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Full text of "Discours et allocutions"

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http://www.archive.org/details/discoursetallocuOOpaqu 


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DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 


MGR  L.-A.  PAQUET 

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DISCOURS 


ET 


ALLOCUTIONS 


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QUEBEC 
IMPRIMERIE  FRANCISCAINE  MISSIONNAIRE 

1915 

*'ÔUOrH£CA 


D 


PERMIS  D'IMPRIMER  : 

A.-E.  Gosselin,  ptre, 

Sup.  Sêm.  de  Québec. 

Québec,  30  avril  1915. 


NIHIL  OBSTAT: 

L.-H.  Paquet,  pter, 

Censor  designatus. 
Quebeci,  die  la  Maii  1915. 


IMPRIMATUR: 

t  L.-N.  Card.  Béoin. 

Arch.  Queb. 

Quebeci,  die  2a  Maii  1915. 


Droits  réservés,  Canada,  1915. 


AYANT-PROPOS 


L'homme  atteint  par  les  infirmités  de  Vâge 
ou  les  accidents  de  la  vie,  aime  à  se  tourner 
vers  le  passé.  Les  années  où  le  pied  s'arrête  sont 
évocatrices  des  années  que  Von  a  parcourues.  C'est 
le  secret  des  mémoires  intimes  qui  s'écrivent,  des 
confidences  tardives  qui  se  livrent,  des  recueils  de 
pensées  éparses,  et  de  paroles  semées  au  hasard 
des  jours,  qui  s'impriment  et  se  publient. 

En  s' écoutant  soi-même  à  travers  le  temps  qui 
s'éloigne  et  les  échos  qui  expirent,  on  se  donne, 
en  quelque  sorte,  l'illusion  d'une  vigueur  à  jamais 
éteinte  et  que  l'on  regrette,  d'une  jeunesse  évanouie 
et  que  l'on  voudrait  faire  revivre. 

Cédant,  nous  aussi,  à  ce  penchant  commun  et 
à  cette  commune  et  mélancolique  rétrogression  du 
regard,  nous  offrons  au  public  canadien  quelques 
allocutions  et  quelques  sermons  prononcés,  au  cours 
d'une  période  de  trente  années,  en  des  circonstances 
diverses.  Ces  circonstances,  pour  la  plupart,  tiennent 
très  étroitement  à  notre  vie  religieuse  et  à  notre 


VIII  AVANT-PROPOS 

histoire  nationale  ;  et  c'est  pourquoi  nous  nous 
sommes  persuadé  que  Vintérêt  des  dates  ferait 
peut-être  pardonner  la  médiocrité  des  discours. 

En  parlant  sur  des  sujets  où  Vimagination  trop 
libre  peut  aisément  faire  dévier  la  raison,  et  sans 
nous  interdire  ce  degré  de  V  affirmation  et  ce  maxi-. 
mum  de  V éloge  que  comportent  les  usages  oratoires 
et  que  les  auditoires  friands  d'émotions  exigent, 
nous  avons  visé  plus  à  V exactitude  de  ce  qu'il  fallait 
dire  qu'à  la  manière  de  le  bien  dire. 

On  remarquera  qu'à  travers  ces  pages,  apparem- 
ment décousues,  à  travers  celles  du  moins  qui  re- 
gardent notre  pays,  court  presque  partout  une 
même  pensée  qui  en  forme  la  caractéristique,  et 
je  dirais,  le  thème  de  fond  :  c'est  que  l'Eglise  catho- 
lique, ouvrière  sublime,  a  fait  la  patrie  canadienne- 
française,  et  que  cette  patrie,  si  chère  à  nos  cœurs, 
ne  restera  pour  nous  ce  qu'elle  est  et  ce  qu'elle  doit 
être  que  dans  la  mesure  où  elle-même  demeurera 
fidèle  à  l'Eglise. 

C'est  là,  du  reste,  une  des  lois  fondamentales  de 
notre  histoire.  Et  n'eussions-nous,  en  publiant 
le  présent  recueil,  réussi  qu'à  mieux  traduire  cette 
vérité,  et  qu'à  l'inculquer  plus  profondément  dans 
l'esprit  de  nos  lecteurs,  nous  estimerions  n'avoir 
pas  fait  œuvre  vaine. 


ALLOCUTION 

AU  SUJET  DE  LA 

SPOLIATION  DES  BIENS  DE  LA 

PROPAGANDE 

Prononcée  à  l'Université  Laval 

le  30  avril  1884 


Monsieur  le  Recteur1, 

Mesdames, 
Messieurs2, 

Rome  est  le  théâtre  des    grands    spectacles. 
Parmi    les    innombrables    merveilles    dont 
se  glorifie  à  juste  titre  Y  éternelle  cité,  il  en  est 

1.  M.  l'abbé  Thomas  Et.  Hamel  (plus  tard  Mgr  Hamel) 
recteur  de  l'Université  Laval. 

2.  Le  Gouvernement  italien  s' étant  emparé  des  biens  de 
la  Propagande  pour  les  mettre  en  vente  et  les  convertir  en 
rentes  sur  l'Etat,  l'Université  Laval  crut  de  son  devoir  de  pro- 
tester contre  cet  acte  spoliateur.  Elle  le  fit  dans  une  séance 
solennelle  et  par  une  série  de  propositions  qu'appuyèrent  tour 


2  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

peu,  je  crois,  de  plus  propres  à  fixer  et  à  captiver 
le  regard  du  voyageur  chrétien  que  celle  qui 
lui  est  offerte  par  la  foule  et  l'admirable  variété 
des  étudiants  groupés,  en  différents  collèges, 
autour  de  la  Chaire  apostolique. 

A  l'heure  où  les  cours  se  terminent,  et  où 
commence  la  promenade  usuelle,  quel  vivant 
tableau  que  celui  des  rues  de  Rome  parcourues 
et  sillonnées  en  tous  sens  par  de  longues  et  nom- 
breuses files  de  séminaristes,  qui  vont,  viennent, 
a  se  croisent,  s'entrecroisent,  se  suivent,  se  pous- 
sent et  se  succèdent  !  Sur  tous  les  fronts  res- 
plendit la  candeur,  et  ce  calme  que  les  soucis 
de  l'âge  n'ont  pas  troublé.  De  chaque  groupe 
néanmoins  se  détache,  grâce  à  son  uniforme 
et  à  son  allure,  ce  qui  en  fait  le  caractère  propre 
et  ce  qui  en  marque  l'origine  et  la  race.  Ceux-ci, 
ce  sont  des  Français,  alertes  et  causeurs  ;  ceux-là, 
des  Anglais,  calculateurs  et  graves.  Voici  venir 
des  Romains,  puis  des  Grecs,  puis  des  Teutons, 
et  plus  loin  défile,  dans  sa  tenue  presque  mar- 
tiale, un  bataillon  de  braves  Polonais.  L'œil 
a  vite  discerné  le  type  commun  de  ces  groupes 

à  tour  des  professeurs  des  diverses  Facultés.  L'orateur,  en  sa 
qualité  d'élève  du  Collège  de  la  Propagande,  d'où  il  était  sorti 
quelques  mois  auparavant  après  quatre  années  d'études  théolo- 
giques,  fut  appelé  à  prendre  la  parole  et  à  traiter  la  question  de 
la  spoliation  au  point  de  vue  spécial  des  intérêts  du  collège  où 
se  tonnent  des  missionnaires  de  tous  les  pays. 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 


et    la    nationalité    respective    de    ces    pacifiques 
régiments. 

Mais  ces  autres,  qui  sont-ils  ?  Ils  ont  l'as- 
pect joyeux  ;  le  dévouement  se  lit  dans  leurs 
regards  ;  et  sous  leur  costume  noir  liséré  de  rouge, 
où  revivent  les  couleurs  mêmes  du  bois  sanglant 
de  la  croix,  comme  ils  paraissent  heureux  !  Qui 
sont-ils  ?  C'est  en  vain  que  je  cherche  parmi 
eux  un  type  commun  où  se  trahisse  une  commune 
origine.  Chaque  figure  est  un  type  à  part,  em- 
preint du  cachet  de  quelque  race,  depuis  la  cou- 
leur bronzée  des  fils  de  l'Orient  jusqu'au  teint 
éclatant  des  enfants  du  Nord.  Ils  n'appartien- 
nent à  aucune  nation,  et  ils  semblent  être  de 
toutes  les  nations.  —  Inclinez-vous,  Messieurs  ; 
oui,  ce  sont  eux,  ce  sont  les  apôtres  qui  passent. 
Salut  !  espoir  de  l'Eglise  et  des  missions  loin- 
taines !  Envoyés  du  ciel,  futurs  propagateurs 
de  la  foi,  salut  !  Je  vous  reconnais  ;  mon  cœur 
vous  nomme  ;  vous  êtes  les  disciples  du  Cénacle 
et  les  fils  glorieux  de  la  Propagande  ! 

La  Propagande  :  quels  souvenirs  ce  mot  évo- 
que en  mon  âme  reconnaissante  ! 

C'est  le  collège  où  se  forment  tant  de  prêtres 
courageux,  et  tant  de  doctes  missionnaires  ; 
c'est  le  foyer  de  recrutement  des  plus  nobles  et 
des  plus  vaillants  bataillons  évangéliques.  Or, 
j'ai  le  regret  de  le  dire,  cette  maison  bienfai- 
sante se  trouve  très  sérieusement  menacée  par 


4  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

l'inique  sentence1  si  justement  dénoncée  ce  soir. 
Et  c'est  pour  faire  écho  à  ce  cri  indigné  de  la 
conscience  catholique,  et  c'est  pour  en  mesurer 
tout  le  sens  et  toute  la  portée,  que  je  viens  donner 
ici  un  court  aperçu  de  l'œuvre  qui  sera  peut-être 
demain  la  victime  de  l'impiété  italienne.  Mieux 
on  se  rendra  compte  de  la  beauté  et  de  la  gran- 
deur de  cette  œuvre,  plus  on  sentira  le  besoin 
de  flétrir  l'acte  spoliateur  commis  par  l'Italie 
officielle. 

De  tout  temps,  Mesdames  et  Messieurs,  le 
Saint-Siège  a  compris  l'importance  d'avoir  près 
de  lui  et,  pour  ainsi  dire,  sous  sa  main,  les  sol- 
dats d'une  milice  valeureuse  et  toujours  prête 
à  aller  braver  la  mort,  pour  engendrer  la  vie, 
sur  les  champs  de  bataille  du  dévouement  apos- 
tolique. Néanmoins,  ce  prosélytisme,  identique 
dans  son  esprit,  ne  pouvait  ne  pas  varier  de 
formes,  et  ne  pas  s'adapter  aux  besoins  et  aux 
évolutions  successives  des  âges  et  des  peuples. 

L'idée  d'établir  un  centre  d'études  destiné  à 
instruire  des  jeunes  gens  de  toute  nation  et  de 
tout  rite,  qu'on  renverrait  ensuite  dans  leur 
pays  pour  y  répandre  la  foi  et  y  annoncer  l'Evan- 
gile,  remonte  à  Grégoire  XV,   fondateur   de  la 


1.  La  sentence  de  la  Cour  de  Cassation  de  Rome,  à  laquelle  le 
Gouvernement,  battu  devant  la  Cour  suprême,  en  avait  appelé, 
et  qui  venait  de  lui  donner  gain  de  causé. 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  5 

Congrégation  de  la  Propagande  ;  mais  à  son 
successeur  revient  l'honneur  de  l'avoir  réalisée. 
Une  bulle  d'Urbain  VIII  conféra,  en  1627,  au 
collège  nouveau  l'érection  canonique  ;  une  autre 
bulle  du  même  pontife  le  soumit,  en  1641,  à  l'au- 
torité de  la  Congrégation  fondée  par  Grégoire  XV. 
L'œuvre  pontificale  réussit,  et  ne  tarda  pas  à 
porter  les  fruits  qu'on  avait  sujet  d'en  attendre. 
Soutenue  par  la  main  des  papes,  aidée  et  encou- 
ragée par  la  faveur  des  cardinaux,  elle  ne  pouvait 
que  fleurir. 

Il  en  fut  ainsi  pendant  plus  d'un  siècle  et 
jusqu'à  cette  crise  effroyable  de  la  Révolution, 
dont  les  secousses  se  firent  sentir  dans  presque 
toutes  les  parties  du  monde  et  dans  presque 
toutes  les  sphères  de  la  société.  Triomphantes 
jusqu'au  sein  de  Rome,  les  armes  révolution- 
naires dispersèrent  dans  leurs  foyers  les  élèves 
du  collège  urbain  ;  et  plus  tard,  par  un  décret 
de  l'omnipotence  napoléonienne,  cette  institu- 
tion fut  supprimée.  Rétabli  avec  les  Bourbons, 
le  séminaire  de  la  Propagande  n'a  cessé,  depuis 
lors,  de  poursuivre  avec  succès  sa  belle  et  sainte 
mission. 

L'excellente  organisation  du  collège,  le  per- 
sonnel choisi  de  ses  directeurs,  sa  dépendance 
complète  vis-à-vis  de  la  Congrégation  dont  il 
porte  le  nom,  tout  concourt  à  faire  de  cet  éta- 
blissement   l'un    des    châteaux-forts    de    l'Eglise 


6  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

et  Tune  des  colonnes  du  monde  chrétien.  Et 
une  marque  certaine  de  sa  haute  et  rayonnante 
influence  intellectuelle  et  morale,  c'est  bien  la 
sollicitude  constante  et  l'intérêt  tout  spécial 
dont  les  Pontifes  romains  l'ont  entouré  jusqu'à 
ce  jour.  N'est-ce  pas  vers  lui,  naguère,  que  se 
tournait  le  clairvoyant  Léon  XIII  dans  son 
désir  de  relever,  non  seulement  à  Rome,  mais 
partout,  le  niveau  des  études  ecclésiastiques  ? 
et  n'est-ce  pas  de  ses  chaires,  pourvues  par  le 
pape  lui-même  des  professeurs  les  plus  distin- 
gués1, qu'émanent  depuis  quelques  années  des 
enseignements  et  des  directions  propres  à  sus- 
citer, dans  les  écoles  théologiques,  un  véritable 
renouveau  ? 

Ce  séminaire  compte  actuellement  plus  de 
cent  vingt  internes  venus  de  toutes  les  parties 
du  globe,  des  sables  brûlants  de  l'Afrique  comme 
des  rivages  glacés  du  Septentrion.  Maints  col- 
lèges nationaux  y  ajoutent  leurs  élèves  et  gra- 
vitent dans  l'orbite  de  cette  grande  institution 
doctrinale  dont  ils  sont  comme  les  réflecteurs 
et  qui  en  est  le  vivant  foyer. 

1.  C'est  surtout  des  abbés  Benoît  Lorenzclli  et  François 
Satolli  nommés  à  la  Propagande,  le  premier  professeur  de  phi- 
losophie en  1879,  le  second  professeur  de  théologie  en  1880, 
qu'il  s'agit  ici.  Ces  deux  maîtres,  aussi  savants  que  modestes, 
ont  pris  une  part  très  importante  et,  pour  mieux  dire,  capitale 
dans  la  restauration  des  études  thomistes,  et  l'un  et  l'autre  ont 
été  honorés  de  la  pourpre  romaine. 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  7 

Vaste  palais  massif,  solide  comme  la  foi  qui 
Ta  construit,  le  collège  de  la  Propagande  s'élève 
sur-  la  place  d'Espagne,  et  c'est  ainsi  que,  par 
son  site  même,  aussi  bien  que  par  ses  fonctions, 
il  se  rattache  à  l'histoire  d'une  nation  illustre, 
gardienne  et  propagatrice  de  l'immuable  vérité. 
Tout  près,  et  des  hauteurs  de  la  Trinité-des- 
Monts,  la  France,  sympathique  et  sereine,  le  re- 
garde, et  semble  se  dire  et  se  répéter  avec  or- 
gueil :  "  L'institut  de  la  Propagande  et  le  sémi- 
naire des  Missions-Etrangères  sont  le  fruit  d'une 
même  foi  et  l'œuvre  d'un  même  amour.  "  A 
côté  se  profile,  dans  son  dessin  élégant,  cette 
belle  et  blanche  colonne  par  laquelle  le  pieux 
Pie  IX  voulut  commémorer  la  définition  du 
dogme  de  l'Immaculée  Conception,  et  qui  couvre 
de  sa  protection  les  disciples  et  les  apôtres  du 
Fils   de   Marie. 

Grâce  à  d'insignes  bienfaiteurs,  le  Collège  ur- 
bain dispose  des  ressources  les  plus  variées. 
Chapelle,  musée,  archives,  ateliers  de  typogra- 
phie, librairie,  bibliothèque,  l'arsenal  est  com- 
plet. 

Qui  pourrait  nombrer  les  très  précieux  docu- 
ments et  les  antiques  manuscrits  qui  sont  là 
sous  la  garde  de  l'Eglise,  et  où  .gît  l'histoire  ca- 
chée des  peuples  les  plus  reculés  ?  et  qui  saurait 
évaluer  le  prix  de  pareils  trésors  ? 

Le   musée,     quoique   incomplet,    offre    le   plus 


8  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

vif  intérêt.  C'était  une  vieille  tradition,  con- 
servée chez  la  plupart  des  peuples,  de  suspendre 
aux  murs  des  .  temples  les  dépouilles  les  plus 
glorieuses  arrachées  à  l'ennemi.  Et,  que  de  fois 
les  rois  subjugués  par  la  puissance  romaine,  et 
traînés  derrière  son  char  de  victoire,  ne  sont-ils 
pas  venus  faire  hommage  de  leur  empire  et  de 
leur  diadème  à  Jupiter  Capitolin  !  Dans  une 
sphère  supérieure,  le  musée  de  la  Propagande 
s'est  enrichi  des  dépouilles  des  fausses  divinités, 
combattues  et  découronnées  par  les  mission- 
naires chrétiens.  Ses  salles  offrent  aux  regards 
plusieurs  de  ces  dieux  eux-mêmes,  traînés  là 
par  de  spirituels  conquérants,  et  frappés  dans 
leur  malheur  d'une  aphasie  complète.  Ne  dirait-on 
pas  que  c'est  par  pitié  pour  ces  majestés  déchues, 
et  dans  le  but  de  briser  leurs  chaînes  et  de  les 
replacer  sur  l'Olympe,  que  le  Gouvernement 
italien  s'acharne  avec  tant  d'ardeur  contre  la 
Propagande  et  ses  biens  ! 

Mentionnons  encore  la  riche  typographie  po- 
lyglotte attachée  à  cette  institution,  et  d'où  sortent 
chaque  année  tant  de  livres  de  tout  genre  écrits 
dans  les  langues  les  plus  diverses,  et  destinés 
aux  missions  les  plus  nécessiteuses  et  les  plus 
lointaines. 

Voilà,  Mesdames  et  Messieurs,  ce  qu'est  le 
séminaire  de  la  Propagande  tel  que  les  papes 
l'ont  fait,  tel  que  nous  l'avons   vu,    et    tel    que 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  9 

ses  fonctions  le  réclament.  Ce  simple  coup- 
d'œil  ne  suffit-il  pas  pour  justifier  nos  appré- 
hensions et  pour  nous  faire  comprendre  tout  le 
danger  et  toute  l'indignité  de  l'acte  que  nous 
réprouvons,  et  qui  soulève,  dans  le  monde  ca- 
tholique,   d'unanimes    protestations  ? 

Mais  il  y  a  plus.  Et  en  s'élevant  jusqu'à  l'idée 
maîtresse  d'où  est  né  l'établissement  fondé  par 
Urbain  VIII,  l'esprit  saisit  mieux  encore  ce 
qu'est  ce  centre  d'études  et  de  formation  clé- 
ricale, et  ce  que  le  monde  perdrait  par  la  ruine 
de  cette  maison. 

Comme  toute  grande  institution,  Messieurs, 
le  collège  de  la  Propagande  représente  un  prin- 
cipe. Et  ce  principe  élevé  dont  il  s'inspire  et  qui 
en  est  l'âme,  vous  l'avez  deviné  sans  doute, 
c'est  l'unité  :  l'unité,  fondement  de  la  création, 
qui  embrasse  dans  un  même  plan  et  dans  une 
même  providence  toutes  les  races  humaines  ; 
l'unité,  fondement  de  la  rédemption,  qui  appelle 
à  une  même  Eglise  tous  les  peuples,  et  qui  est  faite 
pour  régénérer  toutes  les  âmes  dans  le  sang  d'un 
même  Dieu. 

C'est  là  le  principe  supérieur  d'où  est  issu  le 
collège  urbain,  et  qui  domine  et  pénètre  cette 
société  de  jeunes  gens  et  de  futurs  missionnaires 
accourus  des  quatre  coins  du  monde,  parlant 
et  cultivant  toutes  les  langues,  mais  remplis 
d'une  seule  pensée  et  ne  nourrissant  qu'une  seule 


10  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

ambition,  la  pensée  et  l'ambition  de  sauver  tous 
leurs  frères.    - 

A  Babel,  la  rupture  de  l'entente  verbale  fut 
la  cause  et  le  signal  de  la  rupture  du  lien  social. 
Dieu  voulait,  par  le  départ  des  idiomes,  disso- 
cier les  tribus  et  les  familles,  et  les  répandre  sur, 
toute  la  surface  du  globe.  Depuis  l'ère  chré- 
tienne, il  semble  que  la  Providence  vise  spécia- 
lement à  refaire  l'unité  humaine.  Les  langues 
qui,  jadis,  s'étaient  dispersées  par  toute  la  terre 
pour  remplir  leur  première  mission,  reviennent 
et  se  rassemblent  pour  en  recevoir  une  seconde 
de  la  bouche  du  Vicaire  du  Christ  ;  et  le  sublime 
rendez-vous  de  ces  divines  messagères,  c'est  le 
collège  de  la  Propagande,  centre  commun  d'où 
elles  repartent  pour  évangéliser  le  monde. 

Frappé  de  cette  idée,  un  jeune  propagan- 
diste l'a  traduite  dans  une  stance  qu'on  me 
permettra  de  citer.  L'auteur  s'adresse  à  la  Ville 
Eternelle  : 

Sur  tout  rivage,  où  peut  aborder  une  voile, 
Tes  apôtres  s'en  vont,   guidés  par  ton  étoile, 
Des  peuples  renouer  l'antique  parenté. 
La   vérité   refait   ce   qu'a   détruit   le   crime  ; 
Et   Rome,    de    Babel    antipode   sublime, 
Du  genre  humain  épars  reconstruit  l'unité. 

Oui,  Messieurs,  quand  on  considère  les  fortes 
attaches  et   l'étroite  fraternité    qui  relient  entre 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  11 

eux,  malgré  leur  diversité  d'origine,  tous  les 
Élèves  de  la  Propagande,  lorsque  Ton  constate 
l'habituelle  et  merveilleuse  communauté  de  sen- 
timents qui  éclate  en  tous  leurs  actes  et  en  toutes 
leurs  paroles,  ne  croit-on  pas  voir  là  l'image  la 
plus  parfaite  de  l'identité  de  vie  qui  circule  dans 
les  veines  du  genre  humain  ?  ne  croit-on  pas 
surtout  y  surprendre  cette  autre  vie  commune, 
plus  haute  et  plus  féconde,  qui  anime  l'Eglise 
et  ses  membres,  et  que  Dieu  destine  à  l'humanité 
entière  ?  Et  pourtant,  c'est  cet  agent  d'union  et 
cet  élément  de  fraternisation  que  le  Gouverne- 
ment italien  semble  disposé  à  détruire  ;  et  c'est 
cette  source  généreuse  de  grâce  et  de  vie  que 
ses  mesures  spoliatrices  vont  peut-être  tarir 
demain. 

N'avons-nous  pas  le  droit,  le  devoir  de  nous 
m  alarmer  ? 

Avec  le  collège  atteint  dans  son  existence, 
e  public  verrait,  non  sans  chagrin,  disparaître 
3es  séances  polyglottes,  si  pittoresques  et  si 
/ivantes,  qui  s'y  donnent,  et  où  tous  les  idiomes 
nêlent  harmonieusement  leurs  sons  pour  célé- 
)rer  Dieu  et  les  gloires  chrétiennes.  Spectacle 
inique  au  monde,  ces  séances,  chaque  fois  qu'elles 
>nt  lieu,  attirent  les  plus  doctes  et  les  plus  éminents 
)ersonnages  ecclésiastiques  et  laïques,  et  parfois 
usqu'aux  incroyants.  Imaginez,  Messieurs,  plus 
le  cinquante  langues,  variées  et  disparates,  mais 


12  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 


rendant,  sous  leurs  plus  belles  formes,  et  dans 
leurs  plus  beaux  rythmes,  la  même  foi,  le  même 
amour,  les  mêmes  aspirations  religieuses.  L'on 
dirait  plus  de  cinquante  nations  se  donnant  la 
main  pour  bénir,  dans  le  plus  enthousiaste  con- 
cert de  louanges,  leur  Créateur  commun  et  leur 
commun  Bienfaiteur.  Quelle  admirable  mise 
en  scène  !  Et  où  trouverait-on,  en  dehors  de  la 
Propagande,  l'hommage  public  que  les  peuples 
doivent  à  Dieu,  exprimé  avec  cet  éclat,  et  avec 
ce  cachet  d'universalité  et  d'internationalité  qui 
le  rend  si  dramatique  et  si  touchant  ? 

Ce  ne  sont  pas  là,  au  reste,  de  simples  for- 
mules poétiques,  retentissantes  et  vaines.  Les 
sentiments  répondent  aux  paroles. 

Et,  avant  de  clore  cette  allocution,  je  ne  puis 
m'empêcher  de  rappeler  l'acte  solennel  par  le-  » 
quel  les  élèves  finissants  s'engagent  sous  serment  à 
toujours  obéir  et  à  marcher,  sans  défaillance,  sous 
les  ordres  de  leurs  supérieurs,  dussent-ils  affron- 
ter les  plus  graves  périls.  L'idée  de  la  mort,  et 
du  sang  versé  pour  Dieu,  ne  les  effraie  pas  ;  tout 
l'entretient  en  eux  comme  l'idéal  suprême  de 
leur    vie. 

Qu'il  est  beau,  ce  départ  des  propagandistes 
parvenus  au  terme  de  leur  stage  clérical,  et  qui. 
aujourd'hui  encore  réunis  autour  d'une  même 
chaire  et  groupés  autour  d'un  même  autel,  vont 
se    séparer    demain    et    courir,    l'évangile    sous 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  13 

Ile  bras,  à  travers  toutes  les  régions  du  monde 
habité  !  Il  me  semble  les  voir  à  genoux  aux  pieds 
du  successeur  de  Pierre,  et  recevant  de  sa  main 
l'officiel  mandat  sans  lequel  toute  prédication 
est  vaine  ;  à  genoux  aux  pieds  de  leurs  supé- 
rieurs et  de  leurs  maîtres,  pour  recueillir  le  pa- 
ternel adieu  de  ces  hommes  vénérés.  Le  temps 
est  venu  :  il  faut  partir.  Une  larme  brille  sur 
leur  joue  amaigrie  :  la  Propagande  est  une  si 
bonne  mère  !  Mais  Dieu  le  veut,  et  le  salut  de 
tant  d'infidèles  et  de  tant  de  chrétiens  attiédis 
le  demande.  Ils  s'en  vont,  le  cœur  ferme,  l'âme 
remplie  des  inspirations  du  Cénacle  ;  et,  du  haut 
de  sa  colonne  et  de  son  trône,  l'Immaculée  les 
bénit  et  leur  jette  un  dernier  regard  d'amour. 
Adieu,  Rome  chérie  !  L'un  prend  la  route  de 
l'Orient  ;  l'autre  le  chemin  de  l'Occident  ;  celui-ci 
vole  au  Midi  ;  celui-là  au  Septentrion.  On  se 
disperse  en  tous  sens.    Adieu  ! 

Et  voilà,  Messieurs,  ce  qu'est  le  collège  de  la 
Propagande,  le  principe  qu'il  représente  et  le 
travail  apostolique  qu'il  opère. 

A  l'heure  où  je  vous  parle,  sur  tous  les  rivages, 
sous  toutes  les  latitudes,  partout  où  la  triste 
nouvelle  de  la  sentence  du  tribunal  italien  a  pu 
pénétrer,  il  y  a  des  âmes  qui  gémissent  et  des 
consciences  qui  s'indignent.  De  l'extrême  empire 
de  l'Asie,  j'entends  le  missionnaire  chinois  qui 
s'écrie  :    "  Honte  aux  persécuteurs  !  "   Des  sables 


14  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

de  la  Cafrérie,  l'apôtre  africain  pousse  sa  plainte 
amère  :  "  Honte  à  la  nouvelle  Italie  !  '  J'entends 
le  missionnaire  russe  qui,  des  steppes  glacées 
de  sa  patrie,  crie  à  son  tour  :  "  Honte  à  notre 
siècle  !"  Et  les  échos  attristés  du  Saint-Laurent 
répètent  :  "  Honte,  honte  à  notre  siècle,  à  la 
nouvelle    Italie,    aux   persécuteurs  !  ' 

Ah  !  l'on  veut  bâillonner  l'Eglise,  enchaîner 
sa  parole,  et  assujettir  ses  ministres  ;  et  l'on  sait 
bien  qu'en  frappant  la  Propagande  et  ses  fils, 
on  atteint  le  Saint-Siège  dans  ses  instruments 
les  plus  fidèles  et  dans  ses  serviteurs  les  plus 
dévoués.  Mais  ce  que  l'on  ne  sait  pas,  ou  ce  que 
l'on  semble  ignorer,  c'est  que  le  Dieu  qui  a  soutenu 
les  premiers  apôtres  contre  les  antiques  Césars, 
n'a  rien  perdu  de  sa  sagesse  et  de  sa  puissance. 

Quoi  qu'il  arrive,  Messieurs,  et  quoi  que  les 
passions  humaines  osent  entreprendre,  soyons 
confiants  :     l'œuvre    divine  ne  saurait  périr. 


ALLOCUTION 

SUR  LE 
PATRIOTISME  CANADIEN-FRANÇAIS 
Prononcée  à  l'occasion  de  la 
Saint-Jean-Baptiste  dans  l'église 
Notre-Dame  de  Montréal 

le  24  juin  1887 


Et   multi   in   nativitate   ejus 
gaudebunt. 

Et  plusieurs  à  sa  naissance 
tressailliront  d'allégresse.        „,- 
Luc,  i,  14. 

Mes    chers    Frères, 

C'est  ainsi  que  l'ange  du  Seigneur  annon- 
çait jadis  au  vieillard  Zacharie  la  miracu- 
leuse fécondité  de  son  épouse,  et  le  fils  d'un  tel 
miracle,  Jean-Baptiste.  "  La  naissance  de  cet 
enfant,  disait-il,  sera  pour  un  grand  nombre 
une  cause  d'allégresse.  " 

Ne  semble-t-il  pas  que  ces  paroles  couvrent  un 
sens  caché  et  qu'elles  débordent  le  cadre  étroit 
de  leur  formule  ?  Et  n'est-il  pas  permis  de 
voir,  derrière  ces  prophétiques  accents,  l'Esprit 
divin  plongeant  son  regard  dans  la  profondeur 


16  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

des  âges  et  signalant,  dix-neuf  siècles  à  l'avance, 
Timmense  enthousiasme  que  créeraient  un  jour, 
chez  une  jeune  nation  d'Amérique,  le  nom  et 
la  mémoire  du  précurseur  de  Jésus-Christ  ? 
Oui,  d'excellents  motifs  nous  autorisent  à  le 
croire  ;  et  ce  jeune  peuple  qui  devait,  sur  la 
route  des  âges,  tressaillir  au  nom  de  Jean-Baptiste, 
c'est  vous  ;  et  cette  joie  enthousiaste  et  sacrée 
prédite  par  l'Esprit  de  Dieu,  c'est  la  vôtre  ; 
c'est  l'allégresse  commune  qui  éclate  aujourd'hui 
sur  vos  fronts  ;  c'est  l'explosion  de  patriotisme 
'dont  nous  sommes  chaque  année,  à  pareille 
date,  sur  cette  terre  canadienne-française,  les 
témoins. 

>^  Le  patriotisme  !  voilà  donc  cette  étrange 
puissance  qui  d'un  mot  soulève  toute  une  na- 
tion ;  qui  la  rallie  autour  d'un  même  drapeau  ; 
qui  la  conduit  aux  pieds  d'un  même  autel  ;  qui 
,met  sur  ses  lèvres  le  même  chant,  et  dans  son 
cœur  le  même  amour  !  La  voilà,  cette  force 
secrète  et  magique,  sous  laquelle  un  peuple 
entier,  ému  et  frémissant,  se  prosterne  devant 
une  même  image,  l'image  bénie,  vénérée,  atten- 
drissante de  la  patrie  ! 

Qu'est-ce  donc,  mes  Frères,  que  cette  force, 
et  quelle  idée  le  mot  vibrant  de  patriotisme 
éveille-t-il  en  nos  âmes  ? 

On  a  dit  :  c'est  un  être  subtil,  quelque  chose 
de  mystérieux,  d'indéfinissable,  de  divin.     C'est 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  17 

un  spectacle  qui  réjouit,  un  souffle  qui  anime, 
un  courant  qui  électrise,  une  harmonie  qui  charme, 
une  voix,  la  voix  grave  et  majestueuse  de  la 
nation,  qui  s'élève  des  champs  héroïques  du  passé, 
et  dont  les  échos,  riches  d'enseignements  et  de 
gloires,  instruisent,  captivent  et  enchantent.  Sans 
doute,  le  patriotisme  est  tout  cela  ;  mais  com- 
ment ?  et  que  nous  dit  cette  voix  du  passé  ? 
et  que  chante  cette  harmonie  des  siècles  ?  et 
d'où  part  ce  courant  auquel  nous  obéissons,  et 
où  nous  porte  ce  souffle  irrésistible  qui  enfle  tou- 
tes  les   voiles  ? 

Citoyens  de  deux  sociétés,  nous  avons  deux 
patries,  dépendantes  l'une  de  l'autre,  comme  la 
terre  dépend  du  ciel.  Et  s'il  est  vrai  de  dire  que 
la  fidélité  à  l'Eglise  du  Christ  se  traduit  par 
l'ardeur  de  la  foi,  de  l'espérance  et  de  la  charité 
chrétienne,  il  ne  sera  pas  moins  vrai  d'affirmer 
que  le  patriotisme  d'un  peuple,  du  peuple  cana- 
dien-français en  particulier,  c'est  sa  foi  nationale, 
sa  confiance,  son  amour  national  :  trois  grandes 
vertus  civiques  bien  dignes  assurément  de  faire 
en  un  si  beau  jour  le  thème  de  nos  pieuses  et 
salutaires  réflexions. 


Aucun  peuple,   mes  Frères,   n'a  été  créé  sans 
but,  c'est-à-dire  sans  mission.     Les  sociétés  sont 


2 


18  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

l'œuvre  de  la  Providence,  et  la  Providence  est 
le  bras  de  l'éternelle  Sagesse.  Or,  pour  qu'une 
nation  parcoure  avec  succès  le  chemin  qui  lui 
est  ouvert,  il  faut  qu'elle  le  connaisse  et  qu'elle 
s'en  rende  compte  ;  il  faut  que  ses  destinées 
soient  là  sous  ses  yeux  comme  une  hantise  su- 
blime, comme  un  objet  de  foi,  de  croyance,  de 
conviction  nationale. 

Canadiens  français,  mes  compatriotes,  à  quelle 
haute  pensée  croyez-vous  obéir  en  venant  ce 
matin,  sous  les  voûtes  de  Notre-Dame,  prier  le 
Dieu  des  nations  ?  Quel  est  en  ce  moment 
l'objet  de  vos  visées  et  de  vos  patriotiques 
croyances  ? 

Ma  parole,  je  le  sens  bien,  est  trop  faible  et 
trop  indigne  de  la  majesté  de  cette  fête,  pour 
servir  d'expression  aux  sentiments  de  tout  un 
peuple  ;  du  moins,  osera-t-elle  se  faire  auprès 
de  vous  l'interprète  et  l'organe  d'une  âme  sin- 
cère et  d'un  esprit  convaincu.  Je  crois,  oui, 
mes  Frères,  nous  croyons  que  la  mission  du 
Canada  français  est  une  mission  excellemment 
civilisatrice,  parce  que,  finalement  et  avant 
tout,  c'est  une  mission  religieuse. 

Tous  les  peuples,  il  est  vrai,  concourent  de 
quelque  façon,  même  à  leur  insu,  même  sans  le 
vouloir,  au  bien  de  la  religion  et  au  progrès  de 
l'Eglise  ;  mais  tous  ne  sont  pas  des  peuples 
apôtres.     L'auréole  sacrée  de  l'apostolat  ne  cou- 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  19 

ronne  que  des  fronts  privilégiés.  Est-ce  man- 
quer à  la  vérité  et  à  l'histoire  que  de  mettre  au 
front  du  Canada  français  cette  couronne  et  en 
ses  mains  ce  sceptre  spirituel  d'une  royauté 
religieuse  ? 

Loin  de  là.  L'expérience  du  passé  et  le  spectacle 
du  présent,  la  nature,  les  traits  distinctifs,  le 
rayonnement  social  de  la  race  franco-canadienne, 
tout  semble  se  réunir  pour  consacrer  une  si  haute 
et  si  importante  vérité. 

Le  passé,  c'est  l'histoire  de  notre  naissance, 
de  nos  premiers  développements.  Deux  choses 
me  frappent  dans  l'origine  du  peuple  canadien- 
français  :  la  pieuse  ambition  des  fondateurs 
d'une  France  nouvelle,  et  le  caractère  profondé- 
ment religieux  des  premiers  colons. 

C'est  un  fait  reconnu  de  tous  les  historiens 
que  la  pensée  qui  a  présidé  à  la  découverte  du 
Nouveau-Monde  et  à  la  fondation  de  notre 
nationalité  était  une  pensée  religieuse  ;  que 
le  souffle  qui  emportait  vers  des  plages  inexplorées 
les  nefs  hardies  de  Cartier  et  de  Champlain 
était  un  élan  de  foi  et  d'amour,  l'ardent  désir 
de    christianiser    cette    sauvage    Amérique. 

Un  fait  non  moins  digne  de  remarque,  c'est 
que  les  premiers  colons,  nos  pères,  furent  des 
hommes  d'une  foi  robuste  et  d'une  solide  vertu. 
Il  est  dit  de  saint  Jean-Baptiste  que  la  grâce, 
par  une  faveur  singulière,   purifia  son  âme  dès 


20  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

le  sein  maternel  :  ex  utero  matris  suœ1.  Ce 
mot  s'applique  merveilleusement  au  peuple  ca- 
nadien-français. Lui  aussi,  à  l'exemple  de  son 
bienheureux  patron,  s'est  vu,  dès  le  sein  de  sa 
mère,  l'objet  des  prédilections  divines.  Il  a  reçu 
le  baptême  sur  le  sein  de  la  France  catholique, 
de  cette  France  en  qui  coulaient  quinze  siècles 
de  sang  chrétien  et  qui  prodiguait  à  ses  fils  le 
lait  des  fortes  croyances  et  la  sève  des  vertus 
généreuses. 

C'est  de  ce  lait  que  se  sont  nourris  tous  nos 
ancêtres,  et  c'est  de  cette  sève  que  se  sont  formées 
les  générations  qui  ont  créé  nos  mœurs  si  pures 
et  qui,  sous  la  direction  de  leurs  chefs  spirituels, 
ont    façonné    si    chrétiennement    notre    patrie. 

Ai-je  besoin  de  dérouler  ici  les  pages  les  plus 
éloquentes  de  nos  annales  et  d'évoquer  sous  vos 
yeux  tout  ce  que  l'Eglise  a  fait  pour  nous,  et 
tout  ce  que  notre  peuple  a  fait  pour  l'Eglise  ? 
La  voix  de  nos  missionnaires  retentissant  sur 
toutes  les  rives  et  pénétrant  au  cœur  de  toutes 
les  peuplades  ;  le  signe  rédempteur  placé  sous 
tous  les  toits  et  planté  sur  tous  les  sillons  ;  les 
bannières  de  nos  soldats  suspendues  aux  murs 
des  temples  ;  notre  foi  rudement  éprouvée, 
mais  constante,  magnanime,  victorieuse  ;  nos 
évêques  imposant  le  respect  de  leurs  croyances 


1.  Luc.  i,  15. 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  21 

et  revendiquant  les  droits  de  l'homme  avec  les 
droits  du  chrétien  ;  l'hérésie  réduite  et  apaisée  ; 
près  de  quatre-vingts  diocèses  issus  de  l'humble 
berceau  de  Québec  ;  l'élite  de  nos  jeunes  gens 
volant  à  la  défense  du  Pontife-Roi  ;  nos  sémi- 
naires versant  sur  toutes  les  missions  des  légions 
de  prêtres  et  d'apôtres  ;  nos  collèges  rivalisant 
de  zèle  pour  l'instruction  et  de  dévouement  pour 
la  jeunesse  ;  et,  sortant  de  ces  asiles  du  savoir, 
des  hommes  pieux  et  probes,  des  magistrats 
intègres,  des  professionnels  de  toute  classe  et 
des  politiques  de  tout  rang  soumis  à  Dieu  et  à 
ses  ministres  ;  le  Canada  enfin  étonnant  l'Europe 
par  la  vitalité  de  sa  foi,  par  l'éclat  imprévu  de 
la  pourpre,  par  les  progrès  croissants  et  par  la 
marche  parallèle  de  l'élément  français  et  de 
l'influence  catholique  :  voilà,  mes  Frères,  le 
spectacle  qui  s'offre  à  nos  yeux,  et  dites-moi 
s'il  n'est  pas  évident  que,  chez  nous,  le  drapeau 
national  et  le  drapeau  religieux  marient  harmo- 
nieusement leurs  couleurs,  et  que,  si  l'Eglise 
sert  avec  amour  les  intérêts  du  peuple,  le  peu- 
ple, lui  aussi,  sait  servir  fièrement  les  intérêts 
de   l'Eglise. 

J'ajoute  que,  par  sa  nature  même,  notre  race 
est  un  instrument  particulièrement  propre  à 
ce  rôle   providentiel. 

Ce  qu'il  faut,  en  effet,  pour  remplir  une  tâche 
si  noble,  et  pour  répandre  sur  tous  les  terrains 


22  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

la  semence  de  la  foi  chrétienne,  n'est-ce  pas  le 
zèle  brûlant  d'âmes  expansives  et  l'ardeur  désin- 
téressée d'esprits  pénétrés  et  persuasifs  ?  Or, 
pourquoi  le  taire  ?  descendants  d'un  peuple 
et  d'une  race  en  qui  l'Eglise  se  plut  à  reposer 
son  plus  ferme  espoir,  et  qui  mit  si  souvent  et 
si  valeureusement  sa  parole  et  son  épée  au  ser- 
vice des  plus  saintes  causes,  nous  sommes,  tout 
nous  permet  de  le  dire,  les  héritiers  légitimes 
des  qualités  si  riches  et  des  traditions  si  cheva- 
leresques de  notre  mère-patrie.  L'âme  tendre, 
généreuse,  communicative  du  Canadien  français 
semble  naturellement  faite  pour  semer  les  germes 
du  bien  et  pour  propager  les  principes  du  vrai, 
de  même  que  son  attachement  au  sol,  et  à  la  1/ 
vie  rurale,  lui  est  un  sûr  moyen  de  les  cultiver 
et  de  les  conserver. 

Aussi  bien,  cet  apostolat,  notre  nation  l'exerce, 
non  seulement  de  tout  l'effort  de  sa  foi,  mais 
avec  toute  la  fécondité  de  son  sang.  Dieu  mer- 
ci, l'esprit  du  mal  n'a  point  tari  en  nous  les 
sources  de  la  famille.  Au  contraire,  comme  elles 
sont  bénies,  ces  sources  de  l'avenir  !  et  comme 
elles  s'épanchent  en  flots  pressés  et  en  généra- 
tions puissantes  î  Dans  quelles  merveilleuses 
proportions  le  paternité  canadienne  poursuit 
de  jour  en  jour  ses  pacifiques  conquêtes  î  Et 
n'est-ce  pas  là,  vraiment,  une  mission  glorieuse, 
et   un   sacerdoce   bien   digne   du  ministère  sacré 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  X>> 

auquel    il  prête  l'aide  de  son    bras,    et    dont    il 
alimente  si  généreusement  les  autels  ? 

Rappelons  encore  que  notre  race  a  été  la 
première  à  éclairer  des  lumières  du  christianisme 
cotte  partie  du  continent  américain.  Et,  si  elle 
s'est  acquis  cette  gloire,  pourquoi  le  flambeau 
civilisateur  tomberait-il  de  ses  mains  ?  Sans 
doute,  au-delà  des  frontières,  une  nation  a  surgi, 
qui  prend  conscience  de  sa  force,  et  qui  grandit 
comme  un  géant.  Le  catholicisme  y  fait  des 
progrès.  Mais  vouée  passionnément  au  culte 
de  la  matière,  est-ce  sur  elle  que  l'Eglise  d'Amé- 
rique peut  fonder  ses  meilleures  espérances  ? 
Il  importe  de  le  remarquer  :  ce  qui,  après  la 
grâce  de  Dieu,  contribue  davantage  au  soutien 
de  la  religion  et  à  la  diffusion  de  la  foi,  ce  n'est 
ni  l'affluence  des  capitaux  ni  la  puissance  des  ]/ 
machines,  mais  l'action  de  l'idée  et  du  sentiment, 
l'ascendant  de  la  raison  et  l'autorité  de  la  con- 
science. De  cette  autorité  et  de  cet  ascendant, 
toute  notre  personnalité  morale  témoigne  ;  le  culte 
•de  la  pensée  et  des  lettres,  de  ce  qu'il  y  a  de  plus 
juste,  de  plus  pur,  de  plus  spirituel  et  de  plus 
élevé  dans  la  vraie  civilisation,  constitue  l'un  des 
plus  beaux  fleurons  de  notre  couronne  nationale. 

Aussi,  l'influence  religieuse  du  Canada  fran- 
çais va-t-elle  se  dilatant  et  se  propageant  dans 
tous  les  sens.  Déjà  l'émigration  d'un  grand  nombre 
de  nos  prêtres,  d'un  trop  grand  nombre  de  nos 


24  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 


frères,  a  imprégné  de  catholicisme  plusieurs 
centres  de  la  république  voisine.  Déjà,  notre 
foi  volant  sur  les  ailes  de  la  parole  évangélique, 
achève  de  parcourir  comme  une  traînée  lumi- 
neuse l'immense  voie  canadienne  qui  traverse 
ce  continent.  Un  jour  viendra  où  notre  race 
notablement  accrue,  forte  alors  de  plusieurs 
millions,  pourra  déployer  ses  paisibles  phalanges 
de  l'Est  à  l'Ouest,  de  l'Atlantique  au  Pacifique, 
et  commander  par  la  voix  du  nombre  et  par  le 
prestige  des  croyances  à  toute  l'Amérique  bri- 
tanique. 


II 


Telle  est,  du  moins,  notre  espérance.  L'espé- 
rance naît  de  la  foi  ;  elle  en  jaillit  comme  de  sa 
source  naturelle.  Et  puisque  nous  croyons  le 
Canada  français  chargé,  en  ce  monde  nouveau, 
d'une  mission  et  d'une  fonction  religieuse,  pour- 
quoi, mes  Frères,  n'espérerions-nous  pas  qu'il 
y  restera  fidèle  ? 

La  Providence  veille  avec  un  égal  souci  sur 
les  individus  et  sur  les  nations.  C'est  là  une  vérité 
surabondamment  démontrée,  et,  s'il  en  était  be- 
soin, l'histoire  seule  des  Franco-canadiens  suffirait 
à  l'établir. 

Notre  nationalité,  depuis  qu'elle  existe,  a  couru 
deux  grands  dangers  :    le  danger  des  armes  hos- 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  25 

tiles,  et  le  danger  du  fanatisme  sectaire.  Les 
ormes  auraient  pu  tuer  chez  nous  la  race  fran- 
çaise ;  le  fanatisme  triomphant  eût  pu  l'a- 
mpindrir,  la  dénaturer,  et  l'avilir.  Or,  ni  l'un 
ni  l'autre  de  ces  obstacles  ne  l'ont  arrêtée  dans 
sa  marche,   ni   détournée   de  sa  voie. 

Après  un  siècle  d'agressions  et  de  menaces, 
le  sauvage  enterra  sa  hache  de  guerre  ;  la  bar- 
barie céda  le  pas  au  mouvement  civilisateur. 
.Longtemps  aussi,  les  forces  canadiennes  tinrent 
en  échec  l'invasion  anglaise  ;  et  si,  à  une  heure 
critique,  et  à  la  veille  d'une  révolution  qui  de- 
vait fatalement  nous  atteindre,  Dieu  permit 
enfin  un  changement  de  régime,  comment  ne  pas 
reconnaître,  derrière  cette  évolution  politique, 
la  main  qui  frappe  pour  sauver  ? 

Le  salut,  toutefois,  ne  va  pas  .sans  la  lutte. 
Aux  combats  de  l'épée  succédèrent  ceux  de  la 
parole  ;  et  ici  encore  apparaît  dans  tout  son 
éclat  la  protection  divine. 

Il  fallait,  au  sortir  de  cette  crise,  et  malgré  mille 
tentatives  adverses,  ouvertes  ou  cachées,  il  fallait, 
par  tout  moyen,  garder  à  la  patrie  ce  qui  la  fait 
elle-même  :  sa  langue,  ses  lois,  sa  religion.  Grâce 
à  l'admirable  ténacité  de  nos  pères  et  à  l'atti- 
tude prudente  et  ferme  d'un  Briand  et  d'un  Plessis, 
la  religion  maintint  ses  droits.  Nos  lois  civiles 
restèrent,  s'adaptèrent,  se  consolidèrent.  Notre 
langue,  cette  belle  langue  française,  chargée  d'im- 


26  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

périssables  souvenirs  et  porteuse  d'incompara- 
bles traditions,  retint  sur  les  lèvres  canadiennes 
sa  pureté  et  sa  liberté  ;  et  on  la  vit,  et  au  foyer 
et  à  l'école,  et  dans  la  vie  privée  et  dans  la  vie 
publique,  et  dans  l'expression  de  la  foi  et  dans 
la  défense  de  la  race,  continuer  ce  rôle  d'inter- 
prète fidèle  et  de  sentinelle  vigilante  qui  est  son 
honneur  et  qui  fait  notre  force. 

C'est  ainsi  que  Dieu,  aux  heures  douloureuses 
du  passé,  n'a  cessé  d'appuyer  nos  efforts  et  de 
soutenir  notre  courage  ;  et  c'est  de  même,  par 
l'effet  combiné  de  son  action  et  de  la  nôtre,  de 
sa  puissance  et  de  notre  vaillance,  que  se  réali- 
seront   pour    nous    les    promesses    de    l'avenir. 

Nous  devons  coopérer  aux  desseins  de  DieiA 
sur  nous  ;  et  cette  collaboration  que  sa  Provi- 
dence attend  de  nous,  c'est,  mes  Frères,  notre 
travail  bien  réglé,  et  bien  inspiré,  de  chaque  jour. 
C'est  l'usine,  l'atelier,  le  comptoir  ;  c'est  le  champ 
inculte,  remué  et  fécondé  ;  c'est  l'école,  où  se  for- 
me la  jeunesse  ;  l'art  et  la  profession,  où  s'exerce 
le  talent.  C'est  encore,  et  avant  toute  chose, 
l'harmonieuse  entente  et  l'action  concordante 
des  guides  et  des  chefs  du  peuple,  de  ses  chefs 
spirituels  et  de  ses  chefs  temporels,  des  hommes 
de  pouvoir  qui  gèrent  les  biens  terrestres  et  des 
hommes  de  prière,  des  prêtres,  du  clergé  qui 
relève  les  esprits  vers  l'idéal  céleste. 

J'ai  nommé  le  clergé.    Qu'est-il  besoin  de  vous 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  27 

déclarer  avec  quelle  ardeur  il  entend  servir  son 
pays,  comme  il  le  veut  heureux  et  fort,  glorieux 
et  puissant,  comme  il  le  veut  surtout  sincère- 
ment   chrétien    et    profondément    catholique  ! 

La  religion  ne  se  contente  pas  du  soin  immédiat 
des  aines  et  de  la  sauvegarde  directe  des  inté- 
rêts éternels.  Attentive  à  tous  les  besoins,  elle 
se  préoccupe  également  de  la  prospérité  tempo- 
relle, selon  que  ce  progrès  peut  concourir  au  bien 
moral  et  à  l'avancement  social. 

Aussi  l'Eglise  du  Canada  s'empresse-t-elle,  V/ 
en  toute  occasion,  de  seconder  tous  les  efforts 
faits  par  nos  gouvernants  pour  accroître  par 
de  sages  mesures,  et  sans  manquer  de  justice 
envers  les  autres  races,  le  crédit  et  l'influence 
de  la  race  canadienne-française.  Bien  plus, 
que  ne  fait-elle  pas  elle-même  en  cette  vue  ? 
Elle  fonde  des  sociétés  ;  elle  s'associe  aux  entre- 
prises et  aux  travaux  les  plus  humbles  ;  elle 
s'efforce  de  retenir  sur  le  domaine  ancestral 
les  fils  du  sol.  Elle  a  des  prêtres  qui,  par 
ses  soins  et  sous  sa  direction,  consacrent  leur  / 
vie  entière  aux  œuvres  patriotiques  et  vraiment  * 
nationales  de  l'agriculture  et  de  la  colonisation. 

C'est  l'Eglise  qui  aide  l'Etat  ;    l'Etat,  de  son^ 
côté,    doit    donc    travailler    pour    l'Eglise. 

Aussi  longtemps  que  les  chefs  de  la  société 
canadienne  sauront  apprécier  les  bienfaits  de 
cet    accord  ;    aussi  longtemps  que    nos   hommes 


28  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

d'Etat  sauront  voir  et  respecter,  dans  l'Eglise 
de  Jésus-Christ,  une  institution  supérieure,  créée 
pour  le  plus  grand  bien  des  peuples,  et  qui, 
pour  le  procurer,  dispose  de  moyens  spéciaux 
et  d'exceptionnelles  lumières,  les  faveurs  de  la 
Providence  nous  seront  assurées  ;  et  nous  pourrons 
en  toute  confiance  et  en  toute  sécurité  envisager 
les  problèmes  de  l'avenir. 


III 


J'ai  dit,  mes  Frères,  qu'il  faut  croire,  et  d'une 
foi  haute  et  profonde,  aux  destinées  de  son  pays  ; 
qu'il  faut  espérer,  et  d'un  espoir  actif  et  confiant, 
en  leur  réalisation.  Ce  n'est  pas  tout.  Notre 
foi,  en  réalité,  serait  morte,  et  notre  espérance 
inféconde  et  trompeuse,  et  toutes  ces  manifes- 
tations par  lesquelles  nous  célébrons  avec  tant 
de  pompe  et  à  si  juste  titre  le  vingt-quatre  juin, 
ne  laisseraient  après  elles  que  l'écho  stérile  de 
cymbales  retentissantes1,  si  nos  cœurs  n'étaient 
animés  par  le  souffle  qui  inspire  les  grands  et 
nobles  dévouements,  par  l'amour  de  la  patrie. 

L'amour  ardent,  généreux,  désintéressé  de  son 
pays,  voilà  bien  le  troisième  et  principal  élément 
du  vrai  patriotisme2. 


1.  Cymbalum  tinniens  (1  Cor.,  xiii,  1). 

2.  Major  autem  horum  est  caritas  (Ibid.,  xiii,  13). 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  29 

Je  ne  vous  ferai  pas  l'injure  de  définir  devant 
vous,  en  ce  jour  de  ferveur  patriotique  et  du 
haut  de  cette  chaire  canadienne,  ce  que  c'est 
qu'aimer  sa  patrie. 

Cette  définition,  nos  ancêtres  l'ont  écrite  en 
lettres  de  sang  dans  les  pages  de  nos  annales. 
Ils  l'ont  gravée  en  caractères  de  feu  dans  le 
cœur  de  leurs  enfants.  Aimer  le  Canada,  semblent 
nous  dire  ces  pionniers  de  la  foi,  c'est  vouloir 
que  la  croix  plantée  à  Stadaconé  et  Hochelaga 
s'avance  triomphante  par  tout  le  Nord  de  l'Amé- 
rique, et  qu'elle  rallie  sous  son  emblème  tous  les 
hommages  et  toutes  les  croyances.  Aimer  le 
Canada,  reprennent  les  fiers  champions  de  la 
race,  c'est  le  placer  dans  sa  pensée  au-dessus  de 
tous  les  égoïsmes  ;  c'est  s'attacher  de  toutes  les 
fibres  de  son  âme  aux  saines  libertés  conquises, 
et  c'est  user  de  ces  libertés  pour  favoriser  le  règne 
du  bien,  l'adoption  de  lois  équitables,  le  triom- 
phe des  droits  les  plus  sacrés  et  des  usages  les 
plus  chers.  Aimer  le  Canada,  s'écrient  de  leurs 
tombes  glorieuses  tant  de  vaillants  soldats  et 
les  plus  héroïques  martyrs,  c'est  souffrir,  et 
c'est  mourir  pour  lui. 

En  vérité,  l'amour  de  la  patrie,  quand  il  s'unit 
dans  un  cœur  au  culte  et  à  l'amour  de  Dieu, 
est  plus  fort  que  toutes  les  armées  et  plus  puis- 
sant que  la  mort.  C'est  lui  qui  enflammait  le 
courage  des  fondateurs  de  notre  nationalité  et 


30  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

de  ses  immortels  défenseurs,  et  qui  a  fait  de  toute 
notre  histoire  une  véritable  épopée  digne  de  la 
lyre  des  poètes  et  de  l'admiration  des  siècles. 
C'est  ce  sentiment  et  cette  passion  qui  nous 
haussera  nous-mêmes  à  la  hauteur  de  toutes  les 
tâches  utiles  et  de  tous  les  sacrifices  nécessaires. 

Sachons  d'abord  prêter  à  notre  pays  le  sé3 
cours  de  nos  prières  :  Dieu  aime  les  nations  qui 
lèvent  vers  lui  leurs  mains  suppliantes.  Soyons, 
en  toute  circonstance  et  sur  tous  les  théâtres, 
des  chrétiens  fervents  et  des  citoyens  modèles. 
Ne  reculons  devant  aucun  devoir,  soit  privé, 
soit  public,  dicté  par  la  conscience  ou  imposé 
par  l'honneur  :  ce  sont  les  œuvres  de  chacun  qui 
font  le  bonheur  de  tous.  Que  l'amour  national, 
ce  ciment  infrangible  des  peuples,  maintienne 
toujours  unis  les  groupes  dispersés  de  notre  race. 
Nous  sommes  frères  par  le  sang,  frères  par  la 
foi,  frères  par  la  pensée  et  les  aspirations  com- 
munes. Par-dessus  les  barrières,  et  à  travers 
les  espaces  et  les  divisions  de  parti,  aimons-nous 
et    fraternisons. 

Très  chers  compatriotes,  rassemblés  par  la 
voix  de  votre  patron  en  cette  grande  cité  de  Mont- 
réal, et  dans  l'enceinte  de  ce  temple,  le  plus  vaste 
que  notre  foi  ait  élevé  et  l'un  des  plus  illustres 
dont  s'honore  notre  pays,  vous  représentez  ici 
le  peuple  canadien- français.  Vos  yeux  cher- 
chent d'instinct  l'autel  de  la  patrie.     Regardez  : 


& 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  31 


la  religion  vous  montre  le  sien.  Religion  et  patrie 
n'ont  qu'un  seul  et  même  autel.  En  face  de  ce 
symbole  de  foi,  et  aux  pieds  de  ce  Dieu  tout- 
puissant  dont  Tunique  royauté  domine  toutes 
les  grandeurs  de  la  terre,  s'échappent  du  fond 
de  vos  cœurs  un  immense  credo,  et  ces  élans  de 
confiance  et  d'amour  par  lesquels  respire,  pour 
ainsi  dire,   l'âme  des  nations. 

Croyez-le  :  vous  accomplissez  un  acte  digne 
de  tous  les  éloges.  Et  de  ces  dalles  où  il  s'incline, 
votre  patriotisme,  plus  sûr  de  lui-même  et  plus 
conscient  de  son  but,  se  relèvera  tout  à  l'heure 
plus  fort,  plus  éclairé  et  plus  généreux.  Vous 
sortirez  d'ici  riches  de  lumières  et  de  grâces, 
remplis  d'un  courage  nouveau,  et  fiers  d'emporter 
avec  vous  un  drapeau  dont  les  plis  auront  flotté 
au  vent  de  la  prière,  et  qui  s'en  ira  chargé  des 
promesses  de  l'avenir,  confiant  dans  les  faveurs, 
du  ciel,  et  honoré  des  plus  hautes  bénédictions: 
de  l'Eglise. 


DISCOURS 

SUR 
L'ÉGLISE  ET  LA  PATRIE  CANADIENNE 

prononcé  dans  la  Basilique  de  Québec 

à  l'occasion  de  la  fêta  nationale 

des  Canadiens  français 

et  de  l'inauguration 

du  monument  Cartier-Brébœuf, 

le  23  juin  1889 


Magnificavit  Dominus  facere 
nobiscum  ;facti  sumus  lœtantes. 

Le  Seigneur  a  opéré  en  nous 
de  grandes  choses  ;  voilà  pour- 
quoi nous  sommes  dans  la  joie. 
Ps.    cxxv,    4. 

Eminence1, 

Mes  Frères  et  chers  compatriotes, 

Toute  société  humaine  est  faite  pour  le  bon- 
heur.   Dans  l'essor  général  qui  emporte  les 
peuples  vers  le  terme  de  leurs  destinées,  un  même 

1.  Son  Eminence  le  cardinal  E.-A.    Taschereau,    archevêque 
de  Québec. 


34  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

besoin  les  presse,  un  même  souci  les  domine, 
une  soif  commune  et  insatiable  les  tourmente  : 
le  besoin,  le  souci,  la  soif  de  la  prospérité  et 
du  bonheur.  Il  n'en  est  pas  qui  n'essaient 
d'obtenir  ce  bien  précieux,  soit  en  poursuivant 
dans  les  hasards  de  la  guerre  des  projets  de  con- 
quête et  d'agrandissement,  soit  en  s'adonnant  aux 
arts  de  la  paix  et  au  développement  régulier 
de  la  richesse  publique. 

Or,  parmi  ces  peuples,  tous  avides  de  progrès, 
tou^  passionnés  de  gloire,  de  succès  et  de 
grandeur,  combien  y  en  a-t-il  qui  soient  vrai- 
ment heureux,  qui  jouissent  effectivement  des 
bienfaits  et  des  douceurs  d'une  félicité  tempo- 
relle solide  et  assurée  ? 

J'ouvre  la  carte  du  monde,  et  mes  yeux  étonnés 
cherchent  vainement  dans  la  multitude  des 
nations  celles  à  qui  le  bonheur,  le  vrai  bonheur, 
même  imparfait,  sourit.  Les  unes,  privées  encore 
de  toute  civilisation,  se  traînent  ignorées  dans 
l'ornière  des  vices  et  dans  les  bas-fonds  de  la 
barbarie.  D'autres,  mises  en  contact  avec  les 
Etats  d'Occident,  émergent  à  grand'peine  de 
l'océan  ténébreux  où  elles  étaient  plongées.  Ici, 
c'est  la  terreur  sanglante  et  le  despotisme  bru- 
tal ;  là,  ce  sont  les  troubles,  les  haines,  les  con- 
flits, les  divisions  religieuses  et  les  injustices 
sociales.  Presque  tout  le  vieux  monde  gémit 
sous  le  lourd  fardeau  d'armements  redoutables, 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  35 

et  les  brillantes  richesses  dont  l'étalage1  fait 
en  ce  moment  l'admiration  publique  ne  peuvent 
voiler  aux  regards  des  signes  trop  manifestes  de 
décadence  morale  et  d'antagonismes  meurtriers. 
On  se  regarde,  on  s'inquiète,  on  s'agite  :  l'Europe 
est  sur  un  volcan. 

Quoi  donc  !  ne  se  trouve-t-il  pas  sur  toute 
la  surface  du  globe  un  seul  pays,  un  seul  peuple, 
quelque  petit  soit-il,  qui  se  puisse  dire  heureux, 
et  dont  la  conscience  honnête  et  sereine  porte, 
sans  trembler,  ses  espérances  et  sa  fortune  ? 

Oui,  mes  Frères,  il  en  est  un. 

Dieu  merci,  il  est  un  peuple,  jeune  et  modeste 
sans  doute,  mais  que  le  ciel  bénit  et  que  le  Tout- 
Puissant  protège,  un  peuple  fier  du  passé,  satis- 
fait du  présent,  confiant  dans  l'avenir,  et  dont  la  vie 
se  déroule,  paisible  et  féconde,  dans  les  joies  du  tra- 
vail et  dans  l'honneur  de  la  probité  ;  et  ce  peuple 
comblé  de  biens,  tout  le  proclame  en  ce  jour, 
c'est  vous,  c'est  nous,  c'est  le  peuple  canadien- 
français. 

Nous  sommes  un  peuple  heureux2  :    tel  est  le 

1.  Allusion  à  l'exposition  universelle  de  Paris. 

2.  Il  ne  s'agit,  certes,  ici  que  d'un  bonheur  temporel  relatif, 
lequel  n'exclut  ni  les  misères  inséparables  de  l'existence  humaine, 
ni  certaines  défaillances  partielles,  ni  certaines  imperfections  so- 
ciales. —  De  plus,  à  la  date  où  ce  discours  fut  prononcé,  le  triste 
conflit  scolaire  de  l'Ouest,  qui  a  si  profondément  troublé  notre 
vie  nationale,  et  auquel  s'est  ajoutée  récemment  la  crise  scolaire 
ontarienne,  n'avait  pas  encore  éclaté. 


36  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

cri  qui  s'échappe  spontanément  de  mes  lèvres. 
Et  ce  bonheur,  j'aime  à  le  dire,  il  éclate  et  il 
rayonne  dans  l'imposante  majesté  de  cette  mani- 
festation. Vous  le  portez,  Messieurs,  sur  vos 
fronts,  dans  le  reflet  de  vos  âmes,  dans  les  plis 
de  vos  bannières,  dans  l'union  profonde  et  la 
sympathie  mutuelle  de  vos  cœurs.  Il  s'accroît 
singulièrement  de  l'extrême  plaisir  que  cette 
assemblée  éprouve  en  voyant,  confondus  dans 
ses  rangs,  des  amis  et  des  frères  accourus  de  si 
loin1  et  qui  gardent  si  fièrement,  comme  un  tro- 
phée de  naissance  et  comme  un  blason  de  famille, 
leurs  titres  de  français,  de  canadiens  et  de  ca- 
tholiques. 

Réunis  ce  soir  en  cette  pieuse  enceinte  pour 
répondre  à  la  belle  pensée  qu'ont  eue  les  direc- 
teurs de  la  société  Saint-Jean-Baptiste  d'ouvrir 
par  un  salut  ce  triduum  national,  vous  marquez 
en  même  temps,  mes  Frères,  la  force  de  vos  croyan- 
ces religieuses  et  le  sens  éclairé  de  votre  patriotis- 
me. Vous  venez  une  fois  de  plus,  dans  le  temple 
de  Celui  dont  la  main  souveraine  dispose  à  son 
gré  des  nations,  sceller  par  un  pacte  sacré  l'al- 
liance indissoluble  de  la  religion  et  de  la  patrie. 

L'idée  est  noble  et  grande,  d'autant  plus 
noble  et  d'autant  plus  louable  qu'elle  s'harmonise 


1.  Délégués    canadiens-français    venus  en  grand  nombre  des 
Etats-Unis. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  37 

plus  parfaitement  avec  nos  traditions  et  qu'elle 
jaillit  en  quelque  sorte  des  sources  les  plus  reculées 
de  notre  histoire. 

En  assistant  demain  à  l'inauguration  solennelle 
du  monument  Cartier-Brébœuf,  vous  verrez  se 
dresser  sous  vos  yeux  le  symbole  touchant  de 
cette  idée.  Vous  verrez,  à  l'endroit  même  qui 
fut  comme  le  berceau  de  notre  race,  s'écrire  sur 
le  granit  et  se  graver  sur  des  tables  de  bronze 
le  protocole  immortel  du  traité  conclu,  il  y  a 
trois  siècles,  entre  Dieu  et  nous. 

A  la  veille  de  cet  événement  glorieux,  per- 
mettez que  je  fixe  un  instant  vos  esprits  sur  les 
pensées  qu'il  évoque,  et  que  j'en  dégage  l'une 
des  plus  hautes  et  des  plus  importantes  signi- 
fications. 

Notre  pays,  ai-je  dit,  est  heureux,  plus  heureux 
que  tant  de  contrées  à  peine  ouvertes  au  progrès 
civilisateur  et  mieux  partagé  que  tant  de  puis- 
sances qui  se  disputent  bruyamment  l'empire 
du  monde.  Quel  est  donc  le  secret  de  sa  fortune 
et  de  son  bonheur  ?  et  d'où  lui  vient  ce  qui  fait 
aujourd'hui  le  fondement  de  notre  confiance  et 
le  motif  de  notre  joie  et  de  notre  orgueil  ?  — 
J'affirme,  et  votre  foi  confirmera  cette  réponse, 
que  c'est  dans  l'Eglise  catholique,  et  en  elle  seu- 
lement, que  nous  devons  chercher  la  cause  prin- 
cipale et  le  facteur  primordial  de  notre  fortune 
présente  et  de  notre  vraie  grandeur.    Magnificadt 


38  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

Dominus  facere  nobiscum  ;  facti  sumus  lœtante.?  ; 
le  Seigneur,  par  son  Eglise,  a  opéré  en  nous  de 
grandes  choses  ;  voilà  pourquoi  nous  tressail- 
lons d'allégresse. 


I 


Trois  éléments,  mes  Frères,  entrent  dans  le 
bonheur  d'un  peuple  :  le  progrès  matériel,  la 
valeur  intellectuelle,  la  puissance  morale  et  reli- 
gieuse :  en  d'autres  termes,  l'outil,  la  plume 
et  l'autel  ;  le  sol,  la  pensée  et  Dieu.  Un  peuple 
sans  Dieu  n'est  qu'un  monstre  ;  sans  culture 
d'esprit,  c'est  une  horde  sauvage  ;  sans  ressources 
territoriales,  c'est  un  troupeau  d'esclaves.  Or, 
je  ne  crains  pas  de  soutenir  que,  au  triple  point 
de  vue  des  intérêts  matériels,  intellectuels  et 
moraux,  l'Eglise  catholique  a  exercé  sur  la  marche 
du  peuple  canadien  une  influence  décisive,  et  que 
nul  pouvoir  n'a  pesé  comme  elle  dans  la  balance 
de  nos  destinées. 

Il  faudrait,  certes,  n'avoir  jamais  lu  les  plus 
belles  pages  de  notre  histoire  pour  ignorer  ce  que 
doit  le  Canada  français,  même  en  ce  qui  con- 
cerne les  intérêts  matériels,  à  la  religion  et  au 
catholicisme. 

L'Eglise  catholique,  bien  que  directement  in- 
stituée pour  le  salut  des  âmes,  n'est  pas  rivée  à 
cet  unique  objet.    Elle  n'exclut  pas  de  son  action 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  39 

Tordre  des  choses  humaines  sur  lequel,  comme 
sur  une  base  nécessaire,  viennent  prendre  place 
les  œuvres  divines.  J'oserai  même  dire  que 
l'esprit  dont  elle  est  animée,  et  l'intérêt  qu'elle 
prend  à  la  gloire  du  nom  chrétien,  lui  font 
un  pieux  devoir  de  travailler  au  progrès  et 
au  soulagement  matériel  des  peuples  qu'elle 
veut  sauver. 

Ce  devoir,  elle  l'a  rempli,  dès  l'origine  de  la 
colonie  ;  et  cela,  soit  par  des  laïques,  soit  par 
des  ecclésiastiques,  en  qui  s'incarnait  admira- 
blement   sa    pensée. 

Pourquoi  les  Cartier,  les  Champlain,  les  Mai- 
sonneuve,  ces  premiers  et  inoubliables  artisans 
de  notre  patrie,  ont-ils  montré  tant  de  courage 
dans  les  luttes,  tant  de  constance  dans  les  fati- 
gues, tant  de  clairvoyance  dans  les  entreprises, 
si  ce  n'est  parce  qu'ils  étaient  des  chrétiens 
fervents,  et  qu'ils  puisaient  leur  force  dans  la 
force  même  de  Dieu,  et  qu'ils  associaient  dans 
un  commun  désir  le  souci  très  légitime  d'agrandir 
le  royaume  de  France  et  l'ambition  très  glo- 
rieuse de  reculer  les  frontières  de  l'Eglise  ? 

Tel  a  été,  en  effet,  leur  dessein.  Et,  pour  les 
seconder  dans  cette  œuvre  généreuse,  quels 
hommes  de  foi  et  quels  hommes  d'action  voyons- 
nous  accourir  !  des  disciples  zélés  du  séraphique 
François,  des  apôtres  formés  à  la  forte  école 
d'Ignace,  plus  tard  des  fils  dévoués  de  l'illustre 


40  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

Olier,  c'est-à-dire  trois  groupes  choisis  d'ouvriers 
évangéliques.  Champlain  disait1  de  ces  saintes 
recrues  qu'avec  de  tels  aides  on  eût  vite  créé 
une   colonie   prospère. 

L'histoire  nous  les  montre,  soldats  de  la  croix, 
mais  aussi  pionniers  de  la  bêche,  faisant  eux- 
mêmes  les  premiers  défrichements,  traçant  dans 
le  sol  neuf  les  premiers  sillons,  et  fécondant  de 
leurs  mains  consacrées  cette  terre  d'où  devait 
sortir  la  richesse  nationale.  Sages  agronomes, 
intrépides  colons,  découvreurs  hardis  et  infati- 
gables, ils  ont  été  tout  cela  avec  un  égal  mérite  ; 
et  ils  ont  accompli  tous  ces  travaux  parce  qu'ils 
étaient  apôtres,  et  que  pour  enfanter  un  peuple 
à  Dieu,  il  faut  d'abord  lui  assurer  une  patrie. 

C'est  dans  ces  sentiments  et  avec  cette  hauteur 
de  vues  que  l'immortel  Laval  fondait,  non  loin 
de  Québec,  une  école  des  arts  et  métiers,  destinée 
à  former  l'élite  des  travailleurs,  et  à  créer  le 
noyau  d'un  peuple  industrieux  et  puissant. 

En  vérité,  mes  Frères,  tout  ce  que  firent, 
tout  ce  qu'entreprirent  pour  l'avancement  ma- 
tériel de  ce  pays  nos  religieux,  nos  prêtres 
et  nos  pasteurs,  nous  ne  saurions  le  dire.  Ils 
ont  mêlé  leur  vie  à  la  vie  obscure  de  leurs 
frères  ;  ils  ont  partagé  leurs  peines,  leurs  soucis, 
leurs  souffrances  ;     ils  ont  béni  de  leurs  lèvres 

1.  Ferland,  Cours  d'Hist.  du  Canada,  t.  i,  p.  219. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  41 

et  cimenté  de  leurs  sueurs  chacune  des  pierres 
sur  lesquelles  repose  notre  édifice  social. 

Qui  ne  se  rappelle  leur  rôle  bienfaisant  dans 
les  guerres  qui  mirent  tant  de  fois  en  péril  le  sort 
de  la  colonie  ?  S'agissait-il  de  négocier  la  paix 
avec  quelque  tribu  sauvage  ?  la  croix  du  mis- 
sionnaire désarmait  les  cœurs  les  plus  farouches, 
et  le  prestige  de  sa  voix,  le  spectacle  de  son  cou- 
rage, imposaient  à  l'égal  de  la  plus  puissante 
armée.  Fallait-il,  au  contraire,  prendre  les  armes 
contre  un  ennemi  perfide  et  cruel  ?  c'est  aux 
ministres  de  Dieu  que  le  colon  soldat  allait 
demander,  en  partant,  l'intrépidité  dans  la  lutte 
et  le  gage  de  la  victoire. 

Suivez  le  peuple  canadien  pendant  cette  période 
si  troublée  de  son  existence  ;  voyez-le  aux  prises, 
tantôt  avec  les  fiers  enfants  des  bois,  tantôt  avec 
les  fils  ambitieux  d'Albion.  Toujours  la  religion 
apparaît  à  ses  côtés  comme  son  meilleur  conseil 
et  comme  son  plus  ferme  appui.  On  ne  peut  lire 
sans  émotion  ces  pages  dramatiques  où  l'histoire, 
mettant  sous  nos  yeux,  parallèlement  aux  luttes 
suprêmes  du  régime  français,  les  actes  émanés 
de  la  chaire  épiscopale,  nous  fait  voir  quelles 
sympathies  profondes  régnaient  entre  le  pasteur 
et  son  troupeau.  On  dirait  un  même  cœur  battant 
sous  deux  poitrines  amies.  Chaque  victoire 
retentit  dans  l'âme  de  l'évêque  comme  un 
écho    triomphant  ;     chaque    défaite    lui    arrache 


42  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

des    larmes    arrières    et     des    cris    de     douleur. 

Grâce  à  Dieu,  cette  union  et  cette  collabora- 
tion de  notre  clergé  et  de  notre  peuple  n'ont 
point  cessé  avec  les  guerres  ni  avec  les  besoins 
primitifs.  Aujourd'hui  comme  jadis,  l'Eglise 
est  l'espoir  du  pauvre,  le  rempart  de  la  race,  la 
bienfaitrice  de  l'ouvrier,  et  l'inséparable  com- 
pagne du  colon.  On  sait  avec  quel  courage  elle 
dénonça,  lorsqu'il  le  fallait,  les  visées  tyranni- 
ques  du  pouvoir,  et  joignit  sa  voix  à  celle  de 
toute  la  nation  pour  détourner  de  notre  pays  ce 
qu'elle  regardait  comme  un  très  grave  péril1. 
Cette  liberté  de  langage,  et  cette  noble  et  franche 
attitude  ont  soutenu  les  nôtres  dans  leurs  reven- 
dications courageuses.  On  n'a  pu  sans  doute 
terrasser,  on  a  du  moins  fait  reculer  la  secte  fa- 
natique si  acharnée,  chez  nous,  contre  tout  ce 
qui  est  catholique  et  français2. 

De  quel  œil  réjoui,  mes  Frères,  l'Eglise  cana- 
dienne ne  voit-elle  pas  les  vastes  progrès  qui 
vont  s'accomplissant  par  la  main  de  ses  enfants  ! 
Elle  seconde  de  tous  ses  suffrages  vos  projets 
ingénieux  ;    elle  loue  de  toute  son  âme  vos  initia- 


1.  Voir,  par  exemple,  au  sujet  de  l'union  projetée  du  Haut  et 
du  Bas  Canada,  les  Mandements  des  Evcques  de  Québec,  vol.  m, 
pp.  378-381. 

2.  Nous  avons  le  regret  de  constater  que,  depuis  1889,  le 
fanatisme  combattu  par  nos  pères  s'est  réveillé  et  a  repris  plu- 
sieurs fois  l'offensive. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  43 

tives  fécondes  ;  elle  favorise  de  tout  son  pou- 
voir vos  œuvres  de  transport,  d'amélioration  du 
sol,  d'expansion  et  de  rénovation  agricole  ;  elle 
ouvre  elle-même  des  paroisses,  des  comtés,  des 
diocèses,  et  elle  ne  cesse  d'appeler  sur  vous  et 
sur  tous  vos  travaux  les  bénédictions  du  ciel. 


II 


Cependant,  hâtons-nous  de  le  dire,  le  progrès 
matériel,  quelque  enviable  qu'il  soit,  n'est  lui- 
même  qu'un  élément  bien  médiocre  dans  le  bon- 
heur des  peuples.  C'est  moins  par  la  force  des 
bras  et  des  machines  que  par  le  jeu  de  l'intel- 
ligence qu'une  nation  s'élève  au-dessus  du  ni- 
veau vulgaire  où  rampent  les  races  inférieures. 

Rien  n'égale  en  ce  monde  la  souveraineté  de 
l'idée.  Image  du  Verbe  créateur,  verbe  elle-même 
de  l'esprit  humain,  elle  fait  et  défait  les  trônes  ; 
elle  domine  les  empires,  les  meut  et  les  gouverne. 
C'est  un  soleil  qui  rayonne,  une  influence  qui 
s'exerce,  une  autorité  qui  commande.  Quand 
ce  soleil  luit  sur  une  nation,  quand  les  sciences 
et  les  lettres,  dignes  de  la  vérité  qu'elles  sont 
chargées  de  répandre,  en  projettent  la  lumière 
sur  toutes  les  classes  sociales,  on  peut  affirmer 
sans  crainte  que  cette  nation  grandit,  et  qu'elle 
s'achemine  vers  les  sommets  de  la  civilisation 
véritable. 


44  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

Or,  je  le  demande,  n'est-ce  pas  l'Eglise  catho- 
lique qui  la  première,  par  ses  prêtres,  ses  mis- 
sionnaires et  ses  apôtres,  a  fait  briller  sur  ce 
continent  d'Amérique,  avec  les  clartés  de  la 
foi,  le  flambeau  glorieux  des  lettres  humaines  ? 
n'est-ce  pas  à  elle,  pour  une  grande  part,  que 
nous  devons  cet  amour  de  la  science,  ce  culte 
de  la  vérité,  cette  religion  de  la  pensée,  dont 
nos  pères  nous  ont  légué  l'héritage,  et  qui  n'est 
pas,  nous  pouvons  le  dire  sans  jactance,  le  moin- 
dre joyau  de  notre  couronne  ? 

La  colonie  venait  de  naître.  Et  déjà,  mal- 
gré l'inévitable  pénurie  des  hommes  et  des  choses, 
et  grâce  au  zèle  d'âmes  admirables  et  liées  par 
le  vœu  du  bien,  non  seulement  l'instruction  pri- 
maire était  donnée  aux  enfants,  mais  les  sciences 
fleurissaient  sur  ces  plages  nouvellement  décou- 
vertes. Dès  cette  époque,  en  effet,  dans  le  col- 
lège érigé  par  les  Révérends  Pères  Jésuites,  et 
qui  se  montrait  l'émule  des  meilleures  institu- 
tions de  France,  des  thèses  sur  la  philosophie 
et  la  physique  pouvaient  être  soutenues  avec 
succès  en  présence  des  autorités  civiles  et 
militaires. 

A  peine  établie  sur  les  rives  canadiennes, 
l'Eglise  se  faisait  une  gloire  d'allumer  au  foyer 
du  pays  et  au  cœur  même  de  la  race,  cette  flamme 
d'idéal  dont  nos  esprits  ont  vécu,  et  qui  fait 
partout  l'honneur  des  peuples  civilisés. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  45 

De  quels  bienfaits  donc  les  générations  ac- 
tuelles ne  sont-elles  pas  redevables  au  passé, 
à  nos  premiers  centres  scolaires,  à  nos  premiers 
instituts  d'hommes  et  de  femmes,  qui,  pendant 
si  longtemps,  soit  par  eux-mêmes,  soit  par  des 
écoles  issues  de  leur  sein,  et  alimentées  de  leurs 
sacrifices,  ont  répandu  l'instruction  dans  tou- 
tes les  classes  du  peuple,  et  ont  tissé  le  fil  d'or 
des  nobles  traditions  de  l'esprit  entrées  dans  la 
substance  même  de  notre  patrimoine  national  ! 

Sans  doute,  en  ce  dernier  siècle,  les  gouver- 
nements civils,  justement  soucieux  du  progrès 
de  l'éducation  dans  notre  patrie,  ont  fait  beau- 
coup pour  venir  en  aide  à  l' insuffisance  des  pa- 
rents. Mais  qui  pourrait  nier  que,  dans  cet 
essor  des  idées  et  dans  ce  progrès  des  études,  le 
concours  le  plus  efficace  appartienne  à  l'Eglise  ? 
qui  pourrait  méconnaître  les  immenses  services 
que  le  catholicisme,  protecteur  né  des  arts, 
des  sciences  et  des  lettres,  rend  chaque  jour  à 
notre  pays  et  à  la  jeunesse  canadienne  ? 

Religion  et  lumière  sont  filles  du  ciel.  Ouvrez, 
mes  Frères,  les  mandements  de  nos  évêques, 
les  actes  de  nos  conciles  ;  voyez  ce  que  décrè- 
tent ces  voix  autorisées  sur  l'instruction  de  l'en- 
fance, sur  le  rôle  des  sciences  et  des  études  phi- 
losophiques, sur  le  rôle  et  l'importance  de  l'en- 
seignement supérieur  ;  comptez  dans  cette  pro- 
vince les  maisons  d'éducation  fondées  par  des 


46  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

prêtres,  et  où  la  religion  parle,  enseigne,  et  di- 
rige ;  nombrez  les  hommes  éminents,  hommes 
d'Etat,  hommes  de  plume,  hommes  de  conseil, 
hommes  d'action,  que  sa  main  a  façonnés  et 
que  ses  lèvres  ont  inspirés,  et  dites-moi  si  l'Eglise 
n'a  pas  été  pour  notre  société  sa  boussole  la 
plus  sûre  et  son  phare  le  plus  lumineux. 

Notre  littérature  elle-même  doit  à  la  religion 
ses  conceptions  les  plus  hautes  et  ses  accents 
les  plus  pénétrés.  Par  elle  ont  été  formés,  et 
soutenus,  et  encouragés  la  plupart  de  nos  hommes 
de  lettres  ;  et  c'est  d'elle,  et  de  son  esprit,  que 
sont  nées  ces  pages  toutes  canadiennes  qui  cé- 
lèbrent la  foi  de  nos  pères,  la  grandeur  de  leurs 
travaux,  et  l'héroïque  simplicité  de  leur  œuvre 
patriotique. 

Un  grand  orateur  a  dit1  :  u  Les  lettres  sont 
le  palladium  des  peuples  véritables.  Il  n'y  a  que 
les  peuples  en  voie  de  finir  qui  n'en  connaissent 
plus  le  prix  ;  parce  que,  plaçant  la  matière  au- 
dessus  des  idées,  ils  ne  voient  plus  ce  qui  éclaire 
et  ne  sentent  plus  ce  qui  émeut.  '  Sachons  tou- 
jours, mes  Frères,  mettre  les  idées  au-dessus  de 
la  matière,  les  progrès  de  l'esprit  au-dessus  du 
mouvement  des  affaires  et  du  miroitement  des 
richesses.  C'est  par  le  spiritualisme  et  la  haute 
culture  qu'une  nation  monte  à  la  gloire. 

1»  Lacordaire,  6e  conf.  de  Toulovse. 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  47 

III 

Mais  cette  gloire  serait-elle  solide,  si  elle  n'avait 
que  la  raison  humaine  pour  appui  ?  et  ne  savons- 
nous  pas  que  les  esprits  les  plus  cultivés  et  les 
peuples  les  plus  policés,  s'ils  sont  vides  de  Dieu, 
manquent  de  leur  plus  nécessaire  élément  de 
vie  ?  Malheur  aux  sociétés  sans  autels  !  "  La 
justice,  dit  l'Ecriture1,  élève  les  nations  ;  mais 
le  péché  les  abaisse  et  les  rend  misérables.  ' 

Et  par  justice,  ici,  que  faut-il  entendre  ? 
une  religiosité  vague  ?  la  seule  religion  natu- 
relle ?  L'histoire  proteste  contre  cette  interpré- 
tation mensongère.  Les  Grecs  avaient  de  l'es- 
prit ;  les  Romains,  du  savoir  et  des  légions. 
Et  cependant,  personne  ne  l'ignore,  ces  deux 
nations  fameuses,  viciées  et  dégénérées,  ont 
roulé,  avec  leurs  forums  et  leurs  temples,  sur  la 
pente  fatale  d'une  irrémédiable  décadence.  — 
Non,  mes  Frères  ;  une  seule  force  peut  prévenir 
de  telles  catastrophes  :  la  religion  du  Christ, 
et  l'Eglise  que  le  Christ  a  constituée  son  organe 
et  l'indéfectible  gardienne  du  décalogue  et  de 
la  loi  divine. 

Cette  religion,  ai-je  besoin  de  l'ajouter,  c'est 
la  nôtre.  Cette  Eglise,  elle  s'est  penchée,  amou- 
reuse,  sur  notre  peuple  au  berceau.      Et  c'est 

1.  Prov.,  xiv,  34. 


48  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

d'elle  que  nous  tenons  le  trésor  inestimable  de 
notre  vie  religieuse.  Et  c'est  par  ses  soins  que 
cette  vie  de  l'âme,  jaillie,  il  y  a  deux  siècles,  des 
flancs  de  la  France  chrétienne,  s'est  maintenue 
au  milieu  de  nous  si  saine  et  si  féconde,  et  coule 
toujours  si  abondante  dans  le  fleuve  sacré  de 
nos  traditions. 

Ici  se  placent  sur  mes  lèvres  des  noms  que 
votre  reconnaissance  appelle,  que  votre  piété 
exalte,  et  que  les  anges  acclament.  Brébœuf, 
Jogues,  Lallemant  :  ah  !  quels  ancêtres  dans  la 
foi,  quels  héros  de  la  charité,  quels  initiateurs 
et  quels  apôtres  !  vous  fûtes,  ô  martyrs  glorieux, 
pour  notre  peuple  naissant  ce  que  Jésus-Christ 
a  été  pour  l'humanité  entière.  C'est  dans  le 
sang  d'un  Dieu  que  l'Eglise  universelle  puise 
sa  force  et  sa  fécondité  ;  c'est  dans  le  vôtre, 
dont  vous  fûtes  si  prodigues,  et  qui  a  rougi  pro- 
videntiellement notre  sol,  que  l'arbre  de  l'Eglise 
canadienne  plonge  ses  racines  avides  et  boit  la 
sève  de  l'immortalité  ! 

Cette  sève  surnaturelle,  et  cette  vie  si  pure 
infusée  dans  l'âme  de  nos  pères,  l'Eglise,  par 
son  influence  et  par  son  travail,  n'a  cessé  d'en 
activer  les  mystérieuses  énergies. 

Je  ne  redirai  pas  avec  quel  zèle  l'épiscopat 
canadien,  suivant  l'exemple  du  premier  évêque 
de  Québec,  sut  veiller,  à  toutes  les  époques,  au 
maintien  intégral  des  croyances  et  à  la  pureté 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  49 

des  mœurs  publiques.  Ces  réflexions  m'entraî- 
aeraient  trop  loin.  Deux  faits,  cependant,  do- 
minent par  leur  importance  les  phases  variées 
de  notre  histoire  ;  et  de  deux  manières  également 
remarquables,  je  tiens  à  le  rappeler,  les  chefs 
spirituels  de  notre  race  eurent  l'honneur  de  la 
préserver  des  plus  mortels  périls. 

L'hérésie,  maîtresse  de  notre  sol,  eût  voulu 
compléter  son  triomphe  en  extirpant  du 
cœur  des  nôtres  cette  foi  catholique  qui  en 
garde  si  jalousement  le  seuil.  D'autre  part, 
quelles  pressions  exercées  sur  notre  peuple,  et 
quels  motifs  spécieux  offerts  à  son  esprit, 
pour  le  soulever  contre  l'autorité  légitime  et 
pour  l'entraîner  hors  des  voies  d'une  franche 
loyauté  ! 

Ces  tentatives  opposées  n'ont  pu  faire  fléchir 
la  vertu  de  nos  pères.  Dociles  aux  enseigne- 
ments de  l'Eglise,  ils  sont  restés  fidèles  et  à  leur 
Dieu  et  à  leur  Roi  ;  ils  ont  marché  d'un  pas  as- 
suré entre  l'abîme  de  l'hérésie  religieuse  et  le 
piège  menteur  de  l'hérésie  politique,  et  cette 
sage  et  loyale  attitude  les  a  sauvés. 

Le  catholicisme  canadien  grandit.  Il  se  révèle, 
il  s'affirme,  il  franchit  même  les  bornes  de  ce 
pays. 

Qui  n'a  présente  à  l'esprit  cette  mémorable 
expédition  entreprise,  il  y  a  vingt  ans,  par  une 
poignée  de  braves  dont  le  drapeau  mêle  aujour- 

4 


50  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

d'hui  sa  gloire  à  celle  de  Carillon1  ?  C'est  une  loi 
naturelle  que,  dans  les  temps  de  crise,  la  vie 
reflue  vers  sa  source.  Rome  était  menacée,  Rome, 
la  tête  du  monde  chrétien,  le  centre  des  pensées 
et  des  espérances  catholiques.  Que  vit-on  tout 
à  coup  ?  des  fils  du  Canada  se  lever,  s'armer 
de  leur  foi  et  de  leur  vaillance,  abandonner  pa- 
trie, amis,  familles,  et  aller,  nouveaux  "  croisés 
sur  le  chemin  de  Saint-Pierre2,  '  porter  au-delà 
des  mers  un  courage  et  un  dévouement  dont 
l'Europe    gardera    un    impérissable    souvenir. 

Et  nos  frères  qui  émigrent,  semant  autour 
d'eux  leurs  croyances,  et  nos  prêtres  et  nos 
vierges  qui  les  suivent,  et  cet  appui  que  notre 
sacerdoce  donne  avec  un  zèle  croissant  au 
christianisme  de  nos  voisins,  ne  témoignent-ils 
pas  une  vigueur  et  une  plénitude  morale  mer- 
veilleuse ?  Pareille  exubérance  n'est-elle  pas 
un  des  signes  dont  Dieu  se  plaît  à  marquer  les 
peuples  prédestinés  ? 

Mais  je  vois  d'autres  signes  plus  éclatants  en- 
core, et  par  lesquels  se  manifeste  plus  visiblement 
la  faveur  divine. 

Dans  un  coin  renommé  de  cette  terre  canadienne 
s'élève  un  sanctuaire  où  affluent  chaque  année 
de  toutes  nos  paroisses,  et  jusque  des  Etats-Unis, 

1.  Les  Zouaves  pontificaux,  présents  à  la  cérémonie,  portaient 
avec  eux  le  drapeau  de  Carillon. 

2.  Mot  de  Ls  Veuillot. 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  51 

des  milliers  de  pèlerins.  Là  des  aveugles  voient  ; 
des  boiteux  se  redressent  ;  des  paralytiques 
secouent  leur  torpeur.  Toutes  les  plaies  sont 
guéries,  toutes  les  misères  sont  soulagées.  C'est 
un  foyer  intense  de  grâces,  et  une  source  perma- 
nente de  prodiges.  Et  à  qui  devons-nous  cette 
gloire,  et  ces  extraordinaires  bienfaits  ?  à  l'Eglise 
catholique,  dont  les  croyances  pieuses  et  l'instinct 
clairvoyant  ont  fait  de  la  bonne  sainte  Anne 
notre  refuge  et  notre  patronne. 

Et  pour  que  rien  ne  manquât  au  peuple  cana- 
dien, et  que  sa  fidélité  à  Dieu  reçût  une  consé- 
cration solennelle,  l'œil  d'un  grand  Pontife  s'est 
abaissé  sur  nous.  Sa  main  a  désigné  l'un  des 
nôtres  ;  elle  l'a  béni  d'un  de  ces  gestes  dont 
le  Vicaire  du  Christ  est  le  maître,  et  elle  l'a  élevé 
jusqu'à  ces  hauteurs  où  se  reflète  l'éclat  de  la 
tiare,  et  d'où  le  pouvoir  sacré,  transformé  et 
transfiguré,  impose  tous  les  hommages  et  com- 
mande  tous  les  respects. 

Voilà,  mes  Frères,  ce  que  la  religion  a  été  pour 
nous,  et  voilà  quels  motifs  nous  avons  de  saluer 
dans  l'Eglise  où  nous  sommes  nés,  une  protec- 
trice dévouée,  une  institutrice  et  une  mère. 

Ah  !  chers  compatriotes,  n'allons  jamais,  par 
une  erreur  funeste,   nous  soustraire  à    sa  fcolli- 

m 

citude  et  à  sa  tutelle.  Le  jour  où  éclaterait  ce 
schisme,  c'en  serait  fait  de  notre  avenir.  L'his- 
toire ne  nous  dit  pas  qu'aucune  nation  ait  péri 


52  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

pour  avoir  fait  à  l'Eglise  trop  de  place  dans  la 
majesté  de  ses  conseils.  Mais  ce  que  nous  sa- 
vons, et  ce  que  l'histoire  rappelle  en  de  lugubres 
récits,  c'est  que  des  peuples  puissants  ont  dé- 
chu de  leur  rang  pour  avoir  rejeté  les  lumières 
de  la  foi  chrétienne. 

Soyons  plus  sages,  et  ne  perdons  point  de  vue 
l'alliance  contractée  dès  nos  origines  entre  le 
pouvoir  civil  et  l'autorité  ecclésiastique.  De- 
puis l'illustre  Laval  siégeant  au  Conseil  souve- 
rain jusqu'à  l'épiscopat  actuel  si  franchement 
dévoué  aux  intérêts  publics,  c'est  cette  alliance 
qui  a  fait  notre  force.  C'est  elle  qui  nous  rassem- 
ble aujourd'hui,  qui  nous  réunira  demain,  heureux 
et  reconnaissants,  près  de  l'autel  de  la  patrie. 

En  face  de  cet  autel,  et  en  présence  du  monu- 
ment qu'on  s'apprête  à  inaugurer,  et  qui  semble 
si  bien  fait  pour  symboliser  l'union  de  l'Eglise 
et  de  l'Etat,  jurons,  mes  Frères,  de  ne  jamais 
séparer  ces  deux  puissances  amies,  et  d'affirmer 
en  toute  conjoncture  les  droits  de  Jésus-Christ 
dans  le  gouvernement  des  nations. 

Ce  soir,  tournons  nos  regards  vers  le  grand 
Saint  dont  les  reliques  insignes,  déposées  dans 
le  trésor  de  cette  basilique,  seront  désormais 
pour  nous,  et  pour  la  société  qu'il  patronne,  un 
gage  d'une  plus  haute  et  d'une  plus  évidente  pro- 
tection. Prions  saint  Jean-Baptiste  de  nous  aider 
de  ses  conseils  et  de  nous  couvrir  de  son  égide, 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  53 

et  de  joindre  en  un  faisceau  compact  toutes  les 
branches  de  la  race  franco-canadienne.  Deman- 
dons-lui  d'exposer  lui-même  à  Dieu  nos  besoins 
et  de  lui  offrir  cette  prière  qui  monte  en  ce  moment 
de  nos  cœurs  : 

"  O  Dieu  de  l'univers,  vous  à  qui  obéissent 
les  cités  et  les  empires,  qui  avez  tiré  de  l'Egypte 
les  fils  d'Israël,  baptisé  les  Francs  aux  plaines 
de  Tolbiac,  couronné  Charlemagne,  canonisé 
saint  Louis,  vous  qui  châtiez  les  sociétés  coupa- 
bles et  louez  et  récompensez  les  nations  qui  vous 
aiment,  voyez  ce  peuple  prosterné  à  vos  pieds. 
C'est  un  peuple  fidèle.  Il  descend,  et  il  s'en  fait 
gloire,  de  la  Fille  aînée  de  l'Eglise.  La  croix  est 
son  drapeau,  l'évangile  sa  charte,  un  prince  du 
sang  chrétien  son  conseiller  et  son  guide.  Bé- 
nissez-le, Seigneur.  Donnez-lui  de  s'accroître 
et  de  se  multiplier  dans  l'unité  de  sa  foi,  dans 
la  splendeur  de  son  verbe,  et  dans  l'inaltérable 
pureté  de  ses  pensées  et  de  ses  traditions.  Qu'il 
soit  heureux  et  prospère  !  Qu'il  étende  et  dé- 
roule au  loin  la  phalange  fortement  unie  de  ses 
générations  vigoureuses  ;  que  son  pied  fier  et 
puissant  marque  sur  ce  continent  une  empreinte 
de  gloire  ;  et  que  sa  tête  porte  au  sommet  des 
cieux  le  diadème  des  nations  données  au  Christ 
en  héritage  !  " 

Ainsi  soit-il  avec  la  bénédiction  de  son  Emi- 
nence  ! 


KLOGE 

DE 

L'ABBÉ  LOUIS  OLIVIER. 

PROFESSEUR  A  LA  FACULTÉ  DES  ARTS, 

Prononcé  à  l'Université  Laval 

le  22  juin  1890 


Monseigneur  le  Recteur1, 
Excellence2, 

Mesdames, 

Messieurs, 

On  n'a  pu,  sans  doute,  perdre  le  souvenir  de 
rémotion  et  de  la  tristesse  qui  envahirent 
toutes  les  âmes,  lorsque,  le  14  octobre  dernier,  après 
une  alternative  d'espérances  trompeuses  et  de 
sombres  pressentiments,  éclata  parmi  nous  la 
pénible  nouvelle  de  la  mort  de  l'abbé  Louis  Olivier, 
professeur  de  Belles-Lettres  au  Séminaire  de 
Québec. 

1.  Mgr  Benjamin  Paquet,  recteur  de  l'Université  Laval. 

2.  Lord  Stanley  de  Preston,  Gouverneur  Général  du  Canada. 


56  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

Cette  mort  inattendue  était  un  coup  de  fou- 
dre. En  enlevant  tout  à  coup  à  l'estime  de 
ses  confrères,  et  à  la  tendre  affection  de  ses 
amis,  l'un  des  plus  dévoués  et  des  plus  po- 
pulaires professeurs  de  cette  maison,  elle 
creusait  dans  nos  rangs  un  vide  difficile  à 
combler. 

Rien,  certes,  n'a  été  plus  propre  à  nous  faire 
mesurer  toute  l'étendue  de  cette  perte  que  le 
deuil  visible  et  profond  où  ce  lugubre  événe- 
ment a  plongé  non  seulement  les  élèves  du  Petit 
et  du  Grand  Séminaire,  mais  encore  la  jeunesse 
instruite  et  le  public  de  cette  ville.  En  effet 
l'abbé  Olivier,  par  le  charme  de  son  esprit  et 
l'aménité  de  son  caractère,  s'était  créé  un  très 
grand  nombre  d'amis  ;  et  son  nom  et  sa  per- 
sonne, déjà  bien  connus  et  favorablement  ap- 
préciés, commençaient  d'exercer  ce  prestige  sa- 
lutaire qui  s'attache  naturellement  au  talent 
que  le  travail  honore  et  au  mérite  que  la  religion 
consacre. 

Qu'il  nous  soit  permis  ce  soir  de  payer  publi- 
quement, de  la  part  du  Séminaire  et  de  l'Uni- 
versité, un  faible  tribut  d'éloges  à  la  pure  et 
touchante  mémoire  de  celui  qui  fut  pour  nous, 
dans  la  plus  juste  acception  des  termes,  un  con- 
frère, un  collègue  et  un  ami. 

L'abbé  Louis-Amateur  Olivier  naquit  à  Saint- 
Nicolas,  dans  le  comté  de  Lévis,  le  29  mars  1859. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  57 

Ses  parents1,  ayant  remarqué  avec  quelle  ardeur 
précoce  le  jeune  Louis  s'adonnait  à  l'étude,  et 
quel  penchant  secret  semblait  incliner  son  cœur 
vers  la  vie  du  sanctuaire,  l'envoyèrent  à  Lotbi- 
nière  apprendre  les  rudiments  du  latin,  sous  la 
direction  du  notaire  Bédard.  Ce  premier  stage 
fini,  notre  étudiant  entra  au  Petit  Séminaire  de 
Québec,  où,  après  de  nombreux  succès  remportés 
au  cours  de  ses  classes,  il  termina  ses  études 
classiques  en  1882,  avec  le  titre  de  bachelier  es 
arts.  L'automne  de  la  même  année,  le  Grand 
Séminaire  lui  ouvrait  ses  portes. 

Quatre  ans  passés  dans  le  silence  de  la  re- 
traite, et  dans  les  travaux  combinés  de  l'étude 
et  de  l'enseignement,  préparèrent  saintement 
son  âme  aux  religieuses  fonctions  du  sacerdoce 
qu'il  eut  le  bonheur  de  recevoir,  le  13  juin  1886, 
des  mains  de  son  Eminence  le  cardinal  Tasche- 
reau. 

Nommé  vers  le  même  temps  professeur  de 
Seconde,  après  avoir  rempli  la  charge  initiatrice 
d'assistant-professeur  en  cette  classe  et  en  Rhé- 


1.  L'abbé  Olivier  appartenait  à  une  excellente  famille  de 
cultivateurs,  très  zélée  pour  l'éducation  de  ses  membres,  et  qui 
a  donné  à  la  société  des  hommes  marquants,  tels  que  le  Dr  L.  Oli- 
vier, ancien  zouave  pontifical  et  ancien  député  de  Mégantic 
au  Parlement  fédéral,  et  Nazaire  Olivier,  avocat,  ancien  député 
de  Lévis  à  la  Législature  provinciale,  et  ancien  professeur  à  la 
Faculté  de  Droit  de  l'Université  Laval. 


58  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

thorique,  le  jeune  abbé  ne  tarda  pas  à  faire  pa- 
raître les  réelles  et  remarquables  aptitudes  dont 
la  nature  l'avait  doté  pour  l'enseignement  litté- 
raire. Aussi  l'Université,  désireuse  de  s'assurer 
le  concours  de  son  zèle  et  d'ouvrir  à  ses  talents 
une  sphère  plus  haute  et  plus  large,  s'empressa-t- 
elle  de  lui  conférer  le  titre  de  professeur  de  litté- 
rature française. 

C'est  au  début  de  cette  carrière,  si  pleine  de 
promesses,  qu'une  soudaine  et  impitoyable  ma- 
ladie est  venue  le  ravir  aux  succès  marqués  du 
présent  et  aux  espérances  grandissantes  de 
l'avenir. 

Encore  tout  émus  de  ce  coup  tragique,  et  sans 
chercher  à  pénétrer  l'adorable  volonté  divine, 
nous  devons,  l'âme  résignée,  nous  courber  sous 
les  desseins  du  ciel,  et  répéter  avec  confiance  ce 
que  disent  nos  Saints  Livres  de  l'homme  juste, 
frappé  et  enlevé  à  la  fleur  de  l'âge  :  "  Consum- 
matus  in  brevi,  explevit  tempora  multa  ;  quoiqu'il 
ait  peu  vécu,  il  a  cependant  fourni  une  carrière 
bien  remplie1.  "  Tel  a  été,  en  effet,  l'abbé  Louis 
Olivier. 

Pour  juger,  comme  il  convient,  cette  belle  et 
trop  courte  existence,  il  ne  suffit  pas  de  porter 
les  yeux  sur  les  œuvres  que  notre  confrère  a 
lui-même  produites,  ou  auxquelles  il  a  pris  part  ; 

1.  Sap.,  iv,   13. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  59 

il  faut  encore,  et  avant  tout,  recueillir  les  fortes 
leçons  qui  se  dégagent  de  sa  vie,  considérer  les 
exemples  de  foi  profonde  et  de  vertu  laborieuse, 
inséparables  de  sa  mémoire,  et  qui  la  rendent 
si  particulièrement  chère  à  tous  les  vrais  amis 
de  l'instruction  et  de  la  jeunesse. 

Le  collègue  que  nous  pleurons  personnifie, 
à  nos  yeux,  le  travail  ardent,  réfléchi,  persévé- 
rant, mis  au  service  de  la  plus  noble  des  causes, 
la  cause  de  l'éducation. 

Ecolier,  on  ne  le  vit  jamais  perdre  en  lectures 
frivoles,  en  passe-temps  qui  déroutent  ou  anémient 
la  pensée,  ces  heures  précieuses  que  le  jeune 
homme  doit  employer  à  sa  formation  intellectuelle. 
Docile  aux  enseignements  et  aux  conseils  de 
ses  maîtres,  il  suivait  sans  dévier  le  sentier  qu'on 
lui  traçait  ;  et  ce  sentier  parfois  ardu,  où  s'exer- 
çait son  courage,  devenait  chaque  année  pour 
lui  le  chemin  de  la  victoire.  Il  aimait  ses  classes 
et  ses  livres,  et  il  s'y  attachait  de  plus  en  plus, 
par  plaisir  et  par  devoir  :  par  plaisir,  sans  doute, 
puisque  l'âme  altérée  et  curieuse  y  étanche  cette 
soif  insatiable  de  connaître  qui  est  l'un  de  ses  be- 
soins les  plus  pressants  ;  par  devoir,  surtout, 
car  c'est  l'étude  qui  façonne  les  esprits  solides, 
et  qui  les  dispose  à  servir  dignement  les  plus 
hauts  intérêts  de  la  société  et  de  l'Eglise. 

Ce  qu'il  était  écolier,  l'abbé  Olivier  le  fut  da- 
vantage encore,   devenu  séminariste. 


60  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

Pénétré  de  l'esprit  de  son  nouvel  état,  il  savait 
allier  aux  plus  sévères  pratiques  de  la  piété 
cléricale  les  travaux  de  l'enseignement  et  l'amour 
de  la  science  sacrée.  Combien  il  eût  désiré  con- 
centrer toutes  ses  études  sur  cette  science  de 
Dieu  et  des  âmes,  et  que  de  fois  ne  nous  a-t-il  pas 
exprimé  son  regret  de  ne  pouvoir,  à  l'exemple 
de  tant  de  confrères,  tremper  ses  lèvres  à  la  coupe 
fortifiante  des  doctrines  de  saint  Thomas  !  Mais 
la  voix  de  l'autorité  l'avait  appelé  ailleurs  ;  et 
ce  n'est  pas,  avouons-le,  sans  un  sentiment  de 
vive  satisfaction  qu'il  vit  s'ouvrir  devant  lui 
le  champ  si  vaste,  si  riche  et  si  séduisant  des 
études  littéraires. 

L'enseignement,    Messieurs,    est   un   apostolat. 

Or,  Dieu  qui  voulait,  pour  quelques  années 
du  moins,  confier  à  notre  ami  les  fonctions  aussi 
délicates  qu'importantes  de  ce  ministère,  l'avait 
fait  apôtre,  j'entends,  l'avait  doué  des  qualités 
maîtresses  et  des  facultés  communicatives  qui 
subjuguent  l'esprit  et  le  cœur  des  élèves.  L'abbé 
Olivier  sut  bientôt  conquérir  une  place  distin- 
guée au  rang  des  professeurs. 

Sans  être  une  de  ces  intelligences  de  haut  vol 
qui  planent  sur  les  sommets,  il  possédait  un 
goût  sûr,  un  jugement  droit  ;  et  ce  qui  lui  man- 
quait peut-être  de  facilité  et  de  pénétration  na- 
turelle était,  chez  lui,  amplement  compensé  par  la 
passion  du  savoir  et  par  l'opiniâtreté  du  travail. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  01 

Chaque  année  voyait  s'accroître  le  trésor  de 
ses  connaissances.  En  présence  des  beautés 
sereines  et  des  horizons  de  lumière  que  lui  révélait 
le  culte  des  lettres,  il  s'éprenait  d'une  admiration 
qui  allait  jusqu'à  l'enthousiasme.  Il  savourait 
lui-même  avec  une  délectation  extrême  ces  plaisirs 
élevés  ;  et,  en  classe,  par  sa  parole  chaude  et 
persuasive,  il  les  faisait  passer  dans  l'âme  en- 
chantée de  ses  élèves. 

Quelques  écrits  sortis  de  sa  plume,  montrent 
suffisamment  ce  qu'on  pouvait  attendre  d'elle. 
Pensées  nobles  et  choisies,  critique  experte  et 
judicieuse,  style  correct,  châtié,  élégant,  tout 
déjà  faisait  présager  pour  l'abbé  Olivier  un  avenir 
brillant  et  fécond.  Il  était  entré  dans  le  groupe 
des  collaborateurs  de  notre  grande  revue,  le 
Canada-Français.  Une  conférence  fort  réussie 
sur  le  marivaudage  lui  avait  valu  les  suffrages 
d'un  bon  nombre  de  lettrés  !  Ses  sermons,  quoi- 
que  rares,    étaient  goûtés   des    fidèles. 

Mais  c'est  surtout  en  classe,  dans  sa  chère 
classe  de  Seconde,  que  le  mérite  et  le  talent  de 
notre  jeune  ami  apparaissaient   tout  entiers. 

Il  y  a  dans  le  cœur  humain,  et  dans  l'affection 
franche  et  ouverte  par  laquelle  il  se  livre,  une 
force  de  persuasion  que  n'ont  pas  les  seules  con- 
naissances de  l'esprit.  Pour  se  frayer  le  chemin 
des  âmes,  surtout  si  ces  âmes  sont  neuves,  in- 
constantes,  sensibles  aux  moindres  atteintes  de 


62  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

l'ennui  et  de  la  lassitude,  la  science  du  profes- 
seur doit  se  doubler  de  bonté.  Or,  j'en  prends  à 
témoin  tous  ses  anciens  élèves  et  tous  ceux  qui 
l'ont  approché  et  connu,  l'abbé  Olivier  était  bon  ; 
je  dirai  mieux,  il  avait  reçu  du  ciel  un  fonds  d'iné- 
puisable bienveillance.  Doux  et  ferme  à  la  fois, 
indulgent  sans  faiblesse,  patient,  dévoué,  il  met- 
tait dans  ses  procédés  un  tact  et  une  sympathie 
qui  lui  conciliaient  tous  les  cœurs.  Régent  exem- 
plaire, il  savait  par  un  bon  mot,  par  un  éloge  mé- 
rité, stimuler  et  récompenser  le  travail,  comme 
il  savait  aussi,  par  cet  accent  de  douceur  dont 
il  ne  se  départait  jamais,  faire  accepter  et  faire 
fructifier  un  reproche.  Les  jeunes  gens  allaient 
à  lui  non  seulement  comme  à  un  maître  rensei- 
gné, mais  comme  à  un  guide  sûr  et  affable,  et 
comme  à  un  conseiller  digne  de  toute  confiance. 
Il  est  disparu,  ce  guide  ;  il  est  mort,  cet  hom- 
me de  conseil.  Mais  les  nombreux  élèves  qui, 
en  suivant  ses  leçons,  y  ont  puisé  le  goût  du  beau 
et  l'amour  des  lettres,  mais  les  membres  de  la 
société  littéraire  des  externes  qu'il  dirigea  trois 
ans  avec  un  si  grand  zèle,  tous  ceux  enfin  qui, 
par  leur  situation,  ont  pu  jouir  de  son  commerce 
et  bénéficier  de  son  influence,  n'oublieront  pas 
de  sitôt  cet  esprit  clair,  cette  âme  bienveillante, 
ce  cœur  franc  et  loyal,  cet  éducateur  aimant,  sym- 
pathique et  généreux.  Son  souvenir  parlera, 
comme  il  parlait  lui-même,   avec  l'autorité  que 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  63 

donne  l'intelligence  jointe  au  dévouement,  au 
désintéressement  et  à  la  vertu. 

J'ai  nommé  la  vertu.  L'abbé  Olivier,  Messieurs, 
la  cultivait  depuis  son  enfance.  Il  avait  compris 
que,  sans  elle,  sans  cette  force  intérieure  qui 
élève  la  pensée,  redresse  le  sens  de  l'âme,  et  oriente 
toute  l'activité  humaine,  le  travail  est  un  servage, 
la  gloire  une  vanité  et  une  dangereuse  chimère. 

Habitué  de  bonne  heure  à  ne  rien  négliger  de 
ce  que  la  religion  demande,  il  mit  à  accomplir 
tous  ses  devoirs  de  prêtre,  cette  ardeur  et  ce 
courage  qui  ne  le  quittaient  jamais.  Pieux,  cha- 
ritable, plein  de  condescendance,  modeste  dans 
le  succès,  régulier  dans  ses  actions,  il  offrait  à 
ses  confrères  l'exemple  de  toutes  les  vertus.  Il 
accomplissait  saintement  les  actes  les  plus  ordi- 
naires ;  et  c'est  en  cela  même  qu'ont  brillé  de  tout 
leur  éclat  l'énergie  soutenue  de  sa  volonté  et  le 
mérite  singulier  de  sa  foi. 

Aussi,  quand  sonna  l'heure  des  suprêmes  adieux, 
quand  il  fallut  s'arracher  à  une  famille  en  pleurs, 
à  des  frères  tendrement  aimés,  reconcer  aux 
jouissances  de  l'étude,  et  aux  mille  projets  d'ave- 
nir que  caresse  instinctivement  tout  esprit  jeune, 
vigoureux  et  conscient  de  ses  dons  innés  et  de 
sa  naissante  valeur,  son  âme  se  trouva  prête. 
Un  acte  d'espérance,  un  élan  d'amour  divin, 
une  pensée  et  un  regard  tournés  vers  le  ciel 
suffirent  pour  consommer  le  sacrifice. 


64  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

L'abbé  Olivier  s'est  endormi  du  sommeil  des 
justes  avec  cette  sérénité  douce,  cette  soumission 
entière  et  confiante  aux  ordres  de  la  Providence, 
qui  avaient  été  la  marque  spéciale  et  la  loi  essen- 
tielle de  sa  vie. 

Nous  savons  que  peu  de  temps  avant  de  tomber 
malade,  il  avait  conçu  l'idée  de  traverser  bien- 
tôt l'océan  pour  aller  à  Paris,  foyer  des  lettres 
françaises,  compléter  ses  études  littéraires  et 
mettre  la  dernière  main  à  l'édifice  de  ses  con- 
naissances. Dieu  ne  lui  a  pas  permis  de  réaliser 
ce  rêve.  Mais  en  revanche,  et  au  lieu  des  par- 
celles de  vérité  que  l'homme  recueille  ici-bas 
avec  tant  de  labeur,  il  lui  a  livré  la  vérité  tout 
entière  ;  il  l'a  appelé,  nous  en  avons  la  ferme  con- 
fiance, à  jouir  parmi  les  élus  de  l'éternelle  vision 
d'une  Beauté  qui  ne  connaît  ni  ombre  ni  déclin. 

L'Université  Laval,  Messieurs,  a  perdu  en  sa 
personne  un  professeur  dévoué,  la  jeunesse  pleure 
un  ami,  l'Eglise  un  jeune  prêtre  studieux  et 
vertueux. 

C'est  une  fleur  fraîchement  éclose,  moissonnée 
dans  son  printemps  ;  mais  du  moins,  pour  nous 
consoler,  il  nous  en  reste  l'image,  et  nos  cœurs 
en  garderont  l'inoubliable  parfum  ! 


ELOGE 

DU  VÉNÉRABLE 
FRANÇOIS  DE  MONTMORENCY-KAYAL, 
PREMIER  ÉVÈQUE  DE  QUÉBEC, 

Prononcé  dans  la  Basilique  de  Québec, 

à  l'occasion  de  l'introduction  de  la  cause 

de  béatification  du  serviteur  de  Dieu, 

le  13  mai  1891 


D 


Similem  illum  fecit  in  gloria 
sanctorum. 

Dieu  lui  a  donné  une  gloire 
égale  à  celle  des  saints. 
Eccli.,  xlv,  2. 

Eminence1, 

Messeigneurs2, 

Mes  Frères, 

ans  le  domaine  moral,  non  moins  que  dans 
l'ordre  physique,  l'Auteur  et  l'Ordonnateur  de 


1.  Son   Eminence  le   cardinal   El  zéar- Alexandre   Taschereau, 
archevêque  de  Québec. 

2.  Tous  les  archevêques  et  évêques  de  la  Province  de  Québec. 


66  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

toutes  choses  sait  marquer  son    action    par    des 
règles  d'une  admirable  sagesse. 

C'est  une  loi  de  la  Providence  qu'aux  origines 
des  grandes  institutions  sociales  préside  un  de 
ces  génies  dont  la  puissance  pénètre  l'avenir, 
et  l'une  de  ces  personnalités  dont  l'influence 
domine  toute  la  série  des  âges.  Adam,  chef  et 
principe  des  générations  humaines,  réunissait  en 
son  être  les  dons  les  plus  merveilleux  d'intelli- 
gence et  de  force.  Jésus-Christ,  fondateur  adorable 
de  l'Eglise,  s'est  montré  le  type  achevé  de  toute 
perfection.  Chaque  société  nouvelle,  chaque  Ordre 
religieux,  chaque  Eglise  particulière  quelque  peu 
importante,  s'honore  d'avoir  pris  naissance  par  les 
soins  et  sous  la  conduite  d'un  héros  ou  d'un  saint. 

Dieu  merci,  l'humble  Eglise,  fondée  en  cette 
ville  même  il  y  a  plus  de  deux  siècles,  et  à  laquelle 
nous  sommes  heureux  d'appartenir,  n'a  pas 
été  privée  de  ce  bienfait  ni  de  cette  gloire.  Elle 
aussi,  elle  peut  se  flatter  d'avoir  vu  rayonner 
sur  son  berceau  la  figure  d'un  homme  éminent, 
d'un  prélat  illustre  par  le  nom  et  par  la  noblesse  | 
du  sang,  plus  illustre  et  plus  remarquable  par 
le  mérite  des  œuvres  et  par  la  sainteté  de  la  vie1. 

Est-il  besoin  de  le  nommer,  ce  pionnier  auguste 

1.  En  parlant  dans  ce  discours  de  la  sainteté  et  des  vertus 
de  Mgr  de  Laval,  nous  déclarons  (conformément  aux  règles 
établies  par  le  Saint-Siège)  ne  vouloir  en  aucune  façon  préve- 
nir le  jugement  de  notre  mère  la  sainte  Eglise. 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  67 

de  la  foi  ?  Sa  mémoire,  toujours  chère  au  peu- 
ple canadien-français,  toujours  bénie,  toujours 
vénérée,  a  survécu  au  naufrage  des  siècles.  Et 
c'est  pour  honorer  cet  ancêtre  glorieux  qu'aujour- 
d'hui, dans  ce  lieu  historique,  premier  témoin 
de  son  zèle  et  dernier  théâtre  de  sa  piété,  s'est 
réunie  l'élite  d'une  nation  qui  fut  pendant  si 
longtemps  l'objet  de  ses  plus  tendres  et  de  ses 
plus  vives   sollicitudes. 

Pressés  par  un  sentiment  de  juste  reconnais- 
sance, nous  sommes  venus,  sur  l'appel  de  son 
Eminence  le  cardinal  Archevêque,  remercier 
Dieu  et  le  Saint-Siège  d'avoir  exaucé  nos  vœux, 
d'avoir  voulu  permettre  l'introduction  en  cour 
de  Rome  de  la  cause  de  béatification  et  de  cano- 
nisation du  premier  évêque  de  Québec  ;  nous 
sommes  venus,  dis-je,  en  face  des  autels  où  le 
portent  déjà  nos  désirs,  saluer  et  célébrer  l'im- 
mortel fondateur  de  l'Eglise  du  Canada,  le 
vénérable  François  de  Montmorency-Laval. 

Personne  ne  contestera  l'importance  souve- 
raine d'un  tel  événement.  Ce  décret  du  Saint- 
Siège,  sans  être  définitif,  et  sans  autoriser  encore 
les  honneurs  d'un  culte  public,  consacre  solen- 
nellement la  vie  et  les  travaux  du  grand  servi- 
teur de  Dieu.  Il  nous  remet  sous  les  yeux,  à  une 
époque  où  la  foi  chrétienne,  même  la  mieux 
ancrée  dans  le  cœur  des  peuples,  est  exposée  à 
de   graves    dangers,    les    exemples   lumineux   de 


68  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

cette  âme  si  fidèle  et  les  leçons  de  courage 
dictées    par    ce    modèle    de    toutes    les    vertus. 

En  effet,  par  le  caractère  de  ses  mérites  et  de 
ses  œuvres,  Mgr  de  Laval  rappelle  les  temps 
héroïques  des  premiers  siècles  du  christianisme. 
Organisateur  d'une  Eglise  qui  lui  doit  ses  pre- 
miers progrès,  il  a  été  en  même  temps,  dans  ces 
contrées  neuves  et  barbares,  l'infatigable  cham- 
pion de  la  foi  ;  et,  au  milieu  de  tous  ces  travaux, 
on  l'a  vu  s'élever  jusqu'aux  plus  hauts  sommets 
de  la  perfection  évangélique.  C'est  dire  que  sur  son 
front  brille  une  triple  auréole  :  le  génie  de  l'auto- 
rité, la  flamme  du  dévouement,  la  gloire  de  la 
vertu  ;  qu'il  a  été  grand  évêque,  grand  apôtre,  et 
grand  saint.  Similem  illumfecit  in  gloria  sanctorum. 

Telles  sont  les  trois  pensées  que  nous  inspire 
la  fête  de  ce  jour,  et  que  je  voudrais,  mes  Frères, 
soumettre  bien  humblement  à  votre  religieuse 
considération. 


Chef-d'œuvre  des  mains  divines,  l'Eglise  ca- 
tholique est  une  société  vivante,  un  vaste  corps 
moral  puissamment  organisé  selon  toutes  les 
lois  de  l'ordre  hiérarchique,  et  pénétré  et  vivifié 
par  un  principe  supérieur  et  par  un  souffle  sur- 
naturel qui  en  est  l'âme  et  la  force.  Sur  cette 
•ceuvre   merveilleuse,    sortie   du   cœur   même   du 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  69 

Christ,  et  ordonnée  à  un  but  universel,  doivent 
se  modeler  ou  plutôt  se  greffer  toutes  les  Eglises 
nouvelles,  locales  et  régionales,  nécessitées  par 
la  marche  des  temps  et  par  le  mouvement  des 
peuples.  Vouloir  créer  une  Eglise  en  dehors  de  ces 
conditions  serait  jeter  dans  le  sol  une  branche 
sèche  et  sans  vie,  fatalement  vouée  à  la  stérilité. 

C'est  ce  qu'avait  compris  l'illustre  François 
de  Laval  dès  le  jour  où  il  fut  choisi  par  les  cours 
de  France  et  de  Rome  pour  aller  au  Canada 
exercer    les    fonctions    de    Vicaire    apostolique. 

Formé  aux  meilleures  écoles  de  la  science  et 
du  dévouement,  préparé  et  initié,  par  la  Provi- 
dence elle-même,  au  gouvernement  des  hommes 
et  à  la  gestion  des  affaires,  Mgr  de  Pétrée  appor- 
tait à  la  haute  mission  dont  on  l'avait  investi 
un  jugement  droit  et  sûr,  une  foi  ardente  et  pro- 
fonde, un  courage  magnanime.  Nous  ne  le  sui- 
vrons pas  dans  le  détail  des  œuvres  qu'il  entre- 
prit et  fonda  pour  assurer  à  la  Nouvelle-France 
une  condition  religieuse  digne,  tout  à  la  fois, 
de  la  noblesse  de  sa  naissance,  et  de  la  grandeur 
de  ses  destinées.  Cette  étude  dépasserait  le 
cadre  que  nous  nous  sommes  tracé.  Toutefois, 
nous  ne  saurions  taire  avec  quelle  prévoyance, 
et  quel  esprit  de  discernement,  le  sage  et  pru- 
dent prélat  sut  asseoir  l'édifice  confié  à  ses  mains 
sur  ces  bases  immuables  qui  défient  les  révolu- 
tions et  l'action  corrosive  des  siècles. 


70  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

Sachant  bien  qu'une  Eglise  ne  saurait  long- 
temps subsister  sans  un  clergé  instruit  et  pieux, 
il  s'appliqua  tout  d'abord,  malgré  son  peu  de 
ressources,  à  établir  un  séminaire.  Ce  séminaire, 
mes  Frères,  fut  l'œuvre  de  prédilection  de  Mgr  de 
Laval.  Il  l'entoura  de  ses  soins,  l'aida  de  ses 
conseils,  le  dota  de  ses  deniers.  Il  en  fit,  chose 
admirable,  un  centre  et  un  foyer  d'où  tous  les 
missionnaires,  après  y  avoir  puisé  les  fortes 
et  sublimes  leçons  du  dévouement  chrétien, 
.rayonnaient  et  se  répandaient  dans  les  différentes 
paroisses,  et  où  chacun  d'eux  ensuite,  brisé, 
accablé  de  fatigue,  venait  avec  bonheur  refaire 
ses  forces  et  retremper  son  courage1. 

C'est,  en  très  grande  partie,  au  zèle  et  à  la 
sagesse  du  prélat  fondateur  que  nous  devons 
notre  belle  organisation  paroissiale  par  laquelle 
se  réalise  si  bien,  dans  une  sphère  limitée  sans 
doute,  l'harmonieux  accord  de  l'Eglise  et  de 
l'Etat.  Ce  système,  sous  certains  rapports, 
peut  n'être  pas  parfait.  Il  a  cependant  rendu, 
sur  notre  terre  canadienne,  des  services  inappré- 
ciables. Semblables  aux  tissus  celluleux  où  s'éla- 
bore la  vie  physique  et  qui  la  gardent  et  la  trans- 
mettent,   nos    centres    paroissiaux    ont    été    des 

1.  C'était  là,  assurément,  une  situation  transitoire,  mais 
adaptée  aux  besoins  spéciaux  d'une  Eglise  toute  nouvelle,  et 
qui  témoigne  de  l'esprit  éminemment  pratique  du  premier  évé- 
que  canadien. 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  71 

cellules  fécondes  par  lesquelles  s'est  conservée, 
et  propagée,  et  multipliée,  notre  vie  religieuse, 
et  avec  elle  cet  esprit  de  solidarité  morale  et 
de  communauté  civique  qui  a  tenu  nos  familles 
rurales  si  puissamment  associées. 

L'Eglise,  nous  l'avons  dit,  n'est  pas  une  masse 
inerte,  mais  un  corps  vivant.  Elle  a  une  âme 
qui  la  pénètre  en  tous  ses  éléments  et  en  tous 
ses  organes,  et  de  laquelle  dépendent,  comme 
d'un  principe  essentiel,  sa  force,  sa  fécondité  et 
sa  vie. 

Ce  sera  l'honneur  propre,  et  la  gloire  impéris- 
sable, de  Mgr  de  Laval,  d'avoir  su  faire  passer 
dans  l'Eglise  de  Québec  le  souffle  surnaturel 
qui  l'inspirait  lui-même,  de  lui  avoir  donné  une 
âme  lumineuse  et  pure,  d'avoir  infusé  à  son 
œuvre  cette  sève  spirituelle  et  ces  fortes  tradi- 
tions de  doctrine  et  de  morale,  de  piété  et  de 
religion,  dont  s'est  imprégné  notre  esprit,  et  qui 
distinguent  aujourd'hui  encore  nos  braves  popu- 
lations   canadiennes. 

Dans  un  siècle  où  l'Eglise  de  France,  menacée 
par  l'invasion  protestante  et  travaillée  par  le 
ferment  janséniste,  se  laissait  d'autre  part 
entraîner  au  courant  des  prétendues  libertés 
gallicanes,  quelle  énergie  ne  fallait-il  pas,  chez 
un  prélat  du  reste  très  bien  vu  de  la  Cour, 
pour  échapper  à  tant  de  périls  !  Mgr  de  Laval 
eut  ce  rare  et  insigne  mérite.     On  le  vit,  dès  le 


72  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

début  de  son  administration,  repousser  coura- 
geusement les  prétentions  dangereuses  de  l'arche- 
vêque de  Rouen  pour  ne  dépendre,  lui  et  les 
siens,  que  du  Saint-Siège  lui-même.  Hostile  au 
jansénisme  ainsi  qu'au  gallicanisme,  il  ne  perdait 
aucune  occasion  de  battre  en  brèche  ces  erreurs. 
Ce  qu'il  fit  pour  éloigner  de  ce  pays  les  huguenots 
ou,  du  moins,  pour  les  convertir,  son  amour  des 
doctrines  de  Rome  et  de  la  liturgie  romaine,  son 
zèle  pour  l'éducation,  pour  le  bien  et  le  progrès 
des  communautés  religieuses,  l'ardeur  constante 
et  la  force  indomptable  qu'il  fit  paraître  dans  la 
défense  des  droits  sacrés  de  l'Eglise,  proclament 
plus  éloquemment  que  toute  parole  humaine 
l'élévation  de  pensée,  la  droiture  de  jugement, 
l'inflexible  rigidité  dogmatique  du  vénérable  fon- 
dateur de  l'Eglise  de  Québec. 

Ce  souci  de  l'orthodoxie  n'avait  d'égal  en  lui 
que  son  désir  de  faire  prévaloir  les  exigences 
de  la  morale,  et  de  faire  partout  triompher  les 
intérêts  de  la  religion,  de  la  piété  et  de  la 
vertu. 

Avec  quels  courageux  accents  ne  croit-il  pas 
devoir  dénoncer  les  désordres  et  les  graves  abus 
dont  la  société  d'alors  donnait  parfois  le  spec- 
tacle !  Quelle  noblesse  de  motifs,  et  quelle  vigueur 
d'action  dans  les  assauts  qu'il  livre  pendant 
près  de  vingt  ans  au  commerce  de  l'eau-de-vie  ! 
On  l'accuse,  on  le  calomnie  ;     on  intrigue  à  la 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  73 

Cour  de  France  pour  miner  son  crédit  et  entraver 
ses  efforts.  Incapable  de  faiblesse,  Mgr  de  Laval 
ne  craint  pas  de  se  mettre  en  route,  d'affronter, 
à  plusieurs  reprises,  l'océan  et  ses  tempêtes,  et 
d'aller  en  personne  déjouer  les  trames  odieu- 
ses ourdies  contre   son  autorité. 

Rien  du  reste  n'échappait  à  ses  soins  et 
à  son  regard  prévoyant.  Il  serait  trop  long 
de  rappeler  comment  il  s'employa  à  répan- 
dre dans  l'âme  de  son  peuple,  et  à  faire 
lever  et  fructifier  ces  belles  et  riches  se- 
mences d'où  naissent  les  mœurs  chrétiennes, 
et  qui  engendrent  les  longues  traditions  catho- 
liques. Deux  célèbres  dévotions,  associées  dès 
l'crigine  à  notre  vie  nationale,  et  qui  en  furent 
à  toutes  les  époques  le  palladium  sacré,  le  culte 
de  la  bonne  sainte  Anne  et  celui  de  la  Sainte- 
Famille,  rediront  éternellement  le  nom  du  saint 
fondateur  qui,  soit  par  ses  exemples,  soit  par 
des  règlements  de  la  plus  haute  sagesse,  leur 
donna  une  si  efficace  impulsion. 


II 


Mais  l'évêque  appelé  à  établir  une  Eglise, 
et  à  créer  une  société  de  croyants,  n'a  pas  seule- 
ment besoin  du  génie  de  l'autorité  ;  il  lui  faut, 
semblable  aux  grands  sauveurs  d'âmes  et  aux 
grands    convertisseurs    de    peuples,     revêtir     les 


74  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

livrées  de  l'apostolat  et  en  déployer  tout  le 
zèle.      Euntes  docete  omnes  génies1. 

Mgr  de  Laval  fut  vraiment  apôtre  :  il  en  avait 
le  cœur  généreux  ;  il  en  avait  la  foi  intrépide. 
Cette  foi  si  élevée  lui  révélait  le  prix  des  âmes 
rachetées  dans  le  sang  de  l'Agneau  ;  et  sa  cha- 
rité ardente  s'exaltait  dans  l'extrême  désir  de 
les  régénérer  et  de  les  sauver.  C'est  lui  qui  s'écriait 
avec  un  accent  digne  de  saint  Paul  :  "  Plaise 
au  ciel  que  je  me  fasse  tout  à  tous,  et  que  je 
gagne  tous  les  cœurs  à  notre  Divin  Sauveur2!  " 

Avant  même  qu'il  partît  pour  les  missions 
d'Amérique,  cette  soif  et  cette  passion  des  âmes 
le  consumait,  et  on  l'avait  désigné  pour  aller 
porter  au  Tonkin,  avec  les  clartés  de  la  foi, 
l'offrande  volontaire  de  sa  vie.  Nommé,  peu  de 
temps  après,  vicaire  apostolique  de  la  Nouvelle- 
France,  il  n'accepta  cette  charge  que  dans  le 
ferme  espoir  d'y  pouvoir  travailler  au  salut  des 
infidèles  et  peut-être  d'y  verser  son  sang. 

Qui  dira  les  nombreuses  démarches  faites  par 
le  vaillant  prélat,  les  prières  et  les  travaux  aux- 
quels il  se  livrait,  les  sacrifices  qu'il  s'imposait, 
pour  assurer  le  succès  des  missions  sauvages  ? 

Un  de  ses  premiers  soins  fut  d'associer  aux 
Pères  Jésuites,   dont  l'ardeur  et  le   courage  ne 


1.  Matth.,  xxviii,  9. 

2.  Rapport  de  1660  adressé  au  Souverain  Pontife. 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  75 

pouvaient  suffire  à  tous  les  besoins,  de  nouveaux 
missionnaires  remplis  de  l'esprit  de  Dieu.  Ces 
nobles  ouvriers  du  Christ,  il  les  chérissait  de  toute 
son  âme  ;  et  il  faut  lire  les  lettres  d'adieu,  les 
instructions  si  sages,  et  les  conseils  si  pratiques 
qu'il  leur  adressait,  pour  comprendre  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  foi  confiante,  d'aspirations  su- 
blimes et  de  lumineuses  intuitions  dans  ce  cœur 
d'évêque  et  d'apôtre. 

Un  jour,  revenant  d'une  visite  pastorale,  il 
fait  rencontre  d'un  vieux  missionnaire  tout  courbé 
sous  le  poids  de  l'âge,  et  qui,  effrayé  peut-être 
par  de  sombres  prévisions,  lui  demande  d'un 
air  hésitant,  s'il  doit  continuer  sa  route  :  "  Mon 
Père,  répond  le  prélat  d'un  ton  quasi  inspiré, 
toute  raison  humaine  semble  vous  retenir  ici, 
mais  Dieu,  plus  fort  que  les  créatures,  vous  veut 
en  ces  quartiers-là.  '  Et  le  Père,  dans  la  suite, 
écrivait  qu'au  sein  de  ses  labeurs  et  de  ses  tris- 
tesses, dans  la  solitude  des  bois,  ou  sur  le  bord 
des  torrents,  cette  parole  tombée  des  lèvres  d'un 
tel  pasteur  apportait  à  son  âme  consolée  des 
leçons  de  force  et  des  échos  de  joie. 

Mgr  de  Laval  n'avait  pas  de  plus  grand  bon- 
heur que  de  partager  la  vie  et  les  travaux  de 
ses  prêtres,  de  sillonner  en  canot  d'écorce,  et 
une  crosse  de  bois  à  la  main,  les  lacs  et  les  rivières, 
et  d'aller  souvent  visiter  les  postes  les  plus 
inhospitaliers  de  son  immense  diocèse.     Sa  pré- 


76  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

sence  charmait  les  sauvages  ;  sa  bienveillance  les 
subjuguait  ;  et,  au  seul  son  de  sa  voix,  le  farouche 
Iroquois  lui-même  se  transformait  en  doux  agneau. 

Grâce  à  sa  direction  et  aux  impulsions  de  son 
zèle,  les  missions  prirent  un  essor  jusque-là  in- 
connu. Le  regard  du  prélat-apôtre  embrassait 
dans  un  même  rayon  de  miséricordieuse  charité 
presque  toute  l'Amérique  du  Nord,  et  il  eut  la 
consolation  de  voir,  avant  de  mourir,  la  croix 
de  son  divin  Maître  étendre  ses  bras  rédempteurs 
jusque  sur  la  vallée  du  Mississipi. 

Même  pendant  les  années  qui  suivirent  sa 
démission,  le  saint  évêque  de  Québec  ne  cessa 
de  s'intéresser  de  la  manière  la  plus  effective  à 
la  conversion  des  sauvages.  Un  religieux  qui 
les  desservait  lui  ayant  fait  part  de  son  dénûment, 
il  alla  jusqu'à  lui  donner  ses  dernières  argenteries 
pour  qu'il  en  fît  un  ciboire,  et  que  ce  qui  avait 
servi  à  la  nourriture  du  corps  pût  servir  désor- 
mais à  un  ofhce  plus  noble  :  porter  aux  âmes 
affamées  le  corps  et  le  sang  d'un  Dieu. 

Je  n'en  finirais  pas,  mes  Frères,  si  je  voulais 
remettre  sous  vos  yeux  tous  les  faits  de  bonté 
touchante  et  d'héroïque  générosité  qui  marquè- 
rent l'apostolat  du  premier  pasteur  de  la  Nou- 
velle-France. 

Oh  !  qu'elle  doit  être  grande,  la  joie  du  pieux 
évêque  ;  et  quelles  suaves  émotions  ne  doit-il 
pas  ressentir  en  voyant  maintenant,  sur  ce  trône 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  77 

de  sa  cathédrale,  siéger  un  prince  de  l'Eglise, 
et  autour  de  ce  trône,  dans  tout  l'éclat  de  leur 
dignité,  un  si  grand  nombre  de  prélats,  l'honneur 
de  notre  pays  et  l'orgueil  de  notre  race,  et  en 
qui  l'âme  du  saint  fondateur  revit  tout  entière, 
tenir  si  hautement  le  sceptre  des  pontifes  ! 

Vénérable  François  de  Laval,  non,  ce  n'est 
pas  en  vain  que,  de  vos  sueurs  d'apôtre,  vous 
arrosâtes  le  sol  canadien  !  Vos  doctrines  ont 
germé  ;  des  mains  fidèles  les  ont  fécondées  ; 
et  vos  œuvres,  débordantes  de  promesses  et  de 
vie,  grandissent  et  s'épanouissent  sous  le  ciel 
de  la  liberté.  Ce  que  vous  étiez  jadis  au  conseil 
souverain,  vos  successeurs  le  sont  aujourd'hui 
dans  les  conseils  publics  pour  défendre  la  plus 
belle  et  la  plus  vitale  des  causes.  Vous  rêviez 
pour  votre  Eglise  des  progrès  et  des  triomphes. 
Ces  progrès  se  sont  accomplis  ;  ces  triomphes, 
nous  les  contemplons  dans  la  marche  ascendante 
de  notre  foi  religieuse,  dans  cette  force  d'expan- 
sion et  d'organisation  qu'elle  déploie,  et  qui  lui 
assure,  en  dépit  de  tous  les  obstacles,  un  rôle 
providentiel  sur  ce  continent  d'Amérique  ! 


III 


Nous  disions  en  commençant  que  Mgr  de 
Laval  avait  été  non  seulement  un  évêque  illustre, 
non  seulement   un   apôtre   généreux,   mais   aussi 


80  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

Mais  l'énergique  vieillard  se  montre  plus  grand 
que  le  malheur.  Emu,  non  abattu,  et  pénétré  de 
cette  vérité  qu'il  faut  s'attacher  à  Dieu  plus 
qu'aux  œuvres  de  Dieu,  il  ne  cesse  d'adorer, 
dans  le  secret  de  son  âme,  les  desseins  de  la  Pro- 
vidence, et  de  bénir  la  main  qui  le  frappe. 

Aux  tristesses  et  aux  angoisses  viennent  se 
joindre  les  souffrances  physiques.  La  maladie 
l'oppresse  ;  d'atroces  douleurs  le  tourmentent. 
Et,  comme  si  ce  n'était  assez  de  tant  d'afflic- 
tions pour  expier  ses  fautes  ou  plutôt  les  fautes 
de  son  peuple,  lui-même  y  ajoute  encore  par 
le  jeûne,  les  cilices,  et  la  pratique  constante  des 
plus  austères  vertus. 

Comment,  mes  Frères,  se  défendre  d'un  cri 
d'admiration  en  présence  d'un  tel  spectacle,  et 
au  souvenir  de  telles  épreuves  relevées  par  tant 
de  courage  ?  Sans  prétendre  devancer  les  déci- 
sions du  Saint-Siège,  et  soumis  d'esprit  et  de 
cœur  à  tous  ses  jugements,  mais  forts  du  témoi- 
gnage de  l'histoire,  nous  oserons  conclure  que 
Mgr  de  Laval  porte  au  front  la  couronne  des 
plus  grands  et  des  plus  vertueux  pontifes  qui 
aient  honoré  l'Eglise. 

Lorsque,  en  1708,  le  digne  prélat  mourut,  on 
eût  pu  lire  sur  sa  tombe  cette  inscription  gravée 
par  la  reconnaissance  :  "  La  mémoire  de  ses 
vertus,  et  de  ce  qu'il  a  fait  pour  augmenter  la 
foi  dans  la  Nouvelle-France,  n'y  mourra  point, 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  81 

tant  que  la  religion  catholique  y  subsistera.  " 
Paroles  mémorables,  mes  Frères,  paroles  pro- 
phétiques répétées  d'âge  en  âge,  et  que  chaque 
jour  éclaire  d'une  lumière  plus  vive  et  plus  vraie  ! 

Non,  elle  n'est  pas  morte,  et  elle  ne  saurait 
périr  la  mémoire  de  celui  qui,  au  prix  de  tant  de 
sacrifices,  façonna  de  ses  mains  et  anima  en  quel- 
que sorte  de  son  cœur  cette  Eglise  canadienne 
aujourd'hui  si  florissante.  Et  la  Providence 
elle-même  s'est  chargée  d'en  consacrer  la  gloire 
par  des  faits  de  la  plus  haute  et  de  la  plus 
frappante  signification. 

Rappelons-nous  le  tressaillement  d'allégresse 
qui  secoua  le  pays  entier,  lorsque,  il  y  a  treize 
ans,  des  fouilles  faites  en  cette  basilique  mirent 
à  nu  les  restes  mortels  du  premier  évêque  de 
Québec.  Cette  soudaine  découverte,  aussi  heu- 
reuse qu'imprévue,  et  qui  donna  lieu  aux  fêtes 
grandioses  de  la  translation  des  augustes  dé- 
pouilles dans  la  chapelle  du  Séminaire,  marquait 
assez  clairement  quelles  étaient  les  vues  du  ciel 
sur  le  corps  de  celui  qu'on  exhumait  ainsi,  dans 
une  lumière  d'apothéose,  de  la  poussière  des 
siècles. 

Une  chose  non  moins  remarquable  est  la  con- 
fiance croissante  des  catholiques  canadiens  en 
Mgr  de  Laval,  et  le  nombre  de  prodiges  que  la 
voix  populaire,  surtout  depuis  quelques  années, 
n'hésite  pas  à  attribuer  à  son  intercession.    Sans 

6 


82  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

discuter  ici  la  nature  de  ces  faits  assurément  éton- 
nants, nous  affirmons  sans  crainte  que  leur  en- 
semble constitue  une  forte  présomption  en  fa- 
veur de  la  sainteté  et  du  puissant  crédit  de  l'évêque 
que  nous  honorons. 

Enfin,  ce  qui  achève  de  nous  affermir  dans  ce 
sentiment,  ce  qui  met  le  comble  à  notre  joie  et 
justifie  nos  meilleures  espérances,  c'est  l'impor- 
tant décret  récemment  émané  de  Rome,  suprême 
et  officielle  déclaration  par  laquelle  le  Saint- 
Siège  confère  publiquement,  en  face  du  monde 
entier,  le  titre  de  Vénérable  au  vénéré  fondateur 
de  l'Eglise  du  Canada. 

Voilà,  mes  Frères,  trois  faits  éclatants,  et  inti- 
mement liés,  et  qui  présagent  le  jour  glorieux 
où  le  peuple  canadien,  réjoui  et  reconnaissant, 
pourra  rendre  un  culte  public  de  respect  et  de 
louanges,  d'imitation  et  de  prières,  à  celui  qu'il 
regarde  déjà  comme  son  céleste  protecteur.  Ce 
jour  est-il  éloigné  ?  Nous  ne  saurions  le  dire. 
Quoi  qu'il  en  soit,  hâtons-le  par  nos  vœux  et  notre 
confiance,  par  les  appels  de  notre  piété,  et  par 
cette  foi  ardente,  fervente,  obstinée,  qui  trans- 
porte les  montagnes  et  rend  les  nations  chré- 
tiennes dignes  des  plus  singulières  faveurs  du 
ciel. 


PANEGYRIQUE 

DE 

SAINT  LOUIS  DE  GONZAGUE 
Prononcé  dans  la  Basilique  de  Québec, 
à  l'occasion  du  troisième  Centenaire 
de  la  mort  du  saint, 

le  20  juin  1891 


Non  recedet  memoria  ejus, 
et  nomen  ejus  requiretur  a 
generatione  in  generationem. 

Sa  mémoire  ne  périra  point, 
et  son  nom  toujours  béni  ne 
cessera  de  retentir  de  géné- 
ration en  génération. 

Eccli.,   xxxix,    13. 

Mes  Frères  et  chers  amis1, 

Dieu,   qui  est  l'auteur  du  monde,   est  aussi 
l'auteur  de  l'Eglise.    Et  de  même  que  jadis, 
de  sa  main  toute-puissante,  il  semait  avec  pro- 

1.  L'auditoire  comprenait  presque  toute  la  jeunesse  catho- 
lique de  Québec  et  des  environs.  Ces  jeunes  suivaient  les  exer- 
cices d'un  triduum  en  l'honneur  de  saint  Louis. 


84  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

fusion  dans  l'immensité  de  l'espace  les  astres 
et  les  soleils,  splendeur  de  l'univers  ;  de  même  a-t-il 
allumé  au  firmament  des  âmes,  et  sous  l'œil 
des  consciences,  des  étoiles  de  vérité,  de  sainteté 
et  de  justice. 

Ces  astres  innombrables,  parus  successivement 
à  l'horizon  des  siècles,  n'ont  ni  le  même  éclat, 
ni  la  même  forme,  ni  la  même  mission.  Stella 
differt  a  Stella1.  Les  uns  plus  élevés,  foyers  vi- 
vants de  doctrine,  rayonnent  indifféremment 
sur  tous  les  pays  et  sur  toutes  les  âmes  ;  d'autres, 
placés  moins  haut  et  d'un  pouvoir  moins  grand, 
opposent  leur  influence  aux  influences  spéciales 
d'une  hérésie  ou  d'une  secte.  Ceux-ci  semblent 
chargés  de  guider  à  travers  le  monde  une  classe 
d'hommes  particulière  ;  ceux-là,  de  diriger  une 
œuvre,  ou  de  faire  briller  une  vertu. 

Parmi  toutes  ces  étoiles,  si  nombreuses  et  si 
variées,  il  en  est  une  à  qui  Dieu  a  dit  :  "Je  t'ai 
placée  sous  le  regard  des  peuples  et  sous  la  voûte 
des  temples  pour  être  le  phare  lumineux  et  di- 
recteur de  la  jeunesse.  Ta  clarté  bienfaisante 
éclairera  son  esprit,  tes  chauds  et  purs  rayons 
féconderont  son  cœur.  Va,  brille  sur  le  monde, 
et  que  jamais  l'éclat  qui  est  si  vif  en  toi  ne  pâlisse, 
ni  ne  s'éteigne.  " 

Cette  étoile,  mes  Frères,  cet  astre  protecteur 

l.  1  Cor.,  xv,  41. 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  85 

alluma  au-dessus  de  nos  têtes,  vous  l'avez  reconnu. 
Votre  foi  a  deviné  ce  jeune  homme  dont  le  nom, 
si  cher  aux  cœurs  catholiques,  est  synonyme  de 
grâce,  de  pureté,  de  candeur,  de  charité,  d'in- 
nocence ;  vous  avez  nommé  Louis  de  Gonzague. 
Depuis  trois  cents  ans  déjà,  flambeau  ardent  et 
mystique,  suspendu  comme  une  lampe  dans 
le  sanctuaire  des  âmes,  il  répand  ses  feux  divins, 
et  il  projette  partout  sur  le  monde,  notamment 
sur  la  jeunesse  des  séminaires  et  des  collèges,  le 
reflet  merveilleux  de  ses  vertus  et  de  sa  vie. 

En  ces  jours,  qui  marquent  dans  l'histoire  le 
troisième  centenaire  de  son  trépas  glorieux,  l'Eglise, 
semble-t-il,  ne  pouvait  s'abstenir  de  commémo- 
rer par  de  publics  hommages  un  nom  si  grand 
et  si  pur.  Le  Souverain  Pontife  lui-même,  dans 
une  lettre  touchante,  a  voulu  tracer  le  programme 
de  ces  fêtes  religieuses,  et  consacrer  par  de  ri- 
ches faveurs  de  si  édifiantes  solennités. 

Ces  faveurs  et  les  grâces  dont  elles  sont 
le  gage,  vous  les  demandez  chaque  jour  avec 
un  pieux  empressement  aux  exercices  de  ce  tri- 
duum  ;  vous  les  puisez,  pleins  de  confiance, 
dans  la  dévotion  et  la  prière  ;  vous  les  cherchez 
encore  dans  la  méditation  et  le  souvenir  des 
vertus  admirables  de  saint  Louis. 

Je  crois  répondre  aux  désirs  et  à  la  piété  de 
vos  cœurs  en  venant  avec  vous,  ce  soir,  considérer 
Louis   de  Gonzague   sous   le   double   aspect    que 


86  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

nous  offre  l'étude  intime  de  sa  vie.  Vous  le  faire 
voir  d'abord  dans  ses  rapports  avec  Dieu  et 
comme  chef-d'œuvre  de  la  grâce  ;  vous  le  mon- 
trer ensuite  dans  ses  rapports  avec  nous  et  comme 
parfait  modèle  de  la  jeunesse  catholique,  tel  sera 
l'objet  de  ce  modeste  éloge. 


Il  y  a,  mes  Frères,  chez  l'artiste,  de  ces  heures 
rapides  et  fuyantes  où  soudain  son  front  s'illu- 
mine d'ineffables  clartés,  et  où  son  œil  inspiré 
s'allume  et  jette  des  flammes.  Puissants  éclairs 
de  génie,  ces  conceptions  et  ces  visions  s'impri- 
ment sur  le  marbre,  sur  le  papier,  ou  la  toile, 
en  des  traces  immortelles  qui  font  la  gloire  de 
l'homme    et    l'admiration    des    siècles. 

Ainsi  en  est-il,  sans  doute,  des  artistes  créés. 
Et  vraiment  ne  peut-on  pas  dire  que  cette  loi 
générale  de  l'inspiration  humaine  s'applique  éga- 
lement, dans  une  certaine  mesure,  aux  œuvres 
plus  parfaites  de  l'Artiste  incréé  ?  —  Oui,  dans 
l'ordre  de  la  grâce,  comme  dans  celui  de  la  na- 
ture, il  semble  que  la  main  divine  ait,  à  de  cer- 
taines heures,  des  touches  plus  heureuses,  et 
qu'elle  y  donne,  avec  un  art  que  rien  ne  saurait 
imiter,  de  plus  brillants  coups  de  pinceau.  C'est 
alors  que  Dieu  fait  les  saints  ;  et  c'est  surtout 
à  l'une  de  ces  heures  que  nous  devons  rapporter 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  87 

Tidée  et  l'action  formatrice  du  bienheureux  Louis, 
prodige  de  vertu  précoce  et  chef-d'œuvre  de  la 
grâce  divine. 

Pour  se  rendre  bien  compte  d'une  perfection 
si  rare  et  d'un  mérite  si  singulier,  il  importe 
d'observer  que  trois  phases  principales  marquent 
ordinairement  la  marche  et  la  vie  des  âmes  que 
Dieu,  dans  sa  providence,  destine  aux  gloires  de  la 
sainteté.  C'est  d'abord  un  état  de  piété  tendre 
et  naïve,  une  vertu  sans  obstacle  et,  en  quelque 
sorte,  naturelle  ;  puis  à  ces  premiers  dons 
succèdent  les  combats,  les  contradictions,  les 
épreuves;  puis  enfin,  l'âme  affermie  par  les 
tempêtes  elles-mêmes,  comblée  de  faveurs  nou- 
velles et  de  dons  plus  précieux,  entre  dans  une 
douce  et  permanente  union  avec  son  créateur. 

Nous  avons  là,  en  trois  mots,  l'histoire  de 
Louis    de    Gonzague. 

Baptisé  dès  l'aurore  d'une  vie  à  peine  éclose, 
il  n'a  pas  encore  vu  le  jour  que  déjà  son  âme 
purifiée  s'étale  comme  une  fleur  sous  les  rayons 
du  soleil  divin.  Dieu  s'en  est  emparé.  Il  l'a  im- 
prégnée de  son  souffle  et  comme  baignée  de  sa 
grâce  ;  et  Louis  n'ouvre  aux  premières  pensées 
et  aux  premiers  désirs  son  esprit  et  son  cœur  que 
pour  connaître  et  chérir  son  bienfaiteur  suprême. 

A  un  âge  où  d'autres  ne  montrent  que  des  pen- 
chants puérils  et  de  frivoles  caprices,  quelle  gra- 
vité   de    mœurs    et    quelle   maturité    de    vertu  ! 


88  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

Poussé  secrètement  par  une  force  intérieure, 
par  Y  instinct  des  âmes  d'élite,  tantôt  il  se  retire 
dans  un  coin  du  château  où  il  pourra  prier  libre- 
ment ;  tantôt,  on  le  voit  courir,  les  mains  chargées 
d'aumônes,  vers  les  pauvres  de  Jésus-Christ 
dont  la  misère  l'émeut  et  dont  il  aspire  à  sécher 
les  pleurs. 

Louis  n'est  pas  seulement  un  enfant  qui  étonne  ; 
c'est  déjà  un  saint  qu'on  admire. 

Suivons-le  de  Châtillon,  sa  ville  natale,  à  Flo- 
rence où  son  père  le  conduit,  pour  lui  faire  com- 
mencer ses  études.  Dans  le  travail  pieux,  et  dans 
l'ardeur  des  premiers  efforts,  l'esprit  du  jeune 
écolier  sent  bientôt  poindre  ses  ailes,  et  devant 
lui  surgissent  des  lumières  où  il  s'élance  avec 
amour  et  dont  l'éclat  témoigne  de  la  vigueur 
pénétrante  et  intuitive  de  son  talent.  Louis  brille 
au  premier  rang  parmi  ses  condisciples.  Mais 
l'objet  de  son  ambition,  et  le  but  de  ses  visées 
juvéniles,  ce  n'est  pas  tant  la  science  et  les 
jouissances  de  l'étude  que  la  beauté  d'un  cœur 
inviolé. 

Les  historiens  rapportent  qu'un  jour  l'angé- 
lique  enfant,  à  peine  âgé  de  dix  ans,  cédant  tout 
à  la  fois  à  un  appel  du  ciel  et  à  un  besoin  de  son 
âme,  alla  s'agenouiller  devant  une  image  célè- 
bre de  Marie  Immaculée,  et  que  là,  s'offrant  à 
Dieu  sur  l'autel  des  immolations  généreuses, 
après  d'ardentes  prières  et  de  mûres  réflexions, 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  89 

il  fit  vœu  de  chasteté  perpétuelle.  Dès  lors, 
ajoute-t-on  (et  c'est  le  sentiment  du  cardinal 
Bellarmin,  confesseur  de  saint  Louis),  la  grâce 
prit  un  tel  empire  sur  ses  chairs  virginales  que 
pas  un  instinct  coupable,  pas  même  une  pensée 
dangereuse,  n'osa  jamais  violer  le  chaste  sanc- 
tuaire dédié  à  la  Reine  des  anges. 

Ce  qu'avait  été  Louis  de  Gonzague  dans  la 
cité  de  Florence,  il  le  fut  dans  les  autres  villes 
où,  tour  à  tour,  il  dut  habiter  avec  le  marquis 
son  père.  Partout  la  même  piété,  le  même  esprit 
de  prière,  la  même  ardeur  au  travail,  le  même 
recueillement.  Le  très  saint  et  très  savant  car- 
dinal Borromée,  archevêque  de  Milan,  ayant 
fait  à  Châtillon  la  rencontre  du  pieux  jeune  hom- 
me, s'empressa  de  lui  demander  s'il  avait  eu  le 
bonheur  de  recevoir,  pour  la  première  fois,  la 
divine  Eucharistie.  Sur  sa  réponse  négative1, 
il  l'exhorta  à  s'y  préparer.  Et,  quelques  jours 
après,  un  spectacle  sublime  se  déroulait  sous  les 
yeux  du  peuple  :  le  plus  illustre  prélat  de  l'Eglise 
au  seizième  siècle  donnait  de  sa  propre  main, 
et  avec  une  joie  émue,  la  première  communion 
à  l'enfant  le  plus  pur  et  le  plus  affamé  de  Dieu 
qui  ait  jamais  pris  place  au  banquet  de  l'Agneau. 


1.  La  coutume  de  cette  époque,  en  ce  qui  regarde  la  commu- 
nion des  enfants,  n'était  malheureusement  pas  celle  que  nous 
voyons  fleurir  aujourd'hui. 


90  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

A  partir  de  ce  moment,  la  grâce  dont  le  jeune 
Louis  était  déjà  tout  rempli,  parut  se  refléter 
avec  un  nouvel  éclat  sur  ses  traits  et  dans  toute 
sa  conduite.  —  Qu'il  est  beau  de  le  voir,  au  mi- 
lieu des  splendeurs  du  siècle,  tantôt  en  Italie, 
et  tantôt  en  Espagne,  à  la  cour  de  Philippe  II, 
garder  partout  cette  modestie  et  cette  réserve 
dont  sa  vertu  s'enveloppe  comme  d'un  voile 
protecteur  !  Vainement,  le  tableau  des  pompes 
et  des  beautés  mondaines  s'offre-t-il  à  ses  yeux  ; 
vainement,  le  bruit  joyeux  des  fêtes  retentissantes 
monte-t-il  à  ses  oreilles  :  Louis  ne  voit  rien, 
Louis  n'entend  rien.  Son  cœur,  fermé  au  monde, 
saisi  et  comme  tourmenté  d'un  irrésistible  besoin 
d'idéal,  soupire  secrètement  après  bien  d'autres 
fêtes  ;  et  bien  d'autres  séductions  captivent 
déjà  son  regard. 

Quand  une  fois  la  beauté  divine  s'est  montrée 
à  une  âme,  et  quand  elle  lui  a  révélé  ses  mystères 
et  ses  attraits,  rien  ne  saurait  contenir  les  élans 
de  cette  âme,  aucun  lien  ne  saurait  suspendre 
ni  ralentir  l'essor  qui  l'emporte  vers  les  hauteurs 
et  vers  Dieu. 

Depuis  longtemps,  Louis  de  Gonzague  nour- 
rissait en  sa  pensée  un  héroïque  projet.  Et  c'est 
pour  en  assurer  la  prompte  réalisation  qu'il  se 
livrait  chaque  jour  aux  plus  austères  pratiques 
de  la  pénitence  chrétienne.  Abstinences  rigou- 
reuses, prières  prolongées,  oraisons,  méditations, 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  91 

macérations,  rien  n'était  omis  de  ce  qui  pouvait, 
ce  semble,  faire  agréer  du  ciel  son  désir  si  ardent 
de  renoncer  au  monde  et  de  vivre  désormais  sous 
l'habit  religieux. 

Mais  la  vertu  n'est  belle  qu'à  la  condition 
d'être  forte.  Et  elle  n'affirme  sa  force  qu'en  luttant 
contre  les  obstacles  et  en  triomphant  courageu- 
sement des  oppositions  et  des  menaces.  Non 
coronatur  nisi  qui  légitime  certaverit1.  La  vertu 
de  Louis  de  Gonzague  fut  soumise  à  une  rude 
épreuve. 

A  peine  le  marquis,  son  père,  connut-il  son 
projet  de  se  faire  religieux,  qu'il  entra  dans  une 
colère  difficile  à  décrire.  Don  Ferrand  (c'était 
son  nom)  était  surtout  homme  de  guerre,  prisant 
les  avantages  de  ce  monde,  et  incapable  d'ap- 
précier l'utilité  supérieure  d'une  vie  toute  con- 
sacrée à  Dieu.  Ce  qu'il  ambitionnait  pour  l'aîné 
de  ses  fils,  c'était  la  gloire  terrestre,  les  biens  de 
la  fortune  et  les  honneurs  militaires.  Pouvait-il, 
dans  ces  sentiments,  consentir  à  voir  cet  enfant, 
l'héritier  de  son  nom  et  l'orgueil  de  sa  famille, 
briser  toutes  ces  espérances  et  aller  enfouir  dans 
l'oubli  une  existence  si  chère  ?  N'écoutant  que 
cette  voix  du  sang,  il  essaya  tous  les  moyens 
de  changer  le  cœur  de  Louis  ;  et,  pendant  deux 
années   entières,    un   refus   obstiné,    tour   à   tour 

1.  2  Tim.t  il,  5. 


92  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

accompagné  de  menaces  ou  soutenu  par  d'allé- 
chantes promesses,  fut  opposé  à  toutes  les  de- 
mandes du  noble  et  saint  aspirant.  Mais  ni 
force  ni  douceur,  ni  promesses  ni  colères  ne 
purent  ébranler  l'âme  de  l'héroïque  jeune  homme. 

De  guerre  lasse,  le  père  céda  ;  et  Louis,  ayant 
obtenu  l'assentiment  tant  désiré,  renonça  sans 
regrets  à  ses  droits  patrimoniaux,  et  se  mit 
en  route  pour  Rome.  Le  prisonnier  qui  franchit 
le  seuil  de  son  cachot,  l'exilé  qui,  après  une  lon- 
gue et  douloureuse  absence,  revoit  enfin  le  ciel 
de  sa  patrie,  n'éprouvent  pas  plus  de  joie  que 
n'en  ressentit  Louis  de  Gonzague  en  échangeant 
les  plaisirs  du  siècle  pour  une  humble  et  obscure 
cellule  dans  la  Compagnie  de  Jésus.  Son  âme 
soustraite  à  tous  les  dangers  du  monde,  et  affran- 
chie de  toutes  les  entraves,  jouissait  de  la  pléni- 
tude de  sa  liberté.  Elle  nageait  sans  contrainte 
dans  les  eaux  les  plus  pures  de  la  grâce  et  dans 
l'océan  des  joies  surabondantes  et  divines. 

Qui  dira,  en  effet,  les  faveurs  innombrables 
par  lesquelles  Dieu,  après  l'avoir  si  fortement 
éprouvé,  s'empressa  de  récompenser  le  courage 
de  notre  jeune   saint  ? 

Imaginez,  mes  Frères,  les  bienfaits  les  plus  si- 
gnalés ;  comptez,  si  vous  le  pouvez,  tous  les  dons 
les  plus  insignes  et  toutes  les  grâces  les  plus  ef- 
ficaces qui  puissent  se  donner  rendez-vous  dans 
un  cœur  de  vingt  ans,  et  le  cœur  du  bienheureux 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  93 

Louis  sera  assez  grand  pour  les  contenir.  Quand 
on  examine  de  près  cette  vie  vraiment  prodi- 
gieuse, quand  on  s'arrête  à  considérer,  dans  un 
âge  où  l'éveil  et  le  tressaillement  des  passions 
déchaînent  tant  d'orages,  cette  pureté  de  mœurs 
digne  des  anges  eux-mêmes,  ces  mouvements  de 
foi  et  ces  élans  de  piété  qui  soulevaient  tout  son 
être,  ce  calme,  cette  douceur,  cette  humilité, 
cette  obéissance,  ce  don  précieux  d'oraison  par 
lequel  il  se  dérobait  à  tous  les  bruits  de  la  terre, 
cet  amour  intense  du  prochain,  cette  soif  et  cette 
passion  de  la  charité  et  du  dévouement  qui  l'at- 
tachait aux  pauvres  et  qui  lui  fit  contracter  dans 
un  asile  de  pestiférés  la  maladie  dont  il  mourut, 
on  ne  peut  retenir  un  cri  d'admiration.  Et  ce 
cri  qui  s'échappe  spontanément  de  nos  lèvres, 
c'est  que  Louis  de  Gonzague  est  une  merveille 
de  Dieu,  un  chef-d'œuvre  de  la  sagesse  et  de  la 
puissance  divine. 


II 


Mais  Dieu,  en  façonnant  une  œuvre  si  par- 
faite, n'avait  pas  seulement  en  vue  l'avantage 
et  le  salut  personnel  de  saint  Louis.  Il  voulait 
que  cette  âme  et  cette  vie  si  lumineuse  rayonnât 
comme  un  astre  dans  toute  la  suite  des  siècles, 
et  qu'elle  servît  de  modèle  à  tous  les  catholi- 
ques  sans   doute,  mais    surtout  aux  jeunes  gens. 


94  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

S'il  est  un  âge,  en  effet,  dans  lequel  tout  chrétien 
éprouve  davantage  le  besoin  d'un  guide,  d'un 
type  de  vertu  dont  les  beautés  le  frappent  et 
dont  les  exemples  l'entraînent,  c'est  bien  celui 
où  l'âme,  impressionnable  et  tendre,  et  sensible 
aux  attraits  du  bien  comme  aux  séductions  du 
vice,  semble  chercher  près  d'elle  un  idéal  qu'elle 
aime,  qu'elle  admire,  qu'elle  imite,  comme  l'ar- 
tiste imite  l'idéal  que  son  esprit  a  conçu.  Arti- 
san de  ses  destinées,  de  ses  mérites  et  de  ses 
œuvres,  l'homme  fera  bien  ou  mal  ce  grand  tra- 
vail de  sa  vie,  selon  la  nature  du  modèle  qu'il 
aura  eu  de  bonne  heure  sous  les  yeux. 

Or,  jamais  modèle  plus  beau  et  jamais  idéal 
plus  vrai  ne  fut  proposé  à  la  jeunesse,  —  à  la 
jeunesse  des  académies,  des  séminaires  et  des 
collèges,  —  que  l'angélique  Louis  de  Gonzague. 

Louis  de  Gonzague,  mes  Frères,  avait  reçu  du 
ciel  une  intelligence  prompte  et  facile,  qui,  au 
seuil  de  l'adolescence,  se  jouait  et  se  plaisait 
dans  les  questions  les  plus  abstraites.  C'est 
ainsi  qu'à  quinze  ans,  en  revenant  d'Espagne, 
notre  saint,  étant  passé  par  l'université  d'Alcala, 
y  prit  part  à  une  soutenance  sur  les  forces  de  la 
raison  en  rapport  avec  la  connaissance  du  mystère 
de  la  Trinité,  et  qu'il  étonna  tous  les  auditeurs 
par  l'étendue  de  sa  science  et  les  ressources  de 
sa  parole.  Cependant,  —  et  c'est  là  un  point  sur 
lequel  je  désire  attirer  l'attention  de  mes  jeunes 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 


95 


amis,  —  jamais  cet  esprit  d'élite  ne  se  crut  dis- 
pensé de  la  grande  loi  du  travail.  Il  était  con- 
vaincu, comme  nous,  qu'une  application  sérieuse 
it  un  travail  opiniâtre,  est  la  seule  garantie  na- 
turelle des  vrais  et  solides  succès  ;  que  le  talent 
insoucieux  de  l'effort  n'y  saurait  suppléer  ;  et 
que  toute  connaissance  acquise  sans  labeur 
réfléchi,  ressemble  à  ces  nuages  légers  et  à  ces 
vapeurs  matinales  que  le  moindre  souffle  dissipe. 

Non  seulement  saint  Louis  travaillait  avec 
irdeur,  mais  il  savait  et  il  voulait  orienter  ses 
îtudes  selon  les  règles  très  sages  qui  lui  étaient 
tracées  par  ses  maîtres.  Un  jour,  à  la  cour  d'Es- 
>agne,  quelqu'un,  pour  l'initier  aux  mondanités 
littéraires,  lui  ayant  remis  un  roman,  le  jeune 
Lomme  se  hâta  de  jeter  le  livre  aux  flammes, 
•egardant  comme  perdu  le  temps  que  l'esprit 
;onsacre  à  ces  lectures  frivoles  et  trop  souvent 
langereuses. 

Notre  saint  estimait  la  science  ;  il  estimait 
)ien  davantage  la  piété  et  la  vertu.  Et  c'est 
>rincipalement  à  ce  dernier  point  de  vue  qu'il 
îouvient  de  mettre  en  relief  les  traits  si  admirâ- 
mes de  cette  âme  généreuse. 

Un  artiste,  voulant  peindre  dans  son  austère 
>eauté  la  vertu  de  saint  Louis,  nous  l'a  repré- 
sentée sous  la  forme  d'une  croix,  faite  de  tiges 
le  lis  enlacées  les  unes  dans  les  autres,  comme 
à   cette   divine   fleur   n'eût   pu   s'épanouir   qu'à 


96  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

l'ombre  du  signe  sacré  de  notre  Rédemption. 
L'idée  est  belle  et  juste.  Rien  n'exprime,  en  effet, 
d'une  manière  plus  caractéristique  la  sainteté 
de  Louis  de  Gonzague  que  ces  deux  mots,  en  ap- 
parence, opposés  et  incompatibles  :  innocence 
et  pénitence.  D'une  pureté  sans  tache,  et  d'une 
candeur  sans  ombre,  notre  saint  s'est  montré, 
dans  tout  le  cours  de  sa  vie,  l'émule  des  plus 
grands  et  des  plus  rigides  anachorètes. 

Qui,  d'abord,  n'admirerait  la  vigilance  dont 
il  fit  preuve  dans  la  garde  fidèle  de  ses  sens  et 
dans  la  fuite  prévoyante  des  moindres  occasions 
de  péché  ?  Il  est  vrai  que  Louis  de  Gonzague, 
même  au  milieu  du  monde  et  des  dangers  de  la 
cour,  semblait,  comme  par  nature,  insensible 
aux  provocations  du  mal.  Croyait-il,  pour  cela, 
pouvoir  braver  le  péril  et  s'écarter  impunément 
des  règles  de  la  prudence  ?  A  Dieu  ne  plaise  ! 
il  savait  trop  bien  jusqu'à  quel  point  la  vertu 
est  faible,  et  comment  les  arbres  les  plus  forts, 
et  les  chênes  les  plus  robustes,  et  les  cèdres  les 
plus  élevés,  tombent  déracinés  sous  l'effort  de 
la  tempête  ;  et  voilà  pourquoi  sa  conscience, 
d'une  délicatesse  exquise,  lui  faisait  éviter  jusqu'à 
l'ombre  même  d'une  faute. 

Non  content  de  ces  précautions,  saint  Louis  y 
ajoutait  d'affreuses  austérités  dont  la  seule  pensée 
nous  effraie.  Voyez-le,  dès  sa  prime  jeunesse, 
soutenir,  sans  se  rebuter,  les  rigueurs  accablantes 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 


97 


l'un  jeûne  au  pain  et  à  l'eau.  La  souffrance  lui 
est  une  joie  ;  et  il  s'étudie  et  il  s'ingénie  à  en 
provoquer  l'âpre  plaisir.  Voyez-le  tourmenter 
ïes  chairs  si  chastes  et  les  livrer  à  la  morsure 
des  cilices  ;  son  corps  en  est  meurtri  et  tenaillé 
jusqu'au  sang.  Le  temps  que  les  autres  consa- 
crent aux  douceurs  du  repos,  lui,  innocente  vic- 
time, il  l'emploie,  près  de  son  lit,  à  l'oraison  et  à 
la  prière,  jusqu'à  ce  qu'enfin,  épuisé  de  fatigues, 
il  s'affaisse  sur  la  pierre  froide  et  nue,  et  s'endorme 
d'un  sommeil  ingrat  et  aussi  pénible  que  les 
veilles  elles-mêmes. 

Noble  et  généreux  saint,  pourquoi  donc  tant 
de  pénitences  ?  Pourquoi  ces  jeûnes,  ces  cilices, 
;es  macérations  cruelles  ?  pourquoi  ces  durs 
:raitements  infligés  à  votre  corps  virginal  ?  —  Pour 
prévenir,  dites-vous,  les  atteintes  de  la  chair 
it  les  surprises  du  démon.  Mais  une  nature  ré- 
glée comme  la  vôtre,  docile  et  assujettie  aux 
dictées  de  la  raison  et  aux  inspirations  de  la  grâce, 
offrait-elle  tant  de  périls  ?  —  Peut-être  pour  expier 
et  venger  de  prétendues  fautes  échappées  à  vos  lè- 
vres dès  l'âge  de  cinq  ans.  Mais  de  simples  vétilles, 
et  deux  paroles  un  peu  libres  répétées  sans  malice 
à  cet  âge  inconscient,  demandaient-elles  vraiment 
une  peine  si  sévère  et  une  réparation  si  sanglante  ? 

Ah  !  je  comprends,  mes  Frères,  et  je  m'expli- 
que maintenant  le  mystère  de  cette  vie,  aussi 
austère  qu'elle  fut  chaste,  aussi  pénitente  qu'elle 

7 


98  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

fut  pure.  Saint  Louis  de  Gonzague  aimait  :  il 
aimait  de  toute  son  âme  le  grand  martyr  du 
Calvaire,  la  Victime  adorable  sacrifiée  pour  le 
salut  du  monde.  Il  l'aimait  ;  et  l'amour  effectif  et 
sincère  est  un  principe  qui  unit  les  cœurs,  et 
une  force  qui  élève  les  courages.  Voyant  son 
divin  Sauveur,  le  plus  innocent  des  hommes, 
suspendu  à  une  croix,  il  n'eût  pu  être  heureux, 
il  n'eût  pu  savourer  en  paix  son  bonheur  sans 
souffrir  lui-même  et  sans  se  crucifier,  victime 
volontaire  de   son  dévouement   et  de  son  amour. 

Une  autre  raison  encore,  —  et  non  la  moins 
importante,  —  m'explique  tant  d'austérités  chez 
un  jeune  homme  si  pur.  Dieu  qui  avait  for- 
mé ce  chef-d'œuvre  de  la  grâce,  le  destinait 
dès  lors  à  être  l'immortel  patron  de  la  jeunesse 
catholique.  Il  voulait  que,  dans  tous  les  siècles, 
les  générations  grandissantes  eussent  en  sa  per- 
sonne un  maître  et  un  modèle,  un  protecteur  et 
un  guide.  Aussi  devons-nous  croire  que,  quand 
Louis  de  Gonzague  alliait  à  une  si  haute  vertu 
de  si  rudes  pénitences,  il  agissait  sous  l'influence 
de  l'Esprit  Saint  lui-même  ;  que  cet  Esprit  voulait 
nous  apprendre  combien  il  est  nécessaire  de  mor- 
tifier son  corps  et  de  dompter  ses  sens  ;  que  la 
fleur  de  la  chasteté  est  bien  la  plus  belle  des  fleurs, 
mais  que,  pareille  aux  roses,  elle  ne  croît  et  ne 
s'épanouit  que  sur    une    tige    hérissée    d'épines. 

Tels  sont  les  enseignements  donnés  par  Louis  de 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 


99 


Gonzague  aux  jeunes  gens  de  tout  âge,  de  toute  con- 
dition, et  de  tout  pays  ;  et  tels  sont  en  même  temps, 
résumés  en  un  pâle  discours,  ses  titres  irrécusables 
au  culte  et  à  l'amour  reconnaissant  des  peuples. 

Je  ne  saurais,  mes  Frères,  clore  cet  humble 
éloge  sans  reporter  les  yeux  vers  l'auguste  cité 
où,  depuis  trois  cents  ans,  reposent  honorées 
les  cendres  de  notre  jeune  patron. 

Parmi  tant  de  sanctuaires  qui  ornent  la  ville 
de  Rome,  le  plus  aimé  peut-être  et,  j'oserai  dire, 
le  plus  populaire  est  celui  de  saint  Louis.  Que 
ne  sommes-nous  présents  dans  la  belle  et  reli- 
gieuse église  de  Saint-Ignace  où  l'on  garde  les 
restes  du  Saint,  pour  célébrer  avec  Rome  entière 
les  fêtes  de  ce  troisième  centenaire  !  Nous  eus- 
sions vu,  dès  l'aurore  de  ces  fêtes  grandioses, 
des  milliers  d'étudiants  de  tout  âge  et  de  toute 
nation  courir  à  flots  pressés  vers  l'autel  de  saint 
Louis,  s'agenouiller  émus  auprès  de  son  tombeau, 
puis  bientôt  envahir  les  chambres  contiguës,  consa- 
crées par  la  mémoire  de  l'angélique  jeune  homme. 

Oh  î  quels  parfums  suaves  semblent  s'exhaler 
encore  de  ces  lieux  vénérés  !  Ici,  Louis  de  Gon- 
zague,  le  plus  parfait  novice  de  la  Compagnie 
de  Jésus,  étudiait  en  la  commentant  la  Somme 
théologique  de  saint  Thomas  d'Aquin1.    Là,   cette 


1.  On  a  conservé,  et  l'on  expose  à  la  pieuse  curiosité  des  fidèles, 
les  manuscrits  mêmes  du  saint. 


B1BLIOTHECA 


100  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

âme  fervente,  libre  de  tout  lien  terrestre,  épan- 
chait dans  le  sein  de  Dieu,  et  en  des  extases  su- 
blimes, les  brûlantes  effusions  de  son  espérance 
et  de  son  amour.  Voici  l'humble  cellule,  témoin 
de  ses  pénitences  ;  voici  le  froid  pavé  sur  lequel, 
noble  rejeton  d'une  des  plus  grandes  familles, 
il  aimait  à  passer  les  nuits,  et  qu'il  allait  même 
parfois  jusqu'à  rougir  de  son  sang.  C'est  de  ce 
lieu  enfin  que,  sur  l'appel  de  son  créateur,  cet 
ange  de  la  terre,  âgé  de  vingt-trois  ans,  prit 
son  vol  vers  les  sacrés  parvis  où  l'attendait, 
impatiente  et  joyeuse,  l'armée  des  anges  du 
ciel. 

En  présence  de  tels  souvenirs,  qui  ne  ressen- 
tirait l'émotion  la  plus  profonde,  et  qui  ne 
lèverait  respectueusement  son  regard  vers  la 
Source  de  tant  de  noblesse  et  vers  le  Principe  de 
tant   de   grandeur  ? 

Grand  saint  et  puissant  patron,  ô  vous  que 
l'Eglise  entière  honore,  en  ces  jours  bénis,  par 
de  longues  et  pieuses  et  solennelles  manifes- 
tations, nous  n'avons  pas  sans  doute  le  bonheur 
<de  baiser  les  dalles  de  votre  sanctuaire,  ni  de 
voir  de  nos  yeux  vos  cendres  glorieuses  sous  les- 
quelles semble  brûler  encore  le  feu  de  l'amour 
divin.  Mais  l'histoire  nous  a  appris  ce  que  vous 
fûtes  jadis  sur  la  terre,  et  la  foi  nous  dit  sûrement 
ce  que  vous  êtes  désormais  dans  le  ciel  :  ces 
deux  voix  nous  suffisent. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  101 

Elles  suffisent  pour  nous  convaincre  que  Dieu 
a  mis  en  vous  les  plus  riches  trésors  de  sa  grâce, 
et  qu'il  a  fait  de  vous  l'exemplaire  le  plus  ac- 
compli de  la  jeunesse  chrétienne.  Elles  suffisent 
pour  exciter  en  nos  cœurs  attendris  le  désir  de 
vous  imiter,  pour  nous  porter  à  vous  estimer, 
à  vous  honorer,  et  à  vous  aimer. 

Nous  vous  aimerons  donc,  comme  l'ami  aime 
son  ami,  comme  le  frère  aime  son  frère. 

O  vous,  qui  réunissez  comme  en  une  gerbe 
radieuse  les  dons  les  plus  éclatants,  la  prudence, 
le  courage,  la  pureté,  la  virginité,  laissez  tomber 
sur  nous  un  rayon  de  votre  lumière.  Faites  que 
le  lis  divin,  qui  est  la  joie  du  ciel,  l'admiration 
des  anges,  l'honneur  des  collèges  chrétiens  et 
du  sacerdoce  catholique,  fleurisse  dans  nos  mains, 
comme  il  a  fleuri  dans  les  vôtres. 

Soyez,  ô  glorieux  saint,  pour  cette  nombreuse 
jeunesse  prosternée  à  vos  pieds,  et  en  qui  l'Eglise 
et  la  race  reposent  leurs  plus  fermes  espoirs, 
soyez  une  image  chérie  et  un  modèle  vénéré  ; 
soyez  ce  pur  idéal  de  beauté  et  de  justice,  de 
perfection  et  de  ferveur,  que  tout  cœur  généreux 
poursuit  ;  soyez  le  courage  des  faibles,  le  bou- 
clier des  forts,  le  guide  et  le  soutien  de  tous,  afin 
que  tous  aussi  puissent,  par  votre  secours,  gravir 
les  hauteurs  sacrées  de  la  grâce  et  les  sommets 
enviés  de  la  gloire. 

Ainsi  soit-il  ! 


DISCOURS 

SUR 
NOS  GLOIRES  EPISCOPALES 

Prononcé  dans  la  Basilique  de  Québec, 
à  l'occasion  du  jubilé  sacerdotal 

de  Son  Eminence  le  cardinal  Taschereau, 

le  23  août  1892 


Exultale  Deo  adjutori  nostro  ; 
jubilate   Deo    Jacob. 

Tressaillez  d'allégresse  en 
Dieu  notre  protecteur  ;  chan- 
tez dans  de  saints  transports 
les  bienfaits  du  Dieu  de  Jacob. 
Ps.,  lxxx,  2. 

Eminence1, 

Messeigneurs2, 

Mes  Frères, 


L 


ors  que,    sous    la    Loi    ancienne,    le    peuple 
d'Israël  avait  gagné  une  victoire  ;     lorsque 


1.  Son  Eminence  le  cardinal  Taschereau,  archevêque  de  Québec. 

2.  Mgr  Fabre,  archevêque  de  Montréal,  Mgr  Duhamel,  arche- 
vêque d'Ottawa,  Mgr  Bégin,  coadjuteur  de  son  Eminence,  et 
presque  tous  les  évêques  de  la  province  de  Québec. 


104  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

un  nouveau  triomphe  sur  les  ennemis  de  Dieu, 
ou  une  nouvelle  faveur  dispensée  par  le  ciel  avait 
été  enregistrée  dans  les  annales  publiques,  les 
anciens,  les  chefs  des  tribus,  la  nation  entière 
était  invitée,  par  ordre  du  roi,  à  rendre  de  solen- 
nelles actions  de  grâces  au  Seigneur.  Des  hymnes 
et  des  cantiques,  composés  par  David  lui-même, 
étaient  chantés  sur  des  rythmes  joyeux,  et  aux 
accords  des  instruments  les  plus  harmonieux  et 
les  plus  puissants. 
Aujourd'hui,  les  anciens  du  peuple,  les  chefs 
et  les  pasteurs  de  l'Eglise,  accourant  à  la  voix 
d'un  Prince  bien-aimé,  vénérable  par  les  ans, 
plus  vénérable  encore  par  le  prestige  du  nom 
et  le  lustre  de  la  vertu,  se  sont  réunis  dans 
l'antique  cité  de  Champlain,  berceau  de  la  foi 
chrétienne  dans  l'Amérique  septentrionale.  Ils 
viennent  entourés  d'une  multitude  de  clercs 
et  d'une  foule  immense  de  fidèles,  commémorer 
un  événement  glorieux  :  ils  viennent  joindre 
leurs  chants  et  leurs  prières  aux  prières  et  à  la 
voix  de  ce  Prince  et  de  ce  Pontife,  et  remercier 
le  ciel  des  bienfaits  sans  nombre  qui  ont  marqué 
sa  longue  et  fructueuse  carrière  ;  ils  viennent, 
dis-je,  célébrer  dans  une  ferveur  commune,  et 
avec  tout  l'éclat  que  réclame  une  date  si  mémo- 
rable, le  cinquantenaire  de  son  sacerdoce. 

En   ce   jour   de   publique   allégresse,    nous   ne 
saurions   mieux   faire   que    d'emprunter   les   pa- 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  105 

rôles,  toutes  débordantes  d'émotion,  du  Roi 
prophète,  et  de  répéter  avec  lui  :  "  Réjouissez- 
vous  on  Dieu  notre  protecteur  ;  chantez  sur  la 
harpe  et  dans  de  saints  transports  les  louanges 
du  Dieu  de  Jacob.  "  Et  nous  ne  saurions,  non 
plus,  mieux  vous  disposer,  mes  Frères,  à  remplir 
ce  grand  devoir  de  piété  filiale,  qu'en  jetant 
un  rapide  coup-d'œil  sur  les  sommets  de  notre 
histoire,  et  en  vous  invitant  à  considérer  le  rôle 
bienfaisant  et  l'action  vraiment  admirable  de 
l'Esprit  et  de  la  puissance  de  Dieu  dans  le 
gouvernement   de   l'Eglise  du  Canada. 

Le  philosophe  qui  scrute  l'univers  y  remarque 
aisément  l'influence  profonde  et  les  traces  mani- 
festes d'une  providence  générale,  disposant  et 
régissant  toutes  choses.  "  Tu  autem,  Pater,  gubernas 
omnia  providentiel  ;  Père,  vous  gouvernez  tout 
par   votre    providence1.  " 

Mais  en  même  temps  que  ces  soins  répandus 
sur  toute  créature,  il  existe  et  il  faut  admettre 
me  providence  spéciale  réservée  à  l'Eglise  de 
>ieu.  C'est  l'assistance  de  l'Esprit  divin  pro- 
dse  par  Notre-Seigneur,  et  descendue  en  jets 
le  flamme  sur  le  chef  et  sur  tous  les  membres 
lu  collège  apostolique,  et  transmise  de  siècle 
m  siècle  à  tous  leurs  successeurs.  Cette  assis- 
tance, d'abord,  couvre  sans  doute  et  surtout  le 

1.  Sap.,  xiv,  3. 


106  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

domaine  intellectuel  des  dogmes  et  de  la  morale  ; 
mais,  selon  le  sentiment  très  commun  des  théolo- 
giens, elle  n'est  pas,  non  plus,  sans  atteindre  les  ma- 
tières les  plus  graves  et  les  actes  les  plus  essentiels 
du  gouvernement  ecclésiastique.  Parmi  ces  actes, 
on  peut  compter,  à  des  degrés  divers,  la  création  de 
nouvelles  Eglises  et,  par  suite,  le  choix  des  Evêques 
préposés  à  leur  direction  et  à  leur  développement. 

Si  l'on  étudie  depuis  l'origine  l'Eglise  canadienne, 
on  constate  avec  bonheur  dans  quelle  large  mesure 
ces  principes  et  ces  influences  ont  présidé  à  sa 
formation,  à  sa  conservation  et  à  ses  progrès. 

Trois  phases  nettement  distinctes  se  déta- 
chent sur  le  fond  de  notre  histoire  religieuse  : 
d'abord,  la  fondation  et  l'organisation  de  l'Eglise 
en  ce  pays  ;  puis,  après  un  siècle,  et  nonobstant 
les  orages  qui  vinrent  l'assaillir,  sa  vigueur 
merveilleuse  et  l' officielle  garantie  de  sa  survi- 
vance ;  enfin,  en  des  temps  plus  proches,  ses 
progrès  plus  accentués  et  son  développement 
plus  complet.  Trois  noms  aussi,  rayonnant  comme 
des  phares,  marquent  et  illuminent  d'un  éclat 
particulier  chacune  de  ces  trois  époques  :  le 
vénérable  François  de  Montmorency-Laval,  l'il- 
lustre Joseph-Octave  Plessis,  et  l'éminentissime 
Cardinal  vers  lequel  se  tournent  ce  matin  tous 
les  regards  et  tous  les  cœurs. 

Arrêtons-nous  un  instant  devant  chacune  de 
ces  gloires. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  107 

I 


le  plan  de  l'Eglise  générale,  est  un  fait  d'une  im- 
portance souveraine.  De  même  qu'un  édifice 
tire  de  ses  assises  la  solidité,  et  l'ampleur,  et 
même  les  formes  dominantes  qui  le  caractérisent  ; 
ainsi  chacune  des  Eglises  nouvellement  établies 
puise  dans  les  premières  pierres  sur  lesquelles 
lie  repose  le  secret  de  sa  force,  de  sa  stabilité 
et  de  sa  grandeur.  Pour  enfoncer  dans  le  sol 
ces  bases  fermes  et  sûres,  et  pour  construire  sur 
ces  fondements  un  édifice  solide  et  durable,  il 
faut  un  homme  dont  l'intelligence  aussi  vaste 
que  féconde  embrasse,  pour  ainsi  dire,  tous  les 
temps  ;  qui  étreigne  le  présent,  et  pressente 
l'avenir  ;  dont  le  zèle  ardent  et  pur,  constant 
t  infatigable,  ne  refuse  aucune  tâche  et  ne  re- 
ule  devant  aucun  obstacle  dans  l'œuvre  de  la 
conversion  des  âmes  et  de  la  formation  des  peu- 
ples :  il  faut,  dis-je,  un  esprit  véritablement 
supérieur,  uni  à  un  cœur  d'apôtre. 

Tel  fut  François  de  Laval,  premier  évêque  de 
Québec,  et  fondateur  de  l'Eglise  catholique  au 
Canada. 

La  sagesse  et  l'intelligence  de  Mgr  de  Laval 

e   révèlent    tout    d'abord    dans    le    soin    spécial 

u'il  prit  de  soustraire  son  Église  naissante  aux 

funestes   influences    de   l'erreur   gallicane,    et   de 


108  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 


greffer  cet  humble  rameau  sur  le  tronc  immortel 
de  l'Eglise  romaine  elle-même.  Ne  pouvait-il 
pas,  ce  prélat  désigné  par  le  Roi  et  agréé  de  la 
Cour,  dans  un  siècle  où  tout  proclamait  la  gloire 
incontestée  du  plus  puissant  des  monarques,  ne 
pouvait-il  pas  suivre  les  idées  courantes  et  faire 
de  son  Eglise  une  vassale  de  l'Eglise  de  France  ? 
S'il  le  pouvait,  mes  Frères,  il  ne  le  voulut  pas. 
Il  comprit  que  Rome  seule  ayant  les  promesses 
de  l'infaillibilité,  vers  Rome  doivent  se  tourner 
tous  les  peuples  et  toutes  les  Eglises  ;  que  de 
Rome  doit  nous  venir  l'expression  de  la  vraie 
doctrine  ;  que  transmettre  aux  nations  les  en- 
seignements de  Rome,  c'est  leur  transmettre 
la  lumière,  la  vérité  et  la  vie. 

Cet  esprit  de  sagesse  et  de  haute  prévoyance 
se  révèle  également  dans  les  luttes  soutenues 
par  le  vaillant  évêque  contre  les  gouverneurs. 
On  débattait  une  question  vitale.  Il  s'agissait 
de  maintenir  dans  leur  intégrité  les  droits  sacrés 
de  l'Eglise,  d'affirmer  et  de  faire  reconnaître  l'in- 
dépendance du  pouvoir  religieux  vis-à-vis  de  la 
puissance  civile  ;  il  fallait  faire  de  ce  principe 
l'une  des  lois  organiques  de  notre  société,  et 
en  pénétrer  profondément  l'âme  et  la  conscience 
du  peuple.  —  Maintenant  que  cette  idée,  si 
hautement  défendue  par  le  père  de  l'Eglise 
canadienne,  a  traversé  les  siècles,  et  qu'elle  do- 
mine et  régit,  en  bonne  partie  du  moins,  les  rap- 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  109 

ports  établis  chez  nous  entre  l'Eglise  et  l'Etat, 
avec  quel  sentiment  de  religieuse  gratitude  ne 
doit-on  pas  bénir  la  mémoire  de  celui  qui,  au 
prix  de  tant  de  soucis,  assura  à  notre  pays  cette 
>ase  de  son  droit  public  et  ce  gage  primordial 
le  sa  paix  et  de  sa  grandeur  ! 

Vous  parlerai-je,  mes  Frères,  des  autres  qua- 
lités  que   la   divine   Providence   avait   départies 

Mgr  de  Laval,  et  que  lui-même  sut  mettre  en  si 
>uissant  relief  dans  l'œuvre  de  fondation  qu'on 
lui  avait  confiée  ? 

Qui  de  vous,  en  étudiant  sa  vie  si  remplie  et 
>a  carrière  si  féconde,  n'a  souvent  admiré  son 
grand  talent  d'organisation,  et  ce  génie  pratique, 
laborieux  et  industrieux,  qui  traça  avec  tant 
d'assurance  les  routes  de  l'avenir  ?  Qui  surtout 
n'a  admiré  son  courage  indomptable,  sa  fermeté 
;alme  et  tenace,  sa  foi  et  sa  patience  héroïques, 
;t  cette  brûlante  et  agissante  charité  qui  en  ont 
fait  le  missionnaire  le  plus  dévoué  de  la  Nou- 
velle-France ?  Ce  n'était  pas  tout  de  fonder 
5ur  ces  plages  le  royaume  de  Jésus-Christ  ;  il 
fallait  lui  gagner  des  âmes.  A  l'exemple  des  pre- 
riers  pasteurs  de  peuples  et  des  premiers  se- 
Leurs  d'évangile,  Mgr  de  Laval  fut  apôtre. 
1  connut  toutes  les  croix,  et  il  brava  toutes  les 
fatigues,  tous  les  périls  de  l'apostolat  ;  mais 
tussi  il  en  recueillit  les  gloires. 

Il  eut,  avant  de  mourir,  la  joie  de  voir  cette 


110  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

Eglise  qu'il  avait  tant  aimée,  et  à  laquelle  il 
avait  voué  le  meilleur  de  ses  talents  et  Y  effort 
généreux  de  sa  vie,  assise  et  affermie  sur  le  dou- 
ble fondement  d'une  foi  incorruptible  et  de 
la  plus  pure  morale.  Et,  malgré  tes  amertumes 
dont  cette  joie  fut  mêlée,  il  put  d'un  dernier  re- 
gard contempler  les  développements  de  cette 
œuvre  sortie  de  son  cœur  et  édifiée  de  ses  mains, 
et  qui  passait,  pleine  de  promesses,  dans  les 
mains  d'un  autre  pasteur. 

Un  tel  héritage  ne  pouvait  périr.  Légué  sous  de 
tels  auspices,  et  par  un  évêque  dont  le  nom, 
après  avoir  reçu  la  consécration  de  l'histoire,  re- 
cevra bientôt  sans  doute  l'hommage  définitif  de 
l'Eglise,  il  devait  subsister.  Et,  en  effet,  tant 
que  dura  la  domination  française,  l'Eglise  du 
Canada,  lentement,  continûment,  fit  de  solides 
progrès,  se  dilatant  d'année  en  année,  et 
s'enrichissant  des  fruits  merveilleux  de  l'ac- 
tion de  ses  prêtres,  de  ses  religieux,  de  ses 
vierges,  et  du  zèle  des  hommes  vertueux 
nommés  successivement  au  siège  épiscopal  de 
Québec. 


II 


Cependant  les  œuvres  de  Dieu  ont  besoin  de 
l'épreuve,  soit  pour  qu'elles  se  dépouillent  de 
formes  imparfaites  et  d'éléments  trop  humains, 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  111 

soit  pour  qu'éclatent  en  elles,  d'une  façon  plus 
visible,  les  effets  d'une  faveur  spéciale  et  les 
grâces  de  la  protection   divine. 

Le  peuple  et  l'Eglise  du  Canada  traversèrent 
une  crise  terrible,  et  une  période  de  luttes,  la 
plus  sombre  et  la  plus  tourmentée  de  notre  his- 
toire. Le  jour  où  la  patrie  en  deuil  vit  le  drapeau 
français  replier  ses  ailes  meurtries  et  s'éloigner 
tristement  de  nos  murs,  quel  moment  tragique 
pour  elle,  et  quelle  heure  angoissante  pour 
ses  chefs  !  Ses  habitants  décimés  ;  ses  officiers 
tombés,  ou  repartis  pour  la  France  ;  sa  langue, 
sa  religion,  ses  institutions,  menacées  par  un 
vainqueur  superbe,  et  soucieux  de  consolider, 
par  tous  les  moyens  possibles,  la  conquête  de 
ses  armes  et  le  règne  de  ses  ambitions  :  tout 
semblait  conspirer  contre  nos  plus  chers  inté- 
rêts, et  mettre  gravement  en  péril  notre  existence 
elle-même.  L'épreuve  était  cruelle,  redoutable. 
Mais  le  ciel  veillait  sur  nous.  Et,  grâce  à  cette 
Providence  qui  brise  toutes  les  entraves  et  suscite 
tous  les  concours,  l'Eglise  canadienne,  faisant 
face  au  péril,  s'est  sentie  renaître  plus  forte  et  plus 
vigoureuse.  Et  ce  triomphe,  elle  le  doit,  après 
le  secours  de  Dieu,  à  son  clergé  pieux  et  fidèle, 
et  à  ses  pasteurs  vaillants,  éclairés  et  dévoués. 
Elle  le  doit  spécialement  à  un  homme  dont  la 
physionomie  personnifie  dans  l'histoire  le  cou- 
rage  magnanime    et   l'invincible   fermeté,    joints 


112  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

à  l'habileté,  à  la  modération  et  à  la  sagesse.  Mgr  de 
Laval  avait  fondé  l'Eglise  canadienne  ;  on  peut 
dire,  en  un  sens  très  vrai,  que  Mgr  Plessis  l'a 
sauvée. 

Disciple  de  Mgr  Briand,  et  formé  de  bonne 
heure  à  l'école  de  ce  digne  évêque,  tout  plein 
lui-même  de  la  suprême  pensée  de  son  prédé- 
cesseur, et  qui  eut  le  premier  l'honneur  de  tra- 
vailler à  la  restauration  religieuse  de  notre  pays1, 
le  jeune  Plessis  put  apprendre  combien  une  sage 
prudence,  évitant  avec  un  égal  soin  l'emporte- 
ment aveugle  et  les  timides  faiblesses,  est  puis- 
sante sur  le  cœur  des  hommes.  Muni  de  cette 
vertu,  l'intrépide  prélat  canadien  prit  d'une 
main  énergique  la  défense  de  nos  droits  et  con- 
sacra toute  son  influence,  soit  d'abord  comme 
coadjuteur,  soit  ensuite  comme  évêque  titulai- 
re,   à  cette    œuvre    capitale  :     l'affermissement 


1.  Si  nous  ne  mentionnons  ici  qu'en  passant  Mgr  Briand, 
ce  n'est  pas  que  nous  méconnaissions  son  œuvre  remarquable  et 
féconde  :  œuvre  de  reconstruction  matérielle  ;  œuvre  de  pré- 
servation hiérarchique  et  d'influence  morale.  Mais  nous  ne  pou- 
vons nous  défendre  de  placer  au-dessus  de  cette  œuvre  celle  de 
Mgr  Plessis,  supérieur,  osons-nous  croire,  par  l'intelligence  et 
l'ampleur  d'action,  et  qui,  au  milieu  de  difficultés  spéciales, 
et  ayant  à  déjouer  les  menées  d'un  fanatisme  influent  et 
retors,  remporta  des  succès  décisifs,  et  réussit,  chose  essentielle 
pour  nous,  à  affermir  sur  des  bases  légales  et  officielles  la  liberté 
religieuse  en  notre  pays.  C'est  sur  ces  bases  que  l'Eglise 
canadienne  s'est  si  magnifiquement  développée  depuis. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  113 

légal  de  l'Eglise  et  de  la  liberté  religieuse. 
Pour  bien  comprendre,  mes  Frères,  les  dif- 
ficultés d'une  telle  entreprise,  il  convient  de  se 
rappeler  qu'à  cette  époque  où  l'Angleterre  entre- 
tenait encore,  vis-à-vis  des  catholiques,  les  plus 
étranges  préjugés,  un  double  obstacle  se  dres- 
Bait  devant  nous  :  la  différence  de  race,  et  la 
diversité  de  religion.  Sans  doute,  les  actes  de 
cession  et  de  capitulation  du  pays  renfermaient 
des  clauses  favorables  à  nos  droits  ;  mais  le 
droit  peut-il  quelque  chose,  lorsque  la  force  le 
domine  ?  Sans  doute  encore,  Mgr  Briand,  dont 
le  mérite  fut  grand,  avait  obtenu  pour  l'Eglise 
d'importantes  concessions  et  une  situation  de 
fait  qui  ouvrait  d'heureuses  perspectives.  Mais 
le  fanatisme  remué  et  ravivé  s'en  inquiétait,  et 
menait  contre  nous  dans  les  sphères  dirigeantes 
une  active  et  perfide  campagne.  Comment 
fléchir  un  ennemi  si  fier,  si  défiant,  et  si  prévenu 
contre  tout  ce  qui  était  français,  et  contre  ce 
qu'on  appelait  avec  mépris  le  "  papisme  "  ?  Un 
autre  moins  habile,  moins  constant,  et  moins  per- 
spicace, eût  échoué  dans  la  lutte  :  l'illustre 
Plessis  triompha.  Il  triompha  d'abord  par  son 
prestige  personnel,  son  tact,  ses  bons  procédés  ; 
il  triompha,  de  plus,  par  la  force  et  l'ascendant 
irrésistible  de  la  vérité,  et  par  l'art  et  l'éloquence 
avec  lesquels  il  sut  montrer  comment  la  foi  ro- 
maine, en    exigeant    de    ceux   qui    la    professent 

8 


114  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

une  soumission  loyale  aux  pouvoirs  établis, 
forme  le  meilleur  appui  de  l'Angleterre  en 
cette  colonie.  C'était  prendre  à  l'ennemi  ses 
armes. 

En  l'année  1815,  l'Evêque  catholique  de  Québec 
fut  officiellement  reconnu  ;  et  on  l'appela,  peu 
de  temps  après,  à  l'honneur  de  siéger  dans  les 
conseils  de  la  nation1.  Plus  tard,  son  territoire 
qui  s'étendait  alors  de  l'Atlantique  au  Pacifique, 
trop  vaste  pour  être  l'objet  d'une  même  admi- 
nistration, put  être  partagé  en  plusieurs  sections 
distinctes.  L'éducation  dont  les  protestants 
avaient  voulu  s'emparer,  garda  son  droit  et  ses 
maîtres,  et  fut  poussée  avec  vigueur.  Bref,  l'Egli- 
se était  libre  et  usait  légalement  de  ses  pouvoirs 
et  de  sa  liberté. 

Je  ne  rappellerai  pas  ce  que  rirent  tour  à  tour 
les  successeurs  de  Mgr  Plessis  pour  achever  d'a- 
battre les  nombreux  préjugés  répandus  contre 
nous,  et  pour  donner  au  catholicisme  une  place 
de  plus  en  plus  large  sous  le  ciel  de  notre  patrie. 
Il  me  faut  être  court,  et  ces  faits  plus  rappro- 
chés de  nous  semblent  du  reste  suffisamment 
connus.  Cinquante  années  d'efforts  et  d'essais 
progressifs  nous  conduisent  à  la  troisième  et 
à  la  plus  brillante  période  de  notre  histoire 
religieuse. 

1.  En  1817,  Mgr  Plessis  fut  nommé  Conseiller  législatif. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  115 

III 

Le  jeune  arbre  planté  sur  les  rives  du  Saint- 
Laurent  par  Mgr  de  Laval,  avait  poussé  de  fortes 
racines.  Assailli  tout-à-coup  par  une  violente 
tempête  et  sur  le  point  d'être  arraché  du  sol, 
nous  avons  vu  qu'il  trouva  dans  le  zèle  d'évê- 
ques  intrépides  un  appui  efficace  et  sauveur. 
Grandi  et  ramifié  en  des  végétations  puissantes, 
il  nous  offre  maintenant  le  spectacle  de  sa 
croissance  robuste  et  de  son  épanouissement 
glorieux. 

Dieu,  mes  Frères,  proportionne  les  secours 
aux  besoins,  et  la  valeur  des  hommes  aux  exi- 
gences des  temps.  Autre  chose  est  de  fonder  ; 
autre  chose,  de  conjurer  un  danger  immédiat  ; 
autre  chose,  d'accroître,  d'orner,  de  perfectionner. 
Pour  présider  de  nos  jours,  et  entre  tant  de  pré- 
lats très  dignes,  aux  destinées  de  l'Eglise  mère 
de  tant  d'autres  Eglises,  il  ne  fallait  ni 
un  apôtre  dans  le  sens  formel  du  mot,  ni  un 
lutteur,  ni  un  diplomate,  mais  un  esprit  et  une 
âme  d'élite,  réunissant,  comme  en  un  faisceau, 
les  plus  précieuses  qualités  intellectuelles  et 
morales. 

Il  fallait  un  homme  de  science  ayant  puisé 
longuement  aux  sources  les  plus  pures  de  la  théo- 
logie et  du  droit,  et  capable  d'imprimer  dans  les 


116  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

sphères  intellectuelles  un  salutaire  élan.  Il  fallait 
un  homme  d'expérience,  au  commerce  simple  et 
facile,  expert,  actif,  patient,  désintéressé.  Il 
fallait  une  intelligence  sereine  et  élevée,  clair- 
voyante et  modératrice,  alliant  au  souci  des 
nobles  progrès  une  fidélité  inviolable  aux  tradi- 
tions les  plus  vénérées,  d'un  jugement  assez  sûr 
pour  démêler  et  comprendre  tous  nos  besoins 
sociaux  et  d'une  trempe  assez  solide  pour  ne 
rien  sacrifier  des  droits  immuables  de  l'Eglise. 
Il  fallait  enfin,  et  ce  n'est  pas  la  moindre  con- 
dition, une  âme  toute  pénétrée  de  l'esprit  de 
Jésus-Christ,  d'une  foi  lumineuse  et  vive,  d'une 
charité  humble  et  ardente,  d'une  droiture  recon- 
nue, pouvant  offrir  au  peuple  l'exemple  qui 
édifie  et  faire  fleurir  partout,  dans  le  champ 
béni  du  Seigneur,  les  œuvres  et  les  vertus 
chrétiennes. 

Cet  homme,  ce  savant,  cet  administrateur 
habile,  cet  esprit  pondéré,  ferme  et  doux  à  la 
fois,  ce  prêtre  et  ce  pasteur  modèle,  Dieu  nous 
l'a  donné.  Ai-je  besoin  de  le  nommer  ?  son  nom 
est  sur  toutes  les  lèvres,  son  éloge  dans  tous  les 
cœurs.  Cinquante  années  de  sacerdoce  procla- 
ment ses  vertus  ;  plus  de  vingt  années,  consu- 
mées dans  les  travaux  d'un  épiscopat  florissant, 
ont  tressé  autour  de  son  front  une  admirable 
couronne. 

Ah  !     que  n'a-t-il  pas  fait,  cet   auguste  vieil- 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  117 

lard,  pour  le  bien  de  son  Eglise  et  pour  celui  de 
toute  la  société  canadienne1  ? 

Sous  son  règne,  les  études  classiques,  les  sciences 
philosophiques  et  religieuses,  ont  pris  un  essor 
nouveau  ;  et  c'est  en  se  conformant  à  sa  haute 
et  ferme  pensée,  qui  est  la  pensée  même  de  Rome, 
que  l'Université  Laval  adoptait  naguère  dans  ses 
cours  les  enseignements  si  sûrs  et  les  méthodes  si 
remarquables  de  saint  Thomas  d'Aquin.  Cette 
jeune  institution,  dont  il  fut  l'un  des  fondateurs, 
et  dont  il  a  su  remplir  avec  un  égal  succès,  au 
travers  des  phases  diverses  qui  en  ont  ralenti  la 
marche,  les  charges  de  Recteur,  de  Visiteur  et 
de  Chancelier,  lui  doit  en  grande  partie  de  s'être 
maintenue  et  de  pouvoir  aujourd'hui,  de  ses 
deux  sièges  de  Québec  et  de  Montréal,  sous  la 
puissante  égide  de  Rome  et  de  l'épiscopat, 
tourner  avec  confiance  ses  yeux  vers  l'avenir. 
Il  a  secondé  de  tous  ses  efforts  le  mouvement 
colonisateur  ;  et  ce  ne  sera  pas  l'une  de  ses 
moindres  gloires  d'avoir  béni  de  sa  main  tant 
de  nouvelles  églises,  d'avoir  oint  les  fondateurs 
de  plusieurs  diocèses,  et  d'avoir  assisté,  dans  notre 
province,  à  l'expansion  merveilleuse  de  la  vie  et 

1.  L'œuvre  considérable  attribuée  dans  ce  discours  au  car- 
dinal Taschercau,  héritier  du  siège  de  Mgr  de  Laval,  n'exclut 
évidemment  pas  celle  qui  s'est  accomplie  par  d'autres  prélats 
canadiens  d'une  façon  si  hautement  utile  et  si  éminemment 
digne  d'éloges. 


118  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

de  la  hiérarchie  catholique.  Que  dire  de  son  zèle 
pour  rétablissement  ou  le  soutien  des  maisons 
et  des  familles  religieuses  ?  Que  dire  du  nombre 
infini  de  lettres  et  de  mandements  émanés  de 
sa  plume,  et  qui  sont  allés,  en  tant  d'âmes  dociles, 
nourrir  la  piété,  et  ranimer  le  culte  de  Notre- 
Seigneur  et  l'amour  de  la  sainte  Eglise  ?  Que 
dire  de  ses  directions  si  sages  et  si  pratiques,  qui 
ont  éclairci  tant  de  doutes,  et  qui  ont  fixé,  sur 
tant  de  points  obscurs  et  imprécis,  la  discipline 
de  ce  diocèse  et  celle  d'un  très  grand  nombre  de 
diocèses  de  ce  pays  ? 

Ce  qu'a  été  Léon  XIII,  ce  grand  docteur  des 
temps  modernes,  pour  l'Eglise  universelle,  notre 
très  éminent  archevêque  semble  l'avoir  été,  sur  un 
théâtre  plus  restreint,  pour  l'Eglise  du    Canada. 

De  tels  mérites  et  de  telles  œuvres,  relevés 
par  un  dévouement  inaltérable  au  Saint-Siège, 
appelaient  et  justifiaient  les  honneurs  les  plus 
éclatants.  Le  jour  vint  où  l'Eglise  de  Québec 
vit  son  chef  désigné  pour  les  plus  hautes  dignités 
et  investi  solennellement  des  insignes  de  la  pour- 
pre romaine.  Ce  jour-là,  un  tressaillement  courut 
dans  toutes  les  âmes,  et  le  Canada  entier,  sans 
distinction  de  race  ni  même  de  religion,  n'eut 
qu'une  voix  pour  acclamer  ce  fils  illustre  entre 
tous,  l'orgueil  de  notre  patrie. 

Quelques  années  déjà  nou?  séparent  de  ces 
fêtes.    Et,  depuis,  les  fortes  pensées  et  les  labeurs 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  119 

ardus  ont  blanchi  cette  tête  vénérable.  Mais 
sa  gloire  n'a  pas  vieilli.  Et  elle  se  revêt  à  nos 
yeux  d'un  lustre  et  d'une  grandeur  devant  les- 
quels tous  les  fronts  s'inclinent,  et  que  seuls  l'éclat 
du  mérite  et  la  majesté  de  l'âge  peuvent  donner. 

Combien  de  fois,  mes  Frères,  ne  vous  est-il 
pas  arrivé,  par  un  beau  soir  d'été,  de  contempler 
et  d'admirer  les  superbes  couchers  de  soleil  de 
nos  latitudes  boréales  !  L'astre  du  jour,  sur  le 
point  de  disparaître,  rase  longtemps  l'horizon  ; 
il  baigne  de  ses  feux  adoucis  les  vallées,  les  lacs, 
les  collines,  les  montagnes  ;  il  projette  au  loin 
ses  reflets  sur  les  nuages  du  ciel,  leur  donnant 
une  teinte  de  pourpre  ;  et  son  éclat  persiste  en- 
core, lorsque  déjà  d'autres  astres,  qui  lui  doivent 
leur  propre  lumière,  montent  au  firmament. 
L'éminentissime  cardinal  Taschereau  laissera  dans 
l'histoire  du  Canada  français  et  de  toute  l'A- 
mérique du  Nord  un  nom  célèbre  et  vénéré. 
L'auréole  de  ce  nom  marquera  aux  yeux  des 
peuples  une  ère  de  progrès  et  d'épanouissement 
de  la  foi  ;  et,  bien  loin  de  s'éteindre  ou  de  pâlir 
avec  les  années,  elle  ira  grandissant  avec  les 
œuvres  elles-mêmes  issues  de  ce  règne  fécond. 

C'est  pourquoi,  en  ce  jour  d'universelle  allé- 
gresse, bénissons  Dieu,  mes  Frères,  de  ses  des- 
seins miséricordieux  et  de  ses  faveurs  touchantes 
à  l'égard  de  notre  pays  :  Exultate  Deo  adjutori 
nostro  ;   jubilate    Deo    Jacob. 


120  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

Remercions-le  d'avoir  conservé  à  notre  esti- 
me et  à  notre  respect  celui  dont  la  parole  pèse 
encore  d'un  si  grand  poids  dans  la  balance  de 
nos  destinées,  mais  dont  la  seule  présence  serait 
déjà  pour  nous  un  gage  d'heureux  avenir.  Remer- 
cions-le d'avoir  permis  qu'en  cette  fête  de  ses 
noces  d'or,  notre  bien-aimé  cardinal  ait  pu  voir 
réunis  autour  de  son  trône,  comme  une  couronne 
de  gloire,  d'un  côté  d'éminents  prélats  dont  la 
pensée  s'élève  à  la  hauteur  même  de  la  sienne, 
de  l'autre,  avec  un  fils  distingué  de  la  vielle  France1, 
de  cette  France  catholique  que  nous  sommes 
toujours  si  fiers  d'appeler  notre  mère,  les  plus 
hautes  personnalités  civiles  ;  puis  tant  de  membres 
du  clergé  séculier  et  régulier,  accourus  de  plu- 
sieurs diocèses  ;  puis  enfin  cette  foule  de  fidèles, 
si  pieuse  et  si  recueillie,  et  qui  représente  si 
dignement  toutes  les  classes  du  peuple  canadien. 

L'anniversaire  que  nous  célébrons  n'est  pas 
seulement  la  fête  de  son  Eminence  l'archevêque 
de  Québec.  C'est  toute  l'Eglise  de  cette  province, 
et  c'est  toute  l'Eglise  de  notre  pays  qui  y  prend 
part  et  qui  chante  avec  nous  l'hymne  de  joie. 

Et  il  me  semble  qu'à  la  vue  de  cette  France 
d'Amérique,  jadis  si  dénuée  de  ressources  et  aujour- 
d'hui si  prospère,  formant  le  seul  groupe  catholi- 
que compact  de  toutes  nos  régions,  peut-être  même 

1.  L'amiral  français  M.  Abel  de  Libran. 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  121 

du  monde  entier,  il  me  semble  qu'à  cette  vuer 
et  au  spectacle  de  ce  qui  se  déroule  en  ce  moment 
devant  nous,  les  évoques  dont  les  cendres  repo- 
sent sous  les  dalles  sacrées  de  nos  temples,  tres- 
saillent dans  leurs  tombes.  Il  me  semble  que 
leurs  cœurs  glacés,  retrouvant  un  reste  de  vie, 
se  reprennent  à  aimer  cette  Eglise  pour  laquelle 
ils  surent  tant  peiner,  tant  lutter,  tant  souffrir, 
et  qu'ils  s'unissent  à  vous,  révérendissimes  pré- 
lats, à  vous  surtout  éminentissime  prince,  dans 
la  bénédiction  solennelle  qui  va  tomber  de  vos 
mains. 

Bénissez,  Eminence,  ces  prêtres  et  ces  fidèles 
dont  vous  êtes  le  chef  honoré  et  le  père  tendre- 
ment dévoué.  Bénissez  ces  communautés,  ces 
institutions,  ces  œuvres,  qui  vous  sont  toujours 
si  chères.  Que  cette  bénédiction  de  votre  cœur 
généreux  franchisse  l'enceinte  de  cette  basilique  ; 
qu'elle  franchisse  les  murs  de  cette  cité,  et  les 
limites  de  ce  diocèse;  et  qu'elle  aille  retomber 
au  loin,  comme  une  rosée  bienfaisante,  sur  le 
clergé  et  les  fidèles  du  Canada  tout  entier  ! 

A  votre  Eminence,  longue  vie,  quiétude  et 
bonheur  !  C'est  le  vœu  de  tout  un  peuple  pros- 
terné à  vos  pieds  ;  c'est  le  souhait,  et  c'est  l'hom- 
mage que  dépose  avec  respect,  sur  les  plis  de 
votre  pourpre,  toute  la  patrie  canadienne. 


CONFERENCE 

SUR 

LÉON  XIII 
donnée  à  l'Université  Laval, 

à  l'occasion  des  noces  d'or  épiscopales 

de  Sa  Sainteté, 

le  27  février  1893 


Eminence1, 

Mgr  le  Recteur2, 

Mesdames, 

Messieurs, 

'Eglise   est  une   armée,   la   seule    vraiment 

L  ^  permanente  ;   et   lorsque   dans   le  tourbillon 

des  choses  périssables  cette  armée  voit  tomber 

son  chef,  sans  se  laisser  abattre  par  le  malheur 

dont  elle  est  frappée,  elle  lève  les  yeux  au  ciel, 

1.  Son  Eminence  le  cardinal    Elzéar- Alexandre    Taschereau, 
archevêque  de  Québec,  et  chancelier  de  l'Université. 

2.  Mgr  Benjamin  Paquet,  recteur  de  l'Université  Laval. 


124  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

invoque  l'Esprit  de  conseil  et  attend,  dans  le 
calme  d'une  invincible  assurance,  le  nouveau 
Moïse  qui  la  guidera  :  car  elle  a  les  promesses 
de   vie. 

Pie  IX  venait  de  mourir.  Martyr  glorieux 
de  la  foi  et  de  la  vérité,  du  droit  et  de  l'honneur 
chrétien,  il  avait  pu  répéter  dans  ses  derniers 
moments  les  paroles  de  sublime  tristesse  d'un 
de  ses  prédécesseurs  :  "  J'ai  aimé  la  justice  et 
haï  l'iniquité  :  voilà  pourquoi  je  meurs  prison- 
nier ;  "  et  il  emportait  dans  la  tombe,  avec 
l'estime,  les  regrets  et  l'inconsolable  douleur  de 
deux  cents  millions  de  catholiques,  l'admiration 
de  l'univers  entier. 

Toutes  les  puissances  de  l'Europe,  en  proie 
aux  agitations  et  aux  prévisions  les  plus  diverses, 
tenaient  les  yeux  fixés  sur  Rome,  sur  les  cardi- 
naux, sur  le  conclave  d'où  allait  bientôt  sortir, 
par  un  libre  suffrage,  le  successeur  du  Prince 
des  Apôtres.  Qui  serait  appelé  à  recueillir  le 
vaste  héritage  légué  par  cette  dynastie  dix-neuf 
fois  séculaire,  toujours  attaquée  et  toujours 
debout  ?  Où  trouver  l'homme  éminent,  capa- 
ble de  ceindre  la  tiare  de  l'illustre  Pontife  dé- 
funt, de  porter  et  de  soutenir  sa  gloire  ;  possé- 
dant assez  de  sagesse,  assez  de  force,  assez  de 
prudence  pour  conjurer  l'orage  déchaîné  de  toutes 
parts  par  les  suppôts  de  l'enfer  sur  l'Eglise  et 
sur  le  monde  ? 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  125 

Pendant  que  ces  questions  volaient  de  bouche 
en  bouche  et  agitaient  tous  les  esprits,  soudain 
du  haut  du  balcon  de  la  Basilique  vaticane,  en 
face  de  la  place  de  Saint-Pierre,  où  une  immense 
multitude,  inquiète  et  frémissante,  attendait  l'issue 
de  l'élection,  retentissent  ces  paroles  :  "  Je  vous 
annonce  une  joyeuse  nouvelle  ;  nous  avons  un 
pape,  l'éminentissime  et  révérendissime  Joachim 
Pecci,  cardinal-prêtre,  du  titre  de  saint  Chryso- 
gone,  qui  a  pris  le  nom  de  Léon  XIII.  '  En  un 
instant  ce  nom  magique  a  fait  le  tour  de  Rome, 
et  l'écho  télégraphique  l'a  porté  et  répercuté  sur 
tous  les  rivages  de  la  terre. 

Mesdames  et  Messieurs,  la  Providence  divine, 
en  marquant  du  sceau  des  élus  le  front  de  Joachim 
Pecci,  cardinal-évêque  de  Pérouse,  venait  de 
donner  à  l'Eglise  l'un  de  ses  plus  grands  papes, 
à  la  chrétienté  et  au  monde  l'une  des  gloires 
les  plus  pures,  les  plus  élevées,  les  plus  rayon- 
nantes qui  aient  jamais  brillé  dans  l'histoire. 

Tous  les  papes  sans  doute,  par  cela  même  qu'ils 
sont  établis  pasteurs  suprêmes  de  l'Eglise,  par- 
ticipent aux  promesses  d'infaillible  assistance 
dont  l'Esprit  de  lumière  est  la  source  ;  mais, 
d'un  autre  côté,  tous,  nous  le  savons,  n'ont  pas 
reçu  du  ciel  les  mêmes  talents,  les  mêmes  dons, 
les  mêmes  dispositions  naturelles.  Il  y  a  en  eux 
comme  deux  éléments  parfaitement  distincts, 
le  divin  et  l'humain  :    par  l'un  ils  se  ressemblent, 


126  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

et  par  l'autre  ils  diffèrent.  Quand  Dieu  choisît 
un  homme  pour  lui  confier  le  sceptre  des  âmes, 
il  joue  le  rôle  de  l'artiste  dont  le  talent  et  l'in- 
strument font  jaillir  des  entrailles  du  marbre  un 
Apollon  ou  un  Moïse.  Plus  ce  marbre  est  riche 
et  pur,  plus  l'œuvre  d'art  est  belle.  De  même 
plus  celui  que  la  Providence  appelle  des  rangs 
du  sacré  Collège  au  gouvernement  de  l'Eglise 
possède  de  qualités  et  d'aptitudes  natives,  plus 
aussi  on  peut  espérer  que  son  règne  sera  bril- 
lant  et    fécond. 

Or,  ce  qui  distingue  et  caractérise  le  pape 
Léon  XIII,  ce  qui  parmi  tant  de  nobles  et  véné- 
rables figures  du  pontificat  romain  fait  ressortir 
d'un  éclat  particulier  cette  imposante  physiono- 
mie, c'est  l'admirable  équilibre  de  toutes  ses 
facultés,  cette  unité  parfaite,  cette  harmonie 
supérieure  des  forces  vives  de  son  âme,  c'est  ce 
double  rayonnement  des  deux  génies  qui  résu- 
ment toute  la  puissance  humaine  :  le  génie  de  la 
pensée  et  le  génie  de  Faction. 

Léon  XIII  est  à  la  fois  homme  de  science  et 
homme  de  lettres,  homme  de  conseil  et  homme 
de  commandement.  Il  a  le  savoir  d'un  Benoît  XIV, 
la  culture  d'un  Léon  X  ;  à  la  bonté  de  Pie  IX, 
il  unit  la  fermeté,  l'intrépidité  de  Grégoire  VIL 
Et  s'il  me  fallait  chercher,  dans  l'histoire  de  tant 
de  Pontifes,  celui  dont  le  caractère,  la  science 
et  le  prestige  offrent,  dans  un  ensemble  de  mé- 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  127 

rites  suréminents,  le  plus  d'analogie  avec  les 
dons  si  rares  du  Pontife  actuel,  je  nommerais 
Innocent  III,  cette  gloire  du  moyen  âge,  dont 
l'amour  du  vrai  et  du  beau,  joint  à  l'amour  de 
>ieu,  de  l'Eglise  et  des  âmes,  éleva  la  Papauté 
un  si  haut  degré  de  puissance  et  lui  valut  dans 
ses  relations  avec  le  monde  politique  ce  suprême 
ascendant  sur  les  pouvoirs  terrestres  qu'elle  n'eut 
pas  toujours  dans  la  suite,  mais  qu'elle  exerce  si 
terveilleusement  aujourd'hui. 


Le  premier  titre  de  Léon  XIII  à  l'estime  et 
l'admiration  de  ses  contemporains,  c'est,  Mes- 
lames   et   Messieurs,    l'élévation   de   son   esprit, 
;ette  forte  culture  intellectuelle  qui  en  fait  non 
>as  seulement  un  lettré,  mais  surtout  un  savant. 

Que  faut-il  entendre  par  ce  nom,  si  glorieux  en 
lui-même,  mais  donné  de  nos  jours,  par  une  con- 
fusion étrange,  aux  médiocrités  les  plus  vulgaires  ? 
Suffit-il  pour  être  savant  d'avoir  su  emmagasiner 
dans  les  replis  de  sa  mémoire  un  certain  nombre 
de  faits,  de  pouvoir  avec  assurance  aligner  les 
principales  dates,  les  principaux  noms  de  l'his- 
toire, ou  encore  de  pouvoir  décrire  les  divers 
phénomènes,  physiques  et  cosmologiques,  que 
le  monde  des  corps  nous  présente  ?  Non,  cer- 
tainement non.    Si  une  pâle  érudition  se  contente 


128  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

de  ces  connaissances,  la  science  demande  plus. 
Elle  exige  que  l'intelligence,  s'élevant  au-dessus 
des  faits  recueillis  par  les  sens  ou  par  les  annales 
des  peuples,  pénètre  leurs  causes  intimes,  re- 
cherche les  principes  premiers  qui  régissent  l'uni- 
vers, mette  en  lumière  les  lois  générales  aux- 
quelles sont  soumises  d'un  côté  les  forces  méca- 
niques et  de  l'autre  les  forces  morales.  Sans  cela, 
la  nature,  l'histoire,  le  genre  humain,  demeurent 
livres  fermés. 

Telle  est  la  vraie  notion  de  la  science  bien  com- 
prise, et  tel  est  aussi  le  secret  de  cette  puissance 
intellectuelle  qui  fait  que  Léon  XIII  commande 
en  souverain  aux  esprits  de  son  siècle,  comme 
docteur  de  la  foi  d'abord,  mais,  de  plus,  comme 
champion  et  interprète  fidèle  de  la  raison  hu- 
maine. Les  protestants  le  lisent  ;  les  incrédules 
le  redoutent  ;  tout  l'univers  l'admire.  C'est 
qu'il  exerce  sur  tous  la  suprématie  de  l'idée. 

Etudiez,  analysez  les  splendides  documents 
émanés  de  cette  plume  féconde  :  vous  y  verrez 
partout  la  trace  d'une  intelligence  cherchant  le 
pourquoi  des  choses,  interrogeant  leur  nature, 
remontant  à  leurs  causes  premières  et  sillonnant, 
pour  les  reconnaître,  toutes  les  avenues  de  la 
vérité.  Quand  Léon  XIII  s'empare  d'un  sujet, 
il  le  domine,  il  l'enserre,  il  le  subjugue  en  quelque 
sorte  sous  l'étreinte  vigoureuse  et  irrésistible 
de  sa  pensée.     Ou  bien  encore  cette  pensée  res- 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  12ï* 

semble  à  un  vaste  fleuve,  allant  prendre  sa  source 
au  pied  des  monts  les  plus  reculés,  descendant 
avec  calme  de  ces  hauteurs  lointaines,  s'enri- 
chissant  le  long  de  son  cours  de  rivières  tribu- 
taires, puis  roulant  à  travers  la  plaine,  dans  un 
lit  large  et  profond,  ses  eaux  limpides  et  pures, 
principe  de  fécondité,  de  prospérité  et  de  vie. 
Prenons,  par  exemple,  les  lettres  si  célèbres  sur 
l'Eglise  et  la  civilisation,  publiées  par  l'auteur, 
encore  évêque  de  Pérouse,  peu  de  temps  avant 
5on  accession  au  trône  pontifical.  Léon  XIII, 
d'après  sa  méthode,  commence  par  y  définir 
;e  qu'est  la  civilisation  véritable  :  il  la  place 
lans  la  mise  en  œuvre,  réglée  et  harmonieuse,  de 
toutes  les  forces  de  l'humanité,  forces  matérielles, 
morales  et  intellectuelles.  Puis,  partant  de  ce 
principe,  il  démontre  avec  une  logique  aussi  serrée 
que  persuasive,  et  à  laquelle  aucun  point  n'échap- 
pe, comment  l'Eglise,  par  ses  doctrines  si  sages 
mr  le  travail,  sur  le  repos  du  dimanche,  sur  le 
rôle  que  tient  l'homme  au  sein  de  la  création, 
par  le  bras  de  ses  moines  et  l'action  de  ses 
enfants,  a  favorisé  le  bien-être  des  classes  so- 
ciales ;  comment  aussi,  gardienne  infaillible  de 
la  vérité  et  de  la  morale,  par  ses  lois,  ses  ensei- 
gnements, par  le  type  divino-humain  qu'elle  a 
proposé  au  monde  et  qui  est  comme  l'incar- 
nation du  vrai,  du  beau  et  du  bien,  elle  a  con- 
tribué   d'une    manière    efficace    au    perfection - 

9 


130  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

nement    le     plus     élevé     des     êtres     rationnels. 

Pour  mieux  vous  montrer,  Messieurs,  quelle 
noblesse,  quelle  ampleur,  et  quelle  forme  sai- 
sissante Léon  XIII  sait  donner  au  mouvement 
de  sa  pensée,  permettez  que  je  vous  cite  cette 
page  si  remarquable,  dans  laquelle  il  décrit  le  pou- 
voir souverain  de  l'homme  sur  les  forces  de  la 
matière1  :  "  A  côté,  dit-il,  du  zèle  pour  la  gloire 
de  Dieu  s'allume  dans  l'Eglise  un  autre  amour 
non  moins  ardent  :  c'est  l'amour  pour  l'homme, 
le  vif  désir  qu'il  soit  rétabli  dans  tous  les  droits 
que  lui  donna  son  créateur.  Or,  l'homme  a  reçu 
de  Dieu,  pour  son  héritage  dans  le  temps,  cette 
terre  où  il  vit  et  dont  il  a  été  établi  le  seigneur. 
La  parole  qui  retentit  au  matin  de  la  création  : 
'"  Soumettez -vous  la  terre  et  dominez-la2,  "  n'a 
jamais  été  retirée.  S'il  avait  persévéré  dans 
l'état  de  grâce  et  d'innocence,  l'homme  aurait 
exercé  son  empire  sans  effort,  la  soumission  des 
créatures  aurait  été  spontanée,  tandis  qu'au- 
jourd'hui la  domination  est  pénible  et  les  créa- 
tures ne  subissent  le  joug  que  contraintes  par 
la  violence. 

"  Toutefois,  le  domaine  subsiste  encore,  et 
l'Eglise,  qui  est  une  mère,  ne  peut  rien  avoir  de 
plus  à  cœur  que  de  le  voir  s'exercer,  que  de  voir 


1.  L'Eglise  et  la  civilisation  :   1ère  partie. 

2.  Gen.,  i,  28. 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  131 

l'homme  se  montrer  ce  qu'il  est  en  réalité  :  le 
seigneur  de  la  création.  Or,  ce  droit  s'exerce 
lorsque  le  roi  des  créatures,  déchirant  les  voiles 
qui  recouvrent  ses  possessions,  ne  s'arrête  point 
à  ce  qui  tombe  sous  ses  yeux  et  à  ce  qu'il  touche 
de  ses  mains,  mais  pénètre  dans  le  cœur  même 
de  la  nature,  recueille  les  trésors  de  fécondité 
que  recèlent  les  forces  qui  s'y  trouvent  et  les 
utilise  à  son  profit  et  au  profit  d'autrui. 

"  Comme  il  apparaît  beau  et  majestueux,  ô 
nos  bien-aimés  diocésains1,  l'homme  quand  il 
commande  à  la  foudre  et  la  fait  tomber  impuis- 
sante à  ses  pieds  ;  quand  il  appelle  l'étincelle 
électrique  et  l'envoie,  messagère  de  ses  volontés, 
au  fond  des  abîmes  de  l'océan,  au-delà  des  mon- 
tagnes abruptes,  à  travers  les  plaines  intermi- 
nables !  Comme  il  se  montre  glorieux  alors  qu'il 
ordonne  à  la  vapeur  d'attacher  des  ailes  à  ses 
épaules  et  de  le  conduire  avec  la  rapidité  de 
l'éclair,  par  mer  et  par  terre  !  Comme  il  est 
puissant  par  son  génie,  quand  il  enveloppe  cette 
force  elle-même,  la  rend  captive  et  la  conduit, 
à  travers  les  sentiers  qu'il  lui  a  tracés,  pour 
donner  le  mouvement  et  comme  l'intelligence  à 
la  matière  brute,  laquelle  se  substitue  ainsi  à 
l'homme  et  lui  épargne  les  plus  dures  fatigues  ! 


1.  Les  fidèles  du  diocèse  de  Pérouse,  dont  Léon  XIII  était 
alors  Tévêque. 


132  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

Dites-moi,  nos  très  chers  diocésains,  n'y  a-t-il 
pas  en  lui  comme  une  étincelle  de  son  créateur, 
quand  il  évoque  la  lumière  et  la  fait  jaillir  au 
milieu  des  rues  de  nos  cités  pour  éclairer  les  té- 
nèbres de  la  nuit  et  remplir  de  ses  splendeurs 
les  vastes  salles  et  les  palais  ? 

"  Et  l'Eglise,  cette  mère  qui  suit  avec  ten- 
dresse les  progrès  de  ses  fils,  est  si  loin  de  vouloir 
y  mettre  obstacle  qu'elle  se  réjouit  et  tressaille 
d'allégresse  en  les  voyant.  " 

Je  tenais,  Mesdames  et  Messieurs,  à  vous 
citer  cette  page  qui  nous  donne  une  si  belle  idée, 
et  du  style  de  Léon  XIII,  et  surtout  de  l'art  mer- 
veilleux avec  lequel  il  sait  rattacher  à  la  thèse 
principale  les  évolutions  de  sa  pensée. 

Un  génie  de  cette  trempe,  muni  de  fortes 
études  sur  la  philosophie  métaphysique  et  mo- 
rale, sur  la  théologie,  le  droit,  tant  civil  que  ca- 
nonique, était  bien  fait  pour  présider,  dans  nos 
jours  d'aveugles  préventions,  aux  destinées  de 
l'Eglise.  Jamais  en  effet  la  science,  à  la  fois 
divine  et  humaine,  ne  fut  plus  nécessaire  au 
gouvernement  ecclésiastique.  Il  y  a  des  temps 
où,  pour  un  Pape,  c'est  assez  d'affirmer  ;  il  y  en 
a  d'autres  où  les  circonstances  l'obligent  à  dé- 
montrer. C'est  le  besoin  de  notre  époque,  de  ce 
siècle  défiant,  chercheur,  raisonneur  ;  et  certes, 
la  Providence,  dans  son  infinie  sagesse,  ne  pou- 
vait   plus    opportunément    satisfaire    ce    besoin 


DISCOURS    ET    ALLOCn  TIONS  133 

qu'en  nous  donnant,  comme  elle  L'a  fait,  un  pape 
philosophe,  et  en  plaçant  sur  la  chaire4  de  saint 
Pierre  un  penseur  et   un  Bavant. 

N'ignorant  pas  ce  que  l'opinion  attend  de 
tout  homme  public  appelé  à  gouverner,  ce  Pon- 
tife aux  vues  élevées,  larges  et  synthétiques, 
s'est  présenté  au  monde,  tenant  en  main  un 
programme.  Que  renfermait  ce  programme  ? 
quels  en  étaient  les  traits  essentiels,  les  arti- 
cles fondamentaux  ?  On  les  résume  en  trois 
mots  :  accord  de  la  foi  et  de  la  raison  ;  union 
de  l'Eglise  et  de  l'Etat  ;  harmonie  entre  les 
hautes  classes  et  les  classes  ouvrières.  Oui,  en 
posant  le  pied  sur  les  degrés  du  trône,  Léon  XIII 
a  dit  aux  peuples  :  "  Voici  le  programme  que 
je  vous  apporte,  la  charte  que  je  vous  propose 
et  qui  sera  votre  salut  ;  car  elle  répond  au  triple 
besoin  et  elle  pourra  clore  le  triple  schisme  de 
nos  temps  malheureux.  La  raison  humaine, 
affranchie  de  la  tutelle  de  la  foi,  se  précipite  vers 
sa  -ruine  :  je  veux  rétablir  l'accord  entre  ces 
deux  puissances.  L'Etat  fait  à  l'Eglise  une  guerre 
déloyale  :  il  faut  que  cette  lutte  finisse,  et  qu'une 
franche  et  solide  union  marque  dorénavant  les 
rapports  de  ces  deux  sociétés.  Dans  l'industrie 
moderne  le  patron  opprime  l'ouvrier,  l'ouvrier 
mécontent  s'insurge  contre  le  patron  :  il  importe 
donc  de  bien  définir  les  rôles  respectifs  du  capital 
et    du    travail,    d'harmoniser    ces    deux   facteurs 


134  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

de  la  richesse  publique,  sans  préjudice  pour  les 
droits  de  l'un,  sans  mépris  pour  la  faiblesse  et 
l'infériorité  de  l'autre,  et  de  ramener  ainsi  le 
vrai  bonheur  social.  Ce  programme  de  paix  et 
d'union,  cette  charte  conciliatrice,  peuples  chré- 
tiens, acceptez-la  :  mettez-la  à  la  base  de  toutes 
vos  institutions  ;  faites-en  la  norme  nécessaire 
de  tous  vos  travaux  et  de  tous  vos  progrès,  car 
elle  porte  avec  elle  l'empreinte  d'une  sagesse 
sur  laquelle  le  temps  ne  peut  rien.  Bien  différente 
des  chartes  humaines,  elle  a  été  formulée  dans 
l'éternel  conseil  des  trois  Personnes  divines  elles- 
mêmes.  " 

Il  serait  trop  long,  Mesdames  et  Messieurs, 
d'analyser  même  sommairement  chacune  des 
encycliques  dans  lesquelles  le  Saint-Père,  déve- 
loppant son  programme,  réalise  depuis  quinze 
ans  avec  une  étonnante  fidélité  les  promesses 
mémorables  de  son  pontificat.  Trois  de  ces  do- 
cuments semblent  primer  tous  les  autres  et 
marquer  par  leur  éclat  l'apogée  doctrinal  du 
règne  de  Léon  XIII. 

C'est  d'abord  l'immortelle  encyclique  JEterni 
Patris,  l'une  des  premières  qui  aient  attiré  l'at- 
tention du  monde  chrétien,  et  par  laquelle 
devait  commencer  l'œuvre  de  restauration,  de 
relèvement  et  de  perfectionnement,  entreprise 
par  son  auteur  ;  car,  dans  cette  lettre,  Léon  XIII 
y   établit   d'une   façon  magistrale   les    principes 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  L35 

et  les  assises  de  la  science  rationnelle,  point  de 
départ  de  tout  vrai  progrès.  La  philosophie 
scolastique,  dans  la  personne  de  son  plus  docte 
et  de  son  illustre  représentant,  Thomas  d'A- 
quin,  y  est  comblée  d'éloges  et  proposée  aux 
écoles  catholiques  comme  la  règle  et  le  fonde- 
ment de  toutes  les  études  sérieuses,  comme 
le  remède  aux  égarements  et  aux  mille  fluc- 
tuations de  la  science  contemporaine.  L'intel- 
ligence étant  la  reine  du  monde,  assainir  et 
rectifier  ses  idées,  c'est  faire  œuvre  au  plus  haut 
point  de  régénération  sociale. 

Pour  descendre  de  ces  régions  sur  un  terrain 
plus  concret,  l'auguste  Pontife  fit  paraître  en 
1885  cette  autre  fameuse  encyclique  dite  7m- 
mortale  Dei,  laquelle  avec  des  accents  jusque-là 
inouïs  et  une  autorité  souveraine  traitait  de  la 
constitution  chrétienne  des  Etats.  La  presse 
entière  fit  écho  ;  l'ancien  et  le  nouveau  Monde 
applaudirent  ;  et  de  partout  on  vit  affluer  vers  la 
Chaire  apostolique  des  lettres  enthousiastes  d'ad- 
hésion sans  réserve  et  d'admiration  profonde. 
Jamais  Rome  n'avait  encore,  par  une  parole 
aussi  nette,  aussi  dégagée  et  aussi  pénétrante, 
jeté  tant  de  lumière  sur  les  graves  et  brûlantes 
questions  qui  passionnent  si  fiévreusement  notre 
siècle.  Ce  monument  grandiose  de  la  sagesse 
papale  restera  comme  le  code  le  plus  fécond  et 
la   norme   la   plus   parfaite   du   droit   public    et 


136  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

social.  Après  avoir  défini  les  éléments  consti- 
tutifs des  deux  sociétés  sœurs,  la  société  civile 
et  la  société  religieuse,  et  montré  l'incontes- 
table supériorité  de  cette  dernière  sur  la  première, 
Léon  XIII  retrace  avec  complaisance  l'idéal  de 
l'Etat  chrétien  :  il  fait  voir  les  rapports  de  con- 
fiance réciproque  et  d'harmonie  bienveillante  qui 
devraient  toujours  régner  entre  deux  pouvoirs 
faits  pour  s'entendre.  Puis,  venant  à  considérer 
le  soi-disant  droit  nouveau  introduit  depuis  un 
siècle,  il  renouvelle  les  condamnations  fulmi- 
nées à  si  juste  titre  par  l'auteur  du  Syllabus  ; 
puis  enfin,  dans  des  pages  d'une  clarté  et  d'une 
précision  vraiment  incomparables,  il  dissipe  tous 
les  nuages  et  met  fin  à  toutes  les  équivoques. 

Mais  l'œuvre  d'apaisement  et  de  reconstruc- 
tion sociale  n'était  pas  encore  achevée.  Vers 
les  hauteurs  du  Vatican  montait,  chaque  jour 
grandissante,  la  plainte  de  ces  milliers  de  pauvres 
qui  cherchent  dans  le  travail  le  pain  de  leurs  fa- 
milles, et  qui  ne  trouvent,  trop  souvent,  pour 
prix  de  leurs  sueurs  que  l'exténuation  du  corps, 
et  la  ruine  cent  fois  plus  funeste  de  l'âme.  Emu 
de  ces  clameurs,  Léon  XIII  s'est  penché  vers  le 
peuple  comme  pour  mieux  entendre  le  cri  de  sa 
misère  et  les  pulsations  de  son  cœur,  et  saisi  d'une 
immense  compassion  semblable  à  celle  que  son 
divin  Maître  éprouva  un  jour  à  la  vue  des  foules 
affamées,  il  s'est  écrié  lui  aussi  dans  un  transport 


DISCOURS    ET    ALLOCUTION-  137 

d'inexprimable  charité  :    "  Misereor  super  turbas, 
j'ai  pitié  de  ce  peuple,  j'ai  pitié  de  cette  multi-    u) 
tude  qui  travaille  et  qui  souffre,  et  au  nom  deir 
Celui  qui  n'a  pas  dédaigné  de  prendre  notre  chair 
pour  en  calmer  et  pour  en  sanctifier  les  souffrances, 
je  veux  la  secourir.  " 

Tout  le  monde  se  rappelle  l'inoubliable  ency- 
clique Rerum  nocarum,  dans  laquelle  le  savant 
Pontife,  combinant  sa  science  de  docteur  et  son 
amour  de  père,  aborde  le  terrible  problème  de 
la  question  ouvrière  et,  avec  une  sainte  liberté 
digne  des  premiers  apôtres,  détermine  tous  les 
droits  comme  aussi  tous  les  devoirs,  fait  la  part 
des  gouvernements,  la  part  de  l'ouvrier,  la  part 
du  patron,  place  au-dessus  de  tous  l'action  bien- 
faisante de  l'Eglise,  et  propose  les  plus  sûrs  moyens 
de  maintenir  la  paix  dans  la  charité  et  la  justice. 
Il  faut  lire  et  relire  cette  lettre,  méditer  et  appro- 
fondir cette  parole  si  ferme,  si  vivante,  et  si  dé- 
bordante d'enseignements.  Un  écrivain  de  renom 
Ta  jugée  avec  éloquence  :  "  C'est,  dit-il,  le  baiser 
du  Christ  à  ses  pauvres  et  l'embrassement  du 
peuple  par  l'Eglise.  '  "  Le  Pape  a  vu  la  société 
moderne  coupée  en  deux  armées  ennemies  ; 
et  il  est  descendu  au  milieu  des  combattants 
rangés  en  bataille  et,  entre  les  deux  camps,  il 
a  planté  la  croix.  "  Dans  la  croix,  en  effet,  se 
trouve  l'unique  solution,  réellement  efficace,  du 
grand  problème  social  ;     et  Léon  XIII,  en   ar- 


138  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

borant  de  sa  main  pacificatrice,  sur  l'atelier  et 
sur  l'usine,  cet  emblème  d'équité,  de  réconci- 
liation et  de  pardon,  a  mérité  aux  yeux  de  l'his- 
toire le  titre  impérissable  de  bienfaiteur  du  peu- 
ple, d'ami  et  de  père  des  pauvres. 

L'influence  doctrinale  du  Souverain  Pontife 
régnant  s'explique  très  bien  sans  doute  par 
la  hauteur  des  pensées,  l'actualité  de  l'ensei- 
gnement, la  largeur  et  parfois  la  hardiesse  des 
vues,  qu'on  admire  en  tous  ses  écrits  ;  mais  elle 
s'explique  mieux  encore,  si  on  tient  compte  des 
charmes  extérieurs  que  la  vérité  revêt  sous  sa 
plume. 

Chose  digne  de  remarque,  et  cependant  peu 
connue  d'un  grand  nombre  de  personnes  : 
Léon  XIII  est  un  homme  de  lettres  dans  toute 
l'acception  du  terme,  un  classique  de  haute 
lignée,  un  humaniste  fin,  délicat,  distingué  ; 
et  depuis  le  jour  où  il  remportait  dans  les  salles 
du  Collège  romain,  après  de  brillantes  études, 
les  premiers  prix  de  latin  et  de  grec,  jusqu'aux 
années  laborieuses  de  son  pontificat,  il  n'a  cessé 
d'associer,  dans  son  amour,  au  culte  de  la  science 
le  culte  de  l'art  de  bien  dire.  Le  beau,  Mesdames 
et  Messieurs,  n'est-il  pas  proche  parent  du  vrai, 
et  n'a-t-il  pas  reçu  de  Dieu  même  l'honorable 
mission  d'en  refléter  les  splendeurs  ?  "  La  pa- 
role, dit  un  auteur,  est  le  lien  des  esprits  "  ; 
et  plus  ce  lien  a  de  force,  plus  il  possède  de  grâces 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  1  30 

et  d'attachantes  beautés,  plus  aussi,  par  son 
moyen,  l'écrivain  influe  sur  les  âmes.  Léon  XIII 
a  voulu  prouver  que  l'Eglise  catholique  com- 
prend ces  vérités,  qu'elle  a  été  et  qu'elle  reste 
toujours  l'asile  protecteur  des  sciences  et  des 
lettres,  qu'elle  sait,  dans  toute  la  mesure  de  sa 
discrétion  et  de  sa  prudence,  emprunter  à  l'anti- 
quité la  langue  de  ses  historiens,  de  ses  orateurs, 
de  ses  poètes,  pour  élever  ces  formes  de  l'art, 
les  animer  de  son  souffle,  les  féconder  de  son 
génie,  et  faire  servir  au  triomphe  et  à  la  diffusion 
du  christianisme  ces  ailes  vigoureuses  et  res- 
plendissantes de  la  pensée.  Voilà  pourquoi 
toutes  les  encycliques,  toutes  les  lettres  ponti- 
ficales parues  depuis  quinze  ans,  sont  des  mo- 
dèles de  littérature  ;  et  voilà  pourquoi  le  pape 
actuel  est  un  Cicéron  chrétien. 

Léon  XIII  écrit  en  artiste.  Sa  phrase,  taillée 
dans  le  marbre  de  la  plus  pure  latinité,  est  d'une 
beauté  sculpturale,  et  on  dirait  qu'en  la  façon- 
nant il  veut  enchâsser  comme  dans  un  écrin  le 
riche  trésor  de  ses  conceptions.  Un  charme  tout- 
puissant  rayonne  de  son  style.  Tout  y  concourt 
à  flatter  l'esprit  :  et  le  choix  des  expressions,  et 
la  justesse  des  rapprochements,  et  le  rythme  des 
périodes,  et  le  nerf  du  langage,  et  cette  grave 
et  sonore  mélodie  dont  les  sons  de  la  langue  latine, 
heureusement  combinés,  portent  en  eux  le  secret. 

Faut-il,    d'ailleurs,    s'étonner   d'un    tel   mérite 


140  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

et  d'une  telle  gloire  ?  Léon  XIII  n'est  pas  seu- 
lement l'écrivain  savant  et  lettré  qui  sait  manier 
la  prose,  "  ce  mâle  outil,"  comme  l'appelle  Veuillot; 
mais  il  est  de  plus,  Mesdames  et  Messieurs, 
plusieurs  l'ignorent  peut-être,  un  favori  des  Mu 

Oui,  Léon  XIII  est  poète  ;  car  la  poésie  est 
divine.  Elle  reçut  sa  consécration  dans  les  pages 
rythmées  de  la  Bible.  Pourquoi  serait-elle 
indigne  de  la  gravité  d'un  Pontife  romain  ?  — 
A  douze  ans,  Joachim  Pecci,  étudiant  à  Viterbe, 
accueillait  par  un  quatrain  des  mieux  réussis 
pour  cet  âge  un  vénérable  religieux  qui  était- 
venu  visiter  le  collège.  Depuis  lors,  cédant  à 
ses  goûts,  il  s'est  plu  à  entretenir  avec  les  Muses 
chrétiennes  ce  commerce  des  grandes  âmes  dont 
l'exquise  sensibilité,  semblable  aux  cordes  d'une 
lyre,  s'émeut  spontanément  sous  le  souffle  des 
divins  accords.  Ne  suffit-il  pas  d'avoir  contem- 
plé cette  figure  radieuse,  éclairée,  idéalisée  par 
une  lumière  céleste,  pour  comprendre  tout  ce 
qu'il  y  a,  sous  le  voile  de  chair  dont  elle  s'enve- 
loppe, de  vibrantes  harmonies  et  de  mystérieuses 
élévations  ? 

Les  travaux  sans  trêve  et  les  soucis  sans 
nombre  du  Souverain  Pontificat  n'ont  pu  paraly- 
ser les  élans  de  cette  âme,  ni  étouffer  ses  accents. 

Lorsque,  il  y  a  trois  ans,  le  cardinal  Joseph 
Pecci  fut  enlevé  par  la  mort  à  l'affection  de  son 
frère  et  à  l'admiration  de  toute  l'Eglise,  le  Saint- 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  111 

Prie,  pour  mieux  honorer  la  mémoire  de  celui 
que  la  science  et  le  mérite,  non  moins  que 
le-  liens  du  sang,  unissaient  si  étroitement  a  son 
auguste  personne,  composa  en  latin  un  ravis- 
sant dialogue  où  l'on  ne  sait  qu'admirer  davan- 
tage, de  la  beauté  des  sentiments  ou  de  la  per- 
fection du  style.  Rien  de  plus  gracieux,  de  plus 
tendre,  ni  de  plus  sublime  dans  sa  touchante 
simplicité. 

C'est  Joseph,  le  frère  du  ciel,  qui  le  premier, 
du  haut  de  sa  gloire,  adresse  la  parole1  à  son 
frère  de  la  terre  : 

"  J'ai  satisfait,  dit-il,  à  la  justice  divine,  et 
me  voici  introduit  dans  les  célestes  parvis.  Mais 
toi,  de  quelle  lourde  charge  tu  es  encore  accablé  ! 
Prends  courage  et  d'un  bras  toujours  confiant 
lance  sur  la  haute  mer  la  barque  de  l'Eglise  : 

Sume  animum  ;  fidens  cymbam  duc  œquor  in 
altum. 

"  Tes  travaux  ne  resteront  pas  stériles  ;  mais 
cependant,  Joachim,  si  tu  veux  atteindre  le 
ciel  et  échapper  aux  flammes  vengeresses,  sou- 
viens-toi qu'il  te  faut  laver  tes  fautes  dans  les 
larmes  de  la  pénitence.  " 

Et  Joachim  de  répondre  : 

"  Oui,  frère,  tant  que  je  vivrai,  je  ne  cesserai 


1.  Nous  ne  pouvons  donner  ici  qu'un  très  pâle    aperçu    de 
cette  charmante  petite  poésie. 


142  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

de  gémir  et  de  pleurer  sur  mes  fautes.  Toi,  de 
ton  côté,  puisque  tu  jouis  du  bonheur  des  saints, 
n  'oublie  pas  celui  que  les  ans  ont  courbé  sous 
leur  poids  et  que  mille  soucis  dévorent.  Pendant 
qu'il  lutte  contre  les  flots  et  l'horrible  tempête, 
soutiens-le  de  tes  prières,  console-le  souvent  de 
ton  regard  fraternel.  " 

Léon  XIII  avait  tracé  à  la  raison  humaine  le 
chemin  de  la  vérité.  Il  a  voulu,  par  son  exemple, 
marquer  à  la  poésie  les  sources  de  l'inspira- 
tion, réformer  et  diviniser  cet  art,  en  lui  montrant 
pour  idéal  non  cette  nature  grossière,  dont  le 
spectacle  abaisse  l'âme,  mais  ces  beautés  d'un 
ordre  supérieur  pour  lesquelles  nous  sommes 
créés,  qui  ornent  et  grandissent  l'esprit,  qui 
charment  et  élèvent  le  cœur. 


II 


Toutefois,  Mesdames  et  Messieurs,  les  doc- 
trines les  mieux  établies,  les  théories  les  plus  fé- 
condes demeureraient  souvent  lettre  morte  sans 
une  main  assez  énergique  pour  les  réduire  en 
pratique.  Autre  chose  est  de  bien  penser,  autre 
chose  est  d'appliquer  sa  pensée  à  l'action.  Tel 
fut  grand  philosophe,  théologien  éminent,  ora- 
teur puissant  et  disert,  qui  ne  sut  jamais  gou- 
verner. La  conduite  des  hommes  et  des  choses 
requiert    en   effet    des   aptitudes   spéciales    dont 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  143 

beaucoup  d'excellents  esprits,  versés  dans  la 
doctrine,  paraissent  presque  entièrement  dépour- 
vus. 

Il  s'en  trouve  néanmoins  dont  la  valeur  in- 
signe échappe  à  cette  faiblesse,  et,  je  me  hâte  de 
l'affirmer  sans  crainte  d'être  contredit,  Léon  XIII 
est  de  ce  nombre.  Autant  son  intelligence  montre 
de  force  pour  concevoir,  autant  son  activité 
offre  de  ressources  pour  exécuter.  On  sent  que 
cet  homme  participe,  de  la  façon  la  plus  effec- 
tive, à  la  puissance  de  Celui  en  qui  penser  est 
dire,  et  en  qui  dire  est  agir.  Dans  l'espace  de 
quelques  années,  Léon  XIII  a  accompli  le  tra- 
vail de  tout  un  siècle. 

Dans  l'ordre  intellectuel  d'abord,  quelle  vaste 
renaissance,  et  quel  regain  de  vie,  d'initiatives 
et  d'efforts  !  Nous  assistons  à  un  mouvement 
qui,  commencé  sous  Pie  IX,  mais  puissamment 
accéléré  par  l'énergie  de  son  successeur,  grandit 
de  jour  en  jour,  et  prépare  à  l'Eglise  du  Christ 
ce  vif  rayonnement  doctrinal  dont  les  fastes 
philosophiques  et  théologiques  du  moyen  âge 
nous  offrent  un  si  bel  exemple.  Rome  voit  croî- 
tre chaque  année  le  nombre  de  ses  séminaires, 
doubler  et  quadrupler  le  nombre  de  ses  élèves. 
De  nouvelles  sociétés  se  fondent  ;  des  acadé- 
mies de  Saint-Thomas,  modelées  sur  celles  que 
le  pape  soutient  de  ses  deniers,  surgissent  de 
toutes  parts.    Fribourg,  Washington  et  tant  d'au- 


144  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

très  centres  d'études,  ajoutent  à  la  gloire  des 
universités  déjà  existantes.  Les  revues  se  font 
plus  sérieuses.  Des  congrès  catholiques  inter- 
nationaux plantent  sur  la  route  des  siècles  les 
jalons  de  la  vraie  science.  Léon  XIII  établit 
lui-même  pour  le  clergé  italien  une  école  de  haute 
littérature.  De  plus,  rivalisant  avec  les  savants 
modernes,  il  commande  qu'on  érige  au  sommet 
de  son  palais  un  vaste  observatoire,  nouveau 
symbole  de  cette  sagesse  dont  le  regard  embrasse 
l'univers  ;  et,  afin  de  bien  prouver  que  l'Eglise 
dont  il  est  le  chef  ne  craint  pas  la  lumière,  qu'elle 
n'a  rien  dans  son  histoire,  rien  dans  ses  œuvres, 
rien  dans  sa  vie,  dont  elle  redoute  les  révélations, 
il  ouvre  toutes  grandes  aux  savants  de  tous  les 
pays,  amis  et  ennemis,  protestants  comme  ca- 
tholiques, les  portes  jusque-là  fermées  des  Archi- 
ves  vaticanes. 

Dans  l'ordre  moral  et  disciplinaire,  que  voyons- 
nous  encore  ?  un  Pontife  qui,  bien  qu'absorbé 
par  les  travaux  intellectuels  et  la  grande  mission 
sociale  dont  il  s'est  fait  l'apôtre,  sait  descendre 
cependant  dans  les  moindres  détails  de  l'admi- 
nistration pastorale  et  procurer  de  toutes  ma- 
nières le  bien  de  son  troupeau. 

Archevêque  de  Pérouse,  il  avait  pendant  trente- 
deux  ans  versé  sur  ce  diocèse  tous  les  trésors  de 
son  âme.  Pape,  il  sentit  son  cœur,  au  contact 
du  cœur  de  saint  Pierre,  s'embraser  d'un  amour 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  145 

plus  généreux  encore,  et  quelles  flammes  dévorantes 
en  ont  jailli  !  Toutes  les  œuvres  catholiques  ont 
reçu  de  sa  main  une  impulsion  nouvelle.  Ses 
encycliques  sur  le  Rosaire,  sur  la  dévotion  à  la 
Sainte-Famille,  comme  aussi  sur  le  Tiers-Ordre 
de  Saint-François  d'Assise,  exhalent  les  parfums 
de  la  piété  la  plus  tendre.  Avec  quelle  émotion 
suave,  lui  vieillard  octogénaire  immobilisé  par 
l'âge  et  la  captivité,  il  rappelle1  les  temps  éloi- 
gnés,—  doux  souvenirs  de  jeunesse, — où,  en- 
rôlé comme  sa  pieuse  mère  sous  la  bannière 
séraphique,  "  il  gravissait  joyeux  les  monts 
sacrés  de  l'Alverne,  "  et  allait  vénérer  ces 
lieux,  témoins  de  l'impression  des  stigmates  de 
l'amour  divin  !  —  Léon  XIII  a  eu  le  bonheur  de 
rétablir  la  hiérarchie  dans  plusieurs  pays  : 
en  Ecosse,  chez  les  Slaves,  puis  sur  cette  terre 
d'Afrique  si  riche  de  souvenirs  et  de  gloires  ;  et  ce 
sera  ainsi  son  mérite  d'avoir  fait  surgir  du  sol 
chrétien  de  nouvelles  moissons,  et  d'avoir  assuré 
à  l'Eglise  de  nouvelles  joies  et  de  nouveaux  triom- 
phes. Nous  ne  dirons  pas  tout  ce  qu'il  a  fait 
pour  propager  la  foi  dans  les  contrées  infidèles 
et  pour  soutenir  les  missions  d'Orient  :  ce  récit 
serait  trop  long,  et  d'ailleurs  d'autres  travaux 
et  d'autres  formes  de  zèle  réclament  toute  notre 
attention. 

1.  Encyclique  Auspicalo   concessum. 

10 


146  DISCOURS    ET   ALLOCUTIONS 

C'est  Lacordaire  qui  a  dit  :  "  Les  hommes  de 
génie  tiennent  le  sceptre  des  idées  comme  les 
hommes  d'Etat  tiennent  le  sceptre  des  choses.  ' 
Léon  XIII,  Mesdames  et  Messieurs,  jouit  du  rare 
privilège  d'unir  ces  deux  sceptres  ;  car  en  lui 
l'homme  de  génie  donne  la  main  à  l'homme  d'Etat, 
le  penseur  se  confond  avec  le  politique,  le  phi- 
losophe avec  le  diplomate. 

On  a  défini  la  diplomatie  :  l'art  de  cacher  sa 
pensée.  Sans  discuter  le  mérite  d'une  telle  défi- 
nition ni  surtout  les  façons  d'agir  qui  ont  pu  y 
donner  lieu,  je  serai  plus  sérieux  en  disant  de  la 
politique  des  Papes  qu'elle  est  l'art  de  faire  servir, 
par  toutes  les  voies  légitimes,  au  progrès  de  la  reli- 
gion les  actes  des  individus  et  le  mouvement  des 
sociétés.  Pour  exercer  cet  art  avec  profit  pour  les 
âmes  et  sans  péril  pour  la  foi,  deux  vertus  sont 
nécessaires  :  la  fermeté  et  la  prudence  ;  la  fer- 
meté qui  s'attache  inviolablement  aux  principes 
et  ne  souffre  aucun  compromis  tendant  à  abaisser 
la  dignité  du  Saint-Siège  ;  la  prudence  qui  s'ap- 
pelle tour  à  tour  modération,  habileté,  souplesse, 
et  qui  consiste  à  tirer  parti  de  la  disposition  des 
hommes  et  de  la  condition  des  choses  pour  le 
plus  grand  bien  de  l'Eglise. 

Or,  personne  ne  contestera  que  ces  vertus  maî- 
tresses forment  la  base  des  œuvres  et  des  succès 
diplomatiques  qui  ont  jeté  tant  de  lustre  sur  la 
carrière  pontificale  de  Léon  XIII.      Léon  XIII 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  147 

est  un  esprit  ferme  et  en  même  temps  pondéré  : 
il  sait  mettre  dans  ses  procédés  de  la  douceur,  de 
l'aménité,  une  prudence  calme,  réfléchie  et  pré- 
voyante ;  il  sait  aussi  être  fort,  inébranlable,  in- 
flexible. "  Pourquoi,  lui  demandait-on  au  lende- 
main de  son  élection,  avez-vous  pris  le  nom  de 
Léon  ?  —  Parce  que,  répondit-il,  Léon  XII  a 
été  le  bienfaiteur  de  ma  famille,  mais  aussi  parce 
que  Léon  signifie  lion  et  que  la  vertu  qui  me  sera 
le  plus  nécessaire  est  la  force  du  lion.  "  On  a 
voulu,  bien  à  tort,  ranger  le  Pape  actuel  sous 
les  drapeaux  d'un  parti.  C'est  une  méprise 
et  une  injure  ;  Léon  XIII  n'est  l'homme 
d'aucun  clan  et  le  tenant  d'aucune  école  ;  ou 
plutôt,  je  me  trompe,  il  appartient  à  une  grande 
école,  et  fondée  par  le  plus  grand  maître,  la  seule 
vraie,  la  seule  catholique,  l'école  du  Maître  divin 
qui,  s'armant  d'un  fouet  vengeur,  chassa  un  jour 
du  temple  les  trafiquants  sans  vergogne,  et  ne 
craignit  pas  non  plus,  mû  par  sa  profonde  charité, 
d'aller  s'asseoir  à  la  table  du  publicain. 

Dès  les  premières  années  de  son  sacerdoce, 
Joachim  Pecci  fut  chargé,  comme  délégué  papal, 
des  missions  les  plus  difficiles,  à  Bénévent  d'abord, 
puis  dans  l'Ombrie  où  il  fit  preuve  d'un  courage 
intrépide  et  de  rares  talents  administratifs.  La 
nonciature  de  Belgique,  dont  il  sut  remplir  les 
devoirs  avec  un  tact  parfait,  acheva  de  mettre 
en  relief  ses  hautes  qualités  diplomatiques.     Le 


148  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

roi  Léopold  le  vit  s'éloigner  avec  chagrin  et  sol 
licita  pour  lui  du  pape  Grégoire  XVI,  en  récom- 
pense de  ses  services,  les  honneurs  de  la  pourpre. 
Avant  de  rentrer  à  Rome,  le  jeune  prélat,  avide 
de  s'instruire,  d'étudier  la  nature  de  la  société 
moderne,  le  jeu  et  l'organisme  de  ses  institutions, 
consacra  quelques  mois  à  visiter  l'Angleterre 
et  la  France.  Il  ne  soupçonnait  guère,  sans  doute, 
l'usage  que  la  Providence  devait  l'appeler  à  faire 
de  toutes  ces  connaissances  dans  le  gouvernement 
suprême  des  nations. 

L'œuvre  diplomatique,  poursuivie  par  Léon 
XIII,  est  contenue  dans  ces  deux  mots  :  paci- 
fication religieuse    et    restauration   sociale. 

Quand  je  dis  pacification  religieuse,  il  ne  faut 
pas  se  méprendre  sur  le  sens  de  cette  parole.  Le 
successeur  de  Pie  IX,  héritier  de  la  foi  et  du  zèle 
de  ce  saint  Pontife,  ne  pouvait  évidemment,  sans 
forfaire  à  son  devoir,  s'abstenir  de  prendre  les 
armes  et  de  défendre  pied  à  pied  le  terrain  ca- 
tholique usurpé  par  les  ennemis  de  l'Eglise. 
Le  non  possumus  est  de  tous  les  siècles.  Il  devait 
combattre,  et  il  l'a  fait.  Il  n'a  cessé  de  revendi- 
quer, aux  yeux  du  monde  entier,  avec  ses  domaines 
envahis  par  la  Révolution,  l'indépendance  né- 
cessaire du  Siège  apostolique.  Il  a  dénoncé  à 
diverses  reprises  et  tout  récemment  encore,  par 
d'énergiques  accents,  les  menées  ténébreuses  des 
sectes  maçonniques  qui  complotent  la  ruine  du 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  L49 


catholicisme.  Il  a  de  plus,  dans  une  encyclique 
qu'on  ne  saurait  trop  méditer1,    condamné  soua 

toutes  ses  formes  Terreur  captieuse  du  libéralisme 
religieux  et  rayé  définitivement  ce  vocable  du 
langage  chrétien. 

Mais,  pendant  que  d'une  main  il  protégeait 
ainsi  les  fondements  de  la  foi  et  les  intérêts  de 
la  Papauté,  de  l'autre,  il  s'efforçait,  par  toutes 
les  voies  et  toutes  les  ressources  de  sa  diplomatie, 
d'obtenir  pour  les  catholiques  persécutés  ou  en 
souffrances  des  conditions  plus  favorables.  Ce 
travail  d'heureux  augure  a  déjà  porté  ses  fruits. 

En  Orient,  par  exemple,  grâce  à  l'habileté  et 
à  la  clémence  du  Saint-Père,  grâce  encore  au  solide 
crédit  dont  il  jouit  près  de  la  Porte,  les  dissen- 
sions arméniennes  qui  désolaient  l'Eglise  d'Asie 
ont  pris  fin.  Un  courant  de  sympathie  s'est  établi 
dans  ces  contrées  vers  Rome  et  vers  le  Saint- 
Siège,  et  le  jour  n'est  pas  éloigné,  tout  du  moins 
le  présage,  où  la  Papauté  triomphante  reconquerra 
sur  le  schisme  grec  ces  peuples  infortunés  qui  les 
premiers  virent  briller  au  firmament  des  âges 
l'étoile  de  la  Rédemption.  L'infidélité  elle-même 
s'est  inclinée  devant  Léon  XIII.  Convaincus 
par  ses  lettres,  vrais  chefs-d'œuvre  de  haute 
politique,  de  l'influence  que  le  christianisme 
exerce  sur  la  paix  et  le  bonheur  des  nations,  les 

1.  Encyclique  Libertas  prœstantissimum* 


150  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

empereurs  de  la  Chine  et  du  Japon  ont  promis 
protection  pour  les  missionnaires  catholiques. 

En  Occident,  qui  ne  connaît  les  bienfaits  inappré- 
ciables dont  cette  puissance  Sociale  est  la  source  ? 
Sans  parler  de  l'Autriche,  de  l'Espagne,  du  Portu- 
gal, ni  de  l'Angleterre,  ni  de  la  Belgique,  l'action  pa- 
pale a  empêché  la  France,  dominée  par  les  sectes, 
de  déchirer  les  dernières  pages  du  concordat.  Elle 
a  inspiré  à  la  Russie  des  sentiments  plus  équi- 
tables. Partout,  elle  entretient  une  sorte  d'équi- 
libre ;  et  elle  constitue,  aux  yeux  des  peuples,  une 
force  pondératrice  avec  laquelle  les  gouverne- 
ments même  les  plus  hostiles  sont  obligés  de 
compter.  Mais  c'est  surtout  en  Allemagne,  la 
patrie  de  Luther,  la  patrie  de  Frédéric  II  et  par 
adoption  aussi  de  Voltaire,  que  le  génie  de 
Léon  XIII  a  remporté  son  plus  beau  triomphe. 

En  1878,  l'Eglise  catholique  allemande,  notam- 
ment dans  la  Prusse,  présentait  aux  regards  chré- 
tiens le  spectacle  le  plus  lamentable.  Les  ordres 
religieux  bannis,  plusieurs  séminaires  fermés,  des 
évêques  condamnés  à  la  prison  ou  à  l'exil,  quan- 
tité de  paroisses  privées  de  leurs  pasteurs,  sans 
sacrements  et  sans  culte,  toutes  les  sources  de 
l'éducation  atteintes  et  viciées  :  tels  étaient  les 
tristes  effets  des  fameuses  lois  de  Mai  qui  cou- 
vraient depuis  six  ans  d'un  voile  d'iniquité  la 
persécution  religieuse.  L'orgueil  germanique, 
luthérien  et  antiromain,  enflé  par  le  succès  des 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  151 

récents  événements  militaires,  s'étail  dressé  dans 
toute  sa  morgue,  et  on  eût  dit  qu'il  voulait  venger 
l'humiliation  do  Canossa. -- Pendant  ce  temps, 

le  socialisme,  sortant  de  l'ombre  des  conventi- 
cules,  faisait  entendre  sa  voix  menaçante.  Les 
catholiques,  de  leur  côté,  accentuaient  leurs 
griefs  ;  le  parti  du  Centre  s'organisait  ;  et  un 
malaise  profond  pesait  sur  toute  l'Allemagne. 

Léon  XIII,  à  peine  élu  pape,  se  hâte  de  renouer 
des  relations  avec  Berlin.  Il  écrit  diverses  lettres 
à  l'empereur  Guillaume  ;  et,  d'un  ton  calme  et 
digne,  il  démontre  la  nécessité  de  clore  cette 
lutte  déplorable,  désastreuse  pour  l'Eglise  et 
fatale  à  l'Etat  lui-même. 

L'encyclique  qu'il  fit  paraître,  dès  le  début  de 
son  règne,  contre  les  socialistes,  produisit  sur 
l'Empereur  et  sur  son  chancelier  l'impression 
la  plus  favorable.  Des  négociations  furent  en- 
tamées. Elles  marchaient,  mais  lentement,  lors- 
que soudain  éclata  au  sujet  des  îles  Carolines 
ce  terrible  différend  qui  faillit  allumer  la  guerre 
entre  l'Allemagne  et  l'Espagne.  Soit  pour  pré- 
parer d'avance  un  changement  de  front  sur  la 
question  religieuse,  soit  plutôt  pour  obéir, 
quoique  à  son  insu,  aux  desseins  et  à  l'action 
mystérieuse  de  la  Providence,  Monsieur  de 
Bismark  proposa  à  l'Espagne,  comme  moyen 
définitif  d'apaiser  le  conflit,  l'arbitrage  décisif 
du  Pape.    Cet  acte,  qui  rappelait  les  plus  beaux 


152  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

jours  de  la  papauté,  mettait  en  pleine  lumière 
la  sagesse  de  Léon  XIII,  le  prestige  croissant 
de  son  nom  et  l'autorité  indiscutable  de  sa  pa- 
role. Ce  prestige  et  cet  ascendant,  joints  à  la 
crainte  que  lui  inspirait  l'influence  politique  du 
Centre,  ébranlèrent  le  chancelier  et  finirent  par 
le  faire  plier.  La  bataille  était  gagnée.  Bientôt 
en  effet  un  projet  de  loi,  longuement  élaboré, 
fut  proposé  et  adopté,  lequel,  sans  être  parfait, 
mettait  un  terme  à  la  lutte  et  réparait,  du  moins 
en  partie,  les  injustices  criantes  faites  aux  ca- 
tholiques. Ce  fut  alors  que  M.  de  Bismark  écrivit 
à  Léon  XIII  une  lettre  de  remercîment  commen- 
çant par  le  mot  Sire,  formule  où  tout  le  monde 
sut  voir,  avec  l'expression  de  l'estime  et  de  la 
gratitude  du  ministre,  un  hommage  virtuel 
rendu  au  Pontife-roi. 

Léon  le  Grand,  nous  dit  l'histoire,  arrêta  jadis 
Attila,  la  terreur  et  le  fléau  des  peuples,  aux  portes 
mêmes  de  Rome.  Un  autre  Léon  non  moins 
illustre,  l'honneur  de  notre  siècle,  a  pu  courber 
sous  la  force  du  droit  et  sous  l'empire  de  la 
vérité  un  second  Attila,  le  chancelier  de  fer, 
ennemi  juré  du  catholicisme,  de  la  papauté  et 
de  la  France. 

Il  existe,  Mesdames  et  Messieurs,  un  rapport 
d'harmonie  et  une  affinité  profonde  entre  les 
intelligences  d'élite  et  les  cœurs  généreux.  Et, 
de  même  qu'aux  premières  n'échappe  aucun  des 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  L53 

problèmes  les  plus  graves  et  les  plus  troublante 
qui  agitent  la  société  ;  de  même  on  voit  les  se- 
conds se  passionner  pour  toutes  les  grandes  causes, 
gémir  sur  toutes  les  misères,  aspirer  à  la  défense 
de  tous  les  droits  méprisés.  L'histoire  des  pape-. 
qui  n'est  autre  que  l'histoire  de  l'Eglise  elle- 
même,  nous  en  offre  de  nombreux  exemples. 
C'est  l'Eglise  qui,  par  ses  prêtres,  ses  évêques, 
ses  pontifes,  a  levé  au-dessus  des  peuples  l'éten- 
dard des  saines  libertés  ;  et  c'est  elle  qui,  comme 
l'ange  envoyé  jadis  à  saint  Pierre,  est  descendue 
avec  tendresse  dans  les  cachots  de  l'esclave  et 
a  fait  tomber  ses  fers. 

Léon  XIII  est  fils  de  l'Eglise  ;  plus  que  cela, 
il  en  est  le  chef.  Il  en  a  toutes  les  lumières,  tout 
le  dévoûment,  tout  l'amour.  C'est  pourquoi, 
on  l'entendit  un  jour,  se  tournant  vers  le  monde 
civilisé,  jeter  avec  éloquence  ce  cri  de  douleur 
et  d'angoisse1  :  "  Jusques  à  quand  l'humanité 
régénérée  dans  le  sang  du  Christ  laissera-t-elle 
une  partie  d'elle-même,  —  cette  pauvre  race  afri- 
caine, —  traîner  sur  les  marchés  comme  un  bé- 
tail de  vil  prix  ?  "  C'était  le  signal  d'une  levée 
d'armes,  d'une  véritable  croisade  antiesclava- 
giste. Et  si  ce  beau  mouvement  dû  au  cœur  d'un 
Pontife   privé   lui-même   de   sa   liberté,    n'a   pas 


1.  Voir  la  lettre  Catholicœ  Ecclesiœ  sur  l'œuvre  destinée  à   com- 
battre l'esclavage. 


154  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

produit  tous  les  résultats  qu'on  en  pouvait 
attendre,  il  a  du  moins  éveillé  l'attention  de 
l'Europe  et  provoqué  à  plusieurs  reprises  l'ac- 
tion et  l'intervention  libératrice  des  gouver- 
nements. 

C'est  le  même  sentiment  d'humanité  et  de 
justice,  le  même  souci  de  la  dignité  et  de  la  gran- 
deur de  l'homme,  qui  a  fait  de  Léon  XIII  un 
ami  dévoué  de  la  nation  martyre.  Ce  que  l'Ir- 
lande désire,  ce  qu'elle  demande  au  droit  commun, 
à  la  liberté,  à  la  civilisation,  Léon  XIII,  non 
moins  ardemment,  le  désire  et  le  demande  pour 
elle.  Ses  actes  l'ont  prouvé,  ses  déclarations1 
en  font  foi.  Et  s'il  a  cru  devoir  censurer  le  crime 
et  la  violence,  c'était  pour  mieux  dégager  d'om- 
bres compromettantes  une  cause  noble  et  juste. 
Et  le  jour  qui  verra  s'ouvrir  pour  la  race  longtemps 
malheureuse,  dans  le  libre  et  plein  exercice  de 
son  autonomie,  une  ère  de  fierté  et  de  prospérité 
nationale,  sera  pour  Sa  Sainteté  un  jour  d'émo- 
tions vives,  aussi  vives  et  aussi  profondes  que 
celles  qui  firent  battre,  à  l'heure  de  son  triomphe, 
le  cœur  du  grand  O'Connell. 

En  présence  des  événements  dont  nous  sommes 
de  nos  jours  les  témoins,  et  à  la  vue  de  l'attitude 
prise  par  la  Cour  de  Rome  dans  toutes  les 
graves    questions    du     monde    social    moderne, 

1.  Voir  les  lettres  de  Léon  XIII  à  Tépiscopat  irlandais. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  155 


n'a-t-on  pas  dit,  Mesdames  et  Messieurs,  que 
Léon   XIII   était   démocrate  ? 

Je  n'ai,  certes,  ni  la  mission  ni  la  prétention 
de  parler  au  nom  du  chef  de  l'Eglise,  et  de  for- 
muler ici  pour  lui  une  profession  de  foi  politi- 
que. J'ignore  ses  vues  personnelles.  Ce  que  je 
sais,  c'est  que  saint  Thomas,  cet  oracle  du 
moyen  âge  auquel  le  pape  actuel  se  plaît  à  em- 
prunter ses  doctrines  les  plus  lumineuses,  ensei- 
gne positivement  la  supériorité  de  la  monar- 
chie, —  d'une  monarchie  sagement  tempérée,  — 
sur  toute  autre  forme  gouvernementale.  Ce  que 
je  sais  encore,  c'est  que  la  papauté  est  elle-même 
une  monarchie  à  part  dont  le  chef  règne  et  gou- 
verne, et  que  ce  chef  souverain  en  exerce  sous 
nos  yeux  les  pouvoirs  dans  toute  leur  plénitude. 

Quant  à  l'Eglise  dont  l'unique  but  est  de 
sauver  les  âmes,  indépendante  de  tous  les  partis, 
elle  les  domine  de  toute  la  hauteur  de  sa  céleste 
origine  ;  elle  ne  fait  pas  les  pouvoirs  humains, 
mais  elle  les  couvre  du  respect  qui  seul  peut 
maintenir  et  consolider  la  paix  publique.  Et  si, 
au  lieu  de  couronner  les  Charlemagne  et  les 
Louis  IX,  nous  la  voyons  aujourd'hui  bénir  la 
démocratie1,  si  cette  main  qui  jadis  faisait  couler 
sur  le  front  des  rois  l'huile  consécratrice  s'ap- 


1.  Allusion  à  la  politique  dite  de   "  ralliement  "   approuvée 
par  Léon  XIII  pour  la  France. 


156  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

plique  présentement  avec  un  soin  plus  jaloux  à 
régénérer  le  front  du  peuple,  à  sauvegarder  sa 
foi,  à  orienter  sa  marche,  à  consacrer  le  fruit  de 
ses  sueurs,  à  répandre  sur  ses  plaies  le  baume 
réparateur  des  divines  consolations,  non,  Mes- 
dames et  Messieurs,  ce  n'est  pas  l'Eglise  qui  a 
changé.  Ce  qui  a  changé,  c'est  le  monde  ;  ce 
sont  les  empires,  ce  sont  les  nations  au  sein  des- 
quelles la  classe  populaire,  brisant  avec  effort 
les  liens  hiérarchiques  de  l'ancien  ordre  social, 
a  créé  une  nouvelle  puissance  qu'il  importe  de 
contenir  dans  les  limites  du  devoir,  si  on  ne  veut 
pas  que  cette  force,  aveugle  et  indomptée,  reje- 
tant toutes  traditions  et  s'émancipant  de  tout 
frein,  finisse  par  tout  renverser  dans  sa  course 
impétueuse  et  par  ensevelir  la  société  sous  les 
ruines. 

Léon  XIII,  esprit  perspicace,  a  compris  ce 
besoin  des  temps.  Et  c'est  pourquoi,  sans  né- 
gliger de  donner  aux  monarchies,  là  où  elles 
existent,  les  soins  très  attentifs  qu'elles  méritent,  il 
suit  d'un  regard  inquiet,  et  d'une  pensée  vigilante, 
le  mouvement  et  les  progrès  du  flot  démocra- 
tique. 

Nous  avons  vu  quelle  science  assurée,  et  quel 
zèle  charitable,  il  déployait  naguère  dans  l'étude, 
de  plus  en  plus  nécessaire,  des  questions  écono- 
miques. Cest  une  joie  pour  le  grand  Pontife 
d'accueillir  au  pied  de  son  trône,  en  audience  so- 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  1  57 

lennelle,  les  foules  ouv  ières  qu'un  pieux  enthou- 
siasme pousse  chaque  année  vers  Rome,  et  de 
déposer  dans  ces  âmes  confiantes,  par  de  sages 
et  utiles  conseils,  la  semence  des  enseignements 
contenus  dans  ses  encycliques. 

Léon  XIII  a  confiance  en  l'efficacité  de  la 
presse  pour  diriger  l'opinion.  Aussi  demande-t-il 
aux  catholiques  instruits  de  s'emparer  partout 
de  cette  force  et  d'en  faire,  pour  la  vérité,  une 
tribune  toujours  ouverte  et  un  moyen  de  dé- 
fense toujours  prêt.  Il  leur  demande  de  mettre 
en  œuvre,  pour  le  triomphe  de  l'Eglise,  tous  les 
ressorts  de  la  vie  publique.  Il  encourage  les  con- 
grès, les  associations  catholiques  générales  et 
particulières,  tout  ce  qui  peut  agir  sur  les  masses. 

C'est  le  propre  des  hommes  de  génie  d'étonner 
par  l'imprévu  de  leurs  résolutions.  Désespérant 
de  voir  en  France,  pour  le  moment  du  moins, 
l'antique  dynastie  royale  réapparaître  sur  le 
trône  et  renouer  la  chaîne  des  traditions  reli- 
gieuses, que  fait  le  pape  diplomate  ?  Il  s'adresse 
aux  catholiques  ;  il  leur  suggère  un  changement 
de  tactique  ;  il  les  supplie  et  il  les  adjure  de  faire 
trêve  à  leurs  dissentiments,  de  rallier  dans  un 
même  effort  toutes  les  âmes  droites  et  honnêtes, 
de  prendre  pied  sur  un  même  terrain,  —  le  ter- 
rain constitutionnel,  —  pour  monter  à  l'assaut 
de  la  république  sectaire,  en  déloger  l'athéisme, 
et  y  replacer  Dieu.   Là  est  le  salut  de  la  France. 


158  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

Quelle  que  soit  cependant  sa  vive  sollicitude 
pour  les  peuples  du  vieux  monde,  il  semble  que 
Léon  XIII  éprouve  pour  l'Amérique,  cette  réédi- 
tion de  l'Europe,  des  sentiments  de  particulière 
complaisance.  Le  Canada  n'a-t-il  pas  reçu  de 
sa  main,  dans  les  honneurs  princiers  qui  cou- 
vrent depuis  six  ans  des  reflets  éclatants  de  la  pour- 
pre le  siège  archiépiscopal  de  Québec,  le  plus 
riche  don  que  l'Eglise  puisse  faire  à  ses  enfants  ? 
Que  dire  des  Etats-Unis,  nation  colossale,  née 
d'hier,  et  où  s'élaborent,  dans  l'alliage  des  élé- 
ments les  plus  variés,  les  destinées  les  plus  mysté- 
rieuses, et  qui  par  son  aspect  complexe,  par  les 
progrès  évidents  du  catholicisme  et  par  les  pro- 
grès non  moins  avérés  du  matérialisme,  préoccupe 
à  un  si  haut  point  l'attention  du  penseur  chré- 
tien ?  Quelle  conquête  pour  la  papauté,  si  celle-ci 
venait  à  soumettre  au  joug  sacré  de  la  foi  cette 
fière  et  forte  démocratie  !  Léon  XIII  cherche  du 
moins  à  y  créer  les  premiers  courants  de  bienveil- 
lance et  de  sympathie  dont  Dieu  se  sert,  aux  heures 
marquées,  pour  faire  triompher  sa  grâce.  La 
délégation  qu'il  vient  d'établir,  le  souci  dont  il 
fait  preuve  dans  les  questions  d'instruction, 
les  bénédictions  qu'il  envoie  à  la  vaste  métropole 
de  l'Ouest,  et  la  part  que  lui-même  prend  à  son 
exposition  en  voulant  que  des  œuvres  d'art, 
sorties  du  palais  des  Papes,  aillent  mêler  leur 
gloire  aux  gloires  industrielles  et  artistiques  des 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  159 

deux  Amériques,  tout  cela  est  de  bon  augure  et 
ne  peut  que  favoriser,  à  un  très  haut  degré,  les 
intérêts  catholiques. 

L'avenir  inspire  confiance,  quand  ce  sont  les 
%\eîs  de  saint  Pierre  qui  en  ouvrent  providen- 
tiellement les  portes. 

Ceux  qui  ont  opposé  le  pontificat  actuel  au 
>ontificat  de  Pie  IX  semblent  n'avoir  pas  com- 
mis les  sages  dispositions  et  le  jeu  varié  de  l'opé- 
ration divine  dans  les  actions  humaines.  Il  y  a 
un  temps  pour  la  lutte,  pour  les  paroles  indignées 
et  les  condamnations  courageuses,  et  c'est  quand 
la  cité  du  mal  se  dresse  orgueilleusement  contre 
la  cité  du  bien.  Il  y  a  aussi  un  temps  pour  la 
trêve,  pour  la  suspension  au  moins  partielle  des 
armes,  et  c'est  lorsqu'il  s'agit  de  relever  les  ruines 
amoncelées  par  la  tempête.  Pie  IX  a  défendu 
l'édifice  menacé  ;  Léon  XIII  le  restaure.  Le 
règne  de  Pie  IX  a  préparé  celui  de  Léon  XIII, 
comme  le  règne  de  Léon  XIII  complète  celui 
de  Pie  IX. 

Grâce,  en  partie,  aux  dogmes  de  la  primauté 
et  de  l'infaillibilité  proclamés  par  les  Pères  du 
Vatican,  la  papauté  a  vu  s'accroître  de  façon 
vraiment  remarquable  la  foi  et  la  confiance  des 
peuples,  et  elle  a  vu,  par  cela  même,  se  fortifier 
et  grandir  au-delà  de  toute  espérance  l'autorité 
de  son  nom.  Jamais  peut-être,  à  aucune  époque, 
elle    n'a   joui    d'une    telle    influence.       Confinée 


160  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

dans  un  palais,  elle  est  partout,  elle  remplit  le 
monde.  Les  évêques,  les  prêtres,  les  fidèles  lui 
sont  unis  par  d'indissolubles  attaches.  Un  seul 
mot  tombé  des  lèvres  du  Vicaire  de  Jésus-Christ 
subjugue  les  intelligences,  enchaîne  les  volontés. 
On  écoute  et  on  bénit  ses  conseils  ;  on  exécute 
ses  ordres.  Un  schisme  serait  impossible.  Ce 
prestige  merveilleux  s'étend  même  en  dehors  des 
sphères  catholiques  ;  et  l'esprit  transcendant 
du  successeur  de  Pie  IX,  si  bien  fait  pour  servir 
d'organe  au  magistère  suprême  et  réunissant 
comme  en  un  foyer  toutes  les  lumières  dont  les 
sociétés  ont  besoin  et  toutes  les  forces  qui  ré- 
gissent l'empire  des  âmes,  constitue  à  l'heure 
actuelle  le  centre  d'attraction  non  seulement 
•de  l'Eglise,  non  seulement  du  monde  chrétien, 
mais  aussi  du  monde  politique,  économique  et 
social. 

Encore  un  mot,  et  je  termine.  Le  Pontife, 
dont  nous  célébrons  les  fêtes  jubilaires,  personni- 
fie dans  les  temps  modernes  le  génie  de  la  pensée 
^et  le  génie  de  l'action.  Ce  double  génie  rayonne- 
ra, comme  un  double  soleil,  sur  les  âges  à  venir  ; 
car  Léon  XIII  est  de  ceux  qui,  fils  d'un  pays  et 
d'une  époque,  appartiennent  cependant  à  tous 
les  pays  et  à  tous  les  siècles.  Sa  doctrine  est  impé- 
rissable, son  action  de  portée  immense  et  d'in- 
calculable influence. 

L'une  et  l'autre  ont  élevé  sur  les  confins  de 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  101 

notre  âge  un  monument  superbe,  chef-d'œuvre 
de  foi  et  de  science,  de  charité  et  de  vertu,  admi- 
rable portique  qui,  en  s'ouvrant  sur  les  temps 
nouveaux  et  sur  le  siècle  qui  va  commencer,  do- 
mine toutes  les  œuvres  humaines,  et  invite  toutes 
les  nations  à  venir  chercher  dans  l'Eglise  du  Christ, 
ce  temple  de  l'humanité,  et  ce  panthéon  des 
peuples,  tout  ce  qui  est  beau,  tout  ce  qui  est 
juste,  tout  ce  qui  est  grand,  la  paix,  la  vérité,  la 
sécurité,  l'honneur,  le  progrès  véritable  et  la 
véritable  civilisation. 


SERMON 

SUR  L'AUTORITÉ  RELIGIEUSE 

Prononcé  à  l'occasion  de 

l'imposition  du  Pallium 

de  S.   G.   Mgr  Bégin 

archevêque  de  Québec 

dans  la  Basilique  de  Notre-Dame  de  Québec 

le  22  janvier  1899 


Et  hoc  tibi  signum,  quia 
unxit  te  Deus  in  principem. 

Et  ce  sera  là  la  marque  du 
pouvoir  royal,  dont  Dieu  vous 
a  investi. 

1  Reg.,  x,  1. 


Monseigneur1, 


Il  n'y  a  encore  que  quelques  mois,  appelée 
par  la  voix  de  Dieu  à  recueillir  le  vaste  hé- 
ritage laissé  entre  vos  mains  par  un  prince  illus- 
tre   de    l'Eglise,    votre    Grandeur    gravissait    au 

1.  S.  G.  Mgr  L.-N.  Bégin,  à  qui  le  Pape  venait  d'octroyer  le 
Pallium. 


164  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

milieu  d'un  clergé  et  d'une  foule  innombrable 
les  degrés  de  ce  trône  qui  porte,  depuis  plus  de 
deux  siècles,  la  fortune  religieuse  et  morale  de 
tout  un  peuple.  La  joie  était  sur  tous  les  fronts, 
l'enthousiasme  dans  tous  les  cœurs.  De  vos 
lèvres  entr'ouvertes  par  l'Esprit  divin  lui-même, 
jaillissaient  des  paroles  inoubliables  de  vérité, 
de  charité  et  de  paix.  C'était  l'aurore  d'un 
règne  nouveau  dans  ce  monde  supérieur  des  âmes 
où  le  soleil  qui  se  couche  peut  être  immédiate- 
ment suivi  du  soleil  qui  se  lève. 

Aujourd'hui,  par  un  autre  bienfait  de  la  divi- 
ne Providence  et  du  grand  Pape  qui  nous 
gouverne,  nous  voyons  ces  fêtes  solennelles 
de  votre  intronisation  recevoir,  dans  l'acte 
sacré  de  l'imposition  du  Pallium,  leur  juste  cou- 
ronnement. Le  Pallium  étant  le  symbole  des 
augustes  prérogatives  par  lesquelles  l'archevê- 
que catholique  participe  à  la  dignité  et  à  la  sou- 
veraineté même  du  Vicaire  de  Jésus-Christ, 
l'imposante  cérémonie  qui  nous  réunit  ce  matin 
peut  très  justement  s'appeler  la  fête  de  l'auto- 
rité   métropolitaine. 

Certes,  Monseigneur,  souffrez  que  je  le  dise, 
non  pour  blesser  par  d'inutiles  louanges  une 
vertu  qui  les  abhorre,  mais  pour  satisfaire  la 
piété  filiale  de  ce  peuple  qui  vous  aime,  vous 
étiez  digne,  éminemment  digne  de  revêtir  le 
manteau  d'honneur  dont  le  Pasteur  suprême    a 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  165 

voulu  recouvrir  vos  nobles  épaules.  Théolo- 
gien de  haut  rang,  également  versé  dans  les 
sciences  historiques  et  les  études  bibliques 
qui  préoccupent  à  si  bon  droit  l'esprit  de  nos 
contemporains,  orateur  élégant  et  disert,  huma- 
niste délicat,  ami  dévoué  de  l'éducation  et  du 
vrai  progrès,  vous  aviez  tous  les  dons  qui 
ajoutent  à  l'autorité  officiellement  constituée, 
comme  autant  de  fleurons  d'une  royale  couronne, 
le  prestige,  l'influence  et  l'éclat.  Votre  douceur 
bien  connue,  votre  bonté  généreuse,  jointes  à- 
la  fermeté  et  à  la  conscience  du  devoir,  assurent  à 
votre  gouvernement  deux  caractères  si  bien  faits 
pour  s'allier  ensemble  et  qui  marquent  en  traits 
si  frappants  le  gouvernement  divin  lui-même  : 
la  mesure  et  la  force. 

Aussi,  Monseigneur,  est-ce  avec  un  réel  bon- 
heur que  nous  voyons  Léon  XIII,  de  cette 
main  qui  a  couronné  tant  de  têtes  épisco- 
pales,  déposer  par  delà  les  mers  sur  votre  front 
déjà  chargé  de  gloire,  une  nouvelle  auréole,  et 
attacher  à  votre  sceptre  la  plénitude  du  pouvoir 
sacré.  Nous  nous  réjouissons  des  témoignages 
de  cordiale  estime  et  de  profonde  sympathie 
donnés  à  Votre  Grandeur  par  tant  de  vénérables 
prélats  ici  présents,  et  tous  ensemble,  prêtres 
et  laïques,  nous  apportons  avec  empressement 
aux  pieds  de  votre  trône  l'hommage  respectueux 
de  nos  vœux  les  plus  ardents,  de  notre  soumis- 


166  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

sion  la  plus  sincère,  de  notre  plus  entier  dévoue- 
ment. 

Messeigneurs1, 

Mes  Frères, 

La  fête  solennelle  dont  nous  sommes  en  ce 
moment  les  témoins,  le  sens  et  l'esprit  de  cette 
cérémonie,  m'invitent  tout  naturellement  à  traiter 
devant  vous  un  sujet  aussi  ancien  que  l'Eglise, 
mais  qui  n'a  jamais  cessé  d'être  souverainement 
actuel  :  je  veux  parler  de  Y  autorité  religieuse. 
Ce  sujet  est  immense,  et  je  ne  saurais  prétendre 
en  une  courte  instruction  épuiser  tous  les  pro- 
blèmes qu'il  soulève,  et  toutes  les  questions 
qui  y  sont  intimement  liées.  M'adressant  à 
un  auditoire  foncièrement  chrétien  et  pénétré 
à  l'avance  des  enseignements  de  nos  Livres 
Saints,  je  me  contenterai  d'esquisser  à  larges 
traits  la  physionomie  de  cette  divine  autorité, 
sans  laquelle  l'homme  livré  aux  caprices  d'une 
liberté  sans  frein,  verrait  bientôt  s'engloutir 
dans  un  funeste  naufrage,  avec  cette  liberté 
elle-même,  ses  biens  les  plus  chers  et  ses  trésors 
les  plus  précieux. 

1.  S.  G.  Mgr  Duhamel,  archevêque  d'Ottawa,  qui  présidait 
ta  cérémonie  de  l'imposition  du  Pallium,  et  plusieurs  autres 
prélats    canadiens. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  H>7 


Comme  pour  nous  préparer  à  courber  notre 
volonté  sous  le  joug  du  commandement,  Dieu, 
maître  absolu,  a  empreint  le  monde  matériel 
du  sceau  irréfragable  de  son  autorité.  Tout 
être  obéit  à  une  loi.  Le  sol  se  fertilise  sous- Fac- 
tion de  causes  cachées  et  d'irrésistibles  éner- 
gies ;  le  flot,  poussé  par  une  force  plus  puissante 
que  lui-même,  porte  chaque  jour  à  l'océan  son 
tribut  ;  des  hauteurs  où  Dieu  l'a  assise,  la  mon- 
tagne silencieuse  attend  pour  se  mouvoir  un 
ordre  de  son  créateur.  Quoi  de  plus  merveil- 
leux que  cet  instinct  des  brutes  qui  leur  sert 
de  loi,  et  par  lequel  ces  êtres  sans  raison  exécu- 
tent des  mouvements  marqués  au  coin  de  la 
plus  haute  sagesse  !  L'homme  lui-même,  par 
la  mise  en  œuvre  d'admirables  inventions,  sem- 
ble avoir  reconquis  sur  la  nature  sensible  une 
partie  de  son  empire  perdu  par  le  péché.  Il  a 
imposé  des  lois  aux  éléments  les  plus  fiers  ;  il 
a  dompté  les  forces  les  plus  insoumises  ;  il  a  achevé 
de  démontrer,  sans  le  vouloir  peut-être,  que 
partout  dans  le  monde  l'autorité  est    nécessaire. 

Faudrait-il  faire  une  exception  pour  lui  ? 
Serait-il  seul,  mes  Frères,  à  pouvoir  sans  péril 
se  dérober  aux  conséquences  d'un  principe  dont 
les  effets  embrassent  et  enserrent  la  création 
universelle  ? 


168  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

On  dira,  je  le  sais,  que  l'homme  a  sa  raison 
pour  se  guider  ;  que  doué  d'une  intelligence  ca- 
pable de  connaître,  de  montrer  le  bien  qu'il 
faut  faire,  le  mal  qu'il  faut  éviter,  il  possède 
dans  cette  faculté  même  la  règle  suffisante  de 
ses  actes,  sans  qu'il  ait  besoin  d'une  règle  supé- 
rieure. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  forces  de  la  raison  dans 
l'ordre  purement  naturel,  nous  ne  saurions 
nier,  d'une  manière  générale,  la  nécessité  d'une 
autorité  pour  diriger  ces  forces,  pour  les  disci- 
pliner, pour  unir  comme  en  un  faisceau  tous 
les  esprits  et  tous  les  cœurs  dans  la  poursuite 
du  but  suprême  imposé  à  tous  les  hommes. 
A  bien  plus  forte  raison,  l'autorité  doit-elle 
être  considérée  comme  nécessaire,  quand  il 
s'agit  d'orienter  l'homme  vers  une  fin  supérieure 
et  de  l'aider  par  des  moyens  et  des  secours 
surnaturels,  tels  que  la  foi  et  les  sacrements,  à 
poursuivre  et  à  atteindre  cette  fin. 

C'est  le  cas  de  l'humanité  dans  sa  condition 
présente.  Et  voilà  pourquoi  Notre-Seigneur  a 
fondé  sa  religion  sur  le  grand  principe  de  l'au- 
torité ;  et  voilà  pourquoi  le  catholicisme  repose 
sur  ce  principe  comme  sur  une  base  essentielle, 
aussi  indispensable  à  son  existence  que  les  assises 
et  les  colonnes  le  sont  à  cette  basilique. 

La  société  civile  elle-même  ne  tire-t-elle  pas 
de  l'autorité  sa  consistance  et  sa  vie  ?    Ce  pou- 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  169 

voir  peut  changer  de  nom,  'il  peut  changer  de 
forme,  il  peut  changer  de  maître  ;  mais,  partout, 
il  s'impose  comme  un  besoin  social.  Quand  ce 
n'est  pas  le  droit  qui  commande,  c'est  la  force 
qui  asservit,  que  cette  force  soit  l'épée  d'un 
César,  ou  le  hasard  d'un  bulletin  jeté  dans  l'urne 
des   destinées  nationales. 

Seulement  Dieu  a  fait  preuve  d'une  sagesse 
inconnue  aux  meneurs  d'hommes  et  aux  fonda- 
teurs d'empires.  En  créant  et  en  organisant  son 
Eglise,  il  ne  l'a  pas  livrée  à  tout  courant  d'opi- 
nion et  à  tout  vent  de  doctrine  ;  il  l'a  mise  à 
l'abri  des  coups  de  main  de  la  violence,  des  per- 
fidies de  la  ruse,  des  surprises  de  l'inconstance 
et  de  la  légèreté.  Il  en  a  établi  l'autorité  légiti- 
me, non  sur  un  sable  mouvant,  mais  sur  un 
roc  immuable,  sur  ce  granit  dix-neuf  fois  sécu- 
laire du  droit  ecclésiastique  et  divin,  contre 
lequel  les  efforts  répétés  de  Satan  et  les  calculs 
audacieux  de  la  politique,  sont  venus  et  vien- 
dront éternellement  se  briser.  Tu  es  Pierre,  et 
sur  cette  pierre  je  bâtirai  mon  Eglise,  et  les  portes 
de  l'enfer  ne  prévaudront  pas  contre  elle1. 

Ce  n'était  pas  là  une  promesse  vaine,  une 
de  ces  espérances  trompeuses  et  une  de  ces  il- 
lusions dynastiques  destinées,  tôt  ou  tard,  à 
s'évanouir  dans  la  fumée  d'une  bataille  ou  dans 

1.  Matth.,  xvi,  18. 


170  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

la  poussière  d'un  tombeau.  L'écho  de  cette  pa- 
role retentit  depuis  des  siècles,  et  il  n'a  rien  perdu 
de  sa  force.  Hier  encore  nous  célébrions  la  fête 
du  siège  de  saint  Pierre,  de  cette  Chaire  d'où 
le  prince  des  Apôtres  dictait  au  monde  ses  pré- 
ceptes et  d'où  il  promulguait  ses  enseignements. 
Allez  à  Rome  contempler  ce  trône  ;  vous  y  verrez 
non  pas  une  ruine,  non  pas  le  mélancolique  sou- 
venir d'une  grandeur  déchue,  mais  le  piédes- 
tal vénéré  d'une  gloire  grandissante,  le  symbole 
d'une  royauté  que  rien  n'ébranle  et  d'un  em- 
pire qui  détend  jusqu'aux  confins  les  plus  re- 
culés de  la  terre. 


II 


Quelle  splendide  organisation  que  celle  de 
l'Eglise  catholique,  et  comme  ce  puissant  accord 
et  ce  merveilleux  équilibre  de  toutes  les  forces 
et  de  tous  les  rouages  qui  entrent  dans  son  gouver- 
nement démontre  bien  la  divinité  de  son  origine  ! 

Au  centre,  et  dans  une  majesté  à  laquelle  au- 
cune grandeur  humaine  n'est  comparable,  se 
dresse  le  pouvoir  pontifical.  C'est  la  tête  de 
l'Eglise,  le  foyer  vivant  de  ses  droits,  la  source 
féconde  de  ses  pouvoirs,  la  clef  de  voûte  de  tout 
l'organisme  religieux.  Formée  d'après  l'idéal 
monarchique,  cette  magistrature  sans  rivale  plane 
bien    au-dessus    des    royautés    humaines,     dont 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  171 

elle  cumule  les  prorogatives  sans  être  sujette 
aux  erreurs  et  aux  excès  qui  ne  sont  que  trop 
souvent  recueil  des  têtes  couronnées.  Les  sages 
tempéraments  qui  entourent  la  puissance  pa- 
pale, les  conciles,  le  sacré  collège,  les  congré- 
gations romaines,  loin  d'amoindrir  son  influence, 
ne  font  que  la  mettre  en  plus  haut  relief  et  con- 
férer à  ses  décisions  un  plus  haut  degré  d'efficacité. 
Le  Pape  règne  et  gouverne.  Sa  juridiction, 
comme  celle  du  Christ,  s'étend  immédiatement 
non  seulement  à  l'ensemble  des  membres  de 
l'Eglise,  mais  encore  à  chacun  d'eux,  aux  brebis 
et  aux  agneaux,  aux  pasteurs  et  à  leurs  ouailles. 
Le  Concile  du  Vatican  l'a  défini  en  termes  pré- 
cis qui  ne  laissent  place  à  aucune  équivoque. 

Toutefois,  mes  Frères,  la  diviDe  constitution 
du  pouvoir  pontifical,  l'assistance  spéciale  dont 
il  jouit,  les  privilèges  exceptionnels  dont  il  est 
orné,  sans  excepter  l'infaillibilité,  n'excluent  pas 
l'usage  des  moyens  que  la  prudence  humaine 
suggère  dans  le  gouvernement  des  peuples.  Dieu 
ne  gouverne-t-il  pas  le  monde  par  le  ministère 
des  causes  secondes  et  par  le  concours  des  agents 
naturels  ?  Selon  le  cours  ordinaire  des  choses, 
il  est  impossible  qu'un  seul  homme,  malgré  le 
nombre  et  la  compétence  de  ses  ministres  immé- 
diats, régisse,  comme  il  convient,  une  société 
aussi  vaste  et  aussi  complexe  que  l'Eglise.  Il 
lui  faut  des  aides,  des  auxiliaires  régulièrement 


172  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

établis  qui,  chargés  d'une  partie  de  l'admi- 
nistration religieuse,  exercent  sous  sa  dépen- 
dance  une   juridiction   reconnue   et   incontestée. 

Ces  aides  du  Pape,  ces  auxiliaires  institués 
de  par  le  droit  divin  lui-même,  c'est-à-dire  de 
par  la  volonté  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ, 
ce  sont  les  Evêques  que  "  le  Saint-Esprit  a 
placés  pour  gouverner  l'Eglise  de  Dieu1.  ;  Les 
évêques,  selon  l'expression  même  de  Sa  Sain- 
teté Léon  XIII2,  ne  sont  pas  de  simples  vicai- 
res du  Pontife  souverain,  d'éphémères  et  fra- 
giles instruments  dont  l'action  s'efface  et  expire 
avec  le  mandat  d'occasion  qui  les  a  créés.  Non, 
ce  sont  les  chefs  réguliers  des  Eglises  particulières, 
des  pasteurs  voulus  de  Dieu  pour  remplir  auprès 
des  fidèles  un  rôle  indispensable,  inhérent  à  la 
nature  même  de  l'Eglise  catholique. 

Issus  des  entrailles  du  peuple,  parlant  sa  langue 
et  vivant  de  sa  vie,  parfaitement  au  courant  de  ses 
idées  et  de  ses  mœurs,  de  ses  aspirations  et  de  ses  be- 
soins, ces  hommes  graves  et  prudents  sont  les  mé- 
diateurs naturels  entre  le  pape  et  ses  sujets.  C'est 
sur  eux  que  le  Pontife  romain  se  décharge  du 
soin  des  âmes  disséminées  en  tant  de  diocèses. 
C'est  à  eux  de  porter  au  loin  les  enseignements 
de  la  foi,  d'annoncer  la  parole  de  Dieu  et    de 


1.  Act.,  xx,  28. 

2.  Encyclique  Salis  cognitum. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  173 

défendre  les  pages  inspirées  do  la  Bible  ;  à  eux  de 
publier  à  la  suite  du  Saint-Siège,  d'expliquer  et 
de  commenter  au  besoin,  selon  la  pensée  de  ce 
Siège  apostolique,  les  décrets  conciliaires  et  les 
encycliques  papales.  Briser  cet  ordre  juridi- 
que, substituer  à  cette  hiérarchie  des  pouvoirs 
un  état  de  choses  fondé  sur  des  vues  per- 
sonnelles et  des  calculs  passagers,  c'est  mécon- 
naître l'organisation  essentielle  de  l'Eglise  ;  c'est 
fausser  le  concept  de  son  autorité,  et  glisser  et 
choir  dans  des  doctrines  et  des  pratiques  voisi- 
nes   du   libre   examen. 

L'Evêque  tient  de  Dieu  lui-même  un  pouvoir 
discrétionnaire  dont  il  sait  se  servir  pour  le 
plus  grand  bien  des  âmes.  La  religion,  sans 
doute,  est  immuable  dans  sa  nature  :  immua- 
bles sont  les  vérités  de  foi  et  invariables  les  prin- 
cipes de  morale  qui  forment  l'objet  de  nos  croyances 
religieuses.  Mais  les  règles  de  conduite,  basées 
sur  ces  principes,  doivent  nécessairement  s'adap- 
ter aux  circonstances  de  temps,  de  personnes  et 
de  lieux,  dont  le  caractère  influe  sur  la  moralité 
des  actes  humains.  Le  soleil  est  le  même  par- 
tout :  produit-il  partout  les  mêmes  fruits,  exer- 
ce-t-il  partout  une  action  uniforme  ?  Ainsi, 
par  analogie,  en  est-il  de  l'Eglise.  C'est  aux 
évêques,  mes  Frères,  aux  chefs  spirituels  de 
chaque  diocèse,  d'étudier  les  besoins  des  peu- 
ples qui  leur  sont  confiés,  et  de  prendre  en  temps 


174  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

opportun  les  mesures  les  plus  propres  à  sauve- 
garder la  pureté  de  leur  foi  et  l'intégrité  de  leurs 
mœurs. 

Cette  liberté  d'action  laissée  à  l'épiscopat 
catholique,  cette  diversité  administrative  dans 
l'unité  de  doctrine  et  de  gouvernement  général, 
démontre  jusqu'à  l'évidence  que  l'Eglise  n'est 
pas  un  simple  automate  sans  mouvement  et  sans 
vie,  mais  bien  un  corps  divinement  organisé, 
déployant,  sous  la  haute  direction  de  son  Chef, 
et  dans  un  harmonieux  ensemble  de  toutes  ses 
parties,  toute  la  puissance  et  toute  la  fécondité 
de  son  être. 

Quoi  de  plus  beau,  quoi  de  plus  admirable 
que  cette  immense  société  des  âmes  où,  des 
sommets  du  Vatican  jusqu'au  plus  humble  toit 
curial,  la  juridiction  s'échelonne  par  degrés  si 
prudemment  ménagés  ;  où  la  moindre  parcelle 
de  pouvoir  est  chose  sainte  et  sacrée  ;  où  l'au- 
torité suprême  garde  toute  sa  force,  exer- 
ce toute  sa  souveraineté,  sans  écraser  de  son 
poids  les  pouvoirs  inférieurs  ;  où  l'on  ne  res- 
pecte celle-là  qu'en  vénérant  ceux-ci  ;  où  la 
lumière,  la  vérité  et  la  grâce,  descendent  à  flots 
continus  du  Pape  aux  évêques,  des  évêques 
aux  prêtres,  des  prêtres  aux  fidèles,  tandis  que 
le  respect,  l'estime,  la  reconnaissance,  montent 
de  tant  d'âmes  croyantes,  par  les  prêtres  et  les 
évêques,     jusqu'au     Vicaire     de     Jésus-Christ  l 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  175 

C'est  comme  un  flux  et  un  reflux  d'enseignement 
et  de  foi  confiante,  de  commandement  et  de 
soumission,  de  bienveillance  et  d'amour  :  mysté- 
rieuse marée  qui  emporte  avec  elle  les  généra- 
tions humaines  à  l'océan  sans  rivage  des  éter- 
nelles  félicités  ! 


III 


J'ai  dit,  mes  Frères,  que  le  catholicisme,  de 
par  sa  nature  même,  est  une  religion  d'autorité. 
Les  pouvoirs  hiérarchiques,  créés  par  le  Maître 
de  toute  créature,  projettent  leur  action  bienfai- 
sante sur  tout  ce  qui  se  rattache  aux  besoins  de 
la  foi  et  aux  intérêts  des  âmes.  Il  n'est  pas  plus 
facile  d'en  limiter  l'influence  qu'il  ne  l'est  de 
tracer  des  frontières  à  la  justice  et  à  la  conscience. 
D'ambitieux  monarques,  d'orgueilleux  poten- 
tats ont  tenté  cette  œuvre  téméraire  ;  mais 
l'histoire  d'un  Bonaparte  et  celle  d'un  Julien 
l'Apostat,  —  je  ne  veux  citer  que  ces  deux  noms,  — 
sont  là  pour  démontrer  qu'on  ne  brave  pas  im- 
punément les  foudres  du  ciel. 

De  nos  jours,  la  même  prétention  s'affirme 
sous  le  couvert  de  mots  pompeux  et  de  spécieux 
systèmes.  On  rêve  je  ne  sais  quelle  transforma- 
tion du  monde,  je  ne  sais  quelle  évolution  de 
la  foi  et  de  l'Eglise.  A  entendre  ces  étranges 
novateurs,  l'autorité  ecclésiastique,  bonne  et  utile 


176  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

dans  les  temps  de  crédulité  naïve  et  de  servi- 
lisme  grossier,  devrait,  sinon  disparaître  totale- 
ment, du  moins  s'effacer  peu  à  peu  et  céder  le 
pas  aux  progrès  de  F  âge  présent  :  progrès  de 
la  société  impatiente  de  tout  frein  religieux  ; 
progrès  de  la  raison  affranchie  de  tout  joug 
dogmatique  ;  progrès  des  sciences  naturelles, 
historiques  et  critiques,  dans  lesquelles  on  s'ac- 
corde toute  hardiesse  et  toute  licence. 

Mes  Frères,  en  aucun  temps  le  pouvoir  reli- 
gieux n'a  comprimé  l'essor  d'une  sage  et  honnête 
liberté.  La  science  ne  date  pas  d'hier.  Aux 
âges  les  plus  glorieux  de  la  foi,  il  y  a  eu  des  sa- 
vants, il  y  a  eu  des  penseurs,  il  y  a  eu  des  ini- 
tiateurs non  seulement  dans  le  domaine  abstrait 
■de  la  métaphysique,  mais  aussi  dans  les  recher- 
ches plus  concrètes  de  l'expérience  et  dans  l'étude 
pratique  des  graves  problèmes  sociaux.  L'Eglise 
secondait  ces  efforts  de  l'esprit  humain  ;  elle 
les  favorise  encore  aujourd'hui.  Ce  que,  toute- 
fois, elle  demande,  ce  qu'elle  réclame  en  toute 
franchise  et  ce  qu'elle  exige  en  toute  justice, 
c'est  le  droit,  qui  est  pour  elle  un  devoir,  de  se 
défendre  contre  ce  qu'elle  sait  être  des  empié- 
tements et  des  erreurs. 

C'est  le  droit  de  dire  aux  savants  :  "Je  con- 
nais quelqu'un  de  plus  savant  que  vous.  La 
vraie  science  n'est  pas  celle  qui  s'ingénie  à 
forger  des  textes  et  à  dresser  des  conclusions  con- 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  177 

tre   Fauteur   de   toute   science,   contre   Dieu,     sa 
doctrine    et    son    Eglise.  " 

C'est  le  droit  de  dire  aux  représentants  de  la 
critique  moderne  :  "  Secouez  la  poudre  des  manu- 
scrits ;  fouillez  la  mémoire  des  peuples  et  feuille- 
tez les  archives  du  monde  ;  évoquez  de  l'om- 
bre séculaire  tout  ce  qui  a  porté  un  nom,  tout 
ce  qui  a  parlé  une  langue  :  je  ne  crains  pas  la 
lumière.  Mais  n'allez  point  déduire  de  ce  langage 
des  faits  et  de  ces  révélations  du  passé,  des  consé- 
quences qui  n'y  sont  pas  contenues  ;  n'allez  point 
bâtir  sur  des  données,  trop  souvent  incertaines,  des 
systèmes  arbitraires  que  la  foi  tient  pour  suspects, 
des  hypothèses  gratuites  qu'un  enseignement  in- 
faillible ou  une   tradition   autorisée   condamne.  " 

C'est  encore  le  droit  de  dire  aux  souteneurs 
de  tout  régime  et  aux  politiques  de  toute  nuance  : 
u  II  faut  que  Jésus-Christ  règne  sur  les  peuples 
comme  sur  les  individus.  Faisons-lui  la  place 
aussi  large  que  les  circonstances  le  permettent, 
et  que  la  dignité  d'un  Dieu  fait  homme  le  re- 
quiert. Ce  Roi  n'est  pas  un  despote  ;  ce  n'est 
pas  un  frondeur  ;  ce  n'est  pas  un  démolisseur  ; 
c'est  un  roi  plein  de  bonté  et  de  mansuétude, 
rex  tuus  venit  tibi  mansuetus1,  c'est  le  prince  de 
la  paix,  pr  inceps  pacis2.  " 

1.  Matth.,  xxi,  5. 

2.  Is.,  ix,  6. 

12 


178  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

Ah  !  mes  Frères,  si  l'Eglise  ne  luttait  que 
pour  des  intérêts  temporels,  si  elle  n'avait  pour 
but  que  de  se  tailler  des  revenus  dans  le  do- 
maine public  et  d'assurer  à  ses  ministres  une 
vie  opulente  et  fastueuse,  si  on  la  voyait  se  re- 
muer, s'agiter  et  s'évertuer  pour  arracher  à  une 
puissance  rivale  des  avantages  de  commerce, 
des  débris  d'armées  en  déroute  ou  des  lam- 
beaux de  continent,  je  comprendrais  la  défiance 
des  pouvoirs  séculiers,  leurs  susceptibilités,  leurs 
craintes,  leur  animosité.  Mais,  mon  Dieu  î 
qu'est-ce  que  veut  l'Eglise  en  affirmant  son  au- 
torité, en  dilatant  son  champ  d'action,  en  invo- 
quant même  certains  privilèges  ?  Ce  qu'elle 
veut  ?  vous  le  savez  tous  :  accomplir  une  plus 
grande  somme  de  bien,  secourir  un  plus  grand 
nombre  de  pauvres,  soulager  un  plus  grand  nom- 
bre de  malheureux,  convertir  ou  consoler  un 
plus  grand  nombre  d'âmes,  prêcher  avec  plus 
de  liberté  l'évangile  de  la  pénitence  et  du  re- 
noncement, imprimer  plus  efficacement  dans  le 
cœur  de  l'enfance  et  de  la  jeunesse  les  saines 
notions  religieuses,  sans  lesquelles  l'homme  se 
perd,  les  familles  se  corrompent,  la  société  elle- 
même  court  à  sa  ruine. 

Est-ce  bien  là  une  influence  qu'il  faille  redou- 
ter, une  autorité  qu'il  faille  mettre  en  tutelle, 
une  puissance  qu'il  faille  traiter  comme  une 
émule  ambitieuse  et  jalouse  ?    Assurément,  non. 


DTSCOURS   ET   ALLOCUTIONS  170 

Et  si  ces  sentiments  de  défiance  et  d'hostilité 
envers  l'Eglise,  ont  causé  en  Europe  tant  de  mal 
et  y  ont  exercé  tant  de  ravages  ;  s'ils  ont  creusé 
un  abîme  entre  deux  pouvoirs  faits  pour  s'enten- 
dre, entre  deux  sociétés  souveraines,  nécessaires, 
et  qui  ont  besoin,  pour  grandir,  de  concorde  et 
d'union,  une  si  triste  expérience  n'est-elle  pas 
bien  propre  à  nous  garantir  de  tels  errements  ? 

Dieu,  espérons-le,  ne  permettra  pas  que  notre 
cher  Canada  français,  si  religieux,  si  catholique, 
et  qui  ne  cesse  de  donner  à  l'Eglise  des  marques 
si  touchantes  de  fidélité  et  de  respect,  suive  ja- 
mais la  pente  fatale  par  laquelle  des  peuples 
illustres  sont  descendus  à  l'apostasie. 

Nous  avons  pour  premier  motif  de  cet  espoir 
l'infatigable  dévouement  de  nos  guides  spiri- 
tuels, leur  zèle  éclairé  et  vigilant  en  tout  ce  qui 
concerne  la  foi  et  la  doctrine,  et  aussi,  et  à 
un  degré  non  moins  remarquable,  leur  charité 
ardente,  leur  bonté  paternelle  et  miséricordieuse 
pour  les  classes  sociales  les  plus  humbles,  leur 
esprit  d'abnégation  et  de  sacrifice  qui  en  fait 
de  vrais  amis  du  peuple  et  d'insignes  bienfai- 
teurs  de  leur  temps  et  de   leur   patrie. 

Nous  avons  un  second  motif  d'espérer  dans 
le  patriotisme  de  nos  hommes  publics,  si  heu- 
reux de  travailler  à  la  prospérité  du  pays,  si 
désireux  de  promouvoir  ses  meilleurs  intérêts 
et,  je  me  permettrai  de  l'ajouter,   si  persuadés 


180  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

que  sans  la  religion,  sans  l'action  du  clergé,  sans 
le  travail  obscur  mais  profond  des  communautés 
religieuses,  le  Canada  et,  en  particulier,  la  pro- 
vince de  Québec  ne  tarderait  pas  à  déchoir  du 
rang  où  l'ont  placée  près  de  trois  siècles  de  gloire. 

Enfin,  la  solennité  de  ce  jour,  si  belle,  si  impo- 
sante, et  qui  réunit  autour  du  docte  et  distingué 
Prélat  dont  l'Eglise  de  Québec  est  fière,  avec 
l'élite  de  la  population,  les  plus  hautes  sommités 
civiles  et  religieuses,  contribue,  elle  aussi,  à  af- 
fermir notre  confiance  et  à  nous  présager,  pour 
l'avenir,  des  jours  de  paix  et  de  joie  dans  le  res- 
pect mutuel  de  tous  les  droits  et  dans  l'accom- 
plissement fidèle  de  tous  les  devoirs. 

Daignez,  Monseigneur,  de  votre  main  bénis- 
sante confirmer  en  nos  cœurs  cette  douce  per- 
suasion, et  appeler  sur  tout  votre  peuple  la 
lumière  qui  éclaire,  la  grâce  qui  purifie,  le  courage 
qui  persévère  et  qui  sauve. 

Ainsi  soit-il  ! 


SERMON 

SUR 

LA  VOCATION  DE  LA  RACE  FRANÇAISE 

EN  AMÉRIQUE 

Prononcé  près  du  monument  Champlain 
à  l'occasion  des  Noces  de  diamant 

de   la   Société  St-Jean-Baptiste  de  Québec 

le  23  juin  1902 


Populum  istum  formavi  mi- 
hi  ;    laudem  meam  narrabit. 

J'ai  formé  ce  peuple  pour 
moi  ;  il  publiera  mes  louanges. 
Is.,  xliii,  21. 

Excellence l, 

Monseigneur  Y  Archevêque 2, 
Messeigneurs 3, 

Mes    Frères, 

e  vingt-cinq  juin  seize  cent  quinze,  à  quel- 
ques pas  d'ici,  sur  cette  pointe  de  terre  qui 


L 


1.  S.  E.   Mgr  D.  Falconio,  Délégué  apostolique  au  Canada. 

2.  S.  G.  Mgr  L.-N.  Bégin,  archevêque  de  Québec,  officiant. 

3.  La  plupart  des  Archevêques  et  Evêques  du  Canada. 


182  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

du  pied  de  la  falaise  où  nous  sommes  s'avance 
dans  l'eau  profonde  de  notre  grand  fleuve,  se 
déroulait  une  scène  jusque-là  inconnue.  A  l'om- 
bre de  la  forêt  séculaire,  dans  une  chapelle  hâ- 
tivement construite,  en  présence  de  quelques 
Français  et  de  leur  chef,  Samuel  de  Champlain, 
un  humble  fils  de  saint  François,  tourné  vers 
un  modeste  autel,  faisait  descendre  sur  cette 
table  rustique  le  Fils  éternel  de  Dieu,  et  lui 
consacrait  par  l'acte  le  plus  saint  de  notre  re- 
ligion les  premiers  fondements  d'une  ville  et 
le  berceau  d'un  peuple. 

Ce  peuple,  depuis  lors,  a  grandi.  Cette  ville 
a  prospéré  ;  et  voici  qu'à  une  distance  d'à  peu 
près  trois  siècles  la  nation,  issue  de  cette  se- 
mence féconde,  s'assemble,  non  plus  au  pied 
de  la  falaise,  mais  sur  ses  hauteurs,  pour  renou- 
veler son  acte  de  consécration  religieuse  et  re- 
tremper sa  vie  dans  le  sang  de  l'Agneau  divin. 

Quelles  transformations  et  quels  contrastes  ! 
Tout  autour,  malgré  l'immuabilité  des  grandes 
lignes  qui  forment  le  cadre  du  tableau,  la  nature 
a  reçu  l'empreinte  de  l'esprit  et  de  la  main  de 
l'homme  ;  le  désert  s'est  animé  ;  les  solitudes 
se  sont  peuplées.  Plus  près  de  nous,  au  lieu  de 
tentes  mobiles  où  s'abritait  la  barbarie,  l'œil 
contemple  de  massifs  châteaux  et  d'artistiques 
édifices  ;  des  tours,  des  flèches  altières  ont  rem- 
placé la  cime  des  pins  ;     toute  une  civilisation 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  1 83 

déjà  adulte  a  surgi  ;  et  le  fondateur  de  Québec, 
du  haut  de  ce  monument  que  lui  élevait  naguère 
la  reconnaissance  publique,  fier  de  son  œuvre, 
plus  fier  encore  des  progrès  merveilleux  qui  en 
ont  marqué  la  durée,  peut  plonger  dans  l'ave- 
nir un  regard  plein  d'espoir  et  saluer  avec  confiance 
l'aube  blanchissante  de  jours  nouveaux  et  de 
destinées  de  plus  en  plus  glorieuses. 

Mes  Frères,  c'est  pour  envisager  ce  même 
avenir  que  nous  sommes  ici  ce  matin.  Le  cor 
résonnant  de  nos  fêtes  patriotiques  a  retenti, 
et  des  quatre  coins  de  la  Province,  des  extré- 
mités du  pays,  je  pourrais  presque  dire,  de  tous 
les  points  de  l'Amérique  où  la  race  française  a 
planté  son  drapeau,  vous  êtes  accourus  en  foule, 
la  tête  haute,  le  cœur  vibrant.  On  ne  pouvait 
répondre  à  l'appel  avec  plus  d'unanimité  ni 
avec  plus  d'enthousiasme. 

Aussi  bien,  le  moment  est  solennel.  Et  sous 
ces  airs  de  fête  et  à  travers  cet  éclat  de  nos  com- 
munes réjouissances,  je  vois  des  esprits  qui  s'in- 
quiètent, des  regards  qui  interrogent,  des  fronts 
sur  lesquels  se  traduisent  de  soucieuses  pen- 
sées ;  j'entends,  d'une  part,  des  clameurs  vagues 
et  confuses,  et,  de  l'autre,  comme  l'écho  d'émotions 
contenues  et  de  secrets  frémissements  passant 
dans  l'âme   de   la  nation.      Que  signifie   cela  ? 

C'est  que,  mes  Frères,  dans  notre  marche 
historique,  nous  sommes  parvenus  à  une  de  ces 


184  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

époques  où  les  peuples  prennent  conscience  d'eux- 
mêmes,  de  leur  vitalité  et  de  leur  force.  C'est 
que,  en  assistant  aux  manifestations  grandio- 
ses provoquées  par  d'heureux  anniversaires  de 
notre  vie  intellectuelle  et  sociale,  nous  sommes 
en  même  temps  et  plus  spécialement  peut-être 
conviés  à  de  véritables  assises  nationales.  C'est 
que,  dans  ces  assises,  il  s'agit  pour  nous  d'étu- 
dier et  d'approfondir  le  problème  de  nos  desti- 
nées, et  de  proclamer  une  fois  de  plus,  sans  for- 
fanterie comme  sans  faiblesse,  prudemment,  sa- 
gement, ce  que  nous  avons  été,  ce  que  nous 
sommes,  ce  que  nous  devons  et  voulons  être. 

Voilà  pourquoi  je  vous  citais  tout  à  l'heure 
ces  paroles  de  nos  Lettres  sacrées  :  Populum 
istum  formavi  mihi  ;  laudem  meam  narrabit. 
C'est  moi  qui  ai  formé  ce  peuple,  et  je  l'ai  établi 
pour  qu'il  publie  mes  louanges.  Dans  ce  langage, 
en  effet,  d'une  si  haute  signification,  et  à  tra- 
vers ces  accents  inspirés,  j'aperçois  des  indices 
de  la  noble  mission  confiée  à  notre  nationalité  ; 
je  crois  découvrir,  à  cette  lumière,  la  sublime 
vocation  de  la  race  française  en  Amérique. 


x 


„>^ 


Y  a-t-il  donc,  mes  Frères,  une  vocation  pour 
les  peuples  ? 

Ceux-là  seuls  peuvent  en  douter  qui  écartent 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  185 

des  événements  de  ce  monde  la  main  de  la  Pro- 
vidence et  abandonnent  les  hommes  et  les  cho- 
ses à  une  aveugle  fatalité.  Quant  à  nous  qui 
croyons  en  Dieu,  en  un  Dieu  sage,  bon  et  puis- 
sant, nous  savons  comment  cette  sagesse,  cette 
bonté  et  cette  puissance  se  révèlent  dans  le  gou- 
vernement des  nations  ;  comment  l'Auteur  de 
tout  être  a  créé  des  races  diverses,  avec  des 
goûts  et  des  aptitudes  variés,  et  comment  aussi 
il  a  assigné  à  chacune  de  ces  races,  dans  la  hiérar- 
chie des  sociétés  et  des  empires,  un  rôle  propre 
et  distinct.  Une  nation  sans  doute  peut  dé- 
choir des  hauteurs  de  sa  destinée.  Cela  n'accuse 
ni  impuissance  ni  imprévoyance  de  la  part  de 
Dieu  ;  la  faute  en  est  aux  nations  elles-mêmes 
qui,  perdant  de  vue  leur  mission,  abusent  obsti- 
nément de  leur  liberté  et  courent  follement  vers 
l'abîme. 

Je  vais  plus  loin,  et  j'ose  affirmer  que  non  seu- 
lement il  existe  une  vocation  pour  les  peuples, 
mais  qu'en  outre  quelques-uns  d'entre  eux  ont 
l'honneur  d'être  appelés  à  une  sorte  de  sacer- 
doce. Ouvrez  la  Bible,  mes  Frères,  parcourez-en 
les  pages  si  touchantes,  si  débordantes  de  l'es- 
prit divin,  depuis  Abraham  jusqu'à  Moïse,  de- 
puis Moïse  jusqu'à  David,  depuis  David  jus- 
qu'au Messie  figuré  par  les  patriarches,  annoncé 
par  les  prophètes  et  sorti  comme  une  fleur  de 
la  tige  judaïque,  et  dites-moi  si  le  peuple  hébreu, 


186  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

malgré  ses  hontes,  malgré  ses  défaillances,  mal- 
gré ses  infidélités,  n'a  pas  rempli  sur  la  terre 
une  mission  sacerdotale. 

Il  en  est  de  même  sous  la  loi  nouvelle.  Tous 
les  peuples  sont  appelés  à  la  vraie  religion,  mais 
tous  n'ont  pas  reçu  une  mission  religieuse.  L'his- 
toire tant  ancienne  que  moderne  le  démontre  : 
il  y  a  des  peuples  voués  à  la  glèbe,  il  y  a  des 
peuples  industriels,  des  peuples  marchands,  des 
peuples  conquérants,  il  y  a  des  peuples  versés 
dans  les  arts  et  les  sciences,  il  y  a  aussi  des  peuples 
apôtres,  i  Et  quels  sont-ils,  ces  peuples  apôtres  ? 
Ah  !  reconnaissez-les  à  leur  génie  rayonnant 
et  à  leur  âme  généreuse  :  ce  sont  ceux  qui, 
sous  la  conduite  de  l'Eglise,  ont  accompli  l'œuvre 
et  répandu  les  bienfaits  de  la  civilisation  chré- 
tienne ;  qui  ont  mis  la  main  à  tout  ce  que  nous 
voyons  de  beau,  de  grand,  de  divin  dans  le  mon- 
de ;  qui  par  la  plume,  ou  de  la  pointe  de  l'épée, 
ont  buriné  le  nom  de  Dieu  dans  l'histoire  ;  qui 
ont  gardé  comme  un  trésor,  vivant  et  impéris- 
sable, le  culte  du  vrai  et  du  bien.  Ce  sont  ceux 
que  préoccupent,  que  passionnent  instinctive- 
ment toutes  les  nobles  causes  ;  qu'on  voit  fré- 
mir d'indignation  au  spectacle  du  faible  oppri- 
mé ;  qu'on  voit  se  dévouer,  sous  les  formes  les 
plus  diverses,  au  triomphe  de  la  vérité,  de  la 
charité,  de  la  justice,  du  droit,  de  la  liberté. 
Ce  sont  ceux,  en  un  mot,  qui  ont  mérité  et  mé- 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  187 

ritent  encore  l'appellation  glorieuse  de  cham- 
pions du  Christ  et  de  soldats  de  la  Provi- 
dence. 

Or,  mes  Frères,  -  -  pourquoi  hésiterais-je  à  le 
dire  ?  -  ce  sacerdoce  social,  réservé  aux  peuples 
d'élite,  nous  avons  le  privilège  d'en  être  inves- 
tis ;  cette  vocation  religieuse  et  civilisatrice, 
c'est,  je  n'en  puis  douter,  la  vocation  propre, 
la  vocation  spéciale  de  la  race  française  en  Amé- 
rique. Oui,  sachons-le  bien,  nous  ne  sommes 
pas  seulement  une  race  civilisée,  nous  sommes 
des  pionniers  de  la  civilisation  ;  nous  ne  som- 
mes pas  seulement  un  peuple  religieux,  nous 
sommes  des  messagers  de  l'idée  religieuse  ;  nous 
ne  sommes  pas  seulement  des  fils  soumis  de  l'Egli- 
se, nous  sommes,  nous  devons  être  du  nombre  de 
ses  zélateurs,  de  ses  défenseurs  et  de  ses  apôtres. 
Notre  mission  est  moins  de  manier  des  capi- 
taux que  de  remuer  des  idées  ;  elle  consiste  moins 
à  allumer  le  feu  des  usines  qu'à  entretenir  et  à 
faire  rayonner  au  loin  le  foyer  lumineux  de  la 
religion  et   de  la  pensée. 

Est-il  besoin  que  je  produise  des  marques 
de  cette  vocation  d'honneur  ?  La  tâche,  mes 
Frères,  est  facile  :  ces  marques,  nous  les  por- 
tons au  front,  nous  les  portons  sur  les  lèvres, 
nous  les  portons  dans  nos  cœurs  ! 

Pour  juger  de  la  nature  d'une  œuvre,  d'une 
fondation  quelconque,   il  suffit   très   souvent   de 


188  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

reporter  les  yeux  sur  les  débuts  de  cette  œuvre, 
sur  l'auteur  de  cette  fondation.  La  vie  d'un 
arbre  est  dans  ses  racines  ;  l'avenir  d'un  peu- 
ple se  manifeste  dans  ses  origines.  Quelle  est 
donc  la  nation  mère  à  laquelle  nous  devons 
l'existence  ?  quel  a  été  son  rôle,  son  influence 
intellectuelle  et  sociale  ?  Déjà  vos  cœurs  émus  ont 
désigné  la  France  ;  et,  en  nommant  cette  pa- 
trie de  nos  âmes,  ils  évoquent,  ils  ressuscitent 
toute  l'histoire  du  christianisme.  Le  voilà,  le 
peuple  apôtre  par  excellence,  celui  dont  Léon  XIII 
dans  un  document  mémorable x  a  pu  dire  : 
"  La  très  noble  nation  française,  par  les  grandes 
choses  qu'elle  a  accomplies  dans  la  paix  et  dans 
la  guerre,  s'est  acquis  envers  l'Eglise  catholi- 
que des  mérites  et  des  titres  à  une  reconnaissance 
immortelle  et  à  une  gloire  qui  ne  s'éteindra 
jamais.  "  Ces  paroles  si  élogieuses  provoque- 
ront peut-être  un  sourire  hésitant  sur  les  lèvres 
de  ceux  qui  ne  considèrent  que  la  France  maçon- 
nique et  infidèle.  Mais,  hâtons-nous  de  l'ajouter, 
dix  ans,  vingt  ans,  cent  ans  même  de  défections, 
surtout  quand  ces  défections  sont  rachetées  par 
l'héroïsme  du  sacrifice  et  le  martyre  de  l'exil, 
ne  sauraient  effacer  treize  siècles  de  foi  géné- 
reuse et  de  dévouement  sans  égal  à  la  cause  du 
droit  chrétien. 

1.  Encyclique  Nobilissima  Gallorum  gens,  1884. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  180 

Quand  on  descend  (Tune  telle  race,  quand 
on  compte  parmi  ses  ancêtres  des  Clovis  et  des 
Charlemagne,  des  Louis  IX  et  dos  Jeanne  d'Arc, 
des  Vincent  de  Paul  et  des  Bossuet,  n'est-on  pas 
justifiable  de  revendiquer  un  rôle  a  part  et  une 
mission  supérieure  ?  ^jPar  une  heureuse  et  pro- 
videntielle combinaison^rious  sentons  circuler  dans 
nos  veines  du  sang  français  et  du  sang  chrétien. 
Le  sang  français*  seul  s'altère  et'  se  corrompt 
vite,  plus  vite  peut-être  que  tout  autre  ;  mêlé 
au  sang  chrétien,  il  produit  les  héros,  les  semeurs 
de  doctrines  spirituelles  et  fécondes,  les  artisans 
glorieux  des  plus  belles  œuvres  divines. 

C'est  ce  qui  explique  les  admirables  senti- 
ments de  piété  vive  et  de  foi  agissante  dont 
furent  animés  les  fondateurs  de  notre  nationa- 
lité sur  ce  continent  d'Amérique,  et  c'est  dans 
ces  sentiments  mêmes  'que  je  trouve  une  autre 
preuve  de  notre  mission  civilisatrice  et  religieuse. 

Qui,  mes  Frères,  ne  reconnaîtrait  cette  mis- 
sion, en  voyant  les  plus  hauts  personnages, 
dont  notre  histoire  primitive  s'honore,  faire  de 
l'extension  du  royaume  de  Jésus-Christ  le  but 
premier  de  leurs  entreprises  et  marquer,  pour 
ainsi  dire,  chacune  de  leurs  actions  d'un  cachet 
religieux  ?  Qui  n'admettrait,  qui  n'admirerait 
cette  vocation,  en  voyant,  par  exemple,  un 
Jacques  Cartier  dérouler  d'une  main  pieuse  sur 
la  tête  de  pauvres  Sauvages  les  pages  salutaires 


190  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

de  l'Evangile1  ;  en  voyant  un  Champlain  ou 
un  Maisonneuve  mettre  à  la  base  de  leurs  éta- 
blissements tout  ce  que  la  religion  a  de  plus 
sacré  ;  en  voyant  encore  une  Marie  de  Y  Incar- 
nation et  ses  courageuses  compagnes,  à  peine 
débarquées  sur  ces  rives,  se  prosterner  à  terre2 
et  baiser  avec  transport  cette  patrie  adoptive 
qu'elles  devaient  illustrer  par  de  si  héroïques 
vertus  ?  *y  Est-ce  donc  par  hasard  que  tant  de 
saintes  femmes,  tant  d'éminents  chrétiens,  tant 
de  religieux  dévoués  se  sont  rencontrés  dans 
une  pensée  commune  et  ont  posé,  comme  à 
genoux,  les  premières  pierres  de  notre  édifice 
national  ?  Est-ce  par  hasard  que  ces  pierres, 
préparées  sous  le  regard  de  Dieu  et  par  des 
mains  si  pures,  ont  été  baignées,  cimentées 
dans  le  sang  des  martyrs?  L'établissement  de 
la  race  française  en  ces  contrées  serait-il  une 
méprise  de  l'histoire,  et  le  flot  qui  nous  déposa 
sur  les  bords  du  Saint-Laurent  n'aurait-il  apporté 
au  rivage  que  d'informes  débris,  incapables 
de  servir  et  d'accomplir  les  desseins  du  ciel  dans 
une  œuvre  durable  ? 

Non,  mes  Frères,  et  ce  qui  le  prouve  mieux 
encore  que  tout  le  reste,  c'est  l'influence  crois- 
sante exercée  autour  d'elle  par  la  France  d'Amé- 

1.  Ferland,  Cours  d'histoire  du  Canada,  Iere  part.,  p.  31. 

2.  Casgrain,  Histoire  de  V Hôtel-Dieu  de  Québec,  p.  73. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  191 

rique  sur  les  progrès  de  la  foi  et  de  la  vraie  civi- 
lisation. 

Chose  digne  de  remarque,  et  qui  jette  une 
belle  lumière  sur  la  mission  d'un  peuple  :  cha- 
que fois  que  nos  ancêtres,  dans  leurs  courses 
d'explorations  et  même  dans  leurs  guerres,  vin- 
rent en  contact  avec  les  rudes  enfants  des 
bois,  ce  fut  pour  les  civiliser  plutôt  que  pour  les 
dominer  ;  ce  fut  pour  les  convertir,  et  non  pour 
les  anéantir.  Que  n'ai-je  le  temps  de  rappeler 
les  travaux  de  nos  évêques,  en  particulier  de 
l'immortel  Laval,  de  nos  prêtres,  de  nos  mis- 
sionnaires, de  nos  découvreurs,  de  tous  nos 
apôtres  ?  C'est  d'ici  qu'est  partie  l'idée  reli- 
gieuse qui  plane  aujourd'hui  sur  une  large  por- 
tion de  l'Amérique  septentrionale.  C'est  ici 
qu'ont  jailli  ces  sources  de  doctrine,  de  vertu, 
de  dévouement,  dont  les  ondes  se  sont  propagées 
d'un  océan  à  l'autre,  et,  devançant  nos  grandes 
routes  de  feu,  ont  porté  aux  races  étrangères  les  tré- 
sors de  christianisme  dont  la  nôtre  est  dépositaire. 

Et  cette  influence  si  étendue  jadis,  si  puissante 
et  si  bienfaisante,  menacerait-elle  maintenant  de 
décroître  ?  Aurait-elle  du  moins  perdu,  par  le 
fait  d'influences  rivales,  son  caractère  propre 
et  ce  cachet  de  spiritualisme  qui  l'a  rendue  si 
remarquable  dans  le  passé  ?  Ah  !  demandez-le, 
mes  Frères,  aux  vénérables  prélats  qui,  par  leur 
présence  au  milieu  de  nous,  ajoutent  à  ces  fêtes 


192  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

tant  de  lustre,  et  dont  le  sceptre,  semblable  à 
la  verge  de  Moïse,  a  fait  surgir  comme  par  mi- 
racle de  la  bruyère  inculte  ou  de  l'épaisse  forêt  d'in- 
nombrables paroisses  et  de  florissants  diocèses. 
Demandez-le  à  cette  Université,  l'orgueil  de 
notre  patrie,  dont  l'enseignement  projeté  par 
un  double  foyer  rayonne  avec  tant  d'éclat,  et 
qui  après  cinquante  ans  d'existence  voit  accourir 
vers  elle,  des  diverses  parties  de  ce  continent, 
des  milliers  d'anciens  élèves,  sa  joie  et  sa  cou- 
ronne1. Demandez-le  à  tous  ceux  des  nôtres  que 
le  souffle  de  l'émigration  a  dispersés  loin  de  nous, 
soit  dans  d'autres  provinces,  soit  sur  le  terri- 
toire de  la  vaste  république  américaine,  et  dont 
les  groupes  compacts,  toujours  catholiques,  tou- 
jours français,  resserrés  autour  de  l'Eglise  et  de 
l'école  paroissiale,  émergent  ça  et  là  comme  de 
solides  rochers  au-dessus  de  la  mer  déferlante 
•et  houleuse.  Demandez-le  enfin  à  nos  frères 
acadiens,  chez  qui  le  patriotisme,  l'adhérence 
à  la  foi,  l'attachement  à  la  langue  et  l'indompta- 
ble ténacité,  n'ont  été  égalés  que  par  le  malheur, 
et  que  Dieu  récompense  de  tant  de  fidélité  par 
une  progression  constante  dans  le  nombre  et 
dans  l'influence. 


1.  L'on  célébrait,  en  même  temps  que  les  noces  de  diamant 
de  la  Société  St-Jean-Baptiste,  le  cinquantenaire  de  l'Université 
Laval. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  193 

Populum.  istum  formavi  mihi  ;  laudem  meam 
narrabit.  C'est  moi,  dit  le  Seigneur,  qui  ai  formé 
ce  peuple  ;  je  l'ai  établi  pour  ma  gloire,  dans 
l'intérêt  de  la  religion  et  pour  le  bien  de  mon 
Eglise  ;  je  veux  qu'il  persévère  dans  sa  noble 
mission,   qu'il  continue  à  publier  mes  louanges. 

Oui,  faire  connaître  Dieu,  publier  son  nom, 
propager  et  défendre  tout  ce  qui  constitue  le 
précieux  patrimoine  des  traditions  chrétiennes, 
telle  est  bien  notre  vocation.  Nous  en  avons 
vu  les  marques  certaines,  indiscutables.  Ce  que 
la  France  d'Europe  a  été  pour  l'ancien  monde, 
la  France  d'Amérique  doit  l'être  pour  ce  monde 
nouveau.  Mais  dans  l'état  social  où  nous  som- 
mes, à  quel  prix,  mes  Frères,  et  par  quels  moyens 
remplirons-nous  efficacement  cette  mission  ? 
Quels  sont  les  droits  qu'elle  comporte  ?  quels 
sont  les  devoirs  qu'elle  impose  ?  Voilà  ce  dont 
il  me  reste  à  vous  entretenir. 


II 


Pour  exercer  parmi  les  nations  le  rôle  qui 
convient  à  sa  nature  et  que  la  Providence  lui 
a  assigné,  un  peuple  doit  rester  lui-même  :  c'est 
une  première  et  absolue  condition,  que  rien  ne 
saurait  remplacer.  Or,  un  peuple  ne  reste  lui- 
même  que  par  la  liberté  de  sa  vie,  l'usage  de 
sa  langue,  la  culture  de  son  génie. 

13 


194  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

Il  ne  m'appartient  pas  de  discuter  ici  l'avenir 
politique  de  mon  pays.  Mais  ce  que  je  tiens  à 
dire,  ce  que  je  veux  proclamer  bien  haut  en  pré- 
sence de  cette  patriotique  assemblée,  c'est  que 
le  Canada  français  ne  répondra  aux  desseins 
de  Dieu  et  à  sa  sublime  vocation  que  dans  la 
mesure  où  il  gardera  sa  vie  propre,  son  carac- 
tère individuel,  ses  traditions  vraiment  natio- 
nales. 

Et  qu'est-ce  donc  que  la  vie  d'un  peuple  ? 
Vivre,  c'est  exister,  c'est  respirer,  c'est  se  mou- 
voir, c'est  se  posséder  soi-même  dans  une  juste 
liberté  !  La  vie  d'un  peuple,  c'est  le  tempéra- 
ment qu'il  tient  de  ses  pères,  l'héritage  qu'il  en 
a  reçu,  l'histoire  dont  il  nourrit  son  esprit,  l'au- 
tonomie dont  il  jouit  et  qui  le  protège  contre 
toute  force  absorbante  et  tout  mélange  corrupteur. 

Qu'on  ne  s'y  trompe  pas  :  la  grandeur,  l'im- 
portance véritable  d'un  pays  dépend  moins  du 
nombre  de  ses  habitants  ou  de  la  force  de 
ses  armées,  que  du  rayonnement  social  de  ses 
œuvres  et  de  la  libre  expansion  de  sa  vie.  Qu'était 
la  Grèce  dans  ses  plus  beaux  jours  ?  un  simple 
lambeau  de  terre,  comme  aujourd'hui,  tout 
déchiqueté,  pendant  aux  bords  de  la  Méditer- 
ranée, et  peuplé  à  peine  de  quelques  millions 
de  citoyens.  Et  cependant,  qui  l'ignore  ?  de 
tous  les  peuples  de  l'antiquité,  nul  ne  s'est  élevé 
si  haut  dans  l'échelle  de  la  gloire  ;     nul  aussi 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  195 

n'a  porté  si  loin  l'empire  de  son  génie  et  n'a 
marqué  d'une  plus  forte  empreinte  l'antique 
civilisation.  J'oserai  le  déclarer  :  il  importe 
plus  à  notre  race,  au  prestige  de  son  nom  et  à 
la  puissance  de  son  action,  de  garder  dans  une 
humble  sphère  le  libre  jeu  de  son  organisme 
et  de  sa  vie  que  de  graviter  dans  l'orbite  de 
vastes  systèmes    planétaires. 

Du  reste,  la  vie  propre  ne  va  guère  sans  la 
langue  ;  et  l'idiome  béni  que  parlaient  nos  pères, 
qui  nous  a  transmis  leur  foi,  leurs  exemples, 
leurs  vertus,  leurs  luttes,  leurs  espérances,  touche 
de  si  près  à  notre  mission  qu'on  ne  saurait  l'en 
séparer.  La  langue  d'un  peuple  est  toujours 
un  bien  sacré  ;  mais  quand  cette  langue  s'appelle 
la  langue  française,  quand  elle  a  l'honneur  de 
porter  comme  dans  un  écrin  le  trésor  de  la  pensée 
humaine  enrichi  de  toutes  les  traditions  des 
grands  siècles  catholiques,  la  mutiler  serait  un 
crime,  la  mépriser,  la  négliger  même,  une  apo- 
stasie. C'est  par  cet  idiome  en  quelque  sorte  si 
chrétien,  c'est  par  cet  instrument  si  bien  fait 
pour  répandre  dans  tous  les  esprits  les  clartés 
du  vrai  et  les  splendeurs  du  beau,  pour  mettre 
en  lumière  tout  ce  qui  ennoblit,  tout  ce  qui 
éclaire,  tout  ce  qui  orne  et  perfectionne  l'humanité, 
que  nous  pourrons  jouer  un  rôle  de  plus  en  plus 
utile  à  l'Eglise,  de  plus  en  plus  honorable  pour 
nous-mêmes. 


196  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

Et  ce  rôle  grandira,  croîtra  en  influence,  à  me- 
sure que  s'élèvera  le  niveau  de  notre  savoir  et 
que  la  haute  culture  intellectuelle  prendra  chez 
nous  un  essor  plus  ample  et  plus  assuré.  Car, 
on  a  beau  dire,  mes  Frères,  c'est  la  science  qui 
mène  le  monde.  Cachées  sous  le  voile  des  sens 
ou  derrière  l'épais  rideau  de  la  matière,  les  idées 
abstraites  demeurent,  il  est  vrai,  invisibles  ; 
mais  semblables  à  cette  force  motrice  que  per- 
sonne ne  voit  et  qui  distribue  partout  avec  une 
si  merveilleuse  précision  la  lumière  et  le  mouve- 
ment, ce  sont  elles  qui  inspirent  tous  les  conseils, 
qui  déterminent  toutes  les  résolutions,  qui  met- 
tent en  branle  toutes  les  énergies.  Voilà  pour- 
quoi l'importance  des  universités  est  si  consi- 
dérable, et  pourquoi  encore  les  réjouissances  qui 
auront  lieu  demain  sont  si  étroitement  liées  à 
notre  grande  fête  nationale  et  en  forment,  pour 
ainsi   dire,   le   complément  nécessaire. 

Ah  !  l'on  me  dira  sans  doute  qu'il  faut  être 
pratique,  que  pour  soutenir  la  concurrence  des 
peuples  modernes  il  importe  souverainement  d'ac- 
croître la  richesse  publique  et  de  concentrer 
sur  ce  point  tous  ses  efforts.  De  fait,  tous  en 
conviennent,  nous  entrons  dans  une  ère  de  pro- 
grès :  l'industrie  s'éveille  ;  une  vague  montante 
de  bien-être,  d'activité,  de  prospérité,  envahit 
nos  campagnes  ;  sur  les  quais  de  nos  villes  la 
fortune  souriante  étage  ses  greniers  d'abondan- 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  197 

ce,  et  le  commerce,  devenu  chaque  jour  plus  hardi, 
pousse  vers  nos  ports  la  flotte  pacifique  de  ses 
navires  géants. 

A  Dieu  ne  plaise,  mes  Frères,  que  je  méprise 
ces  bienfaits  naturels  de  la  Providence,  et  que 
j'aille  jusqu'à  prêcher  à  mes  concitoyens  un 
renoncement  fatal  aux  intérêts  économiques 
dont  ils  ont  un  si  vif  souci.  La  richesse  n'est 
interdite  à  aucun  peuple  ni  à  aucune  race  ;  elle 
est  même  la  récompense  d'initiatives  fécondes, 
d'efforts  intelligents,  et  de  travaux  persévérants. 

Mais  prenons  garde  ;  n'allons  pas  faire  de 
ce  qui  n'est  qu'un  moyen,  le  but  même  de  notre 
action  sociale.  N'allons  pas  descendre  du  pié- 
destal où  Dieu  nous  a  placés,  pour  marcher 
au  pas  vulgaire  des  générations  assoiffées  d'or 
et  de  jouissances.  Laissons  à  d'autres  nations, 
moins  éprises  d'idéal,  ce  mercantilisme  fiévreux 
et  ce  grossier  naturalisme  qui  les  rivent  à  la 
matière.  Notre  ambition,  à  nous,  doit  tendre  et 
viser  plus  haut  ;  plus  hautes  doivent  être  nos  pen- 
sées, plus  hautes  nos  aspirations.  Un  publiciste 
distingué  a  écrit  *  :  "  Le  matérialisme  n'a  jamais 
fondé  rien  de  grand  ni  de  durable.  "  Cette  pa- 
role vaut  un  axiome.  Voulons-nous,  mes  Frères, 
demeurer  fidèles  à  nous-mêmes,  et  à  la  mission 
supérieure  et  civilisatrice  qui  se  dégage  de  toute 

1.  Rameau,  La  France  aux  colonies,  p.  259. 


198  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

notre  histoire,  et  qui  a  fait  jusqu'ici  l'honneur 
de  notre  race  ?  Usons  des  biens  matériels,  non 
pour  eux-mêmes,  mais  pour  les  biens  plus  pré- 
cieux qu'ils  peuvent  nous  assurer  ;  usons  de 
la  richesse,  non  pour  multiplier  les  vils  plaisirs 
des  sens,  mais  pour  favoriser  les  plaisirs  plus 
nobles,  plus  élevés  de  l'âme  ;  usons  du  progrès, 
non  pour  nous  étioler  dans  le  béotisme  qu'en- 
gendre trop  souvent  l'opulence,  mais  pour  donner 
à  nos  esprits  des  ailes  plus  larges  et  à  nos  cœurs 
un  plus  vigoureux  élan. 

Notre  vocation  l'exige.  Et  plus  nous  nous 
convaincrons  de  cette  vocation  elle-même,  plus 
nous  en  saisirons  le  caractère  vrai  et  la  puis- 
sante portée  moralisatrice  et  religieuse,  plus  aussi 
nous  saurons  trouver  dans  notre  patriotisme 
ce  zèle  ardent  et  jaloux,  ce  courage  éclairé  et 
généreux  qui,  pour  faire  triompher  un  principe, 
ne  recule  devant  aucun  sacrifice.  L'intelli- 
gence de  nos  destinées  nous  interdira  les  molles 
complaisances,  les  lâches  abandons,  les  rési- 
gnations faciles. 

Soyons  patriotes,  mes  Frères  :  soyons-le  en 
désirs  et  en  paroles  sans  doute,  mais  aussi  et 
surtout  en  action.  C'est  l'action  commune,  le 
groupement  des  forces,  le  ralliement  des  pensées 
et  des  volontés  autour  d'un  même  drapeau  qui 
gagne  les  batailles.  Et  quand  faut-il  que  cette 
action     s'exerce  ?       quand    est-il    nécessaire    de 


DISCOURS    ET   ALLOCUTIONS  199 

serrer  les  rangs  ?  Ah  !  chaque  fois  que  la  liberté 
souffre,  que  le  droit  est  opprimé,  que  ce  qui  est 
inviolable  a  subi  une  atteinte  sacrilège  ;  chaque 
fois  que  la  nation  voit  monter  à  l'horizon  quel- 
que nuage  menaçant,  ou  que  son  cœur  saigne  de 
quelque  blessure  faite  à  ses  sentiments  les  plus 
chers. 

N'oublions  pas  non  plus  que  tous  les  grou- 
pes, où  circule  une  même  sève  nationale,  sont 
solidaires.  Il  est  juste,  il  est  opportun  que  cette 
solidarité  s'affirme  ;  que  tous  ceux  à  qui  la 
Providence  a  départi  le  même  sang,  la  même 
langue,  les  mêmes  croyances,  le  même  souci 
des  choses  spirituelles  et  immortelles,  resser- 
rent entre  eux  ces  liens  sacrés,  et  poussent  l'es- 
prit d'union,  de  confraternité  sociale,  aussi  loin 
que  le  permettent  leurs  devoirs  de  loyauté  po- 
litique. Les  sympathies  de  race  sont  comme  les 
notions  de  justice  et  d'honneur  :  elles  ne  con- 
naissent pas  de  frontières. 

Enfin,  mes  Frères,  pour  conserver  et  conso- 
lider cette  unité  morale  dont  l'absence  stérili- 
serait tous  nos  efforts,  rien  n'est  plus  essentiel 
qu'une  soumission  filiale  aux  enseignements  de 
l'Eglise  et  une  docilité  parfaite  envers  les  chefs 
autorisés  qui  représentent  parmi  nous  son  pou- 
voir. Cette  docilité  et  cette  soumission  sont 
assurément  nécessaires  à  toutes  les  nations  chré- 
tiennes ;    elles  le  sont  bien  davantage  à  un  peu- 


200  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

pie  qui,  comme  le  nôtre,  nourri  tout  d'abord 
et,  pour  ainsi  dire,  bercé  sur  les  genoux  de  l'Eglise, 
n'a  vécu  que  sous  son  égide,  n'a  grandi  que 
par  ses  soins  pieux,  et  poursuit  une  mission 
inséparable  des  progrès  de  la  religion  sur  ce 
continent.  Plus  une  société  témoigne  de  respect, 
plus  elle  accorde  d'estime,  de  confiance  et  de  dé- 
férence au  pouvoir  religieux,  plus  aussi  elle 
acquiert  de  titres  à  cette  protection,  parfois 
secrète,  mais  toujours  efficace,  dont  Dieu  cou- 
vre, comme  d'un  bouclier,  les  peuples  fidèles. 
Quelle  garantie  pour  notre  avenir!  et  combien 
le  spectacle  de  ce  jour  est  propre  à  affermir  notre 
foi  et  à  soutenir  nos  meilleures  espérances  î 
L'Eglise  et  l'Etat,  le  clergé  et  les  citoyens,  toutes 
les  sociétés,  toutes  les  classes,  tous  les  ordres, 
toutes  les  professions,  se  sont  donné  la  main 
pour  venir  au  pied  de  l'autel,  en  face  de  Celui 
qui  fait  et  défait  les  empires,  renouveler  l'alliance 
étroite  conclue  non  loin  d'ici,  à  la  naissance 
même  de  cette  ville,  entre  la  patrie  et  Dieu. 
Et  pour  que  rien  ne  manquât  à  la  solennité  de 
cet  acte  public,  la  Providence  a  voulu  qu'un 
représentant  direct  de  Sa  Sainteté  Léon  XIII, 
que  d'illustres  visiteurs,  des  fils  distingués  de 
notre  ancienne  mère- patrie,  rehaussassent  par  leur 
présence  l'éclat  et  la  beauté  de  cette  cérémonie. 
Eh  !  bien,  mes  frères,  ce  pacte  social  dont 
vous  êtes  les  témoins  émus,  cet  engagement  na- 


DISCOURS    ET   ALLOCUTIONS  201 

tional  auquel  chacun,  ce  semble,  est  heureux  de 
souscrire  par  la  pensée  et  par  le  cœur,  qu'il 
soit  et  qu'il  demeure  à  jamais  sacré  !  Qu'il 
s'attache  comme  un  signe  divin  au  front  de 
notre  race  !  C'est  la  grande  charte  qui  doit 
désormais  nous  régir.  Cette  charte,  où  sont 
inscrits  tous  les  droits,  où  sont  reconnues  toutes 
les  saines  libertés,  qu'elle  soit  promulguée  par- 
tout, sur  les  portes  de  nos  cités,  sur  les  murs 
de  nos  temples,  dans  l'enceinte  de  nos  parle- 
ments et  de  nos  édifices  publics  !  Qu'elle  dirige 
nos  législateurs,  qu'elle  éclaire  nos  magistrats, 
qu'elle  inspire  tous  nos  écrivains  !  Qu'elle  soit 
la  loi  de  la  famille,  la  loi  de  l'école,  la  loi  de  l'ate- 
lier, la  loi  de  l'hôpital!  Qu'elle  gouverne,  en 
un  mot,  la  société  canadienne  tout  entière  ! 

De  cette  sorte,  notre  nationalité,  jeune  en- 
core, mais  riche  des  dons  du  ciel,  entrera  d'un 
pas  assuré  dans  la  plénitude  de  sa  force  et  de 
sa  gloire.  Pendant  qu'autour  de  nous  d'autres 
peuples  imprimeront  dans  la  matière  le  sceau 
de  leur  génie,  notre  esprit  tracera  plus  haut, 
dans  les  lettres  et  les  sciences  chrétiennes,  son 
sillon  lumineux.  Pendant  que  d'autres  races, 
catholiques  elles  aussi,  s'emploieront  à  déve- 
lopper la  charpente  extérieure  de  l'Eglise,  la 
nôtre  par  un  travail  plus  intime  et  par  des 
soins  plus  délicats  préparera  ce  qui  en  est  la 
vie,    ce   qui    en    est   le   cœur,    ce    qui     en    est 


202  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

Tâme.  Pendant  que  nos  rivaux  revendique- 
ront sans  doute,  dans  des  luttes  courtoises, 
l'hégémonie  de  l'industrie  et  de  la  finance,  nous, 
fidèles  à  notre  vocation  première,  nous  ambi- 
tionnerons avant  tout  l'honneur  de  la  doctrine 
et  les  palmes  de  l'apostolat. 

Nous  maintiendrons  sur  les  hauteurs  le  dra- 
peau des  antiques  croyances,  de  la  vérité,  de 
la  justice,  de  cette  philosophie  qui  ne  vieillit 
pas  parce  qu'elle  est  éternelle  ;  nous  l'élèverons, 
fier  et  ferme,  au-dessus  de  tous  les  vents  et  de 
tous  les  orages  ;  nous  l'offrirons  aux  regards 
de  toute  l'Amérique  comme  l'emblème  glorieux, 
le  symbole,  l'idéal  vivant  de  la  perfection 
sociale  et  de  la  véritable  grandeur  des   nations. 

Alors,  mieux  encore  qu'aujourd'hui,  se  réalisera 
cette  parole  prophétique  qu'un  écho  mystérieux 
apporte  à  mes  oreilles  et  qui,  malgré  la  distance 
des  siècles  où  elle  fut  prononcée,  résume  admira- 
blement la  signification  de  cette  fête  :  Eritis  mihi 
in  populum,  et  ego  ero  vobis  in  Deum1.  Vous 
serez    mon  peuple,  et  moi  je  serai  votre    Dieu. 

Ainsi  soit-il,  avec  la  bénédiction  de  Mgr  l'Ar- 
chevêque ! 

1.  Jerem.,  xxx,  23. 


ORAISON  FUNÈBRE 

DE 

SA  SAINTETÉ  LÉON   XIII 
Prononcée  dans  la  Basilique  de  Québec 

le  23  juillet  1903 


Defecit  gaudium  cordis  nos- 
tri  ;  versus  est  in  luctum  chorus 
noster  ;  cecidit  corona  capitis 
nostri. 

Jerem.,  Thren.,  v,  15-16. 


Monseigneur1, 

Mes  Frères, 


En  cette  sombre  et  lugubre  solennité,  je 
ne  puis  mieux  rendre  le  sentiment  d'univer- 
selle douleur  qui  pèse  sur  nos  âmes,  qu'en  em- 
pruntant à  l'énergique  langage  du  prophète 
Jérémie  ce  cri  vibrant  d'émotion  :  "  Notre 
joie  s'est  évanouie;  nos  chants  se  sont  changés 
en  lamentations  ;  la  couronne  de  notre  tête 
est  tombée  !"      Ne  sont-ce  pas    là,    vraiment, 

1.  Sa  Grandeur  Mgr  L.-N.  Bégin,  archevêque  de  Québec. 


204  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

les  accents  émus  qui  se  pressent  sur  nos  lèvres  ? 
N'est-ce  pas  là  le  cri  douloureux  qui  monte  de 
toutes  les  poitrines,  et,  comme  un  glas  immense, 
retentit  sur  toutes  les  plages  de  l'univers  chrétien  ? 

Hélas  !  oui,  le  peuple  catholique  est  dans 
le  deuil  ;  un  flot  d'amère  tristesse  a  envahi  son 
âme  ;  l'Eglise  est  découronnée,  cecidit  corona 
capitis  nostri.  Il  n'est  plus  ce  Chef  auguste  qui 
faisait  sa  joie  et  son  orgueil  ;  il  n'est  plus,  ce 
Pontife  aimé,  vénéré,  admiré,  grand  parmi  les 
grands,  fort  parmi  les  forts,  illustre  parmi  les 
plus  illustres  qui  se  soient  jamais  assis  sur  le 
siège  du  Prince  des  Apôtres. 

Hier  encore,  nous  espérions.  Sur  ce  front 
rayonnant  de  toutes  les  auréoles,  nous  nous 
plaisions  à  contempler  celle  de  l'âge,  le  nimbe 
mystérieux  que  de  longues  et  fécondes  années 
ajoutent  à  la  vertu  et  à  l'autorité  du  génie.  Quelle 
prodigieuse  vieillesse  !  Semblable  à  ces  chênes 
séculaires  que  respecte  la  hache  du  bûcheron  et 
qui  survivent  à  l'antique  forêt  pour  en  rappeler 
toute  la  majesté  et  toute  la  grandeur,  Léon  XIII, 
après  avoir  vu  disparaître  ses  contemporains 
les  plus  célèbres  et  le  siècle  même  qui  les  avait 
enfantés,  demeurait  debout  sur  les  hauteurs  du 
Vatican,  comme  pour  symboliser  l'incomparable 
vitalité  de  l'Eglise  survivant  aux  ruines  des 
âges  et  aux  œuvres  éphémères  de  la  puissance 
humaine. 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  205 

Mais,  mes  Frères,  si  Dieu  a  promis  l'immor- 
talité à  son  Eglise,  il  ne  Ta  ni  promise  ni  con- 
férée à  aucun  de  ses  pontifes  ;  et  un  jour  vient, 
tôt  ou  tard,  où  ces  monarques  spirituels  subis- 
sent la  loi  commune,  où  ces  flambeaux  vivants 
s'éteignent,  où  les  ailes  de  la  mort  se  déployant 
sur  leurs  têtes,  les  enveloppent,  eux  aussi,  d'un 
froid    et    lourd    linceul. 

Moment  solennel  que  celui  qui  marque  la 
mort  d'un  Pape  !  C'est  un  siècle  qui  finit,  une 
époque  qui  s'efface,  un  chapitre  des  annales  du 
monde  qui  se  clôt  ;  souvent  même,  c'est  comme 
un  tournant  qui  s'ouvre  sur  les  routes  de  l'his- 
toire. Mais  quand  ce  Pape  a  fourni  une  longue 
et  glorieuse  carrière,  quand  il  a  rehaussé  par 
d'éminentes  qualités  personnelles  l'éclat  de  la 
tiare,  quand,  à  l'instar  du  Pape  Léon  XIII,  il 
s'est  montré  à  un  degré  supérieur  théologien  et 
philosophe,  savant  et  humaniste,  homme  d'Etat 
et  sociologue,  quand  il  a  aimé  passionnément 
Dieu  et  les  peuples,  oh  !  alors  l'humanité  entière 
se  sent  atteinte  et  comme  secouée  par  sa  mort. 
L'émotion  est  indicible.  Il  semble,  —  si  notre 
douleur  peut  se  permettre  ce  langage,  —  que 
le  trône  même  de  la  papauté  chancelle,  que  les 
colonnes  de  l'Eglise  s'ébranlent,  que  tout  l'édi- 
fice du  christianisme  va  bientôt  s'effondrer. 

C'est  le  sentiment  que  nous  éprouvons  au- 
jourd'hui. 


206  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

Aussi,  dans  un  tel  deuil,  me  faudrait-il,  je  le 
sens,  la  langue  et  l'éloquence  d'un  Bossuet  pour 
égaler  les  louanges  au  mérite  de  celui  que  nous 
pleurons.  Permettez  néanmoins  que,  malgré 
mon  insuffisance  à  traiter  un  sujet  qui  m'écrase, 
j'ose  en  balbutiant  mesurer  avec  vous  toute 
l'étendue  de  la  perte  que  nous  venons  de  faire. 
Par  la  mort  de  Léon  XIII,  l'humanité  a  perdu 
son  roi  ;  les  esprits  ont  perdu  leur  lumière  ; 
les  sociétés  ont  perdu  leur  guide  ;  les  âmes  ont 
perdu  un  apôtre  ;  grands  et  petits,  riches  et 
pauvres,    tous   ont   perdu   un   père. 


* 


Bien  des  royautés,  mes  Frères,  se  disputent 
l'empire   du   monde. 

Il  y  a  la  royauté  des  armes,  cette  puissance 
jalouse  et  remuante,  active  et  envahissante, 
qui  peut  bien  élargir  les  frontières  d'un  pays 
jusqu'aux  extrêmes  limites  du  globe,  mais  dont 
le  sceptre  est  trop  lourd  pour  être  aimé,  trop 
brutal  et  trop  égoïste  pour  se  concilier  des  cœurs 
libres. 

Il  y  a  la  royauté  des  richesses  et  de  la  finance, 
la  suprématie  des  millions.  C'est  une  force 
sociale  croissante,  un  pouvoir  de  plus  en  plus 
redouté  et  auquel,  de  nos  jours  surtout,  combien 
d'hommes  rendent  un  servile  hommage.      Mais 


DISCOURS    ET   ALLOCUTIONS  207 

ce  pouvoir,  lui  aussi,  porte  trop  souvent  l'em- 
preinte des  passions  mauvaises,  il  s'exerce  trop 
fréquemment  au  préjudice  des  classes  besogneuses 
pour  jouir  d'une  estime  sans  réserve  et  pour  pré- 
tendre sur  la  conscience  humaine  une  solide  et 
pénétrante   influence. 

La  vraie  souveraineté,  celle  que  tous  les  hom- 
mes acceptent,  que  tous  les  esprits  acclament, 
que  tous  les  cœurs,  même  les  plus  hostiles,  bé- 
nissent, c'est  la  souveraineté  du  génie  mis  au 
service  du  bien  ;  c'est  cette  suprême  majesté 
où  la  foi  et  la  raison,  la  vertu  et  la  science,  la 
sagesse,  la  justice,  la  probité,  l'amour,  se  con- 
centrent comme  en  un  foyer  pour  projeter  leurs 
rayons  bien  au  delà  du  temps  et  de  l'espace, 
pour  illuminer,  guérir,  purifier,  féconder  ;  c'est 
cet  ascendant  moral  auquel  rien  ne  résiste,  et 
qui  provoque  l'estime,  le  respect,  les  regards 
admiratifs  de  l'humanité  entière,  parce  qu'il 
s'exerce  pour  l'avantage  de  tous. 

Telle  a  été,  mes  Frères,  la  royauté  de  Léon  XIII, 
du  grand  et  noble  vieillard  qui,  malgré  le  poids 
de  l'âge  et  à  travers  les  grilles  d'une  prison,  n'a 
cessé  pendant  vingt-cinq  ans  d'arborer  d'une 
main  ferme  et  de  faire  flotter  au-dessus  des 
nations,  le  drapeau  de  toutes  les  saintes  causes, 
de  toutes  les  pures  doctrines,  de  tous  les  droits, 
de  tous  les  progrès,  de  toutes  les  saines  libertés. 
Disons-le,  et  proclamons-le  bien  haut  :     il  était 


208  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

vraiment  roi,  roi  unique  et  sans  rival,  roi  reconnu 
de  tous,  ce  Pape  à  l'âme  magnétique,  aux  in- 
tuitions d'aigle  et  aux  tendresses  de  mère,  qui 
a  vu  l'humanité  s'agenouiller  à  ses  pieds,  des  foules 
innombrables  accourir  près  de  son  trône,  des 
ministres,  des  potentats,  signer  sous  sa  dictée 
la  censure  de  leurs  propres  actes,  des  princes 
de  tous  les  âges,  de  toutes  les  races,  de  toutes 
les  croyances,  lui  apporter  leurs  hommages, 
pour  ne  pas  dire  quelque  fleuron  de  leur  couronne, 
des  savants  de  toutes  les  contrées  s'incliner  de- 
vant son  génie,  des  impies  eux-mêmes  lui  payer 
comme  à  regret  l'instinctif  tribut  de  leur  plus 
vive  et  de  leur  plus  expressive  admiration. 

Où  trouver,  d'un  côté,  plus  de  prestige  et  plus 
de  grandeur  ;  de  l'autre,  plus  de  déférence,  plus 
de  soumission,  plus  de  vénération  ? 


* 
*      * 


Royauté  spirituelle,  la  seule  capable  de  domi- 
ner et  de  gouverner  les  âmes,  cette  influence  du 
grand  Pontife  a  été  par-dessus  tout  une  royauté 
de  science  et  de  doctrine,  d'enseignement  et 
de  lumière  :    lumen  in  cœlo. 

Sans  doute,  mes  Frères,  la  vérité  catholique 
-est  immuable  en  son  essence  ;  elle  ne  saurait, 
quoi  que  prétendent  certains  fabricants  de  sys- 
tèmes, suivre  et  subir  la  loi  d'évolutions  intimes 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  209 

et  de  transformât  ions  progressives,  où  elle 
perdrait  bientôt  de  son  invariable  plénitude. 
Mais  sans  cesser  d'être  elle-même,  et  par  le  fait 
qu'elle  règne  sur  des  esprits  bornés,  elle  a  besoin 
d'explications,  de  développements,  d'éclaircisse- 
ments, qui  la  montrent  sous  des  aspects  ignorés 
ou  mal  perçus,  et  qui  en  fassent  briller  tout  l'éclat 
et  toute  la  beauté.  Cela  est  surtout  nécessaire 
à  certaines  époques  de  vie  intense  et  de  fièvre 
intellectuelle  où  le  vrai  et  le  faux  semblent  voi- 
siner   dans    une    plus    déplorable    confusion. 

Léon  XIII,  plus  peut-être  que  la  plupart  de 
ses  prédécesseurs,  a  fait  œuvre  d'enseignement  : 
philosophie,  théologie,  histoire,  littérature,  sciences 
juridiques  et  morales,  questions  politiques  et 
sociales,  rien  n'a  échappé  à  ce  regard  de  maître  ; 
il  a  sondé  tous  les  problèmes  ;  il  a  porté  le  flam- 
beau d'une  doctrine  toujours  sûre,  toujours 
vivante,  toujours  transparente,  dans  les  replis 
les  plus  profonds  de  la  pensée  chrétienne  ;  il  a 
relevé  le  niveau  des  études  et  des  lettres  sacrées  ; 
il  a  refoulé  le  flot  du  positivisme  contemporain. 
Il  a  tracé  très  haut  dans  l'histoire  un  large  et 
pur  sillon  qui  marquera,  aux  yeux  des  peuples, 
l'œuvre  la  plus  puissante  et  l'effort  le  plus 
lumineux  de  la  civilisation  moderne,  et  qui  dictera, 
sans  doute,  à  la  postérité  cette  désignation  glo- 
rieuse :     le  siècle  de  Léon  XIII. 

Du  reste,  mes  Frères,  en  illuminant  de  tant 

14 


210  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

de  clartés  le  siècle  passé,  Léon  XIII,  mieux  que 
personne,  a  préparé  le  siècle  nouveau.  C'est 
même  ce  siècle  où  nous  entrons  qui  bénéficiera 
davantage  des  sages  enseignements  donnés  au 
déclin  d'un  âge  disparu.  Si,  en  effet,  l'astre  du 
jour  prend  de  longs  mois  à  dorer,  dans  la  plaine 
onduleuse,  les  blés  et  les  moissons,  le  soleil  de  la 
vérité,  malgré  sa  force  rayonnante,  prend  souvent 
de  longues  années  à  mûrir,  dans  l'esprit  des  généra- 
tions, les  idées  qu'un  semeur  prévoyant  y  a  jetées. 
L'influence  doctrinale  de  Léon  XIII  n'est  encore 
qu'à  son  début.  Elle  grandira,  elle  se  déploiera, 
elle  portera  des  fruits  chaque  jour  plus  visibles, 
à  mesure  que  le  progrès  des  temps  et  le  tra- 
vail des  intelligences  permettront  à  cette  sève 
divine  de  mieux  circuler  dans  l'immense  réseau 
des  écoles  catholiques,  comme  aussi  dans  tous 
les  canaux  et  dans  toutes  les  artères  de  l'organis- 
me social. 


*      * 


Car,  mes  Frères,  ce  n'est  pas  seulement  dans 
l'ordre  spéculatif,  c'est  encore  sur  le  terrain  pra- 
tique et  dans  la  sphère  et  l'action  directrice  des 
sociétés,  que  l'illustre  Pontife,  dont  nous  pleu- 
rons la  perte,  a  fait  sentir  son  autorité  bien- 
faisante. Tout  philosophe  qu'il  fût,  et  attaché 
(comme  il  le  prouva  maintes  fois)   aux  vieilles 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  211 

doctrines  scolastiques,  il  n'en  a  pas  moins  rempli, 
concernant  l'orientation  sociale  de  notre  époque, 
un  rôle  des  plus  actuels  et  des  plus  féconds. 
J'oserai  même  dire  que  si,  pour  employer  une 
expression  chère  à  plusieurs,  Léon  XIII  peut 
être  appelé  un  Pape  "  moderne,  "  c'est  qu'il  a 
été  en  même  temps,  c'est  qu'il  a  été  avant  tout 
un  Pape  philosophe. 

La  philosophie  plane  sur  les  sommets.  Elle 
voit  de  haut  et  de  loin.  Elle  possède  des  idées 
supérieures,  des  formules  générales,  des  princi- 
pes universels  qui,  à  raison  même  de  cette  univer- 
salité, embrassent  tous  les  temps,  font  la  lumière 
sur  tous  les  besoins,  suggèrent  pour  les  maux  les 
plus  divers  les  remèdes  les  plus  appropriés. 
C'est  grâce  à  l'heureuse  alliance  des  clartés  sur- 
naturelles de  la  foi  et  des  fortes  conceptions 
philosophiques  dont  son  esprit  s'était  enrichi, 
que  Léon  XIII  a  su  définir  avec  tant  de  préci- 
sion les  rapports  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  mettre 
à  nu,  pour  les  proscrire,  les  erreurs  sociales  les 
plus  subtiles,  établir  et  revendiquer  les  droits 
de  l'action  religieuse  dans  la  formation  de  l'en- 
fance et  de  la  jeunesse,  régler  l'accord  entre 
le  capital  et  le  travail,  tracer  à  la  démocratie 
le  seul  chemin  qu'il  lui  soit  permis  de  suivre  et 
qui  la  puisse  sauver  des  écueils  du  socialisme 
et  de  la  démagogie. 

N'est-ce  pas  là  une  œuvre  supérieure  à  tous, 


212  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

les  éloges  et  digne  de  F  éternelle  reconnaissance 
des  sociétés  ?  Oui,  Léon  XIII  a  aimé  le  peuple  ; 
il  s'est  dévoué  à  son  service  ;  il  s'est  incliné  sur 
son  cœur  pour  en  saisir  tous  les  battements  ; 
il  a  déployé,  pour  lui  venir  en  aide,  toutes  les 
ressources  de  sa  foi  et  tous  les  ressorts  de  son 
génie.  Mais,  à  la  différence  de  tant  de  meneurs 
qui  n'ont  pas  honte  de  spéculer  sur  les  passions 
humaines,  et  d'exploiter  à  leur  profit  les  ambi- 
tions et  les  aspirations  populaires,  il  a  servi  le 
peuple,  non  en  le  trompant,  mais  en  l'éclairant  ; 
non  en  l'alléchant  par  l'appât  d'avantages  fictifs 
et  d'un  bonheur  mensonger,  mais  en  lui  incul- 
quant la  saine  notion  de  ses  droits  et  la  juste  com- 
préhension de  ses  devoirs. 

On  a  dit,  mes  Frères,  pour  justifier  certaines 
tendances,  on  a  dit  et  répété  que,  sous  le  règne 
•de  Léon  XIII,  la  papauté  avait  évolué  dans 
le  sens  démocratique.  Ce  langage  est  pour  le 
moins  équivoque.  Une  institution  que  Jésus- 
Christ  a  lui-même  fondée,  qu'il  n'a  cessé  et  qu'il 
ne  cessera,  jusqu'à  la  fin  des  siècles,  de  guider 
dans  les  nobles  sentiers  de  la  vérité  et  de  la  jus- 
tice, n'admet  guère  de  ces  manœuvres  obliques, 
de  ces  pratiques  tournantes,  et  de  ces  mouve- 
ments de  bascule. 

Ce  qu'il  serait  plus  exact  d'affirmer,  c'est  que 
la  papauté,  en  étendant  aux  forces  grandis- 
santes de  la  démocratie   cette   action   ferme    et 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  213 

sagace  qu'elle  exerça  jadis  sur  les  pouvoirs 
absolus,  est  demeurée  elle-même,  c'est-à-dire 
une  institution  propre  à  tous  les  temps,  comme 
elle  est  faite  pour  tous  les  peuples  ;  c'est  que 
le  chef  de  l'Eglise,  par  ses  sages  paroles,  sa  bonté 
prévenante,  ses  actes  conciliants,  a  voulu  chris- 
tianiser le  monde  moderne,  non  le  flatter  et  l'exal- 
ter au  détriment  d'un  passé  plein  de  gloire  ; 
c'est  que,  en  un  mot,  Léon  XIII  a  fait,  mais 
avec  la  marque  distinctive  de  son  génie,  ce  que 
firent  tous  ses  prédécesseurs  :  adapter  et  propor- 
tionner les  moyens  et  les  méthodes  de  l'action 
religieuse   aux  besoins  variables  des  sociétés. 


* 
*      * 


Le  Pape,  mes  Frères,  comme  l'Eglise  dont  il 
personnifie  l'esprit,  comme  Jésus-Christ  et  comme 
Dieu  dont  il  est  le  représentant,  cherche  avant 
tout  le  salut  des  âmes  ;  vers  ce  but  tendent  tous 
ses  actes,  convergent  tous  ses  enseignements. 
S'il  occupe  la  Chaire  apostolique,  c'est  pour 
suivre  les  traditions  que  ce  nom  même  impose  ; 
c'est  pour  remplir  une  mission  d'apôtre. 

Quel  apostolat  que  celui  du  grand  Léon  XIII  ! 
Sa  parole  pleine,  riche,  vigoureuse,  rappelle  celle 
de  saint  Paul.  On  sent  ce  cœur  généreux  battre 
et  frémir  sous  l'écorce  littéraire  et  savante 
de  tous  ses  écrits.     A  la  vue  des  erreurs  et  des 


214  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

corruptions  humaines,  tantôt  son  âme  éclate 
en  douloureux  gémissements  ;  tantôt  elle  se 
répand  en  justes  reproches,  tempérés  toutefois 
par  une  suave  charité  ;  tantôt  prenant  le  ton 
de  l'ardente  supplication  et  en  des  accents  divi- 
nement émus,  elle  invite,  elle  exhorte  les  sociétés 
coupables  à  rentrer  en  elles-mêmes  et  à  désa- 
vouer leurs  fautes,  elle  les  adjure  de  secouer  le 
joug  néfaste  qui  les  asservit,  et  de  rendre  enfin 
au  seul  Roi  nécessaire,  et  à  Tunique  Maître 
souverain  de  tous  les  peuples  et  de  tous  les  em- 
pires, le  trône  social  que  l'athéisme  lui  a  ravi. 

Ce  caractère  apostolique  de  Léon  XIII  s'est 
révélé  tout  spécialement  dans  ses  appels  si  ar- 
dents et  si  touchants  en  faveur  de  l'unité  chré- 
tienne. Comme  toutes  les  grandes  âmes  éprises 
de  la  passion  du  bien,  lui  aussi,  il  a  rêvé  l'unité  : 
l'unité  des  esprits  dans  la  foi,  l'unité  des  cœurs 
dans  la  charité,  l'unité  des  forces  morales  et  de 
l'action  sociale  dans  l'attachement  à  cette  Eglise 
romaine  qui  est  le  rempart  du  droit,  la  colonne 
et  le  soutien  de  la  vérité  :  Columna  et  firmamentum 
veritatis1. 

Aussi  l'a-t-on  vu,  spectacle  admirable  !  tour- 
ner amoureusement  ses  regards  vers  l'Orient 
déchiré  par  les  sectes,  et  demander  à  tous  ces 
chrétiens,    dont    les    dissensions    déshonorent    le 

1.  /  Tim.,  m,   15. 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  215 

berceau  du  Christ,  de  cesser  leurs  luttes  infécon- 
des, de  reconnaître  pour  leur  tutrice  l'antique 
Eglise  qui  les  porta  dans  son  sein,  de  s'unir, 
soumis  et  joyeux,  à  leurs  frères  sous  la  houlette 
clémente  du  successeur  de  saint  Pierre.  Quelle 
hauteur  de  pensée  dans  ces  tentatives  de  rappro- 
chement !  quel  zèle  pour  la  vérité  !  quelle  ten- 
dresse et  quel  dévouement  pour  les  âmes  !  Vers 
le  même  temps,  l'immortelle  lettre  au  peuple 
anglais  portait  vers  d'autres  plages  un  message 
non  poins  pressant  de  réconciliation  et  d'union. 
Et  en  voyant  cet  auguste  vieillard,  le  front  ceint 
du  nimbe  de  la  paix,  tendre  ses  mains  suppliantes, 
tantôt  vers  l'Orient,  tantôt  vers  l'Occident,  com- 
me pour  embrasser  dans  une  même  étreinte  tout 
l'univers,  on  se  disait  :  Que  c'est  bien  là  le  vi- 
caire de  Celui  qui  s'est  proclamé  dans  l'Evangile 
le  Chef  de  l'humanité,  et  qui  a  laissé  au  monde 
cette  parole  grosse  d'espérance  :  "Il  n'y  aura 
plus  qu'un  seul  bercail  et  qu'un  seul  pasteur  ; 
fiet  unum  ovile  et  unus  pastor1.   " 

Léon  XIII,  mes  Frères,  a  poussé  ce  zèle  pour 
les  âmes  jusqu'aux  dernières  limites  ;  il  a  pour- 
suivi sans  relâche,  des  traits  de  sa  charité,  les 
peuples  et  leurs  chefs  rebelles  ;  nous  pourrions 
ajouter  qu'il  est  mort  dans  un  duel  sublime  entre 
l'ingratitude    et    l'amour.       Nul   mieux    que    lui 

1.    JOAN.,  X,    16. 


216  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

n'a  prouvé  combien  l'Eglise  sait  allier  à  l'inflexi- 
ble rigidité  des  principes,  la  patience,  la  bien- 
veillance, la  condescendance  des  procédés  et 
des  égards  dus  aux  personnes.  Pourquoi  tant  de 
faux  chrétiens,  et  tant  de  politiques  sans  con- 
science et  sans  vues,  cantonnés  dans  le  préjugé 
ou  aveuglés  par  la  haine,  se  sont-ils  obstinés  à 
repousser  cette  main  amie  qui  leur  apportait, 
avec  la  religion,  l'ordre,  la  sécurité  et  la  paix  ? 

Le  saint  Pontife  a  fermé  les  yeux  sans  avoir 
vu  se  réaliser  ce  vœu  si  cher  à  son  cœur  :  le  re- 
tour des  nations  égarées  au  Dieu  de  Charlema- 
gne  et  de  saint  Louis. 

Du  moins,  ses  nobles  efforts  n'auront  pas  été 
vains.  Le  soleil  disparu  derrière  la  montagne  ne 
continue-t-il  pas  d'embraser  l'horizon  de  ses 
feux  ?  Les  feux  resplendissants  du  pontificat 
de  Léon  XIII,  longtemps  encore  après  la  dispa- 
rition de  cet  astre,  rayonneront  sur  les  âmes  en 
reflets  de  vérité  et  de  grâce  ;  ces  clartés  dissipe- 
ront les  ténèbres  ;  le  bien  l'emportera  sur  le 
mal  ;  le  droit  triomphera  de  la  ruse  et  de  la  force 
brutale.  L'Eglise,  espérons-le,  reprendra  sur 
tous  les  peuples  son  influence  première,  cet  em- 
pire de  foi,  de  moralité  et  de  justice,  dont  le  der- 
nier pape  a  si  souvent  et  si  éloquemment  parlé,  et 
que,  dans  ses  démarches  de  haute  et  saine  poli- 
tique, il  a  si  persévéramment  travaillé  à  faire 
prévaloir. 


DISCOURS    ET   ALLOCUTIONS  217 


* 
*        * 


Pour  nous,  mes  Frères,  qui  avons  eu  le  bon- 
heur de  vivre  sous  son  sceptre,  de  prêter  une 
oreille  docile  à  ses  enseignements,  de  comprendre 
et  d'apprécier,  en  les  recevant  de  sa  main,  les 
bienfaits  sans  nombre  dus  à  la  Papauté,  nous 
comprenons  aussi,  mieux  peut-être  qu'aucun 
autre  peuple,  l'immensité  du  deuil  où  l'Eglise 
vient  d'être  plongée.  En  perdant  ce  Pontife 
illustre,  nous  avons  perdu,  nous  le  savons,  non 
seulement  un  guide  infaillible,  non  seulement 
un  pasteur  vénéré,  mais  aussi  le  meilleur,  le  plus 
éclairé  et  le  plus  dévoué  des  pères.  Nous  nous 
sentons  atteints  au  cœur,  au  plus  intime  de  notre 
être,  dans  cette  partie  de  nous-mêmes  où  l'af- 
fection, transfigurée  par  la  foi,  puise  à  des  sources 
plus  hautes  une  plus  profonde  et  plus  filiale  ten- 
dresse. Que  faire  pour  exhaler  notre  douleur, 
si  ce  n'est  répéter  avec  tristesse  les  accents  pleins 
de  larmes  du  prophète  Jérémie  :  "  Notre  joie 
s'est  évanouie;  nos  chants  se  sont  changés  en  la- 
mentations ;  la  couronne  de  notre  tête  est  tom- 
bée !  Defecit  gaudium  cordis  nostri  ;  versus  est 
in  luctum  chorus  noster  ;  cecidit  corona  capitis 
nostri.  " 

Pourtant,  je  me  hâte  de  l'ajouter,  cette  tristesse,, 
quelque  vive  et  quelque  légitime  qu'elle  soit, 
n'est   pas   de   celles   qu'aucune   pensée  n'adoucit 


218  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

et  qu'aucune  consolation  ne  tempère.  Si,  d'une 
part,  la  mort  de  Léon  XIII  nous  attriste,  de 
l'autre  la  vie  féconde  et  indéfectible  de  l'Eglise, 
sa  forte  et  inépuisable  jeunesse,  nous  réjouit. 
De  cette  tombe  à  peine  fermée  sur  le  plus  au- 
guste des  souverains,  de  cette  pierre  sépulcrale 
qui,  sous  l'œil  recueilli  des  anges,  gardera  les 
restes  mortels  d'un  des  plus  grands  papes,  d'un 
des  plus  profonds  penseurs,  d'un  des  plus  insi- 
gnes bienfaiteurs  de  l'humanité,  de  ce  monu- 
ment funéraire  devant  lequel  Rome  et  le  monde 
dénient  avec  respect  et  où  nos  lèvres  émues  vou- 
draient pouvoir  déposer  un  suprême  et  pieux 
hommage,  s'échappe  comme  un  écho  d'espérance 
et  comme  un  gage  d'immortalité  !  Une  voix 
monte  à  nos  oreilles,  dont  le  son  a  déjà  consolé 
les  deuils  les  plus  cruels,  et  dont  les  promesses 
ont  relevé  les  courages  les  plus  abattus  :  '  Ecce 
ego  vobiscum  sum  usque  ad  consummationem 
sœculi  ;  voici  que  je  suis  avec  vous  jusqu'à  la 
consommation  des  siècles1.  " 

Léon  XIII,  mes  Frères,  a  pu  mourir  ;  le  Pape  ne 
meurt   pas. 

Et  demain  peut-être,  porté  sur  les  ailes  des 
vents,  retentira  par  toute  la  terre  et  jusque  dans 
les  plus  humbles  hameaux,  cet  authentique  mes- 
sage de  salut  et  d'allégresse  :     Habemus  ponti- 

1.  Mattel,  xxviii,  20. 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  219 

ficem.  Et  nous  pourrons,  joyeux,  redire  avec 
assurance  :  oui,  nous  avons  encore,  nous  avons 
de  nouveau  un  pontife,  un  pontife  agréé  de  Dieu, 
reconnu  par  l'Eglise,  acclamé  par  le  peuple  chré- 
tien, un  chef  qui  lui  aussi,  et  dans  l'acception  la 
plus  haute,  veut  être  notre  roi,  notre  docteur, 
notre  guide,  notre  sauveur,  notre  père. 

Consolons-nous  à  cette  pensée,  et  emportons 
avec  nous  cet  espoir  déposé  par  le  ciel  lui-même 
au  plus  profond  de  nos  cœurs. 


ORAISON  FUNÈBRE 

DE 

MGR   ELPHÈGE  GRAYEL 

Premier  évêque  de  Nicolet 

Prononcée  à  Nicolet 

le  2  février  1904 


Sapiens  in  populo**  hceredi- 
tabit  honorent,  et  nomen  illius 
erit  vivens  in  œternum. 

Le  sage  jouira,  comme  d'un 
héritage,  de  la  considération 
de  tout  le  peuple,  et  son  nom 
vivra    éternellement. 

Eccli.,  xxxvn,  29. 

Excellence1, 

Messeigneurs2, 

Mes  Frères, 

En  face  de  la  tombe  où,  par  un  de  ses  coups 
longuement    préparés,    la    mort    vient    de 
coucher  le  premier  citoyen  de  cette  ville  et  le 

1.  Mgr  D.  Sbarretti,  arch.  d'Ephèse,  Délégué  Apostolique  au 
Canada. 

2.  La  plupart  des  archevêques  et  évêques  de  la  province  de 
Québec. 


222  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

premier  pasteur  de  ce  diocèse,  notre  esprit,  avide 
de  contrastes,  se  reporte  instinctivement  à  la 
journée  historique  du  vingt-cinq  août,  mil  huit 
cent  quatre-vingt-cinq. 

Nicolet  était  dans  la  joie  :  jamais  soleil  de 
fête  n'avait  lui  plus  radieux  au  front  de  ses  édi- 
fices richement  décorés  ;  une  foule  jubilante 
inondait  ses  rues  et  les  abords  de  son  temple. 

Un  prélat,  jeune  encore,  dans  toute  la  force 
du  talent,  dans  tout  l'éclat  de  la  vertu,  dans 
toute  la  fraîcheur  de  l'onction  épiscopale,  se 
présentait  devant  le  clergé  et  le  peuple  réunis, 
tenant  en  main  deux  décrets  de  l'autorité  sou- 
veraine :  l'un  érigeant  Nicolet  en  diocèse  dis- 
tinct ;  l'autre  le  constituant  lui-même  premier 
titulaire  de  ce  diocèse.  Une  Eglise  venait  de 
naître,  confiante,  vigoureuse,  pleine  de  sève  ; 
et  celui  qui  allait  désormais  veiller  sur  son  ber- 
ceau, diriger  ses  premiers  pas,  favoriser  tous 
ses  progrès,  apportait  à  cette  œuvre,  avec  les 
bénédictions  du  Pasteur  suprême  des  âmes,  une 
intelligence  d'élite,  une  volonté  ferme,  et  un 
cœur  d'apôtre. 

Dix-huit  années  ont  passé  sur  cette  Eglise 
nouvellement  fondée,  années  de  soucis  et  de  la- 
beurs pour  son  chef,  années  de  prospérité  et  de 
croissance  pour  elle  ;  et  alors  qu'elle  entretenait 
l'espoir  de  vivre  longtemps  encore  sous  la  tu- 
telle  bienfaisante    de    ce    chef    vénéré,    bientôt 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  223 

le  bâton  pastoral  s'est  brisé  dans  les  mains  dé- 
faillantes du  pontife,  et  voici  qu'aujourd'hui  nous 
avons  la  douleur  de  le  voir,  lui  jadis  si  actif, 
réduit  à  l'impuissance  d'un  cadavre  et  gisant 
comme  le  plus  humble  des  fidèles  dans  la  poussière 
du   cercueil. 

Est-ce  donc  là  tout  ce  qui  reste  d'un  homme 
si  considéré  et  d'une  carrière  si  féconde  ?  Pasteur 
zélé  et  généreux,  n'a-t-il  tant  travaillé,  tant 
aimé,  tant  souffert,  que  pour  fournir  à  la  mort 
l'occasion  d'un  plus  éclatant  triomphe,  et  la 
tombe,  où  il  vient  de  descendre,  l'aura-t-elle 
enseveli  tout  entier  ?  Non,  mes  Frères,  car 
l'homme  sage  laisse  après  lui  des  œuvres,  des 
exemples,  des  enseignements  qui  honorent  sa. 
mémoire  et  immortalisent  son  nom.  Sapiens  in 
populo  hœreditabit  honorent,  et  nomen  illius  erit 
vivens  in   œternum. 

Est-il  besoin  de  le  dire  ?  il  y  a  deux  sortes  de 
sagesse,  aussi  différentes  l'une  de  l'autre  que  la 
terre  diffère  du  ciel.  La  première,  la  sagesse  mon- 
daine, n'obéit  qu'à  des  motifs  humains  ;  elle  ne 
poursuit  rien  de  grand,  et  n'édifie  rien  de  stable, 
parce  qu'elle  prend  pour  base  de  toutes  ses  entre- 
prises le  mobile  terrain  de  l'opinion  et  de  la  for- 
tune. La  seconde,  la  sagesse  chrétienne,  s'inspire  de 
motifs  plus  nobles  et  d'intérêts  plus  élevés  ;  c'est 
en  Dieu  qu'elle  puise  toutes  ses  lumières  et  toutes 
ses  forces,  c'est  à  Dieu  qu'elle  rapporte  le  fruit 


224  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

de  tous  ses  travaux,  et  voilà  pourquoi  ses  œuvres, 
en  dépit  de  tous  les  revers,  ont  la  solidité  des 
choses  divines,  des  choses  établies  sur  le  Christ  : 
angulari  lapide  Christo  Jesu. 

Ces  paroles,  mes  Frères,  sont  la  devise  même 
dont  le  regretté  Monseigneur  Gravel  voulut 
*  orner  ses  armes,  et  elles  nous  montrent  assez 
quelle  fut,  dès  le  principe,  l'orientation  de  son 
esprit,  et  quelle  sagesse  présida  non  seulement  à 
sa  carrière  d'évêque,  mais  à  ses  actes  antérieurs 
et  à  sa  vie  tout  entière.  —  Oui,  étudiez  l'histoire 
de  l'illustre  défunt  ;  considérez-le  dans  les  situa- 
tions diverses  à  travers  lesquelles  Dieu  l'a  con- 
duit, et  dites-moi  si,  vraiment,  il  n'a  pas  su  mé- 
riter le  nom  de  sage,  si,  effectivement,  la  vraie 
sagesse,  celle  qui  descend  de  Dieu  et  remonte 
jusqu'à  Dieu,  n'a  pas  été  l'âme  de  ses  pensées, 
l'aliment  de  sa  parole,  le  mobile  de  ses  actions, 
le  secret  de  ses  succès  comme  le  baume  de  ses 
tristesses,  en  un  mot,  la  grande  force  et  le  pre- 
mier ressort  de  sa  vie. 


I 


Dès  l'âge  le  plus  tendre,  ce  futur  général  dans 
l'armée  catholique  comprit  qu'un  des  premiers 
devoirs  de  l'homme  sur  la  terre  est  d'obéir  ;  que 
cette  obéissance  est  un  honneur,  une  force, 
une    sauvegarde.     Et    en  effet,    soit  au     foyer 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  225 

de  la  famille,  soit  dans  les  diverses  maisons 
enseignantes  où  s'écoula  son  adolescence,  tou- 
jours, assure- t-on,  il  montra  ce  respect  religieux 
de  l'autorité  qui  fut  Tune  des  marques  distincti- 
ves  de  sa  vertu.  Aussi  bien,  un  tel  respect  dans 
le  cœur  d'un  jeune  homme  ne  va  pas  sans  l'amour 
de  l'étude,  sans  l'attachement  au  devoir,  sans 
l'esprit  de  piété  et  de  régularité.  C'est  par  ces 
qualités  et  ces  heureuses  dispositions  d'une  âme 
mue  par  la  grâce,  que  le  jeune  Gravel  se  préparait, 
sans  le  savoir,  à  devenir  un  jour  l'instrument 
docile  et  l'exécuteur  efficace  des  plus  hautes  œu- 
vres divines. 

Le  sacerdoce  l'attirait  :  c'était,  malgré  quel- 
ques doutes  où  oscillait  son  esprit,  l'objet  réel 
et  prédominant  de  ses  vœux,  la  secrète  et  suprême 
ambition  de  cette  vie  bientôt  mûre  pour  le  sa- 
crifice. Après  quelques  années  d'enseignement 
classique  et  d'études  cléricales,  il  fut  ordonné 
prêtre  le  onze  septembre  mil  huit  cent  soixante-dix. 

Mon  intention  n'est  point  de  suivre  pas  à  pas 
et  dans  toutes  ses  phases  la  carrière  sacerdotale 
du  nouvel  élu  de  Dieu.  Ceux  qui  le  connurent, 
soit  comme  vicaire  à  Sorel  et  à  Saint-Hyacinthe, 
soit  comme  curé  de  Saint-Damien  de  Bedford, 
soit  plus  tard  comme  curé  et  chanoine  de  la  cathé- 
drale de  Saint-Hyacinthe,  savent  mieux  que  moi 
avec  quel  zèle,  quel  esprit  de  foi,  quel  amour  de 
Jésus-Christ  et  des  âmes,  l'abbé  Gravel  s'acquitta 

15 


226  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

tour  à  tour  de  ces  graves  et  importants  minis- 
tères. 

La  variété  de  ses  connaissances,  ses  convic- 
tions fortes  et  ardentes,  sa  chaleur  communi- 
cative,  le  tour  original  et  saisissant  de  sa  dic- 
tion, donnaient  à  sa  parole  un  charme  et  une 
puissance  qui  en  ont  fait  un  des  prédicateurs 
les  plus  recherchés  de  son  époque. 

Comme  tous  les  vrais  apôtres,  il  se  sentait  un 
penchant  irrésistible  pour  la,  jeunesse,  pour  ces 
âmes  neuves,  candides,  impressionnables  "  dont 
la  culture,  —  selon  l'expression  d'un  grand  écri- 
vain, —  fut  toujours  le  sommet  des  choses  et 
le  goût  des  sages.  "  Car,  "  c'est  dans  le  cœur 
du  jeune  homme  que  se  creusent  et  s'assoient  les 
forteresses  de  l'âge  mûr.  "  Aussi  convient-il  de 
rappeler  quels  soins  empressés  l'abbé  Gravel 
ne  cessa  de  prodiguer  aux  jeunes  gens  soumis  à 
son  action,  de  quelle  affection  sincère  il  les  en- 
tourait, et  quelle  influence  salutaire  il  exerçait  sur 
eux.  C'est  sous  son  administration,  et  grâce 
à  ses  efforts,  que  les  écoles  de  la  ville  de  Saint- 
Hyacinthe  subirent  une  transformation  des  plus 
heureuses  en  passant  aux  mains  des  Frères  du 
Sacré-Cœur  et  en  tombant  ainsi  sous  le  con- 
trôle le  plus  assidu  et  le  plus  dévoué  de  la  religion. 

Je  me  hâte,  mes  Frères,  d'arriver  au  point 
culminant  de  cette  carrière  déjà  si  pleine  de 
mérites,  et  que  Dieu  allait  bientôt  combler  de 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  227 

nouveaux  dons  et  couronner  de  la  gloire  des 
Pontifes. 

Le  chanoine  Gravel,  dont  les  travaux  avaient 
altéré  la  santé,  était  allé  à  Rome  refaire  ses 
forces,  et  puiser  en  même  temps,  à  cette  source 
de  grâces,  les  trésors  de  piété  et  de  religion  que 
toute  âme  vraiment  sacerdotale  y  découvre. 
Il  arriva  que  Mgr  Taschereau,  archevêque  de 
Québec,  se  trouvant  lui-même  alors  dans  la 
Ville  éternelle,  crut  devoir  mettre  à  profit  les 
dispositions  obligeantes  du  sympathique  cha- 
noine et  le  créer  son  vicaire  général  et  son  chargé 
d'affaires.  C'est  là  que  Dieu  l'attendait  pour 
l'élever  au  rang  des  princes  de  son  peuple. 

Il  ne  m'appartient  pas  de  relater  et  encore 
moins  d'apprécier  les  circonstances  qui  amenè- 
rent la  formation  du  nouveau  diocèse  dont  cette 
ville  est  devenue  le  centre.  Ce  qui  entre  plus 
directement  dans  mon  sujet,  c'est  que  l'abbé 
Gravel,  dans  ses  rapports  avec  le  Saint-Siège,  sut 
si  bien  gagner  sa  confiance  que  le  Souverain 
Pontife  Léon  XIII  n'hésita  pas,  par  un  acte  tout 
personnel,  à  le  choisir  comme  premier  évêque 
de  Nicolet,  donnant  pour  raison  de  ce  choix  qu'il 
"  le  connaissait.  "  C'est  donc  à  Rome  même 
que  Mgr  Gravel  fut  nommé  évêque  ;  à  Rome 
aussi  que  lui  fut  donnée  la  consécration  épisco- 
pale  ;  à  Rome  et  de  la  bouche  du  Pape  qu'il 
reçut  ces  sages  et  paternels  avis  dont  l'exprès- 


228  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

sion  et  le  souvenir  devaient  être  pour  lui  tout 
un  programme.  Certes,  un  épiscopat  créé  sous 
de  tels  auspices  et  éclos,  pour  ainsi  dire,  au  foyer 
même  de  toute  lumière  et  de  toute  juridiction, 
ne  pouvait  manquer  de  s'épanouir  en  œuvres 
fécondes  et  de  produire  les  meilleurs  fruits. 

L'avenir,  oserai-je  affirmer,  n'a  pas  trompé 
ces  espérances. 

Et  parce  que,  mes  Frères,  tout  progrès  religieux 
repose,  en  définitive,  sur  des  principes  sûrs  ; 
parce  que  tout  évêque,  digne  de  ce  nom,  doit 
d'abord  et  avant  toutes  choses,  se  faire  l'inter- 
prète fidèle  des  croyances  et  des  doctrines 
de  l'Eglise  romaine,  il  est  juste  de  reconnaître 
combien  Mgr  Gravel  se  montra  constamment 
jaloux  de  reproduire  ces  enseignements,  de  les 
propager,  de  les  soutenir,  d'en  assurer  partout 
le  triomphe.  Les  esprits,  du  reste,  n'étaient-ils 
pas  merveilleusement  préparés  à  recevoir  sa 
parole  ?  Cette  terre  si  religieuse,  et  si  foncière- 
ment catholique,  de  la  région  nicolétaine,  n'avait- 
elle  pas  été,  depuis  longtemps  déjà,  cultivée  et 
ensemencée,  d'une  part  par  les  hommes  distin- 
gués qui  ont  fait  du  collège  de  Nicolet  un  foyer 
lumineux  de  science  chrétienne,  de  l'autre  par 
les  très  dignes  et  très  dévoués  évêques  des  Trois- 
Rivières  ?  L'illustre  Mgr  Laflèche,  pour  ne  parler 
que  de  ce  dernier,  n'avait-il  pas  marqué  du  sceau 
de  sa  pensée  si  fortement  orthodoxe,  et  du  cachet 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  229 

de  sa  parole  si  puissamment  persuasive,  les  cœurs 
dont  il  était  le  guide  vaillant  ? 

Le  nouveau  prélat  n'avait  donc  qu'à  féconder 
la  semence  jetée  en  si  bonne  terre,  qu'à  la  déve- 
lopper et  à  la  faire  grandir  sous  le  souffle  de  sa  foi 
ardente,  et  de  sa  chaude  et  sincère  éloquence. 
Il  n'a  pas  failli  à  la  tâche.  Si  en  effet  nous  re- 
cueillons tous  les  échos  de  son  apostolat,  si  nous 
parcourons  les  écrits  qu'il  a  laissés,  ses  lettres, 
ses  discours,  en  particulier,  celui  qu'il  prononça 
aux  fêtes  cardinalices  de  Québec,  et  qui  jeta  un 
si  beau  lustre  sur  ces  solennités,  nous  voyons 
partout  s'affirmer,  sous  sa  plume,  ou  sur  ses 
lèvres,  une  idée  dominante  et  maîtresse  :  le 
progrès  de  la  foi  et  de  la  vie  chrétienne,  sous  la 
direction  infaillible  du  Pontife  romain,  dans 
l'obéissance  aux  chefs  spirituels  qui  tiennent 
de  Rome  même  et  leur  autorité  et  leur  doctrine. 

Au  surplus,  le  zèle  pastoral  de  Mgr  Gravel 
ne  s'est  pas  enfermé  dans  le  cadre  purement 
théorique  de  l'enseignement  et  de  la  parole. 
Des  devoirs  d'un  autre  ordre  sollicitaient  son 
ardeur  et  allaient  lui  permettre  de  déployer  avec 
succès,  sur  un  théâtre  plus  matériel,  les  ressources 
variées  de  son  esprit. 

Je  ne  voudrais  pas  dire,  mes  Frères,  que  l'Eglise 
fondée  sous  ses  yeux,  et  qu'on  venait  de  re- 
mettre en  ses  mains,  fût  dans  cet  état  et  ce  chaos 
initial  où  tout  est  à  créer,  tout  à  organiser.    Loin 


230  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

de  là.  L'évêque,  dans  son  mandement  d'entrée, 
se  félicitait  de  trouver  près  de  lui  un  clergé  zélé 
et  pieux,  rompu  au  service  des  paroisses,  et,  aussi, 
dans  son  séminaire  existant  depuis  près  d'un 
siècle,  une  pépinière  féconde  de  citoyens  in- 
struits et  d'ouvriers  évangéliques.  Mais  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  la  fondation  d'un  diocèse, 
par  les  besoins  qu'elle  fait  surgir,  comme  par 
les  progrès  qu'elle  fait  entrevoir,  nécessite  la 
création  d'œuvres  multiples,  de  nouveaux  cen- 
tres paroissiaux,  de  nouveaux  asiles  de  charité, 
de  nouveaux  foyers  d'enseignement. 

Disons-le  à  la  louange  du  regretté  défunt  : 
il  s'est  montré  à  la  hauteur  de  sa  charge.  Quinze 
nouvelles  paroisses  établies  par  ses  soins  ;  plus 
de  quarante  églises  construites  ou  restaurées  ; 
la  ville  épiscopale  dotée  d'institutions  diverses, 
d'établissements  de  piété,  d'éducation,  de  bien- 
faisance, qui  sont  sa  gloire  et  son  orgueil  ;  des 
couvents,  des  académies  créés  ou  agrandis,  de 
manière  à  former  dans  les  centres  principaux 
du  diocèse  comme  autant  d'organes  de  la  vie 
et  de  l'activité  catholique  ;  voilà  certes  un 
état  administratif  qui  fait  honneur  au  premier 
évêque  de  Nicolet,  et  qui  témoigne  tout  à  la  fois 
de  sa  haute  prévoyance  et  de  l'action  incessante 
de  son  zèle.  C'est  bien  là  une  des  marques  de 
cette  sagesse  chrétienne,  dont  je  parlais  en  com- 
mençant,  sagesse  qui  se  dépense  généreusement 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  231 

pour  Dieu,  et  que  Dieu  approuve  et  bénit  : 
vir  sapiens   implebitur  benedictionibus1 . 

Me  permettra-t-on  d'ajouter  que,  dans  ce 
labeur  fécond,  il  revient  une  part  honorable  au 
concours  de  l'amitié  la  plus  active  et  la  plus  fi- 
dèle, une  part  aussi  à  la  coopération  docile  et 
à  la  collaboration  empressée  de  toutes  les  forces 
religieuses  et  civiles  de  ce  diocèse  ? 

Monseigneur  Gravel  voyait  avec  bonheur 
prospérer  l'Eglise  de  Nicolet.  Il  aimait  cette 
épouse  mystique,  ses  prêtres,  et  tout  son  peu- 
ple ;  il  l'aimait  de  toute  la  tendresse  qu'un 
père  a  pour  sa  famille  ;  il  concentrait  sur 
cette  portion  du  troupeau  de  Jésus-Christ  les 
affections  les  plus  vives,  les  sollicitudes  les  plus 
attentives  de  son  âme,  sans  cependant  oublier 
l'aide  éclairée  et  vigilante  qu'un  évêque  doit 
aux  intérêts  généraux  de  la  religion. 

Car,  dans  l'Eglise,  tous  les  membres  de  la 
hiérarchie  sont  solidaires  :  ministres  d'un  même 
Dieu,  lieutenants  d'un  même  chef,  ils  poursui- 
vent une  fin  identique  qui  est  la  glorification 
de  Dieu  par  le  salut  du  peuple  chrétien.  C'est 
en  proclamant  les  mêmes  doctrines,  en  soute- 
nant les  mêmes  principes  d'ordre  et  de  justice, 
en  sauvegardant  les  mêmes  droits  menacés  qu'ils 
se    prêtent    à    eux-mêmes,    dans    une    mutuelle 

1.  Eccli.,  xxxvn,  27. 


232  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

entente,  le  secours  de  leurs  conseils  et  l'appui 
de  leur  autorité.  Monseigneur  Gravel  sut  com- 
prendre ce  grave  devoir  et  cette  haute  responsa- 
bilité de  sa  charge  ;  et,  chaque  fois  que  l'occa- 
sion s'en  offrit,  il  plaida  avec  courage,  de  con- 
cert avec  ses  collègues,  la  cause  sacrée  des  li- 
bertés catholiques  et  de  l'éducation  chrétienne 
en  ce  pays. 

C'est  le  même  sentiment  de  zèle  patriotique, 
et  de  parfait  dévouement  à  l'Eglise,  qui  le  fit 
travailler  avec  tant  d'ardeur  à  la  glorification 
du  premier  évêque  de  Québec.  Il  professait 
pour  le  vénérable  François  de  Laval  une  admira- 
tion pieuse,  voisine  de  l'enthousiasme,  et,  je  suis 
heureux  de  le  déclarer  ici,  l'histoire  comptera 
Monseigneur  Elphège  Gravel  parmi  les  promo- 
teurs les  plus  ardents,  les  plus  convaincus,  les 
plus  persévérants  du  culte  de  ce  grand  serviteur 
de  Dieu  et  de  sa  patrie. 


II 


Cependant,  mes  Frères,  le  mérite  vrai,  l'influence 
bienfaisante  d'un  évêque  ne  se  mesurent  pas  seu- 
lement au  nombre  et  à  l'excellence  des  œuvres 
issues  de  son  zèle.  Il  y  a  chez  l'homme  de  bien 
un  rayonnement  de  vie  intérieure  qui  exerce 
sur  les  âmes  une  action  merveilleuse,  et  consti- 
tue, j'oserai  le  dire,   son  meilleur  titre  à  la  re- 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  233 

connaissance  publique.  Car  la  plus  belle  œuvre 
qu'un  chrétien  fervent,  à  plus  forte  raison  un 
prêtre  et  un  pasteur,  puisse  accomplir,  n'est-ce 
pas  celle  d'une  vie  sainte,  d'une  existence  où  la 
loi  divine  se  reflète  dans  toute  la  beauté  et  dans, 
toute  la  fécondité  de  l'exemple  ? 

Je  croirais  manquer  à  ma  tâche  et  tromper 
l'attente  de  cet  auditoire,  si  je  n'essayais  de 
mettre  en  relief  les  traits  distinctifs  qui  ont 
caractérisé  l'éminente  vertu  du  premier  évêque 
de   Nicolet. 

Qui  de  vous,  mes  Frères,  n'a  souvent  admiré 
son  grand  esprit  de  foi  ?  La  foi,  nous  le  savons, 
est  la  base  de  toute  vraie  sagesse,  parce  que  c'est 
elle  qui  nous  montre  en  Dieu  le  principe  de  toutes 
choses,  le  terme  de  toute  vie,  le  point  de  con- 
vergence de  toutes  nos  pensées  et  de  tous  nos 
travaux  ;  parce  que  c'est  elle  encore  qui  enchaîne 
nos  volontés  et  nos  vues  à  l'empire  de  Jésus- 
Christ  et  de  son  premier  représentant  sur  la  terre. 

Homme  de  foi,  Monseigneur  Gravel  le  fut  à 
un  degré  supérieur.  Je  n'en  veux  d'autre  preuve 
que  le  zèle  admirable  qu'il  mit  à  multiplier,  au 
prix  de  mille  sacrifices,  les  tabernacles  dans 
son  diocèse,  et  à  faciliter  ainsi  aux  âmes  religieuses 
le  culte  de  Notre-Seigneur  et  l'accès  à  son 
Cœur   divin. 

C'est  le  même  esprit  de  foi  qui  l'attachait 
au  Pontife  romain  par  toutes  les  fibres  de  son 


234  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

âme,  et  qui  lui  faisait  regarder  chacune  de  ses 
paroles  comme  un  oracle  du  ciel.  Le  Pape, 
oh  !  comme  il  l'aimait  !  comme  il  le  vénérait  ! 
Avec  quelle  joie  profonde,  avec  quelle  émotion  at- 
tendrie et  respectueuse,  lors  des  nombreux  voyages 
qu'il  fit  à  Rome,  il  allait  se  jeter  aux  pieds  de 
Léon  XIII,  lui  parlant  avec  abandon,  lui  expo- 
sant avec  bonheur  l'état  florissant  de  son  diocèse 
et  recevant  chaque  fois,  de  ce  Père  bienveil- 
lant, le  plus  favorable  accueil.  Léon  XIII,  dont 
il  était  pour  ainsi  dire  la  créature,  le  traitait 
comme  un  fils  privilégié.  Aussi  est-ce  les  larmes 
aux  yeux  que  le  printemps  dernier,  au  retour 
de  la  Ville  éternelle,  il  racontait  les  détails  de  son 
audience  d'adieu,  audience  où  le  "  vieux  Pape,  ' 
sentant  sa  fin  prochaine,  avait  comme  déversé 
dans  le  cœur  de  l'évêque,  brisé  lui-même  par 
la  maladie,  les  trésors  de  bonté  touchante  et  de 
paternelle  tendresse  dont  son  âme  était  remplie. 
Assurément,  tant  de  foi  en  Dieu,  tant  d'amour 
pour  Jésus-Christ  et  pour  le  chef  de  son  Eglise,  ne 
sauraient  régner  dans  une  âme,  sans  élever  cette 
âme,  par  les  pratiques  de  la  prière,  bien  au- 
dessus  d'elle-même  et  de  tout  ce  qui  l'entoure. 
Mgr  Gravel  était  homme  d'oraison  :  son  esprit 
vivait  habituellement  de  Dieu,  son  cœur  battait 
pour  lui  ;  un  parfum  de  piété  simple  et  mo- 
deste émanait  de  toute  sa  personne.  Lorsqu'il 
célébrait  les  divins  mystères,  quel  respect,  quelle 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  235 

religion  marquait  cette  action  sainte  !  Sa  pensée 
fortement  recueillie  s'y  absorbait  tout  entière 
et  répandait  sur  tous  ses  traits  comme  un  reflet 
des  choses  célestes.  Autant,  dans  les  cercles 
intimes,  il  savait  s'affranchir  d'un  formalisme 
étroit  et  austère,  autant,  dans  la  pompe  des 
solennités  liturgiques,  il  paraissait  digne  et  po- 
sé. La  bonhomie  du  père  n'altérait  nullement 
en  lui  la  gravité  du  pontife. 

Comment,  ici,  ne  pas  rappeler  sa  dévotion 
filiale  envers  la  Très  Sainte  Vierge  ?  Il  avait 
mis  en  elle  la  plus  entière  confiance  ;  il  récitait 
fréquemment  son  chapelet  ;  il  portait  avec  lui 
cette  armure  spirituelle,  comme  le  soldat  porte 
une  arme  éprouvée  et  victorieuse.  Par  un  attrait 
qu'expliquent  les  événements  de  sa  vie,  ce  que 
le  pieux  prélat  se  plaisait  à  honorer  davantage 
en  Marie,  c'était  la  mère  affligée,  la  mère  souf- 
frante, la  mère  au  cœur  transpercé  des  douleurs 
de  son  propre  Fils.  N'était-il  pas  lui-même, 
en  effet,  un  homme  de  douleurs  ?  N'a-t-il  pas, 
pendant  treize  ans,  porté  la  croix  d'une  maladie 
cruelle,  de  ce  mal  irrémédiable  qui  l'a  conduit 
prématurément  au  tombeau  ?  Ne  fut-il  pas  cru- 
cifié, et  dans  sa  chair,  et  dans  son  cœur,  par  les 
plus  rudes  épreuves  qui  puissent  meurtrir  l'âme 
d'un    évêque  ? 

Nous  répétions  tout  à  l'heure,   en  les   appli- 
quant à  l'évêque  défunt,  ces  paroles  de  l'Esprit- 


236  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

Saint,  que  "  l'homme  sage  sera  comblé  de  bé- 
nédictions ;  vir  sapiens  implebitur  benedictio- 
nibus.  "  Y  a-t-il,  vraiment,  lieu  de  parler  de 
bénédictions  au  souvenir  de  tant  d'afflictions, 
en  face  d'un  cadavre  labouré  par  tant  de  dou- 
leurs, et  en  présence  d'une  vie  qui  a  fléchi  sous 
le  poids  des  plus  lourds  fardeaux  et  des  plus 
pénibles   infortunes  ? 

Ah  !  c'est  ici,  mes  Frères,  que  l'on  touche 
du  doigt  l'étroitesse  de  vues  de  la  sagesse  hu- 
maine et  l'incomparable  supériorité  de  la  sa- 
gesse chrétienne.  Pendant  que  l'une  se  trouble 
et  se  déconcerte,  l'autre  voit  plus  haut  que  les 
événements  de  ce  monde  ;  ou  plutôt  dans  ces 
incidents,  agréables  ou  fâcheux,  elle  découvre 
les  desseins  et  l'action  de  la  Providence  dispo- 
sant tout  pour  notre  plus  grand  bien  ;  elle  bénit 
avec  un  égal  amour  la  main  qui  donne,  et  celle 
qui  retire  ;  la  main  qui  comble  de  faveurs,  et 
celle  qui  accable  de  malheurs. 

Ce  sera,  on  peut  le  dire,  l'impérissable  mé- 
rite de  Mgr  Gravel,  d'avoir  pris  pour  guide 
cette  sagesse,  et  d'en  avoir  suivi  et  approfondi 
les  leçons  ;  de  s'être  grandi  lui-même  au  milieu 
des  abattements,  des  effondrements  de  la  vie  ; 
d'avoir  fait  de  toutes  les  ruines,  entassées  sous 
ses  pieds,  l'instrument  de  ses  vertus  et  le  piédes- 
tal de  sa  gloire. 

C'est  Lacordaire  qui  a  écrit  :    "  A  mesure  que 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  237 

l'homme  vieillit,  la  nature  descend,  et  l'âme 
monte.  "  Je  dirai  du  digne  prélat  que  nous 
pleurons  :  à  mesure  que  les  forces  de  son  corps 
faiblissaient,  sa  foi  en  la  Providence  grandis- 
sait ;  pendant  que  près  de  lui  s'écroulait  avec 
fracas  l'œuvre  de  ses  calculs  et  le  fruit  de  ses 
travaux,  son  âme  se  purifiait,  se  spiritualisait, 
et  montait.  Elle  montait  vers  les  régions  sereines 
de  la  résignation,  de  la  paix,  de  l'abandon  à  Dieu  ; 
elle  montait  vers  les  sommets  de  la  plus  haute 
grandeur  morale,  de  cette  grandeur  éprouvée 
par  les  revers  et  consacrée  par  le  sacrifice  ; 
elle  montait  vers  les  sphères  plus  angéliques 
qu'humaines  où  le  cœur,  dégagé  de  tout  lien 
terrestre,  soumis  et  conformé  au  bon  vouloir 
divin,  n'a  plus  qu'une  pensée,  qu'une  aspiration, 
qu'un  désir,  la  pensée  et  le  désir  de  saint  Paul  : 
desiderium  habens  dissolvi  et  esse  cum  Christo1. 
Là  est  la  vraie  gloire  ;  là  est  la  marque  des 
âmes  saintes  ;  là  est  la  perfection  de  la  vertu, 
et,  avec  elle,  le  gage  des  bénédictions  précieuses 
par  lesquelles  Dieu,  tôt  ou  tard,  féconde  le  sillon 
tracé  dans  les  souffrances  et  dans  les  larmes. 
N'est-ce  pas  la  croix  qui  a  conquis  le  monde  ? 
N'est-ce  pas  sa  grâce  qui  l'a  réformé,  et  régénéré  ? 
Ne  trouve-t-on  pas  la  croix  à  la  base  de  toute 
institution  faite  pour  durer  ? 

1.  Phil,   i,   23. 


238  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

Mgr  Gravel  est  mort,  après  avoir  été  témoin 
de  la  chute  désastreuse  de  sa  cathédrale,  et  sans 
avoir  vu  ce  monument  qui  lui  était  cher,  relevé 
de  ses  ruines.  Mais,  mes  Frères,  souvenons-nous 
de  sa  devise  :  angulari  lapide  Christo  Jesu. 
L'œuvre  du  pieux  évêque  n'a  pas  été  fondée 
sur  le  sable  mouvant  des  espérances  humaines  ; 
il  l'a  assise  sur  le  roc,  sur  le  granit  de 
la  foi,  sur  cette  pierre  angulaire  et  inébran- 
lable qui  est  le  Christ.  Et  voilà  pourquoi 
elle  se  relèvera  bientôt  ;  elle  se  relèvera  par  les 
soins  d'un  autre  lui-même,  de  celui  qui,  en  héri- 
tant de  son  sceptre,  a  hérité  de  sa  gran- 
deur d'âme,  de  son  dévouement  et  de  son 
courage. 

Ce  prélat  selon  son  cœur,  il  l'avait  lui-même 
choisi  parmi  les  prêtres  de  son  séminaire  ;  il 
se  réjouissait  de  la  force  qu'un  tel  auxiliaire, 
aussi  savant  que  zélé,  apportait  à  sa  faiblesse ,. 
et  du  fond  de  ses  souffrances  il  répétait  avec 
un  accent  ému  la  belle  parole  de  l'apôtre  : 
Cum  infirmor,  tune  potens  sum1.  Ce  choix  de 
l'homme  éminent,  qui  occupera  désormais  le 
trône  épiscopal  de  Nicolet,  restera  comme  une 
des  preuves  de  la  haute  et  pratique  sagesse  à 
laquelle  l' évêque  disparu  savait  demander  ses 
lumières  et  ses  inspirations. 

1.  2  Cor.,  xii,  10. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  239 

Et  ce  prélat  lui-même,  trop  tôt  enlevé  à 
l'affection  des  siens,  à  la  vénération  de  son  clergé, 
à  l'estime  et  au  respect  de  tous  ses  diocésains, 
disons,  pour  clore  ce  modeste  éloge,  qu'il  fut 
tout  à  la  fois  un  noble  éveque  et  un  grand  chré- 
tien :  un  noble  éveque,  dont  les  œuvres  redisent 
à  l'envi  l'intelligence  et  le  zèle  ;  un  grand  chré- 
tien, dont  les  vertus,  poussées  dans  la  douleur 
jusqu'à  l'héroïsme,  font  et  feront  toujours  l'ad- 
miration  de   ses   concitoyens. 

Du  haut  du  ciel  où  l'ont  sans  doute  déjà  porté 
tant  de  mérites,  où  le  porteront  sûrement  vos 
suffrages,  il  continuera,  mes  Frères,  d'étendre  sur 
ce  diocèse  son  regard  et  son  bras  protecteurs.  Il 
l'édifiera  par  le  souvenir  de  sa  vie  hautement 
chrétienne  ;  il  le  soutiendra  par  la  force  et  l'ar- 
deur de  ses  prières.  Il  obtiendra  du  cœur  de  Dieu 
que  les  belles  et  saines  traditions  de  foi  et  de  pa- 
triotisme si  fortement  attachées  au  sol  nicolétain, 
bien  loin  de  subir  aucune  atteinte,  s'y  développent 
toujours  davantage  ;  que  les  institutions  et  les 
œuvres  d'où  dépend  votre  avenir,  marchent  de 
progrès  en  progrès  ;  qu'une  commune  charité 
puisée  aux  sources  divines,  unisse  tous  les  esprits, 
toutes  les  volontés,  tous  les  cœurs,  sous  la  hou- 
lette de  celui  qui  sera  dorénavant,  et  dans  le  sens 
le  plus  vrai,  l'artisan  éclairé  de  vos  destinées 
et  le  père  surnaturel  de  vos  âmes. 

Ainsi  soit-il. 


ELOGE 

DE 

MGR  CYPRIEN    TANGUAY 

Prononcé  à  la  Société  Royale  du  Canada 

le   22  juin  1904 

Messieurs, 

L'honneur  que  vous  m'avez  fait  en  m'appe- 
lant,  je  ne  dirai  pas  contre  mon  gré,  mais 
assurément  contre  mon  attente,  à  prendre  place 
dans  vos  rangs1,  m'impose,  avant  toute  chose, 
l'agréable  devoir  de  vous  en  remercier.  Je  me 
sens,  laissez-moi  vous  le  dire,  d'autant  plus 
flatté  de  cette  haute  faveur  qu'elle  m'ouvre  les 
portes  d'une  société  où  les  sciences  et  les  lettres 
semblent  s'être  donné  rendez-vous  pour  en  faire 
un  cénacle  digne  des  vieilles  contrées  de  l'Europe. 
Avec  une  bienveillance  et  un  désintéressement 
que  j'admire,  vous  usez  de  l'autorité  mise  entre 
vos  mains  pour  en  opérer  le  partage  ;    vous  vous 


1.  L'orateur  prenait  séance,  ce  jour-là  même,  à  la  Société 
Royale  qui  l'avait  élu  à  la  place  vacante  par  le  décès  de  Mgr 
Tanguay. 


16 


242  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

croyez  tenus  autant  à  récompenser  le  travail 
qu'à  glorifier  le  talent  ;  vous  embrassez  dans 
votre  sollicitude  toutes  les  productions  de  l'es- 
prit, même  les  plus  modestes  ;  vous  n'estimez 
aucune  science  étrangère  à  l'œuvre  d'encourage- 
ment, d'émulation  et  de  progrès,  que  vous  pour- 
suivez depuis  plus  de  vingt  ans,  et  qui  a  fait 
surgir x  de  notre  sol  littéraire  toute  une  végéta- 
tion nouvelle. 

Et  voilà  pourquoi,  Messieurs,  la  théologie 
elle-même,  malgré  le  mysticisme  de  ses  concep- 
tions et  l'aridité  systématique  de  ses  formules, 
s'est  vue  honorée  de  vos  suffrages  et  conviée, 
dans  la  personne  de  l'un  de  ses  représentants, 
à  vos  périodiques  réunions.  J'y  vois  un  hommage 
précieux  rendu  beaucoup  moins  à  l'humble  théolo- 
gien, devenu  votre  collègue,  qu'à  cette  science 
religieuse  dont  il  a  osé  se  faire  l'interprète  et 
en  laquelle  tous  se  plaisent  à  reconnaître  la  plus 
pure  et  la  plus  élevée  des  sciences. 

Je  mentionne  à  dessein  ce  caractère  spécial 
et  cette  prééminence  de  la  théologie,  non  certes 
par  vain  mépris  pour  ce  qui  n'est  pas  elle,  mais 
pour  faire  voir  quelles  relations  régnent  entre 
les  lettres  divines  et  les  lettres  humaines,  et 
comment  la  science  de  Dieu  s'harmonise,  par  sa 
situation  même,  avec  la  science  des  choses  de 
la  terre,  et  comment  aussi  de  ce  foyer  allumé  et 
entretenu  par  la  flamme  religieuse  s'échappe,  à 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  243 

travers  toutes  les  manifestations  de  la  pensée 
de  l'homme,  un  rayonnement  de  vie,  de  vérité 
et  de  beauté.  Le  plus  haut  génie  poétique  de 
l'Italie,  Dante,  ne  puisa-t-il  pas  aux  sources  des 
dogmes  et  des  mystères  chrétiens  ses  meilleures 
et  ses  plus  sublimes  inspirations  ?  Et  n'a-t-on 
pas  vu,  en  des  temps  plus  rapprochés  de  nous, 
un  autre  génie  transcendant,  l'immortel  Léon  XIII, 
donner  au  monde  le  spectacle  d'une  alliance 
merveilleuse  entre  la  foi  et  l'art,  entre  la  religion 
et  les  lettres,  entre  la  théologie  et  la  poésie  ? 

Ces  considérations,  Messieurs,  suffiraient,  s'il 
en  était  besoin,  pour  établir  quels  rapports  d'in- 
timité et  d'étroite  parenté  unissent  la  théologie 
et  les  autres  branches  du  savoir  ;  elles  suffiraient 
en  même  temps  pour  m'ouvrir  toute  grande  la 
sympathie  de  vos  esprits,  si  je  n'en  avais  déjà 
reçu,  par  le  fait  même  de  mon  élection,  l'incon- 
testable témoignage. 

C'est  pour  moi  un  grand  honneur  que  d'être 
admis  à  siéger  dans  cet  aréopage  des  lettres 
canadiennes.  Et  c'est  une  faveur,  dont  je  suis 
fier,  que  d'avoir  été  désigné  comme  le  successeur, 
dans  votre  société,  du  regretté  Mgr  Tanguay. 
Le  nom  de  ce  prélat  n'est-il  pas  synonyme  de 
labeur,  d'érudition  et  de  patriotisme  ?  Si  nos 
travaux  ne  se  ressemblent  guère,  et  s'ils  ne  se 
sont  développés  ni  dans  le  même  ordre  d'idées, 
ni  dans  le  même  cadre  de  vie,  ils  semblent  ce- 


244  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

pendant  se  rejoindre  et  se  confondre  dans  une 
commune  pensée  et  dans  un  commun  désir  :  la 
pensée  et  le  désir  de  servir  la  cause  religieuse. 

En  effet,  Messieurs,  l'œuvre  de  Mgr  Tanguay 
a  été  tout  d'abord,  et  elle  demeure  avant  tout 
une  œuvre  de  religion. 

L'auteur  du  "  Dictionnaire  généalogique  des 
familles  canadiennes  '  nous  le  déclare  lui-même 
dans  l'introduction  de  son  ouvrage1  :  "  Chargé 
comme  curé  de  faire  observer  les  lois  de  l'Eglise 
qui  concernent  les  alliances  entre  parents,  j 'avais, 
dit-il,  souvent  remarqué  comme  ceux-ci  oublient 
avec  facilité  les  liens  qui  les  unissent.  Mais 
j'avais  surtout  été  frappé  des  embarras  de  tout 
genre  qu'on  éprouve  quand  il  faut  déterminer, 
quelquefois  au  moment  même  du  mariage,  quels 
degrés  de  parenté  existent  entre  les  futurs  époux. 
Mes  vénérables  confrères  le  savent  mieux  que 
moi.  Les  recherches  auxquelles  je  dus  me  livrer 
dans  ces  circonstances,  tout  en  augmentant  mon 
goût  et  en  me  donnant  plus  de  facilité  pour  ce 
genre  d'études,  me  firent  comprendre  l'utilité, 
la  nécessité  même,  d'un  pareil  dictionnaire  : 
dès  lors,   je  me  décidai  à  l'entreprendre.  ' 

L'abbé  Tanguay,  comme  tous  les  artisans  de 
travaux  durables,  tenait  de  la  nature  même  un 
goût  inné  et  de  singulières  aptitudes  pour  l'œuvre 

l.  i  Vol.,  pp.  v,  vi. 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  245 

à  laquelle  Dieu  l'avait  destiné.  Mais  cette  œuvre 
n'eût  peut-être  jamais  été  conçue,  elle  n'aurait 
vraisemblablement  jamais  vu  le  jour,  si  le  jeune 
abbé,  chargé  de  bonne  heure  du  ministère  pa- 
roissial, n'avait  été,  dans  l'exercice  même  de  ses 
fonctions,  sollicité  et  comme  entraîné  à  y  mettre 
la  main  ;  s'il  ne  s'était  senti  au  cœur  un  vif 
souci  du  bien,  un  profond  amour  de  l'Eglise,  un 
irrésistible  désir  d'assurer  l'observation  de  ses 
lois  et  la  paix  des  âmes. 

C'est  ainsi  que  le  monument,  élevé  par  notre 
compatriote  à  la  gloire  de  sa  race  et  de  son  pays, 
est  né  d'une  pensée  de  foi,  et  que  l'Eglise  elle- 
même  en  a  comme  posé  les  bases  et  béni  la  pre- 
mière pierre  au  fond  d'un  humble  presbytère 
de  campagne. 

Cette  bénédiction  devait  porter  ses  fruits. 
En  développant  chez  l'abbé  Tanguay  le  culte 
du  vrai  et  du  bien,  en  excitant  dans  son  âme 
la  passion  des  recherches  faites  pour  Dieu  et  la 
patrie,  elle  allait  ouvrir  devant  ses  yeux  des  ho- 
rizons plus  vastes,  faire  entrevoir  pour  son  œuvre 
une  portée  plus  considérable,  décupler  en  quel- 
que sorte  son  énergie  et  son  courage,  donner 
enfin  à  ses  patients  efforts  le  sceau  et  la  consé- 
cration de  la  gloire  scientifique  elle-même. 

Car,  Messieurs,  l'histoire  est  une  science. 
Cette  représentation  fidèle  du  passé,  où  nous 
apparaissent  comme  en  un  miroir  les  événements 


246  DISCOURS  ET   ALLOCUTIONS 

et  leurs  causes,  les  actions  et  leurs  mobiles,  les 
milieux  et  leur  influence,  le  jeu  secret  et  varié 
des  intrigues,  des  intérêts  et  des  passions,  toute 
cette  reconstruction  méthodique  et  raisonnée 
d'êtres  qui  ne  sont  plus,  et  que  l'on  fait  revivre, 
présente  aux  regards  un  cachet  vraiment  scien- 
tifique. On  y  voit  le  pourquoi  des  choses  ;  on 
s'y  arrête  et  on  s'y  repose  dans  la  contemplation 
de  ce  qui  fut  réellement  et  de  ce  qui  est  vrai. 

Mais  quels  sont  les  matériaux  que  l'historien 
met  en  œuvre,  et  au  moyen  desquels  il  opère 
cette  reconstitution  savante  ?  Quels  sont  les 
éléments  que  sa  main  curieuse  et  fiévreuse  va 
saisir  dans  la  poussière  des  siècles,  et  qui,  tirés 
par  lui  de  ces  obscures  profondeurs,  brillent  bientôt 
de  tout  l'éclat  dont  la  science  sait  revêtir  ses 
données  ?  Ces  éléments  et  ces  matériaux,  nous 
le  savons  tous,  ce  sont  les  faits  :  les  faits,  c'est-à- 
dire  les  actions  humaines,  les  circonstances  et 
les  contingences  sans  nombre  qui  s'y  rattachent, 
avec  leur  cortège  de  noms,  de  dates,  de  lieux, 
de  personnes,  toutes  choses  dont  se  compose  la 
trame  ininterrompue  de  l'histoire.  Voilà  les 
pierres  que  l'historien  taille,  façonne,  dispose  ; 
voilà  les  blocs  de  marbre,  épars  sur  le  sol,  que 
son  talent  et  sa  science  rassemblent  en  des  formes 
cohérentes  et  vivantes.  Ce  sont,  pour  me  servir 
d'une  expression  même  de  l'auteur  dont  je  célè- 
bre  aujourd'hui  la  mémoire,   ce  sont  des  osse- 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  247 

ments  arides  qui  se  rapprocheront  à  la  voix  du 
prophète  et  qui,  animés  par  son  souffle,  se  re- 
dresseront dans  toute  la  force  et  la  plénitude  de 
leurs   jeunes   années. 

Et,    puisqu'il   en    est    ainsi,    comment   ne  pas 
admettre    la    grande    importance    historique    et 
la  réelle  valeur  scientifique  du   "  Dictionnaire  ' 
auquel    l'abbé    Tanguay    consacra    la    majeure 
partie  de  sa  vie  ! 

Chercheur  consciencieux,  travailleur  infatiga- 
ble, il  a  planté  les  jalons  d'une  histoire  détaillée 
de  nos  familles  et  de  leurs  mouvements  à  tra- 
vers le  pays.  Il  a  sauvé  de  l'injure  du  temps  et 
du  naufrage  des  siècles  de  poudreux  et  utiles 
manuscrits.  Il  a  projeté  sur  des  documents 
tronqués  ou  peu  connus,  des  premiers  temps  de 
la  Nouvelle-France,  la  lumière  que  son  expérience 
savait  faire  jaillir  du  langage  discret  des  regis- 
tres. Ses  travaux  ont  frayé  la  voie  à  d'autres 
travailleurs  et  à  d'autres  chercheurs  ;  ils  ont 
rendu  plus  faciles  des  études  d'ethnologie,  de 
géographie  et  de  linguistique,  qui  leur  doivent 
les  indications  les  plus  précieuses.  N'ai-je  pas 
le  droit  d'ajouter  qu'ils  lui  ont  mérité  une  place 
d'honneur  dans  la  galerie  de  nos  savants,  et  que 
la  science  canadienne  s'estime  en  effet  heureuse 
de  le  compter  parmi  ses  bienfaiteurs  ? 

Sans  doute,  le  dictionnaire  généalogique,  dont 
les  sept  volumes  couvrent  une  période  de  plus 


248  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

d'un  siècle,  n'est  qu'un  immense  recueil  de  faits 
et  de  noms,  de  migrations  et  de  dates.  C'est 
moins  un  édifice  qu'un  amas  de  matériaux  à 
pied  d'œuvre.  On  n'y  trouve  ni  le  charme  sé- 
duisant du  récit,  ni  les  fines  observations  psycho- 
logiques, ni  même,  il  faut  l'avouer,  l'absolue 
et  invariable  exactitude  qui  exclut  toute  erreur, 
toute   méprise,  et  toute  lacune. 

Faut-il  s'en  étonner  ? 

Vraiment,  quand  on  considère  la  somme  énor- 
me de  travail  accomplie  par  l'auteur,  et  quand 
on  se  représente  les  difficultés  de  toutes  sortes 
qu'il  lui  a  fallu  vaincre  :  registres  détruits  ou 
égarés,  écritures  illisibles,  répétitions  fréquentes 
de  prénoms,  mutations  orthographiques  des  noms 
de  personnes  et  de  lieux,  confusion  des  termes 
patronymiques  et  territoriaux  ;  quand,  de  plus, 
on  se  rappelle  combien  la  similitude  des  mots 
et  la  multiplication  des  dates  sont  fécondes  en 
méprises,  il  y  a  lieu  de  se  demander  par  quels 
efforts  de  mémoire,  par  quelle  constance  de 
labeur,  par  quelle  ténacité  de  vouloir  et  de  cou- 
rage, un  homme  seul  a  pu  parfaire  une  œuvre 
aussi  considérable,  et  aussi  comment  les  défauts, 
d'ailleurs  nombreux,  de  cette  œuvre,  pourraient 
ne  pas   motiver   une   critique  indulgente. 

En  toute  culture  et  en  toute  science,  il  faut 
savoir  honorer  les  pionniers  et  les  défricheurs, 
ceux  qui  abattent  les  premiers  arbres,  qui  tra- 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  249 

cent  les  premières  routes,  qui  jettent  en  terre 
les  premières  semences,  qui  laissent  derrière 
eux  la  clairière  vers  laquelle  se  tournera  le  regard 
de  la  postérité.  D'autres  après  eux  viendront 
qui  marcheront  sur  leurs  traces,  et  ouvriront 
peut-être  de  plus  profonds  sillons,  et  récolteront 
peut-être  des  gerbes  plus  pesantes  et  plus  riches  ; 
mais  leur  mérite,  si  grand  fût-il,  ne  saurait  nous 
faire  oublier  celui  de  leurs  devanciers. 

Ce  qui  stimulait  l'abbé  Tanguay  et  ce  qui, 
au  milieu  d'obstacles  infinis,  le  soutenait  dans 
sa  colossale  entreprise,  ce  n'était  pas  seulement 
la  pensée  de  servir  la  cause  de  la  religion  et  les 
intérêts  de  la  science  ;  c'était  encore,  lui-même 
nous  le  dit,  le  désir  d'être  utile  à  la  société  cana- 
dienne tout  entière.  "  Nos  registres,  écrit-il1, 
ont  une  valeur  légale.  Sans  cesse  on  les  interroge. 
Devant  les  tribunaux  civils,  il  faut  constater 
la  naissance  d'une  personne,  sa  mort  ou  son 
mariage.  De  la  production  de  ces  actes  dépend 
le  succès  d'un  procès,  une  question  d'héritage. 
Mais  où  prendre  ces  documents  ?  dans  quelles 
archives  sont-ils  ?  quelle  année  faudra-t-il  par- 
courir ?  Une  foule  de  difficultés  augmentent  les 
chances  d'erreur.  Il  faudra  renoncer  à  ses  préten- 
tions, ou  faire,  pour  chaque  cas,  une  grande  partie 
du  travail  que  le  dictionnaire  entier  m'a  coûté.  ' 

1.  Vol.   i,   Introd.,   p.    vi. 


250  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

Cet  ouvrage  offre  donc  un  intérêt  documen- 
taire spécial1,  et  il  se  présente  avec  un  cachet 
d'utilité  juridique  qu'il  serait  injuste  de  mécon- 
naître. Mais,  plus  haut  que  la  question  d'intérêt 
et  au-dessus  de  la  valeur  purement  légale,  il 
y  a  un  autre  point  de  vue  où  il  convient  de  se 
placer,  et  d'où  l'œil  embrasse,  dans  un  rayon  plus 
étendu,  des  avantages  bien  autrement  appré- 
ciables :     c'est  le  point  de  vue  national. 

Dresser  l'arbre  généalogique  d'un  peuple  :  quelle 
idée  grandiose  et  quel  admirable  dessein  ! 

C'est  un  instinct  de  la  nature  et,  comme 
une  loi  de  l'histoire,  que  l'esprit  d'une  nation, 
grâce  à  sa  culture  féconde,  et  selon  que  cet  esprit 
se  déploie  en  un  plus  libre  essor,  se  reporte  avec 
complaisance  vers  ses  origines.  Les  peuples  ressem- 
blent à  ces  chênes  séculaires  dont  l'épaisse  et 
lourde  ramure,  longtemps  balancée  sous  l'effort  des 
vents,  retombe  somptueusement  vers  le  sol  et 
baise,  pour  ainsi  dire,  avec  amour  les  racines  qui 
l'ont  nourrie. 

Par  le  travail  de  l'abbé  Tanguay,  le  peuple 
canadien-français,  se  repliant  vers  son  passé, 
peut  atteindre  du  regard  non  seulement  quelques 
points  saillants  et  les  grandes  lignes  de  son  his- 
toire, mais  le  réseau  entier  des  familles,  humbles 


1.  L'auteur,  dans  un  ouvrage  complémentaire  A  travers  les 
registres,  a  également  consigné  beaucoup  de  renseignements 
utiles. 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  251 

ou  fameuses,  d'où  il  est  sorti.  Chose  unique  et 
merveilleuse  :  ce  peuple  possède  sa  généalogie. 
Il  a  là,  défilant  sous  ses  yeux,  sans  distinction  de 
rang  ou  de  fortune,  l'imposante  théorie  des  an- 
cêtres, de  leurs  fils,  de  leurs  petits-fils,  de  tous 
ceux  qui,  à  un  titre  quelconque,  par  la  croix  ou 
par  la  charrue,  par  la  parole  ou  par  l'épée,  ont 
fondé  et  fortifié,  illustré  et  perpétué  notre  race. 
Ce  sont  nos  archives  de  familles,  nos  actes  de 
naissance  chrétienne  et  de  baptême  national. 

Et  ce  n'est  donc  pas  sans  une  légitime  fierté 
que  nous  feuilletons  ces  pages  riches  des  plus 
beaux  noms  de  la  France  et  des  plus  pures  gloires 
de  l'Eglise  ;  où  resplendissent  des  figures  de 
héros  ;  où  rayonnent  des  fronts  de  pasteurs  et 
d'apôtres  ;  où  les  familles  les  plus  hautes  et  les 
plus  modestes  s'y  rencontrent  sans  se  confondre  ; 
où  chacun  peut  s'incliner  devant  l'image  d'un 
aïeul  vénéré  et  suivre  pas  à  pas,  à  travers  les 
longs  sentiers  historiques,  la  marche  progressive 
de   sa   descendance. 

Il  y  a  plus.  Le  dictionnaire  Tanguay,  en  mar- 
quant le  lieu  d'origine  des  premiers  colons  cana- 
diens, en  signalant  non  seulement  les  provinces, 
mais  les  villes  et  les  bourgs  d'où  émigrèrent  nos 
aïeux,  nous  met  en  contact  intime  avec  la  mère- 
patrie.  Il  permet  aux  familles  françaises  de 
l'Amérique  britannique,  à  la  plupart  d'entre 
elles  du  moins,  de  remonter  jusqu'à  leur  source. 


252  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

Il  fait  passer  en  nos  esprits  comme  une  vision 
bienfaisante  de  la  douce  France,  de  la  France 
qui  adorait  te  Christ  et  gardait  ses  autels,  de  la 
France  qui  nous  a  donné  Dieu  et  ce  qu'après  Dieu 
nous  chérissons  davantage,  le  culte  de  la  jus- 
tice et  du  droit,  le  souci  de  l'honneur  et  de  la 
vraie  liberté. 

Qui  de  nous,  Messieurs,  en  ouvrant  ce  livre 
d'or  et  en  parcourant  ces  tables  généalogiques 
de  notre  race,  ne  se  sentirait  vivement  ému  ? 
Qui  ne  bénirait  l'homme  à  qui  nous  devons  cet 
ouvrage  sans  rival,  croyons-nous,  en  son  genre  ? 
C'est  le  sang  français  qui  roule,  à  travers  ces 
pages,  ses  flots  purifiés  par  la  grâce  du  baptême  ; 
c'est  l'âme,  c'est  la  vie  française  qui  tressaille 
en  ces  artères,  qui  se  transmet  intacte  et  pure 
de  famille  en  famille,  et  que  l'on  voit  s'épancher, 
active  et  féconde,  dans  toutes  nos  vallées  et  sur 
tous  nos  rivages. 

Voilà  pourquoi  j'ose  estimer  que  l'abbé  Tanguay 
a  fait  une  œuvre  de  haut  patriotisme  et  que  son 
travail,  si  aride  et  si  peu  agrémenté  qu'il  soit, 
mérite  plus  qu'une  mention  vulgaire. 

On  honore  la  mémoire  des  hommes  de  cou- 
rage qui,  marchant  à  l' avant-garde  des  grands 
mouvements  civilisateurs,  explorent  des  régions 
inconnues,  remontent  les  fleuves  et  les  rivières, 
et  frayent  à  l'activité  humaine  des  routes  nou- 
velles.     Non   moins   importante   et   non    moins 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  253 

glorieuse  doit  nous  paraître  l'œuvre  d'explora- 
tion due  à  l'initiative  de  notre  regretté  collègue. 
Il  a  joué,  lui  aussi,  un  rôle  de  découvreur.  Il 
s'est  armé  d'un  rare  courage,  et  remontant  avec 
patience  le  cours  des  générations,  il  est  allé 
rechercher,  aux  sources  mêmes  d'où  elles  ont 
jailli,  le  secret  de  leur  force,  de  leur  vitalité  et 
de  leurs   vertus  ! 

Du  seuil  de  son  œuvre,  l'auteur  semble  adresser 
à  ses  compatriotes  ces  paroles  du  poète1  : 

Élevez  vos  cœurs  et  vos  yeux 
Vers  les  sommets  de  notre  histoire  ; 
Saluez  l'œuvre  des  aïeux 
Et  leurs  noms  rayonnants  de  gloire. 

Pour  exciter  votre  vigueur 
Nourrissez-vous  de  leurs  exemples  ; 
Humbles  comme  eux  près  du  Seigneur, 
Soyez  fiers  au  sortir  des  temples. 

L'abbé  Tanguay  a  lui-même  donné  l'exemple, 
non  seulement  d'un  labeur  acharné  et  intelli- 
gent, mais  d'une  vie  fidèle  à  Dieu,  obéissante  à 
l'Eglise  et  dévouée  à  ses  frères.  Et  il  serait  inté- 
ressant de  montrer  en  cet  homme  de  bien,  à  côté 
du  travailleur  et  de  l'érudit,  le  pasteur  zélé, 
l'éducateur  éclairé,  le  gardien  des  traditions, 
l'ami  constant  et  généreux  de  nos  plus  anciennes 

1.  Victor  de  Laprade. 


254  DISCOURS    ET   ALLOCUTIONS 

maisons  d'enseignement.  Mais  ces  considérations, 
outre  qu'elles  sortiraient  peut-être  du  cadre 
naturel  de  cet  éloge,  m'entraîneraient  sûrement 
hors  des  limites  du  temps  qu'il  convient  d'y  con- 
sacrer. 

J'ajouterai  seulement  que  la  vie  entière  de 
notre  collègue  se  résume  en  deux  grands  amours  : 
l'amour  de  l'Eglise  et  l'amour  de  la  patrie1. 
C'est  parce  qu'il  a  aimé  l'Eglise,  travaillé  et 
peiné  pour  elle,  que  le  Souverain  Pontife  voulut 
lui  donner  des  marques  de  particulière  bienveil- 
lance, et  qu'il  lui  conféra  successivement  les 
titres  de  Camérier  secret  et  de  Prélat  de  Sa  Sain- 
teté. Et  c'est  parce  qu'il  a  aimé  son  pays,  lui 
faisant  hommage  de  son  savoir,  de  ses  recherches 
et  de  sa  loyauté,  que  le  Gouvernement  canadien 
le  nomma  attaché  du  Bureau  des  Statistiques 
d'Ottawa,  qu'il  le  gratifia  d'une  médaille  de  la 
Confédération,  et  que  lors  de  la  formation  de  la 
Société  Royale  du  Canada,  notre  distingué  com- 
patriote fut  choisi  comme  membre  fondateur  de 
cette  association. 

Il  était  docteur  es  lettres  de  l'Université  Laval, 
et  plusieurs  sociétés  savantes  lui  avaient  fait 
l'honneur  de  lui  ouvrir  leurs  portes. 

On  appréciait  l'œuvre  de  Mgr  Tanguay,  et, 
en  effet,  l'œuvre  de  notre  confrère  défunt  restera. 

1.  "  La  patrie  et  l'Eglise,  le  sentiment  national  et  le  sentiment 
religieux,  loin  de  s'exclure,  se  fortifient  l'un  par  l'autre.  "  (Lacor- 
daire,   Pensées  choisies,  n,   p.   280). 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  255 

C'est  un  monument  digne  de  notre  passé 
glorieux.  Nos  évêques,  nos  hommes  d'Etat, 
nos  écrivains,  l'ont,  tour  à  tour,  loué  hautement. 
Et  ces  éloges,  nous  les  résumerons  nous-même 
en  disant  que  l'ouvrage  réalise  en  toute  vérité 
les  belles  paroles  de  la  dédicace  mise  par  l'auteur 
en  tête   du  premier  volume  : 

"  A  l'Eglise  et  à  mon  pays.  " 


PANEGYRIQUE 

DES  BIENHEUREUX 

MARC  CRISIN,  ETIENNE  PONGRACZ 

ET    MELCHIOR    GRODECZ, 

Prononcé  à  Québec 

dans  l'église  Notre-Dame-du-Chemin 

le  22  octobre  1905 


Hi  sunt .  .  .  qui  laverunt  stolas 
suas,  et  dealbaverunt  eas  in  san- 
guine Agni. 

Ceux-ci,  ce  sont  ceux  qui  ont 
lavé  leurs  robes   et  les  ont  puri- 
fiées dans  le   sang  de  l'Agneau. 
Apoc,  vu,  14. 

Monseigneur1, 

Mes  Frères, 

y     'an    dernier,    faisant    suite     à    l'inoubliable 

j^  ^  cinquantenaire   de  la  définition   du   dogme 

de  l'Immaculée  Conception,  avaient  lieu  à  Rome 

une  série  de  fêtes  bien  propres  à  réjouir  l'âme 

1.   Mgr  Louis-Nazaire  Bégin,  archevêque  de  Québec. 

17 


258  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

des  milliers  de  pèlerins  accourus  de  tous  les 
pays  dans  la  Ville  éternelle. 

Pie  X,  l'élu  de  Dieu,  le  Pontife  vénéré  dont 
le  zèle  s'emploie  de  tant  de  manières  à  affermir 
la  foi  et  à  raviver  la  piété  des  fidèles,  venait 
de  donner  une  issue  heureuse  à  plusieurs  causes 
de  canonisation  et  de  béatification  jusque-là 
pendantes.  De  nouveaux  saints  montaient  sur 
les  autels  ;  de  nouveaux  astres  s'allumaient 
au  firmament  de  l'Eglise.  L'immense  basili- 
que de  Saint-Pierre,  théâtre  de  ces  religieuses 
et  grandioses  manifestations,  voyait  chaque  se- 
maine le  Pape  lui-même  y  présider  en  personne 
et  rendre  ainsi,  par  sa  royale  présence,  un  hom- 
mage souverain  aux  vertus  de  ceux  qu'il  serait 
désormais  permis  d'invoquer  publiquement  com- 
me de  célestes  protecteurs. 

Le  quinze  janvier,  j'avais  l'insigne  bonheur 
d'être  présent  à  l'une  de  ces  fêtes.  Au  haut  de 
l'abside,  dans  un  rayonnement  de  douce  et 
sereine  lumière,  un  tableau  presque  transpa- 
rent attirait  tous  les  regards.  Trois  personna- 
ges y  apparaissaient,  à  genoux  sur  un  nuage 
de  gloire,  tenant  des  palmes  à  la  main  et  la 
figure  toute  resplendissante  de  clartés  séraphi- 
ques. 

On  se  demandait  leurs  noms.  C'étaient  des 
inconnus  émergeant  soudain  de  l'ombre  du  passé, 
et  prenant  place,  par  un  acte  décisif  du  Vicaire 


DISCOURS    ET   ALLOCUTIONS  259 

de  Jésus-Christ,  au  rang  des  bienheureux  et 
des  héros  chrétiens.  —  D'où  sortaient  ces  héros  ? 
Sur  quels  champs  de  bataille  s'étaient-ils  il- 
lustrés ?  Que  représentaient  ces  palmes  flot- 
tant et  s' épanouissant  en  leurs  mains  comme 
des  étendards  ?  Hi  qui  amicti  sunt  stolis  albis, 
qui   sunt    et   unde    venerunt1  ? 

Le  décret  de  béatification,  retentissant  sous 
la  voûte  sacrée  comme  un  divin  message,  vint 
bientôt  nous  l'apprendre.  Nous  sûmes  que  c'étaient 
des  prêtres,  que  c'étaient  des  missionnaires,  que 
c'étaient  des  martyrs.  Leurs  tuniques  empour- 
prées brillèrent  à  nos  yeux  d'un  plus  radieux 
éclat,  et  nous  crûmes  entendre,  comme  tom- 
bant des  hauteurs  du  ciel,  ces  paroles  de  nos 
Saints  Livres  :  "  Hi  sunt  qui  venerunt  de  tribu- 
latione  magna,  et  laverunt  stolas  suas,  et  dealba- 
verunt  eas  in  sanguine  Agni2.  Ceux  que  vous 
voyez  là,  ce  sont  des  hommes  de  foi,  des  apô- 
tres admirables  qui  ont  traversé  le  feu  des  grandes 
épreuves,  qui  ont  lavé  leurs  robes  et  qui  les  ont 
purifiées   dans  le   sang   de  l'Agneau.  " 

Paroles  éloquentes,  mes  Frères,  paroles  pleines 
de  beauté  et  de  sens  ! 

Et  c'est  pour  y  faire  écho  que  je  viens  au- 
jourd'hui, à  la  clôture  de  ce  triduum  et  en  ce 


1.  Apoc,  vu,  13. 

2.  Apoc,  vu,  14. 


260  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

pieux  sanctuaire  élevé  par  les  fils  de  saint  Ignace, 
célébrer  en  quelques  mots  le  triomphe  des  trois 
héros  dont  deux  furent  prêtres  de  la  Compagnie 
de  Jésus,  et  qui  tous  s'offrent  maintenant  à 
l'imitation  et  au  culte  des  fidèles  de  tous  les 
pays. 

L'Eglise  les  loue,  l'Eglise  les  exalte,  l'Eglise 
les  honore,  mais  eux-mêmes  furent  d'abord, 
par  leur  vie  sainte  et  par  leur  mort  généreuse, 
un  honneur  et  une  joie  pour  l'Eglise. 

Marc  Crisin,  Etienne  Pongracz,  Melchior  Gro- 
decz,  —  ce  sont  leurs  noms,  —  naquirent,  il  y  a 
plus  de  trois  siècles,  en  ce  beau  royaume  de 
Hongrie  qu'illustra  saint  Etienne  et  que  le  dévot 
monarque  consacra  religieusement  à  Marie. 

Leurs  familles  étaient  chrétiennes,  et  c'est 
dans  l'atmosphère  du  foyer  domestique  que 
nos  trois  bienheureux  puisèrent  les  premiers 
germes  de  ce  mâle  courage  et  de  cette  sublime 
vertu  qui  en  ont  fait  des  héros. 

En  nos  jours  d'indulgences  faciles  et  de  molles 
complaisances,  comprend-on  suffisamment,  mes 
Frères,  comprend-on  et  apprécie- t-on  le  rôle 
capital  qui  incombe  aux  parents  chrétiens  dans 
la  formation  et  l'éducation  des  enfants  ?  Sait-on 
bien  dans  quelle  mesure  l'attachement  aux  prin- 
cipes, la  fermeté  du  caractère,  l'innocence  et 
la  probité  de  la  vie  dépendent  des  leçons  dictées 
de   bonne   heure   par   les   suaves   accents   d'une 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  261 

mère,  des  exemples  de  foi  robuste,  de  vertu 
courageuse  donnés  en  toutes  circonstances  par 
un  père  conscient  de  ses  responsabilités  et  sou- 
cieux de  ses  devoirs  ?  Ce  sont  là  des  questions 
que  je  pose,  et  que  je  n'ai  pas  ici  le  loisir  de  ré- 
soudre. 

Les  trois  jeunes  Hongrois,  que  Dieu  prédes- 
tinait à  une  fin  si  glorieuse,  eurent  l'avantage 
de  faire  des  études  classiques  au  sein  d'une  des 
maisons  dirigées  alors  avec  tant  de  succès  par 
les  Révérends  Pères  Jésuites.  C'est  dire  que 
leur  formation  fut  complète,  solide  autant  que 
brillante,  et  fortement  imprégnée  de  sens  chré- 
tien. Ils  ouvrirent  leurs  âmes  toutes  grandes 
au  souffle  de  vie  intellectuelle  et  religieuse  entre- 
tenu autour  d'eux  par  des  maîtres  zélés  et  sa- 
vants, voués  tout  entiers  au  service  du  Seigneur 
et  à  la  saine  et  noble  culture  des  esprits  et  des 
volontés. 

La  Compagnie  de  Jésus  n'est-elle  pas  l'une 
des  grandes  éducatrices  de  la  jeunesse  ?  De- 
puis longtemps  déjà,  amis  et  ennemis  lui  recon- 
naissent cette  gloire  ;  et  les  hommes  qu'elle  a 
formés,  qu'elle  instruit  et  forme  tous  les  jours 
non  seulement  dans  l'enceinte  de  ses  collèges, 
mais  aussi  au-dehors  par  la  diffusion  de  sa  doc- 
trine et  par  le  rayonnement  de  son  influence, 
en  sont  la  démonstration  la  plus  éclatante. 
Que  de  saints,  que  de  prêtres  fervents,  que  de 


262  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

citoyens  éclairés  et  pieux,  lui  doivent  après  Dieu 
la  puissance  de  leurs  convictions  et  l'éclat  de 
leurs   mérites  ! 

Je  ne  m'étonne  donc  pas  que  les  trois  ado- 
lescents, confiés  à  sa  tutelle,  aient  grandi  si 
promptement  dans  l'amour  du  devoir,  qu'ils 
se  soient  portés  d'un  si  vif  essor  vers  les  hau- 
teurs de  la  science  et  vers  les  sommets  de  la 
sainteté. 

De  cette  science  et  de  cette  sainteté,  ils  ne 
tardèrent  pas  à  donner  des  preuves,  lorsque 
devenus,  l'un  prêtre  séculier  et  chanoine,  les 
deux  autres,  membres  de  la  Compagnie  qui 
les  avait  initiés  aux  grandes  et  fortes  vertus, 
ils  commencèrent,  soit  dans  l'enseignement,  soit 
dans  la  prédication  et  le  ministère  des  âmes, 
cette  série  de  labeurs,  de  luttes,  de  sacrifices, 
que  devait  bientôt  couronner  l'auréole  san- 
glante du  martyre. 

Le  royaume  de  saint  Etienne  était  alors  en 
proie  aux  attaques  de  l'hérésie.  Levé  par  des 
mains  ambitieuses,  l'étendard  de  la  Réforme, 
disons  mieux,  de  la  révolte,  avait  été  arboré 
dans  la  capitale  de  la  Bohême  ;  puis,  par  la 
trahison  du  trop  fameux  Bethlen,  prince  de 
Transylvanie,  il  venait  de  pénétrer  dans  la  Hon- 
grie supérieure  et  flottait  sur  les  murs  de  Casso- 
vie.  Les  triomphateurs,  ivres  d'orgueil,  se  li- 
vraient  à   toutes   sortes   d'excès.      Rien   n'était 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  203 

sacré  à  leurs  yeux.:  ni  la  majesté  des  temples, 
ni  le  trésor  des  églises,  ni  la  personne  des  prê- 
tres et  des  religieux.  C'est  à  ceux-ci  surtout, 
particulièrement  aux  Jésuites,  qu'on  en  vou- 
lait. Ces  fiers  et  vaillants  apôtres,  toujours 
sur  la  brèche,  opposaient  à  l'ennemi  une  résis- 
tance plus  vive.  Il  était  naturel  que  les  haines 
s'acharnassent  contre  eux  et  contre  leurs  œuvres. 

Or,  au  moment  où  Cassovie  tombait  au  pou- 
voir des  insurgés,  le  chanoine  Crisin,  ainsi  que 
les  Pères  Pongracz  et  Grodecz,  providentielle- 
ment réunis  sur  le  même  théâtre,  exerçaient 
en  cette  région  leur  zèle  tout  apostolique.  Par 
la  parole  et  par  l'action,  ils  soutenaient  dans 
leur  foi  les  catholiques  menacés  et  s'efforçaient 
d'arracher  aux  mains  de  l'hérésie  quelques-unes 
de  ses  nombreuses  victimes.  C'était  assez  pour 
déchaîner  sur  eux  la  colère  et  la  brutalité  des 
vainqueurs. 

On  les  fit  prisonniers  ;  on  les  lia  et  garrotta 
comme  des  criminels  de  bas  étage  ;  puis,  sans 
aucune  forme  de  procès,  on  leur  infligea  les 
traitements  les  plus  barbares,  les  outrages  les 
plus  ignominieux.  L'espoir  d'une  apostasie  porta 
les  persécuteurs  à  essayer  contre  l'un  d'entre 
eux  les  séductions  et  les  promesses.  Mais  ce 
honteux  dessein,  plus  odieux  que  la  force  bru- 
tale, ayant  échoué,  la  fureur  des  bourreaux  ne 
connut  plus  de  bornes.     On  se  rua  sur  les  victi- 


264  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

mes  avec  une  violence  inouïe.  Leurs  chairs 
furent  meurtries,  mutilées,  consumées  avec  des 
flambeaux  ardents  ;  et,  pendant  que  les  trois 
martyrs,  dignes  de  leurs  aînés  des  siècles  les  plus 
héroïques,  agonisaient,  le  pardon  sur  les  lèvres 
et  en  murmurant  les  noms  de  Jésus  et  de  Marie, 
on  leur  trancha  la  tête  et  on  jeta  leurs  restes 
sacrés  dans  un  cloaque  immonde. 

La  haine  avait  fait  son  œuvre.  Elle  exultait, 
elle  se  gaudissait,  elle  s'imaginait  triompher  : 
mais  à  tort  ;  car,  en  réalité,  elle  était  vaincue 
par  l'amour,  par  l'amour  fidèle  à  Dieu,  fidèle 
à  l'Eglise  du  Christ,  fidèle  à  la  foi  des  ancêtres, 
par  l'amour  plus  grand  que  la  haine  et  plus 
puissant  que  la  mort. 

Ah  !  mes  Frères,  la  patrie  émue  et  recon- 
naissante élève  des  statues,  érige  des  monuments 
à  la  mémoire  des  braves  qui  savent  la  défen- 
dre, qui  savent  se  sacrifier,  souffrir  et  mourir 
pour  elle.  N'est-il  pas  juste  que  l'Eglise  recon- 
naisse, elle  aussi,  par  des  actes  publics  le  mérite 
de  ses  enfants,  qu'elle  honore  d'uD  culte  spé- 
cial ceux  d'entre  eux  qui  l'ont  le  plus  aimée, 
le  mieux  servie,  le  plus  glorifiée  ?  N'est-il  pas 
juste,  surtout,  qu'elle  recueille  d'une  main  avide, 
et  avec  une  sollicitude  amoureuse,  le  sang  versé 
par  ses  martyrs,  qu'elle  tire  de  l'oubli  leurs  osse- 
ments sacrés,  qu'elle  les  baise  avec  respect, 
qu'elle  les  embaume  de  l'encens  de  ses  prières, 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  265 

et  qu'elle  les  couvre  des  témoignages  de  la 
vénération   populaire  ? 

Ceci  importe  d'autant  plus  que  le  martyre 
patiemment  subi  et  historiquement  constaté  con- 
stitue l'une  des  preuves  les  plus  sûres  et  l'une 
des  démonstrations  les  plus  convaincantes  de 
la  vérité   catholique. 

Pourquoi,  aux  premiers  âges  de  l'Eglise,  le 
sang  versé  à  flots,  loin  de  tarir  les  sources  de 
la  foi,  en  a-t-il  si  hautement  servi  les  intérêts  ? 
Pourquoi,  dans  ces  sillons  creusés  et  sur  ce  sol 
déchiré  par  la  cruauté  païenne,  l'Evangile,  com- 
me une  végétation  pleine  de  sève,  a-t-il  germé 
si  promptement,  grandi  si  vigoureusement  pour 
s'épanouir  bientôt  en  une  floraison  merveilleuse? 
Pourquoi,  pendant  que  les  chrétiens  marchaient 
en  foule  à  la  mort,  le  christianisme  honni  et 
chaque  jour  grandissant,  s'est-il  avancé  par 
une  série  ininterrompue  de  victoires  à  la  pour- 
suite des  âmes,  à  l'assaut  des  institutions  et 
des  trônes,  et  à  la  conquête  du  corps  social  tout 
entier  ? 

C'est  que,  mes  Frères,  le  seul  spectacle  du 
martyre,  la  seule  vue  d'hommes  de  tout  âge, 
de  personnes  de  tout  sexe,  de  toute  profession, 
de  toute  condition,  donnant  gaiement,  délibé- 
rément, leur  vie  pour  Dieu,  était  par  elle-même 
une  preuve  et  une  apologie  de  la  foi.  De  tels 
héroïsmes    dépassaient    trop    manifestement    les 


266  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

forces  humaines  pour  ne  pas  frapper  singulière- 
ment les  esprits  et  pour  ne  pas  remuer  profon- 
dément les  âmes.  Jusque-là  on  avait  bien  vu, 
dans  l'entraînement  des  batailles,  de  rudes  sol- 
dats mourir  pour  leur  pays.  Mais  de  frêles  vieil- 
lards, mais  de  candides  enfants,  mais  de  timides 
jeunes  filles,  par  pure  conviction  religieuse,  pré- 
senter froidement  leur  cou  à  la  hache  du  bour- 
reau, cela  ne  s'était  jamais  vu.  Et  une  religion 
capable  de  si  sublimes  exploits  ne  pouvait  venir 
que  de  Dieu. 

Ce  raisonnement  était  juste,  et  il  en  est  sorti 
quinze    siècles    de    christianisme    triomphant. 

Les  trois  serviteurs  du  Christ,  dont  nous 
avons  narré  le  trépas,  sont-ils  véritablement 
morts  pour  la  foi  ?  Ont-ils,  comme  les  milliers 
de  martyrs  reconnus  par  l'Eglise,  été  égorgés 
•en  haine  de  Jésus-Christ,  en  haine  de  son  esprit 
et  de  sa  doctrine,  et  leur  sang,  noblement  ré- 
pandu, est-il  tombé  dans  les  coupes  d'or  que 
les  anges  offrent  invisiblement  à  l'Agneau  sans 
tache  sur  l'autel  des  mystiques  et  glorieuses 
immolations  ? 

Oui,  l'histoire  authentique  et  véridique  l'at- 
teste. Le  récit  de  leur  mort,  les  circonstances 
cruelles  et  tragiques  qui  en  composent  la  trame, 
en  font  foi.  Lorsque  la  troupe  inique  des  sol- 
dats, soudoyés  par  les  chefs  de  la  rébellion  hon- 
groise, eut  fait  main  basse  sur  les  objets  sacrés 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  267 

dont  les  trois  prêtres,  mis  en  arrêt,  avaient  la 
garde,  une  voix  sanguinaire  leur  cria  :  "  Main- 
tenant, préparez-vous  à  mourir.  "  —  "  Et  pour 
quel  motif  ?  "  demandèrent  avec  calme  les  pri- 
sonniers. —  "  Parce  que  vous  êtes  papistes,  " 
leur  fut-il  répondu  ;  c'est-à-dire  parce  que  vous 
êtes  enfants  de  l'Eglise  romaine,  parce  que 
vous  croyez  au  Pape,  vicaire  de  Jésus-Christ, 
parce  que  vous  adhérez  aux  dogmes  qu'il  pro- 
clame et  aux  vérités  qu'il  enseigne,  parce  que 
vous  n'êtes  pas  de  ceux  qui,  à  la  suite  de  Luther 
et  de  Calvin  nos  maîtres,  ont  secoué  le  joug  de 
l'autorité  religieuse  et  préconisent  en  paroles 
et  en  actes  la  pensée  libre,  la  sédition  et  l'insur- 
rection. 

L'hérésie,  mes  Frèrec,  ose  accuser  le  catho- 
licisme d'intolérance.  Dans  quelle  histoire  de 
l'Eglise  catholique  trouverait-on  une  page  aussi 
noire,  aussi  barbare  et  aussi  criminelle,  que  celle 
qui  fut  écrite  en  1619,  dans  le  sang  et  dans  la 
boue,  par  les  auteurs  de  l'abominable  drame  de 
Cassovie  ?  Ces  scènes  sauvages,  dignes  de  l'épo- 
que néronienne,  firent  rougir  de  honte  les  sec- 
taires eux-mêmes  qui  les  avaient  si  odieusement 
dictées. 

Et  Dieu,  de  son  côté,  voulut  les  permettre 
pour  perpétuer  dans  son  Eglise  ce  témoignage 
du  sang  qui  ne  lui  a  jamais  fait  défaut,  et  dont 
elle  s'honore  à  l'égal  des  plus  pures  gloires  et 


268  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

des  plus  retentissantes  affirmations  de  sa  divi- 
nité. 

Je  pourrais,  si  je  ne  craignais  d'être  trop  long, 
vous  montrer  par  quels  prodiges  le  Ciel  se  chargea 
bientôt  de  glorifier  sur  la  terre  ceux  qui  venaient 
de  faire,  d'une  manière  si  courageuse,  le  sacri- 
fice de  leur  vie.  Les  chambres  qui  avaient  été 
le  théâtre  de  cet  odieux  massacre,  devinrent 
presque  aussitôt  les  témoins  d'extraordinaires 
phénomènes.  Une  lumière  merveilleuse  qu'on 
y  vit,  des  chants  harmonieux  et  suaves  qu'on 
y  entendit,  symbolisèrent  aux  yeux  des  per- 
sonnes présentes  le  bonheur  dont  jouissaient 
déjà  les  trois  héros  de  la  foi,  et  la  beauté,  la 
grandeur,  la  sublimité  de  la  cause  pour  laquelle 
ils  étaient  morts.  Que  d'autres  signes  célestes, 
et  que  de  faveurs  marquantes,  soit  physiques 
soit  morales,  s'ajoutèrent  dans  la  suite  à  ces 
premiers  prodiges  et  répandirent  au  loin,  dans 
toute  la  Hongrie,  la  renommée  des  martyrs  de 
Cassovie  ! 

Cette  renommée,  par  l'acte  et  le  décret  papal, 
qui,  après  trois  siècles  d'attente,  vient  d'en  faire 
la  consécration  solennelle,  est  arrivée  jusqu'à 
nous. 

La  Hongrie,  de  nos  jours  si  affreusement  tra- 
vaillée par  les  sectes,  bénéficiera  sans  doute  la 
première  de  l'officielle  glorification  du  mérite 
et  de  la  vertu  de  ses  enfants.     Mais  nous  aussi,. 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  269 

mes  Frères,  nous  pouvons,  nous  devons  même 
tirer  ample  profit  d'un  exemple  si  remarquable 
et  si  saisissant  de  courage  chrétien. 

Les  guerres  de  religion  n'ont  plus,  il  est  vrai, 
dans  nos  sociétés  modernes,  le  caractère  san- 
glant qui  les  marquait  jadis.  Notre  foi,  si  long- 
temps maîtresse  du  monde,  n'a,  ce  semble,  à 
redouter,  dans  les  pays  policés,  ni  l'épreuve  d'ob- 
scurs cachots,  ni  les  assauts  violents  d'une  solda- 
tesque grisée  et  assoiffée  de  meurtre  et  de  car- 
nage. 

Gardons-nous,  toutefois,  de  nous  tromper  nous- 
mêmes  et,  par  suite,  de  nous  endormir  dans  une 
fausse  sécurité.  Pour  être  apparemment  plus 
bénigne,  la  lutte  religieuse  n'en  est  ni  moins  per- 
fide ni  moins  dangereuse.  Ici  même,  l'ennemi 
est  à  nos  portes.  L'hérésie  jalouse  nos  progrès  ; 
l'impiété,  la  libre  pensée  lui  tendent  en  toute 
occasion  une  main  complice  et  sournoise  pour 
saper  par  les  fondements  l'édifice  de  nos  croyan- 
ces et  le  rempart  de  nos  libertés.  C'est  par  un 
courage  constant,  et  par  une  grande  force  d'âme, 
par  un  attachement  profond  à  l'Eglise  de  Jésus- 
Christ,  par  un  esprit  de  foi  plus  ferme  que  tous 
les  lienr,  plus  fort  que  bous  les  intérêts,  plus 
tenace  que  toutes  les  opinions,  que  nous  con- 
serverons ce  patrimoine  moral  et  religieux  qui 
fait  notre  joie  et  notre  orgueil.  Souvenons-nous 
des  actes  de  vaillance  et  des  mille  sacrifices  ac- 


270  DISCOURS    ET   ALLOCUTIONS 

complis  par  les  premiers  chrétiens,  par  les  mar- 
tyrs de  tous  les  temps,  et  par  nos  pères  eux- 
mêmes,  pour  garder  pur  et  intact  le  dépôt  de  la 
foi,  et  ne  soyons  pas  indignes  d'ancêtres  si  glo- 
rieux. 

Cette  foi  qui  nous  est  chère,  professons-la  en 
toutes  rencontres,  et  ne  permettons  à  la  lâcheté 
et  au  respect  humain,  ni  d'en  ternir  le  nom,  ni 
d'en  restreindre  les  vérités,  ni  d'en  amoindrir 
les  obligations.  Catholiques  sincères,  catholi- 
ques convaincus,  soyons-le  toujours  et  partout, 
sans  peur  et  sans  faiblesse  ;  soyons-le,  et  dans 
la  croyance  aux  dogmes  que  le  titre  de  chré- 
tiens nous  impose,  et  dans  l'observance  des 
règles  que  la  morale  et  la  discipline  nous  pres- 
crivent. 

Je  proposais  tout  à  l'heure  à  votre  vénéra- 
tion trois  ministres  du  Dieu  fait  homme,  mis 
à  mort  pour  son  amour.  Quoi  de  plus  beau 
qu'un  tel  trépas,  et  quoi  de  plus  touchant  qu'un 
pareil  sacrifice  !  Avec  ce  sang  qui  jaillit  en  té- 
moignage de  la  foi,  ne  faut-il  pas  surtout  admirer 
l'éclatant  et  suprême  triomphe  d'une  volonté 
supérieure  à  elle-même,  cette  grande  victoire 
morale,  la  plus  belle,  la  plus  noble,  la  plus  fé- 
conde et  la  plus  généreuse  que  puisse  remporter 
l'âme  sur  le  corps,  l'esprit  sur  la  matière,  la  grâce 
sur  la  nature,  le  dévouement  sur  l'égoïsme, 
l'amour  de  Dieu  sur  l'amour  de  soi  ? 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  271 

C'est  en  cela,  mes  Frères,  que  le  martyre  nous 
donne  à  tous  de  hautes  et  utiles  leçons.  Nous 
n'aurons  pas,  vraisemblablement,  à  mourir  pour 
Jésus-Christ  ;  sachons  au  moins  vivre  pour 
lui.  Soyons  esclaves  de  sa  loi,  soyons  martyrs 
de  notre  devoir.  Malgré  les  épreuves,  malgré 
les  obstacles,  malgré  les  contrariétés  de  tout 
genre  qui  sont  le  triste  apanage  de  l'humaine 
destinée,  ne  désertons  jamais  le  drapeau  de 
l'honneur  et  le  chemin  de  la  vertu. 

Prions  les  trois  bienheureux  dont  nous  avons 
rappelé  les  gloires,  et  qui  par  leur  crédit  opérèrent,, 
en  tant  d'occasions,  les  fruits  les  plus  abondants 
de  salut,  de  nous  obtenir  de  Notre-Seigneur  un 
accroissement  de  grâces  et  un  redoublement 
de  courage,  de  prendre  sous  leur  tutelle  cette 
foi  et  cette  Eglise  canadienne  à  laquelle  nous 
tenons  de  toutes  les  fibres  de  nos  âmes,  et 
que  l'ennemi  du  bien  cherche  à  mettre  en 
péril. 

Et  puisque,  —  coïncidence  heureuse,  —  vers 
l'époque  où  nos  trois  héros  payaient  au  Christ 
l'admirable  tribut  de  leur  sang,  plus  près  de 
nous,  d'autres  disciples  d'Ignace  confessaient, 
eux  aussi,  dans  les  tortures  les  plus  atroces, 
le  nom  et  les  doctrines  et  la  mission  du  Maître 
divin,  souhaitons  que  l'Eglise  de  Dieu  joigne 
bientôt  dans  une  même  gloire  ceux  qui  l'hono- 
rèrent ici-bas  par  les  mêmes  souffrances,  et  que 


272  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

le  Canada  ait  à  son  tour  l'honneur  tant  désiré 
de  célébrer  solennellement  l'officiel  triomphe  de 
ses  apôtres  et  de  ses  martyrs1. 

Ainsi  soit-il,  avec  la  bénédiction  de   Mgr  l'Ar- 
^chevêque  ! 


1.  Allusion  au    procès    de  béatification   des  Pères   Jésuites 
martyrisés  au  Canada. 


DISCOURS 

SUR 

L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 

ET  LE  PROBLÈME  DES  LANGUES  NATIONALES 

Prononcé  à  l'une  des  séances  générales 

du  premier  ^Congrès 

de  la  Langue  française  au  Canada 

le  28  juin  1912 

Monseigneur    le    Président1, 
Messeigneurs2, 

Mesdames, 

Messieurs, 

Les  descendants  des  preux  qui  portèrent 
si  haut  dans  l'histoire  l'étendard  chrétien 
et  le  nom  gaulois,  ne  pouvaient,  en  leur  patrie 
d'Amérique,    tenir   un    Congrès    sans   y    convier 

1.  Sa  Grandeur  Mgr  Paul-Eugène  Roy,  évêque  d'Eleuthéro 
polis,  auxiliaire  de  Québec. 

2.  Mgr  l'Archevêque  de  Québec,   et  plusieurs  autres  repré- 
sentants de  FEpiscopat  canadien. 

18 


274  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

l'Eglise,  et  sans  faire  à  cette  Reine  du  mondey 
dans  le  programme  de  leurs  travaux,  une  place 
d'honneur. 

Et  la  langue  qui,  il  y  a  trois  siècles,  sur  les 
rives  encore  sauvages  de  notre  grand  fleuver 
inaugura  avec  une  sainte  audace  le  règne  du 
vrai  Dieu,  ne  pouvait,  en  ce  congrès,  recueillir 
ses  voix  éparses  et  ses  échos  les  plus  lointains 
sans  célébrer  et  sans  proclamer  les  sympathies 
généreuses  que  garde  invinciblement  pour  elle 
l'admirable  initiatrice  de  tous  les  progrès  et 
l'incomparable  éducatrice  de  toutes  les  nations. 

Ne  sont-ce  pas  là,  en  effet,  des  titres  dont 
s'honore  justement  l'Eglise  catholique  et  ro- 
maine, et  ne  sont-ce  pas  là  des  fonctions  qu'elle 
remplit  avec  amour  et  par  lesquelles  se  déploie, 
sans  acception  de  frontières,  son  immense  acti- 
vité   sociale  ? 

Le  catholicisme  est  universel. 

Il  n'a  pas  pour  mission  d'opérer  un  triage  des 
langues  ni  une  sélection  des  peuples,  mais  d'uti- 
liser toutes  les  langues  et  d'évangéliser  tous 
les  peuples. 

Ses  ministres,  de  par  leur  état,  ne  sont  ni 
des  constructeurs  d'empires  ni  des  champions 
de  républiques,  mais  des  sanctificateurs  et  des 
apôtres. 

Le  Christ,  leur  modèle,  n'a  pas  étendu  sur 
la    croix    ses   mains    sanglantes   pour    distribuer 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  275 

aux  races  préférées  des  sceptres  et  des  couronnes, 
mais  pour  embrasser  dans  une  même  étreinte 
tous  les  hommes  et  pour  répandre  sur  toutes 
les  races  les  bienfaits  de  l'œuvre  rédemptrice. 

C'est  de  ce  principe  supérieur  que  se  sont 
inspirés,  à  toutes  les  époques,  tous  les  esprits 
éclairés  et  tous  les  hommes  de  Dieu  ;  et  c'est 
cette  idée  maîtresse,  inscrite  aux  fastes  de  l'hu- 
manité croyante,  qui  imprime  à  la  politique  re- 
ligieuse son  caractère  vraiment  mondial. 

Or,  pour  accomplir  l'œuvre  de  la  rédemption 
humaine,  deux  instruments,  entre  tant  d'autres, 
sont   non  seulement  utiles,  mais  en  quelque  sor-, 
te  nécessaires  :   la   langue  liturgique  et  l'idiome 
national. 

Par  cette  belle  langue  latine  dont  les  formes 
précises,  semblables  aux  légendes  fortement  bu- 
rinées des  vieux  médaillons,  fixent  et  retiennent 
sa  pensée  dogmatique,  l'Eglise  conserve  intact, 
dans  les  sphères  de  la  science,  de  la  doctrine  et 
des  rites,   son  immuable  symbole. 

Par  l'idiome  maternel,  elle  descend  bienveil- 
lamment  de  ces  hauteurs,  et  elle  entre  en  rela- 
tions, en  conversation  avec  les  foules.  Là  est 
le  secret  de  son  prestige,  de  son  influence  et  de 
ses   succès. 

Chaque  peuple,  Messieurs,  vit  et  respire  par 
sa  langue  d'où  s'exhalent  son  passé,  ses  tradi- 
tions,  ses  aspirations.      Pour  s'associer  à  cette 


276  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

vie  intime  et  pour  agir  efficacement  sur  elle, 
la  Mère  et  la  Directrice  des  âmes  ne  saurait  se 
désintéresser  du  langage  national. 

Voyez  nos  mères  selon  la  nature.  Comme 
elles  s'empressent  autour  de  l'humble  berceau  ! 
Elles  le  caressent  du  regard  ;  elles  s'inclinent 
avec  tendresse  sur  le  fruit  de  leurs  entrailles  ; 
de  leurs  lèvres  empourprées  d'amour,  elles  répè- 
tent aux  tout  petits,  en  des  accents  de  terroir, 
les  premières  et  rudimentaires  syllabes  des  vo- 
cables les  plus  suaves,  et  des  appellations  les 
plus  sacrées.  C'est  en  se  penchant  elle-même  sur 
le  berceau  et  le  sein  des  peuples,  c'est  en  prê- 
tant l'oreille  aux  vibrations  émues  de  leurs 
âmes  et  aux  évocations  patriotiques  de  leur 
histoire,  c'est  en  leur  rappelant  des  mots  et  des 
noms  aimés  et  en  leur  parlant  tour  à  tour  la  lan- 
gue de  leurs  joies  et  la  langue  de  leurs  deuils, 
la  langue  de  leurs  espoirs  et  la  langue  de  leurs 
triomphes,  que  l'Eglise  conquiert  leur  estime, 
qu'elle  s'empare  de  leur  pensée,  qu'elle  transforme 
et  qu'elle  régénère  leur  vie. 

Le  parler  des  ancêtres  porte  en  lui-même  une 
vertu  magique,  des  notes  singulières  qui  émeu- 
vent, un  rythme  mélodieux  qui  enchante.  C'est 
la  formule  de  la  première  prière,  le  langage  de 
la  première  leçon,  des  premières  impressions, 
du  premier  amour.  En  lui  se  reflète  l'image  vé- 
nérée de  la  patrie  ;     par  lui  vibre  en  nos  âmes 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  277 

l'âme  impérissable  des  aïeux.  Les  poètes  l'ont 
chanté  ;  les  orateurs  l'ont  glorifié  ;  et  la  nature, 
plus  puissante  et  plus  prévoyante  que  l'art, 
en  a  fait  le  lien  mystérieux  des  familles  qui  se 
succèdent  et  des  générations  qui  s'enchaînent 
dans  le  mouvement  perpétuel  des  idées  et  dans 
le  prolongement  indéfini  des  siècles. 

Dès  l'aurore  du  christianisme,  il  apparut  à 
son  Fondateur  comme  l'ordinaire  et  indispensa- 
ble moyen  de  vulgariser  la  foi  nouvelle  et  d'ap- 
peler et  de  captiver,  sous  la  houlette  bénie  des 
pasteurs,  les  troupeaux  abandonnés  et  les  bre- 
bis  errantes. 

Pour  effectuer  la  dispersion  des  peuples,  Dieu, 
devant  la  tour  de  Babel,  avait  brisé  en  tronçons 
leur  parler  orgueilleux.  Pour  assurer  la  conver- 
sion des  âmes,  son  Esprit,  au  Cénacle,  voulut 
accomplir  un  prodige  non  moins  éclatant.  Il 
fit  soudain  aux  Apôtres  le  don  des  langues  ;  et 
c'est  pourquoi  ces  hérauts  improvisés,  se  par- 
tageant l'empire  du  monde,  y  purent  porter, 
en  tous  les  idiomes,  le  verbe  de  vie.  Et  c'est 
pourquoi  encore  ce  verbe,  salutaire  et  fécond, 
soucieux  d'apparaître  à  tous  les  regards  et  de 
pénétrer  dans  tous  les  esprits,  sans  rejeter  le 
riche  vêtement  des  littératures  glorieuses,  re- 
fusa de  s'y  enfermer.  Volant  de  bouche  en  bou- 
che, de  bourgade  en  bourgade,  et  résonnant 
jusque  sur  les  lèvres  des  plus  obscurs  mission- 


278  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

naires,  il  ne  dédaigna  ni  les  rudes  accents  des 
langues  en  formation  ni  les  grossiers  dialectes 
des  foules   illettrées. 

Par  un  sens  avisé  des  intérêts  religieux  sans 
doute,  mais  aussi  par  une  haute  et  délicate  préoc- 
cupation de  justice  et  d'harmonie  sociale,  l'Eglise 
s'est  fait  une  règle  d'entourer  de  tous  les  égards 
les  langues  multiformes  et  les  nations  qui  les 
parlent1. 

On  ne  saurait  citer  d'elle,  j'entends  de  l'auto- 
rité souveraine  qui  la  gouverne,  ni  une  démar- 
che, ni  un  décret,  ni  un  mot  par  lequel  elle  ait 
enjoint  à  un  groupe  quelconque  de  fidèles  d'ab- 
diquer le  culte  et  le  parler  ancestral.  On  ne  l'a 
jamais  vue,  on  ne  la  verra,  Dieu  merci,  jamais 
poser  sur  le  cœur  de  ses  fils  une  main  de  cosa- 
que pour  en  surprendre  et  en  étouffer  les  légi- 
times battements.  Elle  leur  prescrit  des  dogmes  ; 
elle  leur  impose  des  devoirs  ;  elle  laisse  à  la 
nature  le  soin  de  dessiner  et  de  combiner  sur 
leurs  lèvres  les  lettres  et  les  sons  qui  traduisent 
leurs  croyances  et  qui  formulent  leur  prière. 

Ils  surabondent,  Messieurs,  dans  l'histoire  ec- 
clésiastique et  dans  la  législation  canonique, 
les  actes  et  les  textes  où  domine  ce  souci  émi- 

1.  "  L'Eglise,  dit  Taparelli,  protège,  dans  chaque  peuple, 
les  éléments  de  sa  nationalité  et  premièrement  la  langue  [nationa- 
le "  ;  et  l'auteur  développe  avec  une  rare  élévation  de  vues 
•cette  pensée.  (Essai  théorique  de  droit  naturel,  éd.  Casterman, 
1857,  t.  iv,  pp.   377  et  suiv.). 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  279 

nemment  respectueux  de  la  langue  et  de  la  race. 

Voici  d'abord  les  anciens  Papes  autorisant, 
dès  les  premiers  siècles,  l'Eglise  d'Orient  à  s'écar- 
ter dans  sa  liturgie  des  usages  de  l'Occident  et 
même  à  s'y  servir,  conformément  aux  désirs 
du   peuple,    des    idiomes   nationaux. 

Voici  plus  tard  le  Pape  Jean  VIII,  concédant 
aux  Esclavons  le  même  privilège1,  et  déclarant 
formellement  qu'il  est  juste  de  bénir  le  ciel 
en  toutes  les  langues  dont  Dieu  est  le  suprême 
ouvrier. 

Urbain  VIII  fonde,  au  centre  de  l'unité  catho- 
lique, un  séminaire  spécial  dans  lequel  seront 
reçus  des  élèves  de  tous  les  pays  et  où,  chaque 
année,  par  l'enseignement  et  par  la  culture  des 
langues  même  les  plus  disparates,  se  renouvel- 
lera, pour  ainsi  dire,  la  grande  merveille  de  la 
Pentecôte. 

Un  siècle  après,  Benoît  XIV  tend  aux  chré- 
tiens d'Orient  une  main  paternelle  ;  et,  dans 
une  bulle  empreinte  d'une  extrême  bienveil- 
lance, non  seulement  il  sanctionne  l'usage  inté- 
gral de  leurs  rites,  mais  il  exprime  son  désir 
"  que  leurs  diverses  nations  soient  conservées 
et  non  détruites2.  " 

Sous  son  second  successeur,   la  Congrégation 


1.  Thomassin.    Ancienne    et    nouvelle    discipline   de    V Eglise, 
tome  il,  p.  245. 

2.  Michel,  L'Orient  et  Rome,  p.   162. 


280  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

de  la  Propagande  menace  des  peines  les  plus 
graves  certains  missionnaires  catholiques  trop 
peu  pressés  de  se  familiariser  avec  la  langue  des 
peuples  qu'ils  ont  la  tâche  d'instruire  des  vé- 
rités de  la  foi1. 

Plus  près  de  nous,  le  bon  et  loyal  Pie  IX  s'api- 
toie en  termes  courageux  sur  le  sort  de  l'infor- 
tunée Pologne  atteinte  par  une  série  d'actes 
odieux  dans  sa  religion,  dans  sa  langue,  dans 
sa  personnalité  historique  et  morale2.  C'est  en 
russifiant  le  peuple  polonais  qu'on  travaillait 
naguère3  et  c'est  par  la  même  méthode  qu'on 
s'efforce  aujourd'hui,  et  plus  que  jamais,  à  lui 
ravir  la  foi  de  ses  pères. 

Plus  près  de  nous  encore,  l'immortel  Léon  XIII 
rappelle  aux  prédicateurs  le  devoir,  tant  de 
fois  énoncé,  qui  leur  incombe  de  parler  une  lan- 
gue bien  connue  de  leurs  auditeurs  ;  il  députe 
vers  ses  compatriotes  d'Amérique  des  prêtres 
de  leur  sang,  et  qui  puissent  charmer  leur  exil 
par  le  doux  parler  maternel  ;  il  préconise  pour 
le  succès  de  l'œuvre  évangélique  le  ministère 
d'apôtres  indigènes,  et  il  exige  que  la  dispensa- 
tion    de   l'enseignement    et    l'organisation    de   la 


1.  La  Nouvelle-France,  tome  x,  p.  113.  Voir  les  excellents  ar- 
ticles publiés  dans  cette  revue  (t.  cit.)  par  M.  l'abbé  J.-E. 
Laberge  sur  L'Eglise  et   la   langue   maternelle. 

2.  Sylvain,  Histoire  de  Pie  IX,  tome  n,  ch.  20. 

3.  Lescœur,  L'Eglise  catholique  en  Pologne  sous  le  gouver- 
nement russe,  tome  n,    1.  m,  ch.  3. 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  281 

discipline  soient  en  harmonie  avec  les  goûts  et 
le  génie  de  chaque  peuple  ;  il  recommande  enfin 
aux  clergés  de  tous  les  pays,  prélats,  religieux, 
missionnaires,  de  professer  partout  un  juste 
respect  pour  la  langue,  les  mœurs,  les  coutu- 
mes,   les   traditions   particulières1. 

C'est  dans  cette  pensée  de  justice  que  les 
Pontifes  romains  ont  groupé  autour  de  leur 
trône  un  si  grand  nombre  de  collèges  et  d'insti- 
tuts nationaux,  et  qu'ils  n'ont  cessé  de  leur  té- 
moigner, sans  réticence  et  sans  préférence,  la 
plus  profonde  et  la  plus  généreuse  sympathie. 

Tout  le  démontre  donc  :  l'attitude  bienveil- 
lante, condescendante  de  l'Eglise  à  l'égard  des 
langues  maternelles,  n'a  pas  varié  ;  et  il  semble 
que  la  Mère  de  Dieu  elle-même  ait  voulu  s'y 
conformer,  lorsque,  du  haut  des  roches  Massa- 
bielle,  pour  révéler  au  monde  étonné  son  nom 
béni  et  sa  conception  sans  tache,  elle  choisit, 
non  quelque  langue  savante,  mais  le  parler  inculte 
et  la  langue  vulgaire  d'une  ingénue  paysanne, 
l'humble  patois    béarnais2. 

L'Immaculée  Reine  du  Ciel  s'inclinant  vers  une 
bergère  et  lui  empruntant,  pour  redire  et  promul- 
guer un  dogme,  son  langage  simple  et  rustique  : 


1.  Cf.  Lettres  Apostoliques  Orientalium  dignitas,  30  novembre 
1894  ;  Chri?M  nomen,  24  décembre  1894  ;  Auspicia  rerum, 
19    mars    1896. 

2.  Lasserre,    Bernadette,    p.    183. 


282  DISCOURS  ET   ALLOCUTIONS 

l'esprit  du  catholicisme,  Messieurs,  est  là  tout 
entier. 

Evoquerai-je  sous  vos  yeux  le  zèle  héroïque, 
le  dévouement  inlassable  dont  firent  preuve 
tant  de  saints  prêtres  pour  mettre  en  œuvre 
les  prescriptions  si  sages  des  Papes  et  pour  faire 
pénétrer,  à  l'aide  d'idiomes  connus,  la  foi  chré- 
tienne dans  l'âme  des  populations  incroyantes  ? 

Ce  serait  retracer  l'histoire,  aussi  touchante 
que  merveilleuse,  des  missions  et  des  prédica- 
tions catholiques. 

Il  n'y  a  que  quelques  mois,  décédait  à  Mattawa 
un  digne  religieux  de  notre  pays  et  de  notre 
sang1  dont  la  vie  s'est  dépensée  au  service  des 
pauvres  sauvages,  et  à  qui  la  philologie  indienne 
doit  les  plus  précieux  travaux  historiques  et 
techniques. 

L'indifférent,  dont  la  vue  s'égare  sur  les  pages 
obscures  d'un  lexique  français-montagnais  ou 
français-algonquin,  n'aperçoit  là,  sans  doute, 
que  le  produit  fantaisiste  d'un  stérile  labeur. 
Pour  l'homme  de  foi,  au  contraire,  chaque  page, 
chaque  ligne,  chaque  vocable  d'une  telle  œuvre 
marque  et  publie  une  conquête  de  l'esprit  de 
Dieu.  C'est  sous  l'empire  de  cet  esprit  que 
l'écrivain-missionnaire  s'acharne  à  pénétrer  l'énig- 
me des  langues  les  plus  baroques,  et  c'est  pour 

1.  Le  Rév.  P.  G.-J.  Lemoine,  O.  M.  I.,  né  à  Longueuil,  en  1860. 


DISCOURS    ET  ALLOCUTIONS  283 

sauver  des  Times  divinement  rachetées,  et  dont 
l'image  transparaît  à  travers  les  voiles  de  la 
barbarie,  qu'il  s'impose  jusqu'au  sacrifice  de 
remplacer  sur  ses  lèvres  l'inoubliable  parler  de 
sa  mère  par  l'informe  jargon  des  enfants  des 
bois. 

Quelle  générosité  !  et  que  cela  nous  paraî- 
trait sublime,  si  ce  n'était  l'habituel  spectacle 
offert  depuis  tant  de  siècles  par  des  milliers  d'ou- 
vriers évangéliques  ! 

L'Eglise  anime  ces  héros  de  sa  parole  et  de 
son  geste.  Et  puisqu'elle  tient,  vis-à-vis  des 
idiomes  les  plus  ignorés  et  les  plus  rustres,  une 
conduite  si  équitable,  serait-il  possible  qu'elle 
manquât  de  respect  à  l'égard  d'une  langue  qui 
s'est  identifiée  avec  l'apostolat  chrétien,  dont 
les  progrès  ont  scandé  la  marche  des  peuples,  et 
qui  a  jeté  tant  de  lustre  sur  l'humanité  et  sur 
les   lettres  ? 

Le  voulût-elle  que  ce  procédé  contraire  à  ses 
traditions  serait  en  même  temps  téméraire  et 
funeste,  et  que  l'intuition  d'immenses  catas- 
trophes  lui   dicterait   un   autre   dessein. 

On  peut  bien,  je  le  sais,  tarir  à  sa  naissance  ou 
détourner  de  son  cours  le  maigre  filet  d'eau  qui 
coule,  modeste  et  timide,  à  fleur  de  terre,  entre 
les  herbes. 

On  ne  dessèche  pas  la  source  qui  jaillit  des 
entrailles  mêmes  du  sol  et  qui  s'y  alimente  à 


284  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

d'insondables  profondeurs.  Et  l'on  n'endigue 
point  le  fleuve  qui  roule,  large  et  profond,  les 
eaux  tributaires  de  quinze  provinces,  et  qui 
porte  en  ses  flots  abondants  les  richesses  et  les 
espérances  de  toute  une  région.  Il  y  a,  qu'on  le 
sache  bien,  des  langues  qui  ont  subi  l'épreuve 
du  temps  ;  et  il  y  a  des  littératures  pleines  de  la 
vie  des  siècles,   et  qui  ne  meurent  pas. 

C'est  à  l'un  de  nos  journalistes,  Etienne  Pa- 
rent, que  nous  devons  cette  forte  parole  :  "  Un 
peuple  ne  doit  jamais  donner  sa  démission1.  ' 

Et  quand  donc,  Messieurs,  voit-on  les  peu- 
ples démissionner  ?  alors,  et  alors  seulement, 
qu'ils  abdiquent  cette  façon  d'agir,  de  sentir, 
de  penser,  que  le  verbe  national  exprime,  et  par 
laquelle  se  caractérise  leur  individualité  propre, 
leur  physionomie  religieuse,  intellectuelle  et  mo- 
rale. 

Or,  les  lettres  et  la  pensée  françaises  ont  joué 
dans  l'histoire  du  monde  un  rôle  trop  considé- 
rable, elles  ont  livré  pour  l'honneur  du  Christ 
trop  de  luttes  valeureuses,  elles  se  sont  enrichies 
de  trop  de  chefs-d'œuvre  et  distinguées  en  trop 
de  controverses  pour  que  des  fils  de  France,  à 
quelque  degré  qu'ils  le  soient,  puissent  ne  pas 
s'y  attacher  de  toutes  les  fibres  de  leurs  âmes. 
Et  cet  attachement  intime,  instinctif  comme  la 

1.  Le  Canadien,  5  novembre  1841. 


DESCOURS   ET   ALLOCUTIONS  285 

race,  repose  d'autre  part  sur  un  droit  trop  évi- 
dent et  sur  une  loi  trop  impérieuse  pour  que 
l'Eglise,  dans  sa  haute  sagesse,  puisse  n'en  pas 
tenir  compte. 

Quoi  que  l'on  dise  et  quoi  que  l'on  fasse,  la 
langue  que  parlèrent  François  de  Sales  et  Bossuet, 
Louis  XIV  et  Napoléon,  Racine  et  Chateaubriand, 
la  langue  qu'illustrèrent  Joseph  de  Maistre  et 
Louis  Veuillot,  Lacordaire  et  Monsabré,  Monta- 
lembert  et  Brunetière,  et,  —  permettez-moi  de 
l'ajouter,  —  la  langue  que  parlent  et  qu'illus- 
trent des  orateurs  comme  Albert  de  Mun  et 
les  écrivains  comme  Etienne  Lamy,  cette  langue- 
là,  Messieurs,  n'est  pas  de  celles  qu'on  supprime  ou 
[u'on  paralyse  sur  des  lèvres  vaillantes  et  fidèles. 
Loin  de  là  :  le  passé  et  le  présent  s'unissent 
>our  nous  la  montrer  entreprenante  et  vivace, 
lébordante  et  conquérante. 

Elle  siège  dans  les  conseils  des    princes  ;   elle 
préside  aux  destinées  des  peuples  ;     elle  remplit 
le  sa  renommée  et   de  ses   œuvres  le  domaine 
de  l'esprit  humain.    Elle  a  immortalisé  l'ancienne 
rance.    Elle  a  créé  une  France  nouvelle. 
Et  c'est  par  elle,  en  effet,  que,  sur  cette  terre 
canadienne,   une   Eglise,   mère  de   tant    d'autres 
Iglises,   a  été  fondée,   que  des  écoles,   des  cou- 
rents,  des  collèges,  des  séminaires,  se  sont  mul- 
tipliés,   que    notre    Université    catholique,    héri- 
tière d'un  grand  nom  et  gardienne  des  meilleures 


286  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

traditions,  est  née  et  a  grandi,  et  que  dans  tout 
le  pays  nous  formons  un  ensemble  imposant  de 
groupes  religieux  unis  dans  leurs  convictions 
et  résolus  dans  leurs  revendications. 

L'idiome  dont  Dieu  a  fait  l'instrument  de 
tant  d' œuvres  fécondes,  et  qui  de  l'Est  à  l'Ouest, 
depuis  le  noble  pays  d'Evangéline  jusqu'aux 
points  les  plus  reculés  du  territoire  canadien  et 
de  la  République  américaine,  a  promené  par- 
tout l'Evangile  et  jeté  en  d'innombrables  âmes 
la  semence  du  salut,  ce  parler  généreux,  hardi, 
apostolique,  a  bien  mérité  de  l'Eglise.  Et  l'Eglise, 
nous  en  avons  pour  garant  l'esprit  de  justice 
qui  l'anime,  ne  peut  ni  entraver  son  action  ni 
souhaiter  sa  déchéance. 

J'assistais,  il  y  a  trois  ans,  dans  la  Basilique 
Vaticane,  aux  fêtes  de  la  Béatification  de  Jeanne 
d'Arc.  La  figure  de  l'héroïne  qui  sauva  si  provi- 
dentiellement sa  patrie,  et  en  qui  s'incarna  d'une 
façon  si  admirable  l'âme  de  la  France,  illuminait 
l'abside  plus  encore  par  le  rayonnement  de  sa 
gloire  que  par  les  effets  de  lumière  artistement 
ménagés.  Sous  l'immense  coupole  lancée  dans 
les  airs  par  le  génie  de  Michel-Ange,  dans  ce 
temple  peuplé  de  saints  de  toute  race,  majes- 
tueux comme  Dieu,  vaste  et  grandiose  comme 
l'Eglise,  une  foule  émue,  enthousiaste,  palpi- 
tante, où  tous  les  rangs  étaient  confondus,  se 
tenait   debout.      Elle   priait,    elle   ondulait,    elle 


DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS  287 

tressaillait.  Et  soudain  de  cent  mille  poitrines 
un  chant  religieux  et  grave  monta  vers  la  voûte 
sonore,  vibrant  comme  une  explosion  de  foi  et 
jetant  au  ciel,  en  des  notes  d'une  indicible  puis- 
sance, l'allégresse  attendrie  de  tout  un  peuple. 
Je  fus  touché  jusqu'aux  larmes.  Ce  n'était  pas 
une  illusion.  Ce  qui  éveillait  les  échos  de  l'anti- 
que basilique  et  ce  qui  retentissait  au  foyer  même 
de  la  Rome  papale,  c'était  bien  un  air  de  chez 
nous,  c'était  vraiment  un  cantique  français.  Cet 
hymne  émouvant  en  appela  deux  autres  toujours 
chantés  avec  le  même  élan  et  toujours  modulés 
dans  la  langue  de  Jeanne.  Un  frisson  d'orgueil 
passa  en  tout  mon  être  ;  je  me  sentis  fier  de  mes 
origines  ;  et,  mieux  que  jamais,  je  compris  que, 
dans  l'Eglise  du  Christ,  toutes  les  langues  ont 
droit  de  cité,  et  que  toutes  sont  agréées  de  Celui 
qui,  en  créant  les  nations,  leur  inspira  le  patrio- 
tisme et  leur  commanda  la  loyauté. 

Soyons  justes,  Messieurs,  et  soyons  condes- 
cendants comme  l'Eglise  elle-même. 

Les  races  baptisées  par  saint  Rémi,  saint  Au- 
gustin, et  saint  Patrice,  portent  sur  leur  front 
assez  de  gloire  et  dans  leurs  traditions  assez  de 
souvenirs  mémorables  pour  se  témoigner  un 
mutuel  respect,  pour  s'accorder  une  confiance 
réciproque,  pour  s'unir  et  pour  fraterniser  dans 
la  profession  d'une  même  foi,  dans  la  pratique 
et  la  diffusion  d'un  même  Evangile. 


ELOGE 

DE 

L'ABBS  STANISLAS- ALFRED   LORTIE 

Professeur  à  la  faculté  de  Théologie 
Prononcé  à   l'Université  Laval 

le   18   juin    1913 

Monseigneur   le   Chancelier1, 
Monseigneur    le    Recteur2, 
Excellence3, 
Mesdames, 
Messieurs, 

Rien  n'échappe  en  ce  monde  aux  lois  communes 
de  la  contingence.  La  nature  et  la  vie  semblent 
faites  de   contrastes. 

Ici,  le  ruisseau  coule,  paisible  et  toujours  le 
même,    sous    le    regard    des    générations    succes- 


1.  Sa   Grandeur   Mgr   L.-N.    Bégin,   archevêque  de  Québec, 
et  chancelier  de  l'Université. 

2.  Mgr  Amédée  Gosselin,  recteur  de  l'Université  Laval. 

3.  Son  Excellence  le  Lieutenant-Gouverneur  de  la  Province 
de  Québec,  sir  François  Langelier. 


19 


290  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

sives  et  à  l'ombre  des  fougères  sans  cesse  renais- 
santes. Là,  le  torrent  jaillit  des  gorges  de  la 
montagne,  se  précipite  en  flots  pressés,  puis 
ralentit  sa  course  et  bientôt  se  dessèche. 

Ici,  le  géant  des  forêts  plante  ses  racines  dans 
le  sol,  étend  sa  forte  ramure,  et  défie  avec  orgueil 
l'assaut  des  orages  et  l'effet  corrosif  des  années. 
Là,  l'arbre  plus  humble  et  plus  aimé  de  nos 
terroirs  nous  prodigue  sa  jeunesse  généreuse 
et  s'épuise  prématurément  sous  le  poids  de  sa 
propre  fécondité. 

Il  y  a  des  existences  humaines  qui  se  dérou- 
lent sans  secousse  et  qui,  chargées  de  mérites, 
parviennent  jusqu'au  terme  où  l'âme,  comme 
un  fruit  mûr,  se  détache  insensiblement  du 
corps.  Il  y  en  a  d'autres  qu'on  voit  fléchir  et 
se  briser  à  mi-chemin,  alors  qu'elles  réalisaient 
les  plus  solides  espérances  et  qu'elles  franchis- 
saient le  seuil  de  la  célébrité.  Notre  collègue, 
l'abbé  Lortie,  n'était  encore  qu'au  milieu  de 
sa  carrière,  lorsque  la  mort,  par  un  coup  imprévu, 
est  venue  le  ravir  à  l'Université  et  à  l'Eglise  : 
il  s'est  éteint  dans  toute  la  force  de  l'âge  et  dans 
tout    l'épanouissement    de    son    talent. 

Né  à  Québec,  le  15  novembre  1869,  de  parents 
profondément  chrétiens,  il  avait  puisé  dès  sa 
jeunesse  au  foyer  familial,  et  dans  l'atmosphère 
d'une  cité  la  plus  catholique  du  monde  et  sur- 
tout la  plus  française   de   toute  l'Amérique,    le 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  291 

double  amour  qu'il  porta  jusqu'à  la  passion  : 
l'amour  de  la  vérité  religieuse,  et  celui  des  tra- 
ditions de  sa  race. 

La  vérité  fut  à  la  fois  l'objectif  et  le  charme 
de  ses  premiers  labeurs.  Il  la  rechercha  sous 
toutes   ses   formes. 

Doué  d'une  facilité  de  travail  et  d'une  acti- 
vité merveilleuse  dont  il  devait  être  la  victime 
précoce,  le  jeune  Lortie  montra  de  bonne  heure 
cette  élasticité  d'esprit  et  cette  variété  d'apti- 
tudes qui  ont  marqué  tout  particulièrement 
ses  dernières  années.  Elève  externe  du  Petit 
Séminaire,  il  suivit,  presque  en  se  jouant,  les 
classes  de  grammaire  et  d'humanités.  Le  succès 
obéissait  à  ses  moindres  efforts  ;  et  ses  facultés, 
pétulantes  et  promptes  à  tout,  se  portaient  non 
seulement  sur  la  matière  obligée  de  ses  études,  mais 
aussi,  et  trop  volontiers  peut-être,  sur  tout  ce  qui 
peut  distraire  et  agrémenter  une  vie  de  quinze  ans. 

Le  baccalauréat  es  arts  où  il  se  distingua  fut 
moins  pour  lui  une  épreuve  qu'une  étape,  étape 
solennelle  et  décisive  d'où  l'âme  consciente  d'elle- 
même,  des  appels  qu'elle  entend  et  des  énergies 
qu'elle  recèle,  s'élance  vers  sa  destinée. 

Dieu  venait  de  parler,  par  la  voix  de  ses  di- 
recteurs, au  philosophe  frais  diplômé.  Celui-ci, 
sans  hésiter,  entre,  le  moment  venu1,  au    Grand 

1.  En  septembre  1889. 


292  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

Séminaire  ;  il  revêt  courageusement  l'habit 
des  clercs,  et,  avec  lui,  tout  le  sérieux  de  l'état 
ecclésiastique.  Son  attitude,  dès  le  principe, 
dénote  une  volonté  résolue.  Il  s'assied,  l'œil 
fixe  et  l'esprit  tendu,  au  pied  des  chaires  de 
théologie  ;  et,  à  partir  de  ce  moment,  ses  hautes 
qualités  intellectuelles  s'accusent  et  sa  forte 
personnalité  se  dessine. 

Déjà,  à  la  faculté  des  Arts,  l'enseignement 
basé  sur  les  principes  de  la  scolastique  avait 
frappé  son  esprit  et  amorcé  son  désir  d'appren- 
dre ;  mais  ce  n'était  encore,  dans  sa  pensée  im- 
précise, qu'une  clarté  naissante  et  une  lueur 
d'aurore.  Les  lumières  empruntées  au  flambeau 
de  la  foi  devaient  achever  la  conquête  de  cette 
âme  naturellement  éprise  d'idéal,  et  l'abbé  théolo- 
gien, mis  à  l'école  de  saint  Thomas  et  en  con- 
tact avec  ses  œuvres,  allait  vouer  au  prince  de 
la  science  catholique  un  culte  sans  partage. 

Nous  avons  été  l'heureux  témoin  des  joies 
et  des  émotions,  des  tressaillements  et  des  en- 
thousiasmes, que  faisait  naître  en  ce  sémina- 
riste studieux,  à  mesure  qu'elle  se  découvrait 
à  son  regard,  la  doctrine  théologique  de  l'Ange 
de  l'Ecole.  C'était,  pour  lui,  comme  la  révéla- 
tion d'un  monde  nouveau.  Son  intelligence  sé- 
duite y  entrait  à  plein  vol,  et,  désormais,  elle 
ne  devait  plus  cesser  d'en  parcourir  et  d'en  ex- 
plorer les  immatérielles  régions. 


DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS  293 

En  1891,  nous  retrouvons  l'abbé  Lortie  à 
Rome.  Le  Séminaire  avait  jugé  qu'un  esprit 
si  robuste  el  si  actif,  après  deux  années  d'études 
dans  la  ville  des  Papes,  remporterait  de  cet  in- 
comparable foyer  de  science  et  de  vie  religieuse 
un  notable  accroissement  de  valeur  et  de  pres- 
tige.    Il  ne  fut  pas  déçu. 

La  théologie  romaine,  fécondée  et  comme  re- 
nouvelée par  le  souffle  thomiste  qui  passait  sur 
elle,  jouissait  alors  de  toute  la  faveur  publique. 
A  l'Université  de  la  Propagande,  dont  les  élèves 
canadiens  suivaient  les  leçons,  l'illustre  Satolli 
tenait  le  sceptre.  Il  avait  réappris  à  des  milliers 
d'auditeurs  le  texte  oublié  de  la  "  Somme.  ' 
Sa  parole  claire,  sa  pensée  profonde,  son  action 
expressive  et  animée,  ses  puissantes  envolées 
métaphysiques  n'étaient  pas  faites  pour  déplaire 
à  l'abbé  Lortie.  Notre  étudiant  québecquois 
subit  le  charme  du  maître.  Dans  les  lettres  qu'il 
écrivait  au  sortir  de  ces  fêtes  de  l'esprit,  on 
sent  s'émouvoir  et  vibrer  son  âme  subjuguée 
par  une  logique  si  prenante,  et  tout  heureuse 
de  contempler,  à  travers  le  voile  transparent 
des  formules,  l'inénarrable  beauté  des  dogmes. 
Rarement,  disciple  de  saint  Thomas  apporta-t-il 
à  l'étude  de  ses  écrits  et  de  ses  doctrines  plus 
d'amour,   plus  de  spontanéité  et  de  conviction. 

En  1892,  Mgr  Satolli  fut  nommé  délégué  apos- 
tolique à  Washington.      L'abbé  Lortie  entendit 


294  DISCOURS    ET   ALLOCUTIONS 

avec  regret  les  adieux  du  grand  théologien  et 
conserva  avec  piété  le  souvenir  de  ses  dernières 
leçons.  Le  manteau  d'Elie  était  tombé  sur  les 
épaules  d'Elisée.  Le  professeur  changeait,  mais 
la  doctrine  demeurait.  Sous  le  règne  du  nouveau 
et  très  distingué  titulaire1,  notre  compatriote 
ne  perdit  ni  son  ardeur  au  travail  ni  son  amour 
et  son  culte   pour   la   science   religieuse. 

Au  surplus,  dans  cette  âme  riche  et  com- 
plexe, le  sens  théologique  n'avait  rien  d'exclusif. 
L'abbé  Lortie  aimait  le  beau.  Tout  en  appro- 
fondissant les  problèmes  les  plus  ardus  de  la  foi, 
il  savait  s'enthousiasmer  devant  une  statue  de 
Michel-Ange,  devant  une  fresque  de  Raphaël, 
devant  les  débris  majestueux  du  Forum,  devant 
l'enchanteur  panorama  des  Monts  Albains.  Son 
oreille  se  penchait  sur  l'écho  des  ruines  ;  sa 
mémoire  recueillait  toutes  les  voix  de  l'histoire. 
Et  ses  yeux,  remplis  de  la  noble  vision  des  siècles 
chrétiens,  s'humectaient  au  spectacle  de  la  re- 
naissance païenne  dans  cette  Rome  bénie,  violem- 
ment et  perfidement  arrachée  à  ses  légitimes 
possesseurs. 

Rome  pourtant  garde  encore,  Rome  gardera 
toujours,  par  une  sorte  de  baptême  historique, 
son    caractère    sacré.       Et    c'est    pourquoi    tant 


1.  Le  Révérend  Père  Alexis  M.  Lépicier,  de  l'Ordre  des  Ser- 
vîtes. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  295 

de  jeunes  lévites,  aujourd'hui  comme  jadis,  con- 
voitent le  privilège  d'y  recevoir  l'onction  sainte. 
L'abbé  Stanislas  Lortie  eut  la  joie  d'être  ordonné 
prêtre  le  11  juin  1892,  par  son  Em.  le  cardinal 
Parrocchi,  dans  l'antique  basilique  de  Saint- 
Jean  de  Latran.  Ses  vœux  de  séminariste  reli- 
gieux et  fervent  étaient  comblés.  Sa  carrière 
d'homme  d'Église,  lié  par  les  fonctions  de  son 
état  aux  intérêts  majeurs  de  la  vérité  et  de  la 
justice,    allait    commencer. 

Reçu  docteur  en  théologie  après  un  brillant 
examen,  il  revint  d'Europe  dans  l'été  de  1893, 
et  le  Séminaire,  dès  son  arrivée,  lui  confia  l'une 
des  chaires  de  philosophie,  qu'il  occupa  pendant 
sept  ans.  Et  comme  rien  ne  prépare  mieux  à 
l'enseignement  dogmatique  que  l'étude  et  la 
discipline  des  sciences  rationnelles,  lorsque,  en 
1900,  on  eut  besoin  d'un  professeur  de  dogme, 
c'est  au  savoir  et  à  l'expérience  de  notre  regretté 
collègue  que  les  autorités  firent  appel. 

L'abbé  Lortie  apportait  à  l'enseignement  sco- 
lastique    d'exceptionnelles    aptitudes. 

Sa  forte  intelligence,  ses  réflexions,  ses  lec- 
tures, lui  avaient  montré  dans  les  doctrines  si 
profondes  et  en  même  temps  si  objectives  de 
saint  Thomas  d'Aquin,  la  plus  haute  perfec- 
tion de  l'esprit  humain.  Il  s'était  abreuvé  à 
ce  flot  pur  ;  il  s'était  nourri  de  cette  moelle.  La 
parole  des  papes,  notamment  celle  de  Léon  XIII, 


296  DISCOURS   ET  ALLOCUTIONS 

était  là  pour  l'assurer  qu'il  ne  faisait  pas  erreur. 
L'encyclique  JEterni  Patris  lui  tenait  lieu,  en 
matières  philosophiques,  d'évangile.  Et  mieux 
inspiré  que  tant  d'esprits  superficiels  ou  railleurs, 
incapables  de  comprendre  le  rôle  nécessaire  des 
idées  générales  dans  le  domaine  des  sciences, 
il  s'était  fait  l'apôtre,  aussi  zélé  que  convaincu, 
des   thèses   et   des   abstractions   thomistes. 

Ses  cours  toujours  soignés  révélaient  un  es- 
prit lucide,  synthétique  et  délié,  pénétrant  jus- 
qu'à l'intuition.  Il  se  plaisait  sur  les  hauteurs, 
et  dans  le  dédale  des  évolutions  logiques.  Il 
excellait  à  tisser  la  trame  d'un  raisonnement, 
à  dérouler  le  fil  d'une  argumentation,  à  brandir 
un  syllogisme,  à  résumer  une  controverse,  à 
dénouer  ou  à  briser  les  nœuds  d'un  sophisme. 
En  toute  question,  il  remontait  aux  princi- 
pes, comme  l'explorateur  se  hâte  vers  les 
sources. 

C'est  là  un  des  secrets  de  l'art  d'enseigner. 
L'abbé  Lortie  possédait  ce  don  à  un  degré  re- 
marquable ;  et,  grâce  à  cette  faculté  commu- 
nicative  et  conquérante,  il  s'établissait  entre 
ses  élèves  et  lui  une  corrélation  féconde  de 
pensées  et  une  étroite  réciprocité  de  senti- 
ments. 

Sa  voix  un  peu  aigre,  mais  nette  et  sonore, 
jetait  aux  oreilles  attentives  des  notes  pleines 
d'éclat  et  de  vie.    Il  captivait  ses  auditeurs.    Par 


DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS  207 

des  interrogations  alertes,  pressantes,  graduées, 
il  tenait  en  éveil  et  on  haleine  leur  curiosité 
docile  ;  par  un  choc  d'objections  habilement 
posées  ou  savamment  résolues,  il  faisait  jaillir  de 
leur  esprit  des  clartés  soudaines.  Son  geste  con- 
clusif  écartait  de  leurs  yeux  tous  les  voiles,  et 
il  les  introduisait  comme  par  la  main  au  cœur 
même  de  la  vérité. 

Nous  avons  dit  que  l'abbé  Lortie  professa 
d'abord  la  philosophie.  Nous  pourrions  ajou- 
ter, tant  est  grand  le  rôle  de  la  raison  humaine 
dans  la  théologie  de  saint  Thomas,  qu'il  la  pro- 
fessa toujours.  Aussi  bien,  sut-il  mener  de  front 
l'enseignement  dogmatique  dont  on  l'avait  chargé 
et  la  rédaction  d'un  texte  philosophique  suffi- 
samment adapté  au  caractère  de  notre  époque 
et  aux  besoins  de  notre  pays. 

Depuis  longtemps,  en  effet,  notre  estimé  col- 
lègue s'était  rendu  compte  des  lacunes  assez 
nombreuses,  et  de  plus  en  plus  visibles,  qu'offrait 
le  manuel,  en  usage  parmi  nous,  du  cardinal 
Zigliara.  Certes,  il  reconnaissait  à  cet  ouvrage, 
justement  réputé,  de  rares  mérites.  Il  en  ad- 
mirait la  structure  générale  et  le  style.  Il  en 
trouvait,  néanmoins,  l'érudition  touffue  ;  il 
estimait  nécessaire  de  condenser  ces  pages  trop 
diffuses,  et,  sur  certains  points,  dyeAi  préciser 
et  d'en  compléter  la  doctrine. 

C'est  ce  qu'il  fit  dans  ses  Elementa  philosophiez 


298  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

christianœ  ad  meniem  S.  Thomœ  Aquinatis  ex- 
posita1. 

Cet  ouvrage  en  trois  volumes,  qu'on  nous 
dispensera  d'analyser  ici,  se  recommande  par 
la  justesse  des  concepts,  la  fermeté  des  lignes, 
l'harmonie  des  proportions.  On  y  trouve,  pré- 
sentées en  belle  lumière,  plusieurs  questions 
importantes,  trop  souvent,  en  d'autres  manuels, 
laissées  dans  l'ombre,  telles  que  l'induction  en 
logique,  l'éducation,  le  socialisme,  l'association 
professionnelle,  le  libéralisme  en  morale.  Des 
citations  françaises,  groupées  au  bas  des  pages, 
projettent  sur  le  texte  latin  un  vif  reflet  d'actualité. 

Dans  ce  recueil  de  thèses,  et  sur  cet  assem- 
blage de  vérités  capitales,  on  chercherait  en 
vain  la  draperie  soyeuse  d'une  langue  ornée  et 
chatoyante.  L'expression  de  l'auteur  est  simple, 
sa  phrase  sobre,  concise,  quelquefois  même  iné- 
légante. Par  contre,  sous  cette  étoffe  grossière, 
quelle  ossature  solide,  quel  corps  fortement 
musclé  !  Au  vrai,  est-il  besoin  que  la  pensée 
philosophique  se  recouvre  d'oripeaux  ?  et  les 
austères  doctrines  dont  elle  se  compose,  n'ap- 
paraissent-elles pas.  d'autant  mieux  qu'elles  n'af- 
fectent aucun  déguisement  et  qu'elles  ne  brillent 


1.  L'ouvrage  de  l'abbé  Lortie,  paru  en  1909,  est  le  deuxième 
manuel  de  philosophie  canadien.  Le  premier,  dont  l'auteur  est 
M.  Jérôme  Demers,  ancien  supérieur  du  séminaire  de  Québec, 
remonte   à    1835. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  299 

d'aucun  éclat  d'emprunt  ?  Toi  était  le  senti- 
ment de  l'angélique  docteur  saint  Thomas, 
et  l'abbé  Lortie,  son  disciple,  n'a  pas  cru  pou- 
voir mieux  faire,  en  commentant  ses  idées,  que 
de   parler   son   langage. 

Les  qualités  et  les  connaissances  déployées 
dans  son  manuel  par  notre  philosophe  québec- 
quois,  lui  ont  valu  les  plus  sincères  éloges.  De 
graves  revues  ont  favorablement  apprécié  cette 
publication  ;  des  maîtres  renommés,  même 
d'Europe,  y  ont  très  cordialement  applaudi. 
L'Université  Laval  est  fière  de  constater  que, 
si  l'homme  a  disparu,  son  œuvre  lui  survit,  et 
que  des  centaines  de  jeunes  gens  se  forment 
chaque  année,  dans  nos  séminaires  et  dans  nos 
collèges,  à  l'école  du  docte  professeur  dont  elle 
déplore  si  amèrement  la  perte. 

Ce  professeur  était  un  métaphysicien  ;  ce 
n'était  pas  un  rêveur.  Il  habitait  dans  le  domaine 
des  idées,  non  dans  le  monde  des  chimères.  Il 
alliait  à  des  vues  abstraites  très  élevées  un  sens 
très  aigu  des  réalités  physiques  et  des  néces- 
sités  morales. 

Ce  sens,  inné  chez  lui,  s'était  développé  au 
cours  de  ses  voyages  par  l'observation  judicieuse 
des  faits  et  des  phénomènes  sociaux.  L'Alle- 
magne surtout,  ainsi  que  la  Belgique  et  la  France, 
avaient  attiré  son  attention.  Il  admirait  le 
zèle    agissant    et    organisateur    des    catholiques 


300  DISCOURS   ET    ALLOCUTIONS 

de  ces  contrées  ;  et,  sans  assimiler  de  tout  point 
le  Canada  à  l'Europe  ni  glisser  dans  un  noir 
pessimisme,  il  ne  se  faisait  pas,  non  plus,  illusion 
sur  certains  dangers  et  certains  agissements  qui 
nous  menacent. 

De  sa  chambre  d'étude,  et  par  delà  les  pages 
des  in-folio,  son  regard  fixait  l'horizon.  Il  voyait 
des  nuages  sombres  s'y  amonceler.  Il  entendait, 
non  sans  émotion,  la  clameur  sourde  montant, 
comme  un  cri  de  haine,  des  houillères  profondes, 
ou  s'exhalant,  comme  une  plainte,  des  usines 
enfiévrées.  Et,  en  son  âme  d'apôtre,  il  se  disait 
que,  de  nos  jours  plus  que  jamais,  il  faut  aux 
travailleurs  un  idéal  religieux  qui  les  oriente  et 
une  forte  discipline  chrétienne  qui  les  régisse  ; 
que,  sans  l'influence  sagement  combinée  des 
lois  divines  et  humaines,  de  la  charité  et  de  la 
justice,  de  l'autorité  et  de  la  liberté,  la  société, 
mise  à  sac  par  les  appétits  et  par  les  rancœurs, 
se  couvrira  de  barricades  et  de  ruines. 

La  philosophie  morale  de  l'abbé  Lortie  porte  ça 
et  là  la  trace  manifeste  de  ces  préoccupations. 

En  1901  et  1902,  le  jeune  professeur  fit  ici, 
dans  une  série  de  conférences  publiques,  un 
exposé  très  clair  et  très  documenté  des  doctrines 
socialistes.  Il  nous  dépeignit  en  toute  son  hor- 
reur cette  vague  d'opinion,  houleuse,  irritée, 
écumant  contre  la  digue,  et  rougie  de  sang  par 
l'anarchie.    Et,  pour  mieux  faire  toucher  du  doigt 


DISCOURS    ET   ALLOCUTIONS  301 

un  mal  si  profond,  il  en  signalait  avec  clairvoyance 
les  causes  diverses,  les  répercussions  et  les  con- 
séquences  ;  il  en  indiquait  aussi,  quoique  briève- 
ment,  les   remèdes. 

C'est  peu  de  temps  après  que  parut,  sous  le 
nom  de  l'abbé*  Lortie,  au  secrétariat  de  la  Société 
d'Economie  sociale  de  Paris,  une  intéressante 
monographie  de  famille  ayant  pour  titre  :  Com- 
positeur typographe  de  Québec.  Ce  travail  tout 
positif,  et  conduit  d'après  la  méthode  Le  Play, 
démontrait  par  les  menus  faits  ce  qu'est  chez 
nous  l'ouvrier  sobre,  religieux  et  laborieux,  et 
ce  qu'il  peut  être  partout  dans  les  mêmes  con- 
ditions et  sous  les  mêmes  sauvegardes. 

Il  y  avait  là,  tout  à  la  fois,  une  leçon  d'expé- 
rience et  un  programme  d'action. 

L'abbé  Lortie  eût  voulu  que  nos  esprits  cul- 
tivés fissent,  dans  leurs  travaux,  une  place  plus 
large  aux  questions  et  aux  considérations  so- 
ciales. Par  son  initiative,  en  1906,  une  société 
destinée  à  favoriser  ce  genre  d'études  fut  fondée  ; 
et,  parles  efforts  surtout,  cette  tentative  donna 
lieu  à  des  discussions  très  utiles  sur  les  plus 
graves  problèmes  sociaux  et  nationaux. 

Son  ambition  ne  s'arrêtait  pas  là.  Il  était 
de  ceux  qui  croient  que  la  presse  catholique, 
même  en  notre  pays,  répond  à  un  réel  besoin  ; 
qu'un  journal  quotidien,  inspiré  et  rédigé  sans 
calcul    personnel    et    avec    l'indépendance    poli- 


302  DISCOURS  ET  ALLOCUTIONS 

tique  que  demande  le  Saint-Siège,  et  voué  par- 
dessus tout  à  la  diffusion  du  vrai  et  à  la  défense 
des  intérêts  religieux,  peut  remplir  parmi  nous 
un  rôle  salutaire.  On  sait  comment  il  s'employa 
à  la  réalisation  de  cette  œuvre,  et  quelle  part 
active,  pour  ne  pas  dire  prépondérante,  il  prit 
dans  sa  création  et  dans  son  fonctionnement. 

Le  journal,  du  reste,  n'était  dans  sa  pensée 
qu'un  des  ressorts  de  la  vaste  organisation  qu'il 
rêvait  pour  le  groupement  et  la  direction  des 
forces  catholiques  au  Canada,  et  particulièrement 
dans  notre  province.  La  mort  ne  lui  a  pas  per- 
mis d'assister  à  l'exécution  de  tous  ses  projets. 
Du  moins  est-il  juste  d'affirmer  que  l'œuvre 
de  fédération  et  d'association  qui  se  poursuit 
sous  nos  yeux,  et  dont  le  réseau  s'étend  progres- 
sivement sur  nos  paroisses,  lui  doit,  pour  une 
bonne  part,  son  impulsion  première  et  ses  pre- 
miers succès. 

Et  parce  que,  chez  nous,  les  intérêts  de  la 
religion  ne  sauraient  pratiquement  se  séparer 
de  la  langue  que  parle  la  majorité  catholique 
et  qui  éveilla  sur  nos  bords  les  premiers  échos 
chrétiens,  l'abbé  Lortie  souhaitait  pour  cet  idiome, 
et  pour  le  peuple  qui  s'en  fait  gloire,  un  avenir 
de  progrès  et  de  triomphe. 

Notre  histoire  et  nos  institutions  françaises, 
la  survivance  de  notre  génie,  la  vocation  de 
notre  race,  sa  force  de  pénétration,  sa  vitalité, 


DISCOURS    ET   ALLOCUTIONS  303 

sa  fécondité,  son  attachement  inviolable  aux 
traditions  et  à  la  langue  des  aïeux,  étaient  pour 
lui,  dans  sa  conversation  comme  dans  ses  écrits, 
des  thèmes  favoris.  Il  prenait  un  plaisir  d'ethno- 
graphe renseigné  et  d'enthousiaste  patriote  à 
suivre  sur  la  carte,  jusque  au-delà  des  frontières, 
le  mouvement  merveilleux  de  notre  population. 
Il  était,  si  j'ose  le  dire,  irrédentiste. 

On  se  rappelle  ce  qu'il  a  fait,  de  concert  avec 
son  ami,  le  distingué  fondateur  de  la  société  du 
Parler  français  au  Canada,  pour  mettre  sur  pied 
et  en  bonne  voie  cette  institution  si  belle,  si 
utile  et  si  féconde.  Avec  quelle  assiduité  il  as- 
sistait à  ses  séances  !  avec  quel  zèle  il  encoura- 
geait ses  travaux  !  combien  d'heures,  chaque 
mois,  il  consacrait  à  son  "  Bulletin  "  !  de  quel 
œil  jaloux,  et  parfois  inquiet,  il  surveillait  sa 
caisse  ! 

L'œuvre,  somme  toute,  marchait  à  son  gré. 
Et  le  projet,  cher  aux  initiateurs,  d'un  immense 
congrès  de  la  Langue  française  à  Québec,  était 
lancé.  Il  ralliait  tous  les  suffrages  ;  il  associait 
en  un  faisceau  toutes  les  volontés  ;  il  allait 
fondre  en  un  même  hymne  des  voix  harmonisées 
des  deux  Frances  ;  il  allait  faire  retentir  sur 
toutes  les  lèvres  les  mêmes  accents  et  les  mêmes 
revendications. 

Devant  un  auditoire  encore  vibrant  au  sou- 
venir  de    cette   grande   semaine   patriotique,    je 


304  DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS 

ne  redirai  ni  ce  qu'elle  fut,  ni  les  ovations  qui 
la  marquèrent,  ni  les  espérances  qu'elle  fit  con- 
cevoir. J'observerai  seulement  que,  malgré  l'al- 
légresse commune,  un  nuage  attristant  planait 
sur  les  assemblées.  Une  place  était  vide,  celle 
de  l'un  des  plus  actifs,  des  plus  dévoués,  des 
plus  industrieux  organisateurs  du  Congrès.  L'abbé 
Lortie,  tombé  d'épuisement  sur  la  route,  man- 
quait. Dieu  lui  refusait  le  bonheur  de  saluer  de 
sa  voix  émue  et  de  contempler  de  ses  yeux  réjouis 
l'apothéose  de  sa  race.  Dieu  allait  lui  demander 
davantage  :    le  sacrifice  même  de  sa  vie. 

Ce  sacrifice,  nous  savons  que  notre  collègue 
le  fit  très  généreusement.  Entouré  de  l'affection 
des  siens,  dans  le  presbytère  de  son  cher  et  digne 
frère,  le  curé  de  Curran,  il  est  mort,  l'œil  attaché 
au  crucifix,  l'esprit  calme  et  l'âme  pleine  de  la 
suprême  espérance.  Ses  dernières  paroles  ont 
été  ce  que  fut  toute  sa  carrière,  un  hommage 
à  Dieu  et  à  sa  race. 

Prêtre  convaincu  et  fidèle,  il  pouvait  décéder 
en  paix,  lui  qui  aima  si  ardemment  le  Christ  et 
qui,  pour  lui  gagner  des  âmes,  s'acquitta  tou- 
jours si  diligemment  du  ministère  de  la  prière, 
de  la  prédication  et  de  l'action.  Il  emportait 
avec  lui  dans  la  tombe  le  témoignage  d'une  vie 
de  labeur,  la  sympathie  reconnaissante  des  chefs 
de  l'Eglise,  les  regrets  inexprimables  de  ses  con- 
frères en  deuil. 


DISCOURS    ET    ALLOCUTIONS  305 

Ayant  eu  l'honneur  d'être  secrétaire-adjoint 
au  Premier  Concile  Plénier  de  Québec,  engagé, 
de  plus,  par  ses  travaux  mêmes  en  de  nombreuses 
relations  sociales,  l'abbé  Lortie  était  bien  connu 
de  tous  les  dignitaires  ecclésiastiques  canadiens. 
Et  il  comptait,  parmi  les  laïques  instruits,  un 
très    grand   nombre   d'admirateurs   et   d'amis. 

Son  accueil  était  courtois,  son  commerce  agréa- 
ble et  bienveillant.  Sous  des  dehors  d'une  cer- 
taine rudesse  faite  de  brusquerie  et  de  rondeur, 
il  cachait  une  âme  franche,  généreuse  et  loyale. 
"  La  sagesse  de  l'homme,  dit  l'Esprit-Saint1, 
luit  sur  son  visage.  '  Par  toute  sa  physionomie, 
l'abbé  Lortie  laissait  voir  que  la  confiance  n'avait 
à  redouter  de  lui  aucune  duplicité,  ni  l'amitié 
aucune   traîtrise. 

En  ses  yeux  largement  ouverts  se  reflétaient, 
comme  en  un  miroir,  la  vérité  qu'il  portait  au 
fond  de  son  âme,  et  la  vérité  qu'il  découvrait  au 
fond   des   choses. 

Il  était  d'humeur  gaie.  Sa  verve  hilarante  et 
jaillissante  se  donnait  libre  cours  en  des  éclats 
d'un  franc  rire  et  en  des  manifestations  d'une 
joie  robuste.  Mais  si,  d'une  part,  par  cette 
jovialité  et  cette  bonhomie,  il  attirait  à  lui,  de 
l'autre,  par  son  énergie  et  sa  résolution,  il  im- 
posait le  respect. 

1.  Eccl.,  vin,  1. 

20 


306  DISCOURS   ET   ALLOCUTIONS 

Esprit  vigoureux  en  même  temps  que  pondéré, 
il  voyait  sans  frayeur  les  nécessités  de  la  lutte. 
L'effort,  loin  de  le  rebuter,  l'entraînait  ;  et  il 
levait  l'obstacle  plutôt  qu'il  ne  le  tournait.  On 
s'inclinait  devant  cette  nature  sincère,  soucieuse 
d'ordre  et  de  justice,  capable  de  s'élever  au- 
dessus  d'une  question  d'intérêts  et  de  sacrifier 
une  préférence  politique  à  une  exigence  religieuse. 

L'abbé  Lortie  est  mort  à  quarante-trois  ans  : 
la  fièvre  d'une  activité  trop  intense,  et  répandue 
sur  trop  de  choses,  l'a  consumé.  Quelle  multi- 
plicité d' œuvres  !  et  pourtant  quelle  unité  de 
vie  !  Le  contraste  n'est  qu'apparent.  Au  sommet 
de  son  âme  rayonnait  la  foi  la  plus  vive  ;  et  la 
lumière  d'en  haut,  une  en  tous  ses  reflets,  éclai- 
rait chez  lui  d'une  même  flamme  et  dirigeait 
vers  un  même  but  le  prêtre,  le  professeur,  l'écri- 
vain, l'orateur,  le  sociologue,  le  patriote. 

C'est  cette  visée  supérieure  qui  a  fait  son  mé- 
rite aux  yeux  de  Dieu. 

C'est  cette  cohérence,  cette  convergence  d'efforts 
qui,  aux  yeux  de  l'Eglise,  de  l'Université,  de  ses 
concitoyens,  consacrera  immortellement  sa  mé- 
moire. 


APPENDICE 


SERMON  SUR  LE  PRETRE 

prononcé  dans  l'église  de  Berthier  (Montmagny) 

le   12  mai  1895 

°-*s^9>-i  o 


Omnis  ponlifex,  ex  homi- 
nibus  assumptus,  pro  homini- 
bus  constituitur  in  Us  quœ 
sunt  ad  Deum. 

Tout  pontife,  pris  d'entre 
les  hommes,  est  établi  pour 
les  hommes  en  ce  qui  regarde 
le  culte  de  Dieu. 

Heb.,   v,   1. 

Monseigneur1, 

Mes   Frères, 

Sous  l'ancienne  Loi,  promulguée  par  Moïse,  loi  de 
crainte  autant  que  de  privilège  et  de  particularis- 
me, de  même  que  le  vrai  culte  semblait  réduit  aux 
bornes  étroites  et  exclusives  d'un  seul  territoire 
et  d'une  seule  nation  ;     de  même  le  sacerdoce,  lié  à 

1.  Mgr  L.-N.  Bégin,  archevêque  de  Québec.  Sa  Grandeur 
était  là  pour  conférer  l'ordination  sacerdotale  à  M.  l'abbé  Ar- 
sène Roy,  aujourd'hui  des  Frères  Prêcheurs,  et  frère  de  Mgr 
P.-E.  Roy,  archevêque  de  Séleucie,  et  auxiliaire  de  Québec,  de 
MM.  les  abbés  Philéas,  Camille  et  Alexandre  Roy,  et  de  la 
Rde  Mère  Marie  de  l'Eucharistie,  de  l'Hôtel-Dieu  du  Sacré- 
Cœur. 


310  APPENDICE 

la  tribu  de  Levi  et  à  la  race  choisie  d'Aaron,  ne  pou- 
vait sortir  des  rangs  de  cette  lignée  ni  du  cadre  sécu- 
laire de  cette  dynastie  sacrée. 

Sous  la  Loi  nouvelle,  au  contraire,  loi  de  bonté 
aimante  et  de  munificence  généreuse,  apportée  par 
Jésus-Christ  à  la  terre,  les  vieux  cadres  se  sont  brisés, 
les  castes  héréditaires  se  sont  effacées  ;  et,  dans  une 
religion  qui  embrasse  indistinctement  tous  les  hom- 
mes, tous  les  pays  et  tous  les  siècles,  le  sacerdoce, 
lui  aussi,  s'alimente  à  toutes  les  sources  et  tire  de 
partout  ses  nobles  et  saintes  recrues  :  pontifex  ex 
hominibus  assumptus.  Ce  n'est  plus  seulement  la 
tribu  de  Lévi  ni  la  race  privilégiée  d'Aaron,  c'est 
toute  tribu,  toute  race,  c'est  toute  famille  humaine 
qui  peut  prétendre  à  l'honneur  de  fournir  des  prê- 
tres à  la  religion,  des  ministres  à  l'Eglise,  des  coopé- 
rateurs   à   Dieu. 

Cependant,  je  me  hâte  de  l'ajouter,  même  sous  cette 
loi  si  large  et  sous  ce  régime  si  bienfaisant,  il  y  a  place 
pour  des  familles  de  choix.  L'œil  découvre  ça  et  là 
des  familles  préférées,  aux  fortes  et  saines  traditions, 
sur  lesquelles  le  regard  de  Dieu  se  repose  avec  plus 
d'amour,  et  auxquelles  la  grâce  divine  s'attache-  avec 
plus  de  constance  ;  et  il  arrive  que  volontiers  la  Pro- 
vidence en  fasse  sortir,  pour  le  plus  grand  bien  des 
peuples,  non  pas  de  simples  unités,  mais  des  groupes 
et  des  essaims  d'ouvriers  évangéliques. 

La  circonstance  de  ce  jour  nous  en  offre  un  tou- 
chant  exemple. 

Dans  une  famille  de  cette  paroisse,  comblée  simulta- 
nément des  bénédictions  d'Abraham  et  des  plus  hautes 
faveurs  du  ciel,  l'on  a  vu,  par  une  riche  et  admirable 
éclosion  de  vocations  religieuses,  refleurir  en  quel- 
que sorte  la  tige  féconde  d'Aaron.  Et,  lorsque  déjà 
quatre  de  ses  membres,  soit  dans  le  sacerdoce,  soit 
dans  la  vie  claustrale,  avaient  voué  au  culte  de  Dieu 
et  au  service  de  l'Eglise  leurs  talents  et  leurs  vertus, 
vous    avez    voulu,    Monseigneur,    par    une    attention 


APPENDICE  311 

délicate,  venir  donner  au  cinquième,  sous  Les  regarda 

réjouis  de  ses  parents  H   de  ses  amis,  l'onction  sainte, 
et  ajouter  ce  nouveau  fleuron  à  une  si  belle  et  si  bril- 
lante couronne. 
Que  ne  puis-je,  mes  Frères,  pour  répondre  à  votre 

attente  et  au  caractère  auguste  de  cette  fête,  vous 
pailer,  comme  il  convient,  de  l'excellence  du  prêtre, 
de  l'ineffable  dignité  dont  il  est  investi,  et  des  fonc- 
tions tout  à  la  fois  redoutables  et  sublimes  que  la 
religion  lui  confie  !  Mais  il  faudrait  pour  cela  l'inspi- 
ration des  prophètes,  la  langue  des  docteurs,  l'éloquence 
des    saints. 

Dans  mon  impuissance,  je  m'estimerai  heureux  si 
je  parviens  à  vous  exposer  et  à  graver  profondément 
dans  vos  cœurs  les  trois  pensées  qui  feront  l'objet 
de  cette  instruction,  à  savoir,  que  le  prêtre  est  l'ou- 
vrage spécial  de  Dieu,  que  le  prêtre  est  la  personnifi- 
cation de  Dieu,  que  le  prêtre  est  l'instrument  des 
œuvres  de  Dieu. 

Daigne  la  Vierge  Marie,  reine  des  anges  et  des 
saints,  et  patronne  tout  aimable  et  toute  secourable 
du  cierge,  bénir  et  féconder  mon  humble  parole  ! 

I 

Lorsque,  mes  Frères,  dans  vos  corps  délibérants, 
vous  avez  besoin  d'un  chef,  lorsque  la  nation  canadienne 
veut  se  donner  des  législateurs,  armés  de  cette  liberté 
que  les  statuts  vous  accordent,  vous  jetez  votre  suf- 
frage dans  l'urne  électorale,  et  l'élu  qui  en  sort  peut 
se  dire  votre  créature.  Vous  l'avez,  à  votre  gré,  élevé 
aux  honneurs  d'une  charge  que  les  meilleurs  citoyens 
convoitent  ;  et,  à  votre  gré  aussi,  quand  l'heure  sera 
venue,  vous  pourrez,  s'il  le  faut,  briser  comme  un 
roseau  cette  œuvre  fragile  de  vos  mains. 

En  est-il  ainsi  du  prêtre  ?  Le  prêtre  est-il  une 
créature  de  l'homme,  un  simple  citoyen  qui  émerge 
tout-à-coup  de  la  foule  obscure  de  ses  compatriotes, 


312  APPENDICE 

mais  pour  y  retomber  peut-être  demain  ?  Non,  mes 
Frères  :  le  prêtre  n'est  pas  l'élu  de  l'homme,  mais 
il  est  l'élu  de  Dieu  ;  il  n'est  pas  le  mandataire  de 
l'homme,  mais  il  est  le  mandataire  de  Dieu  ;  il  n'est 
pas  l'ouvrage  de  l'homme,  d'un  être  aussi  borné,  aussi 
imparfait  et  aussi  impuissant,  mais  il  est  l'œuvre  du 
parfait  Auteur,  le  chef-d'œuvre  du  suprême  Ouvrier 
qui  d'un  signe  de  sa  main  a  fait  surgir  mille  mondes 
et  d'un  trait  de  son  génie  a  créé  le  sacerdoce,  média- 
tion merveilleuse  entre  ces  mondes  et  lui-même,  entre 
la  terre  et  le  ciel. 

Aussi,  de  toute  éternité,  Dieu  a-t-il  marqué  le 
prêtre  du  sceau  de  ses  préférences.  Il  l'a  choisi  et 
distingué  d'entre  des  milliers  d'hommes,  ses  sembla- 
bles, pour  lui  faire  une  destinée  à  part,  pour  lui  tra- 
cer dès  le  principe  une  orientation  spéciale,  pour  lui 
dicter  des  règles  de  conduite  conformes  à  la  gran- 
deur et  aux  exigences  de  sa  mission. 

De  quels  soins,  mes  Frères,  l'Eglise  n'entoure-t-elle 
pas  le  jeune  homme  qu'elle  destine  au  ministère  divin 
des  autels  !  Avec  quelle  tendre  sollicitude  ne  suit-elle 
pas  la  marche  de  son  esprit,  les  phases  et  les  progrès 
de  sa  formation  cléricale  !  C'est  à  ses  yeux  une  plante 
précieuse,  la  plus  belle,  la  plus  chère,  la  plus  estimée 
de  tout  le  jardin  ;  et,  tout  ce  qu'elle  peut  trouver  de 
lumière  dans  le  sens  de  ses  dogmes,  de  grâce  et  de 
chaleur  dans  la  vertu  de  ses  sacrements,  de  rosée  et 
de  fécondité  dans  l'ardeur  de  ses  prières  et  la  sagesse 
de  ses  conseils,  elle  le  lui  prodigue  sans  relâche  d'une 
main   jalouse    et    amoureuse. 

C'est  ainsi  que  le  jeune  lévite,  préparé  par  de  lon- 
gues études,  par  des  années  de  travail,  de  méditation 
et  de  retraite,  et  par  un  commerce  intime  et  habituel 
avec  Dieu,  arrive  au  jour  trois  fois  saint  de  son  ordi- 
nation. O  moment  solennel  !  ô  touchante  cérémonie, 
où  l'on  ne  sait  qu'admirer  le  plus,  de  l'expressive 
beauté  des  rites,  de  l'imposante  majesté  des  symboles, 
ou  des  élans  de  prières,   d'adjurations  et  de  suppli- 


APPENDICE  313 

entions,  que  l'Eglise  fait  alors  monter  jusqu'aux  pieds 
du     Très-Haut  ! 

Quelle  haute,  et  soudaine  et  mystérieuse  transfor- 
mation s'accomplit  dans  l'âme  de  celui  que  le  Sei- 
gneur s'est  choisi  pour  ministre  !  L'évêque  consé- 
crateur  le  bénit,  lui  impose  les  mains  ;  il  fait  sur 
lui  l'onction  sainte,  et,  par  ces  signes  sensibles  d'une 
vertu  invisible  mais  réelle  et  efficace,  le  prodige  s'opère. 
Ce  jeune  homme,  hier  encore  libre  de  s'engager  dans 
d'autres  voies  et  de  répondre  à  d'autres  appels,  lui 
qui,  il  y  a  un  instant,  humblement  prosterné  sur  les 
dalles  du  sanctuaire,  cachait  dans  la  poussière  le 
néant  de  sa  faiblesse  et  l'émotion  repentante  de  son 
cœur,  il  se  relève  maintenant  prêtre  :  prêtre  pour 
l'éternité  :  sacerdos  in  œternwn.  Sa  figure  s'est  illu- 
minée ;  son  front  brille  d'une  auréole  ;  ses  mains 
portent  un  sceptre.  Incroyable  merveille  :  non,  ce 
n'est  plus  un  homme,  ce  n'est  plus  un  fils,  ce  n'est 
plus  un  frère  ;  c'est  un  Dieu.  Comme  jadis  au  baptê- 
me du  Christ,  dans  les  ondes  sacrées  du  Jourdain,  il 
semble  qu'une  blanche  colombe,  échappée  du  sein 
de  Dieu  et  apportant  sur  ses  ailes  l'Esprit  sanctifi- 
cateur, vienne  se  reposer  sur  sa  tête  consacrée,  et 
l'on  croirait  entendre,  partie  des  hauteurs  célestes, 
une  voix  surnaturelle  nous  répéter  ces  mots  bénis  : 
Hic  est  Filius  meus  dilectus  in  quo  mihi  complacui  : 
ij)sum  audite\  Celui-ci  est  mon  fils  bien-aimé  en  qui 
j'ai  mis  toutes  mes  complaisances  :     écoutez-le. 

Oui,  peuples,  écoutez-le  ;  chrétiens,  révérez-le  ; 
révérez  son  nom,  son  autorité,  sa  grandeur.  Proster- 
nez-vous devant  cet  ange  de  la  terre,  ce  messager  du 
Très-Haut,  cet  interprète  des  pensées  et  des  volon- 
tés divines.  Il  a  été  prédestiné  pour  vous  ;  il  descend 
des  hauteurs  de  la  grâce  vers  vous  ;  il  vous  apporte 
lumière  et  justice,  vertu  et  vérité,  bonté,  miséricorde, 
consolation,   pardon. 

1.  2  Pet.,  i,  17. 


314  APPENDICE 

II 

Quand  l'homme,  mes  Frères,  veut  prendre  possession 
d'un  bien  quelconque,  d'une  maison,  d'une  terre, 
d'un  royaume,  il  y  met  quelque  chose  de  lui-même, 
une  expression,  une  marque  de  sa  pensée  et  de  son 
autorité.  De  même,  lorsque  Dieu  prend  possession 
d'une  âme,  de  l'esprit  et  du  cœur  d'un  jeune  homme, 
pour  en  faire  les  organes  de  sa  parole  et  les  instru- 
ments de  son  action,  il  y  imprime  son  cachet,  le  carac- 
tère de  sa  perfection  et  de  sa  puissance  ;  il  y  marque 
l'effigie   auguste   de   sa   divinité   elle-même. 

Vous  êtes-vous  jamais  demandé  ce  que  c'est  que 
le  caractère  sacerdotal  ?  en  quoi  consiste  ce  titre 
de  gloire  et  d'honneur  qui  place  le  prêtre  bien  au-dessus 
de  ceux  qui  l'entourent,  qui  l'élève  comme  sur  un 
trône,  et  lui  concilie  en  tous  les  pays  l'estime,  le  res- 
pect, l'instinctive  vénération  des  fidèles  de  toute  classe 
et  des  hommes  de  toute  croyance  ?  Quand  vous  vous 
inclinez  devant  le  prêtre,  lorsque,  au  sortir  du  reli- 
gieux spectacle  de  l'ordination  d'un  parent,  d'un  ami, 
d'un  compagnon  d'enfance,  vos  fronts  se  courbent 
sous  sa  main  bénissante  pour  recevoir  sa  première 
grâce  et  recueillir  ses  premières  faveurs,  ce  qui  vous 
réjouit,  ce  qui  vous  émeut,  ce  qui  vous  pénètre  des 
sentiments  d'une  indicible  allégresse,  est-ce  simple- 
ment l'habit  vénérable  qu'il  porte,  son  extérieur 
modeste,  sa  figure  radieuse  et  divinement  pure  ? 
N'y  a-t-il  pas  plutôt  sous  ces  dehors  de  bonté,  plus 
loin,  plus  avant,  dans  le  sanctuaire  intime  de  cette 
âme,  quelque  chose  de  beaucoup  plus  beau,  de  beau- 
coup plus  noble,  de  beaucoup  plus  touchant,  quel- 
que chose  que  vous  ne  voyez  pas  sans  doute  des  yeux 
du  corps,  mais  que  vous  sentez  par  l'instinct  de  l'esprit 
et  que  vous  apercevez  par  le  regard  de  la  foi  ?  Oui, 
mes  Frères.  Et  ce  quelque  chose  qui  vous  captive 
et  qui  vous  subjugue,  ce  pouvoir  mystérieux  qui 
fait  tomber  à  genoux  le  père  devant  son  fils,  le  frère 


APPENDICE  315 

devant  son  frère,  toute  une  paroisse  et  tout  un  peu- 
ple devant  un  simple  enfant  du  peuple,  ce  je  ne  sais 
quoi  qui  en  impose  aux  principautés  de  la  terre,  aux 
dominations  du  ciel,  et  aux  puissances  de  l'enfer  elles- 
mêmes,  voilà  ce  qui  fait  le  prêtre.  C'est  la  partici- 
pation, le  rayonnement,  l'irradiation  du  sacerdoce  de 
Jésus-Christ  dans  une  humble  personne  humaine1, 
dans    une   a  me   élevée,    transformée   et   divinisée  ! 

Pères  de  famille,  dont  le  cœur  vibre  de  joie,  de 
contentement  et  d'amour,  à  la  vue  de  candides  en- 
fants s'ébattant  sous  vos  yeux,  pourquoi  ces  émo- 
tions si  douces,  ces  sollicitudes  si  vives,  et  ces  tressail- 
lements si  profonds  ?  Ah  !  je  le  comprends  :  c'est 
que  vos  enfants,  ce  sont  d'autres  vous-mêmes  :  c'est 
votre  chair,  c'est  votre  sang,  c'est  votre  âme.  Eh  bien  ! 
ainsi  en  va-t-il  du  prêtre  dans  cette  grande  famille 
lévitique  dont  Notre-Seigneur  est  le  chef.  Cet  ou- 
vrage des  mains  de  Dieu,  cette  créature  du  cœur  de 
Dieu,  ce  fils  des  divines  amours,  c'est  un  autre  Jésus- 
Christ  :  sacerdos  alter  Christus.  Jésus-Christ,  d'une 
certaine  manière,  entre  dans  la  personne  du  prêtre, 
comme  l'eau  entre  dans  le  sol  pour  l'enrichir  de  sa 
substance,  comme  le  soleil  entre  dans  la  plante  pour 
l'échaufTer    et    la    féconder. 

Je  le  répète,  et  c'est  là  l'écho  de  la  tradition  chré- 
tienne tout  entière,  oui  le  prêtre  représente  de  la  fa- 
çon la  plus  vraie,  la  plus  intime,  la  plus  substantielle, 
notre  divin  Sauveur.  Il  en  occupe  dans  le  monde  la 
place  unique  et  centrale,  et  il  en  revêt  dans  sa  per- 
sonne l'esprit,  les  facultés,  la  puissance.  Il  en  a  l'ins- 
tinct et  les  yeux  pour  découvrir  les  misères  secrètes 
et  les  besoins  les  plus  ignorés.     Il  en  a  la  pitié  et  le 


1.  "Christus  est  fons  totius  sacerdotii  ;  nam  sacerdos  le- 
galis  erat  figura  ipsius,  sacerdos  autem  novae  legis  in  persona 
ipsius  operatur  "  (saint  Thomas,  Som.  théol,  in  P.,  Q.  xxn, 
art.  4). 


316  APPENDICE 

cœur  pour  entendre  la  prière  du  pauvre  et  le  sanglot 
du  malheureux.  Il  en  a  l'ardeur  et  le  zèle  pour  courir 
à  la  poursuite  de  la  brebis  errante.  Il  en  a  la  tendresse 
et  l'amour  pour  saisir  cette  brebis  égarée,  pour  la  char- 
ger sur  ses  épaules  et  la  ramener  au  bercail.  Que  dis-je, 
il  en  a  le  courage,  la  patience  obstinée,  l'héroïsme 
invincible  pour  porter,  quand  il  le  faudra,  aux  heures 
d'épreuves  et  d'angoisses,  et  aux  jours  de  persécu- 
tions, la  couronne  d'épines  du  Calvaire. 

Bref,  le  prêtre  catholique,  c'est  une  autre  incarna- 
tion du  Fils  de  Dieu  dans  le  cœur  de  l'homme  ;  c'est 
l'achèvement,  le  couronnement  de  l'œuvre  rédemptrice, 
et  le  complément  merveilleux  de  la  plus  grande  mer- 
veille divine. 

III 

Faut-il  donc  s'en  étonner,  mes  Frères  ?  ce  que  fut 
jadis  l'adorable  Maître  pendant  les  jours  qu'il  passa 
sur  la  terre,  le  prêtre  l'est  aussi,  dans  un  degré  émi- 
nent,  parmi  les  peuples  confiés  à  son  ministère.  "  Mon 
royaume,  disait  Notre-Seigneur  aux  Juifs  qui  rêvaient 
d'une  monarchie  terrestre,  mon  royaume  n'est  pas 
de  ce  monde  ;  ma  royauté  n'est  pas  de  celles  qui  s'exer- 
cent par  le  tranchant  du  glaive.  "  Le  prêtre  peut 
dire  comme  Jésus  :  "  Si  je  règne,  ce  n'est  sans  doute 
ni  par  de  puissantes  armées,  ni  sur  un  vaste  empire. 
Mon  pouvoir  s'exerce  non  sur  le  monde  des  corps, 
des  choses  matérielles  et  sensibles,  mais  sur  le  monde 
des  âmes  :  omnis  pontifex  pro  hominibus  constituitur 
in  lis  quœ  sunt  ad  Deum.  " 

Ici,  toutefois,  dans  ce  monde  spirituel  et  dans  ce 
domaine  moral,  le  prêtre,  disons-le  bien  haut,  rem- 
plit une  mission  que  n'égale  ni  la  fonction  des  rois, 
ni  le  destin  glorieux  des  plus  fiers  conquérants  de  la 
terre. 

Voyez-vous,  mes  Frères,  cet  homme  vêtu  de  noir 
qui  de  bonne  heure  le  matin,  un  bréviaire  sous  le  bras, 


APPENDICE  317 

dirige  ses  pas  empressés  vers  le  temple  divin  ;     qui, 
chaque  jour,  monte  gravemenl  à  l'autel  pour  y  offrir 

la  victime  sans  tache  et  pour  tendre  vers  l'auteur  de 
tout  l>ien  ses  mains  et  ses  lèvres  suppliantes  ;  dont 
la  vie  est  toute  liée  et  comme  enchaînée  à  la  vôtre  ; 
qui  vous  suit  sur  toutes  les  routes  et  à  travers  tous 
les  deuils  ;  qui  pleure  sur  toutes  les  tombes,  sourit 
sur  tous  les  berceaux  ;  qui  s'émeut  de  toutes  vos  joies 
et  s'afflige  de  toutes  vos  tristesses  ;  dont  la  bouche 
jamais  ne  s'ouvre  que  pour  instruire  et  bénir  ;  dont 
le  cœur  jamais  ne  palpite  que  du  battement  même  de 
vos  cœurs  ;  dont  la  bonté  modeste,  magnanime,  onc- 
tueuse1, sympathise  avec  le  plus  humble  et  le  plus 
oublié  d'entre  vous.  Eh  !  bien,  je  n'hésite  pas  à  le 
dire,  sûr  en  cela  de  rendre  vos  pensées  et  la  pensée 
reconnue  de  l'Eglise,  cet  homme,  c'est  le  plus  digne  et 
le  plus  insigne  bienfaiteur  que  le  ciel  ait  donné  à  la  terre. 
Car,  enfin,  dites-moi  :  qu'y  a-t-il  de  plus  profita- 
ble et  de  plus  désirable  pour  vous  ?  Serait-ce  la  santé 
de  vos  corps  ?  Mais  cette  santé  corporelle,  sujette  à 
tous  les  assauts  de  la  maladie  et  de  la  mort,  elle  n'est, 
vous  le  savez,  qu'un  avantage  précaire,  lequel  a  manqué 
à  de  grands  hommes  et  à  d'illustres  saints.  Serait-c? 
la  richesse  de  vos  champs  ?  Mais  cette  richesse  dou- 
teuse, incertaine  comme  la  goutte  de  pluie  ou  le  rayon 
de  soleil  qui  l'engendre,  ne  donne  et  ne  peut  donner 
qu'un  pain  matériel  et  grossier.  Serait-ce,  du  moins, 
le  triomphe  de  vos  idées  et  de  vos  ambitions  politiques  ? 
Hélas  !  l'expérience  le  prouve,  la  politique  humaine 
n'est  souvent  qu'une  misérable  toile  d'araignée  que 
le  moindre  coup  de  balai  déchire,  et  que  le  moindre 
souffle  emporte.  Non,  mes  Frères  :  ce  qu'il  y  a  de 
vraiment  utile  et  de  hautement  désirable  pour  vous, 
ce  n'est  rien  de  tout  cela  :  c'est  le  bien,  c'est  le  salut 
de  vos  âmes,  de  ces  âmes  créées  à  l'image  de  Dieu, 
spirituelles,  immortelles,  de  ces  âmes  appelées  à  jouir, 
dans  la  mesure  de  leurs  mérites,  d'une  félicité  sans 
ombre  et  d'une  gloire  sans  déclin. 


318  APPENDICE 

Or,  ai-je  besoin  de  l'ajouter  ?  l'ami  vrai  et  fidèle, 
le  guide  éclairé  et  sûr,  le  directeur  assidu  et  dévoué 
des  âmes,  c'est  le  prêtre.  C'est  lui  qui  les  nourrit  du 
pain  de  la  parole,  non  pas  de  cette  parole  humaine, 
légère  comme  le  vent  des  opinions  et  des  systèmes, 
mais  de.  cette  parole  substantielle  et  féconde  où  des- 
cend et  rayonne  la  vérité  même  de  Dieu.  C'est  lui  qui 
les  régénère,  les  rafraîchit  et  les  retrempe  dans  les 
eaux  salutaires  de  la  grâce,  en  tenant  ouvertes  sur 
elles,  sans  interruption  de  temps  et  sans  acception  de 
personnes,  toutes  les  sources  d'où  cette  grâce  découle. 
C'est  lui,  enfin,  homme  de  bonté,  de  charité  et  de 
pardon,  qui  verse  sur  toutes  les  plaies  et  qui  applique 
à  toutes  les  blessures  le  baume  réparateur  des  plus 
suaves  consolations. 

Ministre  du  Dieu  de  toute  sainteté,  il  a  pour  mis- 
sion de  sanctifier  le  monde.  Et,  si  le  monde  n'est  pas 
saint,  si  les  hommes  croupissent  encore  dans  la  honte 
du  vice  et  dans  la  fange  du  péché,  c'est  qu'ils  mé- 
prisent la  parole  du  prêtre  ;  c'est  qu'ils  méconnaissent 
son  œuvre,  et  qu'ils  foulent  aux  pieds  f-on  autorité. 
Malheur  aux  sociétés  où  le  respect  du  prêtre  baisse 
et  s'en  va  :  elles  sont  vouées  à  la  ruine  !  Heureuses, 
au  contraire,  mille  fois  heureuses  les  populations  ou 
les  paroisses  qui,  comme  la  vôtre,  mes  Frères,  entou- 
rent de  leur  estime  et  consolent  de  leur  amour  le  sage 
pasteur  qui  les  guide,  et  se  réjouissent  et  tressaillent 
à  la  vue  de  nouveaux  soldats  enrôlés  sous  les  divins 
étendards  ! 

Jeune  ministre  du  Seigneur,  piètre  de  Jésus-Christ, 
qui  venez  de  recevoir  avec  les  sentiments  d'une  piété 
si  tendre  l'onction  du  sacerdoce,  et  dont  les  mains, 
toutes  ruisselantes  encore  de  l'huile  sainte  qui  fait 
les  apôtres,  n'auront  plus  désormais  qu'à  consacrer 
et  à  bénir,  jouissez  de  votre  bonheur  :  c'est  le  plus 
grand  de  tous,  c'est  le  plus  grand  que  l'homme  puisse 
goûter  ici-bas  ! 

Encore  quelques  heures,  et  vous  gravirez  tremblant, 


APPENDICE  319 

ému,  tout  palpitant  d'une  joie  inexprimable,  les  de- 
grés de  l'autel  qui  sera  pour  vous  comme  un  autre 
Thabor  où  vous  apparaîtrez  suspendu  entre  la  terre 
et  le  ciel.  Oh  !  dans  votre  bonheur,  entraîné  par  vos 
désirs  et  par  l'appel  des  anges,  montez,  montez  jus- 
qu'aux célestes  parvis.  Ne  craignez  pas,  puisque 
l'Eglise  vous  en  reconnaît  le  droit,  de  commander  à 
Dieu,  de  mettre  hardiment  la  main  sur  le  trésor  de 
ses  grâces,  et  sur  son  Fils  lui-même.  Ce  Fils  vous  est 
soumis,  ces  grâces  vous  appartiennent,  votre  pou- 
voir s'étend  sur  toutes  les  richesses  divines. 

Permettez  en  même  temps  qu'au  nom  du  pontife 
aimé  qui  préside  cette  cérémonie,  au  nom  du  digne 
pasteur  préposé  à  cette  paroisse,  de  vos  parents  chéris 
et  de  toutes  les  personnes  présentes,  permettez  que  je 
sollicite  une  part  dans  les  brûlantes  prières  qui  s'échap- 
peront de  vos  lèvres.  Ces  prières,  nous  le  savons, 
seront  au  ciel  d'une  efficacité  souveraine  ;  car  rien  ne 
plaît  à  Dieu  comme  la  demande  d'un  cœur  pur,  rien 
ne  lui  est  agréable  comme  ce  parfum  d'une  âme  vir- 
ginale où  l'arôme  de  la  grâce  mêle  sa  vertu  à  l'encens 
du  sacrifice. 

Demandez  à  Notre-Seigneur  de  nous  bénir  tous,, 
d'éclairer  nos  esprits,  de  purifier  nos  cœurs,  de  nous 
associer  par  les  liens  de  son  amour  à  votre  joie  et  à 
votre  bonheur,  pour  que  tous,  un  jour,  nous  puissions 
aller  au  ciel  louer  Dieu,  l'exalter,  et  le  contempler  à 
jamais  dans  l'immortelle  compagnie  des  anges  et  des 
•bienheureux. 

Ainsi  soit-il  avec  la  bénédiction  de  Monseigneur 
l'Archevêque  ! 


ALLOCUTION 

POUR   UNE  CÉRÉMONIE  DE  PREMIÈRE    COMMUNION 

prononcée  dans  la  chapelle  des  Ursulines  de  Québec 

le   21   mai    1899 


=*~o- 


Sinite  parvulos  venire  ad 
me.  .  .  talium  enim  est  regnum 
Dei. 

Laissez  venir  à  moi  les 
petits  enfants  ;  car  le  royaume 
des  cieux  est  pour  eux  et  ceux 
qui  leur   ressemblent. 

Marc,    x,  14. 


Mes  chères  enfants, 


Les  paroles  que  je  viens  de  vous  citer  me  remettent 
en  mémoire  l'une  des  scènes  les  plus  gracieuses  et  les 
plus  touchantes  de  l'Evangile. 

Un  jour,  pendant  que  Jésus,  sur  les  bords  du  Jour- 
dain, était  à  instruire  les  foules  de  la  Judée  et  à  ré- 
pondre aux  questions  malveillantes  des  Pharisiens, 
voici  qu'un  groupe  de  personnes  se  forme  près  de  lui. 
Ce  sont  des  mères  de  famille  aimantes  et  confiantes, 
dont  les  regards  avides  cherchent  les  yeux  du  bon  Maître, 
et  qui  lui  amènent  leurs  jeunes  enfants,  en  lui  deman- 
dant pour  eux  une  grâce  et  une  caresse.  Dans  leur  zèle 
indiscret,  les  disciples  veulent  écarter  et  repousser  loin 
du  Sauveur  la  troupe  enfantine  ;  mais  Jésus,  touché 
jusqu'au  fond  du  cœur,  les  en  reprend  et  leur  dit  : 


APPENDICE  321 

u  Laissez  venir  à  moi  les  petits  enfants  ;  c'est  à  de 
telles  âmes  qu'appartient  le  royaume  (les  eieux.  " 
Et,  pendant  que  de  ses  lèvres  tombaient  ces  douces 
paroles,  sa  main  bienveillante,  effleurant  les  petites 
bêtes  disposées  autour  de  lui  comme  une  guirlande  de 
fleurs,  répandait  sur  les  enfants  et  sur  leurs  mères 
émues  les  plus  précieux  trésors  d'une  puissance  et 
d'une  charité  infinies. 

Aujourd'hui,  mes  chères  enfants,  il  me  semble  qu'une 
scène  analogue  se  déroule  sous  nos  yeux. 

Depuis  longtemps  déjà,  le  doux  nom  de  Jésus  re- 
tentit à  vos  oreilles.  On  vous  a  parlé  maintes  fois 
de  cet  aimable  Sauveur  qui  chérit,  plus  qu'on  ne 
saurait  dire,  l'enfance  et  la  jeunesse,  et  qui  ne  se  con- 
tente plus  d'étendre  sur  les  têtes  sa  main  caressante, 
mais  qui  pousse  la  bonté,  la  charité  et  la  tendresse 
jusqu'à  descendre  dans  les  cœurs.  Et  séduites  par 
cette  pensée,  et  de  plus  en  plus  désireuses  de  vous 
unir  étroitement  à  ce  Dieu  si  bon  et  à  cet  Ami  si  ten- 
dre, et  de  contracter  avec  lui  une  alliance  éternelle, 
vous  êtes  accourues  dans  vos  blanches  toilettes,  sym- 
bole de  la  pureté  de  vos  âmes  ;  vous  êtes  venues  pren- 
dre place  à  cette  table  sainte  où  tant  d'autres  enfants 
de  votre  âge,  et  tant  de  générations  d'élèves  formées  à 
l'école  illustre  des  filles  dévouées  et  distinguées  de 
la  Vénérable  Marie  de  l'Incarnation,  ont  reçu  les  pre- 
mières faveurs    du   Dieu   de   l'Eucharistie. 

Ah  !  mes  chères  enfants,  qu'il  est  donc  beau  entre 
tous,  et  qu'il  doit  être  à  jamais  béni,  ce  jour  tant 
souhaité  de  la  première  communion,  et  combien,  ce 
matin,  je  regrette  de  ne  pouvoir  vous  en  parler  digne- 
ment !  Il  me  faudrait  le  langage  des  anges,  et  la  voix 
des  Chérubins  qui  chantent  là-haut  les  louanges  di- 
vines, pour  exprimer  et  décrire  tout  ce  qu'il  y  a  de 
grandeur  touchante,  d'impressions  suaves,  de  douceur 
indéfinissable  dans  ce  premier  festin  de  l'âme,  dans 
ce  premier  banquet  de  l'amour,  dans  cette  pre- 
mière rencontre  tout  intime  et  toute  familière  d'un 

21 


322  APPENDICE 

jeune   cœur    avec    le    cœur    incomparable    de   Jésus. 

Songez  d'abord  que  Celui  dont  vous  allez  vous 
nourrir,  c'est  ce  Dieu  tout  puissant  qui  d'un  mot  a 
créé  le  monde,  les  hommes,  les  animaux,  les  plantes  ; 
qui  a  semé  comme  une  poussière  d'argent  les  étoiles 
dans  l'espace  ;  et  devant  qui  tout  s'incline  avec  le 
plus  profond  respect,  au  ciel,  sur  la  terre,  et  dans 
les  enfers.  Songez  que  Celui  dont  la  substance  va 
pénétrer,  sous  le  voile  d'un  peu  de  pain,  jusque  dans 
le  secret  de  vos  cœurs,  c'est  ce  Sauveur  adorable  qui 
est  né  pour  nous  dans  une  crèche  ;  qui,  avant  de  souf- 
frir et  de  mourir  pour  notre  salut,  s'est  fait  le  guéris- 
seur de  tous  les  maux  et  le  dispensateur  de  toutes 
les  grâces  ;  et  qui,  depuis  dix-neuf  siècles,  par  le  plus 
étonnant  des  prodiges,  se  tient  enfermé  et  captif  au 
fond  de  nos  tabernacles  où  il  réside  sans  cesse  pour 
guider  et  consoler  nos  âmes  affligées. 

C'est  là,  sans  doute,  un  mystère,  et  nos  esprits  fai- 
bles et  bornés  ne  sauraient  ici-bas  le  comprendre  ; 
mais  nous  devons  le  croire  fermement,  inébranlable- 
ment,  parce  que  Dieu  lui-même  nous  l'enseigne,  et 
que  l'Eglise  notre  mère,  par  la  voix  de  ses  pontifes 
et  l'organe  de  ses  docteurs,  nous  en  transmet  l'irré- 
cusable vérité. 

Oui,  chères  enfants,  ce  Jésus  qui,  comme  le  raconte 
l'Evangile,  se  plaisait  dans  la  compagnie  des  petits 
et  des  humbles,  leur  parlant  avec  amour,  les  bénis- 
sant avec  effusion,  ce  Sauveur  tendrement  bon,  excel- 
lemment charitable,  infiniment  miséricordieux,  fils 
de  Dieu  devenu  homme  sans  cesser  d'être  Dieu,  vous 
allez  le  voir  bientôt  s'avancer  vers  vous.  Il  veut  sortir 
pour  vous  des  ombres  de  sa  retraite.  Il  veut  se  poser 
sur  vos  lèvres  et  au  plus  profond  de  vos  cœurs.  Il  veut 
vous  dire,  en  un  mystérieux  langage,  de  quelle  fran- 
che et  ardente  affection  il  vous  aime,  et  combien  il 
est  heureux  de  vous  en  donner  cette  marque  certaine. 
N'est-ce  pas,  de  votre  côté,  avec  la  foi  la  plus  vive, 
et  avec  les  sentiments  les  plus  profonds  d'humilité 


APPENDICE  323 

4 

et  de  respect,  que  vous  devez  vous  disposer  à  ce  moment 
solennel  ? 

Vous  avez  vu,  en  cette  grande  fête  qu'on  nomme 
la  fête-Dieu,  l'annuel  déploiement  de  pompes  et  de 
rites  qui  se  fait  dans  les  églises  et  dans  les  rues  de  la 
ville  :  la  procession  où  figurent  les  personnes  les  plus 
distinguées,  les  visages  recueillis,  les  arcs  de  triomphe, 
les  inscriptions  qui  parent  les  murs,  les  bannières  qui 
flottent  au  vent,  les  fleurs  qui  jonchent  le  sol,  la  fumée 
montant  des  encensoirs,  pendant  que  de  joyeuses 
fanfares  mêlent  aux  chants  religieux  leurs  notes  re- 
tentissantes. Pourquoi  tout  ce  décor,  et  ces  festons 
magnifiques,  et  cet  apparat  inaccoutumé  ?  C'est 
que,  semblable  à  un  prince,  Notre-Seigneur  sort  ce 
jour-là  de  son  obscur  palais  pour  visiter  ses  sujets 
fidèles,  et  pour  recevoir  les  hommages  de  tout  le  peu- 
ple chrétien.  L'homme  ne  saurait  trop  faire  pour  cé- 
lébrer son  Roi  et  pour  honorer  son  Dieu. 

Eh  bien  !  mes  chères  enfants,  c'est  ce  même  Dieu 
et  Seigneur  qui,  sortant  de  son  tabernacle,  veut  ce 
matin  prendre  publiquement  possession  de  vos  cœurs. 
En  présence  de  ceux  et  de  celles  que  vous  aimez  le 
plus,  de  vos  très  chers  parents,  de  vos  maîtresses 
vénérées,  de  vos  aimables  compagnes,  il  veut  entrer 
en  vous,  faire  de  vos  jeunes  âmes  comme  des  sanctuai- 
res consacrés  à  son  culte  et  comme  des  temples  vivants 
réservés  à  son  amour.  Ce  n'est  ni  la  beauté  de  l'or  ni 
la  splendeur  du  marbre  qu'il  recherche,  mais  l'éclat 
plus  pur  et  la  beauté  plus  vraie  des  vertus  fraîche- 
ment écloses  dont  vos  fronts  portent  le  reflet,  de  la 
modestie,  de  la  candeur,  de  la  piété,  de  l'obéissance, 
de  tout  ce  qui  fait,  aux  yeux  des  anges  et  des  hom- 
mes, le  charme  séduisant  et  irrésistible  de  votre  âge. 

Pour  accueillir  ce  Roi  si  bon,  et  ce  Dieu  si  bien- 
veillant, dont  la  majesté  préfère  aux  lambris  dorés 
des  princes  et  des  grands  l'humble  retraite  de  vos 
âmes,  que  devez-vous  donc  faire  ?  l'aimer  de  toutes 
vos  forces,  lui  demander  le  pardon  de  vos  fautes,  lui 


324  APPENDICE 

vouer  toutes  vos  pensées,  tous  vos  désirs,  tous  vos 
actes,  votre  existence  tout  entière.  C'est  ce  qu'il 
attend  de  vous,  et  c'est  ce  qu'il  exige  en  retour  de 
l'amour  ineffable  qui  le  porte  à  se  communiquer  à 
vous. 

Et  remarquez  bien,  chères  enfants,  jusqu'où  va 
cet  amour  de  Dieu  pour  les  hommes,  et  pour  vous, 
en  particulier.  Notre-Seigneur,  en  se  donnant  dans 
la  sainte  communion,  ne  fait  point  que  passer,  comme 
le  navire  qui  glisse  sur  l'eau  sans  y  laisser  de  trace. 
Bientôt,  il  est  vrai,  l'hostie  qui  le  renferme  disparaît, 
mais  sa  grâce,  mais  ses  dons,  mais  ses  secours  de 
toutes  sortes  demeurent.  Jésus,  dans  ce  sacrement, 
est  vraiment  la  nourriture  des  âmes  qui  le  reçoivent. 
Le  corps  humain,  vous  le  savez,  tomberait  vite  en 
langueur,  s'il  n'avait,  pour  se  soutenir,  pour  réparer 
et  accroître  ses  forces,  une  alimentation  constante 
et  appropriée.  Ainsi  en  est-il  de  nos  âmes,  lesquelles 
ne  peuvent  rien,  absolument  rien,  dans  l'ordre  du 
salut,  sans  la  grâce  de  Jésus-Christ.  C'est  cette  grâce 
qui  nourrit  notre  foi,  qui  entretient  notre  espérance, 
qui  enflamme  notre  charité  ;  et  c'est  d'elle  que  nous 
vient  la  force  contre  le  démon,  la  fidélité  au  devoir, 
l'amour  et  la  pratique  de  la  vertu. 

Voilà  ce  que  vous  trouverez  en  approchant  bientôt 
de  cette  table  sainte  dressée  sous  le  regard  des  anges 
par  les  mains  de  l'Eglise,  votre  mère.  Voilà  les  tré- 
sors et  les  richesses  que  l'hostie  consacrée,  sous  ses 
blancs  et  purs  contours,  apportera  bientôt  en  vous  et 
déposera  au  fond  de  vos  âmes.  Ces  trésors,  ils  dépas- 
sent tout  ce  que  notre  imagination  peut  concevoir 
de  plus  précieux  ;  ces  richesses,  elles  l'emportent  sur 
tous  les  biens  de  la  terre,  et  elles  ne  peuvent  être  com- 
parées qu'aux  richesses  mêmes  du  ciel. 

Puisqu'il  en  est  ainsi,  redoublez  de  ferveur  dans 
le  désir  qui  vous  presse  de  prendre  part  au  banquet 
divin.  Fixez  votre  attention  sur  cet  unique  objet. 
"Bannissez  loin  de  vous  toute  pensée  profane  ;    et  de- 


APPENDICE  325 

mandez  à  la  Vierge  très  bonne,  très  douce,  très  clé- 
mente, de  vous  conduire,  comme  par  la  main,  aux 
pieds  de  son  fils  Jésus,  de  vous  présenter  à  lui,  et  de 
vous  met  ire  elle-même  en  relations  intimes  et  en 
contact    surnaturel   avec   lui. 

Puis,  mes  chères  enfants,  lorsque  Notre-Seigneur 
sera  enfin  l'hôte  de  vos  cœurs  ;  quand  une  fois  vous 
aurez  goûté  l'indicible  bonheur  de  manger  le  pain 
des  anges  ;  quand  le  front  rayonnant  de  joie,  la  figure 
épanouie,  l'âme  vibrante  et  débordante  des  émo- 
tions les  plus  pures,  vous  sortirez  de  cette  chapelle 
et  reprendrez  gaîment,  sous  l'œil  réjoui  de  vos  mères, 
le  chemin  de  la  vie,  ah  !  je  vous  en  supplie,  ne  perdez 
jamais  la  mémoire  d'un  si  beau  jour.  Gardez  soigneu- 
sement, gardez  éternellement  le  souvenir  de  votre 
première  communion.  Il  y  a  des  choses  qui  s'oublient, 
des  événements  même  importants  que  l'âge  et  les 
affaires  finissent  par  effacer  dans  les  replis  de  notre 
pensée.  N'oubliez  jamais  la  première  visite  ni  les 
premières  faveurs  de  Jésus-Hostie.  Ce  souvenir  est 
sacré  :  il  doit  survivre  à  tous  les  deuils,  planer  sur 
toutes  les  fortunes  ;  il  doit  rester  attaché  à  l'âme 
comme  un  parfum  suave,  plus  pénétrant  que  le  par- 
fum des  lis,  plus  embaumant  que  la  senteur  des  roses, 
comme  un  arôme  indestructible.  Retenez,  rappelez- 
vous  toujours  cette  date  mémorable,  la  plus  mar- 
quante peut-être,  et  à  coup  sûr  la  plus  consolante  de 
toute  votre  vie.  Célébrez-la  chaque  année  par  un 
acte  religieux  qui  ravive  vos  émotions  premières,  et 
qui  évoque  toutes  les  joies  de  votre  bonheur  présent. 

Surtout,  mes  chères  enfants,  restez  fidèles  aux  pro- 
messes par  lesquelles,  très  sincèrement,  vous  allez 
vous  lier  à  Jésus.  La  foi,  la  conscience,  l'intérêt,  la 
reconnaissance  vous  en  font  pour  toujours  un  devoir. 
Gardez-vous  de  compromettre  par  quelque  fausse 
démarche,  ou  par  quelque  légèreté  coupable,  l'inno- 
cence de  vos  âmes,  de  ces  âmes  plus  limpides  que 
le  cristal,  et  plus  fraîches  et  plus  belles  que  les  déli- 


326  APPENDICE 

cates  parures  dont  l'amour  maternel  vous  a  aujourd'hui 
revêtues.  Vous  allez  devenir  des  temples,  des  sanctuai- 
res de  Jésus  ;  de  grâce,  ne  profanez  pas,  par  des  pen- 
sée dangereuses  ou  par  des  actes  immodestes,  la  de- 
meure du  Dieu  trois  fois  saint.  Vos  cœurs  seront  des 
trônes  où  ce  Dieu  siégera  en  maître  ;  ne  chassez  pas 
de  ces  sièges  d'honneur  Celui  qui  est  si  heureux,  si 
désireux  d'y  régner,  mais  qui  déteste  et  abhorre  le 
péché,  et  qu'une  seule  faute  grave  suffit  pour  éloigner, 
combien  tristement  hélas  !  de  l'âme  ingrate  et  de  la 
conscience  infidèle. 

Au  contraire,  que  la  pensée  des  bontés,  des  ten- 
dresses, des  amabilités  du  Sauveur  divin  soit  pour 
vous  toutes  une  garantie  et  une  sauvegarde.  Des 
pécheurs  se  sont  convertis  au  seul  souvenir  de  leur 
première  communion,  de  cette  première  hostie  sainte 
déposée  sur  leurs  lèvres,  de  ce  premier  baiser  mystique 
imprimé  sur  leur  cœur.  Vous-mêmes,  chères  amies, 
cherchez  dans  ce  pieux  et  religieux  souvenir  une  lu- 
mière aux  heures  de  doute,  un  soutien  aux  jours  de 
tristesse,  une  force  et  un  rempart  contre  les  tenta- 
tions. Et  quand  l'esprit  séducteur  tentera  de  vous 
entraîner  à  sa  suite  ;  quand,  sous  de  brillants  dehors, 
et  sous  les  apparences  trompeuses  de  la  vanité  et  du 
plaisir,  il  viendra  murmurer  à  vos  oreilles  des  mots 
perfides  et  des  sollicitations  honteuses,  dites  généreu- 
sement :  "  Je  suis  à  Jésus  ;  Jésus  est  en  moi  ;  rien 
au  monde,  ni  le  plaisir,  ni  la  crainte,  ni  les  promesses, 
ni  les  menaces,  ne  saurait  me  détacher  de  Jésus.  ' 

Vous  grandirez,  mes  chères  enfants.  A  l'enfance 
succédera  la  jeunesse,  à  la  jeunesse  l'âge  mûr,  à  l'âge 
mûr  la  vieillesse.  La  vie,  si  brillante  pour  vous  à  son 
aurore,  se  couvrira  peu  à  peu  de  nuages  ;  elle  vous 
apportera  son  lot  commun  de  joies  et  de  peines,  de 
succès  et  de  revers,  mille  déceptions,  mille  inquiétu- 
des, mille  dangers.  Les  illusions  de  vos  jeunes  cœurs 
tomberont  à  vos  pieds,  une  à  une,  comme  des  feuilles 
sèches.      La  mort  aussi  fera  son  œuvre,  s'attaquant 


APPENDICE  327 

aux  êtres  qui  vous  sont  le  plus  chers,  à  ceux-là 
mêmes  dont  vous  êtes  en  ce  moment  la  joie  et  l'or- 
gueil, e1  dont  le  bonheur  si  vrai  se  mêle  et  se  confond 
avec  celui  que  vous  ressentez.  Mais  dans  ce  désenchan- 
tement et  dans  ce  malheur,  et  quand  peut-être  tout 
sera  tombé  et  tout  aura  disparu  près  de  vous,  vous 
ne  serez  pas  seules.  Quelqu'un  vous  restera,  et  ce 
confident  suprême  de  vos  peines  et  ce  consolateur 
fidèle  de  vos  tristesses,  ce  sera  l'ami  qui  ne  trompe 
jamais,  le  Dieu  du  tabernacle  et  le  Jésus  de  la  table 
sainte  qui  vous  tend  aujourd'hui  sa  main,  et  qui  vous 
ouvre  aujourd'hui  son  cœur. 

Entrez  donc  de  toutes  vos  âmes  candides  dans  ce 
cœur  et  cet  asile  généreux.  Promettez  à  Notre-Sei- 
gneur  confiance,  amour,  fidélité.  Conservez-lui,  sans 
faillir,  ce  culte  dont  vous  lui  offrez  les  prémisses,  et 
lui-même  vous  conservera  son  amitié  et  ses  grâces. 
Priez-le  pour  vous-mêmes,  pour  vos  parents  bien- 
aimés,  pour  tous  ceux  et  toutes  celles  qui  s'intéressent 
à  vous.  Remerciez-le  du  grand  don  qu'il  va  bientôt 
vous  faire  ;  et  un  jour,  après  une  vie  vraiment  chré- 
tienne, toute  remplie  de  vertus,  de  mérites  et  de  bonnes 
œuvres,  se  vérifiera  pour  vous  cette  parole  que  je 
rappelais  en  commençant  :  "  Laissez  venir  à  moi  les 
petits  enfants  ;  car  c'est  à  de  telles  âmes  qu'appar- 
tient  le   royaume   des   cieux.  " 

Votre  communion  d'enfants,  source  de  tant  de 
joies,  se  consommera  pour  vous  en  un  banquet  cé- 
leste, en  une  communion  plus  haute,  plus  sainte  et 
plus  divine  qui  sera,  à  la  table  même  des  anges  et  en 
présence  de  l'Agneau  sans  tache,  le  terme  de  tous  vos 
travaux,  la  fin  de  toutes  vos  misères,  et  l'assouvisse- 
ment  de    tous   vos    désirs. 

Ainsi    soit-il  ! 


ALLOCUTION 
prononcée  à  l'occasion  d'une  réunion  le 

CONFRÈRES    DE    CLASSE 

dans  la  chapelle  du  Petit-Cap  (St-Joachim) 
le    19  juin    19C1 
<>---*£&  '-«-*- 

Chers  confrères, 

Vous  n'attendez  de  moi  sans  doute  ni  un  sermon 
ni  un  discours.  Et  si,  sur  la  demande  du  Comité 
d'organisation,  j'ose  prendre  aujourd'hui  la  parole 
devant  vous,  ce  n'est  ni  pour  dérouler  des  phrases 
ni  pour  dicter  des  leçons  :  c'est  tout  simplement  pour 
traduire  à  haute  voix  les  sentiments  dont  vous  êtes 
vous-mêmes  pénétrés  et  pour  exprimer  publiquement 
ce  que  tous  ressentent  au  fond  de  leurs  cœurs. 

Une  réunion  de  confrères  de  classe  a  évidemment 
son  côté  profane,  ses  joies,  ses  réminiscences,  ses  ca- 
maraderies prime-sautières  et  pleines  d'entrain  :  elle 
a  aussi,  et  surtout,  son  côté  religieux.  Et  c'est  pour- 
quoi nous  sommes  ce  matin  réunis  dans  cette  chapelle 
dont  les  murs  moussus  et  discrets  gardent  tant  d'his- 
toriques souvenirs,  et  dont  les  voûtes,  empreintes 
d'une  simplicité  touchante,  ont  résonné  à  travers  les 
âges  de  tant  de  pieux  cantiques. 

Fn  pensant  aux  prêtres  vénérables,  la  plupart  dis- 
parus, qui  ont  célébré  en  ce  sanctuaire  le  Saint  Sa- 
crifice de  la  messe,  en  songeant  aux  nombreux  essaims 
d'écoliers  qui  sont  venus  ici  chaque  année,  pendant 


APPENDICE  >V2\) 

les  mois  de  vacances,  éveiller  l'écho  des  bois,  s'ébattre 
sous   l'ombre  des  grands  chênes,  et    retremper  leurs 

joies  dans  la  grâce  des  mystères  divins,  nous  ne  sau- 
tions nous  défendre  d'une  vive  et  salutaire  émotion. 
Le  temps  qui  emporte  tout,  qui  n'épargne  ni  âge,  ni 
santé,  ni  talent,  qui  a  rompu  le  fil  de  tant  d'existences 
précieuses  et  enlevé  pour  jamais  de  la  scène  du  monde 
tant  d'hôtes  assidus  de  ces  lieux  traditionnels  et  de 
cette  retraite  sacrée,  le  temps,  dis-je,  nous  entraîne, 
nous  aussi,  dans  sa  marche  continue  et  irrésistible 
vers  l'éternel  séjour  d'où  l'on  ne  revient  pas,  mais 
qu'il  nous  appartient  de  rendre  heureux  ou  malheureux. 

Cette  pensée,  tout  austère  qu'elle  paraisse,  ne 
me  semble  pas  hors  de  propos  dans  une  circonstance 
si  bien  faite  pour  nous  engager  à  nous  replier  sur  nous- 
mêmes,  et  à  considérer,  de  notre  vie,  ce  passé  qui 
nous  échappe  sans  retour,  et  cet  avenir  plus  ou  moins 
voilé  qui  nous  réserve,  avec  de  cruelles  surprises, 
d'inévitables  tristesses,  et  des  deuils  peut-être  pré- 
maturés. 

Quoi  qu'il  en  soit,  chers  amis,  et  pour  revenir  à 
des  sentiments  plus  en  accord  avec  le  caractère  do- 
minant de  notre  réunion,  remercions  cordialement 
le  Seigneur  des  bienfaits  dont  nous  lui  sommes  rede- 
vables, de  la  santé  qu'il  nous  a  conservée,  des  foyers 
ou  des  œuvres  qu'il  nous  a  permis  de  fonder,  des 
succès  de  tout  genre  dont  il  a  voulu  couronner  nos 
humbles  efforts.  Remercions-le  de  nous  avoir,  par 
une  aimable  providence,  ménagé  ces  jours  de  joie 
et  cette  fête  de  famille  où  des  amis  d'il  y  a  trente  ans, 
jeunes  encore  d'allure  et  de  cœur,  et  dispersés  sur 
toutes  les  routes  de  la  vie,  se  retrouvent  sous  le  mêm^ 
toit,  assis  à  la  même  table,  animés  du  même  esprit, 
recueillis  devant  le  même  autel  et  à  genoux  aux  pieds 
du  même  Dieu. 

Lorsque  tout  change  sous  nos  yeux,  quoi  de  plus 
consolant  que  cette  union  durable  et  cette  sympa- 
thie fraternelle  dans  une  foi  qui  n'a  pas  vieilli,  dans 


330  APPENDICE 

•cette  foi  candide  et  sereine  puisée  par  nos  âmes  no- 
vices aux  sources  jaillissantes  de  la  grâce,  et  qui,  à 
certaines  heures,  au  sortir  d'une  retraito,  d'une  pieuse 
confession,  d'une  salutaire  communion,  nous  faisait 
pleurer  de  bonheur  ?  Cette  foi  primitive,  nous  l'avons 
gardée  ;  nous  en  avons  propagé  les  doctrines  ;  nous 
•en  avons  pratiqué  les  préceptes.  Elle  est  notre  plus 
•cher  trésor  ;  et  ce  que  nous  demandons  instamment  à 
Dieu,  ce  que  nous  sollicitons  avec  confiance  de  sa 
paternelle  bonté,  c'est  qu'il  daigne  protéger  en  nous 
ce  trésor  et  le  conserver  pur  de  tout  alliage  jusqu'à 
notre  dernier  soupir. 

Au  cours  des  vingt-trois  années  qui  viennent  de 
s'écouler  et  dans  la  mêlée  confuse  des  événements 
dont  s'est  remplie  notre  vie,  peut-être  avons-nous 
reçu  quelques  blessures,  subi  quelques  défaillances, 
laissé  quelque  chose  de  notre  ferveur  première  aux 
ronces  du  chemin.  Lequel  d'entre  nous  pourrait  se 
flatter  d'avancer  dans  la  vie  sans  recueillir  un  peu  de 
cette  poussière  qui  s'attache  presque  inévitablement 
à  tout  pied  humain  ?  C'est  le  sort  des  fils  d'Adam  de 
n'avoir  qu'une  cuirasse  vulnérable  ;  mais  c'est  le 
privilège  des  enfants  de  Dieu,  et  c'est  l'avantage  des 
fils  de  l'Eglise,  de  pouvoir,  par  la  grâce  divine  et  par 
l'usage  des  sacrements,  refaire  leurs  forces  affaiblies, 
réparer  leurs  pertes  ou  leurs  chutes,  et  reprendre 
avec  un  courage  nouveau  leur  essor  vers  le  terme  de 
l'humaine    destinée. 

Je  voudrais  que  chacun  de  nous  sortît  de  cette 
chapelle  l'esprit  plus  attaché  que  jamais  aux  nobles 
et  religieuses  traditions  du  passé,  et  le  cœur  tout  enivré 
des  parfums  que  la  foi,  l'amour  de  Dieu,  l'édification 
mutuelle,  répandent  suavement  dans  les  âmes. 

Je  voudrais  encore  que  pas  un  ne  manquât  de  sa- 
tisfaire, avec  toute  l'ardeur  possible,  au  g^and  devoir 
de  la  prière,  devoir  que  nous  sommes  tenus  de  remplir 
non  seulement  pour  notre  bien  propre,  mais  aussi 
pour  le  bien  et  le  bonheur  d'autrui. 


APPENDICE  331 

Elèves  du  séminaire  de  Québec,  de  cette  illustre 
et  admirable  institution  dont  l'histoire,  vous  me  per- 
mettrez de  le  dire,  s'identifie  avec  l'histoire  môme  de 
Dotre  pays,  nous  devons  à  notre  Aima  mater  l'hommage 
d'une  profonde  et  franche  gratitude,  et,  avec  ce  tri- 
but de  notre  piété  filiale,  l'assurance  de  notre  attache- 
ment fidèle  et  les  vœux  les  plus  cordiaux  pour  sa  pros- 
périté et  pour  sa  gloire.  Prions  Dieu  de  la  combler 
des  faveurs  matérielles  indispensables  à  sa  vie,  ?t 
des  bienfaits  d'un  autre  ordre  qui  lui  permettent  de 
continuer  son  rôle  providentiel  et  de  marcher,  sans 
jamais  faiblir,  à  la  tête  de  tous  les  progrès  intellectuels 
et    moraux. 

De  plus,  puisque  cette  messe  à  laquelle  nous  venons 
d'assister  nous  rappelle  spécialement  le  souvenir  des 
confrères  défunts,  consacrons  à  leur  mémoire  autre 
chose  que  de  stériles  regrets.  C'est  par  de  pieux  suf- 
frages, et  par  des  appels  répétés  à  la  miséricorde  di- 
vine, que  notre  amitié  pour  eux  doit  marquer  sa  sin- 
cérité et  sa  constance.  Hélas  !  depuis  notre  dernier 
rendez-vous,  nous  avons  été,  sinon  très  souvent,  du 
moins  très  cruellement  éprouvés,  par  la  perte  de  deux 
amis  dont  nous  ressentons  aujourd'hui  bien  vivement 
l'absence. 

L'un  d'eux,  vous  le  savez,  avocat  aussi  distingué 
que  modeste,  s'était  déjà  conquis,  par  ses  talents 
et  son  travail,  et  par  son  sens  du  droit,  avec  la  palme 
du  doctorat,  une  place  très  enviée  dans  le  haut 
enseignement,  position  qui  l'associait  à  l'effort  men- 
tal de  notre  jeunesse  et  qui  le  mettait  à  même,  en 
cultivant  soigneusement  cette  élite,  de  déployer  toutes 
les  ressources  de  sa  science  et  tout  le  zèle  de  son 
dévouement. 

L'avenir  lui  souriait  ;  le  bonheur  s'était  assis  à 
son  foyer.  Epoux  et  père  de  famille  tendrement  aimé, 
citoyen  intègre,  chrétien  éclairé  et  pratiquant,  il 
était  de  toutes  manières,  pour  l'Université  comme 
pour  sa  classe,  un  ornement  et  une  gloire,  quand  la 


332  APPENDICE 

mort,  par  un  de  ces  coups  dont  elle  est  coutumière, 
mais  qui  étonnent  toujours,  est  venue  frapper  notre 
confrère  en  pleine  vigueur  et  briser  soudainement 
les  plus  belles  et  les  plus  solides  espérances. 

Non  encore  consolés  de  cette  perte,  nous  espérions 
du  moins,  après  un  intervalle  de  plusieurs  années, 
pouvoir  nous  réunir  et  nous  compter  derechef,  sans 
avoir  vu  tomber  d'autres  victimes.  Et  voici  que  la 
veille  du  jour  où  cet  espoir  allait  se  réaliser,  un  autre 
confrère  estimé,  chrétien  fervent,  compagnon  aima- 
ble,médecin  très  apprécié  et  en  voie  de  se  créer,  au 
centre  de  Québec,  une  clientèle  des  plus  honora- 
bles, agonisait  à  son  tour  et  saluait  d'un  suprême 
adieu  sa  famille  et  ses  amis  en  pleurs  pour  répondre 
à  l'appel  souverain  de  son  Créateur.  Ceux  qui  l'ont 
vu  en  ses  derniers  moments  ont  été  singulièrement 
édifiés  par  son  esprit  de  foi,  par  ses  sentiments  pieux, 
et  par  son  attitude  résignée  ;  et  tout  nous  donne 
l'assurance  que,  si  nous  avons  perdu  en  sa  personne 
un  confrère  dont  nous  avions  sujet  d'être  fiers,  le 
Ciel  s'est  ouvert  pour  accueillir  en  lui  un  prédestiné» 

Les  noms  d'Adalbert  Fontaine  et  d'Arthur  Hébert, 
noms  synonymes  de  droiture,  d'intelligence  et  d'hon- 
neur, resteront  gravés,  en  caractères  que  rien  ne  sau- 
rait effacer,  dans  les  annales  de  notre  classe  et  au  plus 
profond  de  nos  cœurs. 

Espérons,  chers  amis,  que  le  Seigneur,  dans  sa  clé- 
mence, nous  épargnera  pendant  longtemps  de  telles 
pertes  et  de  telles  douleurs. 

Prions  les  uns  pour  les  autres  :  c'est  le  premier 
devoir  de  l'amitié.  Et  que,  touché  par  cette  prière, 
Dieu  veuille  pour  jamais  nous  garder  en  sa  sainte 
grâce,  oublier  nos  fautes  passées,  et  couvrir  d'un 
voile  de  pitié  et  de  miséricordieuse  charité  nos  erreurs 
et  nos  faiblesses,  objet  de  notre  repentir.  Demandons- 
lui  surtout  le  grand  don  de  la  persévérance,  cette 
grâce  finale  et  cette  faveur  décisive  sans  Laquelle 
les  meilleurs  efforts  échouent,  et  de  laquelle  dépend 


APPENDICE  333 

notre  sort  définitif.  Faisons  du  salut  de  nos  Ames 
l'œuvre  maîtresse,  et  l'entreprise  capitale  qui  domine 
toutes  les  pensées,  oriente  tous  les  travaux,  commande 
tous    les    sacrifices. 

Le  ciel  en  sera  le  prix  ;  et ,  dans  cette  attente  joyeuse, 
nos  douces  et  frai  cruelles  réunions  de  la  terre  n'au- 
ront été  que  le  symbole  des  fêtes  plus  élevées,  plus 
spirituelles  et  plus  durables,  qui  rassemblent  aux 
pieds  du  Très-Haut  les  âmes  dignes  de  s'aimer  et  de 
se   posséder  éternellement. 


ALLOCUTION 

POUR  L'OUVERTURE  DU  MOIS  LE  MARIE 

prononcée  dans  la  chapelle  de  la  Congrégation 

du  Petit  Séminaire  de  Québec 
le    1er    mai    1902 


Chers  amis, 

En  laissant  vos  familles  pour  venir  sous  ce  toit 
béni  étudier  les  lettres  et  les  sciences,  vous  avez  dû 
passer  par  de  vives  émotions,  je  devrais  dire  par  de 
poignants   sacrifices. 

Il  vous  a  fallu  briser  les  liens  les  plus  chers,  dire, 
pour  quelque  temps  du  moins,  adieu  à  vos  parents 
et  à  vos  amis  d'enfance.  Il  vous  a  fallu  surtout  vous 
arracher  aux  embrassements  de  celle  que  vous  aimez 
le  plus  en  ce  monde,  renoncer  au  bonheur  de  vivre 
sous  son  regard  vigilant  et  sous  ses  soins  dévoués, 
vous  séparer  de  cette  âme  aimante,  généreuse,  toute 
pétrie  de  bonté,  de  désintéressement  et  de  tendresse, 
de  cet  ange  du  foyer  familial  qui  s'appelle  une  mère, 
et  dont  le  souvenir,  après  Dieu,  occupe  la  première  place 
dans  le  cœur  d'un  enfant  bien  né. 

Cette  privation  pénible  serait  peut-être  demeurée 
pour  vous  sans  adoucissement,  cette  absence  de  l'être 
chéri  dont  l'amour  et  les  caresses  enveloppaient  dou- 
cement votre  vie  insouciante,  vous  eût  peut-être  plon- 
gés  dans  un  noir  chagrin  et  eût  pu  avoir  pour  vous 


APPENDICE  335 

des  conséquences  funestes,  si,  en  entrant  au  Sémi- 
naire, vous  n'y  eussiez  trouvé  la  main  protectrice 
d'une  autre  mère,  d'une  mère  bien  autrement  bonne, 
bien  autrement  puissante,  bien  autrement  généreuse 
que   celle  qui  vous  a  donné  le  jour. 

Cette  mère  adoptive  et  unique,  vous  la  connaissez. 
Vous  l'invoquez  chaque  jour  avec  piété  et  avec  con- 
fiance. Vous  ne  la  voyez  pas,  c'est  vrai,  des  yeux  de 
la  chair  ;  mais  la  foi  met  entre  elle  et  vous  de  mysté- 
rieux contacts.  Vous  sentez  qu'elle  a  l'œil  ouvert 
sur  vous.  Je  puis  même  ajouter  qu'elle  est  au  milieu 
de  vous  :  elle  y  est  par  cette  image  tutélaire  qui  la 
rappelle  sans  cesse  à  votre  pensée  ;  elle  y  est  par  ce 
sanctuaire  où  son  influence  rayonne,  par  cette  pieuse 
congrégation  dont  les  membres  se  dévouent  à  son 
culte  et  se  consacrent  à  son  amour,  par  ces  fêtes  orga- 
nisées périodiquement  en  son  honneur  et  qui  rendent 
sa  présence  en  quelque  sorte  sensible.  Elle  y  est  spé- 
cialement pendant  ce  beau  mois  de  mai,  où  il  semble 
que  le  nom  et  les  louanges  de  Marie  retentissent  à 
nos  oreilles  avec  plus  de  suavité,  et  que  l'écho  des 
saints  cantiques  pénètre  plus  avant  et  plus  salutaire- 
ment   dans   nos   âmes. 

En  vous  voyant  réunis  ce  soir  auprès  de  la  Vierge 
toute  bonne  comme  des  enfants  réjouis  et  empressés 
autour  de  leur  mère,  je  ne  puis  m'empêcher  de  songer 
aux  nombreuses  générations  d'écoliers  qui  sont  venues 
tour  à  tour  s'agenouiller  comme  vous  au  pied  de  cet 
autel,  qui  ont  fait  monter  vers  ces  voûtes  l'encens  de 
leurs  prières,  qui  ont  célébré  comme  vous  les  gloires 
et  les  bontés  de  la  Reine  des  cieux,  et  qui  ont  emporté 
de  cette  atmosphère  de  foi,  dont  le  parfum  nous  em- 
baume, des  germes  de  vocation  sainte  ou  de  fortes 
et  durables  impressions.  Qui  dira,  chers  amis,  les 
trésors  spirituels  de  toute  sorte  dispensés  par  Marie 
dans  ce  sanctuaire  ?  Qui  révélera  les  faveurs  secrètes 
obtenues  par  son  entremise,  les  soudaines  résolutions 
écloses  au  feu  de  sa  charité,   les  conversions  même 


336  APPENDICE 

opérées,  dans  des  cœurs  jusque-là  rebelles  à  la  grâce, 
par  la  puissance  et  la  portée  merveilleuse  de  son 
action  ? 

Marie  aime  la  jeunesse,  et  la  jeunesse  doit  l'aimer. 

Et  vous  particulièrement,  chers  amis,  qu'une  cou- 
tume vénérable  va  convier  ici,  pendant  ce  mois,  aux 
plus  beaux  et  aux  plus  touchants  exercices,  venez-y, 
non  avec  cette  allure  distraite  qui  accuse  une  froide 
indifférence,  mais  avec  le  désir  ardent  d'y  puiser  la 
leçon  qui  éclaire,  la  force  qui  soutient,  les  joies  saines 
et  fécondes  qui  sont  le  charme  de  votre  âge  et  l'odo- 
rante floraison  de  votre  vertu. 

Quand  vous  entendrez  cette  invocation  des  lita- 
nies :  Sedes  sapientiœ,  ora  pro  nobis,  Siège  de  la  sa- 
gesse, priez  pour  nous,  rappelez-vous  qu'en  effet 
Marie  au  ciel  possède  la  science  la  plus  élevée  et  la 
plus  parfaite,  et  que  l'un  de  ses  plus  vifs  soucis  est  le 
triomphe  de  la  vérité  sur  la  terre.  Songez  que  les 
docteurs  les  plus  éminents,  les  théologiens  les  plus 
illustres,  ont  imploré  humblement  le  secours  de  ses 
lumières  :  qu'un  Albert  le  Grand,  par  exemple,  re- 
connaissait lui  devoir  son  érudition  immense  et  pro- 
fonde ;  qu'un  célèbre  prédicateur  moderne,  la  gloire 
de  l'Eglise  de  France,  ne  commençait  jamais  la 
rédaction  de  ses  magistrales  conférences  sans  aller 
d'abord  offrir  ses  hommages  à  la  Vierge  très  sainte, 
*et  sans  solliciter  l'aide  efficace  de  celle  qui  eut  l'hon- 
neur de  faire  lever  sur  le  monde  le  soleil  de  toute 
vérité  et  de  toute  justice. 

Mus  par  de  tels  exemples,  vous-mêmes,  mes  chers 
enfants,  dans  les  obscurités  qui  voilent  votre  pensée 
naissante,  et  dans  les  difficultés  qui  surgissent  sous 
vos  pas  incertains,  et  auxquelles  se  heurtent  votre  énergie 
et  votre  labeur,  recourez  à  Marie.  Levez  vers  c^tte 
étoile  des  âmes  vos  regards  humbles  et  confiants.  Im- 
plorez ses  lumières  et  son  assistance,  non  avec  le  désir 
de  satisfaire  une  vaine  et  sotte  ambition,  mais  dans 
l'espoir  de  répondre  par  de  légitimes  succès  à  l'attente 


APPENDICE  ',VM 

de  VOS  parents  et  à  celle  de  vos  maîtres,  et  dans  l'in- 
tention aussi  de  pouvoir,  l'heure  venue,  réaliser  les 
desseins  que  la  Providence  a  formés  et  qu'elle  entre- 
tient  sur  chacun  de   vous. 

Os  succès,  du  reste,  et  ces  triomphes  de  bon  aloi, 
—  succès  et  triomphes  que  la  religion  favorise  et  qu'il 
est  permis  à  tous  de  rechercher  et  de  convoiter,  — 
ne  sont  pas  sans  relation  avec  la  pureté  des  mœurs 
et  la  sérénité  de  la  conscience. 

C'est  Notre-Seigneur  qui  a  dit  :  "  Beati  mundo  corde, 
quoniam  ipsi  Deuni  videbuntx  ;  heureux  ceux  qui 
ont  le  cœur  pur,  parce  qu'ils  verront  Dieu."  La  con- 
naissance des  choses  de  Dieu,  l'intelligence  de  ses 
œuvres  et  de  tout  ce  que  le  Créateur  a  semé  de  beau 
et  de  grand  dans  le  monde,  la  vue  claire  et  sagace 
des  questions  qui  se  posent  et  des  devoirs  qui  s'im- 
posent, sont  des  actes  d'un  esprit  dont  rien  ne  trouble 
le  regard.  L'âme  humaine  est  comme  un  miroir  où 
la  vérité  se  reflète  avec  d'autant  plus  d'éclat  que  ce 
cristal  est  plus  pur.  Voit-on  dans  un  jeune  homme 
grandir  l'empire  des  sens,  s'affirmer  et  prédominer 
l'influence  des  passions  grossières  et  des  appétits  dé- 
réglés ?  Bientôt  son  ardeur  à  l'étude  s'émousse  ; 
ses  facultés  et  ses  énergies  s'alanguissent  ;  les  nuages 
qui  montent  d'en  bas,  comme  d'épaisses  et  lourdes 
vapeurs,  enveloppent  peu  à  peu  sa  pensée  et  lui  dé- 
robent ses  plus  nobles  et  ses  plus  lumineux  horizons. 

Vous  avez  besoin,  chers  amis,  d'être  purs  ;  tout 
vous  fait  un  devoir  et  une  nécessité  d'être  chastes  ; 
et  le  moyen  de  garder  intact  ce  lis  qui  fleurit  sur  vos 
fronts,  et  qui  prend  ses  racines  virginales  dans  les  grâces 
de  votre  baptême,  c'est,  avec  la  confession  et  la  com- 
munion fréquente,  un  culte  tout  filial  pour  la  très 
sainte  Vierge.  Tous  les  soirs,  pendant  ce  mois,  vous 
redirez  dans  vos  plus  beaux  chants  et  de  vos  voix  les 
plus  sympathiques  ces  invocations  maintes  fois  ré- 
pétées, et  que  l'Eglise  multiplie  à  dessein,  comme  si 

1.  Matth.,  v,  8. 

22 


338  APPENDICE 

le  langage  humain  était  impuissant  à  traduire  la  per- 
fection immaculée  de  Marie  :  Mater  purissima,  Mater 
castissima,  Mater  inviolata,  Mater  intemerata,  or  a  pro 
nobis  ;  mère  très  pure,  mère  très  chaste,  mère  sans 
tache,  mère  sans  souillure,  priez  pour  nous.  Oh  î 
qu'elle  est  donc  belle,  et  qu'elle  est  donc  parfaite, 
et  qu'elle  est  donc  digne  de  louanges  l'ineffable  pureté 
de  Marie,  et  combien  le  spectacle  d'une  si  haute  et 
si  excellente  vertu  chez  celle  que  nous  appelons  notre 
mère  doit  nous  inspirer  d'estime  pour  elle  et  de  con- 
fiance en  son  secours  ! 

C'est  pourquoi,  quand  l'ennemi  invétéré  de  vos 
âmes  tendra  des  pièges  à  votre  innocence  ;  lorsque, 
s'armant  d'une  impudique  audace,  il  montera  à  l'as- 
saut de  vos  imaginations  et  de  vos  cœurs  ;  lorsqu'il 
fera  miroiter  sous  vos  yeux  le  prisme  trompeur  des 
séductions  mondaines  et  des  plaisirs  déshonnêtes, 
réfugiez-vous  sans  tarder  dans  le  sein  de  Marie.  Faites 
un  pressant  appel  à  sa  bonté  et  à  sa  puissance  ;  pro- 
noncez dévotement  son  nom  ;  baisez  amoureusement 
son  image  ;  récitez  avec  ferveur  les  prières  qu'une 
croyance  et  une  piété  ingénues  mettront  et  retiendront 
sur  vos  lèvres,  et,  j'ose  l'assurer,  bientôt  vous  ressen- 
tirez l'heureuse  et  maternelle  protection  de  celle  qu'on 
n'invoqua  jamais  en  vain. 

Cette  protection,  demandez-la  non  pas  seulement 
pour  une  vertu,  mais  pour  toutes  celles  qui  font  l'éco- 
lier modèle,  et  que  l'on  aime  à  voir  resplendir  sur  le 
front  du  jeune  homme  chrétien. 

Sentez-vous  décroître  en  vos  cœurs,  sous  l'influen- 
ce de  causes  diverses,  l'amour  que  vous  devez  à  Dieu, 
l'esprit  de  foi  et  de  religion,  de  discipline  et  de  doci- 
lité, dont  s'inspirent  les  âmes  pieuses,  et  qui  préside 
à  toute  leur  conduite  ?  Tournez-vous  vers  Marie, 
vase  insigne  de  dévotion  :  Vas  insigne  devotionis. 
Priez-la  de  vous  obtenir  ce  sens  religieux  qui  redresse 
et  oriente  le  regard  et  qui  l'élève  vers  l'azur  du  ciel, 
de  vous  communiquer  quelque  chose  de  ce  feu  sacré 


APPENDICE  339 

dont  elle  brûla  elle-même  dès  l'aurore  de  sa  vie,  qui 
fond  la  glace  d<vs  cœurs,  et  qui  allume  au  foyer  i\c< 
âmes  le  flambeau  des  vérités  saintes  et  la  flamme  des 
vertus    agissantes. 

Etes-vous  mélancoliques,  enclins  à  une  humeur 
chagrine,  à  une  sensibilité  morose,  à  cette  lourdeur 
déprimante  qui  pèse  sur  certaines  âmes  jusqu'au  point 
d'en  briser  tous  les  ressorts,  et  qui  prédispose,  par 
une  sorte  de  prostration  morale,  aux  chutes  les  plus 
honteuses  et  aux  habitudes  les  plus  lamentables? 
Priez  Marie,  objet  et  source  de  notre  joie  :  Causa 
nostrœ  lœtitiœ,  ora  pro  nobis.  Demandez-lui  le  secret 
de  cette  gaîté  franche,  de  ce  pur  et  calme  sourire  où 
s'épanouit  la  santé  de  l'âme  ;  et  elle  vous  dira  que 
la  cause  prochaine  de  notre  joie,  et  le  principe  fécond 
de  notre  bonheur,  c'est  la  paix  de  la  conscience,  et 
que  cette  paix  si  précieuse,  sans  laquelle  tout  bonheur 
est  un  rêve  et  toute  jouissance  un  mensonge,  vaut 
bien  la  rançon  des  plus  courageux  sacrifices. 

Y  a-t-il  chez  vous  mollesse  de  caractère,  apathie 
dans  le  travail,  âpreté  dans  les  manières,  prétention 
rogue  et  suffisance  orgueilleuse  dans  les  rapports  de 
chaque  jour  avec  vos  camarades  ?  Adressez-vous  à 
la  mère  de  toute  bonté  et  de  toute  grâce  :  Mater  divinœ 
gratiœ,  ora  pro  nobis.  Exposez-lui  vos  besoins  ;  mon- 
trez-lui un  désir  sincère  de  vous  amender  et  de  vous 
corriger  ;  et  il  n'est  penchant  si  marqué,  défaut  si 
fortement  ancré,  habitude  si  puissamment  enracinée, 
dont  sa  main,  tôt  ou  tard,  ne  triomphera  et  ne  vous 
affranchira. 

Lorsque  Jésus,  suspendu  au  bois  du  supplice,  jeta 
un  dernier  regard  sur  le  théâtre  du  drame  sanglant 
que  sa  mort  allait  consommer,  il  aperçut  tout  près 
de  la  croix  Marie,  son  auguste  mère,  et  Jean,  le  di- 
sciple préféré,  qu'il  aimait  par-dessus  tous  :  quem  dili- 
gebat1.   Et  il  dit  à  Marie  :    "  Femme,  voilà  votre  fils  ;  " 

1.   JOAN.,    XIX,    26. 

22  "* 


340  APPENDICE 

et  au  disciple  bien-aimé  :  "  Jeune  homme,  voilà 
votre  mère.  "  Et  à  partir  de  ce  moment,  Jean,  ajoute 
l'évangéliste1,  resta  fidèlement  et  irrévocablement 
uni  à  Marie.  Le  fils  prit  un  soin  religieux  de  la  mère  ; 
et  la  mère,  par  sa  présence,  par  ses  sages  et  pieux  con- 
seils, par  rechange  de  ses  pensées  et  le  rayonnement 
de  son  cœur,  par  le  reflet  des  dons  merveilleux  dont 
elle  était  remplie  et  qui  éclataient  en  toute  sa  per- 
sonne, exerça  sur  le  fils  cette  remarquable  influence 
qui  en  fit  non  seulement  l'apôtre  intrépide  et  dévoué 
de  son  Maître,  mais  l'écrivain  aux  regards  d'aigle, 
l'apologiste  victorieux  de  la  divinité  du  Christ,  et  le 
chantre  inspiré  de  l'amour  divin2. 

Or,  mes  chers  amis,  ce  disciple  honoré  des  préfé- 
rences du  cœur  de  Jésus,  et  recevant  de  ses  lèvres 
expirantes  le  titre  si  doux  de  fils  de  Marie,  l'apôtre 
Jean,  représentait  sans  doute,  comme  l'Eglise  l'en- 
seigne3, l'humanité  entière  ou,  du  moins,  la  multitude 
des  fidèles  :  il  tenait  la  place  de  nous  tous.  Mais  aussi 
par  sa  fraîcheur  d'âme,  sa  virginité,  sa  tendresse, 
par  sa  fidélité  constante  et  son  dévouement  admi- 
rable à  la  personne  de  Notre-Seigneur,  il  repré- 
sentait plus  spécialement  la  jeunesse,  l'âge  de  la 
candeur,  de  la  prime  et  pure  beauté,  des  affections 
sincères,  des  résolutions  généreuses  et  désintéressées. 

Soyez  donc  pour  Marie,  votre  mère,  ce  que  saint 
Jean,  votre  modèle,  fut  pour  elle.  Vouez-lui  un  culte 
assidu,  et  mettez  cette  dévotion  nécessaire  et  filiale 
à  la  base  de  toute  votre  vie.     Nouez  dès  maintenant 


1.  Ibid.,    v,    27. 

2.  "Si  l'évangile  de  saint  Jean  est  le  foyer  de  telles  ardeurs 
et  de  telles  clartés,  c'est  que  sur  lui  ont  convergé  les  feux  de  ce 
que  Dieu  a  fait  de  plus  admirable  dans  l'ordre  spirituel  :  le 
cœur  d'un  ami  et  le  cœur  d'une  mère.  "  (Baunard,  L'Apôtre 
saint  Jean,  4e  éd.,  p.  225.) 

3.  Léon  XIII,  encycl.  Adjutricem  populi,  5  sept.  1895. 


APPENDICE  341 

avec  la  Reine  du  ciel  ces  relations  confiantes  et  ce 
commerce  de  cœur  qui  répandent  sur  tout  le  cours 
de  l'existence  humaine  un  baume  si  suave. 

Aimez-la,  priez-la,  servez-la,  vénérez-la. 

Grâce  à  une  telle  mère,  et  à  cette  protection  puissante 
dont  elle  couvre  tous  les  mérites,  et  dont  elle  entoure 
tous  les  besoins,  vous  aurez  la  joie  d'être  au  Séminaire 
de  bons  et  pieux  écoliers,  et  vous  aurez  plus  tard  dans 
le  monde,  et  selon  les  voies  où  Dieu  vous  appellera, 
l'honneur  d'exercer  un  double  apostolat,  l'apostolat 
du  vrai  par  la  parole  ou  par  la  plume,  l'apostolat  du 
bien  par  la  charité  et  par  l'exemple. 

Ainsi    soit-il  ! 


SERMON 
prononcé  à  l'occasion  d'une  cérémonie  le 

YÊTURE   ET   DE  PROFESSION    RELIGIEUSE 

dans  la  chapelle  de  l'Hôtel-Dieu  du  Précieux-Sang 

de  Québec 
le   20  septembre    1904 


Beati  miséricordes,  quoniam 
ipsi  miser icordiam  eonsequen- 
tur. 

Bienheureux  les  miséricor- 
dieux, parce  qu'ils  obtien- 
dront eux-mêmes  miséricorde. 
Matth.,  v,  7. 

Mes  très  chers  Frères, 

Ce  fut  une  heure  mémorable  dans  l'histoire  de  l'hu- 
manité que  celle  où  Notre-Seigneur,  au  début  de  sa 
mission  sur  la  terre,  et  entouré  d'une  foule  nombreuse 
et  curieuse  suspendue  à  ses  lèvres,  prononça  le  célèbre 
discours  qu'on  a  appelé  depuis  "  le  sermon  sur  la  mon- 
tagne. "  Ce  discours  était  une  révélation,  plus  que 
cela,  une  révolution,  un  renversement  total  des  idées 
jusque-là  reçues,  des  opinions  et  des  croyances  païen- 
nes sur  la  vie  de  l'homme  et  sur  la  nature  du  bonheur. 

Jusqu'alors,    on   avait    placé    le    bonheur    dans    les 


APPENDICE  343 

plaisirs  grossiers  el  dans  les  joies  sensibles,  e1  Jésus 
s'en  venait  dire  à  ce  monde  de  jouisseurs  :  "  Bienheu- 
reux ceux  qui  souffrent,  bienheureux  ceux  qui  pleu- 
rent. '  On  avait  fait  des  richesses  l'un  des  mobiles 
principaux  de  l'activité  humaine,  et  Jésus  osait  déclarer 
heureux  ceux  qui  s'en  privent,  bienheureux  ceux  qui 
sont  pauvres.  On  n'avait  eu  pour  les  humbles,  pour 
les  petits,  pour  les  misérables,  que  des  paroles  hau- 
taines et  des  gestes  de  mépris,  et  Jésus  osait  appeler 
heureux  ceux  qui  sont  humbles,  heureux  ceux  qui 
sont  charitables,  heureux  ceux  qui  sont  miséricor- 
dieux. 

Quel  langage,  mes  Frères,  et  comme  ces  accents 
durent  paraître  étranges,  mystérieux  et  inintelligi- 
bles, à  ceux  qui,  pour  la  première  fois,  entendaient 
l'éloge  des  larmes,  la  glorification  de  la  souffrance, 
et  à  qui  les  noms  mêmes  de  miséricorde  et  de  pitié 
semblaient  nouveaux  et  inconnus  ! 

Pourtant,  ce  discours  portait  en  germe  tout  le 
christianisme.  C'est  de  ce  langage,  en  apparence  in- 
sensé, qu'est  sortie  la  société  chrétienne  avec  ses  pro- 
diges de  grâce,  de  bienfaisance  et  de  sacrifice.  C'est 
du  sermon  sur  la  montagne  que  sont  nées  tant  de 
maisons  pieuses,  tant  d'institutions  charitables,  tant 
d'asiles  et  d'hospices  consacrés  sous  tant  de  formes 
diverses  au  soulagement  des  misères  humaines  ;  c'est 
de  là,  en  particulier,  qu'est  issu  cet  admirable  in- 
stitut des  Sœurs  Hospitalières  qui,  dès  l'origine  de 
la  Nouvelle-France,  s'implanta  courageusement  sur 
le  rocher  de  Québec,  et  dont  l'existence,  malgré  tant 
d'épreuves,  malgré  tant  de  désastres,  et  au  milieu  des 
vicissitudes  les  plus  cruelles,  est  demeurée  si  intimement 
et  si  glorieusement  liée  à  notre  histoire  nationale. 

Quand  on  embrasse  du  regard  l'histoire  de  cette 
maison  vénérable,  quand  on  se  reporte  à  ses  origines 
et  qu'on  en  suit,  à  travers  les  âges,  les  progrès  souvent 
pénibles  et  les  développements  merveilleux,  on  ne 
peut  se  défendre  d'une  légitime  fierté  qui  va  jusqu'à. 


344  APPENDICE 

l'admiration,  je  dirais  même  jusqu'à  l'enthousiasme. 
Que  d'âmes  généreuses,  depuis  bientôt  trois  siècles, 
ont  entendu  la  voix  du  Maître,  du  suprême  Docteur 
des  hommes,  plaçant  le  vrai  bonheur  dans  l'exercice 
de  la  miséricorde,  et,  fidèles  à  ce  divin  appel,  sont 
venues,  sous  ce  toit  béni,  cacher  dans  l'ombre  du 
cloître  la  pureté  de  leur  vie  et  l'héroïsme  de  leur  cou- 
rage !  Que  de  vierges,  que  de  saintes  femmes,  en  ces 
salles  où  flottent  et  rayonnent  de  si  religieux  souve- 
nirs et  qu'illuminent  des  noms  si  beaux  et  des  figures 
si  nobles,  une  Juchereau  de  Saint-Ignace,  une  Cathe- 
rine de  Saint-Augustin,  ont  porté  d'un  pied  léger  la 
croix  du  sacrifice,  et  d'une  main  saintement  avide  des 
dévouements  les  plus  humbles  et  des  services  les  plus 
a,bjects,  ont  soutenu  sous  les  lèvres  du  pauvre  l'écuelle 
de  la  charité  ! 

Vous  aussi,  mes  Sœurs,  du  fond  des  riantes  campa- 
gnes ou  des  paisibles  foyers  où  s'écoulaient  joyeuses 
les  heures  de  votre  jeunesse,  au  sein  de  vos  familles 
si  bonnes  et  qui  allient  si  heureusement  aux  pieuses 
traditions  d'une  foi  inébranlable  les  fortifiantes  habi- 
tudes du  labeur  chrétien,  vous  entendîtes  un  jour  la 
voix  prenante  du  Sauveur.  Vous  écoutiez,  dociles,  le 
sermon  sur  la  montagne,  et  une  phrase  surtout  re- 
tentit à  vos  oreilles,  une  pensée  pénétra  plus  profon- 
dément dans  vos  cœurs.  Ce  fut  cette  pensée  et  cette 
phrase  :  Beati  miséricordes,  quoniam  ipsi  misericor- 
diam  consequentur  ;  bienheureux  les  miséricordieux, 
parce  qu'ils   obtiendront   eux-mêmes   miséricorde. 

Et  le  cœur  déjà  plein  de  cette  compassion  émue  et 
de  cette  charité  active  qui  ne  cherchent  qu'à  se  donner, 
vous  êtes  accourues  auprès  des  pauvres,  auprès  des 
infirmes,  auprès  des  malades.  Vous  avez  demandé 
votre  place  autour  du  grabat  où  gît  la  souffrance. 

Ne  songiez- vous  pas,  mes  Sœurs,  à  ce  que  vous 
laissiez  là-bas,  derrière  cette  résolution  courageuse  ? 
N'aviez-vous  pas,  depuis  votre  enfance,  savouré  les 
délices  du  foyer  paternel,  les  bontés  sans  nombre  et 


APPENDICE  345 


les  amabilités  exquises  dont  vous  étiez,  de  la  part  de 
parents  bien-aimés,  les  tendres  et  très  chers  objets  ? 
Ne  goûtiez-vous  pas  ce  qu'on  appelle  dans  le  siècle 
la  joie  de  vivre,  de  vivre  en  pleine  santé,  de  vivre  en 
pleine  jeunesse,  de  vivre  en  pleine  efflorescence  des 
dons  que  le  monde  estime,  et  au  mUieu  d'une  société 
qui  sait  encore,  en  notre  pays,  tempérer  les  fatigues 
du  travail  par  des  plaisirs  honnêtes  et  par  des  jeux 
innocents  ?  Ne  voyiez-vous  pas  l'avenir,  sous  les 
formes  souriantes  dont  l'imagination  le  revêt,  vous 
offrir  ses  espoirs  caressants,  et  vous  promettre,  non 
pas  certes  les  satisfactions  coupables  que  vos  cœurs 
chrétiens  eussent  promptement  repoussées,  mais  les 
joies  légitimes  et  les  succès  désirables  que  recherchent 
et  qu'obtiennent  tant  de  familles  pieuses,  fidèles  au 
culte  de  l'honneur  et  à  l'observance  de  la  loi  de  Dieu  ? 

Et  qu'y  avait-il  donc  ici  de  tant  propre  à  vous  sé- 
duire, et  à  dicter  votre  choix,  et  à  vous  inspirer  ce 
courage,  ce  renoncement  généreux  que  le  grand  nombre 
admire,  mais  que  le  petit  nombre  seul  sait  imiter  ? 
Sont-ce  ces  murs  austères  qui  s'élèvent  infranchissa- 
bles entre  le  passé  et  le  présent  ?  Est-ce  cette  solitude 
du  cloître  où  viennent  expirer  tous  les  bruits  de  la 
terre,  cette  réclusion,  cette  captivité  si  gênante  pour 
notre  nature,  cette  discipline  si  rigoureuse  de  la  règle 
et  du  silence  ?  Sont-ce  ces  vêtements  modestes  si 
peu  semblables  aux  parures  du  siècle,  cette  guimpe 
et  cette  robe  de  bure  si  peu  faites  pour  flatter  le 
caprice  et  pour  réjouir  la  vanité  ? 

Sont-ce  ces  lits  uniformes  rangés  comme  en  un  champ 
de  douleur,  et  ces  misères  obscures  qu'y  verse  le  flot 
continu  et  sans  cesse  renouvelé  des  scrofuleux,  des 
cancéreux,  des  infortunés  de  toutes  sortes,  de  toute 
condition  et  de  tout  âge,  qui  viennent  cacher  ici  leurs 
loques  et  leur  hideur  ?  Sont-ce  ces  plaies  qui  s'ou- 
vrent béantes  sous  vos  yeux  délicats,  ce  sang  qui  jaillit 
sous  le  couteau  tranchant  et  cruel,  ces  membres  qui 
se  tordent  sous  l'effort  de  la  souffrance  ? 


346  APPENDICE 

Sout-ce  enfin  ces  labeurs  toujours  renaissants,  ces 
veilles  prolongées  ?  est-ce  ce  tablier  de  peine  qu'on 
vous  impose  aux  portes  du  cloître,  et  qui  doit  être 
tout  à  la  fois  l'instrument  de  votre  zèle  et  le  symbole 
de  votre  vie,  d'une  vie  toute  consacrée  au  travail 
compatissant   et  au  plus  austère   dévouement  ? 

Ah  !  sur  la  foi  de  cette  parole  que  je  rappelais  tout 
à  l'heure  :  Beati  miséricordes,  heureux  les  miséricor- 
dieux, vous  êtes  venues,  mes  Sœurs,  chercher  en  cette 
maison  le  bonheur.  Ne  vous  êtes-vous  pas  trompées  ? 
N'avez-vous  pas  cédé  à  un  entraînement  passager,  à 
une  noble  et  fugitive  illusion  capable  d'éblouir  un 
instant  des  âmes  naïves,  et  de  faire  passer  sous  leurs 
yeux  quelques  lueurs  de  joie,  mais  incapable  de  les 
fixer  dans  la  jouissance  durable  et  dans  la  possession 
assurée   de  l'état  heureux  qu'elles  recherchent  ? 

A  ces  questions  troublantes,  c'est  vous-mêmes, 
mes  Sœurs,  qui  offrez  une  réponse.  Ce  sont  toutes 
ces  vierges,  les  unes  encore  débutantes,  les  autres 
déjà  vieillies  dans  le  service  de  la  charité,  qui  me 
répondent  avec  vous  par  ces  paroles  de  l'Imitation1  : 
"  O  saint  assujettissement  de  la  vie  religieuse.  .  0  es- 
clavage digne  à  jamais  d'être  désiré  et  embrassé, 
puisqu'il  nous  mente  le  souverain  bien  et  qu'il  nous 
assure  une  joie  éternelle  !  " 

Vous  êtes  donc  heureuses,  mes  Sœurs  !  Et  vous 
vous  plaisez  donc  derrière  les  grilles  si  solidement 
fermées  sur  vous,  et  dans  les  liens  et  les  ombres  de 
votre  captivité  volontaire  ! 

Je  le  crois.  Aussi  bien,  comment  pourrais-je  en  dou- 
ter, lorsque  je  vois  vos  fronts  s'éclairer  d'une  clarté 
si  douce,  et  vos  figures  rayonner  de  cette  flamme 
intérieure  et  de  ces  reflets  de  la  conscience  où  trans- 
paraissent les  pensées  et  le  fond  même  de  vos  âmes  ? 

C'est  un  bonheur,  nous  le  savons,  tous  les  cœurs 
bien  nés  le  savent,  de  donner  au  pauvre  qui  souffre, 

1.  L.  m,  ch.  10. 


APPENDICE  347 

dût-il  se  montrer  ingrat,  quelque  chose  de  son  travail. 
C'en  est  un,  et  plus  grand  encore,  de  donner  à  l'ami 
qui  peine,  dût-il  nous  être  infidèle,  un  gage  de  sa  sym- 
pathie et  une  portion  de  ses  biens.  Qu'est-ce  donc  que 
se  donner  soi-même,  et  d'une  façon  totale,  et  d'un  don 
irrévocable,  à  Celui  qui  n'oublie  pas,  à  Celui  qui  ne 
délaisse  pas,  à  l'Ami  unique  et  fidèle  en  qui  baillent 
toutes  les  perfections,  en  qui  éclatent  toutes  les  gran- 
deurs, et  dont  le  cœur  incomparable  et  divin  est  syno- 
nyme de  beauté,  de  bonté,  de  tendresse,  de  bienveil- 
lance et  d'amour  !  C'est  là  l'immense  bonheur  de 
la  profession  religieuse.  Et  j'ose  dire  qu'après  celui 
du  sacerdoce  catholique,  opérant  entre  les  mains  du 
prêtre,  et  sur  la  table  de  l'autel,  la  rencontre  ineffa- 
ble de  la  créature  et  du  Créateur,  il  n'en  est  point 
ici-bas  ni  de  plus  grand  ni  de  plus  vrai. 

Et  si  vous  me  demandez  pourquoi,  c'est  que,  vous 
dirai-je,  ce  don  complet  de  soi,  et  ce  renoncement 
d'une  âme  qui  se  livre  et  qui  s'épanche  dans  le  sein 
paternel  de  Dieu,  répond  à  une  tendance  profonde 
de  notre  nature,  à  notre  besoin  d'aimer. 

L'amour,  en  tout  genre,  se  mesure  sur  l'objet  bon  ou 
mauvais  qui  l'amorce,  et  dont  il  s'éprend.  Quand 
la  passion  coupable  cède  aux  désirs  qui  l'entraînent, 
l'homme  s'étourdit  un  instant  dans  des  joies  factices 
et  dans  un  rêve  et  un  simulacre  de  bonheur  ;  mais 
au  vrai,  il  n'est  pas  heureux.  L'objet  qu'il  aime,  et 
vers  lequel  il  court,  n'est  ni  digne  de  ses  actes,  ni  à  la 
hauteur  de  sa  fin.  Sans  descendre  au-dessous  de  lui- 
même,  et  sans  enfreindre  la  loi  de  Dieu,  le  cœur  peut 
se  porter  vers  des  créatures  bornées  et  imparfaites 
sans  doute,  mais  qu'il  n'est  pas  défendu  d'aimer  ; 
et  alors,  selon  que  ces  êtres  sont  plus  ou  moins  dignes 
d'estime,  et  plus  ou  moins  rapprochés  des  sommets 
de  la  vie  morale,  l'amour  lui-même  croît  en  valeur  et 
fait  naître  des  jouissances  plus  ou  moins  proportion- 
nées aux  instincts  généreux  de  notre  âme.  Toutefois, 
mes  Frères,  disons-le  à  notre  louange,  cette  âme  vient 


348  APPENDICE 

de  si  haut  et  ses  instincts  sont  si  nobles  que,  dans  l'or- 
dre présent  et  au  témoignage  des  consciences,  rien 
de  créé  ne  saurait  la  satisfaire,  et  que  seul  le  Bien  su- 
prême et  la  Beauté  infinie  peuvent  éteindre  et  assouvir 
notre  soif  de  bonheur. 

Or,  c'est  là  l'avantage  et  l'honneur  de  la  vie  reli- 
gieuse d'assurer  à  l'âme  chrétienne,  par  le  don  sacré 
de  la  grâce,  d'une  grâce  que  tout  concourt  à  entretenir 
et  à  affermir,  la  sainte  amitié  de  Dieu,  la  calme  posses- 
sion de  Dieu,  l'intense  et  l'intime  joie  de  se  sentir 
près  de  Dieu,  de  lui  parler  cœur  à  cœur,  et  de  vivre 
habituellement  dans  son  commerce  et  sous  son  regard. 
Le  monde  absorbé  par  ses  affaires  et  esclave  de  ses 
plaisirs,  ne  comprend  pas  cette  joie.  Qu'importe  : 
elle  est  là  sous  nos  yeux.  Elle  fait  la  force  des  âmes 
qui  s'immolent,  elle  éclate  dans  leurs  saints  transports 
et  leurs  désirs  enflammés  ;  elle  transforme  les  rudesses 
du  cloître  en  un  chaste  et  gracieux  parterre. 

Et,  chose  remarquable,  ces  consolations  si  hautes 
et  ces  ivresses  si  pures  grandissent  en  proportion  même 
de  l'esprit  de  sacrifice,  d'abnégation  de  soi,  et  de  dé- 
vouement au  bien  du  prochain.  Et  c'est  pourquoi 
elles  sont  si  heureuses,  les  filles  de  miséricorde  que 
Dieu  appelle  en  ce  lieu  béni,  et  qui  consacrent  leur 
santé,  leur  virginité  et  leur  vie,  à  servir  notre  Seigneur 
dans  la  personne  des  pauvres. 

Les  pauvres  !  La  raison  ne  veut  voir  en  ces  affli- 
gés et  en  ces  malheureux  que  des  déchets  humains 
dignes  tout  au  plus  de  quelque  vague  pitié.  La  foi, 
elle,  nous  découvre  sous  les  plus  vils  haillons  des 
membres  souffrants  de  Jésus  ;  et  voilà  ce  qui  explique 
la  maternelle  bonté  et  l'inexprimable  tendresse  avec 
laquelle  la  sœur  hospitalière  s'emploie  à  vêtir  le  pau- 
vre, à  le  nourrir,  à  panser  ses  plaies,  à  soulager  sa 
douleur,  à  lui  prodiguer  en  tout  temps  et  par  les  soin^ 
les  plus  raffinés  toutes  les  délicatesses  de  la  plus  cor- 
diale charité. 

Ah  !     quel    spectacle,   mes  Frères  !     et   qu'y   a-t-ii 


APPENDICE  349 

de  plus  beau,  do  plus  simplement  touchant,  de  plus 
divinement  sublime  que  ce  tableau  d'une  humble 
sœur  s'empressant,  nuit  et  jour,  autour  du  lit  d'un 
malade  avec  beaucoup  plus  d'ardeur  et  avec  beau- 
coup plus  de  bonheur  qu'une  mondaine  ne  s'empresse 
autour  de  la  coupe  de  ses  pla'sirs  ! 

Je  traversais,  il  y  a  quelques  années,  l'une  des 
salles  de  cet  hôpital.  Et  à  la  vue  d'une  pauvre  femme 
alitée  et  toute  en  larmes,  je  m'approchai  et  lui  de- 
mandai ce  qui  la  faisait  pleurer.  Vous  souffrez  donc 
beaucoup,  lui  dis-je  ?  —  Oui,  je  souffre,  me  répondit- 
elle  ;  mais  ce  qui  m'arrache  des  larmes,  ce  ne  sont 
pas  mes  souffrances  ;  c'est  autre  chose.  C'est  la  vue 
de  cette  jeune  Sœur  à  qui  hier  j'étais  absolument 
inconnue  et  qui  cependant,  depuis  que  je  suis  ici,  ne 
cesse  de  me  visiter,  de  se  dévouer  à  moi,  de  me  marquer 
l'intérêt  le  plus  vif,  de  m'entourer  des  soins  les  plus 
tendres  et  les  plus  délicats.  Comment  pourrais-je  re- 
tenir   mes    larmes  ? 

Et  j'avoue  que  moi-même  je  m'éloignai  de  cette 
femme  profondément  ému  :  ému  de  la  remarque  si 
vraie  que  je  venais  d'entendre  ;  ému  à  la  pensée  des 
trésors  de  bonté,  de  compassion,  de  commisération, 
que  récèle  le  cœur  d'une  hospitalière,  et  que  ce  cœur 
si  bon  déverse  sans  compter  sur  les  plaies  les  plus 
abjectes  et  sur  les  êtres  les  plus  malheureux. 

Dieu  seul  sait  le  bien  qui  s'opère  par  de  tels  dévoue- 
ments. 

Aussi,  pendant  que  ces  humbles  filles  passent  leur 
vie  au  chevet  des  pauvres,  que  leurs  mains  remuent 
la  paillasse  des  malades,  que  leur  tendresse  essuie  les 
larmes  des  miséreux  ;  pendant  que,  soucieuses  du  salut 
des  âmes  plus  encore  que  de  la  santé  des  corps,  elles 
font  descendre  en  tant  de  consciences  rebelles  des 
rayons  de  foi,  et  des  grâces  d'amour,  de  piété  et  de 
repentir,  les  anges,  messagers  du  ciel,  contemplent 
le  bien  qu'elles  font,  supputent  les  prières  auxquelles 
elles  se  livrent,  enregistrent  les  actes  de  vertu  qu'elles 


350  APPENDICE 

suggèrent  et  que  leur  propre  vertu  fait  éclore  ;  ils 
chantent,  ils  célèbrent  Dieu,  ils  tressent  des  couronnes. 
Et  ces  couronnes,  qu'elles  seront  belles  !  et  combien 
riches,  et  combien  précieuses,  et  combien  resplendis- 
santes elles  apparaîtront,  au  jour  de  la  récompense,  sur 
le  front  de  celles  qui  les  auront  si  noblement  méritées  ! 

Notre-Seigneur  leur  dira1  :  "  J'ai  eu  faim,  et  vous 
m'avez  donné  à  manger  ;  j'ai  eu  soif,  et  vous  m'avez 
donné  à  boire  ;  j'étais  étranger,  et  vous  m'avez  re- 
cueilli ;  nu,  et  vous  m'avez  vêtu  ;  malade,  et  vous 
m'avez  visité.  Venez,  les  bénis  de  mon  Père  ;  prenez 
possession  du  royaume  qui  vous  a  été  préparé  dès 
l'origine  du  monde.  "  Et  ces  vierges,  surprises  dans 
leur  humilité,  s'écrieront  :  "  Quand  donc,  Seigneur, 
avons-nous  eu  l'occasion  et  l'honneur  de  vous  prêter 
assistance  ?"  Et  le  Sauveur  de  leur  répondre  :  "En 
vérité,  je  vous  le  dis,  tous  les  services  que  vous  avez 
rendus  au  plus  petit  de  mes  frères,  c'est  à  moi-même 
que  vous  les  avez  rendus.  " 

Et  c'est  ainsi  que  le  dévouement,  jusque  dans  le 
moindre  de  ses  actes,  et  jusque  dans  la  moindre  de 
ses  œuvres,  sera  connu,  honoré  et  glorifié. 

Vous  avez  donc  eu  raison,  mes  Sœurs,  de  préférer 
aux  plaisirs  du  monde  les  austérités  du  cloître  et  de 
venir  chercher,  là  où  Dieu  l'a  mise,  la  joie  la  plus 
vraie  et  la  plus  stable,  celle  qui  ne  trompe  pas,  celle 
qui  ne  s'altère  pas,  celle  qui  ne  meurt  pas.  Et,  s'il 
m'était  permis  de  m'adresser  plus  spécialement  à 
l'une  d'entre  vous,  je  lui  dirais  :  "Ma  Sœur,  vous 
aviez  dans  votre  propre  famille  de  trop  beaux  exemples 
de  piété  et  de  courage  pour  n'être  pas,  en  quelque 
sorte,  poussée  à  vous  consacrer  à  Dieu.  Un  oncle2, 
trop  tôt  disparu,  et  dont  les  fortes  vertus  religieuses 
embaument  de  leur  souvenir  les  annales  dominicaines, 

1.  Matth.,  xxv. 

2.  Le  R.  P.  Vincent  Routhier,  O.  P.,  mort  à  Volders  (Tyrol) 
en  1882,  après  cinq  années  de  vie  religieuse. 


APPENDICE  351 

vous  invitait  du  liant  du  ciel  à  embrasser  la  vie  par- 
faite.   In  autre1,  que  ses  Supérieurs  ont  jugé  digne  de 

remplir  L'une  des  fonctions  les  plus  importantes  du 
ministère  sacerdotal,  s'offrait  à  votre  jeunesse  pour 
la  guider  dans  ces  sentiers  montueux.  Heureuse 
êtes-vous  d'avoir  suivi  de  tels  exemples  et  d'avoir 
cédé  à  de  telles  invites  !  Rien  ne  pouvait  réjouir  da- 
vantage le  cœur  d'un  père  chrétien,  ni  mieux  honorer 
la  mémoire  d'une  mère  dont  vous  étiez  jadis  la  joie, 
dont  vous  êtes  maintenaut  la  couronne.  " 

Heureuses  êtes-vous,  toutes  ensemble,  mes  Sœurs, 
d'accomplir  sous  le  regard  et  avec  les  sympathies  de 
ceux  qui  vous  aiment,  l'acte  si  beau  et  si  grave,  soit 
de  la  vêture,  soit  surtout  de  la  profession  religieuse, 
et  de  mériter  ainsi  qu'on  vous  applique  les  consolantes 
paroles  du  Sauveur  :  "  Beati  miséricordes,  quoniam  ipsi 
misericordiam  consequentur  ;  heureux  les  miséricordieux, 
parce  qu'ils  obtiendront  eux-mêmes  miséricorde.  " 

Ce  bonheur,  vous  le  goûtez  aujourd'hui  dans  son 
principe,  et  déjà  ses  joies  vous  enivrent.  Vous  le  goû- 
terez surtout,  vous  le  goûterez  toujours,  et  sans  crainte 
de  le  perdre,  alors  que  les  tristesses  du  temps  auront 
fait  place  aux  douceurs  durables  et  aux  splendeurs 
ineffables  de  la  bienheureuse  éternité  ! 
Ainsi  soit-il  ! 

1.  M.  l'abbé  Max.-J.  Fillion,  alors  aumônier  de  l' Hôtel-Dieu 
du  Précieux-Sang,  aujourd'hui  curé  de  Saint-Raymond. 


1 


TABLE  DES  MATIERES 


AVANTHPROPOS III 

Allocution,  au  sujet  de  la  "  spoliation  des  biens  de  la  Propa- 
gande, "  prononcée  à  l'Université  Laval,  le  30  avril  1884 ...       1 

^Allocution  sur  le  "patriotisme  canadien-français,  "  pronon- 
cée à  l'occasion  de  la  Saint-Jean-Baptiste  dans  l'église 
Notre-Dame  de  Montréal  le  24  juin  1887 15 

\Piscours  sur  "  l'Eglise  et  la  patrie  canadienne",  prononcé       ,     . 
dans  la  Basilique  de  Québec  à  l'occasion  de  la  fête  nationale 
des  Canadiens  français  et  de  l'inauguration  du  monument 
Cartier-Brébeuf  le  23  juin  1889 33 

Eloge  de  l'abbé  Louis  Olivier,  professeur  à  la  faculté  des  Arts, 
prononcé  à  l'Université  Laval  le  22  juin  1890 55 

s  Eloge  du  Vén.  François  de  Montmorency-Laval,  premier 
évêque  de  Québec,  prononcé  dans  la  Basilique  de  Québec, 
à  l'occasion  de  l'introduction  de  la  cause  de  béatification 
du  serviteur  de  Dieu,  le  13  juin  1891 65 

Panégyrique  de  saint  Louis  de  Gonzague,  prononcé  dans  la 
Basilique  de  Québec,  à  l'occasion  du  troisième  centenaire 
de  la  mort  du  saint,  le  20  juin  1891 83 

\Discours  sur  "  nos  gloires  épiscopales  ",  prononcé  dans  la 
Basilique  de  Québec,  à  l'occasion  du  jubilé  sacerdotal  de 
S.  E.  le  cardinal  Taschereau,  le  23  août  1892 103 

Conférence  sur  "  Léon  XIII  "  donnée  à  l'Université-Laval, 
à  l'occasion  des  noces  d'or  épiscopales  de  Sa  Sainteté,  le 
27  février  1893 123 

Sermon  sur  "  l'autorité  religieuse  ",  prononcé  à  l'occasion 
de  l'imposition  du  Pallium  de  S.  G.  Mgr  Bégin,  arch.  de 

Québec,    le   22  janvier  1899 163 

^Sermon  sur  "  la  vocation  de  la  race  française  en  Amérique", 

prononcé  près    du  monument    Champlain  à    l'occasion     \s 


354  TABLE    DES    MATIERES 

des  noces  de  diamant  de  la  société  Saint-Jean-Baptiste 

de  Québec,  le  23  juin    1902 181 

Oraison  funèbre  de  Sa  Sainteté  Léon  XIII,  prononcée  dans 
la  Basilique  de  Québec,  le  23  juillet  1903    203 

•Oraison  funèbre  de  Mgr  Elphège  Gravel,  premier  évêque  de 
Nicolet,  prononcée  à  Nicolet,  le  2  février  1904 221 

Eloge  de  Mgr  Cyprien  Tanguay,  prononcé  à  la  Société  royale 
du  Canada,  le  22  juin  1904 241 

Panégyrique  des  bienheureux  Crisin,  Pongracz  et  Grodecz, 
prononcé  à  Québec  dans  l'église  Notre-Dame-du-Chemin, 
le  22  octobre  1905 257 

V  Discours  sur  "  l'Eglise  catholique  et  le  problème  des  lan- 
gues nationales,  "  prononcé  à  l'une  des  séances  générales 
du  Premier  Congrès  de  la  Langue  française  au  Canada 
le  28  juin  1912 273 

Eloge  de  l'abbé  St.-Alf .  Lortie,  professeur  à  la  faculté  de 
Théologie,  prononcé  à  l'Université  Laval,  le  18  juin  1913. .  .   289 

APPENDICE 

Sermon  sur  "  le  prêtre  "  prononcé  dans  l'église  de  Berthier 
(Montmagny)  le  12  mai  1895 309 

Allocution  pour  une  cérémonie  de  "  première  communion", 
prononcée  dans  la  chapelle  des  Ursulines  de  Québec,  le 
21  mai  1899 320 

Allocution  prononcée  à  l'occasion  d'une  réunion  de  con- 
frères de  classe,  dans  la  chapelle  du  Petit-Cap  (Saint- 
Joachim),  le  19  juin  1901 328 

Allocution  pour  "  l'Ouverture  du  mois  de  Marie",  prononcée 
dans  la  chapelle  de  la  Congrégation  du  Petit  Séminaire  de 
Québec,  le  1er  mai  1902 334 

Sermon  prononcé,  à  l'occasion  d'une  cérémonie  de  "  vêture 
et  de  profession  religieuse,  "  dans  la  chapelle  de  l'Hôtel- 
Dieu  du  Précieux-Sang  de  Québec,  le  20  septembre  1904 .  .  .   342 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Echéance 


The  Library 
University  of  Ottav 
Date   due 


0  9  \ 

JQlWBi 


BX    1756    t  P  3    1915 

P  Q  Q  U  E  T  ■,     LOUIS    PDOLPHE. 

DISCOURS    ET    PLLOCUTIOM 


CE  BX    1756 

.P3     1915 

COO   PAQUET,  LOUI 

ACC#  1394445 


DISCOURS  6