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DISCOURS ET ALLOCUTIONS
MGR L.-A. PAQUET
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DISCOURS
ET
ALLOCUTIONS
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QUEBEC
IMPRIMERIE FRANCISCAINE MISSIONNAIRE
1915
*'ÔUOrH£CA
D
PERMIS D'IMPRIMER :
A.-E. Gosselin, ptre,
Sup. Sêm. de Québec.
Québec, 30 avril 1915.
NIHIL OBSTAT:
L.-H. Paquet, pter,
Censor designatus.
Quebeci, die la Maii 1915.
IMPRIMATUR:
t L.-N. Card. Béoin.
Arch. Queb.
Quebeci, die 2a Maii 1915.
Droits réservés, Canada, 1915.
AYANT-PROPOS
L'homme atteint par les infirmités de Vâge
ou les accidents de la vie, aime à se tourner
vers le passé. Les années où le pied s'arrête sont
évocatrices des années que Von a parcourues. C'est
le secret des mémoires intimes qui s'écrivent, des
confidences tardives qui se livrent, des recueils de
pensées éparses, et de paroles semées au hasard
des jours, qui s'impriment et se publient.
En s' écoutant soi-même à travers le temps qui
s'éloigne et les échos qui expirent, on se donne,
en quelque sorte, l'illusion d'une vigueur à jamais
éteinte et que l'on regrette, d'une jeunesse évanouie
et que l'on voudrait faire revivre.
Cédant, nous aussi, à ce penchant commun et
à cette commune et mélancolique rétrogression du
regard, nous offrons au public canadien quelques
allocutions et quelques sermons prononcés, au cours
d'une période de trente années, en des circonstances
diverses. Ces circonstances, pour la plupart, tiennent
très étroitement à notre vie religieuse et à notre
VIII AVANT-PROPOS
histoire nationale ; et c'est pourquoi nous nous
sommes persuadé que Vintérêt des dates ferait
peut-être pardonner la médiocrité des discours.
En parlant sur des sujets où Vimagination trop
libre peut aisément faire dévier la raison, et sans
nous interdire ce degré de V affirmation et ce maxi-.
mum de V éloge que comportent les usages oratoires
et que les auditoires friands d'émotions exigent,
nous avons visé plus à V exactitude de ce qu'il fallait
dire qu'à la manière de le bien dire.
On remarquera qu'à travers ces pages, apparem-
ment décousues, à travers celles du moins qui re-
gardent notre pays, court presque partout une
même pensée qui en forme la caractéristique, et
je dirais, le thème de fond : c'est que l'Eglise catho-
lique, ouvrière sublime, a fait la patrie canadienne-
française, et que cette patrie, si chère à nos cœurs,
ne restera pour nous ce qu'elle est et ce qu'elle doit
être que dans la mesure où elle-même demeurera
fidèle à l'Eglise.
C'est là, du reste, une des lois fondamentales de
notre histoire. Et n'eussions-nous, en publiant
le présent recueil, réussi qu'à mieux traduire cette
vérité, et qu'à l'inculquer plus profondément dans
l'esprit de nos lecteurs, nous estimerions n'avoir
pas fait œuvre vaine.
ALLOCUTION
AU SUJET DE LA
SPOLIATION DES BIENS DE LA
PROPAGANDE
Prononcée à l'Université Laval
le 30 avril 1884
Monsieur le Recteur1,
Mesdames,
Messieurs2,
Rome est le théâtre des grands spectacles.
Parmi les innombrables merveilles dont
se glorifie à juste titre Y éternelle cité, il en est
1. M. l'abbé Thomas Et. Hamel (plus tard Mgr Hamel)
recteur de l'Université Laval.
2. Le Gouvernement italien s' étant emparé des biens de
la Propagande pour les mettre en vente et les convertir en
rentes sur l'Etat, l'Université Laval crut de son devoir de pro-
tester contre cet acte spoliateur. Elle le fit dans une séance
solennelle et par une série de propositions qu'appuyèrent tour
2 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
peu, je crois, de plus propres à fixer et à captiver
le regard du voyageur chrétien que celle qui
lui est offerte par la foule et l'admirable variété
des étudiants groupés, en différents collèges,
autour de la Chaire apostolique.
A l'heure où les cours se terminent, et où
commence la promenade usuelle, quel vivant
tableau que celui des rues de Rome parcourues
et sillonnées en tous sens par de longues et nom-
breuses files de séminaristes, qui vont, viennent,
a se croisent, s'entrecroisent, se suivent, se pous-
sent et se succèdent ! Sur tous les fronts res-
plendit la candeur, et ce calme que les soucis
de l'âge n'ont pas troublé. De chaque groupe
néanmoins se détache, grâce à son uniforme
et à son allure, ce qui en fait le caractère propre
et ce qui en marque l'origine et la race. Ceux-ci,
ce sont des Français, alertes et causeurs ; ceux-là,
des Anglais, calculateurs et graves. Voici venir
des Romains, puis des Grecs, puis des Teutons,
et plus loin défile, dans sa tenue presque mar-
tiale, un bataillon de braves Polonais. L'œil
a vite discerné le type commun de ces groupes
à tour des professeurs des diverses Facultés. L'orateur, en sa
qualité d'élève du Collège de la Propagande, d'où il était sorti
quelques mois auparavant après quatre années d'études théolo-
giques, fut appelé à prendre la parole et à traiter la question de
la spoliation au point de vue spécial des intérêts du collège où
se tonnent des missionnaires de tous les pays.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS
et la nationalité respective de ces pacifiques
régiments.
Mais ces autres, qui sont-ils ? Ils ont l'as-
pect joyeux ; le dévouement se lit dans leurs
regards ; et sous leur costume noir liséré de rouge,
où revivent les couleurs mêmes du bois sanglant
de la croix, comme ils paraissent heureux ! Qui
sont-ils ? C'est en vain que je cherche parmi
eux un type commun où se trahisse une commune
origine. Chaque figure est un type à part, em-
preint du cachet de quelque race, depuis la cou-
leur bronzée des fils de l'Orient jusqu'au teint
éclatant des enfants du Nord. Ils n'appartien-
nent à aucune nation, et ils semblent être de
toutes les nations. — Inclinez-vous, Messieurs ;
oui, ce sont eux, ce sont les apôtres qui passent.
Salut ! espoir de l'Eglise et des missions loin-
taines ! Envoyés du ciel, futurs propagateurs
de la foi, salut ! Je vous reconnais ; mon cœur
vous nomme ; vous êtes les disciples du Cénacle
et les fils glorieux de la Propagande !
La Propagande : quels souvenirs ce mot évo-
que en mon âme reconnaissante !
C'est le collège où se forment tant de prêtres
courageux, et tant de doctes missionnaires ;
c'est le foyer de recrutement des plus nobles et
des plus vaillants bataillons évangéliques. Or,
j'ai le regret de le dire, cette maison bienfai-
sante se trouve très sérieusement menacée par
4 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
l'inique sentence1 si justement dénoncée ce soir.
Et c'est pour faire écho à ce cri indigné de la
conscience catholique, et c'est pour en mesurer
tout le sens et toute la portée, que je viens donner
ici un court aperçu de l'œuvre qui sera peut-être
demain la victime de l'impiété italienne. Mieux
on se rendra compte de la beauté et de la gran-
deur de cette œuvre, plus on sentira le besoin
de flétrir l'acte spoliateur commis par l'Italie
officielle.
De tout temps, Mesdames et Messieurs, le
Saint-Siège a compris l'importance d'avoir près
de lui et, pour ainsi dire, sous sa main, les sol-
dats d'une milice valeureuse et toujours prête
à aller braver la mort, pour engendrer la vie,
sur les champs de bataille du dévouement apos-
tolique. Néanmoins, ce prosélytisme, identique
dans son esprit, ne pouvait ne pas varier de
formes, et ne pas s'adapter aux besoins et aux
évolutions successives des âges et des peuples.
L'idée d'établir un centre d'études destiné à
instruire des jeunes gens de toute nation et de
tout rite, qu'on renverrait ensuite dans leur
pays pour y répandre la foi et y annoncer l'Evan-
gile, remonte à Grégoire XV, fondateur de la
1. La sentence de la Cour de Cassation de Rome, à laquelle le
Gouvernement, battu devant la Cour suprême, en avait appelé,
et qui venait de lui donner gain de causé.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 5
Congrégation de la Propagande ; mais à son
successeur revient l'honneur de l'avoir réalisée.
Une bulle d'Urbain VIII conféra, en 1627, au
collège nouveau l'érection canonique ; une autre
bulle du même pontife le soumit, en 1641, à l'au-
torité de la Congrégation fondée par Grégoire XV.
L'œuvre pontificale réussit, et ne tarda pas à
porter les fruits qu'on avait sujet d'en attendre.
Soutenue par la main des papes, aidée et encou-
ragée par la faveur des cardinaux, elle ne pouvait
que fleurir.
Il en fut ainsi pendant plus d'un siècle et
jusqu'à cette crise effroyable de la Révolution,
dont les secousses se firent sentir dans presque
toutes les parties du monde et dans presque
toutes les sphères de la société. Triomphantes
jusqu'au sein de Rome, les armes révolution-
naires dispersèrent dans leurs foyers les élèves
du collège urbain ; et plus tard, par un décret
de l'omnipotence napoléonienne, cette institu-
tion fut supprimée. Rétabli avec les Bourbons,
le séminaire de la Propagande n'a cessé, depuis
lors, de poursuivre avec succès sa belle et sainte
mission.
L'excellente organisation du collège, le per-
sonnel choisi de ses directeurs, sa dépendance
complète vis-à-vis de la Congrégation dont il
porte le nom, tout concourt à faire de cet éta-
blissement l'un des châteaux-forts de l'Eglise
6 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
et Tune des colonnes du monde chrétien. Et
une marque certaine de sa haute et rayonnante
influence intellectuelle et morale, c'est bien la
sollicitude constante et l'intérêt tout spécial
dont les Pontifes romains l'ont entouré jusqu'à
ce jour. N'est-ce pas vers lui, naguère, que se
tournait le clairvoyant Léon XIII dans son
désir de relever, non seulement à Rome, mais
partout, le niveau des études ecclésiastiques ?
et n'est-ce pas de ses chaires, pourvues par le
pape lui-même des professeurs les plus distin-
gués1, qu'émanent depuis quelques années des
enseignements et des directions propres à sus-
citer, dans les écoles théologiques, un véritable
renouveau ?
Ce séminaire compte actuellement plus de
cent vingt internes venus de toutes les parties
du globe, des sables brûlants de l'Afrique comme
des rivages glacés du Septentrion. Maints col-
lèges nationaux y ajoutent leurs élèves et gra-
vitent dans l'orbite de cette grande institution
doctrinale dont ils sont comme les réflecteurs
et qui en est le vivant foyer.
1. C'est surtout des abbés Benoît Lorenzclli et François
Satolli nommés à la Propagande, le premier professeur de phi-
losophie en 1879, le second professeur de théologie en 1880,
qu'il s'agit ici. Ces deux maîtres, aussi savants que modestes,
ont pris une part très importante et, pour mieux dire, capitale
dans la restauration des études thomistes, et l'un et l'autre ont
été honorés de la pourpre romaine.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 7
Vaste palais massif, solide comme la foi qui
Ta construit, le collège de la Propagande s'élève
sur- la place d'Espagne, et c'est ainsi que, par
son site même, aussi bien que par ses fonctions,
il se rattache à l'histoire d'une nation illustre,
gardienne et propagatrice de l'immuable vérité.
Tout près, et des hauteurs de la Trinité-des-
Monts, la France, sympathique et sereine, le re-
garde, et semble se dire et se répéter avec or-
gueil : " L'institut de la Propagande et le sémi-
naire des Missions-Etrangères sont le fruit d'une
même foi et l'œuvre d'un même amour. " A
côté se profile, dans son dessin élégant, cette
belle et blanche colonne par laquelle le pieux
Pie IX voulut commémorer la définition du
dogme de l'Immaculée Conception, et qui couvre
de sa protection les disciples et les apôtres du
Fils de Marie.
Grâce à d'insignes bienfaiteurs, le Collège ur-
bain dispose des ressources les plus variées.
Chapelle, musée, archives, ateliers de typogra-
phie, librairie, bibliothèque, l'arsenal est com-
plet.
Qui pourrait nombrer les très précieux docu-
ments et les antiques manuscrits qui sont là
sous la garde de l'Eglise, et où .gît l'histoire ca-
chée des peuples les plus reculés ? et qui saurait
évaluer le prix de pareils trésors ?
Le musée, quoique incomplet, offre le plus
8 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
vif intérêt. C'était une vieille tradition, con-
servée chez la plupart des peuples, de suspendre
aux murs des . temples les dépouilles les plus
glorieuses arrachées à l'ennemi. Et, que de fois
les rois subjugués par la puissance romaine, et
traînés derrière son char de victoire, ne sont-ils
pas venus faire hommage de leur empire et de
leur diadème à Jupiter Capitolin ! Dans une
sphère supérieure, le musée de la Propagande
s'est enrichi des dépouilles des fausses divinités,
combattues et découronnées par les mission-
naires chrétiens. Ses salles offrent aux regards
plusieurs de ces dieux eux-mêmes, traînés là
par de spirituels conquérants, et frappés dans
leur malheur d'une aphasie complète. Ne dirait-on
pas que c'est par pitié pour ces majestés déchues,
et dans le but de briser leurs chaînes et de les
replacer sur l'Olympe, que le Gouvernement
italien s'acharne avec tant d'ardeur contre la
Propagande et ses biens !
Mentionnons encore la riche typographie po-
lyglotte attachée à cette institution, et d'où sortent
chaque année tant de livres de tout genre écrits
dans les langues les plus diverses, et destinés
aux missions les plus nécessiteuses et les plus
lointaines.
Voilà, Mesdames et Messieurs, ce qu'est le
séminaire de la Propagande tel que les papes
l'ont fait, tel que nous l'avons vu, et tel que
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 9
ses fonctions le réclament. Ce simple coup-
d'œil ne suffit-il pas pour justifier nos appré-
hensions et pour nous faire comprendre tout le
danger et toute l'indignité de l'acte que nous
réprouvons, et qui soulève, dans le monde ca-
tholique, d'unanimes protestations ?
Mais il y a plus. Et en s'élevant jusqu'à l'idée
maîtresse d'où est né l'établissement fondé par
Urbain VIII, l'esprit saisit mieux encore ce
qu'est ce centre d'études et de formation clé-
ricale, et ce que le monde perdrait par la ruine
de cette maison.
Comme toute grande institution, Messieurs,
le collège de la Propagande représente un prin-
cipe. Et ce principe élevé dont il s'inspire et qui
en est l'âme, vous l'avez deviné sans doute,
c'est l'unité : l'unité, fondement de la création,
qui embrasse dans un même plan et dans une
même providence toutes les races humaines ;
l'unité, fondement de la rédemption, qui appelle
à une même Eglise tous les peuples, et qui est faite
pour régénérer toutes les âmes dans le sang d'un
même Dieu.
C'est là le principe supérieur d'où est issu le
collège urbain, et qui domine et pénètre cette
société de jeunes gens et de futurs missionnaires
accourus des quatre coins du monde, parlant
et cultivant toutes les langues, mais remplis
d'une seule pensée et ne nourrissant qu'une seule
10 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
ambition, la pensée et l'ambition de sauver tous
leurs frères. -
A Babel, la rupture de l'entente verbale fut
la cause et le signal de la rupture du lien social.
Dieu voulait, par le départ des idiomes, disso-
cier les tribus et les familles, et les répandre sur,
toute la surface du globe. Depuis l'ère chré-
tienne, il semble que la Providence vise spécia-
lement à refaire l'unité humaine. Les langues
qui, jadis, s'étaient dispersées par toute la terre
pour remplir leur première mission, reviennent
et se rassemblent pour en recevoir une seconde
de la bouche du Vicaire du Christ ; et le sublime
rendez-vous de ces divines messagères, c'est le
collège de la Propagande, centre commun d'où
elles repartent pour évangéliser le monde.
Frappé de cette idée, un jeune propagan-
diste l'a traduite dans une stance qu'on me
permettra de citer. L'auteur s'adresse à la Ville
Eternelle :
Sur tout rivage, où peut aborder une voile,
Tes apôtres s'en vont, guidés par ton étoile,
Des peuples renouer l'antique parenté.
La vérité refait ce qu'a détruit le crime ;
Et Rome, de Babel antipode sublime,
Du genre humain épars reconstruit l'unité.
Oui, Messieurs, quand on considère les fortes
attaches et l'étroite fraternité qui relient entre
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 11
eux, malgré leur diversité d'origine, tous les
Élèves de la Propagande, lorsque Ton constate
l'habituelle et merveilleuse communauté de sen-
timents qui éclate en tous leurs actes et en toutes
leurs paroles, ne croit-on pas voir là l'image la
plus parfaite de l'identité de vie qui circule dans
les veines du genre humain ? ne croit-on pas
surtout y surprendre cette autre vie commune,
plus haute et plus féconde, qui anime l'Eglise
et ses membres, et que Dieu destine à l'humanité
entière ? Et pourtant, c'est cet agent d'union et
cet élément de fraternisation que le Gouverne-
ment italien semble disposé à détruire ; et c'est
cette source généreuse de grâce et de vie que
ses mesures spoliatrices vont peut-être tarir
demain.
N'avons-nous pas le droit, le devoir de nous
m alarmer ?
Avec le collège atteint dans son existence,
e public verrait, non sans chagrin, disparaître
3es séances polyglottes, si pittoresques et si
/ivantes, qui s'y donnent, et où tous les idiomes
nêlent harmonieusement leurs sons pour célé-
)rer Dieu et les gloires chrétiennes. Spectacle
inique au monde, ces séances, chaque fois qu'elles
>nt lieu, attirent les plus doctes et les plus éminents
)ersonnages ecclésiastiques et laïques, et parfois
usqu'aux incroyants. Imaginez, Messieurs, plus
le cinquante langues, variées et disparates, mais
12 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
rendant, sous leurs plus belles formes, et dans
leurs plus beaux rythmes, la même foi, le même
amour, les mêmes aspirations religieuses. L'on
dirait plus de cinquante nations se donnant la
main pour bénir, dans le plus enthousiaste con-
cert de louanges, leur Créateur commun et leur
commun Bienfaiteur. Quelle admirable mise
en scène ! Et où trouverait-on, en dehors de la
Propagande, l'hommage public que les peuples
doivent à Dieu, exprimé avec cet éclat, et avec
ce cachet d'universalité et d'internationalité qui
le rend si dramatique et si touchant ?
Ce ne sont pas là, au reste, de simples for-
mules poétiques, retentissantes et vaines. Les
sentiments répondent aux paroles.
Et, avant de clore cette allocution, je ne puis
m'empêcher de rappeler l'acte solennel par le- »
quel les élèves finissants s'engagent sous serment à
toujours obéir et à marcher, sans défaillance, sous
les ordres de leurs supérieurs, dussent-ils affron-
ter les plus graves périls. L'idée de la mort, et
du sang versé pour Dieu, ne les effraie pas ; tout
l'entretient en eux comme l'idéal suprême de
leur vie.
Qu'il est beau, ce départ des propagandistes
parvenus au terme de leur stage clérical, et qui.
aujourd'hui encore réunis autour d'une même
chaire et groupés autour d'un même autel, vont
se séparer demain et courir, l'évangile sous
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 13
Ile bras, à travers toutes les régions du monde
habité ! Il me semble les voir à genoux aux pieds
du successeur de Pierre, et recevant de sa main
l'officiel mandat sans lequel toute prédication
est vaine ; à genoux aux pieds de leurs supé-
rieurs et de leurs maîtres, pour recueillir le pa-
ternel adieu de ces hommes vénérés. Le temps
est venu : il faut partir. Une larme brille sur
leur joue amaigrie : la Propagande est une si
bonne mère ! Mais Dieu le veut, et le salut de
tant d'infidèles et de tant de chrétiens attiédis
le demande. Ils s'en vont, le cœur ferme, l'âme
remplie des inspirations du Cénacle ; et, du haut
de sa colonne et de son trône, l'Immaculée les
bénit et leur jette un dernier regard d'amour.
Adieu, Rome chérie ! L'un prend la route de
l'Orient ; l'autre le chemin de l'Occident ; celui-ci
vole au Midi ; celui-là au Septentrion. On se
disperse en tous sens. Adieu !
Et voilà, Messieurs, ce qu'est le collège de la
Propagande, le principe qu'il représente et le
travail apostolique qu'il opère.
A l'heure où je vous parle, sur tous les rivages,
sous toutes les latitudes, partout où la triste
nouvelle de la sentence du tribunal italien a pu
pénétrer, il y a des âmes qui gémissent et des
consciences qui s'indignent. De l'extrême empire
de l'Asie, j'entends le missionnaire chinois qui
s'écrie : " Honte aux persécuteurs ! " Des sables
14 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
de la Cafrérie, l'apôtre africain pousse sa plainte
amère : " Honte à la nouvelle Italie ! ' J'entends
le missionnaire russe qui, des steppes glacées
de sa patrie, crie à son tour : " Honte à notre
siècle !" Et les échos attristés du Saint-Laurent
répètent : " Honte, honte à notre siècle, à la
nouvelle Italie, aux persécuteurs ! '
Ah ! l'on veut bâillonner l'Eglise, enchaîner
sa parole, et assujettir ses ministres ; et l'on sait
bien qu'en frappant la Propagande et ses fils,
on atteint le Saint-Siège dans ses instruments
les plus fidèles et dans ses serviteurs les plus
dévoués. Mais ce que l'on ne sait pas, ou ce que
l'on semble ignorer, c'est que le Dieu qui a soutenu
les premiers apôtres contre les antiques Césars,
n'a rien perdu de sa sagesse et de sa puissance.
Quoi qu'il arrive, Messieurs, et quoi que les
passions humaines osent entreprendre, soyons
confiants : l'œuvre divine ne saurait périr.
ALLOCUTION
SUR LE
PATRIOTISME CANADIEN-FRANÇAIS
Prononcée à l'occasion de la
Saint-Jean-Baptiste dans l'église
Notre-Dame de Montréal
le 24 juin 1887
Et multi in nativitate ejus
gaudebunt.
Et plusieurs à sa naissance
tressailliront d'allégresse. „,-
Luc, i, 14.
Mes chers Frères,
C'est ainsi que l'ange du Seigneur annon-
çait jadis au vieillard Zacharie la miracu-
leuse fécondité de son épouse, et le fils d'un tel
miracle, Jean-Baptiste. " La naissance de cet
enfant, disait-il, sera pour un grand nombre
une cause d'allégresse. "
Ne semble-t-il pas que ces paroles couvrent un
sens caché et qu'elles débordent le cadre étroit
de leur formule ? Et n'est-il pas permis de
voir, derrière ces prophétiques accents, l'Esprit
divin plongeant son regard dans la profondeur
16 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
des âges et signalant, dix-neuf siècles à l'avance,
Timmense enthousiasme que créeraient un jour,
chez une jeune nation d'Amérique, le nom et
la mémoire du précurseur de Jésus-Christ ?
Oui, d'excellents motifs nous autorisent à le
croire ; et ce jeune peuple qui devait, sur la
route des âges, tressaillir au nom de Jean-Baptiste,
c'est vous ; et cette joie enthousiaste et sacrée
prédite par l'Esprit de Dieu, c'est la vôtre ;
c'est l'allégresse commune qui éclate aujourd'hui
sur vos fronts ; c'est l'explosion de patriotisme
'dont nous sommes chaque année, à pareille
date, sur cette terre canadienne-française, les
témoins.
>^ Le patriotisme ! voilà donc cette étrange
puissance qui d'un mot soulève toute une na-
tion ; qui la rallie autour d'un même drapeau ;
qui la conduit aux pieds d'un même autel ; qui
,met sur ses lèvres le même chant, et dans son
cœur le même amour ! La voilà, cette force
secrète et magique, sous laquelle un peuple
entier, ému et frémissant, se prosterne devant
une même image, l'image bénie, vénérée, atten-
drissante de la patrie !
Qu'est-ce donc, mes Frères, que cette force,
et quelle idée le mot vibrant de patriotisme
éveille-t-il en nos âmes ?
On a dit : c'est un être subtil, quelque chose
de mystérieux, d'indéfinissable, de divin. C'est
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 17
un spectacle qui réjouit, un souffle qui anime,
un courant qui électrise, une harmonie qui charme,
une voix, la voix grave et majestueuse de la
nation, qui s'élève des champs héroïques du passé,
et dont les échos, riches d'enseignements et de
gloires, instruisent, captivent et enchantent. Sans
doute, le patriotisme est tout cela ; mais com-
ment ? et que nous dit cette voix du passé ?
et que chante cette harmonie des siècles ? et
d'où part ce courant auquel nous obéissons, et
où nous porte ce souffle irrésistible qui enfle tou-
tes les voiles ?
Citoyens de deux sociétés, nous avons deux
patries, dépendantes l'une de l'autre, comme la
terre dépend du ciel. Et s'il est vrai de dire que
la fidélité à l'Eglise du Christ se traduit par
l'ardeur de la foi, de l'espérance et de la charité
chrétienne, il ne sera pas moins vrai d'affirmer
que le patriotisme d'un peuple, du peuple cana-
dien-français en particulier, c'est sa foi nationale,
sa confiance, son amour national : trois grandes
vertus civiques bien dignes assurément de faire
en un si beau jour le thème de nos pieuses et
salutaires réflexions.
Aucun peuple, mes Frères, n'a été créé sans
but, c'est-à-dire sans mission. Les sociétés sont
2
18 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
l'œuvre de la Providence, et la Providence est
le bras de l'éternelle Sagesse. Or, pour qu'une
nation parcoure avec succès le chemin qui lui
est ouvert, il faut qu'elle le connaisse et qu'elle
s'en rende compte ; il faut que ses destinées
soient là sous ses yeux comme une hantise su-
blime, comme un objet de foi, de croyance, de
conviction nationale.
Canadiens français, mes compatriotes, à quelle
haute pensée croyez-vous obéir en venant ce
matin, sous les voûtes de Notre-Dame, prier le
Dieu des nations ? Quel est en ce moment
l'objet de vos visées et de vos patriotiques
croyances ?
Ma parole, je le sens bien, est trop faible et
trop indigne de la majesté de cette fête, pour
servir d'expression aux sentiments de tout un
peuple ; du moins, osera-t-elle se faire auprès
de vous l'interprète et l'organe d'une âme sin-
cère et d'un esprit convaincu. Je crois, oui,
mes Frères, nous croyons que la mission du
Canada français est une mission excellemment
civilisatrice, parce que, finalement et avant
tout, c'est une mission religieuse.
Tous les peuples, il est vrai, concourent de
quelque façon, même à leur insu, même sans le
vouloir, au bien de la religion et au progrès de
l'Eglise ; mais tous ne sont pas des peuples
apôtres. L'auréole sacrée de l'apostolat ne cou-
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 19
ronne que des fronts privilégiés. Est-ce man-
quer à la vérité et à l'histoire que de mettre au
front du Canada français cette couronne et en
ses mains ce sceptre spirituel d'une royauté
religieuse ?
Loin de là. L'expérience du passé et le spectacle
du présent, la nature, les traits distinctifs, le
rayonnement social de la race franco-canadienne,
tout semble se réunir pour consacrer une si haute
et si importante vérité.
Le passé, c'est l'histoire de notre naissance,
de nos premiers développements. Deux choses
me frappent dans l'origine du peuple canadien-
français : la pieuse ambition des fondateurs
d'une France nouvelle, et le caractère profondé-
ment religieux des premiers colons.
C'est un fait reconnu de tous les historiens
que la pensée qui a présidé à la découverte du
Nouveau-Monde et à la fondation de notre
nationalité était une pensée religieuse ; que
le souffle qui emportait vers des plages inexplorées
les nefs hardies de Cartier et de Champlain
était un élan de foi et d'amour, l'ardent désir
de christianiser cette sauvage Amérique.
Un fait non moins digne de remarque, c'est
que les premiers colons, nos pères, furent des
hommes d'une foi robuste et d'une solide vertu.
Il est dit de saint Jean-Baptiste que la grâce,
par une faveur singulière, purifia son âme dès
20 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
le sein maternel : ex utero matris suœ1. Ce
mot s'applique merveilleusement au peuple ca-
nadien-français. Lui aussi, à l'exemple de son
bienheureux patron, s'est vu, dès le sein de sa
mère, l'objet des prédilections divines. Il a reçu
le baptême sur le sein de la France catholique,
de cette France en qui coulaient quinze siècles
de sang chrétien et qui prodiguait à ses fils le
lait des fortes croyances et la sève des vertus
généreuses.
C'est de ce lait que se sont nourris tous nos
ancêtres, et c'est de cette sève que se sont formées
les générations qui ont créé nos mœurs si pures
et qui, sous la direction de leurs chefs spirituels,
ont façonné si chrétiennement notre patrie.
Ai-je besoin de dérouler ici les pages les plus
éloquentes de nos annales et d'évoquer sous vos
yeux tout ce que l'Eglise a fait pour nous, et
tout ce que notre peuple a fait pour l'Eglise ?
La voix de nos missionnaires retentissant sur
toutes les rives et pénétrant au cœur de toutes
les peuplades ; le signe rédempteur placé sous
tous les toits et planté sur tous les sillons ; les
bannières de nos soldats suspendues aux murs
des temples ; notre foi rudement éprouvée,
mais constante, magnanime, victorieuse ; nos
évêques imposant le respect de leurs croyances
1. Luc. i, 15.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 21
et revendiquant les droits de l'homme avec les
droits du chrétien ; l'hérésie réduite et apaisée ;
près de quatre-vingts diocèses issus de l'humble
berceau de Québec ; l'élite de nos jeunes gens
volant à la défense du Pontife-Roi ; nos sémi-
naires versant sur toutes les missions des légions
de prêtres et d'apôtres ; nos collèges rivalisant
de zèle pour l'instruction et de dévouement pour
la jeunesse ; et, sortant de ces asiles du savoir,
des hommes pieux et probes, des magistrats
intègres, des professionnels de toute classe et
des politiques de tout rang soumis à Dieu et à
ses ministres ; le Canada enfin étonnant l'Europe
par la vitalité de sa foi, par l'éclat imprévu de
la pourpre, par les progrès croissants et par la
marche parallèle de l'élément français et de
l'influence catholique : voilà, mes Frères, le
spectacle qui s'offre à nos yeux, et dites-moi
s'il n'est pas évident que, chez nous, le drapeau
national et le drapeau religieux marient harmo-
nieusement leurs couleurs, et que, si l'Eglise
sert avec amour les intérêts du peuple, le peu-
ple, lui aussi, sait servir fièrement les intérêts
de l'Eglise.
J'ajoute que, par sa nature même, notre race
est un instrument particulièrement propre à
ce rôle providentiel.
Ce qu'il faut, en effet, pour remplir une tâche
si noble, et pour répandre sur tous les terrains
22 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
la semence de la foi chrétienne, n'est-ce pas le
zèle brûlant d'âmes expansives et l'ardeur désin-
téressée d'esprits pénétrés et persuasifs ? Or,
pourquoi le taire ? descendants d'un peuple
et d'une race en qui l'Eglise se plut à reposer
son plus ferme espoir, et qui mit si souvent et
si valeureusement sa parole et son épée au ser-
vice des plus saintes causes, nous sommes, tout
nous permet de le dire, les héritiers légitimes
des qualités si riches et des traditions si cheva-
leresques de notre mère-patrie. L'âme tendre,
généreuse, communicative du Canadien français
semble naturellement faite pour semer les germes
du bien et pour propager les principes du vrai,
de même que son attachement au sol, et à la 1/
vie rurale, lui est un sûr moyen de les cultiver
et de les conserver.
Aussi bien, cet apostolat, notre nation l'exerce,
non seulement de tout l'effort de sa foi, mais
avec toute la fécondité de son sang. Dieu mer-
ci, l'esprit du mal n'a point tari en nous les
sources de la famille. Au contraire, comme elles
sont bénies, ces sources de l'avenir ! et comme
elles s'épanchent en flots pressés et en généra-
tions puissantes î Dans quelles merveilleuses
proportions le paternité canadienne poursuit
de jour en jour ses pacifiques conquêtes î Et
n'est-ce pas là, vraiment, une mission glorieuse,
et un sacerdoce bien digne du ministère sacré
DISCOURS ET ALLOCUTIONS X>>
auquel il prête l'aide de son bras, et dont il
alimente si généreusement les autels ?
Rappelons encore que notre race a été la
première à éclairer des lumières du christianisme
cotte partie du continent américain. Et, si elle
s'est acquis cette gloire, pourquoi le flambeau
civilisateur tomberait-il de ses mains ? Sans
doute, au-delà des frontières, une nation a surgi,
qui prend conscience de sa force, et qui grandit
comme un géant. Le catholicisme y fait des
progrès. Mais vouée passionnément au culte
de la matière, est-ce sur elle que l'Eglise d'Amé-
rique peut fonder ses meilleures espérances ?
Il importe de le remarquer : ce qui, après la
grâce de Dieu, contribue davantage au soutien
de la religion et à la diffusion de la foi, ce n'est
ni l'affluence des capitaux ni la puissance des ]/
machines, mais l'action de l'idée et du sentiment,
l'ascendant de la raison et l'autorité de la con-
science. De cette autorité et de cet ascendant,
toute notre personnalité morale témoigne ; le culte
•de la pensée et des lettres, de ce qu'il y a de plus
juste, de plus pur, de plus spirituel et de plus
élevé dans la vraie civilisation, constitue l'un des
plus beaux fleurons de notre couronne nationale.
Aussi, l'influence religieuse du Canada fran-
çais va-t-elle se dilatant et se propageant dans
tous les sens. Déjà l'émigration d'un grand nombre
de nos prêtres, d'un trop grand nombre de nos
24 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
frères, a imprégné de catholicisme plusieurs
centres de la république voisine. Déjà, notre
foi volant sur les ailes de la parole évangélique,
achève de parcourir comme une traînée lumi-
neuse l'immense voie canadienne qui traverse
ce continent. Un jour viendra où notre race
notablement accrue, forte alors de plusieurs
millions, pourra déployer ses paisibles phalanges
de l'Est à l'Ouest, de l'Atlantique au Pacifique,
et commander par la voix du nombre et par le
prestige des croyances à toute l'Amérique bri-
tanique.
II
Telle est, du moins, notre espérance. L'espé-
rance naît de la foi ; elle en jaillit comme de sa
source naturelle. Et puisque nous croyons le
Canada français chargé, en ce monde nouveau,
d'une mission et d'une fonction religieuse, pour-
quoi, mes Frères, n'espérerions-nous pas qu'il
y restera fidèle ?
La Providence veille avec un égal souci sur
les individus et sur les nations. C'est là une vérité
surabondamment démontrée, et, s'il en était be-
soin, l'histoire seule des Franco-canadiens suffirait
à l'établir.
Notre nationalité, depuis qu'elle existe, a couru
deux grands dangers : le danger des armes hos-
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 25
tiles, et le danger du fanatisme sectaire. Les
ormes auraient pu tuer chez nous la race fran-
çaise ; le fanatisme triomphant eût pu l'a-
mpindrir, la dénaturer, et l'avilir. Or, ni l'un
ni l'autre de ces obstacles ne l'ont arrêtée dans
sa marche, ni détournée de sa voie.
Après un siècle d'agressions et de menaces,
le sauvage enterra sa hache de guerre ; la bar-
barie céda le pas au mouvement civilisateur.
.Longtemps aussi, les forces canadiennes tinrent
en échec l'invasion anglaise ; et si, à une heure
critique, et à la veille d'une révolution qui de-
vait fatalement nous atteindre, Dieu permit
enfin un changement de régime, comment ne pas
reconnaître, derrière cette évolution politique,
la main qui frappe pour sauver ?
Le salut, toutefois, ne va pas .sans la lutte.
Aux combats de l'épée succédèrent ceux de la
parole ; et ici encore apparaît dans tout son
éclat la protection divine.
Il fallait, au sortir de cette crise, et malgré mille
tentatives adverses, ouvertes ou cachées, il fallait,
par tout moyen, garder à la patrie ce qui la fait
elle-même : sa langue, ses lois, sa religion. Grâce
à l'admirable ténacité de nos pères et à l'atti-
tude prudente et ferme d'un Briand et d'un Plessis,
la religion maintint ses droits. Nos lois civiles
restèrent, s'adaptèrent, se consolidèrent. Notre
langue, cette belle langue française, chargée d'im-
26 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
périssables souvenirs et porteuse d'incompara-
bles traditions, retint sur les lèvres canadiennes
sa pureté et sa liberté ; et on la vit, et au foyer
et à l'école, et dans la vie privée et dans la vie
publique, et dans l'expression de la foi et dans
la défense de la race, continuer ce rôle d'inter-
prète fidèle et de sentinelle vigilante qui est son
honneur et qui fait notre force.
C'est ainsi que Dieu, aux heures douloureuses
du passé, n'a cessé d'appuyer nos efforts et de
soutenir notre courage ; et c'est de même, par
l'effet combiné de son action et de la nôtre, de
sa puissance et de notre vaillance, que se réali-
seront pour nous les promesses de l'avenir.
Nous devons coopérer aux desseins de DieiA
sur nous ; et cette collaboration que sa Provi-
dence attend de nous, c'est, mes Frères, notre
travail bien réglé, et bien inspiré, de chaque jour.
C'est l'usine, l'atelier, le comptoir ; c'est le champ
inculte, remué et fécondé ; c'est l'école, où se for-
me la jeunesse ; l'art et la profession, où s'exerce
le talent. C'est encore, et avant toute chose,
l'harmonieuse entente et l'action concordante
des guides et des chefs du peuple, de ses chefs
spirituels et de ses chefs temporels, des hommes
de pouvoir qui gèrent les biens terrestres et des
hommes de prière, des prêtres, du clergé qui
relève les esprits vers l'idéal céleste.
J'ai nommé le clergé. Qu'est-il besoin de vous
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 27
déclarer avec quelle ardeur il entend servir son
pays, comme il le veut heureux et fort, glorieux
et puissant, comme il le veut surtout sincère-
ment chrétien et profondément catholique !
La religion ne se contente pas du soin immédiat
des aines et de la sauvegarde directe des inté-
rêts éternels. Attentive à tous les besoins, elle
se préoccupe également de la prospérité tempo-
relle, selon que ce progrès peut concourir au bien
moral et à l'avancement social.
Aussi l'Eglise du Canada s'empresse-t-elle, V/
en toute occasion, de seconder tous les efforts
faits par nos gouvernants pour accroître par
de sages mesures, et sans manquer de justice
envers les autres races, le crédit et l'influence
de la race canadienne-française. Bien plus,
que ne fait-elle pas elle-même en cette vue ?
Elle fonde des sociétés ; elle s'associe aux entre-
prises et aux travaux les plus humbles ; elle
s'efforce de retenir sur le domaine ancestral
les fils du sol. Elle a des prêtres qui, par
ses soins et sous sa direction, consacrent leur /
vie entière aux œuvres patriotiques et vraiment *
nationales de l'agriculture et de la colonisation.
C'est l'Eglise qui aide l'Etat ; l'Etat, de son^
côté, doit donc travailler pour l'Eglise.
Aussi longtemps que les chefs de la société
canadienne sauront apprécier les bienfaits de
cet accord ; aussi longtemps que nos hommes
28 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
d'Etat sauront voir et respecter, dans l'Eglise
de Jésus-Christ, une institution supérieure, créée
pour le plus grand bien des peuples, et qui,
pour le procurer, dispose de moyens spéciaux
et d'exceptionnelles lumières, les faveurs de la
Providence nous seront assurées ; et nous pourrons
en toute confiance et en toute sécurité envisager
les problèmes de l'avenir.
III
J'ai dit, mes Frères, qu'il faut croire, et d'une
foi haute et profonde, aux destinées de son pays ;
qu'il faut espérer, et d'un espoir actif et confiant,
en leur réalisation. Ce n'est pas tout. Notre
foi, en réalité, serait morte, et notre espérance
inféconde et trompeuse, et toutes ces manifes-
tations par lesquelles nous célébrons avec tant
de pompe et à si juste titre le vingt-quatre juin,
ne laisseraient après elles que l'écho stérile de
cymbales retentissantes1, si nos cœurs n'étaient
animés par le souffle qui inspire les grands et
nobles dévouements, par l'amour de la patrie.
L'amour ardent, généreux, désintéressé de son
pays, voilà bien le troisième et principal élément
du vrai patriotisme2.
1. Cymbalum tinniens (1 Cor., xiii, 1).
2. Major autem horum est caritas (Ibid., xiii, 13).
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 29
Je ne vous ferai pas l'injure de définir devant
vous, en ce jour de ferveur patriotique et du
haut de cette chaire canadienne, ce que c'est
qu'aimer sa patrie.
Cette définition, nos ancêtres l'ont écrite en
lettres de sang dans les pages de nos annales.
Ils l'ont gravée en caractères de feu dans le
cœur de leurs enfants. Aimer le Canada, semblent
nous dire ces pionniers de la foi, c'est vouloir
que la croix plantée à Stadaconé et Hochelaga
s'avance triomphante par tout le Nord de l'Amé-
rique, et qu'elle rallie sous son emblème tous les
hommages et toutes les croyances. Aimer le
Canada, reprennent les fiers champions de la
race, c'est le placer dans sa pensée au-dessus de
tous les égoïsmes ; c'est s'attacher de toutes les
fibres de son âme aux saines libertés conquises,
et c'est user de ces libertés pour favoriser le règne
du bien, l'adoption de lois équitables, le triom-
phe des droits les plus sacrés et des usages les
plus chers. Aimer le Canada, s'écrient de leurs
tombes glorieuses tant de vaillants soldats et
les plus héroïques martyrs, c'est souffrir, et
c'est mourir pour lui.
En vérité, l'amour de la patrie, quand il s'unit
dans un cœur au culte et à l'amour de Dieu,
est plus fort que toutes les armées et plus puis-
sant que la mort. C'est lui qui enflammait le
courage des fondateurs de notre nationalité et
30 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
de ses immortels défenseurs, et qui a fait de toute
notre histoire une véritable épopée digne de la
lyre des poètes et de l'admiration des siècles.
C'est ce sentiment et cette passion qui nous
haussera nous-mêmes à la hauteur de toutes les
tâches utiles et de tous les sacrifices nécessaires.
Sachons d'abord prêter à notre pays le sé3
cours de nos prières : Dieu aime les nations qui
lèvent vers lui leurs mains suppliantes. Soyons,
en toute circonstance et sur tous les théâtres,
des chrétiens fervents et des citoyens modèles.
Ne reculons devant aucun devoir, soit privé,
soit public, dicté par la conscience ou imposé
par l'honneur : ce sont les œuvres de chacun qui
font le bonheur de tous. Que l'amour national,
ce ciment infrangible des peuples, maintienne
toujours unis les groupes dispersés de notre race.
Nous sommes frères par le sang, frères par la
foi, frères par la pensée et les aspirations com-
munes. Par-dessus les barrières, et à travers
les espaces et les divisions de parti, aimons-nous
et fraternisons.
Très chers compatriotes, rassemblés par la
voix de votre patron en cette grande cité de Mont-
réal, et dans l'enceinte de ce temple, le plus vaste
que notre foi ait élevé et l'un des plus illustres
dont s'honore notre pays, vous représentez ici
le peuple canadien- français. Vos yeux cher-
chent d'instinct l'autel de la patrie. Regardez :
&
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 31
la religion vous montre le sien. Religion et patrie
n'ont qu'un seul et même autel. En face de ce
symbole de foi, et aux pieds de ce Dieu tout-
puissant dont Tunique royauté domine toutes
les grandeurs de la terre, s'échappent du fond
de vos cœurs un immense credo, et ces élans de
confiance et d'amour par lesquels respire, pour
ainsi dire, l'âme des nations.
Croyez-le : vous accomplissez un acte digne
de tous les éloges. Et de ces dalles où il s'incline,
votre patriotisme, plus sûr de lui-même et plus
conscient de son but, se relèvera tout à l'heure
plus fort, plus éclairé et plus généreux. Vous
sortirez d'ici riches de lumières et de grâces,
remplis d'un courage nouveau, et fiers d'emporter
avec vous un drapeau dont les plis auront flotté
au vent de la prière, et qui s'en ira chargé des
promesses de l'avenir, confiant dans les faveurs,
du ciel, et honoré des plus hautes bénédictions:
de l'Eglise.
DISCOURS
SUR
L'ÉGLISE ET LA PATRIE CANADIENNE
prononcé dans la Basilique de Québec
à l'occasion de la fêta nationale
des Canadiens français
et de l'inauguration
du monument Cartier-Brébœuf,
le 23 juin 1889
Magnificavit Dominus facere
nobiscum ;facti sumus lœtantes.
Le Seigneur a opéré en nous
de grandes choses ; voilà pour-
quoi nous sommes dans la joie.
Ps. cxxv, 4.
Eminence1,
Mes Frères et chers compatriotes,
Toute société humaine est faite pour le bon-
heur. Dans l'essor général qui emporte les
peuples vers le terme de leurs destinées, un même
1. Son Eminence le cardinal E.-A. Taschereau, archevêque
de Québec.
34 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
besoin les presse, un même souci les domine,
une soif commune et insatiable les tourmente :
le besoin, le souci, la soif de la prospérité et
du bonheur. Il n'en est pas qui n'essaient
d'obtenir ce bien précieux, soit en poursuivant
dans les hasards de la guerre des projets de con-
quête et d'agrandissement, soit en s'adonnant aux
arts de la paix et au développement régulier
de la richesse publique.
Or, parmi ces peuples, tous avides de progrès,
tou^ passionnés de gloire, de succès et de
grandeur, combien y en a-t-il qui soient vrai-
ment heureux, qui jouissent effectivement des
bienfaits et des douceurs d'une félicité tempo-
relle solide et assurée ?
J'ouvre la carte du monde, et mes yeux étonnés
cherchent vainement dans la multitude des
nations celles à qui le bonheur, le vrai bonheur,
même imparfait, sourit. Les unes, privées encore
de toute civilisation, se traînent ignorées dans
l'ornière des vices et dans les bas-fonds de la
barbarie. D'autres, mises en contact avec les
Etats d'Occident, émergent à grand'peine de
l'océan ténébreux où elles étaient plongées. Ici,
c'est la terreur sanglante et le despotisme bru-
tal ; là, ce sont les troubles, les haines, les con-
flits, les divisions religieuses et les injustices
sociales. Presque tout le vieux monde gémit
sous le lourd fardeau d'armements redoutables,
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 35
et les brillantes richesses dont l'étalage1 fait
en ce moment l'admiration publique ne peuvent
voiler aux regards des signes trop manifestes de
décadence morale et d'antagonismes meurtriers.
On se regarde, on s'inquiète, on s'agite : l'Europe
est sur un volcan.
Quoi donc ! ne se trouve-t-il pas sur toute
la surface du globe un seul pays, un seul peuple,
quelque petit soit-il, qui se puisse dire heureux,
et dont la conscience honnête et sereine porte,
sans trembler, ses espérances et sa fortune ?
Oui, mes Frères, il en est un.
Dieu merci, il est un peuple, jeune et modeste
sans doute, mais que le ciel bénit et que le Tout-
Puissant protège, un peuple fier du passé, satis-
fait du présent, confiant dans l'avenir, et dont la vie
se déroule, paisible et féconde, dans les joies du tra-
vail et dans l'honneur de la probité ; et ce peuple
comblé de biens, tout le proclame en ce jour,
c'est vous, c'est nous, c'est le peuple canadien-
français.
Nous sommes un peuple heureux2 : tel est le
1. Allusion à l'exposition universelle de Paris.
2. Il ne s'agit, certes, ici que d'un bonheur temporel relatif,
lequel n'exclut ni les misères inséparables de l'existence humaine,
ni certaines défaillances partielles, ni certaines imperfections so-
ciales. — De plus, à la date où ce discours fut prononcé, le triste
conflit scolaire de l'Ouest, qui a si profondément troublé notre
vie nationale, et auquel s'est ajoutée récemment la crise scolaire
ontarienne, n'avait pas encore éclaté.
36 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
cri qui s'échappe spontanément de mes lèvres.
Et ce bonheur, j'aime à le dire, il éclate et il
rayonne dans l'imposante majesté de cette mani-
festation. Vous le portez, Messieurs, sur vos
fronts, dans le reflet de vos âmes, dans les plis
de vos bannières, dans l'union profonde et la
sympathie mutuelle de vos cœurs. Il s'accroît
singulièrement de l'extrême plaisir que cette
assemblée éprouve en voyant, confondus dans
ses rangs, des amis et des frères accourus de si
loin1 et qui gardent si fièrement, comme un tro-
phée de naissance et comme un blason de famille,
leurs titres de français, de canadiens et de ca-
tholiques.
Réunis ce soir en cette pieuse enceinte pour
répondre à la belle pensée qu'ont eue les direc-
teurs de la société Saint-Jean-Baptiste d'ouvrir
par un salut ce triduum national, vous marquez
en même temps, mes Frères, la force de vos croyan-
ces religieuses et le sens éclairé de votre patriotis-
me. Vous venez une fois de plus, dans le temple
de Celui dont la main souveraine dispose à son
gré des nations, sceller par un pacte sacré l'al-
liance indissoluble de la religion et de la patrie.
L'idée est noble et grande, d'autant plus
noble et d'autant plus louable qu'elle s'harmonise
1. Délégués canadiens-français venus en grand nombre des
Etats-Unis.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 37
plus parfaitement avec nos traditions et qu'elle
jaillit en quelque sorte des sources les plus reculées
de notre histoire.
En assistant demain à l'inauguration solennelle
du monument Cartier-Brébœuf, vous verrez se
dresser sous vos yeux le symbole touchant de
cette idée. Vous verrez, à l'endroit même qui
fut comme le berceau de notre race, s'écrire sur
le granit et se graver sur des tables de bronze
le protocole immortel du traité conclu, il y a
trois siècles, entre Dieu et nous.
A la veille de cet événement glorieux, per-
mettez que je fixe un instant vos esprits sur les
pensées qu'il évoque, et que j'en dégage l'une
des plus hautes et des plus importantes signi-
fications.
Notre pays, ai-je dit, est heureux, plus heureux
que tant de contrées à peine ouvertes au progrès
civilisateur et mieux partagé que tant de puis-
sances qui se disputent bruyamment l'empire
du monde. Quel est donc le secret de sa fortune
et de son bonheur ? et d'où lui vient ce qui fait
aujourd'hui le fondement de notre confiance et
le motif de notre joie et de notre orgueil ? —
J'affirme, et votre foi confirmera cette réponse,
que c'est dans l'Eglise catholique, et en elle seu-
lement, que nous devons chercher la cause prin-
cipale et le facteur primordial de notre fortune
présente et de notre vraie grandeur. Magnificadt
38 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Dominus facere nobiscum ; facti sumus lœtante.? ;
le Seigneur, par son Eglise, a opéré en nous de
grandes choses ; voilà pourquoi nous tressail-
lons d'allégresse.
I
Trois éléments, mes Frères, entrent dans le
bonheur d'un peuple : le progrès matériel, la
valeur intellectuelle, la puissance morale et reli-
gieuse : en d'autres termes, l'outil, la plume
et l'autel ; le sol, la pensée et Dieu. Un peuple
sans Dieu n'est qu'un monstre ; sans culture
d'esprit, c'est une horde sauvage ; sans ressources
territoriales, c'est un troupeau d'esclaves. Or,
je ne crains pas de soutenir que, au triple point
de vue des intérêts matériels, intellectuels et
moraux, l'Eglise catholique a exercé sur la marche
du peuple canadien une influence décisive, et que
nul pouvoir n'a pesé comme elle dans la balance
de nos destinées.
Il faudrait, certes, n'avoir jamais lu les plus
belles pages de notre histoire pour ignorer ce que
doit le Canada français, même en ce qui con-
cerne les intérêts matériels, à la religion et au
catholicisme.
L'Eglise catholique, bien que directement in-
stituée pour le salut des âmes, n'est pas rivée à
cet unique objet. Elle n'exclut pas de son action
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 39
Tordre des choses humaines sur lequel, comme
sur une base nécessaire, viennent prendre place
les œuvres divines. J'oserai même dire que
l'esprit dont elle est animée, et l'intérêt qu'elle
prend à la gloire du nom chrétien, lui font
un pieux devoir de travailler au progrès et
au soulagement matériel des peuples qu'elle
veut sauver.
Ce devoir, elle l'a rempli, dès l'origine de la
colonie ; et cela, soit par des laïques, soit par
des ecclésiastiques, en qui s'incarnait admira-
blement sa pensée.
Pourquoi les Cartier, les Champlain, les Mai-
sonneuve, ces premiers et inoubliables artisans
de notre patrie, ont-ils montré tant de courage
dans les luttes, tant de constance dans les fati-
gues, tant de clairvoyance dans les entreprises,
si ce n'est parce qu'ils étaient des chrétiens
fervents, et qu'ils puisaient leur force dans la
force même de Dieu, et qu'ils associaient dans
un commun désir le souci très légitime d'agrandir
le royaume de France et l'ambition très glo-
rieuse de reculer les frontières de l'Eglise ?
Tel a été, en effet, leur dessein. Et, pour les
seconder dans cette œuvre généreuse, quels
hommes de foi et quels hommes d'action voyons-
nous accourir ! des disciples zélés du séraphique
François, des apôtres formés à la forte école
d'Ignace, plus tard des fils dévoués de l'illustre
40 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Olier, c'est-à-dire trois groupes choisis d'ouvriers
évangéliques. Champlain disait1 de ces saintes
recrues qu'avec de tels aides on eût vite créé
une colonie prospère.
L'histoire nous les montre, soldats de la croix,
mais aussi pionniers de la bêche, faisant eux-
mêmes les premiers défrichements, traçant dans
le sol neuf les premiers sillons, et fécondant de
leurs mains consacrées cette terre d'où devait
sortir la richesse nationale. Sages agronomes,
intrépides colons, découvreurs hardis et infati-
gables, ils ont été tout cela avec un égal mérite ;
et ils ont accompli tous ces travaux parce qu'ils
étaient apôtres, et que pour enfanter un peuple
à Dieu, il faut d'abord lui assurer une patrie.
C'est dans ces sentiments et avec cette hauteur
de vues que l'immortel Laval fondait, non loin
de Québec, une école des arts et métiers, destinée
à former l'élite des travailleurs, et à créer le
noyau d'un peuple industrieux et puissant.
En vérité, mes Frères, tout ce que firent,
tout ce qu'entreprirent pour l'avancement ma-
tériel de ce pays nos religieux, nos prêtres
et nos pasteurs, nous ne saurions le dire. Ils
ont mêlé leur vie à la vie obscure de leurs
frères ; ils ont partagé leurs peines, leurs soucis,
leurs souffrances ; ils ont béni de leurs lèvres
1. Ferland, Cours d'Hist. du Canada, t. i, p. 219.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 41
et cimenté de leurs sueurs chacune des pierres
sur lesquelles repose notre édifice social.
Qui ne se rappelle leur rôle bienfaisant dans
les guerres qui mirent tant de fois en péril le sort
de la colonie ? S'agissait-il de négocier la paix
avec quelque tribu sauvage ? la croix du mis-
sionnaire désarmait les cœurs les plus farouches,
et le prestige de sa voix, le spectacle de son cou-
rage, imposaient à l'égal de la plus puissante
armée. Fallait-il, au contraire, prendre les armes
contre un ennemi perfide et cruel ? c'est aux
ministres de Dieu que le colon soldat allait
demander, en partant, l'intrépidité dans la lutte
et le gage de la victoire.
Suivez le peuple canadien pendant cette période
si troublée de son existence ; voyez-le aux prises,
tantôt avec les fiers enfants des bois, tantôt avec
les fils ambitieux d'Albion. Toujours la religion
apparaît à ses côtés comme son meilleur conseil
et comme son plus ferme appui. On ne peut lire
sans émotion ces pages dramatiques où l'histoire,
mettant sous nos yeux, parallèlement aux luttes
suprêmes du régime français, les actes émanés
de la chaire épiscopale, nous fait voir quelles
sympathies profondes régnaient entre le pasteur
et son troupeau. On dirait un même cœur battant
sous deux poitrines amies. Chaque victoire
retentit dans l'âme de l'évêque comme un
écho triomphant ; chaque défaite lui arrache
42 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
des larmes arrières et des cris de douleur.
Grâce à Dieu, cette union et cette collabora-
tion de notre clergé et de notre peuple n'ont
point cessé avec les guerres ni avec les besoins
primitifs. Aujourd'hui comme jadis, l'Eglise
est l'espoir du pauvre, le rempart de la race, la
bienfaitrice de l'ouvrier, et l'inséparable com-
pagne du colon. On sait avec quel courage elle
dénonça, lorsqu'il le fallait, les visées tyranni-
ques du pouvoir, et joignit sa voix à celle de
toute la nation pour détourner de notre pays ce
qu'elle regardait comme un très grave péril1.
Cette liberté de langage, et cette noble et franche
attitude ont soutenu les nôtres dans leurs reven-
dications courageuses. On n'a pu sans doute
terrasser, on a du moins fait reculer la secte fa-
natique si acharnée, chez nous, contre tout ce
qui est catholique et français2.
De quel œil réjoui, mes Frères, l'Eglise cana-
dienne ne voit-elle pas les vastes progrès qui
vont s'accomplissant par la main de ses enfants !
Elle seconde de tous ses suffrages vos projets
ingénieux ; elle loue de toute son âme vos initia-
1. Voir, par exemple, au sujet de l'union projetée du Haut et
du Bas Canada, les Mandements des Evcques de Québec, vol. m,
pp. 378-381.
2. Nous avons le regret de constater que, depuis 1889, le
fanatisme combattu par nos pères s'est réveillé et a repris plu-
sieurs fois l'offensive.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 43
tives fécondes ; elle favorise de tout son pou-
voir vos œuvres de transport, d'amélioration du
sol, d'expansion et de rénovation agricole ; elle
ouvre elle-même des paroisses, des comtés, des
diocèses, et elle ne cesse d'appeler sur vous et
sur tous vos travaux les bénédictions du ciel.
II
Cependant, hâtons-nous de le dire, le progrès
matériel, quelque enviable qu'il soit, n'est lui-
même qu'un élément bien médiocre dans le bon-
heur des peuples. C'est moins par la force des
bras et des machines que par le jeu de l'intel-
ligence qu'une nation s'élève au-dessus du ni-
veau vulgaire où rampent les races inférieures.
Rien n'égale en ce monde la souveraineté de
l'idée. Image du Verbe créateur, verbe elle-même
de l'esprit humain, elle fait et défait les trônes ;
elle domine les empires, les meut et les gouverne.
C'est un soleil qui rayonne, une influence qui
s'exerce, une autorité qui commande. Quand
ce soleil luit sur une nation, quand les sciences
et les lettres, dignes de la vérité qu'elles sont
chargées de répandre, en projettent la lumière
sur toutes les classes sociales, on peut affirmer
sans crainte que cette nation grandit, et qu'elle
s'achemine vers les sommets de la civilisation
véritable.
44 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Or, je le demande, n'est-ce pas l'Eglise catho-
lique qui la première, par ses prêtres, ses mis-
sionnaires et ses apôtres, a fait briller sur ce
continent d'Amérique, avec les clartés de la
foi, le flambeau glorieux des lettres humaines ?
n'est-ce pas à elle, pour une grande part, que
nous devons cet amour de la science, ce culte
de la vérité, cette religion de la pensée, dont
nos pères nous ont légué l'héritage, et qui n'est
pas, nous pouvons le dire sans jactance, le moin-
dre joyau de notre couronne ?
La colonie venait de naître. Et déjà, mal-
gré l'inévitable pénurie des hommes et des choses,
et grâce au zèle d'âmes admirables et liées par
le vœu du bien, non seulement l'instruction pri-
maire était donnée aux enfants, mais les sciences
fleurissaient sur ces plages nouvellement décou-
vertes. Dès cette époque, en effet, dans le col-
lège érigé par les Révérends Pères Jésuites, et
qui se montrait l'émule des meilleures institu-
tions de France, des thèses sur la philosophie
et la physique pouvaient être soutenues avec
succès en présence des autorités civiles et
militaires.
A peine établie sur les rives canadiennes,
l'Eglise se faisait une gloire d'allumer au foyer
du pays et au cœur même de la race, cette flamme
d'idéal dont nos esprits ont vécu, et qui fait
partout l'honneur des peuples civilisés.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 45
De quels bienfaits donc les générations ac-
tuelles ne sont-elles pas redevables au passé,
à nos premiers centres scolaires, à nos premiers
instituts d'hommes et de femmes, qui, pendant
si longtemps, soit par eux-mêmes, soit par des
écoles issues de leur sein, et alimentées de leurs
sacrifices, ont répandu l'instruction dans tou-
tes les classes du peuple, et ont tissé le fil d'or
des nobles traditions de l'esprit entrées dans la
substance même de notre patrimoine national !
Sans doute, en ce dernier siècle, les gouver-
nements civils, justement soucieux du progrès
de l'éducation dans notre patrie, ont fait beau-
coup pour venir en aide à l' insuffisance des pa-
rents. Mais qui pourrait nier que, dans cet
essor des idées et dans ce progrès des études, le
concours le plus efficace appartienne à l'Eglise ?
qui pourrait méconnaître les immenses services
que le catholicisme, protecteur né des arts,
des sciences et des lettres, rend chaque jour à
notre pays et à la jeunesse canadienne ?
Religion et lumière sont filles du ciel. Ouvrez,
mes Frères, les mandements de nos évêques,
les actes de nos conciles ; voyez ce que décrè-
tent ces voix autorisées sur l'instruction de l'en-
fance, sur le rôle des sciences et des études phi-
losophiques, sur le rôle et l'importance de l'en-
seignement supérieur ; comptez dans cette pro-
vince les maisons d'éducation fondées par des
46 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
prêtres, et où la religion parle, enseigne, et di-
rige ; nombrez les hommes éminents, hommes
d'Etat, hommes de plume, hommes de conseil,
hommes d'action, que sa main a façonnés et
que ses lèvres ont inspirés, et dites-moi si l'Eglise
n'a pas été pour notre société sa boussole la
plus sûre et son phare le plus lumineux.
Notre littérature elle-même doit à la religion
ses conceptions les plus hautes et ses accents
les plus pénétrés. Par elle ont été formés, et
soutenus, et encouragés la plupart de nos hommes
de lettres ; et c'est d'elle, et de son esprit, que
sont nées ces pages toutes canadiennes qui cé-
lèbrent la foi de nos pères, la grandeur de leurs
travaux, et l'héroïque simplicité de leur œuvre
patriotique.
Un grand orateur a dit1 : u Les lettres sont
le palladium des peuples véritables. Il n'y a que
les peuples en voie de finir qui n'en connaissent
plus le prix ; parce que, plaçant la matière au-
dessus des idées, ils ne voient plus ce qui éclaire
et ne sentent plus ce qui émeut. ' Sachons tou-
jours, mes Frères, mettre les idées au-dessus de
la matière, les progrès de l'esprit au-dessus du
mouvement des affaires et du miroitement des
richesses. C'est par le spiritualisme et la haute
culture qu'une nation monte à la gloire.
1» Lacordaire, 6e conf. de Toulovse.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 47
III
Mais cette gloire serait-elle solide, si elle n'avait
que la raison humaine pour appui ? et ne savons-
nous pas que les esprits les plus cultivés et les
peuples les plus policés, s'ils sont vides de Dieu,
manquent de leur plus nécessaire élément de
vie ? Malheur aux sociétés sans autels ! " La
justice, dit l'Ecriture1, élève les nations ; mais
le péché les abaisse et les rend misérables. '
Et par justice, ici, que faut-il entendre ?
une religiosité vague ? la seule religion natu-
relle ? L'histoire proteste contre cette interpré-
tation mensongère. Les Grecs avaient de l'es-
prit ; les Romains, du savoir et des légions.
Et cependant, personne ne l'ignore, ces deux
nations fameuses, viciées et dégénérées, ont
roulé, avec leurs forums et leurs temples, sur la
pente fatale d'une irrémédiable décadence. —
Non, mes Frères ; une seule force peut prévenir
de telles catastrophes : la religion du Christ,
et l'Eglise que le Christ a constituée son organe
et l'indéfectible gardienne du décalogue et de
la loi divine.
Cette religion, ai-je besoin de l'ajouter, c'est
la nôtre. Cette Eglise, elle s'est penchée, amou-
reuse, sur notre peuple au berceau. Et c'est
1. Prov., xiv, 34.
48 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
d'elle que nous tenons le trésor inestimable de
notre vie religieuse. Et c'est par ses soins que
cette vie de l'âme, jaillie, il y a deux siècles, des
flancs de la France chrétienne, s'est maintenue
au milieu de nous si saine et si féconde, et coule
toujours si abondante dans le fleuve sacré de
nos traditions.
Ici se placent sur mes lèvres des noms que
votre reconnaissance appelle, que votre piété
exalte, et que les anges acclament. Brébœuf,
Jogues, Lallemant : ah ! quels ancêtres dans la
foi, quels héros de la charité, quels initiateurs
et quels apôtres ! vous fûtes, ô martyrs glorieux,
pour notre peuple naissant ce que Jésus-Christ
a été pour l'humanité entière. C'est dans le
sang d'un Dieu que l'Eglise universelle puise
sa force et sa fécondité ; c'est dans le vôtre,
dont vous fûtes si prodigues, et qui a rougi pro-
videntiellement notre sol, que l'arbre de l'Eglise
canadienne plonge ses racines avides et boit la
sève de l'immortalité !
Cette sève surnaturelle, et cette vie si pure
infusée dans l'âme de nos pères, l'Eglise, par
son influence et par son travail, n'a cessé d'en
activer les mystérieuses énergies.
Je ne redirai pas avec quel zèle l'épiscopat
canadien, suivant l'exemple du premier évêque
de Québec, sut veiller, à toutes les époques, au
maintien intégral des croyances et à la pureté
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 49
des mœurs publiques. Ces réflexions m'entraî-
aeraient trop loin. Deux faits, cependant, do-
minent par leur importance les phases variées
de notre histoire ; et de deux manières également
remarquables, je tiens à le rappeler, les chefs
spirituels de notre race eurent l'honneur de la
préserver des plus mortels périls.
L'hérésie, maîtresse de notre sol, eût voulu
compléter son triomphe en extirpant du
cœur des nôtres cette foi catholique qui en
garde si jalousement le seuil. D'autre part,
quelles pressions exercées sur notre peuple, et
quels motifs spécieux offerts à son esprit,
pour le soulever contre l'autorité légitime et
pour l'entraîner hors des voies d'une franche
loyauté !
Ces tentatives opposées n'ont pu faire fléchir
la vertu de nos pères. Dociles aux enseigne-
ments de l'Eglise, ils sont restés fidèles et à leur
Dieu et à leur Roi ; ils ont marché d'un pas as-
suré entre l'abîme de l'hérésie religieuse et le
piège menteur de l'hérésie politique, et cette
sage et loyale attitude les a sauvés.
Le catholicisme canadien grandit. Il se révèle,
il s'affirme, il franchit même les bornes de ce
pays.
Qui n'a présente à l'esprit cette mémorable
expédition entreprise, il y a vingt ans, par une
poignée de braves dont le drapeau mêle aujour-
4
50 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
d'hui sa gloire à celle de Carillon1 ? C'est une loi
naturelle que, dans les temps de crise, la vie
reflue vers sa source. Rome était menacée, Rome,
la tête du monde chrétien, le centre des pensées
et des espérances catholiques. Que vit-on tout
à coup ? des fils du Canada se lever, s'armer
de leur foi et de leur vaillance, abandonner pa-
trie, amis, familles, et aller, nouveaux " croisés
sur le chemin de Saint-Pierre2, ' porter au-delà
des mers un courage et un dévouement dont
l'Europe gardera un impérissable souvenir.
Et nos frères qui émigrent, semant autour
d'eux leurs croyances, et nos prêtres et nos
vierges qui les suivent, et cet appui que notre
sacerdoce donne avec un zèle croissant au
christianisme de nos voisins, ne témoignent-ils
pas une vigueur et une plénitude morale mer-
veilleuse ? Pareille exubérance n'est-elle pas
un des signes dont Dieu se plaît à marquer les
peuples prédestinés ?
Mais je vois d'autres signes plus éclatants en-
core, et par lesquels se manifeste plus visiblement
la faveur divine.
Dans un coin renommé de cette terre canadienne
s'élève un sanctuaire où affluent chaque année
de toutes nos paroisses, et jusque des Etats-Unis,
1. Les Zouaves pontificaux, présents à la cérémonie, portaient
avec eux le drapeau de Carillon.
2. Mot de Ls Veuillot.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 51
des milliers de pèlerins. Là des aveugles voient ;
des boiteux se redressent ; des paralytiques
secouent leur torpeur. Toutes les plaies sont
guéries, toutes les misères sont soulagées. C'est
un foyer intense de grâces, et une source perma-
nente de prodiges. Et à qui devons-nous cette
gloire, et ces extraordinaires bienfaits ? à l'Eglise
catholique, dont les croyances pieuses et l'instinct
clairvoyant ont fait de la bonne sainte Anne
notre refuge et notre patronne.
Et pour que rien ne manquât au peuple cana-
dien, et que sa fidélité à Dieu reçût une consé-
cration solennelle, l'œil d'un grand Pontife s'est
abaissé sur nous. Sa main a désigné l'un des
nôtres ; elle l'a béni d'un de ces gestes dont
le Vicaire du Christ est le maître, et elle l'a élevé
jusqu'à ces hauteurs où se reflète l'éclat de la
tiare, et d'où le pouvoir sacré, transformé et
transfiguré, impose tous les hommages et com-
mande tous les respects.
Voilà, mes Frères, ce que la religion a été pour
nous, et voilà quels motifs nous avons de saluer
dans l'Eglise où nous sommes nés, une protec-
trice dévouée, une institutrice et une mère.
Ah ! chers compatriotes, n'allons jamais, par
une erreur funeste, nous soustraire à sa fcolli-
m
citude et à sa tutelle. Le jour où éclaterait ce
schisme, c'en serait fait de notre avenir. L'his-
toire ne nous dit pas qu'aucune nation ait péri
52 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
pour avoir fait à l'Eglise trop de place dans la
majesté de ses conseils. Mais ce que nous sa-
vons, et ce que l'histoire rappelle en de lugubres
récits, c'est que des peuples puissants ont dé-
chu de leur rang pour avoir rejeté les lumières
de la foi chrétienne.
Soyons plus sages, et ne perdons point de vue
l'alliance contractée dès nos origines entre le
pouvoir civil et l'autorité ecclésiastique. De-
puis l'illustre Laval siégeant au Conseil souve-
rain jusqu'à l'épiscopat actuel si franchement
dévoué aux intérêts publics, c'est cette alliance
qui a fait notre force. C'est elle qui nous rassem-
ble aujourd'hui, qui nous réunira demain, heureux
et reconnaissants, près de l'autel de la patrie.
En face de cet autel, et en présence du monu-
ment qu'on s'apprête à inaugurer, et qui semble
si bien fait pour symboliser l'union de l'Eglise
et de l'Etat, jurons, mes Frères, de ne jamais
séparer ces deux puissances amies, et d'affirmer
en toute conjoncture les droits de Jésus-Christ
dans le gouvernement des nations.
Ce soir, tournons nos regards vers le grand
Saint dont les reliques insignes, déposées dans
le trésor de cette basilique, seront désormais
pour nous, et pour la société qu'il patronne, un
gage d'une plus haute et d'une plus évidente pro-
tection. Prions saint Jean-Baptiste de nous aider
de ses conseils et de nous couvrir de son égide,
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 53
et de joindre en un faisceau compact toutes les
branches de la race franco-canadienne. Deman-
dons-lui d'exposer lui-même à Dieu nos besoins
et de lui offrir cette prière qui monte en ce moment
de nos cœurs :
" O Dieu de l'univers, vous à qui obéissent
les cités et les empires, qui avez tiré de l'Egypte
les fils d'Israël, baptisé les Francs aux plaines
de Tolbiac, couronné Charlemagne, canonisé
saint Louis, vous qui châtiez les sociétés coupa-
bles et louez et récompensez les nations qui vous
aiment, voyez ce peuple prosterné à vos pieds.
C'est un peuple fidèle. Il descend, et il s'en fait
gloire, de la Fille aînée de l'Eglise. La croix est
son drapeau, l'évangile sa charte, un prince du
sang chrétien son conseiller et son guide. Bé-
nissez-le, Seigneur. Donnez-lui de s'accroître
et de se multiplier dans l'unité de sa foi, dans
la splendeur de son verbe, et dans l'inaltérable
pureté de ses pensées et de ses traditions. Qu'il
soit heureux et prospère ! Qu'il étende et dé-
roule au loin la phalange fortement unie de ses
générations vigoureuses ; que son pied fier et
puissant marque sur ce continent une empreinte
de gloire ; et que sa tête porte au sommet des
cieux le diadème des nations données au Christ
en héritage ! "
Ainsi soit-il avec la bénédiction de son Emi-
nence !
KLOGE
DE
L'ABBÉ LOUIS OLIVIER.
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES ARTS,
Prononcé à l'Université Laval
le 22 juin 1890
Monseigneur le Recteur1,
Excellence2,
Mesdames,
Messieurs,
On n'a pu, sans doute, perdre le souvenir de
rémotion et de la tristesse qui envahirent
toutes les âmes, lorsque, le 14 octobre dernier, après
une alternative d'espérances trompeuses et de
sombres pressentiments, éclata parmi nous la
pénible nouvelle de la mort de l'abbé Louis Olivier,
professeur de Belles-Lettres au Séminaire de
Québec.
1. Mgr Benjamin Paquet, recteur de l'Université Laval.
2. Lord Stanley de Preston, Gouverneur Général du Canada.
56 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Cette mort inattendue était un coup de fou-
dre. En enlevant tout à coup à l'estime de
ses confrères, et à la tendre affection de ses
amis, l'un des plus dévoués et des plus po-
pulaires professeurs de cette maison, elle
creusait dans nos rangs un vide difficile à
combler.
Rien, certes, n'a été plus propre à nous faire
mesurer toute l'étendue de cette perte que le
deuil visible et profond où ce lugubre événe-
ment a plongé non seulement les élèves du Petit
et du Grand Séminaire, mais encore la jeunesse
instruite et le public de cette ville. En effet
l'abbé Olivier, par le charme de son esprit et
l'aménité de son caractère, s'était créé un très
grand nombre d'amis ; et son nom et sa per-
sonne, déjà bien connus et favorablement ap-
préciés, commençaient d'exercer ce prestige sa-
lutaire qui s'attache naturellement au talent
que le travail honore et au mérite que la religion
consacre.
Qu'il nous soit permis ce soir de payer publi-
quement, de la part du Séminaire et de l'Uni-
versité, un faible tribut d'éloges à la pure et
touchante mémoire de celui qui fut pour nous,
dans la plus juste acception des termes, un con-
frère, un collègue et un ami.
L'abbé Louis-Amateur Olivier naquit à Saint-
Nicolas, dans le comté de Lévis, le 29 mars 1859.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 57
Ses parents1, ayant remarqué avec quelle ardeur
précoce le jeune Louis s'adonnait à l'étude, et
quel penchant secret semblait incliner son cœur
vers la vie du sanctuaire, l'envoyèrent à Lotbi-
nière apprendre les rudiments du latin, sous la
direction du notaire Bédard. Ce premier stage
fini, notre étudiant entra au Petit Séminaire de
Québec, où, après de nombreux succès remportés
au cours de ses classes, il termina ses études
classiques en 1882, avec le titre de bachelier es
arts. L'automne de la même année, le Grand
Séminaire lui ouvrait ses portes.
Quatre ans passés dans le silence de la re-
traite, et dans les travaux combinés de l'étude
et de l'enseignement, préparèrent saintement
son âme aux religieuses fonctions du sacerdoce
qu'il eut le bonheur de recevoir, le 13 juin 1886,
des mains de son Eminence le cardinal Tasche-
reau.
Nommé vers le même temps professeur de
Seconde, après avoir rempli la charge initiatrice
d'assistant-professeur en cette classe et en Rhé-
1. L'abbé Olivier appartenait à une excellente famille de
cultivateurs, très zélée pour l'éducation de ses membres, et qui
a donné à la société des hommes marquants, tels que le Dr L. Oli-
vier, ancien zouave pontifical et ancien député de Mégantic
au Parlement fédéral, et Nazaire Olivier, avocat, ancien député
de Lévis à la Législature provinciale, et ancien professeur à la
Faculté de Droit de l'Université Laval.
58 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
thorique, le jeune abbé ne tarda pas à faire pa-
raître les réelles et remarquables aptitudes dont
la nature l'avait doté pour l'enseignement litté-
raire. Aussi l'Université, désireuse de s'assurer
le concours de son zèle et d'ouvrir à ses talents
une sphère plus haute et plus large, s'empressa-t-
elle de lui conférer le titre de professeur de litté-
rature française.
C'est au début de cette carrière, si pleine de
promesses, qu'une soudaine et impitoyable ma-
ladie est venue le ravir aux succès marqués du
présent et aux espérances grandissantes de
l'avenir.
Encore tout émus de ce coup tragique, et sans
chercher à pénétrer l'adorable volonté divine,
nous devons, l'âme résignée, nous courber sous
les desseins du ciel, et répéter avec confiance ce
que disent nos Saints Livres de l'homme juste,
frappé et enlevé à la fleur de l'âge : " Consum-
matus in brevi, explevit tempora multa ; quoiqu'il
ait peu vécu, il a cependant fourni une carrière
bien remplie1. " Tel a été, en effet, l'abbé Louis
Olivier.
Pour juger, comme il convient, cette belle et
trop courte existence, il ne suffit pas de porter
les yeux sur les œuvres que notre confrère a
lui-même produites, ou auxquelles il a pris part ;
1. Sap., iv, 13.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 59
il faut encore, et avant tout, recueillir les fortes
leçons qui se dégagent de sa vie, considérer les
exemples de foi profonde et de vertu laborieuse,
inséparables de sa mémoire, et qui la rendent
si particulièrement chère à tous les vrais amis
de l'instruction et de la jeunesse.
Le collègue que nous pleurons personnifie,
à nos yeux, le travail ardent, réfléchi, persévé-
rant, mis au service de la plus noble des causes,
la cause de l'éducation.
Ecolier, on ne le vit jamais perdre en lectures
frivoles, en passe-temps qui déroutent ou anémient
la pensée, ces heures précieuses que le jeune
homme doit employer à sa formation intellectuelle.
Docile aux enseignements et aux conseils de
ses maîtres, il suivait sans dévier le sentier qu'on
lui traçait ; et ce sentier parfois ardu, où s'exer-
çait son courage, devenait chaque année pour
lui le chemin de la victoire. Il aimait ses classes
et ses livres, et il s'y attachait de plus en plus,
par plaisir et par devoir : par plaisir, sans doute,
puisque l'âme altérée et curieuse y étanche cette
soif insatiable de connaître qui est l'un de ses be-
soins les plus pressants ; par devoir, surtout,
car c'est l'étude qui façonne les esprits solides,
et qui les dispose à servir dignement les plus
hauts intérêts de la société et de l'Eglise.
Ce qu'il était écolier, l'abbé Olivier le fut da-
vantage encore, devenu séminariste.
60 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Pénétré de l'esprit de son nouvel état, il savait
allier aux plus sévères pratiques de la piété
cléricale les travaux de l'enseignement et l'amour
de la science sacrée. Combien il eût désiré con-
centrer toutes ses études sur cette science de
Dieu et des âmes, et que de fois ne nous a-t-il pas
exprimé son regret de ne pouvoir, à l'exemple
de tant de confrères, tremper ses lèvres à la coupe
fortifiante des doctrines de saint Thomas ! Mais
la voix de l'autorité l'avait appelé ailleurs ; et
ce n'est pas, avouons-le, sans un sentiment de
vive satisfaction qu'il vit s'ouvrir devant lui
le champ si vaste, si riche et si séduisant des
études littéraires.
L'enseignement, Messieurs, est un apostolat.
Or, Dieu qui voulait, pour quelques années
du moins, confier à notre ami les fonctions aussi
délicates qu'importantes de ce ministère, l'avait
fait apôtre, j'entends, l'avait doué des qualités
maîtresses et des facultés communicatives qui
subjuguent l'esprit et le cœur des élèves. L'abbé
Olivier sut bientôt conquérir une place distin-
guée au rang des professeurs.
Sans être une de ces intelligences de haut vol
qui planent sur les sommets, il possédait un
goût sûr, un jugement droit ; et ce qui lui man-
quait peut-être de facilité et de pénétration na-
turelle était, chez lui, amplement compensé par la
passion du savoir et par l'opiniâtreté du travail.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 01
Chaque année voyait s'accroître le trésor de
ses connaissances. En présence des beautés
sereines et des horizons de lumière que lui révélait
le culte des lettres, il s'éprenait d'une admiration
qui allait jusqu'à l'enthousiasme. Il savourait
lui-même avec une délectation extrême ces plaisirs
élevés ; et, en classe, par sa parole chaude et
persuasive, il les faisait passer dans l'âme en-
chantée de ses élèves.
Quelques écrits sortis de sa plume, montrent
suffisamment ce qu'on pouvait attendre d'elle.
Pensées nobles et choisies, critique experte et
judicieuse, style correct, châtié, élégant, tout
déjà faisait présager pour l'abbé Olivier un avenir
brillant et fécond. Il était entré dans le groupe
des collaborateurs de notre grande revue, le
Canada-Français. Une conférence fort réussie
sur le marivaudage lui avait valu les suffrages
d'un bon nombre de lettrés ! Ses sermons, quoi-
que rares, étaient goûtés des fidèles.
Mais c'est surtout en classe, dans sa chère
classe de Seconde, que le mérite et le talent de
notre jeune ami apparaissaient tout entiers.
Il y a dans le cœur humain, et dans l'affection
franche et ouverte par laquelle il se livre, une
force de persuasion que n'ont pas les seules con-
naissances de l'esprit. Pour se frayer le chemin
des âmes, surtout si ces âmes sont neuves, in-
constantes, sensibles aux moindres atteintes de
62 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
l'ennui et de la lassitude, la science du profes-
seur doit se doubler de bonté. Or, j'en prends à
témoin tous ses anciens élèves et tous ceux qui
l'ont approché et connu, l'abbé Olivier était bon ;
je dirai mieux, il avait reçu du ciel un fonds d'iné-
puisable bienveillance. Doux et ferme à la fois,
indulgent sans faiblesse, patient, dévoué, il met-
tait dans ses procédés un tact et une sympathie
qui lui conciliaient tous les cœurs. Régent exem-
plaire, il savait par un bon mot, par un éloge mé-
rité, stimuler et récompenser le travail, comme
il savait aussi, par cet accent de douceur dont
il ne se départait jamais, faire accepter et faire
fructifier un reproche. Les jeunes gens allaient
à lui non seulement comme à un maître rensei-
gné, mais comme à un guide sûr et affable, et
comme à un conseiller digne de toute confiance.
Il est disparu, ce guide ; il est mort, cet hom-
me de conseil. Mais les nombreux élèves qui,
en suivant ses leçons, y ont puisé le goût du beau
et l'amour des lettres, mais les membres de la
société littéraire des externes qu'il dirigea trois
ans avec un si grand zèle, tous ceux enfin qui,
par leur situation, ont pu jouir de son commerce
et bénéficier de son influence, n'oublieront pas
de sitôt cet esprit clair, cette âme bienveillante,
ce cœur franc et loyal, cet éducateur aimant, sym-
pathique et généreux. Son souvenir parlera,
comme il parlait lui-même, avec l'autorité que
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 63
donne l'intelligence jointe au dévouement, au
désintéressement et à la vertu.
J'ai nommé la vertu. L'abbé Olivier, Messieurs,
la cultivait depuis son enfance. Il avait compris
que, sans elle, sans cette force intérieure qui
élève la pensée, redresse le sens de l'âme, et oriente
toute l'activité humaine, le travail est un servage,
la gloire une vanité et une dangereuse chimère.
Habitué de bonne heure à ne rien négliger de
ce que la religion demande, il mit à accomplir
tous ses devoirs de prêtre, cette ardeur et ce
courage qui ne le quittaient jamais. Pieux, cha-
ritable, plein de condescendance, modeste dans
le succès, régulier dans ses actions, il offrait à
ses confrères l'exemple de toutes les vertus. Il
accomplissait saintement les actes les plus ordi-
naires ; et c'est en cela même qu'ont brillé de tout
leur éclat l'énergie soutenue de sa volonté et le
mérite singulier de sa foi.
Aussi, quand sonna l'heure des suprêmes adieux,
quand il fallut s'arracher à une famille en pleurs,
à des frères tendrement aimés, reconcer aux
jouissances de l'étude, et aux mille projets d'ave-
nir que caresse instinctivement tout esprit jeune,
vigoureux et conscient de ses dons innés et de
sa naissante valeur, son âme se trouva prête.
Un acte d'espérance, un élan d'amour divin,
une pensée et un regard tournés vers le ciel
suffirent pour consommer le sacrifice.
64 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
L'abbé Olivier s'est endormi du sommeil des
justes avec cette sérénité douce, cette soumission
entière et confiante aux ordres de la Providence,
qui avaient été la marque spéciale et la loi essen-
tielle de sa vie.
Nous savons que peu de temps avant de tomber
malade, il avait conçu l'idée de traverser bien-
tôt l'océan pour aller à Paris, foyer des lettres
françaises, compléter ses études littéraires et
mettre la dernière main à l'édifice de ses con-
naissances. Dieu ne lui a pas permis de réaliser
ce rêve. Mais en revanche, et au lieu des par-
celles de vérité que l'homme recueille ici-bas
avec tant de labeur, il lui a livré la vérité tout
entière ; il l'a appelé, nous en avons la ferme con-
fiance, à jouir parmi les élus de l'éternelle vision
d'une Beauté qui ne connaît ni ombre ni déclin.
L'Université Laval, Messieurs, a perdu en sa
personne un professeur dévoué, la jeunesse pleure
un ami, l'Eglise un jeune prêtre studieux et
vertueux.
C'est une fleur fraîchement éclose, moissonnée
dans son printemps ; mais du moins, pour nous
consoler, il nous en reste l'image, et nos cœurs
en garderont l'inoubliable parfum !
ELOGE
DU VÉNÉRABLE
FRANÇOIS DE MONTMORENCY-KAYAL,
PREMIER ÉVÈQUE DE QUÉBEC,
Prononcé dans la Basilique de Québec,
à l'occasion de l'introduction de la cause
de béatification du serviteur de Dieu,
le 13 mai 1891
D
Similem illum fecit in gloria
sanctorum.
Dieu lui a donné une gloire
égale à celle des saints.
Eccli., xlv, 2.
Eminence1,
Messeigneurs2,
Mes Frères,
ans le domaine moral, non moins que dans
l'ordre physique, l'Auteur et l'Ordonnateur de
1. Son Eminence le cardinal El zéar- Alexandre Taschereau,
archevêque de Québec.
2. Tous les archevêques et évêques de la Province de Québec.
66 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
toutes choses sait marquer son action par des
règles d'une admirable sagesse.
C'est une loi de la Providence qu'aux origines
des grandes institutions sociales préside un de
ces génies dont la puissance pénètre l'avenir,
et l'une de ces personnalités dont l'influence
domine toute la série des âges. Adam, chef et
principe des générations humaines, réunissait en
son être les dons les plus merveilleux d'intelli-
gence et de force. Jésus-Christ, fondateur adorable
de l'Eglise, s'est montré le type achevé de toute
perfection. Chaque société nouvelle, chaque Ordre
religieux, chaque Eglise particulière quelque peu
importante, s'honore d'avoir pris naissance par les
soins et sous la conduite d'un héros ou d'un saint.
Dieu merci, l'humble Eglise, fondée en cette
ville même il y a plus de deux siècles, et à laquelle
nous sommes heureux d'appartenir, n'a pas
été privée de ce bienfait ni de cette gloire. Elle
aussi, elle peut se flatter d'avoir vu rayonner
sur son berceau la figure d'un homme éminent,
d'un prélat illustre par le nom et par la noblesse |
du sang, plus illustre et plus remarquable par
le mérite des œuvres et par la sainteté de la vie1.
Est-il besoin de le nommer, ce pionnier auguste
1. En parlant dans ce discours de la sainteté et des vertus
de Mgr de Laval, nous déclarons (conformément aux règles
établies par le Saint-Siège) ne vouloir en aucune façon préve-
nir le jugement de notre mère la sainte Eglise.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 67
de la foi ? Sa mémoire, toujours chère au peu-
ple canadien-français, toujours bénie, toujours
vénérée, a survécu au naufrage des siècles. Et
c'est pour honorer cet ancêtre glorieux qu'aujour-
d'hui, dans ce lieu historique, premier témoin
de son zèle et dernier théâtre de sa piété, s'est
réunie l'élite d'une nation qui fut pendant si
longtemps l'objet de ses plus tendres et de ses
plus vives sollicitudes.
Pressés par un sentiment de juste reconnais-
sance, nous sommes venus, sur l'appel de son
Eminence le cardinal Archevêque, remercier
Dieu et le Saint-Siège d'avoir exaucé nos vœux,
d'avoir voulu permettre l'introduction en cour
de Rome de la cause de béatification et de cano-
nisation du premier évêque de Québec ; nous
sommes venus, dis-je, en face des autels où le
portent déjà nos désirs, saluer et célébrer l'im-
mortel fondateur de l'Eglise du Canada, le
vénérable François de Montmorency-Laval.
Personne ne contestera l'importance souve-
raine d'un tel événement. Ce décret du Saint-
Siège, sans être définitif, et sans autoriser encore
les honneurs d'un culte public, consacre solen-
nellement la vie et les travaux du grand servi-
teur de Dieu. Il nous remet sous les yeux, à une
époque où la foi chrétienne, même la mieux
ancrée dans le cœur des peuples, est exposée à
de graves dangers, les exemples lumineux de
68 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
cette âme si fidèle et les leçons de courage
dictées par ce modèle de toutes les vertus.
En effet, par le caractère de ses mérites et de
ses œuvres, Mgr de Laval rappelle les temps
héroïques des premiers siècles du christianisme.
Organisateur d'une Eglise qui lui doit ses pre-
miers progrès, il a été en même temps, dans ces
contrées neuves et barbares, l'infatigable cham-
pion de la foi ; et, au milieu de tous ces travaux,
on l'a vu s'élever jusqu'aux plus hauts sommets
de la perfection évangélique. C'est dire que sur son
front brille une triple auréole : le génie de l'auto-
rité, la flamme du dévouement, la gloire de la
vertu ; qu'il a été grand évêque, grand apôtre, et
grand saint. Similem illumfecit in gloria sanctorum.
Telles sont les trois pensées que nous inspire
la fête de ce jour, et que je voudrais, mes Frères,
soumettre bien humblement à votre religieuse
considération.
Chef-d'œuvre des mains divines, l'Eglise ca-
tholique est une société vivante, un vaste corps
moral puissamment organisé selon toutes les
lois de l'ordre hiérarchique, et pénétré et vivifié
par un principe supérieur et par un souffle sur-
naturel qui en est l'âme et la force. Sur cette
•ceuvre merveilleuse, sortie du cœur même du
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 69
Christ, et ordonnée à un but universel, doivent
se modeler ou plutôt se greffer toutes les Eglises
nouvelles, locales et régionales, nécessitées par
la marche des temps et par le mouvement des
peuples. Vouloir créer une Eglise en dehors de ces
conditions serait jeter dans le sol une branche
sèche et sans vie, fatalement vouée à la stérilité.
C'est ce qu'avait compris l'illustre François
de Laval dès le jour où il fut choisi par les cours
de France et de Rome pour aller au Canada
exercer les fonctions de Vicaire apostolique.
Formé aux meilleures écoles de la science et
du dévouement, préparé et initié, par la Provi-
dence elle-même, au gouvernement des hommes
et à la gestion des affaires, Mgr de Pétrée appor-
tait à la haute mission dont on l'avait investi
un jugement droit et sûr, une foi ardente et pro-
fonde, un courage magnanime. Nous ne le sui-
vrons pas dans le détail des œuvres qu'il entre-
prit et fonda pour assurer à la Nouvelle-France
une condition religieuse digne, tout à la fois,
de la noblesse de sa naissance, et de la grandeur
de ses destinées. Cette étude dépasserait le
cadre que nous nous sommes tracé. Toutefois,
nous ne saurions taire avec quelle prévoyance,
et quel esprit de discernement, le sage et pru-
dent prélat sut asseoir l'édifice confié à ses mains
sur ces bases immuables qui défient les révolu-
tions et l'action corrosive des siècles.
70 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Sachant bien qu'une Eglise ne saurait long-
temps subsister sans un clergé instruit et pieux,
il s'appliqua tout d'abord, malgré son peu de
ressources, à établir un séminaire. Ce séminaire,
mes Frères, fut l'œuvre de prédilection de Mgr de
Laval. Il l'entoura de ses soins, l'aida de ses
conseils, le dota de ses deniers. Il en fit, chose
admirable, un centre et un foyer d'où tous les
missionnaires, après y avoir puisé les fortes
et sublimes leçons du dévouement chrétien,
.rayonnaient et se répandaient dans les différentes
paroisses, et où chacun d'eux ensuite, brisé,
accablé de fatigue, venait avec bonheur refaire
ses forces et retremper son courage1.
C'est, en très grande partie, au zèle et à la
sagesse du prélat fondateur que nous devons
notre belle organisation paroissiale par laquelle
se réalise si bien, dans une sphère limitée sans
doute, l'harmonieux accord de l'Eglise et de
l'Etat. Ce système, sous certains rapports,
peut n'être pas parfait. Il a cependant rendu,
sur notre terre canadienne, des services inappré-
ciables. Semblables aux tissus celluleux où s'éla-
bore la vie physique et qui la gardent et la trans-
mettent, nos centres paroissiaux ont été des
1. C'était là, assurément, une situation transitoire, mais
adaptée aux besoins spéciaux d'une Eglise toute nouvelle, et
qui témoigne de l'esprit éminemment pratique du premier évé-
que canadien.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 71
cellules fécondes par lesquelles s'est conservée,
et propagée, et multipliée, notre vie religieuse,
et avec elle cet esprit de solidarité morale et
de communauté civique qui a tenu nos familles
rurales si puissamment associées.
L'Eglise, nous l'avons dit, n'est pas une masse
inerte, mais un corps vivant. Elle a une âme
qui la pénètre en tous ses éléments et en tous
ses organes, et de laquelle dépendent, comme
d'un principe essentiel, sa force, sa fécondité et
sa vie.
Ce sera l'honneur propre, et la gloire impéris-
sable, de Mgr de Laval, d'avoir su faire passer
dans l'Eglise de Québec le souffle surnaturel
qui l'inspirait lui-même, de lui avoir donné une
âme lumineuse et pure, d'avoir infusé à son
œuvre cette sève spirituelle et ces fortes tradi-
tions de doctrine et de morale, de piété et de
religion, dont s'est imprégné notre esprit, et qui
distinguent aujourd'hui encore nos braves popu-
lations canadiennes.
Dans un siècle où l'Eglise de France, menacée
par l'invasion protestante et travaillée par le
ferment janséniste, se laissait d'autre part
entraîner au courant des prétendues libertés
gallicanes, quelle énergie ne fallait-il pas, chez
un prélat du reste très bien vu de la Cour,
pour échapper à tant de périls ! Mgr de Laval
eut ce rare et insigne mérite. On le vit, dès le
72 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
début de son administration, repousser coura-
geusement les prétentions dangereuses de l'arche-
vêque de Rouen pour ne dépendre, lui et les
siens, que du Saint-Siège lui-même. Hostile au
jansénisme ainsi qu'au gallicanisme, il ne perdait
aucune occasion de battre en brèche ces erreurs.
Ce qu'il fit pour éloigner de ce pays les huguenots
ou, du moins, pour les convertir, son amour des
doctrines de Rome et de la liturgie romaine, son
zèle pour l'éducation, pour le bien et le progrès
des communautés religieuses, l'ardeur constante
et la force indomptable qu'il fit paraître dans la
défense des droits sacrés de l'Eglise, proclament
plus éloquemment que toute parole humaine
l'élévation de pensée, la droiture de jugement,
l'inflexible rigidité dogmatique du vénérable fon-
dateur de l'Eglise de Québec.
Ce souci de l'orthodoxie n'avait d'égal en lui
que son désir de faire prévaloir les exigences
de la morale, et de faire partout triompher les
intérêts de la religion, de la piété et de la
vertu.
Avec quels courageux accents ne croit-il pas
devoir dénoncer les désordres et les graves abus
dont la société d'alors donnait parfois le spec-
tacle ! Quelle noblesse de motifs, et quelle vigueur
d'action dans les assauts qu'il livre pendant
près de vingt ans au commerce de l'eau-de-vie !
On l'accuse, on le calomnie ; on intrigue à la
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 73
Cour de France pour miner son crédit et entraver
ses efforts. Incapable de faiblesse, Mgr de Laval
ne craint pas de se mettre en route, d'affronter,
à plusieurs reprises, l'océan et ses tempêtes, et
d'aller en personne déjouer les trames odieu-
ses ourdies contre son autorité.
Rien du reste n'échappait à ses soins et
à son regard prévoyant. Il serait trop long
de rappeler comment il s'employa à répan-
dre dans l'âme de son peuple, et à faire
lever et fructifier ces belles et riches se-
mences d'où naissent les mœurs chrétiennes,
et qui engendrent les longues traditions catho-
liques. Deux célèbres dévotions, associées dès
l'crigine à notre vie nationale, et qui en furent
à toutes les époques le palladium sacré, le culte
de la bonne sainte Anne et celui de la Sainte-
Famille, rediront éternellement le nom du saint
fondateur qui, soit par ses exemples, soit par
des règlements de la plus haute sagesse, leur
donna une si efficace impulsion.
II
Mais l'évêque appelé à établir une Eglise,
et à créer une société de croyants, n'a pas seule-
ment besoin du génie de l'autorité ; il lui faut,
semblable aux grands sauveurs d'âmes et aux
grands convertisseurs de peuples, revêtir les
74 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
livrées de l'apostolat et en déployer tout le
zèle. Euntes docete omnes génies1.
Mgr de Laval fut vraiment apôtre : il en avait
le cœur généreux ; il en avait la foi intrépide.
Cette foi si élevée lui révélait le prix des âmes
rachetées dans le sang de l'Agneau ; et sa cha-
rité ardente s'exaltait dans l'extrême désir de
les régénérer et de les sauver. C'est lui qui s'écriait
avec un accent digne de saint Paul : " Plaise
au ciel que je me fasse tout à tous, et que je
gagne tous les cœurs à notre Divin Sauveur2! "
Avant même qu'il partît pour les missions
d'Amérique, cette soif et cette passion des âmes
le consumait, et on l'avait désigné pour aller
porter au Tonkin, avec les clartés de la foi,
l'offrande volontaire de sa vie. Nommé, peu de
temps après, vicaire apostolique de la Nouvelle-
France, il n'accepta cette charge que dans le
ferme espoir d'y pouvoir travailler au salut des
infidèles et peut-être d'y verser son sang.
Qui dira les nombreuses démarches faites par
le vaillant prélat, les prières et les travaux aux-
quels il se livrait, les sacrifices qu'il s'imposait,
pour assurer le succès des missions sauvages ?
Un de ses premiers soins fut d'associer aux
Pères Jésuites, dont l'ardeur et le courage ne
1. Matth., xxviii, 9.
2. Rapport de 1660 adressé au Souverain Pontife.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 75
pouvaient suffire à tous les besoins, de nouveaux
missionnaires remplis de l'esprit de Dieu. Ces
nobles ouvriers du Christ, il les chérissait de toute
son âme ; et il faut lire les lettres d'adieu, les
instructions si sages, et les conseils si pratiques
qu'il leur adressait, pour comprendre tout ce
qu'il y avait de foi confiante, d'aspirations su-
blimes et de lumineuses intuitions dans ce cœur
d'évêque et d'apôtre.
Un jour, revenant d'une visite pastorale, il
fait rencontre d'un vieux missionnaire tout courbé
sous le poids de l'âge, et qui, effrayé peut-être
par de sombres prévisions, lui demande d'un
air hésitant, s'il doit continuer sa route : " Mon
Père, répond le prélat d'un ton quasi inspiré,
toute raison humaine semble vous retenir ici,
mais Dieu, plus fort que les créatures, vous veut
en ces quartiers-là. ' Et le Père, dans la suite,
écrivait qu'au sein de ses labeurs et de ses tris-
tesses, dans la solitude des bois, ou sur le bord
des torrents, cette parole tombée des lèvres d'un
tel pasteur apportait à son âme consolée des
leçons de force et des échos de joie.
Mgr de Laval n'avait pas de plus grand bon-
heur que de partager la vie et les travaux de
ses prêtres, de sillonner en canot d'écorce, et
une crosse de bois à la main, les lacs et les rivières,
et d'aller souvent visiter les postes les plus
inhospitaliers de son immense diocèse. Sa pré-
76 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
sence charmait les sauvages ; sa bienveillance les
subjuguait ; et, au seul son de sa voix, le farouche
Iroquois lui-même se transformait en doux agneau.
Grâce à sa direction et aux impulsions de son
zèle, les missions prirent un essor jusque-là in-
connu. Le regard du prélat-apôtre embrassait
dans un même rayon de miséricordieuse charité
presque toute l'Amérique du Nord, et il eut la
consolation de voir, avant de mourir, la croix
de son divin Maître étendre ses bras rédempteurs
jusque sur la vallée du Mississipi.
Même pendant les années qui suivirent sa
démission, le saint évêque de Québec ne cessa
de s'intéresser de la manière la plus effective à
la conversion des sauvages. Un religieux qui
les desservait lui ayant fait part de son dénûment,
il alla jusqu'à lui donner ses dernières argenteries
pour qu'il en fît un ciboire, et que ce qui avait
servi à la nourriture du corps pût servir désor-
mais à un ofhce plus noble : porter aux âmes
affamées le corps et le sang d'un Dieu.
Je n'en finirais pas, mes Frères, si je voulais
remettre sous vos yeux tous les faits de bonté
touchante et d'héroïque générosité qui marquè-
rent l'apostolat du premier pasteur de la Nou-
velle-France.
Oh ! qu'elle doit être grande, la joie du pieux
évêque ; et quelles suaves émotions ne doit-il
pas ressentir en voyant maintenant, sur ce trône
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 77
de sa cathédrale, siéger un prince de l'Eglise,
et autour de ce trône, dans tout l'éclat de leur
dignité, un si grand nombre de prélats, l'honneur
de notre pays et l'orgueil de notre race, et en
qui l'âme du saint fondateur revit tout entière,
tenir si hautement le sceptre des pontifes !
Vénérable François de Laval, non, ce n'est
pas en vain que, de vos sueurs d'apôtre, vous
arrosâtes le sol canadien ! Vos doctrines ont
germé ; des mains fidèles les ont fécondées ;
et vos œuvres, débordantes de promesses et de
vie, grandissent et s'épanouissent sous le ciel
de la liberté. Ce que vous étiez jadis au conseil
souverain, vos successeurs le sont aujourd'hui
dans les conseils publics pour défendre la plus
belle et la plus vitale des causes. Vous rêviez
pour votre Eglise des progrès et des triomphes.
Ces progrès se sont accomplis ; ces triomphes,
nous les contemplons dans la marche ascendante
de notre foi religieuse, dans cette force d'expan-
sion et d'organisation qu'elle déploie, et qui lui
assure, en dépit de tous les obstacles, un rôle
providentiel sur ce continent d'Amérique !
III
Nous disions en commençant que Mgr de
Laval avait été non seulement un évêque illustre,
non seulement un apôtre généreux, mais aussi
80 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Mais l'énergique vieillard se montre plus grand
que le malheur. Emu, non abattu, et pénétré de
cette vérité qu'il faut s'attacher à Dieu plus
qu'aux œuvres de Dieu, il ne cesse d'adorer,
dans le secret de son âme, les desseins de la Pro-
vidence, et de bénir la main qui le frappe.
Aux tristesses et aux angoisses viennent se
joindre les souffrances physiques. La maladie
l'oppresse ; d'atroces douleurs le tourmentent.
Et, comme si ce n'était assez de tant d'afflic-
tions pour expier ses fautes ou plutôt les fautes
de son peuple, lui-même y ajoute encore par
le jeûne, les cilices, et la pratique constante des
plus austères vertus.
Comment, mes Frères, se défendre d'un cri
d'admiration en présence d'un tel spectacle, et
au souvenir de telles épreuves relevées par tant
de courage ? Sans prétendre devancer les déci-
sions du Saint-Siège, et soumis d'esprit et de
cœur à tous ses jugements, mais forts du témoi-
gnage de l'histoire, nous oserons conclure que
Mgr de Laval porte au front la couronne des
plus grands et des plus vertueux pontifes qui
aient honoré l'Eglise.
Lorsque, en 1708, le digne prélat mourut, on
eût pu lire sur sa tombe cette inscription gravée
par la reconnaissance : " La mémoire de ses
vertus, et de ce qu'il a fait pour augmenter la
foi dans la Nouvelle-France, n'y mourra point,
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 81
tant que la religion catholique y subsistera. "
Paroles mémorables, mes Frères, paroles pro-
phétiques répétées d'âge en âge, et que chaque
jour éclaire d'une lumière plus vive et plus vraie !
Non, elle n'est pas morte, et elle ne saurait
périr la mémoire de celui qui, au prix de tant de
sacrifices, façonna de ses mains et anima en quel-
que sorte de son cœur cette Eglise canadienne
aujourd'hui si florissante. Et la Providence
elle-même s'est chargée d'en consacrer la gloire
par des faits de la plus haute et de la plus
frappante signification.
Rappelons-nous le tressaillement d'allégresse
qui secoua le pays entier, lorsque, il y a treize
ans, des fouilles faites en cette basilique mirent
à nu les restes mortels du premier évêque de
Québec. Cette soudaine découverte, aussi heu-
reuse qu'imprévue, et qui donna lieu aux fêtes
grandioses de la translation des augustes dé-
pouilles dans la chapelle du Séminaire, marquait
assez clairement quelles étaient les vues du ciel
sur le corps de celui qu'on exhumait ainsi, dans
une lumière d'apothéose, de la poussière des
siècles.
Une chose non moins remarquable est la con-
fiance croissante des catholiques canadiens en
Mgr de Laval, et le nombre de prodiges que la
voix populaire, surtout depuis quelques années,
n'hésite pas à attribuer à son intercession. Sans
6
82 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
discuter ici la nature de ces faits assurément éton-
nants, nous affirmons sans crainte que leur en-
semble constitue une forte présomption en fa-
veur de la sainteté et du puissant crédit de l'évêque
que nous honorons.
Enfin, ce qui achève de nous affermir dans ce
sentiment, ce qui met le comble à notre joie et
justifie nos meilleures espérances, c'est l'impor-
tant décret récemment émané de Rome, suprême
et officielle déclaration par laquelle le Saint-
Siège confère publiquement, en face du monde
entier, le titre de Vénérable au vénéré fondateur
de l'Eglise du Canada.
Voilà, mes Frères, trois faits éclatants, et inti-
mement liés, et qui présagent le jour glorieux
où le peuple canadien, réjoui et reconnaissant,
pourra rendre un culte public de respect et de
louanges, d'imitation et de prières, à celui qu'il
regarde déjà comme son céleste protecteur. Ce
jour est-il éloigné ? Nous ne saurions le dire.
Quoi qu'il en soit, hâtons-le par nos vœux et notre
confiance, par les appels de notre piété, et par
cette foi ardente, fervente, obstinée, qui trans-
porte les montagnes et rend les nations chré-
tiennes dignes des plus singulières faveurs du
ciel.
PANEGYRIQUE
DE
SAINT LOUIS DE GONZAGUE
Prononcé dans la Basilique de Québec,
à l'occasion du troisième Centenaire
de la mort du saint,
le 20 juin 1891
Non recedet memoria ejus,
et nomen ejus requiretur a
generatione in generationem.
Sa mémoire ne périra point,
et son nom toujours béni ne
cessera de retentir de géné-
ration en génération.
Eccli., xxxix, 13.
Mes Frères et chers amis1,
Dieu, qui est l'auteur du monde, est aussi
l'auteur de l'Eglise. Et de même que jadis,
de sa main toute-puissante, il semait avec pro-
1. L'auditoire comprenait presque toute la jeunesse catho-
lique de Québec et des environs. Ces jeunes suivaient les exer-
cices d'un triduum en l'honneur de saint Louis.
84 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
fusion dans l'immensité de l'espace les astres
et les soleils, splendeur de l'univers ; de même a-t-il
allumé au firmament des âmes, et sous l'œil
des consciences, des étoiles de vérité, de sainteté
et de justice.
Ces astres innombrables, parus successivement
à l'horizon des siècles, n'ont ni le même éclat,
ni la même forme, ni la même mission. Stella
differt a Stella1. Les uns plus élevés, foyers vi-
vants de doctrine, rayonnent indifféremment
sur tous les pays et sur toutes les âmes ; d'autres,
placés moins haut et d'un pouvoir moins grand,
opposent leur influence aux influences spéciales
d'une hérésie ou d'une secte. Ceux-ci semblent
chargés de guider à travers le monde une classe
d'hommes particulière ; ceux-là, de diriger une
œuvre, ou de faire briller une vertu.
Parmi toutes ces étoiles, si nombreuses et si
variées, il en est une à qui Dieu a dit : "Je t'ai
placée sous le regard des peuples et sous la voûte
des temples pour être le phare lumineux et di-
recteur de la jeunesse. Ta clarté bienfaisante
éclairera son esprit, tes chauds et purs rayons
féconderont son cœur. Va, brille sur le monde,
et que jamais l'éclat qui est si vif en toi ne pâlisse,
ni ne s'éteigne. "
Cette étoile, mes Frères, cet astre protecteur
l. 1 Cor., xv, 41.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 85
alluma au-dessus de nos têtes, vous l'avez reconnu.
Votre foi a deviné ce jeune homme dont le nom,
si cher aux cœurs catholiques, est synonyme de
grâce, de pureté, de candeur, de charité, d'in-
nocence ; vous avez nommé Louis de Gonzague.
Depuis trois cents ans déjà, flambeau ardent et
mystique, suspendu comme une lampe dans
le sanctuaire des âmes, il répand ses feux divins,
et il projette partout sur le monde, notamment
sur la jeunesse des séminaires et des collèges, le
reflet merveilleux de ses vertus et de sa vie.
En ces jours, qui marquent dans l'histoire le
troisième centenaire de son trépas glorieux, l'Eglise,
semble-t-il, ne pouvait s'abstenir de commémo-
rer par de publics hommages un nom si grand
et si pur. Le Souverain Pontife lui-même, dans
une lettre touchante, a voulu tracer le programme
de ces fêtes religieuses, et consacrer par de ri-
ches faveurs de si édifiantes solennités.
Ces faveurs et les grâces dont elles sont
le gage, vous les demandez chaque jour avec
un pieux empressement aux exercices de ce tri-
duum ; vous les puisez, pleins de confiance,
dans la dévotion et la prière ; vous les cherchez
encore dans la méditation et le souvenir des
vertus admirables de saint Louis.
Je crois répondre aux désirs et à la piété de
vos cœurs en venant avec vous, ce soir, considérer
Louis de Gonzague sous le double aspect que
86 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
nous offre l'étude intime de sa vie. Vous le faire
voir d'abord dans ses rapports avec Dieu et
comme chef-d'œuvre de la grâce ; vous le mon-
trer ensuite dans ses rapports avec nous et comme
parfait modèle de la jeunesse catholique, tel sera
l'objet de ce modeste éloge.
Il y a, mes Frères, chez l'artiste, de ces heures
rapides et fuyantes où soudain son front s'illu-
mine d'ineffables clartés, et où son œil inspiré
s'allume et jette des flammes. Puissants éclairs
de génie, ces conceptions et ces visions s'impri-
ment sur le marbre, sur le papier, ou la toile,
en des traces immortelles qui font la gloire de
l'homme et l'admiration des siècles.
Ainsi en est-il, sans doute, des artistes créés.
Et vraiment ne peut-on pas dire que cette loi
générale de l'inspiration humaine s'applique éga-
lement, dans une certaine mesure, aux œuvres
plus parfaites de l'Artiste incréé ? — Oui, dans
l'ordre de la grâce, comme dans celui de la na-
ture, il semble que la main divine ait, à de cer-
taines heures, des touches plus heureuses, et
qu'elle y donne, avec un art que rien ne saurait
imiter, de plus brillants coups de pinceau. C'est
alors que Dieu fait les saints ; et c'est surtout
à l'une de ces heures que nous devons rapporter
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 87
Tidée et l'action formatrice du bienheureux Louis,
prodige de vertu précoce et chef-d'œuvre de la
grâce divine.
Pour se rendre bien compte d'une perfection
si rare et d'un mérite si singulier, il importe
d'observer que trois phases principales marquent
ordinairement la marche et la vie des âmes que
Dieu, dans sa providence, destine aux gloires de la
sainteté. C'est d'abord un état de piété tendre
et naïve, une vertu sans obstacle et, en quelque
sorte, naturelle ; puis à ces premiers dons
succèdent les combats, les contradictions, les
épreuves; puis enfin, l'âme affermie par les
tempêtes elles-mêmes, comblée de faveurs nou-
velles et de dons plus précieux, entre dans une
douce et permanente union avec son créateur.
Nous avons là, en trois mots, l'histoire de
Louis de Gonzague.
Baptisé dès l'aurore d'une vie à peine éclose,
il n'a pas encore vu le jour que déjà son âme
purifiée s'étale comme une fleur sous les rayons
du soleil divin. Dieu s'en est emparé. Il l'a im-
prégnée de son souffle et comme baignée de sa
grâce ; et Louis n'ouvre aux premières pensées
et aux premiers désirs son esprit et son cœur que
pour connaître et chérir son bienfaiteur suprême.
A un âge où d'autres ne montrent que des pen-
chants puérils et de frivoles caprices, quelle gra-
vité de mœurs et quelle maturité de vertu !
88 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Poussé secrètement par une force intérieure,
par Y instinct des âmes d'élite, tantôt il se retire
dans un coin du château où il pourra prier libre-
ment ; tantôt, on le voit courir, les mains chargées
d'aumônes, vers les pauvres de Jésus-Christ
dont la misère l'émeut et dont il aspire à sécher
les pleurs.
Louis n'est pas seulement un enfant qui étonne ;
c'est déjà un saint qu'on admire.
Suivons-le de Châtillon, sa ville natale, à Flo-
rence où son père le conduit, pour lui faire com-
mencer ses études. Dans le travail pieux, et dans
l'ardeur des premiers efforts, l'esprit du jeune
écolier sent bientôt poindre ses ailes, et devant
lui surgissent des lumières où il s'élance avec
amour et dont l'éclat témoigne de la vigueur
pénétrante et intuitive de son talent. Louis brille
au premier rang parmi ses condisciples. Mais
l'objet de son ambition, et le but de ses visées
juvéniles, ce n'est pas tant la science et les
jouissances de l'étude que la beauté d'un cœur
inviolé.
Les historiens rapportent qu'un jour l'angé-
lique enfant, à peine âgé de dix ans, cédant tout
à la fois à un appel du ciel et à un besoin de son
âme, alla s'agenouiller devant une image célè-
bre de Marie Immaculée, et que là, s'offrant à
Dieu sur l'autel des immolations généreuses,
après d'ardentes prières et de mûres réflexions,
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 89
il fit vœu de chasteté perpétuelle. Dès lors,
ajoute-t-on (et c'est le sentiment du cardinal
Bellarmin, confesseur de saint Louis), la grâce
prit un tel empire sur ses chairs virginales que
pas un instinct coupable, pas même une pensée
dangereuse, n'osa jamais violer le chaste sanc-
tuaire dédié à la Reine des anges.
Ce qu'avait été Louis de Gonzague dans la
cité de Florence, il le fut dans les autres villes
où, tour à tour, il dut habiter avec le marquis
son père. Partout la même piété, le même esprit
de prière, la même ardeur au travail, le même
recueillement. Le très saint et très savant car-
dinal Borromée, archevêque de Milan, ayant
fait à Châtillon la rencontre du pieux jeune hom-
me, s'empressa de lui demander s'il avait eu le
bonheur de recevoir, pour la première fois, la
divine Eucharistie. Sur sa réponse négative1,
il l'exhorta à s'y préparer. Et, quelques jours
après, un spectacle sublime se déroulait sous les
yeux du peuple : le plus illustre prélat de l'Eglise
au seizième siècle donnait de sa propre main,
et avec une joie émue, la première communion
à l'enfant le plus pur et le plus affamé de Dieu
qui ait jamais pris place au banquet de l'Agneau.
1. La coutume de cette époque, en ce qui regarde la commu-
nion des enfants, n'était malheureusement pas celle que nous
voyons fleurir aujourd'hui.
90 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
A partir de ce moment, la grâce dont le jeune
Louis était déjà tout rempli, parut se refléter
avec un nouvel éclat sur ses traits et dans toute
sa conduite. — Qu'il est beau de le voir, au mi-
lieu des splendeurs du siècle, tantôt en Italie,
et tantôt en Espagne, à la cour de Philippe II,
garder partout cette modestie et cette réserve
dont sa vertu s'enveloppe comme d'un voile
protecteur ! Vainement, le tableau des pompes
et des beautés mondaines s'offre-t-il à ses yeux ;
vainement, le bruit joyeux des fêtes retentissantes
monte-t-il à ses oreilles : Louis ne voit rien,
Louis n'entend rien. Son cœur, fermé au monde,
saisi et comme tourmenté d'un irrésistible besoin
d'idéal, soupire secrètement après bien d'autres
fêtes ; et bien d'autres séductions captivent
déjà son regard.
Quand une fois la beauté divine s'est montrée
à une âme, et quand elle lui a révélé ses mystères
et ses attraits, rien ne saurait contenir les élans
de cette âme, aucun lien ne saurait suspendre
ni ralentir l'essor qui l'emporte vers les hauteurs
et vers Dieu.
Depuis longtemps, Louis de Gonzague nour-
rissait en sa pensée un héroïque projet. Et c'est
pour en assurer la prompte réalisation qu'il se
livrait chaque jour aux plus austères pratiques
de la pénitence chrétienne. Abstinences rigou-
reuses, prières prolongées, oraisons, méditations,
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 91
macérations, rien n'était omis de ce qui pouvait,
ce semble, faire agréer du ciel son désir si ardent
de renoncer au monde et de vivre désormais sous
l'habit religieux.
Mais la vertu n'est belle qu'à la condition
d'être forte. Et elle n'affirme sa force qu'en luttant
contre les obstacles et en triomphant courageu-
sement des oppositions et des menaces. Non
coronatur nisi qui légitime certaverit1. La vertu
de Louis de Gonzague fut soumise à une rude
épreuve.
A peine le marquis, son père, connut-il son
projet de se faire religieux, qu'il entra dans une
colère difficile à décrire. Don Ferrand (c'était
son nom) était surtout homme de guerre, prisant
les avantages de ce monde, et incapable d'ap-
précier l'utilité supérieure d'une vie toute con-
sacrée à Dieu. Ce qu'il ambitionnait pour l'aîné
de ses fils, c'était la gloire terrestre, les biens de
la fortune et les honneurs militaires. Pouvait-il,
dans ces sentiments, consentir à voir cet enfant,
l'héritier de son nom et l'orgueil de sa famille,
briser toutes ces espérances et aller enfouir dans
l'oubli une existence si chère ? N'écoutant que
cette voix du sang, il essaya tous les moyens
de changer le cœur de Louis ; et, pendant deux
années entières, un refus obstiné, tour à tour
1. 2 Tim.t il, 5.
92 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
accompagné de menaces ou soutenu par d'allé-
chantes promesses, fut opposé à toutes les de-
mandes du noble et saint aspirant. Mais ni
force ni douceur, ni promesses ni colères ne
purent ébranler l'âme de l'héroïque jeune homme.
De guerre lasse, le père céda ; et Louis, ayant
obtenu l'assentiment tant désiré, renonça sans
regrets à ses droits patrimoniaux, et se mit
en route pour Rome. Le prisonnier qui franchit
le seuil de son cachot, l'exilé qui, après une lon-
gue et douloureuse absence, revoit enfin le ciel
de sa patrie, n'éprouvent pas plus de joie que
n'en ressentit Louis de Gonzague en échangeant
les plaisirs du siècle pour une humble et obscure
cellule dans la Compagnie de Jésus. Son âme
soustraite à tous les dangers du monde, et affran-
chie de toutes les entraves, jouissait de la pléni-
tude de sa liberté. Elle nageait sans contrainte
dans les eaux les plus pures de la grâce et dans
l'océan des joies surabondantes et divines.
Qui dira, en effet, les faveurs innombrables
par lesquelles Dieu, après l'avoir si fortement
éprouvé, s'empressa de récompenser le courage
de notre jeune saint ?
Imaginez, mes Frères, les bienfaits les plus si-
gnalés ; comptez, si vous le pouvez, tous les dons
les plus insignes et toutes les grâces les plus ef-
ficaces qui puissent se donner rendez-vous dans
un cœur de vingt ans, et le cœur du bienheureux
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 93
Louis sera assez grand pour les contenir. Quand
on examine de près cette vie vraiment prodi-
gieuse, quand on s'arrête à considérer, dans un
âge où l'éveil et le tressaillement des passions
déchaînent tant d'orages, cette pureté de mœurs
digne des anges eux-mêmes, ces mouvements de
foi et ces élans de piété qui soulevaient tout son
être, ce calme, cette douceur, cette humilité,
cette obéissance, ce don précieux d'oraison par
lequel il se dérobait à tous les bruits de la terre,
cet amour intense du prochain, cette soif et cette
passion de la charité et du dévouement qui l'at-
tachait aux pauvres et qui lui fit contracter dans
un asile de pestiférés la maladie dont il mourut,
on ne peut retenir un cri d'admiration. Et ce
cri qui s'échappe spontanément de nos lèvres,
c'est que Louis de Gonzague est une merveille
de Dieu, un chef-d'œuvre de la sagesse et de la
puissance divine.
II
Mais Dieu, en façonnant une œuvre si par-
faite, n'avait pas seulement en vue l'avantage
et le salut personnel de saint Louis. Il voulait
que cette âme et cette vie si lumineuse rayonnât
comme un astre dans toute la suite des siècles,
et qu'elle servît de modèle à tous les catholi-
ques sans doute, mais surtout aux jeunes gens.
94 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
S'il est un âge, en effet, dans lequel tout chrétien
éprouve davantage le besoin d'un guide, d'un
type de vertu dont les beautés le frappent et
dont les exemples l'entraînent, c'est bien celui
où l'âme, impressionnable et tendre, et sensible
aux attraits du bien comme aux séductions du
vice, semble chercher près d'elle un idéal qu'elle
aime, qu'elle admire, qu'elle imite, comme l'ar-
tiste imite l'idéal que son esprit a conçu. Arti-
san de ses destinées, de ses mérites et de ses
œuvres, l'homme fera bien ou mal ce grand tra-
vail de sa vie, selon la nature du modèle qu'il
aura eu de bonne heure sous les yeux.
Or, jamais modèle plus beau et jamais idéal
plus vrai ne fut proposé à la jeunesse, — à la
jeunesse des académies, des séminaires et des
collèges, — que l'angélique Louis de Gonzague.
Louis de Gonzague, mes Frères, avait reçu du
ciel une intelligence prompte et facile, qui, au
seuil de l'adolescence, se jouait et se plaisait
dans les questions les plus abstraites. C'est
ainsi qu'à quinze ans, en revenant d'Espagne,
notre saint, étant passé par l'université d'Alcala,
y prit part à une soutenance sur les forces de la
raison en rapport avec la connaissance du mystère
de la Trinité, et qu'il étonna tous les auditeurs
par l'étendue de sa science et les ressources de
sa parole. Cependant, — et c'est là un point sur
lequel je désire attirer l'attention de mes jeunes
DISCOURS ET ALLOCUTIONS
95
amis, — jamais cet esprit d'élite ne se crut dis-
pensé de la grande loi du travail. Il était con-
vaincu, comme nous, qu'une application sérieuse
it un travail opiniâtre, est la seule garantie na-
turelle des vrais et solides succès ; que le talent
insoucieux de l'effort n'y saurait suppléer ; et
que toute connaissance acquise sans labeur
réfléchi, ressemble à ces nuages légers et à ces
vapeurs matinales que le moindre souffle dissipe.
Non seulement saint Louis travaillait avec
irdeur, mais il savait et il voulait orienter ses
îtudes selon les règles très sages qui lui étaient
tracées par ses maîtres. Un jour, à la cour d'Es-
>agne, quelqu'un, pour l'initier aux mondanités
littéraires, lui ayant remis un roman, le jeune
Lomme se hâta de jeter le livre aux flammes,
•egardant comme perdu le temps que l'esprit
;onsacre à ces lectures frivoles et trop souvent
langereuses.
Notre saint estimait la science ; il estimait
)ien davantage la piété et la vertu. Et c'est
>rincipalement à ce dernier point de vue qu'il
îouvient de mettre en relief les traits si admirâ-
mes de cette âme généreuse.
Un artiste, voulant peindre dans son austère
>eauté la vertu de saint Louis, nous l'a repré-
sentée sous la forme d'une croix, faite de tiges
le lis enlacées les unes dans les autres, comme
à cette divine fleur n'eût pu s'épanouir qu'à
96 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
l'ombre du signe sacré de notre Rédemption.
L'idée est belle et juste. Rien n'exprime, en effet,
d'une manière plus caractéristique la sainteté
de Louis de Gonzague que ces deux mots, en ap-
parence, opposés et incompatibles : innocence
et pénitence. D'une pureté sans tache, et d'une
candeur sans ombre, notre saint s'est montré,
dans tout le cours de sa vie, l'émule des plus
grands et des plus rigides anachorètes.
Qui, d'abord, n'admirerait la vigilance dont
il fit preuve dans la garde fidèle de ses sens et
dans la fuite prévoyante des moindres occasions
de péché ? Il est vrai que Louis de Gonzague,
même au milieu du monde et des dangers de la
cour, semblait, comme par nature, insensible
aux provocations du mal. Croyait-il, pour cela,
pouvoir braver le péril et s'écarter impunément
des règles de la prudence ? A Dieu ne plaise !
il savait trop bien jusqu'à quel point la vertu
est faible, et comment les arbres les plus forts,
et les chênes les plus robustes, et les cèdres les
plus élevés, tombent déracinés sous l'effort de
la tempête ; et voilà pourquoi sa conscience,
d'une délicatesse exquise, lui faisait éviter jusqu'à
l'ombre même d'une faute.
Non content de ces précautions, saint Louis y
ajoutait d'affreuses austérités dont la seule pensée
nous effraie. Voyez-le, dès sa prime jeunesse,
soutenir, sans se rebuter, les rigueurs accablantes
DISCOURS ET ALLOCUTIONS
97
l'un jeûne au pain et à l'eau. La souffrance lui
est une joie ; et il s'étudie et il s'ingénie à en
provoquer l'âpre plaisir. Voyez-le tourmenter
ïes chairs si chastes et les livrer à la morsure
des cilices ; son corps en est meurtri et tenaillé
jusqu'au sang. Le temps que les autres consa-
crent aux douceurs du repos, lui, innocente vic-
time, il l'emploie, près de son lit, à l'oraison et à
la prière, jusqu'à ce qu'enfin, épuisé de fatigues,
il s'affaisse sur la pierre froide et nue, et s'endorme
d'un sommeil ingrat et aussi pénible que les
veilles elles-mêmes.
Noble et généreux saint, pourquoi donc tant
de pénitences ? Pourquoi ces jeûnes, ces cilices,
;es macérations cruelles ? pourquoi ces durs
:raitements infligés à votre corps virginal ? — Pour
prévenir, dites-vous, les atteintes de la chair
it les surprises du démon. Mais une nature ré-
glée comme la vôtre, docile et assujettie aux
dictées de la raison et aux inspirations de la grâce,
offrait-elle tant de périls ? — Peut-être pour expier
et venger de prétendues fautes échappées à vos lè-
vres dès l'âge de cinq ans. Mais de simples vétilles,
et deux paroles un peu libres répétées sans malice
à cet âge inconscient, demandaient-elles vraiment
une peine si sévère et une réparation si sanglante ?
Ah ! je comprends, mes Frères, et je m'expli-
que maintenant le mystère de cette vie, aussi
austère qu'elle fut chaste, aussi pénitente qu'elle
7
98 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
fut pure. Saint Louis de Gonzague aimait : il
aimait de toute son âme le grand martyr du
Calvaire, la Victime adorable sacrifiée pour le
salut du monde. Il l'aimait ; et l'amour effectif et
sincère est un principe qui unit les cœurs, et
une force qui élève les courages. Voyant son
divin Sauveur, le plus innocent des hommes,
suspendu à une croix, il n'eût pu être heureux,
il n'eût pu savourer en paix son bonheur sans
souffrir lui-même et sans se crucifier, victime
volontaire de son dévouement et de son amour.
Une autre raison encore, — et non la moins
importante, — m'explique tant d'austérités chez
un jeune homme si pur. Dieu qui avait for-
mé ce chef-d'œuvre de la grâce, le destinait
dès lors à être l'immortel patron de la jeunesse
catholique. Il voulait que, dans tous les siècles,
les générations grandissantes eussent en sa per-
sonne un maître et un modèle, un protecteur et
un guide. Aussi devons-nous croire que, quand
Louis de Gonzague alliait à une si haute vertu
de si rudes pénitences, il agissait sous l'influence
de l'Esprit Saint lui-même ; que cet Esprit voulait
nous apprendre combien il est nécessaire de mor-
tifier son corps et de dompter ses sens ; que la
fleur de la chasteté est bien la plus belle des fleurs,
mais que, pareille aux roses, elle ne croît et ne
s'épanouit que sur une tige hérissée d'épines.
Tels sont les enseignements donnés par Louis de
DISCOURS ET ALLOCUTIONS
99
Gonzague aux jeunes gens de tout âge, de toute con-
dition, et de tout pays ; et tels sont en même temps,
résumés en un pâle discours, ses titres irrécusables
au culte et à l'amour reconnaissant des peuples.
Je ne saurais, mes Frères, clore cet humble
éloge sans reporter les yeux vers l'auguste cité
où, depuis trois cents ans, reposent honorées
les cendres de notre jeune patron.
Parmi tant de sanctuaires qui ornent la ville
de Rome, le plus aimé peut-être et, j'oserai dire,
le plus populaire est celui de saint Louis. Que
ne sommes-nous présents dans la belle et reli-
gieuse église de Saint-Ignace où l'on garde les
restes du Saint, pour célébrer avec Rome entière
les fêtes de ce troisième centenaire ! Nous eus-
sions vu, dès l'aurore de ces fêtes grandioses,
des milliers d'étudiants de tout âge et de toute
nation courir à flots pressés vers l'autel de saint
Louis, s'agenouiller émus auprès de son tombeau,
puis bientôt envahir les chambres contiguës, consa-
crées par la mémoire de l'angélique jeune homme.
Oh î quels parfums suaves semblent s'exhaler
encore de ces lieux vénérés ! Ici, Louis de Gon-
zague, le plus parfait novice de la Compagnie
de Jésus, étudiait en la commentant la Somme
théologique de saint Thomas d'Aquin1. Là, cette
1. On a conservé, et l'on expose à la pieuse curiosité des fidèles,
les manuscrits mêmes du saint.
B1BLIOTHECA
100 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
âme fervente, libre de tout lien terrestre, épan-
chait dans le sein de Dieu, et en des extases su-
blimes, les brûlantes effusions de son espérance
et de son amour. Voici l'humble cellule, témoin
de ses pénitences ; voici le froid pavé sur lequel,
noble rejeton d'une des plus grandes familles,
il aimait à passer les nuits, et qu'il allait même
parfois jusqu'à rougir de son sang. C'est de ce
lieu enfin que, sur l'appel de son créateur, cet
ange de la terre, âgé de vingt-trois ans, prit
son vol vers les sacrés parvis où l'attendait,
impatiente et joyeuse, l'armée des anges du
ciel.
En présence de tels souvenirs, qui ne ressen-
tirait l'émotion la plus profonde, et qui ne
lèverait respectueusement son regard vers la
Source de tant de noblesse et vers le Principe de
tant de grandeur ?
Grand saint et puissant patron, ô vous que
l'Eglise entière honore, en ces jours bénis, par
de longues et pieuses et solennelles manifes-
tations, nous n'avons pas sans doute le bonheur
<de baiser les dalles de votre sanctuaire, ni de
voir de nos yeux vos cendres glorieuses sous les-
quelles semble brûler encore le feu de l'amour
divin. Mais l'histoire nous a appris ce que vous
fûtes jadis sur la terre, et la foi nous dit sûrement
ce que vous êtes désormais dans le ciel : ces
deux voix nous suffisent.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 101
Elles suffisent pour nous convaincre que Dieu
a mis en vous les plus riches trésors de sa grâce,
et qu'il a fait de vous l'exemplaire le plus ac-
compli de la jeunesse chrétienne. Elles suffisent
pour exciter en nos cœurs attendris le désir de
vous imiter, pour nous porter à vous estimer,
à vous honorer, et à vous aimer.
Nous vous aimerons donc, comme l'ami aime
son ami, comme le frère aime son frère.
O vous, qui réunissez comme en une gerbe
radieuse les dons les plus éclatants, la prudence,
le courage, la pureté, la virginité, laissez tomber
sur nous un rayon de votre lumière. Faites que
le lis divin, qui est la joie du ciel, l'admiration
des anges, l'honneur des collèges chrétiens et
du sacerdoce catholique, fleurisse dans nos mains,
comme il a fleuri dans les vôtres.
Soyez, ô glorieux saint, pour cette nombreuse
jeunesse prosternée à vos pieds, et en qui l'Eglise
et la race reposent leurs plus fermes espoirs,
soyez une image chérie et un modèle vénéré ;
soyez ce pur idéal de beauté et de justice, de
perfection et de ferveur, que tout cœur généreux
poursuit ; soyez le courage des faibles, le bou-
clier des forts, le guide et le soutien de tous, afin
que tous aussi puissent, par votre secours, gravir
les hauteurs sacrées de la grâce et les sommets
enviés de la gloire.
Ainsi soit-il !
DISCOURS
SUR
NOS GLOIRES EPISCOPALES
Prononcé dans la Basilique de Québec,
à l'occasion du jubilé sacerdotal
de Son Eminence le cardinal Taschereau,
le 23 août 1892
Exultale Deo adjutori nostro ;
jubilate Deo Jacob.
Tressaillez d'allégresse en
Dieu notre protecteur ; chan-
tez dans de saints transports
les bienfaits du Dieu de Jacob.
Ps., lxxx, 2.
Eminence1,
Messeigneurs2,
Mes Frères,
L
ors que, sous la Loi ancienne, le peuple
d'Israël avait gagné une victoire ; lorsque
1. Son Eminence le cardinal Taschereau, archevêque de Québec.
2. Mgr Fabre, archevêque de Montréal, Mgr Duhamel, arche-
vêque d'Ottawa, Mgr Bégin, coadjuteur de son Eminence, et
presque tous les évêques de la province de Québec.
104 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
un nouveau triomphe sur les ennemis de Dieu,
ou une nouvelle faveur dispensée par le ciel avait
été enregistrée dans les annales publiques, les
anciens, les chefs des tribus, la nation entière
était invitée, par ordre du roi, à rendre de solen-
nelles actions de grâces au Seigneur. Des hymnes
et des cantiques, composés par David lui-même,
étaient chantés sur des rythmes joyeux, et aux
accords des instruments les plus harmonieux et
les plus puissants.
Aujourd'hui, les anciens du peuple, les chefs
et les pasteurs de l'Eglise, accourant à la voix
d'un Prince bien-aimé, vénérable par les ans,
plus vénérable encore par le prestige du nom
et le lustre de la vertu, se sont réunis dans
l'antique cité de Champlain, berceau de la foi
chrétienne dans l'Amérique septentrionale. Ils
viennent entourés d'une multitude de clercs
et d'une foule immense de fidèles, commémorer
un événement glorieux : ils viennent joindre
leurs chants et leurs prières aux prières et à la
voix de ce Prince et de ce Pontife, et remercier
le ciel des bienfaits sans nombre qui ont marqué
sa longue et fructueuse carrière ; ils viennent,
dis-je, célébrer dans une ferveur commune, et
avec tout l'éclat que réclame une date si mémo-
rable, le cinquantenaire de son sacerdoce.
En ce jour de publique allégresse, nous ne
saurions mieux faire que d'emprunter les pa-
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 105
rôles, toutes débordantes d'émotion, du Roi
prophète, et de répéter avec lui : " Réjouissez-
vous on Dieu notre protecteur ; chantez sur la
harpe et dans de saints transports les louanges
du Dieu de Jacob. " Et nous ne saurions, non
plus, mieux vous disposer, mes Frères, à remplir
ce grand devoir de piété filiale, qu'en jetant
un rapide coup-d'œil sur les sommets de notre
histoire, et en vous invitant à considérer le rôle
bienfaisant et l'action vraiment admirable de
l'Esprit et de la puissance de Dieu dans le
gouvernement de l'Eglise du Canada.
Le philosophe qui scrute l'univers y remarque
aisément l'influence profonde et les traces mani-
festes d'une providence générale, disposant et
régissant toutes choses. " Tu autem, Pater, gubernas
omnia providentiel ; Père, vous gouvernez tout
par votre providence1. "
Mais en même temps que ces soins répandus
sur toute créature, il existe et il faut admettre
me providence spéciale réservée à l'Eglise de
>ieu. C'est l'assistance de l'Esprit divin pro-
dse par Notre-Seigneur, et descendue en jets
le flamme sur le chef et sur tous les membres
lu collège apostolique, et transmise de siècle
m siècle à tous leurs successeurs. Cette assis-
tance, d'abord, couvre sans doute et surtout le
1. Sap., xiv, 3.
106 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
domaine intellectuel des dogmes et de la morale ;
mais, selon le sentiment très commun des théolo-
giens, elle n'est pas, non plus, sans atteindre les ma-
tières les plus graves et les actes les plus essentiels
du gouvernement ecclésiastique. Parmi ces actes,
on peut compter, à des degrés divers, la création de
nouvelles Eglises et, par suite, le choix des Evêques
préposés à leur direction et à leur développement.
Si l'on étudie depuis l'origine l'Eglise canadienne,
on constate avec bonheur dans quelle large mesure
ces principes et ces influences ont présidé à sa
formation, à sa conservation et à ses progrès.
Trois phases nettement distinctes se déta-
chent sur le fond de notre histoire religieuse :
d'abord, la fondation et l'organisation de l'Eglise
en ce pays ; puis, après un siècle, et nonobstant
les orages qui vinrent l'assaillir, sa vigueur
merveilleuse et l' officielle garantie de sa survi-
vance ; enfin, en des temps plus proches, ses
progrès plus accentués et son développement
plus complet. Trois noms aussi, rayonnant comme
des phares, marquent et illuminent d'un éclat
particulier chacune de ces trois époques : le
vénérable François de Montmorency-Laval, l'il-
lustre Joseph-Octave Plessis, et l'éminentissime
Cardinal vers lequel se tournent ce matin tous
les regards et tous les cœurs.
Arrêtons-nous un instant devant chacune de
ces gloires.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 107
I
le plan de l'Eglise générale, est un fait d'une im-
portance souveraine. De même qu'un édifice
tire de ses assises la solidité, et l'ampleur, et
même les formes dominantes qui le caractérisent ;
ainsi chacune des Eglises nouvellement établies
puise dans les premières pierres sur lesquelles
lie repose le secret de sa force, de sa stabilité
et de sa grandeur. Pour enfoncer dans le sol
ces bases fermes et sûres, et pour construire sur
ces fondements un édifice solide et durable, il
faut un homme dont l'intelligence aussi vaste
que féconde embrasse, pour ainsi dire, tous les
temps ; qui étreigne le présent, et pressente
l'avenir ; dont le zèle ardent et pur, constant
t infatigable, ne refuse aucune tâche et ne re-
ule devant aucun obstacle dans l'œuvre de la
conversion des âmes et de la formation des peu-
ples : il faut, dis-je, un esprit véritablement
supérieur, uni à un cœur d'apôtre.
Tel fut François de Laval, premier évêque de
Québec, et fondateur de l'Eglise catholique au
Canada.
La sagesse et l'intelligence de Mgr de Laval
e révèlent tout d'abord dans le soin spécial
u'il prit de soustraire son Église naissante aux
funestes influences de l'erreur gallicane, et de
108 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
greffer cet humble rameau sur le tronc immortel
de l'Eglise romaine elle-même. Ne pouvait-il
pas, ce prélat désigné par le Roi et agréé de la
Cour, dans un siècle où tout proclamait la gloire
incontestée du plus puissant des monarques, ne
pouvait-il pas suivre les idées courantes et faire
de son Eglise une vassale de l'Eglise de France ?
S'il le pouvait, mes Frères, il ne le voulut pas.
Il comprit que Rome seule ayant les promesses
de l'infaillibilité, vers Rome doivent se tourner
tous les peuples et toutes les Eglises ; que de
Rome doit nous venir l'expression de la vraie
doctrine ; que transmettre aux nations les en-
seignements de Rome, c'est leur transmettre
la lumière, la vérité et la vie.
Cet esprit de sagesse et de haute prévoyance
se révèle également dans les luttes soutenues
par le vaillant évêque contre les gouverneurs.
On débattait une question vitale. Il s'agissait
de maintenir dans leur intégrité les droits sacrés
de l'Eglise, d'affirmer et de faire reconnaître l'in-
dépendance du pouvoir religieux vis-à-vis de la
puissance civile ; il fallait faire de ce principe
l'une des lois organiques de notre société, et
en pénétrer profondément l'âme et la conscience
du peuple. — Maintenant que cette idée, si
hautement défendue par le père de l'Eglise
canadienne, a traversé les siècles, et qu'elle do-
mine et régit, en bonne partie du moins, les rap-
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 109
ports établis chez nous entre l'Eglise et l'Etat,
avec quel sentiment de religieuse gratitude ne
doit-on pas bénir la mémoire de celui qui, au
prix de tant de soucis, assura à notre pays cette
>ase de son droit public et ce gage primordial
le sa paix et de sa grandeur !
Vous parlerai-je, mes Frères, des autres qua-
lités que la divine Providence avait départies
Mgr de Laval, et que lui-même sut mettre en si
>uissant relief dans l'œuvre de fondation qu'on
lui avait confiée ?
Qui de vous, en étudiant sa vie si remplie et
>a carrière si féconde, n'a souvent admiré son
grand talent d'organisation, et ce génie pratique,
laborieux et industrieux, qui traça avec tant
d'assurance les routes de l'avenir ? Qui surtout
n'a admiré son courage indomptable, sa fermeté
;alme et tenace, sa foi et sa patience héroïques,
;t cette brûlante et agissante charité qui en ont
fait le missionnaire le plus dévoué de la Nou-
velle-France ? Ce n'était pas tout de fonder
5ur ces plages le royaume de Jésus-Christ ; il
fallait lui gagner des âmes. A l'exemple des pre-
riers pasteurs de peuples et des premiers se-
Leurs d'évangile, Mgr de Laval fut apôtre.
1 connut toutes les croix, et il brava toutes les
fatigues, tous les périls de l'apostolat ; mais
tussi il en recueillit les gloires.
Il eut, avant de mourir, la joie de voir cette
110 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Eglise qu'il avait tant aimée, et à laquelle il
avait voué le meilleur de ses talents et Y effort
généreux de sa vie, assise et affermie sur le dou-
ble fondement d'une foi incorruptible et de
la plus pure morale. Et, malgré tes amertumes
dont cette joie fut mêlée, il put d'un dernier re-
gard contempler les développements de cette
œuvre sortie de son cœur et édifiée de ses mains,
et qui passait, pleine de promesses, dans les
mains d'un autre pasteur.
Un tel héritage ne pouvait périr. Légué sous de
tels auspices, et par un évêque dont le nom,
après avoir reçu la consécration de l'histoire, re-
cevra bientôt sans doute l'hommage définitif de
l'Eglise, il devait subsister. Et, en effet, tant
que dura la domination française, l'Eglise du
Canada, lentement, continûment, fit de solides
progrès, se dilatant d'année en année, et
s'enrichissant des fruits merveilleux de l'ac-
tion de ses prêtres, de ses religieux, de ses
vierges, et du zèle des hommes vertueux
nommés successivement au siège épiscopal de
Québec.
II
Cependant les œuvres de Dieu ont besoin de
l'épreuve, soit pour qu'elles se dépouillent de
formes imparfaites et d'éléments trop humains,
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 111
soit pour qu'éclatent en elles, d'une façon plus
visible, les effets d'une faveur spéciale et les
grâces de la protection divine.
Le peuple et l'Eglise du Canada traversèrent
une crise terrible, et une période de luttes, la
plus sombre et la plus tourmentée de notre his-
toire. Le jour où la patrie en deuil vit le drapeau
français replier ses ailes meurtries et s'éloigner
tristement de nos murs, quel moment tragique
pour elle, et quelle heure angoissante pour
ses chefs ! Ses habitants décimés ; ses officiers
tombés, ou repartis pour la France ; sa langue,
sa religion, ses institutions, menacées par un
vainqueur superbe, et soucieux de consolider,
par tous les moyens possibles, la conquête de
ses armes et le règne de ses ambitions : tout
semblait conspirer contre nos plus chers inté-
rêts, et mettre gravement en péril notre existence
elle-même. L'épreuve était cruelle, redoutable.
Mais le ciel veillait sur nous. Et, grâce à cette
Providence qui brise toutes les entraves et suscite
tous les concours, l'Eglise canadienne, faisant
face au péril, s'est sentie renaître plus forte et plus
vigoureuse. Et ce triomphe, elle le doit, après
le secours de Dieu, à son clergé pieux et fidèle,
et à ses pasteurs vaillants, éclairés et dévoués.
Elle le doit spécialement à un homme dont la
physionomie personnifie dans l'histoire le cou-
rage magnanime et l'invincible fermeté, joints
112 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
à l'habileté, à la modération et à la sagesse. Mgr de
Laval avait fondé l'Eglise canadienne ; on peut
dire, en un sens très vrai, que Mgr Plessis l'a
sauvée.
Disciple de Mgr Briand, et formé de bonne
heure à l'école de ce digne évêque, tout plein
lui-même de la suprême pensée de son prédé-
cesseur, et qui eut le premier l'honneur de tra-
vailler à la restauration religieuse de notre pays1,
le jeune Plessis put apprendre combien une sage
prudence, évitant avec un égal soin l'emporte-
ment aveugle et les timides faiblesses, est puis-
sante sur le cœur des hommes. Muni de cette
vertu, l'intrépide prélat canadien prit d'une
main énergique la défense de nos droits et con-
sacra toute son influence, soit d'abord comme
coadjuteur, soit ensuite comme évêque titulai-
re, à cette œuvre capitale : l'affermissement
1. Si nous ne mentionnons ici qu'en passant Mgr Briand,
ce n'est pas que nous méconnaissions son œuvre remarquable et
féconde : œuvre de reconstruction matérielle ; œuvre de pré-
servation hiérarchique et d'influence morale. Mais nous ne pou-
vons nous défendre de placer au-dessus de cette œuvre celle de
Mgr Plessis, supérieur, osons-nous croire, par l'intelligence et
l'ampleur d'action, et qui, au milieu de difficultés spéciales,
et ayant à déjouer les menées d'un fanatisme influent et
retors, remporta des succès décisifs, et réussit, chose essentielle
pour nous, à affermir sur des bases légales et officielles la liberté
religieuse en notre pays. C'est sur ces bases que l'Eglise
canadienne s'est si magnifiquement développée depuis.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 113
légal de l'Eglise et de la liberté religieuse.
Pour bien comprendre, mes Frères, les dif-
ficultés d'une telle entreprise, il convient de se
rappeler qu'à cette époque où l'Angleterre entre-
tenait encore, vis-à-vis des catholiques, les plus
étranges préjugés, un double obstacle se dres-
Bait devant nous : la différence de race, et la
diversité de religion. Sans doute, les actes de
cession et de capitulation du pays renfermaient
des clauses favorables à nos droits ; mais le
droit peut-il quelque chose, lorsque la force le
domine ? Sans doute encore, Mgr Briand, dont
le mérite fut grand, avait obtenu pour l'Eglise
d'importantes concessions et une situation de
fait qui ouvrait d'heureuses perspectives. Mais
le fanatisme remué et ravivé s'en inquiétait, et
menait contre nous dans les sphères dirigeantes
une active et perfide campagne. Comment
fléchir un ennemi si fier, si défiant, et si prévenu
contre tout ce qui était français, et contre ce
qu'on appelait avec mépris le " papisme " ? Un
autre moins habile, moins constant, et moins per-
spicace, eût échoué dans la lutte : l'illustre
Plessis triompha. Il triompha d'abord par son
prestige personnel, son tact, ses bons procédés ;
il triompha, de plus, par la force et l'ascendant
irrésistible de la vérité, et par l'art et l'éloquence
avec lesquels il sut montrer comment la foi ro-
maine, en exigeant de ceux qui la professent
8
114 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
une soumission loyale aux pouvoirs établis,
forme le meilleur appui de l'Angleterre en
cette colonie. C'était prendre à l'ennemi ses
armes.
En l'année 1815, l'Evêque catholique de Québec
fut officiellement reconnu ; et on l'appela, peu
de temps après, à l'honneur de siéger dans les
conseils de la nation1. Plus tard, son territoire
qui s'étendait alors de l'Atlantique au Pacifique,
trop vaste pour être l'objet d'une même admi-
nistration, put être partagé en plusieurs sections
distinctes. L'éducation dont les protestants
avaient voulu s'emparer, garda son droit et ses
maîtres, et fut poussée avec vigueur. Bref, l'Egli-
se était libre et usait légalement de ses pouvoirs
et de sa liberté.
Je ne rappellerai pas ce que rirent tour à tour
les successeurs de Mgr Plessis pour achever d'a-
battre les nombreux préjugés répandus contre
nous, et pour donner au catholicisme une place
de plus en plus large sous le ciel de notre patrie.
Il me faut être court, et ces faits plus rappro-
chés de nous semblent du reste suffisamment
connus. Cinquante années d'efforts et d'essais
progressifs nous conduisent à la troisième et
à la plus brillante période de notre histoire
religieuse.
1. En 1817, Mgr Plessis fut nommé Conseiller législatif.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 115
III
Le jeune arbre planté sur les rives du Saint-
Laurent par Mgr de Laval, avait poussé de fortes
racines. Assailli tout-à-coup par une violente
tempête et sur le point d'être arraché du sol,
nous avons vu qu'il trouva dans le zèle d'évê-
ques intrépides un appui efficace et sauveur.
Grandi et ramifié en des végétations puissantes,
il nous offre maintenant le spectacle de sa
croissance robuste et de son épanouissement
glorieux.
Dieu, mes Frères, proportionne les secours
aux besoins, et la valeur des hommes aux exi-
gences des temps. Autre chose est de fonder ;
autre chose, de conjurer un danger immédiat ;
autre chose, d'accroître, d'orner, de perfectionner.
Pour présider de nos jours, et entre tant de pré-
lats très dignes, aux destinées de l'Eglise mère
de tant d'autres Eglises, il ne fallait ni
un apôtre dans le sens formel du mot, ni un
lutteur, ni un diplomate, mais un esprit et une
âme d'élite, réunissant, comme en un faisceau,
les plus précieuses qualités intellectuelles et
morales.
Il fallait un homme de science ayant puisé
longuement aux sources les plus pures de la théo-
logie et du droit, et capable d'imprimer dans les
116 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
sphères intellectuelles un salutaire élan. Il fallait
un homme d'expérience, au commerce simple et
facile, expert, actif, patient, désintéressé. Il
fallait une intelligence sereine et élevée, clair-
voyante et modératrice, alliant au souci des
nobles progrès une fidélité inviolable aux tradi-
tions les plus vénérées, d'un jugement assez sûr
pour démêler et comprendre tous nos besoins
sociaux et d'une trempe assez solide pour ne
rien sacrifier des droits immuables de l'Eglise.
Il fallait enfin, et ce n'est pas la moindre con-
dition, une âme toute pénétrée de l'esprit de
Jésus-Christ, d'une foi lumineuse et vive, d'une
charité humble et ardente, d'une droiture recon-
nue, pouvant offrir au peuple l'exemple qui
édifie et faire fleurir partout, dans le champ
béni du Seigneur, les œuvres et les vertus
chrétiennes.
Cet homme, ce savant, cet administrateur
habile, cet esprit pondéré, ferme et doux à la
fois, ce prêtre et ce pasteur modèle, Dieu nous
l'a donné. Ai-je besoin de le nommer ? son nom
est sur toutes les lèvres, son éloge dans tous les
cœurs. Cinquante années de sacerdoce procla-
ment ses vertus ; plus de vingt années, consu-
mées dans les travaux d'un épiscopat florissant,
ont tressé autour de son front une admirable
couronne.
Ah ! que n'a-t-il pas fait, cet auguste vieil-
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 117
lard, pour le bien de son Eglise et pour celui de
toute la société canadienne1 ?
Sous son règne, les études classiques, les sciences
philosophiques et religieuses, ont pris un essor
nouveau ; et c'est en se conformant à sa haute
et ferme pensée, qui est la pensée même de Rome,
que l'Université Laval adoptait naguère dans ses
cours les enseignements si sûrs et les méthodes si
remarquables de saint Thomas d'Aquin. Cette
jeune institution, dont il fut l'un des fondateurs,
et dont il a su remplir avec un égal succès, au
travers des phases diverses qui en ont ralenti la
marche, les charges de Recteur, de Visiteur et
de Chancelier, lui doit en grande partie de s'être
maintenue et de pouvoir aujourd'hui, de ses
deux sièges de Québec et de Montréal, sous la
puissante égide de Rome et de l'épiscopat,
tourner avec confiance ses yeux vers l'avenir.
Il a secondé de tous ses efforts le mouvement
colonisateur ; et ce ne sera pas l'une de ses
moindres gloires d'avoir béni de sa main tant
de nouvelles églises, d'avoir oint les fondateurs
de plusieurs diocèses, et d'avoir assisté, dans notre
province, à l'expansion merveilleuse de la vie et
1. L'œuvre considérable attribuée dans ce discours au car-
dinal Taschercau, héritier du siège de Mgr de Laval, n'exclut
évidemment pas celle qui s'est accomplie par d'autres prélats
canadiens d'une façon si hautement utile et si éminemment
digne d'éloges.
118 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
de la hiérarchie catholique. Que dire de son zèle
pour rétablissement ou le soutien des maisons
et des familles religieuses ? Que dire du nombre
infini de lettres et de mandements émanés de
sa plume, et qui sont allés, en tant d'âmes dociles,
nourrir la piété, et ranimer le culte de Notre-
Seigneur et l'amour de la sainte Eglise ? Que
dire de ses directions si sages et si pratiques, qui
ont éclairci tant de doutes, et qui ont fixé, sur
tant de points obscurs et imprécis, la discipline
de ce diocèse et celle d'un très grand nombre de
diocèses de ce pays ?
Ce qu'a été Léon XIII, ce grand docteur des
temps modernes, pour l'Eglise universelle, notre
très éminent archevêque semble l'avoir été, sur un
théâtre plus restreint, pour l'Eglise du Canada.
De tels mérites et de telles œuvres, relevés
par un dévouement inaltérable au Saint-Siège,
appelaient et justifiaient les honneurs les plus
éclatants. Le jour vint où l'Eglise de Québec
vit son chef désigné pour les plus hautes dignités
et investi solennellement des insignes de la pour-
pre romaine. Ce jour-là, un tressaillement courut
dans toutes les âmes, et le Canada entier, sans
distinction de race ni même de religion, n'eut
qu'une voix pour acclamer ce fils illustre entre
tous, l'orgueil de notre patrie.
Quelques années déjà nou? séparent de ces
fêtes. Et, depuis, les fortes pensées et les labeurs
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 119
ardus ont blanchi cette tête vénérable. Mais
sa gloire n'a pas vieilli. Et elle se revêt à nos
yeux d'un lustre et d'une grandeur devant les-
quels tous les fronts s'inclinent, et que seuls l'éclat
du mérite et la majesté de l'âge peuvent donner.
Combien de fois, mes Frères, ne vous est-il
pas arrivé, par un beau soir d'été, de contempler
et d'admirer les superbes couchers de soleil de
nos latitudes boréales ! L'astre du jour, sur le
point de disparaître, rase longtemps l'horizon ;
il baigne de ses feux adoucis les vallées, les lacs,
les collines, les montagnes ; il projette au loin
ses reflets sur les nuages du ciel, leur donnant
une teinte de pourpre ; et son éclat persiste en-
core, lorsque déjà d'autres astres, qui lui doivent
leur propre lumière, montent au firmament.
L'éminentissime cardinal Taschereau laissera dans
l'histoire du Canada français et de toute l'A-
mérique du Nord un nom célèbre et vénéré.
L'auréole de ce nom marquera aux yeux des
peuples une ère de progrès et d'épanouissement
de la foi ; et, bien loin de s'éteindre ou de pâlir
avec les années, elle ira grandissant avec les
œuvres elles-mêmes issues de ce règne fécond.
C'est pourquoi, en ce jour d'universelle allé-
gresse, bénissons Dieu, mes Frères, de ses des-
seins miséricordieux et de ses faveurs touchantes
à l'égard de notre pays : Exultate Deo adjutori
nostro ; jubilate Deo Jacob.
120 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Remercions-le d'avoir conservé à notre esti-
me et à notre respect celui dont la parole pèse
encore d'un si grand poids dans la balance de
nos destinées, mais dont la seule présence serait
déjà pour nous un gage d'heureux avenir. Remer-
cions-le d'avoir permis qu'en cette fête de ses
noces d'or, notre bien-aimé cardinal ait pu voir
réunis autour de son trône, comme une couronne
de gloire, d'un côté d'éminents prélats dont la
pensée s'élève à la hauteur même de la sienne,
de l'autre, avec un fils distingué de la vielle France1,
de cette France catholique que nous sommes
toujours si fiers d'appeler notre mère, les plus
hautes personnalités civiles ; puis tant de membres
du clergé séculier et régulier, accourus de plu-
sieurs diocèses ; puis enfin cette foule de fidèles,
si pieuse et si recueillie, et qui représente si
dignement toutes les classes du peuple canadien.
L'anniversaire que nous célébrons n'est pas
seulement la fête de son Eminence l'archevêque
de Québec. C'est toute l'Eglise de cette province,
et c'est toute l'Eglise de notre pays qui y prend
part et qui chante avec nous l'hymne de joie.
Et il me semble qu'à la vue de cette France
d'Amérique, jadis si dénuée de ressources et aujour-
d'hui si prospère, formant le seul groupe catholi-
que compact de toutes nos régions, peut-être même
1. L'amiral français M. Abel de Libran.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 121
du monde entier, il me semble qu'à cette vuer
et au spectacle de ce qui se déroule en ce moment
devant nous, les évoques dont les cendres repo-
sent sous les dalles sacrées de nos temples, tres-
saillent dans leurs tombes. Il me semble que
leurs cœurs glacés, retrouvant un reste de vie,
se reprennent à aimer cette Eglise pour laquelle
ils surent tant peiner, tant lutter, tant souffrir,
et qu'ils s'unissent à vous, révérendissimes pré-
lats, à vous surtout éminentissime prince, dans
la bénédiction solennelle qui va tomber de vos
mains.
Bénissez, Eminence, ces prêtres et ces fidèles
dont vous êtes le chef honoré et le père tendre-
ment dévoué. Bénissez ces communautés, ces
institutions, ces œuvres, qui vous sont toujours
si chères. Que cette bénédiction de votre cœur
généreux franchisse l'enceinte de cette basilique ;
qu'elle franchisse les murs de cette cité, et les
limites de ce diocèse; et qu'elle aille retomber
au loin, comme une rosée bienfaisante, sur le
clergé et les fidèles du Canada tout entier !
A votre Eminence, longue vie, quiétude et
bonheur ! C'est le vœu de tout un peuple pros-
terné à vos pieds ; c'est le souhait, et c'est l'hom-
mage que dépose avec respect, sur les plis de
votre pourpre, toute la patrie canadienne.
CONFERENCE
SUR
LÉON XIII
donnée à l'Université Laval,
à l'occasion des noces d'or épiscopales
de Sa Sainteté,
le 27 février 1893
Eminence1,
Mgr le Recteur2,
Mesdames,
Messieurs,
'Eglise est une armée, la seule vraiment
L ^ permanente ; et lorsque dans le tourbillon
des choses périssables cette armée voit tomber
son chef, sans se laisser abattre par le malheur
dont elle est frappée, elle lève les yeux au ciel,
1. Son Eminence le cardinal Elzéar- Alexandre Taschereau,
archevêque de Québec, et chancelier de l'Université.
2. Mgr Benjamin Paquet, recteur de l'Université Laval.
124 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
invoque l'Esprit de conseil et attend, dans le
calme d'une invincible assurance, le nouveau
Moïse qui la guidera : car elle a les promesses
de vie.
Pie IX venait de mourir. Martyr glorieux
de la foi et de la vérité, du droit et de l'honneur
chrétien, il avait pu répéter dans ses derniers
moments les paroles de sublime tristesse d'un
de ses prédécesseurs : " J'ai aimé la justice et
haï l'iniquité : voilà pourquoi je meurs prison-
nier ; " et il emportait dans la tombe, avec
l'estime, les regrets et l'inconsolable douleur de
deux cents millions de catholiques, l'admiration
de l'univers entier.
Toutes les puissances de l'Europe, en proie
aux agitations et aux prévisions les plus diverses,
tenaient les yeux fixés sur Rome, sur les cardi-
naux, sur le conclave d'où allait bientôt sortir,
par un libre suffrage, le successeur du Prince
des Apôtres. Qui serait appelé à recueillir le
vaste héritage légué par cette dynastie dix-neuf
fois séculaire, toujours attaquée et toujours
debout ? Où trouver l'homme éminent, capa-
ble de ceindre la tiare de l'illustre Pontife dé-
funt, de porter et de soutenir sa gloire ; possé-
dant assez de sagesse, assez de force, assez de
prudence pour conjurer l'orage déchaîné de toutes
parts par les suppôts de l'enfer sur l'Eglise et
sur le monde ?
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 125
Pendant que ces questions volaient de bouche
en bouche et agitaient tous les esprits, soudain
du haut du balcon de la Basilique vaticane, en
face de la place de Saint-Pierre, où une immense
multitude, inquiète et frémissante, attendait l'issue
de l'élection, retentissent ces paroles : " Je vous
annonce une joyeuse nouvelle ; nous avons un
pape, l'éminentissime et révérendissime Joachim
Pecci, cardinal-prêtre, du titre de saint Chryso-
gone, qui a pris le nom de Léon XIII. ' En un
instant ce nom magique a fait le tour de Rome,
et l'écho télégraphique l'a porté et répercuté sur
tous les rivages de la terre.
Mesdames et Messieurs, la Providence divine,
en marquant du sceau des élus le front de Joachim
Pecci, cardinal-évêque de Pérouse, venait de
donner à l'Eglise l'un de ses plus grands papes,
à la chrétienté et au monde l'une des gloires
les plus pures, les plus élevées, les plus rayon-
nantes qui aient jamais brillé dans l'histoire.
Tous les papes sans doute, par cela même qu'ils
sont établis pasteurs suprêmes de l'Eglise, par-
ticipent aux promesses d'infaillible assistance
dont l'Esprit de lumière est la source ; mais,
d'un autre côté, tous, nous le savons, n'ont pas
reçu du ciel les mêmes talents, les mêmes dons,
les mêmes dispositions naturelles. Il y a en eux
comme deux éléments parfaitement distincts,
le divin et l'humain : par l'un ils se ressemblent,
126 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
et par l'autre ils diffèrent. Quand Dieu choisît
un homme pour lui confier le sceptre des âmes,
il joue le rôle de l'artiste dont le talent et l'in-
strument font jaillir des entrailles du marbre un
Apollon ou un Moïse. Plus ce marbre est riche
et pur, plus l'œuvre d'art est belle. De même
plus celui que la Providence appelle des rangs
du sacré Collège au gouvernement de l'Eglise
possède de qualités et d'aptitudes natives, plus
aussi on peut espérer que son règne sera bril-
lant et fécond.
Or, ce qui distingue et caractérise le pape
Léon XIII, ce qui parmi tant de nobles et véné-
rables figures du pontificat romain fait ressortir
d'un éclat particulier cette imposante physiono-
mie, c'est l'admirable équilibre de toutes ses
facultés, cette unité parfaite, cette harmonie
supérieure des forces vives de son âme, c'est ce
double rayonnement des deux génies qui résu-
ment toute la puissance humaine : le génie de la
pensée et le génie de Faction.
Léon XIII est à la fois homme de science et
homme de lettres, homme de conseil et homme
de commandement. Il a le savoir d'un Benoît XIV,
la culture d'un Léon X ; à la bonté de Pie IX,
il unit la fermeté, l'intrépidité de Grégoire VIL
Et s'il me fallait chercher, dans l'histoire de tant
de Pontifes, celui dont le caractère, la science
et le prestige offrent, dans un ensemble de mé-
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 127
rites suréminents, le plus d'analogie avec les
dons si rares du Pontife actuel, je nommerais
Innocent III, cette gloire du moyen âge, dont
l'amour du vrai et du beau, joint à l'amour de
>ieu, de l'Eglise et des âmes, éleva la Papauté
un si haut degré de puissance et lui valut dans
ses relations avec le monde politique ce suprême
ascendant sur les pouvoirs terrestres qu'elle n'eut
pas toujours dans la suite, mais qu'elle exerce si
terveilleusement aujourd'hui.
Le premier titre de Léon XIII à l'estime et
l'admiration de ses contemporains, c'est, Mes-
lames et Messieurs, l'élévation de son esprit,
;ette forte culture intellectuelle qui en fait non
>as seulement un lettré, mais surtout un savant.
Que faut-il entendre par ce nom, si glorieux en
lui-même, mais donné de nos jours, par une con-
fusion étrange, aux médiocrités les plus vulgaires ?
Suffit-il pour être savant d'avoir su emmagasiner
dans les replis de sa mémoire un certain nombre
de faits, de pouvoir avec assurance aligner les
principales dates, les principaux noms de l'his-
toire, ou encore de pouvoir décrire les divers
phénomènes, physiques et cosmologiques, que
le monde des corps nous présente ? Non, cer-
tainement non. Si une pâle érudition se contente
128 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
de ces connaissances, la science demande plus.
Elle exige que l'intelligence, s'élevant au-dessus
des faits recueillis par les sens ou par les annales
des peuples, pénètre leurs causes intimes, re-
cherche les principes premiers qui régissent l'uni-
vers, mette en lumière les lois générales aux-
quelles sont soumises d'un côté les forces méca-
niques et de l'autre les forces morales. Sans cela,
la nature, l'histoire, le genre humain, demeurent
livres fermés.
Telle est la vraie notion de la science bien com-
prise, et tel est aussi le secret de cette puissance
intellectuelle qui fait que Léon XIII commande
en souverain aux esprits de son siècle, comme
docteur de la foi d'abord, mais, de plus, comme
champion et interprète fidèle de la raison hu-
maine. Les protestants le lisent ; les incrédules
le redoutent ; tout l'univers l'admire. C'est
qu'il exerce sur tous la suprématie de l'idée.
Etudiez, analysez les splendides documents
émanés de cette plume féconde : vous y verrez
partout la trace d'une intelligence cherchant le
pourquoi des choses, interrogeant leur nature,
remontant à leurs causes premières et sillonnant,
pour les reconnaître, toutes les avenues de la
vérité. Quand Léon XIII s'empare d'un sujet,
il le domine, il l'enserre, il le subjugue en quelque
sorte sous l'étreinte vigoureuse et irrésistible
de sa pensée. Ou bien encore cette pensée res-
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 12ï*
semble à un vaste fleuve, allant prendre sa source
au pied des monts les plus reculés, descendant
avec calme de ces hauteurs lointaines, s'enri-
chissant le long de son cours de rivières tribu-
taires, puis roulant à travers la plaine, dans un
lit large et profond, ses eaux limpides et pures,
principe de fécondité, de prospérité et de vie.
Prenons, par exemple, les lettres si célèbres sur
l'Eglise et la civilisation, publiées par l'auteur,
encore évêque de Pérouse, peu de temps avant
5on accession au trône pontifical. Léon XIII,
d'après sa méthode, commence par y définir
;e qu'est la civilisation véritable : il la place
lans la mise en œuvre, réglée et harmonieuse, de
toutes les forces de l'humanité, forces matérielles,
morales et intellectuelles. Puis, partant de ce
principe, il démontre avec une logique aussi serrée
que persuasive, et à laquelle aucun point n'échap-
pe, comment l'Eglise, par ses doctrines si sages
mr le travail, sur le repos du dimanche, sur le
rôle que tient l'homme au sein de la création,
par le bras de ses moines et l'action de ses
enfants, a favorisé le bien-être des classes so-
ciales ; comment aussi, gardienne infaillible de
la vérité et de la morale, par ses lois, ses ensei-
gnements, par le type divino-humain qu'elle a
proposé au monde et qui est comme l'incar-
nation du vrai, du beau et du bien, elle a con-
tribué d'une manière efficace au perfection -
9
130 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
nement le plus élevé des êtres rationnels.
Pour mieux vous montrer, Messieurs, quelle
noblesse, quelle ampleur, et quelle forme sai-
sissante Léon XIII sait donner au mouvement
de sa pensée, permettez que je vous cite cette
page si remarquable, dans laquelle il décrit le pou-
voir souverain de l'homme sur les forces de la
matière1 : " A côté, dit-il, du zèle pour la gloire
de Dieu s'allume dans l'Eglise un autre amour
non moins ardent : c'est l'amour pour l'homme,
le vif désir qu'il soit rétabli dans tous les droits
que lui donna son créateur. Or, l'homme a reçu
de Dieu, pour son héritage dans le temps, cette
terre où il vit et dont il a été établi le seigneur.
La parole qui retentit au matin de la création :
'" Soumettez -vous la terre et dominez-la2, " n'a
jamais été retirée. S'il avait persévéré dans
l'état de grâce et d'innocence, l'homme aurait
exercé son empire sans effort, la soumission des
créatures aurait été spontanée, tandis qu'au-
jourd'hui la domination est pénible et les créa-
tures ne subissent le joug que contraintes par
la violence.
" Toutefois, le domaine subsiste encore, et
l'Eglise, qui est une mère, ne peut rien avoir de
plus à cœur que de le voir s'exercer, que de voir
1. L'Eglise et la civilisation : 1ère partie.
2. Gen., i, 28.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 131
l'homme se montrer ce qu'il est en réalité : le
seigneur de la création. Or, ce droit s'exerce
lorsque le roi des créatures, déchirant les voiles
qui recouvrent ses possessions, ne s'arrête point
à ce qui tombe sous ses yeux et à ce qu'il touche
de ses mains, mais pénètre dans le cœur même
de la nature, recueille les trésors de fécondité
que recèlent les forces qui s'y trouvent et les
utilise à son profit et au profit d'autrui.
" Comme il apparaît beau et majestueux, ô
nos bien-aimés diocésains1, l'homme quand il
commande à la foudre et la fait tomber impuis-
sante à ses pieds ; quand il appelle l'étincelle
électrique et l'envoie, messagère de ses volontés,
au fond des abîmes de l'océan, au-delà des mon-
tagnes abruptes, à travers les plaines intermi-
nables ! Comme il se montre glorieux alors qu'il
ordonne à la vapeur d'attacher des ailes à ses
épaules et de le conduire avec la rapidité de
l'éclair, par mer et par terre ! Comme il est
puissant par son génie, quand il enveloppe cette
force elle-même, la rend captive et la conduit,
à travers les sentiers qu'il lui a tracés, pour
donner le mouvement et comme l'intelligence à
la matière brute, laquelle se substitue ainsi à
l'homme et lui épargne les plus dures fatigues !
1. Les fidèles du diocèse de Pérouse, dont Léon XIII était
alors Tévêque.
132 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Dites-moi, nos très chers diocésains, n'y a-t-il
pas en lui comme une étincelle de son créateur,
quand il évoque la lumière et la fait jaillir au
milieu des rues de nos cités pour éclairer les té-
nèbres de la nuit et remplir de ses splendeurs
les vastes salles et les palais ?
" Et l'Eglise, cette mère qui suit avec ten-
dresse les progrès de ses fils, est si loin de vouloir
y mettre obstacle qu'elle se réjouit et tressaille
d'allégresse en les voyant. "
Je tenais, Mesdames et Messieurs, à vous
citer cette page qui nous donne une si belle idée,
et du style de Léon XIII, et surtout de l'art mer-
veilleux avec lequel il sait rattacher à la thèse
principale les évolutions de sa pensée.
Un génie de cette trempe, muni de fortes
études sur la philosophie métaphysique et mo-
rale, sur la théologie, le droit, tant civil que ca-
nonique, était bien fait pour présider, dans nos
jours d'aveugles préventions, aux destinées de
l'Eglise. Jamais en effet la science, à la fois
divine et humaine, ne fut plus nécessaire au
gouvernement ecclésiastique. Il y a des temps
où, pour un Pape, c'est assez d'affirmer ; il y en
a d'autres où les circonstances l'obligent à dé-
montrer. C'est le besoin de notre époque, de ce
siècle défiant, chercheur, raisonneur ; et certes,
la Providence, dans son infinie sagesse, ne pou-
vait plus opportunément satisfaire ce besoin
DISCOURS ET ALLOCn TIONS 133
qu'en nous donnant, comme elle L'a fait, un pape
philosophe, et en plaçant sur la chaire4 de saint
Pierre un penseur et un Bavant.
N'ignorant pas ce que l'opinion attend de
tout homme public appelé à gouverner, ce Pon-
tife aux vues élevées, larges et synthétiques,
s'est présenté au monde, tenant en main un
programme. Que renfermait ce programme ?
quels en étaient les traits essentiels, les arti-
cles fondamentaux ? On les résume en trois
mots : accord de la foi et de la raison ; union
de l'Eglise et de l'Etat ; harmonie entre les
hautes classes et les classes ouvrières. Oui, en
posant le pied sur les degrés du trône, Léon XIII
a dit aux peuples : " Voici le programme que
je vous apporte, la charte que je vous propose
et qui sera votre salut ; car elle répond au triple
besoin et elle pourra clore le triple schisme de
nos temps malheureux. La raison humaine,
affranchie de la tutelle de la foi, se précipite vers
sa -ruine : je veux rétablir l'accord entre ces
deux puissances. L'Etat fait à l'Eglise une guerre
déloyale : il faut que cette lutte finisse, et qu'une
franche et solide union marque dorénavant les
rapports de ces deux sociétés. Dans l'industrie
moderne le patron opprime l'ouvrier, l'ouvrier
mécontent s'insurge contre le patron : il importe
donc de bien définir les rôles respectifs du capital
et du travail, d'harmoniser ces deux facteurs
134 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
de la richesse publique, sans préjudice pour les
droits de l'un, sans mépris pour la faiblesse et
l'infériorité de l'autre, et de ramener ainsi le
vrai bonheur social. Ce programme de paix et
d'union, cette charte conciliatrice, peuples chré-
tiens, acceptez-la : mettez-la à la base de toutes
vos institutions ; faites-en la norme nécessaire
de tous vos travaux et de tous vos progrès, car
elle porte avec elle l'empreinte d'une sagesse
sur laquelle le temps ne peut rien. Bien différente
des chartes humaines, elle a été formulée dans
l'éternel conseil des trois Personnes divines elles-
mêmes. "
Il serait trop long, Mesdames et Messieurs,
d'analyser même sommairement chacune des
encycliques dans lesquelles le Saint-Père, déve-
loppant son programme, réalise depuis quinze
ans avec une étonnante fidélité les promesses
mémorables de son pontificat. Trois de ces do-
cuments semblent primer tous les autres et
marquer par leur éclat l'apogée doctrinal du
règne de Léon XIII.
C'est d'abord l'immortelle encyclique JEterni
Patris, l'une des premières qui aient attiré l'at-
tention du monde chrétien, et par laquelle
devait commencer l'œuvre de restauration, de
relèvement et de perfectionnement, entreprise
par son auteur ; car, dans cette lettre, Léon XIII
y établit d'une façon magistrale les principes
DISCOURS ET ALLOCUTIONS L35
et les assises de la science rationnelle, point de
départ de tout vrai progrès. La philosophie
scolastique, dans la personne de son plus docte
et de son illustre représentant, Thomas d'A-
quin, y est comblée d'éloges et proposée aux
écoles catholiques comme la règle et le fonde-
ment de toutes les études sérieuses, comme
le remède aux égarements et aux mille fluc-
tuations de la science contemporaine. L'intel-
ligence étant la reine du monde, assainir et
rectifier ses idées, c'est faire œuvre au plus haut
point de régénération sociale.
Pour descendre de ces régions sur un terrain
plus concret, l'auguste Pontife fit paraître en
1885 cette autre fameuse encyclique dite 7m-
mortale Dei, laquelle avec des accents jusque-là
inouïs et une autorité souveraine traitait de la
constitution chrétienne des Etats. La presse
entière fit écho ; l'ancien et le nouveau Monde
applaudirent ; et de partout on vit affluer vers la
Chaire apostolique des lettres enthousiastes d'ad-
hésion sans réserve et d'admiration profonde.
Jamais Rome n'avait encore, par une parole
aussi nette, aussi dégagée et aussi pénétrante,
jeté tant de lumière sur les graves et brûlantes
questions qui passionnent si fiévreusement notre
siècle. Ce monument grandiose de la sagesse
papale restera comme le code le plus fécond et
la norme la plus parfaite du droit public et
136 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
social. Après avoir défini les éléments consti-
tutifs des deux sociétés sœurs, la société civile
et la société religieuse, et montré l'incontes-
table supériorité de cette dernière sur la première,
Léon XIII retrace avec complaisance l'idéal de
l'Etat chrétien : il fait voir les rapports de con-
fiance réciproque et d'harmonie bienveillante qui
devraient toujours régner entre deux pouvoirs
faits pour s'entendre. Puis, venant à considérer
le soi-disant droit nouveau introduit depuis un
siècle, il renouvelle les condamnations fulmi-
nées à si juste titre par l'auteur du Syllabus ;
puis enfin, dans des pages d'une clarté et d'une
précision vraiment incomparables, il dissipe tous
les nuages et met fin à toutes les équivoques.
Mais l'œuvre d'apaisement et de reconstruc-
tion sociale n'était pas encore achevée. Vers
les hauteurs du Vatican montait, chaque jour
grandissante, la plainte de ces milliers de pauvres
qui cherchent dans le travail le pain de leurs fa-
milles, et qui ne trouvent, trop souvent, pour
prix de leurs sueurs que l'exténuation du corps,
et la ruine cent fois plus funeste de l'âme. Emu
de ces clameurs, Léon XIII s'est penché vers le
peuple comme pour mieux entendre le cri de sa
misère et les pulsations de son cœur, et saisi d'une
immense compassion semblable à celle que son
divin Maître éprouva un jour à la vue des foules
affamées, il s'est écrié lui aussi dans un transport
DISCOURS ET ALLOCUTION- 137
d'inexprimable charité : " Misereor super turbas,
j'ai pitié de ce peuple, j'ai pitié de cette multi- u)
tude qui travaille et qui souffre, et au nom deir
Celui qui n'a pas dédaigné de prendre notre chair
pour en calmer et pour en sanctifier les souffrances,
je veux la secourir. "
Tout le monde se rappelle l'inoubliable ency-
clique Rerum nocarum, dans laquelle le savant
Pontife, combinant sa science de docteur et son
amour de père, aborde le terrible problème de
la question ouvrière et, avec une sainte liberté
digne des premiers apôtres, détermine tous les
droits comme aussi tous les devoirs, fait la part
des gouvernements, la part de l'ouvrier, la part
du patron, place au-dessus de tous l'action bien-
faisante de l'Eglise, et propose les plus sûrs moyens
de maintenir la paix dans la charité et la justice.
Il faut lire et relire cette lettre, méditer et appro-
fondir cette parole si ferme, si vivante, et si dé-
bordante d'enseignements. Un écrivain de renom
Ta jugée avec éloquence : " C'est, dit-il, le baiser
du Christ à ses pauvres et l'embrassement du
peuple par l'Eglise. ' " Le Pape a vu la société
moderne coupée en deux armées ennemies ;
et il est descendu au milieu des combattants
rangés en bataille et, entre les deux camps, il
a planté la croix. " Dans la croix, en effet, se
trouve l'unique solution, réellement efficace, du
grand problème social ; et Léon XIII, en ar-
138 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
borant de sa main pacificatrice, sur l'atelier et
sur l'usine, cet emblème d'équité, de réconci-
liation et de pardon, a mérité aux yeux de l'his-
toire le titre impérissable de bienfaiteur du peu-
ple, d'ami et de père des pauvres.
L'influence doctrinale du Souverain Pontife
régnant s'explique très bien sans doute par
la hauteur des pensées, l'actualité de l'ensei-
gnement, la largeur et parfois la hardiesse des
vues, qu'on admire en tous ses écrits ; mais elle
s'explique mieux encore, si on tient compte des
charmes extérieurs que la vérité revêt sous sa
plume.
Chose digne de remarque, et cependant peu
connue d'un grand nombre de personnes :
Léon XIII est un homme de lettres dans toute
l'acception du terme, un classique de haute
lignée, un humaniste fin, délicat, distingué ;
et depuis le jour où il remportait dans les salles
du Collège romain, après de brillantes études,
les premiers prix de latin et de grec, jusqu'aux
années laborieuses de son pontificat, il n'a cessé
d'associer, dans son amour, au culte de la science
le culte de l'art de bien dire. Le beau, Mesdames
et Messieurs, n'est-il pas proche parent du vrai,
et n'a-t-il pas reçu de Dieu même l'honorable
mission d'en refléter les splendeurs ? " La pa-
role, dit un auteur, est le lien des esprits " ;
et plus ce lien a de force, plus il possède de grâces
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 1 30
et d'attachantes beautés, plus aussi, par son
moyen, l'écrivain influe sur les âmes. Léon XIII
a voulu prouver que l'Eglise catholique com-
prend ces vérités, qu'elle a été et qu'elle reste
toujours l'asile protecteur des sciences et des
lettres, qu'elle sait, dans toute la mesure de sa
discrétion et de sa prudence, emprunter à l'anti-
quité la langue de ses historiens, de ses orateurs,
de ses poètes, pour élever ces formes de l'art,
les animer de son souffle, les féconder de son
génie, et faire servir au triomphe et à la diffusion
du christianisme ces ailes vigoureuses et res-
plendissantes de la pensée. Voilà pourquoi
toutes les encycliques, toutes les lettres ponti-
ficales parues depuis quinze ans, sont des mo-
dèles de littérature ; et voilà pourquoi le pape
actuel est un Cicéron chrétien.
Léon XIII écrit en artiste. Sa phrase, taillée
dans le marbre de la plus pure latinité, est d'une
beauté sculpturale, et on dirait qu'en la façon-
nant il veut enchâsser comme dans un écrin le
riche trésor de ses conceptions. Un charme tout-
puissant rayonne de son style. Tout y concourt
à flatter l'esprit : et le choix des expressions, et
la justesse des rapprochements, et le rythme des
périodes, et le nerf du langage, et cette grave
et sonore mélodie dont les sons de la langue latine,
heureusement combinés, portent en eux le secret.
Faut-il, d'ailleurs, s'étonner d'un tel mérite
140 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
et d'une telle gloire ? Léon XIII n'est pas seu-
lement l'écrivain savant et lettré qui sait manier
la prose, " ce mâle outil," comme l'appelle Veuillot;
mais il est de plus, Mesdames et Messieurs,
plusieurs l'ignorent peut-être, un favori des Mu
Oui, Léon XIII est poète ; car la poésie est
divine. Elle reçut sa consécration dans les pages
rythmées de la Bible. Pourquoi serait-elle
indigne de la gravité d'un Pontife romain ? —
A douze ans, Joachim Pecci, étudiant à Viterbe,
accueillait par un quatrain des mieux réussis
pour cet âge un vénérable religieux qui était-
venu visiter le collège. Depuis lors, cédant à
ses goûts, il s'est plu à entretenir avec les Muses
chrétiennes ce commerce des grandes âmes dont
l'exquise sensibilité, semblable aux cordes d'une
lyre, s'émeut spontanément sous le souffle des
divins accords. Ne suffit-il pas d'avoir contem-
plé cette figure radieuse, éclairée, idéalisée par
une lumière céleste, pour comprendre tout ce
qu'il y a, sous le voile de chair dont elle s'enve-
loppe, de vibrantes harmonies et de mystérieuses
élévations ?
Les travaux sans trêve et les soucis sans
nombre du Souverain Pontificat n'ont pu paraly-
ser les élans de cette âme, ni étouffer ses accents.
Lorsque, il y a trois ans, le cardinal Joseph
Pecci fut enlevé par la mort à l'affection de son
frère et à l'admiration de toute l'Eglise, le Saint-
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 111
Prie, pour mieux honorer la mémoire de celui
que la science et le mérite, non moins que
le- liens du sang, unissaient si étroitement a son
auguste personne, composa en latin un ravis-
sant dialogue où l'on ne sait qu'admirer davan-
tage, de la beauté des sentiments ou de la per-
fection du style. Rien de plus gracieux, de plus
tendre, ni de plus sublime dans sa touchante
simplicité.
C'est Joseph, le frère du ciel, qui le premier,
du haut de sa gloire, adresse la parole1 à son
frère de la terre :
" J'ai satisfait, dit-il, à la justice divine, et
me voici introduit dans les célestes parvis. Mais
toi, de quelle lourde charge tu es encore accablé !
Prends courage et d'un bras toujours confiant
lance sur la haute mer la barque de l'Eglise :
Sume animum ; fidens cymbam duc œquor in
altum.
" Tes travaux ne resteront pas stériles ; mais
cependant, Joachim, si tu veux atteindre le
ciel et échapper aux flammes vengeresses, sou-
viens-toi qu'il te faut laver tes fautes dans les
larmes de la pénitence. "
Et Joachim de répondre :
" Oui, frère, tant que je vivrai, je ne cesserai
1. Nous ne pouvons donner ici qu'un très pâle aperçu de
cette charmante petite poésie.
142 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
de gémir et de pleurer sur mes fautes. Toi, de
ton côté, puisque tu jouis du bonheur des saints,
n 'oublie pas celui que les ans ont courbé sous
leur poids et que mille soucis dévorent. Pendant
qu'il lutte contre les flots et l'horrible tempête,
soutiens-le de tes prières, console-le souvent de
ton regard fraternel. "
Léon XIII avait tracé à la raison humaine le
chemin de la vérité. Il a voulu, par son exemple,
marquer à la poésie les sources de l'inspira-
tion, réformer et diviniser cet art, en lui montrant
pour idéal non cette nature grossière, dont le
spectacle abaisse l'âme, mais ces beautés d'un
ordre supérieur pour lesquelles nous sommes
créés, qui ornent et grandissent l'esprit, qui
charment et élèvent le cœur.
II
Toutefois, Mesdames et Messieurs, les doc-
trines les mieux établies, les théories les plus fé-
condes demeureraient souvent lettre morte sans
une main assez énergique pour les réduire en
pratique. Autre chose est de bien penser, autre
chose est d'appliquer sa pensée à l'action. Tel
fut grand philosophe, théologien éminent, ora-
teur puissant et disert, qui ne sut jamais gou-
verner. La conduite des hommes et des choses
requiert en effet des aptitudes spéciales dont
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 143
beaucoup d'excellents esprits, versés dans la
doctrine, paraissent presque entièrement dépour-
vus.
Il s'en trouve néanmoins dont la valeur in-
signe échappe à cette faiblesse, et, je me hâte de
l'affirmer sans crainte d'être contredit, Léon XIII
est de ce nombre. Autant son intelligence montre
de force pour concevoir, autant son activité
offre de ressources pour exécuter. On sent que
cet homme participe, de la façon la plus effec-
tive, à la puissance de Celui en qui penser est
dire, et en qui dire est agir. Dans l'espace de
quelques années, Léon XIII a accompli le tra-
vail de tout un siècle.
Dans l'ordre intellectuel d'abord, quelle vaste
renaissance, et quel regain de vie, d'initiatives
et d'efforts ! Nous assistons à un mouvement
qui, commencé sous Pie IX, mais puissamment
accéléré par l'énergie de son successeur, grandit
de jour en jour, et prépare à l'Eglise du Christ
ce vif rayonnement doctrinal dont les fastes
philosophiques et théologiques du moyen âge
nous offrent un si bel exemple. Rome voit croî-
tre chaque année le nombre de ses séminaires,
doubler et quadrupler le nombre de ses élèves.
De nouvelles sociétés se fondent ; des acadé-
mies de Saint-Thomas, modelées sur celles que
le pape soutient de ses deniers, surgissent de
toutes parts. Fribourg, Washington et tant d'au-
144 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
très centres d'études, ajoutent à la gloire des
universités déjà existantes. Les revues se font
plus sérieuses. Des congrès catholiques inter-
nationaux plantent sur la route des siècles les
jalons de la vraie science. Léon XIII établit
lui-même pour le clergé italien une école de haute
littérature. De plus, rivalisant avec les savants
modernes, il commande qu'on érige au sommet
de son palais un vaste observatoire, nouveau
symbole de cette sagesse dont le regard embrasse
l'univers ; et, afin de bien prouver que l'Eglise
dont il est le chef ne craint pas la lumière, qu'elle
n'a rien dans son histoire, rien dans ses œuvres,
rien dans sa vie, dont elle redoute les révélations,
il ouvre toutes grandes aux savants de tous les
pays, amis et ennemis, protestants comme ca-
tholiques, les portes jusque-là fermées des Archi-
ves vaticanes.
Dans l'ordre moral et disciplinaire, que voyons-
nous encore ? un Pontife qui, bien qu'absorbé
par les travaux intellectuels et la grande mission
sociale dont il s'est fait l'apôtre, sait descendre
cependant dans les moindres détails de l'admi-
nistration pastorale et procurer de toutes ma-
nières le bien de son troupeau.
Archevêque de Pérouse, il avait pendant trente-
deux ans versé sur ce diocèse tous les trésors de
son âme. Pape, il sentit son cœur, au contact
du cœur de saint Pierre, s'embraser d'un amour
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 145
plus généreux encore, et quelles flammes dévorantes
en ont jailli ! Toutes les œuvres catholiques ont
reçu de sa main une impulsion nouvelle. Ses
encycliques sur le Rosaire, sur la dévotion à la
Sainte-Famille, comme aussi sur le Tiers-Ordre
de Saint-François d'Assise, exhalent les parfums
de la piété la plus tendre. Avec quelle émotion
suave, lui vieillard octogénaire immobilisé par
l'âge et la captivité, il rappelle1 les temps éloi-
gnés,— doux souvenirs de jeunesse, — où, en-
rôlé comme sa pieuse mère sous la bannière
séraphique, " il gravissait joyeux les monts
sacrés de l'Alverne, " et allait vénérer ces
lieux, témoins de l'impression des stigmates de
l'amour divin ! — Léon XIII a eu le bonheur de
rétablir la hiérarchie dans plusieurs pays :
en Ecosse, chez les Slaves, puis sur cette terre
d'Afrique si riche de souvenirs et de gloires ; et ce
sera ainsi son mérite d'avoir fait surgir du sol
chrétien de nouvelles moissons, et d'avoir assuré
à l'Eglise de nouvelles joies et de nouveaux triom-
phes. Nous ne dirons pas tout ce qu'il a fait
pour propager la foi dans les contrées infidèles
et pour soutenir les missions d'Orient : ce récit
serait trop long, et d'ailleurs d'autres travaux
et d'autres formes de zèle réclament toute notre
attention.
1. Encyclique Auspicalo concessum.
10
146 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
C'est Lacordaire qui a dit : " Les hommes de
génie tiennent le sceptre des idées comme les
hommes d'Etat tiennent le sceptre des choses. '
Léon XIII, Mesdames et Messieurs, jouit du rare
privilège d'unir ces deux sceptres ; car en lui
l'homme de génie donne la main à l'homme d'Etat,
le penseur se confond avec le politique, le phi-
losophe avec le diplomate.
On a défini la diplomatie : l'art de cacher sa
pensée. Sans discuter le mérite d'une telle défi-
nition ni surtout les façons d'agir qui ont pu y
donner lieu, je serai plus sérieux en disant de la
politique des Papes qu'elle est l'art de faire servir,
par toutes les voies légitimes, au progrès de la reli-
gion les actes des individus et le mouvement des
sociétés. Pour exercer cet art avec profit pour les
âmes et sans péril pour la foi, deux vertus sont
nécessaires : la fermeté et la prudence ; la fer-
meté qui s'attache inviolablement aux principes
et ne souffre aucun compromis tendant à abaisser
la dignité du Saint-Siège ; la prudence qui s'ap-
pelle tour à tour modération, habileté, souplesse,
et qui consiste à tirer parti de la disposition des
hommes et de la condition des choses pour le
plus grand bien de l'Eglise.
Or, personne ne contestera que ces vertus maî-
tresses forment la base des œuvres et des succès
diplomatiques qui ont jeté tant de lustre sur la
carrière pontificale de Léon XIII. Léon XIII
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 147
est un esprit ferme et en même temps pondéré :
il sait mettre dans ses procédés de la douceur, de
l'aménité, une prudence calme, réfléchie et pré-
voyante ; il sait aussi être fort, inébranlable, in-
flexible. " Pourquoi, lui demandait-on au lende-
main de son élection, avez-vous pris le nom de
Léon ? — Parce que, répondit-il, Léon XII a
été le bienfaiteur de ma famille, mais aussi parce
que Léon signifie lion et que la vertu qui me sera
le plus nécessaire est la force du lion. " On a
voulu, bien à tort, ranger le Pape actuel sous
les drapeaux d'un parti. C'est une méprise
et une injure ; Léon XIII n'est l'homme
d'aucun clan et le tenant d'aucune école ; ou
plutôt, je me trompe, il appartient à une grande
école, et fondée par le plus grand maître, la seule
vraie, la seule catholique, l'école du Maître divin
qui, s'armant d'un fouet vengeur, chassa un jour
du temple les trafiquants sans vergogne, et ne
craignit pas non plus, mû par sa profonde charité,
d'aller s'asseoir à la table du publicain.
Dès les premières années de son sacerdoce,
Joachim Pecci fut chargé, comme délégué papal,
des missions les plus difficiles, à Bénévent d'abord,
puis dans l'Ombrie où il fit preuve d'un courage
intrépide et de rares talents administratifs. La
nonciature de Belgique, dont il sut remplir les
devoirs avec un tact parfait, acheva de mettre
en relief ses hautes qualités diplomatiques. Le
148 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
roi Léopold le vit s'éloigner avec chagrin et sol
licita pour lui du pape Grégoire XVI, en récom-
pense de ses services, les honneurs de la pourpre.
Avant de rentrer à Rome, le jeune prélat, avide
de s'instruire, d'étudier la nature de la société
moderne, le jeu et l'organisme de ses institutions,
consacra quelques mois à visiter l'Angleterre
et la France. Il ne soupçonnait guère, sans doute,
l'usage que la Providence devait l'appeler à faire
de toutes ces connaissances dans le gouvernement
suprême des nations.
L'œuvre diplomatique, poursuivie par Léon
XIII, est contenue dans ces deux mots : paci-
fication religieuse et restauration sociale.
Quand je dis pacification religieuse, il ne faut
pas se méprendre sur le sens de cette parole. Le
successeur de Pie IX, héritier de la foi et du zèle
de ce saint Pontife, ne pouvait évidemment, sans
forfaire à son devoir, s'abstenir de prendre les
armes et de défendre pied à pied le terrain ca-
tholique usurpé par les ennemis de l'Eglise.
Le non possumus est de tous les siècles. Il devait
combattre, et il l'a fait. Il n'a cessé de revendi-
quer, aux yeux du monde entier, avec ses domaines
envahis par la Révolution, l'indépendance né-
cessaire du Siège apostolique. Il a dénoncé à
diverses reprises et tout récemment encore, par
d'énergiques accents, les menées ténébreuses des
sectes maçonniques qui complotent la ruine du
DISCOURS ET ALLOCUTIONS L49
catholicisme. Il a de plus, dans une encyclique
qu'on ne saurait trop méditer1, condamné soua
toutes ses formes Terreur captieuse du libéralisme
religieux et rayé définitivement ce vocable du
langage chrétien.
Mais, pendant que d'une main il protégeait
ainsi les fondements de la foi et les intérêts de
la Papauté, de l'autre, il s'efforçait, par toutes
les voies et toutes les ressources de sa diplomatie,
d'obtenir pour les catholiques persécutés ou en
souffrances des conditions plus favorables. Ce
travail d'heureux augure a déjà porté ses fruits.
En Orient, par exemple, grâce à l'habileté et
à la clémence du Saint-Père, grâce encore au solide
crédit dont il jouit près de la Porte, les dissen-
sions arméniennes qui désolaient l'Eglise d'Asie
ont pris fin. Un courant de sympathie s'est établi
dans ces contrées vers Rome et vers le Saint-
Siège, et le jour n'est pas éloigné, tout du moins
le présage, où la Papauté triomphante reconquerra
sur le schisme grec ces peuples infortunés qui les
premiers virent briller au firmament des âges
l'étoile de la Rédemption. L'infidélité elle-même
s'est inclinée devant Léon XIII. Convaincus
par ses lettres, vrais chefs-d'œuvre de haute
politique, de l'influence que le christianisme
exerce sur la paix et le bonheur des nations, les
1. Encyclique Libertas prœstantissimum*
150 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
empereurs de la Chine et du Japon ont promis
protection pour les missionnaires catholiques.
En Occident, qui ne connaît les bienfaits inappré-
ciables dont cette puissance Sociale est la source ?
Sans parler de l'Autriche, de l'Espagne, du Portu-
gal, ni de l'Angleterre, ni de la Belgique, l'action pa-
pale a empêché la France, dominée par les sectes,
de déchirer les dernières pages du concordat. Elle
a inspiré à la Russie des sentiments plus équi-
tables. Partout, elle entretient une sorte d'équi-
libre ; et elle constitue, aux yeux des peuples, une
force pondératrice avec laquelle les gouverne-
ments même les plus hostiles sont obligés de
compter. Mais c'est surtout en Allemagne, la
patrie de Luther, la patrie de Frédéric II et par
adoption aussi de Voltaire, que le génie de
Léon XIII a remporté son plus beau triomphe.
En 1878, l'Eglise catholique allemande, notam-
ment dans la Prusse, présentait aux regards chré-
tiens le spectacle le plus lamentable. Les ordres
religieux bannis, plusieurs séminaires fermés, des
évêques condamnés à la prison ou à l'exil, quan-
tité de paroisses privées de leurs pasteurs, sans
sacrements et sans culte, toutes les sources de
l'éducation atteintes et viciées : tels étaient les
tristes effets des fameuses lois de Mai qui cou-
vraient depuis six ans d'un voile d'iniquité la
persécution religieuse. L'orgueil germanique,
luthérien et antiromain, enflé par le succès des
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 151
récents événements militaires, s'étail dressé dans
toute sa morgue, et on eût dit qu'il voulait venger
l'humiliation do Canossa. -- Pendant ce temps,
le socialisme, sortant de l'ombre des conventi-
cules, faisait entendre sa voix menaçante. Les
catholiques, de leur côté, accentuaient leurs
griefs ; le parti du Centre s'organisait ; et un
malaise profond pesait sur toute l'Allemagne.
Léon XIII, à peine élu pape, se hâte de renouer
des relations avec Berlin. Il écrit diverses lettres
à l'empereur Guillaume ; et, d'un ton calme et
digne, il démontre la nécessité de clore cette
lutte déplorable, désastreuse pour l'Eglise et
fatale à l'Etat lui-même.
L'encyclique qu'il fit paraître, dès le début de
son règne, contre les socialistes, produisit sur
l'Empereur et sur son chancelier l'impression
la plus favorable. Des négociations furent en-
tamées. Elles marchaient, mais lentement, lors-
que soudain éclata au sujet des îles Carolines
ce terrible différend qui faillit allumer la guerre
entre l'Allemagne et l'Espagne. Soit pour pré-
parer d'avance un changement de front sur la
question religieuse, soit plutôt pour obéir,
quoique à son insu, aux desseins et à l'action
mystérieuse de la Providence, Monsieur de
Bismark proposa à l'Espagne, comme moyen
définitif d'apaiser le conflit, l'arbitrage décisif
du Pape. Cet acte, qui rappelait les plus beaux
152 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
jours de la papauté, mettait en pleine lumière
la sagesse de Léon XIII, le prestige croissant
de son nom et l'autorité indiscutable de sa pa-
role. Ce prestige et cet ascendant, joints à la
crainte que lui inspirait l'influence politique du
Centre, ébranlèrent le chancelier et finirent par
le faire plier. La bataille était gagnée. Bientôt
en effet un projet de loi, longuement élaboré,
fut proposé et adopté, lequel, sans être parfait,
mettait un terme à la lutte et réparait, du moins
en partie, les injustices criantes faites aux ca-
tholiques. Ce fut alors que M. de Bismark écrivit
à Léon XIII une lettre de remercîment commen-
çant par le mot Sire, formule où tout le monde
sut voir, avec l'expression de l'estime et de la
gratitude du ministre, un hommage virtuel
rendu au Pontife-roi.
Léon le Grand, nous dit l'histoire, arrêta jadis
Attila, la terreur et le fléau des peuples, aux portes
mêmes de Rome. Un autre Léon non moins
illustre, l'honneur de notre siècle, a pu courber
sous la force du droit et sous l'empire de la
vérité un second Attila, le chancelier de fer,
ennemi juré du catholicisme, de la papauté et
de la France.
Il existe, Mesdames et Messieurs, un rapport
d'harmonie et une affinité profonde entre les
intelligences d'élite et les cœurs généreux. Et,
de même qu'aux premières n'échappe aucun des
DISCOURS ET ALLOCUTIONS L53
problèmes les plus graves et les plus troublante
qui agitent la société ; de même on voit les se-
conds se passionner pour toutes les grandes causes,
gémir sur toutes les misères, aspirer à la défense
de tous les droits méprisés. L'histoire des pape-.
qui n'est autre que l'histoire de l'Eglise elle-
même, nous en offre de nombreux exemples.
C'est l'Eglise qui, par ses prêtres, ses évêques,
ses pontifes, a levé au-dessus des peuples l'éten-
dard des saines libertés ; et c'est elle qui, comme
l'ange envoyé jadis à saint Pierre, est descendue
avec tendresse dans les cachots de l'esclave et
a fait tomber ses fers.
Léon XIII est fils de l'Eglise ; plus que cela,
il en est le chef. Il en a toutes les lumières, tout
le dévoûment, tout l'amour. C'est pourquoi,
on l'entendit un jour, se tournant vers le monde
civilisé, jeter avec éloquence ce cri de douleur
et d'angoisse1 : " Jusques à quand l'humanité
régénérée dans le sang du Christ laissera-t-elle
une partie d'elle-même, — cette pauvre race afri-
caine, — traîner sur les marchés comme un bé-
tail de vil prix ? " C'était le signal d'une levée
d'armes, d'une véritable croisade antiesclava-
giste. Et si ce beau mouvement dû au cœur d'un
Pontife privé lui-même de sa liberté, n'a pas
1. Voir la lettre Catholicœ Ecclesiœ sur l'œuvre destinée à com-
battre l'esclavage.
154 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
produit tous les résultats qu'on en pouvait
attendre, il a du moins éveillé l'attention de
l'Europe et provoqué à plusieurs reprises l'ac-
tion et l'intervention libératrice des gouver-
nements.
C'est le même sentiment d'humanité et de
justice, le même souci de la dignité et de la gran-
deur de l'homme, qui a fait de Léon XIII un
ami dévoué de la nation martyre. Ce que l'Ir-
lande désire, ce qu'elle demande au droit commun,
à la liberté, à la civilisation, Léon XIII, non
moins ardemment, le désire et le demande pour
elle. Ses actes l'ont prouvé, ses déclarations1
en font foi. Et s'il a cru devoir censurer le crime
et la violence, c'était pour mieux dégager d'om-
bres compromettantes une cause noble et juste.
Et le jour qui verra s'ouvrir pour la race longtemps
malheureuse, dans le libre et plein exercice de
son autonomie, une ère de fierté et de prospérité
nationale, sera pour Sa Sainteté un jour d'émo-
tions vives, aussi vives et aussi profondes que
celles qui firent battre, à l'heure de son triomphe,
le cœur du grand O'Connell.
En présence des événements dont nous sommes
de nos jours les témoins, et à la vue de l'attitude
prise par la Cour de Rome dans toutes les
graves questions du monde social moderne,
1. Voir les lettres de Léon XIII à Tépiscopat irlandais.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 155
n'a-t-on pas dit, Mesdames et Messieurs, que
Léon XIII était démocrate ?
Je n'ai, certes, ni la mission ni la prétention
de parler au nom du chef de l'Eglise, et de for-
muler ici pour lui une profession de foi politi-
que. J'ignore ses vues personnelles. Ce que je
sais, c'est que saint Thomas, cet oracle du
moyen âge auquel le pape actuel se plaît à em-
prunter ses doctrines les plus lumineuses, ensei-
gne positivement la supériorité de la monar-
chie, — d'une monarchie sagement tempérée, —
sur toute autre forme gouvernementale. Ce que
je sais encore, c'est que la papauté est elle-même
une monarchie à part dont le chef règne et gou-
verne, et que ce chef souverain en exerce sous
nos yeux les pouvoirs dans toute leur plénitude.
Quant à l'Eglise dont l'unique but est de
sauver les âmes, indépendante de tous les partis,
elle les domine de toute la hauteur de sa céleste
origine ; elle ne fait pas les pouvoirs humains,
mais elle les couvre du respect qui seul peut
maintenir et consolider la paix publique. Et si,
au lieu de couronner les Charlemagne et les
Louis IX, nous la voyons aujourd'hui bénir la
démocratie1, si cette main qui jadis faisait couler
sur le front des rois l'huile consécratrice s'ap-
1. Allusion à la politique dite de " ralliement " approuvée
par Léon XIII pour la France.
156 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
plique présentement avec un soin plus jaloux à
régénérer le front du peuple, à sauvegarder sa
foi, à orienter sa marche, à consacrer le fruit de
ses sueurs, à répandre sur ses plaies le baume
réparateur des divines consolations, non, Mes-
dames et Messieurs, ce n'est pas l'Eglise qui a
changé. Ce qui a changé, c'est le monde ; ce
sont les empires, ce sont les nations au sein des-
quelles la classe populaire, brisant avec effort
les liens hiérarchiques de l'ancien ordre social,
a créé une nouvelle puissance qu'il importe de
contenir dans les limites du devoir, si on ne veut
pas que cette force, aveugle et indomptée, reje-
tant toutes traditions et s'émancipant de tout
frein, finisse par tout renverser dans sa course
impétueuse et par ensevelir la société sous les
ruines.
Léon XIII, esprit perspicace, a compris ce
besoin des temps. Et c'est pourquoi, sans né-
gliger de donner aux monarchies, là où elles
existent, les soins très attentifs qu'elles méritent, il
suit d'un regard inquiet, et d'une pensée vigilante,
le mouvement et les progrès du flot démocra-
tique.
Nous avons vu quelle science assurée, et quel
zèle charitable, il déployait naguère dans l'étude,
de plus en plus nécessaire, des questions écono-
miques. Cest une joie pour le grand Pontife
d'accueillir au pied de son trône, en audience so-
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 1 57
lennelle, les foules ouv ières qu'un pieux enthou-
siasme pousse chaque année vers Rome, et de
déposer dans ces âmes confiantes, par de sages
et utiles conseils, la semence des enseignements
contenus dans ses encycliques.
Léon XIII a confiance en l'efficacité de la
presse pour diriger l'opinion. Aussi demande-t-il
aux catholiques instruits de s'emparer partout
de cette force et d'en faire, pour la vérité, une
tribune toujours ouverte et un moyen de dé-
fense toujours prêt. Il leur demande de mettre
en œuvre, pour le triomphe de l'Eglise, tous les
ressorts de la vie publique. Il encourage les con-
grès, les associations catholiques générales et
particulières, tout ce qui peut agir sur les masses.
C'est le propre des hommes de génie d'étonner
par l'imprévu de leurs résolutions. Désespérant
de voir en France, pour le moment du moins,
l'antique dynastie royale réapparaître sur le
trône et renouer la chaîne des traditions reli-
gieuses, que fait le pape diplomate ? Il s'adresse
aux catholiques ; il leur suggère un changement
de tactique ; il les supplie et il les adjure de faire
trêve à leurs dissentiments, de rallier dans un
même effort toutes les âmes droites et honnêtes,
de prendre pied sur un même terrain, — le ter-
rain constitutionnel, — pour monter à l'assaut
de la république sectaire, en déloger l'athéisme,
et y replacer Dieu. Là est le salut de la France.
158 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Quelle que soit cependant sa vive sollicitude
pour les peuples du vieux monde, il semble que
Léon XIII éprouve pour l'Amérique, cette réédi-
tion de l'Europe, des sentiments de particulière
complaisance. Le Canada n'a-t-il pas reçu de
sa main, dans les honneurs princiers qui cou-
vrent depuis six ans des reflets éclatants de la pour-
pre le siège archiépiscopal de Québec, le plus
riche don que l'Eglise puisse faire à ses enfants ?
Que dire des Etats-Unis, nation colossale, née
d'hier, et où s'élaborent, dans l'alliage des élé-
ments les plus variés, les destinées les plus mysté-
rieuses, et qui par son aspect complexe, par les
progrès évidents du catholicisme et par les pro-
grès non moins avérés du matérialisme, préoccupe
à un si haut point l'attention du penseur chré-
tien ? Quelle conquête pour la papauté, si celle-ci
venait à soumettre au joug sacré de la foi cette
fière et forte démocratie ! Léon XIII cherche du
moins à y créer les premiers courants de bienveil-
lance et de sympathie dont Dieu se sert, aux heures
marquées, pour faire triompher sa grâce. La
délégation qu'il vient d'établir, le souci dont il
fait preuve dans les questions d'instruction,
les bénédictions qu'il envoie à la vaste métropole
de l'Ouest, et la part que lui-même prend à son
exposition en voulant que des œuvres d'art,
sorties du palais des Papes, aillent mêler leur
gloire aux gloires industrielles et artistiques des
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 159
deux Amériques, tout cela est de bon augure et
ne peut que favoriser, à un très haut degré, les
intérêts catholiques.
L'avenir inspire confiance, quand ce sont les
%\eîs de saint Pierre qui en ouvrent providen-
tiellement les portes.
Ceux qui ont opposé le pontificat actuel au
>ontificat de Pie IX semblent n'avoir pas com-
mis les sages dispositions et le jeu varié de l'opé-
ration divine dans les actions humaines. Il y a
un temps pour la lutte, pour les paroles indignées
et les condamnations courageuses, et c'est quand
la cité du mal se dresse orgueilleusement contre
la cité du bien. Il y a aussi un temps pour la
trêve, pour la suspension au moins partielle des
armes, et c'est lorsqu'il s'agit de relever les ruines
amoncelées par la tempête. Pie IX a défendu
l'édifice menacé ; Léon XIII le restaure. Le
règne de Pie IX a préparé celui de Léon XIII,
comme le règne de Léon XIII complète celui
de Pie IX.
Grâce, en partie, aux dogmes de la primauté
et de l'infaillibilité proclamés par les Pères du
Vatican, la papauté a vu s'accroître de façon
vraiment remarquable la foi et la confiance des
peuples, et elle a vu, par cela même, se fortifier
et grandir au-delà de toute espérance l'autorité
de son nom. Jamais peut-être, à aucune époque,
elle n'a joui d'une telle influence. Confinée
160 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
dans un palais, elle est partout, elle remplit le
monde. Les évêques, les prêtres, les fidèles lui
sont unis par d'indissolubles attaches. Un seul
mot tombé des lèvres du Vicaire de Jésus-Christ
subjugue les intelligences, enchaîne les volontés.
On écoute et on bénit ses conseils ; on exécute
ses ordres. Un schisme serait impossible. Ce
prestige merveilleux s'étend même en dehors des
sphères catholiques ; et l'esprit transcendant
du successeur de Pie IX, si bien fait pour servir
d'organe au magistère suprême et réunissant
comme en un foyer toutes les lumières dont les
sociétés ont besoin et toutes les forces qui ré-
gissent l'empire des âmes, constitue à l'heure
actuelle le centre d'attraction non seulement
•de l'Eglise, non seulement du monde chrétien,
mais aussi du monde politique, économique et
social.
Encore un mot, et je termine. Le Pontife,
dont nous célébrons les fêtes jubilaires, personni-
fie dans les temps modernes le génie de la pensée
^et le génie de l'action. Ce double génie rayonne-
ra, comme un double soleil, sur les âges à venir ;
car Léon XIII est de ceux qui, fils d'un pays et
d'une époque, appartiennent cependant à tous
les pays et à tous les siècles. Sa doctrine est impé-
rissable, son action de portée immense et d'in-
calculable influence.
L'une et l'autre ont élevé sur les confins de
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 101
notre âge un monument superbe, chef-d'œuvre
de foi et de science, de charité et de vertu, admi-
rable portique qui, en s'ouvrant sur les temps
nouveaux et sur le siècle qui va commencer, do-
mine toutes les œuvres humaines, et invite toutes
les nations à venir chercher dans l'Eglise du Christ,
ce temple de l'humanité, et ce panthéon des
peuples, tout ce qui est beau, tout ce qui est
juste, tout ce qui est grand, la paix, la vérité, la
sécurité, l'honneur, le progrès véritable et la
véritable civilisation.
SERMON
SUR L'AUTORITÉ RELIGIEUSE
Prononcé à l'occasion de
l'imposition du Pallium
de S. G. Mgr Bégin
archevêque de Québec
dans la Basilique de Notre-Dame de Québec
le 22 janvier 1899
Et hoc tibi signum, quia
unxit te Deus in principem.
Et ce sera là la marque du
pouvoir royal, dont Dieu vous
a investi.
1 Reg., x, 1.
Monseigneur1,
Il n'y a encore que quelques mois, appelée
par la voix de Dieu à recueillir le vaste hé-
ritage laissé entre vos mains par un prince illus-
tre de l'Eglise, votre Grandeur gravissait au
1. S. G. Mgr L.-N. Bégin, à qui le Pape venait d'octroyer le
Pallium.
164 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
milieu d'un clergé et d'une foule innombrable
les degrés de ce trône qui porte, depuis plus de
deux siècles, la fortune religieuse et morale de
tout un peuple. La joie était sur tous les fronts,
l'enthousiasme dans tous les cœurs. De vos
lèvres entr'ouvertes par l'Esprit divin lui-même,
jaillissaient des paroles inoubliables de vérité,
de charité et de paix. C'était l'aurore d'un
règne nouveau dans ce monde supérieur des âmes
où le soleil qui se couche peut être immédiate-
ment suivi du soleil qui se lève.
Aujourd'hui, par un autre bienfait de la divi-
ne Providence et du grand Pape qui nous
gouverne, nous voyons ces fêtes solennelles
de votre intronisation recevoir, dans l'acte
sacré de l'imposition du Pallium, leur juste cou-
ronnement. Le Pallium étant le symbole des
augustes prérogatives par lesquelles l'archevê-
que catholique participe à la dignité et à la sou-
veraineté même du Vicaire de Jésus-Christ,
l'imposante cérémonie qui nous réunit ce matin
peut très justement s'appeler la fête de l'auto-
rité métropolitaine.
Certes, Monseigneur, souffrez que je le dise,
non pour blesser par d'inutiles louanges une
vertu qui les abhorre, mais pour satisfaire la
piété filiale de ce peuple qui vous aime, vous
étiez digne, éminemment digne de revêtir le
manteau d'honneur dont le Pasteur suprême a
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 165
voulu recouvrir vos nobles épaules. Théolo-
gien de haut rang, également versé dans les
sciences historiques et les études bibliques
qui préoccupent à si bon droit l'esprit de nos
contemporains, orateur élégant et disert, huma-
niste délicat, ami dévoué de l'éducation et du
vrai progrès, vous aviez tous les dons qui
ajoutent à l'autorité officiellement constituée,
comme autant de fleurons d'une royale couronne,
le prestige, l'influence et l'éclat. Votre douceur
bien connue, votre bonté généreuse, jointes à-
la fermeté et à la conscience du devoir, assurent à
votre gouvernement deux caractères si bien faits
pour s'allier ensemble et qui marquent en traits
si frappants le gouvernement divin lui-même :
la mesure et la force.
Aussi, Monseigneur, est-ce avec un réel bon-
heur que nous voyons Léon XIII, de cette
main qui a couronné tant de têtes épisco-
pales, déposer par delà les mers sur votre front
déjà chargé de gloire, une nouvelle auréole, et
attacher à votre sceptre la plénitude du pouvoir
sacré. Nous nous réjouissons des témoignages
de cordiale estime et de profonde sympathie
donnés à Votre Grandeur par tant de vénérables
prélats ici présents, et tous ensemble, prêtres
et laïques, nous apportons avec empressement
aux pieds de votre trône l'hommage respectueux
de nos vœux les plus ardents, de notre soumis-
166 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
sion la plus sincère, de notre plus entier dévoue-
ment.
Messeigneurs1,
Mes Frères,
La fête solennelle dont nous sommes en ce
moment les témoins, le sens et l'esprit de cette
cérémonie, m'invitent tout naturellement à traiter
devant vous un sujet aussi ancien que l'Eglise,
mais qui n'a jamais cessé d'être souverainement
actuel : je veux parler de Y autorité religieuse.
Ce sujet est immense, et je ne saurais prétendre
en une courte instruction épuiser tous les pro-
blèmes qu'il soulève, et toutes les questions
qui y sont intimement liées. M'adressant à
un auditoire foncièrement chrétien et pénétré
à l'avance des enseignements de nos Livres
Saints, je me contenterai d'esquisser à larges
traits la physionomie de cette divine autorité,
sans laquelle l'homme livré aux caprices d'une
liberté sans frein, verrait bientôt s'engloutir
dans un funeste naufrage, avec cette liberté
elle-même, ses biens les plus chers et ses trésors
les plus précieux.
1. S. G. Mgr Duhamel, archevêque d'Ottawa, qui présidait
ta cérémonie de l'imposition du Pallium, et plusieurs autres
prélats canadiens.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS H>7
Comme pour nous préparer à courber notre
volonté sous le joug du commandement, Dieu,
maître absolu, a empreint le monde matériel
du sceau irréfragable de son autorité. Tout
être obéit à une loi. Le sol se fertilise sous- Fac-
tion de causes cachées et d'irrésistibles éner-
gies ; le flot, poussé par une force plus puissante
que lui-même, porte chaque jour à l'océan son
tribut ; des hauteurs où Dieu l'a assise, la mon-
tagne silencieuse attend pour se mouvoir un
ordre de son créateur. Quoi de plus merveil-
leux que cet instinct des brutes qui leur sert
de loi, et par lequel ces êtres sans raison exécu-
tent des mouvements marqués au coin de la
plus haute sagesse ! L'homme lui-même, par
la mise en œuvre d'admirables inventions, sem-
ble avoir reconquis sur la nature sensible une
partie de son empire perdu par le péché. Il a
imposé des lois aux éléments les plus fiers ; il
a dompté les forces les plus insoumises ; il a achevé
de démontrer, sans le vouloir peut-être, que
partout dans le monde l'autorité est nécessaire.
Faudrait-il faire une exception pour lui ?
Serait-il seul, mes Frères, à pouvoir sans péril
se dérober aux conséquences d'un principe dont
les effets embrassent et enserrent la création
universelle ?
168 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
On dira, je le sais, que l'homme a sa raison
pour se guider ; que doué d'une intelligence ca-
pable de connaître, de montrer le bien qu'il
faut faire, le mal qu'il faut éviter, il possède
dans cette faculté même la règle suffisante de
ses actes, sans qu'il ait besoin d'une règle supé-
rieure.
Quoi qu'il en soit des forces de la raison dans
l'ordre purement naturel, nous ne saurions
nier, d'une manière générale, la nécessité d'une
autorité pour diriger ces forces, pour les disci-
pliner, pour unir comme en un faisceau tous
les esprits et tous les cœurs dans la poursuite
du but suprême imposé à tous les hommes.
A bien plus forte raison, l'autorité doit-elle
être considérée comme nécessaire, quand il
s'agit d'orienter l'homme vers une fin supérieure
et de l'aider par des moyens et des secours
surnaturels, tels que la foi et les sacrements, à
poursuivre et à atteindre cette fin.
C'est le cas de l'humanité dans sa condition
présente. Et voilà pourquoi Notre-Seigneur a
fondé sa religion sur le grand principe de l'au-
torité ; et voilà pourquoi le catholicisme repose
sur ce principe comme sur une base essentielle,
aussi indispensable à son existence que les assises
et les colonnes le sont à cette basilique.
La société civile elle-même ne tire-t-elle pas
de l'autorité sa consistance et sa vie ? Ce pou-
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 169
voir peut changer de nom, 'il peut changer de
forme, il peut changer de maître ; mais, partout,
il s'impose comme un besoin social. Quand ce
n'est pas le droit qui commande, c'est la force
qui asservit, que cette force soit l'épée d'un
César, ou le hasard d'un bulletin jeté dans l'urne
des destinées nationales.
Seulement Dieu a fait preuve d'une sagesse
inconnue aux meneurs d'hommes et aux fonda-
teurs d'empires. En créant et en organisant son
Eglise, il ne l'a pas livrée à tout courant d'opi-
nion et à tout vent de doctrine ; il l'a mise à
l'abri des coups de main de la violence, des per-
fidies de la ruse, des surprises de l'inconstance
et de la légèreté. Il en a établi l'autorité légiti-
me, non sur un sable mouvant, mais sur un
roc immuable, sur ce granit dix-neuf fois sécu-
laire du droit ecclésiastique et divin, contre
lequel les efforts répétés de Satan et les calculs
audacieux de la politique, sont venus et vien-
dront éternellement se briser. Tu es Pierre, et
sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes
de l'enfer ne prévaudront pas contre elle1.
Ce n'était pas là une promesse vaine, une
de ces espérances trompeuses et une de ces il-
lusions dynastiques destinées, tôt ou tard, à
s'évanouir dans la fumée d'une bataille ou dans
1. Matth., xvi, 18.
170 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
la poussière d'un tombeau. L'écho de cette pa-
role retentit depuis des siècles, et il n'a rien perdu
de sa force. Hier encore nous célébrions la fête
du siège de saint Pierre, de cette Chaire d'où
le prince des Apôtres dictait au monde ses pré-
ceptes et d'où il promulguait ses enseignements.
Allez à Rome contempler ce trône ; vous y verrez
non pas une ruine, non pas le mélancolique sou-
venir d'une grandeur déchue, mais le piédes-
tal vénéré d'une gloire grandissante, le symbole
d'une royauté que rien n'ébranle et d'un em-
pire qui détend jusqu'aux confins les plus re-
culés de la terre.
II
Quelle splendide organisation que celle de
l'Eglise catholique, et comme ce puissant accord
et ce merveilleux équilibre de toutes les forces
et de tous les rouages qui entrent dans son gouver-
nement démontre bien la divinité de son origine !
Au centre, et dans une majesté à laquelle au-
cune grandeur humaine n'est comparable, se
dresse le pouvoir pontifical. C'est la tête de
l'Eglise, le foyer vivant de ses droits, la source
féconde de ses pouvoirs, la clef de voûte de tout
l'organisme religieux. Formée d'après l'idéal
monarchique, cette magistrature sans rivale plane
bien au-dessus des royautés humaines, dont
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 171
elle cumule les prorogatives sans être sujette
aux erreurs et aux excès qui ne sont que trop
souvent recueil des têtes couronnées. Les sages
tempéraments qui entourent la puissance pa-
pale, les conciles, le sacré collège, les congré-
gations romaines, loin d'amoindrir son influence,
ne font que la mettre en plus haut relief et con-
férer à ses décisions un plus haut degré d'efficacité.
Le Pape règne et gouverne. Sa juridiction,
comme celle du Christ, s'étend immédiatement
non seulement à l'ensemble des membres de
l'Eglise, mais encore à chacun d'eux, aux brebis
et aux agneaux, aux pasteurs et à leurs ouailles.
Le Concile du Vatican l'a défini en termes pré-
cis qui ne laissent place à aucune équivoque.
Toutefois, mes Frères, la diviDe constitution
du pouvoir pontifical, l'assistance spéciale dont
il jouit, les privilèges exceptionnels dont il est
orné, sans excepter l'infaillibilité, n'excluent pas
l'usage des moyens que la prudence humaine
suggère dans le gouvernement des peuples. Dieu
ne gouverne-t-il pas le monde par le ministère
des causes secondes et par le concours des agents
naturels ? Selon le cours ordinaire des choses,
il est impossible qu'un seul homme, malgré le
nombre et la compétence de ses ministres immé-
diats, régisse, comme il convient, une société
aussi vaste et aussi complexe que l'Eglise. Il
lui faut des aides, des auxiliaires régulièrement
172 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
établis qui, chargés d'une partie de l'admi-
nistration religieuse, exercent sous sa dépen-
dance une juridiction reconnue et incontestée.
Ces aides du Pape, ces auxiliaires institués
de par le droit divin lui-même, c'est-à-dire de
par la volonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
ce sont les Evêques que " le Saint-Esprit a
placés pour gouverner l'Eglise de Dieu1. ; Les
évêques, selon l'expression même de Sa Sain-
teté Léon XIII2, ne sont pas de simples vicai-
res du Pontife souverain, d'éphémères et fra-
giles instruments dont l'action s'efface et expire
avec le mandat d'occasion qui les a créés. Non,
ce sont les chefs réguliers des Eglises particulières,
des pasteurs voulus de Dieu pour remplir auprès
des fidèles un rôle indispensable, inhérent à la
nature même de l'Eglise catholique.
Issus des entrailles du peuple, parlant sa langue
et vivant de sa vie, parfaitement au courant de ses
idées et de ses mœurs, de ses aspirations et de ses be-
soins, ces hommes graves et prudents sont les mé-
diateurs naturels entre le pape et ses sujets. C'est
sur eux que le Pontife romain se décharge du
soin des âmes disséminées en tant de diocèses.
C'est à eux de porter au loin les enseignements
de la foi, d'annoncer la parole de Dieu et de
1. Act., xx, 28.
2. Encyclique Salis cognitum.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 173
défendre les pages inspirées do la Bible ; à eux de
publier à la suite du Saint-Siège, d'expliquer et
de commenter au besoin, selon la pensée de ce
Siège apostolique, les décrets conciliaires et les
encycliques papales. Briser cet ordre juridi-
que, substituer à cette hiérarchie des pouvoirs
un état de choses fondé sur des vues per-
sonnelles et des calculs passagers, c'est mécon-
naître l'organisation essentielle de l'Eglise ; c'est
fausser le concept de son autorité, et glisser et
choir dans des doctrines et des pratiques voisi-
nes du libre examen.
L'Evêque tient de Dieu lui-même un pouvoir
discrétionnaire dont il sait se servir pour le
plus grand bien des âmes. La religion, sans
doute, est immuable dans sa nature : immua-
bles sont les vérités de foi et invariables les prin-
cipes de morale qui forment l'objet de nos croyances
religieuses. Mais les règles de conduite, basées
sur ces principes, doivent nécessairement s'adap-
ter aux circonstances de temps, de personnes et
de lieux, dont le caractère influe sur la moralité
des actes humains. Le soleil est le même par-
tout : produit-il partout les mêmes fruits, exer-
ce-t-il partout une action uniforme ? Ainsi,
par analogie, en est-il de l'Eglise. C'est aux
évêques, mes Frères, aux chefs spirituels de
chaque diocèse, d'étudier les besoins des peu-
ples qui leur sont confiés, et de prendre en temps
174 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
opportun les mesures les plus propres à sauve-
garder la pureté de leur foi et l'intégrité de leurs
mœurs.
Cette liberté d'action laissée à l'épiscopat
catholique, cette diversité administrative dans
l'unité de doctrine et de gouvernement général,
démontre jusqu'à l'évidence que l'Eglise n'est
pas un simple automate sans mouvement et sans
vie, mais bien un corps divinement organisé,
déployant, sous la haute direction de son Chef,
et dans un harmonieux ensemble de toutes ses
parties, toute la puissance et toute la fécondité
de son être.
Quoi de plus beau, quoi de plus admirable
que cette immense société des âmes où, des
sommets du Vatican jusqu'au plus humble toit
curial, la juridiction s'échelonne par degrés si
prudemment ménagés ; où la moindre parcelle
de pouvoir est chose sainte et sacrée ; où l'au-
torité suprême garde toute sa force, exer-
ce toute sa souveraineté, sans écraser de son
poids les pouvoirs inférieurs ; où l'on ne res-
pecte celle-là qu'en vénérant ceux-ci ; où la
lumière, la vérité et la grâce, descendent à flots
continus du Pape aux évêques, des évêques
aux prêtres, des prêtres aux fidèles, tandis que
le respect, l'estime, la reconnaissance, montent
de tant d'âmes croyantes, par les prêtres et les
évêques, jusqu'au Vicaire de Jésus-Christ l
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 175
C'est comme un flux et un reflux d'enseignement
et de foi confiante, de commandement et de
soumission, de bienveillance et d'amour : mysté-
rieuse marée qui emporte avec elle les généra-
tions humaines à l'océan sans rivage des éter-
nelles félicités !
III
J'ai dit, mes Frères, que le catholicisme, de
par sa nature même, est une religion d'autorité.
Les pouvoirs hiérarchiques, créés par le Maître
de toute créature, projettent leur action bienfai-
sante sur tout ce qui se rattache aux besoins de
la foi et aux intérêts des âmes. Il n'est pas plus
facile d'en limiter l'influence qu'il ne l'est de
tracer des frontières à la justice et à la conscience.
D'ambitieux monarques, d'orgueilleux poten-
tats ont tenté cette œuvre téméraire ; mais
l'histoire d'un Bonaparte et celle d'un Julien
l'Apostat, — je ne veux citer que ces deux noms, —
sont là pour démontrer qu'on ne brave pas im-
punément les foudres du ciel.
De nos jours, la même prétention s'affirme
sous le couvert de mots pompeux et de spécieux
systèmes. On rêve je ne sais quelle transforma-
tion du monde, je ne sais quelle évolution de
la foi et de l'Eglise. A entendre ces étranges
novateurs, l'autorité ecclésiastique, bonne et utile
176 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
dans les temps de crédulité naïve et de servi-
lisme grossier, devrait, sinon disparaître totale-
ment, du moins s'effacer peu à peu et céder le
pas aux progrès de F âge présent : progrès de
la société impatiente de tout frein religieux ;
progrès de la raison affranchie de tout joug
dogmatique ; progrès des sciences naturelles,
historiques et critiques, dans lesquelles on s'ac-
corde toute hardiesse et toute licence.
Mes Frères, en aucun temps le pouvoir reli-
gieux n'a comprimé l'essor d'une sage et honnête
liberté. La science ne date pas d'hier. Aux
âges les plus glorieux de la foi, il y a eu des sa-
vants, il y a eu des penseurs, il y a eu des ini-
tiateurs non seulement dans le domaine abstrait
■de la métaphysique, mais aussi dans les recher-
ches plus concrètes de l'expérience et dans l'étude
pratique des graves problèmes sociaux. L'Eglise
secondait ces efforts de l'esprit humain ; elle
les favorise encore aujourd'hui. Ce que, toute-
fois, elle demande, ce qu'elle réclame en toute
franchise et ce qu'elle exige en toute justice,
c'est le droit, qui est pour elle un devoir, de se
défendre contre ce qu'elle sait être des empié-
tements et des erreurs.
C'est le droit de dire aux savants : "Je con-
nais quelqu'un de plus savant que vous. La
vraie science n'est pas celle qui s'ingénie à
forger des textes et à dresser des conclusions con-
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 177
tre Fauteur de toute science, contre Dieu, sa
doctrine et son Eglise. "
C'est le droit de dire aux représentants de la
critique moderne : " Secouez la poudre des manu-
scrits ; fouillez la mémoire des peuples et feuille-
tez les archives du monde ; évoquez de l'om-
bre séculaire tout ce qui a porté un nom, tout
ce qui a parlé une langue : je ne crains pas la
lumière. Mais n'allez point déduire de ce langage
des faits et de ces révélations du passé, des consé-
quences qui n'y sont pas contenues ; n'allez point
bâtir sur des données, trop souvent incertaines, des
systèmes arbitraires que la foi tient pour suspects,
des hypothèses gratuites qu'un enseignement in-
faillible ou une tradition autorisée condamne. "
C'est encore le droit de dire aux souteneurs
de tout régime et aux politiques de toute nuance :
u II faut que Jésus-Christ règne sur les peuples
comme sur les individus. Faisons-lui la place
aussi large que les circonstances le permettent,
et que la dignité d'un Dieu fait homme le re-
quiert. Ce Roi n'est pas un despote ; ce n'est
pas un frondeur ; ce n'est pas un démolisseur ;
c'est un roi plein de bonté et de mansuétude,
rex tuus venit tibi mansuetus1, c'est le prince de
la paix, pr inceps pacis2. "
1. Matth., xxi, 5.
2. Is., ix, 6.
12
178 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Ah ! mes Frères, si l'Eglise ne luttait que
pour des intérêts temporels, si elle n'avait pour
but que de se tailler des revenus dans le do-
maine public et d'assurer à ses ministres une
vie opulente et fastueuse, si on la voyait se re-
muer, s'agiter et s'évertuer pour arracher à une
puissance rivale des avantages de commerce,
des débris d'armées en déroute ou des lam-
beaux de continent, je comprendrais la défiance
des pouvoirs séculiers, leurs susceptibilités, leurs
craintes, leur animosité. Mais, mon Dieu î
qu'est-ce que veut l'Eglise en affirmant son au-
torité, en dilatant son champ d'action, en invo-
quant même certains privilèges ? Ce qu'elle
veut ? vous le savez tous : accomplir une plus
grande somme de bien, secourir un plus grand
nombre de pauvres, soulager un plus grand nom-
bre de malheureux, convertir ou consoler un
plus grand nombre d'âmes, prêcher avec plus
de liberté l'évangile de la pénitence et du re-
noncement, imprimer plus efficacement dans le
cœur de l'enfance et de la jeunesse les saines
notions religieuses, sans lesquelles l'homme se
perd, les familles se corrompent, la société elle-
même court à sa ruine.
Est-ce bien là une influence qu'il faille redou-
ter, une autorité qu'il faille mettre en tutelle,
une puissance qu'il faille traiter comme une
émule ambitieuse et jalouse ? Assurément, non.
DTSCOURS ET ALLOCUTIONS 170
Et si ces sentiments de défiance et d'hostilité
envers l'Eglise, ont causé en Europe tant de mal
et y ont exercé tant de ravages ; s'ils ont creusé
un abîme entre deux pouvoirs faits pour s'enten-
dre, entre deux sociétés souveraines, nécessaires,
et qui ont besoin, pour grandir, de concorde et
d'union, une si triste expérience n'est-elle pas
bien propre à nous garantir de tels errements ?
Dieu, espérons-le, ne permettra pas que notre
cher Canada français, si religieux, si catholique,
et qui ne cesse de donner à l'Eglise des marques
si touchantes de fidélité et de respect, suive ja-
mais la pente fatale par laquelle des peuples
illustres sont descendus à l'apostasie.
Nous avons pour premier motif de cet espoir
l'infatigable dévouement de nos guides spiri-
tuels, leur zèle éclairé et vigilant en tout ce qui
concerne la foi et la doctrine, et aussi, et à
un degré non moins remarquable, leur charité
ardente, leur bonté paternelle et miséricordieuse
pour les classes sociales les plus humbles, leur
esprit d'abnégation et de sacrifice qui en fait
de vrais amis du peuple et d'insignes bienfai-
teurs de leur temps et de leur patrie.
Nous avons un second motif d'espérer dans
le patriotisme de nos hommes publics, si heu-
reux de travailler à la prospérité du pays, si
désireux de promouvoir ses meilleurs intérêts
et, je me permettrai de l'ajouter, si persuadés
180 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
que sans la religion, sans l'action du clergé, sans
le travail obscur mais profond des communautés
religieuses, le Canada et, en particulier, la pro-
vince de Québec ne tarderait pas à déchoir du
rang où l'ont placée près de trois siècles de gloire.
Enfin, la solennité de ce jour, si belle, si impo-
sante, et qui réunit autour du docte et distingué
Prélat dont l'Eglise de Québec est fière, avec
l'élite de la population, les plus hautes sommités
civiles et religieuses, contribue, elle aussi, à af-
fermir notre confiance et à nous présager, pour
l'avenir, des jours de paix et de joie dans le res-
pect mutuel de tous les droits et dans l'accom-
plissement fidèle de tous les devoirs.
Daignez, Monseigneur, de votre main bénis-
sante confirmer en nos cœurs cette douce per-
suasion, et appeler sur tout votre peuple la
lumière qui éclaire, la grâce qui purifie, le courage
qui persévère et qui sauve.
Ainsi soit-il !
SERMON
SUR
LA VOCATION DE LA RACE FRANÇAISE
EN AMÉRIQUE
Prononcé près du monument Champlain
à l'occasion des Noces de diamant
de la Société St-Jean-Baptiste de Québec
le 23 juin 1902
Populum istum formavi mi-
hi ; laudem meam narrabit.
J'ai formé ce peuple pour
moi ; il publiera mes louanges.
Is., xliii, 21.
Excellence l,
Monseigneur Y Archevêque 2,
Messeigneurs 3,
Mes Frères,
e vingt-cinq juin seize cent quinze, à quel-
ques pas d'ici, sur cette pointe de terre qui
L
1. S. E. Mgr D. Falconio, Délégué apostolique au Canada.
2. S. G. Mgr L.-N. Bégin, archevêque de Québec, officiant.
3. La plupart des Archevêques et Evêques du Canada.
182 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
du pied de la falaise où nous sommes s'avance
dans l'eau profonde de notre grand fleuve, se
déroulait une scène jusque-là inconnue. A l'om-
bre de la forêt séculaire, dans une chapelle hâ-
tivement construite, en présence de quelques
Français et de leur chef, Samuel de Champlain,
un humble fils de saint François, tourné vers
un modeste autel, faisait descendre sur cette
table rustique le Fils éternel de Dieu, et lui
consacrait par l'acte le plus saint de notre re-
ligion les premiers fondements d'une ville et
le berceau d'un peuple.
Ce peuple, depuis lors, a grandi. Cette ville
a prospéré ; et voici qu'à une distance d'à peu
près trois siècles la nation, issue de cette se-
mence féconde, s'assemble, non plus au pied
de la falaise, mais sur ses hauteurs, pour renou-
veler son acte de consécration religieuse et re-
tremper sa vie dans le sang de l'Agneau divin.
Quelles transformations et quels contrastes !
Tout autour, malgré l'immuabilité des grandes
lignes qui forment le cadre du tableau, la nature
a reçu l'empreinte de l'esprit et de la main de
l'homme ; le désert s'est animé ; les solitudes
se sont peuplées. Plus près de nous, au lieu de
tentes mobiles où s'abritait la barbarie, l'œil
contemple de massifs châteaux et d'artistiques
édifices ; des tours, des flèches altières ont rem-
placé la cime des pins ; toute une civilisation
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 1 83
déjà adulte a surgi ; et le fondateur de Québec,
du haut de ce monument que lui élevait naguère
la reconnaissance publique, fier de son œuvre,
plus fier encore des progrès merveilleux qui en
ont marqué la durée, peut plonger dans l'ave-
nir un regard plein d'espoir et saluer avec confiance
l'aube blanchissante de jours nouveaux et de
destinées de plus en plus glorieuses.
Mes Frères, c'est pour envisager ce même
avenir que nous sommes ici ce matin. Le cor
résonnant de nos fêtes patriotiques a retenti,
et des quatre coins de la Province, des extré-
mités du pays, je pourrais presque dire, de tous
les points de l'Amérique où la race française a
planté son drapeau, vous êtes accourus en foule,
la tête haute, le cœur vibrant. On ne pouvait
répondre à l'appel avec plus d'unanimité ni
avec plus d'enthousiasme.
Aussi bien, le moment est solennel. Et sous
ces airs de fête et à travers cet éclat de nos com-
munes réjouissances, je vois des esprits qui s'in-
quiètent, des regards qui interrogent, des fronts
sur lesquels se traduisent de soucieuses pen-
sées ; j'entends, d'une part, des clameurs vagues
et confuses, et, de l'autre, comme l'écho d'émotions
contenues et de secrets frémissements passant
dans l'âme de la nation. Que signifie cela ?
C'est que, mes Frères, dans notre marche
historique, nous sommes parvenus à une de ces
184 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
époques où les peuples prennent conscience d'eux-
mêmes, de leur vitalité et de leur force. C'est
que, en assistant aux manifestations grandio-
ses provoquées par d'heureux anniversaires de
notre vie intellectuelle et sociale, nous sommes
en même temps et plus spécialement peut-être
conviés à de véritables assises nationales. C'est
que, dans ces assises, il s'agit pour nous d'étu-
dier et d'approfondir le problème de nos desti-
nées, et de proclamer une fois de plus, sans for-
fanterie comme sans faiblesse, prudemment, sa-
gement, ce que nous avons été, ce que nous
sommes, ce que nous devons et voulons être.
Voilà pourquoi je vous citais tout à l'heure
ces paroles de nos Lettres sacrées : Populum
istum formavi mihi ; laudem meam narrabit.
C'est moi qui ai formé ce peuple, et je l'ai établi
pour qu'il publie mes louanges. Dans ce langage,
en effet, d'une si haute signification, et à tra-
vers ces accents inspirés, j'aperçois des indices
de la noble mission confiée à notre nationalité ;
je crois découvrir, à cette lumière, la sublime
vocation de la race française en Amérique.
x
„>^
Y a-t-il donc, mes Frères, une vocation pour
les peuples ?
Ceux-là seuls peuvent en douter qui écartent
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 185
des événements de ce monde la main de la Pro-
vidence et abandonnent les hommes et les cho-
ses à une aveugle fatalité. Quant à nous qui
croyons en Dieu, en un Dieu sage, bon et puis-
sant, nous savons comment cette sagesse, cette
bonté et cette puissance se révèlent dans le gou-
vernement des nations ; comment l'Auteur de
tout être a créé des races diverses, avec des
goûts et des aptitudes variés, et comment aussi
il a assigné à chacune de ces races, dans la hiérar-
chie des sociétés et des empires, un rôle propre
et distinct. Une nation sans doute peut dé-
choir des hauteurs de sa destinée. Cela n'accuse
ni impuissance ni imprévoyance de la part de
Dieu ; la faute en est aux nations elles-mêmes
qui, perdant de vue leur mission, abusent obsti-
nément de leur liberté et courent follement vers
l'abîme.
Je vais plus loin, et j'ose affirmer que non seu-
lement il existe une vocation pour les peuples,
mais qu'en outre quelques-uns d'entre eux ont
l'honneur d'être appelés à une sorte de sacer-
doce. Ouvrez la Bible, mes Frères, parcourez-en
les pages si touchantes, si débordantes de l'es-
prit divin, depuis Abraham jusqu'à Moïse, de-
puis Moïse jusqu'à David, depuis David jus-
qu'au Messie figuré par les patriarches, annoncé
par les prophètes et sorti comme une fleur de
la tige judaïque, et dites-moi si le peuple hébreu,
186 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
malgré ses hontes, malgré ses défaillances, mal-
gré ses infidélités, n'a pas rempli sur la terre
une mission sacerdotale.
Il en est de même sous la loi nouvelle. Tous
les peuples sont appelés à la vraie religion, mais
tous n'ont pas reçu une mission religieuse. L'his-
toire tant ancienne que moderne le démontre :
il y a des peuples voués à la glèbe, il y a des
peuples industriels, des peuples marchands, des
peuples conquérants, il y a des peuples versés
dans les arts et les sciences, il y a aussi des peuples
apôtres, i Et quels sont-ils, ces peuples apôtres ?
Ah ! reconnaissez-les à leur génie rayonnant
et à leur âme généreuse : ce sont ceux qui,
sous la conduite de l'Eglise, ont accompli l'œuvre
et répandu les bienfaits de la civilisation chré-
tienne ; qui ont mis la main à tout ce que nous
voyons de beau, de grand, de divin dans le mon-
de ; qui par la plume, ou de la pointe de l'épée,
ont buriné le nom de Dieu dans l'histoire ; qui
ont gardé comme un trésor, vivant et impéris-
sable, le culte du vrai et du bien. Ce sont ceux
que préoccupent, que passionnent instinctive-
ment toutes les nobles causes ; qu'on voit fré-
mir d'indignation au spectacle du faible oppri-
mé ; qu'on voit se dévouer, sous les formes les
plus diverses, au triomphe de la vérité, de la
charité, de la justice, du droit, de la liberté.
Ce sont ceux, en un mot, qui ont mérité et mé-
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 187
ritent encore l'appellation glorieuse de cham-
pions du Christ et de soldats de la Provi-
dence.
Or, mes Frères, - - pourquoi hésiterais-je à le
dire ? - ce sacerdoce social, réservé aux peuples
d'élite, nous avons le privilège d'en être inves-
tis ; cette vocation religieuse et civilisatrice,
c'est, je n'en puis douter, la vocation propre,
la vocation spéciale de la race française en Amé-
rique. Oui, sachons-le bien, nous ne sommes
pas seulement une race civilisée, nous sommes
des pionniers de la civilisation ; nous ne som-
mes pas seulement un peuple religieux, nous
sommes des messagers de l'idée religieuse ; nous
ne sommes pas seulement des fils soumis de l'Egli-
se, nous sommes, nous devons être du nombre de
ses zélateurs, de ses défenseurs et de ses apôtres.
Notre mission est moins de manier des capi-
taux que de remuer des idées ; elle consiste moins
à allumer le feu des usines qu'à entretenir et à
faire rayonner au loin le foyer lumineux de la
religion et de la pensée.
Est-il besoin que je produise des marques
de cette vocation d'honneur ? La tâche, mes
Frères, est facile : ces marques, nous les por-
tons au front, nous les portons sur les lèvres,
nous les portons dans nos cœurs !
Pour juger de la nature d'une œuvre, d'une
fondation quelconque, il suffit très souvent de
188 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
reporter les yeux sur les débuts de cette œuvre,
sur l'auteur de cette fondation. La vie d'un
arbre est dans ses racines ; l'avenir d'un peu-
ple se manifeste dans ses origines. Quelle est
donc la nation mère à laquelle nous devons
l'existence ? quel a été son rôle, son influence
intellectuelle et sociale ? Déjà vos cœurs émus ont
désigné la France ; et, en nommant cette pa-
trie de nos âmes, ils évoquent, ils ressuscitent
toute l'histoire du christianisme. Le voilà, le
peuple apôtre par excellence, celui dont Léon XIII
dans un document mémorable x a pu dire :
" La très noble nation française, par les grandes
choses qu'elle a accomplies dans la paix et dans
la guerre, s'est acquis envers l'Eglise catholi-
que des mérites et des titres à une reconnaissance
immortelle et à une gloire qui ne s'éteindra
jamais. " Ces paroles si élogieuses provoque-
ront peut-être un sourire hésitant sur les lèvres
de ceux qui ne considèrent que la France maçon-
nique et infidèle. Mais, hâtons-nous de l'ajouter,
dix ans, vingt ans, cent ans même de défections,
surtout quand ces défections sont rachetées par
l'héroïsme du sacrifice et le martyre de l'exil,
ne sauraient effacer treize siècles de foi géné-
reuse et de dévouement sans égal à la cause du
droit chrétien.
1. Encyclique Nobilissima Gallorum gens, 1884.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 180
Quand on descend (Tune telle race, quand
on compte parmi ses ancêtres des Clovis et des
Charlemagne, des Louis IX et dos Jeanne d'Arc,
des Vincent de Paul et des Bossuet, n'est-on pas
justifiable de revendiquer un rôle a part et une
mission supérieure ? ^jPar une heureuse et pro-
videntielle combinaison^rious sentons circuler dans
nos veines du sang français et du sang chrétien.
Le sang français* seul s'altère et' se corrompt
vite, plus vite peut-être que tout autre ; mêlé
au sang chrétien, il produit les héros, les semeurs
de doctrines spirituelles et fécondes, les artisans
glorieux des plus belles œuvres divines.
C'est ce qui explique les admirables senti-
ments de piété vive et de foi agissante dont
furent animés les fondateurs de notre nationa-
lité sur ce continent d'Amérique, et c'est dans
ces sentiments mêmes 'que je trouve une autre
preuve de notre mission civilisatrice et religieuse.
Qui, mes Frères, ne reconnaîtrait cette mis-
sion, en voyant les plus hauts personnages,
dont notre histoire primitive s'honore, faire de
l'extension du royaume de Jésus-Christ le but
premier de leurs entreprises et marquer, pour
ainsi dire, chacune de leurs actions d'un cachet
religieux ? Qui n'admettrait, qui n'admirerait
cette vocation, en voyant, par exemple, un
Jacques Cartier dérouler d'une main pieuse sur
la tête de pauvres Sauvages les pages salutaires
190 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
de l'Evangile1 ; en voyant un Champlain ou
un Maisonneuve mettre à la base de leurs éta-
blissements tout ce que la religion a de plus
sacré ; en voyant encore une Marie de Y Incar-
nation et ses courageuses compagnes, à peine
débarquées sur ces rives, se prosterner à terre2
et baiser avec transport cette patrie adoptive
qu'elles devaient illustrer par de si héroïques
vertus ? *y Est-ce donc par hasard que tant de
saintes femmes, tant d'éminents chrétiens, tant
de religieux dévoués se sont rencontrés dans
une pensée commune et ont posé, comme à
genoux, les premières pierres de notre édifice
national ? Est-ce par hasard que ces pierres,
préparées sous le regard de Dieu et par des
mains si pures, ont été baignées, cimentées
dans le sang des martyrs? L'établissement de
la race française en ces contrées serait-il une
méprise de l'histoire, et le flot qui nous déposa
sur les bords du Saint-Laurent n'aurait-il apporté
au rivage que d'informes débris, incapables
de servir et d'accomplir les desseins du ciel dans
une œuvre durable ?
Non, mes Frères, et ce qui le prouve mieux
encore que tout le reste, c'est l'influence crois-
sante exercée autour d'elle par la France d'Amé-
1. Ferland, Cours d'histoire du Canada, Iere part., p. 31.
2. Casgrain, Histoire de V Hôtel-Dieu de Québec, p. 73.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 191
rique sur les progrès de la foi et de la vraie civi-
lisation.
Chose digne de remarque, et qui jette une
belle lumière sur la mission d'un peuple : cha-
que fois que nos ancêtres, dans leurs courses
d'explorations et même dans leurs guerres, vin-
rent en contact avec les rudes enfants des
bois, ce fut pour les civiliser plutôt que pour les
dominer ; ce fut pour les convertir, et non pour
les anéantir. Que n'ai-je le temps de rappeler
les travaux de nos évêques, en particulier de
l'immortel Laval, de nos prêtres, de nos mis-
sionnaires, de nos découvreurs, de tous nos
apôtres ? C'est d'ici qu'est partie l'idée reli-
gieuse qui plane aujourd'hui sur une large por-
tion de l'Amérique septentrionale. C'est ici
qu'ont jailli ces sources de doctrine, de vertu,
de dévouement, dont les ondes se sont propagées
d'un océan à l'autre, et, devançant nos grandes
routes de feu, ont porté aux races étrangères les tré-
sors de christianisme dont la nôtre est dépositaire.
Et cette influence si étendue jadis, si puissante
et si bienfaisante, menacerait-elle maintenant de
décroître ? Aurait-elle du moins perdu, par le
fait d'influences rivales, son caractère propre
et ce cachet de spiritualisme qui l'a rendue si
remarquable dans le passé ? Ah ! demandez-le,
mes Frères, aux vénérables prélats qui, par leur
présence au milieu de nous, ajoutent à ces fêtes
192 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
tant de lustre, et dont le sceptre, semblable à
la verge de Moïse, a fait surgir comme par mi-
racle de la bruyère inculte ou de l'épaisse forêt d'in-
nombrables paroisses et de florissants diocèses.
Demandez-le à cette Université, l'orgueil de
notre patrie, dont l'enseignement projeté par
un double foyer rayonne avec tant d'éclat, et
qui après cinquante ans d'existence voit accourir
vers elle, des diverses parties de ce continent,
des milliers d'anciens élèves, sa joie et sa cou-
ronne1. Demandez-le à tous ceux des nôtres que
le souffle de l'émigration a dispersés loin de nous,
soit dans d'autres provinces, soit sur le terri-
toire de la vaste république américaine, et dont
les groupes compacts, toujours catholiques, tou-
jours français, resserrés autour de l'Eglise et de
l'école paroissiale, émergent ça et là comme de
solides rochers au-dessus de la mer déferlante
•et houleuse. Demandez-le enfin à nos frères
acadiens, chez qui le patriotisme, l'adhérence
à la foi, l'attachement à la langue et l'indompta-
ble ténacité, n'ont été égalés que par le malheur,
et que Dieu récompense de tant de fidélité par
une progression constante dans le nombre et
dans l'influence.
1. L'on célébrait, en même temps que les noces de diamant
de la Société St-Jean-Baptiste, le cinquantenaire de l'Université
Laval.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 193
Populum. istum formavi mihi ; laudem meam
narrabit. C'est moi, dit le Seigneur, qui ai formé
ce peuple ; je l'ai établi pour ma gloire, dans
l'intérêt de la religion et pour le bien de mon
Eglise ; je veux qu'il persévère dans sa noble
mission, qu'il continue à publier mes louanges.
Oui, faire connaître Dieu, publier son nom,
propager et défendre tout ce qui constitue le
précieux patrimoine des traditions chrétiennes,
telle est bien notre vocation. Nous en avons
vu les marques certaines, indiscutables. Ce que
la France d'Europe a été pour l'ancien monde,
la France d'Amérique doit l'être pour ce monde
nouveau. Mais dans l'état social où nous som-
mes, à quel prix, mes Frères, et par quels moyens
remplirons-nous efficacement cette mission ?
Quels sont les droits qu'elle comporte ? quels
sont les devoirs qu'elle impose ? Voilà ce dont
il me reste à vous entretenir.
II
Pour exercer parmi les nations le rôle qui
convient à sa nature et que la Providence lui
a assigné, un peuple doit rester lui-même : c'est
une première et absolue condition, que rien ne
saurait remplacer. Or, un peuple ne reste lui-
même que par la liberté de sa vie, l'usage de
sa langue, la culture de son génie.
13
194 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Il ne m'appartient pas de discuter ici l'avenir
politique de mon pays. Mais ce que je tiens à
dire, ce que je veux proclamer bien haut en pré-
sence de cette patriotique assemblée, c'est que
le Canada français ne répondra aux desseins
de Dieu et à sa sublime vocation que dans la
mesure où il gardera sa vie propre, son carac-
tère individuel, ses traditions vraiment natio-
nales.
Et qu'est-ce donc que la vie d'un peuple ?
Vivre, c'est exister, c'est respirer, c'est se mou-
voir, c'est se posséder soi-même dans une juste
liberté ! La vie d'un peuple, c'est le tempéra-
ment qu'il tient de ses pères, l'héritage qu'il en
a reçu, l'histoire dont il nourrit son esprit, l'au-
tonomie dont il jouit et qui le protège contre
toute force absorbante et tout mélange corrupteur.
Qu'on ne s'y trompe pas : la grandeur, l'im-
portance véritable d'un pays dépend moins du
nombre de ses habitants ou de la force de
ses armées, que du rayonnement social de ses
œuvres et de la libre expansion de sa vie. Qu'était
la Grèce dans ses plus beaux jours ? un simple
lambeau de terre, comme aujourd'hui, tout
déchiqueté, pendant aux bords de la Méditer-
ranée, et peuplé à peine de quelques millions
de citoyens. Et cependant, qui l'ignore ? de
tous les peuples de l'antiquité, nul ne s'est élevé
si haut dans l'échelle de la gloire ; nul aussi
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 195
n'a porté si loin l'empire de son génie et n'a
marqué d'une plus forte empreinte l'antique
civilisation. J'oserai le déclarer : il importe
plus à notre race, au prestige de son nom et à
la puissance de son action, de garder dans une
humble sphère le libre jeu de son organisme
et de sa vie que de graviter dans l'orbite de
vastes systèmes planétaires.
Du reste, la vie propre ne va guère sans la
langue ; et l'idiome béni que parlaient nos pères,
qui nous a transmis leur foi, leurs exemples,
leurs vertus, leurs luttes, leurs espérances, touche
de si près à notre mission qu'on ne saurait l'en
séparer. La langue d'un peuple est toujours
un bien sacré ; mais quand cette langue s'appelle
la langue française, quand elle a l'honneur de
porter comme dans un écrin le trésor de la pensée
humaine enrichi de toutes les traditions des
grands siècles catholiques, la mutiler serait un
crime, la mépriser, la négliger même, une apo-
stasie. C'est par cet idiome en quelque sorte si
chrétien, c'est par cet instrument si bien fait
pour répandre dans tous les esprits les clartés
du vrai et les splendeurs du beau, pour mettre
en lumière tout ce qui ennoblit, tout ce qui
éclaire, tout ce qui orne et perfectionne l'humanité,
que nous pourrons jouer un rôle de plus en plus
utile à l'Eglise, de plus en plus honorable pour
nous-mêmes.
196 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Et ce rôle grandira, croîtra en influence, à me-
sure que s'élèvera le niveau de notre savoir et
que la haute culture intellectuelle prendra chez
nous un essor plus ample et plus assuré. Car,
on a beau dire, mes Frères, c'est la science qui
mène le monde. Cachées sous le voile des sens
ou derrière l'épais rideau de la matière, les idées
abstraites demeurent, il est vrai, invisibles ;
mais semblables à cette force motrice que per-
sonne ne voit et qui distribue partout avec une
si merveilleuse précision la lumière et le mouve-
ment, ce sont elles qui inspirent tous les conseils,
qui déterminent toutes les résolutions, qui met-
tent en branle toutes les énergies. Voilà pour-
quoi l'importance des universités est si consi-
dérable, et pourquoi encore les réjouissances qui
auront lieu demain sont si étroitement liées à
notre grande fête nationale et en forment, pour
ainsi dire, le complément nécessaire.
Ah ! l'on me dira sans doute qu'il faut être
pratique, que pour soutenir la concurrence des
peuples modernes il importe souverainement d'ac-
croître la richesse publique et de concentrer
sur ce point tous ses efforts. De fait, tous en
conviennent, nous entrons dans une ère de pro-
grès : l'industrie s'éveille ; une vague montante
de bien-être, d'activité, de prospérité, envahit
nos campagnes ; sur les quais de nos villes la
fortune souriante étage ses greniers d'abondan-
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 197
ce, et le commerce, devenu chaque jour plus hardi,
pousse vers nos ports la flotte pacifique de ses
navires géants.
A Dieu ne plaise, mes Frères, que je méprise
ces bienfaits naturels de la Providence, et que
j'aille jusqu'à prêcher à mes concitoyens un
renoncement fatal aux intérêts économiques
dont ils ont un si vif souci. La richesse n'est
interdite à aucun peuple ni à aucune race ; elle
est même la récompense d'initiatives fécondes,
d'efforts intelligents, et de travaux persévérants.
Mais prenons garde ; n'allons pas faire de
ce qui n'est qu'un moyen, le but même de notre
action sociale. N'allons pas descendre du pié-
destal où Dieu nous a placés, pour marcher
au pas vulgaire des générations assoiffées d'or
et de jouissances. Laissons à d'autres nations,
moins éprises d'idéal, ce mercantilisme fiévreux
et ce grossier naturalisme qui les rivent à la
matière. Notre ambition, à nous, doit tendre et
viser plus haut ; plus hautes doivent être nos pen-
sées, plus hautes nos aspirations. Un publiciste
distingué a écrit * : " Le matérialisme n'a jamais
fondé rien de grand ni de durable. " Cette pa-
role vaut un axiome. Voulons-nous, mes Frères,
demeurer fidèles à nous-mêmes, et à la mission
supérieure et civilisatrice qui se dégage de toute
1. Rameau, La France aux colonies, p. 259.
198 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
notre histoire, et qui a fait jusqu'ici l'honneur
de notre race ? Usons des biens matériels, non
pour eux-mêmes, mais pour les biens plus pré-
cieux qu'ils peuvent nous assurer ; usons de
la richesse, non pour multiplier les vils plaisirs
des sens, mais pour favoriser les plaisirs plus
nobles, plus élevés de l'âme ; usons du progrès,
non pour nous étioler dans le béotisme qu'en-
gendre trop souvent l'opulence, mais pour donner
à nos esprits des ailes plus larges et à nos cœurs
un plus vigoureux élan.
Notre vocation l'exige. Et plus nous nous
convaincrons de cette vocation elle-même, plus
nous en saisirons le caractère vrai et la puis-
sante portée moralisatrice et religieuse, plus aussi
nous saurons trouver dans notre patriotisme
ce zèle ardent et jaloux, ce courage éclairé et
généreux qui, pour faire triompher un principe,
ne recule devant aucun sacrifice. L'intelli-
gence de nos destinées nous interdira les molles
complaisances, les lâches abandons, les rési-
gnations faciles.
Soyons patriotes, mes Frères : soyons-le en
désirs et en paroles sans doute, mais aussi et
surtout en action. C'est l'action commune, le
groupement des forces, le ralliement des pensées
et des volontés autour d'un même drapeau qui
gagne les batailles. Et quand faut-il que cette
action s'exerce ? quand est-il nécessaire de
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 199
serrer les rangs ? Ah ! chaque fois que la liberté
souffre, que le droit est opprimé, que ce qui est
inviolable a subi une atteinte sacrilège ; chaque
fois que la nation voit monter à l'horizon quel-
que nuage menaçant, ou que son cœur saigne de
quelque blessure faite à ses sentiments les plus
chers.
N'oublions pas non plus que tous les grou-
pes, où circule une même sève nationale, sont
solidaires. Il est juste, il est opportun que cette
solidarité s'affirme ; que tous ceux à qui la
Providence a départi le même sang, la même
langue, les mêmes croyances, le même souci
des choses spirituelles et immortelles, resser-
rent entre eux ces liens sacrés, et poussent l'es-
prit d'union, de confraternité sociale, aussi loin
que le permettent leurs devoirs de loyauté po-
litique. Les sympathies de race sont comme les
notions de justice et d'honneur : elles ne con-
naissent pas de frontières.
Enfin, mes Frères, pour conserver et conso-
lider cette unité morale dont l'absence stérili-
serait tous nos efforts, rien n'est plus essentiel
qu'une soumission filiale aux enseignements de
l'Eglise et une docilité parfaite envers les chefs
autorisés qui représentent parmi nous son pou-
voir. Cette docilité et cette soumission sont
assurément nécessaires à toutes les nations chré-
tiennes ; elles le sont bien davantage à un peu-
200 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
pie qui, comme le nôtre, nourri tout d'abord
et, pour ainsi dire, bercé sur les genoux de l'Eglise,
n'a vécu que sous son égide, n'a grandi que
par ses soins pieux, et poursuit une mission
inséparable des progrès de la religion sur ce
continent. Plus une société témoigne de respect,
plus elle accorde d'estime, de confiance et de dé-
férence au pouvoir religieux, plus aussi elle
acquiert de titres à cette protection, parfois
secrète, mais toujours efficace, dont Dieu cou-
vre, comme d'un bouclier, les peuples fidèles.
Quelle garantie pour notre avenir! et combien
le spectacle de ce jour est propre à affermir notre
foi et à soutenir nos meilleures espérances î
L'Eglise et l'Etat, le clergé et les citoyens, toutes
les sociétés, toutes les classes, tous les ordres,
toutes les professions, se sont donné la main
pour venir au pied de l'autel, en face de Celui
qui fait et défait les empires, renouveler l'alliance
étroite conclue non loin d'ici, à la naissance
même de cette ville, entre la patrie et Dieu.
Et pour que rien ne manquât à la solennité de
cet acte public, la Providence a voulu qu'un
représentant direct de Sa Sainteté Léon XIII,
que d'illustres visiteurs, des fils distingués de
notre ancienne mère- patrie, rehaussassent par leur
présence l'éclat et la beauté de cette cérémonie.
Eh ! bien, mes frères, ce pacte social dont
vous êtes les témoins émus, cet engagement na-
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 201
tional auquel chacun, ce semble, est heureux de
souscrire par la pensée et par le cœur, qu'il
soit et qu'il demeure à jamais sacré ! Qu'il
s'attache comme un signe divin au front de
notre race ! C'est la grande charte qui doit
désormais nous régir. Cette charte, où sont
inscrits tous les droits, où sont reconnues toutes
les saines libertés, qu'elle soit promulguée par-
tout, sur les portes de nos cités, sur les murs
de nos temples, dans l'enceinte de nos parle-
ments et de nos édifices publics ! Qu'elle dirige
nos législateurs, qu'elle éclaire nos magistrats,
qu'elle inspire tous nos écrivains ! Qu'elle soit
la loi de la famille, la loi de l'école, la loi de l'ate-
lier, la loi de l'hôpital! Qu'elle gouverne, en
un mot, la société canadienne tout entière !
De cette sorte, notre nationalité, jeune en-
core, mais riche des dons du ciel, entrera d'un
pas assuré dans la plénitude de sa force et de
sa gloire. Pendant qu'autour de nous d'autres
peuples imprimeront dans la matière le sceau
de leur génie, notre esprit tracera plus haut,
dans les lettres et les sciences chrétiennes, son
sillon lumineux. Pendant que d'autres races,
catholiques elles aussi, s'emploieront à déve-
lopper la charpente extérieure de l'Eglise, la
nôtre par un travail plus intime et par des
soins plus délicats préparera ce qui en est la
vie, ce qui en est le cœur, ce qui en est
202 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Tâme. Pendant que nos rivaux revendique-
ront sans doute, dans des luttes courtoises,
l'hégémonie de l'industrie et de la finance, nous,
fidèles à notre vocation première, nous ambi-
tionnerons avant tout l'honneur de la doctrine
et les palmes de l'apostolat.
Nous maintiendrons sur les hauteurs le dra-
peau des antiques croyances, de la vérité, de
la justice, de cette philosophie qui ne vieillit
pas parce qu'elle est éternelle ; nous l'élèverons,
fier et ferme, au-dessus de tous les vents et de
tous les orages ; nous l'offrirons aux regards
de toute l'Amérique comme l'emblème glorieux,
le symbole, l'idéal vivant de la perfection
sociale et de la véritable grandeur des nations.
Alors, mieux encore qu'aujourd'hui, se réalisera
cette parole prophétique qu'un écho mystérieux
apporte à mes oreilles et qui, malgré la distance
des siècles où elle fut prononcée, résume admira-
blement la signification de cette fête : Eritis mihi
in populum, et ego ero vobis in Deum1. Vous
serez mon peuple, et moi je serai votre Dieu.
Ainsi soit-il, avec la bénédiction de Mgr l'Ar-
chevêque !
1. Jerem., xxx, 23.
ORAISON FUNÈBRE
DE
SA SAINTETÉ LÉON XIII
Prononcée dans la Basilique de Québec
le 23 juillet 1903
Defecit gaudium cordis nos-
tri ; versus est in luctum chorus
noster ; cecidit corona capitis
nostri.
Jerem., Thren., v, 15-16.
Monseigneur1,
Mes Frères,
En cette sombre et lugubre solennité, je
ne puis mieux rendre le sentiment d'univer-
selle douleur qui pèse sur nos âmes, qu'en em-
pruntant à l'énergique langage du prophète
Jérémie ce cri vibrant d'émotion : " Notre
joie s'est évanouie; nos chants se sont changés
en lamentations ; la couronne de notre tête
est tombée !" Ne sont-ce pas là, vraiment,
1. Sa Grandeur Mgr L.-N. Bégin, archevêque de Québec.
204 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
les accents émus qui se pressent sur nos lèvres ?
N'est-ce pas là le cri douloureux qui monte de
toutes les poitrines, et, comme un glas immense,
retentit sur toutes les plages de l'univers chrétien ?
Hélas ! oui, le peuple catholique est dans
le deuil ; un flot d'amère tristesse a envahi son
âme ; l'Eglise est découronnée, cecidit corona
capitis nostri. Il n'est plus ce Chef auguste qui
faisait sa joie et son orgueil ; il n'est plus, ce
Pontife aimé, vénéré, admiré, grand parmi les
grands, fort parmi les forts, illustre parmi les
plus illustres qui se soient jamais assis sur le
siège du Prince des Apôtres.
Hier encore, nous espérions. Sur ce front
rayonnant de toutes les auréoles, nous nous
plaisions à contempler celle de l'âge, le nimbe
mystérieux que de longues et fécondes années
ajoutent à la vertu et à l'autorité du génie. Quelle
prodigieuse vieillesse ! Semblable à ces chênes
séculaires que respecte la hache du bûcheron et
qui survivent à l'antique forêt pour en rappeler
toute la majesté et toute la grandeur, Léon XIII,
après avoir vu disparaître ses contemporains
les plus célèbres et le siècle même qui les avait
enfantés, demeurait debout sur les hauteurs du
Vatican, comme pour symboliser l'incomparable
vitalité de l'Eglise survivant aux ruines des
âges et aux œuvres éphémères de la puissance
humaine.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 205
Mais, mes Frères, si Dieu a promis l'immor-
talité à son Eglise, il ne Ta ni promise ni con-
férée à aucun de ses pontifes ; et un jour vient,
tôt ou tard, où ces monarques spirituels subis-
sent la loi commune, où ces flambeaux vivants
s'éteignent, où les ailes de la mort se déployant
sur leurs têtes, les enveloppent, eux aussi, d'un
froid et lourd linceul.
Moment solennel que celui qui marque la
mort d'un Pape ! C'est un siècle qui finit, une
époque qui s'efface, un chapitre des annales du
monde qui se clôt ; souvent même, c'est comme
un tournant qui s'ouvre sur les routes de l'his-
toire. Mais quand ce Pape a fourni une longue
et glorieuse carrière, quand il a rehaussé par
d'éminentes qualités personnelles l'éclat de la
tiare, quand, à l'instar du Pape Léon XIII, il
s'est montré à un degré supérieur théologien et
philosophe, savant et humaniste, homme d'Etat
et sociologue, quand il a aimé passionnément
Dieu et les peuples, oh ! alors l'humanité entière
se sent atteinte et comme secouée par sa mort.
L'émotion est indicible. Il semble, — si notre
douleur peut se permettre ce langage, — que
le trône même de la papauté chancelle, que les
colonnes de l'Eglise s'ébranlent, que tout l'édi-
fice du christianisme va bientôt s'effondrer.
C'est le sentiment que nous éprouvons au-
jourd'hui.
206 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Aussi, dans un tel deuil, me faudrait-il, je le
sens, la langue et l'éloquence d'un Bossuet pour
égaler les louanges au mérite de celui que nous
pleurons. Permettez néanmoins que, malgré
mon insuffisance à traiter un sujet qui m'écrase,
j'ose en balbutiant mesurer avec vous toute
l'étendue de la perte que nous venons de faire.
Par la mort de Léon XIII, l'humanité a perdu
son roi ; les esprits ont perdu leur lumière ;
les sociétés ont perdu leur guide ; les âmes ont
perdu un apôtre ; grands et petits, riches et
pauvres, tous ont perdu un père.
*
Bien des royautés, mes Frères, se disputent
l'empire du monde.
Il y a la royauté des armes, cette puissance
jalouse et remuante, active et envahissante,
qui peut bien élargir les frontières d'un pays
jusqu'aux extrêmes limites du globe, mais dont
le sceptre est trop lourd pour être aimé, trop
brutal et trop égoïste pour se concilier des cœurs
libres.
Il y a la royauté des richesses et de la finance,
la suprématie des millions. C'est une force
sociale croissante, un pouvoir de plus en plus
redouté et auquel, de nos jours surtout, combien
d'hommes rendent un servile hommage. Mais
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 207
ce pouvoir, lui aussi, porte trop souvent l'em-
preinte des passions mauvaises, il s'exerce trop
fréquemment au préjudice des classes besogneuses
pour jouir d'une estime sans réserve et pour pré-
tendre sur la conscience humaine une solide et
pénétrante influence.
La vraie souveraineté, celle que tous les hom-
mes acceptent, que tous les esprits acclament,
que tous les cœurs, même les plus hostiles, bé-
nissent, c'est la souveraineté du génie mis au
service du bien ; c'est cette suprême majesté
où la foi et la raison, la vertu et la science, la
sagesse, la justice, la probité, l'amour, se con-
centrent comme en un foyer pour projeter leurs
rayons bien au delà du temps et de l'espace,
pour illuminer, guérir, purifier, féconder ; c'est
cet ascendant moral auquel rien ne résiste, et
qui provoque l'estime, le respect, les regards
admiratifs de l'humanité entière, parce qu'il
s'exerce pour l'avantage de tous.
Telle a été, mes Frères, la royauté de Léon XIII,
du grand et noble vieillard qui, malgré le poids
de l'âge et à travers les grilles d'une prison, n'a
cessé pendant vingt-cinq ans d'arborer d'une
main ferme et de faire flotter au-dessus des
nations, le drapeau de toutes les saintes causes,
de toutes les pures doctrines, de tous les droits,
de tous les progrès, de toutes les saines libertés.
Disons-le, et proclamons-le bien haut : il était
208 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
vraiment roi, roi unique et sans rival, roi reconnu
de tous, ce Pape à l'âme magnétique, aux in-
tuitions d'aigle et aux tendresses de mère, qui
a vu l'humanité s'agenouiller à ses pieds, des foules
innombrables accourir près de son trône, des
ministres, des potentats, signer sous sa dictée
la censure de leurs propres actes, des princes
de tous les âges, de toutes les races, de toutes
les croyances, lui apporter leurs hommages,
pour ne pas dire quelque fleuron de leur couronne,
des savants de toutes les contrées s'incliner de-
vant son génie, des impies eux-mêmes lui payer
comme à regret l'instinctif tribut de leur plus
vive et de leur plus expressive admiration.
Où trouver, d'un côté, plus de prestige et plus
de grandeur ; de l'autre, plus de déférence, plus
de soumission, plus de vénération ?
*
* *
Royauté spirituelle, la seule capable de domi-
ner et de gouverner les âmes, cette influence du
grand Pontife a été par-dessus tout une royauté
de science et de doctrine, d'enseignement et
de lumière : lumen in cœlo.
Sans doute, mes Frères, la vérité catholique
-est immuable en son essence ; elle ne saurait,
quoi que prétendent certains fabricants de sys-
tèmes, suivre et subir la loi d'évolutions intimes
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 209
et de transformât ions progressives, où elle
perdrait bientôt de son invariable plénitude.
Mais sans cesser d'être elle-même, et par le fait
qu'elle règne sur des esprits bornés, elle a besoin
d'explications, de développements, d'éclaircisse-
ments, qui la montrent sous des aspects ignorés
ou mal perçus, et qui en fassent briller tout l'éclat
et toute la beauté. Cela est surtout nécessaire
à certaines époques de vie intense et de fièvre
intellectuelle où le vrai et le faux semblent voi-
siner dans une plus déplorable confusion.
Léon XIII, plus peut-être que la plupart de
ses prédécesseurs, a fait œuvre d'enseignement :
philosophie, théologie, histoire, littérature, sciences
juridiques et morales, questions politiques et
sociales, rien n'a échappé à ce regard de maître ;
il a sondé tous les problèmes ; il a porté le flam-
beau d'une doctrine toujours sûre, toujours
vivante, toujours transparente, dans les replis
les plus profonds de la pensée chrétienne ; il a
relevé le niveau des études et des lettres sacrées ;
il a refoulé le flot du positivisme contemporain.
Il a tracé très haut dans l'histoire un large et
pur sillon qui marquera, aux yeux des peuples,
l'œuvre la plus puissante et l'effort le plus
lumineux de la civilisation moderne, et qui dictera,
sans doute, à la postérité cette désignation glo-
rieuse : le siècle de Léon XIII.
Du reste, mes Frères, en illuminant de tant
14
210 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
de clartés le siècle passé, Léon XIII, mieux que
personne, a préparé le siècle nouveau. C'est
même ce siècle où nous entrons qui bénéficiera
davantage des sages enseignements donnés au
déclin d'un âge disparu. Si, en effet, l'astre du
jour prend de longs mois à dorer, dans la plaine
onduleuse, les blés et les moissons, le soleil de la
vérité, malgré sa force rayonnante, prend souvent
de longues années à mûrir, dans l'esprit des généra-
tions, les idées qu'un semeur prévoyant y a jetées.
L'influence doctrinale de Léon XIII n'est encore
qu'à son début. Elle grandira, elle se déploiera,
elle portera des fruits chaque jour plus visibles,
à mesure que le progrès des temps et le tra-
vail des intelligences permettront à cette sève
divine de mieux circuler dans l'immense réseau
des écoles catholiques, comme aussi dans tous
les canaux et dans toutes les artères de l'organis-
me social.
* *
Car, mes Frères, ce n'est pas seulement dans
l'ordre spéculatif, c'est encore sur le terrain pra-
tique et dans la sphère et l'action directrice des
sociétés, que l'illustre Pontife, dont nous pleu-
rons la perte, a fait sentir son autorité bien-
faisante. Tout philosophe qu'il fût, et attaché
(comme il le prouva maintes fois) aux vieilles
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 211
doctrines scolastiques, il n'en a pas moins rempli,
concernant l'orientation sociale de notre époque,
un rôle des plus actuels et des plus féconds.
J'oserai même dire que si, pour employer une
expression chère à plusieurs, Léon XIII peut
être appelé un Pape " moderne, " c'est qu'il a
été en même temps, c'est qu'il a été avant tout
un Pape philosophe.
La philosophie plane sur les sommets. Elle
voit de haut et de loin. Elle possède des idées
supérieures, des formules générales, des princi-
pes universels qui, à raison même de cette univer-
salité, embrassent tous les temps, font la lumière
sur tous les besoins, suggèrent pour les maux les
plus divers les remèdes les plus appropriés.
C'est grâce à l'heureuse alliance des clartés sur-
naturelles de la foi et des fortes conceptions
philosophiques dont son esprit s'était enrichi,
que Léon XIII a su définir avec tant de préci-
sion les rapports de l'Eglise et de l'Etat, mettre
à nu, pour les proscrire, les erreurs sociales les
plus subtiles, établir et revendiquer les droits
de l'action religieuse dans la formation de l'en-
fance et de la jeunesse, régler l'accord entre
le capital et le travail, tracer à la démocratie
le seul chemin qu'il lui soit permis de suivre et
qui la puisse sauver des écueils du socialisme
et de la démagogie.
N'est-ce pas là une œuvre supérieure à tous,
212 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
les éloges et digne de F éternelle reconnaissance
des sociétés ? Oui, Léon XIII a aimé le peuple ;
il s'est dévoué à son service ; il s'est incliné sur
son cœur pour en saisir tous les battements ;
il a déployé, pour lui venir en aide, toutes les
ressources de sa foi et tous les ressorts de son
génie. Mais, à la différence de tant de meneurs
qui n'ont pas honte de spéculer sur les passions
humaines, et d'exploiter à leur profit les ambi-
tions et les aspirations populaires, il a servi le
peuple, non en le trompant, mais en l'éclairant ;
non en l'alléchant par l'appât d'avantages fictifs
et d'un bonheur mensonger, mais en lui incul-
quant la saine notion de ses droits et la juste com-
préhension de ses devoirs.
On a dit, mes Frères, pour justifier certaines
tendances, on a dit et répété que, sous le règne
•de Léon XIII, la papauté avait évolué dans
le sens démocratique. Ce langage est pour le
moins équivoque. Une institution que Jésus-
Christ a lui-même fondée, qu'il n'a cessé et qu'il
ne cessera, jusqu'à la fin des siècles, de guider
dans les nobles sentiers de la vérité et de la jus-
tice, n'admet guère de ces manœuvres obliques,
de ces pratiques tournantes, et de ces mouve-
ments de bascule.
Ce qu'il serait plus exact d'affirmer, c'est que
la papauté, en étendant aux forces grandis-
santes de la démocratie cette action ferme et
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 213
sagace qu'elle exerça jadis sur les pouvoirs
absolus, est demeurée elle-même, c'est-à-dire
une institution propre à tous les temps, comme
elle est faite pour tous les peuples ; c'est que
le chef de l'Eglise, par ses sages paroles, sa bonté
prévenante, ses actes conciliants, a voulu chris-
tianiser le monde moderne, non le flatter et l'exal-
ter au détriment d'un passé plein de gloire ;
c'est que, en un mot, Léon XIII a fait, mais
avec la marque distinctive de son génie, ce que
firent tous ses prédécesseurs : adapter et propor-
tionner les moyens et les méthodes de l'action
religieuse aux besoins variables des sociétés.
*
* *
Le Pape, mes Frères, comme l'Eglise dont il
personnifie l'esprit, comme Jésus-Christ et comme
Dieu dont il est le représentant, cherche avant
tout le salut des âmes ; vers ce but tendent tous
ses actes, convergent tous ses enseignements.
S'il occupe la Chaire apostolique, c'est pour
suivre les traditions que ce nom même impose ;
c'est pour remplir une mission d'apôtre.
Quel apostolat que celui du grand Léon XIII !
Sa parole pleine, riche, vigoureuse, rappelle celle
de saint Paul. On sent ce cœur généreux battre
et frémir sous l'écorce littéraire et savante
de tous ses écrits. A la vue des erreurs et des
214 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
corruptions humaines, tantôt son âme éclate
en douloureux gémissements ; tantôt elle se
répand en justes reproches, tempérés toutefois
par une suave charité ; tantôt prenant le ton
de l'ardente supplication et en des accents divi-
nement émus, elle invite, elle exhorte les sociétés
coupables à rentrer en elles-mêmes et à désa-
vouer leurs fautes, elle les adjure de secouer le
joug néfaste qui les asservit, et de rendre enfin
au seul Roi nécessaire, et à Tunique Maître
souverain de tous les peuples et de tous les em-
pires, le trône social que l'athéisme lui a ravi.
Ce caractère apostolique de Léon XIII s'est
révélé tout spécialement dans ses appels si ar-
dents et si touchants en faveur de l'unité chré-
tienne. Comme toutes les grandes âmes éprises
de la passion du bien, lui aussi, il a rêvé l'unité :
l'unité des esprits dans la foi, l'unité des cœurs
dans la charité, l'unité des forces morales et de
l'action sociale dans l'attachement à cette Eglise
romaine qui est le rempart du droit, la colonne
et le soutien de la vérité : Columna et firmamentum
veritatis1.
Aussi l'a-t-on vu, spectacle admirable ! tour-
ner amoureusement ses regards vers l'Orient
déchiré par les sectes, et demander à tous ces
chrétiens, dont les dissensions déshonorent le
1. / Tim., m, 15.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 215
berceau du Christ, de cesser leurs luttes infécon-
des, de reconnaître pour leur tutrice l'antique
Eglise qui les porta dans son sein, de s'unir,
soumis et joyeux, à leurs frères sous la houlette
clémente du successeur de saint Pierre. Quelle
hauteur de pensée dans ces tentatives de rappro-
chement ! quel zèle pour la vérité ! quelle ten-
dresse et quel dévouement pour les âmes ! Vers
le même temps, l'immortelle lettre au peuple
anglais portait vers d'autres plages un message
non poins pressant de réconciliation et d'union.
Et en voyant cet auguste vieillard, le front ceint
du nimbe de la paix, tendre ses mains suppliantes,
tantôt vers l'Orient, tantôt vers l'Occident, com-
me pour embrasser dans une même étreinte tout
l'univers, on se disait : Que c'est bien là le vi-
caire de Celui qui s'est proclamé dans l'Evangile
le Chef de l'humanité, et qui a laissé au monde
cette parole grosse d'espérance : "Il n'y aura
plus qu'un seul bercail et qu'un seul pasteur ;
fiet unum ovile et unus pastor1. "
Léon XIII, mes Frères, a poussé ce zèle pour
les âmes jusqu'aux dernières limites ; il a pour-
suivi sans relâche, des traits de sa charité, les
peuples et leurs chefs rebelles ; nous pourrions
ajouter qu'il est mort dans un duel sublime entre
l'ingratitude et l'amour. Nul mieux que lui
1. JOAN., X, 16.
216 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
n'a prouvé combien l'Eglise sait allier à l'inflexi-
ble rigidité des principes, la patience, la bien-
veillance, la condescendance des procédés et
des égards dus aux personnes. Pourquoi tant de
faux chrétiens, et tant de politiques sans con-
science et sans vues, cantonnés dans le préjugé
ou aveuglés par la haine, se sont-ils obstinés à
repousser cette main amie qui leur apportait,
avec la religion, l'ordre, la sécurité et la paix ?
Le saint Pontife a fermé les yeux sans avoir
vu se réaliser ce vœu si cher à son cœur : le re-
tour des nations égarées au Dieu de Charlema-
gne et de saint Louis.
Du moins, ses nobles efforts n'auront pas été
vains. Le soleil disparu derrière la montagne ne
continue-t-il pas d'embraser l'horizon de ses
feux ? Les feux resplendissants du pontificat
de Léon XIII, longtemps encore après la dispa-
rition de cet astre, rayonneront sur les âmes en
reflets de vérité et de grâce ; ces clartés dissipe-
ront les ténèbres ; le bien l'emportera sur le
mal ; le droit triomphera de la ruse et de la force
brutale. L'Eglise, espérons-le, reprendra sur
tous les peuples son influence première, cet em-
pire de foi, de moralité et de justice, dont le der-
nier pape a si souvent et si éloquemment parlé, et
que, dans ses démarches de haute et saine poli-
tique, il a si persévéramment travaillé à faire
prévaloir.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 217
*
* *
Pour nous, mes Frères, qui avons eu le bon-
heur de vivre sous son sceptre, de prêter une
oreille docile à ses enseignements, de comprendre
et d'apprécier, en les recevant de sa main, les
bienfaits sans nombre dus à la Papauté, nous
comprenons aussi, mieux peut-être qu'aucun
autre peuple, l'immensité du deuil où l'Eglise
vient d'être plongée. En perdant ce Pontife
illustre, nous avons perdu, nous le savons, non
seulement un guide infaillible, non seulement
un pasteur vénéré, mais aussi le meilleur, le plus
éclairé et le plus dévoué des pères. Nous nous
sentons atteints au cœur, au plus intime de notre
être, dans cette partie de nous-mêmes où l'af-
fection, transfigurée par la foi, puise à des sources
plus hautes une plus profonde et plus filiale ten-
dresse. Que faire pour exhaler notre douleur,
si ce n'est répéter avec tristesse les accents pleins
de larmes du prophète Jérémie : " Notre joie
s'est évanouie; nos chants se sont changés en la-
mentations ; la couronne de notre tête est tom-
bée ! Defecit gaudium cordis nostri ; versus est
in luctum chorus noster ; cecidit corona capitis
nostri. "
Pourtant, je me hâte de l'ajouter, cette tristesse,,
quelque vive et quelque légitime qu'elle soit,
n'est pas de celles qu'aucune pensée n'adoucit
218 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
et qu'aucune consolation ne tempère. Si, d'une
part, la mort de Léon XIII nous attriste, de
l'autre la vie féconde et indéfectible de l'Eglise,
sa forte et inépuisable jeunesse, nous réjouit.
De cette tombe à peine fermée sur le plus au-
guste des souverains, de cette pierre sépulcrale
qui, sous l'œil recueilli des anges, gardera les
restes mortels d'un des plus grands papes, d'un
des plus profonds penseurs, d'un des plus insi-
gnes bienfaiteurs de l'humanité, de ce monu-
ment funéraire devant lequel Rome et le monde
dénient avec respect et où nos lèvres émues vou-
draient pouvoir déposer un suprême et pieux
hommage, s'échappe comme un écho d'espérance
et comme un gage d'immortalité ! Une voix
monte à nos oreilles, dont le son a déjà consolé
les deuils les plus cruels, et dont les promesses
ont relevé les courages les plus abattus : ' Ecce
ego vobiscum sum usque ad consummationem
sœculi ; voici que je suis avec vous jusqu'à la
consommation des siècles1. "
Léon XIII, mes Frères, a pu mourir ; le Pape ne
meurt pas.
Et demain peut-être, porté sur les ailes des
vents, retentira par toute la terre et jusque dans
les plus humbles hameaux, cet authentique mes-
sage de salut et d'allégresse : Habemus ponti-
1. Mattel, xxviii, 20.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 219
ficem. Et nous pourrons, joyeux, redire avec
assurance : oui, nous avons encore, nous avons
de nouveau un pontife, un pontife agréé de Dieu,
reconnu par l'Eglise, acclamé par le peuple chré-
tien, un chef qui lui aussi, et dans l'acception la
plus haute, veut être notre roi, notre docteur,
notre guide, notre sauveur, notre père.
Consolons-nous à cette pensée, et emportons
avec nous cet espoir déposé par le ciel lui-même
au plus profond de nos cœurs.
ORAISON FUNÈBRE
DE
MGR ELPHÈGE GRAYEL
Premier évêque de Nicolet
Prononcée à Nicolet
le 2 février 1904
Sapiens in populo** hceredi-
tabit honorent, et nomen illius
erit vivens in œternum.
Le sage jouira, comme d'un
héritage, de la considération
de tout le peuple, et son nom
vivra éternellement.
Eccli., xxxvn, 29.
Excellence1,
Messeigneurs2,
Mes Frères,
En face de la tombe où, par un de ses coups
longuement préparés, la mort vient de
coucher le premier citoyen de cette ville et le
1. Mgr D. Sbarretti, arch. d'Ephèse, Délégué Apostolique au
Canada.
2. La plupart des archevêques et évêques de la province de
Québec.
222 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
premier pasteur de ce diocèse, notre esprit, avide
de contrastes, se reporte instinctivement à la
journée historique du vingt-cinq août, mil huit
cent quatre-vingt-cinq.
Nicolet était dans la joie : jamais soleil de
fête n'avait lui plus radieux au front de ses édi-
fices richement décorés ; une foule jubilante
inondait ses rues et les abords de son temple.
Un prélat, jeune encore, dans toute la force
du talent, dans tout l'éclat de la vertu, dans
toute la fraîcheur de l'onction épiscopale, se
présentait devant le clergé et le peuple réunis,
tenant en main deux décrets de l'autorité sou-
veraine : l'un érigeant Nicolet en diocèse dis-
tinct ; l'autre le constituant lui-même premier
titulaire de ce diocèse. Une Eglise venait de
naître, confiante, vigoureuse, pleine de sève ;
et celui qui allait désormais veiller sur son ber-
ceau, diriger ses premiers pas, favoriser tous
ses progrès, apportait à cette œuvre, avec les
bénédictions du Pasteur suprême des âmes, une
intelligence d'élite, une volonté ferme, et un
cœur d'apôtre.
Dix-huit années ont passé sur cette Eglise
nouvellement fondée, années de soucis et de la-
beurs pour son chef, années de prospérité et de
croissance pour elle ; et alors qu'elle entretenait
l'espoir de vivre longtemps encore sous la tu-
telle bienfaisante de ce chef vénéré, bientôt
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 223
le bâton pastoral s'est brisé dans les mains dé-
faillantes du pontife, et voici qu'aujourd'hui nous
avons la douleur de le voir, lui jadis si actif,
réduit à l'impuissance d'un cadavre et gisant
comme le plus humble des fidèles dans la poussière
du cercueil.
Est-ce donc là tout ce qui reste d'un homme
si considéré et d'une carrière si féconde ? Pasteur
zélé et généreux, n'a-t-il tant travaillé, tant
aimé, tant souffert, que pour fournir à la mort
l'occasion d'un plus éclatant triomphe, et la
tombe, où il vient de descendre, l'aura-t-elle
enseveli tout entier ? Non, mes Frères, car
l'homme sage laisse après lui des œuvres, des
exemples, des enseignements qui honorent sa.
mémoire et immortalisent son nom. Sapiens in
populo hœreditabit honorent, et nomen illius erit
vivens in œternum.
Est-il besoin de le dire ? il y a deux sortes de
sagesse, aussi différentes l'une de l'autre que la
terre diffère du ciel. La première, la sagesse mon-
daine, n'obéit qu'à des motifs humains ; elle ne
poursuit rien de grand, et n'édifie rien de stable,
parce qu'elle prend pour base de toutes ses entre-
prises le mobile terrain de l'opinion et de la for-
tune. La seconde, la sagesse chrétienne, s'inspire de
motifs plus nobles et d'intérêts plus élevés ; c'est
en Dieu qu'elle puise toutes ses lumières et toutes
ses forces, c'est à Dieu qu'elle rapporte le fruit
224 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
de tous ses travaux, et voilà pourquoi ses œuvres,
en dépit de tous les revers, ont la solidité des
choses divines, des choses établies sur le Christ :
angulari lapide Christo Jesu.
Ces paroles, mes Frères, sont la devise même
dont le regretté Monseigneur Gravel voulut
* orner ses armes, et elles nous montrent assez
quelle fut, dès le principe, l'orientation de son
esprit, et quelle sagesse présida non seulement à
sa carrière d'évêque, mais à ses actes antérieurs
et à sa vie tout entière. — Oui, étudiez l'histoire
de l'illustre défunt ; considérez-le dans les situa-
tions diverses à travers lesquelles Dieu l'a con-
duit, et dites-moi si, vraiment, il n'a pas su mé-
riter le nom de sage, si, effectivement, la vraie
sagesse, celle qui descend de Dieu et remonte
jusqu'à Dieu, n'a pas été l'âme de ses pensées,
l'aliment de sa parole, le mobile de ses actions,
le secret de ses succès comme le baume de ses
tristesses, en un mot, la grande force et le pre-
mier ressort de sa vie.
I
Dès l'âge le plus tendre, ce futur général dans
l'armée catholique comprit qu'un des premiers
devoirs de l'homme sur la terre est d'obéir ; que
cette obéissance est un honneur, une force,
une sauvegarde. Et en effet, soit au foyer
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 225
de la famille, soit dans les diverses maisons
enseignantes où s'écoula son adolescence, tou-
jours, assure- t-on, il montra ce respect religieux
de l'autorité qui fut Tune des marques distincti-
ves de sa vertu. Aussi bien, un tel respect dans
le cœur d'un jeune homme ne va pas sans l'amour
de l'étude, sans l'attachement au devoir, sans
l'esprit de piété et de régularité. C'est par ces
qualités et ces heureuses dispositions d'une âme
mue par la grâce, que le jeune Gravel se préparait,
sans le savoir, à devenir un jour l'instrument
docile et l'exécuteur efficace des plus hautes œu-
vres divines.
Le sacerdoce l'attirait : c'était, malgré quel-
ques doutes où oscillait son esprit, l'objet réel
et prédominant de ses vœux, la secrète et suprême
ambition de cette vie bientôt mûre pour le sa-
crifice. Après quelques années d'enseignement
classique et d'études cléricales, il fut ordonné
prêtre le onze septembre mil huit cent soixante-dix.
Mon intention n'est point de suivre pas à pas
et dans toutes ses phases la carrière sacerdotale
du nouvel élu de Dieu. Ceux qui le connurent,
soit comme vicaire à Sorel et à Saint-Hyacinthe,
soit comme curé de Saint-Damien de Bedford,
soit plus tard comme curé et chanoine de la cathé-
drale de Saint-Hyacinthe, savent mieux que moi
avec quel zèle, quel esprit de foi, quel amour de
Jésus-Christ et des âmes, l'abbé Gravel s'acquitta
15
226 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
tour à tour de ces graves et importants minis-
tères.
La variété de ses connaissances, ses convic-
tions fortes et ardentes, sa chaleur communi-
cative, le tour original et saisissant de sa dic-
tion, donnaient à sa parole un charme et une
puissance qui en ont fait un des prédicateurs
les plus recherchés de son époque.
Comme tous les vrais apôtres, il se sentait un
penchant irrésistible pour la, jeunesse, pour ces
âmes neuves, candides, impressionnables " dont
la culture, — selon l'expression d'un grand écri-
vain, — fut toujours le sommet des choses et
le goût des sages. " Car, " c'est dans le cœur
du jeune homme que se creusent et s'assoient les
forteresses de l'âge mûr. " Aussi convient-il de
rappeler quels soins empressés l'abbé Gravel
ne cessa de prodiguer aux jeunes gens soumis à
son action, de quelle affection sincère il les en-
tourait, et quelle influence salutaire il exerçait sur
eux. C'est sous son administration, et grâce
à ses efforts, que les écoles de la ville de Saint-
Hyacinthe subirent une transformation des plus
heureuses en passant aux mains des Frères du
Sacré-Cœur et en tombant ainsi sous le con-
trôle le plus assidu et le plus dévoué de la religion.
Je me hâte, mes Frères, d'arriver au point
culminant de cette carrière déjà si pleine de
mérites, et que Dieu allait bientôt combler de
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 227
nouveaux dons et couronner de la gloire des
Pontifes.
Le chanoine Gravel, dont les travaux avaient
altéré la santé, était allé à Rome refaire ses
forces, et puiser en même temps, à cette source
de grâces, les trésors de piété et de religion que
toute âme vraiment sacerdotale y découvre.
Il arriva que Mgr Taschereau, archevêque de
Québec, se trouvant lui-même alors dans la
Ville éternelle, crut devoir mettre à profit les
dispositions obligeantes du sympathique cha-
noine et le créer son vicaire général et son chargé
d'affaires. C'est là que Dieu l'attendait pour
l'élever au rang des princes de son peuple.
Il ne m'appartient pas de relater et encore
moins d'apprécier les circonstances qui amenè-
rent la formation du nouveau diocèse dont cette
ville est devenue le centre. Ce qui entre plus
directement dans mon sujet, c'est que l'abbé
Gravel, dans ses rapports avec le Saint-Siège, sut
si bien gagner sa confiance que le Souverain
Pontife Léon XIII n'hésita pas, par un acte tout
personnel, à le choisir comme premier évêque
de Nicolet, donnant pour raison de ce choix qu'il
" le connaissait. " C'est donc à Rome même
que Mgr Gravel fut nommé évêque ; à Rome
aussi que lui fut donnée la consécration épisco-
pale ; à Rome et de la bouche du Pape qu'il
reçut ces sages et paternels avis dont l'exprès-
228 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
sion et le souvenir devaient être pour lui tout
un programme. Certes, un épiscopat créé sous
de tels auspices et éclos, pour ainsi dire, au foyer
même de toute lumière et de toute juridiction,
ne pouvait manquer de s'épanouir en œuvres
fécondes et de produire les meilleurs fruits.
L'avenir, oserai-je affirmer, n'a pas trompé
ces espérances.
Et parce que, mes Frères, tout progrès religieux
repose, en définitive, sur des principes sûrs ;
parce que tout évêque, digne de ce nom, doit
d'abord et avant toutes choses, se faire l'inter-
prète fidèle des croyances et des doctrines
de l'Eglise romaine, il est juste de reconnaître
combien Mgr Gravel se montra constamment
jaloux de reproduire ces enseignements, de les
propager, de les soutenir, d'en assurer partout
le triomphe. Les esprits, du reste, n'étaient-ils
pas merveilleusement préparés à recevoir sa
parole ? Cette terre si religieuse, et si foncière-
ment catholique, de la région nicolétaine, n'avait-
elle pas été, depuis longtemps déjà, cultivée et
ensemencée, d'une part par les hommes distin-
gués qui ont fait du collège de Nicolet un foyer
lumineux de science chrétienne, de l'autre par
les très dignes et très dévoués évêques des Trois-
Rivières ? L'illustre Mgr Laflèche, pour ne parler
que de ce dernier, n'avait-il pas marqué du sceau
de sa pensée si fortement orthodoxe, et du cachet
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 229
de sa parole si puissamment persuasive, les cœurs
dont il était le guide vaillant ?
Le nouveau prélat n'avait donc qu'à féconder
la semence jetée en si bonne terre, qu'à la déve-
lopper et à la faire grandir sous le souffle de sa foi
ardente, et de sa chaude et sincère éloquence.
Il n'a pas failli à la tâche. Si en effet nous re-
cueillons tous les échos de son apostolat, si nous
parcourons les écrits qu'il a laissés, ses lettres,
ses discours, en particulier, celui qu'il prononça
aux fêtes cardinalices de Québec, et qui jeta un
si beau lustre sur ces solennités, nous voyons
partout s'affirmer, sous sa plume, ou sur ses
lèvres, une idée dominante et maîtresse : le
progrès de la foi et de la vie chrétienne, sous la
direction infaillible du Pontife romain, dans
l'obéissance aux chefs spirituels qui tiennent
de Rome même et leur autorité et leur doctrine.
Au surplus, le zèle pastoral de Mgr Gravel
ne s'est pas enfermé dans le cadre purement
théorique de l'enseignement et de la parole.
Des devoirs d'un autre ordre sollicitaient son
ardeur et allaient lui permettre de déployer avec
succès, sur un théâtre plus matériel, les ressources
variées de son esprit.
Je ne voudrais pas dire, mes Frères, que l'Eglise
fondée sous ses yeux, et qu'on venait de re-
mettre en ses mains, fût dans cet état et ce chaos
initial où tout est à créer, tout à organiser. Loin
230 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
de là. L'évêque, dans son mandement d'entrée,
se félicitait de trouver près de lui un clergé zélé
et pieux, rompu au service des paroisses, et, aussi,
dans son séminaire existant depuis près d'un
siècle, une pépinière féconde de citoyens in-
struits et d'ouvriers évangéliques. Mais il n'en
est pas moins vrai que la fondation d'un diocèse,
par les besoins qu'elle fait surgir, comme par
les progrès qu'elle fait entrevoir, nécessite la
création d'œuvres multiples, de nouveaux cen-
tres paroissiaux, de nouveaux asiles de charité,
de nouveaux foyers d'enseignement.
Disons-le à la louange du regretté défunt :
il s'est montré à la hauteur de sa charge. Quinze
nouvelles paroisses établies par ses soins ; plus
de quarante églises construites ou restaurées ;
la ville épiscopale dotée d'institutions diverses,
d'établissements de piété, d'éducation, de bien-
faisance, qui sont sa gloire et son orgueil ; des
couvents, des académies créés ou agrandis, de
manière à former dans les centres principaux
du diocèse comme autant d'organes de la vie
et de l'activité catholique ; voilà certes un
état administratif qui fait honneur au premier
évêque de Nicolet, et qui témoigne tout à la fois
de sa haute prévoyance et de l'action incessante
de son zèle. C'est bien là une des marques de
cette sagesse chrétienne, dont je parlais en com-
mençant, sagesse qui se dépense généreusement
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 231
pour Dieu, et que Dieu approuve et bénit :
vir sapiens implebitur benedictionibus1 .
Me permettra-t-on d'ajouter que, dans ce
labeur fécond, il revient une part honorable au
concours de l'amitié la plus active et la plus fi-
dèle, une part aussi à la coopération docile et
à la collaboration empressée de toutes les forces
religieuses et civiles de ce diocèse ?
Monseigneur Gravel voyait avec bonheur
prospérer l'Eglise de Nicolet. Il aimait cette
épouse mystique, ses prêtres, et tout son peu-
ple ; il l'aimait de toute la tendresse qu'un
père a pour sa famille ; il concentrait sur
cette portion du troupeau de Jésus-Christ les
affections les plus vives, les sollicitudes les plus
attentives de son âme, sans cependant oublier
l'aide éclairée et vigilante qu'un évêque doit
aux intérêts généraux de la religion.
Car, dans l'Eglise, tous les membres de la
hiérarchie sont solidaires : ministres d'un même
Dieu, lieutenants d'un même chef, ils poursui-
vent une fin identique qui est la glorification
de Dieu par le salut du peuple chrétien. C'est
en proclamant les mêmes doctrines, en soute-
nant les mêmes principes d'ordre et de justice,
en sauvegardant les mêmes droits menacés qu'ils
se prêtent à eux-mêmes, dans une mutuelle
1. Eccli., xxxvn, 27.
232 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
entente, le secours de leurs conseils et l'appui
de leur autorité. Monseigneur Gravel sut com-
prendre ce grave devoir et cette haute responsa-
bilité de sa charge ; et, chaque fois que l'occa-
sion s'en offrit, il plaida avec courage, de con-
cert avec ses collègues, la cause sacrée des li-
bertés catholiques et de l'éducation chrétienne
en ce pays.
C'est le même sentiment de zèle patriotique,
et de parfait dévouement à l'Eglise, qui le fit
travailler avec tant d'ardeur à la glorification
du premier évêque de Québec. Il professait
pour le vénérable François de Laval une admira-
tion pieuse, voisine de l'enthousiasme, et, je suis
heureux de le déclarer ici, l'histoire comptera
Monseigneur Elphège Gravel parmi les promo-
teurs les plus ardents, les plus convaincus, les
plus persévérants du culte de ce grand serviteur
de Dieu et de sa patrie.
II
Cependant, mes Frères, le mérite vrai, l'influence
bienfaisante d'un évêque ne se mesurent pas seu-
lement au nombre et à l'excellence des œuvres
issues de son zèle. Il y a chez l'homme de bien
un rayonnement de vie intérieure qui exerce
sur les âmes une action merveilleuse, et consti-
tue, j'oserai le dire, son meilleur titre à la re-
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 233
connaissance publique. Car la plus belle œuvre
qu'un chrétien fervent, à plus forte raison un
prêtre et un pasteur, puisse accomplir, n'est-ce
pas celle d'une vie sainte, d'une existence où la
loi divine se reflète dans toute la beauté et dans,
toute la fécondité de l'exemple ?
Je croirais manquer à ma tâche et tromper
l'attente de cet auditoire, si je n'essayais de
mettre en relief les traits distinctifs qui ont
caractérisé l'éminente vertu du premier évêque
de Nicolet.
Qui de vous, mes Frères, n'a souvent admiré
son grand esprit de foi ? La foi, nous le savons,
est la base de toute vraie sagesse, parce que c'est
elle qui nous montre en Dieu le principe de toutes
choses, le terme de toute vie, le point de con-
vergence de toutes nos pensées et de tous nos
travaux ; parce que c'est elle encore qui enchaîne
nos volontés et nos vues à l'empire de Jésus-
Christ et de son premier représentant sur la terre.
Homme de foi, Monseigneur Gravel le fut à
un degré supérieur. Je n'en veux d'autre preuve
que le zèle admirable qu'il mit à multiplier, au
prix de mille sacrifices, les tabernacles dans
son diocèse, et à faciliter ainsi aux âmes religieuses
le culte de Notre-Seigneur et l'accès à son
Cœur divin.
C'est le même esprit de foi qui l'attachait
au Pontife romain par toutes les fibres de son
234 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
âme, et qui lui faisait regarder chacune de ses
paroles comme un oracle du ciel. Le Pape,
oh ! comme il l'aimait ! comme il le vénérait !
Avec quelle joie profonde, avec quelle émotion at-
tendrie et respectueuse, lors des nombreux voyages
qu'il fit à Rome, il allait se jeter aux pieds de
Léon XIII, lui parlant avec abandon, lui expo-
sant avec bonheur l'état florissant de son diocèse
et recevant chaque fois, de ce Père bienveil-
lant, le plus favorable accueil. Léon XIII, dont
il était pour ainsi dire la créature, le traitait
comme un fils privilégié. Aussi est-ce les larmes
aux yeux que le printemps dernier, au retour
de la Ville éternelle, il racontait les détails de son
audience d'adieu, audience où le " vieux Pape, '
sentant sa fin prochaine, avait comme déversé
dans le cœur de l'évêque, brisé lui-même par
la maladie, les trésors de bonté touchante et de
paternelle tendresse dont son âme était remplie.
Assurément, tant de foi en Dieu, tant d'amour
pour Jésus-Christ et pour le chef de son Eglise, ne
sauraient régner dans une âme, sans élever cette
âme, par les pratiques de la prière, bien au-
dessus d'elle-même et de tout ce qui l'entoure.
Mgr Gravel était homme d'oraison : son esprit
vivait habituellement de Dieu, son cœur battait
pour lui ; un parfum de piété simple et mo-
deste émanait de toute sa personne. Lorsqu'il
célébrait les divins mystères, quel respect, quelle
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 235
religion marquait cette action sainte ! Sa pensée
fortement recueillie s'y absorbait tout entière
et répandait sur tous ses traits comme un reflet
des choses célestes. Autant, dans les cercles
intimes, il savait s'affranchir d'un formalisme
étroit et austère, autant, dans la pompe des
solennités liturgiques, il paraissait digne et po-
sé. La bonhomie du père n'altérait nullement
en lui la gravité du pontife.
Comment, ici, ne pas rappeler sa dévotion
filiale envers la Très Sainte Vierge ? Il avait
mis en elle la plus entière confiance ; il récitait
fréquemment son chapelet ; il portait avec lui
cette armure spirituelle, comme le soldat porte
une arme éprouvée et victorieuse. Par un attrait
qu'expliquent les événements de sa vie, ce que
le pieux prélat se plaisait à honorer davantage
en Marie, c'était la mère affligée, la mère souf-
frante, la mère au cœur transpercé des douleurs
de son propre Fils. N'était-il pas lui-même,
en effet, un homme de douleurs ? N'a-t-il pas,
pendant treize ans, porté la croix d'une maladie
cruelle, de ce mal irrémédiable qui l'a conduit
prématurément au tombeau ? Ne fut-il pas cru-
cifié, et dans sa chair, et dans son cœur, par les
plus rudes épreuves qui puissent meurtrir l'âme
d'un évêque ?
Nous répétions tout à l'heure, en les appli-
quant à l'évêque défunt, ces paroles de l'Esprit-
236 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Saint, que " l'homme sage sera comblé de bé-
nédictions ; vir sapiens implebitur benedictio-
nibus. " Y a-t-il, vraiment, lieu de parler de
bénédictions au souvenir de tant d'afflictions,
en face d'un cadavre labouré par tant de dou-
leurs, et en présence d'une vie qui a fléchi sous
le poids des plus lourds fardeaux et des plus
pénibles infortunes ?
Ah ! c'est ici, mes Frères, que l'on touche
du doigt l'étroitesse de vues de la sagesse hu-
maine et l'incomparable supériorité de la sa-
gesse chrétienne. Pendant que l'une se trouble
et se déconcerte, l'autre voit plus haut que les
événements de ce monde ; ou plutôt dans ces
incidents, agréables ou fâcheux, elle découvre
les desseins et l'action de la Providence dispo-
sant tout pour notre plus grand bien ; elle bénit
avec un égal amour la main qui donne, et celle
qui retire ; la main qui comble de faveurs, et
celle qui accable de malheurs.
Ce sera, on peut le dire, l'impérissable mé-
rite de Mgr Gravel, d'avoir pris pour guide
cette sagesse, et d'en avoir suivi et approfondi
les leçons ; de s'être grandi lui-même au milieu
des abattements, des effondrements de la vie ;
d'avoir fait de toutes les ruines, entassées sous
ses pieds, l'instrument de ses vertus et le piédes-
tal de sa gloire.
C'est Lacordaire qui a écrit : " A mesure que
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 237
l'homme vieillit, la nature descend, et l'âme
monte. " Je dirai du digne prélat que nous
pleurons : à mesure que les forces de son corps
faiblissaient, sa foi en la Providence grandis-
sait ; pendant que près de lui s'écroulait avec
fracas l'œuvre de ses calculs et le fruit de ses
travaux, son âme se purifiait, se spiritualisait,
et montait. Elle montait vers les régions sereines
de la résignation, de la paix, de l'abandon à Dieu ;
elle montait vers les sommets de la plus haute
grandeur morale, de cette grandeur éprouvée
par les revers et consacrée par le sacrifice ;
elle montait vers les sphères plus angéliques
qu'humaines où le cœur, dégagé de tout lien
terrestre, soumis et conformé au bon vouloir
divin, n'a plus qu'une pensée, qu'une aspiration,
qu'un désir, la pensée et le désir de saint Paul :
desiderium habens dissolvi et esse cum Christo1.
Là est la vraie gloire ; là est la marque des
âmes saintes ; là est la perfection de la vertu,
et, avec elle, le gage des bénédictions précieuses
par lesquelles Dieu, tôt ou tard, féconde le sillon
tracé dans les souffrances et dans les larmes.
N'est-ce pas la croix qui a conquis le monde ?
N'est-ce pas sa grâce qui l'a réformé, et régénéré ?
Ne trouve-t-on pas la croix à la base de toute
institution faite pour durer ?
1. Phil, i, 23.
238 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Mgr Gravel est mort, après avoir été témoin
de la chute désastreuse de sa cathédrale, et sans
avoir vu ce monument qui lui était cher, relevé
de ses ruines. Mais, mes Frères, souvenons-nous
de sa devise : angulari lapide Christo Jesu.
L'œuvre du pieux évêque n'a pas été fondée
sur le sable mouvant des espérances humaines ;
il l'a assise sur le roc, sur le granit de
la foi, sur cette pierre angulaire et inébran-
lable qui est le Christ. Et voilà pourquoi
elle se relèvera bientôt ; elle se relèvera par les
soins d'un autre lui-même, de celui qui, en héri-
tant de son sceptre, a hérité de sa gran-
deur d'âme, de son dévouement et de son
courage.
Ce prélat selon son cœur, il l'avait lui-même
choisi parmi les prêtres de son séminaire ; il
se réjouissait de la force qu'un tel auxiliaire,
aussi savant que zélé, apportait à sa faiblesse ,.
et du fond de ses souffrances il répétait avec
un accent ému la belle parole de l'apôtre :
Cum infirmor, tune potens sum1. Ce choix de
l'homme éminent, qui occupera désormais le
trône épiscopal de Nicolet, restera comme une
des preuves de la haute et pratique sagesse à
laquelle l' évêque disparu savait demander ses
lumières et ses inspirations.
1. 2 Cor., xii, 10.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 239
Et ce prélat lui-même, trop tôt enlevé à
l'affection des siens, à la vénération de son clergé,
à l'estime et au respect de tous ses diocésains,
disons, pour clore ce modeste éloge, qu'il fut
tout à la fois un noble éveque et un grand chré-
tien : un noble éveque, dont les œuvres redisent
à l'envi l'intelligence et le zèle ; un grand chré-
tien, dont les vertus, poussées dans la douleur
jusqu'à l'héroïsme, font et feront toujours l'ad-
miration de ses concitoyens.
Du haut du ciel où l'ont sans doute déjà porté
tant de mérites, où le porteront sûrement vos
suffrages, il continuera, mes Frères, d'étendre sur
ce diocèse son regard et son bras protecteurs. Il
l'édifiera par le souvenir de sa vie hautement
chrétienne ; il le soutiendra par la force et l'ar-
deur de ses prières. Il obtiendra du cœur de Dieu
que les belles et saines traditions de foi et de pa-
triotisme si fortement attachées au sol nicolétain,
bien loin de subir aucune atteinte, s'y développent
toujours davantage ; que les institutions et les
œuvres d'où dépend votre avenir, marchent de
progrès en progrès ; qu'une commune charité
puisée aux sources divines, unisse tous les esprits,
toutes les volontés, tous les cœurs, sous la hou-
lette de celui qui sera dorénavant, et dans le sens
le plus vrai, l'artisan éclairé de vos destinées
et le père surnaturel de vos âmes.
Ainsi soit-il.
ELOGE
DE
MGR CYPRIEN TANGUAY
Prononcé à la Société Royale du Canada
le 22 juin 1904
Messieurs,
L'honneur que vous m'avez fait en m'appe-
lant, je ne dirai pas contre mon gré, mais
assurément contre mon attente, à prendre place
dans vos rangs1, m'impose, avant toute chose,
l'agréable devoir de vous en remercier. Je me
sens, laissez-moi vous le dire, d'autant plus
flatté de cette haute faveur qu'elle m'ouvre les
portes d'une société où les sciences et les lettres
semblent s'être donné rendez-vous pour en faire
un cénacle digne des vieilles contrées de l'Europe.
Avec une bienveillance et un désintéressement
que j'admire, vous usez de l'autorité mise entre
vos mains pour en opérer le partage ; vous vous
1. L'orateur prenait séance, ce jour-là même, à la Société
Royale qui l'avait élu à la place vacante par le décès de Mgr
Tanguay.
16
242 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
croyez tenus autant à récompenser le travail
qu'à glorifier le talent ; vous embrassez dans
votre sollicitude toutes les productions de l'es-
prit, même les plus modestes ; vous n'estimez
aucune science étrangère à l'œuvre d'encourage-
ment, d'émulation et de progrès, que vous pour-
suivez depuis plus de vingt ans, et qui a fait
surgir x de notre sol littéraire toute une végéta-
tion nouvelle.
Et voilà pourquoi, Messieurs, la théologie
elle-même, malgré le mysticisme de ses concep-
tions et l'aridité systématique de ses formules,
s'est vue honorée de vos suffrages et conviée,
dans la personne de l'un de ses représentants,
à vos périodiques réunions. J'y vois un hommage
précieux rendu beaucoup moins à l'humble théolo-
gien, devenu votre collègue, qu'à cette science
religieuse dont il a osé se faire l'interprète et
en laquelle tous se plaisent à reconnaître la plus
pure et la plus élevée des sciences.
Je mentionne à dessein ce caractère spécial
et cette prééminence de la théologie, non certes
par vain mépris pour ce qui n'est pas elle, mais
pour faire voir quelles relations régnent entre
les lettres divines et les lettres humaines, et
comment la science de Dieu s'harmonise, par sa
situation même, avec la science des choses de
la terre, et comment aussi de ce foyer allumé et
entretenu par la flamme religieuse s'échappe, à
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 243
travers toutes les manifestations de la pensée
de l'homme, un rayonnement de vie, de vérité
et de beauté. Le plus haut génie poétique de
l'Italie, Dante, ne puisa-t-il pas aux sources des
dogmes et des mystères chrétiens ses meilleures
et ses plus sublimes inspirations ? Et n'a-t-on
pas vu, en des temps plus rapprochés de nous,
un autre génie transcendant, l'immortel Léon XIII,
donner au monde le spectacle d'une alliance
merveilleuse entre la foi et l'art, entre la religion
et les lettres, entre la théologie et la poésie ?
Ces considérations, Messieurs, suffiraient, s'il
en était besoin, pour établir quels rapports d'in-
timité et d'étroite parenté unissent la théologie
et les autres branches du savoir ; elles suffiraient
en même temps pour m'ouvrir toute grande la
sympathie de vos esprits, si je n'en avais déjà
reçu, par le fait même de mon élection, l'incon-
testable témoignage.
C'est pour moi un grand honneur que d'être
admis à siéger dans cet aréopage des lettres
canadiennes. Et c'est une faveur, dont je suis
fier, que d'avoir été désigné comme le successeur,
dans votre société, du regretté Mgr Tanguay.
Le nom de ce prélat n'est-il pas synonyme de
labeur, d'érudition et de patriotisme ? Si nos
travaux ne se ressemblent guère, et s'ils ne se
sont développés ni dans le même ordre d'idées,
ni dans le même cadre de vie, ils semblent ce-
244 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
pendant se rejoindre et se confondre dans une
commune pensée et dans un commun désir : la
pensée et le désir de servir la cause religieuse.
En effet, Messieurs, l'œuvre de Mgr Tanguay
a été tout d'abord, et elle demeure avant tout
une œuvre de religion.
L'auteur du " Dictionnaire généalogique des
familles canadiennes ' nous le déclare lui-même
dans l'introduction de son ouvrage1 : " Chargé
comme curé de faire observer les lois de l'Eglise
qui concernent les alliances entre parents, j 'avais,
dit-il, souvent remarqué comme ceux-ci oublient
avec facilité les liens qui les unissent. Mais
j'avais surtout été frappé des embarras de tout
genre qu'on éprouve quand il faut déterminer,
quelquefois au moment même du mariage, quels
degrés de parenté existent entre les futurs époux.
Mes vénérables confrères le savent mieux que
moi. Les recherches auxquelles je dus me livrer
dans ces circonstances, tout en augmentant mon
goût et en me donnant plus de facilité pour ce
genre d'études, me firent comprendre l'utilité,
la nécessité même, d'un pareil dictionnaire :
dès lors, je me décidai à l'entreprendre. '
L'abbé Tanguay, comme tous les artisans de
travaux durables, tenait de la nature même un
goût inné et de singulières aptitudes pour l'œuvre
l. i Vol., pp. v, vi.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 245
à laquelle Dieu l'avait destiné. Mais cette œuvre
n'eût peut-être jamais été conçue, elle n'aurait
vraisemblablement jamais vu le jour, si le jeune
abbé, chargé de bonne heure du ministère pa-
roissial, n'avait été, dans l'exercice même de ses
fonctions, sollicité et comme entraîné à y mettre
la main ; s'il ne s'était senti au cœur un vif
souci du bien, un profond amour de l'Eglise, un
irrésistible désir d'assurer l'observation de ses
lois et la paix des âmes.
C'est ainsi que le monument, élevé par notre
compatriote à la gloire de sa race et de son pays,
est né d'une pensée de foi, et que l'Eglise elle-
même en a comme posé les bases et béni la pre-
mière pierre au fond d'un humble presbytère
de campagne.
Cette bénédiction devait porter ses fruits.
En développant chez l'abbé Tanguay le culte
du vrai et du bien, en excitant dans son âme
la passion des recherches faites pour Dieu et la
patrie, elle allait ouvrir devant ses yeux des ho-
rizons plus vastes, faire entrevoir pour son œuvre
une portée plus considérable, décupler en quel-
que sorte son énergie et son courage, donner
enfin à ses patients efforts le sceau et la consé-
cration de la gloire scientifique elle-même.
Car, Messieurs, l'histoire est une science.
Cette représentation fidèle du passé, où nous
apparaissent comme en un miroir les événements
246 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
et leurs causes, les actions et leurs mobiles, les
milieux et leur influence, le jeu secret et varié
des intrigues, des intérêts et des passions, toute
cette reconstruction méthodique et raisonnée
d'êtres qui ne sont plus, et que l'on fait revivre,
présente aux regards un cachet vraiment scien-
tifique. On y voit le pourquoi des choses ; on
s'y arrête et on s'y repose dans la contemplation
de ce qui fut réellement et de ce qui est vrai.
Mais quels sont les matériaux que l'historien
met en œuvre, et au moyen desquels il opère
cette reconstitution savante ? Quels sont les
éléments que sa main curieuse et fiévreuse va
saisir dans la poussière des siècles, et qui, tirés
par lui de ces obscures profondeurs, brillent bientôt
de tout l'éclat dont la science sait revêtir ses
données ? Ces éléments et ces matériaux, nous
le savons tous, ce sont les faits : les faits, c'est-à-
dire les actions humaines, les circonstances et
les contingences sans nombre qui s'y rattachent,
avec leur cortège de noms, de dates, de lieux,
de personnes, toutes choses dont se compose la
trame ininterrompue de l'histoire. Voilà les
pierres que l'historien taille, façonne, dispose ;
voilà les blocs de marbre, épars sur le sol, que
son talent et sa science rassemblent en des formes
cohérentes et vivantes. Ce sont, pour me servir
d'une expression même de l'auteur dont je célè-
bre aujourd'hui la mémoire, ce sont des osse-
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 247
ments arides qui se rapprocheront à la voix du
prophète et qui, animés par son souffle, se re-
dresseront dans toute la force et la plénitude de
leurs jeunes années.
Et, puisqu'il en est ainsi, comment ne pas
admettre la grande importance historique et
la réelle valeur scientifique du " Dictionnaire '
auquel l'abbé Tanguay consacra la majeure
partie de sa vie !
Chercheur consciencieux, travailleur infatiga-
ble, il a planté les jalons d'une histoire détaillée
de nos familles et de leurs mouvements à tra-
vers le pays. Il a sauvé de l'injure du temps et
du naufrage des siècles de poudreux et utiles
manuscrits. Il a projeté sur des documents
tronqués ou peu connus, des premiers temps de
la Nouvelle-France, la lumière que son expérience
savait faire jaillir du langage discret des regis-
tres. Ses travaux ont frayé la voie à d'autres
travailleurs et à d'autres chercheurs ; ils ont
rendu plus faciles des études d'ethnologie, de
géographie et de linguistique, qui leur doivent
les indications les plus précieuses. N'ai-je pas
le droit d'ajouter qu'ils lui ont mérité une place
d'honneur dans la galerie de nos savants, et que
la science canadienne s'estime en effet heureuse
de le compter parmi ses bienfaiteurs ?
Sans doute, le dictionnaire généalogique, dont
les sept volumes couvrent une période de plus
248 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
d'un siècle, n'est qu'un immense recueil de faits
et de noms, de migrations et de dates. C'est
moins un édifice qu'un amas de matériaux à
pied d'œuvre. On n'y trouve ni le charme sé-
duisant du récit, ni les fines observations psycho-
logiques, ni même, il faut l'avouer, l'absolue
et invariable exactitude qui exclut toute erreur,
toute méprise, et toute lacune.
Faut-il s'en étonner ?
Vraiment, quand on considère la somme énor-
me de travail accomplie par l'auteur, et quand
on se représente les difficultés de toutes sortes
qu'il lui a fallu vaincre : registres détruits ou
égarés, écritures illisibles, répétitions fréquentes
de prénoms, mutations orthographiques des noms
de personnes et de lieux, confusion des termes
patronymiques et territoriaux ; quand, de plus,
on se rappelle combien la similitude des mots
et la multiplication des dates sont fécondes en
méprises, il y a lieu de se demander par quels
efforts de mémoire, par quelle constance de
labeur, par quelle ténacité de vouloir et de cou-
rage, un homme seul a pu parfaire une œuvre
aussi considérable, et aussi comment les défauts,
d'ailleurs nombreux, de cette œuvre, pourraient
ne pas motiver une critique indulgente.
En toute culture et en toute science, il faut
savoir honorer les pionniers et les défricheurs,
ceux qui abattent les premiers arbres, qui tra-
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 249
cent les premières routes, qui jettent en terre
les premières semences, qui laissent derrière
eux la clairière vers laquelle se tournera le regard
de la postérité. D'autres après eux viendront
qui marcheront sur leurs traces, et ouvriront
peut-être de plus profonds sillons, et récolteront
peut-être des gerbes plus pesantes et plus riches ;
mais leur mérite, si grand fût-il, ne saurait nous
faire oublier celui de leurs devanciers.
Ce qui stimulait l'abbé Tanguay et ce qui,
au milieu d'obstacles infinis, le soutenait dans
sa colossale entreprise, ce n'était pas seulement
la pensée de servir la cause de la religion et les
intérêts de la science ; c'était encore, lui-même
nous le dit, le désir d'être utile à la société cana-
dienne tout entière. " Nos registres, écrit-il1,
ont une valeur légale. Sans cesse on les interroge.
Devant les tribunaux civils, il faut constater
la naissance d'une personne, sa mort ou son
mariage. De la production de ces actes dépend
le succès d'un procès, une question d'héritage.
Mais où prendre ces documents ? dans quelles
archives sont-ils ? quelle année faudra-t-il par-
courir ? Une foule de difficultés augmentent les
chances d'erreur. Il faudra renoncer à ses préten-
tions, ou faire, pour chaque cas, une grande partie
du travail que le dictionnaire entier m'a coûté. '
1. Vol. i, Introd., p. vi.
250 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Cet ouvrage offre donc un intérêt documen-
taire spécial1, et il se présente avec un cachet
d'utilité juridique qu'il serait injuste de mécon-
naître. Mais, plus haut que la question d'intérêt
et au-dessus de la valeur purement légale, il
y a un autre point de vue où il convient de se
placer, et d'où l'œil embrasse, dans un rayon plus
étendu, des avantages bien autrement appré-
ciables : c'est le point de vue national.
Dresser l'arbre généalogique d'un peuple : quelle
idée grandiose et quel admirable dessein !
C'est un instinct de la nature et, comme
une loi de l'histoire, que l'esprit d'une nation,
grâce à sa culture féconde, et selon que cet esprit
se déploie en un plus libre essor, se reporte avec
complaisance vers ses origines. Les peuples ressem-
blent à ces chênes séculaires dont l'épaisse et
lourde ramure, longtemps balancée sous l'effort des
vents, retombe somptueusement vers le sol et
baise, pour ainsi dire, avec amour les racines qui
l'ont nourrie.
Par le travail de l'abbé Tanguay, le peuple
canadien-français, se repliant vers son passé,
peut atteindre du regard non seulement quelques
points saillants et les grandes lignes de son his-
toire, mais le réseau entier des familles, humbles
1. L'auteur, dans un ouvrage complémentaire A travers les
registres, a également consigné beaucoup de renseignements
utiles.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 251
ou fameuses, d'où il est sorti. Chose unique et
merveilleuse : ce peuple possède sa généalogie.
Il a là, défilant sous ses yeux, sans distinction de
rang ou de fortune, l'imposante théorie des an-
cêtres, de leurs fils, de leurs petits-fils, de tous
ceux qui, à un titre quelconque, par la croix ou
par la charrue, par la parole ou par l'épée, ont
fondé et fortifié, illustré et perpétué notre race.
Ce sont nos archives de familles, nos actes de
naissance chrétienne et de baptême national.
Et ce n'est donc pas sans une légitime fierté
que nous feuilletons ces pages riches des plus
beaux noms de la France et des plus pures gloires
de l'Eglise ; où resplendissent des figures de
héros ; où rayonnent des fronts de pasteurs et
d'apôtres ; où les familles les plus hautes et les
plus modestes s'y rencontrent sans se confondre ;
où chacun peut s'incliner devant l'image d'un
aïeul vénéré et suivre pas à pas, à travers les
longs sentiers historiques, la marche progressive
de sa descendance.
Il y a plus. Le dictionnaire Tanguay, en mar-
quant le lieu d'origine des premiers colons cana-
diens, en signalant non seulement les provinces,
mais les villes et les bourgs d'où émigrèrent nos
aïeux, nous met en contact intime avec la mère-
patrie. Il permet aux familles françaises de
l'Amérique britannique, à la plupart d'entre
elles du moins, de remonter jusqu'à leur source.
252 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Il fait passer en nos esprits comme une vision
bienfaisante de la douce France, de la France
qui adorait te Christ et gardait ses autels, de la
France qui nous a donné Dieu et ce qu'après Dieu
nous chérissons davantage, le culte de la jus-
tice et du droit, le souci de l'honneur et de la
vraie liberté.
Qui de nous, Messieurs, en ouvrant ce livre
d'or et en parcourant ces tables généalogiques
de notre race, ne se sentirait vivement ému ?
Qui ne bénirait l'homme à qui nous devons cet
ouvrage sans rival, croyons-nous, en son genre ?
C'est le sang français qui roule, à travers ces
pages, ses flots purifiés par la grâce du baptême ;
c'est l'âme, c'est la vie française qui tressaille
en ces artères, qui se transmet intacte et pure
de famille en famille, et que l'on voit s'épancher,
active et féconde, dans toutes nos vallées et sur
tous nos rivages.
Voilà pourquoi j'ose estimer que l'abbé Tanguay
a fait une œuvre de haut patriotisme et que son
travail, si aride et si peu agrémenté qu'il soit,
mérite plus qu'une mention vulgaire.
On honore la mémoire des hommes de cou-
rage qui, marchant à l' avant-garde des grands
mouvements civilisateurs, explorent des régions
inconnues, remontent les fleuves et les rivières,
et frayent à l'activité humaine des routes nou-
velles. Non moins importante et non moins
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 253
glorieuse doit nous paraître l'œuvre d'explora-
tion due à l'initiative de notre regretté collègue.
Il a joué, lui aussi, un rôle de découvreur. Il
s'est armé d'un rare courage, et remontant avec
patience le cours des générations, il est allé
rechercher, aux sources mêmes d'où elles ont
jailli, le secret de leur force, de leur vitalité et
de leurs vertus !
Du seuil de son œuvre, l'auteur semble adresser
à ses compatriotes ces paroles du poète1 :
Élevez vos cœurs et vos yeux
Vers les sommets de notre histoire ;
Saluez l'œuvre des aïeux
Et leurs noms rayonnants de gloire.
Pour exciter votre vigueur
Nourrissez-vous de leurs exemples ;
Humbles comme eux près du Seigneur,
Soyez fiers au sortir des temples.
L'abbé Tanguay a lui-même donné l'exemple,
non seulement d'un labeur acharné et intelli-
gent, mais d'une vie fidèle à Dieu, obéissante à
l'Eglise et dévouée à ses frères. Et il serait inté-
ressant de montrer en cet homme de bien, à côté
du travailleur et de l'érudit, le pasteur zélé,
l'éducateur éclairé, le gardien des traditions,
l'ami constant et généreux de nos plus anciennes
1. Victor de Laprade.
254 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
maisons d'enseignement. Mais ces considérations,
outre qu'elles sortiraient peut-être du cadre
naturel de cet éloge, m'entraîneraient sûrement
hors des limites du temps qu'il convient d'y con-
sacrer.
J'ajouterai seulement que la vie entière de
notre collègue se résume en deux grands amours :
l'amour de l'Eglise et l'amour de la patrie1.
C'est parce qu'il a aimé l'Eglise, travaillé et
peiné pour elle, que le Souverain Pontife voulut
lui donner des marques de particulière bienveil-
lance, et qu'il lui conféra successivement les
titres de Camérier secret et de Prélat de Sa Sain-
teté. Et c'est parce qu'il a aimé son pays, lui
faisant hommage de son savoir, de ses recherches
et de sa loyauté, que le Gouvernement canadien
le nomma attaché du Bureau des Statistiques
d'Ottawa, qu'il le gratifia d'une médaille de la
Confédération, et que lors de la formation de la
Société Royale du Canada, notre distingué com-
patriote fut choisi comme membre fondateur de
cette association.
Il était docteur es lettres de l'Université Laval,
et plusieurs sociétés savantes lui avaient fait
l'honneur de lui ouvrir leurs portes.
On appréciait l'œuvre de Mgr Tanguay, et,
en effet, l'œuvre de notre confrère défunt restera.
1. " La patrie et l'Eglise, le sentiment national et le sentiment
religieux, loin de s'exclure, se fortifient l'un par l'autre. " (Lacor-
daire, Pensées choisies, n, p. 280).
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 255
C'est un monument digne de notre passé
glorieux. Nos évêques, nos hommes d'Etat,
nos écrivains, l'ont, tour à tour, loué hautement.
Et ces éloges, nous les résumerons nous-même
en disant que l'ouvrage réalise en toute vérité
les belles paroles de la dédicace mise par l'auteur
en tête du premier volume :
" A l'Eglise et à mon pays. "
PANEGYRIQUE
DES BIENHEUREUX
MARC CRISIN, ETIENNE PONGRACZ
ET MELCHIOR GRODECZ,
Prononcé à Québec
dans l'église Notre-Dame-du-Chemin
le 22 octobre 1905
Hi sunt . . . qui laverunt stolas
suas, et dealbaverunt eas in san-
guine Agni.
Ceux-ci, ce sont ceux qui ont
lavé leurs robes et les ont puri-
fiées dans le sang de l'Agneau.
Apoc, vu, 14.
Monseigneur1,
Mes Frères,
y 'an dernier, faisant suite à l'inoubliable
j^ ^ cinquantenaire de la définition du dogme
de l'Immaculée Conception, avaient lieu à Rome
une série de fêtes bien propres à réjouir l'âme
1. Mgr Louis-Nazaire Bégin, archevêque de Québec.
17
258 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
des milliers de pèlerins accourus de tous les
pays dans la Ville éternelle.
Pie X, l'élu de Dieu, le Pontife vénéré dont
le zèle s'emploie de tant de manières à affermir
la foi et à raviver la piété des fidèles, venait
de donner une issue heureuse à plusieurs causes
de canonisation et de béatification jusque-là
pendantes. De nouveaux saints montaient sur
les autels ; de nouveaux astres s'allumaient
au firmament de l'Eglise. L'immense basili-
que de Saint-Pierre, théâtre de ces religieuses
et grandioses manifestations, voyait chaque se-
maine le Pape lui-même y présider en personne
et rendre ainsi, par sa royale présence, un hom-
mage souverain aux vertus de ceux qu'il serait
désormais permis d'invoquer publiquement com-
me de célestes protecteurs.
Le quinze janvier, j'avais l'insigne bonheur
d'être présent à l'une de ces fêtes. Au haut de
l'abside, dans un rayonnement de douce et
sereine lumière, un tableau presque transpa-
rent attirait tous les regards. Trois personna-
ges y apparaissaient, à genoux sur un nuage
de gloire, tenant des palmes à la main et la
figure toute resplendissante de clartés séraphi-
ques.
On se demandait leurs noms. C'étaient des
inconnus émergeant soudain de l'ombre du passé,
et prenant place, par un acte décisif du Vicaire
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 259
de Jésus-Christ, au rang des bienheureux et
des héros chrétiens. — D'où sortaient ces héros ?
Sur quels champs de bataille s'étaient-ils il-
lustrés ? Que représentaient ces palmes flot-
tant et s' épanouissant en leurs mains comme
des étendards ? Hi qui amicti sunt stolis albis,
qui sunt et unde venerunt1 ?
Le décret de béatification, retentissant sous
la voûte sacrée comme un divin message, vint
bientôt nous l'apprendre. Nous sûmes que c'étaient
des prêtres, que c'étaient des missionnaires, que
c'étaient des martyrs. Leurs tuniques empour-
prées brillèrent à nos yeux d'un plus radieux
éclat, et nous crûmes entendre, comme tom-
bant des hauteurs du ciel, ces paroles de nos
Saints Livres : " Hi sunt qui venerunt de tribu-
latione magna, et laverunt stolas suas, et dealba-
verunt eas in sanguine Agni2. Ceux que vous
voyez là, ce sont des hommes de foi, des apô-
tres admirables qui ont traversé le feu des grandes
épreuves, qui ont lavé leurs robes et qui les ont
purifiées dans le sang de l'Agneau. "
Paroles éloquentes, mes Frères, paroles pleines
de beauté et de sens !
Et c'est pour y faire écho que je viens au-
jourd'hui, à la clôture de ce triduum et en ce
1. Apoc, vu, 13.
2. Apoc, vu, 14.
260 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
pieux sanctuaire élevé par les fils de saint Ignace,
célébrer en quelques mots le triomphe des trois
héros dont deux furent prêtres de la Compagnie
de Jésus, et qui tous s'offrent maintenant à
l'imitation et au culte des fidèles de tous les
pays.
L'Eglise les loue, l'Eglise les exalte, l'Eglise
les honore, mais eux-mêmes furent d'abord,
par leur vie sainte et par leur mort généreuse,
un honneur et une joie pour l'Eglise.
Marc Crisin, Etienne Pongracz, Melchior Gro-
decz, — ce sont leurs noms, — naquirent, il y a
plus de trois siècles, en ce beau royaume de
Hongrie qu'illustra saint Etienne et que le dévot
monarque consacra religieusement à Marie.
Leurs familles étaient chrétiennes, et c'est
dans l'atmosphère du foyer domestique que
nos trois bienheureux puisèrent les premiers
germes de ce mâle courage et de cette sublime
vertu qui en ont fait des héros.
En nos jours d'indulgences faciles et de molles
complaisances, comprend-on suffisamment, mes
Frères, comprend-on et apprécie- t-on le rôle
capital qui incombe aux parents chrétiens dans
la formation et l'éducation des enfants ? Sait-on
bien dans quelle mesure l'attachement aux prin-
cipes, la fermeté du caractère, l'innocence et
la probité de la vie dépendent des leçons dictées
de bonne heure par les suaves accents d'une
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 261
mère, des exemples de foi robuste, de vertu
courageuse donnés en toutes circonstances par
un père conscient de ses responsabilités et sou-
cieux de ses devoirs ? Ce sont là des questions
que je pose, et que je n'ai pas ici le loisir de ré-
soudre.
Les trois jeunes Hongrois, que Dieu prédes-
tinait à une fin si glorieuse, eurent l'avantage
de faire des études classiques au sein d'une des
maisons dirigées alors avec tant de succès par
les Révérends Pères Jésuites. C'est dire que
leur formation fut complète, solide autant que
brillante, et fortement imprégnée de sens chré-
tien. Ils ouvrirent leurs âmes toutes grandes
au souffle de vie intellectuelle et religieuse entre-
tenu autour d'eux par des maîtres zélés et sa-
vants, voués tout entiers au service du Seigneur
et à la saine et noble culture des esprits et des
volontés.
La Compagnie de Jésus n'est-elle pas l'une
des grandes éducatrices de la jeunesse ? De-
puis longtemps déjà, amis et ennemis lui recon-
naissent cette gloire ; et les hommes qu'elle a
formés, qu'elle instruit et forme tous les jours
non seulement dans l'enceinte de ses collèges,
mais aussi au-dehors par la diffusion de sa doc-
trine et par le rayonnement de son influence,
en sont la démonstration la plus éclatante.
Que de saints, que de prêtres fervents, que de
262 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
citoyens éclairés et pieux, lui doivent après Dieu
la puissance de leurs convictions et l'éclat de
leurs mérites !
Je ne m'étonne donc pas que les trois ado-
lescents, confiés à sa tutelle, aient grandi si
promptement dans l'amour du devoir, qu'ils
se soient portés d'un si vif essor vers les hau-
teurs de la science et vers les sommets de la
sainteté.
De cette science et de cette sainteté, ils ne
tardèrent pas à donner des preuves, lorsque
devenus, l'un prêtre séculier et chanoine, les
deux autres, membres de la Compagnie qui
les avait initiés aux grandes et fortes vertus,
ils commencèrent, soit dans l'enseignement, soit
dans la prédication et le ministère des âmes,
cette série de labeurs, de luttes, de sacrifices,
que devait bientôt couronner l'auréole san-
glante du martyre.
Le royaume de saint Etienne était alors en
proie aux attaques de l'hérésie. Levé par des
mains ambitieuses, l'étendard de la Réforme,
disons mieux, de la révolte, avait été arboré
dans la capitale de la Bohême ; puis, par la
trahison du trop fameux Bethlen, prince de
Transylvanie, il venait de pénétrer dans la Hon-
grie supérieure et flottait sur les murs de Casso-
vie. Les triomphateurs, ivres d'orgueil, se li-
vraient à toutes sortes d'excès. Rien n'était
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 203
sacré à leurs yeux.: ni la majesté des temples,
ni le trésor des églises, ni la personne des prê-
tres et des religieux. C'est à ceux-ci surtout,
particulièrement aux Jésuites, qu'on en vou-
lait. Ces fiers et vaillants apôtres, toujours
sur la brèche, opposaient à l'ennemi une résis-
tance plus vive. Il était naturel que les haines
s'acharnassent contre eux et contre leurs œuvres.
Or, au moment où Cassovie tombait au pou-
voir des insurgés, le chanoine Crisin, ainsi que
les Pères Pongracz et Grodecz, providentielle-
ment réunis sur le même théâtre, exerçaient
en cette région leur zèle tout apostolique. Par
la parole et par l'action, ils soutenaient dans
leur foi les catholiques menacés et s'efforçaient
d'arracher aux mains de l'hérésie quelques-unes
de ses nombreuses victimes. C'était assez pour
déchaîner sur eux la colère et la brutalité des
vainqueurs.
On les fit prisonniers ; on les lia et garrotta
comme des criminels de bas étage ; puis, sans
aucune forme de procès, on leur infligea les
traitements les plus barbares, les outrages les
plus ignominieux. L'espoir d'une apostasie porta
les persécuteurs à essayer contre l'un d'entre
eux les séductions et les promesses. Mais ce
honteux dessein, plus odieux que la force bru-
tale, ayant échoué, la fureur des bourreaux ne
connut plus de bornes. On se rua sur les victi-
264 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
mes avec une violence inouïe. Leurs chairs
furent meurtries, mutilées, consumées avec des
flambeaux ardents ; et, pendant que les trois
martyrs, dignes de leurs aînés des siècles les plus
héroïques, agonisaient, le pardon sur les lèvres
et en murmurant les noms de Jésus et de Marie,
on leur trancha la tête et on jeta leurs restes
sacrés dans un cloaque immonde.
La haine avait fait son œuvre. Elle exultait,
elle se gaudissait, elle s'imaginait triompher :
mais à tort ; car, en réalité, elle était vaincue
par l'amour, par l'amour fidèle à Dieu, fidèle
à l'Eglise du Christ, fidèle à la foi des ancêtres,
par l'amour plus grand que la haine et plus
puissant que la mort.
Ah ! mes Frères, la patrie émue et recon-
naissante élève des statues, érige des monuments
à la mémoire des braves qui savent la défen-
dre, qui savent se sacrifier, souffrir et mourir
pour elle. N'est-il pas juste que l'Eglise recon-
naisse, elle aussi, par des actes publics le mérite
de ses enfants, qu'elle honore d'uD culte spé-
cial ceux d'entre eux qui l'ont le plus aimée,
le mieux servie, le plus glorifiée ? N'est-il pas
juste, surtout, qu'elle recueille d'une main avide,
et avec une sollicitude amoureuse, le sang versé
par ses martyrs, qu'elle tire de l'oubli leurs osse-
ments sacrés, qu'elle les baise avec respect,
qu'elle les embaume de l'encens de ses prières,
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 265
et qu'elle les couvre des témoignages de la
vénération populaire ?
Ceci importe d'autant plus que le martyre
patiemment subi et historiquement constaté con-
stitue l'une des preuves les plus sûres et l'une
des démonstrations les plus convaincantes de
la vérité catholique.
Pourquoi, aux premiers âges de l'Eglise, le
sang versé à flots, loin de tarir les sources de
la foi, en a-t-il si hautement servi les intérêts ?
Pourquoi, dans ces sillons creusés et sur ce sol
déchiré par la cruauté païenne, l'Evangile, com-
me une végétation pleine de sève, a-t-il germé
si promptement, grandi si vigoureusement pour
s'épanouir bientôt en une floraison merveilleuse?
Pourquoi, pendant que les chrétiens marchaient
en foule à la mort, le christianisme honni et
chaque jour grandissant, s'est-il avancé par
une série ininterrompue de victoires à la pour-
suite des âmes, à l'assaut des institutions et
des trônes, et à la conquête du corps social tout
entier ?
C'est que, mes Frères, le seul spectacle du
martyre, la seule vue d'hommes de tout âge,
de personnes de tout sexe, de toute profession,
de toute condition, donnant gaiement, délibé-
rément, leur vie pour Dieu, était par elle-même
une preuve et une apologie de la foi. De tels
héroïsmes dépassaient trop manifestement les
266 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
forces humaines pour ne pas frapper singulière-
ment les esprits et pour ne pas remuer profon-
dément les âmes. Jusque-là on avait bien vu,
dans l'entraînement des batailles, de rudes sol-
dats mourir pour leur pays. Mais de frêles vieil-
lards, mais de candides enfants, mais de timides
jeunes filles, par pure conviction religieuse, pré-
senter froidement leur cou à la hache du bour-
reau, cela ne s'était jamais vu. Et une religion
capable de si sublimes exploits ne pouvait venir
que de Dieu.
Ce raisonnement était juste, et il en est sorti
quinze siècles de christianisme triomphant.
Les trois serviteurs du Christ, dont nous
avons narré le trépas, sont-ils véritablement
morts pour la foi ? Ont-ils, comme les milliers
de martyrs reconnus par l'Eglise, été égorgés
•en haine de Jésus-Christ, en haine de son esprit
et de sa doctrine, et leur sang, noblement ré-
pandu, est-il tombé dans les coupes d'or que
les anges offrent invisiblement à l'Agneau sans
tache sur l'autel des mystiques et glorieuses
immolations ?
Oui, l'histoire authentique et véridique l'at-
teste. Le récit de leur mort, les circonstances
cruelles et tragiques qui en composent la trame,
en font foi. Lorsque la troupe inique des sol-
dats, soudoyés par les chefs de la rébellion hon-
groise, eut fait main basse sur les objets sacrés
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 267
dont les trois prêtres, mis en arrêt, avaient la
garde, une voix sanguinaire leur cria : " Main-
tenant, préparez-vous à mourir. " — " Et pour
quel motif ? " demandèrent avec calme les pri-
sonniers. — " Parce que vous êtes papistes, "
leur fut-il répondu ; c'est-à-dire parce que vous
êtes enfants de l'Eglise romaine, parce que
vous croyez au Pape, vicaire de Jésus-Christ,
parce que vous adhérez aux dogmes qu'il pro-
clame et aux vérités qu'il enseigne, parce que
vous n'êtes pas de ceux qui, à la suite de Luther
et de Calvin nos maîtres, ont secoué le joug de
l'autorité religieuse et préconisent en paroles
et en actes la pensée libre, la sédition et l'insur-
rection.
L'hérésie, mes Frèrec, ose accuser le catho-
licisme d'intolérance. Dans quelle histoire de
l'Eglise catholique trouverait-on une page aussi
noire, aussi barbare et aussi criminelle, que celle
qui fut écrite en 1619, dans le sang et dans la
boue, par les auteurs de l'abominable drame de
Cassovie ? Ces scènes sauvages, dignes de l'épo-
que néronienne, firent rougir de honte les sec-
taires eux-mêmes qui les avaient si odieusement
dictées.
Et Dieu, de son côté, voulut les permettre
pour perpétuer dans son Eglise ce témoignage
du sang qui ne lui a jamais fait défaut, et dont
elle s'honore à l'égal des plus pures gloires et
268 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
des plus retentissantes affirmations de sa divi-
nité.
Je pourrais, si je ne craignais d'être trop long,
vous montrer par quels prodiges le Ciel se chargea
bientôt de glorifier sur la terre ceux qui venaient
de faire, d'une manière si courageuse, le sacri-
fice de leur vie. Les chambres qui avaient été
le théâtre de cet odieux massacre, devinrent
presque aussitôt les témoins d'extraordinaires
phénomènes. Une lumière merveilleuse qu'on
y vit, des chants harmonieux et suaves qu'on
y entendit, symbolisèrent aux yeux des per-
sonnes présentes le bonheur dont jouissaient
déjà les trois héros de la foi, et la beauté, la
grandeur, la sublimité de la cause pour laquelle
ils étaient morts. Que d'autres signes célestes,
et que de faveurs marquantes, soit physiques
soit morales, s'ajoutèrent dans la suite à ces
premiers prodiges et répandirent au loin, dans
toute la Hongrie, la renommée des martyrs de
Cassovie !
Cette renommée, par l'acte et le décret papal,
qui, après trois siècles d'attente, vient d'en faire
la consécration solennelle, est arrivée jusqu'à
nous.
La Hongrie, de nos jours si affreusement tra-
vaillée par les sectes, bénéficiera sans doute la
première de l'officielle glorification du mérite
et de la vertu de ses enfants. Mais nous aussi,.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 269
mes Frères, nous pouvons, nous devons même
tirer ample profit d'un exemple si remarquable
et si saisissant de courage chrétien.
Les guerres de religion n'ont plus, il est vrai,
dans nos sociétés modernes, le caractère san-
glant qui les marquait jadis. Notre foi, si long-
temps maîtresse du monde, n'a, ce semble, à
redouter, dans les pays policés, ni l'épreuve d'ob-
scurs cachots, ni les assauts violents d'une solda-
tesque grisée et assoiffée de meurtre et de car-
nage.
Gardons-nous, toutefois, de nous tromper nous-
mêmes et, par suite, de nous endormir dans une
fausse sécurité. Pour être apparemment plus
bénigne, la lutte religieuse n'en est ni moins per-
fide ni moins dangereuse. Ici même, l'ennemi
est à nos portes. L'hérésie jalouse nos progrès ;
l'impiété, la libre pensée lui tendent en toute
occasion une main complice et sournoise pour
saper par les fondements l'édifice de nos croyan-
ces et le rempart de nos libertés. C'est par un
courage constant, et par une grande force d'âme,
par un attachement profond à l'Eglise de Jésus-
Christ, par un esprit de foi plus ferme que tous
les lienr, plus fort que bous les intérêts, plus
tenace que toutes les opinions, que nous con-
serverons ce patrimoine moral et religieux qui
fait notre joie et notre orgueil. Souvenons-nous
des actes de vaillance et des mille sacrifices ac-
270 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
complis par les premiers chrétiens, par les mar-
tyrs de tous les temps, et par nos pères eux-
mêmes, pour garder pur et intact le dépôt de la
foi, et ne soyons pas indignes d'ancêtres si glo-
rieux.
Cette foi qui nous est chère, professons-la en
toutes rencontres, et ne permettons à la lâcheté
et au respect humain, ni d'en ternir le nom, ni
d'en restreindre les vérités, ni d'en amoindrir
les obligations. Catholiques sincères, catholi-
ques convaincus, soyons-le toujours et partout,
sans peur et sans faiblesse ; soyons-le, et dans
la croyance aux dogmes que le titre de chré-
tiens nous impose, et dans l'observance des
règles que la morale et la discipline nous pres-
crivent.
Je proposais tout à l'heure à votre vénéra-
tion trois ministres du Dieu fait homme, mis
à mort pour son amour. Quoi de plus beau
qu'un tel trépas, et quoi de plus touchant qu'un
pareil sacrifice ! Avec ce sang qui jaillit en té-
moignage de la foi, ne faut-il pas surtout admirer
l'éclatant et suprême triomphe d'une volonté
supérieure à elle-même, cette grande victoire
morale, la plus belle, la plus noble, la plus fé-
conde et la plus généreuse que puisse remporter
l'âme sur le corps, l'esprit sur la matière, la grâce
sur la nature, le dévouement sur l'égoïsme,
l'amour de Dieu sur l'amour de soi ?
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 271
C'est en cela, mes Frères, que le martyre nous
donne à tous de hautes et utiles leçons. Nous
n'aurons pas, vraisemblablement, à mourir pour
Jésus-Christ ; sachons au moins vivre pour
lui. Soyons esclaves de sa loi, soyons martyrs
de notre devoir. Malgré les épreuves, malgré
les obstacles, malgré les contrariétés de tout
genre qui sont le triste apanage de l'humaine
destinée, ne désertons jamais le drapeau de
l'honneur et le chemin de la vertu.
Prions les trois bienheureux dont nous avons
rappelé les gloires, et qui par leur crédit opérèrent,,
en tant d'occasions, les fruits les plus abondants
de salut, de nous obtenir de Notre-Seigneur un
accroissement de grâces et un redoublement
de courage, de prendre sous leur tutelle cette
foi et cette Eglise canadienne à laquelle nous
tenons de toutes les fibres de nos âmes, et
que l'ennemi du bien cherche à mettre en
péril.
Et puisque, — coïncidence heureuse, — vers
l'époque où nos trois héros payaient au Christ
l'admirable tribut de leur sang, plus près de
nous, d'autres disciples d'Ignace confessaient,
eux aussi, dans les tortures les plus atroces,
le nom et les doctrines et la mission du Maître
divin, souhaitons que l'Eglise de Dieu joigne
bientôt dans une même gloire ceux qui l'hono-
rèrent ici-bas par les mêmes souffrances, et que
272 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
le Canada ait à son tour l'honneur tant désiré
de célébrer solennellement l'officiel triomphe de
ses apôtres et de ses martyrs1.
Ainsi soit-il, avec la bénédiction de Mgr l'Ar-
^chevêque !
1. Allusion au procès de béatification des Pères Jésuites
martyrisés au Canada.
DISCOURS
SUR
L'ÉGLISE CATHOLIQUE
ET LE PROBLÈME DES LANGUES NATIONALES
Prononcé à l'une des séances générales
du premier ^Congrès
de la Langue française au Canada
le 28 juin 1912
Monseigneur le Président1,
Messeigneurs2,
Mesdames,
Messieurs,
Les descendants des preux qui portèrent
si haut dans l'histoire l'étendard chrétien
et le nom gaulois, ne pouvaient, en leur patrie
d'Amérique, tenir un Congrès sans y convier
1. Sa Grandeur Mgr Paul-Eugène Roy, évêque d'Eleuthéro
polis, auxiliaire de Québec.
2. Mgr l'Archevêque de Québec, et plusieurs autres repré-
sentants de FEpiscopat canadien.
18
274 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
l'Eglise, et sans faire à cette Reine du mondey
dans le programme de leurs travaux, une place
d'honneur.
Et la langue qui, il y a trois siècles, sur les
rives encore sauvages de notre grand fleuver
inaugura avec une sainte audace le règne du
vrai Dieu, ne pouvait, en ce congrès, recueillir
ses voix éparses et ses échos les plus lointains
sans célébrer et sans proclamer les sympathies
généreuses que garde invinciblement pour elle
l'admirable initiatrice de tous les progrès et
l'incomparable éducatrice de toutes les nations.
Ne sont-ce pas là, en effet, des titres dont
s'honore justement l'Eglise catholique et ro-
maine, et ne sont-ce pas là des fonctions qu'elle
remplit avec amour et par lesquelles se déploie,
sans acception de frontières, son immense acti-
vité sociale ?
Le catholicisme est universel.
Il n'a pas pour mission d'opérer un triage des
langues ni une sélection des peuples, mais d'uti-
liser toutes les langues et d'évangéliser tous
les peuples.
Ses ministres, de par leur état, ne sont ni
des constructeurs d'empires ni des champions
de républiques, mais des sanctificateurs et des
apôtres.
Le Christ, leur modèle, n'a pas étendu sur
la croix ses mains sanglantes pour distribuer
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 275
aux races préférées des sceptres et des couronnes,
mais pour embrasser dans une même étreinte
tous les hommes et pour répandre sur toutes
les races les bienfaits de l'œuvre rédemptrice.
C'est de ce principe supérieur que se sont
inspirés, à toutes les époques, tous les esprits
éclairés et tous les hommes de Dieu ; et c'est
cette idée maîtresse, inscrite aux fastes de l'hu-
manité croyante, qui imprime à la politique re-
ligieuse son caractère vraiment mondial.
Or, pour accomplir l'œuvre de la rédemption
humaine, deux instruments, entre tant d'autres,
sont non seulement utiles, mais en quelque sor-,
te nécessaires : la langue liturgique et l'idiome
national.
Par cette belle langue latine dont les formes
précises, semblables aux légendes fortement bu-
rinées des vieux médaillons, fixent et retiennent
sa pensée dogmatique, l'Eglise conserve intact,
dans les sphères de la science, de la doctrine et
des rites, son immuable symbole.
Par l'idiome maternel, elle descend bienveil-
lamment de ces hauteurs, et elle entre en rela-
tions, en conversation avec les foules. Là est
le secret de son prestige, de son influence et de
ses succès.
Chaque peuple, Messieurs, vit et respire par
sa langue d'où s'exhalent son passé, ses tradi-
tions, ses aspirations. Pour s'associer à cette
276 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
vie intime et pour agir efficacement sur elle,
la Mère et la Directrice des âmes ne saurait se
désintéresser du langage national.
Voyez nos mères selon la nature. Comme
elles s'empressent autour de l'humble berceau !
Elles le caressent du regard ; elles s'inclinent
avec tendresse sur le fruit de leurs entrailles ;
de leurs lèvres empourprées d'amour, elles répè-
tent aux tout petits, en des accents de terroir,
les premières et rudimentaires syllabes des vo-
cables les plus suaves, et des appellations les
plus sacrées. C'est en se penchant elle-même sur
le berceau et le sein des peuples, c'est en prê-
tant l'oreille aux vibrations émues de leurs
âmes et aux évocations patriotiques de leur
histoire, c'est en leur rappelant des mots et des
noms aimés et en leur parlant tour à tour la lan-
gue de leurs joies et la langue de leurs deuils,
la langue de leurs espoirs et la langue de leurs
triomphes, que l'Eglise conquiert leur estime,
qu'elle s'empare de leur pensée, qu'elle transforme
et qu'elle régénère leur vie.
Le parler des ancêtres porte en lui-même une
vertu magique, des notes singulières qui émeu-
vent, un rythme mélodieux qui enchante. C'est
la formule de la première prière, le langage de
la première leçon, des premières impressions,
du premier amour. En lui se reflète l'image vé-
nérée de la patrie ; par lui vibre en nos âmes
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 277
l'âme impérissable des aïeux. Les poètes l'ont
chanté ; les orateurs l'ont glorifié ; et la nature,
plus puissante et plus prévoyante que l'art,
en a fait le lien mystérieux des familles qui se
succèdent et des générations qui s'enchaînent
dans le mouvement perpétuel des idées et dans
le prolongement indéfini des siècles.
Dès l'aurore du christianisme, il apparut à
son Fondateur comme l'ordinaire et indispensa-
ble moyen de vulgariser la foi nouvelle et d'ap-
peler et de captiver, sous la houlette bénie des
pasteurs, les troupeaux abandonnés et les bre-
bis errantes.
Pour effectuer la dispersion des peuples, Dieu,
devant la tour de Babel, avait brisé en tronçons
leur parler orgueilleux. Pour assurer la conver-
sion des âmes, son Esprit, au Cénacle, voulut
accomplir un prodige non moins éclatant. Il
fit soudain aux Apôtres le don des langues ; et
c'est pourquoi ces hérauts improvisés, se par-
tageant l'empire du monde, y purent porter,
en tous les idiomes, le verbe de vie. Et c'est
pourquoi encore ce verbe, salutaire et fécond,
soucieux d'apparaître à tous les regards et de
pénétrer dans tous les esprits, sans rejeter le
riche vêtement des littératures glorieuses, re-
fusa de s'y enfermer. Volant de bouche en bou-
che, de bourgade en bourgade, et résonnant
jusque sur les lèvres des plus obscurs mission-
278 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
naires, il ne dédaigna ni les rudes accents des
langues en formation ni les grossiers dialectes
des foules illettrées.
Par un sens avisé des intérêts religieux sans
doute, mais aussi par une haute et délicate préoc-
cupation de justice et d'harmonie sociale, l'Eglise
s'est fait une règle d'entourer de tous les égards
les langues multiformes et les nations qui les
parlent1.
On ne saurait citer d'elle, j'entends de l'auto-
rité souveraine qui la gouverne, ni une démar-
che, ni un décret, ni un mot par lequel elle ait
enjoint à un groupe quelconque de fidèles d'ab-
diquer le culte et le parler ancestral. On ne l'a
jamais vue, on ne la verra, Dieu merci, jamais
poser sur le cœur de ses fils une main de cosa-
que pour en surprendre et en étouffer les légi-
times battements. Elle leur prescrit des dogmes ;
elle leur impose des devoirs ; elle laisse à la
nature le soin de dessiner et de combiner sur
leurs lèvres les lettres et les sons qui traduisent
leurs croyances et qui formulent leur prière.
Ils surabondent, Messieurs, dans l'histoire ec-
clésiastique et dans la législation canonique,
les actes et les textes où domine ce souci émi-
1. " L'Eglise, dit Taparelli, protège, dans chaque peuple,
les éléments de sa nationalité et premièrement la langue [nationa-
le " ; et l'auteur développe avec une rare élévation de vues
•cette pensée. (Essai théorique de droit naturel, éd. Casterman,
1857, t. iv, pp. 377 et suiv.).
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 279
nemment respectueux de la langue et de la race.
Voici d'abord les anciens Papes autorisant,
dès les premiers siècles, l'Eglise d'Orient à s'écar-
ter dans sa liturgie des usages de l'Occident et
même à s'y servir, conformément aux désirs
du peuple, des idiomes nationaux.
Voici plus tard le Pape Jean VIII, concédant
aux Esclavons le même privilège1, et déclarant
formellement qu'il est juste de bénir le ciel
en toutes les langues dont Dieu est le suprême
ouvrier.
Urbain VIII fonde, au centre de l'unité catho-
lique, un séminaire spécial dans lequel seront
reçus des élèves de tous les pays et où, chaque
année, par l'enseignement et par la culture des
langues même les plus disparates, se renouvel-
lera, pour ainsi dire, la grande merveille de la
Pentecôte.
Un siècle après, Benoît XIV tend aux chré-
tiens d'Orient une main paternelle ; et, dans
une bulle empreinte d'une extrême bienveil-
lance, non seulement il sanctionne l'usage inté-
gral de leurs rites, mais il exprime son désir
" que leurs diverses nations soient conservées
et non détruites2. "
Sous son second successeur, la Congrégation
1. Thomassin. Ancienne et nouvelle discipline de V Eglise,
tome il, p. 245.
2. Michel, L'Orient et Rome, p. 162.
280 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
de la Propagande menace des peines les plus
graves certains missionnaires catholiques trop
peu pressés de se familiariser avec la langue des
peuples qu'ils ont la tâche d'instruire des vé-
rités de la foi1.
Plus près de nous, le bon et loyal Pie IX s'api-
toie en termes courageux sur le sort de l'infor-
tunée Pologne atteinte par une série d'actes
odieux dans sa religion, dans sa langue, dans
sa personnalité historique et morale2. C'est en
russifiant le peuple polonais qu'on travaillait
naguère3 et c'est par la même méthode qu'on
s'efforce aujourd'hui, et plus que jamais, à lui
ravir la foi de ses pères.
Plus près de nous encore, l'immortel Léon XIII
rappelle aux prédicateurs le devoir, tant de
fois énoncé, qui leur incombe de parler une lan-
gue bien connue de leurs auditeurs ; il députe
vers ses compatriotes d'Amérique des prêtres
de leur sang, et qui puissent charmer leur exil
par le doux parler maternel ; il préconise pour
le succès de l'œuvre évangélique le ministère
d'apôtres indigènes, et il exige que la dispensa-
tion de l'enseignement et l'organisation de la
1. La Nouvelle-France, tome x, p. 113. Voir les excellents ar-
ticles publiés dans cette revue (t. cit.) par M. l'abbé J.-E.
Laberge sur L'Eglise et la langue maternelle.
2. Sylvain, Histoire de Pie IX, tome n, ch. 20.
3. Lescœur, L'Eglise catholique en Pologne sous le gouver-
nement russe, tome n, 1. m, ch. 3.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 281
discipline soient en harmonie avec les goûts et
le génie de chaque peuple ; il recommande enfin
aux clergés de tous les pays, prélats, religieux,
missionnaires, de professer partout un juste
respect pour la langue, les mœurs, les coutu-
mes, les traditions particulières1.
C'est dans cette pensée de justice que les
Pontifes romains ont groupé autour de leur
trône un si grand nombre de collèges et d'insti-
tuts nationaux, et qu'ils n'ont cessé de leur té-
moigner, sans réticence et sans préférence, la
plus profonde et la plus généreuse sympathie.
Tout le démontre donc : l'attitude bienveil-
lante, condescendante de l'Eglise à l'égard des
langues maternelles, n'a pas varié ; et il semble
que la Mère de Dieu elle-même ait voulu s'y
conformer, lorsque, du haut des roches Massa-
bielle, pour révéler au monde étonné son nom
béni et sa conception sans tache, elle choisit,
non quelque langue savante, mais le parler inculte
et la langue vulgaire d'une ingénue paysanne,
l'humble patois béarnais2.
L'Immaculée Reine du Ciel s'inclinant vers une
bergère et lui empruntant, pour redire et promul-
guer un dogme, son langage simple et rustique :
1. Cf. Lettres Apostoliques Orientalium dignitas, 30 novembre
1894 ; Chri?M nomen, 24 décembre 1894 ; Auspicia rerum,
19 mars 1896.
2. Lasserre, Bernadette, p. 183.
282 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
l'esprit du catholicisme, Messieurs, est là tout
entier.
Evoquerai-je sous vos yeux le zèle héroïque,
le dévouement inlassable dont firent preuve
tant de saints prêtres pour mettre en œuvre
les prescriptions si sages des Papes et pour faire
pénétrer, à l'aide d'idiomes connus, la foi chré-
tienne dans l'âme des populations incroyantes ?
Ce serait retracer l'histoire, aussi touchante
que merveilleuse, des missions et des prédica-
tions catholiques.
Il n'y a que quelques mois, décédait à Mattawa
un digne religieux de notre pays et de notre
sang1 dont la vie s'est dépensée au service des
pauvres sauvages, et à qui la philologie indienne
doit les plus précieux travaux historiques et
techniques.
L'indifférent, dont la vue s'égare sur les pages
obscures d'un lexique français-montagnais ou
français-algonquin, n'aperçoit là, sans doute,
que le produit fantaisiste d'un stérile labeur.
Pour l'homme de foi, au contraire, chaque page,
chaque ligne, chaque vocable d'une telle œuvre
marque et publie une conquête de l'esprit de
Dieu. C'est sous l'empire de cet esprit que
l'écrivain-missionnaire s'acharne à pénétrer l'énig-
me des langues les plus baroques, et c'est pour
1. Le Rév. P. G.-J. Lemoine, O. M. I., né à Longueuil, en 1860.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 283
sauver des Times divinement rachetées, et dont
l'image transparaît à travers les voiles de la
barbarie, qu'il s'impose jusqu'au sacrifice de
remplacer sur ses lèvres l'inoubliable parler de
sa mère par l'informe jargon des enfants des
bois.
Quelle générosité ! et que cela nous paraî-
trait sublime, si ce n'était l'habituel spectacle
offert depuis tant de siècles par des milliers d'ou-
vriers évangéliques !
L'Eglise anime ces héros de sa parole et de
son geste. Et puisqu'elle tient, vis-à-vis des
idiomes les plus ignorés et les plus rustres, une
conduite si équitable, serait-il possible qu'elle
manquât de respect à l'égard d'une langue qui
s'est identifiée avec l'apostolat chrétien, dont
les progrès ont scandé la marche des peuples, et
qui a jeté tant de lustre sur l'humanité et sur
les lettres ?
Le voulût-elle que ce procédé contraire à ses
traditions serait en même temps téméraire et
funeste, et que l'intuition d'immenses catas-
trophes lui dicterait un autre dessein.
On peut bien, je le sais, tarir à sa naissance ou
détourner de son cours le maigre filet d'eau qui
coule, modeste et timide, à fleur de terre, entre
les herbes.
On ne dessèche pas la source qui jaillit des
entrailles mêmes du sol et qui s'y alimente à
284 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
d'insondables profondeurs. Et l'on n'endigue
point le fleuve qui roule, large et profond, les
eaux tributaires de quinze provinces, et qui
porte en ses flots abondants les richesses et les
espérances de toute une région. Il y a, qu'on le
sache bien, des langues qui ont subi l'épreuve
du temps ; et il y a des littératures pleines de la
vie des siècles, et qui ne meurent pas.
C'est à l'un de nos journalistes, Etienne Pa-
rent, que nous devons cette forte parole : " Un
peuple ne doit jamais donner sa démission1. '
Et quand donc, Messieurs, voit-on les peu-
ples démissionner ? alors, et alors seulement,
qu'ils abdiquent cette façon d'agir, de sentir,
de penser, que le verbe national exprime, et par
laquelle se caractérise leur individualité propre,
leur physionomie religieuse, intellectuelle et mo-
rale.
Or, les lettres et la pensée françaises ont joué
dans l'histoire du monde un rôle trop considé-
rable, elles ont livré pour l'honneur du Christ
trop de luttes valeureuses, elles se sont enrichies
de trop de chefs-d'œuvre et distinguées en trop
de controverses pour que des fils de France, à
quelque degré qu'ils le soient, puissent ne pas
s'y attacher de toutes les fibres de leurs âmes.
Et cet attachement intime, instinctif comme la
1. Le Canadien, 5 novembre 1841.
DESCOURS ET ALLOCUTIONS 285
race, repose d'autre part sur un droit trop évi-
dent et sur une loi trop impérieuse pour que
l'Eglise, dans sa haute sagesse, puisse n'en pas
tenir compte.
Quoi que l'on dise et quoi que l'on fasse, la
langue que parlèrent François de Sales et Bossuet,
Louis XIV et Napoléon, Racine et Chateaubriand,
la langue qu'illustrèrent Joseph de Maistre et
Louis Veuillot, Lacordaire et Monsabré, Monta-
lembert et Brunetière, et, — permettez-moi de
l'ajouter, — la langue que parlent et qu'illus-
trent des orateurs comme Albert de Mun et
les écrivains comme Etienne Lamy, cette langue-
là, Messieurs, n'est pas de celles qu'on supprime ou
[u'on paralyse sur des lèvres vaillantes et fidèles.
Loin de là : le passé et le présent s'unissent
>our nous la montrer entreprenante et vivace,
lébordante et conquérante.
Elle siège dans les conseils des princes ; elle
préside aux destinées des peuples ; elle remplit
le sa renommée et de ses œuvres le domaine
de l'esprit humain. Elle a immortalisé l'ancienne
rance. Elle a créé une France nouvelle.
Et c'est par elle, en effet, que, sur cette terre
canadienne, une Eglise, mère de tant d'autres
Iglises, a été fondée, que des écoles, des cou-
rents, des collèges, des séminaires, se sont mul-
tipliés, que notre Université catholique, héri-
tière d'un grand nom et gardienne des meilleures
286 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
traditions, est née et a grandi, et que dans tout
le pays nous formons un ensemble imposant de
groupes religieux unis dans leurs convictions
et résolus dans leurs revendications.
L'idiome dont Dieu a fait l'instrument de
tant d' œuvres fécondes, et qui de l'Est à l'Ouest,
depuis le noble pays d'Evangéline jusqu'aux
points les plus reculés du territoire canadien et
de la République américaine, a promené par-
tout l'Evangile et jeté en d'innombrables âmes
la semence du salut, ce parler généreux, hardi,
apostolique, a bien mérité de l'Eglise. Et l'Eglise,
nous en avons pour garant l'esprit de justice
qui l'anime, ne peut ni entraver son action ni
souhaiter sa déchéance.
J'assistais, il y a trois ans, dans la Basilique
Vaticane, aux fêtes de la Béatification de Jeanne
d'Arc. La figure de l'héroïne qui sauva si provi-
dentiellement sa patrie, et en qui s'incarna d'une
façon si admirable l'âme de la France, illuminait
l'abside plus encore par le rayonnement de sa
gloire que par les effets de lumière artistement
ménagés. Sous l'immense coupole lancée dans
les airs par le génie de Michel-Ange, dans ce
temple peuplé de saints de toute race, majes-
tueux comme Dieu, vaste et grandiose comme
l'Eglise, une foule émue, enthousiaste, palpi-
tante, où tous les rangs étaient confondus, se
tenait debout. Elle priait, elle ondulait, elle
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 287
tressaillait. Et soudain de cent mille poitrines
un chant religieux et grave monta vers la voûte
sonore, vibrant comme une explosion de foi et
jetant au ciel, en des notes d'une indicible puis-
sance, l'allégresse attendrie de tout un peuple.
Je fus touché jusqu'aux larmes. Ce n'était pas
une illusion. Ce qui éveillait les échos de l'anti-
que basilique et ce qui retentissait au foyer même
de la Rome papale, c'était bien un air de chez
nous, c'était vraiment un cantique français. Cet
hymne émouvant en appela deux autres toujours
chantés avec le même élan et toujours modulés
dans la langue de Jeanne. Un frisson d'orgueil
passa en tout mon être ; je me sentis fier de mes
origines ; et, mieux que jamais, je compris que,
dans l'Eglise du Christ, toutes les langues ont
droit de cité, et que toutes sont agréées de Celui
qui, en créant les nations, leur inspira le patrio-
tisme et leur commanda la loyauté.
Soyons justes, Messieurs, et soyons condes-
cendants comme l'Eglise elle-même.
Les races baptisées par saint Rémi, saint Au-
gustin, et saint Patrice, portent sur leur front
assez de gloire et dans leurs traditions assez de
souvenirs mémorables pour se témoigner un
mutuel respect, pour s'accorder une confiance
réciproque, pour s'unir et pour fraterniser dans
la profession d'une même foi, dans la pratique
et la diffusion d'un même Evangile.
ELOGE
DE
L'ABBS STANISLAS- ALFRED LORTIE
Professeur à la faculté de Théologie
Prononcé à l'Université Laval
le 18 juin 1913
Monseigneur le Chancelier1,
Monseigneur le Recteur2,
Excellence3,
Mesdames,
Messieurs,
Rien n'échappe en ce monde aux lois communes
de la contingence. La nature et la vie semblent
faites de contrastes.
Ici, le ruisseau coule, paisible et toujours le
même, sous le regard des générations succes-
1. Sa Grandeur Mgr L.-N. Bégin, archevêque de Québec,
et chancelier de l'Université.
2. Mgr Amédée Gosselin, recteur de l'Université Laval.
3. Son Excellence le Lieutenant-Gouverneur de la Province
de Québec, sir François Langelier.
19
290 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
sives et à l'ombre des fougères sans cesse renais-
santes. Là, le torrent jaillit des gorges de la
montagne, se précipite en flots pressés, puis
ralentit sa course et bientôt se dessèche.
Ici, le géant des forêts plante ses racines dans
le sol, étend sa forte ramure, et défie avec orgueil
l'assaut des orages et l'effet corrosif des années.
Là, l'arbre plus humble et plus aimé de nos
terroirs nous prodigue sa jeunesse généreuse
et s'épuise prématurément sous le poids de sa
propre fécondité.
Il y a des existences humaines qui se dérou-
lent sans secousse et qui, chargées de mérites,
parviennent jusqu'au terme où l'âme, comme
un fruit mûr, se détache insensiblement du
corps. Il y en a d'autres qu'on voit fléchir et
se briser à mi-chemin, alors qu'elles réalisaient
les plus solides espérances et qu'elles franchis-
saient le seuil de la célébrité. Notre collègue,
l'abbé Lortie, n'était encore qu'au milieu de
sa carrière, lorsque la mort, par un coup imprévu,
est venue le ravir à l'Université et à l'Eglise :
il s'est éteint dans toute la force de l'âge et dans
tout l'épanouissement de son talent.
Né à Québec, le 15 novembre 1869, de parents
profondément chrétiens, il avait puisé dès sa
jeunesse au foyer familial, et dans l'atmosphère
d'une cité la plus catholique du monde et sur-
tout la plus française de toute l'Amérique, le
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 291
double amour qu'il porta jusqu'à la passion :
l'amour de la vérité religieuse, et celui des tra-
ditions de sa race.
La vérité fut à la fois l'objectif et le charme
de ses premiers labeurs. Il la rechercha sous
toutes ses formes.
Doué d'une facilité de travail et d'une acti-
vité merveilleuse dont il devait être la victime
précoce, le jeune Lortie montra de bonne heure
cette élasticité d'esprit et cette variété d'apti-
tudes qui ont marqué tout particulièrement
ses dernières années. Elève externe du Petit
Séminaire, il suivit, presque en se jouant, les
classes de grammaire et d'humanités. Le succès
obéissait à ses moindres efforts ; et ses facultés,
pétulantes et promptes à tout, se portaient non
seulement sur la matière obligée de ses études, mais
aussi, et trop volontiers peut-être, sur tout ce qui
peut distraire et agrémenter une vie de quinze ans.
Le baccalauréat es arts où il se distingua fut
moins pour lui une épreuve qu'une étape, étape
solennelle et décisive d'où l'âme consciente d'elle-
même, des appels qu'elle entend et des énergies
qu'elle recèle, s'élance vers sa destinée.
Dieu venait de parler, par la voix de ses di-
recteurs, au philosophe frais diplômé. Celui-ci,
sans hésiter, entre, le moment venu1, au Grand
1. En septembre 1889.
292 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Séminaire ; il revêt courageusement l'habit
des clercs, et, avec lui, tout le sérieux de l'état
ecclésiastique. Son attitude, dès le principe,
dénote une volonté résolue. Il s'assied, l'œil
fixe et l'esprit tendu, au pied des chaires de
théologie ; et, à partir de ce moment, ses hautes
qualités intellectuelles s'accusent et sa forte
personnalité se dessine.
Déjà, à la faculté des Arts, l'enseignement
basé sur les principes de la scolastique avait
frappé son esprit et amorcé son désir d'appren-
dre ; mais ce n'était encore, dans sa pensée im-
précise, qu'une clarté naissante et une lueur
d'aurore. Les lumières empruntées au flambeau
de la foi devaient achever la conquête de cette
âme naturellement éprise d'idéal, et l'abbé théolo-
gien, mis à l'école de saint Thomas et en con-
tact avec ses œuvres, allait vouer au prince de
la science catholique un culte sans partage.
Nous avons été l'heureux témoin des joies
et des émotions, des tressaillements et des en-
thousiasmes, que faisait naître en ce sémina-
riste studieux, à mesure qu'elle se découvrait
à son regard, la doctrine théologique de l'Ange
de l'Ecole. C'était, pour lui, comme la révéla-
tion d'un monde nouveau. Son intelligence sé-
duite y entrait à plein vol, et, désormais, elle
ne devait plus cesser d'en parcourir et d'en ex-
plorer les immatérielles régions.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 293
En 1891, nous retrouvons l'abbé Lortie à
Rome. Le Séminaire avait jugé qu'un esprit
si robuste el si actif, après deux années d'études
dans la ville des Papes, remporterait de cet in-
comparable foyer de science et de vie religieuse
un notable accroissement de valeur et de pres-
tige. Il ne fut pas déçu.
La théologie romaine, fécondée et comme re-
nouvelée par le souffle thomiste qui passait sur
elle, jouissait alors de toute la faveur publique.
A l'Université de la Propagande, dont les élèves
canadiens suivaient les leçons, l'illustre Satolli
tenait le sceptre. Il avait réappris à des milliers
d'auditeurs le texte oublié de la " Somme. '
Sa parole claire, sa pensée profonde, son action
expressive et animée, ses puissantes envolées
métaphysiques n'étaient pas faites pour déplaire
à l'abbé Lortie. Notre étudiant québecquois
subit le charme du maître. Dans les lettres qu'il
écrivait au sortir de ces fêtes de l'esprit, on
sent s'émouvoir et vibrer son âme subjuguée
par une logique si prenante, et tout heureuse
de contempler, à travers le voile transparent
des formules, l'inénarrable beauté des dogmes.
Rarement, disciple de saint Thomas apporta-t-il
à l'étude de ses écrits et de ses doctrines plus
d'amour, plus de spontanéité et de conviction.
En 1892, Mgr Satolli fut nommé délégué apos-
tolique à Washington. L'abbé Lortie entendit
294 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
avec regret les adieux du grand théologien et
conserva avec piété le souvenir de ses dernières
leçons. Le manteau d'Elie était tombé sur les
épaules d'Elisée. Le professeur changeait, mais
la doctrine demeurait. Sous le règne du nouveau
et très distingué titulaire1, notre compatriote
ne perdit ni son ardeur au travail ni son amour
et son culte pour la science religieuse.
Au surplus, dans cette âme riche et com-
plexe, le sens théologique n'avait rien d'exclusif.
L'abbé Lortie aimait le beau. Tout en appro-
fondissant les problèmes les plus ardus de la foi,
il savait s'enthousiasmer devant une statue de
Michel-Ange, devant une fresque de Raphaël,
devant les débris majestueux du Forum, devant
l'enchanteur panorama des Monts Albains. Son
oreille se penchait sur l'écho des ruines ; sa
mémoire recueillait toutes les voix de l'histoire.
Et ses yeux, remplis de la noble vision des siècles
chrétiens, s'humectaient au spectacle de la re-
naissance païenne dans cette Rome bénie, violem-
ment et perfidement arrachée à ses légitimes
possesseurs.
Rome pourtant garde encore, Rome gardera
toujours, par une sorte de baptême historique,
son caractère sacré. Et c'est pourquoi tant
1. Le Révérend Père Alexis M. Lépicier, de l'Ordre des Ser-
vîtes.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 295
de jeunes lévites, aujourd'hui comme jadis, con-
voitent le privilège d'y recevoir l'onction sainte.
L'abbé Stanislas Lortie eut la joie d'être ordonné
prêtre le 11 juin 1892, par son Em. le cardinal
Parrocchi, dans l'antique basilique de Saint-
Jean de Latran. Ses vœux de séminariste reli-
gieux et fervent étaient comblés. Sa carrière
d'homme d'Église, lié par les fonctions de son
état aux intérêts majeurs de la vérité et de la
justice, allait commencer.
Reçu docteur en théologie après un brillant
examen, il revint d'Europe dans l'été de 1893,
et le Séminaire, dès son arrivée, lui confia l'une
des chaires de philosophie, qu'il occupa pendant
sept ans. Et comme rien ne prépare mieux à
l'enseignement dogmatique que l'étude et la
discipline des sciences rationnelles, lorsque, en
1900, on eut besoin d'un professeur de dogme,
c'est au savoir et à l'expérience de notre regretté
collègue que les autorités firent appel.
L'abbé Lortie apportait à l'enseignement sco-
lastique d'exceptionnelles aptitudes.
Sa forte intelligence, ses réflexions, ses lec-
tures, lui avaient montré dans les doctrines si
profondes et en même temps si objectives de
saint Thomas d'Aquin, la plus haute perfec-
tion de l'esprit humain. Il s'était abreuvé à
ce flot pur ; il s'était nourri de cette moelle. La
parole des papes, notamment celle de Léon XIII,
296 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
était là pour l'assurer qu'il ne faisait pas erreur.
L'encyclique JEterni Patris lui tenait lieu, en
matières philosophiques, d'évangile. Et mieux
inspiré que tant d'esprits superficiels ou railleurs,
incapables de comprendre le rôle nécessaire des
idées générales dans le domaine des sciences,
il s'était fait l'apôtre, aussi zélé que convaincu,
des thèses et des abstractions thomistes.
Ses cours toujours soignés révélaient un es-
prit lucide, synthétique et délié, pénétrant jus-
qu'à l'intuition. Il se plaisait sur les hauteurs,
et dans le dédale des évolutions logiques. Il
excellait à tisser la trame d'un raisonnement,
à dérouler le fil d'une argumentation, à brandir
un syllogisme, à résumer une controverse, à
dénouer ou à briser les nœuds d'un sophisme.
En toute question, il remontait aux princi-
pes, comme l'explorateur se hâte vers les
sources.
C'est là un des secrets de l'art d'enseigner.
L'abbé Lortie possédait ce don à un degré re-
marquable ; et, grâce à cette faculté commu-
nicative et conquérante, il s'établissait entre
ses élèves et lui une corrélation féconde de
pensées et une étroite réciprocité de senti-
ments.
Sa voix un peu aigre, mais nette et sonore,
jetait aux oreilles attentives des notes pleines
d'éclat et de vie. Il captivait ses auditeurs. Par
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 207
des interrogations alertes, pressantes, graduées,
il tenait en éveil et on haleine leur curiosité
docile ; par un choc d'objections habilement
posées ou savamment résolues, il faisait jaillir de
leur esprit des clartés soudaines. Son geste con-
clusif écartait de leurs yeux tous les voiles, et
il les introduisait comme par la main au cœur
même de la vérité.
Nous avons dit que l'abbé Lortie professa
d'abord la philosophie. Nous pourrions ajou-
ter, tant est grand le rôle de la raison humaine
dans la théologie de saint Thomas, qu'il la pro-
fessa toujours. Aussi bien, sut-il mener de front
l'enseignement dogmatique dont on l'avait chargé
et la rédaction d'un texte philosophique suffi-
samment adapté au caractère de notre époque
et aux besoins de notre pays.
Depuis longtemps, en effet, notre estimé col-
lègue s'était rendu compte des lacunes assez
nombreuses, et de plus en plus visibles, qu'offrait
le manuel, en usage parmi nous, du cardinal
Zigliara. Certes, il reconnaissait à cet ouvrage,
justement réputé, de rares mérites. Il en ad-
mirait la structure générale et le style. Il en
trouvait, néanmoins, l'érudition touffue ; il
estimait nécessaire de condenser ces pages trop
diffuses, et, sur certains points, dyeAi préciser
et d'en compléter la doctrine.
C'est ce qu'il fit dans ses Elementa philosophiez
298 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
christianœ ad meniem S. Thomœ Aquinatis ex-
posita1.
Cet ouvrage en trois volumes, qu'on nous
dispensera d'analyser ici, se recommande par
la justesse des concepts, la fermeté des lignes,
l'harmonie des proportions. On y trouve, pré-
sentées en belle lumière, plusieurs questions
importantes, trop souvent, en d'autres manuels,
laissées dans l'ombre, telles que l'induction en
logique, l'éducation, le socialisme, l'association
professionnelle, le libéralisme en morale. Des
citations françaises, groupées au bas des pages,
projettent sur le texte latin un vif reflet d'actualité.
Dans ce recueil de thèses, et sur cet assem-
blage de vérités capitales, on chercherait en
vain la draperie soyeuse d'une langue ornée et
chatoyante. L'expression de l'auteur est simple,
sa phrase sobre, concise, quelquefois même iné-
légante. Par contre, sous cette étoffe grossière,
quelle ossature solide, quel corps fortement
musclé ! Au vrai, est-il besoin que la pensée
philosophique se recouvre d'oripeaux ? et les
austères doctrines dont elle se compose, n'ap-
paraissent-elles pas. d'autant mieux qu'elles n'af-
fectent aucun déguisement et qu'elles ne brillent
1. L'ouvrage de l'abbé Lortie, paru en 1909, est le deuxième
manuel de philosophie canadien. Le premier, dont l'auteur est
M. Jérôme Demers, ancien supérieur du séminaire de Québec,
remonte à 1835.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 299
d'aucun éclat d'emprunt ? Toi était le senti-
ment de l'angélique docteur saint Thomas,
et l'abbé Lortie, son disciple, n'a pas cru pou-
voir mieux faire, en commentant ses idées, que
de parler son langage.
Les qualités et les connaissances déployées
dans son manuel par notre philosophe québec-
quois, lui ont valu les plus sincères éloges. De
graves revues ont favorablement apprécié cette
publication ; des maîtres renommés, même
d'Europe, y ont très cordialement applaudi.
L'Université Laval est fière de constater que,
si l'homme a disparu, son œuvre lui survit, et
que des centaines de jeunes gens se forment
chaque année, dans nos séminaires et dans nos
collèges, à l'école du docte professeur dont elle
déplore si amèrement la perte.
Ce professeur était un métaphysicien ; ce
n'était pas un rêveur. Il habitait dans le domaine
des idées, non dans le monde des chimères. Il
alliait à des vues abstraites très élevées un sens
très aigu des réalités physiques et des néces-
sités morales.
Ce sens, inné chez lui, s'était développé au
cours de ses voyages par l'observation judicieuse
des faits et des phénomènes sociaux. L'Alle-
magne surtout, ainsi que la Belgique et la France,
avaient attiré son attention. Il admirait le
zèle agissant et organisateur des catholiques
300 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
de ces contrées ; et, sans assimiler de tout point
le Canada à l'Europe ni glisser dans un noir
pessimisme, il ne se faisait pas, non plus, illusion
sur certains dangers et certains agissements qui
nous menacent.
De sa chambre d'étude, et par delà les pages
des in-folio, son regard fixait l'horizon. Il voyait
des nuages sombres s'y amonceler. Il entendait,
non sans émotion, la clameur sourde montant,
comme un cri de haine, des houillères profondes,
ou s'exhalant, comme une plainte, des usines
enfiévrées. Et, en son âme d'apôtre, il se disait
que, de nos jours plus que jamais, il faut aux
travailleurs un idéal religieux qui les oriente et
une forte discipline chrétienne qui les régisse ;
que, sans l'influence sagement combinée des
lois divines et humaines, de la charité et de la
justice, de l'autorité et de la liberté, la société,
mise à sac par les appétits et par les rancœurs,
se couvrira de barricades et de ruines.
La philosophie morale de l'abbé Lortie porte ça
et là la trace manifeste de ces préoccupations.
En 1901 et 1902, le jeune professeur fit ici,
dans une série de conférences publiques, un
exposé très clair et très documenté des doctrines
socialistes. Il nous dépeignit en toute son hor-
reur cette vague d'opinion, houleuse, irritée,
écumant contre la digue, et rougie de sang par
l'anarchie. Et, pour mieux faire toucher du doigt
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 301
un mal si profond, il en signalait avec clairvoyance
les causes diverses, les répercussions et les con-
séquences ; il en indiquait aussi, quoique briève-
ment, les remèdes.
C'est peu de temps après que parut, sous le
nom de l'abbé* Lortie, au secrétariat de la Société
d'Economie sociale de Paris, une intéressante
monographie de famille ayant pour titre : Com-
positeur typographe de Québec. Ce travail tout
positif, et conduit d'après la méthode Le Play,
démontrait par les menus faits ce qu'est chez
nous l'ouvrier sobre, religieux et laborieux, et
ce qu'il peut être partout dans les mêmes con-
ditions et sous les mêmes sauvegardes.
Il y avait là, tout à la fois, une leçon d'expé-
rience et un programme d'action.
L'abbé Lortie eût voulu que nos esprits cul-
tivés fissent, dans leurs travaux, une place plus
large aux questions et aux considérations so-
ciales. Par son initiative, en 1906, une société
destinée à favoriser ce genre d'études fut fondée ;
et, parles efforts surtout, cette tentative donna
lieu à des discussions très utiles sur les plus
graves problèmes sociaux et nationaux.
Son ambition ne s'arrêtait pas là. Il était
de ceux qui croient que la presse catholique,
même en notre pays, répond à un réel besoin ;
qu'un journal quotidien, inspiré et rédigé sans
calcul personnel et avec l'indépendance poli-
302 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
tique que demande le Saint-Siège, et voué par-
dessus tout à la diffusion du vrai et à la défense
des intérêts religieux, peut remplir parmi nous
un rôle salutaire. On sait comment il s'employa
à la réalisation de cette œuvre, et quelle part
active, pour ne pas dire prépondérante, il prit
dans sa création et dans son fonctionnement.
Le journal, du reste, n'était dans sa pensée
qu'un des ressorts de la vaste organisation qu'il
rêvait pour le groupement et la direction des
forces catholiques au Canada, et particulièrement
dans notre province. La mort ne lui a pas per-
mis d'assister à l'exécution de tous ses projets.
Du moins est-il juste d'affirmer que l'œuvre
de fédération et d'association qui se poursuit
sous nos yeux, et dont le réseau s'étend progres-
sivement sur nos paroisses, lui doit, pour une
bonne part, son impulsion première et ses pre-
miers succès.
Et parce que, chez nous, les intérêts de la
religion ne sauraient pratiquement se séparer
de la langue que parle la majorité catholique
et qui éveilla sur nos bords les premiers échos
chrétiens, l'abbé Lortie souhaitait pour cet idiome,
et pour le peuple qui s'en fait gloire, un avenir
de progrès et de triomphe.
Notre histoire et nos institutions françaises,
la survivance de notre génie, la vocation de
notre race, sa force de pénétration, sa vitalité,
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 303
sa fécondité, son attachement inviolable aux
traditions et à la langue des aïeux, étaient pour
lui, dans sa conversation comme dans ses écrits,
des thèmes favoris. Il prenait un plaisir d'ethno-
graphe renseigné et d'enthousiaste patriote à
suivre sur la carte, jusque au-delà des frontières,
le mouvement merveilleux de notre population.
Il était, si j'ose le dire, irrédentiste.
On se rappelle ce qu'il a fait, de concert avec
son ami, le distingué fondateur de la société du
Parler français au Canada, pour mettre sur pied
et en bonne voie cette institution si belle, si
utile et si féconde. Avec quelle assiduité il as-
sistait à ses séances ! avec quel zèle il encoura-
geait ses travaux ! combien d'heures, chaque
mois, il consacrait à son " Bulletin " ! de quel
œil jaloux, et parfois inquiet, il surveillait sa
caisse !
L'œuvre, somme toute, marchait à son gré.
Et le projet, cher aux initiateurs, d'un immense
congrès de la Langue française à Québec, était
lancé. Il ralliait tous les suffrages ; il associait
en un faisceau toutes les volontés ; il allait
fondre en un même hymne des voix harmonisées
des deux Frances ; il allait faire retentir sur
toutes les lèvres les mêmes accents et les mêmes
revendications.
Devant un auditoire encore vibrant au sou-
venir de cette grande semaine patriotique, je
304 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
ne redirai ni ce qu'elle fut, ni les ovations qui
la marquèrent, ni les espérances qu'elle fit con-
cevoir. J'observerai seulement que, malgré l'al-
légresse commune, un nuage attristant planait
sur les assemblées. Une place était vide, celle
de l'un des plus actifs, des plus dévoués, des
plus industrieux organisateurs du Congrès. L'abbé
Lortie, tombé d'épuisement sur la route, man-
quait. Dieu lui refusait le bonheur de saluer de
sa voix émue et de contempler de ses yeux réjouis
l'apothéose de sa race. Dieu allait lui demander
davantage : le sacrifice même de sa vie.
Ce sacrifice, nous savons que notre collègue
le fit très généreusement. Entouré de l'affection
des siens, dans le presbytère de son cher et digne
frère, le curé de Curran, il est mort, l'œil attaché
au crucifix, l'esprit calme et l'âme pleine de la
suprême espérance. Ses dernières paroles ont
été ce que fut toute sa carrière, un hommage
à Dieu et à sa race.
Prêtre convaincu et fidèle, il pouvait décéder
en paix, lui qui aima si ardemment le Christ et
qui, pour lui gagner des âmes, s'acquitta tou-
jours si diligemment du ministère de la prière,
de la prédication et de l'action. Il emportait
avec lui dans la tombe le témoignage d'une vie
de labeur, la sympathie reconnaissante des chefs
de l'Eglise, les regrets inexprimables de ses con-
frères en deuil.
DISCOURS ET ALLOCUTIONS 305
Ayant eu l'honneur d'être secrétaire-adjoint
au Premier Concile Plénier de Québec, engagé,
de plus, par ses travaux mêmes en de nombreuses
relations sociales, l'abbé Lortie était bien connu
de tous les dignitaires ecclésiastiques canadiens.
Et il comptait, parmi les laïques instruits, un
très grand nombre d'admirateurs et d'amis.
Son accueil était courtois, son commerce agréa-
ble et bienveillant. Sous des dehors d'une cer-
taine rudesse faite de brusquerie et de rondeur,
il cachait une âme franche, généreuse et loyale.
" La sagesse de l'homme, dit l'Esprit-Saint1,
luit sur son visage. ' Par toute sa physionomie,
l'abbé Lortie laissait voir que la confiance n'avait
à redouter de lui aucune duplicité, ni l'amitié
aucune traîtrise.
En ses yeux largement ouverts se reflétaient,
comme en un miroir, la vérité qu'il portait au
fond de son âme, et la vérité qu'il découvrait au
fond des choses.
Il était d'humeur gaie. Sa verve hilarante et
jaillissante se donnait libre cours en des éclats
d'un franc rire et en des manifestations d'une
joie robuste. Mais si, d'une part, par cette
jovialité et cette bonhomie, il attirait à lui, de
l'autre, par son énergie et sa résolution, il im-
posait le respect.
1. Eccl., vin, 1.
20
306 DISCOURS ET ALLOCUTIONS
Esprit vigoureux en même temps que pondéré,
il voyait sans frayeur les nécessités de la lutte.
L'effort, loin de le rebuter, l'entraînait ; et il
levait l'obstacle plutôt qu'il ne le tournait. On
s'inclinait devant cette nature sincère, soucieuse
d'ordre et de justice, capable de s'élever au-
dessus d'une question d'intérêts et de sacrifier
une préférence politique à une exigence religieuse.
L'abbé Lortie est mort à quarante-trois ans :
la fièvre d'une activité trop intense, et répandue
sur trop de choses, l'a consumé. Quelle multi-
plicité d' œuvres ! et pourtant quelle unité de
vie ! Le contraste n'est qu'apparent. Au sommet
de son âme rayonnait la foi la plus vive ; et la
lumière d'en haut, une en tous ses reflets, éclai-
rait chez lui d'une même flamme et dirigeait
vers un même but le prêtre, le professeur, l'écri-
vain, l'orateur, le sociologue, le patriote.
C'est cette visée supérieure qui a fait son mé-
rite aux yeux de Dieu.
C'est cette cohérence, cette convergence d'efforts
qui, aux yeux de l'Eglise, de l'Université, de ses
concitoyens, consacrera immortellement sa mé-
moire.
APPENDICE
SERMON SUR LE PRETRE
prononcé dans l'église de Berthier (Montmagny)
le 12 mai 1895
°-*s^9>-i o
Omnis ponlifex, ex homi-
nibus assumptus, pro homini-
bus constituitur in Us quœ
sunt ad Deum.
Tout pontife, pris d'entre
les hommes, est établi pour
les hommes en ce qui regarde
le culte de Dieu.
Heb., v, 1.
Monseigneur1,
Mes Frères,
Sous l'ancienne Loi, promulguée par Moïse, loi de
crainte autant que de privilège et de particularis-
me, de même que le vrai culte semblait réduit aux
bornes étroites et exclusives d'un seul territoire
et d'une seule nation ; de même le sacerdoce, lié à
1. Mgr L.-N. Bégin, archevêque de Québec. Sa Grandeur
était là pour conférer l'ordination sacerdotale à M. l'abbé Ar-
sène Roy, aujourd'hui des Frères Prêcheurs, et frère de Mgr
P.-E. Roy, archevêque de Séleucie, et auxiliaire de Québec, de
MM. les abbés Philéas, Camille et Alexandre Roy, et de la
Rde Mère Marie de l'Eucharistie, de l'Hôtel-Dieu du Sacré-
Cœur.
310 APPENDICE
la tribu de Levi et à la race choisie d'Aaron, ne pou-
vait sortir des rangs de cette lignée ni du cadre sécu-
laire de cette dynastie sacrée.
Sous la Loi nouvelle, au contraire, loi de bonté
aimante et de munificence généreuse, apportée par
Jésus-Christ à la terre, les vieux cadres se sont brisés,
les castes héréditaires se sont effacées ; et, dans une
religion qui embrasse indistinctement tous les hom-
mes, tous les pays et tous les siècles, le sacerdoce,
lui aussi, s'alimente à toutes les sources et tire de
partout ses nobles et saintes recrues : pontifex ex
hominibus assumptus. Ce n'est plus seulement la
tribu de Lévi ni la race privilégiée d'Aaron, c'est
toute tribu, toute race, c'est toute famille humaine
qui peut prétendre à l'honneur de fournir des prê-
tres à la religion, des ministres à l'Eglise, des coopé-
rateurs à Dieu.
Cependant, je me hâte de l'ajouter, même sous cette
loi si large et sous ce régime si bienfaisant, il y a place
pour des familles de choix. L'œil découvre ça et là
des familles préférées, aux fortes et saines traditions,
sur lesquelles le regard de Dieu se repose avec plus
d'amour, et auxquelles la grâce divine s'attache- avec
plus de constance ; et il arrive que volontiers la Pro-
vidence en fasse sortir, pour le plus grand bien des
peuples, non pas de simples unités, mais des groupes
et des essaims d'ouvriers évangéliques.
La circonstance de ce jour nous en offre un tou-
chant exemple.
Dans une famille de cette paroisse, comblée simulta-
nément des bénédictions d'Abraham et des plus hautes
faveurs du ciel, l'on a vu, par une riche et admirable
éclosion de vocations religieuses, refleurir en quel-
que sorte la tige féconde d'Aaron. Et, lorsque déjà
quatre de ses membres, soit dans le sacerdoce, soit
dans la vie claustrale, avaient voué au culte de Dieu
et au service de l'Eglise leurs talents et leurs vertus,
vous avez voulu, Monseigneur, par une attention
APPENDICE 311
délicate, venir donner au cinquième, sous Les regarda
réjouis de ses parents H de ses amis, l'onction sainte,
et ajouter ce nouveau fleuron à une si belle et si bril-
lante couronne.
Que ne puis-je, mes Frères, pour répondre à votre
attente et au caractère auguste de cette fête, vous
pailer, comme il convient, de l'excellence du prêtre,
de l'ineffable dignité dont il est investi, et des fonc-
tions tout à la fois redoutables et sublimes que la
religion lui confie ! Mais il faudrait pour cela l'inspi-
ration des prophètes, la langue des docteurs, l'éloquence
des saints.
Dans mon impuissance, je m'estimerai heureux si
je parviens à vous exposer et à graver profondément
dans vos cœurs les trois pensées qui feront l'objet
de cette instruction, à savoir, que le prêtre est l'ou-
vrage spécial de Dieu, que le prêtre est la personnifi-
cation de Dieu, que le prêtre est l'instrument des
œuvres de Dieu.
Daigne la Vierge Marie, reine des anges et des
saints, et patronne tout aimable et toute secourable
du cierge, bénir et féconder mon humble parole !
I
Lorsque, mes Frères, dans vos corps délibérants,
vous avez besoin d'un chef, lorsque la nation canadienne
veut se donner des législateurs, armés de cette liberté
que les statuts vous accordent, vous jetez votre suf-
frage dans l'urne électorale, et l'élu qui en sort peut
se dire votre créature. Vous l'avez, à votre gré, élevé
aux honneurs d'une charge que les meilleurs citoyens
convoitent ; et, à votre gré aussi, quand l'heure sera
venue, vous pourrez, s'il le faut, briser comme un
roseau cette œuvre fragile de vos mains.
En est-il ainsi du prêtre ? Le prêtre est-il une
créature de l'homme, un simple citoyen qui émerge
tout-à-coup de la foule obscure de ses compatriotes,
312 APPENDICE
mais pour y retomber peut-être demain ? Non, mes
Frères : le prêtre n'est pas l'élu de l'homme, mais
il est l'élu de Dieu ; il n'est pas le mandataire de
l'homme, mais il est le mandataire de Dieu ; il n'est
pas l'ouvrage de l'homme, d'un être aussi borné, aussi
imparfait et aussi impuissant, mais il est l'œuvre du
parfait Auteur, le chef-d'œuvre du suprême Ouvrier
qui d'un signe de sa main a fait surgir mille mondes
et d'un trait de son génie a créé le sacerdoce, média-
tion merveilleuse entre ces mondes et lui-même, entre
la terre et le ciel.
Aussi, de toute éternité, Dieu a-t-il marqué le
prêtre du sceau de ses préférences. Il l'a choisi et
distingué d'entre des milliers d'hommes, ses sembla-
bles, pour lui faire une destinée à part, pour lui tra-
cer dès le principe une orientation spéciale, pour lui
dicter des règles de conduite conformes à la gran-
deur et aux exigences de sa mission.
De quels soins, mes Frères, l'Eglise n'entoure-t-elle
pas le jeune homme qu'elle destine au ministère divin
des autels ! Avec quelle tendre sollicitude ne suit-elle
pas la marche de son esprit, les phases et les progrès
de sa formation cléricale ! C'est à ses yeux une plante
précieuse, la plus belle, la plus chère, la plus estimée
de tout le jardin ; et, tout ce qu'elle peut trouver de
lumière dans le sens de ses dogmes, de grâce et de
chaleur dans la vertu de ses sacrements, de rosée et
de fécondité dans l'ardeur de ses prières et la sagesse
de ses conseils, elle le lui prodigue sans relâche d'une
main jalouse et amoureuse.
C'est ainsi que le jeune lévite, préparé par de lon-
gues études, par des années de travail, de méditation
et de retraite, et par un commerce intime et habituel
avec Dieu, arrive au jour trois fois saint de son ordi-
nation. O moment solennel ! ô touchante cérémonie,
où l'on ne sait qu'admirer le plus, de l'expressive
beauté des rites, de l'imposante majesté des symboles,
ou des élans de prières, d'adjurations et de suppli-
APPENDICE 313
entions, que l'Eglise fait alors monter jusqu'aux pieds
du Très-Haut !
Quelle haute, et soudaine et mystérieuse transfor-
mation s'accomplit dans l'âme de celui que le Sei-
gneur s'est choisi pour ministre ! L'évêque consé-
crateur le bénit, lui impose les mains ; il fait sur
lui l'onction sainte, et, par ces signes sensibles d'une
vertu invisible mais réelle et efficace, le prodige s'opère.
Ce jeune homme, hier encore libre de s'engager dans
d'autres voies et de répondre à d'autres appels, lui
qui, il y a un instant, humblement prosterné sur les
dalles du sanctuaire, cachait dans la poussière le
néant de sa faiblesse et l'émotion repentante de son
cœur, il se relève maintenant prêtre : prêtre pour
l'éternité : sacerdos in œternwn. Sa figure s'est illu-
minée ; son front brille d'une auréole ; ses mains
portent un sceptre. Incroyable merveille : non, ce
n'est plus un homme, ce n'est plus un fils, ce n'est
plus un frère ; c'est un Dieu. Comme jadis au baptê-
me du Christ, dans les ondes sacrées du Jourdain, il
semble qu'une blanche colombe, échappée du sein
de Dieu et apportant sur ses ailes l'Esprit sanctifi-
cateur, vienne se reposer sur sa tête consacrée, et
l'on croirait entendre, partie des hauteurs célestes,
une voix surnaturelle nous répéter ces mots bénis :
Hic est Filius meus dilectus in quo mihi complacui :
ij)sum audite\ Celui-ci est mon fils bien-aimé en qui
j'ai mis toutes mes complaisances : écoutez-le.
Oui, peuples, écoutez-le ; chrétiens, révérez-le ;
révérez son nom, son autorité, sa grandeur. Proster-
nez-vous devant cet ange de la terre, ce messager du
Très-Haut, cet interprète des pensées et des volon-
tés divines. Il a été prédestiné pour vous ; il descend
des hauteurs de la grâce vers vous ; il vous apporte
lumière et justice, vertu et vérité, bonté, miséricorde,
consolation, pardon.
1. 2 Pet., i, 17.
314 APPENDICE
II
Quand l'homme, mes Frères, veut prendre possession
d'un bien quelconque, d'une maison, d'une terre,
d'un royaume, il y met quelque chose de lui-même,
une expression, une marque de sa pensée et de son
autorité. De même, lorsque Dieu prend possession
d'une âme, de l'esprit et du cœur d'un jeune homme,
pour en faire les organes de sa parole et les instru-
ments de son action, il y imprime son cachet, le carac-
tère de sa perfection et de sa puissance ; il y marque
l'effigie auguste de sa divinité elle-même.
Vous êtes-vous jamais demandé ce que c'est que
le caractère sacerdotal ? en quoi consiste ce titre
de gloire et d'honneur qui place le prêtre bien au-dessus
de ceux qui l'entourent, qui l'élève comme sur un
trône, et lui concilie en tous les pays l'estime, le res-
pect, l'instinctive vénération des fidèles de toute classe
et des hommes de toute croyance ? Quand vous vous
inclinez devant le prêtre, lorsque, au sortir du reli-
gieux spectacle de l'ordination d'un parent, d'un ami,
d'un compagnon d'enfance, vos fronts se courbent
sous sa main bénissante pour recevoir sa première
grâce et recueillir ses premières faveurs, ce qui vous
réjouit, ce qui vous émeut, ce qui vous pénètre des
sentiments d'une indicible allégresse, est-ce simple-
ment l'habit vénérable qu'il porte, son extérieur
modeste, sa figure radieuse et divinement pure ?
N'y a-t-il pas plutôt sous ces dehors de bonté, plus
loin, plus avant, dans le sanctuaire intime de cette
âme, quelque chose de beaucoup plus beau, de beau-
coup plus noble, de beaucoup plus touchant, quel-
que chose que vous ne voyez pas sans doute des yeux
du corps, mais que vous sentez par l'instinct de l'esprit
et que vous apercevez par le regard de la foi ? Oui,
mes Frères. Et ce quelque chose qui vous captive
et qui vous subjugue, ce pouvoir mystérieux qui
fait tomber à genoux le père devant son fils, le frère
APPENDICE 315
devant son frère, toute une paroisse et tout un peu-
ple devant un simple enfant du peuple, ce je ne sais
quoi qui en impose aux principautés de la terre, aux
dominations du ciel, et aux puissances de l'enfer elles-
mêmes, voilà ce qui fait le prêtre. C'est la partici-
pation, le rayonnement, l'irradiation du sacerdoce de
Jésus-Christ dans une humble personne humaine1,
dans une a me élevée, transformée et divinisée !
Pères de famille, dont le cœur vibre de joie, de
contentement et d'amour, à la vue de candides en-
fants s'ébattant sous vos yeux, pourquoi ces émo-
tions si douces, ces sollicitudes si vives, et ces tressail-
lements si profonds ? Ah ! je le comprends : c'est
que vos enfants, ce sont d'autres vous-mêmes : c'est
votre chair, c'est votre sang, c'est votre âme. Eh bien !
ainsi en va-t-il du prêtre dans cette grande famille
lévitique dont Notre-Seigneur est le chef. Cet ou-
vrage des mains de Dieu, cette créature du cœur de
Dieu, ce fils des divines amours, c'est un autre Jésus-
Christ : sacerdos alter Christus. Jésus-Christ, d'une
certaine manière, entre dans la personne du prêtre,
comme l'eau entre dans le sol pour l'enrichir de sa
substance, comme le soleil entre dans la plante pour
l'échaufTer et la féconder.
Je le répète, et c'est là l'écho de la tradition chré-
tienne tout entière, oui le prêtre représente de la fa-
çon la plus vraie, la plus intime, la plus substantielle,
notre divin Sauveur. Il en occupe dans le monde la
place unique et centrale, et il en revêt dans sa per-
sonne l'esprit, les facultés, la puissance. Il en a l'ins-
tinct et les yeux pour découvrir les misères secrètes
et les besoins les plus ignorés. Il en a la pitié et le
1. "Christus est fons totius sacerdotii ; nam sacerdos le-
galis erat figura ipsius, sacerdos autem novae legis in persona
ipsius operatur " (saint Thomas, Som. théol, in P., Q. xxn,
art. 4).
316 APPENDICE
cœur pour entendre la prière du pauvre et le sanglot
du malheureux. Il en a l'ardeur et le zèle pour courir
à la poursuite de la brebis errante. Il en a la tendresse
et l'amour pour saisir cette brebis égarée, pour la char-
ger sur ses épaules et la ramener au bercail. Que dis-je,
il en a le courage, la patience obstinée, l'héroïsme
invincible pour porter, quand il le faudra, aux heures
d'épreuves et d'angoisses, et aux jours de persécu-
tions, la couronne d'épines du Calvaire.
Bref, le prêtre catholique, c'est une autre incarna-
tion du Fils de Dieu dans le cœur de l'homme ; c'est
l'achèvement, le couronnement de l'œuvre rédemptrice,
et le complément merveilleux de la plus grande mer-
veille divine.
III
Faut-il donc s'en étonner, mes Frères ? ce que fut
jadis l'adorable Maître pendant les jours qu'il passa
sur la terre, le prêtre l'est aussi, dans un degré émi-
nent, parmi les peuples confiés à son ministère. " Mon
royaume, disait Notre-Seigneur aux Juifs qui rêvaient
d'une monarchie terrestre, mon royaume n'est pas
de ce monde ; ma royauté n'est pas de celles qui s'exer-
cent par le tranchant du glaive. " Le prêtre peut
dire comme Jésus : " Si je règne, ce n'est sans doute
ni par de puissantes armées, ni sur un vaste empire.
Mon pouvoir s'exerce non sur le monde des corps,
des choses matérielles et sensibles, mais sur le monde
des âmes : omnis pontifex pro hominibus constituitur
in lis quœ sunt ad Deum. "
Ici, toutefois, dans ce monde spirituel et dans ce
domaine moral, le prêtre, disons-le bien haut, rem-
plit une mission que n'égale ni la fonction des rois,
ni le destin glorieux des plus fiers conquérants de la
terre.
Voyez-vous, mes Frères, cet homme vêtu de noir
qui de bonne heure le matin, un bréviaire sous le bras,
APPENDICE 317
dirige ses pas empressés vers le temple divin ; qui,
chaque jour, monte gravemenl à l'autel pour y offrir
la victime sans tache et pour tendre vers l'auteur de
tout l>ien ses mains et ses lèvres suppliantes ; dont
la vie est toute liée et comme enchaînée à la vôtre ;
qui vous suit sur toutes les routes et à travers tous
les deuils ; qui pleure sur toutes les tombes, sourit
sur tous les berceaux ; qui s'émeut de toutes vos joies
et s'afflige de toutes vos tristesses ; dont la bouche
jamais ne s'ouvre que pour instruire et bénir ; dont
le cœur jamais ne palpite que du battement même de
vos cœurs ; dont la bonté modeste, magnanime, onc-
tueuse1, sympathise avec le plus humble et le plus
oublié d'entre vous. Eh ! bien, je n'hésite pas à le
dire, sûr en cela de rendre vos pensées et la pensée
reconnue de l'Eglise, cet homme, c'est le plus digne et
le plus insigne bienfaiteur que le ciel ait donné à la terre.
Car, enfin, dites-moi : qu'y a-t-il de plus profita-
ble et de plus désirable pour vous ? Serait-ce la santé
de vos corps ? Mais cette santé corporelle, sujette à
tous les assauts de la maladie et de la mort, elle n'est,
vous le savez, qu'un avantage précaire, lequel a manqué
à de grands hommes et à d'illustres saints. Serait-c?
la richesse de vos champs ? Mais cette richesse dou-
teuse, incertaine comme la goutte de pluie ou le rayon
de soleil qui l'engendre, ne donne et ne peut donner
qu'un pain matériel et grossier. Serait-ce, du moins,
le triomphe de vos idées et de vos ambitions politiques ?
Hélas ! l'expérience le prouve, la politique humaine
n'est souvent qu'une misérable toile d'araignée que
le moindre coup de balai déchire, et que le moindre
souffle emporte. Non, mes Frères : ce qu'il y a de
vraiment utile et de hautement désirable pour vous,
ce n'est rien de tout cela : c'est le bien, c'est le salut
de vos âmes, de ces âmes créées à l'image de Dieu,
spirituelles, immortelles, de ces âmes appelées à jouir,
dans la mesure de leurs mérites, d'une félicité sans
ombre et d'une gloire sans déclin.
318 APPENDICE
Or, ai-je besoin de l'ajouter ? l'ami vrai et fidèle,
le guide éclairé et sûr, le directeur assidu et dévoué
des âmes, c'est le prêtre. C'est lui qui les nourrit du
pain de la parole, non pas de cette parole humaine,
légère comme le vent des opinions et des systèmes,
mais de. cette parole substantielle et féconde où des-
cend et rayonne la vérité même de Dieu. C'est lui qui
les régénère, les rafraîchit et les retrempe dans les
eaux salutaires de la grâce, en tenant ouvertes sur
elles, sans interruption de temps et sans acception de
personnes, toutes les sources d'où cette grâce découle.
C'est lui, enfin, homme de bonté, de charité et de
pardon, qui verse sur toutes les plaies et qui applique
à toutes les blessures le baume réparateur des plus
suaves consolations.
Ministre du Dieu de toute sainteté, il a pour mis-
sion de sanctifier le monde. Et, si le monde n'est pas
saint, si les hommes croupissent encore dans la honte
du vice et dans la fange du péché, c'est qu'ils mé-
prisent la parole du prêtre ; c'est qu'ils méconnaissent
son œuvre, et qu'ils foulent aux pieds f-on autorité.
Malheur aux sociétés où le respect du prêtre baisse
et s'en va : elles sont vouées à la ruine ! Heureuses,
au contraire, mille fois heureuses les populations ou
les paroisses qui, comme la vôtre, mes Frères, entou-
rent de leur estime et consolent de leur amour le sage
pasteur qui les guide, et se réjouissent et tressaillent
à la vue de nouveaux soldats enrôlés sous les divins
étendards !
Jeune ministre du Seigneur, piètre de Jésus-Christ,
qui venez de recevoir avec les sentiments d'une piété
si tendre l'onction du sacerdoce, et dont les mains,
toutes ruisselantes encore de l'huile sainte qui fait
les apôtres, n'auront plus désormais qu'à consacrer
et à bénir, jouissez de votre bonheur : c'est le plus
grand de tous, c'est le plus grand que l'homme puisse
goûter ici-bas !
Encore quelques heures, et vous gravirez tremblant,
APPENDICE 319
ému, tout palpitant d'une joie inexprimable, les de-
grés de l'autel qui sera pour vous comme un autre
Thabor où vous apparaîtrez suspendu entre la terre
et le ciel. Oh ! dans votre bonheur, entraîné par vos
désirs et par l'appel des anges, montez, montez jus-
qu'aux célestes parvis. Ne craignez pas, puisque
l'Eglise vous en reconnaît le droit, de commander à
Dieu, de mettre hardiment la main sur le trésor de
ses grâces, et sur son Fils lui-même. Ce Fils vous est
soumis, ces grâces vous appartiennent, votre pou-
voir s'étend sur toutes les richesses divines.
Permettez en même temps qu'au nom du pontife
aimé qui préside cette cérémonie, au nom du digne
pasteur préposé à cette paroisse, de vos parents chéris
et de toutes les personnes présentes, permettez que je
sollicite une part dans les brûlantes prières qui s'échap-
peront de vos lèvres. Ces prières, nous le savons,
seront au ciel d'une efficacité souveraine ; car rien ne
plaît à Dieu comme la demande d'un cœur pur, rien
ne lui est agréable comme ce parfum d'une âme vir-
ginale où l'arôme de la grâce mêle sa vertu à l'encens
du sacrifice.
Demandez à Notre-Seigneur de nous bénir tous,,
d'éclairer nos esprits, de purifier nos cœurs, de nous
associer par les liens de son amour à votre joie et à
votre bonheur, pour que tous, un jour, nous puissions
aller au ciel louer Dieu, l'exalter, et le contempler à
jamais dans l'immortelle compagnie des anges et des
•bienheureux.
Ainsi soit-il avec la bénédiction de Monseigneur
l'Archevêque !
ALLOCUTION
POUR UNE CÉRÉMONIE DE PREMIÈRE COMMUNION
prononcée dans la chapelle des Ursulines de Québec
le 21 mai 1899
=*~o-
Sinite parvulos venire ad
me. . . talium enim est regnum
Dei.
Laissez venir à moi les
petits enfants ; car le royaume
des cieux est pour eux et ceux
qui leur ressemblent.
Marc, x, 14.
Mes chères enfants,
Les paroles que je viens de vous citer me remettent
en mémoire l'une des scènes les plus gracieuses et les
plus touchantes de l'Evangile.
Un jour, pendant que Jésus, sur les bords du Jour-
dain, était à instruire les foules de la Judée et à ré-
pondre aux questions malveillantes des Pharisiens,
voici qu'un groupe de personnes se forme près de lui.
Ce sont des mères de famille aimantes et confiantes,
dont les regards avides cherchent les yeux du bon Maître,
et qui lui amènent leurs jeunes enfants, en lui deman-
dant pour eux une grâce et une caresse. Dans leur zèle
indiscret, les disciples veulent écarter et repousser loin
du Sauveur la troupe enfantine ; mais Jésus, touché
jusqu'au fond du cœur, les en reprend et leur dit :
APPENDICE 321
u Laissez venir à moi les petits enfants ; c'est à de
telles âmes qu'appartient le royaume (les eieux. "
Et, pendant que de ses lèvres tombaient ces douces
paroles, sa main bienveillante, effleurant les petites
bêtes disposées autour de lui comme une guirlande de
fleurs, répandait sur les enfants et sur leurs mères
émues les plus précieux trésors d'une puissance et
d'une charité infinies.
Aujourd'hui, mes chères enfants, il me semble qu'une
scène analogue se déroule sous nos yeux.
Depuis longtemps déjà, le doux nom de Jésus re-
tentit à vos oreilles. On vous a parlé maintes fois
de cet aimable Sauveur qui chérit, plus qu'on ne
saurait dire, l'enfance et la jeunesse, et qui ne se con-
tente plus d'étendre sur les têtes sa main caressante,
mais qui pousse la bonté, la charité et la tendresse
jusqu'à descendre dans les cœurs. Et séduites par
cette pensée, et de plus en plus désireuses de vous
unir étroitement à ce Dieu si bon et à cet Ami si ten-
dre, et de contracter avec lui une alliance éternelle,
vous êtes accourues dans vos blanches toilettes, sym-
bole de la pureté de vos âmes ; vous êtes venues pren-
dre place à cette table sainte où tant d'autres enfants
de votre âge, et tant de générations d'élèves formées à
l'école illustre des filles dévouées et distinguées de
la Vénérable Marie de l'Incarnation, ont reçu les pre-
mières faveurs du Dieu de l'Eucharistie.
Ah ! mes chères enfants, qu'il est donc beau entre
tous, et qu'il doit être à jamais béni, ce jour tant
souhaité de la première communion, et combien, ce
matin, je regrette de ne pouvoir vous en parler digne-
ment ! Il me faudrait le langage des anges, et la voix
des Chérubins qui chantent là-haut les louanges di-
vines, pour exprimer et décrire tout ce qu'il y a de
grandeur touchante, d'impressions suaves, de douceur
indéfinissable dans ce premier festin de l'âme, dans
ce premier banquet de l'amour, dans cette pre-
mière rencontre tout intime et toute familière d'un
21
322 APPENDICE
jeune cœur avec le cœur incomparable de Jésus.
Songez d'abord que Celui dont vous allez vous
nourrir, c'est ce Dieu tout puissant qui d'un mot a
créé le monde, les hommes, les animaux, les plantes ;
qui a semé comme une poussière d'argent les étoiles
dans l'espace ; et devant qui tout s'incline avec le
plus profond respect, au ciel, sur la terre, et dans
les enfers. Songez que Celui dont la substance va
pénétrer, sous le voile d'un peu de pain, jusque dans
le secret de vos cœurs, c'est ce Sauveur adorable qui
est né pour nous dans une crèche ; qui, avant de souf-
frir et de mourir pour notre salut, s'est fait le guéris-
seur de tous les maux et le dispensateur de toutes
les grâces ; et qui, depuis dix-neuf siècles, par le plus
étonnant des prodiges, se tient enfermé et captif au
fond de nos tabernacles où il réside sans cesse pour
guider et consoler nos âmes affligées.
C'est là, sans doute, un mystère, et nos esprits fai-
bles et bornés ne sauraient ici-bas le comprendre ;
mais nous devons le croire fermement, inébranlable-
ment, parce que Dieu lui-même nous l'enseigne, et
que l'Eglise notre mère, par la voix de ses pontifes
et l'organe de ses docteurs, nous en transmet l'irré-
cusable vérité.
Oui, chères enfants, ce Jésus qui, comme le raconte
l'Evangile, se plaisait dans la compagnie des petits
et des humbles, leur parlant avec amour, les bénis-
sant avec effusion, ce Sauveur tendrement bon, excel-
lemment charitable, infiniment miséricordieux, fils
de Dieu devenu homme sans cesser d'être Dieu, vous
allez le voir bientôt s'avancer vers vous. Il veut sortir
pour vous des ombres de sa retraite. Il veut se poser
sur vos lèvres et au plus profond de vos cœurs. Il veut
vous dire, en un mystérieux langage, de quelle fran-
che et ardente affection il vous aime, et combien il
est heureux de vous en donner cette marque certaine.
N'est-ce pas, de votre côté, avec la foi la plus vive,
et avec les sentiments les plus profonds d'humilité
APPENDICE 323
4
et de respect, que vous devez vous disposer à ce moment
solennel ?
Vous avez vu, en cette grande fête qu'on nomme
la fête-Dieu, l'annuel déploiement de pompes et de
rites qui se fait dans les églises et dans les rues de la
ville : la procession où figurent les personnes les plus
distinguées, les visages recueillis, les arcs de triomphe,
les inscriptions qui parent les murs, les bannières qui
flottent au vent, les fleurs qui jonchent le sol, la fumée
montant des encensoirs, pendant que de joyeuses
fanfares mêlent aux chants religieux leurs notes re-
tentissantes. Pourquoi tout ce décor, et ces festons
magnifiques, et cet apparat inaccoutumé ? C'est
que, semblable à un prince, Notre-Seigneur sort ce
jour-là de son obscur palais pour visiter ses sujets
fidèles, et pour recevoir les hommages de tout le peu-
ple chrétien. L'homme ne saurait trop faire pour cé-
lébrer son Roi et pour honorer son Dieu.
Eh bien ! mes chères enfants, c'est ce même Dieu
et Seigneur qui, sortant de son tabernacle, veut ce
matin prendre publiquement possession de vos cœurs.
En présence de ceux et de celles que vous aimez le
plus, de vos très chers parents, de vos maîtresses
vénérées, de vos aimables compagnes, il veut entrer
en vous, faire de vos jeunes âmes comme des sanctuai-
res consacrés à son culte et comme des temples vivants
réservés à son amour. Ce n'est ni la beauté de l'or ni
la splendeur du marbre qu'il recherche, mais l'éclat
plus pur et la beauté plus vraie des vertus fraîche-
ment écloses dont vos fronts portent le reflet, de la
modestie, de la candeur, de la piété, de l'obéissance,
de tout ce qui fait, aux yeux des anges et des hom-
mes, le charme séduisant et irrésistible de votre âge.
Pour accueillir ce Roi si bon, et ce Dieu si bien-
veillant, dont la majesté préfère aux lambris dorés
des princes et des grands l'humble retraite de vos
âmes, que devez-vous donc faire ? l'aimer de toutes
vos forces, lui demander le pardon de vos fautes, lui
324 APPENDICE
vouer toutes vos pensées, tous vos désirs, tous vos
actes, votre existence tout entière. C'est ce qu'il
attend de vous, et c'est ce qu'il exige en retour de
l'amour ineffable qui le porte à se communiquer à
vous.
Et remarquez bien, chères enfants, jusqu'où va
cet amour de Dieu pour les hommes, et pour vous,
en particulier. Notre-Seigneur, en se donnant dans
la sainte communion, ne fait point que passer, comme
le navire qui glisse sur l'eau sans y laisser de trace.
Bientôt, il est vrai, l'hostie qui le renferme disparaît,
mais sa grâce, mais ses dons, mais ses secours de
toutes sortes demeurent. Jésus, dans ce sacrement,
est vraiment la nourriture des âmes qui le reçoivent.
Le corps humain, vous le savez, tomberait vite en
langueur, s'il n'avait, pour se soutenir, pour réparer
et accroître ses forces, une alimentation constante
et appropriée. Ainsi en est-il de nos âmes, lesquelles
ne peuvent rien, absolument rien, dans l'ordre du
salut, sans la grâce de Jésus-Christ. C'est cette grâce
qui nourrit notre foi, qui entretient notre espérance,
qui enflamme notre charité ; et c'est d'elle que nous
vient la force contre le démon, la fidélité au devoir,
l'amour et la pratique de la vertu.
Voilà ce que vous trouverez en approchant bientôt
de cette table sainte dressée sous le regard des anges
par les mains de l'Eglise, votre mère. Voilà les tré-
sors et les richesses que l'hostie consacrée, sous ses
blancs et purs contours, apportera bientôt en vous et
déposera au fond de vos âmes. Ces trésors, ils dépas-
sent tout ce que notre imagination peut concevoir
de plus précieux ; ces richesses, elles l'emportent sur
tous les biens de la terre, et elles ne peuvent être com-
parées qu'aux richesses mêmes du ciel.
Puisqu'il en est ainsi, redoublez de ferveur dans
le désir qui vous presse de prendre part au banquet
divin. Fixez votre attention sur cet unique objet.
"Bannissez loin de vous toute pensée profane ; et de-
APPENDICE 325
mandez à la Vierge très bonne, très douce, très clé-
mente, de vous conduire, comme par la main, aux
pieds de son fils Jésus, de vous présenter à lui, et de
vous met ire elle-même en relations intimes et en
contact surnaturel avec lui.
Puis, mes chères enfants, lorsque Notre-Seigneur
sera enfin l'hôte de vos cœurs ; quand une fois vous
aurez goûté l'indicible bonheur de manger le pain
des anges ; quand le front rayonnant de joie, la figure
épanouie, l'âme vibrante et débordante des émo-
tions les plus pures, vous sortirez de cette chapelle
et reprendrez gaîment, sous l'œil réjoui de vos mères,
le chemin de la vie, ah ! je vous en supplie, ne perdez
jamais la mémoire d'un si beau jour. Gardez soigneu-
sement, gardez éternellement le souvenir de votre
première communion. Il y a des choses qui s'oublient,
des événements même importants que l'âge et les
affaires finissent par effacer dans les replis de notre
pensée. N'oubliez jamais la première visite ni les
premières faveurs de Jésus-Hostie. Ce souvenir est
sacré : il doit survivre à tous les deuils, planer sur
toutes les fortunes ; il doit rester attaché à l'âme
comme un parfum suave, plus pénétrant que le par-
fum des lis, plus embaumant que la senteur des roses,
comme un arôme indestructible. Retenez, rappelez-
vous toujours cette date mémorable, la plus mar-
quante peut-être, et à coup sûr la plus consolante de
toute votre vie. Célébrez-la chaque année par un
acte religieux qui ravive vos émotions premières, et
qui évoque toutes les joies de votre bonheur présent.
Surtout, mes chères enfants, restez fidèles aux pro-
messes par lesquelles, très sincèrement, vous allez
vous lier à Jésus. La foi, la conscience, l'intérêt, la
reconnaissance vous en font pour toujours un devoir.
Gardez-vous de compromettre par quelque fausse
démarche, ou par quelque légèreté coupable, l'inno-
cence de vos âmes, de ces âmes plus limpides que
le cristal, et plus fraîches et plus belles que les déli-
326 APPENDICE
cates parures dont l'amour maternel vous a aujourd'hui
revêtues. Vous allez devenir des temples, des sanctuai-
res de Jésus ; de grâce, ne profanez pas, par des pen-
sée dangereuses ou par des actes immodestes, la de-
meure du Dieu trois fois saint. Vos cœurs seront des
trônes où ce Dieu siégera en maître ; ne chassez pas
de ces sièges d'honneur Celui qui est si heureux, si
désireux d'y régner, mais qui déteste et abhorre le
péché, et qu'une seule faute grave suffit pour éloigner,
combien tristement hélas ! de l'âme ingrate et de la
conscience infidèle.
Au contraire, que la pensée des bontés, des ten-
dresses, des amabilités du Sauveur divin soit pour
vous toutes une garantie et une sauvegarde. Des
pécheurs se sont convertis au seul souvenir de leur
première communion, de cette première hostie sainte
déposée sur leurs lèvres, de ce premier baiser mystique
imprimé sur leur cœur. Vous-mêmes, chères amies,
cherchez dans ce pieux et religieux souvenir une lu-
mière aux heures de doute, un soutien aux jours de
tristesse, une force et un rempart contre les tenta-
tions. Et quand l'esprit séducteur tentera de vous
entraîner à sa suite ; quand, sous de brillants dehors,
et sous les apparences trompeuses de la vanité et du
plaisir, il viendra murmurer à vos oreilles des mots
perfides et des sollicitations honteuses, dites généreu-
sement : " Je suis à Jésus ; Jésus est en moi ; rien
au monde, ni le plaisir, ni la crainte, ni les promesses,
ni les menaces, ne saurait me détacher de Jésus. '
Vous grandirez, mes chères enfants. A l'enfance
succédera la jeunesse, à la jeunesse l'âge mûr, à l'âge
mûr la vieillesse. La vie, si brillante pour vous à son
aurore, se couvrira peu à peu de nuages ; elle vous
apportera son lot commun de joies et de peines, de
succès et de revers, mille déceptions, mille inquiétu-
des, mille dangers. Les illusions de vos jeunes cœurs
tomberont à vos pieds, une à une, comme des feuilles
sèches. La mort aussi fera son œuvre, s'attaquant
APPENDICE 327
aux êtres qui vous sont le plus chers, à ceux-là
mêmes dont vous êtes en ce moment la joie et l'or-
gueil, e1 dont le bonheur si vrai se mêle et se confond
avec celui que vous ressentez. Mais dans ce désenchan-
tement et dans ce malheur, et quand peut-être tout
sera tombé et tout aura disparu près de vous, vous
ne serez pas seules. Quelqu'un vous restera, et ce
confident suprême de vos peines et ce consolateur
fidèle de vos tristesses, ce sera l'ami qui ne trompe
jamais, le Dieu du tabernacle et le Jésus de la table
sainte qui vous tend aujourd'hui sa main, et qui vous
ouvre aujourd'hui son cœur.
Entrez donc de toutes vos âmes candides dans ce
cœur et cet asile généreux. Promettez à Notre-Sei-
gneur confiance, amour, fidélité. Conservez-lui, sans
faillir, ce culte dont vous lui offrez les prémisses, et
lui-même vous conservera son amitié et ses grâces.
Priez-le pour vous-mêmes, pour vos parents bien-
aimés, pour tous ceux et toutes celles qui s'intéressent
à vous. Remerciez-le du grand don qu'il va bientôt
vous faire ; et un jour, après une vie vraiment chré-
tienne, toute remplie de vertus, de mérites et de bonnes
œuvres, se vérifiera pour vous cette parole que je
rappelais en commençant : " Laissez venir à moi les
petits enfants ; car c'est à de telles âmes qu'appar-
tient le royaume des cieux. "
Votre communion d'enfants, source de tant de
joies, se consommera pour vous en un banquet cé-
leste, en une communion plus haute, plus sainte et
plus divine qui sera, à la table même des anges et en
présence de l'Agneau sans tache, le terme de tous vos
travaux, la fin de toutes vos misères, et l'assouvisse-
ment de tous vos désirs.
Ainsi soit-il !
ALLOCUTION
prononcée à l'occasion d'une réunion le
CONFRÈRES DE CLASSE
dans la chapelle du Petit-Cap (St-Joachim)
le 19 juin 19C1
<>---*£& '-«-*-
Chers confrères,
Vous n'attendez de moi sans doute ni un sermon
ni un discours. Et si, sur la demande du Comité
d'organisation, j'ose prendre aujourd'hui la parole
devant vous, ce n'est ni pour dérouler des phrases
ni pour dicter des leçons : c'est tout simplement pour
traduire à haute voix les sentiments dont vous êtes
vous-mêmes pénétrés et pour exprimer publiquement
ce que tous ressentent au fond de leurs cœurs.
Une réunion de confrères de classe a évidemment
son côté profane, ses joies, ses réminiscences, ses ca-
maraderies prime-sautières et pleines d'entrain : elle
a aussi, et surtout, son côté religieux. Et c'est pour-
quoi nous sommes ce matin réunis dans cette chapelle
dont les murs moussus et discrets gardent tant d'his-
toriques souvenirs, et dont les voûtes, empreintes
d'une simplicité touchante, ont résonné à travers les
âges de tant de pieux cantiques.
Fn pensant aux prêtres vénérables, la plupart dis-
parus, qui ont célébré en ce sanctuaire le Saint Sa-
crifice de la messe, en songeant aux nombreux essaims
d'écoliers qui sont venus ici chaque année, pendant
APPENDICE >V2\)
les mois de vacances, éveiller l'écho des bois, s'ébattre
sous l'ombre des grands chênes, et retremper leurs
joies dans la grâce des mystères divins, nous ne sau-
tions nous défendre d'une vive et salutaire émotion.
Le temps qui emporte tout, qui n'épargne ni âge, ni
santé, ni talent, qui a rompu le fil de tant d'existences
précieuses et enlevé pour jamais de la scène du monde
tant d'hôtes assidus de ces lieux traditionnels et de
cette retraite sacrée, le temps, dis-je, nous entraîne,
nous aussi, dans sa marche continue et irrésistible
vers l'éternel séjour d'où l'on ne revient pas, mais
qu'il nous appartient de rendre heureux ou malheureux.
Cette pensée, tout austère qu'elle paraisse, ne
me semble pas hors de propos dans une circonstance
si bien faite pour nous engager à nous replier sur nous-
mêmes, et à considérer, de notre vie, ce passé qui
nous échappe sans retour, et cet avenir plus ou moins
voilé qui nous réserve, avec de cruelles surprises,
d'inévitables tristesses, et des deuils peut-être pré-
maturés.
Quoi qu'il en soit, chers amis, et pour revenir à
des sentiments plus en accord avec le caractère do-
minant de notre réunion, remercions cordialement
le Seigneur des bienfaits dont nous lui sommes rede-
vables, de la santé qu'il nous a conservée, des foyers
ou des œuvres qu'il nous a permis de fonder, des
succès de tout genre dont il a voulu couronner nos
humbles efforts. Remercions-le de nous avoir, par
une aimable providence, ménagé ces jours de joie
et cette fête de famille où des amis d'il y a trente ans,
jeunes encore d'allure et de cœur, et dispersés sur
toutes les routes de la vie, se retrouvent sous le mêm^
toit, assis à la même table, animés du même esprit,
recueillis devant le même autel et à genoux aux pieds
du même Dieu.
Lorsque tout change sous nos yeux, quoi de plus
consolant que cette union durable et cette sympa-
thie fraternelle dans une foi qui n'a pas vieilli, dans
330 APPENDICE
•cette foi candide et sereine puisée par nos âmes no-
vices aux sources jaillissantes de la grâce, et qui, à
certaines heures, au sortir d'une retraito, d'une pieuse
confession, d'une salutaire communion, nous faisait
pleurer de bonheur ? Cette foi primitive, nous l'avons
gardée ; nous en avons propagé les doctrines ; nous
•en avons pratiqué les préceptes. Elle est notre plus
•cher trésor ; et ce que nous demandons instamment à
Dieu, ce que nous sollicitons avec confiance de sa
paternelle bonté, c'est qu'il daigne protéger en nous
ce trésor et le conserver pur de tout alliage jusqu'à
notre dernier soupir.
Au cours des vingt-trois années qui viennent de
s'écouler et dans la mêlée confuse des événements
dont s'est remplie notre vie, peut-être avons-nous
reçu quelques blessures, subi quelques défaillances,
laissé quelque chose de notre ferveur première aux
ronces du chemin. Lequel d'entre nous pourrait se
flatter d'avancer dans la vie sans recueillir un peu de
cette poussière qui s'attache presque inévitablement
à tout pied humain ? C'est le sort des fils d'Adam de
n'avoir qu'une cuirasse vulnérable ; mais c'est le
privilège des enfants de Dieu, et c'est l'avantage des
fils de l'Eglise, de pouvoir, par la grâce divine et par
l'usage des sacrements, refaire leurs forces affaiblies,
réparer leurs pertes ou leurs chutes, et reprendre
avec un courage nouveau leur essor vers le terme de
l'humaine destinée.
Je voudrais que chacun de nous sortît de cette
chapelle l'esprit plus attaché que jamais aux nobles
et religieuses traditions du passé, et le cœur tout enivré
des parfums que la foi, l'amour de Dieu, l'édification
mutuelle, répandent suavement dans les âmes.
Je voudrais encore que pas un ne manquât de sa-
tisfaire, avec toute l'ardeur possible, au g^and devoir
de la prière, devoir que nous sommes tenus de remplir
non seulement pour notre bien propre, mais aussi
pour le bien et le bonheur d'autrui.
APPENDICE 331
Elèves du séminaire de Québec, de cette illustre
et admirable institution dont l'histoire, vous me per-
mettrez de le dire, s'identifie avec l'histoire môme de
Dotre pays, nous devons à notre Aima mater l'hommage
d'une profonde et franche gratitude, et, avec ce tri-
but de notre piété filiale, l'assurance de notre attache-
ment fidèle et les vœux les plus cordiaux pour sa pros-
périté et pour sa gloire. Prions Dieu de la combler
des faveurs matérielles indispensables à sa vie, ?t
des bienfaits d'un autre ordre qui lui permettent de
continuer son rôle providentiel et de marcher, sans
jamais faiblir, à la tête de tous les progrès intellectuels
et moraux.
De plus, puisque cette messe à laquelle nous venons
d'assister nous rappelle spécialement le souvenir des
confrères défunts, consacrons à leur mémoire autre
chose que de stériles regrets. C'est par de pieux suf-
frages, et par des appels répétés à la miséricorde di-
vine, que notre amitié pour eux doit marquer sa sin-
cérité et sa constance. Hélas ! depuis notre dernier
rendez-vous, nous avons été, sinon très souvent, du
moins très cruellement éprouvés, par la perte de deux
amis dont nous ressentons aujourd'hui bien vivement
l'absence.
L'un d'eux, vous le savez, avocat aussi distingué
que modeste, s'était déjà conquis, par ses talents
et son travail, et par son sens du droit, avec la palme
du doctorat, une place très enviée dans le haut
enseignement, position qui l'associait à l'effort men-
tal de notre jeunesse et qui le mettait à même, en
cultivant soigneusement cette élite, de déployer toutes
les ressources de sa science et tout le zèle de son
dévouement.
L'avenir lui souriait ; le bonheur s'était assis à
son foyer. Epoux et père de famille tendrement aimé,
citoyen intègre, chrétien éclairé et pratiquant, il
était de toutes manières, pour l'Université comme
pour sa classe, un ornement et une gloire, quand la
332 APPENDICE
mort, par un de ces coups dont elle est coutumière,
mais qui étonnent toujours, est venue frapper notre
confrère en pleine vigueur et briser soudainement
les plus belles et les plus solides espérances.
Non encore consolés de cette perte, nous espérions
du moins, après un intervalle de plusieurs années,
pouvoir nous réunir et nous compter derechef, sans
avoir vu tomber d'autres victimes. Et voici que la
veille du jour où cet espoir allait se réaliser, un autre
confrère estimé, chrétien fervent, compagnon aima-
ble,médecin très apprécié et en voie de se créer, au
centre de Québec, une clientèle des plus honora-
bles, agonisait à son tour et saluait d'un suprême
adieu sa famille et ses amis en pleurs pour répondre
à l'appel souverain de son Créateur. Ceux qui l'ont
vu en ses derniers moments ont été singulièrement
édifiés par son esprit de foi, par ses sentiments pieux,
et par son attitude résignée ; et tout nous donne
l'assurance que, si nous avons perdu en sa personne
un confrère dont nous avions sujet d'être fiers, le
Ciel s'est ouvert pour accueillir en lui un prédestiné»
Les noms d'Adalbert Fontaine et d'Arthur Hébert,
noms synonymes de droiture, d'intelligence et d'hon-
neur, resteront gravés, en caractères que rien ne sau-
rait effacer, dans les annales de notre classe et au plus
profond de nos cœurs.
Espérons, chers amis, que le Seigneur, dans sa clé-
mence, nous épargnera pendant longtemps de telles
pertes et de telles douleurs.
Prions les uns pour les autres : c'est le premier
devoir de l'amitié. Et que, touché par cette prière,
Dieu veuille pour jamais nous garder en sa sainte
grâce, oublier nos fautes passées, et couvrir d'un
voile de pitié et de miséricordieuse charité nos erreurs
et nos faiblesses, objet de notre repentir. Demandons-
lui surtout le grand don de la persévérance, cette
grâce finale et cette faveur décisive sans Laquelle
les meilleurs efforts échouent, et de laquelle dépend
APPENDICE 333
notre sort définitif. Faisons du salut de nos Ames
l'œuvre maîtresse, et l'entreprise capitale qui domine
toutes les pensées, oriente tous les travaux, commande
tous les sacrifices.
Le ciel en sera le prix ; et , dans cette attente joyeuse,
nos douces et frai cruelles réunions de la terre n'au-
ront été que le symbole des fêtes plus élevées, plus
spirituelles et plus durables, qui rassemblent aux
pieds du Très-Haut les âmes dignes de s'aimer et de
se posséder éternellement.
ALLOCUTION
POUR L'OUVERTURE DU MOIS LE MARIE
prononcée dans la chapelle de la Congrégation
du Petit Séminaire de Québec
le 1er mai 1902
Chers amis,
En laissant vos familles pour venir sous ce toit
béni étudier les lettres et les sciences, vous avez dû
passer par de vives émotions, je devrais dire par de
poignants sacrifices.
Il vous a fallu briser les liens les plus chers, dire,
pour quelque temps du moins, adieu à vos parents
et à vos amis d'enfance. Il vous a fallu surtout vous
arracher aux embrassements de celle que vous aimez
le plus en ce monde, renoncer au bonheur de vivre
sous son regard vigilant et sous ses soins dévoués,
vous séparer de cette âme aimante, généreuse, toute
pétrie de bonté, de désintéressement et de tendresse,
de cet ange du foyer familial qui s'appelle une mère,
et dont le souvenir, après Dieu, occupe la première place
dans le cœur d'un enfant bien né.
Cette privation pénible serait peut-être demeurée
pour vous sans adoucissement, cette absence de l'être
chéri dont l'amour et les caresses enveloppaient dou-
cement votre vie insouciante, vous eût peut-être plon-
gés dans un noir chagrin et eût pu avoir pour vous
APPENDICE 335
des conséquences funestes, si, en entrant au Sémi-
naire, vous n'y eussiez trouvé la main protectrice
d'une autre mère, d'une mère bien autrement bonne,
bien autrement puissante, bien autrement généreuse
que celle qui vous a donné le jour.
Cette mère adoptive et unique, vous la connaissez.
Vous l'invoquez chaque jour avec piété et avec con-
fiance. Vous ne la voyez pas, c'est vrai, des yeux de
la chair ; mais la foi met entre elle et vous de mysté-
rieux contacts. Vous sentez qu'elle a l'œil ouvert
sur vous. Je puis même ajouter qu'elle est au milieu
de vous : elle y est par cette image tutélaire qui la
rappelle sans cesse à votre pensée ; elle y est par ce
sanctuaire où son influence rayonne, par cette pieuse
congrégation dont les membres se dévouent à son
culte et se consacrent à son amour, par ces fêtes orga-
nisées périodiquement en son honneur et qui rendent
sa présence en quelque sorte sensible. Elle y est spé-
cialement pendant ce beau mois de mai, où il semble
que le nom et les louanges de Marie retentissent à
nos oreilles avec plus de suavité, et que l'écho des
saints cantiques pénètre plus avant et plus salutaire-
ment dans nos âmes.
En vous voyant réunis ce soir auprès de la Vierge
toute bonne comme des enfants réjouis et empressés
autour de leur mère, je ne puis m'empêcher de songer
aux nombreuses générations d'écoliers qui sont venues
tour à tour s'agenouiller comme vous au pied de cet
autel, qui ont fait monter vers ces voûtes l'encens de
leurs prières, qui ont célébré comme vous les gloires
et les bontés de la Reine des cieux, et qui ont emporté
de cette atmosphère de foi, dont le parfum nous em-
baume, des germes de vocation sainte ou de fortes
et durables impressions. Qui dira, chers amis, les
trésors spirituels de toute sorte dispensés par Marie
dans ce sanctuaire ? Qui révélera les faveurs secrètes
obtenues par son entremise, les soudaines résolutions
écloses au feu de sa charité, les conversions même
336 APPENDICE
opérées, dans des cœurs jusque-là rebelles à la grâce,
par la puissance et la portée merveilleuse de son
action ?
Marie aime la jeunesse, et la jeunesse doit l'aimer.
Et vous particulièrement, chers amis, qu'une cou-
tume vénérable va convier ici, pendant ce mois, aux
plus beaux et aux plus touchants exercices, venez-y,
non avec cette allure distraite qui accuse une froide
indifférence, mais avec le désir ardent d'y puiser la
leçon qui éclaire, la force qui soutient, les joies saines
et fécondes qui sont le charme de votre âge et l'odo-
rante floraison de votre vertu.
Quand vous entendrez cette invocation des lita-
nies : Sedes sapientiœ, ora pro nobis, Siège de la sa-
gesse, priez pour nous, rappelez-vous qu'en effet
Marie au ciel possède la science la plus élevée et la
plus parfaite, et que l'un de ses plus vifs soucis est le
triomphe de la vérité sur la terre. Songez que les
docteurs les plus éminents, les théologiens les plus
illustres, ont imploré humblement le secours de ses
lumières : qu'un Albert le Grand, par exemple, re-
connaissait lui devoir son érudition immense et pro-
fonde ; qu'un célèbre prédicateur moderne, la gloire
de l'Eglise de France, ne commençait jamais la
rédaction de ses magistrales conférences sans aller
d'abord offrir ses hommages à la Vierge très sainte,
*et sans solliciter l'aide efficace de celle qui eut l'hon-
neur de faire lever sur le monde le soleil de toute
vérité et de toute justice.
Mus par de tels exemples, vous-mêmes, mes chers
enfants, dans les obscurités qui voilent votre pensée
naissante, et dans les difficultés qui surgissent sous
vos pas incertains, et auxquelles se heurtent votre énergie
et votre labeur, recourez à Marie. Levez vers c^tte
étoile des âmes vos regards humbles et confiants. Im-
plorez ses lumières et son assistance, non avec le désir
de satisfaire une vaine et sotte ambition, mais dans
l'espoir de répondre par de légitimes succès à l'attente
APPENDICE ',VM
de VOS parents et à celle de vos maîtres, et dans l'in-
tention aussi de pouvoir, l'heure venue, réaliser les
desseins que la Providence a formés et qu'elle entre-
tient sur chacun de vous.
Os succès, du reste, et ces triomphes de bon aloi,
— succès et triomphes que la religion favorise et qu'il
est permis à tous de rechercher et de convoiter, —
ne sont pas sans relation avec la pureté des mœurs
et la sérénité de la conscience.
C'est Notre-Seigneur qui a dit : " Beati mundo corde,
quoniam ipsi Deuni videbuntx ; heureux ceux qui
ont le cœur pur, parce qu'ils verront Dieu." La con-
naissance des choses de Dieu, l'intelligence de ses
œuvres et de tout ce que le Créateur a semé de beau
et de grand dans le monde, la vue claire et sagace
des questions qui se posent et des devoirs qui s'im-
posent, sont des actes d'un esprit dont rien ne trouble
le regard. L'âme humaine est comme un miroir où
la vérité se reflète avec d'autant plus d'éclat que ce
cristal est plus pur. Voit-on dans un jeune homme
grandir l'empire des sens, s'affirmer et prédominer
l'influence des passions grossières et des appétits dé-
réglés ? Bientôt son ardeur à l'étude s'émousse ;
ses facultés et ses énergies s'alanguissent ; les nuages
qui montent d'en bas, comme d'épaisses et lourdes
vapeurs, enveloppent peu à peu sa pensée et lui dé-
robent ses plus nobles et ses plus lumineux horizons.
Vous avez besoin, chers amis, d'être purs ; tout
vous fait un devoir et une nécessité d'être chastes ;
et le moyen de garder intact ce lis qui fleurit sur vos
fronts, et qui prend ses racines virginales dans les grâces
de votre baptême, c'est, avec la confession et la com-
munion fréquente, un culte tout filial pour la très
sainte Vierge. Tous les soirs, pendant ce mois, vous
redirez dans vos plus beaux chants et de vos voix les
plus sympathiques ces invocations maintes fois ré-
pétées, et que l'Eglise multiplie à dessein, comme si
1. Matth., v, 8.
22
338 APPENDICE
le langage humain était impuissant à traduire la per-
fection immaculée de Marie : Mater purissima, Mater
castissima, Mater inviolata, Mater intemerata, or a pro
nobis ; mère très pure, mère très chaste, mère sans
tache, mère sans souillure, priez pour nous. Oh î
qu'elle est donc belle, et qu'elle est donc parfaite,
et qu'elle est donc digne de louanges l'ineffable pureté
de Marie, et combien le spectacle d'une si haute et
si excellente vertu chez celle que nous appelons notre
mère doit nous inspirer d'estime pour elle et de con-
fiance en son secours !
C'est pourquoi, quand l'ennemi invétéré de vos
âmes tendra des pièges à votre innocence ; lorsque,
s'armant d'une impudique audace, il montera à l'as-
saut de vos imaginations et de vos cœurs ; lorsqu'il
fera miroiter sous vos yeux le prisme trompeur des
séductions mondaines et des plaisirs déshonnêtes,
réfugiez-vous sans tarder dans le sein de Marie. Faites
un pressant appel à sa bonté et à sa puissance ; pro-
noncez dévotement son nom ; baisez amoureusement
son image ; récitez avec ferveur les prières qu'une
croyance et une piété ingénues mettront et retiendront
sur vos lèvres, et, j'ose l'assurer, bientôt vous ressen-
tirez l'heureuse et maternelle protection de celle qu'on
n'invoqua jamais en vain.
Cette protection, demandez-la non pas seulement
pour une vertu, mais pour toutes celles qui font l'éco-
lier modèle, et que l'on aime à voir resplendir sur le
front du jeune homme chrétien.
Sentez-vous décroître en vos cœurs, sous l'influen-
ce de causes diverses, l'amour que vous devez à Dieu,
l'esprit de foi et de religion, de discipline et de doci-
lité, dont s'inspirent les âmes pieuses, et qui préside
à toute leur conduite ? Tournez-vous vers Marie,
vase insigne de dévotion : Vas insigne devotionis.
Priez-la de vous obtenir ce sens religieux qui redresse
et oriente le regard et qui l'élève vers l'azur du ciel,
de vous communiquer quelque chose de ce feu sacré
APPENDICE 339
dont elle brûla elle-même dès l'aurore de sa vie, qui
fond la glace d<vs cœurs, et qui allume au foyer i\c<
âmes le flambeau des vérités saintes et la flamme des
vertus agissantes.
Etes-vous mélancoliques, enclins à une humeur
chagrine, à une sensibilité morose, à cette lourdeur
déprimante qui pèse sur certaines âmes jusqu'au point
d'en briser tous les ressorts, et qui prédispose, par
une sorte de prostration morale, aux chutes les plus
honteuses et aux habitudes les plus lamentables?
Priez Marie, objet et source de notre joie : Causa
nostrœ lœtitiœ, ora pro nobis. Demandez-lui le secret
de cette gaîté franche, de ce pur et calme sourire où
s'épanouit la santé de l'âme ; et elle vous dira que
la cause prochaine de notre joie, et le principe fécond
de notre bonheur, c'est la paix de la conscience, et
que cette paix si précieuse, sans laquelle tout bonheur
est un rêve et toute jouissance un mensonge, vaut
bien la rançon des plus courageux sacrifices.
Y a-t-il chez vous mollesse de caractère, apathie
dans le travail, âpreté dans les manières, prétention
rogue et suffisance orgueilleuse dans les rapports de
chaque jour avec vos camarades ? Adressez-vous à
la mère de toute bonté et de toute grâce : Mater divinœ
gratiœ, ora pro nobis. Exposez-lui vos besoins ; mon-
trez-lui un désir sincère de vous amender et de vous
corriger ; et il n'est penchant si marqué, défaut si
fortement ancré, habitude si puissamment enracinée,
dont sa main, tôt ou tard, ne triomphera et ne vous
affranchira.
Lorsque Jésus, suspendu au bois du supplice, jeta
un dernier regard sur le théâtre du drame sanglant
que sa mort allait consommer, il aperçut tout près
de la croix Marie, son auguste mère, et Jean, le di-
sciple préféré, qu'il aimait par-dessus tous : quem dili-
gebat1. Et il dit à Marie : " Femme, voilà votre fils ; "
1. JOAN., XIX, 26.
22 "*
340 APPENDICE
et au disciple bien-aimé : " Jeune homme, voilà
votre mère. " Et à partir de ce moment, Jean, ajoute
l'évangéliste1, resta fidèlement et irrévocablement
uni à Marie. Le fils prit un soin religieux de la mère ;
et la mère, par sa présence, par ses sages et pieux con-
seils, par rechange de ses pensées et le rayonnement
de son cœur, par le reflet des dons merveilleux dont
elle était remplie et qui éclataient en toute sa per-
sonne, exerça sur le fils cette remarquable influence
qui en fit non seulement l'apôtre intrépide et dévoué
de son Maître, mais l'écrivain aux regards d'aigle,
l'apologiste victorieux de la divinité du Christ, et le
chantre inspiré de l'amour divin2.
Or, mes chers amis, ce disciple honoré des préfé-
rences du cœur de Jésus, et recevant de ses lèvres
expirantes le titre si doux de fils de Marie, l'apôtre
Jean, représentait sans doute, comme l'Eglise l'en-
seigne3, l'humanité entière ou, du moins, la multitude
des fidèles : il tenait la place de nous tous. Mais aussi
par sa fraîcheur d'âme, sa virginité, sa tendresse,
par sa fidélité constante et son dévouement admi-
rable à la personne de Notre-Seigneur, il repré-
sentait plus spécialement la jeunesse, l'âge de la
candeur, de la prime et pure beauté, des affections
sincères, des résolutions généreuses et désintéressées.
Soyez donc pour Marie, votre mère, ce que saint
Jean, votre modèle, fut pour elle. Vouez-lui un culte
assidu, et mettez cette dévotion nécessaire et filiale
à la base de toute votre vie. Nouez dès maintenant
1. Ibid., v, 27.
2. "Si l'évangile de saint Jean est le foyer de telles ardeurs
et de telles clartés, c'est que sur lui ont convergé les feux de ce
que Dieu a fait de plus admirable dans l'ordre spirituel : le
cœur d'un ami et le cœur d'une mère. " (Baunard, L'Apôtre
saint Jean, 4e éd., p. 225.)
3. Léon XIII, encycl. Adjutricem populi, 5 sept. 1895.
APPENDICE 341
avec la Reine du ciel ces relations confiantes et ce
commerce de cœur qui répandent sur tout le cours
de l'existence humaine un baume si suave.
Aimez-la, priez-la, servez-la, vénérez-la.
Grâce à une telle mère, et à cette protection puissante
dont elle couvre tous les mérites, et dont elle entoure
tous les besoins, vous aurez la joie d'être au Séminaire
de bons et pieux écoliers, et vous aurez plus tard dans
le monde, et selon les voies où Dieu vous appellera,
l'honneur d'exercer un double apostolat, l'apostolat
du vrai par la parole ou par la plume, l'apostolat du
bien par la charité et par l'exemple.
Ainsi soit-il !
SERMON
prononcé à l'occasion d'une cérémonie le
YÊTURE ET DE PROFESSION RELIGIEUSE
dans la chapelle de l'Hôtel-Dieu du Précieux-Sang
de Québec
le 20 septembre 1904
Beati miséricordes, quoniam
ipsi miser icordiam eonsequen-
tur.
Bienheureux les miséricor-
dieux, parce qu'ils obtien-
dront eux-mêmes miséricorde.
Matth., v, 7.
Mes très chers Frères,
Ce fut une heure mémorable dans l'histoire de l'hu-
manité que celle où Notre-Seigneur, au début de sa
mission sur la terre, et entouré d'une foule nombreuse
et curieuse suspendue à ses lèvres, prononça le célèbre
discours qu'on a appelé depuis " le sermon sur la mon-
tagne. " Ce discours était une révélation, plus que
cela, une révolution, un renversement total des idées
jusque-là reçues, des opinions et des croyances païen-
nes sur la vie de l'homme et sur la nature du bonheur.
Jusqu'alors, on avait placé le bonheur dans les
APPENDICE 343
plaisirs grossiers el dans les joies sensibles, e1 Jésus
s'en venait dire à ce monde de jouisseurs : " Bienheu-
reux ceux qui souffrent, bienheureux ceux qui pleu-
rent. ' On avait fait des richesses l'un des mobiles
principaux de l'activité humaine, et Jésus osait déclarer
heureux ceux qui s'en privent, bienheureux ceux qui
sont pauvres. On n'avait eu pour les humbles, pour
les petits, pour les misérables, que des paroles hau-
taines et des gestes de mépris, et Jésus osait appeler
heureux ceux qui sont humbles, heureux ceux qui
sont charitables, heureux ceux qui sont miséricor-
dieux.
Quel langage, mes Frères, et comme ces accents
durent paraître étranges, mystérieux et inintelligi-
bles, à ceux qui, pour la première fois, entendaient
l'éloge des larmes, la glorification de la souffrance,
et à qui les noms mêmes de miséricorde et de pitié
semblaient nouveaux et inconnus !
Pourtant, ce discours portait en germe tout le
christianisme. C'est de ce langage, en apparence in-
sensé, qu'est sortie la société chrétienne avec ses pro-
diges de grâce, de bienfaisance et de sacrifice. C'est
du sermon sur la montagne que sont nées tant de
maisons pieuses, tant d'institutions charitables, tant
d'asiles et d'hospices consacrés sous tant de formes
diverses au soulagement des misères humaines ; c'est
de là, en particulier, qu'est issu cet admirable in-
stitut des Sœurs Hospitalières qui, dès l'origine de
la Nouvelle-France, s'implanta courageusement sur
le rocher de Québec, et dont l'existence, malgré tant
d'épreuves, malgré tant de désastres, et au milieu des
vicissitudes les plus cruelles, est demeurée si intimement
et si glorieusement liée à notre histoire nationale.
Quand on embrasse du regard l'histoire de cette
maison vénérable, quand on se reporte à ses origines
et qu'on en suit, à travers les âges, les progrès souvent
pénibles et les développements merveilleux, on ne
peut se défendre d'une légitime fierté qui va jusqu'à.
344 APPENDICE
l'admiration, je dirais même jusqu'à l'enthousiasme.
Que d'âmes généreuses, depuis bientôt trois siècles,
ont entendu la voix du Maître, du suprême Docteur
des hommes, plaçant le vrai bonheur dans l'exercice
de la miséricorde, et, fidèles à ce divin appel, sont
venues, sous ce toit béni, cacher dans l'ombre du
cloître la pureté de leur vie et l'héroïsme de leur cou-
rage ! Que de vierges, que de saintes femmes, en ces
salles où flottent et rayonnent de si religieux souve-
nirs et qu'illuminent des noms si beaux et des figures
si nobles, une Juchereau de Saint-Ignace, une Cathe-
rine de Saint-Augustin, ont porté d'un pied léger la
croix du sacrifice, et d'une main saintement avide des
dévouements les plus humbles et des services les plus
a,bjects, ont soutenu sous les lèvres du pauvre l'écuelle
de la charité !
Vous aussi, mes Sœurs, du fond des riantes campa-
gnes ou des paisibles foyers où s'écoulaient joyeuses
les heures de votre jeunesse, au sein de vos familles
si bonnes et qui allient si heureusement aux pieuses
traditions d'une foi inébranlable les fortifiantes habi-
tudes du labeur chrétien, vous entendîtes un jour la
voix prenante du Sauveur. Vous écoutiez, dociles, le
sermon sur la montagne, et une phrase surtout re-
tentit à vos oreilles, une pensée pénétra plus profon-
dément dans vos cœurs. Ce fut cette pensée et cette
phrase : Beati miséricordes, quoniam ipsi misericor-
diam consequentur ; bienheureux les miséricordieux,
parce qu'ils obtiendront eux-mêmes miséricorde.
Et le cœur déjà plein de cette compassion émue et
de cette charité active qui ne cherchent qu'à se donner,
vous êtes accourues auprès des pauvres, auprès des
infirmes, auprès des malades. Vous avez demandé
votre place autour du grabat où gît la souffrance.
Ne songiez- vous pas, mes Sœurs, à ce que vous
laissiez là-bas, derrière cette résolution courageuse ?
N'aviez-vous pas, depuis votre enfance, savouré les
délices du foyer paternel, les bontés sans nombre et
APPENDICE 345
les amabilités exquises dont vous étiez, de la part de
parents bien-aimés, les tendres et très chers objets ?
Ne goûtiez-vous pas ce qu'on appelle dans le siècle
la joie de vivre, de vivre en pleine santé, de vivre en
pleine jeunesse, de vivre en pleine efflorescence des
dons que le monde estime, et au mUieu d'une société
qui sait encore, en notre pays, tempérer les fatigues
du travail par des plaisirs honnêtes et par des jeux
innocents ? Ne voyiez-vous pas l'avenir, sous les
formes souriantes dont l'imagination le revêt, vous
offrir ses espoirs caressants, et vous promettre, non
pas certes les satisfactions coupables que vos cœurs
chrétiens eussent promptement repoussées, mais les
joies légitimes et les succès désirables que recherchent
et qu'obtiennent tant de familles pieuses, fidèles au
culte de l'honneur et à l'observance de la loi de Dieu ?
Et qu'y avait-il donc ici de tant propre à vous sé-
duire, et à dicter votre choix, et à vous inspirer ce
courage, ce renoncement généreux que le grand nombre
admire, mais que le petit nombre seul sait imiter ?
Sont-ce ces murs austères qui s'élèvent infranchissa-
bles entre le passé et le présent ? Est-ce cette solitude
du cloître où viennent expirer tous les bruits de la
terre, cette réclusion, cette captivité si gênante pour
notre nature, cette discipline si rigoureuse de la règle
et du silence ? Sont-ce ces vêtements modestes si
peu semblables aux parures du siècle, cette guimpe
et cette robe de bure si peu faites pour flatter le
caprice et pour réjouir la vanité ?
Sont-ce ces lits uniformes rangés comme en un champ
de douleur, et ces misères obscures qu'y verse le flot
continu et sans cesse renouvelé des scrofuleux, des
cancéreux, des infortunés de toutes sortes, de toute
condition et de tout âge, qui viennent cacher ici leurs
loques et leur hideur ? Sont-ce ces plaies qui s'ou-
vrent béantes sous vos yeux délicats, ce sang qui jaillit
sous le couteau tranchant et cruel, ces membres qui
se tordent sous l'effort de la souffrance ?
346 APPENDICE
Sout-ce enfin ces labeurs toujours renaissants, ces
veilles prolongées ? est-ce ce tablier de peine qu'on
vous impose aux portes du cloître, et qui doit être
tout à la fois l'instrument de votre zèle et le symbole
de votre vie, d'une vie toute consacrée au travail
compatissant et au plus austère dévouement ?
Ah ! sur la foi de cette parole que je rappelais tout
à l'heure : Beati miséricordes, heureux les miséricor-
dieux, vous êtes venues, mes Sœurs, chercher en cette
maison le bonheur. Ne vous êtes-vous pas trompées ?
N'avez-vous pas cédé à un entraînement passager, à
une noble et fugitive illusion capable d'éblouir un
instant des âmes naïves, et de faire passer sous leurs
yeux quelques lueurs de joie, mais incapable de les
fixer dans la jouissance durable et dans la possession
assurée de l'état heureux qu'elles recherchent ?
A ces questions troublantes, c'est vous-mêmes,
mes Sœurs, qui offrez une réponse. Ce sont toutes
ces vierges, les unes encore débutantes, les autres
déjà vieillies dans le service de la charité, qui me
répondent avec vous par ces paroles de l'Imitation1 :
" O saint assujettissement de la vie religieuse. . 0 es-
clavage digne à jamais d'être désiré et embrassé,
puisqu'il nous mente le souverain bien et qu'il nous
assure une joie éternelle ! "
Vous êtes donc heureuses, mes Sœurs ! Et vous
vous plaisez donc derrière les grilles si solidement
fermées sur vous, et dans les liens et les ombres de
votre captivité volontaire !
Je le crois. Aussi bien, comment pourrais-je en dou-
ter, lorsque je vois vos fronts s'éclairer d'une clarté
si douce, et vos figures rayonner de cette flamme
intérieure et de ces reflets de la conscience où trans-
paraissent les pensées et le fond même de vos âmes ?
C'est un bonheur, nous le savons, tous les cœurs
bien nés le savent, de donner au pauvre qui souffre,
1. L. m, ch. 10.
APPENDICE 347
dût-il se montrer ingrat, quelque chose de son travail.
C'en est un, et plus grand encore, de donner à l'ami
qui peine, dût-il nous être infidèle, un gage de sa sym-
pathie et une portion de ses biens. Qu'est-ce donc que
se donner soi-même, et d'une façon totale, et d'un don
irrévocable, à Celui qui n'oublie pas, à Celui qui ne
délaisse pas, à l'Ami unique et fidèle en qui baillent
toutes les perfections, en qui éclatent toutes les gran-
deurs, et dont le cœur incomparable et divin est syno-
nyme de beauté, de bonté, de tendresse, de bienveil-
lance et d'amour ! C'est là l'immense bonheur de
la profession religieuse. Et j'ose dire qu'après celui
du sacerdoce catholique, opérant entre les mains du
prêtre, et sur la table de l'autel, la rencontre ineffa-
ble de la créature et du Créateur, il n'en est point
ici-bas ni de plus grand ni de plus vrai.
Et si vous me demandez pourquoi, c'est que, vous
dirai-je, ce don complet de soi, et ce renoncement
d'une âme qui se livre et qui s'épanche dans le sein
paternel de Dieu, répond à une tendance profonde
de notre nature, à notre besoin d'aimer.
L'amour, en tout genre, se mesure sur l'objet bon ou
mauvais qui l'amorce, et dont il s'éprend. Quand
la passion coupable cède aux désirs qui l'entraînent,
l'homme s'étourdit un instant dans des joies factices
et dans un rêve et un simulacre de bonheur ; mais
au vrai, il n'est pas heureux. L'objet qu'il aime, et
vers lequel il court, n'est ni digne de ses actes, ni à la
hauteur de sa fin. Sans descendre au-dessous de lui-
même, et sans enfreindre la loi de Dieu, le cœur peut
se porter vers des créatures bornées et imparfaites
sans doute, mais qu'il n'est pas défendu d'aimer ;
et alors, selon que ces êtres sont plus ou moins dignes
d'estime, et plus ou moins rapprochés des sommets
de la vie morale, l'amour lui-même croît en valeur et
fait naître des jouissances plus ou moins proportion-
nées aux instincts généreux de notre âme. Toutefois,
mes Frères, disons-le à notre louange, cette âme vient
348 APPENDICE
de si haut et ses instincts sont si nobles que, dans l'or-
dre présent et au témoignage des consciences, rien
de créé ne saurait la satisfaire, et que seul le Bien su-
prême et la Beauté infinie peuvent éteindre et assouvir
notre soif de bonheur.
Or, c'est là l'avantage et l'honneur de la vie reli-
gieuse d'assurer à l'âme chrétienne, par le don sacré
de la grâce, d'une grâce que tout concourt à entretenir
et à affermir, la sainte amitié de Dieu, la calme posses-
sion de Dieu, l'intense et l'intime joie de se sentir
près de Dieu, de lui parler cœur à cœur, et de vivre
habituellement dans son commerce et sous son regard.
Le monde absorbé par ses affaires et esclave de ses
plaisirs, ne comprend pas cette joie. Qu'importe :
elle est là sous nos yeux. Elle fait la force des âmes
qui s'immolent, elle éclate dans leurs saints transports
et leurs désirs enflammés ; elle transforme les rudesses
du cloître en un chaste et gracieux parterre.
Et, chose remarquable, ces consolations si hautes
et ces ivresses si pures grandissent en proportion même
de l'esprit de sacrifice, d'abnégation de soi, et de dé-
vouement au bien du prochain. Et c'est pourquoi
elles sont si heureuses, les filles de miséricorde que
Dieu appelle en ce lieu béni, et qui consacrent leur
santé, leur virginité et leur vie, à servir notre Seigneur
dans la personne des pauvres.
Les pauvres ! La raison ne veut voir en ces affli-
gés et en ces malheureux que des déchets humains
dignes tout au plus de quelque vague pitié. La foi,
elle, nous découvre sous les plus vils haillons des
membres souffrants de Jésus ; et voilà ce qui explique
la maternelle bonté et l'inexprimable tendresse avec
laquelle la sœur hospitalière s'emploie à vêtir le pau-
vre, à le nourrir, à panser ses plaies, à soulager sa
douleur, à lui prodiguer en tout temps et par les soin^
les plus raffinés toutes les délicatesses de la plus cor-
diale charité.
Ah ! quel spectacle, mes Frères ! et qu'y a-t-ii
APPENDICE 349
de plus beau, do plus simplement touchant, de plus
divinement sublime que ce tableau d'une humble
sœur s'empressant, nuit et jour, autour du lit d'un
malade avec beaucoup plus d'ardeur et avec beau-
coup plus de bonheur qu'une mondaine ne s'empresse
autour de la coupe de ses pla'sirs !
Je traversais, il y a quelques années, l'une des
salles de cet hôpital. Et à la vue d'une pauvre femme
alitée et toute en larmes, je m'approchai et lui de-
mandai ce qui la faisait pleurer. Vous souffrez donc
beaucoup, lui dis-je ? — Oui, je souffre, me répondit-
elle ; mais ce qui m'arrache des larmes, ce ne sont
pas mes souffrances ; c'est autre chose. C'est la vue
de cette jeune Sœur à qui hier j'étais absolument
inconnue et qui cependant, depuis que je suis ici, ne
cesse de me visiter, de se dévouer à moi, de me marquer
l'intérêt le plus vif, de m'entourer des soins les plus
tendres et les plus délicats. Comment pourrais-je re-
tenir mes larmes ?
Et j'avoue que moi-même je m'éloignai de cette
femme profondément ému : ému de la remarque si
vraie que je venais d'entendre ; ému à la pensée des
trésors de bonté, de compassion, de commisération,
que récèle le cœur d'une hospitalière, et que ce cœur
si bon déverse sans compter sur les plaies les plus
abjectes et sur les êtres les plus malheureux.
Dieu seul sait le bien qui s'opère par de tels dévoue-
ments.
Aussi, pendant que ces humbles filles passent leur
vie au chevet des pauvres, que leurs mains remuent
la paillasse des malades, que leur tendresse essuie les
larmes des miséreux ; pendant que, soucieuses du salut
des âmes plus encore que de la santé des corps, elles
font descendre en tant de consciences rebelles des
rayons de foi, et des grâces d'amour, de piété et de
repentir, les anges, messagers du ciel, contemplent
le bien qu'elles font, supputent les prières auxquelles
elles se livrent, enregistrent les actes de vertu qu'elles
350 APPENDICE
suggèrent et que leur propre vertu fait éclore ; ils
chantent, ils célèbrent Dieu, ils tressent des couronnes.
Et ces couronnes, qu'elles seront belles ! et combien
riches, et combien précieuses, et combien resplendis-
santes elles apparaîtront, au jour de la récompense, sur
le front de celles qui les auront si noblement méritées !
Notre-Seigneur leur dira1 : " J'ai eu faim, et vous
m'avez donné à manger ; j'ai eu soif, et vous m'avez
donné à boire ; j'étais étranger, et vous m'avez re-
cueilli ; nu, et vous m'avez vêtu ; malade, et vous
m'avez visité. Venez, les bénis de mon Père ; prenez
possession du royaume qui vous a été préparé dès
l'origine du monde. " Et ces vierges, surprises dans
leur humilité, s'écrieront : " Quand donc, Seigneur,
avons-nous eu l'occasion et l'honneur de vous prêter
assistance ?" Et le Sauveur de leur répondre : "En
vérité, je vous le dis, tous les services que vous avez
rendus au plus petit de mes frères, c'est à moi-même
que vous les avez rendus. "
Et c'est ainsi que le dévouement, jusque dans le
moindre de ses actes, et jusque dans la moindre de
ses œuvres, sera connu, honoré et glorifié.
Vous avez donc eu raison, mes Sœurs, de préférer
aux plaisirs du monde les austérités du cloître et de
venir chercher, là où Dieu l'a mise, la joie la plus
vraie et la plus stable, celle qui ne trompe pas, celle
qui ne s'altère pas, celle qui ne meurt pas. Et, s'il
m'était permis de m'adresser plus spécialement à
l'une d'entre vous, je lui dirais : "Ma Sœur, vous
aviez dans votre propre famille de trop beaux exemples
de piété et de courage pour n'être pas, en quelque
sorte, poussée à vous consacrer à Dieu. Un oncle2,
trop tôt disparu, et dont les fortes vertus religieuses
embaument de leur souvenir les annales dominicaines,
1. Matth., xxv.
2. Le R. P. Vincent Routhier, O. P., mort à Volders (Tyrol)
en 1882, après cinq années de vie religieuse.
APPENDICE 351
vous invitait du liant du ciel à embrasser la vie par-
faite. In autre1, que ses Supérieurs ont jugé digne de
remplir L'une des fonctions les plus importantes du
ministère sacerdotal, s'offrait à votre jeunesse pour
la guider dans ces sentiers montueux. Heureuse
êtes-vous d'avoir suivi de tels exemples et d'avoir
cédé à de telles invites ! Rien ne pouvait réjouir da-
vantage le cœur d'un père chrétien, ni mieux honorer
la mémoire d'une mère dont vous étiez jadis la joie,
dont vous êtes maintenaut la couronne. "
Heureuses êtes-vous, toutes ensemble, mes Sœurs,
d'accomplir sous le regard et avec les sympathies de
ceux qui vous aiment, l'acte si beau et si grave, soit
de la vêture, soit surtout de la profession religieuse,
et de mériter ainsi qu'on vous applique les consolantes
paroles du Sauveur : " Beati miséricordes, quoniam ipsi
misericordiam consequentur ; heureux les miséricordieux,
parce qu'ils obtiendront eux-mêmes miséricorde. "
Ce bonheur, vous le goûtez aujourd'hui dans son
principe, et déjà ses joies vous enivrent. Vous le goû-
terez surtout, vous le goûterez toujours, et sans crainte
de le perdre, alors que les tristesses du temps auront
fait place aux douceurs durables et aux splendeurs
ineffables de la bienheureuse éternité !
Ainsi soit-il !
1. M. l'abbé Max.-J. Fillion, alors aumônier de l' Hôtel-Dieu
du Précieux-Sang, aujourd'hui curé de Saint-Raymond.
1
TABLE DES MATIERES
AVANTHPROPOS III
Allocution, au sujet de la " spoliation des biens de la Propa-
gande, " prononcée à l'Université Laval, le 30 avril 1884 ... 1
^Allocution sur le "patriotisme canadien-français, " pronon-
cée à l'occasion de la Saint-Jean-Baptiste dans l'église
Notre-Dame de Montréal le 24 juin 1887 15
\Piscours sur " l'Eglise et la patrie canadienne", prononcé , .
dans la Basilique de Québec à l'occasion de la fête nationale
des Canadiens français et de l'inauguration du monument
Cartier-Brébeuf le 23 juin 1889 33
Eloge de l'abbé Louis Olivier, professeur à la faculté des Arts,
prononcé à l'Université Laval le 22 juin 1890 55
s Eloge du Vén. François de Montmorency-Laval, premier
évêque de Québec, prononcé dans la Basilique de Québec,
à l'occasion de l'introduction de la cause de béatification
du serviteur de Dieu, le 13 juin 1891 65
Panégyrique de saint Louis de Gonzague, prononcé dans la
Basilique de Québec, à l'occasion du troisième centenaire
de la mort du saint, le 20 juin 1891 83
\Discours sur " nos gloires épiscopales ", prononcé dans la
Basilique de Québec, à l'occasion du jubilé sacerdotal de
S. E. le cardinal Taschereau, le 23 août 1892 103
Conférence sur " Léon XIII " donnée à l'Université-Laval,
à l'occasion des noces d'or épiscopales de Sa Sainteté, le
27 février 1893 123
Sermon sur " l'autorité religieuse ", prononcé à l'occasion
de l'imposition du Pallium de S. G. Mgr Bégin, arch. de
Québec, le 22 janvier 1899 163
^Sermon sur " la vocation de la race française en Amérique",
prononcé près du monument Champlain à l'occasion \s
354 TABLE DES MATIERES
des noces de diamant de la société Saint-Jean-Baptiste
de Québec, le 23 juin 1902 181
Oraison funèbre de Sa Sainteté Léon XIII, prononcée dans
la Basilique de Québec, le 23 juillet 1903 203
•Oraison funèbre de Mgr Elphège Gravel, premier évêque de
Nicolet, prononcée à Nicolet, le 2 février 1904 221
Eloge de Mgr Cyprien Tanguay, prononcé à la Société royale
du Canada, le 22 juin 1904 241
Panégyrique des bienheureux Crisin, Pongracz et Grodecz,
prononcé à Québec dans l'église Notre-Dame-du-Chemin,
le 22 octobre 1905 257
V Discours sur " l'Eglise catholique et le problème des lan-
gues nationales, " prononcé à l'une des séances générales
du Premier Congrès de la Langue française au Canada
le 28 juin 1912 273
Eloge de l'abbé St.-Alf . Lortie, professeur à la faculté de
Théologie, prononcé à l'Université Laval, le 18 juin 1913. . . 289
APPENDICE
Sermon sur " le prêtre " prononcé dans l'église de Berthier
(Montmagny) le 12 mai 1895 309
Allocution pour une cérémonie de " première communion",
prononcée dans la chapelle des Ursulines de Québec, le
21 mai 1899 320
Allocution prononcée à l'occasion d'une réunion de con-
frères de classe, dans la chapelle du Petit-Cap (Saint-
Joachim), le 19 juin 1901 328
Allocution pour " l'Ouverture du mois de Marie", prononcée
dans la chapelle de la Congrégation du Petit Séminaire de
Québec, le 1er mai 1902 334
Sermon prononcé, à l'occasion d'une cérémonie de " vêture
et de profession religieuse, " dans la chapelle de l'Hôtel-
Dieu du Précieux-Sang de Québec, le 20 septembre 1904 . . . 342
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The Library
University of Ottav
Date due
0 9 \
JQlWBi
BX 1756 t P 3 1915
P Q Q U E T ■, LOUIS PDOLPHE.
DISCOURS ET PLLOCUTIOM
CE BX 1756
.P3 1915
COO PAQUET, LOUI
ACC# 1394445
DISCOURS 6