  mieux  dompté,  société  de  plus  en  plus 
libre.  »  Voilà  dans  quel  sens  il  faut  entendre  «  le 
royaume  de  Dieu  ».  L'astronomie  elle-même  fait 
entrevoir  je  ne  sais  quel  rapprochement  des 
mondes  disséminés;  il  n'y  aura  plus  qu'une 
patrie,  et  comme  le  dit  Herder.  «  les  fleurs  de 
tous  les  mondes  seront  rassemblées  dans  un  seul 
jardin.  »  Et,  ce  qui  est  plus  merveilleux  encore, 
la  foi  deviendra  la  raison,  et  les  miracles  ap- 
parents des  effets  de  l'ordre  naturel.  Aussi,  «  la 
terre  ira  toujours  s'approchant  du  ciel.  »  On  a 
dit  justement  de  ce  mysticisme  qu'il  était  l'en- 
thousiasme de  la  charité.  Ces  pressentiments 
hardis  peuvent  laisser  l'esprit  incrédule  ;  mais 
ils  inspirent  le  respect  pour  l'àme  généreuse 
qui  les  éprouve  et  qui  s'émeut  si  viveraent  en 
lace  de  Dieu,  parce  qu'elle  reconnaît  en  lui  le 
père  et  le  bienfaiteur  des  hommes  qu'elle  aime 
passionnément.  E.  C. 

ORA'VESANDE  (  GuilIaume-Jacob 's  ),  aussi 
connu  comme  mathématicien  et  physicien  que 
comme  philosophe,  naquit  en  Hollande  à  Bois- 
le-Duc,  le  27  septembre  1688.  Son  intelligence 
précoce  s'attacha  de  bonne  heure,  avec  passion, 
a  l'étude  des  mathématiques  :  à  l'âge  de  dix- 
huit  ans,  il  publia  son  Essai  sur  la  perspective, 
qui  lui  assigna  dès  lors  une  place  parmi  les 
grands  géomètres.  A  peu  près  dans  le  même 
temps  il  fit  ses  débuts  dans  la  carrière  philoso- 
phique, par  une  thèse  sur  le  suicide.  11  prit  une 
part  active  à  la  publication  du  Journal  littéraire 
de  la  Haye  (1713),  et  y  inséra  des  articles  de 
mathématiques,  de  physique  et  de  philosophie, 
dont  quelques-uns  eurent  un  grand  retentisse- 
ment. Après  un  séjour  de  plus  d'un  an  en  Angle- 
terre, où  il  contracta  d'illustres  amitiés,  's  Gra- 
vesande  fut  nommé,  en  1717,  professeur  de  ma- 
thématiques et  d'astronomie  à  l'Académie  de 
Leyde.  En  1734  il  fut  en  outre  appelé  à  remplir 
la  chaire  de  philosophie.  Il  mena  de  front  ce 
double  enseignement  jusqu'à  sa  mort,  arrivée 
le  28  février  1742 


Ce  qui  caractérise  's  Gravos.inde,  c'est  moins 
la  grandeur  des  conceptions  et  l'importance  des 
découvertes,  qu'une  admirable  justesse  d'esprit, 
un  besoin  constant  de  clarté,  d'ordre  et  de  défi- 
nitions exactes.  Par  son  caractère,  il  est  un  de  ces 
hommes  qui  font  honneur  aux  lettres  et  à  la 
philosophie.  La  droiture  de  son  âme  égalait  la 
rectitude  de  son  intelligence.  Sans  orgueil  dans 
la  recherche  de  la  vérité,  il  abandonna,  sur  la 
question  de  la  force  des  corps,  l'opinion  de 
Newton,  qu'il  avait  soutenue  d'abord,  pour  em- 
brasser celle  de  Leibniz,  le  rival  de  son  maître. 
Il  sut  allier  à  l'indépendance  de  la  pensée  philo- 
sophique le  respect  pour  sa  religion,  le  christia- 
nisme réformé  ;  et  au  milieu  de  ses  immenses 
études,  il  mit  toujours  son  mtelligence  au  service 
de  son  pays. 

En  philosophie  il  est  de  l'école  de  Locke,  mais 
la  justesse  de  son  esprit  et  son  attachement  aux 
croyances  religieuses  le  portèrent  à  en  modifier 
souvent  les  principes.  Le  principal  ouvrage  de 
's  Gravesande,  V Introduction  à  la  philosophie, 
résumé  de  son  enseignement,  contient  deux  par- 
ties :  la  métaphysique  et  la  logique.  Dans  l'une 
et  l'autre  se  trouvent  de  nombreux  chapitres  sur 
l'àme  humaine,  qui,  avec  une  meilleure  division, 
composeraient  une  véritable  psychologie.  L'ana- 
lyse des  facultés  intellectuelles  y  tient  une 
grande  place  ;  et  cette  analyse,  moins  systéma- 
tique que  dans  Locke  ou  dans  Condillac,  est 
aussi  plus  exacte.  On  y  trouve  résumées  toutes 
les  observations  importantes  de  l'école  sensua- 
liste  sur  les  sens,  les  notions  fournies  par  chacun 
d'eux,  le  secours  mutuel  qu'ils  se  prêtent,  l'édu- 
cation qu'ils  doivent  recevoir.  Mais  toutes  nos 
idées  viennent-elles  des  sens?  Sur  ce  point, 
's  Gravesande  hésite  à  suivre  Locke.  Frappé  à  la 
fois  et  des  difficultés  inhérentes  au  sensualisme, 
et  de  l'incertitude  du  langage  des  cartésiens,  il 
trouve  (Introd.,  liv.  I,  ch.  xix)  «  qu'il  n'y  a 
encore  rien  de  bien  clairement  démontré  tou- 
chant l'origine  des  idées,  et  qu'il  faut  laisser  la 
question  des  idées  innées  dans  le  catalogue  des 
choses  incertaines.  » 

Les  questions  les  plus  difficiles  de  la  psycho- 
logie, sur  la  nature  de  l'âme,  sur  son  union  avec 
le  corps  et  l'influence  réciproque  de  ces  deux 
substances,  ont  été  aussi  abordées  par  's  Grave- 
sande, qui  s'écarte  heureusement  sur  quelques 
points  des  principes  de  Locke.  Ainsi,  pour  lui. 
l'immatérialité  de  l'âme  ne  saurait  être  mise  en 
question  :  matière  et  pensée  sont  incompatibles. 
La  pensée  n'est  pas  rame  elle-même  ;  mais  elle 
en  est  l'attribut  essentiel,  comme  l'étendue  est 
l'attribut  essentiel  des  corps.  D'où  il  incline  à 
croire,  quoiqu'il  juge  téméraire  de  l'affirmer, 
que  l'âme  pense  toujours.  Sa  retenue  est  plus 
grande  sur  la  question  de  l'union  des  deux  sub- 
stances en  l'homme.  Cette  question  lui  semble 
hérissée  de  difficultés  qui  augmentent  à  mesure 
que  la  réflexion  s'y  applique.  Qu'on  en  juge  par 
l'insuffisance  des  hypothèses  si  fameuses  des 
causes  occasionnelles  et  de  Vharmonie  pré- 
établie! 

On  a  quelquefois  assimilé  la  doctrine  de  's 
Gravesande  sur  l'identité  personnelle  à  celle  de 
Locke,  qui  la  fait  consister  uniquement  dans  la 
mémoire  [Essai  sur  V entendement  humain^ 
liv.  II,  ch.  xxvii),  et  l'on  a  tourné  contre  lui 
toute  la  polémique  de  Butler,  de  Reid  et  de 
Buffier,  prouvant  tous,  contre  Locke,  que  la  mé- 
moire n'est  gue  la  preuve  et  le  témoignage  de 
notre  identité,  et  qu'il  est  absurde  de  confondre 
le  témoignage  avec  la  chose  témoignée  (voy. 
surtout  Reid,  Essai  sur  les  facultés  de  l'esprit 
humain,  essai  III,  ch.  vi).  Mais  un  point  impor- 
tant sépare  's  Gravesande  de  Locke  :  le  premier 


GRA\ 


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GREC 


admet  formellement  que  l'identité  de  la  sub- 
stance peut  être  maintenue  alors  nif'mc  que  lo 
sentiment  de  cette  identité  viendrait  à  s'éteindre; 
pour  le  second,  la  substunce  n'est  qu'un  mot 
vide  de  sens.  Selon  's  Gravesande  une  suspension 
do  la  conscience  détruit  la  personne,  mais  la 
substauL-e  reste  (liv.  1,  cli.  va).  Cette  distinction 
n'est-elle  pas  raisonnable,  et,  quand  il  s'agit 
d'établir  l'immortalité  de  l'àme,  ne  croyons-nous 
pas  que  nous  devons  prouver,  indépendamment 
de  la  prolongation  de  l'existence  la  prolongation 
de  la  conscience,  c'est-àdire  de  la  personne? 

Malheureusement  'sGravesinde  s'est  tenu  plus 
près  do  la  philosophie  anglaise,  dans  une  ques- 
tion non  moins  importante,  celle  de  la  liberté. 
La  liberté,  pour  lui,  n'est  pas  dans  les  détermi- 
nations de  11  volonté,  mais  dans  la  possibilité  de 
les  accomplir.  Si  après  avoir  pris  la  résolution 
de  sortir  d'une  chambre  dont  je  croyais  la  porte 
ouverte,  je  trouve  cette  porte  lerméo,  je  n'ai  pas 
été  libre  :  car  la  liberté,  c'est  le  pouvoir  physi- 
que d'agir  conformément  au  choix  de  notre  vo- 
lonté. Et  la  volonté  ?  C'est  une  préférence  de 
l'entendement.  Notre  nature  est  susceptible  de 
bonheur,  et  elle  est  toujours  déterminée  à  agir 
par  la  vue  d'un  état  plus  heureux  que  son  état 
actuel.  Voir  son  bien,  et  ne  pas  chercher  à  y 
atteindre,  est  impossible.  Une  faute  de  notre  vo- 
lonté n'est  qu'un  faux  jugement  sur  le  bonheur. 
'S  Graversande  a  été  conduit  à  cette  erreur  par 
sa  répugnance  pour  un  système  assez  répandu 
alors,  et  non  moins  opposé  aux  faits  de  l'âme 
humaine.  Souvent,  en  effet,  les  partisans  de  la 
liberté  l'ont  séparée  entièrement  des  motifs  qui 
la  sollicitent,  la  soutiennent  et  la  dirigent;  ils 
en  ont  fait  uii  pouvoir  arbitraire,  dont  les  capri- 
cieuses déterminations  n'ont  pas  d'autre  raison 
qu'elles-mêmes  ;  méconnaissant  ainsi  l'influence 
de  la  sensibilité  et  de  la  raison  sur  notre  vo- 
lonté, et  compromettant  la  dignité  morale  de 
l'homme,  dont  les  luttes  intérieures  et  les  géné- 
reux efforts  révèlent  quelque  chose  de  plus 
qu'une  liberté  d'indifférence.  'S  Gravesande  a 
parfaitement  senti  que  toute  détermination,  im- 
portante du  moins,  de  la  volonté,  suppose  des 
motifs;  mais  ne  comprenant  qu'un  seul  ordre  de 
motifs,  l'aspiration  au  bonheur,  il  en  a  conclu 
qu'une  nécessité  morale,  invincible,  rendait  tou- 
jours nos  déterminations  conformes  à  nos  juge- 
ments sur  le  bonheur;  de  sorte  qu'il  n'est  plus 
resté  de  place  chez  l'homme  pour  la  liberté. 

La  métaphysique  proprement  dite  de  's  Grave- 
sande, quand  on  en  a  retranché  toutes  ces  ques- 
tions de  pure  psychologie,  n'a  plus  rien  de  bien 
important.  Il  ne  faudrait  y  chercher  aucun  des 
grands  problèmes  relitifs  à  Dieu  et  à  ses  attri- 
buts, à  l'origine  et  à  la  fin  de  la  création,  à  la 
nature  du  temps  et  de  l'espace,  ou  aux  destinées 
ultérieures  de  l'homme.  'S  Gravesande  se  borne 
à  donner  la  définition  des  termes  de  la  méta- 
physique d'alors  :  de  l'être  et  de  l'essence,  de  la 
suDstance  et  des  modes,  du  possible  et  de  l'im- 
possible, du  nécessaire  et  du  contingent,  etc. 
Ces  définitions  ont  du  moins  le  mérite  d'être 
simples  et  claires,  et  de  s'enchaîner  avec  ordre. 
De  tous  les  travaux  philosophiques  de  's  Gra- 
vesande, ceux  qui  concernent  la  logique  sont  les 
plus  dignes  de  notre  estime.  Il  admet  l'évidence 
comme  le  seul  critérium  de  certitude.  Car  l'évi- 
dence est  la  perception  immédiate  de  la  vérité. 
Mais  il  pense  en  même  temps  que  la  seule  évi- 
dence proprement  dite  est  l'évidence  mathéma- 
tique. Dans  la  connaissance  sensible,  la  percep- 
tion de  la  vérité  n'est  pas  directe  :  et  la  certi- 
tude, au  lieu  d'être  immédiate,  a  pour  fondement 
la  considération  de  la  sagesse  divine,  sur  la- 
quelle s'appuie  aussi  la  certitude  du  témoignage 


humain  et  de  l'analogie.  Cette  opinion  de  's 
Gravesande  rappelle  Descartes  invoquant  la  vé- 
racité divine  comme  la  seule  preuve  de  l'exis- 
tence des  corps. 

Toutes  les  questions  utiles  de  la  logique  ont 
été  traitées  par  's  Graves  mde.  Celle  de  la  pro- 
babilité a  reçu  de  lui  des  déveloiipemcnls  inté- 
ressants :  il  donne  avec  détail  les  règles  de  la 
détermination  des  chances  favorables  à  la  pro- 
duction des  événements  futurs;  et  il  éclaircit 
ces  règles  par  de  nombreux  exemples.  Mais  la 
partie  la  plus  utile  de  sa  logique,  ce  sont  ses 
éludes  sur  les  causes  de  nos  erreurs.  L'influence 
de  nos  passions  sur  nos  jugements,  l'abus  de 
l'autorité,  notre  paresse  naturelle,  l'empire  de 
nos  associations  d'idées  vicieuses,  tout  l'inven- 
taire, en  un  mot,  de  nos  faiblesses  est  fortement 
tracé.  Le  remède  est  à  côté  du  mal.  Dans  un  li- 
vre consacré  à  l'étude  des  méthodes,  's  Grave- 
sande apprend  à  l'homme  à  assurer  la  marche 
de  son  intelligence,  à  accroître  chacune  de  ses 
facultés,  et  surtout  à  devenir  de  plus  en  plus 
capable  d'attention.  On  trouve  dans  ce  livre  un 
long  chapitre,  plus  curieux  peut-être  qu'utile, 
sur  l'art  de  déchiffrer  les  lettres  en  trouvant  mé- 
thodiquement la  clef  d'un  système  de  signes  in- 
connus. 'S  Gravesande  excellait  lui-même  dans 
cet  art.  Le  syllogisme,  à  peine  indiqué  dans  le 
cours  de  l'ouvrage,  est  l'objet  d'un  petit  traité  à 
part,  qui  sert  d'appendice  à  la  logique.  C'est  un 
résumé  clair  et  précis  de  toutes  les  parties  les 
plus  utiles  ou  les  plus  curieuses  de  celte  vaste 
théorie  du  syllogisme,  que  toutes  les  logiques  du 
monde  empruntent  nécessairement  aux  Analyti- 
ques et  à  la  scolaslique.  'S  Gravesande,  suivant 
les  habitudes  de  son  esprit,  s'attache  à  la  clarté 
des  définitions  et  des  règles,  que  des  exemples 
habilement  choisis  achèvent  de  mettre  en  évi- 
dence. 

C'est  surtout  la  logique  de  's  Gravesande  qui  a 
fait  dire  à  M.  Dcgérando  [Histoire  comparée, 
t.  I,  p.  330)  :  «  Son  livre  est  un  manuel  destiné 
à  former  des  esprits  justes.  »  L'ouvrage  entier 
est  excellent  pour  initier  à  l'intelligence  du  lan- 
gage et  de  la  philosophie  des  deux  derniers  siè- 
cles. 

'S  Gravesande,  qui  embrassait  aussi  la  morale 
dans  son  enseignement,  préparait,  comme  ré- 
sumé de  ses  cours,  un  Traité  de  morale^  que  la 
mort  l'a  empêché  de  rédiger.  Son  système  de 
morale  était  conséquent  à  ses  vues  psychologi- 
ques :  il  le  faisait  dériver  tout  entier  de  l'aspi- 
ration au  bonheur,  et  prescrivait  comme  devoir 
tout  ce  qui  contribue  à  l'augmenter.  Il  est  inu- 
tile de  dire  que  ce  système  dangereux  était 
maintenu  par  's  Gravesande  dans  les  limites  où, 
par  une  inconséquence  honorable,  les  esprits 
élevés  s'efforcent  toujours  de  le  retenir. 

V Introduction  à  la  philosophie  fut  d'abord 
publiée  en  latin  [Introductio  ad  philosophiara, 
melaphysicam  et  logicam  continens,  in-8,  Leyde, 
trois  éditions,  1736,  1737  et  1756);  mais  il  en 
parut  en  1737  une  traduction  française,  faite 
sous  les  yeux  mêmes  de  l'auteur.  On  a  publié 
aussi  un  recueil  des  Œuvres  philosophiques  et 
mathématiques  de  's  Gravesande,  2  vol.  in-4, 
Amst.,  1774.  On  trouvera,  dans  le  Dictionnaire 
historique  de  Prosper  Marchand,  une  biographie 
très-détaillée  de  's  Gravesande,  par  Allamand, 
son  disciple  et  son  ami.  G.  V. 

GRECS  (Philosophie  des).  Lorsqu'on  cherche 
à  embrasser  dans  son  ensemble  la  philosophie  de 
ce  peuple  et  à  saisir  ce  qu'il  y  a  de  commun  en- 
tre les  systèmes  si  variés  et  si  nombreux  qui  la 
représentent,  on  se  trouve  obligé  de  répondre  à 
ces  quatre  questions:  1°  Quel  est  le  caractère 
essentiel  de  la  philosophie  grecque,  celui  qui  ap- 


GIIEG 


—  648  — 


GREC 


particnt,  non  pas  à  tel  ou  à  tel  système,  mais  à 
tous  les  systèmes  qu'elle  a  mis  au  jour?  2"Quels 
sont  ses  antécédents  et  ses  origines?  quels  sont 
les  éléments  qui  lui  appartiennent  en  propre  et 
ceux  qu'elle  a  empruntés  d'ailleurs,  par  exemple 
do  l'Egypte,  de  la  Perse  ou  de  quelque  autre 
contrée  de  l'Orient?  3"  Dans  quel  ordre,  suivant 
quelles  lois,  dans  quel  espace  de  temps  s'est-elle 
développée'?  en  un  mot,  quels  sont  les  traits  gé- 
néraux de  son  histoire?  4°  Enfin,  quelle  in- 
fluence a-t-elle  exercée  sur  l'esprit  humain? 
quelles  traces  a-t-clle  laissées  dans  le  mouve- 
ment philosophique  qui  lui  a  succédé?  quelle 
est  sa  part  dans  l'histoire  générale  de  la  civili- 
sation? Ce  sont  ces  diverses  questions  que  nous 
allons  essayer  de  résoudre  ici  avec  les  données 
que  nous  fournit  la  science  moderne. 

I.  Ce  qui  distingue  j)articulicrcment  la  philo- 
sophie grecque  de  toutes  les  autres  philosophies 
de  l'antiquité,  c'est  qu'elle  n'invoque  aucune  au- 
torité antérieure  ou  surnaturelle  j  c'est  qu'elle 
est  absolument  indépendante  de  la  religion,  jus- 
qu'au jour  oà,  ayant  accompli  sa  mission  et  ces- 
sant d'être  elle-même,  elle  essaya  vainement  de 
résister,  avec  tous  les  débris  réunis  de  l'ancien 
monde,  à  l'invasion  d'une  civilisalion  nouvelle. 
En  efl'et,  toutes  les  doctrines  de  l'Orient  relative- 
ment aux  grandes  questions  de  l'ordre  moral  et 
métaphysique  s'appuient  sur  des  dogmes  reli- 
gieuXj  sur  une  tradition  immobile,  ou  sur  le 
texte  de  certains  livres,  regardés  comme  l'ex- 
pression surnaturelle  de  la  parole  de  Dieu.  Nous 
ne  voulons  pas  dire  que  la  sagesse  orientale 
(c'est  le  nom  qu'on  lui  donne)  soit  toujours  res- 
tée fidèle  à  ces  traditions  et  à  ces  livres  saints; 
mais  elle  les  invoque,  elle  se  produit  en  leur 
nom,  et  a  la  prétention  de  les  expliquer,  dans  le 
temps  même  où  elle  s'en  écarte  le  plus.  En 
Egypte,  toute  science  est  entre  les  mains  des 
prêtres,  tout  ce  qui  s'adresse  à  l'intelligence  de 
l'homme  est  censé  lui  avoir  été  révélé,  avec  des 
circonstances  merveilleuses,  dès  l'origine  des 
choses.  Dans  la  Chaldée  et  dans  la  Perse,  même 
spectacle.  Hors  du  collège  des  mages,  il  n'y  a 
qu'une  foule  crédule  et  obéissante  ;  et  les  mages 
eux-mêmes,  surtout  après  la  révolution  ou  la  ré- 
forme religieuse  opérée  par  Zoroastre,  ne  sont 
(jue  les  interprèles  des  livres  sacrés  confiés  à 
leurs  mains.  On  trouve  certainement  dans  l'Inde 
des  systèmes  plus  hardis  et  plus  développés 
qu'en  aucune  autre  contrée  de  l'Orient;  mais 
tous  se  rattachent,  avec  plus  ou  moins  de  vérité, 
au  texte  des  Vcdas,  et  les  personnages  mêmes  à 
qui  on  les  attribue  y  sont  revêtus  d'un  caractère 
surnaturel  et  presque  divin.  Enfin,  si  en  Chine 
on  n'invoque  pas  positivement  l'autorité  de  la 
révélation,  on  veut  du  moins  rester  fidèle  aux 
coutumes  et  aux  croyances  des  ancêtres.  Le  phi- 
losophe le  plus  renommé  dans  ce  pays,  celui 
dont  la  doctrine  est  encore  suivie  aujourd'hui 
par  la  partie  la  plus  éclairée  de  cet  immense  em- 
pire, Confucius,  n'a  voulu  être  que  le  restaura- 
teur et  l'interprète  de  la  tradition;  et  quand  on 
songe  aux  honneurs  singuliers  qui  entourent  sa 
mémoire,  on  est  plutôt  tenté  de  voir  en  lui  le 
fondateur  d'une  religion,  que  le  chef  d'une 
école  philosophique.  Rien  de  pareil  chez  les  phi- 
losophes grecs  :  la  tradition  et  l'autorité  ne 
jouent,  dans  leurs  systèmes,  qu'un  rôle  tout  à 
fait  secondaire,  quand,  par  ha.sard,  elles  y  jouent 
un  rôle;  c'est  au  nom  de  la  raison  qu'ils  s'adres- 
sent à  leurs  semblables,  au  nom  des  facultés  que 
la  nature  a  départies  à  tous  les  hommes;  et, 
loin  de  s'abriter  ou  de  s'effacer  derrière  quelque 
tradition  séculaire,  ils  se  font  gloire  de  leur  gé- 
nie, ils  mettent  leur  orgueil  dans  la  nouveauté 
cl  dans  la  hardiesse  de  leurs  doctrines,  persua- 


dés que  la  vérité  est  à  c-clui  qui  la  cherche  sans 
prévention,  en  usant  librement  de  toutes  les  for- 
ces de  l'intelligence.  Aussi  n'ont-ils  pas  de 
scrupule  de  se  mettre  en  contradiction  avec  les 
croyances  religieuses  de  leur  temps,  et  même  de 
les  attaquer  d'une  manière  directe,  comme  on 
le  raconte  d'Heraclite,  de  Xénophane,  de  Prota- 
goras,_et  comme  on  l'a  reproché  à  Anaxagore  et 
à  Socrate.  Nous  ne  craignons  pas  d'ajouter  que 
c'est  là  pour  la  philosophie  grecque  un  titre  de 
gloire  ;  car  en  ruinant  le  paganisme,  ce  culte 
grossier  des  passions  humaines,  elle  a  préparé, 
dans  l'avenir,  le  triomphe  d'une  religion  plus 
pure,  et  l'a,  en  quelque  sorte,  devancée  par 
quekjues-unes  de  ses  doctrines  les  plus  fameu- 
ses. Toutefois  il  serait  injuste  de  rappeler  seule- 
ment ici  les  enseignements  de  Socrate.  de  Pla- 
ton, de  Pythagore;  il  n'y  a  pas  jusqu'à  la  morale 
si  décriée' d'Épicure  et  de  Démocrite  qui  ne  soit 
supérieure  à  la  morale  païenne  et  aux  exemples 
donnés  à  la  terre  par  les  dieux  de  l'Olympe.  Au 
reste,  cette  absolue  indépendance  et  cette  mis- 
sion élevée  de  la  philosophie  se  comprennent 
d'autant  mieux  chez  les  Grecs,  que  ce  peuple 
n'a  jamais  eu,  à  vrai  dire,  une  religion  consti- 
tuée ;  car  une  religion  suppose  des  dogmes  ar- 
rêtés, un  ensemble  de  lois  politiques  et  morales 
dont  on  fait  remonter  l'origine  jusqu'à  Dieu,  en- 
fin des  livres  saints,  tels  qu'on  en  trouve  dans 
tout  rOrient,  comme  ceux  que  les  prêtres  égyp- 
tiens portaient  en  procession  dans  leurs  cérémo- 
nies publiques,  comme  le  Zend-Avesla,  comme 
les  Vcdas,  comme  la  Bible.  Or,  la  Grèce  païenne 
n'a  jamais  rien  possédé  de  semblable.  Sa  mytho- 
logie est  moins  un  objet  de  foi  qu'un  jeu  cfe  l'i- 
magination, qu'une  invention  tout  à  fait  libre  de 
la  poésie  et  de  l'art  ;  et,  en  effet,  ce  sont  des 
poètes  qui  en  sont  les  auteurs,  non  des  prêtres, 
ou  ce  qu'en  Orient  on  appelle  des  prophètes, 
c'est-à-dire  des  hommes  venant  parler  au  nom 
d'une  révélation  divine.  Cela  nous  montre  que  le 
mouvement,  que  la  liberté  est,  en  quelque  fa- 
çon, l'essence  même  de  l'esprit  grec  :  il  n'en 
faut  pas  davantage  pour  nous  expliquer  son 
originalité,  sa  fécondité  prodigieuse,  le  rôle  im- 
mense qu'il  a  joué  dans  le  domaine  des  faits, 
comme  dans  celui  des  idées,  dans  l'histoire  des 
actions,  comme  dms  celle  de  la  pensée  et  de 
l'imagination  humaines. 

II.  Cependant  cette  originalité,  cette  fécondité 
dont  nous  parlons,  ont  été  vivement  contestées 
à  la  philosophie  grecque.  On  a  prétendu  que  ses 
systèmes  les  plus  célèbres,  que  ses  doctrines  les 
plus,  admirées  pour  leur  singularité  ou  pour 
leur  élévation,  ne  sont  que  des  importations  de 
l'Orient,  déguisées  avec  plus  ou  moins  d'adresse 
sous  une  forme  nouvelle.  Ainsi  Thaïes,  qui  était 
d'origine  phénicienne,  a  pris,  dit-on,  chez  les 
Phéniciens,  la  fameuse  hypotlièse  que  l'eau  est 
le  principe  générateur  du  monde.  Pythagore,  à 
ce  que  l'on  prétend,  a  voyagé  en  Egypte,  dans 
l'Inde,  en  Chaldée,  dans  la  Perse,  même  en  Pa- 
lestine, et  c'est  dans  ces  diverses  contrées  qu'il 
a  puisé  la  connaissance  d'un  seul  Dieu,  d'une 
âme  immortelle,  de  la  propriété  des  nombres  et 
des  monades,  de  l'hypothèse  de  la  métempsy- 
cose, en  un  mot,  sa  doctrine  tout  entière.  On  a 
fait  parcourir  les  mêmes  lieux  à  Platon  et  à 
Démocrite;  on  leur  a  donné  également  pour  pré- 
cepteurs les  mages,  les  brahmanes,  les  prêtres 
égyptiens,  sans  songer  que  ces  deux  philosophes 
ont  soutenu  des  systèmes  diamétralement  oppo- 
sés. Démocrite  a  été  de  plus  l'héritier  de  Mos- 
chus,  ce  philosophe  phénicien  qui,  au  témoi- 
gnage de  Posidonius,  séparé  de  lui  par  une  dis- 
tance de  vingt  siècles,  a  vécu  avant  la  guerre  de 
Troie  et  a  été  le  fondateur  de  la  philosophie  ato- 


! 


GREC 


—  649  — 


GREC 


mislique.  Le  feu  étant,  selon  Heraclite,  la  siib- 
sUince  et  la  vie  dé  tous  les  êtres,  le  principe 
d'où  ils  sortent  et  dans  lequel  ils  vont  se  dissou- 
dre, on  a  imaginé  que  cette  opinion  avait  sa 
source  dans  la  religion  de  Zoroastre.  où  la  lu- 
mière, sous  le  nom  d"Ormuzd,  joue  a  peu  près 
le  même  rôle  (Crcuzcr,  Symboliijue,  t.  II,  p.  182. 
édit.  allem.).  Aristote  n'a  pas  été  nlus  épargne 

aue  ses  devanciers.  On  s'est  persuaac  qu'il  a  été 
ans  rindo  sur  les  pas  de  son  héroïque  élève,  ou 
tout  au  moins  qu'on  en  a  rapporté  pour  lui  des 
trésors  de  science  qu'il  s'est  appropriés  sans  scru- 
pule. On  a  surtout  pensé  que  son  Organon  n'est 
3u'une  imitation  intelligente  du  Nwhja  traité 
e  logique  qui  a  pour  auteur  un  philosophe  in- 
dien du  nom  de  Gotama  (voy.  ce  nom).  Enfin, 
si  nous  en  croyons  le  récit  d'Aristoxène,  rapporté 
par  Eusèbe  {l'rcp.  cvang.,  liv.  XL.  ch.  m),  So- 
crate  lui-même,  le  plus  original,  le  plus  libre, 
le  plus  Grec  de  tous  les  philosophes  de  la  Grèce  j 
Socrate,  qui  n'est  jamais  sorti  ae  sa  ville  natale, 
aurait  reçu  toutes  ses  opinions  d'un  voyageur  in- 
dien venu  à  Athènes  on  ne  sait  comment,  et  sans 
avoir  laissé  aucune  autre  trace  de  son  passage. 
Pas  une  seule  de  ces  assertions  n'a  pour  appui 
un  fait  positif  ou  un  témoignage  contemporain 
des  philosophes  qu'elles  dépouillent  de  leur  gé- 
nie ;  mais  toutes  se  fondent  également  sur  des 
conjectures  tout  à  fait  modernes,  ou  sur  des 
traditions  qui  ont  pris  naissance  quand  la  philo- 
sophie et  la  civilisation  grecques  touchaient  déjà 
à  leur  déclin.  C'est  dans  les  œuvres  de  Plutarque 
et  dans  le  recueil  qui  lui  a  été  faussement  attri- 
bué, dans  les  écrits  de  Jamblique,  dans  la  com- 
pilation de  Diogcnc  Lacrce,  ou  chez  des  auteurs 
encore  plus  récents,  que  ces  traditions  se  mon- 
trent pour  la  première  fois*  on  en  chercherait 
vainement  quelques  traces  aans  les  ouvrages  de 
Platon  et  d'Aristote,  ou  dans  les  fragments  qui 
nous  sont  parvenus  de  leurs  disciples  immé- 
diats :  tout  au  contraire,  Platon,  malgré  l'admi- 
ration qu'il  témoigne  quelquefois  pour  l'antique 
civilisation  des  Égyptiens  refuse  positivement  à 
ce  peuple,  ainsi  qu'aux  Pliéniciens,  l'esprit  phi- 
losophique et  l'amour  de  la  science  en  général 
(çi),o|x.a9£;)  ;  il  ne  leur  accorde  que  l'amour  du 
bien-être  (çi/,oxpri|J.aTov),  et  l'esprit  d'industrie 
qui  en  est  la  suite  [République,  liv.  IV).  Il  est 
à  peu  près  certain  que  Platon  et  quelques  autres 
philosophes  grecs  avant  lui,  par  exemple  Thaïes, 
Pythagore.  Démocrite,  ont  visité  au  moins  l'E- 
gypte; mais  quelles  connaissances,  quelles  idées 
y  ont-ils  trouvées  qui  aient  pu  servir  à  leurs  sys- 
tèmes, d'ailleurs  si  différents  les  uns  des  autres? 
Dans  le  secret  des  sanctuaires,  une  théologie  qui 
rappelle  en  plusieurs  points  celle  des  mages; 
chez  le  peuple,  un  culte  assez  voisin  du  sabéisme 
et  même  du  fétichisme;  quelques  notions  très- 
bornées  d'astronomie,  de  géométrie^  d'histoire 
naturelle,  qu'une  théocratie  jalouse  dérobait  avec 
précaution  à  la  multitude  ;  des  traditions  histo- 
riques entremêlées  de  fables  et  fixées  par  les 
signes  d'une  écriture  informe;  telles  étaient,  à 
peu  près,  toutes  les  richesses  intellectuelles  de 
ce  pays  si  universellement  renommé  pour  sa 
sagesse  (voy.  Égyptiens).  Le  dogme  de  la  mé- 
tempsycose, que  l'on  dit  avoir  été  rapporté  par 
Pythagore,  était  déjà  connu  de  Phérécyde  et  en- 
seigné dans  les  mystères,  dont  l'institution  re- 
monte encore  beaucoup  plus  haut.  Qu'est-ce  que 
les  prêtres  égyptiens  peuvent  avoir  enseigné  de 
géométrie  à  celui  gui  le  premier  découvrit,  dans 
un  âge  fort  avance,  les  propriétés  du  triangle 
rectangle?  N'est-ce  pas  de  Thaïes  qu'ils  appri- 
rent eux-mêmes  comment,  d'après  l'ombre  des 
pyramides,  on  en  peut  calculer  la  hauteur?  Nous 
ne  parlerons  pas  des  Phéniciens,  peuple  naviga- 


teur et  marchand,  mais  très-peu  occupé  à  ce 
qu'il  semble,  de  recherches  philosopliiqnes, 
même  si  l'on  croit  à  l'authenticité  des  préten- 
dus fragments  de  Sanchoniathon.  Les  Indiens  ne 
sont  entres  en  relation  avec  la  Grèce  qu'au  temps 
d'Alexandre  le  Grand  :  ce  serait  donc  Aristote 
qui  le  premier  aurait  mis  à  profit  leur  science. 
Mais  cette  supposition  n'est  plus  permise  aujour- 
d'hui, avec  les  connaissances  que  nous  avons  dos 
principaux  monuments  de  la  i)hilosophie  in- 
dienne. Parmi  tous  les  systèmes  qui  ont  pris 
naissance  sur  les  bords  du  Gange  et  dont  les 
âges  nous  sont  complètement  inconnus,  il  n'y  en 
a  pas  un  qu'on  puisse  comparer  à  la  doctrine  si 
savante,  si  variée  et  si  profonde  du  philosophe 
de  Stagire;  et  quant  aux  rapports  particuliers  du 
Nijihja  et  de  VOrganon,  voici  ce  que  dit  à  ce 
sujet  un  philosophe  contemporain  qui  entend 
aussi  bien  la  langue  des  brahmanes  que  celle 
d'Aristote  :  «  L'Inde  ne  doit  rien  à  la  Grèce,  la 
Grèce  ne  doit  rien  à  l'Inde;  le  Nydya  et  VOrga- 
non sont  aussi  distincts  l'un  de  l'autre,  aussi 
étrangers  l'un  à  l'autre,  que  le  Gange  est  dis- 
tinct de  l'Eurotas,  que  l'Himalaya  l'est  du 
Pinde.  »  (M.  Barthélémy  Saint-Hilaire,  Mémoire 
sur  le  Nyhja,  publié  dans  le  tome  III  des  Mémoi- 
res de  l'Académie  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques.) Est-ce  chez  les  Juifs  et  chez  les  Perses, 
comme  on  l'a  soutenu  ég.ilement,  qu'il  faut  aller 
chercher  les  origines  de  la  philosophie  grecque? 
Avant  la  fondation  d'Alexandrie  et  la  soumission 
de  la  Syrie  à  la  dynastie  des  Séleucides,  les 
Grecs  et  les  Juifs  étaient  parfaitement  ignorés 
les  uns  des  autres;  comment  donc  Platon,  Py- 
thagore, Socrate  et,  à  ce  que  plusieurs  préten- 
dent, Aristote,  auraient-ils  connu  les  livres  hé- 
breux? Comment  les  auraient-ils  compris,  s'il 
n'en  existait  aucune  traduction  en  langue  vul- 
gaire avant  la  fameuse  version  des  Septante? 
Comment  n'en  feraient-ils  jamais  mention  dans 
leurs  écrits,  comme  ils  font  mention  des  Egyp- 
tiens et  des  Perses?  Enfin,  quelle  parenté  peut-on 
trouver  entre  la  naïve  simplicité  des  récits  et  des 
croyances  bibliques  et  cette  dialectique  subtile, 
audacieuse,  éminemment  sceptique  dans  sa  forme, 
sur  laquelle  se  fonde  la  théorie  des  idées  et  des 
nombres?  Il  est  difficile  d'imaginer  que  les  châ- 
timents et  les  récompenses  politiques  dont  il  est 
exclusivement  question  dans  le  Pentateuque, 
aient  servi  de  base  au  dogme  de  l'immortalité, 
tel  qu'il  est  enseigné  dans  le  Phédon.  Aussi  ne 
craignons-nous  pas  de  dire  que,  de  toutes  les 
suppositions  mises  en  avant  contre  l'originalité 
de  la  philosophie  grecque,  celle  que  nous  com- 
battons en  ce  moment  est  la  plus  insoutenable. 
Il  existe  cependant  une  certaine  ressemblance, 
depuis  longtemps  signalée,  entre  la  cosmogonie 
du  Timée  et  même  celle  d'Anaxagore  et  celle 
que  contiennent  les  premiers  chapitres  de  la  Ge- 
nèse. Mais  la  même  cosmogonie  se  retrouve  aussi 
dans  le  Zend-Avesta,  ou  le  code  religieux  de 
Zoroaslre;  or,  il  n'est  pas  impossible  que,  par 
suite  de  la  domination  des  Perses  dans  les  îles 
Ioniennes,  elle  soit  arrivée  à  la  connaissance 
d'Anaxagore,  qui  était  né  vers  cette  époque  à 
Clazomène,  et  qu'elle  ait  passé  ensuite,  sous  une 
forme  plus  élevée,  dans  les  écrits  de  Platon.  Du 
reste,  elle  n'a  exercé  qu'une  très-faible  influence 
sur  la  philosophie  grecque,  et  l'auteur  même  du 
Timée  la  présente  comme  une  hypothèse  où  le 
fond  de  sa  doctrine  n'est  pas  engagé,  comme  un 
fruit  de  l'imagination,  non  de  la  raison  et  de  la 
dialectique. 

Mais  pourquoi  chercher  l'origine  de  la  philo- 
sophie des  Grecs  ailleurs  que  dans^  le  libre  et 
brillant  génie  de  ce  peuple  privilégié  qui  nous  a 
laissé  tant  d'autres  sujets  d'admiration?  A-t-on 


/ 


GREC 


650  — 


GREC 


découvert  aussi  les  maîtres  étrangers  d'Homère 
et  d'Hésiode,  d'Eschyle  et  de  Sophocle,  d'Aris- 
tophane, de  Démoslliène,  de  Thucydide?  A-t-on 
trouvé  en  Éçypte  ou  dans  l'Inde  le  monument 
sur  lequel  u  ete  moulé  le  Parthénon  ou  les  mar- 
bres qui  ont  servi  de  modèles  à  la  Vénus  de  Milo 
et  à  l'Apollon  du  Belvédère?  La  philosophie 
grecque  s'explique  d'elle-même  comme  Tart 
grec,  comme  la  poésie  grecciue,  comme  l'histoire 
grecque,  à  laquelle  elle  se  rattache  par  plus  d'un 
lien.  Les  différents  systèmes  qu'elle  a  mis  au 
jour  répondent  exactement  les  uns  aux  autres  et 
sont  nés  les  uns  des  autres,  comme  les  consé- 
quences naissent  de  leurs  principes,  ou  les  effets 
de  leurs  causes.  Tous  ensemble,  ou  plutôt  l'es- 
prit de  liberté  et  de  réflexion  qu'ils  supposent, 
a  été  provoqué  lentement  par  des  essais  d'une 
autre  nature.  En  effet,  les  mystères,  qui  ont  eu 
tant  d'importance  chez  les  Grecs  et  chez  les  an- 
ciens en  général  ;  la  poésie  qui  a  exercé  sur  ce 
même  peuple  une  influence  si  considérable  et 

Sui  mêle  sans  cesse  à  ses  riantes  fictions  les  rc- 
exions  les  plus  hardies;  enfin  ces  règles  du 
sens  commun,  ces  observations  isolées  sur  les 
hommes  et  les  choses,  qui  ont  valu  à  quelques- 
uns  le  nom  de  sage  avant  que  l'on  connût  celui 
de  philosophe  :  voilà  ce  qui  a  éveillé  par  degrés 
la  philosophie  et  remplit  l'intervalle  par  lequel 
elle  est  séparée  des  traditions  purement  mytho- 
logiques. 

Nous  ne  pouvons  faire  aujourd'hui  que  des 
conjectures  sur  les  choses  qui  se  passaient  et  sur 
les  doctrines  qu'on  propageait  dans  les  mystères. 
Mais  pourquoi  auraient-ils  été  institues,  s'ils 
n'avaient  pas  eu  pour  but  d'apporter  quelques 
modifications  ou  de  donner  du  moins  un  sens 
plus  élevé  aux  croyances  grossières  de  la  foule  ; 
s'ils  n'avaient  pas  du  former  comme  une  religion 
à  part  pour  les  hommes  les  plus  influents  et  les 
plus  écl-airés  de  la  nation?  On  y  enseignait,  à  ce 
qu'il  paraît,  d'après  plusieurs  passages  de  Platon 
(Républ.,  iiv.  II;  Cralyle  ;  Ménon,  etc.),  le 
dogme  de  l'immortalité,  ou  plutôt  de  la  mé- 
tempsycose, quelques  règles  de  tempérance, 
comme  celles  qui  furent  pratiquées  plus  tard  dans 
l'école  de  Pythagore,  et  certaines  théories  cos- 
mogoniques.  où  l'on  reconnaît,  sous  le  voile  de 
l'allégorie,  le  dualisme  de  l'esprit  et  de  la  ma- 
tière. La  matière  première,  le  mélange  désor- 
donné de  tous  les  éléments  y  est  représenté  sous 
l'image  du  Chaos  ou  de  la  Nuit;  l'espace  encore 
vide  et  dépeuplé  de  tous  les  êtres  sous  celle  de 
l'Érèbe  ou  du  Tartare,  et  la  force  immatérielle 
qui  a  tout  organisé  reçoit  le  nom  d'Amour.  La 
plus  remarquable  de  ces  cosmogonies  est  celle 
qu'Aristophane  nous  a  conservée  dans  sa  comédie 
des  Oiseaux  (v.  694  et  suiv.)  et  qu'on  attribue  à 
Orphée.  On  y  voit  la  Nuit,  dabord  seule  dans 
l'abîme,  enfanter  un  œuf  d'où  sort,  après  une 
certaine  révolution  des  temps,  l'Amour;  puis 
l'Amour,  s'unissant  au  Chaos,  produit  successi- 
vement tous  les  éléments  et  tous  les  êtres.  Déjà 
Aristote  a  signalé  dans  sa  Métaphysique  (Iiv.  I, 
ch.  III  ;  Iiv.  XII,  ch.  vi)  le  rapport  c^ui  existe 
entre  les  théologiens  (eeoXôyoi),  c'est-a-dire  les 
auteurs  de  cette  sagesse  mythique  {ij.Ow.ù):,  ao- 
çi!^6|xevot)  et  les  premiers  philosophes  de  la 
Grèce.  Ainsi,  dans  l'Amour  et  le  Chaos,  repré- 
sentés comme  les  auteurs  du  monde,  il  recon- 
naît sans  peine  les  deux  principes  d'Empédocle 
et  d'Anaxagore  ;  il  trouve  de  même  le  système 
de  Thaïes  chez  ceux  qui  appellent  Thcthys  et 
l'Océan  les  pères  de  toutes  choses;  enfin  Platon 
{Cratyle)  attribue  aussi  aux  théologiens  cette 
opinion  d'Heraclite,  que  l'univers  est  un  flux 
perpétuel. 

Les  poètes,  par  la  liberté  dont  ils  usaient  envers 


la  religion,  par  les  allégories  ingénieuses  oui 
leur  servaient  à  expliquer  quelques-uns  des 
problèmes  les  plus  redoutés  de  la  morale  et  de 
la  métaphysique,  n'ont  pas  moins  contribué  à 
faire  naître  dans  la  Grèce  l'idée  et  l'amour  de 
la  philosophie.  La  Cosmocjonie  d'Hésiode  n'est 
qu'une  continuation  de  l'œuvre  des  théologiens  ; 
et  qui  n'a  présent  à  l'esprit  ce  magnifique  pas- 
sage d'Homère  [Iliade,  ch.  x.x),  où  Jupiter  est 
représenté  comme  le  premier  anneau  de  la 
chaîne  à  laquelle  tout  l'univers  est  suspendu? 
La  poésie  et  la  philosophie  ont  eu  même  quel- 
que peine  à  se  séparer  l'une  de  l'autre;  car  on 
sait  que  les  premiers  philosophes  grecs,  par 
exemple  Pythagore,  si  c'est  à  lui  qu'on  doit  les 
Vers  dorés,  Empédocle,  Xénophane,  Parménide, 
ont  écrit  en  vers  et  ont  donné  à  leurs  opinions 
une  forme  poétique.  Chez  Pythagore  et  Empé- 
docle on  reconnaît  également  encore  quelque 
chose  du  théologien,  ou  du  langage  que  les  hié- 
rophantes devaient  parler  dans  les  mystères. 

Quant  à  ceux  qui  ont  reçu  le  titre  de  sages, 
les  sept  sages  de  la  Grèce,  comme  on  les  ap- 
pelle communément,  bien  que  ce  nombre  sacra- 
mentel doive  laisser  des  doutes,  ce  sont  à  pro- 
prement parler  des  philosophes  pratiques,  des 
nommes  qui  ont  su  recueillir  les  conseils  de 
l'expérience,  et  observer  les  conditions  de  la 
dignité  humaine;  qui  possédaient  l'art  de  se 
conduire  envers  eux-mêmes  et  envers  les  autres, 
d'après  certaines  maximes  générales  du  sens 
commun;  à  qui  il  n'a  manqué,  enfin,  pour  être 
de  véritables  philosophes,  que  les  vues  d'en- 
semble et  l'esprit  de  système. 

Ainsi,  pour  expliquer  le  mouvement  philo- 
sophique qui  a  eu  lieu  en  Grèce,  il  n'est  pas  né- 
cessaire, IL  n'est  pas  possible,  sans  faire  vio- 
lence aux  faits,  de  recourir  à  l'intervention  d'une 
civilisation  étrangère;  il  se  lie  aux  premiers 
commencements  et  à  toutes  les  phases  de  la  ci- 
vilisation grecque  ;  il  en  est  la  dernière  et  la 
plus  importante.  Mais  ce  qui  prouve  encore  mieux 
que  tout  ce  que  nous  venons  de  dire  l'originalité 
de  ce  mouvement,  c'est  l'ordre  avec  lequel  il 
s'est  accompli,  c'est  son  unité  et  sa  régularité 
parfaite,  c'est  la  corrélation  ou  la  filiation  qui 
existe  entre  tous  les  systèmes  qu'il  a  enfantés. 

III.  La  philosophie  grecque  se  partage  d'elle- 
même  en  trois  grandes  périodes  reconnues  éga- 
lement par  tous  les  historiens  de  la  philosophie. 
D'abord  se  forment  dans  les  différentes  colonies 
de  la  Grèce  des  écoles  presque  isolées,  qui  n'a- 
gissent que  faiblement  les  unes  sur  les  autres, 
et  qui  ont  pour  caractère  commun  de  vouloir 
expliquer  du  premier  coup  la  nature  et  l'origine 
des  choses,  sans  s'être  demandé  auparavant 
quelles  sont  les  forces,  quelles  sont  les  lois  de 
l'esprit  humain,  quelle  méthode  il  faut  suivre 
pour  trouver  la  vérité.  C'est  la  première  période, 
qui  embrasse  environ  deux  siècles,  depuis  Tha- 
ïes jusqu'à  Socrate,  depuis  600  ans  jusqu'à 
400  ans  avant  Jésus-Christ.  Ces  tentatives  ambi- 
tieuses et  mal  réglées,  ayant  abouti  au  scep- 
ticisme, et  à  la  pire  espèce  de  scepticisme,  à 
l'art  corrupteur  des  sophistes,  la  philosophie 
entra  alors  dans  une  nouvelle  voie.  Avant  de 
s'occuper  des  êtres  en  général,  ou  de  l'univers 
considéré  dans  son  ensemble,  dans  sa  nature, 
dans  son  principe  et  sa  fin,  on  voulut  savoir  ce 
qu'est  l'homme,  c'est-à-dire  l'esirit,  la  pensée, 
par  laquelle  nous  espérons  embrasser  tant  de 
choses,  et  qui  décide,  en  dernier  ressort,  de  la 
vérité  ou  de  l'erreur;  on  fixa  comme  point  de 
départ  de  la  science  la  connaissance  de  soi- 
même,  le  rvwOi  ffeauTÔv,  interprété  d'une  ma- 
nière complètement  nouvelle.  Mais,  en  adoptant 
cette  réforme,  qui  a  pour  auteur  Socrate,  la  phi- 


GREC 


—  651 


GREC 


losophie  np  prétendait  pas  se  renfermer  dans  la 
conscience;  elle  se  crut,  au  contraire,  d'autant 
plus  lorte  pour  aborder  do  nouveau  les  plus 
vastt^s  problèmes  et  marcher  à  la  conquête  de 
la  science  universelle.  Alors  commence,  au  nom 
du  même  principe,  sous  l'autorité  d'un  seul 
Diaître,  et,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  sous  les 
yeux  de  toute  la  Grèce  réunie  en  une  seule  na- 
tion, une  suite  de  systèmes,  les  plus  brillants  et 
les  plus  profonds  qui  aient  jamais  été  conçus 
dans  l'anticiuité  ;  c'est  la  seconde  période  de  la 
philosophie  grecque,  celle  de  sa  maturité;  elle 
embrasse  à  peu  près  quatre  siècles,  depuis  So- 
crate  jusqu'à  iEnésidème  et  aux  premiers  essais 
d'éclectisme  faits  à  Alexandrie.  Enfin,  la  raison 
païenne,  c'est-à-dire  la  raison  humaine  consi- 
dérée dans  certaines  conditions  déterminées  de 
nationalité,  de  religion,  d'organisation  matérielle 
et  sociale,  ayant  dit  son  dernier  mot,  ayant 
acquis  le  développement  où  elle  pouvait  par- 
venir dans  ces  conditions,  il  ne  lui  restait  plus 
qu'à  revenir  sur  ses  pas,  ou  à  se  perdre  dans  le 
scepticisme,  ou  à  se  résumer  en  quelque  façon 
dans  un  dernier  système,  formé  avec  les  débris 
de  tous  les  autres.  C'est  en  effet  ce  qui  est  arrivé 
pendant  la  troisième  période  de  la  philosophie 
grecque.  On  voit  alors  ressusciter  de  vieilles  doc- 
trines depuis  longtemps  oubliées;  on  voit  Mné- 
sidème,  attaquant  la  raison  humaine  dans  ses 
principes  les  plus  importants,  donner  au  scep- 
ticisme un  caractère  plus  sérieux  et  plus  profond 
que  tous  ses  devanciers  ;  en  même  temps  on 
voit  se  former  et  s'étendre  la  célèbre  école  d'A- 
lexandrie, où  la  philosophie  grecque  semble 
vouloir  recueillir  toutes  ses  forces  et  appeler  à 
son  secours  toutes  les  puissances  détrônées 
comme  elle,  avant  de  se  retirer  devant  la  religion 
chrétienne.  Cette  période  dure  à  peu  près  cinq 
cents  ans,  depuis  le  V  jusqu'au  vi°  siècle  de 
notre  ère. 

Les  écoles  dont  la  naissance  et  le  dévelop- 
pement appartiennent  à  la  première  période 
sont  l'école  ionienne,  l'école  italique,  l'école 
d'Élée,  ainsi  nommées  des  différents  lieux  où 
elles  prirent  naissance,  et  l'école  atomistique, 
que  l'on  ferait  mieux  d'appeler,  par  analogie 
avec  les  autres,  l'école  d'Abdère  :  car  Leucippe 
et  Démocrite,  les  deux  seuls  philosophes  qui 
aient  adopté  alors  l'hypothèse  des  atomes,  étaient 
Abdéritains  l'un  et  l'autre. 

L'ocole  ionienne  et  l'école  italique  sont  con- 
temporaines; elles  furent  fondées  presque  en 
même  temps,  celle-ci  par  Pythagore,  celle-là  par 
Thaïes,  et  se  développèrent,  pour  ainsi  dire, 
parallèlement.  Il  n'y  a  aucune  probabilité  qu'elles 
aient  eu  connaissance  l'une  de  l'autre,  ni  qu'elles 
aient  cherché  à  se  contredire  dans  leurs  doc- 
trines; cependant  on  est  frappé  du  contraste 
qui  existe  entre  elles.  Thaïes  et  ses  disciples 
sont  des  physiciens,  qui  s'attachent  aux  phéno- 
mènes sensibles  et  se  préoccupent  surtout  de  la 
composition  ou  du  principe  matériel  de  l'uni- 
vers. Au  contraire,  les  pythagoriciens  sont  exclu- 
sivement frappés  de  la  forme  intellectuelle  des 
choses  ou  de  leurs  conditions  mathématiques, 
et  du  rapport  de  ces  conditions  avec  un  principe 
supérieur,  qui  les  contient  en  lui. 

L'école  ionienne  se  partage  elle-même  en  deux 
fractions,  dont  l'une,  considérant  le  monde  sous 
le  point  de  vue  dynamique,  c'est-à-dire  de  la 
vie  et  de  la  force  qui  se  manifestent  dans  son 
sein,  regarde  tous  les  êtres  et  tous  les  phéno- 
mènes comme  les  effets  de  la  contraction  ou  de 
la  dilatation,  en  un  mot,  comme  les  formes  di- 
verses d'un  seul  élément,  doué  naturellement 
des  propriétés  de  la  vie  et  même  de  la  raison  ; 
l'autre,  se  plaçant  au  point  de  vue  mécanique, 


explique  tous  les  phénomènes  de  l'univers  et 
l'univers  lui-même  par  la  réunion,  la  sépa- 
ration et  les  combinai.sons  diverses  d'un  nomurc 
infini  d'éléments  mati'riels  rais  en  mouvement 
naturellement,  ou  par  une  impulsion  étrangère. 

Dans  la  première  fraction  on  comprend  Tha- 
ïes, Anaxiiuène,  Diogcno  d'Apollonie,  Heraclite; 
dans  la  seconde,  Anaximandre,  Archélaûs  le 
physicien,  et,  jusqu'à  une  certaine  mesure, 
Anaxagore  :  car,  comme  Platon  et  Aristote  lui 
en  font  justement  le  reproche,  l'intelligence, 
qu'il  admet  comme  l'un  des  principes  du  monde, 
ne  joue  dans  son  système  que  le  rôle  d'une  ma- 
chine destinée  à  mettre  en  mouvement  la  ma- 
tière inerte. 

Selon  l'école  italique,  les  nombres  sont  l'es- 
sence des  choses,  et  l'unité  est  l'essence  des 
nombres,  c'est-à-dire  que  la  raison,  telle  qu'elle 
se  manifeste  dans  la  nature  par  les  lois  des  pro- 
portions et  de  l'harmonie,  est  le  fondement  vé- 
ritable de  tout  ce  qui  existe,  et  qu'elle-même  a 
son  siège,  son  foyer  éternel,  dans  un  principe 
unique,  indivisible,  quoique  immanent  à  l'uni- 
vers. C'est  ce  principe  que  l'école  de  Pythagore  a 
nommé  l'Un  en  soi  ou  le  premier  Un,  parce  qu'il 
est  la  source  infinie  de  tous  les  êtres,  comme 
la  m^onade  ou  la  seconde  Unité  est  la  source  des 
nombres.  On  conçoit  qu'à  ce  point  de  vue,  toutes 
les  idées  revêtent  des  formes  mathématiques. 
Ainsi,  de  même  que  la  monade  est  la  source  du 
déterminé,  du  fini,  de  la  forme  intelligible,  la 
matière,  à  cause  de  sa  divisibilité  indéterminée, 
reçoit  le  nom  de  dyade  ;  les  aspects  généraux  sous 
lesquels  l'univers  se  présente  à  notre  esprit,  ou, 
si  l'on  veut,  les  catégories  pythagoriciennes  (voy. 
Alcméon),  sont  au  nombre  de  dix,  parce  que  la 
décade  est  le  nombre  le  plus  parfait  ;  pour  la 
même  raison,  il  faut  qu'il  existe  dix  sphères  cé- 
lestes tournant  autour  d'un  centre  commun  ; 
l'àme  est  un  nombre  qui  se  meut  lui-même  ;  la 
vertu  est  une  harmonie;  en  un  mot,  les  princi- 
pes métaphysiques  et  les  règles  de  la  morale, 
aussi  bien  que  les  lois  et  les  phénomènes  de  la 
nature,  sont  assimilés  à  des  nombres,  à  des  pro- 
portions, à  des  figures  de  géométrie.  Mais,  outre 
ce  caractère,  l'école  pythagoricienne  en  a  encore 
un  autre  :  par  son  langage,  par  son  organisation 
extérieure,  par  sa  morale  ascétique,  et  même 
par  quelques-unes  de  ses  doctrines,  elle  nous 
rappelle  encore  les  mystères  ou  les  sanctuaires 
de  l'Orient;  le  maître  au  nom  duquel  elle  jurait 
ressemble  moins  à  un  philosophe  qu'à  un  hié- 
rophante, qu'à  un  de  ces  antiques  théologiens 
qui,  dans  l'opinion  de  la  Grèce,  tenaient,  pour 
ainsi  dire,  le  milieu  entre  les  dieux  et  les 
hommes. 

De  même  que  l'école  ionienne  s'attache  prin- 
cipalement au  côté  physique  de  l'univers,  et 
1  école  pythagoricienne  au  côté  mathématique, 
l'école  d'Elée  s'applique  d'une  manière  exclusive 
au  principe  métaphysique  des  choses,  c'est-à-dire 
à  l'idée  de  l'être  et  de  la  substance.  Son  fonda- 
teur, Xénophane  de  Colophon,  et  ses  deux  repré- 
sentants les  plus  illustres,  Parménide  et  Zenon, 
connaissaient  parfaitement  les  deux  écoles  fon- 
dées avant  eux,  et  c'est  en  les  attaquant  l'une  et 
l'autre  qu'ils  cherchaient  à  fonder  leur  propre 
doctrine.  De  là  un  nouvel  élément  introduit  dans 
la  science  à  côté  de  ceux  que  nous  connaissons 
déjà,  c'est-à-dire  la  dialectique.  L'invention  et 
l'usage  de  la  dialectique  ne  sont  pas  le  moindre 
mérite  des  philosophes  d'Élée  ;  car  par  là  ils  ont 
donné  à  la  raison  la  conscience  de  sa  force,  et 
ont  exclu  l'imagination  du  domaine  de  la  philo- 
sophie. Quant  au  fond  de  leur  système,  il  con- 
siste à  dire  qu'il  n'y  a  pas  de  milieu  entre  l'Etre 


Y  a  pas  ae 


absolu  et  le  néant  ;  que  l'idée  d'un  être  contin- 


GREC 


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GREC 


gcnt,  variable,  divisible,  multiple,  est  pleine  de 
contradictions;  que,  par  conséquent,  il  n'y  a  que 
l'infini,  le  nécessaire,  l'être  absolument  un  qui 
existe  ;  que  tout  le  reste  est  une  vaine  appa- 
rence. Ce  principe  ne  détruit  pas  seulement  la 
physiciue  ionienne;  il  n'est  pas  moins  hostile  à 
l'idéalisme  mathématique  des  pythagoriciens  : 
car  les  nombres,  les  proportions,  les  lois  du 
calcul  et  de  l'harmonie  n'existent  que  par  rap- 
port aux  phénomènes  de  la  nature;  aussitôt  ces 
phénomènes  anéantis,  nous  cessons  de  les  con- 
cevoir. 

L'école  atomistique,  à  son  tour,  plus  ieuno  que 
toutes  les  autres,  s'élève  contre  l'école  d'Élée, 
comme  celle-ci  contre  les  deux  écoles  précéden- 
tes. Elle  soutient  donc  l'éternité  du  mouvement, 
principe  de  tous  les  changements  et  de  tous  les 
phénomènes,  dont  l'idée  même  était  regardée 
par  les  éléates  comme  une  contradiction;  elle 
admet  à  la  fois  l'existence  de  l'être  et  celle  du 
non-être  sous  les  noms  de  la  matière  et  du  vide; 
enfin,  la  matière,  pour  elle,  n'est  pas  un  prin- 
cipe unique,  mais  un  nombre  infini  de  petits 
corps  indivisibles,  et  tous  différents  les  uns  des 
autres  par  la  forme.  Ce  sont  ces  petits  corps 
qu'on  désigne  sous  le  nom  d'atomes,  et  dont  les 
différents  rapports  dans  l'espace  doivent  nous 
rendre  compte  de  tous  les  phénomènes  de  la  na- 
ture. Au  fond,  la  doctrine  de  Leucippe  et  de  Dé- 
mocrite  n'est  pas  autre  chose  que  le  mécanisme 
ionien  revêtu  d'une  forme  plus  scientifique  et 
plus  nette. 

Tous  ces  systèmes,  si  opposés  entre  eux,  après 
s'être  formés  presque  à  l'insu  les  uns  des  autres 
dans  les  diverses  colonies  de  l'Asie  Mineure,  de 
l'Italie,  de  la  Thrace,  ayant  fini  par  se  rencontrer 
dans  le  centre  de  la  Grèce  devenue  une  seule 
nation,  et  par  se  disputer  à  la  fois  les  esprits, 
engendrèrent  naturellement  le  scepticisme:  non 
pas  ce  scepticisme  sérieux,  indispensable  aux 
progrès  de  la  raison  humaine,  et  qui  prend  sa 
source  dans  les  difficultés  réelles  de  la  science; 
mais  cette  opinion  frivole,  non  moins  propre  à 
corrompre  l'âme  que  l'intelligence,  que  tout 
peut  se  soutenir,  que  tout  peut  être  nié,  que  le 
vrai  et  le  faux  dépendent  entièrement  de  l'appa- 
rence qu'on  donne  aux  choses  ;  en  un  mot,  l'es- 
prit sophistique.  Les  sophistes,  en  effet,  arri- 
vaient de  toutes  les  écoles  et  de  tous  les  côtés 
de  la  Grèce;  ils  poussaient  à  la  dernière  exagé- 
ration ce  qu'il  y  avait  déjà  d'exclusif  dans  cha- 
que système,  et  ne  prenant  pas  ni  ne  pouvant  faire 
prendre  au  sérieux  les  opinions  qu'ils  prétendaient 
soutenir,  ils  substituaient  ainsi  à  la  philosophie  cet 
art  frivole  et  dangereux  avec  lequel  ils  pervertis- 
saient la  jeunesse.  Les  plus  célèbres  d'entre  eux 
sont  Gorgias  et  Protagoras  :  le  premier,  abusant 
de  la  dialectique  subtile  de  l'école  d'Élee,  soute- 
nait que  rien  n'existe,  et  que,  s'il  existait  quel- 
que chose,  nous  serions  hors  d'état  de  le  connaî- 
ve  ou  d'en  parler;  le  second  ne  faisait  que  dé- 
velopper les  conséquences  du  matérialisme 
ionien  et  abdéritain,  en  enseignant  que  toute 
pensée  se  résout  en  sensations;  que,  hors  de 
nos  sensations^  phénomènes  essentiellement  va- 
riables et  fugitifs,  nous  ne  connaissons  rien  ; 
que,  par  conséquent,  l'homme  est  la  mesure  de 
toutes  choses.  Telle  était  la  situation  désespérée 
où  la  philosophie  était  tombée,  quand  Socrate 
entreprit  de  l'élever  à  la  hauteur  de  sa  destina- 
tion, et  de  la  conduire  à  la  vérité  par  une  route 
inaperçue  jusqu'alors. 

11  y  a  trois  choses  à  considérer  dans  la  ré- 
forme de  Socrate  :  la  manière  dont  il  guérit  les 
esprits  du  faux  savoir  et  des  conceptions  plus  ou 
moins  hypothétiques  qui  avaient  triomphé  jus- 
qu'à lui  ;  la  méthode  nouvelle  qu'il  appliqua  à 


la  philosophie;  et  enfin  l'idée  qu'il  se  forma  de 
cette  science,  les  doctrines  qu'il  adopta  et  ré- 
pandit en  son  nom.  Socrate  s'était  convaincu 
que,  pour  ouvrir  à  la  philosophie  de  meilleures 
destinées,  il  fallait  commencer  par  confondre  la 
science  prétendue  universelle  des  sophistes, 
dont  la  véritable  cause  était  dans  les  hypothèses 
aventureuses  des  écoles  antérieures.  C'est  dans 
ce  dessein  qu'il  parlait  sans  cesse  de  son  igno- 
rance, et  qu'opposant  à  leurs  pompeux  discours 
ou  à  leurs  vaines  subtilités  la  simplicité  et  la 
droiture  d'un  homme  de  bon  sens  possédé  par 
le  désir  d'apprendre,  il  les  forçait,  par  une  suite 
de  questions  artistement  enchaînées,  à  s'avouer 
tout  aussi  ignorants  que  lui.  En  cela  consiste  le 
caractère  le  plus  essentiel  de  l'ironie  socratique, 
dont  le  but  était  le  même  que  celui  du  doute 
méthodique  dans  la  réforme  cartésienne.  L'ob- 
stacle du  charlatanisme  et  de  la  fausse  science 
une  fois  écarté  pour  faire  place  à  l'ignorance 
qui  a  conscience  d'elle-même,  Socrate  proposait 
sa  méthode  :  il  voulait  qu'avant  de  chercher  les 
vérités  hors  de  nous,  comme  par  le  passé,  qu'a- 
vant d'être  occupé  de  ce  qui  se  passe  dans  les 
parties  les  plus  reculées  de  l'univers,  on  com- 
mençât par  se  connaître  soi-même,  et  par  inter- 
roger sa  conscience  sur  ce  qu'on  peut  et  ce  qu'on 
doit  savoir.  Cependant  il  ne  faudrait  pas  exagé- 
rer ce  principe,  et  s'imaginer  que  Socrate  a  créé 
la  psychologie  telle  qu'on  l'entend  de  nos  jours; 
il  prétendait  seulement  que  l'attention,  avant 
de  se  porter  sur  les  choses,  doit  se  fixer  sur  la 
raison  et  sur  les  idées  qu'elle  nous  donne  sans 
aucun  concours  étranger.  De  là  l'importance  ex- 
trême qu'il  attache  aux  définitions,  puisque  toute 
définition  est  l'expression  d'une  idée  générale  et 
préconçue,  que  la  raison  peut  avoir  la  prétention 
de  tirer  de  son  propre  fonds.  De  là  aussi  la  dia- 
lectique socratique,  qui  contient  en  germe  celle 
de  Platon,  et  qui,  dégageant  avec  soin  l'essen- 
tiel de  l'accessoire,  le  général  du  particulier, 
prépare  la  voie  à  la  théorie  des  idées.  Quant  à 
la  science  philosophique  elle-même,  c'est  à  tort 
qu'on  a  répété  souvent  que  Socrate  voulait  la 
réduire  tout  entière  aux  proportions  de  la  mo- 
rale ;  il  est  vrai  seulement  que,  dans  sa  pensée, 
elle  devait  occuper  le  premier  rang,  que  l'homme 
devait  passer  avant  la  nature,  cornme  les  idées 
avant  les  choses.  Il  voulait  que  la  philosophie 
sortît  de  la  spéculation  pure  où  elle  s'était  con- 
finée jusqu'alors,  pour  exercer  une  influence 
bienfaisante  sur  la  société  et  les  hommes  pris 
isolément  ;  il  ne  séparait  pas  la  théorie  de  la 
pratique,  la  vertu  de  la  science.  Toute  sa  vie 
d'ailleurs  n'est-elle  pas  conforme  à  cette  doc- 
trine? N'a-t-il  pas  rempli  la  mission  d'un  apôtre 
aussi  bien  que  celle  d'un  philosophe?  C'est  pour 
cette  cause  précisément  qu'il  est  mort  en  mar- 
tyr. Si  son  influence  s'était  renfermée  dans  l'en- 
ceinte de  l'école,  les  Anytus  et  les  Melitus  en 
auraient  difficilement  pris  ombrage  ;  mais  c'est 
au  milieu  de  la  place  publique  qu'il  enseignait 
ses  opinions,  dont  les  corrupteurs  du  peuple  et 
les  défenseurs  d'un  culte  qui  divinisait  toutes 
les  passions  avaient  raison  de  s'alarmer.  Il  sub- 
stituait à  la  fatalité  antique  l'idée  d'une  provi- 
dence universelle;  il  subordonnait  à  un  idéal 
impérissable  du  beau  et  du  bien  la  volonté  di- 
vine elle-même  ;  et,  ce  qui  devait  faire  son  plus 
grand  crime,  il  mettait  la  justice  et  la  raison 
au-dessus  des  caprices  d'une  multitude  igno- 
rante. Mais,  encore  une  fois,  quoique  une  voca- 
tion décidée  et  toute  personnelle  l'entraînât  de 
préférence  vers  les  questions  de  l'ordre  moral, 
il  ne  coridamnait  pas  les  autres  sciences;  il  les 
atteignait  toutes  et  les  renouvelait  toutes  par  le 
principe  de  sa  réforme  :   car  ce  principe  est  la 


GREC 


653   — 


GREC 


condition  môme  de  leur  certitude  et  de  leur 
unité. 

La  pensée  de  Socrate  n'a  pas  été  comprise  par 
tous  ses  disciples.  La  plupart  d'entre  eux  se  softt 
attachés  élroiteiucnt  à  la  morale,  et  dans  la  mo- 
rale n'ont  considéré  que  la  question  du  souve- 
rain bien.  Telles  sont,  en  effet,  les  limites  dans 
lesquelles  Aristippe,  Anlisthèno  et  Euclide  de 
Méçare  se  sont  renfermés  d'une  manière  plus  ou 
moins  exclusive.  Pour  Aristippe,  chel  d'une 
nouvelle  école,  qu'on  a  appelée,  à  cause  de  la 
patrie  de  son  fondateur,  récole  cijrcnaique,  le 
souverain  bien  consiste  dans  la  volupté,  et  le 
mal  dans  la  douleur^  mais  la  volupté,  telle  que 
l'entend  ce  disciple  indigne  de  Socrate,  ce  n'est 
pas  l'intérêt  bien  entendu,  ce  n'est  pas  le  bien- 
être  durable,  intelligent  que  recommande  Ëpi- 
cure,  mais  la  jouissance  immédiate  des  sens,  la 
volupté  daiis  le  mouvement,  ainsi  qu'il  l'appelle  ; 
parce  que  l'âme  humaine  lui  paraît  être  tout  en- 
tière le  produit  de  la  sensation.  Au  contraire, 
Antislhène,  tenant  surtout  compte  de  la  volonté, 
de  la  liberté,  veut  que  l'homme,  pour  être  heu- 
reux, restreigne  autant  que  possible  ses  besoins, 
se  mette  au-dessus  du  plaisir  et  de  la  douleur, 
des  affections  comme  des  passions,  et  ne  soit  pas 
moins  indifférent  à  l'opinion  de  ses  sembla- 
bles qu'aux  impressions  fugitives  du  monde  ex- 
térieur. De  là  les  mœurs  austères  et  farouches, 
les  formes  repoussantes,  et,  il  ne  faut  pas  l'ou- 
blier, les  maximes  antisociales  de  l'école  cyni- 
que, dont  Antisthène  fut  le  fondateur,  et  Dio- 
gène  de  Sinope  le  plus  célèbre  représentant. 
Enfin,  selon  Euclide,  autour  duquel  se  forme 
une  troisième  école,  appelée  l'école  mcgarique, 
le  souverain  bien  ne  doit  être  cherché  ni  dans  la 
volonté,  ni  dans  les  sens,  mais  dans  la  raison. 
Or,  quel  est  l'objet  de  la  raison,  d'après  la  mé- 
thode et  la  dialectique  de  Socrate?  C'est  l'inva- 
riable et  l'universel,  c'est-à-dire  l'absolu.  L'ab- 
solu est  un,  comprenant  dans  son  sein  l'unité  et 
l'Être.  Il  n'y  a  donc  qu'un  seul  bien,  qui  prend 
différents  noms,  et  se  montre  à  notre  esprit  sous 
des  formes  variées.  C'est  Dieu  qu'il  s'appelle,  ou 
bien  la  raison,  l'intelligence.  Quant  aîi  mal,  il 
n'existe  pas,  ou  n'est  qu'une  simple  apparence, 
comme  les  êtres  contingents  et  multiples  parmi 
lesquels  nous  croyons  l'apercevoir.  Euclide  et 
ses  disciples,  en  revenant  par  la  morale  à  la 
métaphysique,  et  en  ressuscitant  le  principe  de 
l'école  d'Élée,  ont  aussi  remis  en  honneur  sa 
subtile  dialectique  :  car  il  fallait  beaucoup  d'ar- 
tifices pour  soutenir  une  doctrine  aussi  violem- 
ment opposée  à  l'évidence  et  aux  sentiments  les 
plus  indestructibles  de  la  nature  humaine.  Deux 
autres  disciples  de  Socrate,  Phédon  et  Méné- 
dème^  ont  fondé  les  écoles  très-obscures  d'Ëlis 
et  d'Erétrie,  qui,  par  le  fond  des  idées  et  une 
prédilection  exagérée  pour  la  dialectique,  se 
rapprochent  beaucoup  de  celle  de  Mégare.  Cette 
direction  dégénéra  peu  à  peu  en  scepticisme,  et 
produisit  plus  tard  Pyrrhon,  que  Phédon,  son 
compatriote,  passe  pour  avoir  initié  à  la  philoso- 
phie. 

Ainsi,  de  même  qu'avant  Socrate,  en  cherchant 
à  embrasser  d'un  seul  coup  d'œil  la  nature,  l'o- 
rigine et  la  composition  de  l'univers,  les  uns  se 
sont  attachés  exclusivement  aux  phénomènes 
physiques,  les  autres  aux  principes  métaphysi- 
ques, ceux-ci  aux  conditions  mathématiques, 
ceux-là  aux  lois  mécaniques;  de  même  après 
Socrate,  en  portant  toute  leur  attention  sur 
l'homme,  et  en  traitant  la  seule  question  du 
souverain  bien^  les  uns  n'ont  tenu  compte  que 
de  la  sensibilité,  réduite  aux  limites  étroites  de 
la  sensation,  les  autres  que  de  la  volonté,  et 
d'autres   ennn  que  de  la  raison  ou  de  l'intel- 


ligence. On  s'est  donc  ici  partagé  l'homme, 
comme  là  on  s'est  partagé  l'univers.  Dans  quel- 
<iue  sphère  qu'elle  s'exerce,  la  pensée  humaine 
ne  peut  pas  procéder  autrement.  C'est  par  la  di- 
vision et  par  la  contradiction  qu'elle  s'élève  à 
une  vue  cle  plus  en  plus  complète  de  la  nature 
des  clioses,  et  à  la  conscience  de  sa  propre  unité. 
Mais  les  derniers  systèmes  que  nous  venons  de 
rappeler  ne  sont  encore  que  des  ébauches  in- 
formes, des  essais  avortés  où  l'influence  de  So- 
crate ne  joue  qu'un  faible  rôle.  Pour  juger  avec 
justice  de  la  révolution  opérée  par  ce  grand 
homme,  il  faut  voir  quels  fruits  elle  a  produits 
chez  Platon  et  chez  Aristole. 

Ces  deux  philosophes,  malgré  les  directions 
opposées  de  leur  génie,  regardent  l'un  et  l'au- 
tre la  connaissance  des  lois  et  de  la  nature  de 
la  raison,  c'est-à-dire  la  connaissance  réfléchie 
de  nous-mêmes,  comme  la  condition  absolue  de 
la  science.  L'un  et  l'autre  aussi  ils  croient  que 
la  science  ne  doit  pas  se  renfermer  dans  les  li- 
mites étroites  de  la  conscience,  ou  dans  les 
questions  qui  touchent  directement  à  l'iiomme  ; 
mais  qu'elle  doit  embrasser  la  nature  des  êtres 
en  général,  et  s'élever  jusqu'à  leur  commun 
principe.  C'est  ainsi  qu'ils  posent  les  bases  du 
dogmatisme  le  plus  profond  et  le  plus  hardi  qui 
ait  jamais  été  conçu  dans  l'antiquité,  et  qu'Us 
rendent  à  la  philosophie,  au  nom  de  la  raison, 
l'universalité  qu'elle  tenait  autrefois  de  l'imagi- 
nation et  de  l'inexpérience.  En  effet,  il  n'y  a  pas 
de  milieu  aux  yeux  de  la  logique  :  ou  la  raison 
n'a  pas  cette  autorité  absolue,  cette  pleine  certi- 
tude qui  est  la  condition  de  son  existence,  et 
sans  laquelle  elle  se  confond  avec  les  impres- 
sions variables  des  sens  ;  ou  ses  lois,  c'est-à-dire 
ses  notions  fondamentales,  sont  l'essence  même 
des  choses,  et  s'étendent,  par  conséquent,  à  l'u- 
niversalité des  êtres.  Il  résulte  de  là  que  les 
tentatives  faites  dans  le  passé  pour  atteindre  à 
cette  science  universelle  ne  doivent  pas  être 
perdues  pour  la  philosophie  :  car  si  les  notions 
fondamentales  de  la  raison  sont  l'essence  des 
choses  et  les  conditions  de  leur  existence,  les 
choses,  à  leur  tour,  ne  peuvent  occuper  notre 
esprit  que  sous  les  formes  que  la  raison  leur 
impose,  et  chaque  système  philosophique  vrai- 
ment digne  de  ce  nom  doit  être  regardé  comme 
l'expression  plus  ou  moins  claire,  plus  ou  moins 
complète  d'un  des  principes  de  notre  nature 
intellectuelle,  c'est-à-dire  de  la  science  et  de  la 
vérité  elle-même.  Platon  et  Aristote  sont  encore 
d'accord  sur  ce  troisième  point  :  tous  deux  ils 
résument  dans  leurs  propres  doctrines,  mais 
chacun  à  sa  manière,  les  doctrines  importantes, 
les  grands  systèmes  qui  les  avaient  précédés. 
Le  premier,  formé  d'abord  par  les  leçons  de 
Cratyle,  disciple  d'Heraclite,  qui  est  lui-môme 
un  des  représentants  les  plus  considérables  de 
l'école  ionienne,  regarde  la  matière  comme  un 
principe  nécessaire  et  éternel,  en  même  temps 
qu'il  lui  refuse  toute  propriété  positive,  toute 
forme  arrêtée  ;  il  en  fait  l'essence  de  la  diver- 
sité et  le  théâtre  de  tous  les  changements.  A 
cette  idée  ionienne,  il  ajoute  le  principe  pytha- 
goricien, que  les  nombres,  les  proportions,  les 
figures  de  géométrie  sont  ce  qu'il  y  a  de  plus 
réel  dans  la  nature  physique,  et  nous  rendent 
compte  non-seulement  de  la  forme  extérieure 
des  corps,  mais  de  leur  composition,  de  leurs 
propriétés  les  plus  intimes,  et  de  tous  les  phé- 
nomènes qu'ils  nous  présentent.  Au-dessus  de 
ces  deux  éléments,  naturellement  réconciliés 
par  la  suppression  de  toute  propriété  positive 
dans  la  matière,  viennnent  se  placer  les  idées, 
fruit  de  la  dialectique  socratique,  et  qui  repré- 
sentent dans  la  philosophie  platonicienne  le  fon- 


GREC 


—  65^4  - 


GREC 


dément  réel  de  tous  les  êtres,  ou  l'essence  des 
choses  en  général,  comme  les  nombres  celle  des 
corps.  Voilà  pourquoi  les  nombres,  déchus  du 
rang  suprême  qu'Us  occupent  dans  l'école  de 
Pytnagore,  tiennent  ici  le  milieu  entre  les  idées 
et  les  phénomènes.  Enfin,  au-dessus  des  idées 
elles-mêmes,  qui  sont  la  lumière,  la  vie,  la 
splendeur  de  l'univers,  s'élève  l'e/re  véritable  (;ô 
ôvTnx:  ôv),  l'être  unique,  objet  des  spéculations 
de  l'école  d'Élée,  que  le  c'tief  de  l'école  mésa- 
rique  a  confondu  avec  le  bien,  et  que  Platon  aé- 
signe  souvent  sous  le  même  nom.  Aristote  a 
donné  dans  tous  ses  ouvrages,  mais  principalement 
dans  celui  qui  a  reçu  le  nom  de  Métaphysique, 
une  place  encore  plus  évidente  et  plus  consi- 
dérable à  tous  les  systèmes  antérieurs.  Il  ne  se 
contente  pas,  comme  son  maître,  d'en  tirer  la 
substance  pour  la  faire  entrer  dans  sa  propre 
doctrine;  il  les  expose,  il  les  classe^  il  les  dis- 
cute, puis  il  signale  la  part  de  vérité  qu'ils  con- 
tiennent. C'est  ainsi  qu'après  avoir  exposé  sa 
théorie  des  quatre  principes,  c'est-à-dire  que 
toutes  choses  se  forment  par  le  concours  d'une 
matière,  d'une  forme,  d'une  cause  efficiente  et 
d'un  but  final,  il  montre  que  chacun  de  ces  prin- 
cipes, à  l'exception  du  dernier,  dont  il  s'attribue 
exclusivement  la  découverte,  a  été  reconnu  sépa- 
rément, et  produit  sous  une  forme  plus  ou 
moins  scientifique  par  quelqu'un  des  philosophes 
ses  prédécesseurs.  Il  y  a  plus  :  ces  quatre  prin- 
cipes ne  demeurent  pas  ainsi  juxtaposés  et  indé- 
pendants l'un  de  l'autre  dans  la  doctrine  aristo- 
télicienne ;  mais  la  forme  universelle  des  êtres, 
sous  le  nom  de  raison  ou  d'intelligence  active 
(voOç  TioiriTtxô;),  la  cause  efficiente  ou  le  prin- 
cipe du  mouvement,  et  la  cause  finale,  c'est-à- 
dire  la  perfection,  le  souverain  bien,  se  réu- 
nissent et  se  confondent  en  Dieu,  le  seul  être 
vraiment  digne  de  ce  nom,  absorbé  éternel- 
lement dans  la  contemplation  de  lui-même,  dans 
la  conscience  de  sa  propre  pensée,  objet  de  son 
propre  amour  et  de  celui  de  la  nature  entière. 
Quant  à  la  matière.  Lien  qu'elle  soit  considérée 
comme  un  principe  à  part  qui  a  toujours  été,  et 
sans  lequel  rien  ne  serait;  privée  comme  elle 
est,  par  elle-même,  de  toute  vertu  et  de  toute 
qualité  positive,  elle  n'est  en  réalité  qu'une  pure 
abstraction,  la  seule  possibilité  des  choses  que 
nous  observons  dans  le  monde. 

Mais  où  est  donc  alors  l'opposition  si  célèbre 
des  deux  philosophes?  Platon,  transporté  sur  les 
ailes  de  la  dialectique  et  de  l'amour  au  delà  de 
ce  monde,  sur  lequel  à  peine  s'est  arrêté  son 
regard,  donne  aux  idées  une  existence  distincte 
de  celle  des  objets  et  des  êtres  particuliers. 
L'existence  des  idées  est,  après  celle  de  Dieu  ou 
de  l'Être  absolu,  à  qui  elles  sont  unies  par  le 
Verbe,  la  seule  vraie  existenee.  Les  êtres  parti- 
culiers ne  sont  que  des  ombres,  cjue  des  images 
fugitives  et  imparfaites  de  ces  éternels  exem- 
plaires. De  l'âme  elle-même,  rien  ne  doit  durer 
que  la  raison,  que  l'intelligence  pure  Q.oyiv.ov 
(jLÉpoç),  parce  qu'elle  a  seule  le  privilège  de  con- 
templer les  idées.  En  un  mot,  Platon  est  embar- 
rassé du  monde  réel  et  ne  vit  que  dans  le  monde 
intelligible.  De  là  les  bons  et  les  mauvais  côtés 
de  sa  doctrine,  sa  croyance  arrêtée  en  la  divine 
Providence,  son  spiritualisme  prononcé,  sa  mo- 
rale austère  et  sublime  dans  son  principe,  sa 
politique  fondée  sur  la  morale,  sa  théorie  de  la 
réminiscence,  de  la  préexistence,  et  aussi  ses 
rêves  pythagoriciens  sur  la  nature.  Aristote,  au 
contraire,  ne  sépare  pas  le  monde  intelligible 
du  monde  réel,  ou,  pour  nous  servir  de  son  lan- 
gage, la  forme  de  la  matière.  Les  idées,  selon 
lui,  oUj  pour  les  appeler  du  nom  qui  a  prévalu 
dans    l  école  péripatéticienne,    les   universaux. 


n'existent  que  dans  les  choses,  c'est-à-dire  dans 
la  nature  et  dans  les  êtres  particuliers.  Il  n'y  a  , 
à  proprement  parler,  que  des  êtres  particuliers, 
que  des  individus,  bien  que  la  science  ne  puisse 
se  composer  que  de  notions  générales  et  in- 
variables. Aussi  le  dieu  d'Aristote  n'est-il  pas, 
comme  celui  de  Platon,  la  raison  des  choses, 
le  père  et  la  providence  de  tous  les  êtres,  mais 
leur  premier  moteur,  et  le  principe  final. au- 
quel ils  aspirent.  L'âme,  pour  lui,  n'est  que 
la  forme  du  corps;  l'immortalité  n'appartient 
qu'à  l'intelligence  active,  universelle;  sa  morale, 
quoique  pleine  de  sagesse  et  de  bons  conseils, 
ne  s'élève  pas  très-haut,  et  ne  repose  pas  sur  une 
règle  bien  précise,  celle  qui  consiste  à  tenir  tou- 
jours le  milieu  entre  deux  excès  contraires. 
Mais,  en  revanche,  avec  quel  génie  il  s'est  em- 
paré des  faits  et  du  monde  réel!  Quels  services 
rendus  à  toutes  les  branches  des  connaissances 
humaines!  Combien  de  sciences  il  a  créées? 
Comme  il  les  a  toutes,  en  quelque  sorte,  disci- 
plinées, organisées,  classées,  en  les  subordonnant 
aux  lois  communes  et  inflexibles  de  la  logique, 
et  en  constituant  au-dessus  d'elles  la  science  des 
sciences,  c'est-à-dire  la  métaphysique! 

Les  deux  écoles  de  Platon  et  d'Aristote  se  sont 
prolongées  bien  au  delà  de  la  nationalité  grec- 
que, jusqu'au  sein  de  la  civilisation  chrétienne 
et  arabe,  sur  lesquelles  elles  ont  exercé  une  in- 
fluence immense.  Mais  à  côté  d'elles  d'autres 
écoles  se  sont  élevées,  moins  entreprenantes, 
c'est-à-dire  moins  confiantes  dans  les  forces  de 
la  raison  humaine,  et  par  cela  même  plus 
éloignées  de  la  vérité,  qui  abandonnent  les  hau- 
teurs de  la  spéculation  pour  revenir  à  la  morale, 
à  la  question  du  souverain  bien,  en  regardant 
toutes  les  autres  comme  subordonnées  à  celle-là. 
Tel  est  le  but  que  poursuivent  à  la  fois,  par  des 
voies  bien  différentes,  l'épicuréisme,  le  stoï- 
cisme etla.  nouvelle  Académie.  Nous  ne  comptons 
pas  pour  une  école  distincte  le  pyrrhonisme, 
qui,  ainsi  que  nous  en  avons  déjà  fait  la  re- 
marque, n'est  qu'une  continuation  obscure  et 
une  exagération  peu  sérieuse  des  écoles  dia- 
lectiques de  Mégare,  d'Élis  et  d'Érétrie.  D'après 
cette  manière  de  voir,  toute  la  philosophie  con- 
siste à  être  heureux  et  sage,  et  le  seul  moyen 
d'obtenir  ce  double  résultat,  c'est  d'être  indifTérent 
à  tout,  à  la  vérité  et  à  l'erreur,  au  bien  et  au 
mal,  au  beau  et  au  laid,  et  de  regarder  toutes 
ces  choses  comme  de  pures  illusions  qui  chan- 
gent suivant  les  temps,  suivant  les  lieux,  sui- 
vant les  circonstances  et  les  hommes.  Évidem- 
ment, ce  n'est  pas  là  un  système,  mais  une 
véritable  gageure  contre  la  nature  humaine  et 
le  sens  commun.  D'ailleurs  le  pyrrhonisme  n'est 
représenté  dans  l'histoire  que  par  deux  hommes  : 
par  Pyrrhon  lui-même,  qui  vivait  à  peu  près 
dans  le  même  temps  qu'Aristote,  et  par  son  dis- 
ciple Timon  de  Phlionte,  c'est-à-dire  par  un 
peintre  et  par  un  danseur  de  théâtre. 

Épicure  aussi  pense  que  la  philosophie  a  un 
but  éminemment  pratique,  que  l'objet  véritable 
de  ses  recherches,  c'est  la  morale  ;  et  la  morale, 
selon  lui,  c'est  l'art  d'être  heureux.  Mais  com- 
ment les  hommes  pourraient-ils  vivre  heureux, 
s'ils  ignorent  les  lois  de  la  nature,  et  si,  par 
suite  de  celte  ignorance,  ils  négligent  la  réalité 
pour  des  chimères,  et  ont  l'âme  affligée  de  mille 
terreurs  superstitieuses?  Comment  seraient-ils 
en  état  de  juger  sainement  de  la  nature,  s'ils  ne 
savent  pas  distinguer  le  vrai  du  faux,  s'ils  n'ont 
aucune  idée  ni  des  sources  ni  des  signes  de  la 
vérité?  La  science  de  la  nature,  ou  la  physique^ 
et  celle  qui  nous  apprend  à  discerner  la  vérité 
de  l'erreur,  c'est-à-dire  la  logique,  ou,  pour  lui 
laisser  le  nom  qu'elle  a  reçu  d'Epicure,  la  cano- 


GREC 


—  655    — 


GREC 


nique,  sont  donc  indispensables  au  philosophe, 
mais  seulement  comme  moyen  de  découvrir  les 
vrais  principes  de  la  morale.  Ce  mépris  de  la 
spéculation  pure,  (jui  est  le  mépris  do  la  vérité 
cliercliée  pour  elle-même,  celte  cnlicro  subor- 
dination de  la  science  aux  intcrôts  de  l'homme, 
nous  signale  certainement  un  commencement 
do  décadence  dans  l'histoire  do  la  philosophie 
grecque.  Qu'est-ce  donc,  si  nous  regardons  le 
fond  même  de  la  philosophie  d'Ëpicure?  Sa  ca- 
nonique^ ce  n'est  que  la  théorie  de  la  sensation 
appliquée  à  tout  ordre  de  connaissance  :  les  im- 
pressions seules  de  nos  sens  sont  juges  du  vrai 
et  du  faux,  du  bien  et  du  mal  ;  ce  que  nous 
prenons  pour  des  principes  ou  pour  des  idées 
générales  n'est  que  le  souvenir  de  nos  sen- 
sations antérieures.  Sa  physiciue,  c'est  l'ato- 
misme  de  Démocrile,  sauf  quelques  modifi- 
cations sans  importance  et  sans  valeur.  C'est 
dans  sa  morale  seulement  qu'il  montre  un  peu 
d'originalité  et  de  profondeur.  Le  principe  n'en 
est  pas  nouveau;  c'est  le  même  que  celui  de  la 
morale  de  Démocrite,  la  voluple  stable  {i\ùo\ri 
xaTaaTYiiiaTixVi)  ou,  comme  on  disait  au  xviii»  siè- 
cle, l'intérêt  bien  entendu  ;  mais  ce  principe^  il 
se  l'est  approprié  pour  toujours  par  la  manière 
dont  il  l'a  fécondé  :  il  a  montré  mieux  que  per- 
sonne avant  lui  et  après  lui  que^  même  pour 
recueillir  le  triste  bonheur  de  l'egoïsme,  c'est 
encore  de  la  vertu  qu'il  faut,  et  l'art  de  com- 
mander à  ses  passions. 

Les  stoïciens,  comme  les  épicuriens,  donnent, 
dans  leur  système,  la  première  place  à  la  mo- 
rale ;  mais  ils  s'arrêtent  plus  longtemps,  et 
d'une  manière  plus  sérieuse,  à  la  logique  et  à 
la  physique.  Si  l'on  excepte  quelques  détails  par 
lesquels  les  disciples  de  Zenon,  surtout  Chrysippe, 
ont  cherché  à  se  distinguer,  nous  pensons  avec 
Cicéron  que  la  logique  stoïcienne  diffère  peu  au 
fond  de  la  logique  d'Aristote  :  Stoicos  a  peri- 
pateticis  non  rébus  dissidere,  sed  verbis.  Leur 
physique,  plus  connue  sous  le  nom  de  phijsio- 
îogie,  tient  de  Platon  par  le  rôle  que  la  raison  y 
joue,  par  l'identité  qu'ils  établissent  entre  les 
lois  de  la  nature  et  les  lois  de  l'intelligence; 
mais  en  même  temps  cette  raison  souveraine, 
cette  unique  et  universelle  intelligence  leur 
paraît  inséparable  de  la  matière,  avec  laquelle 
elle  forme  un  seul  et  même  être.  C'est  ainsi  que 
le  monde  est,  pour  eux,  un  être  vivant,  où 
l'on  distingue,  comme  dans  l'homme,  une  âme 
et  un  corps;  mais  une  âme  et  un  corps  qui 
ne  peuvent  pas  se  séparer  ni  se  passer  l'un 
de  l'autre.  La  première,  tout  à  fait  iden- 
tique à  la  raison,  reçoit  le  nom  de  Dieu  ;  et 
comme  tout  ce  qui  se  fait  dans  l'univers  se  fait 
par  elle  et  en  vertu  de  ses  lois,  comme  elle  est 
chez  tous  les  êtres  le  seul  principe  de  la  vie,  de  la 
pensée  et  du  mouvement,  il  est  impossible  qu'elle 
laisse  aucune  place  à  la  liberté.  Cependant,  par 
une  contradiction  étrange,  toute  la  morale  des 
stoïciens  repose  sur  l'idée  du  devoir.  Tout  ce  qui 
n'est  pas  conforme  à  cette  idée,  tout  ce  qui  n'est 
pas  fait  en  son  nom  et  n'en  vient  pas  direc- 
tement, leur  parait  coupable,  ou  n'est  compté 
pour  rien.  C'est  ainsi  qu'ils  méprisent  les  plai- 
sirs, qu'ils  nient  la  douleur,  et  effacent  toute 
différence  entre  les  crimes  et  les  fautes.  11  est 
vrai  que  le  devoir  n'est  pas  autre  chose  pour 
eux  que  la  loi  de  la  nature  confondue  elle-même 
avec  les  lois  de  la  raison.  Us  voulaient  donc  que 
l'homme  se  proposât  pour  unique  fin  de  contri- 
buer, selon  ses  forces,  à  l'ordre  universel,  et  de 
ne  rien  faire  ni  de  rien  estimer  que  la  raison 
n'avoue  formellement.  De  là,  toutes  les  vertus 
dont  ils  ont  donné  l'exemple;  de  là,  leur  mépris 
pour  les  préjugés  aussi  bien  que  pour  les  pas- 


sions; de  là,  enfin,  leurs  idées  sur  le  droit  qui 
ont  régénéré  la  législation.  Ils  oubliaient  seu- 
lement que  pour  suivre  tous  ces  principes,  il 
faut  que  Vhoinine  se  commande,  et  soit  le  maître 
de  résister  à  des  motifs  d'une  autre  nature. 

Entre  ces  deux  systèmes  opposés,  le  stoïcisme 
et  l'épicuréisme,  vient  pour  ainsi  dire  se  glisser 
le  scepticisme  mitigé  d'Arcésilaset  de  Carnéade, 
dont  le  premier  fut  le  fondateur,  et  le  second  le 
plus  habile  cliaaipioii  de  la  lumvelle  Académie. 
La  prétention  de  ces  philosophes,  (jui  n'ont  con- 
servé de  l'école  de  Platon  que  le  nom,  c'est  d'é- 
viter à  la  fois  les  excès  du  dogmatisme  et  ceux 
du  scepticisme;  c'est  de  laisser  à  l'homme  assez 
de  foi  pour  agir  ou  pour  satisfaire  aux  conditions 
mômes  de  son  existence,  et  pas  assez  pour  con- 
sumer sa  vie  dans  de  stériles  recherches,  qui 
jusque-là  avaient  abouti  toujours  à  des  systè- 
mes contradictoires.  Or,  quel  est  ce  milieu  tant 
désiré  entre  le  doute  absolu  et  la  certitude? 
C'est  la  probabilité.  Arcésilas  et  Carnéade  en- 
seignaient donc,  contre  les  stoïciens,  que  les 
choses  ne  sont  pas  perçues  en  elles-mêmes, 
qu'il  n'y  a  pas  de  critérium  de  la  vérité,  que 
nous  ne  pouvons  aspirer  qu'à  des  opinions  plus 
ou  moins  probables.  Ils  appliquaient  le  même 
principe  à  la  morale,  soutenant  que  l'homme  doit 
toujours  se  diriger,  dans  ses  actions,  d'après  le 
plus  haut  degré  de  vraisemblance;  que,  par  con- 
séquent, la  modération  est  la  voie  dont  il  ne 
faut  jamais  sortir.  Une  doctrine  aussi  équivoque 
ne  devait  pas  longtemps  se  soutenir  :  aussi  est- 
elle  ouvertement  abandonnée  par  les  deux  der- 
niers disciples  de  Carnéade.  Philon  de  Larisse 
essaye  de  revenir  au  pur  platonisme,  et  Antio- 
chus  d'Ascalon  se  rallie  à  l'école  stoïcienne;  tan- 
dis que  les  stoïciens  eux-mêmes,  par  exemple 
Panetius  et  Posidonius,  prennent  quelque  chose 
de  la  manière  indécise  de  la  nouvelle  Académie, 
et  entrent  en  composition  avec  les  systèmes  an- 
térieurs. 

Ici  nous  entrons  dans  la  dernière  période  de 
la  philosophie  grecque,  celle  que  nous  avons  dé- 
finie par  les  trois  caractères  suivants  :  retour 
vers  le  passé,  ou  résurrection  érudite  des  an- 
ciens systèmes;  scepticisme  désespéré  qui  at- 
teint, non  plus  la  perception  des  sens,  mais  les 
principes  fondamentaux  de  la  raison;  enfin, 
éclectisme,  transaction  entre  les  différentes  éco- 
les, et  alliance  de  la  philosophie  grecque  en  gé- 
néral avec  des  idées  étrangères.  C'est,  en  effet, 
dans  ce  temps  qu'on  voit  renaître  sans  origina- 
lité et  sans  éclat,  soit  à  Athènes,  soit  à  Alexan- 
drie, soit  à  Rome,  la  plupart  des  systèmes  déjà 
abandonnés,  et  les  systèmes  contemporains  dé- 
générer, ou  en  un  rôle  presque  théâtral,  ou  en 
un  pur  effort  d'érudition.  Tel  est  le  spectacle  que 
nous  offrent  les  nouveaux  cyniques,  les  nou- 
veaux disciples  d'Heraclite,  les  nouveaux  py- 
thagoriciens, et  le  plus  fameux  de  tous,  Apol- 
lonius de  Tyane  ;  les  stoïciens,  comme  Sextius 
et  Sénèque;  les  académiciens,  comme  Areius 
Didymus,  Alcinoùs,  Maxime  de  Tyr;  et  enfin, 
les  péripatéticiens,  comme  Andronicus  de  Rho- 
des, Alexandre  d'Egée,  Nicolas  de  Damas,  Adraste 
et  surtout  Alexandre  d'Aphrodise.  C'est  dans  ce 
temps  qu'^nésidème.  Agrippa  et  Sextus  Empi- 
ricus  deviennent  les  fondateurs  ou  les  apôtres 
du  scepticisme  le  plus  profond  qui  eût  encore 
existé.  Il  ne  s'agit  point  pour  ^Enésidème  d'un 
jeu  frivole,  comme  pour  les  sophistes  contempo- 
rains de  Socrate,  ni  de  cette  indifférence  contre 
nature  où  Pyrrhon  cherchait  le  bonheur  et  la 
tranquillité  d'esprit,  ni  du  probabilisme  inconsé- 
quent de  la  nouvelle  Académie  :  il  s'attaque  à  la 
raison  dans  ses  deux  principes  les  plus  essentiels, 
dont  l'un  sert  de  base  à  la  science,  dont  l'autre 


GREC 


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GREC 


est  le  fondement  de  i'existencc  elle-même  :  il 
cherche  à  démontrer  qu'il  n'y  a  point  de  crité- 
rium possible  de  la  vcrilé  ;  que  toute  dcrtionstra- 
tion  est  un  cercle  vicieux,  et  que  la  relation  de 
cause  à  effet  est  une  idée  absolument  contradic- 
toire. Enfin,  c'est  dans  le  même  temis  qu'on  voit 
les  traditions  mystiques  et  religieuses  de  l'Orient 
se  combiner,  par  degrés  et  sous  des  formes  di- 
verses, avec  le  libre  esprit  de  la  Grèce;  tandis 
que  les  écoles  grecques  elles-mêmes,  du  moins 
les  plus  importantes,  consentent  à  se  fondre  dans 
une  doctrine  commune.  Ce  mouvement  se  mon- 
tre d'abord  chez  quelques  penseurs  isolés,  comme 
Philon  le  Juif,  Numénius  d'Apamée,  Plutarque, 
Apulée,  saint  Justin  le  martyr,  saint  Clément; 
mais  c'est  dans  l'école  d'Ammonius  et  de  Plotin, 
plus  communément  aitpelée  l'école  éclectique  om. 
nco-plalonicienne  d'Alexandrie,  qu'il  arrive  à 
son  complet  développement.  L'école  d'Alexandrie 
est,  tout  à  la  fois,  une  philosophie  et  une  reli- 
gion, une  école  mystique  et  une  école  éclecti- 
que, une  création  originale  et  un  résumé  savant 
de  tous  les  grands  systèmes  qui  l'ont  précédée. 
A  proprement  parler,  elle  n'appartient  pas  plus 
à  la  Grèce  qu'à  l'Orient  ;  car  son  fondateur  et  ses 
maîtres  les  plus  illustres,  Ammonius  Saccas, 
Plotin,  Jamblique,  ne  sont  plus  des  Grecs,  si  Ton 
considère  leur  éducation,  les  lieux  qui  leur  ont 
donné  naissance,  et  les  influences  diverses  qu'ils 
ont  subies  nécessairement  dans  cette  confusion 
de  langues,  de  races  et  de  croyances,  dont  la 
ville  d'Alexandrie  offrait  alors  le  spectacle.  Por- 
phyre, ou,  pour  l'api  eler  de  son  vrai  nom.  Mal- 
chus, était  positivement  Syrien,  et  c'est  lui  qui  a 
corrige  les  ouvrages  de  Plotin,  avant  de  nous  les 
transmettre.  Il  n'en  est  pas  autrement  des  doc- 
trines de  l'école  d'Alexandrie.  Son  paganisme, 
qu'on  lui  a  tant  reproché,  ce  n'est  plus  la  my- 
thologie d'Homère  ou  ce  vieux  polythéisme  qui 
avait  déjà  soulevé  contre  lui  Xénophane,  Hera- 
clite, Anaxagore  et  Socrate;  c'est  le  symbolisme 
oriental  cachant,  sous  la  variété  de  ses  formes,  un 
fond  essentiellement  panthéiste.  Aux  idées  de 
Platon,  d'Aristote,  de  Pythagore,  de  Parménide, 
habilement  fondues  dans  une  conception  plus 
vaste,  elle  mêle  des  théories  d'une  origine  toute 
différente,  comme  celles  de  l'extase,  de  l'unifica- 
tion avec  Dieu,  et,  bientôt  après,  les  chimères  de 
la  théurgie.  En  un  mot,  il  semnle,  comme  nous 
l'avons  déjà  remarqué,  qu'elle  ait  voulu  re- 
cueillir et  coordonner  dans  son  sein  les  plus 
brillants  éléments  de  la  philosophie  ancienne, 
pour  les  opposer  au  christianisme  qui  devait 
uientôt  la  détrôner.  L'édit  de  l'empereur  Justi- 
nicn  qui  ferme,  en  529,  les  écoles  d'Athènes, 
manque  la  lin  de  la  philosophie  grecque. 

IV.  Maintenant  quels  sont  les  fruits  de  ce  long 
travail  de  la  raison  humaine?  Qu'est-il  resté  dans 
les  âges  suivants  de  ces  systèmes  si  nombreux, 
si  variés,  qui  naissent,  qui  meurent,  qui  ressusci- 
tent et  se  combattent  sans  relâche  pendant  une 
période  de  douze  siècles?  Il  en  est  resté  à  peu 
près  tout,  si  l'on  tient  compte,  non  des  opinions 
isolées  ou  de  ces  essais  informes  où  l'imagmation 
a  plus  de  part  que  la  réflexion,  mais  des  grands 
systèmes  qui  ont  exercé  un  pouvoir  véritable  sur 
les  esprits,  et  qui  représentent  à  eux  seuls  toute 
la  philosophie  grecque  dans  sa  maturité.  Le  pla- 
tonisme s'est  conservé  chez  les  jlus  instruits  et 
les  plus  éminents  des  Pères  de  l'Église,  mêlé  à 
d'autres  principes  que  la  Grèce  pa'ienne'  ne  con- 
naissait pas.  Nous  avons  déjà  cité  saint  Justin 
le  martyr  et  Clément  d'Alexandrie,  convain- 
cus tous  les  deux  que  la  philosophie  grecque 
avait  été  une  préparation  au  christianisme;  nous 
ajouterons  à  ces  noms  ceux  d'Origène^  d'Athéna- 
gore,  de  Tatien,  de  Synêsius,  et  surtout  de  saint 


Augustin.  C'est  un  fait  digne  de  remarque,  un 
fait  historique  et  dont  au;une  conviction  n'a  le 
droit  de  s'offenser,  que ,  chaque  fois  qu'on  a 
voulu  expliquer,  mettre  à  la  portée  de  la  raison 
humaine  les  mystères  du  christianisme,  la  Tri- 
nité, l'Incarnation,  la  génération  éternelle  du 
Verbe,  on  a  reproduit  d'une  manière  plus  ou 
moins  fidèle  la  doctrine  platonicienne.  Ce  nom 
même  du  Verbe,  que  nous  venons  de  prononcer, 
n'est-il  pas  vrai  qu'il  appartient  à  la  langue  de 
Platon,  et  qu'il  désigne  chez  le  philosophe  grec 
la  sagesse  divine,  cette  raison  active  par  laquelle 
l'être  des  êtres,  le  t6  ô^nosi  ôv  s'est  communiqué 
au  monde,  qui  a  disposé  toutes  choses  pour  le 
mieux,  et  qui  est  le  principe  de  la  sagesse  et  de 
la  raison  des  hommes?  N'est-ce  pas  aussi  dans 
Platon  que  l'on  trouve  ce  principe,  qu'il  faut  que 
l'homme,  pour  être  fidèle  à  sa  destination,  cherche 
à  ressembler  à  Dieu?  Sa  distinction  de  toutes  les 
vertus  en  quatre  vertus  cardinales  a  été  adoptée  et 
consacrée  dans  les  traités  les  plus  élémentaires 
de  la  morale  chrétienne.  Enfin^  qui  avant  lui,  et 
qui  mieux  que  lui,  a  démontre  l'immortalité  de 
l'âme,  malgré  les  erreurs  qu'il  mêle  à  cette  par- 
tie de  son  système? 

La  plupart  des  idées  de  l'école  néo-platoni- 
cienne ont  été  recueillies  dans  les  œuvres  du 
prétendu  Denys  l'Aréopagite,  d'où  elles  ont 
passé,  modifiées  et  contenues  par  la  forte  disci- 
pline de  l'Église,  chez  un  bon  nombre  de  mysti- 
ques chrétiens  du  moyen  âge,  tels  que  saint  Bo- 
naventure,  Hugues  et  Richard  de  Saint-Victor. 
Si  nous  en  croyons  un  savant  orientaliste  de  no- 
tre temps,  M.  Tholuck.  elles  auraient  pénétré 
aussi,  avec  les  commentateurs  alexandrins  d'A- 
ristote, jusqu'au  sein  de  l'islamisme,  où  elles 
auraient  produit  la  secte  fameuse  des  soufis. 
Mais  bien  avant  cette  époque,  c'est-à-dire  au 
ix°  siècle,  Scot  Érigène  les  fit  connaître  dans 
toute  leur  étendue,  dans  l'excès  même  de  leur 
audace,  à  l'Occident  encore  plongé  dans  la  bar- 
barie. Cinq  ou  six  cents  ans  plus  tard,  au  temps 
des  Marsile  Ficin,  des  Pic  de  la  Mirandole,  ce 
sont  ces  mêmes  idées  que  nous  voyons  reparaî- 
tre et  marquer  le  commencement  d'une  ère  nou- 
velle dans  l'histoire  générale  de  l'esprit  humain. 
Trop  souvent  confondues  avec  le  platonisme  lui- 
même,  elles  ont  eu  la  gloire  de  partager  ses 
destinées  et  le  respect  qu'il  n'a  jamais  cessé 
d'obtenir. 

Que  dirons-nous  maintenant  de  la  doctrine 
d'Aristote  ?  Où  trouver  un  autre  exemple  d'une 
domination  aussi  absolue,  aussi  durable,  aussi 
universelle  que  celle  de  ce  philosophe?  Il  a  été 
pendant  six  siècles  environ,  dans  l'ordre  de  la 
science,  le  seul  instituteur  ae  la  raison  humaine; 
car  le  peu  que  l'on  savait  du  système  de  son 
maître  et  de  son  rival,  c'est  encore  de  lui  qu'on 
l'avait  appris.  Son  autorité  était  reconnue  simul- 
tanément, et  par  les  chrétiens  et  par  ,Ies  Arabes 
et  par  les  juifs.  Ses  livres  étaient  commentés  et 
traduits  dans  toutes  les  langues  ;  rien  ne  pou- 
vait être  soutenu  que  sous  le  patronage  de  son 
nom  ;  il  n'était  pas  permis  d'avoir  raison  sans 
lui.  Mais  ce  n'est  pas  seulement  par  la  place 
qu'il  tient  dans  l'histoire  qu'Aristote  est  digne 
de  toute  notre  admiration.  Aujourd'hui  même  il 
nous  est  difficile  d'échapper  complètement  à  son 
empire.  11  nous  est  impossible  de  nous  servir 
d'une  autre  logique  que  de  la  sienne;  car  depuis 
lui,  comme  dit  Kant,  la  logique  n'a  pas  fait  un 
pas  en  avant  ni  un  pas  en  arrière.  Et  quel  autre 
que  lui  a  fixé  la  langue,  a  défini  les  termes,  a 
classé  les  idéeSj  a  marqué  le  caractère  et  le  nut 
de  la  métaphysique?  Quel  autre  que  lui  a  fix.é 
les  règles  de  la  critique  littéraire,  a  créé  la  psy- 
chologie, l'histoire  de  la  philosophie,  l'anatomie 


GREC 


—  657 


GROT 


comparée,  et  a  donné  l'exemple  de  la  vraie  mé- 
thode d'observation  dans  son  admirable  I]istoire 
(les  animaux?  Tous  ces  laits,  gràL'c  à  une  étude 
})lus  approfondie  des  œuvres  de  l'anticiuité,  sont 
aujourd'hui  hors  de  doute,  et  ne  demandent 
(ju'à  être  ra])pelés  sommairement. 

L'école  stoïrieniic  a  également  sa  part  dans  le 
mouvement  général  et  dans  les  résultais  délini- 
tifs  de  la  civilisation  humaine.  Si  sa  iiiiysiologie, 
oui  n'est  qu'un  simple  retour  vers  le  dynamisme 
u'Hcra.-lite,  ne  peut  pas  soutenir  un  seul  instant 
l'e-xamcn;  si  sa  logique,  dans  l'impuissance  où 
elle  était  do  rien  ajouter  à  celle  d'Aristole, 
n'est  qu'un  tissu  de  subtilités,  en  revanche,  sa 
morale,  après  avoir  été  comme  la  religion  des 
âmes  d'élite  au  milieu  de  la  décadence  alFreuse 
de  l'empire  romain,  a  régénéré  entièrement  la 
législation,  y  a  fait  entrer,  à  la  place  de  la  cou- 
tume et  du  privilège,  des  principes  d'une  justice 
universelle,  et  a  fondé  ce  droit  romain  que  les 
jurisconsultes  ont  appelé  la  7-uison  écrite.  Le 
christianisme  a  voulu  surtout  ouvrir  à  l'homme 
le  chemin  du  ciel  ;  le  stoïcisme  a  amélioré  sa 
condition  sur  la  terre.  Le  premier,  dans  son  en- 
thousiasme sublime,  nous  parle  exclusivement 
d'abnégation  et  de  devoirs  ;  le  second  nous  en- 
tretient de  notre  dignité  et  de  nos  droits;  enlin 
la  révolution  si  heureusement  accomplie  par  ce- 
lui-là dans  l'ordre  moral  et  religieux,  celui-ci 
l'a  commencée  dans  l'ordre  civil. 

Nous  croyons  que  riiumanilc  doit  peu  de  re- 
connaissance à,  l'école  d'Épicure  ;  mais  puisqu'il 
y  a  dans  notre  nature  des  passions  toujours  prê- 
tes à  se  révolter,  et  un  penchant  indestructible 
au  plaisir,  il  est  bon  qu'on  ait  démontré,  au 
nom  même  de  l'égoïsme,  que,  céder  aux  passions 
et  au  plaisir,  ce  n'est  pas  le  moyen  d'être  heu- 
reux; que  le  bonheur,  en  comprenant  ce  mot 
dans  le  sens  le  plus  étroit,  ne  saurait  exister 
sans  un  certain  degré  de  vertu,  de  raison,  de 
pouvoir  sur  soi-même,  et  que  nos  intérêts,  quels 
qu'ils  soient,  sont  étroitement  liés  à  ceux  de  nos 
semblables.  11  n'y  a  pas  jusqu'au  principe  le 
plus  essentiel  de  la  physique  de  Démocrite  et 
d'Ëpicure,  c'est-à-dire  l'hypothèse  des  atomes, 
([ui  ne  soit  resté  dans  la  physique  ou  plutôt  dans 
la  chimie  moderne,  où  elle  aide  à  l'explication 
d'un  grand  nombre  de  phénomènes.  On  ne  peut 
pas  dire,  non  plus,  que  les  spéculations  de  Py- 
thagore  aient  été  perdues  pour  les  sciences  ma- 
thématiques, ni  qu'elles  n'aient  pas  contribué  à 
faire  comprendre  combien  il  y  a  d'unité  et 
d'harmonie,  de  calcul  et  de  raison  dans  Li  na- 
ture. Grâce  à  l'élévation  naturelle  de  ses  idées, 
n'a-t-il  pas  entrevu,  comme  dans  un  rêve,  la 
révolution  que  l'astronomie  a  dû  subir  vingt- 
deux  siècles  plus  tard?  Enfin  la  philosophie  se 
fait  gloire  de  suivre  encore  aujourd'hui  la  mé- 
thode de  Socrate,  en  lui  ouvrant  seulement  un 
champ  plus  vaste  et  l'appliquant  avec  plus  de 
rigueur. 

Assurément,  si  la  philosophie  grecque  eiit  pu 
suffire  à  tous  les  besoins  de  Tàme  humaine  et 
aux  besoins  de  toutes  les  âmes,  elle  n'aurait  pas 
été  vaincue  dans  ses  prétentions  à  une  domina- 
tion exclusive  et  absolue.  Mais  il  ne  faut  pas 
pour  cela,  comme  on  a  coutume  de  le  faire,  di- 
viser l'histoire  de  riiumanité  en  deux  zones  en- 
tièrement séparées,  dont  Tune,  sous  le  nom  de 
civilisation  chrétienne,  représente  en  quelque 
sorte  Tempire  de  la  lumière;  dont  l'autre,  sous 
le  nom  de  civilisation  païenne,  figure  l'empire 
d'Alirimane  ou  des  ténèbres.  La  lumière  et  les 
ténèbres  ne  sont  pas  ainsi  partagées;  elles  ont 
toujours  été  mêlées,  au  contraire;  et  si,  comme 
nous  le  croyons,  la  première  doit  l'emporter  un 
jour,  sa  victoire  n'aura  pas  été  subite  ni  due  ex- 
Dicr.  pn:LOS. 


clusivement  à  une  seule  influence,  à  un  seul  or- 
dre d'idées. 

Sur  l'histoire  de  la  philosophie  grecque,  il 
faut  consulter,  avant  tout,  les  historiens  de  la 
pliilosopliic  en  général  :  Stanley,  Brucker,  Ten- 
neinann^  Tiedemann,  Uegérando,  et  principale- 
ment Riller.  Cependant  il  existe  aussi  quelques 
ouvrages  spéciaux  sur  le  sujet  que  nous  venons 
de  traiter:  Fles.sing,  Recherchea  liistori(/ucs  et 
philusopliiijues  sur  les  opinions,  la  Ihéolof/ie  et 
la  pliilosopliie  des  plus  anciens  peuples,  et  par- 
ticuliàreinenl  des  Grecs,  jusqu'au  temps  d'Aris- 
tutc  {iU.),  iii-8,  Elbing,  178Ô;  —  Ciir.  Meiners, 
Histoire  de  l'origine,  des  progrès  et  de  la  déca- 
dence des  sciences  en  Grèce  et  à  Rome  (ail.), 
2  vol.  in-8,  Lemgo,  1781-1782; —  Anderson,  la 
Philosophie  de  l'ancienne  Grèce  (angl.),  in-8, 
Londres,  1791  ;  —  Sacclii,  Storia  dclla  /iloso/ia 
grcca,  4  vol.  in-8,  Pavie,  1818-1820; —Ed.  Zel- 
1er,  la  Philosophie  des  Grecs,  etc.,  2*^  éditiort, 
û  vol.  in-8,  Leipzig,  1836-1868. 

GROTE  (George),  né  le  17  novembre  179'i,  à 
Clayhill,  dans  le  comté  de  Kent.  Cet  illustre  his- 
torien anglais  doit  avoir  cependant  sa  place  ici 
à  cause  de  ses  travaux  critiques  sur  l'histoire  de 
la  philosophie,  et  même  pour  ses  vues  philoso- 
phiques qui  le  rapprochent  de  l'école  anglaise 
contemporaine.  Élève  de  Bentham,  ami  et  par- 
tisan de  J.  St.  Mill,  il  appartient  à  cet  ordre  d'i- 
dées que  l'on  appelle  assez  improprement  le  po- 
sitivisme anglais.  Ce  sont  ses  travaux  historiques 
qui  l'ont  conduit  à  l'histoire  de  la  philosophie. 
Déjà,  dans  son  édition  Histoire  de  la  Grèce 
(1847-1803,  Londres,  8  vol.  in-8),  il  avait  consa- 
cré un  demi-volume  aux  sophistes  et  à  Socrate, 
dans  l'appréciation  desquels  il  apporte  des  vues 
particulières.  Il  essaye  de  réhabiliter  les  sophis- 
tes, dont  il  croit  que  l'on  a  exagéré  la  corrup- 
tion et  qu'il  considère  comme  des  esprits  libres 
et  cultivés,  ayant  pour  but  l'éducation  politique 
des  citoyens.  D'un  autre  côté,  So::rate  lui-même 
ne  lui  paraît  que  le  premier  des  sophistes;  et  sa 
dialectique  une  forme  particulière  de  la  méthode 
inquisitive  que  les  sophistes  avaient  inventée. 
11  développe  plus  abondamment  et  plus  forte- 
ment encore  ses  idées  dans  son  ouvrage  sur  Pla- 
ton. [Plalo,  and  olhers  companions  of  Socrate, 
London,  1863,  3  vol.  in-8.)  Cet  ouvrage  n'est  au- 
tre chose  qu'une  analyse  très-e.xacte  de  tous  les 
dialogues  de  Platon,  avec  des  arguments  criti- 
ques. L'ouvrage  commen:e  par  un  résumé  de 
toutes  les  opinions  émises  par  la  critique  sur 
l'histoire  des  écrits  platoniciens.  Il  en  étudie 
d'abord  l'authenticité,  et  ensuite  la  chronologie. 
Sur  ces  deux  points,  il  professe  deux  opinions  ab- 
solument opposées  à  celles  des  Allemands.  Au- 
tant les  Allemands  sont  sceptiques  sur  la  première 
de  ces  questions,  cel!e  de  l'authenticité,  autant 
M.  Grote  est  dogmatique  et  affirmatif.  Il  accepte 
sans  hésiter  le  Catalogue  traditionnel  de  Thra- 
sylle,  dont  il  essaye  de  faire  remonter  l'autorité 
par  une  suite  ininterrompue  de  témoignages  ou 
plutôt  par  d'ingénieuses  présomj  tions,  jusqu'à 
Platon  lui-même.  Au  contraire,  autant  il  est 
dogmatique  sur  l'authenticité  des  dialogues,  au- 
tant il  est  sceptique  sur  leur  chronologie.  Ici, 
comme  les  témoignages  manquent,  les  Alle- 
mands au  contraire  sont  aussi  affirmatifs  qu'ils 
étaient  sceptiques  tout  à  l'heure. 

M.  Grote  triomphe,  et  montre  une  grande 
loyauté  criti([ue  dans  la  discussion  de  tous  ces 
systèmes  fragiles  et  qui  se  détruisent  les  uns  les 
autres.  Quant  au  fond  de  sa  pensée  sur  le  plato- 
nisme, et  de  même  sur  la  philosophie  en  géné- 
ral, nous  la  résumerons  en  quelques  mots.  II 
croit  que,  dans  toute  philosophie,  et  dans  celle 
de  Platon  en  particulier,  il  pense    que   la  mé- 

42 


GROT 


—  658 


GROT 


tliode  est  supérieure  aux  résultats.  Il  n'attache 

pas  boauioup  d'impoiiance  aux  doctrines  philo- 
sopliiques.  mais  il  en  attai;he  une  grande  à  la  inc- 
tliodc  philosophique,  c'est-à-dire  à  la  didectique, 
qui  n'est  autre  que  l'art  de  discuter.  Discuter  ses 
propres  opinions  ou  celles  d'autrui,  se  rendre 
compte  de  ce  qu'on  pense,  n'être  dupe  d'aucun 
préjugé,  voir  en  toutes  choses  le  pour  et  le  contre, 
tirer  de  son  propre  esprit  par  la  réflexion,  de  l'es- 
prit des  autres  par  l'enseignement  et  l'interroga- 
tion, ce  qui  y  est  sourdement,  obscurément,  voilà 
la  méthode  socratique,  platonirienne,  philosophi- 
que par  excellence  :  c'est  la  liberté  d'examen. 
Par  là,  la  philosophie  est  sans  prix,  mais  elle  ne 
va  pas  plus  loin  :  c'est  une  méthode,  c'est  un 
instrument,  c'est  un  stimulant  d'activité  ;  ce 
n'est  pas  une  doctrine.  Cependant  parmi  les  di- 
verses philosophies,  il  y  en  a  une  pour  laquelle 
M.  Grote  ne  dissimule  pas  ses  préférences  :  c'est 
la  philosophie  de  l'expérience,  et  en  morale  la 
doctrine  de  l'utilité.  Mais  au-iessus  de  ses  pro- 
pres opinions,  il  place  la  méthode  philosophique 
elle-même  ou  la  libre  discussion.  Pour  tout  dire, 
en  un  mot,  il  n'admet  pas  qu'il  y  ait  une  vérité 
absolue  ;  mais  chacun  se  fait  sa  vérité  à  ses  ris- 
ques et  périls  par  le  déploiement  libre  de  sa 
propre  activité  ;  et  c'est  ce  déploiement  même 
qui  est  important  ;  car  la  pensée  est  bonne  par 
elle-même  indépendamment  de  son  contenu.  — 
Grote  se  proposait  d'appliquer  la  même  méthode 
d'analyse  aux  écrits  d'Arislote;  miiis  il  n'a  pu 
achever  ce  travail.  Son  ouvrage,  publié  après  sa 
mort  {Aristotelcs,  London,  in-8^  1872),  ne  con- 
tient qu'un  certain  nombre  d'écrits.  Nous  de- 
vons encore  signaler  ses  Minod  Works,  publiés 
récemment  (1873)  par  M.  A.  Bain,  et  qui,  outre 
des  essais  de  critique  historique,  contient  quel- 
ques morceaux  de  philosophie,  entre  autres,  un 
examen  du  livre  de  Mill  sur  la  philosophie  d'Ha- 
milton.  et  quehjues  l'ragments  inédits  {Papers 
of  phiiosophy),  dont  le  dernier  est  un  examen 
du  livre  de  M.  Taine  sur  l'intelligence.  Enfin, 
pour  ne  rien  oublier,  citons  un  ouvrage  qui 
vient  de  paraître  en  Angleterre,  et  qui  a  été  ré- 
digé pnr  Grote,  sur  les  papiers  de  Bentham,  sous 
ce  titre  :  Influence  de  la  religion  naturelle  sur 
le  bonheur  temporel  du  genre  humain.    P.  J. 

GROTIUS  (Hugo  de  Groot).  Le  nom  et  les  ou- 
vrages d'Hugo  Grotius  ne  se  rapportent  qu'indi- 
rectement à  la  philosophie.  Son  livre  sur  la  Vé- 
rité de  la  religion  chrétienne  appartient  plutôt 
à  la  critique  historique  et  théologique  qu'à  la 
philosophie  proprement  dite.  Le  célèbre  traité 
du  Droit  de  la  paix  et  de  la  guerre,  qui  a  fait 
si  longtemps  autorité  dans  les  relations  diplo- 
matiques, est  avant  tout  un  ouvrage  de  droit  in- 
ternational, où  les  cas  les  plus  généraux  de  cette 
science  sont  résolus  d'après  certains  principes 
empruntés,  les  uns  au  droit  romain,  les  autres  à  la 
seule  raison,  c'est-à-dire  au  droit  naturel;  d'au- 
tres enfin  à  l'autorité  de  l'histoire.  Mais,  à  l'é- 
poque où  il  écrivait,  la  renaissance  comptait  déjà 
fdus  d'un  siècle,  et  la  philosophie,  renouvelée  sous 
a  forme  antique,  tendait  à  se  faire  jour  dans  les 
travaux  de  l'esprit.  Né  au  sein  du  protestan- 
tisme, Grotius  retenait  quelque  chose  de  la  li- 
berté qui  avait  donné  naissance  à  la  réforme, 
et  qui,  quoique  timide  encore,  jetait  dans  la 
science  un  reflet  de  l'indépendance  qui  lui  était 
commune  avec  le  renouvellement  des  études  lit- 
téraires. C'est  sous  cette  double  impression  de 
son  génie  et  de  son  siècle,  que  Grotius  tenta  de 
rattacher  ses  travaux  à  des  principes  philoso- 
phiques, et  donna  du  droit  naturel  la  définition 
suivante  {du  Droit  de  la  guerre  et  de  la  paix, 
liv.  I,  ch.  I,  §  10):  «  Le  droit  naturel  est  une  rè- 
gle qui  nous  est  suggérée  par  la  droite  raison. 


d'après   laquelle  nous  jugeons    nécessairement 

qu'une  action  est  injuste  ou  morale,  selon  sa 
conformité  ou  sa  non-conformité  avec  la  nature 
raisonnable,  et  qu'ainsi  Dieu,  qui  est  l'auteur  de 
la  nature,  défend  l'une  et  commande  l'autre.  » 

Cette  définition,  trop  peu  circonscrite,  puis- 
qu'elle renferme  à  la  fois  l'idée  du  droit  et  celle 
de  la  morale,  est  avec  raison  abandonnée  au- 
jourd'hui. Mais  si  nous  nous  reportons  à  l'époque 
où  elle  fut  introduite  dans  l'étude  du  droit,  on 
reconnaîtra  qu'elle  marqua  un  progrès  dans  cette 
science.  Grotius  vécut  de  la  fin  du  xvi«  siècle  au 
milieu  du  xvii".  Lorsqu'il  naquit,  le  duc  de 
Guise  balançait  en  France  l'autorité  de  Henri  III; 
il  avait  un  peu  plus  de  vingt  ans  lorsqu'il  fut 
mêlé,  dans  sa  patrie,  aux  disputes  des  gomaris- 
tes  et  des  arminiens,  et  manqua  périr  comme  le 
Çrand  pensionnaire.  Ces  temps,  où  la  violence 
était  partout  maîtresse,  ne  pouvaient  être  favo- 
rables au  droit.  D'ailleurs,  depuis  plusieurs  siè- 
cles, l'idée  s'en  était  obscurcie  ou  tout  à  fait 
perdue  en  Europe.  Aux  notions,  encore  vagues 
peut-être  que  l'antiquité  avait  transmises  à  l'ère 
chrétienne,  et  que  plusieurs  Pères  avaient  re- 
cueillies pour  les  mettre  en  harmonie  avec  la 
loi  nouvelle,  avait  enfin  succédé  un  droit  fondé 
sur  quelques  passages  de  la  Bible.  Il  s'était  peu 
à  peu  résolu  dans  la  volonté  ab.solue  des  souve- 
rains pontifes;  la  puissance  royale  avait  sur 
plusieurs  points  réagi  contre  cet  arbitraire,  plu- 
tôt poussée  par  l'instinct  de  sa  conservation  que 
guidée  par  l'idée  bien  définie  d'un  droit  quel- 
conque. Lorsqu'à  des  peuples  ballottés  entre  l'au- 
toriié  pontificale  et  la  puissance  despotique  des 
princes,  on  invoqua  le  principe  absolu  d'une 
règle  qui  nous  est  suggérée  par  la  droite  rai- 
son, ce  principe  dut  éclairer,  comme  d'une  lu- 
mière nouvelle,  des  esprits  préparés  d'ailleurs  à 
l'accepter  par  la  culture  renaissante  des  lettres 
et  de  la  philosophie. 

On  comprend  donc  que  l'esprit  philosophique 
de  notre  époque  ait  attribué  à  Grotius  une  part 
remarquable  dans  les  progrès  que  les  temps 
modernes  ont  vu  faire  à  la  science  du  droit  na- 
turel. Mais  on  peut  se  demander  jusqu'à  quel 
point  le  principe  qu'il  a  émis  lui  appartient  en 
propre,  et  s'il  ne  le  doit  pas  aux  siècles  immé- 
diatement antérieurs,  ou  à  l'antiquité  dont  les 
trésors  littéraires  venaient  de  se  rouvrir. 

Il  ne  serait  pas  exact  de  croire  que  la  philoso- 
phie du  moyen  âge  ait  méconnu  ce  qu'il  y  a 
d'absolu  dans  le  droit  et  dans  la  morale,  et 
qu'elle  se  soit  humblement  conformée  aux  pré- 
tentions despotiques  des  pouvoirs  contempo- 
rains. C'est  la  gloire  de  la  philosophie  d'élever 
nécessairement  l'esprit  de  l'homme  jusqu'à  l'ab- 
solu, aussitôt  que  sa  lumière  commence  à  le 
guider.  C'est  là  son  terme  inévitable;  elle  y  ar- 
rive, ou  elle  n'est  pas.  Aussi  plus  d'un  grand 
esprit  du  moyen  âge  réagit-il  par  des  idées  gé- 
néreuses contre  les  prétentions  intéressées  et  ca- 
pricieuses de  l'autorité,  et  rappela  les  doctrines 
indépendantes  et  vraiment  chrétiennes  des  pre- 
miers siècles  de  l'Église.  Mais  il  faut  reconnaître 
que  plusieurs  circonstances  contribuèrent  à  em- 
pêcher les  réformés  du  xvi'  siècle  de  puiser  à 
cette  source.  La  scolastique  était  devenue  suspecte 
à  l'enthousiasme  renaissant  des  admirateurs  de 
l'antiquité,  et  d'un  autre  côté,  quels  que  fu.ssent 
les  principes  de  la  philosophie  théologique  des 
écoles,  ils  n'avaient  jamais  exercé  d'influence 
sur  les  actes  de  l'autorité  religieuse;  on  était 
même  tenté  de  les  croire,  dans  certains  cas, 
complices  de  ses  écarts.  Si  donc  la  doctrine 
d'une  raison  universelle  et  absolue,  appliquée 
au  droit  naturel,  n'appartient  pas  en  propre  à 
Grotius,   s'il    n'a  fait  que  la  renouveler,   c'est 


GROT 


—  G59 


GUÉN 


surtout  chez  les  anciens  que  nous  devons  la 
trouver. 

Et  en  e(Tet,  il  est  facile  de  s'en  assurer.  Le 
fragment  des  livres  de  la  Rcpuhli<][^ue  de  Cicé- 
ron,  conserve  par  Lactance,  nous  oflre  la  pensée 
de  Grotius  sous  une  expression  beaucoup  plus 
précise.  ICst  (juidem  uera /ci-,  dit  le  jurisconsulte 
romain,  recta  ratio,  naturœ  congruenSj  diffusa 
in  omnes,  constans,  scmpitcrna  quœ  vocet  ad 
officinin  jiihendo,  vetando  a  fraude  delerreat. 
Ainsi  que  l'auteur  du  Droit  de  la  guerre  et  de 
la  paix,  c'est  Dieu  queCicéron  considère  comme 
donnant  par  sa  volonté  la  léçitiniité  à  cette  loi. 
Erit  communis  quasi  jnagtstcr  et  imperalor 
deus  ille,  legis  nujus  inventor,  disceptator^ 
lator,  etc.  Il  est  facile,  pour  peu  qu'on  soit  verse 
dans  l'histoire  de  la  philosophie,  de  reconnaître, 
dans  ces  paroles,  la  partie  la  plus  élevée  de  la 
tradition  stoïcienne,  celle  par  laquelle  cette  école 
se  rattache  aux  doctrines  de  Platon. 

Grotius  a  donc  le  mérite  d'avoir  rappelé  dans 
un  temps  favorable,  et  avec  une  indépendance 
d'esprit  qui  lui  fait  honneur,  des  principes  trop 
longtemps  oublies;  on  ne  saurait  lui  attribuer  la 
gloire  de  les  avoir  découverts.  Mais  ces  principes 
qu'il  remit  en  lumière  avec  tant  d'opportunité 
et  de  bonheur,  ne  les  a-t-il  pas  quelquefois  per- 
dus de  vue?  Toutes  ses  conséquences  en  sortent- 
elles  rigoureusement?  quelques-unes  n'en  sont- 
elles  pas  la  destruction?  Ce  serait  trop  demander 
au  génie  de  Grotius,  que  d'exiger  du  même  écri- 
vain d'avoir  réformé  les  principes,  sans  avoir 
faibli  dans  quelques-unes  des  conséquences.  Cette 
insuffisance  lui  est  commune  avec  tous  les  hom- 
mes qui  ont  porté  la  réforme  dans  quelque  partie 
de  la  science.  On  doit  reconnaître,  cependant, 
que  la  rectitude  des  principes  l'a  souvent  heu- 
reusement guidé  dans  les  nombreuses  applica- 
tions qu'il  a  été  appelé  à  en  faire  dans  son  traité 
du  Droit  de  la  guerre  et  de  la  paix,  en  conve- 
nant toutefois  qu'il  ne  s'est  pas  toujours  soigneu- 
sement gardé  de  quelque  faveur  pour  le  despo- 
tisme. Il  obéissait  en  cela  aux  préjugés  contem- 
porains que  l'on  ne  secoue  jamais  tout  entiers. 
La  réforme  d'ailleurs  avait  eu  besoin  de  l'appui 
de  plusieurs  princes  temporels,  et,  si  quelques- 
uns  d'entre  eux  avaient  accepté  avec  plaisir  la 
force  qu'ils  y  puisaient  contre  les  prétentions  de 
Rome,  ils  ne  paraissaient  pas  y  trouver  un  motif 
suffisant  de  renoncer  à  leur  despotisme,  et  n'en- 
tendaient pas  qu'on  l'attaquât.  De  là  la  néces- 
sité où  se  trouva  plus  d'un  écrivain  protestant, 
de  ne  pas  désapprouver  des  mesures  et  des  faits 
que  le  véritable  esprit  de  la  réforme  ne  pouvait 
cependant  manquer  de  condamner. 

Quels  que  fussent  les  liens  qui  pesaient  sur  le 
génie  de  Grotius  et  retenaient  sa  plume,  il  cher- 
cha sincèrement  les  solutions  les  plus  équita- 
bles, et,  s'il  n'y  parvint  pas  toujours,  son  siècle 
en  est  plus  coupable  que  lui.  La  pureté  de  ses 
intentions  et  l'élévation  de  son  esprit  lui  donnè- 
rent le  droit  de  s'adresser,  en  finissant  son  traité, 
aux  princes  chrétiens  dans  les  termes  suivants  : 
«  Je  prie  donc  Dieu,  qui  seul  en  a  le  pouvoir, 
qu'il  lui  plaise  de  graver  ces  maximes  dans  le 
cœur  de  ceux  à  qui  sont  confiées  les  affaires  de 
la  chrétienté  ;  qu'il  lui  plaise  d'éclairer  leurs 
esprits  des  lumières  du  droit  divin  et  du  droit 
humain,  et  de  leur  inspirer  sans  cesse  cette  pen- 
sée :  qu'ils  sont  les  ministres  de  Dieu,  établis 
pour  gouverner  les  hommes,  les  plus  chères  de 
ses  créatures.  » 

Né  à  Delft,  en  Hollande,  le  10  avril  1583, 
Grotius  se  distingua  de  bonne  heure  par  sa 
science  et  son  génie.  Mêlé  aux  infortunes  de 
Barneweldt,  il  fut  condamné  à  une  prison  perpé- 
tuelle de  laquelle  il  parvint  à  s'échapper,  et  de- 


meura onze  ans  dans  le.s  Pays-Bas  catholiques^ 
vivant  d'une  pension  que  lui  faisait  le  roi 
Louis  XUI.  Il  rentra  dans  son  pays  vers  l'année 
1630,  d'où,  malgré  la  protection  du  prince  d'O- 
range, il  fut  obligé  do  s'exiler  de  nouveau.  Il  se 
retira  à  Hambourg,  qu'il  ne  tarda  pas  à  quitter, 
sur  l'invitation  de  la  reine  Christine,  qui  l'éleva, 
dans  ses  Étals,  à  la  dignité  de  con.seiller  ;  elle 
l'envoya  bientôt  auprès  de  Louis  XIII,  où  il  resta 
encore  près  de  onze  ans.  A  la  suite  de  cette  am- 
bassade, ayant  revu  Christine  à  Stockholm,  et 
obtenu  la  permission  de  se  retirer  dans  sa  patrie, 
il  s'embarqua  pour  revenir  en  Hollande;  mais 
le  vaisseau  qui  le  portait  échoua  sur  les  côtes 
de  Poméranie.  Grotius  continua  sa  route  par 
terre,  quoique  infirme;  et  la  fatigue  ayant  aug- 
menté son  mal,  il  mourut  le  28  août  1645,  à 
Rostock,  où  la  maladie  l'avait  forcé  de  s'arrêter. 
Il  était  âgé  de  soixante-deux  ans. 

Beaucoup  de  ses  ouvrages  ont  rapport  à  la  po- 
lémique religieuse  de  son  temps;  aucun  ne  peut 
être  rangé  dans  la  pliilosophie  proprement  dite. 
Nous  avons  remarqué  l'unique  point  où  cette 
science  est  intervenue  dans  ses  ouvrages;  l'ap- 
plication qu'il  en  a  faite  est  assez  importante 
pour  marquer  sa  place  dans  l'histoire  de  la  phi- 
losophie du  droit. 

Le  ti'aité  de  Jure  belli  et  pacis  a  été  publié  à 
Paris,  en  1626,  in-4,  et  traduit  en  français  par 
Barbeyrac,"  Amsterdam,  1724,  2  vol.  in-4.  Une 
nouvelle  traduction  française  du  même  traité 
a  été  publiée  par  Pradier-Fodère,  le  Droit  de  la 
guerre  et  de  la  paix,  3  vol.  in-8,  Paris,  1865- 
1866.  —  On  peut  consulter  :  Gaspard  Brant,  Vie 
de  Grotius,  en  hollandais,  Amsterdam,  1727;  — 
Burigny,  Vie  de  Grotius,  Paris,  17.50.       H.  B. 

GUÉNARD  (Antoine),  né  en  1726  à  Daublani 
en  Lorraine,  entra  en  1754  dans  la  compagnie  de 
Jésus,  et  devint  aussitôt  préfet  du  collège  de 
Pont-à-Mousson.  En  1755  l'Académie  française 
avait  mis  au  concours  cette  question  :  o  En  quoi 
consiste  l'esprit  philosophique ,  conformément 
aux  paroles  de  saint  Paul,  non  plus  sapere 
quam  oportet  sapere?»  Guénard  composa  sur 
ce  sujet  un  discours,  qui  fut  couronné,  et  jugé 
supérieur  à  tous  ceux  qui  jusqu'alors  avaient 
obtenu  cette  distinction.  Il  a  été  publié  la  même 
année,  et  souvent  réimprimé,  notamment  à  Paris 
en  1843.  Laharpe  en  fait  un  grand  éloge,  et 
s'étonne  «  qu'un  homme  qui  écrivait  si  bien  soit 
resté  depuis  dans  une  entière  inaction,  ou  du 
moins  dans  un  silence  absolu,  et  qu'il  se  soit 
refusé  à  son  talent  ou  au  public.  »  En  effet,  Gué- 
nard ne  paraît  avoir  rien  écrit  hormis  ce  discours 
et  un  abrégé  de  la  doctrine  du  P.  Berruyer. 
Il  avait,  disent  les  historiens  de  son  ordre,  pré- 
paré pendant  trente  ans  une  réfutation  de 
l'Encyclopédie  ;  mais  au  milieu  des  dangers 
qu'il  courut  pendant  la  Révolution,  il  en  brûla  le 
manuscrit.  Il  mourut  en  1806.  Les  mérites  qui 
ont  valu  à  son  Mémoire  l'admiration  des  con- 
temporains ont  un  peu  vieilli.  L'éloquence  de  ce 
morceau  nous  paraît  un  peu  emphatique,  et  on 
y  voudrait  moins  de  rhétorique  et  plus  de  science. 
Mais  il  faut  louer  les  sentiments  généreux  qui  y 
sont  exprimés,  le  respect  pour  la  philosophie  et 
pour  la  liberté  dépenser,  et  l'enthousiasme  pour 
la  doctrine  de  Descartes,  d'abord  si  mal  accueil- 
lie par  les  jésuites.  On  a  souvent  cité  les  pages 
où  Guénard  représente  «  le  génie  puissant  et  hardi 
qui  vint  dire  aux  autres  hommes  que  pour  être 
philosophe,  il  ne  suffit  pas  de  croire,  mais  qu'il 
fallait  penser.  »  Il  est  un  peu  embarrassé  quand  il 
rappelle  «  les  cris  et  la  fureur  de  l'ignorance  », 
quand  il  représente  Descartes  persécuté  «  comme 
novateur  et  impie  »  ;  mais  il  s'en  tire  en  attribuant 
cette  animosité  «  aux  philosophes  irrités  contre  le 


au  IL 


—  660  — 


GUIL 


père  de  ia  philosophie  pensante.  »  Il  abandonne 
résolument  à  l'cxiiinen  tout  ce  dont  la  raison  peut 
discuter,  réservant  seulement  à  la  foi  «  les  mys- 
tères et  les  objets  impénétrables.  »  La  philosophie 
doit  s'attaiher  aux  vérités  «  qui  se  laissent  loucher 
et  manier  et  qui  répondent  de  toutes  les  autres  ;  » 
mais  il  est  un  moment  où  rencontrant  les  abîmes 
de  l'infini,  elle  doit  «  se  voiler  les  yeux  comme 
le  peuple  et  remettre  l'homme  avec  conliance 
entre  les  mains  de  la  foi.  »  E.  C. 

GUÉRINOIS  (.lacques-Casimir),  né  à  Laval  en 
1540,  entra,  à  peine  âgé  de  onze  ans,  dans  le 
couvent  des  jacobins  de  cette  ville.  A  seize  ans, 
il  fit  profession  dans  la  maison  de  la  rue  Saint- 
Jacques,  à  Paris.  !1  professa  la  théologie  à  Bor- 
deaux, et  mourut  dans  celle  ville,  le  24  septem- 
bre 1703.  Guérinois  a  écrit  un  long  traité  contre 
la  philosophie  cartésienne^  qui  fut  publié,  l'an- 
née de  sa  mort,  sous  ce  titre  :  Clypeus  philoso- 
phiœ  Thomislicœ,  conlra  veteres  cl  novos  ejus 
■impufjnatorcs,  4  vol.  in-8,  Bordeaux,  1703.  Le 
premier  volume  concerne  la  logique;  le  second, 
la  première  partie  de  la  physicfue;  le  troisième, 
les  aulrcs  parties  de  la  physique;  le  quatrième, 
la  métaphysique  et  l'éthique.  Ce  théologien  est 
un  de  ceux  qui  incriminèrent  avec  le  plus  de 
véhémence  la  doctrine  de  Descartes,  et  qui  ap- 
pelèrent sur  la  tclc  de  ses  disciples  les  foudres 
de  l'excommunicalion.  On  trouve  quelques  ren- 
s^'^^nements  biographiques  sur  Jacques-Casimir 
Guérinois,  dans  Ëchard,  Scriplores  Ordinis  Prœ- 
dicatorum,  t.  II,  p.  7G'2.  B.  H. 

GUILLAUME   DE   Champeaux,    voyez  Cham- 

PEAUX. 

GUILLAUME  DE  CoNCHEs,  né  à  ConcheSj  pe- 
tite Ville  de  ÎNormandie,  vers  la  fin  du  xi'  siècle, 
professa  à  Paris  la  grammaire  et  la  philosophie. 
On  ignore  l'époque  précise  de  sa  mort,  qui  eut 
lieu,  suivant  les  uns,  en  1150,  et  suivant  d'au- 
tres un  peu  plus  tard.  Guillaume,  dont  les  his- 
toriens de  la  philosophie  mentionnent  à  peine 
le  nom,  ne  méritait  pas  l'oubli  où  il  est  tombé. 
Jean  de  Salisbury,  qui  suivit  trois  ans  ses  leçons, 
le  cite  avec  éloge,  à  côté  de  Bernard  de  Chartres 
et  d'Abailard,  comme  un  des  maîtres  les  plus 
accrédités  du  xii^  siècle.  Il  possédait  toute  l'éru- 
dition qu'on  pouvait  avoir  de  son  temps,  et  il  a 
même  commenté  la  partie  du  Timée  de  Platon 
traduite  par  Chalcidius.  On  lui  doit  aussi  un  Com- 
mentaire sur  la  Consolation  de  la  philosophie, 
de  Boèce.  Ses  ouvrages  originaux  consistent  dans 
une  suite  de  grands  traites  qui  paraissent  être 
le  résumé  de  son  enseignement,  et  qu'on  trouve 
souvent  cités  chez  les  écrivains  postérieurs. 
En  voici  les  titres  :  Magna  de  naturis  philo- 
sophia,  imprimée  vers  1474,  en  2  vol.  in-f",  sans 
date  et  sans  nom  d'imprimeur  ni  de  lieu;  — 
Philosophia  minor,  publiée  dans  les  œuvres  du 
vénérable  Bède,  sous  le  titre  de  nrepi  SiSaÇetov, 
sive  quatuor  libri  de  Elementis  philosophiœ,  et 
attribuée,  d'une  autre  part,  à  Honoré  d'Autun, 
sous  celui  de  Philosophia  mundi ;  mais  il  n'est 
pas  douteux  que  l'ouvrage  ne  soit  de  Guillaume, 
sous  le  nom  duquel  des  auteurs  contempo- 
rains en  citent  de  longs  fragments;  —  Prag- 
maticon  philosophiœ.  composé  pour  le  duc  de 
Normandie,  Geoffroy  le  Bel,  et  imprimé  à  Stras- 
bourg en  1566,  in-8;  — Secunda  et  Tcrtia  Phi- 
losophia, restées  manuscrites,  hormis  de  courts 
fragments  donnés  par  M.  Cousin  à  la  suite  des 
ouvrages  inédits  d'Abailard.  Tous  ces  traités 
sont  de  véritables  encyclopédies  plus  ou  moins 
abrégées,  qui  contiennent  les  éléments  des  scien- 
ces enseignées  au  xn*  siècle,  la  théologie,  l'as- 
tronomie, et  même  la  physique  et  l'anthropolo- 
gie; mais  ce  qu'ils  ont  de  remarquable,  c'est 
surtout  l'amour  que  l'auteur  y  montre  pour  la 


philosophie;  c'est  l'intérêt  qu'il  porte  à  ses  pro- 
grès, et  la  hardiesse  avec  laquelle  il  défend  sa 
cause  contre  les  défiances  du  pouvoir  ecclésiasli- 
([uc.  «  Ils  ne  savent  rien  sur  les  forces  de  la 
nature,  s'écrie-t-il  {Pidlosophia  minor,  lib.  I, 
c.  xxiii),  et  ils  désirent  voir  leur  ignorance  régner 
sur  tous  les  esprits  :  voilà  pourquoi  ils  proscri- 
vent nos  recherches,  et  nous  ordonnent  de  croire, 
comme  le  premier  venu,  siins  jamais  nous  deman- 
der :  pourquoi  ?»  —  «  Est-il  venu  à  leur  connais- 
sance, continue-t-il,  que  quelqu'un  fait  des  recher- 
ches, ils  s'écrient  :  C'est  un  héréti([ue.  Pauvres 
hommes!  qui  tirent  plus  de  gloire  d'un  capuchon, 
qu'ils  n'ont  de  <  onfiance  en  leur  sjgesse.  Mais 
ayez  soin,  je  vous  prie,  de  ne  pas  vous  laisser 
prendre  à  ces  dehors  trompeurs.  C'est  le  cas,  ou 
jamais,  d'appliquer  ces  paroles  du  satirique  latin  : 

Fronti  nulla  fides :  cjuis  enim  non  vicus  abundat 
Tristibus  obscenis?  » 

Il  paraît  que  Guillaume  de  Couches  professait, 
à  l'égard  de  la  Trinité  et  de  l'âme  du  monde, 
des  sentiments  très-voisins  de  ceux  d'Abailard. 
Guillaume,  abbé  de  Saint-Thierry,  les  dénonça 
dans  une  lettre  à  saint  Bernard  ;  mais  notre  au- 
teur se  rétracta,  et  l'affaire  n'eut  pas  de  suite. 
Ses  autres  opinions  manquent  d'originalité,  et 
méritent  peu  d'être  connues.  Le  commentaire 
de  Guillaume  sur  le  Tlmce  a  été  retrouvé  par 
M.  Cousin,  qui  l'attribuait  à  Honoré  d'Autun, 
Ouvrages  inédits  d'Abailard,  p.  646,  in-4,  Paris, 
1836.  Celte  erreur  a  été  relevée  par  M.  Jourdain, 
Dissertation  sur  l'état  de  la  philosophie  natu- 
relle au  xw  siècle,  p.  101  et  suiv.,  et  p.  105,  in-8, 
Paris,  1838.  Le  même  auteur  dans  ses  Notices  ci 
Extraits  des  manuscrits,  t.  XX,  a  donné  l'ana- 
lyse du  Commentaire  de  Guillaume  de  Conches 
sur  la  Consolation  de  la  philosophie.        C.  J. 

GUILLAUME  de  Paris,  surnommé  ainsi  parce 
qu'il  fut  évêque  de  Paris,  est  aussi  connu  sous 
le  nom  de  Guillaume  d'Auvergne,  du  lieu  de  sa 
naissance  (Aurillac).  En  1228,  il  monta  sur  le 
siège  épiscopal  de  Paris,  qu'il  occupa  jusfju'à  sa 
mort,  arrivée  en  1248  ou  1249.  Pendant  les  vingt 
années  de  son  épiscopat  eurent  lieu  plusieurs 
événements  auxquels  Guillaume  ne  put  rester 
étranger  :  telles  furent  l'interruption  des  cours  de 
l'Université,  l'introduction  des  franciscains  et  des 
dominicains  dans  l'enseignement,  et  surtout  la 
propagation  de  la  philosophie  d'Aristote.  Déjà 
plusieurs  branches  de  cette  philosophie  avaient 
été  frappées  d'anathcme,  et  en  1240  on  voit  Guil- 
laume de  Paris  blâmer  et  condamner  quelques 
distinctions  subtiles  touchant  la  Trinité  et  la 
nature  des  anges.  Prévenu,  sans  doute,  par  les 
condamnations  cjui,  en  1210,  en  1215  et  en  1230, 
frappèrent  la  métaphysique  et  la  physique  d'A- 
ristote, Guillaume  de  Paris  se  montra  sévère 
envers  celui-ci,  et  môme  envers  la  philosophie 
en  général.  Il  l'éludia  cependant  avec  ardeur  et 
donna  une  attention  particulière  aux  écrivains 
arabes;  on  lui  doit  à  cet  égard  des  renseigne- 
ments utiles;  mais  il  ne  faut  pas  oublier  cepen- 
dant que  dès  le  milieu  du  xir  siècle,  les  écrits 
d'Avicenne,  de  Gazâli  et  de  Farabi  étaient  déjà 
connus.  Guillaume  avait  des  connaissances  éten- 
dues, sans  pourtant  s'élever  par  là  au-dessus  de 
la  plupart  de  ses  contemporains,  dont  plusieurs 
le  surpassent  sous  le  rapport  des  doctrines.  La 
tendance  platonicienne  qui  se  montre  dans  ses 
écrits  est  due  aux  Arabes;  mais  ce  qui  le  dis- 
tingue, c'est  une  réserve  poussée  souvent  jus- 
qu'à l'exagération,  et  qui  resuite  de  l'idée  qu'il 
se  faisait  de  la  philosophie.  «  Est  enim  philoso- 
phia, dit-il  {de  Universo,  p.  1),  velut  lucerna 
modici  et  tenebrosi  luminis  in  tencbris  multis 
atque  densissimis  et  nocte  optata  lucens.  »  Cette 


GUIL 


—  661   — 


GURL 


conception  excessivement  timide  de  la  nhiloso- 
phie.  qu'il  se  plaît  à  airaiblir  au  proiil  de  la 
théologie,  no  l'empêche  p:is  cependant  do  faire 
preuve  de  lumicM'e  et  de  raison  dans  plusieurs 
endroits  de  ses  écrits,  dont  le  plus  remarquable 
est  le  de  Univcrso.  C'est  un  traité  dans  le  genre 
de  ceux  auxquels  on  donna  plus  tard  le  nom  de 
Somme.  En  etlot,  dans  le  île  Unlverso,  Guil- 
laume de  Paris  se  propose  do  traiter  toules  les 
questions  relatives  à  la  philosophie;  il  nous  l'ap- 
prend lui-même  en  commençant.  Il  ne  faut  donc 
pas  regarder  cet  écrit  comme  un  traité  de  l'uni- 
vers, ainsi  que  cela  est  arrivé  quelquefois.  D'a- 
près le  but  qu'il  se  propose,  Guillaume  aborde 
les  questions  les  plus  élevées  de  !a  philosophie, 
en  commençant  par  Dieu,  au  sujet  duquel  il 
combat  beaucoup  trop  longuement  l'erreur  des 
manichéens.  Entraîné  quelquefois  sur  les  pas  des 
Arabes,  il  va  plus  loin  qu'il  ne  voudrait;  c'est 
ainsi  que,  lorsqu'il  entre  dans  le  camp  de  la 
cosmologie,  il  est  sur  le  point  de  tomber  dans 
une  sorte  de  panthéisme,  qu'il  s'efforce  de  dé- 
mentir ailleurs,  en  démontrant  la  création  et  en 
opposant  l'une  à  l'autre  les  idées  de  durée  et  d'é- 
ternité. Ce  qui  est  plus  digne  de  remarque,  c'est 
le  soin  et  l'ardeur  qu'il  met  à  défendre  la  li- 
berté de  l'homme.  Le  de  Univcrso  renferme  un 
traité  complet  sur  la  Providence,  dans  lequel 
Guillaume  de  Paris  fait  les  plus  louables  efforts 
pour  réfuter  le  fatalisme,  sous  quelque  forme 
qu'il  se  présente.  Il  se  croit  même  obligé  de  prou- 
ver fort  au  long  que  l'influence  des  astres  sur 
l'homme  ne  va  pas  jusqu'à  le  priver  de  sa  liberté. 
Il  arrive  par  là  à  une  conclusion  qu'il  cherche  à 
confirmer  encore  dans  son  traité  de  l'Ame,  en  dé- 
montrant, autant  qu'il  est  en  lui,  la  simplicité  et 
l'immortalité  de  l'àme.  Quoique  les  raisons  qu'il 
emploie  pour  arriver  à  son  but  ne  soient  pas 
toujours  les  meilleures,  cependant  c'est  lorsque 
Guillaume  traite  ces  différentes  questions  qu'il 
est  le  plus  digne  d'attention  ;  sur  le  reste,  il  ne 
s'élève  pas  au-dessus  du  commun  des  penseurs 
de  son  temps,  si  ce  n'est  par  l'érudition.  Un  des 
premiers  dans  le  moyen  âge,  il  aborda  la  tliéorie 
de  la  connaissance,  et  fit  mention  de  ces  inter- 
médiaires qui,  dans  la  suite,  occupèrent  une  si 
grande  place  dans  la  scolastique.  Par  les  ques- 
tions qu'il  a  effleurées,  par  ses  tendances  à  étu- 
dier les  Arabes,  autant  que  par  l'époque  où  il 
écrivit,  Guillaume  de  Paris  est  un  de  ceux  qui 
forment  la  transition  entre  les  scolastiques  qui, 
dans  la  troisième  époque,  se  livraient  unique- 
ment aux  travaux  d'érudition,  et  ces  hommes  à 
la  fois  plus  instruits  et  plus  hardis  qui  se  distin- 
guèrent par  leur  savoir  et  leurs  doctrines.  S'il 
diffère  des  premiers  par  une  tendance  plus  phi- 
losophique, il  se  sépare  encore  plus  des  seconds 
par  son  extrême  timidité.  Son  style,  qu'on  a 
trouvé  supérieur  à  celui  de  ses  contemporains, 
ne  vaut  guère  mieux  ;  mais  ce  qu'on  ne  peut  lui 
contester,  c'est  une  connaissance  assez  étendue 
des  philosophes  arabes  et  juifs,  qu'il  cite  souvent. 
Il  y  a  un  nom  qu'on  rencontre  avec  étonnement 
dans  le  de  Universo  (p.  1)  :  c'est  celui  de  saint 
Bonaventure,  qui  ne  devait  guère  avoir  que  vingt- 
sept  ans  quand  mourut  Guillaume  de  Paris. 

Guillaume  de  Paris  a  laissé  un  grand  nombre 
d'écrits,  dont  quelques-uns  ont  été  imprimés,  et 
dont  voici  la  liste  :  Censura  deteslabilium  er- 
rorum  (voy.  la  Bibliothèque  de  Paris,  édition 
de  Lyon,  t.  XXV,  p.  329)  •  —  Tractatus  de  sancta 
Trinilale  cl  allribulis  divinis  ;  — de  Anima  ;  — 
de  Pœnitentia;  — de  Collatione  beneficiorum  ec- 
clesiasticorum  (imprimé  plusieurs  fois); — Liber 
de  rhelorica  divina;  —  Liber  de  fide  el  legibus; 
—  de  f/ntuerso,  pars  1*  et  2'''.  Tous  ces  ouvrages 
ont  été  réunis  en  2  volumes,  in-l",  Orléans,  1674. 


Il  existe,  en  outre,  plusieurs  ouvrages  inédits  : 
Episloke  ad  diverses;  —  Tractalus  de  Dœmo- 
nibus  ;  —  de  Clauslro  animœ;  —  de  Dono 
scienliœ;  —  de  Professione  noviliorum  ;  —  de 
Dono  et  Malo  ;  —  de  Primo  principio  ;  —  Com- 
menlarii  in  Psallerium;  —  In  Proverbia  Salo- 
monis;  —  In  Ecclesiaslen;  —  In  Cantica  can- 
tieorum  et  in  Evangelium  Matlhœi.  Selon 
Oudin,  le  commentaire  sur  saint  Matthieu  serait 
celui  qu'on  trouve  imprimé  à  la  suite  des  œuvres 
de  saint  Anselme  de  Cantorbéry.  Nous  croyons 
pouvoir  ajouter  au  nombre  des  écrits  de  Guil- 
laume de  Paris,  un  traité  qu'il  cite  lui-même 
dans  le  de  Universo  (p.  1)  et  qui  a  pour  titre  : 
Tractatus  de  tneritis  et  retributionibus  ani- 
marum  noslrarum.  On  lui  a  attribué  des  ser- 
mons et  un  dialogue  sur  les  sept  sacrements; 
mais  les  sermons  sont  de  Guillaume  Pcrault,  de 
Lyon,  et  le  dialogue  est  de  Guillaume  de  Beau- 
fet,  a'Aurillac,  et  qui  a  été  aussi  évêque  de. 
Paris,  de  1304  à  1320,  ce  qui  fait  qu'on  l'a  quel- 
quefois confondu  avec  le  premier  Guillaume  de 
Paris.  Consultez  Javary,  GuilieXmi  Alverni  epis- 
copi  parisiensis  psychologica  doctrina  in  eo 
libro  quem  de  anima  inscripsit  exprompta, 
Paris,  IS.'il,  in-8,  X.  R. 

GUILLAUME  DE  MoËRBEK.4,  ainsi  appelé  du 
village  de  Flandre  oii  il  naquit  au  commen- 
cement du  XIII*  siècle,  entra  jeune  encore  dans 
l'ordre  de  Saint-Dominique.  Sa  profonde  con- 
naissance de  la  langue  arabe  et  de  la  langue 
grecque  engagea  ses  supérieurs  à  le  comprendre 
au  nombre  des  missionnaires  que  l'ordre  envoyait 
chaque  année  en  Orient.  En  1281,  il  devint  ar- 
chevêque de  Corinthe.  On  ignore  l'époque  de  sa 
mort,  qui  paraît  avoir  suivi  de  près  son  élé- 
vation à  l'episcopat.  A  l'exception  d'un  Traité 
de  Géomancie,  demeuré  manuscrit,  Guillaume 
de  Moërbeka  n'a  laissé  aucun  ouvrage  original  ; 
cependant  il  n'en  a  pas  moins  contribué  au  pro- 
grès des  idées  et  de  la  phiiosophie  de  son  siècle, 
par  les  nombreuses  traductions  dont  il  est  l'au- 
teur. Les  historiens  s'accordent,  en  effet,  à  lui 
attribuer  une  version  latine  de  tous  les  ouvrages 
d'Aristote,  entreprise  à  l'invitation  de  saint  Tho- 
mas; et  quand  bien  même  on  contesterait  l'en- 
tière exactitude  de  cette  allégation,  il  resterait 
démontré,  par  le  témoignage  des  manuscrits, 
que  Guillaume  a  traduit  la  Politique.  la  Bhé- 
torique,  et  le  Commentaire  de  Simplicius  sur 
les  livres  du  Ciel.  Il  a  aussi  fait  passer  dans  la 
langue  latine  plusieurs  opuscules  de  Galien  et 
d'Hippocrale,  et,  ce  qui  intéresse  davantage  la 
philosophie,  plusieurs  ouvrages  de  Proclus  dont 
nous  ne  possédons  pas  le  texte  original.  Cette 
dernière  traduction  fait  partie  des  œuvres  du 
philosophe  grec  publiées  par  M.  Cousin.  Quétif 
et  Echard  ont  consacré  à  Guillaume  un  article 
étendu  de  leur  grand  ouvrage  sur  les  écrivains 
de  l'ordre  de  Saint-Dominique,  Scriptores  Or- 
dinis  Prœdicatorum  recensiti,  in-f°,  Paris,  1719, 
t.  I,  p.  388  et  suiv.  Consultez  aussi  Jourdain,  Re- 
cherches sur  Vâge  et  Vorigine  des  traductions 
d'Aristote,  nouv.  édit.,  Paris,  1842,  p.  67  et 
suiv.;  Schneider,  dans  la  Préface  de  son  édition 
de  l'Histoire  des  animaux  d'Aristote,  4  vol. 
in-8,  Leipzig,  1811,  p.  126  et  suiv.,  et  surtout  un 
article  de  V.  Le  Clerc,  Hist.  littér.  de  la  France, 
t.  XXI.  C.  J. 

GURLITT  (Jean-Godefroi),  pliilosophe,  phi- 
lologue et  théologien  distingué,  naquit  à  Halle 
en  1754,  et  mourut  à  Hambourg  en  1827,  après 
avoir  passé  toute  sa  vie  dans  l'enseignement, 
soit  comme  professeur,  soit  comme  directeur  de 
divers  établissements  publics.  Il  a  laissé  plu- 
sieurs écrits,  parmi  lesquels  on  distingue  une 
Esquisse  de  la  philosophie  (in-8,  MagdebDurg^ 


GYMN 


—  C62 


GYMN 


1788),  et  une  Histoire  de  la  philosophie  (in-8. 
Leijizig,  1786).  La  clarté,  le  bon  sens,  une  par- 
faite indépendance  dans  les  idées,  jointe  à  beau- 
coup d'élévation  et  à  des  connaissances  très- 
solides,  tels  sont  les  principaux  mérites  de  ces 
deux  ouvrages,  dont  le  dernier  est  le  plus  es- 
timé. Tcnnemann  le  compte  parmi  ceux  qui  ont 
le  plus  contribué  à  introduire  dans  l'histoire  de 
la  philosophie  l'esprit  critique  et  la  méthode.  En 
théologie,  Gurlitt  se  montra  un  champion  ar- 
dent du  rationalisme. 

GYMNOSOPHISTES  (sages  qui  vivent  tout 
nus  ou  à  peu  près  nus).  C'est  sous  ce  nom  que 
les  Grecs  d'abord,  et  les  Romains,  à  leur  imi- 
tation, désignèrent  les  brahmanes.  Dans  les  Tus- 
cula7ies  (liv.  V,  ch.  xxvii),  Cicéron.  traitant  de  la 
douleur  et  de  la  fermeté  inébranlable  que  cer- 
tains hommes  ont  mise  à  la  supporter,  dit  : 
«  Dans  l'Inde,  ceux  qui  passent  pour  sages  res- 
tent nus  toute  leur  vie,  et  reçoivent  sans  douleur 
la  neige  et  l'atteinte  des  frimas;  et,  quand  ils 
veulent  lutter  contre  le  l'eu,  ils  se  laissent  brûler 
sans  pousser  un  soupir.  »  De  son  côté,  Arrien, 
qui  travaillait  sur  les  mémoires  authentiques 
des  lieutenants  d'Alexandre,  Ptolémée  et  Aris- 
tobule, raconte  [Expédiliona' Alexandre,  liv.  VII, 
ch.  i)  qu'en  arrivant  à  Taxiia  sur  l'Indus,  le  con- 
(jucrant  rencontra  des  philosophes  en  assez  grand 
nombre,  lesquels  vivaient  tout  nus;  et  qu'il  pro- 
posa vainement  à  Dandamis,  d'autres  disent 
Mandanis,  leur  chef,  de  le  suivre.  Alexandre, 
grand  admirateur  de  ces  sages,  de  leurs  mœurs 
austères  et  de  leur  vertu,  n'obtint  cette  con- 
descendan:e  que  de  Calanus,  un  des  moins  cé- 
lèbres parmi  ces  gymnosophistes.  Calanus  sui- 
vit l'armée  macédonienne  durant  quelque  temps, 
faisant  estimer  son  courage  et  son  caractère  de 
tous  ceux  qui  le  connurent,  et  particulièrement 
du  roi.  Il  était  alors  âgé  de  près  de  soixante-dix 
ans.  Atteint  de  souffrances,  que  l'âge  amène  trop 
souvent  avec  lui.  et  ne  voulant  pas  les  supporter 
plus  longtemps/ il  résolut  de  se  brûler^  et  de 
hâter  l'instant  de  sa  délivrance  par  cet  effroyable 
suicide.  11  indiqua  le  jour  où  il  comptait  con- 
sommer ce  sacrifice;  et,  dans  une  plaine  près 
de  Pasargade,  en  présence  de  toute  l'armée,  au 
milieu  d'une  pompe  magnifique  préparée  par  les 
soins  du  roi,  il  se  laissa  brûler  sans  pousser  un 
gémissement,  sans  exprimer  un  regret.  Alexandre 
ne  crut  pas  devoir  assister  jusqu'à  la  fin  à  cet 
horrible  spectacle.  Soit  affection,  soit  peut-être 
aussi  dédain  pour  cette  frénésie,  il  ne  voulut 
pas  voir  mourir  dans  un  affreux  tourment  un 
homme  qu'il  aimait. 

Plutarque  confirme  tout  ceci  dans  la  Vie  d'A- 
lexandre, et  il  ajoute  qu'un  Indien  qui  suivit 
César  renouvela  dans  Athènes  le  spectacle  jadis 
donné  par  Calanus,  et  que  le  lieu  où  il  se  brûla 
reçut  depuis  lors  le  nom  de  Sépulture  de  l'Indien. 

Strabon,  dans  son  livre  XV«,  emprunte  aussi, 
avec  sa  gravité  habituelle,  des  détails  tout  à  fait 
pareils  aux  Mémoires  d'Aristobule,  de  Néarque, 
de  Mégasthène.  Il  dépeint,  d'après  eux,  les 
brahmanes  avec  une  fidélité  et  une  exactitude 
vraiment  irréprochables,  et  il  donne  même  sur 
leurs  doctrines  des  aperçus  qui,  bien  que  très- 
généraux,  sont  parfaitement  justes.  La  sagacité 
et  la  curiosité  des  Grecs  ne  s'y  étaient  donc 
point  trompées  ;  et,  si  leurs  relations  directes 
avec  l'Inde  avaient  duré  plus  longtemps,  on 
peut  croire,  d'après  ce  qu'ils  nous  ont  transmis 
sur  les  gymnosophistes,  qu'ils  auraient  devancé 
de  quinze  ou  vingt  siècles  presque  toutes  les 
découvertes  de  la  science  moderne. 

Ce  témoignage  de  l'antiquité  sur  les  gymno- 
sophistes, bien  qu'on  l'ait  plus  d'une  fois  révoqué 
en   doute  à  cause  de   la  singularité  même  des 


faits,  est  cependant  incontestable.  Nous  n'avons 
plus  à  le  suspecter  d'exagératicm,  nous  qui  con- 
naissons les  mœurs  des  Indous.  Klles  sont  au- 
jourd'hui à  peu  près  ce  qu'elles  étaient  au  temps 
d'Alexandre,  et  elles  nous  offrent  encore  trop 
souvent  les  exemples  d'un  fanatisme  aussi  extra- 
vagant que  celui  de  Calanus.  Il  y  a  encore  dans 
l'Inde  bien  des  brahmanes  qui  vivent  nus,  et  qui 
se  soumettent  pieusement  pendant  de  longues 
années  à  des  tortures  atroces.  Tous  les  voya- 
geurs l'attestent  d'une  manière  unanime;  et  la 
civilisation  européenne  n'a  rien  pu  jusqu'ici  con- 
tre ces  coutumes  insensées.  Elles  subsistent  et 
subsisteront  longtemps  encore,  selon  toute  appa- 
rence. Les  causes  qui  les  ont  provoquées,  le  climat 
et  les  croyances,  ne  sont  guère  aujourd'hui 
moins  puissantes  qu'elles  ne  l'étaient  jadis,  et 
il  suffit  de  lire  les  récits  parfaitement  authen- 
tiques des  voyageurs,  et  même  les  documents 
officiels,  pour  être  convaincu  que  ces  causes 
exerceront  pendant  bien  des  siècles  encore  leur 
funeste  influence. 

Il  faut  se  rappeler  que,  longtemps  avant 
l'expédition  d'Alexandre,  la  renommée  des  sages 
indiens  était  fort  grande  dans  la  Grèce.  Une  tra- 
dition, plus  ou  moins  suspecte,  rapportait  que 
c'était  auprès  d'eux  que  Pythagore  et  Démocrite 
étaient  allés  puiser  leur  science  et  leurs  dog- 
mes. Anaxagore,  Pyrrhon  même,  voyagèrent, 
dit-on,  dans  ces  lointains  pays  par  amour  pour 
la  philosophie,  comme  y  voyagea  plus  tard  Apol- 
lonius de  Tyane,  le  héros  de  Philostrate.  Quand 
on  parlait  de  l'Orient  et  de  la  sagesse  de  ses 
antiques  doctrines,  c'était  à  la  Perse  quelquefois, 
mais  surtout  à  l'Inde,  que  s'adressaient  ces 
louanges  un  peu  emphatiques,  qui  semblaient 
emprunter  beaucoup  à  l'éloignement  même  des 
lieux.  Ces  louanges  étaient  généralement  ré- 
pétées dans  les  premiers  siècles  de  l'ère  chré- 
tienne et  par  les  philosophes  pa'iens  et  par  les 
Pères  de  l'Église.  A  Alexandrie,  qui  avait  avec 
les  Indes  des  communications  plus  fréquentes, 
et  qui  en  recevait  des  informations  plus  pré- 
cises, la  gloire  des  sages  indiens  était  acceptée 
par  des  partis  qui,  sur  presque  tout  le  reste, 
étaient  en  irréméaiable  désaccord.  Porphyre, 
rénovateur  de  la  doctrine  pythagoricienne,  exal- 
tait la  tempérance  des  brahmanes,  et,  un  siècle 
à  peine  après  Porphyre,  saint  Ambroise,  arche- 
vêque de  Milan,  écrivait,  dit-on,  sur  leurs 
mœurs  un  ouvrage  où  elles  n'étaient  pas  moins 
admirées. 

Que  ce  livre  d'un  saint  chrétien  soit  apo- 
cryphe, que  ces  traditions  .sur  les  premiers  et  les 
plus  illustres  philosophes  de  la  Grèce,  voyageant 
dans  l'Inde,  soient  inexactes,  ces  faits  n'en  at- 
testent pas  moins  toute  l'admiration  que  l'an- 
tiquité avait  vouée  à  la  sagesse  indienne,  et  que 
rehaussaient  encore  dans  l'opinion  du  vulgaire 
ces  prodiges  de  constance  et  de  sauvage  énergie 
dont  toute  l'armée  macédonienne  avait  été  jadis 
témoin. 

Le  moyen  âge  ne  sut  rien  sur  l'Inde  et  sur  les 
gymnosophistes  au  delà  de  ce  qu'en  avaient  su 
les  anciens.  Les  croisades  n'apportèrent  point  de 
renseignements  nouveaux;  et  lorsque,  aux  xvi'  et 
xvir  siècles,  l'érudition,  dans  son  activité  infa- 
tigable^ essaya  de  scruter  ces  antiques  secrets, 
elle  dut  s'en  tenir  aux  témoignages  unanimes 
mais  bien  incomplets  des  Grecs  et  des  Latins. 
On  peut  voir  par  tous  les  historiens  de  la  philo- 
sophie, et  par  Brucker  entre  autres,  minutieux 
et  savant  comme  il  l'est,  combien  ces  rensei- 
gnements étaient  insuffisants  et  vagues.  C'est 
d'après  eux  seuls  cependant  qu'il  a  essayé  de 
tracer  la  vie  et  la  doctrine  des  sages  de  l'Inde. 

Telle  était  encore  la  pénurie  de  nos  connais- 


II 


GYMN 


663  — 


HAlil 


sances  sur  ce  sujet  jusqu'à  la  fin  du  xvm''  siècle, 
c'est-à-dire  jusqu'à  la  conquête  de  l'Inde  par  les 
Anglais,  et  l'établissement  d'une  nation  euro- 
péenne dans  ces  contrées.  Voltaire  et  les  philo- 
sophes dont  il  était  le  chef  et  l'inspirateur  avaient 
bien  comnris,  sur  les  données  seules  dos  an- 
ciens, et  a'après  quelques  int'oriualions  directes, 
qui  uès  lors  pénétrèrent  de  temps  à  autre  en 
Europe,  toute  l'importituce  de  l.i  pliiloso[ihio 
indienne.  Ils  avaient  recherché  avec  un  immense 
empressement  les  monuments  originaux.  Des 
extraits,  des  traductions  leur  avaient  été  trans- 
mis, mais  trop  jieu  exacts  encore,  et  surtout  en 
Setil  nombre.  11  était  bien  impossible  de  rien  tirer 
e  complet  de  ces  fragments,  trop  souvint  défi- 
gurés par  l'ignorance  et  la  passion  ;  mais  dès 
lors  on  pouvait  prévoir  les  découvertes  qui  ne 
tardèrent  pas  à  être  faites,  et  qui  vinrent  éclairer 
d'un  jour  tout  nouveau  les  traditions  antiques, 
et  les  justifier  bien  au  delà  de  ce  qu'on  jwuvait 
attendre.  Une  l'ois  que  la  langue  sacrée  des 
bradimanes  fut  connue,  que  l'étude  du  sanscrit 
put  devenir  régulière  et  facile,  des  savants, 
des  hommes  d'État,  de  simples  marchands  même 
rtcueiUirent  de  toutes  parts  les  ouvrages  re- 
ligieux, philosophiques,  littéraires,  scientifi- 
ques, etc.,  qu'avait  proauits  depuis  des  siècles 
l'esprit  indien.  Cette  moisson  dépassa  bientôt 
toutes  les  espérances,  et  il  n'est  pas  d'année 
aujourd'hui  même  qui  ne  l'accroisse  et  ne  la  com- 
plète. Des  manuscrits  parfaitement  authentiques 
de-i  Védas,  des  OupanishudUj  des  Pouranas, 
et  de  tous  les  systèmes  de  philosophie,  sans  par- 
ler des  pièces  de  théâtre,  des  poésies  de  toutes 
sortes,  et  même  des  ouvrages  de  science,  sont 
aujourd'hui  possédés,  et  par  les  sociétés  scien- 
tifiques qui  se  sont  fondées  dans  l'Inde  et  en 
Europe,  et  par  les  dépôts  publics  de  toutes  les 
nations  éclairées,  à  Londres,  à  Paris,  à  Berlin,  etc. 
La  presse  a  déjà  publié  quelques-uns  de  ces 
monuments,  et  les  labeurs  persévérants  des 
philologues  nous  les  feront  tous  successivement 
connaître. 

De  1824  à  1829,  Colebrooke  a  pu,  dans  une 
série  de  mémoires  qui  lui  feront  un  nom  à 
jamais  illustre,  analyser  les  grands  systèmes 
qui  jadis  ont  divisé  la  philosophie  indienne.  Il 
n'a  fait  qu'y  indiquer  les  traits  principaux,  et  il 
reste  encore  beaucoup  à  faire  après  lui  pour 
bien  connaître  les  détails.  Mais  cette  précieuse 
esquisse  a  suffi  pour  révéler  aux  philosophes  et 
aux  érudits  les  trésors  les  plus  inattendus  et  les 
plus  rares.  C'est  en  s'appuyant  uniquement  sur 
ces  informations  que  M.  Cousin  a  pu  démontrer, 
dans  son  cours  de  1829,  que  la  philosophie  in- 
dienne s'était  développée  précisément  comme 
toutes  les  philosophies,  d'après  les  lois  mêmes 
que  Dieu  impose  à  l'esprit  humain;  et  que,  si 
elle  était  aussi  riche  que  nulle  autre,  elle  n'était 
cas  moins  régulière.  Depuis  Colebrooke,  il  n'a 
été  fait  aucun  travail  vraiment  considérable  sur 
la  philosophie  indienne,  et  l'érudition  a  devant 
elle  des  labeurs  très-longs  avant  d'avoir  rempli 
le  cadre  que  la  main  de  l'illustre  indianiste  a 
tracé. 

Mais,  on  peut  aujourd'hui  l'affirmer  sans  la 
moindre  hésitation,  la  tradition  ne  s'est  point 
trompée  en  attribuant  aux  gymnosophistes,  aux 
brahmanes  indiens,  la  plus  vaste,  si  ce  n'est  la 
plus  pure  sagesse.  L'antiquité,  sans  bien  con- 
naître ce  dont  elle  parlait,  n'a  pourtant  rien 
exagéré;  et  la  philosophie  grecque,  fière  comme 
elle  l'était  à  bon  droit  de  ses  chefs-d'œuvre, 
n'aurait  pas  été  peu  étonnée,  sans  doute,  d'ap- 
prendre que  la  science  indienne,  originale 
comme  elle,  l'a  souvent  égalée,  parfois  dépassée 
en  profondeur  et  en  fécondité.   Le   doute  à  cet 


égard  n'est  plus  désormais  permis,  et  les  progrès 
mêmes  de  nos  connaissances  ne  peuvent  que 
justifier  notre  admiration  en  accroissant  nos 
lumières.  Nous  savons  aujourd'hui  de  science 
parfaitement  certaine  que  cette  philosophie, 
qu'il  nous  est  donné  d'étudier  dans  ses  moin- 
dres détails,  était  connue  et  pratiquée  avec  toute 
sa  grandeur  et  même  tous  ses  excès  sur  les  bords 
de  rindus  et  du  Gange  il  y  a  vingt  deux  siècles 
au  moins.  Ces  sages  qui  vivaient  tout  nus  sous 
un  magnifique  et  doux  climat,  ou  qui  se  vê- 
tissaient  à  peine,  qui  fuyaient  à  l'aspect  de 
l'armée  conquérante  des  Macédoniens,  et  ([u'A- 
Icvandrc,  au  rapport  de  Plutarcjue,  devait  faire 
prendre  a  la  course  par  ses  soldats;  ces  hommes 
pleins  de  courage,  qui  bravaient  les  plus  af- 
freuses tortures;  ces  instituteurs  vénérables  que 
jadis  les  sages  de  la  Grèce  étaient  allés  con- 
sulter, et  que  le  royal  disciple  d'Aristote  pouvait 
entretenir  avec  profit,  comme  essayèrent  de  le 
faire  plus  tard  des  philosophes  et  de  savants 
voyageurs,  en  un  mot  les  gymnosophistes,  tant 
célébrés  i)ar  les  Grecs,  ne  sont  autres  que  les 
brahmanes,  se  soumettant  encore  de  nos  jours  à 
ces  austérités  ([ui  épouvantèrent  les  plus  valeu- 
reux soldats  du  monde  ancien,  livrés  tout  entiers 
à  la  méditation  et  à  l'ascétisme,  auteurs,  pen- 
dant une  période  indéfinie  de  siècles,  de  systèmes 
religieux  et  philosophiques  qui  sont  désormais 
un  des  principaux  titres  de  l'esprit  humain,  et 
qu'il  nous  est  permis  de  connaître  avec  tout 
autant  d'exactitude  que  nous  pouvons  connaître 
Socrate,  Platon  et  Aristote. 

Ainsi,  les  travaux  de  la  philologie  contem- 
poraine ont  donné  une  valeur  considérable  aux 
témoignages  de  l'antiquité  sur  les  gymnoso- 
phistes, et  il  est  interdit  à  l'histoire  de  la  philo- 
sophie de  les  passer  désormais  sous  silence,  si 
elle  ne  veut  se  mutiler  elle-même.  Ces  brahmanes 
que  vit  Alexandre,  et  dont  l'un  le  suivit  certai- 
nement jusqu'en  Perse,  faisaient  partie  de  cette 
grande  société  théocratique  qui  a  laissé  tant  de 
monuments  de  son  génie,  et  qui  avait  dès  lors 
les  croyances  et  les  mœurs  qu'elle  a  conservées 
jusqu'à  nous. 

Pour  bien  connaître  cet  obscur  sujet  des  gym- 
nosophistes tels  que  se  les  représentait  l'anti- 
quité qui  les  nomma,  il  faudrait  rapprocher  avec 
soin  les  divers  passages  de  Cicéron,  de  Strabon, 
d'Arrien,  de  Plutarque,  puisant  aux  documents 
laissés  par  les  compagnons  d'Alexandre,  même 
les  récits  fabuleux  de  Philostrate  et  d'Apulée, 
les  opinions  de  Porphyre,  les  renseignements 
plus  sérieux  qui  sont  réunis  dans  les  ouvrages 
faussement  attribués  à  Palladius  et  à  saint  Am- 
broise,  enfin  quelques  détails  épars  dans  d'assez 
nombreux  écrivains.  C'est  la  tâche  qu'a  essayée 
Jo.  Schmidius  dans  une  dissertation  souvent 
citée  par  Brucker.  Dans  l'antiquité,  le  témoi- 
gnage de  Strabon  est  de  beaucoup  le  plus  sé- 
rieux et  le  plus  complet. 

M.  Lassen,  professeur  de  sanscrit  à  Bonn,  a 
fait  paraître,  sous  le  titre  de  G^jmnosophista,  un 
recueil  de  philosophie  indienne  dont  le  premier 
cahier,  le  seul  publié  jusqu'à  présent,  contient 
la  Sankhya  karika,  ou  résumé  en  vers  mémo- 
ratifs  du  système  sankhya. 

Pour  apprécier  un  peu  mieux  ce  qu'était  la 
philosophie  des  gymnosophistes,  on  peut  voir 
plus  loin  l'article  Indiens  (Philosophie  des). 

B.  S.-H. 

HABITUDE.  Une  manière  d'être  qui  n'a  été 
d'abord  qu'un  accident  dans  notre  existence 
vient-elle  à  se  prolonger  ou  à  se  répéter  souvent, 
nous  sentons  alors  se  développer  en  nous  une 
disposition  particulière,  c'est-à-dire  tout  à  la  fois 
un  penchant  et  une  aptitude  à  la  produire  ou  à 


HABI 


—  664  — 


HAHI 


la  supporter,  selon  qu'elle  est  active  ou  passive. 
Ce  i)eiiclianl,  quand  on  ne  cherche  pas  à  le  com- 
Lallre,  peut  devenir,  avec  le  temps,  aussi  irré- 
sislihle  et  aussi  impérieux  que  les  besoins  pri- 
mitifs de  notre  nature;  et  l'aptitude  qui  s'y  lie, 
s'nccroissant  dans  la  même  proportion,  finit  par 
substituer  la  raiiiditc  et  la  sûreté  de  rinslinct 
aux  plus  pénibles  cflurts  de  la  volonté  ou  de  la 
réflexion.  Le  principe  général,  ou  plutôt  la  force 
qui  amène  dans  notre  constitution  ce  double  ré- 
sultat, se  nomme  l'habitude.  Les  habiliides  sont 
les  effets  déterminés  qu'elle  produit  en  nous,  ou 
les  niodificaitons  diverses  qu'elle  fait  subir  à 
chacune  de  nos  facultés. 

Rien  de  plus  obscur  et  de  plus  mystérieux  que 
cette  force,  précisément  parce  qu'elle  tend  à 
supprimer  la  réflexion  pour  se  mettre  à  sa  place; 
parce  qu'elle  s'empare  de  nous  souvent  avant 
que  la  réflexion  ait  eu  le  temps  de  naître,  et 
réussit,  sinon  à  détruire,  du  moins  à  affaiblir 
singulièrement  la  conscience  elle-même.  Mais 
en  même  temps  rien  de  plus  intéressant  à  ob- 
server. Elle  est  le  principal  ressort  de  la  puis- 
sance que  nous  exerçons  sur  nous-mêmes  et  sur 
nos  semblables,  et  sur  une  grande  partie  de  la 
nature.  Quoiqu'elle  diminue  l'empire  de  la  li- 
berté, elle  ne  peut  rien  cependant  qu'avec  son 
concours,  et  chacun  de  ses  résultats  peut  être 
regardé,  à  bon  droit,  comme  notre  œuvre.  Elle 
modifie  profondément  les  dispositions  et  les  fa- 
cultés que  nous  apportons  en  naissant.  Elle  est 
l'auxiliaire  le  plus  puissant  et  de  l'industrie,  et 
des  arts,  et  de  la  parole,  et  de  la  tradition,  et  de 
réducation,  et  même  de  la  moralité  humaine  : 
car  aucune  vertu  ne  résisterait,  s'il  fallait  recom- 
mencer chaque  jour  les  mêmes  siicrifices  et  les 
mêmes  luttes,  sans  se  trouver  le  lendemain  plus 
fort  que  la  veille.  Enfin,  mise  en  action  par  notre 
volonté,  son  empire  s'étend  aussi  sur  les  animaux, 
dont  elle  fait  nos  esclaves,  sur  la  nature  vivante 
en  général,  et  sur  les  principes  mêmes,  ou  du 
moins  sur  les  organes  de  la  vie.  Qui  n'a  observé 
la  différence  qui  existe  entre  deux  animaux  de 
même  espèce,  dont  l'un  vit  à  l'état  sauvage, 
c'est-à-dire  à  l'état  de  nature,  et  l'autre  à  l'état 
de  domesticité?  Ce  qu'il  y  a  de  plus  remarqua- 
ble, c'est  que  les  mœurs  et  la  constitution  qui 
ont  été  contractées  dans  cette  dernière  condition 
se  transmettent  d'une  génération  à  une  autre, 
sans  que  la  main  de  l'homme  ait  besoin  d'intervenir 
une  seconde  fois.  C'est  un  fait  non  moins  connu 
qu'un  désordre  survenu  dans  les  fonctions  de  la 
vie,  lorsqu'il  se  prolonge  suffisamment  et  se 
renferme  dans  une  certaine  mesure,  tend,  pour 
ainsi  dire,  à  se  perpétuer,  résiste  à  tous  les  as- 
sauts de  l'art,  et  suit  un  cours  non  moins  régu- 
lier que  les  phénomènes  ordinaires  de  l'organis- 
me. Notre  sang  se  précipite  et  vient  s'accumuler 
périodiquement  vers  le  point  où,  à  plusieurs 
reprises,  et  à  des  intervalles  égaux,  nous  lui 
avons  livré  passage.  Notre  corps  se  familiarise 
peu  à  peu  avec  les  poisonS;  avec  les  remèdes 
les  plus  énergiques,  et  finit  par  devenir  tout  à 
fait  insensible  à  leur  action.  On  n'observe  rien 
de  pareil  dans  la  matière  inorganique.  On  aura 
beau,  comme  le  remarque  Aristole  (£'^/ijc,  Eud., 
lib.  II,  c.  Il),  lancer  une  pierre  dans  l'espace,  on 
ne  lui  donnera  pas  le  moindre  penchant  à  se 
mouvoir  d'elle-même.  Nous  ajouterons  que  la 
constitution  des  animaux  serait  tout  aussi  inva- 
riable si  l'homme  n'intervenait  pas,  soit  dircefc- 
ment,  soit  indirectement,  pour  la  modifier  selon 
ses  besoins,  et  la  plier  à  son  usage.  Mais  nous 
ne  voulons  pas  empiéter  sur  le  domaine  du  na- 
turaliste en  montrant  quelle  peut  être  l'action  de 
l'habitude  sur  les  fonctions  de  l'organisme  et  les 
lois  de  la  nature  animale  :  nous  nous  contente- 


rons d'observer  les  effets  qu'elle  produit  chez 
l'homme  ;  car  c'est  là  qu'est  le  centre  et  l(î  siège 
de  sa  puissance;  et  par  ces  effets,  c'est-à-dire 
par  l'influence  qu'elle  exerce  sur  chacune  de 
nos  facultés,  nous  essayerons  de  nous  faire  une 
idée  de  son  principe,  ou  de  découvrir  au  moins 
le  but  et  la  condition  générale  de  son  existence. 

Un  des  premiers  effets  de  l'habi-tude,  et  des 
plus  universellement  reconnus,  c'est  de  dimi- 
nuer la  sensibilité  physique.  La  .sensation  la  plus 
forte,  si  elle  se  prolonge  au  delà  d'un  certain 
terme,  ou  se  reproduit  à  des  intervalles  troji 
rapprochés,  s'affaiblit  graduellement,  et  fini! 
même  par  disparaître.  Une  foule  d'impressions 
dont  nous  n'avons  plus  conscience  ont  commencé 
par  être  pour  nous  une  source  de  plaisir  ou  de 
douleur.  L'air,  la  lumière,  les  mêmes  degrés  d(^ 
chaleur  et  de' froid  auxquels  nous  sommes  in- 
sensibles aujourd'hui,  nous  ont  affci-tés  très-vi- 
vement pendant  les  premiers  jours  qui  ont  suivi 
notre  nai.ssance.  Les  climats  les  plus  rudes,  les 
privations  les  plus  dures  s'adou.  isscnt  avec  le 
temps,  et  les  jouissances  trop  répétées  s'éva- 
nouissent peu  à  peu,  emportant  avec  elles  la 
faculté  même  de  les  sentir.  Mais  toutes  nos  sen- 
sations ne  subissent  pas  la  même  loi.  Les  unes, 
purement  passives,  comme  celles  de  l'odorat  el 
du  goiil,  ou  du  chaud  et  du  froid,  n'apportent 
aucune  jouissance  à  l'âme  ni  aucune  lumière  à 
l'esprit,  et  ne  s'associent'  en  aucune  manière  à 
l'action  de  la  pensée  :  ce  sont  celles^à  qui  s'af- 
faiblissent et  se  dégradent  par  l'habitude.  «  Mon 
sachet  de  fleurs,  dit  Montaigne,  sert  d'abord  à 
mon  nez;  mais,  après  que  je  m'en  suis  servi 
huit  jours,  il  ne  sert  plus  qu'au  nez  des  assis- 
tants. »  Les  autres  demandent  le  concours  de  la 
volonté  et  de  l'intelligence,  sont  les  agents  de  la 
perception,  et  servent  en  quelque  sorte  de  véhi- 
cule à  nos  sentiments  ou  à  nos  idées.  Telles  sont 
les  sensations  de  l'ouïe,  de  la  vue  et  du  tact 
proprement  dit,  c'est-à-dire  du  toucher  actif. 
Cells-ci,  au  contraire,  l'habitude  les  rend  plus 
vives,  plus  délicates  etjilus  distinctes.  Par  l'exer- 
cice et  l'éducation  l'œil  devient  plus  clairvoyant, 
l'oreille  plus  juste  et  plus  sensible.  Des  nuances, 
des  accords,  des  contrastes  qui  échappent  à  la 
foule  ou  qui  la  laissent  indifférente,  émeuvent 
profondément  le  peintre  et  le  musicien.  On  sait 
à  quel  degré  de  finesse  et,  qu'on  nous  permette 
cette  expression,  de  perspicacité,  arrive  chez  les 
aveugles  le  sens  du  toucher.  C'est  que,  pour 
suppléer  à  un  organe  aussi  riche  et  aussi  impor- 
tant que  la  vue,  le  tact  devient  plus  actif,  c'est- 
à-dire  se  rapproche  davantage  de  Tàme,  en  appe- 
lant à  son  aide  la  volonté  et  l'intelligence.  Le 
goût  lui-même,  quand  il  ne  se  borne  pas  à  un 
rôle  purement  passif  ou  animal,  mais  qu'il  s'ap- 
plique à  démêler  et  à  juger  les  saveurs,  qu'il 
accepte,  par  conséquent,  le  concours  de  la  vo- 
lonté et  de  l'attention;  le  goût,  disons-nous,  est 
susceptible  d'acquérir  par  l'habitude  une  rar-c 
délicatesse.  C'est  ainsi  qu'il  a  donné  son  nom  à 
la  faculté  par  laquelle  nous  discernons  le  beau 
du  laid.  C'est  pour  la  même  raison  qu'un  spiri- 
tuel écrivain  a  pu  dire  :  «  L'animal  se  repaît, 
l'homme  mange,  l'homme  d'esprit  seul  sait 
manger.  » 

En  même  temps  qu'elle  nous  enlève  à  l'action 
du  monde  extérieur  par  l'afTaiblissement  graduel 
de  nos  impressions  ou  de  la  sensibilité  physique, 
l'habitude  nous  pousse  au  développement  de 
notre  propre  activité  ;  de  celle  qui  reste  enfermée 
dans  la  conscience,  comme  de  celle  qui  se  ma- 
nifeste au  dehors  par  le  mouvement.  Elle  nous  y 
porte  d'abord  par  le  désir,  véritable  intermé- 
diaire entre  l'action  qui  vient  de  nous  et  l'im- 
pression qui  vient  du  dehors  :  car  dans  la  même 


HABI 


—  665 


IIABI 


proportion  où  la  sensation  diminue,  le  désir  aug- 
mente, devient  plus  constant  et  plus  énergique, 
jusqu'à  ee  qu'il  se  transforme  en  un  besoin  im- 

fiéneux  et  insatiable.  C'est  en  vertu  de  la  même 
oi  que  les  privations,  la  fatigue  et  souvent  la 
douleur,  non-seulement  s'adoucissent  par  la  pa- 
tience, mais  finissent  par  nous  ofl'rir  un  certain 
attrait.  Ainsi  ce  calme  parlait,  cette  liberté  de 
l'âme  que  quelques  philosophes  nous  promettent 
au  sein  de  la  volupté,  et  qu'ils  nous  engagent  à 
poursuivre  comme  le  but  de  l'existence,  est  une 
vaine  chimère.  Si  nous  n'employons  pas  nos  for- 
ces à  dompter  nos  sens,  il  faut  que  nous  les 
consacrions  à  les  servir,  ou  plut*t  à  les  irriter 
par  des  désirs  impuissants,  dont  l'objet  ne  cesse 
de  reculer  devant  nous. 

Le  pouvoir  de  l'habitude  ne  se  fait  pas  moins 
sentir  dans  l'action  elle-même,  et  surtout  dans 
le  mouvement  dont  elle  est  suivie,  que  dans  le 
désir  qui  la  précède  et  la  sollicite.  On  sait  que 
plus  un  mouvement  se  répète  ou  se  prolonge, 
plus  il  acquiert  de  promptitude,  de  facilité  et  de 
précision  ;  par  conséquent,  moins  nous  sentons 
l'effort  ou  l'impulsion  intérieure  qui  le  produit, 
moins  nous  apprécions  le  motif  et  les  combinai- 
sons qui  le  dirigent.  C'est  ainsi  que  les  doigts 
du  musicien,  qui  volent  sur  le  clavier,  que  les 
articulations  de  la  main  suivant  presque  la  rapi- 
dité de  la  pensée,  nous  semblent  obéir  à  un  pur 
mécanisme.  Cependant^  en  admettant  même  la 
supposition,  très-erronee  selon  nous,  que  la  vo- 
lonté ne  conserve  pas  l'empire  des  mouvements  de 
cette  espèce,  n'en  demeure-t-elle  pas  toujours 
le  véritable  principe  ;  n'est-ce  pas  elle  qui  leur 
a  donné  la  première  impulsion,  et  le  change- 
ment qu'on  remarque  dans  les  effets  n'a-t-il  pas 
dû  exister  d'abord  dans  la  cause?  L'influence  de 
l'habitude  sur  la  volonté  peut  d'ailleurs  être 
observée  directement  par  la  conscience,  et  n'est 
pas  moins  réelle  en  l'absence  de  tout  effet  exté- 
rieur. On  s'accoutume  à  vouloir^  à  se  comman- 
der et  à  commander  aux  autres,  a  vouloir  le  bien 
ou  à  vouloir  le  mal.  La  réflexion,  la  méditation, 
les  effets  les  plus  cachés  de  l'âme,  les  vertus  qui 
nous  ont  coûté  les  plus  durs  sacrifices  devien- 
nent des  habitudes;  et  même  ce  n'est  qu'à  ce 
titre  qu'on  les  appelle  des  vertus  :  car  des  actes 
isolés,  qui  n'émanent  pas  d'une  disposition  con- 
stante et,  pour  ainsi  dire,  inaliénable,  ne  consti- 
tuent pas  l'homme  de  bien.  Le  résultat  de  l'ha- 
bitude, par  rapport  à  la  volonté,  c'est  de  combler 
en  quelque  sorte  la  distance  qui  sépare  la  faculté 
de  l'action,  c'est  de  supprimer  l'effort,  le  doute, 
le  combat,  et  de  substituer,  au  motif  que  nous 
avons  choisi  d'abord  en  hésitant,  un  penchant 
fixe,  affranchi  de  tout  contrôle,  mais  qui  ne  peut 
jamais  se  confondre  avec  la  volonté  elle-même. 
C'est  ainsi  que  l'habitude  mérite  son  nom  ;  qu'elle 
est  véritablement  la  possession,  le  triomphe 
{habitudo  de  habere,  posséder;  en  grec  £?tç  de 
lyj.iv  qui  a  le  même  sens),  tandis  que  la  déno- 
m'ination  première  suppose  encore  la  lutte  et  le 
travail. 

Avec  la  volonté,  où,  comme  nous  pouvons  le 
voir  dès  à  présent,  elle  a  son  principal  siège, 
l'habitude  descend'  aussi  dans  l'intelligence  et 
dans  chacune  des  facultés  dont  elle  se  compose 
ou  des  opérations  qui  en  résultent.  Ainsi  nous 
avons  déjà  remarqué  quel  est  le  pouvoir  de 
l'exercice,  c'est-à-dire  de  l'habitude,  sur  nos  sens, 
considérés  comme  instruments  de  perception, 
particulièrement  ceux  qui  ont  le  plus  d'affinité 
avec  les  autres  facultés  de  l'intelligence.  Nous 
ajouterons  à  ce  fait  une  observation  très-judi- 
cieuse de  Maine  de  Biran  {Influence  de  l'habi- 
tude sur  la  faculté  de  penser,  ch.  ii)  :  c'est  que 
la  faculté  perceptive  augmente  chez  l'homme  en 


raison  de  l'affaiblissement  de  la  sensation  pro- 
duite par  l'habitude;  c'est  que  les  enfants  ne 
commencent  à  avoir  des  perceptions  distinctes 
que  quand  ils  se  sont  aguerris  contre  les  ira- 
pressions  du  dehors.  En  effet,  quand  notre  œil 
est  frappé  de  couleurs  trop  vives,  il  ne  distingue 
pas  la  forme  des  corps,  et  il  ne  les  distinguerait 
jamais  si  toutes  les  couleurs,  sans  exception, 
l'affectaient  de  la  même  manière.  Le  tact  serait 
également  un  sens  très  imparfait  si  la  peau  con- 
servait toujours  le  même  degré  de  sensibilité 
qu'elle  a  chez  les  nouveau-nés.  Mais  celte  condi- 
tion négative,  c'est-à-dire  l'affaiblissement  de  la 
sensibilité,  ne  suffit  pas  au  développement  de  la 
perception;  il  faut  encore  le  concours  et  l'exer- 
cice prolongé  de  la  volonté.  C'est  elle  qui  donne 
à  notre  œil  et  à  notre  main  cette  facilité,  cette 
précision  de  mouvements  d'où  dépend  en  grande 
partie  la  perfection  de  ces  deux  organes.  Au 
moyen  de  l'attention  changée  en  habitude,  elle 
nous  apprend  à  discerner,  d.ins  une  masse  con- 
fuse de  sons  ou  de  couleurs,  les  nuances  les 
plus  fugitives  et  les  plus  délicates.  Enfin,  réunis- 
sant dans  un  seul  acte  de  l'esprit,  qu'on  appelle 
l'association  des  idées,  les  perceptions  les  plus 
diverses  et  les  résultats  les  plus  compliqués  de 
l'expérience,  elle  nous  met  en  état  de  juger,  par 
l'ouïe  et  par  la  vue,  des  qualités  qui  ne  s'adres- 
sent qu'au  toucher,  ou  ne  peuvent  être  appré- 
ciées que  par  le  mouvement,  de  la  grandeur,  de 
la  forme,  de  la  distance  des  objets,  et  par  une 
seule  partie  ou  une  seule  qualité  d'un  corps, 
nous  donne  la  faculté  de  découvrir  toutes  les 
autres. 

La  même  observation  s'applique  à  la  mémoire 
et  à  l'imagination,  où  l'association  des  idées 
joue  un  si  grand  rôle.  Les  événements  que  nous 
ne  connaissons  que  par  le  récit  d'autrui,  les  pa- 
roles que  nous  avons  seulement  entendues, 
même  à  plusieurs  reprises,  nous  laissent  un  sou- 
venir moins  durable  et  moins  exact  que  les  évé- 
nements auxquels  nous  avons  pris  part,  que  les 
paroles  que  nous  avons  répétées  nous-mêmes, 
soit  avec  la  voix,  soit  avec  la  plume.  De  là  vient 
que  pour  retenir  de  mémoire  un  discours  ou  un 
morceau  de  poésie,  il  ne  suffit  pas  de  le  lire  des 
yeux,  quoiqu'il  y  ait  déjà  plus  d'activité  dans  la 
vue  que  dans  l'ouie;  mais  il  faut  le  réciter  jus- 
qu'à ce  qu'une  nouvelle  habitude  ait  pris  pos- 
session de  notre  volonté  et  de  nos  mouvements. 
Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  la  mémoire, 
surtout  celle  des  mots,  ressemble  tant  à  un 
mécanisme,  qu'elle  s'affaiblisse  par  le  repos,  se 
fortifie  par  l'exercice,  et  soit  souvent  d'autant 
plus  développée  que  la  réflexion  et  le  jugement  le 
sont  moins.  Quant  à  l'imagination,  il  semble 
d'abord  que  l'habitude  lui  soit  funeste,  et  qu'elle 
vive  surtout  par  la  nouveauté,  par  la  surprise 
ou  l'attrait  de  l'inconnu.  Mais  il  faut  distinguer 
l'intérêt  qui  s'attache  aux  œuvres  d'imagination 
et  le  sentiment,  qui  les  provoque,  de  l'imagina- 
tion elle-même.  Soit  qu'elle  se  borne  simplement 
à  rappeler  les  images  des  choses  absentes,  ou,  si 
l'on  peut  s'exprimer  ainsi,  à  peindre  dans  notre 
esprit  sous  leurs  traits  et  leurs  couleurs  les  plus 
vraies  les  mêmes  objets  dont  la  mémoire  ne  nous 
offre  que  les  noms  ;  soit  qu'elle  tire  de  son  pro- 
pre fonds  des  êtres  tout  nouveaux  qui  n'ont  pas 
encore  existé  dans  la  nature,  l'imagination  em- 
prunte à  l'habitude  la  plus  grande  partie  de  sa 
puissance.  Voyez  cette  mère,  cette  amante  qui 
pleure  ce  qu'elle  avait  de  plus  cher  :  en  vain  les 
traits  qu'elle  trouvait  tant  de  charme  à  contem- 
pler sont-ils  depuis  longtemps  effacés  par  la  mort, 
elle  les  conserve  tout  vivants  dans  son  âme,  elle 
ne  les  a  jamais  vus  plus  distinctement  avec  ses 
yeux  qu'elle  ne  les  voit  maintenant  avec  son  es- 


IIABI 


—  666  — 


IIABI 


prit.  Celle  image  adorée  est  comme  le  pôle  vers 
lequel  tournent  toutes  ses  facultés  et  toute  son 
existence;  plus  elle  s'y  attache,  plus  elle  lui 
donne  de  pouvoir  sur  elle  et  de  ressemblance 
avec  la  réalité.  A  la  douleur  substituez  une  autre 
passion,  et  vous  observerez  les  mêmes  résultats. 
La  passion  suppose  la  persistance,  c'esl-à-dire 
l'habitude,  non-seulement  dans  le  désir,  mais 
dans  l'image  des  jouissances  qui  l'excitent  ou  des 
biens  qui  sont  la  source  de  ces  jouissances.  Gé- 
néralement, c'est  l'image  qui  précède  le  désir, 
qui  le  provoque,  qui  lui  donne  de  l'énergie  et  de 
la  durée  par  sa  propre  persistance,  et  le  change 
enfin  en  passion.  C'est  ainsi  qu'on  peut  dire,  en 
retournant  la  fameuse  maxime  de  la  Roche- 
foucauld, que  le  cœur  et  même  les  sens  sont  la 
dupe  de  l'esprit.  Le  poëlc  et  l'artiste  ne  vivent-ils 
pas  aussi  avec  les  créations  de  leur  génie?  Ne  faut- 
il  pas  qu'ils  aient  entretenu  avec  elles  une  longue 
familiarité,  qu'ils  les  aient  fait  entrer  en  partage 
de  leurs  passions,  de  leurs  sentiments,  de  toute 
leur  âme,  avant  de  les  laisser  échapper  de  leur 
plume,  de  leur  palette  ou  de  leur  ciseau,  assez 
fortes  pour  vivre  dans  la  naémoire  des  autres? 
L'imagination,  d'ailleurs,  quand  elle  se  montre 
sous  cette  dernière  forme,  est  susceptible  d'édu- 
cation, et  peut  contracter  de  bonnes  ou  de  mau- 
vaises habitudes.  Abandonnée  à  elle-même,  elle 
sera  capricieuse,  inégale.  Pliée  de  bonne  heure 
au  joug  de  la  règle,  elle  saura  se  gouverner,  se 
contenir  et  diriger  ses  forces  vers  un  but  mar- 
qué d'avance.  L'autre  espèce  d'imagination,  celle 
qui,  au  lieu  de  créer,  se  borne  à  conserver;  celle 
qui  est  au  service  de  la  passion  ou  de  la  douleur, 
est  certainement  plus  rebelle  à  la  direction  de  la 
volonté  ;  mais  il  ne  faut  pas  croire  que  la  vo- 
lonté, que  l'activité  de  la  pensée  n'y  tiennent 
aucune  place.  «  C'est  peut-être,  dit  Maine  de 
Biran  {Influence  de  l'habitude,  etc.,  ch.  iv),  c'est 
peut-être  toujours  la  même  image  qui  poursuit 
le  jeune  homme  amoureux  ;  mais  de  combien 
d'accessoires  variables  son  imagination  mobile 
se  plaît  à  la  nuancer  !  L'ambitieux  contemple 
dans  un  poste  élevé,  le  conquérant  voit  dans  la 
gloire,  l'avare  dans  son  or,  la  représentation 
d'une  multitude  de  biens,  d'avantages,  de  jouis- 
sances, qui  se  diversifient  à  l'infini  :  car  le  monde 
imaginaire  est  sans  bornes....  Ainsi,  enchaînée 
d'un  côté  par  l'habitude,  libre  de  l'autre  dans  ses 
excursions,  l'imagination  trouve  dans  ses  mobi- 
les appropriés  tout  ce  qui  peut  ilatter  à  la  fois 
deux  penchants  généraux,  dont  le  contraste  fait 
harmonie  dans  le  monde  moral  :  l'un,  principe 
de  mouvement,  qui  donne  à  l'être  actif  le  besoin 
perpétuel  de  changer  ;  l'autre,  force  d'inertie, 
gui  retient  l'être  faible  et  borné  dans  le  cercle 
étroit  de  nos  habitudes.  »  Lorsque,  à  force  d'exer- 
cer notre  activité  dans  ce  monde  idéal,  nous 
sommes  arrivés,  comme  dans  certains  mouve- 
ments du  corps,  à  ne  la  plus  sentir,  c'est-à-dire  à 
ne  plus  apercevoir  en  elle  aucun  effort,  alors 
l'image  se  change  en  vision^  et  le  sentiment  qui 
l'accompagne,  les  idées  qui  se  groupent  autour 
d'elle  deviennent  une  inspiration  surnaturelle, 
une  révélation.  "Voilà  pourquoi,  chez  un  peuple 
ardent  et  primitif,  peu  exercé  à  réfléchir  sur  ses 
impressions  intérieures  et  préoccupé  d'une  seule 
idée,  celle  d'un  Dieu  tout-puissant  et  jaloux, 
dont  l'homme  n'est  qu'un  humble  instrument, 
l'imagination,  la  poésie  se  traduira  tout  entière 
en  hymnes,  en  oracles,  en  visions. 

Est-il  besoin  de  démontrer  l'influence  de  l'ha- 
bitude sur  le  jugement  et  sur  le  raisonnement? 
Nous  avons  déjà  remarqué  que  le  jugement 
soufl"re  ordinairement  d'un  grand  développement 
de  la  mémoire.  Pourquoi  cela,  sinon  que  l'acti- 
vité excessive  de  la  dernière  de  ces  deux  facul- 


tés a  tenu  la  première  dans  une  sorte  d'inertie  et 
de  repos?  Elles  sont  donc  l'une  et  l'autre  su.s- 
ce])tibles  de  se  modifier  par  l'exercice  et  par  la 
culture.  En  effet,  il  y  a  des  jugements  faux  qu'on 
parvient  à  redresser,  des  jugements  malades 
qu'on  réussit  à  guérir,  et  d'autres,  naturellement 
sains  et  forts,  qu'on  peut  obscurcir  par  le  pré- 
jugé ou  élouffer  par  la  servitude.  Le  jugement, 
dans  son  acception  la  plus  générale  et  la  plus 
vulgaire,  c'est  la  faculté  de  voir  tels  qu'ils  sont, 
dans  leurs  véritables  rapports,  avec  leurs  qualités 
réelles,  les  hommes  et  les  choses  placés  à  la 
portée  de  notre  observation.  Or,  de  même  que  la 
vue  du  corps,  cette  vue  de  l'esprit  s'affaiblit 
dans  l'inaction,  et  acquiert,  au  contraire,  de  la 
pénétration  et  de  la  force  par  une  éducation 
bien  dirigée.  Il  y  a  aussi  tel  ou  tel  acte  de  cette 
faculté  naturelle,  tel  ou  tel  jugement  déterminé 
qui  s'identifie  avec  nous  par  la  puissance  de 
l'habitude,  et  qui  résiste  même  à  l'évidence,  ou 
nous  domine  encore  à  notre  insu  quand  nous 
croyons  depuis  longtemps  en  avoir  purgé  notre 
esprit.  Tel  est  le  caractère  de  tous  les  préjugés. 
On  les  détruit  en  théorie  ;  mais  on  les  conserve 
dans  la  pratique.  Ne  nous  plaignons  pas  trop 
cependant  de  cette  persistance  que  l'habitude 
donne  à  nos  opinions.  Si  elle  consacre  bien  des 
erreurs,  elle  contribue  aussi  à  l'empire  de  la 
vérité,  et  laisse  à  notre  esprit  la  liberté  néces- 
saire pour  agrandir  sans  cesse  le  domaine  de 
ses  connaissances.  Car,  que  deviendrions-nous 
si,  à  chaque  instant,  dans  l'ordre  moral  comme 
dans  l'ordre  scientifique,  tout  ce  que  nous  avons 
besoin  de  croire  devait  être  remis  en  question, 
et  si  les  convictions  les  plus  nécessaires  à  un 
peuple  en  particulier,  à  l'humanité  en  général, 
ne  pouvaient  pas  se  transmettre  comme  la  vie 
d'une  génération  à  une  autre?  Quant  au  raison- 
nenjent,  l'action  de  l'habitude  y  est  plus  sensi- 
ble encore.  On  sait  combien  cette  opération  est 
lente  et  difficile  chez  ceux  qui  ne  la  pratiquent 
pas  souvent,  ou  qui  se  laissent  dominer  par  leur 
sensibilité  et  leur  imagination,  Ceux,  au  con- 
traire, qui  en  font  un  exercice  fréquent  et  pro- 
longé, en  ont  à  peine  la  conscience,  tant  elle 
leur  est  facile  et  familière.  C'est  ainsi  qu'une 
longue  suite  de  déductions,  à  cause  de  la  rapi- 
dité avec  laquelle  elle  se  produit  dans  un  esprit 
exercé  et  bien  constitué,  ne  laisse  souvent  aucun 
souvenir,  et  la  conséquence  qu'elle  amène  selon 
toutes  les  lois  de  la  logique  paraît  être  une  inspi- 
ration extraordinaire,  une  intuition  du  génie. 
Aussi,  s'il  ne  fallait  pas  s'assurer  des  principes 
avant  d'en  tirer  les  conséquences  ;  si  toute  vérité 
pouvait  se  démontrer  par  le  raisonnement,  il  n'y 
aurait  plus  de  diffiLultés  ni  d'incertitude  pour 
l'esprit  humain  :  toute  science  ressemblerait  au 
calcul,  qui  peut  devenir  par  l'habitude  une  sorte 
de  mécanisme  intellectuel. 

Nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  de  la  raison 
qui,  dans  le  sens  le  plus  élevé  du  mot,  n'est  pas 
une  faculté  personnelle  ou  isolée,  capable  de  ra- 
lentir ou  d'accélérer  ses  opérations  ;  elle  est  le 
fond  immobile  et  invariable,  non-seulement  de 
l'intelligence  humaine,  mais  de  toute  intelli- 
gence. Nous  verrons  tout  à  l'heure  ce  que  de- 
vient la  conscience  sous  l'influence  de  la  force 
que  nous  cherchons  à  définir.  Mais,  comme  la 
conscience  accompagne  indistinctement  l'exer- 
cice de  toutes  nos  facultés,  il  est  bon  que  nous 
connaissions  d'abord  les  effets  de  l'habitude  sur 
le  sentiment. 

Le  sentiment  n'est  ni  purement  passif  comme 
la  sensation,  ou  l'impression  que  nous  recevons 
du  monde  physicjue,  ni  purement  actif  comme 
Il  volunté.  Ce  sont  des  c luses  indc'p.'ndantcs  et 
distinctes  de   nous  qui  le  font  naître,  qui  nous 


HABI 


6Ô7 


HABI 


ôveillcnt  de  la  tori)cur  des  sens  à  une  vie  jilus 
harmonieuse  ol  plus  élevdc;  mais  il  ne  peut  se 
développer  que  si  notre  âme  consent  à  Fatcucil- 
lir  et  s'y  associe  librement.  Ainsi,  pour  que  la 
sympathie  se  change  en  amitiUj  l'inclination  en 
amour,  la  compassion  en  chanté,  les  émotions 
excitées  en  nous  par  la  grandeur  et  la  beauté  de 
la  nature  en  une  piété  durable,  il  faut,  pour 
ainsi  dire,  que  notre  àme  se  place  au-devant  de 
ces  douces  influences,  alin  d'en  être  pénétrée  ; 
ou  bien  elle  ira  plus  loin  encore,  elle  se  don- 
nera résolument  et  tout  entière  ;  elle  se  dévouera 
à  ce  qu'elle  aura  jugé  plus  grand,  plus  beau  ou 
meilleur  qu'elle-même.  Si  nos  sentiments  dé- 
pendent en  grande  partie  de  notre  volonté,  on 
conçoit  qu'ils  aient  sur  nous  d'autant  plus  d'em- 
pire que  notre  âme  s'y  est  livrée  plus  souvent  ou 
plus  longtemps,  et,  par  conséquent,  qu'ils  subis- 
sent comme  nos  autres  facultés  l'action  de  l'ha- 
bitude. En  efl"et,  nous  voyons  que  le  sentiment 
moral  finit  par  s'éteindre  chez  ceux  qui  vivent 
au  milieu  du  vice  et  du  crime.  Quelle  force  n'a- 
t-il  pas,  au  contraire,  dans  une  âme  où  il  s'asso- 
cie à  tous  les  actes  de  la  volonté  et  à  tous  les  ju- 
gements de  l'intelligence?  Pour  être  ému  par 
les  chefs-d'œuvre  do  l'art  ou  les  beautés  de  la 
nature,  il  ne  suffit  pas  de  les  voir,  il  faut  être 
encore  exercé  à  les  sentir  ;  et  plus  les  jouissan- 
ces de  cet  ordre  ont  été  fréquentes,  plus  il  est 
difficile  de  s'en  passer.  D'où  vient  cette  force 
qui  nous  attache,  même  en  l'absence  de  toute 
beauté  naturelle  et  de  tout  lien  d'intérêt  ou  de 
cœur,  aux  lieux  où  nous  avons  passé  une  grande 
partie  de  notre  existence  ?  C'est  que,  si  l'on  peut 
s'exprimer  ainsi,  nous  y  avons  encadré  nos  pen- 
sées, nos  actions,  nos  désirs  aussi  bien  que  nos 
mouvements  et  occupations  les  plus  vulgaires. 
Us  forment  le  lit  que  s'est  tracé  l'activité  de 
nos  facultés  et  où  notre  vie  tout  entière  est  ac- 
coutumée à  suivre  son  cours.  Les  oisifs,  les  es- 
prits et  les  cœurs  vides  ne  peuvent  demeurer 
nulle  part.  On  connaît  aussi  le  pouvoir  de  l'ha- 
bitude sur  les  alTections  tendres;  et  l'habitude 
elle-même,  ici,  s'explique  par  l'activité.  Plus  on 
donne,  plus  on  apporte  d'abnégation  et  de  dé- 
vouement dans  ce  divin  commerce  des  âmes 
qu'on  appelle  la  charité,  l'amitié,  l'amour,  plus 
il  est  difficile  de  s'en  détacher,  et  plus  nous 
souffrons  quand  il  vient  à  se  rompre  de  lui- 
même.  Ainsi,  les  parents  sont  plus  malheureux 
de  la  mort  des  enfants  que  les  enfants  de  celle 
de  leurs  parents,  parce  que  tous  les  sacrifices 
sont  du  côté  de  ces  derniers.  De  plusieurs  en- 
fants également  dignes  de  son  affection,  c'est  ce- 
lui qui  lui  a  donné  toujours  et  lui  donne  encore 
les  plus  cruels  soucis  qu'une  mère  aimera  avec 
le  plus  de  tendresse.  L'habitude  est  cependant 
regardée  comme  fatale  à  l'amour  proprement 
dit.  C'est  qu'on  ne  remarque  pas  qu'il  y  a  des 
éléments  très-divers  dans  ce  sentiment,  ou  plu- 
tôt que,  sous  le  nom  qui  lui  est  consacré,  on 
confond  plusieurs  affections  d'une  nature  diffé- 
rente. 11  y  a  un  amour  qui  n'est  qu'une  fièvre 
des  sens,  un  autre  qui  vient  de  l'imagination,  et 
un  troisième  dont  la  source  est  dans  les  profon- 
deurs de  l'âme,  qui  repose  sur  le  plus  absolu  dé- 
vouement. L'amour  des  sens  sutit  la  même  loi 
que  les  autres  affections  de  cet  ordre  ;  la  posses- 
sion le  fait  mourir.  Celui  dont  l'imagination  a 
fait  tous  les  frais  et  qui  ne  s'adresse  qu'à  une 
idole  parée  de  nos  mains,  s'évanouit  devant  la 
réalite.  Celui  qui  a  pour  base,  au  contraire,  un 
échange  actif  d'idées,  de  sentiments,  de  .sacrifi- 
ces, au  sein  d'une  destinée  commune  et  avec  des 
devoirs  communs  à  remplir,  celui-là  ne  fait  que 
grandir  et  se  fortifier  avec  le  temps. 
Ainsi  l'habitude  n'est  ni  un  principe  purement 


mécanique,  c'est-à-dire  un  principe  de  mouve- 
ments indépendants  de  notre  volonté,  comme 
l'ont  supposé  (|uclques  philosophes,  entre  autres 
Hartley,  Berkeley  et  le  docteur  Reici;  ni  un  sim- 
ple eflet  de  l'association  des  idées,  comme  l'en- 
seignent Dugald  SLewart  et  Hume.  Comment  ne 
serait-elle  qu'un  principe  de  mouvement,  lors- 
qu'elle agit,  non-seulement  sur  nos  organes, 
mais  sur  notre  esprit,  et  qu'elle  atteint  indis- 
tinctement toutes  les  facultés  de  notre  esprit? 
Comment  ne  serait-elle  qu'un  effet  de  l'associa- 
tion des  idées,  quand  son  empire  s'exerce  à  la 
fois  et  sur  l'intelligence  et  sur  la  sensation,  sur 
le  sentiment  et  sur  la  volonté?  Aucune  associa- 
tion ne  peut  expliquer,  par  exemple,  l'affaibli-s- 
sement  de  la  sensibilité  physique  sous  l'influence 
d'une  excitation  fréquente  et  prolongée,  ou  bien 
les  modifications  qu'on  peut  introduire  par  une 
action  répétée  dans  les  fonctions  de  l'organisme. 
D'ailleurs,  au  lieu  de  regarder  l'association  des 
idées  comme  la  cause,  il  serait  beaucoup  plus 
juste  de  n'y  voir  qu'un  résultat  de  l'habitude. 
Nos  idées  n  ont  aucune  existence  ni  aucune  ac- 
tion distincte  de  celle  de  l'âme;  il  est  impos- 
sible de  leur  attribuer  une  vertu,  une  force 
par  laquelle  elles  s'attirent  réciproquement  et 
s'attachent  les  unes  aux  autres,  comme  l'aimant 
au  fer;  mais  elles  sont  réunies  par  un  effet  de 
notre  activité,  auquel  l'habitude  donne  de  la  du- 
rée et  de  la  persistance.  Il  existe  encore  sur  la 
question  qui  nous  occupe  en  ce  moment  une 
troisième  opinion  plus  hardie  et  plus  ambitieuse, 
mais  aussi  peu  fondée  que  les  deux  précédentes: 
c'est  celle  qui  regarde  l'âme  humaine,  notre 
moi,  non  comme  un  principe  distinct  ou  tout  au 
moins  indestructible,  mais  comme  un  certain 
état,  un  certain  degré  d'expansion  d'un  principe 
infini  et  impersonnel,  d'où  nous  sortons  par  l'é- 
panouissement successif  de  nos  facultés  et  où 
nous  rentrons  par  le  mouvement  contraire,  c'est- 
à-dire  par  le  retour  de  notre  être  à  l'unité,  par 
la  destruction  de  toutes  les  différences  que  nous 
y  apercevons  aujourd'hui.  Toute  notre  existence 
est  ainsi  représentée  par  un  cercle  qui  com- 
mence par  le  désir,  bientôt  transforme  en  vo- 
lonté, en  intelligence,  et  finit  par  l'habitude. 
Qu'est-ce,  en  effet,  que  l'habitude  d'après  l'idée 
que  nous  en  donne  ce  système  ?  Un  état  dans 
lequel  la  conscience  et  la  liberté  s'évanouissent 
de  plus  en  plus,  qui  tend  à  nous  ramener  vers 
la  spontanéité  de  la  nature,  où  l'être  et  la  pen- 
sée, l'action  et  le  désir,  la  volonté  et  le  mouve- 
ment se  trouvent,  non  pas  réunis,  mais  confon- 
dus. Il  y  a  ici  un  principe  métaphysique  que 
nous  négligerons  entièrement,  parce  qu'il  n'a 
qu'un  rapport  très-indirect  avec  le  sujet  de  cet 
article,  et  offre  par  lui-même  assez  d'importance, 
nous  voulons  dire  assez  d'erreur  et  de  danger, 
pour  mériter  d'être  apprécié  séparément.  C'est 
celui  qui  fait  naître  la  volonté,  et,  en  général, 
toute  activité  volontaire  d'une  simple  transfor- 
mation du  désir,  en  nous  montrant  dans  le  dé- 
sir lui-même  le  premier  germe  de  l'âme.  Nous 
nous  contenterons  d'examiner  s'il  est  vrai  que 
l'habitude  nous  replonge  dans  les  ténèbres  et 
dans  la  servitude  de  l'instinct,  de  ce  qu'on 
nomme  l'état  de  nature. 

Remarquons  d'abord  qu'on  a  singulièrement 
exagéré,  même  au  point  de  vue  du  mouvement, 
la  ressemblance  qui  peut  exister  entre  l'instinct 
et  l'habitude.  Rien  de  plus  faux  que  cette  pro- 
position de  Reid  :  «  L'habitude  diffère  de  l'iri- 
stinct,  non  dans  sa  nature,  mais  dans  son  ori- 
gine. »  Il  y  a  des  degrés  dans  l'habitude;  elle  a 
plus  ou  moins  d'empire  sur  nous,  selon  qu'elle 
dure  depuis  plus  ou  moins  longtemps.  L'instinct 
n'admet  point  une  semblable  progression  :  il  est 


HABI 


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HABI 


dès  le  premier  moment  tout  ce  qu'il  doit,  tout 
ce  qu'il  peut  être.  On  peut  certainement  résister 
à  une  habitude,  si  ancienne  et  si  exigeante  qu'on 
la  suppose;  et  dès  qu'on  peut  lui  rési-^ter,  on 
peut  la  perdre,  puisqu'il  sulfit  pour  cela  de  pro- 
longer la  résistance.  L'animal,  qui  n'a  que  ses 
instincts  pour  guide,  ne  résiste  jamais  ;  et 
l'homme  même,  en  leur  opposant  toutes  les  for- 
ces de  la  volonté  et  de  la  raison,  ne  peut  réussir 
à  les  étouffer  en  lui.  Ainsi,  les  effets  sur  lesquels 
on  a  le  plus  insisté,  les  effets  même  mécaniques 
de  l'habitude  sont  toujours  en  notre  pouvoir;  ce 
qui  a  une  fois  appartenu  à  la  liberté  demeure 
sa  propriété  inaliénable.  11  en  faut  dire  autant 
de  la  conscience,  puisqu'elle  entre  dans  l'essence 
de  la  liberté.  Partout  où  il  y  a  un  degré  quel- 
conque de  liberté,  on  rencontre  nécessairement 
la  conscience.  Mais  trop  souvent  cette  faculté  est 
confondue  avec  la  mémoire  ;  et,  parce  qu'il  y  a 
des  mouvements  si  faciles  et  si  prompts,  qu'ils 
ne  laissent  aucun  souvenir  après  eux,  nous  pré- 
tendons qu'ils  se  sont  produits  à  notre  insu.  Si 
l'on  songe  à  présent  que  l'habitude  établit  son 
empire,  non-seulement  dans  les  mouvements 
du  corps,  mais  dans  le  désir,  dans  la  perception, 
dans  l'imagination,  dans  le  sentiment,  dans  la 
réflexion  elle-même,  c'est-à-dire  dans  l'acte  le 
plus  personnel  de  notre  esprit,  celui  où  la  liberté 
et  la  conscience  se  montrent  à  leur  plus  haut 
degré,  on  verra  combien  il  est  impossible  de  la 
regarder  comme  une  sorte  de  retour  à  l'instinct, 
comme  un  mouvement  rétrograde  vers  l'invaria- 
ble et  aveugle  spontanéité  de  la  nature.  L'iiabi- 
tude  est,  au  contraire,  la  condition  de  tout  dé- 
veloppement, de  tout  progrès  chez  les  hommes. 
Elle  les  soustrait  d'abord  en  grande  partie  à 
l'action  fatale  de  la  nature  extérieure,  endurcit 
leurs  corps  à  la  jouissance  comme  à  la  douleur, 
et  par  là  même  affranchit  leur  esprit,  donne  à 
leurs  mouvements  cette  merveilleuse  adresse 
qui  se  déploie  dans  l'industrie  et  dans  les  arts, 
augmente  l'énergie  de  leur  volonté,  la  durée  et 
la  force  de  leurs  sentiments,  la  rapidité  de  tou- 
tes les  fonctions  de  leur  intelligence  ;  et,  leur 
assurant,  en  même  temps  qu'elle  les  pousse  en 
avant,  les  résultats  qu'ils  ont  déjà  obtenus,  les 
conquêtes  qu'ils  ont  déjà  faites  du  côté  du  vrai 
ou  de  celui  du  bien,  elle  ouvre  devant  eux  une 
carrière  de  perfectionnements  indéfinis.  Ce  n'est 
pas  encore  tout  :  les  progrès  d'une  génération, 
elle  les  transporte,  comme  nous  l'avons  déjà  re- 
marqué, à  la  génération  suivante;  car  elle  est  la 
base  de  toute  éducation  intellectuelle  et  morale. 
Elle  donne  de  la  durée  et  de  la  vie  aux  traditions 
d'une  nation  et  à  celles  de  l'humanité  entière. 
Il  est  vrai  qu'elle  peut  servir  aussi  à  nous  cor- 
rompre, à  nous  attacher  au  vice  et  à  l'erreur  ; 
mais  ce  sont  là  les  inconvénients  mêmes  de  la 
liberté,  dont  l'habitude  n'est  que  l'auxiliaire  et 
l'instrument.  En  effet,  nous  ne  cessons  pas  d'ê- 
tre libres  parce  que  l'effort  a  disparu  de  nos 
mouvements,  parce  que  notre  volonté  est  plus 
résolue,  notre  pensée  plus  rapide  et  plus  sure  ; 
parce  que,  au  lieu  de  leur  obéir,  nous  avons  en 
quelque  sorte  transformé  dans  notre  être  une 
partie  des  phénomènes  et  des  lois  de  la  nature  : 
c'est  par  là,  au  contraire,  que  nous  sommes  plus 
près  de  la  divine  perfection.  «Il  n'y  a  que  de 
mauvaises  habitudes,  a  dit  avec  raison  un  illus- 
tre philosophe  de  l'Allemagne,  qui  fassent  per- 
dre à  l'homme  une  partie  de  sa  liberté;  mais 
l'habitude  du  bien,  de  tout  ce  que  la  morale  ap- 
prouve, est  la  liberté  même.  »  (Hegel,  Encyclo- 
pédie des  sciences  philosophiques,  ^  410.) 

L'habitude  répand  un  grand  jour  sur  la  simpli- 
cité de  notre  nature  particulière  et  celle  de  l'es- 
sence absolue  des  choses.  Elle  nous  montre  com- 


ment le  désir,  la  pensée  et  l'action,  c'est-à-dire 
l'amour,  l'intelligence  et  la  force,  sans  que  l'un 
de  ces  attributs  puisse  être  regardé  comme  l'ori- 
gine des  deux  autres,  se  confondent  en  un  seul 
moment  et  en  un  seul  principe.  Or,  ce  qui  est 
dans  le  principe  ou  dans  la  cause  ne  doit-il  pas  se 
manifester  aussi  sous  une  autre  forme  dans  les 
effets,  c'est-à-dire  dans  la  nature?  11  n'est  donc 
pas  étonnant  que  l'on  trouve  chez  des  êtres  dé- 
pourvus de  raison  des  désirs,  des  penchants  irré- 
sistibles, qui  n'ont  qu'à  naître  pour  se  traduire 
en  action,  et  qui,  se  montrant  d'accord  avec  les 
plans  les  mieux  ordonnés,  avec  les  lois  les  plus 
invariables  de  l'intelligence,  peuvent  être  regar- 
dés comme  des  idées  vivantes  et  sensibles.  Tous 
ces  caractères  se  réunissent  dans  l'instinct;  et 
on  peut  les  reconnaître  jusque  dans  les  forces 
de  l'organisation  et  de  la  vie.  Il  est  aussi  impos- 
sible, quoiqu'on  l'ait  tenté  bien  des  fois^  surtout 
dans  le  dernier  siècle,  de  résoudre  l'instinct  dans 
l'habitude,  que  l'habitude  dans  l'instinct  :  c'est 
la  même  cause,  une  cause  supérieure  à  nous  qui 
les  produit  l'une  et  l'autre.  Mais  l'instinct,  inva- 
riable, déj)Ourvu  de  conscience,  est  précisément 
le  contraire  de  la  liberté.  Il  la  précède  chez 
l'homme  et  semble,  quand  elle  arrive,  se  retirer 
devant  elle,  comme  devant  un  pouvoir  supé- 
rieur. Il  retient  l'animal  dans  un  cercle  inflexi- 
ble, l'empêchant  également  de  se  perfectionner 
et  de  se  corrompre,  en  l'absence  de  toute  inter- 
vention humaine.  L'iiabitude,  au  contraire,  vient 
à  la  suite  de  la  liberté,  s'introduit  dans  la  li- 
berté même,  dont  elle  est,  comme  nous  l'avons 
déjà  dit,  le  plus  puissant  auxiliaire.  Voilà  pour- 
quoi elle  n'agit  directement,  et  à  proprement 
parler,  que  sur  l'homme.  L'instinct  c'est  la  na- 
ture, ou,  pour  appeler  les  choses  par  leur  nom, 
la  force  créatrice  continuant  son  œuvre  dans 
l'être  qu'elle  a  produit,  le  conduisant  seule  à  son 
dévelojjpement  et  à  sa  fin.  L'habitude  c'est  cette 
même  force  venant  au  secours  de  la  liberté  hu- 
maine, nous  créant,  pour  ainsi  dire,  à  notre 
propre  image,  nous  récompensant  par  le  bien, 
nous  punissant  par  le  mal  que  nous  avons 
voulu,  nous  portant  vers  le  but  que  nous  lui 
avons'  indique.  A  ce  titre  elle  n'est  pas  éloi- 
gnée de  l'idée  que  les  théologiens,  mais  les 
théologiens  les  plus  sensés,  nous  donnent  de  la 
grâce. 

Peu  d'auteurs  ont  traité  de  l'habitude  d'une 
manière  approfondie.  Nous  citerons  parmi  eux  : 
Reid,  Essais  sur  les  facultés  actives,  essai  III, 
ch.  III,  dans  ses  Œuvres  complètes,  traduction 
de  M.  Jouffroy,  t.  'VI,  p.  29;  —  Dugald  Stewart, 
Philosophie  de  Vesprit  humain,  trad.  de  M.  L. 
Peisse,  t.  I,  ch.  ii;  —  Hegel,  Encyclopédie  des 
sciences  philosophiques,  §§  409  et  410.  Ce  ne 
sont  que  deux  ou  trois  pages,  mais  très-originales 
et  très-substantielles.  On  a  publié  aussi  sur  le 
même  sujet  quelques  écrits  spéciaux.  Le  plus 
remarquable  de  tous  est  celui  de  Maine  de  Bi- 
ran.  couronné  par  l'Académie  des  sciences  mo- 
rales et  politiques  :  Influence  de  l'habitude  sur 
la  faculté  de  penser,  in-8,  Paris,  an  XI,  dans  le 
premier  volume  des  Œuvres  philosophiques  de 
M.  de  Biran,  publiées  par  M.  Cousin,  Paris,  1841;  — 
de  V Habitude,  thèse  soutenue  devant  la  Faculté 
des  lettres  de  Paris,  par  M.  Félix  Ravaisson, 
in-8,  Paris,  1838;  —  Article  Habitude,  par  M.  'Vi- 
rey,  dans  le  Dictionnaire  des  sciences  médicales. 
Les  écrits  suivants  sont  aussi  des  thèses  publiées 
par  des  médecins  :  Hahn,  de  Consuctudine,  in-4, 
Leyde,  1701;  —  Wetzel,  de  Consuctudine  circa 
rerum  non  naluralium  usu,  in-4,  Bâle,  1730; 
—  Rhetius,  de  Morbis  habitualibus,  in-4.  Halle, 
170.i;  —  Jung,  de  Consuetudinis  effîcacia  ge- 
nerali  in  aclious  vitalihus,  in-k,  ib.,   1705;  — 


HALL 


—  669 


HALL 


Jungnickel,  de  Consitetudine  altéra  natura, 
in-'».  Wittenberg,  1787. 

HAINE.  C'est  le  contraire  de  l'amour,  ou  le 
plus  haut  degré  d'aversion  que  puisse  exciter 
en  nous  une  personne  ou  une  chose.  C'est  un 
sentiment  susceptible,  comme  l'amour,  de  se 
changer  en  passion,  et  qui  nous  porte  à  désirer 
ou  à  provoquer  nous-mêmes,  soit  le  tourment, 
soit  la  ruine  de  l'objet  qui  l'inspire.  Les  ciioses 
qui  sont  capables  de  faire  naître  hi  haine  n'ap- 
partiennent pas  à  l'ordre  piiysique,  mais  à  l'or- 
dre moral.  Ce  qui  n'att'ccle  que  nos  sens  ou  noire 
imagination  nous  plaît,  ou  nous  déplaîL  nous 
est  agréable  ou  désagréable,  excite  à  différents 
degrés  nos  désirs  ou  notre  répugnance,  mais 
n'est  jamais  un  objet  de  haine  ni  d'amour.  Nous 
haïssons  le  vice,  le  crime,  la  bassesse,  l'orgueil, 
l'oppression,  si  toutefois  notre  âme'  et  notre 
intelligence  sont  restées  saines.  Dans  le  cas 
contraire,  quand  le  mal  est  devenu  comme  la 
condition  de  notre  existence,  nous  prenons  en 
haine  tout  ce  que  nous  devrions  aimer.  C'est 
ainsi  que  le  vaniteux,  avide  de  louanges,  hait  la 
franchise;  le  tyran,  la  liberté;  l'intempérant,  ce 
qui  met  un  frein  à  ses  passions.  Le  plus  souvent 
la  haine  s'attache  aux  personnes  et  à  leurs  qua- 
lités comme  à  leurs  défauts,  selon  les  dispo- 
sitions morales,  selon  les  intérêts  ou  les  passions 
de  celui  qui  l'éprouve.  Elle  n'est  jamais  plus 
terrible  ni  plus  opiniâtre  que  lorsqu'elle  prend 
sa  source  dans  l'orgueil  froissé;  celle  qui  se 
couvre  du  masque  de  la  religion  et  fait  alliance 
avec  le  fanatisme  n'a  pas  d'autre  origine.  Quant 
aux  choses,  rien  de  plus  légitime  que 

Ces  haines  vigoureuses 

Que  doit  donner  le  vice  aux  âmes  vertueuses. 

Mais  il  n'est  pas  permis  de  ha'ir  les  personnes, 
même  quand  elles  l'ont  le  mal.  Mettons-les  dans 
l'impuissance  de  nuire;  faisons-les  rentrer  en 
elles-mêmes  par  l'expiation,  et  instruisons  les 
autres  par  leur  exemple;  mais  qu'elles  ne  soient 
pas  exclues  de  la  pitié  et  de  l'amour  que  mérite 
toute  créature  humaine.  On  peut  consulter  Des- 
cartes, les  Passiotis  de  i'àme;  —  Malebranche, 
lîecherches  de  la  Vérité,  livre  V;  —  Spinoza, 
Éthique,  Z"  partie. 

HALLUCINATION.  L'hallucination  est  un 
phénomène  qui  n'intéresse  pas  moins  le  philo- 
sophe que  le  médecin  et  ne  relève  pas  moins  de 
la  psychologie  que  de  la  physiologie;  car,  quel- 
que définition  qu'on  en  donne,  et  de  quelque 
façon  qu'on  l'explique,  on  s'accorde  généralement 
à  reconnaître  qu'il  faut,  pour  qu'il  se  produise, 
les  concours  des  organes  et  de  la  pensée. 

Les  définitions  de  l'hallucination  proposées  par 
les  auteurs  les  plus  compétents  en  cette  matière 
sont  nombreuses  et  diverses.  Sans  prétendre 
ajouter  à  la  liste  une  définition  de  plus  et  ré- 
soudre toutes  les  questions  difficiles  que  le  sujet 
soulève,  nous  essayerons  de  faire  comprendre 
les  phénomènes  qui  ont  reçu  le  nom  d'hallucina- 
tions par  l'analyse  comparée  des  faits  les  plus 
simples,  les  plus  ordinaires  et  les  mieux  connus. 

On  peut  distinguer  quatre  états  différents  de 
notre  esprit  relativement  aux  objets  extérieurs 
et  sensibles.  1°  Dans  la  veille  et  dans  la  santé, 
lorsque  tous  nos  sens  sont  ouverts,  les  objets 
extérieurs,  agissant  sur  les  extrémités  périphé- 
riques des  nerfs  de  la  sensibilité,  provoquent 
dans  l'esprit  des  sensations  que  nous  rapportons 
à  ces  objets  extérieurs  comme  à  leurs  causes. 
Dans  ce  premier  cas  il  y  a  donc  une  sensation, 
un  objet  extérieur  et  une  juste  attribution  de 
cette  sensation  à  cet  objet  réel.  2°  Lorsque  nos 
organes  sont  ençourdis  ou  troublés  par  le  som- 
meil ou  par  la  faèvre,  si  quelque   objet  vient  à 


tomber  près  de  nou.s.  il  arrive  souvent  que  nous 
entendons  un  grand  Lruit  que  nous  prenons  pour 
le  fracas  du  tonnerre.  Dans  ce  cas,  comme  dans 
le  premier,  il  y  a  une  sensation,  il  y  a  aussi 
un  objet  extérieur  qui  l'a  provoquée,  mais  il  y  a 
erreur  de  notre  jugement,  sur  la  nature  ou  les 
qualités  de  cet  objet  réel.  3°  Si,  bien  portants  et 
bien  éveillés,  nous  pressons  un  peu  fortement 
le  globe  de  l'œil,  ou  si  nous  nous  heurtons  la 
tête  dans  l'obscurité,  il  se  produit  souvent  un 
phénomène  cjuc  les  physiologistes  appellent /j/(0.s- 
phène,  c'esl-a  dire  nous  éprouvons  une  sensation 
de  lumière.  Ou  si,  après  avoir  regardé  quelque 
temps  le  soleil,  nous  tournons  nos  regards  vers 
un  lieu  obscur,  nous  voyons  durant  plusieurs 
secondes  l'image  d'un  disque  lumineux;  sans 
croire  pour  cela  à  l'existence  réelle  d'une  lu- 
mière extérieure  ou  à  la  présence  du  soleil  dans 
cette  obscurité.  Dans  ce  cas  comme  dans  les 
précédents  il  y  a  toujours  sensation,  mais  il  n'y 
a  pas  d'objet  extérieur  qui  la  produise  et  l'es- 
prit ne  rapporte  cette  sensation  à  aucuu  objet 
extérieur.  4°  Dans  le  sommeil,  les  yeux  fermés 
et  au  milieu  des  ténèbres  ne  sont  excités  par 
aucun  objet  visible,  mais  la  vie  organique  est 
d'autant  plus  intense  à  l'intérieur,  et  si  surtout 
la  fièvre  accélère  le  cours  du  sang  et  bat  avec 
force  les  parois  de  ses  vaisseaux,  des  mou- 
vements ou  des  modifications  se  produisent  dans 
le  cerveau,  identiques  ou  semblables  à  celles  que 
provoqueraient  ou  qu'ont  provoquées  maintes 
fois  des  objets  réels  agissant  sur  l'extrémité  des 
nerfs  sensibles;  en  conséquence,  l'esprit  voit  des 
images,  éprouve  des  sensations  parfois  tellement 
vives  qu'il  en  attribue  la  production  à  des  objets 
réels  agissant  au  dehors  sur  l'exlrémité  des 
nci'fs.  Dans  ce  dernier  cas,  il  y  a  sensation,  mais 
point  d'objet  extérieur,  et  cependant  il  y  a  attri- 
bution erronée  de  cette  sensation  à  un  objet 
qui  n'existe  pas. 

L'hallucination  n'a  évidemment  rien  à  voir 
avec  le  premier  de  ces  états;  mais  elle  pourrait 
bien  ressembler  à  quelqu'un  des  trois  autres  ou 
même  à  tous  trois  à  la  fois.  En  effet,  il  est  des 
médecins  philosophes  qui  comprennent,  sous  le 
nom  général  d'hallucination,  des  états  psycho- 
logiques, physiologiques  ou  pathologiques,  cor- 
respondant à  ces  trois  derniers  exemples.  Selon 
ceux-là,  il  y  aurait  hallucination  lorsque  l'esprit, 
éprouvant  une  sensation  semblable  à  celle  que 
produirait  un  objet  extérieur,  ou  bien  la  rap- 
porte à  un  objet  qui  n'existe  pas  absolument  au 
dehors  ou  bien  l'attribue  à  un  objet  autre  que 
celui  qui  l'a  produite,  ou  enfin  voit  cette  image 
sans  objet  réel  avec  autant  de  netteté  que  si  ses 
yeux  étaient  affectés  en  effet  par  un  objet  vi- 
sible, mais  ne  se  laisse  point  abuser  par  cette 
sensation  mensongère.  L'erreur  ne  serait  pas 
alors  un  élémentessentiel  de  l'hallucination.  Selon 
d'autres,  il  n'y  a  pas  au  contraire  d'halluci- 
nation sans  erreur  :  une  sensation  sans  objet 
extérieur,  la  vue  d'un  fantôme  n'est  pas  une 
hallucination,  tant  que  l'esprit  juge  que  ce  n'est 
qu'un  fantôme.  L'hallucination  ne  comprend  plus 
alors  que  des  faits  analogues  au  second  et  au 
quatrième  de  nos  exemples.  D'autres  enfin  éta- 
blissent une  distinction  entre  V hallucination, 
qui  n'existe  que  lorsqu'aucun  objet  extérieur  n'a 
provoqué  la  sensation  trompeuse  et  l'erreur  du 
jugement,  et  Villusion  qui  a  lieu,  lorsque  l'es- 
prit ne  se  trompe  en  quelque  sorte  qu'à  demi, 
non  sur  la  réalité,  mais  seulement  sur  la  nature 
de  l'objet  qui  a  provoqué  la  sensation.  Il  en  est 
même  qui  ne  consentent  pas  à  donner  le  nom 
d'hallucinations  aux  sensations  abusives  rap- 
portées à  un  objet  qui  n'existe  point  au  dehors, 
lorsqu'elles  se  produisent  dans   le  sommeil   et 


HALL 


—  fi70  — 


HAMA 


veulent  qu'il  y  ait  maladie  pour  qu'il  y  ait  hal- 
lucination. 

Quelque  définition  que  l'on  adopte,  il  est  au 
moins  un  phénomène  que  tous  s'accordent  à 
appeler  du  nom  d'hallucination;  c'est  la  sensation 
sans  objet  extérieur  qu'un  homme  éveillé  et 
malade  rapporte  à  un  objet  qui  n'existe  point. 
Le  dissentiment  recommence  entre  les  meilleurs 
auteurs,  lor.squ'il  s'agit  de  savoir  comment  l'hal- 
lucination  se  produit.  Les  uns  prétendent  que 
l'hallucination  a  toujours  pour  point  de  départ 
une  modification  organique  soit  du  cerveau,  soit 
des  organes  propres  à  chaque  sens,  et  voient  en 
elle  une  action  du  physique  sur  le  moral.  D'au- 
tres, au  contraire,  croient  qu'elle  résulte  de  l'ac- 
tion du  moral  sur  le  physique  et  que  l'halluciné 
n'entend,  par  exemple,  des  paroles  résonner  à 
son  oreille,  que  parce  qu'il  conçoit  avec  une 
vivacité  extraordinaire  les  idées  exprimées  par 
ces  mois  ;  c'est  la  force  de  sa  conception  qui 
produit  la  sensation  dont  il  devient  la  dupe.  Il 
en  est  enfin  qui  acceptent  concurremment  l'une 
et  l'autre  explication  et  distinguent  deux  sortes 
d'hallucinations,  les  unes,  qu'ils  appellent  quel- 
quefois sensorielles,  où  un  mouvement  organique 
impose  à  l'esprit  une  sensation  mensongère,  les 
autres,  qu'ils  nomment  psychiques  ou  psycho- 
sensorielles,  où  c'est  l'esprit  qui  provoque  le  phé- 
nomène organique. 

Les  opinions  sont  encore  partagées  sur  cette 
question  :  l'hallucination  peut-elle  coexister  avec 
la  raison,  ou  est-elle  folle  par  elle-même"?  Il  ne 
s'agit  pas  de  savoir  si  un  homme  qui  a  des  hal- 
lucinations doit  être  considéré  absolument 
comme  un  fou  ;  car  il  est  constant  que  des  hal- 
lucinations peuvent  ne  pjs  empêcher  un  homme 
de  se  conduire  raisonnablement  de  tous  points, 
et  personne  surtout  ne  regardera  comme  un  fou 
celui  qui,  une  fois  et  sans  récidive,  est  dupe 
d'une  hallucination.  Mais  on  demande  si  l'hal- 
lucination elle-même  est  folle,  si  l'halluciné,  au 
moment  où  il  est  halluciné  et  autant  de  fois 
qu'il  peut  l'être,  est  semblable  à  un  fou,  est  fou 
réellement  d'une  folie  passagère.  Le  plus  grand 
nombre  admettent  en  effet  la  folie  de  l'hallu- 
cination, même  quand  elle  se  produit  une  seule 
fois  chez  l'homme  le  plus  sensé. 

Quant  à  la  nature  de  la  modification  organique, 
morbide  ou  anormale  et  à  la  façon  dont  elle  se 
produit,  ce  sont  des  questions  qui  intéressent 
sans  doute  la  psychologie,  mais  qu'elle  n'a  pas  à 
résoudre.  Il  lui  appartient  au  contraire  d'expli- 
quer, s'il  est  possible,  comment  l'esprit  peut  être 
dupe  de  ces  sensations  abusives.  Lorsque  tous 
nos  sens  sont  ouverts  dans  la  veille  et  dans  la 
santé,  nous  rapportons  tout  naturellement  les 
sensations  que  nous  éprouvons  à  des  objets  exté- 
rieurs que  nous  jugeons  tels  que  nous  les  voyons. 
Il  n'y  a  le  plus  souvent  ni  erreur,  ni  cause  d'er- 
reur. Cependant,  même  alors,  nous  sommes  dupes 
quelquefois  de  l'apparence  et  décidons  que  l'ob- 
jet de  nos  sensations  est  tel  que  nous  le  voyons, 
lorsqu'on  réalité  il  est  différent.  C'est  ce  qu'on 
appelle  les  illusions  des  sens;  mais  rien  n'est 
plus  aisé  que  de  les  corriger  en  contrôlant  un 
sens  par  un  autre  ou  par  le  même  sens  mieux 
informé.  Lorsqu'un  choc  à  la  tête  nous  a  fait 
voir  une  lumière  éclatante,  nous  ne  la  jugeons 
pas  extérieure,  parce  que  nous  connaissons  la 
cause  qui  a  ébranlé  le  cerveau;  mais  si  nous 
dormons  et  n'avons  pas  conscience  de  dormir,  il 
est  naturel,  nécessaire,  logique  même  que  nous 
croyions  à  la  réalité  extérieure  des  objets  que  nos 
sensations  représentent  en  l'absence  de  tout  con- 
trôle. De  même,  si  la  fièvre  fouette  le  sang  dans 
le  cerveau,  les  sensations  mensongères  qui  en 
résultent  ont  une  telle  intensité  qu'elles  peuvent 


l'emporter  sur  celles  que  provoquent  les  objets 
réels;  et  nous  accordons  confiance  aux  images 
dont  la  vivacité  est  le  garant,  trompeur  sans 
doute,  mais  habituel  de  leur  véracité.  Nous  nous 
trompons  alors  en  vertu  de  la  même  loi  qui 
nous  guide  ordinairement  dans  la  foi  que  nous 
ajoutons  au  témoignage  de  nos  sens.  S'agit-il 
d'hallucinations  ou  d'illusions  qui  ont  leur  point 
de  départ  dans  l'esprit  lui-même  et  non  dans 
les  organes,  le  phénomène  est  également  com- 
préhensible. Lorsque  nous  pensons  fortement 
un  objet,  nous  l'imaginons,  mais  pas  avec  assez 
de  vivacité  pour  ne  pas  savoir  que  cette  image 
intérieure  n'est  qu'un  reflet  de  notre  pensée. 
Cependant,  si  nos  sens  sont  fermés  comme  dans 
le  sommeil,  si  la  fièvre  ou  quelque  maladie 
cérébrale  rend  le  cerveau  plus  prompt  à  repro- 
duire à  sa  manière  les  pensées  de  l'esprit,  alors 
l'image  acquiert  une  telle  vivacité  que  le  ma- 
lade la  prend  pour  une  sensation  provoquée  par 
un  objet  extérieur  et  dénature  les  objets  qu'il 
voit  réellement  pour  les  accommoder  à  l'idée 
qui  l'absorbe;  ainsi  le  fou  qui  se  croit  roi  entend 
des  flatteries  qu'aucune  bouche  ne  prononce  et 
prend  sa  chaise  pour  un  trône  et  ses  serviteurs 
pour  des  courtisans. 

L'hallucination  peut  se  produire  dans  chacun 
des  cinq  sens  externes  séparément,  dans  plu- 
sieurs, ou  même  dans  tous  à  la  fois,  avec  d'au- 
tant plus  de  facilité  que  les  hallucinations  d'un 
sens  provoquent  celles  d'un  autre.  L'halluciné 
qui  voit  Dieu  lui  apparaître  est  tout  prêt  à  l'en- 
tendre parler.  Les  hallucinations  les  plus  fré- 
quentes sont  celles  de  l'ouïe,  puis  celles  de  la 
vue.  Plusieurs  raisons  peuvent  rendre  compte 
jusqu'à  un  certain  point  de  la  plus  grande  fré- 
quence des  hallucinations  de  l'ou'ie  relativement 
à  celles  de  la  vue.  D'abord  les  sensations  vraies 
de  l'ouïe  ont  généralement  peu  d'intensité;  au 
contraire,  les  fausses  sensations  de  l'ouïe  peu- 
vent acquérir  une  intensité  qui  dépasse  même 
celles  des  sensations  véritables.  Il  en  est  au- 
trement de  celles  de  la  vue.  Une  image  vue  en 
songe  ou  dans  le  délire  ne  peut  avoir  de  couleurs 
plus  brillantes  que  la  lumière  elle  même;  mais 
si  le  sang  bat  violemment  près  du  tympan,  tout 
le  monde  sait  quel  énorme  bruit  en  résulte.  Et 
puis  nos  pensées  se  traduisent  plus  aisément  et 
plus  rapidement  en  paroles  qu'en  images.  Tout 
le  monde  parle  intérieurement  sa  pensée,  il  est 
donc  compréhensible  que  ces  paroles  intérieures 
retentissent  facilement  comme  une  voix  véritable 
qui  frapperait  l'oreille  dans  le  délire  du  rêveur, 
du  fébricitant  ou  du  fou. 

Il  y  a  même  des  hallucinations  ou  tout  au 
moins  des  illusions  qui  affectent  non  pas  les 
sens  externes  et  leurs  organes  spéciaux,  mais 
le  sens  et  la  partie  du  système  nerveux  qui  nous 
font  ressentir  l'itat  de  nos  viscères.  Celles-là 
sont  d'autant  plus  fréquentes  et  plus  faciles  à 
comprendre,  que  la  sensation  de  la  douleur  est 
plus  puissante  sur  l'esprit  que  l'image  ou  le 
bruit,  et  que  dans  les  profondeurs  intestines  du 
corps  le  contrôle  est  au  moins  difficile. 

On  pourra  consulter  sur  le  sujet  de  cet  article 
la  i)Iupart  des  ouvrages  indiqués  à  l'article  Folie 
et  le  traité  spécial  de  M.  Brierre  de  Boismont  : 
des  Hallucinations,  Paris,  18.Î2,  in-8.      A.  L. 

HAMANN  (Jean-Georges)  était  un  de  ces  es- 
prits que  leur  humeur  et  leur  imagination  ren- 
dent impropres  à  la  vie  active  en  même  temps 
qu'aux  grands  travaux  intellectuels;  qui,  en 
s'exagérant  les  exigences  de  la  société,  ne  savent 
pas  s'y  faire  une  place  digne  de  leurs  talents,  et 
qu'une  fausse  indépendance  expose  à  tous  les 
inconvénients  de  la  vie  solitaire.  Né  à  Kœnigs- 
berg  en  1730,  il  étudia  d'abord  la  théologie,  qu'il 


( 


HAMA 


—  671 


HAMA 


quitta  bientôt  pour  le  droit,  auquel  il  ne  de- 
meura pas  plus  fidèle.  Après  avoir  essayé  quel- 
que temps  du  métier  de  précepteur,  il  se  fit 
commis  négociant.  Envoyé  à  Londres  par  la  mai- 
son à  laquelle  il  s'était  altuché,  il  se  jeta  tête 
baissée  dans  les  plaisirs  et  les  excès  de  tout 
genre.  Tombé  dans  la  plus  grande  détres.se,  la 
lecture  de  la  Bible,  jointe  aux  remords,  le  releva, 
et  produisit  en  lui  une  entière  régénération 
morale  et  religieuse  (1708).  Renonçant  alors  au 
commerce,  il  retourna  dans  la  maison  pater- 
nelle, et  reprit  ses  études.  De  1763  à  1782,  il 
occupa,  dans  l'administration  des  douanes  de  sa 
ville  natale,  un  très-modeste  emploi,  qui  lui 
donnait  à  peine  de  quoi  vivre  avec  sa  nombreuse 
famille.  Admis  à  la  retraite,  il  .se  vit  réduit  à 
un  état  voisin  de  l'indigence,  d'où  le  tira, 
en  1784,  un  noble  jeune  bomme  de  Munster, 
M.  François  Bucbbolz,  grand  admirateur  de  ses 
écrits.  Ses  derniers  jours  furent  doux  et  honorés; 
il  mourut  en  1788. 

La  carrière  littéraire  deHamann  fut  longtemps 
tout  aussi  obscure  que  sa  vie.  Quelques  esprits 
d'élite  seulement,  Kant,  Herder,  Goethe,  Jean- 
Paul,  Jacobi,  l'apprécièrent,  quelques-uns  même 
au  delà  de  sa  valeur.  Goethe  le  comparaît,  il  y 
a  cinquante  ans,  à'  Vico,  longtemps  méconnu 
comme  lui.  Herder,  qui  fut  un  des  premiers  à 
lui  rendre  justice,  en  parlant  du  petit  écrit, 
publié  par  llamanh  en  1762,  sous  le  titre  de 
Croisades  d' un  philologue,  dit  de  lui  :  «  Le  phi- 
lologue a  beaucoup  lu,  et  il  a  lu  longuement  et 
avec  goût,  mulla  et  multum;  mais  les  parfums 
de  la  table  éthérée  des  anciens,  mêlés  à  des  va- 
peurs gauloises  et  à  des  émanations  de  Vhumour 
britannique,  ont  formé  autour  de  lui  un  nuage 
qui  l'enveloppe  toujours,  soit  qu'il  châtie  comme 
Junon,  lorsqu'elle  épie  son  époux  adultère,  soit 
qu'il  prophétise  comme  la  Pythonisse,  lorsque 
du  haut  du  trépied  elle  révèle  en  gémissant  les 
inspirations  d'Apollon.  »  Herder,  en  jugeant  ainsi 
Hamann,  imite  le  style  et  la  manière  de  celui-ci. 
Hamann  est  en  général  ob.scur  et  plein  d'enthou- 
siasme comme  les  prophètes.  Goethe  (dans  sa 
Vie,  liv.  III)  compare  les  écrits  de  Hamann  aux 
livres  Sibyllins,  que  l'on  ne  consultait  que  quand 
on  avait  "besoin  d'oracles.  «  On  ne  peut  les 
ouvrir,  dit-il,  sans  y  trouver  chaque  fois  quel- 
que chose  de  nouveau,  parce  que  chaque  page 
nous  frappe  diversement  et  nous  intéresse  de 
plusieurs  manières.  » 

Hamann  est  un  de  ces  esprits  que  l'on  peut 
ignorer  entièrement,  sans  rien  perdre  d'essen- 
tiel du  mouvement  philosophique  et  littéraire 
auquel  ils  se  sont  trouvés  mêlés,  mais  qu'on  ne 
saurait  fréquenter  et  étudier  sans  en  retirer  un 
grand  profit,  et  sans  prendre  un  vif  intérêt  à 
leur  commerce. 

Ses  écrits  très-nombreux,  sont  de  peu  d'é- 
tendue, la  plupart  de  véritables  rapsodies  dans 
le  sens  antique,  feuilles  volantes  comme  celles 
de  la  sibylle  de  Cumes  ;  brochures  d'occasion, 
pleines  d'allusions  aux  choses  et  aux  hommes 
du  moment,  et,  à  cause  de  cela,  très-souvent  obs- 
cures et  indéchiffrables.  Il  avouait,  sur  la  fin  de 
sa  vie,  que  beaucoup  de  passages  de  ses  œuvres 
étaient,  avec  le  temps,  devenus  inintelligibles 
pour  lui-même.  La  plupart  de  ses  écrits  ont  des 
titres  singuliers,  tels  que  Mémoires  de  Sacrale, 
les  JS'uces,  Croisades  du  philologue,  Essais  à  la 
mosaïque  (en  français),  Apologie  de  la  lettre 
H,  Lettre  perdue  d'un  sauvage  du  Nord,  Essai 
d'une  sibijlle  sur  le  mariage,  Lettres  hicrophan- 
tiques,  Golgotha  et  Scheblimini,  etc.  Ils  se  rap- 
portent à  presque  toutes  les  grandes  questions 
de  littérature,  de  théologie,  de  philosophie, 
agitées  à  cette  époque,  et  reproduisent  fréquem- 


ment les  mêmes  idées  sous  d'autres  formes.  Ils 
sont  pleins  d'expressions  originales,  outrées, 
d'images  singulières,  tour  à  tour  sublimes  et 
grotesques,  de  tournures  bi/.arres,  quelquefois 
triviales  et  de  mauvais  goût.  Son  originalité, 
comme  penseur,  est  plus  dans  la  forme  que  dans 
le  fond  ;  son  style  est  un  mélange  de  celui  de 
Rabelais,  de  celui  de  Swift  et  de  la  Bible.  L'iro- 
nie et  le  sérieux  se  disputent  constamment  la 
place  dans  ses  écrits,  et  la  première  l'emporle 
|)resque  toujours.  Jean-Paul  compare  le  style  de 
Hamann  à  un  torrent  qu'une  tempête  refoule 
vers  sa  source,  et  dit  qu'il  fut  tout  à  la  fois 
un  enfant  et  un  héros. 

Hamaim  est  plutôt  un  curieux  sujet  d'étude 
psychologique  que  d'histoire,  et  un  phénomène 
littéraire  plutôt  qu'un  philosophe  remarquable. 
Comme  penseur,  le  Mage  du  Nord,  ainsi  qu'il 
se  plaisait  à  s'appeler  lui-même,  moitié  par 
ironie  et  moitié  sérieusement,  faisait  de  l'oppo- 
sition contre  l'esprit  de  son  siècle,  comme  Rous- 
seau, contre  la  philosophie  spéculative  en  gé- 
néral, comme  Jacobi,  et,  vers  la  fin,  contre 'la 
philosophie  de  Kant  en  particulier.  Sa  pensée 
philosophique  est,  pour  l'essentiel,  semblable  à 
celle  de  Rousseau,  de  Herder,  de  Jacobi,  avec  la 
foi  historique  et  une  grande  orthodoxie  de  plus. 
Vue  de  près  cependant,  son  orthodoxie  était  plus 
apparente  que  réelle  :  c'était  une  sorte  de  gnos- 
ticisme,  d'interprétation  allégorique,  souvent 
très-arbitraire.  Une  foi  littérale  n'était  a  ses  yeux, 
surtout  dans  les  derniers  temps  de  sa  vie,  qu'un 
honteux  lamaïsme,  comme  il  le  disait  en  con- 
fidence à  Jacobi  {Œuvres  de  Jacobi,  liv.  III, 
p.  504),  en  se  servant  d'une  expression  de  mépris 
qui  brave  l'honnêteté. 

Tantôt  il  reconnaît  toute  la  dignité  de  la  rai- 
son et  lui  attribue  une  autorité  souveraine, 
comme  étant  l'expression  de  la  sagesse  divine; 
tantôt,  et  plus  ordinairement,  la  confondant  avec 
la  simple  faculté  de  raisonner  d'après  l'ex.pé- 
rience,  il  lui  oppose  la  conscience,  la  foi,  la  ré- 
vélation. «  Il  faut,  dit-il  quelque  part,  plus  que 
de  la  physique  pour  interpréter  la  nature  :  la 
nature  est  un  mot  hébreu,  composé  seulement 
de  consonnes  auxquelles  la  raison  doit  ajouter 
les  voyelles.  »  Ailleurs  (Œuvres,  t.  VI,  p.  16)  il 
demande  :  «  Qu'est-ce  que  la  raison,  avec  sa  pré- 
tendue certitude  et  son  universalité?  Qu'est-elle 
autre  chose  qu'un  rtre  de  raison,  une  vaine 
idole,  que  la  superstition  de  la  déraison  décore 
d'attributs  divins?  »  Dans  les  Nuées,  il  dit  :  «  La 
raison  est  sainte,  juste  et  bonne  ;  mais  elle  ne 
peut  nous  donner  que  le  sentiment  de  notre 
ignorance.  » 

Cette  ignorance  est  celle  de  Socrate.  Dans  le 
petit  écrit  intitulé  Mémoires  socratiques,  Ha- 
mann commente  ainsi  les  paroles  de  ce  philo- 
sophe, confessant  son  ignorance  :  «  Les  mots, 
dit-il,  comme  les  chiffres,  tiennent  leur  valeur 
de  la  place  où  ils  se  trouvent;  et  leur  prix, 
comme  celui  des  monnaies,  varie  selon  les  temps 
et  les  lieux.  »  Le  mot  de  Socrate  :  «  Je  ne  sais 
rien,  »  adressé  à  Criton,  avait  un  tout  autre 
sens  que  lorsqu'il  s'adressait  aux  sophistes,  qui 
prétendaient  tout  savoir,  et  qui  étaient  les  sa- 
vants de  l'époque.  «  L'ignorance  de  Socrate, 
continue-t-il,  était  du  sentiment.  »  Or,  entre  la 
sentiment  et  un  théorème^  il  Y  a  une  plus  grande 
différence  qu'entre  un  animal  plein  de  vie  et  un 
squelette.  Cette  ignorance,  c'est  de  la  foi.  Notre 
propre  existence,  l'existence  de  toutes  choses, 
est  l'objet  de  la  foi  et  non  de  la  démonstration. 
Ce  qu'on  croit  n'a  nul  besoin  d'être  démontré,  et 
réciproquement,  il  y  a  telle  proposition  à  la- 
quelle on  ne  croit  pas  même  après  l'avoir  prouvée. 
La  foi  n'étant  pas  le  produit  de  la  raison,  n'a 


HAMA 


—  672  .— 


HAMI 


rien  à  craindre  de  ses  attaques.  On  croit  comme 
on  voit,  par  cela  seul  qu'on  croit.  L'ignorance  de 
Socrate  était  parfaitement  calculée  sur  l'état  de  sa 
nation  et  de  son  temps;  il  voulait  ramener  ses 
concitoyens  du  labyrinthe  de  la  prétendue  science 
des  sopliisles  à  une  vérité  cachée  à  une  sagesse 
secrète,  au  culte  du  Dieu  inconnu. 

C'est  la  mission  aussi  que  s'imposa  Hamann. 
11  se  compare  au  lis  de  la  vallée,  qui  exhale 
dans  l'obscurité  le  parfum  de  la  vraie  connais- 
sance. La  vraie  philosophie,  selon  lui,  a  pour 
objet  de  nous  faire  comprendre  le  sens  véritable 
de  la  révélation.  11  admet,  il  est  vrai,  une  triple 
révélation  :  Dieu  s'est  révélé  dans  la  nature, 
dans  l'homme  et  dans  la  Bible.  Le  livre  de  la 
création  renferme  des  exemples  d'idées  générales 
que  Dieu  a  voulu  faire  connaître  à  la  créature 
par  la  créature:  les  livres  saints  contiennent  des 
articles  secrets  que  Dieu  a  voulu  révéler  à 
l'homme  par  des  hommes.  La  nature  et  l'histoire 
sont  les  deux  grands  commentaires  de  la  parole 
divine;  les  opinions  des  philosophes  sont  des 
leçons  diverses  de  la  nature,  et  les  doctrines  des 
théologiens  des  variantes  de  l'Écriture;  mais 
l'auteur  est  toujours  le  meilleur  interprète  de 
ses  paroles.  La  parole  divine  peut  seule  nous 
donner  l'intelligence  de  la  nature  et  de  l'histoire. 
11  faut  presque  autant  de  sagacité  et  de  divi- 
nation pour  comprendre  le  passé,  que  pour  lire 
dans  l'avenir.  Le  passé  ne  peut  s'expliquer  que 
par  le  présent,  et  le  présent  ne  peut  se  com- 
prendre que  par  la  prévision  des  destinées  fu- 
tures. 

11  compare  la  raison  à  l'aveugle  devin  de 
Thèbes  prophétisant  d'après  les  signes  que  lui 
fait  connaître  sa  fille,  et  borne  toute  sa  puissance 
à  l'interprétation  de  la  nature  et  de  l'histoire  au 
moyen  de  la  parole  de  Dieu  manifestée  dans  les 
révélations  ;  mais  cette  conviction  ne  l'empêche 
pas  de  donner  pleine  carrière  à  sa  philosophie, 
ou,  pour  mieux  dire,  à  son  imagination  spécula- 
tive, et  son  enthousiasme  l'entraîne  volontiers 
dans  les  erreurs  du  panthéisme.  Il  abonde  en 
passages  comme  ceux-ci  :  «  Le  dogme  de  l'in- 
carnation est  le  symbole  de  l'unité  de  la  nature 
humaine  et  de  la  nature  divine....  Tout  est  divin, 
et  tout  ce  qui  est  divin  est  en  même  temps  hu- 
main.... Si  l'on  considère  Dieu  comme  la  cause 
de  tous  les  effets  sur  la  terre  et  dans  le  ciel, 
chaque  cheveu  sur  notre  tète  est  aussi  divin  que 
le  béhémoth  de  la  Bible.  Tout  est  divin,  et  dès 
lors  la  question  de  l'origine  du  mal  n'est  plus 
qu'une  dispute  de  mots,  une  vaine  discussion 
scolastique....  {Œuvres,  t.  IV,  p.  23.)  Tout  est 
plein  de  Dieu  ;  la  voix  du  cœur,  la  conscience, 
c'est  l'esprit  de  Dieu....  Le  chrétien  seul  qui  vit 
en  Dieu,  est  un  homme  vivant,  un  homme 
éveillé  ;  l'homme  naturel  est  plongé  dans  le 
sommeil.  Plus  cette  idée  de  l'analogie  de  l'homme 
avec  Dieu  est  présente  à  l'esprit,  plus  nous 
sommes  capables  de  voir  sa  bonté  dans  la  créa- 
ture.... Dieu  est  le  seul  véritable  objet  de 
nos  désirs  et  de  nos  idées;  tout  le  reste  n'est 
que  phénomène,  comme  disent  les  philosophes, 
sans  trop  savoir  ce  qu'ils  disent.  »  Il  considérait 
cependant  Dieu  comme  un  être  personnel,  essen- 
tiellement individuel,  et  croyait  à  la  providence 
la  plus  spéciale  avec  une  foi  vive  et  sincère. 

Le  principe  de  sa  philosophie  était  le  principe 
de  Viaenlilé  ou  de  la  coincidence  des  extrêmes 
opposés,  qu'il  confessait  avoir  pris  au  philosophe 
martyr,  Jordan  Bruno,  le  principe  de  l'unité 
idéale  de  toutes  les  oppositions  réelles.  »  Ha- 
mann, dit  Jacobi,  réunit  presque  tous  les  extrê- 
mes; il  a  toujours  pour-uivi  la  solution  de  toutes 
les  contradictions  par  la  foi.  »  Le  principe  de  la 
coïncidence   de  Bruno,    dit-il    lui-même,  vaut 


mieux  que  toute  la  critique  de  Kant,  à  laquelle 
il  reproche  de  séparer  violemment  ce  que  la  na- 
ture a  réuni,  et  de  ne  produire  que  des  abstrac- 
tions vaines.  Pourquoi  opposer  l'entendement  à 
la  sensibilité,  la  raison  à  l'expérience,  qui  ont 
même  racine,  et  tendent  à  une  même  tin?  Le 
principe  de  la  connaissance  est,  selon  lui,  identi- 
que avec  la  raison  d'être.  L'idéalisme  et  le  réa- 
lisme ne  sont  que  deux  faces  d'un  môme  sys- 
tème, ainsi  que  la  nature  humaine  se  compose 
d'un  corps  et  d'une  âme.  Il  y  a  de  même,  dans 
le  sens  élevé,  identité  entre  la  foi  et  la  raison, 
entre  la  raison  et  l'Écriture,  entre  la  religion  et 
la  philosophie,  en  tant  que  la  pensée  divine  se 
manifeste  par  l'une  et  par  l'autre. 

Il  y  a  du  vrai  dans  les  objections  de  Hamann 
contre  la  philosophie  de  son  temps,  et  en  parti- 
culier contre  l'idéalisme  critique;  mais  ces 
mêmes  objections  ont  été  bien  mieux  présentées 
par  Jacobi,  et  les  doctrines  positives  qu'il  oppose 
au  rationalisme  sont  exposées  avec  trop  peu  de 
précision  et  trop  peu  motivées  pour  être  discu- 
tées sérieusement.  C'est  ce  qui  explique  pour- 
quoi, malgré  sa  célébrité  posthume  et  l'origina- 
lité de  son  esprit,  la  plupart  des  historiens  de  la 
philosophie  allemande  ne  font  pas  même  men- 
tion de  lui,  ou  ne  le  nomment  qu'à  la  suite  de 
Herder  et  de  Jacobi.  On  ferait  cependant  un 
livre  très-curieux,  en  réunissant  dans  un  volume 
ce  que  renferment  de  plus  intéressant  ses  nom- 
breux écrits,  et  surtout  sa  correspondance.  Les 
oeuvres  de  Hamann  ont  été  recueillies  et  pu- 
bliées chez  Rennier,  de  1821  à  1843,  à  Berlin, 
en  8  vol.  in-12.  J.  'W. 

HAMILTON  (William),  philosophe  écossais, 
né  à  Glasgow  en  1788,  descendait  en  ligne  di- 
recte de  la  famille  historique  du  même  nom. 
Son  aïeul  et  son  père  étaient  des  médecins  estimés, 
et  le  dernier  avait  une  chaire  à  l'Université.  Après 
ses  premières  études,  il  fut  envoyé  au  collège  de 
Balliol  à  Oxford,  grâce  à  une  de  ces  fondations 
si  nombreuses  en  Angleterre,  et  dont  Adam  Smith 
avait  profité  avant  lui.  Après  ya\oir  obtenu  de 
grands  succès,  et  y  avoir  prisses  grades,  il  revint 
en  Ecosse  et  se  fixa  à  Edimbourg.  Son  goût  le 
portait  vers  la  philosophie  ;  mais  comme  il  ne 
pouvait  vivre  des  satisfactions  qu'elle  lui  procu- 
rait, et  qu'elle  ne  lui  en  promettait  guère  d'au- 
tres, en  un  pays  où  elle  était  à  peine  enseignée 
dans  un  très-petit  nombre  de  chaires,  il  entra  au 
barreau.  Il  y  resta  obscur  pendant  sept  ans.  de 
1813  à  1820,  et  ne  cessa  durant  ces  longues  an- 
nées d'étudier  les  maîtres  de  sa  science  favorite  : 
il  les  choisit  un  peu  partout,  s'appliqua  particu- 
lièrement à  Aristote,  parmi  les  anciens,  à  Reid 
et  à  Kant  parmi  les  modernes,  non  sans  faire  de 
fréquentes  excursions  chez  les  scolastiques,  qu'il 
apprit  de  bonne  heure  à  ne  pas  dédaigner.  C'est 
alors  que  la  chaire  de  philosojthie  morale  devint 
vacante  par  la  mort  de  Th.  Brovvn.  Il  espéra  un 
moment  remplacer  le  successeur  de  Dugald 
Stewart;  mais  ce  fut  un  poète,  Wilson,  qui  l'em- 
porta. En  revanche,  l'année  suivante  il  obtint,  à 
la  même  université,  la  chaire  de  droit  civil  et 
d'histoire,  grâce  au  suffrage  de  ses  confrères  du 
barreau,  à  qui  appartenait  la  nomination.  Les  de- 
voirs de  cette  fonction  n'avaient  rien  de  pénible, 
et  lui  permirent  de  continuer  ses  travaux.  Il 
commençait  alors  à  se  faire  connaître,  non  par 
des  ouvrages  de  longue  haleine,  pour  lesquels 
il  eut  toujours  une  répugnance  invincible,  mais 
par  une  série  d'articles  qui  parurent  dans  la 
Revue  d'Edimbourg,  de  18'29  à  1839,  et  dont 
quelques-uns,  malgré  l'indifférence  de  ses  com- 
patriotes, le  désignèrent  à  l'attention  des  jihilo- 
sophes  allemands  et  français.  Aussi,  lorsque  en 
1836  la  chaire  de  logique  et  de  métaphysique 


HAMI 


—   673 


HAMI 


devint  vacanle,  il  se  présenta  à  rélccUon  avec 
des  témoignages  imposants.  Cousin  déclarait 
que  personne  en  Europe  ne  connaissait  aussi  bien 
Aristote,  et  Brandis  (juc  la- philosopliio  euro- 
péenne était  intéressée  à  sa  nomination.  Malgré 
cette  assistance,  il  faillit  encore  échouer,  et  à 
peine  nommé,  il  dut  lutter  contre  le  mauvais 
vouloir  des  administrateurs  qui  prétendaient  lui 
faire  enseigner  à  la  fois  les  deu.x  sciences  qu'il 
devait  professer,  et  lui  imposer  un  cours  ou  la 
métaphysique  et  la  logique  lussent  combinées  :  il 
obtint  pourtant  de  consacrer  une  année  à  cha- 
cune d'elles,  et  rédigea  pour  cet  objet  les  leçons 
de  métaphysique  et  de  logique  (|ui  ont  été  re- 
trouvées manuscrites  dans  ses  pajiicrs,  cl  publiées 
par  ses  élèves.  Ce  travail  fut  écrit  une  lois  pour 
toutes,  et  Hamilton  ne  se  faisait  pas  scru])ulc  de 
se  répéter  dans  chacun  de  ses  cours;  sauf  quel- 
ques exceptions,  ses  auditeurs  étaient  plus  dis- 
posés à  apprécier  une  sorte  de  prédication,  moi- 
tié religieuse,  moitié  morale,  que  des  recherches 
sur  les  questions  les  plus  absti'aitcs  de  la  psycho- 
logie et  de  la  lc>giquc.  Hamilton  eut  ainsi  des 
loisirs  pour  préparer  son  édition  des  œuvres  de 
Reid,  qui  parut  enfin  en  1847  avec  des  notes  et 
des  dissertations  qui  sont  des  morceaux  de  pre- 
mier ordre.  Mais  par  un  caprice  inexplicable,  il 
refusa  d'achever  son  travail,  et  l'interrompit  au 
milieu  d'une  théorie  de  l'association  des  idées.  Il 
fut  encore  plus  avare  de  sa  prose  pour  l'édition 
de  DugaldStewart,  qui,  commencée  en  1854,  s'a- 
cheva avec  peine  après  sa  mort,  et  sans  qu'il 
contribuât  beaucoup  à  la  rendre  intéressante.  Mal- 
gré ce  parti  pris  de  ne  rien  achever,  et  cette 
horreur  des  gros  livres,  il  avait  justement  mérité 
une  place  très-honorable  dans  l'école  écossaise, 
dont  il  fut  le  dernier  représentant,  lorsqu'il  mou- 
rut à  Edimbourg  en  18.Ô6.  Si  vie  paisible  et  glo- 
rieuse fut  attristée  par  les  défauts  d'un  caractère 
timide  et  ombrageux,  et  en  même  temps  avide 
de  louanges.  La  moindre  critique  le  froissait 
cruellement  ;  il  y  répondait  avec  amertume,  dé- 
fendait ses  opinions  avec  passion,  et  surtout  se 
montrait  jaloux  de  revendiquée  ses  découvertes. 
La  polémique  qu'il  soutint  avec  de  Jlorgan,  sur 
des  questions  ou  la  logique  et  les  mathématiques 
sont  engagées,  ne  brille  pas  par  la  courtoisie;  il 
y  est  sans  pitié  pour  l'erreur  ou  l'ignorance, 
c'est-à-dire  pour  toute  assertion  contraire  à  ses 
idées.  Toutefois,  il  a  toujours  gardé  dans  sa  dis- 
cussion de  la  philosophie  de  Cousin,  le  ton  d'un 
adversaire  plein  de  déférence  et  d'admiration. 

Voici  la  liste  de  ses  ouvrages  :  Discussions  sur 
la  philosophie,  Edimbourg  et  Londres,  1866, 
troisième  édition.  Plusieurs  morceaux  de  ce  re- 
cueil ont  été  traduits  en  1840,  par  M.  L.  Peisse, 
sous  le  titre  de  Fragnienls  de  philosophie,  et 
enrichis  d'une  excellente  préface.  Leçons  de  mê- 
la physicjue,  ibid.,  1861,  publiées  après  sa  mort, 
par  ses  élèves  MM.  Mansel  et  Veitch.  Il  ne  fau- 
drait pas,  sur  la  foi  du  titre,  chercher  dans  cet 
ouvrage  des  principes  de  métaphysique  ;  la  doc- 
trine d'Hamillon  ne  comporte  guère  ce  genre  de 
spéculation  :  en  tout  cas  il  ne  l'a  pas  abordé, 
pas  plus  que  la  morale  ou  l'esthétique,  et  ces 
deux  volumes  traitent  de  la  psychologie.  Leçons 
de  logique,  publiées  par  les  mêmes  éditeurs,  et 
comprenant  un  cours  complet  de  cette  science. 
Ces  deux  traités  n'ont  pas  été  traduits  en  fran- 
çais. Il  faut  y  joindre  les  éditions  déjà  signalées 
de  Reid  et  de  Dugald  Stcwarl;  les  dissertations 
de  la  première  sont,  avec  quelques  artitles  des 
Discussions,  les  morceaux  les  plus  achevés  qu'ait 
produits  Hamilton.  En  somme  on  peut  regretter. 
avec  un  critique,  qu'il  ait  trop  lu,  et  pas  assez 
écrit.  De  plus  sa  philosophie  manque  d'unité  :  on 
cherche  en  vain  le  lien  systématique  qui  en  unit  ■ 

DICT.   PIIILOS. 


les  fragments  :  la  critique  y  lient  plus  de  {^ace 
que  la  théorie  ;  l'histoire  y  déborde  en  longues 
citations  et  en  listes  interminables  de  témoins 
souvent  très-inconnus.  Deux  points  cependant 
dominent  :  la  théorie  de  la  connaissance,  et  la 
logique;  nous  nous  y  arrêterons  dans  cette  brève 
analyse. 

Pour  savoir  quel  est  l'objet  de  la  connais- 
sance, ses  conditions  et  sa  portée,  il  faut  d'abord 
comprendre  ce  que  l'on  doit  entendre  par  la 
conscience.  A  en  croire  certains  i)hilosophes,  et 
surtout  les  Écossais,  la  conscience  est  une  faculté 
distincte  des  autres  et  qui  se  borne  à  percevoir 
les  opérations  de  l'àme.  C'est  une  erreur  que 
n'ont  pas  commise  Aristote,  ni  Descartes,  ni 
Locke.  Connaître  et  savoir  que  l'on  connaît, 
voilà  deux  propositions  qui  logiquement  sont 
distinctes,  mais  qui  rcellemenl  sont  identiques. 
Une  opération  mentale  n'est  ce  qu'elle  est  que 
par  rapport  à  son  objet  :  c'est  par  là  qu'elle  est 
distincte  d'une  autre;  c'est  par  là  qu'elle  est  dé- 
terminée, spécifiée  dans  sa  nature,  et  marquée 
dans  son  individualité.  Si  l'objet  disparaît,  elle 
s'évanouit;  comment  donc  pourrait-on  la  perce- 
voir, sans  percevoir  du  même  coup  cet  objet; 
comment  le  rapport  serait-il  conçu,  sans  les 
deux  termes?  Il  faut  donc  admettre  que  «  tout 
acte  intellectuel  est  une  modification  de  la  con- 
science, et  que  la  conscience  est  le  terme  géné- 
ral qui  désigne  l'ensemble  de  nos  forces  intellec- 
tuelles. »  Elle  atteint  par  delà  l'acte  de  l'esprit 
la  chose  même  qui  en  est  le  terme  :  une  seule 
et  même  intuition  réunit  le  moi  et  le  non-moi. 
Quand  nous  percevons  le  monde  extérieur,  nous 
en  avons  conscience;  quand  nous  imaginons 
une  chimère,  comme  un  hippogriphe,'  elle  est 
tout  à  la  fois  l'objet  de  l'acte  et  l'acte  lui-même: 
«  Si  vous  me  refusez  la  conscience  de  rhi[ipogri- 
phe  vous  me  refusez  la  conscience  de  l'acte  qui 
l'imagine  ;  j'ai  conscience  de  zéro,  je  n'ai  pas  du 
tout  conscience.  »  Ainsi  la  conscience  n'est  pas 
une  faculté,  mais  la  forme  essentielle  de  tous  les 
actes  de  l'àme  ;  elle  n'est  pas  bornée  aux  opéra- 
tions de  notre  activité,  mais  elle  en  embrasse 
les  objets;  bref,  elle  est  l'intelligence  tout  en- 
tière avec  ses  deux  affirmations  inséparables, 
que  l'on  peut  isoler  en  les  tirant  du  jugement  oij 
elles  sont  confondues,  mais  qui  ne  vont  jamais 
l'une  sans  l'autre,  celles  du  moi  et  du  non-moi. 
Il  n'y  a  ni  plus  ni  moins  dans  la  connaissance  : 
«  J'ai  conscience  de  deux  existences  par  une 
même  et  indivisible  intuition.  »  Sans  doute  nous 
avons  d'autres  facultés  intellectuelles  :  la  liste 
en  est  même  assez  longue  :  les  unes  sont  con- 
servatrices comme  la  mémoire,  reproductrices 
comme  la  suggestion  et  la  réminiscence,  repré- 
sentatives comme  l'imagination,  élaboralrices 
comme  la  comparaison,  l'analyse  et  la  synthèse, 
le  jugement,  le  raisonnement,  et  enfin  régula- 
trices comme  la  raison  ou  le  sens  commun  :  mais 
tout  ce  travail  d'esprit  s'exerce  sur  les  seules 
données  immédiates  que  nous  trouvons  dès  l'a- 
bord en  opposition  mutuelle,  et  en  relation,  celle 
du  sujet  et  celle  de  l'objet.  Celte  simple  analyse, 
à  la  supposer  exacte,  nous  découvre  donc  les 
deux  seules  choses  que  nous  puissions  connaître 
dircLtement,  l'âme  et  la  matière;  les  conditions 
mêmes  de  tout  acte  intellectuel,  à  savoir  :  l'op- 
position, la  relation,  la  différence,  puisque  les 
deux  termes  ne  sont  entendus  que  l'un  par  l'au- 
tre ;  et  enfin  le  principe  même  de  toute  certi- 
tude, puisqu'au-dessus  de  cette  intuition  primi- 
tive il  n'y  en  a  pas  d'autre  qui  puisse  servir  de 
contrôle.  Toute  la  philosophie  d'Hamilton  n'est, 
ce  semble,  que  le  développement  de  cette  pre- 
mière observation.  Son  point  de  départ  est  le 
même  que  celui  de  Fichte  :  mais  là  oii  l'un  n'a- 

43 


HAMl 


674  — 


HAMI 


perçoit  que  le  sujet,  l'autre  discerne  Tobjet  ; 
l'un  ne  peut  atteindre  la  nature  que  par  une 
di'duction  ;  l'autre  la  trouve  «  imprimée  dans 
l'esprit  des  hommes  avec  une  conviction  égale  à 
colle  de  l'cxislence  de  leur  esprit.  » 

Mais  il  y  a  un  mot  qu'on  s'inquiète  de  ne  pas 
trouver  dans  cette  analyse,  et  qui  ne  peut  être 
banni  si  sommairement  de  la  philosophie  :  c'est 
celui  d'infini,  d'absolu,  de  Dieu.  Hamilton  va-t-il 
trouver  quelque  moyen  de  l'introduire  dans  sa 
philosophie  ?  Découvrira-t-il  l'absolu  en  nous- 
mêmes,  ou  dans  la  nature?  Non.  Il  n'y  a  rien  de 
plus  dans  la  conscience  que  ces  deux  réalités, 
toutes  deux  finies  et  relatives;  il  n'y  a  rien  de 
plus  dans  la  philosophie  «  que  l'observation  des 
phénomènes  et  la  généralisation  qui  en  infère  des 
lois  ».  Kant  a  déjà  essayé  de  la  délivrer  de  cette 
obsession  de  «  la  chose  en  soi  »;  mais  il  n'a  pas 
achevé  son  oeuvre;  s'il  interdit  à  la  raison  la 
puissance  d'atteindre  l'absolu  dans  sa  réalité  ob- 
jective, il  lui  laisse  encore  celle  de  le  penser; 
ou  plutôt  il  le  transporte,  sous  le  nom  de  caté- 
gories de  l'entendement,  et  d'idées  de  la  raison, 
dans  l'intelligence  humaine  :  «  il  a  tué  le  corps 
de  l'absolu,  mais  il  n'en  a  pas  exorcisé  le  fan- 
tôme. »  Non-seulement,  pour  notre  esprit,  l'ab- 
solu n'a  pas  de  réalité  objective,  mais  encore  «il 
n'est  pas  même  susceptible  d'une  affirmation 
subjective  ».  C'est  une  collection  dénégations, 
unies  entre  elles  par  ce  seul  lien  qu'elles  sont 
également  incompréhensibles,  et  représentées 
par  un  seul  mot.  Il  importe  d'écouter  avec  at- 
tention Hamilton  sur  ce  point  si  grave  de  sa 
doctrine. 

Le  propre  de  la  pensée,  on  l'a  vu,  c'est  de 
tout  saisir  sous  la  condition  de  la  différence,  et 
de  la  relation  :  la  connaissance  n'est  elle-même 
qu'un  rapport  entre  deux  termes,  et  tout  objet 
connu  est  par  là  même  distingué  d'un  autre, 
et  en  même  temps  distingué  du  sujet  qui  le 
connaît.  Résumons  ce  fait  en  cette  formule  :  la 
pensée  conditionne  tous  ses  objets.  C'est  dire 
qu'il  n'y  a  pour  elle  que  des  choses  finies  et  re- 
latives. Mais,  comme  elle  ne  perçoit  rien  que 
sous  forme  d'une  opposition,  et  que  toujours  en 
face  d'un  terme  connu,  il  y  a  pour  elle  son  con- 
traire, elle  peut  opposer  au  fini  et  au  relatif, 
seuls  objets  de  connaissance,  l'infini  et  l'absolu, 
c'est-à-dire  à  ce  qu'elle  connaît  quelque  chose 
d'inconnu,  au  concevable  l'inconcevable.  De  là  ces 
deux  motSj  que  les  philosophes  ont  répétés  dans 
leurs  plus  hautes  spéculations  :  l'infini  et  l'ab- 
solu. Si  on  les  compare,  on  trouve  qu'ils  sont 
contradictoires,  et  si  on  les  considère  chacun  en 
particulier,  qu'ils  ne  désignent  rien  de  com- 
préhensible. En  effet,  par  absolu  on  devrait  en- 
tendre ce  qui  est  parfait,  achevé,  complet,  et 
par  suite  «  ce  qui  e<t  diamétralement  O)  posé  à 
l'infini  »;  d'un  côté  l'idée  de  quelque  chose  de 
limité;  et  de  l'autre  celle  d'une  chose  qui  n'a 
pas  de  limites,  qui  ne  se  termine  pas,  qui  n'est 
jamais  définitivement  achevée  :  ces  deux  idées 
forment  donc  une  antinomie  ;  mais  elles  ont 
l'une  et  l'autre  cela  de  commun  qu'elles  excluent 
toute  condition  :  l'une  c'est  l'inconditionnel  sans 
limite,  et  l'autre  le  limité  sans  conditions.  On 
.peut  donc  les  réunir,  quoique  inconciliables,  dans 
l'unité  supérieure  de  ce  qu'il  faut  appeler  l'm- 
condilionnel.  Mais  «  celte  conception  n'a  rien  de 
positif;  elle  n'a  pas  une  unité  réelle  et  intrinsè- 
que, car  elle  combine  l'absolu  et  l'infini,  contra- 
dictoires en  eux-mêmes,  dans  une  unité  relative 
à  nous,  par  le  lien  commun  de  leur  incompré- 
hensibilité  ».  Les  philosophes  parlent  mal  quand 
ils  identifient  l'absolu  et  l'infini,  et  donnent  in- 
distinctement l'un  ou  l'autre  pour  objet  à  la 
raison  :    la  preuve  qui  établirait  la  réalité  de 


l'un,  détruirait  du  même  coup  celle  de  l'autre. 
S'il  y  a  de  l'absolu,  tout  est  limité,  et  s'il  y  a  de 
l'infini,  rien  n'est  absolu.  Hésitante  entre  ces 
deux  affirmations,  qui  lui  paraissent  également 
impossibles,  et  dont  cependant  l'une  est  néces- 
sairement vraie,  notre  pensée  se  confine  dans 
une  sphère  oîi  tout  est  soumis  à  des  conditions, 
et  la  philosophie,  si  elle  n'est  la  science  de  l'ab- 
surde, est  la  science  du  conditionné.  Si  on  laisse 
de  côté  cette  subtile  dialectique,  qu'Hamilton 
oublie  lui-même  parfois,  en  contondant  les  deux 
idées,  on  pourra  prouver  la  relativité  de  la  con- 
naissance, p-dv  des  raisonnements  plus  conformes 
au  langage  ordinaire.  D'abord  la  pensée  ne  peut 
s'affranchir  de  la  conscience  sans  se  détruire,  et 
à  moins  qu'on  ne  prenne  au  sérieux  Vintuilion 
intellectuelle  de  Schelling,  il  faut  confesser  que 
ce  qui  est  hors  de  la  réflexion  est  aussi  hors  de 
la  science,  et  n'y  peut  être  introduit  sans  contra- 
diction. La  pensée  de  l'absolu  sera  donc  accom- 
pagnée de  conscience;  mais  la  conscience  à  son 
tour  n'est  possible  que  par  l'antithèse  du  sujet  et 
de  l'objet,  connus  seulement  par  leur  corrélation, 
et  se  limitant  réciproquement.  L'absolu  pensé  de- 
vient donc  relatif,  relatif  à  nous  qui  le  pensons,  et 
à  tout  le  reste  dont  nous  le  distinguons  :  la  pensée 
se  confond  dans  l'effort  qu'elle  tente  pour  échap- 
per à  ses  conditions.  Ensuite,  sous  quelle  forme 
atteindrait-elle  l'absolu?  Est-ce  sous  celle  du 
temps  ou  de  l'espace,  de  la  cause  ou  de  la  sub- 
stance? mais  le  temps,  à  supposer  que  ce  soit 
autre  chose  qu'une  simple  conception,  n'est  ni 
absolu,  ni  infini  :  il  n'est  pas  absolu,  puisqu'il 
est  impossible  de  le  concevoir  comme  achevé, 
ni  dans  son  tout  ni  dans  un  seul  de  ses  instants  ; 
«  et  de  se  représenter  un  absolu  commencement 
ou  une  fin  absolue  du  temps,  c'est-à-dire  un 
commencement  et  une  fin  en  dehors  desquels  il 
n'y  aurait  plus  de  temps».  L'infini  dans  le  temps 
ne  peut  mieux  se  comprendre  :  on  ne  pourrait 
le  réaliser  que  par  une  addition  infinie  de  temps 
finis,  qui  demanderait  elle-même  pour  s'accom- 
plir l'éternité.  Et  d'ailleurs  qu'est-ce  qu'un  in- 
fini qui  a  un  avant,  un  après,  si  ce  n'est  la  tri- 
ple contradiction  d'un  infini  fini,  d'un  in^ni 
commençant,  et,  pour  comble,  de  deux  infinis 
coexistants.  Ainsi,  pour  parler  le  langage  d'Ha- 
milton,  le  temps  ne  peut  être  conçu  ni  comme 
inconditionnellement  limité,  ni  comme  incondi- 
tionnellement illimité.  On  en  peut  dire  autant 
de  l'espace.  Quant  à  la  cause,  il  est  vraiment 
étrange  qu'on  associe  à  ce  mot  celui  d'absolu, 
qui  y  répugne,  comme  son  contraire.  Une  cause 
n'est-elle  pas  relative  à  ses  effets  ?  C'est  pour 
eux  qu'elle  existe,  elle  est  un  moyen  de  les  pro- 
duire, et  si  on  la  considère  d'une  façon  abstraite, 
elle  est  inférieure  à  eux  :  car  elle  n'existe  que 
pour  eux,  et  même  par  eux.  Elle  est  moins  ^par- 
faite que  tous  ses  effets  réunis,  et  moins  réelle 
qu'un  seul  d'entre  eux;  car  elle  dépend  de  lui, 
sans  lui  elle  n'existe  pas,  en  tant  que  cause,  et 
par  suite  «  elle  n'est  jamais,  elle  devient  tou- 
jours» .  Aussi,  les  philosophes  qui,  malgré  cette 
parole  de  Schelling,  que  l'idée  de  l'absolu  et 
celle  de  l'activité  sont  comme  les  deux  pôles  op- 
posés, ont  imaginé  la  cause  absolue,  ont-ils, 
comme  Cousin,  déclaré  la  création  nécessaire, 
c'est-à-dire  en  réalité,  divinisé  le  monde.  Tel 
est  le  sort  des  systèmes  qui  proposent  pour  but 
suprême  de  la  spéculation  cet  absolu  «  qui, 
semblable  à  l'eau  du  tonneau  des  Dana'ides,  s'é- 
chappe toujours  comme  une  négation  et  s'en- 
gloutit dans  les  abîmes  du  néant  ».  On  s'épar- 
gne ces  contradictions  en  maintenant  la  pensée 
dans  la  considération  des  choses  finies,  qu'elle 
ne  peut  dépasser,  et  qui  sans  doute  sont  les  ma- 
nifestations d'une  existence  incompréhensible. 


HAMI 


—  675  — 


HAMI 


Car  il  ne  faut  pas  s'imaginer  qu'Hamilton 
amoindrit  la  philosophie  pour  ébranler  la  vérité 
religieuse.  Tout  au  contraire,  c'est  le  souci  de 
cette  vérité  qui  lui  fait  craindre  que  la  raison 
humaine  ne  la  mette  en  risque  :  il  croit  sincè- 
rement sans  doute  la  rendre  certaine  en  la  mon- 
trant inintelligible.  Si  on  lui  dit  qu'il  donne  des 
armes  contre  la  religion,  il  répondra  par  une 
hymne  au  dieu  inconnu  et  fera  comparaître 
comme  témoins  en  sa  faveur,  les  théologiens  et 
les  philosophes  les  plus  pieu-K.  «  Le  domaine  de 
notre  foi,  ajoutera-t-il,  peut  être  plus  étendu 
que  celui  de  notre  connaissance.  »  Puis  il  relèvera 
sous  le  nom  de  croyance  ce  qu'il  a  détruit  sous 
le  nom  de  connaissance,  et  poussera  l'illusion 
jusqu'à  déclarer  que  sa  critique  ouvre  la  porte 
toute  grande  à  la  conception  d'un  Dieu  :  «  Cette 
conscience  même  que  nous  avons  de  notre  im- 
puissance à  rien  concevoir  au  delà  du  relatif  et 
du  fini  nous  inspire,  par  une  étonnante  révéla- 
tion, la  croyance  à  l'existence  de  quelque  chose 
d'inconditionnel  au  delà  de  la  sphère  de  la  réa- 
lité compréhensible.  »  Étonnante  révélation  en 
effet  qui  doit  éclairer  un  esprit  incapable  de 
l'entendre. 

Voilà  nos  connaissances  bien  nettement  bor- 
nées d'un  côté.  De  peur  «  que  la  lumière  qui 
vient  du  ciel  ne  nous  égare  »,  Hamilton  l'a 
éteinte.  En  verrons-nous  plus  clair  ici-bas  en 
nous-mêmes,  et  dans  le  monde  extérieur?  Nos 
connaissances,  qu'il  restreint,  vont-elles  gagner 
en  profondeur  ce  qu'elles  ont  perdu  en  étendue? 
tant  s'en  faut.  Dans  la  sentence  portée  contre 
l'absolu,  sont  implicitement  contenus  le  moi  et 
la  matière;  et  dans  ces  deux  sphères  il  faut, 
comme  dans  l'autre,  «  exorciser  le  fantôme  de 
l'absolu  ».  L'absolu  dans  l'homme,  c'est  la  sub- 
stance, la  cause,  l'être,  lame,  n'importe  le  nom  ; 
et  dans  la  nature  c'est  encore  quelque  principe 
permanent  qui  explique  et  produit  les  phénomè- 
nes. Or  Hamilton  n'admet  pas  que  nous  ayons 
un  moyen  de  regarder  par  delà  les  faits  «  les 
choses  en  soi  ».  Sa  philosophie  de  l'inconditionné 
ne  permet  pas  ces  indiscrétions  ;  et  le  <«  grand 
principe  de  la  relativité  de  la  connaissance  » 
nous  condamne  à  ignorer  ce  que  peuvent  être  le 
moi  et  la  matière,  considérés  comme  sujets. 
Sans  doute  il  ne  peut  pas  y  avoir  de  con- 
science sans  un  sujet  conscient,  mais  qu'est-ce 
qu'un  sujet?  «C'est,  dit  Hamilton,  la  base  in- 
connue de  l'existence  phénoménale  ou  manifes- 
tée. »  L'âme  ne  peut  être  définie  qu'a  poste- 
riori et  par  ses  phénomènes.  «  Ce  qu'elle  est  en 
elle-même,  c'est-à-dire  à  part  de  ses  manifesta- 
tions, philosophiquement  nous  n'en  savons  rien.» 
Nous  n'avons  aucune  perception  de  la  substance 
ni  de  la  cause,  et  l'analyse  de  Maine  de  Biran 
est  fausse  :  la  conscience  ne  nous  révèle  dans 
l'acte  du  mouvement  ou  de  l'effort  gue  deux 
phénomènes  ;  leur  rapport  et  leur  génération 
restent  absolument  inconnus.  Si  nous  nous  re- 
gardons nous-mêmes  comme  des  causes,  c'est 
que  nous  ne  pouvons  penser  une  existence  qui 
commence  ou  qui  finit  d'une  manière  absolue. 
Il  semble  donc  qu'avec  de  tels  principes  Hamil- 
ton doive  donner  son  assentiment  à  la  doctrine 
de  Hume,  de  Kant  et  de  leurs  successeurs,  et 
considérer  le  moi  comme  un  groupe  ou  comme 
une  série  de   phénomènes.  Mais  ce  grand  logi- 

Icien  déconcerte  par  ses  inconséquences  toutes 
les  prévisions  les  mieux  fondées.  Suivant  lui,  il 
y  a  dans  la  conscience  trois  faits  primordiaux  ; 
I«  Celui  de  notre  existence  mentale  ou  substan- 
tialité,  celui  de  notre  unité  mentale  ou  indivi- 
dualité, celui  de  notre  identité  mentaie  ou  per- 
sonnalité.... Les  diverses  modifications  dont  le 
moi  a  conscience  sont  accompagnées  du  senti- 


ment  de  l'intuition  ou  de  la  croyance,  n'importe 
le  nom,  que  le  moi,  le  sujet  pensant  existe.  » 
De  la  même  façon  nous  sommes  sûrs  «  que  le 
moi  n'est  pas  une  simple  modification  ni  une 
série  de  modifications  de  quelque  autre  sujet, 
mais  qu'il  est  lui-môme  quelcjue  chose  de  diffé- 
rent de  toutes  ses  modifications  et  une  entité 
subsistant  en  soi-même  ».  L'identité  est  affir- 
mée de  la  même  façon,  et  Kant  est  sévèrement 
repris  pour  avoir  transformé  ces  attributs  réels 
du  moi  en  conditions  subjectives  de  la  pensée. 
Voilà  comment,  grâce  à  la  ressource  de  la 
croyance,  Hamilton  trouve  le  moyen  d'analyser 
le  fait  de  conscience  comme  Huiuc,  et  de  con- 
clure comme  Maine  de  Biran.  Même  contradic- 
tion apparente  à  propos  de  l'existence  de  la  ma- 
tière. Dans  tout  acte  de  conscience,  dit  Hamil- 
ton, il  y  a  la  conviction  que  je  suis,  et  que  quel- 
que chose,  qui  diffère  de  moi,  existe;  l'esprit 
et  la  matière  nous  sont  donnés  ensemble  et 
dans  une  cocgalité  absolue  :  l'un  ne  précède  pas, 
l'autre  ne  suit  pas,  et  dans  leur  mutuelle  rela- 
tion chacun  est  également  dépendant  et  égale- 
ment indépendant  ;  mais  des  deux  côtés  nous  ne 
percevons  que  des  phénomènes,  et  des  phéno- 
mènes de  l'inconnu;  nous  ne  savons  pas  ce 
qu'est  la  matière,  et  nous  ignorons  ce  qu'est  l'es- 
prit. On  ne  peut  guère  parler  autrement  quand 
on  se  fait  gloire  d'avoir  posé  le  grand  axiome 
de  la  relativité  de  la  connaissance.  Mais  Hamil- 
ton sait  mieux  que  personne  où  ce  principe  le 
conduirait,  s'il  n'avait  quelque  moyen  de  s'en 
séparer  à  propos.  l\  superpose  donc  a  cette  psy- 
chologie sceptique  une  théorie  de  la  perception 
qui  lui  permette  de  maintenir  la  réalité  du 
monde,  et  même  de  nous  attribuer  de  ce  côté 
une  connaissance  que  nous  ne  pouvons  nous 
flatter  d'avoir  :  il  divise  les  qualités  de  la  ma- 
tière en  primaires  et  secondaires,  comme  ses 
prédécesseurs,  et  même  il  met  entre  les  unes  et 
les  autres  un  troisième  groupe,  celui  des  quali- 
tés secondo-'primaires.  Les  premières  sont  aper- 
çues telles  qu'elles  sont  dans  les  corps,  et  pour- 
raient même  se  déduire  de  l'idée  de  l'espace  : 
tels  sont  l'impénétrabilité,  le  nombre,  la  gran- 
deur, la  figure,  la  mobilité,  la  position  ;  ce  sont 
bien  les  attributs  des  choses,  et  non  pas  seule- 
ment leurs  effets  sur  nous.  Mais  alors  pourquoi 
répéter  que  nous  ne  connaissons  rien  d'absolu, 
rien  d'existant  en  soi  et  pour  soi,  et  que  nous 
ignorons  absolument  ce  qu'est  la  matière  ?  Si 
nous  en  percevons  les  qualités,  «  telles  qu'elles 
sont  dans  les  corps  »,  que  pouvons-nous  désirer 
de  plus?  Les  philosophes  qui  se  montrent  en  ce 
point  les  plus  complaisants  ne  donnent  certai- 
nement pas  à  l'esprit  le  pouvoir  de  saisir  la  sub- 
stance matérielle,  indépendamment  de  ses  qua- 
lités, et  Hamilton,  comme  le  lui  reproche  jus- 
tement Stuart  Miil,  semble  se  contredire  :  ou 
toute  connaissance  est  relative,  et  alors  nous  ne 
percevons  pas  les  qualités  de  la  matière  «  en 
elles-mêmes  »,  ou  nous  les  percevons  de  cette 
façon,  et  alors  nous  connaissons  absolument  ces 
qualités,  et  même  cette  substance.  En  somme, 
Hamilton  oscille  sans  cesse  entre  Reid  et  Kant  • 
on  dirait,  à  l'entendre,  qu'il  va  nous  ôter  tout 
ce  que  celui-ci  nous  refuse,  et  tout  à  coup  il 
nous  rend  même  plus  que  l'autre  ne  nous  avait 
accordé.  Dieu  ne  peut  être  pensé,  mais  il  doit 
être  cru  ;  le  moi  n'est  que  l'ensemble  «  des  états 
dont  j'ai  conscience  »  ;  mais  le  sentiment  nous 
en  révèle  l'unité  et  l'identité  ;  la  matière  »  n'est 
qu'un  nom  commun  pour  une  certaine  série 
d'apparences  qui  se  manifestent  en  coexistence  »; 
mais  nous  connaissons  ses  qualités  primaires  en 
elles-mêmes,  et  les  secondo-primaires  en  elles- 
mêmes  encore,  et  dans  leurs  effets  sur  nous;  la 


HAMI 


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HAMI 


raison  n'est  qu'une  iaculté  régulatrice,  mais  le 
sens  commun  prononce  des  jugements  «catho- 
liques »,  nécessaires,  parce  que  nous  les  pro- 
nonçons tous,  et  que  nous  prononçons  tous  parce 
qu'ils  sont  nécessaires.  Cette  doctrine  n'a  pas 
une  assiette  bien  fixe;  elle  déroute  les  prévi- 
sions même  dans  ses  parties  secondaires;  on 
s'étonne,  par  exemple,  d'entendre  Hamilton  pro- 
clamer bien  haut  qu'une  pensée  dont  nous  n'a- 
vons pas  conscience  est  un  pur  néant,  et  d'autre 
part,  fournir  les  observations  les  plus  ingénieu- 
ses a  l'appui  de  la  thèse  des  perceptions  incon- 
scientes. Mais  on  est  surtout  étonne  qu'il  ait  pu 
fonder  sur  une  croyance  des  convictions  qu'il 
enlève  à  la  connaissance.  Si  nous  croyons  à  l'ab- 
solu, ou  nous  avons  conscience  de  cette  affir- 
mation spontanée,  ou  nous  n'en  savons  rien  : 
dans  le  second  cas,  on  n'a  pas  le  droit  d'en  par- 
ler ;  si  au  contraire  nous  en  avons  conscience, 
Hamilton  est  obligé,  pour  être  conséquent  à  sa 
propre  doctrine,  de  convenir  que  nous  avons  en 
même  temps  conscience  de  l'objet  de  cette 
croyance,  c'est-à-dire  que  nous  connaissons  Dieu. 
Ces  objections  lui  ont  été  opposées  par  Stuart 
Mill  ;  on  pourrait  lui  en  faire  beaucoup  d'autres, 
et  sur  la  façon  dont  il  entend  l'absolu,  et  sur  les 
raisons  qu'il  allègue  pour  le  proscrire  de  la  pen- 
sée. Il  suffit  de  remarquer  que  cette  théorie,  si 
favorable  au  scepticisme  empirique,  ne  l'a  pas 
plus  satisfait,  qu'elle  ne  contente  le  dogmatisme 
spiritualiste.  C'est  qu'Hamilton,  en  ruinant  la 
science  du  surnaturel,  la  regarde  pourtant  comme 
la  seule  vraie;  en  bornant  notre  connaissance 
au  relatif,  il  ne  croit  pas  la  rendre  plus  posi- 
tive :  il  gémit  de  la  trouver  si  courte,  et  l'appelle 
une  nesci'ence;  il  est  à  la  fois  certain  qu'il  y  a 
une  réalité  supérieure  aux  faits,  et  désespéré  de 
ne  pouvoir  l'atteindre;  il  ne  peut  être  approuvé 
de  ceux  qui  n'ont  à  aucun  degré  cette  certitude, 
et  professent,  non  pas  l'impuissance  de  l'esprit, 
mais  la  vanité  de  ses  prétendus  objets.  Hamil- 
ton condamne  la  métaphysique  tout  en  la  glori- 
fiant, ses  adversaires  ne  la  jugent  ni  possible  ni 
désirable.  Reid  et  Dugald  Stewart  n'ont  jamais 
franchement  reconnu  à  l'intelligence  le  pouvoir 
de  s'élever  au-dessus  des  faits  de  l'ordre  contin- 
gent; Hamilton  accepte  comme  un  principe  de 
méthode  ce  qui  chez  eux  était  une  règle  de 
prudence;  il  donne  la  théorie  de  leur  timidité; 
il  termine  par  le  scepticisme  un  mouvement 
commencé  contre  le  scepticisme;  il  est  le  der- 
nier des  Écossais,  parce  qu'il  est  le  plus  consé- 
quent, et  qu'il  avait  puisé  dans  l'étude  de  la  lo- 
gique, où  il  n'a  pas  de  maîtres  en  ce  temps,  des 
habitudes  de  rigueur  qui  ne  lui  permettaient 
pas  de  s'arrêter  à  moitié  chemin. 

Hamilton,  en  eflfet,  a  eu  la  passion  de  la  logi- 
que en  un  temps  où  elle  n'était  pas  en  faveur  ; 
il  l'a  étudiée  non-seulement  dans  les  ouvrages 
d'Aristote,  mais  encore  chez  les  plus  obscurs 
écrivains  du  moyen  âge  dont  les  noms,  oubliés 
depuis  des  siècles,  reparaissent  à  chaque  page 
de  ses  livres.  H  n'est  pas  de  titre  qu'il  n'eût 
sacrifié  à  l'honneur  d'avoir  fait  faire  des  progrès 
à  une  science  que  son  fondateur  passe  pour  avoir 
achevée  en  la  créant:  il  en  a  certainement  fixé 
l'objet,  il  a  proposé  des  innovations  notables  à 
plusieurs  de  ses  théories  les  plus  importantes,  et 
quoique  le  sujet  n'ait  rien  d'attrayant,  il  est  juste 
de  ne  pas  négliger  des  travaux  si  difficiles  et  si 
rares. 

On  éprouve  souvent  quelque  peine  à  distin- 
guer la  logique  de  la  psychologie,  quoique  dans 
la  pratique  on  reconnaisse  du  premier  coup 
qu'une  question  appartient  à  l'une  ou  à  l'autre 
de  ces  deux  sciences;  il  semble  qu'on  soit  entre 
deux  alternatives  :  ou  la  logique  est  la  science 


de  la  pensée,  et  alors  elle  est  un  des  chapitres 
de  la  psychologie;  ou  elle  est  l'art  de  bien  pen- 
ser, et  alors  elle  n'est  plus  une  science,  et,  ce  qui 
est  bien  plus  grave,  elle  tient  mal  les  promesses 
de  son  titre.  Kant  a  déjà  tranché  la  difficulté 
en  distinguant  entre  la  matière  et  la  forme  de  la 
connaissance,  ou,  si  l'on  veut,  entre  l'acte  in- 
tellectuel et  l'objet  qui  en  est  le  terme.  Hamilton 
accepte  ses  idées,  et  les  pousse  à  l'extrême  ;  sui- 
vant lui  la  logique  a  pour  ol)jet  la  pensée,  mais 
envisagée  seulement  dans  sa  possibilité  formelle, 
abstraction  faite  de  toute  application  à  un  objet 
déterminé.  C'est  une  sorte  de  géométrie  des  con- 
ditions de  l'activité  intellectuelle;  la  psycholo- 
gie, au  contraire,  considère  la  pensée  concrète, 
vivante,  tout  à  la  fois  matière  et  forme.  De  plus', 
ce  n'est  pas  toute  la  pensée  qui  appartient  au 
logicien  :  il  ne  peut  retenir  pour  lui  les  actes 
immédiats,  les  intuitions  des  sens  et  de  la  con- 
science, inséparablement  associées  à  leurs  objets, 
variant  de  forme  avec  eux  ;  il  se  borne  à  l'étude 
des  opérations  discursives,  qui  supposent  un 
travail  d'élaboration  et  quelque  comparaison.  La 
logique  se  rejonnaît  donc  a  deux  caractères  : 
elle  étudie  les  lois  formelles  de  la  pensée  ;  elle 
les  étudie  seulement  dans  les  opérations  discur- 
sives, telles  que  l'abstraction,  la  généralisation, 
le  raisonnement.  Elle  n'est  donc  pas  un  art. 
mais  tout  au  contraire  la  plus  abstraite  de  toutes 
les  sciences.  Sans  doute  beaucoup  de  logiciens, 
à  commencer  peut-être  par  Aristote,  lui  ont  assi- 
gné un  autre  objet,  la  découverte  ou  la  démons- 
tration de  la  vérité.  Mais  Hamilton  n'est  pas  au 
dépourvu  quand  on  allègue  contre  lui  l'histoire, 
et  il  extrait  de  ses  notes  une  série  de  témoigna- 
ges qui  lui  donnent  raison.  Il  admettra  pour- 
tant à  côté  de  cette  science  pure  «  une  logique 
modifiée,  qui  considère  la  pensée  non  pas  comme 
déterminée  par  ses  lois  nécessaires  et  universelles, 
mais  comme  afl'ectée  par  les  conditions  empiri- 
ques sous  lesquelles  elle  s'exerce  actuellement.  » 
Une  des  premières  conséquences  de  cette  dé- 
finition, c'est  de  mettre  hors  de  la  logique  pure 
tout  ce  qui  n'est  pas  nécessaire  comme  procédé 
intellectuel,  et  tout  ce  qui  concerne  la  vérité  et 
l'erreur.  L'induction  que  les  scolastiques  appel- 
lent imparfaite,  c'est-à-dire  «  une  certaine  infé- 
rence  »  fondée  sur  l'expérience  et  sur  cette  con- 
viction que  la  nature  est  conforme  et  constante, 
n'aura  donc  plus  rien  de  commun  avec  la  logi- 
que. «  La  logique  en  fait  de  principes  ne  connaît 
que  les  lois  de  la  pensée  ;  sa  sphère  est  celle  de 
la  pensée  nécessaire  et  non  de  la  probabilité.  » 
Mais  il  y  a  pourtant  un  raisonnement  inductif 
distinct  de  cet  expédient  empirique,  et  digne  de 
figurer  à  côté  du  raisonnement  déductif.  Il  a  été 
entrevu  par  Aristote,  désigné  par  les  scolasti- 

2ues  et  par  'VVolf;  c'est  un  vrai  syllogisme,  très- 
ififérent  de  celui  qu'on  étudie  dans  les  écoles  : 
il  n'a  de  commun  avec  lui  que  sa  rigueur,  et  sa 
dépendance  du  principe  de  l'identité.  Ce  principe 
peut  en  effet  s'énoncer  sous  deux  formes  :  1°  Ce 
qui  appartient  ou  "n'appartient  pas  au  tout  con- 
tenant appartient  ou  n'appartient  pas  à  chacune 
des  parties  contenues  :  voilà  la  règle  de  la  dé- 
duction ;  2°  ce  qui  appartient  ou  n'appartient 
pas  à  toutes  les  parties  constituantes  appartient 
ou  n'appartient  pas  au  tout  constitué  :  c'est  la 
règle  de  l'induction.  Le  mouvement  logique  de 
la  pensée  consiste  donc  à  descendre  des  attri- 
buts du  tout  à  ceux  des  parties,  et  à  monter  de 
l'idée  des  parties  à  celle  du  tout;  mais  ces  deux 
mouvements  sont  successifs,  et,  avant  de  descen- 
dre, il  faut  avoir  monté.  Il  n'y  a  pas  d'autre 
procédé  ;  il  n'y  a  pas  d'autres  régies  :  «  Tout  ce 
qui  les  dépasse  ou  les  viole,  dépasse  ou  viole  la 
logique.  »  Il  y  a  donc  un  syllogisme  inductif; 


11  AMI 


—   077  — 


IIAMI 


«'Il  voici  le  type  :  cet  aimant,  cet  autre  et  cet 
autre  encore  attirent  le  fei-,  cet  aimant  ot  cet 
autre,  etc.,  sont  conçus  comme  tous  les  aimants 
sensibles,  comme  le  genre  même  ;  donc  tous  les 
aimants  sensibles  attirent  le  fer.  On  fera  des 
objections  à  ce  mode  de  raisonnement  ;  on  dira 
que  la  mineure  est  l'aussc,  puisqu'elle  met  en 
équation  qucUiues-uns  et  tous.  Mais  qu'importe 
au  logicien?  pour  lui  cette  proposition  no  signifie 
lias  ce  (jui  est,  mais  ce  qui  est  pensé;  la  chose 
rùt-elle  impussible,  elle  est  conçue,  et  c'est  assez. 
Toutes  les  autres  inductions  auront  cette  forme, 
ou  ne  seront  pas  des  raisonnements  :  elles  ne 
peuvent  être  correctes  qu'à  condition  de  poser 
l'égalité  des  parties  et  du  tout;  c'est  une  con- 
victit)n  intellectuelle  hors  de  laquelle  il  n'y  a 
plus  qu'un  procédé  boiteux,  et  un  expédient  à 
l'usage  du  philosophe  et  du  physicien.  On  pourra 
aussi  dire,  comme  Aristote  le  l'ait  déjà  entendre, 
(ju'il  n'y  a  pas  de  moyen  terme  dans  ce  syllogisme, 
puisque  toutes  les  parties  sont  identiques  au 
tout  ;  mais  Hamilton  maintiendra  qu'il  y  a  une 
différence  entre  la  pensée  des  individus  et  celle 
du  genre.  Enfin  les  scolasti([ues  scrupuleux 
reprochent  à  l'argument  d'être  de  la  troisième 
ligure,  puisque  le  moyen  est  deux  fois  sujet,  et 
de  conclure  par  une  proposition  universelle  affir- 
mative, contre  les  règles  de  cette  figure.  Hamil- 
lon  pourrait  les  satisfaire  en  convertissant  la 
mineure,  ce  qui  ramènerait  le  syllogisme  à  la 
première  figure  et  au  mode  Barbara  ;  mais  il 
s'en  garderait  bien,  car  toute  la  force  logique  du 
raisonnement  se  trouverait  perdue,  et  les  parties, 
au  lieu  d'être  contenues  dans  le  tout,  le  contien- 
draient. Bref,  il  y  a  là  un  mode  de  raisonne- 
ment tout  à  fait  distinct  de  la  déduction,  dis- 
pensé d'en  suivre  les  règles,  et  en  résumé  un 
syllogisme.  Si  Hamilton  n'hésite  pas  à  maintenir 
la  régularité  de  son  syllogisme  inductif,  bien  qu'il 
ne  rentre  dans  aucune  des  figures  admises  comme 
correctes,  c'est  qu'il  a  bouleversé  toute  l'ancienne 
législation  du  syllogisme.  11  a  commencé  par 
réformer  la  théorie  de  la  proposition,  qui  sert  de 
fondement  à  celle  des  modes  et  des  figures.  On 
-sait  que  pour  distribuer  les  propositions  en  leurs 
diverses  espèces,  les  logiciens  classiques  tien- 
nent compte  à  la  fois  de  leur  qualité  et  de  leur 
quantité,  et  distinguent  par  là  les  universelles 
affirmatives  et  négatives,  et  les  particulières  des 
deux  mêmes  qualités.  Mais  ils  n'ont  jamais  tenu 
compte  pour  estimer  la  quantité  que  de  l'exten- 
sion du  sujet,  qui  peut  être  entière  ou  restreinte; 
(juant  à  celle  de  l'attribut,  ils  ont  posé  en  axiome 
qu'elle  était  entière  dans  les  pruportions  néga- 
tives et  bornée  d-ins  les  propositions  affirmatives. 
Hamilton  prétend  que  l'attribut  est  toujours 
pensé  avec  une  quantité  déterminée,  et  que  celte 
quantité  est  infiniment  plus  variable  que  les 
scolasliques  ne  l'ont  pensé.  Par  exemple  il  y  a  des 
propositions  affirmatives  où  l'attribut  est  pris 
universellement  ;  tous  les  hommes  sont  respon- 
sables, voilà  une  assertion  qui  dans  l'esprit 
équivaut  à  celle-ci  :  tous  les  hommes  sont  tous 
les  êtres  responsables.  Réciproquement  il  y  a  des 
propositions  négatives  dont  l'attribut  est  pris 
particulièrement  :  ainsi  on  peut  dire  de  l'homme 
i[u'il  n'est  pas  çueit/ue  animal,  certain  animal,  ce 
qui  constitue  un  attribut  particulier  dans  une 
proposition  négative.  En  somme,  on  doit  tenir 
compte  ici  encore  des  idées  de  tout  et  de  partie, 
qui  sont  des  créations  de  l'esprit,  et  n'ont 
qu'une  valeur  formelle.  Or,  on  peut  affirmer 
ou  nier  un  tout,  ou  une  partie,  d'un  autre  tout  ou 
d'une  autre  partie,  c'est-à-dire  alfirmer  tout  l'at- 
tribut de  tout  le  sujet  ou  d'une  partie  du  sujet, 
ou  bien  une  partie  de  l'attribut  de  tout  le  sujet 
ou  d'une  partie  du  sujet;  on  peut  nier  suivant 


les  mêmes  relations,  il  y  aura  donc  quatre  pro- 
positions universelles  :  1"  la  tolo-lotale,  où  le 
sujet  et  l'attribut  sont  également  universels  :  les 
triangles  sont  des  polygones  de  trois  côtés,  c'est- 
à-dire  <ous  les  polygones;  2°  la  toto-partielle,  où 
l'attribut  seul  est  particulier  :  les  rectangles  sont 
des  parallélogrammes,  c'est-à-dire  quelques  pa.- 
rallélogrammes  ;  3°  la  parti-totale,  où  l'attribut 
seul  est  universel  :  certaines  figures  sont  des 
triangles,  c'est-à-dire  tous  les  triangles  ;  4°  la 
parti-partielle,  ou  l'attribut  et  le  sujet  sont  éga- 
lement particuliers j  certains  triangles  sont  des 
figures,  c'est-à-dire  certaines  figures,  équilaté- 
rales.  On  peut  facilement  étendre  cette  distribu- 
tion aux  propositions  négatives,  et  l'on  obtiendra 
ainsi  huit  sortes  de  propositions,  soit  les  quatre 
que  l'ancienne  logique  avait  reconnues  sous 
d'autres  noms,  et  quatre  entièrement  nouvelles. 
On  voit  par  là  que  les  règles  consacrées  de  la 
co?iucrsi'o;i  se  trouvent  singulièrement  simplifiées. 
Grâce  à  ce  qu'Hamilton  appelle  laquantijicalion 
de  l'attribut,  il  est  démontré  que  toute  proposi- 
tion, même  la  particulière-négative,  peut  se  con- 
vertir :  il  suffit  dans  tous  les  cas  de  conserver  à 
l'attribut,  devenu  sujet,  la  quantité  qu'il  a  tou- 
jours, sinon  dans  l'expression,  du  moins  dans  la 
pensée. 

La  théorie  du  syllogisme  se  trouve  'donc  mo- 
difiée, sinon  entièrement  renouvelée,  non  pas 
dans  la  distribution  des  figures,  mais  dans  le 
nombre  des  modes  possibles  ou  concluants.  On 
sait  que  les  logiciens,  en  vertu  des  combinaisons 
possibles  de  quatre  propositions  pour  former  un 
syllogisme,  ont  reconnu  qu'on  peut  les  arranger 
de  soixante-quatre  manières  :  c'est  une  opéra- 
tion d'arithmétique  qui  ne  souffre  pas  d'erreur. 
Mais  s'il  y  a  réellement  huit  sortes  de  proposi- 
tions, ce  n'est  pas  soixante-quatre  modes,  c'est 
cinq  cent  douze  qu'il  faut  reconnaître,  et  comme 
ils  peuvent  affecter  trois  figures,  sinon  quatre, 
on  voit  de  suite  à  quel  nombre  considérable  de 
formes  déductives  on  est  forcément  conduit. 
Mais  ce  n'est  pas  tout  :  Hamilton  a  fait  une  autre 
découverte,  il  s'est  avisé  que  tout  syllogisme 
peut  être  considéré  de  deux  façons,  suivant  l'ex- 
tension ou  la  compréhension.  Ainsi  ce  syllo- 
gisme :  Tous  les  hommes  sont  mortels,  Pierre  est 
un  homme,  donc  Pierre  est  mortel,  est  l'e.x- 
pression  d'une  déduction  par  extension.  Mais  on 
jDeut  tout  aussi  bien  dire  :  Pierre  est  un  homme, 
tous  les  hommes  sont  mortels,  donc  Pierre  est 
mortel.  Il  n'y  a  pas  là  une  simple  transposition 
de  la  mineure;  il  y  a  un  type  de  déduction  dif- 
férent du  premier.  En  effet,  dan.«  le  syllogisme 
extensif,  le  moyen  terme  est  homme,  il  contient 
le  mineur  Pierre,  et  est  à  son  tour  contenu 
dans  le  majeur  mortel;  au  contraire,  dans  le 
second  syllogisme,  qu'on  appellera  intensif,  le 
terme  Pierre  est  devenu  le  majeur,  car  il  con- 
tient l'attribut  homme,  lequel  à  son  tour  contient  le 
terme  mortel,  devenu  le  mineur;  ainsi  en  passant 
de  l'un  à  l'autre  de  ces  deux  raisonnements,  on 
voit  la  quantité  des  termes  tout  à  fait  interver- 
tie :  le  plus  particulier  devient  le  plus  universel 
et  réciproquement;  au  lieu  d'être  contenu  dans 
le  moyen,  il  le  renferme  à  son  tour,  et  le  sens 
de  la  copule  est  se  trouve  tout  différent  :  Pierre 
est  contenu  dans  le  genre  des  hommes,  dit-on 
dans  le  premier  syllogisme  :  Pierre  contient 
l'attribut  homme,  voilà  ce  qu'on  affirme  dans  le 
second.  Il  faudra  donc  tenir  compte  de  cette 
complication,  omise  par  l'ancienne  logique,  et 
augmenter  d'autant  le  nombre  des  formes  possi- 
bles. Mais  ce  n'est  pas  seulement  une  question 
de  nombre.  En  effet,  Hamilton  soutient  non- 
seulement  que  beaucoup  de  formes  très-légitimes 
ont  été  négligées,  mais  encore  que  parmi  celles 


H  AMI 


—  678  — 


HARD 


qui  ont  été  reconnues  et  condamnées,  il  on  est 
de  très-correctes.  Pour  n'en  citer  qu'un  exemple, 
sur  les  dix  modes  sensibles  de  la  première  fi- 
gure, les  logiciens  en  condamnent  six  :  deux 
entre  autres  parce  qu'ils  auraient  une  mineure 
négative,  et  qu'alors  l'attribut  de  la  conclusion 
nécessairement  négative  serait  pris  universel- 
lement, tandis  qu'il  aurait  figuré  dans  la  ma- 
jeure, proposition  affirmative,  à  titre  d'attribut, 
c'est-a-dire  de  terme  particulier.  Mais  cette  règle 
tombe  avec  cet  axiome  c[ue  l'attribut  d'une  propo- 
sition affirmative  est  nécessairement  particulier  ; 
et  en  fait,  ce  raisonnement,  dont  la  mineure  est 
négative,  est  très-correct  :  la  modération  est  la 
condition  de  la  vertu  ;  or,  le  fanatisme  n'est  pas 
la  modération,  donc  le  fanatisme  n'est  pas  la 
condition  de  la  vertu.  Le  majeur  est  dans  la 
majeure  avec  toute  son  extension  :  la  modéra- 
tion est  toute  la  condition  de  la  vertu  ;  il  peut 
donc  être  dans  la  conclusion  avec  la  même  quan- 
tité. Niera-t-on  cette  proposition?  On  accordera 
du  moins  que  la  modération  est  quelque  condi- 
tion de  la  vertu,  et  alors  rien  n'empêche  de 
conclure  que  le  fanatisme  n'est  pas  quelque  con- 
dition de  la  vertu,  en  dépit  de  l'axiome  qui  dé- 
crète l'universalité  de  tout  attribut  d'une  propo- 
sition négative.  Ainsi  au  lieu  de  quatre  modes 
concluants,  Hamilton  en  compte  trente-six,  dont 
douze  sont  affirmatifs,  et  il  en  admet  un  égal 
nombre  pour  les  deux  autres  figures,  en  excluant 
la  quatrième  qui  n'a  aucun  fondement  rationnel. 
On  ne  saurait  passer  sous  silence,  mal- 
gré l'aridité  du  sujet,  cette  tentative  de  ré- 
former une  science,  si  souvent  proclamée  par- 
faite :  sans  la  discuter  à  fond,  il  est  bon  d'énon- 
cer quelques  réserves.  Il  y  a  dans  ces  subtiles 
analyses  plus  d'une  erreur,  et  plus  d'une  illu- 
sion d'amour-propre,  dans  la  prétention  d'avoir 
causé  une  révolution  en  logique.  Hamilton  a 
voulu  bannir  de  cette  science  tout  ce  qui  con- 
cerne la  matière  de  la  connaissance,  et  la  borner 
aux  lois  de  la  pensée  ;  il  a  poussé  ce  scrupule  à 
l'extrême  :  voilà  pourquoi  il  n'admet  dans  la 
logique  qu'une  induction  stérile,  un  raisonne- 
ment par  énumération  complète,  qui  n'a  rien 
d'instructif,  et  en  tout  cas  ne  mérite  pas  le  nom 
de  syllogisme  ;  voilà  pourquoi  il  ne  considère 
dans  les  termes  d'une  proposition  que  la  notion 
formelle  de  leur  quantité,  leurs  relations  de 
tout  et  de  partie,  et  veut  oublier  que  nos  affir- 
mations portent  sur  des  choses  et  non  pas  sur 
des  rapports  de  contenant  et  de  contenu  :  pour 
lui,  parler  et  penser,  c'est  classer,  et  non  cas 
connaître.  De  îà  des  propositions  si  contournées 
que  jamais  l'esprit  humain  n'a  songé  à  pronon- 
cer, et  qui  parfois  ne  sont  ni  intelligibles  ni 
vraies.  Aussi  la  réforme  de  la  théorie  du  syllo- 
gisme, annoncée  par  lui  en  termes  tranchants, 
ne  doit  pas  être  accueillie  sans  des  corrections 
qui  la  réduiraient  à  un  ingénieux  complément 
de  Vorganon;  il  est  même  à  craindre  qu'elle  ne 
soit  au  fond  très-opposée  au  progrès  de  la  science, 
puisqu'elle  complique  hors  de  propos  une  doc- 
trine qui  tout  au  contraire  aurait  besoin  d'être 
simplifiée.  Les  Leçons  de  logique  ne  remplace- 
ront donc  pas  les" Analytiques  à' kvisioie,  et  ne 
changeront  rien  d'importanl  aux  principes  qui  y 
ont  été  posés  pour  toujours  ;  mais  Hamilton  n'a 
pas  eu  cette  ambition  ;  il  a  voulu  compléter  ce 
monument  et  non  le  renverser;  et  si  tout  ce 
qu'il  propose  d'y  ajouter  ne  peut  être  admis  sans 
discernement,  il  y  a  un  grand  intérêt  à  connaî- 
tre ses  inventions,  alors  même  qu'on  les  tient 
pour  suspectes.  La  logique  pure  n'est  pas  en 
grand  crédit;  c'est  faire  preuve  d'un  grand  ca- 
ractère que  d'y  consacrer  tant  de  talent  ;  c'est 
aussi  monlrer  une  singulière  puissance  d'esprit  i 


que  de  trouver  des  idées  nouvelles  dans  une 
matière  qui  passe  pour  épuisée. 

On  peut  consulter  sur  la  philosophie  d'Hamil- 
ton  :  L.  Peisse^  Fragments  de  philosophie  par 
William  Hamilton,  Paris,  1840;  —  Préface.  Ra- 
vaisson.  Fragments  de  philosophie  de  Hamilton, 
Revue  des  Deux-Mondes,  \"  novembre  1840; — 
Ch.  de  Rémusat,  Hamilton.  Revue  des  Deux- 
Mondes,  1"  avril  IS.'jG,  l"  mars  1860  ;  —  P.  Janet, 
Hamilton  et  Sluart  MilL  Revue  des  Deux-Mon- 
des, 15  octobre  1869; —  Stuart  Mill,  £'a;amen  de 
la  philosophie  de  William  Hamilton,  traduit 
par  M.  Gazelle,  Paris,  1869; —  Baynes,  Nouvelle 
anabjtique  des  formes  logiques,  Edimbourg, 
1850  (anglais); — •  Gh.  Waddinglon,  Essais  de 
logique,  Paris,  1857  ;  — Ch.  de  Rémusat,  Bacon, 
sa  vie,  son  temps,  Paris,  1857,  p.  316;  — 
J.  Lachelier,  de  Nalwa  syllogismi,  Paris,  1871, 
p.  24;  —  Mansel,  la  Philosophie  du  conditionné, 
Londres  (anglais)  ;  —  Masson,  Nouvelle  philoso- 
phie anglaise,  Londres,  1867  (anglais); — M'  Gosh, 
État  présent  de  la  philosophie  morale  en  An- 
gleterre, Londres,  1868.  E.  G. 

HARDOUIN  (Jean)  naquit  en  1646,  à  Quim- 
per,  où  ses  parents  avaient  un  commerce  de 
librairie.  Ses  études  terminées,  il  entra  dans  la 
Compagnie  de  Jésus  après  deux  années  d'é- 
preuves et  d'examen,  professa  quelque  temps  la 
rhétorique,  succéda,  en  1685,  au  P.  Garnier,  en 
qualité  de  bibliothécaire  du  collège  de  Glermont, 
et  mourut  dans  l'exercice  de  cette  fonction,  le 
3  septembre  1729,  à  l'âge  de  quatre-vingt-trois 
ans. 

Le  P.  Hardouin  s'était  livré,  dès  sa  jeunesse, 
avec  une  incroyable  passion  a  l'étude  des  lan- 
gues savantes,  de  l'histoire,  de  la  philosophie, 
de  la  numismatique  et  de  la  théologie.  Son  savoir 
était  prodigieux,  et  son  habileté  comme  critique 
non  moins  éminente.  Il  a  laissé  des  éditions  de 
Thémistius  et  de  Pline  le  Naturaliste,  qui  sont 
de  véritables  chefs-d'œuvre  d'érudition,  et  une 
collection  des  conciles,  qui  restera,  malgré  des 
lacunes  regrettables,  et  bien  que  surpassée  de- 
puis par  Mansi,  comme  un  des  plus  beaux  mo- 
numents élevés  à  la  science  ecclésiastique.  Ce- 
pendant, il  faut  le  dire,  ce  qui  a  contribué  le 
plus  à  perpétuer  la  mémoire  du  P.  Hardouin,  ce 
ne  sont  pas  les  services  rendus  par  ce  savant 
jésuite  à  la  critique  et  à  l'histoire,  mais  ses 
étranges  hypothèses  et  son  goût  du  paradoxe, 
qu'il  a  poussé  jusqu'à  ;l'extravagance.  C'est  le 
P.  Hardouin  qui  a  découvert,  dans  sa  Chronolo- 
gie expliquée  par  les  médailles,  que  l'histoire 
ancienne  a  été  recomposée  entièrement  dans  le 
xm°  siècle,  à  l'aide  des  ouvrages  de  Cicéron,  de 
Pline,  des  Épitres  d'Horace  et  des  Géorgiques, 
seuls  monuments,  à  son  avis,  qu'on  ait  de  l'an- 
tiquité. Il  était  persuadé,  et  il  a  essayé  à  diver- 
ses reprises  d'établir  que  VEnéide  n'est  pas  de 
■Virgile;  que  le  plan  en  est  défectueux;  que  la 
versification  y  est  hérissée  d'épithètes  mal  choi- 
sies, de  tournures  vicieuses,  et  de  solécismesqui 
seraient  impardonnables  cnez  un  commençant, 
et  qu'enfin  la  pensée  mère  du  poëme  est  odieuse  : 
car  il  tend  à  glorifier  le  destin,  dont  il  élève  la 
fatale  puissance  au-dessus  de  celle  de  Vénus,  de 
Junon,  de  Jupiter  lui-même,  et  de  tous  les  dieux 
de  l'Olympe.  Le  P.  Hardouin  se  montrait  tout 
aussi  sévère  à  l'égard  des  Odes  d'Horace,  sinon 
qu'il  ne  les  taxait  pas,  comme  VÉnéide,  d'im- 
piété. Mais  que  de  vers,  à  l'entendre,  dénués 
d'harmonie,  et  plus  voisins  de  la  prose  que  de  la 
poésie  1  Combien  d'autres  sans  césure  !  Que  de 
termes  détournés  de  leur  acception  !  que  de  néo- 
logismes  1  que  de  tournures  barbares  \  que  d'er- 
reurs! Il  est  manifeste  que  ces  chants  apocry- 
phes, objet  d'une  admiration  peu  méritée   n'ap- 


HAIU) 


—  670  — 


IIAUll 


rartiennent  pas  à  l'époque  la  plus  brillante  delà 
ittérature  latine,  mais  à  une  ère  d'ignorance  et 
de  ténèbres  et,  pour  tout  dire,  au  moyen  âge. 

Un  écrivain  aussi  paradoxal  (luc  le  P.  Hardouin, 
abordant  l'histoire  de  la  philosophie,  devait  y 
faire  des  découvertes  non  moins  merveilleuses 
qu'en  littérature.  C'est  ainsi  qu'il  a  trouvé  que 
l'athéisme  est  une  doctrine  beaucoup  plus  ré- 
pandue qu'on  ne  le  croit  ordinairement,  et  qui 
a  été  professée  par  des  philosophes  considérés  en 
général  comme  très-religieux.  Platon,  par  exem- 
ple, est  un  athée.  Ce  Dieu,  dont  il  parle  comme 
étant  le  bien  et  le  vrai  absolu,  l'exisLence  pure 
dégagée  de  toute  forme,  n'est  qu'une  abstraction 
qui  ne  saurait  rien  produire,  et  envers  laquelle 
nous  n'avons  aucun  devoir.  A  y  regarder  de  près, 
le  disciple  de  Socrate  ne  reconnaît  d'autre  di- 
vinité que  la  nature,  avec  la  variété  de  ses  dons 
et  de  ses  lumières.  De  là  le  voile  dont  il  enveloppe 
sa  doctrme,  qu'il  aurait  pu  enseigner  ouverte- 
ment, si  elle  avait  eu  Dieu  pour  objet. 

Le  P.  Hardouin  va  plus  loin  encore  dans  le 
célèbre  ouvrage  qu'il  a  intitulé  Athei  delecli. 
Là,  le  dévouement  qu'il  porte  à  son  ordre  venant 
redoubler  et  diriger  son  goût  inné  du  paradoxe, 
il  déclare  convaincus  d'athéisme  tous  les  auteurs 
qui,  de  près  ou  de  loin,  ont  porté  préjudice  à  la 
Compagnie  de  Jésus.  Jansénius  ouvre  la  liste  de 
ces  athées  passés  maîtres  dans  l'art  de  dissimuler 
le  venin  de  leur  pernicieuse  doctrine.  Paraissent 
ensuite  les  Oratoriens,  André  Martin,  Thomassin, 
Malebranche  et  le  P.  Quesnel,  puis  les  écrivains 
de  Port-Royal^  Antoine  Arnaiild,  Pascal,  Nicole, 
et  en  dernier  lieu  l'école  cartésienne,  représentée 
par  Descartes,  Antoine  Le^rand  et  Sylvain  Régis. 
Le  P.  Hardouin  a  une  méthode  expéditive  pour 
instruire  le  procès  de  ses  adversaires.  Quand  un 
philosophe  a  eu  le  malheur  d'appeler  Dieu  l'être 
des  êtres,  l'essence  infinie,  indéterminée,  la  vé- 
rité absolue,  la  bonté  et  la  raison  universelle, 
ce  philosophe  eût-il  donné  des  preuves  non  équi- 
voques de  sa  foi  religieuse,  il  est  classé  aussitôt, 
par  le  rigoureux  jésuite,  au  nombre  des  athées, 
pour  avoir  désigné  Dieu  par  des  termes  vagues 
et  abstraits. 

Un  autre  écrit  philosophique  du  P.  Hardouin, 
sous  le  titre  de  Réflexions  importantes,  est  di- 
rigé contre  certains  régents  de  la  Compagnie  de 
Jésus,  qu'il  accuse  d'enseigner  la  doctrine  de 
Descartes.  Il  n'a  aucune  valeur  scientifique  ;  mais 
il  se  termine  par  une  phrase  qui  mérite  d'être 
littéralement  transcrite,  parce  qu'elle  montre  à 
quel  point  l'auteur  pousse  la  haine  contre  le 
chef  de  la  philosophie  moderne  :  «  Tout  ce  que 
je  souhaite,  s'écrie-t-il,  c'est  qu'à  l'avenir,  du 
moins,  on  extermine  le  cartésianisme  et  le  male- 
brancnisme  de  nos  classes  jusques  aux  moindres 
vestiges.  Quel  service  ne  rendrions-nous  pas  à 
notre  sainte  religion,  si  nos  philosophes,  au  lieu 
de  suivre  ce  maudit  système,  en  faisaient  entre- 
voir le  venin  et  l'horreur  dans  tous  ses  points? 
Faut-il  que  nous  laissions  faire  cela  à  d'autres  qui 
nous  accuseront  tôt  ou  tard,  ou  d'ignorance,  ou 
d'indolence  bien  crimiuelle?» 

Les  paradoxes  du  P.  Hardouin  eurent  beaucoup 
de  retentissement  au  xvii=  siècle,  et  aucune  in- 
fluence. Un  petit  nombre  en  fut  sincèrement 
scandalisé  ;  la  plupart  n'y  virent  qu'un  jeu  d'esprit 
sans  portée;  nul  n'entreprit  de  les  défendre,  et 
la  Compagnie  de  Jésus  les  désavoua.  Ils  ne  sont 

f»as  dignes  d'une  réfutation  sérieuse,  et  sans  doute 
a  postérité  les  aurait  oubliés,  s'ils  étaient  moins 
extravagants.  C'est  leur  singularité  qui  a  fait 
leur  fortune,  et  qui  impose  à  l'historien  le  de- 
voir de  ne  point  les  passer  entièrement  sous  si- 
lence. 
Le  P.  Hardouin  a  composé,  dans  le  cours  de  sa 


longue  carrière,  deux  cen,ts  ouvrages  qu'on  trou- 
vera indiqués  dans  1(!S  Eloges  de  quelques  au- 
teurs français  \)M'  l'abbé  Joly,  in-8,  Dijon,  1742. 
Quatre-vingt-douze  ont  vu  le  jour.  Les  principaux 
ont  été  réunis  en  deux  volumes  in-f°,  publiés, 
l'un  du  vivant  de  l'auteur,  sous  le  titre  d'Opéra 
selecla,  Amst.,  1700;  l'autre  après  sa  mort,  sous 
celui  d'Oj>cra  varin,  ib.,  1733.  Ce  dernier  volume 
contient  les  pièces  les  plus  curieuses,  savoir  : 
1°  Alliei  dclecti;  2°  Réflexions  importantes; 
3°  Platon  expliqué,  ou  Censure  d'un  écrit  de 
M.  l'abbé  FraQuicr ;  4°  Pseudo-Vircjilius,  sive 
Observât iones  m  Aineidem  ;  5°  Pseudo-IIoratius, 
sive  Animadversio7ics  crilicœ  in  Iloratii  opéra; 
G"  Numismata  sœculi  Theodosiani  ;  7°  Numis- 
mala  sœculi  Justinianei  ;  8"  ylnh'ca  Numismata 
recjum  francorum.  Le  scepticisme  historique  du 
P.  Hardouin  a  été  réfuté  par  Bierling,  de  Pyr- 
rhonismo  historico,  in-8,  Leipzig,  1724.  On  peut 
consulter  aussi  les  Mémoires  de  Trévoux  de  1709 
et  de  septembre  1733.  C.  J. 

HARRINGTON  (James),  auteur  d'un  ouvrage 
intitulé  Oceana,  où  il  expose  le  plan  d'un  gou- 
vernement idéal  comme  celui  que  Platon  nous 
a  laissé  dans  sa  République,  Thomas  Morus  dans 
son  Utopie,  et  Campanella  aans  sa  Cité  du  soleil. 
Né  en  1611  à  Upton,  dans  le  comté  de  Northamp- 
ton,  il  fit  ses  études  à  Oxford,  passa  quelques 
années  en  Hollande,  puis  visita  successivement 
le  Danemark,  l'Allemagne,  la  France  et  l'Italie, 
cherchant  à  connaître  par  ses  propres  observa- 
tions les  mœurs,  les  lois  et  surtout  les  institutions 
politiques  des  différents  pays  qu'il  traversait.  De 
retour  en  Angleterre,  à  l'époque  de  la  guerre 
civile,  il  se  déclara  pour  le  Parlement,  mais  avec 
une  telle  modération,  que  le  roi  lui  donna  sa 
confiance,  le  prit  à  son  service  et  le  garda  à  sa 
suite  en  montant  à  l'échafaud.  Ce  fut  sous  le 
gouvernement  de  Cromwell  que,  enseveli  dans 
la  plus  profonde  retraite,  il  composa  son  principal 
ouvrage,  dont  la  première  édition  parut  en  1656. 
Prenant  de  plus  «n  plus  confiance  dans  ses  prin- 
cipes, et  ne  croyant  rien  faire  de  plus  utile  pour 
l'humanité  que  'de  les  mettre  en  pratique,  il 
forma  une  société,  ou,  comme  on  dit  en  Angle- 
terre, un  club  de  républicains  ardents  comme 
lui,  dont  la  durée  se  prolongea  jusqu'à  l'arrivée 
du  général  Monk.  Après  la  restauration,  il  s'oc- 
cupa de  réduire  ses  doctrines  en  aphorismes,  afin 
de  les  rendre  plus  accessibles  à  tous  les  esprits, 
et  il  mettait  la  dernière  main  à  ce  travail,  lors- 
que, accusé  de  haute  trahison,  il  fut  enfermé 
dans  la  tour  de  Londres,  puis  transféré  à  l'île 
Saint-Nicolas,  et  de  là  à  Plymouth,  où  le  chagrin, 
d'autres  disent  une  préparation  médicale,  le  fit 
tomber  dans  des  accès  de  délire.  Il  mourut  à 
Westminster,  le  11  septembre  1677. 

Le  but  d'Harrington,  dans  X'Oceana,  n'est  pas 
seulement  de  faire  connaître  sur  quels  principes 
doit  être  fondée  une  république  parfaite;  il  se 
livre  aussi  à  des  recherches  souvent  très-intéres- 
santes sur  l'origine,  les  effets  et  la  valeur  relative 
des  principaux  gouvernements.  Il  passe  en  revue 
la  politique  ancienne,  la  politique  du  moyen  âge 
et  celle  des  temps  modernes.  Il  fait,  sous  le  voile 
de  l'allégorie,  la  critique  des  hommes  et  des 
institutions  de  son  pays.  Ainsi,  Oceana  désigne 
l'Angleterre  ;  Emporium ,  Londres  ;  Marpesia, 
l'Ecosse;  Panojoe'e,  l'Irlande  ;  Olphœus  Megaletor , 
Cromwell;  Morphée,  le  roi  Jacques  P',  etc.  Le 
Protecteur  et  les  Stuarts  y  sont  traités  avec  une 
égale  sévérité,  et  c'est  là  qu'il  faut  chercher  la 
cause  de  l'accusation  dont  il  a  été  l'objet  et  des 
persécutions  qui  hâtèrent  la  fin  de  ses  jours. 
Mais  ce  qui  a  fait  surtout  la  réputation  d'IIar- 
rington  et  recommande  son  ouvrage  à  l'intérêt 
du  philosophe,  c'est  son  plan  d'une  constitution 


HARR 


—  680  — 


HARR 


idéale;  ce  sont  les  conditions  dont  il  fait  dé- 
pendre la  prospérité  et  la  durée  des  États.  Les 
corps  politiques,  aussi  bien  que  les  individus, 
sont  subordonnés,  selon  lui,  à  des  lois  générales 
et  naturelles  dont  ils  ne  ])euvent  pas  s'écarter 
sans  souflVir  ou  courir  à  leur  ruine.  Peu  lui 
importe  la  forme  extérieure  des  gouvernements; 
mais  il  fait  consister  leur  perfection  dans  un 
équilibre  tel,  que  ni  les  citoyens,  considérés 
isolément,  ni  les  classes  entre  lesquelles  ils  se 
|)artagent,  n'aient  d'inti'rét  à  se  révolter,  ou,  s'ils 
ont  cet  intérêt,  que  la  force  leur  manque  pour 
arriver  à  leurs -fins.  Cependant  après  avoir  con- 
sidéré les  inconvénients  de  la  monarchie,  soit  de 
la  monarchie  absolue,  soit  de  la  monarchie  tem- 
pérée, il  conclut  que  cet  équilibre  parfait  de 
lortune  et  d'influence,  qui  lui  paraît  être  la  pre- 
mière condition  d'un  État  bien  constitué,  ne  peut 
se  réaliser  ni  se  maintenir  que  dans  une  répu- 
blique. Le  gouvernement  d'Oceana  est  donc  un 
gouvernement  républicain.  Les  cléments  en  sont 
entièrement  démocratiques  et  représentatifs.  Le 
pouvoir  exécutif  et  le  pouvoir  législatif  y  sont 
exercés  par  délégation.  Mais  l'élection  a  lieu  à 
trois  degrés  :  élections  de  paroisses,  élections  de 
districts,  élections  de  tribus.  De  ces  élections 
sortent  a  la  fois  et  les  députés  qui  font  les  lois, 
et  les  magistrats  suprêmes  chargés  de  les  faire 
exécuter.  Ces  derniers  sont  au  nombre  de  neuf, 
dont  chacun  a  ses  attributions  particulières.  Ce 
sont  les  citoyens  eux-mêmes,  c'est-à-dire  une 
véritable  garde  nationale  qui  fait  le  service  de 
l'armée.  Les  jeunes  gens  en  sont  la  partie  active; 
les  hommes  mûrs  forment  les  garnisons  séden- 
taires. Les  plus  riches  entrent  dans  la  cavalerie, 
et  les  plus  pauvres  dans  l'infanterie.  La  fortune, 
dans  la  mesure  où  elle  est  nécessaire  pour  as- 
surer l'indépendance  des  votes,  est  la  condition 
des  droits  politiques.  Voici  le  jugement  que 
Montesquieu  [Esprit  des  lois,  liv.  XI,  ch.  vi)  a 
porté  sur  ce  livre  :  «  Harrington,  dans  son  Oceana, 
a  aussi  examiné  quel  était  le  plus  haut  point  de 
liberté  où  la  constitution  d'un  État  peut  être 
portée.  Mais  on  peut  dire  de  lui  qu'il  n'a  cherché 
cette  liberté  qu'après  l'avoir  méconnue,  et  qu'il 
a  bâti  Chalcédoine  ayant  le  rivage  de  Byzance 
devant  les  yeux.»  Tous  les  ouvrages  d'Harrington 
ont  été  réunis  par  Toland  en  un  volume  in-f".  et 
publiés  à  Londres  en  1700.  Le  docteur  Birch  en 
a  donné,  en  1737,  une  édition  plus  complète; 
enfin  il  en  a  paru  une  troisième  en  1747.  Il  existe 
une  traduction  française  de  VOceana,  3  vol.  in-8, 
Paris,  1795;  ainsi  que  des  Aphorismcs,  in-12, 
ib.,  an  III.  Enfin  toutes  les  œuvres  politiques 
d'Harrington,  avec  sa  biographie,  par  Toland, 
ont  été  traduites  dans  notre  langue  par  Henry, 
3  vol.  in-8,  ib.,  1789.  Voy.  les  Premiers  Essais 
de  M_  V.  Cousin. 

HARRIS  (James),  métaphysicien  anglais,  né 
en  1709  à  Salisbury,  mort  en  1780,  appartenait  à 
une  des  familles  les  plus  honorables  de  l'Angle- 
terre, et  avait  pour  oncle  Shaftcsbury,  l'auteur 
des  Caractères,  dans  la  société  duquel  il  puisa 
sans  doute  le  goût  des  études  .sérieuses.  Membre 
de  la  Chambre  des  Communes,  lord  de  l'amirauté, 
puis  secrétaire  de  la  reine,  et  enfin  chargé  d'une 
mission  diplomatique  en  Russie,  il  consacra  aux 
lettres  le  loisir  que  lui  laissaient  les  affaires.  Il 
débuta  en  1744  par  la  publication  d'un  recueil 
de  traités  sur  VArt,  sur  la  Musique,  sur  la 
Peinture,  sur  la  Poésie,  sur  le  Bonheur,  qui  le 
placent  parmi  les  philosophes  qui  ont  cultivé 
avec  le  plus  grand  succès  l'esthétique  et  la  mo- 
rale. 11  publia  en  1731  rilermès  ou  Recherches 
sur  la  Grammaire  universelle,  ouvrage  qui  est 
le  principal  fondement  de  sa  réputation.  Conduit 
:par  ses  éludes  grammaticales  à  des  recherches 


sur  la  métaphysique  et  la  logique,  il  entreprit 
un  grand  ouvrage  où  il  devait  exposer  et  rajeunir 
la  logique  péripatéticienne;  mais  il  n'en  exécuta 
que  la  première  partie,  qui  de\ait  être  comme 
le  frontispice  d'un  vaste  monument  :  c'est  le  livre 
qui  parut  en  177.5  .sous  le  titre  assez  peu  signifi- 
catif de  Philosophical  arrangements.  11  termina 
sa  carrière  par  un  ouvrage  qui  appartient  plus  à 
la  littérature  qu'à  la  philosophie,  les  Recherches 
philologiques,  qui  no  parurent  qu'après  sa  mort 
(1781)  :  il  y  traite  de  l'origine  et  des  principes 
de  la  critique  littéraire,  puis  il  passe  en  revue 
et  apprécie  les  plus  célèbres  écrivains  en  ce 
genre,  tant  anciens  que  modernes. 

Comme  c'est  principalement  à  ses  recherches 
sur  la  grammaire  générale  qu'Harris  doit  sa  ré- 
putation et  que  c'est  à  ce  titre  qu'il  doit  de 
figurer  dans  ce  Dictionnaire,  nous  donnerons  une 
analyse  succincte  de  sa  Grammaire  universelle, 
qu'il  a  intitulée  Hermès  par  honneur  pour  l'in- 
venteur du  langage. 

«  C'est  par  l'étude  de  la  proposition  que  doit 
commencer  la  grammaire;  car  c'est  là  le  premier 
clément  que  donne  l'analyse  du  discours.  Mais 
la  proposition  elle-même  se  résout  en  mots.  On 
distingue  vulgairement  une  dizaine  d'espèces  de 
mots  ;  mais  en  examinant  attentivement  ces  der- 
niers éléments  du  discours,  on  reconnaît  qu'on 
en  peut  former  deux  grandes  cla.sses  :  les  mots 
significatifs  par  eux-mêmes  ou  principaux,  et 
les  mots  significatifs  par  relations  ou  accessoi- 
res. Les  premiers  sont  l'objet  du  premier  livre 
de  V Hermès;  les  seconds,  du  second  livre. 

«  Comme  il  n'existe  que  des  substances  ou  des 
attributs,  les  mois  principaux  ne  pourront  être 
que  substantifs  ou  attributifs.  Pour  les  mots 
accessoires,  ils  servent  soit  à  mieux  désigner,  à 
déterminer  les  êtres,  soit  à  unir  entre  eux  les 
êtres  ou  les  faits  :  dans  le  premier  cas,  ils  sont 
dits  définitifs;  dans  le  deuxième,  connectifs. 

«  Sous  le  titre  de  substantifs,  il  faut  comprendre 
le  nom  et  le  pronom^  qui  n'est  qu'un  substantif 
secondaire.  L'auteur  étudie  le  nom  sous  le  rapport 
de  ses  diffé.'entes  espèces,  de  ses  différentes  pro- 
priétés; en  parlant  du  genre,  il  explique  d'une 
manière  ingénieuse,  mais  quelquefois  subtile,  par 
quelle  assimilation  des  substances  qui  n'ont  par 
elles-mêmes  aucun  genre  ou  aucun  sexe  ont  été 
assignées  au  sexe  masculin  ou  au  sexe  féminin. 

«  Les  attributifs  sont  d'abord  le  verbe,  qui 
exprime  soit  seulement  l'attribut  général  de 
l'existence  (c'est  le  verbe  être),  soit  l'existence 
avec  un  attribut  particulier  (ce  sont  les  verbes 
ordinaires)  ;  puis  Vadjcctif  et  le  participe  qui 
expriment  les  diverses  qualités  ou  quantités  des 
êtres,  mais  sans  affirmation.  » 

En  traitant  du  verbe,  Harris  donne  une  théorie 
savante  des  temps,  se  fondant  sur  une  analyse 
approfondie  des  idées  de  durée  et  d'espace  ;  des 
modes,  où  il  s'appuie  sur  l'analyse  psychologique 
de  la  pensée  et  de  la  proposition,  qu'il  distingue 
en  proposition  perceptive  et  proposition  volitive, 
la  première  donnant  naissance  au  mode  indi- 
catif, la  deuxième  à  tous  les  autres  modes.  A 
l'appui  de  ses  opinions,  il  invoque  ou  discute 
l'autorité  des  plus  grands  grammairiens  de  l'an- 
tiquité et  des  temps  modernes,  Aristote,  Apol- 
lonius, Théodore  de  Gaza,  Priscien,  Scaliger, 
Sauciius. 

Les  adjectifs  et  les  participes  ne  sont  guère 
pour  lui  que  des  résultats  d'abstractions  qu'a 
subies  le  verbe  :  dépouillé  de  l'affirmation,  mais 
conservant  encore  les  idées  d'action  et  de  tempSj 
le  verbe  donne  naissance  au  participe;  dépouille 
en  outre  des  idées  d'action  et  de  temps,  il  forme 
Vadjeclif. 

Outre  le  verbe,  le  participe  et  Vadjectif,  qui 


HARU 


—  681   — 


HAUT 


sont  des  modilicatifs  du  premier  ordre,  il  est  un 
second  ordre  à'atlributifs ,  qui  moclilicnt  les 
attributs  eux-mêmes  :  ce  sont  les  adverbes  ou 
allribuls  d'attributs. 

Les  mots  accessoires  [qui  forment  l'objet  du 
second  livre)  sont,  a-t-on  dit  plus  haut,  drfinilifs 
ou  connect'fs.  Les  dcfinilifs  sont  Varlicle,  soit 
défini,  soit  indéfini,  qui  naît  à  la  lois  de  l'im- 
possibilité où  est  l'homme  de  donner  un  nom  à 
chaque  substance,  et  de  la  nécessité  où  il  se 
trouve  d'individualiser  les  termes  généraux  que 
sa  faiblesse  lui  a  fait  créer.  A  l'article  il  faut 
joindre  les  mots  qu'on  appelle  improprement 
pronoms  dcnioiistratifs,  possessifs,  indi'/inis. 

La  classe  des  connei  tifs  comprend  la  con- 
jonction et  la  préposition.  La  préposition,  dans 
certaines  langues,  peut  être  remplacée  par  les 
cas  :  ce  qui  donne  lieu  à  l'auteur  d'exposer  la 
théorie  des  cas,  à  parler  de  leur  usage,  de  leur 
nombre. 

Dans  un  troisième  livre,  Harris  traite  de  quel- 
ques questions  générales  qui  ne  font  plus  aussi 
essentiellement  partie  de  la  grammaire  :  de  la 
matière  du  langage  (de  la  voix,  de  l'articula- 
tion, etc.),  de  la  forme  du  langage,  ou  du  sens 
des  mots  :  envisagés  sous  ce  second  aspect,  les 
mots  sont  des  symboles,  et  non,  comme  on  l'a 
dit,  des  imitations  des  choses  ou  onomatopées  ; 
ils  ont  pour  mission  de  représenter  des  idées 
générales  bien  plutôt  que  des  idées  particulières. 
L'auteur  se  trouve  par  là  entraîné  à  une  digres- 
sion sur  les  universaux  et  sur  l'origine  des 
idées.  Il  reconnaît  que,  si  l'on  considère  le  point 
de  départ  de  nos  connaissances,  on  devra  dire  : 
Nihil  est  in  inleliectu  quin  prias  fuerit  in 
sensu  ;  mais  il  ajoute  que  si  l'on  envisage  l'ordre 
des  'choses  prises  en  elles-mêmes,  et  que  l'on 
réfléchisse  que  tout  ce  qui  existe,  œuvre  de  la 
nature  ou  de  l'art,  n'a  pu  cire  produit  que  par 
une  cause  intelligente  et  d'après  des  types  pré- 
existants, idées  intérieures  ou  innées,  on  devra 
alors  retourner  l'axiome  scolastique,  et  dire  : 
Nihil  est  in  sensu  quin  prius  fuerit  in  intel- 
lect u. 

Si  l'on  en  croit  le  docteur  Lowth,  VHermès  de 
Harris  est  le  plus  beau  modèle  d'analyse  philo- 
sophique qui  ait  été  offert  depuis  Aristote.  En 
réduisant  l'exagération  de  cet  éloge,  on  peut  dire 
que  cet  ouvrage  renferme  beaucoup  d'idées  justes, 
sur  lesquelles  l'auteur  se  trouve  d'accord  avec 
les  maîtres  de  la  science,  non-seulement  chez 
les  anciens  dont  il  exhume  et  confronte  les  té- 
moignages, mais  chez  les  modernes,  t.ls  que 
Port-Royal,  Dumarsais,  Beauzée,  dont  il  paraît 
cependant  avoir  ignoré  les  écrits  ;  qu'on  y  trouve, 
en  outre,  des  idées  entièrement  neuves,  dont 
plusieurs,  adoptées  ou  reproduites  par  Domergue, 
de  Tracy,  de  Sacy,  sont  depuis  entrées  dans  la 
science. 

Les  Arrangements  philosophiques,  quoique 
moins  connus,  sont  cependant  aussi  dignes  d'at- 
tention. L'auteur  y  annonce  le  modeste  dessein 
d'exposer  les  idées  des  anciens  sur  la  science  des 
principes  en  commençant  par  les  idées  élémen- 
taires} et,  en  effet,  il  suit  fidèlement  le  cadre 
tracé  par  Ari<tote  dans  son  traité  des  Catégories; 
mais  il  relève  ces  matières  arides  par  d'inté- 
ressants rapprochements  ou  par  des  recherches 
philosophiques  qui  ne  font  pas  moins  briller  son 
érudition  que  la  profondeur  et  la  subtilité  de 
son  analyse.  De  ces  définitions  si  stériles  en  ap- 
parence, il  tire  des  conclusions  irréfutables 
contre  les  doctrines  dangereuses  qui,  au  dernier 
siècle,  avaient  faveur  en  Angleterre  comme  en 
France,  le  matérialisme,  le  fatalisme,  l'athéisme. 

On  le  voit,  Harris,  qu'on  ne  connaît  guère  que 
comme   grammairien,   doit    être    compté   aussi 


parmi  les  métaphysiciens,  et  il  occupe  un  rang 
distingué  entre  ces  philosophes  anglais  trop 
rares  au  dernier  siècle  qui  ont  professé  des  doc- 
trines spiritualisles. 

Les  Œuvres  de  Harris  ont  été  réunies  en 
4  vol.  in-8,  Londres,  1780,  et  en  2  vol.  in-4, 1801, 
par  les  soins  de  son  fils,  John  Harris,  comte  de 
Malmesbury,  diplomate  distingué.  Vllcrmi's  a 
été  traduit  en  français  par  Thurot,  sur  l'invi- 
tation de  Garât,  alors  préposé  à  l'instruction 
publique,  et  a  été  imprimé  aux  frais  .de  l'Ëlat, 
in-8,  Paris,  an  IV  {17'J7).  M.  Thurot  y  a  joint  un 
discours  préliminaire,  et  de  savantes  notes  qui 
complètent  ou  rectifient  les  idées  de  l'auteur. 

N.  B. 

HARTLEY  (David)  naquit  à  lUingworth  en 
ITO'i.  11  étudia  à  l'université  de  Cambridge  la 
philosophie  et  la  médecine,  et  s'étant  fait  re- 
cevoir docteur  en  médecine,  il  exerça  successi- 
vement cette  profession  à  Saint-Edmund's-Bury, 
à  Londres,  et  à  Bath,  où  il  mourut  le  28  août 
1757.  On  a  de  lui  plusieurs  ouvrages  de  mé- 
decine; mais  ce  qui  a  fait  sa  réputation  et  lui  a 
valu  une  place  dans  l'histoire  de  la  philosophie, 
c'est  son  livre  intitulé  Observations  sur  l'homme, 
son  organisation,  ses  devoirs  et  ses  espérances 
{Observations  on  man,  his  frame,his  duty  and 
his  expcctalions,  in  Iwo  parts),  2  vol.  in-8, 
Londres,  1729,  réimprimé,  en  1791,  par  les  soins 
de  son  fil'?,  avec  des  notes  et  des  additions  tra- 
duites de  l'allemand  de  Pistorius,  et  une  es- 
quisse de  la  vie  de  l'auteur. 

Par  sa  doctrine  philosophique  et  même  par 
son  caractère  personnel  Hartley  a  beaucoup 
d'analogie  avec  Charles  Bonnet.  Ainsi  que  l'au- 
teur de  VEssai  analytique  sur  les  facultés  de 
Vâme,  il  a  essayé  de  concilier  une  psychologie 
moitié  sensualiste,  moitié  matérialiste,  avec  des 
convictions  morales  et  des  croyances  religieuses 
très-arrêtées.  Tous  les  phénomènes  que  nous 
appelons  intérieurs,  toutes  les  modifications  de 
notre  âme  peuvent  se  réduire,  selon  lui,  à  deux 
classes  :  les  sensations  et  les  idées.  Celles-là 
sont  la  source,  et  la  source  unique  de  celles-ci. 
La  réflexion,  que  Locke  nous  représente  comme 
une  faculté  distincte  d'où  dérivent  exclusivement 
quelques-unes  de  nos  connaissances,  n'est  rien 
qu'un  produit  de  nos  sens,  et  rentre  dans  les 
deux  ordres  de  faits  que  nous  venons  de  dis- 
tinguer. Cependant,  malgré  l'identité  de  leur 
origine,  toutes  nos  idées  ne  présentent  pas  les 
mêmes  caractères.  Les  unes  se  rapportent  direc- 
tement à  des  objets  sensibles,  les  autres  n'en 
présentent  que  des  rapports  abstraits  et  géné- 
raux. De  là  la  distinction  des  idées  de  sensation 
et  des  idées  intellectuelles.  Mais  il  ne  faut  pas 
oublier  «  que  les  idées  de  sensation,  pour  nous 
servir  des  expressions  mêmes  de  Hartley,  sont 
les  éléments  dont  se  composent  toutes  les  au- 
tres». {Observ.  on  man,  Introd.,p.  2.)  Par  con- 
séquent, toute  idée  générale,  tout  ce  que  nous 
regardons  comme  des  principes  universels  et 
nécessaires,  directement  émanés  d'une  faculté 
supérieure,  n'est  que  le  résultat  d'une  association 
entre  plusieurs  notions  sensibles.  Sur  ce  point^ 
Hartley  se  montre  aussi  résolu,  quoique  moins 
profond,  que  Hume,  et  il  est  permis  de  supposer 
que  sa  doctrine  n'a  pas  été  sans  influence  sur 
son  illustre  compatriote.  Il  exprime  l'espérance 
{ubi  supra,  p.  75  et  76)  «  qu'en  développant  et 
en  perfectionnant  la  doctrine  de  l'association,  on 
pourra  parvenir  un  jour,  lui  ou  quelque  autre, 
à  décomposer  cette  "variété  infinie  d'idées  com- 
plexes que  nous  appelons  idées  de  réflexion  ou 
intellectuelles,  c'est-à-dire  à  les  ramener  aux 
idées  de  sensation  dont  elles  sont  formées  ». 

Après  avoir   établi  que  toutes  nos  idées,  ou 


HART 


682 


HASA 


plutôt  toutes  nos  manières  d'être,  ont  leur  ori- 
gine dans  la  sensation,  Hartley  explique  la  sen- 
sation elle-même  et  tous  les  faits  qui  en  dérivent 
par  la  vibration  des  nerfs  et  du  cerveau,  sous 
l'action  d'un  fluide  particulier,  de  la  nature  de 
l'élher.  Cette  hypothèse  a  été  réfutée  par  Haller, 
au  point  de  vue  physiologique.  En  philosophie, 
si  on  la  rapproche  de  la  théorie  sensualiste  à 
laquelle  elle  sert  de  complément,  elle  a  pour 
conséquence  inévitable  le  matérialisme.  Cepen- 
dant Hartley  n'est  pas  matérialiste.  Il  reconnaît 
expressément  «  que  la  matière  et  le  mouvement, 
quelque  division  qu'on  puisse  en  faire,  de  quel- 
que manière  qu'on  en  raisonne,  ne  donneront 
jamais  que  de  la  matière  et  du  mouvement  ». 
En  conséquence,  il  demande  qu'on  ne  tire  de 
ses  paroles  aucune  conclusion  contraire  à  l'im- 
matérialité de  l'âme  {ubi  supra,  p.  511  et  512). 
Les  mêmes  principes  aboutissent  nécessairement 
au  déterminisme,  c'est-à-dire  au  fatalisme,  au 
moins  dans  la  sphère  des  actions  humaines  :  car, 
si  notre  existence  tout  entière  n'est  qu'une  sim- 
ple association  d'impressions  sensibles,  il  est 
clair  qu'il  ne  reste  aucune  place  pour  la  volonté, 
la  liberté.  Hartley  accepte  en  partie  cette  seconde 
conséquence  de  son  système;  mais  en  même 
temps  il  laisse  à  l'homme  tous  ses  devoirs  et 
l'espérance  d'une  autre  vie.  Pour  dissimuler  ce 
qu'il  y  a  de  contradictoire  entre  ces  deux  opi- 
nions, il  a  recours  à  une  distinction  imaginaire 
entre  la  liberté  psychologique,  qui  consiste  dans 
la  faculté  de  choisir,  d'agir  d'après  des  motifs, 
et  la  liberté  philosophique  par  laquelle  on  en- 
tend le  pouvoir  d'agir  ou  de  ne  pas  agir  dans  les 
mêmes  circonstances.  La  première,  selon  lui, 
nous  appartient  réellement,  et  suffit  pour  sauver 
notre  responsabilité  morale  ;  la  seconde  n'est 
qu'une  chimère,  également  contraire  à  l'idée  de 
la  toute-puissance  et  de  la  prescience  divine. 
Mais  la  faculté  de  faire  un  choix  entre  plusieurs 
déterminations,  n'est-ce  pas  la  même  chose  que 
le  pouvoir  d'agir  ou  de  ne  pas  a^ir?  Et  si,  d'un 
autre  côté,  l'on  admet  une  différence  entre  la 
détermination  et  le  motif  qui  la  provoque, 
l'homme  ne  demeure-t-il  pas  absolument  maître 
de  ses  actions?  Il  n'y  a  donc  pas  de  milieu  entre 
le  fatalisme  et  la  croyance  à  la  liberté  humaine. 
Hartley  cherche  vainement  à  s'en  défendre,  il 
est  fataliste,  et  avec  d'autant  plus  de  raison,  si 
l'on  se  place  à  son  point  de  vue,  que  le  bien 
et  le  mal  moral  ne  sont  pas  autre  chose,  dans 
sa  pensée,  qu'une  certaine  manière  d'exprimer 
le  rapport  de  nos  actions  avec  notre  bien-être, 
ou  le  bien  et  le  mal  physique  qui  en  peuvent 
résulter  pour  nous  {ubi  supra,  p.  196  à  198). 

Enfin,  quoique  nous  ne  puissions  pas,  selon 
lui,  nous  élever  au-dessus  de  l'expérience  des 
sens,  et  que  toutes  nos  idées  générales,  tous  les 
principes  que  nous  donnons  pour  base  à  la  mo- 
rale et  à  la  métaphysique  doivent  se  résoudre 
en  images  sensibles  ou  en  simples  sensations,  il 
reconnaît  au-dessus  de  cet  univers  matériel  un 
être  spirituel,  infini,  tout-puissant,  qui  existe  de 
toute  éternité.  Il  démontre  l'existence  de  Dieu 
par  les  preuves  de  Clarke,  et  ne  paraît  pas 
même  se  douter  que  cette  démonstration  est  la 
ruine  de  ses  propres  principes.  Mais  Dieu,  pour 
lui,  n'est  pas  seulement  la  cause  unique  et  uni- 
verselle des  phénomènes  de  la  nature  ;  il  est 
aussi,  dans  le  sens  propre  du  mot,  l'auteur  des 
actions  humaines.  Le  vice  et  le  péché  sont  des 
maux  naturels  dont  il  faut  chercher  la  cause 
dans  la  volonté  divine  :  mais  le  mal  est  effacé  et 
comme  absorbé  par  lé  bien  :  car  le  bonheur 
universel  est  la  fin  de  la  création.  Une  doctrine 
qui  réunit  autant  de  contradictions  est.  dans 
son  ensemble,  au-dessous  de  la  critique,  et  se 


réfute  suffisamment  elle-même.  Le  livre  où  elle 
est  exposée  est  moins  un  seul  ouvrage  qu'un 
recueil  de  dissertations  entièrement  indépen- 
dantes les  unes  des  autres,  et  dont  il  est  impos- 
sible, sous  le  rapport  de  la  composition  comme 
sous  le  rapport  de  la  pensée,  de  former  un 
tout. 

HÂSABB.  C'est  le  nom  que  nous  donnons  à 
un  événement  ou  à  un  concours  d'événements 
qui  ne  paraît  être  le  résultat  ni  d'une  néces- 
sité inhérente  à  la  nature  des  choses  ni  d'un 
plan  conçu  par  l'intelligence.  Le  même  mot  s'ap- 
plique aussi  à  la  cause  inconnue  et  imprévue 
des  faits  qui  nous  offrent  ce  caractère.  «  Ceci  est 
un  hasard;  c'est  le  hasard  qui  a  fait  cela,  »  di- 
sons-nous indifféremment,  en  parlant  d'une  même 
chose.  Le  lien  qui  existe  dans  notre  pensée 
entre  la  cause  et  l'effet  suffit  pour  expliquer 
cette  confusion,  dont  le  langage  offre  plus  d'un 
exemple.  Mais  dans  l'un  et  l'autre  cas,  l'idée  que 
nous  voulons  exprimer  est  une  idée'  purement 
négative.  En  admettant  le  hasard,  nous  excluons 
à  la  fois  la  liberté  et  la  nécessité,  c'est-à-dire 
l'ordre,  la  durée,  de  quelque  source  qu'ils  dé- 
rivent; soit  qu'ils  viennent  de  l'intelligence  ou 
d'une  force  aveugle,  mais  toujours  semblable, 
toujours  identique  à  elle-même,  qui  produit,  en 
se  développant,  tous  les  phénomènes  de  l'u- 
nivers. Aussitôt,  en  effet,  qu'un  événement  n'est 
plus  isolé,  qu'il  se  rattache  à  une  série  d'autres 
événements  du  même  ordre,  qu'il  est  soumis  à 
une  loi  constante  et  générale,  et,  par  conséquent, 
qu'il  peut  être  prévu  d'avance,  i)  cesse  d'appar- 
tenir au  hasard.  Ainsi,  même  quand  on  voudrait 
enlever  à  Dieu  le  gouvernement  de  la  nature, 
on  ne  dirait  pas  que  c'est  par  hasard  que  les 
arbres  fleurissent  au  printemps,  portent  des 
fruits  en  automne  et  se  dépouillent  de  leur  feuil- 
lage en  hiver.  Il  existe  donc  entre  le  hasard  et 
la  nécessité  une  différence  énorme  ;  et  si  l'on 
ajoute  à  ces  deux  idées  celle  de  la  Providence, 
c'est-à-dire  celle  de  l'intelligence  et  de  la  liberté 
dans  la  sphère  la  plus  étendue  où  elles  puissent 
s'exercer,  on  aura  tous  les  points  de  vue  sous 
lesquels  notre  esprit  peut  concevoir  la  succes- 
sion des  événements  dans  le  monde.  D'abord  ils 
nous  paraissent  comme  juxtaposés  l'un  à  l'autre, 
ou  associés  par  des  rencontres  imprévues  sous 
l'influence  d'une  cause  à  la  fois  passagère  et 
aveugle  :  c'est  ce  que  nous  appelons  le  hasard. 
Ensuite  ils  nous  semblent  être  le  résultat,  le 
développement  régulier  et  invariable  d'une 
force  toujours  semblable  à  elle-même,  d'une 
cause  identique  et  permanente,  mais  qui  n'a  pas 
la  conscience  de  ce  qu'elle  est  ni  de  ce  qu'elle 
fait  :  c'est  la  nécessité.  Enfin  le  spectacle  de 
l'ordre,  la  permanence  et  la  généralité  des  lois 
de  la  nature  nous  conduisent  à  l'idée  de  l'intel- 
ligence, à  celle  de  la  liberté.  La  notion  de  cause 
fait  également  le  fond  de  ces  trois  manières  de 
concevoir  les  faits  :  seulement  elle  est  plus  ou 
moins  complète,  selon  qu'elle  approche  plus  ou 
moins  de  l'aperception  de  conscience,  où  se 
trouvent  réunies  en  un  seul  principe  l'intel- 
ligence, la  liberté  et  la  faculté  d'agir.  On  a 
compris  sous  un  même  nom,  celui  de  fatalité, 
toute  cause  et  toute  action  d'où  la  liberté  et 
l'intelligence  sont  absentes.  Mais  il  est  facile  de 
voir  qu'il  y  a  deux  espèces  de  fatalité,  et,  par 
conséquent,  de  fatalisme  :  celui  d'Épicure,  et 
celui  des  stoïciens.  Le  premier,  en  expliquant 
l'univers  et  tout  ce  qu'il  renferme  par  le  choc 
accidentel  des  atomes,  ne  s'élève  pas  au-dessus 
de  l'idée  du  hasard.  Le  second  veut  que  tout  soit 
réglé  par  un  ordre  immuable,  par  une  raison 
sans  conscience  et  inséparable  de  la  nature  ;  il 
se  fonde  sur  la  nécessite. 


HA  us 


—  683  — 


HEGE 


Maintenant  la  question  est  de  savoir  si  l'idée 
du  hasardj  telle  que  nous  venons  de  la  Idcfinir, 
c'est-à-diré  toile  qu'elle  existe  dans  le  langage 
et  dans  l'histoire  de  la  philosophie,  correspond  à 

Quelque  chose  de  réel.  Autant  vaudrait  deman- 
er  s'il  y  a  des  faits,  nous  ne  dirons  pas  sans 
cause,  car  jamais  cette  idée  ne  nous  abandonne, 
mais  sans  raison  et  sans  loi;  s'il  y  a  des  causes, 
et,  par  conséquent,  des  êtres,  sans  identité  et 
sans  permanence,  sans  aucune  qualité  ni  aucun 
attribut  déterminé,  ou,  ce  qui  revient  au  même, 
sans  durée.  Posé  dans  ces  termes,  le  problème 
est  bientôt  résolu:  car  l'idée  de  loi,  et  par  suite 
l'idée  d'ordre  ou  de  raison,  n'est  pas  moins  es- 
sentielle à  notre  esprit  que  l'idée  de  cause,  dont 
elle  est  inséparable.  La  cause  ne  se  distingue 
des  eflcts  que  parce  qu'elle  est  identique,  parce 

Qu'elle  est  permanente,  parce  qu'elle  est  une 
ans  sa  nature,  tandis  que  les  eflets  sont  multi- 
ples, fugitifs  et  divers.  Or,  cette  unité  de  nature 
dans  une  cause,  c'est  la  loi  qui  préside  à  son 
activité,  c'est  l'ordre  qui  en  règle  tous  les  ré- 
sultats. Il  n'y  a  donc  point  et  il  ne  peut  pas  y 
avoir  de  hasard  dans  le  monde.  Le  hasard, 
comme  on  l'a  remarqué  depuis  longtemps,  n'est 
qu'un  mot  sous  lequel- nous  cachons  notre  igno- 
rance relativement  à  la  nature  des  choses.  Voilà 
pourquoi  le  sens  de  ce  mot,  comme  nous  l'avons 
fait  voir  plus  haut,  est  purement  négatif.  Si  nous 
connaissions  e.\actement  les  propriétés  des  ob- 
jets avec  lesquels  nous  sommes  en  relation  ;  si 
nous  pouvions  nous  rendre  compte  des  motifs 
qui  agissent  sur  nos  semblables  et  sur  les  êtres 
libres  en  général,  tous  les  événements  que  nous 
qualifions  de  fortuits  dans  l'état  présent  de  no- 
tre intelligence,  pourraient  être  prévus  ou  du 
moins  expliqués  ;  l'idée  et  le  nom  du  hasard 
disparaîtraient  aussitôt.  On  conçoit  d'après  cela 
que  les  progrès  de  la  science  diminuent  d'au- 
tant l'empire  du  hasard,  comme  dans  le  cours 
ordinaire  de  la  vie  la  prudence  et  la  réflexion 
diminuent  les  chances  de  la  mauvaise  fortune. 
Même  dans  les  faits  que  la  science  ne  peut  pas 
atteindre,  il  y  a  des  retours  qui  peuvent  être 
prévus  d'une  manière  presque  infaillible.  La 
statistique  et  le  calcul  des  probabilités  ont  donné 
et  donneront  encore  des  lois  aux  choses  qui  nous 
paraissent  les  moins  susceptibles  d'en  recevoir. 
On  peut  consulter  sur  le  Hasard  la  Physique 
d'Aristote,  et  l'Essai  sur  les  fondements  ae  nos 
connaissances  de  M.  A.  Cournot,  Paris,  1851, 
2  vol.  in-8. 

HAUSCH  (Michael  Gottlieb),  philosophe  alle- 
mand, né  en  1683,  à  Muggenhahl,  près  de 
Dantzick.  Il  étudia,  comme  on  le  faisait  de  son 
temps,  toutes  les  sciences  à  la  fois,  fut  reçu  en 
1709  aocteur  en  théologie,  et  enseigna  quelque 
temps  à  l'université  de  Leipzig,  où  il  avait  fait 
ses  études.  Il  devint  un  assez  grand  personnage, 
puisqu'il  s'intitule  en  tête  de  l'un  de  ses  livres, 
chevalier  de  l'Ordre  royal  de  Prusse,  conseiller 
intime  du  roi,  chambellan,  ministre  plénipoten- 
tiaire à  la  cour  de  l'empereur,  etc.,  etc.  Sa  vie, 
du  reste  peu  connue,  présente  trois  circonstan- 
ces intéressantes.  D'abord  il  eut  la  bonne  for- 
tune d'à'  heter  les  manuscrits  inédits  de  Kepler, 
et  essaya  de  les  publier,  mais  s'arrêta  après  le 
premier  volume  qui  parut  en  1718.  Ensuite  il 
eut  avec  le  célèbre  ^Yolf  une  querelle  assez  vive 
à  propos  de  logique,  et  s'attira  une  semonce, 
monilum,  de  la  part  de  cet  orgueilleux  person- 
nage. Enfin,  et  c'est  là  son  titre  principal,  il 
fut  l'ami  et' le  correspondant  de  Leibniz,  qui  lui 
écrivit  lilusieurs  lettres  sur  divers  sujets  de  phi- 
losophie, et  il  s'attacha  à  propager  sa  doctrine. 
On  sait  que  Leibniz  n'a  jamais  écrit  un  seul  li- 
vre où  ses  idées   fussent  ordonnées  en  un  sys- 


tème régulier,  et  qu'il  est  même  difficile  de  re- 
construire dans  son  ensemble  cette  grande  phi- 
losophie, dont  les  différentes  parties  ont  été  dis- 
séminées, llausch  entreprit  de  réunir  ces  frag- 
ments épars,  et  pour  en  rendre  l'unité  visible, 
il  les  disposa,  à  l'imitation  de  Spinoza,  à  la  ma- 
nière géométrique.  Tel  est  le  butde  son  principal 
ouvrage:  Leibnilii principia pliilosophiœ,  more 
geomelrico  demonslrata...,  Francfort  et  Leip- 
zig, 1728.  Il  y  a  là,  comme  dans  l'éthique,  des 
définitions,  des  axiomes  et  des  démonstrations. 
Les  définitions  y  sont  bien  nombreuses,  et  l'on 
n'en  compte  pas  moins  de  275  ;  les  axiomes  au 
contraire  sont  réduits  à  deux,  le  principe  de 
contradiction,  et  celui  de  la  raison  suffisante,  et 
le  tout  est  terminé  par  cent  quarante-quatre 
théorèmes.  «  Il  n'y  a  rien  de  moi  dans  ces  dé- 
monstrations, dit  l'auteur,  tout  est  de  Leibniz.  » 
Il  n'est  pas  sûr  pourtant  que  la  doctrine  un  peu 
flottante  du  maître  s'accommode  de  ces  formes 
rigoureuses;  il  y  a  des  idées  qu'on  ne  peut  poser 
en  théorèmes  sans  les  dénaturer.  Mais  cet  essai 
n'en  est  pas  moins  remarquable,  et  on  peut  en 
conseiller  la  lecture  à  ceux  qui  connaissent  déjà 
Leibniz.  Le  volume  contient  de  plus  des  théo- 
rèmes sur  l'être  infini  et  une  méditation  sur 
l'union  du  corps  et  de  l'âme.  Outre  ce  traité, 
Hausch  a  publié  :  Diatriba  de  enthusiasmo  Pla- 
tonico  cum  epislola  Leibnizii,  Leipzig,  1716  ; 
et  encore  :  Trias  meditationum  loyicarum, 
Vienne,  1734.  C'est  un  traité  de  syllogisme  en 
trois  parties,  où  l'on  traite  successivement  de 
l'usage  des  modes  utiles,  de  leur  réduction,  et 
de  la  conversion  de  tous  les  raisonnements  en 
syllogismes  réguliers.  C'est  à  propos  de  cet  ou- 
vrage que  Wolf  accusa  Hausch  de  plagiat  et  d'i- 
gnorance. E.  C. 

HEGEL  (Georges-Guillaume-Frédéric),  le  fon- 
dateur de  la  dernière  grande  école  de  philoso- 
phie en  Allemagne,  naquit  à  Stuttgart  le  27  août 
1770.  Après  avoir  fait  de  bonnes  études  au  gym- 
nase de  cette  ville,  il  alla  étudier  la  théologie  à 
l'université  de  Tubingue.  Entré  au  séminaire 
protestant,  il  s'y  lia  d'amitié  avec  le  jeune 
Schelling,  dont  il  fut  le  disciple  d'abord,  puis  le 
continuateur  et  l'émule.  Après  avoir  été  précep- 
teur pendant  quelques  années,  il  s'établit  à  léna, 
auprès  de  M.  de  Schelling,  et  y  enseigna,  jus- 
qu'en 1807,  comme  privatim  docens  et  comme 
professeur  extraordinaire.  Après  les  mauvais 
jours  de  1806,  et  après  avoir  quelque  temps  ré- 
digé un  journal  politique  à  Bamberg,  Hegel  ac- 
cepta la  direction  du  gymnase  de  Nuremberg, 
et  se  maria  dans  cette  ville  avec  une  jeune  pa- 
tricienne, qui  lui  donna  deux  fils.  En  1816,  il  fut 
appelé  à  l'université  de  Heidelberg,  et,  eiî  1818, 
il  alla  occuper  à  Berlin  la  chaire  illustrée  par 
Fichte.  Désormais,  sa  vie  s'écoula  paisible  et 
glorieuse,  sans  autres  incidents  que  quelques 
excursions  de  vacances  et  la  publication  de  ses 
ouvrages.  Il  visita  les  Pays-Bas  en  1822,  Vienne 
en  1824,  Weimar  et  Paris  en  1827.  A  Weimar, 
il  fut  reçu  avec  distinction  par  Goethe,  et,  à  Pa- 
ris, M.  Cousin  put  lui  rendre  l'hospitalité  qu'il 
avait  reçue  de  lui  à  Berlin.  Il  était  encore  plein 
de  force,  lorsqu'il  fut  atteint  du  choléra.  Il  mou- 
rut le  14  novembre  1831. 

De  l'aveu  même  de  ses  admirateurs,  Hegel 
manquait,  dans  sa  chaire  ainsi  que  dans  la  con- 
versation, de  cette  facilité  et  de  cette  chaleur 
d'élocution  qui  peuvent  quelquefois  se  trouver 
au  service  de  la  médiocrité,  mais  qui  ajoutent  à 
l'ascendant  du  génie.  Son  succès,  cependant, 
comme  professeur,  fut  immense. 

On  peut  diviser  la  carrière  philosophique  de 
Hegel  en  trois  périodes.  La  première  comprend 
son  séjour  à  léiia,  et  va  jusqu'à  la  publication  de 


HEGE 


—  08 'i  — 


HEGE 


la  Phénoménoloyie  de  l'esprit,  par  laquelle,  en 
1807,  il  se  sépara  formellement  de  M.  de  Schel- 
ling.  La  seconde  est  marquée  par  la  Logicjue  et 
la  preuiiôre  édition  de  VE)ic\iclop<'dte,  et  com- 
prend les  années  de  1807  à  1818.  Dans  cette  se- 
conde période,  Hegel  jeti  les  fondements  de  son 
système,  et  eh  donna  une  esquisse  complote. 
Dans  la  troisième,  enfin,  il  le  développa  dans 
ses  leçons  publiques  et  dans  de  nouveaux  ou- 
vrages. 

Il  y  a  peu  de  variations  dans  la  pensée  philo- 
sophique de  Hegel  :  elle  se  produisit  lentement 
et  avec  effort,  s'uffermissant  et  s'enrichissant 
plutôt  avec  le  temps  que  se  modifiant  dans  ses 
développements  successifs. 

Aux  premiers  temps  appartiennent,  outre  une 
thèse  latine  sur  les  Orbites  des  planètes,  quatre 
dissertations  qui  forment  le  premier  volume  des 
Œuvres  complètes. 

La  première  est  intitulée  :  Différence  du  sys- 
tème de  Ficlite  et  de  celui  de  Schelling.  Dans 
cet  écrit,  Hegel  expose,  pour  la  première  fois, 
sa  théorie  sur  l'histoire  de  la  philosophie.  Tous 
les  systèmes,  selon  lui,  sont  des  solutions  vraies, 
quoique  historiques.  L'absolu,  ainsi  que  la  rai- 
son qui  en  est  l'image,  étant  éternellement  un 
et  identique,  toute  raison  individuelle,  qui  s'est 
reconnue  elle-même,  produit  une  philosophie 
vraie.  Le  caractère  propre  d'une  doctrine  est 
dans  sa  forme,  forme  passagère,  tandis  que  l'es- 
sence de  la  raison  demeure  toujours  la  même. 

La  seconde  de  ces  dissertations,  dans  l'ordre 
chronologique,  a  pour  litre  :  de  la  Foi  et  du 
Savoir.  C'est  une  critique  des  systèmes  de  Kant, 
de  Fichtc,  de  Jacobi,  considérés  du  point  de  vue 
de  M.  de  S.helling,  et  présentés  tous  ensemble 
comme  autant  de  formes  diverses  d'une  philoso- 
lihie  toute  subjective,  portant  uniquement  sur  la 
nature  du  sujet  pensant,  et  ne  saisissant  les  cho- 
ses que  relativement  au  sujet.  Hegel  les  regarde 
comme  ayant  épuisé  toutes  les  formes  possibles 
de  cette  philosophie  de  réflexion  subjective,  et 
préparé  l'avènement  de  VIdéalisme  absolu  el  ob- 
jectif de  M.  de  Schelling,  dans  lequel  le  sujet 
renonce  entièrement  à  lui-même,  et  se  perd  dans 
la  pensée  spéculative,  dans  l'intuition  de  l'éter- 
nelle unité. 

Le  troisième  traité  est  intitulé  :  Du  rapport  de 
la  philosophie  de  la  nature  à  la  philosophie  en 
général.  Reinhold  avait  reproche  à  la  philoso- 
phie de  M.  de  Schelling  d'exclure  la  religion  et  la 
morale.  Hegel  soutient,  au  contraire,  que  cette 
doctrine  peut  seule  fonder  véritablement  la  re- 
ligion et  la  moralité,  et  il  renvoie  le  reproche  d'ir- 
réligion aux  philosophies  de  réflexion  subjec- 
tive, qui,  dit-il,  placent  l'absolu  hors  du  7noi, 
et,  par  conséquent,  n'ont  point  Dieu.  La  philoso- 
phie de  Schelling  n'est  pas,  selon  lui,  une  sim- 
ple théorie  de  la  nature,  mais  une  philosophie 
complète,  la  philosophie  absolue.  Elle  est,  du 
reste,  d'accord  avec  le  christianisme,  dont  tous 
les  mystères  expriment  symboliquement  l'iden- 
tité de  Dieu  et  de  l'univers,  et  qui  a  pour  but 
de  donner  à  l'homme,  par  la  foi ,  le  sentiment 
de  son  unité  avec  l'infini,  avec  l'être  divin.  Cette 
foi,  la  philosophie  de  Schelling  la  convertit  en 
savoir,  et  celle-ci  est  ainsi  l'évangile  définitif  et 
absolu.  C'est  par  des  arguments  semblables  que 
Hsgel  établit  que  cette  même  philosophie  est 
très-favorable  à  la  vraie  moralité.  Celle-ci  con- 
siste à  n'être  déterminée  que  par  la  seule  raison, 
c'est-à-dire  à  délivrer  l'âme  de  tout  ce  qui  lui 
est  étranger.  Or,  une  philosophie  puisée  tout 
entière  dans  la  raison  pure  et  les  idées,  est  fon- 
dée sur  le  même  principe  que  la  morale  et  tend 
au  même  but.  (Cette  dissertation,  qui  parut  d'a- 
bord dans  le  Journal  critique  de  la  philosophie, 


qu'ils  publièrent  en  commun,  a  été  récemment 
i-evendiquée  par  M.  de  Schelling  comme  son  ou- 
vrage. Cela  prouve  combien,  à  celte  époque,  les 
deux  philosoplies  étaient  d'accord.) 

C'est  encore  à  déterminer  la  notion  de  la  mo- 
ralité absolue  que  Hegel  s'applique  dans  la  qua- 
trième dissertation  :  Des  diverses  manières  de 
traiter  le  droit  naturel  comme  science.  C'est  un 
prélude  très-curieux  à  la  Philosophie  du  droit, 
qu'il  publia  plus  tard. 

La  Phénoménologie  de  Vespril,  qui  fut  ter- 
minée au  bruit  du  canon  d'Iéna,  Ijien  que  plus 
tard  il  en  ait  reproduit  les  principaux  traits  dans 
la  troisième  partie  du  système,  peut  servir  d'in- 
troduction à  la  philosophie  de  Hegel.  Il  l'a  lui- 
même  appelée  son  voyage  de  découvertes.  On  se 
tromperait  si  l'on  s'attendait  à  trouver  dans  ce 
livre  quelque  chose  de  semblable  à  la  psycholo- 
gie ou  à  l'ancienne  pneumatologie.  Ce  n'est  pas, 
non  jdus,  une  sorte  de  critique  de  hi  raison  ou 
une  théorie  de  la  connaissance  dans  le  sens  or- 
dinaire. «L'esprit,  dit  Hegel  dans  la  préface,  qui 
en  se  développant  apprend  à  se  savoir  comme 
tel,  est  la  science  même;  la  science  est  sa  vie, 
la  réalité  qu'il  se  construit  de  sa  propre  sub- 
stance. Or,  celte  genèse  de  la  science  en  général 
est  le  sujet  de  la  Phénoménologie.  Le  savoir  im- 
médiat, la  conscience  scnsualiste,  n'est  pas  en- 
core esprit  ni  savoir  réel.  Pour  y  arriver,  l'esprit 
a  une  route  longue  et  difficile  à  parcourir.  » 
C'est  cette  route  que  décrit  l'ouvrage  dont  il  s'a- 
git. Tandis  que  M.  de  Schelling  posait  tout  d'abord 
et  comme  d'inspiration  l'identité  de  l'esprit  avec 
la  substance  absolue,  et  que,  selon  lui,  cette  iden- 
tité résultait  de  l'idée  même  qu'on  doit  se  faire  de 
la  science,  Hegel  veut  montrer  comment,  par  quel 
développement,  à  travers  quelles  métamorphoses, 
l'esprit  arrive  à  se  donner  la  conscience  de  lui- 
même.  La  Phénoménologie  est  donc  une  démon- 
stration historique  du  principe  suprême  de  la 
philosophie  de  M.  de  Schelling,  l'histoire  et  la 
reproduction  par  la  pensée  individuelle  des  ma- 
nifestations par  lesquelles  l'esprit  est  parvenu  à 
se  reconnaître,  à  comprendre  qu'il  est  lui-même 
l'absolu.  Il  ne  s'agit  pas  seulement  de  préparer 
l'individu  à  la  science  de  l'absolu,  mais  de  con- 
sidérer l'esprit  en  général,  ce  que  Hegel  appelle 
Vindividu  universel,  l'esprit  du  monde,  dans 
son  travail  progressif,  afin  de  comprendre  sa 
forme  définitive.  Pour  l'individu,  l'étude  philo- 
sophique est  l'effort  qu'il  fait  pour  s'approprier 
tout  ce  que  l'esprit  universel  a  successivement 
produit  ;  et  par  ce  même  travail  de  la  pensée  in- 
dividuelle, l'esprit  général  acquiert  la  conscience 
de  lui-même.  En  d'autres  termes,  il  s'agit,  dans 
la  phénoménologie,  de  reproduire  individuelle- 
ment, à  l'aide  de  la  dialectique  spéculative,  tous 
les  mouvements  successifs  et  nécessaires  sur 
lesquels  l'esprit  universel,  qui  est  la  substance, 
le  substratum  des  esprits  particuliers,  est  arrivé 
à  se  savoir  comme  substance  unique  et  absolue 
dans  le  système  de  Schelling  et  de  Hegel. 

Au  lieu  de  toutes  ces  vaines  discussions  qui 
ont  pour  objet  la  nature  et  les  limites  de  la 
connaissance,  il  faut  montrer,  dit  notre  philoso- 
phe, comment  la  conscience  naturelle  devient 
conscience  véritable,  par  quelle  série  nécessaire 
de  manifestations  l'àme  devient  esprit.  Par  là 
même  se  produit  le  savoir  absolu,  qui  n'esf  au- 
tre chose  que  la  conscience  de  l'identité  de 
l'idée  et  de  l'être. 

La  Phénoménologie  de  l'esprit  se  partage  en- 
tre les  six  titres  suivants  :  la  Conscience,  la  Con- 
science de  soi,  la  Raison,  VEspril,  la  Religion, 
le  Savoir.  Ces  termes  représentent  les  divers  de- 
grés de  développement  intellectuel,  les  diverses 
époques  de  la  genèse  de  la  science  :  chacune  est 


HEGE 


—  685  — 


HEQE 


subdivisée  selon  les  faits  particuliers  qui  se  pro- 
duisent à i haque  époque. 

La  psychologie  ordiiiairo  est  tout  autre  chose  : 
elle  est,  selon  Hegel,  le  résultat  de  l'observation 
de  la  conscience  de  soi  dans  ses  rapports  avec  la 
réalité  extérieure.  Elle  est  à  l;i  phénoménologie 
ce  que  la  description  d'une  plante,  dans  un 
moment  donné,  est  à  l'histoire  de  son  complet 
développement. 

Ainsi  la  phénoménologie  conduit  l'esprit  jus- 

au'au  moment  où  s'évanouit  pour  lui  l'opposition 
e  l'être  et  du  savoir,  et  où  il  reconnaît  son 
identité  avec  la  substance  absolue.  A  partir  de 
là,  resj)rit  se  développe  comme  pensée  pure, 
comme  savoir  absolu.  Le  mouvement  de  l'esprit 
dans  la  première  sphère ,  dans  l'élément  de 
l'existence  immédiate  ou  de  l'expérience,  est 
l'objet  de  la  phénoménologie  ;  son  mouvement 
dans  la  seconde  sphère  est  l'objet  de  la  logique 
ou  de  la  philosophie  spéculative. 

La  Logique  de  Hegel,  qui  parut  de  1812  à  1816, 
est  une  nouvelle  philosophie  première,  qui  se 
met  à  la  place  de  l'ancienne  métaphysique  et  de 
la  logique  traditionnelle.  Partant  de  la  supposi- 
tion de  l'identité  de  la  pensée  et  de  l'être,  elle 
considère  le  mouvement  de  la  pensée  en  lui- 
même,  dialectique  immanente,  qui  part  du  con- 
cept vide  en  soi  de  l'être  pur  ou  du  néant  logique 
Sour  aboutir  à  Vidée  concrète  absolue,  dont  le 
évoloppement  produit  l'univers. 
La  préface  de  cette  Logique  peut  donner  une 
idée  ae  l'immense  difî'érence  qui  sépare  cette 
nouvelle  manière  de  ihilosopher  de  l'ancienne. 
«  La  métapiiysique,  dit  Hegel,  ce  qu'on  appelait 
ainsi  avant  Kant,  a  disparu  du  rang  des  sciences. 
Qui  oserait  parler  encore  de  ce  qu'on  nommait 
autrefois  ontologie,  psychologie,  cosmologie, 
théologie  rationnelles?  Qui  s'intéresse  encore  à 
des  recherches  sur  l'immatérialité  de  l'âme,  sur 
les  causes  finales,  etc....  La  logique,  sans  partager 
le  sort  misérable  de  sa  sœur,  est  restée  ce  que 
la  tradition  l'a  faite.  L'esprit  nouveau,  qui  anime 
la  science  et  la  vie,  ne  s'est  pas  encore  donné  la 
peine  de  se  transformer  extérieurement  ;  mais 
lorsqu'il  s'est  métamorphosé  substantiellement, 
c'est  en  vain  que  l'on  voudrait  conserver  les 
formes  du  passé  et  résister  à  un  nouvel  avène- 
ment. 11  est  temps  de  transformer  la  science 
logique,  qui  constitue  la  vraie  métaphysique,  la 
philosophie  spéculative  pure.  » 

La  Logique  forme,  en  abrégé,  la  première 
partie  de  \  Encxjclopcaie  des  sciences  philosophi- 
ques, qui  parut  en  1817.  Hegel  donna,  en  1830, 
une  troisième  édition  de  ce  dernier  ouvrage,  qui 
est  le  résumé  substantiel  et  systématique  ae  sa 
pensée. 

Les  Principes  de  la  philosophie  du  droit  (1821) 
sont  le  développement  de  cette  partie  de  VEn- 
cyclopcdie  qui  est  intitulée  VEsprit  objectif,  et 
qui  forme  une  des  subdivisions  de  la. Philosophie 
ae  Vesprit.  C'est  dans  la  préface  de  la  Philosophie 
du  droit  que  se  rencontre,  pour  la  première  fois, 
cette  formule,  d'abord  si  mal  interprétée  de  la 
philosophie  hégélienne  :  «  Ce  qui  est  rationnel 
est  réel,  et,  réciproquement,  ce  qui  est  réel  est 
rationnel;  »  formule  qui  n'est  qu'une  autre  ver- 
sion du  principe  de  l'unité,  et  qui  ne  peut  se 
soutenir  qu'aux  dépens  de  la  réalité  de  toutes 
les  existences  finies  et  individuelles.  «  Ce  traité, 
dit  Hegel,  ne  doit  être  autre  chose,  dans  sa  partie 
politique,  qu'un  essai  de  comprendre  l'État  comme 
rationnel  en  soi.  Il  ne  s'agit  pas  de  le  construire 
a  priori,  ni  de  lui  enseigner  ce  qu'il  doit  être, 
mais  de  le  faire  comprendre  comme  monde 
social.  Donner  l'intelligence  de  ce  qui  est,  tel 
est  le  problème  de  toute  philosophie;  car  ce  qui 
est,  est  la  raison  réalisée.  » 


Tels  sont  les  seuls  ouvrages  publiés  par  Hegel 
lui-même;  les  autres  volumes  de  l'édition  de  ses 
Œuvres  comjjlètes  renferment,  outre  quelques 
discours,  quelques  critiques  et  la  correspondance, 
ses  leçons  publiques  sur  la  Philosophie  de  l'his- 
toire, sur  VEsthctique,  la  Philosophie  de  la  re- 
ligion, et  Vllistoire  de  la  philosophie.  Ces  leçons 
sont  le  développement  et  l'application  de  son 
système. 

Il  n'est  guère  possible  de  donner,  en  un  petit 
nombre  de  pages,  une  idée  complète  de  ce  systè- 
me :  nous  allons  l'essayer  cependant,  en  suivant 
pas  à  pas  l'exposé  que  Hegel  en  a  fait  dans 
V Encyclopédie  ;  mais,  auparavant,  il  faut  carac- 
tériser suffisamment  la  méthode  qu'il  a  suivie, 
et  nous  placer  au  point  de  vue  de  sa  philosophie. 

Cette  philosophie  est  essentiellement  un  systè- 
me, dans  un  sens  plus  rigoureux  et  plus  complet 
encore  que  celle  de  Spinoza.  La  méthode  et  le 
savoir  qu'elle  produit  sont  identiques,  et  coïnci- 
dent si  parfaitement,  qu'ils  se  supposent  et  se 
produisent  réciproquement. 

Hegel  relève  de  Ficlite  pour  la  méthode,  de 
.Spinoza  et  de  M.  de  Schelling  pour  le  fond  de  la 
doctrine.  Pour  avoir  la  clef  de  son  système,  il 
suffit  de  voir  ce  que,  selon  Hegel,  ces  deux  phi- 
losophes ont  laissé  à  désirer,  et  de  se  rappeler 
quelle  idée  Fichte  se  faisait  de  la  science. 

Aux  yeux  de  Hegel,  il  n'a  manqué  à  Spinoza 
que  de  concevoir  la  substance  absolue  comme 
sujet,  comme  esprit,  et  de  considérer  l'esprit  de 
l'homme  comme  identique  avec  elle,  au  lieu  d  • 
le  présenter  comme  une  simple  modification  d- 
la  substance  divine,  s:ais  liberté  et  sans  un" 
existence  ([ui  lui  soit  propre.  Quant  à  la  philo- 
sophie de  M.  de  Schelling,  elle  est  vraie  au  fond, 
et  définitive  quant  à  son  contenu;  mais  elle  n'est 
pas  suffisamment  justifiée,  et  n'est  pas  présenté.; 
sous  une  forme  vraiment  scientifique:  elle  manque 
de  méthode,  et  cependant  en  philosophie  la  mé- 
thode est  l'essentiel,  puisque  c'est  par  elle  seule- 
ment que  le  contenu  est  compris.  De  son  côte'. 
M.  de  Schelling  a  reproché  à  Hegel  d'avoir,  pa; 
sa  manière  de  l'établir,  dénaturé  sa  doctrine. 
Dans  la  philosophie  de  Hegel,  la  méthode  est  i  ■ 
système  même,  puisqu'elle  est  l'imitation,  la  re- 
production par  la  pensée  du  mouvement  par 
lequel  se  produit  incessamment  l'ordre  universel. 
C'est  l'eff'oit  le  plus  puissant  de  la  pensée  mo- 
derne de  s'élever  à  l'omniscience,  à  la  science 
universelle  et  absolue;  elle  suppose  l'esprit  de 
l'homme  égal  à  l'esprit  divin  et  l'identifie  avec 
lui. 

Il  n'y  a  qu'une  méthode  en  toute  science,  dit 
Hegel  ;  la  méthode  est  l'idée  se  développant,  et 
cette  idée  est  une.  L'idée  est  le  commencement; 
elle  est  en  même  temps  la  chose,  la  substance, 
comme  le  germe  d'où  sort  l'arbre. 

Il  y  a  nécessairement  en  Dieu,  dit  Spinoza 
[Ethic,  liv.  II,  prop.  3-4),  l'idée  de  son  essence, 
aussi  bien  que  de  tout  ce  qui  découle  nécessaire- 
ment de  cette  essence  ;  cette  idée  est  une  comme 
la  substance  divine  elle-même.  Telle  est  l'idée 
absolue  concrète  de  Hegel  ;  mais  au  lieu  de  dire 
que  cette  idée  est  en  Dieu,  c'est  chez  lui  cette 
idée  qui  renferme  Dieu.  C'est  l'idée  des  idées, 
la  notion  éternelle  de  M.  de  Schelling,  qui  n'est 
pas  dans  la  raison,  mais  qui  est  virtuellement 
la  raison  même.  Cette  idée  est  à  la  fois  le  tout- 
un  des  éléates,  le  voy;  d'Anaxagore,  le  lô-ioc,  des 
néo-platoniciens,  l'être  tout  réel  desscolastiques, 
la  substance  unique  de  Spinoza,  l'absolu  de  Fjchte 
et  de  Schelling.  Son  essence  est  la  pensée,  le 
mouvement  par  la  pensée;  c'est  par  la  pensée 
qu'elle  fait  évolution;  la  pensée  est  à  la- fois  la 
substance  et  le  principe  générateur  de  l'univers 
physique  et  moral;  et   la  dialectique  du  philo- 


HEGE 


—  686  — 


HEGE 


sophe  n'est  autre  chose  que  la  reproduction  libre 
de  la  dialectique  divine  qui  produit  tout. 

Dans  l'idée  tout  est  un,  et  en  dehors  de  l'idée 
tout  n'est  que  sa  manifestation.  Les  existences 
diverses,  dans  le  système  universel,  ne  sont 
qu'autant  de  moments  de  ce  développement,  qui, 
à  la  dillerence  de  la  végétation,  ne  produit  pas 
le  germe  d'un  individu  nouveau,  mais  n'a  d'autre 
but  que  de  donner  à  l'idée  la  conscience  d'elle- 
même. 

Admirons  d'abord  la  hardiesse  de  cette  entre- 
prise, de  poser  tout  ce  qui  existe  dans  le  ciel 
et  sur  la  terre  comme  le  développement  d'une 
idée,  dont  le  mouvement  constitue  le  monde 
phénoménal  et  le  monde  intelligible;  puis  de 
supposer  que  cette  idée,  qui  est  le  monde  en  soi 
ou  virtuellement,  est  présente  dans  l'homme,  et 
que  par  la  réflexion,  par  une  sorte  d'intuition 
intellectuelle  méthodique,  par  une  dialectique 
créatrice,  l'esprit  humain  peut  repenser,  recréer 
par  la  pensée  le  mouvement  qui  constitue  l'uni- 
vers :  le  monde  visible  et  le  monde  moral,  la  nature 
et  l'histoire,  les  sciences  et  les  arts;  religions,  lois, 
mœurs  et  institutions  tout  sera  expliqué  par  le 
mouvement  de  la  pensée,  image  fidèle  du  mou- 
vement éternel  et  immanent  de  l'idée  absolue. 

Vico  a  dit  :  «  Nous  démontrons  les  vérités 
géométriques,  parce  que  nous  les  faisons.  »  C'est 
ainsi  que  Hegel,  après  M.  de  Schelling,  prétend 
démontrer  toutes  choses  en  les  construisant.  Mais, 
pour  qu'une  pareille  philosophie  soit  possible,  il 
faut  admettre  que  l'entendement  humain  est 
conforme  à  cet  entendement  archétype  que  Kant 
oppose  à  l'intelligence  de  l'homme.  Il  ne  s'agit 
pas  seulement  de  revendiquer  pour  la  raison  une 
certaine  autorité,  ou  même  une  autorité  entière 
quant  aux  questions  dont  elle  peut  connaître, 
prétention  légitime  et  nécessaire,  ou  d'admettre 
a  priori  et  avec  une  juste  confiance  l'harmonie 
des  lois  de  la  conscience  raisonnable  et  des  lois 
de  la  nature  :  il  faut  égaler  la  raison  en  puis- 
sance et  en  étendue  à  l'intelligence  divine,  et 
supposer  ainsi  que  l'action  créatrice  peut  être 
reproduite  par  la  pensée. 

Selon  Aristote,  Dieu  étant  la  cause  et  le  prin- 
cipe de  tout,  lui  seul  possède  la  science  suprême 
des  causes,  la  science  de  l'essence  des  choses  ; 
mais  il  est  digne  de  l'homme  d'aspirer  à  cette 
science  divine  :  l'idéalisme  absolu  n'y  aspire  pas, 
il  la  possède. 

Rien  n'est  que  par  la  pensée,  avait  dit  Men- 
delssohn,  d'après  Leibniz;  la  réalité  suppose  la 
possibilité,  la  pensée  qui  la  conçoit.  Nul  être 
fini  ne  peut  épuiser  par  la  pensée  toute  la  réalité 
de  ce  qui  existe,  et  moins  encore  comprendre  la 
possibilité  et  la  réalité  des  choses.  Il  faut  donc 
qu'il  y  ait  une  intelligence  infinie  qui  conçoive 
parfaitement  toute  possibilité  comme  possible, 
et  toute  réalité  comme  réelle,  et  cette  intelligence 
infinie  c'est  Dieu.  M.  de  Schelling  et  Hegel  attri- 
buent à  l'homme  lui-même  cette  intelligence. 

La  méthode  de  Hegel  est  identique  avec  le 
système  qu'elle  produit;  elle  est  donnée  en  même 
temps  que  le  principe  fondamental  de  l'idéalisme 
absolu  :  elle  se  maintient  ou  tombe  avec  lui.  Le 
principe  de  l'identité  admis,  il  y  a  nécessairement 
unité  du  développement  logique  et  du  dévelop- 
pement ontologique.  Ce  sera  une  synthèse  pro- 
gressive et  continue,  qui  représente  l'évolution 
éternelle  de  l'idée  concrète  absolue.  Cette  mé- 
thode est  le  mouvement  même  par  lequel  tout 
se  produit;  le  double  sens  du  mot  latin  expli- 
catio  en  peut  indiquer  la  nature  :  les  choses  sont 
expliquées  et  comprises  par  la  manière  dont  elles 
se  développent  du  fond  de  Vidée  par  le  mouvement 
de  la  pensée. 

Expliquer,   dans  le  langage  de  Hegel,   c'est 


montrer  quelle  place  une  chose  occupe  dans  le 
développement  général.  Comprendre,  c'est  con- 
naître 1  origine  ou  la  forme  antérieure  d'une 
chose;  prouver,  c'est  réduire  les  données  em- 
piriques à  leur  expression  générale,  et  c'est  ainsi, 
dit  Hegel,  que  Kepler  a  démontré  les  lois  du 
mouvement  absolu.  L'origine  ou  la  source  d'une 
chose,  ce  n'est  pas  le  principe  d'où  elle  émane, 
c'est  la  forme  immédiate  sous  laquelle  elle  appa- 
raît d'abord.  Les  éléments  divers  et  les  existences 
diverses  ne  sont  gue  des  moments  du  mouvement 
universel  de  l'idée  U7ie,  des  formes  transitoires, 
qui  n'ont  rien  de  fixe,  rien  de  permanent.  Tout 
est  fluide,  si  l'on  peut  dire  ainsi,  dans  les  idées 
et  les  choses;  les  deux  séries  sont  absolument 
continues  :  une  continuité  absolue  en  est  la  loi 
suprême. 

Dans  ce  mouvement  continu,  mais  articulé, 
ce  qui  précède  est  la  raison^  la  substance,  le 
genre  de  ce  qui  suit,  et  ce  qui  suit  est  la  vérité, 
la  réalité,  l'espèce  de  ce  qui  précède.  C'est  une 
spécification  continuelle  qui,  dans  son  dernier 
résultat,  retourne  à  l'état  général,  à  l'identité 
absolue  d'où  elle  est  partie. 

Cela  admis,  le  mode  de  procéder  en  résulte 
nécessairement.  Tout  étant  dans  l'idée  absolue 
concrète,  elle  ne  peut  sortir  de  cet  état  que  par 
une  contradiction  intime,  qni  devient  la  cause 
d'une  division,  d'une  dircmption.  De  là  le  besoin 
de  la  conciliation  et  du  retour  à  l'unité;  puis 
diremption  nouvelle  et  nouvelle  conciliation,  et 
ainsi  indéfiniment,  jusqu'au  dernier  terme  de 
l'évolution.  La  dialectique  spéculative  ou  imma- 
nente procède  par  un  mouvement  qui  s'accomplit 
en  trois  temps.  Il  y  a  d'abord  la  thèse  ou  la 
position,  l'idée  en  soi,  en  puissance,  à  l'état 
d'involution  ;  puis  l'antithèse,  la  négation,  l'idée 
pour  soi,  l'idée  réalisée,  à  l'état  d'évolution; 
enfin  la  synthèse,  la  négation  de  la  négation  avec 
un  résultat  positif,  l'idée  en  soi  et  pour  soi, 
revenue  à  elle. 

Tel  est  le  rhythme  constant  de  cette  nouvelle 
dialectique  :  de  là  cette  tripartition  qui  domine 
dans  le  système  en  général  et  dans  tous  ses  dé- 
tails, et  dont  le  type  est  dans  le  dogme  de  la 
Trinité. 

A  ces  trois  moments  de  la  dialectique  cor- 
respondent ce  qu'on  appelle  en  logique  la  notion, 
\e  jugement,  la  conclusion,  pris  spéculativement. 
Hegel  abuse  de  l'étymologie  des  mots  qui  dé- 
signent en  allemandi  ces  diverses  opérations  de 
l'entendement.  La  notion,  concept,  compréhen- 
sion [Begriff,  de  begreifen,  comprendre),  est  la 
virtualité,  la  nature  primitive,  la  substance  de 
la  chose.  Le  jugement,  en  allemand  Urlheil. 
départ,  partage,  division,  est,  selon  lui,  la  di- 
remption, l'action  par  laquelle  la  notion  s'ouvre 
et  se  manifeste.  La  conclusion  enfin  est  l'opéra- 
tion par  laquelle  se  fait  la  conciliation,  le  retour  : 
conclure,  c'est  fermer,  c'est  réunir.  Ensemble, 
les  trois  mouvements  constituent  le  syllogisme 
réel,  le  raisonnement  spéculatif. 

Il  importe  encore  de  remarquer  que  Hegel 
donne  de  même  un  autre  sens  aux  mots  concret 


qu'elles  sont  considérées  à  part  de  l'idée.  Vabstrac- 
lion,  ce  n'est  pas  une  qualité  considérée  séparé- 
ment du  sujet,  mais  une  chose  considérée  sépa- 
rément de  sa  substance,  de  sa  notion. 

Le  mouvement  de  la  pensée,  pris  en  lui-même, 
produit  Vidée  absolue,  l'idée  concrète,  la  notion 
ou  la  substance  universelle.  Son  évolution  par 
la  pensée  constitue  l3i  nature  ou  l'univers  maté- 
riel, et  son  retour  à  elle-même,  avec  une  pleine 
conscience  de   soi,   constitue  {'esprit.  De  là  la 


HE(jE 


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HEGE 


division  du  système  en  trois  grandes  parties,  la 
loi/i(]itc,  la  philosophie  de  la  nature,  la.  philo- 
sophie do  l'esprit. 

Par  un  premier  travail,  la  pensée  constitue 
l'idée  absolue  comme  telle,  en  s'élevant  de  la 
dernière  abstraction  jusqu'à  l'idée  concrète,  qui, 
comme  l'œuf  de  Brahma,  renferme  en  puissance 
toutes  les  existences  :  ce  travail  est  l'objet  de  la 
logique,  la  science  de  l'idée  pure,  de  l'idée  en 
soi. 

Par  un  second  travail,  continué  du  premier, 
l'idée  concrète,  semblable  à  l'œuf  qui  se  brise, 
l'ait  évolution,  et,  en  sortant,  pour  ainsi  dire, 
d'elle-même,  devient  nature,  univers  :  do  là  la 
philosophie  de  la  nature  ou  la  science  de  l'idée 
se  manifestant,  se  réalisant  dans  le  monde,  et 
devenant  comme  un  antre  pour  elle.  Les  plato- 
niciens appelaient  la  matière  Vautre,  mais  dans 
un  sens  ditrérent;  car,  selon  Hegel,  cet  autre, 
c'est  encore  l'idée,  mais  sous  une  autre  forme. 

Enfin,  par  un  troisième  et  dernier  travail, 
l'idée  revient  à  elle  avec  une  pleine  conscience 
de  ce  qu'elle  est  en  soi,  et  se  reconnaît  comme 
esprit  :  ce  retour  est  l'objet  de  la  philosophie  de 
l'esprit,  la  science  de  l'idée  revenue  à  elle- 
même. 

Le  tout  est  la  genèse  de  Dieu  dans  l'esprit  de 
l'homme,  et  a  pour  fin  dernière  de  donner  à 
l'esprit  humain  la  conscience  qu'il  est  lui-même 
l'absolu.  L'idée  divine  est  la  substance  de  l'uni- 
vers physique  et  moral;  le  mouvement  de  la 
pensée  en  est  le  principe  générateur,  et  l'esprit 
en  est  le  résultat. 

C'est  sous  ces  trois  chefs  que,  dans  l'Enmjclo- 
pédiej  sont  classées,  avec  la  prétention  d'une 
parfaite  continuité  de  développement,  toutes  les 
sciences  philosophiques. 

Dans  l'introduction,  Hegel  traite  de  la  défini- 
tion de  la  philosophie  et  de  ses  rapports  avec 
son  histoire. 

La  vraie  définition  de  la  philosophie  est  le  ré- 
sultat même  de  la  science,  et  ne  peut  se  justifier 
que  par  la  fin.  On  peut  cependant,  tout  d'abord 
et  d'une  manière  générale,  la.définir  :  la  contem- 
plation réfléchie  des  choses.  La  philosophie  re- 
pense les  produits  de  la  pensée  naturelle  et  spon- 
tanée :  c'est  la  conscience  de  la  conscience,  la 
pensée  de  la  pensée.  Le  contenu  vrai  de  la  con- 
science ne  se  montre  complètement,  et  sous  son 
véritable  jour,  qu'autant  qu'il  est  converti  en 
pensées,  en  notions;  mais,  pour  être  ainsi  trans- 
formé, ce  contenu  ne  s'en  accorde  pas  moins 
avec  l'expérience,  et  n'en  est  pas  moins  l'ex- 
pression de  la  réalité,  pourvu  que  l'on  distingue 
la  vraie  réalité  de  ce  qui  n'a  qu'une  existence 
phénoménale  et  contingente.  La  réalité  est  la 
raison  objective,  la  raison  réalisée. 

La  raison  subjective  d'ailleurs  éprouve  le  be- 
soin de  donner  au  savoir  la  forme  de  la  néces- 
sité, nécessité  qui  ne  se  rencontre  pas  dans  la 
science  dite  expérimentale.  La  pensée  réfléchie, 
en  tant  qu'elle  cherche  à  satisfaire  à  ce  besoin 
de  la  raison,  est  pensée  spéculative,  philosophi- 
que. 

La  pensée  philosophique  se  développe  et  s'é- 
lève par  degrés,  et  VHistoire  de  la  philosophie 
présente  ce  développement  sous  la  forme  d'une 
succession  accidentelle  et  d'une  diversité  de 
principes  et  de  systèmes;  mais  le  même  esprit  y 
domine,  il  n'j^  a  là  qu'une  seule  et  même  philo- 
sophie. Ce  développement  que  nous  off're  l'his- 
toire se  retrouve  dans  la  philosophie  même, 
mais  délivré  de  toute  contingence  historique. 

La  science  de  l'idée  est  essentiellement  sys- 
tème, puisque  le  vrai,  en  tant  que  concret,  ne 
peut  se  développer  qu'en  soi  et  avec  unité,  c'est- 
à-dire  comme  totalité.  Un  contenu  philo.sophique 


n'a  de  valeur  que  comme  partie  ou  moment  de 
l'ensemble. 

Le  point  de  départ  de  la  philosophie  est  la 
pensée  elle-même.  Elle  commence  par  la  logique 
ou  la  science  de  l'idée  dans  le  pur  élément  de 
la  pensée. 

Les  observations  qui  servent  d'introduction  à 
la  logique  sont  importantes  :  là  se  trouve  le 
vrai  principe  de  l'idéalisme  de  Hegel,  et  là 
aussi  est  l'erreur  fondamentale  de  son  système. 
La  pensée,  dit-il,  dans  l'acception  ordinaire,  e.st, 
quant  au  sujet  pensant,  considérée  comme  une 
faculté  de  l'esprit  coordonnée  à  d'autres  facultés  : 
son  produit  est  le  général,  l'abstrait.  Considérée 
comme  active  quant  aux  objets,  comme  réflexion, 
le  général  qu'elle  produit  renferme  l'essence^  la 
vérité  des  choses.  Ainsi,  même  selon  la  manière 
de  voir  ordinaire,  les  idées  sont  les  essences 
des  objets.  Et  comme  la  réflexion  modifie  les 
données  sensibles,  il  s'ensuit  que  ce  n'est  que 
par  une  modification  que  la  vraie  nature  des 
choses  arrive  à  la  conscience.  Or,  la  pensée  étant 
mon  action  à  moi.  il  s'ensuit  de  plus  que  cette 
vraie  nature  est  la  libre  production  de  mon  es- 
prit comme  sujet  pensant. 

Nous  ne  relèverons  pas  tout  ce  qu'il  y  a  dans 
ces  propositions  d'arbitraire  et  de  forcé.  De  ce 
que  ce  n'est  que  par  la  pensée  que  nous  pouvons 
connaUre  les  objets,  il  ne  s'ensuit  pas  que  leur 
réalité  dépende  de  la  pensée  et  que  les  idées  en 
soient  l'essence.  S'il  est  vrai  que  les  données 
soient  modifiées  par  la  réflexion,  de  quel  droit 
inférer  de  là  que  cette  modification  nous  fasse 
connaître  la  vraie  nature  des  choses?  Enfin  de 
ce  que  la  vraie  nature  des  objets,  en  supposant 
qu'il  en  soit  ainsi,  ne  nous  est  connue  que  par 
la  pensée,  peut-on  en  conclure  que  cette  vraie 
nature  soit  une  production  de  notre  esprit? 

Tout  l'idéalisme  de  Hegel  repose  sur  cette 
base  ruineuse.  Les  pensées,  poursuit-il,  peuvent 
donc  être  appelées  objectives,  de  même  aussi 
que  les  formes  de  la  logique  ordinaire.  La  lo- 
gique se  confond  ainsi  avec  la  métaphysique,  la 
science  des  choses  réduites  en  pensées,  et  ces 
pensées  objectives,  qui  sont  la  vérité  des  choses, 
sont  l'objet  de  la  philosophie. 

Une  analyse  de  la  Logique  est  impossible  ici  ; 
nous  nous  bornerons  à  en  indiquer  la  marche  et 
à  faire  quelques  observations. 

La  logique  est,  selon  Hegel,  le  système  de  la 
raison  pure,  de  la  vérité  en  soi,  la  science  de 
Dieu  considéré  dans  son  éternelle  essence  et 
indépendamment  de  sa  réalisation  physique  et 
morale. 

Elle  est  divisée  en  trois  parties  :  la  science  de 
Vrtre,  la  science  de  Vessence  et  la  science  de 
Vidée.  La  pensée,  par  son  seul  mouvement,  s'é- 
lève de  Vctre  pur  jusqu'à  Vidée  absolue  con- 
crète. Cette  synthèse  créatrice,  partie  du  néant, 
arrive  d'abord,  au  moyen  du  concept  de  devenir, 
à  l'être  déterminé,  à  l'existence.  Dans  la  seconde 
partie,  l'auteur  traite  de  l'essence  comme  base 
de  l'existence,  puis  du  phénomène  et  de  la  réa- 
lité. Dans  la  troisième  partie  enfin,  le  mouve- 
ment logique  aboutit  à  l'idée  absolue  par  trois 
degrés  marqués  chacun  par  trois  moments.  La 
notion  subjective  d'abord,  et  devenue  successi- 
vement notion,  jugement  et  conclusion,  devient 
ensuite  objet,  mécanisme,  chimie,  théologie  ; 
enfin  l'idée  concrète  est  achevée  par  la  vie  et  la 
connaissance. 

Ainsi,  selon  Hegel,  la  pensée  n'est  pas  un  sim- 
ple instrument  s'exerçant  sur  un  objet  donné  ; 
la  pensée  pure  est  créatrice  comme  la  pensée 
divine.  Les  notions  ne  sont  pas  les  images  logi- 
ques des  choses,  formes  fixes  et  distinctes  ;  mais 
l'essence  des  choses,  des  formes  transitoires  n'ex- 


HEGE 


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HEGE 


primant  que  des  momenls  dans   le  développe- 
ment logique  de  Dieu. 

Toute  cette  doctrine  est  fondée  sur  une  étrange 
illusion.  Pour  arriver  à  l'être  pur,  au  néant  lo- 
giciue,  il  a  fallu  faire  abstraction  de  toute  réa- 
lité et  de  toutes  ses  déterminations;  et  ensuite, 
pour  expliiiuer  la  réalité  et  les  catégories,  il  a 
lallu  restituer  progressivement  la  réalité  à  l'idée 
de  l'être  et  rétablir  les  catégories  préexistantes. 
Ainsi,  dès  le  déijut,  pour  s'élever  au-dessus  de 
rélre  pur  et  du  néant,  Hegel  les  concilie  et  les 
unit  par  le  devenir,  d'où  résulte  l'existence. 

Partant  de  la  supposition  que  les  idées  sont 
l'essence  des  choses,  il  en  conclut  que  la  notion 
la  plus  générale  est  l'essence  de  tout;  ainsi 
Yêire  pur,  si  pauvre  et  si  vide  qu'il  soit,  le 
néant  recèle  dans  son  sein  toute  la  plénitude  de 
l'être  concret,  qui  en  résulte  par  le  seul  mouve- 
ment de  la  pensée  :  c'est  là  une  création  vérita- 
blement ex  nihilo.  L'idée  absolue  concrète,  l'u- 
nivers, l'esprit,  Dieu  même,  naissent  de  la  seule 
action  de  la  pensée  pure  sur  l'être  pur,  c'est-à- 
dire  du  vide  sur  le  vide,  du  néant  sur  le  néant. 
Mais  en  y  regardant  de  près,  le  miracle  disjia- 
raît.  La  pensée  introduit  dans  le  néant  ses  caté- 
gories, et,  par  une  restitution  mal  déguisée, 
rend  à  l'être  ce  que  l'abstraction  en  a  ôté.  L'idée 
de  l'être  grossit  en  s'avançant,  erescit  eundo, 
non  par  le  seul  mouvement  de  la  pensée,  mais 
par  les  éléments  nouveaux  qui  y  sont  continuel- 
lement ajoutés. 

Cependant  Vidée  absolue  ne  peut  pas  rester  à 
cet  état  concret  à'i7ivolulion.  Elle  éprouve  le 
besoin  de  se  réaliser,  de  se  manifester  ;  elle 
produit  l'univers,  qui  est  l'idée  logique  appa- 
raissant au  dehors.  La  nature  est  l'idée  sous  la 
forme  de  l'extériorité  :  c'est  un  reflet  de  l'idée 
plutôt  que  son  expression  exacte.  En  effet,  dans 
l'idée,  la  nature  est  divine;  mais,  telle  qu'elle 
est,  elle  ne  répond  pas  absolument  à  l'idée;  elie 
est,  dit  Hegel,  contradiction  inconciliée.  Elle 
doit  être  considérée  comme  un  système  de  de- 
grés dont  l'un  procède  nécessairement  de  l'autre, 
de  telle  sorte  que  chaque  nouvelle  forme  est  la 
vérité  prochaine  decelle  d'où  elle  résulte;  c'est  un 
organisme  vivant,  graduellement  progressif,  dont 
la  consommation  sera  l'esprit.  Celte  gradation 
ne  doit  pas  être  considérée  comme  inhérente  à 
la  nature.  Les  métamorphoses  n'ont  lieu  que 
dans  l'idée  qui  est  l'essence  de  la  nature.  Dans 
la  nature  même  les  existences  paraissent  dis- 
tinctes, individuelles,  indifférentes  les  unes  aux 
autres.  La  continuité  n'est  que  dans  l'idée. 

Le  monde  est  une  fleur  qui  procède  éternelle- 
ment d'un  genre  uni(jue,  l'idée  absolue  concrète. 
C'est  un  tout  organique  et  vivant  ;  mais  dans 
ses  productions  règne  néanmoins,  selon  Hegel, 
une  sorte  de  désordre  et  de  hasard.  C'est  là  une 
contradiction  évidente,  amenée  par  les  besoins 
du  système.  Hegel  divinise  la  nature  en  tant  que 
dans  ses  formes  générales  elle  semble  se  con- 
former aux  déterminations  logiques  de  l'idée; 
il  la  méprise  en  tant  que  dans  ses  détails  et  sa 
variété  elle  se  refuse  à  se  laisser  emprisonner 
dans  ses  catégories.  Au  lieu  de  reconnaître  l'in- 
suffisance de  la  philosophie  à  cet  égard,  il  accuse 
en  propres  termes  la  nature  elle-même  d'im- 
puissance, de  l'impuissance  de  demeurer  fidèle 
aux  déterminations  logiques  et  d'y  conformer 
exactement  ses  produits. 

La  Philosophie  de  la  nature  est  divisée  en 
trois  parties  :  la  Mécanique,  la  Ph>jsique,  VOr- 
ganique.  Chaque  partie  est  subdivisée  en  trois 
sections. 

Sous  le  premier  titre,  le  philosophe  traite  du 
temps  et  de  l'espace,  de  la  matii^re  et  du  mou- 
vement, de  la  mécanique  absolue;  sous  le  se- 


cond, de  la  physique  de  V individualité  générale 
(des  corps  physiques  libres,  des  éléments,  du 
jeu  des  éléments)  ;  de  la  physique  de  Vindivi- 
dualité  particulière  (la  pesanteur  spécifique, 
la  cohésion,  le  son,  la  chaleur);  de  la  physiqui; 
de  V individualité  totale  (la  forme,  le  corps  indi- 
viduel, le  travail  chimique).  Enfin,  sous  le  titre 
de  rUrganique,  il  traite  de  la  géologie,  de  la 
nature  végétale,  de  l'organisme  animal  (la  fi- 
gure, l'assimilation,  la  génération). 

H  est  bien  entendu  cjue  celte  philosophie  de 
la  nature,  qui  est  en  général  semblable  à  celle  de 
M.  de  Schelling,  a  pour  bise  la  science  physique 
actuelle.  Mais  Hegel  n'en  admet  que  ce  qui 
s'accorde  avec  son  système  logique.  H  a  la  pré- 
tention de  traduire  en  idées  les  généralités  em- 
piriques, et  de  montrer  comment  celles-ci  pro- 
cèdent avec  nécessité  de  la  virtualité  de  l'idée. 

L'espace  nous  manque  pour  relever  ici  tout  ce 
qu'il  y  a  dans  cette  partie  de  la  philosophie  de 
Hegel  d'ingénieux  et  de  profond,  mais  aussi 
d'arbitraire  et  de  singulier,  et  pour  dire  com- 
bien les  faits  sont  les  uns  dénaturés,  les  autres 
omis  ou  ignorés.  Mais  nous  devons  citer  comme 
un  exemple  du  dédain  superbe  avec  lequel  Hegel 
traite  les  phénomènes  quand  ils  sont  rebelles  à 
sa  dialectique,  et  des  aberrations  où  l'esprit  de 
système  peut  entraîner  le  génie,  la  manière 
dont  il  s'exprime  sur  le  ciel  étoile,  que  Kanl 
admirait  à  l'égal  de  la  loi  morale  qui  est  en 
nous.  «  Le  monde  étoile,  dit  Hegel  (dans  l'addi- 
tion au  §  268  de  VEncyclopédic).  n'a  pas  pour  la 
raison  le  même  intérêt  que  pour  le  sentiment  : 
c'est  un  infini  négatif,  le  théâtre  d'une  dircnip- 
tion  abstraite,  où  le  hasard  exerce  sur  les  rap- 
ports une  influence  essentielle.  Le  système  so- 
laire seul  est  rationnel.  L'action  par  laquelle  se 
remplit  l'espace  éclate  en  une  multitude  infinie 
de  corps.  C'est  une  sorte  d'exanthème  de  lumière, 
qui  n'est  pas  plus  admirable  pour  le  philosophe 
qu'une  éruption  de  peau  ou  un  vil  essaim  de 
mouches.  » 

Si,  d'un  côté,  Hegel  ne  voit  dans  la  nature 
qu'un  reflet,  une  manifestation  inadéquate  do 
l'idée;  d'un  autre  côté,  il  fait  résulter  l'esprit  du 
développement  de  la  vie  naturelle.  De  cette  ma- 
nière l'idéalisme  logique,  pour  lequel  la  nature 
n'est  que  l'idée  manifestée,  tombe  dans  l'ex- 
trême opposé,  c'est-à-dire  dans  le  réalisme  ab- 
solu, ou  le  naturalisme,  selon  lequel  la  nature 
est  le  principe  de  l'esprit.  L'esprit  apparaît 
comme  le  dernier  résultat,  comme  la  vérité  de  la 
nature. 

La  Philosophie  de  l'esprit  est  encore  divisée 
en  trois  parties.  La  première,  intitulée  l'Esprit 
subjectif,  est  subdivisée  en  Anthropologie,  Phé- 
noménologie et  Psychologie.  La  seconde,  qui  a 
pour  titre  l'Esprit  objectif,  est  divisée  en  trois 
sections  :  le  Droit,  la  Moralité,  les  Mœurs.  La 
troisième  partie  enfin,  l'Esprit  absolu,  achève 
l'œuvre  en  faisant  arriver  l'esprit  à  la  fin  de 
son  développement  par  l'Art,  la  Religion  ma- 
nifeste ou  révélée,  et  la  Philosophie. 

Dans  ce  cadre,  nous  retrouvons  les  plus  hau- 
tes questions  dont  s'est  toujours  occupée  la  spé- 
culation; mais  ces  questions  ne  sont  pas  ici 
l'objet  d'autant  de  sciences  distinctes,  quoique 
fondées  sur  des  principes  communs.  Ainsi  que 
la  vie  tout  entière  n'a  d'autre  fin  que  de  don- 
ner à  l'esprit  la  conscience  absolue  de  lui-mêDic, 
les  diverses  sciences  philosophiques  ne  sont  ici 
qu'autant  de  degrés  pour  arriver  à  la  science 
définitive  de  l'esprit  absolu. 

L'esprit  subjectif  et  fini  est  le  dernier  produit 
de  la  vie  physique,  qui  arrive  à  son  plus  haut 
degré  de  développement  dans  l'homme.  H  est 
d'abord  âme  ou   esprit  naturel,   et  comme  tel, 


IIEGE 


—  Gb9  — 


liEGE 


il  se  forme  son  corps  plutôt  qu'il  n'en  résulte  : 
ce  premier  travail  est  décrit  dans  VAnlliro- 
pologie.  Puis  il  se  donne  la  conscience  de  son 
être,  et  tend  à  s'élever  au-dessus  de  la  nature  : 
tel  est  l'objet  de  la  Phcnominoloyie  dans  un 
sens  restreint.  Enfin  il  se  détermine  lui-môme, 
devient  sujet  pour  lui,  et,  ainsi  considéré  en  lui- 
même,  il  est  l'objet  de  la  Pgijclwloijie.  La  rai- 
son, qui  est  l'unité  de  la  conscience  immédiate 
et  de  la  conscience  réfléchie,  constitue  l'esprit 
proprement  dit,  et  produit  la  certitude  que  les 
déterminations  de  la  conscience  de  soi  sont 
aussi  celles  de  l'essence  des  choses.  Là  com- 
mence la  psychologie,  qili  considère  d'abord 
l'esprit  comme  intelligence,  puis  comme  vo- 
lonté, enfin  comme  esprit  libre.  La  liberté  est 
l'unité  de  l'esprit  théorique  et  de  l'esprit  pra- 
tique, libre  intelligence. 

Par  là  l'esprit  devient  objectif,  et  son  action 
comme  tel  tend  à  réaliser  sa  liberté  en  se  créant 
un  monde  moral.  Ici  se  placent  la  Philosophie 
'{il  droit,  là  Morale,  la  Politique,  la  Philosojihie 
de  Vhisloire.  On  pressent  ce  que  sera  tout  cela 
dans  un  système  oii  il  n'y  a  rien  de  fixe,  rien 
de  substantiellement  dilférent.  Une  philosophie 
qui  ne  voit  dans  les  choses  humaines,  comme 
dans  la  nature,  qu'un  développement  néces- 
saire, et  qui  n'admet  pas  une  véritable  indivi- 
dualité ;  qui,  par  conséquent,  ne  connaît  ni  la 
vraie  liberté  ni  la  vraie  personnalité,  ne  peut 
fonder  ni  le  droit  ni  la  morale.  «  Les  bonnes 
institutions  sociales,  a  dit  Rousseau,  sont  celles 
qui  savent  le  mieux  dénaturer  l'homme,  lui  ôter 
son  existence  absolue  pour  lui  en  donner  une 
relative,  et  transporter  le  moi  dans  l'unité  com- 
mune, en  sorte  que  chaque  particulier  ne  soit 
plus  sensible  que  dans  le  tout.  »  Cette  pensée  a 
encore  été  exagérée  par  Hegel.  Selon  lui  l'État 
est  la  substance  générale,  dont  les  individus  ne 
sont  que  des  accidents,  des  modes.  L'individu 
se  doit  tout  entier  à  la  société,  puisqu'il  n'est 
rien  sans  elle.  Ainsi  Hegel  fait  de  l'État  le  but 
de  la  société,  et  non  un  simple  moyen.  Toutefois 
sa  politique  est  très-libérale  dans  les  appli- 
cations qu'il  en  fait. 

Dans  la  Philosophie  de  l'histoire  de  Hegel 
éclate  le  même  amour  de  la  liberté  avec  le  même 
mépris  des  individus  et  des  générations  parti- 
culières. La  philosophie,  dit-il,  accepte  les  faits 
historiques,  et  n'y  apporte  que  la  pensée  que  la 
raison  règne  partout  en  souveraine.  L'histoire 
■est  le  développement  de  l'esprit  universel  dans 
le  temps,  la  raison  divine  se  manifestant  dans 
le  gouvernement  général  du  monde,  la  marche 
nécessaire  et  rationnelle  de  l'esprit  réalisant  sa 
puissance;  et,  comme  l'essence  de  l'esprit  est  la 
liberté,  l'histoire  est  le  récit  des  vicissitudes  à 
travers  lesquelles  il  se  donne  la  conscience 
actuelle  de  la  liberté,  qui  est  son  essence.  La  loi 
du  développement  humain  est  la  perfectibilité, 
le  progrès.  Mais  ce  progrès  ne  peut  s'accomplir 
que  par  un  travail  plein  de  combats,  parce  que, 
à  chaque  époque,  la  conscience  et  la  volonté  ne 
s'intéressant  qu'à  leur  existence  présente,  qu'elles 
prennent  pour  définitive,  résistent  au  progrès  : 
il  y  a  ainsi  lutte  de  l'esprit  avec  lui-même. 
Trois  degrés  marquent  ce  travail  historique.  Le 
premier  est  l'état  primitif,  où  l'esprit  est  plongé 
dans  une  sorte  de  sommeil  et  d'ignorance  de 
son  être,  la  vie  orientale,  le  règne  de  la  foi,  de 
l'obéissance,  du  despotisine.  Dans  la  seconde 
période,  l'esprit,  s'arrachant  à  cet  état  d'engour- 
dissement, entre  dans  la  région  de  la  liberté  : 
la  vie  hellénique  et  romaine,  avec  son  aristo- 
cratie, sa  démocratie  et  son  esclavage.  Dans  la 
troisième  période  seulement,  l'esprit  a  pleine 
conscience   de   soi  et  s'élève  jusqu'à  la  liberté 

DICT,   PHILOS. 


générale  :  c'est  la  vie  des  nations  de  race  ger- 
iiianiiiue,  qui  durent  au  christianisme  le  sen- 
liment  que  l'homme  est  libre  comme  tel,  âge  de 
la  réconciliation,  de  la  vérité,  de  la  liberté.  Mais 
pour  faire  prévaloir  ce  principe  dans  la  société 
civile,  il  a  fallu  de  longs  et  pénibles  efforts, 
dont  la  succession  constitue  toute  l'histoire  mo- 
derne. La  renaissance  fut  l'aurore  d'un  jour 
nouveau,  dont  la  réformation  fut  le  soleil  levant, 
et  la  révolution  française  le  brûlant  midi  :  ses 
princiiies  se  répandirent  partout  avec  les  armes 
de  Napoléon.  Pour  en  assurer  le  triomphe,  il  ne 
reste  plus  qu'à  concilier  partout  la  religion  avec 
le  droit,  par  la  conviction  qu'il  n'y  a  pas  de 
conscience  religieuse  qui  puisse  légitimement 
s'opposer  à  la  conscience  civile. 

L'esprit  réfléchi  de  l'histoire  universelle,  en 
dépouillant  toutes  les  formes  de  nitionalité  et 
son  caractère  historique,  prend  le  caractère 
d'universalité  concrète,  et  arrive  ainsi  à  se  savoir 
comme  vérité  éternelle,  comme  la  réalité  ab- 
solue, pour  laquelle  la  nature  et  l'histoire  ne 
sont  que  des  formes  des  manifestations.  Ce 
savoir  s'élève  et  s'achève  par  trois  degrés,  Varl, 
la  religion  et  la  philosophie,  qui.  ensemble, 
forment  la  région  religieuse  en  gênerai. 

L'art  est  l'effort  par  lequel  l'esprit  cherche  à 
réaliser  l'idée  dans  une  forme  extérieure,  l'idéal 
qui  est  l'unité  de  la  forme  et  de  l'idée.  Parmi 
les  formes  naturelles,  le  corps  humain  est  la 
plus  parfaite,  parce  qu'elle  est  l'expression -im- 
médiate de  l'esprit.  Du  reste,  le  Leau  de  l'art 
est  aussi  supérieur  aux  beautés  de  la  nature, 
que  l'esprit  lui-même  est  supérieur  au  monde 
physique.  L'art  s'élève  par  trois  degrés,  la  forme 
symbolique,  ou  l'art  oriental,  la  forme  classique 
ou  l'art  grec,  et  la  forme  romantique  ou  l'art 
moderne  chrétien. 

Dans  la  première,  l'idée  est  plutôt  indiquée 
qu'exprimée  véritablement.  Dans  la  seconde, 
l'idée  est  réalisée  d'une  manière  plus  adéquate; 
mais  cette  forme  est  encore  imparfaite  en  ce 
qu'elle  ne  manifeste  l'esprit  que  matériellement, 
comme  esprit  naturel.  Dans  la  forme  roman- 
tique, enfin,  l'idée  trouve  sa  véritable  expres- 
sion :  elle  spiritualise  la  nature,  et  ainsi  est 
consommée  la  production  de  l'idéal.  L'archi- 
tecture est  l'expression  propre  de  la  forme  sym- 
bolique ;  la  sculpture,  celle  de  la  forme  clas- 
sique; et  les  arts  romantiques  par  excellence 
sont  la  peinture,  la  musique,  la  poésie.  Du 
reste,  le  progrès  d'un  type  à  l'autre  se  retrouve 
dans  l'histoire  de  chaque  art  en  particulier,  et 
dans  le  système  des  arts  romantiques;  il  y  a  de 
plus  progrès  de  l'un  à  l'autre  et  d'un  genre  à 
l'autre  genre.  Dans  les  leçons  sur  Yesthétique, 
toute  l'histoire  de  l'art  est  distribuée  d'après  ce 
système,  qu'on  ne  peut  admettre  sans  dénaturer 
ou  négliger  souvent  les  faits,  et  sans  méconnaître 
tout  à  la  fois  la  vraie  nature  de  l'esprit  et  le 
génie  de  la  nature.  Par  ce  procédé  d'ailleurs  on 
arrive  à  la  négation  de  l'art  même.  En  efl'et,  le 
progrès  à  travers  les  trois  types  fondamentaux 
n'a  pas  pour  but  de  faire  parvenir  l'art  à  la  per- 
fection; mais  d'en  préparer  le  passage  à  la 
religion.  L'art  romantique  aboutit  àl'indifl'érence 
de  la  forme,  puisque  l'esprit  n'a  sa  vérité  que 
dans  la  pensée  pure,  dans  la  conscience  philo- 
sophique. L'intermédiaire  entre  l'art  et  la  phi- 
losophie définitive  est  la  religion  manifeste, 
qui  est  en  même  temps  la  perfection  et  la  néga- 
tion de  l'art. 

Dans  ses  Leçons  sur  la  philosophie  religieuse, 
Hegel  parle  de  la  religion  en  termes  magni- 
fiques. «  C'est  la  région  où  toutes  les  énigmes 
de  la  vie  et  toutes  les  contradictions  de  la  pen- 
sée trouvent  leur  solution,  où  s'apaisent  toutes 

44 


HEGE 


—  690  — 


HEGE 


les  douleurs  du  sentiment;  la  région  de  l'éter- 
nelle vérité,  de  la  paix  éternelle.  Là  coule  le 
fleuve  de  Léthé  où  l'âine  boit  l'oubli  de  tous 
les  maux;  là  toutes  les  obscurités  du  temps  s'é- 
vanouissent devant  les  clartés  de  l'infini.  Dans 
la  conscience  de  Dieu,  l'esprit  est  délivré  de 
toute  forme  finie;  elle  est  conscience  absolument 
libre,  conscience  de  la  vérité  absolue.  Dans  la 
philosophie  religieuse,  on  considère  l'idée  lo- 
gique dans  ses  manifestations  comme  esprit. 
Dieu,  qui  est  le  résultat  de  la  logique  et  de  la 
philosophie  de  la  nature,  est  ici  immédiatement 
et  comme  tel  l'objet  de  la  pensée.  » 

La  philosophie  religieuse  est  divisée  en  trois 
parties.  La  première  a  pour  objet  Vidée  de  la 
o'eligion,  dont  le  développement  constitue  les 
religions  diverses,  les  religions  déterminées, 
qui  sont  l'objet  de  la  seconde.  La  troisième  par- 
tie considère  l'idée  religieuse  revenue  à  elle,  la 
religion  absolue  et  véritable.  Dans  les  religions 
déterminées,  il  s'établit  un  rapport  du  sujet  à 
l'esprit  comme  Dieu.  Puis,  par  le  progrès  ce 
rapport  s'eff'ace  :  l'homme  sait  que  Dieu  est  en 
lui.  qu'il  est  uni  à  lui,  un  avec  lui. 

Hegel  considère  toutes  les  formes  de  la  re- 
ligion, depuis  le  fétichisme  jusqu'au  christia- 
nisme, comme  autant  de  moments  nécessaires 
du  développement  de  la  conscience  religieuse. 
Elle  se  détermine  :  1°  comme  religion  de  la 
nature;  2°  comme  religion  de  l'individualité 
spirituelle.  La  religion  de  la  nature  parcourt 
trois  phases  :  elle  est  d'abord  religion  de  magie 
(fétichisme,  chamanisme,  religion  des  Mongols, 
des  Chinois,  lamaïsme,  bouddhisme)  ;  puis  reli- 
gion de  Yimagination  (religion  des  Indous,  brah- 
maïsme)  ;  enfin  religion  de  la  lumière  (par- 
sisme),  et  religion  du  symbole  (religion  des 
Égyptiens).  La  religion  spirituelle  devient  suc- 
cessivement religion  du  sublime  (judaïsme) , 
religion  de  la  beauté  (religion  des  Grecs),  et 
religion  de  V entendement  (celle  des  Romains). 
Celle-ci  forme  le  passage  à  la  religion  absolue. 

Dans  cotte  nouvelle  région,  l'esprit  est  pour 
lui  ce  qu'il  est  en  soi  ;  il  n'est  plus  l'objet  de 
lui-même  sous  une  forme  déterminée.  Ce  savoir 
que  l'esprit  a  de  soi  est  la  religion  parfaite,  la 
religion  manifeste.  En  religion,  comme  en  tout, 
l'esprit  a  parcouru  les  diverses  phases  de  son 
développement  jusqu'à  devenir  la  négation  de  la 
forme  antérieure,  de  toutes  les  formes  finies  :  il 
est  maintenant  idéalité  pure.  La  conscience  reli- 
gieuse se  perd  ainsi  dans  la  conscience  philo- 
sophique, qui  en  est  à  la  fois  la  négation  et  le 
couronnement. 

L'objet  de  la  philosophie  est  le  même  que 
celui  de  la  religion  :  c'est  la  vérité  éternelle, 
Dieu,  rien  que  Dieu  et  Vexplication  de  Dieu; 
mais  pour  la  première,  ce  contenu  est  présent 
sous  la  forme  de  la  pensée  spéculative.  La  phi- 
losophie, dans  ce  sens  absolu,  est  l'unité  de 
l'art  et  de  la  religion.  Ce  résultat  vient  à  la 
suite  du  même  mouvement  par  lequel  la  religion 
déterminée  devient  religion  absolue.  Par  là  l'es- 
prit est  devenu  pour  lui  ce  qu'il  est  virtuel- 
lement; il  s'est  reconnu  lui-même  pour  l'absolu 
et  s'est  ainsi  identifié  avec  Dieu.  L'absolu  est 
l'esprit  :  telle  est  la  plus  haute  définition  de 
Dieu.  Trouver  et  comprendre  cette  définition, 
telle  est  la  fin  dernière  de  tout  développement 
et  de  toute  philosophie. 

La  conscience  philosophique,  qui  est  le  der- 
nier résultat  du  mouvement  de  l'idée,  est  l'idée 
ayant  conscience  d'elle-même,  la  vérité  con- 
sciente. L'idée  sait  maintenant  ce  qu'elle  est  en 
soi;  elle  est  revenue  à  elle  avec  la  certitude 
qu'elle  est  bien  réellement  l'universalité  con- 
crète. L'esprit,  qui  avait  paru  être  un  résultat, 


est  maintenant  reconnu  pour  l'absolument  pre- 
mier, qui  se  produit  continuellement  de  lui- 
même  et  par  lui-même.  Il  est  bien  constant,  à 
présent,  que  c'est  bien  en  efl'et  l'idée  qui  se 
meut  et  se  manifeste  dans  la  nature  et  dans 
l'histoire;  que  ce  mouvement  se  fait  par  la  pen- 
sée qui  est  son  essence;  que  par  la  pensée  elle 
se  montre  esprit  absolu,  se  produit  et  se  pos- 
sède éternellement  comme  tel. 

C'est  à  cette  fin  que  tend  l'esprit  à  travers 
toute  l'histoire  de  la  philosophie,  et  c'est  dans 
ce  sens  que  Hegel  a  traité  cette  histoire  dans  les 
leçons  si  remarquables  qu'il  lui  a  consacrées.  La 
philosophie  n'est  pas,  non  plus  que  les  choses  ne 
sont;  elle  devient  comme  celles-ci  deviennent. 
Les  mouvements  philosophiques  dans  l'histoire 
correspondent  aux  mouvements  nécessaires  de 
la  dialectique  spéculative.  C'est  pour  cela  que 
Hegel,  dans  l'histoire  de  la  philosophie,  s'ap- 
plique à  montrer  les  moments  du  développement 
de  la  conscience  philosophique,  ainsi  que  dans 
le  système  il  montre  partout  la  coïncidence  des 
déterminations  logiques  de  l'idée  avec  les  mou- 
vements historiques.  Ici  encore  on  peut  reprocher 
avec  justice  à  Hegel  de  n'avoir  réussi  à  classer 
ainsi  les  faits  qu'en  faisant  violence  aux  uns  et 
en  négligeant  les  autres. 

En  exposant  le  plan  de  ce  vaste  système,  nous 
avons  indiqué  les  pétitions  de  principe  et  les 
défauts  que  nous  avons  cru  y  remarquer.  Nous 
terminons  par  quelques  observations  générales. 

L'œuvre  philosophique  de  Hegel  offre  un 
grand  intérêt  et  beaucoup  d'instruction.  Elle 
laissera  une  trace  profonde  dans  l'histoire.  Venu 
après  Kant,  Fichte  et  Schelling,  Hegel  a  saisi 
avec  une  puissance  incontestable  le  problème 
philosophique  dans  toute  son  étendue  et  toute 
sa  profondeur,  et  s'il  n'a  pas  réussi  à  le  résoudre, 
c'est  parce  que,  conçu  ainsi,  il  est  au-dessus  de 
l'intelligence  humaine.  C'est  un  effort  gigan- 
tesque de  s'élever  jusqu'à  la  source  de  toute  vé- 
rité, d'interpréter  la  pensée  créatrice  et  de 
l'imiter  par  la  dialectique.  Si  la  chute  était  iné- 
vitable, cette  chute  est  encore  glorieuse.  En- 
suite, dans  les  détails,  que  d'aperçus  vrais,  que 
d'heureuses  rencontres,  que  de  précieux  débris 
sauvés  d'un  insigne  naufrage  !  Toutes  les  sciences 
philosophiques  retireront  àjamais  de  cette  œuvre 
d'utiles  enseignements.  Dans  la  philosophie  de 
l'histoire  surtout,  dans  la  philosophie  des  reli- 
gions et  des  arts,  dans  l'histoire  de  la  philo- 
sophie, Hegel  a  répandu  sur  les  faits  et  les 
doctrines,  sur  la  marche  générale  de  l'esprit 
humain,  une  lumière  toute  nouvelle. 

Quant  à  la  forme,  on  peut  lui  reprocher  d'a- 
voir trop  souvent  détourné  les  mots  de  leur  véri- 
table acception  et  abusé  de  leur  étymologie  ;  de 
s'être  livré  à  des  excentricités  qui,  plus  d'une 
fois,  aboutissent  au  trivial  et  au  bizarre  ;  mais,  à 
cet  égard  encore,  les  ouvrages  de  Hegel  offrent 
de  grandes  beautés.  Il  dispose  librement  de  tous 
les  trésors  de  sa  langue.  Il  est  souvent  original 
et  humoriste  comme  Shakespeare  et  Jean-Paul, 
moins  la  sensibilité,  dont  il  paraît  presque  aussi 
dénué  que  Hobbes.  Il  ne  recule  devant  aucune 
des  conséquences  désolantes  de  sa  doctrine.  Tan- 
dis que  le  lecteur  le  suit  avec  anxiété  à  travers 
tant  d'illusions  détruites  vers  la  fin  de  tout  dé- 
veloppement, lui,  Hegel,  demeure  insensible 
comme  le  destin,  et  s'avance  avec  une  fermeté 
qui  n'a  rien  d'humain,  qu'on  admire,  mais  qu'on 
ne  saurait  aimer.  La  philosophie  de  Hegel  sem- 
ble être  la  plus  haute  glorification  de  lliomme  : 
eUe  l'égale  à  Dieu,  le  fait  la  conscience  de  Dieu; 
elle  l'appelle  le  fils  premier-né  de  Dieu  ;  mais, 
au  fond,  elle  a  peu  de  sympathie  pour  l'huma- 
nité, el  se  soucie  peu  de  ses  intérêts  les  plus 


HEGE 


691   — 


HEGE 


chers.  Elle  lui  ôte  l'esncrance  d'une  véritable 
inimortalilé,  et  la  liberté  qu'elle  semble  lui  pro- 
mettre ici-bas,  comme  le  prix  de  toutes  les  souf- 
frances des  générations  passées  elle  la  sacrifie 
à  l'État.  L'histoire  universelle  n  a  d'autre  fin  que 
le  développement  progressif  de  la  conscience  de 
Dieu  aux  dépens  de  l'humanité.  Dans  cette  ma- 
nifestation de  l'absolu,  tout  est  nécessaire,  le 
mal  comme  le  bien.  Le  salut  des  hommes,  selon 
Hegel,  consiste  à  ce  qu'ils  arrivent  à  la  conscience 
de  leur  unité  avec  Dieu,  et  que  Dieu  cesse  d'être 
jiour  eux  un  objet  distinct.  Pour  participer  à  ce 
salut,  il  faut  dépouiller  le  vieil  Adam,  renoncer 
à  notre  individualité  par  la  conscience  de  notre 
identité  avec  l'absolu.  A  ce  compte,  les  philoso- 
phes panthéistes  sont  seuls  sauves,  et  Dieu  lui- 
même  n'existe  qu'en  eux  et  que  par  eux. 

Hegel  appelle  superstition  toute  croyance  en 
un  Dieu  objectif  et  en  un  monde  opposé  au 
modde  actuel  :  il  n'y  a,  selon  lui.  d'autre  règne 
des  esprits  que  celui  que  forment  entre  eux  les 
penseurs  dans  lesquels  l'esprit  universel  s'est 
manifesté.  Cependant,  le  monde  réel  lui-même 
s'évanouit,  et  tout  se  réduit  à  un  monde  pure- 
ment logique. 

La  philosophie  de  Hegel  n'est  pas  un  pan- 
théisme réel,  mais  un  panthéisme  logique:  tout 
ce  qui  est  n'est  que  la  manifestation  de  Dieu  par 
le  mouvement  de  la  pensée.  Dans  ce  système, 
Dieu  est  tout  et  rien  :  rien,  en  ce  qu'il  n'a  con- 
science de  lui-même  que  aans  l'esprit  humain; 
tout,  en  ce  qu'il  est  la  substance  générale  de 
toutes  les  consciences  et  de  toutes  les  existences. 
Il  h'v  a  de  substance  que  l'idée,  de  réalité  que 
le  développement,  de  réalité  absolue  que  l'es- 
prit, qui  en  est  la  fin. 

En  considérant  de  près  ce  prétendu  idéalisme 
objectif,  on  ne  tarde  pas  à  se  convaincre  que  ce 
n'est  encore  que  l'ancien  idéalisme  sous  une  au- 
tre forme,  impuissant  à  expliquer  la  vraie  réa- 
lité. Il  ne  reconnaît  pour  réel  que  ce  qui  est 
éternel,  le  mouvement  logique  de  l'idée,  qui  in- 
ccssament  produit  et  reproduit  le  monde:  c'est 
un  éternel  devenir.  L'existence  y  est  le  plus 
pauvre  des  attributs.  Exister,  selon  Hegel,  c'est 
apparaître  un  instant,  puis  périr,  retourner  à 
son  principe,  à  sa  substance.  Les  esprits  indivi- 
duels et  finis  ne  sont  que  des  formes  passagères 
de  l'esprit  universel,  qui,  à  son  tour,  n'est  qu'une 
généralité,  la  somme  logique  des  esprits  finis,  et 
qui  lui-même,  comme  Dieu,  n'est  pas  réelle- 
ment, mais  devient  sans  cesse.  Ainsi,  rien  ne 
subsiste,  si  ce  n'est  le  mouvement  éternel  de  la 
pensée,  qui  produit  tout  et  tout  dévore,  qui 
passe  éternellement  du  néant  à  l'être,  et  de  l'être 
au  néant.  Il  est  vrai  que  c'est  cela  même  qui 
constitue  perpétuellement  le  monde.  Les  exis- 
tences ne  périssent  que  pour  renaître  ;  les  dif- 
férences ne  s'effacent  que  pour  reparaître  aussi- 
tôt. Chaque  moment  du  'développement  existe 
quelque  part  et  dans  un  même  instant  ;  le  monde 
est  une  plante  qui  sort  éternellement  du  même 
germe,  et  qui  porte  à  la  fois  des  boutons,  des 
Heurs  et  des  fruits.  Mais,  à  quelle  fin  toute  cette 
végétation  ?  L'idée,  en  se  développant,  produit 
la  nature  ;  et  la  nature,  en  produisant  l'âme  hu- 
maine, produit  l'esprit-  et  l'esprit  devient  Dieu. 
On  ne  sort  ainsi  de  l'iaéalisme  que  pour  tomber 
dans  le  naturalisme.  Encore,  si  ce  naturalisme 
savait  rendre  compte  de  l'univers  sans  faire  vio- 
lence aux  faits,  sans  mutiler  les  uns  et  sans  né- 
gliger les  autres! 

L'abondance  de  la  vie  physique  et  morale  ne 
se  laisse  pas  ainsi  emprisonner  dans  un  système 
fixe  et  préconçu  de  catégories.  Il  y  a  sans  doute 
partout  développement,  travail  progressif  dans 
la  nature  ainsi  que  dans  la  vie  morale  J  il  y  a 


partout  des  germes  divins  qui  se  développent 
d'après  des  lois  déterminées  ;  et  c'est  la  tâche  de 
la  pensée  réfléchie  de  suivre  ce  développement, 
de  saisir  par  la  pensée  les  lois  de  cette  dialec- 
tique vivante  et  divine  ;  mais  ce  travail  de  ré- 
flexion, de  reconstruction,  tout  en  se  faisant 
d'après  les  lois  de  notre  entendement,  ne  peut 
réussir  qu'à  l'aide  de  l'expérience.  Il  n'est  pas 
donné  à  l'intelligence  humaine  de  refaire  par 
elle-même  la  création;  mais  elle  peut  chercher 
à  en  comprendre  la  marche  et  la  sagesse,  en  ac- 
cordant toute  confiance  aux  lois  de  la  raison, 
qui  aussi  est  émanée  de  Dieu.  Les  faits  naturels, 
ceux  de  l'âme  comme  ceux  de  la  nature  exté- 
rieure, sont  le  produit  d'un  di'veloppement  dé- 
terminé par  la  virtualité  du  germe  d'où  il  pro- 
cède ;  mais  au-dessus  des  faits  est  la  région  des 
principes  éternels  et  souverains  qui  ont  leur 
source  dans  la  raison,  et  qui  sont  l'objet  de  la 
philosophie  générale  ;  et  comme,  à  cause  de  la 
commune  origine  de  la  raison  et  de  la  nature, 
c'est  d'après  ces  principes  que  s'opère  le  déve- 
loppement universel,  c'est  aussi  d'après  ces  prin- 
cipes qu'il  doit  être  conçu  et  jugé. 

Le  tort  de  Schelling  et  de  Hegel  est  d'avoir 
exagéré  ce  principe  de  l'harmonie  des  lois  de  la 
raison  et  de  celles  de  la  nature  ;  ils  ont  un  tort 
])lus  grand  :  c'est  de  n'avoir  pas  admis,  à  côté 
des  faits  qui  résultent  d'un  développement  né- 
cessaire, d'autres  faits  qui  ont  leur  source  dans 
la  liberté  ;  ou  de  n'avoir  vu  dans  cette  liberté 
qu'un  produit  de  la  nécessité,  au  lieu  d'y  voir 
une  causalité  tout  aussi  primitive  que  la  causa- 
lité nécessaire,  bien  que,  dans  l'homme,  elle  ne 
puisse  s'exercer  que  dans  de  certaines  limites 
et  à  de  certaines  conditions. 

Hegel,  non-seulement  fonda  une  puissante  et 
nombreuse  école,  il  exerça  de  plus  une  grande 
influence  sur  l'esprit  de  sa  nation.  Ses  disci- 
ples forment  trois  groupes  bien  distincts,  et 
que  l'on  a  désignés  pa'r  les  noms  de  côté  droit, 
de  côte  gauche,  et  de  centre.  Le  parti  du 
centre  s'en  tient  aux  paroles  du  maître,  appli- 
quant sa  méthode  aux  diverses  parties  de  la 
science,  et  se  préoccupant  peu  des  conséquen- 
ces pratiques  du  système;  le  côté  droit,  se  fai- 
sant illusion  sur  ces  conséquences,  cherche  à 
concilier  la  doctrine  avec  le  christianisme  ;  le 
parti  du  côté  gauche,  où  l'on  remarque  de  plus 
une  gauche  extrême,  accepte  franchement  ces 
conséquences,  et  rejette  hautement  la  personna- 
lité de  Dieu  et  l'immortalité  individuelle  de 
l'âme,  tandis  qu'en  politique  il  professe  les  doc- 
trines socialistes  et  communistes.  Dans  les  der- 
niers temps  de  son  existence,  l'école  tendait  à 
s'amoindrir  et  à  se  diviser  de  plus  en  plus. 
La  réapparition  de  M.  de  Schelling,  dans]  le 
monde  philosophique,  à  Berlin  même,  a  été 
pour  elle  une  nouvelle  cause  de  dissolution. 
L'idéalisme  absolu,  porté  au  plus  haut  degré 
par  Hegel,  a  eu  pour  dernier  résultat  sa  propre 
négation. 

Les  œuvres  complètes  de  Hegel  ont  été  pu- 
bliées à  Berlin,  1832-184.5,  17  vol.  in-8.  Plusieurs 
de  ses  écrits  ont  été  traduits  en  français  :  Cours 
d'esthétique,  d'abord  analysé  par  C.  Bernard, 
Paris,  1840,  3  vol.  in-8  ;  puis  traduit  en  entier 
par  le  même,  1851,  5  vol.  in-8;  —  la  Logique, 
par  Véra.  Paris,  1859,  2  vol.  in-8;  —  la  Philo- 
sophie de  la  nature,  3  vol.  in-8,  Paris,  1863- 
1865  ;  —  la  Philosophie  de  Vesprit,  1  vol.  in-8, 
Paris,  1867;  —  la  Logique  subjective,  trad.  li- 
brement par  Slomen  et  "Wallon,  Paris,  1854,  in-8. 

La  vie  de  Hegel  a  été  écrite  par  un  de  ses 
disciples  les  plus  distingués,  M.  Rosencranz 
[HegeVs  Leben,  Berlin,  1844,  in-8). 

On  peut  consulter  sur  Hegel  :  Ch.  de  Rémusat, 


HEIN 


692  — 


HELV 


Rapport  sur  le  concours  pour  Vexamen  criti- 
que de  la  philosophie  allemande,  1847  (dans  les 
Mthnoires  de  V Académie  des  sciences  morales  et 
politiques)  ;  —  J.  Willin,  Histoire  de  la  philo- 
sophie allemande,  PariSj  1846,  4  vol.  in-8;  — 
Barchou  de  Penhoën,  Histoire  de  la  philosophie 
ulkmande,  Paris,  1836,  2  vol.  in-8;  —  Ott,  lle- 
(jel  et  la  philoso/iliic  allemande,  Paris,  1844, 
in-83  —  Véra,  Introduction  à  la  philosophie  de 
Ueyel,  Paris,  1864,  in-8;  —  du  même,  iPlato- 
nis,  Aristolelis  et  Heyelii  de  medio  lermino  doc- 
trina^  Paris,  1840,  in-8;  —  Prévost,  Hegel,  ex- 
position de  sa  doctrine,  1845,  in-8  ;  —  P.  Janet, 
Essai  sur  la  dialectique  dans  Platon  et  dans 
Hegel,  Paris,  18G0,  in-8;  —  Ch.  Bartholmess. 
les  Doctrines  religieuses  de  Hegel  (dans  les  Mé- 
moires de  l'Académie  des  sciences  morales  et 
politiques,  t.  XXXV,  XXXVI,  XXXVII  et  XXXVIII). 

J.  W. 

HÉGÉSIAS,  fondateur  de  la  secte  des  hégcsia- 
(jucs,  et  disciple  de  Pérabite,  qui  lui-même  ap- 
partenait à  l'école  cyrénaïque,  florissait  à  Alexan- 
drie au  commencement  du  m'  siècle  avant  Tèrc 
chrétienne.  Ses  principes  étaient  à  peu  près  les 
.mêmes  que  ceux  de  son  maître  et  d'Aristippe 
de  Cyrène,  mais  il  en  a  tiré  des  conséquences 
toutes  différentes,  et  a  le  mérite  d'avoir  montré 
le  premier  à  quels  tristes  résultats  l'on  arrive 
avec  la  morale  dite  du  plaisir.  Considérant  le 
plaisir  et  la  volupté  (:?iôovyi  êv  xivi^Tei),  et  le  plus 
haut  degré  de  la  volupté,  c'est-à-dire  le  bon- 
heur, comme  l'unique  lin  de  nos  actions,  il  se 
demandait  quels  moyens  nous  avons  d'atteindre 
à  cet  état,  et  il  arrivait  à  celte  conclusion,  que 
le  bonheur  est  une  chose  imaginaire,  qui  se  dé- 
robe à  tous  nos  elforts  (àôûvaTOv  xaîàvu7:f.axT6v). 
En  effet,  les  maux  l'emportent  sur  les  biens,  et 
les  biens  eux-mêmes,  les  rares  jouissances  que 
nous  éprouvons,  n'ont  rien  de  réel,  puisque  l'ha- 
bitude et  la  société  ont  le  pouvoir  de  nous  les 
ôter.  De  là  cette  maxime  désolante  que  l'anti- 
quité nous  a  conservée  sous  son  nom  :  «  La  vie 
ne  semble  un  bien  qu'à  l'insensé  ;  le  sage  n'é- 
prouve pour  elle  qu'indifférence,  et  la  mort  lui 
paraît  tout  aussi  désirable.  »  Dans  cette  con- 
damnation de  tous  les  biens  se  trouvent  compris 
les  vertus,  les  sentiments,  les  jouissances  du 
cœur  aussi  bien  que  les  avantages  du  corps  et 
(le  la  fortune.  Le  sage  ne  doit  faire  aucun  cas  ni 
(le  la  reconnaissance,  ni  de  l'amitié,  ni  de  la 
bienfaisance,  ni  de  l'estime  des  autres,  ni  de  sa 
[iropre  liberté.  Hégésias  avait  l'habitude  de 
poindre  la  vie  avec  de  si  sombres  couleurs,  que 
plusieurs  de  ceux  qui  l'avaient  entendu  se  don- 
nèrent la  mort.  De  là  lui  est  venu  le  surnom  de 
Pisilhanate  (neiaiÔîivaTo;),  c'est-à-dire  qui  con- 
seille de  mourir.  Il  a  aussi  écrit  un  livre  où  un 
homme  décidé  à  se  laisser  mourir  de  faim  ('Ano- 
y.àpTcpoç,  c'est  le  titre  même  de  cet  ouvrage, 
aujourd'hui  perdu  pour  nous),  essaye  de  jusli- 
lier  sa  résolution  en  exposant  tous  les  maux  qui 
nous  affligent.  C'est  à  cause  de  la  funeste  in- 
fluence que  ce  philosophe  exerçait  sur  ses  disci- 
ples, que  le  roi  Ptolémée,  à  ce  que  raconte  Cicé- 
ron,  fit  fermer  son  école.  On  peut  consulter,  sur 
Hégésias,  Diogène  Laërce,  liv.  II,  Vie  d'Aris- 
tippe, ch.  Lxxxvi  et  suiv.  ;  —  Valcre  Maxime, 
liv.  I,  ch.  IX ;  —  Cicéron,  Tusculanes,  liv.  I, 
ch.  XXXIV,  et  une  dissertation  moderne  de  Ram- 
bach,  qui  a  pour  titre  Progressio  de  Hegesia 
IlEiuiOavâTw,  in-4,  Quedlimb.,  1771.  On  la  trouve 
aussi  dans  sa  Sylloge  disserlationum  ad  rem 
litlerariam  pertinenlium,  in-8,  Hambourg,  1790. 

X. 

HEINECCIUS,  ou  plus  exactement  HEI- 
NECKE  (Jean-Théophile,  en  allemand  Gottlieb), 
naquit  en  1681,  à  Eisenberg,  dans  le  duché  d'Al- 


tenbourgj  fut  successivement  professeur  de  piii- 
losophie  a  Halle,  professeur  de  droit  à  Franeker 
et  à  Francforl-sur-l'Oder,  revint  en  cette  même 

Sualité  à  Halle,  où  il  joignit  à  l'enseignement 
u  droit  celui  (le  la  philosophie,  et  mourut  dans 
cette  dernière  ville  le  31  août  1741.  Heinecke 
s'est  fait  une  immense  réputation  en  Allemagne 
comme  jurisconsulte  et  comme  érudil;  mais  son 
nom  appartient  aussi  à  l'histoire  de  la  philoso- 
phie. U  a  essayé,  en  marchant  sur  les  traces  de 
Thomasius  et  de  Cumberland  (voy.  ces  deux 
noms),  de  concilier  cette  science  avec  la  science 
du  droit,  d'introduire  dans  celle-ci  la  méthode 
et  l'esprit  de  généralisation  de  celle-là.  C'est 
sous  l'influence  de  ces  idées  qu'il  a  écrit  ses 
Eléments  du  droit  naturel  et  du  droit  des  gens 
[Elementa  juris  nalurœ  et  gentium),  in-8, 
Halle,  1738;  son  Introduction  à  l'ouvrage  de 
Grotius  [Prœlectiones  academicœ  in  H.  Grotii 
de  jure  belli  acpacis  libros),  in-8,  Berlin,  1744  ; 
et  son  Introduction  au  traité  ae  Puffendorf, 
sur  les  devoirs  de  Vhomme  et  du  citoyen  {Prœ- 
lectiones academicœ  in  'Sam.  Puffendorf  de  of- 
ficio  hominis  et  civis),  in-8,  ib.,  1742  ;  Vienne, 
1757.  Il  a  publié  aussi  un  traité  de  philosophie 
proprement  dite,  précédé  d'une  histoire  abrégée 
de  cette  science,  Elementa  philosophiœ  ratio- 
nalis  et  moralis  quibus  prœmissa  est  historia 
philosophica,  in-8,  Francfort,  1728.  VHistoire 
de  la  philosophie  a  été  imprimée  séparément, 
in-8,  Berlin,  1743.  On  a  publié  à  Genève  une 
édition  complète  des  œuvres  de  Heinecke,  Opéra 
ad  universam  jurisprudentiam,  philosophiam 
et  litteras  humaniores  pertinentia,  8  vol.  in-4, 
1744-1748;  9  vol.  in-8,  1777. 

HELMONT,  voy.  Van-Helmont. 

HEL"VÉTIUS  (Claude-Adrien),  né  à  Paris  en 
janvier  1715,  y  mourut  le  26  décembre  1771. 
Son  père  était  le  premier  médecin  de  la  reine; 
et  cette  protection  suprême  obtint  au  jeune  Hel- 
vélius,  à  l'âge  de  vingt-trois  ans,  une  place  de 
fermier  général,  qu'il  ne  quitta  qu'en  juillet 
1751.  Son  vif  amour  de  la  gloire  le  porta  à  re- 
chercher les  succès  littéraires.  Pendant  que  de 
nombreux  traits  de  bienfaisance  honoraient 
l'emploi  de  sa  fortune,  sa  maison,  à  Paris,  de- 
vint rapidement  le  centre  de  celte  société  bril- 
lante qui  remplissait  alors  les  salons  qu'on 
appelait  philosophiques.  Il  écrivit  plusieurs  ou- 
vrages, entre  autres  le  livre  de  l'Esprit,  le 
Traité  de  l'homme,  et  un  poëme  sur  le  Bon- 
heur. Le  plus  célèbre,  et  le  seul  qui  lui  ait  fait 
une  véritable  réputation,  c'est  le  livre  de  l'Es- 
prit, qui  obtint  à  son  apparition  (1758)  un  suc- 
cès éclatant.  On  sait  que  ce  fut  à  l'occasion  de 
ce  succès  que  Mine  du  DefTand  dit  ce  mot  célè- 
bre :  «C'est  un  homme  qui  a  dit  le  secret  de 
tout  le  monde.  »  Le  livre  d'Helvétius  fut  con- 
damné, et  l'auteur  quitta  la  France  pour  quel- 
ques années.  Après  avoir  voyagé  en  Angleterre 
et  en  Allemagne,  être  allé  à  Berlin,  où  il  visita 
Frédéric  H,  Helvétius  rentra  dans  sa  patrie,  où 
il  retrouva  tous  ses  amis,  mais  non  toute  sa 
gloire.  Dans  son  absence,  son  ouvrage  avait  es- 
suyé de  nombreuses  et  redoutables  critiques. 
Ainsi  Voltaire  louait  bien  la  clarté  du  style  et 
l'élégance  du  livre  de  l'Esprit  devant  les  étran- 
gers célèbres  qui  allaient  le  visiter  aux  Délices; 
mais  il  trouvait  le  titre  équivoque,  l'ouvrage 
sans  méthode,  rempli  de  choses  communes  ou 
superficielles,  et  ce  qu'il  renfermait  de  neuf, 
faux  ou  problématique.  D'un  autre  c(!ité,  J.  J. 
Rousseau,  dans  l'Emile,  attaquait  sans  ménage- 
ment et  poursuivait  de  sa  généreuse  indigna- 
tion tous  les  principes  du  livre  de  l'Esprit. 
D'Alembert  et  Diderot,  dans  leurs  conversations, 
ne  lui  épargnaient  pas  les  jugements  sévères.  Il 


HELV 


—  693  — 


HELV 


est  vrai  que  ces  deux  écrivains  pouvaient  re- 
trouver dans  l'ouvrage  d'Helvétius  beaucoup  de 
leurs  propres  pensées  ;  mais  la  manière  dont 
Helvétius  les  présentait  ne  leur  donnait  pas  un 
relief  bien  éclatant.  Quoi  qu'il  en  soit,  cette 
espèce  de  retour  de  l'opinion  fut  très-sensible  à 
l'auteur  du  livre  de  lEaprit.  Il  s'émut  profon- 
dément des  critiques  dont  il  avait  été   l'objet  ; 


et  ce  fut  en  narlie  pour  y   répondre,   en  partie 

ir  y  faire  ai 
dans  le  livre  de    i'/Zonimc,  les  mêmes   théories 


pour  y  faire  âroit  et  les  désarmer,   qu'il  reprit. 


qu'il  avait  déjà  développées  dans  le  livre  de  l'Es- 
prit. 11  rejeta  les  unes,  modifia  les  autres,  et, 
en  définitive,  essaya  de  mieux  établir  ses  prin- 
cipes. Mais  déjà  d'autres  influences  avaient  pé- 
nétré dans  cette  société  brillante  qu'animaient 
les  discussions  du  parti  philosophique  ;  le  livre 
de  VHomme  n'obtint  aucun  succès.  Peu  à  peu 
Helvétius,  toujours  en  quête  des  moyens  d'arri- 
ver à  la  gloire,  abandonna  la  philosophie  pour 
la  poésie,  qui  l'occupa  seule  sur  la  fin  de  sa  vie. 

La  part  d'influence  qu'obtint  Helvétius  dans 
le  mouvement  philosophique  du  siècle  dernier 
étant  due  exclusivement  au  livre  de  l  Esprit, 
il  n'y  a  lieu  à  s'occuper  ici  que  de  cet  ouvrage. 
Il  se  divise  en  quatre  discours,  dans  lesquels 
sont  exposés  en  détail,  et  d'une  manière  propre 
à  l'auteur,  les  principes,  d'ailleurs  fort  connus, 
de  la  morale  de  l'intérêt. 

Il  commence  par  affirmer  que  l'homme  est 
un  animal  purement  sensible,  dont  toute  l'exis- 
tence se  compose  de  sensations.  Il  se  donne  d'au- 
tant moins  de  peine  pour  établir  cette  énorme 
hypothèse,  qu'au  dernier  siècle  elle  avait  pres- 
que la  valeur  d'un  axiome.  Entre  l'homme  et  les 
autres  animaux,  la  différence  n'existe  donc  que 
du  plus  au  moins,  c'est-à-dire  seulement  dans  le 
degré  de  sensibilité.  Cette  différence  lui  paraît 
due  exclusivement  à  celle  des  organes  qui  est 
tout  à  l'avantage  de  l'homme. 

La  sensibilité,  excitée  au  point  de  devenir  le 
moteur  des  actions  humaines,  se  produit  sous 
différents  modes  qu'on  appelle  les  passions. 
Celles-ci  ne  sont  que  le  développement  dans 
toute  sa  plénitude  de  la  sensibilité  physique.  Les 
facultés  actives,  ou  la  volonté,  n'appartiennent 
donc  point  à  un  principe  distinct  de  la  sensi- 
bilité: elles  ne  sont  que  cette  faculté  même  en- 
visagée comme  la  source  unique  de  nos  actions. 
Le  mot  de  liberté,  tel  que  l'entend  le  sens  com- 
mun, est  un  mot  vide  de  sens. 

Si  les  passions  sont  le  principe  unique  de  nos 
actes  et  de  notre  puissance,  le  plaisir  ou  la  dou- 
leur en  sont  les  effets  inévitables,  c'est-à-dire  la 
fin  et  le  but  de  toute  existence  humaine.  Re- 
chercher le  plaisir,  fuir  la  douleur,  telle  est 
donc  la  seule  loi  qui  soit  conforme  à  notre  na- 
ture. 

Après  avoir  établi  ces  principes,  Helvétius 
s'efforce  de  les  confirmer  par  l'expérience.  Il 
soutient  que,  chez  les  nations  comme  chez  l'in- 
dividu, le  plaisir,  Fintérêt  est  le  but  suprême  et 
universel  des  actions  humaines,  soit  que  nous 
cédions  aux  mouvements  irrésistibles  de  l'in- 
stinct et  de  la  passion,  ou  que  nous  nous  lais- 
sions guider  par  la  réflexion  et  le  calcul.  C'est 
d'après  les  avantages  et  les  désavantages,  ou  le 
bien  et  le  mal  qui  en  doivent  résulter  pour  nous, 
que  nous  dirigeons  notre  propre  conduite  et  que 
nous  apprécions  celle  des  autres.  Par  conséquent, 
ce  qu'on  appelle  vice  ou  vertu  n'est  qu'une  autre 
manière  de  désigner  les  qualités  agréables  ou 
désagréables,  utiles  ou  nuisibles  des  choses.  En 
dehors  de  cette  signification,  les  mots  vertu  ou 
vice  ne  correspondent  à  aucun  fait  réel,  à  aucune 
qualité  des  objets,  des  actes,  ni  de  l'agent. 

Pour  démontrer  cette  dernière  assertion,  Hel- 


vétius se  borne  à  l'analyse  des  actions  humaines, 
mais,  prenant  en  détail  les  actes  les  plus  désin- 
téresses, les  passions  même  les  plus  généreuses 
et  les  plus  bienveillantes,  il  essaye  de  les  expli- 
(juer  par  des  motifs  personnels  et  intéressés.  Si 
un  homme  fait  du  bien  à  ses  semblables,  s'il  .se 
dévoue  pour  son  père,  son  fils  ou  sa  patrie, 
c'est,  suivant  Helvétius,  parce  qu'il  trouve  à  faire 
cette  action,  à  s'imposer  un  sacrifice,  un  plaisir 
supérieur  à  toutes  les  souffrances  qui  en  déri- 
vent; c'est  parce  que  ces  héroïques  détermina- 
tions emportent  avec  elles  une  sensation  de  plai- 
sir que  nous  estimons  mille  fois  plus  que  la 
douleur  qui  les  accompagne.  De  sorte  que  ce 
dévouement  apparent,  ce  prétendu  sacrifice  qui 
constitue  aux  yeux  de  l'humanité  la  beauté  de 
l'amour  filial,  la  sublimité  de  l'amour  de  la 
patrie,  devient,  dans  l'analyse  d'Helvétius,  un 
véritable  calcul,  par  lequel  nous  mettons  un 
certain  plaisir  au-dessus  de  toute  peine,  et  qui 
nous  porte  à  obéir  à  une  passion  particulière, 
plus  puissante,  plus  dominatrice  que  les  autres. 

Si  le  sacrifice  que  nous  faisons,  tout  en  nous 
procurant  une  sensation  agréable,  est  en  même 
temps  utile  aux  autres,  alors  il  reçoit  le  nom  de 
vertu.  La  perfection  consiste  donc  à  faire  con- 
corder le  plus  complètement  possible  notre  plai- 
sir personnel  avec  l'intérêt  des  autres. 

On  comprend  ainsi  comment  l'homme,  être 
essentiellement  égoïste  dans  le  système  d'Helvé- 
tius, est  néanmoins  susceptible  de  bienfaisance, 
de  justice,  de  patriotisme.  Tous  ces  mots  dési- 
gnent une  manière  d'accorder  notre  intérêt  avec 
celui  des  autres,  de  leur  rendre  utile  notre  pro- 
pre bonheur. 

Mais,  alors,  qu'est-ce  qui  peut  donner  nais- 
sance à  l'injustice  ?  Ce  n'est  pas  une  opposition 
quelconque  entre  la  vertu  et  l'intérêt,  entre  le 
juste  et  l'utile  Une  pareille  opposition  n'existe 
pas.  Et  pourtant  l'injustice  .est  patente  dans  le 
monde  ;  elle  frappe  et  offusque  tous  les  regards! 
L'injustice  vient  de  ce  que  les  hommes  n'aper- 
çoivent pa,s  toujours  en  quoi  leur  intérêt  per- 
sonnel s'accorde  avec  l'intérêt  général.  Faute  de 
lumières  suffisantes,  ils  mettent  leur  conduite 
en  opposition  avec  l'intérêt  général,  et  entrent 
en  lutte  avec  la  société.  La  moralité  ae  l'individu 
est  proportionnée  à  son  instruction  et  à  l'étendue 
de  son  intelligence.  «  L'homme  vertueux,  dit 
Helvétius  (Disc.  III,  ch.  xvi),  n'est  donc  pas  celui 
qui  sacrifie  ses  plaisirs,  ses  habitudes  et  ses  plus 
fortes  passions  à  l'intérêt  public,  puisqu'un  tel 
homme  est  impossible;  mais  celui  dont  la  plus 
forte  passion  est  tellement  conforme  à  l'intérêt 
général,  qu'il  est  presque  toujours  nécessité  à  la 
vertu.  » 

Telle  est,  en  substance,  la  psychologie  morale 
d'Helvétius.  Restait  à  indiquer  les  moyens  d'ap- 
pliquer ces  principes  à  la  direction  de  la  vie  hu- 
maine. La  destinée  de  l'homme  étant  telle  que 
le  prétend  Helvétius,  comment  l'accomplir?  C'est 
le  dernier  problème  qu'il  se  pose,  et  ce  problème 
il  le  résolut  d'une  manière  qui  lui  est  tout  à  fait 
propre. 

Puisque  les  passions,  comme  nous  l'avons  dit 
tout  à  l'heure,  sont  le  principe  et  le  mobile  de 
toutes  nos  actions,  la  source  unique  du  bonheur 
dont  nous  sommes  capables,  il  faut  bien  se  gar- 
der de  leur  opposer  un  frein.  Les  satisfaire  est. 
au  contraire,  notre  première  loi.  Il  faut,  quand 
elles  ne  sont  pas  assez  fortes,  les  exciter,  les 
faire  naître,  les  exalter  de  toute  manière.  Sans 
elles,  rien  de  beau,  rien  de  bon,  rien  de  grand 
parmi  les  hommes. 

Mais  pour  diriger  habilement  les  passions,  et 
empêcher  que  l'une  d'elles,  par  une  prédomi- 
nance excessive,  ne  nuise  au  développement  des 


HELV 


—  694  — 


liEME 


T 


autres,  il  faut  une  règle,  la  seule  que  recon- 
naisse et  comprenne  Helvétius.  Il  veut  que  les 
passions  soient  gouvernées  et  développées  simul- 
tanément par  l'éducation. 

En  effet,  tous  les  hommes  ont  reçu  de  la  na- 
ture la  même  constitution  physique;  par  consé- 
quent, ils  se  ressemblent,  ils  sont  primitivement 
égaux  par  leurs  facultés  intellectuelles  et  mo- 
rales, car  toutes  ces  facultés^  selon  Helvétius, 
ont  leur  origine  dans  la  sensation,  qui  elle-même 
dépend  des  organes.  Mais  nos  sensations  sont  plus 
ou  moins  variées,  plus  ou  moins  nombreuses, 
suivant  le  milieu  dans  lequel  nous  vivons,  suivant 
le  temps,  le  lieu,  le  pays,  la  famille  où  le  sort 
nous  a  fait  naître,  et  où  se  passent  les  premières 
années  de  notre  existence.  Or,  toutes  ces  circon- 
stances réunies,  auxquelles  il  faut  ajouter  le 
gouvernement  qui  nous  régit,  les  maîtres  qui  ont 
formé  notre  enfance,  les  amis  qui  nous  entou- 
rent, les  lectures  dont  nous  avons  été  nourris,  les 
occupations  que  le  hasard  ou  notre  propre  choix 
nous  a  imposées,  constituent,  dans  la  plus  large 
acception  du  mot,  ce  qu'on  appelle  Feducation. 
Donc,  l'éducation  seule  nous  explique  la  diver- 
sité et  l'inégalité  qu'on  observe  dans  l'espèce  hu- 
maine. Les  hommes  ne  sont  rien  que  ce  que  l'é- 
ducation les  a  faits,  et  si  on  leur  enseignait  les 
moyens  d'accorder  leur  intérêt  personnel  avec 
l'intérêt  de  tous,  on  leur  montrerait  le  chemin 
du  bonheur,  et  on  ferait  disparaître  les  injustices 
et  les  crimes  qui  affligent  la  société.  Helvétius 
va  plus  loin  encore.  Puisque  tous  les  hommes 
sont  capables  d'apprendre  à  lire  et  à  écrire,  «  ils 
pourraient  tous  également,  dit-il,  s'élever  à  ces 
grandes  idées  dont  la  découverte  les  placerait  au 
rang  des  hommes  illustres.  »  Il  reconnaît  aux  lé- 
gislateurs le  pouvoir  d'allumer  dans  les  cœurs 
toute  espèce  de  passions,  et  de  façonner  à  leur 
gi'é  l'esprit,  les  mœurs  et  le  caractère  des  peu- 
ples soumis  à  leur  empire. 

En  résumé,  le  sensualisme  le  plus  grossier  en 
psychologie,  l'égoïsme  et  le  fatalisme  en  morale, 
l'assimilation  de  l'homme  à  la  bête,  l'intérêt  et 
le  plaisir  mis  à  la  place  du  devoir,  la  liberté 
confondue  avec  la  passion,  telle  est  toute  la  phi- 
losophie d'Helvétius.  Ce  sont  les  principes  de 
Hobbes  et  d'Épicure  mis  à  la  portée  des  salons 
et  des  beaux  esprits  du  xviii'  siècle.  La  forme 
anecdotique  et  frivole  dont  ils  sont  revêtus  ici 
les  met  au-dessous  de  la  critique.  La  seule  idée 
qui  appartienne  en  propre  à  l'auteur  du  livre  de 
VEsprit,  et  qui  mérite  de  nous  arrêter  un  instant, 
c'est  l'hypothèse  de  l'égalité  naturelle  des  intel- 
ligences et  de  la  toute-puissance  de  l'éducation. 

Cette  idée,  qu'on  a  essayé  plus  tard  de  trans- 
porter dans  la  pratique,  excite  d'abord  l'étonne- 
ment;  mais  quand  on  l'examine  de  plus  près,  on 
n'y  trouve  plus  qu'un  paradoxe  insoutenable. 
Quel  est  l'homme,  en  effet,  chargé  d'instruire 
l'enfance  ou  la  jeunesse,  qui  ne  remarque  tout 
d'abordL  entre  les  esprits  qui  lui  sont  confiés, 
des  différences  considérables?  Et  qu'on  ne  dise 
pas  que  ces  différences  viennent  de  la  famille, 
ni  du  gouvernement,  ni  des  autres  circonstances 
extérieures  :  car  le  père  de  famille  qui  a  plu- 
sieurs enfants,  qui  leur  donne  à  tous  la  même 
éducation,  les  voit  cependant  se  distinguer  les 
uns  des  autres  par  des  vocations  diverses  et  des 
facultés  inégales. 

D'un  autre  côté,  nous  voyons  constamment  des 
esprits  très-médiocres  rester  tels  malgré  les  se- 
cours de  l'éducation  la  plus  complète  et  la  mieux 
dirigée;  et,  au  contraire,  des  intelligences  pré- 
coces devancer  ces  secours,  comme  Pascal  qui 
devine  Euclide.  Les  intelligences  énergiques  bri- 
sent les  obstacles  que  leur  opposent  les  circon- 
stances extérieures,  et  parviennent,  dans  des  si- 


tuations difficiles,  à  remplacer  l'éducation  que 
la  société  leur  refuse,  par  celle  qu'elles  se  don- 
nent. 

Il  est  donc  absolument  faux  que  le  degré  d'in- 
telligence qu'on  observe  chez  un  homme  soit  en 
rapport  avec  la  culture  qu'il  a  reçue,  et  ne  soit 
(ju'une  conséquence  ou  un  résultat  de  l'éduca- 
tion. C'est  que  toutes  les  intelligences  ne  sont 
pas  égales,  quoiqu'elles  obéissent  aux  mêmes  lois 
et  s'appuient  sur  les  mômes  principes.  L'unité 
de  la  raison  n'exclut  pas  l'inégalité  des  esprits. 

Helvétius  appelle  à  son  aide  une  foule  d'anec- 
dotes pour  montrer  que  le  génie  n'est  qu'un  mot, 
et  que  les  plus  admirables  découvertes  sont  le 
fruit  du  hasard.  En  acceptant  même  tous  les  faits 
qu'il  raconte,  on  peut  lui  répondre  que  les  mêmes 
occasions  sont  souvent  offertes  au  vulgaire  et  à 
l'homme  de  génie;  mais  que  le  vulgaire  ne  voit 
rien  là  où  l'homme  supérieur  rencontre  le  germe 
d'une  découverte  éclatante. 

L'éducation,  malgré  sa  puissance  incontesta- 
ble, ne  fait  donc  pas  tout  chez  l'homme.  Son 
influence  a  des  limites,  et  il  ne  suffit  pas  d'in- 
struire les  hommes  pour  en  faire  des  citoyens 
utiles  ou  des  hommes  de  génie.  L'intelligence 
n'est  pas  une  table  rase,  une  pure  capacité,  vide 
de  tout  principe,  et  partant,  le  bien  et  le  mal 
qui  se  font  dans  la  société  ne  sauraient  s'expli- 
quer exclusivement  par  l'éducation. 

Il  n'est  pas  moins  absurde  de  prétendre  qu'il 
soit  au  pouvoir  des  législateurs  ^''allumer  à  leur 
gré  dans  les  cœurs  toutes  sortes  de  passions,  et 
que  les  diverses  formes  de  gouvernement  exercent 
sur  les  caractères  des  nations  une  action  toute- 
puissante.  La  législation,  la  forme  du  gouverne- 
ment ont  une  influence  analogue  à  celle  de  l'édu- 
cation. Elles  sont  une  sorte  d'éducation  générale 
et  extérieure,  mais  par  cela  môme  moins  péné- 
trante et  moins  efficace  que  l'éducation  indivi- 
duelle. 

C'est  à  ses  défauts  mêmes,  c'est-à-dire  à  cette 
fausse  clarté,  qui  consiste  à  supprimer,  avec  les 
difficultés  de  la  science,  tout  ce  qui  en  fait  la 
dignité  et  l'intérêt,  que  le  livre  de  VEsprit  dut  la 
meilleure  partie  de  son  succès.  Publie  au  milieu 
du  dernier  siècle,  au  sein  d'une  société  spirituelle, 
mais  peu  grave  et  peu  laborieuse,  il  fit  croire 
qu'il  avait  mis  à  la  portée  de  tous  les  problèmes 
les  plus  compliqués  de  la  philosophie,  et  dut 
éblouir  cette  foule  qui  aime  à  se  persuader  qu'elle 
sait  sans  avoir  appris. 

On  a  souvent  reimprimé  les  œuvres  d'Helvétius. 
Les  éditions  les  plus  complètes  sont  celles  de 
Servière  et  de  P.  Didot,  publiées  l'une  et  l'autre 
à  Paris,  en  1795.  La  première  se  compose  de 
5  vol.  in-8;  la  deuxième  de  14  vol.  in-18. 

Voy.  un  Mémoire  de  M.  Damiron  sur  Helvétius 
dans  le  tome  IX  du  compte  rendu  des  séances  de 
l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques. 

Fr.  R. 

HEMERT  (Paul  Van),  théologien  hollandais, 
né  à  Amsterdam  en  1756,  mort  en  1825,  se  si- 
gnala de  bonne  heure  par  une  grande  liberté 
d'opinions.  Elle  lui  valut  une  sorte  de  persécution, 
à  la  suite  de  laquelle  il  renonça  à  la  prédication, 
et  se  mit  à  étudier  les  théologiens  et  les  philo- 
sophes allemands.  C'était  le  temps  où  les  ouvrages 
de  Kant  commençaient  à  soulever  d'ardents  débats 
entre  ses  adversaires  et  ses  partisans.  Van  Hemert 
fut  séduit  par  cette  philosophie  critique,  qui  ré- 
pondait aux  exigences  de  sa  raison.  Il  entreprit 
de  la  faire  connaître  à  ses  compatriotes  dans  un 
ouvrage  considérable,  publié  en  langue  hollan- 
daise, Éléments  de  la  philosophie  de  Kant, 
Amsterdam,  1795.  Ces  doctrines  inquiétèrent 
beaucoup  d'esprits  dans  un  pays  où  la  philoso- 
phie était  surtout  cultivée  par  des  théologiens 


HEMS 


—  695 


HEMS 


et  toujours  en  vue  de  la  théologie  ;  elles  furent 
vivement  attaquées.  Hemcrt  les  délendit  d'abord 
dans  son  Magasin  de  critique,  Amsterdam,  171)8; 
et  bientôt  après  soutint  pour  le  même  ()i)jct  une 
lutte  prolongée  contre  lérudit  Wyltenb.acli.  On 
peut  consulter  sur  ces  débats  ses  Epislokc  ad 
Van  Wyttenbachiuni,  Amsterdam,  1809,  et  les 
œuvres  de  Wyltenbach  :  liibliollicca  crilica, 
Lcvde,  1777-1808,  t.  illl;  Philomul ici,  Amstcr- 
dain,  1809-1817,  liv.  1  et  II. 

HEMSTERHUYS  (François),  le  plus  éminenl 
et  à  peu  près  le  seul  connu  acs  écrivains  hol- 
landais quij  au  xviii"  siècle,  se  sont  occupes  de 
philosophie  morale,  naquit  a  Groningue  en  1720, 
et  moiirut  à  la  Haye  au  mois  de  juin  1790.  Il 
appartenait  à  une  famille  distinguée  par  son 
savoir  :  son  père,  Tibère  Hemsterhuys,  célèbre 
érudit  auquel  on  doit  des  éditions  de  Julius 
Pollux,  de  Lucien,  etc.,  avait  contribué  à  re- 
lever l'université  de  Leyde,  illustrée  depuis  par 
Ruhnkenius,  Valckenaër  et  Wyttenbach.  On  con- 
çoit aisément  que  cette  école ,  qui  remit  en 
honneur  Platon  et  ses  doctrines,  dut  exercer  une 
salutaire  influence  sur  les  études  de  François 
Hemsterhuys,  et  sur  la  direction  de  ses  idées. 
En  effet,  sa  vie  entière  fut  vouée  au  culte  de  la 
philosophie,  et,  malgré  les  fonctions  publiques 
vju'il  remplit  longtemps  comme  premier  commis 
de  la  secrétairerie  du  conseil  d'État  des  Provinces- 
Unies,  il  sut  toujours  se  réserver  de  studieux 
loisirs. 

Si  nous  cherchons  à  le  classer  comme  philo- 
sophe, c'est  à  l'école  sentimentale  qu'il  appartient 
par  ses  doctrines,  par  sa  direction  morale,  et  par 
les  sujets  qu'il  a  traités.  Il  a  toutes  les  qualités 
comme  les  défauts  de  cette  école.  Avec  un  certain 
vague  dans  Texpression  qui  ne  laisse  pas  aux 
idées  toute  la  netteté  désirable,  il  a  une  origi- 
nalité, sinon  très-frappante,  du  moins  attrayante 
par  de  nobles  instincts,  par  une  certaine  grâce 
candide,  et  surtout  par  un  sens  moral  très-dé- 
licat. Il  y  joint  d'ailleurs  une  grande  liberté 
d'esprit  et  une  absence  de  préjugés  rare  en  tout 
temps.  Il  est  plus  psychologue  que  métaphysicien, 
et  plus  moraliste  que  psychologue  :  lui-même  il 
se  rattachait  volontiers  à  l'école  socratique,  ad- 
mirant par-dessus  tout  le  bon  sens  de  Socrate, 
et  y  mêlant  parfois  quelque  chose  du  souffle 
poétique  qui  animait  Platon.  La  théorie  du  beau 
dans  les  arts,  et  les  questions  de  philosophie 
morale  sont  celles  qu'il  traite  avec  prédilection. 
Pour  la  publication  de  ses  idées,  il  a  choisi  la 
langue  française,  et,  à  part  quelques  légères 
étrangetés,  il  n'écrit  pas  sans  un  certain  charme  ; 
mais  ce  qu'un  lecteur  français  regrette  dans  ses 
ouvrages,  c'est  surtout  l'absence  de  précision. 

Il  commença  fort  tarda  publier  ses  écrits,  qu'il 
fit  imprimer  en  petit  nombre,  et  pour  ses  amis 
seulement.  En  1769  parut  son  premier  ouvrage, 
une  Lettre  sur  la  sculpture.  Il  avait  alors  qua- 
rante-neuf ans.  Selon  lui,  l'objet  le  plus  beau 
est  celui  qui  nous  donne  le  plus  grand  nombre 
d'idées  à  la  fois.  L'âme  veut  avoir  un  grand 
nombre  d'idées  dans  le  plus  court  espace  de 
temps  possible  :  de  là  les  ornements  dans  les 
arts  du  dessin,  de  là  les  accords  en  musique  ;  le 
jjeau  dans  les  arts  est  toujours  un  tout  dont  les 
parties  sont  si  artistement  combinées  que  l'âme 
peut  en  faire  sans  peine  la  liaison.  C'est  ainsi 
que  l'auteur  explique  la  loi  de  l'unité  comme 
condition  du  beau.  L'homme  dont  le  goût  est 
exercé  opère  rapidement  cette  liaison  des  parties, 
que  l'esprit  moins  cultivé  fait  lentement  et  avec 
peine. 

En  1770,  Hemsterhuys  publia  la  Lettre  sicr  les 
désirs,  qui  est  une  suite  de  la  précédente.  D'après 
Jui,  tout  tend  naturellement  à  l'unité;  c'est  une 


force  étrangère  qui  a  décomposé  l'unité  totale  en 
individus,  et  cette  force  est  Dieu.  Le  but  de  l'âme, 
lorsqu'elle  désire,  est  l'union  la  plus  intime  et  la 
plus  parfaite  de  son  essence  avec  celle  de  l'objet 
désire.  Le  dégoût  naît  de  l'impossibilité  de  l'union 
parfaite. 

La  Lettre  sur  l'homme  et  ses  rapports,  1772, 
développe  une  idée  favorite  de  l'auteur  :  «  Ce 
(jui  constitue  le  degré  de  perfection  dans  les  in- 
telligences, c'est  la  quantité  plus  ou  moins  grande 
d'idées  coexistantes  que  ces  intelligences  pourront 
offrir  et  soumettre  à  leur  faculté  intuitive.  »  Ces 
idées  sont  en  raison  de  nos  rapports  avec  le 
monde.  A  la  face  visible  de  l'univers,  à  sa  face 
tangible,  sonore,  à  sa  face  morale,  répondent  dans 
l'homme  des  organes  et  des  facultés  par  lesquels 
il  est  mis  en  rapport  avec  ces  faces  diverses  de 
l'univers.  L'organe  tourné  vers  la  face  morale 
est  ce  qu'on  appelle  cœur,  sentiment,  conscience  : 
peut-être  y  a-t-il  des  animaux  pourvus  d'un 
organe  que  nous  n'avons  pas,  et  qui  est  tourné 
vers  une  face  de  l'univers  inconnue  pour  nous. 
Le  plus  grand  bonheur  auquel  riioinme  puisse 
aspirer  réside  dans  l'accroissement  de  la  perfec- 
tion ou  de  la  sensibilité  de  l'organe  moral,  ce 
qui  le  fera  mieux  jouir  de  lui-même  et  le  rap- 
prochera de  Dieu.  La  plus  grande  sagesse  à 
laquelle  il  puisse  prétendre,  consiste  à  mettre 
toutes  ses  actions  et  toutes  ses  pensées  en  accord 
avec  son  organe  moral,  sans  se  mettre  en  peine 
des  institutions  humaines  ou  de  l'opinion  d'autrui. 

De  l'éloge  de  M.  Fagel,  secrétaire  du  gouver- 
nement hollandais,  nous  ne  citerons  que  cette 
pensée  :  «  Les  grandes  âmes  sont  des  germes  qui 
poussent  dans  l'éternité.  » 

Sopliyle,  ou  de  la  Philosophie,  1778,  dialogue 
entre  un  matérialiste  et  un  spiritualisle,  contient 
une  triple  démonstration  de  la  différence  de  l'âme 
et  du  corps. 

Le  système  des  facultés  de  l'âme,  tel  que 
Hemsterhuys  le  concevait,  se  trouve  dans  deux 
dialogues  intitulés,  l'un,  Aristée,  ou  de  la  Di- 
vinité, 1779;  l'autre,  Sim,o)i,  ou  des  Facultés  de 
l\îme,  1787.  11  reconnaît  quatre  facultés  distinc- 
tes :  1°  V imaginât  ion,  réceptacle  de  toutes  nos 
perceptions,  réservoir  de  toutes  les  idées  qui 
nous  viennent  du  dehors,  ou  que  l'intellect  com- 
pose ;  2°  Vintellect,  faculté  supérieure  à  l'imagi- 
nation, qui  compare  les  idées,  en  dispose,  les 
met  en  ordre  et  les  gouverne  ;  3°  la  velléité,  ou 
la  faculté  de  vouloir  et  d'agir  :  elle  tient  à 
l'essence  de  l'âme  elle-même,  elle  constitue  son 
activité,  et  la  manifeste  par  des  actes  particu- 
liers; 4°  enfin,  le  principe  moral,  tantôt  sensible 
et  passif,  tantôt  actif  :  comme  passive,  cette 
faculté  est  affectée  de  tous  les  sentiments,  tels 
que  l'amour,  la  haine,  la  pitié,  la  colère,  etc.; 
comme  active,  elle  travaille  sur  ces  sentiments, 
de  même  que  l'intellect  travaille  sur  les  idées; 
elle  juge  si  les  actes  volontaires  sont  conformes 
àla  justice;  et,  en  tant  que  conscience,  elle 
répugne  à  l'injuste.  Les  hommes  doués  de  l'ima- 
gination, de  l'intellect  et  de  la  velléité,  man- 
quaient de  lien  mutuel  avant  d'avoir  la  faculté 
morale;  ils  vivaient  isolés  ou  en  état  de  guerre  : 
l'amour  devint  le  lien  qui  les  unit,  en  les  habi- 
tuant à  sentir  dans  les  autres,  à  jouir  et  à  souffrir 
de  leurs  plaisirs  ou  de  leurs  souffrances.  Le  degré 
d'énergie  et  d'intensité  auquel  s'élèvent  chacune 
de  ces  facultés,  leur  équilibre,  ou  la  prépondé- 
rance que  l'une  prend  sur  les  autres,  décident 
de  la  valeur  des  hommes,  et  font  la  diversité  de 
leurs  caractères.  —  Sans  doute,  il  serait  aisé  de 
faire  ressortir  ce  qu'il  y  a  de  peu  rigoureux  dans 
cette  classification,  et  surtout  dans  ce  rôle  tour 
à  tour  actif  et  passif  donné  au  principe  moral. 
Mais,  nous  l'avons  déjà  indiqué,  ce  vague  et  ce 


HENN 


—  696 


HENll 


défaut  de  précision  sont  un  des  traits  qui  ca- 
ractérisent l'école  sentimentale.  C'est  aussi  un 
dos  reproches  les  plus  fondés  qu'on  a  pu  arti- 
culer contre  les  doctrines  d'un  des  principaux 
représentants  de  cette  école,  Jacobi,  dont  les 
ouvrages  ofTrent  plus  d'une  analogie  avec  ceux 
de  Hemsterhuys;  et  ces  deux  philosophes  éprou- 
vaient d'ailleurs  l'un  pour  l'autre  une  vive  sym- 
pathie. 

Deux  autres  opuscuIeS;  publiés  en  1787,  Alexis, 
ou  de  l'Age  d'or,  et  Lettre  de  Dioclès  à  Diotime 
sur  Vathéisme,  complètent  les  écrits  de  Hemster- 
huys. C'est  dans  le  premier  qu'il  a  dit  :  «  L'homme 
est  comme  le  poisson  tire  de  l'eau,  qui  s'agite, 
se  démène;  il  ne  jouira  complètement  de  son 
existence  que  lorsc[u'il  sera  replongé  dans  les 
eaux  d'où  il  est  sorti,  et  où  seulement  il  aura 
toute  la  plénitude  de  ses  facultés.  » 

Sans  pénétrer  jamais  à  une  grande  profondeur, 
Hemsterhuys  a  un  sentiment  assez  vif  du  monde 
moral.  En  lisant  ses  ouvrages,  on  sent  comme 
l'émanation  d'une  belle  âme. 

Tous  ses  opuscules  ont  été  réunis  en  2  vol.  in-8, 
par  Janscn,  Paris,  1792  et  1809. 

Une  autre  édition  qui  renferme  en  outre  quel- 
ques lettres  a  été  publiée  par  L.  S.  P.  Meyboom, 
Leuwarde,  1850,  6  vol.  in-8.  —  Consultez  E.  Gruc- 
ker,  Fr.  Hemsterhuys,  sa  vie  el  ses  œuvres,  Paris, 
1866,  in-8.  A...D. 

HENNINGS  (Juste-Christi),  né  en  1731  à  Geb- 
staedt,  dans  le  duché  de  Weimar,  et  mort  en  181,3, 
professeur  à  léna,  est  un  philosophe  éclectique. 
Son  histoire  des  âmes  des  hommes  et  des  animaux 
n'est  proprement  qu'une  exposition  historique  des 
propositions  et  opinions  spéculatives,  ou  une  sorte 
de  recueil  des  preuves  diverses  données  par  les 
philosophes  en  faveur  de  la  simplicité  et  de 
l'immortalité  de  l'âme.  Il  dit  néanmoins,  dans 
la  préface  de  son  livre,  que  tout  ce  que  nous 
savons  de  science  certaine  sur  l'âme  pourrait 
tenir  dans  un  très-petit  nombre  de  feuilles  d'im- 
pression. La  psychologie,  dit-il,  est  le  terrain  par 
excellence  des  hypothèses.  Et  cependant  il  a 
voulu  fortifier  la  preuve  de  l'immatérialité  de 
l'âme.  Cet  ouvrage  n'est  qu'une  compilation  pé- 
dantesque.  Ce  qu'il  y  a  de  mieux,  c'est  une  foule 
de  notices  littéraires  très-intéressantes.  Dans  un 
autre  de  ses  écrits,  Hennings  admet,  avec  Bonnet, 
que  les  êtres  forment  entre  eux  une  série  indé- 
finie, et  affirme,  en  conséquence,  que  les  âmes 
des  bêtes  ont  une  espèce  de  raison,  celle  qui 
convient  au  degré  qu'elles  occupent  dans  l'échelle 
de  la  création. 

Cet  auteur  a  laissé  de  nombreux  ouvrages, 
dont  voici  les  principaux;  les  autres  ne  sont 
guère  que  des  discours  de  circonstance  :  Logique 
pratique,  in-8,  léna,  1764; — Morale  cl  politique 
d'accord  avec  la  sagesse  et  la  prudence,  in-8, 
ib.,  1766;  —  Compendium  melaphysicum,  in-8, 
ib.,  1768;  —  Histoire  pragmatique  des  âmes  des 
hommes  et  des  animaux,  in-8.  Halle,  1774;  — 
Manuel  critico- historique  de  la  philosophie 
Ihi'orélique,  in-8,  Leipzig,  1764; — Aphorismesan- 
thropologiques  et  pneumalologiques,  in-8,  léna, 
1777  ;  —  Des  pressentiments  et  des  visions,  in-8, 
Leipzig,  1777  ;  —  De  la  prévision  des  animaux, 
expliquée  par  des  exemples,  etc.,  in-8,  ib.,  1783 
(cet  ouvrage  est  comme  la  seconde  partie  du 
précédent)  ;  —  Préjugés  suraiinés  combattus,  en 
cinq  dissertations,  in-8,  Riga,  1778  (ces  préjugés 
sont  :  l'étiquette,  la  moralité  des  actions,  les 
sépultures,  les  monstres,  les  tribunaux  ou  cours 
d'honneur);  —  L'unité  de  Dieu,  examinée  sous 
différents  points  de  vue,  et  prouvée  même  par 
des  témoignages  de  païens,  in-8,  Altenb.,  1779; 
—  Des  esprits  et  de  ceux  qui  les  voient,  in-8, 
Leipzig,  1780;  —  Visions,  principalement  celles 


de  notre  siècle  et  de  nos  jours,  m.ises  en  lumiè- 
re, etc.,  in-8,  Altenb.,  1781  ; —  Des  rêves  el  des 
somnambules,  in-8,  Weimar,  1784;  —  Morale  de 
la  raison,  in-8,  Altenb.,  1782; — Bibliothèque 
philosophique,  6  vol.  in-8,  Leipzig,  1774.  Hen- 
nings a  aussi  donné  la  quatrième  édition  du 
Lexique  philosophique  de  Walch,  2  vol.  in-8, 
ib.,  177.5.  J.  T. 

HENRI  DE  Gand,  dont  le  nom  de  famille  était 
Goethals  et  qui  fut  surnommé  le  Docteur  solennel, 
naquit,  selon  l'opinion  générale,  en  1217,  dans  la 
seigneurie  de  Mude,  près  de  Gand,  d'où  il  fut 
appelé  aussi  Henri  de  Mude.  Il  étudia  d'abord  à 
Gand,  puis  à  Cologne,  où  il  se  rendit  pour  suivre 
les  leçons  d'Albert  le  Grand.  De  retour  à  Gand 
avec  le  grade  de  docteur,  il  fut  le  premier  qui 
y  enseigna  publiquement  la  philosophie  et  la 
théologie.  Mais  ses  talents  l'appelaient  sur  un 
plus  grand  théâtre  :  aussi  le  voit-on  à  Paris, 
en  1247,  enseignant  à  l'Université,  après  y  avoir 
conquis  de  nouveau  les  honneurs  du  doctorat. 
On  remarque  qu'il  fut  un  des  premiers  à  pro- 
fesser dans  le  collège  fondé  par  Robert  de  Sorbon. 
Henri  de  Gand  ne  paraît  pas  avoir  joué  un  rôle 
très-actif  dans  les  longues  et  orageuses  querelles 
de  l'Université  et  des  ordres  mendiants;  mais  il 
n'en  fut  pas  de  même  des  débats  qui  s'élevèrent 
entre  ces  ordres  et  les  prêtres  séculiers.  Le 
Docteur  solennel  prit  hautement  la  défense  de 
ces  derniers,  et  son  intervention  fut  pour  beau- 
coup dans  les  décisions  qui  mirent  un  frein  aux 
envahissements  des  franciscains,  et  des  domini- 
cains surtout.  Cette  opposition,  qui  fait  honneur 
au  bon  sens  et  aux  talents  de  Henri  de  Gand,  lui 
serait  plus  honorable  encore,  s'il  était  vrai, 
comme  tout  porte  à  le  croire,  que  lui-même 
fût  membre  de  l'ordre  des  servîtes.  Il  mourut 
archidiacre  de  Tournay,  en  1293. 

Placé  entre  saint  Thomas  qui  le  précède  et 
Duns-Scot  qui  le  suit  presque  immédiatement, 
Henri  de  Gand,  malgré  son  mérite  réel,  dut 
quelque  peu  souffrir  d'un  si  dangereux  voisinage  : 
car  son  platonisme,  beaucoup  plus  apparent  que 
réel,  n'avait  rien  d'assez  ferme  pour  lutter  avec 
succès  contre  l'étendue  d'esprit  du  premier  et 
la  puissante  originalité  du  second.  Une  indica- 
tion sommaire  de  ses  doctrines  fera  connaître  à 
la  fois  ses  qualités  et  ses  défauts. 

Ses  premiers  écrits  furent  les  Quodlibela  et  la 
Somme.  Dans  ces  deux  ouvrages,  et  notamment 
dans  la  Somme,  il  commence  par  se  poser  la 
question  de  la  certitude.  Or,  Henri  de  Gand  ne 
rejette  pas  absolument  les  sens  comme  moyen 
de  connaître,  mais  à  la  condition  qu'on  ne  leur 
demandera  que  les  simples  apparences,  les  sioiies 
des  réalités  ;  quant  à  la  réalité  elle-même,  a  ce 
qui  fait  véritablement  l'objet  de  la  science,  c'est 
à  la  raison  seule  qu'il  faut  la  demander  ;  c'est 
par  elle  que  l'homme  peut  s'élever  jusqu'à  la 
source  de  toute  vérité,  c'est-à-dire  à  Dieu.  Cette 
raison  toutefois  paraît  n'avoir  rien  d'humain 
dans  la  pensée  de  Henri  de  Gand,  car  il  déclare 
{Somme,  art.  III,  quest.  3)  que  la  connaissance 
jiure  de  la  vérité  n'est  pas  naturelle  à  l'homme 
dans  sou  et  it  terrestre,  et  qu'un  rayon  divin 
doit  descendre  dans  notre  intelligence  pour  que 
nous  puissions  atteindre  à  cette  connaissance 
suprême.  Ici  l'inspiration  du  jtlatonisme  est  ma- 
nifeste, et  on  la  voit  plus  évidente  encore  dans 
ces  lignes  où  Henri  affirme  que  l'homme  ne  peut 
apercevoir  de  vérité  que  «  dans  la  pure  lumière 
des  idées,  qui  est  l'essence  divine  »,  et  que 
«  l'esstnce,  la  raison  d'être  de  chaque  chose  est 
une  idée  de  Dieu  ».  {Somme,  art.  XXIV,  quest.  6  ; 
Quodl.,\lU,  quest.  13.)  A  la  tnéorie  de  la  certitude 
se  lie  naturellement  celle  de  la  connaissance, 
et  à  celle-ci  l'inévitable  question  des  universaux. 


HENR 


—  697 


HENR 


Le  but  que  se  propose  Henri  de  Gand,  en  trai- 
tant de  l'origine  de  nos  connaissances,  est  de 
concilier  Arislote  et  Platon  :  aussi  proclame-t-il 
d'abord  comme  absolument  nécessaire  l'inter- 
vention des  sens  au  début  de  l'intelligence  et, 
par  conséquent,  l'action  d'un  objet  particulier  ; 
et  même,  à  cette  occasion,  il  s'élève  avec  cba- 
leur  contre  la  réminiscence  de  Platon.  Mais  il  se 
rapproche  bien  vite  de  ce  piiilosonhe  en  admet- 
tant une  connaissance  naturelle  des  principes  : 
dès  lors  la  connaissance  ne  dérive  pas  des  sens, 
qui  ne  sont  que  des  instruments;  c'est  pourquoi 
encore  Henri  avait  coutume  dédire  que  «  le  vrai 
docteur  est  plutôt  l'agent  intérieur  que  le  maître 
avec  sa  parole  extérieure  ».  Jusciu'ici,  du  moins 
il  n'est  que  réaliste  platonicien,  surtout  quand  il 
ajoute  qu'il  n'y  a  pas  de  science  du  concret  et 
de  l'individuel,  mais  seulement  du   général,  et 

au'en  ce  sens,  Vuniversel  est  le  véritable  objet 
e  la  connaissance.  C'est  quand  il  s'agit  de  pro- 
noncer sur  la  nature  de  cet  universel,  qu'on  voit 
Henri  flotter,  quelquefois  se  contredire,  et  tom- 
ber dans  un  réalisme  exagéré.  Il  reconnaît  d'a- 
bord aux  universaux  une  existence  réelle  et 
substantielle  dans  l'esprit  ;  et  cette  réalité  ré- 
sulte d'un  travail  de  la  pensée  qui,  par  l'abstrac- 
tion, débarrasse,  en  quelque  sorte,  l'universel  de 
ce  qu'il  a  de  concret  pour  le  mettre  à  nu.  11  ne  suit 
pas  de  là  que  son  universel  ne  soit  plus  qu'une 
abstraction  :  «  Il  faut  savoir,  dit-il  {Somme, 
art.  XI,  quest.  14),  que  la  raison  universelle  con- 
siste bien  moins  dans  la  manière  d'affirmer  le 
même  de  plusieurs,  que  dans  la  nature  et  la 
propriété  du  prédicat,  qui  doit  être  d'une  nature 
et  d'une  essence  quelconque  ;  car  l'universel  ren- 
ferme en  soi  deux  choses  :  l'objet  qui  est  essence 
et  nature,  et  le  prédicable  qui  se  dit  de  plu- 
sieurs. »  Cette  double  nature  de  l'abstraction  et 
de  la  réalité,  il  la  réunit  dans  un  terme  inter- 
médiaire, et,  faisant  de  celui-ci  une  entité,  un 
être  réel,  il  tombe  dès  lors  dans  le  réalisme  de 
saint  Anselme.  C'est  ainsi  qu'il  affirme  [Quodl.,  IV, 
quest.  6)  que  la  force  du  nombre  dix  ou  d'un 
nombre  quelconque  est  quelque  chose  de  réel 
hors  de  l'intelligence.  De  là  vient  l'accusation 
lancée  contre  luiparTennemann,  d'avoir  assigné 
aux  idées  une  existence  réelle  antérieure  et  su- 
périeure à  l'intelligence.  Ce  reproche  est  trop 
sévère,  surtout  par  rapport  à  l'intelligence  divine. 
En  effet,  Henri  repousse  en  son  nom  et  même 
au  nom  de  Platon  l'existence  de  ces  universaux 
qui  ne  se  trouveraient  ni  dans  le  particulier  ni 
dans  l'intelligence,  soit  divine,  soit  humaine.  Il 
en  résulte  que  si,  d'un  côté,  Henri  est  dans  le 
vrai,  de  l'autre  il  est  en  contradiction  avec  lui- 
même,  puisqu'il  attribue  la  réalité  à  une  abstrac- 
tion telle  qu'un  nombre,  par  exemple.  Mais  pour 
entendre  complètement  sa  théorie  de  la  connais- 
sance, il  est  nécessaire  de  savoir  ce  qu'il  pense 
sur  l'union  du  corps  et  de  l'âme,  ou  mieux, 
comment  il  comprenait  l'homme.  Pour  Platon, 
l'homme  est  une  âme  qui  a  un  corps  ;  en  d'au- 
tres termes,  c'est  une  force  intelligente  qui  est 
douée  de  l'instrument  nécessaire  pour  agir.  Henri 
de  G;ind  repousse  cette  belle  définition  :  selon 
lui,  le  corps  lait  partie  de  la  substance  de  l'âme  ; 
l'âme  n'est  pas  moins  faite  pour  le  corps,  que 
le  corps  pour  l'âme;  enfin  il  va  jusqu'à  dire 
{Quodl.,  VII,  quest.  13)  que  l'âme  jointe  au 
corps,  est  plus  parfaite  que  lorsqu'elle  est  déga- 
gée du  corps.  Certes,  Henri  de  Gand  est  ici  bien 
loin  de  Platon,  et  on  peut  voir  maintenant  pour- 
quoi, le  comprenant  si  mal  ou  le  quittant  si  mal 
à  propos,  il  s'égare  quelquefois  dans  sa  théorie 
des  idées,  et  pourquoi  enfin  il  établit  :  1°  la  né- 
cessité dé  l'image  pour  la  connaissance  ;  2°  l'im- 
possibilité pour  l'homme  de  concevoir  les  choses 


purement  immatérielles^  à  moins  d'une  illumi- 
nation particulière  de  Dieu.  Nous  remarquerons 
toutefois  au  sujet  do  l'âme,  qu'il  a  bien  mieux 
qu'Albert  le  Grand  fait  ressortir  l'unité  de  ce 
principe,  en  montrant  que  l'activité  et  la  passi- 
vité, dans  l'entendement,  ne  sont  que  deux  mo- 
des du  même  être.  Il  ramène  l'imagination  à 
cette  même  unité,  en  sorte  que  ces  trois  formes 
de  l'intelligence  sont  entre  elles  comme  la  lu- 
mière, la  couleur  et  la  vue.  Ce  défaut  de  suite 
dans  les  idées  conduit  Henri  de  Gand  à  une 
nouvelle  contradiction.  Examinant  si  l'existence 
de  Dieu  peut  être  l'objet  de  la  science  {Quodl.,  IV, 
quest.  9),  il  commence  par  affirmer  que  l'être 
infini  est  essentiellement  incompréhensible,  et 
qu'il  n'y  a  aucune  proportion  entre  un  être  infini 
et  une  intelligence  bornée  et  finie.  Ailleurs 
{Somme,  art.  XXIV,  quest.  1),  il  affirme,  au  con- 
traire, qu'il  est  incontestable  que  la  nature  et 
l'essence  de  Dieu  peuvent  être  connues  par 
l'homme  dans  son  état  présent  sur  la  terre.  A 
part  cette  contradiction,  on  ne  peut  qu'applaudir 
a  ce  qu'il  dit  touchant  l'existence  de  Dieu.  Invo- 
quant le  sentiment  bien  plus  que  le  raisonne- 
ment, il  se  fonde  avec  raison  sur  une  sorte  d'idée 
innée  {prcecognilio),  en  d'autres  termes,  sur  le 
sentiment  de  l'infini  qui  nous  élève  jusqu'à  Dieu. 
Dans  son  langage  et  dans  sa  pensée,  il  se  rap- 
proche de  saint  Anselme,  et  surtout  en  parlant 
de  l'unité  et  de  l'éternité  de  Dieu.  «  L'unité 
étant  la  vraie  réalité,  dit-il  {Somme,  art.  XXX, 
quest.  ^),  l'éternité  est  la  vraie  vie  de  cette  unité  ; 
car  étant  absolue  et  ne  pouvant,  dès  lors,  subir 
aucun  changement,  elle  jouit  de  la  vraie  vie,  de 
la  vie  éternelle.  » 

Si  maintenant  on  se  demande  quelle  fut  la 
philosophie  de  Henri  de  Gand,  on  hésitera  peut- 
être  avant  de  répondre.  On  le  donne  comme  un 
platonicien,  et  il  est  incontestable  qu'il  cherche 
souvent  à  marcher  sur  les  traces  de  Platon;  mais 
il  faut  ajouter  qu'il  ne  connaissait  ce  philosophe 
que  par  saint  Augustin,  et  nous  avons  vu  qu'il 
le  quitte  souvent,  soit  par  timidité,  soit  faute  de 
le  bien  comprendre.  Ainsi,  ce  qui  manc^ue  à 
Henri  de  Gand,  c'est  un  caractère  bien  décidé. 
Un  système  est  quelquefois  une  erreur  ;  mais 
aussi  l'hésitation  et  l'incertitude  conduisent  rare- 
ment à  la  vérité.  Ce  qui  le  recommande,  c'est 
d'abord  un  fond  de  bon  sens  courageux  qui  lui 
fit  proclamer  hautement  les  droits  de  la  raison  ; 
en  outre,  sur  plusieurs  questions  particulières, 
il  fit  preuve  de  sagacité  et  de  savoir.  Quant  à 
l'influence  qu'il  exerça,  il  faut  reconnaître  que 
son  école,  si  jamais  il  fit  école,  s'éclipsa  entière- 
ment devant  Duns-Scot  et  son  réalisme. 

Henri  de  Gand  a  laissé  un  grand  nombre  d'é- 
crits dont  plusieurs  ont  été  imprimés;  d'autres 
sont  restés  manuscrits. 

Les  premiers  sont  :  Quodlibela  tlieologica , 
2  vol.  in-f°,  1518;  —  Summa  quœstionum  ordi- 
nariarum  theologiœ,  in-f",  ib..  1520;  —  Liber 
sive  Catalogus  de  scriptoribus  ecclesiasticis , 
in-8,  Cologne,  1540. 

Les  écrits  non  imprimés  sont  :  Liber  de  Pœni- 
lentia  ;  —  de  Caslilale  virginum  et  viduarum  ; 
—  Sermones  et  Homeliœ  ;  —  Sermo  de  puriftca- 
lione  Virginis  Deiparœ;  —  Quodlibelum  de 
mercimoniis  et  negociadonibus  ;  —  Quodlibela 
ordine  alphabetico  digesla; — Comment,  in  VIII 
libros  Pays.  Arist.  {vel  in  quatuor  ultimos 
libros). 

On  lui  attribue  encore  :  Comment,  in  IV  libros 
Senlenliarum  ;  —  Comment,  in  XIV  libros  Me- 
faphys.  Arist.  ;  —  de  Laudibus  gloriosœ  Virginis 
Deiparœ.  Rien  ne  prouve  que  ces  trois  ouvrages 
soient  de  lui  ;  mais  M.  Huet  pense  avec  raison 
que  c'est  à  tort  qu'on  lui  a  attribué  les  suivants  : 


HÉRA 


698 


HERA 


Vita  S.  Eleuthcrii,  Toniacensis  episcopi  ;  — 
Elevatio  corporis  ejusdem; —  de  Antiquilale 
itrbis  Tornacensis  ;  —  traduction  française  du 
livre  de  Regimine  renum  et  principum.  On  peut 
consulter  le  travail  de  M.  Huet  intitulé  Recher- 
ches historiques  et  critiques  sur  la  vie,  les  ou- 
vrages et  la  doctrine  de  Henri  de  Gand,  in-8, 
Pans,  1838.  X.  R. 

HENRI  DE  Hesse  et  HENRI  DE  Oyta  étaient 
deux  philosophes  du  xiv=  siècle^  Allemands  tous 
deux,  qui  enseignaient  dans  l'Université  de 
Vienne  les  principes  du  nominalisme.  Le  dernier 
est  mort  en  1397.  X. 

HÉRACLIDE  DE  PoNT,  ainsi  nommé  parce 
qu'il  naquit  à  Héraclée,  dans  le  royaume  de  Pont, 
florissait  vers  l'an  338  avant  l'ère  chrétienne. 
D'une  famille  riche  et  considérée,  il  quitta  son 
pays  par  amour  pour  la  philosophie  et  la  science, 
et  se  rendit  à  Athènes,  alors  le  centre  de  la  civi- 
lisation grecque.  Il  s'attacha  d'ahord  à  Speu- 
sippe  ;  mais,  ayant  entendu  Platon,  il  ne  voulut 
plus  avoir  d'autre  maître  ;  et  Platon,  s'il  faut  en 
croire  Suidas,  lui  confia  la  direction  de  son 
école  pendant  son  second  voyage  en  Italie.  Selon 
Diogène  Laërce,  Héraclide  aurait  quitté  les 
doctrines  de  l'Académie  pour  celles  du  Lycée, 
et  aurait  enseigné,  le  reste  de  sa  vie,  la  philo- 
sophie péripatéticienne.  La  noblesse  de  son  ca- 
ractère ne  paraît  pas  avoir  été  plus  grande  que 
la  constance  de  son  esprit.  Il  aimait,  à  ce  que 
raconte  Diogène  Laërce,  le  faste,  la  pompe  exté- 
rieure. Il  employait  la  supercherie  et  la  ruse 
dans  le  dessem  de  se  faire  passer  pour  un  être 
surnaturel,  pour  un  demi-dieu,  et  obtenir  après 
sa  mort^  de  ses  ignorants  concitoyens,  les  hon- 
neurs héroïques.  Il  a  beaucoup  écrit  sur  toutes 
sortes  de  sujets,  à  la  manière  des  philosophes 
péripatéticiens  ;  mais  de  ses  nombreux  ouvrages 
il  n'est  rien  arrivé  jusqu'à  nous  que  les  frag- 
rnents  de  son  Traité  des  constitutions  des  divers 
États,  qui  était,  à  ce  que  l'on  croit,  un  abrégé 
du  grand  ouvrage  d'Aristote  sur  cette  matière. 
Ces  extraits,  plusieurs  fois  imprimés  à  la  suite 
des  Histoires  diverses  d'Élien  et  dans  d'autres 
collections,  ont  été  publiés  séparément  avec  une 
traduction  latine,  une  traduction  allemande  et 
des  notes  par  Georg.  Dav.  Kœler,  in-8,  Halle, 
1804.  Coray  en  a  donné  une  autre  édition  supé- 
rieure à  la  précédente,  dans  le  prodrome  ou  le 
premier  volume  de  la  Bibliothèque  grecque. 
in-8,  Paris,  1805.  On  a  aussi,  sous  le  nom  d'Hé- 
raclide,  un  traité  des  Allégories  d'Homère  (im- 
primé parmi  les  Opuscules  de  Th.  Gale,  et  sépa- 
rément, en  1  vol.  in-8,  Goëtt.,  1782,  avec  une 
traduction  latine  et  des  notes  de  Nie.  Schow)  ; 
mais  il  est  très-douteux  que  ce  soit  d'Héraclide 
de  Pont.  C'est  plutôt  un  résumé  de  ce  que  les 
stoïciens  enseignaient  sur  cette  matière.  On  peut 
consulter  sur  ce  philosophe  l'opuscule  suivant  : 
Dissertatio  de  Héraclide  Pontico,  auctore  Eug. 
Deswert,  in-8,  Bruxelles,  1830. 

Diogène  Laërce  (liv.  IV,  ch.  cxvi)  nous  apprend 
qu'il  a  existé  un  autre  philosophe  du  nom  d'Hé- 
raclide ;  mais  celui-là  était  sceptique  et  passe 
pour  avoir  été  le  maître  d'iEnésidème.  X. 

HERACLITE.  L'époque  de  la  naissance  de  ce 
philosophe  ne  peut  être  déterminée  qu'approxi- 
mativement.  Diogène  Laërce  (liv.  IX,  Vie  d'Hé- 
raclile)  dit  qu'il  llorissait  vers  la  lxix"-"  olym- 
piade, c'est-à-dire  environ  504  ans  avant  J.  C, 
d'où  l'on  peut  conjecturer  qu'il  était  né  vers  544. 
A  la  mort  de  son  père,  qui  était  un  des  premiers 
citoyens  d'Ëphèse.  Heraclite  renonça  à  la  suprême 
magistrature  en  laveur  de  son  frère,  afin  de  se 
livrer  exclusivement  à  la  philosophie.  A  l'époque 
où  apparut  Heraclite,  les  travaux  des  philosophes 
ioniens   s'étaient    exclusivement    concentrés  sur 


Tcxplication  des  phénomènes  du  monde  matériel. 
Thaïes,  Anaximandre ,  Phérécyde ,  Anaximène 
avaient  été  astronomes  et  physiciens.  Heraclite 
ne  renonça  point  aux  travaux  de  ses  devanciers  ; 
mais  il  les  porta  plus  loin,  en  les  faisant  sor- 
tir du  cercle  de  la  philosophie  naturelle  pour 
les  étendre  à  la  philosophie  morale.  Nous  avons, 
sur  ce  point,  tout  à  la  fois  le  témoignage  de  Dio- 
gène Laërce  et  celui  de  Scxtus  Empiricus  :  car, 
d'une  part,  au  rapport  de  Diogène  Laërce  (liv.  IX, 
Vie  d  Heraclite),  le  livre  d'Heraclite  «  était  divisé 
en  trois  parties,  et  traitait  de  l'univers,  de  la 
politique,  de  la  théologie  »  ;  d'autre  part,  Sextus 
Empiricus  {Adv.  Mathem.,  lib.  VII)  dit  positive- 
ment «  qu'on  s'est  plusieurs  fois  demandé  si  He- 
raclite n'appartenait  pas  à  la  philosophie  morale 
tout  aussi  bien  qu'à  la  philosophie  naturelle  ». 
Il  est  donc  constaté  qu'avec  Heraclite,  et  à  dater 
de  lui,  la  philosophie  ionienne  cessa  d'être  ex- 
clusivement la  science  de  la  nature,  pour  deve- 
nir en  même  temps  la  science  de  l'ordre  moral  : 
caractère  important  à  signaler,  et  qui  fait  d'He- 
raclite, conjointement  avec  deux  autres  ioniens 
ses  successeurs,  Anaxagore  et  Archélaûs,  un 
précurseur  de  Socrate. 

En  ce  qui  concerne  la  science  morale,  nous 
rencontrons  d'abord,  dans  Plutarque,  dans  Clé- 
ment d'Alexandrie,  dans  Diogène  Laërce,  un  cer- 
tain nombre  d'apophthegmes  attribués  à  Hera- 
clite. Mais,  ce  qui  est  surtout  important  pour  le 
point  qui  nous  occupe,  nous  trouvons  dans  Sex- 
tus Empiricus  {ubisupi^a)  une  théorie  d'Heraclite, 
touchant  le  critérium  de  la  vérité  et  la  valeur  dé 
nos  moyens  de  connaître.  «  Heraclite,  dit  Sextus, 
nous  regarde  comme  pourvus  de  deux  instru- 
ments pour  tendre  à  la  possession  du  vrai,  à 
savoir^  les  sens  et  la  raison.  A  l'exemple  de 
Parmenide  et  d'Empédocle,  il  juge  le  témoignage 
des  sens  indigne  de  foi,  et  il  pose  la  raison  comme 
critérium  unique.  Il  répudie  le  témoignage  des 
sens  en  ces  termes  :  «  Pour  les  esprits  barbares 
les  yeux  et  les  oreilles  sont  de  mauvais  té- 
moins. »  Quand  il  voit  dans  la  raison  le  seul  juge 
de  la  vérité,  il  n'entend  point  parler  de  la  raison 
individuelle,  mais  de  la  raison  universelle  et  di- 
vine.... D'où  il  suit  que  ce  qui  paraît  vrai  au 
jugement  de  tous,  c'est  la  raison  universelle  et 
divine,  tandis  que  les  conceptions  de  la  raison 
individuelle  n'apportent  en  elle  rien  de  certain. 
Et,  après  avoir  montré  que  c'est  moyennant  une 
certaine  communion  ayec  la  raison  divine  que 
nous  faisons  et  savons  toutes  choses,  Heraclite 
ajoute  :  «  C'est  pourquoi  il  faut  se  confier  à 
la  raison  générale.  Toutes  les  fois  que  nous  nous 
mettons  en  communion  avec  elle,  nous  sommes 
dans  le  vrai  ;  nous  sommes  dans  le  faux,  au 
contraire,  toutes  les  fois  que  nous  nous  aban- 
donnons à  notre  sens  individuel.  » 

Voici  maintenant  à  quoi  se  ramène  la  physique 
d'Heraclite.  Le  feu  est  l'élément  générateur,  et 
c'est  de  ses  transformations,  soit  qu'il  se  raréfie, 
soit  qu'il  se  condense,  que  naissent  toutes  cho- 
ses. Le  feu,  en  se  condensant,  devient  vapeur  ; 
cette  vapeur,  en  prenant  de  la  consistance,  se 
fait  eau;  l'eau,  par  l'eff^et  d'une  nouvelle  con- 
densation, devient  terre.  C'est  là  ce  qu'Heraclite 
appelle  le  mouvement  de  haut  en  bas.  Inverse- 
ment, la  terre,  en  se  raréfiant,  se  change  en  eau, 
de  laquelle  vient  à  peu  près  tout  le  reste,  ]  ar  le 
moyen  d'une  évaporation  (ivaôujjLiaai:)  qui  s'o- 
père à  sa  surface;  et  c'est  ici  le  mouvement  de 
bas  en  haut.  Ajoutons  que  le  feu  n'est  pas  seule- 
ment principe  vivificateur,  il  est  encore  agent  des- 
tructeur. L'univers  a  été  produit  par  le  feu,  et 
c'est  par  le  feu  qu'il  doit  se  dissoudre  et  s'a- 
néantir. 

Quant  à  la  cause  première  des  changements 


HERA 


—  699 


HERB 


(ju'a  subis  et  que  doit  subir  encore  l'univers,  He- 
raclite n'en  détermine  aucune  autre  que  le  des- 
tin, TiâvTa  YÉveaôai  xaO'  etaapnévnv.  En  vertu  des 
lois  du  destin,  toutes  choses  sont  sujettes  à  une 
incessante  mobilité,  à  un  perpétuel  écoulement, 
^OTi.  La  nature  entière  ressemble  à  un  fleuve 
nui  s'écoule  sans  cesse.  L'origine  de  tous  ces 
changements,  c'est  l'action  de  deux  principes  op- 
posés l'un  à  l'autre  :  la  guerre  ou  la  discorde, 
qui  produit  la  génération,  et  la  paix  ou  la  con- 
corde, qui  produit  l'embrasement  universel.  Cette 
dernière  proposition  ofTre,  au  premier  coup 
d'oeil,  quelque  chose  de  bizarre  et  de  paradoxal. 
Oh  a  peine  à  comprendre  que  la  discorde  puisse 
être  principe  de  génération  et  la  concorde  prin- 
cipe de  destruction.  Mais  cette  contradiction  n'est 
qu'apparente.  Elle  s'explique  par  l'ensemble  du 
système  cosmogonique  d'Heraclite.  Car  d'abord, 
pour  constituer  la  variété  de  l'univers,  il  a  fallu 
que  le  feu,  élément  primordial  et  générateur, 
subît  plusieurs  transformations  distinctes  les 
unes  des  autres,  et  devînt,  par  une  série  de  mo- 
difications successives,  vapeur,  eau,  terre.  Or, 
ces  transformations  n'ont  pu  s'opérer  que  sous 
l'action  d'un  principe  d'altération,  et  c'est  ce 
qu'Heraclite,  dans  son  langage  métaphorique, 
appelle  la  guerre,  la  discorde,  T^ôXi^ioi,  êpt;. 
Pour  que  cette  variété  cesse  d'être,  et  pour 
que  tout  revienne  à  l'état  primitif,  qui  est 
l'état  d'ignition,  èxnûpuffi;,  il  faut  bien  que  ce 
qui  est  multiple  se  convertisse  à  l'unité,  ce  qui 
est  divers  à  la  ressemblance,  ce  qui  est  distinct 
à  l'identité;  il  faut,  en  un  inot,  que  tout  re- 
tourne à  l'unité  de  l'état  originel;  et  ce  retour 
ne  peut  s'opérer  que  sous  l'action  d'un  principe 
d'assimilation,  d'affinité,  la  paix,  la  concorde, 
EÎpTjvri,  ô[j.o),OYia. 

A  l'exemple  de  Thaïes  et  des  autres  ioniens, 
Heraclite  s'occupa  de  météorologie  et  d'astrono- 
mie. Il  regarde  le  soleil  et  les  astres  comme  des 
flammes  résultant  d'évaporations  concentrées 
dans  certaines  concavités  de  la  voûte  céleste,  qui 
leur  servent  de  récipients;  Les  flammes  qui  for- 
ment le  soleil  sont,  plus  que  toutes  les  autres,  pu- 
res et  vives;  celles  des  autres  astres  plus  éloi- 
gnés de  la  terre  ont  moins  de  pureté  et  de  chaleur. 
La  grandeur  réelle  du  soleil  est  telle  qu'elle  nous 
apparaît  :  erreur  qui  devait  être  un  jour  com- 
battue par  Anaxagore.  Les  éclipses  de  soleil  et 
de  lune  viennent  de  ce  que  les  bassins,  renfer- 
mant les  flammes  qui  forment  ces  astres,  tour- 
nent leur  partie  concave  vers  le  côté  qui  nous 
est  opposé.  Les  phases  mensuelles  de  la  lune 
proviennent  de  ce  que  le  bassin  qui  la  forme 
possède  un  mouvement  graduel  de  rotation  sur 
lui-même.  Les  jours  et  les  nuits  ,  les  mois,  les 
saisons,  les  années,  les  vents  et  autres  phéno- 
mènes de  ce  genre  ont  leurs  causes  dans  les 
différences  de  ces  évaporations.  L'évaporation 
pure,  venant  à  s'enflammer  dans  le  cercle  du 
soleil,  produit  le  jour.  L'évaporation  contraire 
lui  succède  et  amène  la  nuit.  La  chaleur,  excitée 
par  la  lumière  des  évaporations  pures,  produit 
l'été.  Au  contraire,  l'évaporation  obscure  amène 
le  froid  et  l'hiver.  Heraclite  explique  d'une  ma- 
nière analogue  plusieurs  autres  phénomènes  as- 
tronomiques et  météorologiques. 

Le  traité  d'Heraclite  uspi  4>û(j£w;,  avait  été 
écrit  en  prose  ionienne,  contrairement  à  l'usage 
généralement  adopté  avant  lui,  de  la  versifi- 
cation. Ce  fut  Cratès  qui,  plus  tard,  publia  ce 
traité  déposé  par  son  auteur  dans  le  temple  d'Ar- 
témis  à  Éphèse.  Ce  traité,  écrit  en  un  style 
fort  obscur,  qui  valut  à  Heraclite  le  surnom  de 
IxoTEivéç,  donna  lieu  à  un  grand  nombre  de 
commentaires.  Il  ne  nous  en  reste  aujourd'hui 
que   quelques  courts  fragments.   On  a  conservé 


aussi  d'Heraclite  quelques  lettres,  dont  l'une  est 
adressée  à  Darius,  fils  d'Hystaspe,  qui  avait 
voulu  attirer  Heraclite  à  la  cour  de  Persépolis. 
Diogcne  donne  avec  cette  lettre  celle  de  Darius 
à  Heraclite. 

On  peut  consulter  :  Diogène  Laërce,  liv.  IX. 
Vie  d'IIéraclilc;  —  Henri  Estienne,  le  recueil 
intitulé  Poesis  philosophica,  où  l'on  trouve  les 
fragments  du  traité  Tiepi  <l'û(j£(o;,  et  les  lettres 
attribuées  àHéraclite  ;  — MuUachius,  Fragmenta 
philosophorum  Grœcorum  ;  —  Joh.  Boniti  Dis- 
sci'lalio  de  IleraclUo  Ephesio,  in-4,  Scheeneberg, 
1695;  —  Gottfr.  Oleani  Diatribe  de  principio 
reruni  naturalium  ex  mente  Heraclili,  in-4, 
Leipzig,  1697  ;  —  Ejusdem  Diatribe  de  rerum 
naturalium  genesi  ex  mente  lleracliti,  in-4, 
ib.,  1702:  —  Jo.  Upmark,  Disserlatio  de  Heru- 
clilO;  Ëpnesiorum  philosopho,  in-8,  Upsal,  1710; 

—  jôh.  Math.  Gcsneri  Disputalio  de  animabus 
Heracliti  et  Hippocratis,  Gomm.  Soc.  Gott.,  1. 1  ; 

—  Chr.  Gottlieb  Heyne,  Progr.  de  animabus 
siccis  ex  Heraclileo  placito  oplime  ad  sapjen- 
tiam  et  virlutem  instructis,  in-f°,  Goëtt.,  1781  ; 
et  dans  ses  Opusc.  açad.,  t.'lll;—  Fr.  Schleier- 
macher,  Heraclite  d'Ephèse,  surnommé  l'Obscur, 
d'après  les  débris  de  S07i  ouvrage  et  les  témoi- 
gnages des  anciens  (ail.),  dans  ie_3"  cahier  du 
tome  I  du  Musœum  der  Alterlumvuissenschaften, 
in-8,  Berlin,  1808;  —  Ritter,  Histoire  de  la  phi- 
losophie ionienne  (ail.),  in-8,  ib.,  1821,  p.  60;  — 
C.  Mallet,  Histoire  de  la  philosophie  ionienne, 
in-8,  Paris,  1842,  p.  116-166.  X. 

HERBART  (Jean-Frédéric)  est  le  chef  d'une 
école  de  philosophie  dont  le  siège  principal  est 
à  Leipzig.  Né  à  Oldenbourg  en  1776,  après  avoir 
étudié  la  philosophie  à  léna,  du  temps  de  Fichte, 
et  après  avoir  vécu  quelques  années  en  Suisse 
comme  précepteur,  il  fut  successivement  pro- 
fesseur à  Kœnigsberg  et  à  Goëttingue,  ou  il 
mourut  en  1841. 

-  Les  principaux  ouvrages  de  Herbart  sont, 
outre  sa  Pédagogique  générale,  qui  parut  en 
1806,  la  Philosophie  pratique  générale,  1808;  la 
Psychologie  fondée  sur  l'expérience,  la  méta- 
physique et  les  mathématiques,  2  vol.  in-8, 
18"i4:  la  Métaphysique  générale  avec  les  élé- 
ments de  la  philosophie  de  la  nature,  2  vol. 
in-8,  1828;  Examen  analytique  du  droit  na- 
turel et  de  la  morale,  1836;  Recherches  psycho- 
logiques, 2  livraisons,  1839  et  1840. 

Il  s'expliqua  sur  ses  rapports  avec  la  philo- 
sophie idéaliste  dans  un  petit  écrit  qui  parut 
en  1814  sous  le  titre  de  Mon  opposition  à  la 
philosophie  du  jour,  et  exposa  ses  doctrines 
d'une  manière  plus  populaire  dans  une  lyUro- 
duction  à  la  philosophie  (3'  édit.,  1834),  et  dans 
un  Manuel  de  la  psychologie  [V  édit.,  1834). 

Si  peut-être  la  philosophie  de  Herbart  n'a  pas, 
dans  le  grand  mouvement  de  la  pensée  qui 
date  de  la  critique,  toute  l'importance  que  lui 
attribuent  ses  disciples,  elle  est  loin  cependant 
de  mériter  le  dédain  avec  lequel  la  traitent  les 
organes  de  l'école  de  Hegel,  qui  n'y  voient  qu'un 
épisode  sans  intérêt,  qu'une  continuation  insi- 
gnifiante de  la  philosophie  de  Kant.  Il  y  a  entre 
les  deux  systèmes  plus  de  différences  que  d'ana- 
logies, et  c'est  moins  par  ses  doctrines  que  par 
ses  habitudes  philosophiques  que  Herbart  se 
rapproche  du  penseur  de  Kœnigsberg.  Ainsi 
que  Kant,  il  regarde  l'expérience  comme  la  pre- 
mière, si  ce  n'est  l'unique  source  de  la  connais- 
sance, et  borne  l'étendue  du  savoir  réel  aux 
données  de  l'expérience,  rectifiées  et  interprétées 
par  le  raisonnement.  A  l'exemple  de  Kant,  il 
renonce  à  toute  cosmologie,  à  toute  théologie 
rationnelles,  et  regarde  la  morale  comme  indé- 
pendante de   toute  spéculation  théorique.  Mais 


HERB 


—  700   — 


HERB 


tandis  que  Kant  regarde  la  critique  de  la  raison 
comme  la  base  nécessaire  de  toute  philosophie, 
Herbart  rejette  cette  critique  comme  impossible, 
et  veut,  avec  Descartes,  que  la  spéculation  com- 
mence par  le  deute  et  par  l'examen,  non  des 
facultés,  mais  des  notions  données.  Herbart  re- 
jette la  pluralité  des  facultés  qui,  selon  Kant, 
concourent  à  la  connaissance  et  à  l'action,  et 
reproche  à  celui-ci  d'avoir  fondé  sa  philosophie 
sur  une  psychologie  vieillie  et  tout  empirique. 
11  le  désapprouve  pour  avoir  borné  aux  phéno- 
mènes le  principe  de  causalité,  et  rejette  sa 
théorie  de  l'idéalité  du  temps  et  de  l'espace, 
ainsi  que  toute  sa  doctrine  des  catégories  de 
l'entendement  et  des  idées  de  la  raison  comme 
constituant  en  quelque  sorte  l'organisme  de  l'es- 
prit humain.  Il  répudie  tout  l'idéalisme  Iranscen- 
dantal  de  Kant,  et,  si  sur  certains  points  il  est 
d'accord  avec  lui,  il  se  fonde  presque  toujours 
sur  d'autres  raisons. 

Bien  que  Herbart  relève  historiquement  de 
Kant  et  de  Fichte,  son  système  s'est  développé 
avec  une  grande  indépendance,  et  forme  oppo- 
sition avec  toutes  les  doctrines  idéalistes  de  la 
philosophie  dominante,  opposition  légitime  et 
nécessaire,  plus  savante  que  celle  de  Jacobi, 
qu'elle  continue  dans  un  autre  sens. 

L'ancien  dogmatisme  avait  été  vaincu  par  la 
critique,  et  le  réalisme  vulgaire  était  devenu 
la  proie  facile  de  la  philosophie  sceptique  et  idéa- 
liste. Mais  l'idéalisme,  en  s'exagérant  lui-même, 
doit  nécessairement  ramener  la  spéculation  à  un 
réalisme  bien  entendu.  Ce  retour  au  réalisme, 
sur  les  débris  de  l'idéalisme,  est  la  pensée  déter- 
minante de  la  philosophie  de  Herbart,  c'est  une 
protestation  énergique  et  savante  contre  les 
prétentions  outrées  des  écoles  nouvelles  «  Les 
successeurs  de  Kant,  dit  Herbart,  imaginèrent 
une  connaissance  prétendue  absolue,  grâce  à 
laquelle  l'existence  de  Dieu  et  l'immortalité  de 
l'âme  devaient  être  à  jamais  assurées,  mais  qui 
les  a  plus  que  jamais  livrées  au  doute.  »  Il  eut 
l'ambition  de  revenir  sur  l'œuvre  de  Kant  et  de 
la  continuer  dans  un  autre  esprit  :  c'est  pour 
cela  que,  tout  en  rejetant  la  critique  comme 
ayant  manqué  son  but,  il  se  nomme  lui-même 
un  kantien  de  1829. 

Dans  son  opposition  à  la  philosophie  dominante, 
Herbart  s'en  sépare  d'abord  par  sa  méthode  et 
par  l'idée  qu'il  se  faisait  de  la  science.  Tandis 
que,  selon  Schelling  et  Hegel,  la  vérité  philo- 
sophique se  transforme  sans  cesse  et  se  produit 
sous  des  formes  diverses,  selon  la  diversité  des 
points  de  vue  et  des  principes,  tendant  conti- 
nuellement à  un  développement  plus  complet  et 
à  une  forme  plus  parfaite;  selon  Herbart,  au 
contraire,  la  part  de  vérité  qui  est  une  fois  éta- 
blie est  immuable  au  fond  et  dans  la  forme 
comme  le  dogme  de  Bossuet;  comme  les  mathé- 
matiques, le  savoir  philosophique  est  suscep- 
tible d'un  accroissement  indéfini  ;  mais  le  pro- 
grès ne  saurait  modifier  ce  qui  a  été  légitimement 
reconnu  pour  vrai.  Pour  toute  question,  il  n'y  a 
qu'une  solution,  et  cette  solution,  une  fois  trou- 
vée et  établie,  demeure  acquise  à  toujours. 

Herbart  doit  beaucoup  à  Kant,  à  Leibniz,  à 
Locke,  aux  anciens  ;  mais,  loin  de  rattacher  sa 
philosophie  à  celle  de  ses  prédécesseurs  et  de 
s'en  faire  formellement  le  continuateur,  il  s'ap- 
plique à  bien  saisir  et  à  poser  nettement  les  ques- 
tions fondamentales,  à  en  poursuivre  avec  indé- 
pendance la  solution,  sans  reconnaître  d'autre 
point  de  départ  que  les  notions  données  naturel- 
lement et  ramenées  à  leur  origine.  Par  cette 
même  raison,  renonçant  à  la  prétention  de  dé- 
duire toute  science  d'un  principe  unique,  Her- 
bart admet  une  pluralité  de  principes  coordonnés 


entre  eux,  et  laisse  à  chaque  science,  à  chaque 
question  même,  son  propre  fondement  et  sa  pro- 
pre sphère,  en  la  traitant  à  part  et  selon  sa 
nature;  ce  qui  n'empêchera  pas,  lorsqu'il  aura 
été  fait  droit  aux  diverses  questions,  de  réunir 
les  résultats  obtenus  dans  un  tout  organique. 
C'est  ainsi  qu'un  édifice  s'appuie  sur  plusieurs 
pierres  fondamentales  posées  d'après  un  même 
plan  sur  un  sol  commun.  La  base  sur  laquelle, 
selon  Herbart,  repose  le  système  philosophique, 
c'est  l'expérience  développée  et  rectifiée  par  la 
pensée,  et  il  tire  son  unité  de  l'unité  naturelle 
de  la  raison.  • 

La  philosophie,  d'après  Herbart,  n'a  pas  un 
objet  déterminé  et  exclusif.  Les  sciences  d'obser- 
vation recueillent  ce  qui  est  donné  dans  l'expé- 
rience externe  et  interne,  et  la  philosophie  en 
détermine  la  valeur  par  la  réflexion  :  elle  est 
Y  élaboration  des  notions. 

Le  premier  devoir  de  la  réflexion  est  de  ren- 
dre les  notions  claires  et  distinctes  :  ce  travail 
est  l'objet  de  la  logique.  Mais  il  y  a  des  notions 
qui,  à  mesure  qu'elles  sont  élaborées,  se  mon- 
trent de  plus  en  plus  pleines  de  contradictions  : 
de  là,  pour  la  pensée  réfléchie,  le  devoir  de  les 
rectifier,  de  les  modifier  par  l'addition  d'élé- 
ments qu'elle  fournit  elle-même  en  obéissant  à 
sa  propre  loi  :  telle  est  la  fonction  de  la  méta- 
physique, qui,  dans  ses  principales  applications, 
devient  psychologie,  philosophie  de  la  nature, 
et  théologie,  et  dont  les  branches  diverses  for- 
ment ensemble  lu  philosophie  théorique. 

11  est  enfin  une  dernière  classe  d'idées  qui  ont 
le  caractère  particulier  d'être  d'une  évidence 
immédiate  et  accompagnées  dans  la  conscience 
d'un  jugement  d'approbation  ou  de  désappro- 
bation. Ces  notions  sont  l'objet  de  ïeslhélique. 
qui,  dans  le  système  de  Herbart,  comprend  la. 
morale  et  constitue  la  philosophie  pratique. 
Dans  son  application  aux  faits,  l'esthétique  donne 
naissance  à  des  théories  d'art  qui  enseignent  ce 
qu'il  faut  faire  pour  produire  ce  qui  plaît. 
Parmi  ces  théories,  il  en  est  une  dont  les  pré- 
ceptes s'imposent  comme  nécessaires  et  obli- 
gatoires, c'est  la  morale.  Pour  ce  qui  est  de 
savoir  comment  le  jugement  esthétique  déter- 
mine la  volonté  et  produit  la  conscience  morale 
et  le  goût,  cette  question  est  du  domaine  de  la 
psychologie,  qui  elle-même  dépend  de  la  méta- 
physique. 

La  philosophie,  tant  théorique  que  pratique, 
ne  peut  s'occuper  que  de  notions  données  oii 
résultant  logiquement  des  données  de  l'expé- 
rience. Toute  autre  notion  est  factice  et  gra- 
tuite. Les  notions  ou  les  jugements  qui  servent 
de  point  de  départ  au  travail  philosophique,  sont 
des  principes  qui  doivent  avoir  le  double  carac- 
tère d'être  primitifs  et  de  renfermer  d'autres 
propositions.  Celles-ci  en  sont  déduites  selon  les 
règles  de  la  méthode  fournie  par  la  logique. 

Dans  le  système  de  Herbart,  la  psychologie 
expérimentale  ne  peut  servir  de  base  ni  même 
d'introduction  à  la  philosophie  :  ainsi  que  tout 
produit  de  l'expérience,  elle  a  besoin  elle-même 
a'être  modifiée  par  la  métaphysique.  Le  com- 
mencement de  toute  philosophie  est  le  doute 
qui  porte  sur  l'autorité  de  l'expérience  ou  du 
sens  commun.  Pour  s'engager  sans  danger  dans 
le  mouvement  de  la  pensée  née  de  ce  doute, 
il  faut  se  placer  sur  le  sol  inébranlable  des  idées 
morales,  évidentes  par  elles-mêmes. 

Pour  établir  un  système,  il  faut  ignorer  le 
doute  ou  l'avoir  vaincu.  On  professe  Vempirisme 
dans  le  premier  cas,  le  rationalisme  dans  le  se- 
cond. L'empirisme  s'en  rapporte  aveuglément  à 
l'expérience;  mais,  en  supposant  à  la  nature  et 
à  l'âme   autant  de   forces  et  de  facultés  parti- 


ji 


HERB 


—  701   — 


HERB 


culi^l■es  qu'il  a  observe  de  classes  de  phéno- 
mèneSj  il  se  persuade  faussement  qu'il  doit  la 
connaissance  de  ces  forces  à  robservution  qui  ce- 
pendant ne  saurait  la  produire  :  il  est  rationaliste 
a  son  insu.  Le  vi'ritable  rationalisme,  au  con- 
traire, sans  mépriser  l'expérience,  l'apprécie  à 
sa  juste  valeur. 

Les  doutes  soulevés  contre  la  certitude  des 
données  empiriques  font  de  plus  connaître  les 
vrais  probllnues  do  la  philosophie  :  là  sont  les 
véritables  commencements  de  la  spéculation,  et 
il  est  à  regretter,  dit  Herbart,  que  Kint  ne  soit 
pas  retourné  jus(iue-là.  Les  doutes  qui  portent 
sur  la  réalité  de  la  connaissance  sensible,  sont 
confirmés  mir  la  métaphysique,  qui  établit  sans 
peine  que  la  vraie  nature  des  choses  ne  tombe 
pas  sous  les  sens.  Ceu.\,  au  contraire,  qui  tou- 
chent aux  formes  de  l'expérience  s'évanouissent 
à  l'examen  :  ces  formes  sont  toutes  sauvées, 
parce  qu'elles  sont  toutes  également  compro- 
mises, et  qu'elles  s'imposent  d'une  manière  si 
déterminée  qu'il  ne  dépend  pas  de  la  pensée  d'y 
rien  changer.  Mais  en  même  temps  les  notions 
qui  les  représentent  sont  si  pleines  de  contra- 
dictions, qu'on  ne  peut  les  accepter  telles  qu'elles 
sont  données;  et  comme  il  est  également  im- 
possible de  les  rejeter,  il  faut  les  modifier  par 
la  pensée  :  tel  est  le  problème  général  de  la 
métaphysique. 

La  métaphysique  générale  de  Herbart  est 
surtout  importante  comme  œuvre  de  critique. 
La  première  partie  est  presque  toute  historique. 
L'auteur  y  apprécie  de  son  point  de  vue  les 
systèmes  de  Leibniz,  de  Spinoza,  de  Kant,  qu'il 
compare  entre  eux  et  avec  les  doctrines  plus 
récentes  de  Fichte,  de  Pries,  de  M.  de  Schelling, 
et  il  pose  ensuite  les  problèmes  de  la  méta- 
physique, tels  que,  selon  lui,  ils  résultent  de 
l'histoire  de  la  science  et  de  sa  vraie  nature. 

D'après  la  classification  de  ces  problèmes,  il 
divise  la  science  métaphysique  en  quatre  par- 
ties :  la  théorie  de  la  méthode,  Vontologie,  qui 
traite  de  l'être,  de  l'inhérence  et  du  chan- 
gement 3  la  synéchologie.  ou  la  théorie  de  la 
contmuité,  qui  traite  de  la  matière,  de  l'espace 
et  du  temps;  enfin,  Vidolologie.  qui  recherche 
la  nature  du  inoi  et  l'origine  des  idées.  C'est 
sous  ce  dernier  titre  que  Herbart  place  sa  réfu- 
tation de  l'idéalisme. 

La  question  générale  est  de  savoir  comment 
on  peut  concevoir,  sans  contradiction,  l'inhérence, 
le  changement,  la  matière,  le  7noi.  Pour  cela, 
il  faut  une  méthode,  sûre  d'elle-même,  et  qui, 
indépendante  de  l'ontologie,  vienne  se  joindre  à 
la  logique  ordinaire.  Le  doute  naît  de  l'expé- 
rience même.  Pour  le  vaincre,  il  faut  trouver 
quelque  chose  qui  soit  certain  a  priori,  et  dont 
la  certitude  soit  comme  un  flambeau  qui  de  sa 
lumière  éclaire  et  dissipe  ce  qui  est  douteux. 
Ainsi  se  place  à  la  tête  de  toute  métaphysique, 
mais  sous  une  autre  forme  et  pour  une  autre 
fin,  la  question  de  Kant  :  Comment  est  possible 
une  synthèse  a  priori?  Elle  sera  résolue  si  l'on 
trouve  un  savoir  qui,  certain  en  soi,  puisse  ser- 
vir à  fonder  la  certitude  d'autre  chose.  Après 
cette  question  générale,  la  théorie  de  la  mé- 
thode a  trois  devoirs  à  remplir  :  le  premier  est 
de  déterminer  la  manière  de  saisir,  dans  toute 
leur  intégrité,  les  données  de  l'expérience,  et 
de  faire  sortir  de  ces  données  mêmes  l'impul- 
sion qui  doit  diriger  la  pensée,  pour  qu'elle 
puisse  atteindre  la  réalité  par  son  mouvement 
progressif  et  nécessaire  ;  le  second  devoir  de  la 
méthode  est  de  décrire  le  mouvement  de  la  pen- 
sée tel  qu'il  résulte  de  cette  impulsion,  et  d'en 
marquer  les  limites,  ou  de  répondre  à  cette 
question  :  Quelle  est,  en  général,  la  liaison  des 


principes  et  de  leurs  conséquences?  le  troisième 
devoir,  enfin,  est  de  tracer  la  voie  par  laquelle 
il  est  possible  de  retourner  aux  données  d'où 
l'on  est  parti,  etd'ex[)liquer  ainsi  les  phénomènes 
par  la  réalité  qui  les  produit.  Ainsi,  la  méta- 
physique décrit  un  cercle  qui,  partant  de  la  sur- 
face de  ce  qui  est  donné,  et  de  là  pénétrant  au 
fond  des  choses,  atteint  la  réalité,  et  qui,  ensuite, 
revient  à  ce  qui  est  donné  et  l'expliiiue. 

La  métaphysique  générale  insiste  d'abord  sur 
l'ignorance  ou  nous  laissent  les  sens  quant  à  la 
nature  réelle  des  choses^  sur  l'impossibilité 
logique  de  les  concevoir  a  la  fois  comme  des 
unités  réelles  et  comme  occupant  une  place  dans 
le  temps  et  dans  l'espace,  comme  des  grandeurs 
finies  composées  d'une  infinité  de  parlie§>  comme 
des  réalites  qui,  par  leur  infinie  divisibilité,  vont 
se  perdre  dans  l'infiniment  petit.  Elle  fait  re- 
marquer ensuite  l'absurdité  de  la  notion  du 
clumgement,  et  les  contradictions  qu'implique 
la  notion  du  moi,  qui  se  présente  également 
tout  à  la  fois  comme  un  et  comme  multiple,  et 
qui,  considéré  de  près,  est  une  perception  sans 
objet  perçu  :  contradictions  qui  prouvent  que  la 
notion  du  tnoi,  loin  de  pouvoir  servir  de  base  à 
la  philosophie,  a  besoin  elle-même  d'être  rec- 
tifiée par  la  pensée. 

Pour  donner  un  exemple  de  la  manière  de 
procéder  de  Herbart,  nous  reproduisons  ce  qu'il 
appelle  le  Iriicmmc  du  mouvement.  Le  change- 
ment ne  peut  s'expliquer  que  de  trois  manières. 
Ou  il  a  lieu  par  une  cause  externe,  ou  par  une 
cause  interne,  ou  bien  il  est  sans  cause,  c'est- 
à-dire  absolu  (le  système  d'Heraclite  et  de  Hegel). 
Or  les  trois  systèmes,  celui  d'une  causalité 
inacfinie,  celui  de  la  liberté  et  celui  du  mouve- 
ment absolu,  présentent  des  diffitultés  également 
insolubles,  et  sont  logiquement  impossibles.  Donc 
il  n'y  a  pas  de  changement  réel.  Pour  en  expliquer 
l'apparence,  il  faut  nécessairement  admettre  une 
autre  espèce  de  causalité  externe  que  celle  qui 
est  supposée  dans  le  trilemme  :  cette  autre  causa- 
lité ressortira  avec  évidence  de  la  vraie  doctrine 
de  l'être^  qui  rectifie  les  notions  de  matière^  de 
divisibilité,  de  substance,  et  qui  servira  ainsi  de 
base  à  la  psychologie  et  à  la  philosophie  de  la 
nature. 

La  flagrante  absurdité  de  la  divisibilité  infinie 
de  la  matière,  jointe  à  celle  de  la  notion  du 
changement,  conduit  nécess.iirement  à  l'idée 
des  cires  simples  ou  des  monades,  qu'il  faut 
concevoir  d'une  qualité  simple,  sans  principe 
d'opposition  interne,  différentes  les  unes  des 
autres,  et  indépendantes  des  conditions  de  temps 
et  d'espace.  Ces  êtres  simples  sont  primitivement 
doués  de  forces  qui  leur  sont  propres,  et  agissent 
les  uns  sur  les  autres,  selon  leur  nature  diverse. 
Quand  ils  sont  en  présence  dans  l'espace  intel- 
ligible, ceux  qui  sont  de  même  nature  se  re- 
poussent, tandis  que  ceux  qui  sont  contraires 
entre  eux  s'attirent  et  tendent  à  s'unir  sans  se 
confondre.  Troublés  dans  leur  existence  par 
l'action  de  leurs  opposés,  les  êtres  simples,  en  y 
résistant,  font  efi"ort  pour  se  maintenir  ce  qu'ils 
sont  :  de  là  cette  théorie  des  perturbations  et 
des  efforts  de  conservation  de  soi  qui  constitue 
le  système  ontologique  de  Herbart,  et  qui  s'ap- 
plique également  à  la  philosophie  de  la  nature 
et  à  la  psychologie.  Du  jeu  de  leur  action  réci- 
proque résultent  tous  les  mouvements,  toutes 
les  apparences  du  monde  phénoménal,  ainsi  que 
dujeu  des  perceptions  simples  dans  la  conscience 
naissent  tous  les  mouvements  de  l'âme,  tous  les 
phénomènes  internes. 

La  philosophie  de  la  nature,  ainsi  que  la 
psychologie,  a  une  partie  s]jntliéti(jue  et  une 
partie  anahjtique.  Dans  la  première  sont  posés 


HERB 


--  702  — 


HERB 


les  principes  qui,  dans  la  seconde,  serviront  à 
l'explication  de  l'expérience  :  de  telle  sorte  que 
les  lui ts  servent  de  preuve  à  la  spéculation,  en 
même  temps  qu'ils  sont  expliqués  par  elle. 

En  général,  deux  êtres,  en  .se  pénétrant,  sont 
mis  dans  un  état  interne  déterminé,  à  peu  près 
comme  sont  modifiés  l'un  par  l'autre  deux  élé- 
ments tels,  par  exemple,  que  l'oxygène  et  l'hy- 
drogène. Ils  ne  demeurent  dans  cet  état  ou  en 
repos  que  tant  que  rattraction  et  la  répulsion 
sont  en  équilibre.  De  l'action  l'éciproque  des 
éléments  simples  naissent  les  premières  molé- 
cules. Pour  s'accroître,  celles-ci  n'ont  besoin 
que  d'être  entourées  de  monades  de  la  première 
espèce,  qui  y  pénétreront  à  leur  tour,  autant 
que  le  permettra  l'équilibre  de  l'attraction  et 
de  la  repulsion.  Si,  après  cela,  on  jette  par  la 
pensée  cette  masse  ainsi  accrue  au  milieu  d'é- 
léments de  la  seconde  espèce,  on  concevra  qu'elle 
doit  s'agrandir  encore.  Telle  est  l'origine  de  la 
matière. 

Qu'on  se  figure  maintenant  les  êtres  simples 
comme  très-nombreux  et  de  qualités  très-variées, 
de  nature  plus  ou  moins  opposée,  et  l'on  com- 
prendra que  la  densité  et  la  cohésion  des  corps 
seront  en  raison  du  degré  d'opposition  qui  exis- 
tera entre  leurs  parties  constitutives.  Ainsi,  il 
naîtra  dans  l'espace  des  masses  isolées  très- 
denses  et  fort  distantes  les  unes  des  autres,  et 
leurs  intervalles  seront  remplis  par  des  matières 
plus  subtiles. 

Il  serait  impossible,  sans  entrer  dans  trop  de 
détails,  de  montrer  comment  Herbart  explique, 
d'après  les  principes  de  sa  métaphysique,  les 
faits  généraux  de  la  nature.  Nous  devons  nous 
borner  à  un  exemple.  Les  faits  généraux  de  la 
nature  sont  de  deux  classes,  selon  que,  pour  en 
rendre  compte,  il  faut  recourir  ou  non  à  une 
matière  subtile.  A  la  première  classe  appar- 
tiennent tous  les  effets  qui  paraissent  produits  à 
distance,  ainsi  que  tous  les  phénomènes  des 
corps  fluides,  de  la  chaleur,  de  la  lumière,  de 
l'électricité  ;  à  la  seconde,  les  phénomènes  de 
la  cohésion,  de  l'élasticité  des  solides,  de  la 
cristallisation.  Voici  comment  s'explique  cette 
dernière.  Lorsque  deux  êtres  simples  de  même 
nature  en  ont  pénétré  un  troisième  d'une  espèce 
différente,  ils  formeront  évidemment  ensemble 
une  ligne  droite,  dont  l'élément  différent  occu- 
pera le  milieu  :  car  les  êtres  pareils,  loin  de  se 
pénétrer,  se  repoussent  dans  des  directions  op- 
posées. La  jonction  de  trois  éléments  divers 
produit  un  triangle  ;  quatre,  pour  se  lier,  ont 
besoin  d'un  espace  matériel.  Il  y  aura  donc  des 
corps  agrégés  par  lignes,  d'autres  par  couches 
superposées,  d'autres,  enfin,  par  petites  masses. 
Rien  de  plus  curieux  que  les  explications  que 
Herbart  donne  de  la  chaleur,  de  la  lumière,  de 
l'électricité,  de  l'aimant,  de  la  vie  des  corps 
organiques. 

Herbart  s'est  tout  spécialement  occupé  de  psy- 
chologie, et  c'est  là  surtout  qu'il  aspirait  au  rôle 
de  réformateur,  en  y  appliquant  les  mathéma- 
tiques. 

Toutes  nos  idées  sont  réunies  dans  une  même 
conscience;  il  faut  donc  les  rapporter  à  un  être 
unique,  qui  est  l'âme;  être  simple,  puisqu'il  est 
réel;  immortel,  parce  gu'il  est  simple  :  c'est  une 
monade  dont  la  ([ualite  simple  est  de  percevoir, 
la  faculté  représentative.  Les  perceptions,  en  se 
pénétrant  réciproquement,  s'entre-choquent  et  se 
suspendent  quand  elles  sont  opposées  entre  elles, 
et  se  réunissent  en  une  seule  et  même  forcé 
quand  elles  sont  analogues.  Les  perceptions  sus- 
pendues ou  empêchées  tendent  à  se  rétablir 
indépendantes  :  de  là  ce  qu'on  appelle  la  faculté 
d'appétition.  1  \  volonté,  qui,  ainsi,  n'est  pas  une 


faculté  particulière,  mais  une  conséquence  de  la- 
suspension  des  idées. 

Les  idées  étant  considérées  comme  des  forces 
qui  se  balancent,  il  s'ensuit  que  la  partie  mé- 
taphysique de  la  psychologie  doit  renfermer  une 
statique  et  une  mécanique  de  l'esprit. 

Dans  ce  système,  les  diverses  facultés  de  l'âme 
ne  sont  que  des  cnefs  logiques  sous  lesquels  on 
a  classé  les  phénomènes  internes;  les  idées  seules 
sont  essentielles,  et  de  leur  action  réciproque 
résultent  les  sentiments  et  les  volitions.  S'il  y  a 
si  souvent  antagonisme  entre  les  sentiments  et 
les  désirs,  ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  dans  l'âme  deux 
principes  opposés,  l'un  conseillant  le  bien,  l'autre 
sollicitant  au  mal;  c'est  parce  que  les  idées,  au 
lieu  de  se  présenter  à  l'esprit  une  à  une  ou 
uniformément  liées  entre  elles,  s'offrent,  par 
masses  diverses,  et  que  chacune  de  ces  masses 
porte  avec  elle  ses  désirs  et  ses  sentiments 
propres. 

Une  des  différences  les  plus  générales  qui 
existent  entre  ces  diverses  masses  d'idées,  est 
que  les  unes  sont  plus  anciennes,  les  autres  plus 
récentes,  tant  pour  l'espèce  tout  entière  que  pour 
l'individu.  En  chaque  génération  nouvelle  se 
retrouve  plein  de  vie  l'esprit  du  passé;  et  le 
progrès  de  l'intelligence  et  de  la  moralité  a  son 
principe  dans  l'incessante  action  des  anciennes 
masses  d'idées  sur  les  nouvelles  :  la  raison  n'est 
que  le  produit  d'une  longue  culture.  Elle  est  ce 
qui  distingue  l'homme  de  la  brute,  l'homme 
civilisé  de  l'homme  barbare  ou  sauvage,  la  ré- 
flexion, le  discernement  des  motifs  :  elle  est  tour 
à  tour  pensée  logique,  faculté  de  l'absolu,  raison 
pratique. 

Nous  ne  relèverons  pas  tout  ce  que  cette 
psychologie  laisse  à  désirer.  Si,  d'une  part,  elle 
est  très-favorable  au  dogme  de  l'immortalité  de 
l'âme,  elle  l'est,  d'un  autre  côté,  fort  peu  à  la 
liberté  morale.  La  raison  y  est  réduite  à  n'être 
qu'un  fait  psychologique,  et  la  liberté  est  acquise 
comme  la  raison.  Un  homme  n'est  raisonnable 
que  par  l'action  des  anciennes  idées  sur  les 
nouvelles  :  il  n'est  libre  qu'autant  qu'il  a  du 
caractère,  et  il  n'a  du  caractère  qu'autant  qu'il 
y  a  en  lui  des  collections  d'idées  décidément 
prédominantes;  ce  qui  dépend  uniquement  du 
hasard  ou  d'une  sorte  de  mécanisme  intellectuel. 
C'est  cette  théorie  de  la  raison  qui  a  fourni  à 
Herbart  son  principe  de  pédagogique,  l'éduca- 
tion, selon  lui,  se  faisant  par  la  transmission  à 
la  génération  qui  s'élève  de  toute  l'expérience 
de  l'humanité  qui  a  vécu.  Il  oubliait  que.  si 
l'expérience  peut  être  définie  l'action  des  idées 
anciennes  sur  les  nouvelles,  il  n'y  a  de  progrès 
que  par  la  réaction  des  idées  nouvelles  sur  les 
anciennes. 

Selon  Herbart,  la  vie  des  corps  organiques  a 
pour  principe,  outre  la  nature  des  êtres  simples 
qui  les  composent,  les  suspensions  internes,  pro- 
duites en  eux  par  des  mouvements  opposés. 
Toutefois,  il  reconnaît  que  la  nature  organique 
est  pleine  de  mystères  :  «  A  mesure  qu'on  avance 
dans  son  examen,  dit-il,  la  vie  devient  de  plus 
en  plus  incompréhensible.  La  végétation  en  soi 
n'a  rien  de  merveilleux;  mais  la  rose  et  le 
chêne  .sont  pleins  de  merveilles.  On  peut  con- 
cevoir la  formation  des  infusoires  et  des  polypes, 
comme  celle  de  la  moisissure  et  des  lichens; 
mais  à  partir  des  insectes,  le  monde  se  manifeste 
comme  création,  et  néanmoins  l'insecte  s'explique 
moins  difficilement  que  le  quadrupède.  Tandis 
que  l'activité  du  premier  correspond  exactement 
à  ses  besoins,  le  second  n'est  plus  un  simple 
mécanisme  vital,  un  automate  animé.  Quant  à 
l'homme,  la  physiologie,  impuissante  à  expliquer 
la  vie  morale,  est  obligée  de  le  reconnaître  pour 


IlEllB 


703  — 


HERB 


le  plus  grand  des  prodiges  et  de  s'humilier 
devant  la  religion  qui  seule  peut  rendre  compte 
de  tous  ces  laits  merveilleux.  » 

Herbart  n'a  pas  traité  spécialement  de  la  re- 
ligion; elle  apparaît  partout  :  elle  intervient 
toutes  les  fois  que  la  science  est  en  défaut.  On 
doit  savoir  gré  à.  ce  philosophe  d'avoir  rétabli 
l'argument  physico-theologique  trop  rabaissé  par 
Kant.  La  loi  en  Dieu,  fondée  sur  la  contempla- 
tion de  la  nature,  sur  l'appréciation  des  causes 
finales,  est,  selon  lui,  bien  près  du  savoir  :  elle 
est  aussi  certaine  que  la  conviction  où  nous 
sommes,  que  les  forces  humaines  qui  nous  en- 
tourent sont  des  hommes  comme  nous,  unique- 
ment parce  que  nous  leur  voyons  faire  des  ac- 
tions qui  supposent  des  intentions  et  une  volonté 
intelligiMito.  Du  reste,  on  ne  peut  se  faire  de 
l'être  divin  une  notion  précise;  la  religion  est 
surtout  sentiment,  résignation,  respect,  recon- 
naissance :  il  doit  nous  suffire  d'adorer  en  Dieu 
l'auteur  de  notre  nature  raisonnable,  et  de  le 
concevoir  comme  un  être  sublime,  immense, 
infini.  «  Pour  ce  qui  est  de  la  religion  positive^ 
ajoute  Herbart,  elle  a  moins  à  craindre  des 
hardiesses  de  la  philosophie,  que  d'une  soumis- 
sion aveugle  au  dogme  reçu  ;  ses  plus  grands 
ennemis  sont  l'ignorance,  le  fanatisme,  l'hypo- 
crisie. » 

On  a  vu  que  Herbart  comprend  ou  semble 
comprendre,  sous  le  même  point  de  vue,  l'esthé- 
tique et  la  morale,  d'après  une  manière  de  voir 
assez  familière  aux  anciens.  Les  préceptes  de  la 
morale  et  de  l'art  sont  fondés  sur  les  idées  mo- 
dèles du  beau  et  du  bon,  dont  personne  ne 
saurait  méconnaître  l'autorité  souveraine.  Ces 
idées  elles-mêmes  sont  fondées  sur  des  rapports. 
Les  idées  morales  ont  pour  principe  des  rapports 
de  volonté  ;  elles  sont  au  nombre  de  cinq  :  l'idée 
de  liberlé  interne,  ou  l'accord  de  la  volonté  avec 
le  jugement;  l'idée  de  perfection,  ou  du  complet 
développement  de  la  raison*  l'idée  de  bienveil- 
lance ou  de  charité;  l'idée  de  droit  et  celle  de 
justice  ou  d'équité.  Tous  ces  principes  sont  égale- 
ment primitifs,  égalenaent  essentiels,  et  consti- 
tuent ensemble  la  vraie  moralité,  c'est-à-dire 
une  activité  raisonnable.  Les  idées  de  perfection, 
d'amour,  de  droit  et  d'équité  doivent  se  combiner 
et  se  pénétrer;  ensemble  elles  fournissent  la  ma- 
tière de  l'idée  vide  en  soi  de  la  liberté. 

La  politique  de  Herbart  est  sage  et  libérale, 
un  milieu  entre  l'aristocratie  et  la  démocratie. 
Si  l'on  applique  à  l'État  l'idée  du  droit,  il  doit 
être  démocratique  :  car  de  cette  idée  se  déduit 
directement  le  dogme  de  la  souveraineté  du 
peuple.  Mais,  si  ensuite  on  lui  applique  les  idées 
de  bienveillance  et  de  perfection,  la  direction 
suprême  devra  appartenir  aux  plus  habiles  et 
aux  meilleurs.  Tout  l'art  de  gouverner^  dit  notre 
philosophe,  consiste,  en  réprimant  avec  fermeté 
les  exigences  violentes  des  passions  du  jour,  à 
satisfaire  les  vœux  naturels  et  légitimes,  expres- 
sion des  vrais  besoins  de  la  nature  humaine,  et 
à  offrir  à  ces  vœux  et  à  ces  besoins  un  moyen 
régulier  et  permanent  de  se  manifester  libre- 
ment. » 

L'idéalisme  a  rencontré  dans  Herbart  un  rude 
adversaire  ;  et,  parmi  les  oppositions  qui  se  sont 
élevées  en  Allemagne  contre  la  philosophie  de 
Hegel  et  de  M.  Schelling,  l'école  qu'il  a  fondée 
est  certainement  la  plus  redoutable.  Elle  a,  du 
reste,  le  caractère  de  partialité  et  d'exagération 
qui  est  d'ordinaire  celui  de  toute  opposition 
systématique.  Elle  est  représentée  avec  honneur 
par  MM.  Roer,  Strumpell,  Drobisch,  Hartenstein, 
qui  s'appliquent  à  développer  et  à  compléter  les 
doctrines  de  leur  maître.  Ce  dernier  a  publié 
trois  volumes  d'œuvres  posthumes  de  Herbart, 


avec  une  biographie  fort  intéressante  de  ce 
philosophe;  Leipzig,  chez  Brockhaus,  1842-18i3. 

Consultez  J.  Willm,  Histoire  de  la  philosophie 
allemande,  Paris,  1847,  4  vol.  in-8;  —  Barchou 
de  Penhoën ,  Histoire  de  la  philosophie  alle- 
mande, Paris,  18156,  2  vol.  in-8.  J.  W. 

HERBERT  (lîdouard).  Lord  Herbert  de  Cher- 
bury  naquit  en  ir)81  et  mourut  en  1648.  Contem- 
porain de  Hobbes,  il  combattit  plusieurs  fois  ce 
philosophe,  et  toujours  avec  calme  et  dignité. 
L'école  sensualiste,  de  son  côté,  ne  cessa  d'at- 
taquer Herbert.  Gassendi  lui  donna  cependant  de 
nobles  louanges  :  «  Vous  avez  consolé  l'Angle- 
terre, lui  ccrit-il,  de  la  mort  de  Bacon.  »  Locke 
lui  fit  la  guerre,  à  l'exemple  de  Hobbes  et  de 
Gas.sendi.  Enfin,  repoussé  par  l'école  empirique, 
il  fut  plus  vivement  poursuivi  par  les  théologiens 
orthodoxes,  aux  yeux  desquels  il  était  le  prince 
des  déistes,  le  chef  des  libres  penseurs.  Quoiqu'il 
eût  déclaré  le  christianisme  la  plus  belle  des 
religions,  et  toujours  respecté  tout  ce  qui  est 
respectable,  il  passa,  en  même  temps  que  Hobbes 
et  Spinoza,  pour  l'auteur  du  traité  inconnu  des 
Trois  Imposteurs.  Nul  écrivain,  à  aucune  époque, 
n'eut  autant  d'adversaires  différents  et  également 
passionnés. 

C'est  qu'Herbert  plaida  la  même  cause  à  la 
fois  contre  l'intolérance  des  physiciens  et  contre 
le  fanatisme  religieux.  Contre  le  sensualisme,  il 
soutint  les  idées  innées,  c'est-à-dire  les  connais- 
sances naturelles  et  universelles,  primitivement 
déposées  dans  toute  intelligence  humaine  ;  contre 
l'orthodoxie  exclusive,  il  défendit  l'opinion  que 
Dieu  donne  à  tout  cœur  humain  une  science 
immédiate  des  choses  divines;  par  son  spiritua- 
lisme, il  choqua  les  successeurs  de  Bacon;  par 
sa  foi  rationnelle,  il  heurta  les  théologiens.  Deux 
ouvrages  sont  restés  comme  monuments  de  cette 
double  direction,  qui  dérive  du  même  fond, 
savoir,  la  croyance  à  l'origine  divine  de  la  raison. 
L'un  de  ces  ouvrages  est  intitulé  de  Vcritate 
proul  distinguilur  a  revelatione,  a  verisimili, 
a  possibili  et  a  falso,  l'autre  de  Religione  Genti- 
lium  errorumque  apud  eos  causis.  Ils  sont  réunis 
dans  l'édition  in-4  donnée  à  Londres  en  1645. 

Lord  Herbert  aime  la  vérité  sérieusement,  et 
la  cherche  avec  avidité.  «  Je  me  suis  entouré, 
dit-il,  de  toutes  les  lumières,  et  naturelles,  et 
surnaturelles,  des  auteurs  tant  sacrés  que  pro- 
fanes, j'ai  médité  et  prié,  j'ai  interrogé  bien  des 
siècles  en  plus  d'une  langue;  mais  ne  trouvant 
nulle  part  aucune  notion  complète  de  la  vérité, 
j'ai  laissé  là  les  livres  et  les  hommes  :  je  suis 
revenu  à  ma  propre  pensée,  à  moi-même.  »  Aussi 
Herbert  se  propose-t-il  surtout  de  distinguer  la 
vérité,  d'abord  de  la  révélation,  puis  de  la  vrai- 
semblance, ensuite  du  possible,  enfin  du  faux. 
Plusieurs  réflexions  préliminaires,  puisées  dans 
l'expérience  la  plus  directe,  ouvrent  le  traité  de 
la  Vérité  :  «  Il  est  également  impossible  de  tout 
savoir  et  de  ne  rien  savoir  :  nous  connaissons 
certaines  choses,  ^uœdam,  quelque  chose,  ali- 
quid.»  Voilà  la  réponse  qu'Herbert  fait  au  dog- 
matisme absolu  et  à  l'absolu  scepticisme  ;  c'est 
dans  un  sage  milieu,  entre  ces  deux  extrémités, 
qu'il  place  le  vrai.  «Nous  savons  par  nous-mêmes 
et  de  prime  abord  que  l'homme  est  doué  de 
forces  et  de  facultés,  et  qu'il  est  capable  de  les 
appliquer  à  la  recherche  de  la  vérité.  Ce  sont 
ces  facultés  qu'il  faut  examiner,  sonder,  dénoni- 
brer,  classer  et  étudier,  soit  dans  leurs  lois,  soit 
dans  leurs  rapports  avec  les  objets.  Après  cette 
étude,  on  doit  chercher  à  discerner  la  réalité 
des  apparences,  à  séparer  le  vrai  du  probable,  le 
probable  du  possible,  et  le  possible  du  faux. 
Durant  cette  pénible  mais  nécessaire  occupation, 
on  doit  se  garder  des  opinions  contradictoires, 


HERB 


—  704  — 


IIERB 


et  surtout  de  la  crédulilc  :  ne.  niniium  credas.» 
A  la  suite  de  cette  introduction,  qui  rappelle 
certains  passages  du  Discours  de  la  MéLhode, 
et  qui  parut  avant  ce  discours,  Herbert  propose 
sept  maximes  qu'à  son  sens  tous  les  amis  de  la 
vérité  peuvent  accepter  :  1°  Il  y  a  de  la  vérité; 
2°  la  vérité  est  contemporaine  des  choses,  ou 
plutôt  coéternelle;  3°  elle  se  trouve  partout; 
4"  elle  est  claire  et  évidente^  ou  du  moins  revêtue 
d'une  expression  déterminée  :  5"  il  est  autant  de 
vérités  que  les  choses  ont  de  diversités  ;  6°  les 
diversités  des  choses  se  révèlent  aux  facultés 
innées  à  l'homme;  7'  les  différentes  vérités  ont 
de  la  vérité. 

Une  fois  ces  propositions  tenues  pour  accordées, 
Herbert  conclut  à  la  distinction  de  quatre  sortes 
de  vérités  :  1°  vérité  de  chose,  c'est-à-dire  con- 
formité de  la  chose  avec  elle-même;  2°  vérité 
d'apparence,  c'est-à-dire  conformité  de  l'apparence 
avec  la  chose  même;  3°  vérité  de  conception, 
c'est-à-dire  accord  de  nos  facultés  avec  les  objets; 
4"  vérité  d'intelligence,  c'est-à-dire  accord  néces- 
saire entre  ces  divers  genres  de  conformités. 
Toute  vérité  consiste  dans  une  conformité,  dans 
un  accord,  et,  p.ir  conséquent,  dans  un  rapport. 
«  Ainsi,  ajoute  Herbert,  hormis  la  vérité  de  chose 
qui  n'est  pas  conditionnelle,  chaque  vérité  doit 
toujours  s'envisager  sous  un  triple  aspect,  comme 
objet,  comme  faculté,  comme  loi  ou  moyen  de 
conformilé.  » 

On  le  voit  dès  les  premières  pages  de  son 
traité,  Herbert  prend  son  point  de  départ  et 
d'appui  dans  la  conscience  personnelle,  dans  la 
psychologie.  C'est  un  émule  de  Descartes.  A 
ses  yeux,  l'âme  n'est  pas,  ce  qu'elle  est  pour 
Gassendi,  une  table  rase  ;  c'est  un  livre  fermé 
qui  s'ouvre  à  l'occasion  du  monde  extérieur.  Les 
objets  matériels  sont  les  occasions,  et  non  les 
causes  de  l'expérience  et  du  savoir  véritable. 
L'humaine  science  a  un  fondement  plus  solide, 
qu'Herbert  nomme  tantôt  Vinslincl  naturel  de 
la  raison,  tantôt  les  notions  communes,  prin- 
cipes reçus  partout  avant  toute  démonstration  et 
que  toute  démonstration  présuppose.  Herbert  est 
donc  essentiellement  spiritualiste  et  rationa- 
liste. 

«  Les  plus  importantes  des  vérités  sont  les 
vérités  d'intelligence.  Les  sens  sont  inutiles  à 
leur  acquisition.  Elles  apparaissent  dans  tout 
homme  sain  et  bien  organisé,  elles  semblent 
venir  du  ciel,  et  destinées  à  décider  de  la  nature 
des  objets  que  présente  le  théâtre  du  monde.  » 
Notitiœ  communes,  in  omni  homine  sano  et 
integro  existentes  quibus  tanc/uam  cœlilus  im- 
buta mens  noslra,  de  objeclis  hoc  in  Ihealro 
prodeuntibus  decernit.  —  Quœ,  tanquam,  par- 
tes scientiarum,  ab  ipsa  universali  sapientia 
depromplœ,  in  foro  interiore,  ex  diclamine 
naturœ  describunlur. 

Lord  Herbert  dislingue  autant  de  facultés  de 
connaître  que  de  différents  ordres  de  vérités, 
savoir,  l'instinct  naturel,  le  sens  interne,  le 
sens  externe  et  le  raisonnement.  Cette  division 
est  manifestement  défectueuse;  l'instinct  naturel 
est  sans  cesse  confondu  avec  le  sens  interne  et 
même  avec  le  raisonnement  ;  le  sens  externe 
n'est  pas  suffisamment  discerné  du  sens  interne. 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  philosophe  anglais  entend 
par  instinct  naturel  la  faculté  de  saisir  les 
notions  communes,  xoîvai  êvvoiai,  notions  qui 
dirigent  l'entendement  dans  la  recherche  des 
causes  et  des  fins  des  choses,  et  qui  le  con- 
duisent à  la  félicité  éternelle.  Le  sens  interne 
est  double,  tenant  à  la  fois  de  l'âme  et  du  corps, 
de  la  raison  et  des  humeurs  :  il  nous  fait  con- 
naître ce  qui  se  passe  en  nous-mêmes,  ainsi  que 
les  organes  qui  lui  servent,  le  mettent  en  rap- 


port avec  les  objets  extérieurs,  et  nous  appren- 
nent leur  situation,  leur  forme,  leur  consti- 
tution. Quant  au  raisonnement,  discursus,  il 
consiste  à  saisir  la  convenance  ou  la  discon- 
venance des  perceptions,  des  images,  des  con- 
ceptions, leurs  oppositions  aussi  bien  que  leurs 
harmonies  :  il  nous  guide  dans  la  solution 
des  questions  si,  comment,  quand,  où,  pour- 
quoi, etc. 

Au  moment  de  passer  de  l'examen  de  la  vérité 
proprement  dite,  de  la  vérité  philosophique,  à 
l'examen  de  la  révélation,  Herbert  résume  les 
notions  communes  qui,  selon  lui,  constituent  les 
fondements  de  toute  véritable  religion.  Il  les 
réduit  à  cinq  articles,  profession  de  foi  du  théis- 
me moderne  :  1"  il  existe  un  être  suprême; 
2°  l'homme  doit  un  culte  à  cet  être;  3°  la  vertu 
est  la  partie  principale  de  ce  culte;  4°  le  repentir 
doit  expier  nos  fautes;  5"  il  doit  y  avoir  une  vie 
future,  où  la  vertu  est  récompensée  et  le  vice 
puni.  Voilà,  dit  Herbert,  les  croyances  de  l'Église 
vraiment  universelle,  solius  calholicœ,  solius 
[xovoetôùu;  Ecclesiœ. 

Pour  ce  qui  concerne  une  révélation,  il  faut 
qu'elle  remplisse  les  quatre  conditions  suivantes, 
sous  peine  de  passer  pour  fausse  ou  illusoire  : 
1°  elle  doit  être  précédée  de  la  prédication,  de 
la  foi,  de  tout  ce  qui  excite  la  croyance  à  la 
Providence;  2°  elle  doit  devenir  évidente  pour 
chacun,  sans  quoi  elle  est  une  tradition,  une 
histoire,  et  non  une  révélation;  3°  elle  doit  nous 
conduire  au  bien  ;  4°  elle  doit  produire  sur  nos 
facultés  l'effet  d'une  inspiration  divine. 

Herbert  distingue  différentes  espèces  et  divers 
degrés  de  probabilités  :  d'abord  l'histoire,  ou  le 
témoignage  qui  varie  en  autorité,  selon  que  le 
témoin  a  été  plus  ou  moins  rapproché  du  fait. 
Ensuite  vient  la  vraisemblance  des  conceptions, 
qui  augmente  ou  diminue  à  proportion  de  leur 
clarté.  En  général,  est  probable  ce  qui  ne  peut 
être  ni  admis,  ni  rejeté,  ni  entièrement  ap- 
prouvé, ni  tout  à  fait  contesté.  Lorsque  le  vrai- 
semblable regarde  l'avenir,  il  prend  le  nom  de 
possible.  Ainsi  les  prophéties,  les  visions,  les 
pressentiments  peuvent  être  possibles.  Ainsi  la 
notion  de  possible,  combinée  avec  l'idée  d'infini, 
est  d'une  grande  utilité  pour  concevoir  l'immor- 
talité de  l'âme. 

Dans  la  dernière  section  du  traité  de  la  Vérité, 
l'auteur  devait  traiter  du  faux  et  de  l'erreur.  Il 
ne  l'a  pas  fait,  sans  doute,  parce  qu'il  croyait 
avoir  assez  développé  l'opposé  de  l'erreur.  D'ail- 
leurs, il  tenait  pour  constant  que  le  faux  n'existe 
point  par  lui-même,  et  qu'il  ne  se  soutient  qu'à 
l'aide  de  la  vérité,  laquelle  est  la  base,  non-seu- 
lement de  la  vérité^  mais  de  l'erreur  :  Non 
solum  veritatis,  sed  ipsius  eliam  erroris  basin 
esseveritatem.  L'erreur  est  une  vérité  incomplète, 
obscurcie,  un  fragment  mutilé  du  vrai. 

Telles  sont,  en  résumé,  les  convictions  de  ce 
penseur  calomnié.  On  peut  y  reprendre  un  fâ- 
cheux mélange  de  théologie  et  de  philosophie; 
mais  ce  défaut  est  racheté  par  plusieurs  qualités 
éminentes,  telles  que  la  modération,  l'équité,  la 
franchise,  un  ardent  amour  de  la  vérité  et  de 
la  vertu,  le  respect  de  la  saine  piété  et  une 
vraie  sagesse. 

Le  déisme  qu'on  a  tant  reproché  à  Herbert 
n'est  qu'ulie  suite  nécessaire  du  conflit  où  les 
diverses  communions  chrétiennes  étaient  alors 
engagées,  de  la  luUe  entre  les  jansénistes  et 
les  jésuites,  entre  les  anglicans  et  les  dissidents, 
entre  les  arminiens  et  les  gomaristes,  entre  les 
luthériens  et  les  piétistes.  C'est  à  la  polémique 
des  sectes  chrétiennes  qu'il  faut  s'en  prendre  de 
ce  retour  à  la  religion  naturelle.  Malgré  les 
violentes  censures  qu'Herbert  essuya  au  xvii''  siè- 


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clc,  il  a  compté  depuis  un  grand  noniiire  de  sec- 
tileurs.  Disciple  de  Platon  et  d'Kpictète,  il  de- 
vait former  des  disciples  à  son  tour.  Les  plus 
distingués  d'entre  eux  sont  Jacobi,  le  rival  de 
Kant,  et  J.  J.  Rousseau.  L:i  foi  intellectuelle  et 
les  intuitions  de  preniiiTC  }nain  du  philosophe 
allemand  ne  ditrèrent  (lue  de  nom  de  Vinslinct 
naturel  et  des  notions  communes  du  piiilosophc 
anglais.  La  Profession  de  foidu  Vicaire savo\iard 
n'est  qu'une  éloquente  traduction  du  catéchisme 
dos  IVolions  comniu)u's  d'Herbert.  Si  cet  auteur 
avait  su  écrire  comme  il  savait  méditer,  s'il 
avait  eu  autant  d'ordre  et  de  précision  dans  le 
style  que  dans  la  pen.sée,  il  eût  prévenu  la  plu- 
part des  attaques  dirigées,  d'ailleurs,  de  tout 
temps  contre  les  idées  innres. 

La  Vie  d'Herbert,  écrite  par  lui-même,  n'a  été 
jiubliée  qu'en  1764  par  les  soins  de  Walpole.  — 
De  Rémusat,  Herbert  de  Cherbury,  1  vol.  in-18, 
P.iris,  1874.  C.  Bs. 

HERBERTH  (Bardon),  bénédictin  allemand, 
né  en  1741.  à  Zirkenbach,  professeur  de  philo- 
sophie à  l'université  de  Fulde,  et  auteur  de 
deux  ouvrages  philosophiques  qui  ont  pour  titre, 
l'un  Elementa  logicœ  eclecticœ,  in-8,  Wurtzb., 
1773;  l'autre  Elementa  metâphysicœ.  in-8, 
Fuldo,  1776.  'X. 

HERDER  (Jean-Gottfried)  naquit  le  25  août 
1744,  à  Mohrungen,  dans  la  Prusse  orientale, 
fils  d'un  simple  maître  d'école,  et  mourut  le 
18  décembre  1803,  premier  prédicateur  de  la 
cour  de  Saxe-Weimar,  et  président  du  consis- 
toire général.  Il  avait  mérité  cette  haute  posi- 
tion par  des  talents  peu  communs,  par  de  grands 
travaux  et  un  noble  caractère.  Il  l'ut  surtout  un 
grand  littérateur,  et  cette  qualité  prédomine 
jusque  dans  se»  ouvrages  de  théologie  et  de  phi- 
losophie. Mais  la  muse  qu'il  invoquait  partout, 
et  qui  ne  cessa  de  l'inspirer,  était  Vhumanilé. 
Comme  littérateur  et  critique,  il  exerça  sur 
l:i  culture  littéraire  de  sa  nation  une  influence 
égale  à  celle  de  Lessing,  et,  comme  écrivain, 
son  nom,  sans  briller  d'un  éclat  pareil,  vivra 
d  ins  l'estime  de  la  postérité  à  côté  de,  ceux  de 
•Schiller  et  de  Goethe. 

Comme  philosophe,  Herder  occupe  une  place 
moins  élevée,  et  ne  mérite  de  marquer  au  pre- 
mier rang  que  par  ses  travaux  sur  la  philo- 
sophie de  l'histoire.  Sa  manière  de  procéder  en 
philosophie  est  plus  oratoire  que  méthodique  et 
précise  :  il  s'abandonne  trop  aux  inspirations  du 
moment,  et  a  une  trop  grande  confiance  dans  le 
savoir  immédiat,  pour  suivre  d'une  pensée  ferme 
et  sévère  une  discussion  métaphysique,  et  pour 
soumettre  les  données  de  l'observation  à  une 
critique  patiente  et  laborieuse.  Il  intervint  deux 
fois  directement  dans  les  mouvements  philo- 
sophiques de  son  temps,  d'abord  dans  la  discus- 
sion qui  s'éleva,  après  la  mort  de  Lessing,  au 
sujet  du  spinozisme,  et  ensuite  comme  adver- 
saire de  la  philosophie  de  Kant. 

Depuis  assez  longtemps  la  philosophie  de  Spi- 
noza était  tombée  dans  l'oubli,  ou,  si  l'on  en 
parlait  encore,  on  la  confondait  généralement 
avec  l'athéisme;  ainsi  l'avaient  décidé  Bayle  et 
Fénelon,  Wolf  et  CondiUac,  et  Voltaire  lui-même 
avait  dit  : 

J'entends,  avec  Cardan,  Spinoza  qui  murmure. 

Lorsque  la  nouvelle  répandue  par  Jacobi  que 
Lessing  était  mort  ,spinoziste  et  que  la  protes- 
tation de  Mendelssohn  contre  ce  qu'il  regardait 
comme  une  calomnie  appelèrent  de  nouveau,  en 
Allemagne,  l'attention  sur  cette  philosophie  plus 
décriée  que  connue,  Herder  prit  part  à  cette 
discussion,  et  son  ouvrage  intitule  Dieu,  dia- 
logue sur  le  système  de  Spinoza,  1787,  contribua 

DIGT.    PHILOS. 


à  faire  considérer  celte  doctrine  sous  un  jour 
nouveau  et  moins  défavorable. 

Selon  Herder,  il  suffit  d'adoucir  le  langage  de 
Spinoza,  de  dég.iger  ses  idées  de  la  fausse  ter- 
minologie qui  ne  les  exprime  qu'imparfaitement, 
pour  absoudre  ce  philosophe  du  reproche  d'a- 
théisme, et  même  de  celui  de  panthéisme.  L'idée 
de  Dieu  est  pour  lui  l'idée  la  plus  élevée  el 
la  plus  réelle,  et  Dieu,  la  source  de  toute  vérité 
et  de  toute  existence,  la  connaissance  et  l'amour 
de  Dieu  sont  le  principe  de  toute  perfection  et 
de  toute  félicité  :  voilà  ce  ([u'il  y  a,  selon  Her- 
der, au  fond  de  la  pensée  de  Spinoza,  et  ce  qu'on 
y  trouve  en  la  dépouillant  de  l'expression  sou- 
vent imi)ro])re  dont  il  l'a  revêtue.  A  prendre  le 
mot  substance  dans  toute  sa  rigueur,  rien  en 
effet  ne  mérite  ce  nom,  puisque  rien  dans  lo 
monde  ne  subsiste  absolument  par  soi-même,  si 
ce  n'est  l'être  absolu  et  nécessaire,  duquel  tout 
relève  et  dépend;  et,  à  bien  dire,  les  substiuces 
finies,  tirant  leur  existence  de  la  pui.s.sance 
divine,  ne  sont  que  des  phénomènes  substan- 
lialisc's  {phœnomena  substantiata)  de  celle-ci. 
Spinoza  a  eu  tort  de  les  appeler  des  modifications 
de  Dieu;  c'est  un  terme  impropre,  ainsi  que 
l'expression  selon  laquelle  Dieu  est  la  cause 
immanente  de  toutes  choses.  Au  fond,  Spinozii 
avait  une  idée  juste  des  vrais  rapports  de  Dieu 
au  monde,  et  personne  n'a  distingué  plus  net- 
tement que  lui  entre  la  nature  naturée  et  la  na- 
ture nalurante.  Herder  cherche  de  même  à  jus- 
tifier la  doctrine  de  la  nécessité  universelle  et 
de  l'inadmissibilité  des  causes  finales.  La  néces- 
sité divine  est  pleine  de  sagesse  et  de  bonté.  La 
puissance  que  Spinoza  attribue  à  Dieu  n'est  pas 
aveugle,  puisqu'elle  est  infinie  :  étant  toute 
réalité,  elle  comprend  la  pensée,  mais  une  pen- 
sée infinie,  absolue;  la  volonté,  mais  non  une 
volonlé  qui  délibère,  qui  choisit  et  rejette.  C'est 
dans  ce  sens  que  Spinoza  repousse  les  causes 
finales  comme  une  fiction  ;  et  s'il  refuse  à  la 
substance  absolue  l'entendement  et  la  volonté, 
c'est  pour  éviter  tout  anthropomorphisme.  Ce 
n'est  pas  ici  ou  là  qu'il  faut  chercher  les  traces 
de  la  sagesse  divine;  mais  il  faut  a  priori  voir 
en  chaque  objet  et  à  chaque  point  de  la  création 
Dieu  tout  entier,  c'est-à-dire  une  vérité,  une 
beauté  et  une  harmonie  qui  sont  inhérentes  à 
toute  chose.  Il  faut  rechercher  les  lois  physiques- 
pures,  sans  se  préoccuper  de  causes  finales  par- 
ticulières. 

De  la  même  manière,  Herder  atténue  la  con- 
séquence qu'on  a  tirée  des  principes  de  Spinoza 
quant  à  l'individualité,  que  la  doctrine  de  la 
substance  unique  semble  détruire.  Pour  être  des 
modes  de  la  substance  absolue,  nous  n'en  som- 
mes pas  moins  des  existences  individuelles. 
L'individualité  consiste  dans  le  sentiment  de  soi. 
Elle  n'appartient  pas  au  même  degré  à  tous  les 
êtres.  La  plus  haute  individualité  est  celle  qui 
embrasse  tout,  et  dont  l'action  se  répand  sur 
tout,  la  substance  universelle,  qui  est  l'éternel 
princi}  e  de  toute  individualion.  Plus  un  être  a 
de  vie,  de  réalité,  d'énergie  pour  se  maintenir 
comme  un  tout  et  pour  agir  sur  le  tout,  plus  il 
est  individu,  plus  il  est  lai^mëme. 

Herder  va  plus  loin  :  il  cherche  même  à  jus- 
tifier le  fatalisme  de  Spinoza,  qui  détruit  toute 
différence  réelle  entre  le  bien  et  le  mal,  et  toute 
responsabilité  morale.  Tout  dans  le  monde  étant 
soumis  à  une  nécessité  rationnelle,  qui  est  l'ex- 
pression de  la  nature  divine,  tout  est  parfait, 
quoiqu'à  des  degrés  divers,  dans  le  monde  physique 
et  dans  le  monde  moral,  fout  venant  de  Dieu,  tout 
est  l'expression  de  sa  puissance,  qui  est  en  même 
temps  sagesse,  bonté  et  beauté  infinies.  Tout  est  ce 
qu'il  peut  être  à  tel  plaee,  à  tel  moment  et  dans 

45 


IIERD 


706— 


HERD 


cIo  telles  relations.  La  pliilosophic  de  la  nature, 
.selon  M.  de  Schelling,  est  déjà  en  principe  dans 
ces  projiositions  de  Herder,  en  partie  aussi  re- 
nouvelées de  Leibniz  :  «  L'univers  est  un  système 
(le  forces,  et  toutes  les  forces  agissent  organi- 
([uement.  Toute  organisation  est  un  ensemble  de 
forces  vives,  qui  servent  une  force  principale 
d'après  les  règles  éternelles  de  la  sagesse  et  de 
la  bonté.  Ce  qu'on  appelle  la  mort  n'est  que 
transformation,  selon  cette  loi  de  la  nécessité 
divine  qui  veut  que  toute  force  se  maintienne 
au  milieu  des  formes  changeantes  qu'elle  revêt 
et  dépouille  sans  cesse.  Point  de  repos  dans  la 
nature  :  toute  force  agit  perpétuellement,  et,  à 
chaque  action,  elle  s'étend  et  se  développe  ;  et 
plus  elle  s'e.xerce,  plus  aussi  elle  agit  sur  les 
autres  forces.  Il  n'y  a  dans  Vcmpire  de  Dieu  point 
de  mal  réel  ;  nous  appelons  mal  ce  qui  est  limite, 
négation,  opposition  ou  transition.  Toute  exis- 
tence déterminée  dans  le  temps  et  dans  l'espace 
étant  nécessairement  limitée,  il  en  résulte  des 
oppositions  ;  mais  les  opposés  conspirent  ensemble 
à  leur  propre  salut,  et  par  leur  réunion  chaque 
substance  forme  un  tout  plein  de  bonté  et  de 
sagesse.  » 

Herder  partage  avec  Jacobi  le  mépris  de  toute 
spéculation  qui  ne  porte  pas  directement  sur  la 
réalité,  et  une  confiance  entière  dans  la  raison 
éclairée  par  l'expérience;  il  part  avec  Spinoza  de 
l'idée  de  l'être  absolu,  comme  principe  à  la  fois 
de  toute  existence  et  de  toute  vérité.  Toute  con- 
naissance humaine,  antérieure  à  l'expérience  et 
indépendante  d'elle  est  une  absurdité;  mais  sans 
l'idée  de  Dieu,  c'est-à-dire  sans  une  vérité  indé- 
pendante et  première,  il  n'y  a  pas  de  connais- 
sance réelle,  point  de  démonstration.  Dieu  s'offre 
à  nous  comme  une  existence  qui  se  manifeste  plei- 
ne de  force  et  de  vie;  seulement  nous  ne  pouvons 
l'apercevoir  que  par  la  pensée.  Herder  s'engage  là 
dans  une  contradiction  évidente.  L'existence  d'un 
être  quelconque,  dit-il,  ne  peut  être  reconnue 
que  par  l'existence,  par  l'expérience,  et  non  par 
un  vain  raisonnement;  mais  sa  démonstration 
de  Dieu  repose  elle-même  sur  un  syllogisme,  et 
ce  syllogisme  se  fonde,  comme  tout  raisonne- 
ment, sur  le  principe  de  causalité  et  de  la  rai- 
son suffisante.  Il  dit  lui-même  :  «  Nous  devons 
nos  connaissances  à  l'observation,  à  la  générali- 
sation, à  l'mduction  :  on  peut  se  tromper  dans 
ce  travail;  mais  la  règle  selon  laquelle  nous 
percevons,  jugeons  et  raisonnons,  est  une  règle 
divine  à  laquelle  nous  obéissons,  alors  même 
que  nous  nous  trompons.  Or,  toute  loi  nécessaire 
suppose  une  existence  nécessaire  qui  en  soit  le 
principe.  Ainsi  la  pensée,  s'exerçant  avec  ordre 
et  harmonie,  est  une  démonstration  de  Dieu.  » 
Cela  est  vrai;  mais  de  quel  droit  Herder  ajoute-t-il 
que  c'est  là  la  seule  manière  de  prouver  l'exis- 
tence de  Dieu?  L'argument  physico-théologique 
ne  repose-t-il  pas  sur  le  même  fondement? 

Herder  finit  par  déclarer  que  la  philosophie 
de  Spinoza  a  longtemps  existé  avant  lui,  et 
qu'elle  lui  survivra  longtemps;  car  sa  méthode 
a  été  celle  de  tous  les  grands  esprits  :  elle  re- 
pose sur  ce  principe,  que  notre  entendement 
pour  devenir  la  fidèle  expression  de  la  nature, 
doit  partir  d'un  être  qui  soit  la  cause  de  toutes 
choses,  et  dont  l'essence  objective  soit  aussi  la 
source  de  toutes  nos  idées. 

Cette  manière  de  voir  était  entièrement  oppo- 
sée à  celle  de  Kant,  qui  n'admet  qu'une  réalité 
insaisissable,  et  n'arrive  à  la  foi  en  Dieu  que 
par  la  foi  dans  la  nature  morale  de  l'homme. 

Herder,  qui  avait  fait  autrefois  un  magnifique 
éloge  de  Kant,  son  maître,  écrivit  vers  la  fin  du 
siècle,  contre  la  Criiique  de  la  Raison  pure,  un 
ouvrage  intitulé  V Entendement  et  Vexpcrience, 


la  raison  cl  la  langue,  ou  Mclacrilique.  Avait- 
il  été  blesse  des  observations  que  Kant  avait 
faites  sur  ses  Idccs,  ou  bien  l'abus  que  les  disci- 
ples du  grand  philosophe  faisaient  de  sa  termi- 
nologie et  de  ses  formules  avait-il  excité  sa  bile 
facile  à  s'émouvoir?  Toujours  est-il  que  le  ton 
général  de  ce  livre  n'est  pas  aussi  respectueux 
qu'ail  devrait  l'être  ;  et  si  l'auteur  a  plus  d'une 
fois  raison  contre  Kant,  il  est  vrai  aussi  qu'il  ne 
l'a  pas  toujours  parfaitement  compris.  C'est  ainsi 
que,  donnant  au  mot  critique  un  sens  qu'il  n'a 
pas  dans  Kant,  Herder  l'accuse  d'avoir  voulu 
critiquer  la  raison  comme  on  fait  un  livre,  une 
œuvre  de  l'art,  entreprise  absurde,  puisque  la 
critique  serait  l'ouvrage  même.  Il  appelle  les 
formes  a  priori,  les  amphibolies,  les  antinomies 
la  discipline  et  Varchileclonique  de  la  raison, 
de  vains  fantômes  que  dissipe  le  moindre  souffle 
d'une  critique  inspirée  par  le  bon  sens.  H  re- 
proche, avec  quelque  fondement,  mais  avec  une 
grande  exagération,  à  Kant,  d'avoir  réduit  les 
sens  et  l'entendement  à  n'être  que  des  formes 
vaines,  et  la  raison  qu'une  lumière  trompeuse 
sans  règle  et  sans  but.  Il  va  jusqu'à  dire  que  la 
philosophie  critique  est  la  honte  de  la  nation, 
tendant  à  la  fois  à  corrompre  l'esprit  et  la  lan- 
vgue  :  la  Mclacrilique  devait  être  contre  elle  une 
protestation  au  nom  du  sens  commun,  de  la 
raison  et  du  langage. 

S'il  a  eu  le  mérite  de  sentir  ce  qui  manque  à 
cette  philosophie,  il  est  fâcheux  que  Herder  n'ait 
pas  eu  celui  de  comprendre  ce  qu'elle  a  de 
fondé  et  de  nécessaire.  L'étude  de  l'histoire  au- 
rait dû  lui  apprendre  que  la  Critique  de  Kant 
avait  été  préparée  de  longue  main,  et  qu'elic 
devait  arriver  en  son  temps  sous  une  forme  ou 
sous  une  autre;  que,  malgré  son  originalité,  ce 
n'était  pas  une  de  ces  conceptions  arbitraires 
qui  viennent  quelquefois  traverser  le  dévelop- 
pement régulier  de  l'esprit  humain,  et  qui, 
après  avoir  brillé  un  instant,  s'évanouissent  à  la 
lumière  de  la  critique  sans  laisser  aucune  trace. 

Herder  est  dans  le  vrai,  lorsqu'à  l'idéalisme 
sceptique  de  Kant  il  oppose  un  réalisme  ration- 
nel; mais  sa  critique  dépasse  presque  toujours 
le  but.  Ce  sont  bien  réellement  des  objets,  dit-il, 
et  non  de  simples  phénomènes  que  nous  ofl'rent 
les  sens  :  les  formes  dont  l'entendement  revêt 
les  données  sensibles  ne  dépendent  pas  de  l'âme; 
l'être  est  le  fondement  de  toute  connaissance, 
et  l'être  se  manifeste  par  sa  puissance  :  tout 
phénomène  suppose  une  force  qui  se  révèle. 
Herder  attribue  à  l'entendement  la  faculté  de 
connaître  tout  ce  qui  est,  et  tel  qu'il  est.  Les 
lois  de  l'esprit  sont  en  harmonie  avec  celles  de 
la  nature  extérieure,  et  il  n'y  a  rien  dans  le 
monde  qui  ne  soit  fait  pour  être  connu.  Ainsi 
les  lois  de  la  nature  sont  bien  les  siennes,  et 
l'ordre  qui  unit  toutes  choses  est  véritablement 
en  elles,  et  ne  procède  pas  de  notre  entende- 
ment. L'unique  fonction  de  celui-ci  est  de  recon- 
naître ce  qui  est.  La  chose  en  soi  de  Kant  est  un 
être  de  raison.  Enlevez  une  à  une  les  pellicules 
qui  ferment  la  substance  bulbeuse  de  l'oignon, 
et  ce  qui  reste  sera  cette  prétendue  chose  en 
soi.  H  manque  à  ces  assertions  d'être  présentées 
d'une  manière  moins  absolue,  avec  plus  de  mé- 
thode et  d'un  ton  moins  péremptoire  et  moins 
emphatique. 

On  sait  que  Kant  réduit  la  raison  théorique 
au  simple  rôle  de  nous  fournir  des  idées  qui 
puissent  servir  à  donner  à  la  connaissance  la 
plus  haute  unité  possible,  et  que,  selon  lui,  l'idée 
de  Dieu  n'est  que  Vidéal  rationnel  de  l'être  le 
plus  réel  et  le  plus  parfait,  dont  la  présence 
dans  l'esprit  ne  prouve  pas  l'existence  objective. 
A  cette  aoctrinCj  Herder  oppose  que  la  fonction 


HERD 


—   707   — 


HEllE 


de  la  raison  est  d'expliquer  le  relatif  par  l'ab- 
solu; qu'il  est  de  son  essence  do  reconnuîlro 
([uelque  chose  qui  soit  la  condition,  le  principe 
do  tout;  cju'ainsi  l'idée  d'un  être  souverain  nous 
est  donnée  dans  nous-mêmes  et  en  tout  :  ou 
nous  sommes  tous  des  dieux,  et  chaque  atome, 
la  moindre  production  de  la  nature,  est  un  être 
indépendant;  ou  bien  tout  ce  qui  existe  relevé 
d'une  raison  suprême  :  voilà  ce  que  mon  intelli- 
gence reconnaît,  parce  qu'elle  est  raison;  l'idéo 
de  Dieu  est  la  raison  éternelle  elle-même. 

L'ouvra{,'("  le  plus  remarquable  de  Herdcr  est  ce- 
lui qui  a  pour  litre  Idccssur  la  phUosopUicdc  riiis- 
toire  de  l'huinunitc,  en  vingt  livres  (1784-1787). 
C'est  là  qu'il  a  coucentré  tout  ce  qu'ilaeudemeil- 
leures  pensées  et  de  plus  nobles  sentiments.  La 
Science  nouvelle  de  Vico  est  ici  continuée  dans  un 
autre  sens.  Herder  l'eût  inventée  si  elle  n'avait 
déjà  existé.  «  Tout  a  sa  philosophie,  dit-il,  dans  la 
préface  :  pourquoi  l'iiisloire  n'aurait-elle  pas  la 
sienne  ?  Celui  qui  a  tout  ordonne  dans  la  nature, 
de  telle  sorte  qu'une  même  sagesse,  une  même 
bonté,  une  même  puissance  régnent  partout,  de- 
puis le  système  de  l'univers  jusqu'au  tissu  de  la 
toile  de  l'araignée,  aurai l-il  abdiqué  sa  sagesse 
et  sa  bonté  dans  le  gouvernement  des  destinées 
générales  de  l'humanité,  et  là  seulement  procé- 
derait-il sans  plan,  sans  dessein?  Ce  plan  existe. 
et  c'est  un  devoir  de  chercher  à  le  comprendre, 
quelque  difficile  qu'il  soit  de  suivre  les  traces  de 
la  pensée  divine.  Quelle  est  la  place  ^ue  l'hu- 
manité occupe  dans  le  système  de  la  création,  et 
quelle  est  sa  destination  finale?  A  cette  ques- 
tion^  l'auteur  cherchera  la  réponse,  non  dans  les 
abstractions  de  la  métaphysique,  mais  dans  l'ex- 
périence et  les  analogies  de  la  nature  :  heureux 
s'il  pouvait  communiquer  à  un  seul  de  ses  lec- 
teurs la  douce  impression  qu'a  produite  sur  lui 
la  sagesse  éternelle  du  Créateur  !  »  Herder  se 
faisait  illusion  quand  il  se  persuadait  qu'il  était 
possible  de  résoudre  ce  problème  par  l'expé- 
rience seule  ;  pour  réussir,  il  est  obligé  de  re- 
courir à  une  loi  supérieure  à  l'expérience,  et  à 
des  idées  que  celle-ci  ne  fournit  point. 

Voici  quelles  sont  les  principales  propositions 
de  son  système,  tel  qu'il  l'a  exposé  dans  les  Idées 
et  dans  quelques  autres  écrits  (ceux  qui,  sous  le 
titre  de  Prœludien,  précèdent  les  Idées  dans 
l'édition  complète  des  Œuvres).  Le  genre  humain 
est  un,  et  forme  un  tout  organique.  La  création 
terrestre  offre  une  série  ascendante  de  formes 
et  de  puissances,  et  l'homme  en  occupe  le  degré 
le  plus  élevé  :  il  est  la  plus  haute  expression  de 
l'organisation  sur  la  terre.  La  sensibilité  et 
l'instinct  des  animaux  sont,  quant  à  leur  inten- 
sité, en  raison  inverse  de  leur  sphère  d'action. 
Privé  d'instinct,  l'homme  a  la  plus  grande  sphère 
d'activité  :  elle  embrasse  le  monde.  Il  est  orga- 
nisé pour  la  raison,  le  langage  et  la  liberté  ;  il 
est  doué  de  plus  nobles  dispositions  que  les 
animaux,  d'une  sensibilité  plus  vive,  et  quoique 
d'une  constitution  plus  délicate,  il  est  organisé 
pour  vivre  plus  longtemps  et  pour  se  répandre 
sur  tout  le  globe  ;  par  le  sentiment  religieux,  il 
aspire  à  l'infini  et  conçoit  l'espérance  d'une  vie 
immortelle.  Pour  être  parfait,  il  n'a  qu'à  devenir 
lui-même  ;  pour  lui,  le  mot  qui  exprime  sa  nature, 
le  mot  humanité,  est  l'expression  de  la  perfec- 
tion, parce  qu'il  est  sur  la  terre  l'image  du 
Créateur.  Toute  puissance  est  attachée  à  un  or- 
gane ;  mais  celui-ci  n'est  qu'un  moyen,  et  non 
la  force  même.  L'homme  est  une  intelligence 
servie  par  des  organes,  antérieure  à  l'organisa- 
tion et  persistant  après  l'avoir  dépouillée.  Tout 
ce  qu'il  j  a  dans  sa  nature  de  virtualité  ne  peut 
pas  se  réaliser  sur  la  terre,  qui  n'est  qu'un  sé- 
jour de  préparation.    L'humanité  ici-bas    n'est 


qu'un  bouton  dont  la  fleur  doit  éclorc  ailleurs  ; 
c'est  ailleurs  que  s'en  accomplira  le  complet  dé- 
velo])pemcnt  :  l'état  j)résent  de  l'iiomme  est  pro- 
balkincnl  le  lien  qui  unit  deux  mondes.  Le  dé- 
vcloppomont  de  l'humanité,  ou  le  règne  de  la 
raison  et  de  l'éciuité,  est  le  Lut  que  poursuit  la 
Providence  dans  le  gouvernement  du  monde.  La 
civilisation,  en  ce  sens,  est  la  lin  de  l'histoire, 
et,  malgré  ses  détours,  le  cours  des  révolutions 
est  toujours  en  progrès,  et  tend  incessamment 
vers  son  terme.  Le  christianisme  est  l'expression 
de  la  plus  pure  humanité,  et  son  but  est  de  réu- 
nir tous  les  peuples  en  un  seul,  et  de  les  former 
à  la  fois  pour  ce  monde-ci  et  pour  l'autre. 

D'après  ces  idées,  Herder  juge  le  passé  et  dé- 
termine l'avenir  de  l'espèce  humaine.  Il  carac- 
térise, le  plus  souvent  avec  un  grand  bonheur, 
les  formes  successives  de  la  civilisation  et  les 
notions  historiques  ;  il  a  fourni  plusieurs  traits 
à  la  philosophie  de  Hegel  ;  mais  le  tableau  qu'il 
trace  de  la  marche  de  l'humanité  à  travers  les 
siècles  n'a  aucun  rapport  nécessaire  avec  son 
système,  et  le  règne  absolu  et  universel  de  la 
raison  et  de  la  justice  qu'il  nous  montre^  en  pers- 
pective dans  l'avenir,  pouvait  être  préparé  par 
tout  autre  développement  des  destinées  hu- 
maines. 

Herder  s'occupe  spécialement  de  l'avenir  dans 
plusieurs  écrits  (ils  sont  classés  dans  ses  Œuvres 
sous  le  nom  de  Postscenien) ,  notamment  dans 
celui  qui  est  intitulé  Regards  dans  Vavcnir  de 
Vhumanité  (1793-1797).  On  peut  pressentir  ce  qui 
doit  arriver,  et  cette  prévision  n'est  que  la  juste 
appréciation  du  présent  et  du  passé,  et  les  vœux 
raisonnables  de  nobles  esprits  peuvent  déter- 
miner l'avenir.  Les  hommes  ont  enfin  trouvé  le 
moyen  d'améliorer  leurs  destinées  ;  ce  moyen, 
c'est  la  raison  armée  de  la  force  et  de  la  puis- 
sance :  c'est  Prométhée  délivré  de  ses  fers.  C'est 
une  chose  nuisible  que  de  placer  exclusivement 
le  but  de  l'activité  humaine  au  delà  du  tombeau. 
Longtemps  encore  tous  les  âges  de  l'humanité 
coexisteront  sur  la  terre.  Herder  espérait,  en 
1794,  que,  dans  l'année  1800,  un  nouveau  Char- 
lemagne  viendrait  compléter  l'ouvrage  de  l'em- 
pereur de  l'an  800,  et  il  prédisait  la  chute  des 
États  de  lEurope,  en  tant  qu'ils  étaient  fondés 
sur  la  conquête  guerrière  et  religieuse.  Pour  ce 
qui  est  de  l'avenir  des  individus,  que  Herder 
n'entend  pas  sacrifier  à  l'espèce,  comme  le  fait 
surtout  l'école  de  Hegel,  il  espère  avec  confiance 
pour  eux  une  immortalité  véritable,  au  moyen 
d'une  métempsycose  inconnue  ;  il  y  a,  de  plus, 
une  autre  immortalité  qui  dépend  de  nous,  et 
qui  est  purement  humaine.  La  tradition  transmet 
et  conserve  aux  générations  nouvelles  la  pensée 
et  l'action  de  ceux  qui  ont  vécu  :  tout  ce  que 
nous  faisons  de  bien  est  impérissable,  et  l'homme 
de  bien  qui  exerce  sur  ses  semblables  une  action 
bienfaisante  et  durable,  est  doublement  immor- 
tel. 

Il  y  a  deux  éditions  des  œuvres  complètes  de 
Herder  :  l'une  qui  parut  à  Tubingue,  chez  Cotta, 
en  45  vol.  in-8,  1805-1820;  l'autre  formant  60  vol. 
in-16,  1827-1830.  Ses  ouvrages  les  plus  intéres- 
sants ont  été  réunis  en  un  volume  gr.  in-8,  chez 
Cotta  Tubingue,  1844.  La  femme  de  Herder  a 
laisse  sur  la  vie  de  son  époux  des  méinoires 
pleins  d'intérêt.  Son  Histoire  de  la  poésie  des 
Hébreux  a  été  traduite  par  Mme  de  Carlowitz, 
Paris,  1845,  in-12;  et  ses  Idées  sur  la  philosophie 
de  Vhumanité,  par  M.  E.  Quinet,  Paris,  1827, 
3  vol.  in-8. 

Consultez  J.  'VVillm,  Histoire  de  la  philoso- 
phie allemande,  Paris,  1847,  4  vol.  in-8,  et 
T.  Jouffroy,  Mélanges  philosophiques.        J.  W. 

HER£NNIUS,  disciple   d'Ammonius  Saccas. 


HERM 


—  708  — 


HERM 


Ou  ne  connaît  de  lui  qu'ua  seul  trait  raconte 
pir  Porphyre,  dans  sa  Vie  de  Plotin.  Ammo- 
nius  lui  avait  t'ait  la  laveur,  ainsi  qu'à  Plotin  et 
à  Origènc,  de  l'initier  à  la  partie  la  plus  secrète 
(le,  sa  doctrine.  Tous  trois  se  promirent  niutuel- 
Icinent  de  ne  jamais  divulguer  renseignement 
de  leur  maître.  Herennius  ayant  man(jué  à  sa 
parole,  les  deux  autres  se  crurent  dégagés  de 
la  leur.  X. 

HÉRILLE  DE  Carthage  était  disciple  de  Ze- 
non, le  loiidateur  du  stoïcisme,  et  florissait  vers 
le  milieu  du  m"  siècle  avant  l'ère  chrétienne. 
11  se  séparait  sur  plusieurs  points  de  la  doctrine 
de  son  maître,  ce  qui  le  fit  regarder  comme  le 
(■hef  d'une  secte  nouvelle,  appelée  les  hérilliens. 
On  sait  que  Zenon  n'assignait  à  la  vie  humaine 
qu'un  but  unique,  d'après  lequel  il  jugeait  sans 
différence  toutes  nos  actions.  Hérille  en  recon- 
naissait deux  :  un  but  absolu,  que  personne  ne 
])Oursuit  que  le  sage,  et  un  but  relatif  ou  subor- 
donné {(j-kqxeIoç).  auquel  s'arrêtent  l'intelligence 
et  l'activité  du  vulgaire.  Le  dernier  terme  des 
efforts  du  sage,  c'est  la  science,  ce  qui  veut  dire, 
pour  Hérille,  une  vie  conforme  à  la  raison.  Mais 
le  but  du  vulgaire,  variant  suivant  les  indi- 
vidus, puisque  l'un  recherche  le  plaisir,  l'autre 
les  honneurs,  un  troisième  les  richesses,  n'est 
pas  susceptible  d'une  définition.  Diogène  Laërce 
attribue  à  Hérille  des  écrits  de  peu  d'étendue, 
mais  pleins  de  force.  Malheureusement,  il  n'en 
est  rien  arrivé  jusqu'à  nous.  On  peut  consulter, 
sur  Hérille,  l'auteur  que  nous  venons  de  citer, 
liv.  Vil,  ch.  XXXVII,  CLXvetCLXvi-  Cicéron,  Quœst. 
Acad.,  lib.  II,  c.  xi.ii  ;  de  Finibus,  lib.  II,  c.  xiii  ; 
lib.  IV,  c.  XV  ;  lib.  V,  c.  xxv;  de  Officiis,  lib.  I, 
c.  Il;  de  Oral.,  lib.  III,  c.xvii;  et  une  dissertation 
de  Krug,  Herilli  de  summo  bono  sentenlia 
explosa  non  ej-plodenda,  symbolaruni  ad  his- 
loriam  philosophiœ,  in-4,  Leipzig,  1822. 

HERMACHUS  DE  MiTYLÈNE,  philosophe  épi- 
curien qui  florissait  270  ans  avant  l'ère  chré- 
tienne. Il  avait  vécu  dans  la  familiarité  d'Épi- 
cure,  qui  le  désigna  dans  son  testament  comme 
son  successeur.  C'est  en  cette  qualité  qu'il  hérita 
de  tous  les  biens  de  son  maître.  Il  a  beaucoup 
écrit,  principalement  des  ouvrages  polémiques 
dirigés  contre  Platon  et  contre  Aristote.  Ces 
ouvrages  sont  complètement  perdus  pour  nous. 
Voy.  Diogène  Laërce,  liv.  X,  ch.  xv  et  suiv. 

X. 
HERMÉTIQUES  (PHILOSOPHIE  ET  livres).  Vol- 
taire écrit  dans  son  Diclionnaire  philosophicjiie, 
au  mot  Hermès  ou  Ermès,  ou  Mercure  Trismègiste 
ou  Tliautj  ou  Tautj  ou  Tôt  :  «  On  néglige  cet 
ancien  livre  de  Mercure  Trismègiste,  et  on  peut 
n'avoir  pas  tort.  Il  a  paru  à  des  philosophes  un 
sublime  galimatias....  Toutefois,  dans  ce  chaos 
théologique,  que  de  choses  propres  à  étonner  et 
à  soumettre  l'esprit  humain!  Dieu  dont  la  triple 
essence  est  sagesse,  puissance  et  bonté;  Dieu 
formant  le  monde  par  sa  pensée,  par  son  Verbe; 
Dieu  créant  des  dieux  subalternes  ;  Dieu  ordon- 
nant à  ces  dieux  de  diriger  les  orbes  subalternes 
et  de  présider  au  monde;  le  soleil,  fils  de  Dieu  ; 
l'homme,  image  de  Dieu  par  la  pensée;  la  lu- 
mière, principal  ouvrage  de  Dieu,  essence  di- 
vine :  toutes  ces  grandes  et  vives  images  éblouis- 
sent l'imagination  subjuguée....  Il  reste  à  savoir 
si  ce  livre  aussi  célèbre  que  peu  lu  fut  l'ou- 
vrage d'un  Grec  ou  d'un  Égyptien.  » 

Il  reste  aussi  à  savoir  en  quel  temps  il  fut 
composé,  et,  par  conséquent,  si  les  belles  doc- 
trines qu'il  renferme,  au  milieu  de  rêveries  dis- 
cordantes et  d'obscures  subtilités,  font  partie 
d'une  théologie  antérieure  aux  jilus  anciens  phi- 
losophes grecs,  ou  si  elles  n'offrent  qu'un  mé- 
lange récent  du  néo-platonisme^   du  judaïsme, 


avec  quelques  vagues  traditions  des  idées  cachées 
.sous  le  symbolisme  égyptien.  Ce  problème,  ou 
plutôt  ces  problèmes  ne  semblent  pas  susceptibles 
d'une  solution  précise  et  définitive;  mais  une 
critique  impartiale  en  même  temps  que  discrète 
peut  espérer  du  moins  d'y  répandre  quelque  lu- 
mière. 

Le  Thot  ou  Tant  égyptien,  l'Hermès  grec,  dont 
on  retrouve  les  principaux  traits  dans  le  Mer- 
cure de  l'Italie  romaine,  personnifie,  dans  la 
mythologie  de  notre  Occident,  le  principe  de 
l'intelligence  et  de  l'industrie.  C'est  le  dieu  des 
arts,  de  la  science,  le  grand  initiateur  des  peu- 
ples aux  mystères  de  la  pensée  divine.  Les 
Grecs,  toutefois,  ne  lui  attribuent  l'invention 
d'aucune  philosophie,  d'aucune  religion  par- 
ticulière. Il  n'en  est  pas  de  même  en  Egypte.  Là, 
on  rapportait  au  dieu  Tant  36o2a  livres  de  doc- 
trine sacrée,  selon  le  témoignage  de  Mancthon, 
ou  20  000  seulement,  d'après  les  témoignages  dé 
Séleucus  et  de  Julius  Firmicus.  Jamblique,  qui 
nous  a  conservé  ces  chiffres  peu  croyables,  pré- 
tend connaître  1200  livres  du  même  auteur  sur  le 
seul  sujet  des  dieux.  Tous  ces  écrivains  prennent 
sans  doute,  par  complaisance  ou  par  ignorance, 
pour  autant  d'ouvrages  hermétiques,  les  nombreux 
exemplaires  que  renfermaient  les  temples  égyp- 
tiens, d'une  sorte  d'encyclopédie  décrite  en  ces  ter- 
mes par  Clément  d'Alexandrie,  dans  un  passage  de 
ses  Siromales qui  mérite  de  faire  autorité:  «  Les 
Égyptiens  ont  aussi  leur  philosophie.  On  le  voit 
tout  d'abord  par  leurs  cérémonies  religieuses. 
Au  premier  rang  marche  le  chantre  avec  un  des 
symboles  de  la  musique.  On  dit  qu'il  doit  possé- 
der deux  des  livres  d'Hermès,  dont  l'un  contient 
des  hymnes  religieux,  et  l'autre  un  règlement 
pour  la  vie  des  rois.  Après  le  chantre  vient 
riio)-oscope  (observateur  des  astres)  tenant  en 
main  une  horloge  et  une  palme,  symboles  de 
l'astronomie;  il  doit  savoir  par  cœur  les  livres 
astrologiques  d'Hermès,  qui  sont  au  nombre  de 
quatre,  l'un  sur  l'ordre  des  planètes,  l'autre  sur 
les  conjonctions  et  les  phases  du  soleil  et  de  la 
lune  ;  le  reste  sur  les  levers  des  astres.  Vient 
ensuite  le  scribe  sacré,  ayant  des  plumes  sur 
la  tête,  un  livre  dans  îes  mains,  et  une  règle 
(sorte  de  palette),  dans  laquelle  sont  l'encre  et 
le  roseau  qui  sert  à  écrire.  Il  doit  connaître  ce 
qu'on  appelle  les  livres  hiéroglyphiques,  la  cos- 
mographie, la  géographie,  les  positions  du  so- 
leil et  de  la  lune,  ce  qui  concerne  les  cinq  pla- 
nètes, la  chorographie  de  l'Egypte,  la  descrip- 
tion du  Nil,  l'ornement  des  temples  et  des 
lieux  consacrés,  les  mesures  et  autres  choses 
utiles  dans  les  lieux  saints.  Vient  ensuite  le  slo- 
lisle  (ou  ornementiste),  tenant  en  main  la  cou- 
dée de  justice  et  le  vase  aux  libations;  il  est 
chargé  de  tout  ce  qui  concerne  l'instruction  reli- 
gieuse et  le  choix  des  victimes.  Dix  volumes  ren- 
iérment  l'exposé  des  sacrifices,  des  prémices,  des 
hymnes,  des  prières,  des  pompes,  des  fêtes  et 
autres  sujets  relatifs  à  l'adoration  des  dieux  en 
Egypte.  Enfin  paraît  le  prophète,  portant  devant 
son  sein  Vhijdrion  (vase  à  eau  lustrale),  suivi  de 
ceux  qui  portent  les  instruments  pour  la  fabri- 
cation du  pain.  Le  prophète,  comme  chef  du 
culte,  apprend  par  cœur  les  dix  livres  appelés 
hiératiques  (ou  sacerdotaux),  traitant  des  lois, 
des  dieux  et  de  l'instruction  des  prêtres;  car  le 
prophète  égyptien  surveille  aussi  la  distribution 
des  revenus.  Il  y  a  en  tout  quarante-deux  livres 
nécessaires  à  Hermès,  dont  trente-six,  compre- 
nant toute  la  philosophie  égyptienne,  sont  appris 
par  ceux  que  je  viens  de  nommer.  Les  six  autres 
regardent  les  pastophores  (porteurs  de  statuettes 
et  petits  temples  des  dieux),  et  concernent  la 
médecine^  la  construction  du  corps  humain,  le$ 


HERM 


—  709  — 


HEUM 


maladies,  les  instruments,  les  remèdes,  la  nié- 
dcL'iuo  des  yeux,  celle  des  affections  particu- 
lières aux  femmes.  »  Malgré  bien  des  obscurités, 
ce  précieux  témoignage,  ([ue  confirment  en  ses 

rarties  essentielles  une  l'oule  de  monuments  de 
ancienne  Egypte,  nous  montre  clairement  toute 
la  science  traditionnelle  et  immuable  des  l'^gyj)- 
tiens  placée  sous  la  consécration  d'un  nom  di- 
vin, celui  de  Tant  ou  Hermès,  personnage  auquel 
il  est  sans  doute  impossible  d'assigner  dans 
l'histoire  une  d;itc  ou  une  généalogie  précises. 
Maintenant,  peut-on  prendre  pour  des  débris  de 
l'encyclonédie  hermétique,  décrite  par  Clément 
d'Alexanarie,  les  oracles,  les  ouvrages  d'astro- 
logie, de  médecine,  de  chimie,  d'histoire  natu- 
relle et  de  philosophie  qui,  dès  le  ii"  siècle  de 
notre  ère,  paraissent  avoir  circulé  sous  le  nom 
d'Hermès?  Galien,  dès  cette  époque  même,  n'hé- 
site pas,  pour  ce  qui  le  concerne,  à  se  prononcer 
contre  l'authenticité  de  la  collection  hermétique; 
et  les  savants  modernes  se  sont  depuis  longtemps 
décidés  dans  le  môme  sens,  d'après  des  preuves 
qu"on  peut  dire  sans  réplique.  Mais  sur  la  partie 
philosophique  du  recueil,  les  controverses  durent 
encore.  Le  Pœmander  et  les  dix-huit  ou  vingt 
fragments  grecs  qui  s'y  rattachent,  VAsclepiun, 
dialogue  qui  ne  nous  est  parvenu  que  dans  une 
traduction  latine,  portant  le  nom  du  célèbre 
Apulée,  sont  encore  aujourd'hui  cités  comme  des 
monuments  de  la  vieille  sagesse  égyptienne.  En 
Allemagne,  deux  grands  esprits,  Goerres  et  Greu- 
zcr;  en  France,  le  savant  traducteur  de  la  Su>n- 
bolique,  paraissent  y  reconnaître,  avec  plus  ou 
moins  de  restrictions  (et  il  y  en  a  de  nécessaires 
pour  le  simple  bon  sens),  un  exposé  des  doctrines 
secrètes  des  prêtres  de  Memphis  et  de  Sais,  de 
ces  doctrines  où  Solon,  Pythagore,  Platon,  tant 
d'autres  après  eux,  seraient  venus  puiser  quel- 
que chose  au  moins  de  leur  philosophie.  S'il  en 
était  ainsi,  comment  ne  pas  s'étonner  que  ni 
Platon,  ni  aucun  philosophe  dont  il  nous  soit 
parvenu  quelque  page,  jusqu'à  Plutarque,  ne 
cite  les  livres  d'Hermès;  que  Plutarque  qui  s'y 
réfère  au  sujet  du  nom  d'une  divinité,  les  dési- 
gne [de  Iside  et  Osiride,  c.  lxi)  par  cette  expression 
peu  rassurante  :  les  prclendas  livres  d'Hermès 
(èv  tâl;  'EpjioO  ),eYO[i£voi;  piê),oiç)  ;  qu'après  Plu- 
tarque il  y  ait  un  long  silence,  jusqu'au  moment 
où  les  apologistes  et  les  Pères  de  l'Église  s'ar- 
ment de  ces  textes  pour  nous  montrer  au  delà 
du  paganisme  une  vérité  plus  pure  que  lui,  et 
comme  dérivée  des  révélations  primitives  aux- 
quelles le  christianisme  rapporte  toute  son  auto- 
rité? Si  l'on  songe  combien  de  livres  apocryphes 
naquirent,  dès  l'époque  ptolémaïque,  de  ce  con- 
tact et  de  ce  conflit  de  la  religion  juive  avec  la 
grecque  ;  combien  surtout  furent  composés  entre 
le  II'  et  le  vr  siècle  de  notre  ère,  pour  ali- 
menter, en  quelque  sorte,  une  lutte  où  les  pas- 
sions, même  savantes,  faisaient  arme  de  tout 
témoignage  favorable  à  leur  cause;  si  l'on  se 
rappelle  les  livres  attribués  aux  anciens  pytha- 
goriciens, aux  premiers  apôtres,  à  saint  Denys 
i'Aréopagite  (voy.  ce  moi),  les  oracles  sibyllins, 
les  poèmes  prétendus  orphiques,  le  titre  d'un 
ouvrage  attribué  par  Suidas  au  personnage  fort 
suspect  de  Sanchoniaton,  sur  la  Physiologie 
d'Hermès,  du  rapprochement  de  tels  faits  il  sor- 
tira déjà,  ce  nous  semble,  une  présomption  bien 
grave  contre  l'auteur  des  ouvrages  qui  portent  le 
nom  d'Hermès.  Un  coup  d'œil  rapide  jeté  sur 
l'ensemble  et  sur  quelques  détails  du  recueil 
donnera  plus  de  force  encore  à  ces  premiers 
doutes. 

Marsile  Ficin  a  le  premier  réuni,  d'après  les 
manuscrits  ou  d'après  les  citations  éparses  dans 
les  platoniciens  et  les  auteurs  chrétiens,  ce  qui 


restait  de  la  philosophie  hermétique.  11  en  donna 
une  traduction  latine  en  1471.  Le  texte  grec  fut 
publié  en  1JÔ4,  par  Turnèbe,  et  deux  fois  depuis, 
avec  quelques  additions,  par  Fr.  Palrizzi,  à  la 
suite  de  son  ouvrage  jadis  célèbre,  qui  a  pour 
titre  :  Nova  de  universis  philosopUia.  Dans  cette 
dernière  édition,  fort  incorrecte  d'ailleurs,  chaque 
chapitre  est  suivi  des  observations  d'un  censeur 
ecclésiastique,  où  sont  signalées  au  lecteur  chré- 
tien les  propositions  pou  orthodoxes  ou  entiè- 
rement fausses.  Cela  seul  nous  montre  à  quel 
point  de  vue  étaient  considérées  les  doctrines  du 
faux  Hermès  par  les  érudils  de  la  Renaissance, 
c'est-à-dire  au  même  point  de  vue  que  jadis  par 
les  docteurs  de  l'Église  naissante.  De  même  que 
Lactance  et  saint  Augustin  invoquaient  Hermès 
comme  un  très-savant  théologien,  presque  comme 
un  confesseur  anticipé  du  Dieu  unique  que  de- 
vait un  jour  proclamer  le  christianisme,  ainsi 
et  Palrizzi  et  Baronius  semblent  donner  à  son 
témoignage  une  autorité  religieuse;  et  la  cen- 
sure officielle  de  Rome,  sauf  quelques  réserves, 
ne  croit  pas  devoir  interdire  cette  lecture  aux 
âmes  pieuses,  comme  si  elle  y  trouvait,  au  con- 
traire, d'utiles  secours,  une  préparation  com- 
mode à  l'enseignement  évangélique.  C'est  qu'en 
effet  la  théologie  du  faux  Hermès  emprunte  à 
Pythagore,  à  Platon,  quelques-unes  des  formes 
les  plus  élevées  de  leur  spiritualisme,  à  la  Bible, 
des  métaphores  hardies  qui  expriment  la  toute- 
puissance  de  Dieu  et  la  haute  poésie  de  la  créa- 
tion. Le  polythéisme  ne  s'y  montre  que  dominé, 
voilé  par  l'idée  d'une  intelligence  unique  et  supé- 
rieure. Si  ce  n'est  pas  encore  le  dogme  chrétien, 
c'est  quelque  chose  qui  s'en  rapproche  trop  pour 
qu'on  n'y  aperçoive  pas  un  travail  de  conciliation 
artificiel.  Comment  ne  pas  reconnaître  la  Genèse 
dans  des  phrases  comme  celles-ci  :  «  L'esprit 
existait  avant  la  nature  humide  qui  est  soriio 
des  ténèbres. —  Tout  était  confus  et  obscur  avant 
que  le  Verbe  vînt  tout  animer.  Dieu  fit  l'homme 
à  son  image.  L'obscurité  régnait  sur  l'abîme, 
l'eau  et  l'esprit  étaient  puissance  dans  le  chaos.  » 
Dans  le  treizième  fragment,  ces  grandes  images 
sont  mêlées  à  d'autres  semblables  du  Timée  de 
Platon.  Ailleurs  reparaissent  presque  sans  chan- 
gement des  paroles  de  l'apôtre  saint  Jean,  ou 
même  se  reproduit  toute  une  scène  de  l'Évangile. 
Taut  est  mis  à  la  place  de  Jésus;  il  a  des  dis- 
ciples qui  l'interrogent,  et  auxquels  il  révèle  les 
mystères  de  la  pensée  divine.  Quelquefois  ce 
sont  des  élans  d'enthousiasme  :  «  Que  la  nature 
du  monde  entier  écoute  la  voix  de  mon  hymne  : 
terre,  entr'ouvre-toi  ;  entr'ouvrez-vous  cataractes 
du  ciel  ;  arbres,  suspendez  le  bruit  de  vos  feuil- 
les. Je  vais  chanter  le  maître  de  la  création,  la 
tout  et  l'unité.  —  Je  vais  célébrer  celui  qui  a 
tout  créé,  celui  qui  a  fixé  la  terre,  suspendu  le 
ciel,  qui  a  voulu  que  de  l'océan  une  eau  douce 
se  répandît  sur  la  terre  habitée  ou  sans  habi- 
tants, pour  la  nourriture  et  l'usage  de  tous  les 
hommes.  —  C'est  l'œil  de  l'intelligence,  qu'il 
reçoive  les  éloges  que  lui  offrent  mes  puis- 
sances. »  Enfin,  ce  sont  des  oracles  dont  l'expres- 
sion vague  et  générale  devait  tôt  ou  tard  être 
justifiée  par  quelque  événement.  »  0  Egypte  ! 
Egypte  !  de  ta  religion  il  ne  restera  que  des 
fables,  des  fables  incroyables  pour  la  postérité  ; 
il  ne  restera  que  des  mots  écrits  sur  la  pierre  et 
rappelant  ses  actions  pieuses;  l'Egypte  aura  pour 
habitant  le  Scythe  ou  l'Indien  ou  quelque  autre 
peuple  étranger,  quelque  peuple  barbare  du  voisi- 
nage. La  Divinité,  en  effet,  remontera  au  ciel  ; 
abandonnés  à  eux-mêmes,  les  hommes  mourront 
tous,  et  l'Egypte  sera  désertée  à  la  fois  et  de 
Dieu  et  des  hommes,  etc.  «  Tout  cela  est  mis  en 
scène  d'une  façon  étrange.  Voici,  par  exemple,  le 


HERM 


—  710 


HERM 


début  du  Pœmander  :  «  Un  jour  que  je  méditais 
sur  les  êtres,  et  que  ma  pensée  s'élevait  aux 
plus  hautes  régions,  mes  sens  corpoi'els  ayant 
été  fortement  possédés,  comme  il  arrive  aux 
hommes  qui  s'endorment  d'un  profond  sommeil 
après  un  excès  de  nourriture  ou  de  travail,  j'ai 
cru  voir  un  être  de  dimensions  énormes,  qui 
m'appelait  par  mon  nom  et  me  disait  :  Que 
veux-tu  entendre  et  voir?  Que  veux-tu  ap- 
prendre et  connaître  par  l'esprit?  —  Je  lui 
dis  :  Et  toi,  qui  es-tu?  —  Je  suis,  répondit-il, 
Pœmander  (on  devrait  écrire  plutôt  Pœmandrès 
en  français),  l'esprit  de  la  vérité;  je  sais  ce  que 
tu  veux,  et  je  serai  partout  avec  toi....  »  Et  l'en- 
seignement commence  par  une  vision  sublime, 
où  l'auditeur  du  divin  prophète  est  ravi  dans  le 
monde  des  idées  et  de  la  lumière.  11  y  voit 
l'obscurité  se  changer  en  eau,  de  cette  eau  s'é- 
chapper une  fumée;  de  cette  fumée  sort  un  son 
inarticulé  qui  est  comme  la  voix  delà  lumière; 
et  de  cette  lumière  que  sort-il?  le  Verbe,  le 
Verbe  qui  s'étend  sur  toute  la  nature!  Pœmander 
demande  alors  à  Taut  s'il  comprend  ce  qu'il  a 
vu  ;  Taut  répond  seulement  qu'î7  comprendra 
(yvwffOjAai).  En  effet,  la  vision  a  besoin  d'un  com- 
mentaire, qui  ne  se  fait  pas  attendre,  mais  qui 
ne  l'éclaircit  pas  beaucoup,  du  moins  à  nos  yeux, 
bien  qu'il  s'y  môle  et  de  fort  belles  idées  et  de 
fort  belles  images  empruntées  soit  aux  livres 
saints,  soit  au  platonisme.  Pœmander  conclut 
par  ces  mots  :  «  Et  maintenant  pourquoi  tarder, 
puisque  tu  as  reçu  toute  la  science,  à  devenir  lé 
guide  de  ceux  qui  en  sont  dignes,  afin  que  la 
race  humaine  soit,  grâce  à  toi,  sauvée  par 
Dieu.  »  En  disant  ces  mots,  il  se  mêle  aux  puis- 
sances. Taut,  après  l'avoir  remercié  de  sa  révé- 
lation, adresse  aux  hommes  une  allocution  très- 
édifiante  sur  la  nécessité  de  songer  aux  choses 
du  ciel,  puis  à  Dieu  une  longue  prière  pleine 
d'élans  mystiques.  Le  morceau  suivant  est  inti- 
tulé Discours  universel  d'Hermès  Trismégiste  à 
Tôt;  un  autre,  où  l'on  démontre  que  le  bien 
n'esi  qu'en  Dieu,  s'adresse  à  Asclepius;  un  autre, 
sur  Vâme,  à  Ammon  ;  et  ces  divers  personnages 
reparaissent  dans  le  dialogue  intitule  Asclepius. 
Là,  Hermès  Trismégiste  a  pour  auditeurs  Am- 
mon, Asclepius,  ses  disciples,  et  Tôt,  son  fils, 
auquel  il  dit  avoir  déjà  adressé  par  écrit,  ainsi 
qu'à  Ammon,  plusieurs  discours  sur  la  physique 
et  la  morale  {multa  physica  ethicaque).  Le  dia- 
logue se  passe  entre  Asclepius  et  Hermès,  ou 
plutôt  c'est  un  long  discours  du  maitre  inter- 
rompu de  temps  à  autre  p.ir  de  courtes  questions 
du  disciple,  et  rempli  des  mêmes  spéculations 
de  théologie  quelquefois  sublime,  mais  en  même 
temps  peu  originale,  plus  souvent  obscure  et 
amphigourique.  11  se  termine,  comme  le  Pœ- 
mander, par  une  prière  à  Dieu  pour  le  remer- 
cier de  s'être  ainsi  manifesté  à  ses  indignes  créa- 
tures, et  pour  lui  demander  de  les  maintenir 
toujours  dans  ces  sentiments  de  haute  piété. 
Puis  tous  les  interlocuteurs  vont  prendre,  à  la 
manière  des  pythagoriciens,  un  repas  d'où  sera 
exclue  la  chair  des  animaux  {puram  et  sine  ani- 
malibus  cœnam).  Qu'est-ce  que  cette  famille 
moitié  grecque  moitié  égyptienne  de  prophètes 
et  de  mystagogues?  Hermès  nous  parle,  au  cha- 
pitre x.xxvii  du  même  dialogue,  de  son  grand-père, 
dont  il  portait  le  nom.  Ce  premier  Hermès  est- 
il  celui  qui,  sous  un  nom  plus  abstrait,  s'adresse 
à  Trismégiste  dans  le  dixième  des  fragments 
grecs  {l'Esprit  à  Hermès)^  Comment  prendre 
au  sérieux  une  généalogie  où,  selon  l'usage  grec 
et  romain,  comme  le  dit  naïvement  un  vieil 
interprète,  deux  noms  alterneraient  du  père  au 
fils?  Qu'est-ce  encore  que  ce  grand  père  d'Ascle- 
pius,  qui  nous  est  donné  comme  l'inventeur  de 


la  médecine?  On  peut,  sans  doute,  admettre  avec 
des  savants  modernes  que  l'Egypte  ait  reconnu 
plusieurs  Hermès,  incarnations  successives  et 
diversement  puissantes  du  même  principe  divin, 
et  qu'elle  leur  ait  attribué  certaines  révélations 
sur  l'origine  du  monde,  sur  la  nature  des  choses, 
sur  la  nature  de  l'homme  envers  son  Créateur; 
on  peut  admettre  qu'une  partie  de  cet  ensei- 
gnement ait  passé  en  Grèce,  soit  par  une  tra- 
dition confuse,  soit  par  quelque  traduction  des 
monuments  symboliques  du  culte  d'Hermès  ; 
que  Pythagore  et  Platon  s'en  soient  inspirés 
quelquefois  dans  leurs  études,  et  que  certaines 
opinions,  aujourd'hui  tenues  pour  pythagori- 
ciennes et  platoniciennes,  remontent  réellement 
à  cette  origine;  mais,  d'une  part,  il  paraîtra 
toujours  impossible  que  les  fragments  de  philo- 
sophie hermétique  que  nous  lisons  aujourd'hui 
aient  été  traduits  sur  des  originaux  écrits  en  lan- 
gue égyptienne  :  l'empreinte  du  style  y  est  profon- 
dément grecque,  et  même  d'une  date  fort  récente. 
Ce  n'est  pas  la  langue  de  Platon,  ni  celle  d'Aristote, 
ni  celle  de  Plutirque  ;  c'est  celle  de  l'école  de  Por- 
phyre et  d'Ammonius  dans  toute  sa  richesse  et 
dans  toute  sa  subtilité,  avec  des  métaphores  évi- 
demment empruntées  aux  usages  de  la  Grèce,  par 
exemple,  au  vocabulaire  de  la  musique,  et  çà  et  là 
des  inadvertances  plus  significatives  encore. 
comme  la  mention  du  sculpteur  Phidias  (p.  97, 
éd.  Turnèbe),  le  récit  d'une  aventure  arrivée  au 
musicien  Eunomius  de  Locres,  aux  jeux  Py- 
thiques,  récit  fort  gracieux  d'ailleurs,  mais  qui 
trahit  bien  clairement  le  faussaire.  Ajoutez  cer- 
taines manières  de  parler  qui  conviennent  mal 
au  personnage  d'un  prophète,  comme  cette 
phrase  de  ÏAsclepius  :  «  Ce  qu'on  dit  être  exté- 
rieur au  monde,  si  toutefois  il  y  a  quelque  chose 
d'extérieur  au  monde,  ce  que  je  ne  crois  pas, 
etc.  ;  »  des  titres  mystérieux,  comme  la  clef,  le 
cratère  ou  la  monade  {Dialogues  d'Hermès  avec 
S071  fils  Toi)  ;  une  obscurité  souvent  avouée,  cal- 
culée même  comme  dans  le  fragment  d'hymne 
que  nous  citions  tout  à  l'heure  :  tous  ces  indices 
montrent  des  écrits  sortis  de  ces  ateliers  de 
théurgie  enthousiaste  et  de  grossière  falsification, 
qui  se  multiplièrent  surtout  durant  la  lutte  du 
paganisme  contre  les  doctrines  chrétiennes.  Dans 
ce  chaos  de  paroles  et  d'idées,  où  le  raisonnement 
revient  sans  cesse  sur  lui-même,  n'avance  que 
pour  reculer  ensuite  ;  où  tous  les  systèmes  se 
heurtent,  où  toutes  les  doctrines  peuvent  trouver 
des  arguments,  personne  ne  s'étonnera  qu'il  se 
rencontre  quelques  opinions  conformes  au  sens 
des  vieux  symboles  égyptiens;  mais  personne  n'y 
saurait  chercher  une  expression  authentique  de 
cette  religion  si  originale.  L'entraînement  des 
passions  religieuses  et  l'inexpérience  de  la  cri- 
tique ont  seules  pu,  sur  ce  point,  accréditer  les 
préjugés  ou  prolonger  les  méprises.  C'est  ce  qui 
a  été  démontré  depuis  deux  siècles  par  Casau- 
bon,  dans  sa  belle  polémique  contre  Baronius  ; 
depuis  cette  époque,  les  historiens  de  la  phi- 
losophie n'ont  guère  fait  que  reproduire  les 
mêmes  conclusions,  jusqu'à  Baumgarten-Crusius, 
qui,  dans  un  opuscule  spécialement  consacré  à 
ce  sujet  (in-4,  lena,  1837),  les  a  encore  appuyée» 
par  des  preuves  nouvelles.  Il  est  aujourd'hui  à 
souhaiter  qu'un  philologue  exercé  publie  une 
bonne  édition  critique  de  tous  ces  textes  d'Her- 
mès le  philosophe,  en  les  accompagnant  d'un 
commentaire  où  seraient  indiqués  avec  soin  tous 
les  emprunts  faits  par  l'auteur  à  la  Bible,  aux 
platoniciens,  à  l'Évangile.  Si  nous  ne  nous  trom- 
pons, la  part  faite  au  plagiaire,  celle  de  l'écri- 
vain original  resterait  bien  petite,  indigne  en 
tout  cas  du  Taut  égyptien;  mais  un  tel  livre  au- 
rait   toujours    son   importance   comme    témoi- 


her:\i 


—  711   — 


HERV 


giwgo  de  l'état  des  esprits  dans  les  siècles  où 
il  a  pu  naître  et  obtenir  tant  d'autorité.  — 
Consulter  sur  ce  sujet  Fabricius,  Bibliothèque 
grecque,  t.  I,  p.  46-89,  édit.  de  Harles;  la  S'i/hi- 
holique,  de  Creuzer,  iiv.  III,  avec  les  éclaircis- 
sements do  M.  Guigniaut,  surtout  les  notes  6 
et  11;  la  dissertation  do  M.  Guignant:  de 'Ep- 
(xoO  seu  Mercurii  mijlkologia,  in-8,  Paris,  1835. 
On  pourra  lire  encore  avec  l'ruit  la  dissertation 
de  Fourmont,  où  ron  montre  qu'il  n'y  a  jamais 
eu  qu'un  Mercure  (Mémoires  de  l'Académie  des 
inscriptions  et  belles-lettres,  t.  I);  Zoëga,  de 
Origine  et  usu  obeliscorum,  in-f",  Rome,  1797, 
p.  ;i03  et  suiv.,  où  sont  réunis  tous  les  textes 
relatifs  aux  livres  de  Thaut;  enlin,  sur  les  ouvra- 

!jes  d'alchimie  hermétique,  l'Histoire  de  la  phi- 
osophie  hermétique,  par  l'abbé  Lenglet  du  Fres- 
noy,  3  vol.  in-l'i,  Paris,  1742,  t.  I.  Il  existe  en 
français  deux  traductions  incomplètes  des  frag- 
ments grecs  d'Hermès,  l'une  par  du  Préau  (in-8, 
Paris,  1549,  1557),  l'autre  par  de  Foyx  de  Can- 
dalle  {in-8,  Bordeaux,  1574).  M.  L.  Ménard  en  a 
donné  une  très-complète  à  laquelle  l'Académie 
des  inscriptions  et  belles-lettres  a  décerné  un 
prix,  sous  ce  titre  :  Hermès  Trismcgiste,  Paris, 
186G,  in-8.  E.  E. 

HERMIâS.  11  a  existé  deux  philosophes  de  ce 
nom  :  l'un  chrétien,  qui  florissait  vers  le  ii=  siècle 
de  l'ère  chrétienne,  et  l'autre  païen,  du  v  siècle 
de  la  même  ère.  Le  seul  titre  qui  a  fait  compter 
Hermias  le  chrétien  parmi  les  philosophes,  c'est 
un  ouvrage  qu'il  a  écrit,  dans  le  style  de  la 
satire,  contre  la  philosophie,  et  qui  ne  mérite 
pas  l'honneur  qu'on  lui  a  fait  de  le  réimprimer 
cinq  ou  six  fois.  A'.ad'jpuô;  twv  'élu>  çtXoco^tov. 
Irrisio  philosophorum  genliiium,  en  grec,  avec 
une  version  latine  de  J.J.  Fugger,  in-8,  Bàle,  1553: 
in-f",  Zurich,  1560;  in-f^  Paris,  1624;  à  la  fin  dii 
Tatien  de  Th.  Gale,  in-8,  Oxford,  1700,  et  la 
plupart  des  éditions  des  Œuvres  de  saint  Justin 
le  martyr. —  Hermias  le  païen  était  un  philosophe 
de  l'école  néo-platonicienne,  disciple  de  Syrianus, 
époux  d'Aédésie,  et  père  d'Ammonius.  Il  a  laisse 
un  nom  moins  célèbre  que  sa  femme  et  son  fils, 
et  sa  mémoire  était  plus  remarquable  que  son 
génie.  X. 

HERMINUS ,  philosophe  stoïcien,  et  commen- 
tateur de  quelques-uns  des  écrits  d'Aristote.  Il 
florissait  vers  le  milieu  du  W  siècle  de  l'ère 
chrétienne,  et  a  été  un  des  maîtres  d'Alexandre 
d'Aphrodise.  Ses  ouvrages  ne  sont  pas  arrivés 
jusqu'à  nous  ;  mais  Alexandre  d'Aphrodise  nous 
a  conservé  quelques-unes  de  ses  opinions,  du 
moins  en  ce  qui  touche  la  philosophie  d'Aristote. 

X. 

HERMIPPE  DE  S.MYRNF.,  philosophc  péripa- 
téticien,  qui  florissait  à  Alexandrie  pendant  le 
ni'  siècle  avant  l'ère  chrétienne.  Il  a  écrit  sur 
la  grammaire ,  la  mythologie ,  la  géographie, 
l'astronomie,  l'histoire,  les  anciens  législateurs, 
et  les  anciens  sages  de  la  Grèce,  plusieurs  ou- 
vrages dont  aucun  n'est  arrivé  jusqu'à  nous. 
Mais  quelques  fragments  de  ces  divers  écrits,  et 
quelques  renseignements  sur  la  vie  et  les  opinions 
de  l'auteur,  ont  été  réunis  dans  la  dissertation 
suivante  :  Hermippi  Sm,yrnœi,  peripatetici . 
Fragmenta  collecta,  disposita  et  illustrata  ao 
Ed.  Adalberto  Lozynski.  in-8,  Bonn,  1832.     X. 

HERMOLAÙS  BARBARUS  OU  plutôt  ER- 
MOLAO  BARBARO,  plus  souvent  designé,  dans 
les  ouvrages  du  xvi"  siècle,  par  son  prénom  que 
par  son  nom  de  famille,  naquit  à  Venise  le 
21  mai  1454.  Il  était  d'une  noble  maison,  à  la- 
quelle avaient  appartenu  Josaphat  Barbaro,  si 
célèbre  vovageur,  et  François  Barbaro,  auteur 
du  traité  de  Rc  iixoria.  Tennemann  compte  à 
bon  droit  Ermolao  Barbaro  au  nombre  des  érudits 


qui  contribuèrent  le  plus  efficacement  à  détourner 
les  esprits  des  questions  épuisées  par  la  contro- 
verse scolastique.  et  à  faire  comprendre  dans  les 
écoles  la  vraie  cloctrine  du  Stagiritc.  Il  mourut 
à  Rome,  atteint  de  la  peste,  le  14  juin  1493,  à 
l'âge  de  trente-neuf  ans.  Jeune  encore,  il  s'était 
acquis  déjà  une  grande  renommée  par  ses  travaux 
sur  Pline,  Dioscoride,  Aristote  et  Théiniste.  Nous 
désignerons  ici  ceux  de  ses  ouvrages  qui  curent 
pour  objet  et  pour  résultat  de  recommander  et 
de  faciliter  l'étude  des  archives  péripatéticiennes. 
On  doit  à  Ermolao  Barbaro  :  1°  Competidium 
clhnicorum  librorum,  in-8,  Venise,  1544,  et  in-8, 
Paris,  Roigny,  1546;  2"  Compcnclium  scient iœ 
naturalis  in  Aristolele,  in-8,  Venise,  1545;  in-8, 
Paris,  1547,  et  in-4,  1555;  in-8,  Lausanne,  1579; 
in-8,  Marpurg,  1597.  Il  y  a  une  édition  de  Bâic, 
in-12,  dont  la  date  nous  est  inconnue;  3°  Versio 
librorum  Arislotciis  deartc  discendi,  in-f",  Bâle, 
1551;  4°  Themistii  paraphrasis  in  Arislolelis 
Posteriora  AnaUjtica  latine  versa,  in-f",  Paris, 
1511,  1528;  in-4,  Bàle,  1533,  1545;  in-P,  Ve- 
nise, 1560. 

Le  P.  Niceron  {Hommes  illustres),  David  Clé- 
ment, dans  sa  Bibliothèque  curieuse,  et  le  Gior- 
nale  de'  lelterati  d' Italia,  peuvent  être  consultés 
sur  la  vie  et  les  ouvrages  d'Ermolao  Barbaro. 

B.  H. 

HERMOTIME  DE  Clazomène.  Aristote  (Mêla- 
ph.,  Iiv.  I,  ch.  m)  est  le  premier  qui  fasse  mention 
de  ce  philosophe.  Parlant  d'Anaxagore,  qui  re- 
connaissait une  intelligence  comme  principe  mo- 
teur et  ordonnateur  de  l'univers,  il  nous  apprend, 
sans  prendre  ce  fait  sous  sa  garantie,  que  la 
même  opinion  paraît  avoir  été  exprimée  aupara- 
vant par  Hermotime  de  Clazomène  (Ahîav  ô'  ëibi 
irpÔTSpov  'Eç>ii.6xi[i.oç  à  KXai^oas'v.o;  e'iTtêTv).  Voilà 
tout  ce  que  nous  savons  de  ses  opinions.  Après 
Aristote,  Pline  l'Ancien  {Hist.  nat.,  Iiv.  VII, 
ch.  lui)  rapporte  d'après  une  tradition  ^u'Her- 
motime  de  Clazomène  avait  de  son  vivant  la  fa- 
culté d'abandonner  son  corps  et  de  se  transporter, 
pur  esprit,  dans  les  lieux  les  plus  éloignés  du 
monde.  Reprenant  ensuite  son  enveloppe  ma- 
térielle, il  racontait  tout  ce  qu'il  avait  vu  ou 
entendu  pendant  ces  voyages  extraordinaires. 
Mais  un  jour  ses  ennemis,  profitant  d'un  de  ces 
moments  d'absence ,  livrèrent  son  corps  aux 
flammes,  et  lui  firent  subir  ainsi  une  mort 
anticipée.  C'est  probablement  la  vie  contempla- 
tive d'Hermotimc  et  son  détachement  des  choses 
extérieures  qui  ont  donné  lieu  à  cette  fable.  Tous 
les  autres  écrivains  de  l'antiquilc  qui  parlent 
d'Hermotime  de  Clazomène,  Plutarque  [deDœmo- 
nio  Socratis),  Sextus  Empiricus  {Adv.  Malhein., 
lib.  IX,  c.  vn),  Alexandre  d'Aphrodise  [Comment. 
in\Aristot.  Metaph.),  Simplicius  [Comment, 
in  Aristot.  Phys.),  etc.,  ne  font  que  répéter 
Aristote  et  Pline  avec  des  variantes  de  peu 
d'importance.  Tous  ces  passages  ont  été  réunis 
par  Carus  dans  une  dissertation  intitulée  des 
Traditions  relatives  à  Hermotime  de  Clazomène, 
Essai  critique,  dans  le  recueil  de  Fùlleborn, 
3=  cahier  (ail.).  X. 

HÉRODOTE.  Il  a  existé  deux  philosophes  de 
ce  nom  :  l'un  était  un  philosophe  sceptique, 
appelé  Hérodote  de  Tarse,  disciple  de  Ménodote, 
et  maître  de  Sextus  Empiricus;  l'autre  un  phi- 
losophe épicurien,  mentionné  par  Diogène  Laërce 
(Iiv.  IX),  et  auteur  d'un  ouvrage  sur  la  jeunesse 
d'Épicure  :  nspî  'ET.xoûpou  êcpYiêitaç.  X. 

HERV^EUS  NATALIS  [Hervé  Noël),  philo- 
sophe scolastique,  né  en  Bretagne  dans  la  der- 
nière moitié  du  xiii"  siècle,  fut  d'abord  moine, 
ensuite  général  de  l'ordre  des  dominicains,  et 
enfin  recteur  de  l'université  de  Paris.  Il  mourut 
à  Narbonne  en  1323.  L'ordre  auquel  il  apparte- 


HEYD 


—  712  — 


HIER 


nait  nous  dit  assez  quelle  était  sa  doctrine.  Il 
professait,  en  théologie  comme  en  philosophie, 
les  opinions  de  saint  Thomas^  il  employait  à  les 
défendre  une  dialectique  plus  subtile  que  jiro- 
fondc,  et  à  laquelle  on  reproche  une  très-grande 
obscurité.  Ceux  de  ses  écrits  qui  ont  obtenu  le 
plus  de  réputation  sont  ses  mélanges  (Quodlibcla) 
et  son  Commentaire  sur  le  Maître  des  sentences. 

X. 

HESYCHIUS,  surnomme  l'Illustre,  né  à  Milct, 
vivait  dans  le  vi'  siècle  de  l'ère  chrétienne.  Il 
nous  reste  de  lui  un  Abrégé  des  vies  des  philo- 
sophes par  ordre  aljjhabétique,  qui  est  tiré  en 
grande  partie  de  Diogène  Laërce.  Cet  ouvrage  a 
été  publié  avec  une  traduction  latine  par  Meur- 
sius,  in-8,  Leyde.  16Ki.  X. 

HEYDENREICH  (Charles-Henri),  né  le  19  fé- 
vrier 1764,  à  Stolpen,  dans  la  Saxe  électorale,  se 
consacra  successivement  à  la  poésie,  à  la  philo- 
logie et  à  la  philosophie,  à  laquelle  il  demeura 
fidèle  le  reste  de  sa  vie,  sans  rompre  entièrement 
avec  les  goûts  de  sa  jeunesse.  Appelé,  en  1789, 
à  la  chaire  de  philosophie  de  Leipzig,  il  lut  obligé, 
en  1798,  de  résigner  ses  fonctions,  et  se  retira, 
ruiné  de  santé,  abreuvé  de  dégoûts  et  d'humilia- 
tions, près  de  Weissenlels,  où  il  mourut  trois  ans 
après,  à  l'âge  de  trente-sept  ans.  Heydenreich 
s'était  attaché  d'abord  à  la  doctrine  de" Spinoza: 
mais  il  l'abandonna  bientôt  pour  celle  de  Kant^ 
et  se  fit,  parmi  les  nombreux  disciples  de  ce 
grand  homme,  une  place  très-distinguée  par  la 
variété  de  ses  connaissances,  par  la  perspicacité 
de  son  esprit  et  souvent  même  l'originalité  de 
ses  vues  :  car.  en  acceptant  les  principes  géné- 
raux du  criticisme.  il  ne  renonça  pas  à  son  in- 
dépendance. Il  a  le  mérite  d'asoir  complété  et, 
à  certains  égards,  corrigé  le  système  de  Kant, 
surtout  en  ce  qui  concerne  l'esthétique  et  la 
philosophie  de  la  religion.  Voici  les  titres  de 
ses  ouvrages  :  Essai  d'une  appréciation  de  la 
preuve  de  Vimmortalité  de  rame,  qui  se  fonde 
sur  Vamour  delà  perfection,  in-8,  Leipzig,  1785; 

—  Animadversiones  in  Mosis  Mendelii  refuta- 
tionem  placitorum  Spinozœ,  m-k,  ib.,    1787; 

—  la  Nature  et  Dieu  d'après  Spinoza,  in-8,  ib., 
1789;  — Observationes  de  nexu  sensus  et  phan- 
tasiœ,  ratione  habita  ethices,  rhetorices  et  poli- 
tices,  in-4,  ib.,  1788;  —  Essai  sur  l'origine  et  la 
valeur  des  règles  en  matière  de  sentiment  et 
d'imagination,  in-8,  ib.,  1788; —  Système  de 
l'esthétique,  in-8,  ib.,  1790;  —  Considérations 
sur  la  philosophie  de  la  religion  naturelle,  2  vol. 
in-8,  ib.,  1791  ;  —  Num,  ratio  humana  sua  vi  et 
sponte  contingere  possit  notioncm  crealionis  ex 
nihilo,  in-4,  ib.,  1790; —  Principes  de  la  théolo- 
gie morale,  avec  des  applications  à  l'éloquence 
et  à  la  poésie  religieuse,  in-8,  ib.,  1792; —  In- 
troduction encyclopédique  à  l'étude  de  la  philo- 
sophie, etc.,  in  8,  ib.,  1793; — Idées  originales 
sur  les  objets  les  plus  intéressants  de  la  philo- 
sophie, etc.,  3  vol.  in-8,  ib.,  1793-1793;  —  Intro- 
duction à  la  philosophie  morale  d'après  les 
principes  de  la  raison  pure,  in-8,  ib.,  1794;  — 
Système  du  droit  naturel  d'après  les  principes 
de  la  philosophie  critique,  in-8.  ib.,  1801;  — 
Essai  sur  la  sainteté  de  l'Etat  et  la  moralité  de 
la  révolution,  in-8,  ib.,  1794; — Principes  du 
droit  naturel  dans  les  rapports  avec  l'État, 
in-8,  ib.,  179.'); — Lettres  sur  l'athéisme,  in-8, 
ib.,  1796;  —  (/(,■  la.  Misère  de  l'homme,  in-8,  ib., 
1796; —  Explication  philosojihiquc  de  la  su- 
perstition,  in-8,  ib..  1798;  —  l  Homme  et  la 
Femme,  in-8,  ib.,  1798.  Indépendamment  des 
écrits  que  nous  venons  de  citer,  Heydenreich  a 
publié  plusieurs  traductions  accompagnées  de 
notes  instructives,  entre  autres  celle  de  i'//i's/oiV"e 
critique  des  révolutions  opérées  dans  la  philo- 


sophie, par  Cromaziano,  c'est-à-dire  Buonafcde, 
2  vol.  in-8,  ib.,  1791  ;  celle  de  Touvrage  d'Alison, 
sur  le  Goût,  2  vol.  in-8,  ib.,  1792;  celle  des 
Pensées  de  Pascal,  in-8,  ib.,  1793,  etc.' Il  a  égale- 
ment pris  part  à  une  foule  de  recueils  périodi- 
ques, et  a  publié  lui-même,  pendant  deux  ans, 
un  Àlmanach  philosophique,  2  vol.  in-8,  ib., 
n9.')-179),  et  un  Observateur  de  la  vie  domeati- 
que,  2  petits  vol.  in-8,  ib.,  1795-1796.  Enfin,  après 
sa  mort,  on  a  fait  imprimer,  sous  son  nom,  des 
Considérations  sur  la  dignité  de  l'homme,  d'après 
les  princij)es  de  la  philosophie  morale  et  reli- 
gieuse de  Kant,  in-8,  ib.,  1802.  On  consultera 
avec  fruit,  sur  ce  fécond  auteur,  un  écrit  de 
Schœll  :  Heydenreich  caractérisé  comme  homme 
et  comme  citoyen,  in-8,  ib.,  1802  (ail.).       X. 

HIÉROCLÉS,  philosophe  néo-platonicien  du 
milieu  du  iv"  siècle,  a  été  confondu  par  plusieurs 
savants,  notamment  par  Pearson,  avec  le  fameux 
Hiéroclès  de  Bithynie,  auteur  du  factum  anti- 
chrétien, en  deux  livres,  le  Philalèlhe,  qui  vivait 
sous  Dioclétien  et  fut  un  des  instigateurs  des 
persécutions  exercées  en  303  contre  les  chrétiens. 
Cette  erreur  était  facile  à  éviter.  Les  noms  pro- 
pres que  contiennent  les  œuvres  mômes  d'Hiéro- 
clès,  à  l'époque  où  vécurent  Énée  de  Gaza  et 
Théosèbe,  ses  disciples,  dont  le  dernier  vit  quelque 
temps  au  moins  Damascius,  font  foi  qu'aux  vingt 
années,  de  445  à  465,  se  rapporte  le  moment  de 
la  plus  grande  célébrité  d'Hiéroclès.  On  n'a,  du 
reste,  que  peu  de  détails  sur  sa  vie.  11  semble 
avoir  reçu  le  jour  en  Egypte  et  peut-être  à 
Alexandrie  :  cette  grande  ville  fut  du  moins  son 
séjour  habituel.  On  pourrait  présumer  qu'il  suivit, 
pendant  un  temps,  les  leçons  du  premier  Olym- 
piodore,  qui  compta  Proclus  parmi  ses  auditeurs, 
vers  431  ;  mais  comme  Olympiodore  était  plutôt 
péripatéticien  que  platonicien,  c'est  à  d'autres 
sources,  probablement  à  l'école  d'Athènes  et  sous 
Plutarque  ou  Syrianus,  qu'HiérocIès  alla  s'initier 
à  la  pensée  des  successeurs  de  Plotin.  Ce  dont 
on  ne  peut  douter,  ce  qui  résulte  du  témoignage 
de  Suidas,  c'est  que,  devenu  à  son  tour  un  des 
représentants  du  néo-platonisme,  il  rendit  à  l'école 
d'Alexandrie  son  caractère,  et  en  fit  le  pendant 
de  l'école  d'Athènes.  Son  enseignement  fut  con- 
temporain, en  partie  au  moins,  de  celui  de 
Proclus,  car  on  ne  mentionne  après  lui,  comme 
chefs  de  la  section  alexandrine  des  néo-platoni- 
ciens, qu'Ammonius  (fils  d'Hermias),  Isidore  et 
Asclépiodote  :  or  tous  trois  avaient  été  disciples 
de  Proclus  ;  et  Isidore,  son  second  successeur, 
avait  régi  l'école  d'Athènes  avant  celle  d'Alexan- 
drie. L'enseigement  d'Hiéroclès  s'étendrait  ainsi 
jusque  vers  485.  Mais,  d'une  part,  il  est  possibles 
qu'un  successeur  inconnu  pour  nous  ait  tenu  la 
chaire  entre  lui  et  Ammonius;  de  l'autre,  il  est 
certain  qu'il  y  eut  une  interruption  dans  son 
enseignement.  «  Dans  un  voyage  qu'il  fit  à  By- 
zance,  nous  dit  un  moderne,  il  encourut,  par 
quelques  mots  indiscrets,  la  disgrâce  des  gou- 
verneurs de  la  ville.  »  Le  passage  grec  ainsi 
travesti  veut  dire  tout  autre  chose  :  oî  xpxToùvTe; 
n'indique  ni  les  gouverneurs  de  la  ville,  ni  les 
gouvernants,  mais  l'opinion  dominante,  c'est-à- 
dire  le  christianisme;  les  mots  reprochés  au 
philosophe  ne  sont  pas  des  personnalités,  ce  sont 
des  opinions  hostiles  à  l'Église;  enfin  le  voyage 
d'Hiéroclès  dans  la  capitale  semble  avoir  eu 
lieu  plutôt  par  ordre  que  librement.  C'était  aux 
derniers  temps  de  Théodose  II  ou  même  sous 
Pulchérie  (4.50),  quand  le  gouvernement  frappait 
à  coups  redoublés  pour  achever  la  destruction 
de  l'idolâtrie.  Hiéroclès,  traduit  devant  des 
juges  pré\enus,  fut  cruellement  battu  de  ver- 
ges, mais  subit  héro'iquement  ce  supplice,  et 
recueillant  de  son  sang  dans  une  main,  le  jeta 


HIER 


—  713 


HIER 


au  visage  du  bourreau,  en    pruninK/aiil  ces  vers 
d'Hoinèro  : 

[maine, 
Tiens,  bois,  voici  du  vin,  mange  de  la  chair  hu- 
Cyclopc! 

Toutefois  on  lui  fit  grâce  do  la  vie,  et  il  alla  en 
exil  attendre  la  fin  de  l'orage,  qui  fut,  sans  doute, 
celle  du  règne  de  l'intolérante  l'ulchérie.  De 
retour  dans  Alexandrie,  il  y  reprit  ses  leçons 
avec  éclat,  mais  sans  égaler  son  rival  d'Athènes. 
Soit  prudence  d'ailleurs,  soit  conviction,  ses 
opinions  sur  quelques  points  graves  se  rappro- 
chaient plus  de  la  solution  clirelienne  que  celles 
de  Produs.  On  ignore  quand  mourut  Hiéroclès. 
Nous  avons  vu  qu'Énée  de  Gaza  et  ThéosMjc  furent 
ses  condisciples;  et  c'est  peut-être  ce  dernier  rpii 
lui  succéda  :  on  s'expliquerait  ainsi  comment  il 
transmit  oralement,  à  Dainascius,  les  remarques 
de  son  maître  sur  le  Gorgias.  Hiéroclès  était 
surtout  recommandable  par  son  élocution  facile, 
riche  et  majestueuse.  Ses  écrits  ne  démentent 
point  cette  opinion.  Damascius  lui  refuse  le  génie 
du  penseur,  et  ne  lui  accorde  que  la  sagesse 
humaine.  Le  fait  est  qu'il  est  peu  métaphysicien. 
Il  expliquait  volontiers  Platon  ;  il  commenta  deux 
fois  le  Gorgias,  et  toujours  en  variant  son  exégèse. 
Mais,  ni  l'un  ni  l'autre  commentaire  ne  sub- 
siste. On  n'a  sauvé  de  lui  qu'un  ouvrage  complet, 
c'est  son  Commentaire  sur  les  vers  dores,  at- 
tribués à  Pythagore.  Pholius  nous  a  transmis 
dans  sa  Bibliothèque  une  analyse  et  quelques 
extraits  de  son  traité  en  sept  livres  sur  la  Pro- 
vidence et  le  Destin.  Enfin  on  trouve  dans  Stobée 
plusieurs  fragments  d'Hiéroclès,  chacun  avec  un 
titre  particulier  ;  mais  l'on  ne  saurait  dire  si  ces 
titres  désignent  autant  d'ouvrages  spéciaux  ou 
sont  ceux  d'un  même  ouvrage,  les  Idées  philo- 
sophiques :  nous  inclinons  pour  ce  dernier  avis 
avec  Pearson,  qui  même  divise  cet  écrit  en  deux 
livres,  et  répartit  les  fragments  entre  chacun 
d'eux,  réservant  au  second  VEconomique  et  le 
Mariage,  et  assignant  au  premier  les  préceptes 
relatifs  aux  devoirs  envers  les  dieux,  envers  la 
patrie,  envers  les  parents,  etc.  En  général,  la 
morale  d'Hiéroclès  est  admirable  :  la  pureté,  la 
sérénité  des  principes,  chez  lui,  s'unissent  à  un 
bon  sens  pratique  exquis  :  témoin,  entre  autres, 
ses  belles  pages  sur  le  mariage  et  sur  les  obli- 
gations des  époux.  Le  Commentaire  sur  les  vers 
dores  présente  les  mêmes  qualités  accompagnées 
de  plus  d'exaltation,  et  aussi  de  quelques  hors- 
d'œuvre.  Hiéroclès  y  expose  sa  théologie,  sui- 
vant laquelle  il  existe  trois  classes  de  dieux  ou 
d'êtres  participant  de  la  divinité  :  les  dieux  cé- 
lestes, dont  l'intelligence  est  invariablement  fixée 
sur  le  Dieu  suprême  ;  les  dieux  éthérés,  classe 
intermédiaire,  qui  regardent  tantôt  en  haut,  tan- 
tôt autour  et  au-dessous  d'eux,  et  qui,  parfois, 
nommés  héros  ou  démons,  ont  diverses  régions 
du  monde  sous  leur  direction;  et  enfin  les  dieux 
terrestres,  dont  les  âmes  humaines  font  ou  un 
jour  feront  partie,  et  qui  détournent  plus  sou- 
vent leur  regard  du  ciel  qu'ils  ne  s'y  dirigent. 
Cette  classification  est  bien  dans  l'esprit  du  néo- 
platonisme ;  mais  l'on  n'y  reconnaît  ni  cette 
richesse  de  subdivision,  caractère  de  la  théo- 
logie de  Syrianus  et  de  Proclus,  ni  ces  déno- 
minations essentielles  en  usage  dans  l'école  d'A- 
thènes :  c'est  encore  la  simplicité  de  la  théo- 
logie de  Porphyre  ;  et  en  cela,  certainement, 
Hiéroclès  est  moins  loin  que  ses  rivaux  des  an- 
tiques idées  pythagoriciennes.  Il  ne  leur  est  pas 
complètement  fidèle  pourtant,  et,  cédant  à  l'esprit 
du  temps,  il  prêta  au  chef  dé  l'école  italique  des 
idées  postérieures  d'au  moins  cinq  ou  six  siècles. 
A  plus  forte  raison,   ne  soupçonne-t-il  pas  qu'il 


pui.sse  y  avoir  un  doute  sur  l'authenticité  des 
Vers  dorés,  sur  leur  auteur,  sur  leur  âge.  Au 
total,  le  Traité  de  la  J'rovidcnce  et  du  Destin, 
s'il  subsistait  en  son  entier,  serait  sans  doute 
le  plus  beau  titre  philosoiihique  d'Hiéroclès.  H 
cherche  lui-même  des  solutions,  il  discute,  il 
réfute,  il  essaye  de  concilier.  Dans  son  premier 
livre,  il  établit  sa  propre  opinion  sur  les  questions 
qu'il  se  pose,  et,  dans  le  troisième,  il  répond 
aux  obiccUons  qu'il  prévoit.  Les  cinq  autres  sont 
destines  à  démontrer  que  ses  idées,  au  fond, 
s'accordent  avec  celles  de  Platon,  avec  les  oracles 
et  les  lois  sacerdotales,  avec  Orphée,  Homère  et 
les  prédécesseurs  du  disciple  de  Socrate,  enfin 
avec  les  leçons  de  tous  les  chefs  de  l'école  après 
lui.  Cette  portion  de  son  travail,  quoique  entachée 
de  quelques  erreurs,  devait  avoir  de  l'importance 
pour  l'histoire  de  la  philosophie,  car  il  conduisait 
l'exposition  des  opinions  jusqu'à  ce  Plularquc 
qui  fut  le  maître  de  Syrianus.  Quant  à  la  doc- 
trine même,  il  appelle  providence  l'empire  pa- 
ternel que  Dieu  exerce  sur  toute  la  iréalion, 
tant  visible  ([u'invisible,  et  destin  la  justice 
distributive  qui  accompagne  l'exercice  de  cet 
empire.  En  d'autres  termes,  le  gouvernement 
é(juitable  à  l'aide  duquel  le  Créateur  et  père  des 
êtres  maintient  l'ensemble  de  l'univers,  c'est  la 
providence;  et  la  loi  particulière,  l'arrêt  (vôiaoç) 
qu'il  rend  pour  chaque  individu,  c'est  la  destinée 
(slixapaévï;)  de  celui-ci.  L'homme  est  pourvu  du 
libre  arbitre;  mais,  d'une  part,  ses  décisions 
sont  suivies  d'une  action  spéciale  de  Dieu  sur 
ses  affections  (sur  les  motifs  qui  sollicitent  sa 
volonté),  et  cette  action  qui  rend  plus  ou  moins 
facile  le  bon  usage  du  libre  arbitre,  est  déjà  un 
commencement  de  récompense  ou  de  peine  ;  de 
l'autre,  Dieu,  dès  l'origine,  a  déterminé  le  com- 
mencement et  la  fin  de  l'existence.  Hiéroclès  ne 
voit  aucune  contradiction  entre  ces  dernières 
propositions  et  ce  qu'il  a  dit  du  libre  arbitre  : 
grâce  à  cette  explication,  dit-il,  il  est  égale- 
ment vrai  que  l'homme  fait  et  que  l'homme  subit 
sa  destinée;  et  il  s'élève  contre  les  théories  qui 
font  consister  le  destin  dans  la.  nécessité,  là  force 
ou  la  nature  propre  des  individualités.  Il  pose 
aussi  ce  principe,  que  la  matière,  quand  Dieu 
l'a  créée,  n'existait  point  à  part,  et  qu'il  a  suffi 
au  Créateur,  pour  accomplir  son  œuvre,  d'un 
acte  de  sa  volonté.  C'est  à  tort  qu'on  a  vu  là  la 
création  ex  nihilo.  Il  est  vrai  seulement  qu'Hié- 
roclès  s'élève  contre  le  dogme  de  l'éternité  in- 
dépendante attribuée  à  la  matière  par  Platon  lui- 
même,  au  moins  dans  le  Timée,  et  il  reste  éloi- 
gné du  christianisme,  en  déclarant  que  la  création 
n'a  pu  avoir  de  commencement.  Les  âmes,  selon 
lui,  ont  les  unes  trois  mille,  les  autres  dix  mille 
ans  d'existence.  Ainsi  que  Porphyre,  il  n'admet  la 
métempsycose  que  d'homme  à  homme.  Enfin, 
bien  que  le  gouvernement  de  Dieu  s'étende  à 
toutes  les  sphères,  il  regarde  la  première  seule 
comme  directement  régie  par  lui;  la  deuxième 
l'est  par  la  première,  la  troisième  par  la  seconde, 
et  conséquemment  les  âmes  humaines  sont  sous. 
l'empire  immédiat  des  héros  ou  bons  démons. 

La  meilleure  édition  d'Hiéroclès  est  celle  de 
Needham,  in-8,  Cambridge,  1709,  avec  traduction 
latine  de  Courtier  et  Girardi,  des  prolégomènes 
de  Pearson,  des  notes  de  Ficin,  de  Gasaubon,  de 
l'éditeur,  et  la  vie  d'Hiéroclès  par  ce  dernier. 
On  en  a  réimprimé  le  Commentaire  sur  les  Vers 
dorés,  in-8,  Londres,  1742.  Des  éditions  partielles 
avaient  été  données  à  parlir  de  1874  :  la  première 
parut  à  Padoue.  Enfui  il  existe  d'Hiéroclès  des 
traductions  italienne  (in-4,  Venise,  1604,  par  Dardi 
Bembû),  anglaise  (in-8.  Glasgow,  1756),  française 
(2  vol.  in-ri.  Paris,  1706,  par  Dacier).     V.  P. 

HIÉRONYME  DE  RHODES,  philosophe  péripa- 


HILD 


714  — 


HIPP 


téticien  du  m*  siècle  avant  l'ère  chrétienne,  con- 
temporain de  Lycon,  alors  chef  de  la  même  école, 
et  a'Arcésilas,  le  fondateur  de  la  nouvelle  Aca- 
démie. 11  avait  beaucoup  écrit,  et  ses  ouvrages 
étaient  très-estimés  dans  l'antiquité  ;  mais  ils 
sont  complètement  perdus  pour  nous.  Nous  sa- 
vons seulement  qu'il  faisait  consister  le  souve- 
rain bien  dans  l'absence  de  la  douleur,  et  que  le 
plaisir,  à  ses  yeux,  n'était  rien  de  réel  ni  de 
désirable  en  soi.  Voy.  Diogène  Laërce,  liv.  IV, 
ch.  xLi  et  xui  ;  liv.  V,  ch.  lxviii  ,  et  Cicéron,  de 
Finibus,  lib.  V,  c.  v;  lib.  II;  c.  m;  ei  Acad. 
Quœst.,  lib.  II,  c.  xui.  '  X. 

HILDEBERT,  philosophe  scolastique,  était  né 
à  Lavardin  en  1057.  Comme  il  a  composé  une 
épitaplie  en  l'honneur  de  Bérenger  de  Tours,  on 
a  conjecturé  qu'il  avait  eu  pour  maître  le  célèbre 
archidiacre  ;  mais  cette  opinion  n'est  rien  moins 
qu'avérée.  D'autres  ont  avancé,  sans  plus  de 
fondement,  qu'il  avait  été  moine  de  Cluny,  et 
disciple  de  saint  Hugues,  abbé  de  ce  monastère. 
Ce  qui  paraît  mieux  établi,  c'est  qu'étant  encore 
très-jeune,  il  fut  placé  à  la  tête  de  l'école  cathé- 
drale du  Mans,  qu'il  la  dirigea  pendant  plusieurs 
années,  et  qu'il  succéda  en  1097  à  l'évêque  Hoël. 
Les  commencements  de  son  épiscopat  furent 
troublés  par  la  guerre  qui  s'éleva  alors  entre  le 
comte  du  Mans  et  Guillaume  le  Roux,  roi  d'An- 
gleterre. Effrayé  de  la  gravité  des  circonstances, 
il  partit  pour  Rome,  afin  de  résigner  sa  dignité  ; 
mais  les  instances  du  souverain  pontife  Pascal  II 
le  firent  changer  de  résolution.  A  peine  de  retour 
en  France,  Hildebert  eut  à  combattre  les  pré- 
dications de  l'hérésiarque  Henri,  sectateur  de 
Pierre  de  Bruys;  et,  si  l'on  en  croit  les  histo- 
riens, il  employa  contre  lui  d^autres  armes  que 
la  persuasion.  En  1125,  il  fut  élevé  à  l'archevê- 
ché de  Tours,  et  mourut  en  1136,  laissant  une 
'•éputation  de  science  et  de  vertu  qui  a  valu  à  sa 
mémoire  le  surnom  de  vénérable. 

Hildebert  est  un  des  écrivains  de  son  époque 
qui  ont  le  mieux  connu  et  le  plus  goûté  les  an- 
ciens. Il  a  laissé  des  poésies  où  respire  le  plus 
vif  enthousiasme  pour  Rome  et  la  Grèce,  et  qui 
sont  pleines  des  souvenirs  de  la  littérature  et 
même,  chose  étrange  chez  un  pontife  chrétien, 
de  la  mythologie  classique.  Dans  ses  œuvres 
théologiques,  il  aime  à  citer  Virgile,  Sénèque, 
Cicéron,  Horace,  Aristote,  Platon,  et  il  avait  cer- 
tainement étudié  tous  ceux  de  leurs  ouvrages 
qui  étaient  alors  connus. 

Ce  commerce  assidu  avec  l'antiquité  annonce 
chez  Hildebert  une  largeur  de  vues  que  ses  ou- 
vrages ne  démentent  pas.  Moins  original  et 
moins  profond  que  saint  Anselme,  il  se  distin- 
gue par  l'étendue,  la  justesse  et  l'érudition.  Selon 
lui,  la  foi  est  la  certitude  volontaire  des  choses 
absentes,  supérieure  à  l'opinon,  inférieure  à  la 
science.  La  raison  a  le  pouvoir  d'établir,  par  ses 
seules  forces,  l'existence  de  Dieu  :  car  Fâme,  qui 
ne  peut  l'ignorer  entièrement,  doit  savoir  qu'elle 
n'a  pas  toujours  existé;  or,  si  elle  a  commencé, 
elle  n'a  pu  se  donner  l'être,  et  il  faut  qu'elle  l'ait 
reçu  d'une  cause  qui  ne  peut  elle-même  avoir 
eu  de  commencement.  Non-seulement  la  raison 
peut  démontrer  l'existence  de  la  cause  première, 
elle  a  la  faculté  de  prouver  encore  que  cette  cause 
est  une,  puisque  s'il  existait  deux  causes  impar- 
faites, elles  seraient  insuffisantes,  et  que  si  elles 
étaient  parfaites  toutes  deux,  une  d'elles  serait 
de  trop.  D'autres  attributs  de  Dieu,  suivant  Hil- 
debert, la  justice,  la  bonté,  la  sagesse,  l'immen- 
sité, peuvent  être  connus  par  la  raison  avant  de 
l'être  par  la  foi,  de  sorte  qu'il  existe  une  science 
de  ces  attributs  en  dehors  de  la  révélation. 

Cette  opinion  si  grave  et  si  libre  du  pieux  évê- 
que  se  trouve  exposée  dans  son  Traité  tlicolo- 


(jique,  un  des  plus  anciens  monuments  de  la 
théologie  scolastique.  Il  a  porté  le  môme  esprit 
et  la  même  liberté  dans  un  opuscule  intitulé 
Philosophie  morale  :  de  l'utile  cl  de  Vhonnfile, 
qui,  de  son, aveu  même,  a  été  composé  à  l'imita- 
tion des  anciens.  Il  y  ramène  la  morale  à  trois 
questions  principales  :  1°  ce  que  c'est  que  l'hon- 
nête; 2"  ce  que  c'est  que  l'utile;  3°  comment 
l'utile  s'accorde  avec  l'honnête.  L'honnête  est 
ce  qui  nous  attire  par  sa  vertu  propre;  il  a  qua- 
tre formes  qui  sont  les  quatre  vertus  :  prudence, 
justice,  courage,  tempérance.  L'utile  est  ce  qui 
est  recherché  en  vue  de  ses  avantages:  il  com- 
prend les  biens  de  l'esprit,  ceux  du  corps,  et  ceux 
de  la  fortune.  Ce  sont  bien  là,  selon  la  promesse 
de  l'auteur,  la  méthode,  les  divisions,  et  juscju'à 
la  terminologie  de  Cicéron  et  de  Sénèque.  Il  n'y 
a  de  neuf  que  l'entreprise  de  réhabiliter,  sous  le 
règne  du  christianisme,  la  morale  dos  philoso- 
phes païens  ;  mais  cette  entreprise,  qui  nous  pa- 
raît puérile,  n'était  pas  entièrement  vaine  au 
commencement  du  xii'-'  siècle,  car  elle  coïncidait 
avec  le   réveil  de  la  raison  et  de  la  philosophie. 

Les  œuvres  d'Hildebert  ont  été  publiées  par 
Beaugendre,  in-f",  Paris,  1708.  Voy.  Histoire 
littéraire  de  la  France,  par  des  religieux  béné- 
dictins, t.  XI,  p.  2.50  et  suiv.,  et  Histoire  litté- 
raire de  la  France  f avant  le  xii'  siècle,  par 
M.  Ampère,  t.  III,  p,  437  et  suiv.  C.  J. 

HILÎiEBRAND  (Joseph),  philosophe  allemand, 
né  en  1788,  à  Grossduengen  dans  le  Hanovre,  il 
ht  ses  preruières  études  au  Gymnase  catholique 
d'Hildesheim,  les  continua  à  Gottingue,  devint 
professeur  au  «  Josephinum  »  d'Hildesheim;  mais 
il  s'en  retira  bientôt,  et  renonça  au  catholicisme 
pour  embrasser  la  religion  réformée.  Il  connut 
Hegel  à  Heidelberg,  oii  lui-même  enseignait  en 
qualité  de  professeur  extraordinaire,  et  quand 
le  grand  philosophe  quitta  sa  chaire  pour  celle 
de  Berlin,  en  1818,  il  le  remplaça  pendant  quel- 
que temps;  il  quitta  ensuite  cette  université 
pour  celle  de  Giessen.  Il  entra  un  moment  dans 
la  vie  politique  en  1848  et  présida  la  seconde 
Chambre  du  grand-duché  de  Hesse;  mais  quand 
elle  fut  dissoute  en  1850,  il  rentra  dans  la  vie 
privée  et  mourut  en  1862  à  Bedelheim,  près  de 
Mayence.  Il  a  laissé  un  grand  nombre  d'ouvra- 
ges ;  le  plus  connu  en  Allemagne  est  une  His- 
toire de  la  littérature  nationale  depuis  le  com- 
mencement du  xvm°  siècle.  Ceux  qui  concernent 
la  philosophie  sont  :  U Anthropologie  comme 
science,  Mayence,  1822-1823;  —  Traité  de  philo- 
sophie théorique  et  de  propédentique,  ibid., 
1826;  — Prolégomènes  de  philosophie  univer- 
selle, ibid.,  1830;  —  l'Organisme  de  l'idée  phi- 
losophique, Dresde  et  Leipzig,  1842,  qui  complète 
son  livre  le  plus  intéressant;  la  Philosophie 
de  l'esprit,  Heidelberg.  1835.  Les  doctrines  d'Hil- 
lebrand  n'ont  rien  de  particulièrement  original  : 
elles  se  mêlent  au  mouvement  de  la  philosophie 
hégélienne ,  et  s'en  distinguent  .seulement  par  une 
sorte  d'éclectisme.  Hillebrand  se  souvient  de  sa 
première  éducation  ;  il  n'a  pas  oublié  la  philoso- 
phie de  Wolf,  et  souvent  il  corrige  Hegel  par 
Leibniz. 

HINDOUS,  voy.  Indiens. 

HIPPARCHIE.  femme  philosophe,  de  la  secte 
des  cyniques,  épouse  de  Cratès.  Elle  naquit  à 
Maronée,  ville  de  Thrace,  d'une  famille  riche  et 
considérée,  et  florissait  sous  le  règne  d'Alexandre 
le  Grand.  Ni  les  elTorts  de  ses  parents  ni  les  re- 
présentations de  Cratès  lui-même,  étalant  devant 
elle  ses  infirmités  et  sa  misère,  rie  purent  l'em- 
pêcher de  choisir  ce  philosophe  pour  son  époux. 
Revêtue  comme  lui  d'un  sale  manteau,  une  be- 
sace sur  l'épaule  et  un  bâton  à  la  muin,  elle 
embrassa  le  genre  de  vie  qui  distinguait  lés  dis- 


HIPP 


—  715  — 


HIPP 


ciples  d'Antisthèno,  et  ne  garda  plus  rien  de  son 
sese.  En  souvenir  de  son  dévouement,  les  cyni- 
ques instituèrent  une  fdtc  que  l'on  célébrait  au 
Pœeile,  et  qui  reçut  le  nom  do  Cynogamie.  On 
attribue  A  Hipparchio  plusieurs  ouvrages,  dont 
aucun  n'est  arrivé  jusqu'à  nous.  Consultez  Dio- 
gt'^no  Laërce,  liv.  VI,  ch.  lxxxv-xcxviii.  Voyez 
Cratès. 

HIPPASE  DE  MÉTAPONTE  Un  dos  ancicus  py- 
thagoriciens, mais  qui  paraît  s'être  écarté  un  peu 
des  principes  généraux  de  son  école.  A  l'exemple 
d'Heraclite,  il  regardait  le  feu  comme  lo  prin- 
cipe matériel  de  l'univers,  comme  la  substance 
impérissable  dont  les  choses  sont  formées  et  dans 
laquelle  elles  vont  se  résoudre  tour  à  tour.  De 
sorte  qu'il  y  a  alternativement  une  période  de 
génération  et  une  période  de  destruction.  Au 
reste,  rien  de  nlus  confus  que  les  traditions  qu'on 
a  conservées  ae  ce  philosophe.  On  ne  sait  ni  en 
quel  temps  précisément  ni  en  quel  lieu  il  a  vécu. 
Le  plus  grand  nombre  le  fait  naître  à  Métaponte, 
d'autres  à  Crotone,  et  d'autres  encore  à  Sybaris. 
D'après  un  auteur  cité  par  Diogène  LaëVce,  il 
n'aurait  jamais  rien  écrit.  D'après  Diogène  Laërce 
lui-même,  il  aurait  publié,  sous  le  nom  de  Py- 
thagore,  un  ouvrage  maintenant  complètement 
perdu,  intitulé  Aôyo;  [xvffTixô;.  On  veut  encore 
qu"il  soit  le  premier  qui  ait  divulgué  les  doc- 
trines pythagoriciennes,  et  qu'il  ait  expié  par  la 
mort  cette  infraction  aux  règles  de  son  école. 
Les  auteurs  qui  font  mention  d'Hippase  sont  : 
Diogène  Laërce,  liv.  VIII,  ch.  Lxxxiv  ;  —  Sextus 
Empiricus,  //;/;).  Pyrvh.,  lib.  III,  c.  xxx;  — 
Adv.  Mathem.\  lib.  IX  ;  —  Plutarque,  de  Pla- 
citis  pliilosoph.,  lib.  I,  c.  m;  —  Simplicius,  in 
Phxjs.  Aristot.,  p.  6  ;;— Jamblique,  Vita  Pijiha- 
gorœ,  ch.  xviii'.  X. 

HIPPIAS  d'Élis,  célèbre  sophiste  du  temps 
de  Socrate.  que  Platon  et  son  imitateur  ont  mis 
en  scène  dans  les  deux  dialogues  qui  portent  son 
nom.  Il  se  vantait  de  tout  savoir,  de  tout  con- 
naître, et  de  n'être  pas  moins  habile  dans  la  con- 
duite des  affaires  que  dans  les  sciences.  Il  paraît 
que  ses  concitoyens  croyaient  à  ses  talents,  car, 
lorsqu'ils  avaient  à  traiter  quelque  affaire  difficile 
avec  les  autres  villes  de  la  Grèce,  ils  ne  man- 
quaient pas  de  le  choisir  pour  leur  ambassadeur. 
C'est  en  cette  qualité  qu'il  fut  envoyé  à  Lacédé- 
mone,  où  il  prononça  sa  fameuse  harangue  sur 
les  belles  occupations  auxquelles  un  jeune 
homme  doit  se  livrer.  Mais  les  Lacédémoniens, 
peu  sensibles  aux  charmes  de  sa  rhétorique,  le 
laissèrent  partir  comme  il  était  venu,  sans  lui 
accorder  ce  qu'il  demandait.  Il  prit  sa  revanche 
dans  une  autre  occasion,  quand  il  harangua  la 
Grèce  entière  réunie  aux  jeux  Olympiques.  La 
gloire  n'était  pas  la  seule  récompense  qu'il 
recherchât  et  dont  il  fût  fier.  Il  se  plaisait 
à  raconter  qu'en  Sicile,  pendant  que  Protagoras 
était  au  comble  de  la  célébrité,  et  que  la  rivalité 
d'un  tel  homme  pouvait  lui  être  redoutable,  il 
amassa  en  quinze  jours,  par  ses  harangues  et  ses 
leçons,  plus  de  cent  cinquante  mines.  Puisqu'il 
savait  tout,  il  est  tout  naturel  qu'il  voulût  tout 
enseigner.  Aussi  ses  entretiens  avec  la  jeunesse 
avaient-ils  pour  objet,  non-seulement  la  rhétori- 
que, la  logique,  la  grammaire,  l'harmonie,  et 
tout  ce  qui  composait  habituellement  la  science 
des  sophistes,  mais  les  arts,  et  jusqu'aux  mé- 
tiers les  plus  vulgaires.  Il  a  écrit  sur  la  sta- 
tuaire et  sur  la  peinture.  Il  a  composé  un  dialo- 
gue intitulé  le  Troijen  (Tpwlxôç),  où  Nestor 
donne  à  Néoptolème  des  conseils  sur  l'art  de 
vivre  honnêtement  et  d'acquérir  une  grande  re- 
nommée. Il  est  regardé  comme  l'inventeur  de  la 
mnémotechnie.  On  n'avait  qu'à  lui  dire  une  fois 
cinquante  noms,   il  les  répétait  aussitôt,  dans 


l'ordre  où  il  les  avait  entendus,  sans  se  tromper 
d'un  seul.  Dans  celte  réunion  des  jeux  Olympiques 
où  il  recueillit  tant  d'honneurs,  il  assura  avoir  fait 
lui-môme  les  sandales  qu'il  avait  aux  pieds,  le 
manteau  qui  couvrait  ses  épaules,  la  brillante 
tunique  dont  il  était  revêtu,  et  la  bague  qu'il 
portait  au  doigt.  Eu  parlant  ainsi  de  tout,  peu 
lui  importait  de  se  contredire,  puisqu'il  faisait 
profession  de  soutenir  avec  le  même  succès  le 
pour  et  lo  contre.  Des  nombreux  ouvrages  qu'on 
lui  attribue,  il  ne  nous  reste  que  quelques  maxi- 
mes citées  par  Stobéc  :  «  Les  envieux,  disait-il, 
sont  doublement  malheureux,  do  leur  malheur 
propre  et  du  bonheur  d'autrui.  —  La  calomnie 
devrait  être  punie  plus  sévèrement  que  le  vol  : 
car  les  calomniateurs  nous  dérobent  l'estime  pu- 
blique, qui  est  notre  plus  grand  bien.  » 

On  peut  consulter  sur  Hippias  les  deux  dialo- 
gues qui  portent  son  nom,  le  Gorgias  et  le  Sc/io- 
iiaste  du  Gorgias;  —  Philostrate,  Vit.  sophist., 
lib.  I,c.  xi; — Cicéron,  de  0/-a<. ,  lib.'III,  c.  xxxn  j 
—  Quintilien,  Instit.  orat.,  lib.  XII,  sub  fine;  — 
Apulée,  Florides  ;  —  Xénophon,  Memorab.  So- 
crat.,  lib.  IV.  X. 

HIPPOCRATE  est,  comme  on  le  sait,  le  plus 
illustre  médecin  de  l'antiquité,  et  il  est  naturel  de 
se  demander  s'il  n'est  pas  en  même  temps  un  philo- 
sophe. Pour  lui  donner  ce  titre,  il  faudra  trouver 
dans  ses  écrits  quelque  souci  des  problèmes  de  la 
philosophie,  quelques  solutions  précises  des  ques- 
tions qu'elle  agitait  de  son  temps  ;  car  si  l'on  se 
contentait  de  quelques  vérités  morales, de  quelques 
préceptes  de  méthode,  ou  même  de  quelque  opi- 
nion sommaire  sur  la  nature  de  l'homme,  ce  se- 
rait trop  peu  pour  lui  accorder  dans  l'histoire  de 
la  philosophie  une  place  que  nul  historien  consi- 
dérable n'a  songé  à  lui  faire.  Il  est  certain  qu'avec 
de  la  bonne  volonté  on  finira  toujours  par  extraire 
des  idées  philosophiques  d'un  traité  de  mé- 
decine, surtout  s'il  est  écrit  par  un  ancien  ;  mais 
à  ce  compte,  tous  les  médecins  seront  des  phi- 
losophes, sans  le  savoir  et  sans  le  vouloir,  et  il 
n'y  aura  pas  déraison  pour  ne  pas  inscrire  leurs 
noms  dans  ce  Dictionnaire.  Celui  d'Hippocrate  ne 
doit  y  figurer  que  pour  une  très-brève  mention  : 
car  il  y  a  bien  peu  de  philosophie  dans  les  nom- 
breux ouvrages  qu'on  lui  attribue,  et  dont  la 
plupart  appartiennent  seulement  à  son  école.  Il 
était  presque  du  même  âge  que  Socrate,  mais 
rien  n'indique  qu'il  ait  connu  sa  doctrine.  Sans 
doute  on  trouve  entre  ces  deux  grands  hommes 
quelques  traits  de  ressemblance  :  Hippocrate 
veut  détourner  la  science  des  vaines  recherches, 
et  des  systèmes  arbitraires  pour  l'appliquer  à 
l'observation  des  faits  ;  sa  méthode,  il  le  dit 
expressément,  se  résume  en  deux  mots,  expérience 
et  raisonnement,  et  encore  le  raisonnement  est- 
il  d'après  lui  «  une  sorte  de  mémoire  »  ;  il  a  une 
haute  idée  de  la  dignité  morale  de  l'homme,  et 
des  devoirs  propres  au  médecin  ;  il  fait  aux  char- 
latans qui  discréditent  la  médecine  la  même 
guerre  que  Socrate  aux  sophistes  qui  diffament 
la  philosophie  ;  mais  ces  analogies  s'expliquent 
d'elles-mêmes  et  on  ne  peut  s'en  autoriser  pour 
ranger  Hippocrate  parmi  les  socratiques.  Quelques 
passages  assez  obscurs  permettraient  de  conjec- 
turer qu'il  se  rattache  plus  directement  à  l'ensei- 
gnement des  écoles  d'Ionie,  et  surtout  à  Hera- 
clite :  le  feu  est  pour  lui  le  principe  éternel  des 
choses,  et  dans  la  nature,  dit-il,  rien  ne  meurt, 
rien  né  naît,  tout  se  transforme,  grâce  à  la  con- 
stante activité  de  cet  élément.  Mais  ailleurs  il 
semble  assigner  le  même  rôle  à  l'air,  ou  à  l'éther, 
qui  pour  lui  est  à  peu  près  comme  l'âme  du  monde, 
et  par  suite  pénètre  l'organisation  des  animaux 
et  y  éveille  la  vie  et  même  la  pensée.  C'est  une 
force  universelle,  qui  est  à  la  fois  une  dans  son 


IIIPP 


—  716  — 


HIRN 


essence,  diverse  dans  ses  formes;  la  vie  diffuse 
et  déterminée,  en  même  temps  le  principe  de 
l'ordre  et  de  l'harmonie  universelle;  c'est  lui 
qui  par  son  action  sur  notre  cerveau  y  apporte 
l'intelligence.  Il  n'y  a  rien  de  bien  précis  dans 
ces  assertions  :  ce  qui  le  prouve  bien,  c'est  que 
les  vitalistesde  l'école  de  Montpellier  se  donnent 
pour  les  héritiers  légitimes  de  la  tradition  hip- 
pocratique,  et  que  d'autres  critiques  reconnais- 
sent dans  Hippocrate  le  père  de  l'animisme.  En 
somme,  ce  qu'il  y  a  de  plus  clair  dans  la  philo- 
sophie d'Hippocrate,  c'est  son  amour  de  la  phi- 
losophie, c'est-à-dire  de  la  sagesse  et  de  la  vertu, 
si  bien  exprimé  dans  cette  maxime  :  «  le  mé- 
decin philosophe  est  égal  aux  dieux.  »  Toutefois, 
ce  n'est  pas  la  conclusion  adoptéepar  des  écrivains 
que  l'on  consultera  utilement  :  V.  de  Laprade, 
dePhilosophia Hippocralis,  Aix,  1848  : — E.  Chau- 
vet.  Cous  Jlippocrates  qualis  fuerit  Diter  ]>hilo- 
sophos,  Caen,  IBôo.  (Cette  thèse  a  été  reproduite 
avec  des  changements  dans  les  séances  et  tra- 
vaux de  l'Académie  des  sciences  morales  et  po- 
litiques, 3"  série,  t.  XVII.)  Fr.  Bouillier,  du  Prin- 
cipe vital  et  de  l'âme  pensante,  Paris,  1862, 
ch.  IV.  E.  C. 

HIPPODAME  DE  MiLET,  architecte  et  philoso- 
phe pythagoricien.  Aristote  nous  apprend  dans 
sa  Politique  (iiv.  II,  ch.  vi)  qu'il  avait  des  pré- 
tentions à  la  science  universelle,  et  cherchait 
à  attirer  sur  lui  les  regards  par  la  magnificence 
de  ses  vêtements.  11  fut  le  premier  écrivain  qui, 
sans  être  homme  d'Ëtat,  ait  tracé  le  plan  d'une 
république  parfaite.  Par  conséquent,  il  doit  avoir 
vécu  avant  Platon.  Aristote,  dans  l'ouvrage  que 
nous  venons  de  citer,  et  Stobée  {Scrm.  CXLI), 
nous  ont  conservé  en  entier  cette  constitution 
idéale  qui  a  peut-être  suggéré  plus  d'une  idée  à 
l'auteur  de  la  République  et  des  Lois;  nous  nous 
contenterons  de  rappeler  ici  très-brièvement  ce 
qu'elle  offre  de  plus  remarquable.  Elle  compose 
la  cité  de  dix  mille  citoyens,  partagés  en  trois 
classes  :  les  artisans,  les  W)oureurs  et  les  gens  de 
guerre.  Elle  divise  le  territoire  en  trois  parties  : 
l'une  sacrée,  qui  doit  fournir  aux  dépenses  du 
culte;  l'autre  nationale,  afTcctcc  aux  gens  de 
guerre,  et  la  troisième  particulière,  abandonnée 
aux  simples  citoyens.  Elle  établit  une  cour  su- 
prême ou  seront  portés,  par  appel,  tous  les  juge- 
ments qui  ne  seraient  pas  conformes  aux  lois. 
Des  récompenses  sont  accordées  au  citoyen  qui 
s'est  signalé  par  une  découverte  utile.  Les  en- 
fants des  guerriers  morts  en  défendant  la  patrie 
sont  nourris  aux  dépens  de  la  république.  Enfin 
les  magistrats  sont  élus  par  le  peuple,  c'est-à- 
dire  par  les  trois  ordres  de  l'État.  '    X. 

HIPPON  DE  Rhegium.  On  ne  connaît  pas 
d'une  manière  précise  le  temps  où  ce  philoso- 
phe a  vécu  ;  mais,  d'après  les  rares  traditions  qui 
nous  restent  de  lui,  on  peut  affirmer  qu'il  appar- 
tient aux  premiers  siècles  de  la  philosophie 
grecque.  On  le  regarde  quelquefois  comme  un 
disciple  de  Pythagore;  cependant,  par  ses  opi- 
nion.s,  il  se  rattache  plutôt  à  l'école  ionienne. 
Aristote  (Melaph.,  lib.  I.  c.  m),  faisant  mention 
de  lui  immédiatement  après  Thaïes,  nous  ap- 
prend qu'à  l'exemple  de  ce  dernier  il  regardait 
l'eau  ou  plutôt  l'humidité  comme  le  principe  des 
choses.  Selon  le  même  auteur  {de  A7tima,  lib.  I, 
c.  Il),  il  ne  reconnaissait  pas  d'autre  origine  à 
l'âme;  ou  peut-être  l'eau  lui  semblait-elle  à  la 
fois  la  substance  matérielle  et  Tàme  du  monde. 
D'après  Sextus  Empiricus  {Hyp.  Pyrrfi.,  lib.  III  : 
Adv.  Mathem.,  lib.  IX),  il  aurait  reconnu  deux 
principes,  l'eau  et  le  feu,  ou  la  chaleur  et  Thu- 
midité.  Dans  les  deux  cas,  Alexandre  d'Aphrodise 
[in  Melaph.  Aristot.,  p.  12)  nous  paraît  avoir 
raison  de  le  compter  parmi  les  philosophes  pour 


qui  rien  n'existe  que  ce  qui  tombe  sous  nos  sens. 
Aristote,  en  parlant  de  lui,  ne  s'exprime  qu'avec 
un  profond  dédain  et  le  range  au  nombre  des 
penseurs  les  plus  grossiers,  -tôiv  çopTixwTÉpwv.  On 
peut  consulter  sur  Hippon,  outre  les  auteurs  que 
nous  venons  de  citer,  Jamblique,  Vila  Pytha- 
gorœ,  c.  xviii;  — Censorinus,  de  Dienaluli,  c.  v  ; 
—  Simplicius,  in  Phys.  Aristot.,  p.  6;  —  L'clogœ 
phys.,  p.  798,  édit.  Heeren;  —  Plutarque^  de 
Placitis  philosopli.,  lib.V,  c.  v  ; —  Adv.  Sloicos, 
c.  XXXI.  X. 

HIRNHAYM  (Jérôme).  La  vie  de  ce  fougueux 
apôtre  du  scepticisme  est  peu  connue.  Tout  ce 
qu'on  en  sait,  c'est  que  né  en  Bohême,  il  fut 
reçu  docteur  en  théologie  à  l'université  de  Pra- 
gue, puis  nommé  à  l'abbaye  de  Notre-Dame-du- 
Mont-Sion,  enfin  élu  vicaire  général  des  Pré- 
montrés dans  la  province  de  Bohême,  Moravie, 
Silésie  et  Autriche.  C'est  en  lG79  qu'il  mourut. 
L'ouvrage  qui  a  sauvé  son  nom  de  l'oubli  parut 
trois  ans  avant  sa  mort,  c'e.st-à-dire  en  1676.  En 
lisant  cet  ouvrage,  aujourd'hui  de  la  dernière 
rareté,  on  apprend  ([uelle  fut  l'éducation  de 
Hirnhaym,  et  par  quelle  voie  il  arriva  au 
genre  de  scepticisme  qu'il  considérait  comme  le 
plus  solide  appui  de  la  foi  catholique.  Élevé 
dans  les  collèges  de  jésuites  que  Rodolphe  II 
multiplia  autour  de  la  capitale  de  saint  Népomu- 
cène,  au  commencement  du  xvir  siècle,  Hirn- 
haym y  adopta  la  maxime  que  les  sens  sont 
l'unique  source  de  notre  savoir  :  nihil  enini  est 
in  intellcctu,  ait  Arisloteles,  quin  prius  fuerit 
in  sensu  (p.  20).  A  cette  maxime  il  joignit  bientôt 
un  principe  bien  différent,  puisé  dans  le  mysti- 
cisme qui  dominait  parmi  ses  compatriotes.  Il 
lut  avec  avidité,  il  fréquenta  les  disciples  de 
Weigel  et  de  Jacob  Boehm,  Marcus  Marci,  Jean 
Engel,  Jean  Amos,  et  il  se  laissa  conduire  par 
eux  vers  les  Van-Helmont  et  les  Paracclse.  Ce 
n'est  pas  tout  encore.  L'ordre  religieux  où  il 
était  entré  s'était  engagé  à  combattre  le  protes- 
tantisme et  la  science  moderne,  persuadé  que  le 
plus  sûr  moyen  d'afTermir  l'autorité  spirituelle. 
telle  que  le  moyen  âge  la  concevait,  consistait  a 
ruiner,  à  renverser  par  un  pyrrhonisme  univer- 
sel le  principe  d'examen  et  les  méthodes  de  libre 
investigation.  Hirnhaym,  épousant  cette  sorte  de 
querelle,  se  pénétra  des  écrits  de  Cornélius 
Agrippa  et  de  Sanchez,  et  renouvela  avec  plus  de 
véhémence  leurs  doutes  et  leurs  griefs  contre  la 
certitude  des  sciences  humaines.  Toutes  les  vi- 
cissitudes que  la  marche  de  ses  études  avait 
éprouvées  se  retrouvent  dans  son  ardent  et  épais 
manifeste.  Il  ne  craint  pas  d'encourir  le  reproche 
de  se  démentir  lui-même  :  «  Ce  qu'on  appelle 
principe  de  contradiction,  dit-il,  n'est  que  pure 
chimère.  »  Dût-il  d'ailleurs  se  contredire  mille 
l'ois,  dût-il  réfuter  son  sensualisme  par  son  mys- 
ticisme, et  détruire  l'un  et  l'autre  par  un  scep- 
ticisme radical,  peu  lui  importe  :  le  pyrrhonisme, 
de  son  propre  aveu,  n'est  pour  lui  qil'un  moyen. 
Le  but  véritable  de  sa  polémique,  c'est  de  boule- 
verser l'esprit  humain  de  telle  façon  qu'il  ne 
songe  plus  qu'à  se  précipiter,  les  yeux  fermés, 
aux  pieds  du  saint-siége.  Là  seulement  est  pour 
l'intelligence  l'infaillibilité,  et  pour  l'àme  le 
repos  sans  trouble.  De  même  qu'il  n'y  a  point 
de  salut  hors  de  l'Église,  il  n'y  a  point  d'évi- 
dence hors  de  l'enseignement  sacré.  La  philoso- 
phie, la  science  humaine  est  erreur  et  vanité  :  la 
science  divine,  la  théologie,  voilà  la  vérité.  La 
vraie  philosophie,  c'est  le  mépris  des  lumières 
trompeuses  du  monde,  c'est  l'amour  de  la  folie 
de  la  croix. 

Dans  l'intérêt  de  cette  cause,  Hirnhaym  amassa 
un  trésor  de  connaissances  très-variées,  tant  pro- 
fanes que  religieuses,   et    dépensa    infiniment 


HIRN 


717   — 


HIST 


d'espnl  ol  les  ressources  d'une  sagacité  peu 
et)inmunc.  Au  milieu  des  sorties  les  plus  vio- 
lentes, malgré  un  fonds  surprenant  de  lunatisme 
et  de  superstition,  il  déploya,  en  etlVt,  beaui:oup 
d'habilelé.  Quoiiiuc  ses  luibitudes  et  ses  goûts 
littéraires  soient  ceux  du  pédantisme,  ceux  des 
écoles  posthumes  du  moyen  âge,  sa  plume  a 
souvent  de  l'élégance,  et  trahit  une  longue  fa- 
miliarité avec  ces  écrivains  païens,  si  hautement 
condamnés  par  l'auteur.  A  travers  ses  argumen- 
tations spécieuses  et  ses  sophismcs,  on  découvre 
dos  traces  d'une  instruction  solide,  comme  au 
travers  de  ses  déclamations  ascétiques  on  aperçoit 
une  piété  sincère.  Enfin,  son  livre  constitue  un 
mélange  fort  bizarre  de  cloctrincs  et  de  procédés, 
et  nous  semble  d'une  analyse  assez  dilTicile. 

Le  titre  même  est  déjà  curieux  :  De  tijplio 
gcneris  hmnani,  seu  scienliarum  Itumanaïuni 
inani  ac  vcnlosô  tionore,  difficuUalc,  labilitale, 
falsitale,jactini(ia,prœsum/jtio»e,  mcommodis 
et  peficttlis  l  raclât  us  brevis,  in  quo  eliam  vcra  sa- 
pientia  afalua  discc)')utur  cl  siniplicilas  niundQ 
conlempta  cxtollitur.  Idiotis  «n  solatium,  doctis 
incaittclam  conscviptus  (in-4,  Prague,  1676).  Par 
lijpliuSj  on  typhon  (p.  3),  Hirnhaym  entend,  non 
une  fièvre  maligne,  mais  un  ouragan,  une  trombe 
qui  s'empare  de  l'csiirit  humain  pour  en  arracher 
la  vertu  avec  l'humilité.  La  SL-icnce,  telle  est 
cette  calamité,  ce  fléau,  turbo  :  n'est-ce  pas  la 
science  qui  a  privé  Adam,  par  conséquent  toute 
l'humanité,  du  privilège  de  la  sainleté?  «  II  me 
plaît,  s'écrie  Hirnliaym,  de  persécuter  les  vaines 
sciences  dont  ce  sot  monde  se  pavane  insolem- 
ment: cette  sagesse  fausse  et  boursouflée  par 
laquelle  tant  de  gens  croient  s'élever  au-dessus 
des  autres  (p.  2-13).  Mais  à  quoi  bon  fabriquer 
des  armes?  11  n'y  a  point  d'ennemi  à  combattre, 
car  l'ennemi,  c'est  la  science,  et  où  trouver  de 
la  science?  NuUa  datur  (p.  20).  La  science  n'a 
d'autre  base  que  la  perception  sensible.  Mais 
rien  n'est  moins  stable,  moins  constant  que  le 
témoignage  des  sens  !  Quant  aux  prétendus 
axiomes  de  la  raison,  où  quelques-uns  font  con- 
sister la  certitude ,  ils  sont  anéantis  par  les 
dogmes  du  christianisme.  La  création  annule 
l'axiome  que  rien  ne  se  fait  de  rien  ;  l'incarnation, 
l'axiome  que  Dieu  est  infini  ;  la  transsubstantia- 
tion, ra.xiome  qu'il  n'est  point  d'accident  sans 
substance  ;  les  guérisons  opérées  par  miracle, 
l'axiome  qu'on  ne  peut  retourner  de  la  privation 
à  la  possession  :  a  privalione  ad  habitum  non 
fît  recessus.  La  raison  ressemble  dom  à  l'aveugle 
qui  se  mêle  de  discerner  les  couleurs  (p.  36). 

«  Ajoutez  à  cette  faiblesse  profonde  de  l'enten- 
dement l'obscurité  inhérente  à  la  nature  des 
choses.  Si  Dieu  ne  nous  instruit  lui-même,  ni 
les  vérités  surnaturelles,  ni  les  vérités  naturelles 
ne  peuvent  être  connues  de  nous.  C'est  à  lui 
qu'il  faut  aller,  car  il  ne  trompe  point,  il  ne 
peut  être  trompé.  Tout  notre  refuge  est  dans  ces 
mots  :  Il  Ta  dit,  Ipse  dixit....  Aussi  ne  devrait-on 
accepter  aucune  proposition  que  conditionnelle- 
ment  et  en  disant  :  Si  cela  est  vrai,  j'y  adhère; 
si  cela  est  faux,  je  le  rejette  (p.  39).  La  preuve 
qu'il  y  aurait  lieu  de  borner  la  sagesse  à  ces 
mots,  c'est  que  les  opinions  les  plus  contraires 
régnent  dans  toutes  les  sciences.  La  médecine, 
la  théologie  elle-même,  regorgent  de  disputes; 
les  mathématiques  abondent  en  lacunes,  la  phy- 
sique est  dans  une  complète  ignorance  sur  les 
phénomènes  de  la  nature  (ch.  v-ix).  » 

Arrivé  à  l'article  de  la  philosophie  naturelle, 
Hirnhaym  oublie  qu'il  a  dessein  d'être  sceptique 
partout  où  le  dogme  de  l'Église  n'est  pas  en  jeu. 
11  recommande  avec  chaleur,  il  expose  en  détail 
l'hypothèse  de  lame  du  monde,  à  l'aide  de  la- 
quelle Paracelse  et  Van-Helœont  avaient  tenté 


(l'expliquer  le  mystère  de  la  création;  il  donne 
carrière  au  mysticisme  dont  les  théosophcs  de  la 
.Silésie  et  de  la  Lusace  avaient  nourri  sa  jeunesse. 
11  convient  toutefois  (p.  188)  que  celte  merveil- 
leuse opinion  ne  résout  pas  toutes  les  diflicultés. 
et,  après  cet  aveu,  il  rentre  dans  la  ligne  qu'il 
s'est  d'abord  tracée.  Il  nous  convie  àjcUer  toute 
notre  science  dans  la  mer  inépuisable  de  l'éter- 
nelle sagesse  :  l'rojiciamus  ornnem  scicnliam 
7iostram  in  pelagus  inexliaustum  œlernœ  sa- 
ijicnliœ.  L'éternelle  sagesse,  voilà  le  fil  d'Ariane: 
la  parole  de  Dieu,  voila  le  flambeau  qui  nous  ai- 
dera à  sortir  du  labyrinthe  de  ce  monde  (p.  195)  ! 

Dans  la  dernière  partie  du  livre,  Hirnhaym 
montre,  non  plus  l'impossibilité  ou  la  vanité  des 
sciences  laïques,  mais  les  périls  auxquels  elles 
exposent.  Elles  nuisent  à  la  piété,  elles  nous 
enflent,  elles  nous  6tent  la  vigueur  que  les  igno- 
rants et  les  simples  apportent  dans  toutes  les 
affaires  importantes.  Elles  ne  sont  peut-être  pas 
nuisibles  e«  elles-mrmes,  elles  le  sont  assurément 
par  l'usage  que  nous  en  faisons.  Un  seul  genre 
d'études  est  salutaire  et  permis  :  ce  sont  les 
études  qu'on  cultive  dans  les  couvents  et  sé- 
minaires.... Voilà  où  devait  aboutir  un  écrit 
manifestement  destiné  aux  religieux.  Ceux-ci, 
au  surplus,  sont  à  leur  tour  invités  à  s'instruire, 
plus  par  la  pratique  des  préceptes  divins  que 
par  la  méditation  des  saintes  Écritures  et  par 
l'érudition  biblique.  De  sorte  que,  si  la  philo- 
sophie naturelle  de  Hirnhaym  est  mystique  au 
fond,  sa  philosophie  morale  est  éminemment 
ascétique.  Aux  philosophes,  il  prêche  après  le 
doute  la  soumission  à  la  grâce  de  Dieu;  aux 
moines,  les  exercices  réguliers  de  la  dévotion  et 
de  la  contemplation.  «Le  sanctuaire  de  la  sagesse 
est  dans  les  maisons  de  piété  les  plus  retirées 
du  monde  (p.  366).  » 

Ainsi,  la  philosophie  du  chanoine  allemand  est 
du  même  ordre  que  celle  de  Pascal,  de  Huet,  de 
Poiret,  de  GlanviU,  la  philosophie  de  ne  pas 
philosopher,  comme  l'évêque  d'Avranches  s'ex- 
primait, la  philosophie  qui  prétend  continuer 
Salomon  et  saint  Paul,  et  soutient  que  la  ré- 
vélation et  la  raison,  deux  ouvrages  de  la  même 
divinité,  sont  dans  une  éternelle  et  irrémédiable 
opposition.  Sceptique  à  l'égard  de  la  raison, 
Hirnhaym  est  passionnément  dogmatique  à  l'égard 
de  la  révélation  :  autant  il  nie  d'un  côté,  autant 
de  l'autre  il  affirme.  Et  néanmoins,  tant  l'abso- 
lutisme se  châtie  nécessairement  de  ses  propres 
mains,  les  défenseurs  orthodoxes  de  l'Église 
peuvent  lui  reprocher  la  mysticité  de  sa  mo- 
rale comme  les  pyrrhoniens  conséquents  doi- 
vent lui  reprocher  ses  hypothèses  en  physique. 
Son  écrit  n'eut  d'influence  réelle  que  dans  les 
pays  où  son  autorité  ecclésiastique  était  reconnue  ; 
mais  dans  ces  pays  il  fut  une  des  barrières  que 
rencontra  la  grande  philosophie  du  xvii'  siècle, 
le  cartésianisme.  Hirnhaym  n'a  ni  l'éloquence 
foudroyante  de  Pascal,  ni  l'érudition  de  Huet,  ni 
la  subtile  imagination  de  Poiret,  ni  le  ton  mesuré 
et  sobre  de  GlanviU;  il  a  du  moins  le  mérite 
d'une  sincérité  parfaite,  mérite  qui  manque  à 
plusieurs  de  ses  devanciers  et  de  ses  succes- 
seurs. C.  Bs. 

HISTOIRE  (Philosophie  DE  l').  La  philosophie 
de  l'histoire  est,  comme  la  nommait  Vico,  une 
science  nouvelle,  à  peine  ébauchée,  qui  ne  compte 
encore  qu'un  très-petit  nombre  de  monuments. 
L'objet  qu'elle  poursuit  peut  sans  doute  être  dé- 
fini avec  quelque  précision,  mais  les  systèmes 
proposés  par  les  rares  écrivains  qui  ont  cultivé 
cette  branche  de  la  philosophie  n'ont  guère  fait 
que  poser  le  problème  à  résoudre,  qu'en  dé- 
montrer la  difficulté  par  leur  diversité  et  leur 
insuffisance  et  qu'indiquer    quelques-uns  des 


HOBB 


—  718  — 


HOBB 


cléments  multiples  qui  doivent  concourir  à  la 
solution. 

La  philosophie  étudie  l'homme  dans  l'individu, 
elle  analyse  dans  cet  exemplaire  de  l'espèce  les 
laits,  les  facultés  humaines;  elle  cherche  les  lois 
qui  gouvernent  la  production  de  ces  faits  et  le 
développement  de  ces  facultés;  elle  s'efforce  de 
découvrir  quelle  est  la  destinée  de  l'homme.  De 
son  côté  l'histoire  étudie  l'homme  dans  la  per- 
pétuité de  l'espèce  ;  elle  recueille  la  suite  des 
faits  qui  constituent  la  vie  politique,  intellec- 
tuelle et  morale  d'une  nation,  d'un  siècle  ou 
même  de  l'humanité  tout  entière;  elle  cherche 
l'explication  de  chaque  événement;  dans  les 
mœurs,  dans  les  idées,  dans  les  institutions  ou 
dans  les  faits  antérieurs,  et  puise  dans  le  passé 
des  leçons  pour  l'avenir.  La  philosophie  de  l'his- 
toire, comme  le  dit  M.  Jouffroy,  néglige  les 
cliangeraents  eux-mêmes  et  ne  voit  que  le  fait 
général  de  la  mobilité  humaine  dont  ils  sont  la 
manifestation.  Comme  l'histoire,  c'est  dans  la 
suite  de  l'espèce  qu'elle  étudie  l'humanité  ;  comme 
la  philosophie,  elle  cherche  la  cause  et  la  loi  de 
cette  marche  générale  de  l'humanité  et  essaye 
de  connaître  sa  destinée.  Cette  croyance  qu'au- 
dessus  des  causes  particulières,  passagères,  ac- 
cidentelles, au-dessus  des  volontés  libres  des 
individus  qui  déterminent  chaque  événement  et 
suffisent  à  expliquer  chaque  anneau  de  la  chaîne, 
il  y  a  une  cause,  une  loi  d'une  importance 
supérieure  qui  dominent  le  tout,  et  la  recherche 
de  cette  cause  et  de  cette  loi,  voilà  ce  qui 
constitue  essentiellement  la  philosophie  de  l'his- 
toire, quelque  part  d'ailleurs  que  l'on  place  cette 
cause,  quelque  formule  que  l'on  donne  à  cette 
loi,  qu'on  la  conçoive  une  ou  multiple.  Ainsi 
Bossuet  trouve  la  raison  de  la  suite  des  temps  et 
des  empires  dans  la  Bible;  cette  cause,  c'est 
Dieu  lui-même  ;  cette  loi,  c'est  le  gouvernement 
du  monde  par  la  providence  en  vue  d'une  cer- 
tajne  fin;  cette  destinée,  c'est  l'établissement  de 
l'Église.  Vico  cherche  cette  loi  dans  l'histoire 
elle-même,  il  la  trouve  dans  la  nature  commune 
des  nations  et  la  formule  dans  le  retour  per- 
pétuel et  périodique  des  mêmes  révolutions. 
Herder  place  cette  cause  dans  le  monde  extérieur, 
par  exemple,  dans  le  climat  qui  fait  les  idées, 
les  mœurs  et  les  institutions,  et  il  compte  autant 
de  lois  que  de  peuples,  que  de  combinaisons 
spéciales  d'influences  extérieures.  Chacun  pro- 
pose donc  une  solution  différente,  mais  c'est  le 
même  problème  qu'ils  résolvent  différemment. 
Or  c'est  dans  la  question  à  résoudre,  non  pas 
dans  la  solution  qu'on  lui  donne,  que  consiste  la 
philosophie  de  l'histoire  ;  de  même  que  la  mé- 
taphysique consiste  non  dans  le  spiritualisme  ou 
dans  le  matérialisme,  dans  le  monothéisme,  ou 
dans  le  dualisme,  ou  dans  le  panthéisme,  à  l'ex- 
clusion l'un  de  l'autre,  mais  dans  la  recherche 
de  la  nature  de  l'âme  et  de  Dieu. 

On  peut  consulter  :  Th.  .Jouffroy,  Réflexions 
sur  la  philosophie  de  Vhisloire  dans  ses  Mélanges 
philosophiques. 

Voy.  aussi  les  articles  Philosophie  et  Destinée 
dans  ce  Dictionnaire. 

HOBBES  (Thomas)  naquit  à  Malmcsbury,  petit 
village  du  comté  de  With,  en  1588,  l'année  où 
l'invincible  armada  préparée  à  si  grands  frais 
et  pour  des  desseins  si  menaçants  contre  l'An- 
gleterre par  Philippe  11,  fut  dispersée  par  la 
tempête,  et  réduite  à  l'impuissance.  On  dit  môme 
que  ce  fut  par  l'effet  de  la  peur  qu'éprouva  la 
mère  d'Hobbes  à  l'approche  de  cette  flotte,  qu'elle 
le  mit  au  monde  avant  le  terme.  -Par  suite  de 
cette  circonstance,  il  fut  longtemps  d'une  santé 
assez  faible,  mais  avec  l'âge  il  se  fortifia,  et, 
grâce  à  sa  tempérance  et  a  la  régularité  de  ses 


habitudes,  il  put  prolonger  sa  vie  jusqu'à  quatre- 
vingt-onze  ans. 

Il  était  fils  d'un  ministre,  qui  de  bonne  heure 
s'appliqua  à  cultiver,  par  l'étude  des  langues 
anciennes,  son  esprit  naturellement  doué  d'une 
rare  aptitude  ;  à  nuit  ans,  il  traduisit  en  vers 
latins  la  Médée  d'Euripide. 

A  peine  âgé  de  quatorze  ans,  il  fut  envoyé  à 
l'université  d'Oxford  :  il  y  resta  cinq  ans,  et  y 
poursuivit  avec  succès  le  cours  de  ses  études  ; 
on  n'y  enseignait  que  la  scolastique  :  il  n'en  fut 
pas  pour  cela  un  partisan  plus  dévoué  de  l'école. 
Ses  dispositions  à  cet  égard  furent  à  peu  près 
celles  que  Bacon  montra  en  sortant  de  Cambridge, 
Descartes,  de  la  Flèche,  et  Gassendi,  du  collège 
de  Digne. 

A  dix-neuf  ans,  il  quitta  l'Université,  et  entra 
comme  précepteur  dans  la  maison  du  comte  de 
Devonshire,  Guillaume  de  Cavendish,  et  resta 
toujours  fort  attaché  à  cette  famille.  Ces  relations 
ne  furent  même  pas  étrangères  à  ses  doctrines 
tant  politiques  que  métaphysiques  :  car  on  lit 
dans  l'épître  dédicatoire  placée  en  tête  du  Traité 
de  la  nature  humaine,  et  adressée  au  comte  de 
Newcastle,  gouverneur  du  prince  de  Galles  :  <•  Ces 
principes,  milord,  sont  ceux  que  je  vous  ai  déjà 
exposes  dans  nos  entretiens  particuliers,  et  que, 
suivant  vos  désirs,  j'ai  placés  ici  selon  un  ordre 
méthodique.  » 

Sa  première  publication  fut  une  traduction  de 
Thucydide,  précédée  d'une  préface,  dans  laquelle 
il  exprimait  le  dessein  de  donner  à  son  pays, 
tout  prêt  à  se  jeter  dans  les  agitations  d'une 
révolution,  une  leçon  indirecte  de  modération  et 
de  sagesse. 

Quatorze  ans  après,  c'est-à-dire  en  1642,  il  fit 
imprimer  le  de  Cive,  mais  à  un  très-petit  nombre 
d'exemplaires  destinés  seulement  à  ses  amis. 

En  1650,  il  publia  son  Traité  sur  la  nature 
humaine,  et  ce  fut  pendant  son  séjour  en  France, 
en  1651,  qu'il  donna  son  Léviathan ,  titre  qui  ne 
signifie  pas,  comme  on  l'a  supposé,  une  bête 
terrible  et  monstrueuse,  digne  symbole  de  la 
société  humaine,  au  sens  du  système  de  Hobbes; 
mais  seulement  un  ouvrage  de  l'art,  Opiftcium 
artis,  ou  la  Cité,  qui,  tout  artificielle  qu'elle  est, 
est  infiniment  supérieure  en  masse  et  en  vigueur 
à  l'homme  naturel. 

Le  Léviathan  déplut  aux  théologiens,  parce 
qu'il  leur  parut  nuisible  à  la  religion  et  aux 
royalistes,  auxquels  il  sembla  favorable  à  l'usur- 
pation de  Cromwell.  Devenu  à  ce  double  titre 
suspect  à  son  parti,  Hobbes  crut  devoir  quitter 
Paris  (1653)  qu'il  habitait  depuis  1640;  il  rentra 
en  Angleterre,  sans  prendre  aucune  couleur  po- 
litique ;  il  s'enferma  et  vécut  dans  la  société  des 
savants  et  particulièrement  d'Harvey,  qui  lui 
légua  même  à  sa  mort  une  petite  somme  d'argent. 

Dans  ces  nouveaux  loisirs,  il  composa  succes- 
sivement sa  Logique  (1655),  le  de  Corpore^  à 
peu  près  à  la  même  époque,  et  le  de  Homme 
en  1658. 

Au  retour  de  Charles  II  (1660)  il  chercha  à 
rentrer  en  grâce  auprès  de  son  ancien  élève,  ce 
qu'il  obtint;  il  reçut  même  de  lui  des  témoi- 
gnages de  faveur,  fut  admis  à  des  entretiens 
particuliers;  mais  tout  se  borna  à  ces  manifesta- 
tions, et  il  eut  le  bon  sens  de  ne  pas  porter 
inutilement  son  ambition  plus  haut,  et  de  se 
contenter  des  occupations  de  sa  studieuse  re- 
traite. Ce  fut  alors  qu'il  fit,  comme  on  dirait 
aujourd'hui,  une  édition  complète  de  ses  œuvres, 
sous  les  titres  àa  Logique,  Philosophie  première, 
Physique,  Politique  et  Mathématiques  :  elle 
s'imprima  en  Hollande  (2  vol.  in-4,  Amst.,  1668). 

Vers  ce  temps,  un  partisan  des  doctrines  de 
Hobbes,  bachelier  es   arts   de   l'université   de 


llUliii 


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HOBB 


C.aiiibi-idgc,  entreprit  de  soutenir  idibliquemeiil 
ces  thèses  :  Que  le  droit  est  l'ondé  sur  la  force; 
—  Que  la  justice  dépend  de  la  loi  positive  ;  — 
Que  récriture  ne  l'ait  loi  que  par  la  volonté  du 
magistrat;  — Qu'il  i'aut  obéir  à  la  loi  de  l'iitat, 
même  quand  elle  est  opposée  à  la  loi  divine  : 
toutes  propositions,  en  ett'et,  conséquentes  aux 
principes  de  Hobbes,  mais  qu'il  n'aimait  pas  se 
voir  attribuer  de  cette  façon,  parce  qu'elles  ne 
pouvaient  que  lui  attirer  do  nouvelles  inimitiés. 

Déjà,  dans  une  circonstance  antérieure,  dans 
son  débat  avec  l'évèque  Brauihall  sur  la  liberté, 
la  nécessité  et  le  hasard,  il  avait  vu  avec  déplaisir 
son  adversaire  donner  de  la  publicité  au  sujet 
de  leur  dispute  et  aux  opinions  qu'il  avait  été 
amené  à  émettre. 

Ce  nouvel  incident  accrut  son  dégoiît  pour 
l'éclat  de  la  ville,  et  il  résolut  (1674)  de  vivre 
désormais  aux  champs  et  de  ne  plus  revenir  à 
Londres. 

U  passa  dans  cette  solitude  les  cinq  dernières 
annnées  de  sa  vie,  occupé  d'études  littéraires, 
physiques  et  historiques,  et  y  composa  aussi  sa 
Biô'jraphie  en  vers  latins.  Il  mourut  en  1679. 

Ce  qu'on  voit,  en  général,  dans  Hobbes,  c'est 
le  moraliste  et  le  publiciste;  ce  sera  le  métaphy- 
sicien que  nous  considérerons  principalement. 

Il  commence  par  parler  de  la  philosophie  en 
général,  et,  pour  la  définir,  il  s'applique  à  en 
déterminer  le  caractère  et  l'objet,  ou,  ce  qui  est 
la  raè.me  chose,  à  dire  ce  qu'elle  est  en  elle- 
même,  et  quant  aux  choses  dont  elle  traite. 

Or.  en  elle-même,  elle  est  une  connaissance 
acquise,  à  l'aide  du  droit  raisonnement,  des  effets 
par  les  causes  et  des  causes  par  les  effets,  et  se 
distingue  à  ce  titre,  non-seulement  de  la  sensa- 
tion, qui  n'est  que  la  notion  des  faits,  non-seule- 
ment de  la  mémoire,  qui  n'est  que  la  sensation 
rappelée,  mais  aussi  de  l'expérience,  qui  n'est 
que  la  mémoire  étendue,  multarum  rerum  me- 
moria,  et  même  de  la  prudence,  qui  est  plus 
que  l'expérience,  mais  n'est  pas  encore  la  science. 
La  philosophie  est  la  science  elle-même  ou,  mieux 
encore,  la  sagesse,  qui  est  à  la  science  ce  que  la 
prudence  est  à  l'expérience  :  car,  si  beaucoup 
d'expérience  fait  la  prudence,  beaucoup  de  science 
fait  la  sagesse.  Du  reste,  la  philosophie  est  en 
nous  comme  le  vin  et  le  blé  dans  la  nature;  elle 
■  nous  est  en  quelque  sorte  innée,  comme  aux 
vignes  et  aux  épis  les  fruits  qu'ils  doivent  por- 
ter [Log..  p.  1,  et  préface  de  la  Log.). 

La  phiiosopliie  est  dans  chacun  de  nous,  mais 
informe  et  confuse,  tant  qu'elle  n'y  a  pas  été 
développée  et  dégagée  par  la  réflexion,  comme 
le  monde,  dont  au  reste  elle  est  l'image,  est  lui- 
même  en  pareil  état  avant  d'être  tiré  du  chaos. 
Pour  la  constituer,  nous  devons  donc  imiter  le 
statuaire,  ou  plutôt  le  Créateur,  donner  une  forme 
à  nos  pensées,  et  répandre  notre  raison  sur  cet 
abîme  obscur  d'idées  vagues  que  nous  avons  en 
nous.  Alors  naîtra  l'ordre,  et  avec  l'ordre  la 
science  qui  en  est  l'expression;  et  comme  l'ordre 
a  été  dans  la  création,  la  lumière,  la  distinction 
du  jour  et  de  la  nuit,  l'espace,  les  astres,  les 
choses  sensibles,  et  l'nomme,  et  après  l'homme 
la  loi  qui  doit  le  gouverner,  l'ordre  de  contem- 
plation devra  être  la  7^aison,  la  définition,  l'es- 
pace, les  corps  célestes,  les  propriétés  sensibles, 
la  nature  humaine,  et  enfin  la  cité.  D'où  la  di- 
vision de  la  philosophie,  premièrement  en  logi- 
que :  c'est  là,  selon  l'expression  de  Hobbes,  qu'il 
allume  le  flambeau  de  la  raison  :  Accendo  lu- 
<:em  rationis  ;  secondement  en  philosophie  pre- 
mière :  il  y  définit,  il  y  distingue,  ainsi  qu'il  le 
dit  lui-même,  les  idées  des  choses  les  plus  com- 
munes, comme  le  temps,  l'espace,  la  cause,  etc.; 
troisièmement  en  géométrie,  astronomie  et  phy- 


si(iue  proprement  dite;  quatrièmement^  enfin, 
en  philosophie  civile,  en  laquelle  partie  il  traite 
do  la  nature  humaine  et  de  la  cite. 

Quant  à  l'objet  de  la  philosophie,  c'est  le  corps, 
et  ce  n'est  que  le  corps,  soit  naturel,  soit  artifi- 
ciel :  Subjcclum  j>hilosophiœ,  sive  maleria  circa 
(juam  versatuv,  est  corpus  omne  cujus  gene- 
ralio  aliijua  concipi  polesl,  etc.  {Log.,  p.  fj).  Ce 
sont  les  termes  mêmes  de  Hobbes,  c'est  son  opi- 
nion ferme  et  nette;  et  les  assertions  en  ce  sens 
abondent  dans  ses  ouvrages. 

Sont  expressément  exclus  du  champ  de  la 
philosophie,  Dieu,  sa  nature  et  ses  attributs, 
parce  qu'il  n'y  a  rien  en  Dieu  qui  se  prête  à  la 
science,  parce  qu'il  n'est  pas,  comme  le  corps, 
susceptible  de  composition,  de  décomposition  et 
de  génération  {Log.,  p.  5).  En  effet,  si  Dieu  était 
admis  dans  la  philosophie,  ce  ne  serait  qu'à  titre 
d'infini;  or,  l'infini,  dans  le  système  de  Hobbes, 
n'est  que  le  fini  indéterminé,  n'est  réellement 
que  le  fini;  et  le  fini,  le  seul  du  moins  dont  il 
nous  accorde  la  nolion,  c'est  le  corps  ou  l'éten- 
due :  Dieu  ne  serait  ainsi  que  l'étendue  non 
mesurée,  non  définie  ;  il  ne  serait  que  la  ma- 
tière à  l'état  vague. 

Mais  cette  hypothèse  Hobbes  ne  la  fait  pas  ; 
cette  conséquence  il  ne  la  tire  pas  ;  il  se  con- 
tente d'affirmer  que  Dieu  ne  relève  pas  de  la 
philosophie,  parce  qu'il  est  incompréhensible,  et 
île  laisser  à  la  théologie  le  soin  d'en  disserter. 
Des  esprits  et  des  âmes  il  en  affirme  tout  autant  : 
car  ce  sont  de  vaines  imagos,  comme  celles  que 
nous  voyons  en  songe^  des  apparences  sans  con- 
sistance et  qui  n'ont  rien  de  réel,  ou  ce  sont  des 
substances;  et  les  appeler  incorporelles,  est  se 
contredire  dans  les  termes  :  car  il  n'y  a  de  sub- 
stance que  le  corps  lui-même. 

Voilà  donc  ce  que  Hobbes  retranche  de  l'objet 
de  la  philosophie;  on  voit,  par  conséquent,  à 
quoi  il  le  réduit  :  encore  une  fois,  le  corps  et 
ses  accidents,  c'est  là  tout  ce  qui  est  à  con- 
naître. 

Mais  comme,  avant  de  rien  connaître,  il  faut 
avoir  un  moyen  ou  instrument  de  connaissance  ; 
que  cet  instrument,  selon  Hobbes,  est  le  rai- 
sonnement, un  premier  traité  qui  aura  pour  titre 
la  Logique  ou  le  Calcul,  devra  précéder  ceux 
qui  sont  consacrés  à  la  science  elle-même. 

C'est  qu'en  effet  si  philosopher  n'est  que  rai- 
sonner, raisonner  n'est  que  compter,  additionner 
et  soustraire  {Log.,  p.  2;  de  Hominc,  p.  20). 
Ainsi,  par  exemple,  un  corps  s'offre  à  vous  de 
loin  et  obscurément,  ce  n'est  encore  à  vos  yeux 
qu'un  corps;  mais  il  s'approche  et  se  meut,  c'est 
un  corps  animé;  il  s'approche  encore  et  il  parle, 
il  donne  signe  de  raison,  c'est  donc  un  corps 
animé  et  raisonnable.  Corps  animé,  raison- 
nable, voilà,  les  éléments  à  ajouter;  ajoutez- 
les,  vous  avez  homme  :  faites  le  contraire,  re- 
tranchez successivement  raisonnable  et  ani- 
mé, et  il  vous  restera  co?7:)s.  Appliquez  ce  double 
procédé  à  toutes  les  différentes  propriétés  du 
corps,  aux  lignes,  aux  figures,  aux  mouvements, 
aux  degrés  de  rapidité  et  de  puissance,  etc.  ; 
appliquez-le  également  aux  lois,  aux  devoirs,  et 
en  général  à  la  cité,  et,  avec  les  géomètres  et 
les  physiciens,  vous  aurez  la  science  du  corps 
naturel  ;  et,  avec  les  moralistes  et  les  politiques, 
celle  du  corps  civil  ou  artificiel. 

Le  procédé  est  bien  simple  ;  cependant  suivez- 
le  de  la  proposition  qu'il  constitue  par  l'addition 
de  deux  noms,  dans  le  syllogisme  qu'il  compose 
par  celle  de  deux  propositions,  dans  la  démon- 
stration qui,  à  son  tour,  résulte  de  plusieurs 
syllogismes,  et  vous  verrez  qu'il  satisfait  à  toutes 
les  conditions  de  la  science,  puisqu'il  donne 
dans  la  proposition  la  définition  ou  le  principe  ; 


HOBB 


—  720  — 


HO  m] 


dnns  le  syllogisme,  la  conséquence,  dans  la  dé- 
nmnstralion,  toute  une  suite  de  conséquences  liées 
entre  elles.  Or,  la  science,  à  proprement  parler, 
est  la  conséquence  des  conséquences. 

Quand  donc  on  va  en  raisonnant  de  la  propo- 
sition au  syllogisme,  du  syllogisme  à  la  démon- 
stration, on  unit,  on  additionne  ;  quand  on  prend 
la  marche  contraire,  on  souscrit,  on  divise,  on 
résout  la  somme  en  des  éléments,  la  démonstra- 
tion en  syllogisme,  le  syllogisme  en  proposi- 
tions, les  propositions  en  noms  (de  llomine, 
p.  20).  Le  procédé,  dans  tout  son  jeu,  n'est  donc 
réellement  qu'une  sorte  d'arithmétique  appli- 
quée à  la  combinaison  des  mots  et  des  idées, 
des  idées  par  les  mots. 

Pour  bien  employer  cet  instrument,  il  y  a  un 
art  et  des  règles,  dont  la  violation  entraîne  l'er- 
reur et  l'absuraité.  Le  raisonnement  n'est  pas, 
de  sa  nature,  un  procédé  défectueux,  pas  plus 
(jue  1 'arithméti(iue  n'est  en  elle-même  incertaine  ; 
mais,  tant  qu'il  n'est  pas  mis  en  œuvre  avec  la 
plus  grande  précision,  il  ne  peut  donner,  même 
aux  plus  habiles,  que  de  faux  et  vains  résultats 
[de  llomine,  p.  24).  Or,  par  où  est-il  surtout 
sujet  à  faillir  et  à  se  pervertir  entre  des  mains 
qui  ne  s'en  servent  pas  avec  diligence  et  ri- 
gueur? C'est  par  les  mots,  qu'on  ne  définit  pas, 
dont  on  néglige  de  fixer  le  sens  et  l'acception, 
et  qui  sont  alors  comme  des  chiffres  dont  on 
ignore  la  valeur.  Raisonner  alors,  c'est  compter 
sans  savoir  ce  que  l'on  compte,  c'est  opérer  sur 
des  signes  qui  n'ont  rien  de  déterminé. 

L'essentiel,  lorsqu'on  raisonne,  est  donc  de 
bien  définir  les  termes.  D'exactes  définitions 
sont  les  seuls  principes  dont  on  doive  partir, 
et  à  l'aide  desquels  on  puisse  atteindre  le  but 
réel  de  la  science,  la  connaissance  par  démon- 
stration. 

Mais  on  n'a  ces  définitions  que  par  une  sévère 
analyse  soit  des  faits,  soit  des  causes  qui  entrent 
comme  éléments  dans  les  faits  ou  dans  les  cau- 
ses dont  on  veut  se  rendre  compte  ;  en  d'autres 
termes,  il  y  a  des  causes  et  des  faits  moins  géné- 
raux que  d'autres,  et  qui  pour  cela  sont  singu- 
liers :  il  y  en  a  de  plus  généraux,  et  qui  par  là 
même  sont  universels  ;  tout  ce  qui  est  singulier 
est  composé  :  tout  ce  qui  est  universel  est  simple 
ou,  si  l'on  veut,  moins  composé,  et  ces  deux 
choses  sont  l'un  à  l'autre  comme  le  composé  est 
au  composant.  Définir  sera  donc  décomposer  le 
singulier,  le  résoudre  en  universel,  et  exprimer 
le  tout  dans  une  proposition,  dont  l'attribut, 
comme  le  dit  Hobbes,  sera  résolutif  du  sujet, 
subjecli  resolulivum  {Log.,  p.  45  et  46).  Ainsi, 
dès  que  l'on  connaîtra  bien  les  éléments  uni- 
versels d'un  objet  singulier,  on  pourra  raisonner 
de  cet  objet,  lui  appliquer  le  calcul,  et  se  livrer 
à  la  science. 

Outre  cette  théorie  du  raisonnement,  ou  plutôt 
au  fond  de  celte  théorie,  se  trouve  aussi  dans  la 
logique  de  Hobbes  ce  qu'on  a  appelé  avec  raison 
son  nominalisme.  Hobbes,  en  effet,  est  nomina- 
liste  dans  toute  la  force  du  terme;  il  l'est  comme 
Roscelin,  et  s'il  n'a  pas  dit  comme  lui  que  les  uni- 
versaux  ne  sont  que  des  mots,  vocis  flalus,  il  a 
dit  [Log.,  p.  53)  :  Genus  et  universale,  nomi- 
nunij  non  rerum,  nomina  sunt  ;  il  a  dit  :  Veri- 
tas tn  dicto  non  in  re  consistil.  La  vérité  est 
dans  les  mots,  non  dans  les  choses.  11  va,  en  ce 
sens,  aussi  loin  qu'on  peut  aller. 

Après  ces  idées  sur  la  logique,  Hobbes,  selon  le 
plan  qui  a  été  indiqué  plus  haut,  passe  à  la  phi- 
losophie proprement  dite,  et  d'abord  à  ce  qu'il 
appelle  la  philosophie  naturelle,  ou  qui  traite  du 
corps  naturel,  par  opposition  à  la  philosophie 
civile,  qui  traite  de  la  cité  ou  du  corps  artificiel. 
Dans  la  philosophie  naturelle,   il  s'occupe  d'a- 


bord, mais  rapidement,  de  la  philosophie  pre- 
mière. 

Dans  la  philosophie  première,  il  disserte  du 
temps  et  de  l'espace,  du  corps  et  de  l'accident, 
de  la  cause  et  de  l'effet,  de  la  puissance  et  de 
l'acte,  du  même  et  du  divers,  de  tous  les  objets, 
en  un  mot,  qui  sont  plus  particulièrement  du 
ressort  de  la  métaphysi(iuej  il  en  disserte  con- 
.scquemment  à  l'esprit  de  toute  sa  doctrine,  c'est- 
à-dire  en  sensualiste. 

Il  explique  l'espace  à  l'aide  de  cette  supposi- 
tion :  Si  l'univers  tout  entier  venait  à  être  dé- 
truit, que  resterait-il  dont  il  pût  raisonner?  Les 
idées  ou  les  images,  internes  quant  à  l'âme,  au- 
raient quelque  chose  d'externe  quant  aux  choses 
qu'elles  rappelleraient  :  en  raisonner  sous  ce 
rapport,  serait  comme  raisonner  de  ces  choses 
elles-mêmes,  et  dans  la  science  du  sujet  faire 
celle  de  l'objet.  Eh  bien,  cette  hypothèse  n'est 
au  fond  que  la  réalité.  Ce  que  nous  étudions  des 
corps,  même  lorsque  nous  les  avons  en  notre 
présence,  ce  ne  sont  pas  ces  corps  eux-mêmes, 
mais  les  images  que  nous  en  avons.  Sur  ce  sujet, 
Hobbes  tient  à  peu  près  le  même  langage  que 
Malebranche  {Philosophie  première,  p.  49)  ; 
seulement  ici  les  idées  sont  en  nous  au  lieu 
d'être  en  Dieu,  et  au  lieu  d'être  spirituelles,  elles 
ont  quehjue  chose  de  corporel. 

Donc,  quand  il  arrive  qu'en  voyant  un  être 
dans  son  idée,  nous  l'y  voyons  non  comme  étant 
de  telle  ou  telle  manière,  mais  simplement 
comme  étant,  nous  avons  ce  qu'on  appelle  l'es- 
pace. Hobbes  le  définit  l'image  d'une  chose  qui 
existe,  en  tantqu'elle  existe, phaiitasma  rei  exis- 
tenlis,  quatenus  existenlis  {ubi  supra,  p.  50). 

Il  en  est  de  même  à  peu  près  du  temps  :  il  est 
l'image  qu'un  corps  passant  d'un  lieu  à  un  autre 
par  une  succession  de  mouvements  laisse  em- 
preinte dans  l'intelligence;  il  est  une  image, 
phantasma,  et  l'image  d'un  mouvement,  dans 
lequel  nous  remarquons  de  l'avant  et  de  i'après 
{ubi  supra,  p.  51). 

Par  conséquent,  le  diviser  comme  diviser  l'es- 
pace, c'est  avoir  autant  d'images  de  pures  exis- 
tences extérieures  ou  de  mouvements  successifs 
qu'on  y  conçoit  de  parties. 

Même  explication  de  l'addition  d'un  temps  à 
un  autre  temps,  d'un  espace  à  un  autre  :  le 
temps  et  l'espace  se  composent  de  la  même  ma- 
nière qu'ils  se  décomposent. 

Pour  ce  qui  est  de  leurs  limites,  ils  sont  finis 
lorsque  le  nombre  de  leurs  parties  peut  être 
fixé,  et  infinis  quand  il  ne  le  peut  pas.  Au  fond, 
ils  ne  sont  pas  infinis,  mais  seulement  indéfinis. 

Ce  n'est  pas  ici  le  premier  ni  le  seul  rappro- 
chement qu'il  y  ait  à  faire  entre  Hobbes  et  Locke  ; 
mais  il  est  assez  important  pour  que,  sans  y 
insister  beaucoup,  on  l'indique  cependant.  Sauf 
la  teinte  nominaliste,  qui  n'est  pas  aussi  pro- 
noncée dans  Locke  que  dans  Hobbes,  ils  ont 
même  doctrine,  au  fond,  sur  le  temps  et  l'es- 
pace ;  ils  réduisent  tous  deux  l'espace  et  l'éten- 
due, et  le  temps  à  la  succession,  ce  qui  est 
comme  identifier  le  contenant  avec  le  contenu, 
l'infini  avec  le  fini  ;  ce  qui  est  nier,  par  consé- 
quent, le  conséquent,  le  contenant,  l'infini,  et, 
au  lieu  de  la  chose  même,  ne  garder  que  ce  qui 
en  est  pour  l'esprit  l'occasion  de  conception. 

De  l'espace  et  du  temps,  Hobbes  passe  au  corps 
et  à  l'accident.  Ici,  rien  de  particulier,  sinon  la 
définition  de  Vaccident,  que  Hobbes  n'entend 
pas  dans  le  sens  adopté  par  d'autres  philosophes, 
qui  opposent,  dans  leur  langage,  l'accident  à 
l'essence,  comme  le  variable  au  constant,  le  par- 
ticulier au  général;  l'accident,  selon  lui,  est 
essentiel  à  la  substance. 

De  la  cause  et  de  l'effet,  de  la  puissance  et  de 


r 


HOBB 


—  721   — 


HOBB 


l'acte,  il  ne  fait  guère  que  dire  très-brièvement 
ce  qui  se  dit  d'ordinaire  dans  les  traites  de  mé- 
taphysique ;  seulement  il  faut  remarquer  qu'il 
matérialise  la  cause;  (ju'il  en  fait,  au  lieu  d'une 
force  substantielle  et  une,  et  par  là  mémo  sjjiri- 
tuelle,  une  collection  d'accidents  ou  de  propriétés 
appartenant  au  corps. 

Nous  arrivons  à  ce  qu'il  appelle  la  philoso{)tiic 
civile,  ou  de  l'homme,  et  nous  allons  exjjoser  ce 
qu'il  enseigne  principalement  dans  le  de  Ilominc, 
le  Levialhan,  le  de  Cive,  et  le  Traité  de  la 
uatuie  huinaitic. 

La  philosophie  civile  a  pour  objet  l'homme 
considéré  premièrement  en  lui-même  et  dans  sa 
nature;  secondement  dans  sa  destination.  Nous 
insisterons  presque  exclusivement  sur  l'un  de 
ces  points  de  vue,  nous  bornant,  quant  à  l'au- 
tre, à  quelques  sommaires  indications. 

«  La  nature  de  l'homme  est,  dit  Hobbcs  {de 
Xat.  hum.,  p.  196),  la  somme  de  ses  facultés 
naturelles,  telles  que  la  nutrition,  le  mouve- 
ment, la  génération,  la  sensibilité,  la  rai- 
son, etc.  » 

Or,  de  ces  facultés,  les  unes  appartiennent  au 
corps;  Hobbes  en  dit  peu  de  chose,  parce  que 
son  but  n'exige  pas  qu'il  en  parle  plus  au  long; 
il  se  borne  sur  ce  sujet  à  quelques  courtes 
explications  anatomiques  et  physiologiques. 

Les  autres  sont  celles  de  l'esprit,  et  ce  sont 
celles-là  dont  il  s'occupe  spécialement. 

Il  n'est  pas  besoin  de  faire  remarquer  que 
cette  distinction  ne  porte  pas  sur  la  substance 
même  et  la  source  de  nos  facultés,  mais  sim- 
plement sur  les  caractères  qui  les  nuancent  à  la 
surface.  On  a  vu,  en  effet,  plus  haut,  comment, 
dans  son  sentiment,  l'objet  de  la  philosophie  se 
réduit  au  corps  et  à  ses  propriétés  ;  quand  donc  il 
divise  les  facultés  qui  ne  sjnt  que  des  propriétés, 
en  physiques  et  morales,  il  fait  une  division  de 
manières  d'être  et  non  d'êtres,  et  il  ne  met  sous 
ces  deux  noms  que  deux  ordres  d'attributs  d'une 
seule  et  même  substance,  laquelle  est  corpo- 
relle. 

En  étudiant  surtout  les  facultés  dites  de  l'es- 
prit, Hobbes  les  partage  en  deux  espèces  dis- 
tinctes :  celles  qui  sont  des  principes  de  concep- 
tion, et  celles  qui  sont  des  principes  d'affection 
(de  Nat.  hum.,  p.  218).  Les  premières,  qui  ont 
pour  cause  l'action  des  objets  sur  les  organes, 
et  par  les  organes  sur  le  cerveau,  avec  réaction 
du  cerveau,  vers  ces  mêmes  objets  ;  les  secondes, 
cette  même  action,  mais  avec  cette  différence, 
qu'au  lieu  de  se  développer  vers  le  dehors,  elles 
se  déploient  par  une  action  continuée  et  suivie 
de  la  tète  jusqu'au  cœur  :  celles-ci,  qui  ont 
pour  effet  une  certaine  impulsion  imprimée  au 
corps  dans  le  sens  et  à  la  suite  du  plaisir  ou  de 
la  douleur  ;  celles-là,  une  simple  perception,  une 
notion  ou  une  idée  {de  Nal.  hum.,  p.  218  et 
197). 

Dans  cette  division  nous  ne  voyons  point  de 
place  pour  la  volonté  ;  mais  ce  n'est  pas  de  la 
part  d'Hobbes  oubli  et  omission  :  c'est  plutôt  né- 
gation^ ou,  si  l'on  veut,  explication  de  cette 
faculté  par  les  affections,  considérées  comme  les 
principes  internes  du  mouvement  volontaire. 

Au  fond,  tout  se  réduit  pour  lui  à  l'intelligence 
et  à  la  sensibilité,  et  deux  théories  composent 
toute  sa  philosophie  de  l'homme,  les  théories  de 
l'une  et  l'autre  faculté. 

Sa  théorie  de  l'intelligence,  ramenée  à  ce 
qu'elle  a  de  capital,  peut  se  résumer  en  ces 
principaux  points. 

Le  fait  le  plus  général  de  l'intelligence  est  la 
conception  ou  la  notion  d'un  objet  extérieur, 
gualité  ou  accident  d'un  corps.  Toute  conception, 
à  son  origine,  est  sensation,  ou  impression  sen- 

DTCT.    PHILOS. 


siblo.  Toute  sensation  vient  d'un  mouvement,  et 
reste  sensation  tant  que  le  mouvement  est  pré- 
sent; mais,  dès  qu'il  u  ces.sé,  elle  devient  l'ima- 
gination, laquelle  n'est  ainsi  que  la  sensation 
affaiblie  et  comme  effacée  (de  Homine,  p.  5,  et 
Phys.,   p.   196).   La  mémoire,  à  .son  tour,  n'e.st 

au'unc  espèce  d'imagination  ;  toutefois,  avec  cette 
ifférence,  que,  dans  celle-ci,  il  n'entre  pas  la 
considération  du  passé,  qui  est,  au  contraire, 
essentielle  et  inhérente  à  celle-là.  Dans  l'imagi- 
nation, en  effet,  il  n'y  a  que  sensation  affaiblie; 
dans  la  mémoire,  il  y  a  de  plus  conscience  de 
l'affaiblissement  :  ce  qui  fait  dire  à  Hobbes 
qu'elle  peut  être  regardée  comme  un  sixjcnie 
sens.  La  mémoire  développée  devient  l'expé- 
rience, et  l'expérience,  à  son  tour,  quand  elle 
est  éclairée,  un  commencement  de  science,  ou 
de  la  prudence,  laquelle,  élevée  elle-même  au 
caractère  de  philosophie,  est  la  science  ou  la 
sagesse. 

La  conséquence  immédiate  de  cette  doctrine, 
c'est  le  scepticisme  par  rapport  à  l'existence  des 
objets  extérieurs,  ou  l'égoïsme  raét;iphysiquc  : 
car  rien  ne  nous  autorise  à  affirmer  que  les  sen- 
sations que  nous  éprouvons  et  les  notions  qui  en 
dérivent  correspondent  à  des  objets  réels.  Cette 
conséquence,  Hobbes  la  reconnaît  explicitement 
en  plus  d'un  endroit  de  ses  ouvrages.  Ainsi 
d'abord,  dans  ses  objections  aux  méditations  de 
Descartes  (t.  I,  p.  460  des  Œuvres  complètes  de 
Descaries),  il  dit  «  que  les  images  ou  fantômes 
que  nous  avons,  étant  éveillés,  ne  sont  pas  des 
preuves  suffisantes  que  ces  objets  (les  objets 
extérieurs)  existent.  C'est  pourquoi  si,  ne  nous 
aidant  d'aucun  autre  raisonnement,  nous  sui- 
vons seulement  le  témoignage  de  nos  sens,  nous 
aurions  juste  sujet  de  douter  si  quelque  chose 
existe  ou  non.  »  Dans  le  Traité  de  la  nature 
humaine,  p.  198,  il  s'exprime  à  ce  sujet  d'une 
manière  encore  plus  claire.  Après  plusieurs  pro- 
positions équivalentes  à  celles  que  nous  veiion'^ 
de  citer,  il  arrive  à  cette  conclusion  :  «  Tous 
les  acciaents  ou  qualités  que  nos  sens  nous 
montrent  comme  existant  dans  le  monde  n'y 
sont  point  réellement,  mais  ne  doivent  être 
regardés  que  comme  des  apparences;  il  n'y  a 
réellement  dans  le  monde  que  les  mouvements 
par  lesquels  ces  apparences  sont  produites.  » 
Ainsi,  sur  la  foi  de  la  sensation,  seul  principe 
de  science  dans  son  système,  Hobbes  n'admet  du 
monde  extérieur  que  le  mouvement  par  le(iuel 
il  agit  sur  nous.  Et  le  mouvement  lui-même 
pourquoi  l'admet-il?  pourquoi  ne  serait-il  pas 
aussi  une  simple  circonstance,  une  simple  modi- 
fication de  l'image  sensible?  C'est  en  elfet  là  lo- 
giquement où  aboutit  cette  théorie,  et,  à  ce 
terme,  elle  est  jugée  et  appréciée. 

Telle  est  en  somme  la  théorie  de  l'intelligence 
d'après  Hobbes.  Voyons  quelle  est  celle  de  la 
sensibilité  ou  des  affections. 

Dans  cette  théorie,  il  commence  par  s'occuper 
du  principe  même  des  affections.  A  quelques 
nuances  ou  développements  près,  l'explication 
qu'il  en  donne  est  la  même  dans  ses  différents 
ouvrages. 

Dans  le  Traité  de  la  nature  humaine,  l'idée 
n'en  est  présentée  que  d'une  manière  assez  va- 
gue: mais  il  est  exposé  avec  plus  de  précision 
dans  le  traité  de  Homine  et  la  Physique.  En 
effet,  dans  la  Physique  (p.  201),  il  est  considéré 
comme  une  espèce  de  sensation,  qui,  à  la  diffé- 
rence de  la  sensation  purement  perceptive,  ne 
va  pas  par  réaction  du  dedans  au  dehors,  du 
cerveau  aux  divers  sens;  mais,  par  une  action 
continue,  va  du  cerveau  au  cœur,  siège  du  mou- 
vement vital;  et  là,  modifiant  ce  mouvement, 
le  l'avori.sant  ou  le  contrariant,  produit,  en  con- 

46 


HOBB 


—  722  — 


HOBB 


séquence,  deux  effets  opposés  :  le  plaisir  et  la 
peine  ;  de  sorte  que  ces  phénomènes,  contrai- 
rement aux  images,  qui,  à  cause  de  leur  ten- 
dance, semblent  exister  à  l'extérieur,  paraissent, 
à  cause  de  la  leur,  exister  à  l'intérieur. 

Mais  ce  mouvement  en  dedans  n'est  cependant 
])as  sans  rapport  avec  les  objets  extérieurs  :  car 
d'abord  il  en  reçoit  l'impulsion  et  l'excitation 
au  moyen  de  l'organe  sentant  {Phys.,  p.  20)  ; 
ensuite  il  les  a  pour  buts  dans  les  deux  ten- 
dances opposées  qu'il  suit  en  se  développant;  ils 
sont  les  fins  naturelles  de  ses  inclinations  ou  de 
ses  répugnances. 

Tel  est  le  principe  en  lui-même  :  mouvement 
favorable  ou  contraire  à  l'action  de  la  vie  ;  il 
détermine  en  nous  le  plaisir  ou  la  peine.  Mais 
il  ne  s'arrête  pas  là  :  à  la  suite  du  plaisir  il  pro- 
duit l'appétit,  et,  à  la  suite  de  la  peine,  la  fuite 
ou  l'aversion  ;  et  même,  si  l'on  veut  noter  tous 
les  degrés  qu'il  parcourt,  on  remarquera  que  ce 
n'est  pas  d'abord  l'appétit  ou  l'aversion  qui  vien- 
nent immédiatement  après  le  plaisir  et  la  peine, 
mais  l'amour  et  la  haine,  lesquels  sont  l'un  et 
l'autre  le  plaisir  et  la  peine  rapportés  à  leur 
objet.  Succède  ensuite  celte  sollicitation  qui 
entraîne  vers  l'objet  aimé,  ou  détourne  de  l'ob- 
jet haï  :  sollicitation  ou  effort  qui  est  le  com- 
mencement interne  d'un  mouvement  animal,  et 
se  nomme  appétit  ou  désir,  quand  l'objet  est 
agréable:  avei'sion,  au  contraire,  quand  il  est 
désagréanle, 

A  celte  première  explication  du  mouvement 
affectif,  qui,  malgré  la  pensée  sensualiste  dont 
elle  procède,  est  cependant  encore  plus  psycho- 
logique que  physiologique,  il  en  joint  une  se- 
conde qui  est  plus  physiologique,  et  qui,  quoique 
très-brièvement  exposée,  la  complète  cependant, 
en  montrant  quels  mouvements  animaux  accom- 
pagnent et  annoncent  les  mouvements  pas- 
sionnés. 

Le  désir  et  l'aversion,  dit-il  {Phys.,  p.  202), 
sont  suivis  d'un  mouvement  d'nnpulsio7i  et  d'un 
mouvement  de  rétraction  qui  ont  lieu  dans  les 
nerfs:  ce  double  mouvement  à  son  tour  est 
suivi  d'un  renflement  et  d'un  relâchement  dans 
les  muscles,  turgescenlia  et  relaxatio,  lequel 
enfin  est  suivi  de  contraction  ou  d'extension 
dans  les  membres  de  l'animal. 

Tout  commence  donc  dans  cette  théorie  par 
l'action  de  la  sensation,  qui  du  cerveau  s'étend 
au  cœur,  y  modifie  la  vie,  et.  par  là  même,  y 
produit  la  douleur  ou  la  joie;  tout  se  continue 
par  l'amour  accompagné  du  désir,  et  par  la 
haine,  à  laquelle  se  joint  l'aversion,  et  tout  finit 
par  un  mouvement  de  contraction  ou  d'exten- 
sion. 

Mais,  au  commencement  comme  à  la  fin,  il  y 
a  quelque  chose  à  reconnaître,  qui  doit  rendre 
raison  du  premier  développement,  de  la  ten- 
dance et  de  la  terminaison  de  ces  divers  mou- 
vements, qui  en  doit  être  la  cause,  la  loi  et  le 
liut.  Or,  ce  quelque  chose  dont  on  ne  peut  juger 
que  par  les  effets  qu'on  en  éprouve,  c'est  ce  qui 
aide  ou  empêche  les  fonations  de  la  vie,  c'est 
l'agréable  ou  le  désagréable,  jucundum  a  ju- 
vando,  dit  Hobbes;  c'est  le  bien  et  le  mal  qui 
ne  sont  que  l'agréable  et  le  désagréable,  «  car 
chaque  homme  appelle  bon  ce  qui  lui  plaît,  et 
mauvais  ce  qui  lui  déplaît  »  (de  Nat.  hum., 
p.  219).  Mais  le  bien  et  le  mal,  puisque  telle  est 
leur  nature,  n'ont  rien  que  de  relatif  aux  per- 
sonnes qu'ils  affectent  ;  le  bien  et  le  mal  de 
l'une  peuvent  n'être  pas  ceux  de  l'autre  ;  le  bien 
de  celle-ci  peut  même  être  le  mal  de  celle-là, 
et  réciproquement;  ils  peuvent  pour  la  même 
personne  varier  d'un  âge  à  l'autre,  d'une  cir- 
constance à  l'autre  :  ils  n'ont  rien  d'absolu.  Le 


bien  lui-même,  à  son  plus  haut  point,  n'a  jamais 
ce  caractère,  et  dans  Dieu  il  n'est  encore  qu'une 
bonté  qui  se  mesure  à  celui  qui  la  ressent.  Il 
n'y  a  pas  de  règle  commune,  tirée  de  la  nature 
des  choses,  touchant  le  bien  et  le  mal;  il  n'y  a 
que  celle  que  chacun  se  fait,  et  chacun  .se  la 
lait  en  raison  de  son  tempérament,  de  ses  goiits 
et  de  ses  impressions  {de  Nat.  hum.,  p.  219).  De 
là,  une  détermination  plus  précise  et  plus  nette 
encore  de  la  nature  du  bien  et  du  mal.  En 
effet,  s'ils  n'ont  rapport  qu'à  la  joie  et  à  la  dou- 
leur, et  par  la  joie  et  la  douleur  aux  fonctions 
de  la  vie  ;  ces  fonctions  étant  toutes  physiques, 
ils  sont  eux-mêmes  tout  physiques;  et,  malgré 
la  distinction  plus  apparente  que  réelle  du  bien 
et  du  mal  du  corps,  du  bien  et  du  mal  de  l'es- 
prit, ils  ne  sont  jamais  que  la  matière  agissant 
sur  la  matière,  des  causes  et  des  objets  ma- 
tériels de  mouvements  matériels.  Aussi,  le  pre- 
mier des  biens  est-il  la  conservation,  et  le  plus 
grand  des  maux,  la  mort,  surtout  avec  tourment 
[de  Homine,  p.  64). 

Nous  serions  arrivés  ici  au  terme  de  cette 
théorie,  si  elle  n'avait  pour  appendice  celle  de 
la  volonté  et  de  la  liberté,  que  Hobbes  y  rat- 
tache étroitement,  disons  mieux,  qu'il  y  ramène. 
En  effet,  d'abord  dans  la  Physique  (p.  202),  après 
avoir  expliqué  le  désir  et  l'aversion,  il  ajoute  : 
«  Lorsqu'à  l'égard  d'une  même  chose,  on  éprouve 
tour  à  tour  le  désir  et  l'aversion,  cette  alter- 
native, tant  qu'elle  dure,  se  nomme  délibé- 
ration.... Quand,  à  la  suite  de  la  délibération, 
l'un  des  deux  mouvements  prévaut  et  l'emporté 
sur  l'autre,  il  prend  le  nom  de  volonté;  et  quand, 
à  la  suite  de  la  volonté,  il  y  a  pouvoir  d'exé- 
cution, cela  s'appelle  liberté;  de  sorte  que  la 
liberté  n'est  pas  l'indépendance,  mais  simplement 
l'absence  d'obstacle  à  la  volonté.  »  Dans  le  de 
llomine  (p.  63),  il  s'exprime  à  peu  près  dans  les 
mêmes  termes.  Dans  un  autre  de  ses  ouvrages, 
le  Levialhan,  nous  retrouvons  encore  les  mêmes 
idées  avec  un  peu  plus  de  développement.  A 
proprement  parler,  dit-il,  la  liberté  n'est  pour  un 
être  que  l'absence  d'empêchement,  ce  qui  fait 
qu'elle  se  dit  aussi  bien  d'un  être  non  raisonnable 
que  d'un  raisonnable  :  car  de  l'un  comme  de 
l'autre  on  peut  également  affirmer  qu'ils  sont  ou 
ne  sont  pas  libres,  selon  qu'ils  trouvent  ou  ne 
trouvent  pas  dans  les  corps  extérieurs  un  obstacle 
à  leur  mouvement.  La  liberté  n'est  donc  que  la 
possibilité  de  se  mouvoir  dans  l'espace;  la  possi- 
bilité, non  la  puissance,  la  facilité  et  non  la 
faculté,  une  condition  d'existence,  une  situation 
et  non  une  force.  C'est  pourquoi  elle  n'appartient 
pas  plus  à  l'homme  lui-même  qu'à  un  fleuve;  ils 
en  jouissent  l'un  et  l'autre  tant  que  rien  ne  les  ar- 
rête dans  le  mouvement  qui  leur  est  imprimé.  C'est 
pourquoi  aussi  elle  s'allie  bien  et  coexiste  avec 
la  nécessité  :  l'eau  du  fleuve  coule  librement, 
et  cependant  nécessairement.  Les  actes  volon- 
taires de  l'homme,  qui  sont  libres,  sont  pareil- 
lement nécessaires,  puisqu'ils  ont  des  causes 
qui  ont  elles-mêmes  des  causes,  lesquelles  re- 
montent finalement  à  la  cause  des  causes  qui 
les  prévoit,  les  détermine,  les  domine  et  les  en- 
chaîne toutes  :  de  telle  sorte  que  nier  la  fatalité 
divine  de  nos  libres  volontés,  c'est  nier  dans  Dieu 
même  la  causalité,  l'efficacité,  la  toute-science 
et  la  touto-puissance. 

Tel  est  l'homme  en  lui-même,  dans  le  sys- 
tème de  Hobbes  :  corps  animé  et  intelligent, 
qui  a  la  double  faculté  de  la  sensation  et  de 
l'affection.  Qu'est-il  dans  ses  rapports  avec  Dieu 
et  la  société  ? 

D'abord  à  l'égard  de  Dieu,  comme  il  ne  le 
conçoit  ni  ne  le  sent,  il  devrait  n'avoir  avec  lui 
aucuns  rapports  spirituels,  ni  rapports  de  pensée, 


HOBB 


—  723  — 


HOBIÎ 


ni  rapports  d'affection,  ni  rapports  d'action;  il 
devrait  vivre  vis-à-vis  de  lui  dans  l'ignorance 
et  l'indifférence,  cl  rester  étranger  à  toute  espèce 
de  culte  :  car  au  fondée  serait  un  Dieu  qui  serait 
comme  s'il  n'était  pas,  tant  il  serait  iiors  de  la 
portée  de  ses  divers'.-s  l'acultés.  Mais,  par  une 
concession  qu'il  est  difficile  d'expliciuer,  et  qui 
cependant  semble  sincère,  Hobbes  attribue  à 
l'homme,  pour  s'élever  à  Dieu,  à  défaut  de  la 
science,  l'inspiration  et  la  foi,  ou,  selon  l'expres- 
sion de  saint  Paul,  l'évidence  des  choses  invisi- 
bles; et,  en  conséquence,  il  lui  propose  certains 
dogmes  et  certains  préceptes  qui  ont  pour  but 
de  régler  sa  conscience  et  sa  vie.  C'est  ainsi 
qu'il  lui  recommande  de  croire  en  Dieu  comme 
en  un  être  éternel  et  infini,  souverainement  bon, 
juste  et  fort,  créateur  et  roi  de  l'univers,  notre 
seigneur  et  notre  père,  et  à  tous  ces  titres,  de 
l'aimer,  de  l'honorer  et  de  le  servir,  comme  il 
convient  à  sa  majesté.  Mais,  qu'on  ne  le  perde 
pas  de  vue,  ce  n'est  pas  au  nom  de  la  philosophie, 
c'est  au  nom  de  la  religion  qu'il  lui  donne  cet 
enseignement  :  aussl^  est-ce  une  inconséquence 
dans  Hobbes,  lui  si  libre  et,  on  peut  le  dire  sans 
crainte,  si  téméraire  penseur,  que  d'en  avoir 
ainsi  appelé  de  la  raison  à  la  foi,  de  la  science  à 
la  tradition  ;  et  il  n'a  fallu  rien  moins  que  la 
conscience  profonde  qu'il  a  dû  sans  doute  avoir 
du  vice  de  son  système,  pour  qu'il  lui  donnât 
un  supplément  en  si  manifeste  opposition  avec 
l'ensemble  et  l'esprit  des  maximes  qu'il  pro- 
fesse. 

Les  opinions  de  Hobbes  sur  les  rapports  de 
l'homme  avec  ses  semblables,  ou  sur  l'origine 
et  les  bases  de  la  société  sont  trop  connues,  pour 
qu'il  soit  nécessaire  de  nous  y  arrêter  longtemps. 
En  principe,  l'homme  n'est  pas  créé  et  n'est  pas 
né  sociable;  il  n'est  pas,  comme  on  l'a  pensé, 
un  animal  politique  :  il  vient  au  monde,  sinon 
seul,  du  moins  sans  lien  certain,  et  s'il  s'élève 
à  la  société,  c'est  par  convention  et  accident,  et 
nullement  par  nature.  L'homme  est.  en  effet, 
l'égal  de  l'homme-  il  en  est  en  même  temps 
l'ennemi  :  il  peut  donc  lui  faire  la  guerre,  et  il 
la  lui  fait  inévitablement;  mais  la  guerre,  qui 
lui  semble  d'abord  un  moyen  de  conservation, 
ne  tarde  pas  à  lui  paraître  un  état  de  destruction; 
il  y  renonce  pour  la  paix  ;  la  paix,  c'est  la  société. 
La  société  une  fois  formée,  il  s'agit  de  la  main- 
tenir ;  on  ne  la  maintient  qu'en  y  constituant  un 
pouvoir  qui  la  domine;  ce  pouvoir  doit  être 
absolu,  sacré  et  inaliénable,  concentré  dans  un 
seul,  et  tellement  établi,  que,  quoi  qu'il  fasse, 
il  soit  toujours  obéi  et  inviolable. 

Après  avoir  fait  connaître  successivement  les 
éléments  les  plus  essentiels  de  la  doctrine  de 
Hobbes,  nous  allons  les  reprendre  dans  le  même 
ordre,  pour  les  soumettre  à  quelçjues  observa- 
tions critiques  naturellement  suggérées  par  cette 
analyse. 

Hobbes  a  défini  la  philosophie  :  la  connaissance 
rationnelle  des  causes  par  les  effets  et  des  effets 
par  les  causes.  Ce  n'est  donc  pas  à  ses  yeux  une 
science  particulière,  telles  que  sont,  par  exemple, 
la  géométrie  ou  la  psychologie,  ou  même,  d'une 
manière  plus  générale,  les  sciences  physiques 
et  morales  :  c'est  la  science  elle-même  à  quoi 

Ïu'elle  s'applique;  c'est  la  science  universelle 
ans  toutes  ses  branches  et  toute  son  étendue  ; 
c'est  la  science  principe  et  lien  de  toutes  les 
autres.  Ainsi  l'avaient  entendue  Platon  et  Aris- 
tote;  ainsi  l'ont  également  entendue  Descartes 
et  Leibniz  :  il  n'y  a  donc  rien  à  reprendre  dans 
les  paroles  de  Hobbes,  pour  l'avoir  comprise  et 
expliquée  comme  ces  maîtres  de  la  pensée.  Mais 
tout  en  paraissant  se  proposer  et  embrasser  le 
même  objet,  il  l'a  cependant  doublement  réduit 


et  rétréci.  Ainsi,  preniièrcmenl,  il  n'a  vu  dans 
les  choses  ((ue  des  causes  et  des  effets.  Or,  d'après 
cette  manière  de  voir,  quoiqu'il  n'ait  pas  pré- 
cisément méconnu  la  substance,  il  l'a  cependant 
un  peu  trop  effacée.  La  préoccupation  contraire 
a  mené  loin  Spinoza;  celle-ci  pourrait  avoir 
aussi  ses  inconvénients  et  ses  périls.  Il  ne  faut 
pas  plus  sacrifier  la  substance  à  la  cause,  qu'il 
ne  faut  sacrifier  la  cause  à  la  substance.  Hobbes 
a  peut-être  trop  incliné  d'un  côté  de  préférence 
à  l'autre.  Il  a  abondé  dans  la  cause,  dont  il  a  eu 
le  tort  d'altérer  et  de  fausser  la  nature.  Mais  ce 
n'est  pas  là  qu'est  sa  faute  la  plus  considérable 
et  la  plus  grave,  elle  est  dans  la  manière  dont 
il  a  arbitrairement,  et  au  grand  dommage  de  la 
vérité^  retranché  de  l'objet  de  la  philosophie  tout 
ce  qui  n'est  pas  corps  ou  du  corps,  c'est-à-dire 
Dieu  et  l'âme;  en  sorte  que  si,  au  début,  il  a 
d'abord  paru  entrer  dans  la  large  voie  des  grands 
maîtres,  il  n'y  marche  un  moment  que  pour  en 
sortir  au.ssitôt  et  se  jeter  dans  la  fausse  route 
qu'il  a  suivie  jusqu'au  bout. 

La  méthode,  à  ses  yeux,  n'est  que  le  raison- 
nement ou  le  calcul.  Mais  n'est-elle,  en  effet, 
rien  de  plus?  Outre  le  raisonnement  et  avant  le 
raisonnement^  n'y  a-t-il  pas  l'expérience ,  et 
Hobbes  l'a-t-il  suffisamment  reconnue  et  ap- 
préciée? On  peut  d'abord  en  douter,  quand  on  le 
voit,  lui  le  disciple  et  le  collaborateur  de  Bacon, 
faire  si  peu  d'état  de  Vinduction,  tant  célébrée 
par  son  maître. 

Mais  on  en  acquiert  ensuite  de  plus  en  plus  la 
conviction,  quand  on  le  voit  affirmer  que  la  vraie 
physique  doit  être  mathématique,  et  que  la 
science  n'est  que  la  connaissance  par  le  raison- 
nement. C'est  donc  évidemment  le  raisonnement 
qu'il  préfère  comme  méthode,  et,  quoique  très- 
nettement  sensualiste  par  le  fond,  il  est  rationa- 
liste par  la  forme.  C'est  un  géomètre  en  philo- 
sophie; heureux  si  cette  géométrie  reposait  chez 
lui  sur  des  bases  plus  solides  et  plus  larges  ! 
'■  Nous  ne  reviendrons  pas  ici  sur  son  nomina- 
lisme,  que  nous  avons  suffisamment  caractérisé 
en  l'exposant.  Il  suffira  de  dire  que  Hobbes,  en 
ramenant,  comme  il  le  fait,  la  vérité  aux  mots 
et  les  mots  à  une  convention,  rend  non-seule- 
ment toute  science  subjective  et  verbale,  mais 
la  rend  même  arbitraire  :  il  n'y  a  plus  de  science 
que  celle  qu'il  plaît  à  l'homme  de  déposer  dans 
des  expressions,  œuvres  elles-mêmes  de  son  libre 
arbitre.  De  sorte  qu'il  a  dans  son  langage  la 
mesure  de  toutes  choses,  dans  sa  volonté  à  son 
tour  la  mesure  de  son  langage^  et  qu'il  est  ainsi 
à  lui-même  son  principe  et  sa  règle  de  logique 
et  de  vérité. 

Cette  couleur  générale  de  la  philosophie  de 
Hobbes  se  marque  sensiblement  dans  toutes  ses 
théories,  mais  plus  particulièrement  encore  dans 
sa  Philosophie  première,  quand  il  essaye  de 
définir  le  temps  et  l'espace.  Que  sont,  en  effet, 
pour  lui  le  temps  et  l'espace?  Des  images  et 
comme  des  impressions  qui  nous  sont  restées 
dans  l'esprit,  mais  qui  n'y  sont  restées  que  par 
le  moyen  qui  les  y  retient,  que  par  les  notes 
qui  les  y  fixent,  que  par  les  mots  qui  les  expri- 
ment :  les  voila  donc  finalement  réduits  de  la 
réalité  objective  à  la  réalité  subjective,  et  dans 
cette  réalité  elle-même  à  l'état  de  représenta- 
tions, de  restes  de  sensations,  qui  seraient  vains 
sans  la  parole,  que  la  seule  parole  fait  valoir. 

Sa  théorie  de  la  connaissance  a  une  grande 
importance  :  car,  comme  il  y  est  affirmé  que  la 
connaissance  n'est,  à  l'origine,  que  la  sensation 
ou  la  perception  sensible,  il  s'ensuit  que,  même 
par  le  raisonnement,  il  n'y  a  de  science  que  des 
choses  sensibles,  et  qu'alors  il  faut  ou  nier  les 
choses  morales,  ou  les  ramener  par  l'analyse  à 


IIOBB 


—   724  — 


HOFF 


la  nature  des  choses  sensibles.  Et  ce  double 
parti,  Hobbcs  le  prend  tour  à  tour,  selon  (ju'il 
convient  le  mieux  au  développement  de  son 
système. 

C'est  ainsi  qu'il  retranche  Dieu  de  la  science; 
c'est  ainsi  qu'il  y  laisse  l'âme,  mais  en  la  Taisant 
chose  corporelle.  Du  reste,  il  n'est  pas  besoin 
de  montrer  ce  que  cette  théorie,  considérée  soit 
dans  son  principe,  soit  dans  ses  applications,  a 
d'incomplet  et  de  faux.  La  simplicité  qui  en  lait 
le  mérite,  ne  la  sauve  pas  de  la  fausseté,  et  elle 
demeure  convaincue  de  ne  rendre  qu'un  compte 
imparfait  des  phénomènes  de  la  connaissance, 
dont  même  elle  néglige  ou  altère  les  plus  essen- 
tiels et  les  plus  profonds. 

Quant  à  la  théorie  des  affections,  elle  est  peut- 
être  plus  capitale  encore,  du  moins  quant  aux 
conséquences  qu'elle  doit  avoir  en  morale. 

Nous  n'insisterons  pas  sur  ce  qu'elle  présente 
d'hypothétique  et  de  vague,  lorsqu'elle  assigne 
aux  affections  pour  siège  et  centre  le  cœur,  pour 
cause  immédiate  le  mouvement  qui  vient  de  la 
tête  au  cœur,  pour  cause  première  et  éloignée 
les  corps  avec  lesquels  nous  sommes  en  relation. 
Ni  tous  les  faits,  ni  les  vrais  faits,  ne  sont  re- 
produits fidèlement  dans  une  telle  théorie,  on 
peut  le  dire,  plus  mécanique  que  physiologique, 
et  plus  physiologique  que  psychologique.  Mais 
ce  qu'il  y  a  de  plus  grave  à  noter,  c'est  que, 
comme  on  l'a  remarqué,  une  telle  explication 
ne  suppose  et  ne  peut  supposer  que  des  affections 
physiques,  puisqu'elle  les  attribue  toutes  à  une 
substance  et  à  une  cause  purement  physiques  : 
ainsi,  à  moins  de  ne  voir,  par  exemple  (et  c'est, 
il  est  vrai,  ce  que  fait  Hobbes),  dans  la  pitié, 
dans  la  charité,  dans  l'indignation,  dans  l'admi- 
ration, etc.,  que  des  phénomènes  organiques, 
produits  en  nous  par  l'impression  d'objets  qui 
n'ont  rien  de  moral,  il  faut  bien  reconnaître 
que  les  plus  profondes,  les  plus  nobles  et  les 
plus  saintes  passions  de  l'âme  humaine  sont  mé- 
connues ou  niées  dans  cette  étroite  analyse,  et 
que  l'homme,  sous  ce  rapport,  reste  en  lui-même 
un  animal,  que  toute  sa  raison  ne  peut  élever 
au-dessus  de  la  plus  grossière  et  de  la  plus 
humble  sensibilité  :  car  elle-même  ne  peut  dé- 
passer le  cercle  de  la  nature,  et  l'entraîner  à  sa 
suite  dans  les  hautes  régions  du  bien,  du  beau 
et  du  divin. 

De  plus,  cette  même  théorie,  en  réduisant  la 
volonté  à  une  affection  prédominante,  laquelle 
n'est  prédominante  que  par  une  suite  nécessaire 
de  l'action  des  objets,  et  la  liberté  à  l'absence 
d'obstacle  à  la  volonté,  circonstance  qui,  comme 
on^  le  voit,  ne  dépend  que  de  la  fatalité,  cette 
théorie  porte  une  visible  atteinte  à  la  moralité 
humaine  ;  et  de  la  sorte,  après  avoir  détruit 
le  principe  du  devoir,  elle  en  détruit  également 
la  faculté  et  le  pouvoir.  Certes,  il  ne  saurait  y 
avoir  en  morale  une  doctrine  à  la  fois  plus 
fâcheuse  et  plus  fausse. 
^  L'homme  n'est  pas  religieux,  selon  Hobbes, 
légitimement  et  par  le  développement  régulier 
de  sa  raison  ;  il  ne  peut  pas  l'être  par  la  science, 
laquelle  ne  connaît  pas  de  Dieu  :  il  ne  l'est  que 

fiar  inspiration,  tradition,  théologie,  ce  qui,  au 
ond,  n'est  réellement  l'être  que  par  illusion  ou 
déception  :  car  il  n'y  a  de  vrai  que  la  science  et 
ce  qu'enseigne  la  science.  Aussi  Hobbes  traite-t-il 
la  religion  plutôt  comme  un  artifice  et  une  com- 
binaison politiques,  que  comme  la  satisfaction 
naturelle  d'un  des  plus  sincères  et  des  plus 
profonds  besoin  de  l'âme  humaine,  que  comme 
un  moyen  d'éducation  appliqué  à'  la  préparer 
dans  cette  vie  à  une  autre  vie  :  il  en  méconnaît 
ainsi  la  vérité  et  l'esprit. 

L'homme  n'est  pas,  non  plus,  un  être  vraiment 


social;  d'abord  il  ne  l'est  pas  primitivement,  il 
est  plutôt  le  contraire  :  ensuite,  quand  il  le 
devient,  ce  n'est  pas  par  devoir,  par  amour,  par 
quelque  douce  et  vive  .sympathie':  c'est  par  calcul, 
par  égoïsme,  par  cette  seule  considération  que  la 
paix  vaut  mieux  que  la  guerre  pour  sa  propre 
conservation.  En  sorte  que  la  société  n'est  point 
pour  lui  la  condition  nécessaire  et  légitime  de, 
son  perfectionnement  général  au  sein  de  ses 
semblables,  avec  la  justice  pour  règle  et  l'amour 
pour  attrait  :  c'est  simplement  l'absence  de  la 
lutte  et  de  la  violence,  quels  que  soient  d'ailleurs 
les  moyens  par  lesquels  s'établit  et  se  maintient 
cet  état.  Ainsi  constituée,  la  société  n'est  qu'un 
fait  qu'il  accepte  parce  qu'il  lui  convient,  qu'il 
respecte  tant(iu'il  lui  convient;  mais  qui  n'a  rien 
en  lui-même  d'obligatoire  et  de  saint,  et  qu'il 
est  libre,  quand  il  en  a  la  force,  de  modifier  et 
de  changer,  sauf  ensuite  à  y  revenir,  si  son 
intérêt  l'y  rappelle. 

Outre  les  ouvrages  de  Hobbes  qui  ont  étr 
mentionnés  dans  le  cours  de  cet  article,  nous 
devons  citer  sa  controverse  avec  l'évêque  Bram- 
hall  :  Quœstiones  de  libertale,  necessilale  et  casv. 
contra  Bramhallum  episcopum  dcrriensem . 
in-4,  Londres,  1656;  —  sa  biographie  écrite  par 
lui-même  en  vers  latins  et  en  prose  :  Vita  Thomv 
Hobbes,  in-4,  ib.,  1679,  et  dans  le  Vitœ  Hobbianœ 
auctat'ium,  in-8,  ib.,  1681,  et  in-4,  1682. —  Li 
plupart  des  ouvrages  de  Hobbes,  à  l'exception  du 
traité  de  Cive,  ont  été  réunis  sous  le  titre  de 
Moral  and  polilical  Works,  in-f",  Londres,  1750. 
—  Le  de  Cive,  le  de  Corpore  politico  et  le  traité 
de  Natura  humana  ont  été  traduits  en  français, 
le  premier  par  Sorbière,  le  dernier  par  le  baron 
d'Holbach,  et  réunis  sous  ce  titre  :  Œuvres  phi- 
losophiques et  politiques  de  Th.  Hobbes,  2  vol. 
in-8,  Neufchâtel  (Paris),  1787. 

On  peut  consulter  sur  Hobbes  :  Lambert  Wel- 
thysen,  De  principiis  juris  et  decori^  dissertatio 
epistolica,  continens  apologiam  pro  tractatu 
clarissimi  Hobbesiide  Cive,  Amstelodami,  1851, 
in-12;  —  Cousin,  Cours  de  philosophie  de  1828. 
Premiers  Essais;  —  Jouffroy,  Cours  de  droit 
naturel,  12=  leçon  et  suiv.;  —  Damiron,  Essai 
sur  Vhisloire  de  la  philosophie  en  France  au 
xvii«  siècle,  t.  L  Ph.  D. 

HŒPFNER  (Louis-Jules-Frédéric),  juriscon- 
sulte, philosophe,  né  àGiessenen  1743,  professeur 
de  droit  à  l'université  de  la  même  ville,  puis  jugea 
la  cour  d'appel  de  Hesse-Darmstadt,  mort  à  Darm- 
stadt,  en  1797.  Indépendamment  de  plusieurs 
écrits  concernant  le  droit  positif,  il  a  publié  sur 
le  droit  naturel  un  ouvrage  longtemps  en  vogue 
et  plusieurs  fois  réimprimé,  dont  les  principes 
sont  empruntés  à  la  philosopnie  morale  de  Wolf. 
Cet  ouvrage,  composé  en  allemand,  a  pour  titre  : 
Droit  naturel  des  individus,  des  sociétés  et  des 
peuples,  in-8,  Giessen,  1780  et  1796.  Il  est  égale- 
ment l'auteur  d'un  petit  écrit  sur  cette  question 
de  morale  :  Pourquoi  les  devoirs  des  hommes 
sont-ils  tantôt  parfaits  et  tantôt  imparfaits? 
Quels  sont  ceux  qui  appartiennent  à  la  pre- 
mière ou  à  la  seconde  classe?  in-4.  ib.;  1779. 

X. 

HOFFBAUEB  (Jean-Christophe),  né  à  Biele- 
feld,  en  1766,  mort  à  Halle,  en  1827,  après  y 
avoir  enseigné  la  philosophie  depuis  1794,  était 
attaché  à  la  doctrine  de  Kant,  qu'il  a  développée 
et  complétée  à  certains  égards  dans  les  écrits 
suivants  :  Analyse  des  jugements  et  des  raison- 
nements. in-8.  Halle,  1792; — Droit  naturel, 
déduit  de  la  notion  de  droit,  in-8,  ib.,  1763  ;  — 
Eléments  de  la  logique,  avec  une  esquisse  de  la 
psychologie  expérimentale,  in-8,  ib.,  1794  et 
1810;  —  Recherches  sur  les  objets  les  plus  im- 
portants  du  droit  naturel,  in-8,   ib.,  1795  j  — 


HOLB 


—    .^b 


HOLB 


HiKtoire  naturelle  de  rdme,  in-8,  il)  ,  1796;  — 
Principes  géru'raux  du  droit  politi(jue,  in-8, 
il).,  1797  ;  — Éléments  de  philosopliie  morale  et 
particulièrement  de  la  science  des  mœurs,  in-8, 
il).,  1798;  —  Recherches  sur  les  objets  les  plus 
importants  de  la  philosophie  et  de  la  théologie 
morale,  in-8,  ib.,  1799;  —  des  Périodes  de  l'édu- 
cation, in-8,  Leipzig,  1800;  —  Recherches  sur 
tes  maladies  de  Vàme,  etc..  Huile,  3  parties  in-8, 
1802-1807-  —  la  Psychologie  dans  ses  princi- 
pales applications  à  la  science  du  droit,  in-8, 
ili.,  1808;  —  de  VAnahjse  en  philosophie,  in-8, 
iii.,  1810;  —  Essai  sur  Viipplicalion  la  plus 
sûre  et  la  plus  facile  de  Va)^alyse  daiis  les 
sciences  philosophiques;  ouvrage  couronné,  avec 
des  suppléments,  in-8,  Leipzig,  1810;  —  leDroit 
général  ou  naturel  et  la  Morale  considéix's  dans 
leurs  rap}>orts  mutuels  de  dépendance  et  d'in- 
dt'pendance,  in-8.  Halle,  1816.  Tous  ces  ouvrages 
ont  été  publiés  en  allemand.  Les  plus  intéres- 
sants sont  ceux  qui  concernent  la  logique  et  la 
psychologie.  Hoffbauer,  un  des  écrivains  les  plus 
féconds  de  l'école  de  Kant,  a  aussi  contribué  à  la 
rédaction  de  plusieurs  journaux  de  droit  et  de 
médecine.  Enfin  il  a  fourni  plusieurs  articles  de 
philosophie  dans  Y  Encyclopédie  de  Ersch  et  de 
Gruber.  X. 

HOLBACH  (Paul  Tiiiry,  baron  d'),  un  des 
philosophes  du  xviii"  siècle  qui  travaillèrent  avec 
le  plus  d'activité  à  démolir  l'édifice  religieux, 
naquit  en  1723  à  Heidelsheim,  dans  le  Palatinat. 
On  ne  sait  rien  de  son  enfance,  sinon  qu'il  vint 
de  bonne  heure  à  Paris,  où  il  passa  la  plus 
grande  partie  de  sa  vie.  Son  père  lui  avait  laissé 
une  grande  fortune,  dont  il  fit  le  plus  noble 
usage,  protégeant  les  artistes  et  les  hommes  de 
lettres,  et  les  aidant  de  ses  conseils  et  de  ses  re-- 
cherches  comme  de  ses  secours.  Étroitement  lié 
avec  Diderot,  d'Alembert,  Grimm,  Rousseau, 
Marmontel,  l'abbé  Raynal  et  tout  le  parti  phi- 
losophique, son  salon  devint  le  quartier  général 
des  encyclopédistes.  Le  rôle  important  que  les 
salons  jouèrent  au  xvni'  siècle,  cette  domination 
qu'ils  exercèrent  sur  l'opinion  publique,  s'expli- 
quent parfaitement  à  une  époque  où  la  fermen- 
tation des  esprits  tournés  vers  la  critique  des 
dogmes  et  des  institutions  religieuses,  politiques 
et  sociales,  n'avait  pour  s'exhaler  ni  la  presse 
libre  ni  la  tribune.  La  maison  du  baron  d'Hol- 
bach devint  donc  un  de  ces  centres  où  les  gens 
d'esprit,  par  leur  réunion,  sentaient  leurs  forces 
se  multiplier,  et  s'exaltaient,  s'encourageaient 
mutuellement  à  la  destruction  du  vieil  édifice, 
ou  à  la  conquête  des  idées  nouvelles.  Tous  les 
étrangers  de  distinction  qui  venaient  à  Paris  se 
faisaient  présenter  chez  lui.  Il  donnait  deux  dî- 
ners par  semaine,  et  l'abbé  Galiani  lui  écrivait 
de  Naples,  le  7  avril  1770  :  «  La  philosophie, 
dont  vous  êtes  le  premier  maître  d'hôtel,  mange- 
telle  toujours  de  bon  appétit?»  Dans  ce  salon, 
qui  était,  pour  ainsi  dire,  le  café  de  l'Europe,  on 
jugeait  les  ouvrages  nouveaux;  toutes  les  opi- 
nions venaient  s'y  essayer  avant  de  se  produire 
devant  le  public.  On  peut  voir  dans  les  Confes- 
sions de  Rousseau  ce  qu'il  y  dit  du  club  holba- 
chique.  L'abbé  Morellet  a  écrit  dans  ses  Mé- 
moires :  «  On  y  disait  des  choses  à  faire  tomber 
cent  fois  le  tonnerre  sur  la  maison,  s'il  tombait 
pour  cela.  » 

Cependant  le  baron  d'Holbach  ne  se  bornait 
pas  à  être  l'amphitryon  de  la  philosophie.  Avec 
ses  goûts  studieux  et  son  vaste  savoir,  animé 
d'un  intérêt  sincère  pour  le  progrès  des  connais- 
sinces  humaines,  empressé  de  communiquer  aux 
autres  tout  ce  qu'il  croyait  pouvoir  leur  être 
utile,  il  joua  lui-même  un  rôle  actif  dans  la 
croisade  déclarée  alors  contre  les  vieux  préjugés 


et,  il  faut  le  dire  aussi,  contre  des  doctrines  res- 
pectables, sans  lesquelles  la  nature  humaine 
mutilée  se  dégrade,  et  la  société,  détournée  de 
son  but  le  plus  noble,  se  réduit  à  un  mécanisme 
sans  autre  fin  que  de  satisfaire  de  grossiers  ap- 
pétits. 

La  liste  chronologique  des  nombreux  ouvrages 
du  baron  d'Holbach  nous  donne  de  précieuses  in- 
dications sur  la  marche  que  suivit  son  esprit,  et 
sur  le  cours  que  ses  idées  reçurent  du  milieu  au 
sein  duquel  il  vivait.  A  l'exception  d'une  lettre  sur 
l'Opéra,  et  d'une  traduction  des  Plaisirs  de  Vima- 
gination  d'Akenside,  ses  douze  premières  publica- 
tions de  l'année  1752  à  l'année  1766  ne  sont  que 
des  ouvrages  scientifiques,  traduits  de  l'allemand, 
tels  que  l'ylr^  de  la  verrerie,  de  Ncri,  Merret  et 
Kunckel  ;  la  Minéralogie,  de  Wallerius  ;  Introduc- 
tion à  la  Minéralogie,  de  Henckel  ;  Chimie  mé- 
tuU'irgique,  de  Gellert  ;  Essai  d'une  histoire 
des  couches  de  la  terre,  de  Lehmann;  VArl  des 
mines,  du  même  ;  Œuvres  m,étallurgiques  de 
Cliristian  Orschall  ;  Recueil  des  Mémoires  les 
plus  intéressants  de  chimie  et  d'histoire  natu- 
relle contenus  dans  les  actes  de  l'Académie 
d'Upsal  et  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  de 
Stockholm  ;  Traité  du  soufre,  de  Stahl.  C'est 
donc  avec  justice  que  ses  contemporains  ont 
mentionné  les  services  qu'il  a  rendus  à  l'histoire 
naturelle  et  aux  sciences  physiques.  On  sait 
d'ailleurs  qu'il  fit  pour  V Encyclopédie  un  grand 
nombre  d'articles  sur  la  chimie,  la  pharmacie, 
la  physiologie,  la  médecine. 

Mais  ce  qui  est  digne  de  remarque,  ce  sont  les 
conséquences  de  ces  premières  études,  et  le  tour 
nouveau  qu'elles  donnèrent  à  ses  pensées.  En 
étudiant  l'histoire  naturelle  des  couches  de  la 
terre,  il  crut  apercevoir  une  contradiction  frap- 
pante entre  les  notions  géologiques  réputées  les 
plus  certaines,  et  quelques  traditions  consignées 
dans  les  livres  sacrés.  Ce  siècle  incrédule  avait 
réservé  toute  sa  foi  pour  les  sciences  physiques 
et  mathématiques  ;  et  dès  que  les  idées  surnatu- 
relles paraissaient  être  en  opposition  avec  les 
données  de  la  nature,  on  pouvait  pressentir  pour 
conclusion  inévitable  l'abandon  où  la  négation 
dos  premières.  C'est  ainsi  que  d'Holbach  et  ses 
amis  en  vinrent,  non-seulement  à  mettre  en 
question  les  traditions  bibliques,  à  attaquer  cer- 
tains dogmes  du  christianisme,  et  à  combattre 
toutes  les  religions  positives,  mais  à  vouloir 
démontrer  l'inutilité  du  dogme  de  l'immortalité 
de  l'âme  et  de  l'existence  de  Dieu,  pour  l'éta- 
blissement de  la  morale. 

Le  premier  écrit  que  d'Holbach  composa  dans 
ce  sens  fut  le  Christianisme  dévoilé,  ou  Examen 
des  principes  et  des  effets  de  la  religion  chré- 
tienne, publié  en  1767.  On  le  mit  sous  le  nom 
de  Boulanger,  comme  pour  faire  pendant  à  l'An- 
tiquité dévoilée.  Ce  livre,  que  les  philosophes 
eux-mêmes  désignèrent  comme  le  plus  hardi  et 
le  plus  terrible  qui  eût  jamais  paru  dans  aucun 
lieu  du  monde,  a  pour  préface  une  lettre  où 
r^iuteur  examine  si  la  religion  est  réellement 
nécessaire  ou  seulement  utile  au  maintien  et  à 
la  police  des  empires,  et  s'il  convient  de  la  res- 
pecter sous  ce  point  de  vue.  Après  avoir  donné  à 
ce  problème  une  solution  négative,  il  entreprend 
de  prouver  par  son  ouvrage  l'absurdité  et  l'in- 
cohérence du  dogme  chrétien  et  de  la  mytholo- 
gie qui  en  résulte,  ainsi  que  la  mauvaise  in- 
fluence qu'il  a  exercée  sur  les  esprits  et  sur  les 
âmes.  Dans  la  seconde  partie,  il  examine  la 
morale  chrétienne,  et  il  prétend  prouver  que, 
dans  ses  principes  généraux,  elle  n'a  aucun 
avantage  sur  toutes  les  morales  du  monde,  parce 
que  la  justice  et  la  bonté  sont  recommandées 
dans  tous  les  catéchismes  de  l'univers,  et  que 


HOLB 


—  726 


HOLL 


chez  aucun  peuple,  quelque  barbare  qu'il  fût, 
on  n'a  jamais  enseigne  qu'il  fallût  être  injuste 
et  méchant.  Quant  à  ce  que  la  morale  chrétienne 
a  de  particulier,  l'auteur  prétend  démontrer 
qu'elle  ne  peut  convenir  qu'à  des  enthousiastes 
peu  aptes  à  remplir  les  devoirs  de  la  société, 
pour  lesquels  les  hommes  sont  dans  ce  monde. 
Il  entreprend  de  prouver,  dans  la  troisième  par- 
tie, que  la  religion  chrétienne  a  eu  les  enets 
pofttiques  les  plus  sinistres  et  les  plus  funestes, 
et  que  le  genre  humain  lui  doit  tous  les  mal- 
heurs dont  il  a  été  accablé  depuis  quinze  à  dix- 
huit  siècles. 

Pendant  plus  de  dix  ans,  une  suite  d'ouvrages 
non  moins  hostiles  aux  principes  religieux  se 
succédèrent  sans  relâche.  La  même  année  1767 
vit  paraître  VEspril  du  clergé,  ou  le  Chrislia- 
nisme  pvimilif  vengé  des  entreprises  et  des 
excès  de  nos  prêtres  modernes;  de  V Imposture 
sacerdotale,  ou  Recueil  de  pièces  sur  le  clergé. 
L'année  suivante,  il  fit  imprimer  sept  écrits  du 
même  genre,  parmi  lesquels  nous  citerons  seu- 
lement ceux  qui  partagèrent,  avec  le  Système  de 
la  nature  et  le  Christianisme  dévoilé,  l'honneur 
d'être  condamnés,  par  arrêt  du  Parlement,  du 
18  août  1770,  à  être  brûlé  par  la  main  du  bour- 
reau, savoir  :  la  Contagion  sacrée,  ou  Histoire 
naturelle  de  la  superstition  ;  Théologie  porta- 
tive ,  ou  Dictionnaire  abrégé  de  la  religion 
chrétienne.  Nous  croyons  superflu  d'énumérer 
tous  ces  pamphlets  contre  le  christianisme  et 
contre  le  théisme,  dont  le  nombre  ne  s'élève  pas 
à  moins  de  vingt-cinq  ou  vingt-six. 

C'est  en  1770  que  parut  le  fameux  Système  de 
la  nature,  auquel  surtout  est  resté  attaché  le 
nom  du  baron  d'Holbach,  bien  qu'on  y  eût  insent 
d'abord  celui  de  Mirabaud,  secrétaire  perpétuel 
de  l'Académie  française.  Ce  manuel  de  l'a- 
théisme, écrit  d'une  manière  lourde,  prolixe  et 
pédantesque,  et  même  avec  une  sorte  de  fana- 
tisme intolérant,  n'excita  pas  seulement  les 
poursuites  du  clergé  et  du  Parlement,  il  ré- 
volta aussi  le  bon  goût  de  Voltaire,  qui,  dans 
son  impatience,  écrivait  sur  les  pages  de  son 
exemplaire  des  notes,  ou  plutôt  des  sarcasmes 
contre  les  mauvais  principes,  et  surtout  contre 
le  mauvais  style  du  livre.  11  en  rédigea  même 
une  réfutation,  qui  forme  aujourd'hui  une  des 
sections  de  l'article  Dieu  du  Dictionnaire  philo- 
sophique. 

Le  Bon  sens,  ou  Idées  naturelles  opposées  aux 
idées  surnaturelles,  publié  en  1772,  et  souvent 
réimprimé  sous  le  nom  du  curé  Meslier,  est 
le  Système  de  la  nature,  dépouillé  de  son  appa- 
reil abstrait  et  métaphysique.  C'est  l'athéisme 
mis  à  la  portée  de  la  populace  ;  c'est  le  caté- 
chisme de  cette  doctrine,  écrit  d'un  style  simple, 
et  parsemé  d'apologues  pour  l'édification  des 
jeunes  apprentis  athées.  Même  parmi  les  pen- 
seurs qui  alors  se  piquaient  peu  d'orthodoxie, 
bon  nombre  ne  se  dissimulaient  pas  l'extrême 
danger  de  répandre  de  pareils  ouvrages,  et  ils 
en  regardaient  la  multiplication  comme  un 
symptôme  effrayant. 

Le  Système  social,  ou  Principes  naturels  de 
la  morale  et  de  la  politique,  qui  fut  condamné 
par  arrêt  du  Parlement,  du  16  février  1776,  est 
de  l'année  1773.  La  première  partie  renferme  les 
principes  naturels  de  ia  morale;  la  seconde  les 
principes  naturels  de  la  politique:  la  troisième 
traite  de  l'influence  du  gouvernement  sur  les 
mœurs,  ou  des  causes  et  des  remèdes  de  la  cor- 
ruption. Le  but  de  cet  ouvrage  est  d'établir  une 
morale  et  une  politique  indépendantes  de  tout 
système  religieux^  et  de  fonder  sur  cette  politi- 
que le  droit  public  des  nations  et  la  prospérité 
des  empires.  Il  semble  que  l'auteur,  après  avoir 


renversé  les  antiques  barrières  opposées  jus- 
qu'alors aux  vices  et  aux  passions  de  l'humanité, 
sente  le  besoin  d'en  élever  de  nouvelles;  mais 
ses  déclamations  vertueuses  ont  assez  peu  d'effi- 
cacité, et  il  est  trop  aisé  d'en  reconnaître  Tim- 
puissance.  Grimm  dit  à  propos  de  ce  livre  : 
«  Les  capucinades  sur  la  vertu,  et  il  y  en  a 
beaucoup  dans  le  Système  social,  ne  sont  pas 
plus  efficaces  que  les  capucinades  sur  la  péni- 
tence et  la  macération.  Incessamment  nous  au- 
rons des  capucins  athées,  comme  des  capucins 
chrétiens,  et  les  capucins  athées  choisiront  l'au- 
teur du  Système  social  j)0\ir  leur  père  gardien.  » 

Par  un  bonheur  providentiel,  les  funestes  effets 
que  pouvaient  produire  de  pareils  livres  sont 
neutralisés  par  l'ennui  qui  s'en  exhale.  Il  faut 
s'armer  d'un  véritable  courage  pour  en  poursui- 
vre la  lecture  ju.squ'au  bout.  Quelques  pages 
que  la  verve  de  Diderot  y  a  semées  par-ci  par-là. 
ne  suffisent  pas  pour  corriger  la  monotonie  d'un 
style  à  la  fois  diffus,  prétentieux  et  déclama- 
toire. 

Presque  toutes  ces  publications  sortaient  de  la 
fabrique  de  Michel  Rey,  d'Amsterdam.  Les  per- 
sonnes mêmes  qui  fréquentaient  la  maison  du 
baron  d'Holbach  ignoraient  qu'il  en  fût  l'auteur. 
Il  confiait  ses  manuscrits  à  Naigeon,  qui  les  fai- 
sait passer  par  une  voie  sûre  à  Michel  Rey  : 
celui-ci  les  renvoyait  en  France  imprimés,  et 
souvent  d'Holbach  en  entendait  parler  à  sa  table 
avant  d'avoir  pu  s'en  procurer  un  exemplaire. 
C'est  ce  qui  arriva  pour  le  Système  de  la  nature. 

Les  torts  de  son  esprit,  les  erreurs  dangereu- 
ses qu'il  a  propagées  avec  une  fâcheuse  persé- 
vérance, ne  nous  rendront  pas  injustes  pour 
SCS  qualités  personnelles.  Parce  qu'il  eut  le  mal- 
heur de  ne  pas  croire  en  Dieu,  et  de  prétendre 
fonder  la  morale  sur  l'athéisme,  faut-il  mécon- 
naître sa  bienfaisance,  à  laquelle  les  plus  illus- 
tres de  ses  contemporains  ont  rendu  hommage? 
C'est  de  lui  que  Mme  Geoffrin  disait  avec  cette 
originalité  de  bon  sens  qui  caractérisait  souvent 
ses  jugements  :  «  Je  n'ai  jamais  vu  un  homme  plus 
simplement  simple.  »  C'est  son  caractère  que 
Rousseau,  dans  sa  Nouvelle  Héloïse,  a  voulu 
représenter  sous  le  personnage  de  Wolmar;  c'est 
de  lui  que  Julie  écrit  à  Saint-Preux  :  «  Il  fait 
le  bien  sans  espoir  de  récompense;  il  est  plus 
vertueux,  plus  désintéressé  que  nous.  » 

Le  baron  d'Holbach  mourut  à  Paris,  le  21  jan- 
vier 1789,  dans  sa  soixante-septième  année.  Con- 
sultez un  Mémoire  de  M.  Damiron,  sur  d'Hol- 
bach, dans  le  tome  IX  du  compte  rendu  des 
Séances  de  V Académie  des  sciences  m.orales  et 
politiques.  A...D. 

HOLCOT  (Robert),  philosophe  et  théologien 
anglais  d'une  grande  réputation  au  xiv'  siècle. 
Il  appartient  à  l'ordre  des  Augustins,  dont  il 
était  le  général,  et  défendit  avec  beaucoup 
d'éclat  la  cause  du  nominalisme.  Il  est  mort 
en  1349.  X. 

HOLLMANN  (Samuel-Chrétien),  né  en  1696, 
professeur  de  philosophie  à  Wittemberg,  puis  a 
Gocttingue,  et  mort  dans  cette  dernière  ville, 
en  1787,  commença  par  être  un  des  adversaires 
de  Wolf,  devint  plus  tard  son  défenseur,  et  finit 
par  l'éclectisme,  tel  qu'on  le  comprenait  alors 
en  Allemagne.  Ses  ouvrages,  dénués  d'origi- 
nalité, mais  d'un  style  précis  et  clair,  obtinrent 
beaucoup  de  succès  dans  les  universités  alle- 
mandes. En  voici  les  titres  :  Commenlalio  phi- 
losophica  de  harmonia  inter  animam,  et  corpus 
prœstabilila,  in-4.  Wittemberg,  1724  (cet  écrit 
est  dirigé  contre  le  système  de  l'harmonie  pré- 
établie); —  Commentatio  philosophica  demira- 
culis  et  genuinis  eorumdem  critcriis ,  in-4, 
Francfort  et  Leipzig,  1727;  —  Inslilutiones  phi- 


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727   — 


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£ 


îoi^ophicœ,  2  vol.  in-8,  Wittcmbcrg,  1727  ;  — 
Dissertatio  de  vera  philosopliiœ  ratione,  in-4, 
ib.,  1728;  —  Paulo  uberior  in  omnein  philoso- 
hiam  inlroduclio,  3  vol.  in-8,  t.  I,  Wittcm- 
erg,  1734;  t.   II  et  III,  (iooltinguc,  1734-1740; 

—  InstUulioncs  Pnetonalolof/iœ  cl  Thcologiœ 
naturalis,  in-8,  ib.,  1740;  —  Philosopliia prima, 
quœ  vulgo  metaphysica  dicilur,  in-8,  ib.,  1747  ; 

—  Discours  sur  Dieu  et  la  sainte  Écriture,  in-8, 
Francforl-.^ur-le-Mcin,  1783  (ail.).  X. 

HOME  (Henri),  lord  Kames,  naquit  en  1696  à 
Kamcs,  dans  le  corn  lé  de  Bcrwick,  en  Ecosse, 
remplit  successivement  plusieurs  fonctions  ju- 
diciaires, s'occupa  à  la  fois  de  jurisprudence, 
d'agriculture,  de  littérature,  de  philosophie,  et 
mourut  à  Edimbourg,  le  27  décembre  1782, 
laissant  la  réputation  d'un  homme  de  bien  et 
d'un  grand  écrivain.  Dans  un  ouvrage  qui  a  pour 
titre  Essais  sur  les  principes  de  morale  et  de 
religion  naturelle  (^b'ssaijs  on  the  principles  of 
moralitij  and  natural  religion,  in-8,  Edim- 
bourg, 1731),  Home  s'efforce  de  soutenir  la  doc- 
trine du  sens  moral  enseignée  pour  la  première 
fois  par  Hutchcson,  et  de  nier  à  peu  près  la 
liberté  humaine.  Un  autre  de  ses  écrits,  beau- 
coup, plus  célèbre  et  plus  goûté  que  le  premier, 
les  Eléments  de  critique  {Eléments  of  criticism, 
3  vol.  in-8,  Londres,  1762,  et  Edimbourg,  1765) 
ont  pour  but  de  faire  connaître  les  principes  sur 
lesquels  reposent  nos  jugements  en  matière  de 
goût.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  louable  dans  ce  livre, 
c'est  l'idée  générale  dont  il  est  le  dévelop- 
pement, et  qui  n'était  pas  encore  très-répandue 
alors  ;  c'est  la  pensée  d'introduire  l'observation 
psychologique  dans  les  œuvres  de  l'imagination 
et  les  sentiments  qu'elles  excitent  en  nous.  Mais, 
dominé  par  un  empirisme  étroit,  l'auteur  con- 
fond sous  un  même  nom  et  dans  une  même  idée 
l'utile  et  le  beau.  Ainsi,  une  maison  très-irré- 
gulicrcment  construite  doit  être,  selon  lui,  ré- 
putée pour  belle,  dès  qu'elle  est  commode,  et 
le  défaut  de  symétrie  qu'on  peut  remarquer 
dans  la  forme  d'un  arbre  ne  lui  ôte  rien  de  sa 
beauté,  si  l'on  sait  qu'il  porte  de  bons  fruits.  La 
manière  dont  il  délinit  le  sublime  est  un  peu 
moins  grossière,  bien  qu'elle  laisse  encore  beau- 
coup à  désirer,  et  nous  montre  chez  lui  l'ab- 
sence de  toute  profondeur  dans  les  idées.  Le  sen- 
timent du  sublime,  pour  lui,  c'est  l'émotion 
produite  en  nous  par  quelque  chose  de  grand, 
que  notre  esprit  ne  peut  saisir  qu'avec  un  cer- 
tain effort.  Quant  au  rapport  qui  existe  entre  ce 
sentiment  et  celui  du  beau,  U  ne  cherche  pas 
à  le  comprendre,  et  ne  semble  pas  même  se 
douter  qu'il  existe.  Précurseur  du  romantisme, 
il  rejette  dans  la  poésie  dramatique  la  fameuse 
règle  des  trois  unités,  ne  respectant  que  l'unité 
d'action.  —  Les  deux  ouvrages  que  nous  ve- 
nons de  citer  ne  sont  pas  les  seuls  que  Home 
ait  consacrés  à  la  philosophie.  Il  faut  y  join- 
dre ses  Principes  de  Véquité  [the  Principles 
ofequity),  in-f",  Londres,  1760;  son  Introduction 
à  l'art  de  penser,  in-12,  ib.,  1761,  simple  recueil 
de  maximes  à  l'imitation  de  celles  de  la  Roche- 
foucauld; ses  Esquisses  de  Vhistoire  de  l'homme, 
2  vol.  in-4,  ib.,  1774;  et  enfin  la  dernière  pro- 
duction de  sa  plume  :  Quelques  idées  sur  Védu- 
ralion,  concernant  principalement  la  culture 
du  cœur,  in-8,  ib.,  1781.  Nous  n'avons  point  à 
nous  occuper  ici  de  ses  écrits  de  jurisprudence. 

—  Lord  Woûddhouse  a  publié,  en  1807,  2  vol. 
in-4  de  Mémoires  sur  la  vie  et  les  écrits  de 
11.  Home  de  Kames.  X. 

HOMÉOMÉRIE  S,  voy.  Anaxagore. 

HOMÉRIQUE  (Philosophie).  Aristote  affirme 
dans  sa  Poétique  que  la  poésie  est  quelque 
chose  de  plus  philosophique  que  Vhistoire;  elle 


résume  en  effet,  dans  la  généralité  des  caractères 
qu'elle  décrit,  les  passions  et  les  mœurs  de  tout 
un  peuple  ou  d'une  époque  entière  ;  et  Homère 
nous  semble  le  plus  profond  historien  des  temps 
héroïques  de  la  Grèce^  lorsqu'il  personnifie  avec 
une  admirable  vérité  la  prudence  de  la  vieil- 
lesse dans  Nestor,  les  vertus  conjugales  dans 
Andromaque  et  Pénélope^  le  courage  guerrier 
dans  Hector  et  dans  Achille,  la  douleur  pater- 
nelle dans  Priam.  Mais  la  belle  pensée  d'Aris- 
tote  paraît  avoir  passé  inaperçue  au  milieu  des 
écoles  grecques,  et  la  philosophie  d'Homère, 
après  Aristote  comme  avant  lui,  a  fait  le  sujet 
des  interprétations  les  plus  diverses,  souvent  les 
plus  extravagantes. 

Longtemps  les  poëmes  homériques  furent  ac- 
ceptés en  Grèce  comme  une  tradition  fidèle  des 
vieux  âges.  A  part  quelques  allégories  évidentes, 
comme  la  personnification  des  Prières  et  de  la 
Discorde,  tous  les  héros  du  poète,  tous  les  dieux 
de  sa  mythologie,  passaient  dans  l'imagination 
populaire  pour  des  êtres  bien  réels.  Le  paga- 
nisme était  alors  dans  toute  sa  force;  la  religion 
tenait  à  l'histoire  ;  l'une  et  l'autre  se  prêtaient 
réciproquement  crédit  et  autorité  :  l'histoire, 
c'était  la  mythologie.  Cela  dura  jusqu'à  Pisis- 
trate,  et  peut-être  au  delà.  Mais  alors  la  philo- 
sophie se  détache  des  enveloppes  de  la  mytho- 
logie ;  la  raison  s'éveille  et  demande  compte  aux 
croyances  populaires  des  fables  dangereuses 
qu'elles  accréditent  et  des  mauvais  exemples 
qu'elles  offrent  pour  la  pratique  de  la  vie;  et, 
comme  en  pareil  cas  l'attaque  ne  pouvait  s'a- 
dresser au  peuple  lui-même,  elle  est  dirigée 
contre  les  poètes  qui  s'étaient  faits  les  inter- 
prètes de  ses  superstitions,  et  qui  les  avaient  con- 
sacrées dans  leurs  chants.  Pythagore,  selon  Hié- 
ronyme,  ;un  de  ses  historiens  (Diogène  Laërce, 
liv.  VIII,  ch.  xxi),  étant  descendu  aux  enfers,  y 
avait  vu  l'âme  d'Hésiode  enchaînée  à  une  co- 
lonne d'airain  et  gémissante;  celle  d'Homère 
suspendue  à  un  arbre  et  entourée  de  serpents, 
en  punition  des  impiétés  qu'il  avait  proférées 
contre  les  dieux,  leur  prêtant  des  passions,  leur 
attribuant  des  vices  et  des  crimes  qui  déshono- 
reraient l'humanité.  Xénophane  de  Colophon 
avait  écrit  contre  la  théologie  de  ces  deux  poètes 
des  vers  qu'il  récitait  lui-même  (Diogène  Laërce, 
liv.  IX,  ch.  xviii),  et  dont  Sextus  Empiricus  nous 
a  conservé  un  curieux  fragment.  Heraclite  n'était 
pas  moins  sévère  :  il  déclarait  Homère  et  Hé- 
siode dignes  d'être  honteusement  chassés  des 
fêtes  publiques,  où  les  rhapsodes  chantaient  leurs 
poëmes. 

A  toutes  ces  accusations,  que  Platon  a  repro- 
duites avec  éloquence,  mais  avec  les  réserves 
d'une  admiration  que  le  génie  ne  pouvait  refu- 
ser au  génie^  il  fallait  répondre,  en  ménageant 
les  deux  intérêts  contradictoires  de  la  poésie  et 
de  la  morale.  On  chercha  sous  les  vers  d'Ho- 
mère un  sens  différent  du  sens  vulgaire,  un 
sous-sens  (ÛTiôvoia),  comme  dit  le  grec  avec  une 
précision  que  nous  ne  pouvons  exprimer  en 
français  que  par  un  barbarisme.  C'est  ce  qui, 
plus  tard,  s'appela  Vallégorie,  mot  inconnu  aux 
premiers  philosophes  apologistes  d'Homère.  Théa- 
gène  de  Rhegium,  qui  passe  pour  avoir  le  pre- 
mier écrit  sur  ce  sujet,  puis  le  célèbre  Anaxa- 
gore, au  milieu  du  v'  siècle  avant  notre  ère,  puis 
Stésimbrote  de  Thasos,  et  Métrodore  de  Lampsa- 
que  (ce  dernier,  élève  d' Anaxagore,  ne  doit  pas 
être  confondu  avec  l'épicurien  du  même  nom), 
expliquèrent  les  fictions  étranges  dont  l'Iliade 
et  VOdyssée  sont  remplies,  en  supposant  que 
le  poète  s'en  servait  comme  d'un  voile  pour 
cacher  soit  les  mystères  de  la  physique,  soit 
les  vérités   de  la  morale.  Ainsi  le  combat  des 


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dieux,  au  vingtième  chant  de  VIliade,  était 
ramené  à  une  lutte  des  éléments  contre  les  élé- 
ments, ou  des  vices  contre  les  vertus.  Apollon, 
disait  Théagène,  s'oppose  à  Neptune  comme  le 
feu  à  l'eau;  Minerve  à  Mars,  comme  la  sagesse 
à  la  l'olie;  Junon  à  Diane,  comme  l'atmosphère 
terrestre  à  la  lune;  Mercure  à  Latone,  comme 
la  raison  à  l'oubli.  Mélrodore,  selon  le  témoi- 
gnage de  Tatien,  soutenait  en  général  que  Junon, 
Minerve  et  Jupiter  ne  sont  pas  ce  que  s'imaginent 
ceux  qui  leur  élèvent  des  temples;  que  ce  sont 
des  substances  physiques,  des  agrégats  d'éléments, 
et  qu'Achille,  Hector,  tous  les  Grecs  et  tous  les 
barbares  du  parti  d'Hélène  et  de  Paris  sont 
des  créations  poétiques  du  même  genre.  Aga- 
memnon,  entre  autres  (c'est  le  seul  trait  parti- 
culier qui- nous  reste  de  ce  système  peu  regret- 
table), Agamemnon  était,  pour  Métrodore,  une 
image  allégorique  de  l'air.  Certains  interprètes 
recouraient  à  l'astronomie,  étendant  à  tous  les 
personnages  de  la  mythologie  le  rapport  incon- 
testable qu'offrent  quelqties  personnages  my- 
thiques, Apollon,  par  e.vemple,  avec  des  corps 
de  notre  monde  planétaire.  Non  content  de  per- 
sonnifier dans  Jupiter  l'intelligence  ordonna- 
trice du  monde,  Anaxagore  voyait  dans  les 
flèches  d'Apollon  les  rayons  du  soleil.  Une  fois 
engagé  dans  cette  voie  d'analogies  périlleuses, 
on  ne  s'arrêtait  pas.  Les  inventions  les  plus 
innocentes  d'Homère  étaient  défigurées  par  les 
plus  froides  interprétations.  Dans  la  description 
de  la  toile  de  Pénélope,  on  voulait  qu'Homère 
eût  tracé  les  règles  de  la  dialectique  :  la  chaîne 
représentait  les  prémisses  ;  la  trame,  la  con- 
clusion; et  la  raison  avait  pour  symbole  la  lu- 
mière dont  Pénélope  éclairait  son  ouvrage. 
Zenon,  Chrysippe  et  les  stoïciens  donnèrent  sur- 
tout dans  ces  bizarres  excès,  qui  furent,  à  Thon- 
neur  du  bon  sens,  combattus  par  d'autres  cri- 
tiques, surtout  chez  les  alexandrins.  Parmi  ces 
derniers,  Ératosthène  soutenait,  conformément 
a  un  principe  de  la  Poélii/ue  d'Arislote,  que  le 
poète  veut  avant  tout  amuser  et  non  instruire. 
Aristarque  protestait  aussi  contre  toute  expli- 
cation allégorique.  A  leur  école  se  rattachent 
sans  doute  ceux  qui,  d'après  un  scoliasle  d'Ho- 
mère, avouent  tout  simplement  que  l'auteur  de 
VIliade,  sans  effort  et  sans  calcul,  prête  à  ses 
dieux  les  défauts  et  les  passions  des  héros  ses 
contemporains.  Cela  ne  corrigeait  pas  complè- 
tement l'invraisemblance  des  fables  homériques, 
comme  auraient  voulu  le  faire  les  Anaxagore  et 
les  Stésimbrote.  C'était  du  moins  quelque  chose 
de  replacer  à  leur  date  et  d'excuser  par  la  dis- 
tance ces  mœurs  peu  dignes  d'imitation. 

Toutefois  il  restait  encore  un  pas  à  faire  pour 
réconcilier  sa  mythologie  avec  la  raison  ;  il 
fallait  distinguer  dans  le  poëte,  à  côté  des  traits 
grossiers  de  la  civilisation  héroïque,  les  germes 
d'une  moralité  plus  pure,  et  comme  un  pressen- 
timent de  toutes  les  nobles  pensées  qui  plus 
tard  ont  fait  la  gloire  du  génie  grec;  il  fallait 
signaler  certaines  peintures  dune  pureté  exquise  : 
les  adieux  d'Andromaque  et  d'Hector,  l'arrivée 
d'Uly.sse  chez  les  Phéaciens  ;  ici,  la  vertu  dans 
tout  son  éclat;  là,  cette  naïveté  charmante  qui 
en  est  comme  le  germe  et  la  promesse.  Ces  des- 
criptions de  batailles,  qui  plus  tard  inspiraient 
ia  muse  belliqueuse  d'Eschyle,  étaient  d'utiles 
leçons  de  patriotisme.  Enfin,  ae  toute  la  poésie 
d'Homère  il  ressort  je  ne  sais  quel  enseignement 
de  courage,  d'humanité  ou  tout  au  moins  de  com- 
pission,  de  haute  dignité  morale.  On  est  étonné 
de  trouver  chez  les  anciens  si  peu  de  traces  d'une 
apologie  aussi  naturelle  et  aussi  simple.  Les 
rhéteurs,  parmi  lesquels  nous  ne  pouvons  plus 
citer  aujourd'hui  que   Dion  Ghrysoslome  et  Ma- 


xime de  Tyr,  en  ont  donné  les  premiers  exem- 
ples ;  Horace  en  offre  l'esqui-sse  élégante  dans 
son  épître  à  Lollius,  Plutar(}ue  y  revient  sou- 
vent dans  son  traité  Sur  la  lecture  des  poêles  ; 
et  un  docteur  chrétien,  saint  Basile,  semble  en 
avoir  consacré  la  vérité  dans  une  page  de  son 
discours  à  des  jeunes  gens  sur  la  lecture  des 
livres  païens,  où  il  signale  avec  un  charme 
éloquent  de  conviction  la  beauté  morale  du 
tableau    d'Ulysse   paraissant    devant  Nausicaa. 

Malgré  les  Aristarque  et  les  saint  Basile,  la 
subtilité  de  l'esprit  grec  ne  put  renoncer  à  ses 
chères  allégories  et  à  ses  prétendues  découvertes 
sur  la  philosophie  d'Homère.  On  ne  sait  plus 
aujourd'hui  comment  cette  philosophie  était 
interprétée  dans  les  ouvrages  spéciaux  de  Favo- 
rinus,  d'Œnomaûs,  de  Longin,  sur  ce  sujet,  etdans 
celui  de  Proclus  Sur  les  dieux  chez  Homère; 
mais  il  nous  reste  de  nombreux  fragments  du 
traité  de  Porphyre  Hepl  t-riç  '0|j.YipoM  cpùoao^ia;, 
entre  autres  une  explication  de  la  fable  du  Styx; 
une  autre  de  l'antre  des  nymphes  dans  VOdijssée, 
oii  nous  voyons  que  cet  aventureux  écrivain  ap- 
pliquait sans  réserve  la  méthode  allégorique. 
On  possède  encore,  sous  le  nom  d'un  certain  Hé- 
raclide  ou  Heraclite,  un  petit  livre  d' Allégories 
homériques,  et  c'est  dans  le  même  sens  qu'a  été 
composée  la  Courte  explication  des  erreurs  d'U- 
bjsse.  morceau  anonyme  que  nous  voyons  rap- 
porte tour  à  tour,  sans  preuve  convaincante,  à 
Porphyre  ou  à  Nicéphore  Grégoras.  Du  reste,  ce 
dernier  ouvrage,  à  en  juger  jiar  une  expression 
qui  se  trouve  au  chapitre  via  (édition  de  174.'),  par 
J.  Columbus),  peut  bien  appartenir  à  un  auteur 
chrétien.  Les  chrétiens,  comme  les  païens,  aiment 
à  trouver  des  allégories  dans  les  vieux  poètes. 
Eustathe  recourt  sans  cesse  à  l'allégorie  physique 
ou  morale  dans  son  volumineux  commentaire 
sur  VIliade  et  VOdyssée.  et  nous  avons  de  Ber- 
nard de  Chartres  toute' une  interprétation  allé- 
gorique de  VÉnéide. 

Des  anciens,  ce  fâcheux  abus  de  l'exégèse  s'est 
répandu  chez  les  modernes,  et  il  nous  a  valu 
bien  des  paradoxes,  bien  des  livres  d'une  érudi- 
tion puérile  ou  absurde,  dont  l'analyse  aurait  ici 
peu  d'utilité.  On  en  trouvera  l'indication  à  peu 
près  complète  à  l'article  Homère,  dans  la  Biblio- 
thèque grecque  de  Fabricius. 

Quant  à  la  psychologie  homérique,  c'est  une 
curiosité  plus  sérieuse,  dont  se  sont  plus  récem- 
ment avisés  quelques  philologues,  M.  Halbkart 
en  1796,  et,  après  lui,  M.  Hamel  (Paris,  1832). 
Réduite  à  ses  seules  proportions  légitimes,  ce 
n'est  qu'une  recherche  du  sens  qu'Homère  at- 
tachait aux  mots  désignant,  dans  la  langue  des 
siècles  héroi'ques,  les  divers  états  de  l'âme  et 
ses  diverses  fonctions.  Elle  ne  prétend  pas  plus 
faire  d'Homère  un  psychologue,  qu'on  n'a  voulu 
en  faire  un  minéralogiste  ou  un  médecin,  quand 
on  a  rassemblé  en  des  écrits  spéciaux  les  no- 
tions que  ses  poèmes  nous  offrent  sur  la  miné- 
ralogie ou  la  médecine.  Chercher  dans  Homère 
l'origine  de  toutes  les  sciences  et  de  tous  les 
arts  a  été  une  des  rêveries  favorites  des  bas  âges 
de  la  littérature  grecque  ;  et  nous  lisons  encore, 
sous  le  nom  évidemment  supposé  de  Plutarque, 
un  livre  où  cette  prétention  est  poussée  jus- 
qu'aux plus  ridicules  conséquences,  ou,  par  exem- 
ple, on  fait  remonter  jusqu'à  notre  poëte  le  sys- 
tème de  Pythagore,  parce  (]ue  des  mots  qui, 
dans  la  langue  homérique,  désignent  le  bien  et 
le  mal.  rappellent  par  leur  étymologie  Vunilé 
et  la  ayade  pythagoricienne.  Voici  quelques  li- 
gnes de  la  conclusion  de  ce  livre  :  «  Comment 
n'attribucrions-nous  pas  toutes  les  connaissan- 
ces à  Homère,  lorsque  ceux  qui  sont  venus  après 
lui  ont  cru  trouver  dans  ses  poëmes  des  choses 


HONG 


—  729 


HUA  H 


même  auxquelles  il  n'a.  pas  pensé.  Quelques-uns 
ont  été  jusqu'à  employer  ses  vers  pour  la  divi- 
nation, et  n'y  ont  pas  eu  moins  ue  confiance 
qu'aux  oracles  d'Apollon.  D'autres,  en  transpo- 
sant ses  vers  et  en  les  cousant,  pour  ainsi  dire, 
les  uns  aux  autres,  les  ont  adaptés  à  des  sujets 
absolument  différents.  «  De  telles  pages  méri- 
teraient à  peine  une  mention,  si  certaines  erreurs 
ne  devaient  pas  l'tre  comptées  dans  une  histoire 
de  l'esnrit  humain. 

Sur  la  Morale  d'Homère,  voy.  l'ouvrage  récent 
de  M.  Louis  Ménard,  la  Morale  avant  les  pfiilo- 
>^ophes  (Paris,  1860).  E.  E. 

HOMME,  voy.  Ame,  Facultés,  Destinée  hu- 
maine. 

HONNÊTE.  Les  Latins  et  les  Grecs  ont  sou- 
\ent  disserté  sur  l'honnête,  honeslum,  honeslas, 
-à  xa>.6v.  Distinguer  l'honnête  de  rutile,  déter- 
miner le  rapport  de  l'un  et  de  l'autre,  prouver 
que  tout  ce.  qui  est  honnête  est  utile,  que  tout 
ce  qui  est  vraiment  utile  est  honnête  :  tel  est 
précisément  l'objet  des  traités  des  Devoirs  de 
Panétius  et  de  Cicéron.  Les  moralistes  anciens 
entendaient  généralement  par  le  Bien  ou  le  sou- 
verain Bien,  le  bonheur,  ce  dont  la  possession 
rend  parfaitement  heureux,  et  le  plaçaient,  les 
uns  dans  le  plaisir,  d'autres  dans  la  vertu,  d'au- 
tres dans  la  réunion  de  toutes  les  choses  aux- 
(jnelles  on  donne  le  nom  de  bien.  C'est  ainsi  que 
Cicéron  entend  et  définit  le  Bien  dans  le  traité 
(le  Finibus  bono/'um  et  malorum  où  il  résume 
les  principaux  systèmes  de  morale  de  l'anti- 
([uite.  On  comprend  alors  que  les  anciens  aient 
li-équemment  désigné  sous  un  autre  nom,  Vhon- 
u'te,  le  principe  de  tous  nos  devoirs.  Les  mo- 
dernes définissent  autrement  le  Bien;  pour  eux, 
le  souverain  Bien,  le  véritable  objet  de  la  morale 
n'est  pas  le  souverain  bonheur,  le  bien  que 
l'iiomme  peut  désirer  de  préférer,  mais  le  bien 
absolu,  le  bien  qu'il  faut  accomplir  et  qui  est  la 
règle  de  toutes  nos  actions. 

11  en  résulte  que  la  notion  moderne  du  bien 
absorbe  l'antique  notion  de  l'honnête;  l'honnête, 
en  effet,  n'est  pas  autre  chose,  même  pour  les  an- 
ciens, que  le  bien,  source  de  tous  nos  devoirs.  Il 
suffitdonc  de  renvoyer  le  lecteur  pour  l'antiquité  à 
la  morale  stoïcienne,  particulièrement  à  Panétius 
et  à  Cicéron.  pour  les  temps  modernes  aux  arti- 
cles Bien  et  Devoir,  aux  uns  et  aux  autres  pour  la 
doctrine  et  la  bibliographie.  A.  L. 

HONORÉ  ou  HONORIUS,  théologien  et  philo- 
sophe du  commencement  du  xii'' siècle.  On  ignore 
la  date  et  le  lieu  de  sa  naissance.  Sur  la  foi 
d'un  manuscrit  qui  porte  celte  mention  Augusto- 
dunensis,  on  a  répété  qu'il  était  prêtre  de  l'église 
d'Autun,  et  il  est  ordinairement  désigné  sous  le 
nom  d'Honoré  d'Aulun  ;  mais  d'autres  ont  soutenu, 
non  sans  vraisemblance,  qu'il  était  né  en  Allema- 
gne ;  il  est  au  moins  certain  qu'il  y  a  résidé,  comme 
le  prouvent  plusieurs  passages  de  ses  œuvres.  Il 
florissait  dans  les  premières  années  du  xii'  siè- 
cle, et  a  dû  mourir  vers  1130.  Ses  ouvrages  sont 
nombreux  et  la  plupart  ont  été  imprimés  dans 
les  trois  bibliothèques  des  Pères,  celles  de  Paris, 
de  Lyon  et  de  Cologne.  Bernard  Pez  en  a  repro- 
duit aussi  quelques-uns  dans  son  Thésaurus 
anecdotorum.  La  plupart  traitent  de  matières 
purement  théologiques,  et  l'on  doit  les  négliger 
ici,  bien  qu'ils  aient  eu  assez  d'autorité  pour 
que  quelques-uns  fussent  attribués  à  saint  Au- 
gustin et  d'autres  à  saint  Anselme  ou  à  Abailard. 
Le  peu  de  philosophie  que  l'on  découvre  dans 
ses  écrits  permet  à  peine  de  le  ranger  avec  siireté 
dans  l'une  des  écoles  qui,  dès  lors,  divisent  la 
scolastique.  On  incliiierait  pourtant  à  le  mettre 
parmi  les  réalistes  :  dans  son  traité  de  Imagine 
mundij  il  expose  que  Dieu,  en  créant  le  monde, 


commence  par  concevoir  en  son  intelligence  les 
idées  de  toutes  choses  qui  constituent  le  modèle 
de  la  création,  «  le  monde  archétype  » ,  puis  la 
matière  universelle,  puis  encore  les  esjjcces  et 
les  formes  et  enfin  les  individus.  Dans  un  autre 
traité,  Scala  cœli  rnajor^  l'esfirit  mystique  se 
reconnaît  au  langage  et  aux  idées  :  c'est  comme 
un  prélude  à  Vllincrarium  de  saint  Bonaven- 
ture.  L'àme  s'élève  à  Dieu  par  douze  degrés,  qui 
sont  comme  les  moments  successifs  de  la  Visio 
spirilualis  ;  au  dernier,  elle  est  hors  des  sens  et 
perçoit  spirituellement  jus(ju'à  l'image  des  cho- 
ses matérielles.  Son  spiritualisme  excessif  le 
porte  même  à  avancer  des  propositions  dont 
l'orthodoxie  ne  s'accommoderait  pas.  Les  enfers 
et  le  ciel  ne  sont  pas  pour  lui  des  réalités  exté- 
rieures et  n'ont  pas  leur  place  dans  l'espace,  non 
sunl  corporalia  loca;  car  tout  lieu  a  les  trois 
dimensions,  et  l'âme  qui  n'en  a  aucune  ne  peut 
être  enfermée  dans  un  lieu  {Thésaurus  Anecdo- 
torum, t.  H,  p.  169).  Il  y  a  du  reste  une  échelle 
plus  petite  pour  s'élever  au  ciel  :  c'est  l'amour 
et  la  charité.  Le  mysticisme  chez  Honoré  semble 
indécis  entre  les  deux  directions  où  il  s'engagera 
plus  tard,  la  spéculation  et  la  pratique  ;  toute- 
fois, il  semble  pencher  vers  la  s|  éculation.  Son 
opuscule  de  Animœ  exilio  et  patria  (ibid.,  p.  228) 
est  une  allégorie  ingénieuse  et  subtile,  tout  à 
l'honneur  de  la  science.  L'exil  de  l'âme  c'est 
l'ignorance,  et  la  science  c'est  sa  patrie.  Pour 
entrer  dans  cette  terre  promise,  il  faut  passer 
par  dix  villes,  qui  sont  les  dix  arts  libéraux  et 
les  livres  qui  en  traitent.  Au  premier  rang  on 
rencontre  :  la  dialectique,  où  ouest  reçu  par  cinq 
ports,  les  cinq  universaux;  qui  a  une  citadelle, 
la  substance,  et  neuf  tours  détachées,  les  neuf 
accidents  :  puis  viennent  la  grammaire,  la  rhé- 
torique, l'arithmétique,  la  musique,  la  géomé- 
trie, l'astronomie,  la  physique,  la  mécanique  et 
l'économique.  Ennn,  dans  deux  opuscules,  Vlne- 
vitabilis  (imprimé  dans  les  bibliothèques  des 
Pères,  et  à  part  à  Anvers  en  1620  et  1624)  et 
le  de  Libero  arbitrio  {Thésaurus  anecdotorum, 
t.  II),  il  maintient  la  liberté  de  l'homme  et  es- 
saye de  la  concilier  d'une  part  avec  l'influence 
de  la  grâce,  et  de  l'autre  avec  celle  des  causes 
physiques  qui  pour  lui  se  résument  dans  des  in- 
fluences planétaires.  On  peut  consulter  sur  Ho- 
noré :  Bernard  Pez,  Thésaurus  anecdotorum, 
t.  II.  introduction  ;  —  Histoire  littéraire  de  la 
France,  t.  XII,  p.  165;  —  Biographie  générale, 
article  Honoré,  par  M.  Hauréau.  E.  C. 

HUARTE  (Juan),  médecin  et  philosophe  espa- 
gnol du  XVI'  siècle,  né  vers  1520  à  Saint-Jean- 
Pied-de-Port,  dans  la  Navarre  française.  Il  s'est 
rendu  célèbre  dans  toute  l'Europe  par  son  Exa- 
men des  esprits  propres  aux  sciences  {Examen 
de  ingenios  para  las  ciencias,  in-8,  Pampelune, 
1578,  et  plusieurs  fois  réimprimé  depuis  ;  la 
dernière  fois  à  Amsterdam,  in-12,  1662).  On  ad- 
mirait dans  cet  ouvrage  une  grande  indépen- 
dance d'esprit,  des  vues  hardies,  quelquefois 
profondes,  jointes  à  un  rare  talent  d'observation. 
L'auteur  pose  en  principe  que  chaque  science 
exige  un  esprit  particulier  ou  des  facultés  d'un 
certain  ordre.  Il  montre  à  quels  signes  ces  fa- 
cultés peuvent  se  reconnaître,  et  divise  les 
sciences  elles-mêmes  en  plusieurs  catégories  : 
celles  qui  dépendent  de  la  mémoire,  celles  qui 
naissent  de  l'entendement,  et  celles  qui  ont  pour 
unique  base  l'imagination.  C'est,  comme  on  voit, 
la  classification  de  Bacon;  et  il  n'est  pas  impos- 
sible que  le  philosophe  anglais  l'ait  empruntée 
du  médecin  espagnol,  dont  l'ouvrage  fut  traduit 
dans  toutes  les  langues.  Mais  les  paradoxes  les 
plus  étranges  se  mêlent  à  ses  observations,  et  le 
but  avoué  du  livre  est  de  soutenir  un  système 


HUET 


730 


HUET 


d(!  génération  qui  ne  supporte  pas  un  instant 
l'examen.  C'est  là  aussi  qu'on  trouve  une  pré- 
tendue lettre  du  proconsul  Catulus  au  sénat  ro- 
main, où  le  portrait  de  Jésus-Christ  est  tracé 
dans  les  moindres  détails.  Ainsi  çiue  nous  venons 
(le  le  dire,  VExamen  des  esprits  a  été  traduit 
dans  presque  toutes  les  langues  européennes. 
11  en  a  paru  plusieurs  traductions  françaises, 
l'une  par  Gabriel  Chappuis,  dont  la  première 
édition  fut  imprimée  à  Lyon,  in-16,  1580;  une 
autre  par  Vion-Dalibray,  publiée  à  Paris,  in-8, 
1645;  et  une  troisième  par  Savinien  d'Alquié, 
publiée  à  Amsterdam,  en  1672.  — Lessing  n'a  pas 
dédaigne  de  traduire  cet  ouvrage  en  allemand, 
in-8,  Zerbst,  1752,  et  Wittcmberg,  1785.        X. 

HUET  (Pierre-Daniel),  évêque  d'Avranches, 
membre  de  l'Académie  française,  précepteur  du 
Dauphin,  fils  de  Louis  XIV,  naquit  à  Caen  le 
8  février  1630,  et  mourut  à  Paris  le  26  février 
1721,  dans  la  maison  des  jésuites,  après  une 
carrière  laborieuse  et  honorée.  Il  est  peut-être 
l'expression  la  plus  savante  de  cette  école  moitié 
philosophique,  moitié  théologique,  qui  prétend 
ramener  l'homme  à  la  foi  par  les  sentiers  du 
doute,  et  qui  obscurcit  l'éclat  des  lumières  na- 
turelles, afin  que  Tàme,  privée  de  leur  secours 
et  brûlant  de  quitter  ses  ténèbres,  se  décide  à 
accepter  le  flambeau  de  la  révélation.  Cette  école, 
qui  se  croit  très-ancienne,  ne  remonte  cependant 
pas  au  delà  du  xvi°  siècle.  Bien  que  l'ardeur  de 
la  lutte  contre  la  philosophie  païenne  ait  entraîné 
certains  Pères  de  l'Église  à  repousser  toute  es- 
pèce de  philosophie,  et  même  à  nier  par  mo- 
ments l'autorité  de  la  raison,  aucune  n'avait 
élevé  le  pyrrhonisme  au  rang  d'une  méthode 
destinée  à  conquérir  les  cœurs.  Un  procédé  aussi 
périlleux  s'éloigne  encore  davantage  de  l'allure 
tranquille  et  réservée  des  docteurs  scolastiques 
qui  ne  l'ont  pas  connu,  qui  n'en  sentaient  pas  le 
besoin,  et  qui  l'auraient  certainement  repoussé. 
C'est  à  l'époque  de  la  réforme  que  le  développe- 
ment de  l'esprit  philosophique  devenant  chaque 
jour  plus  menaçant  pour  l'Église,  les  apologistes 
du  dogme  catholique  conçurent  l'espoir  de  ré- 
primer les  écarts  indociles  de  la  raison  par  le 
tableau  de  ses  misères  et  de  son  impuissance. 
Gentian  Hervet,  adressant  au  cardinal  de  Lor- 
raine la  traduction  des  ouvrages  de  Sextus  Empi- 
ricus,  prend  soin  de  signaler  les  avantages  du 
pyrrhonisme,  qui,  en  sapant  les  .systèmes  hu- 
mains par  la  base,  et  dévoilant  la  fragilité  des 
sciences,  corrige  la  présomption  et  dispose  à 
l'humilité,  mère  de  la  foi.  Mille  phrases  sembla- 
bles, éparses  chez  les  théologiens  de  cet  âge, 
mettent  en  lumière  la  nouvelle  direction  impri- 
mée à  la  polémique  religieuse  par  l'empire  des 
circonstances.  Au  xvii'  siècle.  Pascal  se  laissa 
aller  à  cette  pente,  avec  quelle  tristesse  de  gé- 
nie et  quelle  amertunc  éloquente,  on  ne  l'i- 
gnore pas  ;  mais,  incomparable  comme  écrivain, 
il  est  inférieur  par  l'érudition  et  la  méthode 
à  l'évêque  d'Avranches,  qui  reste  parmi  nous  le 
véritable  chef  du  scepticisme  théologique,  avant 
M.  de  Lamennais. 

Le  premier  ouvrage  de  Huet  qui  laisse  pert-er 
le  projet  d'appuyer  la  foi  religieuse  au  doute  phi- 
losophique, c'est,  qui  le  croirait  ?  la  Démonstra- 
tion cvangcUrjue.  Au  début  de  cette  apologie 
du  christianisme  entreprise  par  la  raison,  et  afin 
de  ramener  la  raison,  le  docte  prélat,  par  une 
contradiction  singulière,  triomphe  de  la  stérilité 
des  efforts  de  la  raison,  pour  s'établir  dans  la 
ferme  et  paisible  possession  du  vrai.  La  science 
humaine,  à  le  croire,  est  obscure  et  mensongère; 
la  foi,  fruit  de  la  grâce,  peut  seule  calmer  l'agi- 
tation de  l'esprit  et  éclairer  son  ignorance.  C'est 
afin  de  rehausser  le  prix  de  ce  bienfait  surnatu- 


rel que  Dieu  nous  a  pourvus  de  facultés  si  dé- 
biles :  car,  moins  misérables,  nous  aurions  été 
plus  présomptueux  et  moins  soumis  à  sa  parole. 
Aussi  ne  doit-on  pas  redouter  pour  le  christia- 
nisme l'effet  de  ces  systèmes  qui  enseignent  que 
nous  ne  pouvons  rien  connaître  de  certain  à 
l'aide  de  la  raison;  en  affranchissant  l'àme  de 
ses  préjugés,  ils  préparent  et  assurent  l'empire 
de  la  foi. 

Ces  maximes  et  d'autres  \k  peine  effleurées 
dans  la  Démonstration  èvanf/élique,  commen- 
cent à  être  développées  dans  les  Questions  d^Aul- 
nay,  ainsi  nommées  de  l'abbaye  où  elles  furent 
écrites.  Le  but  de  l'ouvrage  est  la  conciliation  de 
la  foi  et  de  la  raison  à  laquelle  on  ne  saurait 
nier  que  l'auteur  n'attribue  une  certaine  portée: 
car  il  convient  qu'elle  a  sa  clarté  propre,  émanée 
du  père  des  lumières,  qu'elle  se  connaît  elle- 
même,  et  (ju'elle  est  en  état  de  savoir  qu'il 
existe  une  vérité  et  des  moyens  de  la  découvrir; 
il  avoue  même  qu'elle  précède  la  foi,  de  même 
que  la  nature  précède  la  grâce.  Mais  à  peine 
a-t-il  fait  ces  légitimes  concessions,  il  les  retire 
presque  aussitôt,  paraissant  regretter  sa  juste 
condescendance  envers  l'esprit  de  l'homme. 
Selon  lui,  cette  vérité  que  la  raison  appelle  et 
qu'elle  entrevoit,  elle  ne  parvient  pas  à  la  con- 
naître; elle  ne  recueille  pour  prix  de  ses  eflbrts  que 
des  doutes  et  des  erreurs,  qui  témoignent  de  son 
impuissance  et  du  besoin  pour  nous  de  chercher 
un  meilleur  guide.  Et  ce  guide,  c'est  la  foi,  qui 
seule  peut  conduire  l'âme  par  des  voies  sûres  et 
infaillibles  à  la  possession  du  vrai.  Cela  posé, 
par  un  nouveau  retour  et  une  inconséquence  fa- 
milière aux  écrivains  de  son  école,  Huet  ne  con- 
sacre pas  moins  de  deux  livres  à  prouver  que  les 
anciens  philosophes,  à  l'aide  de  celte  même  rai- 
son qu'il  vient  de  convaincre,  ont  pressenti  la 
plupart  des  dogmes  sublimes  dont  la  civilisation 
moderne  est  redevable  au  christianisme. 

Un  autre  ouvrage  où  se  trahit  la  disposition 
de  Huet  à  déprimer  l'entendement  humain, 
c'est  la  Critique  de  la  philosophie  cartésienne. 
Huet  s'était  laissé  gagner,  dans  sa  jeunesse,  à  la 
beauté  simple  et  sévère  de  cette  noble  philoso- 
phie, qui  a  fait  faire  un  si  grand  pas  à  la  dé- 
monstration des  vérités  morales  ;  et  voilà  que, 
sur  la  fin  de  ses  jours,  il  se  montre  l'adversaire 
impitoyable  de  ces  doctrines  qu'il  avait  naguère 
admirées,  il  l'avoue,  au  delà  de  toute  expres- 
sion ;  il  les  poursuit  avec  acharnement;  il  vou- 
drait en  effacer  le  souvenir,  comme  s'il  ne  pouvait 
pardonner  à  Descartes  ni  son  dévouement  à  la 
science,  ni  sa  foi  profonde  dans  la  vérité  de  son 
propre  système.  Selon  Huet,  la  méthode  carté- 
sienne n'est  qu'une  inconséquence  :  car,  une  fois 
qu'on  s'est  engagé  dans  la  voie  du  doute,  on  n'a 
pas  le  droit  d'en  sortir.  La  notion  de  l'existence 
personnelle  n'est  pas  la  première  qui  se  présente 
à  l'esprit;  elle  suppose  cette  majeure  :  ce  qui 
pense  existe,  et  elle  tire  son  origine  du  raison- 
nement, non  de  la  perception.  L'évidence  est  une 
marque  incertaine  de  la  vérité,  puisque  nous 
nous  trompons  chaque  jour  en  croyant  marcher 
à  sa  lumière.  L'àme  est  immatérielle  assuré- 
ment ;  mais  Descartes  a  compromis  cette  grande 
vérité  par  la  manière  dont  il  l'établit  ;  il  est  faux 
qu'elle  suive  de  la  définition  même  de  l'esprit, 
opposée  à  la  définition  de  la  matière  ;  faux  que 
l'àme  soit  mieux  connue  que  le  corps  et  avant 
le  corps;  faux  que  la  nature  du  mot  consiste 
seulement  dans  la  pensée;  faux  que  le  sentiment 
n'appartienne  pas  aux  organes;  faux  que  certaines 
idées  jie  dérivent  pas  des  sens.  La  raison  n'a  au- 
cune notion  positive  et  directe  de  l'infini  ;  elle  le 
conçoit  comme  négation  du  fini,  et  cette  concep- 
tion  qui   ne   le  représente   pas,  que  chacun  se 


I 


HUKT 


731  — 


HUET 


l'orme  par  voio  d'analyse  cl  d'alislraction,  qui 
reste  toujours  trbs-confuso,  ne  peut  fournir  au- 
cune démonstration  solide  de  l'existence  divine. 
Nous  omettons  d'autres  objections,  tantôt  sérieu- 
ses, tantôt  fi'ivoU's,  contre  plusieurs  points  de  la 
physique  de  Descartes.  La  conclusion  de  Huet, 
c'est  que  la  doctrine  cartésienne  est  un  tissu  de 
contradictions,  ([u'elle  s'appuie  sur  des  chimères, 
qu'elle  ignore  les  effets  et  les  causes  véritables, 
qu'elle  oITcnso  la  religion  en  égalant  l'autorité 
de  l'évidence  à  celle  de  la  foi,  et  qu'elle  aurait 
troublé  le  monde  par  son  arrogance,  ses  para- 
doxes et  ses  empiétements,  si  la  sagesse  des  ma- 
gistrats ne  l'avait  contenue  et  réprimée.  A  peine 
cotte  critique  amère  est-elle  adoucie  par  de 
rares  hommages  que  le  censeur  rigide  de  la 
philosophie  nouvelle  ne  peut  s'empêcher  de  ren- 
dre au  génie  vigoureux  et  pénétrant  de  son  fon- 
dateur. 

Cependant,  malgré  les  semences  de  scepticisme 
éparscs  dans  les  ouvrages  que  nous  venons  de 
parcourir,  peut-être  la  place  que  Huet  doit  oc- 
cuper dans  la  philosophie  moderne  serait-elle 
restée  un  problème,  s'il  n'avait  pas  écrit  le  Traité 
de  la  faiblesse  de  l'esvrit  humain,  publié  après 
sa  mort  par  l'abbé  a'Olivet.  Ici  la  pensée  de 
l'illustre  évêque  devient  parfaitement  claire  : 
c'est  le  pyrrhonisme  absolu,  enseigné  d'une  ma- 
nière ouverte  et  mis  sans  détour  au  service  de 
la  foi. 

Le  Traité  de  la  faiblesse  de  Vespvit  humain 
se  compose  de  trois  livres.  Le  premier  a  pour 
objet  d'établir  que  la  vérité  ne  peut  être  connue 
(le  l'entendement  par  le  secours  de  la  raison 
avec  une  pleine  et  entière  certitude.  Huet  en 
donne  treize  motifs,  pour  la  plupart  tirés  de 
Sextus  Empiricus  :  par  exemple,  les  illusions  de 
nos  facultés,  les  changements  qui  s'opèrent  con- 
tinuellement dans  les  objets,  la  contradiction  de 
nos  jugements,  l'analogie  du  sommeil  et  de  la 
veille.  Malgré  son  aversion  pour  le  cartésianisme, 
il  se  garde  d'omettre  parmi  ses  preuves  l'igno- 
rance où  nous  sommes,  suivant  Descartes,  si 
Dieu  n'a  pas  voulu  que  nous  nous  trompions 
toujours.  Plus  loin,  il  montre  avec  habileté  que 
c'est  une  pétition  de  principe  de  vouloir  prouver 
par  la  raison  que  la  raison  est  certaine  :  «  car, 
dit-il,  les  arguments  que  l'on  propose  pour  cela 
comme  certains,  sont  produits  par  la  raison;  or, 
c'est  cela  même  qui  est  une  question,  savoir  si 
la  raison  peut  produire  quelque  chose  de  certain 
et  de  véritable.  »  Un  chapitre  curieux  de  ce 
premier  livre  est  celui  où  l'évêque  d'AvTanches 
veut  montrer  «  que  la  loi  de  douter  a  été  établie 
par  d'excellents  philosophes  ».  Veut-on  savoir  qui 
sont,  suivant  lui,  ces  philosophes?  A  peu  près 
tous  ceux  de  l'antiquité,  entre  autres  les  Pytlia- 
gore,  les  Parménide,  les  Platon,  les  Aristote,  les 
Porphyre,  c'est-à-dire  les  chefs  du  dogmatisme 
le  plus  audacieux  que  la  raison  ait  jamais 
produit. 

Au  second  livre,  Huet  recherche  quelle  est  la 
plus  sûre  et  la  plus  légitime  manière  de  philo- 
sopher; car  «  son  intention  n'est  pas,  dit-il  (ch.  iv), 
d'éteindre  toute  la  lumière  de  l'esprit  ;  il  ne  croit 
pas  que  notre  entendement  soit  dans  un  perpétuel 
égarement  ;  nous  ne  sommes  point  devenus  des 
troncs  d'arbres,  attachés  à  la  terre,  couverts 
d'une  épaisse  ignorance  de  toutes  choses,  dé- 
pourvus de  conseil  et  de  règle  pour  conduire 
notre  vie....  Encore  que  nous  ne  marchions  pas 
à  la  lumière  du  soleil  et  en  plein  midi,  nous 
marchons  au  moins  à  la  lumière  réfléchie  de  la 
lune  ».  La  lumière  réfléchie  que  cette  métaphore 
nous  promet  est  celle  de  la  probabilité,  que  la 
sagesse  consiste  à  suivre,  puisque  l'homme  ne 
peut  parvenir  à  la  certitude.  L'âme  n'a  pas  de 


notions  innées,  comme  Platon,  Proclus,  et  Des- 
cartcs  le  supposent  à  tort  ;  toutes  ses  idées  tirent 
leur  origine  de  la  sensation;  elle  doit  donc  s'en 
tenir  à  ce  qui  paraît,  et  se  guider  par  la  vrai- 
semblance. Voici  les  avantages  que  l'homme  re- 
tirera de  cette  conduite  :  il  évitera  l'erreur, 
l'opiniâtreté  et  l'arrogance,  et  il  .se  rendra  ainsi 
digne  de  recevoir  le  don  de  la  foi  que  Dieu  veut 
bien  accorder  à  ceux  qui  ne  se  confient  pas  aux 
forces  de  la  nature  et  qui  ne  présument  pas  de 
la  pénétration  de  leur  esjtrit.  Or,  la  foi  supplée 
au  défaut  de  la  raison^  cl  rend  très-certaines  des 
choses  qui  pour  la  raison  ne  l'étaient  pas.  <•  Par 
exemple,  dit  Huet  (ch.  ii),  ma  raison  ne  pouvant 
me  faire  connaître  avec  une  entière  éviaence  et 
une  parfaite  certitude  s'il  y  a  des  corps,  quelle 
est  l'origine  du  monde,  et  plusieurs  autres  choses 
pareilles,  après  que  j'ai  reçu  la  foi,  tous  ces 
doutes  s'évanouissent  comme  les  spectres  au  lever 
du  soleil.  » 

Ainsi  l'empirisme  et  la  probabilité,  le  doute 
conduisant  à  la  foi  et  la  loi  tenant  lieu  de  la 
raison,  même  dans  la  connaissance  des  choses 
sensibles  et  dans  les  usages  de  la  vie,  voilà  en 
deux  mots  toute  la  doctrine  philosophique  de 
Huet. 

Cette  étrange  théorie  achève  de  se  dessiner 
dans  un  troisième  livre  où  sont  exposées  avec 
une  franchise  qui  honore  l'auteur,  puis  réfutées 
les  objections  principales  contre  le  pyrrhonisme, 
par  exemple  qu'il  est  impraticable,  qu'il  ren- 
ferme une  contradiction,  qu'il  outrage  la  Pro- 
vidence, etc.  Amené  peu  à  peu  à  mieux  définir 
son  sentiment  à  l'égard  de  la  raison,  Huet  veut 
bien  reconnaître  qu'elle  est  pourvue  de  notions 
premières,  quelle  qu'en  soit  l'origine,  humaine- 
ment certaines  ;  mais  il  conteste  que  ces  notions 
aient  une  portée  absolue  en  dehors  de  la  foi. 
«  Tant  que  l'entendement  humain,  dit-il  (ch.  xv), 
s'appuyant  sur  la  raison,  se  fonde  sur  les  premiers 
principes,  à  peine  peut-il  se  soutenir;  mais  sitôt 
que  la  foi  vient  à  son  secours,  il  demeure  ferme 
et  inébranlable.  »  Et  plus  bas:  «  Lorsque  la  raison 
s'applique  aux  premiers  principes,  quoiqu'elle  y 
trouve  une  souveraine  certitude  humaine,  il  leur 
manque  néanmoins  quelque  chose  pour  être 
certains  d'une  parfaite  certitude,  et  ce  défaut 
est  suppléé  par  la  foi.  »  Il  ne  s'agit  ici  que  des 
axiomes;  mais  Huet  ne  tarde  pas  à  étendre  ces 
maximes  à  toute  espèce  de  connaissance.  «  Ces 
autres  propositions,  dit-il  {ubi  supra),  me  de- 
viennent certaines  par  la  foi  :  l'homme  est  com- 
posé d'un  corps  et  d'une  âme;  l'homme  sent  et 
vit;  je  suis  et  je  vis,  puisque  je  crois  et  que  je 
sais  que  je  crois.  Ces  propositions,  que  je  trouvais 
certaines  par  la  raison  d'une  certitude  humaine, 
lorsque  la  foi  survient,  deviennent  certaines 
d'une  certitude  divine,  et  toutes  ces  ténèbres  qui 
occupaient  mon  esprit  se  dissipent.  Véritablement 
c'est  un  grand  avantage  que  nous  tirons  de  la  foi 
et  de  la  théologie,  que  notre  entendement  chan- 
celant soit  confirme,  et  qu'il  soit  amené  à  une 
pleine,  à  une  claire  et  à  une  certaine  connais- 
sance de  la  vérité.  » 

Après  avoir  esquissé  les  principaux  traits  du 
système  de  Huet,  il  resterait  à  en  discuter  le 
principe  et  les  conséquences,  à  voir  si  la  plus 
siire  manière  de  philosopher  est  de  renoncer  à 
l'usage  de  la  raison,  et  si  le  doute  philosophique 
peut  engendrer  la  foi  religieuse;  mais  au  milieu 
de  cet  examen,  qui  a  été  entrepris  tant  de  fois, 
mieux  vaut  faire  connaître  comment  le  pyrrho- 
nisme de  l'évêque  d'Avranches  a  été  jugé  par  ses 
contemporains. 

Arnauld  écrivait  en  1692  :  «  Je  ne  sais  ce  qu'on 
peut  trouver  de  bon  dans  le  livre  de  M.  Huet 
contre  M.  Descartes,  si  ce  n'est  le  latin  :  car  je 


IIUET 


—  732  — 


HUGU 


n'ai  jamais  vu  de  si  c'.uUif  livre,  pour  ce  qui  est 
do  la  jusiesse  d'esprit  et  de  la  solidité  du  raison- 
nement. C'est  renverser  la  religion  que  d'outrer 
le  pyrrhonisme  autant  qu'il  fait  :  car  la  foi  est 
fondée  sur  la  révélation  dont  nous  devons  être 
assurés  par  la  connaissance  de  certains  faits.  S'il 
n'y  a  donc  point  de  faits  humains  qui  ne  soient 
incertains,  il  n'y  a  rien  sur  quoi  la  foi  puisse  être 
appuyée.  » 

Voilà  le  jugement  que  portait  Arnauld  de  la 
Critique  de   la  philosophie  cartésienne,  où   le 
pyrrhonisme  perce  de  toutes  parts,  mais  toutefois 
n'est  pas  encore  érigé  en  méthode.  Veut-on  main- 
tenant savoir  quel  accueil  reçut  le  Traité  de  la 
faiblesse   de   Vespril  humain ,   non  pas  auprès 
des  philosophes  qui  voyaient  les  bases  de  leur 
science  ébranlées,  mais  parmi  le  clergé  et  jusque 
dans  le  sein  de   la  Compagnie  de  Jésus,  si  ri- 
goureuse à  l'égard  du  cartésianisme,  si  pleine 
de  déliance  à  l'égard  de  la  raison  ?  Non-seulement 
il  ne  se  trouva  personne  qui  osât  en  prendre  la 
défense  ;    mais  le    scandu^le  de  voir  un  évêque 
enseigner  le  scepticisme  et  prétendre  assurer  la 
foi  par  cette  tactique  misérable,  alla  si  loin  que 
les  jésuites,  amis  de  Huet,  se  virent  réduits  à 
contester  l'authenticité  de  son  livre.  Au  mois  de 
juin  1725,  parut  dans  les  Mémoires  de  Trévoux 
un   article  destiné   à    établir    «  que  le  titre  et 
beaucoup  plus  le  dessein  de  l'ouvrage  juraient 
avec  le  nom  et  le  caractère  de  l'auteur  à  qui  on 
osait   l'attribuer,  et  que  c'était  quelque  pyrrho- 
nien  outré  qui  avait  voulu  mettre  en  crédit  une 
doctrine  surannée  à  l'aide  d'un  nom  si  respectable 
aux  savants  et  aux  gens  de  bien».  Après  avoir 
rendu  justice  «  au  pieux  évêque  d'Avranchcs  », 
les  Mémoires  de  Trévoux  tonnent  contre  »  l'au- 
teur   ténébreux   qui   s'est   transformé  ainsi    en 
ange  de   lumière  pour  mieux  répandre  partout 
ses  ténèbres  pyrrhoniennes.  Heureusement  pour 
les  sciences  soit  humaines,  soit  divines,  cet  auteur 
ne  passe  pas  les  bornes  du  grammairien  sophiste, 
et  ne  saurait  imposer  aux  plus  forts  esprits,  et 
beaucoup  moins  aux  esprits  populaires  les  plus 
fiiibles.  Tout  son  ouvrage  n'est  qu'un  réchauffé 
d'Empiricus  et  de  quelques  anciens  rhéteurs  qui 
n'ont  donné  d'autres  preuves  de  philosophie  et 
de  raisonnement,  que  la  hardiesse  à  contredire 
les   philosophes  qu'ils  n'entendent  pas.   Encore 
eussent-ils  pu  se  donner  quelque  relief  de  phi- 
losophie et  de  solidité  d'esprit,  s'ils  se  fussent 
bornés  à  contredire  les  philosophes  qui  ne  laissent 
pas  de  prêter  un  peu  à  la  contradiction-  mais, 
p.ir  bonheur  pour  les  philosophes,  on  a  vu  le  prin- 
cipe qui  faisait  agir  ces  contradicteurs  éternels, 
lorsqu'on  les  a  vus  saper  également  toutes  les 
sciences,  la  géométrie  comme  l'almanach;  nier 
qu'il  fût  jour  en  plein  midi,  que  deux  et   deux 
lissent  quatre;  combattre  toute  évidence,  et  re- 
noncer à  toute  religion,  à  tout  principe,  à  toute 
société,  à  tout  sens  commun....  »   Spectacle  re- 
marquable,  sinon  unique,    dans  les  annales  de 
la  philosopnie  moderne?  Un  journaliste  de  Tré- 
voux,   c'est-à-dire  un  jésuite   parlant  au  nom 
de  la  Compagnie,  se  porte  le  défenseur  de  l'au- 
torité  de   la   raison  contre  le  pyrrhonisme  pro- 
fessé par  un  des  princes  de  l'Jîglise   de  France. 
Ce  qui  suit  n'est  pas  moins  remarquable.  «  On 
veut  croire,  continuent  les  Mémoires  de  Trévoux, 
que  l'auteur  a   une  intention   saine;  mais  son 
intention  ne  corrige  en  aucune  sorte  le  vice  du 
système  qu'il  propose.  Les  pyrrhoniens  étaient 
peut-être  malintentionnés;  mais  ils  raisonnaient 
conséquemment,  en  sapant  ouvertement  les  prin- 
cipes de  la  religion  après  avoir  sapé  ceux  de  la 
raison.  En  effet,  l'auteur  a  bonne  grâce,  après 
nous  avoir  rendu  suspects  nos  yeux,  nos  oreilles, 
notre  cerveau,  notre  cœur,  notre  esprit,  notre 


pensée;  après  nous  avoir  dit  qu'il  est  impossible 
d'atteindre  aux  vérités  les  plus  communes;  après 
avoir  traité  l'histoire,  la  morale,  la  géométrie 
de  frivoles  illusions;  après  nous  avoir  mis  en 
défian:e  contre  Dieu,  qu'il  nous  permet  de  re- 
garder comme  occupe  à  nous  tromper;  il  a  bonne 
grâce  de  venir  nous  prêcher  la  foi,  la  religion 
et  les  mystères!  Un  esprit  faible  ou  même  un 
esprit  fort  que  son  premier  livre  aurait  séduit, 
serait  bien  en  état  d'être  ramené  par  le  second  ?. . . 
La  foi,  dit-il,  supplée  au  défaut  de  la  raison. 
C'est  un  sophisme  :  car  si  la  foi  supplée  au  défaut 
de  la  raison,  c'est,  comme  le  dit  saint  Thomas, 
à  l'égard  des  choses  divines  à  quoi  la  raison  ne 
peut  atteindre;  mais  la  foi  fait-elle  que  nous 
concevions  mieux  qu'il  soit  jour  en  plein  midi; 
qu'un  triangle  ait  trois  angles;  qu'il  y  ait  de.s 
corps  et  un  univers?  Un  ignorant  en  devient-il 
plus  éclairé  dans  les  sciences  humaines  pour 
connaître  qu'il  y  a  une  Trinité  en  un  seul  Dieu?» 
Que  pourrions-nous  ajouter  à  ces  lignes?  Elles 
n'établissent  pas  seulement  que  le  Traité  de  la 
faiblesse  de  l'esprit  humain  a  été  répudié  dès 
son  apparition  pour  tous  les  écrivains  catholiques 
de  quelque  poids;  elles  prouvent  aussi  avec  une 
irrésistible  évidence  que  l'idée  même  de  ce  livre 
fameux,  le  projet  d'élever  l'édifice  des  croyances 
religieuses  sur  la  base  chancelante  du  scepti- 
cisme, est  une  prétention  chimérique,  désavouée 
par  le  sens  commun  qu'elle  outrage,  périlleuse 
par  la  foi  qui  ressent  l'atteinte  de  tous  les  coups 
portés  à  la  raison  et  à  la  philosophie.  Soutenir, 
demande  Huet  quelque  part,  que  le  doute  est 
le  chemin  de  la  foi,  n'est-ce  pas  avancer  que 
pour  croire,  il  est  bon  de  ne  pas  croire?  On  doit 
regretter  qu'après  avoir  posé  le  problème  si 
nettement,  le  pieux  et  docte  prélat  ne  l'ait  pas 
mieux  résolu. 

Voici  les  titres  des  principaux  ouvrages  de 
Huet  :  de  Interpretatione  libri  duo,  in-4,  Pa- 
ris, 1661; —  Origenis  Commentaria  in  sacram 
Scripiuram,,  2  vol.  in-f",  Rouen,  1668;  — de 
VOrigine  des  romans,  in-12,  Paris,  1670;  — 
Discours  prononcé  à  l'Académie  française,  in-4, 
ib.,  1674;  —  Animadversiones  in  Manilium  et 
Scaligeri  notas,  in-4,  ib.,  1679; — Demonstratio 
evangeiica ,  in-f°,  ib.,  1679;  —  Censura  philo- 
sophiœ  carlesianœ, 'm-\2,ih.,  1689;—  Quœstiones 
Alnetanœ  de  concordia  rationis  et  fîdei  in-4, 
ib.,  1690-!  —  Nouveaux  mémoires  pour  servir 
à  Vhistoire  du  cartésianisme,  in-12,  ib.,  1692; 
—  Dissertations  sur  diverses  matières  de  religion 
et  de  philosophie,  in-12,  ib.,  1712; — Histoire 
du  commerce  et  de  la  navigation  des  anciens, 
in-12,  ib.,  1716; — Commentarius derebusad eum 
pertinenlibus,  in-12,  Amst.,  1718;  —  Huetiana. 
in-12,  Paris,  1722.  La  plupart  de  ces  ouvrages 
ont  eu  plusieurs  éditions.  Il  faut  y  joindre  le 
Traité  de  In  faiblesse  de  l'esprit  humain,  publié 
par  l'abbé  d'Olivet  avec  un  éloge  historique  de 
l'auteur,  in-12,  Paris,  1722;  Amst.,  1741.  Huet 
avait  pris  soin  de  faire  une  traduction  latine  de 
son  livre,  qui  a  été  imprimée  à  Amsterdam, 
in-12,  1738.  Brucker  parle  longuement  de  Huet 
au  tome  IV  de  son  grand  ouvrage. 

Voy.  aussi  Egger,  de  Viribus  mentis  humanœ 
contra  Huelium,  in-8,  Berne,  1735,  enfin  Huet, 
évêque  d'Avranchcs,  ou  le  Scepticisme  théolo- 
gique, par  Ch.  Bartholmess,  Paris,  1830,  in-8.  C.  J. 
HUGUES  d'Amiens  ou  de  Rouen,  ainsi  surnom- 
mé parce  qu'il  descendait  des  comtes  d'Amiens,  et 
fut  archevêque  de  Rouen,  naquit  vers  la  fin  du 
XI''  siècle,  et  mourut  le  11  novembre  1164.  Il  fit 
ses  études  à  Laon,  dans  l'école  des  célèbres  frères 
Anselme  et  Raoul.  Il  embrassa  la  vie  religieuse 
à  Cluny,  et  fut  successivement  prieur  de  Saint- 
Martial  de  Limoges,  prieurde  Saint-Pancrace-de- 


HUGU 


—  733  — 


HUGU 


Leuvcs  en  Angleterre,  ;ibl)6  de  Redding,  et  ar- 
chevêque de  Rouen  en  1130.  11  ne  l'ut  point 
étranger  aux  événements  politiques  et  religieux 
de  son  temps,  et  resta  toujours  fidèle  au  saint- 
siége  contre  les  prétentions  de  la  couronne 
d'Angleterre. 

On  a  de  lui  sept  livres  de  dialogues  sur  divers 
sujets  théologiques,  publiés  par  Dom  Martcnne 
dans  ses  anecdotes  :  trois  livres  sur  rÉglisc  et 
ses  ministres,  imprimés  à  la  suite  des  Œuvres 
de  Gilbert  de  Norjent,  par  D.  Dachcri;  quelques 
autres  écrits  ou  Ictlres  qu'il  faut  chercher  dans 
divers  recueils,  et  qui,  pour  la  plupart,  n'ont 
rien  de  commun  avec  la  philosophie.  Les  ques- 
tions dont  l'e.vamen  se  trouve  dans  ces  ouvrages 
sont  celles  qui  se  rapportent  à  Dieu,  au  libre 
arbitre,  à  la  vie  l'uture.  Elles  sont  exclusivement 
traitées  au  point  de  vue  théologique,  appuyées 
de  citations  de  l'Écriture,  et  ne  présentent  que 
des  solutions  sans  originalité  et  sans  intérêt, 
mais  toutes  admises  à  celte  époque.       H.  B. 

HUGUES  DE  S.\iNT-ViCTOR.  On  n'est  pas  d'ac- 
cord sur  la  contrée  qui  vit  naître  ce  célèbre 
moine  du  xii"  siècle.  Les  uns  le  font  Flamand, 
les  autres  Saxon,  d'autres  enfin  Lorrain.  Cette 
dernière  opinion  paraît  la  plus  probable.  A  un 
âge  fort  tendre  encore,  il  fit  de  rapides  progrès 
dans  ses  études  chez  les  chanoines  d'Haniersle- 
ben,  en  Saxe.  Il  se  voua  de  bonne  heure  à  la  vie 
monastique  dans  le  couvent  de  Saint-Victor  de 
Marseille,  qu'il  quitta  pour  l'abbaye  de  SaintT 
Victor  de  Paris.  Il  y  enseigna  avec  succès  la 
théologie,  donnant,  par  la  solidité  de  ses  leçons, 
l'idée  de  la  juste  mesure  de  hardiesse  et  de 
prudence  qui  doit  présider  à  un  enseignement 
si  important.  Sa  vie  se  passa  dans  une  position 
fort  modeste;  il  ne  s'éleva  jamais  à  aucune  des 
dignités  de  son  ordre,  et  ne  se  distingua  que 
par  son  travail  et  par  son  savoir.  Il  mourut  le 
11  février  1141,  à  l'âge  de  quarante-quatre  ans. 

Contemporain  d'Abailard,  et  placé  tout  près  du 
théâtre  de  ses  succès,  il  ne  fut  point  son  rival. 
Il  l'égalait  cependant  en  savoir;  mais  son  ju- 
gement droit  et  son  esprit  mesuré  firent  qu'il 
enseigna  avec  moins  d'éclat  sans  doute,  mais 
avec  plus  de  sécurité.  11  semble  d'ailleurs  avoir 
été  plutôt  son  partisan  que  son  adversaire;  un 
passage  de  son  Traité  des  Sacrements  (liv.  I, 
3'  partie,  ch.  xxvi)  ne  permet  guère  de  le 
justifier  d'avoir,  dans  le  mystère  de  la  Trinité, 
renouvelé,  comme  Abailard,  l'opinion  des  sabel- 
liens.  Ce  n'est  pas,  du  reste,  le  seul  exemple 
qu'il  ait  donné  de  l'indépendance  de  son  esprit. 
Il  soutient,  contre  des  docteurs  qu'il  accuse  de 
n'avoir  pas  une  idée  juste  de  la  portée  de  l'in- 
telligence humaine,  que  la  même  foi  avait  été, 
il  est  vrai,  celle  de  tous  les  âges  et  de  tous  les 
fidèles,  mais  que  tous  les  âges  et  tous  les  fidèles 
n'en  avaient  pas  une  connaissance  aussi  parfaite. 
In  his  eamdem  fidem,  non  eamdem  fidei  cogni- 
tionem  invenimus. 

Dans  l'analyse  de  la  notion  de  Dieu,  il  dit 
que  l'homme  a  été  créé  à  son  image  ;  que  c'est 
par  cette  image,  qui  repose  dans  l'esprit  humain, 
que  nous  pouvons  connaître  Dieu,  et  non-seu- 
lement savoir  qu'il  est,  mais  encore  pénétrer 
jusqu'à  ses  perfections  fondamentales,  la  puis- 
sance, la  sagesse,  la  bonté,  et  tirer  la  notion  de 
cause  de  l'idée  que  nous  nous  faisons  de  lui.  Il 
est  vrai  que,  dans  un  autre  endroit,  il  affirme 
que  Dieu  ne  peut,  quant  à  son  essence,  être 
pensé  par  l'homme,  pas  même  par  analogie, 
attendu,  ajoute-t-il,  qu'il  est  au-dessus  de  tout  ce 
que  nous  connaissons,  au-dessus  des  corps  et  des 
esprits,  et  que  l'homme  ne  peut  penser  que  des 
choses  relatives  [ubi  supra,  liv.  1,  10'  partie, 
ch.  II). 


L'âme,  son  essence,  ses  conditions,  ses  facultés, 
ont  fourni  à  ce  philosojihe  de  nombreuses  ob- 
servations et  des  réflexions  ingénieuses  et  pro- 
fondes, dont  l'étude  n'est  point  à  dédaigner.  Ce 
n'est  pas  là,  sans  doute,  la  psychologie  telle  que 
nous  l'entendons  aujourd'hui.  Ces  travaux  sur 
l'âme  sont  mêlés  de  données  empruntées  à  une 
physique  et  à  une  physiologie  telles  que  le  temps 
l)ermettait  de  les  concevoir.  Du  reste,  l'origine 
de  ce  genre  de  considérations  se  trouve  claire- 
ment dans  les  trois  livres  de  l'Ame  d'Aristote. 
On  sait  que  ce  philosophe  ne  s'est  pas  borné  à 
considérer  l'âme  dans  ses  fonctions  intellectuelles  ; 
mais  qu'il  en  a  poursuivi  la  présence  juscjue  dans 
la  sensibilité  et  ses  organes,  et  qu'il  en  a  étendu 
l'idée  jusqu'aux  animaux  et  même  jusqu'aux 
plantes.  On  ne  sera  donc  pas  étonné  que,  fidèle 
aux  enseignements  de  ce  maître  légué  par  l'an- 
tiquité au  moyen  âge,  Hugues  de  Saint-Victor 
ait  exposé  sur  l'âme  la  série  de  considérations 
dont  nous  allons  esquisser  l'analyse. 

L'âme  est,  à  ses  yeux,  placée  dans  le  monde 
entre  les  corps  et  Dieu  ;  en  sorte  toutefois 
que  Dieu  est  en  elle,  et  le  monde  hors  d'elle. 
Avant  la  chute,  car  nous  ne  pouvons  séparer 
le  point  de  vue  de  l'auteur  de  la  tradition 
chrétienne,  qui  en  est  un  élément  nécessaire, 
l'âme  voyait  par  un  œil  triple,  ou  plutôt  par 
trois  yeux  :  l'œil  de  la  chair,  celui  de  l'in- 
telligence, celui  de  la  contemplation^  par  lesquels 
elle  percevait  le  monde  et  ce  qui  est  en  lui, 
elle-même  et  ce  qui  est  en  elle,  Dieu  et  ce  qui 
est  en  Dieu.  Le  péché  éteignit  l'œil  de  la  con- 
templation, obscurcit  celui  de  l'intelligence,  et 
ne  laissa  intact  que  l'œil  de  la  chair.  L'œil  de 
la  contemplation  éteint  rend  nécessaire  la  foi, 
la  foi  qui  est  la  croyance  aux  choses  invisibles 
ou  incompréhensibles,  à  toutes  celles  qui  ne 
sauraient  être  l'objet  de  l'expérience,  à  Dieu 
avant  tout.  La  connaissance  de  la  vie  future 
elle-même  n'est  plus  dans  l'homme  qu'à  l'état 
de  pressentiment. 

Une  fois  admis  que  la  chute  est  la  cause  de 
l'état  actuel  de  l'âme,  tout  ce  que  dit  Hugues  de 
Saint-Victor  de  cet  état  actuel  appartient  entiè- 
rement à  la  réflexion  philosophique.  Si  le  mys- 
ticisme y  aff'ranchit  quelquefois  l'auteur  des 
entraves  de  l'observation,  ce  n'est  plus  par  l'in- 
tervention des  données'  traditionnelles  de  la 
religion,  c'est  par  suite  de  ses  dispositions  per- 
sonnelles à  un  mysticisme  philosophique  dont 
d'autres  avaient  déjà  donné  l'exemple. 

Le  système  psychologique  de  Hugues  de  Saint- 
Victor  n'est  pas  fondé  complètement  sur  la  dis- 
tinction absolue,  telle  que  la  conçut  plus  tard  le 
cartésianisme,  de  l'âme  et  du  corps.  S'il  admet 
d'une  manière  formelle  cette  distinction,  ce  n'est 
qu'après  avoir,  en  quelque  sorte,  épuise  tous  les 
rapports  de  ces  deux  substances,  ce  n'est  qu'a- 
près avoir  conduit  l'âme,  à  travers  l'organisme. 
depuis  les  hauteurs  de  la  pensée  jusqu'aux  li- 
mites des  sens.  Il  a  bien  soin  toutefois  de  ne  pas 
distinguer  plusieurs  âmes,  comme  l'ont  fait  d'au- 
tres au  moyen  âge,  et,  s'il  trouve  quelque  em- 
barras à  résoudre  tant  de  fonctions  diverses 
dans  l'unité  ontologique  de  la  substance  imma- 
térielle, du  moins  s'est-il  soustrait  à  l'absurdité 
d'une  pareille  division. 

Ame  et  esprit  sont,  à  ses  yeux,  des  mots  qui 
expriment  un  seul  et  même  être,  âme  en  tant 
qu'il  anime  le  corps,  esprit  en  tant  que  con- 
tenant dans  son  essence  propre  la  connaissance 
rationnelle  par  laquelle  il  s'élève  à  Dieu.  Ce 
n'est  pas,  comme  plusieurs  l'ont  cru  au  moyen 
âge,  et  en  particulier  ceux  qui  cultivèrent  I.i 
philosophie  hermétique,  qu'il  y  ait  une  âme 
sensible  ou  animalCj  et  une  âme  raisonnable  ou 


HUGU 


734  — 


HUME 


espril  ;  c'est  que  l'âme,  une  et  toujours  la  même, 
vit  en  soi  par  la  raison  et  la  pensée,  et  commu- 
nique au  corps  la  sensibilité,  en  vivifiant  les 
sens;  ce  sont  deux  attributs,  deux  fonctions  d'une 
même  force.  Il  regarde  ces  deux  propriétés  de 
l'âme  comme  si  étroitement  unies,  comme  se 
confondant  si  intimement  dans  la  môme  unité, 
qu'il  va  jusqu'à  soutenir  que  sans  la  raison  le 
corps  lui-même  ne  saurait  vivre. 

Il  donne  de  l'âme  une  définition  qui  montre 
que,  tout  en  cherchant  à  expliquer  sa  liaison 
avec  le  corps,  il  dislingue  les  deux  substances. 
«  L'âme,  selon  lui  {de  Anima,  lib.  II),  est  une 
substance  qui  communique  la  vie;  elle  est  plus 
subtile  encore  que  le  feu  et  l'air;  elle  est  dis- 
posée de  manière  à  s'unir  au  corps,  mais  elle 
n'est  pas  corporelle;  bien  plus,  elle  est  abso- 
lument esprit,  en  tant  que  douée  de  raison  ; 
dans  l'homme  elle  est  une  avec  l'esprit,  encore 
que  ces  expressions  aient  un  sens  différent.  » 

La  simplicité  de  l'âme  ne  permet  pas  d'ad- 
mettre que  la  diversité  de  ses  fonctions  résulte 
de  ses  diverses  parties;  elle  résulte  de  ses  di- 
verses propriétés  ou  facultés.  Hugues  admet  trois 
facultés  générales  dans  l'âme  :  elle  désire,  elle 
s'irrite,  elle  connaît.  Ainsi  la  concupiscibilité, 
l'irritabilité,  la  raison  forment  dans  son  unité 
une  sorte  de  trinité,  conception  dans  laquelle 
nous  voyons  se  reproduire  l'idée  sabellienne. 
Du  reste,  l'action  de  l'âme  est  graduée  comme 
ses  facultés  mêmes.  Elle  communique  avec  les 
corps  par  les  sens,  en  réfléchit  la  figure  par  l'i- 
magination, les  examine  par  la  réflexion,  éclaire 
leur  nature  par  la  raison,  en  confie  le  souvenir 
à  la  mémoire.  La  faculté  la  plus  élevée  de  l'âme 
conçoit  cet  ensemble  de  perceptions,  et  le  sou- 
met soit  à  la  méditation,  soit  à  la  contem- 
plation. 

Cette  analyse,  que  sans  doute  une  psychologie 
sévère  n'admettrait  pas  sans  restriction,  conduit 
Hugues  de  Saint-Victor  à  des  subtilités  dans 
lesquelles  nous  ne  le  suivrons  pas. 

Lorsque,  cherchant  le  terme  moyen  qui  lie 
entre  eux  le  corps  et  l'esprit^  Hugues  reconnaît 
ce  médium  dans  l'imagination,  sans  doute  il 
ne  résout  pas  ce  difficile  problème;  mais  il 
arrête  l'attention  du  psychologue  sur  des  faits 
qui  participent  des  deux  natures,  et  qui,  s'ils  ne 
sont  pas  ce  lien  lui-même,  sont  certainement 
les  effets  de  cette  union,  et,  en  cette  qualité, 
résument  le  fait  observable  sous  lequel  se  ma- 
nifeste la  loi  à  découvrir.  Le  soin  que  met 
Hugues  de  Saint-Victor  à  déterminer  les  points 
extrêmes  par  lesquels  l'âme  s'unit  à  Dieu  et  au 
corps,  l'intelligence  à  la  sensibilité  physique; 
celui  avec  lequel  il  marque  les  divers  échelons 
intermédiaires,  la  sensibilité  morale,  l'imagi- 
nation ;  l'opération  analogue  qu'il  tente  pour 
faire  voir  de  quelle  manière  le  corps  s'évertue  à 
s'élever  jusqu'à  l'âme  et  à  s'unir  à  elle,  sont 
autant  d'efforts  vers  l'analyse  complète  des  faits 
de  la  nature  humaine.  Cette  manière  de  voir  est 
plus  judicieuse  que  la  séparation  absolue  des 
phénomènes  de  l'esprit  et  de  ceux  du  corps,  qui 
a  conduit  quelques  philosophes  modernes  à  nier 
la  possibilité  de  concevoir  un  lien  quelconque 
entre  les  deux  substances.  Avec  les  vues  de  Hu- 


d'autres  systèmes,  qui,  peut-être  en  apparence 
plus  scientifiques,  n'en  sont  pas  moins  démentis 
par  l'expérience.  En  arrêtant  dans  l'imagination 
le  développement  le  plus  élevé  de  l'intelligence 
des  animaux,  Hugues  de  Saint-Victor  s'est  mon- 
tré observateur  plus  exact  que  les  auteurs  des 
systèmes  exclusifs  qui  ont  élevé    l'animal  jus- 


qu'aux facultés  de  l'homme,  ou  l'ont  abaissé 
presque  au-dessous  du  végétal. 

Si,  à  la  suite  de  ces  considérations,  Hugues 
de  Saint-Victor  regarde  le  feu  et  l'air  comme  des 
forces  déliées  dont  l'âme  se  sert  pour  gouverner 
le  corps,  cette  physiologie,  empruntée  à  la  phy- 
sique des  anciens,  est  d'ailleurs  naturelle  à  l'es- 
prit humain,  qui,  dans  l'impuissance  d'atteindre 
la  substance  spirituelle  en  elle-même,  se  la 
figure  .sous  limage  des  corps  les  plus  subtils. 

L'analyse  que  Hugues  de  Saint-Victor  a  donnée 
des  affections  de  l'âme  est  peu  heureuse,  et  mé- 
thodique seulement  en  apparence.  On  trouve 
dans  cette  nomenclature  la  peur,  le  désir,  la 
justice,  et  d'autres  encore  qu'une  psychologie 
bien  entendue  doit  résoudre  dans  des  éléments 
plus  simples.  Nous  croyons  donc  inutile  de  nous 
arrêter  sur  ce  point. 

Le  moyen  âge  a  eu,  comme  notre  siècle,  sa 
phrénologie.  Moins  développée  que  la  nôtre, 
elle  pourrait  cependant  n'avoir  pas  été  étran- 
gère à  la  naissance  de  cette  prétendue  science 
parmi  nous.  Hugues  de  Suint-Victor,  ainsi  que 
beaucoup  d'autres  philosophes  de  cette  époque, 
partageait  le  cerveau  en  trois  parties  ou  cham- 
bres. Dans  la  partie  antérieure  ils  plaçaient  la 
sensibilité  ;  dans  la  partie  postérieure,  l'origine 
de  tous  nos  mouvements  ;  dans  celle  du  milieu, 
Pactivité  intelligente.  Ce  n'est  pas  là,  sans  doute, 
la  division  adoptée  par  les  phrénologues  con- 
temporains; mais  c'est  une  division  du  cerveau 
adaptée  à  diverses  classes  de  facultés,  et,  par 
conséquent,  elle  constate,  à  cette  époque,  la 
connaissance  du  principe  sur  lequel  se  fonde  le 
système  de  Gall. 

Tels  sont  les  traits  principaux  de  la  philo- 
sophie de  Hugues  de  Saint-Victor,  l'un  des  hom- 
mes les  plus  savants  de  son  siècle.  Ses  écrits  se 
distinguent  par  une  simplicité  qui  ne  cherche 
ni  l'éclat  ni  la  subtilité.  Il  embrasse  d'un  esprit 
clair  et  précis  tout  l'ensemble  du  savoir  humain 
à  cette  époque;  mais,  loin  de  tirer  gloire  et  pro- 
fit de  cet  avantage,  il  le  subordonne  au  besoin 
de  faire  reposer  sur  de  solides  preuves  la  vérité 
de  la  religion.  Dans  cette  tâche  difficile  il  se 
montra  aussi  respectueux  pour  l'autorité  de 
l'Église^  que  plein  de  confiance  dans  l'origine  et 
la  portée  de  la  raison. 

Le  recueil  général  des  œuvres  de  Hugues  de 
Saint-Victor  a  été  mis  jusqu'à  six  fois  sous 
presse.  Les  deux  premières  éditions  sont  de  Pa- 
ris, 1518  et  1526;  la  meilleure  est  celle  de  Ve- 
nise, 1588;  la  dernière  et  la  plus  négligée,  celle 
de  Rouen,  1648.  Il  y  a  beaucoup  d'éditions  parti- 
culières de  ses  traités  séparés.  VHistoire  litl:- 
raire  de  la  France  (t.  XIII,  p.  50  et  suiv.)  en  ;i 
donné  la  liste,  ainsi  que  celle  de  ses  ouvrages 
non  imprimés  et  des  écrits  qu'on  lui  a  faussement 
attribués.  Consultez  Weis,  Hugonis  de  sancto 
Victore  methodus  mystica,  Parisiis,  1839,  in-8. 

H.  B. 

HXJMANITÉ,  voy.  Destinée  hdmaine. 

HUIdE  (David),  un  des  esprits  les  plus  nets  et 
les  plus  indépendants  du  xviii"  siècle,  naquit  en 
1711,  un  an  après  Reid,  un  an  avant  Rousseau, 
dans  une  ancienne  et  noble  famille  d'Edimbourg. 
«  De  bonne  heure,  dit-il  lui-même,  il  se  sentit 
entraîné  par  un  goiit  pour  la  littérature  qui  a 
été  sa  passion  dominante  et  la  grande  source 
de  ses  plaisirs.  »  Destiné  par  ses  parents  à  la 
jurisprudence,  mais  bientôt  dégoûté  de  cette 
étude,  il  se  jeta  dans  la  philosophie  et  dans 
l'histoire.  Attiré  en  France  par  l'esprit  qui  y 
régnait,  mais  trop  pauvre  pour  vivre  à  Paris,  il 
passa,  aux  environs  de  Reims  et  de  la  Flèche, 
trois  années  studieuses  et  fécondes,  de  1734  à 
1737.  C'est  «  sous  ce  beau  climat  »,  qu'excité  par 


HUME 


—    735 


HUME 


les  écrits  de  Locke  et  de  Berkeley,  et  animé  par 
l'amour  de  la  gloire,  il  composa  son  Traité  de 
la  nature  humaine  (2  vol.  in-8,  Londres,  1738). 
M  Mais  jamais  début  littéraire  ne  fut  plus  mal- 
heureux ;  l'ouvrage  mourut  en  naissant,  sans 
même  obtenir  l'honneur  d'irriter  les  dévots.  » 
Ce  mot  de  Hume  est  plus  piquant  que  vrai  :  le 
Traité  de  la  nature  humaine  essuya  quelques 
critiques  violentes.  Toutefois,  l'auteur  continua 
de  vivre  dans  la  solitude,  et  y  écrivit  la  pre- 
mière partie  de  ses  Essais  de  7norale  et  de  poli- 
tique, livre  qui  partagea  le  sort  du  précédent. 
Quatre  ans  plus  tard,  Hume  sollicita  la  chaire 
de  philosophie  morale  à  l'université  d'Edim- 
bourg: protégé  par  la  noblesse,  mais  repoussé 
fiar  le  clergé,  il  fut  sacrifié  à  James  Beattic.  Au 
jeu  de  la  robe  de  professeur,  il  prit  l'uniforme 
d'officier,  pour  accompagner  le  général  Saint- 
Clair  en  ambassade  à  Vienne  et  à  Turin  :  deux 
années  s'écoulèrent  au  milieu  de  ces  fonctions 
diplomatiques.  Son  retour  en  Angleterre  fut 
marqué  par  la  publication  des  Essais  sur  l'en- 
tendemeiit  huinain.  Cette  production  passa  d'a- 
bord inaperçue,  comme  l'ouvrage  dont  elle  est 
une  élégante  refonte,  c'est-à-dire  comme  le  Traité 
de  la  nature  humaine.  Telle  est  néanmoins  la 
force  du  tempérament  et  du  caractère,  que  ces 
revers  ne  firent  que  peu  ou  point  d'impression 
sur  Hume.  Retiré  chez  son  frère  dans  un  château 
d'Ecosse,  il  fit  réimprimer  ses  Essais  de  morale 
avec  un  égal  défaut  de  succès,  et  paraître  coup 
sur  coup  ses  Discours  politiques,  et  ses  Recher- 
ches sur  les  principes  de  morale.  C'est  de  la  pu- 
blication de  ce  dernier  écrit  que  date  un  chan- 
gement dans  la  destinée  de  cet  esprit  opiniâtre. 
Après  avoir  été  traité  pendant  quarante  ans  avec 
une  indifférence  extrême,  il  parvint  à  jouir,  durant 
vingt  autres  années,  d'une  réputation  de  plus  en 
plus  brillante.  C'est  son  adversaire  infatigable, 
le  savant  critique  de  Voltaire,  le  docteur  War- 
burton,  qui  appela  principalement  sur  Hume  l'at- 
tention du  public.  Dix  autres  antagonistes,  pour 
la  plupart  la'iques,  lui  rendirent  le  même  ser- 
vice :  de  ce  nombre  étaient  Reid,  Beattie,  Os- 
vvald,  Hurd,  Tytler,  Priée,  Adam,  Douglas.  La 
véritable  origine  de  sa  haute  renommée  n'est 
toutefois  que  dans  son  Histoire  des  révolutions 
d'Angleterre.  Il  venait  d'être  élu  bibliothécaire 
dans  sa  ville  natale,  quand  lui  vint  l'idée  de  cette 
vaste  et  patriotique  entreprise.  A  peine  le  pre- 
mier volume  eut-il  paru,  que  lord  Bute,  ministre 
d'État,  lui  offrit  une  pension.  Pendant  qu'il  pré- 
parait le  second  volume,  et  qu'il  corrigeait  les 
épreuves  d'une  Histoire  naturelle  de  la  religion, 
il  reçut  de  lord  Herlfort  l'invitation  de  le  suivre 
à  Paris,  comme  secrétaire  de  légation.  L'accueil 
enivrant  qu'on  lui  fit  dans  «  ce  café  de  l'Eu- 
rope »  est  chose  fort  connue.  Ce  qu'il  y  a  de 
curieux,  c'est  qu'il  fut  plus  fêté  par  les  dames 
de  la  cour  que  par  les  encyclopédistes.  Ceux-ci, 
dit-on,  trouvaient  que  Hume  «  avait  dépouillé 
quelques  anneaux,  mais  non  toute  la  chaîne  des 
superstitions  ».  Après  avoir  été  chargé  d'affaires 
jusqu'à  l'arrivée  du  duc  de  Richmond,  il  quitta 
Paris  pour  être  nommé  sous-secrétaire  d'État, 
emploi  dont  il  se  démit  en  1769.  C'est  vers  cette 
époque  qu'eut  lieu  sa  querelle  avec  Jean-Jac- 
que,  tristes  récriminations  entre  deux  caractères 
qui  auraient  dû  éviter  de  se  rencontrer.  En  sor- 
tant de  la  carrière  politique,  Hume  eut  l'inten- 
tion de  se  fixer  à  Paris;  mais  le  souvenir  d'E- 
dimbourg nuisit  à  ce  projet.  Dans  cette  moderne 
Athènes  vivaient,  non-seulement  les  antagonistes 
de  Hume,  mais  ses  meilleurs  amis,  Adam  Smith, 
Ferguson,  Blair,  Black^  Home;  ce  sont  eux  qu'il 
préféra  aux  beaux  esprits  de  la  France.  Il  ne  lui 
lut  pas  permis  cependant  de  jouir  longtemps  du 


bonheur  do  vivre  au  milieu  d'eux.  Hume  expira 
presque  subitement  en  1776,  avec  la  grave  et 
douce  simplicité  d'un  sage,  laissant  inachevée 
une  suite  de  pen.sées  qui  avaient  pour  objet  la 
religion,  l'immortalité  et  le  suicide. 
Hume  est  un  sceptique.    Les  écrits  oîi  il  ex- 

Eose  SCS  doctrines  sont  nombreux^  nous  nous 
ornerons  à  l'analyse  de  deux  principaux,  du 
Traité  de  la  nature  humaine,  et  des  Essais 
sur  ientendement  humain  :  deux  ouvrages  qui 
se  ressemblent  singulièrement  par  le  fond  des 
pensées  et  par  l'esprit  général,  mais  qui,  sous 
le  rapport  de  l'expression  et  de  la  méthode, 
diiïèrent  infiniment  l'un  de  l'autre.  Le  style 
de  celui-ci  est  aussi  facile,  clair  et  agréable  que 
le  langage  de  celui-là  est  obscur  et  embarrassé. 
La  manière  didactique  et  scolastique  que  l'au- 
teur a  adoptée  dans  le  premier  est  tout  l'op- 
posé des  libres  allures  du  second.  11  semble  ce- 
pendant nécessaire  d'étudier  le  Traité,  quand  ou 
veut  arriver  à  une  parfaite  intelligence  des 
Essais.  Le  Traité  jette  une  lumière  plus  philo- 
sophique sur  les  problèmes  discutés,  parfois  réso- 
lus dans  les  Essais;  il  a  une  profondeur,  une 
hardiesse,  une  sévérité  qui  se  cachent  adroite- 
ment, ou  qui  peut-être  manquent  dans  les  Essais. 
On  s'est  étonné  du  bruit  que  l'un  et  l'autre  livre 
firent  un  peu  plus  tard,  de  1760  à  1800.  Ils  ne 
contiennent,  disait-on,  rien  de  neuf,  rien  d'ori- 
ginal; ils  abaissent  même,  ils  dégradent  les  doc- 
trines des  sceptiques  d'autrefois  :  ils  revêtent  le 
pyrrhonisme  d'une  forme  vulgaire  et  usuelle, 
en  lui  ôtant  les  caractères  dont  la  spéculation 
aimait  à  l'envelopper!...  Sans  doute,  on  y  cher- 
cherait vainement  l'essor  métaphysique  de  cer- 
tains sceptiques  antérieurs,  mais  Hume  y  dégage 
habilement,  dans  un  langage  populaire,  des  con- 
victions à  la  mode,  une  série  de  conclusions  qui 
en  découlent  naturellement.  Il  avait  du  moins  le 
mérite  d'être  franc  et  bon  logicien,  et  de  pous- 
ser sans  effort  l'empirisme,  le  sensualisme  aux 
extrémités  du  doute  absolu.  Voilà  les  motifs  de 
l'accueil  que  reçurent  ces  deux  publications  ; 
voilà  ce  qui  explic^ue  ces  paroles  de  Joseph  de 
Maistre  :  «  Hume  était  le  plus  dangereux  et  le 
plus  coupable  de  ces  écrivains  funestes,  celui  qui 
a  employé  le  plus  de  talent,  avec  le  plus  de 
sang-froid,  pour  faire  le  plus  de  mal.  »  Ces 
volumes,  aux  yeux  des  contemporains,  renfer- 
maient l'histoire  du  genre  humain,  le  dernier 
mot  de  la  philosophie  et  la  leçon  suprême  de 
l'expérience. 

Les  œuvres  de  Reid  et  de  ses  disciples,  le 
Journal  de  Maty,  le  livre  de  Leland  sur  les 
déistes  anglais,  sont  des  monuments  de  leur  in- 
fluence. L'Allemagne  les  lut  avec  autant  d'avi- 
dité que  l'Ecosse;  tandis  que  ses  poètes  se  for- 
maient par  le  culte  de  Shakespeare,  ses  philoso- 
phes s'adonnaient  à  une  étude  passionnée  de 
Hume.  La  première  traduction  française  des 
Essais  fut  faite  à  Berlin,  par  un  des  critiques 
les  plus  spirituels  de  l'auteur  anglais.  Merlan,  et 
accompagnée  de  notes  qui  appartiennent  à  une 
main  moins  délicate,  à  Formey,  secrétaire  de 
l'Académie  de  Prusse'.  La  première  version  alle- 
mande est  due  à  un  autre  académicien  de  Berlin, 
plume  élégante  et  savante  à  la  fois,  à  Sulzer, 
qui  l'enrichit  de  remarques  précieuses,  puisées 
dans  la  connaissance  du  cœur.  Quoique,  selon 
Formey,  l'Angleterre  soit  un  terroir  fécond  en. 
semblables  fruits,  les  Essais  prospérèrent  aussi 
sur  le  sol  germanique,  favorisés  en  même  temps 
par  Kant  et  par  Ernest  Schulze,  adversaire  de 
Kant.  Plus  tard,  Jacobi  publia  de  nouveau  en 
allemand  le  Traité,  et  Tennemann  les  Essais. 
Les  observations  de  Jacobi  sont  intéressantes,  et 
la  dissertation  dont  le  célèbre  Reinhold  fit  pré- 


HUME 


—  73C 


HUME 


céder  la  traduction  que  donna  Tennemann^  forme 
une  de  ses  plus  solides  productions.  Un  lait  (pii 
n'atteste  pas  nrioins  l'importance  des  travaux  de 
Hume,  c'est  le  grand  nombre  d'écrits  que  pro- 
voqua la  plus  téméraire  de  ses  négations,  l;i 
négation  du  principe  de  causalité.  L'Angleterre 
et  l'Allemagne  abondent  en  livres  nés  cle  cette 
vive  discussion.  Outre  les  pages  de  Reid,  Bcattic 
et  Oswald,  il  faut  mentionner  celles  de  Dugald 
Stewart,  Thomas  Brown,  Robert  Scott.  Kant  s'a- 
voua ébranlé  ou,  comme  il  s'exprimait,  «  ré- 
veillé du  sommeil  dogmatique  ».  Jacobi,  son 
gracieux  rival,  répondit  par  un  dialogue  intitulé 
David  Hume.  Telens,  Feder,  Abel,  Ulrich,  psy- 
chologues scrupuleux,  dialecticiens  exercés,  s'u- 
nirent à  Reimarus,  à  Mendelssohn.  pour  défen- 
dre les  croyances  natives  de  l'humanité.  Chacun 
pouvait  prendre  part,  ce  semble,  à  une  querelle 
dont  l'objet  intéressait  tout  le  monde. 

Rien  n'est  plus  simple  en  ajiparence,  ni  plus 
conséquent  que  le  système  de  Hume,  disons 
mieux,  que  la  manière  dont  Hume  continue  et 
achève  le  système  de  Locke.  «  La  science  ne  mé- 
rite confiance  qu  a  deux  conditions  :  il  faut  que 
tous  les  éléments  portent  le  cachet  de  la  néces- 
sité et  de  l'universalité.  Or  nos  idées  étant  l'effet 
d'impressions  variables  ou  de  pures  habitudes,  ne 
présentent  rien  d'universel,  rien  de  nécessaire  : 
il  n'y  a  donc  nulle  véritable  science.  »  Tel  est  le 
raisonnement  dont  les  divers  ouvrages  de  Hume 
ne  sont  que  le  commentaire. 

Locke  avait  laissé  subsister  les  notions  de 
cause  et  de  substance,  bien  qu'il  eût  ébranlé 
tout  ce  qui  les  fonde  et  les  soutient  ;  il  avait  dé- 
claré relatifs  et  individuels  les  rapports  que 
les  objets  ont  entre  eux,  il  les  avait  réduits 
à  des  associations  d'idées.  La  substance  et  la 
cause  n'étaient  autre  chose  pour  lui  que  des  col- 
lections d'impressions,  auxquelles  l'esprit  prête 
un  sujet,  un  point  de  départ  et  d'appui.  A  Locke 
succéda  Berkeley,  selon  lequel  nous  ne  perce- 
vons que  nos  idées;  selon  lequel  nos  idées,  au 
lieu  d'être  causes  les  unes  des  autres,  ne  font 
que  se  succéder.  Marchant  sur  les  traces  de  Ber- 
keley et  de  Locke,  Hume  ne  pouvait  pas  ne  pas 
rejeter  les  principes  de  substance  et  de  cause, 
•c'est-à-dire  qu'il  devait  effacer  la  différence  qui 
sépare  l'accident  de  la  substance,  l'effet  de  la 
cause,  détruire  d' un  coup  la  croyance  raison- 
née  au  monde  extérieur  et  la  foi  au  monde 
intérieur  :  n'admettre  d'autre  existence  que  celle 
des  phénomènes  qui  se  succèdent  en  nous,  ni 
d'autre  loi  que  l'habitude  ou  la  fréquente  ré- 
pétition de  phénomènes  analogues.  Comme 
Locke  et  Berkeley,  Hume  débute  par  la  ques- 
tion de  l'origine  de  nos  idées.  Deux  sortes  de 
représentations,  quoique  toutes  nos  connaissan- 
ces n'aient  qu'une  source,  savoir  l'expérience. 
Ces  deux  sortes  de  représentations  sont  les  im- 
pressions et  les  pensées.  Les  impressions  se  dis- 
tinguent des  pensées,  parce  qu'elles  sont  plus 
vives  et  plus  fortes.  Les  pensées  supposent  les 
impressions,  matière  première  de  toute  réflexion. 
Penser,  c'est  renouveler  et  combiner  les  impres- 
sions. Ainsi,  pour  s'assurer  si  une  pensée  est 
vide  de  sens  ou  réelle,  on  n'a  qu'à  examiner  si 
elle  dérive  d'une  impression  déterminée.  De  la 
sorte  Hume  réduit  l'expérience  à  l'observation 
sensible,  et  la  métaphysique,  comme  la  psycho- 
logie, à  la  physiologie  et  à  la  physique.  Ce  ré- 
sultat était  inévitable  pour  qui.  considérait  le 
moi  comme  un  faisceau  d'impressions  (a  bundle 
of  perceptions),  et  regardait  de  prime  abord 
comme  inévitable  la  maxime  de  l'école  sensua- 
liste  :  Il  n'y  arien  dans  L'entendement  qui  n'ait 
été  auparavant  dans  les  sens.  Les  notions  de 
l'entendement  sont  donc  ou  des  faits,  ou  des  re- 


lations d'idées.  Les  relations  d'idées  donnent 
naissance  à  la  géométrie,  à  l'algèbre,  à  l'arith- 
métique, à  toutes  les  propositions  qui  sont  cer- 
taines, soit  par  intuition,  soit  par  démonstra- 
tion. La  raison  approuve  ces  sciences,  sans  pou- 
voir affirmer  si  elles  correspondent  à  une  réalité. 
La  démonstration  porte  sur  la  grandeur  et  le 
nombre  ;  mais  grandeur  et  nombre  sont  choses 
abstraites.  Toute  autre  démonstration  est  so- 
phisme ou  illusion.  Pourquoi,  s'il  en  est  ainsi, 
Hume  a-t-il  commencé  par  n'admettre  qu'une 
seule  source  de  connaissances  ?  Si  les  quantités 
ne  viennent  pas  du  dehors,  il  y  a  deux  sources  do 
connaissances,  et  il  existe  des  idées  qui  ne  sont 
pas  des  copies  d'impressions.  Berkeley,  afin  d'é-  ,  , 
carter  cette  contradiction,  avait  nié  le  côté  ab-  | 
strait   des   sciences  exactes,   et   Kant   s'appuya  \ 

depuis  sur  cette  même  opposition  des  vérités 
mathématiques  pour  combattre  l'empirisme  et  le 
scepticisme. 

«  Les  choses  de  fait  sont   loin  d'avoir  l'évi- 
dence démonstrative  des  sciences  exactes  ;  contin- 
gentes, elles  peuvent  être  ou  n'être  pas,  elles  ne 
procurent  qu'une  certitude  inductive,  de  la  proba- 
bilité. »  Hume  serait  en  droit   de  s'arrêter  ici. 
Si,  comme  il   le  soutient,  l'expérience  sensible 
est  l'unique  mère  de  la  connaissance  humaine, 
et  qu'elle  ne  donne  que  des  vraisemblances,  sa 
thèse  est  prouvée.  Mais  Hume  sent  qu'il  importe 
de  démontrer  que  tout  dérive  en  effet  de  l'expé- 
rience matérielle;  il  sent  que  ce  principe  pré-         î 
tendu  suprême  repose,  en  définitive,  sur  un  l'on-        | 
dément  rationnel,   et  c'est   ce  fondement   qu'il        I 
veut  détruire.  f 

Tant  qu'on  pourrait  croire  que  les  choses  exer- 
cent sur  nous  une  action  directe,  c'est-à-dire 
tant  qu'elles  pourraient  être  envisagées  comme 
des  causes,  l'empirisme  sceptique  ou  le  scepti- 
cisme empirique  auraient  peu  de  chances  de 
succès.  De  là,  les  efforts  que  Hume  fait  pour 
établir  que  nulle  liaison  n'existe  entre  un  fait  et 
un  autre;  que  le  second  n'est  pas  le  produit  du 
premier;  qu'on  n'est  pas  autorisé  à  conclure  du 
second  au  premier,  ou  du  premier  au  second  ; 
qu'enlin  ni  les  sens,  ni  l'entendement  n'attes- 
tent aucune  génération,  aucune  filiation,  ni  phy- 
sique, ni  intellectuelle.  «  La  raison  peut-elle 
rien  affirmer  sur  la  relation  de  causalité?  Non, 
répond  Hume,  car  elle  ne  peut  sortir  d'elle- 
même,  ni  s'élever  au-dessus  d'une  proposition 
identique.  A  l'égard  de  l'expérience,  elle  nous 
apprend,  il  est  vrai,  que  tel  fait  est  ordinaire- 
ment accompagné  de  tel  autre  ;  mais  elle  ne 
nous  autorise  pas  à  dire  :  tel  fait  est  l'effet,  le 
fruit  de  tel  autre,  et  en  résultera  toujours.  Nous 
sommes  accoutumés  à  voir  une  chose  succéder  à 
une  autre,  et  nous  nous  imaginons  que  celle  qu; 
suit  dépend  de  celle  qui  précède.  Nous  attri- 
buons à  celle  qui  précède  une  force,  un  pouvoir, 
dont  celle  qui  suit  serait  l'exercice  ou  la  mani- 
festation ;  nous  supposons  une  liaison  de  dépen- 
dance entre  l'antécédent  et  le  conséquent.  Tou- 
tefois la  sensation  nous  révèle  seulement  une 
simultanéité,  une  succession,  une  conjonction 
entre  deux  faits;  elle  n'atteste  pas  de  connexion 
nécessaire....  On  objecte  que  la  réflexion  nous 
conduit  à  croire  que  nous  avons  en  nous  une 
force  par  laquelle  nous  faisons  obéir  les  organes 
du  corps  aux  volontés  de  l'esprit.  Mais,  comme 
nous  ignorons  par  quels  moyens  l'esprit  agit 
sur  le  corps,  avons-nous  le  droit  de  conclure  que 
l'esprit  est  une  force  réelle?  Réduits  e  l'expé- 
rience, nous  ne  savons  que  ceci  :  il  y  a  li?quem- 
ment  coexistence  ou  succession  des  mêmes  phé- 
nomènes. Inférer  de  là  l'existence  d'une  liai- 
son nécessaire,  d'un  pouvoir  et  d'une  force, 
d'une  cause  enfin,  c'est  mal  raisonner,  c'est  trop 


HUME 


737 


HUME 


IM-i'-sumer.  L'idée  d'une  liaison  de  ce  genre 
esl  le  fruit  de  l'habitude.  Rien  ne  justilio  a 
jD'iori  l'idée  de  cause,  et  o  posteriori  elle  n'est 
qu'une  habitude.  »  (Traité,  liv.  I,  p.  270  et  suiv.  ; 
Kssais,  liv.  IV,  V  et  Vil.)  Sans  discuter  ici, 
d'une  manière  approfondie,  cette  argumentation 
célèbre,  faisons  quelques  observations.  Hume 
confona  la  notion  expérimentale  de  cause  avec 
le  principe  de  causalité.  Il  accorde  qu'une  cer- 
taine force  soumet  les  organes  à  l'esprit;  il  nie 
ensuite  la  réalité  de  ce  pouvoir,  sous  [irctexte 
qu'on  ignore  comment  il  s'exerce.  Il  parle  de 
liaison  nécessaire;  il  a  donc  l'idée  de  nécessité  : 
or,  peut-on  l'avoir  s'il  n'y  a  point  de  causes?  Il 
attribue  l'origine  de  l'idée  de  cause  à  l'habi- 
tude, à  un  fait  d'expérience  :  en  ce  cas  l'expé- 
rience, l'habitude  est  cause  de  l'idée  même  de 
cause.  Il  fixe  le  sens  des  mots  de  force  et  de 
pouvoir  :  cela  se  peut-il,  si  rien  en  nous,  ou 
hors  de  nous,  ne  nous  domine  et  ne  nous  déter- 
mine? 11  prétend  borner  la  succession  des  phé- 
nomènes a  la  condition  de  temps  :  cette  condi- 
tion ne  suffit  pas,  et  Hume  lui-même  y  mêle 
continuellement  celle  d'action,  celle  d'influence 
et  de  dépendance.  Hume  admet  des  raisons  et 
des  conditions  pour  les  phénomènes  que  l'expé- 
rience fait  passer  devant  nous  :  que  sont  ces 
conditions,  ces  raisons,  si  ce  ne  sont  des  causes 
de  changement?  La  source  de  ces  erreurs  a  déjà 
été  indiquée.  Un  système  où  toutes  les  repré- 
sentations ne  sont  que  des  copies  du  monde  ex- 
térieur, où  le  )noi  est  purement  passif,  doit  fina- 
lement mettre  en  doute  jusqu'à  la  réalité  du 
monde  extérieur.  Si  le  inoi  n'est  pas  doué  de 
spontanéité,  de  volonté,  s'il  ne  se  reconnaît  pas 
une  cause,  il  ne  reconnaîtra  nulle  cause  au  de- 
hors, ni  au-dessus  de  lui.  Tout  lui  paraîtra  acci- 
dent, phénomène,  hasard. 

Si  les  notions  de  substance  et  de  cause  (dans 
le  Traité,  Hume  anéantit  la  substantialité  du 
moi  avant  de  nier  la  causalité)  sont  des  actions 
produites  par  l'habitude,  quelle  valeur  peut-on 
accorder  aux  autres  liaisons  d'idées,  et  si  toute 
connaissance  se  réduit  à  une  association,  aux 
autres  connaissances?  La  ressemblance  des  idées 
ne  garantit  pas  celle  des  objets,  et  la  contiguïté 
de  temps  et  de  lieu  n'est  pas  un  gage  assuré  de 
l'existence  réelle  des  choses  dans  l'espace  et 
dans  la  durée.  C'est,  en  effet,  à  ce  résultat  que 
Hume  aboutit,  après  avoir  rangé  toutes  les  asso- 
ciations d'idées  en  trois  classes  :  ressemblance, 
contiguïté  de  temps  et  de  lieu,  et  causalité. 
Dans  le  Traité,  il  avait  admis  une  quatrième 
classe,  contraste  ou  contrariété,  qu'il  supprime 
dans  les  Essais,  parce  que,  dit-il,  le  contraste  est 
une  ressemblance....  «  Mais,  si  à  nos  liaisons 
d'idées  ne  correspond  rien  d'extérieur,  nulle 
réalité,  il  n'y  a  point  de  science.  Si  l'esprit  n'est 
pas  autorisé  à  induire,  à  déduire,  à  rien  affir- 
mer sur  la  nature  des  choses,  notre  savoir  n'est 
que  croyance  et  probabilité  {belief,  probabi- 
litij)....  »  Nouvelle  inconséquence.  Hume  ramène 
furtivement  le  principe  de  causalité  sous  le  titre 
de  croyance,  de  foi  fondée  sur  la  perception 
immédiate,  et  sur  l'habitude.  Cette  foi  entraîne, 
dit-il,  «  un  involontaire  sentiment  d'assurance.  » 
Pourquoi  involontaire?  Y  aurait-il  une  force  su- 
périeure à  notre  volonté,  à  notre  nature,  à  nos 
habitudes  mêmes?...  Hume  se  contredit  encore 
davantage,  quand  il  admet  [Essais,  V)  une  «  sorte 
d'harmonie  préétablie  entre  le  cours  de  la  na- 
ture et  la  succession  de  nos  idées  ».  Qui  l'aurait 
établie?  D'où  savez-vous  qu'elle  existe?  Se  ré- 
vèle-t-elle  d'elle-même,  ou  n'est-elle  qu'une  sup- 
position de  l'esprit.  A  ces  questions  Hume  ré- 
pond :  «  Elle  est  l'ouvrage  de  l'habitude,  de  ce 
principe  si  admirable  et  si  nécessaire  pour  con- 

DICT.    PHlLOS. 


server  notre  espèce,  aussi  bien  que  pour  régler 
notre  conduite.  » 

Cette  croyance  résulte,  selon  Hume,  de  preu- 
ves tirées  de  l'expérience  et  de  probabilités;  elle 
est  même  le  partage  des  animaux.  Elle  n'est  pas 
définie  de  la  même  manière  dans  les  deux 
écrits.  Dans  le  Traité  et  dans  les  Essais,  Hume 
rejette  également  l'existence  substantielle  de 
l'àme,  du  moi;  la  raison  lui  parait  un  instinct 
sujtérieur,  perfectionné  par  l'éducation.  Dans  le 
Traité,  il  laisse  subsister  encore  la  réalité  du 
monde  extérieur,  qu'il  laisse  s'évanouir  dans  les 
Essais,  avec  le  principe  de  causalité.  Dans  la 
Traité,  il  cherche  à  se  séparer  de  Berkeley,  en 
maintenant  la  réalité  de  l'univers;  mais,  n'osant 
l'affirmer  positivement,  il  s'efforce  de  trouver 
un  terme  moyen,  c'est-à-dire  qu'il  imagine  une 
disposition  inhérente  à  l'homme,  en  vertu  de  la- 
quelle il  croit  les  objets  réels,  alors  même  qu'ils 
ont  cessé  de  l'affecter.  Cette  disposition.  Hume 
la  dérive  de  l'imagination  gouvernée  par  l'ha- 
bitude, par  le  penchant  qui  nous  porte  à  pren- 
dre des  représentations  semblables  pour  des  re- 
présentations identiques.  C'est  ce  penchant  qui 
est  cause  à  la  fois  de  la  croyance  à  l'existence 
substantielle  du  moi  et  à  la  réalité  permanente 
de  l'univers.  C'est  ce  penchant  qui  est  le  rival 
de  l'habitude,  et  son  rival  victorieux.  Le  pen- 
chant est  une  croyance  instinctive  et  irrésisti- 
ble, ce  que  l'habitude  n'est  pas.  'Voilà  comment 
Hume,  après  mille  détours,  revient  aux  convic- 
tions universelles  du  genre  humain. 

Après  avoir  mis  en  question  l'existence  de 
l'âme  et  celle  du  monde  extérieur,  il  n'est 
pas  étonnant  que  Hume  refuse  à  la  raison  le 
pouvoir  de  rien  affirmer  sur  l'existence  et  les 
attributs  de  Dieu.  Il  attaque  dans  les  Essais 
l'argument  tiré  de  l'ordre  du  monde,  qui  serait 
nul,  sans  doute,  si  l'idée  de  cause  était  une  chi- 
mère. Dans  ses  Dialogues  sur  la  religion  natu- 
relle et  son  Histoire  de  la  religion,  espèce  d'a- 
natomie  du  sentiment  religieux,  il  tâche  de  dé- 
truire ainsi  la  preuve  qui  se  fonde  sur  les  causes 
finales.  Après  avoir  nié  les  causes  efficientes,  il 
ne  restait  plus  qu'à  nier  les  causes  finales,  vier- 
ges belles,  mais  stériles,  selon  Bacon.  Hume  nie 
les  unes  et  les  autres,  et  persiste  à  parler  de 
rapports  et  d'affinités  naturelles,  de  desseins  et 
d'harmonies.  On  sait  que  Kant  n'eut  pas  le  cou- 
rage de  suivre  Hume  jusqu'au  bout,  mais  qu'a- 
près avoir  méprisé,  comme  Hume,  l'argument 
fondé  sur  l'ordre  du  monde,  auquel  il  donne  le 
nom  d'argument  cosmologique,  il  s'efforça  de 
sauver  celui  des  causes  finales.  Après  avoir  dé- 
claré le  principe  de  causalité  purement  logique 
et  subjectif,  Kant  reconnaît  des  causes  volontai- 
res et  libres  dans  la  sphère  morale  et  pratique. 

Hume  ne  se  contredit  pas  moins  quand  il  traite 
de  philosophie  pratique.  De  même  qu'il  avait 
accordé,  pour  les  vérités  spéculatives,  une  ex- 
ception en  faveur  de  la  croyance,  il  en  admet 
une  en  faveur  du  sentiment  et  du  goût  moral. 
"  La  morale,  dit-il,  n'est  pas  l'objet  de  l'enten- 
dement, mais  du  sentiment;  le  bien  est  senti 
comme  le  beau:  le  bien  est  le  beau  moral  ;  il  y 
a  un  sens,  un  instinct  moral.  »  C'est  Hutcheson 
qui  a  fourni  à  Hume  le  principe  de  sa  morale, 
comme  Locke  lui  avait  fourni  le  principe  de  sa 
métaphysique.  En  résumé,  Hume  est  tombé  dans 
la  contradiction  ordinaire  au  pyrrhonisme  :  «  la 
science  et  la  vie  sont  diamétralement  opposées 
l'une  à  l'autre  ;  l'habitude  est  démentie  par 
l'instinct....  »  Dans  un  de  ses  derniers  écrits,  les 
Dialogues  sur  la  religion  naturelle,  Hume 
avoue  que  le  procès  intenté  par  les  sceptiques 
au  vieux  dogmatisme  n'est  qu'un  jeu  ou  une 
querelle  de  mots.  L'exemple  de  Hume  donne  à 

47 


HUTG 


738  - 


HUTG 


cette  parole  un  prand  poids.  Tout  son  esprit  n'a 
pas  réussi  à  justifier  le  vers  fameux: 

La  nature,  crois-moi,  n'est  rien  que  l'habitude. 

Berkeley  s'était  proposé  de  détruire  le  scepti- 
cisme et  l'athéisûie,  en  révoquant  en  doute 
l'existence  du  monde  extérieur.  Hume  a  voulu 
extirper  le  sentiment  religieux  en  attaquant  un 
des  principes  les  plus  nécessaires  et  les  plus 
universels  de  la  raison.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'ont 
réussi,  parce  que  le  scepticisme  est  repoussé  par 
tous  les  instincts  et  toutes  les  facultés  de 
l'homme.  Il  perd  également  toutes  les  causes 
qu'il  veut  défendre. 

De  là,  deux  conclusions  :  l'une,  c'est  que  le 
principe  de  causalité  est  inattaquable,  fondé  à 
la  fois  dans  la  nature  des  choses  Qt  dans  celle 
de  l'homme  ;  l'autre,  c'est  que  le  sensualisme, 
conduisant  à  la  négation  des  causes,  et  par  suite 
au  scepticisme  absolu,  est  un  système  erroné 
dans  son  principe.  C'est  là  ce  que  Hume  a  mis 
(in  lumière  avec  une  bonne  foi,  une  persévérance, 
une  vivacité  et  une  souplesse  d'esprit,  un  talent 
d'analyse  et  d'observation  qui  lui  assureront 
toujours  une  place  éminente  dans  l'histoire  de 
la  philosophie. 

Les  œuvres  philosophiques  de  D.  Hume  ont 
été  réunies  à  Edimbourg,  1826,  en  4  vol.  in-8. 
Il  en  a  été  publié  une  traduction  française  à 
Londres  en  1788,  7  vol.  in-12.  Nous  avons  encore 
un  volume  de  Mémoires,  Londres^  1777,  in-ri, 
traduit  en  français  la  même  année  et  dans  le 
même  format.  Enfin  on  a  publié  sa  correspon- 
dance à  Edimbourg  en  1847.  C.   Bs. 

HUTCHESON  (François).  Ce  philosophe,  qui 
par  son  enseignement  à  l'université  de  Glascow, 
et  en  même  temps  par  les  travaux  qu'il  publia, 
eut  la  gloire  d'être  le  fondateur  de  l'école  écos- 
saise, appartenait  par  son  origine  à  l'Irlande.  Il 
naquit  dans  la  partie  septentrionale  de  ce  pays, 
le  8  août  1694,  et  y  eut  pour  père  John  Hutche- 
son,  ministre  d'une  congrégation  dissidente. 
Après  des  études  achevées  à  Glascow,  dans  cette 
université  qui  devait  un  jour  le  compter  parmi 
ses  plus  illustres  membres,  il  ouvrit  une  école 
à  Dublin,  et  ce  ne  fut  qu'en  1729,  c'est-à-dire  à 
l'âge  de  trente-cinq  ans.  qu'il  fut  appelé  à  Glas- 
cow pour  y  occuper  la  cliaire  de  philosophie  mo- 
rale. Il  conserva  cette  position  jusqu'à  sa  mort, 
en  1747. 

Les  écrits  de  Hutcheson  sont  au  nombre  de 
six,  dont  quelques-uns  d'une  étendue  assez  con- 
sidérable. Trois  sont  composés  en  latin  :  1°  Logi- 
cœ  compendium  ;  2"  Synopsis  meiaphysicœ  ; 
3°  Philosophiœ  moralis  instilutio  compendia- 
ria.  Les  trois  autres  ouvrages  de  Hutcheson  sont 
écrits  en  anglais.  L'un  est  intitulé  Recherche 
sur  le  type  de  nos  idées  du  beau  et  du  bien  {In- 
quiry  inlo  Ihe  original  of  our  idcas  of  beauty 
and  virtue,  in-8).  Cet  ouvrage,  publié  en  1725, 
et  dédié  à  lord  Carteret,  lord-lieutenant  d'Ir- 
lande, fut  traduit  en  français,  sur  la  quatrième 
édition  anglaise,  par  Eidous  (2  vol.  in-12,  Amst., 
1749).  Un  autre  ouvrage,  publié  en  1728,  c'est- 
à-dire  encore  pendant  le  séjour  de  Hutcheson 
en  Irlande,  est  un  traité  de  psychologie  morale 
sous  ce  titre  :  Essai  sur  la  nature  et  la  direc- 
tion des  passio7is  et  des  affections,  avec  des 
éclaircissements  sur  le  sens  moral  {Essay  on 
the  nature  and  conduct  of  passions  and  affec- 
tions, wilh  illustrations  on  the  moral  sensé, 
in-8).  Enfin,  un  dernier  écrit  de  Hutcheson,  et  le 
plus  considérable  d'entre  tous  ses  ouvrages,  fut 
traduit  en  notre  langue  en  1770,  à  Lyon  :  c'est 
l'ouvrage  intitulé  Système  de  philosophie  mo- 
rak  {System  of  moral  philosophy,  2  vol.  in-4, 
1755),  publié  tout  à  la  fois  à  Glascow  et  à  Lon- 


dres, après  la  mort  de  l'auteur  et  d'après  ses 
manuscrits,  par  son  fils,  Francis  Hutcheson.  Ce 
dernier  écrit  est  très-considérable.  Il  est  divisé 
en  trois  livres,  dont  le  premier  traite  de  la  con- 
stitution de  la  nature  humaine;  le  second,  de  la 
félicité  humaine;  le  troisième  de  la  société  ci- 
vile. Cet  ouvrage  est  précédé  d'une  courte  dédi- 
cace au  révérend  lord  Bishop  d'Elphim,  ainsi 
que  d'une  notice  sur  la  vie,  les  écrits  et  le  carac- 
tère de  l'auteur,  par  le  révérend  "William  Leech- 
mann. 

Ces  différents  écrits  contiennent  une  logique, 
une  ontologie,  une  théodicée,  une  morale,  une 
psychologie.  La  logique  est  comprise  dans  le 
traité  latin  qui  a  pour  titre  Logicœ  compendium, 
et  n'est  autre  chose  qu'un  résumé  des  questions 
et  des  solutions  de  la  vieille  logique  des  écoles, 
assez  semblable  à  la  Logique  de  Port-Royal.  Il 
en  est  à  peu  près  de  même  de  l'ontologie  de 
Hutcheson,  qui  constitue  l'une  des  parties  du 
traité  latin  intitulé  Meiaphysicœ  synopsis.  Ici 
encore,  c'est  l'abrégé  des  questions  et  des  solu- 
tions qu'on  rencontre  partout  dans  les  traités 
de  métaphysique  de  cette  époque.  Mais  les  au- 
tres parties  de  la  philosophie  de  Hutcheson  mé- 
ritent un  examen  spécial,  soit  par  leur  dévelop- 
pement, soit  par  leur  originalité. 

La  psychologie  de  Hutcheson  est  éparse  dans 
ses  différents  écrits,  mais  il  n'en  traite  pas  moins 
tous  les  principaux  problèmes  qui  touchent 
l'âme  humaine. 

Et  d'abord  la  théorie  d'Hutcheson  sur  les  fa- 
cultés de  l'âme  est  la  même  que  celle  de  Locke. 
A  l'exemple  du  philosophe  anglais,  Hutcheson 
{Syst.  dephil.  mor.,  liv.  I,  ch.  i,  sect.  5)  admet 
deux  facultés  générales,  l'entendement  et  la  vo- 
lonté. L'entendement  se  compose  de  plusieurs 
facultés  élémentaires,  qui  sont  la  perception  ex- 
térieure ou  sensation,  la  conscience,  le  juge- 
ment, le  raisonnement.  La  volonté,  à  son  tour, 
comprend  le  désir,  l'aversion,  le  plaisir,  la  peine. 
Cette  analyse  n'est  ni  exacte,  ni  complète.  Ainsi, 
parmi  les  facultés  qui  se  rattachent  à  l'entende- 
ment, nous  ne  rencontrons  ni  la  mémoire,  ni 
l'association  des  idées,  ni  l'abstraction,  ni  la  gé- 
néralisation, qui  pourtant  sont  des  fonctions  de 
l'intelligence  tout  aussi  réelles  que  la  percep- 
tion extérieure,  la  conscience,  le  jugement,  le 
raisonnement.  D'autre  part,  le  désir,  l'aversion, 
le  plaisir,  la  peine  ne  peuvent  être  considérés 
comme  des  formes  de  la  volonté. 

La  théorie  de  Hutcheson  est  de  plus  inconsé- 
quente ;  en  effet,  dans  un  traité  spécial  sur  le 
type  de  nos  idées  du  beau  et  du  bien  {Inquiry 
into  the  original  of  our  ideas  of  beauty  and 
virtue),  il  rapporte  nos  idées  du  beau  et  du  bien 
à  certains  pouvoirs  qui  n'ont  pas  trouvé  place 
dans  sa  théorie  officielle  des  facultés  de  l'âme, 
le  sens  interne  et  le  sens  moral.  «  Je  désigne 
par  le  nom  de  sens  interne  la  faculté  que  nous 
avons  d'apercevoir  la  beauté  qui  résulte  de  la 
régularité,  de  l'ordre,  de  l'harmonie,  et  par  le 
nom  de  sens  moral  cette  détermination  à  ap- 
prouver les  affections,  les  actions  ou  les  carac- 
tères des  êtres  raisonnables  qu'on  nomme  ver- 
tueux. »  [Recherche  sur  les  idées  du  beau  et  du 
bien,^  préf.  de  la  4'  édit.)  On  a  beaucoup  repro- 
ché à  Hutcheson  ces  dénominations  de  sens  in- 
terne et  de  sens  moral.  Assurément,  plusieurs 
passages  de  ses  écrits  où  ces  termes  sont  em- 
ployés pourraient  avoir  plus  de  clarté  et  de  pré- 
cision ;  mais  quand  on  envisage  l'ensemble,  il 
devient  évident  qu'ils  servent  à  désigner  de  vé- 
ritables fonctions  de  l'entendement,  et  qu'ils 
n'ont  pas  chez  lui  d'autre  valeur  que,  chez  les 
Latins,  les  expressions  de  sensus  pulchri,  sensiu 
recti,  sensu^  honesti. 


HUTG 


—  739  — 


HUTG 


Ce  sens  moruL  et  ce  sens  interne  sont  d'ail- 
leurs distingues  très-explicitement  par  Hutche- 
son  d'avec  les  sens  corporels.  Et  d'abord,  en  ce 
qui  concerne  le  sens  moral  :  «  Que  cette  concep- 
tion du  bien  et  du  mal  morul,  dit-il  [Hccheraie 
sur  les  idées  du  beau  et  du  bien.  2"  partie, 
sect.  1),  ditlere  essentiellement  do  celle  du  bien 
matériel,  c'est  ce  dont  chacun  peut  se  convain- 
cre en  réfléchissant  aux  différentes  manières 
dont  il  est  affecté  par  la  présence  de  ces  objets.» 
Il  en  est  de  même  de  cette  autre  faculté  que 
Hutcheson  appelle  sens  interne  :  "  On  croit  assez 
communément,  dit-il  (ubisupra,  1'"  partie,  sec- 
tion 1),  que  les  animaux  sont  doués  des  mêmes 
perceptions  que  nous,  quant  aux  sens  extérieurs; 
on  soutient  même  qu'il  y  en  a  chez  qui  elles 
sont  plus  vives  ;  mais  il  en  est  peu  et  même 
point  qui  possèdent  cette  faculté  de  connaître 
que  nous  appelons  sens  interne,  ou,  si  elle  existe 
en  quelques-uns,  elle  y  est  certainement  bien 
inférieure  à  ce  qu'on  remarque  dans  l'homme. 
Une  autre  raison  encore  pourrait  nous  engager 
à  appeler  sens  interne  le  pouvoir  dont  nous 
jouissons  d'acquérir  l'idée  du  beau,  c'est  que, 
dans  certaines  choses  auxquelles  nos  sens  exter- 
nes prennent  très-peu  de  part,  nous  découvrons 
une  sorte  de  beauté  très-analogue,  à  plus  d'un 
égard,  à  celle  que  nous  observons  dans  les  ob- 
jets sensibles,  et  accompagnée  d'un  plaisir  sem- 
blable. Telle,  par  exemple^  la  beauté  conçue 
dans  les  théorèmes  ou  vérités  universelles,  dans 
les  causes  générales,  ou  dans  quelques  puissants 
principes  d'action.  » 

En  ce  qui  concerne  les  caractères  de  ces  fa- 
cultés par  lesquelles  nous  concevons  le  beau  et 
le  bien,  Hutcheson  en  signale  d'abord  un  capi- 
tal, à  savoir,  le  caractère  instinctif.  L'auteur  de 
la  nature,  dit-il  {ubi  supra,  préface  de  la 
4*  édit.),  nous  a  portés  à  la  vertu  par  des 
moyens  beaucoup  plus  simples  que  ceux  qu'il 
nous  a  plu  d'imaginer,  je  veux  dire  par  un  in- 
stinct presque  aussi  puissant  que  celui  qui  nous 
porte  à  veiller  à  la  conservation  de  notre  être.... 
Les  occasions  de  percevoir  par  les  sens  exté- 
rieurs s'offrent  à  nous  dès  l'instant  de  notre 
naissance,  et  de  là  vient  peut-être  que  nous  re- 
gardons ces  sortes  de  perceptions  comme  natu- 
relles, tandis  que  nous  nous  figurons  tout  le 
contraire  sur  les  idées  supérieures  qui  sont  en 
nous  du  beau  et  du  bien.  Ce  n'est  vraisembla- 
blement qu'au  bout  de  quelque  temps  que  les 
enfants  commencent  à  refléchir,  ou,  du  moins, 
nous  font  connaître  qu'ils  réfléchissent  sur  les 
proportions,  les  rapports,  les  affections,  les  ca- 
ractères, et  qu'ils  jugent  des  actions  qui  les  ma- 
nifestent. D'où  vient  que  nous  nous  persuadons 
à  tort  que  le  sens  interne  qu'ils  ont  du  beau  et 
le  sens  moral  qu'ils  ont  du  bien  viennent  uni- 
quement de  l'instruction  et  de  l'éducation  qui 
leur  a  été  donnée. 

Le  sens  interne  et  le  sens  moral  ont  encore 
le  caractère  d'universalité.  «Voyez,  dit-il  (Recher- 
ches sur  les  idées  du  beau  et  du  bien.  1'°  partie, 
sect.  6),  si  jamais  quelqu'un  a  été  dépourvu  de 
ce  sens.  On  n'a  jamais  vu  d'homme  choisir,  de 
propos  délibéré,  un  trapèze  ou  quelque  courbe 
irregulière  pour  en  faire  le  plan  de  sa  maison, 
ou  négliger  le  parallélisme  et  l'égalité  dans  la 
construction  des  murailles  opposées  entre  elles, 
à  moins  d'y  être  obligé  par  des  motifs  de  conve- 
nance. De  même,  on  ne  s'est  jamais  servi  de 
trapèzes  ou  de  courbes  irrégulières  pour  les  por- 
tes et  les  fenêtres,  bien  que  ces  figures  eussent 
pu  être  également  employées  au  même  usage, 
et  eussent  souvent  épargné  aux  ouvriers  du 
temps,  du  travail  et  de  la  dépense.  Qui  jamais 
s'est  plu  dans  l'inégalité  des  fenêtres  d'un  même 


étage,  ou  dans  celle  des  jambes,  des  bras,  des 
yeux  ou  des  joues  d'une  maîtresse?  » 

Sur  la  question  de  l'origine  des  idées,  Hut- 
cheson suit  encore  la  philosophie  de  Locke. 

Dès  le  début  du  livre  qu'il  a  intitulé  Système 
de  jjhdusuphie  morale,  nous  le  voyons  distin- 
guer les  idées  en  deux  classes,  les  unes  émanant 
de  la  sensation,  les  autres  de  la  réflexion.  «  Ces 
deux  pouvoirs,  dit-il  {ubi  supra,  liv.  I,  ch.  i, 
sect.  4),  la  sensation  et  la  conscience,  introdui- 
sent dans  l'esprit  tous  les  matériaux  de  connais- 
sauce.  Toutes  nos  idées,  ou  notions  premières 
Lt  directes,  dérivent  de  l'une  ou  l'autre  de  ces 
deux  sources.  »  On  peut  dire  de  Hutcheson 
comme  de  Locke,  que,  s'il  eût  commencé  par 
approfondir  les  caractères  fondamentaux  des 
idées,  il  eût  reconnu,  à  côté  des  notions  contin- 
gentes qui  sont  toutes  réductibles  à  la  sensation 
ou  à  la  réflexion,  certains  principes  universels 
qui,  en  vertu  de  leur  caractère  de  nécessité,  ne 
peuvent  avoir  une  origine  purement  expérimen- 
tale. 

La  morale  de  Hutcheson  est  comprise  dans  les 
mêmes  traités  que  sa  psychologie,  à  laquelle  elle 
se  trouve  presque  constamment  mêlée.  De  même 
que^  sur  la  question  de  l'origine  des  idées,  il 
avait  reproduit  le  système  de  Locke,  de  même, 
sur  la  question  du  fondement  de  nos  devoirs,  il 
paraît  avoir  imité  Richard  Cumberland,  en  ad- 
mettant pour  règle  de  nos  actions  la  bienveil- 
lance. Voici  comment  il  s'exprime  à  cet  égard  : 
«  Toute  action  que  nous  concevons  comme  mo- 
ralement bonne  ou  mauvaise  est  toujours  sup- 
posée produite  par  quelque  affection  envers  les 
êtres  sensitifs.  Si  la  tempérance  ne  nous  rendait 
plus  propres  au  service  du  genre  humain,  elle 
ne  saurait  être  un  bien  moral.  Le  courage  pro- 
prement dit  n'est  qu'une  vertu  d'insensé  quand 
il  ne  sert  pas  à  défendre  l'innocent.  La  prudence 
ne  passerait  jamais  pour  vertu  si  elle  ne  favo- 
risait que  notre  intérêt;  et  quant  à  la  justice, 
si  elle  ne  tendait  au  bonheur  de  l'homme,  elle 
serait  une  qualité  beaucoup  plus  convenable  à 
la  balance,  son  attribut  ordinaire,  qu'à  un  être 
raisonnable.  »  Ce  passage,  dans  lequel  vient  se 
résumer  toute  la  morale  de  Hutcheson,  soulève 
plus  d'une  difficulté.  On  pourrait  d'abord  de- 
mander au  philosophe  écossais  quelle  bienveil- 
lance pour  nos  semblables  il  entre  dans  la 
tempérance,  dans  la  prudence,  et  même  dans 
l'activité.  Cet  élément  y  est  tellement  étranger, 
que  ces  vertus  ont  reçu  le  nom  de  vertus  indi- 
viduelles. En  ce  qui  concerne  les  vertus  sociales, 
la  bienveillance  peut  s'y  mêler  assurément,  mais 
à  titre  d'élément  accessoire,  et  non  de  principe 
fondamental.  La  bienveillance,  en  effet,  est  sus- 
ceptible de  plus  ou  de  moins  ;  elle  s'éteint  et  se 
ranime  ;  son  caractère  est  celui  d'une  incessante 
variation.  Or,  dira-t-on  que  ce  soit  là  le  caractère 
de  nos  devoirs  sociaux?  Dira-t-on  que  ces  devoirs 
commencent  avec  la  bienveillance,  et  qu'ils  finis- 
sent où  elle  expire?  Ajoutons  qu'en  fait  la  bienveil- 
lance ne  se  joint  pas  constamment,  même  à  titre 
d'élément  secondaire,  à  l'accomplissement  des 
devoirs  sociaux.  L'expérience  n'atteste-t-elle  pas, 
en  effet,  qu'il  nous  arrive  quelquefois  d'accomplir 
nos  devoirs  de  justice  même  envers  ceux  qui  ne 
nous  inspirent  qu'éloignement  et  antipathie?  La 
thèse  de  Hutcheson  ne  saurait  donc  se  soutenir. 
Nous  la  trouverions  tout  aussi  défectueuse  si, 
après  l'avoir  envisagée  au  point  de  vue  des 
devoirs  individuels  et  des  devoirs  sociaux,  nous 
la  suivions  sur  le  terrain  des  devoirs  religieux. 
Pour  que  la  théorie  de  Hutcheson  soit  complète 
de  tout  point,  il  faut  que  la  bienveillance  préside 
à  nos  devoirs  envers  Dieu,  comme  elle  préside  à 
nos  devoirs  envers  nos   semblables  et  envers 


IIL'TG 


—  740  — 


HUTG 


lums-mêmes.  Mais  qu'est-ce  que  la  bienveillance 
de  l'homme  envers  Dieu  ?  La  bienveillance  se 
Cdiiçoit  d'égal  à  égal,  ou  de  supérieur  à  inférieur  • 
l'Ile  ne  saurait  se  concevoir  de  l'homme  à  Dieu. 
11  est  vrai  qu'ici  Hutcheson  remplace  le  terme 
de  bienveillance  par  celui  d'amour.  Mais  l'amour 
no  saurait  pas  plus  élre  la  base  de  nos  vertus 
religieuses,  que  la  bienveillance  celle  des  vertus 
individuelles  ou  des  vertus  sociales.  De  part  et 
d'autre,  le  principe  des  devoirs  est,  non  dans  la 
sensibilité,  mais  dans  la  raison.  Au  reste,  l'erreur 
de  Hutcheson  en  ce  gui  touche  les  devoirs  re- 
ligieux paraît  avoir  été  la  même  que  celle  de 
Fcnelon.  L'archevêque  de  Cambrai  aussi  donnait 
l'amour  pour  base  aux  devoirs  religieux,  lorsque, 
dans  ses  Lettres  sur  la  métaphysique  et  la  re- 
ligion,  il  écrivait  :  «  Je  ne  raisonne  point,  je  ne 
demande  rien  à  l'homme,  je  l'abandonne  à  son 
amour;  qu'il  aime  de  tout  son  cœur  ce  qui  est 
infiniment  aimable,  et  qu'il  fasse  ce  qu'il  lui 
plaira.  Ce  qu'il  lui  plaira  ne  pourra  être  que  la 
plus  pure  religion.  Voilà  le  culte  parfait.  Nec 
colitur  nisi  amando.  » 

La  morale  individuelle  et  la  morale  religieuse 
n'occupent  l'une  et  l'autre  qu'assez  peu  de  place 
dans  la  philosophie  de  Hutcheson.  Il  n'en  est  pas 
de  même  de  la  morale  sociale.  Nous  la  trouvons 
surtout  traitée  avec  beaucoup  de  développement 
au  livre  H  et  au  livre  III  de  son  traité  intitulé 
Système  de  philosophie  morale.  On  y  rencontre 
une  série  de  chapitres  sur  les  notions  générales 
qui  concernent  les  droits  et  les  lois,  sur  la  né- 
cessité de  la  vie  sociale,  sur  les  contrats  qui 
lient  les  membres  de  la  société  civile,  sur  le 
mariage,  sur  les  motifs  qui  président  à  l'établis- 
sement des  gouvernements.  Ici,  le  traité  de 
Hutcheson  prend  un  caractère  plus  politique 
encore  que  social,  quand  nous  voyons  ce  phi- 
losophe aborder  la  question  des  droits  de  gou- 
vernants, celle  des  différentes  formes  de  gouver- 
nement, celle  des  avantages  et  des  inconvénients 
attachés  à  ces  diverses  formes.  Après  avoir  par- 
tagé les  dififérents  modes  de  gouvernement  en 
deux  catégories,  d'une  part  les  modes  mixtes,  qui 
peuvent  être  assez  variés,  d'autre  part  les  modes 
simples,  qui  sont  la  monarchie,  l'aristocratie, 
la  démocratie,  Hutcheson  estime  qu'une  forme 
mixte,  qui  se  constituerait  de  la  réunion  de  ces 
trois  modes  simples,  neutraliserait  les  incon- 
vénients de  chacun  d'eux  et  maintiendrait  leurs 
avantages.  On  reconnaît  dans  cette  conclusion 
l'optimisme  du  citoyen  anglais,  invinciblement 
pénétré  de  l'excellence  de  la  constitution  de  son 
pays.  Il  est  pourtant  dans  la  politique  de  Hutche- 
son quelques  passages  qui  se  rapprochent  moins 
de  l'esprit  de  la  constitution  anglaise  que  de  celui 
du  Contrat  social  témoin  cet  endroit  du  traité 
intitulé  Philosophiœ  morçilis  instituiio  com- 
2^endiaria^  où  il  est  dit  (liv.  III,  ch.  vu)  que 
«  ceux  qui  sont  investis  du  commandement  su- 
prême n'ont  pas  d'autre  pouvoir  et  d'autre  droit 
que  ceux  qui  leur  ont  été  conférés  par  des  décrets 
primitifs  du  peuple  »  ;  et  cet  autre  encore  (liv.  III, 
ch.  v),  dans  lequel,  combattant  la  théorie  du  droit 
divin,  Hutcheson  établit  que  «Dieu  ne  rend  pas 
un  oracle  pour  créer  les  rois  ou  les  autres  ma- 
gistrats, pour  régler  le  mode  et  les  limites  du 
pouvoir». 

La  théodicée  de  Hutcheson  se  rencontre  plus 
pjrticulièrement  dans  quelques  parties  de  son 
traité  intitulé  Melaphysicœ  synopsis  et  de  l'ou- 
vrage qui  a  pour  titre  Système  de  philosophie 
Tnorale.  Le  cnapitre  ix  du  livre  T'  de  ce  dernier 
écrit  traite,  avec  de  très-grands  détails,  des 
justes  notions  que  nous  devons  nous  faire  de  la 
nature  de  Dieu.  Les  preuves  que  le  philosophe 
écossais  apporte  de  l'existence  de  Dieu  sont  tirées, 


1°  du  plan  général  de  l'univers  :  2'  de  la  struc- 
ture du  corps  des  animaux;  3"*  de  la  propagation 
des  animaux;  4°  des  rapports  du  soleil  et  de 
l'atmosphère  avec  la  terre  que  nous  habitons  et 
avec  le  corps  des  animaux.  Ces  preuves  appar- 
tiennent uniquement  à  l'ordre  physique.  Il  est 
regrettable  que  sur  ce  point  comme  sur  plusieurs 
autres  déjà  signalés,  Hutcheson  se  soit  montré 
le  trop  fidèle  imitateur  de  Locke,  et  qu'il  ait 
écarté  les  arguments  métaphysiques^  ou.  comme 
les  appelle  Fénelon,  les  preuves  tirées  aes  idées 
intellectuelles.  Au  surplus,  ce  tort  a  été  géné- 
ralement celui  de  la  philosophie  anglaise  et 
écossaise,  et  n'est  point  particulier  à  Locke  ou 
à  Hutcheson.  Préoccupés  sans  cesse  de  l'univers 
matériel,  de  ses  lois,  des  phénomènes  dont  cet 
univers  est  le  théâtre,  il  semble  à  cette  philo- 
sophie que  l'ordre  et  l'harmonie  du  monde  vi- 
sible soit  la  seule  voie  par  laquelle  il  nous  soit 
donné  de  nous  élever  à  la  connaissance  de  Dieu, 
comme  si  Dieu  ne  se  révélait  pas  en  même 
temps  et  avec  une  égale  évidence  dans  les  idées 
qui  sont  en  nous  de  l'immensité,  de  l'éternité, 
de  l'infini,  de  la  suprême  perfection.  Ne  voyons- 
nous  pas  Beattie  lui-même,  le  plus  religieux  des 
philosophes  écossais ,  fonder  exclusivement  sa 
théodicée  sur  l'argument  des  causes  finales?  Et 
antérieurement  à  Beattie,  plus  près  de  Hutcheson, 
ne  voyons-nous  pas  Reid  regarder  presque  comme 
des  écarts  de  l'imagination  les  spéculations  de 
Clarke  et  de  Newton,  qui  consistaient  à  tirer  la 
preuve  de  l'existence  de  Dieu  des  idées  d'éternité 
et  d'immensité  qui  sont  en  notre  esprit? 

La  question  de  l'existence  de  Dieu  est,  dans 
Hutcheson,  suivie  de  celle  de  ses  attributs.  Celui 
sur  lequel  il  insiste  spécialement  est  la  bonté, 
qu'il  prouve  parle  plan  de  l'univers.  Rencontrant 
l'objection  tirée  de  l'existence  du  mal,  il  y  répond, 
comme  l'ont  fait  saint. Thomas  et  Leibniz,  par 
cette  réflexion,  que  l'Être  tout-puissant  a  per- 
mis l'existence  de  quelque  mal  pour  faciliter 
celle  d'un  plus  grand  bien.  Cette  question  de 
l'existence  du  mal,  en  tant  que  liée  à  celle  de 
la  véritable  fin  de  l'homme,  sert  de  transition 
au  philosophe  écossais  pour  aborder  le  problème 
de  l'immortalité  de  i'àme  et  de  la  vie  future.  Il 
s'attache  à  démontrer,  1"  que  l'attente  d'une  vie. 
à  venir  est  universelle:  2°  que  la  preuve  du 
contraire  est  impossible  ;  3°  que  l'âme  se  distingue 
du  corps  ;  4"  que  la  nécessité  d'un  état  futur  se 
déduit  directement  de  l'harmonie  conçue  par  la 
raison  entre  la  vertu  et  le  bonheur,  et  de  l'insuf- 
fisance de  cet  accord  ici-bas. 

En  résumé,  la  philosophie  de  Hutcheson  est 
loin  de  former  un  système  homogène.  Sur  les 
questions  de  logique  et  de  métaphysique  il  re- 
produit sommairement  les  idées  et  la  manière 
de  l'école.  Sur  les  questions  de  l'origine  et  de 
la  formation  des  idées,  des  facultés  de  l'âme, 
de  l'existence  de  Dieu,  il  est,  sauf  quelques  dif- 
férences accessoires,  l'imitateur  de  Locke.  Sur 
la  question  du  fondement  de  la  morale,  il  serait 
difficile  de  méconnaître  en  lui  le  disciple  de  Ri- 
chard Cumbcrland.  On  s'aperçoit  en  même  temps 
que,  sur  plusieurs  points,  il  est  un  adversaire 
qu'il  s'attache  S]-écialement  à  combattre  ;  et  cet 
adversaire,  c'est  Hobbes.  Eu  politique  Hobbes 
avait  fait  prévaloir  l'absolutisme  ;  Hutcheson 
lui  oppose  la  théorie  de  la  pondération  des  pou- 
voirs et  celle  de  la  souveraineté  du  peuple. 
En  morale,  Hobbes  avait  posé  le  principe  de 
l'égoi'sme;  Hutcheson,  sur  les  traces  de  Cum- 
bcrland, lui  oppose  celui  de  la  bienveillance  : 
c'est  un  progrès  assurément,  puisqu'il  y  a  dans 
le  principe  de  la  bienveillance  plus  d'élévation 
et  de  noblesse  que  dans  le  principe  d'utilité, 
mais  un  progrès  insuffisant  :  car  la  bienveillance 


HYLO 


—  741  — 


HYPA 


ne  saurait  être  érigée  en  ^^gle  absolue  de  nos 
actions.  Les  qualités  de  Hutchcson,  comme  écri- 
vain, sont  la  clarté,  l'élégance,  l'abondance, 
cette  derniî're  dégénérant  quelquelois  en  diffu- 
sion. La  psychologie,  la  morale,  mais  surtout  la 
morale  sociale  et  politique,  tiennent  la  place  la 
plus  considérable  dans  ses  écrits.  A  ce  titre, 
Reid,  Ferguson  et  Beattie  sont  ceux  des  philo- 
sophes ses  compatriotes  et  ses  successeurs  avec 
lesquels  il  offre  le  plus  d'analogie.  Les  traits  qui 
caractérisent  spécialement  ces  divers  philosophes 
se  trouvent,  par  une  heureuse  alliance,  réunis  en 
Hutclieson,  et  l'on  ne  saurait  méconnaître  en  lui 
non-seulement  le  fondateur,  mais  encore  le  re- 
présentant le  plus  complet  de  l'école  écossaise. 

Indépendamment  des  ouvrages  de  Hulcheson 
mentionnés  au  début  de  cet  article,  on  peut  con- 
sulter la  notice  annexée  en  forme  (l'introduction 
au  Système  de  philosophie  morale  {Some  account 
oftheiife,  wrilings,  andcharacler  oflhe  author), 
par  le  révérend  William  Leechmann,  professeur 
de  théologie  en  l'université  de  Glasgow  (Glasgow 
et  Londres,  1755),  et  le  Cours  d'histoire  de  la  phi- 
losophie morale  au  x\'ni°  siècle,  par  V.  Cousin 
{École  écossaise,  leçons  2  et  3).  C.  M. 

HUTTEN,  voy.  Ulrich. 

HYLOBIENS  {Hijlobii,  de  vXy],  forêt,  et  de 
3;o;,  vie).  C'est  le  nom  que  les  Grecs  donnaienc 
a  certains  philosophes  indiens  qui  vivaient  soli- 
taires dans  les  bois  pour  se  livrer  sans  trouble  à 
la  contemplation.  Ils  avaient  pour  règle  de  ne 
faire  servir  à  leur  nourriture  et  à  leurs  vêtements 
que  des   substances   végétales.    Voy.   Gymnoso- 

PHISTES.  X. 

HTLOZOISME  (de  \))n,  matière,  et  de  Çwf), 
vie),  opinion  qui  consiste  à  regarder  la  vie  et  la 
matière  comme  inséparables  l'une  de  l'autre. 
Mais  tous  ceux  qui  partagent  Qette  opinion  ne 
comprennent  pas  la  vie  de  la  même  manière. 
Les  uns  la  divisent,  pour  ainsi  dire,  entre  toutes 
les  parties  de  la  matière,  et  la  matière  n'est 
pour  eux  qu'un  agrégat  d'atomes  animés  ou 
vivants  qui  ne  dépendent  d'aucun  principe  su- 
périeur; les  autres,  au  contraire,  se  représentent 
l'univers  tout  entier  comme  un  seul  et  même 
être,  comme  un  animal  ou  comme  une  plante, 
dont  la  vie,  le  mouvement  et  la  forme  sont  le 
résultat  d'une  force  unique,  appelée  du  nom  de 
nature  ou  d'âme  du  monde.  La  première  de  ces 
deux  hypothèses  a  été  soutenue  par  Straton  de 
Lampsaque,  et  la  seconde  par  les  stoïc  iens.  Straton 
de  Lampsaque,  également  éloigné  du  mécanisme 
pur  de  Démocrite  et  de  la  pensée  que  le  monde 
est  un  animal,  faisait  intervenir  à  la  fois  dans  la 
génération  des  choses  ce  qu'il  appelle  la  nature, 
c'est-à-dire  la  vie,  et  le  hasard  ou  la  rencontre 
fortuite  des  diverses  parties  de  la  matière.  Le 
hasard  donne  l'impulsion,  puis  la  nature  suit 
son  cours.  Les  stoïciens,  quoique  regardant  le 
principe  actif  et  le  principe  passif,  c'est-à-dire 
l'esprit  et  la  matière  comme  nécessaires  l'un  à 
l'autre  et,  par  conséquent,  comme  inséparables, 
ne  reconnaissaient  pas  une  vie,  une  activité  dis- 
tincte dans  chaque  partie  de  la  matière  ;  mais 
l'univers  tout  entier  ne  formait  à  leurs  yeux 
qu'un  seul  être  et  leur  paraissait  animé  d'un 
même  principe.  C'est  ce  principe  qui  devait 
donner  à  tout  le  mouvement,  la  forme,  la  vie.  Il 
était  aussi  considéré  comme  la  loi  inévitable  des 
choses,  comme  la  raison  universelle.  Plus  tard 
l'hylozoïsme  reparaît  dans  l'école  d'Alexandrie, 
à  côté  du  mysticisme  le  plus  exalté;  car,  selon 
les  disciples  de  Plotin.  la  présence  de  l'âme  du 
monde  se  fait  sentir  dans  les  moindres  atomes 
de  la  matière.  On  le  trouve  aussi  chez  Cardan, 
•dans  l'école  de  Paracelse,  et  même  dans  la  doc- 
trine de  Spinoza,  qui  affirme  que  la  vie  existe 


à  différents  degrés  dans  toute  la  nature  :  Omnia 
quamvis  diversis gradibus aniiyiala  tamen  sunl  ; 
et  qui  ne  concevait  pas  un  mode  de  l'étendue 
sans  un  mode  correspondant  de  la  pensée.  Ce 
n'est  pas  ici  le  lieu  d'exposer  avec  plus  d'étendue 
ni  d'apprécier  ces  divers  .  systèmes^  à  chacnn 
desquels  est  consacré  un  article  séparé  :  nous 
dirons  seulement  que  tous  semblent  avoir  con- 
fondu la  vie  avec  la  force.  Il  est  vrai  que  la 
matière  ne  peut  pas  être  conçue  sans  force  :  car 
l'inertie  même  en  est  une,  et  dans  les  corps  les 
plus  inertes  en  apparence  il  y  a  un  travail  de 
composition  et  de  décomposition,  il  y  a  des  ré- 
pulsions et  des  affinités  électives  qui  supposent 
évidemment  un  certain  degré  d'activité.  Mais  la 
vie  ne  peut  exister  qu'avec  l'organisme.  Or, 
comme  on  est  forcé  de  reconnaître  une  nature 
inorganique,  il  s'ensuit  que  la  vie  n'est  pas 
partout  :  elle  n'est  donc  pas  essentielle  à  la  ma- 
tière •  elle  y  est  donc  venue  et  s'y  est  répandue 
par  degrés  d'une  source  supérieure. 

HYPATIE,  la  plus  célèbre  des  néo-plato- 
niciennes, était  d'Alexandrie,  et  avait  pour  père 
Théon.  On  ignore  la  date,  même  approximative, 
de  sa  naissance,  que  l'on  place  généralement 
vers  370.  Elle  périt,  sinon  à  la  fleur,  du  moins 
dans  la  force  de  l'âge.  Son  éducation  comprit  le 
cercle  entier  des  études  connues.  Fille  du  pre- 
mier mathématicien  et  astronome  de  l'époque, 
elle  ne  recula  point  devant  les  théories  abstraites, 
devant  les  calculs  des  deux  sciences  cultivées 
par  son  père;  elle  y  joignit  la  culture  de  la  phi- 
losophie. On  peut  en  croire  ceux  qui  veulent  que 
Théon  lui-même  l'ait  initiée  au  péripatétisme; 
mais,  pour  le  platonisme,  il  faut  reconnaître 
qu'elle  eut  d'autres  maîtres.  Comme  on  ne  les 
désigne  pas,  et  qu'il  reste  douteux  que  leur  élève 
soit  née  en  370,  on  ne  peut  que  conjecturer  leurs 
noms.  Au  cas  pourtant  où  l'on  adopterait  cette 
date,  il  deviendrait  présumable  qu'à  Prohérèse 
et  à  Plutarque  reviendrait  l'honneur  d'avoir 
instruit  Hypatie  dans  les  principes  néo-plato- 
niciens. Prohérèse,  plus  sophiste  que  philosophe, 
habita  Alexandrie;  Plutarque  était  le  chef  de 
l'école  d'Athènes,  et  il  est  de  fait  qu'Hypatie 
séjourna  dans  cette  ville  assez  longtemps  pour  y 
avoir  de  l'influence.  D'autres  femmes,  au  reste, 
s'y  occupaient  de  philosophie,  ainsi  qu'elle, 
entre  autres  Asclépigénie,  la  fille  du  maître.  De 
retour  dans  sa  ville  natale,  Hypatie  ne  tarda 
point  à  y  devenir  l'objet  d'une  vive  admiration. 
Sa  beauté,  l'étendue  de  ses  connaissances,  son 
talent  d'élocution  firent  de  sa  maison  un  centre 
à  la  mode.  Il  paraît  qu'en  réalité  il  n'y  avait 
point  alors  dans  Alexandrie  d'enseignement  phi- 
losophique, ou  qu'au  moins  cet  enseignement  ne 
jetait  aucun  éclat.  Hypatie  s'empara  de  la  place 
qui  restait  ainsi  à  prendre.  Quant  à  ses  doc- 
trines, quoique  née  d'un  père  voué  au  culte 
d'Aristote  et  nourrie  dans  l'étude  des  sciences 
positives,  elle  était  néo-platonicienne.  Synésius, 
dont  le  néo-platonisme  déborde  jusque  dans  ses 
hymnes,  se  reconnaît  son  éiè\e;  et  son  accent, 
toutes  les  fois  qu'il  parle  d'elle,  est  celui  d'un 
homme  qui  partage  ses  doctrines  philosophiques. 
Si  tel  était  le  langage  d'un  évêque,  on  comprend 
combien,  parmi  des  laïques,  et  surtout  parmi  les 
païens,  la  parole  et  la  personne  d'Hypatie  de- 
vaient éveiller  d'enthousiasme.  On  l'appelait  la 
philosophe,  ri  cptXôaocpoc,  et,  du  nom  de  Théon, 
son  père,  on  avait  fait  celui  de  Théotecne  (père 
d'un  enfant  divin).  Bien  qu'elle  portât  souvent  le 
manteau  des  philosophes,  sa  beauté  fit  naître 
plus  d'une  passion  dans  son  auditoire,  et  sa 
haute  réputation  de  vertu  y  ajoutait  encore  sans 
doute.  On  assure  que  l'évêque  d'Alexandrie, 
saint  Cyrille,  passant  un  jour  devant  la  maison 


HYPA 


—  742  — 


HYPO 


d'Hypalic  au  moment  du  cours,  fut  étonné  de 
l'affluence  qui  s'y  dirigeait  ou  en  sortait  et 
ressentit  un  mouvement  de  jalousie;  mais  si  le 
fait  est  vrai,  ce  ne  fut  pas  jalousie  de  bel  esprit, 
ce  fut  dépit  d'apôtre  chrétien  et  d'homme  po- 
litique. Le  paganisme  au  commencement  du 
v^^  siècle  était  encore  vivace;  et  la  philosophie, 
le  néo-platonisme  surtout,  en  le  rajeunissant,  en 
l'interprétant,  lui  venait  en  aide  de  toutes  ses 
forces,  et  gardait  une  attitude  hostile  en  face  de 
l'Église.  D'autre  part,  l'énorme  puissance  des 
évoques  d'Alexandrie  dans  la  capitale  de  leur 
diocèse  les  mettait  à  tout  instant  en  conflit  de 
pouvoir  avec  les  préfets,  et  ceux-ci,  même  lors- 
qu'ils étaient  chrétiens,  cherchaient  partout, 
pour  contre-balancer  leurs  rivaux,  des  auxi- 
liaires. A  ce  titre,  le  judaïsme,  le  paganisme, 
le  néo-platonisme  trouvaient  près  d'eux  accueil 
ou  ménagement.  Ce  fut  surtout  ce  qui  arriva  à 
partir  de  l'avènement  de  saint  Cyrille  à  l'épis- 
copat  (en  412).  Saint  Cyrille,  dès  l'abord,  se  mon- 
tra bien  autrement  exigeant  que  son  oncle, 
l'impérieux  Théophile.  Représentant  à  la  fois  la 
philosophie  et  le  paganisme,  Hypatie  lui  pesait 
donc  comme  ennemie  de  la  foi;  amie  d'Oreste, 
le  préfet,  et  ne  manquant  pas  d'influence  sur 
lui,  c'était  de  plus  une  ennemie  personnelle, 
puisqu'elle  voulait  des  bornes  à  la  toute-puis- 
sance de  l'évéque.  Les  années  413  et  414  avaient 
été  signalées  par  des  collisions  déplorables. 
Saint  Cyrille  en  personne,  avec  des  bandes  à  lui, 
avait  occupé  les  synagogues,  chassé  les  juifs  et 
permis  le  pillage  de  leurs  biens;  saint  Cyrille 
encore,  après  le  supplice  d'Ammonius  (mis  à 
mort  pour  avoir  participé  à  l'émeute  suscitée 
par  les  cinq  cents  moines  de  Nitria  au  nom  de 
l'évéque,  et  pour  avoir  failli  crever  l'œil  au  gou- 
verneur), avait  fait  faire  des  obsèques  solennelles 
au  séditieux,  et  l'avait  qualifié  de  martyr.  11  est 
vrai  qu'entre  ces  deux  actes,  il  avait  été  trouver 
Oreste,  le.s  Évangiles  à  la  main,  et  lui  avait  offert 
de  vivre  désormais  en  paix  avec  lui,  et  qu'Oreste 
avait  refusé  cette  satisfaction,  que  n'accom- 
pagnait ni  punition  des  coupables,  ni  réparation 
des  dommages.  Probablement  c'est  à  l'influence 
d'Hypatie  que  Cyrille  attriijua  la  froideur  d'O- 
reste. C'est  aussi  en  vertu  de  ses  conseils  qu'on 
supposait  avoir  eu  lieu  la  mort  d'Hiérax,  ce  mi- 
sérable maître  d'école,  espion  de  l'évéque,  qu'O- 
reste fit  un  jour  arrêter  au  théâtre  et  appliquer 
à  la  torture  (413),  ce  qui  avait  été  le  point  de 
départ  des  désordres.  Quoi  qu'il  en  puisse  être, 
Cyrille  avait  tout  fait  pour  passionner  déme- 
surément ses  amis  et  la  foule,  et  c'est  lui  plus 
qu'Oreste  qui  dominait  dans  Alexandrie  lorsque, 
au  commencement  de  41o,  un  jour  de  carême, 
Hypatie  en  voiture  voit  accourir  à  elle  une 
foule  furieuse.  On  arrête  son  char,  on  l'en  ar- 
rache, on  l'entraîne:  elle  arrive  ainsi  en  face  de 
la  grande  église,  dite  Vlmpériale;  là  bientôt  on 
lui  enlève  ses  vêtements;  les  tuiles,  les  déhris 
de  poterie  pleuvent  sur  elle  :  elle  est  lapidée. 
Sa  mort  môme  n'assouvit  pas  ses  meurtriers  ; 
on  se  précipite  sur  son  cadavre ,'  on  l'insulte,  on 
le  déchire,  on  promène  par  les  rues  d'Alexandrie 
ces  restes  sanglants  comme  des  trophées  du 
christianisme.  Un  peu  plus  tard,  on  les  réunit, 
et  on  les  brûle  au  Cinaron. 

Hypatie  avait  écrit  deux  Commentaires  :  l'un 
sur  le  Canon  astronomique  de  Ptolémée,  l'autre 
sur  les  Sections  coniques  d'Apollonius  de  Perga. 
Les  deux  ouvrages  sont  perdus,  et  il  ne  nous 
reste  de  leur  auteur  qu'un  Canon,  ou  table 
astronomique,  inséré  dans  les  Tables  manuelles 
attribuées  à  Théon.  On  lui  a,  mais  faussement, 
attribué  une  Lettre  à  saint  Cyrille,  qui  nous  la 
montrerait  assez  disposée  à  embrasser  le  chris- 


tianisme, si  elle  n'était  arrêtée  par  ce  dogme 
que  Dieu  est  mort  pour  les  hommes,  et  les  mal- 
heurs de  Nestorius,  condamné,  banni  pour  avoir 
soutenu  des  idées  plus  conformes  à  la  raison. 
Nestorius  n'ayant  été  condamné  qu'en  431,  il  est 
trop  clair  que  la  pièce  est  apocryphe;  mais  elle 
est  curieuse  en  montrant  que  la  mémoire  de  l'il- 
lustre néo-platonicienne  survivait  même  parmi 
les  chrétiens.  Pendant  longtemps  en  effet  on 
donna  le  nom  de  seconde  Hypatie  aux  femmes 
qui  se  distinguaient  par  l'étendue  et  la  profon- 
deur de  leurs  connaissances,  et  on  lit  dans  l'An- 
thologie une  épigramme  en  son  honneur,  pro- 
bablement de  Paul  le  Silentiaire.  Synesius 
nomme  Hypatie  en  plusieurs  passages,  lorsqu'il 
écrit  à  son  frère,  et  de  plus  ses  lettres  10,  14, 
15,  33,  80,  124,  153  (édit.  Petau)  lui  sont  adres- 
sées. Le  ton  qui  y  règne  est  celui  d'une  respec- 
tueuse amitié.  Avec  la  dernière  de  ces  lettres, 
il  lui  envoie  deux  ouvrages  (son  Dion  et  son 
Traité  des  Songes),  les  soumettant  à  son  examen, 
et  déclarant  qu'il  ne  les  publiera  que  s'ils  ont 
son  approbation.  Les  sept  lettres  et  le  fragment 
authentique  ont  été  publiés  par  Wolf  dans  son 
Muiierum  grœcarum,....  Fragmenta,  etc.  So- 
crate,  Somozène,  Philostorge,  dans  leurs  His- 
toires ecclésiastiques,  Saxius,  Brucker,  Montucla^ 
Fabricius  et  une  foule  d'autres,  dans  leurs  grands 
Recueils,  ont  parlé  d'Hypatie.  Il  faut  surtout  y 
joindre  Tillemont  {Hist.  ecclésiast.,  t.  XIV,  Vie 
de  saint  Cyrille,  art.  3).  Mais,  de  plus,  il  existe 
plusieurs  monographies  sur  cette  femme  célèbre 
Ménage  d'abord,  ensuite  Schmid  {Deatrib.  de 
llipparcho,  2  Theon,  atque  Hypalia,  in-4, 
léna,  1691),  donnèrent  l'exemple.  Toland  le  sui- 
vit, dans  le  n°  3  de  son  Tetradym,us;  mais  l'em- 
portement avec  lequel  il  s'exprime  sur  saint 
Cyrille  nuit  à  l'effet  qu'il  veut  produire.  L'abbé 
Goujet,  sous  les  initiales  M.  G.,  a,  au  contraire, 
tenté  de  justifier  le  prélat  dans  sa  Continuation 
des  Mémoires  du  P.  Desmolets,  §  138-187  et 
187-191.  Enfin  Wernsdorf  a  donné  quatre  Disser- 
tations sur  Hypatie,  in-4,  Wittemberg,  1747 
et  1848. 

HYPOTHÈSE  (uTioôecïiç,  littéralement  suppo- 
sition). Aristote,  en  créant  la  logique,  a  été 
obligé  d'en  composer  aussi  la  langue,  et  c'est 
lui  qui  s'est  servi  pour  la  première  fois  du  mot 
que  nous  essayons  de  définir.  Ayant  donné  le 
nom  de  thèse  {Ursic)  à  toute  proposition  qui, 
sans  être  un  axiome,  sert  de  base  à  la  démons- 
tration et  n'a  pas  besoin  elle-même  d'être  dé- 
montrée, il  distingue  deux  espèces  de  thèses, 
l'une  qui  exprime  l'essence  de  la  chose,  et  l'au- 
tre son  existence  ou  sa  non-existence.  La  pre- 
mière est  la  définition  (Qpi<T[iôO,  et  la  seconde 
Vhypothèse,  c'est-à-dire  ce  qui  est  subordonné 
à  la  thèse  {Dern.  Analyt.,  liv.  I,  ch.  ii).  Mais  il 
n'emploie  jamais  cette  expression  que  par  rap- 
port à  l'argumentation  syllogistique,  en  con- 
sidérant à  la  fois  la  position  de  celui  qui  parle 
et  de  celui  qui  écoute.  «  Tout  ce  que  l'on  prend 
comme  démontré,  dit-il  {ubi  supra,  ch.  x),  sans 
l'avoir  démontré  soi-même,  et  qui  est  accepté 
par  celui  à  qui  l'on  démontre,  est  une  hypo- 
thèse, non  point  absolue,  mais  relativement  à 
cette  personne  seule.  »  Si,  au  contraire,  celui 
qui  écoute  refuse  de  croire  à  une  proposition 
de  ce  genre,  alors  le  mot  d'hypothèse  est  rem- 
placé par  celui  de  postulat.  «  Le  postulat,  pour 
nous  servir  encore  de  ses  propres  termes  {ubi 
supra),  est  ce  qui  est  à  demi  contraire  à  la 
pensée  de  celui  qu'on  instruit,  ou  ce  que  l'on 
prend  pour  démontré  et  qu'oa  emploie  comme 
tel,  sans  l'avoir  soi-même  démontré.  »  A  cette 
définition  purement  scolastique  on  a  substitué 
depuis  longtemps  un  sens  à  la  fois  plus  précis  et 


i 


HYPO 


743  — 


IBN 


plus  large.  On  entend  aujourd'hui  par  hypo- 
thèse la  supposition  que  l'on  l'ait  de  certaines 
choses  pour  rendre  raison  de  ce  que  l'on  observe, 
quoique  l'on  ne  soit  pas  en  état  de  démontrer 
l'existence  de  ces  choses.  Ce  n'est  pas  assez  pour 
la  satisfaction  de  notre  esprit  d'observer  et  de 
connaître  les  phénomènes  ;  il  faut  qu'il  remonte 
à  leur  cause,  qu'il  les  voie,  en  quelque  façon, 
dans  le  principe  même  d'où  ils  sortent.  Or, 
quand  la  cause  do  certains  phénomènes  n'est 
accessible  ni  à  l'expérience  ni  à  la  démonstra- 
tion, il  a  recours  aux  hypothèses.  Les  véritables 
causes  des  faits  que  nous  avons  observés  sont 
souvent  si  éloignées  des  principes  dont  nous 
sommes  entièrement  sûrs,  et  des  expériences 
que  nous  pouvons  faire,  qu'on  est  obligé  d'y  sup- 
pléer par  des  explications  plus  ou  moins  pro- 
bables. L;i  probanilité,  c'est-à-dire  l'hypothèse, 
ne  doit  donc  pas  être  rejetée  d'une  manière  ab- 
solue du  domaine  de  la  science;  il  faut  un  com- 
mencement dans  toutes  les  recherches,  et  ce 
commencement  est  presque  toujours  une  ten- 
tative imparfaite  et  sans  succès.  La  vérité  est 
comme  un  pays  inconnu  dont  on  ne  peut  trouver 
la  bonne  route  qu'après  avoir  essayé  de  toutes 
les  autres. 

Une  hypothèse  étant  admise,  on  la  soumet  à 
l'épreuve  de  l'expérience.  Si  l'expérience  la  con- 
firme ;  si  elle  s'accorde  avec  tous  les  faits  pour 
l'explication  desquels  elle  a  été  imaginée  ;  si 
toutes  les  conséquences  qu'on  en  peut  tirer  se 
trouvent  dans  le  même  cas,  et  qu'en  même 
temps  elle  ne  soit  pas  en  contradiction  avec  les 

firincipes  ou  les  lois  essentielles  de  notre  intel- 
igence,  il  nous  est  impossible  alors  de  lui 
refuser  notre  assentiment,  et  on  peut  la  regarder 
comme  définitivement  acquise  à  la  science. 
Rien  ne  démontre  mieux  l'utilité  des  hypothèses, 
ou  l'intervention  de  l'imagination  dans  les  dé- 
couvertes de  la  raison,  que  l'histoire  de  l'astro- 
nomie et  des  sciences  qui  en  dépendent.  Par 
exemple,  c'est  par  l'hypothèse  de  l'ellipticité  des 
orbites  des  planètes  que  Kepler  parvint  à  décou- 
vrir la  proportionnalité  des  aires  et  des  temps, 
et  celle  des  temps  et  des  distances.  Ce  furent 
ensuite  ces  deux  fameux  théorèmes,  qu'on  ap- 
pelle les  analogies  de  Kepler,  qui  mirent  Newton 
a  portée  de  démontrer  que  la  supposition  de  l'el- 
lipticité des  orbes  des  planètes  s'accorde  avec 
les  lois  de  la  mécanique,  et  d'assigner  la  pro- 
portion des  forces  qui  dirigent  les  mouvements 
des  corps  célestes.  C'est  de  la  même  manière 
qu'on  est  parvenu  à  savoir  que  Saturne  est  en- 
touré d'un  anneau  qui  réfléchit  la  lumière  et 
qui  est  séparé  du  corps  de  la  planète  et  incliné  à 
l'écliptique  :  car  l'existence  de  cet  anneau  ne 
fut  d'abord  qu'une  hypothèse  imaginée  par  Huy- 
ghenspour  expliquer  les  observations  qu'il  avait 
faites  sur  ce  corps  céleste.  Les  sciences  natu- 
relles, la  géologie,  la  physiologie,  la  philologie 
même  considérée  dans  ses  dernières  et  plus 
brillantes  découvertes,  pourraient  nous  offrir 
des  preuves  sans  nombre  à  l'appui  de  la  même 
proposition. 

Il  y  a  deux  excès  à  éviter  au  sujet  des  hypo- 
thèses :  celui  de  leur  faire  une  trop  grande  part, 
de  les  regarder  comme  la  vérité  elle-même,  avant 
de  leur  avoir  fait  subir  toutes  les  épreuves  né- 
cessaires pour  les  changer  en  démonstrations  ; 
et  celui  de  les  proscrire  entièrement.  En  philo- 
sophie, le  premier  peut  être  reproché  à  l'école 
allemande,  et  le  second  à  l'école  écossaise.  Les 
anciens  accueillaient  trop  favorablement  et  trop 
facilement  les  hypothèses  ;  leur  physique  surtout 
ou  leur  cosmologie  n'avait  pas  d'autre  base.  Les 
modernes  ont  eu  beau  les  proscrire  en  principe, 
il  leur  a  été  impossible  de  les  éviter,  soit  dans 


les  sciences  nulurelles,  soit  dans  les  sciences 
morales  et  métaphysiques.  Qu'y  a-t-il  de  plus 
hypothétique  que  la  physique  de  Descartes,  que 
kl  psychologie  sensualiste  de  Locke  et  de  Con- 
dillac,  et  que  la  plupart  des  théories  philosophi- 
ques du  xvm°  siècle  ?  C'est  en  vain  que  l'on 
chercherait  à  proscrire  l'hypothèse;  il  faut  seu- 
lement songer  à  en  régler  l'usage  :  car  elle  est 
une  des  conditions  du  développement  de  l'esprit 
humain.  C'est  par  des  hypothèses  que  Copernic, 
Kepler,  Huygliens,  Descaries,  Leibniz,  Newton, 
Cuvier,  Chunipollion  ont  signalé  leur  génie  et 
fait  marcher  la  science.  Consultez  Bacon,  Novum 
Organum,  liv.  VI,  ch.  xii;  liv.  II,  ch.  xxxvi;  — 
Tli.  Reid,  l"  Essai  sur  les  facultés  intellectuelles 
de  Vhomme. 

I,  dans  les  traités  de  logique,  est  le  signe  par 
lequel  on  représente  les  propositions  particulières 
et  affirmatives.  Il  représente  encore,  dans  les 
propositions  complexes  et  modales,  la  négation 
du  mode  et  l'affirmation  de  la  proposition.  Con- 
sultez Aristote,  Premiers  Analytiques^  et  Lo- 
gique de  Port-Royal,  2"  partie.  —  Voy.  Propo- 
sition, Syllogisme. 

IBN-BADJA  (Abou-Becr  Mohammed  ben- 
Yahya),  surnommé  Ibn-al-Çayeg  (Fils  de  l'orfè- 
vre) et  cité  par  les  scolastiques  sous  le  nom 
corrompu  d'Aven-Pace  ou  Avempace,  est  un  des 
philosophes  les  plus  célèbres  parmi  les  Arabes 
d'Espagne.  On  vente  aussi  ses  connaissances 
étendues  dans  la  médecine,  les  mathématiques, 
l'astronomie,  et,  comme  Farabi,  il  joignit  à  un 
esprit  profond  et  spéculatif  un  talent  distingué 
pour  la  musique  et  notamment  pour  le  jeu  du 
luth.  Les  détails  de  sa  vie  nous  sont  peu  connus. 
Il  naquit  à  Saragosse  vers  la  fin  du  xi'  siècle. 
En  1118,  nous  le  trouvons  à  Séville,  où  proba- 
blement il  s'était  fixé  et  où  il  composa  alors 
différents  traités  ayant  rapport  à  la  logique  (Cf. 
Casiri,  Biblioth.  arabico-hispana  escurialensis, 
t.  I,  p.  179).  Plus  tard  il  se  rendit  en  Afrique, 
où,  à  ce  qu'il  paraît,  il  jouissait  d'une  haute 
considération  auprès  des  princes  Almoravides.  Il 
mourut  à  un  âge  peu  avancé,  à  Fez,  l'an  533  de 
l'hégire  (1138).  Quelques  auteurs  arabes  rappor- 
tent qu'il  fut  empoisonné  par  les  médecins,  dont 
il  avait  excité  la  jalousie. 

Ibn-Abi-Océibia,  qui  dans  son  Histoire  des 
médecins  nous  donne  quelques  détails  sur  Ibn- 
Bàdja  et  sur  ses  écrits,  cite  un  certain  Aboul- 
Hasan-Ali  qui  avait  réuni  divers  traités  d'Ibn- 
Bàdja  dans  un  recueil  précédé  d'une  introduction, 
où  notre  philosophe  est  présenté  comme  le  pre- 
mier qui  ait  su  tirer  un  profit  réel  des  écrits 
philosophiques  des  Arabes  d'Orient,  répandus  en 
Espagne  depuis  le  règne  d'Al-Hakem  II  (961-976). 
A  la  vérité,  Ibn-Bâdja  fut  précédé  par  un  philo- 
sophe distingué  que  les  théologiens  chrétiens, 
notamment  saint  Thomas  d'Aquin  et  Albert  le 
Grand,  citent  souvent  sous  le  nom  d'Avicebron; 
mais  nous  avons  montré  ailleurs  qu'Avicebron 
(voy.  ce  mot)  était  juif,  et  que  ses  doctrines,  qui 
au  xiii°  siècle  firent  tant  de  sensation  parmi  les 
docteurs  chrétiens,  étaient  entièrement  incon- 
nues aux  Arabes  (voy.  l'art.  Juifs).  Ibn-Bâdja 
peut  donc  être  réellement  considéré  comme  le 
premier  qui  ait  cultivé  la  philosophie  avec  suc- 
cès parmi  les  Arabes  d'Espagne.  Son  illustre 
compatriote,  Tofaïl,  qui  ne  l'avait  pas  connu  per- 
sonnellement, mais  qui  florissait  peu  de  temps 
après  lui,  lui  rend  le  témoignage  d'avoir  sur- 
passé tous  ses  contemporains  par  la  justesse  de 
son  esprit,  par  sa  profondeur  et  sa  pénétration; 
mais  en  même  temps  il  regrette  que  les  affaires 
de  ce  monde  et  une  mort  prématurée  n*aient  pas 
permis  à  Ibn-Bâdja  d'ouvrir  tous  les  trésors  de 
sa  science,  car,  dit-il,  ses  écrits  les  plus  impor- 


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tants  sont  restés  incomplets,  et  ceux  qu'il  a  pu 
achever  ne  sont  que  de  i)etites  dissertations  écri- 
tes à  la  liâte  (voy.  ['Iiilosophus  aulodidactus, 
sive  Epislola  de  liai  Eben-Yokdhdn,  p.  15). 

Ibn-Abi-Océibia  nous  adonné  la  nomenclature 
des  écrits  d'Ibn-Bâdia  ;  nous  y  remarquons,  outre 
quelques  ouvrages  de  médecine  et  de  mathéma- 
tiques, divers  traites  de  philosophie,  dont  nous 
parlerons  plus  loin,  et  des  commentaires  sur  plu- 
sieurs ouvrages  a'Arislote,  notamment  sur  la 
Phijsique  et  sur  certaines  parties  de  la  Météoro- 
logie, du  traité  de  la  Génération  et  de  la  Des- 
iruclion,  et  des  derniers  livres  du  traité  des 
Animaux  (c'est-à-dire  des  livres  qui  font  suite  à 
VHistoire  des  animaux,  tels  que  le  traité  des 
Parties  des  animaux,  etc.).  Ses  principaux  écrits 
philosophiques,  signalés  par  Tofaïl  comme  ina- 
chevés, sont:  divers  traités  de  logique,  qui  se 
conservent  à  la  bibliothèque  de  l'Escurial  (voy. 
Casiri,  ubi supra),  un  traité  de  l'Ame,  et  un  au- 
tre intitulé  du  Régime  du  solitaire.  On  cite  aussi 
son  Traité  de  la  Conjonction  de  Vintellect  avec 
Vhomme  et  sa  Lettre  d'adieux  {Risùlet  al  widâ). 
Cette  dernière  a  été  traduite  en  hébreu  sous  le 
titre  de  Iggéreth  ha-petirah,  que  Wolf,  dans  sa 
Bibliotheca  hebrœa  (t.  I,  p.  6),  a  rendu  par 
Epislola  de  discessu,  sive  abduclione  anim.œ  a 
rébus  mundanis;  mais  le  contenu  ne  justifie 
guère  cette  traduction.  La  Lettre  d'adieux,  dont  la 
version  hébraïque  se  trouve  à  la  Bibliothèque  na- 
tionale (manusc.  de  l'Oratoire,  n°  lll),contientdes 
réflexions  sur  le  premier  mobile  dans  l'homme, 
ou  sur  ce  qui  donne  l'impulsion  à  l'homme  intel- 
lectuel, et  sur  le  véritable  but  de  l'existence 
humaine  et  de  la  science  (qui  est  de  s'approcher 
de  Dieu  et  de  recevoir  l'intellect  actif  émané  de 
lui);  et  l'auteur  ajoute  quelques  mots  très-vagues 
et  très-obscurs  sur  la  permanence  de  l'àme  indi- 
viduelle, qu'il  ne  paraît  admettre  ni  plus  ni 
moins  qu'Aristote  lui-même.  Le  titre  de  Lettre 
d'adieux  lui  vient  probablement  de  ce  que  l'au- 
teur, sur  le  point  de  faire  un  long  voyage,  l'a- 
dressa à  un  de  ses  jeunes  amis,  afin  de  lui  laissei-, 
s'il  ne  le  revoyait  plus,  ses  idées  sur  les  sujets 
importants  qui  y  sont  traités.  C'est  cette  lettre 
qui,  dans  la  version  latine  des  œuvres  d'Aver- 
roès,  est  appelée  Epislola  expeditionis.  Nous 
reconnaissons  dans  cet  écrit  une  tendance  ma- 
nifeste à  réhabiliter  la  science  et  la  spéculation 
philosophique,  qui  seules,  selon  Ibn-Bâdja,  peu- 
vent conduire  à  la  connaissance  de  la  nature  et 
qui,  par  le  secours  qui  vient  d'en  haut,  amènent 
aussi  l'homme  à  se  connaître  lui-même  et  à  se 
mettre  en  rapport  avec  l'intellect  actif.  L'auteur 
blâme  Gazâli  d'avoir  cherché  à  se  faire  illusion 
par  une  certaine  exaltation  mystique  ;  selon  lui, 
Gazâli  s'est  trompé  lui-même  et  a  trompé  les 
autres,  en  prétendant,  dans  son  livre  intitulé 
Al-monkidh  ou  Délivrance  de  l'erreur  (voy. 
l'art.  Gazâli),  que,  vivant  dans  la  solitude,  le 
monde  intellectuel  s'ouvrait  à  lui,  et  qu'il  voyait 
alors  les  choses  divines,  ce  dont  il  éprouvait  une 
grande  jouissance,  qui,  selon  lui,  serait  le  but  de 
la  méditation. 

Le  traité  intitulé  du  Régime  du  solitaire  était 
sans  doute  l'ouvrage  le  plus  remarquable  et  le 
plus  original  d'Ibn-Bâdja.  Ibn-Roschd,  à  la  fin 
de  son  traité  de  l'Intellect  matériel  ou  de  la 
Conjonction  (voy.  Ibn-Roschd),  parle  de  cet  ou- 
vrage en  ces  termes  :  «  Abou-Becr  Ibn-al-Çayeg 
a  cherché  à  établir  une  méthode  pour  le  régime 
du  solitaire  dans  ces  pays  ;  mais  ce  livre  est  in- 
complet et,  en  outre,  il  est  difficile  d'en  com- 
prendre toujours  lapensée.  Nous  tâcherons  d'in- 
diquer dans  un  autre  endroit  le  but  que  l'auteur 
s'était  proposé  :  car  il  est  le  seul  qui  ait  traité 
ce  sujet,  et  aucun  de  ceux  qui  l'ont  précédé  ne 


l'a  devancé  sur  ce  point.  »  Malheureusement 
nous  ne  possédons  plus  le  traité  d'Ibn-Bâdja,  et 
nulle  part  dans  les  écrits  que  nous  connaissoiis 
d'Ibn-Roschd  nous  ne  trouvons  les  renseigne- 
ments promis  dans  le  passage  que  nous  venons 
de  citer.  Mais  un  philosophe  juif  du  xiV  siècle. 
Moïse  de  Narbonne,  dans  son  commentaire  hé- 
breu sur  le  Ilaï-Ebn-Yokdhân,  de  Tofaïl,  nous 
fournit  sur  l'ouvrage  d'Ibn-Bâdja  des  détails 
précieux,  qui  nous  permeltront  d'en  indiquer 
ici  les  points  principaux,  et  d'en  présenter  une 
analyse  succincte. 

Il  nous  semble  qu'Ibn-Bâdja  avait  pour  but  de 
faire  voir  de  quelle  manière  l'homme,  par  le 
seul  moyen  du  développement  successif  de  ses 
facultés^  peut  arriver  ,a  s'identifier  avec  l'intel- 
lect actif.  Il  considère  l'homme  isolé  de  la  so- 
ciété, participant  à  ce  qu'elle  a  de  bon,  mais  se 
trouvant  hors  de  l'influence  de  ses  vices.  Il  ne 
recommande  pas  la  vie  solitaire,  mais  il  indique 
la  voie  par  laquelle  l'homme,  au  milieu  des  in- 
convénients de  la  vie  sociale,  peut  arriver  au 
bien  suprême.  Cette  voie  peut  être  suivie  par 
plusieurs  hommes  ensemble^  qui  auraient  les 
mêmes  sentiments  et  viseraient  au  même  but. 
ou  même  par  une  société  tout  entière,  si  elle 
pouvait  être  parfaitement  organisée.  Acceptant 
la  société  telle  qu'elle  est,  Ibn-Bâdja  recommande 
seulement  que  l'on  cherche  à  vivre  dans  le  meil- 
leur État  possible,  c'est-à-dire  dans  celui  qui 
renferme  dans  son  sein  le  plus  grand  nombre  de 
sages  ou  de  philosophes. 

Ibn-Bâdja  commence  par  expliquer  ce  qu'il 
entend  par  le  mot  tedbir  (régime)  :  ce  mot  ne 
saurait  s'appliquer  à  une  action  unique  ;  mais  il 
indique  un  concours  d'actions  dirigées  ensemble 
vers  un  certain  but,  comme  le  re^^ùne  politique, 
le  régime  du  monde,  attribué  à  Dieu.  Ce  con- 
cours réglé  d'actions,  demandant  la  réflexion, 
ne  peut  se  trouver  que  chez  l'homme.  Le  régime 
du  solitaire  doit  être  l'image  du  régime  politi- 
que de  l'État  parfait,  de  l'État  modèle,  ce  qui 
amène  l'auteur  à  entrer  dans  des  détails  sur  le 
régime  politique.  Un  des  traits  principaux  de 
son  État  idéal  est  l'absence  'des  médecins  et  des 
juges.  La  médecine  y  est  inutile,  parce  que  les 
citoyens  ne  s'y  nourriront  que  de  la  manière  la 
plus  convenable,  et  ils  ne  prendront  pas  d'ali- 
ments qui  puissent  leur  nuire  par  leur  qualité 
ou  leur  quantité  ;  les  maladies  qui  viennent  du 
dehors  se  guérissent  ordinairement  par  la  na- 
ture. 11  sera  également  inutile  d'y  rendre  la  jus- 
tice, car  les  relations  des  citoyens  seront  fondées 
sur  l'amour,  et  il  n'y  aura  jamais  de  différend 
parmi  eux.  Les  solitaires,  dans  un  État  impar- 
fait, doivent  tâcher  de  devenir  des  éléments  de 
l'État  parfait  ;  on  leur  donne  le  nom  de  plantes. 
parce  qu'on  les  compare  aux  plantes  qui  pous-^ 
sent  spontanément  (par  la  nature)  au  milieu  de 
leur  espèce  (cultivée  par  l'art)  ;  ce  sont  eux, 
ajoute  Ibn-Bâdja.  que  les  soufis  appellent  étran- 
gers, parce  qu'ils  sont  en  quelque  sorte  étran- 
gers dans  leur  famille  et  dans  la  société  qui  les 
entoure. 

Entrant  ensuite  en  matière,  Ibn-Bâdja  consi- 
dère les  différentes  espèces  d'actions  humaines, 
afin  de  désigner  celles  qui  peuvent  conduire  au 
but  et  (jui  seules  peuvent  être  considérées 
comme  véritablement  humaines.  Il  y  a  des  rap- 
ports entre  l'homme  et  l'animal,  de  même  qu'il 
en  existe  entre  l'animal  et  la  plante,  et  entre 
celle-ci  et  les  minéraux.  Les  actions  particulières 
à  l'homme  et  véritablement  humaines  sont 
celles  qui  résultent  du  libre  arbitre,  c'est-à-dire, 
comme  l'ajoute  Ibn-Bâdja,  d'une  volonté  émanée 
de  la  réflexion  et  non  pas  d'un  certain  instinct 
qu'on  trouve  aussi  chez  les  animaux.  Ainsi,  par 


IBN 


—  745 


ibK 


«xemole,  un  homme  qui  casse  une  pierre,  parce 
qu'elle  l'a  blesséj  fait  une  action  a»n'maie;mais 
s'il  la  casse,  afin  qu'elle  ne  blesse  pas  les  autres, 
c'est  une  action  liiunaine.  11  est  rare  de  rencon- 
trer ciiez  un  homme  des  actions  purement  ani- 
males; mais  on  en  rencontre  souvent  qui  sont 
Sûrement  humaines,  cl  telles  doivent  être  celles 
u  solildii'c.  Celui-ci  doit  s'efforcer  de  ne  point 
avoir  égard,  dans  ses  actions,  à  l'àmc  animale; 
il  ne  doit  se  laisser  guider  que  pur  l'âme  ra- 
tionnelle, et  faire  plutôt  ce  qui  est  juste  et  équi- 
table que  ce  qui  est  utile.  U  faut  que,  lorsque 
l'àme  rationnelle  et  l'àme  animale  sont  en  colli- 
sion, la  première  remporte  toujours  une  victoire 
complète  ;  il  faut  que  le  solitaire  cherche  ainsi 
à  perfectionner  ses  qualités  morales,  et  que  par 
là  ses  actions  soient  plutôt  divines  qu'humaines. 
En  donnant  à  ses  actions  une  pareille  direction, 
le  solitaire  arrivera  successivement  à  compren- 
dre le  monde  spirituel,  ce  qui  doit  être  le  but  de 
tous  ses  efforts. 

Ibn-Bàdja  entre  ensuite  dans  de  longs  détails 
sur  ce  qu'il  appelle   les  formes  spirituellea.  On 
sait  quelle   est   la  valeur   des  mots   forme    ou 
matière   dans  la   philosophie   péripatéticienne. 
Par  formes  spirituelles  il  faut  comprendre  ici  les 
formes  pures  sans  matière  et  les  idées  abstraites 
de  toutes  les  facultés  de  l'àme  humaine,  formes 
qu'elle  reçoit  et  dont  elle  est,  pour  ainsi  dire,  la 
matière.  Les  formes  spirituelles  sont  de  diffé- 
rentes espèces  plus  élevées  les  unes  que  les  au- 
tres à  mesure  qu'elles  sont  plus  éloignées  de  la 
corporelle.    On   en   distingue    quatre    espèces  : 
1°  les  formes  des  corps  célestes,  c'est-à-dire  les 
substances  spirituelles  qui  les  mettent  en  mou- 
vement :  ce  sont  là  des   formes  pures  qui  n'ont 
aucun  rapport  à  la  matière  sublunaire  ;  2°  l'intel- 
lect actif,  lequel,  quoique  forme  pure,  est  mis 
en  rapport  avec   la   matière,   en   agissant    sur 
Vintellect  passi'/" appelé  aussi  intellect  matériel; 
3°  les  formes  intelligibles  ou  les  idées  abstraites 
des  choses,  ou,  comme    les    appelle   Ibn-Bàdja, 
al-ma  kouldt   al-hayyoulâniyya   {intelligibilia 
materialia),  quiont  leur  siège  dans  l'intellect  ma- 
tériel ou  passif,  où  elles  sont  en  puissance,  et  que 
l'intellect  actif  fait  passer  à  l'entéléchie;  4°  les 
idées  qui  correspondent  aux  autres  facultés  de 
l'âme,  c'est-à-dire  au  sens  commun,  à  l'imagina- 
tion et  à  la  mémoire.  Cette  dernière  espèce  est 
appelée    aussi   forme    spirituelle    individuelle, 
tandis  que  la  deuxième  et  la  troisième  espèce 
constituent  ensemble  la  forme  spirituelle  géné- 
rale. Ibn-Bàdja   dit  qu'il  ne  s'arrêtera  pas  à  la 
première   espèce,   qui  n'a  aucun  rapport  à  son 
sujet,  son  but  étant  de  s'occuper  de  l'esprit  par 
excellence,  ou  de  l'intellect  actif,  et  des  formes 
intelligibles.   Il    considère   ensuite   les    actions 
humaines  dans  leur  rapport  avec  ce  qu'il  appelle 
la  forme  corporelle  (c'est-à-dire  ce  qui  satisfait 
aux  besoins  matériels  du  corps),  avec  la  forme 
spirituelle  individuelle  et  avec  la  forme  spiri- 
tuelle générale.  Nous  ne  pouvons  pas  ici  suivre 
Ibn-Bàdja  dans  les  détails  de  ses  théories  qu'Ibn- 
Roschd  lui-même  trouva  très-obscures.  Par  une 
infinité  de  distinctions   subtiles,   Ibn-Bàdja   éli- 
mine de  ses  formes  spirituelles  tout  ce  qui  n'a- 
mène pas  directement  au  but,  et  fait  parvenir 
son  solitaire  aux  formes  ou  idées  spéculatives 
[intelligibilia  speculativa)  qui  ont  leur  entélé- 
chie  en  elles-mêmes,  et  qui  sont,  pour  ainsi  dire, 
les  idées  des  idées  ;  la  plus  élevée  est  Vintellect 
acquis,  émanation  de  l'intellect  actif,  et  par  le- 
quel l'homme   parvient  à  se   comprendre  lui- 
même  comme  être  intellectuel.  Adeplus   igitur 
intellectus  est^  dit  Albert  le  Grand  {de  Intellectu 
et  intelligibilij  tr.  III,  c.  vjii)  quando  per  stu- 
dium  aliquis  verum  et  proprium  suum  adipis- 


cUur  intellectum,  quasi  totius  laboris  utilila- 
lem  et  fruclum.  Par  là,  l'homme  parvient  à 
s'identifier  avec  l'intellect  actif^  et  devient  in- 
tellect en  action,  ce  qui  est  le  véritable  fruit  de 
toute  science. 

Ibn-Bàdja  ne  nous  dit  pas  clairement  comment 
se  fait  la  conjonction  entre  l'intellect  actif  et 
l'intellect  matériel  ou  passif,  et  on  a  vu  plus 
haut  qu'il  fait  intervenir  un  secours  surnaturel. 
Mais  ce  (jui  nous  intéresse  ici,  c'est  qu'lbn-Bâdja 
imprima  à  la  philosophie  arabe  en  Espagne  un 
mouvement  tout  opposé  aux  tendances  mystiques 
de  Gazàli,  et  qu'il  proclama  la  science  spécula- 
tive seule  capable  d'amener  l'homme  à  concevoir 
son  propre  être  ainsi  que  l'intellect  actif,  comme 
il  le  dit  clairement  dans  la  Lettre  d'adieux,  et 
comme  nous  l'apprend  Tofaïl  {ubi  supra,  p.  7). 
C'est  ainsi  qu'il  eut  le  mérite  de  tracer  la  voie 
dans  laquelle  marcha  son  illustre  disciple  Ibn- 
Roschd.  S.  M. 

IBN-ROSCHD  (Aboul-Walîd  Mohammed  Ibn- 
Ahmed),  que  nous  appelons  communément  Aver- 
ROÈs,  le  célèbre  commentateur  des  œuvres  d'A- 
ristote  et  le  plus  illustre  parmi  les  philosophes 
arabes,  naquit  dans  le  premier  quart  du  xii'  siè- 
cle à  Cordoue,  où  sa  famille  occupait  depuis 
longtemps  un  rang  élevé  dans  la  magistrature. 
Son  grand-père,  appelé,  comme  lui,  Aboul-Wa- 
lîd Mohammed,  le  plus  illustre  jurisconsulte  de 
son  temps,  avait  été,  sous  les  Almoravides,  kà- 
dhi  al-kodhà  (grand  juge)  de  toute  l'Andalousie 
et  un  des  personnages  politiques  les  plus  in- 
fluents (voy.  Conde,  Historia  de  la  dominacion 
de  los  Arabes  en  Espana,  3^  partie,  ch.  xxix, 
édit.  de  Paris,  p.  423  et  suiv.).  Il  existe  à  la  Bi- 
bliothèque nationale  un  recueil  volumineux  de 
ses  consultations  juridiques;  né  l'an  450  de  l'hé- 
gire (1058),  il  est  mort  l'an  520  (1126).  Son  fils 
Ahmed,  le  père  de  notre  philosophe,  fut,  dit-on, 
revêtu  des  mêmes  dignités.  Le  jeune  Ibn-Roschd 
étudia  d'abord  la  théologie  positive  et  la  juris- 
prudence, qui,  l'une  et  l'autre  fondées  sur  le 
Koran,  ne  forment  chez  les  Arabes  qu'une  seule 
science  connue  sous  le  nom  de  fik'h  ;  selon  Ibn- 
Abi-Océibia,  il  était  un  phénix  dans  cette  science. 
Il  paraît  cependant  qu'elle  ne  put  satisfaire  à 
ses  goûts  :  car,  contrairement  à  l'usage  des 
fakih  ou  docteurs  musulmans,  qui  ne  sortent 
guère  de  leur  spécialité,  il  aborda  avec  un  grand 
zèle  la  médecine,  les  mathématiques  et  la  phi- 
losophie; le  célèbre  Ibn-Bàdja  et^  un  certain 
Abou-Djaafar  Haroun  furent  ses  précepteurs.  Il 
est  à  regretter  qu'Ibn-Abi-Océibia,  qui  écrivit  son 
Histoire  des  médecins  environ  quarante  ans 
après  la  mort  d'Ibn-Roschd,  et  qui  lui  a  consacré 
quelques  pages,  ne  nous  ait  donné  que  très-peu 
de  détails  sur  sa  vie,  et  ne  nous  ait  rien  dit  sur 
son  éducation  et  sur  la  marche  de  ses  études.  Ce 
qu'il  dit  d'Ibn-Roschd  se  rapporte  principalement 
à  ses  dernières  années  ;  pour  ce  qui  concerne  tout 
le  reste  de  sa  longue  carrière,  il  se  borne  à  nous 
apprendre  qu'il  était  kâdhi  à  Séville  avant  de 
l'être  à  Cordoue,  et  nous  sommes  réduits  à  re- 
cueillir quelques  dates  que  nous  rencontrons  çà 
et  là  dans  ses  écrits.  Le  titre  d'al-kàdhi  qui  pré- 
cède toujours  son  nom,  soit  en  tête  soit  à  la  fin 
de  ses  ouvrages,  nous  montre  qu'il  exerça  pen- 
dant un  grand  nombre  d'années  les  fonctions  de 
juge.  Une  grande  révolution  s'éleva  dans  le 
Maghreb  pendant  la  jeunesse  d'Ibu-Roschd;  les 
Mowahhedîn  ou  Almohades  renversèrent  la  dy- 
nastie des  Almoravides  et  s'emparèrent  succes- 
sivement du  nord-ouest  de  l'Afrique  et  de  l'Es- 
pagne musulmane.  Ibn-Roschd,  à  ce  qu'il  paraît, 
fut  en  faveur  auprès  de  la  nouvelle  dynastie, 
de  même  que  ses  amis,  le  célèbre  Abou-Merwân 
Ibn-Zohar   et  le  philosophe  Abou-Becr   Ibn-To- 


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—  746  — 


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1 


faïl  (voy.  Toi-aîl).  En  548  (1153)  nous  le  trou- 
vons à  Maroc,  où  probablement  il  remplissait 
alors  une  mission  {Comment,  sur  le  traité  du 
Ciel,  vers  la  fin  du  livre  III)  ;  vers  cette  même 
époque,  le  roi  Abd-al-Moumen  s'occupa  de  la  fon- 
dation de  divers  collèges  et  établissements  litté- 
raires qui  devaient  illustrer  sa  résidence  de 
Maroc  (Gonde,  ubi  supra,  c.  xLiii,  p.  179).  Ce  fut 
sans  doute  vers  l'an  565  (1169),  sous  le  règne  de 
Yousouf,  fils  d' Abd-al-Moumen,  qu'Ibn-Roschd  fut 
nommé  kâdhi  de  Scville  :  car,  à  la  fin  de  son 
Commentaire  sur  les  traités  des  Animaux,  il 
dit  l'avoir  achevé  au  mois  de  safar  565  (novem- 
bre 1169),  à  Séville,  après  s'y  être  transporté  de 
Gordoue  ;  et  dans  un  passage  du  XIV«  livre 
(liv.  IV  du  traité  des  Parties  des  animaux),  il 
s'excuse  des  erreurs  qu'il  peut  avoir  commises 
sur  ce  qu'il  était  alors  très-occupé  des  afi'aires 
publiques  et  éloigné  de  sa  maison  (à  Cordouc), 
ce  qui  l'avait  empêché  de  s'entourer  d'un  certain 
nombre  d'exemplaires  et  de  vérifier  les  textes. 
Il  dit  à  peu  près  la  même  chose  à  la  fin  de  son 
Commentaire  moyen  sur  la  Physique,  achevé  à 
Séville  le  l"'  rédjeb  de  la  même  année  (21  mars 
1170).  Il  resta  au  moins  deux  ans  à  Séville  :  car, 
dans  son  Commentaire  sur  la  Météorologie,  en 
parlant  des  tremblements  de  terre  qui  eurent 
lieu  à  Gordoue  en  566,  il  ajoute  qu'il  était  alors 
à  Séville,  mais  qu'il  arriva  à  Gordoue  peu  de 
temps  après.  Ge  fut  depuis  cette  époque  qu'il 
composa  la  plupart  des  ouvrages  qui  ont  illustré 
son  nom.  Par  ses  travaux  littéraires  il  faisait 
diversion  aux  graves  préoccupations  et  aux  fa- 
tigues que  lui  causèrent  les  affaires  publiques, 
et  dont  il  se  plaint  bien  souvent.  A  la  fin  du  pre- 
mier livre  de  son  Abrégé  de  l'Almageste,  il  dit 
qu'il  avait  dû  se  borner  à  rapporter  les  théo- 
rèmes les  plus  indispensables,  et  il  se  compare 
à  un  homme  qui  a  vu  sa  maison  subitement  en- 
veloppée d'un  incendie  et  qui  n'a  que  le  temps 
de  sauver  les  choses  les  plus  précieuses  et  les 
plus  nécessaires  à  la  vie.  11  acheva  ses  commen- 
taires moyens  sur  la  Rhétorique  et  sur  la  Méta- 
physique dans  les  premiers  mois  de  l'an  570 
(1174)  ;  accablé  de  fatigues  et  atteint  d'une  grave 
maladie,  il  se  hâta  de  mettre  la  dernière  main  à 
la  Métaphysique,  de  crainte  de  laisser  ce  tra- 
vail inachevé;  et  il  se  promit^  si  Dieu  lui  accor- 
dait la  vie,  d'écrire  plus  tard  sur  ce  livre  et  sur 
d'autres  ouvrages  d'Aristote  des  commentaires 
plus  développés,  projet  que  la  Providence  lui 
permit  de  réaliser.  Il  paraît  que  ses  fonctions 
l'obligeaient  à  de  fréquents  voyages  ;  son  traité 
de  Subslanlia  orbis  est  daté  de  Maroc  l'an  574 
(1178),  et  l'année  suivante  nous  le  retrouvons  à 
Séville,  où  il  acheva  alors  un  traité  de  théolo- 
gie dont  nous  parlerons  plus  loin  (voy.  Casiri, 
Biblioth.  arahico-hispana  escurialensis ,  t.  I, 
p.  185).  En  578  (1182),  le  roi  Yousouf  l'appela  de 
nouveau  à  Maroc  et  le  nomma  son  médecin; 
mais,  quelque  temps  après,  il  lui  conféra  la 
dignité  de  kâdhi  de  la  ville  de  Gordoue  (voy. 
Gonde,  ubi  supra,  c.  xlvii,  p.  493).  Ibn-Roschd 
jouissait  d'une  égale  faveur  auprès  du  roi  Yaa- 
koub,  surnommé  Almançour,  qui  succéda  à  son 
père  Yousouf  en  580  (1184).  Probablement  Ibn- 
Roschd,  déjà  avancé  en  âge,  se  retira  des  affaires 
et  consacra  ses  loisirs  à  ses  grands  travaux  phi- 
losophiques. Lorsque  le  roi  Almançour  vint  à 
Gordoue,  en  1195,  pour  se  mettre -en  campagne 
contre  Alphonse,  roi  de  Gastille  et  de  Léon,  il  fit 
venir  Ibn-Roschd  auprès  de  lui  et  le  combla 
d'honneurs.  Cependant  les  dernières  années  de 
notre  philosophe  furent  troublées  par  quelques 
nuages  ;  sa  position  élevée  lui  avait  suscité  des 
jalousies.  Ses  ennemis  surent  le  rendre  suspect; 
il  fut  accusé,  ainsi  que  plusieurs  autres  savants 


d'Espagne,  de  prôner  la  philosophie  et  les  scien- 
ces de  l'antiquité  au  détriment  de  la  religion 
musulmane.  Ibn-Roschd,  dépouillé  de  ses  di- 
gnités, fut  relégué  par  Almançour  dans  la  ville 
d'Elisana  (Lucena)  près  de  Gordoue,  et  il  lui  fut 
défendu  d'en  sortir.  La  ville  de  Lucena  avait  été, 
sous  les  dynasties  précédentes,  abandonnée  aux 
juifs;  cette  circonstance  a  donné  lieu  aux  récits 
absurdes  de  Léon  Africain,  qui  prétend  qu'Ibn- 
Roschd  fut  relégué  chez  les  juifs  de  Gordoue  et 
qu'il  chercha  un  refuge  chez  son  disciple  Wai- 
monide.  Ges  détails,  ainsi  que  les  autres  fables 
débitées  par  Léon,  ont  été  répétés  par  Brucker 
et  par  une  foule  d'autres  écrivains,  sans  qu'on 
se  soit  aperçu  de  ce  qu'il  y  a  de  fabuleux  et 
d'impossible  dans  les  récits  de  Léon  Africain, 
qui  a  fait  d'énormes  anachronismes.  A  l'époque 
où  Ibn-Roschd  tomba  en  disgrâce,  le  judaïsme 
était  proscrit,  dans  le  Maghreb,  depuis  près  d'un 
demi-siècle;  personne  alors  n'osait  s'avouer  juif 
dans  l'empire  des  Almohades;  Maimonide  avait 
déjà  passe  trente  ans  en  Egypte,  et  il  est  plus 
que  probable  qu'il  n'avait  jamais  été  le  disciple 
d'Ibn-Roschd  (voy.  Notice  sur  Joseph  ben  le- 
houdah,  disciple  de  Maimonide,  par  S.  Munk, 
dans  le  Journal  asiatique  de  juillet  1842,  p.  31. 
32,  39  et  suiv.).  Pour  expliquer  la  conduite  d'Al- 
mançour  à  l'égard  d'Ibn-Roschd,  Ibn-Abi-Océibia 
cite  deux  motifs  personnels  allégués  par  le  kâdhi 
Abou-Merwân-al-Bàdji  :  d'abord  Ibn-Roschd  au- 
rait manqué  d'égards  envers  le  roi  Almançour, 
et  lui  aurait  parlé  sur  un  ton  trop  familier  en 
lui  disant  toujours  :  «  Écoute,  mon  frère.  »  En- 
suite Almançour  aurait  appris  qu'Ibn-Roschd, 
dans  son  Commentaire  sur  le  traité  des  Ani- 
maux, après  avoir  parlé  de  la  girafe,  avait 
ajouté  :  «  J'ai  vu  la  girafe  chez  le  roi  des  Ber- 
bers,  »  c'est-à-dire  à  la  cour  de  Maroc,  expres- 
sion qu'Almançour  aurait  trouvée  injurieuse  pour 
la  dynastie  des  Almohades.  Cependant  le  fana- 
tisme des  Almohades  suffit  seul  pour  expliquer 
la  conduite  d'Almançour  ;  Ibn-Abi-Océibia  rap- 
porte lui-même,  dans  la  vie  d'Abou-Becr  Ibn- 
Zohar,  qu'Almançour  ordonna  de  sévir  contre 
ceux  qui  seraient  convaincus  d'étudier  la  philo- 
sophie grecque,  et  qu'il  fit  confisquer  et  livrer 
aux  flammes  tous  les  livres  de  logique  et  de  phi- 
losophie qu'on  put  trouver  chez  les  libraires  et 
chez  les  particuliers.  Quoi  qu'il  en  soit,  Ibn- 
Roschd,  sur  l'intercession  de  quelques  grands 
personnages  de  Séville,  rentra  en  grâce  auprès 
d'Almançour  ;  il  retourna  encore  une  fois  à  la 
cour  de  Maroc,  et  il  mourut  dans  cette  ville  au 
commencement  de  l'an  595  (novembre  1198)  à 
un  âge  très-avancé. 

Ibn-Roschd  était  sans  contredit  l'un  des  hom- 
mes les  plus  savants  dans  le  monde  musulman 
et  l'un  des  plus  profonds  commentateurs  des 
œuvres  d'Aristote.  Il  possédait  toutes  les  sciences 
alors  accessibles  aux  Arabes,  et  il  était  un  de 
leurs  écrivains  les  plus  fertiles.  Gomme  méde- 
cin il  se  fit  connaître  par  plusieurs  traités  fort 
estimés  et  notamment  par  son  livre  Colliget  ou 
mieux  Colliyyat  [Généralités),  traité  de  théra- 
peutique générale,  qui  a  été  publié  en  latin.  Il 
révéla  ses  connaissances  astronomiques  dans  un 
abrégé  de  VAlmageste,  qui  existe  encore  en 
hébreu  dans  plusieurs  manuscrits  de  la  Biblio- 
thèque nationale,  et  où  il  suit  rigoureusement  le 
système  de  Ptolémée,  dont  plus  tard,  dans  son 
Commentaire  sur  la  Métaphysique,  il  attaqua 
les  hypothèses  relatives  aux  excentriques  et  aux 
épicycles,  partageant  les  opinions  de  son  ami 
Tofaïl,  qui  rejeta  ces  hypothèses  comme  invrai- 
semblables et  contraires  à  la  nature,  sans  cepen- 
dant leur  en  substituer  d'autres  plus  plausibles. 
Mais   ce   qui  surtout  a  illustré  le  nom  d'Ibn- 


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Roschd  ce  sont  ses  commentaires  sur  les  ou- 
vrages d'Aristotc  et  différentes  dissertations  qui 
s'y  rattachent. 

C'est  par  une  grave  erreur  que  plusieurs  écri- 
vains renommés,  et  entre  autres  de  Rossi  (Dizz. 
Slor.  degli  aulori  ai'abi)  et  Jourdain  (dans  la 
Biographie  universelle) ,  on\,  fait  d'Ibn-Roschd  le 
premier  traducteur  arabe  d'Aristotc.  On  sait 
qu'il  existait  dès  le  x°  siècle  plusieurs  traduc- 
tions arabes  des  ouvrages  d'Aristote  (voy.  Ara- 
bes) ;  d'ailleurs  Ibn-Roschd  ne  savait  ni  le  grec 
ni  le  syriaque,  et  il  n'a  pu  ni  faire  une  nouvelle 
traduction  comme  le  prétend  Buhle  [Arislot. 
Opeva,  t,  I.  p.  323),  ni  même  corriger  celles  qui 
existaient  aéjà,  et  dont  çà  et  là,  dans  ses  com- 
mentaires.  il  accuse  l'obscurité  et  l'imperfec- 
tion. 

Ibn-Roschd  nous  a  laissé  des  commentaires 
plus  ou  moins  développés  sur  la  plupart  des 
ouvrages  d'Aristote  j  il  en  est  même  quelques- 
uns  qu'il  a  commentés  deux  ou  trois  fois  :  on 
distingue  de  grands  commentaires,  des  com- 
mentaires moyens  et  des  paraphrases  ou  ana- 
lyses. Nous  croyons  pouvoir  affirmer  qu'Ibn- 
Roschd  écrivit  les  commentaires  appelés  moyens 
avant  les  grands  :  car  çà  et  là,  dans  les  com- 
mentaires moyens,  il  promet  d'en  écrire  plus 
tard  d'autres  plus  développés,  comme  nous 
l'avons  fait  observer  plus  haut  au  sujet  de  la 
Alclaphijsirjiie.  Dans  ses  commentaires  moins 
développés,  Ibn-Roschd  commence  chaque  pa- 
ragraphe par  quelques  mots  du  texte  d'Aristote 
précédés  du  mot  Kdl  {dixil),  et  il  résume  le 
reste  du  paragraphe  en  y  ajoutant  les  dévelop- 
pements et  les  explications  nécessaires,  en  sorte 
qu'il  est  souvent  difficile,  sans  avoir  le  texte 
sous  les  yeux,  de  distinguer  ce  qui  appartient 
à  Arislote  de  ce  qui  a  été  ajouté  par  le  com- 
mentateur. Dans  les  grands  commentaires,  Ibn- 
Roschd  cite  d'abord  in  extenso  chaque  paragraphe 
du  texte  et  le  fait  suivre  d'une  explication  dé- 
veloppée de  chaque  phrase.  Dans  les  paraphrases 
ou  ar.:.lyses,  généralement  composées  avant  les 
commentaires  moyens  ou  en  même  temps,  Ibn- 
Roschd  donne  les  résultats  des  divers  traités 
d'Aristote,  éliminant  les  discussions  qu'ils  ren- 
ferment et  les  opinions  des  anciens  qui  y  sont 
citées,  mais  y  joignant  souvent  ses  propres  ré- 
flexions et  les  opinions  des  autres  philosophes 
arabes.  Il  avait  pour  but  de  faciliter  par  là 
l'étude  de  la  philosophie  péripatéticienne  à  ceux 
qui  ne  pouvaient  ou  ne  voulaient  pas  aborder 
les  sources.  Ce  sont,  à  proprement  dire,  des 
traités  particuliers  aans  lesquels  Ibn-Roschd 
parle  en  son  propre  nom.  prenant  pour  guides 
les  divers  traités  d'Aristote,  comme  l'avait  fait 
avant  lui  Ibn-Sina,  et  comme  l'a  fait  après  lui 
Albert  le  Grand.  Dans  ces  traités,  Ibn-Roschd 
abandonne  quelquefois  l'ordre  suivi  dans  les 
textes  qui  nous  sont  parvenus  d'Aristote,  pour 
adopter  une  méthode  plus  sévère  et  plus  ration- 
nelle. Ainsi,  par  exemple,  dans  YEpitome  de  la 
Mé I a ph unique,  après  avoir  développé  l'idée  de 
cette  science,  il  recueille  dans  les  différents 
livres  de  la  Métaphysique  d'Aristote  et  dans  les 
autres  traités  tout  ce  qui  a  rapport  à  ce  sujet; 
il  place  en  tête  les  définitions  des  termes  em- 
ployés dans  cette  science  (le  livre  V  de  la  Mé- 
taphysique d'Aristote),  et  traite  ensuite  succes- 
sivement de  l'être  en  général,  des  catégories, 
de  l'opposition  de  l'un  et  du  multiple,  des  prin- 
cipes et  de  la  relation  des  êtres  avec  le  premier 
principe  ou  l'être  absolu,  des  attributs  de  cet 
être,  des  intelligences  des  sphères  et  du  premier 
moteur,  etc.  Ces  sujets  sont  traités  dans  quatre 
livres;  un  cinquième  livre,  qui  ne  nous  est  pas 
parvenu,  traitait  des  différentes  parties  de  la 


science  philosophique,  et  renfermait  aussi  la  ré- 
futation des  erreurs  que  plusieurs  philosophes 
do  l'antiquité  avaient  commises  à  cet  égard. 

Les  ouvrages  d'Aristote  sur  lesquels  nous  pos- 
sédons les  trois  espèces  de  commentaires  sont  : 
les  Derniers  Analytiques,  la  Physique,  le  traité 
dti  Ciel,  le  traité  de  i'/lme  et  la  Métaphysique. 
Nous  en  avons  de  deux  espèces,  c'est-à-dire  des 
commentaires  moyens  et  des  paraphrases,  sur 
les  traités  qui  composent  l'Or^/anon  (a  l'exception 
des  Derniers  Analytiques  qui  ont  trois  commen- 
taires), y  com|)ris  la  RJiélorique  et  la  Poétique, 
et  ayant  en  tète  VIsagoge  de  Porphyre;  sur  le 
traite  de  la  Génération  et  de  la  Destruction,  et 
sur  la  Météorologie.  Sur  V Éthique  à  Nicomaque 
nous  ne  connaissons  qu'un  commentaire  moyen, 
et  le  philosophe  juif  Joseph-ben-Schem-Tob,  de 
Ségovie,  qui,  en  145.5,  composa  un  commentaire 
très-prolixe  sur  l'Éthique,  nous  dit,  dans  sa  pré- 
face, qu'Ibn-Ros:hd  n'avait  pas  écrit  de  grand 
commentaire  sur  ce  traité.  En  outre,  nous  avons 
des  commentaires  que  nous  devons  placer  dans 
la  catégorie  des  paraphrases  ou  analyses  sur  les 
petits  traités  appelés  Parva  naturalia,  et  qui 
en  arabe  sont  compris  sous  le  titre  commun  du 
Sens  et  du  Sensible,  et  sur  les  livres  XI  et  XIX 
du  traité  des  Animaux,  c'est-à-dire  sur  les  quatre 
livres  du  traité  des  Parties  des  animaux,  et  sur 
les  cinq  livres  du  traité  de  la  Génération  des 
animaux.  Il  n'existe  aucun  commentaire  d'Ibn- 
Roschd  sur  les  dix  livres  de  l'Histoire  des  ani- 
maux, ni  sur  la  Politique  d'Aristote.  Ibn-Roschd 
nous  dit  dans  le  post-script  um,  de  son  commen- 
taire sur  l'Éthique,  écrit  dans  les  derniers  mois 
de  l'an  572  (1177),  que  la  traduction  arabe  de  la 
Politique  existait  en  Orient,  mais  qu'elle  n'était 
pas  parvenue  en  Espagne. 

Nous  devons  ici  combattre  une  erreur  assez 
répandue  qui  concerne  la  Métaphysique.  Selon 
Jourdain  [Recherches,  etc.,  2'  édit.,  p.  177),  les 
Arabes  pensaient  que  la  première  partie  du  livre  I 
de  la  Métaphysique  (qui  dans  la  version  arabe 
est  le  second)  était  l'œuvre  de  Théophraste,  et 
d'après  cette  idée  ils  ne  l'ont  pas  traduite.  Nous 
ne  connaissons  pas  la  version  arabe  de  la  Méta- 
physique, mais  nous  possédons  encore  la  version 
hébraïque  exactement  calquée  sur  l'arabe.  Les 
premiers  mots  du  livre  II  de  la  version  hébraïque 
correspondent  dans  le  texte  grec  à  ceux-ci  : 
'Au.<poT£pwv  |j.£vT0t  xaûxa;  w;  £vu>,r|Ç  eïoet  xiOévTWv 
(liv.  I,  ch.  V,  édit.  de  Brandis,  p.  19).  On  voit 
que  la  version  arabe  commençait  au  milieu  d'une 
phrase,  et  par  conséquent  le  motif  de  la  sup- 
pression des  chapitres  qui  précèdent  ne  saurait 
être  celui  qu'indique  Jourdain;  il  est  évident 
que  la  version  arabe  avait  été  laite  sur  un  ma- 
nuscrit grec  ou  syriaque  incomplet.  Jourdain 
fait  entendre  plus  loin  {ubi  supra,  p.  178)  que 
les  XI',  XIIP  et  XIV"  livres  manquaient  entière- 
ment dans  la  version  arabe,  et  un  auteur  plus 
moderne  {Essai  sur  la  Métaphysique  d'Aris- 
tote, t.  I,  p.  81)  affirme  que  les  traductions 
dont  se  servit  Averroès  ne  comprenaient  pas 
ces  trois  livres.  Cette  opinion  erronée  est  basée 
sur  les  versions  latines  accompagnées  du  grand 
commentaire  d'Ibn-Roschd;  les  livres  XI,  XIII 
et  XIV  y  manquent  en  effet,  parce  qu'il  n'existe 
pas  de  grand  commentaire  d'Ibn-Roschd  sur  ces 
trois  livres;  mais  ils  se  trouvent  longuement 
expliqués  dans  le  commentaire  moyen  que  nous 
possédons  encore  en  hébreu,  et  Ibn-Abi-Océibia, 
à  l'article  Aristole.  dit  expressément,  dans  deux 
endroits,  que  la  Métaphysique  se  compose  de 
treize  livres  (ne  comptant  pas  le  premier,  qui 
était  incomplet). 

Outre  ses  Commentaires  sur  Aristote,  Ibn- 
Roschd  a  composé  un  assez  grand  nombre  de 


1 


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traités  philosophiques  plus  ou  moins  importants, 
énumércs  par  Ibn-Abi  Océibia,  qui  en  grande 
jiartie  existent  encore,  et  dont  quelques-uns  ont 
été  publics  en  latin.  Nous  en  indiquerons  ici 
les  principaux  :  1°  Tchûfot  al-Tehdfot  (la  Des- 
truction de  la  destruction)  ou  Rcfulalion  de  la 
Destruction  des  philosophes,  par  Gazâli  (voy.  ce 
nom).  La  version  hébraïque  do  cet  ouvrage  existe 
dans  plusieurs  bibliothèques,  et  une  version  la- 
tine barbare,  faite  sur  l'hébreu  par  Calo  Galo- 
nymos,  a  été  publiée  plusieurs  fois  à  Venise, 
1497,  1527,  in-1",  et  dans  le  dernier  volume  des 
deux  éditions  latines  des  œuvres  d'Aristote  avec 
les  commentaires  d'Averroès.  2°  Questions  ou 
Dissertations  sur  divers  passages  des  livres  de 
l'Organon,  publiées  en  latin,  sous  le  titre  de 
Quœsila  in  libros  Logicœ  Aristolelis,  dans  les 
mêmes  éditions  latines  d'Aristote  (t.  I,  3'  par- 
tie). Quelques-unes  de  ces  dissertations  existent 
encore  en  hébreu;  l'une  d'elles,  qui  se  rapporte 
à  quelques  points  obscurs  des  Premiers  Analy- 
tiques, est  datée  du  mois  de  rébia  ii,  591  (mars 
1195),  doù  il  résulte  qu'lbn-Roschd  écrivit  ces 
dissertations  dans  les  dernières  années  de  sa  vie, 
et  au  moment  même  où  il  subissait,  à  cause  de 
ses  écrits  philosophiques,  la  disgrâce  du  roi  Al- 
mançour.  3°  Dissertations  physiques,  ou  petits 
traités  sur  diverses  questions  se  rattachant  à  la 
Physique  d'Aristote.  Ces  opuscules  roulent  sur 
les  définitions  de  la  matière  première,  du  mou- 
vement et  du  temps,  sur  la  substance  des  sphères 
célestes,  etc.  Ils  existent  en  hébreu  avec  un 
commentaire  de  Moïse  de  Narbonne,  et  quelques- 
uns  ont  été  réunis  sous  le  titre  commun  de  Sermo 
de  substantia  orbis,  dans  le  dernier  volume  des 
deux  éditions  latines  d'Aristote;  l'un  d'eux  est 
daté  de  Maroc,  574  (1178).  4°  Deux  dissertations 
sur  la  nature  de  l'intellect  actif  et  passif,  et  sur 
la  conjonction  de  l'intellect  avec  l'âme  humaine. 
Ces  deux  dissertations  se  trouvent  également 
dans  le  dernier  volume  des  œuvres  d'Aristote  : 
l'une  est  intitulée  de  Animœ  beatitudine,  l'autre 
Epislola  de  conncxione  intellectus  abslracli 
cum  homine.  5*  Une  autre  dissertation  sur  la 
question  de  savoir  s'il  est  ou  non  possible  que 
l'intellect  qui  est  en  nous  comprenne  les  formes 
séparées  ou  abstraites,  question  qu'Aristote  avait 
promis  de  traiter,  mais  qu'il  n'a  abordée  nulle 
part.  Ce  fut  donc  dans  le  but  de  suppléer  au 
silence  d'Aristote  qu'lbn-Roschd  composa  cette 
dissertation.  Elle  est  restée  inédite;  mais  nous 
en  possédons  encore  la  version  hébraïque  intitulée 
Traité  de  Vinlellect  matériel  ou  de  la  Possibilité 
de  la  conjonction;  et  deux  philosophes  juifs. 
Moïse  de  Narbonne  et  Joseph-ben-Schem-Tob, 
l'ont  accompagnée  de  leurs  commentaires.  Nous 
en  parlerons  encore  plus  loin.  6°  Réfutation  de 
la  division  des  ('très,  établie  par  IbnSina  (voy. 
ce  nom).  7°  Traité  sur  Vaccord  de  la  religion 
avec  la  philosophie  :  ce  traité,  traduit  en  hébreu, 
existe  à  la  Bibliothèque  nationale  (ancien  fonds 
hébr.,  n°  345).  8'  Un  autre  traité  Sur  le  vrai  sens 
des  dogmes  religieux  :  il  existe  encore  en  arabe 
à  la  bibliothèque  de  l'Escurial  (voy.  Casiri,  t.  I, 
n°  629,  p.  185),  sous  le  titre  de  Voies  de  démons- 
trations pour  les  dogmes  religieux,  et  la  Biblio- 
thèque nationale  en  possède  la  version  hébraïque 
(Manuscr.  du  fonds  de  l'Oratoire,  n°  111).  Nous 
reviendrons  encore  sur  ces  deux  traités.  Outre 
ces  deux  ouvrages,  Ibn-Abi-Océibia  en  énumère 
encore  quelques  autres  qui  sont  perdus  :  tels 
sont  V Analyse  de  la  Métaphysique  de  Nicolas, 
c'est-à-dire,  très-probablement  de  la  Philosophie 
première  de  Nicolas  de  Damas,  qui,  par  consé- 
quent, aurait  existé  chez  les  Arabes;  un  exposé 
comparatif  de  VOrganon  d'Aristote  et  de  la  Lo- 
gique d'Al-Farâbi:  des  recherches  sur  diverses 


questions  agitées  dans  la  Métaphysique  d'ibn- 
Sina,  et  quelques  autres  écrits  de  moindre  im- 
portance. 

Si  nous  possédons  encore  la  plus  grande  partie 
des  ouvrages  d'Ibn-Roschd,  c'est  aux  juifs  seuls 
que  nous  en  sommes  redevables.  L'acharnement 
avec  lequel  les  Almohades  persécutèrent  la  phi- 
losophie et  les  philosophes  n'a  pas  permis  que 
les  copies  arabes  des  écrits  d'Ibn  Roschd  se 
multipliassent,  et  elles  ont  été  de  tout  tempt; 
extrêmement  rares.  Scaliger  pensait  au  xvi'  siècle 
qu'il  serait  difficile  de  trouver  dans  toute  l'Eu- 
rope un  seul  ouvrage  arabe  d'Ibn-Roschd  (voy. 
Brucker,  Ilist.  crit.de  la  phil.,  t.  III,  p.  104). 
Dans  la  riche  collection  de  manuscrits  araoes  que 
possède  la  Bibliothèque  nationale  on  ne  trouve 
pas  un  seul  des  ouvrages  d'Ibn-Roschd,  et  nous 
savons  qu'il  n'en  existe  que  quelques  petits 
traités  parmi  les  manuscrits  arabes  de  l'Escurial. 
Mais  les  ouvrages  du  philosophe  de  Cordouc. 
proscrits  par  le  lanatisme  des  musulmans,  fureni 
accueillis  avec  le  plus  grand  empressement  par 
les  savants  rabbins  de  l'Espagne  chrétienne  et 
de  la  Provence;  on  en  fit  des  traductions  hé- 
braïques, qui  se  sont  conservées  dans  plusieurs 
bibliothèques,  et  notamment  dans  celle  de  Paris, 
qui  possède  presque  tous  les  ouvrages  d'Ibn- 
Roschd  en  hébreu,  et  même  les  copies,  en  ca- 
ractères hébraïques,  de  quelques-uns  des  origi- 
naux arabes,  savoir  :  VEpilome  de  l'Organon. 
les  commentaires  moyens  du  traité  de  la  Géné- 
ration et  de  la  Destruction,  de  la  Météorologie, 
et  du  traité  de  l^Ame,  et  la  paraphrase  des  Parca 
naturalia.  Les  versions  latines  imprimées  sont 
également  dues  en  grande  partie  à  des  savants 
juifs;  celles  d'Abraham  de  Balmis  sont  assez  bien 
écrites;  et  si  les  autres  sont  quelquefois  peu 
intelligibles  et  même  barbares,  nous  avons,  pour 
les  contrôler  et  les  rectifier,  les  versions  hé- 
braïques, qui  sont  de  la  plus  scrupuleuse  exacti- 
tude. Pour  celui  qui  sait  l'arabe,  elles  peuvent 
remplacer  les  originaux  dont  elles  sont  le  calque 
fidèle. 

■  Nous  devons  maintenant  donner  quelques  dé- 
tails sur  ce  qu'on  a  appelé  la  doctrine  ou  le 
système  philosophique  d'Ibn-Roschd.  Lui-même, 
ne  prétendit  nullement  à  l'honneur  de  fonder  un 
système;  il  ne  voulut  être  que  simple  commen- 
tateur d'Aristote,  pour  lequel  il  professait  un 
véritable  culte,  et  aux  doctrines  duquel,  disait-il, 
on  n'a  pu  rien  ajouter  qui  fût  digne  d'attention. 
Nous  rappellerons  le  passage  que  nous  avons 
cité  de  la  préface  d'Ibn-Roschd  à  son  grand 
commentaire  sur  la  Physique  (voy.  le  tome  I  de 
ce  recueil,  p.  172);  il  nous  serait  facile  d'y 
joindre  plusieurs  autres  citations  analogues,  mais 
nous  nous  bornerons  ici  à  une  seule  :  vers  la 
fin  du  XV'  livre  de  la  paraphrase  des  traités 
des  Animaux  (liv.  I  du  traité  de  la  Génération 
des  animaux),  il  s'exprime  en  ces  termes  : 
«  Nous  adressons  des  louanges  sans  fin  à  celui 
qui  a  distingué  cet  homme  (Aristote)  par  la  per- 
fection et  qui  l'a  placé  seul  au  plus  haut  degré 
de  la  supériorité  humaine,  auquel  aucun  homme, 
dans  aucun  siècle,  n'a  pu  arriver  ;  c'est  à  lui  que 
Dieu  a  fait  allusion,  en  disant  (dans  le  Koran)  : 
o  Cette  supériorité.  Dieu  l'accorde  à  qui  il  veut.» 
Il  est  évident  qu'avec  une  foi  aussi  exclusive  et 
aussi  absolue  dans  le  génie  du  philosophe  grec, 
Ibn-Roschd  n'a  pu  avoir  la  prétention  de  pré- 
senter un  système  nouveau,  ou  même  de  modifier 
en  quoi  que  ce  soit  la  doctrine  de  son  maître. 
Cependant,  comme  leS  autres  philosophes  arabes, 
Ibn-Roschd  a  vu  les  doctrines  d'Aristote  par  le 
prisme  des  commentateurs  néo-platoniciens,  et, 
par  là,  il  a  porté  des  modifications  notables  dans 
le  système  péripatéticien.  11  y  a  en  outre,  dans 


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749  — 


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kl  doctrine  d'Anstote,  une  l'oulc  de  points  obscurs 
sur  lesquels  les  anciens  commentateurs  ne  sont 
pas  d'accord,  ou  qu'ils  n'ont  pas  essayé  d'expli- 
i[uer;  et  en  prétendant  démêler  la  véritable 
opinion  d'Aristote,  Ibn-Roschd  est  arrive  quelque- 
fois, sans  le  vouloir,  à  établir  des  doctrines  qui 
lui  appartiennent  en  propre,  qui  portent  un 
cachet  particulier  et  qui  peuvent  prétendre  à 
une  ceriaine  originalité. 

11  faut  user  d'une  grande  circonspection,  en 
cherchant  ii  démêler  dans  les  commentaires 
il'Ibn-Hoschd  les  doctrines  particulières  de  ce 
l>hilosophe.  Souvent  il  n'a  lait  que  reproduire 
les  opinions  des  autres  commentateurs,  et  même 
celles  qu'il  n'admettait  pas  lui-même  et  qu'il  se 
proposait  de  réfuter  ultérieurement,  sans  qu'il 
ait  jugé  convenable  de  nous  en  avertir  immé- 
diatement. Nous  invoquons  à  cet  égard  son  pro- 
[)re  témoignage,  que  nous  trouvons  à  la  fin  de 
son  commentaire  moyen  sur  la  Physique  (dont 
les  trois  premiers  livres  seulement  ont  été  pu- 
bliés en  latin)  :  «  Ce  que  nous  avons  é^rit  sur  ces 
sujets,  dit-il,  nous  ne  l'avons  fait  que  pour  en 
donner  l'interprétation  dans  le  sens  des  péripaté- 
ticiens,  afin  d'en  faciliter  Tintelligence  à  ceux 
ijui  désirent  connaître  ces  choses,  et  notre  but  a 
été  le  même  que  celui  d'Abou-Hàmed  dans  son 
livre  il/aA:âci'd  (voy.  Gazali):  car  lorsqu'on  n'ap- 
profondit pas  les  opinions  des  hommes  dans  leur 
origine,  on  ne  saurait  reconnaître  les  erreurs  qui 
leur  sont  attribuées  et  les  distinguer  de  ce  qui 
est  vrai.  » 

Nous  pourrions  ajouter  d'autres  citations  qui 
prouveraient  qu'Ibn-Roschd  a  quelquefois  changé 
d'avis,  et  que  dans  ses  commentaires  il  rétracte 
(.à  et  là  les  opinions  qu'il  avait  émises  dans  les 
pnraphrases. 

Le  caractère  général  de  la  doctrine  d'Ibn- 
Roschd  est  le  même  que  celui  que  nous  remar- 
quons chez  les  autres  philosophes  arabes.  C'est 
la  doctrine  d'Aristote  modifiée  par  l'influence  de 
certaines  théories  néo-platoniciennes.  En  intro- 
duisant dans  la  doctrine  péripatéticienne  l'hypo- 
thèse des  intelligences  des  sphères,  placées  en- 
tre le  premier  moteur  et  le  monde,  et  en  ad- 
mettant une  émanation  universelle  par  laquelle 
le  mouvement  se  communique  de  proche  en 
proche  à  toutes  les  parties  de  l'univers  jusqu'au 
monde  sublunaire,  les  philosophesarabes  croyaient 
sans  doute  faire  disparaître  le  dualisme  de  la 
doctrine  d'Aristote  et  combler  l'abîme  qui  sépare 
l'énergie  pure,  ou  Dieu,  de  la  matière  première. 
Ibn-Roschd  admet  ces  hypothèses  dans  toute 
leur  étendue  :  le  ciel  est  considéré  par  lui  comme 
un  être  animé  et  organique,  qui  ne  naît  ni  ne 
périt,  et  dont  la  matière  même  est  supérieure  à 
celle  des  choses  sublunaires;  il  communique  à 
celles-ci  le  mouvement  qui  lui  vient  de  la  cause 
première  et  du  désir  qui  l'attire  lui-même  vers 
le  premier  moteur.  La  matière,  qui  est  éter- 
nelle, est  caractérisée  par  Ibn-Roschd  avec  plus 
de  précision  qu'elle  ne  l'a  été  par  Aristote  :  elle 
est  non-seulement  la  faculté  de  tout  devenir 
par  la  forme  qui  vient  du  dehors  ;  mais  la 
forme  elle-même  est  virtuellement  dans  la  ma- 
tière :  car  si  elle  était  produite  seulement  par  la 
cause  première,  ce  serait  là  une  création  de 
rien,  qu'Ibn-Roschd  n'admet  pas  plus  qu'Aris- 
tote.  Le  lien  qui  rattache  l'homme  au  ciel  et  à 
Dieu  le  fait  participer,  jusqu'à  un  certain  point, 
à  la  sjience  supérieure,  principe  de  l'ordre  uni- 
versel ;  c'est  par  la  science  seule,  et  non  par  une 
vide  contemplation,  que  nous  pouvons  arriver  à 
s  lisir  l'être,  et.  sous  ce  rapport,  Ibn-Roschd  est 
encore  plus  absolu  que  son  maître  Ibu-Bâdj a  ; 
les  œuvres  n'ont  pas  pour  lui  la  même  valeur 
que  leur  attribuait  son  maître,  et  les  idées  mo- 


rales ne  jouent  dans  la  doctrine  d'Ibn-Roschd 
qu'un  rôle  fort  secondaire. 

Si  la  doctrine  d'Ibn-Ros -hd,  sous  tous  ces  rap- 
ports, est  plus  ou  moins  conforme  à  celle  des 
autres  péripatéticicns  arabes,  sa  théorie  de  l'in- 
tellect a  un  caractère  distinct  que  nous  devons 
faire  ressortir  plus  particulièrement,  tant  à 
cause  du  cachet  assez  original  que  porte  cette 
théorie,  qu'à  cause  do  la  sensation  qu'elle  fit  au 
xiii*  siècle  narmi  les  théologiens  chrétiens.  En 
expliquant  dans  la  doctrine  d'Aristote  la  théorie 
des  deux  intellects,  l'un  actif,  l'autre  passif,  il 
établit,  après  avoir  discuté  les  opinions  des  au- 
tres commentateurs,  une  théorie  particulière 
qu'il  soutient  être  en  réalité  celle  d'Aristote. 
Nous  laisserons  parler  Ibn-Roschd  lui-même  en 
citant  quelques  passages  de  son  commentaire 
moyen  sur  le  traité  de  VAme,  qui  est  resté  iné- 
dit, mais  dont  nous  possédons  encore  l'original 
arabe. 

«Il  faut  donc,  disons-nous,  que  cette  faculté  qui 
rc.;oit  l'impression  des  choses  intelligibles  soiten- 
tièrement  impassible  (àii3i6iQ;),c'est-adire qu'elle 
ne  reçoive  pas  le  changement  qui  arrive  aux  au- 
tres facultés  passives  à  cause  de  leur  mélange 
avec  le  sujet  (yr:oxet[ji£vo\)  dans  lequel  elles  se 
trouvent.  Il  faut  qu'elle  n'ait  d'autre  passivité 
que  la  perception  seule,  et  qu'elle  soit  en  puis- 
sance comme  la  chose  qu'elle  perçoit,  mais  non 
pas  la  chose  même.  On  peut  se  figurer  cette  fa- 
culté par  voie  de  comparaison  :  c'est  la  faculté 
qui  est  aux  choses  intelligibles  comme  le  sens 
aux  choses  sensibles,  avec  cette  différence  que 
la  faculté  qui  reçoit  l'impression  des  choses 
sensibles  est  mêlée  en  quelque  sorte  au  sujet 
dans  lequel  elle  se  trouve  ;  l'autre,  au  contraire, 
doit  être  absolument  libre  de  tout  mélange  avec 
une  forme  matérielle  quelconque.  En  effet,  puis- 
que cette  faculté  qu'on  appelle  l'intellect  maté- 
riel entend  toutes  les  choses,  c'est-à-dire  perçoit 
les  formes  de  toutes  les  choses,  il  faut  qu'elle  ne 
soit  mêlée  à  aucune  forme,  c'est-à-dire  qu'elle 
ne  soit  point  mêlée  au  sujet  dans  lequel  elle  se 
trouve,  comme  les  autres  facultés  matérielles  : 
car,  si  elle  était  mêlée  à  une  forme  quelconque 
il  en  résulterait  de  deux  choses  l'une  :  ou  bien 
la  forme  du  sujet  auquel  cette  faculté  serait  mê- 
lée deviendrait  un  obstacle  aux  formes  que  cette 
même  faculté  doit  percevoir,  ou  bien  elle  chan- 
gerait les  formes  perçues.  Et  s'il  en  était  ainsi, 
les  formes  des  choses  n'existeraient  plus  dans 
l'intellect  telles  qu'elles  sont;  mais  elles  seraient 
changées  en  d'autres  formes  qui  ne  seraient  plus 
les  formes  des  choses.  Or,  comme  il  est  dans  la 
nature  de  l'intellect  de  percevoir  les  formes  des 
choses  de  manière  que  leur  nature  reste  sauve, 
il  faut  nécessairement  que  ce  soit  une  faculté 
qui  n'est  mêlée  à  aucune  forme....  Puis  donc 
qu'il  en  est  ainsi  de  l'intellect,  sa. nature  ne  peut 
être  que  celle  d'une  simple  disposition  :  je  veux 
dire  que  l'intellect  en  puissance  est  une  simple 
disposition  et  non  pas  quelque  chose  dans  quoi 
se  trouverait  la  dis]  osition.  A  la  vérité  cette 
disposition  se  trouve  dans  un  sujet  ;  mais, 
comme  elle  ne  se  mêle  pas  à  lui,  son  sujet  n'est 
pas  lui-même  intellect  en  puissance.  C'est  l'op- 
posé dans  les  autres  facultés  (appelées)  maté- 
rielles :  je  veux  dire  que  leur  sujet  est  une  sub- 
stance, soit  composée  de  forme  et  de  matière, 
soit  simple,  ce  qui  serait  la  matière  première. 
Tel  est  le  sens  de  l'intellect  passif  dans  la  doc- 
trine d'Aristote,  selon  l'interprétation  d'Alexan- 
dre (d'Aphrodise).  »  Après  avoir  exposé  l'opi- 
nion des  autres  commentateurs  qui  voient  dans 
l'intellect  passif  une  substance  portant  en  elle 
une  disposition,  il  continue  ainsi  :  »  Et  lorsqu'on 
tient  compte  des  éléments  douteux  que  renfer- 


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ment  ces  opinions,  il  devient  manifeste  que 
l'intellect  est,  sous  un  rapport,  une  disposition 
dépouillée  des  formes  matérielles,  comme  le  dit 
Alexandre,  et.  sous  un  autre  rapport,  une  sub- 
stance séparée  revêtue  de  cette  disposition  ;  je 
veux  dire  que  cette  disposition  qui  se  trouve 
dans  riiomme  est  une  chose  qui  s'attache  à  la 
substance  séparée,  parce  que  celle-ci  est  jointe  à 
l'homme  ;  mais  que  la  disposition  n'est  ni  une 
chose  inhérente  à  la  nature  de  la  substance  sé- 
parée, comme  l'ont  pensé  les  commentateurs,  ni 
une  pure  disposition,  comme  l'a  pensé  Alexan- 
dre. Ce  qui  jirouve  d'ailleurs  que  ce  n'est  pas 
une  pure  disposition,  c'est  que  l'intellect  maté- 
riel peut  concevoir  cette  disposition  vide  de  for- 
mes ;  il  faudrait  donc  qu'il  pût  percevoir  le 
néant,  puisqu'il  peut  se  percevoir  lui-même  vide 
de  formes.  Par  conséquent,  la  chose  qui  perçoit 
cette  disposition  et  les  formes  qui  lui  survien- 
nent, doit  être  nécessairement  quelque  chose  en 
dehors  de  la  disposition.  Il  est  donc  clair  que 
l'intellect  matériel  est  une  chose  composée  de  la 
disposition  qui  existe  en  nous,  et  d'un  intellect 
qui  se  joint  à  cette  disposition  et  qui,  en  tant 
qu'il  y  est  joint,  est  un  intellect  prédisposé  (en 
puissance),  et  non  pas  un  intellect  en  action  ; 
mais  qui  est  intellect  en  action,  en  tant  qu'il 
n'est  plus  joint  à  la  disposition.  Cet  intellect  est 
lui-même  l'intellect  actif,  dont  l'essence  sera  en- 
core expliquée  plus  loin.  C'est  que,  en  tant  qu'il 
est  joint  à  cette  disposition,  il  faut  qu'il  soit  in- 
tellect en  puissance,  ne  pouvant  pas  se  percevoir 
lui-même,  mais  pouvant  percevoir  ce  qui  n'est 
pas  lui,  c'est-à-dire  les  choses  matérielles  ;  mais 
en  tant  qu'il  n'est  pas  joint  à  la  disposition,  il 
faut  qu'il  soit  intellect  en  action,  se  percevant 
lui-même  et  ne  percevant  pas  ce  qui  est  (au 
dehors),  c'est-à-dire  les  choses  matérielles.  Nous 
expliquerons  cela  clairement  plus  loin,  après 
avoir  montré  qu'il  y  a  dans  notre  âme  deux  es- 
pèces d'action,  l'une  celle  de  faire  les  (formes) 
intelligibles,  l'autre  celle  de  les  recevoir  :  en 
tant  qu'il  (l'intellect)  fait  les  formes  intelligi- 
bles, on  l'appelle  actif,  et  en  tant  qu'il  les  reçoit, 
on  l'appelle  passif;  mais  ce  n'est  qu'une  seule 
et  même  chose.  Par  ce  que  nous  venons  de  dire, 
vous  connaîtrez  les  deux  opinions  sur  l'intellect 
matériel,  savoir  celle  d'Alexandre  et  celle  des 
autres  (commentateurs);  et  vous  reconnaîtrez 
aussi  que  l'opinion  véritable,  celle  d'Aristote, 
est  la  réunion  des  deux  opinions,  ainsi  que  nous 
l'avons  exposé  :  car,  par  notre  nypothèse,  nous 
évitons  de  faire  d'une  chose  qui  est  une  sub- 
stance séparée  une  espèce  de  disposition  (comme 
l'ont  fait  les  commentateurs),  puisque  nous  sup- 
posons que  la  disposition  s'y  trouve,  non  pas  par 
la  nature  (de  la  substance),  mais  parce  qu'elle 
(la  substance)  est  jointe  à  une  autre  substance 
où  ladite  dispo.sition  se  trouve  essentiellement, 
et  qui  est  Tliorame.  En  posant  ensuite  qu'il  y  a 
une  chose  que  cette  disposition  touche  d'une 
manière  accidentelle,  nous  évitons  de  faire  de 
l'intellect  en  puissance  une  simple  disposition 
(comme  l'a  fait  Alexandre).  » 

L'intellect  qui  se  joint  à  la  disposition  qui  est 
en  nous,  pour  former  l'intellect  en  action  ou 
l'intellect  actif  individuel,  appelé  aussi  l'intellect 
acquis,  est  lui-même  l'émanation  de  l'intellect 
actif  universel,  dans  lequel  les  philosophes  ara- 
bes ont  vu  une  des  intelligences  des  sphères  cé- 
lestes, et  qu'ils  ont  placé  dans  la  sphère  de  la 
lune,  la  plus  rapprochée  de  notre  globe,  et  qui 
est  le  plus  directement  en  rapport  avec  notre 
nature.  C'est  à  tort  qu'on  a  considéré  cette  doc- 
trine comme  étant  particulière  à  Ibn-Roschd  : 
elle  est  généralement  admise  par  les  philosophes 
arabes  les  plus  anciens.  Pour  mieux  faire  con- 


naître les  doctrines  d'Ibn-Roschd  à  l'égard  des  di- 
vers intellects  et  de  l'union  finale  de  l'intellect  hu- 
main avec  l'intellect  universel,  nousde\ons  nous 
appuyer  surtout  sur  un  traite  inédit  dont  nous 
avons  déjà  parlé  plus  haut  (p.  748,  col.  1,  5°),  en 
énumérant  les  traités  particuliers  d'Ibn-Roschd. 
Dans  cet  écrit  Ibn-Roschd  se  propose  de  recher- 
cher s'il  est  ou  non  possible  que  l'intellect  ((ui 
est  en  nous,  c'est-à-dire  l'intellect  matériel  ou 
passif  devenu  intellect  en  action  ou  intellect  ac- 
quis, comprenne  les  formes  ou  substances  sépa- 
rées, ou  en  d'autres  termes  s'il  lui  est  possible 
dans  cette  vie  de  s'identifier  avec  l'intellect  actif 
universel.  Cette  question,  dit  Ibn-Roschd,  Aris- 
tote  avait  promis,  dans  son  traité  de  l'Ame,  de  la 
traiter  plus  tard;  mais  elle  ne  reparaît  nulle 
part  dans  les  écrits  qui  nous  restent  d'Aristote. 
Le  passage  auquel  Ibn-Roschd  fait  allusion  se 
trouve  au  livre  III,  ch.  viire  du  traité  de  l'Ame, 
où  Aristote  traite  de  la  faculté  d'abstraire  que 
possède  l'intellect  ;  il  est  conçu  en  ces  termes 
(traduction  de  M.  B.  Saint-Hilaire,  p.  319,  320)  : 
«En  résumé,  l'intelligence  en  acte  est  les  choses 
quand  elle  les  pense.  Nous  verrons  plus  tard 
s'il  est  ou  non  possible  que,  sans  être  elle-même 
séparée  de  l'étendue,  elle  pense  quelque  chose 
qui  en  soit  séparé.  » 

Nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici  de  ce 
qu'Aristote  lui-même  a  entendu  par  Ta  xe^eopia- 
[xÉva  ;  il  est  certain  que  les  commentateurs  ara- 
bes, ainsi  que  les  scolastiques,  entendaient  par 
là  les  esprits  supérieurs,  soit  les  anges,  ou,  ce 
qui  pour  les  philosophes  était  la  même  chose, 
les  intelligences  des  sphères  et  particulièrement 
celle  qui  préside  à  l'orbite  de  la  lune,  et  qui  est 
l'intellect  actif.  «Substantiœ  enim  separatae,  dit 
saint  Thomas  d'Aquin,  dicuntur  angeli  et  daemo- 
nes,  in  quorum  societatem  deputantur  animae 
hominum  separatae  bonorum  vel  malorum,  etc.  » 
{Quœstiones  disputatœ  de  Anima,  art.  17,  édit. 
de  Lyon,  f"  164,  verso.)  Albert  le  Grand,  en  par- 
lant des  substances  séparées,  s'exprime  ainsi  : 
«  Et  ideo  quae  (substantia)  nec  dividitur  divi- 
sione  corporis,  nec  movetur  motu  corporis,  nec 
operatur  instrumentis  corporis,  illa  separata  est, 
non  per  locum,  sed  a  corporalis  materiae  quan- 
tumcumque  simplicis  obligatione.  Haec  autem 
omnia  competunt  substantiis  cœlorum,  etc.  » 
{Parva  naturaiia,  de  Motibus  animalhun, 
lib.  I,  tr.  I,  c.  IV.)  Saint  Thomas,  en  traitant  la 
même  question  qu'Ibn-Roschd  (qu'il  a  résolue 
dans  le  sens  contraire),  la  rattache  expressément, 
comme  Ibn-Roschd,  au  passage  du  traité  de 
l'Ame  que  nous  avons  cite  :  «  Hanc  quaestionem 
Aristoteles  promisit  se  determinaturum  in  tertio 
de  Anima,  licet  non  inveniatur  determinata  ab 
ipso  in  libris  ejus,  qui  ad  nos  pervenerunt.  » 
{Ubi  supra,  art.  16,  f"  163,  verso.) 

Nous  résumerons  maintenant,  autant  que  le 
permettent  les  limites  de  cet  article,  le  traité 
qui  nous  montrera  à  son  point  culminant  ce 
qu'on  peut  appeler  le  système  d'Ibn-Roschd. 

Notre  philosophe  commence  par  rappeler  la 
division  des  facultés  de  l'âme  et  leurs  rapports 
mutuels.  Après  avoir  démontré,  par  divers  argu- 
ments, qu'il  doit  exister  un  lien  entre  l'intellect 
séparé  et  l'intellect  humain,  comme  entre  la 
forme  et  le  sujet,  il  soutient  qu'il  faut  que  ce 
soit  l'intellect  acquis  qui  perçoive  l'intellect  ac- 
tif universel  :  car  si  c'était  celui-ci  qui  perçût 
l'intellect  acquis,  l'intellect  humain  et  indivi- 
duel, il  y  aurait  en  lui,  par  cette  perception,  un 
accident  nouveau.  Or,  une  substance  éternelle, 
comme  l'intellect  actif  universel,  ne  peut  être 
sujette  à  des  accidents  nouveaux  ^  il  faut  donc 
que  ce  soit  l'intellect  humain  qui  perçoive  l'in- 
tellect universel,  c'est-à-dire  il  faut  que  l'Intel- 


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751   — 


IHN 


lect  humain  puisse  s'élever  à  l'intellect  univer- 
sel et  s'identifier,  en  quelque  sorte,  avec  lui, 
tout  en  restant  un  être  périssable.  C'est  que  l'é- 
lément périssable  (riiUelleet  acquis)  s'ciraco 
alors  :  car  au  niomont  où  l'intellect  acquis  est 
attiré  par  l'intellect  aclil'  universel,  il  faut  que 
celui-ci  agisse  sur  l'iionnue  d'une  autre  manière 
que  la  première  lois,  lors  de  la  réunion  des  deux 
intellects,  et  lorsque  l'intellect  acquis  monte,  il 
s'efface  et  se  perd  entièrement,  et  il  ne  reste, 
pour  ainsi  dire,  que  la  table  rase  de  l'intellect 
passif,  lequel,  n'étant  déterminé  par  aucune 
l'orme,  peut  percevoir  toutes  les  formes.  11  naît 
alors  en  lui  une  seconde  disposition,  pour  lui 
faire  percevoir  l'intellect  actif  universel. 

Si  l'on  demande  à  Ibn-Roschd  :  Pourquoi  tous 
ces  détours?  Pourquoi  la  première  disposition 
que  vous  appelez  l'intellect  passif  ou  matériel 
ne  se  joint-elle  pas  de  prime  abord  à  l'intellect 
universel?  il  répondra  :  L'intellect  actif  exerce 
deux  actions  diverses  sur  l'intellect  matériel  : 
l'une  a  lieu  tant  que  l'intellect  matériel  n'a  pas 

Ferfectionné  son  être,  tant  qu'il  n'a  pas  passé  à 
entéléchie  en  recevant  les  formes  intelligibles  ; 
l'autre  consiste  à  attirer  vers  lui  l'intellect  en 
action  ou  l'intellect  acquis.  Or,  si  cette  seconde 
action  pouvait  s'exercer  de  prime  abord,  l'in- 
tellect acquis  n'existerait  point,  et  cependant  il 
est  une  condition  nécessaire  de  notre  existence 
intellectuelle.  11  naît  donc  par  la  première  ac- 
tion de  l'intellect  actif;  mais  il  s'efface  lorsque 
nous  devons  arriver  à  la  connaissance  de  l'in- 
tellect actif  universel  :  car  la  forme  plus  forte 
fait  disparaître  la  forme  plus  faible.  C'est  ainsi 
que  la  sensibilité  est  une  condition  essen- 
tielle de  l'existence  de  l'imagination.  Cependant, 
lorsque  celle-ci  prend  le  dessus,  la  sensation 
disparaît  :  car  l'imagination  ne  produit  son  effet 
(^ue  lorsque  les  sens  se  sont  en  quelque  sorte  ef- 
facés, par  exemple  dans  les  visions. 

Du  reste,  la  seconde  des  deux  actions  dont 
nous  venons  de  parler  résulte  de  la  nature  des 
deux  intellects  :  de  même  que  le  feu,  lorsqu'il 
est  approché  d'un  objet  combustible,  briile  cet 
objet  et  le  transforme,  de  même  l'intellect  actif 
universel  agit  sur  l'intellect  matériel,  lorsque 
déjà,  par  sa  première  action,  il  en  a  fait  l'in- 
tellect acquis.  Ou  bien  alors  l'intellect  actif 
agit  directement,  pour  attirer  vers  lui  l'intellect 
acquis,  ou  bien  il  le  fait  par  un  intermédiaire 
qu'on  appelle  VintcUect  émané.  Nous  ne  nous 
arrêterons  pas  à  cette  dernière  hypothèse,  qu'Ibn- 
Roschd  propose  sans  la  juger  nécessaire;  en  effei, 
d'autres  philosophes  arabes,  par  exemple  Ibn- 
Bàdja,  identifient  complètement  TinteUect  acquis 
avec  ce  qu'on  a  appelé  l'intellect  émané.  L'in- 
tellect matériel,  ajoute  Ibn-Roschd,  ressemble 
donc  beaucoup  aux  âmes  des  corps  célestes^  en 
ce  qu'il  n'a  aucune  forme  déterminée  :  car  l'ame 
et  la  vie  de  ces  corps  ne  sont  autre  chose  que  le 
désir  du  mouvement  qu'ils  reçoivent  de  leur 
forme  ou  intelligence  respective  ;  mais  il  y  a 
cette  différence  entre  les  corps  célestes  et 
l'homme,  que  chez  les  premiers  l'impulsion  est 
éternelle,  tandis  que  chez  l'homme  elle  est  péris- 
sable. 

La  faculté  d'arriver  à  ce  dernier  degré  de  per- 
fection, c'est-à-dire  de  s'identifier  complètement 
avec  l'intellect  actif  universel,  n'est  pas  la 
même  chez  tous  les  hommes  ;  elle  dépend  de 
trois  choses  :  savoir,  de  la  force  primitive  de 
l'intellect  matériel  (qui,  à  son  tour,  dépendra 
de  la  force  de  l'imagination),  de  la  perfection 
de  l'intellect  acquis,  qui  demande  des  efforts 
spéculatifs,  et  de  l'infusion  plus  ou  moins 
prompte  de  la  forme  destinée  à  transformer 
l'intellect  acquis.  Par  cette  dernière  condition, 


Ibn-Roschd  paraît  entendre  une  espèce  de  se- 
cours surnaturel,  qui  vient  de  la  grâce  divine, 
et  qu'Ibn-Bùdja,  comme  on  l'a  vu,  fait  éga- 
lement intervenir  dans  la  conjonclion. 

En  somme,  on  n'arrive  à  cette  perfection  que 
par  l'étude  et  la  spéculation,  et  en  renonçant  à 
tous  les  désirs  qui  se  rattachent  aux  facultés 
inférieures  de  l'âme,  et  notamment  à  la  sen- 
sation. Il  faut  avant  tout  perfectionner  l'intellect 
spéculatif;  ceux-là  sont  dans  une  grande  er- 
reur, qui,  comme  les  soufis,  s'imaginent  qu'on 
peut  y  arriver  sans  élude,  par  une  médilation 
stérile  et  par  une  vide  contemplation. 

Ce  bonheur  de  la  plus  haute  intelligence  mé- 
taphysique n'arrive  à  l'homme  que  dans  cette 
vie,  par  l'étude  et  les  œuvres  à  la  fois;  celui  à 
qui  il  n'est  pas  donné  d'y  arriver  dans  cette  vie, 
retourne  après  sa  mort  au  néant  ou  bien  à  des 
tourments  éternels  :  car,  ajoute  Ibn-Roschd,  la 
destruction  de  l'âme  est  une  chose  très-dure.  Il 
y  en  a  qui  ont  fait  de  l'intellect  matériel  ou 
passif  une  substance  individuelle,  qui  ne  naît 
ni  ne  périt;  ceux-là  peuvent  admettre  à  plus 
forte  raison  la  possibilité  de  la  conjonction  des 
deux  intellects,  car  ce  qui  est  éternel  peut  com- 
prendre l'éternel.  Ibn-Roschd  n'achève  pas  sa 
pensée  ;  il  est  évident  que  n'ayant  pas  fait  de 
l'inlellect  matériel  une  substance  individuelle, 
mais  une  simple  disposition  qui  naît  et  périt 
avec  l'homme,  il  n'y  a,  dans  son  opinion,  rien 
d'éternel  que  l'intellect  universel.  L'homme,  par 
la  conjonction,  ne  gagne  rien  individuellement 
qui  aille  au  delà  des  limites  de  cette  existence 
terrestre,  et  la  permanence  de  l'âme  indivi- 
duelle est  une  chimère.  Les  notions  générales 
qui  émanent  de  l'intellect  universel  sont  impé- 
rissables dans  l'humanité  tout  entière;  mais  il 
ne  reste  rien  de  l'intelligence  individuelle  qui 
les  reçoit. 

On  sait  quelle  sensation  fit  cette  doctrine 
d'Ibn-Roschd  parmi  les  théologiens  chrétiens  du 
xur' siècle.  Albert  le  Grand  crut  devoir  .réfuter 
le  philosophe  arabe  dans  un  écrit  particulier 
intitulé  Libellus  contra  eos  qui  dicunt  quod 
post  separationem  ex  omnibus  anim.alibus  non 
remanet  nisi  intellect  us  unus  et  anima  xma 
{Alberti  opéra,  t.  V,  p.  218  et  suiv.,  édit.  de 
Jammy).  Saint  Thomas  d'Aquin  en  fit  autant. 
Les  disputes  entre  les  averroïstes  et  les  ortho- 
doxes continuèrent  jusqu'au  xvi°  siècle,  et  le 
pape  Léon  X  se  vit  obligé  de  lancer  une  bulle 
contre  les  partisans  du  philosophe  arabe  (voy. 
Brucker,  Hist.  crit.  de  la  phil.,  t.  IV,  p.  62  et 
suiv.,  éd.  de  Leipzig). 

Malgré  ses  opinions  philosophiques  si  peu 
d'accord  avec  les  croyances  religieuses,  Ibn- 
Roschd  tenait  à  passer  pour  bon  musulman.  Se- 
lon lui  les  vérités  philosophiques  sont  le  but  le 
plus  élevé  que  l'homme  puisse  atteindre;  mais 
il  n'y  a  que  peu  d'hommes  qui  puissent  y  par- 
venir par  la  spéculation,  et  les  révélations  pro- 
phétiques étaient  nécessaires  pour  répandre 
parmi  les  hommes  les  vérités  éternelles  égale- 
ment proclamées  par  la  religion  et  par  la  philo- 
sophie. Nous  devons  tous,  dans  notre  jeunesse, 
nous  laisser  guider  par  la  religion  et  suivre  stric- 
tement ses  préceptes;  et  si  plus  tard  nous  arri- 
vons à  comprendre  les  hautes  vérités  de  la  re- 
ligion par  la  voie  de  la  spéculation,  nous  ne 
devons  pas  dédaigner  les  doctrines  et  les  pré- 
ceptes dans  lesquels  nous  avons  été  élevés.  Il  se 
prononce  en  ce  sens  dans  plusieurs  endroits  de 
ses  écrits,  et  notamment  à  la  fin  de  sa  réfutation 
de  la  Destruction  de  Gazâli.  On  a  vu  plus  haut 
qu'Ibn-Roschd  composa  deux  traités  particuliers 
dans  lesquels  il  chercha  à  démontrer  que  la  re- 
ligion et  la  philosophie  enseignaient  les  mêmes 


IBN 


752  — 


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vérités  (ce  sont  le  7'  et  le  8"  des  traités  que  nous 
avons  cnumérés).  Dans  l'un  il  établit,  par  plu- 
sieurs versets  du  Koi-an,  que  la  religion  elle- 
même  commande  la  recherche  de  la  vérité  par 
le  moyen  de  la  science,  que  la  religion  enseigne 
hcs  hautes  vérités  d'une  manière  populaire  acces- 
sible à  tous  les  hommes,  mais  que  le  philosophe 
seul  est  capable  de  saisir  le  vrai  sens  des  doc- 
trines religieuses  par  le  moyen  de  l'interpré- 
tation, tandis  que  le  vulgaire  s'arrête  au  sens 
littéral;  dans  l'autre  il  développe  lui-même  le 
\rai  sens  des  dogmes  religieux,  après  avoir 
montré  d'abord  que  les  sectes  qui  se  partageaient 
alors  le  monde  musulman,  savoir  les  ascharites, 
les  motazales,  les  batenites  (allégoristes)  et  les 
haschawites  (qui  ne  reconnaissaient  que  le  sens 
littéral  et  professaient  un  grossier  anthropomor- 
phisme), suivaient  toutes  des  opinions  également 
erronées  et  étaient  loin  d'avoir  saisi  le  véritable 
sens  de  la  doctrine  du  Koran.  Il  distingue  les 
vrais  principes  qui  se  trouvent  réellement  dans 
la  doctrine  religieuse  d'avec  ceux  qui  lui  ont  été 
imposés  au  moyen  de  fausses  interprétations  ;  et, 
])roposant  une  interprétation  nouvelle  d'accord 
avec  la  philosophie,  il  aborde  successivement  les 
principaux  dogmes  de  la  religion  musulmane  : 
Dieu,  son  unité,  ses  attributs,  le  Dieu  révélé  ou 
le  Créateur,  la  mission  des  prophètes,  le  destin 
ou  le  décret  divin,  etc.  Les  limites  dans  les- 
quelles nous  devons  nous  renfermer  ici,  et  que 
peut-être  déjà  nous  avons  dépassées,  ne  nous 
permettent  pas  d'analyser  cet  intéressant  écrit  ; 
mais,  pour  donner  un  seul  exemple  de  la  manière 
dont  Ibn-Roschd  interprète  les  dogmes  religieux, 
nous  résumerons  brièvement  ce  qu'il  dit  sur  la 
doctrine  du  décret  divin  ou  de  la  prédestination, 
qui  a  engendré  le  fatalisme  si  fameux  des  mu- 
sulmans. C'est  là,  dit-il,  la  plus  difficile  des 
questions  religieuses.  Dans  le  Koran  on  trouve 
des  passages  qui  paraissent  dire  clairement  que 
tout  est  prédestiné,  et  d'autres  qui  attribuent  à 
l'homme  une  participation  dans  ses  œuvres.  De 
même,  la  philosophie  paraît  s'opposer  d'un  côté 
à  ce  que  nous  regardions  l'homme  comme  l'au- 
tour absolu  de  ses  œuvres  :  car  elles  seraient 
alors  en  quelque  sorte  une  création  indépen- 
dante de  la  cause  première  ou  de  Dieu,  ce  que  la 
philosophie  ne  saurait  admettre;  de  l'autre  côté, 
si  nous  admettions  que  l'homme  est  poussé  à 
tout  ce  qu'il  fait  par  certaines  lois  immuables, 
par  une  fatalité  contre  laquelle  il  ne  peut  rien, 
tous  les  travaux  de  l'homme,  tous  ses  efforts 
pour  produire  le  bien  seraient  chose  inutile.  Mais 
la  vérité,  dit  Ibn-Roschd,  est  dans  le  juste  milieu 
entre  les  deux  Oj  inions  extrêmes;  nos  actions 
dépendent  en  partie  de  notre  libre  arbitre  et  en 
partie  de  certaines  causes  qui  sont  hors  de  nous. 
Nous  sommes  libres  de  vouloir  agir  de  telle 
manière  ou  de  telle  autre;  mais  notre  volonté 
sera  toujours  déterminée  par  quelque  cause 
extérieure.  Si,  par  exemple,  nous  voyons  quel- 
que chose  qui  nous  plaise,  nous  y  serons  attirés 
malgré  nous,  de  même  que  nous  fuirons  néces- 
siirement  ce  qui  nous  déplaît.  Notre  volonté  sera 
donc  toujours  liée  par  les  causes  extérieures; 
ces  causes  existent  par  un  certain  ordre  des 
choses  qui  reste  toujours  le  même,  et  qui  est 
fondé  sur  les  lois  générales  de  la  nature.  Dieu 
seul  en  connaît  d'avance  l'enchaînement  néces- 
saire, qui  pour  nous  est  un  mystère;  le  rapport 
de  notre  volonté  aux  causes  extérieures  est  bien 
déterminé  par  les  lois  naturelles,  et  c'est  là  ce 
que,  dans  la  doctrine  religieuse,  on  a  appelé  al- 
kadhâ  wal-kadr  (le  décret  et  la  prédestination). 
Dans  les  doctrines  d'Ibn-Roschd  la  philosophie 
arabe  est  arrivée  à  son  apogée.  11  eiit  été  difficile 
d'aller  plus  loin  dans  les  conséquences  du  sys- 


tème péripatéticien  et  de  l'interpréter  dans  ses 
moindres  détails  avec  plus  de  subtilité  que  ne 
l'a  fait  Ibn-Roschd.  Après  lui  nous  ne  trouvons 
l)lus  chez  les  Arabes  aucun  philosophe  vérita- 
lilement  digne  de  ce  nom;  mais  ses  doctrines 
retentirent  longtemps  dans  les  écoles  juives  et 
chrétiennes,  et  elles  trouvèrent  dans  les  unes 
comme  dans  les  autres  des  admirateurs  dignes 
de  les  commenter  et  de  les  propager,  mais  aussi 
de  savants  adversaires  capables  de  les  combattre 
jusqu'à  ce  que  la  renaissance  des  lettres  fît 
tomber  dans  l'oubli  les  œuvres  du  célèbre  com- 
mentateur, qui  cependant  encore  aujourd'hui 
peuvent  être  consultées  avec  fruit  par  ceux  qui 
font  une  étude  spéciale  de  la  philosophie  d'Aris- 
tote.  Consultez  Averroës  et  l'Averiotsme,  par 
E.  Renan,  Paris,  1852,  in-8.  S.  M. 

IBN-SINA  (Abou-Ali  al-Hoséin  Ibn-Abdallah), 
honoré  des  épithètes  d'al-scliéikk  al-réis,  et  que 
nous  appelons  communément  Avicenne,  le  plus 
célèbre  de  tous  les  médecins  arabes,  et  qui  s'est 
acquis  aussi  une  grande  réputation  comme  phi- 
losophe, était  Persan  d'origine,  de  la  province  de 
Mawaralnahar  (Transoxiane).  Son  père,  natif  de 
Balkh,  s'était  établi  à  Bokhara,  sous  le  règne  de 
Nouh  ben-Mançour,  de  la  dynastie  des  Sama- 
nides,  et  avait  été  nommé  gouverneur  de  Khar- 
méithan,  l'une  des  principales  villes  de  la  pro- 
vince de  Bokhara.  Il  se  maria  avec  une  femme 
d'Afschena,  bourg  près  de  Kharméithan,  et  ce 
fut  là  que  naquit  Ibn-Sina,  au  mois  de  safar  de 
l'an  370  (août  980).  Au  bout  de  quelques  années 
son  père  retourna  à  Bokhara,  où  le  jeune  Ibn- 
Sina  fut  élevé  avec  le  plus  grand  soin.  Il  dit 
lui-même,  dans  une  courte  notice  sur  sa  vie, 
qu'à  l'âge  de  dix  ans  il  savait  parfaitement  le 
Koran  et  une  bonne  partie  des  sciences  pro- 
fanes, notamment  les  principes  du  droit  musul- 
man et  la  grammaire,  et  que  sa  précocité  fut 
généralement  admirée.  Son  père  accueillit  dans 
sa  maison  un  certain  Abou-Abdallah  Natili,  qui 
se  donnait  pour  philosophe.  Il  fut  chargé  de 
l'éducation  d'Ibn-Sina;  mais  celui-ci  surpassa 
bientôt  son  maître.  Ibn-Sina  aborda  seul  les 
hautes  sciences,  et  étudia  successivement  les 
mathématiques,  la  physique,  la  logique  et  la 
métaphysique.  Il  s'appliqua  ensuite,  avec  un 
grand  zèle,  à  la  médecine,  sous  la  direction  d'un 
médecin  chrétien ,  nommé  Isa  ben-Yahya.  A 
peine  âgé  de  seize  à  dix-sept  ans,  il  avait  acquis 
une  si  grande  réputation  comme  médecin^  que 
le  prince  Nouh  ben-Mançour,  qui  résidait  a  Bo- 
khara et  qui  était  alors  atteint  d'une  grave 
maladie,  le  fit  appeler  auprès  de  lui.  Ibn-Sina 
parvint  à  guérir  le  prince  qui  le  combla  de  fa- 
veurs. L'immense  bibliothèque  du  palais  fut 
ouverte  à  Ibn-Sina,  qui  trouva  ainsi  l'occasion 
de  satisfaire  à  toute  son  ardeur  pour  les  scien- 
ces, et  de  se  perfectionner  dans  toutes  les  bran- 
ches des  connaissances  humaines.  Quelque  temps 
après,  un  incendie  ayant  dévoré  tous  les  trésors 
de  cette  bibliothèque,  on  accusa  Ibn  Sina  d'y 
avoir  fait  mettre  le  feu.  afin  de  posséder  seul  les 
connaissances  qu'il  y  avait  puisées.  Le  prince  Nouh 
mourut  quelque  temps  après,  au  mois  de  rédjeb 
de  l'an  387  (juillet-août  997),  et  la  dynastie  des 
Samanides  marcha  rapidement  vers  sa  chute. 
Ibn-Sina  était  âgé  de  vingt-deux  ans,  lorsqu'il 
perdit  son  père,  que  dans  les  derniers  temps  il 
avait  assiste  dans  les  affaires  publiques,  tout  en 
s'occupant  de  plusieurs  ouvrages  importants 
qu'il  composa  à  la  demande  de  divers  grands 
personnages.  Après  la  mort  de  son  père,  Ibn-Sina 
quitta  Bokhara  et  habita  successivement  Djor- 
djàn  et  plusieurs  autres  villes  de  Kharezmie  et 
de  Khorasan,  et  ensuite  Dahislan,  près  de  la  mer 
Caspienne,  où  il  fut  atteint  d'une  grave  maladie. 


IBxN 


753  — 


IBN 


Revenu  à  Djordjân,  il  fit  la  connaissance  d'un 
grand  personnage  nommé  Abou-Mohammed  S:hi- 
ràzi,  qui  lui  donna  une  maison  où  il  ouvrit  des 
cours  publics.  Ce  fut  là  qu'lbn-Sina  commença 
son  célèbre  Canon  de  médecine,  qui,  plus  que 
tous  ses  autres  ouvrages,  a  contribué  à  immor- 
taliser son  nom  et  à  le  rendre  populaire  même 
en  Europe,  où,  pendant  plusieurs  siècles,  les 
ouvrages  d'Ibn-Sina  lurent  en  quelque  sorte  con- 
sidérés comme  la  base  des  éludes  médicales.  Les 
triuibles  qui  agitèrent  alors  ces  contrées  l'obli- 
gèrent encore  de  changer  souvent  de  résidence. 
A  H.imadan  le  prince  Sclums-Eddaula  le  nomma 
sou  vizir;  mais  les  troupes,  mécontentes  d'Ibn- 
Sina,  s'emparèrent  de  sa  personne  et  deman- 
dèrent même  sa  mort,  et  il  fallut  toute  l'autorité 
du  (irince  pour  l'arracher  à  la  fureur  des  soldats. 
Après  s'être  tenu  caché  pendant  quelque  temps, 
il  fut  rappelé  à  la  cour  de  Schems-Eddaula  pour 
donner  ses  soins  au  prince,  qui  souffrait  souvent 
des  intestins.  Ibn-Sina  composa  alors  plusieurs 
parties  de  son  grand  ouvrage  de  philosophie, 
iulitulé  Al-Schefd.  Chaque  soir  un  nombreux 
auditoire  assistait  à  ses  leçons  de  philosophie  et 
de  médecine,  et  après  les  leçons,  Ibn-Sina,  qui 
aimait  les  plaisirs  et  la  bonne  chère,  faisait 
venir  des  musiciens  et  passait,  dit-on,  avec  ses 
disciples  une  partie  de  la  nuit  dans  les  orgies. 
Après  la  mort  de  Schems-Eddaula,  ayant  déplu 
à  son  fils  et  successeur,  il  correspondit  secrè- 
tement avec  Alà-Eddaula,  prince  d'Ispahan  et 
ennemi  du  prince  de  Hamadan.  Il  fut  découvert 
et  subit  les  rigueurs  de  son  maître,  qui  le  fit 
enfermer  dans  une  forteresse.  Au  bout  de  quel- 
ques années,  il  parvint  à  se  rendre  à  Ispahan. 
Son  nouveau  maître  Alâ-Eddaula  se  faisait  sou- 
vent accompagner  par  lui  dans  ses  expéditions, 
et  ces  fatigues  contribuèrent  à  user  ses  forces  et 
à  miner  s.i  santé  déjà  gravement  compromise 
par  une  vie  laborieuse  et  agitée,  et  par  des  excès 
de  tout  genre,  auxquels  sa  constitution  robuste 
ne  put  résister  à  la  longue.  Atteint  d'une  ma- 
ladie des  intestins,  Ibn-Sina  augmenta  son  mal 
en  prenant  les  remèdes  les  plus  violents.  Ayant 
accompagné  son  maître  dans  une  expédition 
contre  Hamadan,  sa  maladie  prit  le  caractère  le 
plus  grave.  Ibn-Sina,  voyant  approcher  sa  fin, 
montra  un  profond  repentir,  il  fit  distribuer  de 
riches  aumônes,  et,  se  livrant  à  des  actes  de 
dévotion,  il  se  prépara  à  mourir  en  bon  musul- 
man. Il  expira  à  Hamadan  au  mois  de  ramadhan 
de  l'an  428  (juillet  1037),  âgé  d'environ  cin- 
quante-sept ans.  La  Vie  d  Ibn-Sina,  écrite  par 
son  disciple  Djordjàni  (Sorsanus),  a  été  traduite 
en  latin  et  imprimée  en  tête  de  plusieurs  éditions 
latines  des  œuvres  d'Ibn-Sina. 

Ibn-Sina  fui  un  des  génies  les  plus  extraordi- 
naires et  un  des  écrivains  les  plus  féconds.  Au 
milieu  de  ses  fontlions  publiques,  de  ses  fré- 
quents voyages  et  d'une  vie  troublée  par  les 
orages  politiques  et  agitée  par  les  passions,  il 
trouva  le  temps  de  composer  plusieurs  ouvrages 
gigantesques,  dont  un  seul  aurait  suffi  pour  lui 
assurer  une  aes  premières  places  parmi  les  écri- 
vains de  l'Orient.  H  ne  resta  étranger  à  aucune 
des  sciences  cultivées  de  son  temps,  et  plus  de 
cent  ouvrages  plus  ou  moins  développés  témoi- 
gnent de  ses  vastes  connaissances  et  de  son  ac- 
tivité prodigieuse.  Ses  écrits,  en  grande  partie, 
se  sont  conservés  jusqu'à  nos  jours,  et  plusieurs 
de  ses  grands  ouvrages,  notamment  son  Canon 
et  divers  traités  de  philosophie,  ont  été  traduits 
en  latin  et  ont  eu  de  nombreuses  éditions.  Les 
ouvrages  qui  nous  intéressent  ici  particulière- 
ment sont  les  Vi\VQ5  Al-Schefd  {la  Guérison)  et 
Al-Nadjah  [l-a  Dclivrance).  Le  premier  était 
une  vaste  encyclopédie  des  sciences  philosophi- 

DICT.    PUILOS. 


ques,  en  dix-huit  volumes;  il  existe  encore  pres- 
que en  entier  dans  divers  manuscrits  de  la  Bi- 
bliothèque boldéiennc.  à  Oxford  (voy.  le  Cata- 
logue de  NicoU  et  Pus'ey,  p.  581  et  .')8'2).  Le  se- 
cond ouvrage,  divisé  en  trois  parties,  est  un 
abrégé  du  premier;  Ibn-Sina  fit  cet  abrégé  pour 
satisfaire  au  désir  de  quelques  amis.  L'original 
arabe  du  Nadjah  a  été  imprimé  à  la  suite  du 
Canon  (Rome,  1593,  in-f")  ;  il  renferme  la  Lo- 
gique, la  Physique  et  la  Métaphysique;  mais 
on  n'y  trouve  pas  les  Sciences  rnalhémaliqucs 
qui,  selon  l'introduction,  devaient  prendre  place 
entre  la  Phjjsique  et  la  Métaphysique.  On  a 
aussi  des  éditions  latines  de  divers  ouvrages 
philosophiques  d'Ibn-Sina;  ce  sont  généralement 
des  parties  de  l'un  ou  de  l'autre  des  deux  ouvra- 
ges dont  nous  venons  de  parler.  Nous  nous  con- 
tentons de  nommer  ici  le  recueil  publié  à  Ve- 
nise en  1495,  in-f%  sous  le  titre  suivant  :  Avi- 
cennce  peripatetici  philosophi,  ac  medicoruni 
facile  primi,  opéra  in  lucem  rcdacla  ac  nuper, 
quantum  ars  niti  potuit,  per  canonicos  emen- 
data.  Ce  volume  renferme  les  traités  suivants  : 
1°  Logica  ;  2°  Sufficienlia  (cette  partie  traite  de, 
la  physique  et  paraît  être  extraite  du  livre  Al- 
Schefâ,  dont  le  nom  a  été  inexactement  rendu 
^3iV  Sufficienlia)  ;  3°  de  Cœlo  et  Mundo  ;  4°  de 
Anima;  5°  de  Animalibus  ;  6°  de Inlelligenliis ; 
7°  Alpharabius  de  bilelligenliis ;  8"  Philoso- 
phia  prima.  La  Logique  d'Avicenne,  traduite 
en  français  par  Vattier,  a  été  publiée  à  Paris, 
1658^  in-8.  Une  Logique  en  vers,  par  Ibn-Sina, 
a  été  publiée  par  M.  Schmoelders,  dans  ses  Do- 
cumenta philosophiœ  Arabum.  in-8,  Bonn,  1836. 

En  général,  la  philosophie  d'Ibn-Sina  est  es- 
sentiellement péripatéticienne,  quoiqu'elle  ail, 
comme  celle  des  autres  philosophes  arabes,  quel- 
ques éléments  étrangers  à  la  doctrine  d'Aristote. 
Tolaïl,  dans  son  Haï  Ebn-Yokdhân  (édit.  Po- 
cok,  p.  18),  fait  remarquer  qu'Ibn-Sina  déclare 
lui-même,  au  commencement  de  son  Al-Schefii, 
que  la  vérité,  selon  son  opinion,  n'est  pas  dans 
les  doctrines  qu'il  expose  dans  ce  livre,  où  il  ne 
fait  que  reproduire  la  philosophie  des  péripaté- 
ticicns,  et  que  celui  qui  veut  connaître  la  vraie 
doctrine  doit  lire  son  livre  de  la  Philosophie 
orientale.  Mais  ce  dernier  ouvrage  d'Ibn-Sina 
(qui.  comme  on  le  verra  ci-après ,  enseignait 
probablement  le  panthéisme  oriental)  ne  nous 
est  pas  parvenu,  et  nous  ne  pouvons  que  nous 
en  tenir  à  ses  écrits  péripatéticiens,  et  faire  res- 
sortir quelques  points  dans  lesquels  Ibn-Sina  se 
montre  plus  ou  moins  indépendant.  Il  avoue,  du 
reste,  qu'il  a  beaucoup  puisé  dans  les  œuvres 
d'Al-Farabi,  notamment  pour  ce  qui  concerne  la 
logique. 

On  remarque  généralement  dans  les  écrits 
d'Ibn-Sinâ  une  méthode  sévère  :  il  cherche  à 
coordonner  les  diff"érentes  branches  des  sciences 
philosophiques  dans  une  suite  très-rigoureuse,  e* 
à  montrer  leur  enchaînement  nécessaire.  Dans 
son  Al-Schefâ,  Ibn-Sina  divise  les  sciences  en 
trois  parties:  1°  la  science  supérieure,  ou  la  con- 
naissance des  choses  qui  ne  sont  pas  attachées  à 
la  matière  :  c'est  la  philosophie  première,  ou  la 
métaphysique  ;  2°  la  science  inférieure,  ou  la 
connaissance  des  choses  qui  sont  dans  la  ma- 
tière :  c'est  la  physique  et  tout  ce  qui  en  dé- 
pend ;  elle  s'occupe  de  toutes  les  choses  qui  on*' 
une  matière  visible  et  de  tous  leurs  accidents; 
3"  la  science  moyenne,  dont  les  diflércntes  bran- 
ches sont  en  rapport  tantôt  avec  la  métaphysi- 
que, tantôt  avec  la  physique  :  ce  sont  les  sciences 
mathématiques.  L'arithmétique,  par  exemple,  est 
la  science  des  choses  qui  ne  sont  pas  par  leur 
nature  même  dans  la  matière,  mais  auxquelles 
il  arrive  d'y  être  ;  l'intelligence  les   abstrait  vé- 

48 


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IBN 


ritablement  de  la  matière,  et  par  là  elles  sont  en 
relation  avec  la  métaphysique.  La  géométrie 
s'occupe  de  choses  qu'on  peut  se  figurer  sans 
matière  ;  nous  comprenons  cependant  qu'elles 
ne  peuvent  exister  que  dans  la  matièrej  quoi- 
qu'elles ne  soient  pas  elles-mêmes  matière  visi- 
ble. La  musiquCj  la  mécanique,  l'optique  s'oc- 
cupent de  choses  qui  sont  dans  la  matière,  mais 
qui  sont  plus  élevées  les  unes  que  les  autres, 
selon  qu'elles  sont  plus  ou  moins  éloignées  de  la 
physique.  Quelquefois  les  diverses  sciences  se 
trouvent  mêlées  ensemble,  comme,  par  exem- 
ple, dans  l'astronomie,  qui  est  une  science  ma- 
thématique, mais  dont  le  sujet  forme  la  partie  la 
plus  élevée  de  la  science  physique.  On  recon- 
naît dans  ces  divisions  le  fidèle  disciple  d'Aris- 
tote  ;  mais  on  trouvera  qu'ici,  comme  ailleurs, 
Ibn-Sina  expose  avec  beaucoup  de  clarté  et  de 
précision  ce  qui,  dans  les  écrits  de  son  maître, 
n'est  exprimé  que  d'une  manière  vague  et  in- 
décise. Ainsi  Aristote  distingue  trois  espèces  de 
philosophie  spéculative,  les  mathématiques,  la 
physique  et  la  théologie,  faisant  des  sciences  ma- 
thématiques une  partie  essentielle  de  la  philoso- 
phie (voy.  Mélaplujsique,  liv.  VI.  ch.  i  ;  liv.  XI, 
ch.  IV  ;  de  VAme,  liv.  I,  ch.  i);  il  distingue  éga- 
lement dans  les  sciences  mathématiques  quel- 
ques-unes qui  ont  pour  objet  en  quelque  sorte 
ce  qui  n'est  pas  mû,  et  ce  qui  est  séparé  de  la 
matière  (Métaphysique,  liv.  VI,  ch.  i),  et  il  en 
signale  quelques  autres  (l'optique,  l'harmonie  et 
l'astronomie),  comme  se  rapportant  plus  particu- 
lièrement à  la  physique  {Physique,  liv.  II, 
ch.  Il)  ;  mais  nulle  part  il  ne  propose  une  classi- 
fication aussi  méthodique  et  aussi  nette  que  celle 
d'Ibn-Sina. 

Dans  sa  théorie  de  l'être,  Ibn-Sina,  en  admet- 
tant la  distinction  du  possible  et  du  nécessaire, 
a  ajouté  des  développements  qui  lui  appartien- 
nent en  propre,  et  auxquels  nous  devons  nous 
arrêter  un  moment.  Il  divise  l'être  en  trois  par- 
ties: 1"  ce  qui  est  possible  seulement,  et  dans 
cette  catégorie  entrent  toutes  les  choses  sublu- 
naires qui  naissent  et  périssent  ;  2"  ce  qui  est 
possible  par  lui-même  et  nécessaire  par  une 
cause  extérieure,  ou  bien  tout  ce  qui,  à  l'excep- 
tion de  la  cause  première,  n'est  pas  sujet  à  la 
naissance  et  à  la  destruction,  comme  les  sphères 
et  les  intelligences,  qui,  selon  Ibn-Sina,  ne  sont 
par  elles-mêmes  que  des  êtres  possibles,  mais 
qui  reçoivent  de  leur  rapport  avec  la  première 
cause  la  qualité  d'êtres  nécessaires;  3°  ce  qui 
est  nécessaire  par  lui-même,  c'est-à-dire  la  pre- 
mière cause  ou  Dieu  (voy.  Al-Nadjah,  Méta- 
physique, liv.  II).  Ibn-Roschd  a  attaqué  cette 
classification  dans  plusieurs  endroits  de  ses  ou- 
vrages, et  dans  un  écrit  particulier  dont  nous 
possédons  encore  la  version  hébraïque"  (Manusc. 
hébreu  de  la  Bibliothèque  nationale,  ancien  fonds^ 
n°  356,  fol.  28,  verso).  11  objecte  que  ce  qui  est 
nécessaire  par  une  cause  extérieure  ne  saurait 
être  par  lui-même  dans  la  catégorie  du  possible, 
à  moins  qu'on  ne  suppose  que  la  cause  puisse 
cesser,  ce  qui  dans  le  cas  donné  est  impossible  : 
car  la  première  cause,  nécessaire  par  elle-même, 
ne  saurait  jamais  cesser.  «Ibn-Sina,  dit-il  ail- 
leurs, a  adopté  jusqu'à  un  certain  point  l'opi- 
nion des  motécallemîn,  selon  lesiiuels  le  monde, 
avec  tout  ce  qui  est,  se  trouve  dans  la  catégorie 
du  possible,  et  pourrait  être  autrement  qu'il 
n'est  en  effet  ;  et  il  a  été  le  premier  à  se  servir 
des  distinctions  du  possible  et  du  nécessaire  pour 
établir  l'existence  d'un  être  incorporel.  Après 
avoir  montré  ce  que  le  raisonnement  d'Ibn-Sina 
a  de  vicieux,  Ibn-Roscbd  ajoute  :  «  Nous  avons 
vu  dans  ce  temps-ci  beaucoup  de  partisans  d'Ibn- 
Sina,  à  cause  de    cette  difficulté,   inlcrpréler 


l'opinion  d'Ibn-Sina  (pour  lui  donner  un  autre 
sens).  Selon  eux,  Ibn-Sina  n'admettait  pas  l'exis- 
tence d'une  substance  séparée  ;  cela,  disent-ils, 
résulte  de  la  manière  dont  il  s'expiime,  dans 
plusieurs  endroits,  sur  l'être  nécessaire,  et  c'est 
là  aussi  ce  qui  fait  la  base  de  sa  Philosophie 
orientale^  qu'il  a  appelée  ainsi,  parce  qu'elle  est 
empruntée  aux  Orientaux,  qui  identifient  Dieu 
avec  les  sphères  célestes  ;  ce  qui  est  conforme  à 
sa  propre  opinion.  »  (Voy.  Destr.  Destructionis. 
à  la  fin  de  la  disput.  X.)  Ce  panthéisme  oriental 
n'a  pas  laissé  de  traces  dans  les  écrits  péripaté- 
liciens  d'Ibn-Sina,  qui  seuls  nous  occupent  ici. 
Bien  qu'Ibn-Sina,  comme  on  vient  de  le  voir, 
paraisse  faire  des  concessions  aux  motécallemîn, 
il  n'hésite  pas  à  admettre  avec  les  philosophes 
l'éternité  du  monde;  elle  se  distingue  de  l'éter- 
nité de  Dieu  en  ce  qu'elle  a  une  cause  efficiente 
(qui  cependant  ne  tombe  pas  dans  le  temps), 
tandis  que  Dieu  est  éternel  par  lui-même. 

Ibn-Sina  admet,  avec  les  autres  philosophes, 
que  la  première  cause  étant  l'unité  absolue,  ne 
peut  avoir  pour  effet  immédiat  que  l'unité. 
Comment  alors  faire  émaner  le  multiple,  ou  le 
monde,  de  Dieu  qui  est  unique?  Pour  résoudre 
cette  difficulté,  Ibn-Sina  suppose  que  ce  n'est 
pas  de  Dieu  qu'émane  immédiatement  le  mou- 
vement des  sphères  (car  on  sait  que,  dans  le 
système  des  péripatéticiens,  l'action  de  la  pre- 
mière cause  sur  le  monde  consiste  dans  le  mou- 
vement, qui  donne  la  forme  à  la  matière).  De 
Dieu  émane  la  première  sphère  environnante, 
qui  seule  communique  le  mouvement;  ce  pre- 
mier moteur  agit  sur  la  deuxième  sphère  ;  quoi- 
que émané  de  l'être  unique,  il  est  composé  en  ce 
que  son  intelligence  a  pour  objet  à  la  fois  la 
première  cause  et  lui-même.  Mais,  objecte  Ibn- 
Roschd,  c'est  là  une  erreur,  selon  les  principes 
des  péripatéticiens  :  car  l'intelligent  et  l'intelli- 
gible sont  identiques  dans  l'intelligence  hu- 
maine, et,  à  plus  forte  raison,  dans  les  intelli- 
gences séparées  (voy.  Destr.  Destructionis,  dis- 
put. III,  dans  le  tome  IX  des  Œuvres  d" Aristote, 
de  l'édition  de  Venise,  in-8,  1562,  f"  51,  verso). 

Ibn-Sina  admet  encore  avec  les  autres  philo- 
sophes que  la  connaissance  de  Dieu  s'étend  sur 
les  choses  universelles,  et  non  sur  les  choses 
particulières  et  accidentelles  (voy.  le  tome  I  de  ce 
recueil,  p.  173);  mais  il  attribue  aux  âmes  des 
sphères  la  connaissance  des  choses  partielles,  et 
c'est  par  leur  intermédiaire  que  la  providence 
divine  s'étend  sur  toutes  les  choses  sublunaircs. 
Cette  connaissance  des  choses  accidentelles  et 
individuelles  ne  pouvant  pas  plus  être  attribuée 
aux  intelligences  des  sphères  qu'à  l'intelligence 
divine,  Ibn-Sina  suppose  que  les  âmes  des  sphè- 
res ont  la  faculté  de  l'imagination,  dont  les  ob- 
jets se  multiplient  à  l'infini.  Cette  hypothèse  est 
toute  particulière  à  Ibn-Sina,  comme  nous  le 
dit  Ibn-Roschd,  qui  la  rejette  [ubi  supra,  dis- 
put. XVI,  f"*  122,  verso,  123,  verso). 

Ces  exemples  suffiront  pour  montrer  qu'Ibn- 
Sina  cherchait,  par  ses  hypothèses,  à  rapprocher 
la  cause  première  du  monde  sublunairc  en  éta- 
blissant des  chaînons  intermédiaires,  par  lesquels 
l'action  de  l'énergie  pure  se  communique  à  tou- 
tes les  parties  de  la  matière. 

La  théorie  de  l'âme  a  été  traitée  par  Ibn-Sina 
avec  un  soin  tout  particulier.  Il  est  inutile  de 
dire  qu'il  reproduit  exactement  les  distinctions 
faites  par  Aristote  des  différentes  facultés  de 
l'âme  humaine  et  sa  théorie  des  intellects  actif 
et  passif;  mais,  comme  à  l'ordinaire,  il  ajoute 
aux  idées  d'Aristote  des  observations  et  des  dé- 
veloppements qui  ont  quelquefois  le  mérite  de 
l'originalité.  Quant  à  l'union  de  l'intellect  actif 
avec  l'âme  humaine,  Ibn-Sina  ne  cherche  pas  à 


IBN 


—  755  — 


IDËA 


en  pénétrer  le  mystère.  Comme  les  autres  philo- 
sophes arabes,  il  trouve  dans  cette  union  le  but 
le  plus  élevé  que  l'âme  humaine  doive  chercher 
à  atteindre;  pour  y  arriver,  il  lui  recommande 
bien  aussi  les  efforts  spéculatifs,  mais  il  parait 
considérer  comme  plus  essentiel  encore  de  sub- 

}"uguer  la  matière  et  de  purifier  l'àme,  afin  d'en 
iiTù  un  vase  pur,  capable  de  recevoir  l'infusion 
de  l'intellect  actif.  «Quant  à  l'àme  rationnelle, 
dit-il  {Mctaphysiquc,  liv.  IX,  ch.  vu),  sa  vérita- 
ble perfection  consiste  à  devenir  un  monde  in- 
tellectuel, dans  lequel  doit  se  retracer  la  forme 
de  tout  ce  qui  est,  l'ordre  rationnel  qu'on  aper- 
çoit dans  tout,  le  bien  qui  pénètre  tout:  je  veux 
dire  d'abord  le  premier  principe  de  l'univers, 
ensuite  les  hautes  substances  spirituelles,  les  es- 
prits liés  aux  corps,  les  corps  supérieurs  avec 
leurs  mouvements  et  leurs  facultés,  et  ainsi  de 
suite,  jusqu'à  ce  que  tu  te  retraces  tout  ce  qui 
est,  et  que  tu  deviennes  un  monde  intellectuel, 
semblable  au  monde  intellectuel  tout  entier, 
voyant  celui  qui  est  la  beauté  parfaite,  le  bien 
parfait,  la  gloire  parfaite,  t'unissant  à  lui  et  de- 
venant sa  substance....  Mais,  étant  dans  ce  monde 
et  dans  ces  corps,  submergés  dans  les  mauvais 
désirs,  nous  ne  sommes  pas  capables  de  sentir 
cette  haute  jouissance;  c'est  pourquoi  nous  ne 
la  cherchons  pas  et  nous  ne  nous  y  sentons  pas 
portés,  à  moins  que  nous  ne  nous  soyons  débar- 
rassés'du  lien  des  désirs  et  des  passions,  de  ma- 
nière à  comprendre  quelque  chose  de  ce  plaisir  : 
car  alors  nous  pouvons  nous  en  faire  dans  notre 
âme  une  faible  idée,  pourvu  que  les  doutes 
soient  dissipés,  et  que  nous  soyons  éclairés  sur 
les  questions  relatives  à  l'âme....  Il  semble  que 
l'homme  ne  peut  se  délivrer  de  ce  monde  et  de 
ses  liens  que  lorsqu'il  s'attache  fortement  à  cet 
autre  monde,  et  que  son  désir  l'entraîne  vers  ce 
qui  est  là,  et  l'empêche  de  regarder  ce  qui  est 
derrière  lui.  Cette  véritable  félicité  ne  peut 
s'obtenir  qu'en  perfectionnant  la  partie  pratique 
de  l'âme  (c'est-à-dire  la  vie  morale).  »  Ailleurs 
il  dit  :  «  Il  y  a  des  hommes  d'une  nature  très- 
pure,  dont  l'àme  est  fortifiée  par  sa  grande  pu- 
reté et  par  son  ferme  attachement  aux  principes 
du  monde  intellectuel,  et  ces  hommes  reçoivent 
dans  toutes  choses  le  secours  de  l'intellect  (ac- 
tif). D'autres  n'ont  même  besoin  d'aucune  étude 
pour  s'attacher  à  l'intellect  actif:  on  dirait  qu'ils 
savent  tout  par  eux-mêmes.  C'est  là  ce  qu'on 
pourrait  appeler  l'inteHect  saint;  il  est  très- 
élevé,  et  les  hommes  ne  peuvent  pas  tous  y 
participer.  «  Ibn-Sina  veut  parler  ici  de  l'inspi- 
ration prophétique  qu'il  admet  positivement, 
reconnaissant  qu'il  y  a  entre  l'âme  humaine  et 
la  première  intelligence  un  lien  naturel,  sans 
que  l'homme  ait  toujours  besoin  de  recevoir  par 
l'étude  l'intellect  acquis  (Aphorismi  de  Anima, 
§    28). 

Ou  voit  que  le  principe  moral  et  le  principe 
religieux  occupent  une  grande  place  dans  la 
philosophie  d'Ibn-Sina,  et  qu'il  est  encore  bien 
loin,  du  moins  dans  son  tangage,  des  doctrines 
irréligieuses  professées  plus  tard  par  Ibn-Roschd. 
On  a  vu  dans  l'article  précédent  jusqu'où 
Ibn-Roschd  se  laissa  entraîner  dans  sa  théorie 
de  l'intellect  ;  Ibn-Sina  proclame  encore  haute- 
ment la  permanence  individuelle  de  l'àme  hu- 
maine, dans  laquelle  il  reconnaît  une  substance 
qui,  même  séparée  du  corps,  conserve  son  indi- 
vidualité. 

Nous  pourrions  citer  dans  chaque  branche 
des  sciences  philosophiques  quelques  développe- 
ments, quelques  aperçus  neufs,  dont  Ibn-Sina  a 
enrichi  la  philosophie  péripatéticienne  ;  mais 
l'ensemble  de  la  doctrine  péripatéticienne  n'a 
subi,  dans  les  œuvres  d'Ibn-Sina,  aucune  modi- 


fication notable.  Kn  somme,  Ibn-Sina  a  repro- 
duit, dans  un  ordre  très-systémati(iue  et  avec 
un  encliainoment  parfait,  toutes  les  parties  de 
la  philosophie  d'Aristote  avec  les  amplifications 
des  commentateurs  néo-platoniciens;  et  il  peut 
être  considéré  comme  le  plus  grand  représentant 
du  péripatétisme  au  moyen  âge.  Quoifiu'il  ait 
fait  de  nombreuses  concessions  aux  idées  reli- 
gieuses de  sa  nation,  il  n'a  pu  trouver  grâce 
pour  l'ensemble  de  ses  doctrines^  qui,  en  effet, 
ne  sauraient  s'accorder  avec  les  principes  de  l'isla- 
misme, et  c'est  surtout  contre  lui  que  Gazâli  a 
dirige  sa  Destruction  des  philosophes.  S.  M. 
IBN-TOFAIL,  voy.  T0F.\'1L. 
IDÉAL.  Quand  l'imagination  s'exerce  sur  les 
éléments  que  lui  ont  fournis  l'expérience  et  la 
nature,  elle  le  fait  de  deux  manières  :  ou  elle 
conserve  exactement  les  rapports  qui  unissent 
entre  eux  ces  éléments,  et  les  dégage  seulement 
de  ce  qu'ils  ont  d'individuel  et  de  défectueux, 
pour  les  élever  à  la  dignité  d'un  type  général, 
modèle  accompli  de  perfection  ;  ou  bien,  sans 
tenir  compte  de  leurs  rapports  véritables,  elle 
combine  de  toute  façon  les  éléments  de  la  na- 
ture, et  en  forme  un  tout,  auquel  rien  de  réel 
ne  peut  répondre  :  dans  le  premier  cas  elle  con- 
çoit un  idéal  ;  dans  le  second  elle  ne  produit 
qu'une  fiction.  On  trouvera  l'exemple  d'une  fic- 
tion dans  la  Chimère  de  la  fable  ;  l'Apollon  du 
Belvédère  est  un  idéal. 

Faisons  ressortir  davantage  les  différences  qui 
séparent  ces  deux  produits  de  l'imagination. 
Chaque  objet  se  compose  d'éléments  qui  ont  en- 
tre eux  certains  rapports  naturels  et  essentiels  ; 
et  la  perfection  d'un  être  est  d'autant  plus 
grande  que  ses  éléments  sont  plus  rigoureuse- 
ment unis  par  ces  rapports.  Lorsqu'une  étude 
profonde  de  la  nature  nous  a  appris  quels  sont 
ces  rapports,  l'idéal  consiste  à  ordonner  nos 
créations,  ou  plutôt  nos  combinaisons,  de  ma- 
nière à  n'y  faire  entrer  que  les  éléments  essen- 
tiels à  l'être  que  nous  nous  figurons,  et  à  les  y 
faire  entrer  dans  les  rapports  les  plus  naturels, 
les  plus  essentiels  et  les  plus  capables  de  nous 
représenter  ce  type  de  vérité  et  de  perfection 
que  la  raison  nous  fait  concevoir  en  toutes  cho- 
ses. La  fiction,  au  contraire,  s'affranchit  de  la 
loi  qui  ne  recherche  que  des  éléments  homo- 
gènes, et  ne  les  unit  que  d'après  leurs  vrais 
rapports  :  elle  emprunte  toujours,  il  est  vrai,  les 
matériaux  de  ses  combinaisons  à  la  réalité, 
parce  qu'elle  ne  peut  faire  autrement;  mais  elle 
les  emprunte  à  toute  espèce  d'êtres  ;  elle  les  as- 
semble et  les  unit  par  les  rapports  les  plus  ca- 
pricieux et  les  moins  naturels,  et  en  forme  ainsi 
un  tout,  dont  les  diverses  parties  peuvent  bien 
être  reconnues  comme  appartenant  à  des  objets 
perçus  par  l'expérience,  mais  qui,  lui-même,  ne 
correspond  à  aucun  être,  à  aucune  existence 
possible.  La  fiction  ne  se  préoccupe  point  de  la 
nature  réelle  des  choses;  aussi,  plus  les  choses 
seront  ce  qu'elles  doivent  être,  conformes  à 
leurs  lois  et  à  toutes  leurs  lois,  plus  elles  s'éloi- 
gneront de  la  fiction.  L'idéal  ne  se  fait  pas  en 
dehors  et  sans  souci  de  la  nature;  il  aspire,  au 
contraire,  à  être  tellement  conforme  à  la  na- 
ture et  à  la  vérité,  que  plus  les  choses  seront 
ce  qu'elles  doivent  être,  plus  elles  se  rapproche- 
ront de  lui.  Assurément  l'objet  de  l'idéal  n'existe 
pas  plus  que  celui  de  la  fiction  :  le  modèle  de 
l'Apollon  du  Belvédère  n'existe  pas  plus  que  ce- 
lui du  Sphinx.  Mais  il  y  a  cette  différence,  que 
plus  un  homme  sera  homme,  plus  il  se  rappro- 
chera de  l'Apollon  et  différera  du  Sphinx  et  du 
Centaure;  plus  un  homme  sera  fort,  plus  il  se 
rapprochera  de  l'Hercule  du  palais  Farnèse  et 
s'éloignera  de  Briarée.  Et.  de  ce  qu'un  modèle 


IDEA 


756 


IDEA 


identiquement  semblable  ne  répond  réellement 
ni  à  l'idéal  ni  à  la  fiction,  il  ne  faut  pas  en  con- 
clure que  celui-ci  est,  comme  celle-là,  un  pro- 
duit cliimérique  et  mensonger.  Loin  de  là:  par 
l'idéal,  l'inlelligeuce  atteint,  non-seulement  la 
nature  telle  qu'elle  est,  mais  telle  qu'elle  devrait 
être  dans  toute  sa  perfection.  Ce  qui  réfléchit  et 
représente  le  mieux  la  vérité,  est  ce  qu'il  y  a 
de  plus  vrai  ;  l'idéal  aspire  donc  à  être  ce  qu'il  y 
a  de  plus  vrai  :  car  il  aspire  à  représenter  la 
vérité  à  son  plus  haut  point  de  développement, 
et  à  être  un  type  auquel  la  nature  répondra 
d'autant  plus  qu'elle  sera  plus  parfaite. 

L'idéal  est  donc  la  vérité;  la  fiction  est  l'erreur 
et  le  mensonge.  Cette  différence  entre  les  produits 
de  l'imagination  indique  une  différence   corres- 
pondante dans  l'emploi  de  l'un  ou  de  l'autre  de 
ces  produits.  L'imagination  s'exerce  sur  tout;  et 
sur  tout  aussi  se  fait  sentir  l'emploi  de  la  fiction 
ou  de  l'idéal.  En  religion  et  en  morale,  la  fiction 
peut  bien  régner  pour  un  temps;  mais  on  re- 
connaît bientôt  qu'elle  n'est  que  mensonge,  et  on 
la  rejette  à  l'instant  même.  Heureux  encore  sont 
les  esprits  assez  justes  et  assez  forts  pour  ne 
pas  confondre  et    rejeter  avec  elle  les  vérités 
us  plus  grandes  et  les  plus  saintes;  avec  Ixion 
et  Tantale  la  croyance  à  la  justice  divine!  Cette 
malheureuse  confusion  n'arrive  que  trop  souvent  : 
aussi  dans  une  religion  la  fiction  est  un  germe 
de  mort^  l'idéal  est  seul  une  condition  de  vie. 
Les  Furies  et  les  Parques  ont  passé  ;  l'idéal  de 
l'homme    moral    fourni    par    le    christianisme 
existera  toujours,  et  toujours  avec  plus  de  vérité. 
Chacun  sait  plus  ou  moins  quelle  influence  heu- 
reuse ou  malheureuse  l'imagination  exerce  sur 
la  vie  et  sur  le   bonheur;    mais  tout  le  monde 
ne  distingue  peut-être  pas  à  quoi  tient  le  bien 
ou  le  mal  de  cette  influence.  Quand  une  étude 
sévère  de  la  vie  et  une  connaissance  exacte  des 
choses  nous  ont  révélé  ce  qu'est  chacun  de  nous 
dans  la  nature  et  dans  la  société,  quels  sont  les 
rapports  qui  nous  unissent  à  l'une  et  à  l'autre, 
quels  sont  les  conditions  et  les  éléments  de  la 
vie  et  du  bonheur,  l'imagination  peut  combiner 
ces  éléments  dans  leurs  rapports   essentiels  et 
nous  montrer  l'idéal  d'une  vie  heureuse  et  pos- 
sible, puisque  nous  savons  à  quelles  conditions 
nous  pouvons  la  réaliser.  L'imagination  inspire 
alors  l'ardeur  et  l'enthousiasme  qui  portent  aux 
grandes  entreprises  et  en  assurent  le  succès.  11 
en  est  tout  autrement  quand  nous  ramassons  au 
hasard  ce  que  l'on  pourrait  appeler  les  éléments 
de  la  vie  et  du  bonheur,  et  que  nous  nous  en 
formons  un  type  fictif,   sans   tenir  compte  des 
rapports  réels  que  ces  éléments  ont  entre  eux. 
Nos    rêves   désordonnés    et    romanesques    nous 
montrent  un  monde  chimérique ,  auquel   nous 
sacrifions   des  devoirs   et  des   biens   très-réels. 
Alors  la  vie  que  nous  nous  proposons,  le  bonheur 
après  lequel  nous  courons  est  une  conception 
tout  aussi  impossible  à  réaliser  que  la  Chimère 
des  temps  anciens.  Le  résultat  des  efforts  que 
nous  y  consacrons  est  toujours  le  découragement, 
souvent  le  désespoir  :  en  tout  cas  c'est  la  fiction 
du  bonheur.  Il  en  est  de  même  pour  l'art  et  la 
poésie,  qui  ne  se  soutiennent  et  ne  vivent  que 
par  l'idéal.  La  nature  peut  seule  nous  intéresser 
véritablement  et  fournir  les  éléments  du  beau. 
Si  dans  la  poésie  une  brillante  fiction  nous  in- 
téresse quelquefois,  ce  n'est  que  par  les  rapports 
qu'elle   présente   encore  avec  la  nature,    c'est 
parce    qu'elle    est   une    représentation    exacte, 
quoique  voilée,  de  la  vérité,  une  allégorie  plutôt 
qu'une  fiction.  Plus  la  poésie  a  fait  de  progrès, 
plus  elle  a  rejeté  les  fictions  :  avec  la  fiction  ,1a 
poésie  et  l'art  restent  stationnaires  ou  périssent  : 
l'idéal  seul  leur  donne  la  vie  et  la  durée. 


C'est  donc  uniquement  à  la  modification  et  à 
la  combinaison  des  idées  suivant  les  vrais  rap- 
ports des  objets,  que  doit  aspirer  l'imagination. 
C'est  le  vrai  qu'elle  doit  chercher,  lorsque,  eu 
religion  et  en  morale,  elle  nous  offre  l'idéal  du 
bien  et  du  bonheur  pour  lequel  l'homme  est 
créé,  et  le  tableau  des  actes  par  lesquels  il 
peut  y  atteindre.  C'est  le  vrai  qu'elle  doit  diercher 
jusque  dans  les  brillantes  créations  de  l'art  et 
de  la  poésie.  J.  D.-J. 

IDÉALISME.  On  appelle  ainsi  les  doctrine 
philosophiques  qui  considèrent  l'idée,  soit  comnu 
principe  de  la  connaissance,  soit  comme  principe 
de  la  connaissance  et  de  l'être  tout  à  la  fois. 

L'idéalisme  occupe  la  place  la  plus  large  et  l;i 
plus  éminenle  dans  l'histoire  de  la  philosophie 
et  de  la  raison  humaine.  On  le  trouve  au  berceau 
de  la  science,  et  on  le  voit  reparaître  sous  des 
formes  diverses  avec  plus  ou  moins  d'éclat  et 
de  profondeur  à  toutes  les  époques  et  chez  tous 
les  peuples  où  l'intelligence  s'est  élevée  jusqu'à 
la  philosophie.  C'est  aux  écoles  idéalistes  qu'ap- 
partiennent les  plus  grands  esprits  et  les  plus 
grandes  productions  de  l'intelligence  humaine; 
ce  sont  aussi  les  doctrines  idéalistes  qui  on: 
exercé  l'action  la  plus  puissante  et  la  plus  sa- 
lutaire sur  le  monde,  en  l'élevant  par  les  idées 
au-dessus  des  formes  périssables  et  fugitives  de 
l'existence,  en  rappelant,  en  quelque  sorte,  l'âme 
aux  sources  mêmes  de  la  vie,  et  en  communi- 
quant à  ses  facultés,  à  la  pensée,  à  rimagination, 
à  la  volonté,  une  énergie  nouvelle. 

Mais  c'est  en  Grèce  que  l'idéalisme  a,  pour  la 
première  fois,  revêtu  une  forme  sévère  et  scienti- 
fique. Préparé  par  les  travaux  de  l'école  pytha- 
goricienne, et  surtout  par  la  dialectique  des 
eléates,  il  donna  naissance,  entre  les  mains  de 
Socrate  et  de  Platon,  à  l'un  des  systèmes  les 
plus  profonds  et  les  plus  complets  qui  aient 
jamais  paru.  Depuis  cette  époque  les  doctrines 
idéalistes  ont  toujours  tenu  un  rang  élevé  dans 
l'histoire  de  la  philosophie,  et  n'ont  pas  cessé 
d'exercer,  soit  pendant  le  moyen  âge,  soit  depuis 
la  Renaissance,  une  action  bien  marquée  sur  la 
science  et  la  vie  pratique.  On  peut  cependant 
affirmer  que  pendant  ce  temps  l'idéalisme  est 
demeuré  stationnaire,  et  que  l'on  s'est  borné  à 
commenter,  à  imiter  ou  reproduire  la  doctrine 
de  Platon,  tantôt  en  l'affaiblissant  et  en  l'altérant, 
tantôt  en  y  mêlant  des  éléments  étrangers.  Ce  , 
n'est  que  dans  ces  derniers  temps  que  l'idéalisme 
est  entré  en  Allemagne  dans  une  direction  nou- 
vellej  et  s'il  n'a  pas,  comme  il  le  prétend,  con- 
stitue définitivement  la  science,  il  a  du  moins 
agrandi  le  champ  des  recherches  philosophiques, 
il  a  ouvert  à  la  pensée  des  vues  neuves  et  fé- 
condes, et  il  a  embrassé  d'un  regard  plus  large 
et  plus  profond  la  science,  sa  valeur,  son  action 
sur  le  monde,  et  ses  rapports  avec  la  marche 
générale  de  l'humanité. 

Cette  rapide  esquisse  de  l'idéalisme  montre 
déjà  qu'il  est  fonde  sur  un  besoin  réel,  sur  une 
loi  naturelle  de  l'intelligence,  et  qu'à  ce  titre, 
il  a  sa  part  de  légitime  influence  dans  les  progrès 
de  la  science  et  les  destinées  de  la  vie  humaine. 
Mais  il  y  a  plus  :  c'est  que  sans  l'idéalisme  il 
n'y  a  pas  de  véritable  science,  et  par  conséquent, 
toute  doctrine  qui  lui  est  opposée  aboutit,  sous 
des  formes  et  par  des  voies  diverses,  à  la  né- 
gation de  la  connaissance.  Quelle  est  en  effet  la 
condition  essentielle  de  la  science?  C'est  d'être 
fondée  sur  des  lois  immuables,  sur  des  principes 
nécessaires  et  absolus.  Que  l'on  supprime  les 
principes,  il  ne  restera  que  le  phénomène,  c'est- 
à-dire  un  élément  contingent,  relatif,  qui,  ne  se 
suffisant  pas  à  lui-même,  ne  saurait  fournir  une 
base  ferme  et  invariable  à  la  connaissance.  Or, 


É 


II 


IDEA 


—  757  — 


IDEA 


ou  l'on  no  reconnaîtra  comme  vrais  ot  comme 
rools  que  les  phénomènes  et  les  objets  de  l'expc- 
ricace,  et  en  ce  cas  les  principes  ne  seront  que 
dos  unités  abstraites,  des  formes  logiques  vides 
de  toute  réalité;  ou  bien  l'on  cherchera  dans 
CCS  principes  le  l'ondeiuent  de  l'être  et  de  la 
connaissance,  et  en  ce  cas  toute  doctrine,  si  on 
la  considÎM'c  dans  ses  résult:ils  les  i)lus  élevés, 
pourra  se  ramener  à  l'idéalisme  :  car,  de  quelque 
î'açon  que  l'on  se  représente  les  principes,  qu'on 
se  les  représente  comme  être,  ou  comme  sub- 
stance, ou  comme  cause,  ou  comme  bien  absolu, 
ils  ne  peuvent  être  pensés  ni  connus  qu'à  l'aide 
d'une  idée.  Que  l'on  supprime  l'idée,  et  non- 
seulement  les  réalités  métaphysiques  deviendront 
inaccessibles  à  l'intelligence,  mais  l'expérience 
elle-même  échappera  à  la  détermination  exacte 
de  la  pensée,  et  n'oiïrira  que  des  représentations 
vagues,  indofinies,  sans  liaison  et  sans  valeur. 
Il  suit  de  là  que  l'idée  n'est  pas  seulement  le 
principe,  mais  aussi  la  limite  de  la  connaissance, 
etque  nous  connaissons  d'autant  mieux  les  choses, 
ainsi  que  leurs  rapports,  que  nous  en  avons  une 
idée  claire  et  adéquate.  Supposons  que  le  prin- 
cipe absolu  du  monde  soit  conçu  comme  cause  : 
en  ce  cas,  ce  sera,  d'une  part,  cette  idée  qui 
nous  en  révélera  l'existence;  et,  de  l'autre,  la 
plus  haute  connaissance  de  ce  principe,  ce  sera 
dans  l'exacte  et  intime  connaissance  de  cette  idée 
qu'il  faudra  la  chercher. 

Il  est  des  philosophes  qui  rejettent  la  connais- 
sance par  les  idées.  Suivant  eux,  admettre  les 
idées,  c'est  multiplier  inutilement  les  êtres,  c'est 
introduire  dans  l'intelligence  des  intermédiaires 
qui  dérobent  à  la  pensée  l'objet  même  qu'elle 
veut  connaître.  C'est  par  une  intuition  directe, 
par  un  acte  simple  de  la  pensée,  que  nous  attei- 
gnons tous  les  êtres,  le  contingent  comme  le 
nécessaire,  le  relatif  comme  l'absolu,  le  fini 
comme  l'infini. 

Si  l'idée  est  à  la  fois  la  condition  et  la  limite 
de  la  connaissance,  il  faut,  pour  bien  définir  la 
valeur  et  la  portée  de  l'idéalisme,  rechercher  ce 
que  c'est  que  l'idée,  quelle  est  sa  nature  intime 
et  son  essence. 

L'idée  n'est-elle  gu'une  condition,  une  forme 
absolue  de  la  pensée,  de  telle  sorte  cependant 
qu'il  y  ait  une  certaine  connexion  entre  la  pensée 
et  son  objet,  et  partant,  entre  l'idée  et  l'être?  ou 
bien  n'est-elle  qu'une  simple  forme  logique  et 
subjective,  qui  ne  dépasse  point  les  limites  de 
la  pensée,  et  n'atteint  ni  l'être  ni  la  réalité  des 
choses?  ou  bien  enfin,  l'idée  se  confond-elle 
avec  l'être,  constitue  telle  l'essence  même  des 
choses?  Ce  sont  là  les  trois  manières  dont  on 
peut  concevoir  l'idée,  et  qui  ont  donné  naissance 
aux  trois  grands  systèmes  qui  épuisent  toutes 
les  formes  de  l'idéalisme  :  l'idéalistne  tempéré 
de  Platon,  Vidéalisme  subjectif  de  Kant,  et  l't- 
déalisme  absolu  de  Hegel.  Toutes  les  autres  théo- 
ries idéalistes,  telles  que  celles  de  Berkeley  et  de 
Malebranche,  peuvent  aisément  se  ramener  à 
l'une  de  celles-là. 

Si  l'on  adopte  la  dernière  théorie,  on  rendra 
toute  métaphysique  impossible,  ou  bien,  pour 
échapper  à  cette  conséquence,  on  ramènera  la 
métaphysique  à  la  logique,  on  confondra  l'être 
avec  la  forme  de  la  pensée,  l'essence  avec  l'idée. 
C'est  là  ce  qui  est  arrivé  dans  ces  derniers 
temps;  c'est  cette  transformation  qu'a  subie  l'idée 
en  passant  par  des  degrés  intermédiaires,  par  les 
théories  de  Fichte  et  de  Schelling,  depuis  Kant 
jusqu'à  Hegel. 

Kant  comprit  que  la  connaissance  métaphysi- 
que, c'est-à-dire  la  connaissance  de  l'essence  et 
de  la  raison  dernière  des  choses,  n'est  possible 
que  par  les  idées,  et  que  le" problème  des  idées 


était  le  problème  fondaniéiital  de  la  science.  Les 
philosopnos  du  xviii"  siècle  avaient,  pour  ainsi 
dire,  mutilé  ce  ])rt)blèmc  :  ils  ne  l'avaient  examiné 
qu'au  point  do  vue  purement  psychologique,  en 
le  ramenant  à  la  question  de  l'origine  des  idées. 
Aucun  d'eux  n'avait  recherché  ce  que  signifient 
les  idées,  quelle  est  leur  valeur  ontologique  et 
objective ,  soit  qu'on  les  considère  en  elles- 
mêmes,  ou  dans  leur  rapport  avec  les  choses. 
Or,  c'est  le  point  décisif  de  la  question  j  et  la 
solution  psychologique,  relative  à  l'origine  de 
la  connaissance^  n'en  est  que  le  préliminaire. 
Kant,  après  avoir  établi  l'existence  de  certaines 
notions,  de  certaines  lois  primitives  de  la  pensée, 
se  demanda  si  à  ces  notions,  à  ces  lois  corres- 
pondent des  objets  et  des  êtres  réels.  Ses  re- 
cherches sur  ce  point  le  conduisirent  à  ce  ré- 
sultat, que  ces  notions  n'ont  qu'un  usage  logique, 
([u'elles  règlent  la  pensée,  qu'elles  lui  fournissent 
le  moyen  de  classer  les  phénomènes,  de  les  lier 
entre  cux^  et  de  les  ramener  à  une  certaine 
unité,  mais  qu'en  dehors  d'elles  il  n'y  a  pas  de 
réalité  qui  leur  corresponde.  Kant  divise,  il  est 
vrai,  ces  notions  en  deux  classes.  Il  y  en  a, 
suivant  lui,  qui  s'appliquent  aux  phénomènes,  et 
qu'il  appelle  catégories  ;  il  en  est  d'autres  qui 
ont  un  objet  transcendant  et  métaphysique,  et 
pour  lesquelles  il  réserve  le  nom  d'idée;  mais,  au 
fond,  les  catégories  comme  les  idées  ne  sont  que 
des  formes  logiques  et  subjectives,  et,  à  cet 
égard,  il  n'y  a  aucune  différence  entre  elles.  Y 
a-t-il  une  cause  absolue?  Y  a-t-il  entre  les  phé- 
nomènes un  rapport  de  cause  et  d'efi'et?  Quant 
à  la  première  question,  Kant  nie  l'existence 
d'une  cause  absolue,  parce  que  l'idée  de  cause 
dépasse  les  limites  de  l'expérience,  et  que,  con- 
sidérée en  elle-même,  elle  ne  contient  que  la 
possibilité  de  l'existence.  Il  n'y  a  donc  d'autre 
réalité  que  l'idée.  Quant  à  la  se,;onde,  Kant 
reconnaît  que  c'est  une  nécessité  pour  la  pensée 
de  percevoir  les  phénomènes  suivant  la  loi  de 
causalité;  mais  il  prétend  en  même  temps  que 
l'on  ne  peut  transporter  cette  loi  aux  choses. 
Du  reste,  en  refusant  une  valeur  objective  à 
l'idée  de  cause  absolue,  Kant  s'interdit  la  pos- 
sibilité d'établir  l'existence  réelle  des  causes 
relatives.  Car,  si  dans  une  série  de  termes  que 
l'on  suppose  être  liés  par  un  rapport  de  cause 
et  d'effet,  et  qui  aboutissent  à  une  cause  der- 
nière, on  supprime  cette  cause,  on  supprimera 
par  cela  même  tout  rapport  de  causalité  entre 
les  termes  subordonnés;  et,  si  l'on  fait  de  cette 
cause  une  entité  logique,  il  n'y  aura  non  plus 
qu'un  rapport  logique  entre  ces  mêmes  termes. 
On  peut  dire  que  la  philosophie  allemande, 
dans  les  évolutions  successives  qu'elle  a  accom- 
plies, n'a  fait  que  développer  les  germes  de  la 
doctrine  kantienne,  et  en  tirer  les  conséquences 
avec  plus  de  rigueur  et  de  hardiesse.  D'une 
part,  des  lois  abstraites  et  subjectives  de  l'en- 
tendement, certaines  formes  vides  de  la  pensée, 
etj  d'autre  part,  l'expérience  qui  fournit  à  ces 
lois  et  à  ces  formes  une  matière  et  une  réalité, 
voilà  les  éléments  avec  lesquels  Kant  construit 
son  système.  Or,  ce  sont  ces  mêmes  éléments 
différemment  combinés^  obtenus  à  l'aide  d'une 
nouvelle  méthode^  et  élevés,  pour  ainsi  dire,  à 
une  plus  haute  puissance,  que  l'on  retrouve  dans 
le  système  de  Hegel.  Chez  Kant  l'idée  n'est 
qu'une  forme  subjective  de  la  pensée;  chez  He- 
gel, non-seulement  elle  représente  l'objet,  mais 
elle  le  façonne  et  le  produit.  Kant,  tout  en  po- 
sant pour  limite  de  la  connaissance  l'idée  et  le 
phénomène,  n'avait  pas  nié  l'existence  de  l'être 
caché  sous  l'idée  :  il  avait  seulement  prétendu 
qu'il  échappe  à  la  connaissance.  Hegel  supprime 
l'être,  et  l'identifie  avec  l'idée.  Le  principe,  !'e»- 


IDÈA 


758  — 


IDEA 


sence  du  bien,  du  beau,  de  l'ctrc,  etc.,  sont  pour 
lui  les  idées  mêmes  à  l'aide  desquelles  on  les 
pense.  Enfin,  chez  Kant,  la  pensée  et  son  objet, 
l'idée  et  le  piiénomcne,  le  monde  de  formes 
logiques,  et  le  monde  extérieur  et  matériel  sem- 
blent coinnic  placés  l'un  à  côté  de  l'autre  sans 
se  loucher,  ni  avoir  une  communication  réelle 
entre  eux.  Il  y  a,  il  est  vrai,  suivant  Kant,  des 
lois,  des  formes  que  rentendement  impose  aux 
choses;  mais  les  choses  sont-elles  comme  nous 
les  pensons,  sont-elles  conformes  à  nos  repré- 
sentations internes?  Voilà  ce  que  l'on  ne  saurait 
affirmer.  Il  faudra  plutôt  dire  que  comme  les 
objets,  pour  être  connus,  doivent  passer  à  tra- 
vers les  formes  subjectives  de  l'entendement, 
nous  ne  les  connaissons  pas  tels  qu'ils  sont,  mais 
tels  que  nous  les  pensons  et  qu'ils  nous  appa- 
raissent. Il  n'y  a,  par  conséquent,  entre  l'être 
de  la  pensée  et  l'être  de  son  objet,  si  l'on  peut 
ainsi  parler,  aucun  rapport  réel,  mais  un  rap- 
port purement  subjectif  et  apparent.  Pour  Hegel, 
au  contraire,  bien  qu'il  y  ait  différence  et  oppo- 
sition entre  l'idée  et  l'objet,  celui-ci  est  parfai- 
tement conforme  à  l'idée,  et  nous  ne  pensons 
pas  les  apparences,  mais  la  réalité  même  des 
choses. 

Ce  résultat  avait  été  préparé  par  les  systèmes 
de  Fichte  et  de  Schelling.  De  fait,  bien  qu'elle 
eût  abouti  à  des  conclusions  négatives,  la  philo- 
sophie de  Kant  appelait  une  solution  ontolo- 
gique :  car^  malgré  la  part  exagérée  qu'on  y 
fait  à  l'expérience,  la  pensée  ne  laisse  pas  d'y 
conserver  une  grande  prépondérance,  et  cela 
par  l'importance  même  qu'on  y  accorde  à  l'expé- 
rience. IJe  fait,  si  l'objet,  dans  ses  manifestations 
phénoménales,  prend,  pour  tomber  sous  l'intui- 
tion, la  forme  de  la  pensée,  celle-ci  n'est  pas  un 
principe  vide  et  passif,  mais  elle  agit  sur  l'ob- 
jet, le  transforme  et  se  l'approprie.  C'est  là  la 
conséquence  tirée  par  Fichte.  Kant  avait  reconnu 
la  spontanéité  de  l'entendement;  entre  les  mains 
de  Fichte  cette  spontanéité  devint  une  puissance 
créatrice.  Le  moi  se  pose,  et,  par  cet  acte  simple 
et  primitif,  il  produit  l'objet  en  même  temps 
qu'il  se  le  représente.  D'après  Kant,  la  diversité 
de  la  matière  de  l'intuition  doit  être  donnée  par 
l'expérience  avant  que  la  synthèse  de  l'enten- 
dement ait  lieu.  Pour  Fichte,  l'acte  de  la  syn- 
thèse et  la  matière  de  l'intuition  se  produisent 
simultanément.  Ici,  les  catégories  ne  sont  plus 
de  simples  règles  ou  formes  de  l'entendement; 
celui-ci  n'est  plus  une  faculté  morte  et  passive, 
qui  ne  produit  rien  par  elle-même,  et  qui  ne 
lait  qu'unir  et  coordonner  la  matière  qui  lui  est 
fournie  par  l'intuition;  mais  il  crée  et  pense 
son  objet,  il  est  actif  et  passif,  un  et  multiple 
tout  à  la  fois.  Moi  je  suis  moi  (A  :=  A,  identité 
absolue),  et  dans  cette  position  spontanée  et  pri- 
mitive du  m,oi,  se  trouve  non-seulement  la  néces- 
sité de  la  forme  et  de  la  connaissance,  mais  aussi 
le  contenu,  l'être  du  moi.  «  Le  m.oi  est  comme 
il  se  pose,  et  se  pose  comme  il  est.  »  Mais,  par 
cela  même  qu'il  se  pose,  il  pose  en  même  temps 
une  limite,  la  réalité,  l'objet  { —  A  n'est  pas 
=  A),  car  il  ne  peut  pas  se  poser  infiniment. 
Enfin,  il  revient  sur  lui-même  en  vertu  de  sa 
propre  activité,  et  il  produit  ainsi  la  réflexion, 
la  conscience  et  la  pensée,  d'où  l'autre  principe, 
«  le  moi  se  pose  comme  il  se  pense,  et  se  pense 
comme  il  se  pose.  » 

Quelque  remarquable  que  fût  ce  système  par 
son  originalité,  par  l'énergie  et  la  force  de  tête 
qu'il  suppose  chez  son  auteur,  par  l'enchaî- 
nement des  déductions  et  la  rigueur  de  la  mé- 
thode, il  ne  pouvait  servir  que  de  transition  à 
un  point  de  vue  plus  large  et  plus  élevé.  En 
eff'et,  la  pensée   y  est  comme  étouffée  dans  le 


moi.  et  fait  d'impuissants  efforts  pour  en  sortir. 
Quel  est  le  lien  qui  unit  les  différents  moi? 
Comment  tirer  une  loi  objective  et  universelle 
de  leur  activité  solitaire?  La  raison  et  l'universel 
sont  supprimés  dans  ce  système,  et  il  ne  reste 
plus  qu'une  série  de  monades  isolées,  dont  cha- 
cune se  construit  séparément  son  monde  et  sa 
conscience. 

C'est  là  ce  qui  amena  l'idéalisme  objectif  de 
Schelling.  Aux  deux  termes  de  Fichte,  au  moi 
et  au  non-moi,  au  sujet  et  à  l'objet,  Schelling 
en  ajouta  un  troisième,  l'absolu.  La  forme  de 
l'absolu,  c'est  l'identité  absolue  A  =  A,  qui 
exprime  à  la  fois  l'identité  de  la  pensée  et  de 
l'existence.  Chez  Fichte,  cette  formule  repré- 
sentait l'état  du  moi  pur,  du  7noi  antérieur  à  sa 
position  absolue;  ici  elle  représente  l'état  de 
l'absolu  qui  demeure  identique  à  lui-même  au 
milieu  des  deux  termes  opposés,  et  qui  est  l'i- 
denlilé  de  Videnlilé  et  de  la  non-identité.  La 
proposition  A  =:  A  ne  veut  pas  dire  que  A  est 
sujet  ou  prédicat,  mais  seulement  que  l'identité 
est  l'un  et  l'autre,  ou  plutôt  qu'elle  est  entiè- 
rement indépendante  de  A  comme  sujet,  et  de 
A  comme  prédicat. 

L'absolu  sort  de  son  identité  en  vertu  de  son 
activité  infinie  pour  donner  un  objet  à  cette 
activité,  ou  plutôt  pour  en  rendre  possible  l'exer- 
cice. Il  se  développe  sur  deux  lignes  parallèles, 
qui  forment  deux  mondes  en  apparence  opposés, 
l'être  et  le  connaître,  le  réel  et  l'idéal,  et,  dans 
la  science,  la  philosophie  de  la  nature  et  la  phi- 
losophie de  l'esprit.  La  nature  apparaît  comme 
la  lutte  des  contraires,  de  l'âme  et  du  corps,  du 
mouvement  et  du  repos,  de  la  vie  et  de  la  mort 
(thèse  et  antithèse)  ;  mais  entre  ces  deux  pôles 
opposés  se  trouve  un  point  intermédiaire,  un 
point  d'indifférence  absolue,  où  les  contraires 
viennent  se  neutraliser  et  se  confondre  (syn- 
thèse). C'est  ainsi  que  l'absolu,  parcourant  dans 
chacune  de  ses  évolutions  ces  trois  moments, 
thèse,  antithèse  et  synthèse,  sort  de  lui-même 
pour  revenir  toujours  sur  lui-même,  victorieux 
de  toute  opposition.  Il  construit  ainsi  sa  con- 
science, et,  avec  sa  conscience,  la  réalité,  en 
s'élevant  de  puissance  en  puissance  jusqu'à  sa 
plus  haute  existence,  qui  est  la  connaissance  de 
lui-même,  ou  la  philosophie  de  l'absolu.  Il  n'y  a 
pas  d'intuition  positive  extérieure  de  l'absolu  : 
toute  définition  n'en  donnerait  qu'une  signifi- 
cation négative  ;  et,  si  on  veut  le  saisir  par  une 
notion,  on  ne  peut  le  faire  qu'en  l'objectivant 
ou  en  le  subjectivant.  Mais  la  forme  de  l'absolu 
ne  peut  être  que  l'unité  :  il  ne  peut  donc  être 
saisi  que  par  une  intuition  intellect uelle. 

Tels  sont  les  traits  caractéristiques  de  la  phi- 
losophie de  Schelling.  Cette  philosophie,  tout  en 
essayant  de  concilier  la  connaissance  et  l'être, 
la  spéculation  et  l'expérience,  fait  une  plus 
large  part  à  la  nature  qu'à  la  pensée.  En  effet, 
l'absolu  étant  comme  poussé  par  son  propre  mou- 
vement à  s'objectiver,  semble  plutôt  vivre  dans 
la  nature  qu'en  lui-même,  être  plutôt  le  résultat 
le  plus  élevé  que  le  principe  de  l'expérience. 
Cette  tendance  de  la  philosophie  de  Schelling 
s'est  manifestée  plus  fortement  dans  son  école, 
dont  les  travaux  ont  principalement  porté  sur  la 
physique.  En  outre,  ces  évolutions  successives 
de  l'absolu  sont  plutôt  l'œuvre  d'un  procédé 
mécanique  et  extérieur,  que  le  développement 
libre  et  intérieur  de  la  pensée.  Aussi  cette  phi- 
losophie, tout  en  prétendant  pénétrer  dans  l'es- 
sence de  l'absolu,  n'en  sait-elle  que  la  forme, 
et,  à  cet  égard,  elle  diffère  peu  du  formalisme 
de  Kant.  En  aisant  que  le  magnétisme,  l'élec- 
tricité, l'attraction,  la  répulsion,  etc.,  sont  les 
prédicats  de  l'absolu,  on  ne  nous  fait  point  con- 


IDEA 


759  — 


IDEA 


naître  leur  nature  intime;  ce  que  l'on  nous  fait 
connaître,  c'est  l'expcrience,  la  manifestation  de 
ces  notions,  mais  non  les  notions  elles-mêmes 
et  la  raison  de  l'expérience.  Ainsi  l'ensemble  de 
ces  évolutions  forme  un  organisme  dont  on  voit 
bien  l'arrangement  extérieur,  mais  dont  on 
ignore  la  raison  et  la  structure  interne.  Ensuite, 
■qu'est-ce  que  l'absolu  de  Sjhelling?  Est-il  dans 
le  sujet,  ou  hors  du  sujet?  S'il  est  hors  du  sujet, 
il  demeure  comme  un  objet  transt-endant  que 
nous  ne  pouvons  ni  concevoir,  ni  saisir  par  une 
intuition  intellectuelle.  D'ailleurs  l'intuition  in- 
tellectuelle suffit  pour  donner  la  connaissance 
de  l'absolu.  Elle  n'est  qu'un  état  purement  sub- 
jectif et  accidentel;  elle  constitue  une  expérience 
relative,  et  non  une  vue  claire,  un  résultat  né- 
cessaire et  objectif  de  la  raison. 

Si,  au  contraire,  l'absolu  n'est  pas  séparé  du 
sujet,  il  faut  qu'il  soit  compris  et  démontré. 

Telle  est  la  critique  que  Hegel  dirigea  contre 
la  doctrine  de  SchcUing,  et  qui  le  conduisit  à 
son  système. 

La  forme  objective  et  nécessaire  de  la  science 
est,  suivant  Hegel,  la  démonstration  pure,  la 
démonstration  qui  n'emprunte  rien  à  l'expé- 
rience ,  et  qui  se  fonde  sur  les  éléments  pri- 
mitifs et  essentiels  de  la  pensée,  c'est-à-dire  les 
idées.  L'idée  est  l'essence  ;  pénétrer  par  la  ré- 
flexion dans  l'intimité  de  l'idée,  c'est  pénétrer 
dans  l'essence  même  des  choses;  et  suivre  le 
mouvement  et  la  filiation  interne  des  idées, 
c'est  aussi  montrer  et,  pour  ainsi  dire,  faire 
toucher  au  doigt  la  raison  de  l'existence  et  des 
rapports  des  choses.  C'est  là  ce  qui  constitue  la 
vraie  méthode  démonstrative,  qui  n'est  pas  ici 
un  moyen,  une  forme  subjective  et  extérieure 
à  l'objet  de  la  connaissance,  mais  qui  exprime 
à  la  fois  la  forme  de  l'être  et  de  la  pensée.  Ainsi 
l'idée  et  la  forme  essentielle  de  l'idée,  voilà  les 
deux  éléments  avec  lesquels  Hegel  construit  son 
système.  L'idée  constitue  la  matière  de  la  con- 
naissance, et  la  forme,  la  méthode  ou  l'ordre 
nécessaire  des  choses.  En  partant  de  ce  point  de 
vue,  on  arrivait  naturellement  à  ces  deux  con- 
séquences :  1°  que  l'absolu,  c'est  Vidée  en  soi, 
ou  la  notion,  comme  l'appelle  Hegel,  et  que  les 
choses,  être  et  connaissance,  ne  sont  que  des 
formes  diverses,  des  manières  d'être,  des  mo- 
ments de  l'idée;  2"  que  la  vraie  méthode  est  la 
dialectique.  De  fait,  la  science  doit  expliquer 
l'unité  et  la  difTérence,  les  rapports  des  choses  et 
leur  opposition.  La  seule  méthode  vraiment 
scientifique  est  donc  celle  qui  montre  comment 
s'opère  ce  passage  de  l'unité  à  la  différence,  de 
l'identité  à  la  contradiction,  en  parcourant  suc- 
cessivement, et  comme  poussée  par  un  mouve- 
ment interne  et  nécessaire,  tous  les  degrés  de 
l'être  et  de  la  connaissance.  C'est  là  la  dialec- 
tique. Mais  ce  n'est  pas  une  dialectique  pure- 
ment négative  ;  c'est  une  dialectique  à  la  fois 
négative  et  affirmative  qui  sépare  et  unit,  qui 
pose  les  contradictions  et  les  concilie,  et  qui 
s'élève  ainsi  par  degrés  à  une  affirmation  der- 
nière et  absolue,  qui  enveloppe  et  légitime  tou- 
tes les  autres. 

Dans  la  sphère  des  idées  pures,  la  première 
contradiction  est  celle  de  l'être  et  du  non-être. 
Hegel  part  de  la  notion  pure  de  l'être,  et  s'at- 
tache à  démontrer  :  1°  que  l'être  appelle  néces- 
sairement le  néant,  que  ces  deux  notions  sont 
inséparables,  et  que  la  pensée  ne  pense  l'une 
qu'en  vo'^ant  apparaître  simultanément  l'autre  ; 
2°  que  du  rapprochement  et,  pour  ainsi  dire,  du 
choc  de  ces  deux  idées  en  jaillit  une  troisième, 
le  devenir.  L'idée  engendre  et  traverse,  toujours 
suivant  la  même  loi  et  le  même  rhythme,  se 
posant,  s'opposant  et  se  conciliant,  d'abord   la 


logique,  puis  la  nature  et  enfin  l'esprit,  oîi  s'o- 
père la  conciliation  de  l'idée  logique  et  de  la 
nature. 

Ainsi  l'idée  logique,  la  nature  et  l'esprit,  voilà 
la  triade  de  la  doctrine  hcgélienne.  Au-dessus  de 
ces  trois  termes  s'élève  Vidi'e  en  soi,  dont  ils 
n'expriment  que  les  manifestations,  les  formes 
diverses,  et  qui  les  enveloppe  dans  son  unité. 

L'idée  se  pose  d'abord  comme  idée  abstraite 
et  logique,  puis  elle  se  sépare,  en  quelque 
sorte,  d'elle-même  pour  se  donner  un  objet 
dans  la  nature-  enfin  elle  entre,  dans  l'esprit, 
en  possession  ae  son  existence  absolue.  L'esprit 
pense  à  la  fois  l'idée  et  la  nature  ;  sa  vie  c  est 
le  devenir,  et  le  devenir  dans  l'activité  infinie 
de  la  pensée.  L'esprit  va  d'un  contraire  à  l'autre, 
et  par  là  il  fait  pénétrer  l'idée  dans  la  nature, 
moule,  en  quelque  sorte,  la  nature  à  la  façon  de 
ridée,  et  les  concilie  toutes  deux  dans  ce  mou- 
vement incessant  et  éternel  de  fusion  et  dans 
l'unité  de  sa  pensée.  C'est  ainsi  que  l'idée,  qui 
était  tombée  dans  la  nature,  se  réhabilite  et  se 
rétablit  dans  son  état  primitif  de  pure  idée.  Mais 
l'idée  telle  qu'elle  se  manifeste  dans  le  règne  de 
l'esprit  n'est  plus  l'idée  logique,  l'idée  à  l'état 
de  simple  virtualité;  c'est  l'idée  réalisée  ([ui, 
après  avoir  pénétré  dans  la  nature,  et  l'avoir, 
pour  ainsi  dire,  formée  à  son  imagfi,  se  con- 
temple dans  ses  œuvres  et  se  reconnaît  comme 
force  infinie,  comme  cause  absolue  de  Têtre  et 
de  la  vérité. 

Telle  est  l'évolution  qu'a  accomplie  l'idéalisme 
depuis  Kant  jusqu'à  Hegel.  Pour  le  premier, 
l'idée  n'est  qu'une  entité  logique,  une  simple 
possibilité;  pour  le  second,  elle  est  la  plus  haute 
réalité  :  et  îêtre  et  la  connaissance,  la  nature 
et  la  pensée,  tout  s'explique  par  elle,  tout  a  en 
elle  sa  raison  et  son  fondement. 

Nous  sommes  loin  de  contester  à  ces  doctrines 
le  mérite  de  l'originalité  et  de  la  profondeur  ; 
mais  nous  croyons  qu'en  ce  qui  concerne  la  va- 
leur et  la  nature  des  idées  elles  ne  sauraient 
être  admises.  La  doctrine  de  Kant  se  réduit  à 
ceci.  Il  y  a  dans  l'esprit  des  lois  et  des  formes 
invariables  qui  sont  la  condition  nécessaire  de 
toute  pensée.  De  ces  formes  les  unes  s'appliquent 
au  monde  phénoménal  et  sensible  :  ce  sont  les 
catégories;  les  autres  ont  un  objet  transcendant 
et  purement  intelligible  :  ce  sont  les  idées.  Pour 
les  premières,  nous  ne  pouvons  affirmer  si  en 
dehors  de  nous  et  dans  leur  existence  propre  les 
choses  sont  telles  que  nous  les  pensons;  tor.t  ce 
que  nous  pouvons  dire,  c'est  que  nous  perce- 
vons des  phénomènes  se  succédant  dans  un  cer- 
tain ordre,  se  manifestant  d'après  certaines  lois. 
Pour  les  secondes,  comme  elles  dépassent  le« 
limites  de  l'expérience,  elles  ne  sont  que  des 
formes  logiques  qui  règlent  l'intelligence,  ou 
elles  n'expriment  tout  au  plus  que  des  possibi- 
lités. 

Mais  d'abord  cette  division  des  lois  de  la  pen- 
sée en  idées  et  en  catégories  nous  paraît  tout  à 
fait  arbitraire.  Toute  loi,  toute  notion  primitive 
de  l'intelligence  est  une  idée,  bien  que  ces  no- 
tions s'appliquent  à  des  objets  différents.  Autre- 
ment, il  faudrait  dire  que  le  bien,  le  beau,  l'in- 
fini, etc.,  ne  sont  pas  des  idées  au  même  titre, 
parce  qu'elles  n'expriment  pas  le  même  objet. 
Ainsi,  de  ce  que  les  notions  que  Kant  désigne 
sous  le  titre  de  catégories  s'appliquent  au  monde 
phénoménal,  il  ne  suit  pas  qu'elles  soient  autre 
chose  que  des  idées. 

On  nous  dira  que  ce  qui  distingue  ces  notions, 
c'est  qu'elles  trouvent  leur  justification  dans 
l'expérience,  tandis  qu'il  n'y  a  rien  dans  l'expé- 
rience qui  ressemble  aux  idées. 

Mais  toute  notion  primitive  de  la  pensée  est 


IDEA 


—  760  — 


IDEA 


nécessaire  et  absolue,  et  à  cet  égard  il  n'y  a  pas 
d'équation  possible  entre  le  phénomène  et  la  loi, 
cl,  par  conséquent,  celle-ci  n'est  jamais  justifiée 
par  le  phénomène.  Que  si  l'on  dit  qu'au  moins 
ici  la  loi  trouve  en  dehors  d'elle  quelque  chose 
qui  lui  ressemble,  bien  qu'imparfaitement,  tandis 
que  pour  l'idée  ae  l'être  parfait,  par  exemple,  il 
n'y  a  rien  qui  lui  corresponde,  nous  répondrons 
qu'il  y  a,  à  cet  égard,  une  parité  complète  entre 
la  loi  et  l'idée  :  car  le  phénomène  se  comporte 
vis-à-vis  de  la  loi  de  causalité,  comme  le  monde 
vis-à-vis  de  l'idée  de  cause  absolue,  comme  le 
fini  vis-à-vis  de  l'idée  d'infini  ;  et  l'on  peut  dire 
que,  de  même  que  le  phénomène  n'exprime  que 
d'une  manière  imparfaite  la  loi,  ainsi  le  monde 
n'est  qu'une  image  imparfaite  de  l'idée  de  cause 
absolue.  Il  suit  de  là  :  1°  ce  que  nous  voulions 
établir,  à  savoir,  que  toute  notion  ou  loi  primi- 
tive de  la  pensée  est  une  idée  ;  2°  que,  puisque 
nt)us  pensons  toutes  choses  à  l'aide  des  idées,  il 
faut  admettre,  ou  que  les  idées  portent  avec  elles 
leur  justification  et  leur  certitude,  et  qu'elles 
représentent  une  réalité,  qu'elles  s'appliquent 
d'ailleurs  aux  objets  de  l'expérience,  ou  aux 
objets  métaphysiques;  ou  bien,  si  on  leur  refuse 
toute  valeur  objective,  on  niera  du  même  coup 
la  possibilité  de  toute  connaissance,  de  la  con- 
naissance phénoménale  comme  de  la  connais- 
sance métaphysique.  En  effet,  toute  affirmation 
relative  repose  sur  une  affirmation  absolue,  la- 
quelle ne  peut  être  obtenue  qu'à  l'aide  d'une 
idée.  Il  n'y  aura  pas,  par  exemple,  de  science  du 
bien,  du  beau  relatif,  si  les  idées  du  beau  et  du 
bien  absolus  n'expriment  pas  des  existences 
réelles. 

Ce  qui  fait,  suivant  nous,  que  Kant  s'est  trompé 
sur  la  nature  des  idées,  c'est  qu'il  les  a  séparées 
par  les  procédés  d'abstraction  et  d'analyse  de 
l'être  et  du  sujet  qui  les  pense,  et  qu'il  a  ensuite 
examiné  ce  qu'elles  contiennent.  11  est  évident 
que  dans  cet  état  d'isolement  elles  n'apparais- 
sent que  comme  des  formes  logiques  et  de  sim- 
ples possibilités  :  car  l'idée  n'est  pas  l'être,  et, 
par  conséquent,  séparée  de  l'être  elle  n'est  qu'une 
abstraction.  Mais,  pour  pénétrer  dans  la  nature 
intime  de  l'idée,  il  faut  se  la  représenter  dans 
Sun  état  concret  et  dans  sa  connexité  avec  l'être  : 
c  ir  d'abord  il  faut  que  quelque  chose  soit,  ne 
fût-ce  que  celui  qui  pense  l'idée  :  en  d'autres 
mots,  il  faut  qu'il  y  ait  de  l'être.  Voilà  donc  qu'à 
l'idée  de  l'être  correspond  une  réalité. 

Prenons  encore  l'idée  de  cause  absolue.  Kant 
commence  par  isoler  cette  idée  de  l'être,  et 
comme  dans  cet  état  elle  n'est  qu'une  possi- 
bilité, il  en  conclut  que  la  cause  absolue  n'est 
pas. 

Mais,  si  quelque  chose  qui  n'était  pas  est  ac- 
tuellement, il  faut  qu'elle  ait  une  cause,  à  moins 
qu'on  ne  dise  qu'elle  vient  du  néant,  que  d'ail- 
leurs cette  cause  soit  dans  le  monde  ou  séparée 
du  monde,  ce  qu'il  ne  s'agit  pas  de  déterminer 
ici.  Ainsi,  si  quelque  chose  existe,  la  cause  abso- 
lue existe,  et  la  réalité  des  choses  finies  ne  peut 
s'expliquer  que  par  la  réalité  d'une  cause  in- 
finie. 

Au  surplus,  la  doctrine  de  Kant  a  contre  elle 
le  bon  sens  aussi  bien  que  la  raison.  Comment 
peut-on  supposer,  en  effet,  que  l'intelligence 
soit  dans  une  perpétuelle  illusion?  que  ces  idées 
qui  exercent  une  action  réelle  et  profonde  sur  la 
■\ie  humaine,  qui  éclairent  la  pensée,  gouver- 
nent la  volonté,  qui  agitent  et  transforment  le 
monde  ne  soient,  pour  ainsi  dire,  que  des  simu- 
lacres vides  de  réalité,  et  derrière  lesquels  il 
n'y  aurait  que  le  néant  ?  Tout  a  une  fin,  tout  a 
une  raison  dans  le  monde,  et  l'on  ne  voit  pas 
quelle  serait  la  fin  de  ces  idées  si  elles  ne  nous 


mettaient  en  communication  avec  des  êtres. 
Kant  leur  assigne  une  fin  logique  et  subjective. 
Elles  ont,  suivant  lui,  pour  objet  de  classer  les 
phénomènes  dans  la  pensée,  de  mettre  l'unité  et 
l'harmonie  dans  la  connaissance,  sans  que  l'on 
en  puisse  conclure  la  réalité  objective  de  l'unité 
et  de  l'harmonie  de  la  nature.  M.iis  l'intelligence 
humaine  n'est  pas  une  existence  isolée  dans  le 
monde;  elle  fait  partie  de  l'ensemble  des  choses, 
et  elle  est,  par  conséquent,  en  connexion  intime 
avec  elles.  D'où  il  .suit  que  ses  lois  sont  en  har- 
monie avec  les  choses,  et  que  celles-ci  sont  telles 
que  nous  les  pensons. 

Mais  si  les  idées  représentent  des  réalités, 
sont-elles  la  réalité  même,  comme  le  prétend 
Hegel,  constituent-elles  l'être,  l'essence  des 
choses?  Nous  ne  le  croyons  pas.  En  effet,  si  l'idée 
est  l'être,  il  faut  qu'elle  explique  l'être  et  la 
pensée  de  l'être,  et  cela  pour  la  matière  comme 
pour  l'esprit.  Mais  d'abord,  si  la  matière  est  une 
idée,  l'uiiilé  de  substance  est  inévitable,  et  la 
m;itière  et  l'esprit  ne  seront  que  deux  manières 
d'être,  deux  attributs  de  l'idée  absolue.  S'il  en 
est  ainsi,  la  matière  sera  composée  d'éléments 
intelligibles,  ce  sera  une  idée  ou  un  composé 
d'idées  ;  mais,  en  ce  cas,  il  sera  dil'ficile  d'ex- 
pliquer ses  propriétés  essentielles,  l'impénétra- 
bilité, la  résistance  et  le  mouvement  :  car  il 
faudrait  en  chercher  la  raison  dans  les  idées 
mêmes  d'impénétrabilité  et  de  mouvement.  On 
nous  dira  que  toutes  les  essences  sont  sim- 
ples et  purement  intelligibles,  l'essence  de  la 
matière  aussi  bien  que  l'essence  de  l'esprit. 
Nous  en  convenons  ;  mais  il  s'aa;it  précisément 
de  savoir  si  cette  essence  est  l'idée  ;  si  l'idée 
même  du  mouvement,  par  exemple,  est  l'être, 
la  force,  la  cause  qui  produit  le  mouvement. 
'Voilà  ce  qui  nous  paraît  impossible.  En  effet,  il 
y  a  d'un  côté  l'idée,  et  de  l'autre  le  phénomène, 
qui  a  son  être  et  son  principe  dans  l'idée  ;  et 
d'une  manière  générale,  il  y  a  l'idée,  et  puis  la 
manifestation  de  l'idée  ou  la  nature.  On  deman- 
dera d'abord  si  l'idée  possède  la  plénitude  de 
l'être  à  l'état  de  pure  idée,  ou  d'idée  logique.  Si 
elle  la  possède,  elle  se  suffit  à  elle-même,  et 
l'on  ne  conçoit  pas  pourquoi  elle  sort  de  son 
existence  absolue,  et  se  manifeste  dans  la  vie 
phénoménile.  Mais  elle  ne  la  possède  pas,  sui- 
vant Hegel,  et  voilà  pourquoi  de  son  existence 
logique  elle  passe  dans  la  nature.  En  posant  la 
nature,  l'idée  se  limite,  se  nie  elle-même,  et 
par  là  elle  se  donne  un  objet  déterminé,  et  elle 
s'éveille  à  l'activité  de  la  vie,  si  l'on  peut  ainsi 
parler.  Ni  la  logique  ni  la  nature  ne  constituent 
l'état  définitif  de  l'idée  :  car  elle  s'ignore  dans 
la  vie  logique,  et  elle  ne  se  connaît  que  comme 
idée  finie  et  limitie  dans  la  nature.  Ce  ne  sont 
là,  par  conséquent,  que  deux  degrés,  deux  for- 
mes inférieures  de  l'existence,  que  l'idée  fran- 
chit pour  entrer  en  possession  de  son  existence 
absolue.  C'est  l'esprit  qui  achève  la  conscience 
de  l'idée,  et  s'élève  par  des  évolutions  successi- 
ves, par  l'art,  par  la  religion,  l'état,  jusqu'à  sa 
plus  haute  manifestation,  qui  est  la  connaissance 
et  la  vie  philosophique.  Telle  est,  en  substance, 
l'opinion  de  Hegel. 

D'abord,  en  admettant  que  l'idée  engendre  la 
nature,  il  reste  à  savoir  si  elle  peut  engendrer 
l'esprit.  En  effet,  ou  l'esprit  qui  pense  l'idée  est 
elle-même  une  idée,  ou  une  forme  de  l'idée,  ou 
bien  c'est  un  principe,  une  essence  autre  que 
l'idée.  Dans  ce  dernier  cas,  l'idée  n'est  pas  l'ab- 
solu, et  il  y  a  un  principe  supérieur  qu'elle  ne 
peut  expliquer.  Mais  l'esprit,  c'est  toujours  l'idée 
l)Our  Hegel,  c'est  l'idée  qui,  après  s'être  opposée 
à  elle-même  dans  la  nature,  rentre  dans  son 
absolue  unité.  S'il  en  est  ainsi,  l'esprit  ne  saurait 


IDÉA 


—   761 


irjÊA 


accomplir  l;i  fonction  que  lui  assigne  HcgcI.  Vax 
effet,  la  pensée  et  la  conscience,  qu'il  s'agisse  de 
la  conscience  absolue  ou  de  la  conscience  rela- 
tive, supposent  un  acte  individuel  qui,  pour 
ainsi  dire,  se  rende  présent  et  s'approprie  son 
objet  :  cet  acte  ne  peut  s'accomplir  iju'à  la  con- 
dition de  l'unité  et  de  l'individualité  du  sujet. 
C'est  là  ce  que  l'idée  ne  saurait  expliquer  car 
l'idée  est  une  existence  générale.  Hegel  prétend 
expliquer  l'existence  individuelle  par  une  déduc- 
tion logique.  Mais,  en  supposant  que  le  général 
contienne  logiquement  le  particulier,  l'existence 
réelle  et  actuelle  de  l'individu  n'est  pas  expli- 
quée :  car  la  déduction  logique  ne  peut  donner 
que  l'idée  de  l'individu,  et  non  pas  les  individus 
eux-mêmes. 

C'est  là  aussi  ce  qui  arrive  dans  l'ensemble 
du  système  :  car  c'est  par  le  même  procédé  que 
Hegel  passe  de  l'idée  logique  à  la  nature,  et  de 
la  nature  à  l'esprit.  Lors  même  qu'on  admettrait 
ce  passage,  ce  que  l'on  pourrait  l'aire  sortir  de 
l'idée  logique  ce  serait  une  nature  idéale,  une 
organisation  idéale,  une  matière  en  soi,  et  non 
pas  telle  matière,  tel  être  organisé.  11  en  est  de 
même  pour  l'esprit.  Ce  que  peut  produire  l'idée, 
c'est  un  esprit  abstrait,  un  esprit  idéal,  et,  comme 
l'appelle  Hegel,  l'esprit  du  monde. 

Et  ici  l'on  peut  voir  le  vice  fondamental  de  ce 
système.  Parti  d'une  abstraction,  il  aboutit  éga- 
lement à  une  abstraction;  parti  d'une  .forme 
logique,  de  l'idée  pure  détachée  de  l'être,  il 
aboutit  à  un  sujet  logique,  à  une  existence  indé- 
terminée, l'esprit  du  monde. 

D'ailleurs  l'absolu  de  Hegel  n'e.s(  pas,  mais 
devient;  ce  n'est  pas  un  être  parfait,  mais  une 
virtualité  qui  se  fait  et  se  développe,  et  entre 
successivement  en  possession  de  l'être  et  de  la 
vérité  :  et  c'est  là  une  nécessité  qui  tient  aux 
données  fondamentales  de  son  système.  En  effet, 
après  avoir,  pour  ainsi  dire,  fait  déchoir  l'idée 
dans  la  nature,  il  fallait  la  réhabiliter  en  annu- 
lant l'opposition,  et  pour  cela  il  fallait  trouver 
un  terme  qui  participât  des  deux  contraires,  et 
qui  pût  les  envelopper  dans  une  unité  supé- 
rieure. Or.  de  même  que  dans  la  sphère  de  la 
logique,  c  est  le  devenir  qui  opère  la  concilia- 
tion de  ïctre  et  du  néant,  ainsi,  dans  l'ensemble 
du  système,  c'est  l'esprit  qui  fait  l'unité  de  l'idée 
logique  et  de  la  nature.  La  vie  de  l'esprit,  c'est 
le  devenir  de  la  pensée,  c'est  la  pensée  réfléchie, 
qui  passe  de  l'idée  à  la  nature  et  qui.  par  là, 
opère  leur  fusion  et  leur  unité.  C'est  ce  travail, 
cette  action  incessante  de  l'esprit  qui  fait  le 
mouvement  et  la  vie  éternelle  du  monde.  Rien 
n'est,  par  conséquent,  ni  l'absolu  ni  le  relatif,  ni 
l'idée  ni  le  phénomène;  mais  tout  se  fait,  tout 
devient,  tout  passe  d'un  état  de  simple  possibilité 
à  l'acte.  On  dira  que  tout  ne  devient  p:is.  que 
l'idée  est  immuable  et  éternelle.  Mais,  si  lettre 
de  l'idée  ne  devient  pas,  il  faut  au  moins  ad- 
mettre que  sa  connaissance  devient,  puisqu'elle 
s'ignore  au  début,  à  l'état  d'idée  logique,  et 
qu'elle  ne  se  connaît  que  par  le  devenir  de  l'es- 
prit. 

Telles  sont  les  graves  objections  que  soulève 
l'idéalisme  hégélien,  indépendamment  des  diffi- 
cultés qu'il  rencontre,  lorsqu'on  se  place  au 
point  de  vue  de  la  conscience  et  de  la  vie  morale. 
Sans  doute  Hegel  a  porté  un  regard  profond  sur 
la  science  et  ses  conditions  :  il  a  compris  que, 
si  la  connaissance  absolue  est  possible,  c'est  dans 
les  idées  qu'il  faut  la  chercher,  et  que,  en  ce 
cas,  la  vraie  méthode  est  la  démonstration  par 
les  idées;  il  a  embrassé,  d'une  vue  large  et  ferme, 
l'ensemble  des  connaissances  humaines,  il  a  jeté 
de  vives  clartés  sur  quelques-unes  de  ses  parties  ; 
et  nous  croyons  que  sa  doctrine,  par  sa  valeur 


propre  et  par  la  forte  et  nouvelle  impulsion 
(|u'elle  a  donnée  à  la  philosophie,  marquera  parmi 
les  plus  grands  monuments  de  l'esprit  humain. 
Mais  nous  croyons  aussi  que  Hegel  a  exagéré  la 
valeur  de  l'idée  en  la  confundanl  avec  l'être  et 
l'absolu,  et  en  considérant  la  démonstration 
comme  l'instrument  unique  de  la  science.  H  est 
bien  vrai  que  la  forme  parfaite  do  la  connais- 
sance est  celle  qui  représente  la  marche  et  le 
développement  même  de  l'être,  et  qui  va  du  gé- 
néral au  particulier,  des  causes  aux  effets,  de 
l'infini  au  fini.  Mais  la  méthode  démonstrative, 
telle  que  l'entend  Hegel,  et  qui  consiste  à  mon- 
trer la  raison  intime  du  rapport  de  ces  deux 
termes,  et  comment  l'un  d'eux  passe  et^  pour 
ainsi  dire,  se  continue  dans  l'autre,  excède  la 
puissance  de  l'esprit  humain;  et  la  raison  en  est 
que  le  fonds  même  de  l'être,  l'essence  absolue 
des  choses  nous  échappe.  Et  en  effet,  si  nous 
saisissions  l'essence  absolue  de  l'infini  et  du  fini, 
de  quelque  point  de  vue  qu'on  l'envisage,  soit 
comme  cause  et  effet,  ou  comme  substance  et 
phénomène,  nous  comprendrions  comment  l'in- 
fini engendre  le  fini,  ou  comment  il  exerce  son 
action  sur  le  monde,  et,  en  général,  comment  les 
substances  communiquent  entre  elles. 

Ainsi  donc  nous  n'admettons  pas  la  théorie  de 
Kant  qui  fait  des  idées  des  formes  subjectives  et 
sans  aucun  rapport  avec  l'être,  ni  la  théorie 
hégélienne  qui  les  identifie  avec  l'être;  mais 
nous  croyons  que  les  idées  sont  des  formes  ab- 
solues de  la  pensée  qui,  tout  en  se  distinguant 
de  l'être,  ont  une  connexion  intime  et  nécessaire 
avec  lui.  C'est  dans  cette  limite  que  l'on  peut 
dire  que  l'ordre  et  le  développement  des  idées 
reproduisent  l'ordre  et  le  développement  des 
choses.  C'est  là  la  doctrine  de  Platon,  doctrine 
qui  s'est  perpétuée  en  passant  par  des  formes 
diverses  dans  les  systèmes  de  Descartes,  de 
Leibniz  et  de  Malebranche.  En  effet,  l'idée  n'est, 
pour  Platon,  ni  l'être  ni  une  simple  pensée,  mais 
une  forme  de  l'être  et  de  la  pensée  tout  à  la 
fois,  de  telle  sorte  que  l'être  et  la  pensée  coïn- 
cident, et,  pour  ainsi  dire,  se  touchent  dans 
l'idée,  et  l'être  ne  devient  intelligible  et  la 
pensée  ne  pense  l'être  que  par  elle.  Platon  ap- 
pelle souvent ,  il  est  vrai ,  l'être  et  l'essence 
idée;  mais  il  conçoit  au-dessus  de  l'idée  un 
principe  supérieur  qui  l'engendre,  qui  en  est 
comme  la  substance,  et  dont  l'idée  n'est  qu'une 
détermination  et  un  attribut.  Ce  principe,  il 
l'appelle  le  bien  ;  et  tantôt  il  s'efforce  de  le  dé- 
crire et  de  le  rendre  sensible  par  une  image,  en 
le  comparant  au  soleil  qui  est  la  cause  de  l'être 
et  de  la  vision  dans  la  nature;  tantôt  il  désespère 
de  le  saisir  dans  sa  parfaite  unité,  ou,  après 
l'avoir  saisi,  de  pouvoir  le  communiquer  aux 
autres. 

Voici,  du  reste,  la  doctrine  qui  nous  paraît  le 
mieux  concilier,  sur  ce  point,  les  besoins  de  la 
raison  et  de  la  vie  morale. 

Il  y  a  l'être  absolu,  et  puis  la  pensée  de  l'être 
absolu  :  l'être  absolu  est  déterminé  ainsi  que  sa 
pensée,  car  l'indétermination  est  un  manque, 
un  défaut,  et  elle  est  contradictoire  à  l'absolu. 
Ce  qui  détermine  la  pensée  absolue,  c'est  une 
forme  immuable  et  éternelle,  l'idée,  laquelle 
doit  nécessairement  correspondre  à  son  être 
même  :  car  l'être  est  d'abord,  et  puis  il  se  pense 
tel  qu'il  est,  la  pensée  sans  l'être  manquant  de 
raison  comme  d'objet.  Ainsi  il  y  a  l'être  absolu 
et  ses  manières  d'être,  attributs  ou  détermina- 
tions, et  les  idées  à  l'aide  desquelles  il  pense, 
soit  son  être,  soit  ses  déterminations;  il  y  a  le 
bien,  le  vrai,  l'unité,  l'âme  et  toutes  les  essences, 
ainsi  que  les  idées  qui  leur  correspondent,  et 
tout  cela  trouve  sa  raison,  et  comme  sa  substance 


IDEA 


—   76-2  — 


IDEE 


<lans  Tctre  absolu,  de  même  que  les  facultés  et 
leur  activité  ont  leur  racine  dans  la  substance 
de  l'âme. 

Il  suit  de  là  que  l'absolu  n'est  pas  une  idée. 
En  effet,  il  faut  à  l'idée,  ainsi  que  nous  l'avons 
fait  remarquer,  un  sujet  qui  la  pense  et  qui, 
pour  ainsi  dire,  lui  donne  la  conscience  d'elle- 
même.  Détachée  du  sujet,  l'idée  n'est  qu'une 
possibilité,  une  abstraction  vide  et  sans  réalité. 
C'est  le  sujet  qui  communique  l'être  à  l'idée,  et 
qui,  par  sa  pensée  et  par  son  activité,  la  fait 
passer  de  la  possibilité  à  l'acte.  Or,  à  l'existence 
absolue  des  idées  il  faut  un  sujet  également 
absolu.  L'intelligence  humaine  ne  saisit  qu'im- 
parfaitement les  idées;  elle  ne  les  connaît  que 
successivement,  elle  les  ignore  ou  les  oublie,  et 
elle  ne  saurait  en  embrasser  d'une  seule  vue 
l'ensemble  et  les  rapports.  Il  y  a  donc  une  in- 
telligence qui  pense  les  idées  d'une  manière 
parfaite  et  absolue  :  autrement  d'où  viendraient- 
elles  lorsqu'elles  font  leur  apparition  dans  l'in- 
telligence humaine?  On  dira  qu'elles  s'y  trouvent 
à  l'état  d'enveloppement,  bien  qu'elles  ne  soient 
pas  présentes  à  la  jjensée.  Mais  tout  en  accordant 
cette  préexistence  virtuelle  des  idées,  il  faudra 
toujours  admettre  qu'il  y  a  une  intelligence  qui 
les  connaît  et  les  pense  actuellement,  ou  qui  les  a 
pensées  antérieurement  à  l'intelligence  humaine  : 
car,  soit  qu'on  les  considère  comme  des  formes 
de  la  connaissance,  ou  comme  des  principes  de 
l'être,  si  elles  n'ont  pas  une  existence  absolue 
antérieure  à  l'acte  de  la  pensée,  il  faudra  faire 
venir  la  connaissance  d'un  principe  qui  s'ignore, 
ou  l'être  d'une  pure  possibilité.  Il  suit  de  là  que 
l'absolu  n'est  pas  dans  le  monde,  et  que  tout  en 
agissant  sur  le  monde,  il  vit  d'une  vie  propre, 
libre  et  individuelle. 

Ainsi  il  y  a  l'être  absolu  et  les  idées  à  l'aide 
desquelles  il  se  pense  lui-même,  ou  les  choses 
dont  il  est  la  cause.  L'être  absolu  ou  l'essence 
des  choses  se  confondent  en  ce  sens  que  l'essence 
des  choses  finies  a  sa  raison  dernière  dans  l'être 
absolu.  Pour  connaître  l'essence  même  des  choses, 
il  faudrait  donc  pénétrer  dans  les  profondeurs 
de  la  nature  divine,  dans  l'essence  même  de 
Dieu.  Or,  c'est  là  ce  qui  n'est  pas  donné  à  l'in- 
telligence humaine,  du  moins  dans  les  conditions 
actuelles  de  son  existence.  Chercher  d'un  autre 
côté  à  atteindre  à  l'absolu  par  un  autre  moyen 
que  par  les  idées,  ce  serait  ouvrir  la  voie  aux 
égarements  du  mysticisme  et  de  l'extase,  ou 
livrer  la  science  aux  intuitions  obscures,  va- 
riables et  accidentelles  du  sentiment.  Sans  doute 
le  sentiment  a  sa  part  dans  l'acquisition  de  la 
connaissance  ;  il  la  précède,  il  la  prépare ,  il 
sollicite  ot  soutient  l'action  de  la  pensée  et  de 
la  réflexion.  Mais  il  faut  une  règle  et  un  contrôle 
au  sentiment,  et  cette  règle  et  ce  contrôle,  c'est 
précisément  l'idée,  c'est-à-dire  la  raison.  Sont-ils 
conformes  à  l'idée,  les  sentiments  sont  vrais; 
sont-ib  en  désaccord  avec  elle,  ils  ne  constituent, 
en  ce  cas,  qu'un  état  anormal  et  accidentel. 

S'il  en  est  ainsi,  et  si  l'idée  est  la  forme  in- 
telligible de  l'être,  il  suit  qu'en  pensant  l'idée, 
on  s'élève  jusqu'à  l'être  même  et  que,  par  con- 
séquent, l'idée  ou  la  raison  est  la  limite  où 
viennent  se  rencontrer  l'être  et  la  pensée,  et  le 
moyen  terme  où  s'opère  le  contact  et  comme  la 
fusion  de  l'absolu  et  du  relatif,  de  l'infini  et  du 
fini.  Dieu  se  manifeste  au  monde  par  les  idées, 
et  c'est  par  les  idées  que  le  monde  s'élève  jusqu'à 
lui.  Sans  doute  la  nature  est  aussi  une  manifesta- 
tion de  Dieu  ;  mais  la  nature  visible  et  extérieure, 
la  nature  considérée  en  elle-même  et  séparée  de 
l'idée  trouble  de  la  pensée,  l'arrête  dans  la  sphère 
de  la  contingence  et  du  phénomène,  et  nous  voile 
Dieu,  plutôt  qu'elle  ne  nous  le  révèle.  Pour  re- 


trouver Dieu  dans  la  nature  il  faut  pénétrer 
jusqu'au  fond  même  de  son  être,  remonter  à  ses 
causes  et  à  ses  lois,  c'est-à-dire  sortir  de  la 
nature  elle-même  et  s'élever  jusqu'à  l'idée.  La 
vie  de  la  nature  ne  constitue  qu'un  état  transi- 
toire pour  l'intelligence;  c'est  un  milieu  où  elle 
doit  s'exercer  et  se  fortifier,  mais  qu'elle  doit 
franchir,  et  dont  elle  doit  briser  l'enveloppe  pour 
atteindre  à  l'absolu  et  à  l'éternel.  D'ailleurs,  la 
nature,  de  quehiue  manière  qu'on  l'envisage, 
n'est  qu'une  manifestation  imparfaite  de  Dieu.  A 
travers  l'uniformité  de  la  vie  de  la  nature  et  de 
l'immobilité  de  ses  lois,  nous  entrevoyons  dif- 
ficilement l'action  de  Dieu  sur  le  monde.  C'est 
dans  la  vie  morale,  dans  la  vie  de  l'esprit  que 
cette  action  devient  claire  et  manifeste.  C'esf  le 
propre  de  l'esprit  de  se  concentrer  en  lui-même, 
de  s'isoler  de  la  nature  et  de  vivre  dans  la  ré- 
gion des  idées.  L'esprit  pense  le  bien,  le  beau, 
le  vrai,  l'unité  en  soi,  et  toutes  les  idées,  et  par 
là  il  entretient  une  communication  intime  et 
continue  avec  Dieu;  et  l'on  peut  dire,  à  cet 
égard,  que  les  œuvres  et  les  progrès  de  l'esprit 
ne  sont  que  des  manifestations  de  Dieu  dans  le 
monde.  De  là  l'importance  et  la  dignité  de  la 
science. 

La  science  à  tous  ses  degrés  aspire  à  l'idéal. 
Le  mathématicien  applique  et  réalise  l'idée  de 
nombre  et  d'unité;  le  physicien  lui-même,  en 
recherchant  les  lois  de  la  nature,  n'aspire  qu'à 
saisir  ce  qu'il  y  a  en  elle  d'immuable  et  d'absolu, 
c'est-à-dire  l'idée.  Mais  c'est  la  philosophie  qui 
est  la  science  de  l'idéal  par  excellence.  L'idéal 
des  mathématiques  et  de  la  physique  est  un 
idéal  imparfait  et  limité;  et  puis,  tout  en  se 
servant  des  idées,  elles  en  ignorent  la  valeur, 
l'origine  et  les  rapports.  Qu'est-ce  que  l'unité? 
d'où  vient-elle?  quels  sont  ses  rapports  avec  les 
idées  du  bien,  du  beau,  etc.  ?  Voilà  ce  qu'elles 
ne  sauraient  dire. 

L'art  aspire,  comme  la  philosophie,  à  dégager 
l'idéal  dans  la  nature  ou  dans  l'esprit;  son  objet 
est  aussi  général,  du  moins  en  ce  sens  que  l'on 
ne  peut  exactement  définir  ses  limites.  Mais  la 
condition  et  la  fin  suprême  de  l'art,  c'est  la 
beauté  et  la  tradition  de  la  beauté  par  la  forme. 
C'est  là  ce  qui  fait  à  la  fois  sa  puissance  et  son 
imperfection.  L'artiste,  en  revêtant  dune  belle 
forme  l'idée,  charme  l'intelligence  et  l'invite  à 
la  réflexion,  et  par  là  il  la  détache  de  la  vie  de 
la  nature  et  la  prépare  à  la  vie  de  l'esprit.  Les 
vives  jouissances  qui  sont  attachées  à  la  contem- 
plation d'une  œuvre  d'art  n'ont  d'autre  source 
ni  d'autre  but.  C'est  l'idée  qui  émeut  et  touche 
l'esprit  ;  c'est  aussi  l'idée  que  l'esprit  pressent  et 
cherche  à  travers  le  signe  et  l'enveloppe  sensibles. 

Mais  l'art,  par  cela  même  qu'il  est  soumis  à 
la  nécessité  de  la  forme,  n'est  pns  l'expression 
claire  et  adéquate  du  vrai.  Ce  qu'il  y  a  d'éternel 
et  d'invariable  dans  la  nature  et  dans  l'esprit 
se  voile  ou  disparaît  sous  les  fictions  de  l'art,  et 
l'enVeloppe  dont  il  l'entoure.  D'ailleurs  l'inspira- 
tion et  l'enthousiasme  troublent  chez  l'artiste 
l'harmonie  des  facultés,  et  l'exercice  calme  et 
réfléchi  de  la  raison.  Enfin  l'art  ne  saurait  réaliser 
l'idée  de  la  science  et  de  son  unité,  fondée  sur 
une^  vue  simple  et  nette  des  principes  et  l'en- 
chaînement sévère  des  connaissances.  C'est  à  la 
philosophie  de  poursuivre  cet  idéal;  et  dût-elle 
ne  jamais  le  réaliser,  toujours  est-il  qu'elle  sa- 
tisfait par  là  à  un  des  besoins  les  plus  élevés  et 
les  plus  profonds  de  l'intelligence  humaine.  Con- 
sultez E.  Vacherot,  la  Métaphysique  et  la  science, 
2"  édit.,  Paris,  18t>3,  3  vol.  in-12.  Voy.  Platon, 
Malebbanche,  Berkeley,  Kant,  Fichte,  Schel- 
LiNG,  Hëg'E'l.  a.  V. 

IDÉE  (du  grec  eTSoç,  image).  La  philosophie 


IDÈK 


763  — 


IDEE 


n'entre  prend  jamais  une  tâche  plus  ingrate  que 
lorsqu'elle  cherche  à  définir  les  faits  élémen- 
taires de  l'esprit  humain.  Un  fait  élémentaire  ne 
saurait  être  analysé;  car  ce  n'est  qu'à  cette  con- 
dition "qu'il  est  élémentaire.  11  n'est  donc  pas 
susceptible  d'être  délini  :  car  une  définition  est 
une  espèce  d'analyse  qui  décompose  la  pensée, 
afin  de  la  faire  mieux  comprendre. 

L'idée  est  un  acte  simple  ;  c'est  même  le  plus 
simple  de  tous  les  actes  de  l'intelligence.  Es- 
sayerons-nous de  donner  une  définition  régulière 
de  l'idée?  Non,  puisque  sa  nature  s'y  oppose; 
nous  nous  bornerons  à  constater  son  existence 
en  tant  que  fait  psychologique. 

Que  chacun  rentre  au  dedans  de  soi-même; 
qu'il  détourne  la  vue  de  ses  penchants,  de  ses 
plaisirs,  de  ses  peines;  qu'il  oublie,  avec  ses 
sentiments;  les  déterminations  de  sa  volonté  : 

2uand,  par  la  puissance  de  l'abstraction,  il  aura 
carte  ces  deux  natures  de  faits,  il  se  trouvera 
en  présence  d'une  classe  nouvelle  de  phénomènes 
qui  se  distinguent  des  premiers,  comme  le  blanc 
se  distingue  du  rouge,  comme  un  son  grave  se 
distingue  d'un  son  aigu.  Ces  phénomènes  sont, 
cour  ainsi  parler,  l'image  des  choses  tracée  au 
lond  de  notre  âme  par  les  choses  elles-mêmes  : 
ils  les  réfléchissent;  ils  les  représentent;  ils  nous 
mettent  en  communication  avec  la  réalité  qui 
s'oft're  à  nos  regards.  Les  philosophes  et  le  vul- 

§aire  les  appellent  idées.  L'idée  est  donc  ce  fait 
e  l'intelligence  par  lequel  les  choses  se  rendent 
présentes  à  notre  esprit. 

Quelle  est  l'origine  de  nos  idées?  Quels  prin- 
cipes ont  concouru  à  les  former  ? 

Cette  question,  si  humble  en  apparence,  touche 
aux  points  les  plus  élevés  de  la  métaphysique  et 
de  la  morale.  Aussi  a-t-elle  attiré  l'attention  de 
tous  les  philosophes,  et  les  solutions  qu'ils  en 
ont  données  caractérisent  leurs  systèmes. 

Avant  de  la  traiter,  signalons  un  vice  de  mé- 
thode où  la  plupart  des  écoles  sont  tombées. 

La  voie  la  plus  régulière  pour  s'élever  à  la 
connaissance  des  causes  est  la  connaissance  des 
effets.  Non-seulement  celle-ci  présente  moins 
d'obscurité,  mais  elle  prépare  l'autre,  elle  l'éclairé, 
elle  l'assure.  Il  semblerait  donc  que  l'étude  de 
nos  idées,  considérées  dans  leur  état  actuel, 
aurait  dû  précéder  constamment  la  recherche  de 
leur  origine.  Mais  l'imagination  et  la  curiosité 
ne  s'accommodent  pas  des  sages  lenteurs  que  la 
raison  conseille.  C'est  un  point  historique  in- 
contestable, que  le  plus  grand  nombre  des  phi- 
losophes ne  se  sont  point  attachés  à  analyser  les 
caractères  de  la  connaissance  humaine  avant 
d'aborder  le  problème  obscur  de  sa  formation. 
Ce  problème  est  le  premier  qu'ils  aient  traité, 
et  peut-être  le  seul  qu'ils  aient  aperçu.  Qu'est- 
il  résulté  de  là?  C'est  que  toutes  les  solutions 
qu'ils  ont  essayées  sont  partielles,  insuffisantes 
ou  hypothétiques. 

Voulons-nous  éviter  cet  écueil ,  nous  devons 
procéder  selon  les  règles  de  la  méthode,  aller  du 
connu  à  l'inconnu,  de  l'actuel  au  primitif,  com- 
mencer, en  un  mot,  par  décrire  et  classer  nos 
idées,  et  partir  de  la  pour  rechercher  comment 
nous  les  avons  acquises. 

Les  idées  présentent  des  aspects  différents, 
selon  la  manière  dont  on  les  envisage. 

Envisagées  au  point  de  vue  de  leurs  objets, 
elles  varient  à  l'infini,  comme  les  choses  qu'elles 
expriment.  Entreprendre  de  les  classer  de  ce 
point  de  vue  consisterait  à  parcourir  les  grandes 
divisions  que  la  main  du  Créateur  a  établies  en- 
tre les  êtres  :  travail  immense,  qui  est  moins  du 
ressort  de  la  psychologie  que  de  la  haute  méta- 
physique, et  que  nous  n'avons  ni  la  volonté  ni 
le  devoir  d'entreprendre  ici. 


Envisagées  sous  le  point  de  vue  de  leurs  qua> 
lités  ou  do  la  forme,  les  idées  sont  vraies  ou 
fausses,  claires  ou  obscures,  distinctes  ou  con- 
fuses, simples  ou  composées,  abstraites  ou  con- 
crètes, individuelles  ou  collectives,  particulières 
ou  générales.  Ces  variétés  de  la  connaissance 
humaine  ont  pu  fournir  à  d'habiles  écrivains 
l'occasion  de  recherches  injjénieuses  et  vraies; 
mais  leur  importance  est  évidemment  très-se- 
condaire, et  elles  ne  présentent  aucune  base  so- 
lide pour  la  classification  des  produits  de  l'intel- 
ligence. 

La  seule  division  de  nos  idées  qui  n'ait  rien 
d'arbitraire,  qui  soit  à  la  fois  complète  et  pré- 
cise, est  celle  qui  se  tire  de  leurs  caractères  de 
contingence  et  de  nécessité. 

Un  objet  matériel,  un  livre  est  devant  moi.  Le 
toucher  me  fait  connaître  son  poids  et  ses  di- 
mensions; la  vue  me  révèle  sa  couleur  et  les 
lettres  dont  ses  pages  sont  couvertes;  je  ne 
doute  pas  qu'il  n'existe;  mais,  en  même  temps, 
je  conçois  qu'il  pourrait  ne  pas  exister  ou  être 
tout  autre.  Il  a  commencé  le  jour  où  la  main 
d'un  ouvrier  a  réuni  ses  feuilles  éparses  ;  cent 
fois  depuis,  il  a  pu  être  déchiré  ou  brûlé  :  s'il 
rétait,  ma  raison  ne  s'étonnerait  pas.  L'idée  de 
ce  livre  a  donc  pour  objet  une  chose  qui  peut  ne 
pas  être,  une  chose  qui  est  contingente  ;  elle  est 
une  idée  contingente. 

Mais,  tandis  que  je  vois  ce  livre  et  que  je  le 
touche,  je  conçois  qu'il  est  situé  dans  l'espace, 
et  qu'un  certain  laps  de  temps  s'est  écoule  de- 
puis que  l'auteur  l'a  composé.  Or,  en  est-il  du 
temps  et  de  l'espace  comme  il  en  est  de  ce  li- 
vre? Puis-je  admettre  qu'il  n'existe  pas?  Que 
chacun  s'interroge,  et  il  verra  clairement  que 
non.  Ce  livre  anéanti,  le  lieu  où  il  était  subsiste, 
la  durée  qui  le  renfermait  poursuit  son  cours. 
Que  dis-je?  c'est  en  vain  que,  par  la  pensée^ 
nous  anéantirions  tous  les  livres,  tous  les  corps, 
tous  les  événements;  le  vide  qui  suivrait  cette 
ruine  immense  ne  serait  point  pour  la  raison  la 
destruction  de  l'espace  et  du  temps.  En  un  mot, 
les  idées  de  temps  et  d'espace  ont  pour  objet 
une  chose  qui  ne  peut  pas  ne  pas  être,  une  chose 
qui  est  nécessaire  :  ce  sont  des  idées  nécessaires. 
L'existence  des  notions  nécessaires  au  sein  de 
l'entendement  humain  n'est  donc  pas  moins  cer- 
taine que  celle  des  notions  contingentes. 

Deux  caractères  secondaires  de  nos  connais- 
sances, la  particularité  et  l'universalité,  décou- 
lent de  leur  contingence  et  de  leur  nécessité. 

Tout  objet  contingent  est  fini.  Son  existence, 
qui  a  eu  un  commencement,  est  de  toutes  parts 
circonscrite  par  d'autres  objets  auxquels  il  sert 
lui-même  de  limites.  Or,  l'idée  qui  le  repré- 
sente participe  à  ses  bornes.  Elle  n'est  pas  vraie 
en  tous  temps,  en  tous  lieux,  pour  tous  les  es- 
prits. Elle  est  déterminée,  individuelle,  particu- 
lière, expressions  synonymes. 

Mais  ce  qui  ne  peut  ne  pas  être,  ce  qui  est  né- 
cessaire, est  partout  et  toujours;  autrement  il 
ne  serait  pas  nécessaire.  La  causalité  est  une 
conception  nécessaire  ;  aussi  l'étendons-nous  à 
tous  les  phénomènes,  affirmant  sans  la  plus  lé- 
gère hésitation  que,  quels  qu'ils  soient,  ils  ont 
tous  une  cause.  La  justice  est  une  conception 
nécessaire;  aussi  est-elle  obligatoire  pour  tous 
les  hommes,  qui  sont  tous  également  tenus^  de 
pratiquer  le  bien,  malgré  les  différences  qu'éta- 
blissent entre  eux  l'àge,  le  tempérament,  la  po- 
sition sociale. 

Une  idée  contingente  et  particulière  s'appelle 
une  idée  relative.  Une  idée  nécessaire  et  uni- 
verselle s'appelle  une  idée  absolue.  Au  milieu 
de  la  variété  infinie  des  conceptions  de  l'intelli- 
gence, il  n'en  existe  pas,  il  n'en  peut  pas  exister 


IDÉE 


—  764  — 


IDÉE 


une  seule  qui  ne  soit  absolue  ou  relative.  Celte 
division,  fondée  sur  la  nature  même  des  choses, 
présente  donc  tous  les  caractères  d'une  classifi- 
cation légitime.  Elle  nous  servira  de  point  de 
départ  dans  la  recherche  des  sources  de  la  con- 
naissance où  nous  allons  entrer. 

Parlons  d'abord  de  l'origine  des  idées  rela- 
tives. 

Parmi  les  idées  relatives;  les  unes  ont  pour 
objet  la  matière,  les  autres,  l'àme. 

Les  idées  qui  ont  pour  objet  la  matière  déri- 
vent d'une  source  très-familière  à  tous  les 
hommes,  la  sensation.  Que  faut-il  pour  que  nous 
ayons  l'idée  d'un  corps?  Que  ce  corps  ait  modi- 
fié notre  sensibilité  par  l'intermédiaire  des  or- 
ganes. Avant  que  l'impulsion  ait  eu  lieu,  nous 
ne  pouvons  pas  connaître;  mais  dès  que  l'àme  a 
été  affectée,  l'objet  est  perçu  immédiatement. 
Sa  forme,  son  poids,  sa  température,  le  degré 
de  cohésion  de  ses  parties,  sa  position,  sa  dis- 
tince  nous  sont  révélées  par  le  toucher,  ses  au- 
tres qualités  par  la  vue,  l'ouïe,  le  goût,  l'odorat. 
Comme  nos  sens  ne  s'exercent  pas  isolément, 
mais  agissent  tous  à  la  fois,  la  mémoire,  aidée 
de  l'induction,  établit  une  liaison,  et  par  là  un 
échange  entre  nos  perceptions.  La  grandeur  et 
la  couleur  nous  font  connaître  la  distance  ou  la 
dureté,  qui  ne  sont  pas  l'objet  propre  de  la  vue. 
Chaque  propriété  des  corps  que  nous  voyons  de- 
vient un  signe  qui,  fidèlement  interprété,  nous 
découvre  celles  que  nous  ne  voyons  pas.  Ainsi 
s'acquiert  sans  effort  la  connaissance  de  la  na- 
ture sensible  que  le  génie  de  l'homme  cherche 
dans  la  suite  à  étendre  par  l'action  combinée  de 
la  méditation  et  du  calcul. 

La  connaissance  de  l'àme  a  une  origine  non 
moins  évidente.  Tous  les  faits  de  la  vie  inté- 
rieure, comme  le  plaisir,  la  pensée,  la  délibé- 
ration, la  volonté,  sont  accompagnés  d'un  senti- 
ment indéfinissable,  tantôt  vif,  tantôt  obscur, 
qui  nous  en  donne  la  notion  infaillible.  Ce  sen- 
timent, qui  est  la  conscience,  ne  s'arrête  pas 
aux  opérations  et  aux  états  de  l'âme;  il  atteint 
directement  l'àme  elle-même.  Tout  ce  que  nous 
savons  de  nous-mêmes,  c'est  la  conscience  qui 
nous  Ta  appris.  Elle  est  le  pouvoir  de  se  connaî- 
tre, comme  la  sensation  est  le  pouvoir  de  con- 
naître les  objets  matériels.  Toutes  les  idées  rela- 
tives procèdent  de  ces  deux  sources. 

Mais  en  est-il  ainsi  des  idées  universelles  et 
nécessaires?  Viennent-elles  également  de  l'ob- 
servation, soit  que  l'observation  les  ait  directe- 
ment produites,  soit  qu'elles  résultent  de  l'ac- 
tion des  facultés  de  l'esprit  opérant  sur  les  don- 
nées expérimentales  ?  Tel  est  le  nœud  du  débat 
mémorable  qui  a  partagé  l'antiquité,  le  moyen 
âge  et  la  philosophie  moderne. 

La  question  a  été  résolue  en  faveur  de  l'expé- 
rience par  une  école  célèbre  qui  a  reçu  du  ca- 
ractère et  de  l'exagération  même  de  ses  doctri- 
nes le  nom  d'école  empirique,  c'est-à-dire  qui 
s'appuie  exclusivement  sur  l'observation. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  retracer  les  desti- 
nées de  l'empirisme,  auquel  nous  avons  déjà 
consacré  un  article  spécial  ;  nous  nous  occupons 
seulement  du  principe  même  sur  lequel  il  re- 
pose. 

A  quelle  condition  pouvons-nous  considérer 
l'expérience  comme  la  source  unique  de  toutes 
nos  idées,  et  de  celles  qui  sont  particulières  et 
contingentes,  et  de  celles  qui  sont  universelles 
et  nécessaires  ?  A  une  seule  condition,  savoir, 
que  l'expérience  expliquera  l'universalité  et  la 
nécessité  de  celles-ci,  comme  elle  explique  la 
contingence  et  l'universalité  de  celles-là;  autre- 
ment nous  tomberions  dans  une  contradiction 
intolérable  en  attribuant  à  une  cause  des  effets 


qui  manifestement  la  dépasseraient.  Or,  il  est 
plus  évident  que  le  jour,  que  l'expérience  ne 
remplit  pas  cette  condition. 

D'abord  elle  n'est  pas  universelle  ;  elle  ne  s'é- 
tend, ni  ne  peut  s'étendre  à  la  généralité  des 
cas  possibles.  Par  les  sens  et  la  conscience,  nous 
ne  sortons  ni  du  lieu  où  nous  sommes,  ni  du 
moment  actuel.  Nous  voyons  ce  qui  se  passe  ici, 
là,  à  telle  heure,  et  rien  au  delà.  Vainement 
nous  appelons  à  notre  aide  la  mémoire  et  le  té- 
moignage ;  ce  témoignage  et  nos  souvenirs  sont 
bornés  comme  nos  perceptions.  Vainement  nous 
élaborons  les  données  de  l'observation  ;  ces 
données  ne  peuvent  rendre  ce  qu'elles  ne  con- 
tiennent pas,  des  jugements  universels.  Est-ce 
l'observation  qui  nous  a  appris  que  tous  les 
phénomènes  de  l'univers  sans  exception  ont  une 
cause  et  se  produisent  dans  le  temps  ?  Certes 
non,  puisque  nous  n'avons  observé  qu'un  nom- 
bre de  phénomènes  très-limité. 

Mais  les  notions  expérimentales  sont  encore 
moins,  s'il  se  peut,  nécessaires  qu'universelles. 
Que  nous  montre  l'observation?  Ce  qui  est,  non 
ce  qui  doit  être.  Je  veux  que  nos  sens,  aidés  de 
la  mémoire  et  de  l'induction,  aient  le  pouvoir 
de  nous  découvrir  tout  ce  qui  s'est  passe  ou  se 
passera  dans  l'univers,  et  que  nul  phénomène 
n'échappe  à  nos  laborieuses  investigations;  en- 
core ne  saurions-nous  point  par  cette  voie  que 
les  faits  ont  dû  se  passer  de  telle  manière,  et 
qu'ils  ne  pouvaient  se  passer  autrement.  Il  n'y  a 
pas  une  expérience  au  monde  capable  de  nous 
faire  connaître  que  nul  corps  ne  saurait  exister 
en  dehors  de  l'espace,  et  que  nécessairement 
l'espace  renferme  tous  les  corps.  La  nécessité  ne 
se  voit  pas,  ne  se  touche  pas,  ne  se  sent  pas;  et 
si,  pour  la  concevoir,  l'esprit  n'avait  que  la  per- 
ception et  la  conscience,  il  ne  la  soupçonnerait 
jamais. 

Telle  est  donc  l'invincible  extrémité  à  laquelle 
l'école  empirique  se  trouve  réduite.  Comme  la 
portée  immuable  et  infinie  des  notions  absolues 
contraste  de  la  manière  la  plus  frappante  avec 
les  connaissances  bornées,  imparfaites,  relatives 
que  l'observation  nous  fournit  ;  ces  idées,  telles 
qu'elles  existent  dans  l'esprit,  ne  sauraient  dé- 
couler de  l'observation,  et  pour  rentrer  dans  les 
conditions  de  l'hypothèse,  il  faut  les  arranger 
au  gré  de  l'hypothèse,  c'est-à-dire  en  altérer  les 
caractères  ou  même  en  nier  intrépidement  la 
légitimité. 

L'école  empirique,  on  le  sait,  n'a  jamais  re- 
culé devant  cette  alternative.  Afin  de  maintenir 
son  principe,  elle  dénature  volontiers  celles  de 
nos  idées  qui  ne  peuvent  s'accorder  avec  son 
principe.  Qu'est-ce,  par  exemple,  pour  Locke  et 
pour  Condillac,  que  la  causalité?  C'est  la  succes- 
sion. Qu'est-ce  que  la  substance?  Une  collection 
de  qualités.  Qu'est-ce  que  l'infini?  La  négation 
du  fini.  Parmi  les  conceptions  absolues  de  l'in- 
telligence, il  n'en  est  pas  une  que  l'école  empi- 
rique n'ait  méconnue,  altérée,  faussée,  pour  l'a- 
dapter à  sa  théorie  sur  l'origine  de  la  connais- 
sance. Mais  une  fois  engagé  sur  cette  pente  dan- 
gereuse, la  nature  des  choses  et  la  logique  ne 
permettent  pas  qu'on  s'y  arrête.  Les  conceptions 
absolues  sont  la  lumière  de  la  pensée  et  la  règle 
de  tous  nos  jugements.  L'idée  du  vrai  sert  de 
principe  à  la  certitude,  celle  du  bien  à  la  mora- 
lité, celle  de  cause  et  de  substance  à  la  haute 
métaphysique;  l'idée  du  beau  est  la  condition 
de  l'art.  Une  analyse  fidèle  de  ces  idées  prouve 
qu'elles  sont  universelles  et  invariables,  conso- 
lide par  là  le  savoir  de  l'homme  et  justifie  ses 
plus  chères  espérances.  Mais  pour  peu  que  vous 
les  ayez  dénaturées,  cette  atteinte,  même  légère, 
aura  les   plus  funestes  conséquences  et  dans  la 


il 


IDEE 


765  — 


IDEE 


spéculation  et  dans  la  pratique.  Nous  no  vou- 
drions pas  insister  sur  un  point  mille  fois  prouvé 
et  désormais  acquis:  cependant  ne  nous  sera-l-il 

Sas  permis  de  le  rappeler?  David  HuraOj  si  har- 
iment  et  profondément  sceptique,  Helvelius  qui 
ramène  la  vertu  à  l'intérêt,  La  Meltrie  et  d'Hol- 
bach, apôtres  ardents  du  matérialisme  et  de  l'a- 
théisme, tant  d'écrivains  qui  ont  consacre  leurs 
veilles  à  désespérer  les  plus  saintes  croyances 
du  genre  humain,  sont  les  héritiers  directs  et 
légitimes  de  Locke  et  de  Condillac.  Ces  philoso- 
phes, malgré  la  sagesse  apparente  de  la  méthode 
qu'ils  ont  recommandée,  ont  répandu  la  semence 
qui,  cultivée  par  leurs  successeurs,  a  produit  do 
si  déplorables  fruits  ;  de  même  que  chez  les  an- 
ciens une  psychologie  semblable  en  beaucoup  de 
joints  à  celle  du  traité  des  Sensatioi^s  et  de 
l'/s'ssai  sur  l'entendement  inspirait  à  Épicure  sa 
morale  décriée  et  ses  étranges  théories  sur  Tàme 
et  sur  Dieu. 

En  un  mot,  tout  système  qui  place  le  fonde- 
ment de  la  connaissance  humaine  dans  l'expé- 
rience, est  faux  en  lui-même,  dangereux  par 
ses  conséquences.  Le  problème  devait  recevoir 
et  il  a  reçu  plusieurs  autres  solutions.  Caracté- 
risons rapidement  les  principales. 

Au-dessus  des  choses  particulières,  soumises 
à  la  génération  et  à  la  mort,  et  qui  emportées 
par  un  perpétuel  mouvement  tendent  vers  l'être 
et  n'y  arrivent  pas,  Platon  posait  les  idées  in- 
créées, immuables  et  universelles.  Les  idées  ap- 
paraissent dans  le  monde  où  elles  répandent  la 
proportion  et  la  vie  ;  mais  leur  centre  est  en 
Dieu.  C'est  là,  au  sein  même  de  l'intelligence 
infinie,  que  la  pensée  a  contemplé  le  beau,  le 
bien  et  le  vrai  suprêmes,  avant  ce  jour  où  l'âme, 
en  punition  dune  faute,  a  été  rejetée  loin  de 
Dieu  et  attachée  à  un  corps  mortel.  Au  milieu  des 
misères  de  la  condition  présente,  elle  conserve  le 
souvenir  des  merveilles  qu'elle  a  vues,  et  dont  elle 
aperçoit  dans  la  nature  sensible  l'image  à  demi 
effacée.  Ce  vague  souvenir  est  le  fondement  de 
la  connaissance  que  nous  avons  de  l'absolu  ;  sa- 
voir n'est  que  se  rappeler,  toute  science  n'est 
que  réminiscence. 

Ces  théories  si  brillantes  qu'elles  tenaient  de 
la  fiction,  n'étaient  pas  capables  de  convaincre 
le  génie  sobre  et  positif  d'Aristote.  Aussi,  mai- 
gre la  part  de  vérité  qu'elles  renfermaient,  il 
les  considéra  comme  de  purs  rêves,  et  employa 
la  moitié  de  sa  vie  à  les  combattre.  Cependant 
sa  vive  polémique  contre  Platon  n'est  pas  un 
motif  qui  suffise  pour  le  ranger  parmi  les  par- 
tisans exclusifs  de  l'observation.  Selon  lui,  les 
sens  nous  révèlent  ce  qui  est  ici,  là,  maintenant, 
de  telle  ou  telle  manière  ;  mais  l'universel,  ce 
qui  s'étend  à  tous  les  objets  ne  peut  pas  abso- 
lument être  senti.  Ailleurs  il  semble  admettre 
des  vérités  primitives  qui,  portant  leur  certi- 
tude avec  elles-mêmes,  entraînent  immédia- 
tement notre  foi.  Quelle  est  la  nature  du  procédé 
qui  nous  donne  ces  vérités  ?  Aristote  ne  le  dit 
en  nul  endroit^  et  cette  partie  de  sa  doctrine  est 
pleine  d'indécision. 

Descartes  admet  des  idées  qui  nous  viennent 
du  dehors  et  qu'il  déclare  adventices,  comme 
l'idée  du  soleil,  de  la  chaleur,  du  son,  etc.;  il  en 
admet  d'autres  que  nous  formons  et  inventons 
nous-mêmes,  et  qu'il  appelle  factices,  comme 
celle  d'une  sirène  et  d'un  hippogriffe.  Mais 
d'où  nous  vient  l'idée  de  Dieu^  laquelle  n'est  pas 
une  fiction  de  notre  esprit,  puisque  nous  ne  pou- 
vons pas  y  ajouter  ni  y  retrancher  à  notre  gré, 
et  qui  ne  dérive  pas  davantage  des  sens,  puis- 
qu'elle est  infinie?  Descartes  croit  que  nous  en 
apportons  le  germe  en  venant  au  monde,  qu'elle 
procède  avec  beaucoup  d'autres  de   la  faculté 


naturelle  que  nous  avons  de  penser,  en  un  mot 
qu'elle  est  innée. 

Cette  opinion  particulière  de  Descartes  prit 
bientôt  entre  les  mains  de  ses  disciples  les  pro- 
portions d'un  système  régulier  qui  occupe  une 
très-large  place  dans  la  philosophie  moderne. 
Cependant  elle  ne  satisfaisait  pas  Malebranche, 
qui,  ne  la  jugeant  pas  assez  simple,  tenta  d'y 
substituer  une  nouvelle  hypothèse,  voisine  sous 
beaucoup  de  rapports  du  platonisme.  Selon  Ma- 
lebranche, nous  ne  connaissons  pas  les  choses 
en  elles-mt^mes,  ni  par  des  idées  créées  avec 
nous;  mais  nous  les  voyons  à  la  lumière  de  l'in- 
telligence divine  et  dans  ses  idées,  en  vertu  des 
rajiports  nécessaires  de  l'homme  avec  son  Créa- 
teur. 

Leibniz,  qui  opposa  une  réfutation  si  victo- 
rieuse au  grand  ouvrage  de  Locke,  a  lui-même 
fait  connaître  sa  propre  théorie  par  la  réserve 
célèbre  qu'il  a  faite  au  principe  de  l'empirisme. 
Rien  dans  l'entendement,  dit-il,  qui  n'ait  été 
dans  le  sens,  excepté  l'entendement  lui-même, 
nisi  ipse  inlellectus  :  or,  l'entendement  renfermé 
l'être,  la  substance,  l'un,  le  même,  et  plusieurs 
autres  notions  que  les  sens  ne  peuvent  donner. 
Ces  notions,  pour  Leibniz  comme  pour  Des- 
cartes, sont  des  semences  que  nous  apportons  en 
naissant,  des  traits  lumineux  cachés  au  dedans 
de  nous,  et  que  la  rencontre  des  objets  extérieurs 
fait  paraître.  Le  procédé  qui  les  dégage  n'est 
pas  une  faculté  nue,  consistant  dans  la  seule 
possibilité  de  les  acquérir;  c'est  une  disposition, 
une  aptitude,  une  préformation  qui  détermine 
notre  âme  et  qui  fait  que  certaines  vérités  peu- 
vent en  être  tirées,  «  tout  comme  il  y  a  de  la 
différence  entre  les  figures  qu'on  donne  à  la 
pierre  ou  au  marbre  indifféremment,  et  entre 
celles  que  les  veines  marquent  déjà,  ou  sont 
disposées  à  marquer  si  l'ouvrier  en  profite.  » 

Vers  la  fin  du  dernier  siècle,  Thomas  Reid  et 
Kant  agitaient  de  nouveau  la  question  de  l'ori- 
gine des  idées,  et  malgré  la  différence  de  leur 
point  de  départ  et  de  leur  méthode,  ils  arrivaient 
à  des  conclusions  qui  ne  sont  pas  sans  analogie 
entre  elles. 

Parti  de  l'analyse  de  la  perception  extérieure, 
Reid  reconnut  que  des  idées  et  des  croyances 
qui  ne  venaient  pas  de  l'observation,  se  mêlaient 
aux  notions  dérivées  de  cette  source.  Cherchant 
ensuite  quelle  pouvait  être  la  nature  de  ces 
croyances,  il  les  regarda  comme  des  lois  consti- 
tutives de  l'esprit  humain  qui,  certaines  con- 
ditions une  fois  remplies,  ne  peut  s'empêcher  de 
porter  certains  jugements,  de  même  que  tout 
corps  doit  tomber  s'il  n'est  soutenu.  Or,  pour  le 
philosophe  allemand,  les  notions  universelles  et 
nécessaires  sont  de  simples  formes  de  la  pensée, 
qu'il  partage  en  trois  classes  :  les  formes  de  la 
sensibilité,  les  catégories  de  l'entendement,  et 
les  idées  de  la  raison.  La  connaissance  humaine 
est  le  produit  de  l'application  régulière  de  ces 
lois  aux  vagues  données,  aux  matériaux  confus 
et  épars  qui  viennent  de  l'expérience. 

Tous  les  systèmes  que  nous  venons  de  par- 
courir et  d'autres  théories  ingénieuses  ou  pro- 
fondes, mais  moins  célèbres  ou  plus  modernes, 
qui  ne  sauraient  trouver  place  dans  ce  tableau, 
se  touchent  par  un  point  capital,  c'est  que  l'en- 
tendement de  l'homme  renferme  des  idées  qui 
ne  tirent  pas  leur  origine  de  l'observation.  Mais 
ce  point  une  fois  établi,  la  question  n'est  pas 
résolue.  Si  l'on  sait  d'où  les  idées  nécessaires  ne 
viennent  pas,  on  ne  sait  pas  d'où  elles  viennent, 
et  il  reste  à  le  découvrir.  Or,  c'est  ici  que  se 
montre  la  diversité  des  opinions. 

Parmi  ces  hypothèses  rivales,  la  doctrine  de 
Reid  et  surtout  de  Kant  doit  être  rejetée,  parce 


IDEE 


766  — 


IDEE 


qu'elle  contient  un  germe  de  scepticisme.  Si  les 
idées  nécessaires,  comme  le  veulent  ces  philo- 
sophes, sont  seulement  les  lois,  les  formes  de 
l'esprit  et  comme  une  règle  de  croyance  qui  fait 
partie  de  sa  constitution,  elles  ont  une  valeur 
purement  relative;  elles  sont  exposées  à  changer 
comme  l'esprit  même,  et  la  vérité  d'aujourd'hui 
peut  devenir  demain  une  erreur  manifeste. 

La  doctrine  des  idées  innées,  qui  ne  met  pas 
en  péril  la  certitude  absolue  de  la  connaissance, 
paraît  mieux  fondée  sous  ce  rapport;  mais,  prise 
en  soi,  elle  renferme  des  lacunes  qui  ne  peuvent 
être  comblées  que  par  de  sages  emprunts  faits 
à  Malebranche,  et  même  à  Platon  et  aux  alexan- 
drins. 

L'intelligence  possède  un  grand  nombre  de 
notions  nécessaires.  Elle  a  les  idées  du  temps  et 
de  l'espace  illimités;  elle  conçoit  la  substance 
et  la  causalité  absolues,  les  règles  immuables 
des  proportions,  la  beauté  sans  mélange,  le  bien 
suprême. 

Ces  vérités  ne  sauraient  être  distinctes,  iso- 
lées, comme  si  elles  étaient  des  êtres  parti- 
culiers; il  faut  qu'elles  aient  un  centre  com- 
mun, qui  ne  peut  être  que  l'infini,  c'est-à-dire 
Dieu  conçu  comme  immense  et  éternel,  comme 
cause  première,  sagesse  parfaite,  justice  infail- 
lible et  souveraine. 

«  Ces  vérités,  dit  Bossuet  {Conn.  de  Dieu,  etc., 
ch.  iv),  subsistent  devant  tous  les  siècles,  et 
de\-ant  qu'il  y  ait  eu  un  entendement  humain; 
et  quand  tout  ce  qui  se  fait  par  les  règles  des 
proportions,  c'est-à-dire  tout  ce  que  je  vois  dans 
la  nature  serait  détruit,  excepté  moi,  ces  règles 
se  conserveraient  dans  ma  pensée  ;  et  je  verrais 
clairement  qu'elles  seraient  toujours  bonnes  et 
toujours  véritables,  quand  moi-même  je  serais 
détruit,  et  quand  il  n'y  aurait  personne  qui  fût 
capable  de  les  comprendre. 

«  Si  je  cherche  maintenant  où  et  en  quel  sujet 
elles  subsistent  éternelles  et  immuables  comme 
elles  sont,  je  suis  obligé  d'avouer  un  être  où  la 
vérité  est  éternellement  subsistante  et  où  elle 
csttoujours  entendue;  et  cet  être  doit  être  la  vé- 
rité même  et  doit  être  toute  vérité;  et  c'est  de 
lui  que  la  vérité  dérive  dans  tout  ce  qui  est  et 
ce  qui  s'entend  hors  de  lui. 

«  C'est  donc  en  lui,  d'une  certaine  manière  qui 
m'est  incompréhensible,  c'est  en  lui,  dis-je,  que 
je  vois  ces  vérités  éternelles;  et  les  voir,  c'est 
me  tourner  à  celui  qui  est  immuablement  toute 
vérité  et  recevoir  ses  lumières. 

«  Cet  objet  éternel,  c'est  Dieu,  éternellement 
subsistant,^  éternellement  véritable,  éternelle- 
ment la  vérité  même.  » 

A  ce  point  de  vue,  le  problème  de  l'origine 
des  idées  s'éclaircit  en  se  simplifiant. 

Puisque  toute  notion  absolue  a  son  terme  en 
Dieu,  puisqu'elle  est  une  forme  de  l'idée  de  Dieu, 
la  question  se  ramène  à  savoir  comment  nous 
connaissons  Dieu.  Or,  cette  connaissance  est  la 
suite  naturelle  et  immédiate  du  rapport  qui  unit 
la  pensée  de  l'homme  à  celui  par  qui  tout  existe 
et  se  conserve.  Dieu,  dont  la  main  a  créé  l'uni- 
vers et  qui  ne  cesse  d'y  entretenir  l'ordre  et  la 
vie,  se  révèle  à  l'àme  humaine  par  son  action 
toujours  présente,  et  il  .serait  merveilleux  qu'elle 
ne  le  connût  pas.'  S'il  était  loin  de  nous,  indiffé- 
rent et  étranger  à  notre  être,  goûtant,  selon  l'i- 
magination bizarre  d'Épicure.  la  douceur  d'un 
éternel  repos,  nous  pourrions  l'ignorer;  mais  dès 
le  début  de  la  vie  il  est  près  de  nous,  il  est  en 
nous;  il  nous  environne  de  l'éclat  de  sa  lumière, 
et  nous  ressentons  l'irrésistible  impression  de 
sa  puissance.  Voilà  pourquoi  tous  les  hommes  le 
connaissent,  non  par  la  réflexion  et  par  une  re- 
cherche   lente   et   pénible,    mais    directement. 


spontanément,  par  une  heureuse  et  universelle 

nécessité. 

Cette  communication  de  l'esprit  humain  et  de 
la  vérité  infinie  se  nomme  la  raison. 

Les  sens,  la  conscience  et  la  raison,  telle  est  en 
dernière  analyse  la  triple  source  de  nos  idées. 
Par  les  sens,  nous  connaissons  les  choses  maté- 
rielles qui  nous  environnent;  par  la  conscience, 
nous  nous  connaissons  nous-mêmes ,  par  la  rai- 
son, nous  connaissons  Dieu,  principe  et  centre 
des  vérités  absolues. 

Ces  trois  facultés,  opposées  de  caractère  et  de 
direction,  s'accompagnent  dans  tout  le  cours  de 
la  vie  intellectuelle.  Dès  que  la  conscience  et  la 
perception  entrent  en  exercice,  la  raison  s'éveille, 
et  sous  le  fini  conçoit  l'infini,  sous  le  particulier 
l'universel,  au  delà  des  misères  de  la  créature, 
la  perfection  du  Créateur.  Dans  la  première  pen- 
sée de  l'homme  est  contenu  le  germe  de  toutes 
ses  conceptions  à  venir,  le  monde,  i'âme  et  Dieu. 

Après  avoir  saisi  la  vérité  sans  la  chercher,  en 
vertu  des  seules  lois  de  l'intelligence,  l'esprit  re- 
vient sur  la  notion  obscure  qu'il  en  avait  d'a- 
bord acquise,  et  qu'il  transforme  au  moyen  de 
l'activité  volontaire.  Par  l'attention  qui  analyse 
les  objets,  par  la  comparaison  qui  les  rapproche, 
par  le  raisonnement  qui  en  découvre  les  pro- 
priétés les  plus  cachées,  par  la  puissance  du  lan- 
gage qui  fixe  la  pensée^  nous  donnons  à  nos  idées 
de  la  clarté,  de  la  précision,  de  l'étendue.  Par- 
ticulières et  concrètes  à  leur  origine,  elles  de- 
viennent abstraites,  collectives,  générales;  elles 
engendrent  des  idées  nouvelles  qui,  à  leur  tour, 
en  produisent  d'autres.  Ainsi  se  développe  la  con- 
naissance humaine;  ainsi  naissent  et  marchent 
les  sciences  par  les  forces  combinées  du  génie  et 
de  la  volonté. 

La  théorie  que  nous  venons  d'esquisser  à  grands 
traits  est  le  système  qui  a  prévalu  dans  la  phi- 
losophie française  à  la  suite  de  longues  contro- 
verses, dans  lesquelles  toutes  les  écoles  ont  été 
représentées  et  les  doctrines  les  plus  opposées 
ont  pu  se  produire.  Cette  théorie  est  sans  contre- 
dit plus  rigoureuse  et  plus  sage  qu'aucune  de 
celles  qui  ont  vu  le  jour  au  dix-septième  et  au 
dix-huitième  siècle.  Elle  ne  met  en  péril  aucun 
des  grands  intérêts,  aucune  des  saintes  croyances 
de  l'àme  humaine  :  car  elle  place  en  Dieu  même 
le  fondement  de  toute  vérité  et  de  toute  connais- 
sance. Elle  ne  méconnaît  pas  le  rôle  de  l'expé- 
rience dans  la  formation  de  nos  idées  :  car  elle 
avoue  que,  si  les  idées  nécessaires  ont  une  autre 
origine  que  les  sens  et  la  conscience,  toutefois 
ce  sont  les  sens  et  la  conscience  qui  donnent  l'é- 
veil à  la  raison  et  en  déterminent  l'exercice. 
Enfin,  elle  ne  nie  pas  l'utile  intervention  du  pou- 
voir volontaire  et  du  langage,  puisqu'elle  la  con- 
sidère comme  la  source  des  idées  claires,  dis- 
tinctes, abstraites,  générales.  Elle  concilie  par  là 
toutes  les  doctrines  dans  ce  qu'elles  ont  de  con- 
ciliable  ;  elle  ne  repousse  que  leurs  exagérations. 
Le  système  qu'elle  rappelle  le  mieux  est  celui 
de  Leibniz;  mais  elle  définit  avec  plus  de  pré- 
cision les  caractères  opposés  de  la  connaissance 
rationnelle  et  des  notions  empiriques.  Assuré- 
ment cette  théorie  ne  dissipe  pas  toutes  les  om- 
bres •  mais  les  imperfections  qu'elle  offre  sont  de 
ces  défauts  inhérents  à  la  nature  humaine  que 
ni  les  efforts,  ni  les  progrès  du  génie  philoso- 
phique ne  parviendront  à  effacer  entièrement. 
La  liste  des  ouvrages  à  consulter  sur  le  sujet  de 
cet  article  seiait  trop  longue  et  toujours  incom- 
plète. Nous  renvoyons  le  lecteur  aux  articles 
Sen's,  Conscience,  Raison,  à  ceux  consacrés  spé- 
cialement aux  philosophes  qui  ont  traité  de  l'o- 
rigine des  idées,  et  aux  indications  bibliogra- 
phiques qui  les  terminent.  X. 


IDEN 


767   — 


IDEN 


IDENTITÉ  (de  idem,  le  même).  Quand  nous 
considérons  une  chose,  dans  un  moment  donné 
et  dans  un  L-ertain  état,  comme  un  tout  indivi- 
sible ou  qui  n'a  pas  encore  été  divisé,  nous  di- 
sons qu'elle  est  une.  Quand  il  nous  arrive  de  la 
considérer  ainsi  dans  plusieurs  moments  ou  dans 
plusieurs  états  dilTérents.  nous  ne  disons  plus 
qu'elle  est  une,  mais  qu'elle  est  la  même,  qu'elle 
a  conservé  sou  idenlilé.  L'identité  n'est  donc  pas 
autre  chose  que  l'unité  avec  la  persistance  ou  la 
continuité ,  l'unité  aperçue  dans  la  pluralité 
même,  dans  la  multiplicité  et  la  succession,  dans 
la  diversité  et  le  chanfremcnt.  Or,  c'est  là  pré- 
cisément ce  qui  dislingue  la  .substance  des  phé- 
nomènes. L'identité  est  donc  le  caractère  le  plus 
essentiel  de  la  substance,  c'est-à-dire  de  l'être 
proprement  dit  :  car  il  n'y  a  que  ce  qui  dure  et 
ce  qui  est  un  qui  soit  véritablement;  le  reste  est 
une  apparence  plus  ou  moins  semblable  à  la  réa- 
lité, une  image  de  plus  en  plus  brisée  et  éphé- 
mère. 

Puisq[ue  l'identité  s'offre  à  nous  comme  la  con- 
dition indispensable  do  l'être  en  général,  elle 
entre  nécessairement  dans  la  conception  de  tous 
les  êtres.  Elle  est  l'unique  fondement  de  la  dis- 
tinction que  nous  établissons,  n'importe  dans 
quelle  sphère  de  nos  connaissances,  entre  le 
sujet  et  les  accidents,  entre  ce  qui  est  et  ce  qui 
n'est  plus  ou  n'est  pas  encore.  Le  changement 
même  ne  peut  se  concevoir  sans  elle  :  car  les 
choses  ne  changent  que  par  rapport  à  ce  qui  de- 
meure. Mais  elle  peut  être  absolue  ou  relative; 
elle  peut  former  un  ;tout  plus  ou  moins  continu 
et  plus  ou  moins  un,  c'est-à-dire  approcher  plus 
ou  moins  de  l'unité  parfaite,  également  indivi- 
sible dans  le  temps  et  dans  l'espace;  et  ces  dif- 
férences constituent  autant  de  degrés  dans  l'être 
ou  dans  la  nature  des  choses.  Il  y  a  l'identité  qui 
est  propre  aux  corps  non  organisés,  à  la  matière 
proprement  dite;  il  y  a  celle  qui  distingue  les 
êtres  vivants;  et  enfin  celle  de  l'âme  humaine 
ou  des  êtres  intelligents. 

L'identité  de  la  matière  consiste  uniquement 
dans  la  persistance  des  parties  ou  des  molécules 
dontelle  se  compose,  c'est-à-dire  dans  la  conti- 
nuité sans  unité,  et,  par  conséquent,  sans  ordre  ; 
dans  l'inertie  et  dans  la  masse.  L'unité  lui  man- 
que complètement  :  car  elle  n'existe  pas  plus 
dans  les  parties  que  dans  l'ensemble.  Chaque 
partie  de  matière,  si  petite  qu'on  la  suppose,  de- 
vient à  son  tour  un  corps,  et  ne  peut  être  con- 
çue, soit  que  la  division  s'arrête  par  le  fait  ou 
ne  s'arrête  pas,  que  comme  une  chose  divisible. 
Ainsi  ce  qui  persiste  dans  la  matière,  ce  qui  fait 
son  identité,  nous  échappe  et  ne  cesse  de  recu- 
ler devant  nous  comme  une  ombre.  Elle  est  donc 
moins  une  substance  qu'un  phénomène,  moins 
un  être  qu'une  simple  forme  servant  à  distin- 
guer les  différents  ordres  de  phénomènes  qui 
peuplent  le  temps  et  l'espace.  C'est  ce  qu'ont 
toujours  cru,  malgré  les  murmures  des  sens  et 
l'étonnement  d'une  foule  grossière,  les  plus  il- 
lustres interprètes  de  la  philosophie  et  de  la  re- 
ligion. 

Chez  les  êtres  vivants,  au  contraire,  la  masse 
inerte,  c'est-à-dire  la  matière  proprement  dite, 
ne  cesse  de  se  renouveler  par  la  nutrition,  par  la 
respiration,  par  la  sécrétion.  Ce  qui  persiste  et 
qui  dure,  c'est  l'ordre  et  le  mouvement  :  l'ordre, 
c'est-à-dire  l'organisation,  la  forme  savante  et 
souvent  d'une  admirable  beauté  dans  laquelle 
se  combinent  les  éléments  fugitifs  de  la  matière; 
le  mouvement,  c'est-à-dire  la  vie,  les  fonctions 
remplies  par  les  divers  organes,  et  entre  les- 
quelles on  aperçoit,  comme  dans  les  organes 
eux-mêmes,  la  plus  parfaite  harmonie.  C'est  donc 
la  persistance    de  l'organisation  et   de   la  vie. 


c'est-à-dire  la  continuité  dans  l'ordre  et  dans  le 
mouvement,  et  peu  à  peu  dans  le  sentiment  de 
ce  mouvement,  qui  seule  fait  l'identité  des  ani- 
maux et  des  plantes.  Que  ce  mouvement  soit  in- 
terrompu, l'animal  et  la  niante  cessent  d'exister, 
quoique  la  matière  dont  leurs  organes  se  compo- 
sent soit  restée  la  même.  Cette  vérité  est  telle- 
ment évidente,  que  le  sensualisme  lui-même, 
par  l'organe  de  son  chef  le  plus  illustre,  a  été 
obligé  de  l'accepter.  «  Un  chêne,  dit  Locke  [Essai 
sut'  l'entendement  humain,  liv.  II,  ch.  xxvii,  §3), 
qui,  d'une  petite  plante,  devient  un  grand  arbre, 
et  qu'on  vient  d'émonder,  est  toujours  le  même 
chêne;  et  un  poulain  devenu  cheval,  tantôt  gras 
et  tantôt  maigre,  est,  durant  tout  ce  temps-là,  le 
même  cheval,  quoique  dans  ces  deux  cas  il  y  ait 
un  manifeste  changement  de  parties.  »  De  là  il 
conclut  avec  beaucoup  de  sens  que  l'identité  d'un 
être  vivant  ne  consiste  pas,  comme  celle  d'un 
corps  brut,  dans  la  somme  de  ses  parties,  mais 
dans  son  organisation  et  dans  sa  vie  même. 

L'organisation  et  la  vie,  comme  nous  venons 
de  l'observer,  supposent  l'ordre  et  le  mouve- 
ment ;  nous  parlons  d'un  mouvement  qui  se  dé- 
veloppe et  se  continue  de  lui-même,  sans  avoir 
besoin  d'être  renouvelé  par  une  impulsion  exté- 
rieure :  l'ordre  et  le  mouvement  entendu  dans 
ce  sens  nous  offrent  certainement  quelque  chose 
de  plus  réel  et  de  plus  siir,  de  plus  arrêté  dans 
la  nature  et  de  plus  accessible  à  la  raison  que 
cette  divisibilité  indéfinie  de  la  matière  non  or- 
ganisée; mais  ils  ne  constituent  pas  encore  une 
unité,  et,  par  conséquent,  une  identité  complète, 
c'est-à-dire  un  être  vraiment  digne  de  ce  nom  ; 
une  cause  et  non  plus  seulement  un  effet;  une 
force  qui  tire  de  son  propre  sein  les  phénomènes 
par  lesquels  elle  se  manifeste  ;  une  intelligence 
qui  conçoit  ou  qui  produit  elle-même  l'ordre 
qu'on  aperçoit  dans  son  existence.  Il  y  a  donc 
une  identité,  ou,  ce  qui  est  la  même  chose,  une 
existence  plus  réelle  que  celle  des  êtres  vivants 
et  organisés  ;  c'est  l'identité,  c'est  l'existence  de 
l'àiue  humaine.  En  effet,  l'unité  que  nous  aper- 
cevons en  nous  au  moyen  de  la  conscience  ne 
consiste  pas  dans  une  combinaison  plus  ou  moins 
harmonieuse  de  nos  facultés  et  nos  diverses  ma- 
nières d'être  ;  mais  dans  le  principe  même  par 
lequel  ces  facultés  sont  mises  en  jeu,  dans  le 
sujet  qui  éprouve  et  dans  la  cause  qui  produit 
en  grande  partie  ces  différents  modes  de  notre 
existence.  Ici,  pour  la  première  fois,  dans  le  dé- 
veloppement de  nos  idées,  se  montre  la  diffé- 
rence de  l'être  et  de  ses  attributs,  de  la  sub- 
stance et  des  phénomènes.  Ici,  pour  la  première 
fois,  se  découvrent  à  nous  les  véritables  carac- 
tères de  l'unité  :  car  nous  avons  conscience  de 
nous-mêmes,  non  comme  d'une  collection  ou 
d'un  arrangement  de  parties,  mais  comme  d'une 
personne  très-nettement  distincte  de  ce  qu'elle 
lait  et  de  ce  qu'elle  éprouve,  comme  d'une  unité 
substantielle  et  absolument  indivisible.  Aussi  ne 
concevons-nous  aucune  autre  unité  que  par  ana- 
logie avec  celle-ci.  11  en  est  de  même  de  la  per- 
sistance de  cette  unité  en  nous,  ou  de  notre  iden- 
tité. L'idée  de  notre  identité  ne  se  présente  à 
notre  esprit  qu'à  l'occasion  de  nos  souvenirs,  ou 
quand  nous  nous  apercevons  que  nous  avons  duré  ; 
mais  elle  ne  consiste  pas  dans  le  souvenir  lui- 
même,  ni  dans  la  suite  des  phénomènes  qu'il 
représente,  ni,  comme  Locke  le  suppose,  dans  la 
continuité  de  la  conscience.  La  conscience  et  la 
mémoire  supposent  un  sujet  qui  se  sait  et  se 
souvient,  comme  la  sensibilité  un  être  qui  sent, 
et  l'action  un  être  qui  agit.  Elles  ne  sont  que  les 
signes,  ou,  si  l'on  veut,  les  preuves  de  notre 
nature  simple  et  identique;  elles  ont  beau  s'af- 
faiblir ou  s'éclipser  momentanément,  nous  n'en 


IDEN 


—  768 


IDÊO 


croyons  pas  moins  rcsier  une  seule  et  môme  per- 
sonne. Que  l'ivresse  ou  le  sommeil  s'empare  de 
nous,  personne  ne  nous  persuadera,  au  sortir  de 
cet  étiil,  que  nous  commençons  seulement  d'exis- 
ter, et  qu'il  n'y  a  aucun  lien  entre  notre  vie  pré- 
sente et  notre  vie  passée. 

C'est  pourtant  ce  paradoxe  que  Locke  a  soutenu 
(Essai  sur  rentendement  humain, Uv.U.ch.  xxvu, 
§  3)  en  faisant  consister,  comme  nous  1  avons  dilj 
ridcntité  personnelle  dans  la  conscience,  et  en 
admettant  une  différence  entre  la  substance  de 
l'homme  et  sa  personne.  La  première,  si  nous  en 
croyons  le  philosophe  anglais,  ne  serait  qu'un 
animal  d'une  certaine  forme,  toujours  le  même 
depuis  la  conception  jusqu'à  la  mort;  la  seconde, 
interrompue  par  le  sommeil,  l'oubli,  la  léthargie, 
ne  cesserait  de  mourir  pour  renaître.  Ainsi  plu- 
sieurs personnes  pourraient  se  succéder  dans  la 
même  substance,  et  réciproquement,  plusieurs 
substances  pourraient  participer  successivement 
de  la  même  j  ersonne.  comme  plusieurs  parties 
de  matière  participent  de  la  même  vie  et  se  re- 
nouvellent sans  cesse  dans  le  même  animal.  Cette 
doctrine  n'est  pas  seulement  contraire  à  l'évi- 
dence immédiate  de  la  conscience,  elle  renverse 
aussi  tous  les  fondements  de  la  morale  en  dé- 
pouillant l'homme  de  sa  responsabilité.  «  Il  est 
évident,  dit  M.  Cousin  dans  une  des  solides  le- 
çons qu'il  a  consacrées  au  système  de  Locke  (Cours 
de  1829,  leçon  18"),  il  est  évident  que  si  la  mé- 
moire et  la  conscience  ne  mesurent  pas  seule- 
ment l'existence  ànosyeu.x,  mais  la  constituent, 
celui  qui  a  oublié  qu'il  a  fait  une  chose,  ne  l'a 
pas  faite  réellement 3  celui  qui  a  mal  mesuré  par 
la  mémoire  le  temps  de  son  existence,  a  moins 
existé  réellement.  Alors  plus  d'imputation  morale, 
plus  d'action  juridique.  Un  homme  ne  se  souvient 
plus  d'avoir  fait  telle  ou  telle  chose;  donc  il  ne 
peut  être  mis  en  jugement  pour  l'avoir  faite  : 
car  il  a  cessé  d'être  le  même.  Le  meurtrier  ne 
peut  plus  porter  la  peine  de  son  crime  si,  par 
un  bienfait  du  hasard,  il  en  a  perdu  le  souvenir.  » 
L'erreur  de  Locke  ne  \  ient  pas  seulement  de  ce 
qu'il  a  méconnu  la  raison,  sans  laquelle  rien  de 
durable,  ni  la  durée  elle-même,  ne  peuvent  se 
concevoir;  mais  de  ce  qu'il  n'a  vu  dans  la  con- 
science qu'un  phénomène  purement  passif,  sus- 
ceptible d'être  transporté  d'une  substance  à  une 
autre.  La  conscience  a  pour  condition  l'attention, 
c'est-à-dire  un  fait  de  volonté,  un  retour  actif  de 
l'esprit  sur  lui-même.  Or,  qu'est-ce  que  la  vo- 
lonté? Ce  pouvoir  que  nous  avons  d'agir,  de  ré- 
sister, de  nous  mouvoir,  de  suspendre  nos  pro- 
pres actions,  sinon  une  cause  qui  existe  indé- 
pendamment de  ses  effets,  une  force  permanente, 
indivisible  dans  le  temps  comme  dans  l'espace, 
«t,  par  conséquent,  identique?  Les  différents  de- 
grés de  développement  dont  cette  force  est  sus- 
ceptible (et  la  conscience  en  est  un),  les  alter- 
natives de  victoire  et  de  défaite  par  lesquelles 
«lie  passe  dans  sa  lutte  avec  les  forces  extérieu- 
res, n'altèrent  point  Tunité  de  sa  substance  et  ne 
portent  aucune  atteinte  à  son  identité.  C'est  par 
notre  propre  identité  que  nous  pouvons  juger  de 
celle  des  autres  êtres  :  car  si  nous  ne  demeu- 
rions pas  la  même  personne,  il  n'existerait  pour 
nous  aucun  terme  ae  comparaison  entre  le  pré- 
sent et  le  pa.ssé. 

Il  résulte  immédiatement  de  ces  observations 
qu'il  n'y  a  d'identité  réelle  que  dans  l'âme,  et  en 
général  dans  un  être  capable  de  penser  et  de 
vouloir,  dans  un  être  spirituel.  Hors  de  là  il  n'y 
a  qu'une  identité  relative;  et,  si  l'identité  est  le 
caractère  distinctif  de  la  substance,  c'est-à-dire 
de  l'être  proprement  dit,  on  est  forcé  d'admettre 
que  l'esprit,  non  pas  seulement  en  tant  qu'il 
pense,  en  tant  que  raison  et  intelligence^  mais 


en  tant  qu'il  agit  et  qu'il  veut,  en  tant  que  force, 
amour  et  liberté,  est  l'être  véritable  ou  l'essence 
même,  l'origine  et  la  cause  de  tout  ce  qui  est. 
Aucun  des  attributs  que  nous  venons  de  nommer, 
ni  la  raison,  ni  la  liberté,  ni  l'amour,  ne  peuvent 
être  conçus  sans  la  conscience;  il  est  donc  im- 
possible d'admettre  avec  quelques  philosophes 
anciens  et  modernes,  que  le  souverain  être  s'i- 
gnore lui-môme.  Dieu  est  l'unité  et  l'identité  par 
excellence,  car  étant  infini,  et  par  conséquent 
parfait,  il  ne  peut  pas  devenir  ou  se  développer 
successivement  comme  l'homme;  mais  tout  ce 
qu'il  est,  il  l'est  de  toute  éternité;  tous  les  attri- 
buts qui  lui  conviennent,  il  les  possède  à  la  fois 
et  dans  toute  leur  étendue.  Dès  lors  il  n'est  plus 
soumis  à  la  condition  d'une  évolution  indéfinie, 
et  répandu  en  quelque  sorte,  étranger  à  lui- 
même,  dans  l'espace  et  dans  le  temps;  il  se  sait, 
il  se  possède  tout  entier,  et  nous  ne  sommes 
qu'une  œuvre  de  sa  volonté,  faite  à  son  image. 
C'est  cette  doctrine  dont  nous  venons  de  signaler 
l'erreur,  qu'on  a  appelée  la  doctrine  de  l'identité 
absolue,  parce  qu'elle  confond  toutes  les  existen- 
ces en  une  seule,  et  détruit  la  différence  qui  sé- 
pare la  création  du  Créateur  (voy.  Panthéisme). 

Ce  qu'on  appelle  le  principe  d'identité  ou  de 
contradiction  (voy.  ce  mot)  n'est  que  l'expression 
logique  de  l'idée  que  nous  venons  de  développer. 
De  même  que  cette  idée  nous  représente  la  con- 
dition de  toute  existence  et  de  tout  être,  le  prin- 
cipe qui  en  découle  est  la  condition  de  toute 
pensée  et  de  tout  raisonnement  :  car  ce  que  la 
pensée  ne  saurait  concevoir  (nous  ne  parlons  pas 
seulement  de  la  pensée  hunîaine,  mais  de  la 
pensée  en  général)  ne  peut  exister  en  aucune 
manière. 

Quant  à  la  supposition  de  Leibniz,  autrement 
appelée  le  principe  des  indiscernables  {princi- 
pium  indiscernibilium),  qu'il  ne  saurait  exister 
deux  choses  exactement  semblables  en  quantité 
et  en  qualité,  parce  qu'une  telle  similitude  n'est 
pas  autre  chose  que  l'identité  môme,  nous  aurons 
lieu  de  l'apprécier  dans  l'article  Individu,  Indi- 
vidualité. Ce  que  nous  venons  de  dire  suffit  pour 
démontrer  que  l'identité  ne  saurait  être  confon- 
due avec  la  plus  parfaite  similitude.  On  peut  con- 
sulter :  Th.  Reid,  IIP  Essai  sur  les  facultés  intel- 
lectuelles de  l'homme;  —  Locke,  Essai  sur  Ven- 
tendement  humain,  liv.  II,  ch.  xxvii;  —  D.  Hume, 
de  la  Nature  humaine,  partie  6,  sect.  11;  —  Du- 
gald  Stewart,  Éléments  de  la  phil.  de  l'esprit  hu- 
main, t.  II,  sect.  11;  et  Essais  philosoj'hiques  ; 
—  V.  Cousin,  Examen  de  la  philosophie  de  LockCf 
Cours  d'hist.  de  la  phil.  mod.,  V  série,  I"  vo- 
lume, et  2'  série,  IL'  volume. 

IDÉOLOGIE,  Idéologues.  L'idéologie,  dans  le 
sens  complet  et  légitime  du  mot,  est  la  science 
des  idées  considérées  en  elles-mêmes,  c'est-à-dire 
comme  simples  phénomènes  de  l'esprit  humain. 
Elle  n'en  discute  donc  pas,  comme  la  logique,  la 
légitimité;  elle  n'y  cnerche  pas,  comme  la  mé- 
taphysique, des  indices  sur  la  nature  de  l'esprit 
qui  les  conçoit  ou  des  objets  qu'elles  représen- 
tent. Mais,  moins  elle  a  d'étendue,  plus  elle  a  de 
certitude.  En  effet,  que  nos  idées  soient  vraies  ou 
qu'elles  soient  fausses,  on  peut  toujours  dire  ce 
qu'elles  sont  dans  l'esprit,  et  à  quelle  occasion 
elles  y  apparaissent;  ou  peut  noter  les  rapports 
qu'elles  ont  entre  elles  et  avec  leurs  signes;  et 
l'idéologie  n'a  pas  d'autre  but. 

On  devine  sans  peine  qu'une  pareille  science 
ne  date  pas  d'hier.  Cependant,  si  on  la  cherche  au 
berceau  de  la  philosophie,  on  ne  l'y  trouvera  pas, 
et  elle  n'y  peut  pas  être.  Pour  que  l'idéologie 
soit  possible,  il  faut  que  la  pensée  ait  appris  à  se 
replier  sur  elle-même.  Or,  à  l'origine,  la  pensée^ 
absorbée  par  les  objets  extérieurs,  n'a  nul  souci 


IDEO 


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IDÊO 


1 1  presque  nulle  conscience  d'ellc-môme.  Rcflé- 
>lur  est  une  victoire  toujours  tardive  do  la  li- 
i>ortc  sur  l'instinct,  un  acte  de  force  et,  par  con- 
sétiuent,  de  maturité.  Aussi  que  trouvc-t-on  en 
Grèce  durant  tout  le  premier  âge  de  la  philoso- 
]iliie?  Des  spéculations  sur  les  objets  de  la  con- 
naiss.ince,  des  systèmes  de  physique  et  de  phy- 
siologie, d'astronomie  et  de  mathematiciues,  peu 
de  psycnologie  et  pas  d'idéologie.  Le  fondateur 
de  l'idéologie,  c'est  le  père  de  la  philosophie  mo- 
rale, c'est  celui  qui  a  rappelé  la  pensée  a  l'étude 
d'elle-même  et  de  ses  formes  éternelles,  qui  a 
proclamé  comme  premitM-e  condition  de  toute 
science  la  connaiss.mce  du  sujet  par  le  sujet  lui- 
môme,  et  fondé  sur  les  rapports  des  idées  entre 
elles  ce  qui  soutient  toute  sa  doctrine,  sa  théo- 
rie de  la  définition. 

Le  xviii'  siècle,  qui  a  tant  innové  et  avec 
tant  de  gloire,  qui  se  piquait  non  pas  de  con- 
naître Socrate,  mais  de  respecter  et  de  faire 
^  triompher  toute  espèce  de  droits,  n'eût  pas  diî 
s'attriDuer  l'invention  d'une  aussi  vieille  science 
que  l'idéologie.  Lisez  les  livres  de  Locke,  surtout 
ceux  de  Condillac  et  de  ses  disciples,  vous  y 
verrez  que  jusqu'à  ces  auteurs  la  science  des 
idées  n'a  été  qu'un  chaos,  qu'un  tissu  d'erreurs, 
quelque  chose  d'analogue  à  l'alchimie  et  à  l'as- 
trologie judiciaire.  Cependant,  lorsque  Platon 
décrit  cette  échelle  que  parcourt  la  dialectique  : 
au  premier  degré,  les  objets  sensibles  et  les  di- 
verses nuances  d'admiration  qui  y  correspondent  ; 
plus  hiu(,  les  objets  mathématiques  avec  les 
connaissances  raisonnées  qui  en  dérivent;  au- 
dessus,  les  idées  absolues  que  l'âme  a  contem- 
plées dans  une  vie  meilleure,  et  qu'en  celle-ci 
elle  se  rappelle  avec  amour;  au  sommet,  l'idée 
du  bien,  soleil  du  monde  intelligible,  source  de 
toute  lumière  et  de  toute  beauté;  cette  théorie 
encore  admirable,  quand  elle  semble  n'être  plus 
qu'aventureuse,  n'est-ce  pas  de  l'idéologie  aussi 
bien  que  le  traité  des  Sensations.  De  même, 
quand  Aristote,  meilleur  platonicien  qu'il  ne  le 
croyait  lui-même,  distingue  trois  sources  de 
connaissances  :  l'expérience,  le  raisonnement  et 
la  raison;  lorsque  de  cette  simple  donnée,  cet 
analyste  incomparable  fait  sortir  ces  traités 
immortels  dont  VOryanum  est  l'assemblage, 
est-ce  là  ou  non  de  la  bonne  idéologie?  Enfin, 
lorsque,  deux  mille  ans  plus  tard.  Descartes 
reproduit  comme  par  hasard,  en  ce  qu'elle  a  de 
fondamental,  la  division  de  Platon  et  d'Aristote  ; 
lorsqu'au-dessus  des  idées  qui  nous  viennent  de 
l'expérience  et  de  celles  qui  sont  notre  ouvrage 
il  trouve  celles  qu'il  appelle  innées,  en  ce  sens 
qu'elles  apparaissent  spontanément  et  naturel- 
lement à  toutes  les  intelligences,  n'est-ce  là 
qu'une  idéologie  méprisable?  Ces  exemples 
mêmes  sont  inutiles,  car  c'est  une  nécessité  qu'à 
la  base  de  tout  système  de  philosophie  soit  une 
théorie  sur  les  idées.  L'idéologie  n'est  donc  pas 
aussi  nouvelle  que  l'ont  cru  Condillac  et  son 
école. 

La  prétention  de  l'école  de  Condillac,  tout 
étrange  qu'elle  peut  paraître,  a  pourtant  son 
excuse.  Ce  que  cette  industrieuse  école  a  fait 
pour  l'idéologie  est  inappréciable.  Non-seu- 
lement elle  l'a  enrichie  d'une  multitude  de  vues 
ingénieuses,  d'observations  fines  et  quelquefois 
profondes;  mais,  en  un  certain  sens  on  peut 
dire  qu'elle  l'a  créée.  Avant  Condillac  et  ses  suc- 
cesseurs, qu'était-ce  que  l'idéologie?  Une  intro- 
duction à  toutes  sortes  de  sciences,  une  page 
perdue  dans  un  livre  immense,  un  germe  fécond, 
mais  sans  vie  distincte  et  même  sans  nom.  Les 
disciples  de  Condillac  ont  les  premiers  prononcé 
le  mot  d'idéologie.  Bien  plus,  ils  ont  émancipé 
la  science  des  idées,   l'ont  élevée  au-dessus  de 

DICT.   PHILOS. 


toutes  les  autres,  l'ont  marquée  d'une  empreinte 
indélébile.  Encore  aujourd'hui,  le  mot  idéologie, 
fait  par  le  wiii'  siècle  et  pour  son  usage,  porte 
le  sceau  de  ses  inventeurs.  En  un  sens  restreint, 
l'idéologie  n'est  plus  la  science  des  idées,  abs- 
traction faite  des  temps  et  des  hommes,  c'est  la 
science  des  idées  telle  que  l'entendait  l'école  de 
Condillac.  Les  idéologues  ne  sont  plus  Platon, 
Kant  ou  Aristote,  mais  Destutt  de  Tracy,  Ca- 
banis, Garât,  Volney.  A  peine  Laromiguière 
peut-il  être  appelé  un  idéologue;  Degérando  et 
Maine  de  Biran  ne  l'ont  été  qu'un  seul  instant. 
Comment  est  née  cette  idéologie  du  xvin'  siècle 
qui  semblait  ne  devoir  intéresser  que  l'Institut 
national,  et  qui  a  fini  par  avoir  son  rôle  dans 
nos  assemblées  politiques,  par  donner  des  inquié- 
tudes au  vainqueur  couronné  de  l'Italie  et  de 
l'Egypte?  C'est  ce  qu'il  faut  expliquer  en  peu  de 
mots. 

Tout  le  XVII'  siècle,  à  la  suite  de  Descartes, 
s'était  égaré  en  de  magnifiques  et  stériles  hypo- 
thèses. Rappelons  seulement  les  théories  des 
tourbillons  et  de  l'animal-machine,  des  causes 
occasionnelles  et  de  l'harmonie  préétablie.  Parce 
que  le  xvii'  siècle  avait  été  téméraire,  le  xviii' 
fut  timide,  dans  l'ordre  métaphysique  du  moins. 
Redoutant  toutes  les  séductions,  surtout  celle  du 
génie,  évitant  de  porter  les  yeux  au  delà  de  ce 
monde,  il  laissa  de  côté  les  hautes  questions 
dont  plusieurs  avaient  porté  malheur  au  carté- 
sianisme, mit  sa  gloire  à  être  circonspect,  et 
relégua  dédaigneusement  dans  le  pays  des  chi- 
mères tout  ce  qui  n'était  pas  l'analyse  des  sen- 
sations et  des  idées.  Parcourez  la  liste  assez 
longue  des  ouvrages  philosophiques  de  la  der- 
nière moitié  du  xviii=  siècle,  vous  serez  étonnés 
de  n'y  rien  trouver  qui  rappelle  cette  grande  phi- 
losophie du  siècle  précédent.  Pendant  plus  de 
soixante  ans  pas  un  livre  sur  Dieu,  sur  les  des- 
tinées de  l'homme.  En  revanche,  vingt  traités 
d'idéologie  sous  vingt  titres,  et  de  vingt  auteurs 
divers  :  après  VEssai  sur  Vorigine  des  connais- 
sances humaines  et  le  Traité  des  sensatioiis,  de 
Condillac,  VEssai  de  psychologie,  de  Ch.  Bon- 
net, bientôt  suivi  de  VEssai  analytique  sur  les 
facultés  de  Vdine.  du  même  auteur;  un  peu  plus 
tard,  YHisloire  naturelle  de  Vâme,  de  La  Met- 
trie  ;  les  livres  de  l'Esprit  et  de  l'Homme,  d'Hel- 
vctius.  Au  fond  du  fameux  Système  de  la  na- 
ture, ce  qu'on  trouve,  c'est  encore  une  théorie 
sur  les  idées.  A  cette  époque,  l'idéologie  .est 
partout,  jusque  sur  le  théâtre  et  dans  les  romans. 
Pourtant  l'école  idéologique  n'est  pis  née,  le 
mot  même  d'idéologie  n'existe  pas;  l'idéologie 
proprement  dite,  alliée  de  la  révolution  fran- 
çaise, naît  et  grandit  avec  elle.  Plus  tard,  elles 
auront  ensemble  leurs  jours  de  mdhcur;  main- 
tenant elles  régnent  ensemble,  et  se  lient  de  la 
manière  la  plus  intime  dans  la  pensée  des  con- 
temporains. Tandis  que  l'une  apporte  avec  elle 
la  liberté  politique,  l'autre  semble  le  fruit  na- 
turel de  la  liberté  des  intelligences.  La  Con- 
vention, après  avoir  sauvé  la  première,  établit 
la  seconde  à  l'Institut  national  dans  la  section 
de  l'analyse  des  sensations  et  des  idées.  Leurs 
représentants  sont  aussi  les  mêmes.  La  plupart 
se  retrouvent  à  Auteuil  chez  Mme  Helvélius, 
«  cette  femme  excellente  et  gracieuse,  l'amie  de 
Turgot,  de  Condillac,  de  Franklin,  de  Condorcet, 
de  Malesherbes,  la  mère  adoptive  de  Cabanis, 
qui,  selon  l'heureuse  expression  de  M.  de  Tracy, 
avait  compté  les  événements  de  sa  vie  par  les 
mouvements  de  son  cœur.  »  {Mcm.  de  l'Acad. 
des  sciences  morales  et  politiques,  t.  IV,  Notice 
sur  Destutt  de  Tracy.  par  M.  Mignet.)  C'est  dans 
cette  société  où  Siéyes  paraissait  quelquefois  et 
où  se  rencontraient  habituellement  Cabanis,  Vol- 

49 


IDÉO 


—  770  — 


IDEO 


ney,  Garat,  Chénicr,  Gingucné,  Thurot,  Daunou, 
Destutl  do  Tracy,  que  se  sont  form(''S  ces  liens  de 
confraternité  scientifique  et  politique  qui  font 
l'unité  et  qui  ont  fait  la  force  de  l'école  idéo- 
logique. Du  reste,  si  la  pensée  générale  est 
commune,  la  tournure  et  la  direction  d'esprit 
sont  différentes.  On  peut  dire  que  Destutt  de 
Tracy  est  le  métaphysicien  de  cette  école,  Ca- 
banis le  i)hysiologiste,  Volnoy  le  moraliste.  Ga- 
rât le  professeur  public  et  le  propagateur  élo- 
quent. Pendant  que  M.  de  Tracy  inscrit  pour  la 
première  fois  le  nom  de  la  science  nouvelle  en 
tête  de  ses  mémoires  à  l'Institut  d'où  sortiront 
bientc'it  les  Élcmcnls  d'idéologie,  Cabanis  lit  à 
l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques  ses 
beaux  travaux  sur  les  Rapports  du  physique  et 
du  moral  de  l'homme;  Volney  publie  son  Caté- 
chisme du  citoyen  français,  et  Garât  professe 
aux  écoles  normales,  avec  un  éclat  incompa- 
rable, l'analyse  de  l'entendement  humain.  Es- 
sayons de  reproduire  dans  son  ensemble,  sinon 
dans  SCS  détails,  cette  doctrine  idéologique 
mêlée  à  de  si  grands  événements,  et  adoptée 
par  tant  d'hommes  éminents  ou  distingués. 

La  pensée  fondamentale  de  l'école  idéologique 
est  une  pensée  d'emprunt.  Les  idéologues  l'ont 
trouvée  dans  CondiUac  qui  lui-même  l'avait  pui- 
sée à  une  source  étrangère.  Au  commencement 
du  siècle,  Locke,  en  Angleterre,  s'était  posé  la 
question  de  l'origine  de  nos  idées,  et  dans  son 
analyse  systématique  et  infidèle,  n'avait  reconnu 
que  deux  sources  de  connaissances  :  la  sensation 
et  la  réflexion,  d'où  viennent  toutes  nos  idées 
simples.  Condillac  va  plus  loin  :  il  supprime  la 
réflexion,  et  avec  elle,  l'activité  de  l'esprit.  La 
sensation  est  à  la  fois  la  source  unique  de  toutes 
nos  connaissances,  et  le  principe  unique  de  toutes 
nos  facultés,  de  nos  facultés  affectives  comme  de 
nos  facultés  intellectuelles.  Par  une  simple  trans- 
formation, la  sensation  devient  tour  à  tour  at- 
tention, comparaison,  jugement,  raisonnement, 
enfin  désir  et  volonté  :  l'àme  elle-même  n'est 
pas  autre  chose  que  la'collection  des  sensations 
qu'elle  éprouve  et  de  celles  que  la  mémoire  lui 
rappelle.  Toutefois,  Condillac  ne  va  pas  jusqu'à 
la  nier  ;  il  s'attache  même  à  la  distinguer  du 
cerveau.  C'est  cette  distinction  que  les  idéolo- 
gues commencent  par  abolir.  Puisque  l'âme  n'est 
qu'une  collection^  elle  n'a  point  d'unité  ;  puis- 
que cette  collection  varie  sans  cesse,  l'âme  n'a 
point  d'identité;  enfin,  puisqu'elle  ne  produit 
rien,  ne  se  révèle  par  aucune  énergie,  par 
aucun  effet,  c'est  une  pure  hypothèse,  un  mot 
vide  de  sens.  Pour  une  philosophie  sérieuse, 
deux  choses  existent,  des  sensations  et  le  cer- 
veau ;  autrement  dit,  il  n'y  a  pas  deux  ordres 
de  faits,  deux  sortes  d'êtres,  deux  sortes  de  scien- 
ces. L'idéologie  est  une  partie  de  la  zoologie,  et 
l'intelligence  une  dépendance  de  la  physique 
humaine.  Ainsi  le  cerveau  est  le  moi,  le  m-oi  est 
le  cerveau,  et  les  faits  psychologiques,  de  même 
nature  que  les  faits  physiologiques,  sont  comme 
eux  le  produit  de  l'organisation  animale.  Lors- 
qu'un objet  agit  sur  les  nerfs,  il  y  produit  une 
impression  qui  se  communique  au  cerveau.  Ar- 
rivée au  cerveau^  l'impression  devient  sensation 
si  l'objet  est  présent,  souvenir  s'il  est  absent, 
perception  de  rapport  si  les  images  de  plusieurs 
objets  semblables  ou  dissemblables  se  présentent 
simultanément,  raisonnement  s'il  y  a  plusieurs 
rapports,  volonté  si  l'objet  excite  des  désirs  dans 
le  cerveau.  Ainsi  percevoir,  se  souvenir,  juger, 
vouloir,  ne  sont  autre  chose  que  sentir  des  ob- 
jets, sentir  des  souvenirs,  sentir  des  rapports, 
sentir  des  désirs,  et  la  seule  sensation  explique 
à  la  fois  toutes  les  fonctions  et  facultés  de  l'en- 
tendement, toutes  les  déterminaisons  et  opéra- 


tions de  la  volonté.  Telles  sont  les  doctrines  qui 
remplissent  à  la  fois  les  Eléments  d'idéologie  et 
le  livre  des  Rapports  du  physioue  et  du  moral. 
Les  conséquences  morales  qui  dérivent  de  cette 
doctrine  sont  exposées  à  la  fois  dans  le  Caté- 
chisme de  Volney  et  dans  le  traité  de  la  Volonté 
de  M.  de  Tracy. 

Puisque  l'homme  est  simplement  un  être  ca- 
pable d'éprouver  des  sensations,  c'est  de  la  sen- 
sation, c'est-à-dire  du  plaisir  et  de  la  peine,  que 
doivent  venir  toutes  les  règles  de  sa  concluite. 
La  base  de  la  morale  est  dans  les  besoins  de 
l'homme,  dans  ses  besoins  physiques,  bien  en- 
tendu ;  car  il  n'en  éprouve  pas  d'autres.  Notre 
droit  c'est  d'entrer  en  possession  des  objets  pro- 
pres à  satisfaire  nos  besoins.  Notre  devoir  est 
de  ne  pas  dépasser  la  limite  de  nos  besoins  na- 
turels. Mais  où  s'arrête  cette  limite,  et  comment 
la  fixer?  C'est  ce  qu'on  ne  dit  pas.  Toujours 
est-il  que  le  bien  moral  a  son  principe  dans 
l'utilité,  et,  qui  pis  est,  dans  l'utilité  matérielle. 
Volney  le  déclare  expressément.  11  se  pose  cette 
question  :  Est-ce  que  la  vertu  et  le  vice  n'ont 
pas  un  objet  purement  spirituel  et  abstrait  des 
sens?  Voici  sa  réponse  :  Non,  c'est  toujours  à  un 
but  physique  qu'ils  se  rapportent  en  dernière 
analyse,  et  ce  but  est  toujours  de  détruire  ou  de 
conserver  le  corps.  Dans  ce  système,  qu'est-ce 
que  l'amour  paternel?  C'est  le  soin  assidu  que 
prennent  les  parents  de  faire  contracter  à  leurs 
enfants  l'habitude  de  tous  les  actes  utiles  à  eux 
et  à  la  société.  En  quoi  la  tendresse  paternelle 
est-elle  une  vertu  pour  les  parents?  En  ce  que 
les  parents  qui  élèvent  leurs  enfants  dans  ces 
habitudes  se  procurent,  pendant  le  cours  de 
leur  vie,  des  jouissances  et  des  secours  qui  se 
font  sentir  à  chaque  instant^  et  qu'ils  assurent  à 
leur  vieillesse  des  appuis  et  des  consolations 
contre  les  besoins  et  les  calamités  de  tout  genre 
dont  cet  âge  est  assiégé.  Enfin  veut-on  savoir 
pourquoi  la  loi  naturelle  prescrit  la  probité? 
C'est  parce  que  la  probité  n'est  autre  chose  que 
le  respect  de  ses  propres  droits  dans  ceux  d'au- 
trui,  respect  fondé  sur  le  calcul  prudent  et  bien 
combiné  de  nos  intérêts  comparés  à  ceux  des 
autres.  Triste  système  dans  lequel  toutes  les  ac- 
tions honnêtes  deviennent  des  combinaisons  de 
l'égoïsme  !  Cette  morale  toute  relative  n'en  a  pas 
moins  une  sanction,  celle  qui  résulte  des  lois  de 
notre  nature.  Celui  qui  satisfait  ses  besoins 
dans  la  juste  mesure,  a  pour  récompense  d'ar- 
river au  but  qu'il  se  propose.  Celui  qui  dépasse 
la  mesure  a  pour  punition  d'augmenter  ses  souf- 
frances sans  obtenir  le  plaisir  qu'il  poursuit.  Ainsi, 
tout  part  du  corps  et  tout  y  retourne. 

Détournons  les  yeux  de  ces  doctrines  affli- 
geantes qui  ne  valent  pas  les  hommes  de  cœur 
et  d'intelligence  qui  les  professaient  :  c'est  en 
politique,  dans  leur  vie  extérieure,  qu'ils  rede- 
viennent eux-mêmes  et  sont  vraiment  dignes  de 
fixer  les  regards  de  la  postérité.  Chose  étonnante  ! 
ces  philosophes  dont  la  métaphysique  est  la  né- 
gation de  tout  droit  comme  de  tout  devoir,  par 
une  contradiction  honorable  qu'ils  ont  partagée 
avec  tout  le  xviii=  siècle,  sont  les  plus  désinté- 
ressés de  tous  les  hommes,  les  défenseurs  les 
plus  enthousiastes  des  droits  sacrés  de  l'huma- 
nité. Dans  l'Assemblée  constituante,  c'est  l'esprit 
de  leur  école  qui  enfante  la  célèbre  Déclaration 
des  droits.  Dans  la  Convention,  ils  se  placent 
entre  les  Girondins  et  les  Montagnards.  Trop  au- 
dessus  des  préjugés  de  province,  trop  amis  de 
l'unité  nationale  pour  s'associer  aux  projets  des 
premiers,  trop  scrupuleux  pour  faire  cause  com- 
mune avec  les  seconds,  accusés  de  timidité  par 
les  uns,  traités  de  rêveurs  par  les  autres,  mais 
jamais  soupçonnés  de  sacrifier  à  une  position 


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771   — 


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quolcoiuiue  soit  les  droits  do  l'humanité,  soit  la 
liberté  ae  leur  pays.  Lorsque,  après  tant  d'ora- 
ges, la  main  victorieuse  (jui  au  dehors  avait 
couvert  de  gloire  la  république  commença  à  la 
réorganiser  au  dedans,  les  principaux  idéologues 
entrèrent  dans  les  assemblées  politiques  :  tJhé- 
nier,  Daunou,  Ginguené,  Laromiguière  au  tri- 
bunal; Destutl  de  Tracy,  Volney,  Cabanis  au 
sénat  conservateur.  Le  premier  consul  compre- 
nait une  assemblée  politique  comme  un  régi- 
ment :  il  donnait  tant  do  jours  pour  préparer, 
tant  de  jours  pour  discuter  et  voter  un  projet  de 
loi  ;  ces  républicains  qui  avaient  souffert  pour 
la  liberté,  qui  navaient  pas  cessé  de  l'aimer  et 
de  la  croire  possible  malgré  les  excès  commis 
en  son  nom,  avaient  de  tout  autres  vues  que  le 
premier  consul.  A  son  retour  d'Egypte,  ils  lui 
avaient  conseillé  de  ne  pas  .se  mêler  de  politi- 
que; ils  s'étaient  opposés  au  18  brumaire.  Déjà 
leurs  craintes  étaient  justifiées  :  l'ancien  général 
de  la  république  était  devenu  successivement 
consul  provisoire,  consul  définitif,  consul  pour 
dix  ans,  consul  à  vie  ;  il  s'était  entouré  de  sol- 
dats invincibles,  il  ressuscitait  a  son  profit  toutes 
les  pompes  de  l'ancien  régime.  Avant  même  qu'il 
eût  osé  poser  sur  sa  tête  plébéienne  la  couronne 
de  Chariemagne,  ils  avaient  deviné  que  ce  fils  de 
la  liberté  finirait  par  opprimer  sa  mère  ;  que  ce 
réparateur  de  l'ordre  public  (comme  on  l'appelait 
alors)  no  songerait  bientôt  plus  qu'à  l'agrandis- 
sement de  sa  famille.  Aux  défiances  politiques 
s'ajoutaient  les  ombrages  religieux  :  lorsque  les 
prêtres  étaient  rappelés,  les  temples  rendus  au 
culte,  les  négociations  du  Concordat  entamées 
avec  la  cour  de  Rome,  de  quel  œil  devaient-ils 
assister  à  cette  restauration  religieuse,  ces  phi- 
losophes du  xvni°  siècle  qui,  sous  un  autre  ré- 
gime, avaient  fait  décréter  l'abolition  de  la  reli- 
gion catholique,  du  culte  et  de  ses  ministres?  Ils 
suivaient  avec  inquiétude  les  progrès  continus, 
rapides,  irrésistibles  de  cette  double  réaction, 
combattant  le  despotisme  et  le  redoutant  jusque 
dans  ses  présents.  Cette  opposition  plus  conscien- 
cieuse qu'intelligente  fatiguait,  irritait  le  premier 
consul  :  incapable  de  supporter  une  discussion 
libre,  toujours  pressé  d'agir  et  de  triompher,  il 
poursuivait  de  ses  sarcasmes  ces  rêveurs  tour- 
mentés d'un  désir  de  perfection  impossible.  De- 
venu empereur,  il  supprima  brusquement  l'Aca- 
démie des  sciences  morales  et  politiques,  centre 
et  berceau  de  l'idéologie,  il  crut  avoir  anéanti 
l'idéologie  elle-même.  Son  esprit  se  perpétua 
dans  les  vœux  et  les  espérances  de  la  petite  so- 
ciété d'Auteuil.  L'empereur  lui-même  5ut  s'aper- 
cevoir qu'elle  vivait  encore,  lorsqu'en  1814,  sur 
la  proposition  de  M.  de  Tracy  et  des  idéologues, 
le  sénat  décréta  sa  déchéance. 

L'heure  du  triomphe  de  l'idéologie  semblait 
arrivée  :  c'était  celle  de  sa  ruine.  Déjà  Cabanis 
l'avait  reniée  avant  de  mourir  ;  Laromiguière, 
pour  la  défendre,  l'avait  modifiée  sur  plusieurs 
points  essentiels;  Degérando  et  Maine  de 
Biran  désertaient  ses  doctrines  :  c'est  alors  que 
se  fait  entendre  contre  elle  la  parole  grave  et 
respectée  de  M.  Royer-Collard;  c'est  alors  surtout 
qu'à  l'École  normale  et  à  la  Faculté  des  lettres, 
sous  l'influence  d'un  jeune  et  éloquent  profes- 
seur, naît  une  école  nouvelle  qui  a  hérité  de 
l'esprit  libéral  de  l'idéologie,  tout  en  répudiant 
ses  erreurs.  D.  H. 

ILLUMINÉS,  voy.  Mysticisme. 

IMAGINATION.  La  psychologie,  science  de 
pure  observation,  n'est  point  exposée,  comme 
d'autres  branches  de  la  philosophie,  a  tomber 
dans  l'hypothèse.  Mais  si  ses  définitions  ne  peu- 
vent être  entièrement  fausses,  elles  peuvent  être 
incomplètes.  Cette  science  n'invente  pas  la  réa- 


lité ;  mais  elle  ne  la  voit  pas  toujours  dans  toute 
son  étendue.  Là  est  le  principe  des  erreurs  et  des 
contradictions  do  la  psychologie,  en  ce  qui  con- 
cerne les  diverses  facultés  do  l'esprit  humain. 
Plus  ces  facultés  sont  complexes,  plus  l'observa- 
tion risque  d'en  négliger  tel  ou  tel  côté  essen- 
tiel. C'est  ce  qui  explique  les  définitions  et  les 
descriptions  fort  diverses  de  l'imagination.  Deux 
méthodes  sont  applicables  à  l'étude  de  cette 
faculté  :  on  peut  l'observer  en  cUe-mciue,  ou 
l'observer  dans  ses  œuvres.  Le  premier  procédé 
convient  mieux  à  la  psychologie  ;  le  second  à  la 
critique  littéraire.  Mais  chacun  a  son  écucil.  Le 
critique  qui  cherche  çà  et  là  les  traces  de  l'ima- 
gination dans  ses  produits  s'expose  à  comprendre 
dans  la  définition  de  cette  faculté  des  éléments 
nécessaires  à  toute  œuvre  d'art,  mais  étrangers 
à  l'imagination  proprement  dite.  Ainsi  nombre 
de  facultés  concourent  avec  l'imagination  à- pro- 
duire une  œuvre  d'art  :  est-ce  à  dire  qu'elles 
fassent  essentiellement  partie  de  l'imagination  ? 
Dans  les  traités  littéraires,  l'imagination  est  dé- 
crite avec  plus  d'enthousiasme  que  de  précision. 
On  prodigue  les  métaphores  pour  en  célébrer  les 
merveilles  :  on  en  fait  une  source  d'inspira- 
tions ;  c'est  la  flamme  qui  illumine  et  anime  tout 
à  la  fois  les  tableaux  du  poète  ;  c'est  la  baguette 
magique  qui  transforme  et  transfigure  tout  ce 

Qu'elle  touche.  Ouvrez  les  traités  de  Le  Batteux, 
e  Marmontel,  de  Laharpe,  de  Schlegel  ;  lisez 
l'admirable  article  de  Voltaire  dans  ÏEncyclopé- 
die  :  vous  verrez  l'imagination  confondue  dans 
la  foule  des  facultés  esthétiques?  Qu'est-elle  en 
soi?  en  quoi  se  distingue-t-elle  de  la  sensibilité, 
du  goût,  de  la  conception,  de  Vcsprit  ?  C'est  ce 
qu'aucune  analyse  ne  vous  fera  nettement  dis- 
cerner. D'une  autre  part,  le  psychologue,  qui 
concentre  son  observation  sur  l'essence  et  les 
caractères  propres  de  l'imagination,  court  risque 
de  n'en  saisir  que  le  côté  le  plus  saillant  ou  le 
plus  profond.  Ainsi,  tandis  que  les  définitions  de 
la  critique  littéraire  sont  confuses  et  superfi- 
cielles, les  analyses  de  la  psychologie  ont  le  dé- 
faut d'être  étroites  et  incomplètes. 

La  psychologie  ancienne  ne  voyait  guère  dans 
l'imagination  qu'une  simple  capacité  de  con- 
server et  de  reproduire  les  perceptions  du  sens 
de  la  vue,  en  l'absence  des  objets.  Platon  n'a 
point  laissé  de  théorie  de  la  <pavtaffîa;  il  paraît 
n'y  avoir  pas  vu  autre  chose  que  la  mémoire 
Imaginative.  Aristote  consacre  un  chapitre  spé- 
cial, dans  son  traité  de  l'Ame,  à  l'analyse  de 
cette  faculté.  Il  la  fait  rentrer  dans  l'àme  sensi- 
tive,  et  la  place,  dans  l'ordre  des  facultés,  entre 
le  sens  et  l'opinion.  Ce  qui,  à  ses  yeux,  la  dis- 
tingue du  sens  dont  elle  suppose  les  impres- 
sions, c'est  qu'elle  n'a  pas  besoin  de  la  présence 
réelle  des  objets;  ce  qui  la  distingue  de  l'opi- 
nion, c'est  qu'elle  n'implique  à  aucun  degré  la 
croyance,  laquelle  est  propre  à  l'homme  :  parmi 
les  animaux,  beaucoup  possèdent  l'imagination, 
aucun  n'est  capable  de  foi.  On  voit  qu' Aristote 
réduit,  comme  Platon,  la  çavTadîa  à  la  mémoire 
Imaginative.  La  psychologie  stoïcienne  modifie 
la  théorie  d' Aristote  sur  un  point  essentiel.  Con- 
duits par  leur  doctrine  générale  à  considérer 
tout  être  comme  une  force,  et  toute  vie  comme 
une  action,  les  stoïciens  attribuent  l'activité  à 
toutes  les  facultés  de  l'âme,  même  à  la  sen- 
sation, et  font  de  l'imagination  une  puissance 
active,  sans  lui  assigner,  du  reste,  d'autre  fonc- 
tion que  celle  de  conserver  les  impressions  sen- 
sibles. Des  stoïciens  aux  alexandrins,  la  théorie 
de  l'imagination  fait  un  grand  pas.  Indépen- 
damment de  cette  imagination  tout  animale 
qui  avait  été  jusque-là  l'unique  objet  des  défi- 
nitions de  la  psychologie  grecque,  Plotia  recon- 


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luU  une  imagination  supérieurCj  laquelle  a  pour 
fonction  de  représenter  en  images  les  êtres  du 
monde  intelligible,  les  idées  :  véritable  miroir 
dont  se  sert  la  raison  pour  réfléchir  dans  la 
nature  sensible  les  illuminations  de  l'intelligence 
pure,,  cette  imagination  est  une  faculté  intel- 
lectuelle et  survit  à  la  séparation  de  l'âme  d'avec 
le  corps.  Libre  et  pure  de  toute  attache  sensible 
après  la  mort,  elle  suit  l'âme  dans  son  essor  vers 
les  régions  célestes  et  devient  une  faculté  de  la 
vie  bienheureuse.  Cette  théorie  de  l'imagination 
est  profonde  et  originale;  il  semble,  du  reste, 
que  Plotin  y  ait  été  conduit  par  l'expérience  de 
son  propre  esprit  :  car  aucun  philosophe  de  l'an- 
tiquité, pas  même  Platon,  n'a  su  comme  lui  tra- 
duire en  éclalanles  images  les  abstractions  les 
plus  subtiles  de  la  dialectique. 

La  psychologie  moderne  en  revient  à  l'imagi- 
nation sensible.  Pour  Descartes,  cette  faculté 
n'est  qu'un  intermédiaire,  qui  convertit  la  sen- 
sation en  souvenir.  Malebranche,  qui  a  si  bien 
décrit  les  erreurs  de  l'imagination,  la  considère 
également  comme  une  faculté  sensible  ;  il  en 
explique  l'origine  par  l'hypothèse  physiologique 
d'un  système  de  petits  filets  nerveux  qui  partent 
des  organes  extérieurs  de  la  sensibilité  et  vont 
aboutir  au  cerveau.  L'ébranlement  de  ce  sys- 
tème peut  avoir  une  double  cause,  soit  l'im- 
pression des  objets  sensibles  sur  la  partie  des 
nerfs  qui  aboutit  aux  organes,  soit  l'influence 
des  esprits  animaux  sur  la  partie  qui  aboutit  au 
cerveau.  Dans  le  premier  cas,  il  y  a  sensation 
et  perception  réelle;  dans  le  second,  il  n'y  a 
qu'imagination.  Si  l'action  des  esprits  animaux 
est  fatale,  l'imagination  sera  passive  ;  si  elle  est 
provoquée  par  la  volonté,  l'imagination  sera 
active.  L'école  de  Condillac  supprime  la  dis- 
tinction du  passif  et  de  l'actif  pour  toutes  les 
facultés,  et  réduit  l'imagination  à  une  simple 
capacité  de  conserver  les  impressions  sensibles. 
Laromiguière  restitue  l'activité  à  l'imagination, 
et  en  fait  la  réflexion  qui  combine  des  images. 
Maine  de  Biran,  qui  ramène  la  psychologie  à  la 
ductrine  stoïcienne  des  facultés  actives,  distingue 
deux  imaginations  :  l'une  toute  passive  nous  est 
commune  avec  les  animaux,  et  s'exerce  parti- 
culièrement dans  la  rêverie,  le  sommeil,  le  som- 
nambulisme; l'autre  active  et  volontaire  est  pro- 
pre à  l'homme,  et  ne  se  développe  que  dans  les 
états  où  l'âme  a  parfaite  conscience  et  pleine 
possession  d'elle-même.  Du  reste,  toutes  les 
deux  se  bornent  à  reproduire  des  images.  Kant 
paraît  avoir  considéré  l'imagination  comme  la 
faculté  de  schématiser,  c'est-à-dire  de  repré- 
senter sous  des  formes  générales  les  objets  de 
nos  sensations  :  par  exemple,  les  conceptions 
abstraites  de  chêne  et  d'arbre,  de  lion  et  d'a- 
nimal, sont  des  schrmes  proprement  dits,  et 
doivent  être  rapportées  à  l'imagination. 

Toutes  ces  définitions  de  l'imagination  ont  le 
mérite  de  la  précision;  mais,  si  l'on  excepte  la 
théorie  de  Plotin,  il  est  difficile  d'y  reconnaître 
cette  faculté  par  excellence  des  poètes  et  des 
artistes,  si  féconde  en  merveilles.  Ici  l'anilyse 
psychologique,  moins  profonde  que  l'instinct  lit- 
téraire,  n'a  saisi  que  le  côté  extérieur  et  purement 
sensible  de  l'imagination.  Quand  l'esprit,  après 
avoir  perçu  un  onjet  dans  tel  point  de  l'espace 
et  du  temps,  se  représente  ce  même  objet  absent, 
il  n'y  a  là  qu'un  simple  souvenir  de  la  mémoire 
Imaginative.  Que  l'exercice  de  cette  faculté  soit 
fatal  ou  volontaire,  qu'il  aboutisse  à  une  repro- 
duction concrète  et  passive,  ou  à  une  représen- 
tation abstraite  et  générale  des  objets  sensibles, 
rien  n'annonce  encore  l'imagination  qui  invente, 
crée,  •  idéalise,  la  véritable  imagination  :  non- 
seulement  la  mémoire  Imaginative  n'est  pas  toute 


l'imagination,  mais  clic  n'en  est  pas  même  le- 
premier  degré;  elle  n'en  est  qu'une  condition  es- 
sentielle. L'opinion  qui  prête  à  l'imagination  des 
ailcs  et  la  représente  emportant  le  poêle  dans 
un  monde  supérieur  à  la  réalité  est  profondément 
vraie  ;  tant  que  l'artiste  reste  enfermé  dans  le 
monde  sensible,  ses  tableaux,  quels  que  soient 
la  pureté  des  formes  et  l'éclat  des  couleurs,  ne 
sont  point  encore  des  œuvres  d'imagination. 
Toute  œuvre  digne  de  ce  nom  suppose,  outre  les- 
riohes  souvenirs  de  la  mémoire  imaginalive, 
l'inlelligence  des  vérités  métaphysiques.  Ima- 
giner, dans  le  sens  élevé  et  vrai  du  mot,  c'est 
réaliser  l'idéal,  faire  descendre  la  vérité  intel- 
ligible dans  les  formes  de  la  nature  sensible, 
représenter  l'invisible  par  le  visible,  l'infini  par 
le  fini.  Toute  œuvre  véritable  d'imagination  est 
un  symbole;  ce  n'est  ni  la  vivacité  des  impres- 
sions, ni  l'éclat  des  images,  ni  même  la  beauté 
des  proportions  qui  fait  l'œuvre  d'art.  L'art  a 
besoin  sans  doute  d'un  vif  sentiment  de  la  réalité 
et  d'une  connaissance  technique  de  la  nature; 
mais  il  faut,  en  outre,  que  les  images  du  poète, 
les  couleurs  du  peintre,  les  formes  du  statuaire 
soient  expressives.  La  poésie,  la  peinture,  la  sta- 
tuaire, l'art  dans  tous  ses  genres  est  un  langage. 
Et  quel  langage!  L'art  a  le  privilège  de  n'expri- 
mer que  les  choses  d'en  haut  ;  le  monde  sensible 
ne  rentre  dans  son  domaine  que  comme  un 
simple  moyen  d'expression.  Il  faut  étendre  à  l'art 
en  général  ce  qui  a  été  dit  de  la  poésie  :  c'est 
vraiment  la  langue  des  dieux.  Dans  le  Faust  de 
Goethe,  le  drame  est  d'un  grand  intérêt:  l'his- 
toire de  Marguerite  est  une  des  plus  toucnantes 
que  la  réalité  puisse  offrir  à  l'observation  du 
poëte.  Mais  ce  qui  fait  l'incomparable  poésie  de 
cette  œuvre,  c'est  que  tous  ces  détails  de  la  vie 
réelle,  l'amour  de  la  jeune  fille  pour  Faust,  sa 
naïve  simplicité,  son  crime,  sa  fin  tragique,  n'en- 
trent dans  la  composition  du  poëte  que  pour  en 
faire  mieux  ressortir  la  pensée  métaphysique. 
Faust  séduisant  Marguerite  par  les  conseils  et  le 
secours  de  Méphistophélès,  c'est  l'inteiiigence 
humaine,  qui,  dans  son  immense  orgueil  et  son 
insatiable  curiosité,  aspire  à  tout  comp'-endre, 
et  finit  par  retomber,  sceptique  et  désespérée, 
au-dessous  de  la  simple  réalite  dont  elle  a  perdu 
le  sentiment.  Les  œuvres  les  plus  remarquables 
de  lord  Byron,  Don  Juan,  Manp-ed,  reproduisent 
également,  sous  les  vives  couleurs  d'une  ima- 
gination ardente,  une  page  immortelle  des  an- 
nales du  cœur  humain.  Voilà  de  véritables  œu- 
vres d'imagination  :  la  réalité  dramatique  n'y 
est  qu'un  transparent  symbole  de  l'idéal;  dans 
un  récit  plein  d'intérêt  et  de  passion,  le  poëte  a 
su  renfermer  l'histoire  éternelle  de  l'huma- 
nité. 

Tel  est  le  vrai  caractère  d'une  œuvre  d'art.  Il 
faut,  pour  mériter  ce  nom,  qu'elle  comprenne 
l'idéal  et  le  réel  ;  il  faut  surtout  qu'elle  les 
comprenne  dans  le  juste  rapport,  dans  la  vraie 
mesure  qui  fait  la  beauté.  En  efl'et,  entre  les 
deux  mondes  il  existe  une  correspondance  natu- 
relle, qui  fait  que  telle  forme  de  la  réalité  repré- 
sente telle  vérité  du  monde  idéal.  L'artiste  ne 
crée  point  celte  correspondance  ;  par  l'imagi- 
nation il  la  découvre  dans  la  nature,  et  la  repro- 
duit ensuite  par  des  combinaisons  qui  lui  sont 
propres.  L'objet  de  l'imagination  est  complexe; 
ce  n'est  ni  le  sensible,  ni  l'intelligible  pur;  c'est 
le  rapport  qui  les  unit.  Il  est  des  esprits  qui  ne 
s'élèvent  guère  au  delà  des  impressions  de  la  vie 
sensible;  il  en  est  d'autres  qui  ne  se  plaisent  que 
dans  la  région  des  idées;  il  en  est  enfin  dont  les 
conceptions  métaphysiques  se  traduisent  natu- 
rellement en  images  :  ceux-là  seuls  sont  doués 
d'imagination.  Ce  n'est  point  à  dire  que  cette 


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Taculté  soit  le  privilège  de  qnolquos  hommes  : 
toute  nature  humaine,  étant  esprit  et  matière 
tout  à  la  Ibis,  possède  ossentiellement  l'imagi- 
nation; l'animal  et  roulant  n'ont  que  des  sen- 
sations; les  purs  esprits,  tels  qu'on  représente 
les  anges,  n'ont  (jue  des  pensées;  l'imagination 
est  propre  à  l'homme.  En  ce  sens  tout  être 
humain  est  artiste;  tout  stylo  d'homme,  c^u'il 
soit  d'un  poëte,  d'un  mcUiphysicien,  ou  même 
d'un  savant,  est  plus  ou  moins  une  œuvre  d'art. 
11  est  bien  peu  d'esprits  assez  grossiers  pour 
n'avoir  que  des  sensations  et  des  appétits  à 
exprimer;  il  est  bien  peu  d'intelligences  assez 
abstraites  pour  n'avoir  que  des  pensées  pures  à 
formuler. 

L'imagination,  ayant  pour  but  de  représenter 
l'idéal  par  le  réel,  est  la  l'acuité  esthétique  par 
excellence  :  son  objet  propre  est  le  beau,  comme 
l'objet  de  la  raison  est  le  vrai;  le  domaine  du 
beau  est  à  part,  entre  le  monde  intelligible  et  le 
monde  sensible.  Toute  beauté  physique  ou  mo- 
rale est  un  symbole;  c'est  le  vrai,  produit,  réa- 
lisé, représenté  sous  une  forme  individuelle  em- 
Sruntée  à  la  nature  ou  à  l'humanité.  Platon  a 
éfini  admirablement  le  beau  la  splendeur  du 
vrai.  11  n'y  a  pas  de  beauté  sans  forme;  le  monde 
intelligible  est  le  monde  de  la  vérité,  non  de  la 
beauté;  la  beauté  ne  brille  que  dans  la  réalité, 
et  par  la  réalité.  On  a  souvent  distingué,  à 
l'exemple  de  Platon,  une  beauté  idéale  et  une 
beauté  réelle  :  c'est  une  erreur,  ou  plutôt  un 
abus  de  mots.  L'idéal  est  le  principe,  la  source, 
i'essence.  si  l'on  veut,  de  toute  beauté;  mais  tant 
qu'il  n'a  pas  revêtu  une  forme,  il  n'apparaît 
point  comme  la  beauté  proprement  dite;  la 
t'eauté,  comme  le  dit  Plotin,  est  bien  l'idée  et 
l'essence,  mais  l'idée  dans  son  épanouissement, 
l'essence  dans  sa  fleur.  Le  beau  n'est  pas  simple 
comme  le  vrai  ;  il  implique  deux  termes  et  un 
rapport  :  où  manque  l'idéal,  il  n'y  a  qu'une 
forme  sans  expression;  où  manque  le  réel,  il  n'y 
a  qu'une  essence  invisible  et  insaisissable.  Quant 
au  rapport,  ce  n'est  pas  un  élément  de  la  beauté, 
c'est  la  beauté  même.  Toute  forme  du  monde 
physique,  toute  individualité  du  monde  moral  a 
son  idée.  Pourquoi  est-elle  belle,  laide  ou  indif- 
férente? C'est  ce  que  l'instinct  du  beau  ne  dé- 
couvre pas  toujours,  mais  ce  qui  n'échappe  ja- 
mais à  l'intelligence.  Le  vrai  ne  suppose  ni 
raison  ni  explication,  parce  qu'il  esi  simple; 
mais  l'esprit  peut  toujours  remonter  à  la  raison 
du  beau  :  telle  forme  exprime  la  force,  telle  autre 
la  grâce.  Ce  n'est  pas  seulement  la  beauté  dite 
d'expression  qui  est  ainsi  symbolique;  la  beauté 
mathématique  elle-même  est  expressive;  tel  en- 
semble de  lignes  est  beau  ou  laid,  selon  qu'il 
révèle  la  netteté  ou  la  confusion,  l'harmonie  ou 
le  désordre,  la  mesure  ou  l'excès.  Chaque  règne, 
chaque  monde  a  sa  beauté  :  la  mécanique  a  sa 
beauté  simple,  uniforme,  un  peuraide;  la  nature 
vivante  a  la  sienne,  plus  riche,  plus  variée;  en- 
fin la  beauté  morale  est  la  beauté  suprême; 
ainsi  que  le  dit  Plotin,  elle  fait  pâlir  toutes  les 
autres,  et  brille  comme  la  plus  éclatante  étoile 
du  ciel.  La  beauté  a  donc  ses  degrés  comme 
l'être^  et  s'élève  parallèlement,  plus  noble,  plus 
parfaite,  à  mesure  que  l'être  gagne  en  dignité 
et  en  perfection  :  c'est  le  progrès  des  idées 
qu'elle  représente  qui  évidemment  mesure  le 
progrès  des  formes  diverses  de  la  beauté  dans 
le  monde  réel.  'Veut-on  la  démonstration  psycho- 
logique du  caractère  de  la  beauté?  Qu'on  réflé- 
chisse aux  inégalités  du  goût  chez  les  hommes, 
et  aux  progrès  que  nos  facultés  esthétiques  doi- 
vent à  la  culture  de  l'esprit.  Pour  saisir  le  beau, 
il  ne  suffit  point  de  sentir,  il  faut  comprendre  : 
le  beau  échappe  à  l'animal  réduit  à  la  sensi- 


bilité; l'homme  ignorant  ou  l'esprit  borne  re- 
garde en  vain,  il  ne  voit  point  la  beauté  là  où 
elle  brillera  de  .son  plus  vif  éclat  aux  yeux  du 
poëtc  ou  du  philosophe. 

Si  tel  est  le  caractère  du  beau,  c'est  à  l'ima- 
gination seule  ((u'il  appartient  de  le  percevoir  : 
la  mémo  relation  qui  subsiste  entre  les  trois 
objets,  le  vrai,  le  beau,  le  réel,  se  retrouve  entre 
les  trois  facultés  de  1  esprit  humain,  la  raison, 
l'imagination,  la  sensibilité.  De  môme  que  le 
beau  est  le  point  intermédiaire  où  se  rencontrent 
et  se  touchent  le  réel  et  l'idéal,  de  même  l'ima- 
gination est  la  faculté  mixte  où  s'allient  et  se 
tondent  ensemble  la  sensibilité,  la  raison  et  l'i- 
magination. C'est  par  erreur  qu'on  attribue  géné- 
ralement à  la  raison  l'intuition  du  beau.  Il  ne 
faut  pas  faire  de  la  raison  une  faculté  vague  qui 
embrasse  à  peu  près  tous  les  objets  de  la  con- 
naissance dans  son  domaine;  une  saine  psycho- 
logie doit  restreindre  les  attributions  d'une 
fai  ulté  dans  les  limites  fixées  par  la  nature  elle- 
même.  La  rai.son  est  une  faculté  essentiellement 
logique,  de  même  que  l'imagination  est  une 
faculté  essentiellement  esthétique.  La  première 
a  pour  objet  propre  le  vrai,  l'idéal,  les  idées, 
pour  parler  le  langage  de  Platon;  elle  habite  les 
pures  régions  de  l'intelligible,  et  ne  descend  pas 
dans  le  monde  des  formes  et  des  images.  Ce 
n'est  pas  à  dire  qu'elle  reste  absolument  étran- 
gère à  l'intuition  du  beau.  L'imagination  qui 
contemple  le  beau,  ne  le  contemple  qu'à  la  lu- 
mière de  la  raison  :  sans  la  raison,  l'esprit  n'au- 
rait pas  le  sens  de  l'idéal;  il  ne  pourrait  voir 
dans  la  ibrme,  dans  l'im.age  sensible  un  symbole. 
Qu'on  n'oublie  jamais  que  la  beauté  consiste 
dans  un  rapport  :  si  l'on  supprime  l'idéal  ou  le 
réel,  la  beauté  s'évanouit  ;  si,  d'un  autre  côté, 
on  supprime  la  raison  ou  la  sensibilité,  l'imagi- 
nation devient  impossible.  Mais  il  ne  faut  pas 
confondre  l'imagination  avec  ses  conditions  es- 
sentielles, pas  plus  qu'il  ne  convient  de  con- 
fondre le  beau  avec  ses  éléments.  Il  y  a  donc 
égale  erreur  à  ramener  l'esthétique  à  la  raison 
pure,  ou  à  la  faire  rentrer  dans  la  sensibilité. 

L'analyse  de  l'imagination,  déjà  complexe  par 
elle-même,  se  complique  singulièrement  dès 
qu'on  la  considère,  non  plus  dans  son  objet, 
mais  dans  ses  produits.  Alors  interviennent  une 
foule  de  facultés,  comme  conditions  ou  comme 
auxiliaires  de  l'imagination  :  l'œuvre  du  poëte 
suppose  tout  ensemble  la  sensibilité  qui  éprouve 
les  impressions  et  perçoit  les  images,  la  mémoire 
Imaginative  qui  les  recueille  et  les  conserve, 
l'abstraction  qui  les  généralise,  le  goût  qui  les 
épure,  la  raison  qui  conçoit  la  pensée  supérieure, 
idéal  et  type  de  l'œuvre  entière,  l'imagination 
proprement  dite  qui  traduit  la  conception  mé- 
taphysique en  images  et  convertit  la  réalité 
sensible  en  symbole,  et  enfin  l'effort  de  l'esprit 
lui-même,  la  volonté  qui  combine  les  divers 
éléments  de  l'œuvre,  et  en  lait  un  tout  harmo- 
nieux, une  vraie  composition.  La  prédominance 
de  telle  ou  teiie  de  ces  diverses  facultés  explique 
les  variétés  de  l'imagination.  Il  y  a  des  imagina- 
tions qui  se  distinguent  par  un  vif  sentiment  et 
une  représentation  fidèle  de  la  réalité,  à  tel 
point  que  le  sens  de  l'idéal  s'y  laisse  à  peine 
apercevoir.  La  correction  du  dessin,  la  précision 
des  formes,  le  fini  des  détails,  l'éclat  et  la  ri- 
chesse du  coloris,  sont  des  mérites  qu'elles  s'at- 
tachent à  réunir  dans  leurs  œuvres.  Telle  est 
l'imagination  flamande  dans  ses  tableaux  :  elle 
exprime  avec  une  rare  énergie  les  riches  couleurs 
de  la  vie  et  les  grâces  de  la  nature;  mais  toute 
cette  éblouissante  beauté  n'a  rien  de  divin.  Telle 
est  encore  l'imagination  espagnole  dans  sa  poésie 
et  dans  sa  peinture:  ce  n'est  plus  la  vie  extérieure 


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qu'elle  représente,  ce  sont  les  passions  de  l'âme; 
elle  est  donc  plus  profonde  et  moins  matérielle 

3UC  l'imagination  flamande,  mais  le  sentiment 
e  l'idéal  lui  manque  également;  elle  excelle 
à  exprimer  les  brûlantes  extases  de  ses  moines 
ou  les  effroyables  tortures  des  victimes  de  l'in- 
quisition; elle  échoue  complètement  dans  la 
représentation  des  figurcs'divines  •  elle  ne  connaît 
que  la  poésie  du  cœur;  son  idéal  d'amour  divin 
est  l'ineffable  passion  de  sainte  Thérèse  :  des 
vierges  de  Murillo  à  celles  de  Raphaël  il  y  a 
toute  la  distance  de  la  terre  au  ciel.  Il  est,  au 
contraire,  des  imaginations  dans  lesquelles  le 
sentiment  exalté  de  l'idéal  efface  les  impressions 
de  la  réalité  :  dans  leurs  œuvres,  la  métaphy- 
sique étouffe  la  passion;  une  lumière  sublime, 
mais  vague,  y  absorbe  la  vie  et  la  couleur-  point 
de  formes  arrêtées,  point  de  contours  définis. 
Telle  est  l'imagination  allemande  dans  ses  poé- 
sies :  sa  pensée  ressemble  souvent  à  un  songe, 
songe  divin,  il  est  vrai  ;  elle  aime  les  ombres  et 
les  mystères,  et  réduit  la  réalité  à  un  fantôme 
insaisissable.  Enfin,  il  est  des  imaginations  qui 
saisissent  le  rapport  de  l'idéal  et  du  réel  dans 
cette  parfaite  mesure  et  cette  ravissante  har- 
monie qui  font  la  vraie  beauté;  les  formes,  dans 
leurs  œuvres,  ne  sont  que  les  symboles  des  types 
éternels;  la  vie  y  paraît  un  reflet  de  la  lumière 
divine,  tant  elle  est  pure  et  claire  dans  son 
expression  :  c'est  là  ce  qui  fait  la  supériorité  de 
la  statuaire  antique  et  de  la  peinture  italienne, 
la  beauté  incomparable  des  statues  de  Phidias 
et  des  figures  de  Raphaël.  Les  dieux  du  pre- 
mier expriment  avec  une  perfection  inimitable 
le  calme  de  la  vraie  force;  les  vierges  du  second 
ne  sont  point  impassibles,  mais  leur  passion,  ou 
plutôt  leur  émotion,  n'altère  en  rien  la  divine 
sérénité  de  leur  figure.  Ces  grands  artistes 
avaient  compris  que  le  trouble  et  l'agitation 
sont  étrangers  aux  natures  célestes. 

Voilà  trois  genres  bien  distincts  d'imagination  : 
dans  chaque  genre,  on  peut  reconnaître  bien  des 
variétés.  La  juste  mesure  dans  le  rapport  de  l'i- 
déal et  du  réel  est  le  caractère  commun  à  tout 
art  parfait,  à  la  statuaire  grecque  et  à  la  peinture 
italienne  :  c'est  le  signe,  ou  plutôt  le  principe 
même  de  la  beauté.  Mais  le  monde  de  l'idéal  est 
vaste;  l'imagination  (|ui  le  parcourt  peut  s'attacher 
à  des  types  bien  différents  :  ainsi  l'idéal  de  Ra- 
phaël n'est  plus  l'idéal  de  Phidias;  le  spiritua- 
lisme chrétien  et  le  naturalisme  païen  devaient 
inspirer  diversement  ces  deux  grands  artistes. 
C'est  toujours  une  beauté  divine  qui  resplendit 
dans  leurs  œuvres  ;  mais  cette  beauté  appartient  à 
des  cieux  différents.  De  même  le  domaine  de  la 
réalité  n'est  ni  moins  vaste  ni  moins  varié  ; 
l'imagination  se  diversifie  selon  les  objets  qu'elle 
s'applique  à  représenter  :  telle  imagination  aime 
les  sons,  telle  autre  les  formes,  telle  autre  les 
couleurs.  Ce  serait  une  grossière  erreur  de  croire 
que  cette  faculté  est  exclusivement  vouée  à  la 
représentation  des  choses  visibles  :  l'imagination 
est  la  faculté  esthétique  par  excellence;  elle  est 
propre  à  la  musique,  aussi  bien  qu'à  la  peinture 
ou  a  la  poésie.  Quel  poète,  quel  peintre  a  plus 
d'imagination  que  Mozart,  Rossini  ou  Beethoven? 
Enfin,  dans  le  monde  des  images,  l'imagination 
a  ses  préférences  et  ses  aptitudes  particulières  : 
tel  artiste  excelle  à  décrire  les  scènes  de  la  na- 
ture, tel  autre  à  représenter  les  formes  du  corps 
humain,  tel  autre  à  peindre  les  traits  du  visage. 
Indépendamment  des  impressions  de  la  réaiilé 
ou  des  conceptions  de  l'idéal,  l'imagination  varie 
encore  selon  le  degré  d'énergie  volontaire  que 
possède  l'artiste  :  telle  imagination  vive,  bril- 
lante, manque  de  puissance  et  de  profondeur 
dans  ses  œuvres;  ses  créations  sont  plutôt  des 


associations  faciles  et  gracieuses  d'images  que 
de  véritables  compositions.  La  poésie  d'Horace, 
si  remarquable  d'ailleurs  par  d'autres  mérites, 
offre  généralement  ce  caractère  ;  au  contraire, 
la  poésie  de  Virgile  porte  partout  l'empreinte 
d'une  profonde  réflexion. 

L'imagination  est  une  des  facultés  qui  se  mo- 
difient le  plus  dans  le  cours  de  leur  dévelop- 
pement ;  rien  ne  serait  plus  intéressant  que  d'en 
suivre  l'histoire  et  d'en  caractériser  les  époques 
successives  dans  l'individu  et  dans  l'humanité  ; 
mais  les  proportions  de  cet  article  ne  permettent 
pas  une  telle  excursion.  L'homme  débute  dans 
la  vie  par  la  sensation  ;  ses  premières  pensées 
sont  des  impressions,  et  ses  premiers  désirs  des 
appétits;  son  imagination  n'est  encore  que  la 
mémoire  Imaginative  :  simple  miroir  du  monde 
sensible,  elle  ne  réfléchit  pas  encore  le  moindre 
rayon  de  cette  lumière  qu'on  nomme  l'idéal  ; 
l'enfant  n'a  point  d'imagination  dans  le  sens 
élevé  du  mot.  Puis,  quand  l'intelligence  (voOç) 
proprement  dite  s'éveille  et  mêle  ses  premières 
conceptions  aux  impressions  sensibles,  l'imagi- 
nation commence  à  entrevoir  confusément  l'idéal 
à  travers  les  images  de  la  réalité  :  c'est  là  son  pre- 
mier moment.  Alors  elle  confond  dans  un  tout  con- 
cret l'idéal  et  le  réel,  l'invisible  et  le  visible,  l'in- 
fini et  le  fini.  Comme  à  cet  état  d'enveloppement, 
l'imagination  n'a  pas  encore  le  sentiment  clair  et 
distinct  de  l'idéal,  le  sens  du  beau  lui  manque  éga- 
lement; elle  ne  choisit  point  ses  formes^  elle  les 
adopte  tellesqu'elle  les  trouve  dans  la  réalité,  et  les 
reproduit  dans  ses  œuvres  sans  les  avoir  épurées. 
N'ayant  pu  réfléchir  encore  ni  sur  la  nature  de 
l'idéal,  ni  sur  les  moyens  de  le  représenter  di- 
gnement, elle  produit  des  œuvres  pleines  de 
naïveté,  de  fraîcheur  et  d'éclat,  mais  souvent 
étranges,  comme  la  nature  elle-même.  Voyez 
l'imagination  des  premiers  peuples  de  l'Orient  : 
elle  atteint  le  sublime,  mais  rarement  le  beau. 
L'Inde  et  l'Egypte  retrouvent  partout  l'infini  dans 
la  vie  universelle,  et  le  représentent  sous  les 
formes  les  moins  nobles  de  la  réalité.  D'une  autre 
part,  n'ayant  point  encore  conscience  de  la  pro- 
fonde distinction  des  deux  mondes,  l'imagination 
prend  son  œuvre  au  sérieux,  et  y  voit,  non  pas 
un  pur  symbole,  mais  la  vérité  elle-même  :  elle 
transforme  une  œuvre  d'art  en  une  croyance 
religieuse.  C'est  une  faculté  essentiellement  su- 
perstitieuse :  abandonnée  à  elle-même,  son 
premier  mouvement,  son  instinct  irrésistible  est 
de  croire  à  la  réalité  de  ses  représentations^  et 
d'adorer  en  aveugle  les  idoles  qu'elle  a  créées. 
C'est  par  ce  côté  qu'elle  est  une  source  inépui- 
sable d'erreurs.  Malebranche  nous  a  montré 
comment  l'imagination,  dans  divers  états  de 
l'âme,  tels  que  le  sommeil,  le  rêve,  le  délire, 
substitue  ses  hallucinations  aux  véritables  per- 
ceptions des  sens.  11  est  très-vrai  que  souvent 
l'âme  croit  percevoir  là  oîi  elle  ne  fait  qu'ima- 
giner ;  mais  ce  genre  d'erreur  est  plutôt  l'effet 
de  la  mémoire  Imaginative  que  de  l'imagina- 
tion. L'imagination  proprement  dite  nous  trompe 
surtout  en  ce  qu'elle  réalise  sous  des  formes 
finies  et  visibles  l'invisible  et  l'infini  ;  c'est  elle 
qui  incarne  et  personnifie  l'essence  inexprimable 
et  incompréhensible  de  la  Divinité,  c^ui  prête  au 
monde  idéal  les  couleurs  de  la  réalite,  qui  trans- 
forme le  ciel  en  Olympe,  et  la  vie  future  en 
Elysée  ;  c'est  elle  enfin  qui  conçoit  et  repré- 
sente Dieu,  tantôt  à  l'image  de  la  nature,  tan- 
tôt à  l'image  de  l'homme. 

Enfin,  lorsque  ce  chaos  des  facultés  primitive- 
ment confondues  vient  à  se  débrouiller,  et  que 
chacune  tend  à  se  distinguer  et  à  se  renfermer 
dans  ses  fonctions,  l'imagination  brise  peu  à  peu 
son  enveloppe  et  se  sépare  à  la  fois  des  impres- 


IMIT 


775  — 


IMIT 


sions  sensibles  qui  rofTusquaient  et  de  l'intel- 
ligence qu'elle  corrompait.  Elle  prend  conscience 
d'elle-même,  et  se  reconnaît  pour  ce  qu'elle  est, 
c'est-à-dire  pour  une  faculté  purement  esthé- 
tique; elle  comprend  qu'elle  a  pour  objet  le 
beau,  et  non  le  vrai,  et  que  ses  représentations 
s'adressent  à  radmiralion  et  au  goût,  nullement 
à  la  foi;  elle  nuitte  le  domaine  de  la  religion  et 
do  la  philosophie  qu'elle  avait  envahi,  et  rentre 
définitivement  dans  la  poésie  et  les  arts.  C'est 
alors  seulement  que  l'imagination  se  voue  à  sa 
vraie  destinée  et  travaille  librement  à  son  œuvre, 
c'est-à-dire  à  la  représentation  du  beau.  Le  beau 
sous  toutes  ses  formes,  le  beau  dans  tous  ses 
objets,  tel  est  le  but  unique  qu'elle  se  propose, 
laissant  à  d'autres  facultés  de  l'esprit  le  culte  du 
vrai  et  du  saint.  Est-ce  à  dire  toutefois  que 
l'imagination ,  ainsi  indépendante ,  devienne 
étrangère  à  toute  philosophie  et  à  toute  religion? 
Un  pareil  divorce  répugne  à  la  nature  des  choses. 
Tout  se  tient  dans  l'âme  humaine,  comme  dans 
le  monde.  De  même  que  le  vrai  et  le  divin  ont 
leur  représentation  vivante  et  concrète  dans  le 
beau:  de  même  la  science  et  la  morale  retrouvent 
et  saluent  avec  enthousiasme  leurs  idées  dans 
les  éclatants  symboles  de  l'art.  La  haute  moralité 
des  œuvres  de  l'imagination  a  pour  principe 
l'éternelle  et  profonde  affinité  du  beau  |et  du 
vrai. 

On  peut  consulter  sur  l'imagination  :  Aristote, 
de  VAine,  ch.  ix  ;  —  Plotin,  Ennéade  IV,  liv.  III, 
ch.  XXX,  XXXI,  édit.  Creulzer;  —  Descartes,  des 
Passions  de  l'âme; —  Malebranche,  Recherche 
de  la  vérité  ;  ■ —  le  P.  André,  Essai  sur  le  beau; 

—  Voltaire,  Encyclopédie,  art.  Imagination;  — 
Kant,  Esthétique  transcendante; — Dugald  Ste- 
wart,  Eléments  de  la  philos,  de  Vesprit  humain, 
ch.  VIII  ;  —  Hegel,  Cours  d'esthétique,  1"  partie; 

—  Jouffroy,  Cours  d'esthétique.  E.  V. 
IMITATION.  Nous  avons  traité  ailleurs  (voy. 

Arts)  de  l'imitation  dans  ses  rapports  avec  les 
arts  et  les  œuvres  de  l'imagination;  ici  il  s'agit 
de  la  considérer  d'un  point  de  vue  plus  général 
et  plus  philosophique,  c'est-à-dire  comme  un 
penchant  habituel  et  souvent  irrésistible  qui  nous 

[torte  à  reproduire  les  mouvements,  les  actions, 
es  œuvres  dont  nos  yeux  ont  été  longtemps  ou 
vivement  frappés.  L'homme  est  un  être  sociable 
et  perfectible.  A  ce  double  titre  il  lui  est  impos- 
sible de  vivre  dans  la  contemplation  et  la  satis- 
faction de  lui-même,  ne  se  réglant  que  sur  lui, 
ne  rapportant  qu'à  lui  et  aux  fins  qu'il  se  propose 
sa  manière  d'être  et  d'agir.  Comme  être  sociable, 
il  éprouve  le  besoin  de  se  mettre,  en  quelque 
sorte,  à  l'unisson  de  ses  semblables,  au  moins 
de  ceux  avec  qui  il  passe  une  partie  de  son 
existence,  et  de  s'accorder  avec  eux,  non-seule- 
ment dans  les  sentiments,  dans  les  idées,  dans 
les  mœurs,  mais  dans  les  actions  les  plus  indif- 
férentes et  les  détails  les  plus  frivoles  de  la  vie. 
Comme  être  perfectible,  il  est  poussé  par  un 
mouvement  secret  à  égaler  ce  qui  est  au-dessus 
de  lui,  à  rivaliser  avec  des  facultés  et  des  forces 
qui  lui  semblent  supérieures  aux  siennes,  sans 
en  être  séparées  par  une  distance  infranchissable. 
C'est  cette  double  direction  de  notre  nature  qui 
se  manifeste  par  le  penchant,  ou,  si  l'on  veut, 
par  l'instinct  de  l'imitation.  Sans  doute  il  y  a 
une  imitation  libre,  réfléchie,  conseillée  par  la 
raison  et  exécutée  avec  plus  ou  moins  d'effort, 
dont  le  but  est  de  nous  approprier  ce  que  nous 
avons  trouvé  chez  les  autres  d'utile  et  de  bon  ; 
mais  il  y  a  aussi  une  imitation  spontanée,  instinc- 
tive, à  laquelle  nous  nous  prêtons  sans  le  savoir 
et  sans  le  vouloir,  et  qui  choisit  ses  modèles 
tantôt  dans  la  nature,  tantôt  chez  les  hommes. 
Cette   disposition  existe  à  un  très-haut  degré 


chez  les  enfants  qui,  avant  même  que  leurs  or- 
ganes puissent  obéir  à  leur  volonté,  cherchent 
déjà  à  imiter  et  les  gestes  et  le  son  de  voix  dont 
leurs  yeux  et  leurs  oreilles  sont  frappés  le  plus 
souvent.  C'est  par  elles  qu'ils  sont  appelés  d'a- 
bord à  l'essai  de  leurs  forces  et  à  l'exercice  de 
leurs  facultés  naissantes.  Elle  fait  la  plus  grande 
partie  de  l'esprit  et  de  la  grâce  que  nous  admi- 
rons en  eux  :  car,  par  une  illusion  naturelle, 
nous  leur  prêtons  les  sentiments  et  les  idées  dont 
ils  ne  connaissent  encore  que  les  signes.  Elle 
leur  est  surtout  nécessaire  dans  l'apprentissage 
de  la  parole  :  car  il  ne  suffit  pas  que  par  la  na- 
ture de  leur  organisation  ils  puissent  parler,  il 
faut  aussi  qu'ils  le  veuillent,;  et  comment  le 
voudraient-ils    lorsqu'ils   n'ont    encore    aucune 

fiensée  à  exprimer,  et  que  la  langue  dont  on 
eur  apprend  à  se  servir  offre  souvent  des  arti- 
culations si  rudes  et  si  difficiles?  Il  faut  donc 
qu'ils  y  soient  poussés  par  un  instinct  particu- 
lier. Remarquons  en  passant  que  la  parole  elle- 
même,  dans  sa  constitution  première,  repose  es- 
sentiellement sur  l'imitation.  En  effet,  que  l'on 
analyse  une  langue  véritablement  originale  et 
morte  de  bonne  heure,  avant  qu'elle  ait  pu  su- 
bir l'influence  d'une  pensée  trop  abstraite  et  trop 
raffinée,  l'hébreu,  par  exemple,  on  verra  qu'elle 
est  formée  presque  entièrement  de  deux  sortes 
de  signes  :  des  onomatopées  et  des  images.  Les 
premières  nous  rappellent  les  objets,  soit  les 
éléments,  soit  les  êtres  animés,  par  les  sons  qui 
les  caractérisent;  les  autres  nous  les  représen- 
tent par  une  véritable  peinture,  par  une  mimi- 
que parlée,  si  l'on  nous  permet  cette  expression. 
Ainsi  les  passions,  les  principaux  actes  de  la  vo- 
lonté et  de  l'intelligence  sont  désignés,  non  par 
des  termes  abstraits  et  de  pure  convention, 
mais  au  moyen  des  gestes  par  lesquels  ils  se  tra- 
duisent au  dehors.  L'opiniâtreté,  c'est  la  nuque 
dure,  dura  cervix,  qui  ne  veut  pas  plier  ;  l'or- 
gueil, c'est  la  tête  qui  se  dresse  ;  la  vanité,  la 
gorge  qui  se  tend;  la  colère,  le  souffle  des  na- 
rines ;  se  préparer  à  l'action,  c'est  mettre  sa 
ceinture  ;  protéger  quelqu'un,  le  couvrir  de  sa 
main,  etc.  Avec  l'usage  de  la  parole  l'imitation 
fait  passer  aussi  chez  les  enfants  notre  manière 
de  penser,  de  sentir,  et  jusqu'aux  mouvements 
les  plus  secrets  de  notre  esprit  et  de  notre  cœur. 
Elle  est  le  principe,  ou  du  moins  la  condition 
première  de  l'éducation.  C'est  par  elle  que  l'œu- 
vre de  l'éducation  commence,  et  par  l'habitude 
qu'elle  s'achève. 

On  conçoit  très-bien  que  nous  soyons  d'autant 
plus  portés  à  régler  notre  conduite  sur  celle  des 
autres,  que  nous  trouvons  en  nous-mêmes  moins 
de  lumière  et  de  force,  que  notre  raison  et  notre 
caractère  sont  moins  développés.  Mais  il  ne  faut 
pas  croire  que  l'instinct  de  l'imitation  nous  quitte 
avec  l'enfance;  il  nous  tient  sous  son  pouvoir  à 
tous  les  âges  de  la  vie,  et  il  n'y  a  peut-être  pas 
un  seul  homme  qui  soit  parvenu  à  s'y  soustraire 
entièrement.  La  plupart,  en  tout  ce  qui  ne  tou- 
che pas  immédiatement  à  leurs  passions  et  à 
leurs  intérêts,  se  soumettent  sans  examen  aux 
usages,  aux  opinions,  aux  coutumes  établis,  «  al- 
lant à  la  file,  pour  nous  servir  des  expressions 
de  Charron,  comme  les  moutons  qui  courent 
après  ceux  qui  vont  devant.  »  Il  faut  faire  comme 
tout  le  monde,  telle  est  la  maxime  qu'ils  ont 
sans  cesse  à  la  bouche  et  qui  résume  à  peu  près 
toute  leur  sagesse.  Heureusement  il  n'existe  au- 
cun principe  dans  la  nature  humaine  qui  ne 
puisse  servir  à  combattre  ses  propres  excès.  Si 
les  coutumes  les  plus  enracinées  et  les  préjugés 
les  plus  aveugles  ne  s'établissent  que  par  imita- 
tion, le  même  moyen  est  appelé  à  les  détruire. 
L'exemple  du  changement  une  fois  donné,  mais 


IMMA 


776 


IMME 


avec  autorité,  avec  persévérance  et  par  des 
hommes  dont  la  position  attire  les  regards,  le 
reste  du  troupeau,  pour  continuer  la  comparai- 
son de  l'auteur  de  la  Sanesse,  ne  tardera  pas  à 
s'ébranler.  Combien  de  brusques  retours  dans 
l'opinion  publique,  ou  dans  les  lettres,  dans  les 
arts,  dans  les  croyances  elles-mêmes,  que  nous 
prenons  pour  des  révolutions  sérieuses,  et  qui  ne 
sont  qu'un  résultat  de  l'imitation  et  de  la  mode! 
Rien  ne  peut  mettre  obstacle  à  cette  influence, 
pas  même  les  haines  qui  existent  d'une  classe  ou 
d'une  nation  à  une  autre  ;  et  ses  effets  sont  d'au- 
tant plus  rapides,  c'est-à-dire  les  changements 
plus  fréquents,  que  les  hommes  se  mêlent  da- 
vantage ou  sont  plus  exposés  aux  regards  les  uns 
des  autres.  On  a  vu  aussi  le  crime,  surtout  le 
suicide,  se  changer  quelquefois  en  contngion, 
lorsqu'une  publicité  imprudente  l'a  mis  trop  en 
vue  ;  mais,  en  général,  l'instinct  de  l'imitation 
est,  comme  nous  l'avons  déjà  observé,  un  des 
fondements  les  plus  nécessaires  de  la  sociabilité 
humaine.  Elle  efface  les  différences  qui  séparent 
les  peuples  et  les  individus.  Elle  adoucit  et  peu  à 
peu  détruit  les  causes  de  mépris  et  de  haines  réci- 
proques. Elle  met  en  action  cette  loi  de  l'équili- 
bre dont  le  monde  moral  n'a  pas  moins  besoin 
que  le  monde  physique. 

L'homme  n'est  pas  seulement  porté  à  l'imita- 
tion de  ses  semblables;  il  imite  aussi  la  nature: 
il  cherche  d'abord  à  l'égaler,  et  ensuite  à  la  sur- 
passer dans  quelques-uns  de  ses  effets  les  plus 
accessibles  à  son  intelligence.  On  le  voit,  dès 
l'âge  le  plus  tendre,  reproduire  les  formes  qui 
ont  frappé  ses  yeux,  ou  les  sons  qui  ont  frappé 
son  oreille.  Devenu  plus  entreprenant  avec  les 
années,  et  poussé  aussi  par  le  besoin,  il  s'ef- 
force de  s'approprier  l'action  même  de  la  nature 
dans  quelques-unes  de  ses  œuvres.  Ainsi  il  aper- 
çoit des  animaux  qui  nagent  :  c'est  assez  pour 
lui  donner  l'idée  de  la  navigation,  ou  pour  l'en- 
courager, tout  au  moins,  à  se  confier  au  même 
élément.  Il  voit  d'autres  animaux  qui  s'élèvent 
et  qui  voyagent  dans  l'air;  aussitôt  il  songe  au 
moyen  de  les  suivre,  jusqu'à  ce  que  la  science 
ait  réalisé  les  rêves  de  son  imagination.  Ainsi 
naissent  l'industrie  et  les  arts.  Sans  doute  l'imi- 
tation n'est  pas  le  but  ou  la  fin  dernière  de 
l'artj  mais  elle  en  est  le  commencement  et,  pour 
ainsi  dire,  le  germe.  D'abord,  on  imite  unique- 
ment pour  imiter,  pour  égaler  la  nature;  puis, 
découvrant  sous  ses  formes  fugitives  le  divin 
modèle  dont  elle  n'est  que  la  copie^  les  idées 
dont  elle  n'est  que  le  symbole,  on  ose,  sans  per- 
dre ses  traces,  concevoir  le  dessein  de  la  sur- 
passer et  aspirer  ouvertement  au  rôle  de  créa- 
teur. 

A  côté  du  penchant  de  l'imitation,  du  désir 
de  ressembler  aux  autres,  il  y  a  dans  l'homme 
un  principe  tout  opposé,  l'amour  de  l'originalité 
et  de  l'indépendance,  le  désir  de  rester  soi- 
même.  Ce  dernier  sentiment  fait  la  valeur  et  la 
force  de  l'individu  ;  sur  le  premier  repose  l'har- 
monie de  la  société.  L'un  et  l'autre  ils  font 
l'homme  tel  qu'il  est,  libre  et  sociable  tout  à  la 
fois,  donnant  et  recevant  tour  à  tour,  et  avan- 
çant lentement  vers  le  terme  de  sa  destinée, 
guidé  par  la  nature  et  l'expérience  de  ses  sem- 
blables. On  peut  consulter  :  Aristote,  Poétique, 
ch.  IV ;  — Buffon,  Histoire  naturelle; — Burke, 
Essai  sur  le  beau  et  le  sublime  ;  —  Adam 
Smith,  Théorie  des  sentiments  moraux;  —  Du- 
gald  Stewart,  Éléments  de  la  philosophie  de 
Vespril  humain,  du  Langage,  ch.  ir,  sections  1 . 
2,  3,  4. 

IIVIMANEMT  (de  manere.  demeurer,  et  in,  de- 
dans), ce  qui  ne  sort  pas  a'un  certain  sujet  ou 
de  certaines  limites    Ce  mot,  entendu  d'abord 


dans    un    sens    psychologique,   ne    s'appliquait 
guère  qu'aux  actions  humaines.   Par  une  action 
immanente,  on  entendait  celle  qui  n'a  pas  d'ef- 
fet  au    dehors,  dont  le  terme   est  dans    l'être 
même  qui  l'a  produite;  et  par  une  action  transi- 
toire, au  contraire,    celle  qui  sort  des  limites 
de  la  conscience  et  se  manifeste  par  des  résul- 
tats extérieurs.   C'est  à  peu  près  dans  le  même 
sens  que  les  théologiens  ont  dit  que  Dieu  a  en- 
gendré le  Fils  et  le  Saint-Esprit  par  une  action 
immanente,  et  qu'il  a  créé  le  monde  par  une  ac- 
tion transitoire.  Plus  tard  le  même  terme  a  été 
pris  dans  une  acception  métaphysique,  s'appli- 
quant,  non  j  lus  aux  effets,    mais  aux    causes; 
non  plus  à  l'homme,  mais  à  Dieu.   «  Dieu,   dit 
Spinoza  (Éthique,  liv.  I,  prop.  18),  est  la  cause 
immanente  et  non  transitoire  de  toutes  choses  :  » 
Deus  est  omnium  rerum  causa  immanens,  non 
vero  transiens  ;  ce  qui  signifie  que  tout  ce  qui 
est  est  en  Dieu  ;  qu'il  n'y  a  pas  de  distinction 
substantielle  entre  Dieu  et  le  monde.  Cette  nou- 
velle  acception,   dont  Spinoza,  autant  que  nous 
pouvons  l'affirmer,  a  donné  le  premier  l'exem- 
ple, est  restée  chez  la  plupart  des  métaphysi- 
ciens modernes.  Dieu  a  continué  d'être  pour  eux 
le  principe  immanent  des  êtres.  Enfin,    Kant, 
substituant  aux    précédentes    significations  un 
sens  purement  logique,  distingue   deux  maniè- 
res d'employer  les    notions    de    l'entendement 
pur  :  on  en   fait  un  usage  immanent  et,  selon 
lui,  un  usage  légitime,  lorsqu'on  s'en  sert  pour 
coordonner  entre  elles  les  diverses  données  de 
l'expérience,   lorsqu'on  les   rapporte   exclusive- 
ment aux   phénomènes  que  nous  percevons  par 
la  conscience  ou  par  la  science.   On   en  fait,  au 
contraire,  un  usage  transcendant  et  illégitime, 
lorsqu'on  essaye  de  s'élever  avec  elles  au-dessus 
de  l'expérience,  au-dessus  de  tous  les  phénomè- 
nes, dans  le  vain  espoir  d'atteindre  à  la  connais- 
sance de  l'être  en  soi. 

IMMATÉRIALITÉ,  voy.   Ame,  Spiriti'alisme. 

IMMENSITÉ.  Ce  qui  est  immense,  c'est  litté- 
ralement ce  qui  échappe  à  toute  mesure.  Mais 
une  chose  échappe  à  toute  mesure  ou  simple- 
ment parce  qu'elle  est  trop  grande  pour  que  no- 
tre faible  esprit  puisse  la  soumettre  au  calcul, 
ou  absolument  parce  que  son  étendue  n'a  pas  de 
bornes.  Ainsi  parle-t-on  de  l'immensité  des 
cieux,  soit  qu'on  veuille  seulement  en  exprimer 
rétonnante  grandeur,  soit  qu'on  veuille  faire 
entendre  l'espace  sans  bornes  qui  nous  entoure. 
Le  premier  emploi  de  ce  mot  est  le  plus  fré- 
quent et  le  plus  vulgaire  ;  le  second  est  seul 
vraiment  philosophique. 

Mais  il  est  une  signification  plus  spéciale  en- 
core avec  laquelle  est  pris  souvent  le  mot  im- 
mensité. Tous  les  philosophes  qui  reconnaissent 
l'existence  d'un  Dieu  unique  lui  attribuent  l'im- 
mensité; mais  tous  ne  conçoivent  pas  l'immen- 
sité divine  de  la  même  manière.  Pour  les  uns, 
l'immensité  divine  n'est  guère  autre  chose  que 
l'espace  sans  bornes  dont  ils  font  un  attribut  de 
Dieu,  de  même  que  l'éternité  est  pour  eux  la  du- 
rée sans  commencement  ni  fin.  Telle  est  à  peu 
près  la  doctrine  de  Newton  et  de  Clarke.  Pour 
les  autres,  l'immensité  divine  est  tout  autre 
chose  que  l'espace  sans  bornes,  de  même  que 
l'éternité  est  tout  autre  que  la  durée  sans  fin. 
De  même  que  l'éternité  de  Dieu  est  pour  eux. 
non  pas  l'existence  dans  tous  les  temps,  mais  eii 
dehors  et  au-dessus  des  temps,  immuable,  indi- 
visible ;  ainsi  l'immensité  est,  non  pas  l'exis- 
tence, la  présence  de  Dieu  dans  tous  les  lieux, 
mais  une  manière  d'être  telle  que,  sans  qu'il 
soit  répandu  dans  l'espace,  sans  qu'il  puisse  re- 
vêtir aucune  forme,  il  est  cependant  partout 
présent  par  sa  puissance,  agit  sur  tous  les  points 


IMMO 


—   777  — 


IMMO 


de  l'espace  sans  être  substantiellement  dans  au- 
cun, pcr  extensioncm  potentiœ,  non  pcr  expaii- 
sionem  substantiœ.  Telle  est  la  aoctrine  de 
saint  Thomas,  de  Leibniz,  de  Bossuet,  de  Féne- 
lon. 
Voyez  pour  plus  de  détails  et  pour  les  ouvra- 

f[es  à  consulter,  l'article  Éternité  et  ceux  qui 
e  complètent. 

IMMORTALITÉ.  Le  dogme  de  l'immortalité 
de  l'âme  est  aussi  ancien  que  celui  de  l'exis- 
tence de  Dieu.  Toutes  les  fois  qu'on  aperçoit 
l'un  on  est  sûr  de  rencontrer  l'autre.  Partout  où 
s'élève  un  temj  le  et  un  autel,  symboles  de  l'é- 
ternité, on  peut  être  sûr  que  la  cendre  des 
morts  repose  dans  leur  ombre.  Quelques  esprits 
isolés  ont  pu  séparer  ces  deux  croyances  ou  les 
rejeter  ensemble  ;  mais  la  foi  du  genre  humain 
les  a  toujours  réunies.  Elles  constituent  le  fond 
commun  et,  si  l'on  peut  parler  ainsi,  la  sub- 
stance invariable  de  toutes  les  religions.  C'est 
qu'en  effet  la  raison  ne  permet  pas  de  les  diviser 
et  ne  saurait,  sans  se  mutiler  elle-même,  les 
accepter  l'une  sans  l'autre.  Si  ce  monde  n'est 
pas  l'œuvre  d'une  cause  intelligente  qui  a  fait 
toutes  choses  avec  poids  et  mesure,  et  marqué  à 
chaque  être  une  destination  proportionnée  aux 
facultés  dont  il  dispose,  il  est  évident  que  nous 
n'avons  rien  à  attendre  après  la  mort;  que  les 
contradictions,  les  iniquités  et  les  souffrances 
dont  cette  vie  est  remplie,  sont  un  mal  sans  but 
et  sans  réparation  ;  et  réciproquement,  si  nous 
n'apercevons  en  nous  aucun  principe  qui  puisse 
survivre  à  l'extinction  des  sens,  aucune  idée,  au- 
cun sentiment,  aucun  besoin  qui  dépasse  notre 
existence  physique,  ou  même  les  conditions  de 
l'ordre  social,  comment  notre  intelligence  s'élè- 
verait-elle à  la  conception  de  l'infini,  à  la  con- 
naissance de  Dieu? 

Si,  par  un  instinct  plus  puissant  que  tous  les 
raisonnements  le  genre  humain  a  toujours  cru 
au  dogme  de  1  immortalité,  il  est  vrai  aussi  que, 
faute  de  s'en  rendre  compte  par  le  raisonnement 
et  la  réflexion,  il  l'a  toujours  mêlé  à  des  images 
plus  ou  moins  grossières,  à  des  espérances  et  à 
des  craintes  plus  ou  moins  serviles,  se  représen- 
tant avec  peine  un  être  purement  spirituel  et 
transportant  dans  une  autre  vie,  pour  les  mé- 
chants toutes  les  douleurs,  pour  les  bons  toutes 
les  jouissances  de  notre  condition  présente.  De 
là,  les  formes  diverses  et  si  bizarres  quelquefois 
que  cette  croyance  a  revêtues  chez  les  différents 
peuples,  selon  les  degrés  de  civilisation  qui  les 
caractérisent  ou  le  spectacle  que  la  nature  et 
leurs  propres  habitudes  offrent  le  plus  souvent  à 
leurs  yeux.  De  là  aussi  les  doutes  qu'elle  a  fait 
naître  aussitôt  que  la  réflexion  et  l'esprit  d'exa- 
men eurent  pris  quelque  développement.  Ces 
doutes  une  fois  éveillés  dans  les  esprits  (et  il 
faut  tôt  ou  tard  qu'ils  s'éveillent),  c'est  à  la  phi- 
losophie qu'il  appartient  de  les  dissiper,  en  sub- 
stituant aux  confuses  lueurs  de  l'imagination  et 
du  sentiment  une  connaissance  approfondie  de 
l'âme,  de  ses  facultés,  de  ses  devoirs,  de  ses 
droits  et  de  ses  rapports  avec  le  principe  dont 
elle  tient  l'existence.  Sans  doute  la  philosophie 
n'a  pas^  toujours  rempli  cette  tâche,  obligée 
qu'elle  était  de  se  constituer  elle-même,  avec 
l'aide  du  temps,  et  de  se  développer  par  la  con- 
tradiction ;  mais  elle  seule  peut  la  remplir  ;  elle 
seule,  pénétrant  par  la  conscience  et  par  le  rai- 
sonnement dans  le  fond  le  plus  reculé  de  notre 
être,  peut  nous  apprendre  sans  figure  et  sans 
détour  ce  que  c'est  qu'un  esprit,  ce  que  c'est  que 
la  vie  de  1  esprit,  et  dans  quelle  mesure  ou  par 
quels  liens  elle  dépend  du  corps.  Ce  qu'il  nous 
est  impossible  de  savoir  de  nous-mêmes  par  le 
témoignage  direct  et  l'usage  réfléchi  de  nos  pro- 


pres facultés,  nulle  puissance  au  monde  n'est  en 
état  de  nous  l'apprendre.  Au  reste,  ce  n'est  pas 
une  vaine  prétention  que  nous  énonçons  là,  mais 
un  f;i.it  historique.  C'est  un  philosophe  païen, 
c'est  Platon,  ([ui  a  enseigné  pour  la  première 
fois  dans  toute  sa  pureté  et  dans  toute  -sa  gran- 
deur, nous  voulons  dire  dans  un  sens  vraiment 
spiritualiste,  le  dogme  de  l'immortalité  de  l'âme. 
Que  l'on  compare  sur  ce  sujet  le  Phédon,  malgré 
la  part  qu'il  fait  encore  à  l'imagin  ition  et  aux 
sens,  avec  toutes  les  religions  de  l'antiquité 
sans  aucune  exception,  et  l'on  verra  de  quel 
côté  se  trouvent  les  idées  les  plus  élevées,  la  foi 
la  plus  persuasive  et  les  espérances  les  plus  di- 
gnes de  la  nature  humaine. 

On  compte  ordinairement  plusieurs  preuves 
de  l'immortalité  de  l'âme,  comme  on  compte 
plusieurs  preuves  de  l'existence  de  Dieu;  mais, 
en  réalité,  il  n'y  en  a  qu'une,  et  ce  que  l'on 
prend  pour  des  arguments  distincts,  ce  sont  des 
taits  qui  se  suivent  et  des  idées  qui  s'enchaînent 
étroitement;  ce  sont  des  faces  diverses  et  des 
éléments  inséparables  d'une  seule  et  même  dé- 
monstration. En  effet,  toutes  les  raisons  allé- 
guées jusqu'aujourd'hui,  et  qu'on  puisse  allé- 
guer en  faveur  du  dogme  que  nous  discutons  en 
ce  moment,  se  réduisent  à  quatre  :  1°  celle  qui 
est  tirée  du  caractère  métaphysique  de  l'âme, 
c'est-à-dire  de  son  unité  et  de  son  identité  ; 
2°  celle  qui  est  tirée  de  son  caractère  moral, 
nous  voulons  parler  de  ses  devoirs,  de  ses  droits 
et  de  la  sanction  qu'ils  supposent  au-dessus  des 
châtiments  et  des  récompenses  de  l'ordre  social; 
3°  celle  qui  résulte  de  l'ensemble  de  ses  facul- 
tés, de  tous  les  besoins  réunis  de  sa  nature,  et 
de  l'impuissance  où  est  cette  vie  de  les  satis- 
faire ;  enfin  la  quatrième  est  puisée  dans  la 
justice  et  dans  la  bonté  divines.  Eh  bien,  au- 
cune de  ces  raisons  ne  peut  se  passer  des  trois 
autres  ;  mais,  en  revancne,  nous  le  disons  avec 
une  entière  conviction,  elles  forment,  quand  on 
les  a  réunies,  une  démonstration  tellement  ri- 
goureuse et  complète,  qu'il  devient  aussi  impos- 
sible de  douter  de  l'autre  vie  que  de  la  vie  pré- 
sente. C'est  en  les  considérant  de  ce  point  de 
vue,  ou  dans  leur  enchaînement  et  leur  dépen- 
dance purement  logique,  que  nous  allons  es- 
sayer de  les  exposer  ;  nous  ferons  ensuite  con- 
naître l'ordre  selon  lequel  elles  se  sont  produi- 
tes dans  l'histoire,  et  l'on  s'expliquera  alors  les 
contradictions  qu'elles  ont  essuyées  et  les  gros- 
sières fictions  qui  se  sont  mêlées,  chez  les  peu- 
ples et  les  plus  anciens  philosophes,  à  la  croyance 
si  élevée  d'une  âme  inaccessible  à  la  mort. 

Pour  que  l'âme  puisse  survivre  au  corps,  il  faut 
d'abord  qu'elle  en  soit  distincte.  La  distinction 
de  l'âme  et  du  corps  a  été  suffisamment  établie 
ailleurs  (voy.  Ame).  Nous  rappellerons  seulement 
ici  les  différences  les  plus  essentielles  qui  exis- 
tent entre  ces  deux  principes.  Le  corps  n'est 
qu'un  tout  collectif  et,  par  conséquent,  divisible. 
Il  se  compose  d'une  multitude  d'organes,  et  cha- 
cun de  ces  organes  d'un  nombre  indéfini  de  par- 
ties physiquement  distinctes  les  unes  des  autres. 
L'âme,  c'est-à-dire  la  force  à  laquelle  nous  attri- 
buons la  volonté,  la  sensibilité  et  l'intelligence, 
est  absolument  une  :  car  il  n'y  a  en  nous  qu'un 
seul  être,  qu'une  seule  personne  qui  veut,  qui 
sent  et  qui  pense;  et  d'un  autre  côté  chacune  de 
ces  opérations  est  totalement  incompréhensible 
sans  l'unité.  Le  corps,  ou  plutôt  l'organisme, 
n'est  jamais  dans  un  instant  ce  qu'il  est  dans  un 
autre  ;  les  éléments  hétérogènes  dont  il  se  com- 
pose ne  cessent  de  se  renouveler  comme  les  eaux 
d'un  fleuve,  et  même  la  forme  sous  laquelle  ils 
se  rassemblent  se  modifie,  se  dégrade  et  se  brise 
entièrement  avec  les  années.   L'âme,   quels  que 


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soient  les  changements  arrives  dans  son  exis- 
tence, soit  qu'elle  ait  la  conscience  du  présent 
ou  le  souvenir  du  passé,  ou  la  prévision  de 
l'avenir,  se  trouve  toujours  la  même  ;  et  cette 
persistance  de  son  être  au  milieu  des  modifica- 
tions dont  il  est  susceptible,  lui  donne  l'idée 
même  du  temps  et  de  la  durée.  Or,  qu'est-ce 
que  nous  appelons  la  mort,  ou  qu'est-ce  que 
nous  en  savons  par  notre  expérience?  Nous  of- 
fre-t-elle  un  autre  spectacle  que  la  simple  disso- 
lution de  nos  organes  et  la  cessation  de  cette 
substitution  d'éléments  par  laquelle  ils  se  con- 
servent et  se  développent  dans  l'état  de  vie? 
L'âme  ne  peut  donc  pas  mourir  comme  meurt 
le  corps,  et,  par  conséquent,  rien  au  monde  ne 
peut  nous  autoriser  àalfirmer  qu'ils  finissent  en- 
semble. Mais,  dira-t-on,  il  y  a  une  autre  espèce 
de  mort  que  la  mort  par  dissolution.  Dieu, 
comme  on  l'a  objecté  depuis  longtemps,  pourrait, 
par  un  acte  de  sa  volonté,  anéantir  ce  qui  ne 
peut  se  dissoudre  ;  ou,  comme  Kant  en  fait  la 
remarque  dans  sa  Critique  de  la  Raison  pure, 
il  est  possible  que  l'âme,  malgré  les  attributs 
qui  la  rendent  invisible,  périsse  de  langueur  et 
par  une  extinction  graduelle  ;de  ses  forces.  Sans 
examiner  ici  la  valeur  de  ces  deux  hypothèses, 
sans  rechercher  à  quel  point  elles  s'accordent 
avec  l'expérience,  qui  nous  montre  partout  des 
principes  qui  résistent  à  la  dissolution  et  à  la 
mort,  nous  observerons  que  ni  l'un  ni  l'autre  ne 
portent  atteinte  au  résultat  que  nous  venons 
d'établir.  11  ne  s'agit  pas  de  savoir  si  l'âme,  par 
la  seule  vertu  de  son  unité  et  de  son  identité, 
est  absolument  impérissable,  quoique  cette  pro- 
position, entendue  dans  un  sens  général,  ne 
nous  paraisse  pas  impossible  à  soutenir  j  mais  s'il 
y  a  en  elle  des  causes  naturelles  de  destruction 
par  lesquelles  elle  doit  périr  en  même  temps 
que  le  corps.  Eh  bien,  tout  au  contraire,  étant 
d'une  nature  opposée  à  celle  du  corps,  elle  a  ce 
qu'il  faut  pour  lui  survivre.  Quoi  de  plus  sensé 
et  de  plus  élevé  à  la  fois  que  ces  paroles  de  So- 
crate  dans  le  Phcdon  :  »  Notre  âme  est  semblable 
à  ce  qui  est  divin,  immortel,  intelligible,  simple, 
indissoluble,  toujours  le  même  et  toujours  sem- 
blable à  lui  ;  et  notre  corps  ressemble  parfaite- 
ment à  ce  qui  est  humain,  mortel,  sensible, 
composé,  dissoluble,  toujours  changeant  et  jamais 
semblable  à  lui-même.  Cela  étant,  ne  convient-il 
pas  au  corps  d'être  bientôt  dissous  et  à  l'âme  de 
demeurer  longtemps  indissoluble  ou  quelque 
autre  chose  de  peu  différent?  » 

Nous  venons  de  piouver  que  ce  que  nous  savons 
de  la  mort  ne  s'applique  qu'à  l'organisme  et  ne 
touche  pas  l'âme,  ou  du  moins  ne  l'atteint  pas 
dans  le  fond  de  son  existence,  dans  le  principe 
invariable  qui  la  constitue;  mais  cela  ne  sulfit 
pas  à  la  démonstration  du  dogme  que  nous  vou- 
lons établir  :  il  faut  aussi  une  raison  pour  que 
l'âme  continue  d'exister  après  la  dissolution  du 
corps  et  conserve  les  facultés  qui  font  à  peu 
près  tout  le  prix  de  son  existence,  savoir,  la 
raison  et  la  liberté.  Car  alors  même  que  sa  na- 
ture identique  et  indivisible  devrait,  comme  nous 
le  croyons,  lui  assurer  une  durée  sans  fin,  ce 
ne  serait  pas  encore  pour  nous  un  grand  sujet 
d'espérance,  ni  pour  la  providence  divine  une 
justification.  Un  être,  dont  les  seuls  attributs 
sont  l'unité  et  cette  iaentité  vague  qui  n'est  que 
la  continuité  de  l'existence,  ce  n'est  pas  moi,  ce 
n'est  pas  ma  personne,  ni  aucune  autre  personne 
humaine;  c'est  une  abstraction,  c'est  la  substance 
de  l'être  en  général  ;  et  l'immortalité  qui  lui  con- 
vient, la  seule  à  laquelle  le  panthéisme  puisse 
ajouter  foi,  est  sans  relation  avec  la  vie  présente, 
sans  responsabilité  et  sans  conscience.  Il  reste 
donc  encore  à  disputer  à  la  mort  et  au  néant, 


non  pas  le  principe  spirituel  en  général,  mais 
cette  âme  particulière  qui  pense,  qui  aime,  qui 
agit  et  qui  respire  en  nous;  en  un  mot,  la  per- 
sonne humaine.  Or,  la  personne  humaine  a  dans 
son  caractère  moral  une  raison  d'être,  une  desti- 
nation à  remplir,  indépendamment  clu  corps  et 
après  que  le  corps  a  terminé  sa  carrière.  En 
effet,  la  fin  suprême  de  nos  actions,  la  règle  que 
le  sentiment  aussi  bien  que  la  raison  nous  im- 
pose, et  que  l'on  ne  saurait  nier  sans  faire  vio- 
lence à  toute  notre  nature,  ce  n'est  pas  la  con- 
servation de  la  vie,  c'est-à-dire  l'intérêt  du  corps, 
mais  la  justice,  le  devoir,  le  bien  en  soi.  L'idée 
de  la  justice  et  la  règle  du  devoir  ne  souffrent 
point  de  limite  ni  de  condition.  Si  la  fortune 
nous  a  placés  dans  une  telle  alternative  que 
notre  vie  ne  'puisse  être  sauvée  qu'à  leurs  dé- 
pens, c'est-à-dire  au  prix  d'une  indignité,  soit 
envers  les  autres,  soit  envers  nous-mêmes,  il  ne 
faut  pas  que  nous  hésitions  à  en  faire  le  sacri- 
fice ;  et  ce  que  nous  disons  de  la  vie  s'applique,  à 
plus  forte  raison,  au  bonheur.  Mais,  si  la  loi  morale 
est  absolue  et  n'admet,  comme  nous  l'avons  dit 
tout  à  l'heure,  aucune  sorte  de  restriction,  il  est 
impossible  de  la  renfermer  dans  les  bornes  de 
notre  existence  actuelle.  Comment  ne  serait-elle 
faite  qu'à  l'usage  de  cette  vie  à  laquelle  elle  im- 
pose toujours  de  si  rudes  épreuves,  et  dont  elle 
demande  souvent  le  sacrifice?  D'ailleurs  la  loi 
morale  comprend  nécessairement  l'idée  de  jus- 
tice. Or,  n'est-ce  pas  le  renversement  de  la 
justice  et  de  la  raison,  que  l'on  souffre,  sans 
espoir  de  réparation,  en  remplissant  ses  devoirs, 
qu'on  n'ait  point  de  châtiment  à  redouter,  qu'on 
puisse  trouver  même  le  repos  et  le  bonheur  en 
les  foulant  aux  pieds?  C'est  l'idée  de  justice  con- 
sidérée de  ce  point  de  vue,  ou  la  rémunération 
du  bien  et  du  mal,  qu'on  est  convenu  d'appeler 
la  sanction  de  la  loi  morale.  Mais  il  est  facile  de 
voir  que  cette  idée  se  confond  avec  celle  de  la  loi 
elle-même.  Si  l'on  admet  celle-ci,  il  est  de  toute 
impossibilité  de  rejeter  celle-là.  L'ordre  moral 
sans  la  justice,  la  justice  sans  l'harmonie  du 
bonheur  et  du  mérite,  est  une  incompréhensible 
chimère. 

Maintenant  est-il  vrai,  comme  on  a  osé  quel- 
quefois l'affirmer,  que  cette  harmonie  existe 
ici-bas?  Est-il  vrai  que  dès  ce  monde  la  vertu 
trouve  en  elle-même  sa  récompense,  et  que  le 
vice  ou  le  crime  ont  un  châtiment  toujours  prêt 
dans  les  lois  de  la  société  et  de  la  nature?  Pour 
s'arrêter  à  une  telle  opinion,  il  faut  n'avoir  ja- 
mais souffert  ni  pensé,  ni  aimé;  il  faut  être  dans 
une  ignorance  profonde  et  des  choses,  et  des 
hommes,  et  de  soi-même.  La  nature  a-t-elle  des 
récompenses  pour  celui  qui  donne  sa  vie  à  la 
patrie,  son  repos  et  ses  veilles  à  la  science,  son 
être  tout  entier  à  un  pieux  dévouement  dont  il 
ne  peut  attendre  aucun  retour?  A-t-elle  des  châ- 
timents pour  l'hypocrisie,  la  bassesse,  l'égoïsme, 
la  lâcheté  ;  et  en  général,  pour  tous  les  vices  qui 
ne  flétrissent  que  l'âme  sans  atteindre  le  corps? 
Même  quand  ses  lois  paraissent  d'accord  avec 
celles  de  la  morale,  ce  n'est  pas  le  désordre 
qu'elle  frappe,  mais  la  faiblesse;  la  force  est 
toujours  sûre  ae  son  indulgence,  et  hien  souvent 
de  l'impunité.  La  société  n'est  quelquefois  pas 
plus  juste  ni  plus  clairvoyante  que  la  nature. 
Nous  ne  parlons  pas  des  époques  de  barbarie  et 
de  bouleversement,  où  le  droit  du  plus  fort  est 
la  seule  règle;  mais,  dans  tous  les  temps,  elle 
n'encourage  que  ce  qui  lui  est  utile,  elle  ne  ré- 
prime que  ce  qui  lui  est  nuisible,  dans  la  mesure 
de  son  intelligence  et  de  son  pouvoir,  nécessai- 
rement bornés  l'un  et  l'autre.  Tout  le  reste  :  le» 
dévouements  lesplus  touchants,  quand  ils  ne  sont 
pas  directement  pour  elle  ;  les  iniquités  et  le» 


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Infamies  qui  ne  troublent  pas  son  repos,  ou  n'en- 
travent pas  sa  marche,  n'cxiMtcnt  que  son  indif- 
férence. Est-ce  donc  en  nous-mcuies  que  nous 
trouverons  cette  sanction  réelle,  cette  justice 
complète  et  infaillible  que  nous  avons  de- 
mandée vainement  à  la  nature  et  à  nos  sem- 
blables? Oui,  sins  doute,  la  conscience  a  ses 
tourments  et  ses  joies  ;  mais  ils  no  tiennent  les 
uns  et  les  autres  qu'une  place  très-liinitco  dans 
notre  existence.  Les  premiers  s'affaiblissent  et 
disparaissent  par  l'habitude ,  de  sorte  que  plus 
on  s'enfonce  dans  le  mal,  moins  on  en  est  puni. 
Il  y  a  des  âmes  délicates  qui  souffrent  beaucoup 

S  lus  d'un  scrupule,  d'une  l'auto  involontaire,  que 
es  cœurs  endurcis  de  toute  une  vie  de  désor- 
dres et  de  crimes.  Quant  à  la  satisfaction  que  la 
conscience  nous  donne,  elle  est  le  signe  et  non 
la  récompense  du  bien.  Elle  n'empêche  ni  les 
angoisses  de  la  lutlCj  ni  la  douleur  du  sacrifice, 
et  n'a  rien  à  nous  offrir  en  retour  des  dommages 
et  des  injures  que  nous  souffrons  de  la  part  des 
autres.  Cette  vie,  placée  sous  l'empire  de  la  loi 
du  devoir,  n'est  donc  et  ne  pouvait  être  au'une 
épreuve.  Le  même  principe,  d'après  lequel  nous 
sommes  obligés  de  la  conduire,  nous  ordonne 
d'en  attendre  une  autre,  où  les  contradictions 
apparentes  d'ici-bas  trouveront  leur  solution. 

Le  résultat  que  nous  venons  d'obtenir  est  d'une 
tout  autre  nature  que  le  précédent,  bien  qu'il 
le  continue  et  le  suppose.  Il  ne  s'agit  plus  ici  de 
la  simple  possibilité  d'une  existence  immaté- 
rielle, résistant  à  la  dissolution  des  organes; 
nous  avons  en  nous  une  raison  positive  de  sur- 
vivre à  notre  corps;  nous  sommes  les  sujets  d'une 
législation  qui  s'étend  au  delà  des  bornes  de  la 
vie.  11  n'est  pas  question,  non  plus,  d'une  im- 
mortalité sans  conscience  et  sans  volonté,  telle 
qu'on  peut  la  concevoir  dans  un  principe  pure- 
ment métaphysique;  c'est  sous  la  protection  de 
la  loi  morale  que  nous  devons  échapper  à  la 
mort,  par  conséquent  avec  notre  responsabilité 
tout  entière,  avec  la  parfaite  connaissance  de 
nous-mêmes  et  le  souvenir  de  ce  que  nous  avons 
été,  avec  tout  ce  qui  nous  permet  de  rester  la 
même  personne.  Cependant  nous  ne  sommes  pas 
encore  arrivés  à  la  fin  de  notre  tâche.  Nous  avons 
montré  qu'il  faut  croire  à  une  autre  vie;  nous 
n'avons  rien  fait  pour  le  dogme  de  l'immortalité. 
En  effet,  puisque  notre  croyance  se  fonde  sur 
l'idée  d'une  rémunération  future,  nous  ne  de- 
vons pas  l'étendre  plus  loin  qu'il  n'est  nécessaire 
pour  donner  satisfaction  à  cette  idée,  c'est-à-dire 
à  cette  condition  de  la  justice.  Or  nous  sommes 
des  êtres  finis  ;  les  châtiments  et  les  récompen- 
ses qui  nous  sont  réservés,  doivent  donc  être 
finis  comme  nous,  ils  doivent  être  bornés  comme 
notre  intelligence  et  nos  forces.  Ces  châtiments 
et  ces  récompenses  une  fois  épuisés,  l'œuvre  de 
la  justice  n'est-elle  pas  accomplie,  et  ne  nous 
trouvons-nous  pas  de  nouveau  en  face  du  néant  ? 
Ici  se  présentent  des  considérations  d'un  autre 
ordre,  celles  qui  sont  tirées  de  la  nature  et  de  la 
direction  générale  de  nos  facultés. 

L'homme  est  un  être  fini  sans  doute,  mais 
toutes  les  forces  de  son  âme,  toutes  les  lois  de 
son  organisation  et  tous  les  principes  de  son 
intelligence  le  poussent  sans  relâche  à  la  re- 
cherche de  l'infini.  11  n'est  pas  question  ici  de 
ces  vagues  aspirations  auxquelles  on  s'abandonne 
dans  le  désœuvrement  et  la  molle.sse,  ou  qui, 
chez  quelques  esprits  incapables  de  se  fixer,  de 
prendre  leur  part  des  obligations  de  la  vie,  ne 
sont  qu'un  signe  de  faiblesse  et  de  maladie.  Nous 
parlons  d'une  loi  constante  et  universelle  de  notre 
existence.  L'homme,  en  effet,  quand  on  a  6té  de 
lui  ce  qu'il  a  de  commun  avec  la  brute,  est  un 
être  qui  pense,  qui  aime  et  qui  traduit  en  action 


cette  double  disposition  de  sa  nature  par  une 
puissance  entièrement  à  lui,  par  sa  libre  volonté. 
Or,  quel  est  le  but  de  la  pensée  ou  de  l'intelli- 
gence? C'est  la  vérité.  Eh  bieu;  il  ne  faut  pas 
beaucoup  d'efforts  ]  our  se  convaincre  que.  de  ce 
côté,  l'âme  humaine  ne  sera  jamais  satisfaite. 
La  vérité,  ce  n'est  pas  telle  ou  telle  connaissance, 
ni  tel  ou  tel  ordre  d'idées  où  nous  consumons 
notre  vie,  sur  les  traces  do  plusieurs  généra- 
tions, sans  pouvoir  l'embrasser  tout  entier.  Elle 
est  tout,  dans  le  sens  le  plus  absolu  du  mot  : 
elle  est  l'infini.  Aussi,  quand  nous  comparons 
notre  ignorance  à  notre  savoir^  et  les  faibles 
lueurs  que  nous  avons  pu  recueillir  aux  immen- 
ses ténèbres  qui  nous  enveloppent  de  toutes 
parts,  notre  premier  sentiment  est  celui  du  doute 
et  du  désespoir  ;  mais  bientôt  une  force  plus 
puissante  nous  pousse  en  avant,  et,  sur  la  foi 
irrt'sistible  de  notre  immortelle  destinée,  nous 
précipite  dans  cet  abîme  sans  fond.  Sommes-nous 
donc  plus  faciles  à  contenter  du  côté  de  l'amour  ? 
Nous  aimons  le  beau  et  le  bien,  deux  aspects 
différents  d'une  seule  et  mê.'ne  chose,  l'idéal,  la 
perfection.  Quelle  est  donc  la  créature  qui  nous 
offre  ce  caractère,  et  qui  suffise,  quand  même 
elle  réunirait  toiis  les  avnnlngcs  de  li  nature 
humaine,  à  remplir  notre  imagination  et  notre 
cœur?  Nous  éprouvons  aussi  le  besoin  d'aimer 
tout  ce  qui  nous  ressemble,  tout  ce  qui  partage 
nos  épreuves,  nos  destinées,  nos  biens  et  nos 
maux,  en  un  mot,  les  êtres  de  notre  espèce  :  nous 
désignera-t-on  une  condition  de  la  vie,  une  or- 
ganisation de  la  société,  où  ce  sentiment  ne  soit 
pas  froissé  à  chaque  instant  par  les  intérêts  et 
les  passions  contraires  ?  Enfin,  si  l'on  veut  bien 
réfléchir  à  la  nature  et  au.x  conditions  de  la 
liberté,  on  verra  que  le  but  qu'elle  poursuit 
n'est  pas  moins  reculé  que  celui  de  l'intelligence 
et  de  l'amour.  La  condition  de  la  liberté  n'est 
pas  autre  chose  que  cette  sévère  et  universelle 
loi  du  devoir  dont  nous  avons  déjà  parlé.  En 
l'absence  du  devoir,  il  ne  reste  pour  nous  diriger 
que  l'instinct  et  la  passion,  puissances  aveugles 
et  fatales  l'une  et  l'autre  :  car  l'intérêt  ne  doit 
pas  compter  pour  un  mobile  distinct  de  nos  ac- 
tions; il  n'est,  pour  ainsi  dire,  que  la  prévision 
d'une  passion  à  venir ,  ou  la  passion  devenue 
prévoyante.  Le  caractère,  et  par  conséquent  la 
destination  de  la  liberté,  est  donc,  en  nous  élevant 
au-dessus  de  ces  basses  régions,  de  traduire  en 
œuvres  les  conceptions  les  plus  pures  de  notre 
intelligence  et  les  sentiments  les  plus  généreux 
de  notre  cœur,  de  poursuivre  sans  relâche  la 
conquête  du  vrai  et  la  réalisation  du  beau  et  du 
bien.  Il  est  évident  qu'aucune  vie  limitée  ne 
peut  suffire  à  une  pareille  tâche.  A  cette  consi- 
dération, uniquement  fondée  sur  la  raison,  on 
peut  joindre  un  fait  d'expérience  :  c'est  que, 
lorsqu'une  éducation,  des  habitudes  ou  des  cir- 
constances funestes  n'ont  pas  entièrement  flétri 
notre  âme,  nous  avons  un  besoin  d'activité  et  de 
mouvement,  un  désir  d'étendre  et,  s'il  est  per- 
mis de  parler  de  la  sorte^  d'exprimer  notre  être, 
qu'aucune  occupation  présente  ne  peut  assouvir. 
De  là  ces  projets  sans  nombre  qui  remplissent 
notre  vie  beaucoup  plus,  beaucoup  mieux  que 
nos  œuvres,  et  au  milieu  desquels  la  mort  vient 
nous  surprendre.  Ainsi,  dans  quelque  sphère 
qu'elle  soit  placée,  et  de  quelque  point  de  vue 
qu'on  la  considère,  notre  âme  porte  toujours 
avec  elle  sa  raison  d'être;  ses  droits  à  l'exis- 
tence n'ont  rien  à  craindre  de  la  prescription  : 
car  il  est  impossible  de  douter  que  sa  fin  géné- 
rale ne  soit  la  même  que  celle  de  chacune  de  ses 
facultés;  et  celle-ci  ne  peut  se  concevoir  qu'avec 
une  durée  immortelle. 
Il  s'agit  ici,  qu'on  ne  l'oublie  pas,  de  la  personne 


IMMO 


—  780  — 


IMMO 


iiumaincj  de  l'âme  humaine^  et  non  de  l'humanité, 
à  laquelle  on  a  voulu  transporterj  par  une  substi- 
tution injuste,  tous  les  droits  et  toutes  les  espé- 
rances de  l'individu.  Par  conséquent,  nous  n'avons 
pas  même  ànous  demander  si^  avec  une  meilleure 
organisation  de  la  société,  avec  des  lois  plus 
sages,  une  éducation  plus  conforme  à  notre  na- 
ture et  un  avenir  sans  bornes,  nous  ne  pourrions 
pas  atteindre  dans  ce  monde  la  fin  générale  de 
notre  existence.  Que  m'importent  vos  théories  et 
vos  rêves,  s'il  n'y  a  aucune  place  pour  moi,  ou 
si  le  règne  messianique  que  vous  annoncez  ne 
doit  pas  rétrograder  vers  les  générations  éteintes 
qui  l'ont  fondé  au  prix  de  leur  repos^  de  leur 
bonheur  et  de  leur  sang?  C'est  moi  qui  ai  souffert, 
c'est  moi  qui  ai  été  opprimé,  c'est  moi  qui  ai  soif 
de  justice,  de  vérité,  d'idéales  grandeurs;  c'est 
moi  qui  dois  recueillir  le  fruit  de  ma  résignation 
et  de  mon  courage;  c'est  en  moi  que  les  plus 
nobles  besoins  du  cœur  humain  doivent  trouver 
leur  satisfaction.  D'ailleurs  l'humanité  a  fait  une 
assez  longue  expérience  de  la  vie  pour  ne  plus 
laisser  aucun  appui  à  ces  chimères.  Quelques 
progrès  que  nous  puissions  faire,  nous  ne  chan- 
gerons pas  les  lois  de  la  nature  et  les  conditions 
mêmes  de  notre  existence  ici-bas.  Tant  que  notre 
espèce  subsistera  sur  la  terre,  elle  ne  pourra  pas 
échapper  à  la  maladie,  au  besoin,  à  la  faiblesse 
de  l'enfance,  aux  infirmités  de  la  vieillesse,  aux 
angoisses  et  aux  déchirements  de  la  mort;  on 
n'arrachera  pas  de  son  cœur  l'égoïsme  et  les 
passions  toujours  prêts  à  se  révolter  contre  le 
sentiment  de  la  justice  ;  on  n'empêchera  pas  les 
uns  d'être  orgueilleux  et  vains,  les  autres  d'être 
rampants  et  vils;  on  ne  fera  pas  cesser  la  lutte 
des  intérêts,  ou,  si  l'on  veut,  des  caractères  et 
des  opinions  opposés  ;  la  science  aura  beau  mul- 
tiplier ses  découvertes,  le  doute  et  l'ignorance 
auront  toujours  la  plus  grande  part  dans  notre 
esprit. 

Enfin,  toutes  ces  facultés  qui  aspirent  à  l'im- 
mortalité et  ne  peuvent  se  satisfaire,  ni  se  com- 
prendre sans  elle,  ont  leur  principe  et  leur  raison 
d'être  en  Dieu.  Dieu  n'est  pas  seulement  la  cause 
et  le  sage  ordonnateur  des  phénomènes  de  la 
nature;  il  est  aussi  l'auteur  des  facultés  qui  me 
font  connaître  à  moi-même,  et  m'élèvent  jusqu'à 
lui;  il  est  le  père,  la  providence  et  le  juge  de 
l'âme  humaine.  Celte  liberté  absolue,  cette  con- 
naissance infinie,  cette  justice  infaillible  que  je 
poursuis  vainement,  elles  existent  en  lui  :  car  il 
serait  impossible  autrement  qu'il  m'en  eût  donné 
l'idée.  C'est  en  lui  aussi  qu'est  la  source  de  cet 
amour  insatiable,  un  des  tourments  et  des  plus 
nobles  privilèges  de  notre  espèce.  Mais  comment 
l'être  infiniment  bon,  infiniment  juste,  infiniment 
sage,  nous  aurait-il  laissé  voir  le  vide  et  les  im- 
perfections de  cette  vie,  si  nous  ne  devions  pas 
en  trouver  une  autre?  Nous  aurait-il  demandé 
des  sacrifices  qu'il  doit  laisser  sans  récompenses? 
nous  aurait-il  donné  des  forces  qui  doivent  rester 
sans  usage,  et  nous  mettre  à  la  torture  dans  ce 
lieu  où  elles  ne  peuvent  se  déployer?  aurait-il 
allumé  dans  nos  cœurs  l'amour  de  l'infini  et 
l'espérance  de  l'immortalité,  pour  nous  laisser, 
après  quelques  jours  pleins  d'angoisses  et  de  mi- 
sères, retomber  tout  entiers  dans  le  néant?  Quoi  ! 
dans  l'ordre  physique  il  n'y  a  pas  une  si  humble 
créature  qui  ne  soit  organisée  en  vue  de  sa  fin, 
et  cette  loi  serait  méconnue  dans  l'ordre  moral  ! 
Les  instincts  et  les  facultés  qui  nous  appar- 
tiennent en  propre  ne  seraient  pas  seulement 
inutiles,  mais  contraires  au  cours  paisible  de  notre 
existence!  Cela  ne  peut  se  justifier  ni  se  com- 
prendre, et  il  faut,  pour  admettre  une  telle  sup- 
position, avoir  abdiqué  sa  raison  au  profit  du 
désespoir. 


Le  dogme  de  l'immortalité  de  l'àmCj  quand  on 
le  considère  dans  son  expression  la  plus  com- 
plète et  la  plus  élevée,  nous  apparaît  dans  l'his- 
toire de  la  philosophie  comme  une  laborieuse 
conquête  de  la  raison  sur  l'imagination  et  sur 
les  sens.  Ce  n'est  pas  encore  tout  :  comme  les 
autres  vérités  de  l'ordre  moral  et  métaphysique, 
comme  la  croyance  en  Dieu,  la  distinction  de 
l'âme  et  du  corps,  les  idées  de  droit  et  de  devoir, 
il  n'a  pu,  nous  ne  dirons  pas  s'établir,  mais  se 
développer  et  se  démontrer  que  par  la  contra- 
diction. C'est  ainsi  que  les  raisons  sur  lesquelles 
il  est  "fondé,  aperçues  une  à  une  et  combattues 
successivement,  quelquefois  défendues  par  l'esprit 
de  système  à  l'exclusion  l'une  de  l'autre,  ont 
été  rarement  appréciées  dans  toute  leur  force, 
c'est-à-dire  dans  l'unité  où  elle  prend  sa  source. 
D'abord,  comme  nous  l'avons  déjà  remarqué,  le 
dogme  de  l'immortalité  de  l'àme,  entièrement 
confondu  avec  le  dogme  religieux,  dans  un  vague 
sentiment  de  l'éternité  et  de  l'infini,  était  livré 
aux  interprétations  plus  ou  moins  grossières  de 
l'imagination.  Une  foi  instinctive,  telle  qu'on 
la  rencontre  encore  à  toutes  les  époques  de 
l'histoire,  faisait  regarder  la  mort  comme  le  com- 
mencement d'une  autre  existence.  Mais  en  même 
temps  l'intelligence  n'étant  pas  encore  assez 
exercée  pour  démêler  les  deux  forces  et  les  deux 
ordres  de  phénomènes  qui  se  réunissent  dans 
notre  nature,  l'âme  n'était  pas  autre  chose  que 
la  vie,  et  l'immortalité  qu'une  résurrection.  De 
là  la  croyance  à  la  métempsycose,  ou,  ce  qui 
revient  au  même,  à  une  autre  vie  exactement 
semblable  à  la  vie  présente,  mais  où  l'on  voit 
d'un  côté  toutes  les  jouissances,  et  de  l'autre 
toutes  les  douleurs.  A  cette  conception,  moitié 
poétique  et  moitié  religieuse,  a  succédé  l'idée 
métaphysique.  L'unité  et  la  simplicité  de  l'âme, 
l'essence  immuable  de  la  raison,  qui  la  fait 
ressembler  à  une  connaissance  antérieure  à  l'ex- 
périence, à  une  sorte  de  souvenir  rapporté  d'un 
autre  monde  :  tels  sont  les  principaux  arguments 
développés  dans  le  Phcdon.  I!  n'y  a  rien  la  encore 
qui  démontre  logiquement  la  persistance  de  la 
personne  humaine.  Aussi  Aristote,  en  cela  plus 
conséquent  que  son  maître,  a-t-il  substitué  à 
l'immortalité  de  l'àme  celle  de  l'intelligence  ou 
de  la  raison  universelle.  C'est  aussi  la  raison 
métaphysique,  c'est-à-dire  l'unité  de  la  substance 
pensante,  que  Descartes  a  fait  valoir,  bien  que  sa 
méthode  eut  pu  mieux  le  servir;  et  cette  preuve 
incomplète  n'a  pas  tardé  à  porter  ses  fruits  dans 
le  système  de  Spinoza.  Kant  s'est  attaché  d'une 
manière  non  moins  exclusive  à  la  raison  morale, 
ou,  pour  parler  son  langage,  à  la  raison  pratique, 
à  la  nécessité  d'une  autre  vie,  pour  réaliser 
l'harmonie  impossible  ici-bas  de  la  vertu  et  du 
bonheur.  Mais  comment  cette  autre  vie  pourra- 
t-elle  se  concevoir,  s'il  nous  est  impossible, 
comme  il  le  prétend,  de  faire  le  moindre  fond 
sur  l'unité  et  la  simplicité  de  l'àme?  Toujours 
Kant  a-t-il  rendu  ce  service  à  la  question  que 
nous  traitons  icij  que  la  personne  humaine,  l'être 
responsable  et  libre  a  pris  la  place  de  la  pensée, 
de  la  raison,  et  même  de  la  substance  univer- 
selle. Les  observations  psychologiques  les  plus 
récentes,  les  analyses  approfondies  qui  ont  été 
faites  de  la  raison,  de  la  volonté,  de  la  conscience^ 
de  l'imagination,  ont  donné  beaucoup  de  force  a 
l'argument  tiré  de  la  nature  générale  de  nos 
facultés.  Même  ces  tentatives  audacieuses  qui 
n'aspirent  à  rien  moins  qu'à  refaire  tout  entier 
l'empire  de  la  création,  ne  sont  point  perdues 
pour  le  dogme  de  l'immortalité;  elles  nous 
montrent  combien  notre  esprit,  comme  notre 
cœur,  se  trouve  à  l'étroit  dans  ce  monde,  et  est 
poursuivi   par  le   besoin  de  l'infini    Au  reste, 


IMPR 


—  781 


INDI 


n'oublions  pas  que  les  vérités  de  cette  nature 
ont  besoin  d'être  comprises  avec  l'âme  aussi 
bien  qu'avec  l'intelligence.  Quelque  certitude 
qu'on  parvienne  à  leur  donner,  il  y  restera  tou- 
jours une  place  pour  l'inconnu,  pour  le  mystère 
et  pour  la  foi.  Mais  la  foi  (voy.  ce  mot)  que 
nous  invoquons  i^i  n'ost  pas  contraire  à  la  raison; 
eUe  est  la  raison  même  quand  elle  élève  ses 
regards  vers  l'infini  et  se  trouve  trop  bornée 
pour  le  comprendre.  Si  nous  pouvions  comprendre 
l'infini,  nous  serions  évidemment  la  môme  chose 
que  lui.  Si  l'immortalité  n'avait  pas  de  secrets 
pour  nous,  elle  n'existerait  pas  dans  l'avenir, 
mais  dans  le  présent  ;  nous  n'aurions  ni  à  la 
conquérir,  ni  à  la  démontrer  :  elle  serait  en 
notre  possession,  comme  la  vie,  et  à  la  place  de 
la  vie  dont  nous  jouissons  aujourd'hui. 

On  peut  consulter  :  Platon,  Phcdon  ;  —  Men- 
delssohn,  Phcdon,  Dialogues  sur  l'immortalité 
de  l'âme;  —  Jouffroy,  Mélanges  philosophiijues, 
Nouveaux  Mclantjes  cl  Cours  de  droit  naturel; 
—  J.  Reynaud,  Terre  et  ciel;  — Th.  H.  Martin,  la 
Vie  future  selon  la  foi  el  suivant  la  raison, 
Paris,  1858,  in-18. 

IMPERATIF  CATÉGORIQUE.  C'est  le  nom 
sous  lequel  R;int  se  plaît  à  désigner  la  loi  mo- 
rale. Il  veut  exprimer  par  là  le  caractère  obliga- 
toire et  absolu  du  principe  de  nos  devoirs.  Il 
veut  nous  apj. rendre  par  un  seul  mot  que  la 
morale  n'est  pas  l'intérêt  bien  entendu,  qu'elle 
ne  se  fonde  pas  sur  l'expérience  et  sur  les 
rapports  que  nous  apercevons  entre  nos  actions 
et  leurs  résultats;  mais  qu'elle  nous  prescrit  a 
priori  ce  que  nous  devons  faire  ou  ne  pas  faire, 
et,  par  conséquent,  qu'elle  nous  suppose  libres 
de  lui  obéir  ou  de  lui  désobéir.  Yoy.  Kant; 
Critique  de  la   l'aison  pratique. 

IMPRESSION  (de  premere  et  de  m,  presser 
sur).  C'est  à  proprement  parler  la  marque,  la 
trace  matérielle  de  l'action  d'un  corps  sur  un 
autre  :  notre  pied  s'imprime  sur  le  sable  ;  le 
cachet  s'imprime  sur  la  cire.  Mais  comme  c'est 
à  la  suite  d'une  action  semblable  des  objets 
extérieurs  sur  nos  organes  que  nous  commençons 
à  sentir,  on  a  appliqué  le  même  mot,  par  une 
métaphore  naturelle,  à  la  sensation  elle-même. 
La  sensation  ressemelé,  en  effet,  à  la  trace  que 
les  objets  auraient  laissée,  non  plus  dans  une 
partie  déterminée  de  notre  corps,  mais  dans 
notre  àme.  La  métaphore  ne  s'est  pas  arrêtée  là, 
el  l'on  a  fini  par  désigner,  sous  le  nom  d'im- 
pression^ des  phénomènes  d'un  ordre  plus  élevé, 
c'est-à-dire  tous  nos  sentiments,  de  quelque  na- 
ture qu'ils  puissent  être.  C'est  ainsi  que  l'on 
parle  des  impressions  de  son  esprit  et  de  son 
cœur,  d'impressions  morales,  d'impressions  re- 
ligieuses. Cette  manière  de  parler  convient  par- 
faitement au  rôle  entièrement  passif  que  nous 
jouons  dans  la  sensibilité,  et  il  faut  bien  se 
garder  de  la  retrancher  du  langage  ordinaire. 
Mais  le  philosophe  doit  distinguer  attentivement 
l'action  matérielle  des  objets  sur  nos  sens,  ou 
plutôt  sur  nos  nerfs,  du  phénomène  psychologique 
dont  elle  est  suivie,  et  qui  nous  la  fait  considérer 
comme  un  bien  ou  comme  un  mal.  La  première 
seulement  doit  conserver  le  nom  d'impression, 
la  seconde  est  la  sensation.  L'impression  ne  peut 
être  connue  dans  toutes  ses  conditions  et  dans 
tous  ses  détails  que  par  une  étude  approfondie 
du  corps  et  des  agents  extérieurs  avec  lesquels 
il  est  en  relation.  La  sensation  tombe  immédiate- 
ment sous  la  conscience.  Nous  la  connaissons 
tout  entière  par  cela  seul  que  nous  l'éprouvons 
même  dans  l'ignorance  la  plus  complète  des  lois 
de  l'organisme.  A  plus  forte  raison  faut-il  distin- 
guer l'impression  du  sentiment.  Nous  n'exami- 
nerons pas  ici  l'opinion  des  philosophes  qui  ont 


conçu  nos  idées  elles-mêmes  comme  une  impres- 
sion matérielle,  comme  une  image  empreinte 
dans  notre  cerveau.  Cette  grossière  erreur  est 
suffisamment  réfutée  dans  tout  le  cours  de  ce  re- 
cueil. Voy.  particulièrement  Idée,  Intelligence, 
Sens. 

INDÉFINI  [non  de/ïnitum)^  ce  qui  n'a  pas  de 
limites  déterminées  ou  accessibles  à  notre  intel- 
ligence; le  contraire,  non  pas  du  fini,  mais  du 
défini,  de  ce  dont  la  limite  et  la  forme  sont 
parfaitement  fixées  dans  notre  esprit.  De  là  la 
différence  qui  existe  entre  l'indéfini  et  l'infini. 
Le  premier  de  ces  termes  n'a  qu'une  signification 
relative  et  l'autre  une  signification  absolue  : 
l'infini,  c'est  non -seulement  ce  dont  nous  ne 
pouvons  pas  marquer  le  terme  ou  la  fin,  mais 
ce  qui  n'en  souffre  pas  et  a  précisément  pour 
caractère  de  n'en  pas  souffrir;  l'indéfini,  au  con- 
traire, l'est  ce  dont  la  limite  n'est  pas  fixée,  soit 
relativement  à  nous,  soit  dans  la  nature  même 
des  chose»  ;  ce  que  l'on  peut  étendre  ou  res- 
treindre, multiplier  ou  diviser  par  la  pensée, 
sans  y  trouver  jamais  aucun  obstacle.  Mais,  à 
quelque  moment  que  cette  opération  s'arrête,  le 
résultat  qu'elle  aura  produit  sera  toujours  quelque 
chose  de  fini.  Or  tel  est  le  caractère  des  nombres. 
«  Tout  nombre,  dit  Leibniz  (jD(Scou?'s  de  la  con- 
formité de  la  foi  et  de  la  raison,  §  70),  tout 
nombre  est  fini  et  assignable;  toute  ligne  l'est 
de  même,  et  les  infinis  ou  infiniment  petits  n'y 
signifient  que  des  grandeurs  qu'on  peut  prendre 
aussi  grandes  ou  aussi  petites  que  l'on  voudra, 
pour  montrer  qu'une  erreur  est  moindre  que 
celle  qu'on  a  assignée,  c'esl-à-dire  qu'il  n'y  a 
aucune  erreur;  ou  bien  on  entend  par  l'infiniment 
petit,  l'état  de  l'évanouissement  ou  du  commen- 
cement d'une  grandeur,  conçue  à  l'imitation  des 
grandeurs  déjà  formées.  »  Mais  personne  n'a 
insisté  plus  que  Descartes  et  n'a  répandu  une 
plus  vive  clarté  sur  la  différence  qui  existe 
entre  ces  deux  idées.  Voici  ce  qu'il  dit  à  ce 
sujet  dans  ses  Principes  de  la  pjhilosophie 
(1"  partie,  ch.  xxvi  et  xxvii)  :  «  En  voyant  des 
choses  dans  lesquelles,  selon  certains  sens,  nous 
ne  remarquons  point  de  limites,  nous  n'assurerons 
pas  pour  cela  qu'elles  soient  infinies  ;  mais  nous 
les  estimerons  seulement  indéfinies.  Ainsi,  parce 
que  nous  ne  saurions  imaginer  une  étendue  si 
grande  que  nous  ne  concevions  en  même  temps 
qu'il  y  en  peut  avoir  une  plus  grande,  nous 
dirons  que  l'étendue  des  choses  possibles  est 
indéfinie;  et  parce  qu'on  ne  saurait  diviser  un 
corps  en  des  parties  si  petites  que  chacune  de  ces 
parties  ne  puisse  être  divisée  en  d'autres  çlus 
petites,  nous  penserons  que  la  quantité  peut  être 
divisée  en  des  parties  dont  le  nombre  est  in- 
défini ;  et  parce  que  nous  ne  saurions  imaginer 
tant  d'étoiles  que  Dieu  n'en  puisse  créer  davan- 
tage, nous  supposerons  que  leur  nombre  est 
indéfini,  et  ainsi  du  reste. 

u  Et  nous  appellerons  les  choses  indéfinies 
plutôt  qu'infinies,  afin  de  réserver  à  Dieu  seul 
le  nom  d'infini,  tant  à  cause  que  nous  ne  re- 
marquons point  de  bornes  en  ses  perfections, 
comme  aussi  à  cause  que  nous  sommes  très- 
assurés  qu'il  n'y  en  peut  avoir.  »  Voy.  Infini. 

INDIENS  ^Philosophie  des).  C'est  à  Colcbrooke 
que  nous  devons  à  peu  près  tout  ce  que  nous 
savons  de  la  philosophie  indienne.  Les  travaux 
antérieur.s,  bien  qu'ils  nous  eussent  déjà  donné 
quelques  renseignements  précieux,  étaient  in- 
complets; et  les  travaux  qui  ont  suivi  n'ont 
guère  fait  que  reproduire  ou  développer  les  siens. 
Colebrooke  avait  résidé  de  longues  années  dans 
l'Inde,  où  il  avait  rendu  à  la  civilisation  et  à  la 
science  des  services  nombreux  et  importants  :  il 
avait  été  en  communication  avec  les  plus  savants. 


INDI 


782  — 


INDI 


pandils,  et,  fort  verse  lui-même  dans  la  con- 
naissance du  sanscrit,  il  a  pu  lire  personnelle- 
ment ou  se  faire  lire  la  plupart  des  monuments 
de  la  philosophie  indienne.  C'est  là  une  bonne 
fortune  que  Colebrooke  a  été  le  seul  jusqu'à 
présent  à  avoir,  et  il  est  probable  qu'il  s'écoulera 
bien  du  temps  encore  avant  qu'il  ait  de  rival. 
Il  a  déposé  le  résultat  de  ses  recherches  dans  cinq 
mémoires  qui  ont  été  communiqués  à  la  Société 
asiatique  de  Londres  de  1823  à  1827,  et  qu'elle  a  pu- 
bliés dans  lel"etle2°volume  de  son  recueil.  Plus 
tard,  en  1837,  ces  mémoires  ont  été  reproduits 
dans  les  Mélanges,  en  deux  volumes,  qui  con- 
tiennent le  résumé  des  travaux  philologiques  et 
philosophiques  de  Colebrooke.  C'est  à  cette  source, 
qui  est  presque  la  seule,  et  qui  certainement  est 
la  plus  abondante  et  la  plus  pure,  que  seront 
puisées  la  plus  grande  partie  des  analyses  qui 
suivront.  On  a  fait  avec  raison  quelques  reproches 
assez  graves  à  Colebrooke  :  évidemment  il  ne 
connaît  pas  assez  la  philosophie  en  général  ;  s'il 
eût  mieux  possédé  lui-même  les  problèmes  que 
discute  la  science,  il  aurait  mieux  compris  les 
solutions  que  les  Indiens  ont  essayé  d'en  donner. 
Les  rapprochements  qu'il  fait  quelquefois  entre 
les  systèmes  de  la  philosophie  sanscrite  et  les 
premiers  systèmes  grecs,  attestent  des  études 
très-insuffisantes  et  très-peu  exactes.  D'un  autre 
côté,  le  style  de  Colebrooke  est  fort  loin  d'être 
clair  :  le  mode  d'exposition  qu'il  adopte  est 
souvent  confus  ;  et,  sans  être  aussi  savant  que 
lui,  on  peut  affirmer  qu'il  a  réuni  des  choses  qui 
devraient  être  séparées,  et  que  sa  classification 
des  systèmes  offre  des  incohérences  manifestes. 
Il  est  probable  que  cette  classification  lui  a  été 
fournie  par  les  pandits  eux-mêmes;  mais  l'histoire 
de  la  philosophie,  au  point  où  elle  en  est  au- 
jourd'hui, ne  peut  l'admettre,  et  les  principes 
certains  sur  lesquels  se  fonde  la  science  sont  en 
contradiction  complète  avec  ceux  que  Colebrooke 
a  cru  pouvoir  appliquer. 

Quelque  justes  que  soient  ces  critiques,  il  faut 
faire  la  plus  haute  estime  des  mémoires  de 
l'illustre  indianiste  ;  et  pour  apprécier  tout  ce 
qu'ils  valent,  il  faut  nous  demander  ce  qu'on 
savait  avant  eux,  et  à  quoi  nos  connaissances  se 
réduiraient  encore  s'ils  n'existaient  pas. 

On  peut  voir  dans  Brucker  ce  que  l'érudition 
du  xvm*  siècle  possédait  sur  la  philosophie  in- 
dienne. Les  Grecs  avaient  pénétré  avec  Alexandre 
jusqu'à  l'Indus  :  ils  avaient  recueilli  des  notions 
fort  curieuses  sur  les  peuples  qu'ils  y  avaient 
trouvés  et  combattus;  mais  le  séjour  des  Grecs 
avait  été  trop  court  pour  qu'ils  pussent  étudier 
et  comprendre  pleinement  des  mœurs  et  des 
idées  si  nouvelles  pour  eux.  Les  mémoires  des 
lieutenants  d'Alexandre  avaient  dû  nécessaire- 
ment être  à  peu  près  tout  militaires;  cependant 
cet  esprit  si  sagace  et  si  intelligent  des  Grecs 
avait  essayé  d'aller  au  delà  des  besoins  et  des 
opérations  de  la  guerre,  et  si  nous  en  jugeons 
par  les  indications  que  nous  ont  conservées  Ar- 
rien,  et  surtout  Strabon  et  Plutarque,  les  généraux 
d'Alexandre  avaient  démêlé  dans  leurs  rapides 
observations  les  principaux  traits  du  génie  indien. 
Ce  qu'ils  nous  ont  transmis  sur  les  gymnosophistes 
est  parfaitement  juste,  quoique  très-succinct;  et 
les  découvertes  modernes  nous  permettent  de  con- 
firmer sans  restriction  ces  témoignages.  Depuis 
Alexandre,  aucun  événement  n'ayant  mis  le 
monde  indien  en  contact  avec  le  monde  grec 
et  romain,  on  en  fut  réduit  durant  plus  de  vingt 
siècles  à  ce  que  l'expédition  macédonienne  avait 
appris;  quelques  traditions  vagues  et  des  récits 
plus  ou  moins  véridiques  vinrent  de  loin  en  loin 
compléter  et  le  plus  souvent  obscurcir  ce  qu'on 
savait.  Voilà  tout  ce  que  Brucker  a  pu  réunir  de 


documents  sur  la  philosophie  de  l'Inde  .  c'était 
fort  peu  de  chose  ;  mais  les  principales  richesses 
lui  manquaient,  et  l'on  pouvait  même  élever  des 
doutes  assez  plausibles  sur  l'authenticité  de  celles 
qu'il  avait  rassemblées. 

A  côté  de  l'érudition  philosophique,  la  litté- 
rature du  xviii»  siècle  s'était  beaucoup  occupée, 
particulièrement  en  France,  de  tout  ce  qui  re- 
gardait les  doctrines  et  les  croyances  de  l'Inde. 
Voltaire  surtout,  avec  cette  perspicacité  qui  le 
distinguait,  semble  avoir  deviné  toutes  les  décou- 
vertes que  l'on  était  sur  le  point  de  faire.  Ce 
n'était  point  tout  à  fait  l'amour  désintéressé  de 
la  science  qui  le  poussait  :  les  besoins  et  les  pas- 
sions de  la  grande  polémique  qu'il  avait  engagée 
l'excitaient  avant  tout;  mais  il  sut  provoquer  et 
obtenir  des  missionnaires  et  des  voyageurs  des 
renseignements  que  nul  avant  lui  n'avait  pos- 
sédés. Il  parla  plus  hardiment  que  personne  de 
la  haute  importance  des  védas,  des  doctrines  de 
profonde  philosophie  qui  en  étaient  sorties,  et 
il  rendit  ce  sujet  presque  populaire.  Tous  les 
esprits  éclairés  et  indépendants  dont  Voltaire 
était  le  chef  suivirent  cet  exemple^  qui  hâta  cer- 
tainement les  efforts  et  les  découvertes  du 
xix"  siècle. 

Après  Brucker,  les  historiens  de  la  philosophie 
n'en  surent  pas  en  général  plus  que  lui.  Tie- 
demann  passa  la  philosophie  indienne  sous  si- 
lence, bien  que  cette  philosophie  toute  spécu- 
lative présentât  éminemment  les  caractères  qui 
devaient  la  recommander  à  son  examen.  Ten- 
nemann  n'en  a  dit  que  quelques  mots,  et  dans 
son  Manuel  même,  rédigé  à  une  époque  où  il 
était  déjà  permis  d'en  dire  fort  long,  il  jugea  la 
philosophie  indienne  avec  un  dédain  et  une  lé- 
gèreté peu  dignes  de  lui.  Enfin,  de  nos  jours, 
M.  Ritter,  s'appuyant  sur  Coleorooke,  a  fait 
entrer  les  systèmes  indiens  dans  le  cadre  ré- 
gulier de  la  science  et  de  l'histoire.  Il  leur  a 
donné  pour  la  première  fois  l'attention  qu'ils 
méritent;  mais,  par  suite  des  théories  qui  toutes 
ne  sont  peut-être  pas  fort  justes,  M.  Ritter  a  con- 
testé l'antiquité  de  la  philosophie  de  l'Inde,  et 
il  n'a  cru  devoir  en  rapporter  le  développement 
qu'au  I"'  siècle  à  peu  près  de  l'ère  chrétienne. 
On  reviendra  plus  loin  sur  cette  grave  question 
qu'il  n'est  point  encore  possible  de  résoudre 
d'une  manière  décisive. 

Ainsi  l'histoire  de  la  philosophie  ne  sait  que 
ce  que  Colebrooke  lui  a  révélé  :  et  c'est  d'après 
Colebrooke  que  M.  Cousin,  dans  son  cours  de 
1829,  a  classé  et  jugé  les  systèmes  indiens.  C'est 
aussi  ce  qu'a  fait  en  grande  partie  M.  Windisch- 
mann  dans  son  Histoire  de  la  philosophie. 

Mais  quelques  orientalistes  avant  Colebrooke 
avaient  tenté  ce  qu'il  exécuta  plus  tard.  William 
Jones,  l'illustre  fondateur  de  la  Société  asia- 
tique de  Calcutta,  avait  émis  en  ceci,  comme 
dans  tout  le  reste,  des  vues  très-justes,  quoique 
toutes  générales  ;  et  l'impulsion  de  ce  puissant 
esprit  n'avait  pas  été  inféconde.  Dès  1785,  Wil- 
kins  avait  traduit  en  anglais  la  Bhagavadguitâ, 
épisode  du  poëme  épique  le  Mahabharala,  qui 
contient  en  vers  l'exposé  d'un  système  de  mys- 
ticisme. En  1808,  Frédéric  Schlégel,  l'un  des 
rares  érudits  qui  possédaient  alors  la  langue 
sanscrite,  publiait  sur  la  langue  et  la  sagesse 
des  Indiens  un  livre  assez  célèbre,  dont  le  titre 
promettait  beaucoup  plus  que  l'ouvragé  ne  te- 
nait. La  seconde  partie  en  était  consacrée  tout 
entière  à  la  philosophie;  mais  l'auteur,  qui  ne 
connaissait  pas  même  encore  les  noms  des  grands 
systèmes  indiens,  ne  faisait  que  discuter  sur  la 
métempsycose,  sur  le  culte  de  la  nature,  sur  le 
dualisme  et  sur  le  panthéisme,  quelques-unes 
des  questions  qu'avait  assez  vainement  agitées 


INDI 


783  — 


INDI 


le  siècle  précédent.  En  1812,  Taylor  traduisait 
un  petit  arame  allégorique  intitulé  le  Lever  de 
la  lune  de  l'inlclligence,  où  l'on  trouvait  des 
indications  philosophiques  très-curieuses  et  très- 
peu  connues. 

Enfin,  en  1818,  M.  Ward  tenta  ce  que  Colc- 
brooko  accomplit  cinq  ou  six  ans  après  lui. 
M.  Ward  avait  aussi  vécu  fort  longtemps  dans 
l'Inde,  et  son  ouvrage  en  2  volumes  in-4,  inti- 
tulé Aperçu  de  l'histoire  de  la  liltcralure  et  de 
la  m]jlh.olo(jic  indienne,  a  été  imprimé  à  Séram- 
pore.  Golebrooke  a  parié  en  termes  assez  mé- 
prisants et  fort  injustes  de  son  prédécesseur. 
M.  Ward  ne  sait  pas  le  sanscrit,  et  il  est  certain 
que  sans  cette  connaissance  on  est  peu  recevablo 
à  prétendre  faire  des  travaux  originaux:  mais 
M.  Ward  avait  vécu  avec  les  pandits,  et  il  avait 
essayé  de  tirer  d'eux  tout  ce  qui  pouvait  inté- 
resser un  Européen.  Pour  la  philosophie  en  par- 
ticulier, il  a  réuni  les  matériaux  les  plus  éten- 
dus et  les  plus  neufs;  dans  250  pages  à  peu  près, 
il  a  classé  et  analysé  tous  les  systèmes,  qui  se 

firoduisirent  alors  pour  la  première  fois  avec 
eurs  noms  et  leur  physionomie  propres.  Il  a 
fait,  autant  qu'on  peut  le  faire,  la  biographie  des 

Srincipaux  philosophes  d'après  les  traditions  in- 
iennes  :  il  a  expliqué  les  théories  les  plus 
importantes,  et  il  a  donné  des  traductions  nom- 
t)reuses  et  certainement  fort  utiles.  Le  grand 
tort  de  M.  Ward.  c'est  de  n'être  pas  remonté 
assez  haut.  Le  plus  souvent  ce  n'est  pas  aux 
monuments  primitifs  qu'il  s'adresse  :  il  descend 
aux  commentaires,  aux  paraphrases,  aux  inter- 
prétations qui  en  ont  été  faites  dansles  temps  pos- 
térieurs, et  qui  ne  sont  pas  toujours  assez  exactes. 
Un  autre  tort  de  M.  Ward^  c'est  de  n'avoir  pas 
toujours  indiqué  assez  positivement  les  sources 
où  il  puise.  Mais,  nous  ne  craignons  pas  de  le 
dire,  avant  Golebrooke,  rien  n'était  comparable 
au  travail  de  M.  Ward;  même  après  Golebrooke, 
ce  travail  conserve  des  mérites  que  ceux  de  son 
successeur  n'effaceront  pas  :  et  pour  n'en  citer 
qu'un  exemple,  ce  qu'on  a  de  plus  étendu  sur  le 
sânkhya  de  Patandjali,  c'est  certainement  à 
M.  Ward  qu'on  le  doit.  Il  est  juste  d'ajouter 
encore  que  si  M.  Ward  ne  sait  pas  plus  de  phi- 
losophie que  Golebrooke,  il  a  sans  contredit  l'es- 
prit plus  net,  et  que  ses  idées  sont  en  général 
mieux  ordonnées. 

Golebrooke  n'en  reste  pas  moins  l'auteur  le 
plus  complet  sur  ces  matières;  et  c'est  un  hom- 
mage qu'il  convient  avant  tout  de  lui  rendre, 
Îuand  on  veut  traiter  de  la  philosophie  in- 
ienne  ;  il  nous  l'a  fait  mieux  connaître  que  qui 
que  ce  soit.  Avant  lui,  la  philosophie  indienne 
n'existait  pas  pour  nous;  après  lui,  elle  doit 
prendre  place  dans  l'histoire  à  côté  de  la  philo- 
sophie grecque,  non  pas  seulement  par  le  voisi- 
nage des  temps  et  par  la  ressemblance  frappante 
de  certaines  doctrines,  mais  encore  par  le  nom- 
bre et  l'étendue  des  monuments,  par  la  gran- 
deur et  l'originalité  des  théories.  Après  Gole- 
brooke il  reste  sans  doute  beaucoup  à  faire  ; 
mais  c'est  lui  qui  a  rendu  possibles  les  travaux 
qui  devront  peu  à  peu  compléter  ceux  que  nous 
lui  devons. 

On  ne  doit  ici  que  présenter  un  aperçu  très- 
sommaire  de  la  philosophie  indienne;  mais  ce 
résumé,  quelque  concis  qu'il  sera,  suffira  pour- 
tant à  en  démontrer  toute  l'importance  et  toute 
l'étendue. 

Tous  les  auteurs  s'accordent  à  reconnaître  six 
principales  doctrines  ou  systèmes,  en  sanscrit 
darsanani,  mot  à  mot  théories.  Ge  sont  celles 
de  Kapila,  de  Patandjali,  de  Gotama,  de  Kanada, 
de  Djaïmini  et  de  Vyâsa  ;  et  elles  s'appellent  sân- 
khya, yoga,  nyàya,  veiséshikâ,   mîmânsâ,   vé- 


dânta.  Il  ne  faut  pas  que  la  nouveauté  de  ces 
noms  si  étrangers  à  toutes  nos  habitudes  nous 
étonne  et  nous  déconcerte.  Ge  sont  là  des  noms 
glorieux  dans  l'Inde,  oui  le  deviendront  certai- 
nement aussi  dans  l'histoire  de  la  science,  et 
auxquels  il  nous  faut  dès  aujourd'hui  donner 
droit  d'hospitalité. 

Do  ces  systèmes  les  quatre  premiers  sont  pu- 
rement philosophiques,  c'est-à-dire  qu'ils  n'em- 
pruntent rien  à  la  révélation  ni  aux  livres  sacrés  : 
et  c'est  là  peut-être  ce  qui  a  fait  que  Golebrooke 
les  a  placés  en  première  ligne  :  les  deux  autres 
ne  sont  guère  que  des  développements,  des 
jirincipcs  lliéologicjues  contenus  dans  les  védas. 
Chez  toutes  les  nations,  à  toutes  les  époques^ 
les  rapports  de  la  philosophie  à  la  religion  et  a 
l'orthodoxie  méritent  la  plus  sérieuse  attention; 
dans  l'Inde  ils  en  exigent  peut-être  plus  encore 
que  partout  ailleurs  :  la  théocratie  y  a  été  plus 
puissante  et  plus  ombrageuse  que  dans  aucune 
autre  contrée.  La  philosophie  n'en  a  pas  moins 
fait  sa  route  dans  l'Inde,  comme  dans  la  Grèce, 
où  la  pensée  n'a  jamais  connu  des  entraves  d'au- 
cun genre  :  et  sur  les  bords  du  Gange  tout  aussi 
bien  que  dans  Athènes,  l'esprit  humain  livré  aux 
facultés  naturelles  que  Dieu  lui  a  données  a  su 
revendiquer  son  indépendance  et  exercer  ses 
droits. 

Golebrooke  a  donc  cru  pouvoir  partager  les 
systèmes  indiens  en  deux  classes  :  les  uns  hété- 
rodoxes, les  autres  orthodoxes.  Gette  division  est 
certainement  fondée,  et  sur  la  nature  des  doc- 
trines, et  de  plus,  sans  doute,  sur  les  traditions 
indiennes  elles-mêmes.  Mais  nous  croyons  que 
l'expression  d'hétérodoxe  n'est  pas  très-bien  choi- 
sie; il  faudrait  la  réserver  pour  ces  systèmes  qui 
comme  ceux  des  bouddhistes  et  de  toutes  les 
sectes  qui  se  rattachent  au  bouddhisme,  ont 
poussé  la  liberté  jusqu'à  l'hérésie  et  à  la  lutte. 
Quant  aux  doctrines  qui  ont  admis  une  autre 
autorité  que  celle  des  védas,  on  pourrait  sim- 
plement les  appeler  indépendantes,  sans  leur 
infliger  cette  sorte  de  blâme  qui  atteint  tou- 
jours ce  qui  s'éloigne  plus  ou  moins  d'une  ortho- 
doxie admise  et  reconnue.  En  philosophie,  s'il  y 
avait  une  orthodoxie,  ce  serait  celle  de  la  rai- 
son; et  il  serait  étrange  que  les  systèmes  qui  se 
soumettent  à  cette  autorité  légitime  fussent  pré- 
cisément accusés  de  dissidence  et  de  révolte. 

Golebrooke  débute  comme  M.  Ward  par  l'a- 
nalyse du  sânkhya.  Le  mot  de  sânkhya  signifie, 
au  sens  propre,  numération,  et  d'une  manière 
plus  générale,  raisonnement.  Le  sânkhya  est 
donc  un  système  de  philosophie  qui  prétend 
mener  l'homme  à  la  béatitude  éternelle  avec  la 
certitude  d'un  calcul  mathématiçîue,  et  l'y  mener 
uniquement  par  la  science.  Il  répudie  tout  autre 
moyen  de  libération,  et  il  exclut  les  moyens 
ordinaires,  soit  temporels,  soit  spirituels.  11  est 
impossible  de  professer  avec  plus  de  netteté 
l'indépendance  philosophique;  et  ce  caractère 
essentiel  est  celui  qui  dislingue  le  sânkhya  de 
tous  les  autres  systèmes,  et  qui  sert  de  lien 
commun  aux  diverses  écoles  entre  lesquelles 
celui-là  s'est  partagé.  Ges  écoles  sont  au  nombre 
de  trois  :  celle  de  Kapila^  la  plus  ancienne  de 
toutes,  celle  de  Patandjali,  qu'on  appelle  aussi 
la  doctrine  du  yoga,  et  enfin  une  troisième 
nommée  paouranikâ,  c'est-à-dire  qui  se  rattache 
aux  Pouranas  et  aux  traditions  mythologiques 
qu'ils  renferment. 

Le  fondateur  du  sânkhya  proprement  dit  est 
Kapila,  personnage  fabuleux  que  l'on  fait  tantôt 
fils  de  Brahma,  et  tantôt  incarnation  de  Vich- 
nou.  On  le  compte  parmi  les  sept  grands  richis, 
ou  saints  qui  figurent  dans  les  plus  anciennes 
légendes  de  l'Inde.   Il  reste  sous  son  nom  un 


INDI 


—  784  — 


INDI 


recueil  d'aphorismcs  au  nombre  de  499,  qui  con- 
tiennent la  vraie  doctrine  du  sânkhya.  Ils  ont 
été  imprimés  à  Sérarapore  en  1821,  in-8,  sous 
le  titre  de  Sânkhya  Pravatchana,  ou  Inlvo- 
duction  au  Sânkhya,  avec  le  commentaire  de 
Vidjnâna  Atchârya,  appelé  aussi  Vidjnâna  Bliik- 
chou  ou  le  Mendiant.  Ces  aphorismes  sont  par- 
tagés en  six  lectures  d'inégale  longueur,  dont 
les  trois  premières  sont  consacrées  à  la  théorie; 
la  quatrième,  à  des  éclaircissements  tirés  de  la 
fable  et  de  l'histoire;  la  cinquième,  à  la  polé- 
mique; et  la  sixième,  au  résumé  des  doctrines 
les  plus  importantes.  Le  Sânkhya  Pravatchana 
paraît  être  lui-même  un  développement  d'apho- 
rismcs plus  courts  et  plus  anciens,  nommés 
Tatva  Samâsa,  et  qu'on  attribue  aussi  à  Kapila. 
Ce  qui  prouve  bien  que  le  Sânkhya  Pravat- 
chana ne  lui  appartient  pas,  c'est  qu'on  y  cite 
des  autorités  moins  anciennes  que  lui,  et  entre 
autres  celle  de  Panlcbasikha,  qui  passe  pour  l'un 
des  disciples  de  Kapila  lui-même.  Jusqu'à  ce 
qu'on  ait  retrouvé  le  Tatva  Samâsa,  le  Pravat- 
chana n'en  reste  pas  moins  la  source  la  plus 
importante  du  sânkhya.  11  faut  y  joindre  la  Sân- 
khya Karikâ,  ou  vers  remémoralifs  de  la  doc- 
trine sâokhya,  qui  en  soixante-douze  distiques 
résument  tout  le  système  et  les  idées  principales. 
La  Karikâ,  composée  par  Isvara-Khrichna,  est 
beaucoup  plus  récente  que  le  Pravatchana,  et 
elle  ne  remonte  guère  au  delà  du  ix°  siècle  de 
notre  ère.  Elle  a  été  plusieurs  fois  publiée, 
d'abord  par  M.  Lassen,  qui  a  joint  au  texte  san- 
scrit une  traduction  latine  (in-4,  Bonn,  1832); 
puis  par  M.  Wilson,  qui  en  a  donné  une  traduc- 
tion anglaise  faite  par  Colebrooke,  et  qui,  outre 
le  texte,  a  publié  aussi  un  commentaire  de  Gaou- 
dapada,  grammairien  célèbre  du  xii'  siècle; 
enfin  M.  Pauthier  a  fait  de  la  Karikâ  une  tra- 
duction française  dins  sa  traduction  des  mé- 
moires de  Colebrooke,  et  JM.  Windischmann,  une 
traduction  allemande. 

Le  sânkhya  distingue  trois  sources  de  connais- 
sance :  la  perception,  l'induction  et  le  témoi- 
gnage. La  connaissance  peut  s'appliquer  à  vingt- 
cinq  principes  qui  forment  l'ensemble  de  la 
science,  et  qui  l'épuisent  :  ces  vingt-cinq  prin- 
cipes sont  la  nature  d'abord,  puis  l'intelligence, 
ensuite  les  cinq  particules  subtiles,  qui  sont  l'es- 
sence des  cinq  éléments  :  la  terre,  l'eau,  l'air,  le 
feu,  l'éther;  les  onze  organes  de  la  sensibilité  ; 
le  sens  intime  ou  la  conscience;  et  enfin  les  cinq 
éléments  eux-mêmes.  A  ces  vingt-quatre  prin- 
cipes joignez  l'âme  individuelle  que  le  sânkhya 
place  au  dernier  rang,  comme  il  place  la  nature 
au  premier,  et  vous  aurez  toutes  les  divisions 
auxquelles  la  science  s'applique,  et  qu'elle  com- 
prend. 11  n'est  pas  question  de  Dieu  dans  ce  sys- 
tème, comme  on  voit;  et  c'estlàce  qui  le  fait  appe- 
ler le  sânkhya  athée.  Il  ne  paraît  pas  toutefois  que 
Kapila  ni  ses  sectateurs  professentouverlementi'a- 
théisme;  et  c'estplutôt  un  oubli  qu'une  négation. 
C'est  la  nature  qui  est  déifiée  ;  et  parmi  les  qua- 
torze classes  d'êtres  que  distingue  Kapila,  il  y 
en  a  huit  qui  sont  supérieures  à  l'homme.  11  est 
donc  peu  vraisemblable  que  Kapila  ait  prétendu 
nier  l'existence  d'une  intelligence  supérieure  à 
l'intelligence  humaine:  mais,  n'allant  point  au 
delà  des  forces  naturelles,  il  n'a  point  lâché,  à 
ce  qu'il  semble,  de  s'élever  jusqu'à  la  notion 
d'une  force  unique  et  toute-puissante. 

C'est  là  ce  qui  sépare  profondément  le  sânkhya 
de  Kapila,  tel  qu'il  est  exposé  dans  le  Pravat- 
chana et  dans  le  Karikâ,  du  sânkiiya  de  Pa- 
tmdjali.  Patandjali  admet  les  vingt-quatre  prin- 
cipes de  Kapila;  mais  le  vingt-cinquième  est 
pour  lui.  Dieu  au  lieu  de  l'âme  individuelle.  La 
différence  est  considérable  en  elle-même,  et  sur- 


tout par  les  conséquences  que  Patandjali  paraît 
en  avoir  tirées.  Cette  croyance  à  Dieu  a  été  pour 
lui  la  source  d'un  mysticisme  que  Colebrooke 
n'hésite  pas  à  caractériser  par  le  mot  de  fanati- 
que. Les  principales  doctrines  en  ont  été  dépo- 
sées dans  un  livre  intitulé  Yoga  Sâstra  ou 
Yoga  Soûtra  {la  Règle  ou  les  Aphorismes  du 
yoga).  Le  yoga  {jugum,  jungere,  latin)  est  l'u- 
nion à  Dieu;  et  Patandjali,  ou  du  moins  l'ou- 
vrage qui  porte  son  nom,  a  tiacé  toutes  les  pha- 
ses de  cette  union  avec  une  précision  et  une  ex- 
travagance qu'aucun  mystique  n'a  surpassées. 
Le  Yoga  Sâstra  est  divisé  en  quatre  chapitres 
ou  lectures,  où  l'on  traite  successivement  de  la 
contemplation,  des  moyens  de  s'y  élever,  des 
pouvoirs  surnaturels  qu'elle  confère  ici-bas,  et 
enfin  de  l'extase.  Les  Yoga  Soûlras  n'ont  pas  en- 
core été  publiés,  non  plus  qu'aucun  des  nom- 
breux commentaires  dont  ils  ont  été  l'objet. 
L'analyse  la  plus  longue  qui  en  ait  été  essayée 
est  celle  que  renferme  l'ouvrage  de  M.  Ward. 
M.  Ward  a  traduit  un  commentaire  fait  sur  les 
axiomes  de  Patandjali  par  Bhodja-Déva,  roi  de 
Dliâra.  Ce  commentaire,  ou  pour  mieux  dire  ce 
résumé,  est  fort  clair  :  reste  à  savoir  s'il  est 
exact;  car  les  commentateurs  et  les  abréviateurs 
indiens  ne  se  piquent  pas  toujours  de  l'être. 
Mais,  quoi  qu"il  en  soit,  ce  résumé  est  le  plus 
complet  que  nous  connaissions  sur  la  doctrine 
de  Patandjali,  dont  Colebrooke  n'a  dit  que  quel- 
ques mots. 

Il  n'a  fait  également  que  nommer  la  troisième 
école  du  sânkhya  qui  se  rattache  aux  Pouranas; 
et,  en  l'absence  de  tout  monument,  il  nous  est 
impossible  d'aller  plus  loin  que  Colebrooke. 

Le  nyâya  de  Gotama,  le  troisième  des  systè- 
mes indiens,  nous  est  à  peu  près  complètement 
connu.  Les  soiitras  ou  axiomes  qui  le  composent 
ont  été  publiés  à  Calcutta  en  1828  (in-8)  avec  un 
commentaire  de  Visvanatha  Bhattâcharya.  Ils 
sont  partagés  en  cinq  lectures  divisées  chacune 
en  deux  sections  ou  journées.  Colebrooke,  après 
M.  Ward,  a  donné  une  analyse  de  la  première 
lecture,  et  l'auteur  du  présent  article  en  a  pu- 
blié une  traduction  avec  un  long  commentaire 
dans  les  Mémoires  de  l'Académie  des  sciences 
morales  et  politiques  (t.  III).  Cette  première 
lecture  renferme  ce  qu'on  a  appelé  la  logique 
de  Gotama;  mais,  pour  parler  plus  exactement, 
c'est  un  ensemble  de  règles  destinées  à  conduire 
et  à  simplifier  la  discussion.  Ces  règles  sont 
fort  ingénieuses,  quoique  peu  profondes.  11  faut 
ajouter  que  ce  sont  les  seules  qui  régnent  ac- 
tuellement et  depuis  plus  de  vingt  siècles  dans 
toutes  les  écoles  de  l'Inde.  Le  nyâya  {  e  mot 
veut  dire  raisonnement,  conduite  du  raisonne- 
ment) a  fait  dans  le  monde  indien  la  même  for- 
tune à  peu  près  que  V0rgan07i  d'Aristote  a  faite 
dans  le  monde  occidental.  Comme  lui,  il  a  donné 
naissance  à  une  multitude  presque  innombrable 
de  commentaires  de  tous  genres.  Il  a  dominé  et 
servi  toutes  les  croyances,  toutes  les  sectes,  à 
toutes  les  époques,  sa.isjamais  inspirer  d'ombrage 
à  aucune  ;  utile  à  toutes  sans  jamais  les  inquié- 
ter, absolument  comme  VOrganon  a  été  succes- 
sivement étudié  par  les  païens  et  par  les  chré- 
tiens, par  les  mahométans,  par  les  Grecs  et  les 
Latins,  par. les  protestants  et  les  catholiques. 
C'est  un  privilège  de  la  logique  qui  se  conçoit 
et  qui  s'explique  sans  peine,  et  qui  tient  à  la 
nature  même  de  ses  études.  Mais  l'examen  le 
plus  superficiel  suffit  pour  montrer  que  le 
nyâya  est  à  une  prodigieuse  distance  de  VOrga- 
non, auquel,  disait-on,  il  avait  servi  de  modèle. 
Il  ne  lui  rcbsemble  en  rien,  et  il  ne  contient  pas 
la  théorie  du  syllogisme,  comme  Colebrooke 
avait  cru  pouvoir  l'avancer.  Le  nyây  i  n'en  reste 


INDI 


—  785  — 


INDI 


Eas  moins  important  par  l'influence  cousidéia- 
le  qu'il  a  exercée  sur  le  génie  indien.  Mais 
l'œuvre  d'Aristote  est  parfaitement  originale,  et 
la  pliilosopliie  grecque  peut  la  revendiquer  tout 
entière  comme  l'un  de  ses  plus  beaux  litres  do 
gloire.  Ici,  plus  (lue  partout  ailleurs  peut-ôlre, 
la  Grèce  n'a  rien  dû  qu'à  elle  seule.  Après  cette 
théorie  des  règles  de  la  discussion,  les  quatre 
dernières  lectures  du  nyâya  sont  données  en 
grande  partie  à  la  polémiouc  contre  les  écoles 
rivales;  et  les  dilficultés  d'un  pareil  sujet  ont 
empêche  jusqu'à  présent  aucun  orientaliste  de 
s'en  occuper.  M.  Windischmann  en  a  fait  l'ana- 
lyse. 

Quant  à  Golama  lui-môme,  c'est  un  personnage 
aussi  fabulcu.v  que  Kapila:  mais  il  n'en  doit  pas 
moins  être  considère,  aans  l'histoire  de  la 
science,  comme  un  de  ces  génies  logiques  qui 
apparaissent  de  loin  en  loin;  et  il  partage  avec 
Aristote  la  gloire  bien  rare  d'avoir  fondé  un 
système  pour  comprendre  et  diriger  le  raison- 
nement humain.  Le  nyâya  joint  d'ailleurs  à  la 
logique  des  théories  qui  ne  sont  pas  spéciale- 
ment propres  à  celte  science,  et  qui  touchent  à 
toutes  les  grandes  questions  de  la  philosophie. 

ColebrooKe  a  mêlé  à  l'exposition  du  nyâya  de 
Golama  celle  du  système  veiséshikà  fondé  par 
Kanada.  On  ne  voit  aucun  motif  pour  justifier 
cette  confusion,  qui  ne  semble  pas  même  sap- 
puyer  sur  des  autorités  indiennes. 

Les  soûtras  ou  axiomes  de  Kanada  n'ont  pas 
encore  été  publiés.  Ils  se  composent  de  dix  lec- 
tures partagées  chacune  en  deux  journées.  Pour 
les  connaître,  il  faut  joindre  à  l'analyse  assez 
étendue  de  Colebrooke,  l'extrait  que  M.  Ward  a 
donné  du  Veisdshikâ  Soûlra  Poushkara,  à  l'é- 
gard duquel  il  convient  sans  doute  de  faire  les 
mêmes  réserves  que  nous  avons  faites  plus  haut 
à  l'égard  du  commentaire  sur  le  yoga  de  Pa- 
tandjali.  Le  caractère  dominant  du  veiséshikà, 
c'est  une  théorie  de  physique  atomislique  qui  a 
peut-être  motivé  son  nom:  car  viscsha,  en  san- 
scrit, signifie  la  distinction,  la  différence.  Ka- 
nada se  fonde  pour  exposer  sa  doctrine  sur  un 
passage  des  védas,  dont  il  ne  semble  pas  d'ail- 
leurs suivre  les  dogmes  sur  des  points  plus  gra- 
ves, et  il  réduit  l'ensemble  des  choses  à  six 
grandes  classes  ou  catégories  qu'il  étudie  suc- 
cessivement, et  à  l'aide  desquelles  il  veut  expli- 
quer le  monde,  comme  on  a  prétendu  parfois, 
bien  que  sans  raison,  qu'Aristote  avait  voulu 
tout  expliquer  à  l'aide  des  siennes.  Ces  catégo- 
ries sont  :  la  substance,  la  qualité,  l'action,  le 
commun,  le  propre  et  la  relation.  Parmi  les 
substances,  au  nombre  de  neuf,  Kanada  place  à 
la  suite  de  la  terre,  de  l'eau,  du  feu,  etc.,  le 
temps,  le  lieu  ;  et  après  le  temps  et  le  lieu, 
l'àme  qu'il  fait  immatérielle,  de  même  qu'il  fait 
les  atomes  éternels.  Les  qualités,  au  nombre  de 
vingt-quatre,  sont  perceptibles  à  la  sensation  ou 
simplement  intelligibles.  L'action  ou  mouvement 
est  de  cinq  espèces.  Aux  six  catégories  ou  clas- 
ses de  Kanada,  quelques-uns  de  ses  disciples  en 
ajoutent  une  septième,  qui  est  la  négation,  ou 
l'absence  de  toutes  les  autres. 

Voilà  donc  déjà  dans  la  philosophie  indienne 
quatre  systèmes  qui,  sous  une  forme  ou  sous 
une  autre,  tendent  plus  ou  moins  directement  à 
un  même  but,  l'explication  de  l'univers.  C'est  le 
caractère  commun  du  sànkhya  de  Kapila  et  du 
veiséshikà  de  Kanada.  Patandjali,  bien  qu'il  se 
soit  précipité  dans  le  mysticisme,  admet  toute  la 
cosmologie  de  Kapila,  et  il  ne  fait  qu'y  ajouter 
Dieu.  Le  nyàya  lui-même,  sous  apparence  de 
dialectique,  traite  les  mêmes  questions.  De  plus, 
tous  ces  systèmes,  à  côté  des  explications  onto- 
logiques qu'ils  essayent,  ont  une  doctrine  psy- 

DICT.   PHILOS. 


chologique,  qui  sans  doute  n'est  pas  toujours 
très-exacte,  mais  qui  atteste  du  moins  que  l'élé- 
ment humain  et  purement  intellectuel  de  la 
science  no  leur  a  pas  plus  échappé  que  l'élé- 
ment matériel.  Cette  psychologie  est  en  général 
très-subtile,  Irès-raffinée;  elle  est  évidemment 
le  résultat  de  l'observation  la  plus  attentive,  si 
ce  n'est  la  plus  vraie  ;  et  c'est  la  bien  certaine- 
ment une  des  parties  les  plus  curieuses,  mais 
malheureusement  les  plus  obscures,  do  la  philo- 
sophie indienne.  Les  philosophes  que  i.ous  ve- 
nons de  citer  n'ont  pas  vu,  comme  plus  tard 
l'ont  fait  les  Grecs,  et  surtout  les  platoniciens, 
le  rôle  essentiel  que  la  psychologie  devait  jouer 
dans  la  science;  ils  n'ont  pas  vu  quelle  en  était 
la  base  et  le  ferme  fondement.  Il  a  fallu  une 
longue  série  de  siècles  et  d'efforts  pour  que 
l'esprit  humain  arrivât  à  ce  profond  et  irrécu- 
sable résultat  ;  mais  les  philosophes  indiens  n'ont 
pas  méconnu  tout  à  fait,  comme  on  aurait  pu  le 
croire,  l'importance  de  la  psychologie;  et  leurs 
recherches,  tout  imparfaites  qu'elles  sont,  prou- 
vent que  déjà  ils  sont  dans  la  véritable  voie^ 
où  plus  tard  Platon  et  Descartes  ont  marche 
d'un  pas  assuré. 

A  la  suite  de  ces  quatre  premiers  systèmes, 
qui  sont  indépendants  de  toute  autorité  reli- 
gieuse, en  viennent  deux  autres  qui  sont,  au 
contraire,  profondément  soumis  aux  védas  et  à 
la  révélation  :  c'est  la  mîmânsà,  (^ui  se  divise  en 
première  mîmânsà  et  dernière  mimànsâ.  Le  but 
de  l'une  et  de  l'autre  est  «  de  déterminer  le  sens 
de  la  révélation  ».  Seulement,  comme  l'écriture 
peut  tantôt  concerner  l'homme  et  ses  devoirs, 
et  tantôt  Dieu  seul  que  l'homme  s'efforce  de 
connaître,  la  mîmânsà  se  partage,  selon  qu'elle 
enseigne  à  l'homme  la  loi  que  lui  prescrit  l'É- 
criture sainte,  et  alors  elle  s'appelle  la  mîmânsà 
des  œuvres  (Karma  mîmânsà)  ;  et  selon  qu'elle 
apprend  à  l'homme  ce  qu'est  Dieu  lui-même,  et 
elle  s'appelle  la  mîmânsà  divine  ou  théologique 
(Brahma  mîmânsà).  Sous  cette  dernière  forme, 
la  mîmânsà  est  plus  spécialement  désignée  par 
le  nom  de  védànta  (fin  des  véda-s)  ;  et  elle  consti- 
tue alors  un  système  à  part,  tout  spéculatif  et 
distinct  du  système  pratique.  11  faut  donc  réser- 
ver le  nom  de  mîmânsà  à  la  première  mîmânsà, 
et  celui  de  védànta  à  la  seconde. 

La  mîmânsà  est  attribuée  à  Djaïmini,  person- 
nage dont  on  ne  sait  guère  rien  de  plus  que  de 
Kapila,  de  Kanada  et  des  autres  fondateurs  de 
systèmes.  Sa  doctrine  est  renfermée  dans  des 
aphorismes,  au  nombre  de  deux  mille  six  cent 
cinquante-deux,  divisés  en  douze  lectures  d'iné- 
gale longueur,  où  sont  traités  neuf  cent  quinze 
questions  ou  cas  de  conscience,  en  sanscrit  adhi- 
karanas.  Le  but  de  Djaïmini,  c'est  d'étudier  le 
devoir  sous  toutes  ses  faces,  tel  que  l'Écriture 
l'impose  à  l'homme.  Il  ne  veut  qu'interpréter 
les  védas  et  les  éclaircir  ;  il  les  prend  pour  règle 
unique,  et  s'efforce  de  ne  jamais  s'en  écarter. 
La  première  des  douze  lectures  est  consacrée  à 
établir  d'abord  l'autorité  du  devoir  et  la  divinité 
des  védas,  d'où  ce  devoir  découle  ;  la  seconde 
traite  des  différences  et  des  variétés  du  devoir  ; 
la  troisième,  de  ses  parties  ;  la  quatrième,  de 
l'ordre  dans  lequel  les  devoirs  doivent  être  ac- 
complis, selon  qu'ils  sont  plus  ou  moins  graves; 
la  sixième,  des  conditions  qui  doivent  toujours 
en  accompagner  l'accomplissement.  Après  ces 
six  premières  lectures  données  directement  à 
l'étude  du  devoir,  les  six  autres  s'appliquent  à 
des  questions  moins  importantes  sans  doute, 
mais  qui  cependant  sont  nécessaires  pour  com- 
pléter les  précédentes.  A  côté  des  devoirs  pres- 
crits formellement  par  le  véda,  n'y  a-t-il  pas 
d'autres  devoirs  que  ceux-là  impliquent,  et  qui 

50 


INDI 


786  — 


INDI 


sont  également  obligatoires?  N'y  a-t-il  pas,  se- 
lon les  circonstances,  quelques  changements  à 
faire  subir  à  la  rigueur  du  précepte?  N'y  a-t-il 
pas  des  exceptions  autorisées,  parce  qu'elles  sont 
nécessaires?  Indépendamment  du  résultat  spé- 
cial que  tout  acte  pieux  pris  en  lui-même  porte 
toujours  avec  lui,  quel  est  le  résultat  de  plu- 
sieurs actes  pieux  réunis  les  uns  aux  autres  ? 
Enfin,  sans  parler  des  effets  essentiels  qu'en- 
traîne l'accomplissement  du  devoir,  n'a-t-il  pas 
aussi  des  effets  accidentels  qu'il  est  bon  de  re- 
connaître et  d'étudier?  Telles  sont  les  questions 
qui  remplissent  la  seconde  partie  de  la  mî- 
mânsâ,  et  qui,  avec  la  première,  en  font  un 
code  de  morale  orthodoxe,  et  surtout  une  sorte 
de  casuistique.  La  mîmânsà  est  donc  infiniment 
curieuse  sous  le  rapport  des  moeurs  et  des  pra- 
tiques indiennes:  elle  l'est  peut-être  moins  sous 
le  rapport  de  la  philosophie.  Il  faut  avouer  pour- 
tant que  ces  discussions  purement  religieuses 
ne  sont  pas  les  seules  que  présente  la  mîmànsâ, 
et  que  l'exposition  même  suivie  par  Djaïmini 
lui  a  fait  souvent  un  besoin  d'adopter  certaines 
règles  de  logique  et  de  justifier  la  méthode  qu'il 
embrasse.  Il  traite  donc,  bien  qu'indirectement, 
des  questions  de  logique  et  même  de  psycholo- 
gie, qui  sont  résolues  dans  le  sens  de  la  plus 
pure  orthodoxie.  C'est  là  la  partie  vraiment  phi- 
losophique de  la  mîmânsâ,  et  cette  partie  est 
encore  assez  considérable  pour  mériter  la  plus 
sérieuse  attention. 

Il  n'a  rien  été  publié  encore  de  la  mîmânsâ  et 
l'obscurité  des  soûtras  de  Djaïmini  paraît  avoir 
jusqu'à  présent  rebuté  les  orientalistes.  M.  Ward 
a  donné  la  traduction  abrégée  de  deux  ou  trois 
commentaires  qui  ne  sont  pas  sans  importance. 

Le  védânta,  ou  dernière  mîmânsâ,  est  un  peu 
plus  connu.  Les  soiitras  qui  le  composent  ont 
été  publiés  en  1818,  à  Calcutta,  in  4,  sous  le  ti- 
tre de  Brahma  Soûtras,  avec  le  commentaire  de 
Sankarâtcharya,  auteur  qui,  suivant  Colebrooke 
et  M.  Wilson,  vivait  vers  le  ix°  siècle  de  notre 
ère.  Le  védânta  lui-même  est  attribué  à  Vyàsa, 
le  compilateur  des  védasj  et,  bien  que  cette  opi- 
nion soit  tout  à  fait  insoutenable,  on  peut  affir- 
mer que  le  védânta  remonte  à  une  assez  haute 
antiquité.  Un  point  très-considérable,  c'est  que 
le  védânta  cite  la  plupart  des  autres  systèmes 
ù^-  philosophie  pour  les  réfuter  ;  et  qu'il  attaque 
successivement  le  sânkya  de  Patandjali,  celui 
do  Kapila  surtout,  le  système  atomistique  de 
Kanada,  et  les  bouddhistes  et  les  autres  sectes 
schismatiques.  Colebrooke  a  donc  pu  déclarer 
que  le  védânta  était  le  plus  récent  des  darsanani 
dont  se  compose  la  philosophie  indienne,  et  cette 
polémique  même,  qui  remonte  tout  au  moins 
aux  premiers  siècles  de  notre  ère,  est  faite  pour 
exciter  le  plus  légitime  intérêt. 

Védânta  signifie  la  fin  et  le  but  duvéda.  C'est 
donc  une  exposition  et  une  défense  régulière  des 
doctrines  védiques  qu'essaye  le  système  vé- 
dantin;  et  comme  l'existence  et  la  nature  de 
Dieu  est  la  plus  haute  et  la  plus  vaste  question 
que  ces  doctrines  aient  éclaircie,  c'est  à  celle-là 
seule  que  sont  consacrées  les  Brahtna  Soûtras, 
comme  leur  nom  même  l'indique.  Ces  aphoris- 
nies,  au  nombre  de  cinq  cent  cinquante-cinq, 
sont  divisés  en  quatre  lectures  subdivisées  à  leur 
tour  en  quatre  chapitres  chacune.  La  première 
lecture  traite  à  peu  près  exclusivement  de  Dieu, 
considéré  comme  créateur  et  conservateur  du 
monde,  comme  objet  d'adoration,  et  enfin  comme 
objet  de  connaissance.  Une  partie  de  cette  lec- 
ture combat  les  systèmes  qui,  comme  celui  de 
Kapila,  mettent  la  nature  à  la  place  de  Dieu  ;  ou 
qui,  comme  celui  de  Kanada,  donnent  aux  ato- 
mes une  puissance  qui  n'appartient  qu'à  Brahma. 


La  seconde  lecture  poursuit  et  développe  cette 
réfutation  contre  les  diverses  écoles  autres  que 
la  première  mîmânsâ;  et  cette  discussion  amène 
un  résultat  fort  grave  qu'on  pouvait  attendre  et 
prévoir  :  c'est  une  tentative  de  concilier  et  d'ex- 
pliquer les  contradictions  que  renferme  l'Écri- 
ture sainte.  Il  est  probable  que  ces  contradictions 
avaient  été  signalées  et  exagérées  par  les  écoles 
dissidentes  ;  et  l'auteur  du  védânta  est  poussé 
sur  ce  terrain  périlleux  par  les  adversaires  mêmes 
qu'il  veut  convaincre.  C'est  une  nécessité  qu'ont 
subie  toutes  les  théologies  sans  exception.  Tou- 
tes, après  avoir  été  acceptées  sans  contrôle,  ont 
dû,  quand  l'heure  de  la  discussion  est  venue, 
examiner  de  plus  près  les  bases  de  l'orthodoxie, 
et  rétablir  de  leur  mieux  les  étais  souvent  fort 
mal  joints  sur  lesquels  elles  reposaient.  La  théo- 
logie brahmanique  n'a  pas  plus  échappe  que  les 
autres  à  cette  condition  commune,  et  la  polémi- 
que du  védânta  en  est  une  preuve  irrécusable. 
Mais  ce  n'est  qu'assez  tard  que  les  théologies 
en  viennent  à  cette  extrémité  dangereuse;  et  le 
védânta,  n'eût-il  contre  lui  que  ce  seul  caractère, 
devrait  nous  paraître,  relativement  du  moins, 
beaucoup  plus  récent  que  quelques  autres  sys- 
tèmes. 

La  troisième  lecture  du  védânta  donne  des 
moyens  tirés  de  l'Écriture  sainte,  pour  acquérir 
la  science,  et  par  suite  la  libération.  A  cette  occa- 
sion, le  védânta  expose  une  sorte  de  psychologie 
qui  traite  spécialement  des  états  de  l'âme  re- 
vêtue d'un  corps,  et  qui  étudie  successivement  la 
veille,  le  sommeil  avec  les  rêves,  l'évanouisse- 
ment et  la  mort.  Les  deux  derniers  chapitres  de 
la  troisième  lecture,  qui  sont  très-développés, 
s'occupent  des  exercices  de  dévotion,  et  plus 
particulièrement  de  la  méditation  par  laquelle 
l'âme  s'élève  jusqu'à  Dieu.  Enfin,  la  quatrième 
lecture,  après  avoir  achevé  la  discussion  com- 
mencée dans  la  troisième,  indique  les  effets  de 
la  méditation.  Elle  s'efforce  de  montrer  que  c'est 
la  méditation  seule  qui  peut  mener  l'âme  à  la 
connaissance  de  Dieu,  et  que  c'est  la  véritable 
route  par  laquelle  l'âme  arrive  directement  à 
Brahma  et  s'absorbe  éternellement  en  lui. 

Une  partie  des  doctrines  du  védânta  ont  été 
résumées  dans  des  vers  remémoratifs  par  San- 
kara.  M.  Windischmann  fils  en  a  publie  le  texte 
avec  une  traduction  latine  et  des  notes  (in-8, 
Bonn,  1833). 

Colebrooke  a  cru  retrouver  le  syllogisme  par- 
fait d'Anstote  dans  le  védânta,  tout  comme  il 
l'avait  trouvé  dans  le  nyâya  ;  mais  certainement 
le  syllogisme  n'y  est  pas  davantage.  Il  ne  suffit 
pas,  en  effet,  qu'un  raisonnement  ait  trois  parties 
ou  trois  membres  comme  les  Adhikaranas,  que 
cite  Colebrooke  ;  il  faut  que  ces  parties  soient 
d'une  certaine  nature;  il  faut  qu'elles  aient  entre 
elles  certains  rapports  qui  ne  sont  pas  du  tout 
arbitraires,  qu'Aristole  a  parfaitement  connus,  et 
que  les  Indiens  n'ont  jamais  soupçonnés.  L'exem- 
ple qu'on  allègue  en  est  une  preuve  frappante; 
et  il  fallait  que  Colebrooke  n'eût  jamais  étudié 
les  règles  du  syllogisme  pour  avancer  une  asser- 
tion aussi  inexacte  et  aussi  peu  soutenable.  Il 
est  bon  d'insister  sur  cette  erreur,  puisqu'elle 
s'est  propagée  depuis  William  Jones,  qui  avait 
prétendu  sur  la  foi  d'une  tradition  incertaine 
qu'Aristote  avait  reçu  des  gymnosophistes  sa  lo- 
gique toute  faite,  jusqu'à  Colebrooke,  qui  a  cru 
retrouver  la  partie  principale  de  cette  logique 
dans  des  ouvrages  brahmaniques. 

Tels  sont  les  systèmes  essentiels  qui  forment 
l'ensemble  de  la  philosophie  sanscrite.  L'analyse 

3ue  l'on  vient  d'en  voir,  toute  sèch«  qu'elle  est, 
émontre  avec  la  plus  complète  évidence  l'intérêt 
immense  qui  doit  s'y  attacher,  et  cet  intérêt  ne 


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—    787 


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fera  quo  s'accroître  à  mesure  mémo  que  nous 

[lénétrorons  dans  lo  détail  exact  et  approfondi  de 
a  pensée  indienne.  Dès  aujourd'hui  il  doit  être 
parfaitement  sûr  pour  nous  que  la  haute  réputa- 
tion de  sagesse  dont  les  gyninosopliistes  jouis- 
saient dans  l'antiquité  n'a  rien  d'exagéré.  Les 
anciens,  sans  doute,  étaient  hien  loin  de  savoir 
ce  que  nous  s.ivons  à  présent;  l'expédition  d'A- 
lexandre n'avait  point  produit  ces  grands  résul- 
tats scientifiques  (lu'a  produits  la  conquête  an- 
glaise :  mais  pourtant  les  anciens,  réduits  à  de- 
viner les  choses  au  lieu  do  les  connaître,  les 
avaient  comprises   en   somme,   ainsi   que   nous 

Souvons  nous-mêmes  les  comprendre,  avec  moins 
'étendue,  mais  avec  tout  autant  de  justesse. 
Après  les  systèmes  indépendants  et  orthodoxes, 
Colebrooke  a  traité  des  systèmes  et  des  sectes 
hérétiques.  Cette  partie  de  ses  mémoires  est  la 
moins  satisfaisante.  Les  théories  de  ces  sectes 
n'ont  pas  été  directement  étudiées  dans  les  ou- 
vrages où  elles  sont  déposées  ;  elles  ne  sont 
guère  connues  que  par  des  réfutations  de  leurs 
adversaires,  et  l'on  comprend  tout  ce  qu'un  pa- 
reil témoignage  doit  avoir  de  suspect.  Il  suffira 
donc  de  dire  que  Colebrooke  expose  avec  plus  ou 
moins  de  développement  et  de  certitude  les  sys- 
tèmes des  sectateurs  de  Djina,  qui,  comme  les 
gymnosophistes  vus  jadis  par  Alexandre,  vont 
encore  aujourd'hui  tout  nus,  ce  qui  leur  a  valu 
dans  l'Inde  le  nom  de  digambaras,  c'est-à-dire 
gens  qui  n'ont  que  l'espace  pour  vêtement.  Puis 
viennent  les  systèmes  des  tchârvakâs,  qui  pro- 
fessent un  grossier  matérialisme,  et  qui,  confon- 
dant l'âme  et  le  corps,  ne  reconnaissent  qu'une 
seule  source  à  la  science,  la  sensation  :  les 
systèmes  des  pantcharatras,  ou  sectateurs  de 
Vichnou,  et  ceux  des  mahésvaras,  ou  pasoupatas, 
sectateurs  de  Siva. 

Enfin  Colebrooke  s'est  occupé  du  bouddhisme, 
et  l'on  peut  trouver  que  le  grand  indianiste  n'a 
pas  fait  ici  tout  ce  qu'on  devait  attendre  de  lui. 
Sans  doute  le  bouddhisme  n'était  pas  connu 
quand  Colebrooke  publiait  ses  mémoires,  comme 
il  peut  l'être  aujourd'hui  après  les  excellents 
ouvrages  de  MM.  Abel  Rémusat  et  Eugène  Bur- 
nouf  j  mais  Colebrooke  aurait  pu  réunir  sur  cette 
doctrine  beaucoup  plus  de  renseignements  qu'il 
ne  l'a  fait.  Toutefois,  n'insistons  pas  sur  cette 
lacune  dans  les  efi'orts  d'un  homme  à  qui  la 
science  doit  tant,  et  cette  lacune  d'ailleurs  peut 
être  aujourd'hui  très-aisément  comblée. 

Doit-on  comprendre  le  bouddhisme,  c'est-à-dire 
une  religion  qui  compte  plus  de  300  millions 
d'adhérents,  parmi  les  systèmes  de  philoso- 
phie ?  Et  doit-on  l'étudier  au  même  titre  qu'on 
étudie  le  sânkhya  et  le  nyàya?  Colebrooke  a 
répondu  affirmativement  à  cette  question  par 
l'essai  même  qu'il  a  tenté,  et  l'on  croit  pouvoir 
affirmer  que  Colebrooke  a  raison.  Bouddha  ne 
s'est  donné  que  pour  un  philosophe;  il  n'a  jamais 
prétendu  parler  au  nom  de  la  Divinité  ;  et  c'est 
par  des  préceptes  de  morale  et  des  théories  de 
métaphysique  qu'il  a  fait  la  grande  réforme  à 
laquelle  son  nom  est  attaché.  Il  a  été  d'abord  le 
docile  élève  des  brahmanes  ;  et  c'est  en  se  sépa- 
rant d'eux  sur  des  questions  de  psychologie  et 
de  métaphysique,  qu'il  a  fondé  sa  propre  doc- 
trine. Si  plus  tard  cette  doctrine,  d'abord  fort 
simple  et  fort  claire,  a  été  modifiée  par  la  su- 
perstition, si  elle  est  devenue  une  religion,  et 
l'une  des  plus  bizarres  et  des  plus  extravagantes, 
le  fondateur  n'y  est  pour  rien.  11  n'a  fait  per- 
sonnellement qu'un  système  de  philosophie, 
comme  tous  les  autres  sages  dont  les  noms  vien- 
nent de  passer  devant  nous.  Comme  eux,  il  a 
prétendu  donner  à  l'homme  les  moyens  d'assurer 
son  salut  éternel,  et  il  n'a  pas  voulu  aller  au 


delà.  Ses  théories  étaient  si  bien  appropriées  au 
temps  qui  les  recevait,  aux  peuples,  aux  mœurs 
qu'elles  devaient  convaincre  et  purifier,  qu'elles 
ont  pris  un  immense  empire,  et  que  la  loi  mo- 
rale prôchée  au  nom  d'un  homme  a  eu  autant 
de  .sectateurs  que  les  lois  préchées  ailleurs  au 
nom  de  Dieu  lui-même.  Mais  ceci  n'importe  en 
rien.  Bouddha  est  donc  certainement  un  philo- 
sojihe,  et  l'histoire  de  la  philosophie  peut  reven- 
diquer l'examen  de  son  système,  sans  empiéter 
en  quoi  que  ce  soit  sur  le  domaine  des  rehgions 
ou  do  la  théologie. 

La  seule  et  considérable  difficulté,  c'est  de 
savoir  quelle  est  la  source  précise  où  nous  pou- 
vons puiser  sa  doctrine.  Bouddha  n'a  rien  écrit 
lui-môme^  il  s'est  contenté  de  prêcher  durant 
près  de  cinquante  ans.  Sa  parole  a  été  recueillie 
d'abord  par  ses  disciples,  et  déposée  par  eux 
dans  quelques  ouvrages  qui  ont  ensuite  donné 
naissance  à  une  telle  multitude  de  livres  de 
toute  espèce,  qu'il  est  à  peu  près  impossible  de 
se  reconnaître  dans  cette  effroyable  abondance 
de  documents.  Ils  sont  en  sanscrit,  en  pâli,  en 
chinois,  en  mongol,  en  thibétain  et  dans  bien 
d'autres  langues  encore,  qui  les  ont  reproduits 
avec  une  fécondité  à  peu  près  incalculable,  et 
une  prolixité  dont  rien  dans  l'histoire  des  reli- 
gions ne  peut  nous  donner  la  moindre  idée.  Mais 
si  cet  amas  confus  de  richesses  est  fait  pour  nous 
accabler,  il  a  aussi  cet  inappréciable  avantage, 
que  tous  ces  livres  se  contrôlent  les  uns  les 
autres,  puisqu'ils  ne  sont  tous  que  des  traduc- 
tions plus  ou  moins  fidèles  d'un  certain  nombre 
d'originaux.  Le  problème  se  réduisait  donc  à 
ceci  :  retrouver  les  écrits  qui  contiennent  primi- 
tivement la  doctrine  de  Bouddha,  le  récit  de  sa 
vie  et  la  tradition  de  sa  parole.  Eh  bien,  ce  pro- 
blème est  aujourd'hui  résolu,  et  les  originaux 
sont  trouvés  :  ils  sont  en  sanscrit,  et  un  résident 
anglais  à  la  cour  de  Népal,  M.  Brian  Houghton 
Hodgson,  a  su  se  les  procurer  par  de  longues  et 
pénibles  recherches.  Ces  livres  sont  conservés 
dans  les  monastères  bouddhiques  du  Népal,  et 
M.  Hodgson  a  pu  en  obtenir  des  copies,  dont 
l'une  appartient  à  la  Société  asiatique  de  Paris. 
C'est  sur  ces  documents  authentiquesqu'un  mem- 
bre illustre  de  l'Institut,  M.  Eugène  Burnouf,  a 
pu  composer  son  Inlroduclion  à  l'histoire  du 
bouddhisme  indien,  ouvrage  qui  marque  une  ère 
nouvelle  dans  ces  graves  études.  C'est  donc  au 
sanscrit  qu'il  faut  s'adresser  pour  avoir  la  con- 
naissance du  bouddhisme,  comme  c'est  le  san- 
scrit aussi  qui  nous  donne  tous  les  autres  systè- 
mes de  philosophie  indienne.  Si  l'on  en  croit  les 
témoignages  les  plus  formels  de  la  grande  col- 
lection thibétaine  de  livres  bouddhiques  appelés 
Kah-Gyour,  les  originaux  sanscrits  auraient  été 
rédigés  à  trois  reprises  différentes,  d'abord  aus- 
sitôt après  la  mort  de  Bouddha  ou  Sakya-Mouni, 
par  une  assemblée  ou  concile  de  cinq  cents  reli- 
gieux, qui  confia  ce  travail  sacré  aux  trois  disci- 
ples les  plus  illustres  du  maître,  Kasyapa,  Ananda 
et  Oupali.  Une  seconde  rédaction  aurait  été  faite, 
ou,  pour  mieux  dire,  de  nouveaux  ouvrages  ca- 
noniques auraient  été  ajoutés  aux  premiers,  cent 
dix  ans  après  la  mort  de  Sakya-Mouni,  dans  un 
second  concile  tenu  à Patalipoutra,  sous  le  règne 
d'Asoka.  Enfin  un  troisième  concile  aurait  été  tenu 
un  peu  plus  de  quatre  cents  ans  après  la  mort 
du  Bouddha  pour  arrêter  définitivement  la  liste 
des  livres  réputés  orthodoxes,  et  réunir  les  sectes 
diverses,  qui  étaient  alors  au  nombre  de  dix- 
huit.  Ce  sont  ces  ouvrages  sanctionnés  par  les 
conciles  et  qui  sont  la  base  du  bouddhisme,  que 
M.  Hodgson  a  su  découvrir  :  ce  sont  ces  ouvrages 
qu'a  lus  et  analysés  M.  Burnouf.  Il  faut  ajouter 
que  tous  ces  faits  capitaux,  non  pas  seulement 


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Four  le  bouddhisme  et  la  philosophie,  mais  pour 
histoire  de  l'Inde  et  celle  de  l'humanité,  sont 
confirmes  de  la  manière  la  plus  irrécusable  par 
les  témoignages  sans  nombre  des  auteurs  chi- 
nois, dont  la  curiosité  et  l'exactitude  chronologi- 
ques sont  en  quelque  sorte  proverbiales.  M.  Abel 
de  Rémusat  a  traduit  sous  le  titre  de  Foe.  Koue, 
Ki,  un  ouvrage  chinois  qui  renferme  le  récit 
d'un  voyage  fait,  de  l'an  399  à  414  de  notre  ère, 
de  la  Chine  dans  l'Inde,  et  qui  représente  l'état 
du  bouddhisme  dans  ces  contrées  a  cette  époque 
reculée.  D'autres  témoignages  tout  aussi  au- 
thentiques attestent  que  le  bouddhisme  a  été 
introduit  pour  la  première  fois  en  Chine  par  un 
religieux  bouddhiste  suivi  de  dix-huit  autres  en 
l'an  217  avant  Jésus-Christ. 

Le  bouddhisme  aura  donc  sur  tous  les  autres 
systèmes  de  philosophie  indienne  ce  double  avan- 
tage, qu'on  pourra  lui  assigner  une  existence 
historique,  et  qu'on  connaîtra  la  vie  du  person- 
nage qui  l'a  fondé.  Il  reste  sans  doute  encore 
bien  des  nuages,  et,  par  exemple,  la  chronologie 
chinoise  place  la  naissance  de  Sakya-Mouni  à 
l'an  1027  avant  notre  ère,  tandis  que  les  tradi- 
tions singhalaises  la  mettent  cinq  cents  ans  plus 
tard  à  peu  près,  c'est-à-dire  à  l'an  547  avant 
Jésus-Christ.  C'est  là  sans  doute  une  dissidence 
de  haute  importance,  et  nos  orientalistes  sau- 
ront certainement  l'éclaircir  :  mais  aujourd'hui 
l'on  peut  affirmer  sans  la  moindre  hésitation  que 
le  bouddhisme  remonte  au  moins  à  cinq  siècles 
avant  l'ère  chrétienne;  ce  grand  résultat  ne  peut 
être  apprécié  complètement  que  par  ceux  qui 
savent  tout  ce  qui  manque  à  l'Inde  en  fait  d'his- 
toire et  de  chronologie. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  parler  des  consé- 
quences sociales  et  politiques  qu'a  entraînées  le 
bouddhisme  :  elles  sont  immenses,  et,  sans  que 
le  Bouddha  ait  directement  prêché  la  d.estruction 
des  castes  et  l'égalité  des  hommes,  il  a  boule- 
versé la  société  indienne,  ou,  pour  mieux  dire, 
il  a  fondé  un  ordre  social  tout  nouveau  chez  les 
peuples  qui  ont  adopté  ses  doctrines.  Philosophi- 
quement, ces  doctrines  sont  fort  simples,  et  rien 
n'est  plus  facile  à  comprendre.  Dans  l'Indle,  toute 
la  religion,  toutes  les  écoles  de  philosophie,  sans 
aucune  exception,  croyaient  ,à  la  métempsycose, 
c'est-à-dire  a  des  renaissances  successives  aux- 
quelles l'homme  est  condamné,  et  qui,  sous  des 
formes  diverses,  le  soumettent  fatalement  aux 
épreuves  que  tout  être  subit  en  cette  vie.  C'est 
la  le  fait  capital  qui  domine  toutes  les  doctrines, 
qu'elles  soient  religieuses  ou  philosophiques.  De 
là  ces  promesses  de  libération  que  toutes  ont 
faites  aux  hommes,  soit  au  nom  des  védas,  soit 
au  nom  de  la  science.  Par  la  science  ou  la  piété, 
l'homme  pouvait,  selon  elles,  arriver  à  se  sous- 
traire à  cette  loi  redoutable,  et  la  béatitude 
consistait  à  s'absorber  dans  le  sein  de  Brahma, 
c'est-à-dire  en  Dieu.  Mais  il  ne  paraît  pas  que 
cette  libération  promise  par  la  religion  et  la 
philosophie  fût  suffisante  pour  satisfaire  l'esprit 
indien,  ou  plutôt  pour  le  rassurer.  Comme  Brahma 
ou  Dieu  est  trop  souvent  confondu  avec  le  monde 
dans  les  croyances  indiennes,  Brahma  subissait 
lui-même,  en  partie  du  moins,  le  perpétuel  chan- 
gement auquel  ce  monde  est  soumis.  Être  ab- 
sorbé dans  Brahma,  ce  n'était  donc  pas  avoir 
échappé  aux  dangers  et  aux  misères  de  la  trans- 
migration. Le  seul  moyen  d'y  échapper,  c'était 
l'anéantissement.  Voilà  ce  que  le  BouddJia  vint 
apprendre  au  monde  indien,  et  voilà  la  doctrine, 
toute  désolante  qu'elle  peut  être,  toute  contra- 
dictoire qu'elle  est  aux  instincts  les  plus  mani- 
festes de  la  nature  humaine,  qui  sous  le  nom  de 
bouddhisme  règne  aujourd'hui  encore  sur  une 
portion  considérable  du    genre  humain.    Mais 


comment  i'homme  peul-il  arriver  à  l'anéantisse- 
ment, au  nirvana?  Bouddha  répond  :  par  la 
science,  c'est-à-dire  par  la  connaissance  illimitée 
des  lois  physiques  et  morales  du  monde  tel  qu'il 
est,  ou  bien  encore  par  la  pratique  des  six  per- 
fections transcendantes,  l'aumône,  la  vertu,  la 
science,  l'énergie,  la  patience  et  la  charité.  Le 
nom  même  de  Bouddha  ne  veut  pas  dire  autre 
chose  que  savant;  et  tout  homme  peut  devenir 
bouddha,  quelles  que  soient  sa  caste  et  sa  nais- 
sance, par  les  moyens  mêmes  qui  ont  mené 
Sakya-Mouni  au  nirvana. 

Voilà  en  quelques  mots  la  doctrine  du  Boud- 
dha, et  cette  doctrine  est  appuyée  d'abord  par 
les  exemples  de  vertu  et  de  sainteté  que  Sakya- 
Mouni  a  donnés  durant  sa  vie  entière,  puis  par 
des  principes  de  la  plus  subtile  et  parfois  de  la 
plus  profonde  métaphysique.  On  a  remarqué 
avec  raison  que  cette  théorie  se  rapprochait 
beaucoup  de  celle  du  sânkhya  athée  de  Kapila, 
et  comme  cette  dernière  n'a  jamais  été  accusée 
par  ses  adversaires  même  les  plus  prononcés 
d'avoir  rien  emprunté  au  boudohisme,  il  nous 
est  permis  de  croire  qu'elle  l'a  précédée,  et 
qu'ainsi  Kapila  est  antérieur  à  Sakya-Mouni, 
comme  l'attestent  d'ailleurs  toutes  les  traditions 
indiennes. 

11  n'est  pas  nécessaire  d'en  dire  ici  davantage 
sur  le  bouddhisme.  Joint  aux  autres  systèmes, 
il  achève  et  complète  la  philosophie  indienne, 
dans  laquelle  on  doit  le  comprendre  sans  aucun 
doute.  La  philosophie  sanscrite  s'offrira  donc  à 
nous  avec  cette  abondance  de  théories  et  d'ou- 
vrages de  toutes  sortes  que  révèlent  les  recher- 
ches et  les  énumérations  de  Ward  et  de  Cole- 
brooke.  Elle  occupera  certainement  notre  siècle 
et  ceux  qui  le  suivront  autant  que  la  philosophie 
grecque  a  pu  occuper  le  xvi",  et  elle  apportera 
des  éléments  nouveaux  et  considérables  a  l'his- 
toire et  à  la  science.  Ses  monuments  à  peu  près 
innombrables  seront  publiés,  traduits,  commen- 
tés, et  ce  ne  sera  pas  l'un  des  moindres  services 
que  la  philologie  orientale  pourra  nous  rendre, 
après  nous  en  avoir  déjà  tant  rendu.  C'est  une 
tâche  dès  aujourd'hui  glorieusement  commen- 
cée :  il  ne  faut  plus  que  le  temps,  qui  ne  man- 
que jamais  aux  efforts  des  hommes  ;  et  si  nous 
ne  sommes  pas  destinés  nous-mêmes  à  voir  cette 
tâche  accomplie,  nous  pouvons  prévoir  une  épo- 
que où  certainement  elle  le  sera. 

Il  est  déjà,  en  ce  qui  concerne  le  dévelop- 
pement général  de  la  pnilosophie  indienne,  quel- 
ques points  des  plus  graves  que  la  science  a 
discutes,  et  que  nous  pouvons  indiquer  suc- 
cinctement. Ces  points  sont  la  classification  des 
systèmes,  leur  époque,  leur  forme  et  leur  va- 
leur. 

M.  Cousin  a  tenté,  dans  son  cours  de  1829,  de 
classer  les  systèmes  indiens;  et  il  a  mis  dans 
cette  délicate  recherche  toute  la  réserve  qu'elle 
exige.  La  classification  des  systèmes  indiens 
peut  être  de  deux  sortes,  ou  chronologique,  ou 
purement  théorique.  Chronologiquement,  la  ques- 
tion est  à  peu  près  insoluble,  si  l'on  veut  exiger 
ici  une  précision  et  une  exactitude  entières.  D'a- 
bord il  paraît  bien  que  les  diverses  écoles  ont 
remanie  à  plusieurs  reprises  leurs  théories  et 
les  monuments  qui  les  conservent.  11  en  est 
résulté  que  la  plupart  des  systèmes  se  citent  les 
uns  les  autres  pour  se  combattre,  et  qu'ainsi  ils 
se  supposent  mutuellement  :  M.  Cousin  a  parfai- 
tement montré  tout  ce  que  ce  fait  jetait  d'obs- 
curité et  de  confusion  sur  l'ordre  et  la  succes- 
sion vraie  de  ces  systèmes.  Il  a  cru  donc  devoir 
abandonner  les  témoignages  directs  qui  sont 
insuffisants  et  équivoques,  et  ne  devoir  s'adresser 
qu'à  la  théorie,  c'est-à-dire  aux  lois  mêmes  de 


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—  789  — 


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l'esprit  humain,  attestées  par  l'ordre  selon  le- 
quel se  sont  dévclopnôs  dans  d'autres  contrées, 
à  d'autres  époques,  acs  systèmes  de  philosophie 
analogues  aux  systèmes  sanscrits.  M.  Cousin  n'a 
pas  prétendu  attribuer  à  cette  mesure  plus  de 
rigueur  qu'elle  n'en  a;  il  n'a  pas  dit  qu'elle  fût 
irréprochable  ;  il  a  dit  seulement  avec  toute 
raison  qu'elle  était  actuellement  la  seule.  C'est 
en  la  suivant  qu'il  a  classé  les  systèmes  dans 
l'ordre  suivant  :  la  mîmânsâ,  le  vcdûnta,  le  nya- 
ya,  le  veiséshikà,  et  au  dernier  rang  le  sànkliya 
comme  le  plus  indépendant  de  tous,  soit  le  sân- 
khya  de  Kapila,  soit  celui  de  Patandjali.  Nous 
croyons  que  les  faits  rapportés  plus  haut  doivent 
faire  admettre  un  changement  dans  cet  ordre  : 
le  védânta  paraît  très-certainement  le  dernier 
des  systèmes,  d'abord  parce  qu'il  cite  tous  les 
autres,  y  compris  le  bouddhisme,  et  ensuite 
parce  que,  tout  en  se  tenant  à  l'orthodoxie  la 
plus  scrupuleuse,  il  ajoute  évidemment  aux  vé- 
das  des  développements  qui  n'ont  pu  être  gue  le 
résultat  d'une  longue  polémique.  Le  vedànta 
n'est  pas  une  simple  explication  des  védas  comme 
la  mîmânsâ  paraît  l'être  :  c'en  est  la  défense  et 
la  justification.  Sauf  cette  seule  exception,  rien 
n'empêche  d'admettre  l'ordre  proposé  par  M.  Cou- 
sin, et  qui,  provisoirement  du  moins,  doit  nous 
suffire. 

Mais  ce  n'est  là  qu'un  ordre  purement  spé- 
culatif; et  nos  habitudes  demandent  quelque 
chose  de  plus  positif  et  de  plus  précis.  C'est  un 
besoin  pour  nous  de  connaître  la  chronologie 
dans  ces  grands  mouvements  de  la  pensée,  tout 
aussi  bien  que  dans  les  révolutions  politiques. 
Mais  l'Inde  malheureusement  n'a  pas  de  chrono- 
logie, et  nous  devons  nous  en  tenir  à  ce  cjue  nous 
ont  appris  les  peuples  voisins,  et  spécialement 
les  Chinois.  La  date  assignée  plus  haut  au  boud- 
dhisme doit  nous  servir  ici  de  point  de  repère. 
Incontestablement  le  bouddhisme  remonte  au 
moins  à  cinq  siècles  avant  l'ère  chrétienne;  et 
comme  une  révolution  religieuse  de  cet  ordre  ne 
se  produit  pas  tout  à  coup,  et  qu'il  faut,  avant 
d'éclater,  qu'elle  ait  été  dès  longtemps  préparée 
par  des  discussions  et  des  examens  de  toute 
sorte,  on  peut  croire  que  la  plupart  des  systèmes 
de  philosophie,  si  l'on  excepte  le  védânta,  sont 
antérieurs  au  Douddhisme,  surtout  si  l'on  songe 
que  rien,  dans  les  monuments  non  plus  que  dans 
les  traditions,  ne  combat  cette  hypothèse.  Il  faut 
ajouter  que  les  témoignages  incontestables  des 
lieutenants  d'Alexandre,  conservés  par  les  histo- 
riens grecs,  nous  montrent  les  mœurs  et  les 
croyances  indiennes  à  cette  époque  telles  que 
nous  les  retrouvons  dans  les  monuments  de  la 
philosophie  :  rien  n'empêche  de  croire  que  ces 
gymnosophistes  tant  admirés  de  l'antiquité  ne 
fussent,  dès  le  temps  de  l'expédition  macédo- 
nienne, déjà  en  possession  de  la  plupart  des 
idées  et  des  théories  que  ces  monuments  ren- 
ferment. 

Ce  sont  là,  il  faut  l'avouer,  des  indications  en- 
core bien  vagues;  mais  il  ne  faudrait  pas  cepen- 
dant les  mépriser.  Le  bouddhisme,  ainsi  qu'on  l'a 
indiq^ué  plus  haut,  suppose,  selon  toute  apparence, 
l'antériorité  du  sânkhyaathée.  D'autre  part,  nous 
retrouvons,  dans  les  passages  de  Strabon,  tout 
succincts  qu'ils  sont,  les  doctrines  générales  des 
darsanani.  Nous  croyons  que  ces  deux  faits  peu- 
vent suffire,  si  ce  n'est  pour  déterminer  préci- 
sément la  chronologie  des  systèmes  sanscrits, 
du  moins  pour  affirmer  ce  point  d'une  capitale 
importance,  que  l'Inde  ne  doit  rien  à  la  Grèce,  à 
laquelle  elle  est  antérieure,  et  que  les  systèmes 
indiens,  quand  nous  les  étudions,  ne  doivent 
point  nous  apparaître  comme  une  contre-épreuve 
apâlie  des  systèmes  grecs.  Ce  doute  a  été  sou- 


vent émis  :  on  l'émettra  souvent  encore,  tout 
insoutenable  qu'il  est.  C'est  là  une  de  ces  opi- 
nions q^ui,  tout  incertaines  qu'elles  sont,  ont 
très-faciicment  cours  :  et  parce  (ju'en  général  on 
connaît  la  Grèce  beaucoup  mieux  qu'on  ne  con- 
naît l'Inde,  on  est  porté  à  croire,  quand  on  ren- 
contie  des  rapports  de  ressemblance,  que  la 
Grèce  a  été  l'original,  et  que  l'Inde  n'est  que  la 
copie.  Ajoutez  ces  obscures  traditions  qui  retrou- 
vaient dans  l'Inde  le  syllogisme  d'Arislote,  et 
vous  comprendrez  comment  quelques  esprits  peu 
justes  sont  arrivés  à  ne  voir  aucune  originalité 
dans  la  philosophie  indienne,  ni  surtout  aucune 
anticiuite.  Il  suffit  de  parcourir,  même  superfi- 
ciellement, les  théories  principales  des  systèmes 
sanscrits,  pour  voir  qu'elles  sont  parfaitement 
nriginalcs,  et  ne  ressemblent  à  aucune  autre. 
l'.n  outre,  il  a  été  prouvé  que  le  syllogisme  n'y 
était  pas.  Mais  on  peut  aller  plus  loin,  et  il  ne 
serait  pas  impossible  de  montrer  que  la  Grèce 
a  fait  à  l'Inde  les  emprunts  les  plus  consi- 
dérables. 

Il  ny  a  pas  d'esprit  sérieux  qui  ne  doive  être 
frappé  des  trois  remarques  suivantes  :  la  langue 
grecque  vient  tout  entière  du  sanscrit;  le  po- 
lythéisme grec,  malgré  des  différences  évidentes, 
est  une  reproduction  de  la  mythologie  indienne, 
qui  se  trouve  déjà  dans  les  védas;  la  métem- 
psycose, telle  que  semble  l'avoir  admise  Pytha- 
gore,  telle  qu'elle  est  dans  Platon,  est  la  croyance 
fondamentale  de  l'Inde  à  toutes  les  époques, 
dans  toutes  les  religions,  dans  toutes  les  philo- 
sophies. 

C'est  une  chose  immense  dans  la  vie  d'un 
peuple,  que  la  langue  qu'il  parle.  Avec  sa  lan- 
gue, s'il  l'a  reçue  du  dehors,  lui  ont  été  néces- 
sairement transmises  une  foule  -de  notions  de 
tout  ordre,  et  en  grande  partie  les  éléments  de 
la  culture  intellectuelle  et  de  la  civilisation.  Les 
Grecs  ont  cru  que  leur  langue  était  autochthone, 
et,  jusque  dans  ces  derniers  temps,  on  a  pu  le 
croire  comme  eux.  La  philologie  est  une  science 
bien  récente,  et  que,  pour  ainsi  dire,  nous  avons 
vue  naître;  mais  elle  a  déjà  obtenu  sur  certains 
points  des  résultats  incontestables  :  et  l'un  de 
ceux-là,  c'est  d'avoir  reconnu  que  le  grec  dans 
ses  racines,  dans  la  plupart  de  ses  formes,  décli- 
naisons, conjugaisons,  etc.,  est  un  dérivé  du 
sanscrit.  C'est  là  un  fait  qui  peut  être  vérifié 
par  quiconque  voudra  s'en  donner  la  peine;  et 
l'on  peut  affirmer,  sans  le  plus  léger  doute,  que 
la  langue  grecque  a  tiré  son  origine  de  la  haute 
Asie.  11  n'importe  guère,  pour  la  question  qui 
nous  occupe  ici,  que  l'histoire  soit  tout  à  fait 
impuissante  à  expliquer  un  fait  aussi  grave  et 
aussi  imprévu  :  ce  fait  est  certain,  et  il  faut 
l'admettre,  en  attendant  qu'on  puisse  l'expli- 
quer. 

Il  en  est  absolument  de  même  de  la  mytho- 
logie. Il  ne  faudrait  pas  pousser  ici  les  rappro- 
chements plus  loin  qu'il  ne  convient;  et  les 
différences  entre  la  mythologie  grecque  et  la 
mythologie  indienne  sont  dans  le  détail  certai- 
nement aussi  grandes  que  celles  des  deux  lan- 
gues. Mais  au  fond  la  conception  est  tout  à  fait 
identique.  De  part  et  d'autre  les  forces  diverses 
de  la  nature  sont  divinisées  :  une  hiérarchie 
plus  ou  moins  régulière  est  de  part  et  d'autre 
établie  entre  les  dieux  qui  sont  tous  pareils.  Les 
attributions  sont  parfois  aussi  tout  à  fait  les 
mêmes,  comme  les  caractères  essentiels  des  di- 
vers personnages.  Il  est  impossible  d'admettre 
que  ces  ressemblances  sont  fortuites,  et  qu'elles 
ne  viennent  que  de  l'identité  même  de  l'esprit 
humain.  Évidemment  les  deux  systèmes  se  tien- 
nent par  les  rapports  les  plus  intimes  et  les 
plus  profonds.  Ils  sont  liés  par  une  unité  qui  est 


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aussi  éclatante  que  celle  des  deux  langues,  si 
elle  n'est  pas  plus  explicable  au  point  de  vue  de 
l'histoire. 

Enfin  une  autre  analogie  frappante,  c'est  celle 
que  présentent  certaines  doctrines  philosophi- 
([ues;  et  cette  analogie  n'est  pas  due  au  hasard 
plus  que  les  deux  autres.  La  libération  est  le 
but  de  la  religion  et  de  la  philosophie  dans 
l'Inde;  il  faut  soustraire  l'homme  à  la  condition 
misérable  de  la  renaissance.  Platon  a-t-il  donné 
un  autre  but  à  la  philosophie?  A  quelle  fin  doit- 
elle  tendre,  selon  lui?  à  délivrer  l'homme  des 
liens  qui  lui  sont  imposés  dans  les  existences 
successives  qu'il  doit  subir.  La  philosophie,  si 
l'homme  la  pratique  convenablement,  abrégera 
pour  lui  le  temps  de  ces  épreuves,  et  elle  finira 
même  par  l'en  exempter.  Les  mots  de  libération, 
de  délivrance  ne  sont  pas  plus  étrangers  au  pla- 
tonisme qu'à  la  philosophie  sanscrite.  Ce  serait 
mal  comprendre  Platon,  que  d'attribuer  peu 
d'importance  à  ces  théories,  et  de  les  prendre 
pour  de  simples  jeux  de  cet  aimable  et  puissant 
génie.  Platon  y  revient  trop  souvent,  il  y  insiste 
trop  sérieusement,  pour  qu'on  puisse  les  traiter 
légèrement.  Sans  doute  ces  doctrines,  bien 
qu'elles  eussent  déjà  des  antécédents  dans  le  sys- 
tème pythagoricien,  ne  tiennent  pas  dans  Platon 
la  place  suprême  qu'elles  occupent  dans  la  phi- 
losophie sanscrite;  mais  le  point  de  vue  est  ab- 
solument le  même  :  et  quand  on  songe  que  la 
langue  dans  laquelle  écrit  Platon  vient  de  l'Inde, 
que  les  dieux  populaires  de  son  pays  en  viennent 
également,  on  peut  croire  que  des  croyances  phi- 
losophiques lui  sont  venues  aussi  de  cette  source, 
bien  que  certainement  il  ne  la  soupçonnât  pas. 
Le  rapprochement  du  platonisme  et  de  quelques 
théories  indiennes  n'est  pas  du  tout  arbitraire, 
comme  les  rapprochements  qu'ont  parfois  tentés 
Ward,  Colebrooke  et  quelques  autres.  L'identité 
de  pensée  est  manifeste  sur  un  principe  essen- 
tiel; et  ici  encore  s'en  référer  au  hasard,  ce 
serait  fermer  les  yeux  à  la  lumière. 

Nous  pouvons  donc  conclure  que  l'Inde  n'a 
rien  emprunté  à  la  Grèce,  et  que  la  Grèce,  au 
contraire,  doit  beaucoup  à  l'Inde,  qui  lui  est 
antérieure  de  plusieurs  siècles.  Nous  pouvons 
conclure,  malgré  Ritter,  que  la  philosophie  san- 
scrite s'est  développée  longtemps  avant  l'ère 
chrétienne,  et  nous  n'exagérons  rien  en  disant 
que  les  principaux  systèmes  étaient  fondés  six 
siècles  au  moins  avant  Jésus-Christ,  c'est-à-dire  à 
l'avènement  du  bouddhisme.  La  philosophie  in- 
dienne est  donc  parfaitement  originale. 

Une  autre  preuve  qu'il  ne  faudrait  pas  né- 
gliger, c'est  la  forme  sous  laquelle  les  systèmes 
indiens  se  sont  produits.  Tous  sans  exception 
ont  la  même;  et  cette  forme,  que  la  Grèce  n'a 
jamais  connue,  est  unique  dans  l'histoire  de  l'es- 
prit humain.  Ce  sont  des  aphorismes,  en  san- 
scrit soûtras,  tous  d'une  concision  qui  exige 
l'explication  d'un  commentaire,  et  qui  à  eux 
seuls  ne  sont  guère  intelligibles  qu'aux  disciples 
qui  en  ont  la  clef.  Le  mot  de  soûtra,  en  sanscrit, 
ne  veut  dire  que  fil,  trame,  enchaînement.  C'est 
donc,  en  quelque  sorte,  le  fil  seul  de  la  pensée, 
la  trame  la  plus  grossière  de  la  pensée  que 
donnent  les  soutras.  Quanta  la  pensée  développée 
avec  tous  ses  détails,  c'est  à  l'enseignement  oral 
d'abord,  et  plus  tard  au  commentaire,  qu'on 
doit  la  demander.  Tous  les  darsanani  ortnodoxes 
ou  hérétiques,  indépendants  des  védas,  ou  sou- 
mis à  l'autorité  religieuse,  ont  ea  recours  à  la 
forme  des  soûtras;  il  n'y  a  que  le  bouddhisme, 
du  moins  dans  les  livres  que  nous  connaissons 
jusqu'à  présent,  qui  ait  cru  pouvoir  secouer  cette 
tradition  générale  ;  mais  si  de  la  concision  la 
plus  extrême  le  bouddhisme  est  tombé,  par  une 


réaction  nécessaire,  dans  la  plus  extrême  pro- 
lixité, il  a  du  moins  conservé  le  nom  de  soutra 
à  ses  principaux  monuments;  et  au  milieu  des 
légendes  les  plus  diffuses,  c'est  encore  dans  des 
sentences  brèves  et  parfaitement  nettes  que  se 
résument  les  points  essentiels  de  sa  doctrine. 

Les  soûtras  sont  donc  la  forme  propre  de  la 
philosophie  sanscrite.  La  médecine  en  Grèce  a 
pris  une  fois  avec  Hippocrate  ce  mode  d'expo- 
sition qu'elle  s'est  hàlee  de  quitter.  Dans  l'Inde, 
au  contraire,  il  a  été  général,  et  il  a  toujours 
duré,  comme  le  seul  par  lequel  la  science  pût 
se  faire  comprendre.  Ceci  est  un  trait  de  pro- 
fonde originalité.  Si  l'Inde  avait  reçu  delà  Grèce, 
par  exemple,  sa  philosophie,  si  elle  avait  une 
fois  connu  le  style  si  vrai  et  si  naturel  que  la 
Grèce  a  donné  à  la  science,  l'cût-elle  jamais 
quitté  pour  en  choisir  un  autre  si  différent  et^ 
à  tout  prendre,  si  inférieur?  Cette  forme  axio- 
matique  est  si  bien  celle  qui  convient  au  génie 
indien,  qu'il  y  est  sans  cesse  revenu.  Après  l'âge 
des  commentaires  qui  ont  développé  les  soûtras 
pour  les  éclaircir,  et  qui  ne  se  sont  pas  fait 
faute  assez  souvent  d'être  aussi  diffus  que  les 
soûtras  étaient  précis,  est  venu  l'âge  des  kârikàs^ 
c'est-à-dire  des  vers  remémorât!  fs,  qui  en  cin- 
quante ou  soixante  distiques  renfermaient  tout 
un  système,  que  des  milliers  de  commentaires 
avaient  à  peine  suffi  pour  expliquer.  Telles  sont 
les  kârikâs  du  sankhya  et  du  védànta,  publiées 
par  Colebrooke,  M.  Wilson  et  M.  Windischmann. 
C'est  encore  au  même  besoin  que  répondent  ces 
résumés.  En  philosophie,  le  génie  indien  a  voulu 
être  aussi  concis  qu'il  l'est  peu  dans  sa  poésie, 
et  l'on  doit  ajouter  dans  tous  ses  autres  déve- 
loppements. 

Maintenant,  quelle  peut  être  pour  nous  la  va- 
leur des  systèmes  sanscrits?  Cette  valeur  est 
double  ;  historiquement,  il  est  à  peine  néces- 
saire de  le  dire,  elle  est  considérable.  Voilà 
comme  une  révélation  de  tout  un  monde  philo- 
sophique entièrement  inconnu,  et  qui  est  l'an- 
cêtre du  monde  grec.  Désormais  l'histoire  de  la 
philosophie,  sous  peine  d'être  incomplète,  doit 
remonter  jusque-là;  il  faut  étudier  l'Inde  avant 
d'en  venir  à  la  Grèce  :  le  berceau  de  l'esprit 
humain  est  dans  l'Asie.  Théoriquement,  la  va- 
leur de  la  philosophie  indienne  est  sans  doute 
moins  grande  ;  mais  il  i.e  faut  pas  croire  pourtant 
que,  sous  le  rapport  de  la  doctrine,  ces  études  ne 
puissent  pas  nous  être  très-profitables.  Au  fond, 
qu'est-ce  que  cette  libération  poursuivie  avec  une 
si  vive  et  si  générale  ardeur  par  toutes  les  écoles, 
par  toutes  les  sectes?  Ce  n'est  pas  autre  chose 
qu'une  solution  du  grand  mystère  de  l'union  de 
l'àme  et  du  corps.  Cette  question-là,  bien  com- 
prise, résout  tous  les  problèmes;  bien  déve- 
loppée par  la  science,  elle  embrasse  toutes  les 
autres  questions.  Les  Indiens  l'ont  posée,  l'ont 
résolue  tout  autrement  que  nous.  C'est  un  grand 
témoignage  que  le  leur,  quand  on  songe  au 
nombre  et  à  l'importance  des  monuments  intel- 
lectuels de  toute  sorte  qu'ils  ont  produits.  Leur 
solution,  tout  étrangère  qu'elle  est  aux  habi- 
tudes de  notre  esprit,  aux  croyances  et  aux  opi- 
nions du  monde  occidental,  appelle  un  sérieux 
examen,  et  certainement  cet  examen  lui  sera 
donné.  Il  est  digne  d'esprits  impartiaux  et  vrai- 
ment amis  de  la  vérité  de  recueillir  toutes  les 
voix  sur  ce  grand  et  éternel  problème  de  la 
destinée  humaine.  La  voix  qui  nous  vient  de 
l'Inde  n'est  ni  la  moins  puissante,  ni  la  moins 
belle,  et  notre  siècle  fera  bien  de  l'écouter.  Ce 
qu'il  en  a  entendu  déjà  doit  lui  donner  curiosité 
et  courage.  La  pensée  indienne  nous  est  sans 
doute  bien  peu  accessible  encore;  mais  les 
moyens  par  lesquels  on  peut  la  pénétrer  et  la 


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conquérir  sont  désormais  connus,  ot  ces  moyens 
sont  infaillibles,  s'ils  sont  d'un  dit'fioilo  emploi. 

En  un  mot,  rien  dans  l'histoire  do  la  philo- 
sophie n'est  aujourd'hui  plus  neuf  ni  plus  im- 
portant que  l'étude  des  systèmes  indiens. 

Pour  la  bibliographie,  il  faut  lire  les  prin- 
cipaux ouvrages  mentionnés  dans  ce  travail,  et 
avant  tous  les  autres  les  Essais  de  Colebrookc, 
2  vol.  in-8,  Londres,  1837.  Il  faut  lire  aussi  l'ou- 
vrage de  M.  Ward,  Apcrrn  de  l'hisloire,  de  la 
littérature  et  de  la  mulhologie  des  Indiens, 
2  vol.  in-'j,  Sérampore,  1818;  la  4"  partie  de 
Vllistoire  de  la  philosophie,  par  M.  Windisch- 
mann  ;  la  Sdnkhya  Kàrikd,  publiée  en  sanscrit 
et  en  anglais  par  M.  Wilson,  in-4,  0.vford,  1837  ; 
la  même,  par  M.  Lasscn,  sanscrit  et  latin, 
Bonn,  183'2;  la  Kdrikâ  de  Sankara,  pour  le 
védànta,  public  par  M.  Windischmann  ;  ib.,  1833; 
enfin  le  Mcmoire  de  M.  Barthélémy  Saint-Hi- 
laire  sur  le  n\jâ\jàj  avec  une  traduction  dos 
soûtras  de  la  première  lecture,  dans  les  Mé- 
moires de  VAcadcmie  des  sciences  tnorales  et 
potiliques,  t.  III.  Consultez  également  Vllistoire 
générale  de  la  jihilosophie,  p;ir  M.  V.  Cousin, 
Paris,  1863,  in-8;  et  Vllistoire  de  la  philosophie 
de  Rittcr,  t,  I,  p.  53,  et  t.  IV,  p.  283,  traduc- 
tion française.  Voy.  les  articles  Gotama,  Kanada, 
Kapila,  Nyava,  etc.  B.  S. -H. 

INDIVIDU,  INDIVIDUAUTÉ  (du  verbe  la- 
tin dividere  et  du  signe  négatif).  On  entend  par 
individu,  non  ce  qui  est  absolument  indivisible, 
mais  ce  qui  ne  peut  être  divisé  sans  perdre  son 
nom  et  ses  qualités  distinctivcs  ;  une  chose  que 
l'on  ne  saurait  partager  en  plusieurs  autres  de 
la  même  nature  que  le  tout.  Ainsi,  dans  un  ani- 
mal, dans  une  plante,  on  distingue  sans  peine 
plusieurs  parties  ;  toutes  ces  parties  peuvent  être 
séparées  les  unes  des  autres,  mais  alors  l'animal 
ou  la  plante  seront  complètement  détruits,  et  les 
parties  elles-mêmes  ne  tarderont  pas  à  se  dis- 
soudre. Il  en  est  tout  autrement  d'une  pierre  ou 
d'un  morceau  de  métal  :  car  chacune  des  molé- 
cules dont  ces  deux  corps  se  composent  est  exac- 
tement de  la  même  nature  et  peut  avoir  la  même 
durée  que  le  tout.  Ce  que  nous  disons  de  la 
plante  et  de  l'animal  s'applique  à  plus  forte  rai- 
son à  l'homme,  chez  qui  l'on  trouve,  indépen- 
damment de  l'organisation  et  de  la  vie,  la  sen- 
sibilité et  l'intelligence.  Le  partage  d'un  être 
sensible  et  intelligent  en  plusieurs  autres  êtres 
de  même  nature  se  conçoit  encore  bien  moins 

3ue  celui  d'un  corps  organisé  et  vivant.  Ce  n'est 
onc  qu'à  ces  trois  degrés  supérieurs  de  l'exis- 
tence, l'organisme,  la  vie  et  la  pensée,  qu'on 
rencontre  des  individus  :  la  nature  brute  n'offre 
que  des  échantillons. 

Mais  chacun  de  ces  trois  caractères,  tout  indi- 
visible qu'il  est  dans  un  certain  être,  est  cepen- 
dant commun  à  plusieurs  êtres,  et  même  à  plu- 
sieurs espèces,  à  plusieurs  genres  à  la  fois.  Il  nous 
faut  donc  quelque  chose  de  plus,  par  quoi  nous 
puissions  distinguer  les  uns  des  autres  les  indivi- 
dus semblables,  c'est-à-dire  de  la  même  espèce.  En 
d'autres  termes,  l'organisme,  la  vie  et  la  pensée 
nous  représentent  à  merveille  les  conditions  gé- 
nérales de  l'individualité,  ou  les  limites  hors  des- 
quelles nulle  existence  individuelle  n'est  possible; 
mais  il  nous  reste  encore  à  chercher  ce  que  c'est 
que  l'individualité  elle-même,  ce  qui  fait  qu'un 
animal  ou  une  plante  d'une  certaine  espèce  se  dis- 
tingue de  tous  les  animaux,  de  toutes  les  plan- 
tes de  la  même  espèce  ;  ce  qui  fait  qu'un 
homme,  un  être  pensant  placé  sous  l'empire  des 
lois  générales  de  l'intelligence,  se  distingue  in- 
térieurement de  tous  les  êtres  du  même  ordre. 
C'est  ce  problème  qui  a  tant  occupé  les  philoso- 
phes du  moyen  âge,  principalement  Duns-Scot, 


sous  le  nom  barbare  de  principe  d'individuation 
{principiam  individuationis),  ou  le  titre  encore 
plus  étrange  de  haeccéité  {hœcceitas^  et  quelque- 
lois  ecceilas,  c'est-à-dire  la  qualité  d'être  telle 
chose,  /la-c,  celle  que  l'on  montre  au  doigt,  ecce, 
et  non  pas  une  autre). 

Il  n'y  a  do  véritable  individualité,  comme  il 
n'y  a  de  véritable  identité  en  ce  inonde  que 
chez  l'homme,  ou  plutôt  dans  l'àme  humaine. 
Elle  consiste  dans  la  conscience  que  nous  avons 
d'être  une  personne,  c'est-à-dire  une  force  intel- 
ligente et  responsable:  car  il  résulte  nécessai- 
rement de  ce  double  caractère,  que  rien  ne  peut 
se  substituer  à  nous,  ne  peut  se  confondre  avec 
nous.  De  plus,  ce  caractère  est  l'objet  d'une 
aperception  immédiate  et  infaillible,  la  même  qui 
me  donne  mon  existence,  et  sans  laquelle  on  ne 
conçoit  pas  la  pensée.  Notre  individualité  est 
donc  en  même  temps  la  substance  et  le  fond  de 
notre  être  ;  elle  ne  dépend  d'aucune  circon- 
stance extérieure. 

11  n'en  est  pas  ainsi  des  êtres,  c'est-à-dire  des 
corps  organisés,  qui  ne  possèdent  que  la  vie 
sans  l'intelligence  et  sans  la  liberté.  D'abord 
l'organisation  et  la  vie  ne  sont  que  des  phéno- 
mènes, et  des  phénomènes  multiples  et  compo- 
sés. Leur  individualité  dépend,  non  pas  du  corps 
dans  lequel  elles  nous  apparaissent^  puisque  ce 
corps  se  renouvelle  sans  cesse,  mais  du  point 
qu'elles  occupent  dans  l'espace  et  de  l'instant  où 
elles  ont  commencé  dans  la  durée,  deux  circon- 
stances purement  extérieures.  Ces  deux  circon- 
stances, comme  Locke  l'a  parfaitement  démon- 
tré, constituent  le  véritable  principe  de  l'indivi- 
duation  pour  les  choses  physiques.  Mais  la  raison 
et  l'observation  nous  apprennent  en  même  temps 
qu'il  peut  y  en  avoir  beaucoup  d'autres.  Les 
conditions  générales  de  la  vie  et  de  l'organisme 
dans  un  certain  genre,  dans  une  certaine  espèce, 
peuvent  être  et  sont  en  effet  réalisées  sous  des 
formes,  dans  des  natures  et  des  combinaisons 
extrêmement  diverses.  C'est  en  s'attachant  ex- 
clusivement à  ces  dernières  différences,  sans  te- 
nir aucun  compte  des  premières,  que  Leibniz  est 
arrivé  à  son  fameux  principe  des  indiscernables 
[principium  indiscernibilium) .  Ce  principe, 
c'est  qu'il  ne  peut  pas  exister  dans  la  nature 
deux  êtres  exactement  semblables,  c'est-à-dire 
ayant  mêmes  qualités  et  même  quantité:  car 
les  qualités  d'un  être  n'étant  pas  autre  chose  que 
son  essence,  cette  parfaite  similitude  dont  nous 
venons  de  parler  ne  serait  pas  autre  chose  que 
l'identité.  Mais  Kant  objecte  avec  raison  que 
deux  objets  ont  beau  être  parfaitement  sembla- 
bles, s'ils  n'existent  ni  dans  le  même  lieu  ni 
dans  le  même  instant,  il  est  impossible  de  les 
confondre.  La  différence  des  lieux  et  des  temps, 
autrement  appelée  la  différence  numérique,  suf- 
fit donc  à  la  distinction  ou  à  l'individualité  des 
choses,  et  sans  elle  toutes  les  autres  ne  sont 
rien.  Qu'est-ce  que  c'est,  en  effet,  que  cette  di- 
versité d'essence,  c'est-à-dire  de  quantité  et  de 
qualité  qu'exprime  la  proposition  de  Leibniz? 
Pas  autre  chose  qu'une  abstraction  :  car  certai- 
nement tous  ces  objets  si  variés  dont  il  plaît  à 
mon  imagination  de  peupler  l'univers,  ne  sont 
que  des  idées  tant  que  chacun  d'eux  n'occupe 
pas  un  lieu  et  un  temps  déterminé.  Or,  il  n'y  a 
point  de  raisonnement  a  priori,  il  n'y  a  que  la 
seule  perception  qui  puisse  m'assurer  de  ce  fait. 
En  d'autres  termes,  c'est  par  la  diversité  de  nos 
perceptions  que  nous  sommes  en  état  de  juger 
de  la  diversité  des  objets,  comme  c'est  par  l'u- 
nité de  conscience  que  nous  nous  assurons  de 
l'unité  et  de  l'identité  de  notre  moi.  Otez  la  con- 
science et  la  perception,  en  un  mot,  ôtez  l'expé- 
rience, et  il  n'y  a  plus  aucun  moyen  de  consta- 


INDU 


—  792  — 


INDU 


1er  l'existence  des  individus'  vous  n'aurez  à 
leur  place  que  des  idées  générales,  c'est-à-dire 
des  auslractions.  D'un  autre  côté,  ôtez  la  raison 
ou  quelques-unes  de  ses  idées  les  plus  essentiel- 
les, par  exemple  les  idées  d'unité,  d'identité,  de 
finalité^  sans  lesquelles  on  ne  peut  concevoir  ni 
l'organisme,  ni  la  vie,  ni  la  pensée;  aussitôt 
vous  rendez  impossible  l'existence  des  individus; 
vous  vous  mettez  hors  d'élat  de  les  concevoir, 
et  ne  laissez  subsister  à  leur  place  que  des  phé- 
nomènes et  des  collections  de  phénomènes.  Le 
premier  de  ces  deux  excès  est  le  caractère  de 
l'idéalisme;  le  second  celui  du  sensualisme. 
L'un  et  l'autre  nous  jettent  également  hors  de  la 
réalité. 

INDUCTION.  Lorsque,  entre  deux  ou  plu- 
sieurs faits,  de  quelque  nature  qu'ils  puissent 
être,  nous  avons  observe  une  telle  relation  que 
l'un  est  toujours  précédé,  ou  suivi,  ou  accompa- 

fné  de  l'autre,  dans  une  certaine  mesure  et 
'une  certaine  manière,  nous  transportons  cette 
même  relation  du  lieu,  du  temps  où  nous  l'avons 
aperçue  à  tous  les  lieux  et  à  tous  les  temps,  des 
êtres  ou  des  objets,  nécessairement  en  petit  nom- 
bre, sur  lesquels  s'est  exercée  notre  expérience, 
à  tous  les  êtres  et  à  tous  les  objets  semblables. 
Ainsi  nous  avons  remarqué  plusieurs  fois,  hier, 
aujourd'hui,  l'année  passée,  et  chaque  fois  dans 
des  circonstances  différentes,  que,  sous  tel  degré 
de  froid,  l'eau  se  condense  et  se  cnange  en  glace  ; 
que,  sous  tel  degré  de  chaleur,  elle  se  dilate  et 
se  transforme  en  vapeur  :  nous  croyons  alors 
avec  une  entière  confiance  qu'il  en  a  été  et  qu'il 
en  sera  ainsi  toujours  ;  qu'il  en  a  été,  qu'il  en 
sera  ainsi  partout.  Miis  nous  ne  sommes  pas 
obligés  de  nous  en  tenir  là  :  à  l'eau  nous  pou- 
vons substituer  d'autres  liquides,  par  exemple 
du  lait,  du  mercure,  de  l'huile  ;  et  voyant  tou- 
jours les  mêmes  phénomènes  se  produire  sous 
des  températures  quelque  peu  différentes,  nous 
affirmons  d'une  manière  générale  que  le  froid 
produit  la  congélation  des  liquides,  et  que  la 
chaleur  les  fait  entrer  en  ébullition.  C'est  cet  acte 
de  notre  intelligence  par  lequel  nous  faisons  pas- 
ser [ducerein,  èr.'xyuiyrt  en  grec)  à  tous  les  points 
de  l'espace  et  de  la  durée,  et  à  une  série  indéfi- 
nie d'existences  semblables  ce  que  nous  avons 
observé  dans  tel  lieu,  dans  tel  moment,  et  dans 
un  nombre  restreint  d'individus,  qui  est  désigné 
par  les  philosophes  sous  le  nom  dHnduclion. 
Jiœc,  dit  Cicéron  [Topic,  c.  x),  ex  pluribus  per- 
veniej^s  quo  vult^  appellatur  inductio,  quœ 
grœce  iizoLyuyyri  nomînalur. 

C'est  donc  à  juste  litre  qu'on  se  représente 
généralement  l'induction  comme  la  contre-partie 
du  syllogisme,  et  qu'on  l'a  définie  une  manière 
de  raisonner  qui  consiste  à  tirer  de  plusieurs  cas 
particuliers  une  conclusion  générale.  Son  carac- 
tère le  plus  essentiel,  en  effet,  est  d'élever  notre 
esprit  de  la  connaissance  des  phénomènes  à  celle 
des  lois  ou  des  principes  qui  les  contiennent 
virtuellement;  tandis  que  le  syllogisme  ou  le 
raisonnement  déductif  nous  fait  descendre,  au 
contraire,  des  principes  et  des  lois  aux  diverses 
applications  dont  ils  sont  susceptibles.  Or,  dans 
cette  marche  ascendante  ou  cette  généralisation 
successive  de  l'induction,  on  peut  distinguer 
trois  degrés  très-nettement  séparés  l'un  de  l'au- 
tre, et  d'où  nous  tirerons  facilement  tout  à 
l'heure  toutes  les  règles  qui  gouvernent  ce  genre 
de  raisonnement:  1°  le  phénomène  qu'un  certain 
objet  ou  un  certain  être  nous  a  présenté  plusieurs 
fuis,  en  des  moments  et  en  des  lieux  déterminés, 
nous  l'admettons  pour  toute  la  durée  de  cet 
être  et  pour  tous  les  points  de  l'espace  où  il  peut 
être  transporté,  à  la  condition  qu'on  ne  changera 
rien  aux  circonstances  dans  lesquelles  le  phéno- 


mène .s'est  toujours  produit:  c'est  par  ce  moyen 
que  nous  reconnaissons  dans  les  choses  des  at- 
tributs essentiels  et  des  propriétés  invariables; 
2°  ce  que  nous  avons  observé  dans  quelques 
êtres  d'une  parfaite  ressemblance,  du  moins 
aussi  parfaite  que  la  nature  le  comporte,  nous 
l'affirmons  sans  distinction  de  temps  ni  de  lieux 
de  tous  les  êtres  semblables  aux  premiers,  et 
que  notre  esprit  se  représente  par  un  même 
type  :  c'est  ainsi  que  nous  reconnaissons  non- 
seulement  des  propriétés  invariables,  mais  des 
propriétés  générales,  c'est-à-dire  communes  à 
tous  les  individus  d'une  même  espèce;  3"  enfin 
ce  que  nous  avons  observé  dans  plusieurs  espè- 
ces, c'est-à-dire  dans  des  êtres  semblables  par 
certaines  qualités,  et  différents  par  beaucoup 
d'autres,  nous  l'attribuons  à  tous  ceux  qui  pos- 
sèdent les  premières  de  ces  qualités,  ne  tenant 
compte  des  autres  que  pour  marquer  les  degrés 
et  les  proportions  dont  le  phénomène  en  ques- 
tion est  susceptible:  c'est  ainsi  que  nous  arri- 
vons à  découvrir,  avec  les  rapports  des  espèces 
aux  genres,  des  lois,  des  propriétés,  des  forces 
de  plus  en  plus  générales,  et  que  l'univers  se 
montre  à  nos  yeux  dans  son  unité  et  sa  sublime 
harmonie. 

Il  suffit  de  définir  l'induction  pour  faire  com- 
prendre aussitôt  quelle  place  elle  occupe,  quel 
rôle  indispensable  elle  joue,  non-seulement  dans 
la  science  ou  dans  l'ordre  de  la  spéculation, 
mais  dans  la  vie  pratique,  dans  le  cours  ordi- 
naire de  l'existence  humaine. 

Supprimez  l'induction  dans  l'ordre  s:ientifi- 
que,  vous  faites  disparaître  d'abord,  avec  leurs 
ramifications  innombrables,  les  sciences  physi- 
ques et  naturelles.  11  est  bien  évident,  en  effet, 
que  toutes  les  sciences  de  cette  espèce  et  les  dif- 
férents arts  qui  en  dépendent  ne  reposent  que  sur 
des  classifications  et  des  lois.  Or,  ces  deux  sor- 
tes de  résultats  sont  dus  également  à  l'induc- 
tion. C'est  par  leurs  propriétés  que  les  objets  de 
la  nature  se  partagent  en  différentes  classes,  en 
différents  genres  et  en  différentes  espèces;  et 
que  ces  genres  et  ces  espèces  se  distinguent  les 
uns  des  autres.  Mais  l'idée  de  propriété  ne  se 
forme  pas  en  nous  d'une  autre  manière  que  l'i- 
dée de  loi.  Comment  savons-nous,  par  exemple, 
que  la  chaleur  a  la  propriété  de  fondre  la  cire  Y 
Parce  que  chaque  fois  que  nous  avons  placé  un 
morceau  de  cire  en  présence  du  feu  nous  l'avons 
vu  entrer  en  fusion.  Un  observateur  exact  ne 
s'arrête  pas  là:  il  ne  lui  suffit  pas  de  s'être  con- 
vaincu que  la  chaleur  fait  fondre  la  cire  ;  il  faut 
qu'il  sache  à  quel  degré  de  chaleur  ce  phéno- 
mène a  lieu.  C'est  ainsi  qu'il  constatera  en  même 
temps  la  propriété  et  la  loi  qui  la  régit.  La  seule 
différence  entre  Galilée  découvrant  la  loi  de  la 
chute  des  corps,  et  l'enfant  ou  le  paysan  qui  se 
borne  à  leur  attribuer  la  pesanteur,  c'est  que 
les  expériences  de  l'un  sont  plus  précises  et  plus 
nettes  que  celles  de  l'autre;  mais  tous  deux  font 
usage  du  même  procédé  ;  ce  qu'ils  ont  reconnu 
vrai  dans  certains  lieux ,  dans  certains  temps, 
dans  certains  objets,  ils  le  transportent  à  tous  les 
lieux,  à  tous  les  temps  et  à  tous  les  objets  sem- 
blables. Les  choses  ne  se  passent  pas  autrement 
dans  le  monde  moral,  c'est-à-dire  dans  l'étude  de 
l'âme  humaine,  et  dans  toutes  les  sciences  qui 
s'y  rattachent  de  près  ou  de  loin.  La  même  suite 
d'opérations  qui  nous  fait  trouver  les  propriétés 
et  les  lois  de  la  matière,  nous  découvre  aussi  les 
facultés  et  la  plupart  des  lois  de  l'esprit,  nous 
montre  quels  sont  les  mobiles  et  les  passions  du 
cœur  humain,  comment  ils  se  développent  ou 
dans  l'individu  ou  dans  la  société,  et  par  quel 
art  on  les  contient  dans  les  limites  de  leur  des- 
tination. Avec   les    sciences   naturelles,  si  l'on 


INDU 


—  793  — 


INDU 


(^tail  à  l'esprit  liumain  l'usage  de  l'induction, 
disparaîtraient  donc  aussi  toutes  les  sciences 
morales.  La  métaphysique  ellc-mi^me  ne  peut 
l)as  s'en  passer  :  car  la  métaphysique  no  se  sé- 
pare pas  de  la  psychologie;  et  les  principes  ab- 
solus de  la  raison,  s'ils  ne  se  rapportent  pas  à 
un  être  intelligent,  libre,  possédant  dans  toute 
leur  extension  ou  dans  leur  essence  infinie  les 
mdmes  facultés  que  nous  possédons  sous  un 
mode  relatif  et  fini,  ne  sont  que  dos  abstractions 
vides  de  sens  (voy.  Dieu,  Infini,  Cukation,  etc.). 
Il  ne  resterait  donc  que  les  mathématicjues,  qui 
réellement  sont  indépendantes  du  procéaé  induc- 
tif;  mais  quel  intérêt  pouvons-nous  y  attacher 
en  l'absence  des  autres  sciences,  c'est-à-dire 
(Tuand  elles  ne  peuvent  plus  s'appliquer  à  rien 
de  réel,  quand  elles  ne  servent  plus  à  déterminer 
les  lois  et  les  formes  de  la  nature? 

Supprimez  l'induction  dans  le  cours  ordinaire 
de  la  vie,  et  il  n'y  aura  plus  ni  sagesse,  ni  pré- 
voyance, ni  règles  d'industrie,  ni  plans  de  con- 
duite :  car  nous  ne  serons  par  sûrs  que  les  mêmes 
moyens  pourront  atteindre  deux  fois  de  suite  les 
mêmes  fins;  nous  ne  serons  pas  sûrs  de  con- 
server d'un  instant  à  l'autre  les  mêmes  facultés 
et  les  mêmes  besoins,  ou  de  retrouver  hors  de 
nous  la  même  nature.  Ainsi  que  M.  Royer- 
CoIIard  le  remarque  avec  beaucoup  de  sens 
[Frag^ments  publies  par  M.  Joufîroy  dans  la 
traduction  des  Œuvres  complètes  de  Reid,  t.  IV, 
p.  281  et  suiv.),  c'est  l'induction  qui  nous  per- 
suade de  la  permanence  du  monde  extérieur, 
dont  la  perception  et  le  principe  de  causalité  ne 
constatent  que  l'existence  actuelle;  c'est  l'induc- 
tion qui  nous  met  en  rapport  avec  la  nature, 
qui  lui  donne  la  vie  et  en  quelque  sorte  la  pa- 
role, en  nous  faisant  regarder  chaque  événement 
comme  un  indice  infaillible  et  du  passé  et  de 
l'avenir;  c'est  l'induction  qui  nous  met  en  com- 
merce avec  nos  semblables ,  en  donnant  une 
valeur  constante  aux  signes,  soit  naturels,  soit 
artificiels,  de  la  pensée  et  du  sentiment.  Or,  ces 
trois  résultats  sont  également  nécessaires  pour 
donner  de  la  suite  et  pour  donner  un  but  à  nos 
actions. 

Puisque  telle  est  la  place  que  tient  l'induction 
dans  l'ensemble  de  notre  existence,  il  est  clair 
qu'elle  est  aussi  ancienne  que  la  nature  humaine, 
et  personne  ne  peut  sans  folie  s'attribuer  l'hon- 
neur de  l'avoir  inventée.  Mais  il  est  vrai  que  ses 
règles  ne  sont  connues  avec  précision  et  appli- 
quées avec  ensemble  à  l'observation  de  la  nature, 
que  depuis  la  naissance  de  la  philosophie  ou 
plutôt  de  l'esprit  moderne.  La  raison  en  est  facile 
à  concevoir  :  c'est  que  l'induction  suppose  la 
plus  entière  indépendance  et  du  côté  de  l'imagi- 
nation et  du  côte  de  l'autorité.  Elle  n'est  pas, 
comme  le  syllogisme,  un  instrument  docile  qu'on 
applique  à  tout  ce  qu'on  veut,  à  l'hypothèse 
comme  à  la  vérité,  à  des  principes  d'emprunt 
comme  à  ses  propres  convictions;  de  plus  elle 
n'a  aucune  forme  déterminée  qu'on  puisse  sub- 
stituer à  sa  place,  et  avec  laquelle  il  soit  pos- 
sible de  donner  le  change  ;  elle  n'admet  pas 
d'intermédiaire  entre  l'esprit  et  les  choses  ;  elle 
met  notre  intelligence  directement  aux  prises 
avec  la  nature.  Aussi  son  avènement  dans  le 
champ  de  la  science  a-t-il  été  signalé  par  les 
plus  brillantes  découvertes.  Le  Novum  Organum 
a  été  la  conséquence  et,  si  l'on  peut  parler  ainsi, 
la  consécration  légale  de  cette  révolution,  dont 
Copernic,  Kepler  et  surtout  Galilée  furent  les 
véritables  auteurs.  C'est  bien  assez  pour  la 
gloire  de  Bacon  d'avoir  été  à  la  fois  et  l'avocat 
et  le  législateur  de  la  puissance  nouvelle,  dans 
un  temps  où  elle  n'était  encore  reconnue  que 
par  quelques  hommes  de  fiénie    Toutefois,  il  ne 


faut  rien  exagérer.  L'induction,  si  complètement 
négligée  pendant  le  cours  du  moyen  âge,  n'a 
pas  été  étrangère  aux  philosophes  de  l'antiquité. 
Aristote  la  définit  avec  beaucoup  de  justesse  dans 
plusieurs  passages  de  ses  Anahjliques  {Prem. 
Anahjl.,  liv.  II,  ch.  xxiii;  Dern.  Anahjt.,  liv.  I, 
ch.  wiii,  et  liv.  II,  ch.  xix);  il  fait  mieux  que  la 
définir,  il  en  montre  les  résultats  dans  son  His- 
toire (les  miimaux;  et  longtemps  avant  lui  le 
père  de  la  médecine  et  de  la  pliilosophic  naturelle, 
Hippocrate,  l'avait  mise  en  pratique  avec  un 
éclatant  succès.  Elle  est  l'âme  de  la  philosophie 
de  Socrate  et  de  Platon. 

Nous  savons  à  présent  en  quoi  consiste  et  à 
quoi  sert  l'induction;  nous  avons  vu  comment 
elle  se  lie  à  toutes  les  opérations  de  l'âme  hu- 
maine, et  à  guel  point  elle  a  contribué  à  l'éman- 
cipation générale  des  sciences  ;  mais  cela  ne  suffit 
pas  :  il  faut  que  nous  puissions  dire  sur  quel 
principe  elle  repose,  et  à  quels  titres  ou  sous 
quelles  conditions  ses  résultats  doivent  être  ac- 
ceptés pour  légitimes. 

Aristote,  tout  en  nous  montrant  l'induction 
tantôt  comme  une  espèce  de  syllogisme,  tantôt 
comme  une  opération  opposée  au  syllogisme,  ne 
cherche  nulle  part  à  en  déterminer  le  principe. 
Celte  question  ne  s'est  pas  présentée  davantage 
à  l'esprit  de  Bacon,  quoique  l'induction  ait  été 
le  seul  objet  de  ses  recherches  philosophiques. 
C'est  un  génie  d'une  tout  autre  portée,  c'est 
Newton,  si  nos  souvenirs  ne  nous  trompent  pas^ 
qui,  dans  ses  Régule  philosophandi,  a  exprime 
pour  la  première  fois,  sous  une  forme  précise, 
le  principe  fondamental  de  tout  raisonnement 
inductif  :  «  Des  effets  généraux  du  même  genre 
ont,  dit-il,  les  mêmes  causes.»  Effectuum  gencr 
ralium  ejusdcm  generis  eœdem  sunt  causœ.  En 
d'autres  termes,  les  mêmes  causes  produisent 
des  effets  semblables.  Le  principe  inductif,  d'après 
cette  proposition,  ne  serait  donc  qu'une  applica- 
tion du  principe  de  causalité  :  il  consisterait  à 
croire  qu'entre  l'effet  et  la  cause  il  y  a  une  re- 
lation telle  que  l'identité  de  celle-ci  se  manifeste 
par  la  constance  et  par  l'unité  de  celui-là.  C'est 
un  fait  remarquable  que  Hume,  en  attaquant  le 
principe  de  causalité,  ait  été  obligé  de  ruiner 
du  même  coup  le  principe  d'induction.  Selon  le 
célèbre  auteur  des  Essais  philosophiques  et  du 
Traité  de  la  nature  humaine,  toute  induction 
se  fonde  sur  l'habitude,  c'est-à-dire  sur  une 
disposition  personnelle  qui  n'a  rien  de  commun 
avec  la  vérité,  ni  avec  la  nature  des  choses. 
«  Après  avoir  observé,  dit-il  {Essais  philosophi- 
ques, essai  V) ,  la  liaison  constante  de  deux  choses, 
de  la  chaleur,  par  exemple,  avec  la  flamme,  ou 
de  la  solidité  avec  la  pesanteur,  nous  ne  sommes 
déterminés  que  par  habitude  à  conclure  de 
l'existence  de  l'une  de  ces  choses  l'existence  de 
l'autre;  autrement,  ajoute  Hume,  il  est  impos- 
sible de  nous  expliquer  pourquoi  nous  conclurons 
de  mille  cas  ce  que  nous  ne  saurions  conclure 
d'un  cas  unique,  quoique  le  même  à  tous  égards.  » 
Reid,  et  avec  lui  toute  l'école  écossaise,  re- 
connaît, au  contraire^  dans  le  principe  d'induc- 
tion, un  fait  irréductible  de  l'esprit  humain,  une 
croyance  primitive  et  absolument  originale  qu'on 
peut  énoncer  en  ces  termes  :  «  Dans  l'ordre  de 
la  nature,  ce  qui  arrivera  ressemblera  probable- 
ment à  ce  qui  est  arrivé  dans  des  circonstances 
semblables.  »  Cette  croyance,  dans  le  langage 
philosophique,  se  traduit  par  cette  proposition  : 
«  La  nature  est  gouvernée  par  des  lois  invaria- 
bles. »  {Essais  sur  les  facultés  intellectuelles  de 
l'homme,  essai  VI,  ch.  v.  )  M.  Royer-Collard, 
en  adoptant  la  proposition  de  Reid,  a  cru  néces- 
saire de  la  partager  en  deux,  comme  si  elle 
renfermait  deux  jirincipes  distincts.  «  Le  prin- 


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794 


INDU 


cipc  d'induclion,  dit-il  (Fragments  iiublics  par 
M.  Jouffroy,  ubi  supra),  repose  sur  deux  juge- 
ments. L'univers  est  gouverné  par  des  lois 
stalilcs  :  voilà  le  premier  ;  l'univers  est  gouverné 
par  des  lois  générales  :  voilà,  le  second.  11  suit 
du  ])remier  que,  connues  on  un  seul  point  de 
la  durée,  les  lois  de  la  nature  le  sont  dans  tous: 
il  suit  au  second  que,  connues  dans  un  seul 
cas,  elles  le  sont  dans  tous  les  cas  parfaitement 
.semblables.  »  Longtemps  avant  Reid  et  avant 
M.  Roycr-Collard,  les  auteurs  de  la  Logique  de 
Porl-Royal  {4«  partie,  ch.  xvi)  ont  donné  exacte- 
ment la  même  base  au  jugement  que  Von  doit 
[aire  des  accidents  jvturs,  c'est-à-dire  au  juge- 
ment induclif.  Enfin,  d'autres,  on  peut  le  dire, 
plus  aristotéliciens  qu'Arislote,  ont  voulu  confon- 
dre entièrement  l'induction  avec  le  syllogisme: 
mais  ils  considérèrent  le  syllogisme  sous  deux 
points  de  vue,  celui  de  l'extension  et  celui  de  la 
compréhension.  Quand  je  dis  que  Pierre  doit 
mourir,  parce  que  Pierre  est  un  homme,  et  que 
tous  les  hommes  sont  mortels,  je  me  place  au 
point  de  vue  de  l'extension  :  car  je  ne  considère 
dans  ce  cas  que  le  nombre  des  êtres  auxquels 
s'applique  une  certaine  idée.  Si  je  m'occupe,  au 
contraire,  des  attributs,  des  qualités,  ou,  pour 
employer  le  terme  consacré,  de  l'essence  que 
cette  idée  représente,  je  me  place  au  point  de 
vue  de  la  compréhension,  et  je  suis  forcé  alors 
de  reconnaître  que  l'essence  ou  la  nature  de 
l'individu  comprend  nécessairement  celle  de 
l'espèce,  et  que  la  nature  de  l'espèce  comprend 
les  qualités  distinctives  du  genre.  Or,  tel  est 
précisément,  d'après  l'opinion  que  nous  exposons, 
le  principe  de  l'induction.  L'expérience  n'y  ajoute 
rienj  elle  nous  apprend  seulement  à  démêler 
dans  chaque  être  les  qualités  essentielles  et 
invariables  des  modifications  fugitives  qui  les 
accompagnent.  Nous  venons  de  résumer  à  peu 
près  toutes  les  solutions  qu'on  a  données  du  pro- 
blème qui  nous  occupe  en  ce  moment. 

Il  faut  écarter  d'abord  celle  de  Hume,  qui  n'a 
pas  d'autre  but  que  d'ôter  à  Finduction  tout 
fondement  dans  la  nature  des  choses,  c'est-à-dire 
de  nier  toute  vérité  inductive,  et  qui,  dans 
l'instant  même  où  elle  la  nie,  est  obligée  d'en 
supposer  l'existence.  A  quelle  condition,  en 
effet,  deux  choses  se  trouveront-elles  liées 
dans  notre  esprit  de  telle  sorte  qu'en  aperce- 
vant l'une  nous  en  conclurons  spontanément 
l'existence  de  l'autre?  A  la  condition  que  cette 
liaison  sera  parfaitement  réelle,  que  l'expérience 
ne  la  démentira  pas,  et  qu'elle  nous  représentera 
fidèlement  l'ordre  de  la  nature.  Supposons  que 
tout  soit  livré  au  hasard,  soit  en  nous,  soit  hors 
de  nous,  la  même  combinaison  se  produira  rare- 
ment deux  fois  de  suite,  et  l'habitude  dont  parle 
Hume  ne  pourra  jamais  s'établir.  Or,  puisque 
l'habitude  suppose  nécessairement  la  vérité  in- 
ductive; puisqu'elle  la  suppose,  non-seulement 
dans  notre  esprit,  mais  dans  la  nature,  elle  est 
incapable  de  l'expliquer  et  encore  moins  de  la 
détruire.  L'expérience  n'est  pas  moins  contraire 
à  la  doctrine  de  Hume  que  la  logique.  L'enfant 
qui  s'est  brûlé  une  seule  fois  craint  le  feu;  et, 
en  général,  nous  sommes  d'autant  plus  portés  à 
abuser  de  l'induction  ou  à  généraliser  des  faits 
particuliers,  que  nous  avons  moins  vécu  et  moins 
observé. 

Nous  écartons  également  l'opinion  qui  confond 
l'induction  avec  le  syllogisme.   Sans  doute  on 

fieut,  en  un  sens  général,  donner  à  l'induction 
a  forme  syllogistique  :  car  l'induction  suppose 
un  principe  universel  sur  lequel  se  fonde  son 
existence  même;  et  l'usage  qu'on  fait  d'un  pareil 
principe  dans  différents  cas  déterminés,  tient  de 
la  nature  du  syllogisme.  Mais  ce  n'est  pas  là  ce 


qui  constitue  le  raisonnement  inductif,  ou  ce 
procédé  par  lequel  nous  concluons  du  particulier 
au  général,  c'est-à-dire  du  moins  au  plus,  et  de 
la  partie  au  tout.  Il  est  très-vrai  que  les  ca- 
ractères distinctifs  du  genre  sont  compris  parmi 
les  attril)uls  de  l'espèce,  et  que  ceux-ci  se  trouvent 
au  nombre  des  propriétés  essentielles  de  l'in- 
dividu; mais  d'oii  le  savons-nous?  Qu'est-ce  qui 
a  pu  nous  persuader  qu'il  y  a  des  genres,  qu'il  y 
a  des  espèces ,  qu'il  y  a  dans  la  nature  des 
propriétés  ou  des  causes  d'où  résultent  toujours 
les  mêmes  effets,  et  qui  établissent  entre  les 
êtres  des  ressemblances  ou  des  différences  in- 
variables? C'est  uniquement  l'induction  qui  nous 
a  appris  tout  cela,  comme  Aristote  lui-même 
[Dern.  Analyt.,  liv.  I,  ch.  xix),  peu  suspect  de 
prédilection  pour  ce  genre  de  raisonnement,  en 
a  déjà  fait  la  remarque.  Donc  le  syllogisme,  sous 
quelque  point  de  vue  qu'on  le  considère,  ne  peut 
nous  rendre  compte  ni  du  principe  ni  du  procédé 
de  l'induction. 

Ainsi  il  ne  nous  reste  plus  que  le  principe  de 
Newton  et  celui  de  l'école  écossaise  :  car  il  est 
évident  que  les  deux  propositions  de  M.  Royer- 
Collard  n'ajoutent  rien  à  celle  de  Reid.  De  plus, 
la  division  de  M.  Royer-Collard  est  inadmissible  : 
toute  loi  de  la  nature  est  nécessairement  stable 
et  générale  j  qu'on  lui  ôte  l'un  ou  l'autre  de  ces 
deux  caractères,  et  elle  se  confondra  nécessaire- 
ment avec  les  simples  phénomènes.  Pour  la 
même  raison,  Reid  aurait  dû  se  contenter  de 
dire  :  la  nature  est  gouvernée  par  des  lois.  Or 
cette  proposition  comprend  nécessairement  celle 
de  Newton  :  car  le  caractère  d'une  loi,  ou  le 
signe  par  lequel  se  révèle  son  existence,  c'est 
de  faire  qu'une  même  cause,  étant  placée  dans 
les  mêmes  circonstances,  produise  toujours  les 
mêmes  effets.  Mais  pourquoi  en  est-il  ainsi? 
pourquoi  d'une  même  cause  ou  de  causes  sem- 
blables ne  devons-nous  attendre  que  des  effets 
semblables?  A  cette  question  il  n'y  a  rien  à  ré- 
pondre, sinon  que  l'idée  de  cause  et  l'idée  de 
loi  sont  inséparables  dans  notre  esprit  et,  par 
conséquent,  aussi  nécessaires  l'une  que  l'autre  j 
que  nous  ne  concevons  pas  plus  une  cause  qui 
agit  sans  loi,  qu'un  phénomène  qui  commence 
sans  cause.  Au  mot  de  loi  on  est  bien  libre  sans 
doute  de  substituer  une  autre  expression.  On 
peut  dire  avec  Leibniz  :  rien  n'existe,  rien  ne 
se  fait  sans  raison;  ou  bien  :  tout  effet  a  sa  raison 
d'être  dans  la  cause  qui  le  produit  ;  mais  raison, 
dans  ce  sens,  ne  dit  pas  plus  que  loi,  et  signifie 
seulement  une  manière  d'agir  générale  et  cons- 
tante, préconçue  par  l'intelligence  avant  de  se 
traduire  en  résultats  extérieurs.  L'induction  re- 
pose donc  véritablement  sur  un  jugement  primitif 
de  la  raison  humaine;  sur  un  principe  non  moins 
universel  et  non  moins  nécessaire  que  celui  de 
causalité,  à  savoir  que  toute  cause  agit  suivant 
une  loi,  et  qu'il  y  a  des  lois  pour  tous  les  phé- 
nomènes. L'expression  la  plus  complète  de  ce 
principe,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  de  hasard  dans  la 
nature^  c'est  que  tout  est  subordonné  à  un  plan, 
à  une  règle,  c'est-à-dire  à  une  loi  universelle,  d'où 
découlent  les  lois  particulières  dont  l'existence 
nous  est  attestée  par  l'expérience.  En  effet,  de 
même  qu'il  y  a  au-dessus  de  toutes  les  causes 
relatives  et  finies  une  cause  absolue  et  infinie, 
de  même  sommes-nous  obligés  de  reconnaître 
dans  les  lois  multiples  et  contingentes  de  ce 
monde  des  applications  diverses  d'une  loi  unique, 
invariable,  qui  est  la  raison  même.  Aussi,  plus 
on  avance  dans  la  connaissance  de  la  nature,  plus 
on  lui  trouve  un  caractère  rationnel,  plus  l'expé- 
rience s'appuie  sur  le  raisonnement  et  le  calcul. 

Voilà,  si  nous  ne  sommes  pas  avec  tout  le  genre 
humain  les  jouets  d'une  illusion,  le   principe 


INDU 


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INFI 


d'induction  hors  do  doute.  Mais  peul-on  en  dire 
autant  des  résultats  do  l'induction,  c'est-à-dire 
lies  lois  que  l'on  constate  ii  l'aide  de  l'expérience? 
On  a  remarqué  que  ces  lois  étant  contingentes 
de  leur  nature,  e'  ne  nous  paraissant  pas  toujours 
très-bien  liées  entre  elles,  ne  peuvent  pas  avoir 
le  mémo  degré  de  certitude  que  les  conclusions 
d'un  raisonnement  syllogistique.  Do  plus,  il 
n'existe  pas  pour  l'induction  une  forme  précise, 
comme  pour  le  raisonnement  proprement  dit; 
il  est  impossible  de  dire  comoien  il  faut  de 
faits  et  d  expériences  pour  la  rendre  légitime; 
par  conséquent,  nous  ne  sommes  jamais  sûrs 
d'en  avoir  recueilli  un  assez  grand  nombre,  et 
tout  ce  qu'on  peut  espérer  ici,  c'est  un  degré 
plus  ou  moins  élevé  de  vraisemblance.  La  pre- 
mière objection  est  tout  à  fait  inadmissible  en 
principe  :  car,  s'il  ne  fallait  tenir  pour  certain  que 
ce  qui  est  nécessaire,  universel,  mathématique- 
ment démontré,  nous  serions  en  droit  de  douter 
de  notre  propre  existence,  et  par  suite  de  la 
raison  elle-même,  dont  la  lumière  ne  peut  arriver 
jusqu'à  nous,  qu'en  traversant,  pour  ainsi  dire, 
la  conscience.  La  seconde  objection,  malgré  une 
certaine  apparence  de  logique  dont  le  scepticisme 
a  tiré  parti,  ne  résiste  pas  aux  faits.  Par  exemple, 
il  m'est  impossible  d'être  persuadé  plus  que  je 
ne  le  suis  des  lois  de  la  pesanteur;  et,  si  j'admets 
que  ces  lois  peuvent  changer,  c'est  à  la  condition 
que  les  corps  changeront  avec  elles.  Qu'on  arrête 
chez  un  animal  la  respiration  ou  la  circulation 
du  sang,  il  n'est  pas  seulement  probable,  il  est 
absolument  certain  que  cet  animal  cessera  de 
vivre.  Si  je  ne  suis  pas  entièrement  sûr  des 
résultats  de  l'induction,  il  m'est  impossible  de 
donner  plus  de  confiance  à  la  perception  elle- 
même,  et  de  regarder  comme  hors  de  doute 
l'existence  des  corps  :  car  les  corps  ne  sont  rien 
pour  nous  sans  leurs  propriétés,  et  l'idée  de 
propriété,  comme  nous  en  avons  déjà  fait  la 
remarque,  c'est  l'induction  qui  nous  la  donne 
de  concert  avec  le  principe  de  causalité.  Sans 
doute  il  y  a  des  faits  qu'on  a  trop  vite  érigés  en 
lois,  et  des  lois  vraiment  dignes  de  ce  nom 
auxquelles  on  a  donné  trop  d'extension*  mais 
alors  l'induction  s'est  arrêtée  à  moitié  chemin, 
et  c'est  rin-pothèse  qui  a  fait  le  reste.  Il  est  vrai 
aussi  qu'on  ne  peut  pas  déterminer  d'avance  le 
nombre  des  expériences  sur  lesquelles  doit  se 
fonder  toute  induction  légitime  :  ce  nombre 
i  ane  suivant  la  nature  des  faits  qu'on  observe 
et  suivant  les  qualités  de  l'observateur;  mais  il 
y  a  un  moment  où  il  est  suffisant,  et  où  nous 
possédons  véritablement  la  certitude.  Il  faut 
prendre  garde,  en  insistant  trop  sur  cette  dif- 
ficulté, d'imiter  ces  sophistes  de  l'antiquité  qui 
ne  voulaient  pas  que  quelques  grains  de  blé 
augmentés  sans  cesse  d'un  nouveau  grain  pussent 
finir  par  faire  un  monceau. 

Les  conditions  ou  les  règles  de  l'induction 
peuvent  se  ramener  à  trois  :  l'Rien  n'étant  isolé 
dans  la  nature,  il  faut  multiplier  les  observa- 
tions et  varier  les  expériences,  jusqu'à  ce  qu'on 
ait  démêlé  l'accessoire  de  l'essentiel,  les  purs 
accidents  des  attributs  constitutifs,  et  qu'on  ait 
découvert,  parmi  les  mille  circonstances  dont  un 
phénomène  est  accompagné,  celle  qui  détermine 
réellement  son  existence,  c'est-à-dire  qui  en  est 
la  condition  ou  la  cause  proprement  dite.  2°  Ce 
n'est  pas  assez  de  constater  les  conditions  ou  les 
propriétés  qui  déterminent  l'existence  d'un  phé- 
nomène ;  il  faut  rechercher  aussi,  par  les  mêmes 
procédés,  quelles  sont  les  propriétés  qui  l'ex- 
cluent ou  qui  lui  sont  indifférentes.  C'est  ainsi 
qu'après  s'être  élevé  du  même  au  semblable, 
c'est-à-dire  de  l'individu  à  l'espèce,  on  pourra 
passer  du  semblable  au  différent,  c'est-à-dire  de 


l'espèce  au  genre.  3°  Il  faut  rechercher  si  les 
propriétés  qu'on  a  reconnues  dans  un  individu, 
dans  une  espèce  ou  dans  un  genre,  ne  s'y  pro- 
duisent pas  dans  des  proportions  différentes, 
suivant  des  circonstances  différentes,  et  si  ces 
proportions  elles-mêmes  ne  peuvent  pas  être 
ramenées  à  une  règle  uniforme.  C'est  à  cette 
condition  seulement  que  l'induction  pourra  at- 
teindre à  la  connaissance  des  lois,  et  que  ces 
lois,  dans  certains  cas,  pourront  recevoir  la  sanc- 
tion du  raisonnement  et  du  calcul. 

A  ces  trois  règles  correspondent  les  trois  es- 
pèces de  tableaux  recommandés  par  Bacon  :  les 
tableaux  de  présence  {tabulœ  prœsenliœ)  qui 
constatent  tous  les  cas  où  l'on  observe  une  cer- 
taine propriété  ou  un  certain  phénomène;  les 
tableaux  d'absence  [tabulœ  absenliœ)  qui  consta- 
tent tous  les  cas  où  ce  même  phénomène  n'a  pas 
été  rencontré;  et  les  tableaux  comparatifs  (ia- 
bulœ  compara lionis)  qui  nous  donnent  les  pro- 
portions dans  lesquelles  il  se  manifeste. 

C'est  dans  ces  ri'gles  que  se  résume  le  Novum 
Organum,  c'est-à-dire  toute  la  logique  de  l'in- 
duction; et,  s'il  est  plus  difficile  de  les  observer 
que  celles  du  syllogisme,  elles  ne  conduisent  pas 
à  des  résultats  moins  féconds  ni  moins  certains; 
autrement,  encore  une  fois,  il  faudrait  renoncer 
au  passé  et  à  l'avenir,  dans  la  vie  comme  dans 
la  science. 

Consultez,  outre  les  ouvrages  indiqués  dans 
cet  article  :  Cournot,  Essai  sur  les  fondements 
de  nos  connaissances,  ch.  iv  ;  —  Ch.  de  Rémusat, 
Bacon,  sa  vie,  son  temps  et  sa  philosophie;  — 
Stuart  Mill,  Logique  inductive  et  déductive,  tra- 
duite en  français  par  L.  Poisse. 

INFINI.  On  entend  par  infini  non  pas  ce 
qui  est  actuellement  sans  bornes  déterminées, 
comme  certaines  quantités  mathématiques,  mais 
ce  qui  ne  peut  pas  absolument  en  recevoir,  à 
quelque  titre  et  sous  quelque  rapport  que  ce 
soit.  Tel  est  le  caractère  le  plus  simple  et  le 
plus  essentiel  de  l'infini,  celui  qui  lui  a  donné 
son  nom,  et  qui  renferme  implicitement  tous  les 
autres.  Mais  concevons-nous  réellement  quelque 
chose  de  pareil,  ou  n'est-ce  pas  un  mot,  une  sim- 
ple négation,  une  extension  arbitraire  du  fini 
que  nous  prenons  pour  une  idée,  pour  un  prin- 
cipe positif  de  notre  intelligence?  Et  si  cette 
idée  ou  ce  principe  existe,  comment  le  mettre 
d'accord  avec  les  autres  conditions  de  notre  in- 
telligence, surtout  avec  la  conscience  de  notre 
personnalité?  L'idée  de  l'infini  peut-elle  pénétrer 
dans  l'esprit  humain  sans  l'envahir  tout  entier? 
Enfin  que  savons-nous  de  l'infini  considéré  en 
lui-même  avec  nos  facultés  finies  et  bornées? 
Est-il  donné  à  notre  raison  de  s'identifier  avec 
lui,  et  de  l'embrasser  tout  entier  comme  plu- 
sieurs philosophes  l'ont  prétendu;  ou,  comme 
d'autres  l'ont  supposé,  infini  est-il  synonyme 
d'incompréhensible  et  d'inconnu  ?  Telles  sont  les 
diverses  questions  qui  sortent  naturellement  du 
sujet  que  nous  allons  traiter;  et  plus  ce  sujet 
est  obscur  et  ardu,  plus  il  exige  de  circonspec- 
tion et  de  méthode  ;  plus  il  faut  être  attentif  à 
s'élever  graduellement  du  facile  au  difficile  et  du 
connu  à  l'inconnu.  Or,  ce  que  nous  connais- 
sons le  mieux,  c'est  ce  qui  se  passe  en  ;nous- 
mêmes,  à  la  lueur  de  notre  conscience.  Ce  qui 
nous  est  le  plus  facile,  c'est  de  savoir  si  nous 
concevons,  oui  ou  non,  quelque  chose  d'illimité, 
d'infini,  d'absolument  incompatible  avec  l'idée 
de  mesure,  de  condition  et  de  fin.  C'est  donc  par 
là  que  nous  commencerons;  nous  chercherons 
ensuite,  en  suivant  toujours  la  même  marche, 
la  solution  des  deux  autres  problèmes,  dans  les 
limites  où  il  est  permis,  où  il  est  raisonnable  d'y 
prétendre. 


INFI 


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INFI 


11  n'est  pas  une  seule  de  nos  connaissances,  de 
nos  idées,  et,  en  général,  des  opérations  de  notre 
esprit,  de  quelque  nature  qu'elles  puissent  être, 
qui  ne  suppose  l'existence,  et  ne  se  lie  d'une 
manière  nécessaire  à  la  conception  de  l'infini. 
Commençons  par  celle  qui  en  paraît  être  la  plus 
éloignée,  c'est-à-dire  par  la  perception  des  sens. 
N'est-il  pas  vrai  que  tout  objet,  que  tout  phéno- 
mène sensible  ou  physique  a  pour  caractère  es- 
sentiel d'occuper  un  lieu  ou  d'exister  dans  l'es- 


qu  est-ce  que  respac( 
pour  nous,  sinon  l'infini  considéré  sous  un  aspect 
particulier,  c'est-à-dire  comme  la  condition  de 
toute  existence  matérielle,  et,  par  conséquent, 
de  toute  perception  ?  A  quelque  parti  qu'on  s'ar- 
rête sur  la  nature  même  de  l'espace  ;  qu'on  le 
regarde,  avec  Clarke,  comme  un  attribut  de  Dieu, 
ou,  avec  Leibniz,  comme  l'ordre  des  coexisten- 
ces, toujours  faut-il  tomber  d'accord  sur  ces 
deux  points  :  1°  que  sans  lui  le  monde  extérieur 
ne  saurait  exister;  2°  qu'il  est  impossible  de  lui 
assigner  des  bornes  :  car  ne  pouvant  être  tracées 
que  dans  son  propre  sein,  puisqu'elles  devraient 
exister  quelque  part,  elles  se  détruiraient  par  là 
même.  Or,  ces  deux  caractères  suffisent  pour 
nous  faire  concevoir  l'espace  comme  quelque 
chose  de  réel  à  la  fois  et  d'infini. 

Si  nous  passons  de  la  perception  du  monde 
extérieur  à  la  connaissance  que  nous  avons  de 
nous-mêmes  et  de  nos  propres  manières  d'être, 
nous  obtenons  sous  un  autre  nom  un  résultat 
tout  à  fait  semblable.  En  effet,  la  connaissance 
de  nous-mêmes  est  à  la  fois  l'œuvre  de  la  con- 
science et  de  la  mémoire.  Si  cette  dernière  fa- 
culté n'est  pas  réunie  à  la  première,  notre  exis- 
tence est  sans  unité  et  sans  durée ,  nous  ne 
sommes  plus  un  être  ni  une  personne,  mais  un 
simple  phénomène  à  chaque  instant  interrompu, 
un  amas  confus  d'éléments  hétérogènes  où  il  est 
impossible  à  l'âme  de  se  reconnaître.  Ainsi  les 
deux  facultés  n'en  forment  véritablement  qu'une 
seule  5  la  mémoire  n'est  que  la  continuation  et  le 
complément  indispensable  de  la  conscience.  Mais 
la  mémoire  suppose  la  durée  ;  la  durée  .suppose 
le  temps.  Or,  le  temps  est,  par  rapport  aux  exis- 
tences particulières  aperçues  par  la  conscience, 
et  aux  événements  que  la  mémoire  nous  rappelle, 
ce  que  l'espace  est  par  rapport  aux  corps.  Chacun 
de  ces  événements  se  passe,  chacune  de  ces  exis- 
tences a  une  durée  déterminée  dans  le  temps; 
mais  le  temps  lui-même  ne  passe  pas;  il  est 
sans  commencement  et  n'aura  pas  de  fin,  car 
c'est  en  lui  et  relativement  à  lui  que  tout  finit 
et  tout  commence.  Il  n'est  donc  pas  autre  chose 
que  l'infini  considéré  comme  la  condition  de  la 
durée,  de  la  succession,  de  l'identité,  par  consé- 
quent, de  la  conscience  et  de  la  mémoire.  A  ce 
titre,  il  nous  est  impossible  de  ne  pas  l'admettre 
au  nombre  de  nos  idées  les  plus  réelles  et  les 
plus  positives  :  car  ce  n'est  pas  un  pur  néant  ou 
une  négation  arbitraire  que  l'on  peut  concevoir 
ainsi  comme  une  condition  absolue  de  la  pensée 
et  de  l'existencje. 

C'est  par  le  temps  et  l'espace  que  les  choses, 
que  les  existences  en  général  sont  possibles  :  car 
toutes  celles  que  la  perception  et  la  conscience 
nous  font  connaître,  c'est-a-dire  les  esprits  et  les 
corps,  ont  nécessairement  pour  caractère  ou 
l'étendue  multiple  qui  suppose  l'espace^  ou  l'i- 
dentité indivisible  qui  suppose  la  durée  et  le 
temps.  Indépendamment  de  l'identité  et  de  l'é- 
tendue, il  y  a  le  double  rapport  de  la  juxta- 
position et  de  la  succession  qui  se  fonde  sur  les 
mêmes  principes.  Mais  pour  changer  le  possible 
en  réalité,  il  faut  une  nouvelle  condition  j  il  faut 


un  pouvoir  capable  de  provoquer  ce  change- 
ment; il  faut  une  force  qui  soil  à  la  fois  le  type 
le  plus  accompli  et  la  source  de  toute  existence; 
en  un  mot,  il  faut  une  cause.  Le  principe  de 
causalité  ou  le  rapport  de  cause  à  eiiet  suppose 
donc  avant  lui  les  notions  d'espace  et  de  temps  : 
car  ce  que  nous  appelons  un  effet,  c'est  ce  qui  a 
commencé  d'être,  ce  qui  a  des  limites  sous  le 
point  de  vue  de  'a  durée  et,  par  conséquent,  de 
l'étendue,  ce  qui  est  fini,  en  un  mot.  Un  objet 
fini  peut  être  la  cause  prochaine,  la  cause  rela- 
tive et  subordonnée  d'un  autre  objet  de  même 
nature  ;  mais  cela  n'empêche  pas  qu'en  lui-môme, 
et  à  parler  rigoureusement,  il  ne  soit  qu'un  effet. 
Donc,  la  véritable  cause.,  la  seule  vraiment  digne 
de  ce  nom,  c'est  celle  qui  n'a  pas  de  limites,  qui 
ne  peut  pas  en  avoir,  ou  dont  l'action  se  fait 
sentir  partout  et  toujours  •  c'est  l'infini. 

Il  est  impossible  de  penser  à  la  cause  infinie 
sans  la  concevoir  en  même  temps  comme  l'infinie 
substance,  c'est-à-dire  comme  le  fond  qui  sub- 
siste sous  tous  les  changements,  en  quelque  lieu, 
en  quelque  temps  qu'ils  arrivent  ;  comme  l'être 
qui  se  manifeste  sous  tous  les  phénomènes,  et 
la  source  inépuisable  de  tous  les  êtres  particu- 
liers :  car  la  cause  ne  saurait  agir  où  elle  n'est 
pas  ;  et  si,  comme  nous  venons  de  le  dire,  son 
action  est  sans  bornes  dans  le  temps  et  dans 
l'espace,  il  en  est  de  même  de  son  existence  ; 
elle  est  donc  la  substance  éternelle  et  infinie, 
ou,  comme  on  l'appelle  souvent,  l'être  des  êtres. 

Au  fond  la  cause  et  la  substance  sont  une 
seule  et  même  chose  :  car  on  ne  conçoit  pas 
plus  un  être  dépourvu  de  toute  force,  de  toute 
eificacité,  de  tout  moyen  d'agir  et  de  manifester 
son  existence,  qu'on  ne  conçoit  une  cause  qui 
n'est  pas.  Être  sans  agir  et  agir  sans  être  sont 
deux  idées  également  contradictoires.  Cependant 
il  faut  remarquer  que  l'idée  de  cause  et,  par 
conséquent,  de  cause  infinie,  se  présente  plus 
particulièrement  à  notre  esprit  quand  nous  agis- 
sons, c'est-à-dire  quand  notre  volonté  se  dirige 
vers  le  dehors  ;  et  l'idée  de  substance  ou  d'être 
quand  nous  pensons,  ou  lorsque  notre  activité  se 
replie  sur  nous-mêmes  dans  le  fait  de  la  réflexion 
et  les  opérations  qui  en  dépendent.  En  effet, 
quoique  le  principe  de  causalité  soit  un  principe 
universel,  il  n'y  a  cependant  que  l'exercice  de 
notre  propre  volonté  qui  puisse  nous  faire  com- 
prendre ce  que  c'est  qu'agir,  ou  être  cause  ;  mais 
cette  volonté  bornée  et  impuissante  ne  tarde  pas 
à  nous  apparaître  dans  son  insuffisance,  c'est-à- 
dire  comme  un  simple  effet -et,  convaincus  que 
rien  ne  peut  exister  dans  l'effet  qui  ne  soit  d'une 
manière  essentielle  et  sous  sa  forme  la  plus  ac- 
complie dans  la  cause,  nous  arrivons  nécessaire- 
ment à  la  liberté  infinie,  considérée  comme  la 
condition  et  la  cause  productrice  de  la  liberté 
humaine.  De  même,  le  principe  de  la  substance, 
qui  s'applique  sans  exception  à  toutes  les  qua- 
lités et  à  tous  les  phénomènes,  à  tous  les  modes 
et  à  toutes  les  formes  de  l'existence,  ne  se  mon- 
tre distinctement  à  notre  esprit  que  dans  cet  acte 
particulier  de  la  réflexion  qu'on  appelle  le  ju- 
gement. C'est  le  jugement  et,  nous  le  répétons, 
le  jugement  réfléchi,  qui  nous  met  en  état  de 
discerner  le  sujet  de  ses  attributs,  c'est-à-dire 
l'être  de  ses  qualités,  la  substance  de  ses  phéno- 
mènes, et  nous  force  en  même  temps  à  reconnaî- 
tre le  lien  nécessaire,  le  rapport  universel  qui 
unit  entre  eux  ces  deux  termes.  Il  y  a  plus,  sans 
le  jugement  il  ne  peut  y  avoir  en  nous  aucune 
idée  précise  de  l'être  :  car  ce  qui  est  véritable- 
ment, selon  nous,  notre  esprit  ne  se  contente  pas 
de  le  concevoir,  il  est  obligé  de  l'affirmer  ;  et 
affirmer  n'est-ce  pas  la  même  chose  que  juger? 
Otez  donc  le  jugement,  il  n'y  a  plus  aucune  dif- 


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l'crence  pour  nous  entre  le  domaine  de  la  réalité 
l't  celui  de  l'imagination,  entre  ce  qui  pourrait 
{■•tre  et  ce  qui  est.  Mais,  comme  nous  venons  de 
le  dire,  le  jugement  est  un  acte  plus  ou  moins 
rélléchi  de  notre  intelligence;  juger  c'est  pen- 
ser; et,  à  la  rigueur,  on  pourrait  ramener  la 
pensée  tout  entière  à.  cette  seule  opération  ;  il  y 
a  donc  un  rapport  naturel,  une  coïncidence  né- 
cessaire entre  l'être  et  la  pensée.  C'est  ce  que 
nous  appelons  la  vérité,  Or,  puisqu'il  y  a  un  être 
infini,  il  y  a  aussi  une  vérité  infinie;  et,  s'il  y  a 
une  vérité  infinie,  il  y  a  une  intelligence  infinie 
pour  la  comprendre.  D'o^i  nous  viendrait  sans 
cela  notre  propre  intelligence  qui,  incomplète  et 
défaillante  comme  elle  l'est,  ne  saurait  tenir  son 
existence  d'elle-même?  Comment  admettre  et 
comment  nous  expliquer  cette  coïncidence  de 
notre  pensée  avec  la  nature  des  êtres,  si  elle 
n'avait  pas  son  fondement  dans  le  principe  de  tout 
ce  qui  est,  ou  si  l'être  infini  n'était  pas  en  même 
temps  l'infinie  intelligence?  Arrivé  a  ce  résultat, 
il  faut  bien  se  garder  d'oublier  par  quel  chemin 
on  y  a  été  conduit.  Ce  qui  nous  découvre  en 
nous  l'existence  de  la  pensée  et  de  ses  rapports 
avec  les  choses,  ce  n'est  pas  seulement  un  fait 
de  conscience,  c'est  un  fait  de  réflexion,  c'est-à- 
dire  la  conscience  unie  à  l'activité.  L'intelliçence 
infinie  dans  laquelle  nous  sommes  forces  de 
chercher  l'origine  et  l'exphcation  de  la  nôtre,  ne 
peut  donc  pas  être  une  pensée  abstraite,  sans 
conscience  et  sans  efficace,  comme  celle  que 
Spinoza,  par  exemple,  et  ses  modernes  succes- 
seurs ont  donnée  à  Dieu  ;  elle  est  l'esprit  infini, 
l'esprit  vivant  et  tout-puissant  qui  se  possède  et 
se  sait  en  même  temps  qu'il  anime,  qu'il  éclaire, 
qu'il  remplit  de  lui  toute  la  création. 

Ainsi,  chacune  des  facultés  et  des  opérations 
que  nous  venons  de  passer  en  revue,  la  percep- 
tion des  sens,  la  conscience,  le  souvenir,  la  vo- 
lonté, la  réflexion,  suppose  nécessairement  dans 
notre  esprit,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre, 
la  croyance  à  l'infini.  Mais  ce  ne  sont  pas  là  tous 
les  éléments  de  la  nature  humaine  :  il  y  faut 
ajouter  le  sentiment  et  l'imagination  ;  le  senti- 
ment, qu'il  faut  se  garder  de  confondre  avec  les 
<ais;  et  l'imagination,  qui,  par  son  but,  ses 
!  csultuts  et  les  lois  auxquelles  elle  est  soumise, 
diiTère  essentiellement  des  autres  facultés  de 
l'intelligence.  Le  sentiment  à  sa  plus  haute  ex- 
pression, c'est  l'amour  ;  et  le  but,  l'aliment, 
comme  le  principe  de  l'amour,  c'est  la  perfec- 
tion, c'est-à-dire  le  bien  sans  aucun  mélange  de 
mal.  Ce  but,  comme  il  est  facile  de  s'en  con- 
vaincre, est  tout  à  fait  le  même  que  celui  de  la 
liberté,  et  se  confond  en  un  sens  avec  le  devoir; 
mais,  comme  objet  de  l'amour  ou  du  sentiment, 
l'idée  du  bien,  de  la  perfection,  vient  s'ofi'rir  à 
nous  d'une  manière  plus  soudaine  et  plus  irré- 
sistible que  comme  la  règle  et  la  condition  de 
toute  action  libre.  Or,  n'est-il  pas  évident  que 
tout  ce  qui  est  fini  est  imparfait  ;  que  tout  ce 
qui  est  fini  est  sujet  au  mal,  et  que  le  mal,  s'il 
n'est  tout  entier,  comme  on  l'a  dit,  dans  les 
limites  mêmes  qui  circonscrivent  les  facultés 
de  chaque  créature,  n'a  du  moins  pas  d'autre 
origine?  Le  bien  sans  mélange,  tel  que  le  con- 
çoit notre  esprit  lorsqu'il  s'enquiert  de  la  fin 
dernière  de  ses  actes,  tel  que  le  demande  notre 
àme  dans  ses  plus  constantes  et  ses  plus  vives 
aspirations,  n'est  donc  pas  autre  chose  que  l'in- 
fini. Ce  que  nous  disons  du  sentiment  s'applique 
d'une  manière  non  moins  évidente  à  l'imagina- 
tion. L'objet  propre  de  l'imagination  c'est  le  beau, 
comme  l'objet  propre  de  la  réflexion  c'est  le  vrai, 
et  celui  de  la  liberté  et  de  l'amour  le  bien! 
Maintenant,  soit  qu'on  cherche,  sur  les  traces  de 
Platon,  à  confondre  le  beau  avec  le  bien  ;  soit 


que,  à  l'exemjjle  de  saint  Augustin,  il  nous  paraisse 
être  la  même  chose  que  l'unité  et  l'harmonie; 
soit  qu'avec  des  philosophes  plus  modernes  nous 
y  voyions  l'accord  de  1  idée  et  de  l'expression, 
de  l'esprit  et  de  la  matière,  ou  les  plus  hautes 
conceptions  de  la  raison  revêtues  d'une  forme 
sensible^  il  est  également  nécessaire  de  lui  donner 
pour  principe  l'infini.  11  n'y  a  que  l'infini,  comme 
nous  venons  de  le  démontrer,  qui  soit  à  l'abri 
de  l'imperfection  et  du  mal.  Il  n'y  a  que  l'infini 
où  la  contradiction,  la  disproportion,  la  multi- 
plicité ne  puisse  trouver  aucune  place,  et  qui 
soit  véritablement  le  modèle  et  la  source  de 
toute  harmonie  et  de  toute  unité.  Enfin  l'infini 
n'est-il  pas  également  ce  que  la  raison  peut 
concevoir  et  ce  que  les  formes  de  l'imagination 
peuvent  exprimer  de  plus  élevé?  Comme  prin- 
cipe de  l'intelligence,  n'est-il  pas  la  source  de 
toutes  les  idées?  comme  cause  universelle,  n'est- 
il  pas  l'auteur  de  tous  les  rapports  qui  existent 
entre  les  idées  et  les  choses,  entre  la  raison  et 
les  sens,  entre  l'esprit  et  la  matière? 

Nous  voilà  certains  que  notre  esprit  conçoit 
l'infini,  puisque  sans  lui  il  nous  est  impossible  de 
concevoir  autre  chose  ni  même  de  nous  faire 
une  idée  de  nos  propres  facultés.  Nous  voilà  cer- 
tains que  l'infini,  loin  d'être  une  abstraction, 
comme  l'école  sensualiste  a  cherché  à  le  faire 
croire,  est  au  contraire  le  fondement,  le  principe 
et  le  type  de  toute  réalité  :  il  nous  onre,  sous  les 
noms  du  temps  et  de  l'espace,  la  condition  de  la 
durée  et  de  la  succession,  de  l'identité  et  de  la 
diversité,  c'est-à-dire  de  toutes  les  formes  possi- 
bles de  l'existence  ;  il  est  la  cause  absolument 
libre  et  indépendante,  l'être  nécessaire  et  im- 
muable, l'intelligence  ou  la  pensée,  la  vérité,  le 
bien  et  le  beau  sans  restriction  ni  mélange.  Il 
est  tout  cela  à  la  fois,  au  même  titre  et  au  même 
degré,  c'est-à-dire  absolument,  sous  peine  de  ne 
pas  être  :  car  l'hypothèse  de  plusieurs  infinis  se 
détruit  elle-même  ;  plusieurs  êtres  qui  ne  sont 
pas  dans  la  relation  dune  cause  à  ses  effets,  se 
limitent  les  uns  les  autres,  ou  ne  sauraient  tenir 
la  même  place  dans  l'ordre  général  des  existen- 
ces, que  si  chacun  d'eux  était  seul;  par  consé- 
quent, à  tous  les  autres  attributs  que  nous  avons 
donnes,  à  l'infini,  il  faut  ajouter  l'unité.  Mais  ces 
attributs,  ces  caractères  ou  différents  aspects  de 
l'infini,  comme  on  voudra  les  appeler,  ne  sont 
pas  autre  chose  que  les  éléments  mêmes  ou  les 
notions  fondamentales  de  notre  raison  :  donc,  la 
raison  est,  à  proprement  parler,  la  faculté  de 
l'infini  ;  oUj  ce  qui  revient  au  même,  l'infini  ne 
répond  pas  a  une  idée  déterminée  de  notre  esprit, 
à  une  conception  unique  et  parfaitement  dis- 
tincte de  toute  autre;  il  est  l'objet  de  la  raison 
tout  entière,  considérée  dans  sa  plus  haute  unité 
ou  dans  la  synthèse  rigoureuse  de  tous  ses  prin- 
cij  es.  Supposez  qu'on  réussisse  à  supprimer  les 
notions  de  substance,  de  cause,  de  temps,  d'es- 
pace, du  vrai,  du  beau,  de  l'unité  ;  vous  donnez 
raison  à  ceux  qui  regardent  l'infini  ou  comme 
un  mot  vide  de  sens,  ou  comme  un  acte  arbi- 
traire de  la  pensée,  c'est  à-dire  comme  la  multi- 
plication du  fini  par  lui-même.  Supprimez  main- 
tenant l'infini,  il  est  évident  que  vous  ferez  dis- 
paraître du  même  coup  la  raison.  On  ne  peut 
donc  imaginer  rien  de  plus  vain  et  de  plus  con- 
tradictoire que  de  demander  la  connaissance  de 
l'infini,  c'est-à-dire  la  connaissance  de  Dieu,  à 
une  autre  faculté  que  la  raison. 

Mais  ici  se  présente  naturellement  la  seconde 
question  que  nous  avons  entrepris  de  résoudre  : 
Comment  concilier  cette  faculté  de  l'infini  avec 
notre  existence  individuelle  et  finie?  La  con- 
science et  la  raison,  comme  nous  venons  de  le 
démontrer,  sont  deux   facultés   inséparables   et 


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qui  se  pénètrent  mutuellement.  On  ne  pense  pas 
sans  savoir  que  l'on  pense;  on  ne  pense  pas,  non 
plus,  sans  avoir  un  objet,  ou,  ce  ^ui  revient  au 
même,  sans  supposer  un  rapport  nécessaire  entre 
l'être  et  la  pensée ,  et  par  conséquent  sans  admettre 
quelque  chose  qui  existe  absolument,  qui  est  abso- 
lument vrai.  Or,  s'il  est  vrai  que  l'infini  et  le  moi 
nous  sont  donnés  en  même  temps  et  au  fond  par 
les  mêmes  facultés;  si  l'infini  tombe  sous  la  raison 
de  la  même  manière  que  le  moi  sous  la  conscience, 
de  quel  droit  les  regardons-nous  comme  deux 
existences  distinctes?  En  effet,  le  moi  n'est  pas 
seulement  l'objet,  il  est  aussi  le  sujet  de  la  con- 
science; il  est  sujet  et  objet  tout  à  la  fois,  il 
se  pense  et  s'aperçoit  lui-même  dans  le  fait  du 
sens  intime  :  donc,  l'infini  devrait  être  considéré 
de  la  même  manière  comme  le  sujet  et  l'objet 
de  la  raison.  Mais  le  sujet  de  la  raison  est  le 
même  que  le  sujet  de  la  conscience  :  donc,  le 
'moi  et  l'infini  ne  seraient  que  deux  aspects  di- 
vers de  la  même  existence,  deux  modes  diffé- 
rents de  la  même  pensée;  la  pensée  se  dévelop- 
pant dans  des  mesures  diverses,  ayant  à  dilTcrents 
degrés  la  conscience  d'elle-même,  suffirait  à 
l'explication  de  tout  ce  qui  est.  Une  autre  objec- 
tion vient  se  joindre  à  celle-ci  :  l'infini,  avons- 
nous  dit,  c'est  ce  qui  ne  souffre  aucune  limite, 
sous  quelque  point  de  vue  et  à  quelque  titre  que 
ce  soit.  Or  deux  existences  véritablement  dis- 
tinctes ne  sont-elles  pas  par  cela  seul  limitées 
l'une  par  l'autre?  Si  donc  le  fini  est  autre  chose 
qu'un  mode  ou  une  simple  limitation  de  l'infini, 
l'infini  n'existe  pas.  Telles  sont  les  difficultés  que 
soulèvent  la  conception  et  l'existence  simultanée 
de  ces  deux  choses.  Ces  difficultés  ne  sont  pas 
de  notre  invention  :  on  les  trouve  dès  le  berceau 
de  la  métaphysique  ;  elles  ont  servi  toutes  deux 
d'arguments  au  panthéisme  ;  mais  la  première  a 
plus  particulièrement  donné  lieu  au  panthéisme 
idéaliste,  qui  a  sa  plus  haute  expression  dans 
l'école  allemande;  la  seconde  au  panthéisme 
réaliste,  dont  Spinoza  est  le  véritable  chef.  Nous 
allons  essayer  de  les  résoudre  l'une  après  l'au- 
tre, sans  nous  occuper  ici  des  systèmes  qu'elles 
ont  fait  naître. 

S'il  y  avait  une  aperception  de  l'infini,  comme 
il  y  a  une  aperception  du  moi;  ou  si  l'infini 
tombait  sous  notre  raison  comme  nous-mêmes  et 
nos  propres  manières  d'être  nous  tombons  sous 
la  conscience,  c'est-à-dire  sans  restriction  et 
sans  réserve,  avec  une  évidence  et  une  clarté 
égale  dans  l'un  et  l'autre  cas,  il  serait  vrai  de 
dire  que  l'infini  est  tout  entier  dans  la  raison  et 
ne  peut  être  que  là  ;  qu'il  est  tout  à  la  fois  le 
sujet  et  l'objet  de  la  raison,  ou  plutôt  la  raison 
même  sans  aucun  autre  attribut  ;  la  raison  ayant 
conscience  de  soi,  l'idée  dans  son  plus  complet 
développement.  Mais  les  choses  se  passent-elles 
de  la  sorte  ?  Prenons  un  exemple  :  la  raison  me 
donne  l'idée  d'une  cause  absolue,  infinie,  qui 
n'a  pas  commencé  et  qui  ne  peut  pas  finir  ;  d'un 
autre  côté,  je  m'aperçois  moi-même  comme  une 
cause  relative  et  finie,  comme  la  cause  de  mes 
propres  actions.  Que  l'on  m'interroge  sur  l'exis- 
tence de  ces  deux  causes,  je  répondrai  que  je 
suis  aussi  certain  de  la  première  que  de  la  se- 
conde :  car  elles  offrent  toutes  deux  le  plus  haut 
degré  possible  de  certitude.  Mais  que  l'on  me 
demande  ce  que  je  sais  de  leur  nature,  la  ré- 
ponse sera  bien  différente.  La  même  aperception 
de  conscience  qui  m'apprend  que  je  suis  une 
cause,  me  fait  connaître  en  quoi  consiste  cette 
causalité,  me  montre  comment  elle  s'exerce, 
m'en  découvre  enfin  toutes  les  propriétés  et  tou- 
tes les  conditions.  Je  chercherais  en  vain  à  me 
faire  une  idée  adéquate  de  la  cause  infinie;  je 
chercherais  en   vain   à  comprendre,  circonscrit 


comme  je  suis  dans  des  limites  infranchissables, 
comment  sa  puissance  incfîable  a  multiplié  les 
êtres  sans  se  diviser  elle-même,  comment  elle 
les  a  produits,  comment  elle  prolonge  leur  exis- 
tence et.  en  général,  quels  rapports  elle  conserve 
avec  eux.  Tout  ce  que  je  sais,  c'est  qu'elle  ne 
peut  pas  être  moindre  que  ses  effets.  Or,  si 
parmi  ces  effets  ou  parmi  les  caractères  qui  les 
distinguent  les  uns  des  autres,  parmi  les  attri- 
buts des  êtres  finis,  on  rencontre  la  liberté  et 
rintelligcnce,  c'est  qu'elle  est  elle-même  un 
principe  libre  et  intelligent.  Qu'est-ce  donc  que 
nous  apprend  ici  la  raison  ?  Elle  nous  apprend 
que  tout  ce  qui  a  commencé,  que  tout  ce  gui  est 
limité  et  fini  tire  son  existence,  soit  mediate- 
ment,  soit  d'une  manière  immédiate,  d'un  prin- 
cipe sans  commencement,  sans  limite  et  sans 
fin  ;  elle  nous  révèle,  sous  un  rapport  déter- 
miné, celui  de  cause  à  effet,  ou  sous  l'attribut 
de  la  force,  quelque  chose  qu'aucun  rapport,  ni 
aucun  attribut,  ni  aucune  forme  ne  peut  conte- 
nir, une  nature  qui  déborde  toutes  les  facultés 
de  notre  intelligence,  et  que  par  cela  seul  nous 
sommes  forcés  de  distinguer  de  la  nôtre  :  car  ce 
qui  est  au-dessus  de  nous  n'est  pas  nous;  ce  que 
notre  pensée  est  obligée  de  croire  sans  pouvoir 
l'embrasser  ni  le  comprendre,  ne  saurait  être 
cette  pensée  elle-même.  On  arrive  à  un  résultat 
tout  à  fait  semblable  pour  chacun  des  autres 
principes  de  la  raison.  Ainsi  je  ne  me  représente 
pas  plus  clairement,  je  ne  perçois  et  ne  com- 
prends pas  mieux  l'infini  sous  l'idée  de  sub- 
stance que  sous  celle  de  cause;  je  crois  seule- 
ment, d'une  foi  inséparable  de  l'idée  elle-même, 
et  nécessaire,  universelle  comme  elle,  qu'au- 
dessus  de  toutes  les  existences  que  nous  connais- 
sons et  que  notre  imagination  peut  nous  repré- 
senter il  y  en  a  une  qu'aucune  science  ni  au- 
cune faculté  humaine  ne  saurait  atteindre.  Ce 
que  j'aperçois  de  plus  positif  et  de  plus  clair 
sous  les  notions  de  temps  et  d'espace,  c'est  qu'au- 
cune existence  finie  ni  aucun  mode  général  de 
l'existence,  soit  la  simultanéité,  soit  la  succes- 
sion, soit  l'étendue,  soit  la  durée,  ne  peuvent 
être  conçus  sans  l'infini  ;  c'est  que  l'infini  est 
non-seulement  la  cause  déterminante,  le  prin- 
cipe actif  de  ce  qui  est,  mais  la  condition  de  ce 
qui  est  possible.  En  effet,  pour  que  notre  esprit 
puisse  concevoir  l'œuvre  de  la  création,  il  ne 
suffit  pas  que  nous  ayons  l'idée  d'une  cause  su- 
prême et  absolument  nécessaire,  il  faut  encore 
qu'en  regardant  du  côté  des  choses,  elles  nous 
apparaissent  comme  possibles  en  elles-mêmes 
et  susceptibles  de  se  coordonner  les  unes  avec 
les  autres,  quels  qu'en  soient  la  nature  et  le 
nombre.  Or,  le  temps  n'est  pas  autre  chose  que 
la  possibilité  infinie,  inépuisable  des  successions, 
l'espace  la  possibilité  infinie,  inépuisable  des 
coexistences.  Ce  sont  là  deux  nouveaux  aspects 
de  l'infini  que  l'on  chercherait  vainement  à  faire 
sortir  des  idées  de  cause  et  de  substance;  mais 
sans  eux  les  idées  de  cause  et  de  substance 
demeureraient  incomplètes  dans  notre  esprit, 
puisque  nous  ne  concevrions  pas  dans  quelle 
étendue  elles  peuvent  se  manifester.  C'est  en 
tant  qu'il  possède  en  lui  le  pouvoir  de  réaliser 
ces  deux  possibles,  et  que  ce  pouvoir  a  sa  source 
dans  une  perfection  actuelle,  non  successive, 
comme  l'ont  imaginé  la  plupart  des  apologistes 
du  panthéisme,  que  Dieu  nous  apparaît  sous  le 
double  attribut  de  l'immensité  et  de  l'éternité. 
11  faut  donc  se  garder  de  confondre,  à  l'exemple 
de  Clarke,  l'immensité  avec  l'espace  et  l'éternité 
avec  le  temps.  Le  temps  et  l'espace  ne  s'appli- 
quent qu'à  la  création,  c'est-à-dire  à  ce  qui  est 
multiple  et  successif.L'éternité  et  l'immensité 
expriment  la  perfection  actuelle,  l'unité  indivi- 


I 


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sible  et  l'indépendance  absolue  du  créateur  ;  ils 
m'apprennent  qu'il  n'a  pas  besoin  do  la  nature 
mais  que  la  nature  a  besoin  de  lui.  Kufin,  quana 
cette  même  existence  qui  n'admet  ni  limite,  ni 
succession,  ni  partage^  vient  s'oiïrir  à  moi 
comme  le  but  où  aspirent,  sans  pouvoir  y  at- 
teindre, mon  intelligence,  ma  volonté  et  mon 
imagination,  j'ai  alors  les  idées  du  vrai,  du  bien 
et  du  beau  ;  et  ces  idées,  comme  les  précéden- 
tes me  forcent  à  étendre  le  domaine  do  la  réa- 
lite au  delà  des  bornes  de  ma  conscience,  c'est-à- 
dire  de  ma  pensée. 

Il  y  a  ainsi  deux  éléments  à  distinguer  dans 
la  raison:  les  points  de  vue  divers  ou  les  formes 
invariables  sous  lesquelles  le  principe  des  choses 
vient  s'offrir  à  notre  esprit,  c'est-à-dire  les 
idées;  et  la  croyance  naturelle,  inébranlable 
que  ces  idées,  soit  qu'on  les  considère  isolément^ 
.soit  qu'on  les  embrasse  dans  leur  ensemble,  n'é- 
puisent pas  la  réalité  et  ne  sauraient  la  contenir 
ni  l'exprimer  tout  entière.  Sans  les  premières 
il  est  évident  que  l'infini  nous  serait  complète- 
ment étranger  et  inaccessible  :  car  on  ne  connaît 
et  l'on  ne  croit  que  ce  que  l'on  conçoit,  ou  ce 
qui  tombe  sous  une  forme  et  dans  une  mesure 
quelconque  sous  notre  intelligence.  Sans  la  se- 
conde, l'infini,  et  avec  lui  toute  existence,  se  ré- 
duirait aux  proportions  de  notre  pensée,  ou  plu- 
tôt serait  notre  pensée  même  :  car  nos  iaées 
n'auraient  plus  d'objet  distinct  de  leur  propre 
essence;  on  se  trouverait  alors  dans  la  nécessité 
de  choisir  entre  l'idéalisme  sceptique  de  Kant 
ou  l'idéalisme  absolu  de  Hegel.  Mais  on  deman- 
dera si  cette  croyance  ou  cette  foi  naturelle, 
comme  on  voudra  l'appeler,  n'est  pas,  comme  le 
sentiment,  un  fait  variable  et  personnel.  Com- 
ment cela  pourrait-il  être,  si  elle  ne  s'applique 
qu'à  des  idées  universelles  et  nécessaires,  ou  si 
hors  de  ces  idées  elle  ne  peut  pas  même  trouver 
place  dans  l'àme  humaine?  Or,  puisque  ces  deux 
éléments,  s'il  est  permis  de  les  appeler  ainsi,  la 
foi  et  les  idées,  la  foi  dans  l'infini,  et  les  formes 
sous  lesquelles  l'infini  se  manifeste,  sont  abso- 
lument inséparables  et  ne  se  distinguent,  aux 
yeux  de  la  réflexion,  que  comme  deux  faces  di- 
verses d'une  seule  faculté;  la  raison,  en  faisant 
briller  en  nous  la  lumière,  nous  force  à  cher- 
cher au-dessus  de  nous  le  foyer  dont  elle  émane, 
et  nous  met  en  communication  immédiate  avec 
un  objet  supérieur  à  elle-même.  C'est  le  cas  de 
dire  avec  l'Apôtre  {Évang.  S.  Jean,  ch.  r,  v.  4)  : 
Et  lux  in  tenebris  lucet,  et  tenebrœ  eam  non 
camprehenderunt.  La  raison  n'est  donc  pas  le 
dernier  terme  des  choses  :  la  raison  n'est  pas 
Dieu  ;  mais  elle  est  la  parole  de  Dieu,  sa  pa- 
role vivante  et  directe,  le  lien  inévitable  par 
lequel  il  reste  uni  à  l'àme  humaine,  sans  l'ab- 
sorber en  lui  ni  se   confondre  avec  elle. 

Mais  cela  même  n'est-il  pas  impossible,  ou  n'y 
a-t-il  pas  une  contradiction  manifeste  à  regarder 
le  fini  comme  une  existence  distincte  de  l'infini, 
c'est-à-dire  comme  une  limite  que  celui-ci  ne 
peut  franchir  ?  Après  tout  ce  que  nous  avons  dit 
sur  le  caractère  général  et  sur  chacun  des  prin- 
cipes de  la  raison,  cette  difficulté,  malgré  l'ap- 
parence de  rigueur  qu'elle  présente,  n'a  pas  le 
moindre  fondement.  En  effet,  pour  enlever  aux 
choses  finies  toute  existence  propre,  toute  valeur 
et  toute  puissance  distinctes,  il  faut  qu'on  les 
considère  ou  comme  de  simples  délimitations, 
en  termes  plus  clairs,  comme  des  portions  dé- 
terminées, ou  comme  des  modes  de  l'infini.  Dans 
le  premier  cas  l'infini  nous  représente  une  quan- 
tité, c'est-à-dire  la  somme  ou  la  totalité  de  l'exis- 
tence ;  dans  le  second,  il  se  confond  tout  entier 
avec  la  notion  de  substance,  sans  laisser  la  moin- 
dre prise  à  un  autre  principe.  Quelles  que  soient 


les  imaçcs  dont  il  aime  à  se  servir;  qu'il  nous 
parle  d'émanation,  d'irradiation,  d'écoulement,  de 
jn^ocès  dialectique,  le  panthéisme  n'a  que  le  choix 
entre  ces  deux  hypothèses,  s'il  n'aime  mieux  les 
réunir,  i^li  bien,  elles  sont  insoutenables  l'une 
et  l'autre.  D'abord  quantité  et  infini  sont  deux 
termes  qui  s'excluent  absolument.  Une  quantité 
peut  augmenter  ou  diminuer  indéfiniment  ;  elle 
n'est  jamais  infinie.  Si  petite  ou  si  grande  qu'on 
la  suppose,  elle  n'est  pas  la  plus  petite  ou  la 
plus  grande  qui  soit  possible;  elle  n'offre  donc 
jamais  rien  ni  d'immuable  ni  d'absolu.  L'infini, 
au  contraire,  n'augmente  ni  ne  diminue;  on  n'y 
peut  rien  ajouter,  on  n'en  peut  rien  retrancher; 
et,  comme  nous  l'avons  remarqué  plus  haut  à 
propos  de  la  différence  de  l'éternité  et  du  temps, 
de  l'immensité  et  de  l'espace,  il  n'admet  ni  suc- 
cession ni  mesure;  il  est  à  la  fois  et  indivisible- 
ment  tout  ce  qu'il  est,  ou  il  n'est  pas.  Aussi  rien 
de  plus  chimérique  et  de  plus  vain  que  ces  théo- 
gonies métaphysiques  où  Ton  nous  montre  un 
dieu  qui  n'est  jamais,  mais  qui  devient  tou- 
jours, et  que  l'on  peut  à  peine  arrêter  au  pas- 
sage à  travers  ses  évolutions  sans  fin.  Il  n'est  pas 
plus  vrai  que  ce  que  nous  savons  de  l'infini  se 
renferme  tout  entier  dans  la  notion  d'être  ou  de 
substance,  et  que  la  nature  et  l'humanité,  les 
âmes  et  les  corps,  ne  soient  que  les  accidents 
fugitifs  d'une  substance  unique,  ou  des  qualités 
diverses  d'un  seul  être.  La  notion  de  substance, 
comme  nous  l'avons  démontré,  ne  peut  pas  se 
séparer  de  la  notion  de  cause.  Nous  ne  conce- 
vons pas  comme  principe  des  choses  un  être  ab- 
strait, qui  n'est  rien,  qui  ne  fait  rien,  qui  ne 
peut  ni  penser,  ni  vouloir,  ni  agir.  Or,  la  relation 
vivante  d'une  cause  et  de  ses  effets,  d'une  force 
intelligente  et  des  résultats  produits  par  elle, 
nous  offre  une  autre  idée  que  le  rapport  abstrait 
de  l'être  à  ses  qualités,  ou  d'un  tout  à  ses  par- 
ties. La  cause  est  une  chose,  l'effet  une  autre  ; 
et  plus  il  y  a  de  force,  de  vertu,  de  valeur  dans 
l'effet,  plus  il  y  en  a  dans  la  cause  :  par  consé- 
quent, plus  il  y  a  de  liberté  dans  l'homme  et  de 
puissance  effective  dans  la  nature,  plus  claire- 
ment nous  apparaît  en  Dieu  la  majesté  de  l'in- 
fini. Veut-on  aller  plus  loin  et  savoir  comment 
la  relation  même  de  cause  à  effet  est  possible, 
ou  comment  la  cause  infinie  a  produit  tout  ce 
que  nous  voyons?  On  poursuivra  alors  une  vaine 
chimère,  car  nous  ne  pouvons  pas  nous  élever 
au-dessus  de  la  raison  et  au-dessus  de  l'expé- 
rience. La  raison  et  l'expérience,  en  nous  mon- 
trant ce  qui  est,  nous  font  comprendre  en  même 
temps  ce  qui  est  possible.  Or,  l'une  nous  révèle 
l'existence  de  l'infini,  non-seulement  comme 
substance,  mais  comme  cause,  et  par  cela  même 
comme  cause  intelligente  et  libre;  l'autre  nous 
découvre  notre  propre  existence  comme  être 
fini  et  libre  à  la  fois,  comme  être  distinct,  et 
non  comme  attribut  d'un  être  universel.  Si  l'ex- 
périence ne  nous  montrait  en  nous  le  sentiment, 
la  perception,  la  volonté,  la  mémoire  et  hors  de 
nous  la  génération,  la  vie,  l'attraction,  suppose- 
rions-nous que  ces  choses  fussent  possibles  ? 
L'existence  d'un  être  fini  comme  œuvre  d'une 
cause  infinie  n'est  pas  plus  difficile  à  concevoir. 
11  est  donc  également  faux  de  dire  que  nous 
connaissons  l'infini  comme  nous  nous  connaissons 
nous-mêmes,  comme  nous  connaissons  la  nature 
ou  notre  propre  intelligence,  et  qu'il  est  absolu- 
ment incompréhensible  pour  nous.  Nous  savons 
qu'il  existe,  et  que  rien  n'existerait  ni  ne  pourrait 
être  conçu  sans  lui;  nous  savons  qu'il  a  pour 
attributs  l'unité,  l'éternité,  la  toute-puissance,  la 
pensée,  la  liberté,  la  perfection,  et  qu'il  ne  serait 
pas  du  tout  s'il  n'était  pas  tout  cela  à  la  fois, 
éternellement,  sans  division  et  sans  intervalle; 


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mais  enfermés  dans  les  limites  de  notre  nature, 
qui  s'étendent  nécessairement  à  notre  raison, 
nous  ne  pouvons  pas  nous  substituer  à  lui,  ou 
nous  transformer  en  lui,  pour  sonder  l'abîme  de 
sa  conscience,  goûter  sa  béatitude,  voir  ce  qui 
est  présent  à  sa  pensée,  contempler  à  leur  source 
les  splendeurs  qui  illuminent  notre  âme  et  le 
monde  extérieur.  Nous  nous  arrêtons  ici  :  car 
tout  ce  que  nous  pourrions  dire  sur  ce  sujet  ne 
vaudrait  pas  la  page  éloquente  que  nous  allons 
mettre  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs. 

«  Oui,  Dieu  est  vraiment  infini,  et  par  là  en 
effet  l'incompréhensibilité  lui  appartient  ;  mais 
il  faut  bien  entendre  dans  quel  sens  et  dans 
quelle  mesure.  Disons  d'abord  que  Dieu  n'est 
point  absolument  incompréhensible,  par  cette 
raison  manifeste  qu'étant  la  cause  de  cet  univers 
il  y  passe  et  s'y  réfléchit,  comme  la  cause  dans 
l'effet  :  par  là  nous  le  connaissons.  «  Les  cieux 
«  racontent  sa  gloire,  »  et  «depuis  la  création, 
«  ses  vertus  invisibles  sont  rendues  visibles  dans 
«  ses  ouvrages;  »  sa  puissance  dans  les  milliers  de 
mondes  semés  dans  les  déserts  animés  de  l'espace  ; 
son  intelligence  dans  leurs  lois  harmonieuses; 
enfin  ce  qu'il  y  a  en  lui  de  plus  auguste,  dans 
les  sentiments  de  vertu,  de  sainteté  et  d'amour 
que  contient  le  cœur  de  l'homme.  Et  il  faut  bien 
que  Dieu  ne  nous  soit  point  incompréhensible, 
puisque  toutes  les  nations  s'entretiennent  de 
Dieu  depuis  le  premier  jour  de  la  vie  actuelle 
de  l'humanité.  Dieu  donc,  comme  cause  de 
l'univers,  s'y  révèle  pour  nous;  mais  Dieu  n'est 
pas  seulement  la  cause  de  l'univers,  il  en  est  la 
cause  parfaite  et  infinie,  possédant  en  soi^  non 
pas  une  perfection  relative  qui  n'est  qu'un  degré 
d'imperfection,  mais  une  perfection  absolue,  une 
infinitude  qui  n'est  pas  seulement  le  fini  multi- 
plié par  lui-même  en  des  proportions  que  l'esprit 
humain  peut  toujours  accroître,  mais  une  infi- 
nitude vraie,  c'est-à-dire  labsolue  négation  de 
toutes  bornes  dans  toutes  les  puissances  de  son 
être.  Dès  lors,  il  répugne  qu'un  effet  indéfini 
exprime  adéquatement  une  cause  infinie;  il  ré- 
pugne donc  que  nous  puissions  connaître  absolu- 
ment Dieu  par  le  monde  et  par  l'homme,  car 
Dieu  n'y  est  pas  tout  entier.  Songez-y  :  pour 
comprendre  absolument  l'infini,  il  faut  le  com- 
prendre infiniment,  et  cela  nous  est  interdit  ; 
Dieu,  tout  en  se  manifestant,  retient  quelque 
chose  en  soi  que  nulle  chose  finie  ne  peut  ab- 
solument manifester  ni,  par  conséquent,  nous 
permettre  de  comprendre  absolument.  11  reste 
donc  en  Dieu,  malgré  l'univers  et  l'homme, 
quelque  chose  d'inconnu,  d'impénétrable,  d'in- 
compréhensible. Par  delà  ces  incommensurables 
espaces  de  l'univers,  et  sous  toutes  les  profon- 
deurs de  l'âme  humaine.  Dieu  nous  échappe 
dans  cette  infinitude  inépuisable  d'où  sa  puis- 
sance infinie  peut  tirer  sans  fin  de  nouveaux 
mondes,  de  nouveaux  êtres,  de  nouvelles  ma- 
nifestations qui  ne  l'épuiseraient  pas  plus  que 
toutes  les  autres.  Dieu  nous  est  par  là  incompré- 
hensible ;  mais  cette  incompréhensibilité  même, 
nous  en  avons  une  idée  nette  et  précise,  car  nous 
avons  l'idée  la  plus  précise  de  l'iufinitude.  Et 
cette  idée  n'est  pas  en  nous  un  raffinement  mé- 
taphysique; c'est  une  conception  simple  et  pri- 
mitive, qui  nous  éclaire  des  notre  entrée  en  ce 
monde,  lumineuse  et  obscure  tout  ensemble, 
expliquant  tout  et  n'étant  expliquée  par  rien, 
parce  qu'elle  nous  porte  d'abord  au  faite  et  à  la 
limite  de  toute  explication.  Quelque  chose  d'inex- 
plicable à  la  pensée,  voilà  où  tend  la  pensée 
elle-même  ;  l'être  infini,  voilà  le  principe  néces- 
saire de  tous  les  êtres  relatifs  et  finis.  La  raison 
n'explique  pas  l'inexplicable,  elle  le  conçoit.  Elle 
ne  peut  comprendre  d'une  manière  absolue  l'in- 


finilude;  mais  elle  la  comprend  en  quelque 
degré  dans  ses  manifestations  indéfinies  qui  ia 
découvrent  et  qui  la  voilent;  et  de  plus,  comme 
on  l'a  dit,  elle  la  comprend  en  tant  qu'incom- 
préhensible. C'est  donc  une  égale  erreur  de  dé- 
clarer Dieu  absolument  compréhensible.  Il  est 
l'un  et  l'autre,  invisible  et  présent,  répandu  et 
retiré  en  lui-même,  dans  le  monde  et  hors  du 
monde,  si  familier  et  si  intime  à  ses  créatures 
qu'on  le  voit  en  ouvrant  les  yeux,  qu'on  le  sent 
en  sentant  battre  son  cœur,  et  en  même  temps 
inaccessible  dans  son  impénétrable  majesté,  mêlé 
à  tout  et  séparé  de  tout,  se  manifestant  dans  la 
vie  universelle  et  y  trahissant  à  peine  une  ombre 
éphémère  de  son  essence  éternelle,  se  commu- 
niquant sans  cesse  et  demeurant  incommuni- 
cable, à  la  fois  le  Dieu  vivant  et  le  Dieu  caché, 
Deus  vivus  et  Deus  absconditus.  »  (Cousin,  //«s- 
toi7-e  de  la  Philosophie  morale  au  xviu"  siècle. 
École  écossaise.) 

INFLUX  PHYSiaUE  {Inftuxus  phijsicus). 
On  admettait  généralement  dans  les  écoles  du 
moyen  âge  que  l'âme  exerce  sur  le  corps  une 
action  naturelle  effective  et  directe _  et  non  une 
influence  seulement  indirecte  et  idéale,  comme 
le  prétendirent  plus  tard  Malcbranche  et  Leibniz. 
C'est  à  cette  simple  opinion  que  l'on  donne 
quelquefois  la  dénomination  pompeuse  de  Sys- 
tème de  l'Influx  physique. 

Voy.  Euler,  XI V^  Lettre  à  une  princesse  d' A  l 
lemagne.  X. 

INSTINCT.  Si  l'on  s'en  rapporte  à  l'étymo- 
logie  de  ce  mot  ( 'Ev,  dedans,  <jTt!^eiv,  piquer), 
l'instinct  est  une  excitation  intérieure  qui  dé- 
termine l'animal  ou  l'homme  à  certains  actes, 
sans  participation  de  l'intelligence  ou  de  la  vo- 
lonté. Telle  est  en  effet  lïdée  qu'on  se  fait  gé- 
néralement de  l'instinct,  car  on  l'oppose  dans  le 
langage  ordinaire  à  l'intelligence  et  à  l'habitude 
et  on  le  distingue  aussi  des  forces  de  la  nature 
qui  agissent  sur  la  matière  brute  ou  organisée. 
Mais  c'est  précisément  une  question  d'un  grave 
intérêt  et  vivement  controversée,  que  de  savoir 
si  tel  est  bien  l'instinct,  si  le  langage  populaire 
n'a  pas  tort  d'en  faire  une  force  distincte  de 
toutes  les  puissances  précédemment  nommées. 
L'histoire  de  la  philosophie  offre  justement  trois 
doctrines  différentes,  toutes  trois  soutenues 
par  des  autorités  considérables,  qni  confondent 
l'instinct,  l'une  avec  un  pur  mécanisme,  une 
autre  avec  l'intelligence  ou  la  raison,  une 
dernière  avec  l'habitude.  A  ces  trois  doctrines 
s'ajoute  et  s'oppose  l'opinion  vulgaire  qui  a  donné 
à  l'instinct  son  nom  et  qui  compte  aussi  dans  la 
science  de  nombreux  et  illustres  défenseurs. 

La  première  doctrine  est  celle  de  Descartes  et 
des  cartésiens,  c'est  la  conséquence  nécessaire 
de  l'hypothèse  des  animaux -machines.  Si  les 
bêtes  n'ont  point  d'âme,  l'instinct  ne  peut  être 
ni  l'intelligence,  ni  l'habitude,  ni  aucune  autre 
puissance  résidant  dans  une  âme  ou  agissant 
sur  une  âme.  Un  des  motifs  les  plus  puissants 
qui  conduisit  Descartes  à  l'hypollièse  de  l'au- 
tomatisme des  bêtes  fut  une  très-judicieuse  ap- 
préciation de  certains  caractères  de  leurs  actes 
instinctifs.  Il  y  remarquait  une  industrie  telle- 
ment merveilleuse,  sûre,  délicate  et  prime-sau- 
tière,  qu'il  en  concluait  justement  que  l'intel- 
ligence ne  saurait  agir  avec  tant  de  précision, 
et,  gratuitement  cette  fois,  qu'une  machine  seule 
pouvait  fonctionner  avec  cette  régularité  et  celte 
raison  apparente;  surtout  quand  il  rapprochait 
dans  les  mêmes  animaux  ces  actes  si  bien  me- 
surés d'autres  actes  tout  différents,  attestant  un 
défaut  complet  de  raison.  Les  idées  de  Buffon  sur 
l'instinct  diffèrent  naturellement  assez  peu  de 
celles  de  Descartes,  puisque  son  hypothèse  des 


INST 


—  801    - 


INST 


t^branlomenls  organiiiues  n'est  guère  diiïôrcntc  de 
celle  des  esprits  animaux.  Naturellement  aussi 
cette  théorie  de  l'instinct  ne  vaut  exactement  que 
ce  que  vaut  l'automatisme  lui-même  dont  elle  est 
la  conséquence. 

Une  seconde  doctrine  confond  l'instinct  avec 
l'intelligence,  sinon  même  avec  la  raison;  c'est 
celle  que  soutiennent  jusque  dans  ses  excès 
Rorarius  (auteur  d'un  traité  intitulé  :  Quod 
animalia  bruta  sirpc  ratioitc  titantur  mcliits 
honiine),  le  sceptique  Montaigne^  en  se  mociuant 
sans  doute,  et  avec  plus  de  modération  Réaumur 
et  G.  Leroy.  Ksse  apibus  divinœ  parliculam 
aurœ,  dit  le  poète  ancien  en  admiration  devant 
les  travaux  des  abeilles.  Cette  doctrine,  quand 
elle  ne  se  réfute  pas  d'elle-même  par  son  exagé- 
ration, n'établit  aucune  ditrérence  d'origine  entre 
les  actions  que  produisent  en  foule  les  derniers 
des  animaux,  les  insectes,  dont  la  perfection 
même  faisait  croire  à  Descartes  qu'elles  ne 
pouvaient  être  accomplies  que  par  des  machines, 
et  ces  actes  plus  imparfaits,  moins  précis,  plus 
généraux  dont  presque  seuls  sont  capables  les 
animaux  supérieurs.  Réaumur  attribue  par  exem- 
ple la  prévoyance  aux  abeilles  et  G.  Leroy  la 
réflexion  aux  bêtes  en  général. 

La  troisième  doctrine  qui  confond  l'instinct 
avec  l'habitude  est  celle  de  Locke  et  surtout  de 
Condillac;  modifiée,  corrigée,  fortifiée,  elle 
compte  aujourd'hui  encore  de  nombreux  défen- 
seurs. L'opinion  de  Condillac  se  résume  nettement 
dans  ces  mots  :  «  L'instinct  n'est  que  l'habitude 
privée  de  réflexion.  »  La  réflexion,  dit-il,  préside 
a  la  naissance  des  habitudes,  mais,  à  mesure 
qu'elles  se  fortifient^  elle  s'en  retire  peu  à  peu 
et  finit  par  disparaître  complètement.  C'est  le 
contre-pied  du  vieil  adage  :  Consuetudo  est  altéra 
natura.  Ici  l'instinct  qui  passe  généralement 
pour  naturel,  en  un  mot,  la  nature,  dérive  de 
l'habitude.  A  cette  doctrine  on  oppose  que  les 
insectes,  qui  n'ont  pas  connu  leurs  parents  et 
qui  naissent  le  plus  souvent  sous  une  autre  forme 
et  avec  d'autres  besoins  qu'eux,  exécutent  leurs 
travaux  dès  le  premier  jour  avec  la  même  per- 
fection et  n'ont  pu  en  acquérir  l'habitude  ni  par 
leur  propre  expérience,  ni  par  imitation.  Mais 
Pascal  demandait  déjà,  si  ce  qu'on  appelle  nature 
ne  serait  pas  une  primitive  et  antique  accoutu- 
mance contractée  dans  le  long  cours  des  siècles. 
Bo7i  chien  chasse  de  race,  dit  encore  un  proverbe. 
Les  partisans  de  cette  doctrine  répondent  en  efl"et 
que  l'instinct  est  bien  le  résultat  d'une  habitude 
acquise,  non  pas  par  chaque  individu,  mais  par 
toute  la  suite  des  générations  d'une  même  e-pèce. 
Si  on  leur  objecte  qu'à  ce  compte  chaque  gé- 
nération devrait  augmenter  le  patrimoine  et 
transmettre  par  héritage  des  habitudes  plus 
parfaites,  ce  que  contredit  l'invariabilité  des 
mœurs  des  animaux  depuis  Aristote  et  Pline, 
ils  répondent  que  ce  perfectionnement  ne  s'ac- 
complit qu'avec  une  extrême  lenteur,  et  que  s'il 
est  des  espèces  réellement  stationnaires,  c'est 
qu'elles  ont  dû  atteindre  les  limites  du  progrès 
dont  elles  sont  capables.  En  définitive  c'est 
encore  l'intelligence  qui  dans  celte  théorie  est 
le  principe  de  l'instinct;  puisqu'elle  est  celui  de 
l'habitude. 

La  doctrine  qui  définit  l'instinct  selon  le  sens 
étymologique,  en  le  distinguant  à  la  fois  et  de 
l'intelligence  et  de  l'habitude,  est  représentée 
glorieusement  dans  la  science  par  Frédéric  Gu- 
vier  et  M.  Flourens.  Comparant  l'intelligence  et 
l'instinct,  ils  donnent  pour  caractères  distinctifs 
de  l'une  et  de  l'autre  que,  dans  l'instinct,  tout 
est  aveugle,  nécessaire,  invariable^  particulier  j 
que  tout,  dans  l'intelligence,  est  électif,  condi- 
tionnel, modifiable,  général.  Le  castor  bâtit  sa 

DICT.    PHILOS. 


cabane  par  instinct,  poussé  par  une  force  irré- 
sistible et  constante,  agissant  toujours  de  la 
même  manière,  et  alors  même  qu'il  est  placé 
dans  des  conditions  où  elle  lui  est  inutile;  et 
cette  industrie  admirable,  il  ne  la  peut  déployer 
(lue  pour  bâtir.  Ce  n'est  pas  à  dire  que  cette 
doctrine  refuse  aux  bêles  l'inlelligence  ;  elle  la 
leur  accorde  au  contraire  dans  des  proportions 
qui  varient  selon  les  espèces,  mais  comme  une 
faculté  qui  s'ajoute  à  l'instinct  sans  se  confondre 
avec  lui.  Si  c'est  à  l'instinct  par  exemple  iju'elle 
rapporte,  avec  l'architecture  du  castor,  l'acte  du 
chien  qui  enfouit  dans  la  terre  les  restes  de  son 
repas,  c'est  à  l'intelligence  qu'elle  attribue  les 
actions  variables,  individuelles  et  pour  ainsi  dire 
ncrsonnelles  de  ce  même  chien,  du  singe  ou  de 
l'éléphant.  M.  Flourens  établit  même  comme  une 
loi  dont  Fr.  Cuvier  avait  posé  les  principaux 
faits,  que  l'instinct  et  l'intelligence  sont,  dans 
les  animaux,  en  raison  inverse  l'un  de  l'autre, 

3ue  les  animaux  qui  ont  les  instincts  les  plus 
éveloppés  sont  précisément  les  moins  intelli- 
gents, par  exemple,  les  abeilles,  les  araignées 
ou  les  castors^  que  les  plus  intelligents  ont  au 
contraire  les  instincts  les  moins  prononcés,  sans 
excepter  de  cette  loi  l'homme  lui-même,  chez 
qui  l'intelligence  atteint  le  degré  suprême,  la 
raison,  et  qui  n'a  que  de  vagues  et  rares  instincts. 
Comparant  l'habitude  et  l'instinct,  Fr.  Cuvier 
reconnaît  que,  dans  les  actes  d'habitude  comme 
dans  les  actions  instinctives,  il  existe  une  telle 
dépendance  entre  les  besoins  et  les  organes,  que 
l'acte  suit  immédiatement  le  besoin,  sans  l'in- 
tervention de  l'intelligence  pour  commander  ou 
combiner  les  mouvements.  Mais,  tandis  que  cette 
dépendance  provient,  dans  l'habitude,  de  la  re- 
traite d'abord  insensible,  puis  définitive,  de  l'in- 
telligence qui  a  commencé  par  intervenir,  elle 
est  naturelle  et  primitive  dans  l'instinct. 

Quand  on  confond  l'instinct  avec  l'intelligence 
ou  avec  l'habitude,  il  n'y  a  pas  lieu  de  se  de- 
mander quels  sont  les  instincts  chez  l'homme. 
Mais  c'est  une  question  toute  naturelle  quand 
on  fait  de  l'instinct  une  puissance  spéciale.  C'est 
encore  une  question  de  savoir  si  les  instincts  ne 
se  rapportent  qu'aux  actes  qui  ont  pour  fin  la 
conservation  de  la  vie  et  la  propagation  de 
l'espèce,  ou  si  l'homme  a  des  instincts  dans 
l'ordre  moral.  La  solution  de  la  première  question 
dépend  nécessairement  de  celle  qu'on  donne  à 
la  seconde.  Il  est  des  philosophes  qui  prétendent 
que  l'instinct  n'a  rapport  qu'à  la  vie  organique 
et  réduisent  à  un  très-petit  nombre  les  instincts 
de  l'homme.  On  cite  par  exemple  l'instinct  de 
la  succion,  de  la  déglutition,  de  la  conservation. 
Si  courte  que  l'on  fasse  cette  liste,  elle  est 
toujours  assez  mal  déterminée.  Il  en  est  qui 
introduisent  l'instinct  dans  la  sensibilité  morale 
et  même  dans  l'intelligence,  entre  autres  Th.  Reid 
et  M.  A.  Garnier.  Ainsi  le  premier  reconnaît  un 
instinct  de  la  croyance  et  I3  second  trouve  dans 
un  instinct  particulier  le  principe  de  tous  les 
actes  moraux  que  l'homme  accomplit  plus  tard 
avec  réflexion.  Selon  cette  manière  de  voir,  les 
instincts  de  l'homme  sont  innombrables,  et  le 
mot  instinctif  devient  synonyme  de  spontané. 
Partout  où  la  réflexion  n'intervient  pas,  à  moins 
qu'il  ne  s'agisse  d'un  fait  d'habitude,  l'acte  devrait 
être  rapporté  à  l'instinct;  et,  comme  la  réflexion 
ne  commence  rien,  comme  un  acte  a  toujours 
été  spontané  avant  d'être  accompli  avec  réflexion, 
il  s'ensuit  qu'il  y  aurait  un  instinct  à  l'origine 
de  toutes  les  manifestations  de  l'activité  de  l'àme. 
On  pourra  consulter  :  Descartes,  Discours  de 
la  Méthode,  5*  partie; —  Bufl'on,  Discours  sur 
la  nature  des  animaux;  —  Montaigne,  Apologie 
de  Raimond  de  Sebonde  ;  —  Réaumur,  Mémoires 

51 


IN  TE 


802  — 


INTE 


pour  servir  à  Vhisloire  des  insectes;  —  G.  Leroy, 
Lettres  philosophirjucs  sur  l'inlclligence  et  la  per- 
fectibilité des  animaux,  Paris,  1802;  — Condillac, 
Traité  des  animaux  ; —  Reimarus",  Observations 
physiques  elmoralessur  l'i)istincl  des  animaux, 
traduites  en  français  par  Rensanne  de  la  Tache,  Pa- 
ris,1870,2  vol.  iii-12;— Th.  IXcid,  111' Essai  sur  les 
facultés  actives  delhomme; — J.  J.  Wirey,  Histoire 
des  mœui's  et  de  Vinstinct  des  animaux,  Paris, 
1822,  2  vol.  in-8; —  article  Instinct  dans  le  Dic- 
tionnaire des  Sciences  médicales; —  Fr.  Cuvier, 
article  Instinct  dans  le  Dictionnaire  des  Sciences 
naturelles;  —  Ad.  Garnier,  Traité  des  facultés 
de  l'âme,  Paris,  1865,  3  vol.  in-18;  —  Fr.  Cuvier, 
Histoire  naturelle  des  mammifères,  Paris,  1818- 
1837,  70  livr.  in-l"; — De  Vinslincl  des  animaux 
(article  du  Dictionnaire  des  Sciences  naturelles, 
1822); — Examen  de  quelques  observations  de 
M.  Dugald  Steicarl,  et  autres  opuscules  insérés 
dans  les  Mémoi)-cs  du  Muséum;  —  Fiourens,  de 
V Instinct  et  de  l'intelligence  des  animaux,  Paris, 
1845,  in-18;  —  ioly,  Il )istinct.  ses  rapports  avec 
la  vie  et  V intelligence,  2"  édition,  in-S,  Paris, 
1874.  A.  L. 

INTELLIGENCE.  L'intelligence  est  une  des 
facultés  principales  de  l'âme  humaine;  c'est  celle 
par  laquelle  l'homme  connaît  les  choses.  Ce  que 
c'est  que  connaître  et  ce  que  c'est  qu'intel- 
ligence, personne  ne  l'ignore,  puisque  tout  le 
monde  connaît  et  pense  en  effet.  Il  ne  faut  donc 
pas  demander  une  définition  de  ces  termes  ; 
aucune  définition  ne  saurait  suppléer  l'expérience 
que  chacun  l'ait  en  soi  de  la.  pensée,  et  la  plus 
savante  nous  éclairerait  moins  que  le  plus  petit 
des  exemples.  Les  faits  se  montrent;  ils  ne  se 
définissent  pas. 

Or,  les  faits  par  lesquels  se  manifeste  l'intel- 
ligence, réunis  par  un  commun  caractère  qui 
permet  de  les  réduire  en  un  genre,  de  les  ap- 
peler du  même  nom  et  de  les  attribuer  à  une 
faculté  unique,  sont  cependant  de  diverses  sortes. 
Nous  trouvons  en  nous  plusieurs  espèces  de 
pensées;  et  autant  il  y  en  a,  autant  il  faut  re- 
connaître de  façons  diverses  d'opérer  pour  l'es- 
prit, ou,  en  d'autres  termes,  de  facultés  intel- 
lectuelles. Séparées  dans  nos  classifications,  ces 
facultés  concourent  presque  toujours  dans  le  tra- 
vail de  l'esprit.  D'une  autre  part,  quoique  mêlées 
dans  la  simultanéité  de  la  vie  et  par  une  conti- 
nuelle réciprocité  de  services,  nos  facultés  in- 
tellectuelles ne  se  confondent  pas  cependant. 
Bien  qu'elles  ne  soient  que  les  manifestations 
variées  d'une  faculté  unique  et  simple  au  fond, 
la  diversité  réelle  de  leurs  objets,  de  leurs  opé- 
rations et  de  leurs  produits,  permet  qu'on  les  dé- 
crive chacune  à  part,  et  la  clarté  l'exige.  Il  ne 
s'agit  ici  que  d'en  donner  la  liste  et  le  signale- 
ment, en  marquant  leurs  rapports  de  dépendance 
et  de  succession. 

L'homme  est  placé  au  milieu  d'un  monde  au- 
quel sa  condition  présente  le  lie  par  d'inévitables 
rapports.  Entouré  de  corps  de  toutes  parts,  et  at- 
taché lui-même  à  un  corps  dont  il  partage  ou  res- 
sent tous  les  états,  il  subit  à  chaque  instant, 
par  le  sien,  les  atteintes  des  autres,  et  il  rend 
aux  autres  corps,  par  l'intermédiaire  du  sien, 
l'action  qu'il  eu  reçoit.  C'est  dans  ce  commerce 
avec  la  nature,  auquel  il  ne  peut  se  soustraire, 
qu'il  trouve  les  plus  ordinaires  occasions  de  ses 
travaux  et  de  ses  luttes.  Cette  nature  qui  l'envi- 
ronne, il  la  connaît  par  cette  faculté  qu'on 
nomme  la  perception  extérieure,  ou  les  sens. 
Dans  son  acception  vulgaire,  le  terme  de  sens 
désigne  à  la  fois  cinq  organes  bien  connus,  avec 
l'appareil  nerveux  qui  correspond  à  chacun  d'eux, 
et  la  capacité  qui  est  en  nous  de  recevoir  di- 
verses sortes  de  sensations  et  de  connaissances, 


à  propos  de  l'action  des  objets  du  dehors  sur  ces 
organes.  Dans  son  acception  philosophique,  le 
mot  sens  désigne  exclusivement  celte  dernière 
capacité.  Quant  à  la  structure  de  l'organe,  quant 
à  l'impression  qui  se  fait  sur  lui  et  est  portée 
par  les  nerfs  jusqu'au  cerveau,  cela  est  entiè- 
rement du  ressort  de  la  physiologie.  Les  sen- 
sations et  les  notions  qui  résultent  en  nous  de 
l'action  des  objets  matériels  sont  elles-même.=, 
abstraction  faite  de  la  distinction  des  organes, 
très-diverses  :  elles  n'ont  de  commun  que  l'unité 
de  la  conscience  en  laquelle  elles  se  réunissent, 
en  sorte  que,  à  ne  les  considérer  qu'en  eux- 
mêmes,  on  pourrait  regarder  les  cinq  sens  par 
lesquels  nous  les  obtenons  comme  cinq  facultés 
distinctes.  Mais  la  concomitance  habituelle  des 
données  de  chaque  sens  avec  celles  des  autres 
nous  apprend  et  nous  oblige  à  rapporter  aux 
mêmes  objets  les  qualités  que,  directement  ou 
indirectement,  elles  nous  manifestent;  et  cette 
unité,  en  quelque  sorte  objective,  nous  autorise 
à  son  tour  à  confondre  les  cinq  sens  sous  le  titre 
commun  de  perception  extérieure. 

Par  les  sens,  je  n'ai  l'expérience  que  de  ce 
qui  leur  est  actuellement  soumis  et  immédia- 
tement présent;  la  perception  ne  s'étend  pas 
au  delà  de  l'instant  dans  lequel  elle  s'opère.  Or, 
connaître  seulement  ainsi,  ce  serait  presque  ne 
connaître  pas.  Que  ferais-je,  en  effet,  de  mc^ 
connaissances,  si  elles  s'évanouissaient  sans  re- 
tour à  mesure  que  je  les  acquiers?  Autant  vau- 
drait ne  les  pas  acquérir.  Les  choses  que  j'aurais 
perçues  le  plus  souvent  me  seraient  toujours 
nouvelles;  il  me  faudrait  recommencer  sans 
cesse,  et  sans  avancer  jamais,  l'acquisition  de 
mes  idées  les  plus  anciennes.  Outre  la  puissance 
d'acquérir,  l'homme  a  le  pouvoir  de  garder  et 
de  ressaisir,  dans  l'occasion,  les  connaissances 
déjà  obtenues;  et  cette  puissance  de  reproduire, 
en  l'absence  des  objets,  les  résultats  de  l'expé- 
rience sous  la  forme  du  souvenir,  c'est  la  mé- 
moire. Nous  la  signalons  ici  par  son  caractère 
le  plus  extérieur  et  par  son  nom  le  plus  connu. 
Mais  une  étude  attentive  de  la  mémoire  fait  dé- 
couvrir qu'elle  n'est  qu'une  variété  d'un  fait 
plus  général  qui,  dans  la  langue  psychologique, 
porte  un  nom  particulier  :  ce  fait  est  la  con- 
ception. Pour  me  rappeler  en  effet  un  objet 
que  j'ai  connu,  il  faut  deux  choses  :  d'une 
part,  que  l'idée  de  cet  objet  se  retrace  à 
ma  pensée;  d'autre  part,  que  je  reconnaisse 
cette  idée,  que  j'aperçoive  qu'elle  n'est  pas  nou- 
velle. Le  souvenir  suppose  invariablement  la 
conception  ou  représentation  mentale  de  l'objet 
qu'on  se  rappelle;  mais  la  conception  n'engendre 
pas  toujours  le  souvenir.  Par  e.vemple,  je  con- 
çois tous  les  mots  que  j'écris,  à  mesure  que  le 
mouvement  de  ma  pensée  me  les  suggère,  et  je 
sais  bien  que  je  ne  les  invente  pas;  mais  je  ne 
m'arrête  pas  à  les  reconnaître  expressément;  je 
n'en  rattache  l'idée  à  aucune  époque  précise  de 
ma  vie  passée;  je  les  conçois  et  c'est  tout;  et 
quand  les  mots  me  viennent  ainsi,  je  ne  dis  pas 
que  je  m'en  souviens.  Quelquefois  c'est  une 
phrase  entière  qui  me  revient  à  la  pensée;  je 
l'ai  lue  quelque  part;  mais,  ne  la  reconnaissant 
pas,  je  l'écris  comme  si  elle  était  de  moi  :  cela 
s'appelle   alors    une   réminiscence.    Mais  quel- 

Suefois  aussi  c'est  réellement  que  j'assemble 
ans  un  ordre  nouveau  les  idées  et  les  mots  que 
je  conçois,  et  l'on  nomme  cela  plus  ordinai- 
rement imaginer  :  c'est  ainsi  que  je  conçois  un 
hippogriffe,  que  j'imagine  une  sirène,  que  je  me 
figure  un  palais  plus  magnifique  que  tous  ceux 
qui  existent,  ou  quelque  autre  création  idéale. 
J'ai  l'air,  en  effet,  de  créer;  au  vrai,  je  ne  fais 
qu'assembler  des  conceptions  :  le  tout  est  nou- 


INTE 


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INTE 


l'du;  les  éléments  ne  le  sont  pas.  On  Irouvcrait, 

lUS  les    conceptions  géométriques,    un   autre 

\cmple  tout  aussi   réel  et  plus  sérieux,  do  ce 

,  lire  de  créations,  que  le  langage  attribue  à 

['tinayinalion.  Il  y  a  donc  de  pures  et  simples 

ronceplions  :  il  y  en  a  que  l'esprit  reconnaît,  ce 

-Ht  des  souvenirs;  et  d'autres  qu'il  ne  reconnaît 

is,  bien  qu'elles  reproduisent  des  perceptions 

uciennes,  ce  sont  des  réminiscences  j  il  y  en  a 

[u'il  sait   nouvelles,  qu'il  imagine  et  crée  en 

quelque  sorte.  Au  fond  de  tous  ces  actes  de  l'es- 

it,  diversement  nommés,  est  toujours  la  con- 

iition,    qui    reproduit    l'expérience  ;  elle    est 

compagnée,  selon   les   cas,   de  telle  ou  telle 

■constance,  et    la  mémoire,    la  réminiscence, 

inaifination  n'en  sont  chacune  qu'un  cas  par- 

ulier. 

Avec  l'expérience  et  la  mémoire,  je  connais  le 
osent  et  une  certaine  partie  du  passé.  Mais 
cla  ne  me  sullit  pas  encore.  J'ignore  tout  à  fait 
avenir,    et,  par    conséquent,   l'expérience   est 
ujours  à  refaire.  Je  sais  que  le  feu  briile  au- 
urd'hui,  parce  que  j'en  approche  les  doigts;  je 
is  qu'il  brûlait  hier;  mais  je  ne  puis  dire  s'il 
ùlera  demain.  Ainsi  de  tout.  Dans  cette  igno- 
aiice  de  ce   que  je  dois  attendre,  de  ce  que  je 
puis  craindre  ou  espérer  des  objets,   comment 
me  conduire?  Ma  connaissance  est  trop  bornée 
dans  le  temps,  et  elle  l'est  trop  aussi  dans  l'es- 
pace :  car  je  ne  sais  rien,  non  plus,  ni  des  pro- 
priétés, ni  même  de  l'existence  de  cette  innom- 
brable multitude  d'objets   que  n'a  pas  atteints 
mon    expérience.   A  cette  insuffisance   supplée 
l'induction,  qui  me  rend  capable  de  conclure  du 
passé  l'avenir,  du  peu   d'objets  que  je  connais, 
les  propriétés  de  presque  tous  ceux  que  je  ne 
l    connais  pas  ;   et,  comme  c'est  par  une  sorte  de 
i    transport  de  ce  que  je  vois  à  ce  qui  m'échappe 
j    que  j'étends  ainsi  le  cercle  de  l'expérience,  on 
appelle  cela  inférer  ou  induire.  Qu'il  y  ait,  du 
I    reste,   dans  l'esprit   des  notions  qui  dépassent 
l'expérience   et   qui    la   débordent  en   quelque 
sorte  de  toutes  parts,  c'est  ce  qu'un  seul  exemple 
établira   suffisamment.    J'ai    éprouvé    plusieurs 
fois  qu'un  corps  porté  à  une  certaine  hauteur 
tombe  vers  la   terre,  s'il  cesse  d'être  soutenu. 
J'en  ai  conclu  que  la  terre  attire  les  corps,  et 
qu'elle  a  cette  puissance,    non  pas  seulement 
dans  le  temps  que  j'en  observe  les  effets,  mais 
en  tout  temps  ;  qu'elle  l'a  exercée  de  la  même 
façon,  depuis  qu'il  y  a  des  corps  ;  qu'elle  conti- 
nuera de  l'exercer  encore,  tant  qu'il  y  aura  de 
la  matière,  non  pas  seulement  dans  les  lieux  que 
mon  expérience  embrasse,  mais  en   tous  lieux 
et  sur  tous  les  points,   depuis  un  pôle  jusqu'à 
l'autre.  Avec  un  peu  d'instruction,  j'étends  même 
au  delà  de  cette  terre  le  pouvoir  attractif  de  la 
matière.  Je  pense  que  le  soleil  l'exerce  sur  notre 
globe,  comme  celui-ci  sur  la  lune,  et  que  tous 
les    corps    célestes  s'attirent  mutuellement  en 
vertu  de  la  même  propriété  qui  fait  tomber  une 
pierre.   Je  vais   enfin  jusqu'au    possible,  et  je 
me  figure  cjue  si  de  la  matière  était  nouvel- 
lement créée  quelque  part,  elle  posséderait  la 
même  puissance  d'universelle  attraction.  Ajoutez 
que  je  transporte   à  toute  la  matière,  en  tout 
temps  et  en  tous  lieux,  avec  la  propriété  décou- 
verte en  quelques  corps,  la  règle,  s'il  y  en  a  une, 
selon  laquelle  cette  propriété  agit.  Je  suppose^ 
en  d'autres  termes,  que  la  vertu  attractive  des 
corps,  partout  et  toujours,  comme  ici  et  main- 
tenant, augmente  avec  la  masse  et  diminue  avec 
la  distance.   C'est  de  la  même  manière  que  je 
crois    généralement  à   la  persistance   dans  les 
choses  des  propriétés  que  j'y^  ai  découvertes,  à  la 
présence  dans   tous  les   objets   semblables  des 
qualités  que  j'ai  constatées  en  quelques-uns,  à 


la  reproduction  des  mêmes  symptômes  caracté- 
ristiques dans  les  phénomènes  par  lesquels  ces 
([ualités  et  ces  propriétés  se  manifestent,  et,  par 
exemple,  à  la  malléabilité  du  fer,  à  la  présence 
des  mêmes  formes  solides  sous  les  apparences 
visibles  qui  se  ressemblent,  à  la  périouicité  du 
lUix  et  du  reflux  alternatifs  de  la  mer. 

Par  les  sens,  je  connais  le  monde,  et  des  corps, 
ce  qu'ils  sont  actuellement  dans  le  présent  ;  par 
la  mémoire,  j'atteins  le  passé,  et  par  l'induction, 
l'avenir  et  ce  qui  n'est  pas  l'objet  direct  d'une 
expérience  actuelle.  Mais  ce  monde^  qui  est, 
pourrait  ne  pas  être;  ce  qui  est  arrive  et  aurait 
pu  ne  pas  se  produire  ;  ce  que  je  conjecture 
comme  prochain  n'arrivera  peut-être  jamais.  En 
d'autres  termes,  ces  êtres  que  je  perçois,  ces 
phénomènes  dont  je  me  souviens  ou  que  je 
prévois,  moi-môme  qui  prévois,  me  souviens  et 
perçois,  rien  de  tout  cela  n'a  en  soi  la  raison  de 
son  existence  passée,  présente  ou  future.  Tout 
cela  est,  comme  on  ait,  cotilingent.  Mon  esprit, 
qui  est  capable  de  comprendre  celte  insuffisance 
des  choses  bornées  à  s'expliquer  par  elles-mêmes, 
a  la  puissance  aussi  de  trouver,  en  dehors  et  au- 
dessus  d'elles,  leur  raison  d'être,  qui  n'est  cer- 
tainement pas  en  elles;  il  comprend  que  toutes 
ensemble  doivent  être  rattachées  à  un  principe 
suprême,  qui  est  Dieu;  il  lui  est  donné  de  con- 
cevoir, a  propos  de  ce  qui  est  simplement,  ce 
qui  doit  être;  à  propos  du  contingent,  le  néces- 
saire; du  fini,  l'infini;  de  l'imparfait,  le  parfait. 
En  effet,  le  contingent,  c'est,  en  d'autres  termes, 
ce  qui  n'a  pas  en  soi  la  raison  de  son  existence  ; 
c'est  ce  qui  n'est  pas  en  soi.  Or,  ce  qui  n'a  pas 
en  soi  la  raison  de  son  existence,  doit  l'avoir 
en  autre  chose;  ce  qui  n'est  pas  par  soi,  ne 
peut  être  que  par  autrui.  Et  maintenant,  il  faut 
que  cet  autre  ait  en  soi  la  raison  de  son  être, 
sans  quoi,  ne  s'expliquant  pas  par  lui-même,  il 
ne  suffirait  pas  à  expliquer  le  reste,  et  l'esprit 
demeurerait  aussi  peu  avancé  qu'auparavant  : 
la  difficulté  serait  déplacée  ;  elle  ne  serait  pas 
levée.  Cet  autre  est  donc  nécessaire,  absolu, 
existant  par  soi.  Le  concevant  comme  néces- 
saire, je  le  conçois  aussi  comme  parfait  et  in 
fini  :  il  existe  sans  bornes,  puisqu'il  existe  sans 
conditions,  puisqu'il  ne  peut  pas  ne  pas  être  ;  il 
est  parfait,  puisque  rien  ne  lui  manque.  Voilà  ce 
que  comprend  l'esprit  humain  ;  voilà,  non  pas  la 
preuve  de  l'existence  d'un  être  infini,  mais  le 
récit  de  ce  qui  se  passe  dans  nos  intelligences, 
l'histoire  du  procédé  tout  à  fait  simple,  suivant 
lequel,  de  lui-même  et  sous  l'empire  de  ses 
lois,  l'entendement  s'élève  à  propos  du  fini  à 
l'infini  ;  de  cela  seul  qu'il  connaît  le  contingent, 
et  le  connaît  comme  tel,  il  conçoit  du  même 
coup  son  contraire,  je  veux  dire  l'absolu.  L'un 
ne  va  pas  sans  l'autre  dans  l'entendement  ;  et 
clairement  ou  confusément,  tout  homme,  cultivé 
ou  non,  possède  au  fond  de  sa  conscience  une 
idée  .du  nécessaire.  Cette  faculté  de  concevoir 
l'absolu,  on  l'appelle  en  philosophie  enlendement 
pur,  intellection  pure,  raison;  faculté  supé- 
rieure, sans  laquelle  l'homme,  réduit  à  constater 
sans  comprendre,  et  à  tout  voir  sans  connaître 
jamais  la  raison  de  rien,  n'aurait  rien  de  plus, 
du  côté  de  l'intelligence,  que  l'animal. 

A  ces  facultés,  qui  sont  les  sources  de  toutes 
nos  idées,  il  faut  joindre  un  certain  nombre  de 
procédés  d'un  emploi  .universel  et  très-fréquent, 
par  lesquels  l'esprit,  sans  ajouter  de  nouvelles 
connaissances  à  celles  qu'il  possède  déjà,  trans- 
forme celles-ci  pour  en  faire  usage,  les  divisant, 
les  unissant,  les  associant  et  les  combinant  de 
mille  manières.  Ainsi,  nous  pouvons,  dans  une 
idée  complexe,  n'envisager  qu'un  de  ses  éléments 
à   l'exclusion    de  tous  les  autres,  et  cela  s'ap- 


INTE 


—  804   — 


INTE 


pelle  ahxtraire.  Plusrcurs  idées  ayant  été  suc- 
cessivement dégagées  par  l'abstracliorij  s'il  y  a 
entre  elles  (juelque  analogie,  elles  se  rapprochent 
dans  l'intelligence.  L'esprit  néglige  les  différen- 
ces, ne  lient  compte  que  des  ressemblances,  et, 
les  réunissant,  en  forme  comme  un  total  et  une 
somme,  qui  est  alors  une  conception  abstraite 
générale.  Les  éléments  en  étaient  dans  la  réalité 
épars  et  désunis;  l'esprit  leur  donne  l'unité,  et 
celte  unité  artificielle,  le  mot  qui  l'exprime  la 
conserve.  Puis  l'entendement,  qui  contient  à  la 
fois  plusieurs  conceptions  générales,  peut  re- 
marquer encore  qu'elles  enferment  également 
plusieurs  représentations  particulières,  et  se  dis- 
tinguent par  d'autres,  ou  qu'elles  s'appliquent  en 
commun  à  un  certain  nombre  d'objets  individuels. 
Il  les  assemble  de  nouveau,  consacre  et  main- 
tient par  un  mot  le  total  artificiellement  formé, 
et  cette  somme  de  conceptions  générales,  réu- 
nies par  un  nom,  c'est  l'idée  d'un  genre,  d'une 
espèce,  d'une  classe,  d'un  ordre,  d'une  famille  : 
il  ciasse.  L'esprit  a  a'ailleursune  pente  naturelle 
à  généraliser  ainsi,  c'est-à-dire  à  ne  considérer 
les  choses  que  par  leurs  côtés  communs,  et  à  en 
concevoir,  pour  ainsi  dire,  plusieurs  en  une. 
Nous  n'avons  pas  plus  besoin  de  vouloir  pour 
généraliser  que  pour  abstraire.  Une  fois  en  pos- 
session .des  idées  générales  de  toute  sorte,  dans 
lesquelles  il  a  comme  transformé  la  matière  de 
l'expérience,  l'esprit  est  sans  cesse  occupé  à  les 
rapprocher  les  unes  des  autres,  et  à  y  ramener 
les  objets  divers  et  changeants  de  ses  percep- 
tions. Tout  ce  qui  lui  est  donné,  il  le  détermine, 
soit  en  l'enfermant  sous  un  genre,  et  en  lui  at- 
tribuant par  là  tous  les  caractères  constitutifs  de 
ce  genre  ;  soit  en  l'excluant  d'un  genre,  ce  qui 
revient  à  le  placer  dans  la  sphère  indéfinie  de 
tous  les  autres  genres.  Cette  opération  s'appelle 
juger,  quand  le  rapport  des  deux  idées  est  aperçu 
immédiatement.  Mais  il  se  peut  que  ce  rajport 
ne  soit  pas  frappant,  et  que  l'esprit  ait  besoin, 
pour  s'en  assurer,  de  recourir  à  l'expérience 
d'un  terme  moyen;  alors  il  raisonne,  ce  qui  est 
encore  découvrir  le  rapport  de  deux  idées,  mais 
médiatement  et  par  l'entremise  d'une  troisième. 
Il  n'y  a  donc,  entre  le  jugement  et  le  raisonne- 
ment, que  la  différence  d'une  opération  simple 
à  une  opération  plus  complexe.  Vabstraclion,  la 
généralisation,  le  jugement,  le  raisonnement 
sont,  si  l'on  veut,  des  facultés  de  l'intelligence; 
mais  il  faut  bien  entendre  que  ces  facultés  ne 
le  sont  pas  au  même  titre  que  les  précédentes, 
et  qu'elles  n'expriment  guère  que  des  opérations 
secondaires,  qui  s'appliquent  à  des  matériaux 
amassés  d'avance,  et  ne  font  que  les  mettre  en 
œuvre,  sans  ajouter  au  fond  de  notre  connais- 
sance rien  d'original  et  de  nouveau. 

Enfin,  il  faut  placer  au-dessus  de  toute  cette 
diversité  de  notions  et  de  facultés  la  conscience 
qui  est  dans  toutes,  et  n'est  précisément  aucune 
d'elles,  qui  est  la  condition  universelle  de  l'in- 
telligence, la  forme  fondamentale  de  tous  les 
modes  de  notre  activité  pensante,  et  un  mode 
spécial  de  cette  activité.  L'âme  perçoit,  se  sou- 
vient, prévoit,  juge,  raisonne.  En  même  temps 
qu'elle  fait  tout  cela,  elle  sait  qu'elle  le  fait;  en 
même  temps  qu'elle  accomplit  tous  ces  actes, 
elle  a  conscience  d'elle-même,  qui  les  exécute. 
Mais  cette  conscience  est-elle  distincte  et  sépa- 
rable  des  opérations  qu'elle  accompagne?  Celles- 
ci  seraient-elles  sans  celle-là,  ou  celle-là  sans 
celles-ci  ?  Non  assurément.  L'idée  sans  la  con- 
science, que  serait-ce?  Une  idée  que  nous  au- 
rions, sans  savoir  que  nous  l'avons,  une  pensée 
pue  nous  ne  penserions  pas,  c'est-à-dire  quelque 
chose  d'absurde  et  d'impossible,  et  non  pas  seu- 
lement un  phénomène  incomplet,  mais  un  pur 


rien.  Connaître  sans  connaître  que  l'on  connaît, 
c'est  rigoureusement  ne  connaître  pas;  l'abstrac- 
tion de  la  conscience,  dans  l'acte  intellectuel, 
équivaut  à  la  destruction  même  de  cet  acte. 
Ainsi,  ces  deux  propositions  :  Je  pense  et  Je 
sais  que  je  pense,  sont  au  fond  identiques,  puis- 
que, si  je  l'ignorais,  je  ne  penserais  pas.  D'un. 
autre  côté,  peut-on  avoir  conscience  sans  penser? 
C'est  demander  si  l'on  peut  avoir  conscience  de 
rien.  L'àme  ne  se  sent  que  modifiée  ou  agissante, 
et  si  la  vie  intérieure  s'arrêtait,  la  conscience 
serait  abolie.  Elle  n'est  donc  pas  une  faculté 
spéciale,  distinguée  des  autres  en  nature,  ayant 
son  domaine  propre  et  ses  objets  à  elle.  Son  do- 
maine est  égal  en  étendue  à  celui  de  toutes  les 
facultés  intellectuelles  prises  ensemble;  ses  objets 
sont  les  objets  de  toutes  et  de  chacune.  L'expé- 
rience a  le  présent,  la  mémoire  a  le  passé,  et 
l'induction  l'avenir  ;  les  sens  connaissent  la  ma- 
tière, et  la  raison  va  à  Dieu  ;  la  conscience  a 
tout  cela,  embrasse  tous  ces  objets,  connaît  tout 
ce  qui  est  connaissuble.  Elle  est  la  pensée  même, 
saisissant  tantôt  l'être  borné,  tantôt  l'être  in- 
fini :  ici  les  qualités  et  les  pnénomènes,  là  les 
causes  et  les  lois.  Tout  acte  de  l'intelligence  est 
une  modification  de  la  conscience,  et  la  con- 
science est  le  terme  général  qui  désigne  l'en- 
semble de  nos  forces  intellectuelles. 

Telle  est  à  peu  près_,  autant  qu'une  si  rapide 
esquisse  peut  la  représenter,  notre  constitution 
pensante.  Mais  chacune  deces  facultés,  comme 
on  l'a  dit  au  commencement,  est  nécessaire  à 
l'exercice  de  toutes  les  autres.  La  conscience  est 
unie  à  toutes.  La  perception,  de  son  côté,  ou  l'ex- 
périence des  corps^  est  le  point  de  départ  obligé 
de  tout  acte  ultérieur  d'intelligence.  Sans  elle, 
point  de  souvenir,  puisque  le  souvenir  n'est  que 
l'expérience  reproduite;  pas  d'induction,  puisque 
l'induction  n'est  que  l'expérience  étendue  ;  pas 
d'abstraction,  ni  de  généralisation,  car  il  faut 
avoir  des  idées  complexes  pour  les  diviser  et  en- 
suite les  réunir  ;  enlin,  pas  de  raison,  car  si  la  per- 
ceiition  du  contingent  n'est  que  l'occasion  de  la 
conception  du  nécessaire,  elle  en  est  au  moins 
l'occasion  indispensable.  La  mémoire,  à  son  tour, 
n'est-elle  pas  l'auxiliaire  de  tous  les  actes  de 
l'esprit?  Il  n'y  a  pas  même,  à  proprement  parler, 
d'expérience  sans  la  mémoire,  il  n'y  en  a  pas.  du 
moins,  des  phénomènes  qui  se  produisent  dans 
la  durée.  Or,  tout  ce  qui  est  du  ressort  de  la 
conscience  est  dans  la  durée,  et  toute  espèce 
d'idée  est  du  ressort  de  la  conscience.  Qu'est-ce 
que  percevoir  le  mouvement  d'un  corps?  C'est 
connaître  ce  corps,  d'abord  en  un  point  de  l'é- 
tendue, puis  en  un  autre,  et  ainsi  successivement 
dans  chacun  des  points  intermédiaires^  jusqu'au 
point  d'arrivée.  Mais,  lorsque  je  connais  le  coi'ps 
au  point  d'arrivée,  je  ne  saurais  point  qu'il  s'est 
mil  à  moins  que  je  n'ajoute  mentalement  à  la 
perception  actuelle  le  souvenir  du  même  corps 
dans  tous  les  points  successifs  de  son  parcours. 
Je  ne  connaîtrais  même  de  l'étendue  que  la  par- 
tie toujours  très-bornée  que  mes  organes  peuvent 
embrasser  à  la  fois,  si  je  ne  pouvais,  la  parcou- 
rant de  la  main  et  des  yeux,  joindre  à  chaque 
perception  nouvelle  que  j'acquiers  ainsi  la  con- 
ception de  toutes  les  étendues  partielles  précé- 
demment explorées.  Nécessaire  à  l'expérience, 
la  mémoire  Test  plus  encore  aux  opérations  dis- 
cursives de  l'esprit,  à  l'induction  qui  suppose 
plusieurs  expériences  successives,  au  jugement 
et  au  raisonnement  qui  assemblent  des  idées 
antérieurementet  séparément  acquises.  Lamêm& 
épreuve,  faite  sur  l'induction,  démontrerait  la 
même  solidarité  d'action  :  c'est  en  effet  par  l'in- 
duction que  nous  rapportons  aux  mêmes  objets 
et   que  nous  apprenons  à  grouper  ensemble  les^ 


INTU 


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INTU 


aualités  diverses  de  la  matière  saisies  par  chacun 
<ie  nos  sens  ;  pour  se  souvenir,  il  laut  induire 
oncore,  car  le  souvenir  consiste  précisément  à 
inférer  do  la  conception  de  l'objet  absent,  quand 
elle  est  reconnue  par  l'esprit,  l'existence  passée 
de  cet  objet.  L'induction,  supposée  par  la  mé- 
moire, suppose  à  son  tour,  avec  l'expérience  et 
la  mémoire,  la  généralisation  :  car  elle  suppose 
la  ressemblance  ou  l'analogie,  et  c'est  la  ressem- 
blance qui  fait  les  genres  ;  en  sorte  que  toute 
induction  s'appuie  sur  une  généralisation  anté- 
rieure, expresse  ou  seulement  implicite.  La  rai- 
son éclaire  et  domine  tout  ce  travail  de  l'esprit; 
à  tout  ce  que  nous  voyons  de  borné,  de  contin- 
gent, d'imparfait,  elle  donne  un  fondement  et 
un  appui,  une  raison  d'être  suprême  et  dernière 
dans  quelque  chose  d'infini,  d'absolu,  de  parfait. 
Les  notions  qu'elle  suggt>re  à  nos  esprits,  di- 
verses par  leur  contenu,  mais  réunies  par  le 
caractère  de  nécessité  qui  leur  est  commun,  se 
dégagent  aussitôt  des  données  expérimentales 
qui  les  ont  introduites,  et  elles  deviennent,  une 
fois  établies  dans  l'esprit,  quelque  chose  d'inhé- 
rent, et  comme  un  milieu  indispensable  à  tra- 
vers lequel  nous  apercevons  toutes  choses.  Enfin, 
le  jugement  et  le  raisonnement  relient  ensemble 
et  coordonnent  pour  notre  usage  tous  les  élé- 
ments confusément  entassés  de  ce  vaste  amas  de 
notions  et  d'idées  de  toute  espèce  que  les  autres 
facultés  ont  apportées  à  l'esprit,  réduisant  les 
données  particulières  de  l'expérience  et  des  con- 
ceptions générales^  subordonnant  aux  lois  induc- 
tives  chaque  cas  singulier,  rapprochant,  pour  les 
expliquer  les  unes  par  les  autres,  les  choses 
perçues  des  conceptions  de  la  raison,  comparant 
chaque  idée  à  toutes,  et  toutes  à  chacune.  De 
tout  ce  travail,  qui  s'accomplit  en  nous,  tantôt 
spontanément,  tantôt  sous  la  direction  de  la  vo- 
lonté, résulte  cette  prodigieuse  multitude  de 
connaissances  diverses,  qui  fait  d'une  intelligence 
développée,  même  la  moins  cultivée  et  la  plus 
humble,  un  monde  d'une  variété  et  d'une  éten- 
due presque  infinies.  Chaque  faculté  y  apporte 
sa  part,  chacune  a  son  rôle  propre  et  sa  fin  spé- 
ciale ;  mais  elles  se  supposent  aussi  mutuelle- 
ment, et  toutes  concourent  à  l'acquisition  de  la 
moindre  de  nos  idées. 

Les  ouvrages  que  l'on  pourrait  consulter  sont 
innombrables.  Ceux  qui  traitent  plus  spéciale- 
ment ce  sujet  général  sont  :  les  Essais  sur  les 
facullcs  intellectuelles  de  Vhomme,  de  Th.  Reid  ; 
—  les  Éléments  de  la  philosophie  de  Vesprit 
humain,  de  Dugald  Stewart; —  le  Traité  des 
facultés  de  Vdme,  de  M.  A.  Garnier,  et  tous  les 
traités  de  logique  et  de  psychologie.      Axi.  J. 

INTÉRÊT  (Morale  de  l'),  voy.  Bien,  Devoir, 
Morale. 

INTUITION  (du  latin  inluerij  regarder),  con- 
naissance soudaine,  spontanée  et  indubitable, 
comme  celle  que  la  vue  nous  donne  de  la  lu- 
mière et  des  formes  sensibles.  Cette  expression, 
comme  beaucoup  d'autres,  est  un  emprunt  que 
la  philosophie  a  fait  à  la  théologie;  elle  signifie 
pour  les  théologiens  une  connaissance  de  Dieu 
surnaturelle,  c'est-à-dire  supérieure  à  celle  que 
nous  obtenons  par  les  procédés  ordinaires  de 
l'intelligence,  et  accordée  seulement  par  un  effet 
de  la  grâce,  soit  aux  élus  après  la  mort,  soit  à 
des  âmes  privilégiées  dans  quelques  rares  instants 
de  la  vie  présente.  En  passant  dans  la  langue 
philosophique,  elle  a  pris  un  autre  sens;  mais 
quoique  toujours  le  même  au  fond,  ce  sens  se 
modifie  suivant  la  différence  des  systèmes.  Ainsi 
dans  l'école  de  Kant  le  mot  intuition  {An- 
schauung)  est  à  peu  près  synonyme  de  percep- 
tion externe,  avec  cette  seule  différence  qu'il 
s'applique  à  la  fois  aux  objets  perçus,  aux  corps 


particuliers  qui  se  révèlent  actuellement  à  nos 
sens,  et  aux  conditions  absolues  sous  lesquelles 
ce  phénomène  a  lieu.  De  là  deux  espèces  d'in- 
tuitions :  les  intuitions  pures,  répondant  aux 
notions  de  temps  et  d'espace,  et  les  intuitions 
crnpiritjues,  répondant  aux  représentations  sen- 
sibles que  nous  donne  la  perception  elle-même. 
D'ajjrès  cette  opinion,  la  notion  générale  d'un 
corps,  toute  dépendante  qu'elle  est  de  l'expé- 
rience des  sens,  n'est  plus  une  intuition,  c'est- 
à-dire  une  image  pour  l'esprit,  mais  un  concept 
ou  une  notion  {De<jri(f).  Toute  connaissance  qui 
s'appuie  sur  des  intuitions  est  une  connaissance 
intuitive;  celle,  au  contraire,  qui  s'appuie  sur 
des  notions,  c'est-à-dire  qui  résulte  de  la  com- 
paraison de  plusieurs  termes,  ou  qui  est  formée 
par  le  passage  d'une  idée  à  une  autre,  s'appelle 
une  connaissance  discursive.  Ces  deux  sortes  de 
connaissances  se  distinguent  par  deux  caractères 
entièrement  opposés  :  l'une  est  simultanée  et 
l'autre  successive;  la  première  atteint  les  objets, 
la  seconde  nous  donne  leurs  rapports  ou  leurs 
lois.  Mais,  comme  il  n'y  a  pas  d'autre  intuition 
que  celle  des  sens,  les  seuls  objets  que  nous 
connaissions  sont  les  phénomènes  sensibles.  Kant 
et  ses  disciple^  nient  expressément  l'existence 
d'une  intuition  intellectuelle. 

Un  des  philosophes  qui,  après  Kant,  ont  ré- 
pandu le  plus  d'éclat  en  Allemagne  et  dans 
l'histoire  générale  de  la  philosophie  contempo- 
raine, M.  de  Schelling,  a  fait  précisément  de 
l'intuition  intellectuelle  la  base  de  tout  son 
système,  devenu  célèbre  sous  le  nom  de  philo- 
sophie de  la  nature.  Or,  pour  M.  de  Schelling, 
l'intuition  intellectuelle  ne  ressemble  à  rien  de 
ce  que  la  conscience  peut  observer  en  nous  : 
elle  ne  se  rapporte  pas  à  tel  ou  à  tel  objet;  elle 
ne  représente  ni  un  état  ni  une  faculté  déter- 
minée de  notre  esprit;  à  peine  si  l'on  peut 
dire  qu'elle  appartient  à  l'homme;  c'est  un  acte 
transcendant,  indéfinissable,  au  moyen  duquel 
l'intelligence  saisit  l'absolu  dans  son  identité, 
c'est-à-dire  tel  qu'il  est  en  lui-même,  au-dessus 
de  toute  distinction  et  de  toute  différence,  com- 
prenant en  lui,  réunissant  dans  sa  nature  ab- 
solument simple  toutes  les  oppositions  et  tous 
les  contraires,  comme  l'esprit  et  la  matière,  l'idéal 
et  le  réel,  la  liberté  et  la  fatalité,  enfin  l'identité 
elle-même  et  la  non-identité. 

Dans  le  langage  de  la  philosophie  écossaise  et 
de  celle  qui  règne  en  France,  on  appelle  intuitifs 
toute  croyance  et  tout  jugement  qui  se  présentent 
spontanément  à  notre  esprit,  avec  une  évidence 
irrésistible,  sans  le  concours  du  raisonnement  ni 
de  la  réflexion.  De  là  vient  qu'on  distingue  trois 
sortes  d'évidence  :  celle  qui  est  propre  à  l'intui- 
tion, celle  qui  vient  de  l'induction,  et  celle  qui  est 
produite  par  le  raisonnement  déductif.  Entendu 
dans  ce  sens,  le  mot  intuition  ne  désigne  en 
aucune  manière  une  faculté  distincte  ou  une 
source  particulière  de  connaissance  ;  mais  il 
s'applique  également  aux  sens,  à  la  conscience, 
à  la  mémoire,  à  la  raison,  et  marque  seulement 
un  état  naturel  ou  primitif  qui  précède  les  efforts 
de  la  réflexion.  En  effet,  avant  que  l'analyse  ait 
pu  se  rendre  compte  des  divers  éléments  et  des 
différentes  conditions  de  la  perception;  avant 
que  j'aie  songé  à  mettre  en  question  leur  légiti- 
mité; avant  que  le  raisonnement  et  l'induction 
en  aient  tiré  aucune  conséquence,  je  crois  fer- 
mement que  les  corps  existent,  au  moins  ceux 
qui  ont  produit  sur  moi  une  certaine  impression: 
et  je  crois  qu'ils  existent  absolument  tels  que 
mes  sens  me  les  montrent.  La  même  observation 
s'applique  à  la  connaissance  que  nous  avons 
de  nous-mêmes  par  l'exercice  simultané  de  la 
conscience   et   de    la   mémoire    Je  crois  d'une 


INTU 


—  806  — 


lONI 


I 


manière  aussi  immédiate  et  aussi  irrésistible  au 
sujet  de  la  perception  qu'à  son  objet,  à  ma  propre 
existence  qu'à  celle  du  monde  extérieur  :  ces 
deux  résultats  me  sont  donnés  dans  un  seul 
instant,  et,  si  l'on  peut  parler  ainsi,  dans  un 
seul  acte  de  foi,  qui  lui-même  est  inséparable 
do  la  sensation.  Je  ne  conçois  pas  plus  celle-ci 
sans  un  sujet  qui  l'éprouve,  que  sans  un  objet 
qui  la  provoque.  Que  la  sensation  se  renouvelle 
je  la  reconnais  à  l'instant,  et  je  me  reconnais 
aussi  moi-môme  comme  le  sujet  qui  l'a  éprouvée 
autrefois  et  qui  l'éprouve  de  nouveau  en  ce 
moment;  je  relie  alors  mon  existence  présente 
à  mon  existence  passée,  et  je  m'aperçois  comme 
un  être  identique.  Que  la  réflexion  philosophique, 
par  suite  de  la  marche  inévitable  qui  lui  est 
tracée,  vienne  ensuite  mettre  en  question  notre 
identité  personnelle,  la  distinction  de  la  substance 
et  des  phénomènes,  la  distinction  du  sujet  et  de 
l'objet,  ou  la  légitimité  de  nos  connaissances  en 
général,  ces  discussions  ne  feront  pas  disparaître 
les  convictions  naturelles  qu'elles  supposent  et 
qui  sont  chez  l'homme  les  conditions  de  la  vie 
aussi  bien  que  de  la  pensée.  Enfin  les  choses  ne 
se  passent  pas  autrement  pour  les  principes  de 
la  raison.  Avant  de  concevoir  ces  principes  en 
eux-mêmes  et  dans  leur  plus  haute  unité,  comme 
autant  d'attributs  ou  de  points  de  vue  différents 
de  l'infini,  ou  bien  avant  de  les  soumettre  aux 
procédés  réfléchis  de  l'abstraction  et  de  la  syn- 
thèse, je  les  admets  spontanément  avec  les  faits, 
comme  des  conditions  absolues  sans  lesquelles 
ni  les  faits  ni  l'acte  de  l'esprit  qui  me  les  fait 
connaître  ne  sauraient  se  produire.  Ainsi  quand 
je  vois  un  corps,  je  le  suppose  nécessairement 
dans  l'espace,  et  j'admets,  par  conséquent,  que 
l'espace  existe;  quand  je  me  rappelle  un  événe- 
ment ou  une  suite  d'événements  déjà  éloignés 
de  moi,  je  suppose  nécessairement  qu'ils  se  sont 
passés  dans  le  temps,  et  je  crois  au  temps  comme 
a  ces  événements  eux-mêmes;  quand  j'aperçois 
une  qualité,  je  l'attribue  à  une  substance,  par  la 
croyance  très-arrêtée,  quoique  non  réfléchie, 
qu'elle  ne  saurait  exister  sans  cela  ;  quand  mon 
intelligence  ou  mes  yeux  sont  frappés  d'un  phé- 
nomène nouveau,  d'un  phénomène  qui  com- 
mence, je  lui  cherche  immédiatement  une  cause, 
bien  convaincu  que  sans  cause,  il  n'existerait 
pas.  J'apprendrai  plus  tard  que  ces  principes  ont 
été  attaqués  et  qu'ils  ont  été  défendus;  mais  je 
l'apprendrai  avec  étonnement  :  car,  au  premier 
aspect,  l'attaque  me  paraît  impossible  et  la  dé- 
fense superflue. 

Il  existe  donc  véritablement  des  connaissances 
intuitives,  si  l'on  entend  par  là  des  croyances 
ou  des  jugements  antérieurs  à  toute  réflexion, 
et  que  la  réflexion  suppose,  bien  loin  de  les 
produire.  L'intuition  ainsi  comprise  ne  se  ren- 
ferme pas,  comme  le  soutient  Kant,  dans  le 
domaine  de  l'expérience  sensible  ;  mais  elle  em- 
brasse aussi  les  objets  de  la  raison  et  de  la 
conscience.  Affirmer  le  contraire,  c'est  se  dé- 
clarer sceptique  ;  c'est  faire  de  tout  ce  qui  ne 
tombe  pas  immédiatement  sous  les  sens  une 
pure  abstraction  ou  une  loi  de  la  pensée.  Veut- 
on  considérer  l'intuition  comme  un  fait  d'un 
ordre  plus  élevé,  c'est-à-dire  comme  une  vue 
immédiate  et  complète  de  l'absolu  ;  alors  elle 
n'est  plus  qu'une  chimère.  Nous  ne  connaissons 
l'absolu  que  par  les  idées  de  notre  raison,  et  il 
faut  que  chacune  de  ces  idées,  pour  atteindre 
son  objet,  soit  dégagée  des  phénomènes  à  l'oc- 
casion desquels  nous  la  concevons  d'abord  ;  il 
faut  ensuite  que  nous  les  réunissions  toutes 
entre  elles,  si  nous  voulons  connaître  l'infini, 
non  pas  tel  qu'il  est  dans  son  unité  ineffable, 
mais  sous  les  aspects  qu'il  présente  à  notre  in- 


telligence bornée.  La  nature  même  des  corps  ne 
se  révèle  à  nous  que  d'une  manière  médiate  et 
indirecte,  c'est-à-dirc  par  les  sensations  qu'ils 
nous  font  éprouver.  Nous  ne  connaissons  direc- 
tement que  notre  moi,  c'est-à-dire  Tàmc  en  tant 
qu'elle  est  libre  et  qu'elle  a  conscience  d'elle- 
même;  mais,  comme  nous  l'avons  remarqué 
ailleurs  (voy.  Ame),  notre  principe  spirituel  ou 
le  fond  de  notre  être  n'est  pas  contenu  tout 
entier  dans  les  limites  de  la  conscience.  Voy. 
Kant,  Schelling,  Infimi,  Raison. 

IONIENNE  (Philosophie).  L'école  ionienne 
naquit,  ainsi  que  son  nom  l'indique,  au  sein  des 
colonies  grecques  qui  occupaient  la  côte  occi- 
dentale de  l'Asie  Mineure.  Ëphèse,  Clazomène, 
Lampsaque,  Milet  surtout,  furent  le  théâtre  de 
son  apparition  et  de  ses  développements.  Toute- 
fois la  philosophie  ionienne  finit  par  franchir 
l'Helles^ont,  pour  venir  s'établir  à  Athènes,  à 
qui  il  était  réservé  de  devenir  la  métropole  de 
la  science  grecque.  Ce  fut  Anaxagore  qui,  le 
premier,  transporta  le  siège  de  la  philosophie 
ionienne  de  Clazomène  à  Athènes.  Banni  de  cette 
dernière  ville  après  un  séjour  de  trente  années, 
Anaxagore  retourna  en  Asie  Mineure,  à  Lamp- 
saque. Mais,  quelques  années  plus  tard,  la  phi- 
losophie ionienne  venait  définitivement  s'établir 
à  Athènes  avec  un  philosophe  qui  avait  suivi  les 
leçons  d'Anaxagore  à  Lampsaqne,  Archélaiis.  qui 
devint  à  son  tour  le  maître  de  Socrate.  «  Archélaiis, 
dit  Eusèbe  (Préparation  cvang.,  liv.  X,  ch.  xiv), 
succéda  dans  la  ville  de  Lampsaque  à  son  maître 
Anaxagore;  et  ensuite  étant  venu  à  Athènes,  il  y 
continua  son  enseignement,  et  réunit  autour  de 
lui  un  très-grand  nombre  de  disciples  athéniens, 
parmi  lesquels  Socrate.  »  Désormais  c'est  à 
Athènes  qu'il  est  réservé  d'être  le  centre  de  tout 
mouvement  philosophique.  C'est  à  Athènes  que 
doivent  naître  l'Académie,  le  Lycée,  le  stoïcisme, 
l'épicurisme,  en  un  mot,  toutes  les  grandes  écoles, 
si  l'on  en  excepte  celles  dont  Euclide  et  Am- 
monius  furent  les  fondateurs. 

C'est  donc  à  Athènes  que  vint  finir,  dans  la 
personne  d'Archélaûs,  la  philosophie  ionienne  née 
à  Milet  avec  Thaïes.  Or,  dans  l'intervalle  de 
temps  (150  ans  environ)  qui  sépare  Thaïes  d'Ar- 
chélaiis,  on  voit  se  succéder  comme  représentants 
de  l'esprit  ionien,  Anaximandre  de  Milet,  Phé- 
récyde  de  Syros,  Anaximène  de  Milet,  Heraclite 
d'Éphèse,  Diogène  d'Apollonie,  Hermotime  et 
Anaxagore,  tous  deux  de  Clazomène.  Nous  don- 
nons place  dans  cette  liste  à  Phérécyde,  bien 
qu'il  passe  généralement  pour  le  maître  de  Py- 
thagore  ;  car  non-seulement  il  est  ionien  par  son 
origine,  mais  dans  sa  doctrine  comme  dans  celle 
de  Thaïes,  d'Anaximandre,  d' Anaximène,  d'He- 
raclite, de  Diogène,  d'Archélaiis,  la  question  du 
principe  des  choses  est  la  question  fondamentale. 

Tout  ce  que  nous  savons  aujourd'hui  de  ces  phi- 
losophes repose  principalement  sur  la  tradition. 
Nous  n'avons  conservé  de  leurs  ouvrages  que  les 
titres  et  quelques  lambeaux  épars  dans  Diogène 
Laërce,  dans  Sextus  de  Mitylène  et  dans  Simpli- 
cius.  Cependant  de  ces  faibles  documents,  sou- 
mis aux  procédés  de  la  critique,  on  est  parvenu  à 
tirer  un  ensemble  d'opinions  assez  bien  liées  et 
pleines  d'intérêt  pour  l'histoire  de  l'esprit  hu- 
main. C'est  la  substance  de  ces  opinions  que  nous 
allons  essayer  de  reproduire  ici,  en  faisant  con- 
naître en  même  temps  l'ordre  dans  lequel  elles 
ont  pris  naissance. 

La  philosophie  ionienne  fut  tout  à  la  fois, 
mais  dans  des  proportions  inégales,  une  philoso- 
phie naturelle  et  une  philosophie  morale. 

Sous  le  dernier  de  ces  deux  points  de  vue,  il 
faut  signaler  d'abord  un  grand  nombre  de  pré- 
ceptes moraux  attribués  à  Thaïes,   et  le  dogme 


lONI 


—  807  — 


lONI 


do  rimmortalité  des  âmes  introduit  pour  la  jjre- 
Ilu^re  fois  dans  la  philosopliic  par  Phérécydc.  Un 
des  successeurs  de  Thaïes  et  de  Phéréeyde,  He- 
raclite d'Ëphcse,  dirigea  aussi  quckiues  recher- 
ches sur  certains  points  de  philosojiliie  morale, 
puisque,  au  rapport  de  Diogèue,  les  écrits  de  ce 
philosophe  ne  roulaient  pas  seulement  sur  l'uni- 
vers, mais  encore  sur  la  politique  et  la  théologie. 
Sc\lus  Kmpiricus  {Adv.  Mitthcm.,  lih.  VII)  range 
Heraclite  parmi  les  philosophes  qui  ne  s'occu- 
paient pas  uniquement  de  philosophie  naturelle. 
«On  s'est  plusieurs  fois  demandé,  dit-il,  si  Hera- 
clite n'appartient  pas  tout  à  la  fois  à  la  philoso- 
phie naturelle  et  à  la  philo.sophie  morale.»  Nous 
rencontrons  d'ailleurs  chez  le  même  Sexlus  (ubi 
supra)  un  passage  très-dévcloppé,  dans  lequel  se 
trouve  exposée  l'opinion  d'Heraclite  touchant  lu 
différence  qui.  pour  notre  intelligence;  sépare 
l'état  de  vciîle'd'avec  l'état  de  sommeil,  et  tou- 
chant la  distinction  qui  est  à  reconnaître  entre 
notre  sens  individuel,  unique  source  de  l'erreur, 
et  la  raison  générale,  dépositaire  de  toute  vé- 
rité. Postérieurement  à  Heraclite,  Anaxagore  et 
Archélaùs  s'occupèrent  encore  de  philosophie  mo- 
rale, l'un  en  posant,  pour  la  première  fois,  la 
distinction  entre  l'esprit  et  la  matière,  et  en  re- 
connaissant au-dessus  de  l'ensemble  des  choses 
une  intelligence  ordonnatrice  (voùç)  ;  l'autre,  en 
discourant  maintes  fois  avec  ses  disciples  sur  les 
lois,  le  beau  et  le  bien;  et  en  transmettant  ainsi 
à  Socrate  les  premiers  germes  de  la  science  mo- 
rale, que  le  maître  de  Platon  devait  dévelop- 
per. 

La  philosophie  naturelle  occupa  la  place  la  plus 
considérable  dans  les  travaux  des  ioniens.  Tous 
furent  physiciens  et  astronomes.  Thaïes  passe 
pour  le  premier  qui  ait  calculé  les  éclipses;  et, 
au  rapport  d'Hérodote,  il  avait  prédit  celle  qui 
vint  effrayer  et  séparer  les  armées  des  Mèdes  et 
des  Lydiens.  Heraclite,  à  son  tour,  entreprit 
d'expliquer  les  éclipses  de  soleil  et  de  lune,  les 
successions  des  jours  et  des  nuits,  des  mois,  des 
saisons,  des  années,  et  autres  phénomènes  soit 
astronomiques,  soit  météorologiques.  Dans  l'in- 
tervalle qui  sépare  Thaïes  d'Heraclite,  Anaximan- 
dre  et  Anaximène  avaient  construit  des  cadrans 
solaires  et  dressé  des  cartes  géographiques.  En- 
fin, Anaxagore  avait  tenté  d'expliquer  la  Voie 
lactée,  les  comètes,  le  vent,  le  tonnerre,  les 
éclairs,  les  aérolithes. 

Mais  la  question  fondamentale  agitée  par  les 
philosophes  ioniens  fut  celle  de  l'origine  des 
choses.  Au  point  de  vue  des  solutions  qu'ils  don- 
nèrent à  ce  problème,  ils  peuvent  être  partagés 
en  deux  catégories,  suivant  qu'ils  reconnurent 
un  nombre  indéterminé  ou  un  nombre  déterminé 
de  principes  élémentaires.  Dans  la  première 
viennent  prendre  place  Anaxlmandre  et  Anaxa- 
gore, par  adoption,  le  premier,  de  l'infini  (tô 
ttTtEtpov),  le  second,  des  homéoméries,  indéfinies 
quant  au  nombre  (àueipa  ■Klffioç)  ;  dans  la  se- 
conde, Thaïes,  Phéréeyde,  Anaximène.  Hera- 
clite, Diogène  d'ApoUonie,  Archélaùs,  qui  s'ac- 
cordent à  reconnaître  un  nombre  déterminé 
d'éléments.  Parmi  ces  derniers,  les  uns  admi- 
rent concurremment  plusieurs  éléments  des 
choses;  les  autres  n'en  reconnurent  qu'un  seul. 
Ainsi  Archélaiis,  au  rapport  de  Diogène  Laërce 
(liv.  II),  admettait  deux  principes  des  choses,  à 
savoir  le  feu  et  l'eau,  sous  la  dénomination  de 
chaud  et  de  froid;  tandis  que  Thaïes,  Phéré- 
eyde, Anaximène  et  Diogène  d'Apoilonie  n'ad- 
mettent cju'un  seul  principe  élémentaire.  Toute- 
fois, cet  élément  primordial  n'est  pas  le  même 
fiour  chacun  de  ceux-ci.  Pour  Phéréeyde,  c'est 
a  terre;  pour  Thaïes,  l'eau  ;  pour  Anaximène  et 
DiogènCj  l'air;  pour  Heraclite^  le  feu.  Mainte- 


nant, ceux  d'entre  les  ioniens  qui  reconnurent 
plusieurs  principes,  soit  déterminés,  soit  indé- 
terminés par  leur  nombre,  durent  admettre  en 
même  temps,  ])our  expliiiuer  la  constitution  ac- 
tuelle de  l'univers,  l'action  mécanicjuc  de  ces 
principes  les  uns  sur  les  autres.  Ceux,  au  con- 
traire, qui  admirent  l'unité  de  principe  expli- 
quèrent la  formation  des  choses  par  un  mouve- 
ment dynamique,  c'est-à-dire  par  le  développe- 
ment et  les  transformations  successives  de  ce 
principe  élémentaire,  considéré  comme  une  force 
vivante  et  active. 

Ces  travaux  de  l'école  ionienne  dans  la  sphère 
de  la  philosophie  naturelle  ouvrirent  la  voie  à 
toutes  les  écoles  qui,  plus  tard,  entreprirent 
l'explication  du  monde  physique,  et  servirent 
ainsi  tout  à  la  fois  de  modèle  et  de  point  de  dé- 
part à  Leucippe  et  à  Démocrite,  à  Empédocle,  à 
Aristote,  à  Stralon,  enfin  à  l-lpicure.  Il  y  a  plus: 
la  plupart  des  écoles  qui  constituèrent  en  Grèce 
la  première  période  philosophique,  et  qui  rem- 
plirent l'intervalle  de  temps  qui  s'écoula  de  Tha- 
ïes à  Socrate  (de  600  à  430  av.  J.  C),  furent,  en 
quelque  sorte,  autant  de  rameaux  de  la  philoso- 
phie ionienne.  Pythagore  était  né  à  Samos,  et 
avait  été  disciple  de  Phéréeyde.  Xénophane,  le 
fondateur  de  l'école  d'ÉIée,  avait  vu  le  jour  à 
Colophon.  Abdère,  patrie  de  Leucippe  et  de  Dé- 
mocrite, et  siège  de  l'école  qu'ils  fondèrent, 
était  une  colonie  venue  de  Phocée.  Démocrite, 
d'ailleurs,  ne  fut-il  pas  un  disciple  d'Anaxagore? 
Donc  l'école  ionienne,  indépendamment  des  doc- 
trines qui  lui  furent  propres,  fut  de  plus  la  com- 
mune racine  de  tous  ces  systèmes  philosophiques 
que  virent  naître  et  se  développer  les  deux  siè- 
cles qui  séparent  Thaïes  de  Socrate. 

Dans  le  cours  de  son  développement,  l'école 
ionienne  fut  contemporaine  de  l'école  pythago- 
ricienne, de  l'école  eléatique,  de  l'école  abderi- 
taine,  de  la  philosophie  d'Empédocle.  Leucippe 
et  Démocrite  se  posèrent  à  peu  près  les  mêmes 
questions  que  les  philosophes  ioniens.  Empédo- 
cle combina  en  une  sorte  de  syncrétisme  les  di- 
verses solutions  que  les  pliilosophes  ioniens 
avaient  apportées  au  problème  de  l'origine  des 
choses  :  on  sait,  en  effet,  qu'Empédocle  admit 
pour  principes  élémentaires  le  feu,  l'eau,  la 
terre  et  l'air,  réunissant  ainsi  les  opinions  d'He- 
raclite, de  Thaïes,  de  Phéréeyde,  d'Anaximène 
et  de  Diogène.  Les  écoles  pythagoricienne  et 
eléatique  lui  furent  hostiles,  en  ce  sens  qu'elles 
représentèrent,  dans  cette  première  période  de 
la  philosophie  grecque,  l'esprit  idéaliste,  tandis 
que  l'école  ionienne  était  surtout  la  personnifi- 
cation de  l'esprit  sensualiste.  C'est  à  cette  lutte 
que  fait  allusion  Platon,  lorsque,  dans  son  dia-' 
logue  du  Sophiste,  il  parle  des  philosophes  «qui 
ont  l'air  de  se  livrer  un  combat  de  géants  dans 
leurs  controverses  touchant  l'être.  Les  uns,  ajoute- 
t-il,  rabaissent  jusqu'à  la  terre  toutes  les  choses 
du  ciel  et  du  monde  invisible,  et  n'embrassent 
de  leurs  mains  grossières  que  les  pierres  et  les 
arbres.  Comme  tous  les  objets  de  celte  nature 
tombent  sous  leurs  sens,  ils  affirment  que  cela 
seul  existe  qui  se  laisse  approcher  et  toucher  : 
aussi  ils  identifient  l'être  avec  le  corps  ;  et  si 
quelque  autre  philosophe  vient  à  leur  dire  que 
l'être  est  immatériel,  ils  lui  témoignent  un  sou- 
verain mépris,  et  ne  veulent  plus  rien  entendre. 
Aussi  leurs  adversaires  prennent-ils  le  parti  de 
se  réfugier  dans  un  monde  supérieur  et  invi- 
sible; et  ils  les  combattent  en  établissant  que  ce 
sont  les  espèces  (eiSri)  intelligibles  et  incor- 
porelles qui  constituent  le  véritable  être.  Quant 
aux  corps  et  à  la  prétendue  réalité  qu'admettent 
les  premiers,  ils  les  broient  en  parties  si  subtiles 
par   leurs   raisonnements   qu'au   lieu  de    leur 


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laisser  l'être,  ils  ne  lui  octroient  que  le  devenir. 
Les  deux  partis,  Théétète,  se  livrent  sur  ce  point 
d'interminables  combats.  »  Ces  deux  partis,  que 
Platon  ne  nomme  pas,  nous  paraissent  être,  sur 
le  second  point,  le  pythagorisme;  et,  sur  le  pre- 
mier, l'ionisme.  Toutefois,  en  attribuant  à  cette 
philosophie  le  rôle  de  représentant  de  l'esprit 
sonsualiste  durant  la  première  période  de  la  phi- 
losophie grecque,  il  laut  savoir  tenir  compte  de 
toutes  les  exceptions  et  de  toutes  les  réserves 
qui  doivent  être  admises.  Or,  parmi  les  succes- 
seurs de  Thaïes,  il  en  est  qui  résolvent  en  un 
sens  plus  éléatique  que  véritablement  ionien  le 
problème  de  la  légitimité  de  nos  connaissances 
sensibles,  en  disant  que  le  témoignage  des  sens 
ne  peut  en  aucune  façon  nous  conduire  à  la  cer- 
titude, et  en  posant  la  raison  comme  le  critérium 
unique  du  vrai.  Celte  doctrine  est  celle  d'He- 
raclite, au  rapport  de  Sextus  {Adv.  Malhem., 
lil).  VII),  et  également  celle  d'Anaxagore,  d'après 
le  témoignage  du  même  Sextus,  et  d'après  celui 
de  Cicéron  [Acad..  liv.  II,  ch.  m). 

Consultez  sur  ï'école  ionienne  en  général, 
outre  les  principaux  historiens  de  la  philo- 
sophie :  Tiedcmann,  Premiers  philosophes  de 
la  Grèce,  in-8,  Leipzig,  1780  (ail.)  ;  —  Fr.  Bou- 
terweck,  de  Primis  philosophorum  grœcorum 
dccretis  phijsicis,  Comment.  Soc.  Gotting.,  t.  II, 
ann.  1811  ;  —  Henri  Ritter,  Histoire  de  la  philo- 
sophie ionienne,  in-8,  Berlin,  1821  (ail.)  ;  — 
C.  Mallet,  Histoire  de  la  philosophie  ionienne, 
in-8,  Paris,  1842;  —  Rzewuski,  de  lonica  philo- 
sophia,  in-4,  Paris,  1824.  —  Voyez,  pour  com- 
plément de  bibliographie,  les  articles  consacrés 
aux  principaux  philosophes  ioniens.        C.  M. 

IRWING  (Charles-François  d'),  né  à  Berlin  en 
1728,  et  mort  dans  la  même  ville  en  1801,  après 
avoir  rempli  diverses  fonctions  ecclésiastiques 
et  universitaires,  a  laissé  sur  plusieurs  sujets  de 
morale  et  de  psychologie  des  ouvrages  assez 
estimés.  En  voici  les  litres  :  Recherches  et  expé- 
riences sur  les  hommes,  2  vol.  in-8,  Berlin,  1772 
et  1777.  Deux  autres  volumes  ont  été  publiés 
en  1779  et  en  1783  :  Pensées  sur  les  diverses 
théories  de  la  méthode  reçue  en  philosophie, 
in-8  ,  ib.,  1773;  Essai  sur' T origine  de  la  con- 
naissance de  la  vérité  et  des  sciences,  in-8,  ib., 
1781;  Fragment  de  ■  la  morale  naturelle,  ou 
Considérations  sur  les  moyens  que  la  nature 
indique  pour  arriver  au  bonlieur^  in-8,  ib., 
1782.  Tous  ces  ouvrages  sont  écrits  en  allemand. 

X. 

ISIDORE,  l'un  des  derniers  philosophes  de 
l'école  néo-platonicienne,  successeur  de  Marinus 
et  maître  de  Damascius,  florissait  vers  la  fin  du 
V'  siècle  de  notre  ère.  Il  semble  résulter  des 
textes  de  Damascius,  son  biographe,  qu'il  était 
d'Alexandrie,  et  non  de  Gaza^  comme  on  le  sup- 
pose communément  sur  la  loi  de  l'historien  Aga- 
thias.  Damascius  dit  que  Syrianus  d'Alexandrie 
était  son  concitoyen,  et  plus  loin  il  ajoute  qu'I- 
sidore avait,  comme  tous  les  alexandrins,  une 
foi  aveugle  dans  les  révélations  des  songes.  Ce 
témoignage  positif  d'un  disciple  qui  a  longt.em]is 
vécu  dans  la  familiarité  d'Isidore  doit  prévaloir 
sur  l'autorité  assez  contestable  de  l'historien 
byzantin.  Rien  ne  prouve  d'ailleurs  que  l'Isidore 
de  Gaza,  cité  par  Agathias  comme  une  des  vic- 
times du  décret  de  Juslinien  contre  les  philo- 
sophes (529).  doive  être  confondu  avec  le  chef 
de  l'école  athénienne,  surtout  si  l'on  considère 
que  ce  dernier  jouissait  déjà  d'une  certaine  ré- 
putation sous  le  règne  de  Vibius  Sévère,  c'est-à- 
dire  soixante-dix  ans  auparavant. 

Les  éloges  forcés  que  prodigue  Damascius  à 
Isidore  d'Alexandrie  déguisent  assez  mal  l'in- 
suffisance du  philosophe.  Esprit  vif  et  pénétrant^ 


caractère  mobile  et  inquiet,  il  avait  tout  d'abord 
séduit  Proclus  par  la  noblesse  de  son  visage 
et  l'expression  de  son  regard  inspiré.  Enthou- 
siaste jusqu'au  fanatisme,  comme  la  plupart  des 
alexandrins,  étranger  aux  habitudes  studieuses 
de  l'école  d'Athènes,  plus  passionné  qu'instruit,  il 
se  fit  cependant  remarquer  parmi  les  disciples 
de  Proclus  et  de  Marinus  par  son  imagination 
ardente  et  l'ascendant  de  son  éloquence.  Mais 
ces  brillantes  qualités  du  disciple  étaient  loin 
de  suffire  au  chef  d'une  école  qui  depuis  long- 
temps suppléait  au  génie  par  la  science,  à  l'ori- 
ginalité par  le  culte  des  modèles  antiques.  Le 
dédain  qu'il  affectait  pour  les  livres  et  pour 
toute  étude  sérieuse  choquait  même  ses  dis- 
ciples les  plus  dévoués.  Marinus  avait  essayé; 
mais  sans  succès,  de  contenir  et  de  régler  son 
imagination  par  l'étude  d'Aristote;  Isidore,  fidèle 
aux  leçons  d'Asclépiodote,  son  premier  maître, 
n'eut  jamais  que  du  mépris  pour  les  procédés 
rigoureux  et  la  sévère  méthode  des  péripaté- 
ticiens.  Exclusivement  adonné  à  l'interprétation 
des  songes  et  à  la  théurgie.  versé  dans  la  con- 
naissance des  mystères  égyptiens,  il  ressemblait 
plutôt  (Damascius  lui-même  l'avoue)  à  un  inspiré 
qu'à  un  philosophe.  D'un  autre  côté,  son  exces- 
sive irritabilité,  sa  sévérité  outrée  pour  la  fai- 
blesse d'autrui,  excluaient  le  ta."t  et  la  prudence 
nécessaires  pour  traverser  des  temps  d'orage  et 
de  persécution.  Il  eut  toujours  beaucoup  plus 
d'ennemis  que  de  partisans  :  aussi  s'empressa- 
t-il  de  rejeter  le  fardeau  que  Marinus  lui  avait 
imposé,  sur  le  refus  d'Hermias.  Marinus  meurt 
quelque  temps  après  l'avoir  nommé  son  succes- 
seur, et  aussitôt  Isidore  se  hâte  de  retourner  à 
Alexandrie,  laissant  à  Zénodote  la  direction  de 
l'école  dont  il  n'avait  jamais  été  que  le  chef 
nominal. 

Jusque-là  l'école  d'Athènes  avait  puisé  une 
partie  de  sa  force  dans  les  souvenirs  de  l'an- 
cienne philosophie,  qu'elle  avait  ravivés,  et  dans 
le  respect  qu'elle  affectait  pour  les  croyances 
populaires  :  Isidore  répudie  également  les  tra- 
ditions religieuses  et  philosophiques,  la  poésie 
même  ne  trouve  pas  grâce  à  ses  yeux.  Il  prend 
au  sérieux  son  rôle  de  thaumaturge,  et  s'y  ren- 
ferme :  chaque  matin  il  raconte  et  commente 
les  songes  de  la  nuit  ;  il  ne  va  pas  au  temple, 
sous  prétexte  qu'il  porte  la  Divinité  en  lui- 
même;  il  rejette  la  dialectique,  en  disant  qu'il 
ne  veut  ni  conduire  ni  être  conduit  en  aveugle 
par  le  syllogisme  ;  en  un  mot,  il  ne  voit  dans 
les  livres  qu'une  source  d'opinions  et  d'erreurs, 
et  va  jusqu'à  déclarer  que  la  s:ien:e  est  inutile 
pour  découvrir  la  vérité.  Aristote  et  Chrysippe 
ne  sont  pour  lui  que  des  érudits  sans  profon- 
deur, dépourvus  de  la  véritable  science,  la 
science  révélée  et  intuitive.  A  quoi  bon,  en 
effet,  les  longs  travaux,  quand  on  peut,  comme 
Isidore,  «  voir  d'inspiration  la  vérité  d'un  ou- 
vrage ».  Proclus,  avant  lui,  avait  mis  la  science 
au-dessous  de  la  foi  ;  mais  il  la  maintenait  du 
moins  comme  moyen  de  perfection;  Isidore  sup- 
prima cet  intermédiaire  inutile. 

La  fin  de  sa  vie,  à  partir  du  moment  où  il 
quitte  Athènes  pour  Alexandrie,  est  fort  obscure; 
on  sait  seulement  qu'il  épousa  une  femme  du 
nom  de  Domna,  et  qu'il  en  eut  un  fils  appelé 
Proclus.  Son  mariage  avec  Hypathie  est  une 
fable  qui  ne  repose  que  sur  une  fausse  inter- 
prétation du  texte  de  Damascius. 

On  cite  parmi  ses  disciples  le  solitaire  Séra- 
pion,  et  Théodora,  platonicienne  ardente,  à  l'in- 
stigation de  laquelle  Damascius  composa  le  Pa- 
négyrique d'Isidore,  dont  Photius  nous  a  con- 
servé un  fragment.  Consultez  Photius,  ch.  clxxxi 
et  ccxLii; —  Agathias,  Hist.,  liv.  II,  ch.  xxx;  — 


I 


ITAL 


—  809 


ITAL 


Fabricius,  Bibliot.  grecque,  t.  IX;  —  Suidas, 
aux  mots  Isidore,  Marinus,  Syrianus,  Séra- 
pion;  — Simon,  llistoirede  l'école  d'Alexandrie, 
'2  vol.  in  8,  Paris,  1845,  t.  II,  p.  593;  —  Vachorot, 
Histoire  crilique  de  l'école  d'Alexandrie,  Paris, 
184(5-51,  3  vol.  in-8.  C.  Z. 

ITALIENNE  (PHILOSOPHIE).  Si  cette  expres- 
sion devait  désigner  tous  les  essais  philoso- 
phiiiues  qui  se  sont  produits  à  dater  du  vi*  siè- 
cle avant  l'ère  chrétienne,  sur  le  sol  de  PUalic, 
il  faudrait  commencer  par  distinguer  quatre 
époques  successives.  La  première  embrasserait 
les  écoles  de  Pyttiagore,  de  Xénophane,  d'Einpé- 
docle,  la  gloire  de  Ta  Grande  Grèce.  La  seconde 
contiendrait  les  oeuvres  spéculatives  et  morales 
des  Romains,  depuis  Lucrèce  jusqu'à  Boëce  et 
Cassiodore.  La  troisième  comprendrait  les  di- 
verses formes  de  la  philosophie  scolastique.  La 
quatrième  s'étendrait  de  la  cnute  des  institutions 
au  moyen  âge  aux  systèmes  qui  régnent  actuel- 
lement. 

Mais  l'usage  a  réservé  le  titre  de  philosophie 
italienne  aux  doctrines  qui  se  sont  développées 
après  le  réveil  des  études  classiques.  Quant  aux 
théories  et  aux  événements  qui  appartiennent  à 
l'antiquité,  ils  portent  des  noms  en  quelque 
sorte  consacrés  :  l'une  de  ces  périodes  est  appelée 
italique,  l'autre  latine.  A  l'égard  des  pensées  et 
des  enseignements  qui  caractérisent  l'enfance  de 
l'esprit  moderne,  le  moyen  âge,  ils  n'ont  pas 
d'empreinte  nationale  :  conçus  et  propagés  sous 
la  discipline  tutélaire  de  l'Église,  ils  sont  uni- 
versels, européens  plutôt  qu'italiens;  du  moins 
ont-ils  pour  théâtre  principal,  non  une  ville  ita- 
lienne, mais  Paris.  C'est  Paris,  en  effet,  que 
saint  Thomas  intitule  la  cité  des  philosophes, 
civilas  philoso^horum. 

Ce  n'est  pas  a  dire  que  l'Italie  n'ait  pas  donné 
à  la  scolastique  autant  de  célèbres  docteurs 
qu'en  produisirent  les  autres  parties  de  la  chré- 
tienté :  non  !  Elle  est  la  patrie  de  Thomas  d'A- 
quin  et  de  Bonaventure,  deux  personnages  aussi 
grands  dans  l'histoire  de  la  philosophie  que  dans 
celle  de  la  religion.  Mais  il  est  notoire  que  la 
plupart  de  ses  lumières  allaient  instruire  les 
peuples  étrangers,  dès  qu'elles  s'étaient  levées. 
Le  dialecticien  Lanfranc,  Anselme  le  métaphy- 
sicien furent  l'un  après  l'autre  primats  de  Can- 
torbéry,  Pierre  Lombard  fut  évêque  de  Paris, 
Jean  Italus  enseigna  à  Constantinople,  et  Gérard 
de  Crémone  charma  par  son  érudition  les  Arabes 
de  Tolède. 

Ce  n'est  pas  à  dire  non  plus  que  ces  différentes 
phases,  parcourues  par  l'esprit  philosophique 
dans  cette  presqu'île  en  hantée,  n'aient  pas  entre 
elles  certaines  analogies.  Ces  ressemblances  sont 
même  telles  qu'on  s'est  plu  quelquefois  à  consi- 
dérer les  quatre  époques  dont  nous  venons  de 
parler,  comme  autant  de  transformations  d'un 
seul  et  même  système,  comme  autant  de  va- 
riétés d'une  grande  et  constante  opinion.  Le 
génie  de  Pythagore  eût  plané  en  ce  cas,  sans 
interruption,  durant  plus  de  deux  mille  ans,  sur 
tous  ces  esprits  si  divers,  et  inspiré  à  la  fois 
l'idéaliste  et  le  matérialiste,  le  panthéiste  et  le 
déiste.  Il  faut  admettre  sans  doute  une  perpé- 
tuité de  tradition  ;  mais  il  ne  faut  pas  prétendre 
en  montrer  le  fil  partout,  ni  soutenir  que  ce  fil 
a  été  toujours  respecté,  ou  même  soigneusement 
entretenu  par  les  invasions  des  barbares  et  par 
les  irruptions  d'idées  nouvelles. 

S'il  est  vrai  que  la  pensée  a  besoin  du  langage^ 
non-seulement  pour  se  communiquer,  mais  pour 
se  former,  la  philosophie,  à  proprement  parler, 
italienne  n'est  pas  antérieure  à  l'idiome  italien. 
Ce  sont  les  maîtres  de  Dante  et  de  Pétrarque, 
Brunetto  Latini  et  Guide    Cavalcanti,  l'éternel 


honneur  do  Floren.'c,  qu'il  faut  envisager 
comme  les  précepteurs  des  philosophes  d'Italie. 
Dante  et  Pétrarque  eux-mêmes  furent  les  plus 
brillants,  les  plus  énergiques  précurseurs  de  ces 
mêmes  philosopheg.  Ils  n'exposent  pas  seulement, 
en  vers  mélodieux,  les  conceptions  de  cet  Aris- 
tote  qui  était  devenu  l'instituteur  des  plus  sa- 
vants docteurs  de  l'Ëglisc, 

....  11  maestro  di  color  che  sauno; 

ou  de  ce  divin  Platon  dans  lequel  plusieurs  Pères 
révérés  avaient  salué  un  disciple  de  Moïse,  un 
devancier  et  un  messager  du  Christ;  m:iis  ils 
impriment  à  leurs  expositions  un  cachet  d'origi- 
nalité, qui  s'explique  autant  par  l'imagination  et 
la  sensibilité  propres  à  leur  nation,  que  par  leur 
génie  individuel.  En  les  lisant,  on  voit  que  les 
habitants  de  la  péninsule  ont  appris,  non-seu- 
lement à  parler  une  langue  admirable,  mais  à 
penser  dans  cette  langue,  et  à  vivre  selon  les 
mœurs  qui  semblent  s'y  réfléchir.  Les  ouvrages 
de  ces  deux  héros  de  la  parole  ont  donc  servi  à 
préparer  le  terrain  aux  semences  que  le  siècle 
suivant  apporta  de  Constantinople.  Ils  ont  éveillé 
le  désir  de  rêver  et  de  méditer  dans  l'idiome 
maternel  ;  et  le  courage  de  préférer  à  l'étude  des 
abstractions,  au  jargon  de  l'école,  la  vive  admi- 
ration des  œuvres  de  Dieu,  le  culte  de  tout  ce 
qu'il  y  a  de  beau  et  de  relevé  dans  la  création 
et  parmi  les  hommes.  C'est  la  poésie,  c'est  l'en- 
thousiasme de  l'art,  et  non  la  critique,  ni  la  con- 
troverse, qui  disposa  les  Italiens  à  la  philo- 
sophie. 

Le  moment  est  parfaitement  connu  où  ces  étin- 
celles se  changèrent  en  flammes,  où  l'Italie  fît 
un  gigantesque  effort  pour  s'approprier  la  cul* 
ture  littéraire  et  scientifique  des  anciens,  mer- 
veilleusement secondée  par  un  instrument  ignoré 
des  anciens,  l'imprimerie.  Les  malheurs  et  les 
faiblesses  du  Bas-Empire  aidèrent,  plus  que  tout 
le  reste,  à  cette  révolution  qu'on  est  convenu 
d'appeler  la  renaissance.  C'est  vers  le  temps  où 
vivait  Jean  de  Ravenne,  c'est  en  1360,  que  Boc- 
cace  obtient  à  Florence  pour  Léonce  Pilati  la 
première  chaire  de  littérature  grecque  en  Oc- 
cident. En  139.")  le  sénat  de  Venise  en  érige  une 
seconde,  en  faveur  de  Manuel  Chrysoloras.  En 
1438  le  Byzantin  Gémiste  Pléthon,  envoyé  avec 
l'empereur  Jean  Paléologue  au  concile  de  Flo- 
rence, y  fait  mieux  connaître  et  aimer  davan- 
tage les  dogmes  de  Platon,  et  se  forme  un  dis- 
ciple dans  ce  Bessarion  qui  depuis  fut  élevé  à  la 
dignité  de  cardinal.  Voici  enfin,  en  1453,  les 
derniers  restes  de  la  civilisation  nellénique,  les 
Argyropule,  les  Chalcondyle,  les  Lascaris,  chas- 
sés de  Byzance  par  les  Ottomans,  et  forcés  d'im- 
plorer l'hospitalité  italienne. 

A  la  faveur  de  ce  concours  de  personnages 
éminents  et  de  mémorables  événements,  il  se 
diveloppa  dans  les  classes  élevées  entre  les 
divers  foyers  d'études,  une  émulation  qui  avait 
eu  peu  d'exemples.  Libéralement  secouru  par  de 
nombreux  souverains,  infatigablement  entretenu 
par  des  talents  aussi  variés  que  nombreux,  ce 
mouvement  devint  une  ère  intellectuelle  du  pre- 
mier ordre.  La  philologie,  l'érudition,  c'est-à- 
dire  la  connaissance  et  l'imitation  des  modèles 
légués  par  le  monde  ancien,  tel  fut  le  point  de 
départ.  Une  recherche  indépendante  de  la  nature 
et  des  fins  des  choses,  de  ce  qui  est  à  la  fois 
ancien  et  nouveau,  de  tout  temps  et  de  tout  lieu, 
voilà  quel  fut  le  résultat,  et  parfois  le  but.  L'es- 
prit humain  est  fait  de  telle  sorte,  qu'il  ne  peut 
s'adonner  longtemps  à  l'étude  des  mots  et  des 
formes,  sans  être  conduit  à  l'examen  des  pen- 
sées, à  la  comparaison  des  systèmes  ;  et  s'il 
débute  par  la  grammaire,  il  finit  par  la  meta- 


iTAL 


—  810  — 


ITAL 


Çhysiquo,  la  religion  et  la  politique.  Laurent 
alla  et  Nizolius,  en  attaquant,  l'un  avec  res- 
pect, l'autre  avec  rudesse,  l'enseignement  tra- 
ditionnel, élevèrent  leurs  contemporains  aux  plus 
hardies  investigations  sur  l'homme,  l'univers  et 
la  Divinité.  A  lorce  de  débattre  les  maximes  de 
l'autorité  scientifique,  on  en  vint  à  discuter 
les  titres  de  tous  les  genres  d'autorités;  une 
fois  en  chemin,  l'analyse  voulut  achever  sa 
course,  à  la  conaition  toutefois  de  s'arrêter  de- 
vant l'évidence  et  le  bon  droit. 

Un  caractère  spécial  distingue  cet  élan  qui 
entraîna  l'Italie  pendant  les  xv=  et  xvV  siècles. 
On  ne  se  livre  pas  seulement  à  des  combinaisons 
isolées,  à  des  efforts  individuels  ;  on  s'associe, 
on  se  concerte,  on  s'encourage  mutuellement, 
pour  hâter  le  progrès.  A  l'ombre  des  vieilles 
universités,  et  quelquefois  cour  leur  ruine,  on 
fonde  une  multitude  d'académies  libres.  A  leur 
tête  se  place  celle  de  Florence,  créée  par  les 
Médicis  et  Marsile  Ficin.  C'est  là  qu'on  restau- 
rait le  platonisme  avec  une  érudition  pleine 
d'enthousiasme.  On  y  mêlait,  il  est  vrai,  les  con- 
ceptions mystiques  des  derniers  disciples  de 
Platon,  des  alexandrins  et  des  kabbalistes  :  on 
philosophait  avec  plus  d'imagination  que  de  cir- 
conspection. Toutefois,  on  donna  aux  travaux 
intellectuels  une  noble  direction  vers  les  plus 
pures  beautés  de  la  morale,  on  propagea  le 
goût  des  hautes  méditations;  on  affermit  ou 
l'on  rétablit  le  règne  du  spiritualisme. 

Un  exemple  si  brillant  fut  suivi  par  toute  l'I- 
talie. On  ne  fit  pas  toujours  profession  des  doc- 
trines de  l'Académie;  mais  on  chercha  partout 
à  avoir  une  ou  plusieurs  académies.  Les  institu- 
tions qui  appartiennent  au  xvi"  siècle,  et  qui 
méritent  d'être  signalées  après  celle  de  Florence, 
parce  qu'elles  ont  exercé  une  visible  influence  sur 
la  marche  de  l'esprit  italien,  ce  sont  les  aca- 
démies des  Secrets,  de  Cosenze  et  du  Lynx.  L'a- 
cadémie des  Secrets,  œuvre  de  J.  B.  Porta  de 
Naples,  a  servi,  comme  celle  de'  Lincei  à  Rome, 
la  cause  des  sciences  physiques.  L'académie  de 
Cosenze,  organisée  par  Bernardin  Telesio,  a  en- 
richi, outre  la  physique  et  la  physiologie,  la 
psychologie  et  la  morale  ;  et,  quoiqu'elle  n'ait 
pas  réussi  à  secouer  le  joug  de  l'hypothèse,  elle 
a  su  recommander  en  termes  élégants  la  re- 
cherche patiente  de  la  réalité. 

En  même  temps  que  ces  jeunes  établissements 
s'efforcent  de  répandre  des  idées  nouvelles  avec 
une  nouvelle  activité,  les  universités  tâchent, 
pour  ainsi  dire,  de  rajeunir;  et  de  là,  une  heu- 
reuse rivalité  et  une  infinité  de  maîtres  dis- 
tingués. La  branche  d'enseignement  favorisée 
pendant  le  moyen  âge  devient  l'objet  de  soins 
redoublés  et  encore  plus  intelligents.  Le  chef- 
d'œuvre  d'Aristote,  VOrgation,  est  étudié  dans 
le  texte  original,  et  dans  les  plus  légères  va- 
riantes de  ce  texte;  ce  qui  provoque,  dans  les 
universités  mêmes,  une  lutte  salutaire  entre 
deux  sortes  de  péripatéticiens,  à  savoir,  ceux 
qui  persistent  à  marcher  dans  l'ornière  sécu- 
laire, et  à  maintenir  une  tradition  dégradée  et 
surannée,  et  ceux  qui,  en  possession  des  leçons 
authentiques  du  Lycée,  proclament  le  pur  et  pri- 
mitif péripatétisme  l'infaillible  expression  de  la 
vérité  même.  Qu'on  ajoute  à  ces  combats  des 
disputes  qui  duraient  encore  entre  les  alexan- 
dristes  et  les  averroïstes,  et  l'on  se  représen- 
tera aisément  l'effet  que  cette  savante  agitation 
dut  produire  sur  la  philosophie  italienne.  Les 
écoles  qui  se  firent  particulièrement  remarquer 
sont  Naples,  Bologne  et  Padoue.  A  Naples,  la 
philosophie  fut  surtout  utile  au  droit;  à  Bo- 
logne, où  le  droit  avait  toujours  été  cultivé  avec 
éclat,  où  Savonarole  avait  enseigné  la  métaphy- 


sique et  écrit  contre  l'astrologie,  la  philosophie 
concourut  à  l'accroissement  des  sciences  natu- 
relles, aussi  bien  qu'à  l'avancement  de  la  juris- 
prudence. Padoun  fut  plus  rictie  que  toute  autre 
université  en  interprètes  d'Aristote,  capables  de 
faire  apprécier  leur  maître  d'une  manière  digne 
de  lui,  c'est-à-dire  philosophiquement.  Cavalli 
et  Leonico  Tomeo,  P.  Pomponace,  Achillini  et 
Aug.  Nifo,  Passero  et  Zabarella,  Crcmonini  et 
Fr.  Piccolomini,  sont  des  noms  alors  respectés 
dans  toute  l'Europe.  La  preuve  que  ces  com- 
mentateurs, au  lieu  de  se  borner  à  commenter 
Arislote,  tentèrent  de  penser  par  eux-mêmes, 
tout  en  gardant  le  manteau  de  péripatéticien, 
c'est  cju'ils  furent  sans  cesse,  tant  qu'ils  vécurent, 
décries  comme  épicuriens,  comme  athées.  Plus 
d'une  fois,  en  effet,  ils  transportèrent  leurs  pro- 
pres opinions  dans  ces  pages  du  Stagirite  où, 
durant  une  longue  suite  de  siècles,  chaque  parti 
prenait  ses  armes,  comme  dans  un  arsenal. 

En  dehors  des  académies  et  des  universités, 
quantité  d'écrivains  s'empressèrent,  avec  autant 
de  zèle  qu'en  montraient  ces  doctes  compagnies, 
de  stimuler  l'esprit  philosophique  de  la  nation. 
Les  plus  profonds  peut-être  sont  ceux  qui  fai- 
saient gloire  de  suivre  Platon  et  Pythagore; 
c'était  là  du  moins  la  prétention  de  Cardan,  Pa- 
trizzi,  Jordano  Bruno.  Ccsalpin,  Vanini,  et  jus- 
qu'à un  certain  point  Campanella,  reconnais- 
saient Aristole  pour  leur  chef.  Les  uns  et  les 
autres  préparèrent  l'école  de  Galilée,  où  les  ob- 
servations les  plus  positives  semblent  supposer 
ou  entraîner  un  vaste  système  de  métaphysique. 

Cependant  les  écarts  qu'on  peut  reprocher  à 
plusieurs  de  ces  philosophes,  écarts  inséparables 
peut-être  de  l'ambition  désintéressée  de  tout 
connaître,  ne  tardèrent  pas  à  exciter  la  défiance 
du  clergé.  Autant  l'Église  avait  été  indulgente 
envers  les  contemporains  du  cardinal  Cusa,  au- 
tant elle  fut  sévère  pour  les  contemporains  de 
Bellarmin.  Un  des  partisans  de  Cusa,  J.  Bruno, 
expia  sur  le  bûcher  les  hardiesses  de  sa  théolo- 
gie, et  Galilée  fut  contraint  de  désavouer  ses 
découvertes.  Depuis  cette  époque  de  réaction, 
la  raison  se  trouva  intimidée,  paralysée,  et  elle 
le  demeura  pendant  près  de  aeux  cents  ans. 

La  philosophie  qui  domine  le  xvii"  siècle,  celle 
qui  porte  le  nom  de  Descartes,  n'a  eu  que  peu 
d'accès  en  Italie,  bien  qu'elle  eût  reconnu  Acon- 
zio  pour  un  de  ses  devanciers,  quant  à  la  grave 
question  de  la  méthode.  Thomas  Cornelio,  le 
dernier  membre  renommé  de  l'Académie  de  Co- 
senze, vanta  inutilement  le  philosophe  français, 
comme  un  émule  peut-être  supérieur  de  Galilée. 
Charles  Majillo  était  fondé  à  dire  aux  Napoli- 
tains :  Si  je  n'ai  pas  été  martyr  du  cartésia- 
nisme, j'en  ai  été  le  confesseur.  Il  devait  sortir 
de  Naples  même  un  jurisconsulte,  un  historien, 
décide  à  combattre  le  peu  de  cartésianisme  qui 
s'était  glissé  en  Italie.  J.  B.  Vico  jugeait  l'indé- 
pendance spéculative  incompatible  avec  le  bon- 
heur social,  et  demandait  qu'on  tirât  la  lumière 
de  l'entendement  et  la  règle  des  mœurs  unique- 
ment des  langues,  du  droit,  des  religions,  des 
traditions,  en  un  mot,  de  l'histoire,  de  cette  his- 
toire que  les  cartésiens  déclarèrent  une  baga- 
telle et  une  superfluité.  Vico  eut  raison  quand  il 
insista  sur  la  nécessité  d'approfondir  les  choses 
du  passé  ;  il  eut  tort  de  vouloir  réduire  à  cette 
tâche  le  rôle  de  la  philosophie.  Il  aurait  dû 
plaire  à  ses  compatriotes  par  cet  idéalisme  sym- 
bolique, qui  constitue  le  fond  un  peu  confus  de 
sa  théorie,  et  qu'on  retrouve  dans  les  doctrines 
d'un  magistrat  spirituel,  Gravina.  L'idéalisme 
n'a  jamais  entièrement  quitté  l'Italie.  Pendant 
que  Vico  faisait  à  Descartes  une  guerre  de  phi- 
lologue  et   de  juriste,  Malebrancne  rencontrait 


ITAL 


—  811  —  ITAL 


un  intrépide  sectateur  dans  Fardella.  Ce  profes- 
seur do  Padouo  n'hésita  point  à  mettre  en  doute 
la  réalité  du  monde  matériel,  à  défier  ses  adver- 
saires do  démontrer  l'existence  des  corps.  Ainsi 
que  Malebranclie,  Fardella  recourut  à  la  révéla- 
tion, pour  garantir  la  certitude  des  sons  et  la 
vérité  physique;  ce  qui  était  en  mémo  temps 
garantir  sa  sûreté  personnelle,  mise  en  danger 
par  les  calomnies  d'ennemis  puissants. 

Au  xvni*  siècle^  l'esprit  italien  manifesta  pour- 
tant une  disposition  opposée.  C'était  l'âge  d'or 
de  la  philosophie  expérimentale  et  pratique.  Les 
auteurs  français  répandaient  mille  projets  géné- 
reux ou  chimériques,  pour  améliorer  le  sort  des 
individus  et  des  États,  pour  rendre  le  bien-être 
plus  assuré  et  plus  général,  pour  délivrer  de 
leurs  préjugés  les  grands  et  les  petits.  Les  no- 
tions de  tolérance  et  de  pliilanthropie  devaient 
être  bien  accueillies  et  vivement  retentir  en  Ita- 
lie, au  moment  où  Lambertini  et  Ganganelli  les 
personnifiaient  sur  le  saint-siége.  Dans  la  pairie 
de  Serra,  ce  créateur  infortuné  de  l'économie 
politique,  on  vit  Filangieri  et  Mario  Pagano  in- 
troduire la  discussion  et  l'humanité  dans  l'édi- 
fice de  la  législation.  Dans  la  patrie  de  Serpi,  on 
vit  Beccaria  et  Verri  réformer  le  système  de  la 
pénalité,  en  contestant  la  légitimité  de  la  peine 
de  mort,  en  condamnant  la  torture,  et  en  soute- 
nant avec  éloquence  l'inviolabilité  de  la  vie  et  la 
dignité  de  la  personne  humaine.  Grippa,  Galiani, 
Algarotti,  Felici  montrèrent  à  l'Europe  combien 
le  peuple  qui  a  produit  Machiavel  est  capable 
d'explorer  la  nature  de  l'homme,  de  décomposer 
le  mécanisme  et  de  régler  le  jeu  de  l'activité 
publique.  Le  droit  de  la  nature  et  des  gens  a 
peut-être  autant  d'obligations  à  l'Italie  que  les 
sciences  physiques  et  mathématiques.  La  morale 
proprement  dite  que  le  Florentin  Vettori  avait 
avancée  au  xvi^  siècle,  en  interprétant  avec  sa- 
gacité V Éthique  et  la  Politique  d'Aristote,  fut 
cultivée  au  xviir  siècle,  tantôt  avec  grâce  et  fi- 
nesse, tantôt  avec  une  solide  érudition,  par  Mu- 
ratori  et  par  Stellini.  Muratori  avait  bien  mérité 
déjà  de  la  philosophie,  en  vengeant  Descartes  et 
la  raison  humaine  des  censures  et  des  mépris 
du  sceptique  Huet. 

11  n'est  pas  douteux  que  la  route  suivie  par 
ces  esprits  supérieurs  ne  conduisît  quelquefois 
au  sensualisme  et  au  matérialisme,  comme  chez 
Romagnosi,  ou  chez  les  PP.  Compagnon!  et 
Soave  ;  mais  ces  excès  furent  promptement  com- 
battus par  quelques  écrivains,  habiles  à  unir  les 
sages  résultats  du  xvii'=  siècle  avec  tout  ce  que 
le  xviu'  s'était  proposé  de  louable.  Tel  fut  l'é- 
clectique Genovesi,  penseur  invulnérable  aux 
sarcasmes  dont  le  P.  Buenafede,  connu  sous  le 
nom  de  Cromaziano,  tenta  de  couvrir  les  philo- 
sophes, ses  contemporains. 

L'éclectisme  est  devenu,  sous  plusieurs  formes, 
avec  la  prépondérance  de  tel  ou  tel  principe,  la 
méthode  chérie  du  xix'  siècle.  On  peut  dire  qu'il 
respire  aussi  dans  les  productions  de  l'Italie  ac- 
tuelle. Sans  faire  mention  de  travaux  qui,  comme 
ceux  de  Baldinotti,  tiennent  un  rang  distingué 
dans  les  annales  des  sciences  philosophiques,  on 
doit  convenir  que  Rosmini  et  Gioberti,  c'est-à- 
dire  les  métaphysiciens  qui  se  livrent  avec  le 
plus  de  confiance  au  vol  de  l'ontologie,  sont 
loin  de  dédaigner  les  observations  plus  humbles 
et  plus  précises  de  l'historien  et  du  psycholo- 
gue. Les  moyens  d'étude  employés  par  Galluppi 
et  Mamiani,  par  Tedeschi  et  Mancini,  et  par 
d'autres  soutiens  du  spiritualisme,  procédés  qui 
consistent  à  passer  de  la  science  de  l'àme  à  celle 
de  l'univers  et  de  la  Divinité,  et  par  lesquels 
l'induction  se  combine  avec  une  méditation  li- 
bre et  conséquente  à  la  fois;  ces  moyens  sem- 


blent destinés  à  un  succès  durable.  Il  est  peu 
d'écoles  italiennes  où  la  philosophie  ne  se  relève 
avec  un  éncrgiciuc  essor,  pour  entreprendre 
d'heureux  exercices.  Ce  qui  nous  remplit  d'une 
douce  espérance,  c'est  qu'elle  quitte  les  voies  ex- 
clusives, et  qu'elle  semble  vouloir  démentir  ceux 
qui,  comme  Languct  ou  Naudé,  lui  reprochè- 
rent autrefois  d'être  excessive  en  tout,  nimia. 
D'une  part,  clic  se  familiarise  avec  les  systè- 
mes qui  ont  occupé  l'Europe  pendant  les  trois 
derniers  siècles,  et  les  juge  avec  une  é(]uitable 
fermeté,  témoin  la  critique  à  laquelle  Ermene- 
gildo  Pino,  Galluppi,  Mamiani,  ont  soumis  les 
doctrines  de  Condillac^  de  Reid  et  de  Kant. 
D'autre  part,  elle  recueille  pieusement  ses  anti- 
quités nationales,  elle  célèbre  les  auteurs  de  la 
renaissance,  elle  renoue  la  chaîne  précieuse  des 
traditions  intellectuelles.  Ses  ancêtres  lui  prodi- 
guent les  préceptes  et  les  exemples,  et,  comme 
les  étrangers,  ils  lui  servent  d'aiguillon  et  de 
pierre  de  touche.  Peut-être,  dans  cette  direction 
excellente,  aura-t-elle  à  fuir  plusieurs  sortes  de 
dangers:  ainsi,  l'on  voit  les  uns  prétendre  s'arrê- 
ter a  Dante,  comme  à  l'unique  source  des  lettres 
et  des  lumières  italiennes  ;  les  autres,  ramenés 
par  l'étude  du  xiii''  siècle,  non-seulement  au  mi- 
lieu des  luttes  dialectiques  de  l'école,  mais  aux 
beaux  jours  des  Pères  de  l'Église,  voudraient 
prendre  pour  guides,  tantôt  saint  Thomas,  tantôt 
Ambroise,  saint  Augustin,  Lactance  même  ;  d'au- 
tres encore,  après  avoir  franchi  la  période  qu'il- 
lustrèrent Sénèque  et  Cicéron,  s'imaginent  des- 
cendre en  droite  ligne  des  philosophes  d'Élée  et 
de  Crotone.  La  vérité  est,  sans  contredit,  que 
chaque  mouvement  de  mœurs  et  d'opinions  sur- 
venu, soit  dans  l'antiquité,  soit  dans  les  temps 
modernes,  a  laissé  quelque  trace  lumineuse  sur 
cette  terre  féconde.  Mais  cette  succession  de  sys- 
tèmes et  de  sociétés  doit  elle-même,  mieux  que 
toute  autre  chose,  apprendre  aux  philosophes 
italiens  que  le  retour  au  passé  n'est  que  le  com- 
mencement du  progrès. 

Si  l'on  jette  maintenant  un  coup  d'œil  sur 
l'ensemble  de  la  philosophie  italienne,  on  est 
frappé  des  caractères  suivants. 

Elle  présente,  dans  la  série  de  ses  développe- 
ments, un  fidèle  tableau  de  l'histoire  de  la  na- 
tion. Elle  offre  une  vérité  historique  telle  qu'il 
est  impossible  de  méconnaître  les  traits  de  fa- 
mille qui  rapprochent  les  penseurs  du  xix"  siè- 
cle, comme  ceux  du  xvi"  ou  du  xiii%  de  Lucrèce, 
de  Philolaùs,  de  Parménide.  Le  principal  de  ces 
traits,  c'est  une  manière  poétique  de  considérer 
la  nature  des  choses,  c'est  l'habitude  de  conce- 
voir les  idées  métaphysiques  sous  des  figures 
grandes  et  vives.  Il  n'y  a  guère  de  philosophe 
italien  qui  ne  brille  par  une  imagination  hardie, 
sinon  fertile.  Cette  disposition  semble  tellement 
propre  au  génie  national  qu'il  n'est  pas  rare  de 
rencontrer  des  métaphysiciens  qui  allient  la  sa- 
gacité, la  subtilité  à  l'exubérance  d'une  fantaisie 
téméraire.  Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de 
comparer  entre  eux,  soit  les  membres  de  l'Aca- 
démie florentine,  soit  les  Napolitains  Telesio, 
Bruno,  Campanella,  Vanini. 

De  cette  tournure  particulière  d'esprit  dérive 
le  penchant  d'unir  à  la  culture  des  sciences  celle 
des  lettres,  et  à  l'étude  de  la  pensée  celle  de 
l'expression.  En  Italie,  les  philosophes  ne  négli- 
gent ni  ne  dédaignent,  comme  on  fait  ailleurs, 
l'art  de  parler  et  d'écrire.  Ils  pèchent  souvent 
contre  la  pureté  du  goût,  contre  la  tempérance 
en  fait  de  langage  ;  mais  ils  ne  sont  jamais  in- 
difi'érents  pour  l'éloquence  et  le  style.  L'amour 
du  beau  les  domine  quelquefois  à  un  tel  point, 
qu'ils  n'hésitent  pas  à  lui  sacrifier  le  respect  du 
vrai.   Une  cause,  par  exemple,   de   l'influence 


ITAL 


812 


ITAL 


exercée  par  l'Acadcmie  de  Cosenze  fut  le  talent 
littéraire  des  académiciens.  J.  B.  Porta,  Sarpi, 
Galilée  auraient  été  inscrits  dans  les  fastes  de 
l'art  oratoire,  alors  même  que  le  génie  scientifi- 
que leur  eiit  manqué;  et  les  poètes  de  l'Italie, 
en  retour,  s'adonnent  volontiers  aux  méditations 
philosophiques. 

A  l'amour  de  la  poésie  et  au  goiît  des  lettres, 
les  philosophes  italiens  joignent  une  foi  inébran- 
lable à  la  réalité,  soit  du  monde  extérieur,  soit 
des  idées  du  vrai,  du  juste  et  du  beau.  Ils  ont 
enseigné  tour  à  tour  le  sensualisme,  le  spiritua- 
lisme, et  jusqu'au  mysticisme;  mais  le  scepti- 
cisme, jamais.  Il  ne  se  peut,  en  effet,  que  des 
intelligences  si  ardemment  éprises  des  merveil- 
les de  la  création  qu'elles  inclinent  à  diviniser 
le  soleil,  mettent  en  problème  l'existence  de 
cette  création  ;  ni  que,  remplies  d'enthousiasme 

Sour  les  prodiges  de  l'art  humain,  elles  doutent 
e  l'existence  d'un  esprit  et  d'une  âme,  c'est-à- 
dire  des  véritables  origines  de  cet  art.  Le  cirac- 
tère  italien  est  en  quelque  sorte  ennemi  du  pyr- 
rhonisme. 

Mais,  par  le  même  motif,  il  adopte  volontiers 
le  système  qui  est  diamétralement  opposé  au 
pyrrnonisme,  le  système  qui  est  dogmatique  par 
excellence,  le  panthéisme.  Cette  façon  de  voir 
devient  facilement  l'opinion  favorite  de  ceux  oui 
recherchent  la  grandeur  et  la  magnificence^  plu- 
tôt que  la  rigueur  et  la  sobriété.  Elle  est  l'ecueil 
de  quiconque  s'applique  à  réduire  tout  ce  qui 
existe,  tout  ce  qui  se  conçoit,  à  une  absolue  et 
immuable  unité,  et  s'ingénie' pour  représenter 
chaque  être  individuel  comme  un  fragment  de 
l'être  infini.  L'Italien,  naturellement  porté  à  ani- 
mer ce  qui  est  inerte,  à  personnifier  ce  qui  n'a 
ni  cons:ience  ni  raison,  doit  difficilement  résis- 
ter à  un  genre  de  philosophie  qui  vivifie  et  spi- 
ritualise  toutes  choses,  au  risque  de  priver  l'àme 
humaine  des  attributs  réels  de  la  vie  spirituelle, 
le  sentiment  du  moi  et  la  liberté  morale.  La  doc- 
trine de  l'àme  du  monde  ne  joua  nulle  part  un 
rôle  aussi  important  qu'en  Italie,  d'abord  parmi 
les  sectateurs  de  Pythagore,  puis,  à  l'époque  du 
réveil  de  la  philosophie,  depuis  Zorzi  et  Pompo- 
nace  jusqu'à  Telesio  et  Bruno. 

C'est  peut-être  cette  ardente  affection  pour  la 
nature  qui  tourne  les  Italiens  vers  les  études 
physiques,  vers  ce  qu'on  appelle,  depuis  le 
xvi""  siècle,  la  philosophie  naturelle.  Et  on  doit 
faire  remarquer  ici  une  particularité  fort  hono- 
rable pour  cette  nation  :  c'est  qu'en  dépit  de 
toute  leur  verve,  ses  philosophes  sont  capables 
d'une  rare  patience  et  d'une  habileté  extraordi- 
naire, dès  qu'il  s'agit  d'observer  avec  les  sens  et 
d'expérimenter.  Aucun  naturaliste  étranger  ne 
surpasse  par  ces  dons  inestimables  Léonard  de 
Vinci,  Galilée,  Viviani,  Toricelli,  les  Cassini. 

L'imagination  qui  fait  obstacle  chez  d'autres  à 
la  connaissance  du  monde  matériel,  a  conduit 
ces  maîtres  de  l'expérience  aux  découvertes  les 
mieux  avérées  et  aux  plus  utiles  inventions. 
L'instinct  de  l'infini  les  guide  à  travers  l'empire 
du  fini,  et  leur  signale  au  fond  de  cet  empire  des 
lois  et  des  causes  infinies.  L'exactitude  et  la  per- 
sévérance de  leurs  investigations  les  empêchent 
de  conclure  précipitamment  où  il  faut  attendre 
pour  constater  ce  qui  est  certain  et  invariable. 
Sous  ce  rapport,  les  philosophes  italiens  réunis- 
sent fréquemment  des  qualités  qui  semblent  ail- 
leurs inconciliables. 

Dans  le  champ  de  la  philosophie  morale,  ils 
ont  été  moins  heureux.  Non  qu'ils  manquent  des 
facultés  qu'exige  cette  sorte  de  travaux  :  ils  ont 
de  la  finesse  et  de  la  pénétration,  ils  sont  aussi 
judicieux  qu'ingénieux;  ils  ont,  comme  l'ancienne 
Rome,  le  génie  de  l'action;  ils  savent  observer 


et  apprécier  les  mœurs  et  les  coutumes,  en  voya- 
geurs et  en  législateurs  ;  ils  apportent  dans  tou- 
tes CCS  occupations  une  merveilleuse  délicatesse 
de  tact;  ils  comptent,  enfin,  des  historiens  du 
premier  ordre,  bon  nombre  de  jurisconsultes, 
plusieurs  publicistes,  plusieurs  moralistes  fort 
respectables.  Toutefois,  ils  possèdent  une  moin- 
dre quantité  de  monuments  oii  éclatent  la  con- 
naissance du  cœur  humain  et  la  sagesse  des 
préceptes  moraux.  En  psychologie  et  en  morale, 
il  sont  bien  plus  pauvres  qu'en  logique,  en  mé- 
taphysique et  en  philosophie  nalurelle.  ^Iais  dans 
les  écrits  qui  ont  la  philosophie  morale  pour 
objet,  ils  suivent  généralement  une  direction 
élevée.  S'ils  donnent  dans  un  excès,  c'est  dans  la 
mysticité  plutôt  que  dans  le  matérialisme,  c'est- 
à-dire  qu'ils  recommandent  moins  souvent  la 
recherche  du  plaisir  et  de  l'intérêt  personnel  que 
le  dévouement  absolu,  l'amour  idéal,  et  ce  que 
Bruno  nommait  une  hcrot'que  fureur.  Il  faut 
ajouter  qu'ils  sont  capables  de  modération,  de 
justesse,  et  que  ni  les  saillies  ni  les  caprices  de 
leur  imagination  ne  les  empêchent  de  s'appuyer 
sur  le  bon  sens  et  la  droiture  naturelle  du  juge- 
ment. 

C'est  enfin  un  trait  curieux  que  la  philosophie 
italienne,  quoique  éminemment  dramatique, 
comme  le  témoigne  sa  prédilection  pour  les  for- 
mes du  dialogue,  abandonne  rarement  la  bonne 
méthode,  celle  qui  fait  marcher  la  synthèse  et 
l'analyse  de  front,  corrige  el  complète  l'une  par 
l'autre,  et  s'efforce  de  puiser  la  vérité  dans  toutes 
les  sources  de  la  vie.  Elle  a  tenté  les  voies  les 
plus  variées,  excepté  celle  qui  mène  à  l'immo- 
bilité ou  au  désespoir,  le  scepticisme;  mais  les 
routes  qu'elle  préfère  sont  les  routes  larges, 
celles  de  l'induction.  Les  procédés  qu'elle  met 
en  œuvre  sont  pour  elle  une  affaire  sérieuse,  et 
non  un  simple  jeu  ;  ce  qui  le  prouve,  c'est  que 
plusieurs  philosophes,  sortis  des  montagnes  de 
Toscane  et  de  Calabre,  n'ont  pas  balancé  à  sceller 
leurs  convictions  de  leur  sang. 

11  serait  donc  aisé  de  répondre  à  cette  ques- 
tion :  Quels  services  l'Italie  a-t-elle  rendus  à  la 
philosophie  européenne"?  Cette  antique  reine  du 
monde, 

Anlica  regina  del  mondo, 

a  rallumé  plusieurs  fois  le  flambeau  presque 
éteint  de  la  civilisation.  Elle  a  rivalisé  avec  la 
Grèce  de  savoir  et  de  génie,  et,  en  dernier  lieu, 
elle  lui  a  ouvert  un  glorieux'  asile.  Elle  a,  au 
début  des  temps  modernes,  provoqué  dans  l'Oc- 
cident une  fièvre  intellectuelle,  une  soif  insatia- 
ble de  lumières  et  de  découvertes.  Elle  a  attiré, 
pour  les  instruire,  les  meilleurs  esprits  des  au- 
tres pays;  elle  les  a  même  conviés  à  venir  ac- 
croître l'éclat  de  ses  propres  institutions.  Elle  a 
concouru  à  éclairer  le  nord,  d'abord  par  ses  écrits, 
tantôt  pathétiques,  tantôt  divertissants  ;  ensuite 
par  la  multitude  de  ses  fils  morts  dans  l'exil. 
Est-il  une  cour,  une  académie,  qui  n'ait  pas  eu 
parmi  ses  hôtes  les  plus  distingués  quelque  lettré 
ou  quelque  savant  de  l'Italie? 

Lorsqu'en  examinant  la  philosophie  italienne, 
on  recherche  quelle  part  de  soins  elle  a  donnée  à 
chacune  des  trois  familles  d'idées  qui  se  parta- 
gent le  domaine  de  la  haute  science,  on  obtient, 
ce  semble,  le  résultat  que  voici. 

La  Divinité  est  pour  elle  un  artiste,  dont  l'ate- 
lier est  la  nature  tout  entière,  les  astres  qui 
peuplent  l'immensité,  comme  les  règnes  connus 
de  l'homme.  Elle  considère  Dieu  plus  souvent 
comme  créateur  et  régulateur  de  l'univers,  que 
comme  législateur  et  juge  de  la  conscience.  Ce 
sont  ses  attributs  physiques,  son  infinitude  en 
espace  et  en  durée,  plutôt  que  ses  perfections 


JAGO 


—  813   — 


JAGO 


morales,  qui  frappent  et  émeuvent  les  philoso- 
phes italiens. 

Quant  à  l'àiue,  ils  l'ont  étudiée  avec  soin  et 
succès  ;  mais  ils  ont  analysé  la  pensée  plus  que 
la  sensibilité,  et  la  volonté  moins  encore  que  la 
sensibilité.  Ils  ont  laissé  de  belles  éludes  sur  les 
diverses  fonctions  do  rintclligonce,  sur  le  juge- 
ment et  le  raisonnement,  sur  l'attention,  la  ré- 
flexion, et  principalement  sur  cette  intuition 
supérieure  et  immédiate  de  l'entendement  qui 
est  l'inspiration.  Ils  ont  entrepris  des  recherches 
profondes  sur  le  don  d'aimer  et  d'admirer,  source 
du  dévouement  pratique  aussi  bien  que  des 
beau.x-arts.  Le  problème  de  l'unité  et  de  l'identité 
du  moi,  celui  de  son  activité  propre  et  spontanée, 
de  sa  spiritualité,  ont  été  plus  souvent  agités  par 
eui  que  la  question  de  l'immortalité  j  et  celle-ci 
a  été  résolue  du  point  de  vue  de  la  métaphysi- 
que, c'est-à-dire  comme  simplicité  de  substance, 
Slutôt  qu'au  point  de  vue  de  la  morale,  c'est-à- 
ire  comme  perpétuité  de  la  conscience  person- 
nelle, du  souvenir  et  de  la  responsiibilité. 

En  ce  qui  concerne  l'idée  du  monde,  elle  a 
été  conçue  ordinairement  sous  une  forme  vive 
et  originale.  Ce  que  la  nature,  soumise  à  des 
lois  fatales,  a  de  sublime  et  d'invariable  a  été 
mis  dans  une  étroite  relation  avec  la  grandeur 
et  l'immuabilité  de  Dieu,  avec  l'infini.  Ce  rap- 
prochement a  Clé  si  intime  quelquefois,  que  la 
cause  de  l'univers  a  failli  être  confondue,  identi- 
fiée avec  son  effet,  avec  l'univers  même  ;  ou  bien, 
que  les  mondes  n'ont  semblé  qu'un  vêtement 
Çérissable,  un  voile  transparent  de  leur  principe 
éternel.  Oublions  ces  écarts,  ne  considérons  que 
la  tendance  habituelle,  et  avouons  que  la  philo- 
sophie italienne  n'a  cessé  de  voir  dans  la  créa- 
tion une  vivante  et  éclatante  manifestation  d'un 
être  souverainement  sage  et  puissant.  C'est  sous 
l'empire  de  cette  persuasion  consolante  qu'elle  a 
observé  et  classé  les  phénomènes,  pesé  et  com- 
paré les  l'on  es  ;  et  des  lois  de  la  matière  et  du 
mouvement,  elle  a  induit  avec  assurance  les  des- 
seins et  les  fins  du  géomètre  céleste,  de  l'invisi- 
ble physicien.  Jamais  elle  ne  s'est  lassée  de  s'en- 
quérir des  données  constantes,  des  rigoureuses 
démonstrations,  et  de  tout  ce  qui  fonde  l'harmo- 
nie el  l'ordre  dans  le  domaine  d'une  science.  Voy. 
les  articles  Galluppi,  Rosmini,  Gioberti  et  l'ou- 
vrage de  M.  Louis  Ferri  :  Essai  sur  l'histoire  de 
la  philosophie  en  Italie  au  xix*  siècle,  2  vol. 
in-«,  Paris,  1869.  C.  Bs. 

ITALIQUE  (Ecole).  C'est  le  nom  que  l'on 
donne  à  l'école  pythagoricienne,  parce  qu'elle 
avait  son  siège  à  Crotone,  dans  cette  partie  de 
l'Italie  qu'on  nomme  la  Grande  Grèce.  Voy.  Py- 

THAGORE,    PYîHAGORISME. 

JACOB  (Louis-Henri  de),  né  à  "Weltin  en  1759, 
mort  à  Lauchstaedt  en  1827,  après  avoir  ensei- 
gné successivement  la  philosophie  et  l'écono- 
mie politique,  d'abord  à  Halle,  ensuite  à  Char- 
kow,  en  Russie,  cuis  de  nouveau  à  Halle,  a 
beaucoup  contribue,  par  son  enseignement  et 
par  ses  écrits,  à  la  propagation  du  kantisme,  et 
a  développé  d'une  manière  originale  quelques- 
unes  des  parties  les  plus  importantes  de  ce  vaste 
système,  entre  autres  la  philosophie  de  la  reli- 
gion. Il  a  aussi  laissé  des  travaux  fort  estimés  en 
Allemagne  sur  le  droit  naturel  et  plusieurs 
branches  de  l'économie  politique.  'Voici  les  titres 
de  ses  principaux  ouvrages,  tous  publiés  en  alle- 
mand :  Examen  des  matinées  de  Mendelssohn 
el  de  toute  preuve  spéculative  de  l'existence  de 
Dieu,  in-8,  Leipzig,  l' M  ;  —  Prolégomènes  de  la 
philosophie  pratique,  in-8.  Halle,  1787;  — Es- 
quisse de  la  logique  el  cléments  critiques  d'une 
métaphysique  générale,  in-8,  ib.,  1788,  réim- 
prime eu  1791,   1793  et  1800;—  du  Sentiment 


moral,  iii-8,  ib.,  1788; —  Dèmonslration  de 
l'immortalité  de  l'âme  par  le  sentiment  du  de- 
voir, in-8,  Zullich,  1790,  traduit  en  latin  par 
l'auteur  en  1794;  —  Traité  de  la  nature  hu- 
maine, de  Hume,  traduit  en  allemand  avec  des 
observations  critiques,  3  vol.  in-8.  Halle,  1790- 
1791  ;  —  Preuve  morale  de  l'existence  de  Dieu, 
in-8,  Liebau,  1791  et  11%  ;— Esquisse  d'une 
théorie  de  l'àme  fondée  sur  l'expérience,  in-8. 
Halle,  1791  et  1795;—  Anti-Machiavel,  ou  des 
Limites  de  l'obéissance  civile,  in-8,  ib.,  1794  et 
1796  ;  — Théorie  philosophique  des  mœurs,  in-8, 
ib.,  1794; —  Théorie  philosophique  du  droit,  ou 
Droit  naturel,in-9,ih.,n9h-,  —  Mélan ne  de  disser- 
tations filiilusoi>hi(/ues  sur  des  sujets  de  léléuloijie, 
de  politique,  de  religionet  de  morale,  in-8,  ib.,  — 
1798  ;  —  la  Religion  universelle,  in-8,  ib.,  1797  ; 
—  Principes  de  la  sagesse  et  de  la  vie  humaine, 
iu-8,  ib.,  1800;—  Plan  d'urie  encijclopédie  de 
toutes  les  sciences  et  de  tous  les  arts,  in-8,  ib., 
l^OQ;  —  Rapports  du  plujsique  et  du  moral  de 
l'homme,  de  Cabanis,  avec  un  traité  sur  les 
limites  de  la  physiologie  el  de  l'anthropologie, 
in-8,  ib.,  1794;  — Principes  de  la  législation  et 
des  institutions  de  la  police,  in-8,  Halle  et  Leip- 
zig, 1809;  —  £"89  uisse  de  la  grammaire  géné- 
rale, iii-8,  Riga,  1814;  —  Esquisse  de  la  psy- 
chologie empirique,  in-8,  ib.,  1814  ;  —  Introduc- 
tion à  l'élude  des  sciences  politiques,  in-8.  Halle, 
1819;  —  Annales  de  la  philosophie  de  l'esprit 
philosophique,  journal  publié  à  Halle,  avec  la 
collaboration  de  plusieurs  savants,  de  1795  à 
1797.  Enfin  nous  citerons  encore  ici  l'ouvrage 
suivant,  publié  en  français  par  un  Russe  du  nom 
de  Michel  de  Polotika,  où  l'on  trouve  réunies  les 
principales  opinions  de  ce  philosophe  :  Essais 
philosophiques  sur  l'homme,  ses  principaux 
rapports  et  sa  destinée,  fondés  sur  l'expérience 
et  la  raison,  suivis  d'observations  sur  le  beau, 
publiés  d'après  les  manuscrits  confiés  par  l'au- 
teur, in-8.  Halle,  1818.  X. 

JACOBI  (Frédéric-Henri),  un  des  principaux 
adversaires  de  l'idéalisme,  naquit,  le  25  janvier 
1743,  à  Dusseldorf,  fils  d'un  négociant  riche  et 
coiisidéié.  Ainsi  que  tous  les  autres  chefs  de  la 
philosophie  allemande,  il  était  protestant.  Des- 
tiné au  commerce,  le  jeune  Jacobi  se  sentit  de 
bonne  heure  le  besoin  de  la  réflexion;  et  tour- 
menté de  doutes  philosophiques  en  même  temps 
que  porté  aux  méditations  religieuses.  Il  raconte 
comment,  étant  enfant,  il  se  prit  à  s'inquiéter 
des  choses  de  l'autre  monde  et  à  éprouver  à  ce 
sujet  des  sensations  singulières.  A  l'âge  de  huit 
à  neuf  ans,  l'idée  de  l'éternité  le  saisit  un  jour 
avec  une  telle  force  que,  jetant  un  grand  cri,  il 
tomba  sans  connaissance.  Revenu  à  lui,  cette 
idée  lui  revint  à  l'esprit  et  le  frappa  de  terreur. 
Bien  qu'il  ne  piit  penser  au  néant  sans  horreur, 
la  perspective  d'une  durée  infinie  le  remplissait 
d'épouvante.  Peu  à  peu  il  apprit  à  dompter  celte 
sorte  d'apparition  intellectuelle,  et  de  dix-sept  à 
vingt-trois  ans,  elle  ne  lui  revint  pas.  Au  sortir 
de  l'adolescence,  elle  lui  apparut  de  nouveau 
plus  vive  que  jamais  ;  mais  cette  fois  il  osa  la 
regarder  en  face.  «  Depuis  cette  époque,  dit-il  en 
1787,  cette  vision  est  encore  venue  souvent  me 
surprendre,  et  j'ai  lieu  de  croire  qu'il  dépen- 
drait de  moi  de  l'évoquer  à  mon  gré  et  de  me 
tuer  en  m'y  livrant  plusieurs  fois  de  suite.  » 

Pour  réprimer  les  indiscrétions  de  sa  pensée, 
qui  alarmaient  sa  conscience,  Jacobi  s'affilia, 
jeune  encore,  à  une  société  de  piélistes  :  c'est 
ainsi  que,  plus  tard,  devenu  homme,  pour  échap- 
per aux  incertitudes  et  aux  témérités  de  la  spé- 
culation, il  se  réfugia  au  sein  de  la  philosophie 
de  la  foi  et  du  sentiment. 

Son  père  lui  ayant  permis  d'achever  son  ap- 


JAGO 


—  814  — 


JAGO 


prentissage  commercial  à  Genève,  il  profila  de 
son  séjour  dans  celle  cité  savante  pour  se  livrer 
à  des  études  diverses.  Il  s'y  lia  surtout  avec  le 
philosophe  physicien  Lesage,  dont  les  conseils 
exercèrent  sur  lui  une  grande  influence.  Dans 
les  premiers  temps  de  sa  jeunesse,  il  avait  une 
peine  extrême  à  concevoir  les  pures  abstrac- 
tions; il  ne  comprenait  que  ce  qui  était  intuitif, 
ce  qui  pouvait  se  ramener  à  des  faits  ou  à  son 
origine.  On  en  concluait  qu'il  manquait  d'intel- 
ligence; il  en  fit  confidence  à  Lesage,  qui  le 
consola  en  lui  disant  que  ce  qu'il  n'avait  pas 
compris  était  vide  de  sens  ou  erroné.  Du  reste, 
à  Genève,  Jacobi  se  familiarisa  avec  la  langue 
et  la  littérature  française,  et  se  prit  surtout  d'une 
grande  admiration  pour  les  écrits  de  J.  J.  Rous- 
seau. Tout  l'avenir  philosophique  de  Jacobi  est 
indiqué,  présagé,  pour  ainsi  dire,  dans  ces  traits 
de  son  enfance  et  de  sa  jeunesse. 

A  vingt  ans,  de  retour  de  Genève,  nous  le  voyons 
placé  à  la  tète  de  la  maison  de  commerce  de  son 
père,  et  marié  à  une  femme  d'un  rare  mérite,  Betty 
de  Clermont.  Ayant  été  nommé,  par  l'Électeur 
palatin,  conseiller  des  finances  pour  les  duchés  de 
Bergetde  Juilliers,  il  put  renoncer  au  commerce 
et  donner  plus  de  temps  à  ses  études  littéraires 
cl  philosophiques.  Il  se  lia  avec  ce  que  la  litté- 
rature allemande  avait  alors  de  plus  illustre, 
avec  Wieland,  Goethe,  Lessing,  et  ne  larda  pas 
à  prendre  lui-même,  parmi  les  écrivains  de  sa 
nation,  un  ranç  honorable.  Bientôt  sa  maison  de 
Pempelfort,  près  de  Dusseldorf,  devenue  le  lieu 
de  rendez-vous  des  esprits  les  plus  distingués, 
fut,  après  Weimar  et  eu  dehors  des  villes  univer- 
sitaires, le  point  de  réunion  le  plus  remarquable 
de  l'Allemagne  littéraire. 

Le  bonheur  dont  il  jouissait,  réunissant  tous 
les  plaisirs  de  l'opulence,  des  lettres  et  des  arts, 
d'une  société  choisie  et  de  la  vie  de  famille,  fut 
cruellement  troublé  en  1781  par  la  mort  de  son 
fils  et  celle  de  sa  femme.  Quelque  temps  après 
il  perdit  une  partie  de  sa  fortune.  En  1794,  à 
l'approche  des  Français,  il  dut  faire  ses  adieux  à 
son  cher  Pempelfort  et  se  réfugia  auprès  d'un 
de  ses  amis  du  Holstein.  Il  passa  dix  années  dans 
le  nord  de  l'Allemagne,  suivant  toujours  avec 
un  vif  intérêt  les  mouvements  politiques  et  lit- 
téraires de  son  temps.  Il  ne  sortit  qu'une  fois  de 
cette  retraite,  en  1801,  pour  aller  voir  ses  en- 
fants restés  sur  les  bords  du  Rhin,  et  pour  faire 
un  voyage  à  Paris.  Il  comptait  terminer  ses  jours 
dans  le  Holstein,  lorsqu'en  1804  il  fut  appelé  à 
Munich  comme  membre  de  l'Académie  des  scien- 
ces qui  allait  être  établie  dans  cette  ville.  En 
1807,  il  fut  nommé  président  de  cette  même 
Académie.  A  l'âge  de  soixante-dix  ans,  il  dut  ré- 
signer ces  fonctions  en  conservant  son  titre  et 
son  traitement.  11  consacra  ses  dernières  an- 
nées à  la  révision  de  ses  œuvres,  qui  l'avaient 
placé  au  premier  rang  parmi  les  écrivains  et  les 
philosophes  de  l'Allemagne,  et  mourut  le  10  mars 
1819. 

Si  l'on  excepte  son  roman  Woldemar,  Jacobi 
n'a  composé  aucun  écrit  de  longue  haleine,  ou 
qui  ait  la  forme  sévère  du  traité.  Cette  forme 
n'allait  ni  à  la  nature  de  son  génie,  ni  à  celle 
de  sa  pensée.  Une  philosophie  qui  s'inspire  uni- 
quement du  sentiment  et  s'adresse  aux  convic- 
tions naturelles,  qui  a  pour  source  l'enthou- 
siasme, s'accommode  peu  des  lenteurs  méthodi- 
ques et  de  l'appareil  savant  qu'exigent  les  ou- 
vrages entrepris  en  vue  de  la  science.  Homme 
du  monde,  philosophe  passionne,  Jacobi  songe 
peu  à  l'école,  et  se  préoccupe  peu  de  ses  tra- 
ditions et  de  ses  exigences  :  il  s'adresse  directe- 
ment à  la  société,  et  ne  s'occupe  des  questions 
philosophiques  que   dans  leurs    rapports  avec 


les  intérêts  de  l'humanité.  Là  était  sa  force; 
mais  là  aussi  était  la  source  de  .ses  défauts.  Sa 
pensée  ne  s'exprime  que  sous  la  forme  du  roman, 
du  dialogue,  do  la  familiarité  épistolairc,  ou  de 
la  gravité  prétentieuse  de  l'aphorisme.  Sa  manière 
est  en  général  poétique,  passionnée,  pleine  d'é- 
carts, mais  éloquente,  énergique,  variée.  Avec 
le  temps  ses  défauts  s'amoindrirent,  tandis  que 
ses  qualités  lui  demeurèrent. 

Jacobi  ne  se  mit  à  écrire  que  fort  tard.  Il  se 
contenta  d'abord  de  faire  des  traductions  et  des 
analyses  dans  le  Mercure  publié  par  Wieland. 
Goethe,  qui,  en  général,  exerça  sur  lui  une  grande 
influence,  le  pressa  d'essayer  son  talent  à  des 
compositions  originales.  Ses  premiers  ouvrages, 
gui  le  placèrent  tout  aussitôt  parmi  les  bons 
écrivains  de  son  pays,  furent  deux  romans  phi- 
losophiques, Woldemar  et  la  Correspondance 
d'AUwiU,  dont  le  premier  seul  fut  terminé. 
Woldemar  parut  de  1779  à  1781,  et  fut  refondu 
en  1794.  C'est  sous  cette  forme  qu'il  a  été  traduit 
en  français  parVanderbourg  {Woldemar  ou  la 
Peinture  de  l'humanilé,  2  vol.  in-8,  Paris,  1796). 
La  Correspondance  d'AllwilKutpuhUée  en  1781. 

Dans  ces  deux  ouvrages  Jacobi  est  surtout 
moraliste  et  peintre  du  cœur  humain.  Le  style 
en  est  plein  d'animation,  vivement  coloré,  et 
souvent  plus  poétique  qu'il  ne  convient  à  la  ma- 
tière. Il  pèche  par  un  excès  de  chaleur,  par  une 
emphase,  qui  souvent  nuit  à  la  clarté  et  à  la 
justesse  de  la  pensée,  et  qui,  comme  le  lui  re- 
procha Wieland,  a  quelque  chose  de  gigantes- 
que peu  en  proportion  avec  les  idées  et  les 
choses.  Mme  de  Staël  a  parfaitement  apprécié 
le  livre  de  Woldemar  comme  roman  et  comme 
morale  {de  l'Allemagne,  3"  partie,  ch.  xvii.) 

Une   entrevue   qu'il   eut  avec   Lessing  quel- 

3ue  temps  avant  la  mort  de  cet  écrivain,  et 
ans  laquelle  Jacobi  se  convainquit  que  l'auteur 
de  Nathan  le  Sage  était  spinoziste,  donna  lieu, 
en  1785,  à  la  publication  de  ses  Lettres  à  Men- 
delssohn  sur  la  philosophie  de  Spinoza,  et  à 
une  polémique  qui  ne  demeura  pas  sans  in- 
fluence sur  la  marche  de  la  spéculation  en  Alle- 
magne. Jacobi,  dans  ces  lettres,  donne  un  précis 
du  spinozisme,  qu'il  regarde  comme  le  système 
spéculatif  le  plus  conséquent,  et  il  en  conclut 
que  la  philosophie  démonstrative  conduit  né- 
cessairement au  fatalisme  et  au  panthéisme, 
identique,  à  ses  yeux,  avec  l'athéisme.  Aux  let- 
tres sont  joints  des  suppléments  dont  quelques- 
uns  offrent  de  l'intérêt,  notamment  le  premier 
qui  présente  un  extrait  de  l'écrit  de  Bruno, 
délia  Causa,  del  Principio  et  Uno,  et  le  sep- 
tième, où  Jacobi  retrace  à  sa  manière  l'his- 
toire de  la  philosophie  spéculative. 

A  cette  première  période  de  la  vie  littéraire 
de  Jacobi,  qui  va  jusqu'en  1786,  appartient  en- 
core, outre  sa  correspondance  avec  Hamann,  un 
petit  écrit  intitulé  Un  mot  de  Lessing,  où  il  ex- 
pose les  principes  généraux  de  sa  politique  toute 
libérale,  ennemie  de  toute  violence.  11  avait 
rompu  avec  Wieland,  à  l'occasion  d'un  article 
sur  le  droit  divin,  que  celui-ci  avait  inséré  dans 
le  Mercure,  et  qui  était  conçu  dans  les  idées 
absolutistes  de  Linguet. 

Les  principaux  ouvrages  de  la  seconde  époque 
de  la  vie  pnilosopliique  de  Jacobi,  époque  de 
polémique  contre  la  philosophie  de  Kant  et  de 
Fichte,  sont  au  nombre  de  trois.  Le  premier  est 
un  dialogue  intitulé  David  Hume,  ou  l'Idéalisme 
et  le  Réalisme,  1787  ;  le  secona  une  Lettre  à 
Fichte,  1799;  et  le  troisième  une  diatribe  contre 
Kant,  sous  ce  titre  :  De  l'entreprise  du  criticisme 
de  rendre  la  raison  raisonnable,  ou  de  mettre 
la  7'aison  d'accord  avec  l'entendement  {die  Va-' 
nunft  zu  Verstande  zu  bringen,  1801). 


I 


JACO 


—  815  — 


JACO 


L'ouvrage  principal  de  la  vieillesse  de  Jacobi 
est  celui  qui  a  pour  titre  des  Choses  divines,  et 
qui  est  principulemenl  dirigé  contre  la  philo- 
sophie pantliéisto  do  M.  de  Schclling.  Il  parut 
en  1811,  et  donna  lieu,  de  la  part  de  celui-ci,  à 
une  réplique  aussi  vivo  que  l'attaque  avait  été 

Sassionnée.  Parmi  les  préfaces  qu'il  mit  en  této 
es  divers  volumes  de  l'édition  complète  de  ses 
œuvres,  deux  surtout  sont  remarquables  et  peu- 
vent être  considérées  comme  son  testament  phi- 
losophique :  c'est  d'abord  celle  qui  précède  le 
Dialogue  sur  l'idéalisme  cl  le  réalisme  et  qu'il 
donne  lui-même  pour  une  introduction  à  ses 
écrits  philosoplii(iues;  c'est  ensuite  celle  qui  est 
placée  devant  ses  Lettres  sur  Spinoza,  qui  ré- 
sume sa  pensée  et  (jui  renferme  le  dernier  mot 
de  sa  philosophie. 

Une  des  parties  les  plus  intéressantesdes  œuvres 
de  Jacobi  est  sa  correspondance,  qui,  comme  l'a 
ditGœthe,  représente  et  récapitule  tout  un  siècle. 
Parmi  ses  correspondants  se  rencontrent  les 
hommes  les  plus  considérables  de  l'Allemagne 
littéraire  et  philosophique,  Wieland,  Claudius, 
Hamann,  Lcssing,  Gœthe,  Schiller,  Jean-Paul, 
Lavater,  Lichtenberg,  Fiohte,  Reinhold,  Herder, 
Jacobs,  Jean  de  Muller,  etc.,  et  des  étrangers 
célèbres  tels  que  Lesage  de  Genève,  Necker, 
Hemsterhuis,  Laharpe.  Dans  les  dernières  lettres 
on  trouve  les  noms  de  Royer-GoUard,  de  M.  Cou- 
sin, de  M.  Bautain.  Longtemps  avant  que  sept 
collèges  électoraux  eussent  choisi  le  premier 
comme  député,  en  1817,  Jacobi  écrivit  :  «  Si 
l'humanité,  la  raison  et  la  justice  gagnent  le 
dessus,  nous  le  devrons  surtout  à  la  France,  à 
cette  majorité  de  la  nation  que,  faute  d'un  terme 
plus  convenable,  j'appellerai  la  majorité  Royer- 
CoLLARD.  Une  monarchie  absolue,  pour  devenir 
légitime,  suppose,  selon  Platon,  un  souverain 
qui  soit,  non-seulement  aussi  évidemment  su- 
périeur à  ses  sujets  que  le  pasteur  l'est  à  son 
troupeau,  mais  supérieur  d'une  manière  toute 
divine.  » 

La  philosophie  de  Jacobi  est  en  général  un 
réalisme  rationnel,  faisant  de  la  conscience  ac- 
tuelle_  la  mesure  de  toute  vérité  et  de  toute 
réalité.  Elle  est  réaliste  en  ce  qu'elle  reconnaît 
la  vérité  objective  de  la  sensation  et  du  sen- 
timent, et  elle  est  rationaliste  en  ce  sens  qu'elle 
suppose  l'esprit  de  l'homme  dépositaire  d'un 
savoir  immédiat,  qu'il  ne  s'agit  que  de  com- 
prendre et  d'analyser.  C'est  la  philosophie  de  la 
conscience,  du  sentiment,  de  la  foi  rationnelle. 
Ainsi  que,  selon  lui,  la  moralité  n'a  d'autre  règle 
que  le  sentiment  de  l'homme  de  bien;  ainsi  la 
mesure  de  toute  vérité  est  le  jugement  naïf  de 
l'homme  raisonnable.  Si  tous  les  hommes  de 
bien  ne  sont  pas  d'accord  sur  les  principes  de  la 
morale,  et  si  tous  les  hommes  judicieux  ne  le 
sont  pas  davantage  quant  aux  principes  de  tout 
savoir,  la  faute  en  est  à  la  spéculation,  au  rai- 
sonnement, à  la  réflexion  artificielle,  qui,  au 
lieu  d'accepter  simplement  les  croyances  na- 
turelles, prétend  s'élever  au-dessus  d'elles,  et 
aspire  à  une  science  chimérique. 

L'existence  d'un  Dieu  vivant  et  personnel,  la 
valeur  absolue  de  la  vertu,  l'origine  divine  de 
l'âme  humaine,  la  réalité  objective  du  sentiment 
externe  et  interne,  la  vérité  souveraine  de  tout 
ce  qui  est  donné  dans  la  conscience  :  voilà  ce 
qu'il  ne  cessa  d'affirmer  et  de  défendre  envers 
et  contre  tous. 

De  là  son  opposition  d'abord  à  la  philosophie 
qui  dominait  vers  1775,  puis  à  la  critique  de 
Kant,  à  l'idéalisme  de  Fichte,  au  panthéisme  de 
Schelling,  à  toute  philosophie  savante  et  spécu- 
lative. Ses  convictions,  que  la  critique  trouva 
presque  toutes  faites,  s'étaient  formées  par  op- 


position au  scepticisme  do  Hume  et  à  l'idéalisme 
de  Berkeley,  tout  aussi  bien  qu'au  matérialisme, 
tel  surtout  qu'il  s'était  exprimé  dans  les  écrits 
d'Helvétius,  et  au  naturalisme  de  Berlin,  dont 
la  Bibliothèque  allemande  était  l'organe.  Cette 
opposition,  toute  pratique  et  toute  religieuse 
dans  son  origine,  se  transforma  par  l'étude  de 
VÈthique  de  Spinoza,  qu'il  regardait  comme  le 
système  logiquement  le  plus  parfait,  en  une 
prévention  systématique  contre  toute  spéculation 
fondée  sur  l'abstraction  et  le  raisonnement. 

Sa  grande  erreur  à  cet  égard,  c'était  de  ne  pas 
comprendre  que  sa  spéculation  était  tout  aussi 
bien  critique  et  n'invoquait  pas  moins  le  raison- 
nement que  toute  autre  philosophie,  bien  qu'elle 
suivît  une  autre  méthode  et  qu'elle  fût  animée 
d'un  autre  esprit.  VAgathon  de  Wieland  avait 
dit  :  a  Je  vois  le  soleil,  donc  il  existe;  je  me  sens 
moi-même,  donc  je  suis  ;  je  sens  l'esprit  suprême, 
donc  il  est;  j'ai  besoin  de  croire  à  l'existence 
d'une  intelhgence  souveraine,  donc  elle  existe.  »> 
Jacobi  déclare  qu'il  admet  tout  cela,  à  l'exception 
de  la  dernière  proposition;  selon  lui,  Agathon 
aurait  dû  dire  :  je  pense  l'esprit  suprême,  donc 
il  existe.  «De cette  manière,  ajoute-t-il,  il  aurait 
pu  déduire  une  véritable  preuve  de  l'existence 
de  Dieu.  Il  faut  admettre  une  cause  première  de 
tout  mouvement,  laquelle  soit  autre  chose  que 
le  mouvement.  Je  ne  sais  rien  de  la  nature  do 
cet  être  infini,  si  ce  n'est  qu'il  est  intelligent, 
puisqu'il  a  produit  des  intelligences  ;  mais  je 
dois  reconnaître  son  existence  à  moins  de  re- 
noncer à  tout  principe  de  connaissance,  à  toutes 
les  lois  de  la  pensée.  »  On  voit  par  cet  exemple 
que  si  Jacobi  admet  ce  qui  est  donné  dans  le 
sentiment,  il  ne  laisse  pas  que  de  raisonner  : 
seulement  ses  raisonnements  sont  fondés  sur 
des  règles  de  méthode  qu'il  admet  sans  examen, 
parce  qu'il  les  considère  comme  l'expression  de 
notre  nature  intelligente,  qui,  selon  lui,  est  d'une 
autorité  infaillible. 

Jacobi  se  faisait  donc  illusion  quand  il  se  per- 
suadait qu'il  était  l'adversaire  de  toute  spécula- 
tion méthodique,  et  que  toute  spéculation  de  ce 
genre  devait  conduire  nécessairement  au  fata- 
lisme, à  l'idéalisme,  à  l'athéisme.  Dans  le  fait, 
il  opposait  une  philosophie  à  une  autre,  une 
morale  généreuse  à  la  morale  égoïste,  un  dog- 
matisme imperturbable  au  scepticisme,  une  foi 
inébranlable  dans  la  vérité  objective  du  sentiment 
humain  et  de  notre  raison  à  tous  les  doutes  et  à 
toutes  les  critiques  dont  cette  vérité  était  l'objet, 
un  réalisme  rationnel  à  toute  espèce  d'idéalisme. 
Il  considérait  celui-ci  comme  le  produit  d'une 
réflexion  artificielle,  tandis  que  le  réalisme  était, 
selon  lui,  l'ouvrage  immédiat  de  notre  intel- 
ligence j  aucun  raisonnement  ne  peut  ni  le  pro- 
duire ni  le  détruire. 

Jacobi  donna  le  nom  de  foi  à  cette  confiance 
dans  le  produit  naturel  et  spontané  de  la  raison 
ou  de  notre  nature  intelligente.  Mais  toute  foi 
suppose  un  doute,  une  critique  qui  lui  est  op- 
posée et  qu'elle  a  vaincue.  Cette  foi  philosophique 
n'est  plus  la  confiance  primitive  du  sens  commun, 
laquelle  est  antérieure  à  toute  réflexion  libre  et 
méthodique  ;  c'est  cette  confiance  justifiée,  pro- 
tégée contre  le  doute,  et  par  conséquent  rai- 
sonnée  :  elle  est  le  fruit  de  la  réflexion  et  du 
raisonnement  tout  autant  que  celle  qui  conduit 
à  l'idéalisme.  La  matière  de  cette  philosophie,  il 
est  vrai,  n'est  pas  le  produit  d'un  raisonnement 
artificiel,  puisqu'elle  est  donnée  immédiatement 
dans  le  sentiment,  et  que  le  sens  commun  s'y 
confie  naturellement;  mais  en  tant  que  cette  foi 
devient  philosophique,  elle  est  l'ouvrage  de  la 
réflexion.  Insister  avec  force  sur  la  légitimité  de 
ces  croyances  naturelles,   les    défendre  contre 


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—  816  — 


JAGO 


toute  critique  qui  les  met  en  question,  contre 
tout  système  factice  qui  tend  à  les  modifier  ou 
à  se  mettre  à  leur  place  ;  telle  était  la  mission 
que  s'imposa  Jacobi,  la  cause  sacrée  qu'il  plaida 
avec  un  grand  talent,  mais  non  sans  tomber, 
durant  les  premiers  temps  surtout,  dans  de 
grandes  contradictions. 

Jacobi  rejetait  la  spéculation  en  tant  qu'elle 
tendait  à  substituer  une  autre  conscience  à  la 
conscience  naturelle,  la  vérité  étant,  selon  lui, 
immédiatement  présente  dans  la  raison,  consi- 
dérée comme  une  lacuUé  d'intuilion  intcllec- 
luelle,  comme  l'organe  d'une  révélation  intime. 
11  se  persuada,  par  exemple,  que  l'existence  de 
Dieu  se  révélait  directement  à  la  conscience, 
ainsi  que  la  clarté  du  jour  frappe  les  yeux,  ne 
tenant  aucun  compte  du  travail  de  la  pensée, 
dont  l'idée  de  Dieu  est  le  résultat,  et  que  la 
réflexion  philosophique  cherche  à  reproduire. 
Confondant  la  raison  d'être  avec  la  raison  de 
connaître  [ratio  cognoscendi),  l'argumentation 
avec  la  déduction  matérielle,  il  supposait  qu'on 
ne  pouvait  déduire  une  existence  que  d'une 
autre  existence;  que,  par  conséquent,  vouloir 
démontrer  Dieu,  qui  a  sa  raison  d'être  en  lui- 
même,  ce  serait  reconnaître  au-dessus  de  lui 
une  autre  substance.  Il  considérait  ainsi,  avec 
Spinoza  et  avec  Hegel,  la  dialectique  comme 
une  prétention  à  reproduire,  à  imiter  par  la 
pensée  le  mouvement  de  la  création  ou  le  dé- 
veloppement progressif  de  la  réalité  primitive. 
Une  telle  dialectique,  en  effet,  si  elle  part,  avec 
Spinoza,  de  la  substance  divine,  ne  peut  arriver 
au  moi  libre  et  personnel  ;  ou  si  elle  part,  avec 
Fichte,  du  moi  absolument  libre  et  indépendant, 
ne  peut  pas  logiquement  s'élever  jusqu'à  Dieu. 
Mais ,  heureusement ,  la  philosophie  n'est  pas 
condamnée  à  se  déclarer  soit  pour  Fichte,  soit 
pour  Spinoza.  Sans  prétendre  déduire  Dieu 
matériellement,  elle  peut  rechercher  dans  la 
conscience  l'origine  de  celte  idée  souveraine, 
s'efforcer  par  la  pensée  d'en  établir  la  réalité 
et  de  la  concilier  avec  la  liberté;  et  c'est  ce  que 
Jacobi  n'a  cessé  de  faire  lui-même.  «  Depuis  que 
je  pense  par  moi-même,  disait-il  en  1803,  j'ai 
toujours  cherché  la  vérité  de  toutes  mes  facultés, 
non  pour  m'en  parer  comme  de  quelque  chose 
que  j'eusse  découvert  ou  produit;  j'aspirais  à 
une  vérité  qui  éclairât  la  nuit  dont  j'étais  en- 
vironné, et  qui  m'apportât  la  lumière  dont  j'avais 
en  moi  la  promesse  et  le  pressentiment.  C'est  la 
religion  qui  fait  l'homme  ;  elle  a  toujours  été 
l'objet  de  ma  philosophie.  Je  m'appuie  sur  un 
sentiment  invincible,  irrécusable,  qui  est  le  fon- 
dement de  toute  science  et  de  toute  religion.  Ce 
sentiment  m'apprend  que  j'ai  un  organe  pour  les 
choses  intelligibles,  spirituelles,  et  cet  organe, 
je  l'appelle  raison.  Ma  philosophie  demande  qui 
est  Dieu,  et  non  ce  qu'il  est.  La  liberté  de  l'homme 
et  la  providence  sont  si  peu  incompatibles,  que 
la  conviction  de  Dieu  est  en  raison  de  celle  de  la 
personnalité.  Dieu  me  paraît  plus  sublime  comme 
créateur  de  personnes  telles  que  Socrate  ou  Fé- 
nelon,  que  comme  auteur  du  mécanisme  céleste. 
Je  crois  à  la  Providence,  parce  que  je  crois  à  la 
raison  et  à  la  liberté.  La  science  spéculative,  au 
lieu  de  dissiper  notre  ignorance  et  nos  erreurs, 
souvent^  y  ajoute  une  confusion  nouvelle.  Elle 
s'égale  à  Dieu  :  elle  prétend  créer  son  objet  et 
la  vérité.  Ouvrage  de  la  réflexion,  elle  rejette 
tout  savoir  primitif.  Les  Arabes,  en  disant 
qu'Aristote  avait  été  une  coupe  qui  puisait  partout 
sans  pouvoir  épuiser  l'univers,  ont  parfaitement 
caractérisé  cette  science  de  réflexion.  C'est  contre 
elle,  et  non  contre  la  philosophie  véritable,  que 
sont  dirigées  mes  objections.  Ma  philosophie  part 
du  sentiment  et  de  l'intuition.  11  n'y  a  pa^  de 


voie  spéculative  pour  .s'élever  à  Dieu ,  et  la 
spéculation  peut  servir  uni(iuemcnt  à  prouver 
qu'elle  est  vide  sans  les  révélations  du  sentiment, 
et  à  les  confirmer  par  là  même,  mais  non  à  les 
fonder.  A  travers  les  ténèbres  qui  nous  environ- 
nent,^ la  raison  armée  de  la  foi  entrevoit  la 
véritéj  ainsi  que  l'œil  armé  du  télescope  re- 
connaît dans  les  nébulosités  de  la  voie  lactée 
une  armée  innombrable  d'étoiles.  Cette  foi  est 
la  lumière  primitive  de  la  raison,  le  principe 
du  vrai  rationalisme.  Sans  elle  toute  science  est 
creuse  et  vide.  La  vraie  science  est  celle  de 
l'esprit,  qui  rend  témoignage  de  lui-même  et  de 
Dieu....  L'objet  de  mes  recherches  a  été  constam- 
ment la  vérité  native,  bien  supérieure  à  la  vé- 
rité scientifique.  C'est  elle  que  ie  n'ai  cessé 
de  défendre  contre  les  systèmes  cnangeants  du 
siècle....»  «  Ainsi  que  la  réalité  sensible  externe 
n'a  pas  besoin  d'être  prouvée,  disait  Jacobi  en 
1819,  étant  garantie  par  elle-même,  ainsi  la 
réalité  qui  se  révèle  dans  ce  sens  intime  qui 
s'appelle  la  raison,  est  le  mieux  attestée  par 
elle.  L'homme  a  naturellement  foi  en  ses  sens  et 
en  sa  raison,  et  il  n'y  a  pas  de  certitude  plus 
certaine  que  cette  foi.  •  Fries,  dans  sa  Nouvelle 
critique,  appelle  sentiments  objectifs  ou  pws 
les  jugements  qui  procèdent  immédiatement  de 
la  raison.  Jacobi  admet  cette  dénomination,  en 
ajoutant  que  l'entendement  est  l'instrument  lo- 
gique de  ces  jugements,  tandis  que  la  raison  en 
est  l'organe  révélateur,  qui  ne  juge  pas  plus  que 
ne  jugent  les  sens.  Si  l'homme  était  borné  aux 
sens  et  à  J'inlelligence  des  choses  sensibles,  il 
arriverait  par  la  réflexion  à  ce  résultat,  que  la 
nature  seule  est,  et  qu'en  dehors  d'elle  il  n'y  a 
rien  ;  mais  il  est  esprit,  et  l'esprit  est  sa  véritable 
essence  :  c'est  par  lui  que  l'entendement  devient 
entendement  humain.  Il  est  vrai  que  nous  ne 
comprenons  pas  mieux  l'univers  comme  ouvrage 
d'un  créateur  personnel  et  intelligent,  que 
comme  nature  éternelle  et  indépendante;  mais 
nous  savons  que  si  la  providence  et  la  liberté 
ne  sont  pas  primitives,  elles  ne  sont  rien;  qu'elles 
ne  peuvent  pas  venir  à  naître;  que,  si  ces  idées 
sont  sans  réalité,  l'homme  est  trompé  par  sa 
conscience,  qui  les  lui  impose;  que,  si  elles  sont 
chimériques,  l'homme  tout  entier  est  un  men- 
songe, et  le  Dieu  de  Socrate,  le  Dieu  des  chré- 
tiens, le  héros  imaginaire  d'un  conte.  » 

Demander  si  les  intuitions  de  la  raison  ou  du 
sentiment  sont  vraies,  c'est,  selon  Jacobi,  de- 
mander si  l'esprit  humain  est  un  fantôme  ou  un 
mensonge.  Toute  philosophie  véritable  part  de 
la  foi  et  finit  par  la  foi.  La  philosophie  de  Jacobi, 
dit  un  de  ses  disciples,  est  croyante  comme 
l'humanité,  comme  la  conscience;  mais  cire  sait 
ce  qu'elle  croit  et  pourquoi  elle  croit.  Elle  ne 
repousse  pas  le  secours  de  la  pensée,  mais  à  la 
condition  qu'elle  se  contente  de  n'être  qu'un 
organe.  Le  savoir  naturel  et  primitif,  la  pensée 
ne  le  produit  pas:  mais  nous  en  prenons  posses- 
sion par  elle.  Elle  est  le  fondement  de  toute 
connaissance  réelle,  et  c'est  lui  que  Jacobi  oppose 
à  la  conscience  démonstrative.  C'est  parce  qu'ils 
prétendent  démontrer  ce  qui  est  au-dessus  de 
toute  démonstration,  savoir  de  quelle  manière 
le  sujet  pensant  connaît  la  réalité  des  choses  qui 
ne  sont  pas  lui,  que  tous  les  systèmes  de  réflexion 
sont  plus  ou  moins  idéalistes  ou  sceptiques. 

Dans  les  premiers  temps,  Jacobi  avait  pris  le 
mot  7-aison  dans  le  sens  ordinaire,  comme  fa- 
culté logique  et  discursive;  plus  tard,  se  fondant 
sur  l'étymologie  du  mot  allemand  correspondant 
{Vernunfl,  de  vernehmen,  intelligere,  sentir,  per- 
cevoir, entendre),  il  en  fit  le  synonyme  de  sens 
intime,  de  sentiment,  de  conscience,  et  la  con- 
sidéra comme  l'organe  de  l'intuition  des  choses 


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—  817  — 


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intelligibles  et  supéiicurtss;  cl  il  pria  les  lec- 
teurs de  ses  écrits,  partout  où  il  aurait  parlé 
mal  de  la  raison,  d'y  substituer  le  mot  en- 
teiuleinenl  (Versiand),  qui,  au  fond,  sif^nilio  la 
même  cliose,  et  qui  n'est  pas  plus  coupable.  Plus 
tard,  il  se  récu)ncilie  même  avec  l'entendemeni 
comme  faculté  logique  des  notions  et  des  ju- 
gements, comprenant  que  c'est  par  la  pensée 
seulement  que  nous  donnons  la  conscience  ac- 
tuelle des  intuitions  de  la  raison  ou  du  sen- 
timent, considéré  comme  conscience  virluelie  ; 
mais  il  le  borna  au  rôle  secondaire  d'un  instru- 
ment et  d'un  serviteur,  d'une  part  des  sens 
externes,  par  lesquels  se  manifeste  à  l'esprit  le 
monde  matériel,  et  de  l'autre  de  la  raison  ou  du 
sens  intime,  qui  est  l'organe  par  Icijuel  se 
révèle  à  la  conscience  le  monde  moral  et  spi- 
rituel. 

En  résumé,  la  supposition  fondamentale  de 
Jacobi,  son  point  de  départ,  c'est  qu'il  faut  ac- 
corder une  confiance  entière  à  la  conscience  na- 
turelle de  l'homme;  qu'il  y  a  une  harmonie 
préétablie  entre  la  nature  intelligente  de  l'homme 
et  la  réalité  des  choses;  que,  par  conséquent, 
ce  qui  est  véritablement  donné  dans  la  con- 
science est  par  là  même  vrai  et  réel  ;  que  la 
réalité,  pour  être  connue,  doit  être  donnée  et 
que  par  la  seule  dialectique  il  est  impossible  de 
la  connaître.  Le  contenu  de  la  conscience  ration- 
nelle est  l'objet  de  la  vraie  philosophie,  qui  est 
la  science  des  choses  métaphysiques  données 
dans  l'intuition  intime  et  révélées  à  l'enten- 
dement par  la  raison.  La  philosophie  réfléchie 
ne  peut  nen  ajouter  à  la  philosophie  naturelle; 
elle  ne  peut  que  la  reproduire,  et  chercher  non 
à  la  prouver,  mais  à  en  vérifier  l'origine,  en  la 
ramenant  aux  intuitions  qui  ont  fourni  la  ma- 
tière et  qui  en  sont  la  source  toujours  jaillissante. 

La  philosophie  de  Jacobi  compte  encore  beau- 
coup de  partisans,  du  moins  quant  à  son  prin- 
cipe; et.  bien  que  dans  l'origine  elle  fut  opposée 
à  celle  de  Kant,  il  s'est  formé  entre  ses  disciples 
et  Ceux  de  la  philosophie  critique  une  heureuse 
alliance  :  «  Jacobi,  dit  un  historien  estimé  de 
nos  jours  (M.  Chalibœus),  osa  plaider  contre  la 
philosophie  dominante  la  cause  de  la  conscience 
naturelle;  son  grand  mérite  fut  de  comprendre 
la  présence  dans  l'âme  d'un  trésor  caché  auquel 
à  peine  on  avait  encore  touché;  et  s'il  ne  lui  fut 
pas  donné  de  lever  ce  trésor,  du  moins  il  sut  le 
garder  et  le  défendre,  et  y  appeler  incessamment 
l'attention,  de  telle  sorte  qu'aujourd'hui  encore 
la  plus  grande  partie  du  public  cultivé  est  de 
son  parti  sur  ce  point.  Jacobi  était  entièrement 
d'accord  avec  Kant  sur  les  fonctions  de  l'enten- 
dement, lui  refusant,  comme  celui-ci,  toute  fa- 
culté de  rien  connaître  par  lui-même;  mais  il 
distinguait  plus  exactement  dans  les  idées  des 
choses  sensibles  ce  qui  appartient  aux  sens 
comme  organes,  et  à  rentendement  comme  fa- 
culté logique.  11  regardait  comme  un  mystère 
impénétrable  la  manière  dont  la  matière  donnée 
par  les  sens  devient  sensation,  l'entendement  ne 
pouvant  observer  que  son  action  sur  les  données 
sensibles  et  non  ce  qui  se  passe  auparavant. 
Cependant  toute  sensation,  toute  perception  est 
accompagnée  dans  la  conscience  de  la  certitude 
immédiate  qu'elle  est  fournie  par  les  sens  et 
produite  par  la  présence  d'un  objet.  Jacobi  po- 
sait en  lait  que  toute  la  matière  des  représen- 
tations était  introduite  dans  l'esprit  par  les  sens; 
«t,  ce  fait,  il  le  regardait  comme  le  fondement 
de  tout  travail  logique  ultérieur.  Par  là,  ajoute 
M.  Chalibœus,  Jacobi  introduisit  le  premier  dans 
la  philosophie  le  principe  des  fails.  Pour  sau- 
I  ver  la  certitude  du  monde  extérieur,  il  faut 
persister   à  soutenir    comme  un  fait  l'éxi-stence 

DICT.  PHILOS. 


des  sensations  et  des  images,  et  se  garder  de 
vouloir  les  expliquer  par  notre  organisation  in- 
tellectuelle, puisqu'une  pareille  explication  en 
fait  des  productions  de  l'esprit,  et  l'idéalisme 
alors  devient  invincible.  De  même  les  idées  des 
choses  purement  intelligibles  existent  de  fait  en 
nous  et  nous  sont  révélées  par  la  raison.  De  ce 
fait,  Jacobi  conclut  à  leur  réalité.  Toute  dé- 
monstration suppose  un  premier  principe,  un 
premier  fait,  au  delà  duquel  il  n'est  plus  pos- 
sible de  s'élever.  11  y  a  des  faits  et  des  idées 
qui  s'imposent  immédiatement,  et  qui  sont  le 
fondement  de  toute  science,  et  le  plus  grand 
mérite  de  Jacobi  est  d'avoir  imsisté  sur  ce 
point.  Il  montra  qu'il  y  a  dans  l'esprit  autre 
chose  qu'un  mécanisme  logique,  vide  en  soi  ; 
qu'il  y  a  au  fond  de  l'àme  un  dépôt  de  vir- 
tualité infinie,  et  s'il  n'a  pas  osé,  avec  le  flam- 
beau de  la  critique,  pénétrer  plus  avant  dans  ce 
sanctuaire,  il  y  a  du  moins  appelé  l'attention 
des  penseurs.  11  nous  a  remis  en  possession  de 
ce  trésor  ;  mais  la  philosophie  ne  peut  se  con- 
tenter de  cette  tranquille  possession;  il  lui  ap- 
partient d'en  faire  l'analyse  et  de  s'enquérir 
même  de  sa  légitimité. 

En  effet,  la  philosophie  ne  peut  qu'accepter  ce 
qui  est  donné  dans  la  conscience,  et  elle  n'a  sur 
son  contenu  d'autre  droit  que  celui  de  le  vé- 
rifier et  de  le  développer  par  l'observation  intel- 
lectuelle et  la  réflexion.  Elle  a  pour  ojjjet  de 
nous  donner  la  conscience  explicite  et  actuelle 
de  ce  qui  est  virtuellement  et  implicitement 
dans  la  conscience  humaine.  Là  se  borne  son 
ministère,  selon  Jacobi.  Mais  la  philosophie  ne 
se  résignera  pas  à  ce  rôle  de  simple  observation 
et  de  récapitulation.  La  philosophie,  comme 
analyse  réfléchie  de  la  conscience  naturelle,  est 
d'abord  énumération  et  description  des  senti- 
ments essentiels  de  rame,  des  idées  et  des  ju- 
gements qui  en  résultent  naturellement.  Mais, 
dans  cette  opération,  la  pensée  devient  néces- 
sairement critique.  Celte  critique  s'exerce  d'abord 
comme  la  critique  historique,  et  ensuite  d'une 
autre  manière  encore.  11  y  a  des  illusions  d'op- 
tique :  pourquoi  n'y  aurait-il  pas  des  illusions 
de  conscience,  des  visions  internes  fausses  ou 
altérées?  Jacobi  distingue  les  sentiments  purs 
et  objectifs  des  sentiments  subjectifs,  produits 
individuels  ou  nés  d'une  expérience  partielle. 
Dès  lors  ne  faut-il  pas  un  critérium  par  lequel 
on  pyisse  reconnaître  ceux  qui  constituent  le 
contenu  vrai  et  légitime  de  la  conscience  rai- 
sonnable? D'ailleurs  les  sentiments  ne  peuvent 
s'oH'rir  à  la  réflexion  qu'à  l'état  d'idées,  de  ju- 
gements :  il  faut  donc  examiner  jusqu'à  quel 
point  ces  jugements  et  ces  idées  représentent 
exactement  leurs  objets.  Ainsi  la  philosophie 
n'est  déjà  plus  un  simple  inventaire  du  contenu 
de  la  raison,  une  simple  prise  de  possession  du 
trésor  rationnel  :  c'est,  de  plus,  un  examen  sé- 
vère de  l'authenticité  des  faits  de  conscience, 
vérification  qui  suppose  un  critérium  qu'il  faut 
déterminer  avant  tout,  et  qui  est  d'autant  plus 
difficile  à  trouver  qu'il  semble  se  supposer  lui- 
même.  Il  y  a  plus,  ainsi  qu'il  y  a  progrès  dans 
la  science  physique,  et  que  le  système  de  Newton 
est  plus  parfait  que  celui  du  vulgaire  ou  même 
que  celui  d'Aristote  ou  de  Descartes,  la  philo- 
sophie n'a-t-elle  pas  à  corriger  bien  des  méprises 
de  la  conscience  commune,  à  la  rectifier,  à  la 
développer,  à  la  compléter  même? 

Enfin,  en  supposant  que  tout  ce  travail  de  vé- 
rification, de  réduction,  de  rectification  et  de 
développement  soit  heureusement  terminé,  la 
tâche  de  la  philosophie  ne  serait  pas  encore 
remplie,  et  l'amour  de  la  vérité,  de  la  science 
pour  elle-même,  qui  est  aussi  un  des  plus  nobles 

52 


JAGQ 


—  818  — 


JAMB 


instincts  de  notre  nature,  ne  serait  pas  satisfait. 
La  philosophie  a  sur  les  faits  de  conscience, 
ainsi  que  sur  les  faits  de  la  nature,  un  droit 
d'interprétation,  et  Jacobi  a  lui-même  largement 
usé  de  ce  droit.  Cette  interprétation  est  de  deux 
sortes  :  elle  est  analytique  lorsque,  considérant 
les  faits  donnes  comme  des  conséquences,  elle 
s'applique  à  en  rechercher  les  principes;  elle 
est  synthétique  lorsque,  les  considérant  comme 
des  principes,  elle  en  recherche  les  conséquences. 
C'est  ainsi,  par  exemple,  que  du  sentiment  reli- 
gieux on  peut  conclure  à  l'existence  de  Dieu  et 
à  l'origine  divine  de  ce  sentiment,  et  que  de  la 
loi  morale,  considérée  comme  un  fait  positif, 
Kant  a  conclu  à  l'immortalilé  de  l'âme  comme 
conséquence  logique  de  ce  fait. 

Ce  n'est  qu'à  cette  condition  que  la  philo- 
sophie du  sentiment  ou  de  la  foi  rationnelle  peut 
être  acceptée.  Admise  purement  et  simplement, 
sans  critique  et  sans  le  droit  de  rectifier  et  de 
développer  la  conscience  naturelle,  elle  serait 
la  mort  de  toute  philosophie,  de  toute  vie  intel- 
lectuelle; acceptée  sous  cette  réserve,  elle  four- 
nit à  la  science  un  fondement  solide  et  une  sûre 
garantie  contre  les  aberrations  de  la  dialectique. 

On  peut  consulter,  sur  la  philosophie  de  Ja- 
cobi, les  œuvres  complètes  de  Jacobi  formant 
six  volumes  qui  parurent  à  Leipzig  de  1812  à 
1825,  in-8; —  Kuhii,  Jacobi  et  la  philosophie  de 
son  temps  (ail.),  in-8,  Mayence,  1834;  —  J.  Willm, 
Histoire  de  la  ),hilosophie  allemande,  Paris. 
1847  et  suiv.,  4  vol.  in-8;  — Amédée  PrévostJ 
articles  publiés  dans  la  Revue  du  progrès  social, 
février  et  juillet  1834.  J.  W. 

JACQUES  (Amédée),  philosophe  français,  né 
en  1813  à  Paris,  entra  en  183"2à  l'École  normale, 
et  en  sortit  avec  le  titre  d'agrégé  de  philosophie. 
Après  quelques  années  d'enseignement  en  pro- 
vince et  à  Versailles,  il  fut  api  elé  au  collège 
Louis-le-Grand  et  à  l'École  normale.  Il  avait 
obtenu  le  grade  de  docteur,  et  pris  une  part 
très-brillante  au  concours  d'agrégation  des  fa- 
cultés fondé  en  1843  par  M.  Cousin.  La  révolution 
de  1848  le  trouva  engagé  dans  des  opinions 
libérales,  qu'il  n'abandonna  pas,  quand  elles 
furent  un  péril.  Il  avait  fondé  dès  1847  une 
revue,  la  Liberté  dépenser,  qui  eut  une  existence 
courte,  mais  brillante  ;  quelques-uns  de  ses  ar- 
ticles, entre  autres  celui  où  il  essayait  de  mon- 
trer les  défauts  du  premier  enseignement  re- 
ligieux donné  aux  enfants,  lui  attirèrent  les 
rigueurs  du  pouvoir;  et  après  qu'il  eut  perdu  sa 
chaire,  un  arrêté  du  conseil  supérieur  de  l'in- 
struction publique  le  déclara  incapable  d'en- 
seigner en  France.  Quelque  temps  après,  le  coup 
d'État  de  décembre  avait  pour  effet  de  supprimer 
la  Revue,  et  de  mettre  le  directeur  en  péril  de 
subir  sans  jugement  les  peines  les  jjIus  rigou- 
reuses. Il  se  hâta  de  quitter  la  France,  et,  grâce 
à  l'intervention  de  M.  de  Humboldt,  il  fut  chargé 
d'aller  à  Montevideo,  organiser  pour  le  compte 
de  la  république  de  l'Uruguay  un  grand  établis- 
sement d'instruction  publique.  Le  succès  ne 
répondit  pas  à  son  attente;  néanmoins  après  des 
épreuves  assez  rudes  il  avait  conquis  une  posi- 
tion avantageuse,  quand  il  mourut  à  Buénos- 
Ayres  en  186.Î.  Sa  carrière  philosophique  fut 
trop  tôt  arrêtée  pour  qu'il  ait  pu  tenir  tout  ce 
que  promettaient  ses  premiers  essais.  On  a  de 
lui,  outre  ses  thèses  de  docteur:  Manuel  de  phi- 
losophie, Paris,  1846,  en  collaboration  avec 
MM.  J.  Simon  et  Saisset.  Jac([ues  y  a  traité  la 
psychologie:  Mémoire  sur  le  sens  commun,  im- 
primé dans  les  Mémoires  de  TAcadémie  des 
sciences  morales  et  politiques,  1847,  Savants 
étrangers,  t.  11.  Il  faut  citer  en  outre  plusieurs 
articles  de  ce  Dictionnaire ,  et   des  préfaces  rc- 


martiuables  aux  œuvres  de  Fénelon,  de  Leibniz, 
de  Clarke  dont  il  se  fit  l'éditeur. 

JAMBLIQUE.  Tous  les  auteurs  anciens  qui 
parlent  de  ce  philosophe,  un  des  représentants 
les  plus  illustres  de  l'école  d'Alexandrie,  sont 
muets  sur  la  date  de  s;i  naissance  et  celle  de  sa 
mort.  Nous  savons  seulement  par  Suidas  qu'il 
reçut  le  jour  à  Chalcis,  en  Cœlésyrie,  de  pa- 
rents riches  et  considérés,  et  qu'il  florissait  sous 
le  règne  de  Constantin.  La  plus  grande  partie  de 
sa  vie,  comme  l'indiquent  les  rares  circonstances 
que  nous  en  connaissons,  a  dû  se  passer  à 
Alexandrie.  On  lui  donne  pour  premier  maître 
un  certain  Anatolius,  par  qui  il  fut  présenté  à 
Porphyre.  Devenu,  après  la  mort  de  celui-ci, 
l'oracle  de  l'école,  il  vit  les  disciples  affluer 
autour  de  lui;  et  tel  fut,  malgré  l'austérité  de 
son  langage  et  les  formes  arides  de  son  en- 
seignement, l'ascendant  qu'il  exerça  sur  eux, 
qu'une  fois  attachés  à  lui,  ils  ne  le  quittaient 
plus,  mangeant  à  sa  table  et  le  suivant  par- 
tout. L'enthousiasme  qu'il  leur  inspirait  allait 
même  jusqu'à  la  superstition,  puisqu'on  lui  at- 
tribuait le  don  des  miracles.  Ainsi  un  jour,  en 
faisant  sa  prière,  il  est  ravi  à  dix  coudées  au- 
dessus  du  sol.  Une  autre  fois,  il  se  détourne  de 
son  chemin,  prévoyant  le  passage  d'un  con- 
voi funèbre.  Enfin,  aux  bains  de  Gadara,  après 
qu'il  a  touché  de  sa  main  deux  petites  sources, 
on  en  voit  sortir  aussitôt  deux  enfants  d'une 
admirable  beauté,  qui,  l'entourant  de  leurs 
bras,  semblent  le  reconnaître  pour  leur  père 
(Eunap.,  Vila  sophist.  Jambl.).  De  quelque 
source  que  dérivent  ces  récits  merveilleux,  de 
l'imagination  des  disciples  ou  du  charlatanisme 
du  maître,  ils  n'en  montrent  pas  moins  quelle 
était  alors  la  tendance  de  l'école  néo-platoni- 
cienne à  confondre  le  rôle  du  prêtre  et  du  thau- 
maturge avec  celui  du  philosophe.  Mais  en  voilà 
assez  sur  la  vie  de  Jamblique;  voyons  quelles 
étaient  ses  doctrines. 

Il  ne  nous  est  resté  des  nombreux  ouvrages  de 
Jamblique  qu'une  vie  de  Pythagore  et  une  exhor- 
tation à  la  philosophie  [de  Vita  Pythagorœ  et 
Prolreplricœ  orationes  ad  philosophiam,  lib.  II, 
gr.  et  lat.,  in-4,  Franecker,  1598,  Amsterdam, 
1707,  et  iii-8,  Leipzig,  1815).  Quant  au  livre 
sur  les  mystères  égyptiens  [de  Mysteriis  JEg>jp- 
tioriim,  liber,  seu  liesponsio  ad  Porphyrii  cpis- 
tolam  ad  Aneboneni,  gr.  et  lat.  éd.  Thom. 
Gale,  in-f°,  Oxford,  1678),  malgré  le  témoignage 
de  Proclus,  il  est  plus  sûr  de  l'attribuer  à  l'école 
de  Jamblique  qu'à  ce  philosophe  lui-même. 
Malheureusement,  aucun  de  ces  ouvrages  ne 
contient  la  partie  importante  de  sa  doctrine,  sa 
théologie.  On  est  réduit  à  en  chercher  les  Irag- 
ments  épars  dans  le  commentaire  de  Proclus  sur 
le  Tiinée.  Dans  les  derniers  temps  de  son  ensei- 
gnement. Porphyre  avait  vu  son  premier  dis- 
ciple, Jamblique,  devenir  son  rival,  et  partager, 
au  sein  même  de  sa  propre  école,  cette  autorité 
que  Porphyre  devait  bientôt  lui  abandonner  tout 
entière.  De  bonne  heure,  en  effet,  Jamblique 
manifesta  son  opposition  à  la  doctrine  de  son 
maître  sur  un  certain  nombre  de  points  impor- 
tants. Après  Plotin,  l'école  néo-platonicienne  s'é- 
tait engagée  dans  des  discussions  fort  subtiles, 
sur  des  difficultés  que  le  maître  avait  négligées 
ou  expliquées  d'une  manière  obscure  et  incom- 
plète. Déjà  Amélius,  Porphyre,  Théodore  avaient 
interprété  et  développé  chacun  à  sa  manière  la 
théologie  de  Plotin  en  ce  qui  concerne  les  deux 
derniers  principes  de  la  trinité,  l'intelligence  et 
le  démiurge.  Jamblique,  suivant  la  voie  de  ses 
prédécesseurs,  divisait  également  et  subdivisait 
la  trinité  de  Plotin,  et  en  faisait  sortir  une  série 
de  triades;  mais  il  différait  d'opinion  avec  Por- 


JAMB  —  819  — 

phyre  dans  l'interprétation  des  doctrines  théo- 
logiques de  Platon  et  de  Plotin.  Essayons  de 
déterminer  ces  divergences.  Jambliquc  reconnaît 
avec  Aniclius  et  Porphyre  qu'il  n'y  a  rien  à  dis- 
tinguer dans  le  premier  principe.  En  eiïcl,  ce 
principe  est  simple,  indivisible,  immobile  dans 
son  unité.  Tout  ce  qui  est,  est  par  l'Un;  le  pre- 
mier être  lui-même  en  vient;  les  causes  univer- 
selles lui  doivent  toute  leur  puissance  d'action, 
en  même  temps  que  l'unité  et  l'harmonie  de 
leurs  mouvements.  C'est  encore  l'Un  qui  fait  que 
malgré  la  diversité  de  leurs  formes,  et  malgré 
la  variété  des  principes  dont  elles  dépendent, 
les  causes  naturelles  se  confondent  dans  une 
intime  union,  et  vont  aboutir  à  une  cause 
unique  et  suprême.  Le  second  principe  sert  d'in- 
termédiaire aux  deux  autres,  et  de  point  d'union 
à  la  trinité  entière.  C'est  la  puissance  féconde  qui 
engendre  les  dieux,  le  principe  de  la  vie  divine, 
le  producteur  par  excellence,  la  déesse  Rhéa, 
selon  la  langue  mythologique.  Le  troisième 
principe  est  le  démiurge,  proprement  dit  Ju- 
piter :  c'est  le  principe  qui  opère  le  dévelop- 
pement des  puissances  intelligibles  et  accomplit 
l'œuvre  de  la  création. 

Jusqu'ici  Jamblique  ne  s'écarte  en  rien  de  la 
théologie  de  Plotin;  mais  divers  passages  de 
Proclus  semblent  prouver  qu'il  n'est  pas  toujours 
resté  fidèle  à  la  distinction  des  trois  principes 
de  la  trinité  alexandrine,  l'Un,  l'Intelligence  et 
i'Àme.  Ainsi  tantôt  il  comprend  dans  le  démiurge 
tout  le  monde  intelligible;  tantôt  il  renferme 
le  paradigme.  Or,  qu'est-ce  que  le  paradigme, 
sinon  le  modèle  intelligible,  l'archétype  des 
idées,  l'intelligence  pure  identique  avec  l'intelli- 
gible pur,  en  un  mot  le  second  principe?  N'y  a- 
t-il  pas  là  une  véritable  contradiction?  Le  pas- 
sage suivant  de  Proclus  nous  paraît  lever  la 
difficulté:  «  Jamblique  considérait  que  la  vertu 
démiurgique  préexistait  déjà  dans  le  paradigme.» 
En  eflet,  tout  en  distinguant  les  deux  derniers 
principes  de  la  trinité,  l'intelligence  et  le  dé- 
miurge, Jamblique  a  pu  en  considérer  le  rapport 
et  l'union.  Or,  comme  le  démiurge  procède  de 
l'intelligence,  il  a  pu  dire,  dans  un  sens  diffé- 
rent et  avec  une  égale  vérité,  tantôt  que  le  dé- 
miurge comprend  le  paradigme,  tantôt  qu'il  y 
est  compris  :  c'est  ainsi  du  moins  que  Proclus 
entend  Jamblique. 

Quant  à  la  doctrine  des  triades,  Jamblique 
semble  avoir  poussé  encore  plus  loin  que  Por- 
phyre et  Théodore  l'abus  de  l'abstraction.  Dans 
le  second  principe,  il  distingue  d'abord  trois 
triades  purement  inlelligibles,  puis  trois  triades 
inlellcctuclles.  Outre  la  grande  triade  démiurgi- 
que, Jamblique  admet  une  série  de  démiurges  in- 
férieurs compris  sous  le  nom  de  véoi  Sr,|j.io'jpyot, 
lesquels  portent  au  loin  l'action  des  premiers. 
Jamblique  se  distingue  encore  de  Plotin  et  de 
Porphyre  par  un  goût  excessif  et  presque  super- 
stitieux des  formules  numériques.  11  ramène 
aux  nombres  tous  les  principes  de  sa  théologie  : 
à  la  monade,  l'Unité  suprême,  principe  à  la  fois 
de  toute  unité  et  de  toute  diversité  ;  à  la  dyadc, 
l'intelligence,  première  manifestation,  premier 
développement  de  l'Unité;  à  la  triade,  l'âme  ou 
le  démiurge,  principe  du  retour  à  l'Unité  par 
tous  les  êtres  qui  se  portent  en  avant  ;  à  la  té- 
trade, le  principe  d'harmonie  universelle,  conte- 
nant en  soi  toutes  les  raisons  des  choses  ;  à  l'og- 
doade,  la  cause  du  mouvement  qui  entraîne 
tous  les  êtres  hors  du  principe  suprême,  et  les 
disperse  dans  l'univers  ;  à  l'ennéade,  le  principe 
de  toute  identité  et  de  toute  perfection  ;  enfin  à 
la  décade  l'ensemble  de  toutes  les  émanations 
du  TÔ  *Ev.  Ni  Plotin,  ni  Porphyre,  quelque  es- 
time qu'ils  aient  eue  pour  les  doctrines  de  Py- 


JAQU 


thagorc,  ne  réduisaient  à  ce  point  leurs  princi- 
pes en  abstractions  numériciues. 

Porphyre  avait,  contrairement  à  la  doctrine 
de  IMotin,  attribué  à  la  matière  la  variété  des 
êtres  individuels.  Jamblique  réfulc  Porphyre,  et 
explique  cette  variété  en  distinguant  dans  lo 
monde  intelligible  des  principes  d'unité  et  d'i- 
dentité d'une  part,  et  de  l'autre  des  principes 
de  diversité. 

La  psychologie  de  Jamblique,  autant  qu'on 
peut  en  juger  par  quelques  fragments,  témoigne 
d'un  autre  esprit  que  celle  de  Plotin  et  de  Por- 
phyre. 11  y  règne  un  .spiritualisme  moins  sévère 
et  moins  absolu.  Jamblique  y  reproche  à  Plotin 
d'avoir  fait  de  l'âme  un  principe  impassible  et 
toujours  pensant,  et  par  conséquent,  de  l'avoir 
identifiée  avec  rintcUigence  elle-même.  Dans 
cette  hypothèse,  dit  Jamblique,  qui  faillirait  en 
nous  lorsque  entraînés  par  le  principe  irrationnel 
nous  nous  précipitons  dans  les  désordres  de  l'i- 
magination? Et  d'un  autre  côté,  si  on  admet  que 
la  volonté  ait  failli,  comment  l'âme  elle-même 
resterait-elle  infaillible?  Ce  môme  esprit  se  ré- 
vèle encore  dans  la  critique  d'une  pensée  de 
Porphyre,  touchant  l'interprétation  do  Platon. 
«  Il  n'existe  ni  dieux  pasteurs,  privés  de  l'intel- 
ligence humaine  et  se  l'attachant  aux  êtres  vi- 
vants par  une  certaine  sympathie,  ni  dieux  chas- 
seurs qui  enferment  l'âme  dans  le  corps  comme 
dans  une  ménagerie  :  car  l'âme  n'est  pas  à  ce 
point  enchaînée  au  corps.  Cette  méthode  (il  s'a- 
git de  l'opinion  de  Porphyre)  n'est  digne  ni  de 
la  philosophie  ni  de  la  science  :  elle  est  pleine  de 
superstitions  barbares.  »  Jamblique  apparaît  ici 
sous  un  jour  tout  nouveau.  Ce  prêtre  égyptien, 
si  appliqué  à  l'exercice  du  culte,  si  adonné  aux 
pratiques  de  la  théurgie,  se  montre,  dans  sa 
doctrine  psychologique,  plus  modéré,  plus  plato- 
nicien que  ses  prédécesseurs.  De  même,  sa  mo- 
rale est  d'un  ascétisme  plus  tempéré.  Il  fait  une 
part  plus  grande  à  la  liberté  et  aux  passions, 
dans  la  vie  humaine.  Il  répète  fréquemment 
que  l'homme  est  le  véritable  auteur  de  ses  ac- 
tions, et  qu'il  est  à  lui-même  son  propre  démon. 
Il  reproduit  le  plus  souvent  les  idées  et  les  ten- 
dances morales  de  Platon.  Sans  doute  le  disciple 
de  Plotin  et  de  Porphyre,  le  philosophe  alexan- 
drin se  montre  toujours.  Jamblique  répète  avec 
ses  maîtres  que  la  fin  de  l'âme  est  la  contem- 
plation des  choses  divines,  et  que  la  vertu  n'est 
qu'un  moyen  d'y  parvenir  ;  mais  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que,  beaucoup  plus  superstitieux  que 
Plotin  et  Porphyre  dans  sa  théologie,  il  professe 
une  morale  plus  pratique  et  plus  humaine. 

Outre  les  auteurs  qui  ont  été  cités  dans  le 
cours  de  cet  article  et  les  histoires  générales  de 
l'école  d'Alexandrie,  on  peut  consulter  sur  Jam- 
blique :  Hebenstreit,Z)mertoao  deJamblichiphi- 
losoplii  s^jridoctrina,  christianœ  religioni,  quatn 
imilari studet ,noxia,  in-4,  Leipzig,  1704  ;  —  Mei- 
ners,  Judiciwn  de  libro  qui  de  mijsteriis /Eg\jP' 
liorum  inscribitur,  dans  le  quatrième  volume 
des  Mémoires  de  la  Société  scientifique  de  Goët- 
lingue;  De  gênerait  matliematum  scieniia,  etc., 
in-4,  Copenhague,  1790;  In  Nicomachi  Geraseni 
arilhmelicam  introduclio,  gr.  et  lai.,  in-4, 
Arnheim,  1668.  Voy.,  pour  complément  de  bi- 
bliographie, l'article  Alexandrie.  E.  V. 

JAQUELOT  (Isaac),  théologien  protestant,  né 
en  1647  à  Vassy  où  il  exerça  le  ministère  jusqu'à 
la  révocation  de  l'édit  de  Nantes.  Il  se  réfugia 
alors  à  Heidelberg,  puis  à  la  Haye  où  il  devint 
pasteur  de  l'église  française,  et  prit  part  aux  dis- 
cussions de  théologie  alors  très-animées.  Malgré 
une  certaine  modération,  il  s'attira  des  inimitiés, 
et  quitta  la  Hollande  pour  aller  s'établir  à  Berlin; 
il  y  mourut  en  1708.  Parmi  les  ouvrages  assez 


JAUG 


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JAVA 


nombreux  qu'il  a  laisses,  il  en  est  plusieurs  qui 
paraissent  par  leurs  titres  intéresser  la  philoso- 
phie. Ce  sont  surtout  :  1°  Dissertations  su7- l'exis- 
tence de  Dieu,  où  Von  démontre  cette  vérité  par 
l'histoire  universelle  de  la  première  antiquité 
du  monde,  etc.,  etc.,  la  Haye,  1697;  —  2°  Con- 
formité de  la  foi  avec  la  raison,  etc.,  Amster- 
dam, 1705;  —  3°  Examen  de  la  théologie  de 
M.  Bayle,  etc.,  Amsterdam,  1706.  Le  premier  de 
ces  ouvrages,  où  Jaquelot  soutenait  la  légitimité 
de  l'argument  ontologique  de  Descartes,  encou- 
rut la  critique  de  Bayle  :  et  les  deux  derniers 
furent  composés  à  la  lois  pour  défendre  les  Dis- 
sertations, et  pour  attaquer  le  scepticisme  de 
Bayle.  Les  deux  adversaires  d'abord  assez  mo- 
dérés échangèrent  des  répliques  do  plus  en  plus 
aigres.  Jaquelot  accuse  et  dénonce  Bayle  comme 
l'ennemi  de  la  religion  qu'il  veut  miner  pour 
autoriser  les  libertins  et  les  endurcir  dans  leurs 
débauches  ;  il  lui  reproche  de  renouveler  d'une 
façon  détournée  les  objections  des  païens  contre 
le  christianisme,  de  détruire  à  la  fois  la  pres- 
cience divine  et  la  liberté  humaine,  et  de  cher- 
cher à  démontrer  que  Dieu  est  l'auteur  du  péché 
et  la  cause  du  mal.  Bayle  s'indigne  et  répond 
«  qu'il  est  diffamé  par  une  calomnie  aussi  mal 
fondée  qu'atroce.  »  Si  l'on  en  retranche  cette 
polémique,  les  ouvrages  de  Jaquelot  n'offrent  rien 
d'intéressant  :  ils  mêlent  perpétuellement  la 
théologie  à  la  philosophie,  et  invoquent  plus 
souvent  l'Ecriture  sainte  que  la  raison.  L'auteur 
est  avant  tout  soucieux  d'établir  par  des  preuves 
«  l'inspiration  des  saintes  lettres  »,  et  le  peu  de 
philosophie  qu'il  mêle  à  ses  réflexions  est  d'une 
extrême  vulgarité. 

JAUCOURT  (Louis),  connu  sous  le  titre  de 
chevalier  de  Jaucourt,  naquit  à  Paris  en  1704, 
d'une  des  plus  anciennes  familles  de  Bourgogne. 
Élevé  avec  soin  dans  la  maison  paternelle,  il 
étudia  à  seize  ans  la  théologie  à  Genève,  puis 
les  sciences  exactes  et  naturelles  à  Cambridge, 
enfin  la  médecine  en  Hollande.  C'est  à  Leyde, 
sous  les  yeux  de  Boerhaave,  qu'il  se  lia  d'une 
étroite  amitié  avec  Tronchin.  Jaucourt  ne  vou- 
lut pas  pratiquer  la  médecine;  mais  il  en  con- 
tinua l'étude  toute  sa  vie,  employant  ses  talents 
à  soulager  les  souffrances  de  ses  amis  et  surtout 
des  pauvres.  En  1736,  il  revint  à  Paris,  il  y 
passa  près  de  trente  ans  dans  une  retraite  stu- 
dieuse et  au  milieu  d'un  cercle  choisi  de  gens  de 
lettres  et  de  femmes  d'esprit.  Mably,  Condillac, 
Montesquieu,  Hénault,  Malesherbes,  Mmes  de 
Vassé,  de  Créquy,  de  Sainte-Foy,  de  Broglie, 
Mlle  Ferrand,  voilà  les  personnes  dont  le  com- 
merce faisait  diversion  à  ses  veilles. 

Pendant  son  séjour  dans  les  Provinces-Unies, 
il  composa  V Histoire  de  la  vie  et  des  œuvres  de 
Leibniz  (Leyde,  1734),  essai  qui  est  une  œuvre 
remarquable,  et  qu'on  doit  mettre  au-dessus  des 
meilleures  notices  de  Fontenelle.  Leibniz  lui 
semblait  le  modèle  du  savant  et  du  penseur,  et 
dès  sa  première  jeunesse  il  avait  cherché  à  l'i- 
miter. L'universalité  de  connaissances,  et  l'am- 
bition d'échapper  à  toutes  les  sortes  de  préjugés, 
étaient  aussi  l'objet  de  ses  préoccupations.  11 
paraissait  ainsi  désigné  pour  coopérer  avec  Di- 
derot et  d'Alembert  à  la  construction  d'un  des 
grands  et  des  incomplets  monuments  du  xviii' 
siècle.  Son  nom  est  demeuré  attaché  à  VEncyclo- 
pédie. 

Jaucourt  regrettait,  à  la  vérité,  le  défaut  d'or- 
dre et  d'ensemble,  qui  a  fait  surnommer  cet 
immense  ouvrage  la  Babel  des  connaissances 
humaines.  Il  regrettait  encore  davantage  que  la 
passion  inspirât  ses  collaborateurs  plus  que 
l'amour  désintéressé  du  vrai  et  du  bien  ;  mais 
il  pensait  que  «  le  temps  de  la  monarchie  uni- 


verselle était  heureusement  passé  pour  les  phi- 
losophes aussi  bien  que  pour  les  rois  »,  et  qu'il 
était  sensé  de  laisser  toutes  les  opinions  s'expli- 
quer librement,  et  toutes  les  connaissances,  en 
se  simplifiant  et  en  s'éclaircissant,  se  mettre'à  la 
portée  du  grand  nombre.  Il  partageait  avec  Buffon 
et  d'autres  la  rédaction  des  articles  de  physiolo- 
gie, de  chimie,  de  botanique  et  de  pathologie; 
mais  il  ne  borna  pas  là  son  active  coopération  : 
ayant  embrassé  toutes  les  faces  de  la  science 
humaine,  il  travailla  avec  succès  à  toutes  les 
parties  ae  l'Encyclopédie.  Ses  articles  sur  la 
médecine  se  distinguent,  aussi  bien  que  ses  ar- 
ticles politiques  et  historiques,  par  un  généreux 
spiritualisme,  par  des  sentiments  qui  contrastent 
avec  les  doctrines  de  La  i\Ietlrie  et  d'Helvétius. 
Sa  réputation  d'honnête  homme,  d'homme  pro- 
fondément vertueux,  servait  V Encyclopédie 
presque  autant  que  sa  vaste  et  solide  instruction 
et  son  goût  extraordinaire  du  travail.  Égale- 
ment aimé  et  estimé  de  Voltaire  et  de  Rousseau, 
il  fut  admiré  par  Palissot,  leur  adversaire,  et 
loué  par  Laharpe,  devenu  l'ennemi  des  philoso- 
phes. Son  concours  valait  à  Diderot  l'adhésion 
d'un  grand  nombre  de  ces  graves  esprits  qui 
appartenaient  aux  académies  de  Hollande,  de 
Prusse  et  de  Suisse.  Jaucourt  lui-même  fait 
partie  de  ce  groupe  sensé  qui  s'attachait  à  sou- 
tenir et  à  continuer  les  traditions  du  spiritua- 
lisme, au  milieu  du  débordement  des  doctrines 
contraires.  Il  fut  un  des  appuis  de  la  réaction 
que  commença  l'Esprit  des  lois.  Toute  sa  vie  il 
resta  fidèle  au  culte  qu'il  avait  de  bonne  heure 
voué  à  la  Théodicée  de  Leibniz  ;  et  il  réussit 
à  prouver  qu'on  pouvait  être  encyclopédiste, 
c'est-à-dire  ami  de  la  simplicité  et  de  la  po- 
pularité du  savoir,  sans  être  matérialiste  ni 
athée. 

Jaucourt  a  laissé  de  nombreux  ouvrages  de 
médecine,  qui  attestent,  aussi  bien  que  ses 
Eludes  sur  les  synonymes,  les  qualités  qu'on  lui 
reconnaît  comme  moraliste.  Mais  nulle  part  il 
n'a  réuni  ses  vues  philosophiques,  encore  éparses 
dans  une  foule  de  mémoires  rédigés  par  lui 
pour  la  Société  royale  de  Londres,  pour  les  Aca- 
démies de  Berlin,  de  Stockholm  et  de  Bordeaux, 
dont  il  était  membre.  On  peut  lui  faire  le  re- 
proche qu'il  a  lui-même  adressé  à  Leibniz  :  «  11 
n'a  opposé  à  l'injure  des  temps  que  des  feuil- 
les volantes.  »  Toujours  curieux,  plus  avide  de 
s'instruire  lui-même  que  d'instruire  les  autres, 
clierchant  la  célébrité  moins  que  le  repos  et 
l'obscurité,  Jaucourt  a  obtenu  l'estime  de  ses 
contemporains  et  le  suffrage  de  sa  propre  con- 
science. 

Le  chevalier  de  Jaucourt  mourut  à  Compiègnc 
le  3  février   1779,  âgé  de  soixante-seize  ans. 

C.  Bs. 

JAVARY  (Louis-Auguste),  né  en  1820  à  Paris, 
remporta  en  1839  le  prix  d'honneur  de  philo- 
sophie dans  le  concours  général  des  collèges  de 
Paris  et  de  Versailles,  comme  élève  du  collège 
Saint-Louis.  11  fut  admis  à  l'agrégation  de  philo- 
sophie en  1846,  au  doctorat  es  lettres  en  18Jl, 
et  fut  successivement  professeur  au  collège  com- 
munal de  Libourne,  au  collège  royal  d'Alençon, 
aux  lycées  de  Poitiers,  d'Orléans,  de  Lyon.  H 
mourut  dans  cette  dernière  ville  en  1852  après 
y  avoir  séjourné  quelques  mois.  Il  avait  remporté 
le  prix  proposé  par  l'Académie  des  sciences  mo- 
rales et  politiques  sur  la  Certitude,  en  1846.  On 
a  de  lui  ses  deux  thèses  et  son  mémoire  cou- 
ronné :  de  l'Idée  de  progrès,  Paris,  1851,  in-8  ; 
—  Guilielmi  Alvcrni  episcopi  parisiensis  psy- 
chologica  doctrina  ex  eo  libro  qucm  de  anima 
inscripsit  exprompta,  Paris,  1851,  in-8;  —  de 
la  Certitude,  Paris,  1847,  in-8. 


JEAN 


821 


JEAN 


On  peut  consulter  sur  ce  dernier  ouvrage  le 
rapport  de  M.  Franck  sur  les  mémoires  présentés 
à  rAcadémie  des  sciences  morales  pour  le  con- 
cours sur  la  Certilude,  dans  le  Compte  rendu 
des  séances  de  VAcadcmie  des  sciences  movales 
et  politiques,  1846-47. 

JAVELIiUS  (Chrysostonic),  en  italien  Javf.m.i 
ou  Javello,  néen  1488,  et  mort  vers  le  milieu  du 
XVI'  siècle,  professeur  de  philosophie  et  de  théolo- 
gie à  l'université  de  Bologne,  était  de  l'ordre  des 
dominicains  et,  par  conséquent,  un  zélé  partisan 
d'Arislote  et  de  saint  Thomas.  C'est  au  moyen  de 
celui-ci  qu'il  cherchait  à  expliquer  celui-là  et  aie 
mettre  d'accord,  soit  avec  lui-même,  soit  avec 
le  christianisme.  C'est  par  le  même  procédé  qu'il 
a  essayé  d'expliquer  et  de  commenter  Averrocs. 
Mais  son  attachement  aux  traditions  de  l'école 
ne  l'empêchait  pas  de  rendre  justice  à  Platon, 
ni  môme  de  lui  donner  la  préférence  pour  tout 
ce  qui  concerne  la  morale.  La  morale  platoni- 
cienne lui  semblait  tenir,  entre  celle  du  chris- 
tianisme et  celle  d'Aristote,  le  même  rang  que 
la  lune  entre  le  soleil  et  la  terre.  Parmi  ses 
œuvres  imprimées  à  Lyon  en  3  vol.  in-f°,  dans 
Tannée  1580,  on  remarque  principalement  les 
ouvrages  suivants  :  Institutiones  philosophiœ 
christiance;  — Dispositio  moralis  philosophio; 
secundum  Aristotelis  philosophiam  ;  —  Dispo- 
sitio moi'alis  philosophiœ  secundum  Platonem; 

—  Dispositio  civilis  philosophiœ  ad  mcntem 
Platonis.  Ce  dernier  écrit  avait  déjà  été  publié 
séparément,  in-f°,  Venise,  1538.  Voici  les  titres 
de  quelques  autres  écrits  du  même  auteur,  éga- 
lement publiés  à  part  :  Epitomata  in  decem  li- 
bros  Polit icorum  Aristotelis,  in-4,  ib.,  Steph.  de 
Sabio,  1536  ;  —  Commenlarius  in  primum 
tract.  Primœ  Partis  sancti  Thomœ,  cum  Sww- 
ma  sancti  Thom,œ,  in-4,  ib.,  1588;  —  Tractatus 
de  animœ  humanœ  indeflcientia,  in-8.  ib.,  1536  ; 

—  Philosophia  civilis,  chrisliana,  etnica,  poli- 
tica,  economica,  in-8.,  ib.,  1.540.  Ces  divers  ou- 
vrages sont  portés  au  catalogue  de  la  Biblio- 
thèque nationale.  En  voici  un  qui  ne  s'y  trouve 
pas  :  Chrysostomi  Javelli  totius  philosophiœ 
compendium,  in-f",  Lyon,  1568.  X. 

JEAN  Dam'ascène,  voy.'  Damascène. 

JEAN  DE  FmANZA,  VOy.  BONAVENTURE. 

JEAN,  surnommé  Italus.  à  cause  de  son  ori- 
gine italienne,  est  un  philosophe  byzantin  du 
xii*  siècle,  d'abord  le  disciple,  puis  l'adver- 
saire, et  enfin  le  successeur  de  Michel  Psellus 
dans  la  charge  de  philosophe  en  chef  ou  à'Hjpa- 
tus.  De  là  vient  qu'il  est  souvent  désigné  sous 
le  nom  de  Jean  Hypatus,  soit  qu'on  ait  pris  un 
titre  pour  un  nom  propre,  soit  que  Jean  ait 
donné  plus  d'éclat  que  ses  prédécesseurs  à  l'en- 
seignement dont  il  était  chargé.  Amos  Comé- 
nius,  qui  parle  de  lui  assez  longuement  dans  son 
Alexiade,  le  représente  comme  un  sophiste 
orgueilleux,  vain  et  dépourvu  de  culture,  mais 
qu'un  charlatanisme  habile,  joint  à  un  talent 
réel  pour  la  discussion,  fit  parvenir  à  la  fois 
à  une  très-grande  réputation  et  à  une  rare  for- 
tune. L'empereur  lui  confia  des  missions  impor- 
tantes, et,  après  avoir  acquis  les  preuves  de  son 
infidélité,  ne  put  s'empêcher  de  lui  conserver 
ses  bonnes  grâces.  11  attira  autour  de  lui  un 
grand  nombre  de  disciples,  qu'il  forma  prin- 
cipalement à  l'art  de  la  parole  et  de  la  dialec- 
tique, ou  plutôt  à  l'art  d'argumenter  sur  tout 
sans  avoir  de  conviction  arrêtée  sur  rien.  Ce- 
pendant, sur  la  fin  de  sa  vie,  Jean  Italus  vit 
diminuer  la  faveur  dont  il  jouissait.  Ses  livres, 
soupçonnés  d'hétérodoxie  sur  deux  questions  bien 
différentes,  la  nature  de  l'âme  et  le  culte  des 
images,  furent  publiquement  anathématisés. 
Cette  accusation   d'avoir  méconnu  la  véritable 


nature  de  l'âme,  et  ses  différends  avec  Michel 
Psellus,  nous  feraient  croire  qu'il  était  attaché  à 
la  doctrine  d'Ari.stotc.  Il  a  lais.sé  sur  ce  philo- 
so[>he  plusieurs  commentaires  manuscrits,  et 
quelques  autres  ouvrages  dont  M.  Hase  a  donné 
la  liste  dans  les  Notices  et  extraits  des  manu- 
scrits de  la  Bibliothcgue  nationale. 

JEAN  DE  Londres  [Jotiannes  Londinensis), 
philosophe  scolastique  du  xiii"  siècle,  dont  nous 
ne  savons  rien,  sinon  qu'il  appartenait  à  l'ordre 
des  franciscains,  qu'il  était  disciple  de  Roger 
Bacon,  et  qu'il  défendit  son  maître  auprès  du 
pape  contre  l'accusation  de  magie  et  de  sorcel- 
lerie. X. 

JEAN  DE  LA  Rochelle,  né  dans  la  ville  dont 
il  porte  le  nom  vers  le  commencement  du 
xiii"  siècle,  fit,  jeune  encore,  profession  de  sui- 
vre la  règle  de  Saint-François.  Reçu  docteur,  il 
monta,  en  1253,  dans  sa  chaire,  laissée  vacante 
par  Alexandre  de  Halès,  et  l'occupa  jusqu'en 
1271.  Tous  ses  ouvrages,  la  plupart  théologi(iues, 
sont  demeurés  manuscrits.  La  bibliothèque  de 
Siiint-Victor  possédait  deux  traités  de  VAme  {de 
Anima),  attribués  l'un  et  l'autre  à  Jean  de  la 
Rochelle  ;  mais,  au  témoignage  de  Casimir  Ou- 
din,  un  seul  de  ces  traités  lui  appartient  :  c'est 
celui  qui  porte  aujourd'hui  le  n"  528  parmi  les 
manuscrits  de  Saint-Victor  transférés  à  la  Biblio- 
thèque nationale.  C'est  un  ouvrage  considé- 
rable, et  d'autant  plus  digne  d'attention,  que 
Jean  de  la  Rochelle  paraît  avoir  le  premier  fait, 
dans  l'école  de  Paris,  un  cours  spécial  sur  le 
Uetj'i  ij/uyri;  d'Aristote.  Ce  théologien  philosophe 
reconnaît  pour  maître  Avicenue,  et  reproduit 
volontiers  ses  gloses.  Parmi  les  opinions  qu'il  a 
défendues  avec  le  plus  de  zèle,  nous  signalerons 
la  théorie  des  espèces  impresses,  qui,  tour  à  tour 
acceptée  par  saint  Thomas  et  par  Duns-Scot,  eut 
une  si  grande  fortune  dans  le  xiu*  et  le  xiv"=  siè- 
cle. 11  est  remarquable,  toutefois,  que  Jean  de 
la  Rochelle  ne  tombe  pas  à  ce  propos  dans  l'er- 
reur commise  par  saint  Thomas  et  par  le  docteur 
Reid  :  ce  n'est  pas  au  compte  d'Aristote  qu'il 
met  la  thèse  des  idées-images;  il  l'attribue  plus 
justement  à  saint  Augustin.  Nous  ne  rencon- 
trons dans  le  manuscrit  que  nous  avons  sous  les 
yeux  aucune  déclaration  significative  au  sujet 
de  la  réalité  cosmologique  des  universaux.  Bien 
qu'il  ait  enseigné  dans  l'école  franciscaine,  il  ne 
paraît  avoir  été  réaliste  qu'à  demi.  Ce  qui  ré- 
sulte évidemment  de  divers  passages  de  son 
traité,  c'est  qu'il  est  avec  saint  Thomas  contre 
Guillaume  d'Occam  ;  mais  il  nous  laisse  ignorer 
s'il  est  avec  Duns-Scot  contre  saint  Thomas. 

On  trouve  quelques  renseignements  sur  la  vie 
et  les  ouvrages  de  Jean  de  la  Rochelle  chez  Oudin 
{Comment,  de  Scrip.  eccl.  antiq.,  t.  III,  p.  160), 
et  dans  VHistoire  littéraire  delà  France  (t.  XIX, 
p.  171).  B.  H. 

JEAN  DE  Mercuria  ou  DE  MÉRicouR  appartenait 
à  l'ordre  de  Cîteaux,  et  vivait  vers  le  milieu  du 
XIV'  siècle.  Il  embrassa  l'opinion  des  nominalistes 
que  Guillaume  d'Occam  venait  de  renouveler.  Il 
se  fit  remarquer,  en  même  temps  que  Jean  Bu- 
ridan  et  Nicolas  d'Ostricourt  et  quelques  autres 
dialecticiens  de  son  époque,  en  avançant  plusieurs 
propositions  paradoxales  qui,  examinées  avec 
soin,  ne  laissent  pas  que  d'offrir  un  sens  plau- 
sible et  parfois  profond.  C'étaient  d'imparfaits 
essais  de  l'esprit  philosophique,  cherchant_  à 
s'exercer  avec  quelque  liberté,  au  seul  service 
de  la  raison.  Aussi  excitèrent-elles  dans  l'univer- 
sité de  Paris  de  violentes  clameurs,  et  furent- 
elles  sévèrement  censurées  par  l'Église. 

Les  méditations  de  Jean  de  Méricour  portèrent 
principalementsur  la  philosophie  morale,  laquelle 
n'était  pas  toutefois,  à  ses  yeux,  détachée  de  la 


JOiNS 


—  822 


JOUF 


théologie.  Voici  les  principaux  résultats  de  ces 
médi talions  : 

«  Tout  ce  qui  est,  malgré  toutes  les  diversités 
de  forme  et  d'état,  n'est  tel  que_  cela  est,  que 
parce  que  Dieu  veut  et  a  décrété  que  cela  ait 
toile  forme  et  tel  ét:it. 

«  Le  péché  est  un  bien  plutôt  c^u'un  mal. 

«  Quiconque  cède  à  une  tentation  à  laquelle  il 
est  incapable  de  résister,  ne  pèche  point. 

«  11  n'est  pas  impossible  de  concevoir  une  pas- 
sion à  laquelle,  nonobstant  le  concours  de  la 
grâce  divine,  la  volonté  humaine  soit  impuissante 
à  résister.  » 

C'est  la  hardiesse  de  ces  thèses  et  autres  du 
même  genre  qui  attira  sur  Jean  de  Méricour  les 
anathèmes  de  la  Sorbonne,  et  qui  l'obligea  à  se 
rétracter  en  public.  C.  Bs. 

JEAN  DE  Salisbury,  voy.  Salisbury. 

JENISCH  ou  lENISCH  (Daniel),  né  en  1762 
à  Hciligenbeil,  dans  la  Prusse  orientale,  et  mort, 
à  ce  que  Ton  présume,  en  1804,  après  avoir 
rempli  pendant  longtemps  à  Berlin  les  fonctions 
de  prédicateur.  Doué  par  la  nature  d'un  talent 
souple  et  varié,  auquel  il  a  su  joindre  de  vastes 
connaissances,  il  s'est  signalé  à  la  fois  comme 
poëte,  comme  romancier,  comme  sermonnaire, 
comme  traducteur, ^comme  philologue,  et,  enfin, 
comme  philosophe.  11  a  publié  plusieurs  ouvrages 
de  morale,  de  métaphysique  et  d'histoire  générale, 
où  l'on  remarque  une  instruction  sérieuse  au 
service  d'un  esprit  net  et  indépendant.  Son  but 
sst  de  mettre  la  morale  et  la  religion  au-dessus 
des  atteintes  du  scepticisme  et  de  l'idéalisme. 
Voici  ceux  de  ses  écrits,  tous  composés  en  alle- 
mand, qui  méritent  une  mention  dans  ce  recueil  : 
De  l'éducation  des  hommes  et  du  développement 
de  Vesprit,  in-8,  Berlin  et  Liebau,  1789;  —  Du 
fondement  et  de  la  valeur  des  découvertes  de 
Kant  en  matière  de  métaphysique,  de  morale 
et  d'esthétique,  in-8,  Berlin,  1796  ; —  Djiux  essais 
sur  la  Métaphysique  des  mœurs,  de  Kant,  dans 
le  Muséum  allemand,  année  1788; —  Coup  d'œil 
sur  l'histoire  universelle  des  développements  de 
V espèce  humaine,  2  vol.  in-8,  ib.,  1801; —  Les 
hommes  pourront-ils  un  jour  se  passer  de  re- 
liyion?  in-8,  ib.,  1797  ;  —  Critique  d'un  systètne 
de  religion  et  de  morale  fondée  sur  Viaéalis- 
me,  etc.,  in-8,  Leipzig,  1804;  —  La  morale 
d'Aristote,  traduite  du  grec  avec  des  observa- 
tions et  des  dissertations,  in-8j  Dantzig,   1791  ; 

—  Esprit  et  caractère  du  xviii'  siècle,  considéré 
au  point  de  vue  politique,  moral,  esthétique  et 
scientifique,  in-8,  Berlin,   1801.  X. 

JÉRUSALEM  (Jean-Frédéric-Guillaume),  né 
à  Osnabrucken  1709  et  mort  en  1789,  après  avoir 
rempli  dans  plusieurs  États  de  l'Allemagne  di- 
verses fonctions  ecclésiastiques  et  universitaires, 
est  à  la  fois  un  théologien  et  un  philosophe.  La 
philosophie  lui  doit  deux  ouvrages  très-estimables  : 
Lettres  sur  les  livres  et  la  philosophie  mosaï- 
que, in-8,  Brunswick,  1762et  1783;  —  Considéra- 
tions sur  les  vérités  les  plus  importantes  de  la 
religion  naturelle,  2  vol.  in-8,  ib.,  1785  et  1786. 

—  11  a  existé  un  autre  philosophe  du  nom  de 
Jérusalem,  mais  portant  les  prénoms  de  Charles- 
Guillaume,  dont  Lessinga  publié  quelques  écrits, 
in-8,  Brunswick,  1776.  X. 

JONSIUS  (Jean),  né  en  1624  dans  le  Holstein, 
mort  en  16â9,  recteur  de  l'académie  deFrancfort- 
sur-le-Mein.  Sa  vie  si  courte  et  si  laborieuse 
mérite  un  souvenir  :  il  fut  l'un  des  premiers  à 
comprendre  l'importance  de  l'histoire  de  la  phi- 
losophie et  entreprit  deux  ouvrages  destines  à 
en  favoriser  les  progrès.  Le  premier  est  une 
histoire  de  la  philosophie  péripatéticienne,  dont 
l'introduction  seule  a  paru  :  Disserlalionum  de 
ti.istoria  peripatetica  paj'tis  primœprima,  Ham- 


bourg, 1G52.  Le  second,  beaucoup  plus  important 
est  un  examen  critique  des  historiens  de  la  phi- 
losophie :  de  Scriptoribus  hisloriœ  j/hilosophicœ, 
Francfort,  1659.  Dans  une  dédicace  aux  magistrats 
de  P'ranclort,  Jonsius  exprime  la  certitude  de  sa 
fin  prochaine;  il  mourut  en  effet  au  moment  où 
paraissait  cet  ouvrage  qui  rendit  de  grands  ser- 
vices, et  qui  devint  une  des  sources  de  l'érudition 
de  ce  temps.  Plus  de  cinquante  ans  après,  en  1716, 
un  élève  de  Buddée,  Christ.  Dorn^  en  publiait  une 
seconde  édition  où  sont  mentionnes  les  travaux  qui 
avaient  paru  dans  l'intervalle.  L'ouvrage,  divisé 
en  quatre  livres,  ne  brille  pas  par  la  méthode  ;  mais 
les  auteurs  qui  l'ont  rendu  inutile  en  le  dépassant, 
et  entre  autres  Brucker,  en  ont  beaucoup  profité. 

JOUFFROY  (Théodore-Simon). 

On  ne  prend  intérêt  à  la  vie  d'un  philosophe 
qu'après  avoir  connu  sa  philosophie  ;  nous  nous 
occuperons  donc  d'abord  des  doctrines  de  M.  Jouf- 
froy.  Pour  les  apprécier,  il  faut  le  placer  lui- 
même  à  côté  des  philosophes  qui  l'ont  immédiate- 
ment précédé,  ou  parmi  lesquels  il  a  vécu  : 
Destutt  de  Tracy,  Laromiguicre,  Maine  dcBiran, 
Royer-CoUard,  Cousin,  tels  sont  les  noms  qui, 
avec  celui  de  M.  Jouffroy,  ont  occupé  la  première 
moitié  du  xix°  siècle.  Destutt  de  Tracy  transporta 
dans  notre  âge  la  philosophie  qui  avait  rempli  la 
seconde  moitié  de  l'âge  précédent  :  c'était  celle 
de  Condillac,  plus  étroite  et  plus  incomplète 
encore  que  celle  de  Locke.  Ce  dernier  avait 
réduit  les  sources  de  nos  connaissances  à  la 
sensation  et  à  la  réflexion  ;  mais  à  côté  de  ces 
facultés  intellectuelles,  il  plaçait  le  plaisir  et  la 
peine  et  la  libre  volonté  qu'il  appelait  la  seule 
puissance  active  de  notre  âme.  Condillac,  qui 
avait  d'abord  laissé  subsister  la  réflexion  parmi 
les  facultés  intellectuelles,  la  supprima  plus  tard, 
se  bornant  à  dire  que  la  sensation  se  sent  elle- 
même.  11  pensa  aussi  que  le  plaisir  et  la  peine 
ne  sont  que  les  modes  de  la  connaissance,  et 
que  le  désir  étant  une  peine  d'une  espèce  par- 
ticulière, la  volonté  n'est  que  le  plus  impérieux 
de  nos  àésirs  ;  c'est  cette  théorie,  avec  tout  ce 
qu'elle  a  d'excessif,  [que  M.  de  Tracy  continua 
jusqu'au  commencement  du  xix*  siècle.  M.  La- 
romiguière,  le  premier,  résista  contre  cette  phi- 
losophie :  il  s'aperçut  que  Condillac  et  M.  de 
Tracy  faisaient  de  l'homme  une  chose  purement 
passive  ;  qu'ils  n'y  reconnaissaient  aucun  élément 
actif  ou  libre.  Il  était  frappé  de  l'opposition  qui 
existe  entre  voir  et  regarder,  entendre  et  écou- 
ter, etc.  Mais  au  lieu  de  rétablir  dans  l'homme 
le  principe  actif  sous  le  nom  de  volonté  ou  de 
liberté,  qui  est  son  nom  véritable^  le  nom  que 
Descartes  etLocke  lui  avaientdonne,  il  le  rétablit 
sous  le  nom  d'attention,  mot  qui  exprime  un 
fait  complexe,  c'est-à-dire  l'union  de  la  volonté 
et  de  l'intelligence  :  car  regarder,  c'est  voir  vo- 
lontairement ;  écouter,  c'est  avoir  la  volonté 
d'entendre.  M.  Laromiguière,  ne  s'apercevant 
pas  que  la  liberté  est  présente  dans  l'attention, 
chercha  la  liberté  ailleurs,  et  la  fit  résulter  dé 
l'équilibre  de  deux  désirs  ;  c'était  retomber  dans 
la  faute  de  Condillac.  Cette  erreur  fut  corrigée 

Far  Maine  de  Biran  :  il  replaça  l'activité  de 
homme  en  son  véritable  siège,  c'est-à-dire  dans 
la  volonté,  et,  par  l'entraînement  naturel  à  toutes 
les  révolutions,  il  alla  jusqu'à  dire  que  l'âme  ou 
le  moi  ne  consiste  que  dans  la  volonté  ;  que  la 
propriété  de  jouirj  et  de  souffrir  appartient  au 
corps;  qu'il  en  est  de  même  de  la  perception 
involontaire,  de  la  mémoire  et  de  l'imagination, 
quand  elles  ne  sont  pas  accompagnées  de  la 
volonté,  et  que  si  la  connaissance  des  vérités 
nécessaires  fait  partie  de  l'âme,  c'est  que  la 
volonté  est  indispensable  à  l'acquisition  de  cette 
connaissance. 


JOUF 


—  823 


JOUF 


M.  Hoyer-CoUurd  n'entra  pas  dans  le  débat  sur 
les  rapports  du  vioi  et  de  la  volonté;  il  concentra 
tous  ses  efForts  sur  l'analyse  de  la  connaissance, 
et,  à  l'aide  des  philosoj)lies  écossais  qu'il  intro- 
duisit en  France,  il  distingua  parmi  les  éléments 
de  notre  pensée  ceux  qui  appartiennent  à  l'ex- 
périence et  ceux  qui  viennent  d'une  autre  source. 
M.  Cousin,  dans  son  habile  éclectisme,  mil  à 
profit  les  travaux  de  tous  ses  prédécesseurs;  il 
emprunta  à  M.  Laromiguière  l'opposition  de 
l'activité  et  de  la  passivité;  il  insista  comme 
M.  Royer-Collard  sur  la  distinction  de  l'expé- 
rience et  de  la  raison:  comme  M.  Mairie  de 
lîiran,  il  plaça  dans  la  volonté  l'activité  et 
l'existence  du  moi,  et  il  rejeta  la  sensibilité 
dans  le  corps.  Il  se  représenta  le  moi  comme 
placé  entre  la  sensibilité  et  la  vérité  universelle, 
et  il  le  distingua  do  l'une  et  de  l'autre  par  les 
caractères  de  la  liberté  et  de  la  personnalité; 
d'une  autre  part,  il  opposa  la  sensibilité  à  la 
vérité  absolue  ou  à  la  raison  impersonnelle,  la 
première  offrant  pour  caractères  le  variable,  le 
relatif,  le  contingent,  et  la  seconde  l'immuable, 
le  nécessaire,  l'absolu. 

C'est  dans  cet  état  que  M.  Jouffroy  trouva  la 
philosophie  de  l'esprit  humain  lorsqu'il  parut  à 
son  tour  sur  la  scène  philosophique.  Il  profita 
des  travaux  de  tous  ses  devanciers;  il  puisa  plus 
abondamment  aux  sources  écossaises,  et  marqua 
ses  emprunts  de  la  forte  originalité  de  son  esprit. 
Ce  fut  au  collège  Bourbon,  à  Paris,  et  à  l'École 
normale  qu'il  produisit  d'abord  ses  idées  :  nous 
allons  en  faire  connaître  les  transformations 
successives. 

L'objet  de  la  philosophie,  dit  M.  Jouffroy  au 
début  de  son  enseignement,  est  la  science  de 
l'homme.  Cette  science  doit  embrasser  la  vie 
actuelle,  la  vie  antérieure  et  la  vie  future  ;  dans 
la  vie  actuelle,  l'âme  peut  s'envisager  sous  trois 
aspects  :  1°  comme  agissant;  2°  comme  éprouvant 
des  actions  ;  3°  en  elle-même,  indépendamment 
des  actions  qu'elle  accomplit  ou  qu'elle  éprouve. 
La  psychologie  contient  donc  trois  choses  :  l'étude 
de  la  productivité  du  moi,  l'étude  de  sa  récep- 
tivité et  l'étude  du  7noi  en  lui-même.  Tous  les 
actes  produits  par  le  moi  sont  des  actes  intel- 
lectuels ;  ces  actes  peuvent  être  spontanés  ou 
volontaires.  Ainsi  M.  Jouffroy,  à  l'exemple  de 
M.  de  Biran  et  de  M.  Cousin,  plaça  d'abord  la 
sensibilité  hors  du  moi;  mais  il  laissa  dans  le 
moi  l'intelligence  spontanée  ou  involontaire;  il 
ugea  que  la  volonté  seule  ne  peut  produire  une 
connaissance  ;  qu'il  doit  y  avoir  aussi  dans  l'âme 
une  faculté  intelligente ,  pouvant  recevoir  le 
secours  de  la  volonté,  mais  pouvant  aussi  se 
passer  d'elle  :  car  notre  volonté  s'applique  uni- 
quement à  nos  propres  actes,  et,  par  conséquent, 
à  des  actes  que  le  moi  a  d'abord  accomplis  in- 
volontairement. Ce  qui  était  le  principal  pour 
M.  de  Biran,  devint  pour  M.  Jouffroy  l'accessoire. 
La  volonté  paraît  et  disparaît  dans  l'intelligence; 
mais  l'intelligence  persiste,  tantôt  à  l'état  vo- 
lontaire, tantôt  à  l'état  spontané  :  l'intelligence 
fut  donc  pour  M.  Jouffroy  la  nature  de  l'action 
de  l'âme;  la  volonté  fut  le  mode  de  cette  action. 

M.  Jouffroy  établit  comme  M.  Royer-Collard  et 
M.  Cousin  deux  facultés  de  connaître,  l'observa- 
tion et  la  raison  :  l'observation  donne  les  con- 
naissances relatives  et  contingentes  ;  la  raison, 
les  connaissances  absolues  et  nécessaires.  L'ob- 
servation s'applique  au  monde  interne  et  au 
monde  externe,  et  se  divise  en  conscience,  per- 
ception des  sens  extérieurs  et  mémoire.  L'obser- 
vation est  l'occasion  du  développement  de  la 
raison  :  telle  est  la  productivité  du  m.oi;  elle 
comprend  tous  les  actes  de  l'intelligence,  soit 
volontaires,  soit  involontaires. 


Que  peut-il  rester  pour  la  réceptivité  de  l'ânic 
dans  un  système  où  l'auteur  attribue  au  corps 
la  sensibilité,  et  où  l'intelligence,  même  dans 
son  action  involontaire,  fait  partie  de  la  produc- 
tivité? M.  Jouffroy  n'entend  pas  le  mot  de  ré- 
ceptivité au  sens  ordinaire.  Pour  lui,  l'âme  n'est 
réceptive  que  dans  le  cas  où,  soit  les  phéno- 
mènes de  la  sensibilité,  soit  les  phénomènes  de 
l'intelligence,  la  déterminent  à  vouloir.  Bien  que 
notre  ])hiIosonhe  place  la  sensibilité  dans  le 
corps,  il  en  décrit  cependant  les  phénomènes, 
parce  que  la  sensibilité  partage  avec  l'intelligence 
le  privilège  de  déterminer  l'âme  à  l'action.  L'ir- 
ritation est  le  premier  phénomène  qui  se  mani- 
feste dans  le  corps;  l'irritation  est  agréable  ou 
désagréable  :  dans  le  premier  cas,  elle  fait  naître 
la  joie  et  l'amour,  qui  sont  des  mouvements 
d'expansion;  dans  le  second,  la  tristesse  et 
l'aversion,  qui  sont  des  mouvements  de  concen- 
tration. L'amour  donne  naissance  au  désir  positif, 
qui  est  un  mouvement  d'attraction,  et  la  haine 
engendre  le  désir  négatif,  qui  est  un  mouvement 
de  répulsion  ;  le  désir  est  le  dernier  phénomène 
simple  de  la  sensibilité;  la  crainte  et  l'espérance 
qui  lui  succèdent  sont  des  phénomènes  complexes. 
De  tous  les  phénomènes  sensibles,  le  désir  est  le 
seul  qui  agisse  sur  le  moi,  c'est-à-dire  qui  le 
détermine,  parce  que  c'est  le  seul  auquel  il 
manque  quelque  chose.  Tous  les  désirs  aspirent 
au  bonheur,  par  conséquent  ils  sont  tous  in- 
téressés et  ont  pour  principe  l'amour  de  soi. 

En  regard  des  phénomènes  sensibles  qu'il  re- 
léguait tous  dans  le  corps,  le  philosopne  plaçait 
les  phénomènes  intellectuels.  Ces  derniers 
étaient  les  connaissances  des  vérités  contingen- 
tes et  relatives,  et  des  vérités  nécessaires  et  ab- 
solues. Les  premières  de  ces  connaissances  ne 
peuvent  porter  l'âme  à  l'action  que  si  elles  ont 
excité  dans  le  corps  un  désir,  et,  dans  ce  cas,  ce 
n'est  pas  le  phénomène  intellectuel  qui  agit  sur 
l'âme,  c'est  le  phénomène  sensible.  Les  objets 
des  connaissances  absolues  sont  le  vrai,  le  beau 
et  le  bien  moral.  Le  vrai  et  le  beau  peuvent 
être  des  objets  de  désir,  et  ils  n'agissent  sur 
l'âme  que  par  le  désir;  mais  le  bien  moral  est 
marqué  d'un  caractère  d'obligation  qui  com- 
mande l'action.  C'est  l'intelligence  qui  découvre 
ce  caractère,  et  qui,  par  cette  découverte,  déter- 
mine l'action  de  l'âme  ;  c'est  donc,  en  ce  cas, 
un  phénomène  intellectuel  qui  agit  sur  l'âme, 
et  non  plus  un  phénomène  sensible.  Ce  phéno- 
mène intellectuel,  M.  Jouffroy  l'appelait  le  motif 
d'action,  par  opposition  au  désir,  qu'il  nommait 
le  7nobile.  L'influence  de  ces  deux  principes 
composait  toute  la  sphère  de  la  réceptivité  du 
moi. 

Pour  étudier  le  Tuoi  en  lui-même,  il  fallait 
écarter  tout  ce  qu'il  y  a  dans  le  moi  de  varia- 
ble, c'est-à-dire  les  actes  intellectuels  soit  vo- 
lontaires, soit  involontaires.  Il  ne  reste  alors  que 
l'intelligence  et  la  volonté  en  puissance,  la  sim- 
plicité et  l'identité.  Le  moi  étant  une  force  in- 
telligente, libre,  simple  et  identique,  peut-il 
être  la  même  chose  que  la  matière?  Cette  ques- 
tion psychologique  se  résout  par  la  cosmologie. 
On  ne  peut  distinguer,  dans  l'homme,  l'âme 
d'avec  le  corps,  qu'en  distinguant,  dans  ce 
monde,  la  force  d'avec  la  matière.  Si  la  force  est 
la  même  chose  que  la  matière,  chaque  partie  de 
la  matière  est  une  force  libre  :  or,  comment  tou- 
tes ces  forces  libres  se  sont-elles  entendues  pour 
composer  l'harmonie  de  ce  monde?  Si  la  force 
est  en  dehors  de  la  matière,  il  est  facile  de  con- 
cevoir que  la  première  fasse  concourir  toutes  les 
parties  matérielles  à  l'exécution  du  plan  qu'elle 
a  conçu.  La  force  est  distincte  de  la  matière; 
l'âme  est  donc  distincte  du  corps. 


JOL'F 


—   824  — 


JOUF 


Toi  fut,  le  système  fortement  lié  par  lequel 
M.  Jouffroy  débuta  dans  l'enseignement  philoso- 
phique, à  Page  de  vingt  et  un  ans  (Cours  professé 
au  collège  Bourbon,  à  Paris,  en  1817,  1818,  1819, 
1820).  Si  la  sensibilité  fait  partie  du  corps, 
roinme  le  voulait  M.  de  Biran,  il  ne  reste  plus 
dans  l'àme  que  la  volonté  et  l'intelligence.  Mais 
la  volonté  n'apparaît  jamais  seule,  tandis  que 
l'intelligence  se  montre  tantôt  avec  la  volonté, 
tantôt  sans  elle.  L'intelligence  est  donc  la  seule 
production  permanente  de  l'âme,  et  la  volonté 
n'est  plus  qu'un  mode  de  cette  productivité.  Une 
force  est  nécessairement  active  et  productive. 
Comment  peut-elle  pâtir?  Ce  n'est  qu'en  diri- 
geant elle-même  .son  action  sous  certaines  in- 
fluences. La  sensibilité,  qui  appartient  tout  en- 
tière au  corps,  est  l'une  de  ces  influences,  la  vé- 
rité morale  est  l'autre.  Ni  la  sensibilité,  ni  la 
vérité  morale  ne  sont  le  moi  ;  le  moi  les  connaît 
l'une  et  l'autre  :  la  première  par  l'observation,  la 
seconde  par  la  raison.  Le  moi,  en  tant  qu'il  en 
prend  connaissance,  est  productif  ou  actif;  il  ne 
devient  passif  ou  i-éceplif  qu'au  moment  où  il  se 
détermine  sous  l'influence  de  la  sensibilité  ou 
de  la  vérité  morale.  Dans  ce  système,  toutes  les 
parties  sont  nettement  séparées,  et  toutefois  so- 
lidement unies  les  unes  aux  autres.  On  n'aper- 
çoit plus  ici,  comme  dans  la  théorie  de  M.  de  Bi- 
ran, cette  mémoire  et  cette  imagination  qui 
tantôt  font  partie  du  corps,  et  tantôt  font  partie 
de  l'âme,  selon  que  la  volonté  agit  ou  n'agit  pas; 
cette  âme  qui  ne  connaît  que  par  la  volonté,  et 
celte  volonté  qui  devient  ainsi  une  faculté  in- 
tellectuelle. 

11  y  avait  néanmoins  dans  la  théorie  alors 
adoptée  par  M.  Joufl'roy  des  parties  qui  lui  pa- 
raissaient douteuses.  Cette  doctrine  lui  plaisait 
surtout  par  sa  netteté,  et  il  disait  déjà:  «Ce 
n'est  pas  le  doute  qui  'me  pèse,  c'est  la  confu- 
sion. »  Le  point  sur  lequel  portait  le  principal 
doute  de  M.  Joufl'roy  dans  son  premier  ensei- 
gnement, c'était  la  sensibilité.  Il  ne  se  tenait 
pas  pour  bien  certain  que  la  sensibilité  fût  hors 
du  moi,  et  qu'on  pût  dire  que  l'âme  ne  jouissait 
pas  et  ne  soufl'rait  pas  mais  qu'elle  connaissait 
seulement  la  joie  et  la  souflrance,  qui  étaient 
dans  le  corps.  11  lui  paraissait  que  la  conscience 
nous  atteste  que  la  joie  et  la  tristesse  appartien- 
nent à  l'âme,  aussi  bien  que  la  connaissance,  et 
que  le  mot  je  s'unit  aux  mots  qui  expriment  la 
passion,  aussi  bien  qu'aux  mots  qui  expriment 
les  actes  intellectuels.  En  conséquence,  à  l'exem- 
ple de  Descartes,  de  Locke,  et  des  philosophes 
écossais,  il  replaça  la  sensibilité  dans  l'âme 
(Cours  professé  à  la  Faculté  des  lettres,  en  1828). 
11  joignit  à  la  sensibilité,  qu'il  regardait  comme 
la  capacité  de  jouir  et  de  souff'rir,  des  principes 
d'action,  que  les  philosophes  de  l'Ecosse  avaient 
analysés  avec  une  sagacité  merveilleuse,  et  aux- 
quels ils  avaient  donné  le  nom  d'instincts,  d'ap- 
pétits, de  désirs  et  d'affections.  M.  Jouffroy  ap- 
pela ces  principes  les  penchants  ou  les  tendances 
primitives  de  la  nature  humaine.  11  avait  d'a- 
bord fait  naître  du  plaisir  et  de  la  peine  tous  les 
amours  et  toutes  les  aversions;  à  côté  de  ces 
amours  et  de  ces  aversions  intéressées,  il  plaça 
donc  d'autres  amours  primitifs  qui  nous  portent 
à  la  recherche  de  leurs  objets  sans  que  nous 
sachions  si  ces  objets  nous  cau.seront  du  plaisir 
ou  de  la  peine.  Telle  est,  par  exemple,  l'aflection 
qui  nous  fait  chercher  la  société  des  hommes 
avant  que  nous  ayons  pu  découvrir  si  nous  en 
retirerons  quelque  utilité  {Mélanges  philoso- 
vliiques,  2'édit.,  p.  279).  Il  découvrit  aussi  dans 
les  instincts  décrits  par  Reid  une  faculté  que  la 
philosophie  n'attribuait  plus  à  l'âme,  depuis  Des- 
cartes :  nous  voulons  oarler  de  la  faculté  motrice 


par  laquelle  l'âme  met  le  corps  en  mouvement, 
et  que  la  philosophie  ancienne  avait  considérée 
comme  le  caractère  par  lequel  l'âne  se  distin- 
gue d'abord  du  corps.  Ces  innovations  ne  furent 
pas  les  seules  que  M.  Jouffroy  introduisit  dans 
sa  doctrine  ;  il  dut  encore  à  l'étude  de  la  philo- 
sophie écossaise  de  placer  au  nombre  de  nos  fa- 
cultés irréductibles  la  puissance  qui  nous  fait 
produire  les  signes  du  langage  naturel,  et  il  lu» 
donna  le  nom  de  faculté  expressive.  Enfin  la 
volonté  pouvant  s'appliquer  à  la  faculté  motrice 
comme  à  l'intelligence,  et  même  lutter  contre 
les  penchants  primitifs  ou  en  favoriser  le  dévc;- 
loppement,  elle  cessa  d'être  considérée  pir 
M.  Joufl'roy  comme  un  mode  de  l'action  intel- 
lectuelle, et  il  l'envisagea  comme  une  faculté 
spéciale  qui  vient  faciliter  ou  gêner  l'exercice 
de  nos  autres  facultés.  Tel  fut  donc  le  tableau 
des  facultés  de  l'âme  dans  le  nouveau  plan  de 
M.  Jouffroy  :  1°  les  penchants  primitil's  au  nom- 
bre de  trois  ;  l'amour  du  pouvoir  ou  l'ambition, 
le  désir  de  la  connaissance  ou  la  curiosité,  l'a- 
mour de  nos  semblables  ou  la  sympathie;  2°  la 
sensibilité  ou  la  capacité  de  jouir  du  développe- 
ment des  tendances  primitives  et  de  souffrir  de 
la  gêne  que  leur  apportent  les  obstacles  exté- 
rieurs; 3"  l'intelligenL-e,  comprenant  d'une  part 
les  facultés  d'observation,  la  conscience,  la  per- 
ception des  sens  extérieurs  et  la  mémoire,  fa- 
cultés qui  donnent  les  connaissances  contingen- 
tes, de  l'autre  part  la  raison,  qui  fournit  les 
connaissances  nécessaires;  4°  la  faculté  expres- 
sive; 5°  la  faculté  motrice  ou  locomotrice;  6°  la 
volonté  (Cours  professé  â  la  Faculté  des  lettres, 
en  1837). 

Le  problème  de  la  distinction  de  l'âme  et  du 
corps  fut  pour  M.  Jouffroy  un  problème  de  pré- 
dilection. Il  y  revint  à  plusieurs  reprises,  et  il 
y  répandit  toujours  de  nouvelles  lumières.  Il 
reprit  d'abord  cette  question  dans  la  préface  de 
sa  traduction  des  Esquisses  de  philosophie  mo- 
rale de  Dugald  Stewart  :  «  Les  faits  sensibles 
ne  sont  pas  les  seuls  qui  puissent  s'observer.  Je 
suis  continuellement  informé  de  ce  qui  se  passe 
en  moi,  c'est-à-dire  de  mes  pensées,  de  mes  sen- 
timents et  de  mes  volilions.  Je  sais  que  je  suis 
un  et  identique.  »  La  pensée,  le  sentiment,  la 
volition,  l'unité  et  l'identité  échappent  aux  sens 
extérieurs,  de  même  que  les  organes  des  sens 
échappent  à  la  conscience.  Dans  le  mouvement 
volontaire,  nous  avons  conscience  de  notre  dé- 
termination, et  non  de  la  contraction  du  mus- 
cle. La  conscience  est  donc  un  moyen  d'observa- 
tion, c'est-à-dire  un  moyen  de  découvrir  des  vé- 
rités de  fait,  comme  les  sens  extérieurs.  Dans 
l'exercice  de  l'observation  externe,  c'est  par  l'at- 
tention que  le  naturaliste  l'emporte  sur  le 
paysan  ;  dans  l'exercice  de  la  conscience,  le  phi- 
losophe n'a  sur  le  vulgaire  d'autre  avantage 
que  celui  de  l'attention;  heureux  si  le  philoso- 
phe, usant  toujours  de  ce  privilège,  ne  laissait 
■pas  offusquer  ses  regards  par  des  systèmes  pré- 
conçus! Les  phénomènes  internes  ont  leurs  lois 
comme  les  phénomènes  externes;  en  voici  quel- 
ques exemples  :  1°  nous  ne  prenons  jamais  une 
détermination  sans  un  motif;  2°  tout  souvenir 
qui  s'éveille  en  nous  a  été  précédé  d'un  autre- 
souvenir  ou  d'une  perception  ayant  avec  lui 
quelque  rapport  ;  3°  jamais  notre  attention  ne 
s'applique  â  un  objet  dont  nous  n'ayons  pas  eu 
précédemment  quelque  notion.  Les  physiologis- 
tes qui  nient  verbalement  les  faits  de  conscience 
les  affirment  dans  la  pratique.  Le  principe  qui 
les  guide  est  celui-ci  :  tout  phénomène  suppose 
une  cause,  un  but,  une  intention;  ils  ne  croient 
pas  connaître  un  organe,  quand  ils  n'en  connais- 
sent pas  la  destination.  Or,  l'idée  de  destination^ 


JOUF 


—  825  — 


JOUF 


d'intention,  de  but  et  de  cause^  n'est  pas  saisie 
par  les  sens  extérieurs,  mais  par  la  conscience. 
Ce  que  les  physiologistes  appellent  la  vie  de  re- 
lation comprend  la  volonté,  la  sensation  et  l'i- 
dée, phénomènes  qui  ne  tombent  sous  l'appré- 
ciation ni  de  la  vue,  ni  du  toucher.  Les  phéno- 
mènes de  conscience  étant  ainsi  nettement  sépa- 
rés des  phénomènes  d'observation  externe,  quel 
est  le  principe  des  premiers?  1°  Je  sais  que  je 
suis  toi  et  idotlique;  jo  ne  puis  donc  pas  être  la 
matière  cérébrale  qui  est  multiple;  2°  toutes  les 
expériences  des  physiologistes  sur  la  liaison  qui 
existe  entre  le  cerveau  et  les  phénomènes  de 
conscience  peuvent  aussi  bien  s'expliquer  dans 
la  supposition  que  le  cerveau  n'est  (lu'uii  inter- 
médiaire entre  le  principe  volontaire,  intelligent 
et  sensible,  et  les  choses  extérieures  ;  3°  le  mot 
organe,  dont  se  servent  les  physiologistes,  in- 
dique que  l'appareil  matériel  est  distinct  de  la 
force  à  laquelle  il  sert  d'instrument.  L'usage  des 
instruments  artificiels,  tels  que  le  télescope,  le 
cornet  acoustique,  le  levier,  etc.,  nous  aident  à 
comprendre  comment  l'âme  se  sert  du  cerveau  ; 
4°  les  muscles  et  les  nerfs  ne  sentent  pas:  pour- 

3uoi  le  cerveau  sentirait-il?  5°  Aucune  maladie 
u  cerveau  ne  paralyse  la  volonté  :  comment 
2ette  persistance  de  la  volonté  s'expliquerait-elle 
dans  l'hypothèse  où  le  cerveau  serait  l'âme  elle- 
même? 

La  distinction  de  l'âme  et  du  corps  est  encore 
le  sujet  d'un  des  derniers  écrits  de  M.  Jouffroy 
{Lcgitimilé  de  la  distinction  de  la  psychologie 
et  de  la  physiologie  dans  les  Nouveaux  Mélan- 
ges philosophiques).  Tous  les  peuples,  dit  notre 
philosophe,  ont  toujours  cru  qu'il  y  a  dans 
l'homme  une  dualité.  Cette  opinion  n'a  pas  été 
détruite,  mais  confirmée  par  le  progrès  des 
sciences.  Il  y  a  dans  l'homme  deux  choses,  la 
matière  et  la  vie.  La  vie  est  la  cause  du  corps 
ou  de  l'agrégation  des  molécules  ;  les  molécules 
vont  et  viennent  sous  l'empire  de  la  vie.  Ce  qui 
constitue  le  corps,  c'est  la  force  qui  lie  les  mo- 
lécules. Le  principe  de  la  vie  est-il  une  force 
simple  ou  un  ensemble  de  forces?  Parmi  les 
causes  qui  produisent  les  phénomènes  de  la  vie, 
il  en  est  que  nous  connaissons  en  elles-mêmes, 
et  d'autres  qui  ne  nous  sont  connues  -que  par 
leurs  résultats.  Je  sais  que  je  suis  la  cause  qui 
remue  mon  bras;  par  conséquent,  la  force  mo- 
trice, en  ce  cas,  est  moi-même.  Quant  à  la  cause 
qui  produit  la  digestion,  je  ne  la  connais  pas. 
La  force  digestive  est-elle  la  même  que  la  force 
de  gravitation?  je  n'en  sais  rien,  je  n'en  puis 
rien  dire.  Avant  la  production  du  mouvement  du 
bras,  j'ai  conscience  d'une  cause  que  j'appelle 
inoi,  et  que  je  sais  capable  de  produire  ce  mou- 
vement. Cette  cause  est  moi  ;  il  faut  bien  que  je 
la  connaisse,  et  c'est  la  seule  dont  j'aie  la  con- 
naissance. Si  nous  avons  conscience  de  produire 
certains  phénomènes  de  la  vie,  c'est  que  nous 
les  produisons  ;  si  nous  n'avons  pas  conscience 
d'en  produire  certains  autres,  c'est  que  nous  ne 
les  produisons  pas.  Le  moi  se  sait  cause  de  la 
pensée,  de  la  volition,  etc.,  mais  non  de  la  cir- 
culation du  sang,  de  la  sécrétion  de  la  bile,  etc. 
Il  y  a  donc  deux  sources  distinctes  des  phéno- 
mènes de  la  vie.  La  dualité  de  la  matière  et  de 
la  vie  n'est  pas  la  seule  que  contienne  l'homme. 
Il  y  a  dans  la  vie  elle-même  une  autre  dualité  : 
d'une  part,  la  vie  dont  j'ai  conscience  ou  la  vie 
psychologique  ;  de  l'autre,  la  vie  dont  je  n'ai 
pas  conscience  ou  la  vie  physiologique.  Le  prin- 
cipe mystérieux  duquel  émanent  les  phénomè- 
nes dont  je  n'ai  pas  conscience  a  pour  but  la 
conservation  du  corps  ;  le  principe  des  phéno- 
mènes dont  j'ai  conscience  a  donc  une  autre  fin. 
La  vie  animale   ou  physiologique  tend  au  bien 


du  corps;  la  vie  intellectuelle  et  morale  tend  au 
bien  du  moi.  Ces  deux  lins  quelquefois  se  con- 
trarient. Tant(')t  la  vie  physiologique  semble 
l'emporter  sur  la  vie  du  moi,  tantôt  le  m.oi  at- 
tente à  la  vie  physiologique.  Le  mot  do  suicide 
est  un  mot  mal  fait:  car  la  vie  du  corps  est  la 
seule  que  le  moi  puisse  détruire.  Les  deux  prin- 
cipes (|ui  constituent  la  vie  sont  distincts,  mais 
n(m  indéiiendants.  L'intervention  du  ')noi  est  in- 
dispensable pour  assurer  la  vie  du  corps  :  car  si 
je  ne  veux  pas  prendre  les  aliments,  la  vie  cor- 
porelle ne  .se  soutiendra  pas.  D'une  autre  part, 
le  corps  est  l'instrument  de  l'action  de  l'âme  au 
dehors,  l'organe  de  la  plupart  de  nos  lacultés, 
l'intermédiaire  par  lequel  nous  arrivent  toutes 
les  perfections.  C'est  l'union  des  deux  principes 
qui  fonde  ce  qu'on  appelle  l'unité  de  l'homme. 
C'est  à  cause  de  la  dépendance  mutuelle  des 
deux  principes  que  la  physiologie  et  la  psycho- 
logie sont  indispensables  l'une  à  l'autre,  et  que 
souvent  elles  empiètent  mutuellement  sur  leurs 
domaines.  Mais  la  distinction  des  deux  sciences 
est  fondée  sur  la  distinction  des  deux  ordres  de 
phénomènes  et  des  deux  genres  de  méthode 
par  lesquelles  l'esprit  les  connaît.  Pour  observer 
les  phénomènes  de  conscience,  le  moi  n'a  besoin 
que  de  lui-même,  et  il  ne  détruit  pas  la  vie 
qu'il  observe.  Pour  observer  les  phénomènes  de 
la  vie  physiologique,  il  faut  employer  le  scalpel, 
troubler  et  quelquefois  détruire  la  vie  que  l'on 
veut  observer.  En  conclusion,  la  vie  est  double: 
il  y  en  a  une  dont  j'ai  conscience,  et  une  dont 
la  connaissance  directe  m'est  refusée.  Je  suis  la 
vie  qui  a  conscience  d'elle-même.  Si  par  sub- 
stance on  entend  ce  qui  est  supposé  par  les  mo- 
difications, on  peut  dire  que  le  ^noi  se  sait  sub- 
stance comme  il  se  sait  cause  :  car  en  même 
temps  qu'il  connaît  ce  qui  change  en  lui,  il  con- 
naît ce  qui  n'y  change  pas.  Si  par  substance  on 
entend  un  substratum  qui  serait  nécessaire  à 
l'existence  de  la  cause  que  nous  sommes,  il  est 
permis  de  douter  qu'une  cause  ou  force  suppose 
un  pareil  substratum.  La  force  ou  la  cause  est 
à  la  fois  tout  son  être  ;  quiconque  se  connaît 
comme  force  ou  cause  se  connaît  comme  sub- 
stance. 

Après  avoir  étudié  le  mode  de  l'existence  ac- 
tuelle, M.  JoufTroy  en  considérait  le  but  ou  la 
fin,  c'est-à-dire  qu'après  avoir  traité  de  la  psy- 
chologie, il  traitait  de  la  morale  et  de  la  théo- 
dicée.  La  destinée  de  l'homme  comprend  sa  des- 
tinée actuelle  et  sa  destinée  à  venir.  La  desti- 
née d'un  être  dérive  de  sa  nature.  L'homme  est 
une  force  libre  ;  mais  nous  avons  vu  dans- 
l'étude  de  la  réceptivité  de  l'âme,  que  le  moi  se 
détermine  sous  l'influence  de  deux  principes 
d'action  :  c'est-à-dire  du  mobile  intéressé  ou  du 
désir,  et  du  motif  intellectuel  ou  de  la  con- 
ception du  bien  moral.  De  ces  deux  principes 
d'action,  le  second  seul  est  obligatoire.  Le  motif 
intéressé  sollicite;  le  motif  intellectuel  com- 
mande. Quels  sont  les  traits  principaux  de  la 
conception  morale?  en  d'autres  termes,  quelles 
sont  les  maximes  dans  lesquelles  on  peut  ré- 
sumer tous  les  devoirs?  M.  Jouffroy  adopta  d'a- 
bord la  théorie  morale  de  Kant.  L'homme  étant 
une  force  libre,  le  devoir  est  de  respecter  notre 
propre  liberté  et  la  liberté  d'autrui  (Cours  pro- 
fessé en  1818-1819).  On  lui  objecta  que  la  liberté 
entendue  comme  elle  devait  l'être,  c'est-à-dire 
comme  le  pouvoir  de  vouloir,  est,  de  fait,  invio- 
lable ;  que  nous  ne  pouvons  lîi  nous  en  dépouil- 
ler nous-mêmes,  ni  en  dépouiller  autrui  ;  que  le 
prisonnier  dans  les  fers  est  tout  aussi  libre  que 
le  souverain  le  plus  absolu  ;  qu'en  conséquence 
le  devoir  de  respecter  notre  liberté  et  celle  d'au- 
trui est  un  devoir  illusoire  et  impraticable.  Ces. 


JOUF 


—  826 


JOUF 


raisons  ou  d'autres  cliangèrcnl  plus  tard  les 
vues  de  M.  Jouffroy.  11  se  fonda  toujours  sur  ce 
principe,  que  la  destinée  d'un  être  dérive  de  sa 
nature.  «  Chaque  être,  dit-il,  est  par  sa  nature 
prédestiné  à  une  certaine  finj  celle  fin  est  son 
bien;  la  fin  de  l'homme  est  marquée  par  des 
tendances  instinctives  et  primitives  qui  sont  le 
besoin  de  connaître,  d'agir  et  d'aimer.  Ces  ten- 
dances sont  aveugles  et  désintéressées,  puis- 
qu'elles nous  poussent  à  l'action,  avant  que  nous 
ayons  pu  savoir  si  cette  action  nous  procurera 
du  plaisir  ou  de  la  peine.  Le  premier  dévelop- 
pement de  l'activité  humaine  est  instinctif  et 
innocent.  Lorsque  nous  avons  appris  que  la  satis- 
faction de  nos  tendances  est  agréable,  et  que  le 
contraire  est  pénible,  nous  cédons  alors  à  nos 
penchants,  non  plus  par  instinct,  mais  par  cal- 
cul. La  raison  est  intervenue  ;  elle  a  compris  que 
toutes  nos  tendances  vont  au  bien  de  l'individu, 
mais  que  ce  bien  ne  peut  être  complet.  Elle 
aperçoit  qu'il  faut  sacrifier  les  vifs  plaisirs  du 
moment  pour  atteindre  dans  l'avenir  des  plai- 
sirs plus  purs  et  plus  durables;  elle  donne  à  nos 
actions  le  principe  de  l'intérêt  bien  entendu. 
Notre  nature  se  passionne  pour  ce  but  posé  par 
la  raison,  et  l'amour  de  l'intérêt  bien  entendu 
s'ajoute  aux  passions  primitives  qui  subsistent 
toujours.  Ce  nouvel  état  s'appelle  l'égoïsme  ou 
l'empire  de  soi,  qui  n'existait  pas  dans  l'état 
instinctif.  Mais  ce  n'est  pas  l'état  dernier  de  la 
nature  humaine.  La  raison  comprend  bientôt 
que,  tous  les  êtres  devant  aller  à  leur  fin,  le 
bien  individuel  fait  partie  du  bien  universel,  du 
bien  absolu  ou  du  bien  en  soi  ;  que  si  le  bien  de 
l'un  fait  obstacle  au  bien  des  autres,  nous  devons 
préférer  la  plus  grande  somme  de  bien  possible. 
C'est  ainsi  qu'apparaît  à  notre  raison  l'idée  du 
bien  obligatoire.  De  l'idée  de  l'ordre  universel, 
notre  raison  s'élève  à  l'idée  de  Dieu  qui  a  créé 
cet  ordre,  et  la  soumission  à  l'ordre  devient  la 
soumission  à  Dieu.  La  morale  et  la  religion  sont 
les  expressions  différentes  du  même  fait,  c'est-à- 
dire  de  la  soumission  à  l'ordre.  Dans  les  arts 
eux-mêmes,  la  beauté  et  la  laideur  ne  sont 
que  l'expression  de  l'ordre  et  du  désordre.  Le 
beau  est  une  face  du  bien,  le  vrai  en  est  une 
autre  :  le  beau,  c'est  l'ordre  exprimé;  le  vrai, 
c'est  l'ordre  pensé;  le  bien,  c'est  l'ordre  ac- 
compli. Le  bien  en  soi  n'apparaît  donc  que  dans 
cet  état  où  la  raison  nous  fait  saisir  l'ordre 
universel,  et  nous  le  présente  comme  obli- 
gatoire. Dans  les  deux  premiers  états,  l'individu 
ne  servait  que  lui-même,  instinctivement  d'a- 
bord, et  ensuite  avec  connaissance  de  cause  et 
avec  égoïsme.  Dans  le  troisième  état,  l'individu 
se  met  au  service  de  l'ordre,  et  c'est  alors  qu'il 

{•eut  s'élever  jusqu'au  dévouement.  Alors  seu- 
ement  se  manifestent  les  idées  de  mérite  et  de 
démérite,  de  satisfaction  morale  et  de  remords, 
de  peines  et  de  récompenses.  »  {Cours  de  droit 
naturel,  t.  I).  Notre  devoir  envers  le  corps  est 
un  devoir  dérivé,  car  l'homme  n'est  pas  le 
corps.  Nous  ne  sommes  obligés  qu'au  dévelop- 
pement de  nos  tendances,  en  respectant  et  en 
favorisant  le  développement  des  tendances  d'au- 
trui;  et  le  corps  est  seulement  pour  nous  l'in- 
strument des  tendances.  La  satisfaction  de  nos 
tendances  trouve  en  ce  monde  deux  genres  d'ob- 
stacles :  les  personnes  et  les  choses  Lorsque, 
dans  l'exercice  de  mon  activité,  je  rencontre  une 
personne,  comme  cette  personne  a  le  même 
droit  et  le  même  devoir  que  moi,  je  dois  arrêter 
mon  action  là  où  elle  contrarierait  l'action  de 
cette  personne.  Si,  au  contraire,  je  rencontre 
une  chose,  je  trouve  qu'il  n'y  a  pas  d'égalité 
entre  elle  et  moi;  elle  n'a  ni  droits  ni  devoirs, 
■elle  ne  se  connaît  pas,  elle  n'est  pas  libre.  La  na- 


ture est  inférieure  à  l'homme.  A-t-cllc  été  créée 
pour  elle-même,  pour  le  Créateur  ou  pour  nous? 
Elle  n'est  point  son  propre  but^  elle  n'est  pas 
davantage  la  fin  du  Créateur;  elle  n'a  donc  été 
créée  que  pour  l'homme.  Lorsque  nous  nous 
l'appliquons  à  notre  usage,  nous  en  remplissons 
la  destinée  (Cours  professé  à  la  Faculté  des  let- 
tres en  1830-1831). 

Nous  avons  dit  que  nos  tendances  ne  sont  pas 
satisfaites  en  cette  vie.  La  destinée  actuelle  de 
l'homme  n'est  donc  pas  sa  destinée  totale;  cette 
vie  est  le  nœud  d'un  drame,  dont  une  autre  vie 
est  le  dénoûmcnt.  Cette  vie  fait  obstacle  au  dé- 
veloppement des  facultés  humaines.  Quelle  est 
la  raison  de  cet  obstacle?  Dieu  ne  pouvait-il  pla- 
cer l'homme  dans  une  condition  qui  eût  permis 
la  pleine  satisfaction  de  nos  tendances?  Cette 
question  est  celle  de  la  justice  et  de  la  provi- 
dence de  Dieu.  La  théodicée  était  donc  pour 
M.  Jouffroy  le  complément  de  la  morale.  L'ob- 
stacle, disait-il,  a  pour  but  de  donner  naissance 
à  la  liberté  de  l'homme,  et  de  créer  sa  person- 
nalité. Si  l'homme  ne  rencontrait  pas  d'obstacle, 
il  ne  se  gouvernerait  pas,  il  se  laisserait  aller  à 
ses  penchants,  la  liberté  n'existerait  pas.  C'est 
par  la  liberté  [que  l'homme  est  véritablement 
homme.  Avant  l'apparition  de  la  liberté,  il  n'y  a 
dans  l'homme  qu'un  mécanisme,  ouvrage  de 
Dieu.  Ce  qui  le  prouve,  c'est  que  vous  ne  vous 
croyez  pas  responsable  des  actes  que  vous  accom- 
plissez par  l'impulsion  de  votre  nature  .sans  l'in- 
tervention de  votre  liberté.  Le  jour  où  l'être 
humain  s'empare  de  lui-même,  il  devient  une 
personne,  de  chose  qu'il  était.  Cette  création  de 
la  personne  était  impossible  dans  toute  autre 
condition  que  cette  vie.  Si  l'on  veut  compren- 
dre la  distance  immense  qui  sépare  une  per- 
sonne d'une  chose,  que  l'on  compare,  sous  le 
rapport  de  la  dignité,  la  machine  la  plus  com- 
pliquée et  la  plus  vaste,  avec  l'enfant  qui  la  fait 
marcher,  qui  l'arrête  ou  qui  la  brise.  Sans  la 
lutte  contre  l'obstacle,  nous  tomberions  dans 
l'indolence  du  quiélisme;  nous  saurions  à  peine 
que  nous  sommes.  D'ailleurs  la  souffrance  man- 
quant, la  jouissance  manquerait  aussi;  nous  res- 
terions dans  l'apathie  et  l'indifférence.  Le  but 
de  celle  vie  est  donc  de  faire  d'un  être  inintel- 
ligent et  insensible  un  être  sensible  et  intel- 
ligent, et  surtout  d'un  être  fatal  un  être  libre, 
c'est-à-dire  d'un  être  créé  un  être  créateur.  Ce 
nouveau  créateur  ressemble  au  premier,  parce 
qu'il  est  la  cause  de  ses  actions;  mais  il  en  dif- 
fère comme  l'imperfection  diffère  de  la  perfec- 
tion; il  en  diffère,  parce  qu'il  ne  peut  con- 
quérir une  entière  indépendance  :  car  l'homme 
ne  peut  détruire  en  lui  l'être  divin.  C'est  par  là 
que  se  concilient  la  providence  et  la  liberté. 
Les  deux  êtres  à  la  fois  différents  et  identiques 
qui  sont  dans  l'homme,  l'être  fatal  et  l'être  libre, 
l'être  divin  et  l'être  humain  luttent  en  appa- 
rence l'un  contre  l'autre;  mais  leur  but  étant  le 
même,  l'harmonie  doit  à  la  fin  s'établir.  L'être 
fatal  aspire  à  la  satisfaction  des  tendances  hu- 
maines; l'être  libre  veut  aussi  cette  satisfaction; 
mais  il  comprend  qu'elle  ne  peut  être  entière 
dès  cette  vie.  La  raison  lui  prescrit  de  respecter 
et  de  favoriser  les  tendances  des  autres  hom- 
mes, et  de  préférer  la  plus  grande  somme  de 
bien.  Obéir  librement  à  la  voix  de  la  raison, 
c'est  se  faire  homme  au  plus  haut  degré.  Cette 
vie  a  donc  un  double  mérite  :  celui  de  nous 
faire  libres,  et  celui  de  mettre  notre  liberté 
sous  l'empire  de  la  raison.  C'est  en  vain  que  cer- 
taines doctrines  promettent  dès  cette  vie  le  dé- 
veloppement harmonique  de  toutes  les  passions. 
Nous  serons  toujours  en  lutte  contre  la  nature  et 
contre  les  tendances    des  autres  hommes.  Ja- 


JOUF 


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JOUF 


jiiais,  sur  cette  terre,  noire  science  no  sera 
idinplète,  notre  amour  satisfait,  notre  pouvoir 
sius  bornes.  Cependant  riiomino  aspire  à  cette 
l'icine  possession  :  la  vie  terrestre  doit  donc  être 
(Minplélce  par  une  vie  céleste.  La  création  de  la 
IH'isonaalité  humaine  nous  cause  do  la  soul- 
liance  :  si  cette  personne  était  créée  pour  périr, 
dans  quel  but  aurions-nous  souffert,  pourquoi 
Dieu  nous  aurait-il  donné  l'idée  et  le  désir  de  la 
pleine  satisfaction  de  nos  tendances,  l'idée  et  le 
désir  de  l'iiitinité  et  de  l'éternité?  A  quoi  ser- 
virait enfin  le  mérite  que  nous  développons  dans 
la  lutte,  si  ce  mérite  ne  devait  pas  trouver  sa 
récompense?  Cette  théorie  sur  la  destinée  de 
l'homme,  M.  Jouffroy  aimait  à  la  revêtir  d'une 
forme  populaire,  et  à  la  traduire  dans  le  simple 
langage  du  catéchisme.  Pourquoi  l'homme  a-t-il 
été  créé?  Pour  connaître  Dieu,  l'aimer  et  le 
servir,  et  par  ce  moyen  obtenir  la  vie  éternelle. 
Connaître  Dieu,  disait  M.  Jouffroy,  c'est  con- 
naître l'ordre  qu'il  a  établi  dans  ce  monde  j  l'ai- 
mer et  le  servir,  c'est,  autant  que  possible, 
nous  conformer  à  ses  desseins,  c'est  accomplir 
l'ordre  universel  suivant  la  mesure  de  nos  forces. 
Mais  nous  ne  sommes  pas  nés  seulement  pour  la 
lutte  et  le  sacrifice  :  ce  sont  des  moyens  et  non 
des  buts;  nous  sommes  nés  pour  accomplir  l'or- 
dre, et  par  ce  moyen  obtenir  la  vie  éternelle 
(Cours  professé  à  la  Faculté  des  lettres,  en 
1830,  1831  et  1837). 

En  résumé,  pour  M.  Jouffroy,  la  philosophie 
«st  la  science  de  l'homme;  elle  doit  comprendre 
la  connaissance  de  la  vie  actuelle,  de  la  vie 
antérieure  et  de  la  vie  future.  C'est  par  les  don- 
nées de  la  vie  actuelle  qu'on  peut  deviner  les 
conditions  des  deux  autres.  M.  Jouffroy  n'a  point 
porté  ses  recherches  sur  la  vie  antérieure  :  elle 
est  dans  le  passé  et  soustraite  à  notre  influence; 
il  est  plus  important  pour  nous  de  connaître  la 
vie  future.  La  destinée  d'un  être  se  déduit  de 
son  organisation  :  l'homme  est  une  force  dis- 
tincte du  corps  :  une  force  est  toujours  active  ; 
on  ne  peut  trouver  en  elle  de  passivité  que  si 
l'on  considère  les  influences  sous  lesquelles  elle 
agit.  L'homme  a  des  tendances  primitives  qui 
sont  le  désir  du  pouvoir,  le  besoin  de  la  con- 
naissance et  l'amour  de  ses  semblables  ;  il  a  des 
facultés  que  l'auteur  appelle  l'intelligence,  la 
faculté  motrice  et  la  volonté  ou  le  pouvoir  de  se 
déterminer  librement.  Si  rien  n'arrêtait  son 
action,  il  suivrait  machinalement  la  pente  de 
ces  tendances  :  mais  il  rencontre  dans  cette  vie 
des  obstacles;  pour  les  rompre,  il  se  ramasse, 
pour  ainsi  dire,  il  prend  le  gouvernement  de 
lui-même,  il  dévient  libre  et  crée  sa  person- 
nalité. La  raison  lui  montre  qu'il  ne  peut  obtenir 
une  entière  satisfaction  sur  cette  terre;  il  doit 
respecter  les  tendances  de  ses  semblables,  pré- 
férer le  plus  grand  bien  à  son  bien  propre  ;  il 
accomplit  ainsi  l'ordre  universel  ou  le  plan  du 
Créateur;  et  s'il  souffre  dans  cette  vie,  la  lutte  a 
pour  but  de  créer  en  lui  une  personne  immor- 
telle; il  recueillera  le  fruit  de  ses  efforts  dans 
l'entière  satisfaction  de  ses  penchants,  qui  se 
conciliera  avec  la  satisfaction  entière  des  pen- 
chants de  ses  semblables. 

Voici  les  vues  les  plus  originales  de  la  philo- 
sophie de  M.  Jouffroy.  1°  En  psychologie  il  a 
établi  la  distinction  de  la  vie  psychologique  et 
de  la  vie  physiologique,  au  lieu  de  s'en  tenir  à 
la  distinction  ordinaire  de  l'âme  et  du  corps.  Il 
a  ainsi  fortifié  la  séparation  des  deux  âmes  qu'a- 
vait entrevues  l'antiquité  :  l'une  présidant  à  la 
vie  physiologique,  et  déjà  distincte  du  corps; 
l'autre  constituant  la  vie  intellectuelle  et  morale, 
et  étant  l'homme  véritable.  M.  Jouffroy  a  établi 
aussi,  à  sa  manière,  une  distinction  entre  l'acti- 


vité et  la  pa.ssivité;  il  a  fait  comprendre  que 
dans  une  force  tout  est  actif,  qu'elle  ne  peut  pâ- 
tir qu'en  agissant,  et  que  si  l'on  veut  y  trouver 
quelque  passivité,  il  faut  chercher  celle-ci  dans 
les  déterminations  que  prend  l'âme  selon  telle 
ou  toile  influence  :  en  sorte  que  pour  M.  Jouf- 
froy, contrairement  aux  théories  ordinaires  et 
notamment  à  celles  de  M.  de  Biran,  la  connais- 
sance même  involontaire  est  un  produit  de  l'ac- 
tivité, et  la  passivité  n'apparaît  que  dans  la  dé- 
termination de  la  volonté  précisément  là  où 
l'on  place  d'ordinaire  l'activité.  En  effet,  c'est 
seulement  dans  les  déterminations  de  la  volonté 
que  l'âme  subit  des  influences;  dans  l'acte  invo- 
lontaire, elle  n'obéit  (ju'à  sa  propre  nature  ;  dans 
l'action  volontaire,  quoiqu'elle  ne  perde  pas  sa 
liberté,  elle  tient  compte  d'autre  chose  que 
d'elle-même,  soit  de  l'utilité  des  objets  que  lui 
montre  l'observation,  soit  de  l'ordre  universel 
que  lui  découvre  la  raison.  Elle  obéit  librement, 
mais  elle  obéit.  2°  Eu  morale,  M.  Jouffroy  n'a- 
dopte pas  les  maximes  qu'avait  établies  l'anti- 
quité :  Il  ne  faut  pas  être  tempérant  pour  être 
tempérant,  juste  pour  être  juste,  etc.  La  tempé- 
rance, la  justice  ne  deviennent  obligatoires  et 
méritoires  qu'alors  que  nous  découvrons  qu'elles 
accomplissent  l'ordre  universel ,  c'est-à-dire 
qu'elles  servent  nos  propres  tendances  sans  gê- 
ner ou  même  en  favorisant  ,les  tendances  d'au- 
trui.  La  seule  maxime  de  la  morale  est  donc  le 
respect  de  l'ordre  universel.  3°  En  théodicée, 
M.  Jouffroy  donne  une  nouvelle  explication  du 
mal.  Le  mal  ou  la  souffrance  vient  de  l'obstacle 
à  nos  penchants  ;  l'obstacle  a  pour  but  de  créer 
la  liberté  ou  la  personnalité  de  l'homme.  La  dif- 
férence entre  l'homme  et  l'animal,  c'est  que  ce 
dernier  naît  et  meurt  animal,  tandis  que  l'homme 
naît  animal,  et  meurt  personne  libre.  Cette  per- 
sonne n'a  pu  être  créée  pour  périr  :  elle  aspire 
librement  à  la  satisfaction  de  toutes  ses  ten- 
dances instinctives;  elle  l'obtiendra,  et  le  philo- 
sophe, écartant  le  voile  qu'on  laisse  d'ordinaire 
étendu  sur  la  .nature  de  l'autre  vie,  lui  donne 
un  caractère  net  et  précis,  en  disant  qu'elle  sera 
la  pleine  possession  du  pouvoir,  de  la  science 
et  des  objets  de  notre  sympathie. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  faire  l'examen  de 
cette  doctrine  :  ce  qu'on  cherchera  dans  cet 
article,  c'est  la  philosophie  de  M.  Jouffroy,  et 
non  pas  un  jugement  sur  cette  philosophie. 
Plusieurs  points  peuvent  en  être  contestés;  mais 
si  l'on  en  considère  l'ensemble,  chacun  en  ad- 
mirera l'originalité,  la  force  et  la  grandeur. 

L'histoire  d'un  philosophe  est  l'histoire  de  ses 
pensées.  Nous  trouverons  donc  peu  d'événements 
à  raconter  dans  la  vie  matérielle  de  M.  Jouffroy. 
Il  naquit  en  1796  au  hameau  des  Pontets,  près 
de  Mouthe,  non  loin  de  la  source  du  Doubs.  sur 
l'une  des  chaînes  du  Jura.  Comme  les  monta- 
gnards, il  conserva  toujours  l'amour  le  plus  vif 
pour  son  pays  natal.  Môme  lorsqu'il  eut  perdu 
son  père  et  sa  mère,  il  s'empressait  d'aller 
passer  ses  jours  de  liberté  sur  les  hautes  collines 
et  dans  les  vertes  vallées  où  s'était  écoulée  son 
enfance.  Son  père  exploitait  lui-même  ses  champs, 
et  joignait  aux  produits  du  labourage  les  émolu- 
ments de  la  place  de  percepteur  de  sa  commune 
et  les  profits  d'un  assez  grand  commerce  de 
denrées  du  pays.  M.  Jouffroy,  bien  qu'il  eût  deux 
frères  et  deux  sœurs,  ne  connut  donc  jamais  le 
besoin,  et  il  ne  fut  pas.  comme  la  {plupart  des 
hommes  nouveaux,  élevé  à  la  rude  école  de  la 
misère.  Il  montra  de  bonne  heure  du  goût  pour 
l'étude  :  dès  qu'il  sut  lire,  il  se  plut  à  la  lecture, 
et  le  premier  livre  qui  lui  tomba  sous  la  main 
fut  l'histoire  romaine  de  Rollin;  il  ne  pouvait 
se  détacher  de  cet  ouvrage,  et  quand  le  jour 


JOUF 


828  — 


JOUF 


tombait,  à  co  moment  où  il  n'y  a  plus  assez 
de  clarté  pour  lire^  mais  pas  assez  d'obscurité 
pour  allumer  la  lampe,  surtout  dans  les  mœurs 
économes  de  la  c:impagne,  l'enfant  s'approchait 
du  foyer  et  prolongeait  sa  lecture  à  la  lueur  de 
Il  flamme.  Il  cherchait  à  bien  comprendre  la 
description  des  batailles,  et,  sortant  dans  la 
campagne,  il  figurait  par  des  rangs  de  pierres 
les  lignes  des  armées  romaines  et  celles  des 
armées  ennemies.  Le  besoin  de  se  rendre  compte 
tourmentait  déjà  le  jeune  philosophe.  Rapproche- 
ment singulier,  l'histoire  et  la  guerre  ont  occupé 
ses  premiers  et  presque  ses  derniers  moments. 
L'un  de  ses  plus  récents  écrits  est  le  récit  de  la 
bataille  de  Tripolitza  :  c'était  un  chapitre  d'une 
histoire  des  révolutions  de  la  Grèce  moderne  que 
préparait  M.  JoufTroy.  Il  a  fait  apprécier  dans 
cet  écrit  sa  connaissance  des  passions  humaines, 
une  intelligence  que  l'on  n'etit  point  soupçonnée 
chez  lui  de  la  guerre  et  de  la  tactique,  une  rare 
habileté  à  mettre  en  relief  les  lieux  et  les  ac- 
tions. 

Le  jeune  Théodore  Jouffroy  fut  confié^  vers 
l'âge  de  dix  ans,  à  un  de  ses  oncles  qui  était 
ecclésiastique,  et  qui  occupait  une  chaire  au 
collège  de  Pontarlier;  il  demeura  sous  cette  tu- 
telle jusqu'à  la  classe  de  rhétorique,  qu'il  alla 
suivre  au  collège  de  Dijon.  Il  tenta  à  cette 
époque  les  voies  diverses  de  la  littérature.  On 
était  encore  au  temps  de  l'Empire,  et  le  but  le 
plus  élevé  de  l'ambition  littéraire,  à  cette  époque, 
était  une  tragédie  en  cinq  actes  et  en  vers.  Notre 
rhétoricien  essaya  aussi  de  faire  sa  tragédie,  et 
il  en  reste  quelques  scènes  dans  ses  papiers.  Ce 
fut  alors  que  M.  Roger,  de  l'Académie  française, 
inspecteur  de  l'Université,  remarqua  le  jeune 
Jouffroy  parmi  les  élèves  du  collège  de  Dijon,  et 
obtint  son  admission  à  l'École  normale,  où  le 
nouveau  disciple  entra  au  commencement  de 
l'année  1814.  L'école  était  alors  divisée  en  deux 
classes,  suivant  la  force  des  élèves  :  Théodore 
JouR'roy  fut  de  la  seconde  division.  Il  n'était  pas 
alors  très-profondément  versé  dans  la  connais- 
sance de  la  langue  latine  et  surtout  de  la  langue 
grecque  ;  mais  il  passait  déjà  pour  écrire  en 
français  d'une  manière  excellente.  Il  était  à  cette 
époque  d'une  bonne  santé,  d'une  humeur  vive  et 
douce,  et  ne  montrait  pas  cette  mélancolie  que 
les  souffrances  physiques  et  les  déceptions  de  la 
vie  développèrent  plus  tard  dans  son  cœur. 
Cependant  il  commençait  à  être  agité  du  regret 
d'avoir  perdu  la  foi  de  son  enfance  et  du  désir 
de  la  remplacer  par  une  foi  nouvelle.  Laissons-le 
peindre  lui-même  cette  événement,  le  moment 
d'angoisse  le  plus  terrible  peut-être  de  cette  vie 
si  tranquille  :  «  Je  n'oublierai  jamais,  dit-il,  la 
soirée  de  décembre,  où  le  voile  qui  me  dérobait 
à  moi-même  ma  propre  incrédulité  fut  déchiré. 
J'entends  encore  mes  pas  dans  cette  chambre 
étroite  et  nue  où,  longtemps  après  l'heure  du 
sommeil,  j'avais  coutume  de  me  promener;  je 
vois  encore  cette  lune  à  demi  voilée  par  les 
nuages,  qui  en  éclairait  par  intervalles  les  froids 
carreaux.  Les  heures  de  la  nuit  s'écoulaient,  et 
je  ne  m'en  apercevais  pas;  je  suivais  avec 
anxiété  ma  pensée  qui  de  couche  en  couche 
descendait  vers  le  fond  de  ma  conscience,  et, 
dissipant  l'une  après  l'autre  toutes  les  illusions 
qui  m'en  avaient  jusque-là  dérobé  la  vue,  m'en 
rendait  de  moment  en  moment  les  détours  plus 
visibles.  En  vain  je  m'attachais  à  ces  croj-ances 
dernières,  comme  un  naufragé  aux  débris  de  son 
navire;  en  vain  épouvanté  du  vide  inconnu  dans 
lequel  j'allais  flotter,  je  me  rejetais  pour  la 
dernière  fois,  avec  elles,  vers  mon  enfance,  ma 
famille,  mon  pays,  tout  ce  qui  m'était  cher  et 
sacré;  l'inflexible  courant   de  ma  pensée  était 


plus  fort;  parents,  famill»,  souvenirs,  croyances, 
il  m'obligeait  à  tout  laisser;  l'examen  se  pour- 
suivait, plus  obstiné  et  plus  sévère,  à  mesure 
qu'il  approchait  du  terme,  et  il  ne  s'arrêta  que 
quand  il  l'eut  atteint....  J'étais  incrédule,  mais 
je  détestais  l'incrédulité;  ce  fut  là  ce  qui  décida 
de  la  direction  de  ma  vie.  Ne  pouvant  supporter 
l'incertitude  sur  l'énigme  de  la  destinée  hu- 
maine ;  n'ayant  plus  la  lumière  de  la  foi  pour  la 
résoudre,  il  ne  me  restait  plus  que  les  lumières 
de  la  raison  pour  y  pourvoir.  Je  résolus  donc 
de  consacrer  tout  le  temps  qui  serait  nécessaire, 
et  ma  vie,  s'il  le  fallait,  à  cette  recherche;  c'est 
par  ce  chemin  que  je  me  trouvais  amené  à  la 
philosophie,  qui  me  semble  ne  pouvoir  être  que 
cette  recherche  même.  »  {Nouveaux  Mélanges 
philosophiques,  p.  114.) 

Ce  ne  fut  donc  pas  la  philosophie  qui  écarta  le 
jeune  Jouffroy  de  la  foi  de  son  enfance  ;  ce  fut 
la  philosophie,  au  contraire,  qui  lui  rendit  cette 
profonde  conviction  religieuse  dont  son  enseigne- 
ment fut  empreint,  surtout  dans  les  dernières 
années  de  sa  vie. 

Une  conférence  de  philosophie  venait  d'être 
confiée  dans  le  sein  de  l'École  normale  à 
M.  Cousin.  Théodore  Jouffroy  la  suivit  avec  une 
extrême  avidité  et  aussi  avec  un  peu  de  désap- 
pointement, à  cause  du  cercle  étroit  dans  lequel 
le  jeune  maître  était  forcé  de  se  renfermer. 
En  1817,  M.  Jouffroy  fut  nommé  élève  répétiteur 
pour  la  philosophie  à  l'École  normale,  et  fit  en 
même  temps  un  cours  au  collège  Bourbon.  C'est 
alors  qu'il  produisit  le  système  que  nous  avons 
fait  connaître. 

A  la  fin  de  l'année  1820,  l'enseignement  de  la 
philosophie  dans  les  collèges  devant  recevoir  des 
modifications  qui  déplaisaient  à  M.  JoufTroy,  il 
quitta  la  chaire  du  collège  Bourbon  et  ne  se 
réserva  que  l'enseignement  de  l'École  normale. 
En  1822,  l'École  fut  fermée  par  un  de  ces  coups 
de  la  contre-révolution  qui  aboutirent  au  coup 
d'État  de  1830;  M.  JoufTroy  ouvrit  alors  dans  sa 
maison  des  cours  particuliers,  où  il  développa 
toutes  les  sciences  philosophiques,  et  auxquels 
assista  l'élite  de  la  jeunesse.  A  cette  époque,  il 
donna  dans  différentes  publications  périodiques, 
le  Globe,  le  Courrier  français,  Y  Encyclopédie 
moderne,  des  morceaux  qui'prouvèrent  que  son 
esprit  flexible  savait  se  plier  à  tous  les  sujets. 
On  remarqua  surtout  des  articles  sur  la  philo- 
sophie de  l'histoire,  sur  la  géographie  du  Chili, 
sur  Alger  et  la  côte  de  Barbarie  :  c'était  avant 
la  conquête  française;  M.  JoufTroy  avait  si  bien 
étudié  dans  les  livres  la  configuration  de  ce 
pays,  la  nature  de  son  sol  et  son  climat,  les 
mœurs  des  races  qui  l'habitent,  que  les  connais- 
sances acquises  depuis  sur  les  lieux,  et  par  une 
longue  pratique,  n'ont  fait  que  confirmer  les 
jugements  de  l'écrivain.  Dans  une  réunion  d'amis, 
il  donna  lecture  de  l'introduction  d'un  roman  où 
il  peignait  les  contrebandiers  de  son  pays,  et  où 
les  scènes  dramatiques,  le  dialogue  vif  et  vrai 
rappelaient  la  manière  du  romancier  de  l'Ecosse. 
Il  fit  paraître  dans  le  même  temps,  en  1826,  la 
traduction  des  Esquisses  de  philosophie  morale, 
de  Dugald  Stewart,  avec  une  préface  sur  la  dis- 
tinction des  faits  de  conscience  et  des  faits  sen- 
sibles dont  nous  avons  donné  plus  haut  l'analyse, 
et  qui  restera  comme  un  des  monuments  de  la 
science  psychologique  et  un  des  titres  les  plus 
glorieux  de  M.  JoufTroy;  il  entreprit,  de  plus, 
la  traduction  des  œuvres  complètes  ae  Thomas 
Reid,  long  travail  auquel  il  associa  son  élève 
M.  Ad.  Garnier,  et  dont  le  premier  volume  parut 
en  1828.  Pendant  qu'il  portait  d'une  main  le 
drapeau  de  l'école  philosophique,  de  l'autre  il 
repoussait   l'invasion    des  écoles   rivales,  et   il 


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combattait  principalement  l'école  de  l'autorité 
et  de  la  tradition ,  représentée  par  le  baron 
d'Eckstein,  dans  un  recueil  intitule  le  Cutlto- 
Uque.  Ce  sont  là  les  plus  beaux  jours  de  la  vie 
philosophique  de  M.  JoulFroy  ;  plus  tard,  il  l'ut 
obligé  de  se  partager  entre  la  philosophie  et  la 
politique  ;  mais,  à  celte  époque,  voué  entière- 
ment au  culte  d'une  science  qu'il  aimait  et  qu'il 
fécondait,  d'une  science  qui,  par  la  morale,  pose 
les  fondements  de  la  politique,  par  la  psycho- 
logie et  la  mét<xphysique  atl'ermit  les  bases  de 
la  religion,  et  cjui,  en  conséquence,  donnait  les 
véritables  règles  de  critique  contre  les  mau- 
vaises tendances  du  gouvernement  de  ce  temps. 
M.  Jouffroy  tenait  l'un  des  premiers  rangs  dans 
ce  qu'on  peut  appeler  l'opposition  philosophi- 
que, opposition  moins  remuante,  moins  prati- 
que, moins  actuelle  que  l'opposition  ordinaire, 
mais  plus  austère,  plus  profonde  et  plus  redou- 
table. 

En  1828,  sous  un  ministère  réparateur  qui 
aurait  sauvé  la  dynastie  si  elle  eût  voulu  être 
sauvée,  M.  Jouffroy  fut  rendu  à  l'École  normale 
qui  avait  été  rétablie  sous  le  nom  d'École  pré- 
paratoire, et  parut  en  même  temps  à  la  Faculté 
des  lettres  comme  suppléant  de  M.  Milon,  pro- 
fesseur de  l'histoire  de  la  philosophie  ancienne. 
M.  Jouffroy  s'intéressait  plus  à  la  philosophie 
qu'à  son  histoire-  il  choisit  dans  l'antiquité 
le  dialogue  de  Platon  qui  a  pour  titre  le  Pre- 
mier Alcibiade,  et  qui  montre  l'utilité  de  la 
connaissance  de  soi-même.  Ce  dialogue  lui  servit 
de  prétexte  pour  traiter  des  facultés  de  l'âme. 
Après  la  révolution  de  1830,  M.  le  duc  de  Broglie, 
alors  ministre  de  l'instruction  publique,  le  nomma 
professeur  adjoint  de  la  chaire  d'histoire  de  la 
philosophie  moderne,  dont  le  principal  titulaire 
était  M.  Royer-Collard ,  et  ce  fut  alors  que 
M.  Jouffroy  donna  son  cours  de  droit  naturel, 
recueilli  par  la  sténographie  (3  vol.  in-8,  Paris, 
1835-184'2).  Ce  cours  contient  la  dernière  forme 
de  la  philosophie  de  M.  Jouffroy,  non-seulement 
sur  la  morale,  mais  sur  la  psychologie  et  la 
théodicée  :  tant  sont  étroits  les  liens  qui  unissent 
toutes  les  parties  de  la  philosophie!  Ce  n'est  pas 
sur  cet  ouvrage  qu'il  faut  juger  M.  Jouffroy 
comme  écrivain,  mais  sur  les  Mélanges  qu'il  a 
lui-même  publiés  ou  préparés  pour  l'impression. 
Parmi  ces  morceaux,  nous  signalerons  particu- 
lièrement à  l'attention  du  lecteur,  dans  le  vo- 
lume des  Mélanges,  les  fragments  sur  la  philo- 
sophie de  l'histoire,  et,  dans  le  volume  des 
Nouveaux  Mélanges,  l'écrit  sur  l'organisation 
des  sciences  philosophiques.  On  y  admirera  la 
netteté  de  la  pensée,  la  précision  des  termes,  la 
chaleur  et  la  vivacité  des  sentiments,  la  grâce 
et  l'éclat  de  l'imagination. 

Aux  mérites  de  l'écrivain  M.  Jouffroy  joignait 
ceux  de  l'orateur;  l'action  oratoire  du  profes- 
seur doit  avoir  son  caractère  propre  ;  celle  de 
M.  Jouffroy  était  digne  d'être  offerte  à  tous  pour 
modèle  :  point  de  déclamation,  point  d'emporte- 
ment ;  jamais  d'éclats  de  voix,  de  gestes  ambi- 
tieux; point  de  froideur  pourtant  ni  de  monotonie. 
mais  une  parole  accentuée,  un  timbre  clair  et 
ferme,  un  geste  sobre,  mais  expressif,  qui  expli- 
quait la  pensée;  un  œil  toujours  fixé  sur  l'audi- 
teur, prompt  à  en  saisir  les  incertitudes  et  les 
doutes,  afin  que  le  maître  revînt  sur  les  passages 
difficiles  ou  obscurs;  une  passion  contenue,  mais 
vive,  qui  se  faisait  sentir  dans  l'accent  de  la 
voix  et  dans  le  feu  du  regard  :  tels  étaient  les 
caractères  de  l'éloquence  de  M.  Jouffroy.  Cette 
forme,  qui  fait  valoir  le  mérite  de  la  pensée, 
n'est  cependant  pas   assez  dramatique  pour  se 

f tasser  de  la  solidité  du  fond  :  aussi  M.  Jouffroy 
rappait-il  ses  auditeurs  par  rélévation  et  la 


grandeur  des  idées.  On  se  souvient  surtout  de 
cette  leçon  oii  il  énumérait  toutes  les  causes  qui 
attirent  l'attention  de  l'iioinme  sur  le  problème 
de  sa  destinée.  L'homme  est  enfanté  dans  la 
douleur;  du  berceau  à  la  tombe,  il  endure  les 
misères  du  corps  et  les  misères  de  l'âme;  il 
aspire  au  pouvoir  et  il  demeure  faible;  il  a  de 
l'orgueil  et  il  est  humilié  ;  il  cherche  le  savoir 
et  il  ne  peut  percer  son  ignorance;  il  aime  des 
créatures  semblables  à  lui,  et  il  les  voit  mourir, 
et  il  en  est  abandonné.  Qui  nous  donnera  l'ex- 
plication de  ces  souffrances?  Il  y  a  aussi  des 
plaisirs  sur  cette  terre;  mais  un  plaisir  trompeur 
et  passager.  Quand  l'aspect  de  la  jouissance  ne 
nous  échappe  pas,  c'est  la  jouissance  qui  nous 
échappe  et  qui  s'émousse  ;  si  vous  variez  les 
objets  de  votre  amour,  c'est  l'amour  lui-même 
que  vous  faites  évanouir.  Quelle  est  donc  la  fin 
de  l'homme  sur  cette  terre?  Et  cette  terre,  quelle 
petite  partie  l'homme  en  occupe-t-il?  Regardez 
sa  demeure  du  haut  des  Alpes  et  de  l'Etna,  il 
semble  qu'une  ville  tiendrait  dans  votre  main  ; 
et  qu'est-ce  qu'une  ville  en  comparaison  d'un 
continent?  qu'est-ce  qu'un  continent  en  compa- 
raison de  la  vaste  étendue  des  mers?  Qu'est-ce 
que  le  globe  entier,  en  présence  des  millions 
de  globes  flottant  dans  l'espace,  et  dans  un  espace 
sans  limites.  Que  peut  être  le  rôle  de  cette 
créature  chétive  dans  cette  étroite  demeure?  Les 
races  humaines,  comme  en  proie  à  un  vertige, 
se  sont  levées  de  leur  séjour  originaire  et  se 
sont  jetées  les  unes  sur  les  autres  :  l'Asie  a 
débordé  sur  l'Afrique  et  l'Eurqpe;  l'Europe,  à 
son  tour,  a  débordé  sur  l'Asie.  Qu'est-il  sorti 
de  ces  tempêtes?  l'océan  des  peuples  est-il  enfin 
calmé?  l'Amérique  a-t-elle  été  agitée  par  ce 
bouillonnement  ou  va-t-elle  s'y  abandonner  à 
son  tour?  Qui  percera  le  mystère  de  ces  ré- 
volutions? Notre  globe  lui-même  a  subi  des 
métamorphoses;  il  fut  un  temps  où  la  nature 
n'y  avait  produit  que  des  végétaux  informes  et 
immenses,  sous  lesquels  se  déroulaient  de  gi- 
gantesques reptiles;  cette  création  a  été  détruite 
comme  indigne  de  la  main  qui  l'avait  formée  ; 
elle  a  été  remplacée  par  des  quadrupèdes  gros- 
sièrement organisés,  et  qui  semblaient  une  se- 
conde ébauche  d'un  ouvrier  inhabile.  «La  nature 
brisa  encore  cette  création  (et  ici  nous  citons 
les  pi'opres  paroles  de  M.  Jouffroy),  et,  d'essai 
en  essai,  allant  du  plus  imparfait  au  plus  parfait, 
elle  arriva  à  cette  dernière  création  qui  mit  pour 
la  première  fois  l'homme  sur  la  terre.  Ainsi 
l'homme  semble  n'être  qu'un  essai  après  beau- 
coup d'autres  que  le  Créateur  s'est  donné  le 
plaisir  de  faire  et  de  briser.  Ces  immenses  rep- 
tiles, ces  informes  animaux  qui  ont  disparu  de 
la  face  de  la  terre  y  ont  vécu  autrefois  comme 
nous  y  vivons  maintenant.  Pourquoi  le  jour  ne 
viendra-t-il  pas  aussi  où  notre  race  sera  effacée, 
et  où  nos  ossements  déterrés  ne  sembleront  aux 
espèces  alors  vivantes  que  des  ébauches  gros- 
sières d'une  nature  qui  s'essaye.  »  {Mélanges 
philosoplii(/ues,  du  Problème  de  la  destinée.) 

A  ces  paroles  si  graves  prononcées  sans  em- 
phase, mais  avec  le  saisissement  d'un  cœur  effrayé 
du  mystère  et  d'un  esprit  inquiet  de  la  vérité, 
l'auditoire  fut  transporté  d'un  mouvement  in- 
volontaire qui  le  fit,  dit-on,  se  lever  à  demi. 

Le  Collège  de  France  devait  envier  un  tel 
professeur  à  la  Faculté  des  lettres  ;  il  l'appela, 
en  effet,  dans  son  sein  à  la  mort  de  M.  Thurot, 
qui  était  chargé  de  la  chaire  de  littérature  et  de 
philosophie  grecques.  Ce  cours  fut  changé  pour 
M.  Jouffroy  en  un  cours  de  philosophie  grec- 
que et  latine.  Ce  fut  vers  le  même  temps  que 
l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques, 
récemment   rétablie ,    s'empressa    d'ouvrir    ses 


f. 


JOUF 


—  830  — 


JOUF 


portes  à  M.  JoufTroy,  qui  fit  partie  d'abord  de 
la  section  de  morale.  A  propos  de  cette  élection^ 
le  nouvel  académicien  rc(  ueillit  et  publia  sous 
le  nom  de  Mélanges  philosophiques  les  princi- 
paux fragments  de  philosophie  qu'il  avait  donnés 
dans  les  divers  journaux  (première  édition,  1833; 
deuxième  édition,  1838).  Les  pièces  les  plus  re- 
marquables de  ce  recueil  sont,  indépendamment 
des  articles  sur  la  philosophie  de  l'histoire  dont 
nous  avons  déjà  parlé,  un  morceau  plein  d'une 
fine  observation  sur  le  sommeil,  et  une  leçon  sur 
le  problème  de  la  destinée  humaine,  dont  nous 
avons  tout  à  l'heure  détaché  une  page. 

Fatigué  de  son  double  enseignement  à  la  Fa- 
culté des  lettres  et  au  Collège  de  France,  et  des 
travaux  de  la  chambre  des  députés,  à  laquelle 
M.  Jouffroy  appartenait  depuis  1831,  il  fut  obligé 
d'aller  chercher  le  repos  en  Italie  pendant  l'hiver 
de  1835.  11  s'y  occupa  de  terminer  sa  traduction 
des  œuvres  de  Reid.  La  préface  qu'il  mit  en  tête 
de  cette  traduction  fut  publiée  en  1836  ;  M.  JoufTroy 
l'écrivit  au  milieu  des  souffrances  physiques  et 
sous  le  coup  d'un  violent  dépit  contre  l'éditeur 
de  ce  livre,  qui  le  forçait  de  l'achever  par  la 
menace  d'un  procès.  Sa  mauvaise  humeur  se 
déversa  sur  ses  chers  Écossais  eux-mêmes  :  il 
leur  reprocha  premièrement  de  croire  qu'ils 
avaient  seuls  pratiqué  la  vraie  méthode  d'ob- 
servation dans  l'étude  de  l'esprit  humain;  se- 
condement, de  s'imaginer  qu'ils  ont  seuls  aperçu 
les  liens  de  toutes  les  parties  de  la  philosophie; 
troisièmement,  d'avoir  négligé  les  questions  de 
métaphysique  et  d'ontologie.  Mais  sa  colère  ne 
tint  pas  jusqu'au  bout,  car  dans  la  conclusion  il 
reconnut  qu'avant  les  Écossais  l'observation  de 
l'esprit  humain  n'avait  pas  été  très-persévérante; 
que  Dugald  Stewart  avait,  mieux  qu'un  autre, 
fait  comprendre  le  lien  qui  rattache  la  logique, 
la  morale  et  la  religion  naturelle  à  la  connais- 
sance de  l'esprit  humain,  et  que  ce  même  phi- 
losophe avait  traité  de  la  nature  de  Dieu  et  des 
autres  questions  de  métaphysique  d'une  manière 
plus  solide  que  l'école  ontologique  de  l'Alle- 
magne. La  seule  accusation  qu'il  maintint  contre 
les  Écossais  jusqu'à  la  fin,  ce  fut  d'avoir  cru 
que  l'esprit  de  l'homme  est  en  possession  d'une 
certitude  absolue,  et  de  n'avoir  pas  fait  au 
scepticisme  une  juste  part  dans  la  philosophie. 
Cette  juste  part,  suivant  M.  JoufTroy,  c'était  de 
reconnaître  que  nous  ne  pourrons  jamais  savoir 
si  nos  facultés  sont  bien  disposées  pour  la  con- 
naissance de  la  vérité;  si  d'autres  facultés  ne 
nous  feraient  pas  voir  les  choses  autrement  ;  si 
enfin  la  vérité  humaine  ne  diffère  pas  de  la 
vérité  divine.  M.  JoufTroy  fut  frappé  de  bonne 
heure  de  ce  doute  qu'il  empruntait  à  Kant,  et 
qu'il  appelait  le  grand  et  irrémédiable  scepti- 
cisme :  grand  parce  que  du  haut  de  ce  scepti- 
cisme il  méprisait  les  prétendues  erreurs  des 
sens,  et  les  prétendues  contradictions  de  la 
raison,  qui  se  corrigent  d'elles-mêmes;  irré- 
médiable parce  qu'il  nous  faudrait  une  autre 
faculté  pour  juger  nos  facultés,  puis  une  troisième 
pour  juger  cette  autre,  et  ainsi  à  l'infini.  11  disait 
d'abord  que  le  moment  où  le  doute  sur  la  légiti- 
mité de  notre  raison  aurait  saisi  tous  les  esprits 
était  probablement  celui  que  Dieu  avait  marqué 
pour  la  fin  du  monde,  car  l'homme  ne  saurait 
plus  alors  ce  qu'il  aurait  à  faire  sur  cette  terre. 
Mais,  plus  tard,  il  pensa  que  ce  terrible  doute 
ne  serait  pas  guéri  dans  une  autre  vie,  et  que 
Dieu  lui-même  dans  le  ciel  devait  se  faire  la 
même  objection  sur  sa  propre  raison.  Cette  der- 
nière réflexion  aurait  dû  conduire  M.  JoufTroy  à 
absoudre  les  Écossais  sur  ce  point  comme  sur 
les  autres  :  car  pourquoi  l'homme  serait-il  plus 
difficile  que  Dieu?  et  si  Dieu  n'a  pour  légitimer 


sa  raison  que  sa  raison  elle-même,  pourquoi  ce 
critérium  ne  suffirait-il  pas  à  l'humanité? 

En  1838,  M.  JoulTroy  quitta  le  Collège  de 
France  pour  la  place  de  bibliothécaire  de  l'Uni-  ' 
versité,  laissée  vacante  par  la  mort  de  M.  Laro- 
miguière,  et  il  changea  la  chaire  de  l'histoire 
de  la  philosophie  moderne  contre  la  chaire  dei 
philosophie,  qui  avait  appartenu  au  même  phi- 
losophe, dont  il  recueillit  ainsi  la  succession 
tout  entière.  Mais  il  n'occupa  que  bien  peu  de 
temps  ce  nouveau  poste,  qui  était  si  bien  appro- 
prié à  ses  goûts  et  à  ses  talents.  Dès  la  fin  de 
l'année,  il  fut  obligé  de  se  faire  remplacer,  et 
ce  fut  M.  Ad.  Garnier,  son  disciple  et  son  futur 
successeur,  qu'il  chosit  pour  suppléant. 

Appelé  en  1840  par  M.  Cousin,  alors  ministre, 
à  faire  partie  du  conseil  royal   de   l'instruction, 
publique,  M.  JoufTroy  aurait  pu  rendre  encore 
de  longs  et  d'importants  services  à  la  philoso-i 
phie.  a  Qui  pouvait  mieux  que  lui  guider  l'ensei-^ 
gnement  philosophique   à   travers    des   écueils 
sans  cesse  renaissants^  l'éclairer  à  la  fois  et  le 
défendre    si  jamais   il  avait   besoin  d'être  dé-, 
fendu  ?  »  (Paroles  de  M.  Cousin  sur  la  tombe  de 
M.  JoufTroy.)  Mais  il  ne  remplit  pas  longtemps 
cette  tâche  difficile  et  glorieuse;  deux  ans  après, 
ce  il  renvoyait  à  son  maître  la  mission  que  celui- 
ci  lui  avait  confiée.  »  (Même  discours.) 

Le  talent  oratoire  de  M.  JoufTroy  avait  dû  lui 
assigner  une  place  parmi  les  députés  de  la 
France;  il  avait  été,  en  effet,  dès  1831,  envoyé 
à  la  chambre  des  députés  par  l'arrondissement 
dans  lequel  il  avait  pris  naissance,  et  qui  était 
fier  d'avoir  pour  représentant  un  enfant  du  pays 
déjà  suivi  d'une  belle  renommée.  M.  JoulTroy 
n'occupa  pas  à  la  chambre  le  rang  qui  appar- 
tenait à  son  mérite;  il  fut  d'abord  étonné  de  la 
multiplicité  des  questions  et  de  la  rapidité  avec 
laquelle  on  les  décidait.  «La  loi  est  votée,  di- 
sait-il, avant  que  j'aie  pu  la  comprendre.  »  Il  ne 
savait  pas  encore  que  souvent  l'on  adopte  ou 
rejette  une  loi,  moins  d'après  le  mérite  de  la 
mesure  en  elle-même,  que  d'après  le  parti  au- 
quel on  appartient,  ce  qui  abrège  le  temps  de 
l'étude.  Il  débuta  par  proposer  à  la  chambre  le 
changement  de  son  règlement  sur  les  pétitions: 
il  voulait  que  la  commission  fût  juge  du  mérite 
des  demandes,  et  n'offrît  à  la  chambre  que  celles 
qui  méritaient  de  l'occuper  :  il  pensait  qu'on 
aurait  par  là  plus  de  temps  pour  traiter  des  af- 
faires sérieuses.  Mais  les  assemblées  n'aiment 
pas  que  les  nouveau-venus  réforment  leurs  usa- 
ges, et  la  proposition  fut  rejetée.  La  prompti- 
tude des  décisions  ne  fut  pas  pourtant  ce  qui 
embarrassa  M.  JoufTroy.  Il  fut  bien  plus  arrêté 
par  la  faiblesse  de  sa  poitrine.  Nous  dirons,  en 
empruntant  une  ingénieuse  expression  de  M.  Vil- 
lemain.  qu'il  aurait  pu  se  faire  entendre  à  force 
de  se  (aire  écouter;  mais  c'eût  été  au  prix  d'ef- 
forts pénibles  pour  l'assemblée,  plus  pénibles  en- 
core pour  l'orateur  :  il  monta  donc  rarement  à 
la  tribune.  Il  y  parut  cependant  en  deux  occa- 
sions éclatantes  pour  lui  :  dans  la  première,  il 
concourut  à  sauver  le  ministère  par  un  excellent 
discours,  où  il  montra  qu'il  n'y  avait  entre  les 
ministres  et  l'opposition  qu'une  différence  de 
nuance  et  point  de  dissentiment  fondamental  ; 
dans  la  seconde,  c'était  en  1840,  chargé  de  rédi- 
ger l'adresse,  il  crut  que  le  ministère  nouveau 
devait  se  distinguer  de  celui  qu'il  remplaçait 
par  quelque  différence  profonde  ;  il  marqua  cette 
différence,  et  il  fut  surpris  de  se  voir  abandonné 
de  la  majorité,  et,  par  conséquent,  du  minis- 
tère lui  même. 

Cet  échec  exerça  une  funeste  infiuence  sur  la 
santé  de  M.  Jouffroy,  déjà  fortement  ébranlée. 
Ses  amis  le  pressaient  de  retourner  dans  cette 


JOUF 


—    831    — 


JOUF 


Italie,  où  il  avait  déjà  trouvé  son  salut;  il  ci'ut 
pouvoir  résister  au  mal  sans  changer  de  climat; 
mais  il  ne  fit  plus  que  lan^'uir,  et,  vers  la  fin 
du  mois  de  février  do  l'année  1842,  après  s'être 
vu  lentement  s'affaiblir,  il  s'éteignit.  11  ne  dé- 
mentit pas  un  seul  instant  le  calme  et  la  fer- 
meté de  son  âme  ;  il  voulut,  pendant  les  der- 
niers jours,  se  recueillir  dans  une  solitude  com- 
plète; il  n'admit  auprès  de  lui  que  sa  femme  et 
ses  enfants  ;  il  ordonna  de  fermer  les  volets  de 
ses  fenêtres  ;  il  se  priva  même  de  la  société  de 
la  lumière  et  demeura  seul  avec  sa  pensée  jus- 
qu'au moment  de  sa  mort. 

Nous  avons  parlé  des  ouvrages  publiés  par 
M.  Jouffroy  lui-même.  Depuis  sa  mort,  M.  Danii- 
ron,  son  ancien  camarade  d'école  et  son  ami,  a 
publié  :  1°  un  volume  do  Nouveaux  Mélanges 
philosophiques  (Paris,  1842)  ;  2°  un  Cours  d'es- 
thétique (Paris,  1843).  Les  principes  et  les  con- 
clusions du  Cours  d'esthétique  sont  empruntés 
parM.  Jouffroy  à  Reid  et  Kant;  mais  il  a  semé  dans 
ce  livre  une  multitude  d'exemples  et  de  détails 
pleins  de  grâce  et  de  poésie  ;  malheureusement  le 
cours  n'est  pas  écrit  de  sa  main,  mais  rédigé  par 
un  de  ses  auditeurs.  Le'  recueil  des  Nouveaux 
Mélanges  présente  d'abord  un  écrit  sur  l'organi- 
sation des  sciences  philosophiques,  remarquable 
par  les  beautés  du  style,  oii  M.  Jouffroy  a  fait 
lui-même  l'histoire  de  sa  pensée.  Les  philosophes 
étrangers,  accoutumés  qu'ils  sont  à  diviser  la 
philosophie  en  philosophie  de  la  nature  et  philo- 
sophie de  l'esprit  humain,  ne  comprendront  pas 
la  peine  que  M.  Jouffroy  s'est  donnée  dans  cet 
écrit  pour  faire  cadrer  le  mot  général  de  philo- 
sophie avec  des  études  spéciales  comme  celles 
qu'on  lui  fait  exprimer  en  France  aujourd'hui. 
M.  Jouffroy  se  serait  épargné  bien  des  efforts  s'il 
eiit  considéré  que  le  changement  d'acception  du 
mot  de  philosophie  est  particulier  à  la  France, 
et  ne  tient  pas,  comme  il  le  croyait,  à  l'histoire 
générale  de  l'esprit  humain.  Les  autres  mor- 
ceaux importants  de  ce  recueil  sont:  1°  un  mé- 
moire sur  la  légitimité  de  la  distinction  de  la 
psychologie  et  de  la  physiologie,  dont  nous  avons 
donné  plus  haut  l'analyse  ;  2°  un  rapport  sur  le 
concours  relatif  aux  écoles  normales  d'instruc- 
tion primaire,  dans  lequel  l'auteur  pose  les  rè- 
gles de  l'éducation  du  peuple  et  donne  les  pré- 
ceptes qui  peuvent  s'adresser  aux  plus  hautes 
comme  aux  plus  humbles  écoles  ;  3°  un  chapitre 
sur  les  signes,  où  le  philosophe  développe  et 
fortifie  les  pensées  de  Reid,  touchant  la  faculté 
qui  nous  fait  interpréter  les  signes  naturels. 

Ce  que  nous  avons  dit  de  M.  Jouffroy  peut 
faire  juger  de  son  esprit;  ceux  qui  l'ont  connu 
n'ont  pas  moins  estimé  son  cœur  :  il  était  fils 
pieux,  époux  et  père  trop  inquiet  peut-être  de 
l'avenir  de  sa  famille.  Instruit  à  la  bonne  admi- 
nistration de  ses  épargnes  par  l'exemple  de  son 
père,  il  avait  cependant  toujours  une  bourse 
prête  pour  le  besoin  d'un  ami.  Plein  de  candeur 
et  de  franchise,  il  n'aimait  pas  à  cacher  ses  sen- 
timents :  ce  qu'il  pensait,  il  avait  besoin  de  le 
dire.  On  l'accusa  d'avoir  quelquefois  manqué  de 
prudence  dans  ses  écrits  ou  dans  ses  cours  ;  mais 
ce  qu'il  disait,  il  croyait  fermement  que  c'était 
la  vérité,  et  il  regardait  la  vérité  comme  bonne 
et  sainte  pour  tout  le  monde  :  sentiment  respec- 
table et  bien  supérieur  à  l'opinion  dédaigneuse 
de  ceux  qui  partagent  l'espèce  humaine  en  deux 
classes  :  l'une,  classe  d'élite  dont  ils  font  partie, 
destinée  à  se  nourrir  de  ce  qu'ils  regardent 
comme  la  vérité  ;  l'autre,  troupe  vulgaire,  com- 
prenant l'immense  majorité  des  hommes,  con- 
damnée à  vivre  de  ce  qu'ils  appellent  d'utiles 
erreurs.  Il  avait  confiance  dans  le  progrès  de 
l'esprit  humain,  trop  de  confiance  peut-être  :  car 


si  on  le  poussait  à  quelque  travail,  il  lui  arri- 
vait souvent  de  dire  que  la  philosophie  se  ferait 
toute  seule,  comme  si  la  philosophie  pouvait  se 
faire  sans  les  philo.sophes.  Tandis  que  son  illus- 
tre maître,  M.  Cousin,  exhortait,  enflammait 
tout  ce  qui  pouvait  l'approcher,  et  faisait  com- 
poser ou  traduire  une  bibliothèque  entière  de 
philosophie,  M.  Jouffroy  arrêtait,  calmait,  don- 
nait le  nom  de  faiseurs  à  ceux  qui  se  hâtaient 
do  produire.  M.  Cousin  aurait  voulu  que  tout  le 
monde  cultivât  la  philosophie;  M.  Jouffroy  ne 
demandait  qu'un  petit  nombre  d'initiés,  et  vou- 
lait qu'ils  fissent  de  la  philosophie  à  leur  heure, 
le  matin,  en  se  promenant  sous  rombrap;e.  Le 
caractère  de  ces  deux  philosophes  s'est  refléchi 
dans  leurs  écrits  et  dans  leurs  discours  :  la  ma- 
nière du  premier  est  élevée  et  hardie  ;  celle  du 
second  est  intéressante  et  circonspecte;  il  y  a 
dans  la  parole  de  celui-là  un  souffle  d'enthou- 
siasme, et  dans  le  ton  de  celui-ci  une  teinte  de 
mélancolie  et  de  découragement.  Il  faut  compa- 
rer les  accents  que  ces  deux  maîtres  de  la  jeu- 
nesse lui  adressaient,  la  même  année,  dans  une 
solennité  semblable  : 

«  Si  parmi  vous,  disait  l'un,  il  est  un  jeune 
homme  qui  se  soit  élevé  peu  à  peu  au-dessus  de 
ses  condisciples,  par  la  seule  puissance  du  tra- 
vail, n'ayant  d'autre  appui  que  sa  bonne  con- 
science, d'autre  fortune  que  les  couronnes  qu'il 
va  recevoir  ;  que  ce  jeune  homme  ne  perde 
point  courage  à  l'entrée  des  voies  diverses  de  la 
vie,  hérissées  de  tant  d'obstacles,  assiégées  par 
tant  de  rivaux  ;  qu'il  se  rassure  et  qu'il  espère  : 
je  ne  crains  pas  de  lui  répondre  de  l'avenir,  à 
cette  seule  condition  qu'il  j  ersévère  dans  l'ar- 
deur généreuse  et  dans  les  laborieuses  habitu- 
des que  nous  venons  honorer  aujourd'hui....  Sa- 
chez-le bien  :  chacun  de  vous  est  le  maître  de 
sa  destinée  !...  »  (Discours  prononcé  à  la  distri- 
bution des  prix  du  concours  général  en  1840.) 

«  Abandonnez-vous,  disait  l'autre,  aux  ambi- 
tions de  votre  nature,  et  vous  marcherez  de  dé- 
ception en  déception,  et  vous  vous  ferez  une  vie, 
malheureuse  pour  vous,  inutile  aux  autres. 
Qu'importe  aux  autres  et  à  nous-mêmes,  quand 
nous  quittons  ce  monde,  les  plaisirs  et  les  peines 
que  nous  y  avons  éprouvés  ?  Tout  cela  n'existe 
qu'au  moment  où  il  est  senti  ;  la  trace  du  vent 
dans  les  feuilles  n'est  pas  plus  fugitive.  Nous 
n'emportons  de  cette  vie  que  la  perfection  que 
nous  avons  donnée  à  notre  âme;  nous  n'y  lais- 
sons que  le  bien  que  nous  y  avons  fait.  Pardon- 
nez-moi, jeunes  élèves,  dans  un  jour  si  plein  de 
joie  pour  vous,  d'avoir' arrêté  votre  pensée  sur 
des  idées  si  austères.  C'est  noire  rôle  à  nous,  à 
qui  l'expérience  a  révélé  la  vraie  vérité  sur  les 
choses  de  ce  monde,  de  vous  la  dire.  Le  sommet 
de  la  vie  vous  en  dérobe  le  déclin  ;  de  ses  deux 
pentes  vous  n'en  connaissez  qu'une,  celle  que 
vous  montez  :  elle  est  riante,  elle  est  belle,  elle 
est  parfumée  comme  le  printemps.  Il  ne  vous 
est  pas  donné,  comme  à  nous,  de  contempler 
l'autre  avec  ses  aspects  mélancoli(|ues,  le  pâle 
soleil  qui  l'éclairé  et  le  rivage  glace  qui  la  ter- 
mine.... »  (Discours  prononce  à  la  distribution 
des  prix  du  collège  Charlemagne  en  1840.) 

Telles  sont  les  sévères  paroles  que  M.  Jouf- 
froy faisait  entendre,  dans  une  fête  de  la  jeu- 
nesse, au  milieu  des  cris  de  joie,  des  fanfares 
et  des  couronnes.  Sans  doute  ces  avertissements- 
funèbres  pourraient  enchaîner  l'élan  du  jeune 
âge  :  en  lui  montrant  la  vie  comme  un  lieu  de 
passage;  il  faut  lui  laisser  encore  assez  d'illu- 
sion et  de  force  pour  qu'elle  fournisse  glorieu- 
sement sa  carrière  ;  mais  celui  qui  laissait  tom-  4 
ber  de  ses  lèvres  ces  paroles  désolées,  se  sentait 
depuis  longtemps  défaillir.  Il  faut  lui  pardonner 


JUGE 


—  832  — 


JUGE 


ce  redoublement  de  tristesse  et  d'amertume  : 
c'était  ie  touchant  adieu  d'un  mourant.  On  peut 
consulter  sur  M.  Jouffroy  :  VEssai  sur  l'iiisloire 
de  la  philosophie  en  France  au  dix-neuvième 
siècle  de  M.  Damiron;  plusieurs  articles  publiés 
dans  la  Revue  des  Deux-Mondes  par  MM.  Janet 
etCaro;  enfin  la  satire  de  M.  Taine  dans  les 
J^hilosophes  français  du  dix-neuvième  siècle. 

Ad.  g. 

JUGEMENT.  La  définition  la  plus  ancienne  et 
la  plus  généralement  reçue  du  jugement  est  la 
suivante  :  «  Le  jugement  est  une  opération  de 
l'esprit  qui  consiste  à  rapprocher  deux  idées 
pour  en  déterminer  le  rapport.  »  On  ajoute 
d'ordinaire  que  le  rapport  aperçu  est,  selon  les 
cas,  de  convenance  ou  de  disconvenance  ;  s'il  est 
de  convenance,  on  ailirme  l'une  des  deux  idées 
de  l'autre,  et  le  jugement  s'exprime  par  une 
proposition  affirmative  ;  s'il  est  de  disconve- 
nance, l'une  des  deux  idées  est  niée  de  l'autre, 
et  la  proposition  est  négative.  De  là,  la  défini- 
tion de  Port-Royal,  qui  revient  à  celle  que  nous 
avons  donnée  :  «  On  appelle  juger,  l'action  de 
notre  esprit  par  laciuelle,  joignant  ensemble  di- 
verses idées,  il  affirme  de  l'une  qu'elle  est  l'au- 
tre, ou  nie  de  l'une  qu'elle  soit  l'autre,  comme 
lorsque  ayant  l'idée  de  la  terre,  et  l'idée  de  rond, 
j'affirme  de  la  terre  qu'elle  est  ronde,  ou  je  nie 
qu'elle  soit  ronde.» 

Ainsi  défini,  et  réduit  à  cela  seul,  le  jugement 
est  une  opération  très-utile  et  très-fréquente  de 
notre  esprit.  Un  exemple  en  fera  comprendre 
l'importance.  J'imagine  un  botaniste  se  prome- 
nant dans  la  campagne;  chaque  fois  qu'il  ren- 
contre une  plante  sous  ses  pas,  il  la  compare 
mentalement  aux  types  génériques  dans  lesquels 
se  distribuent  et  se  coordonnent  pour  lui  tous 
les  végétaux  de  la  terre  ;  il  la  rapporte  à  l'un 
d'entre  eux  et  l'exclut  des  autres.  El  ce  rappro- 
chement, qui  n'est  qu'un  cas  particulier  du  ju- 
gement, est  loin  d'être  sans  profit.  La  plante  at- 
tribuée ainsi  à  son  genre,  on  se  trouve  en  mesure 
de  la  nommer:  c'est  une  labiée,  ou  une  Icgumi- 
neuse,  ou  une  crucifère.  Avec  le  nom  du  genre, 
qui  permet  d'en  transmettre  l'idée  par  la  parole 
à  quiconque  connaît  la  langue  des  botanistes,  on 
attribue  à  la  plante  tous  les  caractères  constitu- 
tifs de  ce  genre.  Ce  mot  signifie,  en  effet,  pour 
celui  qui  le  prononce  et  pour  ceux  qui  l'enten- 
dent, un  certain  assemblage  de  caractères  et 
leur  désigne  d'un  seul  coup  toutes  les  propriétés 
de  la  plante,  sa  structure  intérieure,  son  mode 
de  croissante,  la  disposition  de  ses  organes,  la 
nature  de  son  fruit,  ses  vertus  médicales  ou  vé- 
néneuses, ses  usages.  Il  y  a  donc  là  autre  chose 
qu'un  étalage  puéril  de  science  ;  il  y  a  une 
instruction  solide  et  précieuse. 

Ce  que  fait  si  bien  et  si  utilement  ce  botaniste, 
tout  homme  le  fait  à  chaque  instant,  sans  s'en 
douter.  Il  y  a  seulement  cette  différence,  que 
l'esprit;  dans  le  cours  ordinaire  de  la  vie,  opère 
sur  des  idées  générales  plus  commanément  ré- 
pandues, et  aussi  moins  distinctes,  déterminées 
avec  moins  de  précision  et  de  rigueur  que  celles 
de  la  science  des  botanistes.  Ce  sont  ces  idées 
générales  de  toutes  sortes,  dans  lesquelles,  par 
le  travail  de  l'abstraction,  nous  avons  comme 
transformé  la  matière  de  l'expérience  :  une  fois 
en  possession  de  ces  idées,  nous  sommes  sans 
cesse  occupés  à  les  rapprocher  les  unes  des  au- 
tres, et  à  y  ramener  les  objets  divers  et  chan- 
geants de  nos  perceptions.  Une  conception  indi- 
viduelle ou  générale,  un  être  spirituel  ou  maté- 
riel, un  phénomène  de  l'ordre  intellectuel  ou  de 
l'ordre  physique  se  présentent-ils  à  moi,  je  com- 
*  pare  avec  une  rapidité  que  l'habitude  explique 
et  sans  presque  avoir  conscience  de  cette  opéra- 


tion, cette  idée,  cet  être  ou  ce  phénomène,  avec 
la  multitude  infinie  des  conceptions  générales 
qu'il  éveille  confusément  dans  mon  esprit;  des 
unes,  je  le  trouve  exclu  et  compris  sous  d'au- 
tres, s'accordant  avec  celles-ci  et  incompatible 
avec  celles-là,  absolument,  ou  sous  de  certaines 
conditions.  Far  là,  je  détermine  l'idée,  l'être  ou 
le  phénomène  donné.  En  l'enfermant  sous  un 
genre,  je  lui  attribue,  en  effet,  tous  les  caractè- 
res constitutifs  de  ce  genre  ;  en  l'excluant  d'un 
autre,  je  le  détermine  encore,  quoique  négati- 
vement, puisque  je  le  place  dans  la  sphère  indé- 
finie de  tous  les  autres  genres  :  ainsi,  il  se  classe 
et  prend  rang  dans  ma  pensée  ;  je  puis  le  nom- 
mer, en  déduire  les  qualités,  conclure  de  sa  na- 
ture, indiquée  par  la  place  qu'il  occupe  au  mi- 
lieu des  mille  notions  communes  de  mon  esprit, 
ce  que  je  dois  en  faire,  en  attendre  ou  en  crain- 
dre. Or,  cette  opération  continuelle  en  nous,  qui 
consiste,  étant  donné  un  objet  perçu  ou  conçu, 
une  idée  particulière  ou  générale,  soit  à  l'enfer- 
mer dans  la  compréhension  d'une  autre  concep- 
tion, soit  à  l'en  exclure,  cette  opération  est  bien 
celle  que  nous  avons  définie  en  commençant,  et 
qui  s'appelle  juger.  Le  jugement  se  compose 
donc  essentiellement  de  deux  termes,  dont  l'un 
est  invariablement  une  conception  générale,  et 
dont  l'autre  peut  être  indifféremment  ou  un  ob- 
jet d'expérience,  ou  une  chose  conçue,  ou  l'idée 
d'une  espèce.  Entre  ces  deux  termes  est  insti- 
tuée une  comparaison  assez  souvent  volontaire, 
mais  qui  peut  aussi  s'établir  spontanément  en 
vertu  d'une  sorte  d'affinité  naturelle  entre  les 
idées  qui  ont  une  partie  commune;  l'aperception 
du  rapport  des  deux  termes  est  le  jugement  qui, 
exprimé,  devient  la  proposition. 

Le  jugement  suppose,  comme  on  le  voit,  l'ab- 
straction et  la  généralisation^  puisqu'il  consiste 
précisément  à  aller  des  individus  ou  des  espèces 
aux  genres,  pour  fixer  la  nature  de  ce  qui  est 
donné,  en  l'attachant  à  une  notion  commune. 
Celle-ci  doit  être  claire,  distincte,  s'il  se  peut, 
en  tout  cas  plus  connue  que  celle  qu'on  y  ré- 
duit; elle  permet  d'en  découvrir  aussitôt  ce 
que  nous  avons  le  plus  d'intérêt  à  en  savoir,  et 
d'en  transmettre  l'idée  par  la  parole.  Juger, 
c'est  donc  faire  usage  des  acquisitions  antérieu- 
res de  l'entendement.  Sauf  le  travail  intermit- 
tent de  la  formation  des  idées  nouvelles,  nous 
sommes  sans  cesse  occupes  à  juger  ;  penser, 
dans  l'habitude  de  la  vie  intellectuelle,  n'est 
guère  que  cela  :  c'est  essentiellement  assembler 
des  conceptions,  les  subordonner  les  unes  aux 
autres,  réduire  par  subsomption  les  individus  à 
leur  espèce  déterminée  à  l'avance,  les  espèces  à 
leur  genre;  ou,  au  contraire,  développer  les 
conceptions  générales,  en  extrayant  de  la  somme 
confuse  des  caractères  qui  y  sont  amassés,  ceux 
qui  se  recommandent,  selon  les  cas,  à  une  con- 
sidération spéciale,  descendre  par  division  du 
genre  aux  espèces,  ou  des  espèces  aux  indivi- 
dus. Nos  discours  se  réduisent  tous  à  une  série 
de  propositions  qui  expriment  une  suite  de  ju- 
gements. 

Il  n'y  aurait  rien  de  plus  à  dire  sur  le  juge- 
ment, si  l'on  s'était  toujours  contenté  de  lui 
laisser  le  rôle,  déjà  très-considérable,  que  nous 
venons  de  lui  assigner,  sans  grossir  sa  part 
dans  la  formation  de  nos  connaissances  ;  mais, 
dans  les  théories  les  plus  accréditées  de  l'an- 
cienne philosophie,  cette  opération  de  l'esprit  a 
usurpé  un  rang  et  une  importance  qui  ne  lui 
appartiennent  pas.  Selon  une  doctrine  d'origine 
antique,  acceptée  dans  les  écoles  du  moyen 
âge,  passée  de  là  dans  la  plupart  des  systèmes 
modernes,  et  universellement  enseignée  pendant 
ces  derniers  siècles,  toutes  les  opérations  Intel- 


V 


JUGE 


—    833   — 


JUGE 


lecluellos,  si  l'on  fait  alistraclion  de  la  diver- 
sité de  leurs  objets,  se  réduisent  à  trois  princi- 
pales, concevoir,  juger,  raisonner.  La  concep- 
tion ou  simple  ap})réhcnsionj  c'est  l'idée  de  l'ob- 
jet, l'idée,  disons-nous,  et  rien  qu'elle,  sans 
allirmation  ni  expresse  ni  implicite  de  l'exis- 
tence de  son  objet.  Aussi  dit-on  qu'il  n'y  a  ni 
vérité,  ni  fausseté  dans  les  idées.  Je  conçois  une 
chimère  :  pourvu  que  je  me  borne  à  la  conce- 
voir sans  dire  ni  penser  qu'elle  existe,  il  n'y  a 
pas  là  d'erreur.  Toute  erreur  est  dans  le  juge- 
ment. En  effet,  juger,  c'est, selon  la  théorie,  aper- 
cevoir le  rapport  de  deux  idées  ou  appréhensions: 
par  exemple,  le  rapport  de  l'idée  de  la  chimère 
a  l'idée  de  la  non-existence,  ou  de  l'idée  de  la 
table  que  voici  à  celle  de  l'existence.  Et  le  ju- 
gement, ainsi  défini,  est  invariablement  l'opé- 
ration par  laquelle  nous  arrivons  à  connaître 
que  les  choses,  soit  matérielles,  soit  spirituelles, 
existent,  que  telle  ou  telle  qualité  appartient  à 
tel  ou  tel  sujet,  qu'il  y  a  tel  ou  tel  rapport  en- 
tre deux  termes  donnes.  Invariablement  encore, 
l'acte  du  jugement  présuppose,  selon  cette  doc- 
trine, la  conception  préalable  et  séparée  des 
deux  termes  rapproches  dans  le  jugement,  que 
l'un  de  ces  deux  termes  soit  la  notion  d'exis- 
tence ou  toute  autre.  Et  il  en  va  nécessairement 
ainsi,  quoi  que  l'esprit  fasse  ou  pense  ;  au  début 
comme  au  terme  de  notre  développement  intel- 
lectuel, à  toute  époque  et  en  toute  occasion, 
l'entendement  ne  fait  que  concevoir  et  juger  (le 
raisonnement  achève  l'œuvre),  et  il  procède  né- 
cessairement aussi  dans  cet  ordre,  concevant 
d'abord  ou  appréhendant  simplement  les  objets, 
pour  ensuite  prononcer  par  le  jugement  sur 
leur  existence  ou  leur  non-existence,  suivant 
que  leur  idée,  après  comparaison,  est  reconnue 
compatible  ou  incompatible  avec  celle  d'être  ;  et 
de  même  sur  leurs  qualités  et  leurs  rapports. 

Telle  est  la  marche  imposée  par  la  théorie  à 
notre  développement  intellectuel;  mais  telle  n'est 
pas  dans  la  véritable  histoire  de  l'enlendement 
humain,  telle  ne  peut  pas  être  sa  façon  d'aller. 
Assurément,  quand  l'esprit  est  mûr  et  rempli,  et 
surtout  dans  ces  intervalles  où  aucune  perception 
nouvelle  et  intéressante  ne  l'attire  et  ne  le  fixe, 
il  vit  sur  son  fonds  acquis,  se  nourrit  de  ses 
idées,  et,  sans  y  ajouter  rien,  s'instruit  à  cher- 
cher leurs  rapi  orts,  ce  qui  est  juger.  Mais  s'agit- 
il  de  l'acquisition  première  des  connaissances, 
ou  même  de  la  perception  soit  de  Fâmeet  de  ses 
états  successifs,  dans  le  cours  de  la  vie,  soit  des 
corps  au  milieu  desquels  nous  vivons,  soit  enfin 
des  rapports  réels  de  ces  objets  réels  entre  eux, 
alors  la  théorie  est  en  défaut.  Alors  nous  ne  ju- 
geons pas,  si  par  juger  il  faut  toujours  entendre, 
conformément  à  la  définition,  comparer  après 
avoir  d'abord  et  séparément  appréhendé.  En 
effet,  quand  je  touche  un  corps,  du  même  coup 
que  je  le  perçois,  je  sais  qu'il  est;  je  le  connais 
comme  existant,  avec  ses  qualités  actuelles,  par 
un  acte  simple  et  parfaitement  indivisible  d'im- 
médiate intuition.  Perception,  affirmation  de 
son  existence,  connaissance  de  ses  qualités  et 
de  quelques-uns  de  ses  rapports,  tout  cela  est 
simultané  ;  tout  cela  n'est  qu'un  seul  et  même 
acte,  qui  s'accomplit  dans  un  instant  unique. 

Il  en  va  de  même  quand  je  tourne  mon  atten- 
tion sur  mon  existence  propre  et  mes  états  suc- 
cessifs :  je  me  sens  être  et  vivre  tout  le  temps  de 
la  veille;  je  sais  que  je  suis,  et  dans  quel  état 
je  me  trouve,  immédiatement,  sans  réfléchir, 
sans  aucun  détour.  Et  j'aperçois  de  même  encore 
les  analogies  des  objets,  la  similitude  des  phé- 
nomènes :  d'où  j'induis  de  la  même  façon  la 
règle  qui  les  gouverne. 

Or,  pour  connaître  l'existence  des  corps  ou  la 

DICT.   PJULOS. 


mienne,  ou  celle  des  lois  de  la  nature,  la  théo- 
rie m'assujettit  à  posséder  d'avance,  d'une  part 
l'idée  de  corps,  de  moi  ou  des  lois,  de  l'autre 
l'idée  de  l'existence,  et  à  les  comparer  ensemble 
pour  finalement  conclure.  Mais  d'abord,  quand 
bien  même  ces  diverses  idées  me  seraient  en 
effet  présentes,  il  me  serait  impossible  d'obtenir 
de  leur  rapprochement  ce  qu'il  faut  et  ce  que 
l'on  prétend  expliquer  ainsi,  je  veux  dire  la 
connaissance  d'une  chose  existante,  âme,  corps, 
(jualité  du  corps  ou  de  l'âme,  ou  règle  des  phé- 
nomènes. En  effet,  les  deux  termes  de  la  com- 
paraison doivent  être  supposés  abstraits.  Ce  que 
je  compare,  dans  la  condition  cjue  me  fait  la 
théorie,  ce  n'est  pas,  d'un  côté,  le  moi  ou  le 
corps  actuel  et  existant,  car  je  le  cherche;  ni  de 
l'autre,  l'existence  réelle  du  corps  ou  du  moi, 
car,  encore  une  fois,  c'est  à  la  découvrir  que  je 
vise.  Je  l'ignore  donc;  elle  est  en  question,  et 
pour  résoudre  la  question,  il  reste  que  j'appro- 
che l'idée  générale  et  abstraite  de  moi  ou  de 
corps,  la  conception  d'un  corps  possible  ou  d'un 
moi  possible,  de  l'idée  également  abstraite  et 
générale  d'existence.  Mais  de  la  comparaison  de 
deux  termes  abstraits  il  ne  peut  provenir  qu'un 
rapport  abstrait  lui-même  ;  et  je  n'en  tirerai 
jamais  autre  chose  que  l'idée  de  la  non-incom- 
patibilité logique  de  l'idée  de  moi  ou  de  corps 
avec  l'idée  d'existence.  Est-ce  là  tout  ce  que  je 
pense,  quand  je  sens  mon  existence  propre  ou 
que  j'aperçois  celle  de  la  matière?  Ne  sais-je 
pas  que  cette  matière  que  je  touche  est  très- 
réelle,  et  que  je  suis,  moi  qui  la  connais?  Ne 
sais-je  pas  l'un  et  l'autre  depuis  que  je  vis  ? 
Cette  connaissance  si  naturelle,  si  ancienne,  la 
théorie,  loin  de  l'expliquer,  la  rend  impossible. 
Est-ce  au  fait  qu'il  faut  renoncer?  est-ce  à  la 
théorie?  qu'on  choisisse.  Mais  d'ailleurs  cette 
comparaison  chimérique,  je  ne  puis  même  la 
tenter,  faute  d'en  avoir  les  termes,  au  début 
de  l'intelligence;  et,  nous  l'avons  dit,  les 
croyances  qu'il  s'agit  d'expliquer  ici  sont  en 
nous  avec  le  commencement  de  la  vie.  Or,  à 
l'origine,  l'esprit  n'a  point  d'idées  abstraites  ni 
générales.  Il  ne  les  acquiert  que  peu  à  peu,  par 
un  travail  sinon  très-tardif,  au  moins  postérieur  à 
l'acquisition  des  cléments  primitifs  sur  lesquels 
il  opère.  Et  que  sont  ces  éléments?  quelle  est 
la  matière  dont  nous  tirons,  par  voie  d'abstrac- 
tions, l'idée  d'existence  ?  C'est  précisément  la 
connaissance  de  nous-mêmes  et  du  monde,  comme 
réellement  existants.  La  théorie  explique  donc 
le  concret  par  l'abstrait  qui  le  suppose  ;  elle  de- 
mande l'explication  d'un  fait  primitif  à  de  cer- 
taines données  qui  sont  elles-mêmes  ultérieure- 
ment tirées  de  ce  fait. 

Cette  critique  contre  l'ancienne  théorie  du 
jugement  appartient  à  Reid,  et  M.  Cousin  l'a 
renouvelée,  en  la  fortifiant,  dans  ses  leçons  sur 
la  philosophie  de  Locke.  Elle  est  décisive  et  sans 
réplique,  et  laisse  à  la  philo.sophie  moderne,  qui 
l'a  admise  sans  contestation,  le  choix  entre  ces 
deux  partis  :  ou  bien,  en  gardant  la  vieille  dé- 
finition du  jugement,  lui  retirer  ses  attributions 
usurpées,  borner  son  rôle  et  son  usage,  le  re- 
mettre à  sa  place,  c'est-à-dire  en  faire,  non  plus 
la  seconde  des  opérations  fondamentales  de 
l'esprit,  mais  une  opération  ultérieure,  qui 
suppose  un  certain  développement  de  l'intelli- 
gence, et  dont  les  résultats  se  réduisent  à  ce  que 
nous  en  avons  marqué  plus  haut;  ou  bien,  si 
l'on  veut  conserver  la  dénomination  de  juge- 
ment à  l'acte  par  lequel  nous  connaissons  l'exis- 
tence, les  qualités  et  les  rapports  immédiats  des 
choses,  changer  la  définition  ancienne;  mettre 
le  jugement,  non  pas  au  second,  mais  au  pre- 
mier rang  dans  la  liste  de  nos  facultés  intellec- 

53 


JUIF 


834  — 


JUIF 


tuelles  et  avant  même  la  conception,  et  distin- 
guer alors  deux  classes  de  jugements,  les  uns 
primitifs,  concrets,  immédiats,  non  comparatifs 
(ce  sont  ceux  qui  al'firmcront  l'existence)  ;  les 
autres  ultérieurs,  abstraits,  comparatifs,  médiats 
(ce  sont  ceux  qui  porteront  sur  des  notions 
préalablement  acquises).  Dans  le  premier  cas, 
le  jugement  se  confondra  tour  à  tour  avec  la 
perception  extérieure,  avec  la  conscience,  avec 
la  raison,  avec  l'induction  et  la  mémoire  :  per- 
cevoir la  matière,  ce  sera  juger  qu'on  est  ; 
affirmer  Dieu,  ce  sera  l'œuvre  du  jugement- 
raison.  Se  souvenir  et  inférer,  ce  seront  encore 
deux  variétés  de  l'acte  du  jugement,  puisque  c'est 
alfirmer  l'existence  passée  ou  future  de  certains 
objets.  Mais  il  faudra  bien  entendre  que  ces  ju- 
gements ne  sont  nullement  assujettis  aux  condi- 
tions posées  par  la  définition  et  par  la  théorie 
anciennes,  qu'ils  sont  contemporains  du  début 
de  l'intelligence,  et  n'exigent  rien  d'intérieur. 

Ce  qui  précède  est  le  résumé  d'une  théorie 
purement  psychologiciue  du  jugement.  La  logi- 
que qui  envisage  les  opérations  intellectuelles 
relativement  à  la  forme,  distingue,  sous  ce  rap- 
port, diverses  espèces  de  jugements.  Nous  de- 
vons indiquer  encore  au  moins  les  principes  de 
cette  division.  Les  idées  constituent  la  matière 
ou  le  contenu  du  jugement;  le  rapport  déter- 
miné qu'ils  soutiennent  mutuellement,  ou  l'es- 
pèce de  liaison  qui  les  unit  en  constitue  la  forme. 
Or,  relativement  à  la  forme,  on  peut  considérer 
les  jugements  sous  trois  points  de  vue  : 

1°  Par  rapporta  l'extension,  selon  le  nombre 
des  objets  compris  sous  une  idée  donnée  à  la- 
quelle s'étend  une  autre  idée  :  c'est  le  point  de 
vue  de  la  quanlilé.  A  cet  égard,  les  jugements 
sont  généraux,  si  le  prédicat  s'applique  à  toute 
l'étendue  du  sujet  ;  ou  particuliers,  s"il  s'appli- 
que seulement  à  une  partie  de  sujet;  ou  enfin 
individuels,  s'il  ne  s'applique  qu'à  un  objet  in- 
dividuel compris  dans  la  sphère  du  sujet. 

2°  Par  rapport  à  la  compréhension,  selon  que 
plusieurs  idées  peuvent  ou  ne  peuvent  pas  être 
unies  :  c'est  le  point  de  vue  de  la  qualité.  A  cet 
égard,  il  y  a  des  jugements  affirmalifs,  néga- 
tifs, et  limitatifs  ou  indéterminés. 

3°  En  ce  qui  regarde  les  rapports  mutuels  des 
idées  unies  :  c'est  le  point  de  vue  de  la  relation. 
A  cet  égard,  on  distingue  des  jugements  où 
l'idée  n'est  considérée  que  comme  subordonnée 
à  une  autre  idée  :  par  exemple,  celle  de  l'es- 
pèce comme  subordonnée  à  celle  du  genre,  ju- 
gements catégoriques  ;  des  jugements  dans  les- 
quels une  assertion  n'est  avancée  que  sous  cer- 
taines conditions,  jugements  hypothétiques  ;  des 
jugements  dans  lesquels  un  tout  est  présenté 
dans  ses  rapports  à  ses  parties  qui  s'excluent 
réciproquement,  jugements  disjonctifs. 

Enfin,  un  quatrième  point  de  vue,  qui  n'est 
plus  purement  formel,  celui  de  la  modalité, 
c'est-à-dire  du  rapport  au  jugement  avec  la  fa- 
culté de  connaître  en  général,  donne  le  juge- 
ment problématique,  si  l'on  présente  une  pro- 
position comme  purement  conçue  ou  concevable; 
assertoire,  si  on  l'énonce  simplement  en  ma- 
nière d'assertion;  apodictique,  si  l'on  indique 
en  même  temps  qu'on  peut  énoncer  les  raisons 
de  l'assertion. 

Tous  les  logiciens  et  presque  tous  les  philoso- 
phes, les  modernes  surtout,  ont  traité  du  juge- 
ment, par  exemple  Aristote,  les  auteurs  de  la 
Logiquede  Port-Royal,  Condillac,  Kant,Th.Reid, 
Dugald  Stewart,  V.  Cousin. Voy.  aussi  Proposition. 

Am.  J. 

JUIFS  (Philosophie  chez  lfs).  Connaître  Dieu 
et  le  faire  connaître  au  monde,  telle  fut  la  mis- 
sion donnée  au  peuple  juif;    mais  ce  fut  par 


les  inspirations  de  la  foi,  par  une  révélation 
spontanée,  que  ce  peuple  fut  conduit  à  la  con- 
naissance de  Dieu,  et  ce  fut  en  s'adressant  au 
cœur  de  l'homme,  à  son  sentiment  moral,  à  son 
imagination,  que  les  sages  et  les  prophètes  des 
anciens  Hébreux  cherchaient  à  entretenir  et  à 
propager  la  croyance  à  Vél^-e  unique,  créateur 
de  toutes  choses.  Les  Hébreux  ne  ^cherchèrent 
pas  à  pénétrer  dans  le  secret  de  l'Être  ;  l'exis- 
tence de  Dieu,  la  spiritualité  de  l'âme,  la  con- 
naissance du  bien  et  du  mal  ne  sont  pas  chez 
eux  les  résultats  d'une  série  de  syllogismes  ;  ils 
croyaient  au  Dieu  créateur  qui  s'était  révélé  à 
leurs  ancêtres,  et  dont  l'existence  leur  semblait 
au-dessus  du  raisonnement  des  hommes,  et  leur 
morale  découlait  naturellement  de  la  conviction, 
du  sentiment  intime  d'un  Dieu  juste  et  bon.  Il 
n'existe  donc  dans  leurs  livres  saints  aucune  trace 
de  ces  spéculations  métaphysiques  que  nous  trou- 
vons chez  les  Indiens  et  chez  les  Grecs,  et  ils 
n'ont  pas  de  philosophie  dans  le  sens  que  nous 
attachons  à  ce  mot.  Le  mosa'i'sme,  dans  sa  partie 
théorique,  ne  nous  présente  pas  une  théologie 
savante,  ni  un  système  philosophique,  mais  une 
doctrine  religieuse  à  laquelle  on  donnait  pour 
fondement  la  révélation. 

Cependant  plusieurs  points  de  cette  doctrine, 
quoique  présentés  sous  une  forme  poétique,  sont 
évidemment  du  domaine  de  la  philosophie,  et 
on  y  reconnaît  les  efforts  de  la  pensée  humaine 
cherchant  à  résoudre  certains  problèmes  de 
l'Être  absolu  dans  ses  rapports  avec  l'homme. 
Ce  qui  devait  surtout  préoccuper  les  sages  des 
Hébreux,  c'était  l'^existence  du  mal  dans  un 
monde  émané  de  l'Être  qui  est  le  suprême  bien  : 
comment  admettre  l'existence  réelle  du  mal  sans 
imposer  des  limites  à  cet  Être  absolu,  sans 
tomber  dans  le  dualisme?  Le  mal,  répond  la 
doctrine  mosa'ique,  n'a  pas  d'existence  réelle;  il 
n'existe  pas  dans  la  création  qui,  émanée  de 
Dieu,  ne  saurait  être  le  siège  du  mal  ;  à  chaque 
période  de  la  création  Dieu  vit  que  cela  était 
bon.  Le  mal  n'entre  dans  le  monde  qu'avec  l'in- 
telligence, c'est-à-dire  du  moment  oii  l'homme 
devenu  un  être  intellectuel  et  moral,  est  destiné 
à  lutter  contre  la  matière,  il  s'établit  alors  une 
collision  entre  le  principe  intellectuel  et  le  prin- 
cipe matériel,  et  c'est  de  cette  collision  que  naît 
le  mal  :  car  l'homme,  ayant  le  sentiment  moral 
et  étant  libre  dans  ses  mouvements,  doit  s'effor- 
cer de  mettre  d'accord  ses  actions  avec  le  su- 
prême bien,  et,  s'il  se  laisse  vaincre  par  la  ma- 
tière, il  devient  l'ouvrier  du  mal.  Cette  doctrine 
du  mal,  déposée  dans  le  troisième  chapitre  de 
la  Genèse,  est  intimement  liée  à  celle  du  libre 
arbitre,  qui  est  une  des  doctrines  fondamentales 
du  mosa'isme  ;  l'homme  jouit  d'une  liberté  ab- 
solue dans  l'usage  de  ses  facultés  :  la  vie  et  le 
bien,  la  mort  et  le  mal  sont  dans  ses  mains 
[Deuléronome,  ch.  xxx,  *  15  et  19). 

Il  est  important  de  faire  ressortir  ici  cette 
doctrine,  à  laquelle  les  Juifs  ont  toujours  subor- 
donné les  diverses  doctrines  philosophiques  d'o- 
rigine étrangère  qu'ils  ont  embrassées  à  diffé- 
rentes époques  ;  le  développement  de  cette  doc- 
trine, dans  ses  rapports  avec  la  providence  divine 
et  avec  la  volonté  de  Dieu,  comme  cause  unique 
de  la  création,  a  été  de  tout  temps  considérée 
par  les  philosophes  juifs  comme  un  des  sujets 
les  plus  importants  de  leurs  méditations  (Mai- 
monide,  More  nebouchim,  3=  partie,  ch.  xvii, 
version  latine  de  Buxtorf,  p.  380). 

Les  sages,  chez  les  anciens  Hébreux  comme 
chez  les  Arabes,  se  bornaient  à  cultiver  la  poésie  et 
cette  sagesse  pratique  que  les  Orientaux  aiment 
à  présenter  sous  la  forme  de  paraboles,  de  pro- 
verbes et  d'énigmes.  La  religion  des  Hébreux  ne 


% 


JUIF 


—  835  — 


JUIF 


laissait  pas  de  place  aux  spéculations  philosophi- 
ques proprement  dites.  Dans  les  réunions  des  sa- 
ges, on  abordait  quelquefois  des  questions  d'une 
haute  portée  philosophique;  mais  on  traitait  les 
questions  au  point  de  vue  religieux  et  sous  une 
lorme  poétique.  Ainsi,  par  exemple ,  dans  le 
Livre  de  Job,  nous  voyons  une  réunion  de  quel- 
ques sages  qui  essayent  de  résoudre  les  pro- 
blèmes de  la  Providence  divine  et  do  la  destinée 
humaine.  Après  une  longue  discussion  qui  n'a- 
boutit à  aucun  résultat,  Dieu  apparaît  lui-même 
dans  un  orage  et  accuse  la  témérité  avec  laquelle 
des  hommes  ont  prétendu  juger  les  voies  se- 
crètes de  la  Providence.  L'homme  ne  peut  que 
contempler  avec  étonnement  les  œuvres  de  la 
création  ;  tout  dans  la  nature  est  pour  lui  un 
profond  mystère,  et  comment  oserail-il  juger  les 
desseins  impénétrables  de  la  Providence  divine 
et  le  gouvernement  de  l'univers?^  L'homme  ne 
saurait  connaître  les  voies  de  l'Être  infini;  il 
doit  s'humilier  devant  le  Tout-Puissant  et  se 
résigner  à  sa  volonté  :  telle  est  la  thèse  finale 
du  Livi-e  de  Job,  qui  évidemment  a  une  ten- 
dance purement  religieuse,  et  accorde  trop  peu 
de  pouvoir  à  la  raison  humaine  pour  favoriser 
la  spéculation  philosophique.  Le  livre  de  VEc- 
clésiaste,  qui  aboutit  à  peu  près  au  même  résul- 
tat, offre  des  traces  d'un  scepticisme  raisonné  et 
suppose  déjà  certains  efforts  de  la  pensée  dont 
l'auteur  a  reconnu  l'impuissance  ;  il  fait  même 
allusion  à  une  surabondance  de  livt^es  (ch.  xii^ 
t  12),  dans  lesquels  l'esprit  humain  avait  essaye 
de  résoudre  des  problèmes  au-dessus  de  ses 
forces.  Mais  le  livre  de  VEcclésiaste,  attribué  à 
Salomon,  nous  révèle,  par  le  style  et  par  les 
idées,  une  époque  où  les  Hébreux  avaient  déjà 
subi  l'influence  d'une  civilisation  étrangère;  ce 
livre  est  évidemment  postérieur  à  la  captivité 
de  Babylone,  et  sous  aucun  rapport  on  ne  sau- 
rait en  tirer  une  conclusion  sur  l'état  intellectuel 
des  anciens  Hébreux. 

L'exil  de  Babylone  et  les  événements  dont  il 
fut  suivi  mirent  les  Juifs  en  contact  avec  les 
Ghaldéens  et  les  Perses,  qui  ne  purent  man- 
quer d'exercer  une  certaine  influence  sur  la  ci- 
vilisation et  même  sur  les  croyances  religieuses 
des  Juifs.  L'influence  des  croyances  déposées 
dans  le  Zend-Avesta  se  fait  remarquer  déjà 
dans  quelques  livres  du  yieux  Testament,  no- 
tamment dans  ceux  d'Ézéchiel,  de  Zacharie 
et  de  Daniel.  Les  vrais  adorateurs  de  Jéhovah 
n'éprouvèrent  point  pour  les  croyances  des  Per- 
ses cette  répugnance  qu'ils  manifestèrent  pour 
celles  des  autres  peuples  païens.  La  religion  du 
Zend-Avesla,  quoiqu'elle  n'enseigne  pas  un  mo- 
nothéisme absolu,  est  aussi  hostile  à  l'idolâtrie 
que  celle  des  Juifs;  la  spiritualité  de  la  religion 
des  Perses  fit  que  les  Juifs  furent  moins  réser- 
vés dans  leurs  rapports  avec  ce  peuple,  et  que 
beaucoup  de  croyances  perses  devinrent  peu  à 
peu  très-populaires  parmi  les  Juifs. 

Mais  le  parsisme  lui-même  renferme  trop  peu 
d'éléments  spéculatifs  pour  avoir  pu  à  lui  seul 
faire  naître  chez  les  Juifs  la  spéculation  philo- 
sophique, et,  en  effet,  le  caractère  dominant 
dans  les  écrits  des  Juifs  sous  les  rois  de  Perse 
et  dans  les  premiers  temps  de  la  domination 
macédonienne  est  essentiellement  le  même  que 
celui  que  nous  trouvons  dans  les  écrits  anté- 
rieurs à  l'exil  de  Babylone.  Ce  furent  leurs  fré- 
quents rapports  avec  les  Grecs  et  l'influence  de 
la  civilisation  de  ces  derniers  qui,  peu  à  peu, 
firent  naître  chez  les  Juifs  le  goût  des  spécu- 
lations métaphysiques.  Ce  goût,  notamment  chez 
les  Juifs  d'Egypte,  était  entretenu  par  le  besoin 
de  relever  leur  religion  aux  yeux  des  Grecs,  qui 
la  traitèrent  avec  un  profond  dédain  ;  de  perfec- 


tionner à  cet  effet  l'interprétation  de  leurs  sain- 
tes écritures  et  de  présenter  leurs  croyances, 
leurs  lois  et  leurs  cérémonies  religieuses  sous 
un  point  de  vue  plus  élevé^  afin  de  leur  concilier 
le  respect  du  peuple  parmi  lequel  ils  vivaient. 

Déjà  dans  la  version  grecque  du  Pentaleuque, 
attribuée  aux    Septante^  et  qui  remonte  à  l'é- 

Eoque  des  premiers  Ptolemée,  on  trouve  de  nom- 
reux  indices  de  l'interprétation  allégorique,  et 
on  y  découvre  des  traces  de  cette  philosophie 
gréco-orientale  qui  se  développa  depuis  parmi 
les  Juifs  d'Alexandrie,  et  dont  Philon  est  pour 
nous  le  principal  représentant.  Sous  le  règne  de 
Ptolemée  Philométor,  celte  philosophie  était  déjà 
très-développée,  comme  on  peut  le  reconnaître 
dans  les  quelques  fragments  qui  nous  restent  du 
philosophe  juif  Aristobule  (voy.  ce  nom).  Il  en 
existe  aussi  des  traces  évidentes  dans  le  Livre  de 
la  Sapience,  qui  est  d'une  époque  incertaine, 
mais  qui,  sans  aucun  doute,  a  pour  auteur  un 
Juif  d'Alexandrie.  La  doctrine  fondamentale^  de 
cette  philosophie  peut  se  résumer  ainsi  :  l'Etre 
divin  est  d'une  perfection  tellement  absolue, 
qu'il  ne  saurait  être  désigné  par  des  attri- 
buts compréhensibles  pour  la  pensée  humaine  ; 
il  est  l'être  abstrait  sans  manifestation;  le  monde 
est  l'œuvre  de  certaines  forces  intermédiaires 
qui  participent  de  l'essence  divine,  etpar  les- 
quelles seules  Dieu  se  manifeste  en  répandant 
de  tout  côté  des  myriades  de  rayons.  C'est  par 
ce  moyen  qu'il  est  partout  présent  et  agit  par- 
tout sans  être  affecté  par  les  objets  émanés  de 
lui.  Dans  les  développements  de  cette  doctrine, 
tels  du  moins  que  nous  les  trouvons  dans  les 
écrits  de  Philon,  on  reconnaît  une  philosophie 
éclectique,  dont  les  éléments  sont  empruntés  à 
la  fois  aux  principaux  systèmes  des  Grecs  et  à 
certaines  théories  orientales  répandues  aussi  chez 
les  philosophes  indiens,  mais  dont  la  filiation 
historique  ne  nous  est  pas  encore  suffisamment 
connue.  Quoique  cette  philosophie  soit  essen- 
tiellement panthéiste,  et  qu'elle  proclame  hau- 
tement que  Dieu  est  le  seul  principe  agissant 
dans  l'univers,  et  que  chaque  mouvement  dans 
notre  âme  se  fait  par  l'impulsion  divine,  elle 
reconnaît  néanmoins  d'une  manière  absolue  la 
liberté  humaine,  et,  au  risque  d'être  incon- 
séquente, elle  est  entraînée  par  un  intérêt  mo- 
ral et  religieux  à  rendre  hommage  au  principe 
du  libre  arbitre  qui  est,  comme  nous  l'avons 
dit,  fondamental  dans  le  judaïsme. 

Les  Juifs  d'Egypte  surent  donner  à  cette  phi- 
losophie éclectique  une  physionomie  particulière, 
et  ils  la  cultivèrent  avec  tant  de  succès,  que 
plus  tard  on  les  regarda  quelquefois  comme  des 
penseurs  entièrement  originaux.  On  alla  jusqu'à 
voir  dans  Pythagore,  dans  Platon  et  dans  AjIs- 
tote  les  disciples  des  Juifs.  Les  fables  rapportées 
par  divers  auteurs  juifs  sur  les  relations  qui  au- 
raient existé  entre  plusieurs  philosophes  grecs 
et  les  sages  des  Juifs  n'ont  point  pris  ;.eur  source 
dans  l'orgueil  national  de  quelques  rabbins; 
elles  remontent  à  une  date  très-ancienne  et  ont 
été  propagées  par  des  écrivains  païens  et  chré- 
tiens. Josèphe  {Contre  Apion,  liv.  I,  ch.  xxii) 
et  Eusèbe  {Prœparatio  evang.,  lib.  IX,  c.  m) 
rapportent  un  passage  de  Cléarque,  disciple 
d'Aristote,  où  il  est  dit  que  ce  dernier  avjit  fait 
en  Asie  la  connaissance  d'un  Juif,  et  que,  s'étant 
entretenu  avec  lui  sur  des  matières  philoso- 
phiques, il  avoua  qu'il  avait  appris  du  Juif  plus 
que  celui-ci  n'avait  pu  apprendre  de  lui.  Selon 
Numenius  d'Apamée,  Platon  n'était  autre  chose 
que  Moïse  parlant  attique,  ce  qui  prouve  quel 
crédit  avait  obtenu  le_ mode  d'interprétation  in- 
troduit parles  Juifs  d'Egypte. 

Les  Juifs  de  Palestine  ne  durent  pas,  non  plus. 


JUIF 


836  — 


JUIF 


rester  entièrement  inaccessibles  à  la  civilisation 
liellénique  :  d'abord,  depuis  la  bataille  d'Ipsus 
(;i01  av.  J.  C),  la  Palestine  resta  environ  un 
siècle,  sauf  quelques  courts  intervalles,  sous  la 
domination  des  rois  d'Egypte,  et  il  dut  exister 
de  fréquents  rapports  entre  les  Juifs  des  deux 
pays.  Ensuite,  sous  la  domination  des  rois  de 
Syrie,  le  goût  de  la  civilisation  et  des  mœurs 
grecques  devint  tellement  dominant,  que  la  re- 
ligion des  Juifs  courut  les  plus  grands  dangers, 
jusqu'au  temps  où  la  tyrannie  d'Antiochus  Épi- 
phanes  devint  la  cause  de  rénergicjue  réaction 
opérée  par  les  Machabées.  Dans  les  écoles  ou  les 
sectes  que  nous  rencontrons  sous  les  princes 
machabcens  dans  leur  complet  développement, 
on  ne  saurait  méconnaître  l'influence  de  la  dia- 
lectique grecque.  Les  Juifs  de  Palestine  étaient 
alors  divisés  en  deux  sectes,  celle  des  phari- 
siens et  celle  des  saducéens.  La  première,  ac- 
ceptant les  croyances,  les  doctrines  et  les  pra- 
tiques que  le  temps  avait  consacrées,  cherchait 
à  leur  attribuer  une  origine  antique  et  divine, 
en  les  disant  transmises,  depuis  la  plus  haute 
antiquité,  par  une  tradition  orale,  ou  bien  en 
faisant  remonter  à  Moïse  lui-même  le  système 
d'interprétation  par  lequel  elle  les  rattachait  aux 
textes  sacrés.  S'il  est  vrai  que  cette  secte  sanc- 
tionnait beaucoup  de  croyances  et  de  pratiques 
puériles,  empruntées  en  grande  partie  aux  Chal- 
déens  et  aux  Perses,  son  système  d'interpré-, 
tation  avait  l'avantage  de  donner  la  vie  et  le 
mouvement  à  la  lettre  morte,  de  favoriser  le 
progrès  et  le  développement  du  judaïsme,  et  de 
donner  accès,  chez  les  esprits  éclairés,  aux  spé- 
culations théolugiques  et  philosophiques.  Les 
saducéens,  au  contraire,  refusant  d'admettre  la 
tradition  orale,  rejetaient  les  doctrines  qui  n'é- 
taient pas  formellement  énoncées  dans  l'Écriture, 
et  dépouillèrent  par  là  le  mosaïsme  des  germes 
de  développement  qui  y  étaient  déposés.  Ils 
allaient  jusqu'à  nier  l'immortalité  de  l'âme, 
ainsi  que  toute  intervention  de  la  Providence 
divine  dans  les  actions  humaines,  intervention 
qu'ils  croyaient  incompatible  avec  le  principe 
du  libre  arbitre.  Parmi  les  pharisiens  il  se  for- 
ma une  association  d'hommes  qu'on  pourrait 
appeler  des  philosophes  pratiques,  qui,  en  adop- 
tant les  croyances  et  les  observances  religieuses 
du  pharisai'sme ,  cherchèrent  à  faire  prévaloir 
les  principes  d'une  morale  austère,  professés 
par  cette  secte,  mais  non  toujours  pratiqués.  Les 
membres  de  cette  association  donnaient  l'exemple 
des  vertus  en  action  ;  une  vie  laborieuse  et  la 
plus  grande  tempérance  les  recommandaient  à 
l'estime  même  du  vulgaire,  qui  ne  pouvait  les 
juger  qu'à  la  surface.  Ils  portaient  le  nom  d'es- 
scens  ou  esséniens,  probablement  du  mot  syria- 
que asaya  (les  médecins)  :  car  il  paraît  qu'ils 
s'étaient  formés  sur  le  modèle  d'une  association 
juive  d'Egypte,  portant  le  nom  de  thérapeutes 
ou  médecins  des  âmes,  selon  l'explication  de 
Philon  {de  la   Vie  contemplative).   Les    théra- 

f eûtes  vivaient  dans  la  solitude  et  se  livraient  à 
abstinence  et  à  la  contemplation;  les  esséniens 
de  Palestine,  tout  en  appréciant,  mieux  que  les 
thérapeutes,  le  côté  pratique  dans  la  religion 
comme  dans  la  vie  sociale,  manifestaient  comme 
ces  derniers  un  penchant  très-prononcé  pour  la 
vie  ascétique  et  contemplative.  Ils  nous  intéres- 
sent ici  particulièrement,  parce  que  nous  les 
croyons  les  premiers  dépositaires  d'une  doctrine 
moitié  mystique,  moitié  philosophique,  qui  se 
développa  parmi  les  Juifs  de  Palestine  vers  l'é- 
poque de  la  naissance  du  christianisme.  Nous 
savons  par  Josèphe  [Guerre  des  Juifs,  liv.  II, 
ch.  viii)  que  les  esséniens  attachaient  une  grande 
importance  aux  noms  des  anges,  et  qu'ils  avaient 


des  doctrines  particulières  dont  ils  faisaient  mys- 
tère, et  qui  ne  pouvaient  être  communi(]uees 
qu'aux  membres  reçus  dans  l'association  après 
un  certain  temps  d'épreuve.  Selon  Philon  (dans 
l'écrit  intitulé  Quoâ  omnis  probus  liber)  les 
esséniens  dédaignaient  la  partie  logique  cle  la 
philosophie,  et  n'étudiaient  de  la  partie  physique 
que  ce  qui  traite  de  l'existence  de  Dieu  et  de 
l'origine  de  tout  ce  qui  est.  Ils  avaient  donc  une 
doctrine  dans  laquelle,  à  côté  de  certaines  spé- 
culations métaphysiques,  l'angélologie  jouait  un 
rôle  important.  Il  est  probable  qu'ils  cultivaient 
la  doctrine  connue  plus  tard  sous  le  nom  de 
kabbale,  doctrine  puisée  à  des  sources  diverses 
et  qui  a  inspiré  les  premiers  fondateurs  de  la 
gnose  (voy.  Gnosticisme).  Nous  n'entrerons  pas 
ici  dans  des  détails  sur  la  kabbale,  sur  son  ori- 
gine et  sur  son  histoire,  ce  sujet  devant  être 
traité  dans  un  article  particulier. 

L'influence  exercée  par  les  philosophes  juifs 
d'Egypte  et  de  Palestine  sur  le  néo-platonisme 
d'un  côté  et  sur  la  gnose  de  l'autre,  place  les  Juifs 
au  rang  des  peuples  qui  ont  pris  part  au  mouve- 
ment intellectuel  tendant  à  opérer  une  fusion 
entre  les  idées  de  l'orient  et  celles  de  l'occident; 
et  à  ce  titre  ils  méritent  une  place  dans  l'histoire 
de  la  philosophie.  Mais,  quoiqu'on  ne  puisse  con- 
tester à  la  philosophie  des  Juifs  d'Alexandrie,  ni 
encore  moins  à  la  kabbale,  une  certaine  origina- 
lité, les  divers  éléments  de  ces  deux  doctrines, 
et  surtout  leur  tendance  évidemment  panthéiste, 
sont  trop  peu  en  harmonie  avec  le  judaïsme  pour 
qu'elles  puissent  être  décorées  du  nom  de  philo- 
sophie juive  :  une  telle  philosophie  n'existe  pas, 
et  les  Juifs  ne  peuvent  revendiquer  que  le  mérite 
d'avoir  été  l'un  des  chaînons  intermédiaires  par 
lesquels  les  idées  spéculatives  de  l'Orient  se  sont 
transmises  à  l'Occident.  Ce  même  rôle  d'inter- 
médiaire, nous  le  leur  verrons  jouer  encore  une 
fois  dans  des  circonstances  différentes. 

Les  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne  nous 
montrent  les  Juifs  dans  une  situation  peu  favo- 
rable au  progrès  intellectuel.  D'abord  ils  étaient 
absorbés  par  la  lutte  politique  qui  aboutit  à  la 
terrible  catastrophe  de  Jérusalem  ;  et  lorsque, 
après  la  malheureuse  tentative  de  Barcochebas, 
les  docteurs  qui  avaient  pu  échapper  à  la  ven- 
geance des  Romains  se  lurent  convaincus  que 
Jérusalem  ne  pouvait  plus  être  le  centre  du  culte 
et  le  symbole  autour  duquel  devaient  se  réunir 
les  déljris  dispersés  de  la  nation  juive,  leur  pre- 
mier soin  fut  de  fortifier  les  liens  qui  pussent 
réunir  les  Juifs  de  tous  les  pays  comme  société 
religieuse.  Le  système  religieux  des  pharisiens, 
qui  était  celui  de  la  grande  majorité  des  Juifs, 
ne  permit  pas  que  l'on  se  contentât  d'affermir 
l'autorité  des  livres  sacrés;  il  fallut  conserver 
une  égale  autorité  aux  interprétations  et  aux 
développements  traditionnels,  qui  jusque-là  n'a- 
vaient été  propagés  dans  les  écoles  que  par  l'en- 
seignement oral,  et  dont  il  existait  tout  au  plus 
quelques  rédactions  partielles  qui  ne  pouvaient 
aspirer  à  l'honneur  de  la  canonicité.  Le  premier 
quart  du  m"  siècle  vit  paraître  une  vaste  com- 
pilation renfermant  toutes  les  lois,  coutumes  et 
observances  religieuses  consacrées  par  les  écoles 
pharisiennes,  et  même  celles  qui,  après  la  des- 
truction du  temple,  ne  trouvaient  plus  d'appli- 
cation réelle.  Trois  siècles  furent  ensuite  em- 
ployés à  annoter,  discuter  et  amplifier  les  diffé- 
rentes parties  de  celte  compilation  qui  est  connue 
sous  le  nom  de  Mischnah  (J^euTÉpaxTtç  dans  les 
Novelles  de  Justinien).  En  même  temps  on  s'oc- 
cupait d'un  vaste  travail  critique  qui  avait  pour 
but  de  fixer  irrévocablement  le  texte  des  livres 
sacrés  d'après  les  manuscrits  les  plus  authen- 
tiques, et  on  alla  jusqu'à  compter  les    lettres 


I 


JUIF 


—  837  — 


JUIF 


^  renrermées  dans  chaque  livre.  Dans  les  immen- 
I  ses  compilations  qui  nous  restent  des  cinq  ou  six 
7  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne,  dans  le 
*  Talmud  comme  dans  les  interprétations  allégo- 

riques de  la  Bible,  il  n'y  a  aucune  trace  de  spé- 
culations philosophiques.  Si  nous  y  trouvons 
souvent  des  réminiscences  de  la  kabbale,  elles 
concernent,  pour  ainsi  dire,  la  partie  exotérique 
ou  l'angélologie  ;  l'existence  de  la  partie  spécu- 
lative de  la  kabbale  ne  se  révèle  dans  ces  livres 
que  par  la  mention  des  mystères  contenus. dans 
le  Béreschilh  ou  le  premier  chapitre  de  la  Ge- 
nèse, et  dans  la  Mercabah  ou  la  vision  d'Ézéchiel 
(voy.  Kabbale). 

Les  Juifs  restèrent  dans  le  môme  état  intel- 
lectuel jusqu'à  l'époque  où  l'immense  révolution 
opérée  en  Asie  par  Mahomet  et  ses  successeurs,  et 
les  mouvements  intellectuels  du  monde  musul- 
man réagirent  fortement  sur  la  synagogue,  et  y 
firent  naître  des  luttes,  dont  les  champions 
avaient  besoin  d'autres  armes  que  celles  qu'ils 
étaient  habitués  à  manier  dans  les  écoles  talmu- 
diques  pour  résoudre  des  questions  de  droit 
canonique  et  des  cas  de  conscience.  Sous  le 
règne  d'Abou-Djaafar  Almansour,  second  khalife 
de  la  dynastie  des  abbasides,  Anan  ben-David, 
l'un  des  principaux  docteurs  juifs  de  l'Académie 
babylonienne,  se  mit  à  la  tête  d'un  parti  qui 
chercha  à  se  soustraire  à  l'autorité  de  la  hiérar- 
chie rabbinique  et  à  secouer  le  joug  des  lois 
traditionnelles.  Anan  proclama  les  droits  de  la 
raison  et  le  principe  du  libre  e::amen;  recon- 
naissant cependant  que  la  tradition,  en  rendant 
le  texte  de  l'Écriture  plus  flexible,  offrait  au 
judaïsme  les  moyens  de  se  perfectionner  progres- 
sivement, il  ne  rejetait  pas,  comme  les  anciens 
saducéens,  le  principe  de  l'interprétation  et  toute 
espèce  de  tradition;  mais  il  voulait  que  l'une  et 
l'autre  fussent  toujours  en  parfaite  harmonie 
avec  la  raison  et  le  texte  de  l'Écriture,  et  il 
contestait  l'autorité  obligatoire  d'une  foule  de 
lois  consignées  dans  la  Mischnah.  Les  membres 
de  la  secte  s'appelaient  kara'im  (textuaires,  ou 
partisans  du  texte),  et  ils  sont  connus  chez 
les  modernes  sous  le  nom  de  karaïies.  Nous 
n'avons  pas  à  nous  occuper  ici  des  principes 
religieux  du  karaïsme,  mais  nous  devons  signaler 
rinfluence  qu'il  a  exercée  sur  la  spéculation  phi- 
losophique chez  les  Juifs  :  car,  s'il  est  vrai  que 
les  karaïtes,  manquant  de  principes  fixes  et  ne 
reconnaissant  d'autre  autorité  que  les  opinions 
individuelles  de  leurs  docteurs ,  finirent  par 
s'envelopper  dans  un  labyrinthe  de  contradic- 
tions et  de  raisonnements  à  perte  de  vue  bien 
plus  difficiles  à  débrouiller  que  les  discussions 
talmudiques,  on  ne  saurait  nier,  d'un  autre 
côté,  que  le  karaïsme,  dans  son  principe,  n'ait  dû 
donner  aux  docteurs  juifs  une  impulsion  salu- 
taire, en  se  servant  des  armes  de  la  raison  pour 
combattre  le  rabbinisme  et  en  forçant  les  rabbins 
d'employer  les  mêmes  armes  pour  se  défendre. 
En  outre,  les  karaïtes  étaient  seuls  propres  à 
fonder  la  saine  exégèse  biblique,  et  à  jeter  les 
bases  d'une  théologie  systématique  et  ration- 
nelle, soutenue  par  la  spéculation  philosophique. 
Sous  ce  dernier  rapport,  l'exemple  des  moiccal- 
lemîn  arabes  (voy.  l'article  consacré  à  la  philo- 
sophie des  Arabes)  exerça,  sans  aucun  doute, 
une  grande  influence  sur  les  docteurs  karaïtes, 
qui^  par  leurs  doctrines  et  leur  position  de 
schismatiques,  avaient  beaucoup  d'analogie  avec 
la  secte  musulmane  des  motazales,  fondateurs 
de  la  science  du  calâm  (voy.  ib.).  Les  théologiens 
karaïtes  adoptèrent  eux-mêmes  le  nom  de  mo- 
tecaUemin  (voy.  le  livre  Cosri,  liv.  V,  §  15,  éd. 
de  Buxtorf,  p.  359),  et  Maimonide  nous  dit  positi- 
vement qu'ils  empruntèrent  leurs  raisonnements 


aux  motccallemîn  musulmans  {More  nebouchûn, 
\"  partie,  ch.  lxxi,  version  latine  de  Buxtorf, 
p.  VXi).  Ces  raisonnements  avaient  pour  but 
d'établir  les  croyances  fondamentales  du  judaïsme 
sur  une  base  philosophique.  La  dialectique  d'Aris- 
tote,  qui  alors  commença  à  être  en  vogue  chez 
les  Arabes,  prêta  son  concours  aux  théologiens 
musulmans  et  juifs,  quoique  leur  polémique  fiit 
dirigée  en  partie  contre  les  doctrines  philosophi- 

3 nés  du  Stagirite.  Les  principales  thèses  déten- 
ues dans  les  écrits  des  motecaliemîn  karaïtes 
furent  celles-ci  :  La  matière  première  n'a  pas 
été  de  toute  éternité;  le  monde  est  créé,  et,  par 
conséquent,  il  a  un  créateur;  ce  créateur,  qui 
est  Dieu,  n'a  ni  commencement  ni  fin;  il  est 
incorporel  et  n'est  pas  renfermé  dans  les  limites 
de  l'espace;  sa  science  embrasse  toutes  choses; 
sa  vie  consiste  dans  Tintelligence  et  elle  est 
même  l'intelligence  pure-  il  agit  avec  une  vo- 
lonté libre,  et  sa  volonté  est  conforme  à  son 
omniscience  (voy.  le  livre  Cosri,  ib.,  p.  362-365). 
Aucun  des  ouvrages  des  anciens  docteurs  karaïtes 
n'est  parvenu  jusqu'à  nous,  et  nous  ne  les  con- 
naissons que  par  des  citations  que  nous  rencon- 
trons çà  et  là  dans  les  écrits  plus  récents.  Un 
des  motccallemîn  karaïtes  les  plus  renommés  est 
David  ben-Merwân  al-Mokammès,  de  Racca,  dans 
l'Irak  arabe,  qui  florissait  au  ix'  siècle.  Son 
ouvrage  est  cite  par  des  auteurs  rabbanites,  tels 
que  Bechaï  et  ledaïa  Penini,  qui  ignoraient,  à 
ce  qu'il  paraît,  que  cet  auteur  lut  karaïte  ;  d'où 
il  résulte  qu'il  ne  s'occupait  que  des  dogmes 
fondamentaux,  également  admis  par  les  deux 
sectes,  et  que  ses  écrits  ne  renfermaient  pas  do 
polémique  contre  les  rabbanites.  Il  soutenait, 
entre  autres  choses,  comme  nous  l'apprend  le  ka- 
raïte lépheth  ben-Ali  (du  X' siècle),  que  l'homme, 
comme  microcosme,  était  la  créature  la  plus 
parfaite  et  occupait  un  rang  plus  élevé  que  les 
anges;  ce  qui  montre,  quelle  qu'ait  été  d'ailleurs 
sa  théorie  des  anges,  qu'il  accordait  une  grande 
supériorité  et  un  grand  pouvoir  aux  facultés  in- 
tellectuelles de  l'homme. 

Les  rabbanites  ou  partisans  du  Talmud  suivi- 
rent bientôt  l'exemple  qui  leur  fut  donné  par 
les  docteurs  karaïtes,  et  cherchèrent  à  consolider 
leur  édifice  religieux  en  l'étayant  de  raisonne- 
ments puisés  dans  la  philosophie  du  temps.  Le 
premier  qui  soit  entre  avec  succès  dans  cette 
nouvelle  voie,  et  dont  les  doctrines  aient  acquis 
une  certaine  autorité  parmi  les  Juifs,  fut  Saadia 
ben-Joseph  al-Fayyoumi,  célèbre  comme  exégète, 
théologien  et  talmudiste,  et  en  même  temps  un 
des  plus  redoutables  adversaires  du  karaïsme.  Il 
naquit  à  Fayyoum  en  Egypte,  en  892,  et  fut 
nommé,  en  928,  chef  de  l'Académie  de  Sora  (près 
de  Bagdad),  alors  le  siège  central  du  rabbinisme. 
Ayant  perdu  sa  dignité  par  les  intrigues  de 
quelques  adversaires,  il  y  fut  rétabli  au  bout 
de  quelques  années,  et  mourut  à  Sora  en  942. 
Parmi  ses  nombreux  ouvrages,  celui  qui  nous 
intéresse  ici  particulièrement  est  son  Livre  des 
croyances  et  des  opinions,  qu'il  composa  vers  933, 
en  arabe,  et  qui,  traduit  en  hébreu  au  xii°  siècle 
par  lehouda  Ibn-Tibbon,  a  eu  plusieurs  éditions, 
et  a  été  traduit  en  allemand  par  M.  Fùrst  (in-12, 
Leipzig,  1845).  A  côté  de  l'autorité  de  l'Écriture 
et  de  la  tradition,  Saadia  reconnaît  celle  de  la 
raison,  et  proclame  non-seulement  le  droit,  mais 
aussi  le  devoir  d'examiner  la  croyance  religieuse 
quia  besoin  d'être  comprise  afin  de  se  consolider 
et  de  se  défendre  contre  les  attaques  du  dehors. 
La  raison,  selon  lui,  enseigne  les  mêmes  vérités 
que  la  révélation;  mais  celle-ci  était  nécessaire 
pour  nous  faire  parvenir  plus  promptement  à  la 
connaissance  des  plus  hautes  vérités  que  la 
raison  abandonnée  à  elle-même  n'aurait  pu  re- 


JUIF 


—  838 


JUIF 


connaître  que  par  un  long  travail.  Les  thèses 
sur  lesquelles  porte  son  raisonnement  sont,  en 
général,  celles  que  nous  avons  mentionnées  plus 
haut  en  parlant  des  karaïtes  :  l'unité  de  Dieu, 
ses  attributs,  la  création,  la  révélation  de  la  loi, 
la  nature  de  l'âme  humaine,  etc.  Quelques 
croyances  de  second  ordre,  peu  conformes  à  la 
raison,  comme  la  résurrection  des  morts,  sont 
admises  par  lui,  et  il  se  contente  de  montrer 
que  la  raison  ne  s'y  oppose  pas  absolument. 
D'autres  croyances  devenues  alors  populaires 
parmi  les  Juifs,  mais  qui  n'ont  aucune  base 
dans  l'Écriture,  sont  rejetées  par  Saadia  et  dé- 
clarées absurdes,  par  exemple  la  métempsycose 
(liv.  VI.  ch.  vil).  Dans  son  commentaire  sur  Job, 
Saadia  nie  l'existence  d'un  satan  ou  ange  rebelle^ 
et  montre  que  les  fils  de  Dieu,  ainsi  que  Satan, 
qui  figurent  dans  le  prologue  du  Livre  de  Job, 
sont  des  hommes,  opinion  très-hardie  pour  l'épo- 
que de  Saadia. 

La  polémique  occupe  une  grande  place  dans 
le  Livre  des  croyances,  et  elle  nous  intéresse 
surtout  parce  qu'elle  nous  fait  connaître  les 
opinions  qui  avaient  cours  alors  dans  le  domaine 
de  la  religion  et  de  la  philosophie.  Nous  appre- 
nons ainsi  que  des  philosophes  juifs  avaient 
adopté,  comme  les  motecallemîn,  la  doctrine  des 
atomes,  qu'ils   croyaient   éternels;   d'autres  ne 

fiouvant  résister  aux  conséquences  du  rationa- 
isme,  niaient  tous  les  miracles,  et  cherchaient 
à  les  expliquer  d'une  manière  rationnelle.  Au 
reste,  la  philosophie  proprement  dite  n'occupe 
chez  Saadia  qu'un  rang  très-secondaire;  elle  est  au 
service  de  la  religion,  et  elle  n'est  pour  lui  qu'un 
simple  instrument  pour  défendre  les  croyances 
religieuses  du  judaïsme.  La  philosophie  péripaté- 
ticienne n'avait  pas  encore  fait  de  grands  progrès 
parmi  les  Arabes;  elle  commença  alors  à  se  ré- 
pandre et  à  se  consolider  par  les  travaux  de 
Farabi.  Saadia  ne  touche  guère  d'autres  points 
du  péripatétisme  que  les  catégories,  et  il  dé- 
montre longuement  qu'elles  sont  inapplicables  à 
Dieu  (liv.  II,  ch.  viii).  Sa  théorie  de  la  création 
de  la  matière  est  une  attaque  contre  les  philo- 
sophes de  l'antiquité  en  général.  Parmi  les  théolo- 
giens juifs  dont  les  ouvrages  nous  sont  parvenus, 
Saadia  est  le  premier  qui  ait  enseigné  d'une 
manière  systématique  le  dogme  de  la  création 
ex  nihilo,  professé  indubitablement  avant  lui 
par  les  théologiens  karaïtes  ;  Saadia  le  démontre 
surtout  d'une  manière  indirecte,  en  réfutant 
longuement  tous  les  systèmes  contraires  à  ce 
dogme  (liv.  I,  ch.  iv)  ;  il  ne  fait  intervenir  dans 
la  création  que  la  seule  volonté  de  Dieu.  Une 
autre  doctrine  que  Saadia  développe  avec  beau- 
coup de  détails,  est  celle  du  libre  arbitre,  fon- 
dée sur  le  témoignage  des  sens,  de  la  raison,  de 
l'Écriture  et  de  la  tradition  (liv.  IV,  ch.  ii  et  m). 
Il  serait  inutile  de  suivre  Saadia  dans  ses  raison- 
nements, qui  nous  frappent  rarement  par  leur 
nouveauté,  et  qui  d'ailleurs  intéressent  plus  le 
théologien  que  le  philosophe.  Saadia  a  le  grand 
mérite  d'avoir  montré  à  ses  contemporains  juifs 
que  la  religion,  loin  d'avoir  à  craindre  les  lu- 
mières de  la  raison,  peut,  au  contraire,  trouver 
dans  celle-ci  un  appui  solide.  Il  prépara  par  là 
l'introduction  des  véritables  études  philosophi- 
ques parmi  ses  coreligionnaires,  et  l'époque  glo- 
rieuse des  Juifs  d'Espagne  et  de  Provence. 

Ce  fut  peu  de  temps  après  la  mort  de  Saadia, 
que  les  écrits  philosophiques  des  Arabes  d'Orient 
commencèrent  à  se  répandre  en  Espagne  (voy. 
IiiN-BÂDjA).  A  la  même  époque,  les  Juifs  d'Espagne 
s'émancipèrent  de  l'autorité  religieuse  de  l'Aca- 
démie babylonienne  de  Sora,  d'heureuses  con- 
jonctures les  ayant  mis  en  état  de  fonder  une 
nouvelle  école  à  Cordoue,  de  trouver  des  hommes 


savants  pour  la  diriger,  et  de  se  procurer  toutes 
les  ressources  littéraires  dont  ils  manquaient 
encore,  et  qui  abondaient  chez  les  Juifs  d'Orient. 
Un  savant  médecin  juif,  Hasdaï  ben-Isaac  ben- 
Schaphrout,  attaché  au  service  d'Abd-al-Rah- 
man  III  et  de  son  fils  al-ilakem  II,  employa  le 
grand  crédit  dont  il  jouissait  à  la  cour  de  Cordoue 
pour  faire  fleurir  parmi  les  Juifs  d'Espagne  les 
études  théologiques  et  littéraires,  et  pour  enrichir 
les  écoles  espagnoles  de  tous  les  ouvrages  des 
Juifs  d'Orient.  On  croit  communément  que  les  phi- 
losophes musulmans  d'Espagne  furent  les  maîtres 
en  pnilosophie  des  Juifs  de  ce  pays.  Cette  opinion 
est  exacte  pour  ce  qui  concerne  Maimonide  et  ses 
successeurs  de  l'Espagne  chrétienne;  mais  il  est 
certain  que  les  Juifs  d'Espagne  cultivèrent  la 
philosophie  avec  beaucoup  de  succès  avant  que 
cette  science  eût  trouvé  parmi  les  musulmans 
un  digne  représentant.  Ibn-Bâdja,  mort  jeune 
en  1138,  est  le  premier  parmi  les  Arabes  d'Es- 
pagne qui  ait  fait  une  étude  approfondie  de  la 
philosophie  d'Aristote;  or,  nous  trouvons  en 
Espagne,  dans  la  seconde  moitié  du  xi'  siècle, 
un  philosophe  juif  très-remarquable,  dont  l'ou- 
vrage principal,  traduit  plus  tard  en  latin,  fit 
une  grande  sensation  parmi  les  théologiens  cnré- 
tiens  du  xni'  siècle  :  nous  voulons  parler  du 
philosophe  cité  par  saint  Thomas  d'Aquin,  Albert 
le  Grand,  et  autres,  sous  le  nom  à'Avicebron,  et 
qui  n'est  autre  que  Salomon  Ibn-Gebirol  de  Ma- 
laga,  célèbre  parmi  les  Juifs  comme  poète  re- 
ligieux et  comme  philosophe.  En  comparant  les 
citations  qu'Albert  et  saint  Thomas  font  du  Fons 
vitce  d'Avicebron,  avec  les  extraits  du  livre 
Mekor  Hayyim  [Source  de  la  vie)  de  Salomon 
Ibn-Gebiroi,  qui  se  trouvent  dans  un  manuscrit 
hébreu  de  la  Bibliothèque  nationale,  nous  avons 
pu  constater  avec  la  plus  grande  évidence  l'iden- 
tité des  deux  ouvrages.  Avicebron  ou  Ibn-Gebirol 
se  montre  dès  le  principe  initié  à  la  philoso- 
phie péripatéticienne,  en  distinguant,  dans  tout 
ce  qui  est  la  matière  et  la  forme,  dont  la  liaison 
se  fait  i)ar  le  mouvement;  mais  mieux  qu'aucun 
des  péripatétioiens  arabes,  il  définit  les  idées  de 
matière  et  de  forme.  La  matière  n'est  que  la 
simple  faculté  d'être  en  recevant  la  forme,  et 
celle-ci  limite  la  faculté  d'être  en  faisant  de  la 
matière  une  substance  déterminée.  Hormis  Dieu, 
qui,  comme  être  nécessaire  et  absolu,  n'admet 
aucun  substratum  de  possibilité,  tout  être  in- 
tellectuel ou  naatériel  est  composé  de  matière 
et  de  forme.  Avicebron  fut  le  premier  à  poser  ce 
principe  dans  un  sens  absolu,  et  à  attribuer  à 
l'àme  une  matière,  comme  le  dit  saint  Thomas 
d'Aquin  :  «  Quidam  dicunt  quod  anima  et  om- 
nino  omnis  substantia  praeter  Deum  est  com- 
posita  ex  materia  et  forma.  Cujus  quidem  posi- 
tionis  primus  auctor  invenitur  Avicebron  auctor 
lihnFo7itisvilœ.y>  [Quœstioncsdisputatœ,Quœst. 
de  anima,  art.  7^  edit.  Lugd.,  f°  153  a.  Voy.  aussi 
Albert,  de  Causis  et  proc.  univ.j  lib.  I,  tract.  I, 
c.  V.)  Si  d'un  côté  Avicebron  spiritualise  la  ma- 
tière en  l'attribuant  aux  substances  spirituelles, 
d'un  autre  côté  il  matérialise,  en  quelque  sorte, 
la  forme,  en  la  considérant  comme  ce  qui  impose 
à  la  matière  des  limites  de  plus  en  plus  étroites, 
depuis  la  forme  de  la  substance  jusqu'à  celle  de 
la  corporéité.  Voici  comment  il  s'exprime  dans 
le  Fons  vitœ  (lib.  II)  :  «  Je  vais  te  donner  une 
règle  générale  pour  parvenir  à  connaître  les 
formes  et  les  matières  :  figure-toi  les  classes 
des  êtres  (en  cercles)  les  unes  au-dessus  des 
autres,  s'environnant  les  unes  les  autres,  se 
portant  les  unes  les  autres,  et  ayant  deux  limites 
extrêmes,  l'une  en  haut,  l'autre  en  bas.  Ce  qui 
se  trouve  à  la  limite  supérieure,  environnant 
tout,  comme  la  matière  universelle,  est  unique- 


JUIF 


—  839  — 


JUIF 


ment  matière  qui  porte  (simple  substratum),  ce 
qui  se  trouve  a  la  limite  iiitcrieure,  comme  la 
forme  sensible,  est  uniquement  forme  sensible. 
Dans  les  intermédiaires  entre  les  doux  limites, 
ce  qui  est  plus  baut  et  plus  subtil  sert  de  matière 
à  ce  qui  est  plus  bas  et  jikis  grossier,  et  celui-ci 
à  son  tour  lui  sert  de  l'orme.  Far  conséquent,  la 
corporelle  du  monde,  qui  se  montre  comme  une 
matière,  substratum  d'une  forme  qui  est  portée 
par  elle,  doit  être  elle-même  une  forme  portée 
par  la  matière  intérieure  (abstraite)  dont  nous 
parlons.  De  la  même  manière  cette  dernière 
matière  sert  de  forme  à  ce  qui  la  suit,  et  ainsi 
de  suite  jusqu'à  la  première  matière  qui  em- 
brasse toutes  les  choses.  »  Ce  passage  est  aussi 
rapporté  en  substance  par  saint  Thomas  d'Aquin 
(ib.  Quœst.  de  spiritualibus  crealuris,  art.  3. 
f°  138  d).  Le  mouvement  qui  unit  la  matière  et 
la  forme  vient,  selon  Avicebron,  de  la  volonté 
du  Créateur  et  non  de  son  intelligence,  qui  ne 
pourrait  produire  que  l'infini.  La  matière  reçoit 
selon  la  faculté  de  réception  que  la  volonté  de 
Dieu  y  a  mise,  et  c'est  peu  de  chose  en  com- 
paraison de  ce  que  cette  volonté  peut  produire. 
Cette  intervention  de  la  volonté  est  une  conces- 
sion faite  aux  exigences  religieuses,  et  par  la- 
auelle  Avicebron  rend  un  hommage  sincère  au 
ogme  de  la  création  proclamé  par  le  judaïsme. 
Néanmoins  la  philosophie  d'Avicebron  suivait 
une  voie  trop  indépendante  pour  convenir  aux 
théologiens  juifs  de  son  temps,  et  plus  tard, 
quand  le  péripatétisme  arabe  devint  dominant 
dans  les  écoles  juives,  les  doctrines  d'Avicebron 
devaient  être  considérées  comme  des  hérésies 
sous  le  rapport  philosophique.  Aussi,  tandis  que 
les  hymnes  religieux  d'Ibn-Gebirol  acquirent  une 
grande  célébrité  parmi  les  Juifs,  et  furent  in- 
sérés dans  les  rituels  de  la  synagogue,  sa  Source 
de  la  vie  fut  abandonnée  à  un  profond  oubli. 
Un  seul  auteur  juif^  Schem-Tob  ben-Palquierà, 
philosophe  très-distingué  de  la  seconde  moitié 
du  xm'  siècle,  apprécia  l'ouvrage  philosophique 
d'Ibn-Gebirol.  qu'il  cite  souvent,  et  c'est  lui  qui 
traduisit  de  l'arabe  en  hébreu  les  extraits  que 
nous  possédons  encore.  Ibn-Gebirol  n'a  pu  exercer 
aucune  influence  sur  les  philosophes  arabes 
d'Espagne  ;  les  musulmans  ne  lisaient  guère  les 
ouvrages  des  Juifs  ;  Ibn-Bâdja  et  Ibn-Roschd 
ignoraient  probablement  jusqu'au  nom  d'Ibn- 
Gebirol.  En  revanche,  il  devint  célèbre,  sous  le 
nom  corrompu  d'Avicebron,  parmi  les  scolasti- 
ques  du  xiii°  siècle,  par  une  traduction  latine  du 
Fans  vitœ,  due,  selon  Jourdain,  à  l'archidiacre 
Dominique  Gundisalvi  {Recherches  sur  les  tra- 
ductions d'AristolCj  2'  édit.,  p.  119).  Son  in- 
fluence sur  certains  scolastiques  est  un  fait  re- 
connu par  plusieurs  écrivains  modernes,  mais 
qui  n'a  pas  encore  été  suffisamment  éclairci. 

Ibn-Gebirol,  par  l'originalité  et  la  hardiesse 
de  ses  pensées,  est  une  apparition  isolée  parmi 
les  Juifs  d'Espagne;  mais  nous  savons  par  Mai- 
monide.  Espagnol  lui-même,  que  ses  compa- 
triotes juifs,  en  général,  rejetèrent  le  système 
et  laméthoae  des  motecaliemîn,  et  embrassèrent 
avec  chaleur  les  opinions  des  philosophes  propre- 
ment dits,  ou  des  péripatéticiens,  à  moins  qu'elles 
ne  fussent  en  opposition  directe  avec  les  dogmes 
fondamentaux  du  judaïsme  [More  nebouchtm, 
l"-  partie,  ch.  lxxi,  version  latine  de  Buxtorf, 
p.  133).  Les  théologiens  reconnurent  les  dangers 
dont  le  judaïsme  était  menacé  par  les  envahis- 
sements de  la  philosophie.  Bechaï  ou  Bahya 
ben-Joseph  (à  la  fin  du  xv  siècle),  en  essayant 
pour  la  première  fois,  dans  son  livre  des  Devoirs 
des  cœurs,  de  présenter  une  théorie  complète  et 
systématique  de  la  morale  du  judaïsme,  com- 
mence par  un  traité  sur  l'unité  de  Dieu,  où  il 


montre  une  prédilection  manifeste  pour  la  mé- 
thode do  Saadia,  quoiqu'il  révèle  une  connais- 
sance parfiilc  des  difl'érentes  parties  du  système 
péripatéticien.  La  supériorité  qu'il  accorde  à  la 
morale  pratiijue  sur  la  spéculation,  et  une  ten- 
dance prononcée  à  la  vie  ascétique,  lui  donnent 
une  certaine  ressemblance  avec  Gazàli,  dont  il 
fut  contemporain. 

Une  réaction  plus  directe  se  manifeste  dans  le 
livre  Cosriow  mieux  /f/io-nr{,  composé  vers  1140 
par  le  célèbre  poète  Jiula  Hallévi.  Cet  auteur, 
mettant  à  profit  le  fait  historique  de  la  conversion 
au  judaïsme  d'un  roi  des  Khozars,  ou  Khazares, 
et  d'une  grande  partie  de  son  peuple  (fait  qui 
arriva  dans  la  seconde  moitié  du  viii"  siècle), 
donna  à  son  livre  la  forme  d'un  dialogue  entre 
un  docteur  juif  et  le  roi  des  Khozars.  Ce  dernier, 
ayant  été  averti  dans  un  songe  que  ses  intentions 
étaient  agréables  à  Dieu,  mais  que  ses  œuvres 
ne  l'étaient  pas,  s'entretient  successivement  avec 
un  philosophe,  un  théologien  chrétien  et  un 
théologien  musulman;  aucun  des  trois  n'ayant 
pu  faire  partager  ses  convictions  au  roi,  celui-ci 
fait  appeler  enfin  un  docteur  juif,  lequel  ayant 
su  captiver  des  le  commencement  l'esprit  du  roi, 
répond  explicitement  à  toutes  les  questions  qui 
lui  sont  proposées,  et  le  roi  en  est  tellement 
satisfait  qu'il  finit  par  embrasser  le  judaïsme. 
C'est  sur  ce  canevas  que  Juda  Hallévi  a  composé 
son  livre,  qui  renferme  la  théorie  complète  du 
judaïsme  rabbinique,  et  dans  lequel  il  entreprend 
une  campagne  régulière  contre  la  philosophie. 
Il  combat  l'erreur  de  ceux  qui  croient  satisfaire 
aux  exigences  de  la  religion  en  cherchant  à  dé- 
montrer que  la  raison  abandonnée  à  elle-même 
arrive  par  son  travail  à  reconnaître  les  hautes 
vérités  qui  nous  ont  été  enseignées  par  une  ré- 
vélation surnaturelle.  Celle-ci  ne  nous  a  rien 
appris  qui  soit  directement  contraire  à  la  raison; 
mais  c'est  par  la  foi  seule,  par  une  vie  consacrée 
à  la  méditation  et  aux  pratiques  religieuses,  que 
nous  pouvons,  en  quelque  sorte,  participer  à 
l'inspiration  des  prophètes  et  nous  pénétrer  des 
vérités  qui  leur  ont  été  révélées.  La  raison  peut 
fournir  des  preuves  pour  l'éternité  de  la  matière, 
comme  pour  la  création  ex  nihilo;  mais  la  tra- 
dition antique  qui  s'est  transmise  de  siècle 
en  siècle  depuis  les  temps  les  plus  reculés  a 
plus  de  force  de  conviction  qu'un  échafaudage 
de  syllogismes  péniblement  élaborés  et  des  rai- 
sonnements auxquels  on  peut  en  opposer  d'au- 
tres. Les  pratiques  prescrites  par  la  religion 
ont  un  sens  profond  et  sont  les  symboles  de  vé- 
rités sublimes.  Un  exposé  plus  développé  des 
doctrines  de  Juda  Hallévi  ne  serait  pas  ici  à 
sa  place;  nous  ajouterons  seulement  que  son 
exaltation  dut  l'entraîner  vers  le  mysticisme  de 
la  kabbale,  qu'il  considérait  comme  partie  in- 
tégrante de  la  tradition  et  à  laquelle  il  attribue 
une  très-haute  antiquité,  faisant  remonter  le 
livre  lecira  jusqu'au  patriarche  Abraham.  Le 
livre  Khozari  contribua  peut-être  à  faire  revivre 
l'étude  de  la  kabbale,  qu'un  siècle  plus  tard 
nous  trouvons  tout  d'un  coup  dans  un  état  très- 
florissant. 

Les  efforts  de  Juda  Hallévi  ne  furent  pas  assez 
puissants  pour  porter  un  coup  décisif  à  l'étude 
de  la  philosophie  qui  alors  venait  de  prendre  un 
nouvel  essor  par  les  travaux  d'Ibn-Bâdja.  Mais 
le  mouvement  de  réaction  dont  le  Khozari 
est  l'organe  ne  put  manquer  de  causer  une 
grande  fermentation;  la  perturbation  et  l'incerti- 
tude des  esprits  même  les  plus  élevés  et  les  plus 
indépendants  de  cette  époque  se  retracent  dans 
les  commentaires  bibliques  du  célèbre  Abraham 
Ibn-Ezra,  où  nous  voyons  un  mélange  bizarre 
de  critique  rationnelle  et  de  puérilités  emprun- 


JUIF 


—  840 


JUIF 


t^es  à  la  kabbale,  d'idées  saines  et  dignes  d'un 
philosophe,  et  de  superstitions  astrologiques. 
Pour  opérer,  s'il  était  possible,  une  réconcilia- 
tion entre  le  judaïsme  et  la  philosophie,  il  fallut 
un  esprit  qui,  les  dominant  tous  deux,  joignît  le 
calme  et  la  clarté  à  l'énergie  et  à  la  profondeur, 
et  fût  capable,  par  son  savoir  imposant  et  sa 
critique  pénétrante,  d'éclairer  tout  le  domaine 
de  la  religion  par  le  flambeau  de  la  science  et 
de  fixer  avec  précision  les  limites  de  la  spécula- 
tion et  de  la  foi.  Le  grand  homme  qui  se  cliar- 
gca  de  cette  mission  fut  l'illustre  Moïse  ben- 
Maïmoun,  vulgairement  appelé  Maimonide  (né  à 
Cordoue  le  30  mars  113o,  et  mort  au  vieux  Caire 
le  13  décembre  1204).  A  la  connaissance  la  plus 
approfondie  de  la  vaste  littérature  religieuse  des 
Juifs,  il  joignit  celle  de  toutes  les  sciences  pro- 
fanes alors  accessibles  au  monde  arabe.  Il  fut 
le  premier  à  introduire  un  ordre  systémati- 
que dans  les  masses  informes  et  gigantesques 
des  compilations  talmudiques,  à  établir  l'édifice 
religieux  du  judaïsme  sur  des  bases  fixes,  et  à 
énumérer  les  articles  fondamentaux  de  la  foi. 
Offrant  ainsi  le  moyen  d'embrasser  l'ensemble  du 
système  religieux,  il  put,  sinon  réconcilier  en- 
tièrement la  philosophie  et  la  religion,  du  moins 
opérer  un  rapprochement  entre  elles,  et,  en  re- 
connaissant Jes  droits  de  chacune,  les  rendre 
capables  de  se  contrôler  et  de  se  soutenir  mu- 
tuellement. Le  rôle  de  Maimonide,  comme  théo- 
logien et  comme  philosophe,  sera  apprécié  dans 
un  article  particulier.  Il  ne  nous  appartient  pas 
de  décider  ici  jusqu'à  quel  point  les  efforts  de 
Maimonide  ont  été  utiles  au  développement  de 
la  théologie  judaïque;  sous  le  rapport  philoso- 
phique, son  More,  ou  Guide  des  égares,  bien 
qu'il  n'ait  pas  produit  de  ces  résultats  directs  qui 
font  époque  dans  l'histoire  de  la  philosophie,  a 
puissamment  contribué  à  répandre  de  plus  en 
plus  parmi  les  Juifs  l'étude  de  la  philosophie 
péripatéticienne,  et  les  a  rendus  capables  de 
devenir  les  intermédiaires  entre  les  Arabes  et 
l'Europe  chrétienne,  et  d'exercer  par  là  une  in- 
fluence incontestable  sur  la  scolastique.  Dans  le 
sein  de  la  synagogue,  le  Guide  a  produit  des 
résultats  qui  ont  survécu  à  la  domination  du  pé- 
rip:itétisme,  et  dont  l'influence  se  fait  sentir  en- 
core aujourd'hui-  c'est  par  la  lecture  du  Guide 
que  les  plus  grands  génies  des  Juifs  modernes, 
les  Spinoza,  les  Mendelssohn,  les  Salomon  Ma'ï- 
mon  et  beaucoup  d'autres  ont  été  introduits  dans 
le  sanctuaire  de  la  philosophie.  L'autorité  de  ce 
livre  devint  si  grande  parmi  les  Juifs,  que  les 
kabbalistes  eux-mêmes  ne  purent  s'y  soustraire  ; 
la  kabbale  chercha  à  s'accommoder  avec  le  péri- 
palétisme  arabe,  et  plusieurs  des  coryphées  du 
mysticisme  allèrent  jusqu'à  chercher  dans  le 
More  un  sens  ésotérique,  conforme  à  la  doctrine 
de  la  kabbale.  Le  More  est  la  dernière  phase  du 
développement  des  études  philosophiques  chez 
les  Juils  considérés  comme  société  à  part.  Il  ne 
nous  reste  plus  qu'à  faire  connaître  les  princi- 
paux travaux  issus  de  la  direction  que  Maimo- 
nide imprima  aux  études  des  Juifs. 

L'Espagne  chrétienne  et  la  Provence  avaient 
donné  asile  à  une  grande  partie  des  Juifs  expul- 
sés du  midi  de  l'Espagne  par  le  fanatisme  des 
Almohades,  qui  avait  aussi  forcé  Maimonide 
d'émigrer  en  Egypte.  On  sait  avec  quel  achar- 
nement les  rois  de  cette  dynastie  persécutèrent 
les  philosophes  et  détruisirent  leurs  ouvrages 
(voy.  les  articles  Arabes  et  Ibn-Roschd).  Ibn- 
Roschd,  qui  écrivit  ses  commentaires  sur  Aris- 
tote  à  l'époque  où  Maimonide  travaillait  en 
Egypte  à  son  Guide  des  égarés,  serait  peut-être 
resté  inconnu  au  monde  chrétien  si  ses  ouvrages, 
auxquels  Maimonide  rendit  un  hommage  écla- 


tant dans  les  lettres  écrites  pendant  les  dernières 
années  de  sa  vie,  n'avaient  pas  été  accueillis 
avec  admiration  par  les  Juifs  d'Espagne  et  de 
Provence.  Les  ouvrages  d'Ibn-Roschd  et  des  au- 
tres philosophes  arabes,  ainsi  que  la  plupart  des 
ouvrages  de  science  écrits  en  arabe,  furent  tra- 
duits en  latin  par  les  savants  juifs  ou  sous  leur 
dictée,  soit  sur  les  textes  arabes  ou  sur  des  tra- 
ductions hébraïques  très-fidèles.  L'intérêt  que, 
dans  le  monde  chrétien,  on  attachait  à  ces  tra- 
ductions hébraïques  pour  lesquelles  on  rencon- 
trait plus  facilement  des  interprètes  latins  que 
pour  les  originaux  arabes,  se  montre  dans  la 
protection  que  trouvaient  les  traducteurs  juifs 
auprès  des  plus  hauts  personnages  de  la  chré- 
tienté, et,  entre  autres,  auprès  de  l'empereur 
Frédéric  II. 

Mais  plus  la  philosophie,  sous  le  patronage  du 
grand  nom  de  Maimonide,  cherchait  à  étendre 
son  empire,  et  plus  ses  adversaires,  effrayés  de 
sa  hardiesse,  devaient  faire  d'efforts  pour  s'oppo- 
ser à  ses  envahissements.  On  ne  répondait  plus 
par  des  raisonnements  calmes,  comme  l'avait 
fait  le  pieux  Juda  Hallévi;  personne  n'eût  été 
en  mesure  de  lutter  avec  avantage  contre  un 
Maimonide,  et  d'ailleurs  les  partis  s'étaient  des- 
sinés trop  nettement  pour  qu'il  y  eût  lieu  à  une 
dispute  de  mots.  Les  philosophes  avaient  su  at- 
tirer dans  leur  parti  les  esprits  indécis  qui  ne 
comprenaient  pas  toute  la  portée  du  mouvement, 
et  qui  étaient  entraînés  par  le  respect  et  la  con- 
fiance qu'inspirait  le  nom  de  Maimonide  •  leurs 
adversaires  étaient  des  hommes  généralement 
étrangers  aux  études  philosophiques,  et  qui,  en 
partie,  professaient  les  idées  les  plus  grossières 
sur  les  anthropomorphismes  de  la  Bible.  Ce  fut 
en  Provence  que  le  Guide  de  Maimonide  avait 
été  traduit  en  hébreu  par  Samuel  Ibn-Tibbon  de 
Lunel,  qui  acheva  sa  traduction  au  moment 
même  de  la  mort  de  Maimonide  •  ce  fut  la  Pro- 
vence qui  l'ournit  presque  tous  les  traducteurs 
et  commentateurs  des  philosophes  arabes,  tels 
que  Jacob  ben-Abba-Mari  ben-Anteli,  Moïse,  fils 
de  Samuel  Ibn-Tibbon,  et  plus  tard,  au  xiv*  siè- 
cle, Lévi  ben-Gerson,  Calonymos  ben-Calonymos, 
Todros  Todrosi,  Mo'i'se  de  Narbonne  et  autres  ;  et 
ce  fut  de  là  aussi  que  partirent  les  cris  d'alarme 
qui  retentirent  du  midi  au  nord,  et  de  l'occident 
à  l'orient.  On  criait  des  deux  côtés  à  l'hérésie,  et 
on  se  lançait  les  uns  aux  autres  les  foudres  de 
l'anathème.  Il  est  en  dehors  de  notre  but  de 
raconter  ici  les  détails  de  cette  lutte  apaisée  ei 
renouvelée  plusieurs  fois  avec  plus  ou  moins  de 
violence  jusqu'à  la  fin  du  xiii"  .siècle;  il  suffit  de 
dire  qu'elle  tourna  au  profit  de  la  philosophie, 
à  laquelle  l'acharnement  même  de  ses  adversaires 
donna  un  nouvel  essor.  En  1305,  un  synode  de 
rabbins,  ayant  en  tête  le  célèbre  Salomon  ben- 
Adéreth,  chef  de  la  synagogue  de  Barcelone,  in- 
terdit, sous  peine  d'excommunication,  d'aborder 
l'étude  de  la  philosophie  avant  l'âge  de  vingt- 
cinq  ans  révolus  ;  et  peu  de  temps  après  nous 
voyons  le  péripatétisme  arabe  professé  avec  une 
hardiesse  qui  jusque-là  avait  été  sans  exemple. 

Un  des  hommes  les  plus  célèbres  de  cette 
époque,  et  qui  mérite  d'être  signalé  parmi  les 
promoteurs  des  études  philosophiques,  est  ledaïa 
Penini,  surnommé  Bedersi,  parce  qu'il  était  ori- 
ginaire de  la  ville  de  Béziers.  Son  Beliinàth 
olàm  {Examen  du  monde),  livre  de  morale  qui 
traite  des  vanités  de  ce  monde, est  écrit  dans  un 
style  hébreu  Irès-élevé  et  très-élégant,quiamérité 
à  l'auteur  le  titre  de  Véloquenl.  Cet  ouvrage,  (^ui 
a  attiré  l'attention  de  savants  chrétiens,  a  été 
traduit  en  plusieurs  langues  :  Philippe  d'Aquin 
l'a  publié  avec  une  traduction  française  (in-8, 
Paris,  1629).  ledai'a  montre  que  le  vrai  bonheur 


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JUIF 


—  841   — 


JUIF 


de  l'homme  n'est  que  dans  la  religion  et  dans 
la  acicnce,  et  il  finit  par  recomm:inder  au  lec- 
teur de  prendre  pour  guide  les  doctrines  de 
Moïse  ben-Maïmoun,  le  plus  grand  docteur  de  la 
synagogue.  Dans  une  lettre  apologétique  adres- 
sée à  Saloinon  ben-Adcreth,  ledaîa  défend  avec 
chaleur  les  éludes  philosophiques  contre  l'ana- 
thème  des  rabbins  de  Barcelone.  On  a  aussi  de 
ledaîa  une  paraphrase  du  traité  de  Farabi,  inti- 
tulée de  Intelicctu  et  Intcllecto,  et  plusieurs  autres 
écrits  philosophiques  (voy.  les  Archives  israc- 
liles,  année  ]8't7,  p.  67-12). 

Un  autre  philosophe  de  cette  époque  est  Joseph 
Ibn-Cuspi,  de  Caspe  en  Aragon.  11  composa  de 
nombreux  ouvrages  parmi  lesquels  nous  remar- 
quons des  commentaires  sur  le  More  de  Maimo- 
nide,  et  un  résumé  de  VOrganon  d'Aristote. 
Mais  celui  qui,  comme  philosophe  et  exégcte, 
obscurcissait  tous  ses  contemporains,  fut  Lévi 
ben-Gerson  de  Bagnols,  appelé  maître  Léon,  sans 
contredit  un  des  plus  grands  péripatéticiens  du 
xiv  siècle  et  le  plus  hardi  de  tous  les  philoso- 
phes juifs.  Ses  ouvrages  ont  eu  un  grand  succès 
parmi  ses  coreligionnaires;  ils  ont  été  presque 
tous  publiés,  quelques-uns  même  ont  eu  plu- 
sieurs éditions;  et  ce  succès  est  d'autant  plus 
étonnant  que  l'auteur  reconnaît  ouvertement  la 
philosophie  d'Aristote  comme  la  vérité  absolue, 
et,  sans  prendre  les  réserves  que  Maimonide 
avait  cru  nécessaires,  fait  violence  à  la  Bible  et 
aux  croyances  juives  pour  les  adapter  à  ses  idées 
péripatéticiennes.  Il  paraîtrait  que  ses  mérites, 
comme  exégète,  lui  firent  pardonner  ses  écarts 
comme  philosophe  et  théologien,  ou  bien  qu'à 
une  époque  où  l'étude  de  la  philosophie  était 
tombée  en  décadence  et  où  les  luttes  avaient 
cessé,  on  lisait,  sans  en  comprendre  toute  la 
portée,  les  vastes  ouvrages  de  Lévi,  attrayants 
par  11  facilité  du  style  et  la  variété  du  fond.  11 
a  écrit  des  commentaires  bibliques  très-déve- 
loppés,  où  il  a  fait  une  part  très-large  à  l'inter- 
prétation philosophique.  Ses  œuvres  philosophi- 
ques proprement  dites  sont  :  1°  des  Commen- 
taires, non  pas  sur  Aristote  (comme  on  le  dit 
généralement  dans  les  ouvrages  de  bibliographie 
rabbinique).  mais  sur  les  commentaires  moyens 
et  sur  quelques-unes  des  paraphrases  ou  ana- 
lyses d'Ibn-Roschd  (voy.  ci-dessus,  p.  161)  ;  ils 
se  trouvent  en  grande  partie  parmi  les  manu- 
scrits de  la  Biltliothèque  nationale.  Ceux  qui  se 
rapportent  à  VIsagoge  de  Porphyre,  aux  Catégo- 
ries et  au  traité  de  l'Interprétation,  ont  été  tra- 
duits en  latin  par  Jacob  Mantino,  et  imprimés 
dans  le  tome  1""  des  deux  éditions  latines  des 
Œuvres  d'Aristote  avec  les  commentaires  d'Aver- 
roès;  2°  Milhamoth  Adonaï  {Guerre  du  Sei- 
gneur), ouvrage  de  philosophie  et  de  théologie, 
où  l'auteur  développe  son  système  philosophique 
qui  est  en  général  le  péripatétisme  pur,  tel  qu'il 
se  présente  ciiez  les  philosophes  arabes,  et  où 
il  cherche  à  démontrer  que  les  doctrines  du  ju- 
daïsme sont  parfaitement  d'accord  avec  ce  sys- 
tème. Cet  ouvrage,  achevé  le  8  janvier  1329,  est 
divisé  en  six  livres  qui  traitent  de  la  nature  et 
de  l'immortalité  de  l'âme,  de  la  connaissance 
des  choses  futures  et  de  l'esprit  prophétique,  de 
la  connaissance  que  Dieu  a  des  choses  particu- 
lières ou  accidentelles  (voy.  l'article  Arabes),  de 
la  Providence  divine,  des  corps  célestes  et  de  la 
création  ;  dans  l'édition  qui  en  a  été  publiée  à 
Riva  di  Trente  en  lô60,  on  a  supprimé  la  pre- 
mière partie  du  cinquième  livre,  qui  forme  à 
elle  seule  un  traité  d'astronomie  fort  étendu  et 
renferme  des  calculs  et  des  observations  propres 
à  l'auteur.  Parmi  les  philosophes  juifs  du  moyen 
âge  dont  les  ouvrages  nous  sont  parvenus,  Lévi 
bsn-Gerson  est  le  premier  qui  ose  combattre  ou- 


vertement le  dogme  de  la  création  ex  nihilo. 
Après  avoir  longuement  démontré  que  le  monde 
ne  peut  être  sorti  ni  du  néant  absolu  ni  d'une 
matière  déterminée,  il  conclut  (liv.  VI,  Impartie, 
ch.  xvii)  qu'il  est  à  la  fois  sorti  du  néant  et  de 
quelque  chose  :  ce  quelque  chose,  c'est  la  ma- 
tière première,  laquelle,  manquant  de  toute 
forme,  est  en  même  temps  le  néant.  C'est  par 
des  raisonnements  semblables  que  Lévi,  sur 
beaucoup  d'autres  questions,  cherche  à  mettre 
en  harmonie  sa  philosophie  avec  les  dogmes 
reçus  (voy.  Philosoj>hie  religieuse  de  Lévi  ben 
Gerson,  par  Isidore  Weii,  in-8,  Paris  1868). 

Écrivain  moins  fécond  que  Lévi  ben-Gerson, 
mais  non  moins  profond  péripatétijien,  Moïse 
ben-Josué  de  Narbonne  a  laissé  des  ouvrages  qui 
offrent  un  intérêt  plus  réel  à  l'historien  de  la 
philosophie.  Ses  commentaires  sur  les  princi- 
paux philoscjphes  arabes  renferment  une  foule 
de  renseignements  utiles,  et  sont  extrêmement 
instructifs.  Il  a  commenté  le  livre  Makdcid  de 
Gazàli,  le  traité  d'Ibn-Roschd  sur  Y  Intellect  ma- 
tériel et  la  possibilité  de  la  conjonction  (en 
1344),  les  Dissertations  physiques  du  même  au- 
teur, et  notamment  le  traité  de  Substanlia  orbis 
(en  1349),  le  liai  Ibn-Yokdhdn,  de  Tofaïl  (même 
année),  le  More  de  Maimonide  (1355  à  1362). 
Tous  ces  commentaires  existent  dans  divers  ma- 
nuscrits de  la  Bibliothèque  nationale,  ainsi  qu'un 
traité  de  notre  auteur  sur  l'âme  et  ses  facultés  ; 
en  outre,  il  cite  lui-même  un  commentaire  qu'il 
avait  fait  sur  la  Physique  (probablement  sur  le 
commentaire  moyen  d'Ibn-Roschd).  Moïse  de 
Narbonne  a  un  style  concis  et  souvent  obscur; 
ses  opinions  ne  sont  pas  moins  hardies  que 
celles  de  Lévi  ben-Gerson  ;  mais  il  ne  les  ex- 
prime pas  avec  la  même  clarté  et  la  même  fran- 
chise. 

A  la  même  époque,  notre  attention  est  attirée 
de  nouveau  sur  l'Orient  par  un  membre  de  la 
secte  des  karaïtes,  que  nous  avons  perdue  de 
vue  depuis  le  x"  siècle.  Ahron  ben-Élie  de  Ni:o- 
médie,  probablement  établi  au  Caire,  acheva  en 
1346,  sous  le  titre  de  l'Ai'bre  de  la  vie,  un  ou- 
vrage de  philosophie  religieuse  digne  d'être  pla- 
cé à  côté  du  célèbre  More  de  Maimonide,  que 
notre  auteur  évidemment  a  pris  pour  modèle,  et 
auquel  il  a  fait  de  nombreux  emprunts.  L'esprit 
des  deux  ouvrages  est  le  même  :  l'un  et  l'autre 
font  une  large  part  à  la  raison  et  à  la  spécula- 
tion philosophique  dans  le  domaine  de  la  théo- 
logie. L'ouvrage  d'Ahron  nous  fournit  sur  les 
sectes  arabes  des  renseignements  plus  détaillés 
que  le  More,  et  il  offre  sous  ce  rapport  un  grand 
intérêt  à  l'historien  :  il  a  été  publié  à  Leipzig, 
en  1841,  par  M.  Delitzsch,  professeur  à  l'université 
de  cette  ville,  qui  y  a  joint  des  prolégomènes 
très-savants  et  des  fragments  d'auteurs  arabes, 
importants  pour  l'histoire  de  la  philosophie 
(voy.  la  note  de  M.  Ad.  Franck  dans  les  Archives 
israéliles,  1842,  p.  173). 

Le  XV"  siècle  nous  montre  encore  quelques 
scolastiques  juifs  fort  remarquables,  mais  en 
même  temps  la  décadence  de  la  philosophie 
péripatéticienne  et  un  retour  vers  des  doctrines 
plus  conformes  à  l'esprit  du  judaïsme.  En  1425, 
Joseph  Albo,  de  Soria  en  Castille,  se  rendit  célè- 
bre par  son  Sépher  Ikharim  (livre  des  principes 
fondamentaux  du  judaïsme),  où  il  ramène  les 
treize  articles  de  foi  établis  par  Maimonide  à 
trois  principes  fondamentaux  :  existence  de  Dieu, 
révélation,  immortalité  de  l'âme.  Cet  ouvrage 
fait  époque  dans  l'histoire  de  la  théologie  judaï- 
que; mais  il  n'offre  qu'un  intérêt  très-secondaire 
à  l'historien  de  la  philosophie.  Abraham  Bibago 
composa  en  1446,  à  Huesca  en  Aragon,  un  com- 
mentaire  sur  les  Derniers  Analytiques;  plus 


JUIF 


—  842 


JULI 


tard,  vers  1470,  il  était  établi  à  Saragosse,  où  il 
se  rendit  célèbre  comme  Ihcoloçien  par  un  ou- 
vrage intitulé  le  Chemin  de  la  fol.  Joseph  ben- 
Schem-Tob  (dont  Je  père  avait  écrit  contre  les 
philosophes  et  même  contre  Maimonide)  se  fit 
connaître  par  plusieurs  ouvrages  théologiques 
et  philosophiques,  parmi  lesquels  nous  remar- 
quons un  commentaire  très-développé  sur  l'Éthi- 
que à  Nicomaque,  écrit  à  Ségovie  en  1455,  et 
un  autre  sur  le  Traité  de  Vinlellect  matériel, 
par  Ibn-Roschd.  Son  fils,  Schem-Tob,  est  auteur 
de  plusieurs  traités  philosophiques  sur  la  ma- 
tière première,  sur  la  cause  finale,  etc.,  ainsi 
que  de  commentaires  sur  le  More  de  Maimonide 
et  sur  la  Physique  d'Aristote  (1480).  A  la  même 
époque,  l'Italie  possédait  un  célèbre  philosophe 
juif  dans  Ëlie  del  Medigo,  qui  enseignait  la  phi- 
losophie à  Padoue  et  eut  pour  élève  le  célèbre 
Pic  de  la  Mirandole,  pour  lequel  il  composa 
plusieurs  écrits  philosophiques,  et  notamment 
un  traité  sur  l'intellect  et  sur  la  prophétie  (en 
1482),  et  un  commentaire  sur  le  traité  de  Sub- 
stantia  orbis,  par  Ibn-Roschd  (en  1486).  Ses 
Questions  sur  divers  sujets  philosophiques  ont 
été  publiées  en  latin.  Dans  un  petit  ouvrage 
hébreu  intitulé  Examen  de  la  religion,  et  com- 
posé en  1491,  il  essaye  de  montrer  que  l'étude 
de  la  philosophie  ne  saurait  porter  atteinte  au 
sentiment  religieux,  pourvu  qu'on  sache  bien 
distinguer  ce  qui  est  du  domaine  de  la  philoso- 
phie de  ce  qui  appartient  à  la  religion. 

A  la  fin  du  xV  siècle  (en  1494),  l'expulsion  des 
Juifs  de  toute  la  monarchie  espiignole  détruisit 
le  centre  de  la  civilisation  juive  de  ces  temps  ; 
de  son  côté,  la  chute  de  la  scolastique  contribua 
à  anéantir  les  études  philosophiques  chez  les 
Juifs  qui,  au  milieu  de  la  dure  oppression  sous 
laquelle  ils  vivaient  dans  tous  les  pays,  ne  pou- 
vaient prendre  part  à  la  nouvelle  vie  intellec- 
tuelle qui  se  préparait  en  Europe  :  la  civilisation 
juive  espagnole  s'éteignit  sans  que  de  longtemps 
elle  dût  être  remplacée  par  une  civilisation  nou- 
velle. Nous  entendons  encore  quelques  échos  de 
la  scolastique  juive,  et  çà  et  là  des  esprits  émi- 
nents  se  font  remarquer  parmi  les  émigrés  espa- 
gnols, comme,  par  exemple,  le  célèbre  Isaac 
Abravanel  et  son  fils  Juda  (voy.  Léon  Hébreu)  ; 
mais  l'histoire  de  la  philosophie  juive  (si  toute- 
fois il  convient  d'employer  cette  expression)  est 
irrévocablement  close.  En  cherchant  à  mettre 
d'accord  la  philosophie  arabe  avec  leur  religion, 
les  Juifs  avaient  prêté  au  péripatétisme  un  ca- 
ractère particulier  qui  en  faisait,  en  quelque 
sorte^  pour  eux  une  philosophie  nationale.  Si 
depuis  il  a  paru  des  philosophes  parmi  les  Juifs, 
ils  appartiennent  à  l'histoire  de  la  civilisation 
générale,  et  n'ont  eu  aucune  action,  comme 
philosophes,  sur  leurs  coreligionnaires  en  parti- 
culier. Spinoza,  qui  froissa  sans  ménagement 
les  sentiments  religieux  d'une  communauté 
composée  en  très-grande  partie  de  réfugiés  es- 
pagnols et  portugais,  victimes  de  l'inquisition; 
Spinoza,  sans  pitié  pour  ces  hommes  qui  avaient 
tant  souffert  au  nom  de  leur  foi.  fut  renié  par 
les  Juifs;  Mendelssohn  lui-même,' qui  embrassa 
si  noblement  la  cause  de  ses  coreligionnaires  et 
qu'on  peut  considérer  comme  le  créateur  de  la 
nouvelle  civilisation  des  Juifs  d'Europe,  n'a  ni 
pu  ni  voulu  fonder  pour  eux  une  nouvelle  ère 
philosophique. 

En  somme  les  Juifs,  comme  nation  ou  comme 
société  religieuse,  ne  jouent  dans  l'histoire  de 
la  philosophie  qu'un  rôle  secondaire  :  ce  ne  fut 
pas  là  leur  mission;  cependant  ils  partagent  in- 
contestablement avec  les  Arabes  le  mérite  d'a- 
voir conservé  et  propagé  la  science  philosophi- 
que pendant  les  siècles  de  barbarie^   et  d'avoir 


exerce  pendant  un  certain  temps  une  influence 
civilisatrice  sur  le  monde  européen.  S.  M. 

JULIEN  est  né  en  331.  à  Constantinople,  de 
Julius  Constantius,  frère  ae  l'empereur  Constan- 
tin. Son  père  avait  eu  Gallus  d'une  première 
femme.  A  la  mort  de  Constantin,  arrivée  en  837, 
les  soldats,  pour  assurer  l'empire  à  ses  trois 
fils,  égorgèrent  le  reste  de  sa  famille.  Constance 
fut  accusé  d'avoir  ordonné  le  massacre  ;  mais, 
en  tout  cas,  il  le  permit.  Seuls,  Gallus  et  Julien 
échappèrent.  Julien  dut  son  salut  à  Marc,  évêque 
d'Arcthuse,  et  vécut  obscurément  avec  son  frère 
en  Bithynie,  et  plus  tard  dans  la  forteresse  de 
Macellum,  près  de  Césarée.  Réduit  aune  fortune 
médiocre  par  l'avarice  de  Constance,  qui  avait 
confisqué  les  biens  de  Julius  Constantius,  privé  par 
une  politique  ombrageuse  des  anciens  serviteurs 
de  la  famille,  élevé  par  Eusèbe,  évêque  de  Nico- 
médie,  et  par  l'eunuque  Mardonius  dans  les 
principes  d'une  piété  exaltée,  et  même  revêtu 
dans  l'Eglise  de  l'office  de  lecteur,  Julien  tour- 
nait toute  l'activité  de  son  esprit  vers  les  études 
littéraires,  et  ne  songeait  pas,  dans  cette  pre- 
mière jeunesse,  que  rnéritage  de  Constantin  pût 
un  jour  lui  revenir.  Cependant  lorsque  Constance, 
ayant  perdu  tout  espoir  de  postérité,  appela 
Gallus  à  l'empire,  les  savants  et  les  philosophes, 
dont  Julien  recherchait  ardemment  les  leçons, 
commencèrent  à  le  regarder  comme  l'espoir  de 
l'hellénisme.  Gallus,  dans  ce  retour  inattendu 
de  la  fortune^  avait  paru  également  corrom- 
pu et  cruel,  incapable  de  régner,  indigne  de 
vivre.  Constance  irrité,  effrayé  peut-être,  le 
fit  périr  misérablement  quelques  années  après 
lui  avoir  conféré  la  dignité  de  césar.  Julien 
faillit  être  enveloppé  dans  la  catastrophe  de  son 
frère.  Traîné  sept  mois  de  prison  en  prison,  il 
ne  dut  son  salut  qu'à  l'impératrice  Eusébie.  On 
l'envoya  en  Grèce,  et  on  le  rappela  presque  aus- 
sitôt. Il  vécut  six  mois  près  de  l'empereur  sans 
obtenir  une  entrevue,  environné  d'espions,  sou- 
mis à  une  surveillance  sévère,  et  n'osant  même 
recevoir  ses  amis  de  peur  de  leur  nuire.  Enfin 
la  même  nécessité  qui  avait  fait  l'éphémère  gran- 
deur de  Gallus  obligea  Constance  à  s'appuyer, 
malgré  lui,  sur  Julien  :  il  lui  fit  épouser  Hélènej 
sa  sœur,  et  lui  donna  le  titre  de  césar.  En  même 
temps,  pour  le  tenir  dans  un  état  de  dépendance 
complète,  il  eut  soin  de  lui  assigner  la  Gaule,  pro- 
vince épuisée,  en  proie  aux  barbares,  et  l'y 
envoya  au  milieu  de  l'hiver,  avec  trois  cent 
soixante  soldats,  et  une  autorité  purement  no- 
minale, qui  le  laissait  à  la  discrétion  de  ses 
lieutenants. 

Mais  il  se  trouva  que  dans  ce  lettré,  dans  ce 
prince  timide  et  obscur,  qui,  à_  vingt-cinq  ans, 
n'avait  pas  encore  vu  une  armée,  il  y  avait  un 
grand  général.  Peu  d'années  lui  suffirent,  malgré 
le  mauvais  vouloir  de  Constance  et  les  obstacles 
dont  on  l'entourait,  pour  rétablir  la  discipline 
dans  l'armée  et  l'ordre  dans  les  finances,  pour 
chasser  les  barbares  des  places  qu'ils  occupaient, 
en  débarrasser  le  pays,  prendre  l'offensive  à  son 
tour,  fonder  une  marine,  passer  le  Rhin,  et  ren- 
dre son  nom  redoutable  sur  toutes  les  frontiè- 
res. Au  milieu  de  ses  victoires,  Julien  trouvait 
le  temps  de  fortifier  ses  places,  de  régler  l'ad- 
ministration, de  pourvoir  aux  subsistances  par 
des  approvisionnements  tirés  de  la  Grande-Bre- 
tagne, d'établir  une  police  exacte  et  de  ramener 
partout  la  sécurité  et  la  prospérité.  Son  nom  ne 
tarda  pas  à  se  répandre  dans  tout  l'empire  ;  ses 
victoires,  ses  vertus,  ce  grand  art  de  gouverner 
sans  expérience  et  sans  maître,  tout,  jusqu'aux 
désastres  de  sa  famille,  jusqu'à  cette  jeunesse 
obscure  et  persécutée,  intéressait  en  sa  favçur  et 
portait  au  comble  la  jalousie  et  les  inquiétudes 


JULI 


—  843  — 


JULI 


de  Constance.  Bientôt  circonvenu  par  les  enne- 
mis de  Julien,  et  d'ailleurs  irrité  ae  son  aposta- 
sie depuis  longtemps  consommée  et  qui  venait 
enfin  d'éclater,  l'empereur  ne  songea  plus  qu'à 
détruire  le  rival  qu'il  s'était  donné.  Sacrifiant  à 
sa  sécurité  une  province  de  l'empire,  il  prescri- 
vit à  Julien  de  quitter  l'armée  et  de  renvoyer 
ses  mcilleuies  troupes.  Soit  politique,  soit  fidé- 
lité, soit,  comme  il  le  prétendit  avec  beaucoup 
do  vraisemblance,  dégoût  des  grandeurs  et  du 
pouvoir,  Julien  se  prépara  à  obéir;  mais  les  sol- 
dats dont  il  partageait  les  dangers  et  les  priva- 
tions, qui  avaient  repris  sous  lui  l'habitude  de 
vaincre,  et  dont  il  était  l'idole,  s'assemblèrent 
en  tumulte,  rélevèrent  sur  leurs  boucliers  et  le 
proclamèrent  auguste.  Il  céda,  et  les  amis  de 
Constance  ne  manquèrent  pas  de  répandre  qu'il 
avait  lui-même  pris  toutes  ces  mesures  et  fo- 
menté la  révolte.  Il  publia  de  son  côté  un  mani- 
feste, et  la  guerre  civile  était  imminente,  lors- 
que la  mort  de  Constance  laissa  Julien  sans  com- 
pétiteur. 

Devenu  seul  maître  de  l'empire,  il  resta  tel 
qu'il  avait  paru  dans  ses  premières  années  de 
puissance,  sans  être  ébloui  de  ce  nom  d'empe- 
reur et  d'une  autorité  que  rien  ne  balançait 
plus  ;  nul  changement  dans  les  habitudes  de  sa 
vie;  il  porta  sur  le  trône  une  frugalité  digne 
des  anciens  temps,  une  simplicité  peut-être  ex- 
cessive dans  un  rang  où  la  représentation  est 
quelquefois  un  devoir,  une  ardeur  infatigable  à 
faire  tout  par  lui-même,  à  régulariser  l'adminis- 
tration, à  réformer  les  codes,  à  rendre  la  justice 
en  personne.  11  prit  en  main  le  commandement 
de  l'armée,  découragée  par  la  guerre  désas- 
treuse qu'on  lui  faisait  soutenir  contre  les  Per- 
ses; il  y  rétablit  promptement  la  discipline^  et 
se  trouva  bientôt  en  état  de  reprendre  l'offen- 
sive. Au  milieu  de  tant  de  soins,  il  ne  perdait 
pas  de  vue  une  entreprise  qui  lui  tenait  bien 
autrement  à  cœur.  Dès  le  temps  de  Gallus.  il  avait 
secrètement  renoncé  au  christianisme.  A  peine  dé- 
barrassé de  la  tutelle  de  Constance  par  ses  vic- 
toires dans  les  Gaules,  il  s'était  hâté  de  jeter  le 
masque,  et  l'on  ne  pouvait  douter  que  s'il  était 
enfin  le  maître  absolu,  il  n'essayât  de  détruire 
ce  que  Constantin  et  ses  fils  avaient  fait  pour  la 
religion.  Ce  fut,  en  effet,  son  œuvre,  la  préoc- 
cupation, le  but  de  toute  sa  vie.  C'est  ce  qui  lui 
donne,  dans  l'histoire  du  monde,  une  place  à  part. 

On  ne  peut  discuter  aujourd'hui  que  sur  les 
intentions  de  Julien  et  sur  les  causes  de  son 
apostasie,  car  son  œuvre  n'est  plus  à  juger. 
Proscrire  le  christianisme  était  un  attentat  con- 
tre la  liberté  de  conscience,  attentat  que  ren- 
daient plus  coupable  encore  l'état  du  monde  à 
cette  époque,  cette  infamie  de  la  religion  païenne, 
la  déconsidération  universelle  des  écoles  de  phi- 
losophie, l'affaiblissement  de  la  morale  publique, 
l'absence  de  tout  frein  dans  la  société  romaine, 
et  la  caducité,  évidente  dès  lors  à  tous  les  yeux, 
de  ces  traditions  et  de  ces  coutumes  que  Julien 
voulait  faire  revivre,  et  qui  ne  pouvaient  plus 
tromper  personne.  Si  Julien  n'avait  songé  qu"à 
la  philosophie,  à  l'indépendance  de  la  pensée. 
il  pouvait  donner  la  liberté  des  cultes  :  cela  seul 
était  légitime;  cela  d'ailleurs  suffisait  contre 
l'esprit  d'intolérance  qu'on  reprochait  déjà  à  la 
religion  nouvelle,  et  Julien  restait  maître  de 
l'honorer  et  de  la  protéger  sans  la  suivre,  au 
lieu  de  s'en  faire  l'ennemi  et  le  persécuteur. 

Comment  fut-il  conduit  à  renier  une  religion 
qu'il  avait  pratiquée  avec  ardeur,  à  préférer  pour 
son  empire  les  dieux  d'Athènes  et  de  Rome  au 
Dieu  des  chrétiens  qu'il  connaissait,  et  à  traiter 
en  ennemis  publics  ceux  qui  partageaient  ses 
anciennes  croyances? 


Il  faut,  pour  s'en  rendre  compte,  se  rappeler  les 
circonstances  de  .sa  vie,  et  bien  comprendre  la  si- 
tuation des  philo.sophes  de  l'école  d'Athènes,  dont 
il  fut  le  disciple,  l'ami,  le  rival.  On  sait  avec  quel 
emportement  de  zèle  Constantin  avait  poursuivi 
son  projet  de  faire  du  christianisme  la  religion 
dominante.  Cette  affaire  était  devenue  pour  lui 
la  première  de  toutes.  Il  s'était  entouré  d'évé- 
qitcs,  avait  tenté  à  plusieurs  reprises  de  s'im- 
miscer dans  les  questions  de  l'ordre  purement 
spirituel,  et  tout  au  moins  s'était  servi  de  son 
autorité  pour  faire  respecter  les  décisions  des 
conciles  et  violenter  les  consciences.  Ce  joug 
s'était  surtout  appesanti  sur  sa  propre  famille; 
et  Constance,  qui,  avec  moins  de  grandeur,  hé- 
rita des  vues  de  son  père,  avait  de  plus  des  rai- 
sons politiques  pour  pousser  Julien  à  une  dévo- 
tion outrée.  Julien  était  naturellement  religieux: 
esprit  à  la  fois  inquiet  et  exalté,  avide  de  nouveau- 
tés et  de  mystères,  qu'attiraient  sans  pouvoir  le 
fixer  la  majesté  du  culte  et  l'élévation  du  dogme 
chrétien,  qui  ne  pouvait  jamais  devenir  impie  ni 
incrédule,  et  qui  ne  fit  peut-être  que  changer 
de  fanatisme,  car  il  passa  toutes  les  bornes  dans 
les  deux  religions  qu'il  embrassa  tour  à  tour,  et 
en  cela  comme  en  tout  n'aima  et  ne  fit  jamais 
rien  qu'avec  excès.  On  conçoit  sans  peine  com- 
ment, jeté  tout  à  coup  au  milieu  de  l'école  d'A- 
thènes, Julien,  plein  d'enthousiasme  pour  ses 
nouveaux  maîtres,  et  trouvant  là.  avec  une  au- 
tre religion,  une  critique  incomplète  et  erronée, 
mais  brillante,  subtile,  captieuse,  des  dogmes  et 
de  l'histoire  du  christianisme,  se  dégoûta  d'une 
religion  qui  était  celle  de  Constance,  c'est-à-dire 
de  l'assassin  de  toute  sa  famille,  et  se  laissa 
prendre  à  l'espoir  de  devenir  en  secret  l'idole, 
et  peut-être  un  jour  l'appui  et  le  vengeur  de 
ces  écoles  opprimées  qui  avaient  l'art  d'iden- 
tifier à  leur  cause  la  cause  même  de  l'hellé- 
nisme, celle  de  la  liberté  et  de  la  philo.sophie. 
Si  l'on  ajoute  à  cela  que  Julien  avait  an  plus 
haut  degré  le  goût  et  le  talent  de  la  di.çpute, 
qu'il  devint  en  peu  de  temps  l'un  des  plus  bril- 
lants disciples  de  ces  habiles  maîtres,  que  les 
arguments  de  l'école  contre  la  divinité  du  chris- 
tianisme lui  furent  présentés  dans  toute  leur 
force,  tandis  que  Mardonius,  déjà  chancelant 
dans  sa  foi,  incapable  de  lutter  avec  l'école  d'A- 
thènes pour  l'érudition,  pour  la  dialectique, 
pour  les  grâces  du  bien-dire,  défendait  mol- 
lement une  cause  qu'il  était  sur  le  point  de  dé- 
serter, on  comprendra  que  Julien  fût  aisément 
convaincu,  et  que  dès  lors,  embrassant  les  idées 
et  les  principes  de  ses  nouveaux  maîtres,  initié 
à  tous  leurs  mystères,  il  ne  pensât,  il  ne  sentît 
plus  qu'avec  eux. 

Or,  quels  pouvaient  être  les  sentiments  et  les 
idées'  de  l'école  d'Athènes,  de  cette  école  si  long- 
temps dépositaire  de  la  tradition  païenne,  ré- 
duite désormais  à  n'enseigner  que  l'art  oratoire, 
obligée  de  se  cacher  pour  pratiquer  dans  l'ombre 
les  mystères  religieux,  frappée  d'ailleurs  dans  sa 
fortune,  dans  ses  privilèges,  déchue  de  sa  consi- 
dération et  de  son  importance,  et  menacée  à 
chaque  instant  d'une  ruine  complète?  Après  cette 
longue  polémique  dans  laquelle  avaient  brillé 
Porphyre,  Jamblique,  Théodore,  et  qui  venait 
de  se  terminer  par  l'éclatant  triomphe  de  leurs 
ennemis,  dans  la  première  amertume  d'une  dé- 
faite si  entière  et  si  cruelle,  la  haine  se  mêlait  à 
l'ardeur  de  leurs  convictions,  et  ce  n'était  pas 
seulement  la  liberté  qu'il  leur  fallait,  mais  la 
domination  et  la  vengeance. 

Même  en  dehors  de  l'esprit  de  parti  et  de  ces 
profonds  ressentiments,  il  faut  songer  que  l'a- 
vénement  du  christianisme  était  aussi  l'avéne- 
ment,  pour  ainsi  dire,  d'un  principe   nouveau 


JULI 


—  844  — 


JULI 


dans  le  monde,  le  principe  de  l'intolérance  reli- 
gieuse. Cela  peut  sembler  étrange  à  qui  se  sou- 
vient du  caractère  des  castes  sacerdotales  chez 
tant  de  peuples  de  l'antiquité,  et  par  exemple 
des  causes  de  la  mort  de  Socrate;  mais,  jus- 
qu'au christianisme,  l'intolérance  avait  été  plu- 
tôt sacerdotale  et  politique  que  religieuse.  On 
connaissait  des  castes  et  point  d'Église  ;  on  n'a- 
vait que  des  traditions,  point  de  révélation  ni  de 
symbole  ;  il  s'agissait,  en  un  mot.  d'être  fidèle 
au  culte,  et  le  dogme  ne  venait  qu  après.  La  my- 
thologie païenne  était  un  chaos  que  chacun  in- 
terprétait à  son  gré,  et  pourvu  que  l'on  portât 
dans  cette  interprétation  quelque  esprit  philoso- 
phique, on  ne  voyait  plus  dans  les  divinités  in- 
férieures que  la  personnification  des  forces  de  la 
nature  ou  des  attributs  de  Dieu,  de  sorte  que 
toute  divinité  nouvelle  pouvait  entrer  dans  ce 
panthéon  sans  troubler  les  idées  fondamentales 
de  la  religion.  C'était  même  une  pratique  de 
piété  singulière,  dont  la  trace  se  retrouve  assez 
haut,  et  qui  s'était  surtout  répandue  vers  le 
commencement  de  l'ère  chrétienne^  d'être  fidèle 
à  toutes  les  religions,  de  se  faire  initier  à  tous 
les  mystères.  L'école  d'Alexandrie,  dont  l'école 
d'Athènes  héritait,  s'était  établie  sur  cet  éclec- 
tisme religieux  au  moins  autant  que  sur  la  fu- 
sion des  écoles  philosophiques  :  car,  pour  les 
Alexandrins,  la  poésie,  les  religions,  la  philo- 
sophie, n'étaient  que  des  expressions  diverses 
d'une  même  pensée,  ou  peut-être  les  dialectes 
d'une  même  langue.  Que  devait  penser  une 
école  aussi  compréhensive,  et  pour  laquelle 
toute  croyance  était  sacrée  au  même  titre,  d'une 
religion  qui  excluait  nécessairement  toutes  les 
autres?  La  politique  concourait  comme  la  philo- 
sophie à  confondre  toutes  les  religions  dans  une 
religion  unique.  L'esprit  public,  dans  chaque 
Ëtal,  s'était  formé  à  l'abri  de  l'esprit  religieux, 
et  ne  s'en  distinguait  plus;  chaque  État  mettait 
sur  ses  enseignes  l'image  de  ses  dieux  :  c'était 
la  patrie  personnifiée  et  présente.  Rome,  dont  la 
constante  politique  fut  d'absorber  les  nationali- 
tés sans  les  détruire,  agrandissait  son  olympe 
de  toutes  les  divinités  des  peuples  vaincus;  et 
ces  nouveaux  dieux,  qu'échangeaient,  pour  ainsi 
dire,  entre  eux  les  vainqueurs  et  les  vaincus,  ne 
changeaient  rien  à  la  religion  commune.  Seul, 
le  christianisme  se  présentait  comme  l'œuvre 
même  de  Dieu,  et  foulait  aux  pieds  toutes  les 
croyances.  Il  né  proscrivait  pas  la  philosophie  ; 
mais  il  rejetait  absolument,  il  condamnait  sans 
restriction  toute  religion  étrangère,  et,  dans  son 
propre  sein,  soumettait  tout  à  une  règle  immua- 
ble. C'était  là,  il  faut  l'avouer,  un  caractère  es- 
sentiel d'une  véritable  religion;  mais  le  monde 
païen  n'avait  pas  encore  appris  ce  que  c'était 
qu'une  religion,  et  n'était  pas  en  état  de  le  com- 
prendre. On  ne  vit  dans  les  chrétiens  que  les 
contempteurs  de  tous  les  dieux  et  des  religions 
de  tous  les  peuples.  Ils  ne  furent  pas  persécutés 
pour  avoir  adoré  leur  Dieu,  mais  parce  qu'ils 
insultaient  tous  les  autres.  On  ne  leur  prescri- 
vait pas  de  renier  Jésus-Christ,  mais  d'adorer  les 
dieux  paternels.  Ce  fut,  en  général,  le  caractère 
des  persécutions.  Julien  aurait  cru  permettre 
l'athéisme,  s'il  eût  permis  aux  chrétiens  de  nier 
tous  les  dieux,  excepté  le  leur;  et  il  se  crut  dans 
la  véritable  voie  de  la  liberté,  il  se  crut  équita- 
ble, même  pour  eux,  parce  qu'il  les  laissait  li- 
bres d'adorer  Jcsus-Cnrist,  à  la  condition  d'y 
joindre  les  faux  dieux. 

11  est  vrai,  quand  on  s'en  lient  aux  caractères 
les  plus  généraux  et,  pour  ainsi  dire,  extérieurs 
de  cette  lutte  mémorable  dans  laquelle  le  paga- 
nisme essaya  pour  la  dernière  fois  ses  forces 
contre  la  religion  naissante,  il  semble  qu'on  voit 


d'un  côté  l'unité  de  Dieu,  avec  tous  les  attributs 
de  la  perfection  divine  et  une  morale  pure,  de 
l'autre  le  polythéisme,  avec  sa  morale  infâme 
et  son  absurde  théogonie.  Mais  pour  Julien,  il 
n'en  était  pas  ainsi:  il  admettait,  comme  les 
chrétiens,  1  unité  de  Dieu;  sa  morale  était  celle 
de  Platon.  Personne  n'a  raillé  avec  plus  de  li- 
berté que  lui  les  fables  honteuses  ou  ridicules 
de  la  théologie  païenne;  les  alexandrins,  et  avant 
eux  les  neo-platoniciens,  s'étaient  épuisés  à 
transformer  les  dogmes  au  culte  païen  en  sym- 
boles ;  ils  croyaient  de  bonne  foi  y  être  parve- 
nus, et  n'admettaient  qu'un  seul  Dieu,  sous  diff'é- 
rents  noms,  roi  et  créateur  des  génies  élémen- 
taires. La  forme  même  des  symboles,  les  rites 
religieux  leur  étaient  sacrés,  mais  à  condition 
de  ne  pas  les  entendre  littéralement;  au  con- 
traire, les  apologistes  du  christianisme  repro- 
chaient aux  païens  tous  ces  mensonges  des  poè- 
tes, et  les  discutaient  sérieusement,  comme  s'ils 
avaient  été  sérieusement  acceptés.  C'est  qu'en 
effet  toutes  ces  subtilités  d'interprétation,  ce 
symbolisme  à  la  fois  profond  et  chimérique  des 
alexandrins  ne  pouvaient  avoir  cours  que  dans 
leurs  écoles  ;  le  peuple  prenait  les  traditions 
païennes  au  pied  de  la  lettre,  et  pour  lui  il  n'y 
avait  pas  de  milieu  entre  la  superstition  la  plus 
dégradante  et  une  complète  incrédulité  dégui- 
sée sous  une  facile  et  indifférente  fidélité  aux 
pratiques  d'un  culte  tout  extérieur,  qui  n'impli- 
quait en  réalité  aucune  prescription  morale.  Les 
chrétiens  avaient  donc  raison  de  se  regarder 
comme  les  seuls  défenseurs  de  l'unité  de  Dieu 
et  de  la  morale;  mais  l'illusion  des  alexandrins 
était  sincère  :  ils  comprenaient  la  nécessité  d'un 
culte  matériel,  et  se  trompaient  profondément 
sur  la  nature  et  les  conséquences  de  celui  qu'ils 
adoptaient.  Les  mensonges  des  poètes  leur  pa- 
raissaient innocents,  parce  qu'ils  n'en  étaient 
pas  dupes  ;  ils  s'exagéraient  le  respect  que  l'on 
doit  aux  traditions,  qui  ne  sont  sacrées  en  effet 
que  quand  elles  sont  pures  et  glorieuses.  Il  leur 
arrivait  de  falsifier  par  haine  ou  par  ignorance 
les  dogmes  et  les  préceptes  du  christianisme  ; 
mais  au  fond,  si  la  métaphysique  et  la  morale 
des  deux  religions  différaient  lorsqu'on  enten- 
dait le  paganisme  comme  le  vulgaire,  il  en  était 
tout  autrement  quand  on  l'interprétait  comme 
les  alexandrins;  et  c'est  saint  Augustin  lui-même 
qui  remarque  combien  peu,  sur  les  points  les 
plus  essentiels,  les  platoniciens  diffèrent  des 
chrétiens.  C'est  parce  que,  dans  l'esprit  des  pla- 
toniciens d'Alexandrie  et  d'Athènes,  l'adoration 
d'un  seul  Dieu  se  conciliait  sans  difficulté  avec 
les  formes  du  culte  païen,  qu'ils  reprochaient  si 
amèrement  aux  chrétiens  leur  mépris  pour  les 
religions  étrangères,  ou,  comme  ils  le  disaient, 
leur  athéisme.  Ils  ne  voyaient  aucun  principe 
nouveau  dans  l'Église  chrétienne;  mais  ils 
voyaient  dans  le  triomphe  de  cette  Église  la 
ruine  assurée  de  toutes  les  religions  et,  avec 
elles,  de  la  civilisation  et  de  la  philosophie. 

Julien,  empereur,  avait  une  raison  de  plus 
pour  combattre  les  chrétiens  :  dès  qu'ils  n'é- 
taient pas  un  appui  pour  la  puissance  impériale, 
ils  devenaient  un  danger,  et  ce  danger  était  ter- 
rible ;  eux  seuls,  dans  l'affaiblissement  de  tous 
les  partis,  avaient  des  convictions  ardentes; 
leur  doctrine,  qui  les  détachait  de  la  terre,  les 
rendait  inaccessibles  à  la  séduction  et  à  la 
crainte;  unis  entre  eux  par  l'esprit  de  prosély- 
tisme et  par  le  souvenir  encore  vivant  des  per- 
sécutions; soumis  à  leurs  évêques,  et  n'ayant 
qu'une  direction  comme  ils  n'avaient  qu'un  but 
et  qu'une  pensée,  leur  nombre  immense  les  ren- 
dait moins  puissants  que  cette  organisation  in- 
comparable  dont  nul  corps  politique  n'ajjpro- 


JULI 


—  845  — 


JULI 


cliera  jamais,  et  qui  leur  livrait  d'autant  plus 
sûrement  le  monde  qu'il  n'y  avait  plus  d'unilé, 
et,  par  conséquent,  de  force  que  parmi  eux.  Ju- 
lien savait  quel  colosse  il  entreprenait  de  ren- 
verser. Il  ne  se  jeta  point  en  aveugle  dans  la 
lutte  et  procéda  d'abord  avec  cette  modération 
et  cette  habileté  qui  annoncent  la  fermeté  des 
résolutions  et  un  ardent  désir  du  succès.  Si,  dès 
le  premier  jour  de  sa  toute-puissance,  on  le  vit 
s'entourer  ouvertement  des  philosophes  de  l'é- 
cole d'Athènes,  et  n'avoir  plus  d'autres  courti- 
sans, d'autres  conseillers  que  les  Maxime  et  les 
Oribase  ;  s'il  ordonna  de  rouvrir  partout  les 
temples  et  d'offrir  des  sacrifices,  il  n'eut  pour- 
tant alors  pour  les  chrétiens  que  des  paroles 
de  protection,  et  défendit  même  expressément 
de  les  inquiéter  pour  leur  croyance.  Il  rétablit 
le  culte  national  sans  proscrire  la  religion  nou- 
velle ;  il  ne  promit  pas  de  rester  impartial  entre 
les  deux  culteSj  puisque  l'un  des  deux  lui  sem- 
blait une  impieté;  mais  celui-là  même,  il  le 
couvrit  de  son  indulgence.  Il  semble  que,  con- 
tent d'avoir  restauré  les  autels  de  ses  dieux,  il 
ne  veuille  lutter  contre  le  christianisme  qu'en 
épurant  le  culte  païen  :  il  relève  les  collèges  de 
prêtres,  institue  une  niérarchie,  prescrit  lui- 
même  la  pompe  des  cérémonies,  rappelle  les 
prêtres  à  la  pureté  des  mœurs,  à  la  dignité; 
fonde  des  hôpitaux,  des  écoles.  Sous  Constantin, 
les  temples  et  les  propriétés  qui  en  dépendaient 
avaient  été  confisqués  :  Julien  les  restitue  à  ses 
dieux  ;  à  son  point  de  vue,  ce  n'était  que  juste. 
Ce  fut  là  pourtant  que  commença  la  seconde 
phase  de  la  lutte,  et  que  les  mesures  de  Julien 
devinrent  agressives.  Dans  les  troubles  inévita- 
bles qui  suivent  une  réaction,  les  chrétiens,  en- 
ivrés de  leur  triomphe  après  la  conversion  de 
Constantin,  avaient  brûlé  des  temples,  renversé 
des  autels.  Julien,  s'il  voulait  la  paix,  devait  ou- 
blier, pardonner;  au  contraire,  il  ordonne  de  re- 
chercher les  coupables,  et  par  là  il  ravive  les 
haines  ;  il  veut  que  les  destructeurs  des  temples 
les  reconstruisent  à  leurs  frais;  en  un  instant 
toutes  les  fortunes  sont  troublées,  tous  les  chré- 
tiens livrés  à  l'arbitraire.  Depuis  longtemps  déjà 
l'Église  était  déchirée  par  l'hérésie  d'Arius  : 
puissant  auxiliaire  pour  l'ennemi  du  dehors, 
que  cet  ennemi  domestique  !  Constance,  à  la 
suite  d'un  concile,  avait  exilé  de  leurs  diocèses 
les  évêques  dissidents;  Julien  s'empresse  de  les 
rappeler  :  acte  de  justice  en  apparence,  et  dans 
le  fond  habileté  profonde  d'un  ennemi  qui  divise 
pour  triompher.  Tout  en  conservant  aux  chré- 
tiens le  rang  et  les  droits  de  citoyens,  il  a  soin 
de  prescrire  aux  magistrats  de  leur  préférer  les 
hommes  pieux  dans  les  jugements,  dans  la  dis- 
tribution des  emplois.  Lui-même  ne  rougit  pas 
de  recourir  à  la  ruse  :  aux  fêtes  solennelles,  tan- 
dis qu'assis  sur  un  trône  il  reçoit,  selon  la  cou- 
tume, les  hommages  des  soldats  et  leur  distri- 
bue des  récompenses,  il  ordonne  que  chacun 
d'eux  en  passant  jette  un  grain  d'encens  sur  un 
autel  placé  près  de  lui,  et,  soit  surprise,  soit  fai- 
blesse, nul  n'ose  refuser  cette  apostasie,  déguisée 
sous  l'apparence  d'un  hommage  rendu  par  des  sol- 
dats à  leur  général.  Peu  à  peu  la  colère  l'emporte  ; 
à  la  modération  du  commencement  succèdent  des 
éclats  de  haine  ;  saint  Athanase,  la  lumière  et  la 
colonne  de  l'Église,  devient  l'ennemi  personnel 
de  Julien:  il  le  fait  traquer  par  ses  soldats;  il 
l'appelle,  dans  ses  décrets,  l'ennemi  de  Dieu  et 
des  hommes;  en  représailles  des  écrits  de  Por- 
phyre brûlés  par  Constantin,  il  ordonne  de  jeter 
au  feu  tous  les  livres  saints  dont  on  peut  s'em- 
parer. Il  ferme  les  écoles  chrétiennes,  parce 
qu'Homère  et  Hésiode,  dit-il,  sont  des  théolo- 
giens en  même  temps  que  des  poètes,  et  que 


c'est  une  profanation  de  les  enseigner  sans  y 
croire;  il  n'est  plus  permis  de  prêcher  l'Évan- 
gile, car  c'est  prêcher  l'impiété;  faire  des  pro- 
sélytes, baptiser  les  adultes  deviennent  des  cri- 
mes :  crime  d'impiété,  car  le  sceau  du  baptême 
sépare  les  chrétiens  des  idolâtres;  crime  de  lèse- 
majesté,  car  dans  l'affaiblissement  des  idées  reli- 
gieuses la  politique  et  l'adulation  avaient  divi- 
nisé la  majesté  impériale.  Les  confiscations  qui 
se  multiplient  ajoutent  encore  à  l'odieux  de 
cette  lutte:  mais  l'empereur  s'écrie  qu'il  veut 
aider  les  chrétiens  à  pratiquer  leur  propre  loi, 
qu'il  les  aide  à  se  détacher  des  biens  de  la  terre. 
Enfin  cédant,  ou  feignant  de  céder,  aux  instan- 
ces des  sophistes  qui  l'entourent,  et  peut-être 
aussi  poussé  à  bout  par  les  provocations^  des 
chrétiens  qui,  avec  l'instinct  d'un  parti  prédes- 
tiné au  succcSj  ne  voulaient  être  que  tout-puis- 
sants ou  persécutés,  il  rallume  dans  tout  l'em- 
pire le  feu  des  persécutions.  Quelques  mois 
après,  Julien  mourait  à  trente-deux  ans  sur  un 
champ  de  bataille,  laissant  son  œuvre  avortée 
et  un  nom  honoré  par  de  grandes  vertus,  et  à 
jamais  flétri  par  le  souvenir  de  son  crime. 

Les  opinions  philosophiques  de  Julien  sont 
celles  qui  régnaient  de  son  temps  dans  l'école 
d'Athènes;  le  temps,  et  sans  doute  aussi  la  vo- 
lonté et  le  talent,  lui  ont  manqué  pour  com- 
poser un  corps  de  doctrines.  Sauf  son  infatigable 
curiosité  pour  les  sciences  occultes  et  un  goût 
prononcé  pour  les  spéculations  indépendantes, 
Julien  tient  plus  du  sophiste  que  du  philosophe  : 
il  aime  à  faire  de  beaux  discours,  à  étaler  son 
éloquence,  son  érudition;  il  est  mordant,  in- 
cisif, dialecticien  ;  il  porte  partout  l'instinct  des 
batailles-  son  plus  long  ouvrage,  conservé  par 
extraits  dans  saint  Cyrille  et  Théodoret  qui  l'ont 
réfuté,  était  une  polémique  contre  le  christia- 
nisme, polémique  confuse,  mal  composée,  fai- 
blement écrite,  pleine  d'erreurs  matérielles,  et 
qui  pourtant  ne  manque  pas  d'habileté  ;  ses  ar- 
guments empruntés  pour  la  plupart  à  Celse  et  à 
Porphyre,  sont  les  mêmes  qu'on  a  tant  de  fois 
reproduits  sous  les  formes  les  plus  diverses.  Ils 
n'ont  plus  d'intérêt  que  par  la  main  (jui  les  a 
écrits,  la  même  main  qui  signait  les  décrets  de 
persécution.  Le  Misopogon  n'est  qu'une  satire 
violente  et  de  mauvais  goût,  mais  étincelante 
de  verve,  contre  les  chrétiens  d'Antioche  :  exem- 
ple unique  peut-être  d'un  empereur  et  d'un 
maître  du  monde,  faisant  assaut  d'épigrammes 
et  de  railleries  avec  ses  victimes.  Julien,  malgré 
la  sévérité  de  ses  mœurs,  ne  savait  pas  com- 
mander à  la  légèreté  de  son  esprit  :  il  avait 
rejeté,  et  peut-être  avec  raison,  la  pompe  dont 
s'entouraient  ses  prédécesseurs;  mais  il  fallait 
au  moins  la  remplacer  par  la  gravité,  par  la 
dignité;  Julien  ne  sut  et  ne  voulut  jamais  se 
contraindre.  Il  aimait  à  rendre  lui-même  la  jus- 
tice; mais,  au  lieu  de  décider  en  quelques  pa- 
roles simples  et  pleines  d'autorité,  il  faisait  de 
longs  discours,  avec  de  grands  cris  et  de  grands 
gestes  comme  un  avocat.  Dans  les  sacrifices  il 
portait  le  bois,  attisait  le  feu,  fouillait  d'une 
main  expérimentée  les  entrailles  des  victimes, 
entouré  d'un  cortège  de  femmes  et  d'enfants. 
Ses  lettres,  où  l'on  retrouve  l'administrateur  et 
le  général,  sentent  encore  plus  le  sophiste.  Il 
injurie  ceux  qu'il  condamne,  il  se  raille  de  ses 
victimes:  il  pousse  l'affectation  jusqu'à  refuser 
aux  chrétiens  leur  nom  :  il  ne  les  appelle  que 
Galiléens.  Dans  les  Césars,  on  dirait  qu'il  veut 
se  railler  de  lui-même,  ou  du  moins  de  la  ma- 
jesté impériale  :  là  sont  immolés  sans  pitié  tous 
les  héros  de  l'ancienne  Rome,  sa  propre  fa- 
mille, et  jusqu'à  Constantin,  le  frère  de  son 
père.   On  ne  trouve  que  dans  ses  discours  des 


JUST 


—  846 


JUST 


traces  de  ses  opinions  pliilosophiqucs.  Tout  en- 
thousiaste qu'il  se  montre  partout  de  la  philo- 
sophie de  ses  maîtres,  il  conserve  au  milieu  de 
son  admiration  une  grande  indépendance;  mais 
cette  indépendance  tient  moins  à  la  force  de  ses 
convictions  qu'à  une  sorte  d'indifTcrence,  et 
même,  chose  étrange  dans  un  illuminé,  de  scep- 
ticisme. C'est  le  propre  d'un  esprit  faihie  de 
tenir  plutôt  au  culte  qu'au  dogme,  et  c'est  le 
dernier  degré  de  l'abaissement  d'une  école  ou 
d'une  religion.  Julien,  qui  a  tant  l'ait  pour  re- 
lever le  polythéisme,  Julien,  initié  au  culte  de 
Mithra,  disciple  d'jEdésius  et  de  Maxime,  était 
à  la  fois  superstitieux  et  indifférent.  Tandis  qu'il 
croyait  fermement  à  la  théurgie,  à  l'existence 
des  génies  élémentaires,  aux  oracles,  il  ne  sui- 
vait ses  maîtres  dans  le  champ  de  la  métaphy- 
sique pure  que  pour  ne  rien  ignorer,  pour  s'exer- 
cer aussi  sur  ces  difficiles  matières,  comme  un 
disciple  d'Arcésilas  ou  de  Posidonius,  mêlant 
dans  sa  morale  les  prescriptions  stoïciennes  aux 
doctrines  plus  humaines  et  plus  réellement  no- 
bles de  Platon,  acceptant  l'unité  de  Dieu,  la 
création,  la  Providence,  l'immortalité  et  la  spi- 
ritualité de  l'âme,  très-indifférent  sur  le  reste, 
et  ne  daignant  même  pas  prendre  un  parti  sur 
la  théorie  de  la  trinité,  sur  la  doctrine  des  éma- 
nations, ces  deux  fondements  de  la  philosophie 
alexandrine.  S'il  n'avait  pas  été  l'homme  d'ac- 
tion de  l'école,  Julien  tiendrait  sa  place  dans 
l'histoire  au-dessus  des  ./Edésius  et  des  Chry- 
santhe,  mais  à  une  distance  immense  des  Plo- 
tin,  des  Proclus,  et  même  des  Porphyre  et  des 
Jamblique.  Il  a  eu  du  goût  pour  la  philosophie, 
sans  être  un  philosophe,  et  du  talent  pour  écrire, 
sans  être  ce  qu'on  appelle  un  grand  écrivain  : 
une  imagination  intempérante,  une  verve  désor- 
donnée, de  l'éclat,  mais  sans  profondeur  j  une 
érudition  très-variée  et  très-superficielle,  assez 
d'intelligence  pour  comprendre  les  problèmes, 
trop  peu  d'énergie  pour  les  résoudre,  une 
grande  force  de  caractère  au  service  d'un  esprit 
faible,  tel  fut  Julien,  philosophe  et  empereur. 
Il  fut  de  ceux  qui  brillent  dans  les  temps  de 
décadence,  mais  qui,  au  lieu  d'arrêter  le  tor- 
rent, le  précipitent.  Les  Œuvres  de  Julien  ont 
été  publiées  à  Paris,  1583,  in-8,  en  grec  et  en 
latin,  traduction  de  Martin  et  de  Chanteclair  ; 
ib.,  1630,  in-4,  avec  des  notes,  par  le  P.  Petau; 
à  Leipzig,  1696,  in-f",  par  Ezech.  Spanheim.  Le 
Misopogon  et  les  Césars  ont  eu  diverses  édi- 
tions :  nous  citerons  la  traduction  des  Césars 
par  Spanheim,  édition  de  1728,  in-4,  Amster- 
dam 3  V Éloge  de  Constance,  en  grec  et  en  latin, 
avec  des  notes  de  Wyttembach,  in-8,  Leipzig, 
1802  ;  les  Césars,  le  Misopogon,  un  assez  grand 
nombre  de  Lettres  traduites  en  français  par 
l'abbé  de  la  Bletlerie,  2  vol.  in-12,  Paris,  1748. 

Sur  Julien,  consultez  principalement  :  Va- 
cherot.  Histoire  critique  de  Vécole  d'Alexandrie, 
Paris,  1846,  t.  II;  —  Néander,  Sur  Vempereur 
Julien  et  so?i  siècle,  Leipzig,  1812;  —  La  Blet- 
terie.  Vie  de  Julien,  édition  de  1746;  —  J.  Si- 
mon, V  Histoire  de  V  école  d'Alexandrie,  Paris, 
1845,  t.  II,  p.  275-368;—-  Abel  Desjardins,  VEm- 
pereur  Julien,  Paris,  1845,  in-8.  J.  S. 

JUSTE,  JUSTICE.  C'est  la  qualité  qui  con- 
siste à  rendre  à  chacun  ce  qui  lui  est  dû  ou  à 
traiter  chacun  suivant  son  droit  :  Juslitia  in 
suo  cuique  tribuendo  (Cic,  de  Finibus  bono- 
rum  et  malorum,  lib.  V,  c.  xxiii).  Mais  le  droit 
peut  être  tacite  ou  écrit  ;  il  est  reconnu  par  la 
conscience  avant  d'obtenir  la  consécration  d'une 
législation  positive  ;  de  là  la  distinction  de  la 
justice  et  de  Vcquité.  On  réserve  le  nom  de  jus- 
tice au  droit  écrit,  à  celui  dont  l'exécution  peut 
être  exigée  par  la  contrainte  :  car  on  ne  conçoit 


pas  une  loi  positive  dépourvue  de  sanction.  On 
entend  par  équité  un  droit  qui  n'emporte  avec 
lui  aucun  pouvoir  de  contraindre,  ou  qui  u'est 
reconnu  que  par  la  conscience  et  par  la  raison. 
Cette  distinction  existe  également  dans  toutes 
les  langues;  elle  témoigne  d'une  règle  naturelle 
de  nos  actions,  qui  est  au-dessus  de  toutes  les 
règles  de  convention  et  des  lois  établies  par  les 
hommes;  elle  est  particulièrement  indispensable 
au  jurisconsulte,  obligé  d'éclairer  et  souvent  de 
corriger,  par  le  droit  naturel,  les  obscurités  et 
les  erreurs  du  droit  positif;  mais  elle  s'arrête  à 
la  surface  des  choses,  sans  en  toucher  le  fond  : 
nous  voulons  dire  que  l'idée  de  la  justice  est  es- 
sentiellement une,  soit  qu'elle  demeure  ren- 
fermée dans  le  fond  de  notre  intelligence,  soit 
qu'elle  trouve  un  appui  extérieur  et  se  montre, 
en  quelque  sorte,  sous  une  forme  visible  dans 
les  institutions  civiles  et  politiques.  En  effet^  ce 
ne  sont  pas  les  lois  qui  constituent  la  justice; 
mais  elles  sont  elles-mêmes  justes  ou  injustes, 
suivant  qu'elles  s'accordent  ou  non  avec  les 
règles  éternelles  de  la  raison,  et,  pour  parler 
comme  Montesquieu,  avec  les  rapports  néces- 
saires qui  dérivent  de  la  nature  des  choses. 
D'un  autre  côté,  ce  qui  n'est  aujourd'hui  qu'une 
simple  maxime  d'équité  peut  devenir  avec  le 
temps  un  droit  rigoureux  que  la  société  tout 
entière  prend  sous  sa  défense.  Il  en  est  de  la 
justice  comme  des  autres  idées  fondamentales 
de  notre  intelligence  :  invariable  en  elle-même 
et  toujours  présente  à  notre  esprit,  invoquée 
dans  tous  les  temps  et  par  tous  les  hommes,  elle 
n'arrive  que  par  degrés  à  toute  la  clarté  dont 
elle  est  susceptible,  et  c'est  avec  la  même  len- 
teur qu'elle  passe  de  la  pensée  dans  les  faits. 
C'est  ainsi  qu'elle  a  fait  disparaître  peu  à  peu, 
dans  la  famille,  le  droit  de  vie  et  de  mort  que 
le  mari  avait  sur  sa  femme  et  le  père  sur  ses 
enfants;  dans  la  société  civile  l'inégalité  des 
conditions,  le  despotisme  et  l'esclavage  ;  dans 
l'humanité  en  général  la  croyance  que  tout  est 
permis  avec  des  ennemis  ou  des  étrangers,  ou 
que  les  nations  dans  leurs  rapports  mutuels  ne 
doivent  prendre  conseil  que  de  leur  ambition  et 
de  leur  intérêt.  Ce  ne  sont  pas  là  des  chan- 
gements, comme  plusieurs  penseurs  ont  cherché 
à  le  faire  croire,  dans  le  dessein  d'abaisser  la 
raison;  ce  sont  des  progrès,  c'est-à-dire  des  ap- 
plications de  plus  en  plus  étendues  du  même 
principe.  Les  limites  dans  lesquelles  ce  principe 
s'exerce  reculent  sans  cesse;  elles  ne  se  rétré- 
cissent jamais  ;  aucune  puissance  au  monde  ne 
peut  lui  faire  quitter  le  terrain  qu'il  a  conquis. 
Cette  maxime  :  «  Ne  fais  pas  aux  autres  ce 
que  tu  ne  voudrais  pas  qu'ils  te  fissent,  »  exprime 
à  merveille  le  sentiment  de  la  justicej  elle  en 
montre  parfaitement  la  réciprocité,  et  y  intéresse 
chacun  par  ce  qu'il  a  de  plus  cher,  c'est-à-dire 
par  lui-même;  mais  elle  n'en  exprime  pas  l'i- 
dée, ou,  ce  qui  revient  au  même,  elle  n'en  fait 
pas  connaître  le  principe  ni  la  véritable  mesure. 
11  peut  se  faire,  en  effet,  qu'un  homme,  soit 
ignorance,  soit  grossièreté  de  mœurs,  n'attache 
aucun  prix  à  la  jouissance  de  certains  biens,  à 
l'exercice  de  certaines  facultés  :  lui  sera-t-il 
permis  pour  cela  d'en  interdire  l'usage  à  ses 
semblables?  Par  exemple,  je  ne  fais  aucun  cas 
de  la  liberté  de  penser,  et  je  suis  tout  prêt  à  y 
renoncer  pour  mon  propre  compte,  regardant 
comme  plus  avantageux  de  me  laisser  conduire 
par  une  autorité  établie  :  cette  opinion  me  don- 
ne-t-elle  le  droit,  si  j'en  ai  la  puissance,  de 
mettre  aussi  des  bornes  à  la  pensée  des  autres  ? 
Ce  que  nous  disons  de  l'intelligence  peut  s'ap- 
pliquer aussi  à  l'honneur,  à  la  dignité,  à  tout 
ce  qu'il  y  a  de  plus  élevé  et  de  plus  délicat  dans 


I 


JUST 


—  847   — 


JUST 


ràmc  humaine.  L'amour  de  soi  est  donc  une 
mesure  très-imparfaite  du  juste  et  de  l'injuste  : 
car  ce  sentiment  n'est  pas  le  même  chez  tous 
les  hommes  j  il  varie  nécessairement  et  dans 
son  objet  et  dans  sa  force,  suivant  les  circon- 
stances accidentelles  qui  entrent  dans  la  vie  de 
chaque  individu.  Le  seul  fondement  réel,  la  seule 
règle  possible  de  la  justice  est,  comme  nous 
l'aVuns  dit  en  commençant,  la  notion  de  droit. 
La  notion  de  droit  repose  elle-même  sur  l'idée 
du  devoir,  avec  laquelle  elle  est  liée  dans  notre  es- 
prit par  un  rapport  nécessaire.  En  effet,  si  par 
cela  seul  que  je  suis  homme,  je  n'ai  pas  certains 
devoirs  à  remplir;  si  je  suis  affranchi  de  toute 
obligation  envers  moi-même,  quelles  pourront 
être  à  mon  égard  les  obligations  des  autres?  Si 
ma  vie,  ma  personne  et  chacune  de  mes  facultés 
n'ont  pas  une  déterminaison  marquée  d'avance 
par  une  loi  supérieure  aux  intérêts  et  aux  pas- 
sions des  hommes,  pourquoi  chacun  serait-il 
tenu  de  les  respecter?  Aussitôt,  au  contraire, 
qu'on  a  reconnu  l'idée  du  devoir  comme  un  prin- 
cipe nécessaire  et  universel  de  la  raison  humaine, 
l'idée  du  droit  en  jaillit  spontanément  :  car  ce 

âu'une  loi  absolument  obligatoire  me  prescrit 
e  faire,  elle  défend  aux  ailtres  de  l'empêcher 
sous  quelque  prétexte  et  par  quelque  moyen 
que  ce  puisse  être  ;  elle  me  déclare  inviolable 
dans  l'usage  que  je  fais  de  mes  moyens  pour  lui 
obéir.  Nos  droits  sont  donc  parfaitement  en  rap- 
port avec  nos  devoirs,  de  même  que  nos  devoirs 
sont  en  rapport  avec  nos  facultés  ou  les  diffé- 
rentes conditions  de  notre  existence  et  de  notre 
perfectionnement.  Il  suit  de  là  que  le  respect  de 
ces  droits,  c'est-à-dire  la  justice,  n'est  pas  autre 
chose  que  le  respect  de  la  nature  humaine,  sous 
quelque  forme  et  dans  quelque  mesure  qu'elle 
se  présente  ;  pour  la  même  raison  une  action 
injuste  est  une  insulte  à  l'humanité  entière  et 
dont  tous  les  cœurs  ont  le  droit  de  s'émouvoir. 
La  justice  diffère  essentiellement  de  la  cha- 
rité ou  de  l'amour.  Il  y  a  nécessairement  des 
degrés  dans  l'amour  ;  on  aime  inégalement  des 
êtres  inégaux,  et  il  y  en  a  qui  sont  tout  à  fait 
exclus  de  ce  sentiment,  sans  que  notre  volonté 
en  soit  responsable.  Il  n'y  a  point  de  degrés 
dans  la  justice,  et  c'est  sa  condition  même  de 
n'en  pas  souffrir.  On  est  juste  ou  on  ne  l'est  pas  ; 
et  quand  on  l'est,  c'est  envers  tous.  Cependant 
ces  deux  grands  principes  de  nos  actions  ne  peu- 
vent pas  se  séparer  l'un  de  l'autre.  L'amour,  la 
charité  sans  la  justice,  est  exposée  à  se  cor- 
rompre et  à  dégénérer  en  tyrannie.  C'est  ainsi 
que,  sous  prétexte  de  sauver  les  hommes  ou 
■dans  ce  monde  ou  dans  l'autre,  on  s'est  quel- 
quefois porté  envers  eux  aux  plus  atroces  vio- 
lences. La  justice  sans  l'amour  n'est  qu'une 
vertu  impuissante,  ou,  pour  parler  exactement, 
une  idée  irréalisable  :  car  supposez  que  les 
hommes  éprouvent  les  uns  pour  les  autres  une 
indifférence  absolue  :  qu'ils  ne  fassent  aucun 
effort  ni  aucun  sacrifice  pour  s'éclairer,  se  pro- 
téger et  se  perfectionner  mutuellement;  qu'une 
société  aveugle  et  dépourvue  d'entrailles  se 
borne  à  réprimer  le  mal  sans  chercher  à  déve- 
lopper les  germes  du  bien  par  le  moyen  de 
l'éducation  et  de  la  religion,  comment  alors  l'i- 
dée même  de  la  justice  pourra-t-elle  se  faire 
jour?  et  si  elle  est  déjà  consacrée  dans  les  insti- 
tutions publiques,  comment  pourra-t-elle  se 
maintenir  contre  les  passions,  l'ignorance,  la 
brutalité  et,  il  faut  tout  dire,  la  misère  de  cette 
foule  abandonnée  à  elle-même?  Un  philosophe 
de  l'antiquité,  qui  était  en  même  temps  un 
homme  d'État  et  un  grand  jurisconsulte,  a  donc 
eu  raison  de  dire  que  la  justice  n'est  pas  autre 
chose  que  l'amour  même  du  genre  humain,  ipsa 


caritas  gencrts  humant,  rendant  à  chacun  ce 
qui  lui  est  dii,  et  unissant  ensemble  tous  les 
hommes  par  le  double  lien  de  la  libéralité  et  de 
l'équité  (Cic,  de  Finibtis  bon.  el  mal.,  lib.  V, 
c.  xxiii).  Il  est  impossible,  en  effet,  qu'on  res- 
pecte la  nature  humaine  dans  ses  facultés  et  dans 
ses  droits,  tant  qu'on  n'est  point  parvenu  à  la 
connaître;  il  est  impossible  de  la  connaître  sans 
l'aimer.  Mais  cet  amour  qui  s'adresse  à  l'huma- 
nité entière,  ou  plutôt  à  l'homme  considéré 
comme  un  être  moral,  n'a  plus  rien  d'instinctif 
ni  de  personnel  ;  il  est  le  fruit  de  la  raison  aussi 
bien  ([ue  de  la  sensibilité,  et  ce  n'est  qu'à  ce 
titre  qu'il  peut  servir  d'auxiliaire  à  la  justice. 
Ainsi  comprise,  la  justice  est  bien  supérieure  à 
la  charité  toute  seule;  elle  suppose  un  déveloç- 
pement  bien  plus  cond'plet  et  un  usage  plus  re- 
fléchi des  facultés  humaines.  Aussi,  lui  a-t-il 
fallu  plus  de  temps  pour  s'établir^  c'est-à-dire 
pour  se  faire  admettre  dans  la  société,  dans  les 
lois,  dans  les  insitutions  publiques,  sans  les- 
quelles elle  ne  peut  exercer  aucune  influence 
réelle  sur  les  hommes;  et  aujourd'hui  même 
combien  n'est-elle  pa^  en  arrière  de  la  charité  ! 
Combien  il  est  plus  facile  d'obtenir  une  grâce 
que  la  reconnaisance  d'un  droit  ! 

Nous  venons  de  consi(iérer  la  justice  comme 
une  simple  application  de  la  notion  du  droit, 
ou,  ce  qui  revient  au  même,  comme  une  consé- 
quence immédiate  de  l'idée  du  devoir.  Mais  à 
l'idée  du  devoir  se  lie  très-étroitement  un  autre 
principe,  qui  est  l'idée  du  mérite,  ou  la  croyance 
que  le  bien  ne  doit  pas  rester  sans  récompense, 
ni  le  mal  sans  châtiment  dans  celui  qui  l'a  fait; 
que  la  loi  morale  doit  avoir  une  sanction  parfai- 
tement en  harmonie  avec  les  différentes  actions 
qu'elle  blâme  ou  qu'elle  approuve.  La  justice  a 
aussi  pour  attribution  de  traduire  en  fait  cette 
sanction  de  la  loi  morale,  et  alors  elle  s'appelle 
communément  la  JKsh'ce  distribulive.  Nous  n'au- 
rons point  de  peine  à  démontrer  que  la  justice 
distributive  est  comprise  dans  l'idée  de  la  jus- 
tice en  général  ;  qu'en  définissant  celle-ci  la 
qualité  qui  consiste  à  rendre  à  chacun  ce  qui 
lui  est  dû,  à  traiter  chacun  suivant  son  droit, 
nous  avons  fait  connaître  exactement  le  rôle  de 
la  première.  En  effet,  la  dispensation  des  récom- 
penses et  des  peines  suivant  le  mérite  et  le 
démérite,  ou  l'harmonie  générale  de  la  vertu  et 
du  bonheur,  n'est  au  fond  qu'un  droit  plus  élevé 
auquel  tous  les  autres  viennent  aboutir,  dans 
lequel  ils  peuvent  tous  se  résumer,  et  qui  nous 
représente  la  loi  morale  dans  son  plus  complet 
développement.  Mais  qui  doit  remplir  cette 
suprême  condition  de  la  justice?  Ce  n'est  pas 
l'individu,  qui  n'en  a  pas  le  pouvoir,  et  qui  ne 
pourrait  pas  l'exercer  sans  porter  atteinte  à  la 
liberté  de  ses  semblables,  ou  sans  méconnaître 
la  première  règle  de  la  justice  générale.  La  so- 
ciété ne  peut  y  satisfaire  que  d'une  manière 
très-limitee  et  très-imparfaite  :  car  d'abord  elle 
ne  s'occupe  et  ne  doit  s'occuper  que  des  actions 
qui  lui  sont  utiles  ou  nuisibles,  qui  touchent 
à  l'intérêt  ou  à  la  sécurité  de  tous.  Or,  l'homme 
n'a-t-il  pas  aussi  la  faculté  d'agir  sur  lui-même, 
et,  selon  l'usage  qu'il  fait  de  cette  faculté,  ne 
doit-il  pas  être  regardé  comme  vertueux  ou  cou- 
pable ?  Par  exemple,  on  peut  être  un  grand 
citoyen,  et  avoir  des  mœurs  infâmes.  De  plus, 
il  est  évident  que  la  société,  dans  la  sphère  de 
sa  juridiction,  tient  compte  du  succès  plutôt  que 
des  efforts,  du  résultat  plutôt  que  des  inten- 
tions :  or,  ce  sont  les  intentions  surtout  et  les 
efforts  au  prix  desquels  on  a  cherché  à  les  réa- 
liser qui  constituent  le  mérite  et  la  vertu.  Enfin 
la  société  est  exposée  à  se  tromper  et  sur  les 
actions  et  sur  les  personnes  qui  la  servent  ou 


JUST 


—  843  — 


JUST 


qui  lui  nuisent  j  et  parmi  celles  qui  méritent 
au  plus  haut  point  sa  sévérité  ou  sa  reconnais- 
sance, il  y  en  a  beaucoup  qu'elle  n'atteint  pas. 
Ainsi,  comment  récompenserait-elle  les  hommes 
qui  donnent  leur  vie  pour  la  défendre  ?  Quel 
châtiment  pourrait-elle  infliger  à  ceux  qui  bra- 
vent à  la  fois  et  la  honte  et  la  mort?  L'expérience 
nous  apprend,  en  effet,  que  le  crime  a  son  cou- 
rage et  en  quelque  sorte  son  héroïsme  aussi 
bien  que  la  vertu.  La  société  n'a  donc  pas,  dans 
le  vrai  sens  des  mots,  le  pouvoir  de  récompenser 
et  de  punir  ;  elle  n'a  que  celui  d'encourager  et 
de  réprimer;  et  les  moyens  qu'elle  fait  servir 
à  cette  double  fin  varient  nécessairement  sui- 
vant les  lieux  et  les  temps,  suivant  l'état  des 
croyances,  des  idées  et  des  mœurs  :  aux  époques 
de  barbarie  les  récompenses  matérielles  et  les 
châtiments  barbares  ;  dans  les  temps  de  civili- 
sation on  agit  sur  la  fortune,  sur  la  liberté,  et 
principalement  sur  l'honneur.  Ce  n'est  pas  à 
l'humanité,  ce  n'est  pas  à  cette  vie  qu'il  faut 
demander  une  véritable  rémunération.  La  jus- 
tice distributive,  telle  que  la  raison  est  forcée 
de  la  concevoir,  se  confond  entièrement  avec  la 
justice  divine,  et  ne  peut  s'appliquer  à  l'homme 
que  sous  la  condition  de  l'immortalité  (voy.  ce 
mot).  Mais  la  justice  de  Dieu  s'accorde  néces- 
sairement avec  sa  sagesse  et  sa  miséricorde, 
c'est-à-dire  avec  la  raison  et  avec  l'amour  con- 
sidérés dans  leur  essence  éternelle.  Il  ne  faut 
donc  point  se  représenter  l'autre  vie  pleine  de 
supplices  arbitraires  et  qui  paraîtraient  avoir 
pour  but  moins  l'expiation  que  la  vengeance. 

On  peut  consulter  sur  le  sujet  de  cet  article  : 
Platon,  de  la  Republique,  liv.  I;  —  Aristote, 
Morale  à  Nicomaque,  liv.  V;  —  Cicéron,  de 
Officiis  et  de  Finibus  bonorum  et  malorum;  — 
Kant,  Principes  métaphysiques  du  droit,  intro- 
duction; —  M.  Cousin,  Cours  de  l'histoire  de  la 
philosophie  moderne,  édition  de  1846,  t.  II, 
21'  et  22"  leçons  ;  t.  III,  7%  8",  9'  et  10'  leçons  ; 
Justice  et  Charité  dans  les  petits  traités  publiés 
par  l'Académie  des  sciences  morales  et  poli- 
tiques, Paris,  1849,  in-18;  enfin  tous  les  ouvrages 
de  philosophie  principalement  consacrés  au  droit 
et  à  la  morale. 

JUSTI  (Johann-Heinrich-Gottlob),  publiciste 
allemand,  né  àBriikcnenThuringe,  vers  1715,  fut 
un  moment  professeur  au  Theresianum  devienne, 
entra  ensuite  dans  l'administration  en  Suède,  et 
en  Prusse,  où  il  parvint  à  une  situation  assez 
considérable,  comme  directeur  des  mines.  Il 
était  sous  le  coup  d'une  accusation  de  concus- 
sion, quand  il  mourut  en  prison,  en  1771.  La 
plupart  de  ses  ouvrages,  très-nombreux,  traitent 
de  l'économie  politique.  L'histoire  de  la  philo- 
sophie lui  doit  cependant  une  courte  mention  : 
il  a  présenté  à  l'Académie  de  Berlin  deux  dis- 
sertations, l'une  sur  les  monades  et  l'autre  sur 
l'optimisme,  qui  toutes  deux  obtinrent  le  prix  et 
furent  publiées  par  cette  société.  La  philosophie 
de  Leibniz  y  est  discutée  et  critiquée  avec  une 
véhémence  que  l'Académie  dut  tempérer.  Le 
système  des  monades ,  tel  que  Leibniz  l'a 
développé,  et  celui  des  êtres  simples ,  qui 
appartient  plus  particulièrement  à  Wolf,  sont 
exposés  avec  une  grande  clarté,  et  ensuite  réfu- 
tés dans  leurs  propositions  essentielles.  Toute 
cette  doctrine  repose,  suivant  Justi,  sur  ce  pré- 
tendu principe  :  «  Il  n'y  a  pas  de  composés  sans 
des  simples.  »  Mais  d'où  peut-on  légitimement 
tirer  cette  assertion?  Ce  n'est  pas  de  l'expérience 
puisque  jamais  on  n'a  vu  d'êtres  simples;  ce 
n'est  pas  de  la  réflexion  qui  nous  découvre  quel- 
que chose  de  nos  âmes  ;  c'est  encore  moins  un 
jugement  de  la  raison.  Tout  au  plus  est-ce  une 
vérité  en  géométrie  ou  en  arithmétique,  et  en- 


core, au  lieu  de  monades  ou  d'êtres  simples,  il 
faudra  parler  d'unités  ou  de  points.  Cet  axiome, 
dit-on,  est  une  suite  nécessaire  du  principe  de 
la  raison  suffisante  :  mais  ce  principe  implique 
seulement  que  les  composés  aient  des  parties,  et 
non  pas  que  ces  parties  soient  simples.  D'ail- 
leurs il  y  a  d'autres  difficultés  insolubles  contre 
cette  métaphysique  :  des  êtres  simples  ne  peu- 
vent constituer  des  êtres  composés  ;  et  de  plus, 
si  les  monades  ont  la  même  essence  que  les  es- 
prits, et  si  plusieurs  monades  constituent  le 
corps,  pourquoi  nos  âmes  qui  leur  sont  sembla- 
bles par  leur  nature  et  par  leur  état  interne  ne 
formeraient-elles  pas  des  êtres  comparés,  des 
agrégats,  des  substances  étendues?  Ces  objec- 
tions contre  la  monadologie  et  celles  qui  sont 
dirigées  ailleurs  contre  la  théodicée  ont  souvent 
été  opposées  au  système  de  Leibniz  :  Justi  a  eu 
le  mérite  de  les  exprimer  un  des  premiers  et 
avec  beaucoup  de  précision.  Voir  Dissertation 
qui  a  remporté  le  prix  proposé  par  l'Académie 
royale  etc.  sur  le  système  des  monades,  Berlin, 
1748.  L'opuscule  de  Justi  est  imprimé  en  alle- 
mand et  en  français;  —  Dissertation  qui  a 
remporté  le  prix  etc.  sur  Voptimisme,  Berlin, 
n.iô; —  Écrits  de  morale  et  de  philosophie 
(ail.),  Berlin,  1760-1761,  2  vol. 

JUSTIN  (Saint),  martyr.  Quelques  passages, 
desquels  il  résulte  que  saint  Justin,  martyr, 
n'était  pas  étranger  à  la  connaissance  de  la 
sagesse  antique,  l'ont  fait  regarder  comme  un 
philosophe  platonicien  converti  à  la  ,foi  de  l'E- 
vangile. L'examen  de  ses  ouvrages  ne  justifie 
pas  complètement  cette  supposition.  Il  est  le  pre- 
mier des  apologistes  du  christianisme,  et  ses 
écrits  ont  fourni  a  la  cause  dont  il  prit  la  défense 
des  arguments  qui  sont  encore  reproduits  de 
nos  jours  dans  les  chaires  et  dans  les  ouvrages 
où  l'on  se  propose  le  même  objet.  Quant  à  ses 
connaissances  philosophiques,  elles  furent  plus 
étendues  que  profondes,  et  il  eut  plus  d'érudi- 
tion que  de  critique.  Il  cite  les  noms  de  plusieurs 
philosophes  tels  que  Pythagore,  Thaïes,  etc., 
sans  faire  connaître  leurs  doctrines,  ou  en  les 
faisant  connaître  très-imparfaitement.  On  s'en 
convaincra  facilement  en  lisant  les  premières 
pages  du  Traité  de  la  Monarchie  et  du  Dialo- 
gue avec  Tryphon,  et  quelques  autres  en  petit 
nombre  de  la  Première  et  de  la  Seconde  Apo- 
logie. 

La  manière  dont  saint  Justin  conçut  la  défense 
du  christianisme  contre  ses  adversaires  du  se- 
cond siècle,  païens,  juifs  et  philosophes,  le  mit 
dans  la  nécessité  de  rapporter  leurs  diverses 
opinions  pour  les  combattre.  Il  oppose  aux  païens 
les  passions  et  les  faiblesses  tout  humaines  de 
leurs  dieux  ;  aux  juifs,  l'accomplissement  des 
prophéties;  aux  philosophes,  les  contradictions 
de  leurs  doctrines  et  les  rivalités  de  leurs  écoles. 
Il  eût  été  plus  philosophique  d'en  chercher  l'ac- 
cord et  l'harmonie.  A  ses  yeux,  les  seuls  vérita- 
bles sages,  les  seuls  éclairés  de  lumières  supé- 
rieures, sont  les  prophètes  :  aussi  son  principal 
argument  est-il  puise  dans  leur  véracité  consta- 
tée par  les  événements  qui  donnèrent  naissance 
au  christianisme  :  argument  valable  contre  les 
Juifs,  mais  dont  la  philosophie  n'est  appelée  ni 
à  réclamer  ni  à  repousser  l'assistance.  Il  est 
donc  évident  que  les  opinions  contradictoires  des 
philosophes  sur  les  notions  abstraites  de  la  rai- 
son et  les  principes  métaphysiques  des  choses, 
n'ont  aucun  rapport  favorable  ou  défavorable 
avec  des  preuves  empruntées  surtout  à  l'histoire. 
On  ne  saurait  trop  faire  remarquer  que  le  terrain 
des  livres  saints  et  celui  de  la  philosophie  sont 
entièrement  différents,  et  que  toute  comparaison 
établie  entre  ces  deux   ordres  d'idées  manque 


JUST 


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JUST 


nécessairement  de  justesse.  Quel  lien  commun, 
par  exemple,  peuvent  avoir  la  théorie  des  idées, 
a  roccasion  de  latiuelle  saint  Justin  triomphe  du 
désaccord  si  connu  de  Platon  et  d'Aristote  {t\v- 
liorlalions  aux  Gciilils),  et  l'harmonie  des  laits 
avec  les  prophéties;  et,  d'un  autre  côté,  dans 
fiuelle  partie  de  leurs  livres  les  prophètes  ont-ils 
traité  la  question  que  la  théorie  des  idées  pré- 
tend résoudre  '? 

Ailleurs,  il  est  vrai,  saint  Justin  ne  semble  pas 
si  dédaigneux  de  la  sagesse  des  anciens.  Ce  qu'il 
reprend  dans  Platon,  «  ce  n'est  pas  que  sa  doc- 
trine soit  contraire  à  celle  de  Jésus-Christ,  c'est 
«lu'elle  ne  soit  pas  d'accord  avec  elle-mcrae,  » 
reproche  qu'il  adresse  aussi  aux  stoïciens,  etc. 
{Premu'i'c  Apologie).  Il  porte  même,  dans  un 
autre  endroit,  beaucoup  plus  loin  la  faveur  pour 
la  philosophie;  il  enseigne  que  le  Verbe  divin 
est  la  raison,  et  que  le  genre  humain  y  participe 
tout  entier.  Le  passage  de  la  Seconde  Apologie 
dans  lequel  il  tire  les  conséquences  de  ce  prin- 
cipe est  trop  digne  d'attention  pour  que  nous  ne 
prenions  pas  la  peine  de  le  traduire.  «  On  nous 
a  fait  connaître,  dit-il,  que  le  Christ  est  le  pre- 
mier né  de  Dieu,  qu'il  est  le  Verbe  et  la  raison, 
à  laquelle  participe  le  genre  humain  tout  entier, 
comme  nous  l'avons  précédemment  démontré. 
Tous  ceux  qui  ont  possédé  ce  Verbe  et  cette 
raison  sont  chrétiens,  même  quand  ils  ont  été 
considérés  comme  athces  par  leurs  contempo- 
rains. Tels  furent,  chez  les  Grecs,  Socrate,  Hera- 
clite ;  tels  furent,  chez  les  barbares,  Abraham,  Ana- 
nias,  Azarias,  Mis.iël,Ëlie,  et  beaucoup  d'autres.... 
De  même  ceux  qui  vécurent  avant  les  temps  du 
Christ,  et  s'éloignèrent  pendant  toute  la  durée 
de  leur  existence  de  la  raison  et  du  Verbe,  de- 
meurèrent inutiles,  àypr\axo%  (l'auteur  joue  ici 
sur  le  mot),  ennemis  du  Christ,  et  persécuteurs 
de  ceux  qui  passèrent  leur  vie  en  union  avec  le 
Verbe.  Mais  ceux  qui  vécurent,  et  ceux  qui  vi- 
vent encore  unis  à  la  raison  et  au  Verbe  sont 
chrétiens,  exempts  de  toute  crainte  et  de  tout 
trouble.  »  On  voit  par  là  que  l'idée  d'une  révéla- 
tion primitive  et  universelle,  d'un  christianisme 
avant  la  venue  de  Jésus-Christ,  qui  a  fourni  de 
nos  jours  l'élément  principal'  du  système  de 
M.  l'abbé  de  Lamennais,  se  trouve  dans  saint 
Justin.  C'est  ce  qui  a  fait  dire  à  plusieurs  écri- 
vains, que  ce  Père  avait  regardé  la  philosophie 
platonicienne  comme  la  préface  du  christia- 
nisme. 

Quoique  nous  venions  de  reconnaître  que  saint 
Justin  n'eut  de  la  philosophie  qu'une  connais- 
sance peu  profonde,  il  est  certain  qu'il  n'était 
point  étranger  à  la  connaissance  des  écoles  de  la 
■Grèce,  et  que  c'est  à  cette  circonstance  qu'il  dut 
d'être  le  premier  qui  tentât  de  réunir  la  foi  du 
chrétien  à  la  science  du  philosophe,  dont  toute 
sa  vie  il  porta  le  costume.  Alors  même  qu'il  fait 
ressortir  l'incertitude  de  la  raison  et  de  la  phi- 
losophie, on  voit  bien  que  celle-ci  lui  est  fami- 
lière, et  qu'il  en  subit  presque  à  son  insu  l'in- 
fluence. Ce  syncrétisme  n'en  est  pas  moins  un 
fait  remarquable  dans  l'histoire  de  l'esprit  hu- 
main à  cette  époque  reculée  de  notre  ère,  où  il 
se  montre  pour  la  première  fois;  il  ne  se  fait 
point  remarquer  dans  les  écrivains  antérieurs, 
qui  suivent  tous  exclusivement  la  méthode  aposto- 
lique. Saint  Justin  ouvre  donc  une  voie  nouvelle 
qui  sera  parcourue  après  lui  par  Athénagore, 
saint  Clément  d'Alexandrie  et  Origène,  mais  que 
des  esprits  moins  abstraits  se  hâteront  d'aban- 
donner, pour  rentrer  dans  la  tradition  exclusive 
de  la  prédication  évangélique. 

En  effet,  il  est  facile  de  remarquer  dans  saint 
Justin  des  opinions  qui  sans  doute  ne  parurent 
point  à  tous  contraires  au  christianisme,  mais 

DICT.   PHILOS. 


qui  sont  néanmoins  du  nombre  de  celles  qui  n'ont 
point  résisté  à  l'épreuve  du  temps  et  du  déve- 
loppement de  la  doctrine  chrétienne.  Ainsi,  Dieu, 
le  Verbe  et  l'Esprit  sont  à  ses  yeux  trois  principes 
inégaux  en  nature  et  en  dignité  dont  le  premier 
seul  est  Dieu  {Seconde  Apologie).  Ailleurs  il  sup- 
pose une  matière  préexistante  à  l'acte  do  la  créa- 
tion, et  s'appuie  sur  les  livres  de  Moïse  pour  en 
donner  la  preuve  l^Première  Apologie)  ;  les  âmes, 
selon  lui,  ne  sont  pas  immortelles  par  leur  es- 
sence propre,  mais  par  un  acte  secondaire  de  la 
bonté  divine;  et  il  laisse  entrevoir  [Dialogue 
avec  Tryphon)  que  plusieurs  d'entre  elles  pour- 
raient bien,  par  un  autre  acte  de  celte  même 
volonté,  mourir  tout  entières. 

Il  est  de  l'essence  des  sentiments  élevés  et 
purs  de  disposer  l'esprit  à  sonder  les  vérités 
morales  et  intellectuelles.  Le  christianisme,  à 
.son  origine,  inspira  des  sentiments  étrangers 
au  paganisme,  mais  ne  les  appuya  pas  sur  une 
doctrine  philosophique;  ceux  donc  d'entre  les 
chrétiens  qui  éprouvèrent  le  besoin  d'opérer 
cette  union,  durent  tourner  les  yeux  vers  le 
platonisme,  dont  la  grandeur  n'était  pas  au-des- 
sous des  élans  de  leurs  cœurs.  C'est  ce  qui  arriva 
à  saint  Justin,  qui  le  premier  entra  dans  cette 
■voie.  Il  ne  faut  pas  cependant  lui  demander  un 
ensemble  bien  coordonné  de  vérités  mises  en 
rapport  les  unes  avec  les  autres.  Puisés  aux 
sources  diverses  du  christianisme,  de  la  philo- 
sophie platonicienne  et  de  l'école  juive  d'Aristo- 
bule  et  de  Philon,  les  principes  de  ce  Père  pré- 
sentent de  fréquentes  contradictions  et  plus  d'une 
grave  difficulté.  Le  christianisme  avait  surtout 
besoin  de  rester  pratique,  à  la  portée  de  tous, 
pour  suffire  à  l'étendue  ae  ses  destinées  ;  l'élé- 
ment philosophique  introduit  par  saint  Justin 
compliquait  son  action.  Accepte  sans  objection 
parles  contemporains  dans  les  écrits  de  ce  Père, 
il  devint  suspect  dans  Origène.  Saint  Justin  ne 
paraît  pas  avoir  été  assez  versé  dans  l'étude  du 
platonisme  pour  ajouter  quelque  chose  aux  con- 
naissances philosophiques  de  son  temps;  il  l'était 
trop  pour  que  le  christianisme  ne  fût  pas  mêlé 
dans  ses  ouvrages  à  des  éléments  étrangers  jus- 
qu'alors à  la  tradition  des  apôtres,  et  dont  plu- 
sieurs ne  furent  peut-être  pas  sans  influence  sur 
les  erreurs  dont  on  accusa  Tatien,  son  disciple. 
Du  reste,  il  se  montra  chrétien  parfaitement 
pur,  du  moins  par  ses  vertus  et  sa  ferveur.  Né  à 
Sichem  {Flavia  Neapolis),  en  Palestine,  l'an  89 
de  Jésus-Christ,  d'une  famille  païenne,  il  em- 
brassa le  christianisme  à  l'âge  d'environ  trente 
ans,  et  souffrit,  dit-on,  le  martyre  à  Rome, 
l'an  167,  sous  le  règne  de  Marc-Aurèle  et  de 
Lucius  Verus. 

Les  ouvrages  que  l'on  reconnaît  comme  appar- 
tenant à  saint  Justin,  et  dont  nous  avons  cité 
plusieurs,  sont  :  1°  le  Traité  de  la  Monarchie 
ou  de  l'Unité  de  Dieu;  2"  le  Discours  aux  Grecs; 
3°  les  deux  Apologies  ;  4°  le  Dialogue  avec  le 
Juif  Tryphon  ;  et  5°  la  Lettre  à  Diogénète.  Tou- 
tefois l'authenticité  de  cette  dernière  est  contes- 
tée par  quelques  critiques. 

On  a  fait  plusieurs  éditions  et  traductions 
latines  ou  françaises,  soit  de  la  totalité  des  œu- 
vres de  saint  Justin,  soit  de  ses  divers  traités 
particuliers.  Une  des  meilleures  éditions,  sans 
qu'elle  soit  irréprochable,  est  celle  de  Paris, 
in-f",  1636.  On  en  a  donné  récemment  une  en 
Allemagne,  en  2  vol,  in-8. 

On  peut  consulter  Henri  Ritter,  Histoire  delà 
pnilosophie  chrétienne; —  Vacherot,  Histoire 
critique  de  l'école  d'Alexandrie  ; — Aube,  Saint 
Justin,  philosophe  et  martyr,  Paris,  1861,  in-8. 

H.  B. 

JUSTINIANI  (Laurent),  né  à  Venise  en  1381, 

54 


KABB 


850  — 


KAHB 


d'une  des  premières  familles  de  cette  ville,  prit 
l'habit  régulier  dans  le  monastère  des  chanoines 
de  Saint-Georges,  et  consacra  toute  sa  vie  aux 
exercices  et  aux  études  ascétiques.  Il  mourut  en 
1455,  avec  le  titre  de  premier  patriarche  de 
Venise.  Ce  fut  un  des  plus  célèbres  mystiques 
du  xV  siècle.  Dans  le  recueil  de  ses  œuvres  pu- 
bliées en  1606,  in-f°,  se  trouvent  les  traités  sui- 
vants, dont  les  titres  font  assez  connaître  l'esprit  : 
Lignum  vilœ  ;  —  de  Casto  connubio  verhi  et 
animœ  ;  —  Fasciculus  ainoi^is;  —  de  Spirituali 
inleritu  animœ  ;  —  de  Gradibus  perfectionis, 
etc.  Laurent  Justiniani  est  un  des  plus  intelli- 
gents disciples  de  saint  Bonaventure  :  il  a  été  ca- 
nonisé comme  son  maître. 

KABBALE  et  plus  communément  Cabale  ou 
Cabbale  (de  l'hébreu  kabbalah,  dont  le  sens 
propre  est  réception,  mais  que,  par  une  substi- 
tution d'idées  très-facile  à  expliquer,  on  traduit 
par  tradition).  C'est  le  nom  d'une  doctrine  théo- 
logifiue  dans  la  forme,  philosophique  au  l'ond, 
et  surtout  métaphysique,  qui  a  pris  naissance 
chez  les  Juifs  environ  deux  cents  ans  avant  l'ère 
chrétienne,  et  qui  circulait  secrètement  parmi 
eux  jusqu'à  la  fin  du  xv°  siècle,  époque  à  la- 
quelle elle  commença  à  préoccuper  l'érudition 
chrétienne.  Les  Juifs,  en  général,  n'ignoraient 
pas  l'existence  de  ce  mystérieux  enseignement; 
mais  ils  n'osaient  pas  en  approcher  ;  ils  le  re- 
gardaient comme  un  secret  terrible  auquel  de 
grands  dangers  étaient  attachés  aussi  bien  qu'une 
grande  puissance,  et  qui  à  peine  pouvait  être 
entendu  impunément  par  les  plus  purs  et  les 
plus  sages  en  Israël.  Il  faut  lire  dans  le  Talmud 
le  récit  merveilleux  des  prodiges  accomplis  par 
la  merkabah  (on  nomme  ainsi  la  partie  la  plus 
sublime  de  la  science  kabbalistique),  et  aussi  des 

Eérils  qui  la  rendaient  inabordable.  Quatre  célè- 
res  docteurs  avaient  osé  descendre  dans  cet 
abîme  :  un  seul  sortit  sain  et  sauf;  les  trois  au- 
tres y  laissèrent  ou  la  vie,  ou  la  raison,  ou  la  foi. 
On  explique  très-diversement  l'origine  de  la 
kabbale.  Les  adeptes  de  cette  science,  parmi 
lesquels  il  faut  comprendre  plusieurs  mystiques 
chrétiens,  tels  que  Raymond  Lulle,  Pic  de  la 
Mirandole,  Reuchlin,  Guillaume  Postel,  Henri 
Morus,  la  regardent  comme  une  tradition  divine 
aussi  ancienne  que  le  genre  humain.  Ils  suppo- 
sent qu'un  ange  appelé  Raziel,  c'est-à-dire  l'ange 
des  mystères,  vint  par  l'ordre  de  Dieu  l'ensei- 
gner à  Adam,  dans  le  moment  où  celui-ci,  chassé 
du  paradis  terrestre  et  accablé  par  sa  chute, 
avait  besoin  pour  se  relever  d'un  Kcours  surna- 
turel. D'autres  moins  ambitieux  ne  la  font  re- 
monter que  jusqu'aux  temps  de  Moïse,  soutenant 
qu'elle  a  été  révélée  sur  le  mont  Sinaï  en  même 
temps  que  la  loi,  et  conservée  à  l'état  de  tradi- 
tion chez  un  petit  nombre  de  sages,  jusqu'au 
retour  de  la  captivité  de  Babylone.  Enfin,  comme 
un  excès  en  provoque  toujours  un  autre,  plu- 
sieurs critiques  n'ont  vu  dans  la  kabbale  qu'une 
servile  imitation  du  mysticisme  arabe  ;  de  ce 
mysticisme  bizarre,  exalté,  qui  s'est  développé 
au  commencement  du  xi"  siècle  par  le  contact 
des  idées  d'Alexandrie  avec  l'esprit  musulman, 
et  dont  Avicenne  (voy.  Ibn-Sina)  est  l'expression 
la  plus  complète.  Il  résulterait  de  cette  supposi- 
tion que  les  livres  kabbalistiques  réputés  les 
plus  anciens  ne  sont  qu'une  imposture  forgée  à 
plaisir,  et  que  le  plus  important  de  ces  livres, 
celui  qui  a  pour  nom  le  Zohar,  est  une  compi- 
lation indigeste  d'un  rabbin  espagnol  du  xui°  siè- 
cle, appelé  Moïse  de  Léon.  De  ces  difl'érentes 
opinions,  les  deux  premières  sont  au-dessous  de 
la  critique  :  nous  ne  les  avons  citées  que  pour 
montrer  de  quel  culte  superstitieux  la  kabbale  a 
été  l'objet.  La  troisième,  quoique  soutenue  avec 


beaucoup  de  talent  par  des  savants  du  premier 
ordre,  a  contre  elle  des  témoignages  et  des  faits 
de  toute  nature.  Quand  on  examine  la  kabbale 
en  elle-même,  quand  on  la  compare  aux  doctri- 
nes analogues,  et  qu'on  réfléchit  à  l'innucncc 
immense  qu'elle  a  exercée,  non-seulement  sur 
le  judaïsme,  mais  sur  l'esprit  humain  en  général, 
il  est  impossible  de  ne  pas  la  regarder  comme 
un  système  très-sérieux  et  parfaitement  original. 
Il  est  tout  aussi  impossible  d'expliquer  sans  elle 
les  nombreux  textes  de  la  Mischna  et  du  Talmud, 
qui  attestent  chez  les  Juifs  l'existence  d'une 
doctrine  secrète  sur  la  nature  de  Dieu  et  de 
l'univers,  au  temps  où  nous  faisons  remonter  la 
science  kabbalistique. 

La  kabbale,  dès  son  origine,  se  partageait  en 
deux  branches  :  l'une  qu'on  appelait  l'histoire  de 
la  Genèse  {Maassek  bereschit),  était  une  explica- 
tion symbolique  de  la  création,  ou  une  théorie 
de  la  nature;  l'autre  ayant  pour  titre  l'histoire 
du  Char  céleste  (Maassek  merkabah),  c'est-à-dire 
du  char  dont  il  est  question  dans  la  vision 
d'Ézéchiel,  formait  un  système  de  théologie  et 
de  métaphysique,  où  le  développement  nécessaire 
des  attributs  divins  était  représenté  comme  la 
cause  de  tous  les  êtres.  On  n'attribuait  pas  à  la 
première  le  même  degré  de  sainteté  et  d'im- 
portance qu'à  la  seconde.  Celle-là  pouvait  être 
enseignée  intégralement  par  un  homme  à  un 
autre;  celle-ci  ne  devait  être  divulguée  qu'avec 
des  précautions  et  des  restrictions  infinies.  Peu 
à  peu  on  rédigea  ces  deux  sciences,  d'abord 
confiées  exclusivement  à  la  mémoire  des  adeptes. 
Quelques  rares  manuscrits,  conçus  dans  le  style 
des  anciens  oracles,  passaient  mystérieusement 
de  main  en  main,  en  augmentant  toujours  de 
volume.  Ainsi  se  formèrent,  dans  l'espace  de 
plusieurs  siècles,  les  deux  principaux  et  plus 
anciens  monuments  de  la  kabbale,  le  Sepher 
iecirah  et  le  Zohar,  dont  le  premier  correspond 
à  l'histoire  de  la  Genèse,  le  second  à  l'histoire 
du  Char  céleste.  Nous  ne  les  considérons  donc 
ni  l'un  ni  l'autre  comme  l'ouvrage  d'un  seul 
auteur;  nous  n'attribuons  pas,  comme  on  l'a  fait 
pendant  longtemps  et  sans  aucun  motif,  le  Sepher 
iecirah  à  Akibah,  ni  le  Zohar  à  Simon  ben- 
Jochaï,  quoique  Simon  ben-Jochaï  et  ses  disciples 
y  aient,  selon  toute  apparence,  la  plus  grande 
part  •  et  par  ce  moyen  s'évanouissent  à  la  fois 
les  difficultés  qu'on  a  élevées  contre  l'authen- 
ticité de  ces  livres. 

Ce  qui  frappe  tout  d'abord  chez  les  kabbalistes 
et  fait  même  partie  de  leur  originalité,  c'est  la 
forme  sous  laquelle  ils  exposent  généralement 
leur  doctrine.  Comme  s'ils  n'osaient  pas  se  l'avouer 
à  eux-mêmes,  ou  pour  en  dissimuler  aux  autres 
toute  la  hardiesse,  ils _  s'efforcent  ou  se  donnent 
l'air  de  la  tirer  de  l'ficriture  sainte;  et  comme 
l'Écriture  sainte  ne  se  prête  en  aucune  manière 
à  ce  dessein,  ils  prennent  avec  elle  les  plus 
étranges  libertés.  Ne  tenant  pas  le  moindre 
compte  de  la  valeur  des  mots  ni  des  lois  du 
langage,  ils  substituent  partout  au  sens  naturel 
un  sens  allégorique,  qui,  ainsi  que  l'on  doit  s'^ 
attendre,  est  l'expression  de  leurs  opinions  pré- 
conçues. Les  événements  de  l'Ancien  Testament, 
les  cérémonies  qu'il  prescrit,  ne  sont  à  leurs, 
yeux  que  des  symboles,  ou,  pour  traduire  leurs 
propres  paroles,  qu'un  vêtement  souvent  grossier 
sous  lequel  se  cachent  et  le  corps  et  l'âme  de  la 
loi.  Par  le  corps  ils  entendent  le  sens  moral  des 
livres  révélés;  par  l'âme  le  sens  mystique;  mais 
il  y  a  aussi  une  âme  pour  cette  âme,  ou  un 
degré  supérieur  de  sagesse  et  de  perfectioa 
auquel  n'arrivent  qu'un  très-petit  nombre  d'élus. 
Indépendamment  de  cette  manière  d'interpréter 
l'Écriture,  qu'on  trouve  aussi  chez  Philon;  qui 


KABB 


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KABB 


avant  Philon  avait  déjà  clé  pratiquée  par  les 
thérapeutes,  cl  qui  passa  ensuite,  avec  tous  ses 
abus,  à  Origènc,  les  kabbalisles  se  servaient 
encore  d'autres  procédés,  plus  artificiels,  pour 
rattacher  en  apparence  leurs  idées  philosopniques 
aux  textes  sacrés,  et  pour  frapper  l'imagination 
par  des  effets  imprévus  :  par  exemple,  en  prenant 
soit  la  première,  soit  la  dernière  leltre  de  chacun 
des  mots  dont  se  compose  un  verset  des  livres 
saints,  ils  lormaient  un  mot  nouveau  qui  en  ré- 
vélait le  sens  mystique  3  ou  bien  ils  changeaient 
la  valeur  des  lettres  en  remplaçant  la  première 
par  la  dernière,  alejtli  par  (an,  c'est-à-dire  alpha 
par  oméga,  et  réciproquement;  ou  enfin  ils 
substituaient  aux  lettres  dont  les  mots  sont 
composés  les  nombres  que  ces  lettres  repré- 
sentent dans  le  système  de  numération  des  Hé- 
breux, pour  en  former  ensuite  les  plus  étranges 
combinaisons.  Ce  n'est  qu'à  l'aide  de  ces  moyens, 
employés  au  même  rôle  que  les  instruments  de 
torture,  qu'ils  pouvaient  forcer  la  Bible  à  leur 
rendre  témoignage  :  car  il  ne  faut  pas  se  faire 
illusion,  la  kabbale  est  panthéiste.  L,'existence 
d'un  seul  être  se  développant  éternellement  sous 
des  formes  diverses,  et  tirant  de  sa  substance, 
par  une  suite  indéfinie  d'émanations,  non-seule- 
ment l'univers  avec  tout  ce  qu'il  contient,  mais 
la  force  même  qui  l'a  créé  avec  ses  propres 
attributs,  voilà  le  dernier  mot  de  chacun  des 
deux  ouvrages  dont  nous  avons  parlé  précédem- 
ment et  que  nous  allons  essayer  de  faire  connaître 
par  une  rapide  analyse. 

Le  Sepher  iecirah,  c'est-à-dire  le  Livre  de  la 
création,  est  une  espèce  de  monologue  placé  dans 
la  bouche  d'Abraham,  et  où  nous  apprenons  com- 
ment le  père  des  Hébreux  a  dû  comprendre  la 
nature  pour  se  convertir  à  la  croyance  du  vrai 
Dieu.  Cette  bizarre  composition  ne  comprend 
pas  plus  que  quelques  pages  écrites  d'un  style 
énigmatique  et  sentencieux  comme  celui  des 
oracles;  mais  sous  cette  obscurité  étudiée  et  à 
travers  le  voile  de  l'allégorie,  elle  nous  laisse 
apercevoir  cependant  l'idée  même  de  la  kabbale. 
Elle  nous  montre  tous  les  êtres,  tant  les  esprits 
que  les  corps,  tant  les  anges  que  les  éléments 
bruts  de  la  nature,  sortant  par  degrés  de  l'unité 
incompréhensible,  qui  est  le  commencement  et 
la  fin  de  l'existence.  C'est  à  ces  degrés  toujours 
les  mêmes,  malgré  la  variété  infinie  des  choses; 
c'est  à  ces  formes  immuables  de  l'être  que  le 
Sepher  iecirah  donne  le  nom  de  séphiroths. 
Elles  sont  au  nombre  de  dix.  La  première,  c'est 
l'esprit  du  Dieu  vivant  ou  la  sagesse  éternelle, 
la  sagesse  divine  identique  avec  le  Verbe  ou  la 
parole.  La  seconde,  c'est  le  souffle  qui  vient  de 
l'esprit  ou  le  signe  matériel  de  la  pensée  et  de 
la  parole,  en  un  mot  l'air,  dans  lequel,  selon 
l'expression  figurée  du  texte,  ont  été  gravées  et 
sculptées  les  lettres  de  l'alpliabet.  La  troisième, 
c'est  l'eau,  engendrée  par  l'air,  comme  l'air  est 
engendré  par  la  voix  ou  par  la  parole;  l'eau 
épaissie  et  condensée  produit  la  terre,  l'argile, 
les  ténèbres  et  les  éléments  les  plus  grossiers 
de  ce  monde.  La  quatrième  des  séphiroths,  c'est 
le  feu,  qui  est  la  partie  subtile  et  transparente 
de  l'eau,  comme  la  terre  en  est  la  partie  grossière 
et  opaque.  Avec  le  feu,  Dieu  a  construit  le  trône 
de  sa  gloire,  les  roues  célestes,  c'est-à-dire  les 
globes  semés  dans  l'espace,  les  séraphins  et  les 
anges.  Avec  tous  ces  éléments  réunis,  il  a  construit 
son  palais  et  son  temple,  qui  n'est  autre  chose 
que  l'univers.  Enfin  les  quatre  points  cardinaux 
et  les  deux  pôles  nous  représentent  les  six  dernières 
séphiroths.  Le  monde,  selon  le  Sepher  iecirah, 
n'est  point  séparé  de  son  principe,  et  les  derniers 
degrés  de  la  création  forment  un  seul  tout  avec 
le  premier.  «  La  fin  des  séphiroths  se  lie,  dit-il,  à 


leur  principe,  comme  la  flamme  au  tison  :  car 
le  Seigneur  est  un,  il  n'y  en  a  pas  un  second. 
Or,  en  présence  de  l'un,  à  quoi  servent  les  nom- 
bres et  les  paroles?» 

Les  séphiroths,  telles  qu'on  les  comprend  ici, 
ne  sont  donc  pas  autre  chose  ^ue  les  nombres 
considérés  comme  les  formes  générales  de  l'exis- 
tence; mais  là  ne  s'arrête  pas  le  symbolisme 
du  Sepher  iecirah  :  supposant  que  le  monde  doit 
être  l'image  de  la  parole,  par  laquelle  il  a  été 
formé,  il  veut  nous  montrer  dans  les  éléments 
de  la  parole,  dans  les  matériaux  indispensables 
du  discours,  représentés  par  les  vingt-deux  lettres 
de  l'alphabet  hébreu,  les  mêmes  rapports,  les 
mêmes  harmonies  et  les  mêmes  contrastes  qui 
marquent  le  plan  de  la  création.  Ces  vingt-deux 
lettres,  combinées  avec  les  dix  premiers  nombres, 
forment  les  trente-deux  voies  merveilleuses  de 
la  sagesse  par  lesquelles,  dit  le  texte,  Dieu  a 
fondé  son  nom.  On  se  figure  sans  peine  tout  ce 
qu'il  y  a  d'arbitraire  dans  une  pareille  concep- 
tion; aussi  ne  voyons-nous  aucun  motif  de  nous 
y  arrêter  longtemps.  Il  nous  suffira  de  remarquer 
que,  dans  celte  dernière  partie,  la  conclusion 
est  la  même  que  dans  la  première  :  c'est  l'unité 
élevée  au-dessus  de  tout  et  regardée  à  la  fois 
comme  la  substance  et  la  forme  de  choses;  c'est 
Dieu  considéré  comme  la  source  commune  des 
nombres  et  des  lettres,  dont  les  uns  nous  re- 
présentent la  nature  des  êtres,  et  les  autres  leur 
arrangement,  leurs  combinaisons  et  leurs  rap- 
ports; c'est  enfin  le  principe  de  l'émanation 
substitué  ouvertement  à  celui  de  la  création. 

Mais  c'est  dans  le  Zohar  (ce  mot  signifie  la 
lumière)  que  les  kabbalistes  ont  déposé  leurs 
plus  secrètes  pensées  et  développé  toutes  les 
conséquences  de  leur  principe.  C'est  là  que  leur 
système  se  montre  dans  toute  son  audace  et  dans 
sa  mystique  originalité,  soit  qu'ils  cherchent  à 
définir  la  nature  de  Dieu,  soit  qu'ils  nous  expli- 
quent l'origine  et  la  formation  du  monde,  soit 
qu'ils  nous  dévoilent  les  destinées  de  l'âme  hu- 
maine :  toutes  les  idées,  en  effet,  que  le  Zohar 
nous  présente  confusément,  en  forme  de  com- 
mentaire sur  les  textes  bibliques,  peuvent  se 
partager  entre  ces  trois  questions  éternellement 
agitées  et  éternellement  inépuisables.  Nous  com- 
mencerons par  celle  de  la  nature  divine  :  car 
c'est  de  là  que  découle  tout  le  reste.  Nous 
sommes  ici  en  Orient,  où  les  règles  de  la  mé- 
thode n'ont  pas  une  grande  autorité,  et  où  l'on 
regarderait  comme  un  blasphème  de  ne  pas 
donner  à  Dieu  le  premier  rang  dans  la  pensée. 
L'Être  infini,  tel  que  le  conçoivent  les  auteurs 
du  Zohar,  ou  pour  lui  conserver  le  nom  qu'ils 
lui  ont  consacré  dans  leur  langue,  l'En-Soph, 
n'est  pas  le  Dieu  créateur  de  l'Écriture  sainte; 
ce  n'est  pas  cet  être  entièrement  distinct  ou 
plutôt^  séparé  du  monde,  à  qui  le  monde  n'est 
pas  nécessaire  et  qui,  avant  qu'il  existât,  se  suf- 
fisait à  lui-même,  plongé  dans  la  contemplation 
de  sa  perfection  ineffable  :  c'est  la  substance  et, 
comme  dirait  Spinoza,  la  cause  immanente,  le 
principe  à  la  fois  passif  et  actif  de  tout  ce  qui 
est;  ou  plutôt  lui  seul  il  est  véritablement  dans 
l'éternité  et  dans  l'immensité,  dans  le  temps  et 
dans  l'espace;  il  n'y  a  qu'un  seul  être,  qui  est 
lui  :  car  lui  c'est  tout,  et  ce  que  nous  prenons 
pour  des  existences  indépendantes  ou  tout  au 
moins  différentes  les  unes  des  autres,  n'est  que 
l'expression  variée  de  son  existence  unique.  Ce 
serait  une  erreur  de  croire  qu'il  n'est  que  la 
substance  des  êtres  que  nous  connaissons  ou  qui 
existent  actuellement;  il  embrasse  aussi  le  pos- 
sible, et  même  ce  qui  est  au-dessus  du  possible, 
ce  que  notre  raison  ne  saurait  concevoir;  il 
dépasse   de   toutes   les   proportions   de    l'infini 


KABB 


852  — 


KABB 


l'univers,  qui  est  lui-même  sans  bornes.  Mais 
avant  d'avoir  produit  l'univers,  ou.  ce  qui  a  le 
même  sens  dans  ce  système,  avant  d  avoir  revêtu 
aucune  forme  et  impose  aucune  mesure  à  son 
infinitude,  il  était  absolument  ignoré  de  lui- 
même  et,  à  plus  forte  raison,  des  autres  êtres, 
qui  n'existaient  pas  encore;  il  n'avait  ni  sagesse, 
ni  puissance,  ni  bonté,  ni  aucun  autre  attribut  : 
car  un  attribut  suppose  une  distinction  et.  par 
conséquent,  une  limite.  «  Il  était  alors,  ait  le 
texte,  comme  une  mer  :  car  les  eaux  de  la  mer 
sont  par  elles-mêmes  sans  limites  et  sans  forme.» 
Dans  cet  état  on  l'appelle  VA7icicn  des  anciens, 
le  Muslère  des  m]jstères,  l'Inconnu  des  inconnus. 
C'est  le  musierium  magnum  des  philosophes 
hermétiques  et  la  racine  ténébreuse,  ou  les 
ténèbres  primitives  de  Jacob  Boehm  (voy.  ce 
nom). 

La  première  forme  sous  laquelle,  en  sortant 
de  ces  ténèbres,  l'En-Soph  ou  l'Être  infini  se 
manifeste  à  lui-même,  c'est  celle  des  dix  séphi- 
roths.  Mais  il  ne  faut  pas  confondre  les  séphirolhs 
du  Zohar  avec  celles  du  Sepher  iecirah  :  celles- 
ci,  comme  nous  l'avons  vu,  ne  s'appliquent  qu'à 
l'univers  déjà  créé,  laissant  en  dehors  de  leur 
sphère  la  cause  ou  la  substance  immuable  de 
l'univers;  celles-là,  au  contraire,  servent  d'in- 
termédiaire entre  l'Être  infini  et  la  création  : 
elles  nous  montrent  le  principe  absolu  des  choses 
bien  avant  que  le  monde  soit  formé,  devenant 
par  degrés  l'essence  divine,  se  donnant  tous  les 
attributs  qui  lui  manquent,  se  rendant  propre  à 
l'œuvre  qu'il  doit  accomplir  plus  tard,  et  prenant 
possession  de  lui-même  dans  l'éternité  avant  de 
se  répandre  au  dehors,  et  de  remplir  de  son 
éclat  le  temps  et  l'espace.  On  les  a  comparées  à 
des  vases  de  différentes  formes  ou  à  des  verres 
nuancés  de  diverses  couleurs.  Quel  que  soit  le 
vase  qui  la  recueille,  la  substance  absolue  des 
choses  demeure  toujours  la  même,  et  la  lumière 
divine,  comme  celle  du  soleil,  ne  change  pas  de 
nature  avec  le  milieu  qu'elle  traverse.  11  faut 
seulement  remarquer  que  ces  vases  et  ces  milieux 
n'ont  aucune  existence  qui  leur  soit  propre;  ils 
ne  sont  que  les  limites  que  le  principe  des  êtres 
s'est  imposées  successivement  pour  donner  un 
but  et  un  plan  à  son  activité,  ou,  si  l'on  peut 
s'exprimer  ainsi,  les  différentes  ombres  dont  la 
lumière  divine  a  dû  couvrir  sa  splendeur,  afin 
de  pouvoir  se  contempler  elle-même  et  se  laisser 
contempler.  On  conçoit,  d'après  cela,  que  les 
séphiroths  aillent  toujours  en  décroissant,  c'est- 
à-dire  que  plus  elles  s'éloignent  de  leur  source, 
plus  elles  perdent  de  leur  éclat  et  de  leur 
puissance. 

La  première  se  nomme  le  diadème  ou  la  cou- 
ronne; elle  nous  représente,  non  plus  ce  tout 
sans  forme  et  sans  nom  dont  nous  avons  parlé 
précédemment,  ou  ce  mystérieux  inconnu  qui  a 
existé  avant  les  choses,  on  pourrait  dire  avant 
Dieu  lui-même,  mais  l'infini  distingué  du  fini, 
l'être  considéré  en  lui-même  dans  la  plus  entière 
concentration  de  ses  attributs  et  de  ses  forces. 
Son  nom,  dans  l'Écriture,  signifie  je  suz's,  et  le 
signe  matériel  qu'on  lui  a  donné  pour  symbole, 
c'est  le  point  ou  le  plus  petit  caractère  de  l'al- 
phabet hébreu,  la  lettre  iod.  Cette  concentration 
absolue  de  l'être  en  lui-même  nous  mettant  dans 
l'impossibilité  de  rien  discerner  en  lui,  et  de  lui 
donner  un  attribut,  une  qualité  plutôt  qu'une 
autre,  on  l'appelle  aussi  le  non-être.  C'est  avec 
ce  non-être,  et  nullement  avec  le  néant  propre- 
ment dit.  que  le  monde  a  été  fait  ;  la  T' te  blanche 
et  VAnrten,  dont  il  est  si  fréquemment  question 
dans  le  Zohar  (nous  ne  parlons  plus  ici  de 
l'Ancien  des  anciens),  sont  la  même  forme  de 
l'existence,  ainsi  nommée  à  cause  du  rang  qu'elle 


occupe  dans  l'ensemble  des  manifestations  di- 
vines. 

Du  sein  de  cette  unité  indivisible  sortent  pa- 
rallèlement deux  autres  séphiroths,  dont  l'une, 
représentée  comme  un  principe  actif  ou  mascuiinj 
reçoit  le  nom  de  sagesse;  l'autre  est  un  principe 
passif  ou  féminin,  et  s'appelle  Vintelligence.  Il 
s'agit  ici  de  la  raison  éternelle  ou  du  Verbe 
incréé  et  de  la  con.science  qu'il  a  de  lui-même, 
de  la  totalité  des  idées,  sur  le  modèle  desquelles 
le  monde  a  été  construit,  ou,  comme  d'autres 
le  croient,  du  sujet  et  de  Tobjet  de  la  pensée 
se  développant  du  sein  de  l'Être,  où  ils  existent 
primitivement  confondus.  La  sagesse  est  aussi 
nommée  le  Père,  car  elle  a,  dit-on,  engendré 
toutes  choses.  L'intelligence,  c'est  la  Mère,  con- 
formément à  ces  paroles  de  l'Écriture  :  «  Tu 
appelleras  l'intelligence  du  nom  de  Mère.  »  De 
leur  éternelle  et  mystérieuse  union  sort  un  fils 
qui,  prenant  à  la  fois,  selon  les  expressions  du 
Zohar,  les  traits  de  son  père  et  de  sa  mère,  leur 
rend  témoignage  à  tous  deux  ;  ce  fils,  c'est  la 
science,  qu'il  faut  bien  se  garder  de  confondre 
avec  la  sagesse  :  la  science  ne  possède  pas  une 
existence  distincte  et  ne  compte  pas  parmi  les 
séphiroths;  elle  n'est  qu'une  image  affaiblie  où 
viennent  se  réfléchir  les  deux  attributs  pré- 
cédents. 

Ces  trois  principes  :  l'être  absolument  un,  la 
raison  éternelle  ou  le  Verbe,  et  la  conscience 
que  la  raison  a  d'elle-même,  forment  dans  le 
Zohar  une  trinité  indivisible.  On  les  représente 
sous  la  forme  de  trois  têtes  confondues  en  une 
seule,  et  on  les  compare  au  cerveau  qui,  sans 
perdre  son  unité,  se  partage  en  trois  parties,  et, 
au  moyen  de  trente-deux  paires  de  nerfs,  se 
répand  dans  tout  le  corps.  Quelquefois  les  trois 
termes,  ou,  si  l'on  veut,  les  trois  personnes  de 
cette  trinité,  figurent  trois  époques  différentes 
dans  le  développement  général  des  êtres,  con- 
sidéré comme  identique  au  développement  de 
la  pensée;  c'est,  comme  on  peut  se  le  rappeler, 
sur  la  même  base  qu'un  des  plus  grands  mé- 
taphysiciens de  notre  siècle  a  édifié  son  système. 
Nous  n'accusons  pas  Hegel  d'avoir  cherché  ses 
inspirations  chez  les  docteurs  juifs;  nous  voulons 
montrer  seulement  combien  le  champ  de  la  mé- 
taphysique est  borné,  et  à  quel  point  l'esprit 
humain  se  ressemble.  Lorsqu'on  croit  avoir  at- 
teint le  plus  haut  degré  d'originalité,  il  se  trouve 
le  plus  souvent  qu'on  a  revêtu  d'une  forme  nou- 
velle une  erreur  ou  une  vérité  déjà  oubliée  depuis 
des  siècles. 

Les  sept  séphiroths  dont  il  nous  reste  encore 
à  parler  se  développent  de  la  même  manière 
que  les  précédentes.  Du  sein  de  V intelligence 
sortent  parallèlement  deux  nouveaux  principes, 
l'un  actif  et  l'autre  passif,  l'un  masculin  et  l'autre 
féminin  :  c'est  la  grâce  et  la  justice,  ou  la  gran- 
deur et  la  puissance,  que  l'on  appelle  les  deux 
bras  de  Dieu  ;  avec  le  premier,  il  répand  la  vie  ; 
avec  le  second,  il  la  retire  ou  la  gouverne,  et  la 
modère.  Mais  ces  deux  attributs  ne  pouvant  se 
passer  l'un  de  l'autre,  la  justice  appelant  la  grâce, 
et  la  grâce  ou  la  bonté  ne  se  concevant  pas  sans 
règle  et  sans  justice,  on  les  a  réunis  dans  un 
centre  commun  qui  est  la  beauté.  La  beauté  est 
donc  le  résumé,  la  plus  haute  expression  de  tous 
les  attributs  moraux,  ou  l'harmonie  du  bien; 
ces  trois  séphiroths  forment,  comme  les  précé- 
dentes, une  trinité  indivisible.  Il  en  est  de 
même  des  trois  suivantes  que  l'on  nomme  le 
triomphe,  la  gloire  et  le  fondement.  Par  le 
triomphe  et  la  gloire,  il  faut  entendre  l'exten- 
sion ou  la  multiplication  et  la  force,  c'est-à-dire 
le  principe  de  l'étendue  et  du  nombre,  et  le 
principe   de   l'action;  c'est   la  définition  qu'en 


KABB 


—  853  — 


KABB 


donne  le  Zohar  lui-même,  en  ajoutant  que  de  ces 
deux  principes  dérivent  toutes  les  forces  de  la 
nature  ;  le  jondemcnt ,  c'est  la  réunion  de  toutes 
ces  forces  dans  une  seule,  ou  le  princijie  géné- 
rateur de  l'univers  :  aussi  lui  u-t-on  donné  j)our 
symbole  l'organe  de  la  génér;ition.  0>i:iiit  à  la 
dernière  des  séphirulhs,  clic  exprime,  non  pas 
un  attribut  nouveau,  mais  Tbaruionie  ijui  existe 
entre  les  attributs  précédents  et  leur  domi- 
nation absolue  sur  le  monde  j  son  nom  c'est  la 
voyaulc. 

Ces  dix  séphiroths  forment  ensemble  l'homme 
idéal  ou  céleste,  le  premier  Adam  {Adam  Kad- 
mon),  le  médiateur  éternel  entre  Dieu  et  la 
création.  Elles  se  divisent,  comme  on  vient  de 
le  voir,  en  trois  classes,  dont  chacune  nous 
présente  la  Divinité  sous  un  aspect  différent, 
mais  toujours  sous  la  forme  d'une  trinité.  Les 
trois  premières  sont  purement  intellectuelles  ou 
métaphysiques  :  elles  expriment  l'identité  ab- 
solue de  l'existenoe  et  de  la  pensée  ;  les  trois 
suivantes  ont  un  caractère  moral  :  d'une  part, 
elles  nous  montrent  l'identité  de  la  bonté  et  de 
la  sagesse,  c'est-à-dire  du  bien  et  du  vrai;  de 
l'autre,  elles  nous  signalent  le  bien  comme  le 
principe  et  la  source  du  beau  ;  enfin,  les  trois 
dernières  ont  un  caractère  qu'on  peut  appeler 
physique;  elles  nous  l'ont  concevoir  l'infini  tout 
à  la  fois  comme  la  force  motrice,  le  principe 
générateur  et  l'élément  substantiel  du  monde. 
Ces  trois  ordres  d'attributs  ou  ces  trois  trinités 
sont  réunies  à  leur  tour  dans  une  trinité  plus 
élevée  :  la  couronne,  c'est-à-dire  l'être  absolu  ; 
la  beauté,  c'est-à-dire  l'être  idéal  •  et  la  royauté, 
c'est-à-dire  l'être  se  manifestant  dans  la  nature. 
Voilà  les  trois  personnes,  ou,  comme  s'exprime 
le  Zohar,  les  trois  visages  de  cette  trinité  su- 
prême. Le  premier,  c'est  le  long  visage  ou 
l'ancioi  des  jours,  le  second  c'est  le  roi,  et  le 
troisième  la  reine  ou  Id.malrone.  Nous  insistons 
sur  ces  noms  et  ces  représentations  symboliques, 
parce  qu'ils  sont  nécessaires  à  l'intelligence  des 
idées. 

Après  avoir  formé  ses  propres  attributs,  ou, 
pour  parler  plus  exactement,  après  qu'il  s'est 
engendré  lui-même,  Dieu  procède  de  la  même 
manière  à  la  génération  des  autres  êtres.  En 
effet,  malgré  la  distinction  généralement  admise 
par  les  kabbalistes  entre  le  monde  de  l'émana- 
tion [olàm  acilouf),  composé  des  seules  séphi- 
roths ;  le  monde  de  la  création  [olàm  beriah), 
formé  par  les  âmes  et  les  purs  esprits;  le  monde 
de  la  formation  [olàm  iecirah),  occupé  par  les 
corps  célestes;  et  enfin  ce  monde  purement  ter- 
restre, appelé  aussi  le  monde  de  l'action  [olàm 
assiah),  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  dans 
leur  croyance,  tout  sort  également  du  sein  de 
Dieu,  tout  participe  également  de  son  être,  mais 
à  des  degrés  divers,  selon  la  distance  qui  se 
trouve  entre  les  effets  et  la  cause.  La  matière 
est  le  dernier  anneau  de  cette  chaîne  dont 
l'homme  céleste ,  ou  l'Adam  Kadmon  est  le 
premier;  elle  marque  la  limite  où  disparaissent 
à  nos  yeux  l'esprit,  la  vie  et  même  l'existence  : 
car,  lorsqu'on  veut  la  distinguer  des  forces  qui 
la  meuvent  et  des  formes  qu'elle  emprunte  à 
l'intelligence,  elle  s'échappe  comme  une  ombre 
des  mains  qui  cherchent  à  la  saisir. 

Dans  la  plupart  des  systèmes  de  l'Orient,  par 
exemple  dans  le  gnosticisme,  dans  la  philosophie 
d'Alexandrie,  dans  le  mysticisme  indien,  la  gé- 
nération des  êtres  est  regardée  comme  une  dé- 
chéance, le  monde  comme  une  œuvre  maudite, 
la  vie  comme  un  supplice  auquel  nous  sommes 
attachés  sans  raison  et  sans  but  par  le  génie 
des  ténèbres.  Il  n'en  est  pas  de  même  dans  la 
kabbale  :  identifiant  d'une  manière  absolue  l'être 


et  la  pensée,  la  sagesse  et  la  puissance;  donnant 
à  Dieu  la  conscience  de  lui-même,  et  la  jouis- 
sance de  tous  ses  attributs  au  moment  où,  sous 
le  nom  d'Adam  Kadmon,  il  entreprend  de  se 
faire  connaître  dans  les  régions  du  temps  et  de 
l'espace,  les  auteurs  du  Zohar  ont  dû  nécessai- 
rement reg.irder  le  monde  comme  l'expression 
de  la  suprême  raison,  confondue  elle-même  avec 
la  suprême  bonté  et  le  beau  idéal.  Aussi  la  créa- 
tion est-elle  pour  eux  un  acte  d'amour,  une  6e- 
nédiclion;  ils  considèi'ent  comme  un  fait  très-si- 
gnificatif que  la  lettre  par  laquelle  Moi'se  a 
commencé  le  récit  de  la  Genèse  entre  aussi  la 
première  dans  le  mot  qui  en  hébreu  signifie  bé- 
nir. Rien,  dans  leur  opinion,  n'est  absolument 
mauvais;  rien  n'est  maudit  pour  toujours,  pas 
même  l'archange  du  mal.  Il  viendra  un  temps 
où  Dieu  lui  rendra  sa  nature  angélique  et  le 
nom  qu'il  portait  autrefois  dans  le  ciel.  L'enfer 
aussi  doit  disparaître  et  se  transformer  en  un 
lieu  de  délices  :  car,  à  la  fin  des  temps,  il  n'y 
aura  plus  ni  châtiments,  ni  épreuves,  ni  cou- 
pables; la  vie  sera  une  éternelle  fête,  un  sab- 
bat sans  fin. 

La  démonologie  du  Zohar,  ou  ce  que  les  kab- 
balistes entendent  par  les  démons  et  les  anges, 
n'est  qu'une  personnification  tout  à  fait  réfléchie 
des  forces  de  la  nature  et  des  différents  degrés 
de  vie  et  d'intelligence  qu'elle  renferme  dans 
son  sein.  Il  ne  faut  pas  croire,  en  effet,  que  les 
anges,  qui  jouent  un  si  grand  rôle  dans  leur 
système,  soient  pour  eux  ce  qu'ils  étaient  dans 
la  religion  poétique  du  peuple  ;  ils  les  représen- 
tent, au  contraire,  comme  des  êtres  bien  infé- 
rieurs à  l'homme,  comme  des  messagers  aveu- 
gles de  la  volonté  divine,  comme  des  forces  qui 
se  meuvent  toujours  dans  la  même  direction. 
«  Dieu,  disent-ils,  anima  d'un  esprit  particulier 
chaque  partie  du  firmament  ;  aussitôt  toutes  les 
armées  célestes  furent  formées  et  se  trouvèrent 
devant  lui.  »  Le  chef  de  cette  milice  invisible, 
c'est  l'ange  Métatrône,  ainsi  appelé  parce  qu'il 
se  trouve  immédiatement  au-dessous  du  trône 
de  Dieu  ou  du  monde  Beriah,  habité  par  les 
purs  esprits.  Sa  tâche,  c'est  de  maintenir  l'unité, 
l'harmonie  et  le  mouvement  de  toutes  les  sphè- 
res. Il  a  sous  ses  ordres  des  myriades  de  sujets 
qu'on  a  divisés  en  dix  catégories,  en  l'honneur 
des  dix  séphiroths;  ces  anges  subalternes  sont 
aux  diverses  parties  de  la  nature,  ce  qu'est  leur 
chef  à  la  nature  tout  entière  :  ainsi  l'un  préside 
aux  mouvements  de  la  terre,  l'autre  à  celui  de 
la  lune,  ou  de  quelque  autre  planète  ;  celui-ci 
s'appelle  l'ange  du  feu  (Nouriel),  celui-là  l'ange 
de  la  lumière  (Ouriel),  etc.;  quant  aux  démons, 
ils  représentent  les  limites,  ou,  pour  nous  servir 
du  terme  consacré  dans  la  kabbale,  les  envelop- 
pes de  l'existence,  la  décroissance  successive  de 
rintelligence  et  de  la  vie.  Ainsi  que  les  anges, 
ils  forment  dix  séphiroths,  c'est-à-dire  dix  de- 
grés où  les  ténèbres  et  le  mal  vont  s'épaississant 
de  plus  en  plus,  comme  dans  les  cercles  infer- 
naux du  Dante. 

La  partie  la  plus  remarquable,  peut-être,  du 
système  que  nous  exposons  ici,  c'est  celle  (jui 
concerne  l'àme  humaine  et  l'homme  tout  entier. 
L'homme,  selon  la  kabbale,  est  à  la  fois  le  ré- 
sumé et  l'œuvre  la  plus  accomplie  de  la  créa- 
tion :  par  son  âme,  qui  est  le  fond  de  son  être, 
il  est  l'image  de  l'homme  céleste,  et  participe, 
dans  une  mesure  déterminée,  à  tous  les  attri- 
buts divins;  par  son  corps  il  représente  en  petit 
l'univers  et  mérite  le  nom  de  microcosme  :  de  là 
les  rapports  étranges,  les  mystiques  correspon- 
dances que  les  auteurs  du  Zohar  cherchent  à 
établir  entre  les  différentes  parties  de  notre  or- 
ganisation et  celles  du  monde  extérieur;  mais  ce 


KABB 


—  854 


KANA 


qui  doit  surtout  nous  intéresser,  c'est  leur  théo- 
rie psydiologiquc  et  morale. 

Image  de  la  trinilé  divine,  l'homme  spirituel 
est  formé  aussi  par  la  réunion  de  trois  princi- 
pes: !•  d'un  esprit,  auquel  se  rapportent  nos  fa- 
cultés les  plus  élevées,  foyer  de  la  vie  intellec- 
tuolli'  et  (■(inteiiiplativc  3  2"  d'une  dmc,  siège  de 
la  volonlé  et  du  sentiment,  du  vice  et  de  la 
vertu,  en  un  mot  de  tous  les  attributs  et  de 
toutes  les  facultés  qui  constituent  la  vie  morale: 
3°  d'un  esprit  plus  grossier,  immédiatement  en 
contact  avec  le  corps,  principe  des  instincts,  des 
sensations,  des  fonctions  qui  appartiennent  à  la 
vie  animale.  Ces  trois  principes  ont  beaucoup 
d'analogie  avec  les  trois  parties  que  Platon  et 
Pythagore  ont  reconnues  dans  l'àme  humaine. 
Ils  ne  doivent  pas  être  pris  pour  de  simples  fa- 
cultés (jui  dérivent  simultanément  d'une  com- 
mune substance  et  ne  peuvent  pas  s'^exercer 
l'une  sans  l'autre  :  ils  forment  véritablement 
trois  natures  différentes,  trois  personnes,  si  l'on 
n'aime  pas  mieux  dire  trois  âmes  associées  à 
une  même  destinée  et  unies  avec  des  rangs  iné- 
gaux dans  une  même  conscience.  Directement 
émané  de  Dieu  sans  la  participation  d'aucune 
puissance  intermédiaire,  l'esprit  a  son  origine 
aans  le  Verbe,  dans  l'éternelle  sagesse,  appelée 
aussi  l'Éden  céleste  ;  l'âme  proprement  dite, 
dans  la  beauté,  qui  réunit  en  elle  la  miséricorde 
et  la  justice  ;  enfin  le  principe  de  la  vie  animale, 
dans  les  attributs  inférieurs  rassemblés  sous  le 
nom  de  royauté. 

Outre  ces  trois  éléments,  le  Zohar  en  recon- 
naît encore  un  autre  d'une  nature  tout  à  fait, 
extraordinaire  :  c'est  la  forme  extérieure  de 
l'homme  conçue  comme  une  existence  à  part  et 
antérieure  à  celle  du  corps,  en  un  mot  l'idée  du 
corps,  mais  avec  les  traits  individuels  qui  dis- 
tinguent chacun  de  nous  :  c'est  celte  même 
image  que  nous  voyons  si  fréquemment  men- 
tionnée dans  le  Zend-Avesta,  sous  le  nom  de 
Ferouerj  enfin,  sous  le  nom  d'esprit  vital,  quel- 
ques-uns ont  introduit  dans  la  psychologie  kab- 
balistique  un  cinquième  principe,  dont  le  siège 
est  dans  le  cœur,  qui  préside  à  la  combinaison  et 
à  l'organisation  des  éléments  matériels,  et  qui 
se  distingue  entièrement  du  principe  de  la  vie 
animale,  comme  chez  Aristote  l'àme  végétative 
ou   nutritive  se  distingue   de   l'âme    sensitive. 

Ce  n'est  pas  seulement  par  leur  psychologie, 
mais  par  leur  système  tout  entier  que  les  au- 
teurs du  Zohar  nous  rappellent  souvent  la  phi- 
losophie de  Platon.  En  ramenant  l'essence  des 
choses  à  celle  de  la  pensée,  ils  sont  nécessaire- 
ment arrivés  à  la  théorie  des  idées  ;  et  la  théo- 
rie des  idées  les  a  conduits  à  son  tour  au  dogme 
de  la  préexistence  et  de  la  réminiscence.  Voici 
ces  deux  opinions  très-nettement  exprimées  en 
quelques  mots  :  «  De  même  que,  avant  la  créa- 
tion, tous  les  êtres  étaient  présents  à  la  pensée 
divine,  sous  les  formes  qui  leur  sont  propres,  de 
même  toutes  les  âmes  humaines,  avant  de  des- 
cendre dans  ce  monde,  existaient  devant  Dieu 
dans  le  ciel  sous  la  forme  qu'elles  ont  conservée 
ici-bas,  et  tout  ce  qu'elles  apprennent  sur  la 
terre,  elles  le  savaient  avant  d'y  arriver.  » 

Malgré  le  panthéisme  idéaliste  qui  fait  le  fond 
de  leur  cosmogonie  et  de  leur  théologie,  les  au- 
teurs du  Zohar  admettent  la  liberté  humaine, 
mais  comme  un  mystère  inexplicable;  et  c'est 
pour  concilier  ce  mystère  avec  la  destinée  iné- 
vitable des  âmes,  qu'ils  adoptent,  en  l'ennoblis- 
sant, le  dogme  de  la  métempsycose.  Ils  veulent 
laisser  à  l'homme,  avant  de  le  faire  rentrer  dans 
sa  source  divine,  le  temps  de  développer  toutes 
les  perfections  dont  il  porte  en  lui  le  germe  in- 
destructible ;  ils  veulent  qu'il  puisse  acquérir 


par  une  suite  d'épreuves  la  conscience  de  lui- 
mrme  et  de  son  origine  :  s'il  n'a  pas  obtenu  ce 
résultat  dans  une  première  vie,  il  en  commen- 
cera une  autre,  et  après  celle-ci  une  troisième, 
en  passant  toujours  dans  une  condition  nouvelle 
où  il  dépend  absolument  de  lui  d'acquérir  les 
vertus  qui  lui  manquent.  Le  retour  de  l'âme 
dans  le  sein  de  Dieu  est  en  même  temps  le  but 
et  la  fin  de  toutes  ces  épreuves;  mais  ce  résul- 
tat, plein  de  jouissances  ineffables  pour  le  Créa- 
teur aussi  bien  que  pour  la  créature,  peut  com- 
mencer avant  la  mort  :  il  suffit  pour  cela  d'ai- 
mer Dieu  d'un  amour  désintéressé,  sans  aucun 
mélange  du  sentiment  scrvile  de  la  crainte,  et 
de  chercher  à  le  connaître  à  la  lumière  directe 
de  l'intuition  plutôt  que  par  le  raisonnement. 
Au  moyen  de  l'intuition  et  de  l'amour,  l'âme  se 
dépouille  du  sentiment  de  son  existence  et  se 
confond,  ou  plutôt  se  transforme  dans  son  prin- 
cipe, au  j.oint  de  n'avoir  plus  d'autre  pensée  ni 
d'autre  volonlé  que  la  pensée  et  la  volonté  de 
Dieu. 

On  le  voit  par  cette  courte  exposition,  la  kab- 
bale ne  mérite  ni  l'enthousiasme  qu'elle  excita 
au  XVI'  siècle,  quand  on  l'entrevit  pour  la  pre- 
mière fois,  avec  des  yeux  prévenus,  sous  le  voile 
épais  qui  la  couvrait  encore,  ni  le  dédain  qu'elle 
a  inspiré  à  la  critique  moderne.  Elle  nous  rap-r 
pelle  parfaitement  et  le  temps  et  le  pays  où  elle 
a  reçu  le  jour  :  comme  la  plupart  des  systèmes 
de  l'Orient,  et  surtout  ceux  qui  ont  paru  aux 
environs  de  la  naissance  du  christianisme,  elle 
mêle  ensemble  la  philosophie  et  la  théologie, 
et  d'un  autre  côté  la  science  de  l'esprit  et  celle 
de  la  nature.  Historiquement,  elle  intéresse  à 
la  fois  toutes  les  sciences;  il  n'en  est  point  qui 
n'ait  ressenti  son  influence  à  un  certain  degré, 
et  l'on  peut  signaler  une  suite  de  penseurs, 
comme  Reuchlin,  Paracelse,  les  deux  Van-Hel- 
mont,  Robert  Fludd,  Henri  More,  qui  l'ont  prise 
pour  sujet  ou  pour  base  de  toutes  leui*s  recher- 
ches. 

Il  n'entre  pas  dans  notre  dessein  de  citer  ici 
les  innombrables  commentaires  qui  ont  été 
écrits  en  hébreu  sur  le  Zohar  et  le  Sepher  ieci- 
rah;  voici  seulement  les  ouvrages  qui  peuvent 
être  utilement  consultés  sur  la  kabbale  par  la 
majorité  des  lecteurs  de  ce  recueil  :  Pic  de  la 
Mirandole,  Conclusiones  cabalislicœ  numéro 
.\Lvii,  etc.,  t.  I,  p.  54  de  ses  Œuvres  complètes, 
édit.  deBâle;  —  Reuchlin,  de  Arle  cabalistica, 
in-f",  Haguenau,  1517  ;  de  Verbo  mirifico,  in-f", 
Bàle,  1494;  —  Guillaume  Postelle,  Abrahami 
patriarchce  liber  iezirah,  etc.,  in-16,  Paris, 
1552;  —  Pistorius,  Artis  cabalislicœ,  hoc  est  re- 
conditœ  theologiœ  et  philosophiœ,  scriptores, 
t.  I  (le  seul  qui  ait  paru),  in-f%  Bar-le-Duc, 
1587;  —  Joseph  Voysin,  Dispiclatio  cabalistica 
R.  Israël,  etc.,  in-4,  Paris,  1635;  —  Athanase 
Kircher,  CEdipus  jEgyptiacus,  in-f",  Rome, 
1652-1654;  — Knorr  de  Rosenroth,  Kabbala  de- 
nudata,  etc.,  2  vol.  in-4,  Solisbac,  1677.  et 
Francfort,  1684  ;  —  "Wachter,  le  Spinozisme  dans 
le  judaïsme,  in-12,  Amst.,  1699  (ail.);  le  même, 
Elucidarius  cabalisiicus,  in-8,  Rome,  1706;  — 
Kleuker,  de  la  Nature  et  dé  l'origine  de  la 
doctrine  de  Vémanalion  chez  les  Juifs,  in-8°, 
Riga,  1786  (ail.)  ;  —  Tholuck,  de  Ortu  cabbalœ, 
in-4,  Hambourg,  1837  ;  —  Freystadt,  Kabbalis- 
mus  et  panlheismus,  in-8,  Kœnigsberg,  1832;  — 
Ad.  Franck,  la  Kabbale,  ou  la  Philosophie  reli- 
gieuse des  Hébreux,  in-8,  Paris,  1843. 

KANADA,  fondateur  d'un  système  de  philoso- 
phie alomislique  qui  dans  l'Inde  porte  le  nom 
de  veiséshikà.  On  ne  sait  rien  de  positif  sur  les 
circonstances  de  sa  vie,  ni  sur  l'époque  à  la- 
quelle il  vivait.   Les  Indous  font  remonter  son 


KANA 


855  — 


KANA 


origine,  comme  celle  de  tous  leurs  personnages 
illustres,  jusqu'à  Brahma.  Il  n'y  a  donc  aucun 
renseignement  historique  sur  Kanada.  Il  est  per- 
mis seulement  de  conjecturer  que  le  système 
auquel  est  attache  son  nom,  est  antérieur  au 
bouddhisme,  c'est-à-dire  qu'il  serait  au  moins 
contemporain  des  premiers  systèmes  grecs,  de 
Thaïes  et  de  l'ythagorc.  On  sait  que,  quand  on 
traite  aujourd'hui  de  l'Inde,  il  faut  se  résigner 
à  ces  approximations  et  à  ces  obscurités  ;  mais 
un  temps  viendra  sans  doute  où  les  documents 
seront  plus  précis  et  plus  satisfaisants. 

La  philologie  n'a  encore  publié  que  peu  de  chose 
de  l'ouvrage  attribué  à  Kanada.  C'est  un  recueil 
d'aphorismes  ou  soûtras,  composé  de  dix  lectures 
divisées  chacune  en  deux  journées.  C'est  dans 
ces  soûtras  qu'il  faut  aller  puiser  la  doctrine 
originale.  On  peut  l'éclaircir  aussi  par  les  coui- 
mentaires  nombreux  dont  elle  a  été  l'objet  à  di- 
verses époques.  Colebrooke  en  a  fait  usage  dans 
ses  Mémoires  ;  et  c'est  à  l'analyse  de  Colebrooke 
que  nous  emprunterons  le  peu  qu'il  convient  de 
dire  ici  du  système  de  Kanada.  Colebrooke  a  eu 
le  tort  de  mêler  l'exposition  du  système  de  Ka- 
nada à  celle  du  système  logique  de  Gotama. 
C'est  une  confusion  que  ne  justifie  pas  l'exemple 
de  quelques  commentateurs,  et  qui  ne  fait 
qu'embarrasser  un  sujet  déjà  bien  assez  difficile 
par  lui-même. 

Quoique  la  doctrine  de  Kanada  soit  tout  à  fait 
indépendante  des  védas,  c'est  cependant  sur  un 
précepte  de  l'Écriture  sainte  que  se  fonde  Ka- 
nada pour  exposer  son  système.  Le  véda,  dans 
un  passage  que  cite  un  commentateur,  et  qui 
appartient  sans  doute  à  une  oupanishad  plutôt 
qu'au  véda  lui-même,  recommande  comme  mé- 
thode unique  à  suivre  dans  toute  étude,  d'abord 
d'énoncer  le  sujet  qu'on  veut  traiter,  puis  de  le 
définir,  et  enfin  de  l'étudier  en  justifiant  par 
tous  les  arguments  convenables  la  définition 
qu'on  en  a  donnée.  Kanada  a  donc  énoncé  d'a- 
bord les  objets  de  preuve  ou  catégories,  en 
sanscrit  padârthas,  qui,  selon  lui,  renferment 
la  science  entière.  Ce  sont  la  substance,  la  qua- 
lité, l'action,  le  commun,  la  diflerence,  et  l'ag- 
grégation  ou  relation  intime.  Quelques  com- 
mentateurs ont  ajouté  un  septième  padârtha  à 
ces  six  premiers  :  c'est  la  négation  ou  privation. 
Il  n'est  pas  besoin  de  faire  remarquer  la  res- 
semblance assez  frappante  que  ces  catégories 
ont  avec  celles  d'Aristote. 

Après  cette  énonciation,  Kanada  définit  tous 
ces  termes  l'un  après  l'autre,  et  il  énumère  tou- 
tes les  espèces  qui  rentrent  sous  chacun  d'eux. 
La  substance  est  pour  lui  le  siège  des  qualités 
■et  de  l'action.  Les  substances  sont  au  nombre  de 
neuf:  la  terre,  l'eau,  la  lumière,  l'air,  l'éther, 
le  temps,  l'espace,  l'âme,  et  enfin  le  manas  ou 
sens  intime.  Les  cinq  premières  substances  sont 
formées  d'atomes  éternels,  qui,  se  réunissant 
deux  à  deux  et  en  combinaisons  diverses,  ont 
formé  tous  les  corps  de  l'univers.  Kanada  prend 
pour  exemple  de  la  plus  petite  partie  de  matière 
perceptible  pour  nous,  l'atome  que  nous  voyons 
voltiger  dans  un  rayon  de  soleil;  mais  ce  n'est 
là  qu'un  simple  exemple;  et  selon  lui,  les  ato- 
mes qui  composent  les  corps  sont  infiniment 
plus  subtils  et  ténus  que  ceux  que  nous  pouvons 
apercevoir  ainsi.  Après  la  substance,  Kanada  dé- 
finit la  qualité,  et  il  énumère  toutes  les  quali- 
tés qui,  dans  son  système,  sont  au  nombre  de 
vingt-quatre  :  couleur,  saveur,  odeur,  tempéra- 
ture, nombre,  quantitéj  etc.  Les  quinze  premiè- 
res qualités  sont  matérielles  et  perceptibles  à 
nos  sens  ;  les  huit  suivantes  sont  purement  in- 
telligibles et  rationnelles  :  ce  sont  l'intelligence, 
)e  plaisir  et  la  peine,  le   désir  et  l'aversion,  la  1 


volilion,  le  vice  et  la  vertu.  La  vingt-quatrième 
et  dernière  qualité  est  ce  que  Kanada  nomme 
d'un  nom  fort  vague  en  sanscrit,  sanskara,  et 
que  Colebrooke  a  rendu  par  un  mot  non  moins 
va^ue,  facalhj.  Peut-être  le  mot  encore  fort  peu 
précis  de  puissance  serait-il  un  peu  plus  conve- 
nable. 

A  la  qualité  succède  l'action,  dont  Kanada 
distingue  cinq  espèces,  suivant  la  nature  et  le 
sens  du  mouvement  que  l'action  produit.  Le 
commun  comprend  trois  degrés  qui  répondent 
au  genre,  à  l'espèce  et  à  l'individu. 

La  différence  [visésha]^  (jui  est  la  cinquième 
catégorie  de  Kanada,  mériterait  d'autant  plus 
l'attention,  que  c'est  d'elle  que  le  système  en- 
tier a  pris  son  nom  de  vciscihikâ;  mais  ici  l'a- 
nalyse de  Colebrooke  est  tout  à  l'ait  insuffisante, 
cl  jusqu'à  présent  il  est  impossible  de  la  com- 
pléter. 

Nous  en  dirons  autant  de  la  dernière  catégo- 
rie, celle  de  la  relation,  pour  laquelle  l'auteur 
anglais  a  usé  du  même  laconisme. 

Tel  est  à  peu  près  tout  ce  que  l'on  trouve  dans- 
Colebrooke  sur  la  doctrine  de  Kanada.  Ce  sont 
là,  comme  on  voit,  des  renseignements  bien 
peu  féconds.  Ceux  que  donne  M.  Ward  ne  le  sont 
guère  moins,  quoique  plus  développés.  Selon 
lui^  Kanada  est  contemporain  de  Gotama,  ce 
qui  n'est  rien  nous  apprendre  de  précis  :  car 
l'époque  où  vivait  Gotama  nous  est  profondé- 
ment ignorée.  M.  Ward  ajoute,  ce  qui  est  beau- 
coup plus  important,  que  Kanada  est  cité  dans 
le  Rig-véda;  mais  jusqu'à  ce  qu'on  ait  indiqué 
l'hymne  et  le  vers  où  se  trouve  cette  citation,  ce 
détail  est  presque  inutile,  car  on  ne  sait  s'il  est 
bien  exact.  Le  Rig-véda  représente  Kanada,  as- 
sure-t-on,  comme  livré  aux  plus  rudes  mortifica- 
tions ;  et  son  père  était  illustre  pour  la  connais- 
sance approfondie  qu'il  avait  des  livres  saints. 
Un  disciple  de  Kanada,  nommé  Mougdala,  joue 
aussi  un  rôle  assez  important  dans  les  légendes 
religieuses  et  héroïques  de  l'Inde.  Pour  faire 
connaître  le  système  de  Kanada,  M.  Ward  a  pris 
la  peine  de  donner  une  traduction  d'un  commen- 
taire intitulé  Veiscshikâ  Soûtra  Poushkara.  De 
quelle  époque  est  ce  commentaire?  Quel  en  est 
l'auteur  ?  Reproduit-il  fidèlement  la  doctrine 
originale?  En  quoi  l'altère-t-il ?  Voilà  ce  que 
M.  Ward  n'a  point  dit,  et  ce  commentaire,  tel 
qu'il  le  donne,  peut  à  bon  droit  paraître  suspect. 
Le  système  atomistique  s'y  montre  ardemment 
déiste;  il  engage  une  longue  polémique  pour 
prouver,  au  nom  de  Kanada,  l'existence  de  l'es- 
prit et  celle  de  Dieu  parfaitement  distinctes  et 
séparées  de  la  matière.  D'un  autre  côté,  il  sou- 
tient que  les  atomes  sont  incréés.  Cette  dernière 
opinion  semble  en  contradiction  avec  l'idée 
même  de  Dieu  ;  et  M.  Ward  ne  semble  pas  avoir 
remarqué  cette  discordance  si  grave.  D'autre 
part,  Colebrooke  ne  nomme  pas  ce  commentaire 
parmi  ceux  dont  il  a  fait  usage  ou  dont  il  con- 
naît le  nom.  Ceci  ne  veut  pas  dire  précisément 
que  ce  commentaire  n'est  pas  authentique  ;  seu- 
lement il  convient  de  s'en  défier  jusqu'à  preuve 
nouvelle,  et  il  ne  serait  pas  prudent  de  s'en  rap- 
porter à  lui  pour  bien  juger  des  idées  de  Ka- 
nada. 

Ainsi  donc,  les  données  qui  nous  ont  été  trans- 
mises sur  le  seul  système  atomistique  de  la  phi- 
losophie indienne  se  réduisent  à  presque  rien, 
et  nous  n'en  saurons  vraiment  davantage  que 
quand  les  soûtras  originaux  auront  été  pu- 
bliés et  traduits.  Le  nom  de  Kanada  ne  doit 
point  cependant  être  omis  dans  une  histoire  de 
la  philosophie  qui  prétend  à  être  complète,  et 
voilà  pourquoi  nous  avons  dû  le  mentionner  ici. 
Consultez  V Histoire  générale  de  la,  philosophie 


KANT 


85G 


I^NT 


par  M.  V.  Cousin.  Paris,  1863,  in-8  ;  el  voyez 
î'artiflp  consacré  à  la  philosophie  des  Indous. 

N.  B.  Depuis  que  cet  article  a  été  écrit,  le 
système  Veisésliikà  a  été  l'objet  de  plusieurs 
tnivaux,  dont  les  plus  importants  sont  ceux  de 
M.  Gough  et  de  M.  le  D""  Roër,  qui  a  traduit  et 
comnienté  les  Soûlrax  de  Kanada,  dans  le  Jour- 
val  de  la  Société  asiatique  allemande,  t.  XXI, 
p.  420,  et  t.  XXII,  p.  383.  B.  S.'-H. 

KANT  (Emmanuel)  naquit  à  Kœnigsberg  le 
21  avril  1724.  Sa  vie.  tout  entière  consacrée  a  la 
méditation  et  à  l'enseignement,  s'écoula  tran- 
quille et  pure  au  sein  do  cette  ville.  Elle  l'ut 
celle  d'un  penseur  et  d'un  sage.  Aucun  événe- 
ment remarquable  ne  troubla  le  calme  de  cette 
existence  tout  intellectuelle,  et  cette  fois  la  per- 
sécution ne  s'acharna  point  contre  un  grand 
pliilosophe.  Mais  si  la  vertu  de  Kant  ne  fut 
point  soumise  à  de  trop  rudes  épreuves,  s'il  ne 
paya  ni  de  son  sang,  comme  Socrate.  ni  de  son 
repos,  comme  Descartes,  les  services'  qu'il  ren- 
dit à  l'esprit  humain,  il  ne  fut  pas  moins  homme 
de  bien  qu'homme  de  génie.  La  bonté  de  son 
caractère  le  fait  aimer  autant  que  le  fait  admi- 
rer la  grandeur  de  son  esprit.  On  se  plaît  à  voir  en 
lui  cette  union  si  rare  des  qualités  du  cœur  et  de 
l'esprit.  C'est  là  ce  qui  fait  l'intérêt  de  la  biogra- 
phie de  Kant,  si  vide  d'ailleurs  d'événements. 
Et  puis  aussi,  cette  existence  si  simple  et  si  ré- 
gulière forme  avec  la  grandeur  du  rôle  du  phi- 
losophe un  contraste  qui  surprend  et  qui  charme. 

Nous  ne  pouvons  ici  ni  raconter  la  vie  ni  pein- 
dre le  caractère  de  Kant  ;  mais  nous  devons  au 
moins  en  tracer  une  esquisse.  Nous  indiquerons 
en  même  temps  ceux  de  ses  écrits  qui  ont  pré- 
cédé la  Critique  de  la  raison  pure,  c'est-à-dire 
l'avènement  de  la  philosophie  kantienne.  Quant 
aux  autres,  ils  trouveront  leur  place  dans  l'e.x- 
position  ou  à  la  suite  de  l'exposition  que  nous 
devons  faire  de  cette  doctrine. 

Kant  aimait  à  se  rappeler  les  bons  exemples 
qu'il  avait  reçus  de  ses  parents.  Il  disait  avec 
émotion  qu'il  n'avait  jamais  rien  vu  ni  entendu 
dans  la  maison  paternelle  de  contraire  à  la  mo- 
ralité la  plus  sévère.  Son  père,  simple  sellier, 
était  un  homme  d'une  probité  rigide  et  d'une 
scrupuleuse  véracité.  Sa  mère  joignait  à  ces 
vertus  une  piété  éclairée.  Leurs  exemples  et 
leurs  conseils  développèrent  de  bonne  heure 
dans  l'âme  de  Kant  l'amour  du  travail,  l'horreur 
du  mensonge,  le  sentiment  du  devoir  et  le  sen- 
timent religieux.  Malheureusement  il  n'en  jouit 
pas  longtemps  :  il  n'avait  que  treize  ans,  lorsque 
sa  mère  mourut  victime  d'un  noble  dévouement, 
qu'il  se  plaisait  plus  tard  à  raconter.  Soutenu 
dans  ses  études  par  un  oncle  maternel,  maître 
cordonnier,  il  étudia  d'abord  au  collège  Frédéric, 
oij  il  eut  pour  condisciple  le  philologue  Run- 
khenius,  et  où  il  s'appliqua  surtout  à  la  litté- 
rature latine,  et  à  l'âge  de  seize  ans,  en  1740, 
il  entra  à  l'université,  oîi  il  montra  autant  d'ar- 
deur cjuc  d'aptitude  pour  les  études  physiques, 
mathématiques  et  philosophiques.  Six  ans  après, 
en  1746,  il  publia  son  premier  écrit,  Penséessur  la 
véritable  estimation  des  forces  vives,  et  Examen 
des  preuves  dont  se  sont  servis  sur  celte  question 
Leibniz  el  d'autres  mécanistes,  avec  quelques  ob- 
servations sur  les  forces  des  corps  en  général;  il 
y  montrait  déjà  un  esprit  cri  tique  et  indépendant. 
Vers  cette  même  époque,  ayant  eu  le  malheur  de 
perdre  son  père,  et  ne  voulant  pas  rester  plus 
longtemps  à  la  charge  de  son  oncle,  il  entra 
comme  précepteur  chez  un  pasteur  de  campagne, 
puis  dans  d'autres  familles  des  environs  de  Kcï- 
nigsberg,  et,  pendant  neuf  années,  exerça  ces 
humbles  et  pénibles  fonctions.  Mais  ce  temps  ne 
fut  pas  perdu  pour  lui.  Il  ne  cessa  de  cultiver 


son  esprit  par  la  méditation  et  l'étude,  el  d'ac- 
croître ce  fonds  de  connai.ssances  si  variées  au'il 
devait  montrer  plus  tard  dans  ses  cours  et  aans 
-ses  ouvrages.  De  retour  à  Kœnigsberg,  il  songea 
à  prendre  le  grade  de  maître  es  arts,  et  à  ac- 
quérir le  droit  d'enseigner  en  qualité  de  privat- 
Docent.  Il  écrivit  à  ce  sujel^  en  1755,  deux  dis- 
sertations intitulées,  la  première  :  Meditalionum 
quarumdam  de  igné  succincta  delincatio,  et 
la  seconde  :  Principiorum  primorum  cogni-' 
tionis  melaphysicœ  nova  dilucidatio.  Cette 
même  année,  la  première  de  son  enseignement 
(Kant  avait  alors  trente  et  un  ans),  il  publia, 
sous  le  voile  de  l'anonyme,  un  remarquable 
ouvrage,  intitulé  :  Histoire  naturelle  et  théorie 
générale  du  ciel,  ou  Essai  sur  la  constitution 
et  Vorigine  mécanique  de  l'univers,  d'après  les 
principes  de  Newton,  et  dédié  à  Frédéric  II. 
Mais  avant  de  parler  de  cet  ouvrage,  et  pour 
compléter  ces  indications  bibliograi)hiques,  il 
faut  dire  que  l'année  précédente,  en  1754,  Kant 
avait  inséré  dans  un  journal  de  Kœnigsberg 
deux  articles  sur  des  questions  de  cosmologie  : 
1°  Examen  de  la  question  proposée  par  VAca- 
démie  royale  des  sciences  de  Berlin,  savoir  : 
Si  la  terre  dans  sa  rotation  autour  de  son  axe, 
par  laquelle  elle  produit  la  succession  pério- 
dique du  jour  et  de  la  nuit,  a  éprouvé  quelque 
changement  depuis  son  origine,  quelle  en  a  été 
la  cause  et  comment  on  peut  s'en  assurer: 
2"  E.ramen  physique  de  la  question  de  savoir 
si  la  terre  vieillit.  Dans  le  premier  de  ces  ar- 
ticles il  annonçait,  mais  sous  un  titre  différent, 
son  Histoire  naturelle  du  ciel.  Dans  cet  ouvrage, 
qui  n'atteste  pas  seulement  une  imagination  su- 
blime, mais  un  génie  merveilleusement  né  pour 
l'étude  du  système  du  monde,  Kant  avançait  des 
idées  remarquables  par  leur  nouveauté  et  leur 
hardiesse,  et  dont  quelques-unes  furent  depuis 
pleinement  confirmées.  Six  ans  après  cette  pu- 
blication, qui  avait  passé  presque  inaperçue, 
Lambert,  dans  ses  Lettres  cosmologiques  sur  la 
constitution  de  Vunivers  (Augsbourg,  1761,  tra- 
duites en  français  par  Mérian,  en  1770),  expo- 
sait sur  le  système  du  monde,  la  voie  lactée, 
les  nébuleuses,  etc.,  des  idées  analogues  à  celles 
de  Kant.  Le  modeste  auteur  de  la  Théorie  du 
ciel  se  montra  heureux  de  voir  ses  idées  con- 
firmées par  un  aussi  habile  astronome,  et,  quel- 
ques années  apiès,  il  entretint  avec  lui  une 
correspondance  philosophique  (1765-1770).  Plus 
tard,  l'année  même  où  Kant,  ayant  quitté  l'as- 
tronomie pour  la  métaphysique,  publia  la  Cri- 
tique de  la  raison  pure,  en  1781,  Herschel  con- 
firmait, par  la  découverte  d'Uranus,  une  con- 
jecture que  Kant  avait  avancée  dans  sa  Théorie 
du  ciel,  en  la  fondant  sur  la  loi  de  l'excentricité 
progressive  des  planètes.  Aussi,  quoique  à  cette 
époque  il  n'attachât  plus  une  grande  importance 
à  ses  premiers  écrits,  permit-il  qu'on  ajoutât  à 
la  traduction  allemande  de  quelques  traités  as- 
tronomiques d'Herschel  un  extrait  de  sa  Théorie 
dn  ciel,  heureux  cette  fois  encore  de  voir  ses 
idées  confirmées  par  les  découvertes  d'un  grand 
astronome.  Les  découvertes  de  Piazzi  et  d'Ol- 
bers  vinrent  encore  les  confirmer  de  son  vivant. 
—  L'année  qui  suivit  la  publication  de  la  Théorie 
du  ciel,  en  1756,  Kant,  pour  se  conformer  à 
une  ordonnance  de  Frédéric  II,  d'après  laquelle 
un  privat-Docent  ne  pouvait  devenir  professeur 
titulaire  qu'après  avoir  soutenu  trois  fois  des 
thèses  pul)li(jiu's,  écrivit  une  nouvelle  disser- 
tation :  Melaphysicœ  cum  geometria  junctoe 
usus  m  philosophia  naturali,  cujus  spécimen 
primum  conlinet  monadologiam  physicam,  ou- 
vrage qui,  comme  on  le  T»oit  par  ce  titre,  an- 
nonce une  suite,   mais  qui  n'en  a  pas  eu.  Kant 


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pouvait  espérer  la  première  chaire  vacante; 
mais  ce  ne  fut  que  quinze  ans  plus  tard,  en 
1770,  qu'il  obtint  le  titre  de  professeur  :  il  avait 
alors  quarante-six  ans.  Pendant  ces  quinze  an- 
nées, outre  les  cours  qu'il  fit  conslaniment  et 
avec  la  plus  scrupuleuse  exactitude  sur  les  di- 
verses Lran.'hes  des  connaissances  humaines, 
les  niatliématiqucs,  la  physique,  la  logique,  la 
métaphysique,  la  morale,  l'anthropologie  pra- 
tique et  la  géographie  physique,  il  publia  un 
assez  grand  nombre  de  petits  écrits,  où  ne  pa- 
raît pas  encore  le  réformateur  de  la  philoso- 
phie, mais  qui  révèlent  déjà  un  esprit  origi- 
nal et  indépendant.  Dans  ses  cours,  quoiqu'il  eût 
l'air  de  suivre  certains  guides,  Wolf  pour  les 
mathématiques,  Eberhard  pour  la  physique,  Bau- 
meister,  puis  Meier  pour  la  logi(iue,  Baumgar- 
ten  pour  la  métaphysique  et  la  morale,  il  leur 
empruntait  plutôt  le  texte  que  le  fond  de  son 
enseignement.  Indiquons  maintenant,  suivant 
l'ordre  clironologique,  les  divers  écrits  qu'il  pu- 
blia ou  composa  pendant  cette  période. 

1756  :  A  la  dissertation  déjà  citée  il  faut  ajou- 
ter :  Histoire  cl  description  naturelle  des  cir- 
constances les  plus  remarcjuables  du  trcm- 
blcn\enl  de  terre  qui,  à  la  fin  de  l'année  1755, 
ébranla  U7ïe  partie  du  globe.  —  ObservatioJis 
sur  les  tremblements  de  terre  qui  ont  eu  lieu 
depuis  peu.  —  Quelques  observations  pour  ser- 
vir à  l'explication  de  la  théorie  des  vents. 
C'est  un  programme  de  leçons  pour  le  semestre 
d'été  de  cette  année. 

1758  :  Nouvelle  théorie  du  mouvement  et  du 
repos,  et  des  conséquences  qui  en  dérivent  dans 
les  premiers  principes  de  la  physique.  C'est 
encore  un  programme  de  leçons.  —  Sur  Swe- 
denborg. C'est  une  réponse  à  une  dame  qui  lui 
avait  demandé  son  avis  sur  les  visions  de  ce 
singulier  personnage.  Le  futur  adversaire  de  la 
thaumaturgie  et  du  mysticisme  montre  ici  une 
réserve  curieuse. 

1759  :  Co7isidérations  sur  Voplimisme.  Pro- 
gramme de  leçons.  11  paraît  que  Kant  retira 
autant  qu'il  put  cet  écrit  de  la  circulation. 

1760  :  Pensées  sur  la  mort  prématurée  de 
Funck.  Lettre  de  consolation  adressée  à  sa 
mère. 

1762  :  Fausse  subtilité  des  quatre  figures  syl- 
logistiques. 

1763  :  Essai  ayant  pour  but  d'introduire 
dans  la  philosophie  la  notion  des  quantités 
négatives.  —  Recherches  sur  Vévidence  des  prin- 
cipes de  la  théologie  naturelle  et  de  la  morale. 
Mémoire  présenté  à  l'Académie  de  Berlin,  mais 
qui  n'obtint  que  l'accessit:  le  prix  fut  donné  à 
Mendelssohn.  —  Seul  foiaement  possible  d'une 
démonstration  de  l'existence  de  Dieu.  11  ne 
s'agit  pas  ici  de  la  preuve  morale,  la  seule  que 
Kant  reconnaîtra  plus  tard,  mais  d'une  preuve 
métaphysique  qui  sera  enveloppée  alors  dans  la 
ruine  de  toutes  les  preuves  spéculatives. 

1764  :  Essai  sur  les  maladies  de  l'esprit.  — 
Observât ious  sur  les  sentiments  du  beau  et  du 
sublime.  Arrêtons-nous  un  instant  sur  ce  petit 
écrit,  l'un  des  plus  curieux  de  cette  première 
époque.  Il  n'y  faut  pas  chercher  le  germe  de  la 
théorie  qui  sera  exposée  plus  tard  dans  la  Cri- 
tique du  jugement  (1790).  et  bien  moins  encore 
une  théorie  philosophique  sur  la  question  du 
beau  et  du  sublime.  Kant  n'a  point  ici  une  si 
haute  prétention  :  il  veut  seulement,  comme  il 
en  avertit  dès  le  début,  présenter  quelques  ob- 
servations sur  les  sentiments  du  beau  et  du 
sublime.  Il  considère  ces  sentiments  relative- 
ment à  leurs  objets,  aux  caractères  des  indi- 
vidus, aux  sexes  et  aux  rapports  des  sexes  entre 
eux,  enfin  aux  caractères  des  peuples.   Ce  pe- 


tit ouvrage  n'est  donc  qu'un  recuoil  d'obser- 
vations :  on  n'y  pressent  pas  le  profond  et  ab- 
strait auteur  de  la  Critique  de  la  raison  pure; 
Kant  n'est  encore  que  le  beau  professeur  de 
Kœnigsberg,  comme  on  l'appelait  dans  sa  ville 
natale.  Mais  il  se  montre  ici  aussi  fin  et  spi- 
rituel observateur  qu'ailleurs  subtil  et  profond 
analyste.  On  admire  la  justesse  et  .souvent  la 
délicatesse  de  ses  observations,  un  heureux  et 
rare  mélange  de  finesse  et  de  bonbonne,  enfin 
le  tour  ingénieux  et  vif  qu'il  donne  à  ses  idées, 
et  où  paraît  clairement  l'influence  de  la  litté- 
rature française.  La  plus  remarquable  partie  de 
cet  écrit  est  sans  contredit  celle  où  Kant  traite 
du  beau  et  du  sublime  dans  leurs  rapports  avec 
les  sexes  :  il  y  a  là  sur  les  qualités  essentiel- 
lement propres  aux  femmes,  sur  le  genre  parti- 
culier d'éducation  qui  leur  convient,  sur  le 
charme  et  les  avantages  de  leur  société,  des 
observations  pleines  de  sens  et  de  délicatesse, 
des  pages  dignes  de  La  Bruyère  ou  de  J.  J.  Rous- 
seau. Kant  reprend  après  celui-ci  cette  thèse, 
si  admirablement  développée  dans  la  dernière 
partie  de  l'Emile,  que  la  femme,  ayant  une  des- 
tination particulière,  a  aussi  aes  qualités  qui 
lui  sont  propres,  et  qu'une  intelligente  éducation 
doit  cultiver  et  développer,  conformément  au 
vœu  de  la  nature.  Nul,  au  xviii'  siècle,  n'a 
parlé  des  femmes  avec  plus  de  délicatesse  et  de 
respect.  On  serait  tenté  de  croire  que  le  cœur 
du  philosophe  n'est  pas  toujours  resté  indif- 
férent aux  attraits  dont  il  parle  si  bien. 

1765  :  Programme  d'un  cours  sur  la  géo- 
graphie physique,  suivi  de  courtes  observations 
sur  les  vents  d'ouest.  —  Avertissement  de  Kant 
sur  l'organisation  de  ses  leçons  pendant  le  se- 
mestre d'hiver  de  1765  à  1766.  Kant  expose  ici 
ses  idées  sur  l'enseignement,  et  donne  sur  son 
propre  enseignement  quelques  détails  curieux. 

1766  :  R''ves  d'un  visionnaire  expliqués  par 
les  rêves  de  la  métaphysique.  Dans  ce  petit  ou- 
vrage, dont  Swedenborg  est  l'occasion,  on  voit 
poindre  l'esprit  qui  produira  la  philosophie  cri- 
tique. 

1768  :  Du  premier  principe  de  la  différence 
des  régions  dans  l'espace. 

1770  :  De  mundi  sensibilis  atque  intelligibilis 
forma  et  principiis.  C'est  la  dissertation  que 
Kant  présenta  pour  être  admis  enfin  dans  la  Fa- 
culté comme  professeur  titulaire  de  logique  et 
de  métaphysique.  Cette  dissertation  contient 
déjà  quelques-unes  des  idées  fondamentales  de 
la  critique.  —  C'est  aussi  à  cette  époque  qu'il 
faut  placer  la  correspondance  philosophique  de 
Kant  avec  Lambert. 

A  l'époque  où  nous  sommes  arrivés,  et  où 
Kant  prit  enfin  possession  d'une  chaire,  il  mé- 
ditait déjà  une  réforme  philosophique;  mais 
l'ouvrage  qui  l'exposait  ne  parut  que  onze  ans 
après,  en  1781.  Kant  touchait  à  la  vieillesse  en 
même  temps  qu'à  la  gloire.  Il  avait  cinquante- 
sept  ans  quand  il  publia  la  Critique  de  la  rai- 
son pure.  Pendant  tout  cet  intervalle,  de  1770 
à  1781,  tout  entier  à  la  grande  œuvre  qu'il 
méditait,  il  ne  publia  qu'un  seul  écrit,  et  encore 
n'est-ce  qu'un  programme  :  Des  différentes  races 
d'hommes,  1775.  Enfin  l'année  1781  marque 
une  nouvelle  époque  dans  la  vie  de  Kant  et  une 
nouvelle  ère  dans  la  philosophie  :  nous  n'indi- 
querons pas  ici  les  ouvrages  qui  se  rattachent  à 
cette  époque  si  féconde  et  si  glorieuse,  puisqu'ils 
doivent  trouver  leur  place  plus  loin;  nous  nous 
bornerons  à  dire  que  de  1781,  date  de  la  Criti- 
que de  la  raison  pure,  jusqu'en  1798,  époque  où 
il  prit  congé  du  public  (il  avait  alors  soixante- 
quatorze  ans),  peu  de  temps  après  avoir  renoncé 
à  ses  cours,  qu'il  avait  toujours  faits  avec  la  plus 


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grande  exactitude,  Kaiil  ne  cessa  de  composer 
et  de  publier,  soit  de  grands  ouvrages  destinés 
à  continuer  ou  à  compléter  l'édifice  de  la 
nouvelle  philosophie,  soit  des  ouvrages  moins 
considérables,  ou  de  pctils  écrits  ayant  pour  but 
de  l'expliquer  ou  de  la  défendre,  ou  même  por- 
tant sur  des  sujets  étrangers  à  la  philosophie 
critique.  Ainsi,  dans  l'espace  de  dix-sept  ans, 
malgré  son  âge  avancé,  ,il  parvint  à  construire 
tout  entier  de  ses  mains  un  des  systèmes  les 
plus  vastes  et  les  plus  fortement  liés  que  puisse 
présenter  l'histoire  de  la  philosophie.  Il  avait 
voué  la  dernière  partie  de  sa  vie  a  cette  grande 
oeuvre  et  il  put  l'accomplir  paisiblement  :  une 
seule  lois  il  fut  inquiété,  ce  fut  pour  sa  Critique 
de  la  relifjion,  et  il  dut  acheter  au  prix,  non 
d'une  rétractation  du  passé,  mais  d'une  promesse 
pour  l'avenir,  le  repos  et  la  tranquillité  dont  il 
avait  besoin.  A  part  cet  incident,  rien  ne  troubla 
la  vieillesse  du  grand  philosophe  :  elle  fut 
calme  autant  que  laborieuse.  Témoin  de  sa 
gloire  et  de  l'influence  que  sa  philosophie  exer- 
çait sur  les  esprits,  il  en  jouit,  mais  avec  modé- 
ration; et  s'il  rencontra  des  adversaires,  même 
de  sévères  et  vives  critiques,  en  général  la  séré- 
nité de  son  âme  n'en  fut  point  altérée.  Il  mou- 
rut peu  d'années  après  celle  où  il  avait  en  quel- 
que sorte  pris  sa  retraite,  le  24  février  1804,  âgé 
de  près  de  quatre-vingts  ans. 

Nous  allons  nous  occuper  tout  à  l'heure  du 
philosophe;  disons  d'abord  quelques  mots  de 
l'homme.  En  lisant  des  ouvrages  comme  la  Cri- 
tique de  la  raison  pure,  la  Critique  de  la  rai- 
son pratique  et  la  Critique  du  jugement,  on 
croirait  que  celui  qui  les  a  écrits  devait  être  un 
penseur  triste  et  solitaire,  toujours  renfermé 
avec  lui-même  dans  son  cabinet  ou  n'en  sortant 
que  pour  paraître  dans  sa  chaire.  Il  semble 
aussi  que,  pour  accomplir  de  si  grandes  choses 
en  un  si  court  espace  de  temps,  il  ait  fallu  une 
vie  entièrement  retirée.  Et  pourtant  Kant  était 
un  homme  comme  un  autre,  plus  gai  même  et 
plus  affable  que  bien  d'autres,  qui  ne  sont  pas 
métaphysiciens  :  il  aimait  la  société,  non  pas 
toute  espèce  de  société,  mais  une  société  choisie 
d'amis,  môme  de  femmes^  qu'il  charmait  par 
une  conversation  instructive  sans  pédanterie, 
gaie  sans  grossièreté,  piquante  sans  méchanceté, 
et  par  toutes  les  qualités  aimables]  de  son  heu- 
reux caractère.  Mais  il  ne  donnait  au  monde  et 
à  ses  amis  que  les  moments  qu'il  réservait  pour 
le  délassement  de  son  esprit,  et  il  avait  l'art  si 
précieux  et  si  difficile  de  bien  distribuer  son 
temps.  En  général  il  était  extrêmement  régulier 
et  méthodique  dans  sa  manière  de  vivre  et  dans 
ses  habitudes.  Il  l'était  même  jusqu'à  la  bizar- 
rerie, mais  naturellement  et  sans  aucune  affec- 
tation. Personne  n'eut  jamais  plus  de  simplicité 
et  de  candeur,  et  ne  détesta  davantage  la  fausse 
originalité  et  le  charlatanisme.  Il  était  doux  ;  to- 
lérant, excepté  pour  l'intolérance;  bienveillant, 
excepté  pour  les  méchants,  et,  quoiqu'il  eût 
sans  doute  conscience  de  son  génie,  il  était  sans 
orgueil  comme  sans  envie.  Sa  douceur  et  sa 
bonté  ne  l'empêchaient  pas  d'ailleurs  d'être 
ferme.  Rien  au  monde  n'eût  pu  ébranler  sa  fidé- 
lité à  ses  engagements,  son  attachement  à  ses 
amis,  et  en  général  son  respect  pour  le  devoir. 
Il  avait  le  mensonge  en  horreur,  et  la  plus 
exacte  véracité  était  pour  lui  un  des  premiers 
devoirs  de  l'homme.  A  ces  vertus  Kant  joignait 
la  bienfaisance.  Malgré  la  médiocrité  de  sa  for- 
tune, il  soulageait  ceux  de  ses  parents  qui  étaient 
pauvres,  et  il  donnait  chaque  année  aux  indi- 
gents une  somme  presque  égale  à  celle  qu'il 
consacrait  à  sa  famille.  En  un  mot,  Kant  était 
un  homme  de  cœur,  et;   ce  qui  est  un  grand 


éloge  pour  un  philosophe,  sa  vie  fut  conforme  à 
sa  doctrine  :  la  première  fut,  comme  la  seconde, 
profondément  morale. 

Kant  resta  de  longues  années  dans  cet  état 
d'esprit  qu'il  a  appelé  lui-même  le  sommeil  dog- 
matique. Le  scepticisme  de  Hume  le  réveilla, 
c'est-à-dire  lui  apprit  à  se  défier  de  la  portée  de 
l'esprit  humain  et  de  la  valeur  des  spéculations 
métaphysicjues.  Il  se  demanda  ce  qu'il  y  a  de 
solide  au  fond  dans  ces  spéculations  toujours  van- 
tées par  les  uns,  toujours  rabaissées  par  les  au- 
tres au  rang  des  chimères,  et  qui  entassent 
systèmes  sur  systèmes  sans  i)arvenir  jamais  à 
satisfaire  et  à  fixer  définitivement  même  les  es- 
prits les  mieux  disposés  en  leur  faveur,';  il  se 
demanda  si  ces  spéculations  ambitieuses  ne  por- 
teraient point  par  hasard  sur  des  objets  placés 
en  dehors  des  limites  de  la  connaissance  hu- 
maine. Mais  il  se  demanda,  d'un  autre  côté,  si 
l'empirisme  n'était  pas  insuffisant  à  expliquer 
cette  connaissance,  même  la  connaissance  sen- 
sible, et  si  sur  une  telle  base  on  pouvait  fonder 
la  morale  et  la  religion  qui  conviennent  à  l'hu- 
manité. [On  ne  reculait  point  d'ailleurs  devant 
les  conséquences  de  cette  doctrine,  on  les 
avouait  hautement,  et  l'âme  profondément  mo- 
rale et  religieuse  de  Kant  en  devait  être  ré- 
voltée. 

Mais  comment  découvrir  le  vice  de  l'empi- 
risme et  du  scepticisme  d'une  part,  du  dogma- 
tisme rationnel  de  Tautrc,  et  la  voie  que  doit 
suivre  la  philosophie  entre  ces  deux  excès  oppo- 
sés ?  En  remontant  aux  principes  de  la  connais- 
sance humaine  pour  en  découvrir  et  en  discuter 
l'origine,  la  valeur  et  la  portée.  Il  faut  soumettre 
l'esprit  humain  tout  entier  à  un  examen  sévère, 
afin  de  reconnaître  exactement  la  nature  de  sa 
constitution  et  les  limites  dans  lesquelles  il  doit 
se  renfermer,  comment  se  produit  en  lui  la  con- 
naissance, et  quelle  en  est  la  valeur  et  l'étendue, 
ce  qu'il  a  le  droit  d'affirmer  ou  de  croire,  et  ce 
qu'il  doit  savoir  ignorer.  Par  là  on  verra  claire- 
ment, d'un  côté,  jusqu'à  quel  point  le  dogma- 
tisme est  légitime  et  où  il  cesse  de  l'être,  et,  de 
l'autre,  ce  qu'il  y  a  de  vrai  et  ce  qu'il  y  a  de 
faux  dans  l'empirisme  et  le  scepticisme.  C'est 
pour  avoir  manqué  à  cette  condition,  que  la  pre- 
mière de  ces  deux  doctrines  a  si  ambitieusement 
exagéré  la  portée  de  l'esprit  humain,  et  c'est 
aussi  pour  n'avoir  pas  scruté  assez  profondément 
la  nature  de  la  connaissance  humaine,  que  la 
seconde  l'a  si  grossièrement  mutilée  et  restreinte. 
De  là  aussi  ces  querelles  incessantes  dont  l'his- 
toire de  la  philosophie  nous  donne  le  spectacle, 
oîi  les  uns  n'hésitent  pas  plus  à  nier  ou  à  douter, 
que  les  autres  à  affirmer.  Pour  terminer  ces  que- 
relles, il  faut  rappeler  les  uns  et  les  autres  à 
l'étude  de  l'esprit  humain,  de  sa  nature  et  de  ses 
lois,  de  ses  bornes  et  de  sa  portée.  Ainsi  fera- 
t-on  une  juste  part  à  l'expérience  et  à  la  raison, 
au  doute  et  à  l'affirmation  ou  à  la  croyance,  et 
conciliera-t-on  ces  éléments,  jusqu'alorsenguerre, 
au  sein  d'une  sage  philosophie.  C'est  du  moins 
ce  que  Kant  veut  entrcitrendre. 

L'idée  de  remonter  aux  principes  de  la  connais- 
sance humaine,  pour  les  soumettre  à  un  examen 
critique,  n'est  pas  sans  doute  une  idée  nouvelle. 
Sans  parler  de  la  philosophie  ancienne,  c'est  par 
là  que  débute  Descartes,  c'est-à-dire  la  philoso- 
phie moderne.  Qu'est-ce,  en  effet,  que  le  doute 
méthodique  de  Descaries,  sinon  la  résolution  de 
remettre  toutes  ses  connaissances  à  l'examen?  et 
qu'est-ce  que  cet  examen,  sinon  celui  des  prin- 
cipes ou  des  facultés  d'où  dérivent  ces  connais- 
sances, des  fondements  sur  lesquels  repose  tout 
l'édifice?  Par  là,  non-seulement  Descartes  a  pro- 
clamé le  principe  de  la  liberté  d'examen,  et,  en 


liANT 


—  859  — 


IvAKT 


affranchissant  la  pensée,  fondé  la  philosophie 
moderne,  mais  il  lui  a  donné  aussi  ce  caractère 
critique,  qui,  en  se  développant  de  plus  en  plus, 
devait  préparer  et  iirodnire  la  philosophie  kan- 
tienne. Locke,  tout  adversaire  qu'il  est  du  carté- 
sianisme, ne  s'en  rattache  pas  moins  à  ce  grand 
mouvement  philosophique  dont  Uescartcs  est 
l'autt'ur.  Le  titre  seul  de  son  ouvrage.  Essai  con- 
ccrnanl  rcntcnclenieni  humain,  en  indique  assez 
le  caractère.  A  cet  ouvrage,  où  Locke  attaquait 
au  nom  de  l'empirisme  la  théorie  cartésienne 
des  idées  innées,  Leibniz  opposait  au  nom  du 
cartésianisme  et  de  sa  propre  philosophie  ses 
Nouveaux  e,s\s'«i6-  sur  l'enlendeinenl  humain. 
Plus  tard,  l'idéaliste  Berkeley  publia  son  Traild 
sur  les  principes  de  la  connaissance  humaine, 
et  enfin  le  sceptique  Hume,  dans  ses  Recherches 
sur  l'entendement  humain,  expose  avec  une  re- 
marquable précision  la  nécessité  de  soumettre  à 
une  exacte  critique  les  facultés  de  l'intelligence, 
afin  d'en  découvrir  les  lois  et  les  principes,  et 
d'en  déterminer  la  valeur.  Voilà  bien  déjà  l'idée 
de  Kant. 

Mais  si  Kant  trouva  cette  idée  dans  Hume,  qui 
lui-même  ne  l'avait  pas  inventée,  il  sut  l'envi- 
sager sous  un  jour  tout  nouveau.  C'est  ici  qu'éclate 
la  profonde  originalité  de  ce  penseur,  et  c'est  par 
là  qu'il  a  fondé  une  philosophie  tout  à  fait  nou- 
velle, la  philosophie  critique.  iSous  avons  déjà  in- 
dique d'une  manière  générale  le  double  but  de 
«ette  philosophie  ;  il  s'agit  :  1°  de  déterminer  la 
part  de  la  raison  dans  la  connaissance,  et  de 
montrer  par  ce  moyen  l'erreur  de  l'empirisme  ; 
2°  de  discuter  la  valeur  et  la  portée  de  la  con- 
naissance ainsi  rendue  à  sa  véritable  origine,  et 
de  mettre  un  terme  aux  longues  erreurs  et  à  la 
lutte  constante  du  scepticisme  et  du  dogmatisme, 
en  les  renfermant  tous  les  deux  dans  leurs  bor- 
nes légitimes.  Tel  est  en  effet  le  double  but  de 
la  critique  de  Kant,  et  cette  critique,  ainsi  en- 
tendue, est  la  condition  première  de  toute  véri- 
table philosophie.  En  expliquant  ces  points  fon- 
damentaux de  la  philosophie  de  Kant,  nous  en 
ferons  comprendre  toute  l'originalité. 

l.  Distinguant  dans  la  connaissance  deux  sortes 
d'éléments,  les  uns  empiriques,  c'est-à-dire  qui 
viennent  des  sens  extérieurs  ou  du  sens  intime, 
les  autres  que  l'esprit  tire  de  lui-même,  ou  qui 
viennent  de  la  raison,  Kant  entreprend  de  déga- 
ger les  seconds  des  premiers,  et,  en  les  consi- 
dérant indépendamment  de  toute  donnée  empi- 
rique, d'en  construire  une  science  pure  ou  a 
priori,  comme  la  logique  ou  les  mathématiques. 
En  même  temps  cette  science  pure  de  la  raison 
devra  embrasser  tous  les  principes  a  priori  qui 
dérivent  de  cette  faculté,  en  marquant  la  place 
et  en  déterminant  le  rôle  de  chacun  dans  l'en- 
.semble  de  la  connaissance. 

Or  il  est  vrai  de  dire  que  personne  avant  Kant 
n'avait  eu  l'idée  de  dégager  entièrement  dans 
la  connaissance  humaine  les  éléments  purs  ou 
rationnels  des  éléments  empiriques,  pour  faire 
exactement  la  part  de  la  raison  dans  la  connais- 
sance, et  que  ceux-là  même  qui  avaient  le 
mieux  distingué  la  raison  des  sens  n'avaient 
pas  songé  à  faire  la  science  de  la  raison  pure, 
ou  de  la  raison  considérée  en  elle-même  et  in- 
dépendamment de  tout  élément  étranger.  Aucun 
philosophe,  par  conséquent,  n'avait  songé  encore 
à  tracer  un  tableau  complet  et  systématique  des 
principes  a  priori  de  la  connaissance,  c'est-à- 
dire  un  tableau  où  tous  fussent  représentés  et 
chacun  à  sa  place  ou  suivant  son  rôle. 

Pour  trouver  dans  l'histoire  de  la  philosophie 
quelque  chose  d'analogue  à  cette  partie  de  l'œu- 
vre de  Kant,  il  faudrait  remonter  jusqu'à  la 
logique  d'Aristote.  Mais  la  logique  d'Aristote  ne 


s'occupe  que  des  lois  de  la  pensée  en  général, 
abstraction  faite  des  objets  auxquels  elle  peut 
s'appliquer,  tandis  que  la  science,  que  Kant  en- 
treprend de  fonder  sous  le  nom  de  critique  de 
la  raison  pure,  •cherche  à  dégager  de  tout  élé- 
ment empiri<]ue  et  à  considérer  dans  toute  la 
pureté  de  leur  origine  les  principes  aprior-iqui 
se  rapportent  à  la  connaissance  de  certains  objets 
déterminés,  comme  la  nature  ou  la  liberté. 

Kant  devait  comprendre  la  morale,  comme  eu 
général  toute  la  connaissance  humaine,  dans 
cette  entreprise.  11  a  parfaitement  vu  que  si 
l'empirisme  est  insuffisant  à  expliquer  la  connais- 
sance en  général,  il  perd  la  morale  en  voulant 
la  fonder  sur  les  données  de  l'expérience,  et 
qu'on  n'en  peut  chercher  les  principes  ailleurs 
que  dans  la  raison  ;  et  ici  encore  il  a  entrepris 
de  dégager  absolument  les  principes  a  priori 
qui  dérivent  de  la  raison,  des  éléments  empiri- 
ques auxquels  ils  peuvent  être  mêlés  et  avec 
lesquels  on  ne  saurait  les  confondre  ou  les  asso- 
cier sans  en  ruiner  ou  en  compromettre  l'auto- 
rité. C'est  là  une  des  parties  les  plus  originales 
de  la  philosophie  de  Kant.  Nous  y  reviendrons  3 
bornons-nous  ici  à  remarquer  que  Kant,  en  com- 
battant l'empirisme  sur  le  terrain  de  la  morale, 
a  entrepris  le  premier,  du  moins  avec  cette  pré- 
cision, de  faire  de  cette  science  une  science  en- 
tièrement pure  ou  indépendante  de  l'expérience. 

Faire  exactement  la  part  de  la  raison  dans 
toutes  les  parties  de  la  connaissance  humaine, 
et  par  là  rendre  compte  de  la  connaissance  et 
en  particulier  de  la  morale,  telle  est  donc  la 
première  tâche  que  se  propose  Kant  dans  sa  cri- 
tique, et  c'est  pourquoi  il  lui  a  donné  aussi  le 
titre  de  critique  de  la  raison  pure.  Cette  critique 
suppose  qu'il  y  a  dans  la  connaissance  des  élé- 
ments qui  ne  viennent  pas  de  l'expérience,  puis- 
qu'elle n'est  autre  chose  que  l'examen  de  ces 
éléments  ;  par  conséquent,  elle  doit  commencer 
par  en  établir  Tcxistence.  Comment  Kant  prouve- 
t-il,  contre  Hume  et  l'empirisme,  qu'il  y  a  dans 
la  connaissance  des  éléments  qui  ne  viennent 
pas  de  l'expérience  ?  et  comment,  cela  prouvé,  par- 
vient-il à  découvrir  et  à  dégager  ces  éléments? 
En  répondant  à  ces  questions,  nous  ferions  res- 
sortir davantage  encore  l'originalité  de  sa  philo- 
sophie ;  mais,  pour  y  répondre,  il  faudrait  entrer 
dans  des  détails  qui  trouveront  leur  place  plus 
loin.  Qu'il  nous  suffise  ici  d'avoir  exposé  le  but 
et  le  caractère  de  cette  partie  de  la  critique. 

H.  Mais  il  ne  suffit  pas  de  rétablir  contre  l'em- 
pirisme les  éléments  purs  ou  a  priori  qui  entrent 
dans  la  connaissance  humaine  ;  il  ne  suffit  pas 
d'en  tracer  un  tableau  systématique  et  complet  ; 
il  faut  encore  en  examiner  la  valeur  et  la  portée. 
C'est  même  là  la  grande  question  pour  Kant,  la 
question  fondamentale  de  la  critique.  Kant  ne  se 
met  à  la  recherche  des  principes  a  priori  de  la 
connaissance,  il  n'entreprend  d'en  déterminer 
la  nature  et  les  caractères,  que  pour  en  déter- 
miner ensuite  la  valeur  et  la  portée.  Or,  par  ce 
côté  encore,  la  philosophie  de  Kant  est  profon- 
dément originale.  Kant  a  conçu  et  traité  ce  pro- 
blème avec  une  précision  sans  exemple,  et  il  en 
a  donné  lui-même  une  solution  toute  nouvelle. 

Tout  à  l'heure  nous  l'avons  montré  se  tournant 
contre  l'empirisme  ;  il  faut  le  montrer  mainte- 
nant s'attaquant  tout  à  la  fois  à  l'ancien  dogma- 
tisme et  à  l'empirisme.  Celui-ci  nie  ce  qu'il  de- 
vrait se  borner  à  mettre  en  doute,  ou  ce  qu'il 
devrait  admettre  comme  l'objet  d'une  croyance 
fondée  sur  la  raison,  sinon  comme  un  objet  de 
connaissance  ;  celui-là  prétend  connaître  ce  qui 
dépasse  les  limites  de  l'esprit  humain.  D'où  vient 
l'erreur  du  premier  et  l'illusion  du  second?  De' 
ce  qu'ils  n'ont  pas   commencé  par  soumettre  à 


KANT 


—  860  — 


KAKT 


un  sévôrc  examen  les  principes  sur  lesquels  re- 
pose la  connaissance  humaine;  de  ce  que  la  cri- 
tique leur  a  manqué.  Pour  détruire  celte  erreur, 
source  d'abus  déplorables,  cl  pour  dissiper  cette 
illusion,  d'où  sortent  tant  de  beaux  mais  vains 
systèmes  ;  pour  mettre  fin  d'un  seul  coup  à  la 
lutte  incessante  de  ces  deux  doctrines,  égale- 
ment dogmatiques,  mais  en  sens  divers,  il  faut 
donc  remonter  aux  principes  fondamentaux  de 
la  connaissance,  et  les  soumettre  à  un  examen 
qui  en  fasse  voir  la  valeur  et  la  portée.  Par  là, 
comme  nous  l'avons  déjà  dit,  on  saura  exacte- 
ment ce  qu'il  y  a  de  vrai  et  de  faux  dans  le  dog- 
matisme, et  ce  qu'il  y  a  de  vrai  et  de  faux  dans 
l'empirisme  et  le  scepticisme;  et  ces  deux  doctri- 
nes qui  se  combattaient,  faute  de  bien  connaître 
la  nature,  les  conditions  et  les  limites  de  l'esprit 
humain,  se  réconcilieront  et  se  fondront  au  sein 
d'une  philosophie  qui,  en  déterminant  exacte- 
ment la  nature,  les  conditions  et  les  limites  de 
l'esprit  humain.  :lui  apprendra  ce  qu'il  peut  et 
ce  qu'il  ne  peut  pas  :  quid  valeant  humeri, 
quid  ferre  récusent.  De  quelque  manière  qu'on 
juge  les  résultats  auxquels  Kunt  est  arrivé  sur 
cette  grande  question,  quand  même  on  lui  re- 
procherait d'avoir  resserré  le  dogmatisme  en  des 
limites  trop  étroites,  et  d'avoir  fait  au  scepti- 
cisme une  trop  large  part,  il  aurait  toujours  la 
gloire  d'avoir  posé  ce  problème  et  d'en  avoir 
déterminé  les  conditions  avec  une  précision  ad- 
mirable. Mais  il  est  difficile  de  séparer  dans 
l'œuvre  critique  de  Kant  le  problème  de  la  solu- 
tion qu'il  en  a  donnée,  et,  sans  entrer  encore 
dans  beaucoup  de  détails,  il  suffit  d'en  indiquer 
les  résultats  généraux  pour  en  faire  saisir  aussi- 
tôt la  nouveauté. 

Nous  avons  vu  que  Kant  se  sépare  de  Hume 
et  de  l'empirisme  en  admettant  dans  la  connais- 
sance des  éléments  qui  ne  viennent  pas  des  sens, 
mais  que  l'esprit  tire  de  lui-même  :  en  cela  Kant 
se  distingue  au  milieu  de  son  siècle,  dévoué  à 
la  philosophie  de  la  sensation;  mais  en  même 
temps  il  partage  l'amour  de  son  siècle  pour  l'ex- 
périence, et  sa  crainte  de  l'hypothèse  et  des  spé- 
culations métaphysiques.  Toute  la  métaphysique 
des  siècles  passés  n'est  plus  à  ses  yeux  qu'un 
dogmatisme  vermoulu.  Ce  n'est  pas  qu'il  admette 
qu'on  puisse  être  indifférent  au  sujet  des  ques- 
tions qu'agite  la  métaphysique  :  il  reconnaît  cju'il 
n'y  en  a  pas  de  plus  hautes  ni  de  plus  intéres- 
santes. Mais  il  demande  aussi  ce  que,  sur  ces 
questions,  l'ancienne  métaphysique  a  produit 
jusqu'ici  de  solide  et  de  durable.  N'est-ce  pas 
que  jusqu'ici  elle  a  bâti  dans  le  vide,  et  qu'elle 
a  pris  des  hypothèses  pour  des  réalités?  L'hypo- 
thèse, tel  est  en  effet  l'écueil  de  lancienne  méta- 
physique, ou  du  dogmatisme  sans  critique.  L'ex- 
périence, telle  est  l'ancre  que  la  critique  propose 
d'abord  à  l'esprit  humain  pour  le  sauver  de  cet 
écueil.  En  effet,  bien  que  Kant  n'entende  pas 
l'expérience  à  la  manière  de  Hume  et  de  Locke, 
tout  en  reconnaissant  qu'elle-même  serait  im- 
possible sans  les  éléments  purs  ou  a  priori  qu'y 
ajoute  la  raison,  il  limite  la  valeur  de  ces  prin- 
cipes à  cet  usage,  c'est-à-dire  que,  selon  lui 
nous  n'en  pouvons  alfirmer  autre  chose,  sinon 
qu'ils  servent  à  rendre  l'expérience  possible,  et 
en  général  il  limite  la  connaissance  humaine  à 
l'expérience  ainsi  entendue.  Tout  ce  qui  dépasse 
les  limites  de  l'expérience  dépasse  les  limites  de 
la  connaissance  ;  et,  si  nous  pouvons  concevoir 
quelque  chose  au  delà,  comme  Dieu  nous  ne 
pouvons  le  connaître  d'une  manière  déterminée, 
et  nous  ne  sommes  pas  même  fondés  à  en  alfir- 
mer l'existence.  Heureusement  Kant  ne  s'en 
tient  pas  à  cette  étroite  doctrine.  Elle  a  sur  l'em- 
pirisme vulgaire  l'avantage  de  rendre  à  la  raison 


les  principes  que  celui-ci  attribuait  à  la  seule 
expérience,  et  d'admettre  au  moins  comme  pos- 
sible ce  qu'il  niait  et  rejetait  audacieusement. 
Mais  cet  avantage  serait  bien  mince,  s'il  fallait 
s'y  borner.  Kant  échappe  pir  la  morale,  ou,  selon 
son  langdge,  par  la  critique  de  la  raison  prati- 
que, au  scejiticisme  où  l'a  conduit  la  critique  de 
la  raison  spéculative  :  car  il  distingue  de  la  rai- 
son spéculative  ou  théorique  la  raison  pratique  ; 
et  la  faculté  qu'il  refuse  à  la  première  de  pou- 
voir déterminer  et  affirmer  quelque  chose  en 
dehors  des  limites  de  l'expérience,  il  l'accorde 
à  la  seconde.  Mais  d'où  vient  à  la  raison  prati- 
que celte  puissance  que  n'a  pas  la  raison  spécu- 
lative, et  quelles  en  sont  les  limites?  c'est  ce 
qu'il  faut  ici  indiquer  en  quehjues  mots. 

Les  principes  a  priori  qui  servent  à  constituer 
la  connaissance  de  la  nature,  ou,  comme  dit 
Kant,  à  rendre  l'expérience  possible,  c'est-à-dire 
les  principes  de  la  raison  spéculative  ou  théori- 
que, sont  sans  doute  des  principes  nécessaires  j 
mais  de  quel  droit  affirmer  que  cette  nécessité 
n'est  pas  purement  relative  à  la  constitution  de 
notre  esprit  ?  Comment  prétendre  que  ce  sont 
autre  chose  que  des  conditions  imposées  par 
cette  constitution  même  à  la  possibilité  de  l'ex- 
périence? Que  si.  d'un  autre  côté,  nous  conce- 
vons quelque  chose  qui  échappe  à  c*.'s  conditions, 
sur  quel  fondement  en  déterminer  la  nature  et 
en  affirmer  la  réalité,  à  moins  que  nous  ne  nous 
adressions  à  la  morale,  c'est-à-dire  que  nous  ne 
passions  de  la  raison  spéculative  à  la  raison  pra- 
tique? Jusque-là  il  n'y  aura  pour  nous  que  pures 
concejitions,  possibles  sans  doute  et  peut-être 
même  nécessaires  à  l'achèvement  de  la  connais- 
sance spéculative,  mais  dont  la  réalité  objective 
restera  hypothétique.  Mais  interrogez  la  raison 
pratique,  c'est-à-dire  examinez  les  principes  a 
priori  qu'elle  impose  à  la  volonté  :  ces  principes 
ne  sont  pas  nécessaires  seulement  pour  notre 
volonté,  ils  sont  nécessaires  absolument,  car  ils 
s'imposent  également  à  la  volonté  de  tout  être 
raisonnable,  quel  qu'il  soit;  par  conséquent,  ils 
ont  une  valeur  objective  qu'il  est  impossible  de 
mettre  en  doute.  Voilà  donc  établie  par  la  raison 
pratique  une  vérité  objective,  absolument  indé- 
pendante de  l'expérience,  la  vérité  de  la  loi 
morale.  Maintenant,  tout  ce  qui  est  nécessaire- 
ment lié  à  cette  vérité,  tout  ce  qui  en  est  la  con- 
dition ou  la  conséquence,  devra  être  admis  par 
cela  même.  Or,  telles  sont  précisément  la  liberté 
de  la. volonté,  la  survivance  de  l'âme,  la  divine 
Providence.  La  première  est  la  condition  même 
de  la  loi  morale  ;  les  deux  autres  en  sont  les 
conséquences.  Ainsi  la  raison  pratique,  en  posant 
la  loi  morale  comme  une  vérité  absolue,  assure 
en  même  temps  la  réalité  objective  de  ce  dont 
la  raison  spéculative  ne  pouvait  alfirmer  que  la 
possibilité.  La  loi  morale  est  donc,  pour  Kant, 
l'unique  fondement  sur  lequel  nous  pouvons 
nous  appuyer  pour  déterminer  et  affirmer  quel- 
que chose  en  dehors  de  l'expérience  ;  et,  puis- 
(jue  ce  fondement  est  unique,  toute  détermina- 
tion et  toute  affirmation  de  ce  genre  n'a  de 
valeur  qu'autant  qu'elle  s'y  appuie,  et  trouve  ses 
limites  dans  cette  condition  même.  C'est  ainsi 
que  Kant  oppose  au  scepticisme  auquel  l'a  con- 
duit la  critique  de  la  raison  spéculative  un  dog- 
matisme moral,  qui  a  pour  fondement  l'iné- 
branlable autorité  de  la  loi  morale,  et  pour  co- 
rollaires le  fait  désormais  certain  de  la  liberté, 
puisque  ce  fait  est  la  condition  même  de  la  pra- 
tique de  cette  loi,  et  la  croyance  à  l'immortalité 
de  l'âme  et  à  la  divine  Providence,  puisque 
autrement  la  destination  moiaie  de  l'homme  ne 
pourrait  être  accomplie. 

Telle  est  la  solution  à  laquelle  Kant  arrive  sur 


KANT 


—  861 


KANT 


cette  grande  question  dont  il  fait  le  principal 
objet  de  sa  criliiiue.  On  voit  en  quelles  limites 
il  renferme  la  connaissance  humaine  d'un  côté, 
et  quelle  portée  il  lui  accorde  de  l'autre;  quelle 
part  il  fait  au  scepticisme  né  de  l'empirisme, 
et  quelle  part  au  oogmatisme  issu  du  rationa- 
lisme. DaAs  cette  solution,  Kant  suit  à  la  fois  et 
réforme  l'esprit  de  son  siècle.  FidMe  à  cet  esprit, 
il  réduit  d'abord  la  connaissance  humaine  à  l'ex- 
périence, et  condamne  comme  de  vaines  hypo- 
thèses toutes  les  spéculations  tentées  par  l'an- 
cienne métaphysique  pour  saisir  quelque  chose 
au  delà;  mais,  après  s'être  déjà  séparé  de  cet 
esprit,  en  élargissant  la  base  de  l'expérience, 
c'est-à-dire  en  y  rétablissant  les  conditions  a 
priori  ou  les  éléments  rationnels  qu'on  y  avait 
méconnus,  après  s'en  êlrc  séparé  aussi  en  ad- 
mettant au  moins  comme  possible  ce  que  l'éti'oit 
empirisme  du  temps  n'hésitait  pas  à  regarder 
comme  faux,  il  se  sépare  bien  plus  encore  des 
doctrines  régnantes,  en  attaquant  la  morale  de 
l'empirisme,  c'est-à-dire  la  morale  du  plaisir  ou 
de  l'intérêt,  ou  la  morale  plus  pure,  mais 
tout  aussi  insuffisante,  du  sentiment,  en  procla- 
mant, à  la  place  de  ces  principes  arbitraires  et 
variables,  le  principe  absolu  et  universel  de  la 
loi  morale,  du  devoir,  et,  cette  première  vérité 
une  fois  établie,  en  y  rattachant  toutes  celles 
qui  en  dépendent  et  qui  deviennent  ainsi  elles- 
mêmes  autant  de  vérités  morales,  la  liberté, 
l'immortalité  de  Fàme  et  la  divine  Providence. 

Scepticisme  métaphysique  et  dogmatisme  mo- 
ral, voilà,  en  un  mot,  sur  ce  point,  le  double 
résultat  de  la  critique  de  Kant.  A  l'ancien  dog- 
matisme il  opi'Ose  son  scepticisme;  au  scepticisme 
ou  au  dogmatisme  négatif  de  son  temps,  son 
dogmatisme  moral.  Il  entreprend  à  la  fois  de 
détourner  la  philosophie  des  vaines  spéculations 
où  s'égarait  le  premier,  en  lui  montrant  les 
étroites  limites  de  la  connaissance  humaine,  et 
de  sauver  des  attaques  du  second  les  titres  de 
notre  dignité  et  les  vérités  dont  nous  avons 
besoin  pour  concevoir  et  accomplir  notre  desti- 
nation. D'un  côté,  il  rappelle  l'homme  au  sen- 
timent de  sa  faiblesse  intellectuelle;  de  l'autre, 
à  la  conscience  de  sa  grandeur  morale. 

Cette  entreprise,  tentée  après  le  long  règne  de 
la  philosophie  dogmatique  du  xvii'  siècle,  et  au 
milieu  des  égarements  du  scepticisme  radical  du 
xviii"  siècle,  ne  rappelle-t-elle  pas,  malgré  toutes 
les  différences  qui  les  séparent,  celle  de  Socrate? 
Socrate  aussi  s'attaquait  à  la  fois,  d'une  part  à 
l'ambitieux  mais  stérile  dogmatisme  des  ancien- 
nes écoles,  et,  de  l'autre,  au  scepticisme  immoral 
des  sophistes.  Au  premier  il  opposait  une  réserve 
ironiquement  sceptique;  mais  il  défendait  éner- 
giquement  contre  le  second  la  dignité  humaine, 
la  vertu,  la  justice  et  le  droit,  la  Providence 
divine,  l'espoir  en  une  autre  vie,  et  il  les  rap- 
pelait l'un  et  l'autre  à  la  connaissance  de  soi- 
même  :  rvo59i  «TEauTÔv. 

La  philosophie  de  Socrate  était  profondément 
humaine.  On  a  dit  qu'il  avait  fait  descendre  la 

Shilosophie  du  ciel  sur  la  terre.  On  en  pourrait 
ire  autant  de  Kant.  En  général,  le  caractère  pra- 
tique domine  dans  la  philosophie  du  xviii^  siècle, 
comme  dans  celle  du  xvii^  le  caractère  spéculatif, 
et,  tandis  que  celle-ci,  tout  en  affranchissant 
l'esprit  humain  du  joug  de  la  scolastique,  se 
préoccupait  de  Dieu  au  point  d'oublier  l'homme, 
celle-là  se  préoccupa  de  l'homme  au  point  d'ou- 
blier Dieu.  Comme  la  philosophie  du  xviir  siècle, 
mais  avec  plus  de  profondeur  et  d'élévation,  la 
philosophie  de  Kant  est  pratique,  puisque  la  raison 
pratique,  c'est-à-dire  la  morale,  en  est  le  prin- 
cipal fondement;  comme  elle,  il  revendique  la 
personnalité  humaine,  mais  il  la  place  dans  la 


liberté  morale,  et,  la  morale  une  fois  établie  sur 
le  fondement  ae  la  raison  pratique,  sur  le  devoir 
et  la  liberté,  il  ne  craint  pas  de  lui  donner  pour 
couronnement  la  croyance  à  l'existence  de  Dieu, 
en  sorte  que  l'adversaire  de  l'ancienne  théodicée 
ou  de  l'ancienne  métaphysique  devient  aussi 
celui  de  l'athéisme,  et  que  l'ennemi  de  tout  ce 
qui,  de  près  ou  de  loin,  rappelle  le  mysticisme, 
linit  par  un  acte  de  foi  religieuse  fondé  sur  la 
raison  pratique. 

111.  On  a  vu  que  la  critique  kantienne  consiste 
à  remonter  aux  principes  ou  aux  conditions  a 
priori  de  la  connaissance  humaine.  Or,  tel  doit 
être  le  point  de  départ  et  telle  est  la  condition 
de  la  métaphysique  tout  entière.  Qu'est-ce,  en 
effet,  que  la  métaphysique?  Kant  la  définit 
quelque  part  un  inventaire  systématique  de  toutes 
les  richesses  intellectuelles  qui  proviennent  de 
la  raison  pure.  Mais  quels  sont  les  titres  et  quelle 
est  l'étendue  de  ces  richesses?  voilà  ce  qu'il  faut 
savoir  avant  tout.  De  là  deux  parties  dans  la  mé- 
taphysique :  la  première,  qui  remonte  jusqu'aux 
principes  de  la  connaissance  pour  en  déterminer 
l'origine,  la  valeur  et  la  portée,  c'est  la  critique; 
la  seconde,  qui  constate  et  systématise  toutes  les 
connaissances  a  priori^  qu'on  peut  élever  sur  le 
terrain  préparé  par  la  première,  c'est  la  doctrine. 
La  première  est  la  condition  nécessaire,  ou, 
comme  dit  Kant,  la  propédeuticjue  de  la  seconde: 
sans  elle,  il  n'y  a  pour  la  métaphysique  qu'as- 
sertions chimériques,  ou,  tout  au"  moins,  que 
gratuites  hypothèses;  mais,  d'un  autre  côté,  sans 
la  seconde,  la  métaphysique  n'a  fait  encore  que 
poser  et  assurer  ses  fondements  :  l'édifice  n'existe 
pas.  La  critique  est  le  commencement  de  la 
métaphysique  ;  mais  elle  n'en  est  que  le  com- 
mencement. C'est  dans  l'union  de  ces  deux 
parties,  la  première  comme  préparation,  la  se- 
conde comme  construction,  que  consiste  la  vé- 
ritable métaphysique. 

11  faut  le  reconnaître,  quoiqu'on  eût  souvent 
proclamé  avant  Kant  la  nécessité  de  commencer 
la  philosophie  par  l'examen  des  principes  mêmes 
de  la  connaissance,  on  n'avait  jamais  distingué 
et  séparé  si  profondément  cet  examen  des  prin- 
cipes de  celui  des  résultats,  ou,  pour  employer 
les  termes  de  Kant,  la  critique  de  la  doctrine. 
C'est  que  cet  examen  même  n'avait  pas  encore 
été  élevé  jusqu'à  la  hauteur  d'un  véritable 
système;  c'est  à  Kant  qu'appartient  l'honneur 
de  l'avoir  ainsi  et  conçu  et  exécuté  pour  la  pre- 
mière fois.  Quoi  qu'on  puisse  penser  de  la  mé- 
thode particulière  qu'il  y  a  appliquée  et  des 
résultats  auxquels  il  est  arrivé,  soit  dans  la  partie 
critique,  soit  dans  la  partie  doctrinale  de  sa 
philosophie,  on  ne  peut  nier  l'immense  service 
qu'il  a  rendu  à  l'esprit  humain  en  ne  proclamant 
pas  seulement  comme  un  précepte,  à  l'exemple 
de  Socrate,  ou  comme  une  méthode  trop  vite 
oubliée,  à  l'exemple  de  Descartes,  mais  en  érigeant 
en  système  la  première  de  toutes  les  connais- 
sances et  la  condition  de  toutes  les  autres  :  la 
connaissance  de  la  faculté  de  connaître,  c'est- 
à-dire  de  l'origine,  de  la  nature  et  de  la  valeur 
de  ses  principes. 

En  même  temps  Kant  proclame,  comme  Des- 
cartes, mais  avec  bien  plus  de  force  et  de  netteté, 
le  principe  sacré  et  inviolable  de  la  liberté  de 
penser.  Il  comprit  parfaitement  que  toute  restric- 
tion apportée  à  ce  principe  en  altère  la  nature 
et  la  vertu;  aussi  réclame-t-ilpour  la  philosophie 
une  absolue  indépendance.  «  Notre  siècle  est  le 
siècle  de  la  critique,  s"écrie-t-il  quelque  part 
avec  une  juste  fierté;  rien  ne  peut  s'y  soustraire, 
ni  la  religion  avec  sa  sainteté,  ni  la  législation 
avec  sa  majesté.  »  Ce  droit  de  tout  soumettre  au 
libre  examen  de  la  raison,  Kant  ne  manqua  pas 


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df  l'appliquer  à  la  religion  même,  et  il  fui  par 
là  un  des  l'ondalcurs  de  celle  libre  inlerprctation 
des  livres  el  des  dogmes  sacres  à  laquelle  on  a 
donné  le  nom  de  ralio)iaHsme.  Rappelons  aussi 
qu'il  vil  dans  la  révolulion  française  l'avènement 
et  l'application  de  ce  droit  iiriniilif  et  sacré  de 
la  raison  humaine  de  tout  soumettre  à  son  tri- 
bunal, et  de  renouveler  les  institutions  et  les 
mœurs  publiques  conformément  à  ses  lois  :  il  en 
salua  l'aurore  avec  reconnaissance.  A  plus  forte 
raison,  ne  reconnaît-il  pas  de  limites  à  la  liberté 
de  penser  dans  le  cercle  même  de  la  spéculation 
pliiloso])hi((ue  :  elle  doit  être  absolue.  La  philo- 
sophie ne  doit  songer  qu'à  l'intérêt  de  la  vérité, 
et  l'on  ne  peut  lui  opposer  d'autre  autorité  que 
celle  de  la  raison.  Toute  doctrine  qui  se  présente 
au  nom  de  la  vérité  et  de  la  raison,  quelle  qu'elle 
soit  et  si  contraire  qu'elle  puisse  paraître  aux 
intérêts  de  la  politique  vulgaire  et  de  la  religion 
établie,  doit  pouvoir  se  produire  au  grand  jour; 
c'est  à  la  raison  même,  et  non  à  la  force  armée, 
qu'il  appartient  d'en  faire  justice  si  elle  est 
mauvaise,  et,  loin  que  les  vrais  intérêts  de  l'hu- 
manité puissent  souffrir  de  cette  liberté  accordée 
à,  toutes  les  doctrines,  l'humanité  ne  peut  qu'y 
gagner  :  la  vérité  se  fera  jour  et  la  vérité  ne 
saurait  être  funeste.  En  réclamant  et  en  appli- 
quant ainsi  la  liberté  de  penser,  Kant  a  aussi  le 
mérite  de  débarrasser  la  philosophie  de  toute 
celte  hypocrisie  dont  elle  use  trop  souvent  et  qui 
la  dégrade  sans  la  servir.  Il  répète  souvent  que 
la  sincérité  est  le  premier  devoir  du  philosophe, 
et,  disons-le  à  son  honneur,  jamais  il  n'a  manque 
à  ce  devoir. 

La  critique,  c'est-à-dire  la  première  partie  de 
la  philosophie  de  Kant,  considère  la  raison  pure 
soit  dans  son  rapport  à  la  connaissance,  soit  dans 
son  rapport  à  la  volonté  :  de  là  la  critique  de  la 
raison  pure  [spéculative)  et  la  critique  de  la 
raison  [pure)  pratique;  entre  ces  deux  critiques, 
Kant  a  placé  plus  tard  comme  un  lien  et  une 
transition  la  critique  du  jugement,  et  ces  trois 
critiques  constituent  l'ensemble  de  son  système 
critique. 

Maintenant,  aux  deux  parties  essentielles  et 
distinctes  de  la  critique,  correspondent  dans  la 
doctrine  deux  parties  également  essentielles  et 
"distinctes  :  la  métaphysique  de  la  nature  et  la 
métaphysique  des  mœurs.  Nous  suivrons  cet 
ordre  et  ces  divisions,  et  nous  compléterons 
l'idée  que  nous  devons  donner  ici  de  la  philo- 
sophie de  Kant,  par  l'analyse  rapide  de  ses  prin- 
cipaux ouvrages. 

Critique.  1°  Critique  de  la  raison  pure.  — 
Kant  commence  par  reconnaître  que  l'exercice 
de  nos  sens  est  la  condition  du  développement 
de  notre  activité  intellectuelle  :  car  sans  les 
sens  elle  ne  serait  provoquée  par  rien,  et  elle 
n'aurait  point  de  matière  à  laquelle  elle  pût 
s'appliquer;  mais  il  prétend  en  même  temps  que 
les  sens  ne  suffisent  pas  à  expliquer  la  connais- 
sance humaine  tout  entière,  pas  même  cette 
partie  de  la  connaissance  qu'on  appelle  l'expé- 
rience. En  effet,  que  donnent  les  sens?  Le  par- 
ticulier et  le  contingent.  Si  donc  il  y  a  des 
connaissances  universelles  et  nécessaires,  elles 
ne  peuvent  venir  des  sens  ou  de  rexpériencc. 
L'universalité  et  la  nécessité  sont  comme  un 
double  critérium,  à  l'aide  duquel  on  pourra  dis- 
tinguer les  connaissances  qui  viennent  de  l'ex- 
périence, ou  qui  sont  a  posteriori,  de  celles  qui 
n'en  viennent  pas  ou  qui  sont  a  priori.  Or.  qu'il 
y  ait  des  connaissances  marquées  de  ce  double 
caractère,  il  suffit  pour  s'en  convaincre  de  jeter 
un  coup  d'œil  sur  les  sciences,  particulièrement 
sur  les  sciences  mathématiques;  il  suffit  même 
d'interroger   le   sens   commun.  Bien  plus,   que 


serait  l'expérience  même,  réduite  aux  données 
des  sens?  Une  collection  de  re])résenlalions  par- 
tielles, isolées,  sans  lien  et  sans  unité,  quelque 
chose  qui  ne  mériterait  pas  le  nom  do  connais- 
sance. Il  faut  donc  que  dans  celte  connaissance 
môme,  qu'on  appelle  l'expérience,  il  y  ait,  C)Ut'i' 
les  données  fournies  par  les  sens,  certains  i  1'- 
racnts  universels  et  nécessaires,  qui,  en  s'aiipli- 
(juant  à  ces  données,  les  convertissent  en  une 
véritable  connaissance;  et  ces  éléments  ne  peu- 
vent dériver  de  l'expérience,  puisqu'il  faut  qu'ils 
existent  pour  que  l'expérience  soit  possible.  Ainsi 
deux  sofles  d'éléments  dans  la  connaissance, 
même  dans  la  connaissance  sensible  :  les  éléments 
empiriques,  ou  a  posteriori  :  ce  sont  les  données 
des  sens,  ou  tout  ce  que  l'esprit  reçoit  des  objets 
avec  lesquels  il  est  en  rapport  par  les  sens;  et 
les  éléments  rationnels,  ou  a  priori  :  c'est  tout 
ce  que  l'esprit  tire  de  lui-même  pour  l'ajouter 
aux  données  sensibles.  Les  premiers  constituent 
ia  matière,  et  les  autres  la  forme  de  la  con- 
naissance. 

Cette  distinction  établie,  il  s'agit  de  dégager 
les  éléments  purs  ou  a  priori  des  éléments 
empiriques  avec  lesquels  ils  sont  mêlés,  afin  de 
tracer  ainsi  un  tableau  des  conditions  a  priori 
de  la  connaissance,  et,  par  l'examen  de  ces  con- 
ditions, de  déterminer  la  valeur  et  l'étendue  de 
la  connaissance  elle-même.  Mais  comment  opérer 
ce  dégagement?  En  éliminant  successivement 
dans  la  connaissance  ce  qu'elle  contient  de  par- 
ticulier et  de  variable  :  par  là  on  obtiendra  ce 
qu'elle  a  d'universel  et  de  constant;  on  écartera 
ainsi  la  matière  de  la  connaissance,  le  reste 
sera  la  forme. 

Telle  est  la  méthode  appliquée  ici  par  Kant 
aux  facultés  qui  concourent  à  la  formation  de  la 
connaissance.  Ces  facultés  sont  d'abord  la  sen- 
sibilité et  l'entendement.  La  sensibilité  est  la  ca- 
pacité que  nous  avons  de  recevoir  des  intuitions 
ou  des  représentations  des  objets  au  moyen  des 
affections  ou  des  sensations  qu'ils  produisent  en 
nous.  Ces  intuitions  ou  représentations  sensibles, 
les  seules  dont  nous  soyons  capables,  constituent 
la  matière  de  la  connaissance;  mais  elles  ne 
constituent  pas  à  elles  seules  la  connaissance 
tout  entière,  car  elles  sont  par  elles-mêmes  isolées 
et  sans  lien  :  il  faut  une  faculté  qui  les  réunisse 
et  les  coordonne  par  une  puissance  qui  lui  soit 
propre  ;  et  cette  faculté,  qui  n'est  plus  simplement 
une  réceptivité,  mais  une  véritable  spontanéité, 
c'est  l'entendement.  La  partie  de  la  Critique  de 
la  raison  pure,  qui  traite  de  la  sensibilité,  se 
nomme  esthétique  transcendantale,  et  celle  qui 
traite  de  l'entendement,  logique  transcendantale. 

Dans  la  sensibilité,  Kant  comprend  le  sens 
intime  aussi  bien  que  les  sens  externes;  et, 
faisant  abstraction,  d'une  part,  de  tout  ce  que 
l'entendement  peut  y  ajouter;  de  l'autre,  de  tout 
ce  qu'il  peut  y  avoir  de  particulier,  de  variable, 
ou  d'empirique,  c'est-à-dire  de  tout  ce  qui  s'y 
rapporte  à  la  sensation,  pour  ne  s'occuper  que 
de  ce  qu'il  y  a  d'universel  et  de  constant,  c'est- 
à-dire  de  tout  ce  qui  réside  a  priori  aans  la 
nature  même  de  la  sensibilité,  il  trouve  ainsi 
deux  concepts  purs  ou  deux  formes  de  la  sen- 
sibilité, l'espace  et  le  temps  :  le  premier  qui  est 
exclusivement  la  forme  des  sens  extérieurs;  le 
second  qui  est  d'abord  et  immédiatement  la  forme  i 
du  sens  intime,  ensuite  et  médiatement  celle  des 
sens  extérieurs.  En  effet,  d'un  côté,  nous  ne 
pouvons  nous  représenter  les  objets  extérieurs 
sans  nous  les  représenter  dans  l'espace;  et,  d'un 
autre  côté,  nous  ne  pouvons  nous  représenter 
nos  propres  modifications  sans  nous  les  repré- 
senter dans  le  temps  ;  et  par  suite,  le  temps^  est 
aussi  nécessaire  à  la  représentation  des  phéno- 


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mènes  extérieurs,  qui  correspondent  à  ces  mo- 
difications internes.  Le  temps  et  l'espace  sont 
donc  les  formes  pures  de  la  sensibilité  en  général, 
dont  les  intuitions  ou  les  représentations  sont  la 
matière.  Celles-ci  correspondent  à  Vobjcl  avec 
lequel  nous  sommes  en  rapport  par  le  moyen  des 
sens;  celles-là  viennent  du  sujet  même,  puis- 
qu'elles sont  imposées  api^iorià.  toute  représen- 
tation des  objets. 

De  là  Kant  conclut  que  l'espace  et  le  temps  ne 
sont  rien  en  soi,  et  que  nous  ne  pouvons  les 
considérer  que  comme  les  conditions  subjectives 
de  noire  manière  de  nous  représenter  les  choses. 
Gomment,  en  eflet,  attribuer  une  valeur  objec- 
tive à  des  formes  que  l'esprit  tire  de  lui-même 
o  priori  ou  antérieurement  à  la  connaissance 
des  objets  mêmes?  Supposez  un  esprit  autre- 
ment constitué  que  le  nôtre,  que  seront  pour  lui 
l'espace  et  le  temps?  11  suit  de  là  encore  qu'en 
nous  représentant  les  choses  comme  existant 
dans  l'espace  et  dans  le  temps,  c'est-à-dire,  par 
exemple,  d'une  manière  continue  ou  successive, 
nous  ne  pouvons  nous  flatter  de  les  connaître 
telles  qu'elles  sont  en  soi  :  nous  ne  les  connais- 
sons que  sous  certaines  conditions  que  nous  im- 
pose notre  constitution  sensible  ou  le  mode  de 
représentation  qui  nous  est  propre,  et,  par  con- 
séquent, que  comme  elles  nous  apparaissent  eu 
vertu  de  ces  conditions  mêmes.  Dans  un  esprit 
autrement  constitué,  ces  conditions  disparais- 
sant, cette  manière  de  se  représenter  les  choses 
disparaîtrait  aussi  ou  changerait  de  nature. 

Les  intuitions  sensibles,  avec  leurs  formes  pu- 
res, ne  sont  pas  encore  la  connaissance  ;  il  faut, 
comme  nous  l'avons  déjà  dit,  qu'une  faculté  les 
réunisse  et  les  coordonne  pour  les  convertir  en 
connaissance,  et  cette  faculté,  c'est  l'entende- 
ment. Mais  l'entendement  ne  peut  remplir  sa 
fonction  qu'au  moyen  de  certaines  lois  a  priori 
ou  de  certains  concepts  purs,  auxquels  il  ramène 
la  diversité  des  intuitions  que  lui  fournit  la  sen- 
sibilité, de  même  que  la  sensibilité  ne  peut  rem- 
plir la  sienne  que  sous  certaines  conditions  qui 
sont  les  formes  mêmes  de  l'intuition.  Il  s'agit 
de  découvrir  et  de  déterminer  ces  lois  a  priori ^ 
ou  ces  concepts  purs  sous  lesquels  l'entende- 
ment ramène,  ou,  comme  dit  Kant,  subsume  les 
intuitions  de  la  sensibilité,  pour  les  convertir  en 
connaissance.  Or,  comme  l'opération  par  laquelle 
a  lieu  ce  résultat,  n'est  autre  chose  que  le  juge- 
ment, si  l'on  fait  abstraction  dans  nos  juge- 
ments de  toute  matière  de  la  connaissance,  pour 
n'en  considérer  que  les  formes  générales  et 
constantes,  on  obtiendra  ainsi  les  concepts  purs, 
ou,  suivant  une  expression  en  partie  renouvelée 
d'Aristote,  les  catégories  de  l'entendement. 

Le  jugement  a  quatre  formes  dont  chacune  en 
comprend  trois:  1°  quantité  :  jugements  géné- 
raux, particulières,  singuliers  ;  2°  qualité  :  ju- 
gements affirmatifs,  négatifs,  limitatifs  :  3°  re- 
lation: jugements  catégoriques,  hypothétiques, 
disjonctifs  ;  4°  modalité  :  jugements  problé- 
matiques, asser toriques,  apodictiques. 

A  ces  diverses  formes  du  jugement  correspon- 
dent autant  de  catégories  ou  de  concepts  purs 
de  l'entendement.  En  voici  la  liste  :  1°  quajx- 
tité  :  unité,  pluralité,  totalité  (universalité)  ; 
2°  qualité:  réalité,  négation,  limitation;  3"  re- 
lation :  inhérence  et  substance  [substantia  et 
accidens),  causalité  et  dépendance  (cause  et  ef- 
fet), cominunauté  (action  réciproque)  :  4"  moda- 
lité :  possibilité-impossih'ûHé,  existence  non- 
existence,  ?iecessi<e-contingence. 

Kant  résout  la  question  de  la  valeur  objective 
des  catégories,  comme  il  a  résolu  celle  de  la 
valeur  objective  des  formes  de  la  sensibilité.  Les 
catégories  de  l'entendement  sont  les  conditions 


a  priori  de  la  connaissance  des  objets  sensibles, 
de  môme  que  les  formes  de  la  sensibilité  sont 
les  conditions  a  priori  de  l'intuition  de  ces  ob- 
jets. Elles  dérivent  de  la  nature  môme  de  l'en- 
tendement, comme  le  temps  et  l'espace  de  la 
niiture  même  de  la  sensibilité.  Elles  ne  se  rè- 
glent donc  pas  sur  la  nature  des  choses  qu'elles 
servent  à  nous  faire  connaître,  et.  par  consé- 
quent, elles  ne  peuvent  être  considérées  comme 
des  lois  objectives.  Elles  sont  les  lois  de  notre 
esprit  ;  lois  nécessaires  sans  doute,  mais  relati 
ves  à  notre  constitution  et  qui  aispara'îtraient 
avec  elle.  D'oîi  il  suit  que  nous  ne  connaissons 
pàs  les  choses  comme  elles  sont  en  elles-mêmes, 
ou,  pour  parler  le  langage  de  Kant,  à  l'état  de 
noumènes,  mais  comme  elles  nous  apparaissent 
sous  certaines  conditions  subjectives  déterminées 
parla  nature  de  notre  esprit,  c'est-à-dire  à  l'état 
de  phénomènes. 

La  connaissance,  telle  qu'elle  résulte  du  con- 
cours de  la  sensibilité  et  de  l'entendement,  n'a 
pas  atteint  son  unité  la  plus  haute.  Elle  est  con- 
stituée, elle  n'est  pas  achevée.  Il  faut  donc  ad- 
mettre une  troisième  faculté  dont  les  principes 
portent  la  connaissance  à  sa  plus  haute  unité, 
ou  lui  servent  de  principes  régulateurs  .suprê- 
mes, et  cette  faculté  supérieure,  Kant  la  désigne 
particulièrement  sous  le  nom  de  raison  pure 
(quoique  d'une  manière  générale  il  désigne  aussi 
sous  ce  nom  l'ensemble  de  tous  les  principes  a 
priori  de  la  connaissance  spéculative  et  prati- 
que). La  raison  pure  a  pour  caractère  de  dépas- 
ser les  limites  de  la  sensibilité  et  de  l'entende- 
ment, c'est-à-dire  de  l'expérience,  sinon  en  nous 
faisant  connaître  quelque  chose  en  dehors  de 
ces  limites,  du  moins  en  nous  fournissant  des 
principes  ou  nous  puissions  rattacher  l'ensemble 
de  l'expérience  même  ou  de  la  connaissance 
sensible.  C'est  pour  cela  aussi  qu'il  donne  à  ces 
principes  le  nom  platonicien  d'idées.  De  même 
que  Kant  a  déduit  les  catégories  de  l'entende- 
ment des  formes  logiques  du  jugement,  de  même 
il  entreprend  ici  de  déduire  les  idées  de  la  rai- 
son des  formes  logiques  du  raisonnement.  Il  ob- 
tient ainsi  les  trois  idées  du  m.oi,  du  monde  et 
de  Dieu,  qu'il  donne  pour  fondement  à  autant 
de  sciences  transcendantales,  dont  il  va  d'ail- 
leurs ruiner  les  conclusions,  la  psychologie  ra- 
tionnelle, la  cosmologie  rationnelle  et  la  théolo- 
gie rationnelle. 

Et  d'abord  quelle  est  la  valeur  de  ces  idées? 
Elles  servent  de  principes  régulateurs  à  la  con- 
naissance, en  lui  prescrivant  une  unité  supé- 
rieure à  celle  que  peut  atteindre  l'entendement. 
Mais  étendent-elles  en  effet  la  connaissance  au 
delà  des  limites  de  l'expérience,  ou  nous  font- 
elles  véritablement  connaître  quelque  chose  en 
dehors  de  ces  limites?  Non,  répond  Kant.  Selon 
lui,  en  effet,  il  n'y  a  pas  de  véritable  connais- 
sance sans  intuition,  et  il  n'y  a  pour  nous  d'au- 
tre intuition  possible  que  l'intuition  sensible.  Les 
idées  de  la  raison  nous  font  bien  concevoir  quel- 
que chose  de  supérieur  à  l'expérience,  mais  elles 
n'en  peuvent  garantir  ni  les  attributs  ni  la  réa- 
lité; par  conséquent,  toute  science  qui,  au  lieu 
de  considérer  simplement  ces  idées  comme  des 
principes  régulateurs,  les  érigf'.  en  principes  con- 
stitutifs de  connaissances,  dépasse  les  limites 
assignées  à  l'esprit  humain,  et  n'aboutit  qu'à 
des  conceptions  sans  fondement.  Partant  de  là, 
Kant  examine  successivement  les  assertions  dog- 
matiques de  la  psychologie,  de  la  cosmologie  et 
de  la  théologie  rationnelle,  pour  montrer  qu'elles 
reposent  sur  une  illusion  naturelle  à  l'esprit  hu- 
main, mais  que  doit  dissiper  la  critique.  C'est 
là  l'objet  de  la  troisième  partie  de  la  Critique 
de  la  raison  pure,  appelée  du  nom  de  Dialecti- 


KANT 


—  864  — 


KANT 


que  Iranscendanlale.  La  psychologie  rationnelle 
conclut  faussement  de  l'unité  transcendantaie 
du  sujet  à  son  unité  réelle  et  absolue:  tout  ce 
qu'elle  enseigne  sur  la  distinction  de  l'âme  et 
du  corps,  sur  la  nature  et  la  durée  du  principe 
pensant,  conçu  comme  un  principe  distinct  et 
séparablCj  n'est  qu'une  suite  de  paralogismes. 
Nous  ne  savons  rien  de  la  nature  intérieure  de 
l'àme  et  du  corps;  par  conséquent,  nous  ne  pou- 
vons affirmer  qu'ils  sont  réellement  distincts.  — 
Dans  la  cosmologie,  la  raison,  quand  elle  n'est 
pas  éclairée  par  la  critique,  arrive,  sur  les  pro- 
blèmes qu'elle  soulève,  à  des  solutions  contra- 
dictoires, qu'elle  démontre  avec  une  égale  force, 
et  auxquelles  Kant  a  donné  le  nom  d'anlino- 
mies  de  la  raison  pure.  Ainsi  elle  établit  égale- 
ment, 1°  que  le  monde  a  des  limites  dans  le 
temps  et  dans  l'espace,  —  et  qu'il  n'en  a  pas  ; 
2"  qu'il  n'existe  dans  le  monde  que  le  simple 
ou  le  composé  du  simple  et  qu'il  n'y  existe 
rien  de  simple  ;  3°  qu'il  faut  admettre  dans 
le  monde  une  causalité  libre,  —  ou  que  tout 
dans  le  monde  arrive  d'après  les  lois  néces- 
saires de  la  nature;  4°  que,  pour  expliquer  le 
monde,  il  faut  admettre  un  être  absolument  né- 
cessaire qui  en  fasse  partie  ou  qui  en  soit  la 
cause,  —  et  qu'il  n'existe  aucun  être  absolument 
nécessaire  ni  dans  le  monde,  comme  en  faisant 
partie,  ni  hors  du  monde,  comme  sa  cause.  La 
critique  prétend  résoudre  ces  antinomies,  en 
montrant  qu'elles  naissent  toutes  d'une  illusion 
qui  consiste  à  prendre  les  phénomènes  pour  des 
choses  en  soi.  Il  suffit,  pour  les  dissiper,  de  dis- 
siper cette  illusion.  En  efl"et,  pour  les  deux  pre- 
mières, si  le  monde  et  les  choses,  en  tant  que 
nous  nous  les  représentons  dans  l'espace  et  dans 
le  temps,  ne  sont  que  des  phénomènes,  la  thèse 
et  l'antithèse,  qui  les  considèrent  comme  des 
choses  en  soi,  sont  également  fausses  :  on  ne 
peut  dire  ni  que  le  monde  est  fini  dans  l'espace 
et  dans  le  temps,  ni  qu'il  est  infini  ;  pareille- 
ment on  ne  peut  dire  ni  que  tout  est  simple  ou 
composé  du  simple,  ni  qu'il  n'y  a  rien  de  sim- 
ple :  car  parler  du  monde  et  des  choses  comme 
existant  dans  le  temps  et  dans  l'espace,  c'est 
parler  suivant  notre  manière  de  nous  les  repré- 
senter, et  non  suivant  ce  qu'elles  sont  en  soi: 
ce  qu'elles  sont  en  soi,  nous  l'ignorons  absolu- 
ment. Quant  aux  deux  dernières  antinomies,  la 
contradiction  que  nous  y  trouvons  entre  la  thèse 
et  l'antithèse,  quand  nous  considérons  les  phé- 
nomènes comme  des  choses  en  soi  :  par  exem- 
ple, quand  nous  regardons  la  loi  de  la  causalité 
comme  une  loi  de  la  nature  même  des  choses, 
cette  contradiction  s'évanouit  dès  que  nous  ne 
faisons  plus  cette  confusion,  et  ainsi,  en  se  pla- 
çant à  deux  points  de  vue  différents,  on  peut 
concilier  la  thèse  et  l'antithèse.  Par  exemple, 
nous  pouvons  considérer  à  la  fois  nos  actions 
comme  nécessaires  et  comme  libres:  comme  né- 
cessaires au  point  de  vue  phénoménal;  comme 
libres  au  point  de  vue  d'un  monde  supérieur, 
d'un  monde  intelligible,  où  la  raison  détermine 
par  elle-même  la  volonté,  et  par  là  constitue  la 
liberté.  Ainsi  encore  on  peut  dire  à  la  fois  et 
que  tout  est  contingent  dans  le  monde,  et  que 
tout  y  dérive  d'un  être  nécessaire  :  dans  la  pre- 
mière assertion,  on  considère  le  monde  au  point 
de  vue  phénoménal;  dans  la  seconde,  on  se 
place  à  un  point  de  vue  supérieur.  Mais  si  ces 
assertions,  en  apparence  contradictoires,  peuvent 
fort  bien  aller  ensemble,  il  est  impossible  de 
démontrer  la  vérité  absolue  de  l'idée  de  la  li- 
berté et  de  celle  de  Dieu,  au  moins  par  la  rai- 
son théorique  ou  spéculative.  Ces  idées  nous  font 
concevoir  un  ordre  de  choses  distinct  de  celui 
de  la  nature  ;  mais  elles  ne  peuvent  en  garantir 


la  réalité,  car  tout  ce  qui  sort  des  limites  de 
l'expérience  est  pour  nous  transcendant,  c'es{-à- 
dirc  inaccessible.  —  C'est  à  l'aide  de  ce  principe 
([uc  Kant  prétend  ruiner  tous  les  arguments  de 
la  théologie  rationnelle  ou  spéculative.  Rame- 
nant toutes  les  preuves  spéculatives  de  l'exis- 
tence de  Dieu  à  trois,  la  preuve  ontologique,  qui 
conclut  des  attributs  de  l'être  premier  à  son 
absolue  existence;  la  preuve  coxmologique,  qui 
conclut  de  l'absolue  nécessité  de  l'existence  de 
quelque  chose  aux  attributs  de  l'être  premier; 
et  enfin  la  preuve  physico-ihéolngique,  qui  con- 
clut de  l'ordre  et  de  l'harmonie  du  monde  à  une 
cause  intelligente,  il  s'efror>;e  d'établir  que  les 
deux  premières  sont  impuissantes  à  nous  faire 
passer  légitimement  de  l'idée  à  l'être,  et  que  la 
troisième,  si  respectable  et  si  convaincante 
qu'elle  paraisse,  outre  qu'elle  a  le  défaut  des 
précédentes,  est  d'ailleurs  insuffisante  à  jus- 
tifier l'idée  d'un  être  tel  que  Dieu.  La  con- 
clusion comme  le  principe  de  toute  cette  criti- 
que des  preuves  de  l'existence  de  Dieu,  c'est  que 
l'idée  de  Dieu  est  sans  doute  un  idéal  néces- 
saire à  l'achèvement  de  la  connaissance,  mais 
que  nous  n'en  pouvons  affirmer  la  réalité  objec- 
tive, parce  que  tout  ce  qui  est  placé  en  dehors 
des  limites  de  l'expérience  nous  échappe  abso- 
lument. Telle  est  la  conclusion  générale  de 
la  Critique  de  la  raison  pure.  Ainsi,  pour  em- 
prunter à  Kant  une  image  charmante,  celui  qui 
abandonne  le  terrain  solide  de  l'expérience  pour 
s'aventurer  dans  le  monde  des  idées,  où  il  es- 
père trouver  des  connaissances  plus  hautes  et 
plus  pures,  celui-là  fait  comme  la  colombe  lé- 
gère qui,  lorsqu'elle  a  traversé  d'un  lilire  vol 
l'air  dont  elle  sent  la  résistance,  s'imagine 
qu'elle  volerait  bien  mieux  encore  dans  le  vide. 
Cependant  Kant  sent  en  lui  un  vif  désir  de  poser 
quelque  part  un  pied  ferme  hors  des  bornes  de 
l'expérience.  Il  n'a  point  trouvé  ce  point  d'appui 
dans  la  raison  spéculative,  il  va  le  demander  à 
la  raison  pratique,  et  retrouver  là  tout  ce  qu'il 
vient  d'abandonner  ici. 

2°  Critique  de  la  raison  pratique.  —  La  rai- 
son spéculative  n'est  pas  toute  la  raison.  A  côté 
des  éléments  a  priori  qui  servent  à  constituer 
ou  à  diriger  la  connaissance,  il  y  en  a  qui  ont 
pour  caractère  de  fournir  des  lois  à  la  volonté  : 
ces  lois  et  le  nouvel  ordre  de  connaissances 
qu'elles  déterminent  forment  la  sphère  de  la 
raison  pratique.  La  distinction  de  la  raison 
spéculative  et  de  la  raison  pratique,  et  le  refuge 
que  nous  off're  la  seconde  contre  les  doutes  poi- 
gnants de  la  première,  Kant  les  avait  déjà  signa- 
lés dans  sa  première  critique  ;  mais  ce  n'étaient 
là  que  des  indications  qui  avaient  besoin  d'être 
expliquées  et  développées.  Il  restait  à  faire  pour 
la  raison  pratique  ce  qui  avait  été  fait  pour  la 
raison  spéculative.  Établir  l'existence  de  cette 
faculté,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  l'existence 
et  les  caractères  de  ses  principes,  puis  montrer 
comment  ces  principes  impliquent  ou  appellent 
certaines  vérités  que  la  raison  spéculative  ne 
pouvait  établir,  la  liberté,  l'existence  de  Dieu  et 
l'immortalité  ae  l'âme,  tel  est,  d'une  manière 
générale,  le  double  but  de  la  Critique  de  la 
raison  pratique,  qui  parut  en  1788,  c'est-à-dire 
sept  ans  après  la  Critique  de  la  raison  pure. 

La  Critique  de  la  raison  pratique  a  pour  but 
de  constater  l'exislence  de  certains  principes 
immédiatement  imposés  à  la  volonté  par  la  rai- 
son, c'est-à-dire  de  principes  qui  se  présentent  à 
notre  volonté  comme  les  lois  de  toute  volonté 
raisonnable,  et  auxquelles  elle  doit  se  con- 
former, inaépendamment  de  tous  les  mobiles 
sensibles  qui  peuvent  agir  sur  elle  ;  en  un  mot, 
de  principes  pratiques  a  priori.  Constater  l'cxis- 


KANT 


—  865 


KANT 


tcnce  de  ces  principes,  c'est  constater  celle  de 
la  raison  pure  pratique.  Il  l'aut  bien  les  distin- 
guer des  principes  enipiri(iiies,  ou  qui  se  tirent 
de  la  nature  môme  du  sujet  :  ceux-ci  ne  peuvent 
jamais  être  considérés  comme  de  véritables  lois; 
ceux-là  seuls  ont  ce  caractère.  De  là  cette  for- 
mule adoptée  par  Kant  comme  la  loi  fonda- 
mentale de  la  raison  pure  pratique  et  comme 
le  critérium  infaillible  de  la  moralité  de  nos 
actions  :  «  Agis  toujours  de  telle  sorte  que  la 
maxime  de  ta  volonté  puisse  revêtir  la  forme 
d'un  principe  de  législation  universelle.  »  Les 
lois  morales  n'étant  autre  chose  que  les  prin- 
cipes mêmes  d'une  volonté  indépendante  de 
toute  condition  sensible,  elles  ont  en  ce  sens 
leur  unique  fondement  dans  l'autonomie  de  la 
volonté,  c'est-à-dire  que  la  volonté  est  gouvernée 
par  ses  propres  lois.  C'est  parce  que  les  lois 
morales  sont,  en  général,  les  lois  de  toute  vo- 
lonté raisonnable  ou  autonome,  qu'elles  sont 
des  lois  ou  des  principes  obligatoires  pour  la 
mienne;  là  est  donc  le  principe  de  l'obligation 
qu'elles  m'imposent.  Du  haut  de  cette  théorie, 
Kant  examine  les  doctrines  morales  qui  ont  pris 
pour  principe  soit  l'éducation  (Montaigne),  soit 
la  constitution  civile  (Mandeville),  soit  la  sen- 
sation physique  (Êpicure),  soit  le  sens  moral 
(Hutcheson),  soit  même  la  perfection  (Wolf  et 
les  stoïciens),  soit  enfin  la  volonté  de  Dieu  (Cru- 
sius  et  les  théologiens),  et  il  essaye  de  prouver 
que  tous  ces  principes  matériels,  comme  il  les 
appelle,  ne  peuvent  servir  de  fondement  à  la 
morale.  La  réfutation  de  la  doctrine  du  plaisir 
ou  de  l'intérêt  est  particulièrement  remar- 
quable; c'est,  sans  contredit,  une  des  plus  belles 
parties  de  ce  bel  ouvrage. 

Mais  d'où  vient  que  Kant  attribue  aux  prin- 
cipes a  priori  de  la  raison  pratique  une  valeur 
objective  absolue  qu'il  refuse  aux  principes  a 
priori  de  la  raison  spéculative  ?  On  l'a  souvent 
accusé  ici  de  contradiction,  et  nous  ne  préten- 
dons pas  que  l'accusation  ne  soit  pas  fondée  ; 
mais  enfin  comment  un  si  grand  esprit  a-t-il 
pu  tomber  dans  cette  contradiction  ?  Voilà  ce 
que  nous  devons  chercher  à  expliquer,  quoique 
Kant  n'ait  pas  lui-même  suffisamment  éclairci 
'ce  point.  On  a  vu  sur  quoi  se  fonde  le  scepti- 
cisme de  Kant  relativement  aux  principes  a 
priori  de  la  raison  spéculative.  Parmi  ces  prin- 
cipes, les  uns  servent  à  constituer  l'expérience 
en  s'appliquant  aux  données  sensibles,  les  autres 
à  porter  la  connaissance  à  sa  plus  haute  unité, 
en  la  rattachant  à  des  idées  supérieures.  Or,  pour 
les  premiers,  comme  ils  sont  les  conditions  a 
priori  de  l'expérience  ou  de  la  connaissance 
sensible  ;  comme  l'esprit  les  tire  a  priori  de  sa 
propre  nature  pour  les  appliquer  aux  intuitions 
qu'il  reçoit  des  objets  ;  comme,  par  conséquent, 
cette  connaissance  ne  se  règle  pas  sur  les  objets, 
mais  sur  l'esprit  qui  la  constitue  suivant  ses 
propres  lois,  il  suit  qu'on  ne  peut  attribuer  à 
ces  principes  une  valeur  objective  absolue  et 
prétendre  qu  ils  nous  font  connaître  les  objets 
tels  qu'ils  sont  en  soi.  Pour  les  seconds,  comme 
tout  en  servant  à  diriger  la  connaissance  des 
objets  sensibles,  ils  tendent  eux-mêmes  à  des 
objets  supra-sensibles,  c'est-à-dire  à  des  objets 
placés  en  dehors  des  conditions  de  l'expérience, 
ils  peuvent  bien  avoir,  outre  leur  valeur  de 
principes  régulateurs  de  la  connaissance  hu- 
maine_,  une  valeur  objective  absolue;  mais  cette 
réalite  objective  reste  pour  nous  hypothétique  : 
car  il  n'y  a  de  connaissance  possible  des  objets 
qu'autant  qu'ils  sont  donnés  dans  l'intuition,  et 
il  n'y  a  pour  nous  d'intuition  possible  que  l'in- 
tuition sensible.  Mais  les  lois  morales  ne  sont 
ni  dans  le  cas  des  premiers,  ni  dans  celui  des 

DICT.    PHILOS. 


seconds,  car  elles  sont  indépend intes  de  toulo 
connaissance  des  objets.  On  n'en  peut  res- 
treindre la  valeur  à  la  connaissance  des  objets 
sensibles,  car  elles  en  sont  tout  à  fait  indépen- 
dantes ;  et,  d'un  autre  côté,  si  elles  s'appliquent 
à  un  ordre  de  choses  supra-sensibles  ou  qui 
échappent  à  notre  intuition,  ce  n'est  pas  cela 
qui  en  peut  rendre  la  réalité  hypothéti(]ue,  car 
cet  ordre  de  choses,  elles  le  constituent  elles- 
mêmes,  et  en  assurent  ainsi  la  réalité  objec- 
tive. 

En  même  temps  la  loi  morale  assure  la  réa- 
lité objective  de  la  liberté,  que  l'expérience  et 
la  raison  spéculative  ne  pouvaient  démontrer. 
Selon  Kant,  i'expérience  au  sens  intime  ne  sau- 
rait nous  attester  en  fait  que  nous  sommes  li- 
bres, et  d'ailleurs  la  loi  de  la  causalité,  que  la 
volonté  applique  à  l'enchaînement  des  phéno- 
mènes internes  comme  à  tous  les  phénomènes 
en  général,  ne  laisse  point  de  place  pour  la  li- 
berté. Nous  pouvons  bien  concevoir  un  ordre  de 
choses  différent  du  monde  des  phénomènes,  où 
la  liberté  exercerait  son  empire,  mais  ce  n'est 
là  pour  la  raison  spéculative  qu'une  supposition 
que  rien  ne  justifie.  Or  cette  supposition,  la  loi 
morale  ou  la  raison  pure  pratique  la  change  en 
certitude,'  car  la  loi  morale  sans  la  liberté  de 
la  volonté  est  un  non-sens,  et  l'être  qui  se  re- 
connaît soumis  à  cette  loi  se  reconnaît  par  là 
même  nécessairement  libre.  La  liberté  reste  tou- 
jours pour  nous  un  attribut  en  soi  impénétrable; 
mais  la  réalité  n'en  est  pas  moins  assurée,  et 
c'est  tout  ce  qu'il  nous  faut. 

La  loi  morale  établie  avec  la  liberté  qui  en 
est  la  condition,  Kant  en  fait  le  principe  de  l'i- 
dée du  bien  moral,  et  condamne  la  méthode  in- 
verse comme  fausse  et  funeste.  Tout  en  plaçant 
exclusivement  dans  la  raison  le  fondement  du 
devoir  et  du  bien  moral,  il  n'oublie  pas  entiè- 
rement, quoiqu'il  l'ait  trop  oublié,  que  l'homme 
n'est  pas  seulement  un  être  raisonnable,  mais 
qu'il  est  aussi  une  créature  sensible  :  il  entre- 
prend de  décrire  l'effet  intérieur  que  produit  en 
nous  le  concept  de  la  loi  morale,  et  dans  cet 
effet,  auquel  il  donne  le  nom  de  sentiment  mo- 
ral, il  place  le  mobile  subjectif  de  notre  obéis- 
sance à  cette  loi,  le  seul  mobile  dont  il  recon- 
naisse la  légitimité.  Il  faut  lire  tout  entier  ce 
beau  chapitre  où  Kant,  envisageant  la  nature 
humaine  dans  ses  rapports  avec  la  loi  morale, 
analyse  avec  profondeur  le  sentiment  moral, 
ou  le  respect  de  la  loi  morale;  parle  éloquem- 
ment  du  devoir,  qui  lui  inspire  une  magnifique 
apostrophe;  peint  admirablement  la  vertu,  et 
nous  montre  dans  la  sainteté  l'idéal  que  nous 
devons  poursuivre  incessamment,  sans  pouvoir 
l'atteindre  jamais  ;  enfin  fait  voir  partout  un 
vif  sentiment  de  la  dignité  de  notre  nature,  qui 
n'étouffe  pas  celui  de  notre  imperfection. 

Les  lois  morales  commandent  le  désintéres- 
sement, et  il  n'y  a  de  conduite  vraiment  morale, 
et  digne  du  nom  de  vertu,  que  celle  qui  se 
fonde  exclusivement  sur  la  considération  du 
devoir.  La  vertu  exclut  donc  la  considération 
du  bonheur  personnel,  dont  elle  exige  même 
quelquefois  l'absolu  sacrifice.  Mais  en  même 
temps  nous  concevons  nécessairement  qu'elle 
rend  digne  de  bonheur  celui  qui  la  pratique, 
et  dans  la  mesure  même  où  il  la  pratique,  et 
que,  par  conséquent,  dans  un  ordre  de  choses 
conforme  à  la  raison,  l'homme  de  bien  doit  par- 
ticiper au  bonheur  dans  la  mesure  où  il  en  est 
digne.  C'est  dans  cette  union,  nécessaire  aux 
yeux  de  la  raison,  du  bien  moral,  comme  con- 
dition, et  du  bonheur,  comme  conséquence,  que 
Kant  fait  consister  le  souverain  bien. 

Le  premier  élément  du  souverain  bien,  celui 

55 


KANT 


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KANT 


qui  est  la  condilion  de  l'autre,  ce  n'est  [pas  la 
vertu  seulement,  mais  la  sainteté,  qui  est  l'i- 
déal de  la  vertu.  Or,  la  sainteté,  ou  cette  per- 
fection morale  absolue  à  laquelle  la  raison  pra- 
tique nous  ordonne  de  tendre,  nous  ne  pouvons 
l'atteindre  dans  un  temps  fini,  comme  la  durée 
de  cette  vie  :  elle  suppose  un  progrès  continu  et 
indéfini,  et,  par  conséquent,  dans  l'existence  de 
la  personne  morale  une  durée  également  con- 
tinue et  indéfinie.  La  croyance  à  l'immortalité 
de  l'âme  est  donc  une  conséquence  nécessaire 
de  la  loi  qui  nous  ordonne  de  poursuivre  la  per- 
fection morale  comme  le  but  nécessaire  de  la 
raison  pratique.  Kant  insiste  sur  l'importance 
morale  de  cette  croyance  :  supprimez-la,  et  alors 
ou  vous  rabaisserez  indignement  la  moralité 
l)our  l'accommoder  à  cette  courte  et  misérable 
vie,  ou,  par  une  fausse  exaltation,  vous  dépas- 
serez les  limites  de  votre  nature  en  la  croyant 
capable  dans  cette  vie  de  la  perfection  mo- 
rale. 

Le  bien  moral  n'est,  comme  on  l'a  vu,  qu'une 
liartie  du  souverain  bien 3  le  souverain  bien  tout 
entier  consiste  dans  l'harmonie  de  la  moralité 
et  du  bonheur.  Or,  celte  harmonie  n'est  possible 
que  si  l'on  admet  une  cause  du  monde  capable 
de  l'établir,  et,  par  conséquent,  douée  d'intel- 
ligence et  de  volonté,  c'est-à-dire  Dieu.  Donc  il 
faut  aussi  nécessairement  admettre  l'existence 
de  Dieu.  Otez  la  croyance  en  Dieu,  il  faudra 
renoncer  à  l'espoir  du  souverain  bien,  que  pour- 
tant la  raison  pratique  nous  présente  comme  le 
but  nécessaire  de  notre  activité  et  de  notre  exis- 
tence, ou  il  faudra  admettre  avec  les  stoïciens, 
en  dépit  de  la  nature  et  du  sens  commun,  que 
la  vertu  et  le  bonheur  ne  font  qu'un,  et  que 
le  souverain  bien  dépend  de  nous  tout  entier. 
Ainsi  Dieu,  qui  n'était  pour  la  raison  théorique 
qu'un  idéal ,  devient  pour  la  raison  pratique 
l'objet  d'une  croyance  nécessaire  et  légitime; 
et,  quoique  la  nature  de  cet  être  demeure  à 
jamais  inaccessible  au  point  de  vue  théorique, 
nous  pouvons  la  déterminer  au  point  de  vue  pra- 
tique, puisque,  en  l'admettant  comme  condition 
du  souverain  bien,  nous  devons  supposer  en  lui 
les  attributs  sans  lesquels  nous  ne  pourrions  le 
concevoir  ainsi,  comme  l'omniscience,  l'omni- 
potence, etc. 

Parvenue  à  ce  point,  la  raison  pratique  rat- 
tache à  Dieu  les  lois  morales  elles-mêmes,  qu'elle 
conçoit  dès  lors  comme  des  commandements 
divins,  et  auxquelles  elle  donne  ainsi  un  carac- 
tère religieux.  C'est  de  cette  manière  que  dans 
la  philosophie  de  Kant  la  morale  conduit  à  la 
religion,  où  elle  trouve  son  couronnement  néces- 
saire. Renverser  cet  ordre,  ce  serait  les  déna- 
turer l'une  et  l'autre  :  ce  serait  substituer  à  la 
morale  rationnelle  une  morale  d'esclave,  et  ôter 
à  la  religion  son  seul  fondement  légitime  aux 
yeux  de  la  raison. 

Dans  la  dernière  partie  de  la  Critique  de  la 
niison  pratique,  Kant  esquisse  la  méthode  à 
suivre  pour  donner  aux  lois  morales  l'influence 
la  plus  efficace  et  la  plus  durable  sur  les  âmes; 
et  c'est  sur  le  devoir,  à  l'exclusion  du  senti- 
ment, que,  fidèle  à  ses  principes,  il  fonde  cette 
forte  mais  étroite  méthode. 

La  conclusion  qui  couronne  tout  l'ouvrage  est 
une  des  pages  les  plus  sublimes  qu'ait  inspirées 
la  pensée  philosophique.  On  peut  la  mettre  à 
côte  de  ce  que  Platon  et  Pascal  ont  écrit  de  plus 
beau.  Kant,  nous  montrant  à  la  fois  le  ciel  étoile 
au-dessus  de  nous  et  la  loi  morale  au  dedans 
de  nous,  nous  représente  notre  nature  écrasée 
par  l'un,  relevée  par  l'autre.  Mais  une  telle  page 
ne  s'analyse  pas;  il  faut  la  lire. 

3°  Critique  du  jugementj  1790.  —  11  semble 


qu'après  la  critique  de  la  raisoti  s/>éculalive  et 
celle  de  la  raison  pratique,  l'œuvre  critique 
entreprise  par  Kant  soit  achevée;  mais  ni  l'une 
ni  l'autre  ne  se  rendent  compte  de  nosjugements 
en  matière  de  beau  et  de  sublime.  Or,  si  ces  ju- 
gements ne  sont  pas  entièrement  empiriques  et 
supposent  quelque  principe  a  priori,  comme  il 
faut  bien  l'admettre,  puisqu'ils  sont  universels 
et  nécessaires,  ils  doivent,  avec  le  principe  qui 
leur  sert  de  règle,  trouver  place  dans  la  cri- 
tique. En  outre,  les  deux  précédentes  critiques 
ne  rendent  pas  compte  davantage  des  jugements 
par  lesquels  nous  attribuons  à  la  nature,  dans 
quelques-unes  de  ses  œuvres,  ou  en  général 
dans  les  relations  des  choses  entre  elles,  un  rap- 
port de  conformité  à  des  fins,  ou,  comme  ait 
Kant,  de  finalité.  Et  pourtant  ces  jugements, 
bien  mieux  encore  que  les  précédents,  doivent 
s'appuyer  sur  quelque  principe  o  priori,  que 
la  critique  doit  déterminer.  Il  y  a  donc  la  une 
double  lacune  à  combler.  Or,  trouvant  entre  ces 
deux  sortes  de  jugements,  les  jugements  esthé- 
tiques et  les  jugements  téléologiques,  pour  les 
appeler  tout  de  suite  par  les  noms  qu'il  leur 
donne,  un  certain  caractère  commun,  qui,  mal- 
gré leurs  différences,  les  rattache  à  une  même 
classe  et  les  distingue  également  de  ceux  dont 
s'est  occupée  la  critique  de  la  raison  spéculative, 
Kant  les  réunit  en  une  seule  et  même  critique, 
à  laquelle  il  donne  le  nom  général  de  critique 
du  jugement,  et  qu'il  divise  en  deux  parties, 
correspondantes  aux  deux  sortes  de  jugements 
que  nous  venons  d'indiquer.  Cette  nouvelle  cri- 
tique ne  pouvait  pas  être  d'ailleurs,  pour  un 
esprit  aussi  systématique  que  Kant,  un  appen- 
dice aux  deux  précédentes  :  aussi  en  fit-il  un 
organe  spécial  du  système  critique,  et,  dans 
l'ensemble  de  ce  système,  marqua-t-il  sa  place 
entre  la  critique  de  la  raison  spéculative  et  la 
critique  de  la  raison  pratique,  ou  entre  la  phi- 
losophie théorique  et  la  philosophie  pratique, 
auxquelles  elle  sert  d'intermédiaire. 

11  est  aisé  de  comprendre  comment  le  ju- 
gement, tel  que  Kant  le  considère  dans  cette 
nouvelle  critique,  peut  être  considéré  comme  un 
lien  entre  la  raison  théorique  et  la  raison  pra- 
tique. La  raison  théorique,  que  Kant  réduit  en 
définitive  à  l'entendement,  unique  source  des 
principes-constitutifs  de  la  connaissance  théo- 
rique, a  pour  domaine  la  nature,  dont  les  prin- 
cipes de  l'entendement  sont  les  lois  a  priori. 
La  raison  pratique,  de  son  côté,  qui  seule  est 
digne  du  nom  de  raison,  puisque  seule  elle  peut 
fonder  une  connaissance  supérieure,  a  pour  do- 
maine la  liberté,  dont  ses  principes  sont  les  lois 
et  dont  elle  assure  ainsi  la  realité  objective. 
Entre  la  raison  théorique  ou  l'entendement  et 
la  raison  pratique,  il  y  a  donc  la  même  diffé- 
rence qu'entre  la  nature  et  la  liberté,  et  cette 
différence  est  radicale;  or  le  jugement  se  place 
entre  l'entendement  et  la  raison,  en  nous  four- 
nissant un  principe  qui  déjà  nous  élève  au-des- 
sus du  concept  de  la  nature,  tel  qu'il  résulte  de 
l'entendement,  et  nous  rapproche  du  concept  du 
monde  intelligible  ou  de  la  liberté,  qui  est  l'ob- 
jet propre  de  la  raison  pratique,  et  il  nous  sert 
ainsi  d'intermédiaire  entre  ces  deux  concepts  ou 
entre  les  deux  parties  de  la  philosophie  qui  y 
correspondent.  En  effet,  les  |idées  du  beau  et  du 
sublime  et  celle  d'une  finalité  de  la  nature,  tout 
en  nous  retenant  dans  les  limites  du  monde 
sensible,  y  introduisent  quelque  chose  d'intel- 
ligible, et  par  là  peuvent  être  considérées  comme 
une  transition  entre  l'idée  de  la  nature  et  celle 
de  la  liberté,  ou  entre  la  philosophie  théorique 
et  la  philosophie  pratique. 

Essayons  maintenant  de  donner  une  idée  gé- 


KANT 


—  867  - 


KANT 


nérale  des  deux  parties  de  la  Critique  du  juge- 
ment. 

Critique  du  jugement  esthétique.  —  Elle  ein- 
bcasse  la  question  du  beau,  celle  du  sublime  et 
celle  des  beaux-arts.  Examinant  d'abord  les  juge- 
ments que  nous  portons  sur  le  beau  ou  les  juge- 
ments du  goût,  Kant  les  envisage  sous  quatre 
points  de  vue  différents,  et  il  en  donne  autant  de 
définitions  du  beau,  qui,  ensemble,  eu  constituent 
une  explication  générale  :  1°  Le  beau  est  l'objet 
d'une  satisfaction  libre  de  tout  intérêt^  c'est-à- 
dire  qui  nous  laisse  entièrement  indiflérents  à 
l'existence  même  de  la  chose  jugée  belle.  Kanl 
regarde  les  jugements  de  goîit  comme  des  juge- 
ments esthétiques,  non  comme  des  jugements 
logiques  ou  de  connaissance,  et  il  distingue  la 
satisl'action  qu'Us  apportent  avec  eux  de  celle  de 
l'agréable  et  de  celle  du  bon,  de  l'utile  et  du 
bon  en  soi;  2°  Le  beau  est  ce  qui  plaît  univei'- 
sellcmcnt  sans  concept.  Cette  définition  résume 
toute  lu  théorie  de  Kant  sur  le  beau  :  pour  juger 
une  chose  belle  au  point  de  vue  du  goût,  je  n'ai 
pas  besoin  de  la  rapporter  et  de  la  trouver  con- 
forme à  un  concept  déterminé;  il  faut,  au  con- 
traire, que  je  la  contemple  indépendamment  de 
tout  concept  antérieur;  et,  si  mon  imagination 
et  mon  entendement,  en  s'exerçant  ainsi  libre- 
ment, rencontrent,  la  première  une  telle  variété, 
et  le  second  une  telle  unité,  tous  deux  un  tel  ar- 
rangement, une  telle  disposition  des  parties  et  du 
tout,  que  cette  contemplation  établisse  entre  les 
deux  facultés  une  heureuse  et  libre  concordance, 
qui  détermine  en  moi  une  satisfaction  spéciale, 
alors  j'appelle  beau  l'objetde  cette  contemplation. 
Le  principe  des  jugements  de  goût  n'est  autre 
chose  que  cette  libre  concordance  de  l'imagina- 
tion et  de  l'entendement,  avec  la  satisfaction 
qu'elle  détermine;  et  comme  cette  satisfaction, 
indépendante  de  tout  concept,  est  en  même  temps 
pure  de  toute  sensation,  elle  doit  être  univer- 
selle. La  troisième  définition  exprime  sous  une 
autre  forme  la  théorie  que  nous  venons  de  résu- 
mer :  La  beauté  est  la  forme  de  la  finalité  d'un 
objet,  en  tant  qu'elle  y  est  perçue  sans  repré- 
sentation de  fin.  D'après  Kant,'  quand  je  juge 
une  chose  belle  au  point  de  vue  du  goût,  je  re- 
connais dans  la  disposition  de  ses  parties  une 
certaine  convenance  qu'on  dirait  faite  tout  exprès, 
mais  que  je  considère  indépendamment  de  toute 
idée  de  but  ou  de  destination,  puisque  j'en  juge 
uniquement  par  cette  libre  concordance  de  l'ima- 
gination et  de  l'entendement  qu'elle  établit  en 
moi,  en  sorte  que  le  beau  a  en  effet  la  forme 
d'une  finalité,  sans  reposer  au  fond  sur  une 
finalité  réelle;  4°  Enfin  le  beau  est  ce  qui  est 
reconnu  sans  concept  comme  l'objet  d'une  satis- 
faction nécessaire.  L'explication  de  cette  der- 
nière définition  rentre  dans  celle  de  la  troi- 
sième :  la  satisfaction  du  beau  doit  être  univer- 
selle, quoiqu'elle  ne  repose  point  sur  ces  con- 
cepts, et,  par  conséquent,  elle  est  nécessaire. 
Kant  a  consacré  une  partie  de  son  ouvrage  à  la 
justification  de  ces  caractères  d'universalité  et 
de  nécessité  qu'il  attribue  aux  jugements  du 
goût,  tout  en  les  considérant  comme  des  juge- 
ments esthétiques.  11  invoque  en  dernière  analyse 
une  sorte  de  sensus  communis,  qui  représente 
les  conditions  subjectives,  mais  universelles,  du 
goût.  11  faut  avouer,  et  cela  tient  à  la  nature 
même  de  sa  théorie,  que,  malgré  tous  ses  efforts, 
il  a  laissé  beaucoup  d'obscurité  sur  ce  point. 

Cette  théorie  ne  s'applique  d'ailleurs  qu'à  une 
espèce  de  beau,  à  celle  qui  est  l'objet  des  juge- 
ments de  goût.  Kant  ne  nie  pas  qu'il  n'y  ait  des 
choses  que  nous  jugeons  belles  parce  que  nous 
les  trouvons  conformes  à  tel  ou  tel  concept  dé- 
terminé; mais  cette  espèce  de  beauté,  objet  de 


jugements  logiques  et  esthétiques  à  la  fois,  n'est 
pas  autre  chose  que  la  perfection,  et  se  distingue 
de  celle  que  nous  admettons  par  les  jugements 
purement  csthéti([ues.  Celle-ci  n'étant  astreinte 
à  aucune  condition  déterminée,  Kant  la  dé:>igne 
sous  le  nom  de  beauté  vague  ;  la  seconde,  au 
contraire,  étant  subordonnée  à  des  conditions 
l)articulières  qui  dérivent  de  la  nature  ou  de  la 
destination  de  l'objet  où  elle  réside,  il  l'appelle 
adhérente. 

Le  jugement  du  sublime  a  cela  de  commun 
avec  le  jugement  du  beau,  que  ce  n'est  ni  un 
jugement  de  connaissance  ni  un  jugement  de 
sensation.  Comme  le  jugement  du  beau,  il  a  son 
origine  dans  la  réflexion  que  nous  faisons  sur  le 
libre  jeu  de  nos  facultés  de  connaître,  s'exer- 
çant sur  une  représentation  donnée,  et  dans  la 
satisfaction  qui  s'y  attache.  C'est  donc  un  juge- 
ment de  réflexion  ou  un  jugement  esthétique 
dans  le  même  sens  que  le  jugement  du  beau. 
Mais  ces  deux  sortes  de  jugements  sont  profon- 
dément distinctes  :  le  jugement  du  beau  suppose 
l'accord  de  l'imagination  et  de  l'entendement 
librement  mis  en  jeu  par  la  contemplation  d'une 
forme  déterminée;  le  jugement  du  sublime 
suppose,  au  contraire,  le  désaccord  de  l'imagi- 
nation et  de  la  raison,  s'exerçant  librement  sur 
la  contemplation  d'un  objet  sans  forme  déter- 
minée ou  limitée.  Expliquons-nous.  Il  y  a  deux 
espèces  de  sublime  :  l'un  qui  naît  du  spectacle 
de  la  grandeur  :  c'est  le  sublime  mathématique  ; 
l'autre,  de  celui  de  la  puissance  :  c'est  le  su- 
blime dynamique.  En  présence  du  ciel  étoile, 
par  exemple,  je  me  sens  écrasé  par  l'immensité 
de  ce  spectacle,  impuissant  que  je  suis  à  l'em- 
brasser tout  entier  en  un  tout  d'intuition  ;  mais, 
en  même  temps,  cette  impuissance  même  excite 
en  moi  le  sentiment  d'une  faculté  supérieure,  de 
la  raison,  qui  comprend  en  elle  cette  infinité 
même  comme  une  unité,  et  devant  laquelle  tout 
est  petit  dans  la  nature  :  en  sorte  que,  par  ce 
côté,  je  me  sens  supérieur  à  la  nature,  considé- 
rée dans  son  immensité,  et  je  dis  alors  que  ce 
spectacle  est  sublime.  Mais,  à  proprement  parler, 
ce  n'est  pas  la  nature  qui  est  sublime,  c'est  l'idée 
que  ce  spectacle  éveille  en  moi  par  la  violence 
qu'il  fait  à  mon  imagination.  Le  jugement  du 
sublime  mathématique  résulte  donc,  comme  on 
le  voit,  du  désaccord  de  l'imagination  et  de  la 
raison;  mais,  pour  que  ce  jugement  soit  vérita- 
blement esthétique,  il  faut  que  ces  facultés  soient 
mises  en  jeu  librement,  c'est-à-dire  indépen- 
damment de  tout  concept  déterminé  de  l'objet 
sur  lequel  elles  s'exercent;  autrement  le  juge- 
ment prend  un  caractère  intellectuel.  On  voit 
aussi  comment,  tandis  que  la  satisfaction  liée  au 
jugement  du  beau  est  simple  et  sans  mélange,  la 
satisfaction  liée  au  jugement  du  sublime  est 
mixte  :  l'esprit  s'y  sent  à  la  fois  attiré  et  repoussé 
par  l'objet;  la  première  est  calme,  la  seconde 
mêlée  de  trouble  ou  d'une  certaine  émotion  ; 
celle-ci  est  riante  et  s'accommode  aisément  des 
jeux  de  l'imagination  ;  celle-là  est  sérieuse,  et 
repousse  tout  ce  qui  n'est  pas  sérieux.  Ce  que 
nous  venons  de  dire  du  sublime  mathématique 
s'applique  également  au  sublime  dynamique  ; 
seulement  ici  ce  n'est  plus  l'immensité  de  la 
nature,  mais  sa  puissance  que  nous  considérons. 
A  la  vue  de  quelque  spectacle  où  elle  déchaîne  sa 
puissance,  nous  sentons  notre  faiblesse  et  notre 
infériorité  vis-à-vis  d'elle,  en  tant  qu'êtres  physi- 
ques ;  mais,  en  même  temps,  le  sentiment  de  cette 
faiblesse  et  de  cette  infériorité  éveille  en  nous 
celui  d'une  faculté  par  laquelle  nous  nous  ju- 
geons indépendants  de  la  nature,  et  par  consé- 
quent, supérieurs  à  elle.  Ici  encore  ce  n'est  pas 
la  nature  qui  est  sublime,  c'est  cette  faculté  qui 


KANT 


868 


KANT 


nous  rend  supérieurs  à  la  nalurCj  el  dont  celle-ci 
suscile  en  nous  le  sentiment  en  confondant  notre 
imagination  par  le  spectacle  de  sa  puissance. 
Dans  ce  cas,  comme  dans  l'autrcj  le  jugement 
du  sublime  naît  du  désaccord  de  l'imagination 
et  de  la  raison  ;  mais  il  faut  ici  ajouter  cette 
condition,  que  le  spectacle  dont  nous  sommes 
témoins  ne  nous  inspire  aucune  crainte  sérieuse, 
car  alors  ou  cette  crainte  ne  permettrait  pas  au 
jugement  du  sublime  de  se  produire,  ou  ce  ju- 
gement changerait  de  caractère,  et  d'esthétique 
deviendrait  moral.  Sous  cette  réserve,  le  sublime 
dynamique  est  à  la  fois  terrible  et  attrayant^ 
ou  le  sentiment  qui  se  produit  en  nous  est,  ici 
comme  tout  à  l'heure,  mêlé  de  trouble  et  de 
satisfaction. 

Cette  théorie  du  sublime,  comme  celle  du 
beau,  ne  s'applique  qu'aux  jugements  véritable- 
ment esthétiques.  Qu'il  y  ait  une  autre  espèce 
de  sublime  ou  de  jugements  sur  le  sublime, 
Kanl  ne  le  nie  pas  ;  mais  il  veut  qu'on  distingue 
les  jugements  purement  esthétiques  d'avec  ceux 
qui  sont  à  la  fois  esthétiques  et  logiques,  ou  qui 
ont  pour  objet  le  sublime  intellectuel  ou  moral. 

Cette  distinction,  d'ailleurs,  n'empêche  pas 
Kant  d'unir  étroitement  le  sentiment  moral  pro- 
prement dit  et  le  sentiment  du  sublime.  Ils  ont 
la  même  origine,  puisque  tous  deux  expriment 
la  conscience  d'une  faculté  et  d'une  destina- 
tion supérieure  ;  seulement,  dans  un  cas,  cette 
conscience  implique  l'idée  ae  l'obligation  et  du 
devoir  ;  dans  l'autre,  elle  n'est,  pour  ainsi  dire, 
qu'un  jeu,  mais  un  jeu  sérieux,  de  l'esprit.  Mais 
ce  n'est  pas  seulement  le  sentiment  ou  le  juge- 
ment du  sublime  que  Kant  unit  au  sentiment  ou 
au  jugement  moral,  c'est  aussi  le  sentiment  du 
beau  et  le  jugement  de  goût.  Après  les  avoir 
profondément  distingués,  il  établit  entre  eux 
d'intimes  rapports,  et  finit  par  considérer  la 
beauté  comme  le  symbole  de  la  moralité.  Ainsi 
tout  dans  la  philosophie  de  Kant  tend  au  même 
point  et  concourt  au  même  but. 

Dans  un  ouvrage  sur  le  beau  et  le  sublime, 
Kant  ne  pouvait  négliger  la  question  des  beaux- 
arts.  11  entreprend  ici  d'en  déterminer  la  nature 
et  les  caractères  essentiels  ;  puis  il  analyse  les 
facultés  qui  les  constituent  et  le  rôle  qu'elles  y 
jouent;  et  enfin  il  tente  de  les  diviser  et  de  les 
coordonner  d'une  manière  systématique,  mais 
sans  prétendre  proposer  cette  division  comme 
une  théorie  définitive.  Cette  seconde  partie  de 
son  travail  n'est,  comme  il  le  dit  lui-même,  qu'un 
de  ces  essais  qu'il  est  intéressant  et  utile  de 
tenter;  elle  contient  d'ailleurs  une  foule  de  re- 
marques ingénieuses.  Quant  à  la  première,  quoi- 
que peu  développée,  elle  est  pleine  d'originalité 
et  souvent  de  profondeur.  On  ne  lira  pas  sans 
admiration  les  idées  de  Kant  sur  la  nature  et  le 
caractère  des  beaux-arts,  sur  la  liberté  qui  en 
est  la  condition  vitale,  et  sur  le  génie  dont  ils 
sont  les  œuvres.  En  général,  la  Critique  du  ju- 
gement esthétique  est  un  des  monuments  les  plus 
originaux  et  les  plus  importants  de  cette  science 
moderne  que  l'Allemagne  a  créée  sous  le  nom 
d'esthétique.  Comme  toutes  les  autres  parties  de 
la  philosophie  critique,  elle  a  exercé  une  grande 
influence  sur  l'esprit  allemand,  et  l'un  des  plus 
grands  poètes  de  l'Allemagne,  Schiller,  en  a 
adopté,  exposé  et  mis  en  pratique  les  idées  fon- 
damentales. 

Critique  du  jugement  téléologique.  —  Les 
jugements  de  goût  que  nous  portons  sur  les  ob- 
jets de  la  nature  supposent  bien,  comme  on  l'a 
vu,  une  certaine  concordance  entre  ces  objets  et 
nos  facultés;  mais,  quoique  les  objets  que  nos 
jugements  de  goût  déclarent  beaux  semblent 
avoir  été  faits  en  réalité  tout  exprès  pour  nous 


plaire,  nous  n'avons  pas  besoin,  pour  former  ces 
jugements,  d'attribuer  à  la  nature  quelque  chose 
comme  un  rapport  de  moyen  à  fin  ou  une  véri- 
table finalité.  En  effet,  ces  jugements  ne  sont 
pas  logiques,  mais  esthétiques.  Mais  ne  portons- 
nous  pas  aussi,  sur  la  nature  des  jugements  par 
lesquels  nous  lui  attribuons  un  rapport  de  ce 
genre,  une  finalité  objective?  Ceux-ci  ne  sont 
plus  esthétiques,  mais  logiques  :  Kant  les  appelle 
des  jugements  téléologiqucs.  Or,  quelle  est  l'o- 
rigine, l'usage  et  la  valeur  de  ces  jugements? 
Voilà  des  questions  que  doit  résoudre  la  Critique 
du  jugement  téléologique.  Kant  veut  qu'on  dis- 
tingue doux  espèces  de  finalité  dans  la  nature  : 
ou  bien,  considérant  une  production  de  la  nature 
en  elle-même,  nous  supposons  que  la  nature  a 
eu  immédiatement  pour  but  cette  production  ; 
ou  bien  nous  la  considérons  comme  un  moyen 
relativement  à  d'autres  choses  que  nous  regar- 
dons comme  des  fins  de  la  nature.  Dans  le  pre- 
mier cas,  la  finalité  que  nous  attribuons  à  la 
nature  est  intérieure;  elle  est  relative  dans  le 
second.  Cette  seconde  espèce  de  finalité  est  né- 
cessairement liée  à  la  première  :  en  efTet,  nous 
ne  pouvons  supposer  que  la  nature  se  soit  en 
quelque  sorte  proposé  comme  un  but  l'existence 
de  certains  êtres,  de  l'homme,  par  exemple, 
sans  supposer  en  même  temps  qu'elle  ait  dis- 
posé les  choses  de  telle  sorte  que  ces  êtres  puis- 
sent exister  et  se  développer  conformément  à 
leur  destination.  Dès  que  nous  admettons  une 
finalité  intérieure,  il  faut  donc  admettre  aussi 
une  finalité  'relative;  mais  il  faut  montrer  d'a- 
bord qu'il  y  a  dans  la  nature  des  productions 
que  nous  ne  pouvons  concevoir  sans  lui  attri- 
buer une  finalité  intérieure  :  ces  productions,  ce 
sont  les  êtres  organisés.  Kant  essaye  de  mon- 
trer comment  le  concept  d'une  finalité  intérieure 
de  la  nature  est  identique  à  celui  de  l'organisa- 
tion. Dans  un  être  organisé,  comme  dans  une 
œuvre  de  l'industrie  humaine,  dans  une  montre 
par  exemple,  chaque  partie  ne  peut  être  conçue 
que  dans  son  rapport  avec  le  tout  ;  et,  de  plus, 
ce  qui  distingue  des  œuvres  de  l'industrie  hu- 
maine les  êtres  organisés,  c'est  la  propriété  d'être 
à  la  fois,  selon  l'expression  de  Kant,  causes  et 
eff'ets  d'eux-mêmes.  Un  être  organisé  en  produit 
d'autres  de  la  même  espèce  ;  il  se  développe  et 
se  conserve  lui-même  en  s'assimilant  les  matières 
propres  à  le  renouveler  et  à  l'accroître  ;  ses  par- 
ties agissent  les  unes  sur  les  autres  et  se  con- 
servent réciproquement;  enfin  il  répare  lui-même 
au  besoin  les  désordres  qui  s'introduisent  dans 
ses  fonctions.  Or,  comment  expliquer  par  des 
causes  purement  mécaniques  un  rapport  qui  lie 
les  parties  au  tout  comme  à  une  idée  qui  déter- 
mine le  caractère  et  la  place  de  chacune,  et 
cette  propriété  d'être  à  la  fois  cause  et  efl"et  de 
soi-même,  qui  est  le  caractère  des  êtres  organi- 
sés? Dans  une  chose  produite  par  des  causes 
purement  mécaniques,  ce  rapport  et  cette  pro- 
priété n'existent  pas.  Pour  concevoir  comme  pos- 
sible la  production  des  êtres  organisés,  il  nous 
faut  donc  avoir  recours  à  une  causalité  différente 
de  la  causalité  mécanique  ;  et  c'est  pourquoi 
nous  supposons  dans  la  nature  un  mode  de  cau- 
salité analogue  à  celui  que  nous  trouvons  en 
nous-mêmes,  et  qui  consiste  à  agir  en  vue  de 
certaines  fins.  De  là  ce  principe  que,  dans  les 
êtres  organisés,  il  n'y  a  pas  d'organe  qui  n'existe 
pour  une  fin,  ou  que  dans  ces  êtres  la  nature  ne 
fait  rien  en  vain.  Ce  principe  est  universel  et 
nécessaire,  c'est-à-dire  que  nous  l'appliquons 
toujours  et  ne  pouvons  pas  ne  pas  l'appliquer  à 
l'explication  et  à  l'observation  des  êtres  organi- 
sés ;  aussi,  en  étudiant  les  plantes  et  les  animaux, 
cherchons-nous   à  déterminer  la  destination  de. 


1 

i 


KANT 


—  869  — 


KANT 


chacune  des  parties  de  la  plante  ou  de  l'animal 
que  nous  étudions.  «  Et,  dit  Kant,  on  ne  peut 
pas  plus  rejeter  le  principe  téléologique  que  ce 
principe  universel  de  la  physique  :  «  Rien  n'ar- 
«  rive  par  hasard  ;  »  car,  de  même  qu'en  l'ab- 
sence de  ce  dernier,  il  n'y  aurait  plus  d'expé- 
rience possible  en  général  ;  do  même,  sans  le 
premier,  il  n'y  aurait  plus  de  fil  conducteur 
pour  l'observation  d'une  espèce  de  choses  de  la 
nature  que  nous  avons  une  fois  conçues  téléolo- 
giquement  sous  le  concept  des  fins  de  la  nature.  » 
Mais  quelle  est  la  valeur  de  ce  concept  par  lequel 
nous  considérons  les  êtres  organisés  comme  des 
fins  de  la  nature,  et  de  ce  principe  qui  nous  fait 
juger  que  rien  dans  ces  êtres  n'existe  en  vain  ? 
Nous  apprennent-ils  quelque  chose  sur  l'origine 
mémeae  ces  êtres,  et  ont-ils  quelque  valeur  objec- 
tive? Kant  ne  leur  accorde  cju'une  valeur  sub- 
jective. Ce  concept  nest  qu'une  manière  néces- 
saire pour  nous  de  concevoir,  par  analogie  avec 
notre  propre  causalité,  la  production  des  êtres 
organisés,  que  nous  ne  pouvons  expliquer  par 
un  pur  mécanisme  de  la  nature,  et  ce  principe 
ne  sert  qu'à  nous  diriger  dans  la  considération 
et  l'étude  des  êtres  organisés,  c'est-à-dire  n'est 
qu'un  principe  régulateur.  Ensuite,  une  fois  que 
nous  avons  introduit  ce  concept  dans  la  nature 
pour  concevoir  la  production  des  êtres  organi- 
sés, nous  rétendons  à  tout  l'ensemble  de  la  na- 
ture :  dès  lors  nous  ne  concevons  plus  seulement 
les  êtres  organisés  comme  des  fins  de  la  nature, 
mais  tout  l'ensemble  de  la  nature  nous  paraît 
uu  système  de  fins  ou  d'êtres  liés  entre  eux  sui- 
vant un  rapport  de  moyens  à  fins.  C'est  ainsi 
que  ce  principe,  que  nous  limitions  aux  êtres 
organisés  :  «  Dans  les  êtres  organisés,  rien  n'existe 
en  vain,  »  devient  un  principe  qui  embrasse  la 
nature  tout  entière  :  «  Dans  le  monde  en  général, 
rien  n'existe  en  vain,  tout  est  bon  à  quelque 
chose.  »  En  considérant  sous  ce  point  de  vue  les 
choses  de  la  nature,  on  ouvre  à  l'esprit  une  source 
d'investigations  intéressantes;  mais  c'est  ici  sur- 
tout qu'il  faut  bien  se  garder  d'attribuer  au 
principe  de  la  finalité  une  valeur  objective,  et 
de  le  considérer  autrement  que  comme  un  prin- 
cipe régulateur  :  car,  s'il  n'a  pas  d'autre  valeur 
quand  nous  l'appliquons  à  la  considération  des 
êtres  organisés,  dont  nous  ne  pouvons  concevoir 
autrement  la  production,  comment  lui  attribuer 
une  valeur  objective  quand  il  s'agit  d'êtres  qui, 
par  eux-mêmes,  ne  nous  forcent  pas  d'y  avoir 
recours  ? 

De  ce  que  le  principe  de  la  finalité  ne  doit 
être  considéré  dans  tous  les  cas  que  comme  un 
principe  régulateur,  il  suit  que  ce  principe,  tout 
en  nous  venant  en  aide  là  où  l'explication  mé- 
canique nous  fait  défaut,  ne  doit  pas  nous  em- 
pêcher de  pousser  cette  explication  aussi  loin 
qu'il  est  possible.  D'ailleurs,  si  la  nature  agit  en 
effet  en  vue  de  certaines  fins,  elle  suit,  pour  les 
atteindre,  des  lois  qu'il  faut  déterminer  indé- 
pendamment de  cette  considération,  c'est-à-dire 
physiquement. 

Du  haut  de  cette  théorie,  qui  regarde  le  prin- 
cipe des  causes  finales  comme  un  principe  né- 
cessaire, mais  lui  refuse  en  même  temps  toute 
valeur  objective,  Kant  examine  et  critique  les 
divers  systèmes  qui  ont  prétendu  résoudre  dog- 
matiquement, soit  dans  un  sens,  soit  dans  un 
autre,  la  question  des  causes  finales,  le  système 
d'Épicure  qui  attribue  tout  au  hasard;  celui  de 
Spinoza,  qui  fait  tout  dériver  d'une  substance 
unique  se  développant  fatalement  :  deux  sys- 
tème qui,  niant  la  réalité  d'une  finalité  de  la 
nature,  n'en  expliquent  pas  même  le  con- 
cept ;  puis  le  système  des  stoïciens  et  celui  du 
théisme,  qui  admettent  une  finalité  et  en  cher- 


chent le  principe,  le  premier,  dans  une  Imc  du 
monde,  d'où  dérive  la  vie  de  la  matière  et  l'har- 
monie (jui  y  règne  ;  le  second,  dans  une  cause 
intelligente  de  la  nature.  Tous  ces  systèmes  re- 
présentent, selon  Kant,  l'ensemble  des  hypothè- 
ses qu'on  peut  faire  sur  la  finalité  de  la  nature, 
considérée  objectivement  ;  mais,  aucun  ne  pou- 
vant s'établir  définitivement  sur  les  ruines  des 
autres,  la  place  reste  libre  pour  la  criticiue,  qui 
les  déclare  tous  vains,  et,  tout  en  maintenant  le 
principe  des  causes  finales  comme  un  principe 
wécessaire,  ne  lui  accorde  qu'une  valeur  subjec- 
tive. 

Poussant  cette  critique  aussi  avant  que  possi- 
ble, Kant  essaye  de  montrer  comment  la  distinc- 
tion de  la  finalité  et  du  mécanisme  de  la  nature 
est,  comme  celle  du  réel  et  du  possible,  du  vou- 
loir et  du  devoir,  du  contingent  et  du  nécessaire, 
une  distinction  relative,  quoique  nécessaire,  à  la 
constitution  de  l'esprit  humain,  et  qui  disparaît  dès 
qu'on  suppose  un  entendement  autrement  consti- 
tué, comme  celui  que  nous  attribuons  à  Dieu.  Pour 
un  tel  entendement,  le  principe  de  la  finalité  et 
celui  du  mécanisme  se  confondraient  en  un  seul 
et  même  principe,  qui  pour  nous  est  inaccessi- 
ble. Nous  ne  pouvons  suivre  Kant  dans  ces  pro- 
fondeurs ;  mais  nous  remarquerons  que  la  criti- 
3ue  kantienne,  tout  en  restant  fidèle  à  son  point 
e  départ,  arrive  ici  à  son  dernier  terme.  Schel- 
ling  s'est  plu  à  reconnaître  dans  cette  partie  de 
la  Critique  du,  jugement  le  germe  de  sa  philo- 
sophie de  Videntité  ;  mais  s'il  faut  accorder  qu'à 
certains  égards  les  deux  doctrines  se  rappro- 
chent, elles  n'en  restent  pas  moins  profondément 
distinctes. 

Cette  idée  d'un  principe  unique,  au  sein  duquel 
se  confondent  la  finalité  et  le  mécanisme,  n'em- 
pêche pas  d'ailleurs,  ce  principe  étant  inacces- 
sible, qu'il  ne  faille  toujours  distinguer  ces  deux 
principes  dans  l'explication  des  choses,  et,  si 
c'est  notre  droit  et  notre  devoir  de  pousser  aussi 
loin  que  possible  l'explication  mécanique  de  la 
nature,  il  faut  toujours,  en  définitive,  avoir 
recours  au  principe  téléologique.  Kant  indique 
ici  avec  une  admirable  précision,  sur  le  système 
et  l'histoire  des  êtres  organisés,  des  idées  qui 
depuis  ont  fait  fortune  entre  les  mains  des  Gœthe 
et  des  Geoffroy  Saint-Hilaire  ;  mais,  tout  en  re- 
connaissant ce  qu'il  y  a  de  légitime  et  de  beau 
dans  ces  tentatives  que  fait  la  science  pour  ar- 
racher à  la  nature  ses  secrets,  et  pousser  aussi 
avant  que  possible  l'explication  physique  des 
choses,  il  maintient  qu'il  est  nécessaire  d'avoir 
recours  en  dernière  analyse  au  principe  téléolo- 
gique, pour  y  rattacher  la  production  des  êtres 
organisés. 

11  examine  ensuite  les  diverses  hypothèses  de 
ceux  qui,  ne  se  bornant  pas  à  une  explication 
purement  mécanique,  ont  cherché  au  delà  de  la 
nature,  dans  une  cause  intelligente  du  monde, 
le  principe  de  la  production  des  êtres  organisés, 
et  ont  voulu  déterminer  le  rapport  de  cette 
cause  avec  ces  êtres;  il  rejette  comme  anti- 
philosophiques la  théorie  de  ïoccasionnalisme 
et  celle  de  la  prcformalion  individuelle,  et  se 
prononce  avec  Blumenbach,  à  qui  il  rend  ici  un 
éclatant  hommage,  en  faveur  de  celle  de  la  pré- 
formation  générique  ou  de  Vépigénèse.  Cette 
doctrine,  reconnaissant  dans  les  êtres  organisés 
une  certaine  puissance  productrice,  quant  à  la 
propagation  du  moins,  abandonne  à  la  nature 
tout  ce  qui  suit  le  premier  commencement,  et 
n'invoque  une  explication  surnaturelle  que  pour 
ce  premier  commencement,  sur  lequel  échoue 
en  effet  toute  explication  physique. 

Le  principe  téléologique  nous  faisant  concevoir 
le  monde  comme  un  vaste  système  de  fins,  nous 


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870  — 


KANT 


force  à  lui  supposer  une  fin  dernière,  un  but 
final;  mais  ce  but  final,  la  considération  du 
monde  physique  ne  peut  le  déterminer,  car  il 
doit  être  inconditionnel  ou  absolu.  Kant  le  trouve 
dans  cette  idée  du  souverain  bien,  dont  il  a  fait 
l'objet  de  la  raison  pratique j  et  cette  idée  le 
ramène  à  la  preuve  morale  de  l'existence  de 
Dieu,  qui  en  est  le  corollaire.  Ainsi  il  conclut  ce 
grand  ouvrage  comme  il  avait  conclu  les  deux 
premières  critiques,  en  condamnant  la  raison 
spéculative  à  l'impuissance,  mais  en  lui  opposant 
la  raison  pratique,  et  en  demandant  à  celle-ci 
ce  qu'il  n'a  pu  trouver  dans  celle-là. 

De  la  critique  nous  passons  à  la  doctrine.  Mais 
tandis  que  celle-là  se  compose  de  trois  parties, 
celle-ci  n'en  aura  que  deux  :  car  puisque  le 
principe  du  jugement  ou  le  principe  de  la  finalité 
n'a  qu'une  valeur  critique,  ne  pouvant  par  lui- 
même  fonder  aucune  connaissance  et  n'étant 
(ju'un  principe  régulateur,  il  ne  peut  y  avoir 
dans  la  doctrine  de  partie  qui  corresponde  à  la 
critique  de  cette  faculté  ou  de  ce  principe.  Les 
deux  parties  de  la  doctrine  correspondent,  l'une 
à  la  critique  de  la  raison  spéculative,  l'autre  à 
la  critique  de  la  raison  pratique;  la  première 
aura  pour  objet  la  nature,  la  seconde  la  liberté. 

Doctrine.  1°  Métaphysique  de  la  nature.  — 
L'ouvrage  qui  contient  cette  première  partie  de 
la  métaphysique,  celle  qui  dans  la  doctrine  cor- 
respond à  la  Criti(fue  de  la  raison  pure  [spécu- 
lative), est  intitule  Éléments  métaphysiques  de 
la  sciencede  la  nature  (1786).  Quoique  la  nature, 
dans  le  sens  le  plus  général  que  lui  donne  Kant, 
embrasse  à  la  fois  la  nature  pensante  et  la  nature 
étendue  ou  corporelle,  il  ne  s'agit  ici  que  de 
cette  dernière.  On  peut  bien,  en  effet,  selon 
Kant,  entreprendre  une  description  naturelle  des 
phénomènes  de  la  première,  ce  qu'il  appelle 
quelque  part  une  physiologie  du  sens  intime; 
mais,  d'une  part,  l'expérience  psychologique,  ne 
pouvant  rien  nous  apprendre  de  la  nature  même 
de  l'âme,  n'en  peut  fonder  la  science,  et,  d'autre 
part,  on  ne  peut  rien  déterminer  a  priori  sur 
quoi  on  puisse  établir  une  véritable  métaphysique 
de  l'âme  :  il  n'y  a  d'autre  métaphysique  ou  d'autre 
science  rationnelle  de  l'âme  que  la  critique.  Reste 
la  nature  corporelle  ou  la  matière.  Or,  sans  doute, 
nous  ne  savons,  non  plus,  et  ne  pouvons  savoir 
ce  qu'elle  est  eiî  soi,  et  toute  métaphysique  pos- 
sible de  la  nature  ne  saurait  avoir  en  définitive 
une  valeur  objective  absolue;  mais  enfin  nous 
pouvons,  par  l'analyse  complète  du  concept  d'une 
matière  en  général,  en  déterminer  a  priori  les 
éléments  constitutifs,  et  par  là  fonder  une  mé- 
taphysique de  la  nature,  ou  de  la  science  qui  a 
pour  objet  la  nature,  c'est-à-dire  de  la  physique. 
Nous  ne  suivrons  pas  Kant  dans  cette  analyse; 
mais  il  faut  dire  que,  si  les  idées  qu'il  développe 
ici  ne  sont  pas  toutes  entièrement  nouvelles,  du 
moins  en  leur  donnant  une  l'orme  rigoureuse  et 
systématique,  il  les  a  élevées  à  la  hauteur  d'une 
véritable  théorie  métaphysique.  A  la  notion  de  la 
solidité  ou  de  l'impénétrabilité  absolue  dont  la 
plupart  des  physiciens  ont  voulu  faire  l'idée  d'une 

Sualité  primitive  de  la  matière,  Kant  entreprend 
e  substituer  celle  de  force,  d'une  force  attractive 
et  d'une  force  répulsive,  qui  seules,  selon  lui, 
peuvent  l'expliquer.  Dès  lors  il  n'est  plus  néces- 
saire d'admettre  des  intervalles  vides  dans  la 
matière  :  on  peut  considérer  l'espace  comme 
entièrement  rempli,  quoique  à  des  degrés  diffé- 
rents; et  par  là  se  trouve  réfuté  ce  principe  de  la 
philosophie  atomistique^  à  savoir  qu'il  est  impos- 
sible de  concevoir  une  différence  spécifique  aans 
la  densité  des  matières,  si  l'on  n'admet  pas  des 
espaces  vides.  Ce  n'est  pas  d'ailleurs  qu'il  faille 
mer  la  possibilité  du  vide,  soit  dans  le  monde. 


soit  hors  du  monde;  mais  il  n'est  pas  nécessaire, 
non  plus,  d'en  admettre  l'existence,  et  il  est 
impossible  de  la  démontrer.  A  la  vérité  Kant 
soutient,  d'un  autre  côté,  que  l'espace  absolu 
est  la  condition  dernière  du  mouvement,  lequel 
est  nécessairement  relatif;  mais  l'espace  absolu 
n'est  pour  lui  qu'une  idée,  et,  en  aboutissant  à 
cette  idée^  la  philosophie  de  la  nature  aboutit  à 
l'incompréhensible.  Il  importe  donc  de  rappeler 
ici  à  la  raison  humaine  les  bornes  dans  lesquelles 
elle  doit  se  renfermer.  On  voit  que  la  méta- 
physique de  Kant  reste  fidèle  aux  conclusions  de 
la  critique.  Malgré  cette  réserve,  cette  partie  de  la 
métaphysique  kantienne  a,  par  son  côté  positif, 
exercé  une  très-grande  influence  sur  le  dévelop- 
pement de  la  philosophie  et  de  la  science  alle- 
mandes, et  on  peut  la  considérer  en  particulier 
comme  le  fondement  ou  le  point  de  départ  de  la 
Philosophie  de  la  nature  de  Schelling. 

2°  Métaphysique  des  mœurs. —  Cette  seconde 
partie  de  la  métaphysique  correspond  à  la  Cri- 
tique de  la  raison  pratique,  comme  la  précédente 
à  la  Critique  de  la  raison  spéculative;  elle  s'ap- 
plique à  la  liberté,  comme  l'autre  à  la  nature. 
La  Critique  de  la  raison  pratique  a  montré  la 
volonté  de  l'homme  soumise  à  la  loi  purement 
rationnelle  du  devoir,  à  l'impératif  catégorique, 
et  de  cette  idée  d'une  loi  pratique  absolue  elle  a 
déduit  d'autres  idées  auxquelles  la  première 
communique  sa  réalité,  la  liberté,  l'immortalité 
de  l'âme,  l'existence  ae  Dieu.  Il  est  donc  établi 
que  la  volonté  de  l'homme  est  soumise  au  de- 
voir, mais  il  reste  à  faire  la  science  des  devoirs. 
Il  reste  à  construire  une  science  qui  détermine 
et  coordonne  tous  les  devoirs  de  l'homme,  qui 
en  embrasse  le  système  entier.  Or,  c'est  là  pré- 
cisément l'objet  de  la  Métaphysique  des  mœurs. 
dont  la  Critique  de  la  raison  pratique  a  pose 
les  fondements.  Il  ne  faut  pas  oublier  ici  ce  que 
Kant  rappelle  si  souvent,  que  la  métaphysique 
des  mœurs  doit  dériver  toutes  ses  règles  de  la 
raison  seule,  et  qu'elle  ne  peut  les  puiser  à  une 
autre  source  ou  même  leur  chercher  des  auxi- 
liaires dans  les  mobiles  de  la  sensibilité,  sans 
ruiner  ou  du  moins  sans  compromettre  la  mo- 
ralité qu'elle  est  chargée  d'enseigner.  Qui  dit 
métaphysique,  dit  une  science  purement  ration- 
nelle. La  métaphysique  des  mœurs  surtout  doit 
avoir  ce  caractère,  autrement  elle  ne  serait  plus 
la  science  des  devoirs,  mais  un  recueil  de  con- 
seils, ou  tout  au  moins  une  doctrine  bâtarde  et 
impuissante.  La  science  des  devoirs  doit  être 
double,  car  il  y  a  deux  espèces  de  devoirs  bien 
distincts  :  les  uns  qui  peuvent  être  l'objet  d'une 
législation  extérieure  et  positive,  ce  .sont  les 
devoirs  de  droit  ;  les  autres  qu'une  telle  législa- 
tion ne  saurait  atteindre,  mais  qui  n'en  dérivent 
pas  moins  de  la  législation  immédiatement  im- 
posée à  la  volonté  par  la  raison,  ce  sont  les 
devoirs  de  vertu.  A  ces  deux  grandes  parties  de 
la  science  des  devoirs,  Kant  a  consacré  deux 
ouvrages  distincts  qui  parurent  successivement 
dans  l'année  1797,  le  premier  sous  ce  titre  : 
Éléments  métaphysiques  de  la  doctrine  du  droit, 
et  le  second  sous  celui-ci  :  Éléments  métaphy- 
siques de  la  doctrine  de  la  vertu.  Ensemble  ils 
constituent  la  Métaphysique  des  mœurs. 

Éléments  métaphysiques  de  la  doctrine  du 
droit.  —  Kant  pose  comme  principe  général  du 
droit,  que  toute  action  qui  ne  contrarie  pas 
l'accord  de  la  liberté  de  chacun  avec  celle  de  tous 
est  conforme  au  droit.  Réciproquement,  toute 
action  qui  troublera  cet  accord  sera  contraire  au 
droit.  On  voit  qu'il  fonde  l'idée  du  droit  sur 
celle  de  la  liberté,  qui  en  est  en  effet  la  condi- 
tion. De  là  cette  loi  :  «  Açis  de  telle  sorte  que 
le  liiire  usage  de  ta  volonté  puisse  subsister  avec 


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la  liberté  de  tous.  »  Comme  la  violation  du  droit 
est  une  violation  de  la  liberté  d'autrui,  il 
suit  que  l'accomplissement  des  devoirs  do  droit 
peut  nous  être  imposée  par  une  contrainte  exté- 
rieure, et  que  la  violation  do  ces  devoirs  peut 
être  l'objet  d'une  répression.  Il  faut  bien  distin- 
guer d'ailleurs  le  droit  Jiaturel,  qui  repose  uni- 
quement sur  des  principes  a  priori,  et  le  droit 
positif,  celui  qu'impose  la  volonté  d'un  législa- 
teur. Celui-ci  n'est  que  l'image  imparfaite  de 
celui-là,  et  c'est  toujours  au  premier  qu'il  en 
faut  revenir  pour  décider  du  juste  et  de  l'injuste. 
Il  doit  y  avoir,  au-dessus  de  la  science  des  lois 
promulguées  par  les  législateurs,  une  science  du 
droit  qui  dérive  de  la  raison  même,  et,  dit  Kant, 
«  la  science  purement  empirique  du  droit  est 
comme  la  tête  de  la  fable  ac  Phèdre  :  c'est  peut- 
être  une  belle  tête,  mais  hélas  sans  cervelle.  » 
Dans  le  droit  naturel,  le  seul  dont  la  métaphy- 
sique des  mœurs  ait  a  s'occuper,  il  faut  distin- 
guer le  droit  inné,  ou  le  droit  que  tout  homme 
possède  naturellement,  indépendamment  de  tout 
acte  particulier,  et  le  droit  aajuis,  ou  le  droit 
qui  se  fonde  sur  des  conventions  ou  des  con- 
trats. Les  droits  innés  peuvent  se  réduire  à  un 
seul  cjui  comprend  tous  les  autres  :  à  savoir  la 
liberté  individuelle  en  tant  qu'elle  peut  subsister 
avec  la  liberté  générale.  11  n'y  a  pas  ici  autre 
chose  à  faire  qu'à  le  constater,  en  montrant  qu'il 
appartient  également  à  tous  les  hommes,  puis- 
qu  il  dérive  de  la  nature  même  de  l'humanité. 
Mais  il  n'en  est  pas  de  même  du  droit  acquis  : 
ici  une  théorie  du  droit  est  nécessaire,  et  c'est 
précisément  ce  que  Kant  entreprend.  Il  rejette 
la  division  ordinaire  du  droit  naturel  en  droit  natu- 
rel proprement  dit  et  droit  social  ;  ce  qu'il  oppose 
au  droit  naturel  proprement  dit,  ce  n'est  pas  le  droit 
social,  mais  le  droit  civil.  C'est  qu'en  effet  ce  qui  est 
opposé  à  l'état  de  nature,  ce  n'est  pas  l'état  social  : 
car  l'état  social  peutexister  dans  l'état  de  nature; 
mais  l'état  civil,  c'est-à-dire  l'état  où  le  mien  et 
le  tien  doivent  être  garantis  par  des  lois  publi- 
ques. De  là  la  distinction  du  droit  privé  et  du 
droit  public,  qui  sont  les  deux  grandes  divisions 
du  droit  naturel  en  général.  La  seconde  partie 
de  la  théorie,  exposée  ici  par  Kant,  celle  qui 
traite  du  droit  public,  qu'il  divise  en  droit  poli- 
tique ou  de  cite,  droit  des  gens  et  droit  cosmo- 
politique, est  particulièrement  remarquable  par 
la  largeur  et  l'élévation  des  vues.  La  philosophie 
de  Kant  est  profondément  libérale  dans  ses  ap- 
plications ;  mais  elle  ne  sépare  pas  la  liberté  de 
l'ordre  et  de  la  moralité.  Aussi,  nous  avons  déjà 
eu  occasion  de  le  dire,  Kant  a-t-il  salué  avec 
joie  la  révolution  française,  comme  l'avènement 
du  règne  de  la  liberté  et  du  droit,  et  l'ouvrage 
dont  nous  nous  occupons  ici,  contemporain  de 
l'époque  qui  avait  débuté  par  la  déclaration  des 
droits  de  l'homme,  est-il  tout  rempli  des  idées 
et  animé  des  sentiments  qui  ont  fait  cette  grande 
révolution  ;  mais  aussi  en  blâme-t-il  énergique- 
ment  les  excès  et  condamne-t-il  sévèrement  l'acte 
de  la  Convention  qui  envoya  Louis  XVI  à  la 
mort.  Les  idées  de  Kant  sur  le  droit  des  gens 
et  sur  le  droit  cosmopolitique  ne  sont  pas  moins 
libérales  et  élevées.  Tout  en  reconnaissant  le  droit 
de  guerre  dans  certaines  circonstances,  il  a  soin 
de  le  renfermer  en  [d'étroites  limites,  et  il  pose 
comme  l'idéal  que  doivent  poursuivre  tous  les 
Etats  l'idée  d'une  paix  universelle  et  perpé- 
tuelle. 

Éléments  m,étaphysiques  de  la  doctrine  de  la 
vertu.  —  Tout  devoir  auquel  nous  ne  pouvons 
être  contraints  par  une  force  extérieure,  mais 
auquel  néanmoins  nous  nous  reconnaissons  in- 
térieurement obligés,  est  un  devoir  de  vertu.  La 
partie  de  la  métaphysique  des  mœurs  qui  traite 


de  ces  devoirs  doit  être,  comme  la  précédente, 
entièrement  pure  ou  a  priori.  Mais,  tout  en 
soutenant  que  les  devoirs  de  vertu  doivent  nous 
être  présentés  uniiiucment  au  nom  de  la  raison, 
Kant  reconnaît  que  l'accomplissement  de  ces 
devoirs  suppose  aussi  certaines  conditions  sub- 
jectives, (ju'il  faut  travailler  à  cultiver  et  à  dé- 
velopper, telles  que  le  sentiment  moral,  la  con- 
science morale,  Vamour  des  hommes  et  le  res- 
pect de  soi-même.  Mais  ces  conditions  ne  sont 
autre  chose  pour  lui  que  l'effet  intérieur  néces- 
sairement produit  par  le  concept  même  de  la 
loi.  La  doctrine  de  la  vertu  se  divise  en  deux 
parties,  dont  l'une  comprend  les  devoirs  mêmes 

au'on  désigne  sous  ce  litre,  et  l'autre  les  règles 
e  l'enseignement  {didactique),  et  de  l'exercice 
{ascétique)  de  la  vertu. 

Dans  toute  cette  théorie,  on  retrouve  ce  sen- 
timent profond  du  devoir  et  de  la  dignité  mo- 
rale qui  fait  l'âme  et  le  principe  de  la  philoso- 
phie kantienne  tout  entière.  Kant  ne  fléchit 
point  dans  les  applications,  et  si  l'on  peut  re- 
procher à  sa  doctrine  morale  d'être  trop  étroite, 
on  ne  saurait  assez  en  admirer  la  pureté  et 
la  sévérité.  Il  ne  serait  pas  juste,  d'ailleurs, 
d'accuser  Kant  d'avoir  laissé  en  dehors  de  sa 
morale  le  dévouement  et  la  charité,  car  il 
compte  positivement  cette  vertu  parmi  les  de- 
voirs larges  et  imparfaits,  qu'il  distingue  des 
devoirs  parfaits  ou  étroits,  tout  en  les  rattachant 
au  même  principe  et  en  les  expliquant  par  la 
même  formule.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
qu'il  montre  ici  le  vice  et  l'insuffisance  de  sa 
doctrine.  Dans  la  seconde  partie  de  la  doctrine 
de  la  vertu,  dans  la  Méthodologie  morale,  Kant 
recommande  aux  instituteurs  de  la  jeunesse 
l'usage  d'un  catéchisme  moral,  qui  serait  pour 
la  morale  et  la  religion  naturelles  ce  que  sont 
les  catéchismes  ordinaires  pour  la  religion  posi- 
tive. Il  joint  même  l'exemple  au  précepte.  Il  est 
curieux  de  lire  ce  fragment  où  ce  grand  génie 
s'efforce  de  mettre  à  la  portée  des  plus  jeunes 
et  des  plus  faibles  esprits  les  grandes  vérités  mo- 
rales, qu'ailleurs  il  a  pris  tant  de  soin  de  revê- 
tir des  formes  les  plus  sévères  de  la  science. 

Dans  les  classifications  qu'il  fait  de  nos  de- 
voirs, Kant  n'en  reconnaît  que  deux  espèces  :  des 
devoirs  envers  soi-même  et  des  devoirs  envers 
autrui.  Il  retranche  ainsi  de  la  morale  naturelle 
une  classe  de  devoirs  reconnue  par  la  plupart 
des  moralistes,  à  savoir  nos  devoirs  religieux  ou 
envers  Dieu.  Mais  il  faut  se  rappeler  que  nos  de- 
voirs naturels  prennent  nécessairement  un  ca- 
ractère religieux  lorsque,  à  la  lumière  de  la  rai- 
son pratique,  ils  nous  apparaissent  comme  les 
préceptes  d'un  législateur  suprême,  auteur  et 
juge  du  monde  moral.  Ce  point  se  trouve  parti- 
culièrement développé  dans  un  ouvrage  impor- 
tant et  célèbre,  dont  il  nous  reste  encore  à  don- 
ner une  idée  pour  compléter  cette  exposition  de 
la  philosophie  kantienne  :  nous  voulons  parler 
de  la  Critique  de  la  religio>i  dans  les  limites  de 
la  simple  raison,  publiée  en  1791,  peu  d'années 
après  la  Critique  de  la  raison  pratique. 

Critique  de  la  religion  dans  les  limites  de  la 
simple  raison.  —  Donner  un  sens  moral  aux  ré- 
cits, aux  dogmes  et  aux  institutions  du  christia- 
nisme, et  faire  ainsi  de  ces  récits,  de  ces  dog- 
mes et  de  ces  institutions  un  véritable  enseigne- 
ment moral  et  un  moyen  de  moralisation,  quel 
qu'en  soit  d'ailleurs  le  sens  historique  et  réel, 
voilà  le  problème  et  le  but  posés  ici  par  Kant. 
Par  là  on  mettra  les  croyances  positives  d'accord 
avec  la  raison,  et  l'on  rendra  la  religion  raison- 
nable. Et,  selon  Kant,  on  ne  peut  invoquer  d'au- 
tre interprète  que  la  raison  pratique  :  car^  comme 
il  nV  a  d'autre  religion  naturelle  possible  que 


KANT 


—  872  — 


KANT 


celle  qui  s'appuie  sur  la  morale,  l'interprétation 
morale  est  la  seule  interprétation  raisonnable 
des  institutions  et  des  dogmes  religieux.  Kant 
oublie  que  les  religions  ne  sont  pas  seulement 
des  systèmes  de  morale,  mais  qu'ils  sont  aussi 
des  systèmes  de  métaphysique.  Quoi  qu'il  en 
soit,  le  rationalisme  de  Kant  est  un  ratio- 
nalisme moral  :  pour  lui  la  raison  pratique  est 
l'unique  juge  de  la  religion  positive,  comme  elle 
est  la  source  unique  de  la  religion  naturelle. 
Ce  n'est  pa^  que  Kant  rejette  comme  faux  ou 
impossible  le  fait  d'une  révélation  surnaturelle  3 
il  ne  croit  même  pas  qu'on  en  puisse  prouver 
l'absolue  impossibilité;  mais  il  ne  croit  pas,  non 
plus,  qu'il  soit  nécessaire  de  l'admettre,  et, 
sans  trop  se  prononcer  sur  cette  question,  il 
répugne  au  fond  à  attribuer  au  christianisme 
une  origine  surnaturelle.  Mais,  révélé  ou  non, 
le  christianisme  ne  peut  échapper  à  la  critique 
de  la  raison,  et  il  ne  peut  être  admis  par  elle 
qu'autant  qu'il  sera  trouvé  conforme  à  ses  déci- 
sions. L'unique  preuve  de  la  vérité  d'une  religion 
est  dans  cette  conformité;  mais  il  faut  remarquer 
que  cette  conformité  ne  prouve  pas  que  cette 
religion  a  été  révélée,  elle  prouve  seulement 
qu'elle  est  raisonnable,  la  seule  chose  qui  im- 
porte en  définitive.  La  Critique  de  la  religion 
se  distingue  par  la  forme  des  autres  ouvrages 
de  Kant  :  à  en  considérer  l'ordonnance  générale, 
on  dirait  plutôt  un  poëme  qu'un  livre  de  science. 
Elle  met  d'abord  en  présence  le  bon  et  le  mau- 
vais principe,  puis  nous  fait  assister  à  la  lutte  de 
ces  deux  principes  dans  le  cœur  de  l'homme, 
nous  montre  ensuite  la  victoire  remportée  par 
le  premier  sur  le  second,  ou  le  règne  de  Dieu 
sur  la  terre,  et  enfin  nous  expose  le  vrai  culte 
qui  doit  s'élever  sous  l'empire  du  bon  principe, 
et  qui  est  aussi  éloigné  du  faux  culte  que  la 
religion  de  la  superstition.  Ce  n'est  cependant 
pas  une  œuvre  d'imagination  que  Kant  a  voulu 
composer,  mais  un  livre  sérieux  de  philosophie 
morale  et  religieuse.  Partout,  en  effet,  sous  ce 
plan  et  ces  formes  poétiques  se  cache  une  haute 
philosophie,  qui  essaye  d'interpréter  ou  de  trans- 
former à  l'aide  des  idées  morales  les  légendes, 
les  dogmes  et  les  institutions  du  christianisme. 
Ici  encore  on  peut  reprocher  à  la  doctrine  de 
Kant  de  manquer  d'étendue  ;  mais  il  est  beau  de 
voir  cette  doctrine  tout  ramener  aux  idées  mo- 
rales et  tourner  tout  à  leui:  profit.  Que  l'on 
songe  aussi  au  ton  léger  dont  il  était  de  mode, 
au  xviii'  siècle,  de  parler  du  christianisme,  à  la 
critique  superficielle  et  ironique  qu'en  faisaient 
la  plupart  des  philosophes  de  ce  siècle,  et  l'on 
appréciera  mieux  la  valeur  de  cette  œuvre,  qui 
sait  si  bien  allier  la  plus  parfaite  indépendance  au 
respect  des  grandes  traditions,  et  qui  se  tient  à 
une  égale  distance  d'une  théologie  aveugle  et 
d'un  dédain  frivole. 

La  métaphysique  kantienne  que  nous  venons 
de  parcourir,  et  la  critique  qui  en  est  la  condi- 
tion, composent  une  science  purement  ration- 
nelle ou  a  priorij  une  science  du  même  ordre 
que  les  sciences  mathématiques,  et  qui,  dans  ce 
qu'elle  donne,  doit  avoir  comme  celles-ci  une 
certitude  absolue.  (Ta  été,  en  eff'et,  la  prétention 
de  Kant  de  construire  la  métaphysique  comme 
les  mathématiques,  en  dehors  de  l'expérience,  et 
de  lui  donner  par  là  un  caractère  absolu.  Mais  il 
ne  prétend  point  exclure  de  la  philosophie  toute 
étude  expérimentale,  soit  de  l'homme,  soit  de  la 
nature;  seulement  il  veut  qu'on  distingue  bien 
et  qu'on  sépare  dans  la  philosophie  ces  deux 
choses  :  d'une  part,  la  métaphysique  et  la  criti- 
que sur  laquelle  elle  s'appuie,  lesquelles  doivent 
être  tout  à  fait  a  priOJ'i  ;  et,  de  l'autre,  l'élude 
expérimentale  de  la  nature  ou  de  l'homme.  Lui- 


même  cultivait  avec  amour  ce  genre  d'étude  et  y 
excellait.  Dans  les  dernières  années  de  sa  vie, 
après  avoir  achevé  l'édifice  de  sa  critique  et  de 
sa  métaphysique,  il  publia  un  traité  d'Anthro- 
pologie, qui  résume  les  leçons  que,  pendant  de 
longues  années,  il  avait  faites  sur  ce  sujet,  et  où 
l'on  retrouve  tout  entier  ce  talent  d'observation 
qu'avait  déjà  révélé  dans  la  première  époque  de 
sa  vie  son  petit  écrit  Sur  les  sentiments  du  beau 
et  du  sublime.  Dans  une  note  de  la  préface  de 
ce  traité,  qui  parut  en  1798  sous  ce  titre:  An- 
thropologie au  point  de  vue  pragmatique,  Kant 
prend,  en  quelque  sorte,  congé  du  public,  et  il 
s'excuse  sur  son  âge  avancé  de  ne  pouvoir  aussi 
publier  lui-même  un  résumé  des  leçons  qu'il 
avait  faites  pendant  les  mêmes  années  sur  l'au- 
tre branche  de  la  philosophie  expérimentale,  la 
géographie  physique.  Il  confia  au  professeur 
Rink.  le  soin  de  publier  ces  leçons,  qui  parurent 
à  Kœnigsberg  en  1802.  Déjà  une  édition  en  avait 
été  publiée  sans  son  aveu  à  Hambourg  par  Wol- 
mar,  qui  s'était  procuré  plusieurs  cahiers  d'étu- 
diants. Les  leçons  sur  la  géographie  physique  at- 
testent, comme  l'Anthropologie,  avec  un  rare 
talent  d'observation,  une  admirable  variété  de 
connaissances  et  une  immense  lecture.  Ce  sont 
ces  qualités  qui  rendaient  l'enseignement  de  Kant 
si  instructif  à  la  fois  et  si  intéressant.  Qu'on  y 
joigne  ce  mélange  de  finesse  et  de  bonhomie  qui 
était  un  des  principaux  traits  de  son  esprit  et  de 
son  caractère,  en  outre  un  amour  de  la  clarté  et 
un  talent  d'exposition  qui  manquent  trop  dans  ses 
grands  comme  dans  ses  petits  ouvrages,  mais  qu'il 
montrait  dans  ses  cours  écrits,  enfin  cette  douce  et 
sympathique  chaleur  que  communiquaient  à  sa 
parole  une  grande  élévation  d'idées  et  des  convic- 
tions profondes,  et  l'on  aura  une  idée  de  ce  que 
Kant  devait  être  dans  sa  chaire.  Tous  ceux  qui  l'a- 
vaient entendu  en  parlaient  avec  admiration,  et 
Herder,  son  élève  et  son  adversaire,  reprochait  à 
l'écrivain  de  ne  pas  rappeler  assez  le  professeur. 

Nous  avons  exposé  la  philosophie  de  Kant  tout 
entière  en  parcourant  les  grands  ouvrages  qui 
en  contiennent  les  diverses  parties,  et,  pour  ne 
pas  interrompre  cette  exposition,  nous  ayons 
écarté  tous  les  ouvrages  de  moindre  importance 
et  tous  les  petits  écrits  destinés  à  préparer,  dé- 
fendre, expliquer  ou  appliquer  à  divers  sujets 
les  idées  et  les  principes  de  la  nouvelle  philo- 
sophie ;  mais  nous  allons  maintenant  indiquer 
ces  ouvrages  et  ces  écrits,  en  les  rattachant  à 
ceux  que  nous  avons  étudiés  précédemment  :  on 
aura  ainsi,  dans  cet  article,  un  tableau  complet 
de  tous  les  travaux  de  Kant. 

Disons  d'abord  que,  six  années  après  la  pre- 
mière édition  de  la  Critique  de  la  raison  pure, 
Kant  en  publia  une  seconde,  contenant  une  nou- 
velle préface  fort  curieuse,  une  introduction 
plus  développée  et  un  grand  nombre  de  graves 
changements  qu'il  importe  d'étudier,  si  l'on  veut 
connaître  à  fond  le  développement  de  sa  pensée  ; 
c'est  pourquoi  nous  indiquons  ici  cette  nouvelle 
édition. 

Deux  années  après  la  publication  de  ce  grand 
monument,  qui,  malgré  son  originalité  et  son 
importance,  ne  produisit  pas  d'abord  une  grande 
impression,  Kant,  sentant  le  besoin  de  rendre 
plus  accessibles  les  idées  qu'il  voulait  introduire 
dans  la  philosophie  en  les  exposant  sous  des  for- 
mes et  en  un  langage  plus  simple  et  plus  clair^ 
écrivit  dans  ce  but  un  petit  ouvrage  intitule 
Prolcgoynètics  pour  toute  métaph\)sique  future 
qui  voudra  être  considérée  comme  une  science, 
1783,  où,  comme  il  le  dit  lui-même,  il  reprend 
sous  une  forme  analytique  ce  qu'il  a  dû  présen- 
ter dans  la  Critiqué  sous  une  forme  synthéti- 
que. Ce  petit  ouvrage  se  distingue  en  effet  par 


liANT 


—  873 


KANT 


une  trbs-grande  clarté,  et  il  peut  servir  à  la  fois 
d'introduction  et  de  résume  à  la  Critique  de  la 
raison  pure. 

A  la  Critique  de  la  7'aison  pure  il  faut  encore 
rattacher  les  écrits  suivants  :  Qu'est-ce  que  s'o- 
rienter  dans  la  pensée?  1786.  Dans  cet  écrit, 
Kant  a  pour  but  de  défendre  la  raison  contre  les 
attaques  de  Jacobi.  —  Même  année  :  Quelques 
remarques  sur  l'examen  fait  par  Jacob  des  tna- 
tinées  de  Mcndelssolm.  Ces  remarques  furent 
envoyées  par  Kant  à  l'auteur  de  cet  examen,  qui 
défendait  la  philosophie  critique  attaquée  par 
Mendeissohn.  —  Sur  une  prétendue  découverte 
d'après  laquelle  toute  tiouvelle  critique  serait 
rendue  inutile  par  une  plus  ancienne,  1791. 
C'est  une  réponse  à  Eberhard,  qui  avait  pré- 
tendu que  la  nhilosophie  de  Leibniz  rendait  inu- 
tile la  nouvelle  critique  ;  Kant  y  explique  com- 
ment sa  propre  théorie  diffère,  selon  lui,  de  celle 
des  idées  innées,  défendue  par  Leibniz.  —  Même 
année  :  De  la  non-réussite  de  tous  les  essais  ))lii- 
losophiques  de  théodicée.  Dans  cette  dissertation 
publiée  dans  le  Recueil  mensuel  de  Berlin,  Kant 
prétendait  montrer  l'insuffisance  de  tous  les 
moyens  qu'on  emploie  ordinairement  pour  justi- 
fier la  sainteté,  la  bonté  et  la  justice  de  Dieu,  et, 
en  général,  l'impuissance  de  la  raison  spécula- 
tive à  résoudre  dans  un  sens  ou  dans  un  autre 
toutes  les  questions  que  poursuit  la  théodicée, 
rappelant  que  la  raison  pratique  a  seule  le  droit 
de  décider  quelque  chose  à  l'égard  de  l'existence 
et  des  attributs  de  Dieu,  dont  elle  est  en  nous 
l'unique  organe.  En  reproduisant  ici  cette  con- 
clusion, Kant  en  cherche  la  confirmation  dans 
le  Livre  de  Job  :  seul,  le  malheureux  s'inclinant, 
sans  les  comprendre',  devant  les  décrets  de  la 
volonté  divine,  trouve  grâce  devant  Dieu  par  sa 
sincérité,  tandis  que  les  hommages  hypocrites 
de  ses  amis  sont  rejetés.  On  voit  là  en  même 
temps  un  exemple  de  cette  interprétation  morale 
des  livres  saints  que  développera  la  Critique  de 
la  religion.  A  cette  même  année  appartient  en- 
core une  dissertation  sur  un  sujet  proposé  par 
l'Académie  de  Berlin  :  Quels  ont  été  les  progrès 
de  la  métaphysique  en  Allemagne  depuis  Leib- 
niz et  Wolf;  mais  cette  dissertation  ne  fut  pu- 
bliée que  l'année  même  de  la  mort  de  Kant,  en 
1804^  par  Rink.  —  Du  ton  suffisant  qui  s'est 
élevé  récemment  en  philosophie,  1794.  Ce  petit 
écrit  est  encore  dirigé  contre  la  philosophie  de 
Jacobi,  qui  voulait  substituer  le  sentiment  à  la 
raison  et  l'enthousiasme  à  la  réflexion.  —  Même 
année  :  Annonce  de  la  prochaine  conclusion 
d'un  traité  de  paix  perpétuelle  en  philosophie, 
écrit  à  l'adresse  de  l'ami  de  Goethe,  Schlosser, 
qui  avait  attaqué  violemment  la  philosophie  cri- 
tique. 

Il  faut  rapprocher  de  la  Critique  de  la  raison 
pratique  un  petit  ouvrage  qui  est  à  cette  criti- 
que ce  que  sont  à  celle  de  la  raison  pure  les 
Prolégomènes  pour  toute  métaphysique  future. 
c'est-à-dire  une  sorte  d'introduction  analytique: 
ce  sont  les  Fondements  de  la  métaphysique  des 
mœurs,  publiés  en  1783,  cinq  ans  avant  la  Cri- 
tique de  la  raison  pratique.  La  méthode  que 
Kant  suit  dans  cet  ouvrage  et  la  clarté  qu'il  y  a 
su  répandre  en  rendent  la  lecture  utile  et  inté- 
ressante. 

De  la  préface  et  de  l'introduction  de  la  Criti- 
que du  jugement,  il  faut  rapprocher  un  petit 
écrit  intitulé  de  la  Philosophie  en  général,  qui 
avait  été  composé  pour  servir  d'introduction  à 
une  exposition  de  la  philosophie  critique  entre- 
prise par  le  professeur  Sigismond  Beck  (1793- 
1796).  11  a  été  publié  par  Starke  dans  son  recueil 
des  petits  écrits  de  Kant  et  par  les  derniers  édi- 
teurs des  œuvres    complètes  de  ce  philosophe, 


Roscnkranz  et  Schubert.  —  A  la  seconde  partie 
do  la  Critique  du  jugement,  c'est-à-dire  à  la 
Critique  du  jugement  téléologique,  on  peut  rat- 
tacher une  dissertation  écrite  deux  années  aupa- 
ravant, en  1788  :  de  l'Usage  des  principes  téléo- 
logiques  en  philosophie. 

Autour  de  la  Métaphysique  des  mœurs  vien- 
nent se  grouper  divers  petits  écrits  :  une  Cri- 
tique d'un  ouvrage  de  Schulz,  prédicateur  à 
Ciielsdorf,  intitule  :  Instruction  .swr  la  morale 
de  tous  les  hommes  sans  distinctioii  de  religion, 
1784;  —  de  l'Illégitimité  de  la  contrefaçon  lit- 
téraire, 1785;  —  du  Principe  du  droit  naturel 
proposé  par  II ufcland,  1786;  —  Sur  cette  locu- 
tion proverbiale  :  Cela  peut  être  juste  en  théorie, 
mais  ne  vaut  rien  dans  la  pratique,  1792;  — 
du  Prétendu  droit  de  mentir  par  humanité, 
1797; —  Sur  la  librairie,  deux  lettres  à  Nico- 
laï,  1798;  —  Projet  philosophique  d'un  traité 
de  paix  perpétuelle,  1795.  Cette  idée  d'une  paix 
perpétuelle  couronne,  comme  on  l'a  vu,  la  Doc- 
trine du  droit  de  Kant;  le  petit  écrit  que  nous 
citons  est  à  la  fois  sérieux  et  piquant.  —  Indi- 
quons ici  un  Traité  de  pédagogie,  qui  est  un 
résumé  des  leçons  faites  par  Kant  sur  ce  sujet, 
et  qui  fut  publié  par  Rink  en  1803,  sur  l'invi- 
tation du  professeur.  Ce  traité  complète  le  sys- 
tème moral  de  Kant. 

A  la  Critique  de  la  religion  on  peut  joindre 
une  dissertation  insérée  dans  le  Recueil  meyisuel 
de  Berlin,  en  1786,  sous  ce  titre  :  Commen- 
cements probables  de  l'histoire  des  hommes. 
Dans  ce.tte  dissertation,  Kant  suit  le  récit  de  la 
Genèse,  mais  en  l'interprétant  d'une  manière 
philosophique,  et  en  cherchant  à  en  faire  sortir 
une  histoire  probable  des  premiers  temps  de 
l'espèce  humaine.  —  Nous  avons  dit  que  la  pu- 
blication de  la  Critique  de  la  religion  avait 
suscité  à  Kant  des  difficultés.  On  trouvera  des 
renseignements  curieux  à  ce  sujet  dans  la  pré- 
face d'un  petit  ouvrage  intitulé  Lutte  des  fa- 
cultés, 1798.  Kant  y  publia  la  lettre  qu'il  avait 
reç,ue  du  roi  Frédéric-Guillaume  II,  mort  à  cette 
époque,  et  la  réponse  qu'il  y  avait  faite;  et, 
dégagé  par  la  mort  du  roi  de  la  parole  qu'il 
avait  donnée,  il  entreprit  dans  l'ouvrage  même 
de  traiter  la  question  des  rapports  de  la  philo- 
sophie avec  la  théologie  :  il  subordonne  la  se- 
conde à  la  première,  et  réclame  pour  celle-ci 
une  absolue  indépendance.  Cet  ouvrage  n'est 
pas  restreint  d'ailleurs  à  cette  question,  et  ou 
peut  le  citer  comme  un  des  petits  écrits  les 
plus  curieux  et  les  plus  importants  de  Kant. 

A  côté  des  Leçons  de  géographie  physique  et 
du  traité  d'Anthropologie  pratique,  que  nous 
avons  cités,  il  faut  placer  plusieurs  petits  écrits 
sur  diverses  questions  de  physique,  d'anthropo- 
logie et  même  de  philosophie  de  l'histoire  :  car, 
quoique  Kant  n'ait  écrit  aucun  grand  ouvrage 
sur  cette  branche  intéressante  et  nouvelle  de  la 
philosophie,  un  esprit  aussi  curieux  et  aussi  ori- 
ginal n'y  pouvait  rester  étranger.  Indiquons  ces 
divers  écrits  suivant  l'ordre  chronologique;  nous 
compléterons  par  ces  indications  la  liste  des 
écrits  de  Kant  :  Idée  d'une  histoire  universelle 
au  point  de  vue  cosmopolitique,  1784.  —  Même 
année  :  Réponse  à  la  question  :  Qu'est-ce  que 
les  lumières?  —  Sur  les  volcans  de  la  lune, 
1785.  —  Même  année  :  Détermination  du  con- 
cept d'une  race  humaine  (il  faut  rapprocher  de 
cette  dissertation  le  programme  publié  par  Kant 
en  1775.  sur  les  diverses  races  humaines  ;  c'est 
pour  repondre  à  des  objections  soulevées  par 
cette  dissertation  que  fut  écrite  celle  que  nous 
avons  citée  plus  haut  :  de  L'Usage  des  principes 
téléologiques).  —  Même  année  :  Critique  de  la 
première  partie  des  idées  de  Herder  sur  la  phi- 


KANT 


874  — 


KANT 


losophie  de  l'histoire  de  Vhumanilé.  —  L'En- 
thousiasme et  ses  remèdes,  1790.  Ce  sont  des 
remarques  envoyées  à  Borowski  au  sujet  du 
livre  qu'il  écrivait  sur  Cagliostro.  —  L'In- 
fluence de  la  lune  sur  le  temps,  1794.  —  Même 
année  :  la  Fin  de  toutes  choses.  —  Lettre  à  Som- 
mering  sur  l'organe  de  Vâme,  1796.  —  Citons 
encore  une  fois  le  petit  ouvrage  intitulé  Lutte 
des  facultés,  pour  la  dissertation  écrite  en  ré- 
ponse au  professeur  Hufeland,  et  introduite  ici 
sous  ce  titre  :  De  la  puissance  que  possède 
Vdme  de  surmonter  ses  douleurs  par  sa  seule 
volonté,  et  pour  celle  que  Kant  y  a  également 
insérée  sur  cotte  question  :  Si  le  genre  humain 
est  en  progrès  constant. 

Aux  ouvrages  que  Kant  laissa  à  ses  disciples 
le  soin  de  publier,  il  faut  ajouter  la  Logique^ 

Subliée  par  Jaescne  en  1800.  C'est  le  résume 
es  leçons  que  Kant  faisait  sur  cette  branche  de 
la  philosophie,  en  prenant  pour  texte  la  logique 
de  Meier.  L'introduction  est  un  remarquable 
morceau  de  philosophie  générale. 

Enfin,  en  1817,  M.  Pœlitz  publia  des  Leçons 
de  Kant  sur  la  doctrine  philosophique  de  la 
religion,  d'après  des  notes  prises  au  cours  du 
professeur;  en  1821  il  publia,  aussi  d'après  des 
notes,  des  Leçons  sur  la  métaph]jsique. 

Après  avoir  exposé  d'une  manière  générale 
l'esprit  et  le  but  de  la  philosophie  de  Kant,  nous 
l'avons  parcourue  dans  toutes  ses  parties.  Il  ne 
nous  reste  plus  qu'à  en  essayer  une  critique 
sommaire.  Déjà,  en  cherchant  à  donner  une  idée 
générale  de  la  réforme  et  de  la  philosophie 
kantienne,  nous  en  avons  fait  ressortir  les  côtés 
vrais  et  durables.  C'est  d'abord  l'idée  mère  de 
la  critique,  c'est-à-dire  Tidéc  de  remonter  aux 
principes  de  la  connaissance  humaine,  pour  en 
déterminer  l'origine,  la  valeur  et  la  portée.  On 
a  vu  quelle  précision  nouvelle,  quelle  forme 
systématique  Kant  a  donnée  à  cette  idée  :  il  l'a 
élevée  à  la  hauteur  d'une  véritable  méthode,  et 
par  là,  quelle  que  soit  d'ailleurs  la  valeur  des 
résultats  auxquels  il  est  arrivé,  il  a  rendu  à  la 
philosophie  un  service  immortel,  car  là  est  la 
condition  première  de  toute  philosophie,  la  seule 
voie  sûre  et  légitime  pour  quiconque  veut  lui 
donner  le  caractère  d'une  science.  C'est  en  même 
temps  cette  tentative  de  conciliation  entre  l'em- 
pirisme et  le  rationalisme,  le  scepticisme  et  le 
dogmatisme,  qui  est  un  des  principaux  carac- 
tères de  la  philosophie  critique.  Tel  doit  être 
le  but  de  la  philosophie.  Si  Kant  ne  l'a  pas  at- 
teint, du  moins  l'a-t-il  admirablement  conçu  et 
posé.  Mais  la  méthode  critique  do  Kant  est-elle 
vraie  de  tout  point,  et  a-t-il  réussi  à  concilier 
en  effet  les  systèmes  qui  se  partagent  la  philo- 
sophie, c'est-à-dire  a-t-il  fait  justement  la  part 
de  l'expérience  et  de  la  raison  dans  la  connais- 
sance humaine,  et  en  a-t-il  exactement  déter- 
miné les  limites  et  la  portée?  On  peut  reprocher 
d'abord  à  la  méthode  et  à  la  philosophie  de 
Kant  d'être,  en  général,  plus  abstraites  que 
réelles,  et  ce  défaut  vient  en  partie  de  ce  qu'elles 
sont  plus  logiques  que  psychologiques.  Kant  a 
entrepris  de  traiter  la  philosophie  comme  les 
mathématiques,  tout  à  fait  a  priori,  en  dehors 
de  toute  expérience,  même  de  la  conscience.  Or, 
celte  méthode,  qui  convient  à  des  siences  sim- 
ples et  abstraites  comme  les  mathématiques,  ne 
peut  convenir  également  à  une  science  com- 
plexe et  concrète  comme  la  philosophie  :  appli- 
quée exclusivement  à  cette  science,  elle  lui 
soustrait,  en  quelque  sorte,  la  réalité  et  la  con- 
damne à  l'abstraction.  Sans  doute  la  philosophie 
a  ses  principes  a  priori  que  l'expérience  ne  peut 
expliquer,  et  qu'il  importe  de  distinguer  et  de 
séparer  dans  l'ensemble  de  la  connaissance,  et 


c'est  encore  l'honneur  de  Kant  d'avoir  nettement 
conçu  et  résolument  entrepris  cette  tâche  dif- 
ficile. Mais  ces  principes  mêmes,  si  purs  qu'ils 
soient,  n'en  tombent  pas  moins  sous  la  con- 
science, et  c'est  à  la  lumière  de  la  conscience 
qu'il  les  faut  étudier  :  c'est  elle  qui  nous  en  dé- 
couvre les  sources,  les  caractères  particuliers  et 
les  applications  ;  on  ne  saurait  rejeter  ses  infor- 
mations sans  danger.  En  outre,  il  faut  bien 
prendre  garde  de  confondre  avec  les  vrais  prin- 
cipes de  la  raison  des  conceptions  dues  sim- 
plement au  travail  de  l'abstraction,  et  même 
des  attributs  du  sujet  pensant,  qui,  comme  tels, 
sont  les  conditions  universelles  et  nécessaires  de 
nos  jugements,  mais  ne  peuvent  être  considérés 
pour  cela  comme  des  principes  rationnels.  Or, 
Kant  a  commis  cette  double  faute,  dont  l'aurait 
préservé  une  psychologie  plus  profonde.  Cette 
insuffisance  de  la  psychologie,  qui  est  un  des 
caractères  de  la  philosophie  kantienne,  y  expli- 
que plus  d'un  défaut  et  plus  d'une  erreur.  Elle 
explique,  comme  on  le  verra  tout  à  l'heure,  une 
partie  de  son  scepticisme.  Elle  explique  déjà 
dans  une  certaine  mesure  son  caractère  abstrait 
et  logique  :  car  telle  est  la  forme  que  revêtent 
dans  la  philosophie  de  Kant  les  principes  de  la 
connaissance,  ceux  de  la  morale  et  ceux  du 
goût.  De  là  aussi  le  caractère  artificiel  de  ses 
analyses  et  de  ses  combinaisons.  Kant  est  l'es- 
prit le  plus  analytique  et  le  plus  systématique 
qui  ait  jamais  été  depuis  Aristote.  Celui  qui  lit 
ses  ouvrages  ne  peut  songer  sans  étonnement 
quelle  puissance  d'esprit  supposent  ces  analyses 
si  déliées  et  ces  combinaisons  si  savantes.  On 
éprouve,  en  y  pensant,  quelque  chose  comme  ce 
sentiment  du  sublime  qu'il  a  lui-même  si  bien 
décrit.  11  faut  dire  aussi  qu'en  poussant  plus 
loin  que  personne  ce  besoin  d'analyse  et  de  ri- 
gueur systématique  qui  est  l'une  des  conditions 
de  la  philosophie,  il  a  donné  à  cette  science  un 
grand  exemple.  Une  science  est,  comme  un 
corps  organisé,  un  système  dont  toutes  les  par- 
ties doivent  être  unies  entre  elles,  non  par  des 
rapports  arbitraires,  mais  par  des  liens  intimes 
et  profonds  :  telle  doit  être  la  philosophie.  Nul 
n'a  compris  et  mis  en  lumière,  comme  Kant, 
cette  importante  vérité  ;  nul  n'a  essayé,  comme 
lui,  de  la  pratiquer.  Malheureusement,  cette  ri- 
gueur qu'il  cherche  à  introduire  partout,  dans 
ses  analyses,  dans  ses  combinaisons  et  dans  toute 
la  construction  de  son  système,  est  souvent  plus 
apparente  que  réelle  :  ses  analyses  sont  souvent 
plus  ingénieuses  que  solides,  ses  combinaisons 
et  son  système  plus  savants  que  vrais.  En  gé- 
néral, tout  cela  trahit  un  peu  l'artifice,  et  même, 
en  certains  endroits,  ce  que  l'on  pourrait  ap- 
peler un  artifice  après  coup.  Ainsi,  par  exemple, 
\d.Crilique  du  jugement  est  plutôt,  quoi  qu'en 
dise  Kant,  une  pièce  de  rapport  dans  le  système, 
qu'un  véritable  organe.  Ce  n'est  pas  d'ailleurs 
que,  malgré  tout  cet  artifice,  malgré  cette  exclu- 
sion de  la  psychologie  qui  en  est  la  principale 
cause,  la  philosophie  de  Kant  ne  contienne  d'ad- 
mirables vues  d'ensemble  et  des  trésors  d'obser- 
vation psychologique  ;  mais  le  moule  dans  le- 
quel il  jetait  ses  pensées  et  son  système,  en  com- 
primant la  psychologie,  devait  leur  imprimer  un 
caractère  artificiel. 

Ces  remarques  s'appliquent  également  aux  di- 
vers ouvrages  de  Kant,  ou  aux  diverses  parties 
de  sa  philosophie.  Quel  monument  que  la  Cri- 
tique de  la  raison  pure!  Sans  revenir  sur  tout 
ce  qu'il  y  a  d'original  et  de  profond  dans  l'idée 
fondamentale  de  la  philosophie  critique,  quelle 
puissance  d'analyse  et  quelle  force  systématique! 
Mais  trop  souvent  cette  puissance  d'juialyse  n'a- 
boutit qu'à  des  abstractions,  et  cette  force  sys- 


KANT 


—  875 


KANT 


tématiquc,  qu'à  des  combinaisons  artificielles. 
Quelle  profonde  investigation  de  nos  facultés  de 
connaître  !  Mais  aussi,  en  beaucoup  d'endroits, 
quelle  étroite  psychologie!  Il  en  est  de  nicine  de 
la  Critique  de  la  raison  pratique,  et  en  général 
de  la  morale  de  Kant.  Qui  jamais  poussa  aussi 
loin  l'analyse  des  principes  fondamentaux  de  la 
morale  et  des  faits  qui  s'y  rattachent,  et  quel 
système  fut  jamais  aussi  savamment  construit  ? 
Mais  c'est  ici  surtout  qu'éclate  l'abus  do  l'ab- 
straction. Les  principes  fondamentaux  de  la  mo- 
rale prennent  entre  les  mains  de  Kant  un  carac- 
tère tellement  abstrait,  que  la  conscience  y 
reconnaît  à  peine  les  règles  de  notre  conduile 
et  de  nos  jugements  moraux.  On  a  souvent  com- 
paré la  doctrine  morale  de  Kant  à  celle  des  stoï- 
ciens; elle  la  rappelle,  en  effet,  par  quelques 
côtés,  quoiqu'elle  la  surpasse  :  car  s'il  y  a  du 
stoïcisme  dans  la  morale  de  Kant,  c'est  un  stoï- 
cisme corrige  par  le  christianisme,  et,  en  gé- 
néral, par  une  connaissance  plus  exacte  et  plus 
approfondie  de  notre  nature  morale.  Mais  com- 
bien encore  est  étroite  cette  doctrine!  Quelle 
pureté  et  quelle  sévérité!  Quel  sentiment  de  la 
dignité  de  notre  nature  !  Mais  que  devient  le 
dévouement  dans  la  doctrine  de  l'impératif  caté- 
gorique? Kant  ne  l'exclut  pas  sans  doute;  mais 
sa  morale  ne  l'explique  pas  suffisamment  et  est 
incapable  de  le  produire.  D'ailleurs  Kant  n'en 
a-t-il  pas  tari  la  source,  en  refusant  un  rôle  au 
sentiment  dans  les  actions  morales?  De  même 
encore,  on  trouverait  difficilement  une  analyse 
plus  délicate  et  plus  subtile  des  idées  et  des  sen- 
timents du  beau  et  du  sublime,  et  une  théorie 
plus  systématique.  Mais  Kant  trop  souvent  pousse 
la  délicatesse  et  la  subtilité  d'analyse  jusqu'à  la 
plus  insaisissable  abstraction.  N'est-ce  pas  là 
encore  le  caractère  des  principes  du  goût  dans 
sa  doctrine?  Cela  n'empêche  pas  d'ailleurs  que 
cette  théorie  ne  nous  fasse  souvent  pénétrer  plus 
profondément  qu'aucune  autre  dans  l'intelligence 
des  questions  qu'elle  soulève;  mais  ici,  comme 
partout  ailleurs  et  pour  la  même  raison,  la  phi- 
losophie de  Kant  a  le  défaut  d'être  tout  abstraite, 
en  grande  partie  artificielle,  et  souvent  étroite. 
Les  qualités  et  les  défauts  que  nous  venons  de 
signaler  dans  la  doctrine  de  Kant  se  réfléchissent 
dans  le  langage  qu'il  s'est  fait  pour  la  traduire. 
Voulant  donner  à  la  philosophie  un  caractère 
rigoureux  et  systématique,  et  trouvant  insuf- 
fisant ou  imparfait  à  cet  égard  le  langage  vul- 
gaire, même  celui  de  l'école,  il  entreprit  de  se 
créer' une  langue  à  lui,  dont  il  emprunta  d'ail- 
leurs la  plupart  des  éléments  à  la  scolastique, 
mais  en  les  réformant  et  en  les  renouvelant.  Or, 
on  ne  peut  nier  que  cette  langue  n'ait  souvent 
le  mérite  de  la  précision  et  un  caractère  systé- 
matique; mais  elle  a  souvent  aussi  le  défaut  de 
ressembler  plutôt  à  une  algèbre  qu'au  langage 
de  la  philosophie,  et  d'être  arbitraire  et  arti- 
ficielle. Ajoutons  qu'elle  est  extrêmement  com- 
pliquée. En  sorte  que,  si  elle  est  commode  à 
beaucoup  d'égards,  elle  a  aussi  le  tort  d'embar- 
rasser et  de  fatiguer  inutilement  l'esprit.  Il  faut 
ici  à  la  fois  louer  et  blâmer  Kant.  Il  a  bien  vu 
que.  si  la  philosophie  veut  être  une  science,  elle 
ne  doit  pas  reculer  devant  les  formes  austères  de 
la  science;  mais  il  a  oublié  que,  prenant  tous 
ses  éléments  dans  le  domaine  du  sens  commun, 
elle  ne  doit  pas  trop  s'écarter  de  la  langue  vul- 
gaire, et  qu'il  vaut  mieux  chercher  à  introduire 
dans  celle-ci  les  qualités  scientifiques,  que  de 
forger  une  langue  tout  à  fait  nouvelle.  Nous  ne 
parlons  pas  du  style  de  Kant,  qui,  malgré  d'in- 
contestables beautés  de  détail  et  des  pages  vrai- 
ment admirables,  laisse  en  général  beaucoup 
trop  à  désirer  pour  des  lecteurs  français. 


Mais  le  principal  défaut  de  la  philosophie  cri- 
tique, c'est  son  caractère  subjectif  et  la  part 
exagérée  qu'elle  fait  au  scepticisme.  Kant,  en 
cherchant  a  déterminer  la  valeur  et  la  portée  de 
la  reconnaissance,  voulait  faire  en  même  temps 
la  part  du  scepticisme  et  du  dogmatisme  :  c'est 
là  un  grand  et  difficile  problème,  qui,  s'il  n'est 
pas  nouveau  dans  la  science,  a  du  moins  reçu  de 
lui  une  forme  singulièrement  précise.  Mais  ce 
prol)lème,  ne  l'a-t-il  pas  résolu  dans  un  sens 
plutôt  que  dans  un  autre?  Ce  caractère  de  subjec- 
tivité, dont  il  marque  une  grande  partie  de  la 
connaissance  humaine,  n'assure-t-il  pas  la  pre- 
mière place  au  scepticisme?  Sur  quoi  s'uppuie-t-il 
d'abord  pour  refuser  aux  formes  de  bi  sensibilité 
et  aux  catégories  de  V entendement,  par  suite  à 
la  connaissance  qui  s'y  fonde,  toute  valeur  objec- 
tive? Sur  ce  que  ces  principes  .sont  les  conditions 
a  priori  de  la  connaissance  des  objets  :  il  lui  a 
paru  impossible  de  rapporter  aux  objets  des  lois 
de  notre  esprit,  antérieures  à  la  connaissance  que 
nous  avons  de  ces  objets,  puisqu'ils  en  sont  les 
conditions.  Or,  cette  conséquence  est-elle  néces- 
saire ?  Sans  doute  l'esprit  a  ses  lois  sans  lesquelles 
la  connaissance  des  choses  ne  serait  pas  ou  ne 
serait  presque  rien^  mais  de  ce  que  ces  lois  sont 
les  conditions  a  priori  de  la  connaissance;  de  ce 
que  l'esprit  ne  les  dérive  pas  de  l'expérience, 
mais  de  lui-même,  s'ensuit-il  nécessairement 
qu'ellesn'aient  aucune  valeur  objective,  et  qu'elles 
ne  puissent  être,  en  même  temps  que  des  lois  de 
notre  entendement,  des  lois  de  la  nature  même 
des  choses?  Soit,  par  exemple,  la  loi  de  la  cau- 
salité :  je  ne  la  déduis  pas  de  l'expérience,  mais 
je  l'impose  a  priori  aux  phénomènes;  s'ensuit-il 
qu'elle  ne  soit  qu'une  loi  de  notre  esprit  et  qu'elle 
ne  puisse  pas  être  une  loi  des  objets  mêmes? 
Pourquoi  ne  serait-elle  pas  l'un  et  l'autre  à  la 
fois?  Pourquoi,  en  général,  n'y  aurait-il  pas  har- 
monie entre  notre  intelligence  et  la  nature  des 
choses?  Et,  si  nous  étions  réduits  ici  à  des  con- 
jectures, cette  dernière  supposition  ne  serait-elle 
pas  beaucoup  plus  vraisemblable  que  la  première? 
Il  faut  convenir  que  le  problème  des  rapports  de 
l'esprit  et  de  la  nature  des  choses  est  plein  de 
difticultés,  peut-être  même  de  mystères;  mais 
la  solution  qu'en  donne  Kant  ne  lève  pas  ces 
difficultés,  ou  plutôt  elle  y  ajoute.  L'hypothèse 
kantienne  est,  en  outre,  contredite  par  l'expé- 
rience même  :  car,  s'il  n'y  a  pas  harmonie  entre 
notre  intelligence  et  la  nature  des  choses,  d'où 
vient  que  nous  trouvons  la  seconde  si  conforme 
aux  lois  de  la  première?  Kant  répondra  que  nous 
n'avons  pas  le  droit  d'invoquer  cette  conformité, 
puisque,  ne  connaissant  les  choses  qu'au  moyen 
de  nos  propres  lois,  c'est  nous  qui  les  faisons  ce 
que  nous  les  trouvons.  Mais  accordons  que  la 
connaissance  humaine  ne  serait  pas  ou  ne  serait 
presque  rien  sans  les  principes  que  l'esprit  tire 
de  son  propre  fonds;  nous  est-il  permis  pour  cela 
de  ne  voir  dans  l'expérience  même  qu'une  création 
de  notre  esprit;  et,  à  côté  de  ces  principes  a 
priori,  nécessaires  sans  doute  pour  l'éclairer  et 
l'interpréter,  n'a-t-elle  pas  aussi  ses  propres  in- 
formations? C'est  ainsi  qu'elle  nous  montrera  la 
nature  partout  conforme  aux  lois  mêmes  de  notre 
esprit.  D'ailleurs,  que  parlons-nous  ici  d'hypothè- 
ses? Nous  ne  sommes  pas  réduits  en  cette  matière 
à  des  conjectures  plus  ou  moins  vraisemblables; 
la  raison  résout  la  question  directement  et  sans 
réplique.  Pouvons-nous  supposer,  en  eff'et,  que 
les  principes  de  l'entendement,  nous  parlons  de 
ceux  qui  sont  de  véritables  lois  de  l'esprit,  et 
non  des  catégories  purement  abstraites,  n'ont 
qu'une  valeur  subjective?  Kant  admet  qu'ils  sont 
nécessaires;  mais  il  prétend  que  cette  nécessité 
est  relative  à  la  constitution  de  notre  esprit.  Or, 


KANT 


—  876  — 


KANT 


cela  est  contraire  à  la  raison  mCme  qui  les  déclare 
absolus.  Pouvons-nous  sujiposer,  par  exemnle,  que 
le  principe  de  causalité  n'est  qu'une  loi  de  notre 
esprit?  Non,  car  la  raison  nous  dit  que  c'est  une 
loi  de  la  nature  même  des  choses.  Ou  prouvez- 
nous  donc  que  la  raison  ne  nous  dit  pas  cela,  ou 
rejetez  l'autorité  même  de  la  raison.  Kant  ne 
fait  ni  l'un  ni  l'autre.  Il  ne  songe  pas  un  instant 
à  contester  l'autorité  de  la  raison  :  car,  là  où  il 
croit  que  la  raison  nous  impose  ses  principes 
comme  des  lois  absolues,  il  leur  maintient  ce  ca- 
ractère. Ce  n'est  pas ,  comme  on  l'a  souvent 
répété  à  tort,  parce  que  la  raison  humaine  est 
subjective  que  Kant  conteste  la  valeur  absolue 
de  ses  principes  :  car,  s'il  en  était  ainsi,  on  ne 
voit  pas  comment  il  aurait  pu,  à  moins  d'une 
grossière  contradiction,  ne  pas  envelopper  dans 
son  scepticisme  la  raison  pratique  et  les  lois 
morales;  mais  il  a  cru  que  les  principes,  qu'il  a 
désignés  sous  le  nom  de  formes  de  la  sensibilité 
et  de  catégories  de  l'entendement,  ne  nous  étaient 
pas  imposés  par  la  raison  à  titre  de  lois  absolues, 
et  c'est  pourquoi  il  a  pu  en  contester  la  valeur 
objective.  C'est  là  qu'est  son  erreur  :  car  ces 
principes,  la  raison  les  déclare  absolus,  par  con- 
séquent, objectifs;  et  jamais  Kant  n'a  pu  établir 
le  contraire.  Nous  n'avons  parlé  jusqu'ici  que  des 
formes  de  la  sensibilité  et  des  catégories  de  l'en- 
tendement; on  a  vu  comment  Kant  distingue  de 
ces  principes,  qu'il  regarde  comme  constitutifs 
de  l'expérience,  les  idées  de  la  raison  proprement 
dite,  et  comment  il  résout  la  question  de  la  valeur 
objective  de  ces  idées.  Remarquons  d'abord  que, 
parmi  ces  idées,  il  en  compte  une  que  la  con- 
science, bien  interrogée,  suffit  à  expliquer  :  celle 
du  rnoi.  C'est  ainsi  que  déjà,  parmi  les  catégories 
de  l'entendement,  il  avait  rangé  certaines  con- 
ditions du  jugement,  qui  ne  sont  autre  chose 
que  les  attributs  mêmes  du  sujet  qui  juge,  par 
exemple,  l'unité  du  je  pense.  Cette  unité  est  sans 
doute  la  condition  de  tout  jugement;  mais  elle 
est  aussi  un  fait  de  conscience.  Il  en  est  de 
même  du  moi  :  il  nous  est  immédiatement  révélé 
par  la  conscience.  Voilà  ce  qu'une  psychologie 
plus  profonde  aurait  montré  à  Kant,  et,  en  ren- 
dant à  la  conscience,  c'est-à-dire  à  l'intuition  im- 
médiate de  nous-mêmes,  une  idée  qu'il  transporte 
à  la  raison,  elle  aurait  préservé  cette  idée  du 
scepticisme  où  il  précipite  en  général  les  idées 
de  la  raison.  Mais  d'où  vient  ce  scepticisme?  De 
ce  que  ces  idées  se  rapportent  à  des  objets  supra- 
sensibles,  c'est-à-dire  à  des  objets  dont  nous 
n'avons  pas  l'intuition  :  car  il  n'y  a  pour  nous 
d'autre  intuition  possible  que  l'intuition  des  sens, 
y  compris  le  sens  intime.  Elles  sont  des  concep- 
tions nécessaires  à  l'achèvement  de  notre  con- 
naissance; mais  nous  n'avons  pas  le  droit  de  leur 
attribuer  une  valeur  objective  :  car  leurs  objets 
sont  tout  à  fait  insaisissables  pour  nous,  et,  par 
conséquent,  hypothétiques.  Or,  on  peut  bien  ad- 
mettre avec  Kant  que  nous  n'avons  et  ne  pou- 
vons avoir  d'autre  intuition  que  celles  des  sens 
extérieurs  et  du  sens  intime,  sans  refuser  pour 
cela  à  l'esprit  humain  le  droit  d'attribuer  une 
valeur  objective  à  certaines  idées  dont  il  ne  saisit 
pas  les  objets,  comme  à  celle  de  Dieu,  par 
exemple.  On  peut  lui  accorder  que  nous  n'avons 
pas  l'inluilion  de  Dieu,  c'est-à-dire  que  nous  ne 
faisons  que  le  concevoir,  sans  en  avoir  une  aper- 
ception  directe  et  immédiate;  mais  il  ne  s'ensuit 
pas  que  nous  n'ayons  pas  le  droit  d'attribuer  à 
cette  conception  une  valeur  objective.  La  question 
est  de  savoir  si,  en  nous  fournissant  cette  con- 
ception, la  raison  nous  l'impose  comme  quelque 
chose  d'absolu;  or,  tel  est  en  effet  son  caractère  : 
non-seulement  nous  avons  besoin  de  l'idée  de 
Dieu  pour  porter  notre  connaissance  à  son  plus 


haut  degré  de  perfection;  mais  il  serait  absurde, 
c'est-à-dire  contraire  à  la  raison,  de  supposer  que 
Dieu  n'existe  pas.  Que  nous  faut-il  de  plus?  La 
raison  parle,  et  cela  suffit.  Le  scepticisme  de 
Kant  à  l'endroit  des  objets  de  la  raison,  au  moins 
de  son  objet  suprême,  n'est  donc  pas  mieux 
fondé  et  est  tout  aussi  contraire  à  la  raison  que 
le  caractère  subjectif  qu'il  attribue  aux  principes 
de  l'entendement. 

Enfin,  si  l'on  rapproche  la  morale  de  Kant  de 
sa  métaphysique,  et  qu'on  aille  au  fond  des  choses, 
on  y  trouve  une  contradiction  manifeste.  Cette 
contradiction  n'est  pas  aussi  grossière  qu'on  l'a 
souvent  imaginé;  nous  avons  montré  comment 
elle  s'explique  dans  la  doctrine  de  Kant;  mais, 
pour  s'expliquer,  elle  n'en  est  pas  moins  réelle. 
Quelle  différence  y  a-t-il  au  fond  entre  les  ca- 
tégories de  l'entendement  et  les  idées  de  la  raison 
d'une  part,  et  les  lois  de  la  raison  pratique  de 
l'autre?  Pourquoi  accorder  à  celles-ci  la  valeur 
objective  et  absolue  qu'on  refuse  à  celles-là? 
Kant  reconnaît  que  les  principes  de  l'entendement 
sont  comme  les  lois  morales,  universels  et  néces- 
saires- mais,  selon  lui,  la  nécessité  est  relative 
dans  le  premier  cas,  elle  est  absolue  dans  le 
second.  Pourquoi  cela?  Les  principes  de  l'enten- 
dement sont  les  lois  des  phénomènes  :  est-ce  là 
ce  qui  les  rend  relatifs?  Mais  les  lois  morales 
sont  les  lois  de  nos  actions.  Supprimez,  dit  Kant, 
le  temps  et  la  succession  des  phénomènes,  que 
devient  la  loi  de  la  causalité?  Mais  supprimez, 
dirons-nous  à  notre  tour,  les  agents  moraux, 
leurs  rapports  et  leurs  actions,  toutes  choses  qui 
existent  bien  aussi  dans  le  temps,  que  devient  la 
loi  morale,  celle,  par  exemple,  qui  défend  de 
mentir?  Si  l'être  absolu  est  au-dessus  de  la  loi 
de  la  causalité,  il  est  aussi  en  un  sens  au-dessus 
de  la  loi  qui  défend  le  mensonge  :  cette  loi  en 
est-elle  moins  réelle?  Pourquoi  la  première  ne 
l'est-elle  pas?  Kant  a  beau  dissimuler  la  contra- 
diction, il  ne  peut  y  échapper.  Si  les  lois  morales 
sont  absolues,  les  principes  de  l'entendement  le 
sont  aussi;  si  les  principes  de  l'entendement  sont 
relatifs,  il  faut  en  dire  autant  des  lois  morales. 

On  a  dit  qu'on  ne  pouvait  faire  au  scepticisme 
sa  part;  il  est  certain  du  moins  que  cela  est 
bien  difficile,  et  la  philosophie  de  Kant  en  est 
une  preuve  de  plus.  Ce  n'est  pas  que  sous  ce 
rapport  elle  ne  contienne  plus  d'un  enseigne- 
ment :  la  sagesse  commande  la  réserve  et  la 
modestie  dans  la  spéculation,  en  même  temps 
qu'une  foi  robuste  (nous  parlons  de  la  foi  philo- 
sophique), dans  la  pratique  ou  dans  les  vérités 
morales.  Mais  il  ne  faut  pas,  dans  le  premier  cas, 
pousser  la  réserve  jusqu'au  scepticisme,  car  alors, 
dans  le  second,  on  n'arrive  à  la  foi  que  par  une 
inconséquence.  D'ailleurs^  qu'est-ce  que  cette 
réserve  qui  aboutit  à  l'idéalisme  le  plus  hardi? 
Il  est  vrai  que  Kant  s'en  défend;  mais  ce  n'est 
pas  sans  raison  que  sa  doctrine  a  été  appelée  du 
nom  d'idéalisme  subjectif  ou  transcendantal.  Ne 
va-t-il  pas  jusqu'à  prétendre  que  le  monde  tel 
qu'il  nous  apparaît  en  vertu  des  lois  de  notre 
esprit  n'est  qu'un  phénomène,  c'est-à-dire,  pour 
traduire  sa  pensée,  une  illusion?  Que  nous  ne 
connaissions  pas  la  nature  intime  des  choses,  soit  ; 
mais  comment  prétendre  que  les  choses  ne  sont 
pour  nous  qu'une  fantasmagorie  régulière,  créée 
par  notre  esprit?  Quoi  qu'il  en  soit^  sachons  gré 
à  Kant  d'avoir  scruté  si  profondement  le  pro- 
blème de  l'origine,  de  la  nature,  de  la  valeur  et 
de  la  portée  de  nos  connaissances,  et  d'avoir  su, 
malgré  d'éclatantes  erreurs,  répandre  tant  de 
lumières  sur  ces  hautes  questions.  La  philosophie 
ne  peut  désormais  passer  outre  sans  tenir  compte 
de  la  doctrine  critique  et  sans  en  faire  son  profit. 
Quelque  part  qu'elle  doive  lui  faire  dans  lascience, 


KANT 


—  877 


KAPI 


nous  ne  pensons  pas  qu'il  y  ail  d'étude  plus  propre 
à  fortifier  l'esprit  et  plus  salutaire  à  tous  égards. 
Kant  ne  manqua  ni  de  disciples  ni  d'adversaires. 
Ceux-ci  vinrent  de  toutes  parts  :  les  uns  au  nom 
de  la  théologie  révélée;  d'autres  au  nom  de  l'an- 
cienne métaphysique,  particulièrement  de  l'école 
de  Leibniz  et  de  Wolf;  d'autres  au  nom  do  la 
philosophie  empirique  et  sceptique  du  siècle  ; 
d'autres  enfin  au  nom  du  sentiment.  Ses  disciples 
aussi  lurent  très-nombreux  et  se  montrèrent  dans 
tous  les  rangs  et  dans  tous  les  camps.  On  analysa 
et  on  commenta  ses  écrits,  on  expliqua  ses  doc- 
trines, on  les  appliqua  à  toutes  les  branches  des 
connais-sances  humaines.  Des  disciples  moins  fidè- 
les ou  plus  originaux  entreprirent  de  les  modifier, 
et,  tout  on  s'appuyant  sur  Kant,  de  pousser  la 

Shilosophie  en  aes  voies  nouvelles.  On  dit  que, 
ans  sa  vieillesse,  Kant  se  déclarait  incapable  de 
comprendre  les  objections  qu'on  adressait  à  sa 
doctrine,  et  les  transformations  qu'on  voulait  lui 
faire  subir,  et,  pour  expliquer  ce  fait,  il  n'est 
pas  nécessaire  de  supposer  que  l'âge  avait  affaibli 
ses  facultés  intellectuelles.  On  trouvera  dans  le 
Manuel  de  Tcnnemayin  (trad.  franc,  de  M.  Cousin, 
t.  II,  p.  264  de  la  2''  édit.)  une  longue  notice  sur 
les  adversaires,  les  partisans  et  les  continuateurs 
de  la  philosopuie  critique,  avec  l'indication  de 
leurs  ouvrages. 

11  faut  remarquer,  en  finissant,  qu'à  la  philo- 
sophie critique  qui  prétendait  modérer  l'ambition 
de  l'esprit  humain  en  le  renfermant  dans  ses 
vraies  limites,  succéda,  en  prétendant  s'y  ratta- 
cher étroitement,  le  dogmatisme  le  plus  absolu 
et  le  plus  intempérant  qui  fut  jamais.  Il  arriva 
après  Kant  ce  qui  est  arrivé  après  Socrate  ;  et 
ces  deux  exemples  prouvent  d'une  manière  écla- 
tante combien  il  est  difficile  d'arrêter  l'essor  de 
l'esprit  humain,  mais  aussi  combien  il  est  né- 
cessaire de  le  régler  et  de  marquer  ses  justes 
bornes. 

Il  est  impossible  d'indiquer  ici  les  travaux 
auxquels  a  donné  lieu  en  France  la  philosophie 
de  Kant  ;  la  liste  en  serait  trop  longue  :  ou  trou- 
vera dans  l'avant-propos  de  la  traduction  fran- 
çaise de  la  Critique  du  jugement  (t.  I,  p.  iij-v) 
une  note  qui  indique  les  premiers  en  date,  et 
l'on  pourra  compléter  ces  indications  à  l'aide  du 
Rapport  de  M.  de  Rémusat  sur  le  concours  ou- 
vert par  VAcadàmie  des  sciences  7norales  et  po- 
litiques pour  Vexamen  critique  de  la  philoso- 
phie allemande  (p.  5  et  6),  et  aussi  à  l'aide  de 
l'ouvrage  de  M.  'VVillm,  qui  a  remporté  le  prix 
dans  ce  concours.  Il  nous  suffira  de  signaler  l'é- 
dition la  plus  complète  des  œuvres  de  Kant,  les 
ouvrages  français  consacrés  à  sa  biographie  et  à 
l'exposition  détaillée  de  sa  philosophie  et  les  tra- 
ductions françaises  de  ses  différents  écrits. 

Œuvres  complètes  de  Kant  publiées  par  Ro- 
sencranz,  Berlin,  1838  et  années  suivantes, 
10  vol.  in-8;  —  A.  Saintes,  Vie  de  Kant.  1844; 

—  Ch.  Villers,  Philosophie  de  Kant,  Metz,  1801^ 
in-8  ;  —  V.  Cousin,  Philosophie  de  Kant  ;  — 
Ch.  de  Rémusat,  Essais  de  philosophie,  Paris, 
1836  et  1841,  2  vol.  in-8  (voir  les  IV^  et  V  Es- 
sais); —  du  même  auteur.  Rapport  sur  le  con- 
cours pour  Vexamen  critique  de  la  philoso- 
phie allemande,  1847  (dans  les  Mémoires  de 
l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques)  ; 

—  J.  Wellin,  Histoire  de  la  philosophie  alle- 
mande, Paris,  1846  et  suiv.,  4  vol.  in-8;  — 
Barchou  de  Penhoën,  Histoire  de  la  philosophie 
allemande,  Paris,  1836,  2  vol.  in-8;  —  C.  Bar- 
tholmess,  Kant  et  Fichte  dans  le  Compte  rendu 
des  séances  de  VAcadérnie  des  sciences  morales 
et  politiques,  t.  XXIX  et  XXX;  —  E.  Siisset,  le 
Scepticisme,  Œnésidème,  Pascal,  Kant,  Paris, 
1865,  in-8;  Observations  sur  le  sentiment  du 


beau  et  du  sublime,  trad.  par  H.  Payer  Imhoff, 
Paris,  1795,  in-8,  et 'par  Weyland,  1823,  in-8;  — 
Principes  métaphysiques  de  la  morale,  trad. 
par  J.  Tissot,  Paris,  1830,  in-8;  —  Critique  de 
la  raison  pure,  par  le  même,  2*  édit.,  Paris, 
1864.  2  vol.  in-8  ;  —  Principes  métaphysiques 
du  droit;  Projet  de  paix  perpétuelle;  et  ana- 
lyse de  ces  deux  ouvrages  par  Mellin,  par  le 
même,  Paris,  1837,  in-8;  —  Logique,  par  le 
même,  1840,  in-8  ; —  Leçons  de  métapnysiaue, 
par  le  même,  1843,  in-8;  —  la  Religion  dans 
les  limites  de  la  raison,  trad.  par  J.  Trullard, 
Paris,  1841,  in-8,  par  le  docteur  Lortet^  sous  le 
titre  de  Théorie  de  Kant  sur  la  religion^  etc., 
1842,  in-8;  —  Critique  du  jugement  suivie  des 
Observations  sur  le  sentiment  du  beau,  trad.  par 
J.  Barni,  Paris,  1846,  2  vol.  in-8  ;  —  Examen  de 
la  Critique  du  jugement,  par  le  même,  Paris, 
1850; —  Critique  de  la  raison  pratique,  précé- 
dée des  Fondements  de  la  métaphysique  des 
mœurs,  par  le  même,  Paris,  1848,  in-8;  —  Exa- 
men de  la  Critique  de  la  raison  pratique,  par 
le  même,  Paris,  1851;  — Éléments  métaphy- 
siques de  la  doctrine  du  droit  (première  partie 
de  la  Métaphysique  des  mœurs),  suivis  d'un 
essai  philosophique  sur  la  paix  perpétuelle  et 
d'autres  petits  écrits  relatifs  au  droit  naturel, 
avec  une  introduction  analytique  et  critique,  par 
le  même,  Paris,  1853;  —  Éléments  métaphysi- 
ques de  la  doctrine  de  la  vertu  (seconde  partie 
de  la  Métaphysique  des  mœurs),  suivis  d'un 
traité  de  Pédagogie  et  d'autres  petits  écrits  re- 
latifs au  droit  naturel,  avec  une  introduction 
analytique  et  critique,  par  le  même,  Paris,  1855; 
—  Critique  de  la  raison  pure,  avec  une  intro- 
duction analytique  et  critique,  par  le  même, 
Paris,  1869,  2  vol.  in-8.  J.  B. 

KAPILA.  auteur  du  système  sànkhya,  un  des 
plus  célèbres  de  la  philosophie  indienne.  Kapila 
figure  dans  les  légendes  mythologiques  où  ses 
aventures  sont  racontées  tout  au  long.  Tantôt  il 
est  fils  de  Brahma,  et  un  des  sept  grands  rishis 
ou  saints  des  Pouranas  ;  tantôt,  il  est  représenté 
comme  une  incarnation  de  Vishnou  ou  d'Agni  ; 
tantôt  même  on  le  donne  comme  un  petit-fils  de 
Manou.  En  d'autres  termes,  on  ne  sait  rien  de 
précis  sur  Kapila,  ni  sur  l'époque  à  laquelle  il 
vivait. 

Un  des  caractères  distinctifs  de  sa  doctrine, 
c'est  une  indépendance  absolue.  La  réyélation 
n'est  point  une  autorité  pour  Kapila.  L'Écriture 
sainte  lui  paraît  incapable  d'assurer  à  l'homme 
la  libération  et  la  béatitude  éternelle;  c'est  à  la 
science  seule  qu'il  s'adresse,  c'est-à-dire  à  la 
raison.  Il  ne  paraît  pas  que  dans  l'Inde  cette  in- 
dépendance ait  jamais  été,  contre  le  système  de 
Kapila  et  contre  ses  adhérents,  un  motif  de  per- 
sécution, tout  ombrageuse  que  l'orthodoxie  y  pou- 
vait être.  Il  paraît  même  que  cette  indépen- 
dance a  été  poussée  aussi  loin  que  possible  ;  et 
la  doctrine  de  Kapila  a  été  signalée  par  toutes 
les  écoles  qui  l'ont  combattue,  comme  une  doc- 
trine athée.  On  a  cru  quelque  temps  qu'elle  avait 
inspiré  en  grande  partie  les  doctrines  fondamen- 
tales du  bouddhisme.  C'est  une  assertion  qu'a 
émise  M.  Eugène  Burnouf  ;  et  si  elle  est  exacte, 
ce  qui  n'est  pas  certain,  la  date  relative  du  sys- 
tème de  Kapila  serait  par  là  même  à  peu  près 
fixée  :  il  remonterait  à  six  siècles  au  moins  avant 
l'ère  chrétienne. 

Il  y  a  deux  sources  principales,  quoique  d'iné- 
gale importance,  auxquelles  on  peut  demander 
la  connaissance  détaillée  de  cette  doctrine:  ce 
sont  d'abord  les  Axiomes  onSoûlras  de  Kapila, 
imprimés  à  Sérampore,  in-8,  1821,  avec  le  com- 
mentaire de  Vidjnana  Bikshou,  en  sanscrit;  et 
la  Sànkhya  Karikâ,  ou  vers   remémoratifs  du 


KAl^l 


—  878  — 


KAPI 


sânkhya,  en  soixante-douze  distiques,  publiée 
plusieurs  fois  d'abord  par  M.  Lassen,  avec  une 
traduction  latine;  puis  par  M.  Wilson,  avec  une 
traduction  anglaise  de  Colebrooke,  et  un  com- 
mentaire sanscrit  traduit  aussi  en  anglais.  M.  Pau- 
Ihier  l'a  traduit  en  français  dans  sa  traduction 
des  Essais  de  Colebrooke.  L'auteur  de  cet  article 
l'a  traduite  enfin  et  commentée  tout  au  long  dans 
le  VIII*  volume  des  Mémoires  de  V Académie  des 
sciences  morales  et  politiques. 

Il  paraît,  du  reste,  que  l'ouvrage  vraiment 
original  n'est  pas  même  la  collection  des  soûtras 
réunis  sous  le  nom  de  Kapila.  Ce  serait  un  re- 
cueil beaucoup  plus  ancien  et  beaucoup  plus 
concis  encore  appelé  Tatvâ  Samâsa.  Mais  Cole- 
brooke n'a  jamais  vu  ce  recueil,  et  il  semble 
même  douter  de  son  existence,  bien  qu'il  soit 
mentionné  par  les  commentateurs.  Il  paraît  pro- 
bable^ du  reste,  que  les  soûtras  qui  ont  été  im- 
primes ne  sont  qu'un  développement  du  Tatva 
Samâsa,  et  c'est  à  eux  qu'il  faut  demander  la 
véritable  doctrine  de  Kapila.  Jusqu'à  présent  ils 
n'ont  pas  été  traduits. 

Quant  à  la  Karikâ,  elle  est  certainement 
beaucoup  plus  récente^  et  quoique  Colebrooke 
la  donne  pour  l'autorité  principale  du  sânkhya, 
elle  ne  doit  être  consultée  qu'avec  grande  ré- 
serve. Il  est  évident  d'abord  qu'il  est  très-diffi- 
cile de  renfermer  tout  un  système  de  philoso- 
phie aussi  vaste  que  le  sânkhya  en  soixante- 
douze  distiques  ou  cent  quarante-quatre  vers,  et 
que  cette  concision  même  a  dû  nécessairement 
nuire  à  la  clarté.  Ces  précis  peuvent  être  fort 
utiles  dans  l'école  ;  ils  peuvent  réveiller  et  fixer 
les  souvenirs  des  élèves;  ils  peuvent  être  aussi 
fort  intelligibles  pour  ceux  qui  ont  longtemps 
étudié  la  doctrine  dans  toute  son  étendue  ;  mais 
pour  ceux  qui  n'ont  pas  eu  le  même  avantage, 
ces  abrégés  sont  loin  d'être  suffisants,  et  ils 
demeurent  toujours  très-obscurs,  surtout  quand 
le  système  primitif  l'est  lui-même  autant  que  le 
sont  les  Soulras  de  Kapila.  Il  faut  ajouter  que 
la  Karikâ  étant  très-moderne,  relativement  du 
moins,  et  n'étant  pas  certainement  antérieure  au 
viii"  siècle  de  l'ère  chrétienne,  elle  répond  dans 
l'histoire  de  lespnt  indien  à  une  époque  où  les 
traditions  antérieures  déjà  fort  étudiées  avaient 
été  déjà  aussi  défigurées  étrangement.  Il  serait 
difficile,  tant  que  les  sovbtras  ne  seront  par  con- 
nus, de  dire  jusqu''à  quel  point  la  Karikâ  s'en 
éloigne;  maison  a  dès  à  présent  de  justes  rai- 
sons d'affirmer  qu'elle  ne  représente  pas  tou- 
jours très-fidèlement  la  doctrine  originale  ;  il  ne 
faut  donc  pas  croire,  parce  qu'on  connaîtrait  la 
Karikâ,  qu'on  pût  se  dispenser  de  recourir  aux 
soûtras. 

Ces  saisiras  se  divisent  en  six  lectures  ou  le- 
çons d'inégale  longueur.  Les  trois  premières 
sont  données  à  l'exposition  spéciale  de  la  théo- 
rie. La  quatrième  l'éclaircit  par  des  comparai- 
sons tirées  de  la  fable  et  de  l'histoire,  si  tant  est 
qu'il  y  ait  de  l'histoire  dans  l'Inde.  La  cinquième 
lecture,  toute  de  controverse,  est  consacrée  à  ré- 
futer les  objections  des  écoles  rivales;  enfin  la 
sixième  revient  sur  les  questions  les  plus  im- 
portantes pour  les  compléter  par  des  développe- 
ments nouveaux. 

Quoi  qu'il  en  puisse  être  des  divergences  plus 
ou  moins  graves  des  soûtras  et  de  la  Karikâ,  les 
deux  ouvrages  s'accordent  sur  ce  premier  et  es- 
sentiel principe,  que  la  philosophie  est  le  seul 
moyen  qu'ait  rnomme  d'arriver  à  la  béatitude. 
Les  moyens  que  donne  l'écriture  révélée  et  tous 
les  moyens  visibles,  quels  qu'ils  soient,  sont  im- 
puissants; la  science  seule  est  capable  de  sauver 
l'homme.  C'est  là  le  principe  même  d'où  est 
parti  le  Bouddha  pour  faire  dans  l'Inde  la  grande 


réforme  à  laquelle  s'est  attaché  son  nom  ,  c'est, 
en  d'autres  termes,  le  principe  même  sur  lequel 
s'est  appuyée  la  philosophie  grecque  et  sur  le- 
quel doit  s'appuyer  toute  philosophie  qui  se  com- 
prend elle-même  et  se  rend  compte  de  ce  qu'elle 
fait.  Il  n'est  pas  besoin  d'insister  sur  l'impor- 
tance d'une  pareille  théorie,  et  de  montrer  tou- 
tes les  recherches  antérieures  qu'elle  suppose  et 
toutes  les  conséquences  qu'elle  porte  invincible- 
ment avec  elle. 

Le  sânkhya  reconnaît  trois  espèces  de  certi- 
tude :  ce  sont  d'abord  la  perception,  puis  l'induc- 
tion, et,  en  troisième  lieu,  le  témoignage  en- 
touré des  garanties  nécessaires. 

Les  principes  auxquels  s'appliquent  ces  trois 
critériums  de  la  connaissance  humaine  sont  au 
nombre  de  vingt-cinq  :  1°  la  nature  racine  et 
mère  de  tout  le  reste;  2°  l'intelligence  ou  le 
grand  principe  ;  3°  la  conscience,  en  sanscrit 
ahankâra,  mot  à  mot  ce  qui  produit  le  moi; 
4''-8''  les  cinq  particules  subtiles,  essences  des 
cinq  éléments;  9°-19°  les  onze  organes  des  sens 
et  de  l'action,  qui  sont  aussi  avec  l'intelligence 
et  la  conscience  les  treize  instruments  de  la 
connaissance;  20*-24°  les  cinq  éléments  maté- 
riels :  l'éther,  l'air,  le  feu^  l'eau,  la  terre  ;  25°  et 
enfin,  l'âme  éternelle  et  immatérielle,  qui  n'est 
ni  produite  ni  productive. 

C'est  pour  contempler  la  nature,  et  plus  tard 
pour  s'en  délivrer,  que  l'âme  s'unit  d'abord  à 
elle,  comme  le  boiteux  et  l'aveugle  se  réunis- 
sent pour  voir  et  pour  marcher,  l'un  servant  de 
guide  et  l'autre  portant  celui  qui  le  conduit.  De 
cette  union  de  l'âme  et  de  la  nature  sort  la  créa- 
tion, c'est-à-dire  le  développement  de  l'intelli- 
gence et  des  autres  principes.  La  nature  a  trois 
qualités  principales  qui  correspondent  à  trois 
mondes  différents,  à  trois  dispositions  différen- 
tes de  l'âme  :  la  bonté  d'abord,  qui  répond  au 
monde  supérieur  et  à  la  vertu  ;  l'obscurité,  qui 
répond  au  monde  inférieur  et  au  vice  ;  enfin  la 
passion,  qui  appartient  spécialement  au  monde 
intermédiaire,  au  monde  de  l'homme,  où  sont 
mêlés  le  bien  et  le  mal,  le  vice  et  la  vertu. 

L'âme,  revêtue  d'un  corps  et  d'une  personne 
qui  constituent  son  individualité,  doit  s'appli- 
quer à  connaître  la  nature,  qui  d'abord  lui  ré- 
siste, mais  qui,  comme  une  courtisane,  après 
quelques  difficultés,  finit  par  se  montrer  toute 
nue  aux  regards  de  celui  qui  la  sait  contem- 
pler. Une  fois  cette  connaissance  acquise,  l'âme 
n'a  plus  rien  à  faire  en  ce  monde  ;  elle  y  peut 
rester  encore  cependant,  comme  la  roue  du  potier 
tourne  encore  longtemps  après  que  l'impulsion 
qui  l'a  mise  en  mouvement  a  cessé  d'agir  sur 
elle;  mais  dès  lors,  elle  a  conquis  toutes  les  con- 
ditions de  sa  délivrance  et  de  sa  béatitude  ; 
quand  le  corps  vient  à  se  dissoudre,  elle  quitte 
cette  vie,  où  elle  n'a  d'ailleurs  jamais  été  qu'un 
simple  spectateur,  un  témoin  impassible  ;  et  elle 
est  éternellement  affranchie  de  ces  renaissances 
successives  et  de  ces  épreuves  douloureuses  aux- 
quelles sont  encore  soumises  les  âmes  que  la 
science  n'a  pas  rachetées. 

Ces  détails,  quelque  concis  qu'ils  soient,  suffi- 
sent cependant  pour  montrer  toute  la  grandeur 
du  système  conçu  par  Kapila.  Le  sânkhya  est 
certainement,  dans  la  philosophie  indienne,  ce- 
lui de  tous  les  darçanas  qui  mérite  le  plus  notre 
étude;  il  représente  les  idées  les  plus  vastes,  les 
plus  profondes  à  la  fois  et  les  plus  avancées  ;  le 
nyâya  n'est  guère  qu'un  système  de  logique  ;  la 
mîmânsâ  n'est  qu'une  casuistique  orthodoxe  ;  le 
védânta,  une  polémique  qui  a  pour  but  de  dé- 
fendre la  révélation  :  le  yoga  de  Patandjali  est 
un  mysticisme  exagéré  et  souvent  extravagant  ; 
enfin  le  veiséshikâ  de  Kanada  s'est  surtout  atta- 


KAYS 


—  879 


KEND 


ché  à  des  questions  de  physique,  traitées  comme 
pouvait  le  faire  l'imagination  indienne  qui  ne 
s'est  jamais  enquise  des  laits  et  n'a,  pour  ainsi 
dire,  point  connu  l'observation  exacte  et  atten- 
tive des  phénomènes.  Le  sânkhya,  au  contraire, 
a  embrassé  et  résolu  à  sa  manière  toutes  les 
questions  principales  que  la  science  philosophi- 
que peut  agiter^  et  il  les  a  posées  et  discutées 
avec  une  liberté  entière. 

Outre  les  diverses  publications  citées  dans  cet 
article,  il  faut  lire,  pour  comprendre  la  haute 
valeur  du  génie  de  Kapila,  l'analyse  qu'a  con- 
sacrée au  sànkhya^  d'après  Colebro'oke,  M.  Cou- 
sin, dans  son  Histoire  générale  de  m  philoso- 
phie, Paris,  1863,  in-8;  le  mémoire  cité  plus 
haut  de  l'auteur  de  cet  article  et  la  traduction 
des  SoulrJs  commentés  de  Kapila  par  M.  Bal- 
lantyne,  Dibliolheca  indica,  Calcutta,  1862.  Voy. 
aussi  les  articles  Indiens  (Philosophie  des)  et 
Sankhva.  B.  S.-H. 

KABIKA.  Ce  mot  désigne,  dans  la  philoso- 
phie indienne,  des  vers  mémoratifs  qui  renfer- 
ment, sous  une  forme  très-concise,  les  théories 
principales  des  divers  systèmes.  D'ordinaire,  la 
Karikà  s'entend  du  système  sânkhya,  parce  que 
les  vers  mémoratifs  de  ce  système  ont  été  pu- 
bliés et  traduits  déjà  plusieurs  fois.  Mais  les  au- 
tres écoles  ont  leurs  Karikds  tout  aussi  bien  que 
le  sânkhya;  et  le  SanskaraSara  qu'a  publié  et 
traduit  M.  Windischmann  n'est  pas  autre  chose 
qu'une  Karikà  du  védânta.  On  en  peut  dire  au- 
tant d'un  autre  résumé  du  védânta  qu'a  traduit 
en  anglais  M.  Taylor,  et  qui  est  intitulé  Alma- 
bodha,  ou  la  Connaissance  de  l'esprit;  M.  Pau- 
thier  l'a  mis  en  français.  Ou  pourrait  citer  en- 
core plusieurs  autres  Karikds.  Cette  forme  assez 
singulière  qu'a  prise  la  science  n'est  pas  spéciale 
au  génie  indien  ;  notre  moyen  âge  a  mis  plu- 
sieurs fois  en  vers  la  Logique  d'Aristote,  et  ce 
même  procédé  a  été  appliqué  souvent  à  d.'autres 
théories  ;  seulement,  ces  abrégés  rhythmiques 
n'ont  pas  acquis  dans  l'Occident  la  haute  auto- 
rité que  les  Karikâs  ont  obtenue  dans  la  philo- 
sophie indienne.  Évidemment  ce  mode  d'exposi- 
tion suppose  de  longues  études  antérieures  et 
des  analyses  poussées  très-loin.  Après  les  com- 
mentaires prolixes  qui  ont  développé  les  systè- 
mes et  les  ont  bien  fait  comprendre,  on  a  senti 
le  besoin  de  résumer,  et  c'est  à  ce  besoin  que  les 
Karikâs  ont  répondu;  voilà  pourquoi  elles  sont 
en  général  assez  récentes.  Voy.  les  articles  In- 
diens (Philosophie  des)  et  Sânkhya.    B.  S. -H. 

ELA.YSERLINGK  (Hermann  de),  critique  et 
philosophe  allemand,  a  publié  de  1817  à  1839 
un  assez  grand  nombre  d'ouvrages  :  comparaison 
entre  le  système  de  Fichte  et  celui  d'Herbart, 
Kœnigsberg,  \i\l .  LaMétaphijsique,  Heidelberg, 
1818;  —  Projet  d'une  théorie  complète  de  Vin- 
tuition,  Heidelberg,  1822;  —  Point  de  vue  pour 
V établissement  scientifique  de  la  connaissance 
humaine,  ou  Anthropologie,  Berlin,  1827.  Il  a 
laissé  l'histoire  de  sa  vie  :  Mémoires  d'un  philo- 
sophe, Altona,  1839.  Il  avait  commencé  par  être 
le  disciple  de  Herbart;  mais  plus  tard  il  aban- 
donna les  idées  de  son  maître  et  se  rapprocha  de 
la  philosophie  de  Schelling.  Tous  ces  ouvrages 
sont  écrits  en  allemand.  Un  écrivain  qui  porte  à 
peu  près  le  même  nom,  Kayserling,  a  publié  à 
Leipzig  en  1863:  Moses  Mendelssohn,  sa  vie  et 
ses  œuv7'es. 

EIATSSLER  (Antoine-Auguste-Adalbert),  pro- 
fesseur de  philosophie  à  Halle,  ensuite  à  Bres- 
lau,  où  il  mourut  en  1822.  a  laissé  les  ouvrages 
suivants,  tous  écrits  en  allemand  et  sous  l'inspi- 
ration de  la  doctrine  de  M.  de  Schelling  :  De  la 
nature  et  de  la  destinée  de  l'esprit  humain^ 
in-8,  Berlin,  1804;  —  Mémoires  pour  servir  à 


l'histoire  critique  de  la  philosophie  moderne, 
ou  Idée  de  la  philosophie  de  Schelling.  in  8, 
Halle.  1804; —  Introduction  à  l'étude  de  la  'ohi- 
losophie,  in-8.  Breslau,  1812;  —  Principes  de  la 
philosophie  théorique  et  pratique,  à  l'usage  des 
cours  publics,  in-8,  Breslau  et  Halle,  1812.    X. 

KECKERMANN  (Barthélémy),  érudit  et  phi- 
losophe allemand,  né  à  Dantzick  en  1571.  Il  étu- 
dia a  Witlemberg,  à  Leipzig  et  à  Heidelberg,  où 
il  fut  nommé  professeur  de  langue  hébraïque. 
11  avait  une  ardeur  incroyable  pour  l'étude  et 
ne  négligea  aucune  des  sciences  qu'un  philoso- 
phe de  ce  temps  ne  pouvait  ignorer.  Sa  renom- 
mée décida  le  sénat  de  Dantzick  à  lui  offrir  une 
chaire  au  gymnase  de  cette  ville.  Après  l'avoir 
refusée,  il  l'accepta  en  1601,  et  y  enseigna  la 
philosophie.  Ses  travaux  excessifs  hâtèrent  sa 
fin,  il  mourut  en  1609,  à  l'âge  de  38  ans.  Il  avait 
pourtant  composé  un  très-grand  nombre  d'ou- 
vrages, s'il  faut  en  croire  Melchior  Adam  qui 
n'en  compte  pas  moins  de  trente-quatre^  sans 
parler  de  ceux  qui  étaient  restés  manuscrits.  La 
plupart  portent  le  nom  de  système,  système  po- 
litique, de  mathématique^  de  morale,  d'anato- 
mie,  de  théologie,  de  logique,  et  enfin  système 
des  systèmes.  Ces  ouvrages,  dit  Bayle,  sont 
pleins  de  pillages,  et  ont  été  bien  pillés.  Le 
principal  mérite  qu'on  y  peut  découvrir  c'est 
une  connaissance  assez  approfondie  de  la  logique, 
et  même  de  son  histoire.  Il  y  en  a  deux  qui  mé- 
ritent une  mention  particulière.  Dans  les  Prœ- 
cognita  logicis,  Heidelberg,  1599,  il  essaye  en 
manière  de  préambule  une  esquisse  de  l'histoire 
de  la  logique  depuis  le  commencement  du 
monde.  Dans  le  Systema  Logicœ,  Dantzick,  1600, 
il  présente  un  résumé  clair  et  méthodique  des 
principales  questions  de  la  science,  et  prend 
pour  modèles,  dit-il,  Aristote,  Cicéron,  Agricola, 
«  et  magnum  illud  artium  lumen,  Philippum  Me- 
lanchthonem.  »  C'était  le  temps  où  le  ramisme 
se  répandait  en  Allemagne,  et  où  les  universités 
étaient  troublées  par  des  débats  violents  entre 
les  adversaires  et  les  partisans  de  cette  doctrine 
Keckermann  est  loin  d'être  un  partisan  de  Ra- 
mus;  il  se  plaint  même  avec  amertume  dans  ses 
Prœcognita  des  progrès  de  cette  réforme,  et  es- 
time que  les  bons  protestants  doivent  rester  fi- 
dèles au  péripatétisme,  interprété  par  Mélanch- 
thon.  Mais  pourtant  il  admet  quelques-unes  des 
idées  nouvelles,  et  son  orthodoxie  est  suspecte. 
Cette  logique  éclectique,  sorte  de  compromis  en- 
tre le  iramisme  et  le  philippisme  (système  de 
Philippe  Mélanchthon,  et  qu'on  appela  philippo- 
ramea),  ne  satisfit  aucun  des  deux  partis.  Voy. 
Brucker,  Histoire  de  la  philosophie,  t.  IV;  — 
Bayle,  Dictionnaire  historique,  article  Kecker- 
mann; —  Melchior  Adamus,  Vitœ  Germanorunx 
philosophorum,  Heidelberg.  1615.  p.  499. 

KENDI  ou  ALKENDI  (Abou-Yousouf  Yakoub 
ben-Ishâk),  surnommé  par  les  Arabes  le  philoso- 
phe par  excellence,  était  issu  de  l'illustre  famille 
de  Kenda,  et  comptait  parmi  ses  ancêtres  des 
princes  de  plusieurs  contrées  de  l'Arabie  ;  aucun 
des  auteurs  arabes  que  nous  sommes  à  même  de 
consulter  n'indique  l'année  de  sa  naissance  ni 
celle  de  sa  mort  ;  nous  savons  seulement  qu'il 
florissait  au  ix'  siècle  ;  son  père,  Ishâk  ben-al- 
Sabbâh,  fut  gouverneur  de  Coufa  sous  les  khali- 
fes al-Mahdi,  al-Hadi  et  Haroun  al-Raschîd. 
Kendi,  qui  avait  fait  ses  études  à  Bassora  et  à 
Bagdad,  se  rendit  célèbre  sous  les  khalifes  al- 
Mamoun  et  al-Motasem  (813  à  842)  par  un  nom- 
bre prodigieux  d'ouvrages  sur  la  philosophie,  les 
mathématiques,  l'astronomie,  la  médecine,  la 
politique,  la  musique,  etc.  Il  possédait,  dit-on, 
les  sciences  des  Grecs,'  des  Perses  et  des  Indiens, 
et  il  fut  un  de  ceux  qu'al-Mamoun  chargea  de  la 


KÉPL 


—  880  — 


KÉPL 


traduction  des  œuvres  d'Arislote  et  d'autres  au- 
teurs grecs,  ce  qui  fuit  supposer  qu'il  était  versé 
dans  le  grec  ou  dans  le  syriaque.  Cardan  {de 
Subtilitate,  lib.  XVI)  le  place  parmi  les  duuze 
génies  de  premier  ordre  qui,  selon  lui,  avaient 
paru  dans  le  monde  jusqu'au  xvi"  siècle.  Des 
jaloux  et  des  fanatiques  suscitèrent  des  persécu- 
tions à  Kendi  :  on  raconte  que  le  khalife  al-Mo- 
tawackel  fit  confisquer  sa  bibliothèque,  mais 
qu'elle  lui  fut  rendue  peu  de  temps  avant  la 
mort  du  khalife,  ce  qui  prouve  que  Kendi  vivait 
encore  en  861.  Al-Kifti  et  Ibn-Abi-Océibia  lui 
attribuent  environ  deux  cents  ouvrages;  on  peut 
en  voir  la  nomenclature  dans  la  Bibliolhcca 
arabico-hispana  de  Casiri,  t.  I,  p.  353  et  sui- 
vantes. 

Il  ne  nous  reste  maintenant  de  Kendi  que 
quelques  traités  de  médecine  et  d'astrologie  ;  ses 
traités  philosophiques,  ainsi  que  ses  commen- 
taires sur  Aristote,  probablement  les  premiers 
qui  aient  été  faits  chez  les  Arabes,  sont  très-ra- 
rement cités  par  les  philosophes  arabes  dont 
nous  connaissons  les  ouvrages.  On  peut  conclure 
de  là  que  Kendi  ne  s'était  point  fait  remarquer 
par  des  doctrines  qui  lui  fussent  particulières. 
Ibn-Djoldjol,  médecin  arabe  espagnol  qui  vivait 
au  x°  siècle  et  qui  est  postérieur  à  Farabi,  dit, 
dans  un  passage  cité  par  Ibn-Abi-Océibia,  qu'au- 
cun philosophe  musulman  n'avait  suivi  les  traces 
d'Aristote  aussi  exactement  que  Kendi.  Dans  la 
longue  liste  des  ouvrages  de  notre  philosophe, 
il  y  en  a  un  qui  nous  paraît  mériter  ici  une 
mention  particulière,  c'est  celui  où  il  tâchait  de 
prouver  «  que  l'on  ne  peut  comprendre  la  philo- 
sophie sans  la  connaissance  des  mathématiques.  » 
Dans  un  autre  écrit  traitant  de  Vunité  de  Dieu, 
il  professait  sans  doute  des  opinions  qui  s'accor- 
daient peu  avec  l'orthodoxie  musulmane,  car  Ab- 
dallatif,  médecin  arabe  du  xii°  siècle',  qui  se 
montre  fort  attaché  aux  croyances  de  l'isla- 
misme, dit  avoir  écrit  un  traité  sur  l'essence  de 
Dieu  et  sur  ses  attributs  essentiels,  et  il  ajoute 
que  son  but,  en  traitant  ce  sujet,  était  de  réfuter 
les  doctrines  de  Kendi  (voy.  la  Relation  de  VÉ- 
gypie,  par  Abdallatif,  traduite  par  M.  Sylvestre 
de  Sacy,  p.  463).  Outre  ses  commentaires  sur 
diverses  parties  de  VOrganon  d'Aristote,  Kendi 
composa  un  grand  nombre  d'ouvrages  philoso- 
phiques qui  devaient  répandre  parmi  les  Arabes 
la  connaissance  de  la  philosophie  péripatéticienne, 
mais  que  les  travaux  plus  importants  de  Farabi 
firent  tomber  dans  l'oubli.  Nous  y  remarquons 
des  traités  sur  le  but  que  se  proposait  Aristote 
dans  ses  catégories,  sur  l'ordre  des  livres  d'A- 
ristote, sur  la  nature  de  l'infini,  sur  la  nature 
de  Vinlellecl.  sur  l'âme,  subslance  simple  et  im- 
périssable, etc.  Il  serait  inutile  de  nous  étendre 
davantage  sur  des  écrits  dont  nous  ne  connais- 
sons que  les  titres  qu'il  n'est  pas  même  possible 
de  rendre  toujours  avec  l'exactitude  désirable. 

On  peut  consulter  :  Lackemacher,  de  Alkendi 
arabum philosophorum  cclebcrrimo,  in-4,  Helm- 
stadt,  1719;  — lirucker, ///s<.  crit.  philos.,  etc., 
t.  m,  p.  63-69.  Voy.  Arabes  (Philosophie  dès). 

S.  M. 

KEPLER  (Jean).  C'est  par  un  double  motif 
([ue  cet  illustre  astronome  mérite  une  place  dans 
l'histoire  de  la  philosophie  :  il  a  introduit  l'es- 
prit philosophique  dans  la  science  qu'il  consi- 
dérait comme  une  partie  de  la  philosophie  même, 
l'astronomie;  et  il  s'est  livré  fréquemment,  sur 
la  nature  et  la  fin  des  choses,  à  des  méditations 
qui  révèlent  en  lui  un  disciple  de  Pythagore  et  de 
Platon. 

La  vie  de  Kepler,  comme  son  siècle,  est  une 
suite  de  vicissitudes  extraordinaires  et  de  luttes 
douloureuses  :  il  a  été,  non-seulement  un  philo- 


sophe pratique,  mais  un  sage,  l'un  des  apôtres 
et  des  martyrs  de  la  science  moderne. 

Né  en  1571  à  Weil,  dans  le  duché  de  Wurtem- 
berg, contrée  alors  féconde  en  grands  hommes, 
fils  d'un  capitaine  pauvre,  mais  d'une  noblesse 
très-ancienne,  qui  avait  servi  sous  le  duc  d'Albe, 
et  péri  dans  une  bataille  contre  les  Turcs,  Ke- 
pler fut  élevé  d'abord  dans  le  vieux  cloître  de 
Maulbrunn,  puis  dans  l'université  de  Tubingue. 
11  ne  devait  étudier  que  la  théologie,  encore  la 
science  par  excellence;  mais  le  hasard,  comme 
lui-môme  s'exprime,  fatum  quodpiam,  le  con- 
duisit au  cours  de  mathématiques  de  ce  Mœstlin 
qui,  dans  un  voyage  en  Italie,  avait  gagné  Ga- 
lilée aux  idées  de  Copernic.  Mœstlin  lui  enseigna 
à  la  fois  les  mathématiques  et  la  nouvelle  astro- 
nomie. Il  est  probable  que  Kepler  puisa  même 
dans  ces  leçons  les  germes  de  pythagorisme  ré- 
pandus en  Souabe  par  Reuchlin,  et  dès  l'origine 
accueillis  favorablement  par  les  coperniciens. 

En  1594,  il  fut  appelé  à  succéder  au  géomètre 
Stadius  à  Graetz,  où  il  composa  son  premier 
ouvrage,  intitulé  Prodrome,  ou  Mystère  cosmo- 
graphique. Dans  cet  écrit,  il  se  proposa  de 
prouver  que  le  Créateur,  en  arrangeant  l'u- 
nivers, avait  pensé  aux  cinq  corps  réguliers 
inscriptibles  dans  la  sphère,  aux  cinq  planètes. 
La  protection  du  duc  de  Wurtemberg,  auquel  le 
Prodrome  était  dédié,  fut  seule  en  état  de  pré- 
server l'auteur  des  foudres  d'excommunication 
par  lesquelles  les  théologiens  de  Tubingue  cru- 
rent devoir  lui  répondre.  Ses  anciens  maîtres 
furent  réduits  à  déclarer  que  sa  doctrine  était 
incompatible  avec  l'Écriture  sainte,  et  le  chan- 
celier HafenrefTer,  quoique  bienveillant  envers 
Kepler,  la  condamna  en  soutenant  que  «  le  bon 
Dieu  n'avait  pas  suspendu  le  soleil  au  centre  du 
monde,  comme  on  met  une  lanterne  au  milieu 
d'une  salle.  »  Tracassé  et  inquiété  à  Graetz, 
Kepler  accepta,  en  1600,  l'invitation  que  Tycho- 
Brahé  lui  adressa  au  nom  de  Rodolphe  II,  et  se 
rendit  à  Prague  pour  travailler  au  milieu  de  la 
cour  impériale  à  la  confection  des  Tables  Rodol- 
phines.  Mais  une  longue  chaîne  de  nouvelles 
calamités  l'attendait  en  Bohême.  Tycho-Brahé  le 
tourmenta  pour  lui  faire  abandonner  «  les  vaines 
rêveries  »  de  Copernic;  les  confesseurs  de  Ro- 
dolphe II  le  tourmentèrent,  pour  lui  faire  ab- 
jurer la  foi  luthérienne;  Rodolphe  II  lui-même, 
pour  lui  faire  échanger  l'étude  de  l'astronomie 
contre  celle  de  l'astrologie.  Les  malheurs  de  la 
guerre  qui  le  priva  de  ses  honoraires,  rendirent 
sa  femme  folle  et  le  forcèrent  à  cfiercher  un 
asile  au  collège  de  Linz.  Là,  il  fut  persécuté  par 
ses  propres  coreligionnaires,  parce  que  sa  tolé- 
rance se  refusait  à  damner  les  calvinistes.  Bien- 
tôt après  il  fut  obligé  d'aller  défendre  sa  mère 
accusée  de  sorcellerie  et  condamnée  à  la  torture. 
Wallenstein  le  cacha  pendant  plusieurs  années 
dans  sa  retraite  armée.  Enfin,  il  se  rendit  plein 
d'espérance  à  la  "diète  de  Ratisbonne,  pour  y 
réclamer  les  arrérages  de  son  traitement,  lors- 
qu'à peine  arrivé,  il  mourut  le  15  novembre  1630, 
laissant  sa  famille  dans  le  même  dénûment  d'où 
il  avait  noblement  tiré  celle  de  Tycho-Brahé. 

Telle  fut  l'existence  de  l'un  des  législateurs 
de  l'astronomie,  de  l'un  des  réformateurs  de  la 
science.  Kepler  avait^  en  effet,  une  activité  aussi 
prodigieuse  que  son  mtelligence  était  vaste.  Il  a 
composé  plus  de  quarante  ouvrages,  la  plupart 
dans  une  belle  latinité;  il  a  porte  son  attention 
sur  toutes  les  parties  de  l'univers  et  tous  les 
faits  de  l'esprit  humain.  La  connaissance  de 
l'homme  est  une  à  ses  yeux  ;  toutes  nos  facultés 
y  concourent,  l'observation  et  l'inspiration,  la 
réflexion  et  l'enthousiasme,  le  calcul  et  la  prière, 
l'analyse  et  la  synthèse.  Le  résultat  de  ces  divers 


KÉPL 


11  — 


KÉPL 


moyens  do  connaître,  c'est  la  vue  totale  de  la 
nature,  la  vue  des  œuvres  de  Dieu,  de  ses  des- 
seins et  de  ses  raisons,  la  contemplation  de  la 
volonté  et  de  l'activité  divines.  El  ici  se  dessine 
le  caractère  fondamental  de  ce  qu'on  peut,  avec 
Kepler  même,  appeler  sa  philosophie  :  elle  est, 
ainsi  que  sa  vie,  profondément  religieuse. 

Tout  sujet  d'étude,  selon  Kepler,  fait  partie  de 
la  philosonhie;  chaque  partie  de  la  philosophie 
aboutit  à  l'intuition  de  la  cause  première,  tou- 
jours présente  à  toutes  les  causes  secondes,  et 
seule  «  le  pourquoi  du  pourciuoi».  La  dernière 
raison  des  pensées  et  des  faits,  c'est  la  volonté 
suprême  et  éternelle.  Invocjucr  et  étudier  cette 
volonté,  surtout  s'y  soumettre  et  l'appliquer  en 
tout  sens,  enfin,  prier,  aimer,  adorer  Dieu,  en 
lui-même  et  dans  ses  actes  si  variés,  voilà  la 
véritable  manière  de  se  préparer  aux  sévères 
travaux  de  la  science.  Toute  opération  de  géo- 
métrie ou  d'arithmétique  doit  commencer  et 
tinir  par  un  intime  et  ardent  élan  vers  la  Di- 
vinité. Ainsi  seulement  l'âme  s'illuminera  de 
lueurs  impérissables,  et  s'élèvera  aux  lois  qui 
régissent  toutes  choses. 

La  religion,  suivant  Kepler,  ne  diffère  donc 
pas  de  la  philosophie,  ni  la  philosophie  de  la 
religion  ;  et  il  faut  se  pénétrer  de  la  profondeur 
que  Kepler  avait  donnée  à  cette  conviction,  si 
l'on  veut  bien  comprendre  ses  ouvrages.  C'est 
la  foi  dans  l'unité  de  la  religion  et  de  la  philo- 
sophie qu'on  doit  regarder  comme  le  mobile  des 
recherches  qui  ont  immortalisé  son  nom.  Il  se 
croyait,  en  effet,  obligé  par  conscience  et  recon- 
naissance à  montrer  dans  tous  les  domaines  de 
la  nature  les  perfections  de  Dieu,  sa  bonté,  sa 
sagesse,  sa  puissance  infinies.  11  était  tellement 
persuadé  de  ces  perfections  divines  qu'il  était 
siir  que  Dieu  ne  lui  refuserait  pas  de  l'initier 
aux  secrets  de  l'univers,  que  Dieu  n'avait  rien 
fait  sans  un  but  excellent,  qu'il  n'avait  pas  ar- 
rangé l'univers  avec  tant  d'art  pour  en  cacher 
les  ressorts  à  lêtre  qu'il  avait  créé  à  son  image, 
et  que  pouvant  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile,  il 
voulait  aussi  pour  l'homme  ce  qu'il  y  a  de  meil- 
leur, le  progrès  dans  la  connaissance  et  dans  la 
félicité. 

Ce  caractère  essentiellement  religieux  explique 
pourquoi  Kepler  tire  de  chaque  découverte  une 
conclusion  pratique,  et  ne  cesse  de  rattacher 
les  phénomènes  et  l'autorité  de  la  conscience 
aux  phénomènes  et  à  l'ordre  du  monde  physique. 
Ainsi,  la  découverte  des  quatre  lunes  de  Jupiter 


terre  ;  que  l'homme,  roi  de  la  terre,  n'est  donc 
pas  nécessairement  l'être  le  plus  noble  ;  qu'enfin 
le  rang  inférieur  de  notre  globe  doit  nous  aver- 
tir de  notre  propre  infériorité,  et  nous  disposer 
à  la  modestie  et  à  la  modération,  à  la  circon- 
spection et  à  l'humilité. 

Ce  même  caractère  fait  comprendre  pourquoi 
Kepler  ne  voit  dans  la  marche  du  monde  qu'un 
concert  divin;  dans  la  philosophie,  description 
-de  cette  marche,  partition  de  ce  concert,  qu'une 
symphonie  ou  un  hymne  chanté  à  la  gloire  de 
Dieu,  un  ouvrage  sans  cesse  occupé  à  louer  et  à 
iénir  l'ouvrier.  La  philosophie  n'est  pas  seu- 
lement, pour  Kepler,  l'étude  de  l'homme  et  de 
la  nature  humaine,  c'est  celle  de  la  nature  tout 
entière,  celle  même  de  l'auteur  et  du  principe 
àe  la  nature,  de  Dieu.  La  cosmographie,  la  cos- 
molhcorie,  la  cosmologie,  termes  alors  équi- 
valents au  mot  de  philosophie,  deviennent  ainsi 
une  sorte  de  théologie. 

Lorsque,  malgré  cette  grande  et  sérieuse  piété, 
Jiépler  fut  accusé    d'hétérodoxie,    d'hérésie    et 

DICT.   PHILOS. 


d'athéisme,  il  se  borna  à  répondre  qu'il  philo- 
sophait très-purement,  emendalissime. 

Ce  <iui  caractérise  le  génie  de  Kepler,  c'est  un 
enthousiasme  inépuisable  pour  les  divers  objets 
de  ses  recherches  et  pour  la  vérité  en  général, 
la  hardiesse  de  ses  suppositions  et  de  ses  expli- 
cations, sa  patience  et  sa  persévérance  dans  l'ob- 
servation et  le  calcul,  sa  bonne  foi  à  reconnaître 
et  à  quitter  ses  moindres  erreurs.  Ses  contem- 
porains étaient  frappés  de  sa  constance  à  re- 
prendre à  diverses  époques  le  même  problème, 
a  retourner  ses  hypothèses  de  mille  manières,  à 
essayer  sans  cesse  toutes  ses  découvertes,  à  tou- 
jours revenir  sur  les  résultats  qui  ne  le  satis- 
faisaient pas,  à  interroger  obstinément  et  la 
nature  extérieure  et  la  raison.  Ils  ne  furent  pas 
assez  frappés  de  l'inquiétude  salutaire  qui  tour- 
mentait Kepler  tant  qu'il  n'avait  pas  trouvé  les 
causes  et  les  lois  des  faits,  ni  du  besoin  qui  le 
poussait  à  assigner  des  règles  à  tous  les  mou- 
vements, des  causes  à  tous  les  effets,  et  des 
causes  provisoires  partout  où  les  causes  défi- 
nitives et  réelles  ne  s'étaient  pas  encore  révélées. 
Il  ne  lui  suffisait  pas,  comme  à  Copernic  et  à 
Tycho-Brahé,  de  déterminer  le  lieu  et  le  mou- 
vement des  corps  célestes,  d'en  tracer  la  carrière 
et  d'en  mesurer  les  pas;  le  quoi  et  le  comment 
ne  le  contentaient  pas;  il  lui  fallait  connaître  le 
pourquoi,  c'est-à-dire  la  loi  et  la  condition  der- 
nière des  phénomènes,  l'ordre  invariable  et  la  rai- 
son transcendante  des  mouvements.  Pressé  du  be- 
soin de  ramener  tous  les  cas  particuliers, toutes  les 
manifestations  isolées  et  visibles  à  une  formule 
universelle,  à  une  expression  identique,  à  une 
donnée  suprême  et  invisible;  convaincu  que  la 
variété  et  la  multiplicité  reposent  nécessai- 
rement sur  la  simplicité  et  l'unité,  Kepler  s'ap- 
plique à  saisir,  à  deviner  partout  les  rapports 
secrets  et  permanents,  les  relations  naturelles 
des  individus  avec  l'espèce  ou  le  genre,  la  liai- 
son des  parties  avec  le  tout,  enfin  l'ensemble 
des  choses  et  l'âme  de  leurs  ressorts.  Cette  ten- 
dance irrésistible  à  l'examen  et  à  la  libre  inves- 
tigation, à  l'organisation  de  la  science  et  à  l'u- 
nité systématique,  cette  soif  de  l'harmonie  dans 
nos  connaissances  est  le  propre  de  l'esprit  phi- 
losophique, et  c'est  en  même  temps  ce  qu'on 
rencontre  au  fond  de  chaque  tentative  de  Ke- 
pler. 

Le  désir  de  s'élever  à  une  vue  complète  et  une 
de  l'univers,  à  un  tableau  où  chaque  corps,  infi- 
niment petit  ou  infiniment  grand,  se  présente 
comme  un  simple  membre  d'un  immense  orga- 
nisme, a  dicté  à  Kepler  un  livre  intitulé  l'Har- 
monique du  monde.  Cet  ouvrage,  qui  ne  parut 
qu'en  1619,  est  du  même  genre  que  le  Prodrome 
et  de  la  même  famille  que  les  productions  de 
plusieurs  mystiques  de  ce  temps-là,  tels  que 
Fludd,  qui  écrivaient  aussi  sur  la  musique  du 
monde,  appliquant  à  la  physique  terrestre  et 
céleste  les  idées  pythagoriciennes  sur  les  nom- 
bres et  les  intervalles  musicaux.  Voici  les  pro- 
positions fondamentales  de  cette  Harmonique 
du  monde. 

Toute  la  création  constitue  une  symphonie 
merveilleuse,  dans  l'ordre  des  idées  et  de  l'es- 
prit, comme  dans  celui  des  êtres  matériels.  Tout 
se  tient  et  s'enchaîne  par  des  rapports  mutuels 
et  indissolubles;  tout  forme  un  ensemble  har- 
monieux. En  Dieu,  même  harmonie,  une  har- 
monie suprême  :  car  Dieu  nous  a  créés  à  son 
image,  et  nous  a  donné  l'idée  et  le  sentiment 
de  l'harmonie.  Tout  ce  qui  existe  est  vivant  et 
animé,  parce  que  tout  est  suivi  et  lié;  point 
d'astre  qui  ne  soit  un  animal,  qui  n'ait  une  âme. 
L'âme  des  astres  est  cause  de  leurs  mouvements, 
et  de  la  sympathie  qui  unit  les  astres  entre  eux; 

5â 


KÉPL 


—  882 


KIES 


elle  explique  la  régularité  des  phénomènes  natu- 
rels. Tout  ce  qui  caractérise  un  être  animé  se 
rencontre  chez  l'animal  appelé  la  terre  :  les 
plantes  et  les  arbres  sont  ses  cheveux,  les  mé- 
taux sont  ses  veines,  l'eau  sa  boisson  et  ses 
humeurs.  La  terre  a  une  sorte  d'imagination,  I 
une  faculté  de  produire  et  de  former.  L'àme 
qui  l'anime  est  comme  une  flamme  souterraine, 
qui  pénètre  et  soutient  tout  ce  qui  est  à  la  sur- 
face. Siégeant  au  centre  de  la  terre,  cette  âme, 
non-seulement  éprouve  tous  les  changements 
que  la  terre  subit,  mais  elle  envoie  à  travers  la 
terre  des  formes  et  des  copies  de  tout  genre;  et 
en  même  temps  elle  possède  les  bases  et  les 
éléments  du  rciios  et  du  mouvement  de  la  terre. 

Le  soleil,  régulateur  des  mouvements  plané- 
taires, centre  réel  de  notre  système  planétaire, 
corps  doué  d'une  vertu  magnifique,  d'une  force 
attractive,  ne  répand  pas  seulement  la  lumière 
et  la  chaleur  dans  l'atmosphère  qui  l'entoure, 
il  parait  aussi  être  le  foyer  de  la  rai-son  pure 
et  absolument  simple,  la  source  de  l'universelle 
harmonie,  le  siège  d'une  intelligence  parfaite. 
Aussi  agit-il  plus  que  les  autres  astres  sur  le 
genre  humain,  sur  notre  conception,  notre  nais- 
sance, notre  tempérament,  notre  caractère,  sur 
tout  notre  génie  et  toute  notre  destinée. 

Le  soleil  est  le  symbole  le  plus  complet  de  la 
Divinité.  La  Divinité  est,  en  effet,  l'activité  par 
excellence,  la  vie  créatrice  ;  elle  est  la  fécondité 
et  la  bonté  même,  la  sympathie  qui  s'épanche  et 
la  bienveillance  qui  se  prodigue  à  tout  ce  qui 
est.  Elle  ne  s'enferme  pas  dans  une  oisive  con- 
templation d'elle-même  ;  elle  se  réfléchit,  elle  se 
reproduit  dans  la  création.  L'éternelle  essence, 
l'harmonie  idéale  et  primitive  de  Dieu  se  révèle 
de  la  sorte  dans  l'univers,  et  dispose  naturel- 
lement l'âme  humaine,  appelée  à  la  connaître, 
à  s'accorder  avec  elle  et  à  l'aimer  ;  elle  la  pousse 
à  se  manifester,  à  se  développer  à  son  exemple, 
c'est-à-dire  comme  harmonie  et  sympathie.  L'âme 
humaine  n'est  qu'un  rayon  de  la"  lumière  divine, 
une  image  de  l'Être  éternel,  et  comme  l'Être 
éternel,  elle  est  active  et  libre.  Connaître,  c'est 
rapprocher  les  choses  extérieures  et  sensibles 
de  l'idée  intérieure  et  spirituelle,  c'est  les  inter- 
préter d'après  cette  idée,  c'est  les  rattacher  à 
l'ordre  invisible  que  nous  portons  en  nous.  Cet 
ordre  renferme,  comme  possibilité,  comme  idéal, 
tout  ce  qui.  plus  tard,  se  manifeste  dans  la  réa- 
lité visible  :  cet  ordre  nous  est  inné,  et  lorsque 
nous  rencontrons  un  objet  nouveau  hors  de  nous, 
nous  nous  rappelons  qu'il  était  d'abord  en  nous.  De 
même  que  les  corolles  et  les  pistils  sont  innés 
aux  plantes,  de  même  les  idées  et  les  harmonies 
sont  innées  aux  hommes  et  ne  font  que  se  déve- 
lopper par  l'expérience.  Ce  n'est  pas  la  percep- 
tion sensible  qui  nous  fait  connaître  la  véritable 
mesure  des  choses.  La  géométrie  a  son  origine 
en  nous  ;  elle  a  été  mise  en  nous  par  Dieu  même  : 
car  elle  est  une  pensée  divine,  antérieure  à  l'u- 
nivers, ayant  servi  de  type  et  de  modèle  à  la 
création,  et  restant  néanmoins  dans  sa  pureté  et 
dans  le  sem  même  de  la  Divinité.  La  perception 
sensible  ne  fait  que  nous  donner  une  conscience 
plus  distincte  des  idées,  des  vérités  que  le  Créa- 
teur a  déposées  primitivement  dans  notre  intel- 
ligence, et  qui  demeurent  consubstantielles  et 
coéternelles  à  l'intelligence  suprême.  C'est  parce 
que  les  pensées  de  ce  genre  subsistent  en  Dieu, 
c'est  parce  que  chaque  objet  extérieur  en  est  un 
symbole,  un  symbole  de  l'unité  et  du  tout,  que 
Pythagore  et  Platon  nous  ont  enseigné  taiit  de 
choses  sublimes  sur  la  nature  des  choses  et  leur 
immortelle  essence  sous  l'image  des  nombres, 
des  figures  et  des  lignes.  Nous  nous  plaisons  à 
contempler  tous  les   rapports  légitimes  et  régu- 


liers, tout  ce  qui  est  beau  et  exact,  parce  que 
tout  cela  exprime,  comme  nous-mêmes,  quelque 
idée  divine.  Le  spectacle  de  l'harmonie  du  monde 
extérieur  nous  porte  à  établir  dans  notre  propre 
être  de  l'équilibre  et  de  l'accord,  et  à  mettre  nos 
sentiments  et  nos  actes  à  l'unisson  de  l'ordre 
universel. 

Voilà  comment  Kepler  combine  les  mathéma- 
tiques avec  la  physique,  la  morale  et  la  méta- 
physique, se  rapprochant  tantôt  de  Galilée,  tantôt 
de" Bruno.  S'il  diffère  de  Galilée  à  l'égard  de 
plus  d'un  procédé  de  la  méthode;  s'il  se  montre 
plus  enthousiaste  et  plus  mystique,  moins  so- 
bre et  moins  froid  que  le  philosophe  de  Flo- 
rence, il  professe  cependant  un  genre  de  dyna- 
misme et  d'animisme  singulièrement  analogue 
au  naturalisme,  au  pantlirisme  tant  reprochés 
à  Galilée.  Nous  ne  pouvons  comparer  ici  les  sys- 
tèmes philosophiques  des  deux  astronomes;  nous 
rappelons  seulement  ces  deux  faits  :  Kepler  et 
Galilée  philosophaient  autant  qu'ils  calculaient; 
l'émancipation  de  la  science  moderne  est  le  ré- 
sultat de  leurs  hardis  efforts,  presque  autant  que 
le  fruit  des  tentatives  de  Bacon  et  de  Descartes. 

Outre  les  deux  ouvrages  cités  dans  cet  article  : 
ProdromuSj  sive  Mysteriiun  cosmographicum. 
1597  ;  —  Harmonices'  mundi  libri  V,  1619  ;  Ke- 
pler a  encore  composé  les  deux  suivants  :  Aslro- 
nomia  nova,  seu  Physica  cœlestis,  1609;  et  As- 
tronomia  limaris,  1634.  C.  Bs. 

KERN  (Jean),  né  en  1756  à  Geisslingen,  près 
d'Ulm,  professeur  de  logique  et  de  métaphysique 
au  gymnase  de  cette  ville,  a  laissé  plusieurs 
ouvrages  de  philosophie,  conçus  pour  la  plupart 
dans  l'esprit  du  kantisme;  en  voici  les  titres  : 
L'Homme,  sous  forme  de  leçons  in-8,  Nurem- 
berg, 1785  ;  — Lettre  sur  la  liberté  de  la  pensée, 
de  la  conscience,  de  la  parole  et  de  la  presse, 
in-8,  Ulm,  1786  ;  —  Théorie  de  Dieu  d'après  les 
principes  de  la  philosophie  critique,  in-8,  ib., 
1796;  —  Essais  sur  la  faculté  représentative, 
la  sensibilité,  Venlendement  et  la  raison,  in-8, 
ib.,  1796;  —  Théorie  de  la  liberté  et  de  Vim.m.or- 
talité  de  l'âme  humaine,  d'après  les  principes 
de  \la  philosophie  de  Kant,  in-8,  ib.,  1797  ;  — 
Guide  pour  l'enseignement  de  la  psychologie 
expérimentale,  in-8,  ib.,  1797.  Il  est  aussi  l'au- 
teur d'un  ouvrage  de  théologie,  ou  plutôt  de  po- 
lémique religieuse,  intitule  Le  catholicisme  et 
le  protestantisme  considérés  dans  leurs  rap- 
ports mutuels,  in-8,  Ulm,  1792.  Tous  ces  écrits 
ont  été  publiés  en  allemand.  —  Un  autre  philo- 
sophe du  même  nom,  Guillaume  Kern,  né  à  Lu- 
nebourg.  quelques  années  plus  tard,  et  profes- 
seur de  philosophie  à  Goëttingue,  a  publié  les 
ouvrages  suivants,  écrits  sous  l'influence  des- 
idées de  M.  Schelling  :  Programme  de  philo- 
sophie, in-8,  Goëtt.,  1802;  — Gnoséologie  (théorie 
de  la  connaissance),  in-8,  ib.,  1803;  —  Théorie 
du  droit  général  des  peuples,  in-8,  ib.,  1803;  — 
Vera  origo  trium  generum  ratiocinationvni 
m.ediatorum,  in-8,  ib.,  1806;  —  Analyse  du 
principe  de  la  philosophie  critique  transcen- 
dantale,  in-8,  ib.,  1806  ;  —  Métamathématique, 
in-4,  ib.,  1812  ;  —  Catharonoologie,  ou  Com- 
ment une  science  mathématique  pure  est  pos- 
sible, in-8,  ib.,  1812;  —  Système  de  Méta- 
gnostique ,  et  théorie  des  méthodes  qui  s'y 
appliquent,  avec  une  histoire  abrégée  de  ces 
méthodes,  deptiis  Socrate  jusqu'à  nos  joui's, 
in-8,  ib..  Ï815.  X. 

KIESEWETTER  (Jean-Godfroid-Charlcs),  né 
en  1766  et  mort  on  1819  à  Berlin,  où  il  ensei- 
gnait depuis  1792  la  philosophie  et  la  logique  au 
collège  médico-chirurgical,  s'est  fait  un  nom 
parmi  les  défenseurs  et  les  propagateurs  de  la 
philosophie  de  Kant.   Il  s'est  appliqué  surtout 


KIND 


—  883  — 


KING 


a  la  logique,  qu'il  a  voulu  compléter  et  expliquer 
d'après  les  principes  de  son  maître.  Voici  la 
liste  de  ses  ouvrages  .•  Du  ])rcniiei'  jiriiicipc  de 
la  r)hilo»o/)hir.  morale,  2  vol.  in-8,  Leipzig  et 
Halle,  1788- ni)0;  —  /i'.sv/wisse  d'une  logique 
générale  pure,  d'après  les  prhici})es  de  Kant, 
2  vol.  in-8,  Berlin,  1791,  1796  et  1806;  —  lissai 
d'une  e.v/>osition  claire  des  vérités  les  plus  ini- 
porlantcs  de  la  nouvelle  philosophie,  in-8,  il)., 
1795  et  1798;  une  troisième  édition  du  même 
ouvrage  parut  en  1803,  augmentée  d'une  E.vpo- 
silion  de  la  Critique  du  jugement,  et  une  qua- 
trième en  1824,  avec  une  biographie  de  l'auteur 
par  Flettner,  et  un  aperçu  général  sur  la  littéra- 
ture de  la  philosophie  de  Kant;  —  Extraits  des 
prolégomî-nes  déliant^  in-8,  ib.,  1796;  —  Logique 
à  l'usage  des  écoles,  in-8,  ib.,  1797,  et  Leipzig, 
1814; —  Examen  dé  la  mélacrilique  de  Ilerder, 
2  vol.  in-8,  Berlin,  1799-1800;  —  Exposition 
claii'e  de  la  psychologie  expérimenlale,  in-8, 
Hambourg,  1806  ;  il  en  a  été  publié  une  deuxième 
édition  à  Berlin  en  1814  sous  ce  titre  :  Abrégé  de 
la  psychologie  expérimentale.  II  a  publié  aussi, 
de  concert  avec  Fischer,  une  Nouvelle  biblio- 
thèqtie  philosophique,  et,  séparément,  des  récits 
de  voyages,  et  divers  écrits  sur  les  mathémati- 
ques. X. 

KILWARDEBY  (Robert),  scolastique  anglais^ 
florissait  vers  l'année  1260.  Après  avoir  achevé 
ses  études  à  l'université  d'Oxford,  il  vint  à  Paris 
et  y  fut  reçu  maître  es  arts  ;  mais  bientôt  il 
quitta  le  siècle  et  l'école  pour  se  l'aire  admettre 
chez  les  frères  de  Tordre  de  Saint- Dominique. 
En  1272,  nous  le  trouvons  archevêque  de  Can- 
torbéry;  en  1277,  appelé  à  Rome  par  Nicolas  III, 
il  va  prendre  place  dans  le  sacré  collège  comme 
cardinal  évêque  de  Porto;  enfin  il  meurt  à  Vi- 
terbe  vers  l'année  1280.  Tous  les  ouvrages  de 
Robert  Kilwardeby  sont  demeurés  manuscrits. 
Oudin  lui  attribue  :  Tractatus  de  ortu  scientia- 
rum,  manuscrit  conservé,  dit-il,  à  la  bibliothè- 
que Bodléiennc.  Il  y  a  un  ouvrage  d'Avicenne 
qui  porte  ce  titre,  mais  le  traité  d'Avicenne  et 
celui  de  Kilwardeby  sont  différents.  Divers  ma- 
nuscrits de  l'ancienne  Sorbonne,  de  Bruges  et 
du  collège  Merton,  à  Oxford,  nous  ont  conservé, 
sous  le  nom  de  Robert  Kilwardeby,  un  ouvrage 
non  moins  considérable  qui  a  pour  titre  :  de  Di- 
visione philosophiœ.  Oudin  met  encore  au  compte 
de  Kilwardeby  divers  commentaires  sur  VOr- 
ganon,  les  Topnques  et  sur  les  Sentences  de 
F.  Lombard,  dont  les  manuscrits  appartenaient, 
de  son  temps,  aux  bibliothèques  des  universités 
de  Cambridge  et  d'Oxford.  La  Bibliothèque  na- 
tionale a  quelques  copies  des  mêmes  commen- 
taires. Enfin,  la  bibliothèque  publique  de  Cam- 
bridge possédait  :  Kilwardeby  in  magna  :  libri 
viginti  quatuor  pertinentes  adlogicam  et  phi- 
losophiam.  Quoique  nous  n'ayons  pas  eu  l'occa- 
sion d'apprécier  la  valeur  de  ces  divers  écrits, 
nous  n'avons  pas  cru  devoir  omettre,  dans  ce 
recueil,  le  nom  d'un  docteur  à  peu  près  inconnu 
qui  peut  avoir  acquis,  du  moins  par  le  nombre 
de  ses  ouvrages,  des  titres  sérieux  à  l'estime  des 
philosophes.  B.  H. 

KINDERVATER  (Charles-Victor),  né  en  1758 
à  Neuenheiligen  en  Thuringe,  mort  à  Eisenach 
en  1806,  après  avoir  exercé  successivement  des 
fonctions  ecclésiastiques  et  administratives,  a 
laissé  plusieurs  ouvrages  de  philosophie,  écrits 
pour  la  plupart  sous  l'influence  du  kantisme. 
Ces  ouvrages  ne  se  faisant  remarquer  par  aucune 
originalité,  nous  nous  contenterons  d'en  citer  les 
titres  :  An  Homo  qui  animum  negel  esse  im- 
mortalem  animo  possit  esse  tranquillo,  in-4, 
Leipzig,  1785;  ce  même  écrit  a  été  publié  en  alle- 
mand en  1797;  —  Adumbratio  quœstionis  An 


l'yrrhonis  doctrina  om)iis  tollutur  virlus  ? 
in-4,  Leipzig,  1789;  —  Dialogues  scejiliques  sur 
les  avantages  qu'on  jieut  retirer  des  maux  et 
des  contrariétés  de  celte  vie,  in-8,  ib.,  1788.  11 
a  publié  aussi  |)lusieurs  traductions  allemandes 
accompagnées  de  notes  et  d'observations  criti- 
([ues  :  celle  du  N^alura  Dcorum  de  Cicéron, 
in-8.  Zurich  et  Leipzig,  1787-1791;  —  celle  de 
l'Essai  philosophique  et  ))oliliquc  su>'  le  luxe, 
par  l'abbé  Pluquct,  in-8,  ib.,  1789;  —  celle  d'un 
ouvrage  anglais  intitulé  Histoire  des  effets  des 
différentes  religions  sur  la  moralité  et  le  bon," 
heur  du  genre  humaiii,  in-8,  ib.,  1793.        X. 

KING  (William)  naquit  à  Antrim  en  1650. 
Kn  1687  on  le  trouve  pourvu  de  plusieurs  em- 
plois importants  dans  l'Église  protestante  d'Ir- 
lande, et  mêlé  avec  beaucoup  d'ardeur  aux  dis- 
putes religieuses  qui  agitaient  à  cette  époque  Je 
royaume  uni.  L'Église  anglicane  le  comptait 
parmi  ses  plus  habiles  et  plus  savants  défen- 
seurs. Ayant  pris  parti  pour  le  prince  d'Orange 
contre  Jacques  II,  il  eut  beaucoup  à  souffrir 
pour  la  cause  qu'il  soutenait;  il  fut  enfermé 
deux  fois  au  château  de  Dublin,  poursuivi  dans 
les  journaux,  insulté  dans  les  rues  et  jusqu'au 
pied  des  autels.  Mais,  après  la  bataille  de  Boyne 
et  la  fuite  de  Jacques  II  en  France,  ses  revers  se 
changèrent  en  prospérité  :  il  fut  d'abord  nommé 
évoque  de  Londonderry,  puis  archevêque  de 
Dublin,  et  enfin  lord-juge  d'Irlande.  11  mourut 
en  1729. 

King  fit  sa  fortune  par  ses  écrits  politiques  et 
religieux  ;  mais  ce  qui  lui  valut  la  célébrité  et 
doit  lui  assurer  une  place  dans  l'histoire  de  la 
philosophie  de  son  temps,  c'est  son  livre  sur 
l'Origine  du  mal  {de  Origine  mali,  in-4,  Dublin, 
1702;  in-8,  Londres;  traduit  en  anglais  par 
Edmond  Law,  2  vol.  in-8,  Londres,  1732  et  1739). 
Ce  livre  fut  à  peine  publié  qu'il  en  parut  des 
extraits  dans  différents  journaux,  entre  autres 
dans  les  Nouvelles  de  la  république  des  lettres 
(mai  et  juin  1703).  Bayle  en  fit  la  critique  dans 
le  tome  second  de  sa  Réponse  aux  questions 
d'un  provincial  ;  et  Leibniz,  contre  lequel  il  est 
dirige  en  grande  partie,  lui  opposa  ses  Remar- 
ques (publiées  par  Desmaizeaux  dans  le  Recueil 
de  diverses  pièces  sur  la  philosophie,  etc.,  3vol. 
in-12,  Amst.,  1720),  oîx  tout  en  se  défendant  lui- 
même  et  en  attaquant  quelquefois,  il  rend  pleine 
justice  au  talent  et  à  l'éloquence  du  prélat 
irlandais. 

L'ouvrage  de  King  peut  se  résumer  tout  entier 
dans  l'idée  qu'il  se  fait  de  la  liberté,  et  dans  la 
manière  dont  il  cherche  à  concilier  cette  idée 
avec  le  principe  de  l'optimisme.  Dans  son  opi- 
nion il  n'y  a  pas  d'autre  liberté  que  celle  qu'on 
appelait  dans  l'école  la  liberté  d'équilibre  ou 
d'indifférence,  c'est-à-dire  le  pouvoir  d'agir  sans 
motif,  s.ins  but,  sans  raison  préexistante.  Cha- 
cune des  autres  facultés  dont  nous  avons  con- 
naissance a  un  objet  déterminé,  auquel  elle  se 
lie  d'une  manière  invariable,  et  dans  la  posses- 
sion duquel  elle  trouve  sa  perfection.  La  liberté, 
au  contraire,  a  son  objet  et  sa  perfection  en  elle- 
même  :  c'est  son  caractère  le  plus  essentiel  de 
se  suffire  entièrement  ;  et  non-seulement  elle  se 
suffit,  mais  elle  commande,  en  quelque  sorte,  à 
la  nature  des  choses  :  car  c'est  elle  qui  les  rend 
bonnes  ou  mauvaises,  selon  qu'elle  les  choisit 
ou  les  rejette.  Il  dépend  d'elle,  pour  la  même 
raison,  d'augmenter  les  jouissances  et  d'affaiblir 
les  privations  que  nous  éprouvons  ;  par  consé- 
quent, elle  est  à  la  fois  la  première  source  de 
l'activité,  de  la  moralité  et  du  bonheur. 

La  liberté  ainsi  comprise  appartient  nécessai- 
rement à  Dieu  :  car  la  volonté  divine  crée  les 
qualités  des   choses,   comme  les  choses    elles- 


LEI 


—  884  — 


KNLT 


mêmes;  en  d'autres  termes,  il  n'y  a  rien  de  bon 
ni  de  mauvais  en  soi,  qui  ait  pu  déterminer  a 
priori  le  choix  du  Créateur  ;  mais  c'est  ce  choix 
lui-même  qui  a  fait  naître  la  différence  du  hien 
et  du  mal;  penser  autrement  c'est,  d'après  King, 
refuser  à  Dieu  la  liberté.  Toutefois  cette  indiffé- 
rence de  la  volonté  divine  n'existe  que  i)ar  rap- 
port à  ses  déterminations  premières.  11  n'en  est 
plus  de  même  de  ses  déterminations  ultérieures. 
Ainsi  Dieu,  en  principe,  n'a  suivi  que  son  libre 
arbitre  en  créant  l'homme  ;  mais  une  fois  l'homme 
créé,  il  n'a  rien  voulu  de  contraire  à  la  nature 
humaine  ;  il  a  été  conséquent  avec  lui-même. 
Dieu  a  donc  sous  les  yeux  toute  la  suite  des 
choses  qui  se  lient  avec  son  choix  :  il  les  veut 
toutes  d'une  seule  et  même  volonté;  et  comme 
il  est  d'une  bonté  infinie,  il  veut  le  bien  partout, 
dans  l'ensemble  comme  dans  les  détails  de  son 
œuvre.  Aussi,  quelques  parties  de  l'univers  ne 
pourraient-elles  être  mieux,  que  d'autres  ne  fus- 
sent plus  mal,  et  qu'il  n'en  résultât  un  système 
moins  parfait.  C'est  ainsi  que  l'idée  de  l'opti- 
misme vient  s'ajouter  à  celle  de  la  liberté  d'in- 
différence. 

L'homme  est  libre  de  cette  même  liberté  que 
l'on  vient  de  nous  montrer  comme  un  attribut 
-essentiel  de  Dieu.  Les  motifs  qui  paraissent  agir 
■sur  nous  sont  le  résultat  et  non  la  cause  de  nos 
déterminations;  loin  de  faire  notre  volonté,  ils 
■sont  en  quelque  sorte  faits  par  elles,  et  toute  la 
force  que  nous  leur  attribuons  est  dans  le  choix 
même  dont  ils  sont  l'objet. 

Cette  doctrine  n'est  pas  nouvelle  ;  elle  a  été 
soutenue  au  moyen  âge  par  Duns-Scot  contre 
saint  Thomas  d'Aquin;  elle  a  été  reprise  au 
xvii"  siècle  par  Descartes,  qui  faisait  dépendre 
tle  la  volonté  divine  les  vérités  les  plus  absolues 
de  la  raison;  mais  nulle  part  elle  n'a  été  déve- 
loppée avec  autant  de  force  et  d'étendue  que 
dans  le  livre  sur  l'Origine  du  mal. 

Voy.  les  Remarques  sur  le  livre  de  W.  King, 
à  la  suite  des  Essais  de  Théodicée  de  Leibniz. 

KINKER  (Jean),  né  en  1764  à  Nieuwen-Amstcl, 
près  d'Amsterdam,  poëte,  philosophe,  et  un  des 
meilleurs  écrivains  de  la  Hollande,  mérite  une 
mention  par  son  excellent  résumé  de  la  philo- 
sophie de  Kant  :  Essai  d'une  exposition  suc- 
cincte de  la  Critique  de  la  raison  pure  de  Kant, 
traduit  du  hollandais  par  J.  Le  Fr.  (Lefèvre), 
in-8,  Amsl.,  1801.  Après  avoir  rendu  hommage 
au  traducteur  de  cet  écrit,  voici  en  quels  termes 
Destutt  de  Tracy  s'exprime  sur  l'auteur  :  «  Son 
ouvrage  est  fait  avec  une  méthode  qui  montre 
bien  tout  l'enchaînement  des  idées  ;  et  il  ex- 
prime les  opinions  du  philosophe  dont  il  expose 
le  système  avec  une  précision  et  une  netteté  qui 
ne  laissent  place  à  aucune  incertitude,  et  qui 
font  voir  avec  assurance  que  là  où  il  se  rencon- 
tre quelque  obscurité,  elle  est  dans  les  idées 
elles-mêmes,  et  non  dans  la  manière  dont  elles 
sont  présentées.  »  (De  la  Métaphysique  de  Kant, 
ou  Observations  sur  un  ouvrage  intitulé:  Essai 
d'une  exposition,  etc.,  dans  les  Mémoires  de 
VInstitut  national,  Sciences  morales  et  politi- 
ques, t.  IV.)  Kinker  a  publié  aussi  des  lettres  sur 
le  droit  naturel  [Briveen  over  het  naturrecht). 
Il  applique  au  droit  naturel  les  principes  de 
Kant.  X. 

KLEIN  (Georges-Michel),  né  à  Alitzheim  en 
1776,  mort  en  1820,  professeur  de  philosophie  à 
Wurtzbourg.  fut  un  des  disciples  les  plus  distin- 
gués de  M.  ae  Schelling.  Il  laissa  un  assez  grand 
nombre  d'ouvrages  destinés  à  expliquer,  à  dé- 
velopper et  à  populariser  la  doctrine  de  son 
maître.  En  voici  les  titres  :  Mémoirespour  servir 
à  l'étude  de  la  philosophie,  comme  science  du 
fjrand  Tout,  avec  une  exposition  complète  et 


claire  de  ses  monuments  principaux ,  in-8, 
Wurtzbourg,  1806;  — ia  Théorie  de  l'entende- 
ment, in-8,  Damberg,  1810;  le  même  ouvrage 
refondu  sous  le  titre  de  Théorie  de  la  contempla- 
tion de  la  pensée,  in-8,  Bamberg  et  Wurtzbourg, 
1818;  —  Essai  pour  établir  les  bases  de  la  mo- 
rale comme  science,  avec  une  courte  introduction 
à  l'étude  de  la  philosophie  en  général,  in-8,  Ru- 
dolstadt,  1811  ;  —  Exposition  de  la  théorie  phi- 
losophique de  la  religion  et  de  la  morale,  in-8, 
Bamberg,  1818  (c'est  la  suite  de  l'ouvrage  pré- 
cédent); —  Essai  d'une  définition  précise  de  l'idée 
qu'on  doit  se  faire  d'une  histoire  de  la  philo- 
sophie, dans  les  Mémoires  de  Wurtzbourg,  année 
1802,  p.  14.5  et  suiv.  Tous  ces  écrits  sont  rédigés 
en  allemand.  —  lia  existé  un  autre  Klein  (Ernest- 
Ferdinand),  né  en  1743,  mort  en  1810,  qui  a  essayé 
d'appliquer  la  philosophie  à  la  législation  et  à  la 
science  du  droit.  C'est  dans  ce  dessein  qu'il  a 
publié  les  deux  écrits  suivants  :  Lettre  à  Garve 
sur  les  devoirs  qui  emportent  avec  eux  la  con- 
trainte et  les  devoirs  de  conscience,  et  sur  la 
différence  essentielle  de  la  bienveillance  et  de  la 
justice,  in-8,  Berlin  et  Stettin,  1790  (ail.);  — 
Liberté  et  propriété,  en  huit  dialogues,  où  l'on 
examine  les  décisions  de  l'Assemblée  nationale 
de  France,  in-8,  ib.,  1790  (ail.).  — Enfin  nous 
mentionnerons  encore  ici  un  théologien  du  même 
nom,  Klein  (Frédéric-Auguste),  néàFricdrichstall, 
près  de  Ronnebourg,  en  1793,  mort  en  1823,  qui  a 
tenté  une  conciliation  de  la  foi  avec  la  raison.  Il 
a  écrit  dans  ce  but  plusieurs  ouvrages,  mais  plus 
particulièrement  celui  qui  est  intitulé  Esquisse 
dureligionisme,  ou  Essai  d'un  7iouveau  système 
de  fusio7i  entre  le  rationalisme  et  le  superna- 
turalisme, in-8,  Leipzig,  1819  (ail.).        X. 

KLOTZSCH(.Iean-Georges-Charles),néenl763, 
mort  en  1819,  professeur  de  philosophie  à  Wit- 
temberg,  a  laissé  quelques  écrits  consacrés  à  la 
morale  et  à  l'histoire  de  cette  science  :  De  ^olione 
fulei moralis ,  in-4,  Wittcmb.,  1793;  le  même  écrit 
publié  en  allemand  sous  ce  titre  :  Exposé  succinct 
de  la  théorie  de  la  foi  morale,  ib.,  1794,  dans  le 
Journal  de  Schmid,  t.  III,  3'  cahier; — Exposé 
de  la  vie  et  des  opinions  philosophiques  de  Sé- 
nèque,  en  tête  d'une  édition  des  œuvres  de  ce 
philosophe,  2  vol.  in-8,  Wittemb.  et  Zerbst,  1799- 
1802  (ail.);  —  Essai  d'une  anthropologie  morale, 
in-8,  Wittemb.,  1817.  Rien  de  particulier  ne  se 
fait  remarquer  dans  ces  différents  ouvrages,  si  ce 
n'est  peut-être  cette  opinion,  que  nous  n'avons 
de  devoirs  à  remplir  qu'envers  les  autres;  qu'il 
n'y  en  a  pas  qui  se  rapportent  à  nous-mêmes. 
Cependant  l'auteur  n'a  pas  eu  l'intention  de 
supprimer  réellement  cette  dernière  espèce  de 
devoirs,  il  prétend  seulement  les  faire  rentrer 
dans  les  premiers.  Pour  compléter  la  liste  des 
écrits  de  Klotzsch,  il  faut  y  ajouter  celui-ci  qui 
ne  touche  qu'indirectement  à  la  philosophie  :  de 
Lingua  germanica  recentiorum  philosophiam 
tractandi  studiis  haud  parum  culta,  in-4,  Wit- 
temb., 1789.  X. 

KNUTZEN  (Martin),  philosophe,  mathémati- 
cien et  astronome,  naquit  à  Kœnigsbergle  14  dé- 
cembre 1713,  fut  professeur  au  gymnase  de  la 
même  ville  et  premier  conservateur  de  la  biblio- 
thèque du  château;  il  mourut  au  commencement 
de  1751.  Ses  ouvrages  de  philosophie  ont  été  écrits 
sous  l'inspiration  de  Leibniz  et  de  Wolf.  En  voici 
les  titres  :  De  yEtemitate  mundi  i7npossibili,  in-4, 
Kœnigsberg,  1733; — Elementa  philosophiœ  ra- 
lionalis ,  methodo  mathematica  demonslrata, 
in-8.  ib.,  1747.  Les  deux  écrits  suivants  ont  été 
publiés  en  allemand  :  Preuve  philosophique  de 
la  vérité  du  christianisme  démontré  à  la  ma- 
nière des  sciences  mathématiques,  ouvrage  qui 
a  eu  six  éditions  de  1739  à  1763,  in-8;  —Notice 


KOEP 


—  885  — 


KRAU 


d'une  nouvelle  mmmontque  philosophiqite,  etc., 
dans  la  Feuille  d'avis  [Inlelligenz-blatl)  de  Kœ- 
nigsberg,  année  17158. —  Il  a  existé  sous  le  même 
nom,  dans  la  dernière  moitié  du  xvii"  siècle,  une 
espèce  d'aventurier  qui,  après  avoir  exercé  des 
fonctions  ecclésiastiques  dans  dilTérentes  villes 
d'Allemagne  et  du  D.inemark,  se  mit  à  prêcher 
puliiiquenient  ratliéisme,  et  essaya  de  fonder  sur 
cette  base  une  secte  nouvelle.  Il  cherchait  ix 
détruire,  avec  le  principe  de  toute  religion,  la 
famille  et  la  société  civile.  Une  lettre  écrite  en 
latin,  et  publiée  à  léna  en  1()74,  contient  tout  son 
système;  cette  lettre  a  été  reproduite  avec  une 
traduction  française  par  Laeroze,  dans  ses  Entre- 
tiens sur  divers  sujets  d'histoire,  de  littérature, 
de  religion  et  de  critique,  in-l'i,  Cologne  (Amst.), 
1711  et  MXi.  '  X. 

KOEPPEN  (Frédéric),  ami  et  disciple  de  Ja- 
cobi,  et  un  des  bons  écrivains  de  l'Allemagne, 
naquit  à  Lubeck  en  177â.  Après  avoir  fait  ses 
premières  études  dans  sa  ville  natale  et  sous  la 
direction  de  son  père,  il  se  rendit  à  l'université 
d'Iéna  jiour  y  suivre  les  cours  de  la  Faculté  de 
théologie.  Il  y  entendit  Reinhold  et  Fichte,  surtout 
le  dernier,  qui  était  alors  (en  1793)  dans  tout 
l'éclat  de  sa  renommée  et  de  son  talent.  En  1804, 
il  fut  nommé  pasteur  luthérien  à  Brème;  en  1807, 
il  fut  appelé  comme  professeur  de  philosophie  à 
l'université  de  Landsimt;  mais  cette  université 
ayant  été  supprimée  en  182(5,  il  alla  occuper  les 
mêmes  fonctions  à  Erlangen.  Koeppen,  par  ses 
opinions,  se  rattache  à  la  fois  au  platonisme  et  à 
la  doctrine  de  Jacobi,  qu'il  s'efforce  de  concilier 
avec  la  foi  chrétienne.  Mais  on  sait  qu'il  y  a  deux 
époques  dans  la  vie  philosophique  de  Jacobi  (voy. 
ce  nom)  :  dans  la  première,  il  est  entièrement 
hostile  à  la  raison  ;  dans  la  seconde,  il  se  récon- 
cilie avec  elle,  au  point  de  lui  laisser  une  petite 
place  sous  la  (dépendance  et  à  côté  du  sentiment. 
Koeppen  a  développé  surtout  le  premier  de  ces 
deux  systèmes,  et  l'on  s'explique  avec  peine  son 
respect  pour  la  philosophie  platonicienne,  où 
cependant  la  raison  et  la  spéculation  jouent  un 
assex  grand  rôle.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  fondement 
de  sa  doctrine,  c'est  l'idée  de  la  liberté.  Selon 
lui,  la  liberté  porte  en  elle-même  sa  raison  d'être 
et  le  principe  de  ses  déterminations  :  elle  est 
indépendante  de  tout  rapport  ;  elle  est  le  fond 
de  l'existence,  la  cause  première,  l'être  propre- 
ment dit.  Nous  la  connaissons  d'une  manière 
immédiate,  par  une  sorte  de  révélation  expresse, 
sans  pouvoir  la  démontrer,  sans  nous  rendre 
compte  de  sa  nature,  sans  nous  expliquer  même 
comment  elle  est  possible.  C'est  ainsi  que  Dieu 
se  manifeste  à  nous  :  car  cette  liberté  illimitée 
et  absolue,   dont  nous  venons  de  parler,   n'est 

fias  autre  chose  que  lui.  Ce  qui  rend  la  liberté 
imitée  chez  l'homme,  c'est  le  rapport  de  l'in- 
térieur à  l'extérieur,  du  moi  et  du  7ion-moi;  et 
comme  il  nous  est  impossible  de  nous  concevoir 
autrement  que  sous  ce  rapport,  dont  les  deux 
termes  se  supposent  et  s'appellent  mutuellement, 
il  en  résulte  que  toute  philosophie  est  nécessai- 
rement dualiste;  que  rien  n'est  plus  chimérique 
que  de  vouloir  tout  expliquer,  de  vouloir  intro- 
duire l'unité  dans  la  s:ience  et  mettre  un  terme 
aux  éternelles  contradictions  de  l'esprit  humain. 
A  l'exemple  de  son  maître,  Koeppen  n'est  pas 
moins  occupé  à  renverser  les  doctrines  régnantes, 
celles  de  Kant,  de  Fichte,  de  Schelling,  qu'à 
exposer  ses  propres  idées.  Voici  la  liste  de  ses 
ouvrages,  tous  publiés  en  allemand,  et  dont  aucun 
n'a  été  traduit  :  De  la  Révélation  considérée  par 
rapport  à  la  philosophie  de  Kant  et  de  Fichte, 
in-8,  Goëtt.,  1797,  2«  édit.  1802;—  Traité  sur 
Vart  de  vivre,  in-8,  Hambourg,  1801;—  la  Doc- 
trine de  Schelling,  ou  à  quoi  se  réduit  la  phi- 


losophie du  néant  absolu,  avec  quelques  lettrcsr 
de  Jacobi,  in-8,  ib.,  1803; — Œuvres  diverses, 
in-8,  il).,  180(5  ;  — du  But  de  la  philosophie,  in-8, 
I.andshut,  1807  (c'est  le  discours  d'ouverture  par 
lc(iuel  l'auteur  prit  possession  de  si  chaire):  — 
Fs(juissc  d'un  cours  de  droit  naturel,  in-8,  ib., 
1809;  — Guide  ]}Our  lu  logique  et  la  tnétaphysi- 
(/!((■,  in-8.  il).,  1809;  —  Exposition  de  la  nalurede 
lu  ))hilosophic,  in-8,  Nuremberg,  1810  (comparer 
cet  ouvrage  à  la  Critique  qu'en  a  publiée  Frédéric 
Schafberger.  in-8,  ib.,  1813); — Philosophie  du 
christianisme,  2  vol.  in-8,  Leipzig,  1813-1815, 
2"'  édit.,  182.')  (comparer  cet  ouvrage  avec  les 
Discours  sur  la  religion  clwétienne,  in-S,  Lubeck 
et  Leipzig,  1802); —  Politique  d'après  les  prin- 
cipes de  Platon,  in-8,  Leipzig,  1818;  —  Théorie 
du  droit  d'après  les  principes  de  Platon,  in-8, 
ib.,  1819; —  Discours  d'un  homme  franc  sur  les 
universités,  in-8,  Landshut.  1820; — Lettres  in- 
times sur  le  livre  et  le  monde,  2  vol.  in-8,  Leipzig, 
1820-1823.11  a  aussi  publié  quelques  poésies,  in-8, 
Magdebourg,  1801;  et  des  sermons.  X. 

KRAUSE  (Charles-Christian-Frédéric),  fils  d'un 
pasteur  protestant,  naquit  le  6  mai  1781  à  Eisen- 
berg,  petite  ville  dans  le  duché  d'Altembourg,  et 
mourut  le  28  septembre  1832.  Il  termina  ses 
études  à  l'université  d'Iéna,  oîi  Reinhold  exposait 
à  ses  élèves  la  Critique  de  la  raison  pure  de 
Kant,  dont  il  s'était  fait  le  défenseur.  Son  goût 
pour  la  philosophie  l'engagea  à  suivre  les  leçon.s 
de  Fichte  et  de  Schelling;  mais  leurs  doctrines 
ne  purent  le  satisfaire.  Aussi,  dès  cette  époque, 
jeta-l-il  les  fondements  de  la  philosophie  qui  lui 
est  propre,  et  dont  le  caractère  distingue  son 
système  de  tous  les  systèmes  connus  jusqu'ici. 

Il  professa  deux  ans  à  léna,  de  1802  à  1804; 
mais  à  l'instant  où  le  gouvernement  lui  offrait 
le  diplôme  de  professeur  ordinaire^  il  renonça  à 
l'enseignement,  pour  se  livrer  aux  études  de  tout 
genre  qu'il  regardait  comme  nécessaires  à  l'achè- 
vement du  plan  complet  de  son  système  scien- 
tifique. Après  avoir  successivement  habité  Ru- 
dolstadt,  Dresde  et  Berlin,  après  plusieurs  voyages 
en  Allemagne,  en  France  et  en  Italie,  entrepris 
dans  le  but  d'étudier  principalement  les  monu- 
ments des  beaux-arts,  il  vint,  toujours  occupé  de 
ses  profondes  méditations,  s'établir  en  1824  à 
Goëttingue.  Ce  fut  là  que,  malgré  l'opposition 
des  professeurs  ses  collègues,  et  quelques  tracas- 
series de  la  part  du  gouvernement,  il  eut  le  plus 
d'élèves,  et  d'élèves  qui,  aujourd'hui  encore,  tra- 
vaillent avec  ardeur  à  propager  et  à  développer 
ses  idées.  Il  sentit  cependant,  dès  1831,  le  besoin 
de  la  retraite,  et  alla  s'établir  à  Munioh.  La  mort 
l'y  surprit  l'année  suivante,  à  l'instant  où  il  se 
préparait  à  publier  l'ensemble  de  ses  travaux. 

La  marche  de  la  philosophie  en  Allemagne 
depuis  Kant  présente  un  enchaînement  et  une 
rigueur  que  l'on  ne  retrouve  à  aucune  autre 
époque  de  l'histoire  de  l'intelligence.  Les  systèmes 
qui  ont  développé  ou  corrigé  l'œuvre  de  Kmt  s& 
sont  tous  appuyés  sur  la  même  base,  et  sont  nés 
du  même  mouvement  d'esprit.  Kant  se  rattache 
moins  au  Cogito  ergo  sum  de  Descartes  qu'au 
Nisi  ipse  intcllectus  de  Leibniz,  car  nul  avant 
lui  n'a  aussi  profondément  analyse  l'entendement. 
On  peut  donc  considérer  l'avènement  de  la  phi- 
losophie critique  comme  le  moment  où  le  moi 
humain  s'est  replié  le  plus  librement  sur  lui- 
même;  et  s'il  n'est  pas  toujours  heureusement 
sorti  de  cette  solitude  pour  entrer  dans  le  monde 
des  réalités,  peut-être  en  peut-on  faire  un  re- 
proche à  Kant;  mais  on  ne  saurait  s'en  prendre 
à  la  philosophie  nouvelle,  dont  cet  esprit  hardi 
et  pénétrant  ne  faisait  que  constituer  le  point  de 
départ.  Après  lui,  Fichte,  sentant  que  l'existence 
du  non-moi  élait  anéantie  par  la  Critique  de  la-- 


KRAU 


886  — 


KRAU 


vaison  pure,  voulut  le  rctablir  :  mais,  fidèle  au 
besoin  d'unité,  il  voulut  le  lair'c  sortir  du  moi; 
il  l'y  rattacha  du  moins  étroitement,  et  marqua 
ainsi  la  science  d'un  caractère  subjectif  que 
Schelling  s'cfl'orça  de  lui  enlever  en  sortant  du 
moi  par  VinluHion  inlellecluelle.  Toutefois,  le 
système  de  Videntitc  absolue,  malgré  son  incon- 
testable grandeur,  était  loin  de  satisfaire  à  tous 
les  besoins  de  l'intelligence.  Il  n'élevait  pas  Dieu 
au-dessus  de  l'homme  et  de  Tunivers,  il  l'unissait 
au  contraire  étroitement  ou  l'identifiait  presque 
avec  eux,  et  prouvait  par  là  que  l'analyse  avait 
néglige  les  données  les  plus  importantes  du  pro- 
blème. Hegel,  tout  en  s'élevant  immédiatement 
à  Dieu  comme  Scheiling,  obéit  sans  réserve  aux 
instincts  logiques  (jui  dominaient  sa  pensée  ;  par 
là  il  réunit  Vidcnlitc  absolue  de  Scheiling  à  V idéa- 
lisme subjectif  de  Fichte,  dans  le  système  de 
Vidcalisme  absolu ,  marquant  celte  singulière 
conception  d'un  rare  caractère  de  liaison  et  de 
conséquence. 

Krause  a  cherché  dès  l'abord  à  être  plus  com- 
plet. 11  s'élève  immédiatement  par  l'observation 
psychologique  à  l'unité  de  la  science  considérée 
dans  le  sujet  et  dans  l'objet.  De  cette  manière, 
dès  le  point  de  départ,  il  ne  laisse  rien  en  dehors 
d'une  analyse  entière  et  rigoureuse  :  le  sujet  est 
l'intelligence,  Dieu  et  la  nature  constituent  l'objet 
qui  lui  correspond.  Mais  la  nature  se  résout  dans 
Dieu  qui  lui  donne  l'être,  et  la  science  elle-même 
a  sa  raison  en  lui  et  n'est  possible  que  par  lui; 
l'objet  de  la  science  est  donc  à  la  fois  le  principe 
objectif  et  le  principe  de  toute  connaissance, 
c'est-à-dire  le  principe  un,  infini,  absolu  de  tout 
ce  qui  est. 

Cependant,  l'analyse  psychologique  du  moi  ne 
donne  pas  seulement  l'unité  de  la  science,  elle 
donne  encore  la  variété,  variété  qui  doit  se 
trouver  également  dans  l'objet,  c'est-à-dire  dans 
l'être,  objet  de  la  connaissance.  Cet  être  un  et 
nécessaire  est  donc  la  raison  de  cette  variété  et 
la  contient  en  elle-même;  or  cet  être,  objet  de 
la  connaissance,  cause  et  source  de  la  variété 
des  êtres,  est  indémontrable  :  car  toute  démon- 
stration consiste  à  établir  le  rapport  des  êtres 
particuliers  avec  lui,  et  le  rapport  que  l'on  éta- 
blirait entre  lui  et  lui-même  serait  un  rapport 
d'identité  qui,  par  conséquent,  ne  prouverait 
rien.  Ce  principe  de  la  science  n'est  point  une 
idée,  car  il  exclurait  tout  ce  qui  n'est  pas  idée; 
il  n'est  pas  un  jugement,  car  il  serait  l'expres- 
sion d'un  rapport  ;  il  n'est  pas  une  conclusion, 
car  une  conclusion  suppose  des  jugements  anté- 
rieurs :  ainsi,  le  système  de  la  science  est  un 
dans  son  principe  ou  dans  son  objet,  et  se  repro- 
duit avec  toute  son  unité  dans  le  sujet  ;  son 
principe  un  et  aljsolu  est  la  raison  de  la  variété 
des  manifestations  dans  l'organisme  universel 
des  choses. 

La  division  du  système  de  la  science  sort  na- 
turellement et  sans  clfort  de  cet  ensemble.  La 
science  se  présente  avant  tout  dans  le  sujet;  c'est 
là,  à  proprement  parler,  qu'elle  est  connaissance. 
Or,  il  est  naturel  que  l'esprit  fini,  une  fois  que  la 
réflexion  commence  à  l'éclairer,  cherche  à  se 
connaître  lui-même  dans  toutes  ses  forces  et 
dans  toutes  ses  manifestations,  avant  de  s'atta- 
cher à  l'étude  de  son  objet.'.La première  partiedu 
système  de  la  science  est  donc  la  partie  subjec- 
tive ou  analytique  du  système  de  la  science. 

Mais  en  face  de  ce  sujet,  comme  nous  l'avons 
vu,  se  place  l'objet,  ou,  comme  l'appelle  Krause, 
le  principe  de  la  science,  c'est-à-dire  l'être  con- 
sidéré dans  son  unité  et  dans  sa  variété.  Cette 
seconde  partie  est  appelée  la  partie  objective  ou 
synthétique  du  système  de  la  science.  Là,  le 
principe  se  montre  comme  raison  du  monde,  de 


la  nature,  de  l'esprit,  de  l'humanité,  du  moi 
sujet  de  la  science  elle-même;  aussi,  considérée 
dans  son  objet,  la  science  se  divise  en  science 
de  l'humanité,  de  la  nature,  de  l'esprit,  de  Dieu  : 
les  trois  premières  de  ces  divisions  constituent 
le  monde,  l'univers  ;  nous  concevons  Dieu  comme 
sa  raison  et  sa  cause,  par  conséquent  comme 
distinct  du  monde,  comme  être  suprême  exis- 
tant au-dessus  de  la  nature,  de  l'esprit  et  de 
l'humanité.  Ainsi  Dieu,  considéré  d'abord  comme 
unité  absolue,  dégagé  ensuite  par  l'analyse  des 
éléments  qui  ne  peuvent  se  confondre  avec  lui, 
domine  avant  tout,  comme  être  suprême,  la 
nature,  l'esprit  et  l'iiumanité. 

On  voit  facilement  que.  dans  cet  ensemble  du 
système  de  la  science,  viennent  s'unir  les  con- 
ceptions antérieures,  celles  même  que  l'auteur 
se  propose  de  combattre  ou  de  compléter.  Ainsi 
nous  y  rencontrons  l'idéalisme  de  Kant  et  de 
Fichte;  mais  nous  ne  l'y  trouvons  pas  seul  :  en 
correspondance  avec  lui  se  ]»résente  dans  le  prin- 
cipe de  la  science,  dans  l'être  absolu,  dans  l'u- 
nivers, dans  l'esprit,  un  réalisme  (jue  n'eussent 
pas  repoussé  Platon  et  ses  discii)les.  Le  monde 
n'est  plus,  comme  dans  Fichte,  une  création  la- 
borieuse du  inoi,  un  rêve  pénible  du  sujet  ; 
c'est  un  être  réel,  auquel  l'esprit  et  le  cœur  de 
l'homme  peuvent  se  prendre  avec  sécurité.  Il  y 
a  aussi  dans  cette  philosophie  quelque  chose  du 
système  de  l'identification  absolue  ;  mais,  outre 
que  la  réalité  de  l'objet  admise  dès  le  point  de 
départ  ne  permet  pas  d'en  faire  sortir  un  vérita- 
ble idéalisme,  l'être  absolu  plane  au-dessus  de 
cette  identité,  s'en  distingue  et  absout  la  pensée 
de  Krause  du  reproche  de  panthéisme  justement 
adressé  à  la  philosophie  de  Scheiling. 

Le  système  de  Krause  est  donc  une  synthèse 
dans  laquelle,  profondément  modifiés,  se  coor- 
donnent les  systèmes  divers  qui  se  sont  produits 
depuis  Kant.  Essayons  d'exposer  brièvement  et 
clairement  cette  conception  philosophique. 

Partie  analytique.  —  Des  trois  connaissances 
certaines  que  nous  avons,  celle  du  monde  exté- 
rieur, celle  de  nous-mêmes,  celle  des  autres 
esprits,  une  seule,  la  conscience  de  notre  exis- 
tence propre,  est  immédiate,  et  réunit,  par  con- 
séquent, les  conditions  d'une  certitude  absolue  ; 
elle  est  donc  aussi  la  seule  qui  puisse  servir  de 
base  au  système  de  la  science;  c'est  le  principe 
de  Descartes,  plus  développé  par  Leibniz,  plus 
profondément  encore  analysé  par  Kant,  que 
Krause  reproduit  sous  un  aspect  nouveau.  Mais 
une  différence  importante  distingue  l'ana- 
lyse de  Kant,  et  surtout  celle  de  Fichte,  de 
l'analyse  de  Krause  :  celui-ci  ne  regarde  pas 
l'aperception  du  non-moi  comme  une  condition 
de  la  détermination  du  moi;  il  pense  que  nous 
percevons  le  moi  dans  son  unité  et  sa  totalité, 
perception  confuse,  il  est  vrai,  surtout  quand 
la  réflexion  n'est  pas  encore  intervenue,  mais 
sans  conscience  du  non-moi.  C'est  plus  tard,  et 
après  avoir  pris  possession  de  lui-même,  que  le 
moi  aborde  le  non-moi;  de  cette  manière,  l'in- 
dépendance complète  du  moi  est  établie,  et  la 
détermination  du  non-moi,  ne  s'opérant  plus 
dans  le  sein  du  m.oi  lui-même,  toute  tendance 
idéaliste  disparaît. 

Le  moi  est  cire,  ce  qui  ne  saurait  se  définir; 
il  est,  quant  à  son  essence,  unité,  identité,  to- 
talité, toutes  expressions  qui  ont  le  môme  sens; 
totalité,  c'est-à-dire  non  pas  seulement  un  en- 
semble composé  dé  parties,  mais  totalité  supé- 
rieure aux  parties;  totalité  en  soi,  et  telle  que 
l'être  est  d'une  manière  indivisible  tout  ce  qui 
est,  indépendamment  de  son  développement 
successif  dans  le  temps,  et  antérieurement  à 
lui. 


KRAU 


—  887 


KRAU 


De  plus,  le  moi  csl  espiil  et  corps.  Dans  celte 
union,  l'esprit  se  sent  lilirc  et  niailie  de  lui;  il 
sait  toutctois  en  même  temps  (ju'il  n'est  pas 
maître  du  corps,  malgré  les  liens  de  leur  nm- 
tuelle  dépendance.  11  choisit  une  idée,  la  laisse, 
en  adopte  une  autre,  s'arrête  au  milieu  d'une 
réflexion  commencée,  etc.  Tout  annonce  dans 
son  action  qu'il  porte  en  lui-mciue  la  source  du 
mouvement  auquel  il  s'abandonne,  ([u'il  suspend 
ou  qu'il  arrête  ;  mais  il  no  travaille  jamais  .sur 
la  totalité  de  .ses  idées  ou  de  ses  sentiments  :  la 
présence  d'une  idée  ou  d'un  sentiment  exclut 
nécessairement  la  présence  des  autres.  Le  corps, 
au  contraire,  comme  la  nature  aux  lois  de  la- 
quelle il  est  soumis,  et  dont  il  fait  partie,  déve- 
loppe à  la  l'ois  sa  totalité  ;  la  croissance  d'un  or- 
gane n'y  précède  pas  la  croissance  d'un  autre  : 
tous  naissent  en  même  temps,  tous  arrivent  à 
leur  perfection  par  un  mouvement  uniforme  et 
régulier.  La  loi  de  laquelle  ils  reçoivent  leurs 
modifications  successives  est  une  loi  fatale;  ils 
ne  l'ont  point  faite,  ils  en  subissent  l'action.  Les 
caractères  de  l'esprit  sont  donc  la  spontanéité  et 
la  liberté,  ceux  de  la  nature  la  totalité  et  la 
nécessite. 

Le  moi  est  à  la  fois  sujet  au  changement  et 
toujours  le  même.  Son  développement  successif 
s'accomplit  sous  la  loi  du  temps,  forme  générale 
et  nécessaire  de  tout  changement.  Étant  ainsi  la 
raison  pleine  et  entière  de  ses  modifications,  il 
est  éternel,  il  est  au-dessus  du  temps.  Il  est,  dans 
son  mode  éternel,  puissance  et  faculté;  activité 
dans  son  mode  temporel;  force  dans  la  détermi- 
nation de  cette  activité. 

Les  facultés  du  moi  sont  au  nombre  de  trois  : 
penser,  sentir,  vouloir.  Ces  facultés,  qui  ont 
entre  elles  des  rapports  nombreux  et  étroits, 
constituent  un  organisme  varié  et  interne  dans 
le  moi  un  et  entier.  —  Passant  ensuite  à  l'ana- 
lyse de  la  pensée  qu'il  définit  Vaclivité  de  Ves- 
prit  dirigée  vers  la  connaissance,  Krause  y 
trouve,  entre  autres  idées  ou  croyances,  les  trois 
idées  fondamentales  esprit,  nature,  humanité  : 
cette  dernière  est  considérée  comme  l'harmonie 
qui  résume  en  soi  le  monde  physique  et  le 
monde  spirituel,  au-dessus  desquels  s'élève  Dieu, 
être  infini  et  absolu,  raison  de  l'esprit,  de  la 
nature  et  de  l'humanité. 

Pour  connaître  le  moi,  il  en  faut  déterminer  les 
catégories  ou  essences  universelles.  La  première, 
celle  qui  domine  toutes  les  autres,  est  celle  de 
Vêtre.  Au-dessous  d'elle  se  présentent,  d'une 
part,  V  uni  lé  qui  renferme  la  séité  (propriété 
d'être  soi-même)  et  la  totalité  ;  ces  deux  catégo- 
ries se  réunissent  en  une  harmonie  au-dessus  de 
laquelle  s'élève  l'unité  supérieure  de  l'essence, 
qui  se  distingue  d'elles  et  les  domine;  de  l'autre, 
la  forme,  qui  se  compose  de  la  direction  ou  re- 
tour du  mot  sur  lui-même,  lui  donnant  le  sen- 
timent de  S3i  séité,  et  la  contenance  dans  laquelle 
il  se  saisit  comme  total  ;  de  même  que  les  deux 
catégories  précédentes,  celles-ci  ont  leur  har- 
monie  et  sont  subordonnées  à  une  unité  supé- 
rieure de  la  forme.  La  combinaison  de  ces  diffé- 
rentes catégories  donne  l'existence,  qui  devient 
la  catégorie  de  l'existence  supérieure  du  moi, 
lorsque  l'on  considère  1°  que  le  moi  change  et 
se  détermine  constamment  dans  le  temps;  2°  qu'il 
est  la  raison  éternelle  de  ses  déterminations  et 
de  ses  modifications  ;  3°  qu'il  se  distingue  de 
lui-même  et  de  ces  deux  fonctions,  comme  être 
un  et  entier.  Cette  existence  supérieure  renferme 
à  son  tour  en  elle  l'existence  éternelle  et  l'exis- 
tence temporelle  conçues  dans  leur  opposition, 
modes  d'existence  qui  sont  tous  deux  encore  réu- 
nis en  harmonie,  puisque  le  moi  reconnaît  qu'il 
réalise  dans  le  temps  son  essence  éternelle,  et 


(ju'il  juge  tout  ce  qui  est  temporel  en  lui,  d'après 
l'idéal  d'une  ét(!rnelle  existence.  On  voit  par  là 
([u'en  empruntant  à  Kant  l'idée  des  catégories, 
Krause  les  a  déterminées  d'une  autre  manière, 
et  qu'en  s'appropriant  la  doctrine  du  devenir  de 
Schelling,  il  l'a  soumise  à  un  examen  plus  pro- 
fond, à  une  analyse  plus  étendue. 

Krause  ne  renferme  pas  les  catégories  dans 
les  bornes  du  moi;  il  les  retrouve  les  mêmes, 
dans  le  non-moi,  la  nature,  l'humanité,  l'être 
.suprême  ;  finies  et  contingentes  dans  le  m,oi,  la 
nature  et  l'humanité  •  infinies  et  absolues  dans 
Dieu.  De  cette  manière  se  complète,  par  leur 
existence  simultanée  dans  le  sujet  et  dans  l'objet, 
le  système  des  lois  premières  qui  président  an 
développement  de  la  connaissance  sensible  ou 
rationnelle,  et  d'après  lesquelles  tous  les  êtres, 
quels  qu'ils  soient,  doivent  être  conçus  dans  l'or- 
ganisme de  la  science. 

Après  l'objet  de  la  connaissance,  et  les  lois 
sous  lesquelles  elle  naît  et  se  développe,  Krause 
en  recherche  la  source.  Sous  ce  rapport,  la  con- 
naissance est  sensible  lorsqu'elle  nous  vient  des 
sens,  du  sens  interne  ou  de  l'imagination  ;  non 
sensible  lorsqu'elle  se  rapporte  à  des  objets  ou  à 
des  propriétés  qui  surpassent  la  portée  de  nos 
sens,  et  que  nous  ne  pouvons  placer  ni  dans  le 
temps  ni  dans  l'espace.  L'individuel  est  donc 
l'objet  de  la  connaissance  sensible,  l'universel 
celui  de  la  connaissance  non  sensible.  Mais  la 
connaissance  sensible,  à  son  tour,  est  extérieure 
lorsqu'elle  nous  vient  par  les  sens;  intérieure 
lorsqu'elle  nous  est  donnée  par  l'imagination. 

La  connaissance  sensible  extérieure  est  fondée 
sur  l'harmonie  des  sens  avec  la  nature,  et  leur 
liaison  avec  l'esprit,  qui  en  font  les  intermé- 
diaires par  lesquels  les  images  du  monde  exté- 
rieur pénètrent  jusqu'à  l'intelligence.  Elle  sup- 
pose donc  nécessairement  l'activité  de  l'esprit, 
soit  qu'il  agisse  sur  les  données  des  sens,  soit 
qu'il  opère  sur  les  siennes  propres.  Il  y  a  cepen- 
dant une  opposition  évidente  entre  le  monde 
sensible  extérieur  et  le  monde  sensible  intérieur 
ou  l'imagination: c'est  que  nous  créons  celui-ci, 
tandis  que  nous  sommes  obligés  de  percevoir  l'au- 
tre tel  qu'il  se  présente.  Néanmoins  l'imagination 
est  elle-même  aussi  une  des  conditions  nécessaires 
de  cette  perception  :  car  les  formes  sous  les- 
quelles la  nature  pénètre  jusqu'à  notre  intelli- 
gence, telles  que  le  temps,  l'espace,  le  mouvement, 
ne  nous  sont  données  que  par  elle  ;  c'est  par  elle 
encoreque  nouspénétrons  jusque  dans  l'intérieur 
des  autres  êtres,  que  nous  jugeons  du  caractère, 
de  l'esprit,  des  pensées  des  hommes,  nos  sem- 
blables, dont  nous  ne  percevons  par  les  sens  que 
la  forme  et  les  propriétés  corporelles. 

Le  caractère  de  la  connaissance  sensible  est 
l'individuel,  celui  de  la  connaissance  non  sensi- 
ble est  l'universel  ;  celui-ci  comprend  le  moi 
comme  être  déterminant  les  catégories,  les  idées 
générales  abstraites,  l'idée  de  la  nature  infinie, 
celle  de  l'être  absolu.  Elle  est  immanente  en 
tant  qu'elle  reste  dans  le  moi,  transcendante 
en  tant  qu'elle  s'élève  au-dessus  de  lui  ;  mais 
son  immanence  et  sa  transcendance  sont  unies 
par  les  liens  les  plus  étroits. 

Parmi  les  connaissances  non  sensibles,  les 
unes  tiennent  plus  que  les  autres  à  la  connais- 
sance sensible  :  par  exemple,  les  idées  abstraites, 
généralisation  des  qualités  des  corps,  et  d'autres 
idées  universelles,  telles  que  les  formes  géomé- 
triques, dont  l'existence  suppose  celle  des  êtres 
physiques.  Mais  fort  au-dessus  de  ces  idées,  il 
y  en  a  d'autres  qui  dominent  à  la  fois  l'éternel 
et  le  temporel,  l'universel  et  le  particulier.  Dans 
cette  classe  sont  l'essence,  le  beau,  le  juste,  la 
nature,  l'être  absolu.  Krause  appelle  la  connais- 


KIIAU 


KRAU 


sancc  de  celles-ci  connaissance  suressenlielle. 
Mais  celle  classification  des  divers  degrés  de  la 
science  n'est  qu'un  procédé  de  l'esprit  :  en 
réalité  elle  est  une,  infinie,  absolue;  elle  ren- 
ferme dans  son  sein  toutes  les  connaissances 
subordonnées  les  unes  aux  autres;  mais  elle  les 
domine  dans  son  unité,  c'est  d'elle  seule  qu'elles 
reçoivent  leur  caractère  de  science  et  de  certi- 
tude. Krause  appelle  connaissance  organique  la 
connaissance  ainsi  conçue  dans  sa  totalité. 

La  question  qui  se  présente  ensuite  est  celle- 
ci  :  comment  parvenons- nous  à  accorder  la  réa- 
lité à  nos  pensées  non  sensibles?  Comment  sa- 
vons-nous qu'elles  sont  vraies?  Krause  la  résout 
au  moyen  de  l'idée  de  raison.  Cette  idée  nous 
force  de  nous  élever  jusqu'à  Dieu,  raison  der- 
nière et  absolue  de  toutes  les  raisons  particu- 
lières, raison,  par  conséquent,  de  toute  connais- 
sance, sous  quelque  rapport  qu'on  la  considère, 
et  qui  revêt  ainsi  d'un  caractère  de  certitude  les 
idées  fondamentales,  objet  de  notre  activité 
intellectuelle. 

Telle  est  l'analyse  que  donne  Krause  de  la  fa- 
culté de  penser  el  de  connaître;  il  passe  ensuite 
à  celle  de  la  faculté  de  sentir. 

Tandis  que  le  moi,  par  la  pensée,  ne  s'appli- 
que nécessairement  qu'à  une  partie,  qu'à  un 
côté  des  objets  qu'il  aborde,  il  se  met,  par  le 
sentiment,  en  rapport  avec  la  totalité  de  l'être 
soumis  à  son  action;  il  entre  en  union  complète 
avec  son  essence,  soit  que  le  "inoi  se  sente  lui- 
même,  soit  qu'il  perçoive  un  autre  objet  que  lui. 
Le  caractère  du  sentiment  est  donc  la  lolalilé. 
Cette  pénétration  de  l'objet  sentant  par  l'objet 
senti  est  conforme  ou  contraire  à  notre  propre 
essence  ;  s'il  lui  est  conforme,  il  produit  la  sym- 
pathie et  le  plaisir  ;  s'il  lui  est  contraire,  l'anti- 
pathie et  la  douleur.  Ces  oppositions  existent 
pour  le  corps  comme  pour  l'esprit. 

Considères  par  rapporta  leur  source,  les  senti- 
ments se  distinguent  en  sentiments  sensibles, 
qui  naissent  de  l'organisme  du  corps,  et  sont 
temporels  et  individuels,  et  en  sentiments  non 
sensibles,  qui  ont  leur  siège  dans  l'esprit,  et  se 
divisent  en  sentiments  éternels,  suressentiels  et 
absolus.  Les  sentiments  sensibles  et  les  senti- 
ments non  sensibles  se  combinent  de  plusieurs 
manières  :  quelquefois  ils  s'accordent,  et  leur  ac- 
cord produit  le  plaisir  et  la  joie;  d'autres  fois  ils 
s'opposent  l'un  à  l'autre,  et  donnent  pour  résul- 
tats ou  la  douleur  physique  accompagnée  de  joie 
morale,  ou  la  peine  morale  accompagnée  de 
plaisir  physique.  Là  se  manifeste  clairement  la 
dualité  de  notre  nature. 

Considérés  quant  à  leur  objet,  les  sentiments 
sont  immanents  ou  transcendants  :  immanents, 
ils  ne  dépassent  pas  l'action  du  7noi  sur  lui- 
même;  transcendants,  ils  ont  pour  objet  Dieu,  le 
monde  spirituel,  la  nature,  l'humanité.  Le  plus 
élevé  de  tous  ces  sentiments  se  rapporte  à  Dieu  ; 
il  contient  en  soi,  d'une  manière  indistincte,  tous 
les  autres,  sensibles,  non  sensibles  et  harmoni- 
ques. Tout  l'organisme  de  la  sensibilité  se  ratta- 
che donc  immédiatement  au  sentiment  religieux, 
comme  tout  l'organisme  de  la  science  à  la  con- 
naissance de  Dieu. 

Quels  que  soient  les  rapports  intimes  et  mu- 
tuels qui  unissent  le  sentiment  à  la  pensée,  ces 
deux  facultés  restent  distinctes,  et  le  sentiment 
ne  saurait  trouver  sa  raison  dans  l'intelligence. 
Il  doit  donc  la  chercher  ailleurs,  et  nous  ne  sau- 
rions l'atteindre  qu'en  nous  élevant  jusqu'au 
sentiment  de  l'infini  et  de  l'absolu,  qui  lui- 
même  ne  peut  avoir  sa  raison  que  dans  Vrtrc  in- 
fini et  absolu.  La  réalité  de  l'existence  de  Dieu 
et  de  ses  rapports  avec  nous  est  donc  la  condi- 
tion suprême  et  nécessaire  de  la  réalité  de  tous 


les  sentiments  particuliers.  L'analyse  du  senti- 
ment nous  conduit  donc,  comme  celle  de  la 
pensée,  à  la  certitude  de  l'existence  de  Dieu. 

La  volonté,  selon  Krause,  est  cette  opération 
de  l'esprit  par  laquelle  le  moi,  comme  être  en- 
tier, détermine  lui-même  sa  propre  activité, 
c'est-à-dire  réalise  dans  le  temps  son  essence 
éternelle.  La  volonté  domine  l'intelligence  et  le 
sentiment,  et  imprime  à  leur  activité  une  direc- 
tion déterminée.  La  liberté  est  la  forme  de  la 
volonté,  son  objet  est  le  bien,  rien  que  le  bien, 
c'est-à-dire  la  réalisation  de  son  essence  éter- 
nelle. La  loi  absolue  du  bien  peut  s'exprimer 
brièvement  en  ces  termes:  Veux  et  fais  pure- 
ment et  simplement  le  bien;  ou:  Sois  librement 
cause  temporelle  du  bien.  En  vertu  de  cette  loi, 
la  volonté  de  faire  le  bien  est  une  volonté  libre, 
indépendante  des  incitations  du  plaisir  et  de  la 
douleur,  sur  laquelle,  par  conséquent,  l'idée  de 
la  récompense  et  celle  du  châtiment,  du  succès 
ou  de  l'insuccès,  de  la  mortalité  ou  de  Yimmor- 
talité  de  l'es^a-it,  ne  doit  exercer  aucune  in- 
fluence. 

La  volonté  a  donc  pour  but  extrême  de  réali- 
ser d'une  manière  absolue  la  loi  absolue  du 
bien.  Or,  dans  ce  désir  incessant  d'accomplir  no- 
tre destinée.  Dieu  se  révèle  encore  à  l'intelli- 
gence comme  raison  absolue  du  sujet  à  la  fois  et 
de  l'objet  du  désir.  Nous  sommes  donc  ainsi  con- 
duits dans  l'unité,  la  variété  et  l'harmonie  de 
nos  trois  facultés  fondamentales,  intelligence, 
sensibilité,  volonté,  c'est-à-dire  dans  la  pléni- 
tude de  notre  être,  à  la  certitude  de  l'existence 
de  Dieu.  • 

Partie  synthclit/ue.  —  Cette  face  du  système 
de  Krause  se  divise  en  quatre  points  principaux. 
Dans  le  premier,  Krause  examine  ce  que  Dieu 
est  dans  ses  rapports  avec  lui-même.  Il  combine 
les  attributs  d'unité,  de  séité  et  de  totalité,  de 
manière  à  en  tirer  la  définition  suivante  :  Dieu 
est  l'être  infiniment  absolu  et  absolument  in- 
fini. Mais  les  deux  attributs  de  la  séité  et  de  la 
totalité  n'absorbent  ni  ne  détruisent  l'unité. 
Celle-ci  les  domine  donc,  et  s'élève  absolument 
au-dessus  d'eux  ;  d'où  il  résulte  Vharmonie  de 
l'essence  divine,  qui  réunit  d.ans  son  unité  la 
dualité  de  l'infini  et  de  l'absolu. 

La  personnalité  divine  est  l'objet  de  la  se- 
conde partie;  elle  naît  surtout  du  rapport  intime 
de  Dieu  avec  ses  attributs.  Dieu,  en  effet,  est 
seul  pour  soi  et  pour  soi  seul,  d'une  manière  in- 
finie et  absolue  ;  sa  personnalité  n'est  ni  limitée 
ni  conditionnelle  ;  mais  comme,  par  cela  même, 
sa  conscience  embrasse  toute  son  essence,  elle  s'é- 
tend à  tous  les  ordres  de  l'univers  :  car  elle  doit 
atteindre  et  contenir  tout  ce  dont  elle  est  la  rai- 
son. Sa  toute-présence  est  donc  à  la  fois  une 
présence  de  tous  les  êtres  en  lui,  et  sa  présence 
par  son  essence  dans  tous  les  êtres.  Il  est,  dans 
l'ordre  de  la  pensée,  omniscience  ;  il  est  amour 
infini  dans  l'ordre  du  sentiment. 

Après  avoir  établi  ainsi  la  personnalité  divine, 
Krause  détermine  plus  en  détail  les  modes 
d'existence  de  Dieu,  désignés  par  l'éternité,  la 
vie,  l'existence  surnaturelle. 

L'éternité  n'est  pas  le  temps  infini,  mais  ce 
qui  est  au-dessus  de  toute  variation;  elle  est 
l'immuable.  Dieu,  en  tant  qu'éternel,  est  la  puis- 
sance absolue,  l'être  pour  lequel  il  n'existe  ni 
présent,  ni  passé,  ni  futur.  Krause  définit  la  vie 
l'union  du  principe  substantiel  de  l'éternité  et  du 
principe  formel  du  changement  et  de  la  succes- 
sion. Dieu  est  donc  plus  que  la  vie,  car  il  faut 
que  son  unité  domine  cette  dualité  de  principes 
et  y  fasse  régner  l'harmonie  :  c'est  par  là  qu'il 
est  présent  dans  toute  vie  ;  il  en  est  ainsi  la 
source  la  plus  haute  et  le  principe  déterminant. 


KRAU 


—  889 


KRAU 


De  là  son  existence  suyessoiliclle,  en  vertu  de 
laquelle  sans  cosse  il  dispose  rétcrnitô  ii  entrer 
dans  la  réalité  do  la  vie.  La  liberté  dans  Dieu 
consiste  à  n'être  lié  par  aucune  condition,  à 
posséder  au  contraire,  au  plus  haut  degré,  la  fa- 
culté de  réaliser  toute  son  essence  ;  il  est  donc 
infiniment  et  absolument  libre. 

Cette  seconde  partie  du  système  de  Krause  qui 
semble  encore  analyticjue,  malgré  son  titre,  est 
cependant  synthétique  en  ce  sens  que  l'auteur 
part  de  Dieu  et  en  fait  sortir,  ou  construit  à 
l'aide  de  son  essence  ou  de  ses  attributs,  la  na- 
ture, l'esprit,  l'humanité.  L'analyse  est  partie 
des  objets  sensibles  observables  pour  s'élever 
jusqu'à  Dieu  ;  la  synthèse  redescend  de  Dieu  jus- 
qu'à la  limite  extrême  de  la  création,  jusqu'aux 
êtres  matériels;  de  sorte  que,  dans  cette  dou- 
ble marche  ascendante  et  descendante,  les  mê- 
mes données  se  reproduisent. 

Comment  la  création  tout  entière  est-elle  une 
image  de  Dieu  ?  comment  reproduit-elle  son  es- 
sence? Le  voici  :  les  deux  attributs  fondamen- 
taux du  premier  ordre  qui  se  trouvent  en  Dieu, 
l'infini  et  l'absolu,  ont  pour  caractères,  le  pre- 
mier la  lolalilc.  le  second  la  scitd  (spontanéité). 
En  descendant  l'échelle  de  la  création,  il  se 
trouve  que  le  caractère  de  la  séité  se  manifeste 
dans  l'esprit,  celui  de  la  totalité  dans  la  natuie. 
La  nature,  en  effet,  opère  la  croissance  des  êtres, 
non  par  parties,  mais  dans  leur  ensemble  et 
dans  leur  unité;  l'esprit,  au  contraire,  s'attache 
à  une  face  déterminée  des  objets,    à  une  idée 

Partielle  ;  il  ne  saurait  développer  à  la  fois,  dans 
unité  de  la  pensée  absolue,  toutes  les  pensées 
possibles  ;  mais  le  caractère  de  totalité  de  la  na- 
ture n'est  pas  tellement  exclusif  qu'elle  ne  se 
montre,  d'une  manière  subordonnée,  il  est  vrai, 
douée  de  spontanéité;  et  l'esprit  n'est  pas  si  ex- 
clusivement spontané  qu'on  ne  le  voie  aspirer 
plus  souvent  à  l'unité,  à  l'ensemble,  à  la  totalité 
de  la  connaissance.  Ceci  est  surtout  visible  dans 
l'art  et  dans  la  science  :  dans  l'art  se  montre  sur- 
tout la  nature  ;  mais  la  spontanéité  de  l'esprit  y  in- 
tervient visiblement;  dans  la  science,  la  concep- 
tion abstraite  et  intellectuelle  domine,  tandis  que 
les  éléments  premiers  sont  fournis  à  l'observa- 
tion par  la  nature  dont  ils  portent  le  caractère. 
Des  liens  étroits,  qui  ont  ainsi  leur  raison 
dans  Dieu  lui-même,  unissent  donc  l'un  à  l'au- 
tre l'esprit  et  la  nature,  quoiqu'ils  aient  cha- 
cun, mais  à  des  degrés  divers,  la  conscience  de 
leur  œuvre.  Dieu  vit  également  dans  tous  deux; 
la  nature  ne  saurait  s'élever  au-dessus  d'elle- 
même  sans  l'esprit;  l'esprit  ne  saurait  exister 
séparé  de  la  nature.  Leurs  rapports  mutuels  sont 
variés  à  l'infini,  et  comme  il  y  a  divers  degrés 
de  combinaisons  entre  les  éléments  de  chacun 
de  ces  deux  êtres,  il  y  a  aussi  nécessairement 
divers  degrés  de  combinaisons  dans  leurs  rap- 
ports mutuels. 

L'union  de  l'esprit  et  de  la  nature  forme  en 
Dieu  un  être  d'harmonie,  dont  l'humanité  est  la 
manifestation  la  plus  haute,  la  plus  intime  et  la 
plus  complète;  l'humanité  est  donc  la  synthèse  la 
plusparfaitedetous  les  éléments  de  l'univers;  elle 
est  une  en  Dieu  et  comme  Dieu  ;  elle  est  véritable- 
ment faite  à  son  image.  Elle  est  infinie,  soit  dans 
le  temps,  soit  dans  l'espace,  soit  dans  la  multi- 
tude des  combinaisons  qui  peuvent  former  la  na- 
ture et  l'esprit  dont  elle  est  l'harmonie  intérieure. 
Dans  ce  vaste  ensemble  de  l'humanité,  se  pré- 
sentent, réalisant  son  essence  dans  une  union 
subordonnée,  et  comme  dans  un  seul  être, 
l'homme,  doué  plus  particulièrement  de  l'attri- 
but de  spontanéité,  la  femme,  de  celui  de  to- 
talité, sans  que  l'attribut  opposé  manque  tout  à 
fait  à  l'un  ou  à  l'autre. 


Krause  demande  ensuite  à  l'analyse  quelle  est 
Il  nature  du  rapport  qui  unit  Dieu  au  monde; 
et  il  reconnaît  que  ce  n'est  pas  un  simple  rap- 
port de  causalité,  dins  lequel,  une  fois  produit, 
l'effet  se  détache  et  reste  indépendant  dans  sa 
cause;  mais  un  rapi)ort  de  raison,  en  vertu  du- 
quel Dieu  est  la  raison  immanente  et  toujours 
active  de  l'existence  de  l'univers,  auquel  il  ne 
cesse  pas  d'être  uni  :  le  rapport  do  Dieu  au  monde 
n'est  ni  un  rapport  d'identité  panthéistique,  ni 
un  rapport  de  dualisme;  il  n'y  a  entre  le  monde 
et  Dieu  ni  identité  ni  séparation.  Aux  yeux  de 
Krause,  la  création  est  à  la  fois  éternelle  et  tem- 
porelle. Elle  est  éternelle  en  ce  sens  que  l'es- 
prit, la  n  iture  et  l'humanité  n'étant  que  la  forme 
des  attributs  éternels  d'infini  et  d'absolu,  Dieu 
veut  éternellement  en  soi  l'esprit,  la  nature  et 
l'humanité;  elle  est  temporelle  en  ce  que  l'es- 
prit, la  nature  et  l'humanité,  se  développant 
dans  leur  manifestation  sous  la  loi  successive  et 
divisée  du  temps  et  de  l'espace,  réclament  l'ac- 
tion incessante  de  Dieu,  môme  dans  le  domaine 
temporel. 

La  théorie  la  plus  remarquable  de  tout  le  sys- 
tème de  Krause  est  celle  de  l'individualité.  Il  en 
trouve  le  principe  par  l'induction  qui^  de  l'objet 
individuel  physique  et  observable,  s'élève  par  la 
notion  de  raison  à  l'individualité  correspondante 
en  Dieu,  et  dans  laquelle  son  individualité  phy- 
sique trouve  sa  raison  nécessaire.  Krause  atteint 
encore  par  la  métaphysique  et  a  priori  un  prin- 
cipe éterriel  d'individualité,  en  faisant  remar- 
quer que,  dans  l'unité  divine  elle-même,  il  y  a 
des  déterminations,  et  que  les  combinaisons  de 
ces  déterminations  se  multipliant  à  l'infini,  créent 
à  l'origine  de  toutes  choses  des  individualités  qui 
participent  aux  attributs  divins,  et  sont,  par  con- 
séquent, éternelles.  Tels  sont  l'esprit,  la  nature 
et  l'humanité,  non-seulement  dans  leur  sens  gé- 
néral, mais  encore  dans  chacun  des  individus 
qui  les  composent.  Il  est  facile  de  voir  que  la 
croyance  à  l'immortalité  de  l'âme  est  la  consé- 
quence de  cette  doctrine  sur  l'individualité,  ou 
plutôt  qu'elle  est  cette  doctrine  même,  avec  un 
degré  nouveau  d'extension. 

L'idée  de  la  vie  future  entraîne  celle  de  récom- 
pense et  de  châtiment  ;  celle  de  récompense  et 
châtiment  suppose  que  l'on  s'est  fait  une  notion 
exacte  de  la  nature  du  mal.  Krause  pense  qu'il 
n'y  a  pas  de  mal  en  soi,  et  que  ce  mot  ne  peut 
désigner  que  des  rapports  inexacts  ou  faux  éta- 
blis entre  deux  termes.  Le  mal  n'est  donc  ni  un 
principe  absolu,  comme  dms  le  dualisme  mani- 
chéen, ni  une  simple  négation,  comme  dans  le 
système  panthéistique  ;  il  est  en  réalité,  mais  à 
l'état  relatif;  il  est  le  résultat,  mais  le  résultat 
réel,  d'un  rapport.  Le  mal  a  son  origine  dans 
l'individualité,  dans  la  nature  finie  des  êtres, 
qui  ne  se  suffisent  pas  à  eux-mêmes,  et  qui  peu- 
vent, en  vertu  de  leur  spontanéité  et  de  leur  li- 
berté, substituer  aux  rapports  harmoniques  des 
choses  d'autres  rapports  qui  ne  le  sont  pas. 
L'homme,  en  tant  qu'être  fini,  porte  donc  en  soi 
la  possibilité  du  mal;  mais  en  tant  qu'exprimant 
l'infini  et  l'absolu,  il  trouve  dans  sa  nature  la 
force  nécessaire  pour  lutter  contre  le  mal  avec 
succès. 

Tels  sont  les  traits  principaux  de  la  doctrine 
de  Krause.  Nous  n'en  entreprendrons  pas  l'exa- 
men critique  ;  nous  nous  bornerons  à  faire  re- 
marquer que,  parmi  les  philosophes  allemands 
contemporains,  au:un  n'a  tenu  plus  de  compte 
des  faits,  et  n'a  été  plus  attentif  à  éprouver, 
par  les  données  de  l'observation,  l'unité  systé- 
matique de  sa  philosophie. 

Les  ouvrages  de  Krause  sont:  Dissertatio  de 
philosophiœ  et  matheseos  notione  et  earum  in- 


KRUa 


—  890  — 


KRUG 


lima  conjunclione,  lénsi^  1^02;  —  Esquisse  de 
la  logique  historique,  lona,  1803  (ail.)  :  —  Es- 
quisse du  droit  naturel,  ib.,  id.  ; —  Esquisse 
d'un  système  philosophique  de  mathématiques, 
ib.,  1804  (ail.)  ;  —  Introduction  à  la  philosophie 
de  la  nature.  Cet  ouvrage  a  été  publié  encore 
sous  cet  autre  titre  :  Plan  du  sijstèmede  la  phi- 
losophie, 1804  (ail.),  et  Goctt.,  1828;  —Système 
de  la  morale,  Leipzig,  1810  (ail.).  Cet  ouvrage 
est  inachevé  ;  bien  qu'il  n'en  existe  qu'un  pre- 
mier volume^  il  donne,  ainsi  que  le  précédent,  la 
plus  juste  idée  du  système  de  Krause. —  Tableau 
primitif  de  l'humanité,  Dresde,  1811  (ail.);  — 
Journal  de  la  vie  de  Vhumanité,  Dresde,  1811 
(ail.)  ;  —  Oralio  de  scientia  humana,  Berlin, 
1814.  M.  Ahrens,  professeur  à  l'université  libre 
de  Bruxelles,  et  l'un  des  élèves  de  Krause,  a  ex- 
posé plusieurs  parties  importantes  de  sa  doctrine 
dans  son  Cours  de  psychologie,  2  vol.  in-8,  Pa- 
ris, 1838,  et  en  a  développé  une  application  in- 
téressante dans  son  Cours  de  droit  naturel, 
in-8,  Bruxelles,  1844.  Dans  son  remarquable  Es- 
sai théorique  et  historique  sur  la  génération  des 
connaissances  humaines  dans  ses  rapports  avec 
la  morale,  la  politique  et  la  religion,  in-8, 
Bruxelles,  1844,  M.  Guill.  Tiberghien  a  égale- 
ment exposé  la  doctrine  de  Krause,  soit  en  elle- 
même,  soit  dans  ses  rapports  avec  les  systèmes 
philosophiques  qui  l'ont  précédée.  Enfin  l'on 
peut  consulter  \  Histoire  de  la  philosophie  alle- 
mande de  M.  Willm,  Paris,  1846,  4  vol.  in-8. 

H.  B. 

KRONLAND  (Marcus-Marci  de),  philosophe 
mystique  du  xvii'  siècle,  contemporain  de  Mer- 
curius  Van-Helmont  (voy.  ce  nom),  à  qui  il  res- 
semble beaucoup  par  ses  opinions,  tout  en  res- 
tant fort  loin  de  lui  par  l'érudition  et  par  le 
talent.  A  l'exemple  de  Paracelse,  des  deux  Van- 
Helmont,  de  Robert  Fludd,  il  exerçait  la  méde- 
cine et  appliquait  à  la  guérison  des  maladies 
une  science  inlaillible,  selon  lui,  et  qui,  en  met- 
tant à  nu  les  premiers  principes  des  choses,  ne 
laisse  rien  en  dehors  de  son  pouvoir.  Son  sys- 
tème se  réduit  à  fondre  ensemble  d'une  manière 
superficielle  et  grossière  les  idées  de  Platon,  les 
formes  d'Aristote,  et  ce  principe  moitié  spiri- 
tuel et  moitié  matériel  que  les  théosophes  mo- 
dernes ont  emprunté  à  la  kabbale  (voy.  ce  mot) 
sous  le  nom  de  lumière.  Les  idées,  telles  qu'il 
les  comprend,  sont  à  la  fois  actives  et  intelli- 
gibles, et  nous  représentent  les  forces  de  la 
nature;  ces  forces  accessibles  à  la  pensée,  et 
principal  objet  de  la  science,  doivent  prendre 
la  place  des  qualités  occultes  de  la  scolastique  : 
on  les  désigne  sous  le  nom  d'idées  séminales 
{ideœ  séminales),  parce  qu'elles  sont  véritable- 
ment le  germe  ou  la  semence  des  êtres.  A  l'aide 
de  la  lumière,  elles  engendrent  toutes  choses 
et  leur  donnent  la  forme;  l'univers  tout  entier 
porte  donc  leur  empreinte,  et  elles  ont  lié  entre 
elles  toutes  ses  parties  de  telle  manière  qu'elles 
exercent  les  unes  sur  les  autres  une  mutuelle 
influence.  C'est  sur  ce  principe  que  se  fondent 
les  théories  médicales  de  Kronland  et  sa  foi 
dans  l'astrologie.  11  a  laissé  deux  ouvrages  qui 
ont  pour  titres  :  Idearum  operatricium  idea, 
sive  Delectio  et  hypothesis  ilUus  occultœ  vir- 
tutis,  quœ  semina  fœcunda  et  ex  iisdem  cor- 
pora  organica  producit,  in-4,  Prague,  1635;  — 
Philosophia  velus  restituta,  in  qua  de  mutatio- 
nibus  quœ  in  universo  sunt,  de  parlium  uni- 
versi  constilutione,  de  statu  hominis  secundum 
naluram ,  et  prœter  naturam,  et  de  curatione 
morborum,  etc.,  ib.,  lib.  V,  in-4,  ib.,  1662.  X. 

KRUG  (Wilhelm  Traugott),  philosophe  popu- 
laire et  écrivain  des  plus  féconds,  naquit  en  1770 
aux  environs  de  Wittemberg,  et  fut  élevé  au 


collége-pcnsionnat  de  Schul_j)forta.  Après  avoir 
étudié  la  philosophie  et  la  théologie  à  1  université 
qui  fut  le  berceau  de  la  réformation  allemande, 
il  eut  l'insigne  lumneur  de  succéder  à  Kanl  dans 
sa  chaire,  en  1805.  11  la  quitta  en  1809  pour 
aller  enseigner  la  philosophie  à  Leipzig,  où  il 
mourut  en  1841. 

Krug  prit  une  part  très-active  aux  grands  évé- 
nements de  son  temps,  et  émit  son  vote  sur 
toutes  les  questions  politiques  et  sociales,  philo- 
sophiques et  religieuses  de  l'époque.  Il  fut  un 
des  chefs  de  la  société  patriotique  fondée  à  Kœ- 
nigsberg,  après  la  paix  de  Tilsitt,  sous  le  nom 
de  Tugendbund.  En  1813,  il  fit,  comme  volon- 
taire, partie  d'un  corps  de  chasseurs  à  cheval,  et 
se  retira,  en  1814,  avec  le  titre  de  chef  d'esca- 
dron à  la  suite,  pour  reprendre  son  enseigne- 
ment. 11  fut  enfin  député  de  l'université  de  Leip- 
zig à  la  diète  saxonne  en  1833. 

Nous  passons  sous  silence  les  travaux  du  pu- 
bliciste  et  du  pamphlétaire,  dans  lesquels  il 
montra  autant  de  modération  que  de  courage  et 
de  franchise,  pour  nous  occuper  uniquement  de 
ceux  du  philosophe.  Ses  ouvrages  de  philosophie 
sont  en  très-grand  nombre.  On  a  de  lui  un 
corps  de  doctrine  complet,  où  prédomine  l'es- 
prit de  la  philosophie  de  Kant,  fréquemment 
modifiée  sous  l'inspiration  du  bon  sens,  œuvre 
qui  se  distingue  plus  par  une  grande  clarté  que 
par  la  profondeur,  par  l'érudition  que  par  l'ori- 
ginalité, et  où  l'on  trouve  aussi,  comme  dans 
la  plupart  de  ses  écrits,  plus  d'aperçus  ingé- 
nieux, d'observations  utiles,  que  d'idées  et  de 
vues  propres  à  ouvrir  au  lecteur  de  nouveaux 
horizons.  Le  système  est  divisé  en  deux  parties  : 
l'une  consacrée  à  la  philosophie  théorique,  l'au- 
tre à  la  philosophie  pratique.  Le  Système  de  la 
philosophie  théorique  (3  vol.  in-8,  Kœnigsberg, 
1806-1810)  comprend  la  logique  et  la  méta- 
physique. Sa  logique  est  un  des  traités  les  plus 
détaillés  et  les  plus  instructifs  que  l'on  puisse 
consulter.  Sa  métaphysique  est  encore  intitulée 
Théorie  de  la  connaissance,  titre  qui  indique 
clairement  que  l'auteur  appartient  par  son  lan- 
gage et  par  l'esprit  général  de  sa  doctrine  à 
l'école  de  Kant.  C'est,  du  reste,  la  partie  du 
système  qui  manque  le  plus  de  profondeur  et 
d'originalité.  La  seconde  partie,  le  Système  de 
la  philosophie  pratique  (3  vol.  in-8,  Kœnigs- 
berg, 1817-1819),  comprend  la  philosophie  du 
droit,  de  la  morale  et  de  Vcsthctique. 

Il  a  résumé  son  système,  avec  quelques  modi- 
fications dans  la  disposition  des  matières,  dans 
le  Manuel  de  philosophie  et  de  bibliographie 
philosophique  (2  vol.  in-8,  Leipzig,  1820-1821), 
qui  eut  plusieurs  éditions,  et  dont  il  peut  être 
utile  d'indiquer  ici  le  plan.  Il  se  compose  de 
sept  parties  :  1°  la  Théorie  fondamentale,  sorte 
d'introduction  à  la  philosophie,  à  laquelle  l'au- 
teur avait  déjà  consacré  un  ouvrage  spécial  sur 
lequel  nous  reviendrons;  2°  la  Logique,  divisée 
en  logique  pure  et  logique  appliquée;  3°  la  Mé- 
taphysique ou  la  théorie  de  la  connaissance,  où 
l'on  trouve,  après  l'analyse  des  facultés  intel- 
lectuelles, les  principes  fondamentaux  de  la  psy- 
chologie, de  la  cosmologie  et  de  la  théologie 
rationnelles,  ainsi  que  de  la  philosophie  de  la 
nature  ;  4°  l'Esthétique,  ou  comme  il  l'appelle 
encore,  la  science  du  goût  ;  5°  la  Philosophie  du 
droit;  6°  la  Philosophie  morale;  enfin,  7*  la 
Philosophie  religieuse. 

Krug  est  un  vrai  disciple  de  Kant  en  théologie 
et  en  philosophie,  car  il  attribue  à  la  raison  le 
droit  de  critique  et  d'interprétation,  selon  ses 
propres  lumières,  sur  toute  religion  positive  ou 
prétendue  révélée;  d'une  autre  part,  il  oppose  au 
dogmatisme   de    toute   couleur    le   crtticisme, 


KllUG 


—  891  — 


KRUG 


comme  analyse  ilo  la  conscience  et  de  la  faculté 
de  connaître,  et  il  refuse  de  sortir  du  domaine 
légitime  de  la  raison,  et  de  s'élever  dans  les  ré- 
gions transcendantes  avec  l'imagination  spécu- 
lative. Mais  il  s'écarte  de  Kant  et  se  rapproche 
de  Jacobi,  par  une  foi  pleine  et  entière  dans  les 
lois  et  les  produits  légitimes  de  la  conscience  rai- 
sonnable, dans  laquelle  ViUrc  et  Vidée  sont  pri- 
mitivement unis.  C'est  le  philosophe  du  bon 
sens,  du  sens  commun,  de  la  conscience,  bien 
que,  tout  en  affectant  des  airs  d'indépenclance, 
il  ait  de  la  peine  à  cacher  la  livrée  et  les  cou- 
leurs du  maître  à  qui  il  s'était  donné  d'abord; 
au  fond,  il  est  ennemi  de  toute  spéculation  qui 
tend  à  s'élever  au-dessus  de  l'expérience  externe 
et  interne,  oubliant  que  la  conscience  elle-même, 

Sar  ses  secrets  instincts  et  ses  pressentiments 
'un  ordre  de  choses  supérieur,  nous  contraint  à 
dépasser  ces  bornes. 

Il  s'explique  ainsi  sur  sa  manière  de  concevoir 
la  philosophie  :  «  La  philosophie  est  la  science 
de  la  légalité  primitive  de  l'esprit  humain  pris 
dans  sa  totalité,  ou  de  la  forme  primitive  du 
moi  pris  dans  son  universalité,  c'est-à-dire  au 
point  de  vue  objectif  et  au  point  de  vue  sub- 
jectif, au  point  de  vue  théorique  et  au  point  do 
vue  pratique.  »  Partant  de  là,  il  cherche  dans  la 
conscience  et  dans  ses  faits  immédiats  une  base 
solide  pour  son  système,  qu'il  désigne  par  le 
nom  de  sijnthétisme  transcendanlal,  et  qui  doit 
concilier  ensemble  le  réalisme  et  l'idéalisme. 

C'est  par  là  que  Krug  a  marqué  dans  le  mou- 
vement philosophique  de  l'Allemagne,  et  qu'il 
réclame  une  place  dans  l'histoire  de  la  philoso- 
phie depuis  Kant.  Or,  qu'est-ce  qu"il  entend  par 
ce  sijnlhctisme?  sous  ce  nom  nouveau  y  a-t-il 
réellement  une  découverte,  et  quelle  en  est  l'im- 
portance? C'est  ce  que  nous  allons  examiner. 

Il  n'y  a,  selon  Krug,  que  trois  systèmes  pos- 
sibles quant  à  l'origine  de  la  connaissance,  sa- 
voir :  le  réalisme,  qui  prétend  expliquer  les 
idées  par  les  choses;  V idéalisme,  qui  fait  pro- 
céder toute  réalité  des  idées  ;  et  le  synthétisme, 
qui  rejette  les  deux  autres  systèmes  comme  arbi- 
traires :  c'est  un  milieu  entre  les  deux  extrêmes, 
un  essai  de  les  combiner  ensemble  et  de  les 
compléter  l'un  par  l'autre.  Selon  lui,  le  réalisme 
€t  l'idéalisme,  entre  lesquels  se  partagent  tous 
les  systèmes  dogmatiques,  sont  également  le 
produit  d'une  spéculation  transcendante,  c'est- 
à-dire  dépassant  la  conscience  considérée  comme 
la  synthèse  du  savoir  et  de  l'être^  de  l'idéal  et 
du  réel.  Dans  la  conscience,  la  realité  est  pré- 
sente sous  la  forme  d'idées,  et  il  est  impossible 
de  remonter  légitimement  au  delà  de  ce  lait.  Le 
synthétisme  transcendanlal,  dit-il,  est  ce  sys- 
tème qui  considère  le  savoir  et  l'être,  l'idéal  et 
la  réalité,  comme  primitivement  posés  et  réunis, 
■et  qui,  par  conséquent,  ne  prétend  pas  déduire 
l'un  de  l'autre,  regardant  une  pareille  expli- 
■cation  comme  impossible.  Cette  unité  est  un  l'ait 
primitif  de  la  conscience,  et  la  conscience  tout 
entière  repose  là-dessus  :  comment  dès  lors 
expliquer  ce  fait?  Toute  déduction  supposant  la 
conscience  de  ce  fait,  vouloir  aller  au  delà  c'est 
xihose  impossible,  absurde. 

Cette  théorie  est  surtout  exposée  dans  l'ou- 
■vrage  intitulé  Philosophie  fondamentale  (3"  édi- 
tion, in-8,  Leipzig,  1827)  ;  et  voici  comment  elle 
y  est  établie  : 

La  conscience  est  une  synthèse  du  savoir  et  de 
l'être  dans  le  moi,  et  la  conscience  n'est  con- 
science déterminée,  conscience  réelle,  actuelle, 
■qu'autant  que  dans  le  moi  un  être  déterminé  est 
uni  à  un  savoir  déterminé  ;  mais  une  pareille 
synthèse,  qui  se  renouvelle  sans  cesse,  serait 
impossible  sans  une  synthèse  primitive  de  l'être 


et  du  savoir  dans  le  moi,  synthèse  qui  est  au  delà 
do  toute  observation,  et  qui  constitue  origi- 
nairement la  conscience,  toute  conscience  sup- 
posant nécessairement  une  distinction  entre  le 
sujet  et  l'objet.  Antérieurement  à  toute  con- 
science déterminée,  il  faut  absolument  que  l'être 
et  le  savoir  soient  enlre  eux  dans  un  rapport  tel 
qu'ils  puissent  se  déterminer  réciproquement. 
Cette  synthèse  a  priori,  qui  est  antérieure  à 
toute  conscience  déterminée,  et  par  laquelle 
celle-ci  devient  seulement  possible,  est  un  fait 
primitif  supérieur  à  toute  réflexion,  à  toute 
explication  :  vouloir  l'expliquer  en  remontant 
au  delà,  ce  serait  se  perdre  dans  le  vide;  il  est 
absolu,  et  partant  ine.\i)licable. 

Si,  après  cela,  acceptant  ce  fait  comme  pri- 
mitif et  absolu,  on  réfléchit  sur  l'être  et  le  sa- 
voir, unis  ainsi  dans  la  conscience,  on  trouve  que 
l'être  qui  est  l'objet  du  savoir  est  rapporté  non- 
seulement  au  m,oi,  mais  encore  à  quelque  chose 
qui  n'est  pas  m,oi,  qui  est  hors  du  moi.  On  pose 
ainsi  avec  le  moi  un  non-moi,  et  l'on  attribue  à 
l'un  et  à  l'autre  une  égale  réalité.  Or,  sur  quoi 
est  fondée  cette  conviction?  en  d'autres  termes, 
quel  est  le  rapport  de  l'être  au  savoir,  de  la 
réalité  aux  idées? 

La  question  ramenée  à  ces  termes,  deux  ré- 
ponses sont  possibles  :  ou  l'un  des  deux  est  posé 
par  l'autre,  comme  un  effet  est  produit  par  sa 
cause  ;  ou  bien  tous  les  deux  sont  primitivement 
posés  et  unis  ensemble,  et  toute  explication  de 
l'un  par  l'autre  est  impossible. 

Si  l'on  admet  que  l'un  doit  être  déduit  de 
l'autre,  le  savoir  de  l'être  ou  l'être  du  savoir, 
deux  solutions  sont  possibles.  On  peut  essayer 
d'expliquer  l'idéal  par  la  réalité,  les  idées  par 
les  choses,  et  considérer  ainsi  l'être  comme  le 
premier,  et  le  savoir  comme  en  étant  le  produit] 
ou  bien  l'on  peut  concevoir  le  savoir  comme  le 
primitif,  et  en  déduire  l'être  ou  la  réalité.  Le 
premier  système  constitue  le  réalisme;  le  se- 
cond donne  naissance  à  Vidéalisme. 

Mais  tout  est  arbitraire  dans  l'un  et  l'autre 
système,  et  tous  deux  vont  au  delà  du  fait  de  la 
synthèse  primitive.  Si  l'on  se  décide  pour  le 
réalisme,  on  admet  une  réalité  en  soi,  indépen- 
dante de  tout  savoir,  de  toute  idée,  et  l'on  pré- 
tend néanmoins  en  faire  naître  l'idéal,  ce  qui 
est  impossible.  En  reconnaissant  une  simple  ma- 
tière, sans  aucune  idée,  sans  aucune  conscience, 
on  se  perd  dans  le  matérialisme.  Le  réalisme 
absolu  est  matérialisme,  et  il  laisse  la  question 
sans  solution  :  car  comment  l'idéal  pourrait-il 
naître  de  ce  qui  est  en  soi  inerte,  l'opposé  de  toute 
idée  et  de  toute  conscience? 

D'un  autre  côté,  en  admettant  l'idéal  comme 
le  premier,  on  le  dépouille  de  toute  réalité, 
puisque  la  réalité  doit  seulement  en  être  dé- 
duite. Or,  l'idéal,  sans  rien  de  réel,  n'est  rien 
au  fond,  et  l'idéalisme  se  réduirait  ainsi  au 
nihilisme,  puisque,  en  faisant  abstraction  de 
toute  réalité,  on  supprime  à  la  fois  l'objet  et  le 
sujet. 

L'idéalisme  et  le  réalisme  absolus  sont  donc 
également  insuffisants  pour  expliquer  le  rapport 
de  l'être  au  savoir,  des  choses  aux  idées;  il  ne 
reste,  par  conséquent,  que  le  troisième  système, 
selon  lequel  tous  les  deux  sont  posés  comme 
primitivement  unis  dans  la  conscience,  et  il 
faut  renoncer  à  vouloir  déduire  l'un  de  l'autre. 
Ce  système  est  le  synthétisme  transcendantaly 
qui  concilie  ensemble  l'idéalisme  et  le  réalisme, 
et  qui  reconnaît  avec  le  sens  commun  l'existence 
réelle  du  moi,  celle  d'un  non-moi,  et  une  action 
réciproque  de  l'un  sur  l'autre  ;  cette  conviction 
naturelle,  le  synthétisme  la  proclame  d'une  cer- 
titude absolue  et  supérieure  à  toute  démonstra» 


KRUG 


—  892 


LABR 


lion,  comme  un  fait  primitif  que  toulc  conscience 
et  toute  rcllcxion  supposent. 

On  peut  admettre  ce  résultat  sans  les  raisons 
sur  lesquelles  il  est  fondé,  et  sans  accorder  que 
]a  question  soit  résolue,  ni  même  que  la  solution 
proposée  ait  rien  de  bien  nouveau. 

En  efTet,  les  deux  doctrines  auxquelles  Krug 
oppose  la  sienne  comme  seule  raisonnable,  ne 
sont  pas  les  seules  possibles;  elles  sont  d'ailleurs 
mal  définies.  Nous  renvoyons  pour  les  diverses 
acceptions  de  ces  deux  termes  aux  mots  Idéalisme 
et  RÉALISME,  et  nous  nous  bornons  à  faire  re- 
marquer ici  que  le  premier  de  ces  deux  systèmes 
ne  prétend  faire  naître  les  choses  des  idées  qu'au 
point  de  vue  de  Dieu,  et  que,  jiour  ce  qui  est 
de  l'intelligence  humaine,  il  revendique  seule- 
ment pour  les  idées  une  existence  indépendante 
des  choses,  tout  en  les  concevant  comme  y  étant 
conformes;  et  que  le  second  ne  fait  pas  néces- 
sairement dériver  de  la  matière  les  idées  et  l'en- 
tendement lui-même;  qu'il  réclame  seulement 
pour  celles-ci  une  existence  indépendante  et  une 
action  sur  l'esprit  ;  en  d'autres  termes,  l'idéalisme 
ne  tourne  pas  nécessairement  au  nihilisme,  puis- 
qu'il suppose  au  moins  l'intelligence,  et  lé  réa- 
lisme n'est  pas  absolument  sensualisme,  et  encore 
moins  matérialisme,  puisque  même  en  faisant 
naître  toutes  les  idées  d'une  action  venue  du 
dehors,  il  est  toujours  obligé  de  reconnaître  un 
sujet  intelligent.  Tous  les  systèmes,  pour  expli- 
quer la  conscience,  sont  forcés  d'admettre  un 
sujet  et  un  objet;  ils  ne  diffèrent  que  quant  à  la 
part  plus  ou  moins  active,  qu'ils  attribuent  à  l'un 
et  à  l'autre.  Le  bon  sens  admet  les  deux  facteurs 
comme  concourant  ensemble  à  produire  l'intel- 
ligence, concevant  l'un  comme  fournissant  la 
matière,  et  l'autre  comme  l'artisan  qui  lui  donne 
la  forme.  Le  synthétisme  de  Krug  n'est  donc 
qu'un  retour  au  sens  commun,  qui  ne  s'élève  pas 
même  jusqu'à  l'harmonie  admise  par  Jacobi  entre 
les  lois  de  l'entendement  et  celles  de  l'univers. 
Loin  de  faire  faire  un  pas  à  la  question,  il  la 
laisse  entière  et  sans  solution. 

Krug  prétendait  que  le  synthétisme  pouvait 
encore  s'appliquer  à  d'autres  matières,  à  l'esthé- 
tique, par  exemple,  à  la  politique,  à  la  philosophie 
de  la  nature;  c'est  partout  une  sorte  de  ju.ste 
milieu,  de  conciliation  entre  le  réalisme  et  l'idéa- 
lisme. Ainsi,  quant  à  l'art,  il  rejette  cette  théorie 
selon  laquelle,  aux  dépens  ou  au  mépris  de  la 
nature,  l'artiste  obéirait  uniquement  aux  inspira- 
tions ae  sa  fantaisie,  et  ne  prendrait  pour  guide 
que  des  conceptions  purement  idéales  ou  chimé- 
riques; et  il  rejette  en  même  temps  le  réalisme 
esthétique  qui  voudrait  borner  l'art  à  la  servile 
imitation  de  la  nature  :  le  synthétisme  conseille 
à  l'artiste  de  s'inspirer  à  la  fois  de  ses  idées  et 
des  beautés  de  la  nature.  De  la  même  manière, 
il  importe  en  politique,  en  cherchant  à  réaliser 
l'état  idéal,  de  consulter  les  faits  et  de  se  régler 
sur  eux. 

Parmi  ses  nombreux  écrits,  outre  ceux  que  nous 
avons  déjà  cités,  Krug  indique  lui-même  comme 
les  plus  remarquables,  ses  Lettres  sur  la  perfec- 
tibilité de  la  religion  révélée,  1795;  —  VEssai 
d'une  encyclopédie  des  sciences,  1796-1797,  2  vol.; 
—  les  Aphorismes  relatifs  à  la  philosophie  du 
droit,  1800;  —  la  Philosophie  du  mariage, 
1800;  —  Histoire  de  la  philosophie  ancienne, 
V  édit.,  1826  :  ouvrage  instructif,  bien  que  sou- 
vent l'auteur  n'ait  pas  a.ssez  approfondi  les  doc- 
trines qu'il  juge; —  VÉtat  et  l'École,  1810,  etc. 
Le  Dictionnaire  philosophique  qu'il  a  publié  de 
1827  à  1834  laisse  fort  à  désirer;  les  matières 
n'y  sont,  en  général,  qu'effleurées,  et  il  oflTre  à  la 
fois  beaucoup  de  lacunes  et  de  choses  inutiles. 
Sur  la  fin  de  sa  vie,  Krug  publia  un  choix  de  ses  ou- 


vrages, parmi  lesquels  se  trouvent  trois  volumes 
d'écrits  philosophiques.  1839,  dont  quelques-uns 
ncsont  pas  sans  intérêt.  Ènl82.j,  il  fitparaitrc  .sous 
le  nom  d'Urceus,  traduction  en  latin  du  mot 
Krug,  une  histoire  de  sa  vie. 

On  trouvera  dans  V Histoire  de  la  philosoj/hic 
de  Tenncmann  l'indication  complète  des  ouvrages 
de  Krug,  et  l'on  pourra  consulter  encore  V Histoire 
de  la  phUosojihie  allemande  de  M.  Willm,  Paris, 
1846,  4  vol.  in-8.  J.  'W. 

KÛNHARDT  (Henri),  recteur  adjoint  et  pro- 
fesseur au  gymna.se  de  Lubeck,  a  publié  sur  divers 
points  de  l'histoire  de  la  philosophie  et  de  la 
philosophie  elle-même  des  ouvrages  estimables 
et  utiles  à  consulter;  en  voici  la  liste  à  peu  près 
complète  :  Le  Arislippi  philosophia  morali, 
quatcnus  illa  ex  ipsius  diclis  secundum  Dioge- 
nem  Lacrtium  potest  derivari,  in-4,  Helmstadt, 
179.')  ;  —  de  Fide  historicorum  recle  œstimanda 
in  historia  philosophiœ,  in-4,  ib.,  1796;  —  Disci- 
plina morum  aptis  philosôphorum  so.ntentiis 
illustrata,  in-8,  ib.,  1799;  —  Socrate  considéré 
comme  homme  et  comme  chef  d'école,  in-8,  Lu- 
beck et  Leipzig.  1802  :  c'est  la  traduction  des 
Memorabilia  de  Xénophon  avec  des  notes  expli- 
catives ;  —  des  Points  principaux  de  la  morale 
des  stoïciens  d'après  le  Manuel  d'Épictète,  dans 
le  Nouveau  Muséum  de  philosophie  et  de  litté- 
rature, publié  par  Bouterweck,  t.  I,  2°  cahier, 
et  t.  II,  2'-'  cahier;  —  de  l'Idée  de  la  mythologie 
et  du  sens  philosophique  de^  anciens  mythes,  ib., 
t.  II,  1"  cahier;  —  le  Phédon  de  Platon  expliqué 
et  jugé  surtout  en  ce  qui  concerne  la  doctrine  de 
l'immortalité,  in-8,  Lubeck,  1817; —  Principes 
de  la  métaphysique  des  mœurs  d'après  Kanl, 
présentés  dans  un  langage  simple,  et  examiné 
du7is  leurs  résultats  les  plus  importants,  in-8, 
Lubeck  et  Leipzig,  1800  ; — Fragments  sceptiques, 
ou  Doutes  sur  la  possibilité  de  la  philosophie 
comme  science  de  l'absolu,  in-8,  Lubeck,  1804;  — 
Anii-Stolberg,  ou  Essai  pour  défendre  les  droits 
delà  raison,  etc.,  in-8,  Leipzig,  1808;  —  Esquisse 
d'une  étymologie  universelle  ou  philosophique, 
in-8,  Lubeck,  1808;  — Idées  sur  le  caractère  essen- 
tiel de  l'humanité  et  les  limites  de  la  connaissance 
philosophique,  in-8,  Leipzig.  1813;  —  Leçons  sur 
la  religion  et  la  morale,  in-8,  Lubeck,  1815;  — 
Considérations  sur  les  limites  de  la  science  théo- 
logique, in-8,  Neustrelberg,  1820.  Tous  ces  écrits, 
à  l'exception  des  trois  premiers,  ont  été  rédigés 
en  allemand.  X. 

LA  BRUYÈRE.  Il  y  a  deux  manières  d'étudier 
la  nature  humaine  :  l'une  fondée  sur  la  conscience 
et  sur  l'analyse;  l'autre  sur  l'expérience  et  la 
pratique  du  monde  ;  l'une  solitaire,  abstraite, 
systématique,  qui  cherche  dans  l'esprit  lui-même 
et  dans  ses  facultés  invariables  le  principe  commun 
de  nos  actions,  de  nos  sentiments,  de  nos  idées, 
et  les  lois  générales  de  notre  existence  ;  l'autre 
qui  s'exerce  sur  la  société  et  prend  les  faits,  pour 
ainsi  dire,  au  passage,  sans  s'inquiéter  de  leur 
origine  ni  de  leur  cause;  qui  juge  les  hommes 
par  leurs  actes  plus  que  par  leurs  facultés,  par 
leurs  préjugés  et  leurs  habitudes  plus  que  par 
leurs  instincts  et  leurs  croyances  naturelles,  par 
ce  qu'ils  sont  d.ins  un  temps,  dans  un  lieu,  dans 
certaines  conditions,  non  par  ce  qu'ils  devraient 
et  pourraient  être.  La  première  appartient  au 
philosophe,  ou,  si  l'on  adopte  ce  mot  qui  rend 
mieux  notre  pensée,  au  psychologue;  la  seconde 
au  moraliste.  Elles  ont  toutes  deux  leur  bon  et 
leur  mauvais  côté.  Les  recherches  psychologiques 
nous  aident  à  découvrir  les  conditions  générales 
et  les  éléments  constitutifs  de  notre  être;  mais 
elles  nous  laissent  ignorer  comment  ces  éléments 
se  modifient ,  se  corrompent  ou  se  développent 
sous  l'influence  de   la  société.  Les  observations 


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