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Full text of "Discours de combat"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/discoursdecomba01brun 


Discours  de  combat 

PREMIÈRE    SÉRIE 


OUVRAGES  DU  MEME  AUTEUR 

LIBRAIRIE  HACHETTE 

Études  critiqubs  sur  l'Histoire  de  la  littérature 
FRANÇAISE 8  vol, 

L'Evolution  des  Genres  dans  l'Histoire  d^  Li  lit- 
térature.   T.  I I     — 

L'Evolution  de  la  poésie  lyrique  en  France  au 
x!x°  siècle 2     — 

Les  Epoques  du  Théâtre  Français I     ^ 

LIBRAIRIE  GALMANN-LÉVY 

Le  Roman  naturaliste i  vol. 

Histoire  et  Littérature 3  — 

Quistions  de  critique 2  — 

Essais  sur  la  Littérature  contemporaine, 2  — 

Variétés  littéraires i  — 

Honoré  de  Balzac i  — 

LIBRAIRIE  DELAGRAVE 
Manuel  de  l'histoire  de  la  Littérature  française    .      i   vol. 
Histoire  de  la  Littérature  française  classique.  — 
Première  partie i     — 

LIBRAIRIE  PERRIN 

Discours  de  Combat.  Première  série  :  La  Renaissance 
de  l'idéalisme.  —  L'Art  et  la  morale  —  L'Idée  de 
patrie.  —  Les  ennemis  de  l'âme  française.  —  La 
nation  et  l'armée.  —  Le  génie  latin.  —  Le  besoin 
de  croire.   i8*  édition,   i  volume  in-i6 3  5o 

Discours  de  Combat.  Nouvelle  série:  Les  Raisons  ac- 
tuelles de  croire.  —  L'Idée  de  Solidarité.  —  L'action 
catholique.  —  L'Œuvre  de  Calvin.  —  Les  Motifs 
d'espérer.  ~  L'Œuvre  c;ritique  de  Taine.  —  Le  Pro- 
grès religieux.  i6'  édition,  i  volume  in-i6 3  5o 

Disc<  urs  DE  Combat.  Dernière  série  :  LeGén'ie  Breton. —  La 
iModernité  de  Bossuet.  —  Liberté  de  l'Enseignement.  — 
L'évolution  du  concept  de  science.  —  La  réunion  des 
églises.  —  La  Renaissance  du  Paganisme  en  morale.  — 
L'Action  sociale  du  Christianisme.  —  Le  Dogme  et  la 
Libre  Pensée.  —  Les  Difficultés  de  croire.  5*  édition. 
I  volume  in-i6 3  5o 

Sur  LiiS  Chkmins  de  la  Croyance.  —  Première  ciape. 
L'Utilisation  du  Positivisme.  8»  édition,  i  volume 
in-, 6 3  5o 

Discouis  ACADÉMIQUES  (1894-1900),  2»  édition,  I  volume 
in-i6 . 3  5o 

Cinq  LETTRi  ssuR  Ernest  Renan.  5*  édition.  Une  bro- 
chure in-i6 I     » 

iluESTKiNs  ^':tijelles.  Après  une  visite  au  Vatican.  — 
Education  et  Instruction.  —  La  Moralité  de  la  doc- 
trine ".volutive. — Le  catholicisme  aux  Etats-Unis. — • 
Voulons-nous  une  Eglise  nationale  ?  —  La  lâcheuse 
équivoque.  — Le  Mensonge  du  Pacifisme.  — Les  Bases 
de  la  cro)'ance.  —  Pour  les  humanités  classiques. 
4«raille.  i  volume  in-i6.   .    .       3  5o 

LettriiS  de  Combat,  i  volume  in-i6 3  5<i 

E.  Grevln.  —  Imprimerie  de  Lagni. 


FERDINAND  BRUNETIÈRE 

PB  l'académie  françaisb 


Discours 


6  Orane  officium  quod  ad  corijinîc- 
tionem  hominum  et  ad  socicliiiou» 
tucndam  valet,  ost  aatepûneudum 
illi  oiiicio  quod  cognilione  et  scian* 
tia  cunliuelur.  ■ 

CicûaoN  :  De  Offlciis. 


PREMIERE    SERIE 

La  Renaissance  de  ilâéallsme.  —  L'Art  et  la  Morale. 

lldée  de  Patrie.  —  les  Ennemis  de  l'Ame  française.  —  La  Nation  etl'Annét. 

^4  Génie  latin.  —  Le  Besoin  de  croire 


OvX-^- 


PARIS 


y  9-1^ 


Ll  BR  AIRIE     ACAOÉMIQI 

PEIUUN   ET   C'«,    LlBRAlllES-ËDITEUnS 

iib,    QUAI   DES    GRAND3-AUGUST(.NS,    .3  5 
Tout  droiU  d«  reproduclion  et  de  traduction  réservés  pour  tous  paya 


LA  RENAISSANCE 

DE   L'IDÉALISME 


1896 


LA  RENAISSANCE 

DE   L'IDÉALISME' 


Mesdames,  Messieurs, 

Ce  serait  de  l'impolitesse,  et  même  de  l'ingrati- 
tude, en  prenant  la  parole  devant  un  si  nombreux 
auditoire,  que  de  ne  pas  vous  remercier,  et  avant 
tout,  de  votre  empressement.  Mais,  si  je  ne  saurais 
vous  dissimuler  ma  satisfaction,  je  ne  saurais  non 
plus  vous  cacher  mon  embarras  ou  mon  inquié- 
tude; et  je  me  demande  comment  je  réussirais  à 
remplir  votre  attente,  si  deux  considérations  ne 
me  rassuraient  et  ne  me  soutenaient.  La  première, 
—  c'est  que  je  me  flatte  que,  dans  votre  empres- 
sement même,  il  n'est  pas  entré  moins  de  bien- 
veillance et  de  sympathie  que  de  curiosité;  et  la 
seconde,  —  c'est  l'intérêt  lui-même  de  mon  sujet, 
que  je  m'imagine  qu'il  me  suffira  de  traiter  avec 
sincérité  pour  l'avoir  traité  convenablement. 

Il  y  a  donc  de  cela  vingt-cinq  ou  trente  ans,  quel- 

1.  Gonféreuce  prononcé*  à  Beaançon  le  3  février  18M. 


4  BISCOURS   DE   COMBAT 

ques-uns  d'entre  vous  se  le  rappellent  peut-être, 
et  les  autres  l'ont  entendu  conter  qu'une  doctrine 
qui  affectait  les  allures  d'une  religion  de  la  matière, 
régnait  presque  souverainement  :  en  philosophie, 
sous  le  nom  de  positivisme^  et  en  art  et  en  littéra- 
ture sous  les  noms  de  réalisme  ou  de  naturalisme. 
Elle  nous  venait  en  droite  ligne  du  xvm'  siècle, 
—  le  «grand  siècle  »,  ainsi  qu'on  l'a  quelquefois 
appelé,  par  moquerie  sans  doute,  —  mais  en 
tout  cas  le  moins  «  chrétien  »,  comme  on  l'a 
bien  mieux  dit,  et  le  moins  «  français  »  aussi  de 
notre  histoire  ^  Les  Diderot,  les  d'Alembert,  les 
Gondorcet,  les  Volney,  les  Cabanis  en  avaient  été 
les  prophètes  ;  et  le  Co2irs  de  philosophie  positive 
d'Auguste  Comte  en  était  l'Evangile.  Elle  ensei- 
gnait substantiellement  qu'en  dehors  de  ce  qui  se 
compte,  de  ce  qui  se  pèse,  et  de  ce  qui  se  mesure  ; 
en  dehors  de  ce  qui  tombe  sous  la  prise  de  l'ex- 
périence et  des  sens  ;  en  dehors  des  faits  et  des 
groupements  qu'on  en  peut  faire,  il  n'y  a  rien 
que  d'hypothétique,  d'incertain  et  d'illusoire.  Et, 
à  la  vérité,  pour  la  réduire  à  ces  termes,  il  avait 
fallu  commencer  par  diviser,  ou  plutôt  et  pour 
mieux  dire,  par  altérer,  par  dénaturer,  par  mu- 
tiler la  vraie  pensée  d'Auguste  Comte  2  ;  mais  on 

1.  Emile  Faguet  :  Dix-huitième  Siècle. 

2.  C'est  ce  qui  était  arrivé,  avant  Comte,  à  l'auteur  de  la  Crt- 
tiqiie  delà  Raison  pure;  et,  comme  s'il  '''était  pas  aussi  l'auteur 


LA   RENAISSANCE   DE   L'iDÉALISME  I 

D'y  avait  pas  pris  garde,  puisque  aussi  bien  il  était 
mort  :  et  tel  était  l'enseignement  qui  ressortait  de 
la  critique  de  Taine  et  de  la  poésie  de  Leconte  de 
Lisie,  du  théâtre  d'Alexandre  Dumas  et  du  roman 
de  Flaubert,  de  l'esthétique  de  Gustave  Courbet 
et  de  la  philosophie  de  Littré.  «  Il  n'y  a  rien  de 
plus   méprisable   qu'un    fait  »,  avait  dit  Royer- 

de  la  Critique  de  la  Raison  pratique,  on  en  avait  fait,  à  peu  près 
uniquement,  le  grand  théoricien  de  la  relativité  de  la  connais- 
sance. On  affectait  d'ignorer  une  moitié  de  son  œuvre,  —  la 
seconde,  et  à  ses  yeux  la  plus  importante,  —  pour  n'en  retenir 
que  la  première.  On  répétait,  avec  ce  mauvds  plaisant  d'Henri 
Heine,  qu'après  avoir  jonché  la  terre  des  débris  de  «  l'ontolo- 
gisme  »  et  «  privé  Dieu  de  démonstration  »,  c'était  dans 
l'intérêt  de  son  vieux  domestique,  par  un  effet  de  compassion 
ou  de  prudence  bourgeoise,  qu'Emmanuel  Rant  avait  relevé, 
d'une  main  cauteleuse,  dans  la  Critique  de  la  Raison  pratique, 
tout  ce  qu'il  avait  jeté  bas  dans  la  Critique  de  la  Raison  pure. 
Et  des  prémisses  de  son  raisonnement  on  avait  réussi  à  en 
faire  les  conclusions,  ou  encore,  de  son  point  de  départ  le  terme 
de  sa  dialectique.  C'est  ainsi  que,  jusque  de  nos  jours,  beaucoup 
de  Gomtistes,  et  non  des  moindres,  semblent  ignorer  jusqu'à 
l'existence  du  Cours  de  Politique  positive,  ou  encore,  ne  retenant, 
du  Cours  de  philosophie  lui-même,  que  ce  qui  concerne  la  philo- 
sophie des  sciences,  ou  la  «loi  des  trois  États»,  —  l'y  réduisent. 
Cependant,  et  bien  loin  d'en  être,  pour  Auguste  Comte,  la  partie 
capitale,  sa  philosophie  n'était  qu'une  introduction  au  dessein 
ultérieur  de  son  œuvre  et  un  acheminement  vers  la  sociologie, 
pour  ne  pas  dire  à  la  religion.  «  La  vie  d'Auguste  Comte,  a  dit 
un  de  ses  plus  fidèles  disciples,  peut  se  partager  en  trois  phases 
distinctes  :  dans  la  première,  qui  a  surtout  un  caractère  social, 
SI  conçoit  et  proclame  la  nécessité  de  la  restauration  spirituelle  ; 
dans  la  seconde,  principalement  philosophique,  il  construit  les 
bases  systématiques  de  cette  nouvelle  autorité  ;  dans  la  troi- 
sième, essentiellement  religieuse,  il  institue  le  culte  et  le  régime 
correspondant  au  dogme  préalablement  élaboré.  »  {Notice  sur  la 
vie  et  l'œuvre  d'Auguste  Comte,  par  le  D'  Robinet.)  De  ces  trois 
phases,  beaucoup  de  Gomtistes  n'ont  connu  que  la  seconde,  et 
c'était  d'cùlleurs  leur  droit,  mais  il  n«  faudrait  pourtant  pas 
o>ibU«r  entièrement  les  deux  autres. 


e  DISCOURS   DE   COMBAT 

Collard  ;  et  on  lui  répondait  maintenant  :  «  Le  fait 
est  tout,  puisqu'il  est  la  seule  réalité  que  nous 
puissions  atteindre  ;  il  n'y  a  de  «  science»  que  du 
fait;  et  tout  ce  que  nous  nommons  des  noms  de 
métaphysique  ou  de  religion,  —  illusion  du  sen- 
timent ou  mirage  de  l'imagination,  —  n'est  qu'un 
un  vain  effort  pour  nous  émanciper,  sans  titre  et 
sans  droit,  de  la  salutaire  tyrannie  des  faits  ^  » 

C'est,  Messieurs,  cette  doctrine  que  nous  avons 
vue,  dans  ces  dernières  années,  perdre  insensible- 
ment de  son  ancien  crédit;  et  tout  ce  qu'elle 
perdait,  je  dis,  —  et  je  voudrais  essayer  de  vous 

1.  Est-ce  que  je  me  trompe,  ou  peut-être  est-ce  que  j'exagère 
en  donnant  à  la  formule  ce  degré  de  précision?  Je  ne  le  crois 
pas  ;  et,  pour  preuve,  je  n'ai  qu'à  transcrire  ici  quelques  pas- 
sages d'un  singulier  et  remarquable  Éloge  de  Magendie,  par 
Claude  Bernard. 

«  M.  Magendie  avait  pour  l'esprit  de  système  une  répulsion 
vraiment  extraordinaire.  Toutes  les  fois  qu'on  lui  parlait  de 
doctrine  ou  de  théorie  médicale,  il  en  éprouvait  instinctivement 
une  espèce  de  sentiment  d'horreur...  M.  Magendie  a  conservé 
toute  sa  vie  cette  antipathie  pour  le  raisonnement  en  médecine 
et  en  physiologie...  Il  n'a  jamais  voulu  entendre  parler  que  du 
résultat  expérimental,  brut  et  isolé,  sans  qu'aucune  idée  systé- 
matique intervînt  ni  comme  point  de  départ,  ni  comme  consé- 
quence... Chacun,  me  disait-il,  se  compare  dans  sa  sphère  à 
quelque  chose  de  plus  ou  moins  grandiose,  à  Archimède,  à 
Michel-Ange,  à  Newton,  à  Galilée,  à  Descartes...  Louis  XIV  se 
comparait  au  soleil.  Quant  à  moi,  je  suis  beaucoup  plus  humble, 
je  me  compare  à  un  chiffonnier  :  avec  mon  crochet  à  la  main  et 
ma  hotte  sur  le  dos,  je  parcourt  le  domaine  de  la  êcience,  et  je 
ramasse  ce  que  je  trouve.  > 

A  pein**  est-il  besoin  de  lire,  comme  l'on  dit,  entre  les  lignes  ! 
Mais  il  est  malheureusement  vrai  que  l'esprit  de  Magendie  a  régné 
longtcojps  dans  la  science  ;  et  de  plus  autorisés,  ou  de  plus  com- 
pétents que  noua,  pourraient  dire  de  combien  eet  evprit  a  retardé 
les  progrès  de  la  «cieace  elle-même. 


LA    RENAISSANCE   DE   l'iDÉALISME  7 

montrer  aujourd'hui,  —  que  c'est  ïldéaiisme  qui 
l'a  gagné. 

Vous  entendez  bien  que  je  ne  prends  pas  ici  ce 
mot  Idéalisme  dans  le  sens  précis,  technique  et 
limitatif  que  lui  donnent  les  philosophes.  S'il  y  a 
des  définitions  qui  ne  sauraient  être  trop  strictes, 
El  y  en  a  d'autres  dont  il  est  bon,  nécessaire  même, 
de  laisser  un  peu  flotter  les  termes.  Ce  que  j'appelle  • 
du  nom  d'Idéalisme,  c'est  donc,  Messieurs,  la  doc- 
trine, ou  plutôt,  —  car  elles  sont  plusieurs,  —  ce 
sont  toutes  les  doctrines  qui,  sans  méconnaître 
l'incontestable  autorité  des  faits,  —  événements 
de  l'histoire,  ou  phénomènes  de  la  nature,  — 
estiment  qu'ils  ne  s'éclairent  ni  les  uns  ni  les 
autres  de  leur  seule  et  propre  lumière  ;  qu'ils  ne 
portent  pas  en  eux  leur  signification  tout  entière; 
et  qu'ils  relèvent  de  quelque  chose  d'ultérieur,  de 
supérieur  et  d'antérieur  à  eux-mêmes.  L'Idéalisme ^ 
c'est  encore  la  conviction  que,  si  la  science  ou  la 
connaissance  de  fait,  la  connaissance  expérimen- 
tale, la  connaissance  rationnelle,  est  une  des  «  fonc- 
tions de  l'esprit  »,  elle  n'est  ni  la  seule,  ni  peut-être  ' 
la  plus  importante.  Il  y  a  plus  de  choses  dans  le 
monde  que  nos  sens,  —  instruments  merveilleux, 
je  ne  dis  pas  le  contraire,  mais  instruments  très 
bornés  aussi,  —  n'en  sauraient  percevoir  ou 
atteindre  !  Et  l'Idéalisme  c'est,  enfin.  Messieurs, 
lu  ^orsuaflioD,   l'intime    persuasion,    la   croyance 


8  DISCOURS    DE   COMBAT 

indestructible  que,  derrière  la  toile,  au-delà  de  la 
scène  où  se  jouent  le  drame  de  l'histoire  et  le 
spectacle  de  la  nature,  une  cause  invisible,  un 
mystérieux  auteur  se  cache,  —  Deus  abscondituSy 
—  qui  en  a  réglé  d'avance  la  succession  et  les 
\  péripéties. 

Si  vous  m'accordez  cette  définition,  et,  je  pense, 
au  surplus,  que  les  philosophes  eux-mêmes  me 
l'accorderaient*,  je  ne  veux  pas  dire  qu'il  me  sera 

1.  Nous  sommes  toujours  maîtres  de  nos  définitions,  et,  une 
fois  posées,  on  n'a  le  droit  de  nous  demander  que  d'y  conformer 
notre  langage.  Mais  comme,  d'autre  part,  on  ne  saurait  entière- 
ment vider  les  mots  du  sens  que  l'usage  y  a  incorporé, 
nous  risquerions  de  n'être  pas  compris  si  notre  définition  de 
VIdéalisme  était  incompatible  avec  celle  qu'en  donnent  les  phi- 
losophes ou  les  métaphysiciens.  Rappelons  donc  qu'en  philoso- 
phie, —  depuis  Parménide  jusqu'à  Hegel  et,  si  l'on  le  veut,  jus- 
•  qu'à  M.  de  Hartmann,  —  YIdéalisme  consiste  à  ne  reconnaître 
-_  pour  vrai,  et  même  pour  existant  réellement,  que  ce  qui  existe 
d'une  manière  permanente  et  durable. 

On  en  a  donné,  —  dans  un  excellent  livre  sur  VIdéalisme  en 
Angleterre  au  xviii*  siècle,  —  dont  Berkeley  est  naturellement 
le  héros,  une  définition  moins  concise,  et  que  nous  avons 
plaisir  à  reproduire.  «  Cette  philosophie,  y  lisons-nous,  prend  le 
nom  d'Idéaliste  qui  aperçoit  au-dessus  du  monde  actuel,  — 
j'aimerais  mieux  dire  au-delà,  —  tout  un  autre  univers  que  nos 
pensées  composent,  dont  un  esprit  omniprésent,  le  nôtre  peut- 
être,  fournit  le  théâtre.  Elle  ose  plus.  Au  lieu  que  tout  à  l'heure, 
l'âme  éprise  du  mieux  se  contentait  d'inventer  par-delà  les  êtres 
ambiants  des  types  embellis,  sur  la  consistance  desquels  elle  ne 
se  faisait  nulle  illusion,  l'esprit  maintenant  prend  en  lui-même 
assurance  et  foi.  Le  réel  prétendu  devient  pour  lui  signe  et  sym- 
bole ;  et  ce  sont  désormais  ses  pensées,  avec  leurs  lois  inflexibles, 
leur  inépuisable  variété  de  formes  et  de  contours,  qu'il  estime 
seules  de  véritables  existences  7>.  (L'Idéalisme  en  Angleterre  au 
XMiv  siècle,  par  M.  Georges  Lyon,  p.  i  et  2.) 

On  n'apprendra  pas  sans  un  vif  intérêt  que  cette  définition  de 
l'idéalisme  a  jadis  été  dédiée  à  M.    Marcelin  Berthelot,  «  pour 


LA    RENAISSANCE   DE  L'IDÉALISME  9 

facile,  mais  il  me  sera  possible,  Messieurs,  de  vous 
la  montrer  en  action,  depuis  une  dizaine  d'années, 
ou  davantage,  non  seulement  dans  la  science,  —  et 
ce  sera  mon  premier  point,  —  mais  dans  l'art  et  la 
littérature,  ce  sera  le  second  ;  et,  —  si  vous  le 
voulez  bien,  ce  sera  le  troisième,  —  jusque  dans 
la  politique  elle-même.  Oui,  quelque  sombre,  je 
veux  dire  obscure  et  confuse,  que  soit  l'heure  pré- 
sente, nous  avons  encore,  nous  avons  toujours  des 
raisons  d'espérer  ;  nous  en  avons  peut-être  plus  et 
de  plus  fortes,  de  plus  solides,  que  nous  n'en  avions 
il  y  a  quelque  dix  ans.  Je  vois  ou  je  crois  voir,  si 
je  regarde  autour  de  moi, des  symptômes  non  dou- 
teux d'une  réaction^  ou,  si  vous  l'aimez  mieux, 
d'une  renaissance  prochaine  (c'est  la  même  chose, 
mais  les  deux  mots  n'évoquent  pas  le  même  cortège 
d'idées)  ;  et  avec  le  secours  de  votre  indulgence  et 
de  votre  attention,  ce  sont  ces  symptômes  que  je 
vais  essayer  de  caractériser. 


1 


Observons  donc  d'abord  ensemble.  Messieurs, 
que,  si  quelques  savants,  en  ce  temps-là,  s'étaient 
formé  de  leur  science,  ou  de  la  science  en  gêné- 

avoir  apporté  à  Vldéalisme,  dont  l'inscription  aux  nouveaux 
programmes  de  l'enseignement  classique  faisait  l'objet  de  vivei 
critiques,  l'autorité  yictorieuse  de  sa  parole  >. 


10  DISCOURS    DE   COMBAT 

rai,  une  idée  trop  étroite  et  vraiment  misérable,  en 
la  réduisant  à  une  constatation  pure  et  simple,  et 
comme  qui  dirait  à  une  statistique  des  faits  ;  si  l'on 
avait  cru  faire  merveille  en  en  bannissant  l'ima- 
gination comme  une  «  maîtresse  d'erreur»,  nous 
trouverions  bien  encore  quelques  sectaires  qui 
continuent  de  s'en  former  toujours  la  même  idée, 
mais  pas  un  vrai  savant.  «  Il  faut  bien  se  garder  de 
proscrire  l'usage  des  idées  et  des  hypothèses...  On 
doit,  au  contraire,  donner  libre  carrière  à  son 
imagination;  c'est  Vidée  qui  est  le  principe  de 
tout  raisonnement  et  de  toute  invention  ;  c'est  à 
elle  que  revient  toute  espèce  d'initiative.  On  ne 
saurait  l'étouffer  ni  la  chasser  sous  prétexte  qu'elle 
peut  nuire...  »  Ces  paroles  ne  sont  pas  d'un  phi- 
losophe de  profession,  mais  d'un  physiologiste  I 
Elles  sont  de  Claude  Bernard,  c'est-à-dire  de 
l'homme  (^ui,  dans  le  siècle  où  nous  sommes,  avec 
Darwin  et  avec  Pasteur,  a  renouvelé  les  sciences 
de  la  vie.  Et  tous  les  trois  ensemble,  s'ils  les  ont 
renouvelées.  Messieurs,  ne  le  savez-vous  pas? 
c'est  peut-être  bien  moins  par  la  patience  de  leurs 
observations,  qui  fut  cependant  infinie,  ou  même 
par  la  précision  presque  mathématique  de  leurs 
expériences,  que  par  la  hardiesse  de  leurs  vues, 
l'abondance  de  leurs  idées,  et  l'ampleur  grr>.ndiose 
de  leurs  hypothèses  i.  S'ils  sont  Darwin,  Pasteur  et 

1.  On  a  longtemps  traduit  le  mot  célèbre  de  Newtoo  :  Hgpo- 


LA   RENAISSANCE   DE   l'iDÉâLISME  H 

Claude  Bernard,  c'est  justement  parce  que  les  faits 
ne  leur  ont  pas  suffi,  —  comme  à  tant  de  garçons 
do  laboratoire  qui  n'en  croient  pas  moins  avoir  la 
science  en  tutelle  ou  en  garde;  —  c'est  parce  qu'on 
les  a  vus  retuser  de  s'y  soumettre  quand  ces  faits 
ont  semblé  quelquefois  contredire  l'idée  dont  ils 
se  croyaient  sûrs;  c'est  en  deux  mots,  parce  qu'ils 
ont  plutôt  douté  de  l'infaillibilité  de  leurs  sens,  ou 
du  résultat  de  leurs  expériences,  que  de  la  vérité 
de  leur  sentiment. 

Mais,  en  même  temps  qu'ils  faisaient  ainsi  ren- 
trer l'hypothèse  dans  ses  droits  et  qu'ils  rétablis- 
saient ce  que  l'on  pourrait  appeler  la  souveraineté 
de  l'idée  sur  le  fait,  d'autres,  d'un  autre  côté, 
limitaient  le  domaine  de  la  science  et  la  dépos- 
sédaient de  ce  caractère  de  religion  laïque,  si  je 
puis  ainsi  dire,  que  toute  une  génération  lui 
avait  presque  reconnue  Et  ici,  Messieurs,  puisque 

thèses  non  fingo,  comme  si  Newton  avait  voulu  dire  qu'il  «  ne  se 
permsttait  aucune  hypothèse  ».  Mais  nous  pouvons  le  traduire 
aussi  d'une  autre  manière  ;  et,  si  nous  estimions  que  Newton  ,i 
voulu  dire  que  ses  «  hypothèses  n'avaient  rien  d'imaginaire,  étaient 
l'expression  même  de  la  réalité  »,  la  traduction  ne  vaudrait-elle 
pas  mieux;  et  ne  serait-elle  pas  plus  voisine  de  la  vraie  pens<';e 
de  Newton?  11  ne  pouvait  paaprouver  l'attraction,  et,  faute  de 
preuves,  elle  demeurait  donc  une  hypothèse  ;  mais  cette  hypo- 
/Aè5« expliquait  mathématiquement  le  système  du  monde;  et  les 
conséquences  démontrables  qui  en  résultaient  la  rendaient  elle- 
même  équivalente  à  une  certitude. 

1.  Je  suis  bien  aise  ici  de  reproduire  on  passage  d'un  remar- 
quable articl j  sur  la  Morale  bourgeoise,  de  M.  Charles  Bonnier, 
dans  l«  Dtvtnir  social  du  mois  de  décembre  1895.  L'auteur  vient 
de  retracer  à  grands  traits,  an  peu  somuMùres  peut-être  pour 


ie  DISCOURS    DE    COMBAT 

roccasion  s'en  présente,  je  ne  puis  m'empôcher  de 
faire  allusion  à  une  controverse  que  j'ai  soulevée 
naguère  et  dont  les  résultats,  quoi  qu'on  en  ait 
pu  dire,  me  paraissent  pour  la  plupart  acquis.  Avec 
plus  d'habileté  que  de  franchise,  on  a  donc. feint 
de  ne  pas  me  comprendre  ;  et  on  m'a  demandé, 
quand  j'accusais  la  science  d'avoir  fait  banque- 
route, si  je  voulais  dire  qu'on  allât  plus  vite  et  plus 
commodément  de  Paris  à  Besançon  par  le  coche 
que  par  le  chemin  de  fer.  Non  !  ce  n'est  pas  ce  que 
j'ai  voulu  dire  !  ni  non  plus  que  l'on  s'empoison- 
nât jadis  à  meilleur  marché  que  de  nos  jours,  — 
j'aurais  dit  plutôt  le  contraire,  je  crois  même  l'avoir 


le  XIX*  siècle,  l'évolution  de  la  «  morale  bourgeoise  »,  et  il 
ajoute  : 

«  Il  y  eut  alors  dans  l'évolution  un  phénomène  curieux,  vers 
les  années  1850,  phénomène  très  bien  étudié  par  M.  J.-J.  Weiss, 
—  dans  un  article  que  nous  rappellerons  nous-même  tout  à 
l'heure,  —  V Adoration  de  la  science,  fruit  de  la  doctrine  positi- 
viste. A  son  to2ir,  elle  servit  de  religion  à  la  bourgeoisie.  On  ne 
croyait  plus  qu'aux  faits,  c'était  la  religion  des  résultats.  La 
science  devait  prouver  à  la  bourgeoisie  non  seulement  qu'elle 
avait  eu  raison  d'entamer  la  lutte  contre  la  classe  privilégiée 
des  nobles  et  des  prêtres,  mais  encore  que  cet  empire,  qu'elle 
avait  conquis  elle  le  garderait  éternellement.  Et  l'on  vit  alors 
le  parti  libéral,  transformé  en  parti  républicain,  proclamer  sa 
dévotion  à  la  science.  L'hosannah  qu'entonne  Renan  dans  son 
Avenir  de  la  science  répondait  à  ce  sentiment  général  ;  on  était 
enfin  arrivé  au  port,  on  avait  sa  religion  ;  et  on  pouvait  se 
reposer,  après  cette  lutte  de  plus  de  deux  siècles.  » 

On  ne  saurait  mieux  dire,  et  c'est  ce  que  reconnaîtront  tous 
les  esprits  impartiaux.  La  science  a  eu,  elle  aura  eu,  trente  ou 
quarante  ans  durant,  la  prétention  de  remplacer  les  <  religions»; 
d'en  être  donc  une  elle-même  ;  et  à  ce  titre  de  te  substituer 
dans  les  privilèges  des  relii^ions. 


LA    RENAISSANCE   DE   L  IDÉALISME  13 

dit  ;  —  et  je  n'ai  pas  parlé  le  premier  de  la  «  Ban-, 
queroute  de  la  science  »  ;  et  je  n'en  ai  parlé  que 
pour  protester  contre  l'exagération  ou  l'injustice  de 
l'expression ^  Mais,  comme  autant  que  je  le  puis, 

—  et  sans  méconnaître  qu'il  n'y  a  rien  de  plus 
difficile  ni  de  plus  ambitieux  au  monde,  — j'aime 
à  user  de  termes  précis,  j'ai  dit,  et  je  répète  avec 
une  entière  assurance  que  les  sciences  avaient  fait 
des  faillites  partielles  ;  et,  dans  la  langue  de  tout 
le  monde,  comme  dans  la  langue  du  droit,  faire 
faillite.  Messieurs,  c'est  ne  donner  à  ses  créanciers 
que  75,  ou  50,  ou  25  0/0  de  sa  dette  ;  c'est  ne  tenir 
et  ne  réaliser  que  les  trois  quarts,  ou  la  moitié, 
ou  le  quart  de  ses  engagements. 

Que  m'a-t-on  répondu  là-dessus  ?  Que  les  engage- 
ments que  je  lui  reprochais  de  n'avoir  pas  tenus, 
tel  que  celui  de  nous  apprendre  un  jour  où  nous 
allons,  ce  que  nous  sommes,  d'oti  nous  venons, 
la  science  ne  les  avait  pas  pris  !  Mais,  pour  prouver 
qu'elle  les  avait  pris,  je  n'ai  eu  qu'à  ouvrir  le 
Discours  sur  la  méthode,  de  Descartes  ;  l'Esquisse 
(Tune  histoire  des  progrès  de  r esprit  humain,  de 
Gondorcet;  V Avenir  de  la  science,  de  Renan,  et 
combien  d'autres  livres  encore,  qu'il  serait  trop 
facile  d'y  joindre!  et  Renan,  Gondorcet,  Descarlesè, 

—  pour  ne  rien  dire  de  M.  Berlhelot,  —  sont-ils 

1.  Voyez  ma  brochure  la  Science  «t  la  Reliçion,  p.  13  et  14. 


14  DISCOURS    DE    COMBAT 

OU  ne  sont-ils  pas  des  savants?  Moi,  je  le  veux  bien, 
si  l'on  le  veut  I 

On  m'a  fait  observer  encore  que  les  «  savants  » 
n'étaient  pas  la  «  Science  »*  ;  et,  en  effet,  ils  n'en 

1.  C'est  ici  ce  que  l'on  pourrait  appeler  un  ton  exemple  de  «Faux 
idéalisme»  ou  d'  «Idéalisme  à  rebours  »,  si  l'argument,  ou  plutôt 
le  sophisme  consiste  à  transformer  la  Science,  avec  un  grand  S, 
en  je  ne  sais  quelle  espèce  d'entité  métaphysique.  Mais  parce 
que  la  «  méthode  des  résidus  »,  autrefois  célébrée  par  Stuart 
Mill.  dans  son  Traité  de  Logique  induclive,  a  quelque  part  des 
applications,  ce  n'est  pas  une  raison  de  l'appliquer  partout  ;  et 
la  distinction  que  l'on  prétend  établir  entre  la  «  Science  t>  et  les 
<  savants  »  me  paraît  aussi  vaine,  ou,  pour  ne  pas  la  qualifier,  elle 
est  de  même  nature  que  celle  que  l'on  essaierait  d'établir,  par 
exemple  entre  «  les  artistes  »  et  «  l'Art  »,  ou  encore  entre  «  la 
Religion  »  et  «  ses  ministres  ».  Je  veux  dire  qu'évidemment  si 
l'erreur  ou  le  vice  d'un  prêtre  n'est  pas  imputable  à  la  religion, 
ni  l'erreur  ou  la  sottise  d'un  savant  à  la  science,  ni  l'erreur  ou 
l'immoralité  d'un  aitiste  à  l'art  lui-même,  il  n'en  subsiste  pas 
moins  une  indivisible  solidarité  de  l'art  et  des  artistes,  comme 
de  la  religion  et  de  ses  ministres,  comme  de  la  science  et  des 
savants. 

Dira-t-on  là-dessus  que  la  science  est  plus  impersonnelle  ?  Je 
le  veux  bien  ;  mais  elle  ne  le  devient  qu'à  la  longue,  et  quand  le 
temps  a  passé  ses  découvertes  et  ses  théories  comme  au  crible. 
Rappelons-nous  plutôt,  et  sans  remonter  bien  haut,  quelles  con- 
tradictions les  Darwin,  les  Claude  Bernard,  les  Pasteur  ont 
essuyées  de  la  part  des  savants  de  leur  génération.  C'est  au  nom 
de  la  «  Science  î»  que  Flourens  a  combattu  l'Origine  des  Espèces; 
c'est  au  nom  de  la  «  Science  »  que  Vulpian  ou  Longet  ont  con- 
testé les  découvertes  de  Claude  Bernard  ;  c'est  au  nom  de  la 
«  Science  »  que  le  D'  Peter,  —  et  avec  lui  pendant  un  temps 
toute  l'Ecole  de  Médecine  de  Paris,  —  ont  combattu  la  tbéorie 
microbienne.  Distinguaient-ils  alors?  Faisaient-ils  deux  parts  de 
leurs  objections  ?  Etait-ce  en  tant  que  Peter  ou  que  Flourens 
qu'ils  repoussaient  la  théorie  microbienne  ou  la  do".trine  de  la 
variabilité  des  espèces  ?  Pveconnaissaient-ils  seulement  la  réalité 
des  faits  *pi'apportaient  Darwin  ou  Pasteur?  Non  1  c'était  les  faits 
eux-mêmes  qu'ils  contestaient,  c'était  les  méthodes,  c'était  les 
conclusioDB.  Et,  dans  up«  matière  infiniment  complexe,  qu'a-t-U 
fallu  pour  triompher  de  leur  opposition  7  II  a  fallu  que  des  gêné' 


LL   RENAISSANCE   DE   l'iDÉALISME  15 

sont  que  les  interprètes;  mais  dans  la  réalité  de 
l'histoire  et  de  la  vie  quotidienne,  ce  n'en  sont  pas 
moins  eux  qui  parlent  en  son  nom,  eux  seuls!  et 
voyez-les,  de  quel  air  de  mépris  ils  nous  reçoivent, 
quand  nous  leur  demandons,  timidement  et  res- 
pectueusement, si  l'état  de  leur  science  autorise 
toutes  les  conclusions  qu'ils  en  tirent  ?  Oui,  allez 
donc  dire  à  ce  naturaliste  qu'il  n'a  pas  le  droit  de 
conclure  de  l'animal  à  l'homme,  et  de  nous  donner 
le  gorille  ou  le  chimpanzé  pour  ancêtre!  Dites  à 
ce  physiologiste  que,  si  la  pensée  a  le  cerveau 
pour  organe,  il  n'en  résulte  pas  du  tout  que  la 
pensée  soit  un  attribut,  une  efflorescence,  ou  une 
sécrétion  de  la  matière  !  Dites  encore  à  ce  chimiste 
que,  pour  n'avoir  trouvé  dans  ses  matras  que  de 
l'inorganique,  il  ne  s'ensuit  pas  de  là  que  la  vie 
ne  soit  qu'un  consensus  des    forces   physico-chi- 

rations  nouvelles,  formées  par  d'autres  méthodes  et  nourries  d'une 
autre  «  Science  »,  eussent  comme  étouffé  leur  voix  !  ou,  si  Von 
le  veut  encore,  il  a  fallu  que  d'autres  «  savants  »,  sétant  formés 
une  autre  idée  de  la  «  Science»,  en  aient  usé  pour  discréditer 
une  «  Science  »  qui  n'en  était  plus  une,  quoique  d'ailleurs  elle 
efit  passé  cinquante  ou  soixante  ans  pour  l'expression  «  intan- 
gible »  de  la  vérité.  Elle  avait  cessé  de  plaire,  comme  il  arrive 
aux  produits  de  lu  Belle  Jardinière  !  Et  je  ne  sais  pas,  et  personne 
au  monde  ne  peut  dire;  ce  qu'il  en  sera  dans  un  siècle  ou  deux 
de  notre  «  Science  »  à  nous,  quelque  impersonnelle  qu'elle  nous 
paraisse.  Et  les  faits  seront  sans  doute  les  faits,  eu  gros,  et  à 
moins  qu'ils  ne  soient  eux-mêmes  détruits  par  d'autres  faits, 
mais  on  n'eu  donnera  pas  les  lut^mes  interprétations  ;  et  ce  ne 
sont  pas  au  fond  les  faits  qui  sont  la  «  Science  »,  mais  les  rapports 
qu'ils  soutiennent  entre  eux,  les  hypothèses  qui  les  relient,  et  pu 
conséquent  les  interprétations  qu'un  en  donne. 


16  DISCOURS    DE    COMBAT 

miques  !  Ils  prendront  vos  raisons  en  pitié  !  Ils 
vous  demanderont  oii,  dans  quel  amphithéâtre, 
vous  avez  disséqué?  dans  quel  laboratoire  vous 
avez  étudié?  Et  la  foule  en  croira  leurs  grands  airs. 
Ils  nous  en  imposeront  à  nous-mêmes  !  Et  si  c'est 
par  hasard  quelqu'un  de  leurs  confrères  ou  de 
leurs  émules  qui  s'inscrit  en  faux  contre  leurs 
assertions,  —  vous  le  savez,  j'en  pourrais  produire 
cent  exemples!  —  ils  ne  craindront  pas  d'insinuer 
qu'une  certaine  timidité . . .  qu'une  certaine  étroitesse 
ou  paresse  d'esprit...  qu'un  certain  respect  des 
anciens  préjugés...  que  sais-je  encore?  ont  seuls 
empêché  les  Claude  Bernard  de  conclure  comme 
des  Bûchner,  les  Darwin  comme  des  Dodel,  et  les 
Pasteur  comme  des  Pouchet,  Mais  ceux  qui  sont 
plus  francs  reconnaîtront  que  «  la  Science  »  est 
responsable  des  promesses  que  «  les  savants  »  ont 
faites  publiquement  en  son  nom^  ;  et  ces  promesses, 
toutes  les  fois  qu'elle  ne  les  aura  pas  tenues,  nous 
aurons  le  droit  de  dire  qu'elle  y  a  fait  faillite. 

Que  vous  dirai-je,  après  cela,  de  ceux  qui  m'ont 
répondu  que  les  sciences  mathématiques,  physico- 
chimiques, physiologiques,  naturelles,  philolo- 
giques, n'étaient  pas  la  science,  ni  même  toutes 
les  sciences,  et  qu'à  côté,  ou  au-dessus  d'elles,  la 
philosophie,  l'esthétique,  la  morale,  la  métaphy- 

1.  Voyez  l'article  de  M.  Berthelot  sur  la  Science  et  la  Morale, 
dans  la  Revue  de  Paris  du  1"  février  189S. 


LA   RENAISSANCE  DE   L'IDÉALISME  17 

sique  devaient  avoir  part  à  l'honneur  de  ce  nom^? 
J'y  consentirai  volontiers  pour  ma  part,  quand  les 
savants  y  auront  consenti.  Mais  remarquez  déjà, 
Messieurs,  qu'à  elle  toute  seule  cette  prétendue 
réponse  est  un  aveu.  Elle  est  surtout  une'  preuve, 

1.  C'est  la  réponse  que  M.  Alfred  Fouillée  m'a  opposée  dans  un 
article  de  la  Revue  philosophique  du  i"  janvier  1896,  sur  VHégémonie 
de  la  science  et  de  la  philosophie,  qui  serait  peut  être  mieux  inti- 
tulé :  Sur  l'Hégémonie  de  la  science  ou  de  la  philosophie,  car  si 
c'est  la  première  qui  est  souveraine,  comment  la  seconde  le 
serait-elle?  et>si  c'est  la  seconde,  il  semble  bien  que  ce  ne  soit 
pas  la  première. 

Quant  à  la  grande  objection  de  M.  Fouillée,  qui  est  qu'en 
«  plaçant  en  face  l'une  de  l'autre  la  religion  et  la  science,  nous 
aurions  oublié  la  philosophie  »,  il  nous  permettra  de  lui  répondre 
que  c'est  là  justement  tout  le  problème.  Il  nous  est  difficile  en 
effet,  de  concevoir,  pour  notre  part,  ce  que  c'est  que  la  «  philo- 
sophie »,  en  dehors,  et  comme  séparée  de  la  science  ou  de  la 
religion.  Convaincue  de  la  vérité  d'une  religion  donnée,  christia- 
nisme ou  bouddhisme,  la  philosophie  n'a  d'objet,  en  les  laïci- 
sant, pour  ainsi  dire,  que  de  montrer  ce  que  la  révélation  contient 
d'enseignements  conformes  à  ceux  de  la  raison;  et  par  exemple 
n'est-ce  pas  ce  que  saint  Thomas  a  fait  dans  sa  Somme  ?  Ou  bien 
son  ambition  n'est  que  de  répondre,  par  une  interprétation  des 
données  de  la  science  de  son  temps,  comme  l'a  fait  Hegel,  dans 
sa  Phénoménologie,  par  exemple,  aux  questions  que  les  religions 
décidaient  par  un  acte  de  foi.  «  L'hypothèse  mosaïque  de  la 
création,  dit  M.  Fouillée,  nous  donne  une  réponse  à  la  questioo 
de  savoir  d'où  nous  venons...  Mais  l'hypothèse  brahmanique  de 
l'émanation  et,  en  général,  tous  les  récits  des  religions...  nous 
donnent  aussi  une  réponse  h  la  même  question.  Elles  ne  peuvent 
être  toutes  valables.  Comment  donc  choisirons-nous  /ans  le 
secours  de  la  philosophie?  »  Je  réponds  sans  hésitation  :  «  avec 
le  secours  de  l'histoire  »,  ou  finniement  «  par  un  acte  de  foi  »; 
mais  jamais  avec  l'aide  et  par  le  moyen  de  la  «  philosophie  ».  La 
science,  tell«  que  la  conçoivent  les  savants,  quelques  savants  du 
moins,  peut  opposer  des  raisons  au  dogme  de  la  transsubstan- 
tiflttion  ;  la  philosophie  n'y  peut  opposer  que  des  raisonnements; 
et  des  raisonnements  ne  sont  en  pareille  matière  que  des  mots, 
et  rien  de  plus:  Sunt  verba  voceaque  et  prmlerea  '*'ihil. 


48  DISCOURS    DE   COMBAT 

OU  un  témoignage  de  la  renaissance  de  l'idéalisme. 
Car,  dans  quelque  logomachie  que  l'on  prenne 
ensuite  plaisir  à  s'embrouiller,  s'il  y  a  vraiment 
une  science  de  la  morale  et  une  science  de  la  méta- 
physique, il  y  a  donc  dans  la  nature  quelque  chose 
qui  la  dépasse,  que  la  portée  de  nos  sens  ne 
saurait  jamais  atteindre  ;  il  y  a  des  questions  capi- 
tales, il  y  a  des  questions  vitales,  il  y  a  des  questions 
urgentes;  et  tout  justement  ce  sont  celles  que  les 
sciences  de  fait,  que  la  physique  et  la  chimie,  que 
l'histoire  naturelle,  que  l'exégèse  et  la  philologie 
ne  résoudront  jamais. 

Qu'est-ce  à  dire.  Messieurs,  sinon  que,  dans  la 
manière  de  penser  qui  est  aujourd'hui  la  plus 
répandue,  le  mouvement,  le  progrès  naturel  de 
l'idéalisme  a  rétabli  le  sens  de  l'inconnaissable  et 
celui  du  mystère?  «  Il  n'y  a  plus  de  mystères  », 
s'écriait  jadis  un  illustre  chimiste  ;  et,  pour  pousser 
ce  cri  de  triomphe,  quel  moment  choisissait-il  ? 
C'était  l'heure  où,  de  toutes  parts,  l'insuffisance 
du  positivisme  et  du  naturalisme  éclatait  aux  yeux 
mômes  des  plus  prévenus.  C'était  le  momont  où 
il  apparaissait,  que  toutes  ces  questions  d'origine. 
de  nature  et  de  fin,  qui  échappent  aux  préten- 
tions de  la  science,  sont  après  tout  les  princi- 
pales Questions  qui  nous  intéressent  tous  ;  et 
qu'en  vafû  depuis  cent  ans  avait-on  scientifique- 
ment essayé  de  les  résoudre,  de  les  transformer 


LA   RENAISSANCE   DE   L  IDÉALISME  49 

pour  les  résoudre,  de  les  reculer  pour  les  trans- 
former, elles  continuaient  de  se  dresser  devant 
nous,  plus  obscures,  plus  énigmatiques,  —  plus 
angoissantes,  pourrait-on  dire,  —  de  tout  ce  que 
l'on  avait,  pour  les  éclaircir,  dépensé  d'inutile 
patience  et  d'efforts  tant  de  fois  renouvelés  et 
trompés.  Oui,  quel  est  le  sens  delà  vie?  Pourquoi 
sommes-nous  nés?  Et  pourquoi  mourrons-nous? 
Comment  devons-nous  vivre?  comme  si  nous 
étions  destinés  au  néant,  ou  comme  si  nous  étions 
promis  à  l'immortalité  ?  Que  sont  nos  semblables 
pour  nous?  quelle  conduite  devons-nous  tenir  à 
leur  égard?  Jamais  peut-être  toutes  ces  questions 
mystérieuses  ne  se  sont  posées  avec  plus  de  force 
que  depuis  qu'on  a  proclamé  qu'il  «  n'y  avait  plus 
de  mystères  »;  et  jamais,  plus  qu'en  cette  fin  de 
siècle,  il  n'a  fallu  reconnaître  la  vérité  de  ce  mot 
si  juste  et  si  bien  frappé  de  Benjamin  Constant: 
«  qu'à  mesure  que  la  religion  se  retirait  de  ce  que 
les  hommes  connaissent,  elle  se  replaçait  à  la 
circonférence  de  ce  qu'ils  savent  ». 

Autre  erreur  encore  du  positivisme  1  autre 
bataille  et  autre  défaite!  Il  avait  méconnu  quel- 
ques-uns des  besoins  essentiels  de  l'homme,  et  que 
nous  pouvons  parfaitement  vivre  sans  connaître  les 
montagnes  de  la  lune  ou  les  propriétés  de  l'éther, 
mais  non  pas  sans  que  rimagii.>ation  et  le  cœur 
exigent  et  réclament  des  satisfactions  que  la  science 


20  DISCOURS    DE    COMBAT 

et  la  raison  sont  impuissantes  à  leur  donner.  «  Le 
cœur  a  ses  raisons  que  la  raison  ne  connaît  pas  », 
disait  Pascal  ;  mais  le  cœur  a  surtout  des  besoins  que 
la  science,  bien  loin  de  les  combler,  ne  soupçonne 
seulement  pas,  et  qne,  ne  les  soupçonnant  pas,  elle 
nie  tout  simplement,  quand  encore  elle  ne  se  donne 
pas  le  ridicule  de  s'en  moquer.  Le  fondateur  lui- 
même  du  positivisme  n'a-t-il  pas  dû  s'en  apercevoir 
quand,  dans  la  dernière  partie  de  sa  carrière,  il  a 
couronné  son  œuvre,  vous  le  savez,  par  une  reli- 
gion de  sa  façon,  —  et  quel)  e  religion  !  —  dont  il  s'est 
institué  le  grand-prêtre  ?  On  aura  donc  beau  faire! 
Toutes  ces  questions  que  la  science  est  incapable 
de  résoudre,  non  seulement  nous  n'en  pouvons 
pas  écarter  l'obsession,  mais  nous  le  pourrions 
que  nous  ne  le  voudrions  pas  ;  et  nous  en  voyons 
autour  de  nous  la  preuve.  Spiritisme,  occultisme, 
magisme,  néo-bouddhisme,  néo-christianisme,  que 
signifient  en  effet,  Messieurs,  toutes  ces  doctrines, 
dont  la  forme  a  sans  doute  quelque  chose  de 
bizarre,  d'inquiétant,  je  dirai  de  morbide,  et  qui 
pourrait  devenir  aisément  dangereux?  Vous  ne 
pensez  pas,  je  l'espère,  que  j'aie  l'intention  ici  de 
vous  les  prêcher,  ni  que  je  méconnaisse  combien 
il  se  mêle,  au  bruit  que  l'on  en  fait,  de  désir 
d'étonner  et  d'attirer  à  soi  l'attention  des  bonnes 
âmes^.  Mais,  au  lieu  de  la  forme,  considér>*z-en  le 
1.  <  D  faat  autant  qu'on  peut  obliger  tout  le  monde  »,  a  dit  la 


LA    RENAISSANCE    DE    L  IDÉALISME  21 

principe  ou  le  fond;  cherchez-en  surtout  la  cause 
occasionnelle;  et  vous  ne  la  trouverez  pas  ailleurs 
que  dans  une  intime  protestation  de  l'âme  contem- 
poraine contre  la  brutale  domination  du  fait.  Car, 
de  môme  que,  dans  l'histoire  de  la  philosophie,  on  a 
presque  toujours  vu  l'excès  de  l'idéalisme  tendre 
vers  le  mysticisme  et  finalement  s'y  confondre, 
pareillement,  Messieurs,  dans  l'histoire  des  idées 
contemporaines,  vous  n'auriez  entendu  parler  ni  de 
magisme,  ni  d'occultisme,  ni  de  néo-bouddhisme, 
si  la  réaction,  depuis  quelques  années,  n'était  uni- 
verselle contre  le  positivisme  et  le  naturalisme.  On 
n'en  veut  plus  I  Et  parce  que  l'on  n'en  veut  plus,  on 


fabuliste,  mais  il  faut  toutefois  éviter  d'être  dupe,  et  je  le  répète 
donc  en  note  :  on  me  ferait  de  la  peine  si  l'on  me  soupçonnait 
de  quelque  complaisance  pour  le  major  Olcott,  —  c'est  bien  ainsi, 
je  pense,  qu'on  l'appelle,  —  ou  pour  M""  Blavastky.  Je  me  défie 
également  de  ceux  que  l'on  a  nommés  «  les  décadents  du 
christianisme  »  ;  et  je  ne  ferais  pas  plus  de  cas  des  élucu- 
brations  de  M.  Huysmans  que  des  nostalgies  de  feu  Baudelaire, 
si  d'ailleurs  le  premier  n'écrivait  beaucoup  mieux,  d'un  style 
bien  plus  original  et  bien  plus  «  suggestif  »,  que  le  second.  Mais 
après  cela,  puisqu'il  existe  aujourd'hui  beaucoup  plus  de  «  néo- 
chrétiens »  ou  de  «  néo-bouddhistes  »  qu'il  n'y  en  avait  aux 
environs  de  1850,  ne  le  constaterons-nous  pas"?  ou  ne  verrons- 
nous  en  eux  que  la  rage  de  se  singulariser?  de  nous  scandaliser 
au  besoin  ?  de  se  faire  de  notre  étonnement  un  «  moyen  de 
réclame  i>?  et  plutôt  ne  reconnaîtrons-nous  pas  qu'étant  trop 
nombreux  pour  qu'il  n'y  en  ait  pas  parmi  eux  de  sincères  leur 
étatd'àme  est  à  sa  manière  une  preuve  de  l'insuffisance  du  posi- 
tivisme ?  C'est  ce  que  ne  savent  pas  voir  les  journalistes  du  Siècle, 
en  général,  formés  jadis  à  l'école  de  l'illustre  Havin,  et  ceux 
d'entre  eux  en  particulier  qui  nous  enseignent  que,  «  dans  les 
civilisations  basées  sur  la  science,  la  production  et  l'échange,  le 
grand  ressort  moral  est  la  concurrence  économique  »  ! 


22  DI8C00RS    DE   COMBAT 

cherche  tour  à  tour,  et  l'on  tente  l'un  après  l'autre 
tous  les  moyens  de  s'y  soustraire  !  Et  ce  qui  prouve 
hien  qu'il  ne  s'agit  pas  là  d'une  mode  d'un  jour, 
c'est  que,  comme  vous  l'allez  voir,  si  des  hauteurs 
de  la  philosophie  générale  nous  descendons  main- 
tenant à  l'application,  si  nous  considérons  quelques- 
unes  des  formes  les  plus  concrètes  de  la  pensée,  si 
nous  interrogeons  la  littérature  ou  l'art,  nous 
allons  retrouver  partout  et  reconnaître  les  mêmes 
tendances. 


II 


Voici,  par  exemple,  un  art,  c*est  la  musique, 
dont  je  ne  puis,  hélas!  vous  parler  qu'en  profane, 
mais  que  je  ne  crois  pas  tout  à  fait  innocent,  pour  le 
dire  en  passant,  de  cette  espèce  d'agitation  fébrile, 
d'excitation  sentimentale,  et  d'aiïolement  intellec- 
tuel dont  nous  sommes  aujourd'hui,  tous,  plus  ou 
moins  atteints.  En  vérité,  la  musique,  une  cer- 
taine musique,  me  paraît  une  grande  corruptrice  ! 
et  je  vous  demande  pardon  si,  pour  me  faire  com- 
prendre, je  suis  obligé  de  choisir  mes  exemples 
un  peu  bas,  mais  je  ne  suis  jamais  sorti  d'un  café- 
concert  ou  d'un  théâtre  d'opérette  sans  ressentir 
quelque  honte,  ou  quelque  humiliation,  du  genre 
de  plaisir  que  j'y  avais  parfois  éprouvé.  C'est  qu'en 


LA    RENAISSANCE    DE    L'IDÊALISME  23 

effet  la  musique  a  un  côté  purement  sensupî,  dont 
les  anciens  ont  bien  connu  le  pouvoir,  —  et  quel- 
ques-uns de  nos  compositeurs  ne  l'ont  pas  ignoré  M 
Pour  nous  en  convaincre,  ne  suffirait-il  pas,  au  sur- 
plus, d'observer  que,  de  tous  nos  arts,  c'est  le  seul 
auquel  certains  animaux  soient  manifestement  sen- 
sibles! et,  dans  ces  condilions,  nous  étonnerons- 
nous  qu'il  remue  quelquefois  en  nous  ce  qu'il  y  a 
de  moins  noble  ou  de  tout  à  fait  inférieur  ?  Mais  pré- 
cisément, Messieurs,  depuis  quelques  années,  l'un 
des  effets  du  wagnérisme  n'a-t-il  pas  été  de  dégager 
de  ce  fond  de  sensualité  ce  que  la  musique  a  de  plus 
intellectuel,  de  plus  idéal,  et  je  dirais  volontiers  de 
plus  métaphysique.  Schopenhauer  a  écrit  de  belles 
choses  sur  cette  autre  musique^!  Mais,  pour  ne  pas 
mêler  trop  d'Allemands  dans  notre  affaire,  je  ne 
sais  si  je  ne  préfère  encore  à  tout  ce  qu'il  en  a 
dit  une  page  du  grand  idéaliste  anglais,  Thomas 
Carlyle,  dans  son  livre  sur  le  Culte  des  héros  : 

Pour  ma  part,   y  dit-il,  je  trouve  une  signification 

1.  Voyez  sur  ce  point  F.  Nietzsche,  dans  le  Cas  Wagner. 

2.  Le  Monde  comme  volonté...,  etc.,  t.  [II,  p.  238,  traduction, 
Biirdeau  :  Sur  la  Mcluphysique  de  la  Musique.  «  La  Musique 
nous  fait  pénétrer  jusqu'au  foud  dernier  et  caché  du  sentiuient 
exprimé  par  les  mots  ou  de  1  action  représentée  par  l'opéra  ; 
elle  en  dévoile  la  nature  propre  et  véritable  ;  elle  nous  découvre 
l'âme  même  des  événements  et  des  faits...  »;  et  pluT  loin  :  4  La 
Musi(pie...  par  son  union  avec  les  faits,  les  personnages,  les 
paroles,  devient  l'expression  de  la  signiQcation  intime  de  toute 
l'action  et  de  la  nécessité  secrète  «st  dernière  qui  t'y  rattache.  » 


24  DISCOURS    DE   COMBAT 

considérable  dans  la  vieille  distinction  vulgaire,  que  la 
poésie  est  métrique,  a  une  musique  en  elle,  est  un 
chant...  Une  pensée  musicale  !Que  de  choses  tiennent 
dans  cela  !  Une  pensée  musicale  est  une  pensée  par- 
lée par  un  esprit  qui  a  pénétré  dans  le  cœur  le  plus 
intime  de  la  chose,  qui  en  a  découvert  le  plus  intime 
mystère,  la  mélodie  qui  gît  cachée  en  elle,  l'intérieure 
harmonie  de  cohérence  qui  est  son  âme,  par  qui  elle 
existe  et  a  droit  d'être,  ici,  en  ce  monde.  Toutes  le? 
plus  intimes  choses,  pouvons-nous  dire,  sont  mélo- 
dieuses, s'expriment  naturellement  en  chant.  La  signi- 
fication de  «  chant  »  va  loin.  Qui  est-ce  qui,  en  mois 
logiques,  peut  exprimer  l'effet  que  la  musique  fait  sur 
nous? Une  sorte  d'inarticulée  et  insondable  parole,  qui 
nous  amène  au  bord  de  l'infini  et  nous  y  laisse  quelques 
moments  plonger  le  regard... 

C'est  en  1840,  Messieurs,  que  Garlyle  écrivaiv 
cette  page  ;  et  si  Richard  Wagner  ne  Ta  peut-être 
jamais  lue,  je  n'en  connais  pas  une,  môme  de  lui, 
Wagner,  qui  nous  renseigne  mieux  sur  le  caractère 
profondément  idéaliste  de  sa  réforme  musicale. 
Incorporer  l'une  à  l'autre  la  musique  et  la  poésie; 
faire  servir  la  première  à  exprimer  ce  qu'il  y  a  de 
plus  intime  et  de  plus  général  à  la  fois  dans  les  sen- 
timents dont  la  seconde  est  toujours  une  limita- 
tion ;  s'efforcer  ainsi  d'obtenir  que  ni  l'une  ni  l'autre 
ne  se  développe  pour  elle-même  et  ne  se  satis- 
fasse de  sa  propre  virtuosité,  tel  a  été  le  principal 
objet  de  Wagner,  —  si  du  moins  nous  en  croyons 


LA    RENAISSANCE    DE    l'iDÉALISME  25 

les  plus  autorisés  de  ses  commentateurs  ;  —  et 
non  pas  du  tout  d'opérer  une  révolution  dans  la 
musique  en  tant  qae  musique,  mais  de  mettre  les 
moyens  de  la  musique  au  service  d'une  conception 
nouvelle  de  l'art,  plus  haute  et  plus  humaine.  Il  me 
faudrait  être  ici,  pour  me  faire  clairement  entendre, 
le  musicien  que  je  ne  suis  pas  ;  et  je  ne  puis  vous 
donner  que  des  indications  trop  sommaires  et  bien 
insuffisantes.  Mais  c'est  assez  pour  notre  objet  si 
vous  voyez  que,  dans  le  monde  entier,  on  peut 
dire  du  triomphe  définitif  du  wagnérisme  qu'il  est 
une  victoire  de  l'idéalisme.  Sous  Tenveloppe  exté- 
rieure, et  par-delà  les  manifestations  du  geste  ou 
de  la  parole  même,  Wagner  a  cru  que  la  musique, 
pénétrant  plus  profondément  dans  l'essence  des 
choses,  en  pourrait  vraiment  saisir  l'âme;  et  il 
ne  m'appartient  pas,  je  le  répète  encore  une  fois, 
de  juger  ni  d'examiner  s'il  y  a  réussi  ;  mais  ce 
que  je  sais  très  bien,  c'est  qu'il  n'y  a  rien  de 
moins  sensuel  que  cette  conception  de  la  musique, 
ni  rien  de  moins  naturaliste  que  cette  conception 
de  «  l'art  de  l'aveiiir  »  ;  —  et  c'est  tout  ce  que  je 
voulais  mettre  en  lumière'. 

Si   vous  l'aviez  vu,  vous  apercevriez  en  même 
temps  le  rapport  du  wagnérisme  avec  ce  que  l'on 


1.  Voyez  le  livre  de  M.  Houston  Stewart  Chamberlain  :  fltcAard 
Wagner,  Munich,  1896,  Bruckmaain;  et  traduction  françaiBe,  Parii, 
1899,  Perrin, 


26  DISCOURS    DE   COMBAT 

a  che?  nous  appelé  le  symbolisme.  Nos  symbo- 
listes, eux  aussi,  sont  des  idéalistes,  et,  de  tous 
les  reproches  qu'ils  ont  adressés  aux  Parnas- 
siens, leurs  prédécesseurs,  je  ne  crois  pas  qu'il  y 
eu  ait  sur  lequel  ils  aient  plus  insisté  que  celui 
de  s'être  formé  de  leur  art  à  tous  une  idée  trop 
naturaliste  ou  matérialiste.  Les  vers  eux-mêmes 
de  Leconte  de  Liste  leur  ont  paru,  non  pas  préci- 
sément trop  parfaits,  si  vous  le  voulez,  mais 
pourtant  trop  achevés  déforme,  trop  pleins,  trop 
denses,  trop  arrêtés  en  leur  contour,  et,  dans  l'un 
et  l'autre  sens  du  mot,  des  vers  trop  définitifs  : 
j'entends  par  là  des  vers  d'une  beauté  trop  imper- 
sonnelle ;  et  des  vers  dont  la  précision  gêne  et 
coniQic  emprisonne  la  liberté  du  rêve  et  de  l'ima- 
gination. 11  y  a  du  vrai  dans  cette  critique,  et,  — 
comme  Taine,  comme  Flaubert,  comme  en  un  autre 
art  votre  compatriote  Courbet,  — il  n'est  pas  dou- 
teux que  Leconte  de  Liste  ait  subi  profondément, 
entre  1850  et  1860,  l'influence  du  naturalisme  ou 
du  positivisme  ambiant'.  Mais  quand  ils  exagèrent 
la  vérité  du  reproche,  si  les  symbolistes  en  ont 
bien  le  droit,  eux  qui  veulent  faire  autre  chose 
que  Leconte  de  Liste,  et  qui  doivent  donc  com- 
battre ses   leçons,  nous  ne  l'avons  pas,  nous  qui 


1.  C'est  ce  que  j'ai  tâché  de  montrer  dans  les  derniéros  leçons 
de  mon  Evolution  de  la  Pocsia  bjrique,  t.  Il,  et  particulièrement 
dans  la  douzièuie  :  la  Renaissance  du  Naturalisme,  113,  149. 


LA    RENAISSANCE    DE    L'IDÉALISME.  21 

parlons  en  historiens  ;  et  il  nous  faut  ici  rappeler 
ce  qu'il*;  oublient,  à  savoir,  que  resthétique  par- 
nassienne a  eu  sa  raison  d'être  à  son  heure  et,  par 
conséquent,  sa  légitimité  dans  l'évolution  de  l'art 
contemporain. 

C'est  ce  que  je  voudrais  vous  montrer  dans 
l'exemple  d'un  seul  homme,  qui,  parce  qu'il  était 
auteur  dramatique,  —  et  à  ce  titre  obligé,  comme  ils 
le  sont  tous  un  peu,  de  suivre  la  mode,  quand  il 
leur  faudrait  pour  cela  l'inventer  quelquefois  eux- 
mêmes,  —  atout  naturellement  passé,  sans  presque 
s'en  apercevoir,  en  moins  de  trente  ans,  du  natu- 
ralisme de  son  Demi-Monde  au  symbolisme  et  à 
l'idéalisme  de  sa  Femme  de  Claude  et  de  son  Étran- 
gère :']\i  nommé  Alexandre  Dumas.  On  a  dit, 
de  son  premier  drame  :  la  Dame  aux  camélias^ 
qu'il  était  dans  l'histoire  du  théâtre  contemporain 
une  date  peut-être  aussi  considérable  quHernani. 
Voudrez-vous  le  croire  à  Besançon?  Et  cependant 
on  ne  s'est  point  trompé.  Non  pas  qu'à  première 
apparence  la  Dame  aux  camélias  dilTère  bien  pro- 
fondément d'une  comédie  de  Scribe  ou  d'un  mélo- 
drame du  vieux  Dumas,  le  père;  et,  d'autre  part, 
il  y  ajiùrement  peu  de  sujets  plus  romantiques  au 
monde  que  celui  de  la  courtisane  réhabilitée  par 
l'amour.  Mais  où  paraît  la  nouveauté,  c'est  dans 
la  condition  du  personnage  principal,  qui  n'est  ni 
Mariôn  Delorme,  ni  Lélia,  ni  Clorinde,  mais  Mar- 


18  DISC0DR8   DE   COMBAT 

guérite  Gautier,  la  courtisane  professionnelle,  qui 
s'était  appelée  Alphonsine  Plessis,  qui  n'était  pas 
morte  encore  depuis  dix  ans,  dont  on  pouvait  aller 
au  cimetière  Montmartre  visiter  le  tombeau.  Ce 
qui  était  nouveau,  c'était  le  choix  des  épisodes, 
et  celui  des  accessoires,  si  je  puis  ainsi  dire  ;  c'en 
était  la  fidélité  d'imitation,  l'accent  de  réalité, 
la  ressemblance  avec  la  vie  contemporaine;  c'en 
étaient  les  caractères;  et  c'en  était  enfin  le  style, 
—  011  abondaient  sans  doute  les  mots  d'auteur, 
presque  de  vaudevilliste,  —  mais  dont  l'allure  n'en 
rappelait  pas  moins  la  conversation  ordinaire  des 
«  milieux  »  très  réels  otj  fréquentait  alors  l'auteur. 
On  y  retrouvait  l'accent  du  boulevard,  qui  de  tous 
les  accents  de  France  n'est  assurément  pas  le  plus 
pur  ni  le  plus  harmonieux,  —  mais  qui  n'a  rien 
que  de  très  réaliste.  Point  de  thèse  avec  cela!  non 
plus  que  dans  Diane  de  Lys^  que  dans  le  Demi- 
Monde^  que  dans  la  Question  d'argent^  que  dans  Un 
Père  prodigue.  Et,  pour  tous  ces  motifs,  jusqu'aux 
environs  de  1860,  dans  les  données  générales  du 
théâtre  de  Scribe  et  de  celui  de  son  propre  père, 
s'il  y  a  eu  un  théâtre  que  l'on  puisse  appeler 
réaliste  ou  naturaliste,  c'est  celui  d'Alexandre 
Dumas  fils! 

1.  Le  «  correspondant  parisien  »  de  la  Gazette  de  Lausanne 
écrivait  à  ce  sujet,  sous  la  date  du  17  février:  «  Cette  façon  de 
concevoir  l'œuvre  dramatique  de  Dumas  est  au  moins  surpre- 
nante. Jamais  nous  n'avions  eu   l'idée  qu'elle  pût,  suivant  lei 


LA    RENAISSANCE   DE    l'iDÉALISME  29 

Le  temps  cependant  continuait  de  marcher;  les 
idées  se  modifiaient;  et  ni  le  naturalisme  ni  le  posi- 

années,  avoir  appartenu  à  deux  écoles  aussi  oppos'^os  I  !>  Mais  ce 
qui  est  bien  plus  surprenant  encore,  c'est  la  surprise  du  corres- 
pondant de  la  Gazette  de  Lausanne  ;  et  je  ne  sais  si  je  dois  être 
heureux  ou  confus  de  l'avoir  provoquée,  mais  il  faut  qu'il  ne 
connaisse  ni  le  théâtre  de  Dumas,  ni,  —  ce  qui  est  ici  bien  plus 
important,  —  l'idée  que  les  contemporains  se  sont  formée  du 
Demi-Monde  et  du  Fils  naturel,  ou  de  la  Femme  de  Claude  et  de 
l'Etrangère,  à  leur  première  apparition.  S'étonnera-t-il  aussi 
de  me  voir  insister  sur  ce  point  ? 

Que  «  le  relèvement  de  Marguerite  Gautier  par  l'amour  ne 
puisse  être  appelé  du  naturalisme  »,  je  le  veux  donc  bien,  et 
même  je  croyais  l'avoir  dit,  totidem  verbis,  dans  le  texte  même 
de  la  conférence,  en  disant  «r  qu'il  y  a  peu  de  sujets  plus  roman- 
tiques au  monde  ».  N'ai-je  pas  dit  également  que  je  retrouvais 
encore  dans  la  Dame  aux  camélias  les  procédés  ordinaires  de  la 
comédie  de  Scribe  et  du  mélodrame  du  premier  Dumas?  Mais 
pour  établir  après  cela  que,  dans  la  Dame  aux  camélias  elle- 
même,  —  et  à  plus  forte  raison  dans  le  Demi-Monde  ou  dans  le 
Fils  naturel,  —  ce  que  les  contemporains  ont  vu,  c'est  bien 
l'avènement  de  la  comédie  réaliste,  je  n'ai  qu'à  relever  quelques 
passages  d'un  article  de  J.-J.  Weiss,  dans  la  Revue  contempo- 
raine du  15  août  1858  :  «  M.  Alexandre  Dumas  fils,  y  disait-il, 
à  qui  nous  devons  la  haute  comédie  réaliste,  a  réussi,  c'est  le 
grand  mot...  »  Il  examinait  alors  les  romans  de  Dumas,  qu'il 
trouvait  conformes  à  la  liberté  de  l'esthétique  romantique;  il 
s'en  étonnait  ;  il  se  demandait:  «Comment  a-t-il  pu  arriver  qu'un 
romancier  qui  s'abandonne  ainsi  à  toutes  les  bizarreries  de  l'ima- 
gination... deylnt  au  théâtre  le  héros  d'une  école  dont  la  préten- 
tion spéciale  est  de  bien  observer,  de  reproduire  sans  choix  et 
sans  gré  tout  ce  que  fournit  l'observation,  de  rejeter  tout  ce  qui 
émane  dune  autre  source,  et  d'interdire  à  l'artiste  de  s'élever 
au-dessus  de  la  copie  mécanique...  »  Et  là-dessus,  pour  qu'on 
n'en  ignorât,  il  intitulait  tout  un  long  chapitre:  Des  Comédies  de 
M.  Dumas  fils  et  du  Réalisme  au  théâtre. 

Que  répondra  le  correspondant  parisien  de  la  Gazette  de  Lau- 
sanne? Qu'il  ne  partage  pas  l'opinion  de  J.-J.  Weiss?  A  la  bonne 
heure  1  et  c'est  son  droit.  Mais  ce  qui  ne  l'est  pas,  c'est  de  nier 
qu'entre  1850  et  1858  les  comédies  d'Alexandre  Dumas  aient 
marqué  «  l'avènement  du  réalisme  au  tbé&lre  »  ;  et  c'est  tout  ce 
que  j'ai  voulu  dire  ;  et  il  me  semble  bien  que  c'est  tout  ce  que 
i'ai  dit. 


30  DISCOURS   DE   COMBAT 

tivisme  ne  cessaieut  de  régner;  mais  on  commen- 
çait à  se  sentir  impatient  du  poids  de  leur  domi- 

Pour  achever  toutefois  de  dissiper  les  doutes,  je  reproduirai  la 
définition  que,  danslemème  article,  et  à  l'occasion  du  théâtre  de 
Dumas,  Weiss  donnait  du  réalisme  :  «  Se  passer  de  goût,  -disait- 
il,  n'avoir  point  d'esprit  ou  l'avoir  vulgaire;  ne  garder  de  ce  qui 
constitue  l'art  que  la  partie  élémentaire,  l'observation,  et  n'ob- 
server que  ce  qui  s'observe  d'instinct  et  sans  qu'on  le  veuille, 
les  surfaces  ;  mettre  les  signes  à  la  place  des  sentiments  ;  repro- 
duire des  gestes  pour  se  dispenser  d'être  un  interprète  de  l'àme  ; 
manquer  la  poésie  là  où  elle  naît  elle-même  de  la  réalité,  voilà 
jusqu'à  présent  le  plus  clair  des  théories  nouvelles  en  littéra- 
ture. »  On  ne  saurait,  je  pense,  parler  plus  nettement,  et,  pour  le» 
contemporains,  le  caractère  des  premières  comédies  de  Dumas  a 
bien  été  celui  que,  dans  un  autre  article  sur  la  Lilléralure  bi-ulale, 
le  môme  Weiss  rapprochait  du  caractère  des  romans  de  Flau- 
bert et  des  vers  de  Charles  Baudelaire. 

Si  je  faisais  une  étude  sur  le  Théâtre  d'Alexandre  Dumas,  c'est 
ici  que  je  montrerais,  dans  son  A7ni  des  femmes,  ce  que  j'appelle 
rais  volontiers  le  combat  de  sa  seconde  manière  naissante  contre 
la  première,  dont  on  dirait  qu'il  commence  à  reconnaître  lui- 
même  ou  à  soupçonner  la  vulgarité.  Mais  ce  n'en  est  pas  le  lieu, 
dans  une  note  explicative  ;  et  puisque  le  correspondant  parisien 
de  la  Gazelle  de  Lausanne  me  demande  ce  que  je  vois  d'idéalisme 
dans  la  Femme  de  Claude  ou  dans  VElramjcre,  je  me  hâte  de  le 
lui  dire,  ou,  —  ce  qui  vaudra  mieux,  —  de  le  lui  faire  dire  par 
Dumas  lui-même  : 

«  Il  va  longtemps  que  je  me  suis  préoccupé  de  l'absorption  du 
masculin  par  le  féminin,  de  l'homme  par  la  femme,  de  la  force 
et  du  droit  par  la  passion.  La  bête  aux  sept  c,  mes  dorées  dont 
l'haleine  grise  et  empoisonne  élargit  chaque  jour  le  cercle  de 
ses  mouvements...  Pour  peu  que  son  influence  dure  encore  et 
se  propage,  nous  ne  serons  plus,  nous  et  nos  institutions,  que 
des  momies...  C'est  là  que  nous  en  sommes...  Or,  de  ce  déclas- 
sement fondamental  dérivent  un  nombre  infini  de  déclassements 
douloureux  et  désastreux.  L'objet  de  nos  ellorts  s'impose  donc 
avec  évidence  ;  il  s'agit  de  rétablir  l'ordre,  de  remettre  en  sa 
place  ce  qui  n'y  est  pas.  »  Et,  à  la  vérité,  ces  lignes  ne  sont 
pas  de  lui,  mais  il  les  a  faites  siennes,  en  les  reproduiNinl  dans 
la  préface  de  l'Elranç/ère  et  en  les  faisant  suivre  de  cps  mots  : 
«  L'auteur  de  l'article,  —  M,  de  Fourcaud,  —  avait  si  bien  vu  et 
ci  bien  dit  ce  que  j'avais  voulu  dire  qu'en  écrivant  la  vraie  pré« 


LA    RENAISSANCE   DE   l'iOÉALISME  31 

nation.  Sans  modifier  ses  procédés,  Dumas  lui- 
même  avait  donné,  parmi  ses  autres  drames,  son 
Fils  naturel,  —  qui  n'élait,  après  tout,  que  l'expres- 
sion d'une  rancune  personnelle  contre  la  société,  — 
et  il  avait  conçu  l'idée  d'un  théâtre  nouveau, 
dont  les  Idées  de  M""  Aiibray  sont  la  pièce  la  plus 
caractéristique.  Mais,  bien  plus  caractéristiques, 
bien  plus  significatives  encore  sont  les  Préiaces 
qu'il  écrivait  alors,  en  1867  et  en  1868,  celle  du 


face  de  V Etrangère,  je  ne  pouvais  pas  ne  pas  citer  une  partie  de 
la  sienne,  d'abord  parce  que  j'y  trouvais  une  excellente  formule 
de  ma  pensée  persomielle,  et  ensuite...  » 

Que  répondra  encore  le  correspondant  parisien  de  la  Gazelle 
de  Lausanne  ?  Tout  ce  qu'il  voudra  1  Mais  comme  en  lui  laissant 
toute  liberté  de  discuter  les  «  moyens  »  de  VElrangère,  personne 
sans  doute  ne  lui  accordera  qu'il  ait  mieux  connu  que  Dumas  lui- 
même  les  <v  intentions  »  de  Dumas  écrivant  son  mélodrame,  ou 
sa  comédie,  je  n'en  demande  pas  davantage.  Dumas  a  voulu  que 
son  Elrangcre  eû\.  une  portée  ou  une  sijj'nincation  qui  passât  l'in- 
térêt de  curiosité  qu'elle  pouvait  d'abord  provoquer  ;  il  a  voulu 
qu'après  avoir  diverti  son  œuvre  fit  penser  ;  et  il  a  voulu  enlin 
subordonner  les  moyens  propres  de  son  art  à  une  idée  dont  ils  ne 
fussent  que  l'expression.  C'est  justement  ce  que  j'appelle  de 
VIdéalisme,  conformément  à  la  définition  que  j'en  ai  posée  dans 
la  présente  conférence. 

Oserai-je  maintenant  conseiller  au  correspondant  parisien  de  la 
Gazelle  de  Lausanne,  une  autre  fois,  de  triompher  plus  modeste- 
ment de*  paradoxes  qu'il  prête  lui-même  aux  gens?  de  s'informer 
plus  exactement  des  choses  dont  il  veut  parler  ?  et  quelque  opinion 
qu'il  ait,  sur  quelque  sujet  que  ce  soit,  de  trouver  moins  «  sur- 
prenant »  qu'on  ne  la  partage  pas?  J'admire,  en  vérité,  l'assu- 
rance de  nos  journalistes,  et  le  ton  de  décisiou  ou  d'autorité 
qu'ils  prennent  pour  trancher  dos  questions  dont  ils  ne  connais- 
saient seulement  pas  l'existence  avant  que  le  hasard  de  Wiclualilé 
les  leur  eût  révélées  1  Mais  j'admire  encore  davantage  la  Gazelle 
(te  Lausanne,  —  et  aussi  le  Journal  dt  Gmkvt,  —  pour  le  choix  d« 
leurs  <  oorrespoaduitfl  pari«i«as  ». 


32  DISCOURS    DE   COMBAT 

Filsnaturely  entre  autres,  dont  je  détache  le  passage 
suivant: 

Le  théâtre  n'est  pas  un  but,  ce  n'est  qu'un  moyen. 
L'homme  moral  est  déterminé,  l'homme  social  reste  à 
faire.  Par  la  comédie,  par  la  tragédie,  par  le  drame, 
par  la  bouffonnerie,  dans  la  forme  qui  nous  conviendra 
le  mieux,  inaugurons  donc  le  théâtre  utile,  au  risque 
d'entendre  crier  les  apôtres  de  l'art  pour  l'art,  trois 
mots  absolument  vides  de  sens.  Toute  littérature  qui  n'a 
pas  en  vue  la  perfectibilité,  la  moralisation,  l'idéal, 
l'utile  en  un  mot,  est  une  littérature  rachitique  et  mal- 
saine. La  reproduction  pure  et  simple  des  faits  et  des 
hommes  n'est  quun  travail  de  greffier  et  de  photographe. 

Voilà,  n'est-ce  pas  ?  qui  est,  comme  je  le  disais, 
assez  significatif  déjà;  mais  un  autrepassage  de  la 
même  Préface  me  semble  l'être  plus  encore,  et  le 
voici  : 

La  vieille  société  s'écroule  de  toutes  parts  ;  toutes  les 
lois  originelles,  toutes  les  institutions  fondamentales 
sont  remises  en  question...  L'homme  ne  se  retrouve 
plus  dans  ce  qu'il  était  jadis  ;  il  se  cherche  avec  curio- 
sité, avec  désespoir,  avec  ironie,  avec  terreur.  Il  tra- 
verse une  de  ces  nuits  de  l'âme...  immenses,  éter- 
nelles au  premier  aspect...  Poltron,  il  chante  à  tue-tête, 
croyant  donner  le  change  à  celui  qui  l'écoute  et  le 
regarde  passer  dans  l'ombre  ;  mais  il  pr-^ssent,  malgré 
tout,  une  destinée  autre,  et  distingue  pv>r  moments 
au-dessus  de  l'horizon  une  lueur  vague,  qui  lui  rend,  à 
de  certaines  heures  la  terre  transparente. 


LA    RENAISSANCE   DE    l'iDÉALISME  33 

Qu'il  y  ait  là,  Messieurs,  beaucoup  de  roman- 
tisme, je  ne  le  nierai  point  ;  et  la  phraséologie  pré- 
tentieuse du  père,  quand  il  essayait  de  se  hausser 
jusqu'au  style,  reparait  ici  dans  la  prose  du  fils  l 
En  ce  temps-là,  d'ailleurs,  le  succès  récent  encore 
des  Misérables  ;  celui  de  George  Sand,  —  dans  cette 
dernière  manière  dont  le  Marquis  de  Villemer  est 
le  chef-d'œuvre;  —  le  succès  des  Comédies  de 
Musset,  qui  n'ont  jamais  été  plus  souvent  ni  mieux 
jouées,  tout  cela  rendait  au  romantisme  comme  un 
reflet  de  sa  brillante  jeunesse.  Mais  n'était-ce  pas 
aussi  le  signe  que  l'on  commençait  à  se  lasser  du 
réalisme? 

Ai-je  besoin  maintenant  devons  rappeler  que 
Dumas  n'en  est  pas  resté  là?  et  ne  connaissez- vous 
pas  tous  la  Femme  de  Claude  ou  l'Étrangère  ?  En 
vérité,  non  seulement,  —  parce  que  l'auteur  n'y 
fait  servir  les  moyens  habituels  de  son  art  qu'à 
discuter  des  idées  qui  n'ont  rien  de  particulière- 
ment dramatique,  —  ce  sont  des  comédies  ou  des 
drames  idéalistes,  mais  on  pourrait  dire  que  ce 
sont  déjà  des  drames  symboliques  ou  symbolistes; 
et,  aussi  bien,  ne  l'a-t-on  pas  assez  dit  et  redit 
quand  on  les  opposait,  pour  d'excellentes  rai- 
sons, aux  drames  d'Ibsen  :  le  Canard  sauvage^  ou 
Maison  dA  poupée?  Je  neveux  point  instituer  ici 
de  parallèle  ni  môme  de  comparaison  sommaire 
entre  le  Norvé<^ien  et  le  Français.    Mais  si  nous 

• 


34  DISCOURS    DE    COMBAT 

concevons  un  théâtre  qui  ne  soit  pas  h  soi-même 
son  but;  qui  se  propose  un  toîit  autre  objet  «  que 
la  reproduction  pure  et  simple  des  faits  et  des 
hommes  »  ;  et  qui,  bien  loin  enfin  d'imiter  la 
nature  ou  la  société,  se  propose  de  leur  montrer, 
sous  le  brillant  de  leurs  appavonces,  la  réalité 
de  ce  qu'elles  sont  ou  l'image  de  ce  qu'elles 
devraient  être,  n'est-ce  pas  le  théâtre  d'Alexandre 
Dumas  ^  ?  C'est  ainsi,  comme  je  vous  le  disais,  que, 
dans  la  rapide  carrière  d'un  seul  homme,  qui  n'a 
été  qu'auteur  dramatique  et  à  peine  une  ou  deux 
fois  romancier,  nous  pouvons  suivre  comme  en 
ïaccourci  toute  une  évolution  du  goût  et  des  idées 
littéraires.  Corsi  e  ricorsi,  tours  et  retours,  action 
et  réaction  !  comme  disait  Vico.  La  première  moi- 
tié du  siècle  avait  évolué  du  romantisme  au  natu- 
ralisme; la  seconde  a  évolué,  elle  évolue  présente- 
ment du  naturalisme  à  l'idéalisme  ;  et,  l'évolution 
étant  plus  lente,  il  y  a  lieu  de  croire  que  les  résul- 
tats en  seront  plus  durables. 

Mais  le  roman  à  son  tour.  Messieurs,  ne  pensez- 
vous  pas  que,  si  nous  l'interrogions,  il  nous  ren- 
drait aussi, lui,  le  même  témoignage? Si  kios  jeunes 
poètes  adressent  à  nos  Parnassiens  les  reproches 

1.  J'ai  tâcbé  de  montrer,  —  dans  mes  Époques  du  théâtre 
français,  —  que,  par  une  rencontre  assez  imprévue  des  deux 
parts,  les  défauts  que  les  uns  reprochent  et  les  qualités  dont  les 
autres  font  honneur  à  la  comédie  de  Scribe  se  ramenaient  essen- 
tiellement à  Terreur  ou  au  mérite  d'avoir  fait  au  théâtre  4  de 
l'art  pour  l'art  >. 


LA    RENAISSANCE   DE  L  IDÉALISME  35 

que  je  vous  ai  rappelés,  ce  sont  les  mêmes,  vous 
le  savez,  que  nos  jeunes  romanciers  adressent 
aux  maîtres  du  naturalisme;  et,  comme  les  poètes, 
je  sais  bien  qu'en  dépit  d'eux  ces  jeunes  gens 
subissent  encore  l'influence  de  l'esthétique  qu'ils 
ont  en  horreur,  mais  j'espère  qu'ils  réussiront  tôt 
ou  tard  à  s'en  dégager.  Si  je  n'insiste  pas  plus 
longuement,  c'est  que  j'ai  dit  autrefois  tout  ce 
que  j'avais  à  dire  du  naturalisme  en  général,  et  de 
M.  Zola  en  particulier  K  Et  puis.  Messieurs,  comme 
je  ne  voudrais  pas  abuser  de  votre  bienveillance, 
j'ai  hâte  d'achever  ma  démonstration  en  vous  fai- 
sant voir,   dans    la  fortune   actuelle  de  l'art  qui 

1.  Ajoutez  que  je  ne  nie  pas  qu'à  son  heure  le  «  naturalisme» 
ait  eu  sa  raison  d'être.  Weiss  écrivait  encore  à  ce  propos,  dans 
l'article  que  nous  avons  déjà  deux  fois  cité  :  «  Si  le  réalisme  ne 
se  proposait  que  do  rétablir  le  juste  rapport  des  idées  et  du  lan- 
gage avec  les  objets,  nous  serions  réalistes.  Si  le  goût  du  positif 
ne  renaissait  dans  les  esprits  que  pour  en  bannir  les  illusions 
dangereuses,  pour  y  ranimer  avec  le  sentiment  des  réalités 
sévères  de  la  vie  le  sentiment  et  le  respect  des  devoirs  qu'elle 
impose,  nous  applaudirions  sans  réserve...  Ce  respect  des  devoirs 
vulgaires  et  ce  ferme  bon  sens  ne  seraient  en  elïet  qu'une  forme 
de  l'idéal,  la  plus  austère  et  la  plus  relevée.  »  Mais,  hélas  I  qui 
ne  le  sait,  ce  n'est  pas  précisément  là.  ce  qu'ont  opéré  chez  nous 
le  «réalisme»  ou  le  «naturalisme»;  et  lEducalion  senlbnenlale 
peut  bien  d'ailleurs  avoir  eu  toute  sorte  de  mérites,  mais  non  pas 
celui  d'insinuer  «  le  respect  des  devoirs  vulgai^'es  »  et  le  «  senti- 
ment des  .éalités  sévères  de  la  vie  ».  Nous  en  dirons  autant  de 
l'ol  Houille  et  de  la  Fille  Elisa.  Quant  à  «  rétablir  le  juste  rajiport 
des  idées  et  du  laogage  avec  les  objets  »,  le  naturalisme  contem- 
porain se  l'est  peut-être  proposé,  mais  je  ne  trouve  pas  qu'il  y 
ait  réussi,  chez  nous  du  moins  ;  et,  au  contraire,  dix  ou  douze  ans 
durant,  ce  que  pour  ma  paît  je  lui  ai  le  plus  vivement  reproché, 
c'est  d'avoir  lui-môme  compromis,  par  les  exagérations  du  m 
rhétorique,  ce  qu'il  y  «vait  de  vérité  dans  son  principe. 


36  DISCOURS   DE   COMBAT 

d'abord  semble  parler  le  plus  directement  ans; 
sens,  —  c'est  la  peinture,  —  une  autre  preuve 
encore  des  progrès  de  l'idéalisme. 

Quel  esi  le  maître,  en  effet,  que  la  jeunesse 
acclame  aujourd'hui?  c'est  le  peintre  de  Sainte 
Geneviève  ot  de  V Hémicycle  de  la  Sor bonne,  c'est  le 
peintre  de  V Hiver'  et  de  l'Été;  ce  n'est  plus  l'ombre 
de  Courbet  votre  compatriote,  ni  celle  de  Manet 
son  émule  :  c'est  M.  Puvis  de  Ghavannes.  L'année 
dernière,  presque  à  pareille  époque,  —  et  dans  un 
banquet  où  nous  étions  presque  aussi  nombreux 
qu'au  banquet  de  Saint-Mandé,  —  je  le  félicitais 
d'avoir  «  aéré  »  la  peinture  contemporaine*  et,  avec 

1.  Je  reproduis  ici  ce  discours  : 

«  Je  voudrais,  avant  tout,  non  pas  vous  louer  ni  vous  féliciter, 
mais  vous  remercier  d'avoir  «  aéré  »  la  peinture.  On  respire 
dans  votre  œuvre,  à  l'ombre  de  vos  bois  sacrés  ;  l'air  circule  à 
flots  dans  vos  plaines  ;  des  souffles  mystérieux,  caressants  et 
légers  y  soulèvent,  y  élèvent,  y  soutiennent  l'imagination  de 
vos  admirateurs  à  la  hauteur  de  votre  rêve  de  grâce  et  de  beauté. 
Comment  rendrai-je,  avec  des  mots,  cette  impression  si  particu- 
lière et  si  neuve  que  vous  nous  avez  seul  donnée  ?  Peintre  de  la 
Provence  ou  de  la  Normandie,  évocateur  également  inspiré  du 
plus  lointain  passé  de  notre  race  ou  des  plus  secrètes  harmonies 
de  la  terre  natale,  tout  ce  que  l'art  du  paysage  a,  dans  notre 
temps,  réalisé  de  conquêtes  durables,  vous  vous  en  êtes  emparé, 
comme  de  votre  bien,  pour  en  faire  l'âme  fluide  et  difl'use  de  la 
peinture  monumentale.  Sans  autre  artifice  que  celui  de  la  sim- 
plicité, vous  nous  avez  donné  la  sensation  de  ces  rapports  sub- 
tils qui  font  de  l'être  humain  la  créature  de  son  milieu,  l'expres- 
sion du  sol,  des  airs  et  des  eaux  ;  vous  avez  fixé  l'impalpable  ; 
et  plus  heureux  que  les  philosophes  eux-mêmes,  qui  continuent 
toujours  de  disserter  sur  la  nature  de  Vespace,  vous,  vous  l'avea 
su  peindre. 

<i  La  forme  et  'a  couleur  en  ont  aussitôt  revêtu  dans  v jtre  œavre 
une  signification  et  une  portée  nouvelles.   Vous  ne   leur  aveu 


1 


LA   RENAISSANCE   DE   L'IDÉALISME  37 

l'air,  d'y  avoir  fait  entrer  ou  rentrer  une  aisance 
et  une   liberté  perdues.   Me  permettrez-vous  de 

point  attribué  de  valeur  «  symbolique  »  ;  vous  n'avez  point 
essayé  de  leur  faire  parler  une  langue  dont  elles  ne  sont  point 
l'alphabet;  vous  n'avez  point  vu  d'énigme  dans  le  bleu,  ni 
cherché  de  mystère  dans  le  rouge.  Mais,  si  la  couleur  et  la  forme, 
en  raison  même  du  pouvoir  de  séduction  qu'elles  exercent  sur 
nos  sens,  ont  quelque  chose  de  trop  matériel  parfois,  vous  les 
avez  «  spiritualisées  ».  En  subordonnant  la  signification  de  la 
forme  aux  exigences  de  la  pensée,  vous  l'avez  simplifiée.  Vous 
avez  atténué  ce  que  l'éclat  de  la  couleur  a  souvent  de  trop 
aveuglant,  ou  de  trop  brutal  même,  pour  des  yeux  un  peu  déli- 
cats. Vos  compositions  se  sont  ainsi  peuplées  et  animées  de 
figures  idéales  qui  toutes  exprimaient  un  fragment  de  votre 
pensée.  N'est-ce  pas  dire  que  les  sens  ne  vous  ont  jamais  servi 
que  d'intermédiaires  ?  Vous  les  avez  comme  épurés  ;  ou,  en 
d'autres  termes  encore,  c'est  à  l'esprit  que  vous  avez  voulu 
surtout  vous  adresser  ;  et  qu'y  a-t-il  d'étonnant  si  c'est  aussi  l'es- 
prit qui  vous  a  répondu  ? 

«  Car  il  me  faut  bien  ajouter  un  dernier  mot  :  en  aérant  et  en 
spiritualisant  la  peinture,  vous  l'avez  «  poétisée  ».  Elle  était 
devenue  quelque  peu  prosaïque,  vers  le  milieu  du  siècle  où 
nous  sommes,  et,  je  ne  sais  sous  quelle  influence,  on  eût  dit 
qu'elle  avait  renié  ses  plus  nobles  ambitions.  L'imitation  de  la 
nature,  qui  en  est  l'indispensable  commencement,  semblait  en 
être  devenue  non  seulement  la  fin,  mais  le  tout.  Vous  n'avez 
pas  protesté  contre  l'étroitesse  de  cette  leçon  :  telle  n'est  pas 
votre  manière,  et  votre  modestie  a  égalé  votre  génie.  Mais  vous 
avez  demandé  à  la  nature  le  secret  des  harmonies  enchanteresses 
qu'elle  compose  avec  des  éléments  quelquefois  si  grossiers  ; 
vous  vous  en  êtes  rendu  pleinement  maître;  et  quand  vous 
l'avez  été,  vous  l'avez  réduite  au  rôle  d'interprète  de  l'idéal  que 
vous  trouviez  en  vous.  Ludus  pro  palria,  le  Bois  sacré  cher  aux 
Muses,  Inler  artes  et  naluram,  l'Hémicycle  de  la  Sorbonne,  toutes 
ces  belles  allégoiies  n'ont  connu  qu'en  vous  leur  modèle.  Elles 
sont  bien  a  vous,  j.  arce  qu'elles  son4>bicn  de  vous.  La  nature  ne 
vous  a  fourni  qu'une  malière  ou  qu'un  prétexte;  c'est  vous 
qui  avez  fait  le  reste,  et  le  reste,  n'est-ce  pas  tout  ce  que  nous 
nommons  du  nom  de  poésie  ?  je  veux  dire  :  le  pouvoir  d'évo- 
quer des  visions  qui  réjouissent  et  qui  purifient  les  yeux  de» 
hommes;  par  li;  moyeu  île  ces  visions,  le  pouvoir  Me  nous  sug- 
gérer des  rêves  qui  s'achèvent  en  pensées;  et  le  pouvoir  eu« 


38  DISCOURS   DE   COMBAT 

redire  aujourd'hui  quelque  chose  de  prus,  et  pour- 
tant de  semblable  ?  La  composition  ou  l'idée,  voilà, 
qu'on  le  sache  ou  non,  ce  que  l'on  admire  et  ce 
que  l'on  aime  dans  ces  belles  pages  :  —  Inter  artes 
et  naturam  ;  —  Ludus  pro  patria;  —  le  Bois  Sacré 
cher  aux  Muses  ;  —  et  si,  d'ailleurs,  nous  tenons 
compte  du  temps  écoulé,  de  la  différence  des 
milieux  et  des  tempéraments,  de  ce  que  la  tech- 

fin,  sur  les  ailes  de  ces  pensées,  de  nous  enlever  aux  soucis  de  la 
vie  présente  et  aux  préoccupations  de  la  réalité. 

«  Etc'est  pourquoi,  cher  et  illustre  maître,  de  tous  les  points  de 
l'horizon,  nous  sommes  accourus  ce  soir  en  foule  autour  de 
vous.  Par  tous  vos  chefs-d'œuvre,  si  vous  appartenez  à  l'histoire 
de  votre  art,  vous  n'appartenez  pas  moins,  —  et  je  viens 
d'essayer  d'en  dire  quelques-unes  des  raisons,  —  à  l'histoire  des 
idées  de  ce  siècle.  Beaucoup  de  choses  que  l'on  avait  crues 
mortes,  qu'en  tout  cas  on  avait  bruyamment  enterrées,  pour  se 
donner  peut-être  l'illusion  de  leur  mort,  vous  leur  êtes  silencieu- 
sement, mais  obstinément  demeuré  fidèle,  et  maintenant  qu'on 
les  voit  revivre,  c'est  maintenant  aussi  que  commence  de  nous 
apparaître,  dans  sa  plénitude  et  dans  son  étendue,  la  vraie 
signification  de  votre  œuvre.  Vous  n'avez  donc  pas  pensé  que 
l'objet  de  l'art  fût  de  faire  éclater  la  virtuosité  de  l'artiste  ni 
surtout  de  flatter  la  mode  et  d'achever  de  la  corrompre  en  lui 
obéissant.  Vous  n'avez  pas  cru  davantage  que  son  rôle  fût  de  se 
faire  le  miroir  de  la  nature  et  d'exciter  notre  admiration,  selon 
le  mot  célèbre,  par  l'imitation  de  choses  dont  nous  n'admirons 
point  les  originaux.  Mais,  portant  plus  haut  vos  regards,  vous  lui 
avez  donné  la  sincérité  pour  objet  et  pour  loi.  Sachant  bien  que 
le  peintre,  f'omme  le  poète,  a  vraiment  charge  d'àmes,  vous 
avez  fait  exprimer  à  vos  compositions  ce  que  nous  appelons  des 
idées.  Par  la  douceur  et  par  la  beauté  de  votre  imagination,  vous 
avez  versé  l'apaisement  daâs  les  cœurs.  Vous  avez  rendu  l'art  à 
la  dignité  de  sa  fonction  ou  de  sa  mission  sociale..-  Ce  sont  là  de 
grandes  choses;  et  je  ne  crains  pas  que  personne  tne  démente, 
si  je  dis  qu'elles  vous  assurent,  dès  à  présent,  dans  l'avenir, 
avec  le  titre,  le  rang,  et  la  gloire  de  l'un  des  maîtres  de  la  pein- 
ture, ceux  aussi  d'un  bienfaiteur  de  votre  temps  et  de  l'hum»- 
aité. » 


LA   RENAISSANCE    DE   l'iDÉALISME  39 

nique  a  fait  de  progrès  depuis  lors,  c'est,  Messieurs, 
ce  que  nous  n'avions  pas  vu  depuis  l'illustre  Nicolas 
Poussin.  On  l'appelait,  vous  le  savez,  le  plus 
«  philosophe  »  des  peintres,  et,  en  effet,  il  méritait 
ce  nom.  Dirai-je  qu'il  y  a  aussi  de  la  «  philoso- 
phie »  dans  la  peinture  de  M.  Puvis  de  Chavannes  ? 
Mais,  en  tout  cas,  je  puis  lui  appliquer  ce  mot 
d'un  autre  maître  et  dire  à  son  propos  que,  si  la 
«  pensée,  quand  elle  prétend  s'introduire  dans 
les  petites  toiles,  les  rapetisse  »,  et  en  fait  des 
anecdotes  plus  ou  moins  habilement  coloriées,  il 
n'y  a  pas  de  grande  peinture  sans  quelque  chose 
qui  dépasse  l'imitation  de  la  nature  et  de  l'histoire 
et  qui  se  les  subordonne.  Un  biographe  de  M.  Puvis 
de  Chavannes  écrivait  dernièrement,  à  propos  de 
sa  Sainte  Geneviève  : 

Les  costumes  de  tous  ces  personnages  sont-ils  bien 
ceux  de  paysans  des  environs  de  Paris,  au  temps  où 
vivait  sainte  Geneviève?  Saint  Germain  et  saint  Loup 
portent-ils  des  chasubles,  des  niîtres  et  des  crosses 
d'une  exactitude  contrôlée  par  l'archéologie?  Pourquoi 
en  avoir  souci?...  Avant  de  peindre  son  Polyptyque  du 
Panthéon,  Puvis  de  Chavannes  n'a  lu  ni  les  Bollan- 
distes  ni  H  Gallia  christiana,  ni  Augustin  Thierry,  m 
Michelet,  ni  Monleil  ;  il  n'a  pas  songé  à  visiter  les 
musées  de  Cluny,  de  Saint-Germain,  de  Troycs.  La 
nature  vivante  lui  a  suffi  comme  source  d'inspiration 
et  comme  document.  II  est  allé  un  jour  dans  la  plaine 
de  Nanterre  pour  s'en  mettre  dans  les  yeux  l'atmos- 


40  DISCOURS   DE   COMBAT 

plière  et  le  paysage...  puis  il  est  venu  s'enfermer  dans 
son  atslier  de  Neuilly,  ne  demandant  qu'à  la  représen- 
tation sévère  de  l'humanité,  d'après  le  modèle,  le  secret 
de  la  vie  dont  son  œu^re  est  remplie  ' . 

A  la  «  représeniation  de  l'humaiiité  »,  je  le  veux 
bien,  Messieurs;  et  «  d'après  le  modèle  »,  je  n'en 
doute  pas  davantage  ;  mais  bien  plus  encore,  j'ose 
le  dire,  à  la  méditation  intérieure,  et  à  l'harmoni- 
sation des  détails  avec  l'idée  que  le  peintre  s'était 
formée  de  l'ensemble  et  de  la  signification  poétique 
de  son  sujet.  Et  voyez  la  conséquence  !  Ce  que 
nous  avons  dit  tout  à  l'heure  qu'un  autre  avait 
fait  pour  la  musique,  d'en  dégager,  comme  du 
milieu  de  ces  combinaisons  de  sons  qui  n'étaient 
qu'une  caresse  ou  un  amusement  pour  l'oreille, 
ce  que  la  musique  a  de  plus  intellectuel,  M.  Puvis 
de  Ghavannes  l'a  fait  dans  la  peinture  contempo- 
raine, et,  du  milieu  de  ces  jeux  de  couleurs  qui 
sont  plus  que  la  joie,  qui  sont  la  v-olupté  des  yeux, 
il  en  a  dégagé  l'élément  idéal  de  la  peinture.  Avez- 
vous  en  effet  remarqué,  Messieurs,  que  presque 
toutes  ses  grandes  œuvres  sont  des  allégories^?  et 

1.  M.  Marius  Vachon  :  Puvis  de  Ghavannes. 

2.  C'est  qu'en  effet  on  aura  beau  dire,  on  ne  fera  pas  que,  de 
même  que  le  «  Symbolisme  »  sera  toujours  le  fond  de  toute 
poésie  vraiment  digne  de  ce  nom,  ainsi,  en  peinture  et  en  sculp- 
ture, r  «  Allégorie  »  ne  soit  toujours  la  forme  préférée  du  grand 
art.  UEcole  d'Athènes  et  le  Jugement  deriiier  sont-ils  autre  chose 
que  des  «  allégories  »?  Voyez  à  ce  sujet,  dans  le  beau  livre  de 
John  Addington  Symonds,  Renaissance  in  Italy,  le  premier 
chapitre  des  deux  volumes  qu'il  a  consacrés  aux  Beaux-ArU 


LÀ   RENAISSANCE  DE    L'IDÉALISME  41 

qu'ainsi  de  toutes  les  formes  de  l'art,  par  une  élo- 
quente ironie  de  la  fortune,  c'est  donc  celle  qu'on 
a  jugée  si  longtemps  la  plus  surannée,  que  le 
plus  moderne  de  nos  peintres  a  rajeunie,  renou- 
velée, remise  parmi  nous  en  honneur?  C'est  qu'il 
l'a  lui-même  animée  de  sa  vie  ou  de  sa  pensée. 
Mais,  surtout,  c'est  qu'il  a  compris  que,  comme 
Dumas  nous  le  disait  tout  à  l'heure  du  théâtre,  et 
Wagner  de  la  musique,  l'imitation  de  la  nature 
ne  saurait  être  le  terme  de  l'art  de  peindre,  et  que 
pour  admirer,  selon  le  mot  de  Pascal,  ces  «  imita- 
tions de  choses  dont  nous  n'admirons  pas  les  ori- 
ginaux »,  il  faut  que  la  pensée  de  l'artiste  ait 
démêlé  en  elles  quelque  chose  de  caché,  d'intime 
et  d'ultérieur,  que  n'y  discernait  pas  le  regard 
du  vulgaire. 


III 


Ainsi,  Messieurs,  vous  le  voyez,  partout,  dans 
tous  les  arts,  même  dans  ceux  dont  les  moyens, 
dont  les  procédés  demeurent  comme  engagés 
encore  dans  la  matière  et  ne  sauraient  jamais 
s'en  affranchir,  —  que  serait-ce,  en  eiîet,  que  la 
peinture  si  les  séductions  de  la  forme  et  de  la 
couleur  n'en  étaient  pas  le  premier  attrait  *  ?  — 
1.  Il  est  très  érident  que  VIdéalUme  oe  saurait  consister  en 


42  DISCOURS   DE   COMBAT 

même  en  peHture,  nous  assistons  h  une  renaissance 
de  l'idéalisme.  Mais  ce  qui  paraîtra  plus  paradoxal 
encore,  ce  sera  sans  doute  si  j'essaye  de  vous 
montrer  la  même  renaissance  jusque  dans  la  poli- 
tique; et  j'avoue  qu'il  faut  commencer  pour  cela 
par  écarter  les  apparences  qui  nous  masquent  la 
réalité  du  mouvement. 

Convenons-en  donc  d'abord  :  ce  ne  sont  pas  les 
idées  qui  semblent  aujourd'hui  gouverner  notre 
politique;  cène  sont  pas  même  les  grands  intérêts, 
—  les  intérêts  généraux,  l'intérêt  de  la  grandeur 
ou  de  la  prospérité  nationale,  —  mais  des  intérêts 
particuliers,  des  appétits  et  des  convoitises.  Oui, 
la  scène  politique,  et  nos  Chambres  elles-mêmes 
sont  encore,  sont  toujours,  depuis  vingt-cinq 
ans,  encombrées  de  vieux  hommes,  dont  on  peut 
bien  dire  que,  depuis  vingt-cinq  ans,  ils  n'ont  rien 
oublié  ni  surtout  rien  appris.  Contemporains 
d'Homais,  l'immortel  pharmacien  de  Madame 
Bovary,  lequel  était  déjà  lui-même,  en  1858,  con- 
temporain   d'un   autre    âge;    fermes    et    comme 

peinture  à  spiritualiser  la  couleur  jusqu'à  la  faire  évanouir,  ni, 
si  j'ose  ainsi  dire,  à  «  sublimer  »  le  dessin  jusqu'à  le  supprimer. 
C'est  ce  que  n'ont  pas  toujours  bien  compris,  quant  à  eux,  les 
.mitateur»  de  M.  Puvis  de  Chavannes,  et  ce  grand  maître,  comme 
tous  les  maîtres,  aura  fait  quelques  mauvais  copistes.  L'idéal 
n'est  pas  «  l'irréel  »,  encore  bien  moins  le  «  fantomatiquti  »  ;  et 
nous  n'avons  garde  ici  de  plaider  la  cause  de  ces  esthètes  ou  de 
ces  dilettantes  qui  s'en  vont  célébrant,  dans  les  primitifs  de  la 
Flandre  ou  de  l'Ombrie,  leur  gaucherie  même,  l'enfance  et  k-i 
premiers  balbutiements  de  l'art. 


Là  rei^âissance  de  l'idéalisme  41 

immobilisés  dans  leur  intolérance;  contents  d'eux- 
mêmes  et  portant  partout  avec  eux  un  air  de  suffis 
sance  et  de  supériorité,  ils  ne  se  doutent  pas  que 
tout  a  changé  depuis  vingt-cinq  ans  autour  d'eux, 
et  qu'ils  ne  sont  plus  parmi  nous  que  les  représen- 
tants d'une  espèce  bientôt  à  jamais  disparue,  les 
fossiles  de  l'anticléricalisme  ^  le  corps  mort  de  la 

i.  Un  rédacteur  du  Siècle,  après  m'avoir  reproché,  —  comme 
il  convenait  à  un  journal  dont  le  nom  seul  est  synonyme  d'élé- 
vation d'esprit,  de  distinction  de  style  et  de  courtoisie  dans  la 
discussion,  —  «  le  défaut  de  connaissance  du  sujet  que  j'ai 
voulu  traiter  dans  cette  conférence,  le  vide  absolu  des  idées,  et 
une  rare  vulgarité  de  vues  »,  s'est  demaadé  ce  que  pouvaient 
bien  m'avoir  fait  les  députés,  «  et  en  particulier  les  députés 
républicains  »,  pour  que  j'eusse  l'audace  de  les  traiter  ainsi  de 
Homais,  d'intolérants,  de  représentants  d'une  espèce  bientôt  à 
jamais  disparue,  de  fossiles,  et  le  reste  ?  Mais  ils  ne  m'ont  rien 
fait,  rien  du  tout,  j'entends  rien  de  personnel,  et  je  ne  leur  en 
veux,  comme  au  Siècle  lui-même,  que  de  retarde^  de  vingt-cinq 
ou  trente  ans  sur  leur  temps.  On  ne  peut  pas  «  être  »  et  «  avoir 
été  »,  dit  un  commun  proverbe  ;  et  c'est  pourquoi,  fidèle  à  la 
chronologie,  je  ne  les  ai  point  traités  de  Bouvard  ou  de  Pécu- 
chet, mais  de  Homais,  parce  qu'enfin  Bouvard  et  Pécuchet  ne 
laissent  pas  d'avoir  eu  des  curiosités,  ou  même  des  doutes,  qui 
n'ont  jamais  effleuré  l'imperturbable  assurance  d'Homais.  J'en 
trouverais  la  preuve  au  besoin  dans  l'article  du  Siècle,  où,  con- 
formément à  la  Morale  de  la  concurrence,  on  veut  bien  m'ensei- 
gner  que  «  l'intérêt,  les  besoins,  les  appétits  individuels  sont  le 
vrai  ressort  des  sociétés,  le  seul  facteur  du  progrès  dans  tous  les 
domaines  d»;  l'action  »  ;  et  je  connais  fort  bien  la  doctrine,  mais 
je  ne  croyais  pas  qu'aucun  «  économiste  »  osât  encore  la  pro- 
fesser. On  raisonnait  ainsi  vers  18601 

Ce  que  je  reproche  à  nos  députés  en  général,  —  et  «  en  parti- 
culier aux  députés  républicains  »,  qu'il  faut  bien  qu'on  accuse 
de  n'avoik  rien  fait,  puisque  étant  le  nombre  et  la  force,  eux 
seuls,  depuis  vingt  ans,  eussent  pu  faire  que!i(im  cht,„e,  —  c'est 
donc  de  raisonner  comme  on  raisonnait  alors,  et,  tandis  qu'au- 
tour d'eux  ♦out  changeait,  d'être  toujours  ce  qu'ils  étaient  en 
11)60.  Voilà  trente  ans  maintenant  passés  que  leur  montre  marqua 


44  DISCOCRS   DE   COMBAT 

République,  et  le  véritable  obstacle  qui  s'oppose  au 
progrès  social.  Mais,  ce  progrès  même,  —  qu'ils 
célèbrent  dans  leurs  discours  et  qui  ne  consiste 
pour  eux  que  dans  l'avancement  de  leurs  propres 
affaires,  —  c'est  ce  progrès  qui  les  condamne, 
ou  plutôt  qui  les  a  condamnés;  et  déjà  de  nou- 
velles générations  les  poussent  de  l'épaule  qui  les 
auront  bientôt  achevé  de  renverser.  Et  nous,  en 
attendant,  si  nous  les  écartons,  si  nous  leur  accor- 
dons déjà  le  bénéfice  de  l'oubli  dans  lequel  ils 
seront  bientôt  ensevelis,  que  voyons-nous,  Mes- 
sieurs? -et  quelle  est,  à  votre  avis,  non  seulement 
chez  nous,  mais  dans  l'Europe  entière,  la  portée 
ilu  mouvement  socialiste? 

J'aborde  ici,  je  le  sais  bien,  une  matière  déli- 
cate, et  pour  que  vous  m'accordiez  en  retour  le 
droit  de  la  traiter  en  toute  liberté,  je  vous  déclare 
avant  tout  qu'au  sens  actuel,  au  sens  politique  du 


la  même  heure,  et  qu'ils  ne  semblent  pas  avoir  éprouvé  le 
besoin  de  la  remonter.  Bien  loin  de  les  aider  à  se  modifier,  leur 
expérience  des  hommes,  de  la  vie,  du  pouvoir,  ne  leur  a  servi 
qu'à  s'ancrer  eux-mêmes  plus  profondément  dems  leurs  vieilles 
doctrines.  Ils  croient  encore,  ils  croient  toujours  à  la  vertu  des 
étiquettes  :  aux  «  bienfaits  de  l'instruction  »,  à  l'esprit  de  Vol- 
taire, à  la  poésie  de  Buranger,  à  l'éloquence  de  Garnier-Pagès, 
aux  «  dangers  du  cléricalisme  »,  aux  principes  de  8.9,  au  «  progrès 
des  lumières  »,  à  la  moralité  du  théâtre,  à  la  légende  des  Giron- 
dins... Ainsi  pensait  Homais,  d'immortelle  mémoire;  et  n'ayant 
pas  à  Besdiiçon  le  temps  de  le  dire  plus  longuement,  c'est  tout 
ce  que  j'ai  voulu  dire,  et,  grâce  à  Flaubert,  je  crois  bien  l'avoir 
dit,  si  j'en  juge  par  l'empressement  que  le  Siècle  a  mis  à  «'en 
indigaer. 


LA    RENAISSANCE   DE   l'iDÉALISME  45 

mot,  je  ne  suis  pas  socialiste.  Je  le  regrette,  — 
ou,  pour  mieux  parler,  je  regrette  que  l'abus  que 
l'on  a  fait  du  mot  m'empêche  de  m'en  servir  ;  je 
regrette  qu'un  mot  qui  ne  devrait  être,  comme  je 
le  disais  dans  une  récente  occasion,  un  mot  qu'on 
n'avait  inventé  que  pour  être  l'antithèse  du  mot 
d'égoïsme  et  le  synonyme  de  solidarité,  en  soit 
venu  jusqu'à  ne  signifier  que  haine  et  misérable 
envie  ;  je  regrette  qu'on  l'ait  compromis  dans  de 
criminelles  aventures;  et  en  d'autres  temps,  moins 
troublés,  moins  confus,  oiî  je  n'aurais  pas  risqué 
d'être  mal  compris,  j'aurais  aimé  à  me  dire  socia- 
liste. Mais  je  ne  le  suis  pas!  Et  de  toutes  les 
réformes  prochaines  dont  le  socialisme  nous 
menace,  depuis  la  «  nationalisation  du  sol  » 
jusqu'à  la  «  désintégration  de  l'idée  de  patrie  »,  je 
n'en  admets  aucune.  Mais,  après  tout  cela.  Mes- 
sieurs, comme  ces  réformes,  ou  d'autres  encore,  ne 
sont  qu'une  expression  variable  et  transitoire  de 
la  doctrine,  croyez  bien  et  rendez-vous  compte 
que,  s'il  se  dissimule  sous  son  nom  plus  d'un  sen- 
timent méprisable,  la  vraie  force  du  socialisme, 
qui  le  rend  redoutable,  et  dont  nous  ne  saurions 
triompher  qu'en  lui  opposant  une  force  de  la  même 
nature,  c'est  d'être  un  idéalisme*.  «  Nous  avons. 


1.  On  ne  ae  lasserait  pas  de  citer  le  Siècle.  «  Nous  nous  éton- 
nons de  ce  que  les  journaux  socialistes  n'aient  pas  reproduit  avec 
éloges  la  dernière  partie  de  cette  conférence»,  disait-il  la  11  fé> 


46  DISCOURS   DE   COMBAT 

s'écriait  naguère  un  des  chefs  du  socialisme  alle- 
mand, nous  avons  ce  qui  constitue  la  force  de  la 


vrier;  et,  le  14  février,  sous  la  signature  de  M.  Yves  Guyot  lui- 
même  :  «  M.  B...  peut  être  fier  du  succès  de  sa  conférence  de 
Besancon  auprès  des  socialistes.  »  Entend-on  bien  ce  que  cela 
veut  dire?  Hélas  I  cela  veut  dire  qu'il  n'est  permis  de  penser 
«  qu'en  bloc  »  ;  et  quelque  doctrine  que  l'on  discute,  cela  veut 
dire  que,  si  quelques  vérités  s'y  trouvent  mêlées  à  beaucoup 
d'erreurs,  on  n'a  pas  le  droit  de  les  y  reconnaître.  Nous  avons  beau 
savoir  qu'en  sociologie,  comme  en  politique  et  comme  en  philo- 
sophie, quelque  système  que  l'on  essaie  de  construire,  il  est 
ruineux  en  tant  que  système,  et  il  n'y  en  a  jamais  que  les  mor- 
ceaux qui  soient  bons,  on  n'en  persiste  pas  moins  à  rendre 
responsables  du  système  entier  ceux  qui  n'ont  pris  la  parole  ou 
la  plume  que  pour  séparer  les  vérités  qu'il  contient  des  erreurs 
qui  les  enveloppent.  C'est  ce  que  nous  appellerons  le  grand  com- 
bat de  l'esprit  v<  logique  »  et  de  l'esprit  «  critique  ». 

M.  Guyot  s'écrie  :  «■  L'idéal  du  socialisme...  c'est  la  spoliation 
violente  de  la  richesse  acquise  par  le  travail  ou  conservée  par 
l'épargne  des  autres  »  ;  et  d'abord  il  ne  s'aperçoit  pas  qu'avant 
d'être  celui  du  Socialisme  cet  idéal  a  été  celui  de  cette  Révolu- 
tion qu'en  toute  circonstance  il  oppose  aux  revendications  socia- 
listes. La  Révolution  n'a  été  dans  son  principe  et  dans  ses  effets 
immédiats,  elle  n'a  été  dans  son  essence,  —  comme  l'a  si  bien 
démontré  l'illustre  auteur  des  Origines  de  la  Finance  contempo- 
raine,  qu'une  «  translation  de  propriété  »;  et,  cette  translation, 

ai-je  besoin  de  rappeler  de  quelles  «  violences  »  elle  s'est  accom- 
pagnée ?  Mais  ce  que  M.  Guyot  n'a  surtout  pas  vu,  c'est  combien 
sa  définition  de  r«  idéal  du  socialisme  »  était  inexacte,  illégitime 
et  antiscientifique, 

1°  Inexacte  :  —  si,  comme  je  le  dis  un  peu  plus  loin,  on  ne 
saurait  soupçonner  le  cardinal  Manning  ou  M«'  de  Ketteler 
d'avoir  jamais  rêvé,  ni  prêché  «  la  spoliation  de  la  richesse 
acquise  par  le  travail  ou  conservée  par  l'épargne  des  autres.  »  ; 
et,  parmi  plusieurs  définitions  du  Socialisme,  si  je  crois  avoir  le 
droit  de  préférer  celle  deM'^'^de  Ketteler  ou  du  cardinal  Manning  à 
celle  de  KarJ  Marx.  Il  y  a  d'ailleurs  un  sophisme  de  caché  sous 
l'inexactitude  de  la  définition,  M.  Guyot  affectant  de  croire  que 
toute  «  richesse  »  est  une  acquisition  du  travail  ou  un  produit 
de  l'épargne,  et  toute  la  question  sociale  roulant  en  quelque 
sorte  sur  w«>  point.  Le»  «;  éconoraiiileB  ■»  prélcûdunt  que  1»  «  ri- 


LA    RENAISSANCE   DE   l'iDÉALISME  47 

religion...  la  foi  dans  la  victoire  de  la  justice  et  de 
l'idée,  la  ferme  conviction  que  le  droit  doit  triom- 

chesse  »  est  le  fruit  du  travail  ou  de  l'épargne  ;  mais  les  «  socia- 
listes »  leur  répondent  qu'entre  to-us  les  moyens  d'acquérir  k 
«  richesse  »  l'épargne  et  le  travail  sont  aujourd'hui  les  derniers, 
les  moins  rapides  et  les  moins  favorisés.  La  question  est-elle 
de  médiocre  importance  ;  et  croit-on  l'avoir  résolue  en  compa- 
rant l'idéal  socialiste  à  celui  «  des  brigands  de  grand  chemin  et 
des  cambrioleurs  de  tout  genre  »? 

2*  Illégitime  :  —  si  les  déflnitions  des  mots  qui  ont  une  éty- 
mologie  certaine  ne  sont  pas  absolument  libres,  et  s'il  importe 
qu'elles  retiennent  toujours  quelque  chose  de  leur  signification 
primitive.  Je  l'ai  fait  observer  bien  des  fois  :  il  y  a  des  mots  qui 
ne  veulent  d'eux-mêmes  rien  dire,  comme  le  mot  de  Roman- 
tisme; et  il  y  en  a,  comme  le  mot  de  Naturalisme^  dont  on  ne 
saurait  admettre  que  le  sens  devienne  contradictoire  à  tout  ce 
qu'exprime  le  mot  de  Nature.  C'est  ce  que  je  dirai  du  mot  de 
Socialisme.  Qui  l'a  inventé,  de  Louis  Reybaud  ou  de  Pierre 
Leroux?  Il  semble  bien  que  ce  soit  le  second,  et  il  ne  l'a  inventé 
que  pour  être,  comme  nous  le  disions,  l'antithèse  du  mot  d'Indi- 
vidualisme. Aussi,  ce  que  le  mot  de  Socialisme  exprime  essentiel- 
lement, et  la  partie  de  sa  définition  que  l'on  n'en  saurait  jamais 
exclure,  est-ce  l'idée  que  les  droits  de  la  société  sont  antérieurs 
à  ceux  de  l'individu,  puisqu'aussi  bien  ils  les  fondent.  Vauve- 
nargues  a  écrit  quelque  part  :  «  Nous  naissons,  nous  croissons 
à  l'ombre  de  ces  conventions  solennelles  (qui  sont  les  lois  de  la 
société);  nous  leur  devons  la  sûreté  de  notre  vie,  la  tranquillité 
qui  l'accompagne.  Elles  sont  aussi  le  seul  titre  de  nos  posses- 
sions ;  dès  l'aurore  de  notre  vie  nous  en  recueillons  les  doux 
fruits,  et  nous  nous  engageons  à  elles  par  des  liens  toujours 
plus  forts.  »  Toutes  les  fois  qu'une  doctrine  qui  se  prétendra 
socialiste  s'écartera  de  cette  idéô,  nous  aurons  donc  le  droit 
d'essayer  do  l'y  ramener.  Et  dès  à  présent,  au  lieu  de  déclamer, 
n'est-ce  pas  ce  qu'il  faudrait  que  l'on  s'efforçât  de  faire,  si  l'on 
ne  veut  pas  que,  comme  il  est  arrivé  plus  d'une  fois  dans  l'his- 
toire, le  discrédit  d'un  mot  ne  finisse  par  entraîner  cp'ui  de 
toute  une  grande  doctrine  T 

3*  Et  infin  qu'y  a-t-ii  de  plus  antiscientifique  que  de  définir 
une  théorie  quelconque,  philosophique  ou  sociale,  par  ce  qu'il  y 
a  de  plus  transitoire  en  elle?  Qui  donc  a  démontré  que  la  «.natio- 
nalisation du  sol  »  ou  la  «  négation  de  l'idée  de  patrie  »  fussent 
des  conséquences  nécessaires  de  l'idée  socialiste  7  ou   pourquoi 


48  DISCOURS   DE  COMBAT 

pher  et  l'injustice  avoir  un  terme...  Cette  religion 
ne  no'tis  î>ra  jamais  défaut,  —  c'est  toujours  lui 
qui  parle,  —  car  elle  ne  fait  qu'un  avec  la  socia- 
lisme... Oui,  nous  avons  encore  la  foi,  nous  savons 
que  nous  marchons  à  la  conquête  du  monde ^.  » 
Et  je  crois,  Messieurs,  j'espère  qu'il  se  flattait; 
mais  ce  qui  est  vrai,  et  ce  qu'il  faut  lui  accorder, 
pour  l'honneur  de  l'humanité,  c'est  que  ce  n'est 
pas  en  faisant  appel  à  leurs  appétits  que  l'on  agite, 
que  l'on  remue,  que  l'on  soulève  les  masses  ;  ce 
n'est  pas  même  en  leur  présentant  leurs  véritables 
intérêts  ;  mais  toujours  et  partout,  fausses  ou 
vraies,  bienfaisantes  ou  redoutables,  justes  ou  dan- 
\gereuses,  ce  n'a  toujours  été  qu'avec  des  idées. 
C'est  aussi  bien  ce  que  reconnaissent  eux-mêmes 
les  critiques  impartiaux  du  socialisme,  je  veux 
dire  tous  ceux  dont  la  crainte  n'a  pas  comme 
rétréci  et  rapetissé  les  idées.  «  Quoique  nous  con- 
damnions le  socialisme,  écrivait  tout  récemment 
l'un  d'eux,  que  nous  reconnaissions  que  les  projets 

ferait-on  du  mot  de  «  Socialisme  »  le  synonyme  de  «  Collecti- 
visme i>  ?  Quelques  socialistes  ne  sont  pas  tout  le  socialisme.  Les 
excès  des  uns  ne  sauraient  nous  empêcher  de  reconnaître  ce 
qu'il  peut  y  avoir  de  légitime  dans  les  revendications  des  autres. 
Et  tout  au  plus  alors,  quand  on  risquerait  pour  ceU  de  ne  plaire 
ni  aux  uns  ni  aux  autres,  faudra-t-il  prendre  ses  précautions  ; 
se  laisser  accuser  de  <  subtilité  »,  si  c'est  l'accusation  que  l'on 
adresse  d'abord  à  tous  ceux  qui  s'efforcent  de  conformer  leur 
langage  à  la  complexité  des  faits  ;  et  ne  pas  plus  se  soucier  enfin 
de  «  l'approbation  >  des  socialistes  que  dès  anathèmes  des  écono- 
mistes. 
1.  Liebknecbt. 


LA   RENAISSANCE  DE   L'IDfiALISME  49 

de  reconstruction  sociale,  qui  menacent  de  boule- 
verser la  société  et  qui  passionnent  les  foules, 
sont  le  plus  souvent  des  rêves  d'esprits  malades 
et  d'idéalistes  à  qui  manque  le  sens  de  la  réalité; 
quoique  nous  blâmions  la  conception  brutale  de  la 
vie  qui  forme  l'idéal  de  la  démocratie  sociale, 
nous  sentons  qu'en  cette  masse  de  contradictions, 
d'erreurs ,  d'incertitudes  qui  forme  la  base  du 
socialisme,  il  y  a  quelque  chose  qui  résiste  à  nos 
critiques.  Si  les  systèmes  du  socialisme  sont  ou 
faux,  ou  contradictoires,  ou  utopiques,  la  morale 
du  socialisme  est  de  beaucoup  supérieure  à  celle  de 
ses  adversaires.  »  Entendons  bien  ce  mot ,  Mes- 
sieurs !  11  est  d'un  adversaire  ;\  et  je  l'emprunte 
à  la  préface  d'un  gros  livre  dont  le  principal  objet 
n'est  justement  que  de  montrer  les  contradictions, 
la  fausseté,  l'impossibilité  de  réalisation  des  sys- 
tèmes socialistes.  Mais ,  comme  l'adversaire  est 
loyal,  il  ne  peut  s'empêcher  de  reconnaître  qu'il 
y  a  dans  le  socialisme  «  quelque  chose  qui  résiste 
à  toutes  les  critiques  »  ;  et  ce  quelque  chose,  en 
admettant  que  ce  ne  soit  pas  précisément  la  «mo- 
rale »,  il  faut  au  moins  que  ce  soit  1'  «  Idée  »  ^ 


1.  Le  livre  auquel  j'emprunte  cette  série  de  citations  est  celui 
de  M.  Nilli,  traduit  de  l'italien,  et  publié  par  la  librairie  Guillau- 
min  (1894)  sous  le  titre  de  :  le  Socialisme  catholique.  Si  ce  n'est 
pas  peut-être  le  plus  original,  c'est  assurément  le  plus  «  com- 
plet »,  et  je  crois  pouvoir  dire  le  plus  «  impersonnel  »,  consé- 
quemmeatle  plut  «  impartial  »,  qu'on  ait  écrit  sur  le  sujet. 


50  DISCOURS   DE   COMBAT 

Et  comment,  Messieurs,  s'il  en  était  autrement, 
nous  expliqaerions-nms  la  formation  de  ce  qu'on 
a  de  nos  jours  appelé  «  le  socialisme  catholique  »  ! 
Oui,  s'il  n'y  avait  rien  de  juste  au  fond  des  reven- 
dications du  socialisme,  s'il  n'y  avait  que  haine  et 
qu'envie,  que  basses  convoitises  et  qu'appétits 
déchaînés,  qu'est-ce  donc  en  lui  «  qui  résisterait 
aux  critiques  de  ses  adversaires  »  ?  et  comment 
nous  expliquerions-nous  que  des  hommes  tels  que 
l'ancien  et  illustre  évêque  de  Mayence,  M^'  de  Ket- 
teler  en  Allemagne,  que  le  cardinal  Manning  en 
Angleterre,  que  le  cardinal  Gibbons  en  Amérique, 
que  M.  Decurtins,  plus  près  de  vous,  en  Suisse, 
et  tant  d'autres  encore,  —  parmi  lesquels  vous 
entendez  bien  que  c'est  avec  intention  que  je  ne 
nomme  aucun  Français,  —  oui,  comment  nous 
expliquerions-nous  que  de  tels  hommes,  qui 
n'étaient  sans  doute  animés  ni  d'aucune  ambition 

Voyez  encore  la  brochure  de  M.  Charles  Périn,  le  savant  pro- 
fesseur de  l'Université  de  Louvain,  et  retenez-en  cette  déclara- 
tion :  «  S'il  plaisait  à  l'Ecole  libérale  de  qualifier  de  socialisme 
toute  tentative  de  faire  triompher,  dans  notre  monde,  les  vraies 
lois  de  la  vie  sociale,  qui  sont  des  lois  de  charité  et  de  mutuelle 
assistance  autant  que  de  justice,  contre  le  régime  pernicieux  et 
trompeur  de  1789,  nous  n'aurions  plus  aucune  raison  de  repous 
ser  cette  qualification.  » 

Quant  à  la  «  supériorité  de  la  morale  du  socialisme  sur  celle  de 
ses  adversaires  »,  on  n'aura  pour  la  constater  qu'à  lire  la  bro- 
chure de  M.  Guyot  :  la  Morale  de  la  concurrence,  ou  cet  ancien 
Ministre  des  Travaux  publics,  s'inspirant  d'une  définition  du  plus 
cynique  des  barons  allemands,  —  c'est  d'Holbach  que  Je  veux 
dire, —  nous  enseigne  qu'en  toute  occasion  «  l'intérêt  du  produo* 
leur  »  oêt  une  a^scz  sûre  garantie  d«  m  «  moralité  ». 


LA    RENAISSANCE   DE    LIDÉALraME  51 

personnelle,  ni  d'aucun  intérêt  temporel,  aient  pris 
comme  à  tâche  et  tenu  à  honneur  de  faire  valoir 
quelques-unes  au  moins  de  ces  revendications? 
«  Supprimer  tous  les  moyens  de  protection,  laisser 
l'homme,  avec  toutes  ses  différences  naturelles  et 
«ociales,  concourir  chaque  jour  avec  tous  ses  seiii- 
blables,  est  un  vrai  crime  contre  l'humanité  !  » 
Ces  paroles  hardies  sont  de  l'évêque  de  Mayence  ; 
et  celles-ci,  non  moins  hardies,  non  moins  vraies, 
sont  du  cardinal  Manning.  «  Nous  avons  été  étouf- 
fés par  un  individualisme  excessif,  et  le  siècle 
prochain  fera  voir  que  la  société  humaine  est  plus 
grande  et  plus  noble  que  tout  ce  qui  est  indivi- 
duel. C'est  cette  doctrine  qui  est  taxée  de  socia- 
lisme par  les  esprits  légers  et  présomptueux.  » 
Plus  courageux  que  je  n'oserais  l'être,  il  n'avait 
pas  peur  de  ce  que  recouvrait  le  mot,  —  notez  que 
ces  paroles  sont  datées  de  1890,  —  et  sans  doute 
il  se  flattait  qu'il  en  pourrait  triompher  !  Mais 
comment  l'aurait-il  pu.  Messieurs,  je  veux  dire 
comment  s'en  serait):  flatté,  s'il  n'avait  bien  senti 
qu'autant  qu'une  révolte  d'intérêts  le  socialisme, 
d'une  manière  générale,  était  un  mouvement 
d'idées  ?  L'existence  toute  seule  du  socialisme 
catholique  suffit  à  nous  montrer  ce  qu'il  y  a  d'idéa- 
lisme au  fond  de  tout  socialisme,  et  que,  ce  qu'il 
est  dcins  l'imagination  des  foules ,  même  souf- 
frantes,   avant  d'être  une   utopie   réalisable   sur 


52  DISCOURS    DE    COMBAT 

terre,  c'est  une  aspiration  vers  un  idéal  qui  rem- 
place pour  elles  celui  que  leur  ont  jadis  enlevé  nos 
libres  penseurs  ^ 

Voulez-vous  maintenant  que  je  vous  le  définisse, 
cet  idéal,  —  ou  plutôt,  car  je  m'oublie  et  je  n'ai 
pas  tant  de  prétention  que  de  vouloir  le  définir, — 
voulez-vous  que  j'en  précise  deux  ou  trois  points 
seulement?  Nos  socialistes  croient  donc,  avec  le 
cardinal  Manning,  vous  venez  de  l'entendre,  que 
leur  grand  ennemi  c'est  l'individualisme  ;  et  l'in- 
dividualisme, vous  le  savez,  c'est  le  culte  de  soi, 
c'est  régoïsme,cesontles  ressources  et  les  moyens 
de  la  civilisation  détournés  de  l'usage  de  la  com- 
munauté pour  n'être  plus  que  les  serviteurs  de  nos 
instincts  ou  de  nos  appétits,  de  nos  caprices  ou  de 
nos  fantaisies  2.  Mais  donner  à  l'individu  un  autre 

1.  La  conclusion  de  ce  développement  est  sans  doute  assez 
claire  :  on  ne  triomphera  du  <:  Socialisme  »  qu'en  lui  opposant 
un  idéal  moral  supérieur  à  celui  qui  fait  présentement  sa  force, 
et  à  cet  égard,  la  première  chose  est  de  consentir  à  voir  en  lui 
quelque  chose  de  plus  qu'une  révolte  d'intérêts. 

•2.  On  proteste  énergiquement  contre  cet  essai  de  définition  de 
l'Individualisme ,  et  l'on  prétend  creuser  entre  lui  et  YEgoïsme  je 
ne  sais  quel  profond  ou  plutôt  quel  infranchissable  abime.  Mais 
je  doute \fu-on  y  réussisse,  et  j'en  ai  donné  quelques-unes  des 
raisons  dans  mon  Evolution  de  la  Poésie  lyrique,  t.  I.  3és  que 
l'individu  ne  peut  compter  que  sur  lui-même,  et  n'a  d'autres 
armes,  dans  «  la  lutte  pour  la  vie  v,  que  sa  force  ou  son  intelli- 
gence, il  en  arrive  promplement  et  nécessairement  à  se  faire  «  le 
centre  s>  d'.i  monde.  Quelques  ditférences  que  l'on  puisse  donc 
théoriquement  établir  entre  VEgoisme  et  l'Individualisme,  elles 
ne  tardent  pas  à  s'eflacer  dans  la  pratique  ou  dans  l't- xcrcice  de 
H  ■vie.  si  je  puis  ainsi  dire;  et  c'est  ce  que  l'on  a  vu  plusieurs  fois 
dans  l'iustoire. 


LA    RENAISSANCE   DB   l'iDÉALISME  S3 

objet  ou  une  autre  fin  que  lui-même  ;  vouloir  le 
replacer  dans  la  société  pour  en  faire  l'ouvrier 
d'une  œuvre  qui  le  dépasse  ;  assigner  à  son  activité 
des  effets  ou  un  but  dont  il  ne  jouira  pas,  est-ce 
bien  là  du  socialisme  ?  n'est-ce  pas  plutôt  déjà  de 
la  morale?  et  n'est-ce  pas  surtout  le  premier  pas 
vers  l'idéal?  C'en  est  un  second  que  de  ne  pas  vou- 
loir admettre  que  les  sociétés  humaines,  dans 
leur  développement,  soient  asservies  à  des  lois 
fatales,  à  des  lois  naturelles,  à  des  lois  de  fer  et 
d'airain,  dont  aucun  effort,  aucune  bonne  volonté 
ne  puisse  assouplir  l'inflexible  rigidité.  Oui,  de 
même  que  l'homme  n'existe  vraiment  en  tant 
qu'homme  et  ne  se  perfectionne  qu'exactement 
dans  la  mesure  où  il  réussit  à  se  libérer  de  la 
nature  elle-même,  pareillement,  l'objet  de  l'insti- 
tution sociale  est  de  réparer  les  maux  qui  semblent 
résulter  de  son  fonctionnement  et  de  ne  jamais 
consentir  à  les  reconnaître  comme  irrémédiables. 
Sanabiles  fecit  nationes  or  bis  terrarum!  Et  je  ne 
sais  pas  si  c'est  du  socialisme  que  de  refuser  aux 
lois  de  l'économie  politique  ce  caractère  de  néces- 
sité,—  que  n'ont  peut-être  pas  les  lois  elles-mêmes 
de  la  physique  ou  de  la  chimie,  —  mais  assurément 
c'est  de  l'idéalisme.  Et  n'en  est-ce  pas  encore, Mes- 
sieurs, au  premier  chef  et  par  définition,  que  de 
croire  que  la  vie  nous  a  été  donnée  pour  autre  chose 
que  pour  l'entretenir  ?  Il  n'y  aura  jamais  trop  de 


54  DISCOURS    DE   COMBAT 

vérité  ni  trop  de  justice  dans  le  monde.  Et  si  c'est 
là  ce  que  pensent  les  meilleurs  d'entre  les  socia- 
listes, c'est  une  des  raisons  pour  lesquelles  nous 
ne  leur  refuserons  pas  le  nom  d'idéalistes. 

D'essayer  après  cela  de  dire  au  profit  de  qui 
s'opère,  de  quelle  politique,  de  quelle  morale  ou 
de  quelle  religion,  cette  rénovation  de  l'idéalisme 
dont  je  viens  d'essayer  de  vous  montrer  quelques- 
uns  des  effets,  dans  toutes  les  directions  de  la  pen- 
sée et  de  l'action  contemporaines,  c'est  le  secret 
de  l'avenir; et,  Messieurs,  vous  me  permettrez  de 
ne  pas  me  donner  à  ce  propos  le  ridicule  de  pro- 
phétiser. «  Le  mouvement  du  monde,  a  écrit  quelque 
part  Ernest  Renan,  est  la  résultante  du  parallélo- 
gramme de  deux  forces,  —  je  ne  sais  si  vous  goû- 
tez beaucoup  cette  métaphore  !  —  le  libéralisme 
d'une  part  (il  aurait  mieux  fait  de  dire  l'indivi- 
dualisme) et  lé  socialisme  de  l'autre...  le  socia- 
lisme tenant  compte  avant  tout  de  la  justice  enten- 
due d'une  façon  stricte  et  du  bonheur  du  grand 
nombre,  souvent  sacrifiés  dans  la  réalité  aux 
besoins  de  la  civilisation  et  de  l'Etat.  »  On  pour- 
rait dire  également  que  l'idéalisme  et  le  natura- 
lisme sont  deux  tendances  dont  il  convient  tantôt 
d'encourager  l'une  et  de  retenir  l'autre,  ou  réci- 
proquement. Le  naturalisme  a  ses  dangers,  mais 
l'idéalisme   a  aussi   les  siens,  jusque  dans  l'art 


LA   RENAISSANCE   DE   l'idÉALISME  55 

même,  dans  la  littérature  ou  dans  la  musique,  et 
nous  ne  saurions,  en  vérité,  ni,  d'une  part,  per- 
mettre à  l'art  de  ne  se  proposer  d'autre  but  que 
lui-même,  ni,  d'autre  part,  consentir  qu'il  se  su- 
bordonne entièrement  à  l'utile.  Nous  ne  saurions 
méconnaître  la  grandeur  de  sa  fin,  mais  nous  ne 
saurions  admettre  non  plus  qu'elle  se  fasse  l'ar- 
bitre de  la  vie  humaine.  Qu'est-ce  à  dire,  Messieurs, 
sinon  qu'il  y  a  des  temps  d'être  idéaliste  ?  et  des 
temps  d'être  naturaliste  ?  et  cette  conclusion  est 
prudente,  mais  je  crains  qu'elle  ne  vous  paraisse 
un  peu  bien  opportuniste^. 

Pour  en  corriger  le  mauvais  effet,  je  m'empresse 
donc  d'ajouter  que  le  temps  est  maintenant  d'être 
idéaliste,  et,  de  toutes  les  manières,  dans  toutes 
les  directions,  de  réagir  contre  ce  que  nous  avons 
tous,  pour  ainsi  parler,  de  naturalisme  dans,  le 
sang.  Quelle  que  soit  en  effet  l'heureuse  multipli- 
cité des  symptômes  que  j'ai  voulu  vous  signaler, 
ce  ne  sont  là  toutefois  que  des  lueurs,  et  nous 
n'avons  pas  à  craindre  que  de  longtemps  encore 
elles  embrasent  l'horizon. 

Récitons  donc  ensemble  le  beau  sonnet  du  vieux 
poète  : 


1.  Voili  un  bon  exemple  encore  de  ce  que  peurent  devenir 
les  mets  quand  on  les  abandonne  à  leur  fortune  et  qu'on  les 
laiise  comme  accaparer,  cbemia  faisant,  par  des  partis  qui  les 
dénaturent. 


56  DISCOURS   DE    COMBAT 

Si  notre  vie  est  moins  qu'une  journée 
En  l'éternel  ;  si  l'an  qui  fait  le  tour 
Chasse  nos  jours  sans  espoir  de  retour; 
Si  périssable  est  toute  chose  née? 

Que  songes-tu,  mon  âme  emprisonnée? 
Pourquoi  te  plaît  l'obscur  de  notre  jour, 
Si,  pour  voler  en  un  plus  clair  séjour, 
Tu  as  au  dos  l'aile  bien  empennée  ! 

Là  est  le  bien  que  tout  esprit  désire 
Là,  le  repos  où  tout  le  monde  aspire, 
Là  est  l'amour,  là  le  plaisir  encore  ! 

Là,  ô  mon  âme,  au  plus  haut  ciel  guidée. 

Tu  y  pourras  reconnaître  l'idée 

De  la  beauté  qu'en  ce  monde  j'adore! 

Non,  Messieurs,  nous  n'avons  rien  à  craindre  de 
ces  sentiments.  S'il  se  contient  dans  ces  limites, 
l'idéalisme  n'a  rien  que  de  sain.  Soyons  donc 
idéalistes  !  Soyons-le,  vous  l'avez  vu,  dans  notre 
intérêt  même,  si  nous  ne  pouvons  nous  défendre 
des  dangers  qui  nous  menacent  qu'en  opposant  à 
des  idées  des  idées  plus  nobles  et  plus  hautes. 
Soyons-le,  dans  l'intérêt  de  la  littérature  et  de  l'art, 
qui  ne  seraient  simplement  que  des  métiers^  —  et 
j'ajoute  des  métiers  inutiles,  des  occupations  de 
mandarins,  —  si  l'objet  n'en  était  pas  de  nous  faire 
I  pénétrer  tous  les  jours  plus  profondément  dans 
\  la  connaissance  de  la  nature  et  de  l'humanité.  Eit 


LA    RENAISSANCE   DE   l'iDÉALISME  57 

enfin,  soyons-le,  dans  l'intérêt  de  la  science  elle- 
même  ou  de  la  vérité,  dont  les  progrès  seraient 
bien  insignifiants,  je  veux  dire  de  bien  peu  de  prix, 
s'ils  ne  tendaient  qu'au  perfectionnement  de  la  vie 
matérielle,  et  dont  les  applications  utilitaires  nous 
auraien  t  ramenés  bien  vite  à  une  barbarie  raison- 
née,  bien  plus  insupportable,  bien  plus  horrible, 
et  bien  plus  désespérée  que  l'ancienne*. 

^.  On  m'a  dit  :  «  Mais  cette  conclusion  n'est-elle  pas  encore 
bien  vague  et  bien  flottante?  »  et  je  n'en  disconviens  pas.  Je  ne 
puis  pas  «  conclure  »  au-delà  de  ce  que  je  pense  ;  et  j'avoue  que, 
pour  le  moment,  je  ne  saurais  rien  dire  de  plus,  ni  surtout  de 
plus  affirmatif.  Aussi  bien  celui-là  ne  serait-il  pas  un  grand 
impertinent  qui,  dans  un  pareil  sujet,  se  flatterait,  je  ne  dis  pas 
d'avoir  atteint  la  vérité,  mais  d'avoir  seulement  bien  saisi  sa 
propre  pensée?  Il  y  faut  du  temps  :  il  y  faut  de  la  réflexion;  il  y 
faut  donc  aussi  des  tâtonnements,  plus  d'une  reprise  ;  et  en  ne 
concluant  pas  d'une  manière  plus  ferme,  c'est  la  possibilité  de 
ces  reprises  et  de  ces  tâtonnements  que  j'ai  voulu  me  réserver. 
Mais,  en  ce  cas,  pourquoi  parler,  me  dira-t-on  peut-être  ?  Je 
réponds  très  simplement  :  parce  qu'au  milieu  de  ces  obscurités 
je  crois  avoir  discerné  deux  ou  trois  points  dont  je  suis  sûr: 
parce  que  nous  ne  pouvons  savoir  ce  que  valent  nos  idées  qu'en 
les  précisant  pour  nous-mêmes,  par  la  parole  ou  par  la  plume; 
et  enQn  parce  qu'on  n'arrive  à  voir  un  peu  plus  clair  en  de  cer- 
taines questions  qu'avec  le  secours  des  lumières,  —  et  des  con- 
tradictions des  autres. 


L'ART  ET  LA  MORALE 

1898 


L'ART  ET  LA  MORALE' 


Mesdames,  Messieurs, 

Afin  de  ne  surprendre  personne  de  vous,  —  et 
aussi  pour  m'assurer  à  moi-même  le  bénéfice  de  ma 
sincérité,  —  je  crois  devoir  vous  avertir  que  je  me 
propose,  dans  cette  conférence,  d'être  long,  en- 
nuyeux, obscur,  et  néanmoins  banal.  A  la  vérité, 
la  faute  n'en  sera  pas  uniquement  à  moi,  mais  au 
lujet  que  j'ai  choisi  :  la  Moralité  dans  l'Arl,  ou, 
'tour  mieux  dire  :  l'An  et  la  Morale;  sujet  banal 
vous  le  savez,  comme  étant  en  possession,  —  de- 
puis le  temps  au  moins  de  Platon,  —  de  défrayer 
la  conversation  des  Académies,  des  salons,  des 
ateliers,  des  écoles,  et  cependant  sujet  complexe, 
et  sujet  difficile,  en  dépit  ou  à  cause  peut-être  de 
sa  banalité  même. 

Je  dis  :  à  cause  de  sa  banalité;  et,  en  effet, 

l'une  des  grandes   erreurs  que  l'on  commette  à 

propos  des  «  lieux  communs  »,  c'est  de  les  croire 

faciles  à  traiter.  On  ne  se  doute  pas  que  la  chose 

du  monde  la  plus  aisée  qu'il  y  ait  aujourd'hui,  c'est 

d'être  ou  de  paraître  «  original  »,  et  les»  moyens 

1.  Conférence  prononcée  à  Paris,  le  18  janvier  1898,  pour  la 
Société  d»*  Conférences 


62  DISCOURS   DE   COMBAT 

en  sont  devenus  si  simples  !  Il  suffit  tout  bonne- 
ment de  prendre  le  contre-pied  de  ce  que  l'on 
pense  autour  de  nous.  Dire  de  la  charité,  par 
exemple  :  «  qu'il  ne  faut  pas  la  faire  )>,  —  et  c'est 
ce  qu'enseigne  toute  une  école  ;  —  dire  de  la  jus- 
tice :  «  qu'il  ne  faut  pas  la  rendre  »  ;  —  dire  de  la 
patrie  :  «  qu'elle  est  un  préjugé  d'un  autre  âge  », 
et  vingt  autres  paradoxes  de  la  même  nature, 
c'est  un  moyen  sûr  d'étonner,  de  scandaliser  à 
bon  compte  ses  lecteurs  ou  son  auditoire,  et  c'est 
aujourd'hui  l'ABG  de  l'art  du  chroniqueur  ou  du 
conférencier.  L'esprit  courant  ne  consiste  qu'à 
penser  au  rebours  des  autres  !  Mais,  inversement, 
penser  comme  tout  le  monde;  chercher  des  raisons 
solides,  et  des  raisons  précises,  aux  opinions  qui 
sont  à  peu  près  celles  de  tous  les  honnêtes  gens 
ou  de  tous  les  gens  cultivés;  les  raffermir  eux- 
mêmes,  au  besoin,  dans  ce  que  le  savant  profes- 
seur Lombroso  a  nommé  leur  misonéisme^  et  qui 
n'est  qu'une  sage  défiance  de  la  nouveauté;  leur 
dire  qu'il  y  a  des  idées,  de  vieilles  idées,  dont  la  vie 
de  l'humanité  ne  saurait  pas  plus  se  passer  que 
de  pain  ;  leur  communiquer  enfin  le  rare  courage, 
la  singulière  audace  de  ne  pas  vouloir,  à  tout  prix, 
paraître  plus  «  avancés  »  que  leur  temps,  voilà, 
Mesdames  et  Messieurs,  oui,  voilà  ce  qui  est  diffi- 
cile ;  voilà  ce  qui  est  hasardeux  ;  et  voilà,  je  l'avoue, 
ce  que  je  voudrais  essayer  de  faire  aujourd'hui. 


L'ABT    ET    LA    MORALE  63 


I 


Vous  connaissez  le  problème,  —  et  je  n'ai  besolD 
que  de  vous  rappeler  en  quels  termes  il  se  pose. 
Si  nous  en  voulions  donc  croire  les  artistes, 
quelques  artistes  du  moins,  et  la  plupart  des 
critiques  ou  des  esthéticiens,  mais  surtout  les 
journalistes,  on  nous  enseigne  que  l'Art,  le  gi*and 
Art,  avec  un  grand  A,  transformerait,  transmue- 
rait en  or  pur  tout  ce  qu'il  touche,  le  sublimerait, 
pour  ainsi  parler,  et,  d'une  obscénité  môme  ou  de 
la  pire  des  atrocités,  il  en  ferait  un  objet  d'admi- 
ration, quelques-uns  ne  disent-ils  pas  un  moyen 
de  purification? 

Il  n'est  pas  de  serpent  ni  de  monstre  odieuoo 
Qui,  par  l'art  imité,  ne  puisse  plaire  aux  yeux... 

C'est  ce  que  Pascal  avait  également  dit,  mais 
d'une  manière  toutefois  plus  janséniste,  quand  il 
avait  écrit  :  «  Quelle  vanité  que  la  peinture,  qui 
attire  notre  admiration  par  l'imitation  de  choses 
que  nous  n'admirons  pas  dans  la  réalité  !  »  Vous 
voyez  qi'e  je  tiens  ma  promesse,  et  on  ne  peut 
guère  apporter  de  citations  plus  connues. 

D'illustres  exemples,  au  surplus,  confirment,  ou 
semblent  confirmer,  la  parole  de  Pascal  et  les  vers 


64  DISCOURS   DE   COMBAT 

de  Boileau.  Nous  admirons  de  bonne  foi,  nous 
nous  savons  gré  à  nous-mêmes,  comme  d'une 
preuve  de  goût,  d'admirer,  sous  des  noms  grecs, 
des  Vénus  que  nous  n'oserions  pas  nommer  en 
français  ;  et  si  nous  dépouillons  (je  sais  bien  que 
c'est  un  sacrilège),  mais  enfin  si  nous  dépouillons 
du  prestige  de  la  poésie  qui  les  transfigure  le  sujet 
de  la  Rodogune  de  Corneille  ou  du  Bajazet  de 
Racine,  par  exemple,  si  nous  les  réduisons  l'un 
et  l'autre  à  l'essentiel  de  la  fable  qui  les  soutient, 
qu'en  restera-t-il,  Messieurs,  que  deux  aventures 
de  harem,  qui  seraient  assez  bien  à  leur  place  dans 
les  annales  du  crime  et  de  l'impudicité^?  Cepen- 
dant, nous  dit-on,  ni  Bajazet  ni  Rodogune  surtout 
ne  sont  des  œuvres  que  l'on  puisse  taxer  d'immo- 
rales. En  s'emparant  de  ces  aventures,  le  poète,  — 
et  c'est  son  privilège,  —  en  a  transformé  la  nature. 
Celui-là  se  condamnerait,  il  se  disqualifierait,  qui, 

1.  Pour  empocher  le  mariage  d'une  jeune  fille  (Rodogune)  avec 
l'un  ou  l'autre  des  deux  hommes  qui  la  courtisent  (Antiochus  et 
Séleucus),  une  femme,  qui  est  leur  mère  (Gléopâtre)  et  qui 
a  de  fortes  raisons  de  ne  vouloir  pas  leur  rendre  «  ses  comptes 
de  tutelle  »,  fait  égorger  l'un  et  essaie  d'empoisonner  l'autre  ; 
voilà  tout  le  sujet  de  Rodogune'.  Celui  de  Bajazet  est  plus  immoral 
encore,  si,  dans  l'attrait  d'une  femme  mariée  (Roxane)  pour  un 
homme  (Bajazet),  et  dans  l'impuissance  où  elle  est  de  se  dominer, 
en  vain  chercherait-on  autre  chose  1  et  on  n'y  trouve  absolument 
rien  que  de  physique. 

On  sait  à  ce  propos  que  la  hardiesse  de  Racine,  dans  le  choix  de 
ses  sujets,  comme  dans  la  liberté  de  son  observation,  et  comme 
enfin  dans  le  détail  de  son  style,  a  égalé  d'avance  ou  passé  tout 
ce  que  le  romantisme  et  même  le  naturalisme  devaient  plus 
tard  imaginer  de  plus  audacieux. 


l'art  et  la  morale  65 

mis  en  présence  des  déesses  de  Praxitèle,  sentirait 
s'<iveiller  d'autres  mouvements  en  lui  que  ceux  de 
l'admiration  la  plus  chaste  et  la  plus  désintéressée. 
Le  fait  est,  continue-t-on,  que  l'artiste  ou  le  poète 
nous  ont  comme  enlevés  à  ce  qu'il  y  a  d'instinctif 
ou  d'animal  en  nous  ;  ils  ont  opéré  ce  miracle 
de  nous  situer,  —  on  ne  sait  trop  comment,  par 
un  secret  qui  n'appartient  qu'à  eux,  —  dans  une 
sphère  supérieure,  étrangère  aux  grossières  excita- 
tions des  sens;  ils  nous  ont  libérés  de  nous-mêmes 
(vous  connaissez,  et  je  n'y  fais  qu'une  aliusion  en 
passant,  la  théorie  du  pouvoir  libérateur  de  l'art, 
celle  de  lapurgation  des  passions)',  et  nous  sommes 
entrés  avec  eux  dans  la  région  du  calme  suprême 
et  du  repos  divin  i. 


1.  Voyez,  sur  le  premier  point,  Hegel  :  Esthétique  ;  et,  pour  la 
second,  Schopenhauer:  Sur  VEulhétique  de  la  Poésie:  «  Les  hor- 
reurs étalées  sur  la  scène  nous  représentent  l'amcrtunie  et  l'insi- 
gnifiance de  la  vie,  le  néant  de  toutes  nos  aspirations.  L'effet  île 
la  tragédie  doit  être  pour  nous  le  sentiment,  vague  encore  peut- 
être,  qu'il  vaut  mieux  détacher  notre  cœur  de  la  vie,  en  détourner 
notre  volonté,  ne  plus  aimer  le  monde  ni  l'existence...  Car,  s'il 
n'en  était  pas  ainsi,  si  la  tra<iédie  ne  tendait  pas  à  7ious  élever 
au-dessus  de  toutes  les  fins  et  de  tous  les  biens  de  la  vie,  à  nous 
détourner  de  l'existence  et  de  ses  séductions...  comment  expli- 
quer alors  cette  action  hienfaisante,  cette  haute  jouissance  duo 
au  tableau  du  côté  le  plus  affreux  de  la  vie,  mis  en  pleine  lumière 
sous  nos  yeux?  »  {Le  Monde  comme  volonté...  Traduction  Uur- 
deau,  t.  III,  p.  246.) 

Il  a  raison  :  «  Comment  expliquer?  »  Mais  que  reste-t-il  de 
l'explication  quand  l'auteur  tragique  oublie  cette  condition  pre- 
mière de  son  art;  et  que  reste-t-il  surtout  de  la  tragédie?  La 
réponse  est  facile  :  il  en  reste  le  mélodrame,  le  fait  divers,  la 
chronique  de  l'adultère,  ou  du  viol,  ou  du  meurtre. 


66  DISCOURS   DE   COMBAT 

La  mort  peut  disperser  les   univers  tremblants, 

Mais  la  Beauté  flamboie,  et  tout  renaît  en  elle, 

Et  les  mondes  encor  roulent  sous  ses  pieds  blancs... 

Je  ne  suis  pas  de  cet  avis... 

Et  d'abord,  si  c'était  ici  le  lieu  de  produire  des 
textes,  je  ne  serais  pas  embarrassé  de  prouver  qu'il 
s'en  faut  que  la  sculpture  grecque,  —  je  dis  celle 
de  la  grande  époque,  —  ait  toujours  eu  ce  caractère 
d'idéale  pureté  qu'on  est  convenu  de  lui  attribuera 
Elle  est  païenne,  il  faut  pourtant  nous  en  souvenir 
quand  nous  en  parlons!  et  le  paganisme,  ce  n'est 
pas  ceci  ou  cela,  la  religion  de  Jupiter  ou  celle  de 
Vénus,  les  mystères  d'Eleusis  ou  les  Thesmopho- 
ries,  mais  bien,  et,  en  trois  mots,  l'adoration  des 
énergies  de  la  nature.  L'accoutumance  ici  nous 
rend  aveugles;  mais,  pour  y  voir  clair,  songez  à 
ce  que  sont  devenues,  chez  un  Ovide,  par  exemple, 
ou  chez  de  très  grands  peintres,  un  Michel- Ange, 

1.  Le  latin  dans  ses  mots  bravant  l'honnêteté,  voici,  sur  la 
Vénus  de  Cnide,  un  texte  de  Pline  l'Ancien  :  «  Ferunt  amore 
querndam  captum  cum  delituissel,  noctu  simulacro  cokœsisse, 
ejusque  cupidilatis  esse  indicem  maculam.  »  {Hist.  nat.,  XXXVI, 
21.)  On  y  pourrait  joindre  des  textes  analogues  de  Valère  Maxime 
ou  de  Lucien,  qui  tous  ensemble  ont  ceci  d'intéressant  que,  si  l'on 
contestait  la  vérité  du  fait  qu'ils  rapportent,  et  si  l'on  n'y  voulait 
voir  qu'une  manière  «  symbolique  >  d'exprimer  le  genre  d'admi- 
ration qu'on  éprouvait  en  présence  de  la  Vénus  de  Cnide,  ils  n'en 
aéraient  que  plus  signiQcatifs. 

Aussi  bien  le  progrès,  dans  l'histoire  de  la  sculpture  grecque, 
n'a-t-il  guère  consisté  qu'à  «  découvrir  ■»  ce  que  cachait  un  art 
plus  sévère  *,  et  le  triomphe  de  la  nudité  y  a  signalé  le  coouuen- 
cement  de  la  décadence. 


l'art  et  la  morale  67 

un  Vinci,  un  Corrège,  un  Véronèse,  les  amours  du 
maître  des  dieux  :  Europe,  Danaë,  Léda,  Sémélé, 
Ganymède,  et  plus  généralement  toutes  ces  fictions 
voluptueuses  qui,  après  avoir  défrayé  l'art  clas- 
sique, sont  venues  se  terminer  aux  jeux  épouvan- 
tables de  l'amphithéâtre.  Demandez-vous  aussi, 
dans  un  autre  art,  et  dans  un  autre  ordre  d'idées, 
si,  quand  nous  sortons  de  voir  jouer  ceBajazet  ou 
cette  Rodogune^  dont  je  parlais  tout  à  l'heure,  l'im- 
pression que  nous  en  emportons  n'a  pas  quelque 
chose  d'étrangement  mêlé,  d'étrangement  suspect? 
Ily  a  là-dessus  un  aveu  de  Diderot  que  je  ne  peux 
pas  vous  citer,  parce  qu'on  ne  cite  pas  aisément 
Diderot,  mais  j'en  ferai  une  note,  si  j'imprime  cette 
conférence,  et  vous  le  trouverez  tout  à  fait  éloquent. 
J'en  ferai  même  deux  notes  !  et  quand  ce  créateur 
de  la  «  critique  d'art  »  admirait  la  Madeleine  de 
Corrège,  je  vous  dirai  de  quelle  façon^.  Hélas! 
Messieurs,-  Corneille  môme,   le  grand  Corneille, 

1.  «  Il  y  a  quinze  ans,  écrit-il  en  1758,  que  nos  théâtres  étaient 
des  lieux  de  tumulte;  les  tôles  les  plus  froides  s'échauffaient  en 
y  entrant;  ou  s'agitait,  on  se  remuait,  on  se  poussait,  l'àme  était 
mise  hors  d'elle-m&me.  La  pièce  commençait  avec  peine,  était 
souvent  interrompue  ;  mais,  survenait-il  un  bel  endroit,  les  bis 
se  redcmandaieut  sans  fin,  on  s'enthousiasmait.  On  était  arrivé 
avec  chaleur,  on  s'en  retournait  dans  l'ivresse;  les  uns  allaient 
chez  des  filles,  les  autres  se  répandaient  dans  le  monde;  c'ùtait 
comme  un  orage  qui  allait  se  perdre  au  loin  et  dont  le  murmure 
durait  longteuips  après  qu'il  s'était  écarté.  Voilà  le  plaisir  !y>  {Essai 
lur  la  Poésie  dramatique.) 

Sa  manière  d'admirer  la  Madeleine  du  Corrège  n'est  paa  moina 
caractéristique. 


68  DISCOURS    DE    COMBAT 

n'est  pas  toujours  moral;  et,  sans  faire  allusion  à 
son  machiavélisme,  je  veux  dire  par  là  que  je  ne 
serais  pas  sûr  de  la  qualité  des  âmes  qui  se  forme- 
raient uniquement  à  l'école  de  son  «  héroïsme  »... 
Il  y  manquerait  ce  que  Shakespeare  a  si  bien  appelé 
«  le  lait  de  l'humaine  tendresse  ». 

Je  continue,  Mesdames  et  Messieurs,  de  dire 
des  choses  banales,  des  choses  terriblement  ba- 
nales, des  choses  môme  prudhommesques  ;  et  que 
serait-ce,  au  lieu  de  la  peinture,  de  la  sculpture  ou 
de  la  poésie,  si  je  m'avisais  de  vouloir  emprunter 
mes  exemples  à  la  musique  ^  ?  Mais  de  toutes  ces 

«  La  différence  qu'il  y  a  entre  la  Madeleine  du  Gorrège  et 
celle  de  Van  Loo,  c'est  qu'on  s'approche  tout  doucement  par 
derrière  de  la  Madeleine  du  Gorrège,  qu'on  se  baisse  sans  faire 
le  moindre  bruit,  et  qu'on  prend  le  bas  de  son  habit  de  péni- 
tente, seulement  pour  voir  si  les  for7nes  sont  aussi  belles  là-des- 
sous qu'elles  se  dessinent  au  dehors,  au  lieu  qu'on  ne  forme 
aucune  entreprise  sur  celle  de  Van  Loo.  »  (Salon  de  1761.) 

Et  enfin,  puisque  je  tiens  ce  «  grand  homme  »,  je  me  repro- 
cherais de  ne  pas  rappeler  comment  il  admire  la  nature  : 

«  Ma  Sophie,  quel  endroit  que  ce  Vignory...  Imaginez-vous 
une  centaine  de  cabanes  entourées  d'eau,  de  vieilles  forêts 
immenses,  des  coteaux,  des  allées  de  prés  qui  séparent  ces 
coteaux,  comme  si  on  les  y  avait  placés  à  plaisir,  et  des  ruis- 
seaux qui  coupent  ces  allées-prairies.  Non,  pour  l'honneur  des 
garçons  de  ce  village,  je  ne  veux  pas  me  persuader  qu'il  y  ait  là 
une  fille  pucelle  passé  quatorze  ans;  une  fille  ne  peut  pas  mettre 
le  pied  hors  de  sa  maison  sans  être  détournée;  et  puis  le  frais, 
le  secret,  la  solitude,  le  silence,  le  cœur  qui  parle,  les  sens  qui 
sollicitent...  Ma  Sophie,  ne  verrez-vous  jamais  Vignory.  »  [Lettre 
à  JW""  Volland,  du  17  août  1759.) 

Ce  sont  là  quelques-uns  des  principes  sur  lesquels  Diderot  a 
fondé  la  critique  d'art. 

1.  A  la  musique  d'Offenbach,  par  exemple,  et  de  l'opérette  ca 
général. 


L  ART   ET   LA   MORALE  69 

choses,  voici  la  plus  banale,  je  veux  dire  celle 
dont  vous  êtes  au  fond,  quoique  peut-ôtre  sans  le 
savoir,  le  plus  intimement  convaincus,  —  et  cepen- 
dant la  plus  difficile  à  établir.  C'est  que  ces 
exemples  n'ont  rien  qui  doive  nous  étonner  si,  dans 
toute  forme  ou  toute  espèce  d'art,  il  y  a  comme  un 
principe  ou  un  germe  secret  d'immoralité.  Notez 
que  je  ne  vous  parle  pas  des  formes  inférieures  de 
l'art  :  de  la  chanson  de  café-concert,  par  exemple, 
du  vaudeville  ou  de  la  danse...  De  la  danse!  oui, 
je  sais  que  David  a  dansé  devant  l'arche,  et  tous 
les  jours  encore  il  est  question  de  danses  hiéra- 
tiques, de  danses  sacrées*,  de  danses  guerrières. 
Il  y  a  aussi  la  danse  du  ventre  ;  et  si  quelque  auteur 
grave  l'avait  trouvée  symbolique,  je  n'en  serais 
pas  autrement  surpris.  Mais,  symbolique  ou  expres- 
sive de  quoi?  C'est  là  le  point;  et  on  ne  prétendra 

1.  Une  page  de  Loti  suffira  pour  renseigner  le  lecteur  lur  les 
danses  sacrées. 

«  Annamalis  fobil,  hurlaient  les  griots  en  frappant  sur  leurs 
tamtams,  l'œil  enflammé,  les  muscles  tendus,  le  front  ruisse- 
lant de  sueur... 

«  Et  tout  le  monde  répétait  en  frappant  des  mains  avec  fré- 
nésie :  Annamalis  fobil!  Annamalis  fobil !...  La  traduction  en 
brûlerait  ces  pages...  Annamalis  fobil!  les  premiers  mots,  la 
dominante  et  le  refrain  d'un  chant  endiablé,  ivre  d'ardeur  et  de 
licence,  le  chant  des  bamboulas  du  printemps  I 

«  Au»  bamboulas  du  printemps,  les  jeunes  garçons  se  m<^- 
laient  anx  jeunes  filles  qui  venaient  de  prendre  en  grande  pompe 
leur  costume  nubile,  et,  sur  un  rythme  fou,  sur  des  notes  enra- 
gées, ils  chantaient  tous,  en  dansant  sur  le  sable  :  Annamalis 
*'0bil  I  »  (Le  Roman  d'un  Saphi,  xxxm.) 


70  DISCOURS   DE   COMBAT 

pas  apparemment  que  ce  soit  de  la  pudeur  ou  delà 
modestie.  «  Que  de  choses  dans  un  menuet!  »  disait 
un  maître  h  danser  fameux.  Sans  doute  encore, 
mais  quelles  choses?  Car  assurément  les  ballets 
d'opéra  peuvent  avoir  toute  sorte  de  qualités,  — ^ 
des  qualités  que  peut-être  ai-je  moi-même  la  fai- 
blesse de  ne  pas  mépriser  ;  —  ils  n'ont  pas  celle 
d'élever  l'âme,  voilà  de  quoi  je  suis  bien  certain  l 
Une  chanson  de  café-concert  ne  l'a  pas  non  plus, 
ni  un  vaudeville  :  Célimare  le  bien-aitné,  ou  Un 
Chapeau  de  paille  d'Italie. 

Mais  puisque  aussi  bien  ce  n'est  pas  ce  qu'on 
leur  demande,  je  n'insisterai  pas.  Ce  serait  me 
faire  à  moi-même  la  partie  trop  belle!  Prenons  les 
choses  de  plus  haut.  C'est  du  grand  art  que  je 
vous  parle,  du  plus  grand  art  ;  c'est  dans  la  notion 
du  grand  art  que  je  dis  qu'un  germe  d'immoralité 
se  trouve  toujours  enveloppé;  et  c'est  ici  que  je 
vais  commencer  à  devenir  ennuyeux.  Ou  plutôt, 
non,  Mesdames  et  Messieurs,  ce  sera  tout  à  l'heure, 
car  il  faut  auparavant  que  je  vous  conte  la  mémo- 
rable aventure  de  Taine,  la  plus  glorieuse  de  ses 
aventures  !  et  celle  qui  témoigne  le  plus  éloquera- 
ment  qu'en  lui  la  sincérité  de  la  recherche  et  la 
loyauté  du  caractère  ne  le  cédaient  pas  à  l'éclat  du 
talent. 

Il  avait  débuté,  vous  le  savez,  —  conformément 
à  son  intention  de  trouver  un  fondement  objectif 


L  ART   ET   LÀ   MORÂLB  71 

au  jugement  critique  ^,  et  ainsi  de  soustraire  au 
caprice  des  opinions  particulières  l'appréciation 
des  œuvres  de  la   littérature  et  de  l'art,  —  par 

1.  ...  L'intention  de  donner  un  fondement  objectif  au  jugement 
critique.  Si  je  crois  avoir  assez  étudié  Taine,  —  et  môme,  en 
plus  d'un  point,  l'avoir  assez  fidèlement,  non  pas  continué,  mais 
suivi,  —  pour  avoir  le  droit  de  résumer  son  œuvre  en  quelques 
mots,  c'en  est  ici  la  vraie  formule  :  il  a  voulu  donner  au  juge- 
ment critique  un  fondement  objectif.  Prenez  en  effet  tous  ses 
livres,  l'un  après  l'autre,  son  La  Fontaine,  son  Tile-Live,  ses 
Essais  de  critique  et  d'histoire,  sa  Littérature  anglaise,  ses 
Origines  de  la  France  contemporaine,  sa  Philosophie  de  V Art, -ce 
qu'il  a  cherché  pendant  trente  ans,  ce  sont  les  moyens  de  rame- 
ner, de  réduire  à  l'unité  de  la  certitude  ce  que  l'on  croirait,  à 
première  vue,  que  les  opinions  littéraires  comportent  de  diversité 
légitime.  Il  ne  faut  pas  disputer  des  goûts,  dit  un  commun  proverbe, 
ami  de  l'ignorance  ;  et  Taine  a  justement  employé  trente  ans  de  sa 
vie  à  montrer  qu'au  contraire  il  faut  disputer  des  goûts  ;  et  c'est  à 
ce  dessein  qu'on  voit  bien  aujourd'hui  que  toute  son  œuvre  a 
tendu.  Il  y  a  des  clas.sifications  en  histoire  naturelle;  et  pareille- 
ment il  a  voulu  montrer  qu'il  y  en  avait  en  histoire  littéraire, 
en  esthétique,  en  morale,  des  échelles  de  valeurs  et  des  moyens 
de  les  déterminer.  Subordination  des  caractères,  balancement 
des  organes,  sélection  naturelle,  il  y  a  des  principes  scientifiques; 
et,  pareillement,  Taine  a  voulu  montrer  qu'il  y  en  avait  de 
moraux,  d'esthétiques,  de  philosophiques.  Là  est  l'unité  de  sa 
vie  intellectuelle,  et  là  aussi  la  garantie  de  la  durée  de  son 
œuvre.  En  soudant,  comme  il  disait,  «  les  sciences  morales  aux 
sciences  naturelles  »,  il  a  voulu  faire  pairticiper  les  premières  de 
la  certitude  ou  de  la  probabilité  des  secondes.  Et  il  n'importe, 
après  cela,  qu'il  se  soit  trompé  dans  l'application  I  je  n'en  sais 
rien  ni  n'en  veux  rien  savoir  pour  aujourd'hui.  Mais  qu'il  ait 
cherché  cela,  et  qu'il  soit  Taine,  j'entends  l'un  des  plus  libres 
esprits  et  des  plus  hardis  de  notre  temps,  c'est  ce  qui  donne  une 
valeur  singulière  à  sa  théorie  sur  le  degré  de  bienfaisance  du 
caractère.  Elle  n'est  pas  l'invention  ou  le  caprice  d'un  esthéti- 
cien attardé  dans  les  principes  de  l'ancienne  critique,  mais  l'in- 
duction d'un  «  positiviste  »  et  le  résultat  de  la  comparaison  la 
plus  étendue  que  l'on  ctit  faite  entre  elles  des  œuvres  de  la  litté- 
rature et  de  l'art,  depuis  le  Parlhénon  et  les  Dialogues  de  Platon 
jusqu'au  Faust  de  Gœtbe  et  jusqu'aux  «  chefs-d'œuvre  »  de  l'ar- 
chitecture en  fer. 


72  DISCOURS    DE    COMBAT 

prendre  à  leur  égard  l'attitude,  —  je  ne  dirai  pas 
indifférente  ou  désintéressée,  mais  impartiale  et  im- 
personnelle, —  qui  est  celle  du  zoologiste  en  face 
de  l'animal,  ou  du  botaniste  à  l'égard  de  la  plante. 
Que  le  zoologiste  étudie  les  mœurs  de  Fhyène  ou 
celles  de  l'antilope,  celles  du  chacal  ou  celles  du 
chien,  et  que  le  botaniste  nous  décrive  la  rose  ou 
le  datura  stramonium,  la  belladone  ou 

Le  brin  d'herbe  sacré  qui  nous  donne  du  pain, 

c'est  toujours,  vous  le  savez,  de  la  même  patiente 
méthode  qu'ils  usent,  et  on  ne  les  voit  pas  s'in- 
digner contre  la  bête  féroce  ou  contre  la  plante 
vénéneuse.  On  ne  les  voit  pas  changer,  avec  leur 
sujet,  de  ton  ni  de  disposition  d'esprit.  Taine  s'avisa 
de  marcher  sur  leurs  traces,  et  il  put  croire  un  mo- 
ment qu'il  avait  réussi,  quand,  sur  ces  entrefaites, 
lui  qui  ne  connaissait  guère  encore  que  la  France  et 
l'Angleterre,  on  le  nomma  professeur  d'esthétique  à 
l'Ecole  des  Beaux- Arts  ;  et  il  visita  l'Italie.  Ce  fut  une 
révélation.  La  différence  du  mieux,  du  médiocre, 
et  du  pire  ;  cette  différence  (que  l'esprit  de  système 
nous  dérobe  si  aisément  en  littérature,  parce  que 
les  mots  expriment  des  idées,  et  que  nous  avons 
toujours  de  l'inclination  pour  les  idées  qui  se  rap- 
prochent des  nôtres,  quelque  faible  qu'en  soit 
l'expression),  cette  différence,  que  nous  n'appré- 


LART    ET   LA   MORALE  73 

cions  pas  toujours  en  musique  (parce  que  la 
musique  est  une  espèce  de  science,  en  même  temps 
qu'un  art,  et  puis,  et  surtout  parce  que  nos  juge- 
ments ne  dépendent  nulle  part  plus  qu'en  musique 
de  l'état  de  nos  nerfs),  elle  éclate  au  contraire  mani- 
festement en  peinture,  en  sculpture;  — et  Taine 
en  fut  profondément  frappé. 

C'est  pourquoi,  Mesdames  et  Messieurs,  quand 
il  commença  de  professer  ces  leçons  célèbres  sur 
la  Production  de  l'œuvre  d'art^  sur  VArt  en  Italie^ 
en  Hollande,  en  Grèce,  sur  l'Idéal  dans  l'art,  qui  sont 
certainement,  avec  le  livre  d'Eugène  Fromentin  sur 
les  Maîtres  d'autrefois  et  quelques  rares  écrits  de 
M.  Eug.  Guillaume,  ce  que  la  critique  d'art  a  produit 
de  plus  remarquable  en  notre  temps ',  la  nécessité 
lui  apparut  de  classer,  déjuger  les  œuvres,  d'établir 
pour  les  juger  des  échelles  de  valeurs,  ce  qu'on 
appelle  plus  pédantesquement  un  critérium  esthé- 
tique; et  ce  critérium,  oi!i  le  trou va-t-il.  Messieurs, 
après  l'avoir  cherché  longtemps?  où  le  trouva-t-il, 
lui,  l'élève  de  Condillac  etd'Hegel,  lui,  le  théoricien 
et  le  philosophe  de  l'impassibilité  critique,  lui,  qui 
n'avait  rien  reproché  plus  vivement  à  l'éclectisme, 
aux  Cousin  et  aux  Jouffroy,  que  d'avoir  tout  voulu 
ramener  «  au  point  de  vue  moral  »  ?  quel  est  le 

1.  Fromentin,  pour  la  peinture,  et  M.  Eug.  Guillaume,  pour  la 
sculpture  (cf.  notamment  son  essai  sur  Miche-Angel  sculpteur), 
ont  ajouté  A  la  critique  de  Taine  ce  qui  lui  manquait  du  côté 
de  la  <  technique  ». 


74  DISCOURS   DE   COMBAT 

signe  auquel  il  déclara  que,  dans  le  musée  des 
chefs-d'œuvre,  se  reconnaissaient  les  plus  élevés  ? 
C'est  à  ce  qu'il  appela  :  le  degré  de  bienfaisance  dA 
caractère.  La  page  est  importante;  et  je  veux  vous 
la  remettre  sous  les  yeux  tout  entière  : 

Toutes  choses  égales  d'ailleurs,  l'œuvre  qui  exprime 
un  caractère  bienfaisant  est  supérieure  à  l'œuvre  qui 
exprime  un  caractère  malfaisant.  Deux  œuvres  étant 
données,  si  toutes  deux  mettent  en  scène,  avec  le  même 
talent  d'exécution,  des  forces  naturelles  de  même 
grandeur,  celle  qui  représente  un  héros  vaut  mieux  que 
celle  qui  nous  représente  un  pleutre,  et,  dans  cette 
galerie  des  œuvres  d'art  viables  qui  forment  le  musée 
définitif  de  la  pensée  humaine,  vous  allez  voir  s'établir, 
d'après  ce  nouveau  principe,  un  nouvel  ordre  de  rangs. 

Au  plus  bas  degré  sont  les  types  que  préfèrent  la 
littérature  réaliste  et  le  théâtre  comique,  je  veux  dire 
les  personnages  bornés,  plats,  sots,  égoïstes,  faibles  et 
communs...  Mais  le  spectacle  de  ces  âmes  rapetissées 
et  boiteuses  finit  par  laisser  dans  le  lecteur  un  vague 
sentiment  de  fatigue,  de  dégoût,  même  d'irritation  et 
d'amertume...  Nous  demandons  qu'on  nous  montre  des 
créatures  d'un  caractère  plus  haut. 

A  cet  endroit  de  l'échelle  se  place  une  famille  de  types 
puissants,  mais  incomplets,  et  en  général  dépourvus 
d'équilibre... 

Il  en  cite  alors  comme  exemples  les  personnages 
ordinaires  de  Balzac  et  de  Shakespeare  :  «  Goriolan, 
Hamlet,   Macbeth,   Othello...    lago,   Richard  III, 


l'art  et  la  moralb  75 

lady  Macbeth  »,  et  «  Hulot,  Balthasar  Claës,  Goriot, 
le  père  ^irandet...  Vautrin,  Bridau,  Rastignac  »;  il 
les  admire;  il  admire  en  eux  l'incarnation  dea 
forces  élémentaires  «  qui  gouvernent  l'âme,  la 
société  et  l'histoire. . .  »  ;  mais,  —  il  y  a  un  mais  :  — 

L'impression  qu'on  en  garde  est  pénible,  on  a  vu  trop 
de  misères  et  trop  de  crimes;  les  passions  développées 
et  entrechoquées  à  outrance  ont  étalé  trop  de  ravages... 

Montons  encore  un  degré,  et  nous  arrivons  aux 
personnages  accomplis,  aux  héros  véritables.  On  en 
trouve  plusieurs  dans  la  littérature  philosophique  et 
dramatique  dont  je  viens  de  parler.  Shakespeare  et  ses 
contemporains  ont  multiplié  les  images  parfaites  de 
l'innocence,  de  la  vertu,  de  la  bonté,  de  la  délicatesse 
féminines  ;  à  travers  toute  la  suite  des  siècles,  leurs 
conceptions  ont  reparu  sous  diverses  formes  dans  le 
roman  ou  le  drame  anglais,  et  vous  verrez  les  dernières 
filles  de  Miranda  et  d'imogène  dans  les  Agnès  et  les 
Esther  de  Dickens... 

Et  quelles  sont  enfin  les  œuvres  qu'il  place  au 
plus  haut  du  ciel  de  l'art,  lui,  je  le  répète,  le 
théoricien  du  naturalisme,  dont  les  sympathies 
profondes  allaient  toutes,  en  dépit  de  lui-même, 
aux  manifestations  de  la  force  et  de  la  violence  ? 
C'est  maintenant  Polyeuctc,  le  Cid,  les  Horaccs  ; 
c'est  Paméla,  Clarisse,  Grandison;  c'est  Mauprat^ 
François  le  Champi,  la  Mare  au  Diable  ;  c'est  Her^ 
mann  ut  Dorothée;  c'est  VIphigénie  de  Gœthe;  c'est 


76  DISCOURS    DE   COMBAT  ^ 

Tennyson  avec  ses  Idylles  du  Roi.  En  vérité,  qui 
s'y  serait  attendu,  trois  ou  quatre  ans  auparavant 
seulement,  quand  il  écrivait  son  Histoire  de  la 
Littérature  anglaise;  et  qu'avec  une  énergie  de 
style  qui  ressemblait  parfois  à  un  exercice' d'athlé- 
tisme il  glorifiait,  dans  le  drame  de  Shakespeare 
ou  dans  le  lyrisme  de  Byron,  la  splendide  scéléra- 
tesse de  don  Juan  et  d'Iago  ? 

Je  ne  discute  pas,  Messieurs,  ces  jugements  ;  je 
n'en  conteste  rien  pour  aujourd'hui;  je  ne  vous 
parle  pas  des  restrictions  qu'ils  comportent,  et  dont 
l'auteur  lui-même  a  d'ailleurs  fait  les  principales. 
Mais  j'y  vois  un  témoignage  instructif,  —  une  pré- 
somption, si  vous  le  voulez,  —  de  ce  que  je  vous 
disais  tout  à  l'heure,  c'est  à  savoir  que  l'art  qui  n'a 
que  lui-même  pour  objet,  l'art  qui  ne  se  soucie 
pas  de  la  qualité  des  caractères  qu'il  exprime,  l'art, 
en  un  mot,  qui  ne  compte  pas  avec  les  impres- 
sions qu'il  est  capable  de  faire  sur  les  sens  ou 
de  susciter  dans  les  esprits,  cet  art-là,  si  grand 
que  soit  l'artiste,  je  ne  dis  pas  qu'il  soit  inférieur, 
ce  serait  une  autre  question,  mais  je  dis  qu'il  tend 
nécessairement  à  l'immortalité.  Je  vais  essaye? 
maintenant  de  vous  en  donner  les  raisons. 


L'ART    ET    LA    MORALE  77 


II 


Il  y  en  a  une,  si  je  ne  me  trompe,  qui  saute  aux 
yeux  d'abord,  et  qui  est  que  toute  forme  d'art  est 
obligée,  pour  atteindre  l'esprit,  de  recourir  à  l'inter- 
médiaire non  seulement  des  sens,  notez-le  bien, 
mais  du  plaisir  des  sens.  Pas  de  peinture  qui  ne 
doive  être  avant  tout  une  joie  pour  les  yeux  !  pas 
de  musique  qui  ne  doive  être  une  volupté  pour 
l'oreille!  pas  de  poésie  qui  ne  doive  être  une 
caresse  !  et  là  même,  pour  en  faire  la  remarque  au 
passage,  là  est  une  des  raisons  des  changements  de 
la  mode  et  du  goût.  Les  œuvres  subsistent,  et, 
bonnes  ou  mauvaises,  elles  demeurent  tout  ce 
qu'elles  sont.  On  les  aitne  ou  on  ne  les  aime  pas  ! 
Elles  ne  changent  pas  de  caractère  ;  et  V Iliade  est 
toujours  VIliade,  VEcole  d'Athènes  est  toujours 
VEcole  d'Athènes.  Mais  les  sens  s'affinent,  ou  plutôt 
ils  s'aiguisent;  ils  deviennent  plus  subtils  et  plus 
exigeants;  ils  ont  besoin,  pour  éprouver  la  môme 
quantité  de  plaisir,  d'une  quantité  d'excitation  plus 
grande.  On  l'a  fait  observer  finement*  :  la  Dame 

\.  Voyez  A.-J.  Balfour  :  les  Bases  de  la  croyance,  l"  partie,  ch.  u. 
«  En  musique,  l'artiste,  dans  sa  recherche  de  l'expression,  a  été 
aidé,  de  génération  en  génération,  par  la  dccou verte  de  nouvelles 
méthodes,  de  nouvelles  formes,  de  nouveaux  instruments.  De  la 
simplicité  presque  enfantine  du  chant  liturgi(iue  ou  de  la  danse 


78  DISCOURS    DE   COMBAT 

Blanche^  le  Pré-aux-Clercs,  et  tant  d'autres  œuvres 
qu'on  appelle  aujourd'hui  démodées,  —  quoique 
d'ailleurs  les  représentations  en  défrayent  par 
douzaines  les  théâtres  d'Allemagne,  —  ont  procuré 
sans  nul  doute  à  nos  pères  le  môme  genre  de  plaisir 
que  nous  procurent  Carmen,  par  exemple,  ou  les 
Maîtres  Chanteurs.  C'est  que  leurs  oreilles,  moins 
exercées,  étaient  moins  exigeantes... 
Vous  êtes-vous  encore  demandé  quelquefois  d'oii 

villageoise  à  la  savante  coiuplication  de  la  moderne  symphonie, 
l'art  a  passé  par  des  phases  successives  de  développement  au  cours 
de  chacune  desquelles  le  génie  a  découvert  des  combinaisons  de 
toute  sorte,  qui  auraient  passé  pour  des  paradoxes  musicaux  chez 
les  générations  précédentes,  et  qui  ne  sont  plus,  pour  les  géné- 
rations postérieures,  que  des  lieux  communs  musicaux  ;  et  pour- 
tant quel  a  été  le  profit  net?  Relevez,  en  remontant  de  Wagner, 
par  exemple,  jusqu'à  Platon,  la  longue  série  de  jugements  portés 
par  chaque  époque  sur  ses  propres  ouvrages,  et  vous  verrez 
chacune  d'elles  ayant  une  musique  aussi  adéquate  à  ses  aspira- 
tions que  la  musique  moderne  l'est  aux  nôtres.  Elle  ne  les  tou- 
chait pas  moins;  elle  ne  les  touchait  pas  dillerémment  ;  et  des 
compositions  où  nous  ne  voyons  plus  que  d'intéressantes  curio- 
sités historiques,  contenaient  pour  elles  le  secret  des  beautés 
transcendantes  que  notre  musique  d'aujourd'hui  dévoile  à  ses 
rares  initiés.  » 

Et  M.  Balfour,  en  concluant,  se  demande  si  cela  signifierait 
peut-être  qu'en  musique  «  un  niveau  constant  de  sensation 
esthétique  ne  saurait  être  maintenu  qu'au  moyen  d'une  quan- 
tité croissante  d'excitation  esthétique  »? 

La  question  est  naturelle;  et  nous  croyons  seulement  qu'elle 
se  pose  à  l'occasion  de  l'histoire  de  la  peinture  ou  de  la  littéra- 
ture aussi  naturellement  qu'à  propos  de  l'histoire  de  la  mu- 
sique. Qui  ne  sait  que,  pour  en  faire  une  seule  des  siennes, 
Térence  avait  besoin  de  deux  pièces  de  Ménandre?  et  ne  pour- 
rait-on pas  dire  qu'il  y  a  bien  deux  pièces  de  Térence  dans  une 
comédie  de  Molière?  Et  il  y  en  a  une  de  Molière,  avec  une  da 
Diderot,  ou  de  Sedaine,  dans  nos  comédies  françaises  contempo» 
raines  :  celles  de  Dumas  ou  d'Augier. 


L  ART   ET   LA   MORALE  79 

venait  le  dédain  qu'il  est  élégant,  depuis  quelques 
années,  de  manifester  pour  la  peinture  de  Raphaël? 
Indépendamment  d'une  part  de  snobisme  qui  s'y 
mêle  à  coup  sûr,  et  qui  consiste  en  ce  que  l'on 
croit  ainsi  se  donner  des  airs  de  connaisseur,  c'est 
que,  depuis  une  cinquantaine  d'années,  nos  yeux 
ont  appris  à  jouir  de  la  couleur  d'une  façon  bien 
plus  intense  qu'autrefois.  Le  sens  de  la  couleur, 
qui  a,  comme  vous  le  savez,  toute  une  longue  his- 
toire, et  dont  on  peut  suivre  la  complexité  crois- 
sante dans  le  temps,  semble  avoir  profité  de  ce 
que  perdait  le  sens  du  dessin  ou  de  la  forme.  Et 
des  rouges  ou  des  bleus,  des  jaunes  ou  des  verts 
nous  réjouissent  aujourd'hui,  comme  tels,  qui  n'ont 
besoin  pour  nous  plaire  que  de  leur  vigueur  ou  de 
leur  délicatesse  1.  Peut-être  est-ce  aussi  la  raison, 
l'une  au  moins  des  raisons  du  développement  du 
paysage.  Le  grand  acteur  du  paysage,  c'est  la 
lumière  ou  la  couleur,  c'est  le  plaisir  purement 
sensuel,  ou  d'abord  sensuel,  qu'il  nous  procure; 
et  les  mots  eux-mêmes  dont  nous  nous  servons 
pour  admirer,  par  exemple,  une  toile  de  Corot,  ne 
rindiquent-ils  pas,  quand  nous  parlons  de  l'apai- 
sement, de  la  fraîcheur,  de  la  mélancolie  qu'on  y 
respire?  Tout  cela  en  vérité  n'est  pas  seulement 


1.  On  a  souvent  dit,  —  et  on  en  a  donné  d'excellentes  raisons, 
—  que  le  coloris  de  Titien  ou  de  Velasquez  aurait  eflarouché 
Zcuxis  et  Parrhasius. 


80  DISCOURS    DE    COMBAT 

sensible,  mais  sensuel;  et  je  ne  crois  pas  avoir  besoin 
d'y  appuyer  davantage. 

Mais  il  résulte  de  là,  Messieurs,  plusieurs  con- 
séquences ;  et  c'est  ainsi  qu'on  a  vu,  —  je  dis 
dans  l'histoire,  —  l'art,  livré  à  lui-même  et  ne 
cherchant  sa  règle  qu'en  lui,  poésie,  musique 
ou  peinture,  dégénérer  rapidement  en  un  ensemble 
d'artifices  pour  émouvoir  la  sensualité.  On  ne  lui 
demande  plus  alors,  il  ne  se  soucie  plus  lui-même 
que  de  plaire,  et  de  plaire  à  tout  prix,  par  tous  les 
moyens,  et,  littéralement,  d'un  conducteur  ou  d'un 
^guide,  il  se  change  en  une  espèce  à' entremetteur. 
N'est-ce  pas  le  seul  nom  qui  lui  convienne,  quand 
on  songe  à  notre  xvni'  siècle  finissant,  aux  romans 
de  Duclos  et  de  Grébillon  fils,  à  celui  de  Laclos  :  les 
Liaisons  dangereuses;  à  la  sculpture  de  Glodion,  à 
la  peinture  de  Boucher,  de  Fragonard,  aux  gravures 
libertines  de  tant  de  petits-maîtres,  dans  le  goût 
du  Carquois  épuisé;  à  cette  fureur  d'érotisme  qui 
déshonore,  je  ne  dis  pas  seulement  les  Poésies  de 
Parny,  mais  celles  mêmes  d'André  Chénier*.  Osons 

1.  C'est  même  un  des  motifs  pour  lesquels  on  ne  saurait  se 
tromper  davantage  que  de  persister  à  voir  dans  Chcnier  un 
«  précurseur  du  romantisme  ».  Chénier  termine  ime  époque  de 
notre  histoire  littéraire  et  n'en  commence  pas  une.  Ses  dons 
d'artiste  le  distinguent  de  tant  de  médiocrités  qui  l'entourent, 
—  et  au  nombre  desquelles  figure  en  première  ligne  son  ami 
Lebrun,  celui  qu'on  appelait  en  son  temps  Lebrun  Pindare,  — 
mais  on  ne  peut  d'ailleurs  appartenir  plus  étroitement  à  son 
siècle  !  et  si  l'on  admet  qu'il  en  sorte  par  quelque  côté,  c'est 
comme  artiste  et  pour  rejoindre  Ronsard  et  les  Alexandrins  de 


l'art  et  la  morale  81 

enfin  le  reconnaître  :  tout  cet  art  qu'on  nous  vante, 
qu'on  célèbre  encore,  tout  cet  art,  sous  toutes  ses 
formes,  n'a  guère  été,  pendant  près  d'un  demi- 
siècle,  qu'une  excitation  perpétuelle  à  la  débauche; 
et  croyez-vous  que,  pour  être  ce  qu'on  appelle 
élégante,  la  débauche  en  soit  moins  dangereuse?  / 
Moi,  je  crois  qu'elle  l'est  bien  davantage  ! 

Voici  cependant  qui  est  presque  plus  grave  ; 
car,  après  tout,  quand  ils  ne  sont  pas  dépourvus  de 
toute  espèce  de  sens  moral,  ces  Fragonard  ou  ces 
Grébillon  savent,  ils  ne  peuvent  pas  ne  pas  savoir 
qu'ils  font  un  vilain  métier.  Mais  la  séduction  de 
la  forme  opère  quelquefois  d'une  façon  plus  subtile 
ou  plus  insidieuse,  dont  l'artiste  ou  le  public  ont 
peine  eux-mêmes  à  se  rendre  compte,  et  dont  les 
effets  sont  plus  désastreux,  parce  qu'en  corrompant 
le  principe  de  l'art  on  al'airdele  respecter  :0/)^zm« 
corruptio  pessima.  C'est  quand  on  attribue  à  la  n 
forme  une  importance  exagérée,  pour  ne  pas  dir'e 
une  importance  unique,  et  que,  de  cette  impor- 
tance même,  il  résulte  alors  ce  qu'un  critique  ita- 

1^  Pléiade.  Aussi  ses  Élégies  sont-elles  un  des  livres  les  plus 
«  sensuels  »  de  la  langue  française.  Mais,  au  contraire,  comme 
on  le  sait,  le  romantisme,  à  quelque  excès  qu'il  se  soit  porté 
par  la  suite,  a  été  prave  à  ses  débuts,  si^rieux,  cliasf  e,  re!i,','icux 
(Voyez  les  Méditations,  les  Odes  et  Ballades,  les  Poésies  d'Alfred 
de  Vif^ny);  et  précisément  cette  gravité  a  été  l'un  de  sps  moyens 
de  réagir  contre  le  pseudo-classicisme  de  ses  adversaires,  qui 
était  volontiers  libertin.  On  ne  peut  guère  lire  de  Népomucène 
Lemercier  que  ses  Quatre  Métamorphoses,  et  le  chef-d'œuvre  do 
l'ennuyeux  Marmontel  est  la  Neuvaine  de  Cythère. 


82  DISCOURS    DE    COMBAT 

:   lien,  parlant  delà  décadence  de  l'art  italien,  a  jus- 
\tement  appelé    «    l'indifférence   au    contenu^  ». 
De  la  même   main,    non   moins  souple,   et  tou- 
jours aussi  sûre,  dont  il  peignait  hier  une  Madone 
ou  une  Assomption,  c'est  quand  le  peintre,"  Gor- 


1.  Francesco  de  Sanctis  :  Storia  délia  Letteralura  italiana,  1. 1, 
p.  367  et  suivantes. 

Voici  la  page  entière  : 

«  L'Italie  des  lettrés  a  eu  son  centre  de  gravité  dans  les  petites 
cours.  Mouvement  superficiel,  qui  ne  vient  pas  du  peuple  et  qui 
n'y  retourne  pas  ;  et  aussi  bien  n'y  a-t-il  plus  alors  de  peuple. 
Les  républiques  ont  péri,  et  avec  elles  ont  péri  les  passions  poli- 
tiques et  les  luttes  intellectuelles.  Il  n'existe  plus  qu'une  popu- 
lace loqueteuse  et  superstitieuse,  dont  la  voix  est  comme  étouf- 
fée par  la  rumeur  joyeuse  des  courtisans  et  des  lettrés  Pour 
les  lettrés,  la  gloire,  les  honneurs,  les  écus  !  et  aux  princes  les 
coups  d'encensoir,  au  travers  de  la  fumée  desquels  nous  entre- 
voyons le  profil  d'un  pape  Nicolas,  d'un  Alphonse  le  Magnanime, 
d'un  Cosme  et  plus  tard  d'un  Laurent  de  Médicis,  d'un  Léon  X 
et  des  ducs  d'Esté... 

«  L'abaissement  et  la  servilité  des  caractères  s'accompagnent 
d'une  profonde  indifférence,  religieuse,  morale  et  politique,  dont 
on  a  vu  poindre  les  commencements  dès  le  temps  de  Boccace, 
et  qui  depuis  lors  a  fait  de  tels  progrès  qu'elle  est  devenue  le 
tempérament  même  de  la  société.  Aussi  se  manifeste-t-elle  avec 
une  naïveté  qui  ressemble  pour  nous  à  du  pur  cynisme.  Un  reste 
de  pudeur  s'oppose  encore  à  l'expression  des  doctrines  qui  ne 
sont  pas  universellement  reçues,  mais,  quant  à  la  représentation 
de  la  vie,  on  ne  croit  plus  avoir  besoin  d'aucun  voile,  et  on 
l'expose  dans  toute  sa  nudité. 

«  C'est  alors  qu'on  voit  naître  l'indifférence  au  contenu  :  l'in- 
differenza  del  contenulo.  L'harmonieuse  unité  de  la  vie,  telle 
que  Dante  l'avait  jadis  conçue,  l'accord  de  l'intelligence  et  de 
l'action  est  rompu.  L'homme  de  lettres  désormais  n'est  plus 
obligé  d'avoir  une  opinion,  et  encore  moins  d'y  conformer  sa  vie. 
L'idée  n'est  pour  lui  qu'un  thème,  souvent  fourni  du  dehors,  et 
son  unique  affaire  n'est  que  de  le  développer.  Son  cerveau  n'est 
qu'un  répertoire  de  phrases,  de  sentences,  d'élégances  ;  des 
cadences  et  des  harmonies  bourdonnent  dans  son  oreille  ;  oe  sont 
aatant  de  formes  rides  de  toute  espèce  de  contenu.  » 


L  ART   ET   LA   MORALE  83 

rège  ou  Titien,  peint  aujourd'hui,  chaude  et  am- 
brée, sur  un  fond  sombre,  la  nudité  d'une  cour- 
tisane. Avec  la  môme  plume  dont  il  a  déjà  jeté 
sur  le  papier  l'ébauche  de  son  Esprit  des  Lois,  c'est 
quand  un  Montesquieu  écrit  les  Lettres  Persanes 
ou  le  Temple  de  Cnide.  Ou  bien  encore  et  comme 
en  notre  temps,  c'est  quand  on  se  délasse  de  la  com- 
position d'un  Stabat  en  écrivant  la  musique  d'un 
ballet.  Qu'importent  alors,  en  effet,  les  choses  que 
l'on  dit?  Ce  que  l'on  considère  uniquement,  c'est 
la  manière  dont  on  les  dit.  La  forme  est  tout,  et  le 
fond  n'est  rien,  si  ce  n'est  le  prétexte  ou  l'occasion 
de  la  forme.  Et  comme  cette  recherche,  comme 
cette  curiosité,  comme  cette  passion  de  la  forme 
ne  laisse  pas  de  conduire  à  des  effets  nouveaux  ; 
comme  les  qualités  que  l'on  perd  sont  ou  semblent 
être  remplacées  par  d'autres  ;  comme  l'exécution 
devient  plus  magistrale  ou  plus  séduisante,  on  ne 
voit  pas  d'abord  où  cela  mène.  Gela,  Mesdames  et 
Messieurs,  mène  tout  droit  au  dilettantisme  ;  et 
le  dilettantisme,  c'est  la  fin,  et  à  la  fois,  de  tout 
art  et  de  toute  morale. 

Oh  !  sans  doute,  je  vous  entends  bien,  je  parle 
ici  comme  un  barbare,  pour  ne  pas  dire  comme 
un  énergumène,  à  tout  le  moins  comme  un  icono- 
claste ;  et,  en  général,  c'est  autre  chose  que  vous 
voyez  dans  le  dilettantisme.  Le  dilettantisme,  je 
le  sais,  pour  la  plupart  de  ceux  qui  le  professent 


84  DISCOURS    DE   COMBAT 

et  qui  s'en  vantent,  pour  la  plupart  de  ceux  qui  lui 
sont  indulgents,  c'est  l'indépendance  de  l'esprit, 
la  liberté,  la  diversité,  la  supériorité  du  goût  ;  c'est 
«  l'absence  de  préjugés  »  ;  c'est  la  faculté  de  tout 
comprendre  ;  mais,  Messieurs,  si  c'était  aussi  la 
faculté  de  tout  excuser?  Car,  enfin,  nous  qui 
croyons  à  quelque  chose,  et  qui  avons,  comme  on 
dit,  des  «  principes  »,  —  vous  savez  que  cela  veut 
dire  aujourd'hui  que  nous  sommes  bornés  de  tous 
les  côtés,  —  est-ce  que  l'on  s'imagine  que  quand 
nous  adoptons,  quand  nous  soutenons  une  opinion, 
nous  n'avons  pas  vu  les  raisons  de  l'opinion  con- 
traire, ou  les  difficultés  de  celle  que  nous  adop- 
tons? Hélas!  il  n'y  a  pas  de  critique  ou  d'histo- 
rien digne  de  ce  nom  qui  n'argumente  contre  ses 
goûts,  qui  ne  combatte  ses  propres  plaisirs,  qui 
ne  se  raidisse  contre  ses  entraînements.  Mais 
c'est  justement  le  dilettantisme  qui  n'est  qu'une 
incapacité  de  prendre  un  parti  ;  un  affaiblissement 
de  la  volonté,  quand  il  n'est  pas  un  obscurcissement 
du  sens  moral  ;  et,  —  dans  la  supposition  la  plus 
favorable,  —  une  tendance  éminemment  immo- 
rale à  faire  de  la  beauté  des  choses  la  mesure  de 
leur  valeur  absolue. 

Lorsque  l'art  en  arrive  là;  —  et  il  y  arrive 
nécessairement  toutes  les  fois  qu'il  ne  cherche  sa 
fin  qu'en  lui-même,  ou  dans  ce  qu'or  appelle 
emphatiquement  la  réalisation  de  la  beauté  pure  ; 


t'ART   ET  LA   MORALE  85 

—  je  le  répète  encore  une  fois,  ce  n'est  pas  l'art 
seulement  qui  est  perdu,  c'est  aussi  la  morale,  ou, 
si  vous  voulez  quelque  chose  de  plus  précis,  c'est 
la  société  qui  s'est  fait  de  l'art  une  idole.  Nous 
en  avons  un  mémorable  exemple  dans  l'Italie  du 
XV"  et  du  xvi"  siècles,  l'une  des  sociétés  assurément 
les  plus  corrompues  qu'il  y  ait  jamais  eues  dans 
l'histoire,  de  l'aveu  môme  de  tous  les  historiens, 
l'Italie  de  tous  ces  tyranneaux,  auxquels  il  semble 
que  nous  ayons  tout  pardonné,  parce  qu'ils  ont 
fait  peindre  à  fresque,  sur  les  murs  et  aux  pla- 
fonds de  leurs  palais,  des  mythologies  triom- 
phales, ou  parce  que  les  poignards  qu'ils  enfon- 
çaient dans  le  sein  de  leurs  victimes  étaient 
merveilleusement  ciselés  par  quelque  Benvenuto 
Cellini^  Et  la  cause  de  cette  corruption,  savez- 
vous.  Messieurs,  où  elle  est?  Précisément  dans 
cette  idolâtrie  de  l'art  ou,  si  vous  l'aimez  mieux, 
dans  la  subordination,  à  l'art  et  à  ses  exigences, 
de  toutes  les  parties  de  la  vie  publique  et  privée. 

Les  Italiens  de  la  Renaissance,  —  a  dit  un  excellent 
critique,  —  dominés  qu'ils  étaient  par  la  superstition 
de  la  forme,  se  sont  arrêtés  en  littérature  à  la  rhéto- 
rique, et  c'est  pourquoi  nous  ne  saurions  trop  sévère- 
ment juger  leurs  dissertations  et  leurs  critiques,  où 


i.  Voyez  encore,  sur  ce  point,  de  Sanctis,  loc.  cit.,  et  J.  But- 
ckbardt  :  la  Civiliaalion  de  la  Renaissance  en  Italie. 


86  DISCOURS   DE   COMBAT 

l'on  ne  peut  voir,  en  vérité,  que  de  pures  manifesta- 
tions d'épicurisme  intellectuel.  Il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  le  seul  moyen  qu'il  y  ait  de  rendre  pleine 
justice  à  l'élégante  frivolité  de  cette  époque,  c'est  de  la 
regarder  comme  l'époque  de  la  diffusion  du  sentiment 
de  l'art  dans  une  nation  dont  tous  les  enthousiasmes 
un  peu  sérieux  ont  été  uniquement  esthétiques... 

Le  langage  des  Italiens  de  la  Renaissance,  leur 
idéal  social,  leurs  habitudes,  leur  conception  de  la 
morale  et  de  l'homme,  tout  est  chez  eux  conditionné  et 
déterminé  par  le  concept  de  l'art.  Epoque  de  fêtes  et  de 
cérémonies  splendides  où  le  mobilier  des  appartements, 
l'armure  des  soldats,  le  vêtement  du  citoyen,  les  pompes 
guerrières,  les  spectacles  publics,  tout  est  invariable- 
ment et  comme  nécessairement  beau  !  Les  objets  les 
plus  familiers,  destinés  aux  plus  humbles  usages  de  la 
vie  domestique,  les  écuelles  et  les  assiettes,  un  battant 
de  porte,  une  cheminée,  une  couverture  de  lit,  un  pan- 
neau d'armoire,  tout  alors  porte  la  marque  du  génie 
artistique  de  milliers  d'artistes  inconnus...  et  de  même 
qu'on  peut  dire  que  notre  vie  contemporaine  est  domi- 
née tout  entière  par  la  science,  ainsi  peut-on  dire  que 
dans  l'Italie  de  la  Renaissance  l'art  a  vraiment  exercé 
la  même  souveraine  autorité  * . 

Notez,  Mesdames  et  Messieurs,  ce  dernier  rap- 
prochement ;  nous  y  reviendrons  tout  à  l'heure. 
Pénétrée  du  sentiment  du  «  beau  »,  l'Italie  l'a  été 
jusqu'à  trouver  de  la  beauté  dans  le  crime  1  Elle 

1.  Joha  Addingtou  Symonds  :  Renaisiance  in  Jtaly,  t.  III,  Thé 
Fine  Art*. 


LART   ET   LÀ   MORALE  87 

a  reconnu  dans  un  crime  biou  fait,  hardiment 
conçu,  habilement  exécuté,  audacieusement  avoué, 
des  mérites  analogues  à  ceux  qu'elle  applaudissait 
dans  ses  œuvres  d'art*.  Gomment  cela?  Vous  le 
voyez  peut-être.  C'est  en  distinguant  et  en  divisant 
l'indivisible,  en  séparant  l'inséparable,  en  disso- 
ciant la  forme  d'avec  le  fond,  c'est  en  transportant 
dans  l'exécution  tout  le  mérite  de  l'art.  Aussi  long- 
temps que  cette  tendance  a  trouvé  son  contrepoids 
dans  la  sincérité  du  sentiment  religieux,  du  senti- 
ment moral,  du  sentiment  social  ou  politique,  elle 
a  produit,  elle  a  légué  au  monde  les  chefs-d'œuvre 
que   vous   savez,  depuis  la   Divine    Comédie   de 


1.  On  a  fait  plus  d'une  fois  observer  à  cet  égard  l'étrange 
déviation  de  sens  qu'avait  subie,  dans  la  langue  de  l'Italie  de  la 
Renaissance,  le  mot  de  VirtU,  qui  non  seulement  n'y  désigne 
rien  d'analogue  à  ce  que  nous  appelons,  nous  autres  barbares,  du 
nom  de  Vertu,  mais  qui  n'a  même  plus  le  sens  du  latin  Virtus. 
Les  dictionnaires  italiens  de  nos  jours  l'ont  ramené  à  son  sens 
moral,  et  ils  le  définissent:  «  habitude  d'agir  conformément  à  la 
loi  naturelle,  civile  et  divine  »  ;  mais  passe-t-on  du  mot  de  Virlù  à' 
celui  de  Virtuosamente,  on  trouve  l'explication  :  «  Gon  gran 
maestria,  con  eccellenza  d'arte  »,  et  Virtuoso  se  définit  encore 
«  Dotato  di  possanza  naturale  ».  C'est  ce  que  VirtU  veut  dire  au 
temps  de  Machiavel  et  de  César  Borgia.  Il  est  à  peu  près  syno- 
nyme de  ce  que  nous  entendons  aujourd'hui  par  Virtuosité,  et 
comme  il  y  a  des  virtuoses  de  l'art  de  peindre  ou  d'écrire,  il  y  en 
a  pareillement  de  l'art  de  faire  fortune,  quibuscumqxie  viis,  aux- 
quels d'ailleurs,  —  et  c'est  ici  le  grand  point,  —  on  ne  demande  pas 
seulement  de  réussir,  mais  de  réussir  d'une  certaine  manière, 
par  de  certains  moyens,  par  des  moyens  qui  frappeni  les  imagi- 
nations, et  qui  témoignent  en  leur  genre  d'une  puissance  ou 
maestria,  dune  eccellenza, d'arte,  d'une  possanza  naturale,  qu« 
l'on  tiont  pour  équivaiautes  4  celles  d'un  ViAci.  d'uu  Pauta  ou 
d'im  Machiavel. 


88  DISCOURS   DE    COMBAT 

Dante  jusqu'à  la  décoration  de  la  Sixtme.  Mais  à 
mesure  que  la  tendance  a  pu  se  développer  libre- 
ment, à  mesure  aussi  a-t-on  vu  commencer  la 
décadence  de  l'art,  et  la  décadence  de  la  moralité 
suivre  celle  de  l'art.  C'est  une  première  preuve,  à 
mon  avis,  —  une  preuve  par  les  faits,  une  preuve 
par  l'histoire,  —  que  toute  forme  d'art  renferme 
un  principe  d'immoralité;  et  c'en  est  donc  une 
aussi  qu'à  l'obligation  où  il  est  de  ne  pouvoir 
s'adresser  à  l'esprit  que  par  l'intermédiaire  du 
plaisir  des  sens  il  faut  que  l'art  oppose  une  sage 
défiance,  dont  le  premier  article  sera  de  ne  jamais 
chercher  son  objet  en  lui-même. 

C'est  à  quoi,  vous  le  savez,  on  a  quelquefois 
essayé  de  répondre  en  lui  donnant  pour  fin  l'imi- 
tation de  la  nature  ;  et,  à  cet  égard,  je  commence 
par  déclarer  que  deux  choses  sont  également  cer- 
taines :  l'une,  que  l'on  ne  se  guérit,  en  effet,  du 
dilettantisme  ou  de  la  virtuosité  qu'en  retournant 
à  l'imitation  de  la  nature;  et  l'autre  que,  si  l'imi- 
tation de  la  nature  n'est  peut-être  pas  la  fin  de  l'art, 
elle  en  est  du  moins  le  principe.  «  Toutes  les 
règles,  disait  un  grand  peintre,  n'ont  été  faites 
que  pour  nous  aider  à  nous  placer  en  face  de  la 
nature,  et  ainsi  nous  apprendre  à  la  mieux  voir»  ; 
et  un  grand  poète  avait  dit  avant  lui  qu*  «  on  ne 
saurait  sortir  de  la  nature  que  par  des  moyens  qui 
sont  eux-mêmes  de  la  nature  ».  Mais  quelle  est 


LÂRT   ET   LA   MORALE  89 

cette  isature  qu'il  s'agit  d'imiter?  Gomment,  dans 
quelle  mesure,  devons-nous  l'imiter?  Si  nous  sen- 
tons en  nous  quelque  tentation  de  la  corriger,  ou, 
comme  on  dit,  de  la  perfectionner,  devons-nous 
y  céder?  et  comment  enfin  la  morale  ou  la  mora- 
lité s'accommodent-elles,  — je  veux  dire  toujours, 
comment,  en  fait  et  dans  l'histoire,  se  sont-elles 
accommodées  de  cette  recommandation  et  de  ce 
principe? 

Messieurs,  je  n'examinerai  point  à  ce  propos  si 
la  nature  est  toujours  belle,  ou  si  seulement  elle 
l'est  jamais*?  La  question  nous  entraînerait  trop 
loin.  A  la  vérité,  je  dirais  volontiers,  pour  ma 
part,  que,  si  les  couleurs  ne  sont  pas  dans  les 
objets,  mais  dans  notre  œil  (et  on  le  démontre),  à 
plus  forte  raison  la  démonstration  vaudra-t-elle 
pour  cette  qualité   relative    et  changeante  entre 

1.  N'est-il   pas  étrange,  là-dessus,  que,  dans  un  siècle  où  la 
vérité  scientifique  et  la  vérité   morale  elle-môme  sont  réputées 
subjectives,    on   continue   cependant    de  parler    de    la    Beauté 
comme  si  tout  ce  que  nous  nommons  des  noms  de  Laideur  ou 
de  Beauté  n'était  pas  manifestement  plus  subjectif  encore  ?  Car 
il  est  bien  certain  que,  pour  des  nègres  et  des  Chinois,  deux  et 
deux  font  quatre,  et,  pour  eux  comme  pour  nous,  tous  les  points 
de  la  circonférence   du  cercle  sont  également  éloignés  de  leur 
centre,  mais  il  n'est  pas   moins  évident  que  l'idée  qu'ils  se  font 
de  la  beauté  dans   la  nature  dillère  singulièrement  de  la  nôtre. 
Qui  donc  a  dit  que  «  comme  il   fait  la  vérité  de  ce  qu'il  croit,  \ 
ainsi  l'homme  faisait  la  beauté  de  ce  qu'il  aime  »  ?  et  la  première    \ 
partie  de   l'aphorisme  est  discutable,  mais  non  pas  du  tout  la    ' 
seconde.  ^ 

Voyez  à  ce  sujet  d'intéressantes  considérations  dans  le  livre 
de  M.  Balfour,  déjà  cité,  sur  les  Botes  de  la  Croyance. 


90  DISCOURS   DE   COMBAT 

toutes  qu'on  appelle  la  «  Beauté  ».  Platon  a  dit, 
ou  plutôt  on  lui  a  fait  dire,  que  «  le  beau  était  la 
splendeur  du  vrai  »  ;  et  j'aime  certes  Platon,  mais 
ce  n'en  est  pas  moins  là  un  bel  exemple  de  ces 
âneries  immortelles  que  nous  nous  transmettons 
pieusement  de  génération  en  génération  ^  Si  nous 
prenons  en  elîet  la  peine  de  vouloir  bien  nous 
entendre  nous-mêmes,  il  n'y  a  aucune  «  beauté  » 
dans  un  théorème  de  géométrie,  non  plus  que 
dans  une  loi  chimique,  ou  du  moins  la  vérité  n'y 
brille  que  d'un  éclat  doux,  modeste  et  timide.  La 
vérité  n'est  belle,  au  sens  humain  du  mot,  que  dans 
ces  lois  très  générales  qui  sont  à  proprement  parler 
des  hypothèses  plutôt  que  des  lois,  et  dont  je  n'ai 
garde  de  médire,  parce  qu'il  se  pourrait  que  la 
recherche  en   fût  l'objet  même,  l'objet   le  plus 

1.  Voici  encore  une  amusante  contradiction  <  dont  il  faut 
s'empresser  de  rire,  comme  disait  l'autre,  de  peur  d'être  oblit;>{ 
d'en  pleurer  ».  Je  ne  suis  point  assez  Grec,  j'aime  mieux  Tavouei 
humblement,  pour  oser  disputer  à  Platon  les  mérites  qu'on  lui 
reconnaît,  et  qui  me  semblent  avoir  quelques  rapports  avec  ceux 
de  Renan,  —  le  Renan  de  la  Prière  sur  l'Acropole  et  des  meil 
leures  pages  de  ses  Souvenirs  d'enfance  et  de  jeunesse.  Mais 
quand  on  se  rappelle  que  les  hommes  de  la  Renaissance  ne  se 
sont  émancipés  de  l'autorité  d'Aristote  que  pour  se  soumettre  a 
celle  de  Platon,  voilà  qui  fait  songer!  et  ce  sont  d'assez  tristes 
^  songeries  !  Car  enfin  Aristote  raisonnait  au  moins  Comme  un 
homme  et  pensait  comme  un  savant,  mais  Platon  pense  comme 
un  enfant  et  raisonne  comme  un  sophiste.  Cependant  approfon- 
dissez, creusez  et  recreusez  toutes  nos  «  esthétiques  »,  depuis 
tantôt  quatre  ou  cinq  cents  ans,  jusques  et  y  compris  celle  de 
John  Ruskin, — que  j'admire  d'ailleurs, —  c'est  de  lui  qu'elles  pro- 
cèdent, et  nous  sommes  toujours  les  très  humbles  disciples  de 
\    ses  divagations  sur  «  le  beau  idéal  ». 


l'art  et  la  morale  91 

dlevé  de  la  science.  On  montrerait  aisément,  en 
revanche,  qu'il  y  a  eu  de  fort  belles  erreurs... 
Mais,  je  le  répète,  et  sans  vouloir  examiner  la 
question,  toujours  est-il  que ,  tout  comme  la 
beauté,  la  laidfur  est  dans  la  nature;  et  vous  con- 
naissez, nous  connaissons  tous  des  artistes  qui  n'y 
ont, vu  qu'elle.  Les  romantiques  ont  même  fait  de 
la  représentation  de  la  laideur  un  article  essentiel 
de  leur  esthétique  ;  —  et  ce  n'est  pas  sans  doute  en 
ce  point  que  le  naturalisme  contemporain  les  a 
désavoués  ^ 

Ce  qui  est  encore  plus  certain,  et  ce  qui  nous 
importe  surtout  aujourd'hui,  c'est  que,  belle  ou 
laide,  la  nature  n'est  pas  «  bonne  »  ;  et  à  peine 
sans  doute  ai-je  besoin  d'appuyer  sur  ce  point, 
depuis  que  les  Schopenhauer,  les  Darwin,  les 
Vigny,  l'ont  si  solidement  établi...  Ne  compliquons 
pas  inutilement  les  choses,  et  ne  nous  embarrassons 

1.  Quelques  journalistes  se  sont  emparés  de  cette  phrase  et  de 
quelques  autres  sur  le  naturalisme  et  Vimitation  de  la  nature 
pour  me  reprocher  ce  qu'ils  appellent  mon  acharnement  contre 
M.  Zola,  beur  répondrai-je  à  ce  propos  que,  si  je  m'acharne 
contre  M.  Zola,  c'est  que  M.  Zola  s'acharne  lui-même  à  écrire  de 
mauvais  romans,  et  que  c'est  son  droit  d'en  écrire,  mais  c'est  le 
mien  aussi  de  les  trouver  mauvais?  Mais  ce  que  j'aime  mieux 
dire,  ccst  que  M.  Zola  n'est  pas  à  lui  tout  seul  tout  le  natura- 
lisme, et  qu'on  ne  l'a  pas  attendu  pour  se  proposer  en  art 
d'imiter  la  nature.  Je  ne  songeais  donc  pas  le  moins  du  monde  à 
Paris  ni  à  Rome  en  prononçant  cette  conférence;  et,  pour  être 
tout  à  fait  sincère,  comment  i'aurais-je  pu,  si  l'œuvre  de 
M.  Zola,  que  je  ne  considère  point  comme  «  immorale  »,  mais 
plutôt  comme  grossière,  n'a  rien  h  mes  yeux  de  commun  avec 
l'art  r 


92  DISCOURS    DE   COMBAT 

pas  ici  de  considérations  métaphysiques.  Si  le  pre- 
mier bien  d'un  être  consiste  à  «  persévérer  dans 
son  être  »,  la  nature,  vous  le  savez  assez,  nous  a 
tous  comme  entourés  d'embûches,  et  nous  ne  pou- 
vons faire  un  mouvement  sans  risquer  d'y  "périr. 
La  vie  se  passe  à  essayer  de  vivre,  et  nous  ne 
croyons  pas  plus  tôt  y  avoir  réussi  que  nous  mou- 
rons. Nous  console-t-elle  au  moins  de  vivre,  et 
pouvons-nous,  avec  le  poète,  nous  écrier: 

Mais  la  nature  est  là  qui  t'invite  et  qui  t'aime, 
Plonge-toi  dans  son  sein  qu'elle  t'ouvre  toujours  ? 

,'  Mais  plutôt,  son  «  sein  »  est  celui  d'une  marâtre; 
et  son  indifférence  pour  nous  n'a  d'égale  que  son 
insouciance  de  tout  ce  que  nous  appelons  des 
noms  de  bien  ou  de  mal. 

Ou  me  dit  une  mère  et  je  suis  une  tombe, 

Mon  hiver  prend  vos  morts  comme  son  hécatombe, 

Mon  printemps  ne  sent  pas  vos  adorations. 

Allons  plus  loin,  Messieurs,  la  nature  est  immo- 
rale, foncièrement  immorale,  j'oserai  dire  immo- 
rale à  ce  point  que  toute  morale  n'est,  en  un  sens, 
et  surtout  à  son  origine,  dans  son  premier  prin- 
I  cipe,  qu'une  réaction  contre  les  leçons  ou  les  con- 
\  seils  que  la  nature  nous  donnée  Vitiiim  hominisy 

1.  C'est  ce  que  j'ai  tâché  de  montrer  en  plusieurs  occasioas, 


l'art  et  la  morale  93 

natura  pecoris^  a  dit,  je  crois,  saint  Augustin  :  il 
n'est  pas  de  vice  dont  la  nature  ne  nous  donne 
l'exemple,  ni  de  vertu  dont  elle  ne  nous  dissuade. 
C'est  ici  l'empire  de  la  force  brutale  et  de  l'instinct 
déchaînés;  ni  modération,  ni  pudeur,  ni  pitié,  ni 
miséricorde,  ni  charité,  ni  justice  ;  toutes  les  espèces 
armées  les  unes  contre  les  autres,  in  mutua  funera ; 
toutes  les  passions  soulevées,  tous  les  individus 
prêts  à  tout  contre  tous,  voilà  le  spectacle  que  la 
natuj?e  nous  offre;  et,  si  nous  voulons  l'imiter,  qui 
ne  voit  et  qui  ne  comprend  que  c'en  est  fait  de 
l'humanité?  Nous  «  plonger  dans  la  nature  »  ! 
mais.  Messieurs,  si  nous  n'y  prenions  garde,  ce 
serait  nous  replonger  dans  l'animalité  ;  et  c'est  ce 
que  de  nos  jours  n'ont  pas  compris  certains  natu- 
ralistes, qu'en  nous  invitant  à  ne  prendre  en  tout 
que  la  «  nature  »  pour  guide,  c'était  le  cours  môme 
de  l'histoire  et  de  la  civilisation  qu'ils  nous  invi- 
taient à  remonter.  Nous  ne  sommes  devenus 
hommes,  et  nous  ne  pouvons  le  devenir  tous  les 
jours  davantage  qu'en  nous  dégageant  de  la  nature, 
et  en  essayant  de  nous  constituer  au  milieu 
d'elle  «  comme  un  empire  dans  un  empire  ». 


—  et  notamment  dans  une  brochure  sur  la  Moralité  de  la  doc- 
trine  évolutive,  —  et  si  j'y  reviens,  si  j'y  insiste  enore,  c'est 
qu'il  n'y  a  pas  d'erreur  plus  dangereuse,  — on  est  à  peu  près  una- 
nime à  le  reconnaître  aujourd'hui,  —  que  celle  qui  fonde  la  morale 
et  l'espoir  du  progrès  sur  le  développement  des  instincts  naturels 
de  l'homme. 


94  DISCOURS    DE   COMBAT 

Ajouterai-je,  après  cela,  qu'elle  n'est  pas  même 
toujours  «  vraie  »?  C'est  ce  que  je  devrais  faire, 
Messieurs,  si  je  ne  tenais  à  me  renfermer  étroi- 
tement dans  les  bornes  de  mon  sujet.  La  nature  a 
ses  défaillances;  elle  a  ses  exceptions;  elle' a  ses 
monstruosités.  Si  nous  voulons  attacher  aux  mots 
des  sens  précis,  qui  nous  permettent  de  nous 
entendre,  il  n'est  pas  «  naturel  »  d'être  borgne  ou 
d'être  bossu;  et  c'est  ce  que  tant  d'artistes  oublient 
si  aisément.  Ils  oublient  également  que 

Le  vrai  peut  quelquefois  n'être  pas  vraisemblable  ; 

nous  en  voyons  tous  les  jours  des  exemples.  Il 
arrive  tous  les  jours  que  ce  soit  la  réalité  qui 
semble  une  fiction,  et,  au  contraire,  la  fiction  qu'on 
prendrait  pour  une  réalité.  C'est  même  un  lieu 
commun  parmi  les  romanciers  que  de  dire  qu'ils 
n'inventent  rien  que  la  réalité  ne  le  dépasse... 
Mais  toutes  ces  considérations  sont  de  l'ordre  pure- 
ment esthétique,  et  je  ne  m'intéresse  aujourd'hui 
qu'aux  rapports  de  la  morale  et  de  l'art. 

Or,  vous  le  voyez,  ils  sont  de  telle  sorte  que, 
comme  nous  avons  vu  tout  à  l'heure  l'immoralité 
s'engendrer  de  la  séduction  môme  de  la  forme,  de 
même  il  est  toujours  à  craindre  qu'elle  ne  résulte 
également  d'une  trop  grande  fidélité  de  l'imitation. 
Les  exemples  en  seraient  innombrables  dans  l'his- 


L  ART    ET    LA    MORALE  98 

toire  de  la  peinture,  et  surtout  dans  celle  de  la 
littérature  I  Mais,  comme  je  me  donnerais  à  moi- 
même  trop  d'avantage,  si  j'invoquais  ici  le  souvenir 
des  Contes  de  La  Fontaine,  ou  de  ses  Fables^ y  c'est 


1.  Il  est  étonnant  qne  l'on  doive  encore  aujourd'hui  «  démon- 
trer »  l'immoralité  profonde  des  Contes  de  La  Fontaine  ;  et  cepen- 
dant il  le  faut  bien,  puisque  nous  connaissons  de  fort  honnêtes 
gens  qui,  pour  un  peu,  n'hésiteraient  pas  à  en  recommander  la 
lecture  aux  jeunes  filles.  Évidemment,  ce  qui  dérobe  ou  ce  qui 
masque  aux  yeux  de  ces  honnêtes  gens  l'immoralité  de  la  Fian- 
cée du  roi  de  Garbe  ou  de  Mazet  de  Lamporecchio,  c'est  l'art  de 
l'écrivain,  sans  doute,  mais  surtout  c'est  ce  qu'ils  trouvent  de 
«  naturel  »,  je  veux  dire  de  «  conforme  à  la  nature  »  dans  ces 
histoires  licencieuses.  Ils  y  trouvent  une  excitation  légère  à  la 
débauche,  et  qu'est-ce  après  tout  que  la  débauche?  Un  d'entre 
eux,  —  et  non  le  moins  grand,  ni  même  le  moins  honnête,  au 
sens  vulgaire  du  mot,  —  Denis  Diderot,  nous  l'a  dit  dans  son 
Supplément  au  voyage  de  Uougainville  :«  Je  ne  sais  ce  que  c'est 
que  la  chose  que  tu  appelles  religion,  dit  Orou  à  l'aumônier, 
mais  je  ne  puis  qu'en  penser  mal,  puisqu'elle  t'empêche  de  goûter 
un  plaisir  innocent,  auquel  la  natufe  nous  invite  tous,  de  donner 
l'existence  à  un  de  tes  semblables...  et  d'eniichir  une  nation  en 
l'accroissant  d'un  sujet  de  plus.  »  Et  il  continue  :  «  Rien  te 
paraît-il  plus  insensé  qu'un  précepte  qui  proscrit  le  changement 
qui  est  en  nous,  qui  commande  une  constance  qui  n'y  peut  être, 
et  qui  viole  la  liberté  du  mâle  et  de  la  femelle,  en  les  enchaî- 
nant pour  jamais  l'un  à  l'autre;  qu'une  fidélité  qui  borne  la  plus 
capricieuse  des  jouissances  à  un  seul  individu  ;  qu'un  serment 
d'immutabilité  de  deux  êtres  de  chair,  à  la  face  d'un  ciel  qui 
n'est  pas  un  instant  le  même,  sous  des  antres  qui  menacent 
ruine,  au  bas  d'une  roche  qui  tombe  en  poudre,  au  pied  d'un 
arbre  qui  se  gerce,  sur  une  pierre  qui  s'ébranle  ?»  On  a  reconnu 
dans  ces  dernières  lignes  la  strophe  célèbre  de  Musset  ; 

Oui,  les  premiers  baisers,  oui,  les  premiers  serments 
Que  deux  êtres  mortels  échangèrent  sur  terre...  etc. 

Mais  sans  doute,  on  voit  aussi  quel  est  le  sophisme,  et  que,  s'il 
consiste  à  proclamer  légitimes,  comme  telles,  toutes  les  sugges- 
tions de  i'inslinct,  c'est  bien  lui  qui  fait  l'immoralité  des  Cunles 
de  Jean  de  La  Fontaine.  Celle  qui  caractéfise  les  Fables  dans 


96  DISCOURS    DE   COMBAT 

à  l'auteur  à' Andromaque  et  de  Bajazet  que  je 
demanderai  de  m'offrir  celui  de  son  repentir. 
Lorsque,  en  effet,  ce  grand  homme,  —  dans  la 
maturité  de  l'âge  et  du  génie,  n'ayant  pas  môme 
encore  atteint  la  quarantaine,  c'est-à-dire  l'âge 
auquel  Molière  avait  à  peine  commencé  d'écrire^, 
—  abandonna  la  scène,  quels  sentiments  pensez- 
vous  qui  lui  dictèrent  sa  conduite?  Il  eut  peur  de 
lui-même.  Messieurs,  peur  de  la  vérité  des  pein- 
tures qu'il  avait  tracées  ;  de  la  fidélité  redoutable 
avec  laquelle  il  avait  rendu  ce  que  les  passions 
ont  de  plus  naturel  ;  de  la  justification  qu'il  avait 
trouvée  de  leurs  excès  dans  leur  conformité  à 
l'instinct;  et  c'est  pourquoi,  depuis  ce  moment,  sa 
vie  ne  fut  plus  qu'une  longue  expiation  des  erreurs 
de  son  génie.  Regrettons-le,  si  nous  le  voulons! 
mais  n'ayons  pas  l'esprit  assez  étroit  pour  nous  en 
étonner,  ni  surtout  pour  en  blâmer  le  poète  ;  et 
songeons  qu'en  ce  moment  même,  depuis  déjà 
plusieurs  années,  c'est  l'exemple  aussi  que  nous 


leur  ensemble  est  un  peu  de  la  même  nature,  si  les  acte» 
répréhensibles  y  sont  présentés  comme  n'ayant  de  sanction  que 
leurs  conséquences.  Les  Fables  enseignent  de  plus  une  résigna- 
tion à  l'injustice,  et  une  soumission  à  la  force,  qui  sont  la  leçon 
même  du  plus  bas  utilitarisme. 

La  rsdson  du  plus  fort  est  toujours  la  meilleure. 

Qu'y  a-t-il  de  plus  <  naturel  »  en  effet? 

1.  Racine,  né  en  1639,  renonce  au  théâtre  en  1677;  Molière,  né 
en  1622,  donne  ses  Précieuses  Ridicules  en  1659. 


L'ART   ET   LA    MORALE  97 

donne  celui  qui  fut  à  son  heure  rillustre  romancier 
de  la  Guerre  et  la  Paix  et  à' Anna  Karénine^.  Vous 
en  trouverez  la  preuve  dans  l'ouvrage  dont  les 
premiers  chapitres  viennent  de  paraître  à  la  fois 
en  russe  et  en  anglais  ;  et  qu'à  la  vérité  je  ne  puis 
pas  juger  encore,  puisqu'il  est  inachevé,  mais  oii 
je  sais  qu'il  soutient  le  même  combat  que  je  livre 
aujourd'hui  ;  —  et,  si  cet  effort  n'a  rien  que  d'or- 
dinaire dans  un  critique  ou  dans  un  historien  des 
idées,  tant  pis  pour  ceux  qui  ne  comprendraient 
pas  ce  qu'il  a  d'héroïque  dans  un  romancier  ! 

Je  suppose,  Messieurs,  qu'il  n'aura  pas  [manqué, 
dans  cet  ouvrage,  de  mettre  en  pleine  lumière  une 
dernière  cause  de  cette  immoralité  que  l'on  peut 
regarder  comme  inhérente  au  principe  même  de 
l'art.  Je  veux  parler  d'une  condition  qui  semble 
s'imposer  à  l'artiste,  et  qui  consiste,  pour  assurer 
son  originalité,  non  pas  précisément  à  se  retran- 
cher de  la  société  des  autres  hommes  et  à  s'enfer- 
mer dans  sa  «  tour  d'ivoire  »,  mais  à  s'excepter 
cependant  du  troupeau.  «  Si  l'on  écoutait  toujours 
la  critique,  a  dit  excellemment  La  Bruyère,  il  n'y 
a  pas  d'ouvrage  qui  n'y  fondît  tout  entier  »  ;  et  il 
avait  raison.  Peintre  ou  poète,  sculpteur  ou  musi- 
cien, si  l'originalité  de  l'artiste  est  d'éprouver,  à 


1.  C'est  ce  que  l'on  peut  induire  non  seulement  de  l'indilTô 
rence,  mais  de  i'irrilalion  môme  avec  laquelle,  au  témoignage 
de  tous  ses  inUrviewers.  Tolstoï  varie  de  ses  romans. 


98  DISCOURS    DE    COMBAT 

roccasion  des  mêmes  choses,  d'autres  sensations 
que  les  autres  hommes,  il  semble  qu'une  de  ses 
préoccupations  doive  être  de  ne  pas  les  laisser  en 
quelque  sorte  se  «  banaliser  »  ;  et,  conséquem- 
ment,  il  semble  que  ce  soit  un  droit  qu'on  ne  lui 
puisse  disputer.  Mais  à  quels  dangers,  en  tout 
temps,  et  surtout  dans  un  temps  comme  le  nôtre, 
l'application  n'en  conduit-elle  pas? 

L'humanité  se  partage  alors  en  deux  sortes 
d'hommes  :  les  «  artistes  »,  qui  font  de  l'art;  et 
les  «  Philistins  »,  les  «  bourgeois  »,  les  «  épi- 
ciers »,  qui  n'en  font  pas,  ou  qui  ne  l'entendent 
pas  comme  les  «  artistes  »,  ou  qui  n'aiment  pas 
le  même  art  qu'eux.  Rappelez-vous  à  cet  égard 
Flaubert,  dans  sa  Correspondance  y  ou  les  Concourt 
dans  leur  Journal^.  On  l'a  dit,  et  je  m'empresse 

1.  Ce  n'est  pas  qu'on  ne  les  eût  avertis  du  danger  de  la 
<  théorie,  et,  à  cet  égard,  on  ne  saurait  rien  consulter  de  plus 
instructif  que  la  Correspondance  de  Flaubert  avec  George  Sand. 

«  Je  vous  ai  entendu  dire  :  «  Je  n'écris  que  pour  dix  ou  douze 
»  personnes  »,  écrivailGeorge  Sand  (octobre  1866).  On  dit,  en 
causant,  bien  des  choses  qui  sont  le  résultat  de  l'impression  du 
moment  ;  mais  vous  n'étiez  pas  seul  à  le  dire  :  c'était  l'opinion 
du  Lundi  (les  lundis  de  chez  Magny)  ou  la  théorie  de  ce  jour-là. 
J'ai  protesté  intérieurement.  Les  douze  personnes  p-our  lesquelles 
on  écrit  et  qui  vous  apprécient  vous  valent  ou  vous  surpassent; 
vous  n'avez  jamais  eu  besoin,  vous,  pour  être  vous,  de  lire 
les  onze  autres.  Donc,  on  écrit  pour  tout  le  monde,  pour  tout 
ce  qui  %  besoin  d'être  initié  ;  quand  on  n'est  pas  compris,  on 
se  résigne  et  on  se  recommence  ;  quand  on  l'est,  on  se  réjouit 
et  on  continue.  La  est  tout  le  secret  de  nos  travaux  persévé- 
rants et  de  notre  amour  de  l'art.  Qu'est-ce  que  c'est  que  l'art  sans 
les  cœurs  et  les  esprits  où  on  le  verse  ?  Un  soleil  qui  ne  projet- 
terait pat  de  rayons  et  ne  donnerait  la  vie  à  rien.  » 


L  ART   ET  LA   MORALE  99 

d'y  souscrire  :  «  Quel  amour,  quelle  passion, 
quelle  religiotl  de  leur  art!  »  Et,  en  vérité,  cela 
est  admirable  !  Mais  aussi  quelle  ignorance,  quelle 
insouciance  de  tout  ce  qui  n'est  pas  l'art,  et  leur 

Flaubert  lui  répondait  :  «  J'éprouve  une  répulsion  invincible 
à  mettre  sur  le  papier  quelque  chose  de  mon  cœur  :  je  trouve 
même  qu'un  romancier  n'a  pas  le  droit  d'exprimer  son  opinion 
sur  quoi  que  ce  soit  »  ;  et,  dans  une  autre  lettre,  un  peu  plus 
tard  :  «  Le,  philosophie  sera  toujours  le  partage  des  aristo- 
crates. Vous  avez  beau  engraisser  le  bétail  humain,  lui  donner  de 
la  litière  jusqu'au  ventre  et  même  dOrer  son  écurie,  il  restera 
brute,  quoi  qu'on  dise.  Tout  le  progrès  qu'on  peut  espérer, 
c'est  de  rendre  la  brute  un  peu  moins  méchante.  Mais  quant  à 
hausser  les  idées   de  la  masse...  j'en  doute,  j'en  doute.  » 

Et  George  Sand  à  son  tour  :  «  II  ne  dépend  pas  de  moi  de 
croire  que  le  progrès  est  un  rêve.  Sans  cet  espoir,  personne 
n'est  bon  à  rien.  Les  mandarins  n'otit  pas  besoiu  de  savoir,  et 
l'instruction  même  de  quelques-uns  n'a  plus  de  raison  d'être 
sans  un  espoir  d'influence  sur  les  masses  ;  les  philosophes  n'ont 
qu'à  se  taire  ;  et  ces  grands  esprits  auxquels  le  besoin  de  ton 
âme  se  rattache  n'ont  que  faire  d'exister  et  dé  manifester  ». 

Le  résumé  de  la  discussion  se  trouve  dans  une  dernière  lettre, 
adressée  de  Nohant,  en  1812,  à  un  poète  languedocien,  du  nom 
d'Alexandre  Saint-Jean.  {Correspondance  de  George  Sdnd,  t.  VI, 
p.  204,  205.) 

«11  y  a  deux  écoles,  je  dirais  volontiers  deux  religions  dails 
l'art.  La  première  dédaigne  la  médiocrité,  le  nombre,  le  public... 
L'autre  école  dit  qu'il  faut  être  compris  de  tous,  parce  que,  dès 
que  l'on  se  met  en  rapport  avec  la  foule,  il  faut  se  mettre  eft 
couununication  avec  les  cœurs  et  les  consciences.  Ne  veut-on 
être  compris  que  de  soi  ?  Qu'on  chante  tout  seul  au  fond  des 
bois...  Le  talent  impose  des  devoirs  —  c'est  elle,  George  Sand 
qui  souligne,  —  l'art  pour  l'art  est  un  vain  mot.  L'art  pour  le 
vrai,  pour  le  bon,  pour  le  beau,  voilà  la  religion  que  je  cherche.  » 

Je  ne  trouve  à  reprendre  là  que  cette  éternelle  équivalence 
du  bon,  du  vrai,  et  du  beau,  lesquels  peuvent  bien  avoir  ensemble 
quelques  rapports,  et  peut-être  même  qui  se  rejoindraient  si 
nous  pouvions  en  poursuivre  assez  loin  la  recherche,  mais  qui, 
dans  la  réalité  de  l'histoire,  ne  nous  apparaissent  que  couime 
•éparés  l'un  do  l'autre  par  do  profonds  iulervallei,  d'irréductibles 
oppoHtiona  et  de  véritables  contradictions. 


100  DISCOURS   DE   COMBAT 

art  à  eux;  quel  mépris  de  leurs  contemporains, 
des  «  sieurs  Dumas,  Augier,  Feuillet  »,  de  tous 
les  romans  qui  ne  sont  pas  Madame  Bovary^  de 
toutes  les  comédies  qui  ne  sont  pas  Henriette 
Maréchal!  Evidemment  nous  ne  sommes  tous,  à 
leurs  yeux,  —  nous  autres  qui  croyons  qu'il  pour- 
.  rait  y  avoir  dans  la  vie  quelque  autre  chose  que 
l'art,  —  nous  ne  sommes  tous  que  de  «simples 
Bouvard,  ou  d'affreux  Pécuchet.  Nous  sommes  la 
foule,  et  la  foule  est  toujours  méprisable. 

Je  crois  que  la  foule,  le  troupeau,  toujours  sera  haïs- 
sable. Tant  qu'on  ne  s'inclinera  pas  devant  les  manda- 
rins, tant  que  l'Académie  des  Sciences  ne  sera  pas  le 
remplaçant  du  Pape,  la  société  jusque  dans  ses  racine» 
ne  sera  quun  ramassis  de  blagues  écœurantes  ' , 

Je  ne  m'arrête  pas  à  l'étrangeté  de  la  phrase,  — 
qui  serait  digne  d'être  piquée  au  mur  des  bureaux 
de  rédaction,  —  mais  vous  voyez  le  sentiment! 
Je  ne  réponds  même  pas  que,  si  ce  sont  finalement 
les  œuvres  qui  jugent  les  doctrines,  on  peut  conce- 


1.  Cette  phrase,  à  elle  toute  seule,  nous  explique  en  passant 
deux  choses  :  la  première,  qui  est  ce  que  devait  coûter  le  «  tra- 
vail du  style  »  à  l'homme  dont  la  pensée  se  traduisait  d'elle- 
même  en  des  métaphores  de  cette  incohérence  ;  et  la  seconde 
que,  si  sa  Correspondance,  pour  être  écrite  à  peu  près  continû- 
ment de  ce  style,  n'en  est  cependant  ni  moins  intéressante  ni 
moins  vivante,  ni  peut-être  moins  «  littéraire  »,  des  métaphores 
qui  se  suivent,  ne  sont  donc  pas,  comme  il  le  croyait,  le  grand 
critérium  de  l'art  d'écrire. 


l'art  et  la  morale  10! 

voir  un  emploi  plus  utile  de  sa  vie  que  d'écrire  des 
Paradis  artificiels^  des  Tentations  de  saint  An- 
toine^ la  Faustin  et  la  Fille  Élisa.  Mais  je  vous 
demande,  Messieurs,  si  la  conséquence  de  la  doc- 
trine n'est  pas  de  faire  consister  l'art  en  ce  qu'il  a 
de  plus  inhumain  et  de  plus  étranger  à  nos  occu- 
pations, à  nos  soucis,  à  nos  inquiétudes  ! 

Non  pas  sans  doute  que  l'on  repousse  pour  cela 
les  louanges  ni  l'admiration.  «  L'argent  sent 
toujours  bon  »,  disait  cet  empereur;  et  nos 
«  artistes  »  estiment  que,  de  quelque  côté  qu'elle 
vienne,  l'admiration  est  toujours  bonne  à  prendre 
et  à  garder,  si  l'on  le  peut.  Seulement,  au  milieu 
de  ce  concert  d'éloges,  si  quelque  malentendu 
s'élève  un  jour  entre  l'artiste  et  le  public,  son 
public!  c'est  toujours  le  public  qui  se  trompe;  et, 
rendons  cette  justice  à  nos  artistes,  ils  croient 
qu'il  y  va  de  leur  honneur  d'aggraver  le  malen- 
tendu. Ah!  on  nous  reproche  la  dureté  de  notre 
manière.  Eh  bien,  nous  serons  plus  durs  encore, 
et  nous  érigerons  notre  impassibilité  môme  en 
principe  de  l'art.  Ah  !  on  nous  demande,  on  réclame 
de  nous  de  l'éraotion  et  de  la  pitié  !  Eh  bien,  nous 
nous  retrancherons  dans  notre  indifférence  et  notre 
froideur!  Que  nous  importent  à  nous  les  misères 
de  l'humanité!  «  Le  troupeau  est  toujours  haïs- 
sable. »  Nous  sommes  les  mandarins  devant 
lesquels  il  faut  que  l'on  s'incline!  A  d'autres  les 


1Û2  DISCOURS    DE   COMBAT 

préoccupations  de  justice  et  de  charité  !  Nous,  noua 
faisons  de  l'art,  c'est-à-dire  nous  broyons  des 
couleurs  et  nous  cadençons  des  phrases  !  Nous 
notons  des  sensations  et  nous  nous  en  procu- 
rons d'artificielles  pour  les  noter!  Nous  faisons  de 
r  «  écriture  artiste  »,  et  si  l'on  ne  nous  admire  pas, 
c'est  tant  pis  pour  nos  contemporains!  mais  c'est 
tant  mieux  pour  nous,  car  qui  ne  nous  comprend 
pas  se  juge  lui-même,  et  l'incompréhensibilité  de 
nos  inventions  nous  est  justement  une  preuve  de 
notre  supériorité. 

C'est  ainsi  qu'on  s'enfonce  dans  une  orgueilleuse 
satisfaction  de  soi-même,  et  cela  importerait  peu, 
s'il  ne  s'agissait  que  de  l'accaparement  de  l'atten- 
tion par  une  coterie!  Mais  ce  que  je  hais  de  ces 
paradoxes,  — et  sans  compter  qu'ils  ne  vont  à  rien 
de  moins  qu'à  couper  l'art  de  ses  communications 
avec  la  vie,  —  c'est  ce  qu'ils  ont  d'éminemment 
et  d'insolemment  aristocratique.  Un  peu  d'indul- 
gence, ô  grands  artistes,  et  permettez-nous  d'être 
hommes!  Oui,  permettez-nous  de  croire  qu'il  y  a 
quelque  chose  d'aussi  important,  ou  de  plus 
important  au  monde,  que  de  broyer  des  couleurs 
ou  que  de  cadencer  des  phrases!  Ne  vous  figurez 
pas  que  nous  soyons  faits  pour  vous,  et  que 
depuis  six  mille  ans  l'humanité  n'ait  travaill<5, 
n'ait  peiné,  n'ait  souffert  que  pour  établir  votre 
mandarinat.  11    y  a  bien  des  choses    dont  nous 


L*ART    ET    LA   MORALE  103 

nous  passerions  plus  malaisément  que  de  vous  !  et 
vous-mêmes,  après  tout,  comment,  de  quoi,  pour- 
quoi, dans  quelles  conditions  vivriez-vous,  si  le 
travail  incessant  de  ces  Bouvard  que  vous  méprisez, 
et  de  ces  Pécuchet  pour  lesquels  vous  n'avez  pas 
d'ironies  assez  cruelles,  ne  vous  assurait  la  sécurité 
de  vos  loisirs,  la  paix  de  vos  méditations,  un  public 
pour  vous  admirer,  et  j'oserai  enfin  le  dire,  votre 
pain  quotidien^? 

1.  Puisque,  dans  ces  notes,  je  ramasse  en  quelque  manière  tout 
ce  que  le  spectacle  des  choses  contemporaines  me  suggère  à 
l'appui  de  ma  thèse,  c'est  ici  le  moment  de  dire  quelque  chose 
de  Nietzsche,  le  philosophe  à  la  mode,  avec  sa  théorie  du  Sur- 
homme ou  du  Superhomme. 

Elle  est,  en  effet,  le  terme  où  devait  aboutir  l'excès  d'individua 
lisme  dont  ce  siècle  aura  souffert  plus  que  d'aucun  de  ses  autres 
maux,  et  qui,  après  avoir  corrompu  la  littérature  et  l'art,  est  en 
train  de  desorganiser  la  société  même.  On  peut  dire  qu'en  for- 
mulant sa  doctrine  avec  l'assurance  tranquille  d'un  métaphysicien 
allemand,  —  les  Allemands  excellent  à  faire,  comme  on  sait,  la 
théorie  générale  de  leurs  qualités  ou  de  leurs  défauts  individuels, 
—  Nietzsche  n'a  fait  qu'exprimer  tout  haut  ce  que  nos  Flaubert 
et  nos  Renan  ont  pensé  tout  bas.  Ilumantan  paucis  vivit  qenus  l 
L'apparition  d'un  «  Superhomme  »  est  la  naturelle  compensation 
des  misères  de  l'humanité,  et  la  Tentation  de  saint  Antoine  ou 
la  Prière  sur  V Acropole  ne  sauraient  être  trop  payées  de  tout  ce 
qu'il  a  fallu  de  sacrifices  pour  en  former  les  auteurs.  «  L'idéal 
aristocratique  cher  <à  Nietzsche,  —  disait  tout  récemment  à  ce 
propos  M.  Henri  Lichtenberger,  —  apparaît  dans  la  Correspon- 
dance de  Flaubert,  et  surtout  dans  les  Dialogues  philosophiques 
de  Renan. » 

Je  n'ai  sans  doute  pas  besoin  de  démontrer  ce  que  cet  «  idéal 
aristocratique  »  a  d'immoral  en  soi;  mais  si,  par  hasard,  on  ne 
le  voyait  pas  d'abord,  il  me  suffirai^  pour  le  mettre  en  lumière 
d'en  signifier  une  seule  conséquence. 

«  Nietî»ohe, —  dit  encore  M.  Ilenri  Lichtenberger, —  avait  pro- 
clamé très  expressément  que  sa  doctrine  ne  s'adresse  qu'à  un 
petit  nombre  d'élus,  et  que  la  foule   des  médiocres  doit  vivre 


104  DISCOURS    DE    COMBAT 


III 


Où  tend  maintenant  ce  discours,  Mesdames  et 
Messieurs,  et  quelles  conclusions  est-ce  que  j'en 
veux  tirer  ?  Que  l'art,  comme  on  l'a  dit  de  l'amour, 

dans  l'obéissance  et  la  foi.  »  C'est  presque  textuellement  la 
phrase  de  Renan  sur  «  le  peu  de  personnes  qui  ont  le  droit  de  ne 
pas  croire  au  christianisme  »  ;  et  voilà  qui  va  bien.  Mais  son 
commenta!  eur  a  grand  tort  d'ajouter  :  «  En  bonne  justice,  on  ne 
peut  donc  condamner  ses  théories  sous  prétexte  que  des  impuis- 
sants gonflés  de  vanité  lui  empruntent  quelques-uns  de  ses 
préceptes.  »  Car,  qui  sont  les  «  impuissants  »?  à  quels  signes  les 
reconnaît-on  ?  et  si  ce  ne  peut  être  évidemment  qu'à  leurs 
œuvres,  encore  faut-il  qu'on  \-euv  ait  laissé  la  liberté  de  se  pro- 
duire. Ce  qui  fait  l'immoralité  de  la  doctrine,  c'est  que  chacun  de 
nous  a  le  droit  de  se  considérer  comme  un  «  Superhomme  »,  —  et 
pourquoi  non  ?  —  et  quand  le  monde  entier  lui  crierait  qu'il  n'en 
est  pas  un,  il  en  serait  quitte  pour  en  appeler  à  la  postérité. 

Or,  et  pour  les  raisons  que  nous  avons  essayé  de  donner,  si 
cette  illusion  est  naturelle  à  quelqu'un,  on  le  voit,  c'est  à  l'artiste, 
c'est  au  peintre,  c'est  au  poète.  Non  seulement  le  poète  ou  l'ar- 
tiste ont  le  droit  de  ne  pas  sentir  ou  penser  comme  tout  le  monde, 
mais  ils  peuvent  croire  que  c'est  précisément  l'originalité  de  leurs 
sensations  ou  de  leurs  idées  qui  les  sacre  poètes  ou  artistes. 
Flaubert  se  réjouissait  de  sentir  autrement  que  le  curé  Bourni- 
sien  ou  le  pharmacien  Ilomais,  et  il  y  voyait  la  preuve  de  sa 
Super hu)nanilc,  comme  Renan  dans  les  divisions  qui  l'avaient 
séparé  de  ses  maîtres  de  Saint-Sulpice.  Qu'est-ce  à  dire,  sinon 
que  leur  art  se  confondait  pour  eux  avec  ce  qu'ils  étaient  sou- 
vent seuls  à  aimer  dans  leur  œuvre?  et  que,  par  conséquent, 
une  croissante  conscience  de  leur  supériorité  les  enfonçait  dans 
le  mépris  de  leurs  semblables  ?  Autre  manière  encore  de 
ramener  toujours  la  même  conclusion.  L'art  ne  commence  qu'au 
point  précis  où  l'individu  prend  conscience  de  ce  qui  le  distingue 
de  ses  semblables,  et  en  se  distinguant,  ou  en  s'exceptant  de 
leur  foule,  il  est  en  danger  d'oublier  qu'il  n'est  une  exception, 
une  distinction,  et  une  originalité  que  par  rappori  à  cette  foule 
même. 


L  ART    ET    LA    MORALE  105 

est  mêlé,  de  notre  temps  surtout,  et  un  peu  de 
tout  temps,  «  à  une  foule  de  commerces  où  il  n'a 
non  plus  de  part  que  le  doge  à  ce  qui  se  fait  à 
Venise  »?  Sans  doute,  et  quoique  rien  d'ailleurs 
n'empêche  un  négociant  en  peintures  ou  un  indus- 
triel de  lettres  d'être  de  vrais  «artistes».  Cela  s'est 
vu  plus  d'une  fois  dans  l'histoire  1  L'atelier  de  plus 
d'un  grand  peintre,  en  Italie  ou  en  Flandre,  n'a  été 
souvent  qu'une  fabrique  de  cartons  ou  de  toiles  ; 
et,  de  notre  xvin'  siècle  entier,  deux  des  rares 
œuvres  qui  survivent,  —  Manon  Lescaut  et  Gil 
Blas,  —  ont  été,  comme  on  disait  alors,  faites  pour 
le  libraire.  Non  !  ce  n'est  pas  l'amour  du  lucre  qui 
est  le  pire  ennemi  de  l'art  ^ 

Je  ne  veux  pas  dire  non  plus.  Mesdames  et  Mes- 
sieurs, que  l'artiste  ou  l'écrivain  se  doivent  tra- 
vestir en  prédicateurs  de  morale!  Il  y  a  des  ser- 
monnaires  et  des  moralistes  pour  cela,  dont  c'est  la 
destination  ou  le  métier.  Quelque  admiration  que 
j'aie  donc  pour  Richardson,  c'est  ce  qui  m'empê- 
cherait de  parler  de  Clarisse  Harlowe  avec  l'en- 
thousiasme déclamatoire  de  Diderot,  et,  bien  plus 

1.  Ce  que  j'en  dis  n'est  pas  an  moins  pour  encourn,cjer  ceux  qui 
font  de  leur  talent  ce  qu'on  appelle  «  mntier  et  marchandise  »; 
mais  les  faits  sont  les  laits,  cl  il  faut  bien  qu'on  les  constate. 
«  Je  suis  saoul  de  gloire  et  alTamé  d'arfjcnt  >>,  fait-on  dire  au 
vieux  Gorueille  ;  et  s'il  l'a  dit,  il  a  eu  tort,  le  propos  lui  ferait 
peu  d'honneur;  mais  de  courir  après  l'ar^'c^iit,  ce  n'est  pas  ce 
qui  l'aurait  empoché  d'écrire  un  second  Cid  ou  un  nouveau 
Polyeucle,  —  s'il  l'avait  pu  d'adlleurs. 


106  DISCOURS   DE   COMBAT 

encore,  d'oser  mettre,  dans  l'histoire  de  l'art,  sa 
Pa7néla  ou  son  Grandison  à  la  hauteur  où  vous 
avez  vu  que  Taine  les  avait  placés  i.  Il  faut  tâcher 
de  ne  rion  confondre  ! 

Mais,  comme  je  me  suis  efforcé  de  vous  le 
faire  voir,  si  toute  forme  d'art,  —  en  tant  qu'elle 
est  une  volupté  des  sens;  en  tant  qu'elle  est  une 
imitation  et  par  conséquent  une  apologie  de  la 
nature  ;  en  tant  enfin  qu'elle  développe  chez  l'ar- 
tiste ce  ferment  d'égoïsme  qui  est  une  part  de 
son  individualité;  —  si  toute  forme  d'art,  livrée 
ainsi  à  elle-même,  court  le  risque  inévitable  de 
«  démoraliser  »  ou  de  «  déshumaniser  »  une  âme, 
il  faut  donc  poser  en  premier  lieu  que  l'art  n'a 
pas  toutes  les  libertés.  «  Laissez  cela,  mon  enfant, 
disait  un  jour  Montesquieu  à  sa  fille,  qu'il  avait 
surprise  en  train  de  lire  les  Lettres  permnes,  lais- 
sez cela  :  c'est  un  livre  de  ma  jeunesse  qui  n'est 
pas  fait  pour  la  vôtre  »  ;  et  je  vous  ai  dit  qu'à  mon 
avis  ce  n'est  point  pour  se  convertir  que  Racine 
abandonna  le  théâtre  ;  mais  il  crut  devoir  se  con- 
vertir parce  qu'il  avait  fait  du  théâtre,  ou,  pour 
mieux  dire  encore,  parce  qu'il  était  l'auteur  de 
son  théâtre,  le  père  d'Hermione,  de  Roxane,  et 
de  Phèdr'».  Le  vieux  Corneille,  lui,  n'a  pas 
éprouvé  le  besoin  de  se  convertir.  Pourquoi  cela, 

1.  Voyez,  dans  mon  Evolution  des  Genres,  le  chapitre  intitulé  : 
la  Critique  de  M.  Taine. 


L  ART    ET    LA    MORALE  107 

Messieurs?  oh  1  pour  une  raison  bien  simple,  et 
assez  évidente  !  Parce  que  dans  sa  vieillesse, 
comme  autrefois  à  l'aurore  de  sa  gloire,  il  était 
convaincu  que  Rodrigue  avait  bien  fait  de  venger 
l'honneur  de  Don  Diègue;  qu'Horace  était  excu- 
sable d'avoir  fait  rentrer  dans  la  gorge  de  Camille 
les  imprécations  qu'elle  vomissait  contre  Rome; 
que  Polyeucte  était  louable,  enfin,  d'avoir  ren- 
versé les  idoles,  et  préféré  la  conversion  de  Pau- 
line à  la  tranquillité  de  leurs  amours.  Il  ne  s'est 
point  converti,  parce  qu'il  croyait  n'avoir  jamais 
excité  que  des  passions  généreuses  et  nobles,  si 
d'ailleurs  il  lui  était  arrivé  plus  d'une  fois  d'en 
peindre  de  basses  ou  de  sanguinaires.  Et  il  ne 
s'est  point  converti,  parce  que,  comme  Taine  vous 
le  disait  tout  à  l'heure,  il  était  convaincu,  lui, 
«  dont  la  main  avait  crayonné  l'àme  du  grand 
Pompée  »,  de  n'avoir  travaillé  qu'à  l'exaltation  du 
«  vouloir  »  ;  et,  parmi  toutes  les  facultés  humaines,^ 
le  «  vouloir  »,  le  vrai  vouloir,  qui  est  la  plus 
rare,  est  celle  dont  les  hommes  ont  toujours  fait  le 
plus  de  cas  :  d'abord  comme  étant  la  plus  rare; 
et  puis  comme  étant  la  véritable  ouvrière  du^ 
progrès  personnel  et  social. 

C'est  comme  si  nous  disions,  en  second  lieu, 
que,  si  l'objet  de  l'art  n'estévid^mment  pas  d'émou- 
voir les  passions  ou  de  chatouiller  les  sens,  il 
n'est  pas  non  plus,  il  ne  saurait  Aire  de  se  terminer 


\p' 


108  DISCOURS   DE    COMBAT 

et  de  se  borner  en  quelque  sorte  à  lui-même.  Il  y 
a  plusieurs  manières  d'entendre  la  théorie  de  l'art 
pour  Vart^  et  sur  ce  point,  comme  en  tout,  il  ne 
s'agit  que  de  s'accorder,  et,  par  malheur,  la  plu- 
pari  du  temps,  c'est  ce  que  l'on  ne  veut  pas*  Mais 
si  la  théorie  de  Vart  pour  l'art  consiste  à  nv)  voir 
dans  l'art  que  l'art  môme,  je  n'en  connais  pas  de 
us  fausse  ;  et  j'ai  lâché  de  vous  dire  pourquoi. 
L'art  a  son  objet  ou  sa  fin  en  dehors  et  au-delà  de 
lui-même  ;  et  si  cet  objet  n'est  pas  précisément 
moral,  jl  est  social,  ce  qui  est  d'ailleurs  ici  presque 
la  même  chose.  Peintres  ou  poètes,  il  ne  nous  est 
pas  permis  d'oublier  que  nous  sommes  hommes, 
ni  de  retourner,  contre  la  société  des  hommes,  les 
moyens  de  propagande  ou  d'action  que  nous  ne 
^tenons  que  d'elle.  Vous  rappelez-vous  à  ce  pro- 
pos, Messieurs,  ou  connaissez-vous  cette  page 
d'Alexandre  Dumas?  Je  dis  :  «  connaissez-vous  »? 
parce  que  vous  ne  la  trouverez  pas  dans  toutes  les 
éditions  de  son  théâtre,  mais  dans  celle  seulement 
qu'on  appelle  Y  Edition  des  Comédiens  : 

Ce  qui  aie  plus  grandi  les   poètes   dramatiques,  ce 

1.  11  faudrait  on  effet  se  garder  de  croire  que,  comme  l'a  dit 
quelque  part  Dumas,  —  dans  la  Préface  de  son  Fils  naturel,  — 
ce  ne  sont  là  que  «  trois  mots  absolument  vides  de  sens  ». 
Romantiques  ou  naturalistes,  les  théoriciens  de  Vart  pour  Varl 
ont  très  bien  su  ce  qu'ils  voulaient  dire;  et  il  est  permis,  je  crois 
même  qu'il  est  bon,  pour  bien  penser,  de  ne  pas  penseï  comme 
eux;  mais  on  ne  peut  pourtant  se  contenter,  avec  Dumas,  de  leur 
opposer  une  fin  de  non-recevoir. 


L  ART   ET   LA    MORALE  109 

qui  a  le  plus  ennobli  le  théâtre,  ce  sont  les  sujets  qui,  à 
première  vue,  paraissaient  absolument  incompatibles 
avec  les  habitudes  de  la  scène  et  du  public.  Il  n'y  a 
donc  pas  à  nous  dire:  «  Vous  vous  arrêterez  ici  ou  là.  » 
Tout  ce  qui  est  l'homme  et  la  femme  nousx  appartient 
non  seulement  dans  les  rapports  de  ces  deux  êtres 
entre  eux  par  les  sentiments  et  les  passions,  mais  dans 
leurs  rapports  isolés  ou  d'ensemble  avec  toutes  les 
espèces  d'événement  de  mœurs,  d'idées,  de  pouvoirs, 
de  lois  sociales,  morales,  politiques  et  religieuses  qui 
produisent  tour  à  tour  leur  .action  sur  eux^ 

Voilà  qui  pourrait  être  assurément  mieux  dit,  et 
je  crains  parfois,  Messieurs, qu'une  ou  deux  pièces 
mises  à  part,  l'imperfection  de  la  forme  n'entraîne 
rapidement  dans  l'oubli  le  théâtre  d'Alexandre 
Dumas;  mais  vous  entendez  ce  qu'il  veut  dire,, 
et  je  m'y  range  absolument.  L'art  a  une  fonc- 
tion sociale;  et  sa  vraie  moralité^  c'est  la  cons- 
cience avec  laquelle  il  s'acquitte  de  cette  fonction. 

Vous  me  direz  que  cette  formule  est  vague,  et  je 
le  reconnais.  Si  elle  n'était  pas  vague,  si  elle 
avait  la  précision  d'une  formule  géométrique  ou 
d'une  ordonnance  médicale,  —  les  ordonnances 
médicales  sont-elles  toujours  si  précises? —  il 
ne  s'agirait  plus  entre  nous  ni  d'art  ni  de  critique 
ou  d'histoire,  mais  de  science.  Laissons  les  savants 

1.  On  sait  que  cette  préoccupation  n'avait  pas  toujours  été 
celle  do  Dumas,  et  il  semble  bien  que  ce  soit  George  Sand  qui 
lu  lui  ait  imposée.  Voyez  leur  Correspondance. 


no  DISCOURS    DE   COMBAT 

h.  leurs  laboratoires,  et  ne  nous  imaginons  pas 
qu'on  trouve  le  secret  du  génie  ni  la  loi  de  la 
morale  àu  fond  d'une  cornue  !  Si  cependant  nous 
voulons  préciser  davantage,  nous  le  pouvons.  Mais 
il  faut  pour  cela,  Mesdames  et  Messieurs,  que  vous 
me  prêtiez  encore  un  moment  d'attention. 

11  n'y  a  guère  de  doctrine  plus  répandue  parmi 
nous,  —  et  dont  on  abuse  plus  imprudemment 
aujourd'hui,  —  que  la  doctrine  bien  connue  de  la 
relativité  de  la  connaissance.  Mais  que  signifie- 
t-elle  exactement  ?  C'est  ce  que  paraissent  ignorer 
beaucoup  de  gens  qui  ne  l'en  professent  pas  moins  ; 
et  voyez  cependant  combien  elle  peut  revêtir  de 
sens. 

Dire  que  tout  est  relatif,  cela  peut  signifier  que 
rien  n'est  faux  et  que  rien  n'est  vrai,  mais  tout  est 
possible  ;  tout  est  donc  vraisemblable  ;  et  chacun 
de  nous  devenant  ainsi  «  la  mesure  de  toutes 
choses  »,  comme  l'enseignait  l'antique  sophis- 
tique, toutes  les  opinions  se  valent,  et  il  n'y  a  que 
la  manière  de  les  exprimer  qui  diffère.  Je  ne  m'ar- 
rête pas,  Messieurs,  à  cette  interprétation  ^ 

1.  Je  ne  m'y  arrête  pas,  parce  que,  trop  évidemment,  l'inter- 
prétation est  abusive.  En  quelque  matière,  sur  quelque  sujet  que 
ce  soit,  il  n'est  pas  vrai  «  que  toutes  les  opinions  se  valent  »;  et 
si  l'on  dit  qu'à  tout  le  moins  ne  valent-elles  que  ce  que  valent 
eux-mêmes  ceux  qui  les  expriment,  encore  faut''l  se  mettre 
d'accord.  On  veut  dire,  en  etiet,  p;ir  là,  précisément  tout  le  con- 
traire de  ce  qu'insinuent  les  sceptiques,  et  on  entend  que  l'opi- 
nion d'un  diplomate  ne  «  vaut  paa  )»,  en  chimie,  celle  d'ua 
chimiste  ou  même  d'un  physicien. 


l'art  et  la  morale  m 

Mais,  en  second  lieu,  dire  que  «  tout  est  rela- 
tif »,  cela  peut  vouloir  dire  que  tout  dépend, — 
non  plus  pour  chacun  de  nous  en  particulier, 
mais  pour  l'homme  en  général,  pour  l'espèce,  — - 
de  la  constitution  de  ses  organes  ;  et  que,  si  nous 
avions  le  crâne  fait  d'autre  sorte,  ou  six  sens  par 
exemple  aii  lieu  de  cinq,  ou  trois  yeux  au  lieu  de 
deux,  l'univers  nous  apparaîtrait  sous  un  aspect 
tout  différent  de  celui  que  nous  lui  connaissons.  Les 
corps  se  révéleraient  à  nous  par  d'autres  qualités  ; 
nous  percevrions  en  eux  ce  que  nous  n'y  perce- 
vons pas,  des  formes  inconnues  et  des  couleurs 
innomées...  C'est  bien  possible,  et  je  le  crois 
volontiers!  Mais  je  n'en  sais  rien,  ni  moi,  ni  per- 
sonne, et  au  reste  cela  est  bien  indifférent.  Si, 
dans  une  autre  planète,  les  corps,  au  lieu  de  trois 
dimensions,  en  ont  /i  -f-  1,  qu'est-ce  que  cela  peut 
bien  nous  faire,  aussi  longtemps  que  nous  ne  le 
saurons  pas,  et  que  sur  terre  ils  n'en  auront  que 
trois?  Qu'est-ce  que  cela  nous  fait  que  la  couleur 
des  fleurs  ou  la  saveur  des  fruits  soient  dans 
notre  œil  ou  dans  notre  palais,  pourvu  que  les 
roses  soient  toujours  roses  et  les  oranges  toujours 
parfumées?  Vous  en  sentez-vous  humiliés  ou  cha-/ 
grinés^? 

1.  C'est  ce  qu'il  semble  que  Kant  ait  voulu  dire  dans  sa  Cri- 
tique de  la  Raison  pure.  Mais  je  ne  sais,  à  ceUe  occasion,  si  l'on 
ue  coQimet  pas  néoniuoias  une  méprise,  qui  procède  eile-mêiut 


l 


H2  DISCOURS    DE    COMBAT 

Mais  il  y  a  une  troisième  manière  d'entendre  îa 
relativité  de  la  connaissance^  et  la  bonne,  à  mon 
sens,  ou  la  meilleure,  qui  est,  —  comme  disait 
Pascal,  bien  avant  Comte  et  bien  avant  Kant,  — 
que,  «  toutes  choses  étant  causantes  et  causées 
aidantes  et  aidées  »,  rien  ne  peut  être  exactement 
défmi  que   par  rapport  à  autre  chose.  Chacun  de 

de  ce  que  l'on  ne  considère  pas  la  Critique  de  la  Raison  pure 
dans  sa  relation  avec  la  Critique  de  la  Raison  pratique.  La  rela- 
tivité de  la  connaissance  n'est,  pour  Kant,  qu'un  moyen  dialec- 
tique de  ruiner  les  autres  formes  de  la  certitude  au  profit  de  la 
certitude  morale,  et  à  cet  égard,  son  dessein  total  n'est  pas  sans 
quelque  analogie  avec  celui  de  l'auteur  des  Pensées. 

A  défaut  d'une  démonstration  plus  ample,  dont  ce  n'est  pas  ici 
le  lieu,  c'est  ce  qui  me  paraît  résulter  de  la  confrontation  de  ces 
deux  passages  :  «  11  ne  convient  pas  du  tout  à  la  philosophie, 
surtout  dans  le  champ  de  la  raison  pure,  de  prendre  un  air  dog- 
matique, et  de  se  décurer  du  titre  et  des  insignes  des  mathéma- 
tiques, étrangère  qu'elle  est  à  leur  ordre,  quoiqu'elle  ait  toutes 
raisons  de  prétendre  à  une  union  fraternelle  avec  elles.  Les 
vaines  prétentions  dont  nous  avons  parlé  ne  peuvent  jamais  se 
réitérer;  il  faut,  au  contraire,  que  la  philosophie  rétrograde  au 
point  de  se  donner  pour  but  de  découvrir  les  prestiges  d'une 
7'aison  qui  méconnaît  ses  bornes;  et  de  réduire,  par  une  explica- 
tion satisfaisante  de  nos  concepts,  les  prétentions  de  la  spécula- 
tion à  la  modeste,  mais  solide  connaissance  de  soi-même.  » 

Mais  d'un  autre  côté  : 

«  La  raison  pure  contient,  sinon  dans  son  usage  spéculatif,  du 
moins  dans  son  usage  pratique,  savoir  l'usage  moral,  des  prin- 
cipes de  possibilité  d'expérience,  —  c'est  Kant  qui  a  souligné, 
—  et  par  conséquent  une  espèce  particulière  d'unité  systématique, 
l'unité  morale  doit  être  possible,  tandis  que  l'unité  physique 
systématique  ne  saurait  être  démontrée  par  les  p'-incipes  spécu- 
latifs de  la  raison,  celle-ci  étant  causalité  par  rapport  à  la  libert<i 
en  général,  mais  non  par  rapport  à  toute  la  nature,  et  les  prin- 
cipes moraux  de  la  raison  pouvant  produire  des  actions  liîires, 
mais  non  des  fois  physiques.  Les  principes  de  la  raison  vure 
ont  donc  une  réalité  objective  dans  leur  tuage  pratique,  et  prin- 
cipalement dans  l'usage  moral.  » 


L  ART    ET   LA    MORALE  113 

VOUS  est  assis  à  sa  place  dans  cette  salle.  Mais 
comment  en  donnerai-je  une  idée  à  quelqu'un 
du  dehors?  Ce  ne  sera  qu'en  commençant  par  dé- 
crire la  disposition  de  la  salle,  celle  des  sièges,  ma 
situation,  à  moi  qui  parle,  le  fauteuil  de  droite, 
le  fauteuil  de  gauche,  celui  de  devant,  celui  de 
derrière,  et  dix  autres,  vingt  autres  détails.  En 
d'autres  termes,  tout  objet  est  «  relatif  »  à  une 
infinité  d'autres  avec  lesquels  il  se  trouve  en  rap- 
ports plus  ou  moins  constants,  et  d'ailleurs,  selon 
leur  nature,  plus  ou  moins  complexes  à  détermi- 
ner. Ou  encore,  et  en  termes  généraux,  philoso- 
phiques, si  vous  le  voulez  :  toute  chose  est  enga- 
gée dans  un  système  de  relations  d'où  résultent 
ses  caractères  ;  et  c'est  ce  que  Pascal  voulait  dire 
quand  il  ajoutait  cet  autre  membre  de  phrase  à 
celui  que  je  viens  de  rappeler  :  «  Je  tiens  impos- 
sible de  connaître  les  parties  sans  connaître  le 
tout,  comme  de  connaître  lé  tout  sans  connaître  les 
parties.  »  Si  nous  ne  connaissions  de  Racine  que 
sa  Thébaïde,  songez  un  peu  quelle  étrange  idée 
nous  nous  ferions  de  son  génie  !  et  comme  nous  le 
connaîtrions  mal,  si  nous  ne  connaissions  ce  qui 
l'a  précédé  lui-même  et  suivi  !  Une  certaine  connais- 
sance du  Cid  et  de  Pob/eucte  fait  donc  ainsi  partie 
delà  définition  môme  ^ Andromaque  ou  de  Phèdre^ 
et  cette  définition,  à  son  tour,  a  besoin  d'être  com- 
plétée par  quelque   connaissance  de  7,alre  et  do 

8 


iU  DISCOURS   DE   COMBAT 

Merope.  On  ne  connaît  vraiment  Racine  que  quand 
on  le  connaît  dans  son  rapport  avec  Voltaire  et 
avec  Corneille  ;  tous  les  trois  ensemble  dans  leur 
rapport  avec  Shakespeare  ou  avec  Euripide;  et 
tous  enfin  dans  leur  rapport  avec  une  certaine 
idée  de  la  tragédie  que  déterminent  d'autres  rap- 
ports encore^. 

Si  nous  nous  plaçons  à   ce  point  de  vue,  nous 
nous  apercevons,  Messieurs,  que  la   définition  de 

1.  J'ai  souvent  cité,  comme  un  bon  exemple  de  cette  «relativité 
de  la  connaissance  »  en  fait  de  jugement  littéraire,  l'histoire  ou 
l'évolution  de  notre  poésie  lyrique.  Pendant  plus  de  deux  siècles, 
Ronsard  et  son  école  étant,  d'une  part,  tombés  dans  l'oubli,  et 
d'autre  part,  les  La'nartine  ot  les  Hugo  n'ayant  pas  encore  paru, 
Malherbe  et  Jean-Baptiste  Rousseau,  pour  ne  rien  dire  de  Chape- 
lain et  de  Chaulieu,  ont  passé  pour  de  grands,  et  de  très  grands 
poètes  lyriques.  On  n'a  peut-être  pas  admiré  davantage  Horace 
ni  Pindare,  et  nos  Français  ont  fait  assurément  moins  de  cas  de 
Pétrarque  ou  de  Dante.  Pourquoi  et  comment  cela?  C'est  qu'on 
ne  prenait  pas  le  point  de  comparaison  où  il  l'eiit  fallu  prendre, 
et  on  ne  jugeait  point  de  Malherbe  ou  de  J\.onssQd.\x  par  rapport 
à  une  certaine  idée  de  la  poésie  lyrique,  mais  en  eux-mêmes  et, 
pour  ainsi  dire  ahsolument.  Or,  absolument,  i\  est  vrai  qu'ils 
n'écrivent  point  mal  et  qu'ils  sont  tous  les  deux  d'habiles  versi- 
ficateurs. Mais,  relalivement,  c'est-à-dire  quand  on  a  mieux 
connu  les  lyriques  étrangers,  et  quand,  de  notre  temps,  les 
Lamartine  et  les  Hugo  ont  eu  enrichi  le  lyrisme  français  d'accents 
jusqu'alors  inconnus,  il  a  bien  fallu  que  le  point  de  vue  changeât, 
et  avec  le  point  de  vue,  le  jugement.  C'est  ce  qui  est  arrivé, 
comme  on  sait;  et  ainsi,  par  une  juste  application  du  principe 
de  «  la  relativité  de  la  connaissance  »,  deux  hommes,  que  nos 
pères  considéraient  comme  les  maîtres  du  lyrisme,  sont  deve- 
nus, pour  la  critique  contemporaine,  «  ceux  qui  ont  tué  le 
lyrisme  ». 

N'était-il  pas  juste,  après  cela,  qu'ayant  travaillé  depuis  vingt 
ans  à  faire  pénétrer  dans  la  critique  et  dans  l'histoire  littéraire 
le  sentiment  de  cette  «  relativité  de  la  connaissance  >,  on  me 
reprochât  l'étroitesse  de  mon  «  dogmatisme  », 


L  ART    ET    LA   MORALE  115 

l'art  est  ainsi  relative  à  la  définition  d'autres  fonc- 
tions sociales,  avec  lesquelles  elle  soutient  ou  elle 
doit  soutenir  des  rapports  déterminés;  ou,  si  vous 
l'aimez  mieux,  il  nous  apparaît  que,  —  comme  la 
religion,  comme  la  science,  comme  la  tradition, — 
l'art  est  une  Force  dont  l'emploi  ne  saurait  être 
réglé  par  elle-même,  et  par  elle  seule.  Ces  forces 
doivent  s'équilibrer  entre  elles,  dans  une  société 
bien  ordonnée;  et  aucune  d'entre  elles  ne  peut 
établir  sur  les  autres  sa  domination  absolue  qu'il 
n'en  résulte  un  dommage,  et  quelquefois  même 
des  désastres.  Si  c'est  la  religion  qui  l'emporte  et' 
qui  se  subordonne  la  tradition,  la  science  et  l'art, 
l'histoire  de  la  Papauté  du  moyen  âge  est  là  pour 
nous  raconter  les  grandeurs,  mais  aussi  les  dan- 
gers de  la  théocratie.  Si  c'est  la  tradition,  la  cou- 
tume, le  respect  superstitieux  du  passé  qui  se 
rendent  maîtres  des  consciences  et  par  conséquent 
des  actions,  il  me  semble,  —  je  n'ose  dire  davan- 
tage, —  mais  il  me  semble  que  l'exemple  de  la 
Chine  sort  de  l'ombre  en  ce  moment  pour  nous 
enseigner,  avec  les  avantages  de  la  stabilité,  les 
dangers  de  l'immobilisation.  Si  l'art  à  son  tour 
s'empare,  pour  la  gouverner,  de  la  vie  tout  entière, 
cela  peut  bien  flatter  d'abord  quelques  imagina- 
tions de  dilettantes,  mais  nous  y  avons  regardé 
de  plus  près  tout  à  l'heure,  et  l'Italie  de  la  Renais- 
sance, à  laquelle  j'aurais  pu  joindre  la  Grèce  de 


116  DISCOURS    DE    COMBAT 

la  décadence,  est  là  pour  nous  prouver  que  le 
danger  n'est  pas  moindre.  Je  dirais  volontiers  qu'il 
est  plus  grand  encore,  ou  aussi  grand,  du  moins, 
quand  on  s'en  remet,  comme  on  l'a  essayé  de  nos 
jours,  àla  science  positive  et  expérimentale,  du  soin 
de  diriger  et  d'ordonner  l'existence.  Au  contraire, 
Messieurs,  les  grandes  époques  de  l'histoire  sont 
précisément  celles  oii  ces  forces  ont  su  se  mettre 
en  équilibre  ;  —  et  telles  ont  été  particulièrement, 
en  France,  les  grandes  années  du  xvii"  siècle,  ou 
les  premières  années  du  nôtre. 

La  réalisation  de  cet  équilibre^  dépend-elle  de  la 
volonté  des  hommes?  Et  sommes-nous  les  maîtres, 
à  tout  moment  de  la  durée,  d'empêcher  une  de  ces 
forces  de  se  porter  à  l'excès  d'elle-même?  Pour 
ma  part,  Messieurs,  je  le  crois.  Je  crois  que,  si 
nous  le  voulons,  nous  pouvons  maintenir  l'auto- 
rité de  la  tradition  contre  la  fureur  de  la  nou- 
veauté. Je  crois  qu'il  ne  dépend  que  de  nous  d'em- 
pêcher la  religion  même  d'empiéter  sur  la  liberté 
de  la  recherche  scientifique.  Je  crois  que  nous  pou- 
vons refouler,  contenir,  obliger  la  science  à  ne  pas 

1.  On  me  demandera  peut-être  là-dessus  si  je  connais  les  con- 
ditions de  cet  équilibre  et  les  moyens  de  le  rétablir  quand  il  est 
une  fois  «loaipu?  Non,  je  ne  les  connais  pasl  Car,  si  je  les  con- 
naissaJB,  j'aurais  résolu  le  problème  social.  Mais  c'est  peut-être 
quelque  chose  déjà  que  de  savoir  qu'un  tel  équilibre,  ayant  existé, 
peut  exister  encore  ;  et  que,  toutes  les  fois  qu'il  est  rompu,  «  il  y 
a  quelque  chose  de  pourri,  comme  disait  Shakespeare,  dems 
l'Etat  de...  Danemark  ». 


L ART    ET    LA   MORALE  117 

dépasser  les  limites  de  son  domaine  propre.  Et  je 
crois  enfin  que,  de  môme  que  la  science  se  carac- 
térise par  une  sorte  d'indifTérentisme  moral',  si 
l'art,  comme  j'ai  tâché  de  vous  le  faire  voir,  se 
caractérise,  lui,  par  une  tendance  inconsciente  à 
l'immoralité,  nous  pouvons,  si  nous  le  voulons,  en 
annuler  les  effets,  non  seulement  sans  lui  nuire, 
mais  en  le  dirigeant,  au  contraire,  vers  son  véri- 
table objet.  Mais  il  faudrait  le  vouloir!  —  et,/ 
malheureusement,  nous  vivons  dans  un  temps  oii, 
comme  pour  donner  raison  à  une  antique  distinc- 
tion, qu'on  croirait  bien  subtile  et  bien  vaine,  et 
que  de  profonds  philosophes  ont  même  niée,  la 
défaillance  ou  plutôt  l'affaiblissement  des  volontés 
n'a  peut-être  d'égale  que  la  croissante  intensité  des 
désirs. 


1.  Voyez  les  brochures  intitulées  :  Science  et  Religion,  Educa* 
tion  et  Inslruclion,  et  la  Moralité  de  la  doclrine  évolutive. 


\ 


L'IDÉE  DE  PATRIE 

1896 


L'IDÉE  DE  PATRIE' 


Messieurs, 

Tous  les  jours,  dans  nos  grandes  villes,  sur  nos 
places  publiques,  si  nous  voyons  s'élever  des  monu- 
ments dont  l'objet  ne  semble  être,  en  vérité,  que  de 
perpétuer  de  fâcheux  souvenirs,  et  d'assurer  à  de 
vieilles  haines,  qu'on  aimait  à  croire  abolies,  l'éter- 
nité du  bronze  ou  de  la  pierre,  il  en  est  d'autres,  heu- 
reusement, qui  ne  nous  rappellent  à  nous-mêmes, 
comme  ils  ne  donneront  à  nos  descendants,  que  de 
nobles,  que  d'utiles,  que  de  glorieux  exemples;  — 
et  tel  est  bien  celui  que  la  ville  de  Marseille  se  pro- 
pose d'ériger  à  la  mémoire  des  morts  de  Tom- 
bouctou^.  Aussi,  sur  la  désignation  de  l'un  de  mes 


1.  Conférence  prononcée  à  Marseille  le  28  octobre  1896,  pour 
l'Association  amicale  des  anciens  élèves  du  lycée  de  Marseille. 

2.  «  Les  morts  de  Tombouctou  »,  dans  l'histoire  de  nos  expé- 
ditions coloniales,  c'est  le  nom  désormais  consacré  des  neuf  offi- 
ciers, des  trois  sous-officiers,  dont  deux  Européens,  des  huit 
caporaux  et  des  soixante  tirailleurs  indigènes,  qui,  dans  la  nuit 
du  14  au  15  janvier  1893,  sont  tombés  sous  les  coups  des  Toua- 
regs, au  lieu  que  les  gens  du  pays  appellent  Tacoubao,  payant 
ainsi  de  leur  vie  l'honneur  d'avoir  fait  les  premiers  tlotter  le^ 
couleurs  françaises  sur  «  Tombouctou  la  mystérieuse  ». 

L>«  Comité  du  Souvenir   français  et  l'Association  amicale  de$ 


122  DISCOURS   DE   COMBAT 

anciens  maîtres*,  que  je  ne  ne  saurais  trop  remer- 
cier de  la  manière  si  flatteuse  dont  il  vient  de  me 
présenter  à  vous,  dès  que  le  Comité  du  Souvenir 
français  m'a  eu  demandé  de  prendre  la  parole  en 
cette  circonstance,  ai-je  accepté  d'abord;  et,' per- 
mettez-moi de  le  dire,  quand  je  n'en  aurais  p^^s  eu 
des  raisons  personnelles,  quand  je  n'aurais  tou- 
jours présentes  à  l'esprit  les  années  que  j'ai  pas- 
sées autrefois  parmi  vous,  quand  votre  grande  et 
antique  cité,  la  plus  vieille  des  Gaules^,  — ce  qui 
est  déjà  quelque  chose  pour  un  ami  delà  tradi- 
tion, —  ne  serait  pas  pour  moi  ce  que  l'homme 
n'oublie  jamais,  la  cité  de  sa  jeunesse,  de  sa  seconde 
naissance,  de  sa  naissance  à  la  vie  de  l'intelligence, 
et  quand  enfin,  depuis  trente  ans,  le  lumineux  sou- 


anciens  élèves  du  lycée  de  Marseille,  dont  le  lieutenaut-colonel 
Connier,  de  rarlillcrie  de  marine,  faisait  partie,  ont  conçu  la 
généreuse  idée  de  «  rapatrier»  les  restes  de  leurs  camarades  et 
de  leur  faire  de  solennelles  obsèques.  Elles  ont  été  célébrées  le 
22  octobre  1896;  et  le  colonel  Bonnier,  le  commandant  Ilugueny, 
les  capitaines  Tassard,  Sensarric  et  Livrelli,  les  lieutenants  Bou- 
verot,  Garnier,  le  médecin  Grall,  le  -vétérinaire  Lenoir,  l'inter- 
prète Mohammed-Aklouck,  les  sergents  d'infanterie  de  marine 
Etasse  et  Gabriel,  reposent  maintenant  dans  le  cimetière  de 
Marseille. 

1.  M.  Deiibes,  que  nous  avons  eu  comme  professeur  d'histoire 
au  lycée  de  Marseille,  voilà  plus  de  trente  ans. 

2.  C'est  assurément  la  seule  ville  de  P'rance  dont  il  soit  parlé 
dans  A.ristotel  et  la  gracieuse  légende  de  sa  fondation  nous 
reporte  à  une  époque  où  il  est  permis  de  dire  que  Rome  même 
existait  à  peine  (600  av.  J.-C).  11  y  a  en  France  une  ville  de 
2.500  ans;  qui  depuis  2.500  ans  n'a  pas  cessé  d'être  une  grande 
ville;  et  dont  les  mœurs,  jusque  nos  jours,  respirent  quelque 
chose  de  l'ancienne  égalité. 


l'idée  de  patrie  123 

vetiirn'eù  aurait  pas  si  souvent  éclairé  mes  heures 
sombres  ou  brumeuses,  j'aurais  encore  voulu 
répondre  à  votre  invitatioù.  Car  vous  célébriez, 
hier,  nous  célébrons  aujourd'hui  les  rites  pieux  et 
conservateurs  de  deux  des  rares  religions  qui  nous 
restent  :  la  religion  des  morts  et  la  religion  de  la 
patrie  ;  et  certes,  quel  Français  ne  serait  trop  heu- 
reux de  s'y  sentir  étroitement  associé? 

De  ces  deux  religions,  c'est  à  peine  à  moi  qu'il 
appartient  de  prêcher  la  première,  et  d'autres  ora- 
teurs l'ont  fait,  du  haut  de  la  chaire  chrétienne  *, 
ou  sur  la  tombe  de  nos  camarades,  non  seulement 
avec  cette  conviction  de  la  solidarité  qui  lie  les 
unes  aux  autres  toutes  les  générations  d'un  grand 
peuple,  mais  surtout  avec  cet  accent  d'émotion  per- 
sonnelle qu'eux  seuls  y  pouvaient  mettre,  comme 
ayant  en  effet  connu  les  morts  dont  ils  parlaient^ 
comme  ayant  eux-mêmes  couru  les  même  dangers, 
comme  étant  prêts  à  les  courir  encore'^.  Mais^  là- 
bas,  au  Soudan,  sous  le  soleil  d'Afrique,  dans  la 
brousse  et  dans  le  désert,  ces  morts  glorieux  dont 
je  parle  à  mon  tour,  si  l'idée  qui  les  animait  à 
l'œuvre  et  qui  les  soutenait  dans  l'exécution,  c'était 
l'idée  d'une  «  plus  grande  France  »,  à  la  force,  à  la 
prospérité,  à  la  puissance  de  laquelle  ils  voulaient 
ajouter   quelque  chose,  en  deux  mots,  si  c'était 

1.  L'évoque  de  Marseille. 

S.  Le  général  Uorgai8-De»bord«s  ot  le  général  Archiaard. 


124  DISCOURS    DE    COMBAT 

Vidée  de  Patrie^  j'ai  pensé  que  je  ne  pouvais  trai- 
ter aucun  sujet  qui  convînt  mieux  à  l'occasion  pré- 
sente, ni  qui  fût  en  tout  temps  plus  «  actuel  »  ;  —  et 
ce  sera  l'objet  de  cette  conférence.  Lieu  commun! 
dira  quelque  dilettante.  Et  je  réponds  qu'il  ya  des 
lieux  communs  dont  les  dilettantes  peuvent  bien 
s'égayer,  mais  qui  n'en  font  pas  moins  l'étoffe  ou 
la  substance  de  la  vie  morale;  qu'on  ne  doit  donc 
jamais  avoir  peur  de  développer,  quand  on  ne  parle 
pas  pour  faire  des  phrases  ;  et  que  ni  les  particu- 
liers ni  les  peuples  ne  sauraient  impunément 
dédaigner. 

Est-ce  que,  d'ailleurs,  j'entends  par  là  qu'il  y 
aurait  dans  notre  France  contemporaine  un  affai- 
blissement ou  une  diminution  de  l'idée  de  patrie  ? 
Non,  Messieurs,  je  n'en  ai  garde;  et  je  pourrais 
presque  dire:  au  contraire  !  et  je  crois  que  je  pour- 
rais le  prouver.  Car,  enfin,  à  quoi  songeait  cette 
foule  qui  se  pressait  hier,  attentive  et  recueillie, 
dans  les  rues  de  votre  ville,  sur  le  passage  de  vos 
morts?  ou  à  quoi  cette  autre  foule,  dont  les  accla- 
mations enthousiastes,  il  n'y  a  pas  encore  un  mois, 
saluaient,  dans  Paris  en  fête,  l'arrivée  de  l'empe- 
reur de  Russie?  Que  signifie  encore,  —  dans  un 
autre  ordre  d'idées,  qui  semble  d'abord  assez  diffé- 
rent, mais  qui  est  bien  le  même  au  fond,  —  que 
signifie  ce  retour  de  faveur  de  la  légende  napo- 
léonienne? ou  que    veulent   ceux  qui  défendent 


L  IDÉE   DE   PATRIE  125 

contre  les  attaques  dont  elle  est  quelquefois  l'objet 
la  légende  révolutionnaire?  Est-ce  qu'il  est  ques- 
tion de  réhabiliter  les  crimes  de  la  Terreur,  ou  de 
renouveler  les  hécatombes  de  l'Empire  ?  Est-ce 
qu'on  menace  la  paix  du  monde  ?  Non,  sans  doute , 
mais  vous  le  savez  bien,  ce  ne  sont  là  qu'autant  de 
manifestations,  d'expressions  spontanées,  d'expres- 
sions passionnées  du  sentiment  patriotique.  Divi- 
sés en  tant  d'autres  points,  pour  tant  d'autres 
causes,  nous  nous  rapprochons,  nous  nous  grou- 
pons, nous  nous  reformons  autour  de  l'idée  de 
patrie.  Elle  refait  incessamment  l'unité  que  la 
politique  défait  tous  les  jours.  Tout  ce  que  l'on 
nous  demande  au  nom  de  la  patrie,  nous  le  don- 
nons sans  compter  ;  on  nous  trouve  toujours 
prêts  à  en  donner  davantage  ;  et  tandis  qu'on 
travaille  de  tant  d'autres  côtés  à  jeter  parmi  nous 
des  ferments  de  discorde,  un  sourd  travail,  mais 
un  travail  fécond,  s'accomplit  dans  les  foules,  qui 
tend  à  distinguer,  à  séparer,  à  élever  l'idée  de 
patrie  au-dessus  des  formes  politiques  auxquelles 
on  a  quelquefois  essayé  de  la  subordonner  et  de 
l'inféoder. 

Cependant,  d'autre  part,  il  faut  bien  aussi  nous 
l'avouer,  d'autres  idées  cheminent,  s'insinuent  ou 
s'infiltrent,  qui  menacent  plus  ou  moins  directe- 
ment l'idée  de  patrie,  et  auxquelles,  par  conséquent, 
on  ne  saurait  s'opposer  trop  énergiquement  ni  trop 


126  DISCOURS   DE   COMBAT 

tôt.  Telle  est,  par  exemple,  l'idée  socialiste^ —  ou 
plutôt  nonl  Messieurs,  pas  l'idée  socialiste,  mais 
telle  est  du  moins  l'idée  qu'on  appelle  interna- 
tionaliste K  Vous  ne  l'ignorez  pas!  il  y  a  parmi 
nous,  dans  cette  France  mal  remise  de  ses  blessures 
d'il  y  a  vingt-six  ans,  il  y  a  de  dangereux  faiseurs 
de  paradoxes  dont  la  prétendue  largeur  d'esprit 
trouve  l'idée  de  patrie  trop  étroite  pour  la  subli- 
mité de  leurs  conceptions.  Il  y  en  a  d'autres  qui 
souffrent  et  qui  s'imaginent  avoir  découvert  un 
remède  à  leurs  maux  dans  je  ne  sais  quelle  conju- 
ration de  tous  les  prolétaires,  comme  ils  disent, 
—  et  nous,  nous  dirons  de  tous  les  travailleurs,  — 


i.  Il  est  peut-cire  intéressant  de  reproduire  ici  le  texte  môme 
d'une  «  résolution  »  dont  le  vote  a  servi  comme  de  prc'Iude,  en 
1896,  aux  travaux  un  peu  tumultueux  du  Congrès  de  Londres. 

«  Los  membres  du  meeting  international  des  travailleurs  : 

«  Considérant  que  la  paix  du  monde  est  la  base  essentielle  de 
la  fraternité  internationale  et  du  progrès  humain  ;  que  les  guerres 
ne  sont  pas  désirées  par  les  peuples,  mais  causées  par  l'avi- 
dité et  l'égoïsme  des  gouvernants  et  des  classes  privilégiées, 
dans  l'unique  but  de  s'assurer  un  contrôle  sur  tous  les  marchés 
du  monde  pour  leur  seul  intérêt,  et  contre  l'intérêt  des  tra- 
vailleurs; 

«  Déclarent  : 

«  Qu'il  n'existe  aucun  dissentiment  entre  les  travailleurs  de» 
différentes  nations,  leur  ennemi  à  fous  étant  la  classe  capitaliste 
et  propriétaire,  etc.  » 

On  voit  assez  clairement,  dans  celle  ■«  résolution  »,  que  le  nom 
de  socialiame,  tel  qu'on  l'emploie  à  tort,  ne  sert  qu'à  masquer 
l'excès  môme  de  Vindivid^idisme  ;  et  si  l'on  en  voulait  d'ailleurs 
une  preuve  assez  originale,  on  la  trouverait  dans  ce  fait  que  la 
présente  conférence  étant  dirigée  tout  entière  contre  les  «  indi- 
vidualistes »,  ainsi  qu'on  va  le  voir,  ce  sont  cependant  aoa 
«  soci&listes  >  qui  l'ont  particulièrement  peu  goûtée. 


L*ÏDÉE   DE   PATRIE  121 

contre,  l'idée  de  patrie  !  Et  il  y  en  a  de  naïfs,  qui 
s'appellent  eux-mêmes,  qui  se  croient  les  «  amis 
de  la  paix  »,  et  qui,  sans  doute,  ne  s'aperçoivent 
pas  que  l'universelle  fraternité  qu'ils  rêvent,  si 
jamais  elle  pouvait  s'établir  parmi  les  hommes,  ne 
s'y  établirait  qu'au  détriment  et  sur  les  ruines  de 
l'idée  de  patrie  !  Ni  la  nature  ni  l'histoire,  à  mon 
avis  du  moins,  n'ont  en  effet  voulu  que  les  hommes 
fussent  tous  frères;  et  je  vous  dirai  tout  à  l'heure 
pourquoi. 

Mais  les  plus  dangereux  de  tous,  et  de  beaucoup, 
ce  sont  les  individualistes^  j'entends  tous  ceux  qui 
ne  reconnaissent  d'autre  loi  de  leur  activité  que 
«  de  travailler  au  développement  de  toutes  leurs 
puissances,  à  l'épanouissement  de  toutes  leurs  vir- 
tualités »,  —  ce  sont  leurs  propres  expressions  que 
je  cite; —  ou  en  d'autres  termes,  plus  précis,  plus 
francs  surtout,  ce  sont  ceux  qui  ne  reconnaissent 
d'obligation  et  de  devoir  pour  eux  que  dans  le 
culte  et  dans  l'idolâtrie  d'eux-mêmes.  Ubi  bene^ 
ibipatria!  vous  connaissez  cette  criminelle  parole  : 
Là  où  l'oîi  jouit ^  là  est  la  patrie  !  C'est  la  devise  dos 
individualistes.  Ils  ne  se  croient  mis  au  monde 
que  pour  eux  ;  et,  de  tous  les  autres  hommes,  vous 
diriez  qu'ils  estiment  avoir  le  droit  de  n'user  que 
comme  d'ï'^stniments  de  leurs  plaisirs  ou  de  leur 
fortune,  '^'.♦nvcnons,  hélas  !  Messieurs,  ou'au  fond 
de  chacun  de  nous  il   y  a  quelque  chose  de  cette 


128  DISCOURS    DE    COMBAT 

funeste  tendance.  Mais  s'il  n'y  en  a  pas,  et  vous  le 
sentez  bien,  qui  menace  davantage  l'idée  même  de 
la  société  générale  des  hommes,  vous  voyez  aisé- 
ment qu'à  plus  forte  raison  n'en  est-il  pas  de 
plus  dangereuse  pour  l'idée  de  patrie  !  Partout 
donc  oii  nous  la  rencontrons,  ne  nous  lassons  pas 
de  l'attaquer!  rétablissons  contre  elle  la  vérité  de 
la  nature  humaine  !  et,  pour  répondre  ensemble  à 
tous  ces  paradoxes,  cherchons  quels  sont  les  fon- 
dements de  l'idée  de  patrie. 

Je  dis  les  fondements  ;  car,  si  je  ne  me  trompe, 
l'idée  de  patrie  a  d'abord  un  fondement  naturel^ 
et,  pour  ainsi  parler  une  base  physiologique  ou 
physique;  —  elle  a  une  base  traditionnelle,  un 
fondement  historique  ;  —  et  elle  a  enfin,  ne  crai- 
gnons pas  de  le  dire,  une  base  ou  un  fondement 
mystique^  sans  lequel  elle  pourrait  bien  être  une 
société  d'assurances  ou  de  secours  mutuels,  qui 
sont  d'ailleurs  d'utiles  et  louables  institutions,  mais 
non  pas  la  grande  chose,  la  chose  sainte  et  sacrée 
qu'elle  est. 


l'idé£  CB  PATRIB  129 


On  a  vainement  essayé  d'obscurcir  ou  d'embro'  al- 
ler la  question  :  «  Les  formes  de  la  société  hun:  aine, 
a-t-on  dit,  sont  des  plus  variées.  Les  grandes 
agglomérations  d'hommes  à  la  façon  de  la  Chine, 
de  l'Egypte,  de  la  plus  ancienne  Babylone  ;  —  la 
tribu  à  la  façon  des  Hébreux,  des  Arabes  ;  —  la 
cité  à  la  façon  d'Athènes  et  de  Sparte;  —  les 
réunions  de  pays  divers  à  la  façon  de  l'empire 
achéménide,  de  l'empire  romain,  de  l'empire 
carlovingien  :  —  les  communautés  sans  patrie, 
unies  par  le  lien  religieux,  comme  sont  celles  des 
Israélites,  des  Parsis  ;  —  les  nations  modernes 
comme  la  France,  l'Angleterre,  et  la  plupart  des 
autonomies  de  notre  temps  ;  —  les  Confédérations 
à  la  façon  de  la  Suisse ,  de  l'Amérique  ;  —  des  paren- 
tés comme  celle  que  la  race,  ou  plutôt  la  langue, 
établit  entre  les  Germains,  les  Slaves  ;  voilà  des 
modes  de  groupements  qui  ont  tous  existé,  qui 
existent  encore,  et  qu'on  ne  saurait  confondre  les 
uns  avec  les  autres  sans  les  plus  graves  incon- 
vénients. »  Ces  paroles  sont  d'Ernest  Renan,'' 
l'homme  de  notre  temps  qui  peut-être  a  caché  le 
plus  de  passions  intellectuelles  violentes  sous  le 
masque  souriant  de  la  science,  et  qui  ne  s'est  servi 

• 


130  DISCOURS  DE  COMBAT 

de  toutes  les  ressources  de  l'érudilion  que  pour 
troubler  dans  les  esprits  des  simples  les  idées  les 
plus  élémentaires ^  Mais,  quel  que  soit  le  grand 
inconvénient  de  confondre  «  l'empire  Achéménide  >> 
avec  «  la  communauté  religieu3e  des  Parsis  »,  ily  en 
a,  Messieurs,  un  bien  plus  grave,  qui  est  de  dire  ou 
d'avoir  l'air  de  dire  qu'on  aurait  besoin  d'être  un 
«  philologue  »  ou  un  «  excgète  »  pour  comprendre 
l'idée  de  patrie.  Et  pourquoi  })as  un  indianiste  ou 
un  hébraïsant?  Non,  en  vérité,  nous  n'avons  pas 
besoin  de  tant  de  science  ni  d'érudition  !  Ecartons 
de  nous  ces  sophismes!  Les  institutions  politiques 
ont  varié,  les  lois,  les  mœurs  aussi.  Mais  interro- 
geons l'histoire  ;  on  n'entendait  pas  l'idée  de  patrie 
autrement  à  Athènes  ou  à  Rome  que  de  nos  jours 
à  Paris  ou  à  Londres.  Nos  pères  n'ont  pas  éprouvé 


1.  Ernest  henan  :  Qu'est-ce  qu'une  nation!  Conférence  faite  en 
Sorbonne,  le  11  mars  1882. 

Il  dit  plus  loin,  dans  la  même  conférence  :  «  Les  nations  ne 
sont  pas  quelque  chose  d'éternel.  Elles  ont  commencé,  elles  fini- 
ront »;  et  ce  n'est  qu'une  autre  manière  de  présenter  ou  d'insi- 
nuer le  même  et  dangereux  sophisme.  Supposez  qu'en  eflel  les 
nations  ne  soient  pas  «  éternelles  »  :  elles  ne  peuvent  subsister 
pourtant  comme  nations  qu'à  la  condition  de  se  croire  éter- 
nelles. Si  vous  voulez  que  la  France  meure,  persuadez-lui  seule- 
ment qu'elle  est  entrain  de  mourir,  et  c'est  alors  que  vous  compren- 
drez toute  la  force  de  ce  mot  si  vrai  :  «  qu'on  ne  meurt  que  de  ne 
vrjuloir  plus  vivre  »  I  J'ajoute  là-dessus  que  la  grande  question 
n'est  pas  jb  savoir  si  les  <,  nations  »  d'aujourd'hui  po"^  «  éter- 
nelles»,—  France  ou  Allemagne,  Angleterre  ou  Russie;  — mais  si 
l'on  peut  concevoir  une  humanité  qui  ne  soit  pas  divisée  en 
«  nations  »  1  et  si  l'histoire,  que  l'on  feint  d'invoquer,  ne  noua 
enseigne  pas  tout  justement  l'impossibilité  d'une  telle  conception. 


l'idée  de  patrie  131 

de  pire  tristesse  au  lendemain  de  Waterloo  que  les 
Romains  au  lendemain  de  Cannes  !  Si  le  sentiment 
delà  patrie  s'endormait,  les  accents  de  Démosthène 
ou  de  Gicéron  suffiraient  encore  à  le  réveiller  !  Et 
tout  ce  qu'enfin  ou  peut  dire,  Messieurs,  c'est  qu'à 
des  degrés  différents  de  civilisation  répond  peut- 
être  un  degré  d'organisation  différent  de  l'idée 
de  patrie;  mais  les  fondements  ou  la  base  en 
demeurent  toujours  les  mêmes*. 

Plaçons-nous,  en  effet,  au  point  de  vue  de  la 
nature,  et  supposons  que  l'homme,  au  lieu  d'être, 
comme  je  le  pense  pour  ma  part,  une  exception, 
et  de  constituer  un  «  règne  »  ou  un  empire  dans 
la  nature,  n'y  soit  qu'une  espèce  animale  comme 
les  autres,  et  le  terme  actuel,  mais  non  pas  délin;* 
lif,  de  l'évolution  ou  de  la  création.  J'ose  dire  que,  ' 
môme  en  ce  cas,  l'idée  de  patrie  ne  laisse  pas 
d'avoir  une  base  inébranlable;  et,  par  une  ren- 
contre qui  sans  doute  n'est  pas  l'œuvre  du  hasard, 
cette  base  est  b  môme  où  se  fonde  physiquement 
l'idée  de  famille.  Tandis  que  doue  toutes  les  autres 
espèces,  à  peine  sont-elles  nues,  nous  les  voyons 
en  état  de  se  suffire  à  elles-mêmes,  vous  savez  ce 
que  coûte  de  temps  l'éducation  physique  d'un  être 

1.  C'est  la  même  erreur  que  l'on  commet  lorsque  Ton  l'autorise 
des  «  variations  r>  accidentelles,  ou  du  «  progrès  »  de  la  morale, 
pour  en  cùncliin;  son  inlinie  «  varialiilité  ».  Maisrc  ne  sont  |Miiiil 
les  «  principes  »  qui  varient;  c'est  seulement  une  lente  «udautA' 
tiun  »  qui  ■'«u  (êxl  à  d««  cuuditiuus  dillereultt*. 


13S  DISCOURS   DE    COMBAT 

humain.  C'est  dix  ans,  douze  ans,  quinze  ans  qu'il 
nous  faut  pour  mettre  ua  enfant  en  état  de  subve« 
nir  à  ses  premiers  besoins  ;  et  comment  y  réussi- 
rait-il sans  la  protection  ou  le  secours  de  la  famille? 
Qu'est-ce  à  dire,  sinon  qu'indépendamment  de 
toute  idée  morale  ou  sociale,  de  toute  idée  reli- 
gieuse, dans  l'hypothèse  du  plus  grossier  maté- 
rialisme, la  constitution  de  la  famille  a  une  base 
physique  dans  la  faiblesse  de  l'être  humain  nais- 
sant, dans  son  incapacité  absolue  de  pourvoir  à  sa 
sécurité  personnelle,  dans  les  conditions  mêmes  de 
son  propre  développement  ?  Il  en  est  ainsi  de  l'idée 
de  patrie.  La  patrie,  réduite  à  ce  qu'elle  a  de  plus 
matériel,  considérée  dans  ce  que  les  institutions 
qui  la  maintiennent  ont  de  plus  extérieur,  est 
nécessaire  au  développement  ou,  si  vous  l'aimez 
mieux,  à  la  mise  en  valeur  de  l'individu  par  lui- 
même.  Nous  ne  sommes  quelque  chose  qu'en  elle 
et  que  par  elle  ;  et,  là  où  manque  l'idée  de  patrie, 
ce  qui  fait  le  plus  défaut,  ce  sont  les  conditions 
nécessaires  au  développement  ou  au  perfectionne- 
ment de  l'individu. 

Pour  nous  en  rendre  mieux  compte,  représen- 
tons-nous la  situation  des  peuplades  nègres  de 
l'Afrique  centrale,  par  exemple,  ou  des  Indiens  de 
l'Amazone  ;  et  demandons-nous,  pour  me  servir 
du  mot  des  individualistes,  comment,  dans  cette 
enfance —  ou,  qui  sait?  dans  cette  corruption,— 


L IDÉE    DE   PATRIE  13S 

des  sociétés  humaines,  l'individu  pourrait  y  tra- 
vailler à  l'épanouissement  de  «  toutes  ses  virtua- 
lités ».  Une  préoccupation  tyrannique  le  domine, 
qui  est  celle  de  pourvoir  à  sa  subsistance  quoti- 
dienne, et  d'assurer  la  sécurité  matérielle  de  sa 
vie.  Tout  ce  qu'il  peut  avoir  d'intelligence  n'est 
constamment  tendu  que  vers  ce  seul  objet.  Mais  il 
trouve  cet  état  si  pénible,  il  le  trouve  si  contradic- 
toire au  vague  instinct  qu'il  a  d'une  plus  haute 
destinée  de  l'homme  que,  plutôt  que  de  s'y  rési- 
gner, et  pour  s'assurer  un  minimum  de  sécurité^ 
il  aime  mieux  se  soumettre  à  un  chef  dont  il  subira 
patiemment  tous  les  caprices  et  toutes  les  fantai- 
sies. C'est  ici.  Messieurs,  le  commencement  de 
l'idée  de  patrie,  commencement  bien  humble,  com- 
mencement très  petit  d'une  grande  chose,  com- 
mencement pourtant  !  Vée  soli  !  Malheur  à  celui 
gui  est  seul!  Notre  valeur  individuelle  n'est  rien, 
c'est  le  coefficient  social  qui  est  tout.  Ce  nègre  du 
Soudan  ou  du  Gap  a  compris  que  l'exercice  de  son 
droit  sur  lui-même  dépendait  de  l'abdication  qu'il 
fait  d'une  part  de  ce  droit.  Quelque  précaire  que 
soit  son  existence  sous  la  domination  d'un  tyran 
de  sa  race,  il  a  compris  qu'aucune  misère  n'était 
comparable  à  l'isolement  au  milieu  de  la  nature 
hostile.  Il  a  échangé  le  droit  illusoire  de  n'avoir 
«  ni  Dieu  ni  maître  »  contre  la  protection  efficace, 
contre   l'aide  réelle  d'un  plus  fort  ou  d'un  plus 


134  DISC0UR8   DE   COMBAT 

habile.  Et  voilà  pourquoi  le  grand  crime  de  nos 
individualistes  est  d'abuser  des  bienfaits  de  la 
civilisation  qui  les  entoure,  pour  s'isoler  au  milieu 
d'elle,  et,  dans  l'intérêt  de  leur  égoïsme,  retourner 
ainsi  ses  bienfaits  contre  elle-même  ! 

Qu'est-ce,  en  effet,  Messieurs,  que  la  civilisation? 
je  veux  dire  quel  en  est,  au  point  de  vue  purement 
économique  ou  physiologique,  le  trait  essentiel 
et  caractéristique  ?  C'est  la  division  du  travail.  Et 
encore  une  fois,  je  ne  parle  pas  ici  de  morale,  mais 
uniquement  d'histoire  naturelle.  De  même  qu'au 
point  de  vue  de  l'histoire  naturelle,  ce  qui  mesure 
la  perfection  relative  des  êtres,  ce  qui  les  place  à 
un  degré  plus  ou  moins  élevé  de  l'échelle  animale, 
ce  qui  met  le  singe  au-dessus  de  l'ornithorynque 
ou  du  kanguroo,  c'est  la  division  des  fonctions  et 
la  différenciation  des  organes,  ainsi,  dans  nos 
sociétés  humaines,  on  a  pa  faire  de  la  division  du 
travail  «  la  condition  essentielle  de  la  solidarité 
sociale^  ».  Quelques  sociologues  en  ont  même 
voulu  faire  la  «  base  de  l'ordre  moral  ».  Et  je  crois 
qu'ils  allaient  un  peu  loin!  Si  l'ouvrier  qui  taille 
un  vêtement  était  aussi  celui  qui  le  coUd,  ou  si 
tous  les  raffineurs  étaient  aussi  des  sucriers,  je  ne 

1.  Voyez,  sur  ce  sujet  de  la  division  du  travail,  deux  livres,  l'un 
d'un  zoologiste  et  l'autre  d'un  sociologue  :  l'introduction  de 
Milne  Edwards  à  son  grand  traité  de  physiologie  ;  et  le  livre, 
encore  tout  récent,  de  M.  Emile  Durkheim.  sur  la  Division  du 
travail  social. 


l'idée  de  patrie  435 

vois  pas  du  moins  que  la  morale  en  fût  gravement 
compromise,  ni  la  solidarité  sociale  diminuée.  Mais 
ce  que  l'on  voit  assez  aisément,  c'est  que  la  divi- 
sion du  travail  n'est  possible  que  sous  la  condition 
d'une  certaine  idée  de  patrie.  Pour  que  chacun  de 
nous  puisse  vaquer  librement  aux  occupations  dans 
lesquelles  il  s'est  spécialisé,  il  faut  que  quelqu'un 
vaque  aux  autres  !  Si  nous  voulons  des  industriels, 
il  nous  faut  des  soldats  qui  les  protègent,  et  si  nous 
voulons  des  soldats,  il  nous  faut  des  industriels 
qui  les  fassent  vivre!  Puisque  personne  de  nous 
ne  peut  tout  faire,  il  faut  trouver  le  moyen  que 
tout  se  fasse.  Et  que  faut-il  pour  que  tout  se  fasse? 
Il  faut,  Messieurs,  que  tout  le  monde  puisse  en 
toute  occasion  compter  sur  tout  le  monde. 

C'est  pourquoi,  tout  en  admettant  que  l'idée  de 
patrie  n'ait  pas  toujours  existé,  qu'elle  n'existe  pas 
partout  de  nos  jours, —  en  Chine,  par  exemple, — 
rien  ne  serait  plus  faux,  et  j'entends  par  là  moins 
conforme  à  la  science,  que  de  la  considérer  comme 
un  principe  d'organisation  «  transitoire  ».  Tout 
«  évolue  »,  je  le  sais  bien  ;  tout  change  autour  de 
nous.  Mais  quelque  lointain  qu'on  se  l'imagine,  et 
quand  on  le  reculerait  jusqu'aux  temps  de  l'em- 
pire achémonide,  se  représenter  un  état  de  choses 
on  la  patrie  ne  serait  pas  la  condition  nécessaire 
d»  progrès  des  sociétés  et  du  développement  de 
rindividu,  c'est  méconnaître  la  nature  humaine 


136  DISCOURS    DE    COMBAT 

Aussi  bien,  dans  l'histoire  si  courte,  et  cependant 
si  longue,  de  notre  pauvre  espèce,  il  y  a  des  acqui- 
sitions certaines  ;  il  y  a  des  conquêtes  qui  se  sont 
comme  incorporées  à  la  définition  même  de 
l'homme;  et  il  n'est  pas  probable  que  jamais  l'hu- 
manité de  l'avenir  renonce,  par  exemple,  à  se 
vêtir  ou  à  cuire  ses  aliments.  Je  me  sers  exprès 
d'exemples  un  peu  grossiers.  Mais  c'est  qu'on  abuse 
aujourd'hui,  Messieurs,  de  la  doctrine  de  l'évolu- 
tion ;  on  abuse  du  droit  de  croire  que  tout  doit  un 
jour  changer;  et  j'ai  peut-être  aujourd'hui  quelque 
autorité  pour  le  dire.  Il  y  a  des  choses  qui  ne 
changeront  pas,  qui  ne  peuvent  pas  changer  ;  et 
l'idée  de  patrie  en  est  une.  Elle  pourra  s'obscur- 
cir, en  des  temps  douloureux!  et  les  beaux  esprits 
pourront  en  railler  l'étroitesse.  Elle  ne  se  vengera 
d'eux  qu'en  leur  assurant  la  sécurité  matérielle 
et  la  protection  morale  qui  leur  permettent  seules 
de  faire  de  l'esprit  à  ses  dépens.  Et,  s'il  lui  arrive 
de  s'éclipser  presque  totalement,  —  comme  on  l'a 
vu  dans  le  désastre  de  l'empire  romain,  —  n'ayons 
pas  peur.  Messieurs,  les  hommes  y  seront  tôt  ou 
tard  et  toujours  ramenés  par  une  espèce  de  néces- 
sité plus  forte  que  tous  les  paradoxes.  Ubi  bene^  ibt 
patria^  disent  les  individualistes,  et  l'histoire  leur 
répond:  Ubi patria,  ibi  bene;  là  où  est  la  patrie, 
là  seulement  la  vie  vaut  vraiment  la  peine  d'être 
vécue,  puisque  là  seulement  nous  pouvons  déve- 


i 


i'iDÉE   DE   PATRIE  131 

lopper  toutes  nos  aptitudes.  Gomme  il  n'y  a  pour 
l'enfant  de  possibilité  de  grandir  que  sous  la  pro- 
tection de  la  famille,  il  n'y  en  a  pour  l'homme  de 
se  développer  que  sous  la  condition  de  la  patrie  ;  — 
et  c'est  ce  que  j'appelle  le  fondement  ou  la  base 
physique  de  l'idée  de  patrie. 

Mais  ce  n'est  rien  encore  ;  et  vous  ne  doutez  pas 
que  l'idée  de  patrie  ne  soit  quelque  chose  d'autre, 
et  de  plus  généreux  ou  de  plus  noble  qu'une  soli- 
darité d'intérêts.  Elle  est  cela!  mais  il  faut  qu'elle 
soit  autre  chose!  Une  compagnie  d'assurances  ou 
une  société  de  secours  mutuels  ne  saurait  exiger  de 
nous  ni  le  sacrifice  de  notre  vie,  ni  celui  de  notre 
fortune.  Il  y  aurait  contradiction,  puisqu'enfin,  si 
l'on  s'assure  et  que  l'on  s'entr'aide,  c'est  juste- 
ment contre  la  mort  et  contre  la  misère  I  Cepen- 
dant ces  sacrifices,  la  patrie  les  réclame  de  nous. 
Gomment  et  pourquoi  les  lui  consentons-nous? 
C'est  ce  qu'il  s'agit  maintenant  d'examiner. 


U 


On  a  invoqué  quelquefois,  on  invoque  encore  à 
ce  propos  la  «  communauté  de  race  »  ;  mais  d'abord 
il  faudrait  savoir  ce  que  c'est  que  la  race,  à  qiicU 
si^gncson  la  reconnaît;  et  puis,  il  faudrait  surtout, 
en  second  lieu,  se  souvenir  que  l'honneur  de  notre 


138  DISCOURS    DE   COMBAT 

humanité  moderne  est  justement  de  s'être  éman- 
cipée de  la  servitude  ou  de  la  fatalité  du  sang.  C'est, 
Messieurs,  ce  que  je  disais  l'année  dernière  précisé- 
ment, à  la  môme  époque,  —  pardonnez-moi  de  me 
citer  moi-même,  —  et  c'était  à  l'occasion  du  cen- 
tenaire du  grand  historien  Augustin  Thierry.  «  Qui 
nesent,disais-je,  le  danger  qu'il  y  aurait  à  diviser 
ainsi  l'humanité  en  races  supérieures  et  en  races 
inférieures?  à  chercher  les  raisons  de  la  supério- 
rité des  unes  ou  de  l'infériorité  des  autres,  dans  la 
fatalité  de  leurs  aptitudes  originelles?  à  entretenir 
ainsi  parmi  les  hommes  des  haines  inexpiables,  des 
haines  de  sang,  des  haines  animales  ?  Et  qui  ne  voit 
sans  doute  que,  si  la  théorie  triomphait,  d'intré- 
pides logiciens  en  déduiraient  bientôt  la  justifica- 
tion du  régime  des  castes?  qu'elle  engendrerait  en 
morale  la  basse  religion  du  succès  ?  qu'elle  autorise- 
rait en  politique  non  seulement  l'oppression,  mais 
la  suppression  du  plus  faible?  »  C'est  toujours  ce 
que  je  pense  :  l'animal  ne  peut  pas  se  soustraire  à 
cette  fatalité  de  la  race  ou  de  l'espèce  ;  on  ne  peut 
pas  faire  un  tigre  d'un  agneau,  ni  d'un  renard  une 
poule.  Mais  nous.  Messieurs,  nous  ne  sommes 
hommes  que  dans  la  mesure  où  nous  nous  libérons 
de  cette  servitude  animale;  et  bien  loin  que  ce  soit 
la  «  communauté  de  race  »  qui  crée  les  patries 
dans  l'histoire,  au  contraire  on  pourrait  dire  que 
c'est  l'histoire,  et  conséquemment  l'idée  de  patrie, 


L'IDÉE   DE   PATRIE  139 

qui  ont  créé  les  races.  La  race  française  n'est  pas 
l'ouvrière,  mais  bien  la  création,  ou,  si  je  l'ose 
dire,  la  créature  de  l'histoire  de  France^. 

La  «  communauté  de  langue  »  établit  déjà  je  ne 
sais  quel  lien  plus  étroit,  et  surtout  plus  intime, 
entre  les  citoyens  d'une  même  patrie.  Et  tous  les 
conquérants  l'ont  bien  su,  qui  n'ont  rien  eu  plus  à 
cœur,  en  tout  temps,  et  partout  où  la  force  a  fondé 
leur  empire,  que  d'interdire  aux  populations  qu'ils 
s'étaient  «  annexées  »  l'usage  de  la  langue  mater- 
nelle. Mais,  inversement,  les  populations  ne  l'ont 
pas  moins  bien  su,  elles  aussi,  qui  n'ont  pas  cru 
qu'aussi  longtemps  qu'elles  demeuraient  fidèles  h 
cette  môme  langue  rien  fût  encore  désespéré.  C'est 
qu'en  effet.  Messieurs,  parler  la  même  langue,  c'est 
nécessairement  penser,  c'est  associer  ou  combiner 
ses  idées  de  la  même  manière,  c'est  sentir  ensemble, 
c'est  éprouver  les  mômes  impressions  des  mômes 
choses;  et  là  sans  doute  est  la  raison  du  culte  que 
tous  les  grands  peuples  ont  professé  pour  leur 
littérature. 

i.  On  sait  d'ailleurs  que  la  théorie  des  races,  —  qui  devait  faire 
dans  notre  siècle  une  si  regrettable  fortune,  —  n'a  été  jadis  intro- 
duite par  quelques  historiens  passionnés  que  pour  diviser  la 
France  contre  eile-môine.  Voyez,  à  cet  égard,  la  lirocliure 
célèbre  de  Sieyès  :  Qu'est-ce  que  le  Tiers-Etal?  au  chapitre  ii. 
Rien  n'a  contribué  davantage  aux  violences  de  la  Révolution 
que  la  malpd»"».ssi!  qu'on  avait  commise,  au  xvi*  siècle,  de  vou- 
loir partager  les  Français  en  deux  races,  dont  l'une,  «la  Conqué- 
rante», avait  tous  les  droits,  et  l'autre,  «  la  Conquise  »,  tousleji 
devoirs,  toutes  les  charges  et  toutes  les  obligations. 


140  DISCOURS   DE   COMBAT 

On  se  demande  quelquefois  ce  qui  contribue  le 
plus  à  la  durée  des  œuvres  littéraires,  si  c'est  la 
beauté  de  la  forme  ou  si  c'est  la  vérité  du  fond, 
si  c'est  la  nature  ou  si  c'est  l'art,  si  c'est  enfin 
la  quantité  d'htimanité  qu'elles  contiennent  ou  si 
c'est  l'originalité  du  caractère  individuel  qu'elles 
expriment?  et,  à  vrai  dire,  c'est  quelque  chose 
un  peu  de  tout  cela.  Mais  ce  qui  vraiment  les 
immortalise  et  ce  qui  les  consacre,  c'est  ce 
qu'elles  ont  de  conforme  aux  qualités  les  plus 
intérieures  de  l'âme  nationale.  Un  chef-d'œuvre, 
un  vrai  chef-d'œuvre,  et  en  tout  genre,  —  une 
tragédie  de  Racine,  un  sermon  de  Bossuet,  une 
comédie  de  Molière,  un  conte  de  Voltaire,  — 
c'est  la  source  limpide,  c'est  le  miroir  inaltérable 
oii  plusieurs  générations  de  Français  se  sont,  l'une 
après  l'autre,  reconnues  et  complues  en  soi.  Oui, 
faites-y  bien  attention,  le  petit  rire  sarcastique  de 
Voltaire,  c'est  nous,  quand  nous  avons  nos  raisons 
de  dissimuler,  sous  l'enjouement  de  la  forme, 
l'amertume  de  nos  ressentiments  ou  l'âpreté  de 
nos  revendications.  Le  rire  plus  franc,  plus  large 
et  plus  sain  de  Molière,  c'est  encore  nous,  quand 
nous  nous  abandonnons  entre  égaux  à  cet  esprit 
de  moquerie  facile,  qui  nous  est  si  naturel  que  le 
monde  entier  l'a  nommé  esprit  gauloise   L'élo- 

1.  Je  ne  veux  pas  dire,  d'ailleurs,  que  cet  esprit  soit  toujours  de 
très  bon  goût,  et  Molière  lui-même,  trop  souvent,  a  plaisanté  sur 
de  certains  sujets  avec  plus  de  force  que  de  grâce. 


L^IBÉE    DE   PATRIB  141 

quence  de  Bossuet,  c'est  nous,  quand,  par  hasard, 
le  sentiment  du  sérieux  et  de  la  gravité  de  la  vie 
triomphe  en  nous  de  notre  habituelle  insouciance. 
Et  la  passion  dont  la  flamme  brûle  encore  dans  les 
tragédies  de  Racine,  c'est  nous,  toujours  nous, 
quand  nous  devenons  les  victimes  de  plus  de  sin- 
cérité que  nous  n'en  avions  cru  mettre  dans  une 
aventure  d'amour*.  N'oublions  donc  jamais  ce  que 
nous  devons  à  nos  grands  poètes,  à  nos  grands 
écrivains  !  Que  leur  gloire  aux  yeux  des  étrangers 
soit  d'avoir  atteint  ou  approché  la  perfection  de 
leur  art;  elle  est  pour  nous —  comme  la  gloire  de 
Shakespeare,  de  Milton  ou  de  Byron,  par  exemple, 
pour  les  Anglais;  comme  celle  de  Dante,  de 
Pétrarque  ou  de  Leopardi  pour  les  Italiens,  — 
elle  est,  avant  tout,  d'avoir  donné  de  l'âme  fran- 
çaise une  expression  fidèle,  une  expression  durable, 
une  expression  immortelle.  Nous  les  aimons 
d'avoir  trouvé,  de  tout  ce  que  nous  pensions  con- 
fusément comme  eux,  avant  eux,  en  même  temps 
qu'eux,  une  forme  plus  claire,  et  une  forme  éter- 
nelle. Ils  sont  les  témoins  de  la  continuité  de  la 
patrie  dans  le  temps.  Ils  brillent  dans  l'obscurité- 
du  passé  comme  des  phares  à  feu  fixe  qui  oriente- 
raient  notre  activité  dans  la  direction  de   toute 

1.  11  m'est  arrivé  plus  d'une  fois  d'essayer  do  montrer  que 
là  mêipc,  dans  la  vigueur  avec  laquelle  Racine  a  peint  les  pas- 
sions, était  l'une  des  raisons,  la  grande  raison  peut-être,  de  soa 
insuccès  relatif  auprès  de  ses  contemporains. 


l4â  Dl&COORS   DE   COMBAT 

notre  histoire;  et,  Messieurs,  vous  voyez  pourquoi, 
si  nous  les  laissions  jamais  s'éteindre  dans  l'indif- 
férence,  ce  ne  seraient  pas  seulement  les  plus 
nobles  de  nos  plaisirs  qui  nous  seraient  enlevés, 
ce  serait  aussi  l'idée  de  la  patrie  qui  s'en  trouverait 
tiubitement  diminuée. 

Car  une  patrie,  c'est  encore  une  histoire.  Qui 
donc  a  lancé  dans  le  monde  cette  parole  si  fausse,  et 
qu'on  va  si  souvent  répétant  sans  y  prendre  garde  : 
Heureux  les  j^euples  qui  n'ont  pas  d'histoire? 
Ingrats  que  nous  sommes!  et  blasphémateurs! 
Heureux  les  peuples  qui  rCont  pas  d^ histoire  !  Eh 
oui  !  sans  doute,  si  nous  ne  sommes  destinés  qu'à 
faire  nombre  dans  la  foule  obscure  ;  si  notre  idéal 
n'est  que  de  végéter,  comme  la  plante,  aux  lieux 
où  nous  sommes  nés  ;  si  nous  mettons  le  bonheur 
dans  l'inertie  ;  si  nous  nous  faisons  de  notre 
égoïsme  une  prison  confortable,  un  sérail  ou  un 
harem  1  Mais,  au  contraire,  avoir  une  histoire,  si 
c'est  avoir  vraiment  vécu;  si  c'est  avoir  éprouvé 
tour  à  tour  l'une  et  l'autre  fortune  et  ressenti 
jiout-être  autant  de  douleurs  que  de  joies  ;  si  c'est 
avoir  connu  l'ivresse  de  la  victoire  et  le  deuilde 
la  défaite  ;  si  c'est  pouvoir  revivre  en  imagination, 
ou,  disons  mieux,  si  c'est  sentir  comme  couler 
dans  ses  veines  la  mémoire  fluide  de  tout  un  glo- 
rieux passé,  oh  !  alors,  Messieurs,  bien  loin  de  les 
envier,  plaignons  les  peuples  qui  n'ont  pas  d'his- 


l'idée  de  patrie  143 

toire  !  et  ne  nous  étonnons  pas  que  l'idée  de  patrie, 
manquant  chez  eux  de  son  fondement  le  plus 
solide,  y  manque  aussi  de  largeur,  de  force  et  de 
générosité.  Il  n'y  a  point  de  patrie  sans  une  longue 
histoire  qui  en  soit  ensemble  le  support,  la  justifi- 
cation, le  principe  de  vie  et  de  rajeunissement  per- 
j)étueU. 

Aussi,  Messieurs,  ceux-là  ne  savent-ils  ce  qu'ils 
font,  ou,  s'ils  le  savent,  sont-ils  bien  imprudents, 
bien  maladroits  ou  bien  coupables,  qui  ne  veulent 
dater  que  d'hier  dans  notre  histoire  le  sentiment 
de  la  patrie.  Car,  d'abord,  ils  se  trompent,  auda- 
cieusement  ou  misérablement,  si,  de  toutes  les 
nations  de  l'Europe  moderne,  avec  l'Espagne,  nous 
sommes  au  contraire  la  première  qui  ait  pris  cons- 
cience de  son  unité  nationale.  La  patrie  française 
date  au  moins  de  la  «  Chanson  de  Roland  »,  et 
nous  pouvons  dire  que  depuis  lors  le  sentiment, 
d'âge  en  âge,  s'en  est  fortifié  dans  les  cœurs.  Mais 
ce  qui  est  plus  grave  que  de  se  tromper  sur  un 
point  d'histoire,  c'est  de  dilapider  l'héritage  du 
}iassé,  d'en  jeter  comme  au  vent  la  poussière,  et 
de  hasarder  ainsi  l'avenir  de  la  patrie  commune 
pour  la  satisfaction  d'un  intérêt  de  secte  ou  de 
parti.  Eh!  quoi,  nous  renoncerions,  sous  un  faux 

1.  Les  Turcs,  par  exemple,  ou  les  Chinois  ont-ils  vraiment  une 
<t  histoire  »?  Les  annales  souvent  sanglantes  qui  leur  en  tiennent 
iieu  prouvent  d  ailleurs  que  l'on  peut  n'avoir  point  d'histoire  et 
D'eu  être  pas  plus  heureux  pour  cela. 


144  DISCOURS   DE   COMBAT 

prétexte  de  libéralisme,  à  notre  part  de  gloire  dans 
l'épopée  du  vainqueur  d'Arcole  et  de  Rivoli, 
d'Austerlitz  et  dléna,  de  Montmirail  et  de  Gham- 
paubert  ?  Nous  pourrions  oublier  ce  que  l'énergie 
farouche  de  la  Convention  nationale  a  inspiré 
d'héroïsme  aux  armées  de  la  Révolution?  Ou, 
quand  nous  parlons  de  nos  anciens  rois,  nous  affec- 
terions d'ignorer  qu'au  plus  décrié  d'entre  eux,  — 
c'est  Louis  XV  que  je  veux  dire,  —  nous  devons 
d'avoir  vu  la  Corse  et  la  Lorraine  s'ajouter  au 
domaine  de  la  patrie  française  ?  Ce  serait  plus  que 
de  l'ingratitude,  Messieurs,  ce  serait  de  la  sottise! 
Comme  un  grand  arbre  qu'on  détacherait  des 
racines  par  lesquelles  il  plonge  profondément  dans 
la  terre  nourricière,  ce  serait  dessécher,  si  je  puis 
ainsi  parler,  le  sentiment  de  la  patrie.  Et  sur- 
tout, dans  un  accès  de  maladif  orgueil,  ce  serait 
oublier  ce  qu'il  y  a  en  nous  qui  n'est  pas  nous, 
mais  le  legs  de  nos  pères,  le  patrimoine  qu'ils 
nous  ont  transmis  pour  qu'à  notre  tour  nous  le 
transmettions  aux  générations  futures. 

Encore  une  fois,  ne  nous  plaignons  donc  pas, 
nous  Français,  d'avoir  une  histoire,  et,  au  con- 
traire, souvenons-nous  qu'avec  notre  littérature 
c'est  notre  histoire  qui  nous  a  faits  ce  que  nous 
sommes.  Grecs  de  Marseille  ou  d'Arles,  Gaulois 
de  l'ancienne  Gaule,  Romains  de  Nîmes  ou  de 
Narbonne,  Flamands   de  Dunkerque    et   Basques 


{ 


L'iBtS  DE   PATBIK  i45 

de  Bayonne,  Celtes  de  Bretagne  ou  des  monts 
d'Auvergne,  l'histoire,  en  faisant  de  nous  les 
ouvriers  de  la  même  œuvre,  a  fait  de  nous  la  race 
française.  Grâce  à  notre  histoire,  grâce  aux 
épreuves  subies  en  commun  et  aux  épreuves 
volontairement  subies,  grâce  aux  exemples  et  aux 
leçons  de  quelques  grands  hommes,  s'il  y  a 
dans  le  monde,  pour  user  d'un  mot  à  la  mode, 
une  patrie  qui  soit  vraiment  un  organisme  i,  je 
veux  dire  quelque  chose  de  merveilleusement 
divers,  d'harmonieusement  complexe,  et  cependant 
de  vraiment  vivant,  qui  ne  soit  pas  une  abstrac- 
tion, mais  une  réalité,  mais  un  être,  mais  une 
personne,  c'est  la  patrie  française.  Ai-je  besoin  de 
vous  le  rappeler?  Quelque  partie  qu'on  en  mutile, 
quelque  lambeau  qu'on  en  arrache,  le  temps  a  beau 
passer,  la  blessure  saigne  toujours.  Et  savez-vous, 

1.  On  a  un  peu  abusé  de  ce  mot  d'organisme,  emprunté  aux 
sciences  naturelles,  ou  pour  mieux  dire  aux  sciences  biologiques. 
On  l'a  étendu  à  trop  d'emplois.  On  a  voulu  le  faire  servir  à 
colorer  d'un  faux  air  scientifique  des  raisonnements  qui  n'avaient 
certes  rien  d'  «  expérimental  ».  Mais  n'y  faut-il  voir  pourtant 
qu'une  métaphore?  et  ne  fait-on  que  des  «  phrases  »  quand  on 
parle  de  la  vie  des  nations  ou  des  sociétés?  Non,  sans  doute,  et 
si  l'on  veut  exprimer  par  là  qu'entre  les  différents  organes  d'une 
société  donnée  il  existe  une  solidarité  non  moins  étroite  qu'entre 
les  membres  mêmes  d'un  corps  vivant;  .si  l'on  veut  dire  qu'il  y 
a  des  «  connexions  »  entre  eux  ;  et  si  l'on  croit  enfin  que,  parmi 
ces  organes,  il  y  en  a  de  plus  intérieurs  que  d'autres,  qui  les 
gouvernent,  et  dont  l'atrophie,  le  dépérissement,  la  disparition  ou 
l'ablatioD  ne  peuvent  manquer  d'être  suivis  d'une  catastrophe, 
on  a  raison  ;  et  en  ce  sens,  lea  société!,  les  nations,  les  patries  sont 
des  organism«$. 

10 


146  DISCOURS    DE    COMBAT 

Messieurs  quelle  en  est  la  raison  dernière?  C'est 
que  notre  histoire  n'est  pas  seulement,  comme 
beaucoup  d'autres,  une  «  chronique  »,  un  enchaî- 
nement défaits,  une  succession  de  dates,  une  alter- 
native de  prospérités  et  de  revers,  mais  elle  est 
encore,  elle  est  surtout  une  tradition.  Je  veux  dire 
par  là  que,  du  milieu  même  de  ces  vicissitudes, 
une  intention  générale  se  dégage,  identique  à  elle- 
même  depuis  plus  de  dix  siècles  ;  et  c'est  ce  qui 
achève  de  vivifier  l'idée  de  patrie  ^ 

Oui,  je  le  sais  bien,  quand  on  repasse  l'histoire 
du  long  combat  que  nous  avons  soutenu  pour  la 
justice  et  pour  l'égalité,  quelques  sceptiques  nous 
disent,  en  souriant  d'un  air  de  supériorité,  qu'ils 
ont  vu,  qu'ils  connaissent  des  Anglais  et  des  Ita- 
liens, des  Persans  et  des  Chinois,  des  Hottentots 
et  des  Zoulous,  mais,  pour  cette  abstraction  que 
nous  appelons  «  l'homme  »  ils  ne  l'ont  rencontrée 
nulle  part^!  Et,  chose  bizarre,  celui  qui  l'a  dit  le 
premier,  c'est  Joseph  de  Maistre,  c'est  le  défenseur 
le  plus  ardent  et  le  plus  fougueux  d'une  religion 


1.  Voyez,  sur  ce  point,  Augustin  Thierry,  dans  son  Essai  sur 
te  fiers  Etat;  et  Michelet,  un  peu  partout,  mais  surtout  dans  la 
Préface  qu'il  a  écrite,  en  1869,  pour  son  Histoire  de  France. 

2.  On  retournerait  par  ce  biais  justement  à  ce  que  la  théorie 
des  races  a  de  plus  fataliste,  pour  ne  pas  dire  de  plus  scanda- 
leux ;  et,  Vil  ost  bien  certain  que  toutes  les  lois  positives  ne  con- 
viennent pas  à  tous  les  peuples  indistinctement,  il  ne  l'est  pas 
moins  que  les  «  principe»  »  dont  eUes  dérivent  sont  en  tout  teutp* 
«t  partout  les  mêmes. 


l'idée  de  patrie  Ul 

dont  la  solide  grandeur  est  justement  de  n'avoir 
pas  fait  dQ  distinction  entre  les  âmes  des  races  les 
plus  aristocratiques  et  celle  d'un  homme  jaune  ou 
d'un  noir  !  Mais,  en  réalité,  sous  des  diversités 
qu'on  exagère,  la  ressemblance  est  au  fond  ;  et  moi, 
partout  oii  j'ai  passé,  j'ose  dire  que  je  l'ai  reconnu, 
cet  homme,  qui  poursuit  en  tout  temps,  sous  toutes 
les  latitudes,  avec  le  même  empressement,  quelle 
que  soit  la  couleur  de  sa  peau,  les  mêmes  biens  par 
les  mêmes  moyens.  C'est  ainsi  que  nos  pères  ne  s« 
sont  pas  trompés,  quand  ils  ont  cru  que  tous  les 
hommes  étaient  naturellement  affamés  de  justice, 
qu'aucun  esclave  n'aimait  sa  servitude,  aucune 
victime  son  tyran,  aucun  malheureux  sa  misère  ; 
et  que  de  bonnes  lois  étaient  encore  les  meilleurs 
des  maîtres.  Et  j'admets  bien  qu'ils  se  soient  mépris 
plus  d'une  fois  sur  le  choix  des  moyens;  je  con- 
sens qu'ils  en  aient  employé  d'imprudents  ou  de 
répréhensibles  ;  je  veux  même  qu'ils  aient  méconnu 
le  rôle  de  l'inégalité  parmi  les  hommes,  sa  fonc- 
tion sociale  et  politique*;  mais  ce  n'est  pas  aujour- 
d'hui la  question.  Tout  ce  que  je  dis,  en  effet,  c'est 
que,  depuis  huit  ou  neuf  cents  ans,  les  mêmes 
mobiles  généraux,  les  mêmes  passions,  si  vous  le 
voulez,  nous  ont  guidés  ;  que  nous  les  avons  dans 
le  sang  ;  qu'elles  nous  exposeront  demain  aux 
mômes  dangers  que  jadis,  à  moins  qu'elles  ne  nous 
procurent  la  même  gloire;  et  c'est  en  cela,  c'eut 


{48  DISCOURS   DE   COMBAT 

pour  cela  que  nous  sommes  les  Français  et  la 
France  ^ 

Il  est  probable  maintenant,  Messieurs,  qu'un 
Anglais  qui  oarlerait  à  Londres  sur  le  même  sujet, 
ou  un  Espagnol  à  Madrid,  dirait  à  peu  près  les 
mêmes  choses  ou  n'y  changerait  qu'à  peine 
quelques  mots.  Les  combats  que  nous  avons  sou- 
tenus pour  la  justice  et  pour  l'égalité,  ils  diraient, 
celui-ci,  qu'ils  les  ont  soutenus,  de  l'autre  côté  des 
Pyrénées,  pour  défendre  la  civilisation  de  l'Europe 
chrétienne  contre  la  menace  de  l'Orient  musul- 
man ;  et  celui-là,  l'Anglais,  qu'ils  les  ont  livrés 
pour  le  Self  help  et  la  liberté.  Mais  où  nous  nous 
retrouverions  tous  aisément  d'accord,  c'est  au  fond  ; 
et,  je  n'en  doute  pas,  ils  conviendraient  l'un  et 
l'autre  avec  moi  que  ce  qui  achève,  comme  je 
disais,  de  vivifier  l'idée  de  patrie,  c'est  le  groupe- 
ment de  quelques  millions  d'hommes  autour  de 
deux  ou  trois  idées  maîtresses,  conçues  et  obéies 

1.  Il  est  intéressant  d'en  arracher  l'aveu  au  même  Joseph  de 
Maistre  :  «  Chaque  nation,  comme  chaque  individu,  écrivait-il  en 
1795,  dans  ses  Considérations  sur  la  France,  a  reçu  une  mission 
qu'elle  doit  remplir.  La  France  exerce  sur  l'Europe  une  véritable 
magistrature...  »  Et  encore,  trente  ans  plus  tafd,  dans  ses  Soirée» 
de  Saint-Pétersbourg  :  «  La  moindre  opinion  que  vous  lancez  sur 
l'Europe  est  un  bélier  poussé  par  trente  millions  d'hommes. 
Toujours  affamés  de  succès  et  d'influence,  on  dirait  que  vous  ne 
vivei  quf»  pour  contenter  ce  besoin;  et,  comme  une  nation  ne 
peut  avoir  reçu  une  destination  séparée  des  moyens  de  l'accom- 
plir, voas  avez  reçu  ce  moyen  dans  votre  langue,  par  laquelle 
vou  régnez  bien  plus  que  par  vos  armes,  quoiqu'elles  aient 
ébranlé  l'univen.  » 


L*IDÉE   DE  PATRIE  Ud 

comme  la  règle  intérieure  de  leurs  résolutions. 
Entre  tous  les  biens  que  poursuivent  les  hommes 
et  qui  sont  les  mêmes  pour  tous,  quels  sont  ceux 
qui  doivent  passer  avant  les  autres,  dont  on  doit 
faire  le  plus  d'estime,  à  la  réalisation  desquels  on 
consentira  donc  le  plus  de  sacrifices?  Il  n'y  a  pas 
de  grand  peuple  qui  n'ait  décidé  la  question  ;  qui 
ne  l'ait  agitée  du  moins  comme  instinctivement; 
et  l'ayant  agitée,  qui  ne  soit  grand  à  proportion  de 
l'énergie  qu'il  a  déployée  pour  la  résoudre. 


III 


Voilà,  Messieurs,  bien  des  raisons  de  croire 
que,  dans  notre  monde  moderne,  l'idée  de  patrie 
n'est  pas  près  de  périr,  si  môme  on  ne  pourrait 
dire  que,  pour  toutes  ces  raisons,  chaque  année 
qui  s'ajoute  à  celles  d'un  grand  peuple  a  vécues 
fortifie  l'idée  de  patrie  de  tout  ce  qu'une  année  de 
plus  ajoute  à  l'ancienneté  de  la  tradition,  au  pres- 
tige de  l'histoire,  à  la  richesse  du  patrimoine  com- 
mun de  la  langue  et  de  la  littérature  nationales.  Le 
labeur  même  de  nos  devanciers  nous  devient  ainsi 
une  raison  de  continuer  leur  œuvre,  pour  ne  pas 
dire  qu'il  nous  en  fait  une  obligation  quasi  phy- 
sifjue.  Mais  ce  n'est  pas  encore  assez,  et  pour 
que  cette   contrainte,  —  je   dirais  presque  cette 


[ 


150  D1SC0UH8    DE    COMBAT 

«  astreinte  »,  —  devienne  à  son  tour  féconde,  il 
faut  qu'elle,  se  change,  qu'elle  s'épure,  qu'elle  se 
spiritualise  en  un  libre  consentement;  et  c'est  ici 
qu'au  terme  de  notre  analyse  nous  atteignons  enfin 
\q  fondement  mystique  de  l'idée  de  patrie. 

Connaissez-vous  une  belle  page  de  Bossuet,  dans 
sa  Politique  tirée  de  l'Écriture  Sainte^  un  de  ces 
livres  qu'on  ne  lit  guère  de  nos  jours,  et  on  a  tort, 
puisqu'on  ne  laisse  pas  d'en  parler;  et,  naturelle- 
ment, le  connaissant  mal,  on  en  parle  mal.  «  La 
société  humaine,  nous  dit-il,  demande  qu'on  aime 
la  terre  où  l'on  habite  ensemble;  on  la  regarde 
comme  une  mère  et  une  nourrice  commune  ;  on 
s'y  attache,  et  cela  unit.  C'est  ce  que  les  Latins 
appellent  charitas pairii  soli^  l'amour  de  la  patrie, 
et  ils  la  regardent  comme  un  lien  entre  les 
hommes.  Les  hommes,  en  effet,  se  sentent  liés  par 
quelque  chose  de  fort,  lorsqu'ils  songent  que  la 
môme  terre  qui  les  a  portés  et  nourris,  étant  vivants, 
les  recevra  en  son  sein,  quand  ils  seront  morts. 
C'est  un  sentiment  naturel  à  tous  les  peuples. 
Thémistocle,  Athénien,  était  banni  de  sa  patrie 
comme  traître;  il  en  machinait  la  ruine  avec  le 
roi  de  Perse  à  qui  il  s'était  livré,  et  toutefois,  en 
mourant,  il  oublia  Magnésie,  que  le  roi  lui  avait 
donnée,  quoiqu'il  y  eût  été  si  bien  traité,  et  il 
.  ordonna  à  ses  amis  de  porter  ses  os  dans  l'Attique 
\  pour  les  y  inhumer  secrètement.  Dans  les  approches 


i 


L'IDÉE  DE   PATRIE  151 

de  la  mort,  où  la  raison  revient  et  où  la  vengeance 
cesse,  l'amour  de  sa  patrie  se  réveille;  il  croit 
satisfaire  à  sa  patrie;  il  croit  être  rappelé  de  son 
exil,  et,  comme  ils  parlaient  alors,  que  la  terre 
serait  plus  bénigne  et  plus  légère  à  ses  os.  »  Je  vous 
laisse  d'ailleurs  à  juger,  sur  cette  citation,  si,  pour 
aimer  la  patrie  française  et  poui*  l'aimer  passion- 
nément, nous  avons  attendu  que  la  Révolution 
nous  l'eût  en  quelque  sorte  révélée  M  Mais  ce  que 
je  tiens  surtout  à  vous  faire  observer,  c'est  com- 
ment, dans  ce  passage,  la  religion  des  morts  et  la 
religion  de  la  patrie  s'unissent  l'une  à  l'autre  pour 
se  fortifier  l'une  l'autre,  ont  l'air  de  s'expliquer 
l'une  par  l'autre,  ne  s'expliquent  pourtant  ni  l'une 
ni  l'autre,  et  finalement,  l'une  et  l'autre,  abou- 
tissent à  un  acte  de  foi. 

Certes,  Bossuet  a  raison,  et  vous  croiriez  qu'en 
effet  il  raisonne.  Oui,  les  hommes  «  se  sentent  liés 
par  quelq-tfe  chose  de  fort  quand  ils  songent  que 
la  même  terre  qui  les  a  portés  et  nourris,  étant 
vivants,  les  recevra  dans  son  sein  quand  ils  seront 
morts  ».  Mais  pourquoi  se  sentent-ils  liés  «  par 
quelque  chose  de  fort  »  ?  de  plus  fort  que  leur 
intérêt?  de  plus  fort  que  leurs  passions?  C'est  ce 

1.  Relevons  encore,  puisque  nous  citons  Bossuet,  une  expres- 
sion bien  si!:(nificalive  dont  il  gest  servi  dans  l'Oraison  funèbre 
de  Nicolas  Cornet.  «  Il  l'sl,  certain,  dit-il  en  parlant  de  son  doc- 
teur, que  la  France  u'a  dus  eu  d'ame  plus  française  que  la 
sienne.  > 


152  DISCOURS    DE    COMBAT 

que  Bossuet  ne  nous  a  point  dit,  ni  personne  ;  et 
c'est  peut-être  ce  qu'on  ne  saurait  dire.  Quand  on 
a  effectivement  énuméré,  comme  nous  venons 
d'essayer  de  le  faire,  toutes  les  raisons  que  nous 
avons  de  croire  que  la  patrie  ne  périra  point; 
quand  on  l'a  vue  fondée  dans  la  nature  même  et 
dans  l'idée  que  nous  nous  formons  de  l'histoire, 
on  s'aperçoit  tout  d'un  coup,  Messieurs,  qu'après 
qu'on  a  tout  dit  le  principe  de  sa  force  est  dans 
ce  qu'on  trouve  en  elle  d'irréductible  à  autre  chose  ; 
et,  —  pourquoi  ne  le  dirions-nous  pas  ?  —  d'obscur 
et  de  «  mystérieux  » . 

On  songe  alors  involontairement  qu'il  en  est 
ainsi  de  toutes  les  grandes  choses.  Lorsque  l'on  a 
prouvé,  comme  nos  exégètes  et  nos  philologues, 
ou  cru  prouver  qu'il  n'y  aurait  rien  dans  le  chris- 
tianisme qui  ne  fût  un  héritage  en  lui  de  la 
sagesse  antique,  il  reste  encore  que,  ni  le  stoïcisme 
romain,  ni  la  philosophie  grecque  n'ayant  fait  la 
même  fortune  que  le  christianisme,  il  faut  bien 
qu'il  y  ait  quelque  autre  chose  en  lui  que  la  sagesse 
antique.  Et  la  «  sainteté  »  s'analyse-t-elle?  et  la 
«  charité  »  se  décompose-t-elle?  et  le  «  génie  » 
86  réduit-il  en  ses  éléments  *?  Pareillement,  Mes- 


1.  Ou  du  moins  tous  les  moyens  que  la  «  science  »  en  ait 
jusqu'ici  trouvés  ne  consistent  qu'à  voir  dans  le  «  génie  j>  d'abord, 
et  dans  la  «  sainteté»,  ce  qu'on  appelle  des  c névroses».  Autant 
▼aut  dire  que,  ne  sachant  plus  comment  expliquer  la  «  supério- 
rité »  d'un  homme,  on  ne  se  contente  plus  comme  autrefois  de 


1 


LIDÉE   DE   PATRIE  453 

sieurs,  quand  on  a  prouvé  que  l'idée  de  patrie  tirait 
sa  justification  logique  de  la  nature  et  de  l'histoire, 
il  faut  pourtant  qu'elle  tire  d'ailleurs  son  principe 
de  fécondité.  Ce  qui  revient  à  dire  que  ce  lien  si 
fort  qui  lie  les  uns  aux  autres  tous  les  enfants  du 
même  se!,  ce  n'est  pas  l'intérêt  ni  les  circonstances 
qui  l'ont  formé,  ce  n'est  pas  l'habitude  ou  la  cou- 
tume, c'est  l'instinct  ;  et  qu'est-ce  que  l'instinct, 
sinon  le  témoignage  ou  la  preuve  de  quelque  chose 
d'autre  que  nous,  qui  vit  et  qui  agit  en  nous? 

Est  Deus  in  nobis,  agitante  calescimus  illo. 

Prenons-y  donc  bien  garde  !  Voilà  tantôt  cent  ans, 
ou  même  davantage,  que  l'on  se  pique  de  ne  rien 
admettre  qui  ne  soit,  comme  on  l'a  dit  «  conforme 
à  la  raison  »;  et  je  le  veux  bien  aussi,  —  dans  le 
domaine  de  la  raison.  Mais  précisément,  il  y  a  des 
parties  entières  de  notre  activité  qui  échappent  à 
la  raison,  et  c'est  pourquoi  nous  aurions  grand  tort 
de  nous  confier  entièrement  à  elle.  Car,  à  qui  la 
raison,  la  raison  raisonnante,  la  raison  qui  calcule, 
a-t-clle  jamais  conseillé  de  sacrifier,  par  exemple, 
les  joies  de  la  vie  présente  à  l'espérance  d'une  vie 
future?  à  qui,  de  se  dévouer  aux  intérêts  des  géné- 
rations qu'il  ne  connaîtra  pas?  à  qui,  de  donner  sa 

la  nier,  mais,  au  moyen  de  la  physiologie,  on  la  transforme  en 
nne  «  infériorité  ».  Que  c'est  beau,  la  science  I 


154  DISCOURS    DE   COMBAT 

fortune  ou  sa  vie  pour  la  liberté,  pour  la  justice, 
pour  la  vérité?  A  personne,  vous  le  savez  bien  !  Ce 
qui  est  «  raisonnable  »  et  surtout  «  rationnel  »,  c'est 
de  songer  d'abord  à  soi  !  Ce  qui  est  «  rationnel  », 
dès  qu'on  le  peut  sans  danger,  c'est  de  s'excepter 
soi-même  du  malheur  ou  du  deuil  publics  !  et 
n'a-t-on  pas  vu  des  gens  très  sages  en  tirer  profit  ? 
Ce  qui  est  «  rationnel  »,  c'est  de  jouir  de  la  vie 
présente,  car  qui  sait  si  le  monde  durera  jusqu'à 
demain?  et,  Messieurs,  si  toutes  ces  choses  «  ration- 
nelles »  sont  ce  qu'il  y  a  de  plus  contradictoire  à 
l'idée  de  patrie,  vous  voyez  bien  qu'il  nous  faut 
lui  donner  un  fondement  «  irrationnel  »  ou  mys- 
tique. 

C'est  pourquoi  j'admire  l'imprudence  ou  la  légè- 
reté de  ceux,  —  et  de  nos  jours  ils  sont  légion,  — 
qui,  d'une  part,  célèbrent  à  pleine  voix  les  progrès 
du  rationalisme,  et,  de  l'autre,  n'ont  en  toute 
occasion  que  le  patriotisme  à  la  bouche. 

Certes,  je  les  loue  d'être  patriotes  M  Mais  je  les 
admire,  s'ils  se  flattent  qu'une  certaine  critique, 
après  qu'elle  aura  tourné  les  variations  de  la  morale 
ou  la  diversité  des  religions  en  moquerie,  s'arrê- 
tera, pour  la  respecter,  devant  la  religion  de  la 
patrie.  Aussi  bien  ne  le  croient-ils  pas;  et  Ernest 
Renan,  avec  cette  tortuosité  qui  le  caractérise, 

l .  Je  les  loue  d'être  patriotes,  mais  je  les  plains  de  si  mal  rai- 
Bonaer. 


LiDÉE  DE  Patrie  1&5 

i'a-t-il  dit  assez  clairement*.  «  Je  me  dis  souvent, 
a-t-il  osé  écrire,  qu'un  individu  qui  aurait  les 
défauts  tenus  chez  les  nations  pour  des  qualités, 
qui  se  nourrirait  de  vaine  gloire,  qui  serait  à  ce 
point  jaloux,  égoïste  et  querelleur  qu'il  ne  pourrait 
rien  supporter  sans  dégainer,  serait  le  plus  insup- 
portable des  hommes.  »  Vous  l'entendez.  Messieurs, 
il  serait  «  le  plus  insupportable  des  hommes  >fl 
Et  que  sert,  après  cela,  d'affecter  l'amour  de  la 
patrie?  Renan  qui,  pendant  trente  ans,  avait 
enseigné  que  l'observation  de  la  loi  morale  ne  va 
pas  sans  une  singulière  étroilesse  d'esprit,  et  que 
le  plus  grand  saint  n'est,  après  tout,  qu'un  assez 
pauvre  homme;  Renan,  dont  toute  la  religiosité 
tant  vantée  n'a  consisté  qu'à  faire  des  oraisons 
jaculatoires  au  néant;  Renan  a  bien  vu  qu'il  entraî- 
nait l'idée  de  patrie  dans  la  ruine  commune  de  la 
religion  et  de  la  morale,  et,  s'il  ne  l'a  pas  osé  dire 
plus  nettement,  d'autres  viendront  après  lui,  n'en 
doutez  pas,  qui  le  diront  sans  tant  de  précautions 
ni  de  détours;  —  ou  plutôt,  vous  le  savez,  ils  sont 
déjà  venus. 

C'est  contre  eux,  puisque  l'occasion  m'en  était 
offerte,  que  j'ai  cru  devoir  prononcer  ce  discours. 
Non  qu'il  n'y  ait  moyen,  je  le  répèle  encore,  de 
fonder  l'idée  de  patrie  en  nature  et  eu  raison,  et 

2.  C'est  dans  la  même  Confértnce  que  j'ai  déjà  citée  plus  haut  : 
Uu'exl-ce  qu'une  iiuCiun? 


156  DISCOURS   DE    COMBAT 

j'ai  même  essayé,  pour  ma  part,  de  vous  le  montrer. 
Mais  vous  aurai-je  aussi  montré,  vous  aurai-je  sur- 
tout fait  sentir  que,  si  l'idée  de  patrie  n'était  fondée 
qu'  «  en  raison  »,  on  pourrait  toujours  concevoir 
un  progrès  nouveau  de  la  raison  dans  le  triomphe 
duquel  cette  idée  périrait  à  son  tour.  Si  l'idée  de 
patrie  n'était  fondée  qu'  «  en  nature  »,  on  pourrait 
prévoir,  souhaiter  peut-être  une  transformation  ou 
une  modification  de  notre  nature  qui  nous  libé- 
rerait de  ce  que  certains  philosophes  trouvent  de 
limitatif  dans  l'idée  de  patrie  i.  Pour  eux  : 

Ils  sont  concitoyens  de  tout  homme  qui  pense; 

avec,  d'ailleurs,  une  tendance  étrange  à  trouver 
qu'on  pense  partout  mieux,  et  plus  généreuse- 
ment, que  dans  leur  propre  patrie.  Voltaire,  au 
dernier  siècle,  et  Goethe,  l'Olympien,  au  commen- 
cement du  nôtre,  ont  été  de  ces  philosophes.  Mais, 
quelle  que  soit  l'autorité  de  leur  nom,  je  raisonne 
d'une  autre  manière,  puisqu'on  veut  raisonner,  et 
je  dis  hardiment  que,  si  l'idée  de  patrie  se  trouvait 
être  un  jour  contradictoire  aux  raisonnements  de 
la  «  raison,  »  ou  aux  suggestions  de  la  «  nature  », 
alors.    Messieurs,    considérant   ce   que  nous  lui 

1.  Telle  est  aussi  bien  l'espérance  que,  dans  la  même  confé- 
rence, Renan  a  encore  exprimée.  On  notera  qu'il  est  d'ailleurs 
parfftitemeat  logique  en  ce  point  au  moins  de  son  radsonnemeat. 


l'idée  de  PÂTRIB  457 

devons  dans  le  présent  comme  dans  le  passé,  de 
besoin  que  nous  en  avons,  la  vie  supérieure  qu'elle 
nous  fait  vivre,  tant  de  dévouements  qu'elle  a  ins- 
pirés, tant  de  sacrifices  qu'elle  a  rendus  faciles, 
alors,  tant  pis  pour  la  nature  !  et  c'est  la  raison 
qui  aurait  tort.  Ce  n'est  pas  le  seul  exemple  qu'on 
en  pourrait  citer;  et  il  serait  seulement  une  fois 
de  plus  prouvé  que  le  «  cœur  a  ses  raisons  que  la 
raison  ne  connaît  pas  *  » .  La  dernière  démarche  de 
la  raison,  sa  suprême  victoire,  est  de  se  soumettre 
à  quelque  chose  qui  la  dépasse;  et  quand  on  a 
longtemps  réfléchi  sur  la  nature  humaine,  on 
s'aperçoit  que  ce  qui  fait  peut-être  sa  véritable 

dignité,  c'est  ce  qu'il  y  a  d'inexplicable  en  elle! 

/ 

1.  «  Ni  la  contradiction,  a  dit  Pascal  en  un  autre  endroit,  n'est 
marque  infaillible  d'erreur,  ni  l'incontradiction  marque  de 
vérité.  t>  On  ne  saurait  trop  méditer  cette  parole,  moins  souvent 
citée  que  tant  d'autres,  non  moins  vraie  cependant,  ni  moins 
profonde.  La  logique  humaine  est  courte;  et  nous  ne  songeons 
pas  que,  si  nous  voulions  tout  concilier,  c'est  précisément  alors 
que  nous  nous  précipiterions  éperdument  dans  l'erreur,  puisque 
nous  mettrions  dans  les  choses  une  suite,  une  cohésion,  et  une 
unité  qui  ne  sont  probablement  elles-mêmes  que  dtis  besoins  de 
notre  esprit  et  des  marques  de  sa  faiblesse. 


LES  ENNEMIS 

DE  L'AME  FRANÇAISE 

1899 


LES   ENNEMIS 

DE  L'AME  FRANÇAISE* 


Messieurs, 

C'est  toujours,  ou  presque  toujours,  au  dedans 
d'elles-mêmes,  que  les  nations,  comme  les  indi- 
vidus, ont  leurs  pires  ennemis  ;  —  et  voilà  pour- 
quoi, si  j'ai  d'abord  hésité  à  vous  parler  ce  soiï 
des  Ennemis  de  rdme  française,  parce  que  je 
craignais  que  le  sujet  ne  semblât  prêter  à  des 
déclamations  trop  faciles,  je  m'y  suis  cependant 
décidé,  quand  j'y  ai  cru  voir  l'occasion  de  faire 
avec  vous,  dans  les  circonstances  que  nous  tra- 
versons, une  espèce  d'examen  de  conscience. 

Non  pas  du  tout,  croyez-le  bien  !  que  j'ignore, 
ou  que  j'oublie,  ce  que  nous  avons,  dans  le  monde 
entier,  de  rivaux  attentifs,  inquiets,  et  parfois  mal- 
veillants ou  jaloux.  Nous  en  avons  toujours  eu, 
nous  en  aurons  toujours,  je  veux  dire  aussi  long- 
temps que  nous  serons  la  France,  et  parce  que  nous 
sommes  la  France.  Il  ne  faut  pas  nous  flatter  que 

1.  Conférence  prononcée  à  Lille  pour  VVnion  de  lapaix  social*, 
l«  15  mars  1899. 

il 


162  DISCOURS    DE    COMBAT 

«  l'âme  germanique  »,  ou  «  l'âme  anglo-saxonne  », 
qui  sont,  elles  aussi,  des  âmes  fières  et  hardies, 
nous  abandonnent  jamais  de  leur  plein  gré  la 
direction  de  l'esprit  européen  ou  l'hégémonie  du 
monde  occidental  !  Elles  nous  les  disputeront  âpre- 
ment  dans  l'avenir,  comme  elles  l'ont  fait  dans 
le  passé  ;  et  ce  sera  sans  doute  leur  di"oit,  contre 
lequel  nous  n'aurons  toujours,  nous,  qu'un  droit 
ou  qu'un  devoir,  qui  sera  de  défendre,  du  mieux 
que  nous  le  pourrons,  notre  patrimoine  de  puis- 
sance et  de  gloire.  Mais  comment  le  défendrons- 
nous,  avec  quelles  chances  de  succès,  ou  plutôt 
avec  quelles  armes,  si  nous  commençons  par  nous 
diviser  contre  nous-mêmes  ?  —  si  nous  travail- 
lons de  nos  propres  mains  à  dénaturer,  à  dis- 
socier et,  par  conséquent,  à  détruire  cette  com- 
binaison, ou  plutôt  cette  communion  héréditaire 
de  sentiments  et  d'idées  qui  est  «  l'âme  fran- 
çaise »?  —  et,  quand  la  patrie  ne  réclame  de 
nous  qu'un  peu  de  soumission,  si  nous  ne  lui 
répondons  qu'en  revendiquant,  sous  le  nom  spé- 
cieux des  «  Droits  de  l'homme  »,  la  liberté,  l'in- 
dépendance entière  et  la  souveraineté  de  l'indi- 
vidu? 

Ce  sont  là  quelques-unes  des  questions  que 
vous  vous  êtes  posées  avec  angoisse.  Oui,  tandis 
que,  depuis  cent  ans,  nous  voyons,  partout  autour 
de  nous,  les  nationalités  opérer  un  mouvement 


LES    ENNEMIS    DE   LAME    FRANÇAISE  163 

de  concentration  sur  elles-mêmes,  se  rassembler 
et  se  recueillir,  comme  à  la  veille  d'on  ne  sait 
quel  conflit  et  quelle  mêlée  de  races,  —  Anglo- 
Saxons  contre  Latins,  Slaves  contre  Germains, 
noirs  et  jaunes  bientôt  contre  blancs,  —  vous 
l'avez  bien  senti.  Messieurs,  et  je  vous  en  félicite, 
que  nos  pires  ennemis  étaient  les  plus  intérieurs. 
C'est  eux  que  vous  avez  cru  qu'il  était  urgent  de 
combattre  :  —  Internationalistes ^  qui  s'en  vont 
répétant,  commentant,  exagérant  encore  le  vers 
imprudent,  le  vers  presque  sacrilège  du  poète  : 

Nations  !  mot  pompeux  pour  dire  barbarie  ; 

—  Politiciens^  intellectuels,  libres  penseurs  qui, 
dans  l'assaut  désespéré  qu'ils  donnent  à  toutes 
nos  traditions,  confondent  la  liberté  de  l'esprit  avec 
l'indépendance  du  cœur;  —  Individualistes  enfin, 
qui  se  font  gloire  d'être  nés  pour  eux-mêmes  et 
de  n'avoir  d'autre  tâche,  en  ce  monde,  que  de  tra- 
vailler, comme  ils  disent,  au  «  développement  de 
toutes  leurs  puissances  »  !  Et  moi,  Messieurs,  qui 
partage  voscraintes,  je  vous  remercie  de  l'honneur 
que  vous  m'avez  fait,  en  m'appelant,  ce  soir,  à 
vous  aider  dans  ce  combat  contre  les  Ennemis  de 
rame  française. 


i64  DISCOURS    DE   COMBAT 


Il  y  a  des  degrés  en  tout  ;  et,  je  vous  étonnerai 
peut-être;  mais,  de  tant  d'ennemis  que  je  viens 
d'énumérer  rapidement,  les  Internationalistes  sont 
ceux  que  je  redoute  le  moins.  Ils  ne  m'inspireraient 
môme  aucun  effroi  ni  aucune  inquiétude,  s'ils 
ressemblaient  tous  à  cet  énergumène  qui  repro- 
chait à  notre  Université  «  de  faire,  disait-il,  con- 
currence à  l'Eglise,  pour  propager  le  culte  idiot 
de  Jeanne  d'Arc  »  !  C'est  ainsi  qu'on  s'exprime, 
quand  on  veut  attirer  l'attention,  ou  «  exaspérer 
le  bourgeois  »  ;  et  c'est  aussi  pourquoi  je  ne  vous 
nommerai  pas  l'auteur  de  ces  paroles  beaucoup 
plus  ridicules,  en  vérité,  qu'odieuses.  Mais  il  y  a 
d'autres  internationalistes .  Il  y  en  a  de  parfaite- 
ment sincères  ;  il  y  en  a  même  dont  les  raisons  ne 
manquent  pas  d'un  air  de  vraisemblance.  Réussi- 
ront-elles jamais  à  prévaloir  contre  ce  qu'il  y  a 
d'instinctif  dans  l'amour  de  la  patrie?  Messieurs, 
je  ne  le  pense  pas;  et,  à  ce  propos,  je  dirais  volon- 
tiers de  l'amour  de  la  patrie  ce  qu'on  peut  dire  du 
besoin  de  croire  ;  ils  nous  sont  tous  les  deux  natu 
rels  ;  nous  les .  apportons  avec  nous  en  naissant  ; 
et  ce  n'est  pas  pour  les  fortifier  que  nous  avons 
besoin  de   longs  raisonnements  ou   de   brillants 


LES   ENNEMIS    DE   L*ÂME   FRANÇAISE  165 

sophismes,  mais  c'est  au  contraire  pour  les  affai- 
blir ou  les  ruiner  l'un  et  l'autre  en  nous.  N'ayons 
donc  pas  de  peur  des  internationalistes  !  Mais  ne 
négligeons  pas  cependant  d'examiner  leurs  para- 
doxes, et,  premièrement,  ceux  des  internationa- 
listes humanitaires  ou  sentimentaux. 

J'appelle  de  ce  nom  les  vieux  hommes  de  1848, 
les  héritiers  de  la  philosophie  sociale  de  M™*  Sand 
et  delà  phraséologie  de  Lamartine, 

—  Je  suis  concitoyen  de  tout  homme  qui  pense  ; 
La  liberté,  c'est  mon  pays  !  — 

les  amis  de  la  paix,  ceux  qui  voudraient  voir  l'An- 
glais et  le  Français,  le  Slave  et  le  Germain,  l'Es- 
pagnol et  l'Américain,  le  nègre  et  le  Chinois  vivre 
ou  s'aimer  entre  eux  comme  «  des  frères  »  ;  et  je 
rends  d'abord  un  sincère  hommage  à  la  générosité 
de  leurs  intentions.  Mais  je  crois  qu'ils  se  trompent  ! 
et  si  je  ne  pense  pas,  avec  une  contraire  école, 
que  «  la  guerre  soit  divine  »,  je  ne  pense  pas  non 
plus,  Messieurs,  que  la  paix  soit  le  premier  des 
biens.  Non,  je  ne  le  pense  pas  !  Et  de  grands  phi- 
losophes, qui  n'étaient  cependant  ni  sanguinaires 
ni  belliqueux,  ne  l'ont  pas  pensé  davantage;  et 
l'un  d'eux,  —  c'est  Kant,  Emmanuel  Kant,  le  plus 
pacifique  des  hommes, —  n'a  même  pas  craint 
d'écrire,  il  y  a  quelque  cent  ans,  que,  au  «  degré 
de  civilisation  où  le  genre  humain  était  arrivé,  la 


166  DISCOURS    DE   COMBAT 

guerre  était  un  moyen  indispensable  de   l'élever 
plus  haut*  ».  Les  amis  de  la  paix  ne  veulent  voir 

1.  On  ne  saurait  songer  à  tout  I  —  et  je  n'aurais  jamais  cru 
que  cette  modeste  citation  d'une  phrase  authentique  de  Kant 
soulevât  un  si  vif  émoi  dans  la  troupe  studieuse  de  nos  «  profes- 
seurs de  philosophie  ».  Est-ce  que  par  hasard  ils  ne  la  connais- 
saient pas,  ni  même  l'opuscule  d'où  je  l'ai  tirée  ?  Mais,  plutôt, 
c'est  qu'elle  dérangeait  un  peu  l'idée  qu'ils  s'étaient  formée  de  ' 
Kant  ;  et  puis,  et  surtout,  c'est  que  Kant  n'appartient  qu'à  eux  : 
ils  en  ont  fait  leur  chose,  et  ils  ne  souffrent  pas  qu'on  y  touche 
Bans  leur  permission.  En  tout  cas,  on  peut  le  citer,  je  pense,  et 
voici  le  passage  tout  entier  : 

«  11  faut  avouer  que  les  plus  grands  maux  qui  affligent  les 
peuples  civilisés  nous  viennent  de  la  guerre  et  non  pas  tant 
d'une  guerre  passée  ou  présente  que  des  préparatifs  permanents 
aux  guerres  prochaines,  que  l'on  augmente  sans  cesse,  loin  d'y 
rien  diminuer.  C'est  à  cela  que  les  forces  de  l'Etat  sont  employées, 
c'est  pour  cela  que  l'on  consume  les  fruits  de  la  civilisation  qui 
pourraient  servir  à  la  perfectionner  encore;  c'est  une  sourced'occa- 
sions  où  la  liberté  est  violée;  cest  par  là  que  les  soins  paternels  de 
l'État  se  changent,  pour  quelques-uns  de  ses  membres,  en  une  exi- 
gence inexorable  et  cruelle,  et  qui  cependant  est  justifiée  par  la 
crainte  des  dangers  extérieurs.  Mais,  ce  que  deviendraient  cette 
étroite  union  des  classes  dans  la  République,  et  la  multitude 
des  hommes,  et  ce  degré  de  liberté  qui  nous  est  encore  laissé,  si 
la  guerre,  toujours  attendue,  n'arrachait  pas  à  la  volonté  des 
chefs  le  respect  du  genre  humain,  on  peut  s'en  instruire  par 
l'exemple  de  la  Chine,  dont  la  situation  est  telle  qu'on  y  peut 
bien  craindre  une  incursion  imprévue,  mais  non  un  ennemi 
puissant  :  il  n'y  reste  plus  aucune  trace  de  liberté  ;  d'où  l'on  conclura 
qu'au  degré  de  civilisation  où  le  genre  humain  est  arrivé  la 
guerre  est  un  moyen  indispensable  de  l'élever  plus  haut  et  que 
la  paix  perpétuelle  ne  nous  serait  salutaire  qu'après  que  nous 
en  aurions  (qui  sait  quand  ?)  attemt  le  point  de  perfection, 
duquel  seul  cette  paix  pourrait  être  la  conséquence.  A  cet 
égard,  nous  sommes  donc  cause  nous-même»  des  maux  dont 
nous  nous  plaignons  si  amèrement,  et  le  livre  saint  (la  Genèse) 
a  pleine  raison  lorsqu'il  nous  montre  des  peuples,  *'$ut  la  civili- 
sation commençait  à  peine,  devenus  incapables  de  la  porter 
plus  loin,  et  tombés  dans  une  corruption  incurable  pour  s'être 
réunis  trop  tôt  en  un  seul  corps  social,  ce  qui  les  affranchissait 
de  toute  crainte  de  la  guerre.  » 


LES    ENNEMIS    DE    l'aME    FïlANÇAISE  16"î 

dans  la  guerre,  —  et  sans  rien  dire  de  tant  d'autres 
maux  dont  elle  est  la  cause,  —  qu'un  moyen  d  as- 
servissement des  masses:  Kant,  lui,  y  a  vu,  au 
contraire,  la  condition  même  de  leur  indépen- 
dance ou  de  leur  liberté  croissante.  A  qui,  Mes- 
sieurs, je  vous  le  demande,  à  qui,  de  Kant  ou  de 
ses  contradicteurs,  les  guerres  de  la  Révolution 
française  et  du  premier  Empire   ont-elles  donné 


Il  n'y  a  rien  de  plus  clair,  on  le  voit  ;  et,  pour  ma  part,  — 
n'acceptant  pas  la  théorie  de  la  guerre  telle  que  Joseph  de 
Maislre  l'a  éloquemnient  exposée  dans  ses  Soirées  de  Saiiit- 
['étei'sbourg,  —  je  doute  si  personne  a  mieux  montré  que  Kant, 
en  ce  nassage,  tout  ce  que  nous  devons  pourtant  à  la  guerre 
de  «  bienfaits  »  qui  n'en  compensent  point  les  «  maux  »,  je  le 
sais,  et  j'en  conviens,  mais  qui  nous  autorisent  néanmoins  à  dire 
«  que  la  paix  n'est  peut-être  pas  le  premier  des  biens  ».  C'est 
là-dessus  pourtant  que  mes  «  philosophes  »  se  sont  mis  en 
campagne,  sans  faire  attention  qu'en  me  cherchant  ainsi  que- 
relle, dans  l'intérêt  de  la  vérité,  comme  je  le  crois,  ils  mettaient 
donc  eux-mêmes  quelque  chose  au-dessus  du  bien  de  la  paix  ; 
et  les  colonnes  du'  Temps  (numéros  des  28  et  31  mars  1899)  se 
sont  emplies  aussitôt  de  leur  prose,  —  et  de  la  mienne. 

j'y  renvoie  le  lecteur,  en  me  bornant  à  dire  que  l'opuscule  de 
Kant,  d'où  j'ai  tiré  cette  phrase,  est  date  de  1786,  et  tombe 
ainsi  chronologiquement  entre  la  Critique  de  la  Raison  pure  et  lu 
Critique  de  la  liaison  pratique  ;  que,  dix  ans  plus  tard,  en  119,;, 
si  Kint  a  écrit  son  Projet  de  Paix  perpétuelle,  cela  prouve  tout 
bonnement  qu'il  n'a  pas  toujours  pensé  sur  le  même  sujet  de  la 
même  manière  ;  et  qu'à  sa  seconde  opinion  sur  «  la  guerre  »  si 
je  préfère  la  première,  c'est-à-dire  si  je  la  trouve  plus  juste,  plus 
voisine  de  la  vérité,  plus  conforme  à  l'histoire  et  à  la  nature, 
''en  ai  absolument  le  droit. 

L'opuscule  est  intitulé  :  Conjectures  sur  les  commencements  de 
ihistoi)-e  du  genre  humain  ;  et  la  traduction,  dont  j'ignore  l'au- 
teur, en  a  été  revue  par  M.  Charles  Renouvier,  l'homme  do 
France  qui  peut-être  a  le  mieux  connu  Kant.  On  la  trouvera  dans 
son  Introduction  à  la  Philosophie  analytique  de  l'histoire,  nou- 
velle édition.  Paris,  1896,  Ernest  Leroux. 


168  DISCOURS    DE   COMBAT 

raison?  Il  faudrait  encore  examiner  si  la  guerre, 
ou  plutôt  la  menace  de  la  guerre,  non  pas  urgente, 
mais  toujours  possible,  n'est  pas  la  condition  de 
certaines  vertus;  et  c'est  ce  que  tendrait  à  prou- 
7er,  par  les  contraires,  l'exemple  de  la  Chine-,  cette 
démocratie  pacifique  et  cette  hiérarchie  de  man- 
darins, où  l'horreur  de  la  guerre  et  le  mépris 
du  «  militarisme  »  ne  semblent  avoir  finalement 
abouti  qu'à  l'immobilité  dans  la  corruption.  Et 
généreux,  sans  doute,  je  le  répète,  ou  même  louable 
en  son  principe,  Vinternationalistne  humanitaire 
a-t-il  songé  que  son  effet  le  plus  sûr  serait  de  faire 
descendre  les  groupements  nationaux  au  rang  d'un 
syndicat,  ou,  si  je  puis  ainsi  dire,  d'un  simple 
«  conglomérat  »  d'intérêts  matériels  ?  Mais  nous  ne 
vivons  pas,  Messieurs,  nous  ne  pouvons  pas  vivre 
uniquement  d'affaires,  d'industrie  ou  de  com- 
merce, de  littérature  même  ou  d'art;  —  et  l'his- 
toire est  là  pour  prouver  ce  qu'il  en  a  coûté  aux 
peuples  qui  l'ont  cru. 

C'est  ce  qu'il  ne  faut  pas  se  lasser  de  dire  ou 
d'essayer  de  faire  entendre  à  d'autres  Intei'nationa- 
listes,  qui  sont  les  Internationalistes  socialistes  ou 
collectivistes.  Pour  ceux-ci,  vous  le  savez,  il  ne 
s'agit  plus  de  procurer,  aux  hommes  en  général, 
les  bienfaits  de  la  paix,  mais  plutôt  d'assurer 
à  quelques-uns  d'entre  eux,  —  qui  sont  les  pro- 
létaires,   ou    plutôt  les   ouvriers   de    la   grande 


LES    ENNEMIS   DE   L'AME   FRANÇAISE  169 

industrie,  —  quelques  conditions  d'existence  qui 
passent  présentement  pour  rendre  la  vie  heureuse, 
ou  tolérable  :  la  journée  de  huit  heures;  le  repos 
du  dimanche  ;  le  salaire  minimum;  et  une  retraite 
pour  leurs  vieux  jours.  Cela,  d'ailleurs,  est-il  éco- 
nomiquement possible?Messieurs,  je  vous  enlaisse 
juges,  et  vous  vous  y  connaissez  certainement 
mieux  que  moi.  Ces  revendications  me  paraissent 
légitimes  :  je  vous  laisse  à  juger  ce  qu'elles  ont 
d'utopique  ou  de  réalisable.  Permettez-moi  seule- 
ment d'observer  que,  si  la  patrie  n'a  pas  son  fon- 
dement ou  sa  raison  d'être  dans  son  utilité,  son 
intérêt  est  pourtant  de  procurer  toujours  à  tous 
ses  citoyens  de  nouvelles  raisons  de  l'aimer  ;  et 
ceci,  je  crains  que,  depuis  cent  ans,  la  bourgeoisie 
française  ne  l'ait  quelquefois  oublié.  Mais  résulte- 
t-il  de  là  que  «  la  patrie  soit  et  doive  être  ration- 
nellement indifférente  au  prolétaire  »?  Non!  et 
vous  ne  le  persuaderez  pas  à  ces  prolétaires  eux- 
mêmes.  Quelque  principe  de  groupement,  profes- 
sionnel ou  autre,  que  l'on  essaye  de  substituer  à 
l'idée  de  patrie,  un  secret  et  sûr  instinct  les  aver- 
tira toujours  qu'on  ne  change  pas  de  condition  en 
changeant  de  contrainte  ;  et,  jusqu'ici,  c'est  tout 
ce  que  l'on  leur  offre.  Ils  se  rendront  compte  que 
la  patrie»  qui,  de  toutes  les  associations,  est  la  plus 
naturelle,  en  est  également  la  plus  douce  et  la 
plus  libérale,  et  aussi  la  plus  large.  N'est-elle  pas, 


170  DISCOURS    DE    COMBAT 

en  effet,  la  seule,  avec  la  religion,  où  la  pensée 
des  morts  continue  de  se  mêler  aux  résolutions 
des  vivants?  la  seule  encore  qui  prolonge  notre 
activité  personnelle  au-delà  des  bornes  de  notre 
existence?  Et  c'est  pourquoi, Messieurs,  V Interna- 
tionalisme socialiste  ou  collectiviste  se  trompe, — 
et  se  trompe  à  son  détriment,  —  quand  il  lait  de 
la  diminution  ou  de  l'aliaiblissement  de  l'idée  de 
patrie  ce  que  j'appellerai  la  préface  de  ses  reven- 
dications ultérieures.  Il  en  anéantit  l'instrument 
nécessaire.  Et  lui-même,  agissant  contre  son  propre 
intérêt,  il  se  dépouille  ou  il  se  désarme  du  plus 
sûr  moyen  qu'il  ait  de  les  faire  triomphera 


1.  Ce  n'est  certes  pas  une  médiocre  satisfaction,  quand  on 
s'adresse  à  l'opinion  socialiste  ou  collectiviste,  que  d'avoir  avec 
soi  M.  Jean  Jaurès  en  personne  et  de  pou'^oir  lui  passer  la 
parole  : 

«  Le  socialisme  et  le  prolétariat,  —  écrivait-il  donc  dans  la 
Revue  de  Paris  du  1"  décembre  1898,  —  tiennent  à  la  patrie 
française  par  toutes  les  racines.  Dès  la  révolution  bourgeoise, 
le  peuple  acculé  défendait  héroïquement  contre  l'étranger  la 
France  nouvelle  ;  il  y  pressentait  son  patrimoine  futur.  De  plus 
l'unité  nationale  est  la  condition  même  de  l'unité  de  production 
et  de  propriété  qui  est  l'essence  même  du  socialisme.  Euûn 
toute  l'humanité  n'est  pas  mûre  pour  la  révolution  socialiste, 
et  les  nations  en  qui  la  révolution  sociale  est  préparée  par  l'in- 
tensité de  la  vie  industrielle  et  par  le  développement  de  la  démo- 
cratie accompliront  leur  œuvre  sans  attendre  la  pesante  et 
chaotique  masse  humaine.  Les  nations,  systeuies  clos,  tourbillons 
fermés,  dans  la  vaste  humanité  incohérente  et  difluse,  sont  donc 
la  condition  nécessaire  du  socialisme.  Les  briser,  ce  serait  ren- 
verser les  foyers  de  lumière  distincte  et  ne  plus  laisser  subsister 
que  de  vagues  lueurs  dispersées  de  nébuleuse.  Ce  serait  supprimer 
aussi  les  centres  d'action  distincte  et  rapide  pour  ne  plus  laisser 
«ubsister  que  l'incohérente  lenteur  de  l'effort  universel.  Ou  plutôt. 


LES    ENNEMIS    DB   L'AME   FRANÇAISE  171 

Vous  parlerai-je,  maintenant,  d'une  traisième 
sorte  à' Internationalistes^  qu'en  vérité  je  ne  sais 
de  quel  nom  plus  précis  je  pourrais  désigner  ?  Ce 
sont  ceux  qui  ne  voient  dans  l'idée  de  patrie  rien 
que  de  transitoire,  d'instable,  et,  selon  les  temps 
ou  les  lieux,  rien  que  de  divers  ou  de  perpétuel- 
lement changeant.  Vous  entendez  d'ici  leur  argu- 
mentation :  «  Qu'est-ce  que  la  patrie,  disent-ils, 
pour  un  homme  noir  ou  pour  un  homme  rouge, 
pour  un  nègre  du  Soudan,  pour  un  Indien  de  l'Ama- 
zone? Souterrain  de  culture,  sa  réserve  dechasse! 
Et  pour  un  Chinois  ou  pour  un  Annamite?  Leur 
attache  instinctive  et  comme  animale  à  la  terre 
natale.  Parcourons  l'histoire  :  l'Egyptien  et  le  Juif, 
le  Babylonien,  le  Persan  ont-ils  conçu  la  patrie 
comme  le  Grec  ou  le  Romain?  Et  nous-mêmes, 
aujourd'hui.  Français  de  France,  Anglais  ou  Alle- 
mands, Espagnols  ou  Italiens,  la  concevons-nous 
à  la  manière  du  Romain  ou  du  Grec?  Le  môme 
mot  n'a  donc  pas  toujours  eu  le  môme  sens  dans 
l'histoire.  Des  races  entières  l'ont  ignoré.  Chez 
celles  qui  l'ont  connu,  on  l'a  vu  d'âge  en  âge  qui 
changeait  non  seulement  de  signification,  mais,  à 

ce  seniit  supprimer  toute  libertt^,  car  l'humanité,  ne  condensant 
plus  son  action  en  nations  autonomes,  demanderait  l'unité  à  un 
vaste  despotisme  asiatique.  La  patrie  esl  donc  nécessaire  au 
socialisme.  » 

Ce  qu'il  disait  si  bien  aux  lecteurs  de  la  Revue  de  l'aria,  on  so 
demande,  en  vériir;,  pourquoi  M.  .lean  Jaurès  ne  le  dit  pat  plus 
■ouvcnt  aux  lecteurs  de  la  Petite  République. 


k 


172  DISCOURS   DE   COMBAT 

vrai  dire,  de  contenu  ;  et  qu'en  faut-il  enfin  con- 
clure, sinon  qu'il  n'exprime  point  un  besoin  pri- 
mordial, permanent  et  nécessaire  del'huraanité*?» 
Mais  quel  raisonnement,  Messieurs!  Et  si  peut- 
être  l'idée  de  patrie  a  changé  quelquefois  en  -sa 
forme,  qui  ne  sait,  et  quel  enfant  de  l'école  pri- 
maire ne  répondrait  qu'elle  est  toujours  demeurée 
la  même  en  son  fond?  Non,  Messieurs,  —  l'his- 
toire est  là  pour  nous  l'apprendre,  —  non, 
la  Grèce  entière,  au  lendemain  de  Marathon, 
n'a.  pas  tressailli  d'une  moindre  allégresse  que 
la  France  révolutionnaire  au  lendemain  de  Jem- 
mapes  !  et  non.  Messieurs,  au  lendemain  de 
Sedan  ou  de  Waterloo,  la  France  impériale  ne  s'est 
pas  sentie  moins  cruellement  atteinte,  ni  d'une 
autre  manière,  que  la  Rome  républicaine  au  len- 
demain de  Trasimène  ou  de  Cannes!  Qu'est-ce  à 

4.  Telle  est  bien  au  fond  la  thèse  de  Renan,  dans  la  conférence 
que  nous  avons  déjà  visée  ci-dessus.  Mais  comme  il  revendiquait 
(c'était  en  1882)  le  droit  de  l' Alsace-Lorraine  à  disposer  libre- 
ment d'elle-même,  on  n'a  pas  vu,  ou  on  a  feint  de  ne  pas  voir 
ce  qu'il  y  avait  d'arbitraire,  de  peu  conforme  à  l'histoire,  et  de 
dangereux,  à  ruiner  dnsi  ce  qu'il  y  a  d'éternellement  subsistant 
dans  l'idée  de  patrie,  pour  en  faire  consister  le  tout  dans  un 
consensus  passager  d'opinions  changeantes.  Ce  serait  en  efTet  la 
justification,  non  seulement  de  tous  les  «  fédéralismes  »,  mais, 
si  j'ose  ainsi  dire,  ce  serait  celle  de  tous  les  «  séparatismes  ».  La 
Vendée  de  1793  aurait  eu  le  droit  de  refuser  de  donner  son  sang 
pour  une  cause  qui  n'était  pas  la  sienne  ;  et,  s'il  plaisait  à  la 
Flandre  on  a  la  Picardie  de  se  détacher  demain  du  reste  de  la 
France,  il  leur  suffirait  d'invoquer  la  majorité  des  suflrage»  de 
la  province  I  Qui  ne  voit  que  c'est  ici  la  négation  même  de  l'idée 
de  patrie  ?  et  comment  a-t-on  pu  s'y  méprendre  ? 


LES    ENNEMTS    DE    L^ÂME   FRANÇAISE  173 

dire  ?  sinon  qu'en  dépit  de  toutes  les  modifications 
de  surface,  et  de  tous  les  sophismes  qu'on  emploie 
pour  en  exagérer  l'importance,  il  y  a  toujours  eu 
quelque  chose  d'identique  h  soi-même,  et  par  con- 
séquent de  fixe,  dans  le  concept  de  patrie.  Ces 
même  ce  que  nos  beaux  esprits  en  ont  appelé  quel 
quefois  l'étroitesse.  Elle  emprisonne  leur  liberté 
de  penser  I  Leur  intellectualisme  étouffe  dans  ses 
limites  !  Et  n'osant  pas  toutefois  l'attaquer  trop 
ouvertement,  c'est  alors  qu'ils  en  ont  cherché  des 
moyens  plus  obliques,  et,  les  ayant  trouvés,  c'est 
ici  qu'ils  sont  devenus  et  qu'ils  sont  vraiment 
dangereux. 

Quand  ils  ont  donc  vu  que  ni  les  finesses  de  leur 
érudition,  ni  la  félicité  qu'ils  promettaient  à  ceux 
qui  les  écouteraient,  ni  l'illusion  de  la  paix  per- 
pétuelle ne  réussissaient  à  triompher  de  l'idée  de 
patrie,  ils  ont  alors  changé  de  tactique.  Patiem- 
ment, —  et  sans  déclarer  un  dessein  dont  aussi 
bien  quelques-uns  d'entre  eux  n'avaient  peut-être 
pas  une  conscience  très  claire,  —  ils  ont  essayé  de 
défaire  le  travail  des  siècles.  L'une  après  l'autre, 
ils  ont  entrepris  de  détruire  toutes  les  traditions 
qui  sont  comme  les  racines  de  l'idée  de  patrie.  Ils 
se  sont  efforcés,  en  deux  mots,  de  dénaturer  l'âme 
française.  Et  vous  me  direz,  Messieurs,  qu'ils  n'y 
ont  pas  jusqu'à  présent  réussi  davantage.  Mais, 
prenez-y  garde  !  quand   ils  n'y  devraient  jamais 


174  DISCOURS   DE   COHBA 

réussir,  —  et  je  l'espère  bien  pour  ma  part,  —  ce 
n'est  jamais  pourtant  sans  afifaiblir  étrangement 
un  grand  peuple  que  l'on  essaie  de  briser  les  liens 
qui  le  rattachent  à  son  propre  passé.  «  Vous  êtes 
appelé  à  recommencer  l'histoire»,  s'écriait  un 
jour  Barrère  à  la  tribune  de  la  Convention  natio- 
nale. Mais  on  ne  «  recommence»  pas  l'histoire,  pas 
plus  qu'on  ne  «  recommence  »  la  vie;  c'est  tout  au 
plus  si  on  les  renouvelle  ;  et  on  ne  les  renouvelle 
qu'en  les  continuant.  C'est  à  quoi  la  tradition  nous 
sert^  et  c'est  pourquoi  les  pires  ennemis  de  l'âme 
française  sont  les  ennemis  de  la  tradition. 


II 


Dans  une  occasion  récente,  quand  nous  avons 
formé  la  Ligue  de  la  Patrie  française^  et  annoncé 
notre  ferme  propos  de  maintenir,  autant  que  nous 
le  pourrions,  les  traditions  qui  sont,  à  notre  avis, 
celles  de  ce  pays  de  France,  on  nous  a  demandé, 
non  sans  quelque  intention  d'ironie,  ce  que 
c'étaient  que  ces  traditions?  où  nous  les  prenions? 
comment  nous  les  définissions?  et,  par  hasard, 
si  nous  nous  flattions  de  ramener  la  France 
du  xx'  siècle  aux  institutions  de  saint  Louis,  de 
Charlemagne  ou  de  Glodion?  Non!  ce  n'est  pas 
ainsi  que  nous  l'entendons.  La  tradition,  pour  nous. 


LES   ENNEMIS    DE    l'aME    FRANÇAISE  175 

ce  n'est  pas  ce  qui  est  mort,  c'est,  au  contraire,  ce 
qui  vit  ;  c'est  ce  qui  survit  du  passé  dans  le  pré- 
sent; c'est  ce  qui  dépasse  l'heure  actuelle;  et  de 
nous  tous,  tant  que  nous  sommes,  ce  ne  sera,  pour 
ceux  qui  viendront  après  nous,  que  ce  qui  vivra 
plus  que  nous^  Et  cette  tradition,  pour  la  carac- 
tériser, ce  n'est  pas,  Messieurs,  à  saint  Louis  que 
nous  remontons,  ni  à  Gharlemagne,  ni  à  Glodion, 


1.  C'est  ce  que  M.  Ernest  Lavisse  disait  éloquemment,  il  y  a 
quelques  années,  dans  un  discours  sur  l'Enseignement  historique 
en  Sorbonne  et  VÉducation  nationale. 

«  C'est  à  l'école  de  dire  aux  Français  ce  que  c'est  que  la  France  ; 
qu'elle  le  dise  avec  autorité,  avec  persuasion,  avec  amour.  Elle 
mesurera  son  enseignement  au  temps  et  aux  forces  des  écoliers. 
Pourtant  elle  repoussera  les  conseils  de  ceux  qui  diront  :  «  Négligez 
«  les  vieilleries.  Que  nous  importent  Mérovingiens,  Carolingiens, 
4  Capétiens  mêmes?  Nous  datons  d'un  siècle  à  peine.  Com- 
mencez à  notre  date.  »  Belle  méthode,  pour  former  des  esprits 
solides  et  calmes  que  de  les  emprisonner  dans  un  siècle  de 
luttes  ardentes  où  tout  beaoin  veut  être  satisfait  et  toute  haine 
assouvie  sur  l'heure  !...  Ne  pas  enseigner  le  passé,  mais  il  y  a 
dans  le  passé  une  poésie  dont  nous  avons  besoin  pour  vivre  I... 
11  faut  verser  dans  l'âme  du  paysan  la  poésie  de  l'histoire.  Con- 
tons-lui les  Gaulois  et  les  druides,  Roland  et  Godefroi  de  Bouillon, 
Jeanne  d'Arc  et  le  Grand  Ferré,  et  tous  ces  héros  de  l'ancienne 
France,  avant  de  lui  parler  des  héros  de  la  France  nouvelle... 
Faisons  pénétrer  dans  son  esprit  cette  idée  juste  que  les  choses  d'au- 
trefois ont  eu  leur  raison  d'être  ;  qu'il  y  a  des  légitimités  succes- 
sives au  cours  de  la  vie  d'un  grand  peuple  ;  et  qu'on  peut  aimer 
toute  la  France  sans  manquer  à  sei  obligations  envers  la  Repu- 
blique.  » 

Le  même  orateur  disait  encore,  en  une  autre  occasion: 

«  Ou  il  faut  nier  absolument  l'existence  d'une  force  morale,  la 
puissance  des  idées  et  des  sentiments  sur  les  âmes  et  par  consé- 
quent sur  l'activité  des  hommes,  ou  bien  il  faut  admettre  que 
l'on  ajoute  à  l'énergie  nationale,  quand  on  donne  à  un  peuple  la 
conscience  de  u  valeur,  l'orgueil  de  son  histoire.  »  {Qugttiont 
(VEnêcigTiement  national,  Paria,  1885,  A.  Colin.) 


176  DISCOURS    DE   COMBAT 

c'est  plus  haut  encore  dans  l'histoire;  c'est  bien 
plus  haut  !  C'est  jusqu'aux  Gaulois,  c'est  jusqu'à 
César;  c'est  au-delà  môme  de  César;  c'est  jusqu'à 
celui  qui  a  dit  :  Duos  res  pleraque  Gallia  indus- 
triosissime  prosequitur^  rem  militarem  et  argute 
loqui.  «  Presque  tous  les  Gaulois  s'appliquent 
avec  autant  de  succès  que  de  persévérance  à  deux 
choses,  qui  sont  l'art  de  la  guerre  et  celui  de 
la  parole.  »  Nous  avons  une  «  tradition  mili- 
taire »  ;  nous  avons  une  «  tradition  littéraire  »  et 
«  intellectuelle  »  ;  et  nous  avons  aussi,  depuis  que 
le  christianisme  a  paru  dans  le  monde,  une  «  tra- 
dition religieuse  ».  «  Natio  est  omnium  Gallorum^ 
disait  déjà  César,  admodum,  dedita  religionibus^.  » 
Une  f<  tradition  militaire  »  !  oui,  nous  avons  une 
«  tradition  militaire  »  ;  et,  en  la  soutenant  de  tout 
notre  pouvoir,  nous  avons  la  prétention  de  n'être 
ni  plus  «  réactionnaires  »,  ni  moins  «  républi- 
cains »,  que  ceux  qui  la  renient  ou  qui  la  mécon- 
naissent. Nous  voulons  seulement  continuer  d'être 
une  nation.  Or,  Messieurs,  que  les  amis  de  la  paix 
à  outrance  le  regrettent,  s'ils  le  veulent  !  et  qu'ils 
s'épanchent  en  déplorations  pathétiques  ou  niaises  ! 
Leurs  élégies  ne  feront  pas,  ni  leurs  idylles,  qu'en 
tout  temps  et  par  tout  pays  il  ne  se  soit  formé  d« 


1.  Je  me  rappelle  avoir  traité  ce  sujet  de  «  la  tradition  en  géné- 
ral »  et  développé  la  même  idée,  dans  un  Discours  adressé  aux 
élèves  du  collège  Stanislas. 


l 


LES   ENNEMIS    DK   t'AME    FRANÇAISB  l77 

nation  qu'autour  et  par  le  moyen  d'une  cnîié^e  natio- 
''•oJe.  Cela  est  vrai  ro^is  le  savez,  d^  l'Italie  con- 
temporaine ;  cela  est  vrai  de  l'Allemagne  impériale; 
cela  est  vrai  même  des  Républiques  ;  et,  —  si  nous 
avions  l'esprit  plus  libre  en  ce  moment,  si  nous 
l'avions  surtout,  et  d'une  manière  générale,  plus 
attentif  à  ce  qui  se  passe  dans  le  monde,  —  c'est 
la  leçon,  une  des  leçons  que  nous  aurions  tirées 
des  récents  événements  d'Amérique  ^  Mais  com- 

1.  C'est  ce  que  semble  enseigner  l'histoire,  et,  puisque  tout 
le  monde  en  convient,  on  m'a  donc  fait  observer  que,  pour 
énoncer  une  vérité  aussi  banale,  ce  n'était  pas  la  peine  de 
me  transporter  de  Paris  à  Lille  et  d'assembler  dans  un  hippo- 
drome quelques  milliers  d'auditeurs. 

Mais  il  en  est  de  cette  vérité  prétendument  banale  comme  de 
lant d'autres.  L'expression  seule  en  est  banale;  et,  tout  en  conve- 
nant qu'il  n'y  a  pas  eu  jusqu'ici  de  «  nation  sans  armée  y>,  de  fort 
honnêtes  gens  travaillent  de  tout  leur  pouvoir  à  faire  qu'il  y  en 
ait  désormais.  La  campagne  qu'on  mène,  en  France  et  en  Italie 
notamment,  contre  le  militarisme,  n'a  pas  d'autre  but  actuel  ni 
d'autre  signification  théorique,  et,  à  cet  égard,  je  ne  sais  lequel 
des  deux  est  le  plus  instructif,  du  livre  de  M.  de  Molinari  sur  la 
Grandeur  et  la  Décadence  de  la  Guerre  (Paris,  1898,  Guillaumin), 
ou  du  livre  de  M.  G.  Ferrero  :  Il  Militarismo  (Milano,  189S,  Fra- 
tcUi  Trêves).  En  tout  cas,  il  s'agit  bien,  dans  le  livre  du  vieil 
économiste,  comme  dans  celui  du  jeune  sociologue,  de  séparer 
la  nation  de  l'armée;  de  réduire  la  seconde  à  n'être  dans  la 
première  qu'un  organe  ou  plutôt  un  rouage  inférieur  et  subor- 
donné, une  administration  civile  de  la  défense  nationale,  dans  le 
genre  de  l'Administration  des  Eaux,  par  exemple,  ou  des  Postes  et 
'l  clégraphes  ;  il  s'agit  d'enlever  à  l'armée  cette  opinion  ou  cette 
dce  (relle-mônie,  ceUe  conscience  de  son  rôle,  qui  est  la  source 
le  toute  discipline  comme  de  tonte  abnégation  ou  de  tout  dévoue- 

lent  ;  et  finalement,  en  laissant  subsister  l'appareti  ji  ou  le  décor 

vi  l'institution  militaire,  il  s'agit  d'en  anéantir  l'esprit.  L'armée, 
dans  ce  système,  on  le  voit  sans  doute,  est  quelque  chose  encore 
(li;  moins  que  les  administrations  civiles  auxquelles  nous  la  coni- 
ponons  tout  à  l'heure.  On  ne  la  considère,  à  vrai  dire,  que 

12 


178  DISCOURS    DE    COMBAT 

bien  cela,  Messieurs,  n'est-il  pas  encore  plus  vrai 
Je  notre  France!  C'est  une  dynastie  militaire  qui 
nous  a  fait  notre  ancienne  France  ;  et,  à  la  fm  du 
dernier  siècle,  ai-je  besoin  de  vous  le  rappeler?  la 
Révolution  n'a  précisément  achevé  l'unité  fran- 
çaise, elle  ne  s'est  elle-même  sauvée  de  la  ruine, 
et  la  France  avec  elle,  qu'en  devenant  militaire. 
J'en  atteste  ici.  Messieurs,  sur  cette  lerre  de 
Flandre,  les  souvenirs  héroïques  de  l'armée  de 
Sambre-et-Meuse  !  C'est  pour  cette  raison.  Mes- 
sieurs, que  nous  tenons  à  notre  «  tradition  mili- 
taire M,  parce  que  nous  savons  qu'elle  est  en 
quelque  sorte  adéquate  à  la  formation  de  la  patrie 
française  ;  c'est  pour  cela  que  je  n'ai  pas  craint 
d'a{)peler  notre  armée  «  le  lien  de  notre  unité 
nationale  »  ;  et  c'est  pour  cela,  gens  d'étude  ou  de 
cabinet,  qui  ne  sommes  pourtant  point  des  «  bu- 
veurs de  sang  »,  ni  des  césariens,  ni  des  courtisans 

comme  un  «  mal  nécessaire  »  dont  il  faut  s'efforcer  de  restreindre 
les  effets,  en  attendant  qu'on  en  puisse  anéantir  le  principe.  Et 
on  peut  bien  convenir  après  cela  «  qu'il  ne  saurait  y  avoir  de 
nation  sans  armée  »  ;  mais,  en  le  disant,  on  n'en  croit  rien  ; 
«c'est  une  concession  que  l'on  fait  aux  préjugés  ■>  de  ses  contem- 
porains ;  et,  dans  le  fond  de  son  cœur,  on  appelle  de  tous  ses 
vœux  la  destruction  de  ces  «  préjugés  ». 

Ce  n'est  donc  point  du  tout  une  vérité  si  banale  que  de  répé- 
ter «  qu'il  n'y  a  pas  de  nation  sans  armée  »-  Bien  loin  d'en  être 
convaincus,  beaucoup  d'honnêtes  gens,  trop  d'honnêtes  gens 
aujourd'hui,  sont  persuadés  du  contraire.  (Voyez  la  suivante  con- 
férence, p. 813).  C'est  à  eux  que  je  m'adressais  en  développant  cette 
formule,  et,  dans  le  temps  où  nous  sommes,  c'est  eux  que  je 
voudrais  mettre  en  garde  contre  les  sophismcs  décevant»  ou 
dangereux  des  «  eouemiâ  de  ruraiée  >. 


LES   ENNEMIS   DE    L  ÂME   PRANÇÂISB  179 

de  la  force,  c'est  pour  cela  que,  dès  qu'on  attaque 
l'armée,  mous  sentons  tout  notre  être  en  nous  se 
soulever  d'un  mouvement  de  révolte. 

Est-ce  à.  dire,  Messieurs,  —  comme  on  nous  en 
accuse  avec  autant  de  mauvaise  foi  que  d'em- 
phase, —  est-ce  à  dire  que  nous  prétendions  faire 
de  l'armée  nationale  une  caste  ?  une  force  de  fait 
dans  l'Etat  de  droit?  un  pouvoir  dont  les  actes 
échapperaient  à  la  juste  autorité  des  lois?  Encore 
une  fois,  ceux  qui  le  disent  n'en  croient  rien  eux- 
mêmes,  et  ils  essayent  vainement  de  se  le  persua- 
der! Mais  ce  qui  est  vrai,  et  ce  qu'ils  peuvent  donc 
nous  reprocher,  s'ils  en  ont  le  triste  courage, 
c'est  que  nous  ne  pensons  pas  avec  eux  que  le 
militaire  soit  un  «  fonctionnaire  »  comme  un  autre, 
ni  que  la  maigre  solde  qu'on  lui  donne  nous 
acquitte  envers  lui.  C'était  peut-ôtre  ainsi  qu'on 
pensait  à  Garthage  ou  à  Byzance  ;  mais  cela  n'est 
en  vérité  ni  dans  la  «  tradition  française  »,  ni 
dans  la  «  tradition  militaire  ».  Et  qu'on  ne  traves- 
tisse pas  ici  notre  pensée  !  Il  n'est  pas  question 
de  savoir  ce  que  deviennent  parfois  les  militaires 
dans  les  longs  loisirs  d'une  garnison  pacifique  ! 
Mais  nous  disons  qu'on  ne  se  fait  pas  militaire 
sans  quelque  esprit  d'audace  ou  de  générosité. 
Nous  disons  qu'il  en  coûte  à  tout  homme,  et  par- 
ticulièrement à  tout  Français,  de  se  soumettre 
aux  exigences  de  la  discipline  militaire,  et  qu'il 


180  DISCOURS   DE   COMBAT 

n'y  réussit  qu'à  force  d'abnégation  ou  de  dévoue- 
ment. Nous  disons  qu'on  ne  se  résigne  pas,  sans 
quelque  esprit  de  sacrifice,  à  se  désintéresser, 
quarante  ans  durant,  de  tout  espoir  de  fortune  ou 
d'indépendance  pour  ne  trouver,  au  bout  de  ces 
quarante  ans,  qu'une  mort  souvent  horrible  ou  une 
retraite  inglorieuse.  Et,  sachant  tout  cela,  nous  ne 
nous  soucions  pas.  Messieurs,  de  quelques  excep- 
tions, mais  nous  croyons  qu'il  est  bon,  nous 
croyons  qu'il  est  juste,  nous  croyons  qu'il  est 
conforme  à  nos  «  traditions  »  de  rendre  en  grati- 
tude et  en  égards  à  nos  officiers  ce  que  ni  l'ar- 
gent, ni  les  honneurs,  ni  les  croix  ne  sauraient 
jamais  payer.  Non,  vraiment,  nous  n'admettons 
pas  que  le  métier  militaire  soit  un  métier  comme 
un  autre  ;  et,  le  jour  oii  nous  l'admettrions, 
nous  disons  qu'il  y  aurait  quelque  chose  de  changé 
dans  l'âme  française  ^  !  Nous  avons  toujours  su 
distinguer  jusqu'à  présent  une  armée  d'une  garde 
nationale;  et  qui  ne  sait.  Messieurs,  qui  ne  sent 
qu'il  importe,  non  seulement  à  notre  dignité,  mais 
à  notre  intérêt  même,  que  nous  ne  perdions  pas 
le  sentiment  de  cette  distinction? 

Si  vis  pacem^  para  bellum^  disait  un  vieil  adage, 
et  on  peut  dire  aujourd'hui  quelque  those  de 
plus.  Une  armée  forte  et  respectée  n'est  pas  seu- 

1.  On  ne  s'explique  pas  pourquoi  la  plupart  de  c«ux  qui  trar 
vaillent  à  ce  cheuagemeat  «'eu  défendent. 


LES   ENNEMIS   DE   L^AME   FRÀNÇAISS  181 

lement  la  garantie  de  la  sécurité  des  nations;  il 
se  pourrait,  Messieurs,  qu'elle  fût  encore  la,  prin- 
cipale condition  de  la  prospérité  matérielle  des 
États.  Quel  est  donc  l'utopiste  ou  l'économiste 
naïf  qui  s'est  avisé,  le  premier,  de  traiter  les 
armées  de  «  classe  improductive  »  ?  et  le  mot,  vous 
le  savez,  n'a  fait  ou  semblé  faire  nulle  part  plus 
de  fortune  qu'en  Angleterre.  Cependant,  aujour- 
d'hui. Messieurs,  cette  même  Angleterre,  —  la 
puissance  pacifique,  dit-on,  industrielle,  commer- 
ciale entre  toutes,  —  n'en  est  pas  moins  de  toutes, 
celle  aussi  dont  le  budget  militaire  est  le  plus 
élevé,  plus  élevé  que  le  nôtre,  plus  élevé  que 
celui  de  l'Allemagne.  Sa  flotte  lui  coûte  près 
de  700  millions  de  francs,  et  c'est  à.  ce  prix 
qu'elle  est  l'Angleterre.  Songeons  encore  à  l'Alle- 
magne, et  demandons-nous  à  quelle  cause  est  dû 
le  prodigieux  essor  de  son  commerce  et  de  son 
industrie  depuis  une  trentaine  d'années?  Mais 
rappelons-nous  plutôt  notre  propre  histoire,  le 
temps  de  Louis  XIV,  par  exemple,  l'époque  de 
Nimègue,  ou  les  années  récentes  encore  du  second 
Empire?  —  Quelle  est  d'ailleurs  la  nature  de  cette 
relation  entre  la  prospérité  matérielle  et  la  force 
militaire.  Messieurs,  je  ne  saurais  le  f!,/re  ;  je 
constate  seulement  qu'elle  existe  ;  et,  san^  doute, 
parce  que  nous  le  sentons  tous  confusément,  c'est 
une  encore  des  raisons  que  nous  avons  de  demeu- 


182  DISCOURS   DE   COMBAT 

rer  fidèles  à  notre  «  tradition  militaire  ».  Nos 
intérêts  sont  ici  d'accord  avec  le  soin  de  notre 
gloire.  La  préparation  de  la  guerre  entretient 
((  Ifîs  arts  de  la  paix  ».  Et  l'une  des  opinions,  je 
ne  veux  pas  dire  les  plus  fausses,  mais  les  moins 
prouvées  qu'il  y  ait,  c'est  que,  si  nous  diminuions 
notre  Etat  militaire,  notre  prospérité  s'accroîtrait 
tout  aussitôt  d'autant.  Je  persiste,  pour  ma  part, 
à  penser  justement  le  contraire. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  à  notre  «  tradition 
militaire  »,  c'est  à  notre  tradition  «  littéraire  »  ou 
«  intellectuelle  »  que  s'aUaquent,  depuis  tantôt 
cent  ans,  les  ennemis  de  l'âme  française,  et  à  cet 
égard.  Messieurs,  je  doute  qu'on  trouvât  dans 
l'histoire  un  seul  peuple  qui  ait  fait  le  même  et 
prodigieux  effort  que  nous,  pour  abolir  en  lui 
jusqu'à  la  mémoire  de  son  propre  passé.  Les 
peuples  qui  n'ont  pas  d'histoire  essayent  de  s'en 
faire  une  ^  1  et  nous,  quand  nous  n'affectons  pas 

1.  C'est  ce  qui  se  passe  aux  Etats-Unis,  où,  depuis  une  vingtaine 
d'années  on  a  vu  se  former  je  ne  sais  combien  d'associations 
«  patriotiques  »  d'hommes  ou  de  femmes,  dont  l'objet  est,  en 
premier  lieu,  de  «  rassembler  les  documents  de  toute  nature  qui 
peuvent  rappeler  le  souvenir  des  fondateurs  de  l'Indépendance 
américaine  »  ;  et,  en  second  lieu,  de  «  répandre  parmi  la  jeunesse, 
particulary  among  the  young,  la  connaissance  de  tout  ce  qui 
touche  à  l'histoire  nationale,  afin  de  développer,  en  r^ême  temps 
que  le  respect  des  héros  de  l'histoire  d'Amérique,  l'esprit  de 
■patriotisme  ».  Ce  programme  est  celui  des  Dame»  coloniales 
d'Amérique,^  la  première  des  sociétés  de  femmes  qui  se  soit 
fondée  dans  cette  intention  patriotique  ».  D'autres  associations, 
qui  portent  le  nom    de  Filles  ou  de  Daines  de  la  Révolution, 


LES    ENNEMIS    DE    L  AME    FRANÇAISB  183 

dMgnorer  la  nôtre,  nous  ne  l'étudions  que  pour 
y  chercher  des  raisons  de  nous  en  détacher.  Ja- 
mais Russe,  assurément,  ne  paria  de  Pierre  le 
Grand,  jamais  Allemand  de  Frédéric,  jamais  An- 
glais d'Elisabeth  ou  môme  d'Henri  VIII,  comme 
nous  faisons  de  Louis  XIV  ou  de  Napoléon.  A 
qui.  Messieurs,  croyons-nous  que  cela  profite  ? 
Nous  flattons-nous  peut-être  de  détruire  en  nous 
notre  hérédité  ?  Quel  bien  nous  imaginons-nous 
qu'il  nous  en  revienne  ?  Et  si,  par  malheur,  nous 

n'admettent  parmi  elles  que  les  femmes  dont  les  «  ancêtres  » 
ont  jadis  rendu  comme  patriotes,  as  a  recnqnized  patriot,  quelque 
service  éminent  à  la  cause  de  l'indépendance.  Et  j'en  trouve  enfin 
def  tout  à  fait  «  aristocratiques  »,  où  l'on  n'entre  qu'à  la  condilion 
de  dater  d'avant  l'indépendance,  et  ainsi  de  remonter  jusqu'aux 
origines  même  de  la  colonisation. 

Les  sociétés  d'hommes  sont  encore  plus  nombreuses  :  —  Order 
of  funders  nnd patriots  of  America.,  1896  ;  Socielif  of  May  Flower's 
descendants,  1894;  Sons  of  Ihe  Révolution,  1890,  —  et  la  date 
de  leur  «  incorporation  »  n'est  pas  moins  intéressante  à  con- 
naître que  l'objet  de  leur  institution. 

N'est-ce  pas  comme  si  l'on  disait  que,  du  fond  même  de  la 
démocratie,  la  force  des  choses  dégage  insensiblement  des  ten- 
dances aristocratiques?  Une  noblesse  essaye  là-bas  de  se  consti- 
tuer :  j'enlends  une  noblesse  historique,  fondée  sur  la  mémoire 
et  la  reconnaissance  des  services  rendus.  L'idée  gagne  et  sa 
répand  qu'un  descendant  de  Washington  ou  de  Franklin,  s'il  en 
existe,  a  quelques  raisons  d'être  un  «  meilleur  Américain  »  qu'un 
Irlandais  ou  un  Allemand  débarqués  d'hier  à  New-York.  On  rend 
hommage  à  la  fnidition  ;  on  en  reconnaît  la  nécessité.  Non  seu- 
lement on  ne  l'aff.iihlit  pns,  mais  on  essaye  de  la  fortifier  pour 
en  faire  comme  un  point  fixe  et  inébranlable  dans  l'océan  mou- 
vant de  la  démocratie.  Et  nous,  tandis  que  les  Américains  eux- 
mêmes  seraient  hommes  à  s'inventer  une  «  légende  >  plutôt  que 
de  se  résigner  à  n'avoir  pas  d'histoire,  c'est  le  moment  que  nous 
choisissons  pour  achever  d'abolir  tout  ce  qu'il  y  a  d'historique 
dans  nos  institutions,  dans  no«  habitudes  mêmes,  et,  si  nous  la 
pouvions,  dans  nos  mœurs. 


184  DISCOURS   DE   COMBAT 

y  réassissions,  nous  serions-nous  donc  proposé  de 
devenir  un  peuple  de  contrefacteurs  ?  C'est  ce 
qu'il  y  a  lieu  de  se  demander  quand  on  voit  la 
fureur  d'imitation  dont  nous  sommes  possédés; 
l'admiration  que  nous  professons  pour  «  la  supé- 
riorité des  Anglo-Saxons  »  ;  et  les  tentatives, 
qu'à  la  vérité  nous  ne  faisons  pas,  mais  qu'on 
nous  conseille  de  faire,  pour  nous  approprier 
leurs  mœurs. 

A  Dieu  ne  plaise,  Messieurs,  que  je  méconnaisse 
ici  les  grandes  qualités  des  Anglo-Saxons  !  Les 
Anglo-Saxons,  dans  l'histoire,  sont,  comme  l'on 
dit,  une  rare  espèce  d'hommes,  et  je  voudrais  de 
tout  mon  cœur  que  notre  fortune  en  ce  siècle  eût 
ressemblé  à  la  leur.  Oui,  certainement,  je  vou- 
drais que  nous  eussions  fait  l'économie  de  nos 
huit  ou  dix  révolutions  !  et  que  nos  institutions 
fussent  aussi  respectées  de  nous-mêmes  ;  nos 
finances  aussi  bien  administrées  ;  nos  colonies 
aussi  prospères  que  les  leurs  !  Mais  de  quoi  je  ne 
suis  pas  sûr,  c'est  qu'ils  ne  doivent  pas  aux  cir- 
constances quelques-unes  de  leurs   qualités  ^  ;  et 

i.  C'est  ce  que  j'ed  voulu  dire  en  dissoit  quelque  part  que 
«l'Angleterre  était  une  île  »;  et  cette  «  constatation  »  a  singuliè- 
rement égayé  quelques  publicistes.  C'est  qu'ils  n'aiment  point 
qu'on  «  résume  »  les  choses  I  Mais,  s'ils  avaient  pris  la  peine 
d'observer  la  vivacité  d'opposition  que  soulève  dans  1»;  presse 
anglaise,  ausai  souvent  qu'on  en  parle,  tout  projet  âe  tunnel 
sous-marin  on  de  pont  sur  la  Manche,  ils  auraient  trouvé  ma 
<  constatation  »  moins  ridicule  Tunnel  ou  pont,  ce  ne  serait  pas 


LES   ENNEMIS   DE   l'aME   FRÂNÇÂISB  185 

les  plus  éminentes  ou  les  plus  rares  d'entre  elles, 
à  la  ténacité  de  ce  que  l'on  peut  bien  appeler 
leur  nationalisme.  Les  Anglo-Saxons,  plus  heu- 
reux que  nous  en  ce  moment,  et  plus  favorisés  de 
la  fortune,  nous  sont-ils  supérieurs?  Je  n'en  sais 
rien  ;  je  ne  le  crois  pas  ;  quelque  chose  en  moi  se 
refuse  à  le  croire.  Mais  cette  «  supériorité  »,  s'il 
me  fallait  la  reconnaître,  je  dirais  hardiment  et 
je  montrerais  aisément  qu'ils  la  doivent  surtout 
à  ce  qu'ils  sont,  toujours  et  en  tout,  demeurés 
des  Anglo-Saxons  ^  Ce  qu'ils  sont,  et  quoi  qu'ils 

une  affaire;  et  l'Angleterre  n'en  serait  pas  plus  exposée  à  un 
danger  d'invasion;  mais  ce  serait  la  destruction  symbolique  de 
son  isolement,  et  sachant  ce  qu'elle  doit  à  cet  isolement,  elle  en 
veut  conserver  jusqu'au  signe. 

Je  n'iii  pas  non  plus  la  prétention  de  rien  apprendre  à  ces 
savants  hommes  en  leur  faisant  remarquer  que,  depuis  une  cin- 
quantai  Be  d'années,  l'Angleterre,  qui  était  jadis  aux  extrémités 
du  mon  ie,  —  et  toto  divisas  orbe  Brilannos,  —  en  est  devenue 
pour  aukù  dire  le  «  centre  »  ;  mais  je  ne  crois  pourtant  pas  qu'il 
soit  iniVvle  de  le  dire,  ou  de  le  redire,  car  on  l'a  dit  avant  moi, 
pour  in  li  quer  une  autre  des  causes  de  «  la  supériorité  des  Anglo- 
Saxons  ». 

Et  si  QOis  avions  fait  enfin,  depuis  un  siècle,  ou  un  peu  davan- 
tage, 1  économie  des  huit  ou  dix  révolutions  qui  ont  ensan- 
glanté notre  histoire,  de  1789  à  1871,  n'est-il  pas  permis  de  se 
demander  si  nous  n'en  serions  pas  nous-mêmes  au  point  de 
puissance  et  de  prospérité  que  nous  leurs  envions  ?  Question 
naïve  encore,  et  surtout  question  insoluble  1  mais  moins  naïve 
qu'elle  n'en  a  l'air,  si,  d'attribuer,  comme  on  le  fait,  «  la  supé- 
riorité des  Anglo-Saxons  »  à  des  aptitudes  de  race,  physiolo- 
giques et  congénitales,  contre  lesquelles  nous  ne  pourrions  rien, 
c'est  introduire  la  fatalité  dans  notre  histoire;  et,  au  contraire, 
■i  c'est  QOUs  rendre  à  l'espérance  en  même  temps  qu'à  la  liberté, 
de  ne  Toir  dans  leur  fortune  présente  que  l'œuvre  des  circons- 
tances, dont  nous  sommes  toujours  un  peu  les  maîtres. 

1.  On  pourrait  exprimer  la  même  idée  d'une   autre  manière, 


186  DISCOURS    DE    COMBAT 

soient,  défauts  et  qualités  môles  et  compensés,  ils 
le  sont  pour  avoir  mis  à  l'être  une  orgueilleuse 
obstination;  et,  si  nous  voulons  les  imiter,  la  ma- 
nière n'en  est  pas  de  les  copier  servilement,  ni  de 
démarquer,  pour  ainsi  dire,  leurs  habitudes,'  mais 
d'être  nous  comme  ils  sont  eux,  Français  comme 
ils  sont  Anglais  ;  de  persévérer  dans  la  direction, 
d'abonder  dans  le  sens  de  notre  propre  histoire  ; 
et  ainsi,  d'ajouter  un  anneau  d'âge  en  âge  à  la 
chaîne  de  nos  traditions 

C'est  ce  que  n'ont  pas  compris,  Messieurs,  ceux 
qui  ont  travaillé  depuis  cent  ans,  qui  travaillent 
toujours  à  déplacer  le  centre  de  notre  histoire 
littéraire,  et,  en  vérité,  comme  s'ils  voulaient  se 
faire  pardonner  par  l'Europe  la  pacifique,  heu- 
reuse et  bienfaisante  domination  que  nos  écri- 
vains ont  jadis  exercée  sur  elle  !  Que  de  choses, 
Messieurs,  n'aurais-je  pas  à  dire  là-dessus,  si 
c'était  aujourd'hui  le  temps,  et  ici  le  lieu  de  faire 
le  critique  ou  le  professeur  de  littérature  !  et  j'ai 
beau  les  avoir  vingt  fois  dites,  je  les  crois  si  pro- 
fondément que  je  ne  désespérerais  pas  de  vous  les 
(lire  encore  d'une  façon  nouvelle.  Mais  uii  témoin 
[)lus  désintéressé  vous  les  dira  sans  doute  bien  plus 
éloquemment,  et  puisque  la  mode  est  aux  Anglo- 


en  disant  que  partout  où  s'établit  un  Anglais,  non  seulement 
on  ne  voit  pas  qu'il  cesse  d'être  Anglais,  mais  toute  l'Angleterre 
s'y  établit  avec  lui. 


LES    ENNEMIS    DE    l'aME    FRANÇAISE  187 

Saxons,  je  me  contenterai  de  vous  remettre  sous 
les  yeux  une  page  de  Garlyle^. 

«  L'Angleterre,  avant  longtemps^  écrivait-il 
en  1840,  ne  contiendra  qu'une  petite  fraction  des 
Anglais,  et  en  Amérique,  dans  la  Nouvelle-Hol- 
lande, à  l'est  et  à  l'ouest,  et  jusqu'aux  antipodes, 
il  y  aura  un  Saxonnat  couvrant  de  grands  espaces 
du  globe.  Et  maintenant,  qu'y  a-t-il  qui  puisse 
retenir  tous  ces  hommes  ensemble  dans  une 
nation  virtuellement  une  ?  Ceci  est  justement 
regardé  comme  le  plus  grand  problème  pra- 
tique, comme  la  chose  que  toutes  sortes  de  sou- 
verainetés et  de  Parlements  ont  à  accomplir  ;  qui 
est-ce  qui  accomplira  ceci  ?  C'est  un  roi  anglais, 
et  un  roi  que  ni  temps,  ni  hasard,  ni  combinai- 
sons de  Parlements  ne  sauraient  jamais  détrô- 
ner. Ce  roi  Shakespeare,  souveraineté  couronnée, 
est-ce  qu'il  ne  brille  pas  sur  nous  tous  comme  le 
plus  noble,  le  plus  doux,  et  pourtant  le  plus  fort 
des  signes  de  ralliement.  Nous  pouvons  l'imaginer 
comme  rayonnant  d'en  haut  sur  toutes  les  nations 
d'Anglais  dans  mille  ans  d'ici.  Oui,  de  Paramatta, 
de  New- York,  en  quelque  lieu  et  sous  quelque 
sorte  de  constable  de  paroisse  que  vivent  des 
hommes  anglais  et  des  femmes  anglaises,  ils  se 
diront  les  uns  aux  autres  :  «  Oui,  ce  Sliakespeare 

1.  Tb.  Garlyle  :  les  Héro$,  traduction  Izoulet.  Troisième  Gonfé< 
rence,  le  Héros  comme  Poète. 


188  DISCOURS   DE   COMBAT 

«  est  à  nous;  nous  l'avons  produit,  nous  parlons  et 
«  pensons  par  lui  ;  nous  sommes  de  même  race 
«  et  de  même  sang  que  lui.  » 

En  Amérique,  à  Baltimore,  quand  il  m'est 
arrivé  de  lire  un  jour  ce  passage  de  Garlyle,  j'au- 
rais voulu.  Messieurs,  que  vous  vissiez  le  frémis- 
sement de  l'auditoire,  et  l'émotion  profonde  avec 
laquelle  il  se  reconnaissait  et  se  sentait  glorifié 
lui-même  dans  cette  apothéose  de  Shakespeare. 
Mais,  quelques  jours  plus  tard,  à  Montréal  et  à 
Québec,  il  m'était  donné  d'avoir  sous  les  yeux  le 
même  spectacle,  et  l'unique  différence  était  que  je 
ne  parlais  point  de  Shakespeare,  mais  de  La  Fon- 
taine et  de  Molière,  de  Racine  et  de  Corneille, 
de  Pascal  et  de  Bossuet.  Eux  aussi,  ces  Français- 
Canadiens,  d'esprit  français,  cette  tradition  fran- 
çaise, qu'ils  ont  souvent  peine  à  reconnaître  dans 
notre  littérature  contemporaine,  ils  la  retrouvaient 
dans  nos  grands  écrivains  du  xvii'  siècle,  et, 
sujets  fidèles  et  dévoués  de  l'Angleterre,  c'était 
pourtant  le  Cid  et  c' éi^ii  Andromaque ,  c'étaient  les 
Sermons  de  Bossuet  et  les  Pensées  de  Pascal  qui 
réveillaient  dans  le  fond  de  leur  cœur  le  souvenir 
de  leurs  origines.  Messieurs,  serons-nous  moins 
Français  qu'eux?  Apprendrons-nous  d'eux  ce  que 
nous  nous  devons?  Et  ne  comprendrons-nous 
pas  que  tout  ce  que  l'on  essaye  d'ôter  à  la  gloire 
de  ces  grands  hommes  et  de  leur  siècle,  hélas  !  ce 


LES    ENNEMIS    DE   L'aME   FRANÇAISE  189 

n'est  pas  à  eux  qu'on  l'enlève,  mais  à  nous,  ei 
vraiment  à  l'âme  française? 

Car  pour  ne  lien  dire  de  leurs  autres  qualités, 
-^'et  si  nous  mettons  seulement  quelques  épicu- 
riens à  part,  —  ce  que  leurs  œuvres  à  tous  nous    1 
enseignent,  c'est  l'action;  et  leur  prose  ou  leurs    j 
vers  nous   sont  des  sources  d'énergie  ^  Ils  n'ont  y 
pas  écrit  pour  écrire,  ni  pour  réaliser  un  rêve  de\  ' 
beauté  solitaire,  mais  pour  agir,  et,  selon  l'exprès-  , 
sion  de  l'un  d'eux,  pour  travailler  au  «  perfection- - 
nement  de  la  vie  civile  ».  Vous  savez  s'ils  y  ont 
réussi  !  La  théorie  d'art  qu'ils  ont  le  moins  com- 
prise, et  dont  l'incompréhension  les  a  quelquefois 
rendus  sévères  pour  quelques-uns  de  leurs  devan- 
ciers, c'est  la  théorie  de  l'art  pour  l'art.  Ils  ont  cru  ; 
que  la  parole  nous  avait  été  donnée  pour  exprimer 
des  idées,  et  les  idées  pour  servir  de  lumière  ou  de  ' 
guide  à  la  conduite.  C'est  par  là  qu'ils  ont  assuré,  j 
si  je  puis  ainsi  dire,   la  difiFusion  ou  le  rayonne- 
ment de  l'âme  française  dans  le  monde.  Et  d'autres 
après  eux  sont  venus,  à  qui  ni  la  popularité,  ni  la 

1.  Est-il  besoin  de  rappeler  ici  la  page  si  souvent  citée 
d'Henri  Heine  :  «  Qui  sait  combien  d'actions  d'éclat  jaillirent 
des  vers  tendres  de  Racine  ?  Les  héros  français  qui  gisent 
enterrés  aux  Pyramides,  à  Marengo,  à  Auslerlitz,  à  léna,  à 
Moscou,  avaient  entendu  les  vers  de  Racine,  et  leur  Empereur 
les  avaient  écoutés  de  la  bouche  de  Talma...  Euripide  est-il  un 
plus  grand  poète  que  I{acine?  Je  l'ignore,  mais  ce  que  je  sais, 
c'est  que  ce  dernier  fut  une  source  vivante  d'enthousiasme,  qu'il 
a  enfliimmé  le  courage  par  le  feu  de  l'amour,  et  qu'il  a  eniiiriii, 
ravi  et  ennobli  tout  un  peuple.  » 


190  DISCOURS   DE   COMBAT 

gloire  n'ont  manqué,  ni  le  génie  peut-être,  mais 
combien  moins  Français!  Retournons  donc  à  eux, 
tous  ensemble,  ou  plutôt,  non!  et,  pour  éviter  ici 
toute  équivoque,  n'y  retournons  pas  :  c'étaient  des 
hommes  de  leur  temps,  et  nous  sommes  les  «  gens 
de  maintenant  » .  Mais  souvenons-nous  qu'ils  sont 
les  modèles  ;  que,  s'il  existe  une  conception  vrai- 
ment sociale,  vraiment  humaine,  de  l'art,  ils  l'ont 
réalisée  pleinement;  et  que,  avant  eux  ou  depuis 
eux,  nous  avons  eu  peut-être  de  plus  grands  écri- 
vains, —  je  ne  le  crois  pas,  mais  peut-être!  — 
nous  n'en  avons  pas  eu  de  plus  nationaux,  et  les 
plus  nationaux  après  eux  seront  ceux  qui  en  appro- 
cheront le  plus^. 

Je  ne  sais,  Messieurs,  si  je  me  fais  bien  entendre! 
La  matière  est  difficile  et  la  distinction  délicate. 
Je  ne  conseille  certes  à  personne  de  s'enfermer  en 
soi  ni  dans  les  frontières  de  son  propre  pays  ;  je 
n'oppose  point  de  douanes  à  la  circulation  de  l'es- 
prit ;  je  suis  curieux  autant  que  personne  de  ce 
qui  se  passe  ou  de  ce  qui  se  dit,  de  ce  qui  se 
pense  ou  de  ce  qui  s'écrit  hors  de  France.  Nations 
de  l'ancien  ou  du  nouveau  monde,  nous  vivons 
désormais  tous  en  spectacle  à  tous  ;  et  rien  d'étran- 
ger ne  saurait  nous  être  indifférent  ;  et  je  m'en 
félicite.  Mais,  Messieurs,  permettez-moi  cette  com- 

1.    Je  me   suis   efforcé  de  bien  établir  ce  poiut   dan»    axou 
Manuel  de  l'histoire  de  la  Littérature  française. 


LES    ENNEMIS    DE   L'AME    FRANÇAISE  lÔl 

paraison  familière,  on  ne  se  nourrit,  on  ne  profile 
que  de  Cb  que  l'on  s'assimile,  ou,  si  vous  l'aimez 
mieux,  que  de  ce  que  l'on  transforme  en  sa  propre 
substance.  Il  ne  faut  donc  point  essayer  de  nous 
faire  une  àme  russe  ou  une  âme  suédoise,  mais, 
des  qualités  de  l'âme  suédoise  ou  de  l'âme  russe, 
il  faut  retenir  celles  qui  peuvent  servir  à  l'enri- 
chissement de  l'âme  française.  Ainsi,  jadis,  nos 
pères  ont-ils  fait  des  qualités  de  l'âme  espagnole 
ou  de  l'âme  italienne*.  Ils  en  ont  pris  ce  qu'ils  en 
pouvaient  prendre,  et  ils  l'ont,  pour  ainsi  parler, 
francisé.  Mieux  que  cela  !  la  connaissance  de 
l'étranger  ne  leur  a  servi  que  d'un  terme  de  corn-, 
paraison,  pour  apprendre  à  se  mieux  connaître 
eux-mêmes^,  et,  chose  remarquable  I  que  j'aime- 


1.  C'est  ce  qu'il  semble  qu'on  oublie  toujours,  et  on  va  répé- 
taat,  on  enseigne  même  qu'avant  Voltaire  nos  pères  auraient 
totalement  ignoré  «  les  littératures  étrangères  ».  Veut-on  dire 
par  là  que  la  «  littérature  italienne  »  et  la  «  littérature  espa- 
gnole »  ne  seraient  pas  pour  nous  et  n'ont  jamais  été  des 
«  lilléralnres  étrangères  »?  On  le  peut  bien,  si  on  le  v^eut,  mais 
à  la  condition,  toutefois,  den  avertir.  En  réalité,  prosateurs  ou 
poètes,  nos  écrivains  du  xvi*  siècle  se  sont  tous  mis  à  l'école  de 
l'Italie  ou  de  l'Espagne,  et  quelques-uns  s'y  sont  môme  perdus. 
De  plus  habiles  ou  de  plus  grands,  ou  pour  mieux  dire  de  plus 
Français,  sont  ensuite  venus,  qui  nous  ont  émancipés  de  cette 
superstition  littéraire.  Corneille  lui-même,  —  en  dépit  du  Cid,  ou 
jusque  dans  le  Cid,  —  Racine  et  Molière,  PascaJ  et  Bossuet,  La 
Bruyère  et  P^énelon.  Mais  ils  n'en  ont  pas  perdu  pour  cela  le  profit; 
et,  sur  la  tendance  au  cosmopolitisme,  ils  ont  seulement  fait  pré- 
dominer la  tendance  nationale.  C'est  ce  que  je  voudrais  que  l'on 
fit  d'après  eux  et  comme  eux. 

2.  C'est  ce  que  les  philosophes  exphmeat  quand  ils  diseat 
gu'ua  ne  se  pose  qu'en  opposant. 


192  DISCOURS   DE   COMBAT 

rais  à  développer,  toutes  les  fois  qu'ils  ont  essayé 
de  faire  davantage  la  mode  a  bien  pu  les  soutenir 
un  moment,  mais  ils  ont  finalement  échoué;  il 
n'a  survécu  qu'un  vague  souvenir  de  leur  tenta- 
tive, qui  n'intéresse  que  les  érudits  ;  et  c'est  un 
admirable  exemple  de  ce  que  je  vous  disais  tout 
à  l'heure,  que  la  tradition  ne  se  compose  pas  de 
tout  le  passé,  mais  de  ce  qui  en  survit,  et  il  n'en 
survit  que  ce  qui  est  soi-même  conforme  ou  ana- 
logue à  une  tradition  antérieure. 

C'est  également  ce  qu'il  faut  dire  de  notre 
«  tradition  religieuse  »,  à  laquelle  j'arrive  mainte- 
nant, et  qui  n'est,  vous  le  savez,  ni  la  moins 
attaquée,  ni,  cependant,  la  moins  nécessaire,  la 
moins  indispensable  de  nos  traditions.  Au  siècle 
dernier,  quand  nos  philosophes  et  nos  encyclo- 
pédistes ont  essayé  de  nous  «  déchristianiser  », 
avaient-ils  bien  calculé  toutes  les  conséquences  de 
leur  entreprise  ?  et,  s'ils  ont  eu  conscience  de  ce 
qu'ils  enlevaient  à  «  l'âme  française  »,  se  sont-ils 
demandé  comment  ils  le  remplaceraient  ?  Car,  en 
politique,  ainsi  qu'ailleurs,  on  ne  détruit  guère  que 
ce  que  l'on  remplace.  Et,  Messieurs,  remarquez- 
le  bien,  je  ne  parle  ici  de  notre  «  tradition  reli- 
gieuse »,  ni  en  croyant,  ni  en  moraliste,  mais 
seulement  en  historien  et  en  observateur.  Il  n'est 
question  ni  de  la  vérité  de  la  religion,  ni  du 
«  besoin  de  croire  »,  ni  de  ce  que  le  catholicisme 


LES   ENNEMIS  DE   L  AME   FRANÇAISE  193 

peut  avoir  en  soi  de  plus  conforme  à  l'âme  fran- 
çaise que  le  protestantisme.  Je  me  suis  expliqué  sur 
tous  ces  points  en  d'autres  occasions,  et  je  ne  veux 
point  y  revenir  ce  soir.  Mais  ce  que  je  constate  en 
fait,  et  dans  l'histoire,  c'est  que,  dans  le  monde 
entier,  de  même  que  le  protestantisme  c'est  l'An- 
gleterre, et  r  «  orthodoxie  »  c'est  la  Russie,  pareil- 
lement la  France,  Messieurs,  c'est  le  catholicisme. 
Ce  que  je  constate,  en  fait  et  dans  l'histoire,  c'est 
que,  depuis  douze  ou  quinze  cents  ans,  ce  rôle  de 
nation  protectrice  et  propagatrice  du  catholicisme 
a  été  celui  de  la  France.  Ce  que  je  constate,  en  fait 
et  dans  l'histoire,  c'est  que,  si  nous  avons,  nous, 
rendu  de  grands  services  au  catholicisme,  le  catho- 
licisme nous  en  a  rendu  peut-être  davantage  ou  de 
plus  grands  encore.  Et  ce  que  j'en  conclus  enfin, 
c'est  que,  tout  ce  que  nuos  ferons,  tout  ce  que  nous 
laisserons  faire  contre  le  catholicisme,  nous  le 
laisserons  faire  et  nous  le  ferons  au  détriment 
de  notre  influence  dans  le  monde,  au  rebours  de 
toute  notre  histoire,  et  aux  dépens  enfin  des  qua- 
lités qui  sont  celles  de  1'  «  âme  française  *  ». 

1.  Il  y  a  déji  quelques  mois  qu'ayant  eu  l'occasion  d'insérer 
dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  une  assez  longue  élude  sur 
le  Catholicisme  aux  Elals-Unis,  je  reçus  d'Anvers  une  lettre 
anonyme  qui  ne  contenait  point,  il  est  vrai,  d'injures  à  mon 
adresse,  mais  dont  l'auteur  s'cxprirxmit  à  peu  près  en  ces  termes  : 

«Vous  admirez.  Monsieur,  le*  progrès  du  catholicisme  aux 
Etats-Unis,  et  vous  vous  flattez  de  l'espoir  qu'ils  n'en  sont 
encore  qu'à  leurs  débuts.  Vous  avez  raison  1  et  l'Eglise  peut  s'en 

13 


194  DISCOURS  DE  COMBAT 

Ecoutez  cette  voix  qui  nous  vient  d'Amérique  : 
«  L'avenir  catholique  delà  France  est  du  plus  grand 
intérêt  pour  l'Eglise  catholique  entière.  Sachez-le 
bien,  au  fond  de  l'Amérique,  nous  vous  regardons, 
nous  catholiques,  pour  tirer  de  vous  des  leçons, 
des  inspirations,  et  les  non-catholiques,  pour  voir 
ce  qui  vous  manque  et  pour  blâmer  l'Eglise  catho- 
lique  des  fautes  qui   se  commettent  en   France. 

fier  aux  promesses  de  son  divin  fondateur.  M«Ù9  tous  n'oubliez 
cpi'un  point,  qui  est  que,  pour  assurer  le  triomphe  du  catholi- 
cisme, il  faut,  et  avant  tout,  que  la  France  soit  anéantie. 

«  Car  la  France  a  été  de  tout  temps  la  grande  ennemie  du 
catholicisme,  et  quand  je  dis  de  tout  temps,  je  veux  dire  depuis 
vos  Capétiens,  c'est-à-dire  depuis  qu'elle  est  la  France.  Seule  en 
effet,  de  toutes  les  puissances  catholiques,  ou  soi-disant  telles, 
la  France  a  outragé  et  asservi  des  Papes  ;  c'est  elle  qui  finale- 
ment a  fait  avorter  le  mouvement  des  Croisades  ;  c'est  encore 
elle  qui,  en  se  faisant  plus  tard  Talliée  de  l'Angleterre  d'Elisa- 
beth ou  de  l'Allemagne  de  Gustave-.\dolphe,  a  favorisé  la  vic- 
toire du  protestantisme  ;  et  n'est-ce  pas  elle  enfin  dont  «  la 
grande  Révolution  »  a  déchaîné  sur  le  monde  l'esprit  d'erreur  et 
d'impiété? 

«  L'anéantissement  de  la  France  :  telle  est  donc  la  preniière 
condition  des  progrès  ultérieurs  du  catholicisme,  et  puisque 
vous  semblez  ne  pas  vous  en  douter,  j'ai  cru  devoir  vous  en 
avertir.  » 

Je  n'attache  pas  plus  d'importance  qu'il  ne  convient  à  une 
lettre  anonyme,  et  je  n'ai  pas  besoin  de  montrer  ce  qu'il  y  a  de 
paradoxal  dans  la  thèse  de  mon  correspondant  d'Anvers.  Mais, 
pour  discutable  que  soit  la  thèse,  c'en  est  bien  une  ;  on  peut  la 
soutenir  ;  elle  s'autorise  de  faits  qu'en  «  s'y  prenant  bien  »  il 
serait  très  aisé  de  rendre  vraisemblables  ;  et,  dès  à  présent,  je  ne 
serais  pas  étonné  qu'on  l'enseii^nât  dans  quelques  Universités 
étrangères. 

Au  lecteur  maintenant  de  juger  si  ceux  qui  la  soutiennent 
s'inspirent  du  pur  amour  du  catholicisme,  ou  de  la  jalousie  du 
rôle  que  la  France  a  joué  dans  l'histoire  comme  puissance 
catholique  ;  et,  s'il  est  de  notre  intérêt,  à  nous,  en  renonçant  i 
ce  rôle,  de  nous  précipiter  dans  le  piège  qu'on  nous  tend. 


LES   ENNEMIS   DE   lVmE   FRANÇAISE  195 

Car  la  France  se  dit  la  fill^,  aînée  de  l'Eglise;  elle 
a  donc  le  devoir  avec  l'honneur.  Et  si  la  France 
faiblit  dans  sa  mission,  l'Eglise  catholique  souffre, 
et  on  nous  dit,  à  nous  catholiques  d'Amérique  : 
«  Eh  quoi,  vous  voulez  que  l'Amérique  soit  catho- 
lique !  Et  qu'est-ce  qu'on  fait  dans  ce  pays  de 
la  France,  cette  fille  aînée  de  l'Eglise?  »  Ainsi 
s'exprimait,  il  y  a  quelques  années,  l'archevêque 
de  Saint-Paul  du  Minnesota,  JNP'"  Ireland  ;  et,  si  j'ai 
choisi  son  témoignage  entre  tant  d'autres,  c'est 
qu'aucun  de  nos  républicains  ou  de  nos  démo- 
crates ne  saurait  se  dire,  avec  plus  de  droits 
que  l'archevêque  de  Saint-Paul,  ami  du  peuple  et 
de  la  liberté  1. 

C'est,  au  surplus,  —  et  je  considère  ceci  comme 
un  grand  gain,  —  ce  que  commencent  à  recon- 
naître nos  hommes  politiques  eux-mêmes,  à  l'ex- 
ception de  ceux  qui  opèrent  dans  les  colonnes  du 
Siècle  y  de  V  Aurore  ou  du  Radical.  Tous  les  ans,  à 
la  même  époque,  si  nous  voyons  toujours  quelque 
député  monter  à  la  tribune  pour  y  demander  la 
suppression  de  l'ambassade  de  France  auprès  du 
Vatican,  ou  je  ne  sais  quoi  d'analogue,  et  profiter 
de  l'occasion  pour  y  étaler  la  splendeur  de  son 
ignorance,  nous  voyons  aussi  qu'on  le  laisse  faire, 
sans  prendre  seulement  la  peine  de  lui  répondre; 

1 .  L'Eglise  et  le  Siècle,  traduction  de  M.  l'abbé  Klein,  Paris,  1894 
8*  édition,  V.  Lecoffre. 


196  DISCOURS   DE   COMBAT 

et  finalement  on  vote  comme  s'il  n'avait  rien  dit. 
fout  récemment,  le  voyage  de  l'empereur  d'Alle- 
magne en  Orient  a  ému  non  seulement  les  indif- 
férents et  les  sceptiques,  mais  les  libres  penseurs 
eux-mêmes  ;  des  yeux  fermés  se  sont  ouverts;  et  on 
a  compris  qu'il  y  avait  au  moins  un  lieu  du  monde 
où  la  France  ne  pouvait  cesser  d'être  catholique 
sans  cesser  d'être  la  France.  Il  y  en  a  un  autre,  — 
qui  est  le  Canada,  —  oii  le  catholicisme  est  la 
condition  même  de  ce  que  nous  pouvons  exercer 
encore  ou  reconquérir  de  pacifique  influence;  et 
il  semble  que  nos  hommes  d'Etat  commencent  à 
s'en  douter.  La  rentrée  des  jésuites  en  Allemagne 
nous  servira-t-elle  également  de  leçon  ?  et  com- 
prendrons-nous ce  que  r«  âme  française  »  ris- 
querait de  perdre  à  la  suppression  de  la  liberté 
d'enseignement?  Je  le  souhaite  !  comme  aussi  que 
nous  comprenions  ce  que  nous  devons  à  nos  mis- 
sionnaires, et  que,  s'ils  nous  ont  créé  parfois  des 
embarras,  la  vérité  n'en  est  pas  moins  que,  par- 
tout oii  l'ardeur  de  leur  foi  les  emporte,  c'est, 
avec  le  catholicisme,  le  respect  et  l'amour  de  la 
France  qu'ils  plantent. 

Il  ne  restera  plus  alors  à  faire  qu'un  dernier  pas  ; 
et,  quand  nous  serons  tout  à  fait  «  convaincus  », 
si  nous  ne  le  sommes  pas  encore,  que,  comme 
disait  l'autre,  «  l'anticléricalisme  n'est  pas  un 
article   d'exportation  »,   nous    nous   apercevrons 


LES   ENNEMIS  DE  L*ÂME  FRANÇAISE  497 

peut-être  que  le  mal  que  ranticléricalisme  ferait 
à  la  France  du  dehors,  il  le  fait,  il  continue  de  le 
faire  tous  les  jours  à  la  France  du  dedans. 

On  nous  a  deii>andé  quelquefois,  Messieurs,  —  ^ 
à  nous  qui  nous  arrêtons  respectueusement  au 
seuil  de  la  croyance,  mais  qui  serions  désolés  de 
scandaliser  les  croyants  et  qui  regrettons  amè- 
rement de  ne  pas  partager  leur  foi,  —  on  nous  a 
donc  demandé  si  nous  voulions  ce  qu'on  appelle 
une  religion  pour  le  peuple.  Non,  Messieurs!  C'est 
Voltaire  qui  voulait  une  religion  pour  le  peuple, 
et  nous  ne  sommes  ni  Voltaire,  ni  surtout  Homais, 
le  pharmacien  ;  car  Voltaire,  aujourd'hui,  sous  le 
nom  de  Ranc  ou  de  Guyot^  c'est  Homais.  Nous 
voulons  seulement  épargner  à  ceux  qui  ue  les  con- 
naissent point  les  sécheresses  du  doute;  nous 
voulons  que  l'on  ne  mette  pas  leurs  espérances  au 
hasard  et  comme  à  la  merci  d'une  fantaisie  méta- 
physique ;  nous  voulons  qu'ils  sachent  enfin  que, 
quand  on  leur  offre  les  vaines  satisfactions  de  la 

1.  La  citation  que  je  faisais  de  son  nom  ayant  comblé  d'aise 
M.  Yves  Guyot,  cet  ancien  Ministre  n'en  a  rien  voulu  laisser 
parantie,  et,  au  contraire,  il  a  menacé  le  Journal  des  Débats  d'une 
«  réponse  »  à  ma  conférence.  Il  avait  d'ailleurs  tout  à  fait  oublié 
que,  deux  ou  trois  jours  auparavant,  dans  le  Siècle,  il  m'avait,  lui, 
Guyot,  «  berger  de  ce  troupeau  »,  nommé  dans  un  sien  discours, 
où  vraiment  je  n'avais  que  faire,  et  qu'ainsi  je  m'étais  donc  borné 
à  lui  rendre  la  pareille.  Miis  ce  qui  est  permis  à  un  ancien 
Ministre  ne  l'est  sans  doute  pas  à  un  homme  de  lettres,  et 
M.  Yves  Guyot,  qui  a  sa  manière  d'entendre  la  justice  et  la 
vérité,  en  a  une  aussi  à  lui,  comme  on  voit,  d'entendre  l'égalité. 
Il  se  pourrait  que  ce  oe  fût  point  la  bonne. 


198  DISCOURS   DE   C©MBAT 

science  en  échange  de  leur  foi,  on  leur  ment.  Mais 
ce  qai  nous  paraît  monstrueux,  c'est  que  l'on  soit 
chrétien  à  Jérusalem  et  à  Constantinople,  ou  que 
l'on  en  joue  le  personnage,  et  que  l'on  continue 
d'être  «  agnostique  »  ou  libre  penseur  à  Paris. 
Nous  ne  voulons  pas  d'une  religion  pour  le 
peuple  !  mais  nous  n'en  voulons  pas  non  plus 
d'une  pour  le  commerce  ou  pour  l'exportation.  Ce 
qui  est  bon  pour  étendre,  pour  soutenir,  pour  for- 
tifier dans  le  monde  l'influence  de  la  France,  ne 
saurait  être  mauvais  ou  seulement  moins  bon  en 
France.  Il  faut  avoir  jusqu'au  bout  le  courage  de 
nos  intérêts  !  Nous  ne  l'aurons,  en  fait  de  religion, 
que  le  jour  où  nous  cesserons  d'attaquer  et  de 
persécuter  chez  nous  ce  que  nous  faisons  profes- 
sion de  défendre  et  de  protéger  ailleurs  ;  le  jour  oii 
nous  n'essayerons  plus  de  déraciner  de  l'âme  fran- 
çaise une  tradition  qui  fait  sa  force  ;  et  nous  ren- 
trerons ainsi,  Messieurs,  en  même  temps  que  dans 
la  franchise,  dans  la  vérité  du  fait  et  dans  la  direc- 
tion de  toute  notre  histoire.  Car  on  peut  bien  être 
musulman,  on  peut  être  Israélite,  on  peut  être 
libre  penseur,  on  peut  être  protestant  et  «  Fran- 
çais »,  mais  on  ne  peut  pas  être  ensemble  «  ido- 
lâtre et  chrétien  »,  —  je  veux  dire  Français  et 
«  anticatholique  *  ». 

1.  Je  croyais  avoir  assez  nettement  limité,  dima  tout  ce  qui 
précède,  le  sens  et  la  portée  de  cette  phrase,  pour  qu'auicune  éqni- 


LES   ENNEMIS   DE   L'AME  FRANÇAISE  19ft 

Telles  sont,  Messieurs,  quelques-unes  des  tradi- 
tions que  je  regarde  comme  essentielles  à  «  l'âme 

voque  ne  fût  possible  ;  et,  à  vrai  uire,  je  le  crois  encore.  Mais  c« 
ce  n'est  plus  aujourd'hui  «  l'art  d'écrire  »,  c'est  «  l'art  de  lire  » 
qui  va  se  perdant,  et,  de  la  manière  que  sont  conduites  les  polé- 
miques, on  ne  se  soucie  plus  de  ce  qu'un  adversaire  a  pu  dire, 
mais  uniquement  de  ce  qu'il  aurait  dû  dire  pour  qu'on  lui 
répondit  victorieusement  ;  —  et  on  le  lui  prête  sans  scrupule.  J'en 
pourrais  donner  vingt  exemples. 

Si  cependant  j'avais  averti  mes  auditeurs  et  mes  lecteurs,  — 
dès  le  début  de  ce  développement  sur  la  «  tradition  religieuse  » 
—  que  je  ne  parlais  «  ni  en  croyant,  ni  en  moraliste  »,  et  qu'il 
ne  s'agissait  entre  nous  ce  soir-là  «  ni  de  la  vérité  de  la  religion  », 
ni  «  du  besoin  de  croire  »,  ni  de  ce  que  «  le  catholicisme  peut 
avoir  en  soi  de  plus  conforme  à  l'âme  française  que  le  protes- 
tantisme »,  on  eût  pu  Supposer  que  j'en  avais  mes  raisons;  et  en 
d'autres  temps  on  l'eût  fait.  En  d'autres  temps,  on  eût  compris 
que  je  divisais  la  question,  selon  le  précepte  cartésien,  et  que, 
d'un  problème  si  vaste  et  si  complexe,  je  n'avais  voul"  retenir, 
pour  en  parier  à  Lille,  que  la  partie  purement  histon'que.  Cela 
d'ailleurs  es»'  difficile,  je  le  sais,  et  il  se  peut  que  je  n'y  aie  pas 
tout  à  fait  réussi.  Mais  l'intention  était  évidente.  On  peut,  et  on 
doit  même  distinguer,  dans  l'histoire  d'une  religion,  le  dedans  et 
le  dehors,  l'intérieur  et  l'extérieur,  son  développement  religieux 
et  ses  réactions  historiques.  Si  tout  cela  se  tient,  tout  cela  aussi 
s'analyse  ;  et  il  convient  quelquefois  de  l'étudier  en  bloc  ;  mais  il 
doit  être  permis  quelquefois  de  l'étudier  en  détail,  et  on  peut  y 
■voir  intérêt. 

Tel  est  ici  le  cas.  Que  le  catholicisme,  pour  un  moment,  soit 
donc  en  soi  tout  ce  que  l'on  voudra,  le  fait  est  que  l'âme  française 
en  est  pénétrée  tout  entière,  ou  imprégnée,  pour  mieux  dire, 
comme  l'âme  anglaise  l'est  de  protestantisme.  Que  les  relations 
de  la  France  et  du  catholicisme,  —  ou  plus  exactement,  de  la 
royauté  et  du  Saint-Siège,  —  n'aient  pas  toujours  été  ce  qu'eussent 
voulu  les  catholiques  de  l'espèce  de  mon  correspondant  d'Anvers 
ou,  d'un  autre  côté,  les  purs  politiques,  il  n'en  est  pas  moins  ■ 
vrai  que,  depuis  mille  ou  douze  cents  ans,  la  fortune  de  la 
l'rance  a  varié  comme  celle  du  caU..ilici8me,  et  on  pourrait  dire: 
réciproquement.  Et  supposé  qu'il  t-t  survive  enfin,  dans  beau- 
coup d'âmes  contemporaines,  que  des  «  habitudes  ù  d'esprit  catho- 
lique, d'où  la  foi  se  serait  en  quelque  sorte  retirée,  à  la  vérité  je 
n'en  crois  rien,  mais  je  l'ddmets,   pour  un  moment,  et  je  dit 


200  DISCOURS  DE   COMBAT 

française  ».  Religieuse,  intellectuelle,  ou  militaire, 
—  elles  remontent,  vous  le  voyez,  par-delà  les 
commencements  de  notre  histoire,  jusqu'aux  plus 
lointaines  origines  de  notre  race,  et  César  etCaton 
nous  en  sont  de  sûrs  garants.  Elles  étaient  déjà  les 
nôtres  quand  nous  n'étions  encore  que  des  bar- 
bares; et,  depuis  lors,  nous  ne  sommes  devenus  la 
France  qu'en  les  continuant,  en  les  précisant,  en 
les  fortifiant  d'âge  en  âge.  Aussi  ne  sont-elles,  à 
proprement  parler,  ni  monarchiques,  ni  républi- 
caines, mais  françaises,  uniquement  françaises. 
Elles  ne  dépendent  point  des  institutions  politiques 
ni  de  la  forme  du  gouvernement.  Elle»  n'ont  point 
emp^.otié  l'ancienne  monarchie  d'être  l'alliée  des 
cantons  Suisses  ou  de  la  République  des  Etats-Unis, 
et  elles  n'ont  pas  gêné  la  République  actuelle  pour 
devenir  l'alliée  du  tsar  de  Russie.  Le  meilleur  des 

qu'on  ne  saurait  gouverner  à  rencontre  de  ces  habitudes  d'esprit. 
Qu'j  a-t-il  là,  je  le  demande  au  lecteur  impartial,  qu'y  a-t-il  là 
qui  ressemble  à  de  «  l'intolérance  »  ou  à  du  «  fanatisme  »  ?  Mon 
objet  n'a  été  que  de  constater,  entre  le  catholicisme  et  l'âme 
française,  une  convenance  héréditaire,  corroborée  par  mille  ou 
douze  cents  ans  d'histoire,  fortifiée  par  l'adaptation,  reconnue, 
consacrée  pour  ainsi  dire  par  le  jugement  de  l'étranger  lui-même. 
C'est  cette  convenance,  encore  une  fois,  qui  constitue  la  «  tra- 
dition religieuse  »  de  l'âme  française,  au  point  de  vue  purement 
politique.  Je  ne  vois  pas,  dam  ce  que  j'ai  dit  à  ce  sujet,  et  que 
je  viens  de  relire  avec  attention,  un  mot  qui  tende  au-delà  de 
cette  affirmation. 

11  est  bon  d'ajouter,  pour  provenir  ou  écarter  toute  fausse  inter- 
prétation, que  ce  que  j'appelle  être  «  anticatholique  »  ce  n'est 
pas  être  protestant,  ni  musulman,  ni  juif,  ni  même  libre  penseur, 

,  mais  c'est  être  «  franc-maçon  »,  par  exemple,  et  c'est  l'être  d'une 

1  façon  militante  et  active. 


LES   ENNEMIS   DE  L^AME  FRANÇAISE  201 

gouvernements  sera  toujours  celui  qui  les  respec- 
tera le  mieux.  Les  meilleures  institutions  seront 
celles  qui  les  aideront  le  mieux  à  se  développer  et 
à  se  renouveler.  Car  elles  ne  sont  point  étroites, 
quoi  qu'on  en  puisse  dire,  ni  emprisonnées  dans 
une  formule,  ainsi  qu'en  une  espèce  de  geôle  ou 
d'armure  d'airain.  Elles  sont  capables  de  dévelop- 
pement, d'évolution  ou  de  progrès,  à  la  manière 
d'un  grand  arbre,  qu'on  ne  voit  pas,  je  pense,  qui 
se  détache  de  ses  racines,  à  mesure  qu'il  grandit 
et  qu'il  épanouit  jusqu'aux  cieux  la  magnificence 
orgueilleuse  de  son  feuillage!  mais,  au  contraire, et 
en  mémo  temps,  ses  racines  tracent  et  s'enfoncent 
plus  profondément  dans  son  sol  natal.  Oserai-je 
me  servir  d'une  autre  comparaison,  plus  délicate  ? 
Il  en  est  de  nos  traditions  comme  des  dogmes  de 
la  religion.  Le  centre  de  vérité  ne  change  point; 
mais  la  longueur  du  rayon  augmente,  et,  par  con- 
séquent, l'étendue  de  la  circonférence;  et,  par  suite 
encore,  la  quantité,  la  diversité,  la  complexité  de 
ce  qu'elle  enveloppe  dans  sa  courbe  ^  Ainsi,  Mes- 
sieurs, en  est-il  de  nos  traditions  nationales;  et 

1.  S'étonnera-t-on  de  ce  rapprochement?  Je  ne  le  pense  pas 
et,  au  contraire,  on  verra  que  les  deux  questions  n'en  font 
qu'une.  Examiner,  en  effet,  dans  quelle  mesure  le  dogme  «  évo- 
lue »,  c'est  examiner  de  quelles  «  variations  *  la  tradition  est 
capable,  sans  changer  po^/tant  de  nature;  et  inversement, 
dégager  du  milieu  des  diversités  qui  en  modifient  l'apparence, 
le  principe  d'absolue  llxité  sans  lequel  il  n'y  a  point  de  dogme, 
c'est  tout  le  problème  do  son  <  évolution  ». 


202  DISCOURS   DE  COHBAT 

c'est  pourquoi  ceux-là  ne  savent  pas  ce  qu'ils  font 
qui  s'efforcent  de  les  détruire  au  nom  de  je  ne  sais 
quelle  chimère  de  progrès,  ou,  comme  ils  disent, 
d'adaptation  à  des  circonstances  nouvelles.  Non 
seulement  la  tradition  n'a  rien  d'incompatible  avec 
le  progrès;  mais,  au  contraire,  le  vrai  progrès,  le 
progrès  durable  n'est  possible  qu'en  accord  avec 
la  tradition,  dans  le  sens  de  la  tradition,  et  par  le 
moyen  de  la  tradition. 


III 


Ceci  m'amène,  pour  terminer,  à  dire  quelques 
mots  d'une  autre  et  dernière  espèce  d'ennemis  de 
«  l'âme  française  »,  qui  ne  sont  aujourd'hui  ni  les 
moins  nombreux,  ni  les  moins  écoutés  :  je  veux 
parler,  Messieurs,  des  individualistes.  Je  vous  Tai 
déjà  dit  :  les  individualistes,  ce  sont  tous  ceux  qui 
tirent  de  ce  qu'ils  appellent,  eux,  leur  conscience, 
et  de  ce  que  j'appelle,  moi,  leur  orgueil,  l'inso- 
lente prétention  de  ne  relever  en  tout  que  d'eux- 
.mêmes  et  d'eux  seuls  ;  —  ce  sont  ceux  qui,  de  leur 
autorité  privée,   s'érigent  publiquement  en  juges 

Je  suis  de  ceux  qui  croient  qu'  «  évoluer  n'est  pas  changer  », 
—  un  gland  «  ne  change  pas  »  quand  il  devient  un  chêne,  il 
développe  le  contenu  que  notre  igno-ance  n'avait  pas  su  voir  en 
lui;  —  et  je  crois  également  que  la  tradition  «  contient  »  le  pro- 
grès, ou  plutôt  et  mieux  encore,  je  crois  qu'il  n'y  a  de  progrès 
durable  et  fécond  que  celui  dont  le  germe  est  comme  impliqué 
dans  la  tradition. 


1 


CES   ENNEMIS   DE   L*AHE   FRANÇAISE  203 

souverains  des  actions  et  des  pensées  des  autres;  — 
ce  sont  ceux  qui  ne  voient  dans  l'Etat,  dans  la  patrie, 
dans  la  société,  que  les  serviteurs  de  leurs  vanités 
ou  les  instruments  de  leur  ambition  ;  — ce  sont  ceux 
qui  se  considèrent  eux-mêmes  comme  un  monde, 
ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  comme  le  centre  du 
monde,  et  qui,  bien  avant  qu'un  professeur  de  grec, 
délirant  à  la  fois  d'impuissance  et  de  satisfaction  de 
soi,  —  j'ai  nommé  Frédéric  Nietzsche,  —  leur  en 
eût  donné  la  formule,  pratiquaient,  dans  la  vie  quo- 
tidienne, la  théorie  du  Superhomme^  auquel  nous 
devrions,  vous  et  moi,  nous  tous  ici  présents,  tous 
les  égards,  tous  les  services,  tous  les  respects,  et 
lui,  ne  nous  devrait  en  retour  que  de  faire  du  génie 
avec  nos  sacrifices  i.  Je  ferais,  moi,  bien  plus 
volontiers,  du  sacrifice  avec  son  génie  ! 

1.  «  Il  est  légitime,  a  dit  un  philosophe  érainent,  d'imposer 
aux  hommes,  comme  un  devoir,  l'amour  de  leur  patrie.  Car  la 
patrie  est  grande  et  belle  ;  elle  est  une  expression  de  la  nature 
humaine  infiniment  supérieure  à  notre  transitoire  et  pauvre 
individualité'...»  Pascal  disait :<  Quittez  les  plaisirs  et  vous 
aimerez  Dieu.  »  De  même,  on  peut  dire  :  «  Quittez  la  sotte 
vanité  de  croire  que  vous  vous  êtes  fait  tout  seul  ;  que  vous  vous 
sufflsez;  que  ce  qui  n'est  pas  vous  ne  vous  concerne  point;  que' 
vous  ne  devez  ni  reconnaissance  à  vos  {mcêtres,  ni  dévouement 
à  vos  descendants.  > 

Ainsi  s'exprimait,  l'année  dernière,  M.  Emile  Boutroux,  parlant 
aux  élèves  de  l'Ecole  spéciale  militaire  de  Saint-Cyr,  et  on  ne 
eaurait  assurément  mieux  dire.  On  ne  saurait  dénoncer  plus 
éloquemment  ce  qu'il  y  a  de  dangereux  ^our  l'existence  même  de 
la  patrie  dans  l'excès  de  cet  individualisme  dont  nous  souffrons 
Mais  ce  que  M.  Boutroux  a  le  droit  de  dire,  pourquoi  les  autres 
ne  l'ont-ils  pas?  C'est  une  question  qu'il  serait  moins  utile 
qu'amusant  de  traiter,  et  je  me  contenterai  de  l'avoir  indiquée, 


204  DISCOURS   DE  COMBAT 

C'est  une  chose  étrange  et  lamentable,  en 
vérité,  que  l'on  nous  ait  presque  persuadé,  depuis 
tantôt  cent  ans,  à  nous  autres  Français,  que  nous 
manquions  d'individualisme.  Mais  au  contraire, 
Messieurs,  si  nous  souffrons  de  quelque  maladie, 
c'est  d'un  excès  d'individualisme,  et,  depuis  cent 

lui  laissant  d'ailleurs,  —  je  veux  dire  à  M.  Boutroux,  —  le  soin  de 
s'entendre  avec  M.  de  Pressensé,  par  exemple,  ou  avec  M.  Charles 
Richet. 

Ce  qui  serait  plus  intéressant,  ce  serait  d'arriver  à  une  défi- 
nition de  ce  mot  d'individualisme  et  de  fixer  une  fois  pour  toutes 
le  sens  auquel  on  l'emploiera. 

3'ai  tâché  de  le  faire  dans  la  dernière  partie  de  cette  confé- 
rence, et,  naturellement,  on  m'a  répondu,  comme  dix  fois  déjà, 
que  je  confondais  ïindividualisnie  avec  Végoisme  ;  mais  on  ne 
m'a  point  montré  où  était  le  principe  de  le-ir  distinction.  C'est 
qu'il  n'y  a  rien  de  plus  difficile,  et  Vinet  lui-mème,  dans  ses 
Eludes  *ur  Biaise  Pascal,  n'y  a  pas  entièrement  réussi.  Un  écri- 
vain Italien,  que  j'ai  déjà  cité,  M.  Nitti,  dans  un  livre  sur  la 
Question  de  la  Population,  a  repris  récemment  ce  problème  et 
ne  l'a  pas  non  plus  résolu.  Renan  avait,  lui,  tranché  la  question, 
en  voyant  dans  Y  individualisme  et  dans  le  socialisme  ce  qu'il 
appelait  un  «  parallélogramme  de  forces  »  ou  plus  simplement 
deux  tendances  contradictoires  et  nécessaires,  hostiles  et  cepen- 
dant toutes  les  deux  utiles,  mais  chacune  à  son  tour  et  selon  les 
temps  ou  les  occasions. 

On  trouvera  de  curieux  renseignements  sur  ce  que  l'on  pour- 
rait appeler  V individualisme  des  races  dites  latines,  France, 
Espagne,  Italie  ;  et  au  contraire  sur  la  tendance  des  races  anglo- 
'  saxonne,  germanique  et  slave  à  l'association,  dans  les  ouvrages, 
de  M.  G.  Ferrero:  ÏEuropa  Giovane,  Milan,  1897,  Fratelli  Trêves, 
et  //  Militarismo,  Milan,  1898,  chez  les  mêmes. 

Voyez  notamment  dans  ÏEuropa  Giovane  le  chapitre  intitulé  : 
Il  Socialismo.  p.  65-73,  et  le  chapitre  intitulé  :  La  citta  indus- 
triale  et  la  fHosofia  pratica  délia  vita,  p.  284,  310.  Il  s'agit  dans 
le  premier  des  Allemands,  dans  le  second  des  Anglais  et  des 
Russes  ;  et  toutes  les  observatS»ns  de  l'auteur  le  ramènent  à 
cette  réflexion  qu'en  Russie,  comme  en  Allemagne  et  comme  en 
Ati-leterre,  il  y  a  tout  avantage  pour  l'individu  «  à  se  subor- 
donner »,  et  l'individu  le  comprend;  mais,  au  contraire,  quelque 


LES   ENNEMIS   DÉ   LAME   FRANÇAISE  205 

ans  précisément,  d'une  inciipacité  de  sortir  de  nous- 
mêmes  pour  soumettre  on  pour  subordonner  notre 
vaniteuse  personne  à  des  considérations,  des  exi- 
gences et  des  intérêts  qui  la  dépassent,  puisqu'ils 
la  fondent.  Oui,  c'est  décela  que  nous  souffrons! 
et,  si  nous  n'y  prenons  pas  garde,  c'est  de  cela  que 
nous  mourrons!  Qu'un  grand  exemple,  à  cet  égard, 
nous  serve  au  moins  d'enseignement.  Il  existait 
naguère,  — -  et  à  peine  aujourd'hui  nous  en  sou- 
venons-nous, —  au  centre  même  de  notre  Europe, 
un  grand  peuple,  un  peuple  de  héros,  un  peuple 
également  renommé  pour  la  libéralité  de  ses 
mœurs,  la  grâce  de  ses  femmes  et  la  bravoure  de 
ses  hommes.  C'était  un  peuple  fier,  et  c'était  un 
peuple  intelligent.  La  civilisation  occidentale  et 
la  chrétienté  tout  entière  lui  devaient  une  éter- 
nelle reconnaissance  pour  leur  avoir  servi,  pen- 
dant des  siècles,  de  boulevard  contre  le  Turc. 
Et  si  les  qualités  personnelles  des  individus  qui 
la  composent  pouvaient  jamais  sauver  une  grande 
nation  de  la  ruine,  laquelle.  Messieurs,  en  aucun 
temps,  eût  mieux  mérité  de  ne  pas  périr  que  la 
noble  et  malheureuse  patrie  de  Sobieski  et  de 
Kosciusko?  Elle  est  morte  pourtant,  et  vous  savez 
de  quel  mal  elle  est  morte!  C'est  l'individualisme 


avantage  qu'il  en  puisse  résulter,  c'est  précis(^ment  cette  subor- 
dination qui  nous  est  difficile  et  à  laquelle  on  a  peine  à  noi'i  plier 
en  France,  comme  en  Italie  et  comme  en  Espagne. 


206  DISCOURS    DE    COMBAT 

qui  l'a  tuée!  c'est  le  liberum  veto,  c'est  le  droit 
que  chacun  y  avait  de  s'opposer,  lui  tout  seul,  aux 
résolutions  de  tous!  Elle  n'en  est  venue  où  elle  ne 
voulait  pas,  selon  le  mot  célèbre,  qu'à  force  d'avoir 
mis  son  orgueil  à  faire  ce  qu'elle  voulait.  Et  si  ce 
n'est  pas  ici  de  l'imagination,  du  raisonnement  ou 
de  la  dialectique,  mais  de  l'histoire,  voulons-nous, 
à  notre  tour,  Messieurs,  devenir  laPologne?  Sachons 
du  moins  que  nous  y  marchons;  et  alors,  oui,  si 
nous  le  voulons,  nous  le  pouvons,  alors  encoura- 
geons l'individualisme,  et  tâchons  de  nous  con- 
vaincre que  le  suprême  idéal  d'un  grand  peuple  est 
de  se  dissoudreen  une  poussière  d'hommes,  n'ayant 
entre  eux  d'autre  lien  que  celui  d'une  espèce  de 
compagnie  d'assurances,  ou  d'actionnaires  assem- 
blés pour  l'exploitation  d'une  mine  d'anthracite, 
ou  d'un  gisement  de  pétrole. 

Mais  le  mal  est  encore  plus  profond,  et  ce  n'est 
pas  seulement  tout  ce  qu'il  y  a  de  moral,  et 
presque  de  religieux,  dans  l'idée  de  patrie,  que  les 
individualistes  et  l'individualisme  sont  en  train 
de  détruire,  c'est,  Messieurs,  la  société  même. 
C'en  est  le  support,  si  c'est  la  famille  ;  et  c'en  est 
le  lien,  si  c'est  l'idée  de  solidarité.  Tous  les  obser- 
vateurs sont  unanimes  sur  ce  point.  Mal  entendu 
tant  qu'on  le  voudra,  mais  entendu  comme  nous 
voyons  qu'on  l'entend,  l'individualisme  est  en 
train   de    désorganiser  la  famille,   par  la  ruine 


LES    ENNEMIS    DE    l'aME    FRANÇAISE  207 

insensible  de  l'indissolubilité  du  mariage,  de  l'au" 
torité  maritale  et  du  pouvoir  paternel.  On  mon- 
trait récemment,  dans  un  livre  curieux,  que  la 
décroissance  môme  de  la  population  et  l'abaisse- 
ment de  la  natalité,  —  non  seulement  en  France, 
mais  ailleurs,  et  dans  le  passé  comme  dans  le  pré-  j 
sent,  —  étaient  en  relation  directe  et  constante 
avec  le  progrès  de  l'individualisme.  «  Le  sentiment 
instinctif  ou  la  volonté  réfléchie  de  la  solidarité  de 
l'individu  avec  ses  contemporains,  disait  M.  Arsène 
Duinont,  fait  le  patriotisme,  le  dévouement  civique 
et  militaire.  Le  sentiment  instinctif,  ou  bien,  à  son 
défaut,  la  volonté  réfléchie  de  la  solidarité  de  l'indi- 
vidu avec  les  générations  futurs  cause  la  fécondité. 
La  solidarité  dans  le  temps  et  dans  l'espace  conclue 
au  même  but, qui  est  la  conservation  de  la  race; 
l'amour  fécond  et  la  vaillance  guerrière  y  sont  éga- 
lement indispensables  *  .»  Méditons,  Messieurs,  ces 
instructives  paroles  :  elles  sont  d'un  «  démographe  »  ; 
et  j'ajoute  :  elles  sont  d'un  homme  avec  lequel  je 
n'ai,  moi  qui  vous  parle,  presque  aucune  idée  de 
commune  I  C'est  encore  et  toujours  l'individualisme 
qui  nous  a  jusqu'ici  empôcîhés  de  comprendre,  en 
France,  le  pouvoir  et  les  conditions  de  l'associa- 
tion, parce  que  nous  pouvons  bien  avoir  le  mot 
sur  le  bout  de  la  langue,  mais  nous  ne  l'avons  pas 

1.  Arsène  Dumout:  Natalité  et  Démocratie.  Paris,  1898,  Schlei- 
cher. 


208  DÏSCOURS   DE   COMBAt 

dans  le  cœur,  et  nous  ne  cherchons  dans  nos  grou- 
pements qu'un  moyen  d'en  tirer  à  nous  tous  les 
avantages,  en  en  déclinant  toutes  les  charges.  C'est 
l'individualisme  qui  est  responsable  de  tous  les 
griefs  qu'on  impute  au  capitalisme,  puisque  c'est 
lui  qui  l'a  même  engendré^.  Que  vous  dirai-je 
encore?  Et  s'il  est,  comme  je  le  crois,  vraiment 
coupable  de  tous  ces  maux,  cela  vous  touchera- 
t-il  beaucoup,  si  j'ajoute  qu'il  nous  faut  nous  en 
prendre  à  lui,  non  pas  précisément  de  la  corrup- 
tion, mais,  ce  qui  est  presque  plus  grave,  de  la 
déviation  de  l'art  et  de  la  littérature  française  con- 
\^temporaine? 

Oui,  Messieurs,  cela  vous  touchera,  je  l'espère, 
parce  que,  vous  le  savez,  ni  l'art  ni  la  littérature 
ne  sont  des  divertissements  de  mandarins,  et 
parce  que,  je  vous  le  rappelais  tout  à  l'heure,  si 
jamais  il  y  eut  une  littérature  vraiment  sociale, 
c'a  été  la  nôtre  pendant  trois  cents  ans,  L'  «  âme 
française  »,  de  sa  nature,  était  essentiellement 
sociable  ;  et  c'est  pourquoi  l'individualisme,  en 
art  comme  en  littérature,  en  est  la  dénaturation. 
La  Révolution  française,  le  romantisme,  Técono- 
misme,  la  morale  de  la  concurrence,  l'abandon  de 
nos  traditions,  la  théorie  de  l'art  pour  l'art,  le 
dilettantisme,  ont  fait  de  nous  des  individualistes 

1.  Voyez  sur  ce  point  le  livre  déjà  cité  plus  haut  de  M.  Zeller: 
la  Question  sociale  est  une  question  morale. 


LES  ENNEMIS   DE  L*ÂM£   FRANÇAISE  209 

Mais  nous  ne  l'étions  pas  de  naissance,  ou  par 
destination,  si  je  puis  aintjï  dire,  et  nous  ne  l'avons 
pas  été  dans  l'histoire.  C'est  la  solidarité  qui  est 
ancienne  en  France,  et  l'individualisme  qui  est 
nouveau.  Solidarité  et  union  dans  l'indépendance, 
telle  était  autrefois  la  devise  de  notre  pays  ;  indé- 
pendance et  isolement  jusque  sous  les  apparences 
de  la  solidarité,  telle  est  celle  qu'on  travaille  à 
faire  aujourd'hui  triompher.  Ai-je  raison.  Mes- 
sieurs, de  voir,  dans  ceux  qui  s'y  efforcent,  de 
dangereux  ennemis  de  toute  société  en  général,  et 
del'  «  âme  française  »  en  particulier? 

Eux  et  les  autres,  combattons-les  donc.  Mes- 
sieurs, de  tout  notre  pouvoir,  et,  pour  les  com- 
battre f^fficacement,  rapprochons-nous  et  unissons- 
nous.  Les  mauvais  plaisants  (il  y  en  aura  toujours) 
se  sont  agréablement  moqués,  dans  ces  derniers 
temps,  de  toutes  ces  «  Unions  »  et  de  toutes  ces 
«  Ligues  »,  que  nous  avons  vues  se  former.  Il 
eussent  mieux  fait  de  s'en  mettre,  à  supposer  que 
personne  eût  besoin  du  concours  de  quelques  bou- 
levardiers,  et  je  vous  avouerai  que  je  m'en  passe, 
quant  à  moi.  parfaitement.  Mais  les  meilleurs 
{)laisanteries,  —  et  celles  que  l'on  a  faites  m'ont 
paru  plutôt  médiocres,  —  n'empocheront  pas  ce 
mouvement  de  produire  tôt  ou  tard  d'excellents 
effets,  et,  quand  nous  n'y  apprendrions  qu'à  nous 
associer,  ou  à  discerner,  enfin,  plus  clairemon!  lo 

14 


210  DISCOURS   DE  COMBAT 

principe  même  et  l'objet  de   toute  association,  il 
faudrait  encore  nous  en  féliciter  ^ . 

En  effet,  quelques  personnes  ont  l'air  de  croire 
qu'il  faut  s'entendre  pour  s'associer,  et  moi,  je 
serais  tenté  de  leur  dire:  Pas  du  tout!  Non,  en 
vérité,  Messieurs,  ce  n'est  pas  quand  on  s'entend 
que  l'on  s'associe  :  on  n'en  a  pas  alors  besoin  ; 
mais  c'est  justement  quand  on  ne  s'entend  pas. 
C'est  quand  on  est  divisé  de  conditions,  d'intérêts, 
d'opinions,  oui,  c'est  alors  qu'on  éprouve  le  besoin 
de  s'associer,  pour  convenir  de  quelques  points  à 
mettre  en  dehors  des  discussions  et  au-dessus  des 
controverses  ;  pour  définir  un  objet  commun  ; 
poui  ioustraire  au  renouvellement  des  disputes 
quotidiennes  quelques  principes  ou  quelques  idées 
qu'on  pose  et  qu'on  s'engage  à  respecter  comme 
intangibles.   C'est  ce  que   nous  avons  vu  se  pro- 

1.  Au  moment  où  je  terminais  la  correction  de  ces  notes,  je 
recevais  le  programme  d'un  Congrès  pour  le  droit  d'association, 
qui  s'est  effectivement  tenu  à  Paris,  du  25  au  28  mai,  sous  la 
présidence  de  M.  Etienne  Lamy. 

«  Dans  notre  ancienne  France,  y  lisait-on,  nos  traditions  natio- 
nales  consacraient  la  liberté  des  associations.  Et  lorsque,  dans 
les  derniers  temps,  l'influence  combinée  des  légistes  et  du  droit 
romain  ont  fait  triompher  le  principe  de  la  restriction,  le  béné- 
fice des  situations  acquises  assura  le  respect  d'un  nombre 
immense  de  ces  iri^titutions  ;  et  c'est  par  milliers  que  les  corpo- 
rations ouvrières,  les  patrimoines  collectifs,  les  fondations  ont 
travaillé  autrefois  à  constituer  la  force  et  la  prospérité  de  la 
nation.  » 

Rien  de  plus  vrai  que  ces  paroles.  Mais,  hélas  I  le  Congrès  pour 
le  droit  d'association  ne  semble  pas  avoir  doimé  ce  que  nous  en 
espérions  ;  et  l'œuvre  est  à  recommencer. 


LES   ENMEHIS   DE   l'âME   FRANÇAISE  211 

duire  dans  ces  derniers  temps,  et  c'est  de  quoi 
j'ose  attendre  les  effets  dont  je  vous  parlais.  Me 
sera-t-il  permis  de  dire,  en  finissant,  qu'à  nous 
seuls,  ici,  nous  en  formons,  ce  soir,  une  tout 
entière,  de  ces  «  Unions  »  ou  de  ces  «  Ligues  »  ? 
et,  je  voudrais  l'espérer,  elle  n'est  point,  de  toutes, 
celle  qui  recrutera  le  moins  d'adhérents,  si  je  ne 
vous  ai  pn^posé  comme  signe  de  ralliement  que  le 
respect  dfe  la  paix  sociale,  l'amour  jaloux  de  toutes 
les  traditions  qui  ont  fait  la  France  glorieuse  dans 
le  passé,  et  la  religion  du  drapeau. 

Des  drapeaux  du  passé,  si  beaux  dans  les  histoires, 
Drapeaux  de  tous  nos  preux  et  de  toutes  nos  gloires. 

Redoutés  du  fuyard. 
Percés,  troués,  criblés,  sans  peur  et  sans  reproche. 
Et  qui  dans  leurs  lambeaux  mêlent  le  sang  de  Hoche 

Et  le  sang  de  Bayard. 


LA  NATION  ET  L'ARMÉE 

1899 


LA  NATION  ET  L'ARMÉE 


Messieurs, 

Parmi  les  questions  que  l'affaire  Dreyfus  a  sou- 
levées dès  son  origine,  ou,  —  pour  parler  peut- 
être  avec  plus  d'exactitude,  —  parmi  tant  de  ques- 
tions qui  lui  étaient,  qui  auraient  dû  lui  demeurer 
tout  à  fait  étrangères,  et  qu'on  y  a  indûment  et 
criminellement  mêlées,  je  ne  crois  pas  qu'i?  y  en 
ait  de  plus  grave,  ni  de  plus  inquiétante,  que 
celle  des  rapports  de  la  nation  et  de  l'armée, 
dans  un  Etat  comme  le  nôtre,  démocratique  et 
républicain.  Il  y  a  dix  ans  de  cela,  cinq  ans,  deux 
ans  seulement,  la  question  ne  se  posait  même  pas. 
Instruits  par  une  dure  expérience,  nous  nous  Ûat- 
tions  alors  qu'en  instituant,  au  lendemain  de  nos 
désastres  de  1870,  le  service  universel  et  obliga- 
toire, nous  avions  associé,  d'une  manière  indis- 
soluble, les  intérêts  de  la  nation  et  de  l'armée. 
Les  étrangers,  nos  -i'^isina,  le  pensaient  comme 

1.    Conférence  prononcée   à  Paris   le  26  avril  1899,  pour   U 
ligue  de  la  Patrie  française. 


216  DISCOURS   DE   COMBAT 

nous,  et  rien,  à  leurs  yeux,  ne  nous  caractérisait 
plus  expressément  que  l'ardeur  de  notre  patrio- 
tisme. J'ai  là  sbus  la  main  un  livre  curieux,  — 
un  livre  remarquable,  et  dangereux,  —  d'autant 
plus  dangereux  qu'il  est  plus  remarquable,  — 
d'un  publiciste  italien,  M.  G.  Ferrero,  sur^  ou 
contre  le  Militarisme.  Un  chapitre  en  est  consa- 
cré tout  entier  au  Militarisme  français.  L'auteur 
s'y  émerveille,  ou  plutôt,  non!  il  se  moque,  mais, 
en  s'en  moquant,  il  s'irrite  du  parti  pris  et  de 
Tinsistance  avec  lesquels,  dès  l'école  primaire,  on 
développe  et  l'on  entretient,  dans  l'esprit  du  petit 
Français,  le  respect  et  le  culte  de  ses  gloires  natio- 
nales: Vercingâtorix,  Glovis,  Gharlemagne,  Bayard, 
Louis  XIV,  Napoléon...  «  Et,  disait-il,  —  il  y  a 
trois  ans,  —  c'est  même  peut-être  là  tout  ce  que 
leur  école  primaire  enseigne  de  vivant.  »  Il  admi- 
rait encore  que  «  jusque  dans  le  dernier  hameau 
des  Alpes  ou  des  Pyrénées  »  le  prêtre  collaborât 
avec  l'instituteur  laïque  dans  cette  tâche  patrio- 
tique. Et  ce  qui  lui  paraissait  plus  surprenant  que 
tout  le  reste,  c'est  qu'ayant  assisté  lui-même  à  une 
réunion  où  les  employés  de  chemin  de  fer  fran- 
çais discutaient  les  conditions  de  la  grève  géné- 
rale, on  y  eût  stipulé  «  qu'en  cas  de  guerre,  la 
grève  cesserait  immédiatement  ». 

Dirai-je,  Messieurs,  que  les  choses  ont  changé, 
depuis  lors?  Non!  elles  n'ont  pas  changé,  ou  du 


LA    NATION    ET    L* ARMÉE  217 

moins  j'aime  aie  croire.  Mais,  depuis  deux  ans,  il 
est  pourtant  vrai  qu'on  n'a  rien  épargné  pour  faire, 
si  on  le  pouvait,  deux  Frances  de  ce  qui  n'en  était 
qu'une,  et  pour  rompre  l'union  de  la  Nation  avec 
l'Armée.  Il  est  tristement  vrai  que,  tout  ce  qu  il 
y  avait  de  défiance,  de  haine  même  de  l'institu- 
tion militaire,  dans  le  cœur  de  quelques  «intellec- 
tuels »,  de  quelques  «  lombrosistes  »,  de  quelques 
«économistes»,  l'affaire  Dreyfus  l'a  comme  éman- 
cipé ;  et  c'est,  pour  notre  part,  ce  que  nous  ne 
cesserons  de  reprocher  à  ceux  qui  l'ont  dirigée 
d'une  certaine  manière,  cette  lamentable  affaire; 
et  l'histoire,  quelque  jour,  l'impartiale  histoire, 
le  leur  reprochera  certainement  comme  nous.  Oh  ! 
je  sais  qu'ils  s'en  défendent  ou  qu'ils  s'en  cachent. 
«  Ils  aimeraient  passionnément  l'armée  si  nous 
voulions  les  en  croire  ;  son  honneur  ne  serait  plus 
cher  à  personne  qu'à  eux;  ils  la  veulent  forte 
et  respectée...  »  Et,  au  fait,  ils  le  croient  peut- 
être  eux-mêmes!  Mais  il  faut  convenir,  Messieurs, 
qu'en  ce  cas  on  ne  saurait  se  tromper  davan- 
tage. Leur  amour  de  l'armée  fait  justement  en 
eux  tous  les  effets  de  la  haine.  Et,  à  la  faveur  de 
leurs  déclarations  «  pour  la  justice  et  pour  la 
vérité  »,  voilà  deux  ans  que  des  idées  cheminent, 
serpentent  et  s'insinuent  qui  donneraient,  si 
jamais  elles  pouvaient  triompher,  le  signal  de  la 
ruine  et  de  la  (in  de  notre  pays. 


218  DISCOURS   DE   COMBAT 

Encore  que  cela  résulte  assez  évidemment  des 
articles  quotidiens  de  l'Aurore  et  du  Radical^  des 
Droits  de  l'Homme  et  du  Siècle,  il  n'est  pas  inu- 
tile de  l'établir  par  d'autres  témoignages  moins 
suspects;  et,  vous  le  savez,  nous  n'avons,  hélas î 
que  l'embarras  du  choix.  Puisqu'il  faut  donc 
savoir  se  borner,  je  ne  ferai  qu'une  allusion,  —  en 
passant,  —  à  tant  de  récits  où  tant  de  jeunes  gens 
nous  ont  conté,  pour  des  raisons  quelquefois  si 
puériles,  tout  leur  dégoût  du  service  militaire, 
grossissant  jusqu'au-delà  des  proportions  de  la 
caricature,  et  exagérant  jusqu'au  mensonge  les 
défauts  de  leurs  chefs  ou  de  leurs  camarades,  sans 
en  avoir  jamais  aperçu  les  qualités.  Je  me  conten- 
terai ae  vous  signaler  la  Psychologie  ait.  Militaire 
professionnel,  de  M.  Hamon,  tout  un  livre  où  cet 
anarchiste  distingué,  —  car  il  est  «  distingué  »  et 
ne  manque  même  pas  de  talent,  —  s'est  efforcé  de 
montrer,  par  la  méthode  lombrosiste,  que  le 
«  militaire  professionnel  »  était  une  espèce  de 
criminel,  de  brigand,  d'affamé  de  vol,  de  viol  et  de 
meurtre,  qui  rêvait,  dans  l'éventualité  des  actions 
de  guerre  futures,  la  satisfaction  que  ses  instincts 
ne  trouvaient  pas  dans  nos  sociétés  relativement 
policées.  S'il  ne  faut  assurément  pas  mépriser  les 
paradoxes,  il  ne  faut  pas  non  plus  tomber  dans 
tous  les  pièges  qu'ils  tendent  à  notre  naïveté  !  Mais 
je  vous  citerai,  Messieurs,  des  économistes,  des 


LA    NATION    ET   L* ARMÉE  219 

savants,  des  intellectuels  ;  et,  pour  commencer,  je 
vous  demanderai  ce  que  vous  pensez  de  cette  carte 
que  j'ai  reçue,  le  soir  même  du  jour  de  l'année  der- 
nière oii  l'on  a  connu  dans  Paris  le  suicide  du 
colonel  Henry.  J'étais  alors  engagé  dans  une  polé- 
mique cessez  vive  avec  le  Siècle.  La  carte  était 
celle  d'un  «  intellectuel  »  de  marque,  —  un  intel- 
lectuel éminent,  considérable,  à  qui  je  ferai  la 
charité  de  ne  pas  le  nommer,  —  et  l'on  y  lisait 
ces  mots  :  «  Mes  sincères  condoléances  pour  la 
perte  probable  de  vos  illusions.  »  Mes  illusions! 
En  effet,  Messieurs,  j'ai  perdu  des  illusions  ce 
jour-là,  mais  ce  n'étaient  pas  celles  que  j'avais  sur 
la  loyauté  de  nos  juges  militaires  ;  et  que  je  vous 
avouerai  que  je  conserve  toujours,  que  je  m'honore 
d'avoir  aujourd'hui  comme  alors  ;  mais  ce  sont 
celles  que  j'entretenais  sur  le  patriotisme  de  quel- 
ques-uns de  nos  intellectuels. 

Voici  maintenant  venir  le  vénérable  M.  Frédéric 
Passy.  Une  revue  étrangère,  ayant  ouvert  une 
enquête  sur  la  question  de  paix  et  du  désarme- 
ment, ne  pouvait  manquer  de  s'adresser  au  Prési- 
dent de  \[i  Société  pour  la  paix  et  l'arbitrage  entre 
.es  Nations,  et  M.  Frédéric  Passy,  selon  son  habi- 
tude, ne  pouvait  manquer  de  lui  répondre...  lon- 
guement. C'est  ce  qu'il  a  fait  dans  une  lettre,  où, 
après  quelques  lamentations  sur  la  guerre,  dont 
je  vous  fais  grâce,  il  reconnaît  qu'on  ne  saurait 


220  DISCOURS   DE   COMBAT 

toujours  l'éviter;  mais,  à  ceux  qui  devront  la  faire, 
officiers  et  soldats,  il  recommande  en  termes 
pathétiques  «  de  ne  pas  du  moins  la  subir  sans  la 
désavouer  et  la  maudire  ».  Ils  iront  au  canon  en 
tremblant  ;  et,  s'il  faut  charger  à  la  baïonnette,  ils 
se  traiteront  intérieurement  de  bourreaux,  afin  de 
de  se  donner  du  cœur  !  M.  Frédéric  Passy  ne  sau- 
rait-il pas,  par  hasard,  qu'on  ne  réussit  qu'aux 
choses  que  Ton  croit?  Mais  son  émotion  l'emporte, 
et,  vous  le  savez  sans  doute,  avec  toute  son  éco- 
nomie politique,  l'excellent  Président  de  la^  Société 
pour  la  paix  et  l'ai^bitrage  entre  les  Nations  n'est 
qu'un  sentimental! 

M.  G.  de  Molinari,  lui,  est  un  théoricien,  qui 
écrivait  récemment  tout  un  livre,  —  il  a  paru,  je 
crois,  au  mois  de  mars  ou  de  février  de  l'année 
dernière,  —  sur  la  Grandeur  de  la  Guerre  et  sa  Déca- 
dence. Il  y  démontrait  qu'après  avoir  eu  «  sa  gran- 
deur »,  autrefois,  dans  des  temps  très  anciens,  et 
quasi  barbares!  la  guerre  est  entrée,  de  nos  jours, 
dans  sa  «  période  de  décadence  ».  Mais  il  exprimait 
la  crainte  que  les  «  classes  gouvernantes  »  ne 
fussent  pas  de  cet  avis,  et  il  le  leur  reprochait, 
comme  un  témoignage  de  leur  déplorable  esprit 
d'égoïsme  et  de  routine.  «  Si  les  ouvriers  fileurs  et 
tisserands,  disait-il,  avaient  eu  le  pouvoir  d'empê- 
cher la  mise  en  œuvre  des  métiers  mécaniques, 
nous  en  serions  encore  au  rouet  et  aux  métiers  à 


LA    NATION    ET   l'armée  221 

main.  Si  les  propriétaires  de  diligences  et  les  auber- 
gistes avaient  été  les  maîtres  d'opposer  leur  veto  au 
progrès  de  la  locomotion,  nous  attendrions  encore 
les  chemins  de  fer.  Or,  la  classe  gouvernante  des 
Etats  possède  le  pouvoir  qui  faisait  défaut  aux 
ouvriers  fileurs  et  tisserands,  aux  propriétaires  de 
diligences  et  aux  aubergistes,  ^//ejoew/,  à  son  gré, 
enrayer  les  progrès  qu'elle  jugerait  contraires  à  son 
intérêt.  »  Et  il  concluait  :  «  Si  donc  les  multitudes 
qui  supportent  le  poids  écrasant  de  la  vieille  ma- 
chinerie de  guerre  veulent  en  obtenir  la  réforme, 
il  faut  d'abord  qu'elles  aient  conscience  des  maux  et 
des  charges  qu'elle  leur  inflige,  et  qu'elles  sachent 
les  rattacher  à  leur  véritable  cause.  »  C'est,  Messieurs, 
vous  ne  l'ignorez  pas,  le  grand  argument  du  socia- 
lisme contre  l'armée;  et  j'admire  ici  la  légèreté, 
pour  ne  pas  dire  la  désinvolture,  avec  laquelle,  s'il 
le  pouvait,  M.  de  Molinari,  ce  pacifique  octogénaire, 
déchaînerait  les  «  guerres  de  classes  ».  Les  seules 
guerres  légitimes,  à  ses  yeux,  ce  sont  les  guerres 
civiles  !  C'est  également  ce  qu'ont  voulu  dire,  dans 
les  résolutions  qu'ils  ont  prises  sur  le  sujet  des 
armées  permanentes,  les  Congrès  de  Londres  et  de 
Stuttgart.  Et  c'est  aussi  la  pure  doctrine  de  ceux 
qui  ne  se  sont  jamais  demandé,  si  peut-être,  et,  au 
contraire,  comme  j'essaierai  de  vous  le  montrer, 
l'armée  ne  serait  pas  la  principale  défense  du  tra- 
vailleur contro  l'oppression  du  «  capitalisme  »^ 


222  DISCOURS    DE    COMBAT 

Et  voici  enfin,  Messieurs,  le  savant  professeur  de 
physiologie  de  la  Faculté  de  Médecine,  M.  Charles 
Richet,  qui,  plus  récemment' encore,  dans  une 
conférence  qu'il  a  faite  pour  répondre  à  l'une  des 
miennes  1,  s'exprimait  en  ces  termes.  J'avais  dit 
que,  peut-être,  à  cause  de  certaines  qualités  qu'il 
exige,  —  de  résolution,  de  caractère,  d'abnégation, 
— le  métier  d'officier  n'était  pas  un  métier  «  comme 
un  autre  »  :  «  Je  ne  sais  pas  s'il  en  est  vraiment 
ainsi,  me  répondait  M.  Charles  Richet.  Il  n'est  pas 
dans  mes  intentions  de  dire  ici  du  mal  de  nos 
officiers.  Ce  serait  injuste  et  absurde.  Nous  savons 
qu'ils  sont  tous,  ou  presque  tous,  des  hommes 
d'honneur.  Ils  sont  nos  frères,  nos  amis,  nos 
proches.  Ils  ne  sont  pas  différents  de  nous.  Nous 
tous  aussi,  si  nous  l'avions  voulu,  nous  aurions 
pUj  à  un  moment,  devenir  officiers,  car,  en  réalité, 
c'est  un  métie?' gui  n'est  pas  beaucoup  plus  difficile 
qu'un  autre,  et  qui  ne  crée  aucun  abime  entre  les 
officiers  et  nous.  »  Sur  quoi,  Messieurs,  la  pre- 
mière question  est  de  savoir  si  M.  Charles  Richet, 
comme  il  le  croit,  aurait  pu  «  à  un  moment  » 
devenir  officier  ?  Il  le  croit,  mais  je  n'en  suis  pas 
sûr  !  La  seconde  est  de  savoir  quel  officier  il 
aurait  fait,  de  quelle  valeur,  de  quelles  ressources? 
Et  la  troisième,  pour  quel  motif  donc  il  ne  s'est 
pas  fait  officier  ?  C'est  la    plus  intéressante  ;  et, 

i.  C'est  la  précédente,  biu  les  Ennemi*  de  l'Ame  français*. 


LA   NATION   ET  l'ARMÉË  223 

par  hasard,  Messieurs,  si  M.  Charles  Richet  avait 
eu  des  raisons  de  ne  pas  se  faire  officier,  —  oh  !  des 
raisons  qui  peuvent  être  les  miennes,  les  vôtres, 
comme  les  siennes  I  —  par  exemple,  si  l'obéis- 
sance lui  avait  paru  difficile,  ou  la  discipline  trop 
contraignante,  ou  l'abnégation  trop  pénible,  ne 
serait-ce  pas  une  preuve  que  le  métier  d'officier 
ne  lui  a  pas  à  lui-même  paru  un  métier...  comme 
celui  de  M.  Charles  Richet^? 

Le  même  savant  homme  dit  encore,  en  un  autre 
endroit  du  même  discours,  et  pour  répondre  à  un 
passage  où  j'avais  fait  observer  que  l'Angleterre, 
la  puissance  commerciale,  industrielle  et  «  paci- 
fique »  par  excellence,  n'en  consacrait  pas  moins 
annuellement  à  sa  flotte  militaire  un  peu  plus  de 
millions  que  la  France  ou  l'Allemagne  n'en 
dépensent  pour  leur  armée,  il  dit  en  propres 
termes,  et  il  laisse  échapper  ce  naïf  aveu  :  «  Ce 

1.  Nos  adversaires  usent  volontiers  de  ce  genre  d'argument 
qu'on  appelle  ad  hominem  !  Je  n'hésiterai  donc  pas  à  drclarer  que, 
si  je  n'ai  pals  suivi  la  «  carrière  militaire»,  c'est  qu'au  moment  où 
je  l'eusse  pu,  comme  dit  M.  Charles  Richet,  j'ai  craint  de  ne  pou- 
voir pas  me  plier  à  quelques-imes  des  «  vertus  »  qu'elle  exige. 
Mais,  bien  éloigné,  pour  cela,  d'en  vouloir  à  ceux  qui  l'ont  sui- 
vie, je  leur  sais  gré  d'avoir  été  capables  d'un  effort  qui  me 
dépassait;  je  leur  en  suis  reconnaissant;  je  les  en  remercie;  et 
quand  je  les  en  remercie,  je  n'examine  point  si  leur  métier,  dans 
le  temps  qu'ils  le  choisissaient,  leur  a  paru  «  plus  dilliciie  qu'un 
autre  »,  et  il  me  suffit  qu'il  l'eût  été  pour  moi.  C'est  que  je  ne 
crois  pas  être  «  la  mesure  de  toutes  choses  »,  et  ni  mes  défauts  ne 
me  sont  des  qualités  parce  qu'ils  sont  miens,  ni  les  qualités  dea 
autres  ne  se  ckan^eut  à  mes  yeux  en  défauts  parce  qu'elles 
■ont  leurs. 


224  DISCOURS   DE   COMBAT 

qui  fait  le  militarisme,  ce  n'est  pas  de  construire 
des  cuirassés  qui  coûtent  cinquante  millions,  cest 
de  faire  passer  tous  les  individus  à  la  caserne  ou 
sous  les  drapeaux.  Le  propre  du  militarisme,  c'est 
le  service  militaire,  c'est  cet  impôt  extraordinaire- 
ment  lourd  qui  pèse  sur  tous  les  jeunes  hommes 
et  qui  fait  de  la  France  une  sorte  de  camp  retran- 
ché. »  Trouvez-vous,  Messieurs,  que  la  France 
ressemble  à  «un  vaste  camp  retranché»?  Mais, 
nous  y  voilà  donc  !  et  vous  entendez  ce  que  l'ora- 
teur a  voulu  dire.  Le  militarisme  contre  lequel  il 
s'élève,  et  qui  lui  paraît  «  extraordinairement 
lourd  »,  il  nous  le  dit  assez  clairement,  c'est  le 
service  militaire.  Oui,  c'est  la  nation  armée  ;  c'est 
le  niveau  du  service  indistinctement  pdssé  sur 
toutes  les  têtes,  —  y  compris  celles  des  physiolo- 
gistes. Tranchons  le  mot,  Messieurs  :  ce  que 
M.  Charles  Richet  trouve  inhumain,  préhisto- 
rique et  odieux,  c'est  un  état  de  choses  où  ni  l'ar- 
gent, ni  la  naissance,  ni  l'intelligence  ne  suffisent 
désormais  à  exonérer  un  Français  du  devoir  mili- 
taire, et  à  le  dispenser  de  mourir,  s'il  le  faut,  pour 
son  pays  I 

Avais-je  raison,  Messieurs,  de  vous  dire  que 
nous  ne  combattons  pas  des  périls  imaginaires,  et 
ces  citations  ne  peuvent-elles  pas  suffire  ?  Non, 
ce  n'est  plus  aujourd'hui  à  telles  ou  telles  «  per- 
sonnalités »,  ce  n'est  plus   même  à  1'  «  Armée  » 


LA   NATION    ET    l'aRMÉE  225 

actuelle  qu'on  en  veut  :  c'est  à  l'institution  mili- 
taire elle-même.  On  invoque,  on  essaie  de  coali' 
ser  ou  d'ameuter  contre  elle  toutes  les  basses  pas- 
sions de  l'humanité  :  on  remue  l'égoïsme;  on  fait 
appela  la  peur  de  mourir;  on  agite  l'envie.  On 
invoque,  vous  l'avez  vu,  les  distinctions  de  classes. 
On  essaie  de  séparer  la  nation  d'avec  l'armée.  On 
travaille  à  créer  un  antagonisme  entre  elles.  On 
intitule  un  livre  :  l'Armée  contre  la  Nation^ 
et  l'objet  avoué  n'en  est  que  de  soulever  la 
nation  contre  l'armée.  On  parle, —  et  c'est  encore 
M.  Charles  Richet,  —  de  «  cet  étrange  métier  mili- 
taire, qui  consiste  à  porter  un  sabre  et  à  pourfendre 
son  prochain».  On  appelle  de  ses  vœux  le  jour 
où  il  ne  sera  plus  parmi  nous  qu'une  «  survivance 
préhistorique  ».  On  rejoint  ainsi  les  énergumènes 
du  parti,  l'auteur  de  la  Psychologie  du  Militaire 
professionnel^  les  collaborateurs  ordinaires  de  la 
Revue  Blanche^  de  l'Aurore  et  du  Siècle.  Et  pas  un 
instant  on  ne  songe  que,  sans  ces  militaires,  — sans 
la  protection  «  invisible  et  présente  »  qu'ils  étendent 
jusque  sur  leurs  ennemis,  —  on  n'aurait  ni  le  loisir 
de  martyriser  des  lapins  dans  des  laboratoires,  ni 
la  facilité  de  tenir  des  Congrès  de  la  Paix,  ni  la 
liberté  d'insulter  au  bon  sens  et  à  la  justice  par  de 
semblables  paradoxes. 

Essayons   donc,    à   notre    tour,   Messieurs,    de 
rétablir  conire  ces  paradoxes  la  vérité  de  l'histoire 

15 


226  DISCOURS   DE   COMBAT 

et  des  faits.  Nous  savons  pourquoi  nos  adversaires 
ne  veulent  pas  d'Armée.  Disons-leur  pourquoi 
nous  en  voulons  une  ;  et,  —  sans  avoir  d'ailleurs 
aucune  complaisance  pour  la  guerre,  —  disons- 
îeur  les  raisons  que  nous  avons  pourtant  de  -vou- 
loir y  être  toujours  prêts. 


II 


Nous  voulons  donc  et  il  nous  faut  une  Armée, 
premièrement,  parce  que  nous  voulons,  Mes- 
sieurs, continuer  d'être  la  France,  et  qu'une  armée 
est  l'instrument  ou  l'organe  nécessaire  de  protec- 
tion, de  défense,  et  d'action,  de  cette  personne 
historique  et  morale  qui  s'appelle  la  France.  J'ai 
parlé  ailleurs  de  nos  traditions  :  considérons  au- 
jourd'hui l'état  présent  de  l'Europe  et  du  monde. 
L'Italie  nous  informait  hier  qu'elle  était  heureuse, 
assurément,  d'avoir  conclu  avec  nous  son  accord 
commercial^  mais  elle  avait  soin  de  nous  bien  faire 
entendre  que  les  choses  n'allaient  pas  plus  loin  ! 
L'Angleterre  va  dépenser  cette  année  près  de  sept 
cents  millions  de  francs  pour  sa  flotte;  et  vous 
connaissez  son  principe,  qui  est  que  la  flotte 
anglaise  doit  être  supérieure  en  tout  temps,  —  ou 
égale  pour  le  moins,  — aux  flottes  réunies  des  deux 


LA    NATION    ET    l' ARMÉE  227 

plus  grandes  puissances  maritimes  après  elle. 
L'empereur  d'Allemagne,  qui  revient  de  Jérusa- 
lem, irait  demain  à  Ganossa  plutôt  que  de  renon- 
cer à  ses  augmentations  d'effectifs.  Et  c'est  le 
moment  que  nous  choisirions,  nous,  Messieurs, 
pour  parler  de  paix  perpétuelle!  ou  plutôt,  c'est 
déjà  fait,  et  c'est  le  moment  que  nous  avons  choisi 
pour  attaquer,  encore  une  fois  je  ne  dis  pas  seule- 
ment l'armée,  mais,  vous  venez  de  le  voir,  l'ins- 
titution militaire  elle-même  ! 

Je  le  sais,  il  y  a  la  conférence  de  la  Haye,  qui 
va  prochainement  se  réunir,  et  je  ne  puis  sans 
doute  que  rendre  hommage  à  la  très  noble  initia- 
tive du  jeune  empereur  de  Russie.  Mais  que  sor- 
tira-t-il  de  cette  conférence  ?  et  quoi  qu'il  en  doive 
sortir,  me  sera-t-il  permis  de  faire  une  simple 
observation?  C'est,  Messieurs,  que  la  Russie,  dont 
tous  les  intérêts,  ou  du  moins  les  intérêts  les  plus 
considérables,  sont  aujourd'hui  situés,  pour  ainsi 
dire,  à  l'orient  de  sa  masse,  n'a  rien  à  perdre, 
elle,  au  désarmement,  et  tout  à  y  gagner!  Alle- 
magne, France,  Angleterre,  si  nous  désarmions 
demain,  la  Russie,  libre  désormais  de  toute  inquié- 
tude à  l'occident  de  son  empire,  continuerait  en 
Asie  ses  conquêtes...  pacifiques,  je  le  veux  bien, 
mais  enfin  ses  conquêtes,  jusqu'au  jour  où  il  lui 
suffirait  de  se  retourner,  en  quelque  manière,  pour 
nous  accabler,  et,  sans  presque  le  vouloir,  noua 


228  DISCOURS   DE   COMBAT 

écraser  tous  du  poids  de  sa  puissance  prodigieuse- 
ment accrue.  Si  cela  n'est  pas,  Messieurs,  pour 
nous  empêcher  d'applaudir  à  la  généreuse  initia- 
tive du  tsar,  et  de  souhaiter  que  les  résolutions 
du  Congrès  de  la  Haye  y  répondent,  il  faut  avouer 
cependant  que  la  situation  n'est  pas  la  même 
pour  nous,  peuples  ou  nations  de  l'Europe  occi- 
dentale; —  et  nous  avons  le  droit  d'y  réfléchir. 
Nous  en  avons  aussi  le  devoir. 

Encore,  je  ne  vous  dis  rien  du  reste  du  monde, 
je  veux  dire  de  ce  qui  se  passe  en  Asie  et  en 
Afrique,  du  côté  du  Niger  et  du  Nil,  ou  du  côté 
de  la  Chine  et  du  Japon.  Tandis  que  toutes  les 
nations  ne  s'occupent,  les  unes  que  d'élargir,  et  les 
autres  que  de  fonder  leur  empire  colonial,  pou- 
vons-nous être  les  seuls  à  nous  renfermer  en  nous- 
mêmes?  laisser  changer  à  notre  détriment  les  pro- 
portions des  choses  ?  notre  influence  diminuer  de 
tout  ce  que  gagne  celle  des  autres?  et  mettrons- 
nous  nos  espérances  d'avenir  dans  notre  impuis- 
sance ou  dans  nptre  inertie?  Mais  qui  ne  voit, 
Messieurs,  que  ce  serait  abdiquer  notre  rôle  histo- 
rique; nous  résigner  à  n'être  plus,  môme  en 
Europe,  qu'une  quantité  négligeable  ;  nous  inter- 
dire toute  chance  ultérieure  de  développement? 
Et  si  nous  ne  le  voulons  pas,  si  je  ne  pense  pas 
qu'aucun  Français  y  puisse  consentir,  et  si, 
d'ailleurs,  étant  des  hommes,  il  ne  dépend  ni  de 


LA   NATION   ET    l'aRMÉE  229 

nous,  ni  de  personne  peut-être,  d'éliminer  la  force 
du  jeu  des  affaires  humaines,  voilà  d'abord  pour- 
quoi nous  voulons,  et  pourquoi  il  nous  faut  une 
armée*. 

Nous  voulons,  en  second  lieu,  une  armée,  et  il 
nous  en  faut  une ,  parce  que  nous  voulons  con- 
tinuer d'être  une  nation,  une  nation  et  non  pas 
une  société  d'assurances,  une  juxtaposition,  un 
syndicat,  un  agrégat  d'intérêts.  Nous  voulons  une 
armée,  parce  que  nous  sommes  et  que  nous  vou- 
lons continuer  d'être  un  organisme  vivant,  dont 
toutes  les  parties  se  tiennent  ou  se  répondent,  un 
véritable  organisme,  dont  toutes  les  parties  res- 
sentent la  mutilation  ou  le  dépérissement  d'une 
seule  d'entre  elles.  Vous  rappellerai-je  à  ce  propos 
le  raisonnement  des  théoriciens  de  l'idée  monar- 
chique? «  Dans  une  monarchie,  nous  disent- 
ils,  l'empereur  ou  le  roi  sont  les  garants  de  la 
fixité  du  principe  national,  l'instrument  de  la  con- 
tinuité des  desseins,  le  symbole  de  l'identité  de  la 
patrie.  Les  générations  se  succèdent  ;  les  idées  et 
les  mœurs  changent;  les  traditions  elles-mêmes 
évoluent  et  se  modifient;  mais,  tsar  de  Russie  ou 
reine  d'Angleterre,  la  dynastie  est  toujours    là. 

1.  Il  n'est  pas  vrai  que  1&  «  force  prime  le  droit  »;  inais,&  voir 
les  choses  telles  qu'elles  sont,  et  pour  parler  comme  un  Pascal, 
que,  sans  doute,  on  n'accusera  pas  pour  avoir  fait  peu  de  cas  de 
la  morale,  il  est  bon  que  la  force  soit  du  côté  du  droit;  et  il  faut 
■'efforcer  de  l'y  mettre. 


230  DISCOURS   DE   COMBAT 

L'océan  populaire  s'agite  ;  les  flots  s'enflent  et  se 
soulèvent;  mais  leur  fureur  expire  aux  pieds  du 
trône;  la  tempête  s'apaise;  et  tôt  ou  tard,  dansée 
souverain  dont  la  famille  a  partagé  toutes  ses 
vicissitudes,  la  nation  se  reconnaît  et  se  retrouve 
elle-même.  » 

Eh  bien  !  Messieurs,  si  ce  raisonnement  ne 
manque  peut-être  ni  de  quelque  apparence  de 
vérité  ni  d'une  certaine  force,  nous  voulons  une 
armée,  parce  que,  dans  une  démocratie,  nous 
croyons  qu'une  armée  nationale  est  seule  capable 
de  former,  de  maintenir  et  de  resserrer  ce  lien 
d'unité. 

Dans  une  démocratie,  c'est  l'armée  nationale  qui 
relie,  pour  ainsi  dire,  à  leur  centre  les  extrémités 
du  territoire  commun,  et  qui,  de  ce  centre  à  ces 
extrémités,  communique  et  propage  la  pulsation 
de  la  vie.  Car  quelle  autre  institution  voyez- vous, 
dans  notre  pays,  qui  pût  jouer  ce  rôle  ?  Ce  n'est  pas 
la  magistrature,  qui  n'est  qu'une  aristocratie,  une 
élite,  un  état-major  sans  soldats.  Cène  sont  pas 
les  Universités,  dont  la  tendance,  que  j'approuve, 
est  d'être  ou  de  devenir  de  plus  en  plus  «  régio- 
nales ».  Mais  c'est  bien  l'armée,  l'armée  seule, 
l'armée  nationale  ;  l'armée  recrutée  de  tous  les 
points  du  territoire,  dans  toutes  les  classes  do 
la  société;  l'armée  reproduisant  dans  sa  hiérar- 
chie l'image  de  cette  société;  l'armée  enfin  ana- 


LA   NATION    ET   l'aRMÉE  231 

logue  OU  conforme,  dans  son  organisation  comme 
dans  son  esprit,  à  la  démocratie  dont  elle  émane; 
et  j'ajoute,  Messieurs,  l'armée  rappelant,  poui 
ainsi  dire,  de  génération  en  génération,  la  démo- 
cratie à  son  principe  essentiel. 

C'est,  en  effet,  une  troisième  raison  pour  laquelle 
nous  voulons,  et  pour  laquelle  il  nous  faut  une 
armée.  Nous  voulons  une  armée  parce  que  nous 
sommes  une  démocratie,  et  parce  que,  bien  loin 
qu'à  nos  yeux, —  comme  à  ceux  d'un  président  du 
Conseil,  qui  avait  nom  M.  Dupuy,  je  crois,  —  la 
démocratie  et  l'armée  soient  incompatibles,  tout 
au  contraire,  nous  croyons,  nous,  Messieurs, 
qu'entre  une  démocratie  et  une  armée  nationale 
il  y  a  des  rapports,  des  convenances,  des  affinités 
profondes.  Oui,  si  le  régime  démocratique  se 
fonde  sur  l'égalité  des  charges  et  des  droits;  si 
l'objet  de  la  démocratie,  si  le  progrès  de  son  prin- 
cipe consistent  à  s'efforcer  d'atténuer  ce  qu'il  y  a 
toujours  d'inique,  et  de  non  moins  choquant  pour 
la  raison  que  d'attristant  pour  le  cœur,  dans  l'iné- 
galité des  conditions  sociales  ;  si  sa  politique  est 
de  rappeler  perpétuellement  ceux  de  ses  membres 
qui  seraient  tentés  de  l'oublier  au  souvenir  de 
leur  origine  commune,  quel  meilleur  instrument 
pourrions-nous  imaginer,  pour  maintenir  une 
démocratie  dans  ses  voies,  qu'une  armée  natio- 
nale?/>£'/706-2/t^//0/en/e6^  de  sede  et  exaltavit  humi- 


232  DISCOURS    DE   COMBAT 

les!  Une  armée  nationale  abaisse  ceux  qui  sont 
en  haut;  elle  élève  ceux  qui  sont  en  bas  ;  que  vou- 
lez-vous déplus  démocratique?  Et,  si  j'y  vois  bien 
quelques  inconvénients,  combien  n'y  vois-je  pas, 
et  n'y  voyez-vous  pas,  comme  moi,  sans  doute 
encore  plus  d'avantages  ! 

Un  enfant  de  vingt  ans,  un  paysan  ou  un  ouvrier, 
fils  de  la  ferme  ou  de  l'atelier,  arrive  du  fond  de 
sa  province,  Bretagne  ou  Languedoc,  Provence  ou 
Normandie,  maladroit  de  ses  mains,  embarrassé 
de  sa  personne,  la  tête  pleine  des  préjugés  de  son 
petit  endroit  ;  on  lui  fait  passer  un  pantalon  rouge 
et  endosser  une  capote  bleue  ;  on  lui  apprend 
d'abord  à  respecter  son  uniforme  et  à  faire  l'exer- 
cice :  «  Tourne  à  droite  !  Tourne  à  gauche  !  »  il 
devient  caporal  ou  sergent;  et  insensiblement, 
presque  sans  qu'on  y  tâche,  dans  son  esprit,  qui 
s'éveille  et  qui  s'ouvre,  voici  qu'à  l'image  de  la 
patrie  locale  se  substitue  l'image  d'une  patrie  plus 
grande,  non  seulement  l'image,  mais  le  sentiment 
de  la  grandeur  et  de  la  noblesse  de  cette  France, 
dont  ses  camarades  et  ses  officiers  sont  comme 
autant  de  représentants,  tous  divers  et  cependant 
semblables.  —  Un  jeune  bourgeois  quitte  au  même 
âge  la  maison  de  famille,  l'étude  ou  le  salon  pater- 
nel, et,  fils  de  notaire  ou  de  banquiei ,  nous  le 
versons  au  régiment.  Dans  ce  milieu  si  difTérent  du 
seul  qu'il  ait  connu  jusqu'alors,  où  l'on  ne  respi- 


LA   NATION    ET    l'aRMÉB  233 

rait  que  l'aisance  et,  d'ordinaire,  où  la  chose  dont 
on  parlait  le  moins  était  le  coût  de  la  vie,  il  apprend 
ce  que  c'est  qu'un  cultivateur,  un  maçon,  un  pale- 
frenier, et,  sous  ces  noms  qui  n'avaient  pour  lui 
qu'une  signification  abstraite,  il  aperçoit  des 
hommes  comme  lui.  Il  apprend  quelles  sont  pour 
les  humbles  les  difficultés  de  la  vie  quotidienne, 
et  son  expérience  se  diversifie  d'abord,  puis  s'enri- 
chit de  celle  de  toutes  les  conditions  avec  lesquelles 
il  se  trouve  en  contact.  —  Et  un  petit  «  intellec- 
tuel »,  à  son  tour,  abandonne  ses  chères  études,  et 
le  premier  service  qu'on  lui  rende  à  la  caserne 
c'est  de  dégonfler*sa  vanité.  On  lui  enseigne  là  que, 
si  l'intelligence  est  une  force,  il  y  en  a  d'autres, 
et  qui  l'égalent,  ou  qui  valent  mieux  qu'elle.  11 
découvre  lui-même,  avec  un  peu  de  perspicacité, 
ce  qui  se  cache  parfois  de  dignité  morale  sous  la 
rudesse  des  manières  et  la  grossièreté  du  discours. 
Il  éprouve  combien  de  qualités  peuvent  se  conci- 
lier avec  l'ignorance  de  l'orthographe.  Et  s'il  a  en 
soi  quelque  générosité  native,  il  comprend  enfin, 
pour  la  première  fois  de  sa  vie,  le  compte  qu'il  doit 
à  ses  inférieurs  de  la  chance  qu'il  a  eue  de  naître 
au-dessus  d'eux. 

En  vérité,  Messieurs,  dans  une  démocratie,  trou- 
vez-vous que  ce  soient  là  des  résultats  méprisables? 
Telle  n'est  pas,  du  moins,  mon  opinion.  Pour  moi, 
j'aime  l'armée  d'être  ainsi  la  grande  «  niveleuse  »  t 


234  DISCOURS    DE  COMBAT 

Oui,  je  l'aime  pour  la  régularité  fonctionnelle  avec 
laquelle  elle  ramène  les  générations  au  sentiment 
de  l'égalité.  Français  du  Nord  et  Français  du  Midi, 
paysans,  ouvriers,  bourgeois,  aristocrates,  intellec- 
tuels, elle  les  mêle  tous  ensemble,  et  tous  ensemble 
elle  les  soumet  à  l'action  de  la  même  discipline. 
Ils  ne  courent  le  risque  d'y  perdre  aucune  de  leurs 
qualités  naturelles  ;  ils  peuvent  y  en  acquérir  de 
nouvelles.  Si  l'ignorance  où  nous  sommes  du  sen- 
timent et  des  idées  les  uns  des  autres  est  le  grand 
obstacle  au  progrès  de  l'idée  démocratique,  l'édu- 
cation militaire,  la  vie  seule  du  régiment  atténue 
les  effets  ou  les  dangers  de  cette  ignorance.  Et  vous 
voyez  bien,  Messieurs,  que,  par  cela  même,  par 
cela  seul  qu'il  serait  insensé  de  vouloir  résister  au 
courant  de  la  démocratie,  non  seulement  l'armée 
et  la  démocratie  n'ont  rien  d'incompatible,  mais 
au  contraire  elles  vont  ensemble  ;  l'armée  se  recon- 
naît dans  la  démocratie  dont  elle  émane,  la  démo- 
cratie se  reconnaît  dans  Uarmée  qui  la  repré- 
sente ;  et  parce  que  nous  sommes  une  démocratie 
et  que  nous  voulons  continuer  d'en  être  une,  c'est 
pour  cela  que  nous  voulons  une  armée. 

Nous  voulons  encore  et  il  nous  faut  une  armée; 
parce  qu'en  France,  et  surtout  dans  le  siècle  où 
nous  sommes,  après  tant  d'agitations  et  de  révolu- 
tions, nous  éprouvons  le  besoin  de  quelque  disci- 
pline. Oui,  j'entends  bien,  vous  me  dites  qu'il  n'y 


LA   NATION    ET    L'ARMÉE  235 

paraît  guère  et  que  ni  la  chose  ni  le  mot  ne  sont 
à  la  mode!  Mais  nous  nous  en  apercevons!  nous  en 
souffrons!  ce  qui  est  déjà  un  bon  signe;  et  puis, 
savons-nous  bien  ce  que  le  mot  veut  dire  ?  On  ne 
voit  trop  souvent,  sous  ce  mot  de  «  discipline  », 
qu'un  ensemble  de  règlements  étroits  ou  surannés  ; 
qu'une  contrainte  imposée  du  dehors  à  la  libre 
manifestation  de  l'individualité  ;  qu'une  soumis- 
sion injustifiée  à  un  pacte  que  nous  n'avons  pas 
consenti  !  Mais,  Messieurs,  la  vraie  discipline 
est  autre  chose  et  quelque  chose  de  plus.  Ne 
nous  arrêtons  pas  à  la  lettre  et  tâchons  d'en  saisir 
l'esprit.  La  discipline,  au  fond,  c'est  l'éducation  de 
!a  sensibilité  ;  c'est  la  formation  du  caractère  et  de 
la  volonté;  c'est  l'apprentissage  de  la  solidarité; 
c'est  le  concours  ensemble  de  tous  les  moyens 
qui,  en  temps  de  paix  comme  en  temps  de  guerre, 
ont  pour  objet  d'assurer  et  d'augmenter  le  «  ren- 
dement moral  »  de  l'individu. 

Il  n'est  pas  ici  question  de  savoir  si  la  disci- 
pline a  toujours  cet  effet;  il  suffit  qu'elle  devrait 
l'avoir  ;  et,  quand  elle  ne  l'a  pas,  les  moyens 
peuvent  être  défectueux,  puisqu'ils  sont  humains, 
mais  tel  est  bien  son  idéal;  et  on  le  retrouverait 
dans  l'esprit  de  toutes  les  institutions  militaires. 

Je  dis,  en  outre,  qu'elle  seule  est  capable  de  le 
réaliser.  Et,  en  effet,  tandis  que  toutes  les  autres 
formes  de  l'action  nous  enseignent  la  concurrence 


236  DI8C0DR8    DE    COMBAT 

pour  la  vie  et  ainsi  travaillent  plus  ou  moins  à 
l'entière  émancipation  de  l'individu,  celle-ci  seule 
nous  apprend  l'union  pour  la  victoire.  C'est  qu'un 
homme  peut  beaucoup  dans  une  tribune  ou  dans 
une  chaire  ;  il  ne  peut  rien,  lui  tout  seul,  sur  un 
champ  de  bataille;  et,  vous  le  savez,  le  génie  même 
n'y  dépend  de  rien  tant  que  de  la  valeur  morale 
des  concours  qu'il  a  su  s'assurer.  Ne  nous  moquons 
donc  pas  des  prescriptions  ni  des  minuties  de  la 
discipline,  mais  tâchons  plutôt  d'en  comprendre 
le  sens  !  On  ne  plie  pas  aisément  l'homme,  on  ne 
l'accoutume  pas  en  un  jour  aux  sacrifices  qu'exige 
de  lui  l'esprit  de  solidarité,  et,  dans  toute  éducation, 
osons  le  dire,  il  y  a  du  dressage.  Ni  le  caractère 
ni  la  volonté  ne  se  forment,  ne  se  trempent  qu'avec 
le  temps,  et  de  petits  moyens,  dont  les  beaux 
esprits  peuvent  bien  se  moquer,  y  servent  souvent 
d'une  manière  plus  efficace  que  d'éloquentes 
exhortations.  On  n'habitue  pas  sans  effort,  selon 
le  mot  de  Turenne,  la  «  carcasse  humaine  »,  à  ne 
pas  trembler  devant  la  mort.  Mais,  si  la  discipline 
est  capable  d'y  réussir,  qui  en  niera,  je  ne  dis  plus 
l'utilité,  mais  la  grandeur?  et  c'est  encore  pour- 
quoi nous  voulons  une  armée. 

Et,  nous  voulons  enfin,  et  il  nous  faut  une 
armée;  pour  que,  dans  une  société  comme  la 
nôtre,  il  y  ait  quelque  chose  au  moins  qui  contre- 
balance le  pouvoir  de  l'argent.  C'est  ici,  Messieurs, 


LA   NATION    ET    L'ARMÉE  237 

que  je  fais  appel  aux  socialistes,  avec  la  sympathie 
d'un  homme  qui  est  d'ailleurs  assez  éloigné  de 
partager  toutes  leurs  idées,  mais  qui  du  moins  a 
ceci  de  commun  avec  eux  de  ne  vivre  que  de  son 
travail.  Suis-je  «  une  classe  dirigeante  »?  Je  n'en 
sais  rien;  mais  ce  que  je  sais  bien,  c'est  que  j'ai 
sinon  la  haine,  —  je  ne  veux  pas  user  de  paroles 
violentes,  —  mais  la  défiance  instinctive  et  invin- 
cible de  la  ploutocratie.  Et  je  dis,  à  ceux  de  nos 
socialistes  qui  s'exaltent,  pour  ainsi  parler,  dans 
la  défiance  de  l'institution  militaire,  je  leur  fais 
observer  que  le  terme  nécessaire,  inévitable,  et 
dernier  de  cette  politique  «  économique»,  finan- 
cière, industrielle,  commerciale  vers  laquelle  on 
les  pousse,  c'est  justement  la  ploutocratie.  Vous 
accusez  l'armce,  comme  on  dit  dans  vos  Congrès, 
d'être  l'instrument  du  capitalisme;  et  non  seule- 
ment elle  ne  l'est  point,  mais  c'est  elle  qui  en 
limite,  au  contraire,  les  excès;  et,  dans  un  temps 
comme  le  nôtre,  c'est  elle,  contre  la  tyrannie  ma- 
térialiste de  l'argent,  qui  demeure  notre  principale 
et  presque  notre  unique  sauvegarde. 

Si  nous  écoutons,  en  effet,  les  voix  qui  nous 
viennent  de  toutes  parts,  voix  de  la  finance,  voix 
du  commerce  et  de  l'industrie,  voix  de  la  science 
même  quelquefois,  que  nous  disent-elles?  «  Enri- 
chis-toi, voilà  le  vrai  but  de  ton  activité  et  le 
grand  objet  de  ta  vie  1  N'aie  d'égard  qu'à  la  fortune, 


238  DISCOURS   DE   COMBAT 

sans  trop  té  soucier  des  moyens  par  lesquels  on 
l'acquiert,  et  demeure  persuadé  que  les  millions 
sentent  toujours  bon.  »  Mais  une  voix  répond  :  «  N'en 
croyez  rien,  ô  jeunes  gens  1  Usez  de  l'argent  comme 
n'en  usant  pas.  Ne  sacrifiez  à  la  fortune  aucune  de 
vos  naturelles  fiertés,  ni  une  parcelle  de  votre 
indépendance  !  Gardez  toujours  vos  mains  pures. 
Faites-vous  une  religion  de  l'honneur  et  un  culte 
du  désintéressement.  Ne  méprisez  pas  les  riches, 
ils  n'ont  pas  tous  fait  exprès  de  l'être;  et  ne  con- 
damnez pas  la  richesse,  elle  peut  avoir  son  utilité  ! 
Mais  ne  vous  inclinez  pas  !  ne  pliez  jamais  le 
genou  devant  elle  !  et  soyez,  s'il  le  faut,  orgueil- 
leux de  votre  pauvreté.  »  C'est,  Messieurs,  ce  que 
la  voix  de  l'armée  nous  dit  éloquemment  ;  et  Dieu 
veuille  que  notre  démocratie  ne  cesse  pas  de  l'en- 
tendre, s'il  y  va,  comme  je  le  crois,  non  seulement 
de  sa  dignité,  mais  de  son  existence  mêmel 


III 


Comparez  maintenant,  Messieurs,  cette  idée  que 
nous  nous  formons  de  l'armée,  —  de  ce  qu'elle 
est  et  de  ce  qu'elle  doit  être,  —  à  celle  que  s'en 
font  ses  adversaires  et  les  nôtres.  M.  de  Molinari, 
dont  je    vous  parlais  tout  à  l'heure,  n'a-t-il  pas 


LA    NATION    ET   l'âRMÉE  239 

proposé  quelque  part  d'affermer  la  défense  natio- 
nale ou  de  la  mettre  en  régie,  comme  la  fabrica- 
tion des  allumettes  ou  la  construction  d  un  métro- 
politain ?  Et  que  voulait  dire  M.  Charles  Richet 
quand  il  s'ell'orçait  d'établir  que  le  «  métier  d'of- 
ficier est  un  métier  comme  un  autre  »  ?  Vous  l'avez 
vu,  Messieurs  !  Vous  l'avez  entendu  !  Tandis  que 
nous  travaillons  de  tout  notre  pouvoir  à  resserrer 
les  liens  qui  unissent,  dans  notre  France  démo- 
cratique et  républicaine,  la  nation  et  l'armée,  ils 
travaillent,  eux,  aies  relâcher  ou  à  les  rompre;  et 
du  haut  de  leur  «  intellectualisme  »  ou  de  leur 
u  économique  »  ils  ne  voient  dans  une  armée, 
comme  s'ils  étaient,  eux,  d'une  autre  espèce  que 
nous,  qu'un  troupeau  de  salariés,  en  attendant 
d'y  voir  quelque  jour  sans  doute  un  ramassis  de 
«  mercenaires  ».  Leur  idéal  est  celui  de  Carthage 
ou  de  Venise.  Et,  comment  donc!  n'ont-ils  pas  été 
destinés  à  de  trop  nobles  travaux  pour  qu'on  ose  les 
astreindre  à  la  vulgarité  des  besognes  militaires? 
n'ont-ils  pas  de  trop  belles  inventions  ou  de  trop 
belles  découvertes  à  faire?  Nous  aurons  toujours 
assez  de  soldats  !  Et  ils  ne  se  contentent  pas  de 
le  penser;  ils  le  disent.  Et,  en  le  disant,  ils  ne 
s'aperçoivent  pas  qu'ils  sont  les  pires  des  aristo- 
(îrates,  s'ils  ne  fondent  cette  supériorité  qu'ils  s'ar- 
rogent et  ces  privilèges  qu'ils  revendiquent  ni  sur 
le  droit  de  la  naissance,  lequel,  par  hypothèse,  est 


240  DISCOURS   DE   COMBAT 

représentatif  des  services  autrefois  rendus  ;  ni  sur 
le  droit  de  la  fortune,  qui  est  toujours  représentatif 
d'une  «  possibilité  »  de  services  à  rendre  ;  ni  sur 
quoi  que  ce  soit  enfin  de  réel  et  de  réellement 
existant,  mais  uniquement  sur  l'importance  qu'ils 
s'attribuent  à  eux-mêmes,  et  sur  leurs  prétentions 
à  jouir  paisiblement  des  loisirs  que  nous  leur 
ferions  ! 

Faut-il  ajouter,  puisqu'ils  ne  le  voient  pas, 
qu'une  armée  de  mercenaires  ou  de  salariés  ne 
serait  capable  tout  au  plus  que  d'une  seule  des 
fonctions  que  nous  lui  assignions  tout  à  l'heure? 
Une  armée  de  mercenaires  serait  capable,  à  la 
rigueur,  —  et  cela  s'est  vu  dans  l'histoire,  —  de 
défendre  l'Etat  politique  ou  de  fait.  Elle  pourrait 
protéger  nos  frontières  et  défendre  notre  terri- 
toire. Elle  ne  saurait  être  ni  une  école  d'égalité, 
ni  une  maîtresse  de  discipline  ou  d'honneur,  ni 
l'héritière  et  la  continuatrice  d'une  tradition  natio- 
nale. Assurément,  Messieurs,  ni  l'âme  de  la  nation, 
ni  celle  de  la  patrie,  ne  vibreraient  en  elle!  Mais 
qu'importe  à  nos  partisans  du  «  pouvoir  civil  »? 
et  que  signifient  pour  eux  la  grandeur  ou  la  pros- 
périté de  la  patrie?  Ce  ne  sont  là  que  des  mots! 
Ubi  bene^  ibi  patria!  Là  oii  l'on  est  bien,  là  est 
pour  eux  la  patrie  ;  et  ils  ne  se  trouvent  nulle 
part  mieux  que  là  où  il  n'y  a  pas  de  soldats. 

Que,  dans  ces  conditions,  ils  n'aiment  pas  beau- 


LA   NATION    ET   l'aRMÉB  241 

coup  la  guerre,  nous  n'y  verrons  rien  que  d'assez 
naturel,  et  nous  comprenons  aisément  qu'on  les 
trouve  tous  au  premier  rang  des  prédicateurs  de  la 
paix  perpétuelle.  Si  l'on  pouvait  abolir  la  guerre, 
ils  croient  ou  ils  feignent  de  croire  qu'une  ère  nou- 
velle s'ouvrirait  dans  l'histoire  de  l'humanité.  Et, 
pour  notre  part,  c'est  ce  que  nous  ne  croyons  pas! 
Non,  en  vérité,  je  ne  crois  pas  que  la  paix  soit  le 
premier  des  biens.  Je  ne  crois  pas  davantage  qu'elle 
soit  la  grande  ouvrière  du  progrès  du  droit,  ou  la 
plus  sûre  garantie  de  la  prospérité  des  nations, 
Mais  ce  que  je  ne  crois  pas  du  tout,  et  ce  que  vous 
ne  croyez  pas  plus  que  moi,  c'est  que  l'on  travaille 
efficacement  à  l'abolition  delà  guerre, ou  à  la  dimi- 
nution des  maux  qu'elle  traîne  à  sa  suite,  en  tra- 
vaillant à  la  suppression  des  armées  et  à  la  ruine 
de  l'institution  militaire. 

Est-ce  à  dire  que  nous  soyons  des  apologistes 
delà  guerre?  Non,  Messieurs,  et  nous  ne  sommes 
pas  insensibles,  nos  contradicteurs  le  savent  bien, 
aux  maux  qui  les  émeuvent  si  fort  de  pitié.  Nous 
pourrions  l'être  !  et  nous  ne  serions  pour  cela  ni 
des  «  barbares  »,  ni  des  réactionnaires,  à  moins 
que  Kant  n'en  soit  un  ;  —  ce  Kant,  à  qui  je  n'ose 
plus  toucher,  depuis  qu'on  m'a  fait  savoir  que  son 
œuvre  était  une  «  chasse  réservée  ».  S'il  a  donc 
écrit  quelque  part  que  la  paix,  une  trop  longue 
paix,  n'était  pas  sans  engendrer  quelque  bassesse 

16 


242  DISCOURS    DE   COMBAT 

d'âme,  je  Tignore,  je  veux  l'ignorer,  ou  tout  au 
plus  y  faire  allusion  en  passant.  Je  ne  veux  pas 
non  plus  invoquer  Josepu  de  Maistre.  A  la  vérité, 
si  dans  cette  Revue  à  laquelle  collabore  M.  Frédé- 
ric Passy,  un  colonel  italien,  à  qui  l'on  posait  les 
mêmes  questions,  y  a  répondu  par  une  fort  belK: 
lettre,  je  puis  bien  vous  en  lire  quelques  lignes: 
«  Si  je  ne  puis  me  ranger  au  vœu  des  partisans  de 
la  paix  perpétuelle,  disait-il,  c'est  que,  hélas  !  en 
aucun  temps  on  n'a  vu  les  plus  viles  passions  de 
notre  nature  fermenter  et  se  développer  davantage 
qu'en  temps  de  paix.  Tandis  qu'en  effet  les  êtres 
humains  se  multiplient,  et,  de  jour  en  jour,  ne 
trouvent  au  banquet  de  Ja  vie  qu'une  place  plus 
étroite,  c'est  alors  qu'on  voit  les  idées  un  peu  éle- 
vées s'abaisser  et  cesser  d'avoir  seulement  un  nom 
parmi  les  mobiles  delà  conduite  humaine...  Et  au 
reste,  ajoutait-il,  j'estime  que,  pour  un  être  des- 
tiné comme  nous  à  la  mort,  il  ne  saurait  rien  y 
avoir  de  plus  décevant  et  de  plus  funeste  que  tout 
ce  qui  procède  en  lui  d'un  amour  excessif,  ou 
d'une  conception  exagérée  de  l'importance  de  la 
vie.  »  Je  puis  encore  vous  rappeler  qu'hier  même 
un  des  plénipotentiaires  de  l'Allemagne,  à  la 
Conférence  de  la  Haye,  faisait  paraître  une  bro- 
chure ovi  il  essayait  do  montrer  que  la  menace 
de  la  guerre  est  la  condition  de  certaines  vertus... 
Et  si  c'était  le  lieu  de  développer  ce  thème,  vous  ver- 


LA    NATION    ET    L'ARMÉE  243 

riez  bien,  Messieurs,  qu'il  n'a  rien  ni  d'absurde,  ni 
de  paradoxal,  et  encore  moins  d'inhumain. 

Je  n'examine  pas  non  plus  si  la  guerre  ne  serait 
pas  une  loi  de  nature,  — j'entends  une  loi  de  notre 
nature  à  nous,  —  et  une  de  ces  lois  qu'on  ne  peut 
espérer  de  dominer  un  jour  qu'en  commençant  par 
s'y  soumettre.  Mais  je  me  borne  à  cette  observa- 
tion très  simple  que,  si  les  causes  de  la  guerre  ont 
changé  de  nature,  elles  ne  sont  aujourd'hui  ni 
moins  nombreuses,  ni  moins  menaçantes  qu'au- 
trefois, et  la  civilisation  qu'on  appelle  «  industrielle 
et  scientifique»  en  a  môme  engendré  de  nouvollca. 
Il  semble  bien,  Messieurs,  que  la  guerre  des  États- 
Unis  avec  l'Espagne  ait  été  l'œuvre  du  trust  amé- 
ricain des  raffineursde  sucre.  Si  jamais  la  guerre 
éclate  entre  l'Allemagne  et  l'Angleterre,  ce  sera 
certainement,  quel  qu'en  soit  le  prétexte  apparent, 
pour  des  raisons  commerciales  ou  économiques. 
Et  nos  difficultés  récentes  avec  l'Angleterre,  d'où 
sont-elles  nées?  et  de  quoi  s'agissait-il,  entre  nous 
et  elle,  que  de  la  possession  ou  du  libre  accès  de 
quelques  débouchés  commerciaux  ou  industriels? 
On  faisait  autrefois  des  guerres  de  politique  et  de 
religion,  dont  l'objet  était  de  rectifier,  d'étendre, 
d'arrondir  des  frontières,  ou  de  ramener  à  l'unité 
la  pensée  de  tout  un  grand  pays.  On  en  a  fait  de 
«  magnificence  »,  pour  maintenir  ou  pour  fortifici 
une   su])témalie,  une  supériorité  acquise.  On  eu 


244  DISCOURS    DE    COMBAT 

fera  désormais  d'économiques  ;  et,  n'élant  pas 
assurément  moins  terribles,  l'étant  même  ou  devant 
l'être  davantage,  —  à  cause  qu'elles  se  feront 
avec  des  moyens  plus  scientifiques  et  qu'elles 
mettront  en  conflit  des  intérêts  plus  vitaux,  — 
nous  ne  pouvons  ni  en  écarter  imprudemment 
la  pensée,  ce  qui  nous  exposerait  aux  surprises 
les  plus  douloureuses,  ni  les  préparer  avec  moins 
d'attention  et  de  résolution  ^ 

1.  Je  crois  devoir  ici  reproduire  ce  passage  d'un  discours  pro- 
noncé le  6  juin  1896,  à  l'occasion  de  l'Assemblée  générale  de 
la  Société  de  secours  aux  Blessés  militaires  des  aiinées  de  Terre 
et  de  Mer. 

Je  venais  de  louer  nos  «  philosophes  du  xviii*  siècle  7>  de  nous 
avoir  appris  «  à  ménager  autant  qu'à  respecter  dans  chacun  de 
nos  semblables  une  valeur  qui  ne  se  remplace  ni  ne  se  compense 
quand  une  fois  on  l'a  détruite  »,  et  j'ajoutais  : 

«  Vous  rappelez-vous  à  ce  propos,  Messieurs,  une  page,  la  pre- 
mière page  de  l'éloquente  brochure  que  Maxime  du  Camp  a  con- 
sacré naguère  à  l'histoire  des  origines  et  des  premiers  progrès 
de  votre  Société  :  «  Si  l'on  parvient  à  s'élever  au-dessus  des  pré- 
jugés dont  les  foules  sont  idolâtres  par  instinct  et  par  tradition, 
y  disait-il,  on  conviendra  que  la  fiuerre  est  ce  qu'il  y  a  de  plus 
abominable  au  monde  ;  c'est  si  bien  le  renversement  de  la  morale 
que  tout  ce  qui  est  interdit  par  les  lois  devient  honorable  aussi- 
tôt que  les  hostilités  sont  ouvertes  entre  deux  nations.  Avec 
une  énergie  malsaine,  puissamment  entretenue,  qui  fausse  lea 
ressorts  de  la  probité  si  péniblement  acquise,  on  excite  les 
hommes  à  faire  le  contraire  de  ce  qu'on  leur  a  enseigné  dès 
l'enfance.  Le  rapt,  le  vol,  la  violence,  le  meurtre,  la  ruse,  qui 
pour  toute  civilisation  sont  des  crimes,  deviennent  des  vertus, 
les  plus  belles  que  l'on  puisse  louer.  »  «  Il  est  honteux  de  vider 
«  une  bourse;  il  y  a  de  l'impudence  à  manquer  à  sa  foi  pour  un 
«  million  :  mai»  il  y  a  une  inexprimable  grandeur  à  voler  une 
«  couronne.  La  honte  diminue  quand  le  forfait  grandit.  »  C'est 
Schiller  qui  parle  ainsi  dans  sa  tragédie  de  Fiesque,  et  il  semble 
s'être  souvenu  que  Klopstock  a  dit  :  «  La  guerre  est  la  ûétris- 
sure  du  genre  humain.  » 


LA   NATION   ET   l'ARMÉE  245 

Humanisons  donc  la  guerre  I  N'épargnons  rien 
de  ce  qu'il  faut  pour  la  rendre  plus  difficile  !  Ne 

«  Oserai-je  vous  dire,  Messieurs,  et  à  vous  surtout,  Mesdames, 
que  je  ne  saurais  partager  cet  avis  ?  Non  pas  qu'avec  certains 
théoriciens,  —  parmi  lesquels  je  me  contenterai  de  nommer 
Joseph  de  Maistre  et  M.  de  Moltke,  —  non  pas  du  tout  que  je 
croie  la  guerre  divine  :  divine  en  son  principe,  divine  en  ses 
moyens,  divine  en  ses  résultats.  «  Loin  de  nous  les  héros  sans 
humanité!  »  s'est  quelque  part  écrié  Bossuet;  et  loin  de  nous, 
dirai-je  après  lui,  ces  théories  sanguinaires!  Mais,  si  la  guerre 
est  atroce,  si  la  guerre  est  hideuse,  s'il  n'y  a  pas  au  monde  pour 
les  yeux  humains  de  spectacle  plus  épouvantable  que  celui  d'un 
champ  de  bataille,  ne  faut-il  pas  cependant  convenir,  ne  faut-il 
pas  savoir  que  la  guerre  est  inhérente  à  notre  nature  et  à  notre 
condition  d'hommes,  comme  la  souffrance  et  la  maladie?  En 
vérité.  Messieurs,  nous  l'avons,  pour  ainsi  parler,  dans  le  sang, 
comme  nous  y  avons  le  germe  des  maladies  qui  nous  affligent. 
Elle  est  la  trace  en  nous  de  notre  plus  lointaine  origine,  à  moins 
qu'elle  ne  soit  la  rançon  de  quelque  crime  inexpiable.  Et  puis- 
qu'enfin  il  n'y  a  rien  d'humain,  ni  en  bien  ni  en  mal,  qui  soit 
complet  en  son  genre,  refuserons-nous  de  voir.  Messieurs,  que, 
si  la  guerre  a  ses  horreurs,  elle  a  aussi  ses  raisons  d'être  et  ses 
bienfaits? 

«  11  y  a  des  guerres  justes,  comme  celle  que  l'on  entreprend 
pour  défendre  l'indépendance  et  le  sol  de  la  patrie  menacée,  des 
guerres  comme  celles  que  les  Gaulois  ont  soutenues  jadis  contre 
César,  ou  Jeanne  d'Arc  contre  l'Anglais,  ou  la  Révolution,  il  n'y 
a  pas  cent  ans  encore,  contre  l'Europe  coalisée.  Il  y  a  des  guerres 
nécessaires,  qui  sont  celles  où  nous  nous  engageons  pour  ne  pas 
subir  une  honteuse  diminution  de  nous-mêmes,  pour  ne  pas 
voir  sombrer  dans  un  même  désastre  nos  traditions  d'honneur, 
tout  un  passé  de  gloire,  et  le  degré  même  de  civilisation  où 
nous  ont  péniblement  portés  douze  ou  quinze  cents  ans  de  con- 
tinuels efforts.  Et  il  y  a  enfin  des  guerres  bienfaisantes,  telles  que 
celles  qui  jadis,  en  des  temps  qae  l'on  oublie  trop,  sur  toutes  les 
frontières  de  l'Europe,  ont  opposé  victorieusement  à  la  barbarie 
de  l'Orient  les  forces  de  notre  Occident.  On  n'exagérera  jamais 
ce  que  la  civilisation  doit  aux  Grecs  de  Salamine,  on  aux 
Romains  d'Actium,  ou  à  ceux  de  aos  ancêtres  qui  dorment  leur 
sommeil  dans  les  plaines  de  Poitiers.  Et  parce  qu'il  y  a  de  telles 
guerres,  parce  qu'il  y  en  a  de  bienfaisantes,  parce  qu'il  y  en  a 
de  nécessaires,  parce  qu'il  y  en  a  de  justes,  c'est  pour  cela 


246  DISCOURS   DE   COMBAT 

l'engageons  jamais  qu'à  la  dernière  extrémité! 
Mais,  Messieurs, ne  nous  flattons  pas  naïvement  de 
l'anéantir:  soyons  toujours  prêts  à  la  faire,  si  c'est, 
après  tout,  le  meilleur  moyen  qu'on  ait  encore  ima- 
giné pour  l'éviter;  envisageons-en  bravement  la 
pensée.  Et,  en  attendant,  soyons  reconnaissants  à 
ceux  qui,  pour  nous  mettre  en  état  de  la  soutenir, 
si  l'on  nous  provoque,  ou  de  la  déclarer,  si  l'hon- 
neur et  la  sécurité  nationale  l'exigent,  se  sont  étu- 
diés à  plier  leur  indépendance  aux  nécessités  de  la 
discipline,  ont  abdiqué  tout  espoir  de  fortune  et 
ont  vaincu  finalement  en  eux  ce  sentiment  si 
naturel,  qui  est  la  peur  de  la  mort. 

J'ai  terminé.  Messieurs.  On  nous  dira  demain, 
je  n'en  doute  pas,  que  les  idées  que  je  viens  d'es- 
sayer de  vous  exprimer  ce  soir  sur  la  fonction  his- 
torique et  sociale  de  l'armée  sont  les  idées  de 
tous  les  Français.  Je  vous  ai  d'avance  montré  le 
contraire  I  Non  !  et  c'est  justement  ce  qu'il  y  a  de 
grave  et  d'inquiétant  à  l'heure  présente,  non,  mal- 
heureusement non,  ces  idées  ne  sont  pas  celles  de 
tous  les  Français!  Nous  avons  des  «compatriotes  », 
—  ou  plutôt  des  «  concitoyens  »,  —  qui  ne  voient 
dans  la  guerre  qu'un  reste  de  barbarie.  Nous  en 
avons  qui  ne  voient  dans  l'armée  qu'un  mal  néces- 
saire, dont  ils  travaillent  de  leur  mieux  à  res- 

Messieurs,  que,  jusque  dans  la  paix,  la  crainte  ou  la  msnace  en 
font  quelque  chose  encore  de  salutaire.  » 


LA  NATION   ET  L'aRMËB  247 

treindre  les  effets,  en  attendant  qu'il  leur  soit 
donné  d'en  anéantir  le  principe.  Nous  avons  parmi 
nous  d'irréductibles  ennemis  de  l'institution  mili- 
taire. Et  je  ne  leur  en  veux  point  d'avoir  des  idées 
contraires  aux  miennes  ;  mais  je  revendique  le  droit 
d'en  avoir  de  contraires  aux  leurs;  je  ne  leur 
demande  que  de  ne  pas  nier  cette  contrariété, 
d'avouer  sans  détours  leurs  vrais  sentiments;  et 
comme  je  suis  persuadé  que,  s'ils  les  connaissaient 
bien,  ils  en  auraient  horreur,  je  ne  leur  souhaite 
que  de  se  convertir  aux  nôtres. 

On  nous  dira  sans  doute  aussi,  je  m'y  attends, 
que  ces  idées  né  sont  pas  neuves.  Et  je  le  veux 
bien,  et  même  je  m'en  vante.  Il  s'agit  ici  de 
morale,  —  je  prends  ce  mot  comme  enveloppant 
les  relations  les  plus  générales  des  hommes;  — 
et  je  suis  de  ceux  qui  se  défient  beaucoup  des 
«nouveautés»  en  morale.  Les  «nouveautés»  en 
morale  sont  presque  toujours  des  erreurs  et,  en 
morale,  je  n'ai  pas  plus  de  scrupule,  et  je  vous 
conseille  de  n'en  avoir  jamais  davantage,  à  répé- 
ter, comme  je  les  sens,  des  choses  vingt  fois  dites, 
que  je  n'éprouve  de  dégoût  à  manger  tous  les  jours 
du  pain.  Les  u  lieux  communs  »  sont  le  pain  quo- 
tidien de  la  vie  de  l'esprit. 

Mais,  Messieurs,  et  précisément  parce  qu'elles 
ne  sont  pas  neuves,  ce  que  je  voudrais  surtout  que 
vous  eussiez  vu,  c'est  que  ce»  idées  ne  sont  pas  ce 


248  DISCOURS    DE    COMBAT 

que  j'appellerai  des  «idées  de  parti».  Elles  ne 
dépendent  ni  du  moment,  ni  du  lieu,  ni  des  cir- 
constances, ni  de  la  forme  du  gouvernement.  Ce 
que  je  vous  ai  dit  ce  soir  du  rôle  et  de  la  fonction 
sociale  de  l'armée,  je  le  crois  vrai  sous  la  Répu- 
blique; je  le  croirais  vrai  sous  toute  autre  forme 
de  gouvernement;  et  je  le  dirais,  je  pourrais  le 
dire  à  Londres  ou  à  Berlin,  comme  je  l'ai  dit  à 
Paris.  Il  suffirait  d'y  changer  quelques  mots.  Vous 
en  voyez  sans  doute  la  raison  !  C'est  qu'il  n'y  a  pas 
deux  manières  de  confondre  ou  d'unir  les  intérêts 
de  la  Nation  et  de  l'Armée.  Il  n'y  en  a  qu'une  ;  et, 
puisque  rien  d'humain  n'est  parfait,  il  n'y  en  a  pas 
deux  non  plus  de  perfectionner  ou  d'améliorer  une 
armée  nationale,  je  n'en  connais  qu'une,  qui  est 
de  commencer  par  l'aimer,  si  l'expérience  nous 
prouve  que,  —  dans  la  vie  publique  aussi  bien  que 
dans  la  vie  privée,  dans  la  société  générale  de 
l'État  comme  dans  la  société  particulière  de  la 
famille,  dans  l'ordre  de  la  pensée  comme  dans 
l'ordre  enfin  de  l'action,  —  on  ne  perfectionne,  et 
je  vais  plus  loin,  on  ne  dirige  utilement,  on  ne 
gouverne  avec  efficacité,  et,  en  donnant  à  ce  mot 
son  sens  à  la  fois  le  plus  noble  et  le  plus  étendu, 
on  ne  domine  vraiment  que  ce  qu'on  aime. 


LE  GENIE  LATIN 

1899 


LE  GÉNIE  LATIN' 


Mesdames,  Messieurs, 

Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  choisi  le  grand  et  beau 
sujet  dont  je  vais  essayer  de  vous  entretenir,  et 
j'en  suis  bien  aise,  car,  si  je  l'avais  choisi,  je  n'ose- 
rais pas  moi-môme  vous  l'annoncer  en  ces  termes, 
et  puis,  je  me  serais  peut-être  laissé  guider  par 
des  préoccupations  personnelles,  ce  qui  est  la  pire 
erreur  que  puisse  commettre  un  orateur  ou  un 
conférencier.  Nous  ne  pouvons  avoir,  en  effet, 
nous  qui  nous  adressons  au  public,  nous  n'avons 
de  raisons  de  parler  que  celles  que  vous  avez  vous- 
mêmes  de  nous  entendre ,  et  tout  discours  qui 
n'est  pas  l'écho  sonore  ou  la  retentissante  contra- 
diction de  ce  qu'attend  un  auditoire  n'est  pas  un 
discours,  n'est  qu'une  dissertation,  qu'on  ferait 
aussi  bien  ou  môme  mieux  d'écrire  que  de  pro- 
noncer. On  ne  s'adresse  aux  hommes  assemblés 
que  pour  leur  dire  :  «  Vous  vous  trompez  »  ou 
«  Vous  avez  raison  »,  et  on  le  leur  dit  avec  plus 
ou  moins  d'éloquence  ;  la  question  n'est  pas  là  ; 

1.  Conférence  prononcée  &  Avignon,  le  3  août  1899,  pour   li 
Société  du  Chant  Sacré 


252  DISCOURS   DE   COMBAT 

mais,  de  le  leur  dire,  voilà  ce  qui  est  proprement 
oratoire,  et  non  pas  de  faire  devant  eux  des  phrases 
ou  des  grâces,  des  exercices  de  force  ou  de  virtuo- 
sité, ni  surtout  d'oublier  qu'ils  ne  sont  pas  là, 
devant  nous,  pour  nous,  mais  pour  eux,  et  pour 
être  par  nous  ou  affermis  ou  inquiétés  dans  leurs 
convictions. 

Invité  par  le  comité  des  fêtes  d'Avignon,  et  par 
votre  archevêque,  à  vous  parler  du  Génie  latin,  j'ai 
donc.  Messieurs,  cherché  d'abord  les  raisons  que 
vous  pouviez  avoir  d'aimer  à  en  entendre  parler, 
et,  croyant  les  avoir  trouvées,  je  commencerai  ce 
discours  par  vous  les  développer  :  premièrement 
pour  achever  de  nous  mettre  à  l'unisson  ;  et  puis 
parce  que  ces  raisons  sont  elles-mêmes  un  com- 
mencement de  définition  du  Génie  latin.  Le  Génie 
latin  ne  peut  pas  absolument,  ni  même  très  profon- 
dément différer  de  l'idée  qu'on  s'en  forme  depuis 
tantôt  deux  mille  ans,  dans  le  pays  qui  en  détient 
l'héritage  et  les  raisons  que  nous  avons,  en  terre 
latine,  de  le  célébrer,  ne  peuvent  pas  être  tout  à 
fait  étrangères  à  sa  vraie  constitution. 


Par  exemple,  n'est-il  pas  vrai,  Messieurs,  que, 
depuis  quelques  années  déjà,  vous  vous  lassez  de 


LE   GÉNIE   LATIM  253 

VOUS  entendre  opposer  la  «  supériorité  des  Anglo- 
Saxons  »  ?  Et,  assurément,  Messieurs,  vous  ne  doutez 
pas  des  bonnes  intentions  de  ceux  qui  la  vantent. 
Vous  ne  voulez  pas  non  plus  disputer  à  cette  belle 
espèce  d'hommes,  — que  j'admire,  pour  ma  part, 
jusqu'à  l'envier  quelquefois, — vous  ne  voulez  pas 
lui  disputer  les  qualités  qui  sont  effectivement  les 
siennes.  Mais,  pour  avoir  ces  qualités,  vous  ne 
croyez  pas,  ni  moi  non  plus,  qu'elle  les  ait  toutes; 
et  vous  croyez  que  nous  avons  les  nôtres.  Vous 
estimez  sans  doute  aussi  que  les  progrès  que  les 
Anglo-Saxons  ont  réalisés  dans  ce  siècle  ne  sont 
pas  uniquement  leur  œuvre,  mais  un  peu  celle  des 
circonstances,  de  l'occasion,  de  la  fortune;  —  et 
même  de  leur  gouvernements  C'est  une  grande 


1.  Cela  ne  veut  pas  dire  au  moins  que,  sur  la  foi  de  Montes- 
quieu, nous  ayons  eu  raison  jadis  de  leur  emprunter  leur  forme 
de  gouvernement;  et,  au  contraire,  quand  on  voit  ce  qui  se  passe 
depuis  de  longues  années  déjà,  non  seulement  en  France,  mais 
en  Italie,  ou  en  Espagne,  et  même  ailleurs,  on  est  tenté  de  se 
demander  si  le  parlementarisme,  puisqu'il  faut  l'appeler  par  son 
nom,  ne  serait  pas  quelque  chose  d'aussi  parfaitement,  profon- 
dément, et  exclusivement  «  national  »  que  la  cuisine  anglaise, 
par  exemple,  ou  que  ces  sports  dont  nous  aurons  deux  mots  à 
dire  tout  à  l'heure.  Nous  répondra-t-on  que  c'est  nous.  Français 
ou  Latins,  qui  n'avons  pas  su  nous  approprier  le  régime  parle- 
mentaire! Mais  la  question  est  précisément  de  savoir  si  nous 
aurions  pu  nous  l'approprier,  et,  —  sans  faire  intervenir  ici  la 
question  de  race  ou  d'aptitude  originelle,  —  si  le  parlementarisme 
n'aurait  pas  pour  conditions  d'existence,  ou  de  fonctionnement 
régulier,  la  stabilité  de  l'institution  monarchique,  ou  la  continuité 
d'une  aristocratie  de  naissance,  ou  généralement  tout  ce  qu'en 
France,  comme  en  Italie  d'ailleurs  et  comuie  en  Espagne,  depuis 
cent  ans,  nous  avons  travaillé  consciencieusement  à  détruire.  Ou 


S54  DISCOURS   DE  COMBAT 

facilité,  pour  tenir  ses  voisins  à  distance,  que  d'être 
soi-même  entouré  d'eau  de  toutes  parts,  ce  qui  est 
l'ouvrage  de  la  nature  ;  et  si  les  Anglais  du  dernier 
siècle  étaient  pour  ainsi  dire  à  l'extrémité  du  monde 
civilisé,  toto  divisos  orbe  Brilannos,  ce  ne  sont  pas 
leurs  qualités  qui  les  en  ont  rendus  le  centre,  c'est 
une  faveur  de  la  fortune,  c'est  une  complaisance 
imprévue  de  la  vapeur  et  de  l'électricité.  Mais  ce 
que  vous  pensez  surtout,  parce  qu'il  n'y  a  rien  de 
plus  évident,  c'est  que  les  Anglais  d'autrefois  ne 
sont  devenus  les  Anglais  d'aujourd'hui  qu'en  s'ap- 
pliquant,  par  tous  les  moyens,  non  à  dénaturer, 
mais  au  contraire  à  développer  et  à  fortifier  leurs 
qualités  les  plus  nationales.   En  vérité,  ils  sont 

dit  aujourd'hui  de  beaucoup  de  choses  bonnes  et  désirables  en 
soi  qu'elles  sont  malheureusement  «  incompatibles  avec  la  démo- 
cratie »,  et  bien  entendu  ce  n'est  pas  la  démocratie  qu'on  pro- 
pose de  leur  sacrifier  :  on  le  voudrait  qu'on  ne  le  pourrait  pas,  et 
plutôt  on  s'y  briserait!  Mais,  en  fait  d'incomp'atibilités.  je  n'en 
connais  guère  de  plus  irréductible  que  celle  du  <  parlementa 
risme  >  avec  la  «  démocratie  »,  et  avant  de  les  concilier  on  aura 
plus  tôt,  disait  Virgile,  desséché  la  Manche  : 

...  fréta  destituent  nudos  in  littore  pisces  ! 

Aussi  voit-on  que  ni  la  Suisse,  qui  est  une  très  petite  démo- 
cratie, ni  les  Etats-Unis  d'Amérique,  qui  en  sont  une  énorme, 
n'ont  adopté  le  régime  parlementaire.  Et  il  nous  faudra  sans 
doute,  comme  les  Etats-Unis  et  comme  la  Suisse,  y  renoncer 
quelque  jour,  ou  le  modifier  si  profondément  qu'il  ne  sera  plus 
le  régime  parlementaire...  Mais  je  craindrais,  si  j'insistais,  d'être 
accusé  de  «  conspirer  »  contre  les  institutions  de  mon  pays  et  de 
travailler  au  «renversement  de  la  République  ».  Et  c'est  pourquoi 
je  me  borne  à  conclure  que  l'emprunt  que  nous  avons  fait  à  nos 
voisins  de  leur  forme  de  gouvernement  n'a  pas  assez  bien  réussi, 
depuis  cent  ans,  pour  nous  encourager  à  leur  en  faire  d'autiM. 


LE   GÉNIE   LATIM  255 

aujourd'hui  plus  Anglais  qu'autrefois,  et  ils  le 
sont  plus  consciemment,  avec  une  volonté  plus 
forte,  et  une  plus  claire  intelligence  des  moyens 
de  le  demeurer.  De  telle  sorte,  Messieurs,  que  si 
nous  voulons  les  <(  imiter  »  d'une  manière  qui 
nous  soit  profitable ,  ce  n'est  pas  leurs  ins- 
titutions qu'il  nous  faut  transplanter  de  leur  sol 
sur  le  nôtre,  ni  leurs  mœurs,  ni  leurs  habitudes, 
ni  leurs  sports,  dont  on  a  si  bien  dit  qu'ils  n'étaient 
peut-être,  après  tout,  qu'une  «  forme  aristocratique 
de  la  paresse^  »;  mais,  au  contraire,  il  nous  faut, 
comme  eux,  demeurer  ce  que  nous  sommes;  cher- 
cher notre  avenir  dans  la  direction  de  notre  propre 
histoire;  et  tirer  de  notre  fonds  latin,  amélioré, 
sinon  toujours  la  matière,  mais  la  forme  et  le  prin- 
cipe de  nos  progrès. 

Peut-être  aussi.  Messieurs,  vous  êtes-vous  émus 
des  attaques  imprudentes  qu'on  dirigeait  de  tous 
les  points  de  l'horizon  contre  notre  système  d'édu- 
cation nationale  ou  classique;  et  peut-être  y  avez- 
vous  vu,  comme  moi,  je  ne  sais  quelle  menace  de 
désorganisation  de  l'esprit  français.  Eniendez-moi 

1.  C'est  à  M.  André  Bellessort,  dans  un  article  de  la  lievue  des 
Deux  Mondes,  que  j'emprunte  cette  observation,  dont  le  raccourci 
m'a  paru  plein  de  sens.  Avez-vous  vu  des  Anglais  «  faire  »  une 
partie  de  polo,  —  car  cela  ne  peut  s'appeler  «  jouer  »,  —  et  vous 
êtes-vous  demandé  de  quelle  occupation,  après  quelques  heures 
de  cet  exercice,  un  honn<^te  homme  pouvait  être  capable  ?  Toute 
une  catégorie  d'Anglais  ne  travaille  vraiment  qu'à  jouer,  mais  il 
est  vrai  qu'en  re>  tuiche  elle  «'y  fatigue  épouvantabieiuent. 


256  DISCOURS   DE    COMBAT 

bien,  je  vous  prie  !  Je  ne  dis  pas,  je  ne  veux  pas 
dire  ici  que  notre  système  national  d'éducation  soit 
la  perfection  de  son  genre;  j'en  connais  assez  les 
défauts  ;  et,  quoique  je  le  croie  moins  «  suranné  » 
qu'on  ne  le  dit  quelquefois,  je  trouve  naturel,  je 
trouve  bon,  je  trouve  même  indispensable  que  l'on 
essaie  de  le  «  moderniser  ».  Faisons  donc  des 
hommes  !ou  plutôt,  Messieurs,  — car  cette  expres- 
sion, dont  on  abuse,  ne  veut  pas  dire  grand'- 
chose,  —  faisons  des  citoyens  utiles,  des  gens  de 
métier;  formons  des  «  professionnels»,  comme  on 
dit  aujourd'hui,  des  agriculteurs  et  des  ingénieurs, 
des  industriels  et 'des  commerçants,  des  méde- 
cins et  des  soldats  ;  rendons  encore  à  des  occu- 
pations injustement  ou  sottement  dédaignées  la 
dignité  qui  leur  est  due;  rabattons  enfin  de  l'es- 
time excessive  qu'on  a  donnée  jadis  et  trop  long- 
temps aux  professions  appelées  «  libérales  ».  Mais, 
au  milieu  de  tout  cela,  n'oublions  pas  pourtant 
que  nous  sommes  des  Latins  !  Non,  Messieurs, 
n'oublions  pas  que,  si  la  langue  latine,  pour  un 
Allemand  ou  pour  un  Anglais,  n'est  qu'une  con- 
naissance de  surcroît,  un  ornement  de  son  intelli- 
gence, dne  manière  de  jouir  d'un  passé  qui  n'est 
pas  le  sien,  celui  de  sa  race,  le  latin  est  pour  nous 
la  langue  mère  de  la  QÔtre,  la  langue  de  nos  ori- 
gines, le  support  de  nu  i  traditions,  et,  pour  ainsi 
parler,   le  fondement  de  notre  connaissance  de 


LE  GÉNIE  Latin  257 

nous-mêmes  ^  La  littérature  latine,  pour  un  An- 
glais ou  pour  un  Allemand,  n'est  qu'une  province 
étrangère,  de  celles  qu'on  traverse  en  touriste  ou 
en  voyageur,  sans  que  rien  vous  oblige  ni  vous 
invite  à  la  visiter;  elle  est  pour  nous  la  terre 
nourricière,  le  sol  auquel  nous  rattachent  toutes 
aos  racines,  dont  nous  ne  pouvons  nous  séparer 
sans  effort  ou  sans  déchirure  ;  et  notre  littérature 


1.  On  ne  saurait  trop  insister  sur  ce  point.  Si  jamais  le  latin 
disparaissait  du  programme  de  notre  enseignement  secondaire, 
et  que  l'étude  en  fût  reléguée  dans  nos  Universités,  c'est  de  toutes 
communications  avec  ses  origines  ou  son  passé  que  nous  aurions 
coupé  pour  ainsi  dire  presque  toute  notre  jeunesse.  Nous  n'aurions 
plus  ensuite  qu'à  substituer  dans  les  classes  de  nos  lycées  l'en- 
seignement de  l'anglais  à  celui  du  latin,  ou  celui  de  l'allemand, 
ce  qui  serait  sans  doute  un  merveilleux  moyen  de  nous  préparer 
à  combattre  dans  le  monde  les  progrès  de  l'esprit  germanique  ou 
anglo-saxon!  Et  qui  sait,  avec  le  temps,  si  ce  jour  ne  luirait  pas 
où  ceux  de  nos  jeunes  gens  qui  voudraient  connaître  le  passé  de 
leur  propre  langue  seraient  obligés  de  l'aller  étudier  à  Oxford 
ou  à  Berlin?  Rome  alors  ne  serait  plus  dans  Rome,  ni  Paris  à 
Paris,  mais  sur  les  bords  heureux  de  la  Tamise  ou  de  la  Spréel 
Ceux  qui  se  nourrissent  de  ces  rêves  ne  savent-ils  donc  pas 
que  notre  «  parlure  »,  comme  on  disait  jadis,  est  un  des  rares 
moyens  d'action  qui  nous  restent  dans  le  monde;  que  si  noua 
avons  à  cœur  de  le  conserver,  nous  ne  le  pouvons  qu'en  demeurant 
fidèles  à  nos  traditions  «,  classiques  »;  et  que  ces  traditions  sont 
elles-mêmes  inséparables  de  la  connaissance  générale  du  latin? 
Notre  enseignement  secondaire  ne  forme,  dit-on,  que  des  hommes 
de  lettres  ou  des  journalistes,  et  il  y  a  certainement  quelque 
Térité  dans  ce  reproche.  Mais  que  la  responsabilité  en  remonte 
au  latin,  c'est  ce  qu'il  serait  plus  diCicilc  de  prouver,  et  si  nous 
renoncions  décidément  au  latin,  tout  fe  résultat  (pie  j'en  augure 
est  que  nos  journalistes  et  nos  hommes  de  lettres  écriraient  peut- 
être  un  français  moins  français.  Cela  est-il  bien  nécessaire?  et  le 
développement  de  l'intelligence  pratique  ou  du  «  sens  colonial  » 
aerait-il  par  hasard  en  raison  de  l'ignorance  de  l'orthographe  etdt 
I«  grammaire  de  notre  langue  ? 

n 


258  DISCOURS   DE   COMBAT 

elle-même  n'en  est,  dans  son  abondance  et  sa 
diversité,  qu'un  prolongement,  une  continuation, 
un  accroissement.  Et  l'art  latin,  Messieurs,  n'est 
enfin,  pour  l'Anglais  ou  pour  l'Allemand,  qu'un 
art  presque  exotique,  sans  analogie  profonde  ou 
convenance  intime  avec  la  mentalité  germanique 
ou  anglo-saxonne,  mais  il  est  pour  nous  l'expression 
même  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  secret  et  de  plus 
mystérieux  dans  le  génie  de  la  race. 

Il  est  vrai  qu'on  nous  arrête  sur  ce  mot,  et  on 
nous  demande,  vous  le  savez,  si  nous  sommes 
bien  sûrs  d'être  des  Latins.  C'est  le  sang,  dit-on, 
qui  fait  la  race;  et  combien  de  gouttes,  ou,  si  je 
puis  ainsi  dire,  combien  de  globules  de  sang  latin 
croyons-nous  donc  avoir  dans  nos  veines?  La  ville 
de  Marseille  va  célébrer  dans  quelque  temps  son 
vingt-cinquième  centenaire;  quand,  aux  environs 
de  l'an  600  avant  Jésus-Christ,  les  Phocéens,  qui 
étaient  des  Grecs,  abordèrent  aux  rivages  de  Pro- 
vence, ils  y  formèrent  alliance  avec  les  Ségo- 
briges,  qui  n'étaient  point  des  Latins;  et  depuis, 
comme  l'a  dit  quelque  part  Miclielet,  «  la  Provence 
a  hébergé  tous  les  peuples.  Tous  ont  chanté 
les  chants,  dansé  les  danses  de  Beaucaire,  d'Avi- 
gnon ;  tous  se  sont  arrêtés  aux  passages  du 
Rhône...  »,  et  ils  n'ont  plus  voulu  rebrousser 
chemin, ni  se  rembarquer,  dit-il;  «  ils  ont  fait  en 
Provence   des  villes    grecques,  mauresques,  ita- 


LE    GÉNIE   LATIM  259 

.ennes  ».  Pareillement,  quelques  années  avant 
l'ère  chrétienne,  quand  les  légionnaires  de  César 
ont  parcouru  la  terre  gauloise,  des  Alpes  jusqu'à 
l'Atlantique,  et  de  la  Méditerranée  jusqu'aux 
bouches  du  Rhin,  ils  l'ont  trouvée  peuplée  de 
quelques  millions  de  Celtes  ;  et,  selon  toutes  les  lois 
de  l'histoire,  quelques  milliers  de  Latins  se  sont 
plutôt  fondus  dans  ces  millions  de  Celtes  qu'ils  ne 
les  ont  absorbés.  Et  les  Germains  sont  venus  à 
leur  tour,  et  les  Huns  après  les  Germains,  et  les 
Arabes  après  les  Huns,  et  après  les  Arabes  les 
Normands...  Où  sont  donc,  Messieurs,  parmi  tant 
de  mélanges,  où  sont  les  preuves  et  les  titres  de 
notre  «  latinité  »  ?  Quels  sont  nos  droits  à  l'héritage 
que  nous  revendiquons?  Suffit-il,  comme  en  nos 
pays,  de  porter  le  prénom  de  César  ou  de  Marins? 
et,  pourrait  dire  un  philologue,  suffit-il,  pouravoir 
droit  à  la  succession  de  Virgile  ou  de  Cicéron,  de 
parler  une  langue  estropiée  de  la  leur,  un  latin 
militaire,  populaire  et  servile,  que  leur  oreille 
n'aurait  pas  reconnu? 

Rien  n'est  plus  facile,  Messieurs,  que  de  ré- 
pondre à  ces  objections,  et  sans  doute,  à  mesure 
que  je  vous  les  indiquais,  vous  l'avez  déjà  fait. 
Vous  savez  que  ce  n'est  ni  le  sang,  ni  la  langue, 
ni  la  conquête  qui  font  les  peuples  :  les  nations 
se  font  d'oiles-mômes.  Rome  a  conquis  la  Gaulo 
en  la  civilisant,  en  l'associant,  moins  de  cent  ans 


860  DISCOURS   DE   COMBAT 

après  Auguste,  à  l'empire  du  génie  latin '.  Si  nous 
sommes  devenus  des  Latins,  c'est  que  nous  l'avons 
voulu  ;  et  la  preuve,  Messieurs,  c'est  que  nous  ne 
sommes  pas  plus  tard  devenus  des  Germains,  ni 
des  Arabes,  deux  conquérants  dont  il  s'en  est 
peut-être  établi  sur  notre  sol  autant  ou  plus  que 
de  Romains.  Nous  ne  sommes  pas  non  plus  deve- 
nus des  Anglais  !  Fidèles  à  notre  premier  choix, 
nous  avons  latinisé^  pour  le  nationaliser,  tout  ce  que 
nous  avons  pu  réaliser  depuis  lors  de  progrès  ou 
d'acquisitions  de  toute  nature,  intellectuelle  ou 
morale,  politique  ou  sociale  Toute  notre  histoire 
pourrait  s'interpréter  par  la  persistance  de  notre 
effort  à  maintenir,  à  revendiquer,  à  défendre  notre 
latinité  contre  les  envahisseurs  du  dehors  ou  les 
ennemis  du  dedans.  La  Révolution  française  elle- 
même  s'explique  et  se  légitime  en  partie  par  là, 

1.  On  sait  assez  que  la  rapidité  de  la  «  romanisation  i>  de  la 
Gaule  est  l'un  des  faits  les  mieux  établis  et  les  plus  singuliers  de 
l'histoire.  Voyez,  à  cet  égard,  les  textes  cités  par  Fustel  de  Coulanges 
dans  son  Histoire  des  institutions  politiques  {t.  I),  et  le  commen- 
taire si  précis  et  si  convaincant  qu'il  en  doane.  C'est  le  discours 
de  l'empereur  Claude  :  Centum  annorum  immobilem  fidem, 
obsequïumque  rnultîs  trepidis  rébus  nostris  plus  quant  expertum. 
Ce  sont  quatre  mots  de  Tacite  :  Continua  et  fida  pax.  C'est  une 
phrase  d'Ammien  Marcellin  :  Gallias  Csesar  societati  nostrœ  fœ- 
deribus  junxit  aeternis.  Fustel  de  Coulanges  ajoute  lui-même  : 
«  Durant  cinq  siècles,  le  patriotisme  des  Gaulois  fut  Vamour  de 
Borne  »;et  un  peu  plus  loin  :  «  11  est  incontestable  que  le  lien 
entre  Rome  et  la  Gaule  ne  fut  pas  brisé  par  la  volonté  des  Gaulois  : 
il  le  fut  par  les  Germains.  Encore  verra-t-on,  dans  la  suite  de  ces 
études,  que  la  population  gauloise  garda  tout  ce  qu'elle  put  de 
ce  qui  était  romain,  et  qu'elle  s'obstina  à  rester  aussi  Romaine 
qu'il  était  possible  de  Vêtre.  » 


LE  GÉNIE  liÂTIN  261 

Rappelez-vous  seulement  la  brochure  de  Sieyès  sur 
le  Tiers  Etat,  renvoyant  aux  forets  de  la  Souabe  et 
de  la  Franconie  une  aristocratie  qui  avait  eu  l'im- 
prudence de  vouloir  fonder  son  titre  à  la  domina- 
tion sur  la  conquête  germaine^.  Et  c'est  pourquoi, 
Messieurs,  si  la  connaissance  d'eux-mêmes  n'im- 
porte pas'moins  aux  peuples  qu'aux  individus,  nul 
n'a  plus  d'intérêt  que  nous  à  se  rendre  compte 
des  caractères  qui  sont  ceux  du  génie  latin. 


1.  Je  crois  devoir  citer  ici  le  passage  entier  de  la  brochure  de 
Sieyès  :  «  Que  si  les  aristocrates  entreprennent,  écrivait-il  donc, 
de  retenir  le  pauvre  dans  l'oppression,  il  osera  demander  à  quel 
titre.  Si  l'on  répond  :  à  titre  de  conquête  ;  il  faut  en  convenir,  ce 
sera  vouloir  remonter  un  peu  haut.  Mais  le  tiers  ne  doit  pas 
craindre  de  remonter  dans  les  temps  passés.  11  se  reportera  à 
l'année  qui  a  précédé  la  conquête,  et,  puisqu'il  est  assez  fort 
aujourd'liui  pour  ne  pas  se  laisser  conquérir,  sa  résistance  sans 
doute  sera  plus  efficace.  Pourquoi  ne  renverrait-il  pas  dans  les 
foréls  de  la  Franconie  toutes  ces  familles  qui  conservent  la  sotte 
Drétention  d'être  issues  de  la  race  des  conquérants  et  d'avoir  suc* 
cédé  à  leurs  droits  !  » 

Ce  langage  est  sans  doute  assez  clair,  mais  voici  qui  est  encore 
plus  caractéristique  : 

«  La  nation  alors  épurée,  continuait-il,  pourra  se  consoler,  je 
pense,  d'être  réduite  à  ne  plus  se  croire  composée  que  des  des- 
cendants des  Gaulois  et  des  Romains.  Et,  en  vérité,  si  l'on  tient 
à  vouloir  distinguer  naissance  et  naissance,  ne  pourrait-on  pas 
révéler  à  nos  pauvres  concitoyens  que  celle  qu'on  tire  des  Gau- 
lois et  des  Iir)mai7is  vaut  au  moins  autant  que  celle  qui  viendrait 
des  Sicambres,  des  Welches  et  autres  sauvages  sortis  des  bois 
et  des  Etals  de  l'ancienne  Germanie?  Oui,  dira-t-on;  mais  la  con- 
quête a  dérangé  tous  les  rapports,  et  la  noblesse  de  naissance  a 
passé  du  côté  des  conquérants  I  Eh  bien!  il  faut  la  faire  repasser 
iie  l'autre  côté;  le  tiers  redeviendra  noble  en  devenant  conquérant 
»  ton  tour.  >  (Qu'est-ce  gtte  le  Tiers  Etat,  ch.  ii.J 


^8  DISCOURS   DE    COMBAT 


II 


On  le  confond  quelquefois  avec  le  génie  «  clas- 
sique »  ou  ('  antique  »,  et  particulièrement  avec 
le  génie  grec.  Il  faut,  Messieurs,  à  mon  avis,  les 
distinguer  soigneusement  l'un  de  l'autre.  «  Les 
Grecs,  a  dit  un  philosophe  illustre,  n'ont  connu  que 
le  Grec  et  le  barbare  ;  les  Romains  seuls  ont  connu 
l'homme  »  ;  et  on  ne  saurait  mieux  dire,  ni,  d'un 
seul  mot,  mieux  mettre  en  lumière  ce  que  le  génie 
latin  a  de  plus  et  de  moins  à  la  fois  que  le  génie 
grec.  11  faut  ici  que  je  vous  l'avoue  :  je  ne  fais  pas 
profession  d'hellénisme,  et  je  n'ose  donc  insister  ni 
sur  les  qualités,  ni  sur  les  défauts  du  génie  grec. 
Si  je  savais  mieux  le  grec,  je  goûterais  peut-être 
les  comédies  d'Aristophane,  sa  Lysistrata,  ses  Gre- 
nouilles^ dont  j'ai  honte,  en  vérité,  de  faire  si  peu 
de  cas;  et,  sans  doute,  si  je  pouvais  lire  Platon 
dans  son  texte,  les  grâces  de  son  discours,  qu'on 
dit  être  infinies,  seraient  les  plus  fortes,  et  m'aveu- 
gleraient sur  les  puérilités  qu'il  me  semble  aper- 
cevoir dans  ses  Dialogues.  Je  ne  crois  pas  cepen- 
dant me  tromper  entièrement  quand  je  reproche 
au  génie  grec,  sans  rien  dire  de  sa  pente  à  la  vir- 
tuosité, le  goût  qu'il  a  de  tout  temps,  et  en  tout 
genre,  manifesté  pour  la  singularité,  l'exception, 


LE   GÉNIE   LATIN  203 

et  l'hérésie.  Certes,  j'en  admire  la  délicatesse  et  la 
subtilité,  mais 

...  Timeo  Danaos  et  dona  ferentetl 

Ces  hommes  si  subtils  ont  inventé  la  sophistique, 
et  leur  art  même,  qui  fait  leur  gloire,  n'est  exempt 
ni  d'affectation,  ni  de  perversité.  Mais  surtout,  Mes- 
sieurs, d'une  manière  générale,  —  si  l'on  met  à 
part  quelques  très  grands  hommes,  un  Sophocle, 
un  Thucydide,  — je  crains  que  leur  littérature  ne 
soit  essentiellement,  jusque  dans  ses  chefs-d'œuvre, 
une  littérature  individualiste,  oîi  l'écrivain  se  sou- 
cie moins  de  son  public,  de  son  sujet,  de  la  vé- 
rité que  de  lui-même;  et  n'est-ce  pas  pour  cette 
raison  que  la  Renaissance  a  eu  beau  faire,  nous 
n'avons  jamais  donné  notre  pleine  confiance  au 
génie  grec;  nous  l'avons  admiré  de  loin,  sans 
essayer  de  nous  l'assimiler;  nous  n'avons  jamais 
consenti  dans  nos  écoles  à  le  substituer  au  génie 
latin  1  ? 

1.  Moins  d'une  semaine  après  les  fAtes  latines  d'Arignon,  on 

en  célébrait  de  «  grecques  »  à  Orange  ;  et,  naturellement,  quelques 
orateurs  3'empressaient  de  saisir  l'occasion  d'opposer,  — dans  une 
antithèse  que  l'on  voit  que  je  leur  avais  préparée,  —  les  «  qua- 
lités »  du  génie  grec  aux  i  défauts  »  du  génie  latin.  Et,  sans  doute, 
jeveux  le  croire,  M.  Deiuns-Montaud  et  M.  Paul  Mariétonont  du 
grec,  de  la  langue  et  de  la  littérature  grecques,  de  l'art  grec,  de 
l'hellénisme  en  général,  une  conn.iissance  que  j'avoue  humblement 
qui  me  manque.  La  comédie  d'Aristophane  et  la  philosophie  de 
Platon  n'ont  pas  de  mystères  ou  d'obscurités  pour  eux.  Ils  ont 
Técu  dans  le  commerce  de  Thucydide  et  de  Déraosthène.  Et 


264  DISCOURS   DE  COMBAT 

C'est  qu'en  effet,  et  tout  au  rebours,  Messieurs, 
la  grande  préoccupation  du  génie  latin  a  toujours 
été  de  tendre  à  V universalité,  je  dirais  volontiers  à 
la  catholicité,  si  ce  dernier  mot  n'élail  grec,  et  si 
je  ne  craignais  d'introduire  une  espèce  d'équi- 
voque entre  nous.  Serait-ce  bien  une  équivoque  ? 
et,  fidèles  au  génie  latin,  si  nous  le  sommes  égale- 

quand  la  politique,  ou  le  félibrige,  leur  font  par  hasard  des  loisirs, 
c'est  à  relire  Pindare  ou  Théocrite  qu'ils  les  consacrent.  Mais 
tout  ce  qu'ils  ont  dit,  après  cela,  du  génie  grec,  est-ce  qu'ils 
croient  que  je  ne  pourrais  pas  ou  que  je  n'aurais  pas  pu,  ed 
anch'io,  le  dire  comme  eux? 

Car  il  n'y  a  pas  de  lieu  commun  qui  soit  plus  facile  à  déve- 
lopper, et  les  moyens  en  sont  bien  connus. 

Grsecia  capta  ferum  victorem  cepit... 

On  me  pardonnera  de  ne  pas  dire  le  reste  ! 

Ils  penrent  encore  ajouter  que  le  génie  latin,  c'est  au  fond  le 
génie  grec,  ou  du  moins  un  mélange,  une  combinaison  dont  Rome 
a  bien  fourni  le  fond,  mais  l'influence  grecque  tout  ce  qui  en  fait 
l'agrément  ou  le  charme.  Virgile  même  est  plein  d'Homère,  et, 
pour  leur  faire  plaisir,  j'ajouterai  :  des  Alexandrins.  Je  leur  accor- 
derai aussi  que  Marseille  est  une  colonie  phocéenne.  Mais,  quand 
ils  auront  tout  dit,  la  question  reviendra  toujours  de  savoir  si, 
parmi  tant  de  rares  qualités,  le  génie  grec  n'a  pas  eu  quelques 
défauts  mêlés;  si  ces  défauts,  après  avoir  fait  le  malheur  d'Athènes 
et  d'Alexandrie,  n'ont  pas  fait  celui  de  Bj'zance,  et  enfin  s'ils  sont 
bien  ceux  que  j'Eii  tâché  d'indiquer.  Le  pire  de  ces  défauts  est  de 
n'avoir  pris  au  sérieux,  ni  la  littérature,  ni  l'art,  ni  la  vie  même; 
et  c'est  pourquoi,  comme  autrefois  les  Romains,  nous  pouvons 
bien  demander  aux  Grecs  de  nous  donner  encore  des  leçons  de 
rhétorique,  mais  nous  n'en  saurions  tirer  d'eux,  ni  de  bon  sens, 
ni  de  conduite,  ni  de  morale.  Ils  sont  bons  encore,  et  ils  le  seront 
toujours  pour  nous  amuser,  dans  le  sens  élevé  du  mot,  et  dans 
l'autre  *ussi;  mais  non  pas  pour  nous  instruire.  Et,  comme  a  dit 
l'un  d'eux,  il  faut  «  les  couronner  de  fleurs  »  et  non  pas  précisé- 
ment les  expulser  de  la  République,  mais  ne  pas  souffrir  qu'ils 
en  deviennent  les  maîtres.  (Voyez  ci-dessus  la  conférence  sui 
Y  Art  et  la  Morale^ 


LE  GÉNIE  LATIN  265 

ment  demeurés  à  l'esprit  du  catholicisme,  n'est-ce 
là  qu'un  hasard  de  l'histoire i?  Vous  ne  le  croyez 
pas,  Messieurs,  et  on  montrerait  aisément  le  con- 
traire !  Mais,  quoi  qu'il  en  soit  de  ce  point,  —  que 
nous  ne  traitons  pas  aujourd'hui,  —  la  tendance  à 
V universalité  fait  sans  doute  un  des  caractères 
éminents  du  génie  latin.  Prenez  les  Romains  dans 
leur  politique  ou  considérez  leur  esprit  dans  ce 
monument  impérissable  qui  est  leur  droit  civil  ; 
étudiez  les  manifestations  de  leur  génie  dans  les 
chefs-d'œuvre  de  leur  architecture  ou  dans  ceux 
de  leur  éloquence  et  de  leur  poésie,  vous  retrou- 
verez, vous  reconnaîtrez  partout  cette  tendance  à 
l'universalité.  Quand  ils  édictent  un  texte  de  loi, 
les  jurisconsultes  romains  ont  toujours  eu  la  pré- 
tention non  seulement  d'aller  droit  au  fait,  mais 
encore  de  statuer  pour  l'éternité,  de  même  que 
l'ambition  de  Virgile  ou  de  Tite-Live  a  été  d'étendre 
jusqu'aux  confins  du  monde  alors  connu  l'empire 
de  la  langue  romaine.  Ils  en  ont  cherché  les 
moyens  ;  ils  les  ont  trouvés  ;  ils  les  ont  mis  en 
œuvre,  et  déjà,  Messieurs,  ce  n'est  pas  assez  de 

1.  Non  sans  doute  I  ce  n'est  pas  un  hasard,  et  ce  n'en  est  pas  \ 

un  non  plus,  si,  comme  je  l'ai  dit  et  comme  je  ne  saurais  trop  le    \ 
redire  :  «  La  France,  c'est  le  catholicisme,  et  le  catholicisme,  c'est    } 
la  France  »1  Mais  il  y  faut  voir  un  effet  des  mêmes  causes  et  le    ' 
résultat  du  long  effort  que  la  France  a  fait  dans  l'histoire  pour 
incorporer  au  catholicisme  tout  ce  que,  sans  cesser  pour  cela 
d'être  une  religion,  il  admet  de  raison  dans  son  dogme,  de  bon  ■ 
•eus  dans  sa  morale  et  de  politique  dans  son  gouvernement. 


266  DISCOURS    DE    COMBAT 

dire  que  la  tendance  à  l'universalité  fait  un  des 
caractères  éminents  du  génie  latin,  mais  il  faut  dire 
qu'elle  en  est  le  caractère  essentiel,  si  tous  les 
autres,  en  vérité,  s'y  ramènent,  s'y  rapportent  et 
s'y  subordonnent. 

En  parcourant,  dans  nos  musées,  à  Paris  ou  à 
Rome,  une  galerie  de  bustes  d'empereurs  et  d'impé- 
ratrices, de  personnages  consulaires  ou  d'orateurs, 
il  n'est  personne  de  vous,  Messieurs,  qui  n'ait 
admiré  l'accent  réaliste  de  tous  ces  portraits  et 
qui  n'ait  gardé  dans  sa  mémoire  l'ineffaçable  sou- 
venir du  masque  de  quelque  Vitellius  ou  de 
quelque  Sénèque. 

Eœcudent  alii  spirantia  mollius  aéra  t.., 

vous  vous  rappelez  le  vers  de  Virgile  et,  en  effet, 
oui,  mollius^  c'est  bien  le  mot,  l'art  grec  a  fait 
preuve  d'infiniment  plus  de  souplesse  et  d'agré- 
ment, mais  non  pas  d'un  sens  plus  aigu  de  la  réa- 
lité. C'est  qu'en  tout  art,  Messieurs,  et  en  tout 
genre,  au  rebours  de  ce  que  l'on  croit,  la  première 
condition  de  l'universalité  n'est  autre  que  la  scru- 
puleuse observation  de  la  réalité.  La  fantaisie  est 
individuelle;  la  réalité  est  universelle.  C'est  ce  que 
le  génie  latin  a  merveilleusement  compris.  Qui 
veut  être  universel  ne  saurait  se  tenir  trop  près  de 
la  réalité,  c'est-à-dire  de  la  manière  commune  de 


LE    GÉNIE    LATIN  267 


sentir  et  de  penser.  L'imagination  des  Latins  n'avait 
point  d'ailes,  et  ils  n'ont  pas  essayé  de  s'en  faire  ; 
d'artificielles  Leur  ambition  n'allait  point  au-delà 
du  possible,  et  ils  se  sont  donc  efforces  de  la  cir- 
conscrire, pour  le  mieux  connaître  et  le  mieux 
dominer.  C'est  ce  qu'on  appelle  quelquefois  l'étroi- 
tesse,  la  lourdeur,  le  prosaïsme  du  génie  latin  : 
j'aime  mieux  me  servir  d'un  barbarisme  expressif, 
et  l'appeler  sa  positivité.  Précisément  parce  qu'il 
tendait  à  V universalité,  c'est  pour  cela  que  le  génie 
latin  ne  s'est  jamais  élevé  beaucoup  au-dessus  do 
terre  ou  des  réalités  de  la  vie  commune,  voilà 
comme  on  s'exprime  quand  on  veut  lui  en  faire 
grief;  mais,  quand  on  veut,  au  contraire,  lui  en 
faire  un  mérite,  on  dit  la  même  chose  d'une  autre 
manière,  en  disant  qu'il  a  sacrifié  le  plaisir  ou  \ 
rivresse  des  spéculations  inutiles  aux  exigences  / 
de  l'action.  ' 

Subordonner  le  plaisir  de  penser  aux  exigences 
de  l'action,  c'est  prendre  la  vie  au  sérieux,  et  cela 
encore  est  un  des  caractères  du  génie  latin.  Les 
Bomains  n'ont  pas  cru  que  la  vie  leur  eût  été 
donnée  pour  en  jouir,  ou  pour  s'en  amuser,  à 
l'orientale  ou  à  la  grecque,  mais  pour  l'utiliser  au 
service  de  la  patrie  et  de  la  société.  C'est,  Mes- 
sieurs, comme  si  nous  disions  que,  de  tous  les 
vices  de  l'esprit,  aucun  n'a  moins  été  le  leur  que 
le  dilettantisme;  et  ne  l'a-t-on  pas  bien  vu,  quand, 


268  DISCOURS   DE   COMBAT 

du  milieu  même  de  la  décadence  romaine,  les 
stoïciens  se  sont  élevés  comme  une  protestation 
vivante  contre  la  corruption  des  principes  et  des 
mœurs?  S'il  n'est  peut-être  pas  une  secte  qui  ait 
plus  honoré  le  paganisme,  si  je  n'en  connais  du 
moins  pas  une  où  l'on  voie  mieux  ce  que  peut  et 
ce  que  ne  peut  pas  la  sagesse  humaine  réduite  à 
ses  seules  forces,  elle  est  grecque  d'origine,  je  le 
sais,  ou  du  moins  je  l'ai  entendu  dire,  mais  c'est 
le  génie  latin  qui  lui  a  donné  sa  forme,  tt,  d'une 
spéculation  théorique  sur  la  morale,  c'est  bien  lui 
qui  en  a  fait  une  doctrine  active  ^ .  Et  quel  est  le  prin- 
/  cipe  de  cette  doctrine  ?  C'est  d'agir  en  toute  occa- 
{  sion  de  telle  manière  que  notre  conduite  puisse 
V  être  érigée  en  maxime  universelle  de  la  volonté  ; 
c'est  de  nous  efforcer,  contre  nous-mêmes,  de 
devenir  aux  autres  un  exemple  de  ce  que  nous 
faisons  ;  c'est  de  ne  jamais  oublier  qu'il  n'y  a  pas 
un  de  nos  actes  qui  ne  soit  un  exemple,  une  leçon, 
ou  une  autorité  pour  quelqu'un,  —  pères  pour 
nos  enfants,  maîtres  pour  nos  élèves,  chefs  pour 
ceux  qui  nous  suivent,  écrivains  pour  ceux  qui 
nous  lisent  ;  —  et  qu'y  avait-il  encore  de  plus  con- 
forme à  la  tendance  du  génie  latin  vers  l'univer- 

1.  Le  stoïcisme  est  bien  d'origine  grecque,  ou  peut-être  phéni- 
cienne, ainsi  que  le  donnaient  récemment  à  entendre  MM.  Alfred 
et  Maurice  Groiset  dans  le  dernier  volume  de  leur  belle  Histoire  de 
la  Littérature  grecque,  mais  d'une  doctrine  morale  encore  spé- 
culative, c'est  à  Rome  seulement  qu'il  est  devenu,  loas  les  empe* 
reurs,  une  doctrine  vraiment  pratique. 


LE   GÉNIE   LATIN  269 

salité  que  cette  subordination  de  l'individu  à  une 
discipline  qui  le  dépasse? 

Il  y  avait  quelque  chose  !  et  ce  quelque  chose, 
qui  est  encore  l'œuvre  du  génie  latin,  c'est  la  for- 
mation du  sentiment  d'humanité  ou  de  solidarité. 
Humanitas,...  caritas  humani  generis^...  huma- 
niores  litterœ:  toutes  ces  expressions  sont  latines  ^ 
Elles  ne  l'ont  pas  toujours  été  !  et  ,au  contraire,  il 
semble  bien  qu'à  l'origine  il  y  ait  eu  dans  le  génie 
latin  je  ne  sais  quel  fond  de  rudesse  ou  de  dureté. 
Notre  Corneille  l'a  bien  vu,  dans  son  Horace^  et 
bien  rendu  !  Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'à 
mesure  que  Rome  avançait  dans  la  conquête  du 
monde  cette  âpreté  première  s'adoucissait,  et 
ce  n'était  pas  seulement  l'horizon  politique  du 
Romain  qui  s'élargissait,  c'était  aussi  son  horizon 
moral.  Notez,  Messieurs,  cette  différence  :  il  n'y 
en  a  pas  qui,  de  nos  jours  même,  au  moment  oii 
je  parle,  distingue  plus  profondément  le  génie 
latin  du   génie  anglo-saxon.  En  quelque  lieu  du 

1.  Toutes  ces  expressions  sont  de  Cicéron  ou  dans  Cicéron,  et 
par  conséquent  antérieures  au  christianisme. 

Je  reproduis  ici  le  passage  où  se  lit  des  trois  la  plus  caracté- 
ristique :  «  In  omni  honesto,  de  quo  loquiuiur,  nihil  est  tain 
illustre,  nec  quod  latins  pateal  quam  conjunctio  inter  homines 
hoiuinum  et  quasi  quuidani  societas  et  communicatio  utilitatuui, 
et  ipsa  caritas  generis  humani.  (De  Finibus,  V,  23.) 

Ernest  Havet  semble  croire  {le  Christianisme  et  ses  Origines, 
II,  M3)  que  ce  serait  ici  la  première  apparition  du  mot  de  cha- 
rité (ia.ns  l'histoire;  et,  en  tout  cas,  rien  ne  serait  plus  intéressant 
que  d'examiner  la  question  d'un  peu  prés.  Je  la  recommande  aux 
curieux  de  l'évolution  des  idées  morales. 


270  DISCOURS   DE    COMBAT 

monde  qu'il  ait  établi  son  empire,  l'Anglo-Saxon 
a  dédaigné  de  se  mêler  en  égal  aux  races  qu'il 
avait  conquises,  et  aussi  longtemps  qu'il  en  sera 
le  maitre  leur  défaite  les  marquera,  pour  ainsi 
dire,  à  ses  yeux,  d'une  tare  indélébile  d'infériorité. 
C'est  une  race  d'aristocrates,  et  qui  trouve  dans 
ses  victoires  la  récompense  et  la  preuve  à  la  fois 
de  son  aristocratie.  Tel  n'est  pas  aujourd'hui, 
tel  n'a  pas  été  le  génie  latin  dans  l'histoire  !  Sous 
la  diversité  des  costumes  et  des  coutumes,  du 
langage  et  des  préjugés,  eu  Espagne  comme  en 
Gaule,  et  en  Asie  comme  en  Afrique,  le  Ro- 
main a  reconnu  des  hommes  semblables  à  lui, 
et  je  serais  tenté  de  dire  des  frères.  A  tout  le 
moins  ne  s'est-il  pas  cru  d'une  autre  espèce 
ou  d'une  autre  essence;  et  dirai-je  que  c'est  sa 
tendance  à  l'universalité  qui  s'est  ainsi  fortifiée 
des  leçons  de  l'expérience,  ou,  inversement, 
sont-ce  les  leçons  de  l'expérience  qui  lui  ont  en- 
seigné la  solidarité.?  C'est  un  détail  qui  n'importe 
guère,  si  les  résultats  sont  certains.  11  y  a  tou- 
jours eu.  Messieurs,  de  l'humanité  parmi  les 
hommes,  heureusement  !  et,  —  jusque  dans  les 
sociétés  les  plus  rudimentaires,  —  il  est  rare  que  la 
pire  tyrannie  fasse  tout  le  mal  qui  ne  dépendrait 
que  d'elle.  On  voit  aussi  des  Arabes  qui  aiment 
leurs  enfants;  il  y  a  des  Turcs  qui  respectent  les 
femmes;  et  qui  sait?  peut-être  quelques  nègres 


LB   GÉNIE   LATIN  27i 

sont-ils  pour  leurs  esclaves  des  maîtres  indulgents 
et  doux  !  Mais  de  ce  qui  n'a  longtemps  été,  de  ce 
qui  n'est  encore,  en  bien  des  lieux  du  monde,  qu'un 
effet  de  l'instinct  ou  de  la  douceur  des  mœurs,  le 
génie  latin  en  a  fait  un  droit  pour  les  uns  et,  pour 
les  autres,  un  devoir,  au  service  duquel  il  a  mis 
toutes  les  forces  de  sa  propagande.  En  conqué- 
rant le  monde,  il  ne  l'a  pas  seulement  civilisé,  il 
a  fait,  il  a  voulu  faire  davantage  ;  il  a  conçu  l'idée 
de  la  société  générale  des  hommes,  et  autant  qu'il 
le  pouvait,  avec  les  moyens  dont  il  disposait,  il 
l'a  réalisée  dans  l'univers.  Tandis  qu'à  Rome 
même,  au  centre  de  l'empire,  la  corruption  gran- 
dissait tous  les  jours,  le  meilleur  du  génie  latin 
se  répandait  en  quelque  sorte  dans  les  provinces, 
et  le  droit  romain  préparait  ses  sujets  à  devenir 
nos  nations  modernes  ^   J'ai  quelquefois   pensé, 

1.  On  la  fait  plusieurs  fois  observer,  —  et,  semble-t-il,  avec  rai- 
son, —  que,  sous  quelques-uns  des  pires  empereurs,  les  Romains 
de  Home  semblent  avoir  soullert  de  la  tyrannie  la  plus  épouvan- 
table qui  se  soit  exercée  sur  des  hommes,  mais  la  tranquillité 
régnait  dans  les  provinces,  et  mruie  la  liberté.  C'était,  je  crois,  la 
thèse  de  Victor  Duruy  dans  son  de  Tiberio  Impei'atore,  qui  fit, 
so;is  l'Empire,  tant  de  bruit  en  Sorbonne;  et  Renan  l'a  reprise, 
quelques  années  plus  tard,  dans  ses  Apôtres  :  «.  Dans  ceux  des 
pays  conquis  où  «  les  besoins  politiques  »  n'existaient  pas  depuis 
des  siècles,  et  où  l'on  n'était  privé  que  du  droit  de  se  déchirer 
par  Jes  guerres  continuelles,  l'Empire  fut  une  ère  de  prospérité 
et  de  bien-être  comme  on  n'en  avait  jamais  connu;  il  est  même 
permis  d'ajouter  sans  paradoxe  :  de  liberté.  »  (Cf.  les  Apôlrea 
313,  314.)  Sur  quoi  Renan  n'a  oublié  qu'un  point,  qui  était  de  nom 
dire  en  quel  lieu  de  i'uaiverii  il  existait  alora  des  besoin»  poli' 
iique*. 


272  DISCOURS   DE   COMBAT 

Messieurs,  que,  chez  nous,  en  particulier,  bien 
loin  d'être  le  principe  de  régénération  que  l'on  a 
prétendu,  les  invasions  germaniques,  —  vous 
savez  bien  :  ces  invasions  dont  on  a  dit  qu'elles 
auraient  rajeuni  notre  sang  de  Gallo-Romains 
épuisés,  —  j'ai  pensé  qu'au  contraire  elles  étaient 
venues  malencontreusement  interrompre  et  re- 
tarder le  progrès  naturel  du  génie  latin;  et  je 
pense  qu'on  pourrait  le  prouver  *. 

Je  pense  aussi,  pour  toutes  ces  raisons,  qu'au- 
jourd'hui même  encore,  —  et  pour  nous  encore, 
Français,  en  particulier,  —  les  œuvres  du  génie 
latin  demeurent  une  source  inépuisable  d'énergie 
Nous  pouvons  nous  y  retremper  sans  crainte.  Et, 
si  nous  savons  seulement  choisir  nos  guides,  nous 
n'en  rapporterons,  aujourd'hui  comme  jadis,  que 
d'utiles  et  de  profitables  leçons.  Car  le  sérieux  de 
la  vie,  la  discipline  sous  la  loi,  la  subordination  de 
l'individu  à  la  société,  l'énergie  militaire  et  civile, 
le  courage  du  champ  de  bataille  et  celui  de  la  tri- 

l.  «  Que  ceux  qui  parlent  du  rajeunissement  du  monde  par 
l'infusion  du  sang  germanique  veuillent  bien  s'arrêter  devant  les 
peuples  que  nous  étudions  :  ils  y  verront  ce  que  l'élément  bar- 
bare, abandonné  à  lui-même,  était  capable  de  faire  pour  le  salut 
de  la  civilisation.  »  (Godefroid  Rurth,  les  Origines  de  la  civilisa- 
tion moderne,  t.  I,  chap.  vu;  3*  édition,  1898,  Paris.) 

Sur  cette  question,  comme  sur  toutes  celles  dont  son  titre  com- 
porte l'examen,  je  serais  beureux  que  le  lecteur  se  reportât  au 
livre  de  M.  G.  Kurth,  que  j'ose  à  peine  louer,  parce  qu'il  est  assez 
connu,  tant  en  Allemagne  qu'eu  Belgique  ;  mais  on  ne  l'a  pat 
assez  lu  chez  nous. 


LB  GttiflE  LATIN  273 

bune  ou  de  la  place  publique,  le  dévouement  à 
la  patrie,  l'humanité,  l'égalité,  voilà  ce  qu'en- 
seignent ces  maîtres  du  génie  latin,  et  c'est  encore 
un  trait  qui  les  caractérise  Ils  n'ont  point  écrit 
pour  écrire,  mais  pour  enseigner,  et,  si  le  désir 
d'immortaliser  leur  nom  s'est  mêlé  parfois  à  leur 
enseignement,  ce  désir  même  les  a  détournés  de 
l'affectation  ou  de  la  singularité  pour  leur  inspirer 
des  sentiments  éternels,  je  veux  dire,  Messieurs, 
des  sentiments  susceptibles  d'être  en  tout  temps 
compris  de  tous  les  hommes,  acceptés,  et  suivis 
par  eux.  Quand  un  Grec  désespérait  de  laisser  une 
trace  de  son  nom,  il  brûlait  le  temple  de  Delphes, 
ou  il  se  jetait  dans  le  cratère  de  l'Etna  ;  mais  un 
Romain  essayait  de  donner  un  exemple  utile,  et 
Caton  faisait  de  sa  mort  une  protestation  contre 
la  religion  du  succès  ^ 

1.  Tout  ce  passage  n'est  que  le  bref  commentaire  d'un  mol 
de  Cicéron,  dont  j'avais  fait,  en  le  publiant  dans  le  journal  le 
Temps,  l'épigraphe  de  tout  ce  discours  :  Oimie  officium  quod  ad 
conjunctionem  hominum  et  ad  socielalem  luendain  valet,  est  ante- 
ponendum  illi  ofpcio  quod  cogrntione  et  scientia  continelur. 'Nous 
l'avons  trop  oublié,  depuis  une  centaine  d'années,  et,  pour  ma 
part,  en  plusieurs  occasions,  dont  il  y  a  trace  dans  le  présent 
volume,  c'est  ce  que  je  me  suis  permis  de  reprocher  à  quelques- 
uns  de  nos  «  Intellectuels  ».  Nous  sommes  nés  d'abord  pour  la 
société,  et  ensuite  pour  nous,  —  mais  ensuite  seulement,  —  et 
pour  ainsi  dire  de  surcroît.  Cicéron  le  savait,  que,  sans  doute,  on 
n'accusera  pas  d'avoir  médiocrement  aimé  les  lettres,  ni  la  gloire 
qu'elles  peuvent  procurer;  et  puisque  beaucoup  d'entre  nous 
l'ont  désappris  ou  l'ignorent,  c'est  une  preuve  en  passant  que 
ies  auteurs  latins  peuvent  encore  avoir  quelque  chose  à  nous 
apprendre.  Le  fait  est  qu'ils  sont  pleins  de  leçons  de  bon  sens  et 
de  patriotisme. 

18 


874  DISCOURS    DE    COMBAT 

Viciriœ  causa  Diis  placuit,  sed  vicia  CatotU. 

Je  n'ajoute  plus  qu'un  dernier  caractère,  et  il 
dépend  encore  de  cette  tendance  à  l'universalité  ; 
il  en  est  un  effet  ou  une  conséquence.  Le  latin 
populaire,  l'ancien  latin,  était  une  langue  synthé- 
tique entre  toutes,  c'est-à-dire  une  langue  ellip- 
tique et  obscure,  infiniment  moins  claire,  moins 
abondante,  moins  coulante  que  le  grec.  Mais,  pour 
en  faire  la  langue  universelle,  ses  grands  écrivains 
et  ses  grammairiens  ont  essayé  de  suppléer  à  ce 
qui  lui  manquait  du  côté  de  la  clarté,  non  pas  tant 
en  l'enrichissant  qu'en  la  précisant,  ou  mieux 
encore  en  la  burinant,  et  en  lui  donnant  cette  pré- 
cision de  contours,  ce  relief,  ce  caractère  d'éternité 
qui  font  la  beauté  d'une  médaille  ou  d'une  inscrip- 
tion lapidaire.  Il  y  a  des  langues  qui  chantent  ;  il 
y  en  a  qui  dessinent  ou  qui  peignent  ;  le  latin 
grave,  et  ce  qu'il  grave  est  ineffaçable.  C'est  pour- 
quoi. Messieurs,  comme  l'a  dit  Joseph  de  Maistre  : 
«  Les  médailles,  les  monnaies,  les  trophées,  les 
tombeaux,  les  annales  primitives,  les  lois,  les 
canons,  tous  les  monuments  parlent  latin*.  »  Et, 

1.  On  connatt  le  bel  éloge  que  Joseph  de  Maistre,  dans  son  livre 
dn  Pape,  a  fait  de  la  langue  latine  (liv.  I,  ch.  xx)  :  «  Rien 
n'égale  la  dignité  de  la  langue  latine.  Elle  fut  parlée  par  le  peuple- 
roi,  qui  lui  imprima  ce  caractèr».de  grandeur  unique  dans  l'his- 
toire du  langage  humain,  et  que  fes  langues  même  les  plus  par- 
faites n'ont  jamais  pu  saisir.  »  Voyez  la  suite  ;  et,  à  ce  que  de 
Maistre  dit  là  de  la  langue  latine,  comparez  ce  qo'il  dit  ailleuri 
de  la  l^uigue  fraiiçaise.  Cf.  ci  dessus,  p.  148. 


LB  GÉNIE  LATIN  27% 

de  nos  jours,  sur  les  monnaies  anglaises,  vous 
pouvez  encore  lire  :  Vùtoria,  Dei  gratia  Britan- 
niarum  regina,  Fidei  defensatrix^  Indiarum  impe- 
ratrix^.  C'est  ainsi,  Messieurs,  que  l'universalité 
qu'il  ne  pouvait  pas  attendre  de  ses  qualités  natu- 
relles ou  primitives,  le  latin,  laborieusement,  s'est 
appris  à  la  tirer  de  la  généralité  des  choses  qu'il 
disait,  et  de  la  force  unique,  de  la  concision  sans 
rivale,  de  la  majesté  souveraine  avec  laquelle  il 
les  disait.  Ce  qui  n'est  pas  clair  n'est  pas  français, 
a-t-on  pu  dire  de  notre  langue  ;  on  pourrait  dire, 
Messieurs,  que  ce  qui  n'est  pas  universel  ou 
éternel  n'est  pas  latin.  Chez  les  maîtres  du  génie 
latin,  le  caractère  d'éternité  de  la  forme  s'ajoute, 
pour  le  faire  valoir,  au  caractère  d'universalité  du 
fond,  et,  à  Dieu  ne  plaise  que  je  médise  ici  de 
notre  langue  !  mais  ce  qu'on  peut  bien  affirmer,  c'est  '^ 
qu'elle  n'est  devenue  la  langue  de  Pascal  et  de  \ 
Bossuet,  de  Corneille  et  de  Molière,  de  La  Fontaine 
et  de  Racine,  qu'en  s'appropriant  ces  caractères  du 
latin;  et  c'est  qu'elle  ne  saurait  demeurer  elle- 
même  qu'en  continuant  de  s'y  rapporter  comme 
à  la  loi  intérieure  de  son  développement. 

Gardons-nous  donc  bien  d'affaiblir  ou  de  dimi- 
nuer chez  nous   la  part  des    études   latines.    Le 

1.  Faut-il  faire  observer  i  ce  propos,  et  encore  ..vec  Joseph  de 
Maistro,  que,  tandis  que  les  monnaies  anglaises  continuent  de 
parler  latin,  nous  avons,  nous  Français  et  Latins,  «  fait  dispa* 
raltre  des  nôtre»  »  jusqu'au  souvenir  de  nos  origines? 


276  DISCOURS  DE   COMBAT 

Waintien  n'en  est  incompatible  avec  aucune  des 
«  exigences  de  l'esprit  moderne  »,  et  elles  sont  le 
lien  qui  nous  rattache  presque  aux  plus  anciennes 
de  nos  traditions.  Ne  croyons  pas  que  Lucrèce  et 
Virgile,  Gicéron  et  César,  Tite-Live  et  Tacite, 
Pline  et  Sénèque  n'aient  rien  à  nous  apprendre. 
L'homme  ne  vit  pas  uniquement  de  mathéma- 
tiques ou  de  chimie  !  Et  d'ailleurs,  il  y  a  d'il- 
lustres mathématiciens  ^,  il  y  en  a,  si  je  ne  me 
trompe,  jusque  dans  le  siècle  où  nous  sommes, 
qu'on  ne  saurait  aborder  si  l'on  ignore  le  latin. 
Mais  quand  ces  maîtres  latins  ne  nous  appren- 
draient rien  d'immédiatement  utilisable,  de  con- 
vertible en  bonnes  espèces  ayant  cours,  en  hono- 
raires et  en  appointements,  faudrait-il,  en  vérité, 
leur  en  faire  un  reproche  ;  et  surtout  les  proscrire? 
Ah  !  Messieurs,  c'est  alors  que  nous  serions  vrai- 
ment des  barbares,  des  ingrats  et  des  imprudents; 
—  des  barbares,  si  les  barbares  sont  des  peuples 
qui  n'ont  point  de  passé  ou  qui  se  font  une  gloire 
brutale  de  l'avoir  oublié  ;  —  des  ingrats,  si  nous 

1.  Tel  entre  autres  l'illustre  Gauss;  et,  à  ce  sujet,  puisque 
l'on  voit  de  temps  en  temps,  à  intervalles  périodiques,  surgir  de 
naïfs  utopistes,  qui  s'ingénient  à  créer  de  toutes  pièces  une  langue 
universelle,  sous  le  nom  de  Volapuk  ou  d'Espéranto,  pourquoi  les 
savants  ne  remettraient-ils  pas  l'usage  du  latin  en  honneur?  Ils 
seront  bien  obligés  de  s'y  décider  quelque  jour,  à  moins  que  de 
commencer  par  perdre  leur  temps  à  étudier  les  cinq  ou  six 
langues  dont  un  géomètre,  un  chimiste,  un  physiologiste  ont  dès 
aujourd'hui  besoin  pour  se  tenir  au  courant  de  leur  science  par 
ticulière. 


LE    GÉNIB   LATIN  %Tt 

If  devons  à  l'éducation  latine  la  meilleure  part  de 
ce  que  nous  sommes  ;  —  et  des  imprudents,  si 
nous  n'avons  guère  aujourd'hui  de  meilleur  moyen 
d'action  que  notre  langue,  et  si  le  commencement 
de  bien  écrire  ou  de  bien  parler  en  français  est 
et  sera  toujours  de  bien  savoir  le  latin.  On  ne  le 
sait  point  sans  l'avoir  appris. 


III 


Cela,  d'ailleurs,  ne  veut  pas  dire  que  le  génie 
latin  n'ait  ses  défauts,  avec  ses  qualités,  ou,  si 
vous  l'aimez  mieux,  que  ses  qualités  n'aient  leur 
revers.  11  nous  faut  aussi  les  connaître,  si  nous 
voulons  lui  rendre  justice,  et,  par  exemple,  c'est 
à  bon  droit,  nous  l'avons  déjà  dit,  qu'on  lui 
reproche  d'avoir  manqué  de  souplesse  et  d'agilité 
La  langue  latine  elle-même  n'a  jamais  pu  se 
défaire  d'une  certaine  raideur,  et  aussi  bien  peut- 
on  dire  qu'elle  ne  l'a  jamais  voulu.  Je  vous  en 
indiquais  à  l'instant  les  raisons.  On  ne  grave 
qu'en  appuyant,  je  dirais  presque  en  enfonçant, 
et  une  langue  ne  saurait  être  à  la  fois  lapidaire... 
et  légère.  Le  style  des  inscriptions  n'est  pas  celui 
de  la  conversation.  Et,  sans  doute,  on  pourrait 
dire  qu'il  y  a  les  comiques,  Plante  et  Térence;  H 
y  a  les  élégiaques,   Tibulle  et  Properce;  et   les 


278  DISCOURS   DE   COMBAT 

premiers  ne  manquent  pas  d'esprit,  ni  les  seconds 
de  sensibilité,  d'émotion,  de  passion.  Mais,  d'une 
manière  générale,  il  est  vrai  que  le  génie  latin  a 
quelque  chose  de  plus  austère  que  de  séduisant, 
de  plus  sérieux  que  de  spirituel,  de  plus  autori- 
taire que  de  caressant.  Que  vous  dirai-je  encore  ? 
Les  Latins  ont  rarement  écrit  pour  s'amuser  ;  on 
les  lit  donc  rarement  pour  se  divertir.  On  en  est 
quitte,  Messieurs,  pour  choisir  son  moment  de  les 
lire;  et  puis,  si  leur  sérieux  a  besoin  d'être  quel- 
quefois tempéré  d'un  sourire,  il  y  a,  dans  notre 
fonds  gaulois,  plus  de  gaieté  qu'il  n'en  faut  pour 
compenser  la  sévérité  du  génie  latin. 

Mais  on  lui  reproche  encore  d'avoir  manqué  de 
poésie,,  et  peut-être,  Messieurs,  vous  rappcllerez- 
vous  quelle  forme  excessive  et  désobligeante  ce 
reproche  a  prise  dans  V Histoire  romaine  d'un  Alle- 
mand illustre.  Si  nous  en  voulions  croire  Théo- 
dore Mommsen,  il  n'aurait  donc  été  donné  qu'aux 
Grecs  et  aux  Germains  de  «  s'abreuver  aux  sources 
jaillissantes  des  vers  et  à  la  coupe  d'or  des  Muses  »  ; 
et,  Germains  ou  Grecs,  nous  ne  dirons  pas  le  con- 
traire, ils  s'y  sont  abreuvés  largement.  J'aime  à 
croire  ici,  Messieurs,  qu'au  regard  de  Mommsen 
Shakespeare  lui-même,  dont  quelques-uns  font  un 
Celte,  est  un  «  Germain  ».  Mais,  sans  parler  de  nos 
poètes  français,  de  Lamartine  ou  de  Victor  Hugo, 
de  Corneille  ou  de  Racine,  que  fait-il  donc  de 


LE   GÉNIE   LATIN  279 

Pétrarque  ou  de  Dante  ^,  et  que  fait-il  de  Virgile 
ou  de  Lucrèce  ?  Quelques  scènes  de  la  nature,  et  on 
pourrait  presque  dire  de  la  naissance  du  monde, 
n'ont  jamais  sans  doute  été  représentées,  dans 
aucune  langue,  par  aucun  poète,  avec  plus  de  lar- 
geur que  par  Lucrèce;  et  de  quel  poème,  écrit 
cependant  pour  nous  consoler  de  la  vie,  se  dégage- 
t-il  plus  de  tristesse,  de  philosophique  et  d'amère 
tristesse,  que  du  DeNatura  rerum?  Mais  où  trouve- 
t-on  plus  de  mélancolie  que  dans  les  vers  de 
Virgile,  dans  quelques  vers  au  moins  de  1'  «  En- 
chanteur Virgile  »,  comme  on  l'appelait  au  moyen 
âge,  plus  de  douceur  dans  la  mélancolie,  plus  de 
pitié  dans  la  résignation;  et,  pour  user  du  mot 
d'un  autre  poète,  qui  jamais  fut  plus  nourri  du 

i.  A  moins,  peut-être,  que  Dante  et  Pétrarque  ne  soient  pas 
des  Latins,  mais  des  Visigoths,  ou  encore  des  Hérules  ou  des 
Lombards.  Et  notez  qu'ils  n'ont  pas  su  le  grec!  Pétrarque  a 
voulu  l'étudier,  mais  il  ne  l'a  pas  su.  Dante  y  est  demeuré  tout  à 
fait  étranger.  Ne  conviendra-t-on  pas  cependant  que,  s'il  existe, 
dans  l'histoire  entière  des  littératures  modernes,  y  compris  la 
nôtre,  à  nous  Français,  un  poète  que  l'on  puisse  comparer  à 
Shakespeare,  et  au  besoin  lui  préférer,  ce  n'est  assurément  ni 
Goethe,  ni  Schiller,  mais  c'est  l'auteur  de  la  Divine  comédie?  A  la 
vérité,  tandis  que  l'un,  Shakespeare,  excelle  à  faire  comme  éva- 
nouir les  contours  de  la  réalité  pour  nous  emporter  avec  lui  dans 
le  monde  du  rêve,  c'est  au  monde  du  rêve  que  Dante,  inverse- 
ment, excelle  à  donner  la  consistance  et  la  précision  de  contours 
de  la  réalité.  Mais  de  dire  qu'il  n'a  pas  été  donné  à  Dante  de 
«  s'abreuver  aux  sources  jaillissantes  des  vers  et  à  la  coupe  d'or 
des  Muses  »,  c'est  ce  que  tout  le  respect  que  nous  avons  pour 
M.  Mommsen  ne  saurait  nous  empi'icher  de  trouver... excessif,  et 
ne  l'ayant  voulu  qu'indiquer  dans  le  corps  du  présent  discours, 
il  nous  pardonnera,  si  jamais  ces  lignes  lui  tombaient  sous  les 
yeux,  de  l'avoir  dit  plus  librement  dans  cette  note. 


280  DISCOURS   DE   COMBAT 

lait  de  l'humaine  tendresse?  M.  Mommsen  le  sait; 
les  Allemands  le  savent.  Qu'a-t-il  donc  voulu  dire? 
Que  signifie  cette  rature  passée  d'un  trait  de  plume 
sur  toute  la  poésie  latine  ?  N'y  faut-il  voir  qu'une 
boutade?  et  l'impatience  d'un  Germain  qu'impçrtu- 
nerait  encore,  après  dix-huit  cents  ans,  Ij  souve- 
nir de  la  grandeur  romaine  ?  Non,  Messieurs,  le 
grand  historien  a  bien  su  ce  qu'il  voulait  dire  ;  ce 
sont  deux  conceptions  de  la  poésie,  pour  ne  pas 
dire  de  la  vie,  qu'il  a,  dans  cette  phrase,  opposées 
l'une  à  l'autre;  et  il  a  tort,  à  mon  humble  avis,  de 
n'en  reconnaître  qu'une  pour  légitime,  mais  il  faut 
l'entendre,  et  ce  qu'il  reproche  au  génie  latin, 
c'est  d'avoir  manqué  de  cette  imprécision,  de  ce 
sentiment  du  vague  et  de  l'obscur,  de  ce  sens  du 
mystère  et  de  V au-delà  qui  sont,  aujourd'hui  sur- 
tout, et  pour  beaucoup  de  gens,  l'essence  même  ou 
la  condition  de  toute  poésie*. 

1.  Il  est  d'ailleurs  bien  évident  que  ce  défaut,  «i  c'en  est  un, 
est  la  rançon  de  cette  qualité.  Même  en  littérature,  et,  à  mon  avis, 
bien  plus  que  le  génie  grec,  le  génie  latin,  étant  positif  et  précis, 
est  «  plastique  »,  et  on  pourrait  dire  qu'en  fait  d'idées,  mais  sur- 
tout de  sentiments,  ce  qu'il  ne  peut  pas  représenter,  il  le  néglige. 
L'art  ne  commence,  pour  le  génie  latin,  qu'avec  le  dessin  de  la 
forme.  Donner  une  forme  à  ce  qui  n'en  avait  pas,  fixer  ce  qui 
était  flottant,  l'emprisonner,  pour  ainsi  dire,  et  l'immobiliser,  ou, 
mieux  encore,  l'éterniser  dans  les  lignes  d'un  contour  défini, 
telle  est  la  leçon  que  le  génie  latin  a  donnée  au  monde  et  à 
laquelle,  selon  son  goût,  chacun  en  peut  bien  préférer  une  autre, 
mais  non  pas  méconnaître  quelle  seule  assure  la  durée  des  œuvres 
et  soustrait  ainsi  les  sentiments  ou  les  pensées  des  hommei 
à  l'empire  du  temps.  11  se  pourrait,  en  y  songeant,  que  de 
toutes  îei  fonctions  de  l'art  ce  fût  ici  la  première.  Le  génie  latin 


LE   GÉNIE   LATIN  28i 

Eh  bien  !  Messieurs,  si  ce  sont  bien  là, —  Mommseiï 
a  raison  en  ce  point,  —  deux  manières  de  concevoir 
la  poésie,  qui  s'opposent  et  qui  se  contrarient,  nous 
avons  le  droit  de  garder  la  nôtre,  parce  que  nous 
l'avons,  comme  on  dit,  dans  le  sang  ;  et  de  ces  brumes 
du  Nord,  qui  d'ailleurs  ont  aussi  leur  charme,  nous 
avons  même  le  devoir  de  ne  faire  entrer  dans  nos 
vers  que  ce  qui  ne  détruira  pas  la  précision  de  leurs 
contours.  C'est  une  propriété  du  génie  latin  que 
d'éclaircir  et  de  préciser  tout  ce  dont  il  s'empare, 
et  même  c'est  sa  manière  de  s'approprier  ou  de 
s'assimiler  ce  qu'il  emprunte.  C'est  dans  notre 
Montaigne,  c'est  dans  la  légende  italienne,  c'est 
dans  nos  troubadours  provençaux  que  Shakespeare 
lui-même  a  puisé  quelques-imes  de  ses  inspira- 
tions les  plus  heureuses.  Et  qui  ne  sait  ce  que  le 
grand  Goethe  en  personne  a  tiré  de  la  fréquentation 
des  anciens,  et  des  Latins  bien  plus  que  des  Grecs** 
Imitons-les  donc  justement  en  cela.  N'essayons 
pas  de  nous  faire  une  âme,  ou,  si  vous  le  voulez, 
une  mentalité  germanique  ou  anglo-saxonne,  parce 
que,   premièrement,  nous  y   réussirions    encore 


n'a  pas  été  insensible  aux  «  beautés  »  de  l'obscur  ou  de  l'insai- 
sissable :  il  a  cru  seulement  que,  pour  les  exprimer,  on  ne  saurait 
user  de  termes  trop  clairs.  Et  il  se  peut  bien,  après  cela,  qu'il  ait 
dit  un  peu  moins  de  choses  que  le  génie  du  nord,  anglo-saxon 
ou  germanique  1  mais  toutes  celles  qu'il  a  dites,  et  que  le  génie 
du  nord  n'a  souvent  exprimées  que  d'une  manière  provisoire,  le 
génie  latin  lea  a  rendues,  lui,  d'une  manière  déûnitive  et  impé- 
rissable. 


282  DISCOURS    DE    COMBAT 

moins  qu'ils  n'ont,  eux,  réussi  à  se  rendre  Latins; 
et  puis,  parce  que  je  ne  vois  pas  l'avantage  que 
nous  y  trouverions.  Mais  prenons  d'eux  ce  que 
nous  pouvons  nous  en  assimiler,  et  coulons,  aussi 
souvent  du  moins  que  sa  consistance  et  sa  solidiU^ 
nous  le  permettront,  un  métal  étranger  dans  le 
moule  du  génie  latin.  » 

Aussi  bien,  Messieurs,  il  est  temps  de  le  dire, 
ce  qui  manquait  au  génie  latin  dans  ses  origines, 
ce  qui  lui  manque,  et  nous  venons  nous-mêmes 
d'en  convenir,  quand  on  ne  l'étudié  que  dans  les 
monuments  de  son  antiquité  païenne,  l'a-t-il 
reçu  de  son  alliance  avec  le  christianisme.  Car, 
j'ai  eu  l'air  de  l'oublier,  mais  saint  Ambroise  et 
saint  Augustin  sont  aussi  des  écrivains  latins;  et 
nos  grandes  basiliques  romanes  sont  des  monu- 
ments qui  soutiennent  la  comparaison  des  plus 
vantés  de  l'époque  purement  romaine.  Le  droit 
canonique  est  venu  comme  attendrir  et  achever 
d'humaniser,  en  y  introduisant  des  relations  nou- 
velles, ce  que  l'esprit  stoïcien  avait  laissé  subsister 
dans  le  droit  romain  de  dureté  hautaine;  et,  à  la 
propagande  armée  des  premiers  conquérants  du 
monde,  la  Papauté,  latine  comme  eux,  a  substi- 
tué la  propagande  pacifique  de  la  persuasion.  On  a 
vu  alors  le  vieil  arbre,  que  les  barbares  croyaient 
avoir  renversé,  lentement  reverdir,  porter  de  nou- 
veaux fruits,  et  ses  antiques  racines  s'enfoncer  en 


LE   OËNIE   LATIN  283 

terre  plus  loin  et  plus  profondément.  C'est  comme 
si  nous  disions  qu'aux  plus  sombres  jours  de  l'his- 
toire, non  seulemenv  le  génie  latin  n'a  pas  déses- 
péré de  lui,  mais  il  ne  s'est  point  absorbé  dans  la 
contemplation  stérile  de  son  propre  passé;  il  s'est 
efforcé  de  s'adapter  à  des  circonstances  nouvelles  ; 
et,  si  nous  pouvions  douter  qu'il  y  eût  réussi,  le 
grand  mouvement  de  la  Renaissance  est  là.  Mes- 
sieurs, pour  nous  attester  le  contraire  ^  La  Renais- 

1.  C'est  ce  qui  explique  la  part  que  les  grands  Papes  du 
xiv°  et  du  XV*  siècle  ont  prise  et  voulu  prendre  au  mouvement  de 
la  Renaissance.  Us  ont  bien  su  ce  qu'ils  faisaient,  et  ils  l'ont  voulu 
faire.  On  leur  a  souvent  reproché  leur  politique  à  cet  égard,  et 
on  a  feint  de  s'étonner  qu'ils  n'eussent  pas  prévu  ou  senti  les 
dangers  que  faisait  courir  à  la  religion  cette  résurrection  du  natu- 
ralisme païen.  Mais,  d'abord,  la  résurrection  du  naturalisme  païen 
ne  fait  qu'un  des  caractères  de  l'esprit  de  la  Renaissance,  un  seul, 
et  sani  doute  il  en  est  l'un  des  plus  apparents,  mais  non  peut- 
être  l'un  des  plus  profonds.  Telle  est,  du  moins,  l'opinion  de  l'un 
des  plus  savants  historiens  de  l'Allemagne  contemporaine,  le 
professeur  Louis  Pastor,  dans  son  Histoire  des  Papes,  et,  à  la 
vérité,  nous  ne  la  partageons  qu'à  moitié,  mais  nous  ne  saurions 
nier  le  nombre  et  l'importance  des  faits  qu'il  apporte  à  l'appui  de 
sa  thèse.  En  second  lieu,  si  le  développement  de  l'individualisme 
est  un  autre  caractère  de  l'esprit  de  la  Renaissance,  les  Papes  ont 
pu  croire  que  leur  souveraineté  reconnue,  tant  en  matière  de 
dogme  que  de  discipline,  leur  garantissait  éternellement  les 
moyens  non  seulement  d'en  réprimer,  mais  encore  d'en  utiliser 
les  excès.  J'aime  à  citer  sur  ce  sujet  ces  quelques  lignes  de 
Macaulay  :  <i  Placez  Ignace  de  Loyola  à  Oxford,  il  deviendra 
certainement  le  chef  d'un  schisme  formidable.  Placez  John  Wesley 
à  Rome,  il  sera  certainement  le  premier  général  d'une  nouvelle 
société  dévouée  aux  inlérôts  et  à  l'hontieur  d©  TK-^'llse.  Placez 
sainte  Thérèse  à  Londres,  son  enthousiasme  inqc'.et  se  transforme 
en  folie  mêlée  de  ruse.  Elle  devient  la  prophétesse,  la  mère  des 
fidèles,  elle  •  des  discussion^  avec  le  diable,  elle  envoie  à  ses 
adorateurs  des  pardons  scellés  de  son  sceau,  et  elle  accouche 
du  ScUo.  Placei  Johanna  Southcote  a  Home,  elle  fonde  un  ordn 


284  DISCOURS  DE  COMBAT 

sance,  c'est  beaucoup  de  choses,  et  de  choses  mê- 
lées, qu'il  serait  un  peu  long  de  débrouiller  et  de 

de  Carmélites  aux  pieds  nus,  qui  toutes  sont  prêtes  à  souffrir  le 
martyre  pour  l'Eglise  ;  on  consacre  à  sa  mémoire  un  service 
solennel,  et  sa  statue,  placée  au-dessus  d'un  bénitier,  frappe  les 
regards  de  tous  les  étrangers  qui  entrent  à  Saint-Pierre.'  »  C'est 
ainsi  que  le  catholicisme  a  su  se  faire  non  seulement  un  allié,  mais 
un  serviteur  de  ce  qu'il  y  a  de  puissance  dans  l'individualisme, 
et  au  fait,  qui  ne  le  sait  ?,que  le  mouvement  de  la  Renaissance, 
par  une  au  moins  de  ses  directions,  s'est  terminé  finalement  au 
triomphe  du  catholicisme.  Mais  ce  que  les  Papes  ont  surtout  vu 
dans  l'esprit  de  la  Renaissance,  et  pour  le  plus  grand  bien  du 
monde,  ce  qu'ils  y  ont  encouragé,  c'est  l'humanisme,  et  qu'est-ce 
que  l'humanisme,  sinon,  à  vrai  dire,  l'épanouissement  du  génie 
latin? 

Du  grec  s'y  est  mêlé,  je  le  sais,  —  trop  de  grec,  trop  de  byzanti- 
nisme  et  d'alexandrinisme,  —  pour  le  corrompre  ouïe  pervertir: 
et,  d'un  autre  côté,  ce  n'est  point  par  la  pratique  des  vertus  chré- 
tiennes ou  par  la  pureté  des  principes  qu'ont  brillé  dans  l'histoire 
les  Filelfe  ou  les  Pogge?  Mais  ils  ne  sont  pas  tous  les  humanistes, 
à  eux  deux,  et,  quand  on  leur  trouverait  parmi  leurs  contemporains 
de  nombreux  émules  de  cynisme  ou  de  grossièreté,  il  resterait 
toujours  qu'ils  ont  voulu  dire  quelque  chose  en  se  choisissant, 
au  lieu  d'un  autre,  ce  nom  même  d'humanistes  ;  on  a  voulu  dire 
quelque  chose  en  le  leur  donnant  ;  et  eux  qui  se  le  sont  choisi 
comme  ceux  qui  le  leur  ont  donné,  n'ont  pas  sans  doute  été  sam 
fa^re  quelque  attention  à  l'étymologie,  à  la  signification,  à  la 
portée  du  mot.  Quand  on  analyse  le  contenu  du  mot  de  Religion, 
on  trouve  qu'il  exprime  à  la  fois  la  relation  ou,  pour  mieux  dire, 
le  lien  qui  nous  rattache  à  de  certaines  pratiques  ou  observances, 
à  de  certains  rites;  celui  qui  nous  relie  à  nos  semblables;  et  celui 
qui  nous  tient  enfin  dans  la  dépendance  de  Dieu.  Pareillement, 
dans  le  mot  d'Humanisme,  j'y  trouve  à  la  fois  l'idée  de  cette  cul- 
ture qui  fait  de  chacun  de  nous  un  homme  vraiment  complet; 
l'idée  de  cette  douceur  de  moeurs  qui  nous  rend  sensibles  aux 
maux  de  tous  les  hommes  ;  et  celle  de  la  communauté  d'origine, 
ou,  si  l'on  le  veut,  de  cette  identité  de  nature  qui  ne  fait  de  toute 
j  la  race  des  hommes  qu'une  seule  famille.  C'est  précisément  tout 
cela  qu'y  a  mis  ou  voulu  mettre  4'esprit  de  la  Renaissance,  et  ne 
conviendra-t-on  pas  qu'il  ne  saurait  rien  y  avoir  de  plus  analogue 
à  l'esprit  du  catholicisme  ?  Si  ce  n'est  pas  ainsi  que  l'ont  entendu 
quelques  humanistes,  regrettons-le  donc  pour  eux;  mais  il  y  a 


LE   GÉNIE  LATIN  285 

iéfinir,  mais  c'est  certainement  une  reprise  de 
possession  de  la  pensée  du  monde  par    le   génie 

dans  les  mots  un  pouvoir  que  ne  peuvent  jamais  anéantir  les 
mterprétations  trop  étroites  qu'on  en  donne  quelquefois,  et  c'est 
le  cas  du  mot  d'humanisme.  Quand,  au  siècle  des  Antonins,  le 
grammairien  Aulu-Gelle  définissait  le  mot  ô'humanitas  par  le 
sens  étroit  de  «  culture  littéraire  »,  il  oubliait  les  exemples  que 
aous  avons  cités  de  Cicéron  ;  il  oubliait  le  vers  de  Térence  : 

Homo  sum  et  humani  nihil  a  me  alienum  puto  ; 

et  lui-même  d'ailleurs,  en  dépit  qu'il  en  eût,  n'était-il  pas  obligé  de 
constater  que  le  «  vulgaire  »  entendait  ce  mot  au  sens  large  de 
fraternité  ? 

Nous  pouvons  donc  hardiment  le  dire.  Quels  que  soient  les 
autres  caractères  de  l'esprit  de  la  Renaissance,  il  y  en  a  un  de  plus 
«  catholique  »  pour  ainsi  parler,  et  de  plus  «  latin  »  à  la  fois  que 
les  autres,  qui  est  précisément,  sous  ce  nom  d'humanisme,  sa  ten- 
dance à  l'universalité.  Par  là  s'explique  ce  que  J.  Burckhardt,  dans 
son  Histoire  de  la  civilisation  en  Italie  au  temps  de  la  Renaissance, 
a  si  bien  appelé  la  «  latinisation  de  la  culture  »  :  on  se  retrempe 
aux  sourees  du  génie  latin.  C'est  également  l'explication  de  cette 
curiosité  rfont  l'homme  s'éprend  pour  l'homme,  et  qu\  contraste  si 
fort  avec  l'insouciance  du  moyen  âge.  L'homme  veut  se  con- 
naître lui-même,  et,  pour  se  mieux  connaître,  il  s'étudie  dans  ses 
variétés,  à  travers  l'univers  et  l'histoire  ;  et,  sous  la  diversité  de» 
costumes  ou  des  mœurs,  des  habitudes  ou  des  climats,  de  la 
couleur  ou  de  l'usage,  il  essaie  de  démêler  ce  qu'il  y  a  partout 
en  lui  de  semblable  ou  d'identique  :  c'est  le  retour  à  l'observation 
psychologique  et  morale.  Et  par  là  encore  s'explique  la  formation 
de  cet  esprit  «  classique  »,  dont  notre  littérature  nationale,  à  la  fin 
du  xvi*  siècle,  mais  surtout  du  xvn*  siècle,  ne  sera  pas  un  témoin 
plus  éloquent  que  la  grande  peinture  italienne,  qui  l'a  précédée: 
celle  de  Florence  et  celle  de  Rome,  et  pourquoi  pas  celle  de 
Venise,  celle  de  Titien  et  du  Véronèse?  L'humanisme  a  tout 
envahi,  s'est  tout  subordonné,  ou  pour  mieux  dire  se  retrouve 
et  se  reconnaît  partout.  A  mesure  que  le  byzantinisme  ou 
l'alexandrinismo  perdent  du  terrain,  il  en  gagne  Une  fois  de 
plus  le  génie  latin,  faisant  en  quelque  manière  le  partage  des 
dépouilles  de  l'hellénisme,  n'en  retient,  pour  se  l'approprier,  que 
ce  qu'il  en  croit  pouvoir  «  se  convertir  en  sang  et  en  nourriture  ». 
Et  serait-il  paradoxal  de  dire  que  tout  ce  que  le  génie  latin 
recoaquiert  aioai  d'autorité,  d'influence,  d'empire,  le  catholicisme 


286  WSCOURS   DB    COMBAT 

latin,  détendu,  assoupli,, modifié  en  quelque  me- 
sure, et  cependant  identique  au  fond  à  lui-même, 
si  jamais  il  n'a  plus  éloquemment  témoigné  de  son 
caractère  à\iniversalité . 

Sa  domination  est-elle  près  de  cesser?. Cela, 
Messieurs,  dépend  de  nous,  en  grande  partie,  et 
malheureusement,  c'est  ce  que  beaucoup  d'entre 
nous  affectent  de  ne  pas  comprendre.  Ou  plutôt  il 
existe  une  espèce  de  conjuration  des  héritiers  du 
génie  latin  contre  eux-mêmes;  et  depuis  quelques 
années,  en  France  et  en  Italie,  —  en  Italie  plus  qu'en 
France,  il  est  vrai,  mais  en  France  aussi,  —  nous 
n'avons  que  l'Allemagne  ou  l'Angleterre  sous  les 
yeux  ou  à  la  bouche  ^  Encore  une  fois,  Messieurs, 

à  son  tour  s'en  empare  pour  l'épurer  de  ce  qui  s'y  mêle  encore 
d'erreur  païenne?  Mais,  en  tout  cas,  ce  n'est  pas  un  mince  hon- 
neur à  la  papauté  d'en  avoir  tenté  l'entreprise,  et  on  ne  trouvera 
pas  qu'elle  y  ait  si  mal  réussi,  puisqu' enfin  tout  ce  qu'on  nomme 
des  noms  de  Liberté,  d'Egalité  et  de  Fraternité,  n'est  après  tout 
qu'une  «  laïcisation  »,  comme  on  dit  aujourd'hui,  des  enseigne- 
ments de  l'esprit  catholique  et  latin. 

i.  Les  Italiens  surtout  y  travaillent  avec  im  acharnement 
étrange,  et  pour  s'y  autoriser, —  car  ils  sont  bien  trop  subtils  pour 
ne  pas  sentir  que  leur  engouement  des  choses  d'Angleterre  est 
une  dangereuse  infidélité  qu'ils  font  à  toutes  leurs  traditions,  — 
n'ont-ils  pas  inventé,  voilà  trois  ou  quatre  ans,  que,  de  tous  les 
peuples  du  monde,  les  Anglo-Saxons  étaient  le  seul  avec  lequel 
ils  n'eussent  pas  eu  «  d'afi'aires»  depuis  Jules  César  I  C'est  ce  qu'on 
appelle  une  bonne  raison.  Et,  à  la  vérité,  dans  ces  Discours  ou 
dans  ces  Notes,  au  lieu  de  philosopher,  si  je  «  politiquais  »,  il  ne 
me  serait  pas  difficile  de  montrer,  sous  lette  raison  assez  inat- 
tendue, quelles  sont  les  ambitions  très  positives  qui  se  cachent. 
Nous  n'avons  pas  tous  pris  le  même  lot  dans  l'héritage  latin,  et  les 
Italiens  se  sont  plus  particulièrement  approprié  la  politique  pra- 
tique de  l'aDcieime  Rome.  C'est  Octave  qu'ils  admirent  surtout  et 


LE    GÉNIE  LATIN  287 

je  VOUS  l'ai  dit  au  début  de  ce  discours,  et  je  l'ai 
sou\cnt  dit  et  redit  cette  année,  ce  n'est  pas  que  je 
veuille  disputer  aux  Anglo-Saxons  ou   aux   Ger- 

qu'ils  imiteraient  au  besoin  dans  Auguste.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit 
de  ce  point  particulier,  ce  qu'on  ne  saurait  trouver  trop  fâcheux, 
dans  l'intérêt  même  du  génie  latin,  et  dans  le  leur,  c'est  la  désin- 
volture avec  laquelle  ils  le  sacrifient  au  génie  anglo-saxon. 

J'ai  cité  plus  haut  les  livres  de  M.  G.  Ferrero  :  VEuropa 
Giovane  et  //  Mililarismo,  dont  on  vient,  entre  parenthèses,  de 
nous  donner  une  traduction  singulièrement  mutilée  (Stock,  1899, 
Paris);  et  j'ai  dit  quel  en  était  l'esprit.  Je  l'ai  retrouvé,  cet  esprit, 
au  moment  même  où  je  préparais  le  présent  discours,  dans  un 
article  de  M.  G.  Sergi,  professeur  à  l'Université  de  Rome  :  Corne 
sono  decadute  le  nazione  latine.  M.  Sergi  allait  même  plus  loin  que 
M.  Ferrero;  et,  dans  sa  conclusion,  il  se  demandait  si,  pour  des 
peuples  comme  les  Italiens  et  nous,  la  connaissance  de  l'histoire 
ne  serait  pas  une  institutrice  d'erreur,  —  dannosa  ai  popoli 
slorici  corne  il  nostro,  —  en  les  entretenant  dans  l'admiration  ou 
dans  la  superstition  d'un  passé  qu'ils  ne  sauraient  ressusciter  Et, 
comme  c'est  Mne  idée  que  je  vois  se  répandre  de  jour  en  jour,  — 
elle  faisait  également  le  fond  d'une  conférence  de  M""  Eniilia  Pardo 
Bazan  sur  VEspagne,  publiée  cet  hiver  par  la  Revue  Bleue,  —  il 
faudra  quelque  jour  que  nous  l'examinions. 

Contentons-nous  de  dire,  en  attendant,  que  rien  n'est  d'abord 
moins  prouvé  que  la  «  décadence  des  nations  latines  »,  et,  en 
particulier,  la  décadence  de  l'Italie,  pour  ne  rien  dire  de  celle  de 
la  France.  Ni  M.  Sergi  ni  M.  Ferrero,  j'entends  comme  Italiens, 
ne  voudraient  retourner  de  cent  ans  en  arrière  d'eux,  ni  peut- 
être  même  de  trois  cents,  et  vivre  à  Naples,  par  exemple,  sous  la 
domination  de  l'Espagne,  ou  à  Milan,  sous  celle  des  Sforza. 
L'Italie  militaire  et  économique,  l'Italie  pensante,  joue  dans  le 
monde,  à  la  fin  du  xix*  siècle,  un  rôle,  elle  y  occupe  une  place 
qu'elle  n'avait  pas  tenu  depuis  longtemps.  Et  quand  il  serait  vrai 
que  le  développement  de  la  puissance  anglo-saxonne  est  un  de« 
phénomènes  caractéristiques  de  l'heure  présente,  il  n'en  résulterait 
ni  que  ce  développement  doive  toujours  aller  en  augmentant;  ni 
qu'il  ne  tienne  pas  à  des  causes  particulières  qu'aucune  politique, 
aucun  etfort,  aucun  hasard  n'aurait  pu  conjurer,  —  et  c'est  ce 
nue  je  crois,  je  l'ai  dit;  —  ni  enfin  que  l'explication  s'en  trouve, 
ù  quelque  degré  que  ce  soit,  dans  l'alTaiblissement,  l'usure,  pour 
ainsi  parler,  et  la  stérilité  du  génie  latin.  C'est  ce  que  les  Italiens 
d'aujourd'hui  semblent,  en  vérité,  trop  aisément  oublier,  et  ils  na 


288  DISCOURS   DE   COMBAT 

mains  leurs  grandes  qualités,  ni  même,  à  ces  qua- 
lités, préférer  systématiquement  ou  aveuglément 
les  nôtres.  Ce  serait  une  manière  trop  étroite,  et 
surtout,  Messieurs,  ce  serait  une  manière  trop  dan- 
gereuse d'entendre  et  de  prêcher  le  patriotisme.  Le 
patriotisme  ne  saurait  consister  à  nous  croire  «  le 
premier  peuple  du  monde  »,  et  encore  bien  moins, 
si  par  hasard  nous  l'étions,  à  ne  pas  voir  ce  que 
d'autres  peuples  font  d'efforts  et  ont  de  ressources 
en  eux  pour  le  devenir  à  leur  tour.  Mais,  d'un 
autre  côté,  ne  nous  méprisons  ou  ne  nous  dé/pri- 
sons  pas  trop,  de  peur  de  finir  par  nous  croire,  et 
n'essayons  pas  de  nous  transformer  en  ce  que  nous 
n'avons  ni  de  moyens  sûrs,  ni  de  bonnes  raisons 
d'être.  Ne  disons  pas  surtout  : 

Je  suis  concitoyen  de  tout  homme  qui  pense, 

parce  que  ni  la  paix  romaine,  ni  la  religion  même 
n'ont  encore  pu  réaliser  ce  miracle  ;  parce  que  la 
réalisation  n'en  est  peut- être  pas  désirable;  et  puis 
parce  qu'il  y  aurait,  en  vérité,  quelque  ridicule, 
et  un  danger  de  mort,  à  vouloir  actuellement  nous 

réfléchissent  pas  qu'en  pareille  matière  le  grand  malheur  est  que 
l'on  crée  soi-même    ce  que  l'on  craint. 

Ne  veuillons  pas  nous  perdre  et  nous  sommes  sauvés  ! 

Si  l'on  trouvait  là-dessus  Corneille  trop  «  latin  »,  et  suspect 
à  ce  titre  :  Goethe  a  dit  la  même  chose  quand  il  a  dit  «  qu'on  ne 
mourait  que  de  ne  plus  vouloir  vivre  ». 


LE   GÉNIE   LATIN  289 

rendre  «  concitoyens  »  de  ceux  dont  ni  les  intérêts 
prochains,  ni  les  ambitions  naturelles,  ni  l'idéal 
historique  enfin  ne  sont  les  nôtres.  11  faut  tâcher 
de  voir  les  choses  comme  elles  son^i^Les  races  ne 
sont  point  des  races,  au  sens  physiologique  ou 
scientifique  du  mot,  et  ce  qu'elles  sont,  elles  ne  le 
sont  point  à  cause  de  la  qualité  de  leur  sang,  ou 
de  la  conformation  de  leur  crâne,  ou  de  la  couleur 
de  leur  peau.  Mais,  quelle  qu'en  soit  la  première 
origine,  il  y  a  des  formations  historiques  définies, 
il  y  a  des  groupements  qui  se  sont  faits  dans  des 
conditions  particulières  et  déterminées,  dont  le 
temps,  les  circonstances,  l'intérêt,  le  choix  des 
parties,  les  succès  remportés  ouïes  malheurs  subis 
en  commun,  l'hérédité  de  joies  ou  de  tristesses, 
ont  cimenté  l'union*.  C'est  ce  que  l'on  appelle  les 
génies  nationaux,  Le  nôtre,  à  nous  Français,  est 
d'être  et  de  demeurer  Latins,  Latins  de  cœur, 
Latins  de  mœurs.  Latins  de  goût.  Latins  d'esprit, 
Latins   de  langue  et  Latins  de  pensée.  Nous  ne 

1.  Je  me  suis  expliqué  plus  haut,  dans  le  discours  de  l'Idée 
de  Patrie,  sur  l'intérêt  majeur  qu'il  y  avait  à  distinguer  la  <'  Race 
physiologique»  d'avec  la  «Race  historique»;  et  au  fait,  ces  deux 
conceptions  sont  si  éloignées  de  n'en  faire  qu'une  que,  scientifi- 
quemem,  il  faut  les  regarder  comme  étant  la  contradiction  l'une 
de  l'autre.  C'est  ce  que  je  pourrai  peut-être  ici  faire  entendre  d'un 
mot  en  disant  qu'elles  sont  exactement  entre  elles  comme  les  doc- 
trines adverses  de  l&  Fixité  et  délai  Va7-iabililé  des  Espèces.  Mais  la 
question  est  obscure,  comme  étant  extrêmement  complexe,  et  je 
puis  bien  en  indiquer  l'existence  dans  une  note  mais  non  pas 
î'j  discnter  et  encore  moins  l'y  résoudre. 

If 


290  DISCOURS   DE   COMBAT 

pouvons  pas  ne  pas  l'être;  et  de  même  qu'il  y  a 
dans  \e  corps  humain  des  dispositions  générales, 
des  diathèses,  comme  on  les  appelle,  avec  lesquelles 
il  faut  bien  vivre,  parce  qu'on  ne  s'en  débarrasse- 
rait qu'avec  la  vie,  et  que  le  remède  qui  emporte- 
rait le  mal  emporterait  encore  bien  plus  sûrement 
le  malade,  ainsi,  Messieurs,  je  ne  sais  trop  si 
nous  pourrions  cesser  d'être  Latins,  mais  ce  dont 
je  ne  puis  guère  douter,  c'est  que  nous  cesserions 
en  même  temps  d'être  Français. 

Vous  n'y  voyez,  je  pense,  aucune  utilité!  Ose- 
rai-je  ajouter  que  le  monde  n'y  en  voit  pas  davan- 
tage ?  Qualités  et  défauts  mêlés  et  compensés,  le 
monde  sait  que  le  génie  latin  est  un  élément 
essentiel  de  l'équilibre  intellectuel  et  moral  de 
l'humanité.  Si  les  Latins  l'oubliaient  un  jour,  ce 
seraient  les  Anglais  ou  les  Allemands  qui  le  leur 
rappelleraient.  Quand  on  attaque  imprudemment, 
chez  nous,  je  ne  dis  plus  les  études  latines,  mais 
les  études  conservatrices  du  génie  latin  et  protec- 
trices de  nos  traditions,  ce  n'est  pas  seulement 
d'Oxford  ou  d'Iéna,  c'est  du  fond  du  Texas,  Mes- 
sieurs, qu'on  en  voit  surgir  un  défenseur^  Et,  sans 

i.  Voyez  à  ce  sujet,  dans  la  Revue  de  V Enseignement  svpé.rieur, 
un  article  de  M.  Espinas,  —  sur  les  examens  qui  terminent  ou, 
comme  on  dit,  qui  couronnent  en  Angleterre  les  études  d'ensei- 
gnement secondaire,  —  et  duquel  il  résulte  que,  parmi  les  matières 
«facultatives  »,  50  0/0  des  candidats,  garçons  et  filles,  choisis.sL-nt 
le  latin.  Je  connais  moi-mèiue  au  moins  un  couvent  de  jeunes 
filles  dont  les  programmes  anglais  comportent  renseignement  du 


LE    GÉNIE    LATIN  291 

doute,  nous  avons  le  droit  d'en  concevoir  quelque 
espérance  et  quelque  fierté,  si,  dès  qu'on  y  regarde 
avec  un  peu  d'attention,  il  apparaît  que  ce  qu'on 
attend  de  ce  commerce  avec  le  génie  latin,  ce 
n'est  pas  de  savoir  du  latin,  ni  même  le  français, 
mais  c'est  de  former  les  esprits  et  les  caractères  à 
la  discipline  des  idées  générales  et  universelles, 
et,  par  le  moyen  de  cette  discipline,  à  une  con- 
ception plus  large,  plus  généreuse  et  plus  noble 
de  l'humanité. 


lalin,  et  ^'ajoute  que  les  couvents  du  même  ordre  ne  donnent 

point  cet  enseignement  en  France. 

Quant  à  l'Amérique,  il  sufQt  de  jeter  les  yeux  sur  le  pro- 
gramme de  l'Université  Johns  Ilopkins,  par  exemple,  ou  sur 
celui  de  l'Université  Columbia,  de  New-York,  pour  mesurer  la 
place  que  le  latin  y  occupe. 

Et,  à  un  auUe  point  de  vue,  combien  n'ai-je  pas  eu  de  fois 
l'occasion  de  le  dire,  non  sans  quelques  regrets  I  mais  les  meilleurs 
travaux  qu'il  y  ait  sur  la  Uenaissance  il/ilienne,  les  plus  passion- 
nés, si  je  puis  ainsi  dire,  ceux  où  l'on  sent  qu'avec  son  intelli- 
gence l'auteur  a  vraiment  mis  tout  son  cœur,  sont  anglais  ou 
allemands. 

Ces  petits  faits  sont  significatifs. 


LE  BESOIN  DE  CROIRE 

i898 


LE  BESOIN  DE  CROIRE' 


Messieurs, 

Le  sujet  dont  je  voudrais  vous  entretenir  ce 
soir  étant  aussi  délicat  que  complexe,  vous  me 
permettrez,  avant  tout,  de  le  bien  délimiter  et 
de  le  préciser.  Ce  n'est  en  effet  ni  de  l'obligation 
ni  de  l'utilité,  mais  uniquement  du  besoin  de 
croire  que  je  vais  vous  parler.  L'utilité  de  croire 
est  évidente,  étant  ce  que  nous  sommes  ;  et,  pour 
n'en  prendre  qu'un  exemple,  demandez-vous  ce 
qu'il  adviendrait  de  l'humanité  si,  conformément 
au  précepte  cartésien,  chacun  de  nous  ne  voulait 
«  admettre  pour  vrai  que  ce  qu'il  connaîtrait  évi- 
demment être  tel  »  ?  L'obligation  de  croire  est 
impérieuse  ;  et  aucun  de  nous,  —  j'aurai,  chemin 

1.  Conférence  prononcée  à  Besançon  le  19  novembre  1898,  à 
l'occasion  du  VIII*  Congrès  de  la  Jeunesse  catholique,  tenu  sous 
la  présidence  de  M«'  Petit,  archevêque  de  Besançon. 

Le  discours  de  clôture  a  été  prononcé  le  lendemain,  20  novembre, 
par  M.  le  comte  Albert  de  Mun,  dont  il  serait  inutile,  et  même 
impertinent,  de  louer  l'éloquence.  Mais,  si  je  n'avais  pas  eu  des 
raisonf  personnelles  de  voir  dans  Vindividualisme,  —  disons 
dans  1  excès  de  l'individualisme,  —  la  source  des  pires  maux  dont 
nous  soutirions,  M.  de  Mun  m'en  aurait  fourni  d'excellentes;  et 
en  attendant  que  je  revienne  sur  ce  point,  je  tenais  &  le  dire  et 
à  en  remercier  le  grand  orateur. 


296  DISCOURS  DE   COMBAT 

faisant,  Foccasion  de  vous  le  montrer,  —  ne  s'y 
soustrait  qu'à  son  pire  détriment.  Cependant,  tout 
impérieuse  ou  tout  impérative  qu'elle  soit,  nous 
pouvons  nous  y  dérober,  comme  nous  le  faisons 
malheureusement  à  tant  d'autres  obligations  ;  et 
nous  avons  aussi  toujours  le  droit  ou  le  pouvoir, 
pour  mieux  dire,  de  négliger  de  faire  ce  qui  nous 
serait  le  plus  utile.  Mais  ce  que  je  voudrais  vous 
montrer,  et,  dans  le  temps  où  nous  vivons,  ce  qu'il 
me  paraît  intéressant  de  bien  établir,  c'est  que 
l'obligation  elle-même  ou  l'utilité  de  croire  se 
fondent  sur  l'existence  d'un  besoin  essentiel  de 
notre  nature;  —  que  ce  besoin  de  croire,  impliqué 
dans  la  définition  même  de  l'homme,  l'est  égale- 
ment dans  toute  sa  conduite  et  jusque  dans  les 
opérations  de  son  intelligence;  — et  c'est  enfin  que 
la  reconnaissance  ou  l'aveu  de  ce  besoin  de  croire 
est  l'une  des  affirmations  les  plus  positives,  des 
vérités  les  plus  certaines,  et  des  espérances  les 
plus  fécondes  que  le  siècle  qui  va  finir  puisse 
léguer  au  siècle  qui  va  commencer.  Fides  est 
sperandarum  substantia  rerum  :  la  croyance  est  le 
fondement  de  l'espérance;  et  on  ne  l'enlèvera  pas 
à  l'homme,  parce  qu'on  ne  lui  enlèvera  pas  le 
besoin  qu'il  en  a^ 


1.  Je  pensais  avoir,  dans  ce  préambule,  assez  nettement  défini 
le  dessein  de  tout  ce  discours,  mais  je  m'étais  trompé,  ce  qui  ne 
m'étonne  guère  ;  et,   puisque  je  me  suis  yu  reprocher  qu'il  rou* 


LE  BESOIN  DE  CROIRE  291 


1 


On  l'a  essayé,  vous  le  savez  ;  et,  comme  on  l'a  vai- 
nement essayé,  cela  seul  pourrait  être  une  preuve 

lait  sur  une  équivoque,  je  ne  veux  pas  tarder  davantage  à  m'effor- 
cer  de  la  dissiper. 

Ce  que  j'ai  donc  essayé  d'établir,  c'est  qu'en  tout  état  de 
cause,  —  et  indépendamment  de  son  contenu  particulier,  —  le 
besoin  de  croire  était  non  seulement  inhérent,  mais  essentiel  à 
notre  nature.  Nous  croyons  comme  nous  respirons  1  C'est  une  loi 
de  notre  organisation  intellectuelle  ou  morale,  et  une  loi  dont  le 
caractère  de  nécessité  est  aussi  certain  que  celui  de  pas  une  des 
lois  qui  gouvernent  ou  plutôt  qui  définissent  notre  organisation 
physique.  C'est  le  premier  point  de  mon  discours.  Et  dira-t-on 
peut-être  que  tout  le  monde  en  convient?  Mais  au  contraire,  et 
depuis  cent  cinquante  ou  deux  cents  ans,  pour  tous  les  hommes 
élevés  à  l'école  du  xv!!!"  siècle,  le  progrès  a  consisté,  dans  l'ordre 
intellectuel,  à  faire  passer  toute  espèce  de  connaissance  ou  de 
conviction,  du  domaine  ou  de  la  juridiction  de  la  croyance  sous 
la  juridiction  de  la  raison.  11  était  donc  intéressant  d'établir  ou 
d'essayer  d'établir,  ea  toute  hypothèse,  contre  cette  tendamce, 
l'indestructibilité  du  besoin  de  croire. 

Il  ne  l'était  pas  moins  d'établir  ou  d'essayer  d'établir  ce  que 
j'appellerai  la  pérennité  de  son  objet  et  son  identité.  C'est  ce 
que  j'ai  tâché  de  faire  dans  la  seconde  partie  du  discours,  en 
m'eflbrçantde  montrer  que  la  croyance,  —  une  croyance  toujours 
quelconque  quant  à  sou  contenu,  mais  analogue  dans  sa  forme 
à  la  définition  de  l'Apôtre  :  ^des  est  argumenium  rerum  non  appa- 
renlium,  —  était  le  fondement  nécessaire  de  l'action  pratique,  de 
la  science,  et  enfin  de  la  morale.  Et  dira-t-on  encore  que  tout  le 
monde  en  convient?  Je  réponds  qu'il  n'en  est  rien  et  que,  ce  que 
le  positivisme  a  tenté  de  plus  original,  mais  de  plus  irréalisable, 
a  été  justement  de  construire  la  science,  la  morale  et  la  vie  sur 
des  données  purement  rationnelles.  Il  était  intéressant  de  mon- 
trer ou  d'essayer  de  montrer  que,  si  son  entreprise  a  échoué,  c'est 
précisément  pour  avoir  méconnu  la  nécessité  du  besoin  da 
croire. 

Et  il  Tétait  enfin  de   moatrer  que,  si  le  contenu  de  toute 


298  DISCOURS    DE   COMBAT 

qu'on  n'y  réussira  pas,  ou  du  moins  une  forte 
présomption.  On  a  essayé  d'écrire  «  l'histoire  natu- 
relle de  la  croyance  ^  »,  et  vous  entendez  bien  ce  que 
cela  veut  dire  :  on  a  essayé  d'analyser,  de  décom- 
poser, de  résoudre  la  croyance  en  éléments  plus 
simples  qu'elle-même,  en  particules  ou  en  atomes, 
pour  ainsi  parler,  dont  la  combinaison  n'aurait  rien 
que  de  purement  accidentel,  et  dont  la  dissocia- 
tion serait  ainsi  l'anéantissement  de  l'objet  même 
de  la  croyance  ou  de  la  foi.  On  a  essayé,  —  et  toute 

croyance  est  nécessairement  raffirraation  de  l'absolu,  la  libre 
pensée  elle-même  commence  à  s'en  rendre  compte.  C'est  ce  que 
j'ai  voulu  faire  dans  la  troisième  partie,  et,  pour  y  réussir,  j'ai 
pensé  qu'il  importait  d'en  arracher  l'aveu  aux  positivistes. 

Je  ne  vois  pas,  je  l'avoue,  qu'il  y  ait  ombre  en  tout  cela  d'équi- 
voque. 11  peut  y  avoir  de  l'obscurité,  parce  qu'en  un  pareil  sujet 
il  est  assez  difficile  d'être  clair,  et,  déjà,  je  serais  trop  heureux  de 
ne  l'avoir  été  qu'à  demi;  mais  il  n'y  a  pas  d'équivoque.  11  n'y  ca 
aurait  que  si  j'avais  quelque  part  confondu  «  croyance  »  et  «  con- 
fiance »;  ce  que  nous  croyons,  parce  qu'on  nous  l'a  dit  et  qu'il  ne 
dépendrait  que  de  nous  de  le  vérifier,  et  ce  que  nous  croyons 
parce  que  la  connaissance  nous  en  échappe  ou  nous  en  dépasse: 
le  «  besoin  de  croire»  et  «  l'utilité  de  croire  ».  Mais  précisément, 
après  avoir  posé  la  distinction  dès  les  premiers  mots  du  dis- 
cours, la  seconde  partie  n'en  est  employée  qu'à  mettre  en  lumière 
le  principe  de  cette  distinction.  Ou,  en  d'autres  termes  encore, 
et  par  une  méthode  analogue  à  celle  dont  j'ai  usé  dans  le  dis- 
cours sur  l'Idée  de  Patrie,  après  avoir  fondé  le  besoin  de  croire 
en  nature,  j'ai  voulu  le  fonder  en  raison,  et  enfin  le  fonder  eu 
histoire,  mais  il  s'agit  toujours  du  même  «  besoin  de  croire  »,  et 
le  lecteur  de  bonne  foi  s'en  apercevra  bien. 

1.  C'est  le  titre  d'un  livre  d'un  M.  U.  van  Ende,  dont  je  n'ai 
Jamais  vu  que  le  premier  volume  (Paris,  1887,  F.  Alcan),  qui 
portait  en  sous-titre  :  Première  Partie  :  L'Animal.  La  thèse  essen- 
tielle en  était  celle-ci  que  :  «  Les  courants  psychiques  qui,  par 
leurs  combinaisons  et  réactions  mutuelles,  sont  devenus  la  source 
de  toutes  les  croyances  humaines,  s'accusent  déjà  dans  l'amma' 
lité  par  des  indices  irrécusables.  > 


LB    BESOIN    DE    CROIRE  S99 

une  école  d'anthropologie  s'est  vouée  à  cette  tâche, 
—  d'établir  qu'il  avait  existé,  qu'il  existerait  encore 
des  populations  ou  des  races  destituées  de  toute 
croyance,  des  Papous  ou  des  Bassoutos,  dont  le 
fétichisme  rudimentaire  ne  s'élèverait  pas,  comme 
on  l'a  dit  en  propres  termes,  beaucoup  au-dessus 
de  la  respectueuse  terreur  que  le  chien  ressent, 
non  pas  même  pour  son  maître,  mais  pour  le  fouet 
ou  la  canne  de  son  maître.  Et  il  est  certain 
qn 'ainsi  défini,  de  cette  manière  prétendument 
scientifique,  le  besoin  de  croire  ne  serait  pas 
intérieur  à  l'homme  et  inhérent  à  sa  constitu- 
tion, mais  extérieur,  acquis,  et  comme  superposé. 
L'homme  n'ayant  pas  toujours  cru,  il  tisserait  donc 
pas  destiné  à  croire  toujours;  et  on  ne  pourrait  pas 
dire,  on  ne  dirait  pas  cependant  que  le  besoin  de 
croire  est  «  factice  »,  puisque  enfin,  dans  l'hypo- 
thèse, il  serait  l'œuvre  du  temps  et  des  circons- 
tances; mais  on  pourrait  soutenir  qu'il  n'est  pas 
«  naturel  »,  c'est-à-dire  indestructible  ou  indéra- 
cinable, et  de  là  cette  conclusion  :  qu'après  la 
croyance  l'incroyance  aurait  un  jour  son  tour. 
C'est  dans  le  même  esprit  qu'on  a  poussé  le  para- 
doxe, et  j'ose  dire  la  logomachie,  jusqu'à  parier 
de  «  religions  athées  »,  ce  qui  est  presque  aussi 
contradictoire  que  de  parler  de  «  religion  natu- 
relle ».  En  fait,  une  religion  naturelle  n'est  pas 
une  religion,  mais  une  philosophie;  et  il  n'y  a  pas 


300  DISCOURS   DE   COMBAT 

de  religions  athées*.  Il  y  a  seulement  des  athées 
que  les  géographes  ou  les  statisticiens,  sans  y 
regarder  de  plus  près,  inscrivent  au  compte  du 
bouddhisme  ou  du  confucianisme;  et,  en  fait,  les 
besoins  religieux  n'ont  jamais  trouvé  de  satisfac- 
tion que  dans  les  religions  positives. 

Je  ne  m'attarderai  donc  pas  à  discuter  les  asser- 
tions des  anthropologistes,  et  je  ne  rechercherai 
pas,  dans  les  récits  des  voyageurs,  ce  qu'on  y 
trouve  de  renseignements  sur  l'état  religieux 
des  races  indigènes  de  l'Afrique  centrale  ou  de 
rOcéanie.  Gela  nous  entraînerait  trop  loin,  et 
peut-être,  après  tout,  ne  nous  apprendrait  pas 
grand'chose,  s'il  nous  serait  toujours  facile  de 
contesier  la  valeur  du  témoignage,  et,  souvent, 
je  ne  veux  pas  dire  la  véracité,  ni  l'intelligence, 
mais  les  aptitudes,  et,  par  conséquent,  l'autorité 
de  l'observateur.  Et  puis,  en  aucun  ordre  de 
choses,  il  n'y  a  de  preuve  plus  faible  que  celle 
du  consentement  universel,  parce  qu'il  n'y  en  a 
pas  dont  il  soit  plus  facile  d'ébranler  le  fondement 
même. 

1.  Je  ne  sais  si  les  expressions  dont  je  me  sers  ici  ne  sont  pas 
trop  absolues  ou  trop  fortes,  non  certes  en  ce  qui  regarde  la 
«religion  naturelle»,  mais  en  ce  qui  touche  les  «  religions 
athées  ».  11  est  très  vrai  qut  la  «  religion  naturelle  »  n'a  été  de 
tout  temps  que  le  masque  pieux  d'une  philosophie  qui  voudrait 
s'assurer  le  bénéfice  moral  des  «  religions  positives  »  en  repous- 
sant les  vérités  de  foi  qui  les  fondent;  mais  il  semble  difficile, 
et  tout  en  admettant  que  le  Nirvufia  bouddhique  soit  le  Néant,  de 
ne  pas  donner  au  bouddhisme  le  nom  de  Religion, 


LE  BESOIN  DE   CROIRE  301 

Je  ne  m'attarderai  pas  davantage  à  un  autre 
ordre  de  preuves  ou  de  présomptions,  qui  peuvent 
bien  avoir  quelque  valeur,  sous  de  certaines 
conditions  rigoureusement  définies,  mais  dont  je 
crains  que  l'on  n'ait  étrangement  abusé  depuis 
quelques  années  ;  et  je  ne  demanderai  pas  la 
démonstration  de  la  réalité  du  besoin  de  croire  à 
ceux  qu'on  a  nommés,  d'un  nom  que  je  trouve 
très  heureux,  «  les  décadents  du  christianisme  ». 
Vous  les  connaissez,  ces  poètes  et  ces  romanciers, 
ces  auteurs  dramatiques  aussi,  qui  ne  semblent 
avoir  cherché  dans  la  religion  qu'un  «  frisson 
nouveau  »,  c'est-à-dire,  en  bon  français,  des  sensa- 
tions nouvelles  et  des  jouissances  inéprouvées.  J'ai 
entendu  parler,  en  ma  jeunesse,  du  catholicisme 
de  Baudekire,  et  peu  s'en  faut  que,  de  nos  jours, 
on  n'ait  transformé  en  une  espèce  de  saint  le 
bizarre  personnage  qui  s'appelait  lui-même  «  le 
pauvre  Lelian  »  !  Le  catholicisme  du  premier  ne 
consistait  que  dans  l'odieux  mélange  qu'il  faisait 
des  termes  de  la  mysticité  avec  les  peintures  du 
vice  ou  de  la  débauche;  mais  les  repentirs  du 
second  ne  lui  servaient  qu'à  trouver  dans  la 
rechute  une  volupté  plus  âpre  et  plus  perverse  ^ 
Et  en  vérité,  si  le  besoin  de  croire  ne  s'établissait 
que  par  de  semblables  exemples,  c'est  d'un  tout 

1.  Voyez  en  sens  contraire  le  livre  du  P.  Pacheu,  intituli  :  th 
Dantt  à  Verlaine,  Paris,  1897,  Pion. 


302  DISCOURS    DE    COMBAT 

aulre  nom  qu'il  nous  faudrait  le  qualifier.  Car  la 
raison  n'est  pas  la  raison  de  la  croyance,  et  même, 
nous  le  verrons,  c'est  plutôt  la  croyance  qui  serait 
la  raison  de  la  raison  ;  mais  il  ne  saurait  cependant 
y  avoir  de  croyance  digne  de  ce  nom  que  dans  un 
être  raisonnable;  et  la  foi  ne  peut  pas  être  une 
forme  de  la  sensualité.  C'est  peut-être  ce  que  l'on 
oublie  trop  quand  on  parle  des  «  décadents  du 
christianisme  »  ;  et  puisque  je  rencontrais  cette 
équivoque  en  mon  chemin,  je  ne  pouvais  pas 
négliger  de  la  dissiper. 

Mais  oij  je  trouve  la  preuve  du  besoin  de  croire, 
c'est  dans  un  autre  phénomène,  d'une  bien  autre 
importance,  et  dont  on  peut  dire  sans  exagération 
que,  dans  le  siècle  où  nous  sommes,  il  est  devenu 
le  caractère  essentiel  de  l'incrédulité,  et  ce  phé- 
nomène, le  voici.  Quiconque,  en  notre  temps,  a 
secoué  l'autorité  de  la  croyance  légitime,  ce  n'est 
pas  un  incroyant  que  nous  l'avons  vu  devenir,  — 
et  bien  moins  encore  un  libre  penseur,  je  veux 
dire  un  penseur  libre  et  indépendant,  —  mais  c'est 
un  anticroyant,  pour  ne  pas  dire  un  fanatique;  et 
pas  une  doctrine  en  nos  jours  n'a  momentanément 
triomphé  de  la  religion  qu'en  se  donnant  à  elle- 
même  l'appsir^-nce  d'une  religion.  Les  exemples  en 
seraient  innombrables  ;  car  de  quoi,  et  de  qui,  ce 
siècle  finissant  ne  s'est-il  pas  fait  une  idole?  Il 
s'en  est  fait  une  de  la  Science,  et  il  s'en  est  fait 


LE  BESOIN   DE   CKOIRE  303 

une  du  Progrès;  on  l'a  vu  se  faire  une  religion  de 
l'Art,  et  on  l'a  vu  s'en  faire  une  de  la  Démocratie. 
Rappelez-vous  les  vers  sonores,  magnifiques  et 
quelque  peu  inintelligibles  d'Hugo  : 

Oui,  c'est  un  prêtre  que  Socrate, 
Oui,  c'est  un  prêtre  que  Gaton; 
Quand  Juvénal  fuit  Rome  ingrate, 
Nul  sceptre  ne  vaut  son  bâton. 
Ce  sont  des  prêtres, les  Tyrtées, 
Les  Solons  aux  lois  respectées, 
Les  Platons  et  les  Raphaëls  ! 
Fronts  d'inspirés,  d'esprits,  d'arbitres, 
Plus  resplendissants  que  les  mitres 
Dans  l'auréole  des  Noëls  ! 

Maintenant,  depuis  quelques  années,  nous  avons 
inventé  la  «  religion  de  la  souffrance  humaine  », 
et  celle  de  la  «  solidarité  ».  Oui,  nos  hommes 
d'Etat,  tout  récemment,  après  bien  de  la  peine, 
ont  découvert  que  nous  ne  formions  tous  ensemble 
qu'une  seule  famille;  et,  depuis  qu'ils  l'ont  décou- 
vert, c'est  depuis  ce  temps-là  que  nous  échangeons 
entre  nous  plus  d'injures  et  de  coups  que  nous 
n'avions  jamais  fait...  Rara  concordia  fratrum^l 

1.  Voyez  plus  haut  les  deux  conférences  sur  la  Renaissance  de 
tldéalisme  et  sur  VArt  et  la  Morale. 

Kt  à  ce  propos,  si  l'on  écrivait  un  livre,  sons  ce  titre  :  A  la 
recherche  d'une  Religion,  est-ce  qu'il  ne  serait  pas,  si  du  moins 
il  tenait  les  promesses  de  son  titre,  une  véritable  histoire  des 


304  DISCOURS   DE   COMBAT 

Et  ne  me  dites  pas  qu'on  ne  parle  ainsi  que  par 
métaphore,  ou  bien  je  répondrai  qu'alors,  comme 
le  besoin  crée  son  organe,  ainsi  ces  métaphores 
ont  créé  leur  objet.  Mais  il  n'y  a  pas  ici  de  méta- 
phore ;  et  en  réalité,  pour  agir  sur  les  esprits,  et 
surtout  sur  les  volontés,  on  a  compris  qu'il  fallait 
imiter  l'allure  de  la  religion;  on  a  compris  que, 
pour  pouvoir  quelque  chose  contre  elle,  il  fallait 
d'abord  essayer  de  lui  ravir  ses  propres  moyens 
d'action;  et  justement  c'est  là  ce  qu'il  y  a  d'inté- 
ressant. L'application  est  fausse,  et  l'imitation 
n'est  qu'une  caricature  ou  une  parodie  !  Soit  !  Mais 
quelques  bonnes  âmes  n'ont  pas  laissé  pourtant 
de  s'y  prendre,  et,  la  satisfaction  qu'on  leur  avait 
enlevée,  leur  besoin  de  croire  l'a  consciencieuse- 
ment, naïvement  cherchée  dans  ces  religions  nou- 
velles.  Vous  n'en  trouverez  nulle  part  de  témoi- 
gnage plus  éclatant  ni  plus  significatif  que  dans 
ce  que  je  suis  bien  obligé  d'appeler,  faute  d'un 
mot  qui  convienne  mieux,  la  religion  de  la  Révo- 
lution. 

Je  ne  suis  pas  du  tout  l'ennemi  de  la  Révolu- 
idées  au  XIX*  siècle  et  la  plus  philosophique?  De  Chateaubriand 
jusqu'à  Taine  et  Renan,  en  passant  par  Auguste  Comte,  le  pro- 
blème religieux  n'a  laissé  d'indifTérents  que  quelques  francs- 
maçons.  Et  encore,  si  la  franc-maçonnerie  est  vraiment  une 
contre-religion,  son  histoire  en  notre  temps  ne  ferait-elle  pas  une 
partie  de  ce  livre  ? 

Voyez,  sur  la  Franc-Maçonneri9^  la  brochure  de  M.  G.  Goyaa, 
Paris   1899  Perrin. 


LE   BESOIN    DE   CROIRE  305 

tion,  et  au  contraire,  si  l'on  n'avait  pas  la  préten- 
tion tyrannique  de  m'en  imposer  l'admiration... 
globale,  je  me  rangerais  volontiers  du  nombre 
de  ses  défenseurs.  La  Révolution  nous  a  fait  beau- 
coup de  bien  et  beaucoup  de  mal  ;  ou  plutôt,  elle 
nous  a  fait,  à  nous,  beaucoup  de  mal  et  beaucoup 
de  bien  aux  autres,  —  beaucoup  de  bien  au  monde, 
et  beaucoup  de  mal  à  la  France.  Si  nous  étions,  ^ 
nous,  Français,  trop  près  du  centre  de  son  action, 
ses  bienfaits  n'ont  pas  laissé  de  se  faire  sentir  à  la 
circonférence;  et  nous  en  avons  profité  les  der- 
niers. Mais  ce  n'est  pas  aujourd'hui  mon  sujet 
d'en  dire  davantage,  et  tout  ce  qui  m'importe  ce 
soir,  c'est  d'attirer  votre  attention  sur  ce  point 
que  Tocqueville  a  si  bien  mis  en  lumière  quand  il 
a  dit  de  la  Révolution  :  «  qu'elle  était  devenue 
elle-même  une  sorte  de  religion  nouvelle,  reli- 
gion imparfaite,  il  est  vrai,  sans  Dieu,  sans  culte 
et  sans  autre  vie,  mais  qui  néanmoins,  comme 
l'islamisme,  a  inondé  toute  la  terre  de  ses  soldats, 
de  ses  apôtres  et  de  ses  martyrs.  »  Sans  Dieu, 
dit-il,  et  sans  culte,  et  sans  autre  vie?  Oui,  mais 
non  pas  sans  rites  ni  cérémonies,  et  surtout  non 
pas  sans  idoles.  Car  enfin  est-ce  qu'encore  aujour- 
d'hui, la  confiance  qu'ils  refusent  aux  enseigne- 
ments de  l'Eglise  ou  aux  promesses  de  l'Evangile, 
quantité  de  très  bons  Français  ne  la  mettent  pas, 
sans  hésitation  ni  réserves,  dans  la  Déclaration  des 


306  DISCOURS   DE   COMBAT 

droits  de  V homme,  et  dans  les  principes  de  1789? 
Est-ce  que,  de  l'assaut  et  de  la  prise  de  la  Bastille, 
les  historiens  classiques  de  la  Révolution, — Thiers 
et  Mignet,  Louis  Blanc,  Michelet,  Quinet,  — 
n'ont  pas  fait  le  symbole  môme  de  la  naissance  de 
la  liberté  ? 

C'est  la  vierge  fougueuse,  enfant  de  la  Bastille, 

Qui  jadis  lorsqu'elle  apparut, 
Avec  son  air  hardi,  ses  allures  de  fille... 

vous  connaissez  le  reste,  et  je  me  dispense  de  le 
citer.  Est-ce  que  nous  n'avons  pas  élevé  des  mo- 
numents, ou  plutôt  consacré  des  autels,  celui-ci  à 
Mirabeau,  celui-là  aux  Girondins,  un  troisième  à 
Danton,  un  quatrième  aux  Terroristes,  d'autres 
encore  à  Napoléon  ?  Est-ce  qu'aux  moindres  pa- 
roles qui  sont  tombées  de  leurs  lèvres,  —  et  à  tant 
de  discours  qui  sueraient  la  médiocrité,  si  ce 
n'étaient  les  occasions  tragiques  où  les  Robes- 
pierre et  les  Saint-Just  les  ont  prononcés,  — nous 
n'avons  pas  attaché  des  significations  profondes, 
allégoriques  et  mystiques,  non  seulement  nous, 
mais  les  étrangers  ?  Est-ce  que  ce  n'est  pas  de  la 
piété  que  professent  pour  eux  leurs  sectateurs? 
Est-ce  que  nous  ne  rendons  pas  un  culte  à  leurs 
reliques  ?  Est-ce  que  nous  ne  croyons  pas  qu'ils  ont 
été  plus  grands  que  nature  7  Est-ce  que  nous  ne 


I 


LE   BESOIN    D8   CROIRE  307 

parlons  pas  couramment  des  «  géants  de  la  Con- 
vention  »  ?  Est-ce  qu "  nous  r.e  célébrons  pas  en  eux, 
je  répète  le  mot  de  Tocqueville,  les  apôtres  d'une 
loi  nouvelle?  et  enfin,  pour  achever  la  ressem- 
blance, quand  un  grand  écrivain,  qui  pensait  libre- 
ment, a  écrit  ses  Origines  de  la  France  contempO" 
raine^  vous  êtes-vousjamais  demandé  pourquoi,  et 
de  quoi,  on  lui  en  avait  tant  voulu?  C'est  d'avoir 
essayé  de  faire  descendre  ces  idoles  de  leur  pié- 
destal; c'est  d'avoir  prétendu  réduire  ces  «  géants» 
à  des  proportions  quelquefois  ridiculement  hu- 
maines ;  c'est  d'avoir,  en  deux  mots,  travaillé  à 
rabattre  sur  le  plan  de  toutes  les  autres  histoires 
une  histoire  que  beaucoup  de  ses  contemporains 
persistaient  à  se  représenter  comme  extraordinaire, 
surnaturelle  —  et  miraculeuse  ^ 

Taine  avait-il  d'ailleurs  complètement  raison? 
et  n'y  a-t-il  rien  que  d'humain  dans  la  Révolution, 
je  veux  dire  :  une  autre  action  que  celle  de  l'homme 
ne  s'y  fait-elle  pas  sentir?  C'est  une  autre  question, 
qu'encore  une  fois  je  n'examine  point.  Je  me  con- 


1.  Remarquons  qu'avantlui  c'était  déjà  le  même  dessein,  —  je 
veux  dire  un  dessein  aualngue,  —  que  Renan  s'était  proposé  dans 
ses  Orifiines  du  Cliristianisme.  Lui  aussi,  c'était  une  histoire  «  plus 
qu'humaine  »,  qu'il  avait  essayé  de  rabattre  sur  le  plan  des 
autres  histoires.  Et  plus  malheureux  que  ïaine,  en  ce  qu'il  n'y  a 
point  réussi,  il  a  d'autre  part  été  plus  heureux,  en  ce  qu'on  lui 
a  su  gré  d'avoir  tenté  seulement  son  entreprise,  mais  inversement 
on  en  a  voulu,  oa  eu  veut  encore  à  Taine  d'avoir  mené  la  sieuna 
à  bonoe  fia. 


308  DISCOURS   DE   COMBAT 

tenterai  de  dire  en  passant  que,  si  je  l'examinais, 
je  suppose  que  je  la  résoudrais  comme  J .  de  Maistre. 
Mais,  assurément,  le  droit  que  j'ai,  c'est  de  voir 
dans  cette  «  religion  de  la  Révolution  »  une  mani- 
festation ou  une  forme  du  besoin  de  croire.  On 
avait  voulu  arracher  ses  croyances  à  tout  un  grand 
peuple,  et  on  se  flattait  d'y  avoir  réussi;  mais,  à 
vrai  dire,  on  n'avait  abouti  qu'à  les  déplacer.  Le 
besoin  de  croire,  détourné  de  son  objet  naturel, 
s'était  reformé  autour  de  l'idée  révolutionnaire; 
et  le  sens  même  du  mystère  s'était  réintégré  dans 
une  doctrine  dont  le  premier  article  était  la  néga- 
tion du  mystère.  N'y  a-t-il  pas  là  quelque  chose 
d'assez  singulier  et  assez  instructif*? 

Car,  observez,  je  vous  prie,  que  tout  ce  que  je 
viens  de  dire  de  la  «  religion  de  la  Révolution  », 
''aurais  pu,  je  pourrais  aussi  bien  le  dire  de  la 
K  religion  du  Progrès  »,  ou  de  la  «  religion  de 
l'Humanité  ».  L'une  après  l'autre,  ou  en  même 
temps,  toutes  ces  négations  initiales  se  sont  ter- 
minées à  des  affirmations,  et  ces  affirmations  à 
un  anti-Credo.  Fides  est  argumentum  rerum  non 
apparentium!  Sous  la  roue  qui  le  broie,  l'homme 
contemporain  continue  de  croire  au  progrès.  Et  ne 

1.  On  trouvera  de  tout  ce  passage  une  éloquente  et,  —  s'il 
•'agissait  de  tout  autre  sujet,  —  je  serais  tenté  de  dire  une  amu- 
sante «  illustration  »,  dans  les  deux  gros  volumes  que  le  D'  Robi- 
net a  publiés  sous  le  patronage  du  Conseil  municipal  de  Paris  : 
le  Mouvement  religieux  à  Paris  pendant  la  Révolution. 


LE  BESOIN   DE   CROIRB  309 

VOUS  avisez  pas  de  lui  en  montrer  la  contre-partie, 
l'illusion,  peut-être,  et,  en  tout  cas,  la  précarité  l 
Il  y  <t  croit  »,  vous  dis-je,  absolument,  aveuglé- 
ment ;  et  il  y  croit  d'autant  plus  qu'il  croit  à  moins 
d'autres  choses.  En  vérité,  comme  s'il  entrait  néces- 
sairement une  quantité  déterminée  de  croyance 
dans  la  composition  même  de  l'esprit  humain,  et 
qu'il  fallût,  d'une  manière  ou  d'une  autre,  qu'elle 
se  retrouvât  toujours  !  On  ne  se  débarrasse  pas  du 
besoin  de  croire.  Il  est  ancré  dans  le  cœur  de 
l'homme,  La  négation  ne  le  détruit  pas;  elle  ne 
réussit  qu'à  le  dénaturer.  On  en  peut  bien  quelque 
temps  interrompre  le  cours,  on  ne  saurait  en 
dessécher  la  source.  Si  vous  ne  croyez  pas  à  la 
parole  de  Dieu,  vous  croirez  à  celle  de  l'homme; 
si  vous  ne  croyez  pas  au  surnaturel,  vous  croirez 
au  merveilleux;  et  si  vous  ne  croyez  pas  à  l'esprit, 
vous  croirez  à  la  matière,  —  que  d'ailleurs  vous 
ne  connaissez  pas  davantage;  —  et  aux  esprits 
par-dessus  le  marché. 

Comment  donc  cela  se  fait-il?  à  quoi  répond  ce 
besoin  de  croire?  et  comment  tant  d'attaques,  si 
violentes  et  si  passionnées,  n'en  ont-elles  pas  eu 
raison?  A  diverses  reprises,  dans  l'histoire  du 
monde,  on  s'est  vainement  efforcé  de  le  décou- 
rager, et,  si  je  l'osaio  dire  plus  familièrement,  do 
le  dégoûter  de  lui-même.  Anéantir,  ou  à  tout  le 
moins  discréditer  non  pas  même  la  foi,  mais  toute 


310  DISCOURS  DE   COMBAT 

espèce  de  croyance  ;  en  démontrer  l'incompatibilité 
avec  la  science  et  conséquemment  avec  le  progrès; 
faire  honte,  à  ceux  qui  croyaient,  de  la  pauvreté  de 
leur  esprit  ou  de  Tabjection  de  leur  esclavage,  tel 
a  été,  depuis  deux  cents  ans,  l'objet  de  toute  une 
philosophie.  Et  deux  cents  ans,  je  le  sais  bien, 
c'est  peu  de  chose  dans  l'histoire  de  l'humanilé  ; 
mais  nous  ne  pouvons  pas  raisonner  sur  l'avenir, 
en  dehors  de  toute  expérience  ;  et,  puisque,  dans  les 
limites  de  l'expérience,  on  n'a  pas  encore  triomphé 
du  besoin  de  croire,  nous  avons  sans  doute  le dioit 
d'en  chercher  l'explication  dans  l'essence  môme 
de  la  nature  humaine.  J'ose  dire,  pour  ma  part, 
que,  si  l'on  n'a  pas  jusqu'ici  triompiié  du  besoin 
de  croire,  et  si  nous  pensons  qu'on  n'en  triomphera 
pas,  c'est  qu'il  est  le  fondement  ou,  si  vous  l'aimez 
mieux,  la  condition  de  toute  morale,  de  toute 
science  et  de  toute  action. 


Il 


De  toute  action,  d'abord  ;  et,  en  effet,  comment 
agirons-nous,  si  nous  ne  croyons  pas  ?  Qui  donc  a 
dit  que  le  doute  était  un  mol  oreiller  pour  les  têtes 
bien  faites?  et,  à  la  vérité,  je  doute  que  le  doute  soit 
ce  mol  oreiller,  môme  pour  des  tètes  bien  faites. 
Pascal  et  Bossuet,  dans  un  camp,  ont  eu  la  tête 
assez  bien  faite,  et  Diderot  ou  Voltaire  dans  l'autre. 


LE   BESOIN    DE   CROIRE  3il 

que  vous  ne  prenez  pas,  j'imagine,  pour  des  scep- 
tiques, ni  même  pour  des  douleurs.  Vous  ne 
prendrez  pas  non  plus  pour  tels,  en  nos  jours,  un 
Renan,  par  exemple,  ou  un  Taine.  Ils  n'ont  pas  eu 
les  mêmes  croyances,  mais  ils  ont  tous  eu  de  fortes 
croyances;  ils  en  ont  tous  eu  d'obstinées  et  d'irré- 
ductibles. En  tout  cas,  le  doute  énerve  les  carac- 
tères, et  tôt  ou  tard,  mais  immanquablement,  si  Ton 
s'y  abandonne,  il  finit  par  dissoudre  les  volontés. 
Quelque  effort  que  l'on  fasse  contre  lui,  si  le  besoin 
de  croire  reparaît  donc  toujours,  c'est  que  nousn-. 
saurions  agir  ni,  par  suite,  vivre  sans  lui.  11  n'est 
pas  seulement  la  condition  de  toute  action,  il  en 
est  vraiment  le  principe  et  le  ressort.  A  l'origine 
de  toutes  les  grandes  actions,  c'est  la  foi,  c'est  une 
croyance  que  vous  y  trouverez.  Je  dis  bien  :  une 
croyance  ou  la  foi,  c'est-à-dire  quelque  chose  que 
Ton  ne  sait  pas,  mais  dont  on  n'est  pas  pour 
cela  moins  sûr,  dont  on  se  sent  même  presque 
plus  assuré,  puisque  enfin  nous  connaissons  bien 
quelques  martyrs  de  la  science,  — et  je  n'ai  garde 
ici  d'en  vouloir  diminuer  le  mérite  ou  la  gloire  ; 
—  mais  combien  n'y  en  a-t-il  pas  eu  davantage  de 
leur  croyance  ou  de  leur  foi? 

Il  est  surtout  une  forme  de  l'action,  dont  on  ne 
voit  pas  comment  elle  serait  efficace  ou  seulement 
possible,  si  la  croyance  n'en  était  la  substance  ou 
le  corps  ;  je  veux  parler  de  l'action  commune,  celle 


312  DISCOURS    DE    COMBAT 

qui  exige  de  nous  la  subordination  et,  au  besoin, 
le  sacrifice  de  nous-mêmes  à  quelque  chose  qui 
nous  dépasse.  Prenez-en  pour  exemple  tout  ce 
qui  s'enveloppe  de  tel  dans  le  sentiment  ou  dans 
l'idée  de  patrie.  «  Je  doute,  a  dit  un  grand  écri- 
vain, qu'il  soit  possible  d'avoir  une  seule  vraie 
vertu,  un  seul  véritable  talent,  sans  amour  de  la 
patrie^  »  Il  a  raison!  et  de  très  grands  peuples, 
comme  les  Romains,  n'ont  pas  dérivé  d'une  autre 
source  tous  leurs  talents  et  toutes  leurs  vertus^. 
Mais  n'a-t-il  pas  aussi  raison  quand  il  ajoute  : 
«  Si  d'ailleurs  on  nous  demandait  quelles  sont  les 
fortes  attaches  par  qui  nous  sommes  enchamés  au 
lieu  natal,  nous  aurions  de  la  peine  à  répondre  ?  » 
Oui,  nous  aurions  de  la  peine  à  répondre,  et  ce 
n'est  pas  la  science  qui  nous  en  procurerait  le 
moyen  !  Mais  nous  n'en  sommes  pas  moins  assurés 
pour  cela  que  d'aimer  la  patrie,  c'est  un  de  nos 
premiers  devoirs  2.  Disons-le  même  tout  naïvement  : 
parce  qu'il  est  irraisonné,  ou,  si  vous  l'aimez  mieux, 

1.  Chateaubriand,  dans  son  Génie  du  christianisme. 

9.  Voyez  le  précédent  discours,  sur  le  Génie  latin;  et  comparez 
ce  passage,  que  j'emprunte  à  VHistoire  de  la  littérature  grecque 
de  MM.  Alfred  et  Maurice  Croiset  :  «  La  vertu,  pour  la  pensée 
grecque,  n'était  guère  qu'une  bonne  affaire  comme  une  autre... 
L'absolu  véritable  répugne  à  l'esprit  pondéré  de  la  Grèce  clas- 
sique. »  {Hist.,  ♦,  V,  p.  58.)  La  «  pondération  »  de  son  esprit  et 
sa  «  répugnance  *  pour  l'absolu  n'ont  d'ailleurs  coûté  à  la  «  Grèce 
classique  »  que  sa  liberté  d'abord,  oon  indépendance  ensuite  et 
finalement  son  existence!  Qui  n'aimerait  mieux,  à  ce  prix,  — 
j'excepte  seulement  quelques  «  intellectuels  »,  —  manquer  de 
pondération,  et  même  renoncer  à  devenir  classique? 


LE  BESOIN   DE   CROIRE  313 

et  plus  exactement  peut-être,  parce  qu'il  n'est  point 
«  raisonneur  »,  c'est  tout  justement  pour  cela  que 
l'amour  de  la  patrie  est  le  vrai  lien  des  nations. 
Nos  intérêts  nous  désunissent  et  nos  passions  nous 
divisent  ;  les  combinaisons  de  la  politique  n'abou- 
tissent qu'à  des  expressions  géographiques;  l'âme 
obscure  des  races  ne  suffit  point  à  faire  un  peuple, 
ni  le  despotisme  des  institutions,  ni  la  commu- 
nauté de  langue  ;  mais  la  communauté  des  croyances 
est  seule  capable  de  ce  miracle;  et,  ainsi,  non  seu- 
lement ce  qu'il  y  a  de  plus  précieux,  mais  ce  qu'il  y 
a  presque  de  plus  sacré  pour  l'homme  se  fonde  sur 
ce  qu'il  y  a  de  plus  obscur  en  lui.  Connaissez-vous 
de  plus  bel  exemple  du  «  besoin  de  croire  »?  On  a 
peut-être  détruit  trop  de  préjugés,  disait  ce  philo- 
sophe. Et  moi.  Messieurs,  je  dirai  :  «  Ne  confon- 
dons pas  du  moins  les  préjugés  avec  les  croyances; 
ne  pensons  pas  que  l'obscurité  soit  marque  ou 
preuve  d'erreur;  et  persuadons-nous,  au  contraire, 
que,  si  le  besoin  de  croire  est  la  loi  de  l'action 
féconde,  cela  suffit,  et  nous  pouvons  être  assurés 
qu'il  est  donc  une  loi  de  l'homrne.  » 

Et  les  fondateurs  ou  les  organisateurs  de  ces 
nouvelles  religions  dont  je  vous  parlais  l'ont  bien 
su!  et,  plus  ou  moins  consciemment,  parco  qu'ils 
l'ont  su,  c'est  pour  cela  que,  de  la  «  Révolution  » 
ou  du  «  Progrès  »  leur  politique  a  essayé  de  faire 
des  religions.  Quand  ils  se  sont  «  crus  »  sûrs  d«8 


314  DISCOURS    DE   COMBAT 

principes  qu'ils  avaient  posés,  et  quand  ils  ont 
voulu  passer  de  la  théorie  à  l'application,  ils  ont 
essayé  d'imprimer  à  ces  principes  les  caractères 
qai  sont  ceux  de  la  croyance.  C'est  ce  que  font  en 
ce  moment  môme,  et  parmi  nous,  sous  nos  yeux, 
les  apôtres  du  socialisme.  Eux  aussi,  de  l'état  d'un 
système  d'idées,  ils  s'efforcent  de  faire  passer  leurs 
doctrines  à  l'état  de  croyances,  et  du  même  coup, 
remarquez-le  bien,  de  l'état  statique  à  l'état  dyna- 
mique, du  domaine  de  la  théorie  dans  le  champ  de 
l'action.  En  ce  sens,  et  comme  on  a  pu  dire  que  la 
question  sociale  était  une  question  morale,  on 
pourrait  dire  que  la  question  sociale  est  une  ques- 
tion religieuse.  Ce  ne  sont  point  des  solutions 
déterminées  que  les  socialistes  nous  proposent,  et 
même  on  les  voit  refuser  de  formuler  un  pro- 
gramme. C'est  qu'à  vrai  dire  ils  n'en  ont  pas,  et  ils 
n'ont  pas  besoin  d'en  avoir;  mais  ce  sont  de  nou- 
veaux mobiles  d'impulsion  qu'ils  essaient  de  subs- 
tituer aux  anciens,  ce  sont  de  nouvelles  croyances 
qu'ils  essaient  de  susciter  dans  les  âmes,  ou,  en 
d'autres  termes  encore,  et  parce  qu'il  est  le  prin- 
cipe de  l'action,  c'est  au  besoin  de  croire  qu'ils 
s'adressent,  et  c'est  lui  dont  ils  voudraient  à  tout 
prix  s'emparer'. 

1.  C'est  même  là-dessus  que  l'on  s'est  fondé  pour  établir  entre 
le  «  christianisme  »  et  le  «  socialisme  »  une  espèce  de  parallèle, 
et  pour  signaler  entre  eux  des  rapports  qu'avec  un  peu  d'adrease 
on  transforme  en  identités.  Les  socialistes   eux-mêmes  en  ont 


LE   BESOIN   DE   CROIRE  315 

Condition  de  l'action,  —  et,  vous  venez  de  le 
voir,  de  l'action  individuelle  comme  de  l'action 
sociale,  de  la  formation  du  caractère  et  de  la  gran- 
deur des  nations,  —  je  dis  qu'en  second  iieu,  ce 
qui  nous  assure  qu'aucun  scepticisme  ne  triom- 
phera jamais  de  ce  besoin  de  croire,  c'est  qu'il  est 


d'abord  donné  l'exemple  :  Lamennais,  Pierre  Leroux,  George  Sand, 
Cabet  lui-même,  l'Icarien,  dont  j'ai  sous  les  yeux  un  curieux  petit 
volume  daté  de  1846  et  intitulé:  le  Vrai  Christianisme  suivant  Jésus- 
Christ.  Les  dilettantes  sont  venus  ensuite,  comme  Renan,  qui, 
timidement  d'abord,  a  commencé  par  comparer  les  Apôtres  à  des 
«  compagnons  du  tour  de  France  »,  allant  de  ville  en  ville  ou  de 
cabaret  en  cabaret,  répandre  «  la  bonne  doctrine  »;  et  qui  depuis, 
plus  hardiment,  a  feint  de  ne  pouvoir  mieux  expliquer  les  pro- 
phètes qu'en  en  faisant  des  prédicateurs  de  socialisme  révolution- 
naire. Et  les  beaux  esprits  trouvant  le  paradoxe  amusant,  c'est 
devenu  de  nos  jours  presque  un  lieu  commun  que  de  rapprocher 
«  l'état  d'âme  t>  de  nos  anarchistes  de  celui  de  nos  «  premiers 
chrétiens  ». 

Ai-je  besoin  de  montrer  ce  qu'il  y  a  de  superficiel  ou  d'artifi- 
ciel dans  ces  rapprochements?  Je  l'ai  fait  à  Lj'on,  dans  une  con- 
férence que  je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  rédiger,  mais  que  j'espère 
qu'il  me  sera  donné  quelque  jour  de  refsdre. 

En  attendant,  je  puis  bien  dire  que,  ce  qu'ils  contiennent  de 
vrai,  c'est  que  le  socialisme,  pour  supplanter  le  christianisme, 
essaye  de  lui  emprunter  quelques-unes  de  ses  formes  et,  s'il  le 
pouvait,  de  ses  moyens.  De  «  connaissance  »  il  essaie  de  se 
transformer  en  «  croyance  »  ;  et  il  ne  s'adresse  que  secondaire- 
ment à  l'intelligence  ou  à  la  raison,  mais  principalement  au 
«  sentimeniï»  ou  au  cœur.  Il  faut  le  savoir,  si  nous  voulons  le 
comprendre,  pour  le  combattre  et  ne  pas  le  réduire,  comme  on 
fait  trop  souvent,  à  une  effervescence  d'intérêts,  d'appétits  ou  de 
passions.  Il  n'a  rien  de  commun  avec  le  christianisme,  mais, 
comme  le  christianisme,  il  est*  croyance»  avant  d'être  doctrine, 
et  il  est  donc  «  religion  ».  C'est  une  preuve  nouvelle  qu'en  dépit 
qu'on  en  ait,  on  ne  se  dégage  d'une  «  croyance  »  que  pour  se 
rengager  aussitôt  dans  une  autre,  et,  —  puisque  aussi  bien  c'était 
l'objet  du  présent  développement,  —  que  le  «  besoin  de  croire  i 
est  la  condition  de  toute  action  efficace. 


3i6  DISCOURS  DE   COMBAT 

également,  et  de  plus,  la  condition  de  la  science. 
Vous  vous  rappelez  la  parole  de  Pilate  :  «  Et  Pilate 
dit:  Qu'est-ce  que  la  vérité?  »  Qui  de  vous,  qui  de 
nous,  une  fois  au  moins  en  sa  vie,  ne  s'est  posé 
cette  question?  Oui,  qu'est-ce  que  la  vérité?  où 
est-elle?  comment  l'atteindrons-nous?  par  quels 
moyens?  quelle  certitude  avons-nous  du  peu  que 
nous  en  connaissons?  et  cette  certitude,  enfin,  sur 
quoi  la  fondons-nous  ?  Je  réponds  hardiment  :  nous 
la  fondons  et  nous  ne  pouvons  effectivement  la 
fonder  que  sur  la  croyance,  ou,  si  vous  le  voulez, 
sur  un  acte  de  foi.  Car  aujourd'hui,  —  sans 
parler  des  bornes  où  se  heurte  de  tous  côtés  notre 
ambition  de  connaître,  —  c'est  ne  rien  dire  que 
de  nous  définir,  comme  on  le  fait  encore  dans  nos 
écoles,  la  vérité  par  l'évidence,  et  l'évidence  par  la 
conformité  de  l'idée  avec  son  objet.  Aucun  objet 
n'est  conforme  à  l'idée  que  nous  en  avons,  et  cet 
axiome,  vous  le  savez,  est  l'un  des  fondements  de 
la  science  moderne.  Les  qualités  des  corps  ne  sont 
pas  dans  les  corps,  mais  en  nous,  et  ce  que  nous 
appelons  le  monde  n'est  qu'une  projection  de  nous- 
même  en  dehors  de  nous.  S'il  s'établit  un  rapport 
entre  la  nature  des  objets  et  l'impression  que  nous 
en  recevons,  ce  rapport  ne  nous  apprend  rien  de 
ce  qu'ils  sont  en  eux-mêmes,  et  n'est  de  son  vrai 
nom  qu'une  «  représentation  ».  Ainsi  l'acteur  qui 
joue  Polyeucte  ou  Saint-Genest  n'a  rien  de  com- 


LE   BESOIN    DE    CROIRE  317 

mun  avec  un  martyr  chrétien,  et  nos  Agrippines  ou 
nos  Gléopâtres,  heureusement  pour  elles,  rien  de 
commun  avec  leur  personnage.  Le  monde  est  en 
représentation  devant  nous,  et  nous  en  saisissons 
ce  que  iious  pouvons,  mais  rien  qui  lui  ressemble 
au  fond,  qui  lui  soit  conforme,  qui  soit  donc  vrai, 
si  la  vérité  n'est  que  la  conformité  de  l'idée  avec 
son  objet.  Et  cependant,  doutons-nous  de  la  science  ? 
doutons-nous  sérieusement  de  la  réalité  du  monde 
extérieur  ?  doutons-nous  du  progrès  de  la  connais- 
sance? doutons-nous  de  la  régularité  du  cours  de 
la  nature?  Non,  nous  n'en  doutons  pas.  Nous 
avons  raison  de  ne  pas  en  douter!  Et  pourquoi 
n'eu  doutons-nous  pas?  Ce  n'est  pas  moi  qui  vous 
le  dirai,  ce  sont  trois  des  maîtres  de  la  pensée  mo- 
derne, ce  sera  l'auteur  du  Discours  de  la  Méthode^ 
un  Français  et  un  idéaliste  ;  ce  sera  l'auteur  de  la 
Critique  de  la  Raison  pu7'e,  un  Allemand  et  un 
criticiste;  ce  sera  l'auteur  des  Premiers  principes ^ 
un  Anglais  et  un  positiviste. 

Descartes  commence  par  faire  hypothétique 
ment  table  rase  de  tout  ce  que  lui  ont  appris  la 
tradition  et  l'autorité.  Il  détruit  tout,  pour  tout 
reconstruire,  ou  du  moins  il  s'en  flatte  ;  et,  en 
effet,  du  milieu  même  des  ruines  que  son  doute 
systématique  avait  accumulées,  voici  surgir  un 
nouvel  édifice  dont  la  grandeur  n'est  faite  de  rien 
tant  que  de  sa  simplicité.  Mais  la  solidité  de  cet 


âl6  MSCOURS   DE   COMBAT 

édifice  lui-même,  sur  quoi  repose-t-elle  ?  Sur  la 
qualité,  me  dites-vous,  des  matériaux  qui  sont 
entrés  dans  sa  construction?  sur  la  rigueur  des 
calculs  qui  y  ont  présidé?  sur  la  correspondance  ou 
la  cohésion  de  toutes  ses  parties?  Oui,  si  l'on  le 
veut;  mais,  avant  tout  et  fondamentalement,  sur 
un  acte  de  foi,  si  c'est  sur  la  croyance  à  la  véracité 
du  Dieu  qui  l'a  guidé,  lui.  Descartes,  et  dans  la 
disposition  des  parties,  et  dans  l'observation  de 
la  méthode,  et  dans  le  choix  des  matériaux.  «  Et 
je  reconnais  très  clairement,  —  c'est  ainsi  qu'il 
s'exprime,  — que  la  certitude  et  la  vérité  de  toute 
science  dépend  de  la  seule  connaissance  du  vrai 
Dieu,  de  sorte  qu'avant  que  je  le  connusse  je  ne 
pouvais  savoir  parfaitement  aucune  chose.»  Voilà, 
je  pense,  un  acte  de  foi^  ! 

Un  siècle  entier  s'écoule,  un  siècle  et  demi,  le 
siècle  de  Malebranche  et  de  Leibnitz,  de  Fonte- 
nelle  et  de  Bayle,  de  Voltaire,  de  Rousseau.  Dans 
un  monde  intellectuel  renouvelé  par  les  décou- 
vertes des  uns  ou  les  discussions  des  autres,  un 
professeur  allemand,  l'homme  le  moins  pareil 
qu'il  puisse  y  avoir  à  notre  Descartes,  reprend  ce 
problème  de  la  certitude,  le  pose,  le  discute  et  le 
résout  d'une  manière  nouvelle  :  c'est  Emmanuel 


1.  Ne  pourrait-oa  pas  dire  que  c'est  cet  «  acte  de  foi  »,  qui 
depuis,  dans  la  philosophie  de  Malebranche,  est  devenu I»*héoria 
de  la  «  vision  eu  Dieu»? 


LE  BESOIN    .OB   CROIRE  319 

Kant.  Si  nous  voulons  accepter  les  conclusions  de 
sa  critique,  nous  sommes  les  jouets  d'une  fantas- 
magorie, et,  dans  tout  ce  que  nous  nous  flattons 
de  connaître,  une  analyse  un  peu  pénétrante  nous 
montre  que  nous  ne  retrouvons  que  la  constitution 
de  notre  propre  esprit.  C'est  ici  l'anéantissement 
de  toute  certitude  rationnelle,  et  c'est  le  doute 
universel  jeté  même  sur  les  affirmations  de  la 
certitude  expérimentale.  Mais  nous  ne  voulons  pas 
de  ce  doute,,  et  nous  n'en  voulons  pas  parce  que 
nous  voulons  vivre.  Gomment  donc  en  sorti- 
rons-nous? Kant  nous  le  dit  en  propres  termes  : 
Nous  supprimerons  le  savoir  pour  y  substituer  la 
croyance.  Et  c'est-à-dire,  en  son  langage,  que, 
quand  nous  douterions  de  tout  le  reste,  nous  ne 
douterions  pas  de  notre  liberté,  nous  ne  dou- 
terions pas  de  l'existence  de  la  loi  morale,  ni 
de  l'immortalité  de  l'âme,  ni  de  l'existence  de 
Dieu,  ni  de  tout  ce  qui  s'en  déduit  de  légitimes 
conséquences.  Ou,  en  d'autres  termes  encore,  c'est 
la  croyance  qui  fonde  le  savoir  et,  —  détour  inat- 
tendu, qu'on  a  souvent  reproché  à  Kant  comme 
une  contradiction,  mais  qui  n'en  est  ptbs  une,  — 
c'est  encore  par  un  acte  de  foi  qu'il  nous  faut 
débuter  dans  la  recherche  de  la  vérité  '. 


1.  Quelques  «  philosophes»,  —  je  veux  dire  de  c«ux  dont  j'ai 
parlé  plus  haut  (Cf.  p.  11),  qui  montent  la  garde  autour  de  laphilo- 
■ophi«de  Kaat  pour  en  interdire  l'approche  à  quiconque  n'est  pas 


320  DISCOURS  DE  COMBAT 

Franchissons  cependant  un  autre  espace  encore, 
d'une  centaine  d'années,  ou  à  peu  près.  D'autres 
progrès  se  sont  accomplis.  Si  la  science,  en 
d'autres  temps,  n'en  a  peut-être  pas  réalisé  de 
moins  essentiels,  peut-être  n'en  a-t-elle  jamais 
réalisé  de  plus  frappants  qu'en  nos  jours,  dont  on 
ait  fait  des  applications  plus  saisissantes,  qui  aient 
ressemblé  davantage  à  une  prise  de  possession  des 
secrets  de  la  nature  par  l'intelligence  humaine.  La 
philosophie  s'est  faite  elle-même  scientifique.  Et, 
nous  le  disions  tout  à  l'heure,  science  et  philo- 
sophie, l'une  et  l'autre  et  l'une  aidant  l'autre,  elles 

de  la  bande,  —  m'ont  aigrement  disputé  cette  manière  d'entendre 
et  d'interpréter  le  rapport  de  la  Critique  de  la  raison  pure  avec 
la  Cihtique  de  la  raison  pratique .  Et  je  n'ose  pas,  on  le  conçoit, 
entrer  en  discussion  avec  de  si  savants  hommes,  qui,  à  toutes  les 
raisons  que  je  pourrais  leur  donner,  m'opposeraient,  comme  ils 
l'ont  fait,  que  je  n'ai  point  de  diplômes,  mais  je  les  renverrai  à 
M.  Ch.  Renouvier  : 

«  En  termes  plus  communs  que  ceux  dont  il  s'est  servi,  mais 
qui  ont  le  même  sens,  Kant,  —  écrit  donc  M.  Renouvier,  et  sur 
cette  question  même  du  rapport  des  deux  Critiques,  —  a  cherché 
dans  lïnduction  morale,  dans  les  probabilités  morales,  des  rai- 
sons de  croire  que  la  raison  théorique  pure  lui  refusait»  (p.  390). 
M.  Renouvier  rappelle  ailleurs  (p.  398)  la  parole  que  nous 
citons  nous-même  :  «  J'ai  dû  supprimer  le  savoir  pour  y  substi- 
tuer la  croyance.  »  Il  a  admiré  (p.  417)  la  définition  que  Kant  a 
donnée  de  la  foi  :  «  La  foi  est  un  état  moral  de  la  raison  dans 
l'adhésion  qu'elle  donne  aux. choses  inaccessibles  à  la  connais- 
sance. »  Et,  revenant  au  point  de  départ,  il  ajoute  que  «  si  les 
adversaires  du  criticisme  ont  affecté  de  voir  entre  les  deux  cri- 
tiques une  contradiction,  c'est  qu'ils  sont  intéressés  à  confondre 
la  croyance  et  le  savoir  dans  un  seul  et  même  état  passif  de 
l'esprit,  qui,  suivant  eux,  serait  l'évidence,  dès  qu'il  n'est  plus 
le  doute  »  (p.  390).  Renouvier,  Philosophie  analytique  de  Vhis- 
toire,  t.  III. 


LE   BESOIN    DE   CROIRE  321 

ont  pu  croire  qu'elles  allaient  devenir  une  reli- 
gion. Mais  à  quoi  toutes  ces  ambitions  et  tous  ces 
progrès  ont-ils  abouti?  Voici  la  réponse  de  M.  Her- 
bert Spencer  à  cette  question  :  «  Dans  l'affirma- 
lion  même  que  toute  connaissance  est  relative  est 
impliquée  l'affirmation  qu'il  existe  un  non-rela- 
tif... De  la  nécessité  même  de  penser  en  relations, 
il  résulte  que  le  relatif  lui-même  est  inconcevable 
s'il  n'est  pas  en  relation  avec  un  non-relatif  réel.. 
Il  nous  est  impossible  de  nous  défaire  de  la  cons- 
cience d'une  réalité  cachée  derrière  les  apparences, 
et  de  cette  impossibilité  résulte  notre  indeslruc- 
tible  croyance  à  sa  réalité.  »  Vous  l'entendez!  il 
dit  «  croyance  »,  aussi  lui,  comme  Kant  et  Des- 
cartes, et  il  aboutit  comme  eux  à  un  acte  de  foi. 
La  solution  du  positivisme  ne  di.iïère  pas  de  celle 
du  criticisme,  qui  ne  différait  pas  de  celle  de  l'idéa- 
lisme; différents  chemins  nous  ramènent  tous  au 
môme  point;  et,  condition  de  l'action  ou  de  la  pra- 
tique, le  besoin  de  croire  nous  apparaît  comme  con- 
dition de  la  pensée  et  de  la  certitude* 


d.  On  II  bien  essayé  d'opposer  à  M.  II.  Spencer  que  son 
Inconnaissable  a'étQ.ii  qu'ua  mot,  ou  tout  au  plus  la  totalisation 
objectivée  de  ses  igiioraoccs.  Mais  il  aurait  fallu  le  prouver!  Kt, 
de  quelque  manière  (ju'on  s'y  prenne,  je  ne  vois  pas  de  inoytMi  de 
répondre  à  ce  raisonnement,  —  ((ui  d'ailleurs  en  esta  peine  un, 
mi'.is  plutôt  une  apercoption,  comme  le  Cogito,  ergo  sitm,  de  Des- 
caries, —  que,  «de  la  ui'C^^ssité  de  penser  en  relations,  il  résulte 
que  le  relatif  est  inconcevable,  s'il  n'est  pas  en  relation  avec  un 
non-relatif  réel  ». 

81 


322  DISCOURS    DE   COMBAT 

On  peut  aller  plus  loin,  et  on  peut  préciser  le 
conlenu  de  cet  acte  de  foi.  Ce  qui  est  impliqué 
dans  la  déiiniti'on  même  du  relatif  ou  du  contin- 
gent, c'est  le  nécessaire  ou  l'absolu,  nous  disent  les 
Spencer,  les  Kant  et  les  Descartes;  et  Spencer 
hésite  à  le  nommer  de  son  vrai  nom,  mais  ' Des- 
cartes et  Kant  le  lui  donnent,  et  ils  l'appellent 
Dieu.  Leur  acte  de  foi  n'en  est  donc  pas  un  dans 
le  sens  vulgaire  ou  familier  du  mot,  comme  d'un 
élève  qui  croirail  à  l'autorité  de  son  maitre  ou  d'un 
enfant  à  la  parole  de  son  père.  Encore  moins 
croient-ils  par  impuissance  ou  par  désespoir  de 
connaître!  Leur  dogmatisme  n'est  point  le  refuge 
de  leur  pyrrhonisme.  C'est  la  certitude  qu'ils  cher- 
chaient, avec  la  confiance  de  pouvoir  y  atteindre, 
et  ils  l'ont  trouvée,  non  dans  l'expérience  ou  dans 
la  démonstration,  mais  dans  la  croyance.  Il  faut 
croire  pour  savoir,  voilà  le  résultat  de  leurs  inves- 
tigations ;  la  science  a  pour  fondement  la  croyance. 
Et  (jue  faut-il  croire?  Il  faut  croire  que,  dans  les 
affirmations  de  la  science,  —  de  la  science  ration- 
nelle ou  expérimentale,  —  s'enveloppe  ou  s'im- 
plique l'affirmation  fondamentale  du  mystère  de 
toutes  les  religions.  Quand  les  anciens  apoloiiistes 
se  proposaient  d'établir  la  vérité  du  catholicisme, 
ils  étageaient,  pour  ainsi  dire,  la  succession  de 
leurs  preuves,  et  ayant  démontré  la  vérité  de  la 
religion  en  général  contre  les  incrédules,  ils  éta- 


LE   BESOIN    DE    CROIRE  323 

blissaient  ensuite  la  vérité  du  christianisme  contre 
le  Juif,  par  exemple,  ou  contre  le  Turc,  pour 
aboutir  à  l'établissement  de  la  vérité  du  catholi- 
cisme contre  le  protestantisme  ^  Les  conclusions 
dernières  du  criticisme  nous  ramènent  à  la  première 
de  ces  positions,  qui  est  celle  de  la  philosophie 
scolastique,  dans  ses  Sommes  contre  les  Gentils; 
et,  dans  un  instant,  j'essaierai  de  vous  montrer 
que  les  conclusions  du  positivisme  nous  ramènent 
à  la  seconde,  qui  est  celle  de  la  théologie. 

Mais,  auparavant,  je  ne  saurais  omettre  de  dire 
quelques  mots  des  rapports  de  la  morale  avec  le 
besoin  de  croire.  Ici  encore,  vous  le  savez,  l'effort 
adverse  a  été  considérable,  et,  après  avoir  essayé 
de  fonder  la  loi  morale  sur  «  la  nature  »,  puis  de 
l'émanciper  de  toute  métaphysique,  sous  le  nom 
de  «  morale  indépendante  »,  c'est  de  ses  «  varia- 
tions »  que  l'on  prétend  arguer  aujourd'hui  contre 
elle;  et  il  est  vrai  qu'on  ne  prouve  point  ces 
«  variations  »,  mais  on  n'en  parle  pas  moins.  Eh 
bien  '  admettons-les,  ces  variations,  pour  un  mo- 
ment. Il  ne  resterait  plus  alors  qu'à  les  caracté- 
riser, et  à  monirer  ([u'elles  ne  sont  autre  chose 
qnn  l'adaptation  progressive  de  quelques  principes 
imoiuables  à  des  états  sociaux  successifs,  mobiles, 
et  changeants.  C'est  encore  ce   que  l'on  n'a  pas 

\.  C'est  !e  plan  du  livro  que  Chairon,  l'ami  do  Montaigne  atle 
théologal  de  Gondora,  a  écrit  sous  le  titre  des  Trots  Vérités. 


324  DISCOURS    Ï)E    COMP.AT 

fait.  Et  quand  on  l'uiirait  fail,  ou  iiuanJ  on  l'aura 
fait,  —  car  cela  serait  inslruclif  et  inti'ressunt  à 
savoir,  —  il  resterait  à  chercher  iVoh  procodent 
CCS  changeii.ents  eux-mômcs  ;  et,  si  l'on  y  regar- 
dait d'assez  près,  on  verrait  que  la  vraie  caffse  en 
est  non  pas  du  tout  dans  «  un  degré  d'élévation 
vers  le  pôle  »,  ni  dans  un  progrès  de  la  science 
ou  de  la  philosophie,  ni  dans  Uiî  changement  ou 
dans  une  révolution  de  la  nature  humaine,  mais 
dans  un  changement  ou  dans  une  révolution  des 
croyances*. 


1.  C'est  ainsi  que, — pour  prendre  les  deux  exemples  auxquels  on 
revient  toujours,  — tous  les  pi.igrès  v  de  la  science  et  de  la  philo- 
sophie »  chez  les  Grecs  n'ont  [irocuré  ni  l'abolition  de  l'esclavage, 
ni  l'émancipation  de  la  iemiiif.  Le  christianisme  lui-même  n'y  a 
pas  réussi  d'abord.  C'est  qu'il  fallait,  avant  de  modifier  les  mœurs, 
qu'il  eût  «  changé  les  cœurs  »  et  transformé  les  croyances.  Mais, 
pour  transformer  les  croyances,  il  fallait  qu'il  eût  «  renversé  dtt 
pour  au  contre  »  l'idée  qu'où  se  formait  de  la  vie,  et  tandis  que 
le  paganisme  ne  lui  trouvait  guère  d'objet  qu'en  elle,  il  fallait  que 
le  christianisme  l'eût  placé,  cet  objet,  en  dehors  et  au-dessus 
d'elle-même.  A  cette  condition  seulement,  c'est-à-dire  si  cette 
vie  n'est  qu'une  épreuve  ou  une  préparation,  tout  être  humain 
est  l'égal  d'un  autre  être,  comme  ayant  droit  au  salut,  et  nul 
être  humain  ne  peut  enlever  à  un  autre  les  moyens  qui  lui  ont 
été  donnés  de  mériter^ou  de  démériter,  ni  lui  en  disputer  l'usage. 
Nous  étonnerons-nous  que  le  monde  n'ait  pas  d'c-bord  accepté 
cette  idée  si,  de  notre  teuips  même,  tant  de  gens,  qui  «e  croient 
démocrates  et  même  socialisfcs,  ne  se  rendent  pas  compte  qu'elle 
est  le  seul  fondement  de  l'égalité  parmi  les  hommes?  Mais  du 
jour  où  elle  a  eu  pénétré  dans  quelques  esprits  plus  généreux, 
de  ce  jour  ont  apparu  dans  tr-ute  leur  laideur  l'assujettissement 
de  la  femme  et  l'asservissement  de  l'esclave.  La  modification  de 
la  croyance  a  opéré  la  modification  des  cœurs,  et  la  morale  a 
varié  précisément  dans  le  sens,  et  si  je  puis  ainsi  dire,  de  la 
quantité  dont  variait  elle-même  la  croyance. 


LE   BESOIN    DE   CROIRE  325 

Et  quelle  en  est  la  raison  ?  C'est  que  la  morale 
n'est  rien  que  l'ensemble  des  préceptes  qui  gou- 
vernent la  conduite.  Et  d'où  voulez-vous,  d'où 
veut-on  que  dérivent  eux-mômes  ces  préceptes, 
sinon  de  l'idée  que  nous  nous  formons  de  notre 
destination?  Mais  là  même  est  précisément  le 
domaine  de  la  croyance.  Que  devons-nous  croire 
de  nous-mêmes  ?  de  notre  rôle  en  ce  bas  monde? 
comment  devons-nous  traiter  nos  semblables? 
sont-ils  faits  pour  nous?  sommes-nous  faits  pour 
eux?  ou  tous  ensemble  sommes-nous  faits  pour 
travailler  à  une  œuvre  commune?  devons-nous 
user  de  la  vie  comme  n'en  usant  pas?  ou  devons- 
nous  croire  qu'elle  ne  nous  a  été  donnée  que  pour 
en  jouir?  Toutes  ces  questions  assurément  sont 
bien  simples,  elles  sont  bien  banales;  ce  sont  des 
questions  quotidiennes.  Nous  les  tranchons,  sans 
nous  en  douter,  à  toute  heure  et  en  toute  occasion 
Toutes  nos  délibérations  les  posent,  et  toutes  nos 
résolutions  les  décident.  Mais  qui  ne  voit  qu'elles 
relèvent  ou  qu'elles  dépendent  de  la  «  croyance  » 
et  qu'à  l'origine  des  unes  ou  au  terme  des  autres 
nous  retrouvons  l'acte  de  foi?  Tant  valent  nos 
«  croyances  »,  tant  vaut  notre  morale,  — je  ne  dis 
pas  nos  actes,  il  faut  faire  sa  part  à  la  faiblesse 
humaine;  —  et  nos  principes  de  conduite,  réci- 
pro({uement,  jugent  nos  croyances.  C'est  peut-être 
ce  que  ne  savent  pas  assez  ceux  qu'on  voit  tous 


326  DISCOURS    DE    COMBAT 

les  jours  attaquer  les  croyances  en  protestant,  très 
sincèrement,  qu'ils  veulent  garder  la  morale.  Il  ne 
faut  pas  commencer  par  abattre  l'arbre  dont  on 
veut  conlinucr  de  récolter  les  fruits. 

Âi-jc  besoin  d'ajouter  qu'ici  encore  le  contenu 
<ie  l'acte  de  foi  qui  fonde  la  morale  ne  saurait  être 
quelconque?. et  qu'il  faut  qu'il  soit  substantielle- 
ment une  affirmation  de  l'absolu?  Le  caractère 
môme  du  devoir  l'exige,  qui  peut  bien  comporter 
des  adoucissements,  et  des  distinctions,  mais  point 
de  restrictions,  ni  de  transactions.  11  est,  ou  il  n'est 
pas.  L'impératif  est  catégorique,  ou  il  n'est  plus 
l'impératif  :  il  devient  le  conseil  qu'on  peut  suivre 
ou  ne  pas  suivre,  l'invitation  à  laquelle  on  peut 
se  soustraire,  la  sollicitation  qu'on  écoute  ou  qu'on 
n'écoute  pas.  «  La  conscience  est  comme  le  cœur, 
a-t-on  dit  justement  et  avec  force,  il  lui  faut  un 
au-delà.  Le  devoir  n'est  rien  s'il  n'est  sublime,  et 
la  vie  devient  frivole  si  elle  n'implique  des  rela- 
tions éternelles ^  »  Mais  ces  «  relations  éternelles», 
nous  l'avons  vu,  la  croyance  seule  est  capable  de 
nous  les  assurer.  Pas  de  morale  sans  croyance,  et 
pas  de  croyance  qui,  pour  mériter  son  nom,  nQ 
doive  impliquer  l'absolu. 


I.  Cwt  une  belle  parole  et  un  précieux  aveu  d'Edmond  Seherei 
dans  un  article  sur  la  Crise  de  la  morale. 


LE    BESOIN    DE    CROIRB  327 


III 


Quelles  conclusions  tirerons-nous  maintenant  de 
là,  quels  conseils  ou  quelles  indications?  Car  on 
parle  quelquefois,  même  en  public,  pour  parler, 
pour  le  plaisir  ou  pour  l'honneur,  mais  l'on  parle 
aussi  quelquefois  pour  agir,  pour  essayer  d'agir, 
pour  grouper  les  bonnes  volontés  autour  de 
quelque  idée  qu'on  croit  juste  ;  et  c'est  justement 
ce  que  je  fais  aujou^rd'hui.  Si  nous  devons  donc  à 
la  croyance  tout  ce  que  j'ai  tâché  de  vous  montrer 
que  nous  lui  devions,  nous  croirons  premièrement 
qu'il  faut  croire;  —  et  j'avoue  que  le  conseil,  au 
premier  abord,  a  un  peu  de  l'air  d'une  naïveté 
Mais  regardons-y  de  plus  près,  nous  verrons  bien 
qu'il  n'en  a  que  l'air,  et  quiconque  de  nous  s'elfor- 
cera  loyalement  de  le  suivre,  il  aura  rompu  sans 
retour  avec  les  paradoxes  du  scepticisme,  du  dilet- 
tantisme et  môme  du  rationalisme. 

Pour  ma  part,  si  j'ose  ici  me  citer  moi-même,  il 
y  a  tantôt  vingt-cinq  ans  que  j'ai  commencé  de 
coD^battre  le  dilettantisme,  et  Dieu  sait  les  railleries 
àe  toute  sorte  que  m'a  valu  celte  persistance  I 
En  ce  temps-là,  Messieurs,  que  je  vous  félicite, 
pour  la  plupart,  de  n'avoir  pas  connu,  «  la  qualité 
essentielle  d'une  personne  distinguée,  —  c'est  du 


328  DISCOURS    DE    COMBAT 

Renan  que  je  vous  cile,  —  était  le  don  de  sourire  do 
son  œuvre,  d'y  être  supérieur^  de  ne  pas  s'en  laisser 
obséder*  »;  et,  en  efl'et,  ne  nous  représentons-nous 
pas  bien  Dante  «  souriant  »  de  son  Enfer ^  ou  Michel- 
Ange  de  son  Jugement  dernier^  Spinosa  de  sou 
Ethique,  ou  Calvin  de  son  Institution  chrétienne? 
Mais<iuoi  !  Calvin  et  Spinosa,  Michel-Ange  et  Dante 
n'étaient  pas  des  «  personnes  distinguées  »  !  Le  don 
leur  avait  été  refusé,  ce  don  précieux  de  ne  pas 
croire  à  leur  œuvre  ou  de  ne  pas  s'en  laisser  obsé- 
der, je  veux  dire  le  don  de  se  moquer  du  monde  et 
d'eux-mêmes  tout  les  premiers.  Ils  s'appliquaient 
sérieusement  à  des  choses  sérieuses,  comme  des 
fanatiques  !  et  au  lieu  de  prendre  la  fleur  ou  la 
quintessence  de  tout  pour  en  respirer  au  passage 
l'aristocratique  parfum,  ils  avaient,  —  suprême  iné- 

1.  Je  crois  devoir  citer  la  page  tout  entière  :  «  Nous  ne  com- 
prenons pas  le  galant  homme  sans  un  peu  de  scepticisme;  nous 
aimons  que  l'iiomme  vertueux  dise  de  temps  à  autre  :  «  Vertu, 
«tu  n'es  qu'un  mot»  •,  car  celui  qui  est  trop  sûr  que  la  vertu  sera 
récompensée  n'a  pas  beaucoup  de  mérite;  ses  bonnes  actions  ne 
paraissent  plus  qu'un  placement  avantageux.  Jésus  ne  fui  pas 
étranger  à  ce  senlimenl  exquis;  plus  d'une  fois  il  semble  que  son 
rôle  divin  lui  pesa.  Sûrement  il  n'en  fut  point  ainsi  pour 
saint  Paul;  il  n'eut  pas  son  agonie  de  Gethsémani,  et  c'est  une 
des  raisons  qui  nous  le  rendent  moins  aimable.  Tandis  que  Jésus 
posséda  au  plus  haut  degré  ce  que  nous  regardons  comiyie  la 
qualité  essentielle  d'une  personne  distinguée,  je  veux  dire  le  don 
de  sounre  de  son  œuvre,  d'y  être  supérieur,  de  ne  pas  s'en  laisser 
obséder,  Paul  ne  fut  pas  à  Vabri  du  défaut  qui  nous  choque  dans 
les  sectaires;  il  crut  lourdement.  »  [L'Antéchrist.)  Voyez  après 
cela,  dan»  ce  même  volume,  les  trésors  d'indulgence  que  Renan  a 
trouvés  pour  Néron,  et  comparez  la  tendresse  mal  dissimulée  que 
Machiavel  ressentait  pour  César  Borgi». 


LE   BESOIN    DE    CROIRE  329 

légancel  —  le  mauvais  goût,  ils  avaient  le  pédan- 
tisme  de  mettre  dans  tout  ce  qu'ils  entreprenaient 
toute  leur  volonté,  toute  leur  intelligence,  et 
quelquefois  tout  leur  cœur.  Il  faut  le  dire,  toute 
une  génération,  dont  je  suis,  a  été  nourrie  à  l'école 
de  ce  dilettantisme,  et  vous  en  trouverez  encore  de 
délicieux  représentants  parmi  nous.  Mais  je  crois 
que  le  temps  en  est  aujourd'hui  fini.  Nous  ne  nous 
soucions  plus,  vous  ne  vous  souciez  plus  d'être 
une  «  république  athénienne  ».  Si  nous  n'étions 
que  quelques-uns  jadis  à  protester  contre  ce  bas 
idéal  de  jouisseurs,  nous  devenons  tous  les  jours 
plus  nombreux.  Nous  le  serons  plus  encore  demain, 
après-demain,  je  l'espère,  et  si  je  n'obtenais  que 
cet  effet  de  cette  conférence,  nous  n'aurions  assuré- 
ment, ni  vous,  ni  moi,  perdu  notre  temps.  Croire 
qu'il  faut  croire,  et  s'efforcer  de  croire,  et  de  cet 
elTort  vers  la  croyance  faire  le  fondement  de  sa 
croyance  môme,  non!  encore  une  fois,  cela  n'est 
pas  une  naïveté,  ou,  si  l'on  veut  que  c'en  soit  une, 
elle  enferme  donc  plus  de  sens  que  les  plus 
étincelants  paradoxes. 

Les  rationalistes  s'en  apercevront  bien,  après  les 
dilettantes*;  et  les  rationalistes,  entendons-nous, 

1.  Voyez  l'ouvrage  de  M.  W.-H.  Lecky  :  The  Rise  and  Influence 
of  Ralionalism  in  Europe,  Londres,  1884,  Longman;  et,  d'autre 
part,  dana  le  livre  de  M.  A.-J.  Halfour  sur  Zes Bases  delà  croyaiice, 
le  cliupilre  m  de  la  deuxième  partie,  pages  130,  135,  de  la  traduc- 
tion Française 


330  DISCOURS    DE    COMBAT 

ce  ne  sont  pas  ceux  qui  font  usage  de  leur  raison, 
jusque  dans  les  choses  de  la  foi,  mais  ce  sont  ceux 
qui  ne  souscrivent  qu'aux  vérités  «ralionnolles», 
et  ce  sont  ceux  qui  nient  l'existence  de  l'inconnais- 
sable ou  celle  du  mystère.  Vous  remarquerez,  à  ce 
propos,  que  je  ne  vous  ai  pas  dit,  et  je  ne  vous  dis 
point  que  nous  sommes  environnés  de  mystères, 
que  tout  en  nous-mêmes  est  mystère,  ou  que  nous 
sommes  pour  nous  le  plus  mystérieux  des  mys- 
tères. Cette  manière  de  raisonner  a  quelque  chose 
d'équivoque,  ou  plutôt  ce  n'est  pas  une  manière  de 
raisonner,  c'en  est  une  de  jouer  sur  le  mot  de 
«  mystère'  ».  Mais  je  vous  ai  dit,  ou,  ce  qui  valait 
mieux,  je  vous  ai  fait  dire  par  un  positiviste  que, 
non  seulement  il  y  avait  dans  le  monde  plus  de 
choses  que  notre  science  ou  notre  philosophie  n'en 
pourront  jamais  connaître,  mai5  encore  quelque 
chose  d'absolu  qui  conditionnait  le  relatif,  qui  nous 
en  apparaissait  comme  la  raison  d'être,  qui  la 
serait  toujours;  et  voilà  vraiment  le  mystère  des 

1.  C'est  ainsi  qu'on  joue  sur  le  mot  de  miracle  ou  de  surna- 
turel; et,  sans  doute,  il  peut  bien  y  avoir  des  degrés  ou  des 
espèces  dans  le  «  mystère  »,  comme  dans  le  «  miracle  s>,  comme 
dans  le  «  surnaturel  »,  mais,  avant  de  les  distinguer,  il  faut  com- 
mencer par  s'entendre  et  poser  en  principe  que  le  «  surnaturel  >>. 
le  «miracle»  et  le  f  mystère»,  c'est  essentiellement  ce  qui  excède 
les  tornes  de  la  connaissance  humaine  ou  les  forces  de  la 
nalnre.  L'éqxiivoque  est  tout  entière  dans  un  sous-entendu  qui 
consiste  à  confondre  les  bornes  actuelles  delà  couniissance  avec 
ses  bornes  absolues,  et  les  forces  connues  de  la  nature  avec  cellei 
qui  ne  seront  jamais  les  siennes.  Oserai-je  ajouter  que  j'en  con- 
nais peu  de  plus  dangereuseï  ? 


LE   BESOIN    DE   CROIRE  331 

mystères.  Aucun  raisonnement  ne  percera  ce 
mystère,  aucun  rationalisme  n'aura  raison  de  cet 
inconnaissable.  Et  dira-t-on  peut-être  qu'en  ce  cas, 
et  on  l'a  dit,  nous  n'en  sommes  pas  plus  avancés  ! 
Ce  n'est  pas  ce  que  je  pense  !  Nous  pouvons  faire 
un  pas  de  plus,  et  retournant  leurs  propres  moyens 
contre  nos  adversaires,  c'est  à  eux-mêmes  que 
nous  pouvons  demander  de  nous  y  aider.  . 

Nous  ne  savons  pas  toujours  nous  servir  de  nos 
adversaires;  nous  ne  savons  pas  dégager  de  ce  que 
nous  appelons  leurs  erreurs  la  part  de  vérité  qu'elles 
contiennent  ;  et,  en  disant  cela,  je  songe  à  l'espèce 
d'acharnement  que  nous  avons  déployé  quelque- 
fois contre  le  positivisme.  Sans  doute,  c'est  que  les 
disciples  d'Auguste  Comte  ont  souvent  dénaturé, — 
comme  Littré,  par  exemple,  —  et  souvent  mutilé 
la  doctrine  du  maître'.  Ils  l'ont  coupée  pour  ainsi 

1.  Personne,  tout  en  s'en  proclamant  le  disciple  et  en  s'en  cons- 
tituant rinterpiète  officiel,  n'a  contribué  plus  que  Littré,  —  dont 
l'esprit  fut  aussi* étroit  que  sa  science  ou  son  érudition  étaient 
vastes,  — à  répandre  la  plus  fausse  idée  d'Auguste  Comte  et  du 
positivisme.  Mais  Auguste  Comte,  qui  sans  doute  connaissait 
mieux  sa  propre  pensée,  nous  a  lui-même  indiqué  les  sources  de- 
sa  ptiilosophie.  «  Tandis  que  Hume  constitue  mon  principal 
précurseur  philosophique,  Kant  s'y  trouve  accessoirement  lié; 
■a  conception  fondamentale  ne  fut  vraiment  systématisée  et  déve- 
loppée que  par  le  positivisme.  De  même,  sous  l'aspect  politique, 
Condorcet  dut  être  pour  moi  complété  par  de  Maistre,  dont  je 
m'appropriai  dès  mon  début  tous  les  principes  essentiels,  qui  ne 
tant  plus  app,-éciés maintenant  que  dans  ICcole  positive.  Tels  sont, 
«vec  Bichat  et  Gai!  comme  précurseurs  scientifiques,  les  six  pré- 
décesseurs immédiats,  qui  me  rattacheront  toujours  aux  trois  pères 
■ystématiques  de  la  vraie  philosophie  moderne,  Bacon,  Descartes 
et  Leibniti.  »  Cn  ne  saurait  parler  plus  clairement.  Néanmoins, 


332  DISCOURS    DE    COiJBAT 

dire  en  deux  ;  et,  d'un  système  à  la  formation 
duquel  avaient  presque  également  concouru  l'au- 
teur du  t^ape  et  celui  de  VEsqiiisse  de  l'histoire 
des  progrès  de  f  esprit  humain^  Joseph  de  Maistre 
etCondorcct,  ils  n'ont  retenu  que  la  part  du  second. 
C'est  à  nous  qu'il  appartient,  dans  un  esprit  plus 
impartial,  de  faire  aussi  la  part  du  premier.  JN^e 
craignons  donc  pas  de  reconnaître  qu'en  dépit  de 
ses  erreurs  et  d'un  peu  de  folie,  —  je  parle  au 
sens  propre,  —  qui  s'est  mêlé  parfois  à  ses  spécula- 
tions, Auguste  Comte  aura  été  le  grand  «penseur» 
du  siècle  qui  finit.  Rendons-lui  pleinement  et  har- 
diment justice.  Ne  doutons  pas  qu'une  influence 
comme  la  sienne,  qui  certes  n'a  rien  eu  de  celle 
qu'exercent  le  charme  dangereux  du  dilettantisme 
ou  le  prestige  d'un  grand  style,  doive  avoir  son 
explication  dans  la  justesse  de  quelques-unes  de 
ses  idées.  Et  puisque  enfin  d'un  système,  je  l'ai  dit 
et  j'aime  à  le  répéter,  il  n'y  a  jamais  que  les 
morceaux  qui  soient  bons,  ne  pensons  donc  ni  ne 
nous  obstinons  surtout  à  raisonner  en  bloc,  et 
tâchons  plutôt  d'absorber  en  nous,  pour  nous  l'in- 
corporer, ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  la  doctrine*. 

comme  Littré  est  l'auteur  d'un  assez  bon  Dictionnaire,  qui  a  popu-- 
larisé  son  nom  jusque  parmi  les  ignorants,  on  continuera  de  le 
croire  aussi  bon  philosophe  qu'estimable  lexicographe,  et 
August<*  'lomte  sortirait  de  sa  tombe  pour  protester  que  l'on 
•'en  fierait  encore  à  son  infidèle  disciple. 

1.  On  pourrait  peut-être  exprimer  la  même  idée  d'une  façon 
plus  saisisscinte,  en  disant  que  «  le  positivisme  est  une  méthode  et 


LE   BESOIN    DE   CROIRE  333 

Or,  si  nous  nous  plaçons  à  ce  point  de  vue,  nous 
en  tirons  ce  grand  avantage  de  pouvoir  poser 
comme  fait,  et  comme  fait  historique,  —  c'est-à-dire 
objectif,  —  tout  ou  presque  tout  ce  que  nous  avons 
dit  du  besoin  de  croire.  C'est  un  fait  que  la  Révo- 
lution française  a  essayé  de  revêtir,  et,  autant  qu'il 
était  en  elle,  de  développer  en  son  cours  les  carac- 
tères qui  sont  ceux  d'une  religion.  C'est  un  fait  que 
le  fond  d'un  Romain  était,  comme  on  l'a  dit, 
«  l'amour  de  la  patrie  » ,  et  que,  si  Rome  a  conquis  le 
monde,  c'est  qu'elle  s'est  crue  de  tout  temps  des- 
tinée à  le  conquérir.  C'est  un  fait  que  Kant  a  écrit,  et 
dans  le  sens  que  vous  avez  vu,  qu'il  «  se  proposait 

non  un  système  ».  C'est  le  titre  d'un  article  de  M.  Albert  Schinz 
dans  la  Revue  philosophique  du  mois  de  janvier  1899.  Je  n'en 
accepte  pas  les  conclusions,  mais  j'en  retiens  le  titre. 

Dans  le  même  ordre  d'idées,  j'ai  eu  plusieurs  fois  l'occasion  de 
dire  que,  si  la  doctrine  évolutive  paraissait  atteinte  comme  doc- 
trine, elle  ne  laissait  pas  de  s.ilisister  comme  méthode. 

M.  Fonssegrive  s'est  trouvé,  dans  la  Quinzaine,  amené  à  dire  la 
même  chose  de  ce  qu'on  a,  dans  ces  dernières  années,  appelé 
Vaméricunisme. 

Ce  sont  autant  de  témoignages  d'une  nouvelle  idée  que  l'on 
coiiimonce  à  se  faire  des  systèmes  par  rapport  à  leurs  conclusions 
et  dans  le  mouvement  de  la  pensée.  11  apparaît  que  l'une  des 
grandes  erreurs  qu'on  ait  commises  depuis  bientôt  trois  ou  quatre 
cent."  ans  a  été  de  transformer  indûment  des  méthodes  d'inves- 
tigation ou  d'exploration  en  système  d'explication  dc=  choses.  On 
a  objfctivé  de  simples  procédés  de  recherche.  Et  on  a  surtout 
oublié  que,  ni  le  commencement  ni  la  fin  de  rien  ne  tombant  sous 
notre  connaissance,  un  système  tolal  était  nécessairement  faux 
en  tant  que  système. 

Mais,  encore,  une  fois,,  les  «  morceaux  peuvent  en  être  bons  », 
et,  par  quolqnes  moyens  que  l'on  soit  arrivé  k  la  connaissance 
d'une  vérité,  lesdits  moyens  peuvent  servir  à  la  découverte  ou  il 
la  démonstration  d'une  autre. 


334  DISCOURS    DE    COMBAT 

de  substituer  la  croyance  au  savoir  ».  C'est  un  fait 
qu'une  morale  indépendante,  ou  entièrement  déga- 
gée de  toute  métaphysique  et  de  toute  religion, 
n'est  pas  une  morale.  Si  le  positivisme  ne  peut  pas 
nier  ces  faits,  il  est  donc,  de  par  son  principe,  obligé 
d'en  tenir  compte.  Us  ont  pour  lui,  comme' pour 
nous,  exactement  la  même  consistance  que  ccui 
dont  l'ensemble  forme  la  physique  ou  l'histoire 
naturelle.  L'élévation  de  la  colonne  de  mercure 
dans  le  baromètre  est  un  fait,  et  le  caractère  apo- 
calyptique de  la  Révolution  française  en  est  un 
autre.  La  relation  de  ce  caractère  avec  le  «  besoin 
de  croire  »  est  également  un  fait.  C'est  ce  que  ne 
peut  nous  refuser  aucun  positiviste,  et,  s'il  ne 
nous  le  refuse  pas,  ou  en  nous  le  refusant,  s'il  viole 
manifestement  son  principe,  nous  n'en  demandons 
pas  davantage...  pour  commencer. 

Je  dis  :  pour  commencer.  C'est  qu'en  effet,  — 
et  pour  ne  rien  dire  du  maître  et  de  sa  religion 
de  l'humanité,  —  plusieurs  positivistes  ne  s'en 
tiennent  pas  là.  Gonuaissez-vouiCournot?  Il  n'est 
pas  très  connu;  il  ne  l'est  pas  assez;  et  je  le  compte 
parmi  les  philosophes  de  ce  temps  dont  Iq  valeur 
a  passé  de  beaucoup  la  réputation.  Il  a  écrit 
quelque  part  :  «  La  langue  que  nous  parlons  n'est 
après  tout  qu'une  langue  comme  une  autre  ;  le  gou- 
vernement qui  nous  régit  est  un  gouvernement 
comme  un  autre  ;  —  ces  ligues  sont  datées  de  1872  ; 


LE   BESOIN    DE   CROIRE  335 

■ — mais,  de  bonne  foi,  la  religion  que  nos  pères 
nous  ont  transmise  n'est  pas  une  religion  comme 
une  autre.  Elle  remplit  dans  l'histoire  du  monde 
civilisé  an  rôle  unique,  sans  équivalent,  sans 
analogue.  »  Ce  langage  est  celui  d'un  vrai  positi- 
viste. 11  a  raison  :  «  La  religion  que  nos  pères  nous 
ont  transmise  n'est  pas  une  religion  comme  une 
autre.  »  Elle  diffère  essentiellement,  eJle'a  différé 
pratiquement,  et  en  fait,  de  toutes  celles  qu'on 
lui  a  opposées  ou  comparées.  Positivement, —  et 
je  donne  à  ce  mot  toute  sa  portée,  —  «  elle  a 
rempli  dans  l'histoire  <lu  monde  civilisé  un  rôle 
unique,  sans  équivalent,  sans  analogue  ».  On  peut 
défmir  historiquement,  objeolivement,  ce  rôle. 
Auguste  Comte  lui-même  l'a  fait,  et  il  l'a  fait 
admirablement.  D'autres  le  font  tous  les  jours,  qui 
ne  savent  pas  qu'ils  sont  en  ce  point  ses  disciples  et 
qui  ne  perdraient  rien  à  l'apprendre.  Le  rôle  his- 
torique du  christianisme  est  un  fait  contre  lequel  ne 
sauraient  prévaloir  ni  les  subtilités  d'une  exégèse 
ennemie,  ni  les  raisonnements  d'un  naturalisme 
que  condamnent  tous  les  vrais  philosophes. 
Humainement  parlant,  il  s'eet  trouvé  dans  le  chris- 
tianisme une  vertu  sociale  et  civilisatrice  qui 
ne  se  retrouve  daus  aucune  autre  religion.  Il  n'a  pas 
dans  l'histoire  de  commune  mesure.  Ce  qu'il  a  fait, 
aucune  autre  religion  ne  l'a  fait.  Il  est  unique.  Et 
ae  voyez-vous  pas  la  conséquence  qui  en  résulte? 


336  DISCOURS    DE   COMBAT 

S'il  est  unique,  il  est  bien  près  d'être  ce  qu'on 
appelle  «  extraordinaire  »  ;  c'est  encore  un  fait; 
et  il  l'est  non  point  en  vertu  d'une  idée  préconçue, 
mais  vraiment  d'une  certitude  objective  et  positive 
ou  positiviste  ^ 

Et  nous  pouvons  aller  plus  loin  !  Nous  pouvons, 
comme  positivistes,  mettre  à  part,  et  placer  au- 
dessus  de 'toutes  les  communions  chrétiennes  celle 
qui  satisfera  le  mieux  et  le  plus  pleinement  notre 
«  besoin  de  croire  ».  Si  donc  le  «  besoin  de  croire  » 
implique  nécessairement  la  constitution  d'une  auto- 
rité qui  fixe  la  croyance,  ou  plutôt  et  pour  mieux 
dire,  qui  la  maintienne  inaltérée  d'âge  en  âge, 
qui  la  dégage  en  toute  circonstance  de  l'arbitraire 
des  opinions  individuelles,  et  qui  la  ramène,  aussi 
souvent  qu'il  le  faut,  à  son  principe 2;  —  si  l'on  ne 

1.  On  remarquera  que  c'est  ce  que  Renan  a  été  lui-tnême  obligé 
de  econnaîlre,  et,  parti  de  l'intention  que  nous  avons  dite,  qui 
était  de  résoudre  les  faits  de  l'iiistoire  du  christianisme  en  faits 
de  la  nature  de  ceux  qu'on  retrouve  dans  toutes  les  histoires, 
il  n'y  a  rien  de  plus  instruclil'  de  le  voir  à,  chaque  pas  convenir 
qu'il  se  trouve  en  présence,  pour  user  de  son  expression  pédan- 
tesque,  d'un  àitaÇ  ).eyo[a£vov,  entendez  de  quelque  chose  qui  «  ne 
s'est  vu  qu'une  fois  ». 

2.  Donnons-nous  le  plaisir  de  citer  sur  ce  sujet  une  belle  page 
de  Malebranche  dans  ses  Enlreliens  sur  la  méLaphijsit;nc  : 

«AriiSTÇ.  —  Je  vous  entends,  Théodore;  la  voie  de  l'rxamen 
répond  peut-être  à  la  volonté  que  Dieu  a  de  sauver  les  savants; 
mais  Dieu  veut  sauver  les  pauvres,  les  sini;j!es,  les  ignorants,  aussi 
bien  que  messieurs  les  critiques.  Encore  ne  vois-je  pas  que  les 
Grotius,  les  Coccejus,  les  Saumaise,  les  Buxlorf  soient  arrives  à 
cette  connaissance  de  la  vérité  où  Dieu  veut  que  nous  arrivions 
tous.  Peut-être  que  Grotius  en  était  proche  «quand  la  mort  l'a 
•urpris.  Mais  quoi!  La  Providence  ne  pourvoit-elle  qu'au  salut 


LE   BESOIN    DE   CROIRE  337 

conçoit  pas  de  croyance  indépendamment  d'une 
tradition  qui  en  garde  le  dépôt,  qui  en  rende  compte, 
ou  sans  une  continuité  qui  en  soit  comme  la  ga- 
rantie;—  si  la  croyance,  héritée  des  ancêtres  et 
transmissible  à  ceux  qui  nous  suivront,  non  seule 
ment  se  partage  aux  vivants  comme  aux  morts^ 
mais  ne  souffre  pas  de  ce  partage,  et  s'il  semble  au 
contraire  qu'elle  en  soit  fortifiée;  — s'il  n'y  a  pas  de 
lien  plus  solide  que  celui  des  croyances,  si  ce  sont 
elles  qui  rapprochent,  qui  unissent,  qui  solidarisent 

de  ceux  qui  ont  assez  de  vie,  aussi  bien  que  d'esprit  et  de  science, 
pour  discerner  la  vérité  de  Terreur?  Assurément  cela  n'est  pas 
vraisemblable  1  La  voie  de  l'examen  est  tout  à  fait  insuffisante. 
Maintenant  que  la  raison  de  l'homme  est  affaiblie,  il  faut  le  con- 
duire par  la  voie  de  l'autorité.  Cette  voie  est  sensible,  elle  est 
sûre,  elle  est  générale,  elle  repond  parfaitement  à  la  volonté  que 
Dieu  a  que  tous  les  hommes  viennent  à  la  connaissance  de  la 
vérité.  Mais  où  trouverons-nous  cette  autorité  infaillible,  cette 
voie  sûre  que  nous  puissions  suivre  sans  craindre  l'erreur  ?  Les 
hérétiques  prétendent  qu'elle  ne  se  trouve  que  dans  les  livres 
sacrés. 

«TiiÉoDOBB.  — Elle  se  trouve  dans  les  livres  sacrés,  mais  c'est  par 
l'Église  que  nous  le  savons.  Saint  Auguslin  a  eu  raison  de  dire 
que  sans  l'Ef/lise  il  ne  croirait  pas  à  l'Evangile.  Comment  est-ce 
que  les  simples  peuvent  être  certains  que  les  quatre  Evangiles 
que  nous  avons  ont  une  autorité  infaillible  7  Les  ignorants  n'ont 
aucune  preuve  qu'ils  sont  des  auteurs  qui  portent  leur  nom  et 
qu'ils  n'ont  pas  été  corrompus  dans  les  choses  essentielles;  «</« 
ne  sais  si  les  savants  en  ont  des  preuves  bien  sûi'es. 

«  ...  Il  y  en  a  qui  prclcndent  que  la  divinité  de."  livres  sacrés  est 
si  sensible  qu'on  ne  peut  les  lire  sans  s'en  ape^-cevoir.  Mais  sur 
((uoi  celte  prétention  est-elle  appuyée?  Il  faut  autre  chose  que 
des  soupçon'  et  des  préjng's  pour  leur  attribuer  l'infaillibilité.  Il 
faut  ou  que  le  Saint-Esprit  le  révèle  à  chaque  particulier  ou  qu'il 
le  révèle  à  l'Eglise  pour  tous  les  particuliers.  Or  l'un  est  bien 
plus  simple,  bin  plus  général,  bien  plus  digne  de  la  Providence 
que  l'autre.  > 

32 


338  DISCOURS    DE   COMBAT 

les  hommes,  et  littéralement  qui  les  organisent 
en  sociétés,  et  non  les  intérêts,  ou  les  passions,  ou 
les  idées  pures,  la  conséquence  n'est-elle  pas  évi- 
dente ;  et  précisément  n'est-ce  pas  la  situation  du 
catholicisme?  Le  catholicisme  est  sbcial.  C'est  ce 
que  personne  encore,  de  nos  jours,  n'a  mieux 
montré  qu'Auguste  Comte,  et  si  personne  ne  l'a 
mieux  montré,  que  lui  a-t-il  manqué  pour  faire  le 
dernier  pas?  ou  pour  essayer  de  le  faire?  pour  se 
dégager  du  point  de  vue  de  1'  «  immanence  »  et 
pour  oser  se  placer  résolument  au  point  de  vue  de 
la  «  transcendance  »  ?  Il  lui  a  manqué  deux  choses, 
et  deux  choses  qui  n'en  sont  qu'une.  Il  lui  a  man- 
qué le  courage  de  reconnaître  la  fausseté  de  cette 
prétendue  «  Loi  des  trois  états  »,  oîj  jusqu'à  son 
dernier  jour  il  a  vu  sa  grande  découverte'  ;  et  il  lui 
ît  manqué  un  peu  d'humilité.  Manquer  d'humilité, 
vous  le  savez,  hélas!  c'est  ce  qu'on  pourrait  appe- 
ler la  grande  hérésie  des  temps  modernes  ;  et,  si 
toutes  les  hérésies  ne  sont,  à  vrai  dire,  que  Tépa- 
nouissement  doctrinal  d'un  vice  premier  de  la 
nature  humaine '2,  notre  grand  vice  à  nous,  dans 

1.  L'état  théologique,  Tétai  métaphysiqne  et  l'état  positif, 
qui  sont  en  effet  trois  «  états  de  l'esprit  »,  mais  qui  ne  sont  pas 
trois  «  âges  de  la  pensée  »,  ni  surtout  trois  «"^époques  de  l'his- 
loire  •». 

2.  Cette  idée  est  très  belle,  — je  le  dis  parce  qu'elle  n'est  pas  de 
n:oi,  —et  je  ne  puis  me  rappeler  à  qui  je  l'emprunte,  ni  retrouver 
le  passage,  mais  je  crois  bion  l'avoir  rencontrée  dans  le  livre  de 
M.  Godefroid  Kurth  sur  les  Origines  de  Ifi  ciiilisation. 


LE   BESOIN    DE    CROIRE  339 

noire  siècle,  ou  même  depuis  quatre  ou  cinq  cents 
ans,  c'est  l'orgueil.  Nous  n'avons  retenu  de  la 
Genèse  que  le  mot  du  serpent  :  Et  eritis  sicut  Dix. 

Vous  me  permettrez  de  m'arrêter  ici.  J'ai  tâché 
de  vous  montrer  que  le  «  besoin  de  croire  »  n'était 
pas  moins  inhérent  à  la  nature  et  à  la  constitution 
de  l'esprit  humain  que  les  catégories  d'Aristole 
ou  do  Kant.  Il  y  a  des  pensées  qui  ne  peuvent 
naître,  se  former,  se  développer  que  sous  ou  dans 
la  catégorie  de  la  croyance.  Je  vous  ai  fait  voir 
ensuite,  j'ai  tâché  de  vous  faire  voir,  que  cette 
catégorie  n'était  pas  la  moins  générale  de  toutes, 
puisque,  comme  disent  les  philosophes,  elle  «  con- 
ditionnait »  l'action  la  science  et  la  morale.  Et 
comme  tout  cela  demeurait  encore  «  subjectif  m, 
ou  pouvait  encore  en  être  argué,  comme  on  pouvait 
nous  dire  que  l'universalité  du  «  besoin  de  croire  » 
ou  de  «  l'acte  de  foi  »  n'implique  pas  l'existence  de 
leur  objet,  j'ai  usé  des  moyens  que  m'offrait  le 
positivisme  pour  franchir  le  passage  du  «  subjec- 
tif »  à  r  «  objectif»,  et  de  l'objectif  au  seuil  du 
transcendantal  ou  du  surnaturel...  Mais,  si  je  vou- 
lais aller  plus  loin,  je  sortirais  de  mon  sujet,  et 
surtout  de  mon  domaine;  je  passerais  du  terrain 
de  la  psychologie  et  de  l'apologétique  sur  le  terrain 
de  la  théologie.  Je  ne  m'en  sens  pas  la  force,  et  je 
ne  crois  pas  en  avoir  le  droit.  Je  ne  crois  pas  non 


340  DISCOURS    DE  COMBAT 

plus  avoir  le  droit,  et  dans  un  sujet  d'une  telle  im- 
portance,je  crois  même  avoir  le  devoir  de  ne  pas 
m'avancer  au-delà  de  ce  que  je  pense  actuellement.. 
C'est  une  question  de  franchise,  et  c'est  une  ques- 
tion de  dignité  personnelle.  Quel  que  soit  le  pou- 
voir de  l'intervention  de  la  volonté  dans  ces  choses, 
—  et  il  est  considérable,  —  aucun  de  nous  n'est  le 
maître  du  travail  intérieur  qui  s'accomplit  dans  les 
âmes.  Mais,  si  quelques-uns  de  ceux  qui  m'écoutent 
se  rappellent  peut-ôtre  en  quels  termes,  ici  même, 
il  y  a  bientôt  trois  ans,  je  terminais  une  confé- 
rence sur  la  Renaissance  de  l'Idéalisme^  ils  recon- 
naîtront que  les  conclusions  que  je  leur  propose 
aujourd'hui  sont  plus  précises,  plus  nettes,  plus 
voisines  surtout  de  l'idée  qui  vous  a  rassemblés 
en  Congrès  ; —  et  pourquoi,  si  c'est  un  grand  pas 
de  fait,  n'en  ferai s-je  pas  un  jour  un  autre,  et 
un  plus  décisif? 


FIN 


TABLE  DES  MATIÈRES 


*  Pages. 

M    Renaissarck  db   lIdéausmb,    conrérence   prononcée  à 

Besançon,  le  2  février  1896 i 

L'Art    et  la  Morale,  conférence  prononcée    à   Paris,  le 

18  janvier  1898 59 

L'InÉB  DK  Patrie,  conférence    prononcée   à  Marseille,    le 

28  octobre  1896 119 

Les  Ennemis  de   l'Ame  française,  conférence  prononcée  à 

Lille,  le  15  mars  1899 139 

La   Nation  et  l'Armkb,  conférence  prononcée  à   Paris,  le 

26  avril  1899 213 

Le    Génie    latin,    conférence    prononcée    à    Avignon,    le 

3  août  1899 249 

Lk  Besolx  de  Croire,  conférence   prononcée  à  Besançon, 

ie  ISaovembre  1898 293 


F..  GREVIN  —    IMPRIMERIE  DR  LAONT 


An 

'En 


BRUNETIERE, FERDINAND 


Discours  de  combat. 


BRUrîETIERE,  FERDINAND 
Discours  de  combat 


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